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Full text of "La Science sociale : suivant la méthode d'observation"

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ÉCOU 

DES  HAUTES  ÉTUDES 

COAMAERCIALES 

DE  MONTRÉAL 


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BIBLIOTHÈQUE 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


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littp://www.archive.org/details/lasciencesociale47soci 


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JANVIER  1909 


54=  LIVRAISON 


BULLETIN 

DE  LA  SOCIÉTÉ  INTERNATIONALE 

DE  SCIENCE  SOCIALE 


SOMIIAIRE  :  Liste  générale  des  membres.  —  Le  «  Xoir  de  Guinée  •■.  —  Réunion  niensuello 
(le  novembre^  1908.  —  Les  réunions  mensuelles.  —  Revue  de  la  Presse.  —  Bibliographie. — 
Livre  reçu. 


FASCICULES  PARUS  DANS  LA  NOUVELLE  SERIE 


N°  1.  —  La  Méthode  sociale,  ses 
procédés  et  ses  applications,  par  E.  Demo- 
LiNS,  Robert  Pinot  et  Paul  de  Rousiers. 

N*^  2.  —  Le  Conflit  des  races  en 
Macédoine,  d'après  une  observation 
monographique,  par  G.  d'Azambuja. 

No  3.  —  Le  Japon  et  son  évolution 
sociale,  par  A.  de  Préville. 

N'J  4.  —  L'Organisation  du  travail. 
Réglementation  ou  Liberté,  d'après 
l'enseignement  des  faits,  par  Edmond 
Demolins. 

N'o  5.  —  La  Révolution  agricole. 
Nécessité  de  transformer  les  procédés  de 
culture,  par  Albert  Dauprat. 

N"  6.  —  Journal  de  l'École  des  Ro- 
ches (année  1903-1904). 

N°  7.  —  La  Russie;  le  peuple  et 
le  gouvernement,  par  Léon  Poinsard. 

N''  8.  —  Pour  développer  notre 
commerce  ;  Groupes  d'expansion  com- 
merciale, par  Edmond  Demolins. 

N°  9.  —  L'ouverture  du  Thibet.  Le 
Bouddhisme  et  le  Lamaïsme,   par  A. 

DE  Pré  VILLE. 

N'^s  10  et  11.  —  La  Science  sociale 
depuis  F.  Le  Play.  —  Classification 
sociale  résultant  des  observations  faites 
d'après  la  méthode  de  la  Science  sociale, 
par  Edmond  Demolins.  (Fasc.  double.) 

N°  12.  —  La  France  au  Maroc,  par 
Léon  Poinsard. 

N°  13.  —  Le  commerce  franco-belge 
et  sa  signification  sociale,  par  Ph. 
Robert. 

N°  14.  —  Un  type  d'ouvrier  anar- 
chiste. Monographie  d'une  famille 
d'ouvriers  parisiens,  parle  D""  J.  Bail- 

IIACHE. 


Prix  :  2  fr.  franco) 

N°  15.  —  IJne  expérience  agricole 
de  propriétaire  résidant,  par  Albert 
Dauprat. 

N'^  16.  —  Journal  de  l'École  des  Ro- 
ches (année  1004-190Ô). 

N°  17.  —  Un  nouveau  tvpe  pakticula- 
RiSTE  ÉB.4UCHÉ  :  Le  Paysan  basque  du 
Labourd  à  travers  les  âges,  par  M.  G. 
Olphe-Galliard. 

N'^  18.  —  La  crise  coloniale  en 
Nouvelle-Calédonie,  par  Marc  Le  Gou- 
pils, ancien  Président  du  Conseil  général 
de  la  Nouvelle-Calédonie. 

N'o^  19,  20  et  21.  —  Le  paysan  des 
Fjords  de  Norvège,  par  Paul  Bureau. 
(Trois  Fasc.) 

N°  22.  —  Les  trois  formes  essen- 
tielles de  l'Éducation;  leur  évolution 
comparée,  par  Paul  Descamps. 

N"  23.  —  L'Évolution  agricole  en 
Allemagne.  Le  «  Bauer  »  de  la  lande 
du  Lunebourg.  par  P\ul  Roux. 

N"  24.  —  Les  problèmes  sociaux 
de  l'industrie  minière.  Comment  les 
résoudre,  par  Edmond  Demolins. 

N'^  25.  —  La  civilisation  de  l'étain. 
—  Les  industries  de  l'étain  en  Fran- 
conie,  par  Louis  Arqué. 

N'û  26.  —  Les  récents  troubles 
agraires  et  la  crise  agricole,  par 
Henri  Brun. 

N°  27.  —  Journal  de  l'École  des 
Roches  (année  1905-1906). 

N'^  28  et  29.  —  L'Histoire  expliquée 
PAR  LA  Science  sociale  :  La  Grèce  an- 
cienne, par  G.  d'Azambuja. 

N°  30.  —  L'humanité  évolue-t-elle 
vers  le  socialisme?  par  Paul  Descamps. 

(La  suite  au  verso.) 


FASCICULES  PARUS  DANS  LA  NOUVELLE  SERIE  [suite] 


N°  31.  —  L'École  moderne,  par  G. 
Clerc,  W""  Hugh  Bell  et  A.  Pernûtte. 

N-^   32.   —  COMxMENT    SE  PREPARE  l'UNITÉ 

S0CL\LE  DU  MONDE.  Le  Droit  internatio- 
nal au  XX<^  siècle,  par  Léon  Poinsard. 

rso  33.  —  Les  exportations  alle- 
mandes, par  Paul  de  Rousiers. 

N°  34.  —  Le  type  savoyard,  par  C. 

BORLET,  J.  PONCIER  et  P.   DESCAMPS. 

N°  35.  —  Le  littoral  de  la  Plaine 
saxonne;  le  type  des  Marschen,  par 
Paul  Roux. 

]\o  35  —  Les  origines  de  la  science 
sociale.  Frédéric  Le  Play;  sa  mé- 
thode et  sa  doctrine,  par  E.  BouCHiÉ 
DE  Belle. 

N»  37.  —  Les  populations  viticoles, 
par  Paul  Descamps. 

]\o  38.  —  Journal  de  l'École  des 
Roches  (année   1906-1907). 

p^'o  39.  —  Edmond  Demolins,  par  P. 
de  Rousiers,  G.  Bertier  et  P.  Descamps. 

\o  40.  —  Les  populations  fores- 
tières  du    centre   de  la  France,  par 


A.  BoYER,  E.  Demollns,  le  C'«  de  Damas 
d'Anlezy  et  P.  Descamps. 

N's  41  et  42.  —  Répertoire  des  ré- 
percussions sociales,  par  Edmond  De- 
molins. 

X  "  43.  —  Les  Faiseurs  de  jouets  de 
Nuremberg,  par  L.  Arqué. 

N*^  44.  —  Le  type  social  du  paysan 
juif  à  l'époque  de  Jésus-Christ,  par 
M.-B.  Schwalm. 

N"  45.  —  La  colonisation  des  tour- 
bières dans  les  Pays-Bas  et  la  Plaine 
saxonne,  par  Paul  Roux. 

N'^^  46  et  47.  —  Le  type  saintongeais, 

par  Maurice  Bures. 

N»  48.  —  La  Science  sociale  et  sa 
méthode,  par  Robert  Pinot. 

N°  49.  —  Journal  de  l'École  des 
Roches  (année  1907-1908). 

N°^  50  et  51.  —  Le  Noir  de  Guinée, 
par  L.  Tauxier. 

N'^  52.  —  Le  type  frison,  par  Paul 
Roux . 


ORGANISATION  DE  LA  SOCIETE 

But  de  la  Société.  —  La  Société  a  pour 
but  de  favoriser  les  travaux  de  Science 
sociale,  par  des  bourses  de  voyage  ou 
d'études,  par  des  subventions  à  des  pu- 
blications ou  à  des  cours,  par  des  enquêtes 
locales  en  vue  d'établir  la  carte  sociale 
des  divers  pays.  Elle  crée  des  comités 
locaux  pour  l'étude  des  questions  sociales. 
Il  entre  dans  son  programme  de  tenir  des 
Congrès  sur  tous  les  points  de  la  France, 
ou  de  l'étranger,  les  plus  favorables  pour 
faire  des  observations  sociales,  ou  pour 
propager  la  méthode  et  les  conclusions  de 
la  science.  Elle  s'intéresse  au  mouvement 
de  réforme  scolaire  qui  ,est  sorti  de  la 
Science  sociale  et  dont  VÉcole  des  Roches 
a  été  l'application  directe. 

Appel  au  public.  —  Notre  Société  et 
notre  Revue  s'adressent  à  tous  les  hommes 
d'étude,  particulièrement  à  ceux  qui  for- 
ment le  personnel  des  Sociétés  historiques, 
littéraires,  archéologiques,  géographiques, 
économiques,  scientifiques  de  province. 
Ils  s'intéressent  à  leur  région;  ils  dépen- 
sent, pour  l'étudier,  beaucoup  de  temps, 
sans  que  leurs  travaux  soient  coordonnés 
par  une  méthode  commune  et  éprouvés 
par  un  plan  d'ensemble,  sans  qu'ils  abou- 
tissent a  formuler  des  idées  générales, 
à  rattacher  les  causes  aux  conséquences, 
à  dégager  la  loi  des  phénomènes.  Leurs 
travaux,   trop  souvent,  ne  dépassent  pas 


l'étroit  horizon  de  leur  localité;  ils  com- 
pilent simplement  des  faits  et  travail- 
lent, pour  ainsi  dire,  au  fond  d'un  puits. 
La  Science  sociale,  au  point  où  elle  est 
maintenant  arrivée,  leur  fournit  le  moyen 
de  sortir  de  ce  puits  et  de  s'associer  à  un 
travail  d'ensemble  pour  une  œuvre  nou- 
velle, qui  doit  livrer  la  connaissance  déplus 
en  plus  claire  et  complète  de  l'homme, 
de  la  Société.  Ils  ont  intérêt  à  venir  à  elle. 

Enseignement.  —  L'enseignement  de 
la  Science  sociale  comprend  actuellement 
quatre  cours  :  le  cours  de  M.  Paul  Bureau, 
au  siège  de  la  Société  de  géographie,  à 
Paris;  le  cours  de  M.  G.  Melin,  à  la  Faculté 
de  droit  de  Nancy;  le  cours  de  M.  Paul 
Descamps,  à  l'Ecole  des  Roches,  et  le  cours 
de  M.  J.  Durieu,  au  collège  des  Sciences 
sociales  à  Paris.  Le  cours  d'hi.stoire,  fait  par 
notre  collaborateur  le  V**^  Ch.  de  Calan,  à 
la  Faculté  de  Rennes,  et  celui  de  M.  D.  Alf. 
Agache,  sur  l'histoire  des  beaux-arts,  fait 
au  collège  des  Sciences  sociales  à  Paris, 
s'inspirent  directement  des  méthodes  et 
des  conclusions  de  la  Science  sociale. 

Conditions  d'admission.  —  La  Société 
comprend  trois  catégories  de  membres, 
dont  la  cotisation  annuelle  e.st  fixée  ainsi  : 

1"  Pour  les  membres  titulaires  :  20  fr. 
(25  fr.  pour  l'étranger)  ; 

2°  Pour  les  membres  donateurs  :  100  fr.  ; 

3°  Pour  les  membres  fondateurs  :  300  à 
500  fr. 


JANVIER  1909 


54    LIVRAISON 


BULLETIN 


LISTE  GÉNÉRALE  DES  MEMBRES 


Les  abonnés  de  la  Science  sociale,  qui  ne  sont  pas  memIjn'S  de  la  Société,  ne  figurent  pas  sur 
cette  liste. 


PARIS 

D.  Ait".  Agache,  rue  Eug.-FIachat,  II. 
Alfred  Agache,  rue  Weber,  14. 

D-^  E.  Amiel'x,  Faub.  St-Honoré.  21.j. 

M.  Albry,  rue  Cambacérès.  0. 

P.  Babonneal",  rue  des  Volontaires,  21. 

L.  Bâcle,  Ingénieur,  square  Maubeuge,  o. 

M.  Baelen,  rue  de  Rennes,  144. 

Louis  Bedel,  r.  Lecourbe,  308. 

E.  Benoit,  Industriel,  rue  Oberkampf,  84. 
Charles  Bessand.  rue  La  Boëtie,  116. 
Paul  Bessand,  rue  du  Pont-Neuf,  2  bis. 
.lean  Bessand,  rue  du  Pont-Xeuf,  2  bis. 

G.  Blancfion  (Michel-Mérys),  rédacteur  au 
Journal  des  Débats,  boul.  St-Michel,  (35. 

Jules  Bocquin,  Ingénieur  des  Arts  et  Manufac- 
tures, avenue  de  Wagrarn,  157. 

•lean  Borderel,  rue  de  Clignancourt,  135. 

BoucHiÉ  riE  Belle,  rue  de  Miromesnil,  16. 

Paul  Bureau,  Professeur  de  droit,  rue  du 
Cherche-Midi,  83. 

E.  Castan,  chaussée  de  la  iluette,  2. 

E.  Catois,  Industriel,  rue  Cambon,  21. 

Causse,  rue  du  Val-de-Gràce,  9. 

Louis  Chavane,  rue  de  Bellechasse,  6. 

Charles  Chatillon,  rue  Cortambert,  18. 

31.  Chopard,  rue  Cail,  16. 

André  Colliez,  Avocat,  rue  de  Monceau,  66. 

Emile  Coppeaux,  rue  du  Général-Foy,  6. 

.I.-A.  Corteggiani,  rue  de  Rennes,  87. 

Jules  Cousin,  boul.  Poissonnière,  10. 

Georges  Delattre,  rue  Cassette,  16. 

D"^  Delbet,  Député,  rue  des  Beaux-Arts.  2. 

Paul  Descamps,  Secrétaire  de  la  Rédaction  de 
la  Science  sociale,  rue  Jacob,  56. 

Le  Directeur  du  Musée  social,  rue  Las  Cases,  5. 

Eugène  Dubern,  rue  de  l'Université,  88. 

Amédée  Dufaure,  av.  des  Champs-Elysées. 
116  bis. 

Pierre  Evrard,  rue  Monge,  14. 

M.  Eysséric,  rue  Censier,  29. 

Auguste  Ferrand,  rue  Lalo,  18. 


Georges  Ferrand  fils,  rue  Lalo,  18. 

Filleul-Brohy,  Industriel,  rue  de  \'ienne,  21. 

Alfred  Fir.min-Didot,  ancien  Editeur,  rue  de  Va- 
renne,  61. 

Maurice  Firmin-Didot,  Editeur,  boul.  St-Ger- 
main,  272. 

Fougère,  r.  de  la  Chaise,  22. 

Charles-Félix  Fournier,  rue  de  l'Université, 
119. 

Henry  de  France,  rue  de  Lille,  55. 

L'abbé  Francis,  boul.  Pereire,  204. 

André  Froment,  rue  Vauvenargues,  l. 

Gauthier-Villars,  rue  de  Bourgogne,  21. 

Georges  C^erson,  rue  3Iarbeuf,  38. 

G.  CiiRAUD-JoRDAN,  ruc  de  l'Université,  IW. 

M.  GoD.\RD,  av.  de  la  République,  I. 

Paul  GoDEviLLE,  rue  de  Rivoli,  158. 

M""  Grapin,  rue  Souftlot,  22. 

Comte  Pierre  d'IIarcourt,  rue  Vaneau,  II. 

M.  Haudricourt,  rue  de  Lubeck,  25. 

L"abbé  H.  Hemmer,  rue  Mozart,  61  bis. 

Gustave  Huard,  Avocat  à  la  Cour  d'appel,  rue 
d'Amsterdam,  52. 

M.  Isambert,  rue  des  Écoles,  46. 

L"abbé  Jouin,  Curé  de  St-Augustin,  av.  Por- 
tails, 8. 

M.  deLanzac  de  Laborie,  rue  de  Bourgogne,  )'.i. 

M.  Laudet,  boul.  Malesherbes,  27. 

Georges  Laurent,  rue  Mizon,  4  bis. 

Robert  Lebaudv,  rue  de  Lubeck,  12. 

Robert  Le  Bret,  Avocat,  av.  Marceau,  2. 

Pierre  Lederlin,  rue  Boissière,  11. 

Georges  Ledoux,  rue  Alphonse-de-Xeuville,  17. 

Robert  Legay,  rue  Cazotte,  2. 

Paul  Lemonnier,  rue  Taitbout,  80.    Pavillon  6. 

J.  DE  Lo%"Erdo,  Ingénieur,  rue  Poisson,  10. 

Marquise  de  Lisle,  r.  Duphot,  13. 

M.  Lyon-Lévy,  rue  Chalgrin,  4. 

Tommy  Martin,  rue  Frédéric-Bastiat,  3. 

M.  Mollard,  rue  J.-J. -Rousseau,  39. 

Louis  MoNNiER.  Banquier,  rue  de  Monceau,  33. 

L.  DE  MoNTi  DE  Rézé,  rue  de  Lille,  25. 

D'  A,  Moutier,  rue  de  Miromesnil,  11. 


BULLETIN   DE    LA   SOCIETE   INTERNATIONALE 


M.  iVoETiNGEK,  boul.  St-Michel,  81. 

A.  NozAL,  Artiste-Peintre,  quai  de  Passy,  7. 

Armand  Parent,  rue  de  l'Université,  37. 

L'abbé  Picard,  rue  de  la  Sorbonne,  2. 

Emile  Pierret,  rue  de  Courcelles,  115. 

Robert  Pinot,  av.  Henri-Martin,  109. 

R.  DE  Planhol,  rue  .Jacob,  13. 

Plocque,  r.  d'Hauteville,  1. 

Is.  PoLAKo,  avenue  du  ïrocadéro,  40. 

M""  Provot,  boul.  de  Courcelles,  82. 

L'abbé  L.  Raffin,  rue  .Joubert,  28. 

G.  Raverat,  Industriel,  rue  Legendre,  1. 

Paul  Raynaud,  rue  Agrippa-d'Aubigné,  3. 

A.  de  Ricqlès,  rue  Gustave-Flaubert,  9. 

M.  RooLF,  rue  de  l'Entrepôt,  13. 

Paul  de  Bousiers,  Président  de  la  Société  In- 
ternationale de  Science  sociale,  rue  de 
Monceau,  9. 

Louis  Rousselet,  Directeur  du  Journal  de  la 
Jeunesse,  boul.  St-Germain,  126. 

D'  Sabouraud,  rue  Miromesnil,  62. 

M.  DE  Sainte-Croix,  rue  des  Saints-Pères,   11. 

Saint-Paul  de  Sincey,  rue  Richer,  19. 

Paul  Salathé,  Ingénieur  des  mines,  boul.  Lan- 
nés,  31  bis. 

Suleau,  rue  Croix-des-Petits-Champs,  11. 

.1.  Tachon-Labrèche,  rue  St-Dominique,  116. 

Georges  Tessier,  boul.  St-Germain,  216. 

M.  Thiéry,  rue  Pestalozzi,  6. 

Ed.  Thomine,  Ingénieur,  avenue  de  la  Républi- 
que, 1. 

D'  Henri  Triboulet,  Médecin  des  Hôpitaux,  av. 
d'Antin,  25. 

D"'  Jules  Tripet,  rue  de  Compiègne,  2. 

M.  TuRPAUD,  rue  Lecourbe,  3. 

M.  Henri  Turquet,  av.  Victor-Hugo,  95. 

Pliilippe  de  Vilmorin,  quai  d'Orsay,  23. 

Etienne   Watel,   Ingénieur,  av.  Hoche,  3. 


FRANCE  :  DEPARTEMENTS 

Ain 

Boissieu    (de),    château    de    Varambon.    par 

Pont-d'Ain. 
Quinson  (Jean),  à  Tenay. 
Richard,  industriel,  à  Jujurieux. 

Aisne 

Caili.et  (N.),  abbé,  curé  de  Manicamp,  par  Blé- 

rancourt. 
Creveaux  (Eugène),  constructeur,   à  Vervins. 
Guillemot,  ingénieur-agronome,  S"*-Geneviève, 

par  Soissons. 
TuÉTAiiiNK  (B°"  de),  château  de  Fostieux,  à  Fes- 

tieux. 

Allier 

BuFFAULT,  Faubourg  Ste-Cathcrine,  à  Moulins. 

Gautrot  (Général),  rue  des  Tanneries,  à  Mou- 
lins. 

Mesuré  (Cliarles),  ingi-nieur-conseil  de  la  C"" 
de  Chàtillon,  à  Monthiçon. 


Alpes-Maritimes 

Dauprat  (E.),  4,  rue  de  la  Paix,  à  Nice. 
Nina  de  Nelmann  (baronne).  Villa  Lotus,  Monte- 
Carlo. 
OuDAiLLE  (D"),  Le  Cannet. 

Ardèche 

Jacquot  (Raoul),  avoué,  à  Largentière. 
Lafarge  (Albert  de),  direcf  de  l'Usine  de  La- 
farge,  à  Viviers. 

Ardennes 

Ponthière,  à  Haybes-sur-Meuse. 
Roland  (Joseph  D>),  rue  de  l'Arquebuse,  à  Char- 
leville. 

Aude 

Loubet   (J.  M""'),  20,  quai  Victor-Hugo,  à  Nar- 

bonne. 
MiTTOu,  abbé,  professeur  au  Petit  Séminaire, 

à  Carcassonne. 

Belfort  (Territoire) 

Garreau  (L.),  directeur  de  banque,  23,  rue  de 
Vauban,  à  Belfort. 

Bouches-du- Rhône 

Azambuja  (G.  d'),   20,  Traverse  de  l'Eperon,  à 

IMarseille. 
Bertin,  à  Salon. 
Devalois    (Henri;,    restaurant    Vérande,    32. 

place  d'Aix,  à  Marseille. 
I1ubert(M.),  ingénieur,  200,  avenue  du  Prado, 

à  Marseille. 
Laciiesnais  (E.  de),  château  du  Roucas-Blanc, 

Corniche,  401,  à  Marseille. 
Mistral  fils  (B.),  à  St-Rémy. 
Montaudoin  (de), 57,  cours  Pierre-Puget,àMar- 

seille. 
Pascal  père  et  fils,  fabr.  d'huiles,  à  Salon. 
Philtppon    (Georges),  château    de  Mazargues, 

à  Mazargues. 
Prat  (Louis),  167,  rue   Paradis,  à  Marseille. 
ToRNÉzY  (A.),  à  St-Louis. 

Calvados 

Allainguillaume  (Louis),  quai  de  la   Londe,  à 

Caen. 
AsTouL,  41,  rue  llaldot,  Caen. 
Grêlé  (Eug.),  Rédacteur  en  chef  du  Progrès 

du  Calvados,  3,  i-uedu  Moulin,  à  Caen. 
Mosciios  (D"),  à  Trévières. 

Charente 

BoiTEAU  (A.-L.),  àAngoulème. 

MiMAUD  (Jules),  7,  rue  du  Palais,  à  Rulfec. 

pRÉviLLE  (A.  de),  château  de  Bonethères,  i»ar 

Chabanais. 
Sazekac  DE  Forge,  à  Angoulème. 


DE  SCIENCE   SOCIALE. 


Charente-Inférieure 

Bouygues  (Joseph),  17,  Chaussée  (hi  Calvaire, 
à  St-Jean-d'Angely. 

liuRES  (Maurice),  avocat,  à  Saintes, 

Canaud  (Lucien),  32,  rue  Villeneuve,  à  La  Ro- 
chelle. 

Dahl  (Oscar),  a  La  Rochelle. 

Magxier  (Paul),  La  Champagne-Salignac  par 
Mirambeau. 

Orbignv  (Alcide  d'),  armateur,  rue  Réaumur, 
à  La  Rochelle. 

PoNCiN,  propriétaire,  à  Brisambourg. 

Thibault,  notaire,  à  La  Rochelle. 

Cher 

BosREDON   (C"  de),  chàt(>au  de  Serruelles,  par 

Chàteauneuf. 
CoRBiN  DE  Mangoux,  à  Vorlv,  par  Levet. 
Girard  (Paul),  40,  rue  Moyenne,  à  Bourges. 
.Jannin  (Georges),  Société  de  Distillerie  à  Ger- 

migny-Bourges. 
LADUYE(de)  (M""'),  70,  rue  de  Crosses,  à  Bourges. 
LA  Vèvre  (Henri  de),  château  de  la  Vèvre,  par 

Dun-s.-Auron. 
MoNTKORT  (R.    de),  à  Bouy,    par  Mehun-sur- 

Yévre. 
TovTOT(II.  de),  château  de  Bar.  par  Nérondes. 

Corrèze 

Brume,  notaire,  Ussel. 

Corse 

Tenaille  (Jean),  Villa  S'-Raphaël,  à  Bastia. 

Côte-d'Or 

Bertschy  (F.),  31,  avenue  Victor-IIugo,  à  Di- 
jon. 

Côtes-du-Nord 

Martin  (Abbé  N.),  7,  rue  du  Lycée,  à  Saint- 
Brieuc. 

Dordogne 

Lapeyre  (Fernand),  à  La  Roche-Chalais. 
Mx)NTCHEUiL  (Paul  de),  cliàteaude  Montcheuil, 

par  Xontron. 
PoTHiER,  Capitaine  en  retraite,  La  Brande,  par 

Vergt. 
Saint-Martin  (André),  22,  place   Francheville, 

à  Périgueux. 

Doubs 

Japy-Boigeol  (A.),  à  Audincourt. 

Drôme 

Matras(L.),  directeur  de  La  Mutuelle,  à  Va- 
lence. 

Eure 

Agache  (Auguste),  à  Bizy-Vernon. 
Bertier  (Georges),    Directeur  de  l'École    des 
Roches,  par  Verneuil. 


Carcopiso  (D'),  à  Verneuil. 
Clermont-Tonnerre  (M''  de),  château  de  Gli- 

solles,  par  La  Bonncville. 
Demolins   (M'"<^),  à  La  Guichardiére  par  Ver- 
neuil. 
Desmonts  (Abbé),  curé  de  Glisolles.  par  La  Bon- 
neville. 
Gamble  (Abbé),  aumùnier  à  l'École  des  Roches, 

par  Verneuil. 
Hervey,  à  Notre-Dame-dii-Vaudreuil. 
Jenart  (Paul),  ingénieur-agronome,  à  l'Ecole 

des  Roches,  par  Verneuil. 
Labussière  (M™°),  à  Pullay,  par  Verneuil. 
Loisy(J.  de),  27,  rue  Joséphine,  à  Evreux. 
Maistre  (C"    de),  château    de  Tourville,  par 

Pont-Audemer. 
Malherbe,  Grande-Rue,  Pont-Audemer. 
Marty,  professeur  à  l'Ecole  des  Roches,  par 

Verneuil. 
Mentré,  professeur  à  l'École  des  Roches,  par 

Verneuil. 
Storez   (Maurice),  30,    rue  des  Tanneries,  à 

Verneuil. 
Tourville    (M""   de),  château    de    Tourville, 

par  Pont-Audemer. 

Eure-et-Loir 

FiRMiN-DiDOT  IM""),  au   château   d'Escori)ain, 

par  Laons. 
Mareuil    (Baron    de),    lieutenant-colonel    au 

1"  Chasseurs,  à  Chàteaudun. 
Pocket  (A.),  13,  rue  de  la  Gare,  à  Dreux. 
\VADDiNGT0N(Ch.),  chàteau  de  Vert-en-Drouais, 

par  Dreux. 

Finistère 

ViNCELLES  (Comte  de),  chàteau  de  Penauruu, 
par  Concarneau. 

Gard 

Beauquier  (Jean),  1,  rue  Nationale,  à  Nîmes. 
Gasparin  (C"  de),  24,  quai  de  la  Fontaine,  à 
Nîmes. 

Garonne-(Haute) 

Encausse    de    Labattut    (B.  d'),  4,  allée    St- 
Étienne,  à  Toulouse. 

Godard,  ingénieur  delà  C"  des  Ch.  de  fer  du 
Midi,  à  Toulouse. 

Lavalette  (R.   de),  château  de  Cessales,    par 
Villefranche-de-Lauragais. 

Laye  (Abbé),  aumônier,  6,  rue  de  la  Fonderie, 
à  Toulouse. 

Mertz  (Abbé),  curé  de  .Marquefave,  par  Car- 
bonne. 

Saint-Raymond  (Edmond),    5,  rue  Merlane,  à 
Toulouse. 

Sales   (Daniel),  1,  rue  Begué-David,  àToulouse. 

Tailhades  (Victor),    18,  B"  d'Arcole,  à  Tou- 
louse. 

Gers 

Cassaigneau  (M.  D'),  à  Montréal  du  Gers. 


BULLETIN   DE   LA   SOCIÉTÉ    INTERNATIONALE 
Gironde 


Breuil  (Edmond),  Ecole  de  Guyenne,  à  Blan- 
quefort. 

Drouhaut  (H.  M"'),  Ecole  de  Guyenne,  à 
Blanquefort. 

Feuillade  de  Chauvin  (A.),  104,  cours  du  Jar- 
din-public, à  Bordeaux. 

Labrouste  (P.),  146,  chemin  d'Eysines,  à 
Caudéran. 

Maurel  (Marc),  48,  rue  du  Cliapeau-Rouge,  à 
Bordeaux. 

RoujoL  (A.),  École  de  Guyenne,  à  Blanque- 
fort. 

Tallon  (Charles),  École  de  Guyenne,  à  Blan- 
quefort. 

Thibaud  (Francis),  École  de  Guyenne,  à  Blan- 
quefort. 

Vialolle  (DO,  Carbon-Blanc. 

Hérault 

Benezech  (Adrien),  propriétaire-viticulteur,  à 

Gignac. 
.JoTTRAS  (Louis),  capitaine  au  24"  Colonial,  14, 

quai   Vauban,  à   Cette. 
Saint-Pierre,  5,  rue  CoUot,  à  Montpellier. 
Vernazobres  (Henri),  à  Baboulet,  par  Capes- 

tang. 

lUe-et- Vilaine 

La  Lande  de  Calan  (Cii.  de),  à  Saint-Grégoire, 

par  Rennes. 
Marotte  (L.),  Le  Mont  Hymette,  Redon. 
PocQUET    (Barth.),   directeur   du    Journal  de 

Rennes,  8,  rue  de  Robien,  à  Rennes. 
Vii.LARMOis  (C"  de  la),  château  de  Trans,  par 

Pleine-Fougères. 

Indre-et-Loire 

Crosnier  (Commandant),  38,  rue  de  Cloche- 
ville,  à  Tours. 

Daix  (Emile),  lieutenant  au  32^  Infanterie,  à 
Tours. 

Daui'rat  (A.),  Le  Breuil-St-Michel,  par  Chedi- 
gny. 

Lecointre  (C"  P.),  château  de  Grillemont, 
par  Ligueil. 

Lemesle  (JI""  A.),  château  de  Planchoury, 
par  St-Michel-s. -Loire. 

Jura 

Babey  (Pierre),  à  Arbois. 

Loir-et-Cher 

GoDEviLLE  (L.),  à   Bois-Rabot,  par  Pierrefitte- 

s.-Sauldre. 
SiLVESTRE,  4,  place  du  Château,  à  Blois. 

Loire 

C0LC0.MBET  (V.),  ô,  rue  de  la  République,  à 
Saint-Étienne. 


JIoNOT  (Abbé  Pierre),  Institution  St-.Ioseph,  :ï 
Roanne. 

Neyret,  Bel-Air,  à  St-Étienne. 

Roux  (Joseph),  à  Changy,  par  La  Pacaudière. 

Vincent  (André),  17,  rue  d'Arcole,  à  St- 
Étienne. 

ViNsoN  (L.),  57.  rue  Michclet,  à  St-Étienne. 

Loire-Inférieure 

Benoist  (E.  D"'),    à  Guéméné-Penfao. 

Loiret 

Brun  (Henri),    avocat,  château    de   la  Barre, 

Ouzouer-s.-Trezée. 
Champault  (Ph.),  à  Chàtillon-s. -Loire. 
Delafov  (C),  à  Mainvilliers,  par  Malesherbes. 
FouGERON  (Emile),  tour  de  la  Bretonnerie,  74, 

à  Orléans. 
Lkveillé-Nizeroli.e,  La  Guette,  Nibelle. 

Lot 

CouDERC(H.),  5,  rue  St-Géry,  à  Cahors. 
Marques   (Georges),   avocat,    à   Castelnau-de- 
Montratier. 

Lot-et-Garonne 

Garas  (J.),  à  Mézin. 

Maine-et-Loire 

Bai.lu     (Louis),     à     Parnay,     par    Montso- 

reau. 
L'EsTOiLE  (Jean    de),  château    de   la  Lande- 

Chasle,  par  Longue. 
NoNNEviLLE  (V'°  de), 24,  rue  du  Bel-Air,  à  Angers. 
PiLLET  (0.),  propriétaire,   La  Bénestière,  par 

Jarzé. 
Reichard  (M'""    la  Générale),  château   de    la 

Gaudinière,  par  Allonnes. 

Marne 

Butte  (H.),  capitaine,   4,  rue  Léger-Bertin,  â 
Epernay. 

Marne  (Haute-) 

Genevoix  (M""),    place  de    l'IIùtel-de-Ville,    à 
Langres. 

Mayenne 

Robien  (C'°   de),   château  de  Montgiroux,  par 
Alexain. 

Meurthe-et-Moselle 

Cestre  (Pierre),  33,  rue  de  Cronstadt,  à  Nancy. 
Coanet,  2,  rue  Lafayette,  â  Nancy. 
(Jarnier  (Paul),  8,  ^  rue  de  la  Source,  à  Nancy. 
Jambois  (A.),  Rond-Point  Lepois,  â  Nancy. 
]Mei.in(G.),    31),  rue  de  Boudonville,  à  Nancy. 

Morbihan 

Charrier  (IL),  abbé, à  Airadon. 
Jan  (Abbé),  â  Rochefort-en-Tcrrc. 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


Prieur  (F.),  chef  de  bataillon  en  retraito, 
10,  rue  Jeanne-d'AiT,  à  Vannes. 

Nièvre 

BoYER    (Auguste),    ancien     magistrat,    à    St- 

Amand-en-Puisayo. 
Passe  (Abbé  J.),    cui'é  à  Pougues-les-Eaux. 

Nord 

Allaert  (P.),  avocat,  16  ter,  rue  des  Foulons, 

à  Douai. 
Bic.o-Danel,  95,  boul.  de  la  Liberté,    à    Lille. 
Clerc,    capitaine  à  l'état-major  du    l"'  cor])s 

d'armée,  à  Lille. 
CoQUELLE  (Félix),  à  Rosendael. 
Guekrin  (Eugène).    17,  place  d'Armes,  à  Cam- 
brai. 
Larivière  (Maurice),  137,  boul.  de  la  Liberté, 

à  Lille. 
PARSY(H.),chez  M.  Pierrot,  17,  rue  do  France,  à 

Jlaubeuge. 
Pilate  (Henri).  22,  rue  Négrier,  à  Lille. 
Keboux  (A.),  directeur  du  Joioiial  de  Roubaix, 

à  Roubaix. 
Scrive-Loyer  (Jules),    294,    rue   Gambetta,  à 

Lille. 
Valdelièvre  fils  (Ct.),  g,  rue  dos  Fossés-Neufs, 

à  Lille. 

Oise 

BuRON,    rue  Valentin-Logrand,    à  Saint-Just- 

en-Chaussée. 
.Iacquot  (D'),  à  Creil. 
Leplat    (D--),    directeur    de   l'École    de   l'Ile- 

de  France,  Liancourt. 
Olivier  (Benoist),  propriétaire-agriculteur   à 

Plailly. 

Orne 

Leféblre  (P.-E.),  Ronfeugeray,  par  Athis. 

Pas-de-Calais 

Agmel  (G.),  ingénieur  de  la  C"  dos  Mines  de 
Vicoigne  ct  de  Ntoux,  à  Verquin,  par, 
Béthune. 

Carrez  (Victor),   ingénieur,  à  Aire-sur-la-Lys. 

Delori  (Paul),  agriculteur,  à  Bois-on-Ardres, 
par  Ardres. 

FuRXE  (Constant),  à  St-Léonard,  par  Pont-de- 
Briques. 

Laroche  (Joseph),  château  de  Bouvignv,  par 
Bully. 

Ledoux  (Abbé  A.),  curé  à  Gueinps,  par  Au- 
druick. 

Leloup,  président  de  la  Chambre  do  com- 
merce, à  Arras. 

Piedfort,  abbé,  directeur  de  l'Institut  Indus 
triel,  34,  rue  du  Cosmorama,  à  Calais. 

RivENET  Victor),  fabricant  de  chicor(>i\  à 
Vieille-Église. 

Puy-de-Dôme 

PiNGLSso.N,  négociant,  43,  rue  Blatin,  à  Cler- 
mont-Ferrand. 


Roux  (Ferdinand),  château  de  Javodo,  par  Is- 

soire. 
Roux   (Paul),  château  de  Javode,  par  Issoire. 

Pyrénées  (Basses-) 

BuTEi.  (Fornandj,  11,  rue  .Marca,  a  Pau. 
Camv,  lieutenant  do  l'Infanterie  coloniale  à 

Oloron-Ste-Marie. 
Sabail,  propriétaire,  à  Seméacq-BIachon,  par 

Lembeye. 

Pyrénées   (Hautes-) 

Gastebois  (Louis de),  villaiMarie-Albert,  à  Lour- 
des. 

Pyrénées-Orientales 

Fabrice,   3,  place  do  la  Révolution,  à  Pi'i'pi- 
gnan. 

Rhône 

BoLMARD,  Villefranche-s. -Saône. 

Cadot  (Jean),  9,  quai  de  la  Guillotiére,  à  Lyon. 

Cadot   (Pétrus),  9,  quai  de  la  Guillotiére,  à 

Lyon. 
Charbonxel  (abbé),  ciiez  JI.  Jean  Roux.  14,  rue 

de  Penthièvre,  a  Lyon. 
Clément   (abbé),  directeur  do  rÉloile,  2,  quai 

de  la  Pêcherie,  à  Lyon. 
Constantin,    capitaine,   65,     cours    Lafaj-otte 

prolongé,  à  Lyon-Villeurbanne. 
CiuiNET  lils  (A.),  13,  rue  du  Griffon,  à  Lj'on. 
KoszuL,  ^Q,  quai  des  Brotteaux,  à  Lyon. 
Martin  (Camille),  22,  rue  Centrale,  Lyon. 
Paquet  (Jean),  46,  rue  de  la  Charité,  à  Lyon. 
Pey  (Joanny),  1,  rue  Bàt-d'Argent,  à  Lyon. 
LoYs  Roux  (abbé),  chez  M.  Jean  Roux,  11,  rue 

du  Penthièvre,  à  Lyon. 
ViLLARD,  6,  quai  d'Occident,  Lyon. 

Saône  (Haute-) 

Gasser  (A.),  Directeur  de  la  Revue  d'Alsace, 

à  Mantoche. 
VoMiicouRT  (B°°  de),  château  de  Chassoy,  par 

Cognières. 

Saône-et-Loire 

Galland  (Em.),  notaire,  à  Tournus. 
Genetier  (J.),  Charnay-les-Chalon. 

Savoie 

Forestier  (H.  D'),  à  Aix-les-Bains. 
PoNciER,  instituteur,  à  Vérel-Pragondran. 

Seine. 

Boulanger  (H.),  à  Choisy-le-Roi. 

BouTTER  (abbé),  65,  av.  des  Batignolles,  à  Saint- 

Ouen. 
Charon:<at  (A.),   Meunier,   40,  quai  National, 

à  Puteaux. 
Dubois  (L.),  51,  rue  Sadi-Carnot,  à  Puteaux. 
Durieu,  rue  Louis-Dupont,  à  Clamait. 


BULLETIN   DE   LA   SOCIETE  INTERNATIONALE 


GÉKAL  (Henri),  33,  rue  du  Val-d'Osno.  à  St- 
Maui'ice. 

IIouDARD  (Ad.),  21,  rue  TIiomas-Lemaître,  à 
Nanterre. 

Sabaheddine  (S.  A.  lo  Prince  M.),  90,  rue  du 
Mont-Valérien,  à  Surcsnes. 

Tanquerev,  Écolo  supérieure  libre  de  Théolo- 
gie, 59  bis.  rue  Ernest-Renan,  à  Issy-les- 
Moulineaux. 

Seine-Inférieure 

Amblard  (Emile),  ingi-nieur,  2.  rue    Toustain, 

Dieppe. 
Bauxard  (abbé),  professeur  d'histoire  à  l'Ins- 
titution Join-Lambert,  à  Rouen. 
Bellevili.e,  50,  rue  Arinand-Carrel,  à  Rouen. 
Chevallier  (abbé),  curé  de  Baromesnil,  jiar  St- 

Rémy-Boscrocourt. 
Dufresne  (Augustin),  Manoir  de  Calmont.  près 

Dieppe. 
Dufresne  (Robert),    Blanoir  de  Calmont,  par 

Dieppe. 
Fauquet-Lemaitre  (A.),  château   du  Vallosse, 

par  Bolbec. 
Favé  (P.),  14,  rue  de  l'Écureuil,  à  Rouen. 
Lef)';vre  (Frédéric),  1,  rue  du  Champ-des-Oi- 

seaux,  à  Rouen. 
Legros  (R.),  directeur  de    la  Station  centrale 

d'Electricité,    11,  place  de    l'Hôtel-de-Ville, 

à  Fécamp. 
Lenglet,  24,  rue    Félix-Faure,  à  Fécamp. 
Lion  (Camille),  26  bis,  rue  Lenôtre,  à  Rouen. 
Maubec  (a))bé),  curé,  à  Esteville,  par  Cailly. 

Seine-et-Marne 

Gelin,  rue  Malakoff,  à  Coulommiers. 
Gérard  (abbé),  curé  à  Esbly. 
TissiER  (Paul),   à  Saint-Mard. 

Seine-et-Oise 

Bailhache(D'),  à  Dourdan. 

Dezobry,  lOéy's,  rue  Grétry,  Montmorency. 

DupRÉ  La  Tour,  (F.),  21,  rue  des  Moulineaux,  à 
Jleudon. 

IIallouin  (L.),  39,  avenue  de  Paris,  à  Ver- 
sailles. 

.Ioncard,  Maison  do  retraite,  à  Pontchar- 
train. 

Klein  (F.)  (Abbé),  à  Bellevuo. 

LEGRAiN,au  Val-Biron,  par  Dourdan. 

Legrelle  (.lacques),  39,  rue  Berthicr,  à  Ver- 
sailles. 

Maubec  (Louis),  La  Clairière,  Meudon. 

Nivard  (Paul),  11,  parc  de  Montretout,  à 
St-Cloud. 

Oi.i'iie-Galliard  (G.),  2  bis,  rue  de  l'Orangerie, 
à  IMoudon. 

|{affestin  (Ford.),  receveur  de  l'Enregistre- 
iiient  à  Palaisoau. 

RoGiE  {W"),  1,  boui.  du  Roi,  à  Versailles. 

Soûlaud  (Abbé  W.),  curé  à  Chamarande. 

'l'iiiiîAULT  (Eugène),  rue  de  Cliartres,  à  Dour- 
dan. 


Veltex    (Gaston),    17,   rue  3Iaurepas,  à  Ver- 
sailles. 
Vidal,  12,  rue  Albert-Joly,  Versailles. 

Sèvres  (Deux-) 

Frev  (D''),  à  Airvault. 

Somme 

Bréart  de  Boisanger  (L.),  chef  d'escadron  au 

3"  chasseurs,  à  Abbeville. 
Dessaint,  publiciste,  à  Amiens. 
Gourdet,  1,  rue  do  Noyon.  Amiens. 

Tarn 

Cajuîonnières  (Caries  de),  4,  rue  du  Consulat, 

à  Castres. 
TouRNiER(Henri),  à  Aiguefonde,  pai-^Iazamet. 

Tarn-et-Garonne 

Couillard,  55.   avenue    St-Michel,   à  Jlontau- 

ban. 
Rimbaud  (J.).  5,  rue  Ste-Catherine,  à  Moissac. 

Var 

Niel  (Ed.),  oléiculteur,  à  Draguignan. 
Silans  (de),   capitaine  de  vaisseau,  1,  avenue 
de  Vauban,  à  Toulon. 

Vaucluse 

Verdet  (Aug.),  73,  rue  .Joseph-Verne  t,  à  Avi- 
gnon. 

Vendée 

David  (Aristide),  St-Michel-en-l'Herm . 
.Ioffrion  (D')  ,  à  Bénet. 

Vienne 

Lebouteux  (JI""),  à   Verneuil,  par   Migné. 

Haute- Vienne . 

AxDRiEux  (Abbé  P.),  aumônier  des  Petites 
Sœurs  des  Pauvres,  chemin  de  Noujeat,  à 
Limoges. 

David  (Gaston),  Les  Biards,  par  St-Yrieix. 

La  Teillais  (de),  8,  rue  Jean-Nouailhier,  à  Li- 
moges. 

Soury-Lavergne  (IL),  à  Rochechouart. 

Vosges. 

Decosse  (Paul),  avocat,  à  Neufciiàteau. 

Peters  (Louis),  avenue  Gambetla,  à  ÉpiiiaL 

Peteks  (Paul),  industriel,  rue  de  Provence. 
à  Épinal. 

Peters  (Victor),  industriel,  rue  de  Provence, 
à  Épinal. 

Rasquin,  instituteur,  à  Chababois,  par  Gran- 
ges. 


DE    SCIENCE   SOCIALE. 


1) 


Yonne. 

Saffroy  (Louis),  notaire,  Brienon-sur-Arniaii- 
çon. 

Alsace-Lorraine. 

Doyen   (Abbé),    professeur   au   Séminaire   di^ 

Beauregarcl,  par  Thionvillo. 
Frey  (Léo-nJ.),  rue  de  la  Sinne,  Mulhouse. 

ÉTRANGER 

Europe.  — Allemagne.  — ^  Louis  Arqué,  vice- 
consul   au  consulat  de  France,  Leipzig. 

P. -F.  DujARDiN,  ingénieur,  Breitestrasse,  71, 
Dusseldorf. 

Alfred  Marlier,  Kiichengarten,  18,  Gera-Reuss. 

Angleterre.  —F.  Bertholon,  négociant, Christ- 
church  Roail,  8,  Streatham  Hill,  London 
S.  W. 

Frédéric  Boldln,  Alexandra  Hôtel.  Lincoln. 

Charles  Gilbertson,  Gloucester  Walk,  10, 
Campden  Hill,  Londres  W. 

Maurice  Honoré,  Shandon,  Dyke  Road,  Brigh- 
ton. 

M.  Lacrolx,  négociant.  Jewin  Street,  10,  Lon- 
dres E.  C. 

C.  S.  Loch,  professeur  à  Christ  Collège,  Dry- 
law  Hatcli,  Oxshott,  Surrey. 

Jean  Périer,  the  Grove  Boitons,  "25,  South 
Kensington,  Londres  S.  W. 

Autriche-Hongrie.  —  M""'  Elisabeth  Koos, 
Maros-Va.sarhely. 

D'  Jean  Alex.  Kovats,  directeur  de  l'École  su- 
périeure de  commerce,  Nagy-Yarad. 

Marcel  Luc,  ingénieur,  Libiaz  (Galicie). 

D"'  Hugo    Marki,   IV  Kaplony  u.  7,  Budapest. 

Menyhent  Szanto,  V  Maria  Valeria-u.  12,  Bu- 
dapest. 

Baron  Félix  von  Oppenheimer,  I  Karnthner- 
strasse,  51,  Vienne. 

Belgique.  —  Emile  de  Becker,  juge  d'instruc- 
tion, rue  de  l'Aigle,  2,  Louvain. 

L.  DE  Buggenoms,  avocat,  place  de  Bronckart. 
19,  Liège; 

Léon  CoLLiN,  lieutenant  d'artillerie,  route 
Provinciale,  La  Hulpe  (Brabant). 

Charles  Dejace,  professeur  à  l'Université  de 
Liège,  boul.  d'Avray,  280,  Liège. 

Martin  Derihon,  industriel,  Lonçin-lez-Liège. 

Ernest  Desenfans,  avocat,  rue  du  Mont-de- 
Piété,  11,  Mons. 

M.  Dubois,  directeur  de  l'Institut  supérieur 
de  commerce,  rue  des  Peintres,  51,  Anvers. 

Henri  Dumon,  Faub.  de  Valenciennes,  Tour- 
nai. 

Victor  MuHer,  chargé  de  Cours  à  l'Université 
de  Liège,  rue  Sainte-Véronique,  20,  Liège. 

Charles  Sépulchre-Dor,  industriel,  rue  Charles- 
Morren,  31,  Liège. 

Edouard  Sfpulchre,  ingénieur  civil,  à  Kin- 
kempois. 


François  Sépulchre,  industriel,  place  Saint- 
Jacques,  Liège. 
Louis  Sépulchre,  Herstai. 
D"  Edg.  Snyers,  rue  Saint-Denis,  10,  Liège. 

Espagne.  —  Marquis  d'ALEi.LA,  Rambla  de 
Canaletas,  0,  Barcelone. 

Andrès  deArzadun,  calleMayor,  80,  Pamplona. 

Manuel  Bertrand,  industriel,  Trafalgar,  50, 
Barcelone. 

Jaime  Carner,  avocat,  rue  Trafalgar,  10,  Bar- 
celone. 

D.  Higinio  g.  Caso,  Trinidad,  7,  Gijon. 

Marquis  de  Castelar,  Magdalena,   12,  Madrid. 

R.  P.  Fr.  Albino  Gonzalez,  Convento  do  S. 
Esteban,  Salamanca. 

M"°  la  V''"=  de  La  Panoi.se,  Almagro,  15,  Ma- 
drid. 

Pedro  G.  Maiistany,  Rambla  de  Catalunya 
83  pral.  Barcelone. 

Oriol  JIarti,  Puerta  Ferrisa,  17,  1°,  Barcelone. 

Trinitat  Monegal,  avocat,  Claris  99,  1",  Bar- 
celone. 

José  Monegal  y  Noguès,  calle  de  Moncada,  19, 
Barcelone. 

Alejandro  Xavajas,  Sendeja,  7,  Bilbao. 

Ildefonso  Sunol,  rue  Simon-OUer,  1,  Barce- 
lone. 

Albert  Thiebaut,  Villanueva,  11,  Madrid. 

Jean  Vergés  Barris,  à  Palafrugell,  Catalogne. 

Italie.  —  Marquis  d'AYALA  Valva,  Rione  Si- 
rignano,  2,  Xaples. 

Xobile  Girolamo  Calvi,  via  Clerici,  1,  Milan. 

C"  François  Cavazza,  via  Farini,  3,  Bologne. 

L'abbé  Ciiovanni  Crovato,  professeur  au  Sé- 
minaire de  St-Angelo  de  Brescia. 

D'  Ciiuseppe  Gallavresi,  via  Manin,  13,  Milan. 

M.  Grandmont,  à  Taormina  (Sicile). 

Chev.  Silvio  Serafini,  via  Prinz-Amedeo,  2. 
Rome. 

Prof.  AndraToRRE,  29,  via  Marianna  Dionigi, 
Rome. 

Portugal.  —  D.  José  d'AImeida,  R.  C.  Mat- 
toso  A.  Coirnbra. 

Conego  J.  Dias  d'Andrade,  professeur  au 
Séminaire,  Coimbra. 

Dr  P.  Doria  Nazareth,  rua  Buenos-Ayres,  79, 
Lisbonne. 

Anselmo  Braamcamp  Freire,  pair  du  royaume, 
rua  do  Salitre.  31  J,  Lisbonne. 

José  de  Mattos  Braamcamp,  Praca  Duqle  da 
Terceira.   II.  Lisbonne. 

A.  RoDRiGUEs  Braga,  médecin  de  marine,  rua 
da  Esperança,  175-1",  Lisbonne. 

D"'  José  CiD,  professeur  à  la  Faculté  de  Mé- 
decine ,  Coimbra. 

J.  DA  CuNHA  E  Costa,  rua  do  Ouro,  12^1,  2^  E. 
Lisbonne. 

C.  Fructuoso  da  Costa,  professeur  au  Sémi- 
naire, Vizeu. 

Visconte  de  Guilhomil,  Cadouços,  Foz  de 
Douro,  Porto. 


10 


BULLETIN   DE    LA   SOCIETE   INTERNATIONALE 


S.  Exe.    Luiz    de    Magalhaes,    Ministre    des 

Affaires  étrangères,  Lisbonne. 
Pedro  Navarro,  avenida  Hintze  RibeiroD.  S., 

Lisbonne. 
D' A.  Machado  Villela,  professeur  à  l'Univer- 
sité, Coimbra. 
D'  Marnoco  e  Souza,  rua    de  S.-Thereza,  13, 

Coimbra. 
Mendes  Oi.iva,  Villa  Nova  de  Tazem. 
D'    Mendes   dos   Remedios,   bibliothécaire    de 

l'Université,  Coimbra. 
Alberto  de  Monsaras,  Rua  dos  Militares,  Coim- 
bra. 
D'  Raul  Onteiro,    rua    da  Restauraçao,  424, 

Porto. 
D'  Joâo  PiNTO  DOS   Santos,    Bairro    Camôens, 

Lisbonne. 
Joâo  Perestrello  de  Vasconcellos,  136  T.  de 

Santa  Quiteria,  Lisbonne. 
L.  Pla,  Carcavellos. 
Frederico  Ramirer,  Villa  Real  Santo-Antonio, 

Algarve. 
José  Relvas,  viticulteur,  Alpiarça. 
Le  conseiller  Ressano  Garcia,  Lisbonne. 
Anselmo  Ribeiro  de  Castro,  à  Monsao. 
Francisco  Egidio  Salgueiro,  Abrantes. 
D''  Alberto  dos  Reis,  professeur  à  l'Université, 

Coimbra. 
D"-  F.  Dos  Reis  Santos,  Avenida  da  Liberdade, 

77,  Lisbonne. 
José  MiRANDA  DO  Valle,  Avcuida  D.   Amelia, 

48,  1°,  Lisbonne. 
J.  José  Machado,    colonel    d'ingénieurs,  rua 

dos  Anjos,  "213,  Lisbonne. 
Joaquim  Nunes,  Mexica  Alemtejo,  Môra. 
D"'  Serras  e  Silva,  professeur  à  la  Faculté  de 

Médecine,  Coimbra. 
José  Slcena,  Coimbra. 
José  Fernando  de  Souza,  rua  de  S.  Bernardo, 

114,  Lisbonne. 
J.  Eduardo  Vallejo   Marques,    rua    Thomaz 

Ribeiro,  57,  1°  E.,  Lisbonne. 

Roumanie.  —  C.  A.  Berindei,  Strada  Precu- 
petii  Wocci,  10  bis,  Bucarest. 

J.  Gavanescu,  professeur  à  l'Université,  Jas.sy. 

[y  Em.  Grigorovitza,  Str.  Plantelor,  14,  Bu- 
carest. 

Iv.  Grueff,  rue  Brezoianu,  41,  Bucarest. 

Valeriu  Hulubei,  avocat  et  professeur  de  phi- 
losophie au  Lycée  national,  rue  Hotin,  2, 
Jassy. 

D'  St  G.  Mangiurea,  médecin  en  chef  de  l'hô- 
pital T.  Severin. 

Christu  S.  Negaescu,  professeur,  Strada  Nu- 
ma  Paupiliu,  17,  Bucarest. 

Le  capitaine  Stambulescu,  Str.  13  Septembre, 
28,  Bucarest. 

Nestor  Urechia,  ingénieur  des  Ponts  et  Chaus- 
sées, Strada  Poliia,  46,  Bucarest. 

N.  Zanné,  professeur  à  l'École  des  Ponts  et 
Chaussées,  Strada  Negustori,  I,  Bucarest. 

Russie.  —  E.  A.  Belgard,  Propriété  Krougliki 
Efremoff  (Gouv.  de  Toula). 


G.  Ferrand,  administrateur  de  la  Parfume- 
rie Brocard  et  C'',  Moscou. 

Paul  Giraud,  industriel  à  Moscou. 

H.  Laming,  directeur  des  Usines  de  la  Compa- 
gnie du  Gaz,  St-Pétersbourg. 

E.  de  LoisY,  direct,  de  la  Société  Générale  des 
Hauts  Fourneaux  à  Makievka,  Territoire  des 
cosaques  du  Don. 

André  Moussy,  Manufacture  de  soieries,  Mos- 
cou. 

S.  Polachkowskv,  Vassili  ostrov  seconde  ligne, 
11,  Saint-Pétersbourg. 

L.  Stibing,  Sadowaia,  18,  Saint-Pétersbourg. 

Jean  Szwanski,  Perspective  Saint-Georges, 
17,  Vilna. 

Joseph  WiLBois,  Petite  Loubianka,  14,  Mos- 
cou. 

Alexandre  Woeikoff,  professeur  à  l'Université, 
Saint-Pétersbourg, 

Alexandre  Zweguintzeff,  membre  de  la  Dou- 
ma, Palais  de  Tauride,  Saint-Pétersbourg. 

Suisse.  —  L'abbé  E.  Garry,  rue  des  Granges, 

13,  Genève. 
Alfred  Geigv,  Fossé  Saint-Léonard,  à  Bàle. 
Léon  Poinsard,  rue  Beaulieu,  72,  Berne. 
Comte  G.   de   Reynold,  château  de  Vinzel-s.- 

RoUe  (Vaud). 

Turquie.  —  Dragoumis,  secrétaire  à  la  Léga- 
tion de  Grèce,  Constantinople. 

Asie.  —  Chine.  —  D"^  Chabaneix,  professeur  à 
l'École  impériale  de  médecine,  Tien-tsin. 

Ch.  Jasson,  receveur  des  Postes  françaises, 
à  Ilan-kéou. 

R.  RÉAU,  consul  de  France,  Mong-tseu,  Yun- 
nan. 

ToNKiN.  —  Bazin,  Banque  de  l'Indo-Chine, 
Haïphong. 

Stephen  Bourjade,  Services  civils  de  l'Indo- 
Chine,  Thai-Binh. 

Lieutenant-colonel  Toquenne,  9°  Rég'  d'Infan- 
terie coloniale,  Hanoï. 

Afrique.  —  Algérie  et  Tunisie. 

M""  Adler,  villa  Armand,  à  Bousaréa  (Alger). 

M.  l'abbé  Botrel,  à  Essemane  près  Béjà{Tun.). 

M.  René  Bourgoin,  ingénieur-agronome.  Do- 
maine d'Amourah,  prov.  d'Alger. 

D'  A.  Guénod,  rue  Zarkoum,  1,  Tunis. 

Jules  Krayenbuhl,  Colon-Agriculteur,  Aïn-el- 
Asker  (Tunisie). 

Jacques  Lelong,  Passage  Ribet,  I,  à  Tunis. 

Egypte.  —  Ahmed  Fathy  Zagloul  Pacha,  sous- 
secrétaire  d'État  au  Ministère  de  la  Justice, 
Le  Caire. 

Afrique  orientale.  —  G.  Gauthier,  adjoint  de 
I"  classe  des  Affaires  indigènes,  Anjouaa' 
(Comores). 

Alberto  Guedes,  Gerente  de  Banco  Nacional- 
Ultramarino,  Lourenço-Marques. 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


11 


Joâo  Alex.  LoPEz  Galvao,  sous-diroctcur  du 
Chemin  de  fer,  Lourenço-Marqucs. 

Théodore  Monteiro  de  Macedo,  ingénieur, 
Lourenço-Marques. 

Afrique  occidentale.  —  Philippe Gaden,  Maison 
DevèsChaumetet  C'%  Saint-Louis  (Sénégal). 

L.  Talxier,  à  Ouagadougou,  Haut  Sénégal,  Ni- 
ger. 

Amérique.  —  Canada.  —  L.-O.  Bolrnival, 
médecin-pharmacien,  Saint-Barnabe,  Comté 
St-Maurice,  P-  Q. 

R.-P.  Phil.  BouRNivAL,  Saint-Boniface  (Mani- 
toba). 

Thomas  Caron,  avocat,rue  Sussex,  559,  Ottawa. 

Philippe  DuROCHER,  rue  St-Denis,  525,  Mont- 
réal. 

Léon  Gérin,  Coaticooke,  prov.  de  Québec. 

Stanislas-A.  Lortie,  Prof.  Université  Laval, 
Québec. 

B.  Soury-Lavergne,  Ferme  Chute,  par  Pasqua, 
Saskatchewan. 

Brésil.  —  D' Ariowaldo  A.  do  Amaral,  rua  Au- 
rora  52,  Sâo-Paulo. 

A.  S.  Azevedo  Junior,  rua  do  Rosario,  4,  Santos. 

A.  Barboza  DOS  Santos,  Boîte  postale  818  Rio- 
de-Janeiro. 

D'  Coreolano  Burgos,  Amparo,  Sâo-Paulo. 

D'^  "Vicente  de  Carvalho,  Juiz  da3'  V,  Crimi- 
nal  Sâo-Paulo. 

D'  Arnaldo  V.  de  Carvalho,  rua  Ipyranga, 
8,  Sào-Paulo. 

D'  José  Gonçalves  de  Castro  Cincura,  Largo 
2  de  Julho,  45,  Bahia. 

Le  Comte  D'  Alfonso  Celso,  avocat,  rue  Rosa- 
rio, 45,  Rio-de-Janeiro. 

D'Silveira  Cintra,  ruadoBom-Retiro,  23,  Sâo- 
Paulo. 

José  Ferreira  de  Figueiredo,  rue  Victoria,  27, 
Sâo-Paulo. 

.Arthur  Ferreira  Machado  Guimaraès,  rue  Ou- 
rives,  179,  Largo  de  Santa-Rita,  Rio. 

Armindo  Freitas,  Avenida  E.  Ribeiro,  36  A, 
Manaos. 

D'  Joâo  Guiao,  Ribeirâo  Preto,  Sâo-Paulo. 

Jacob  GuYER,  rua  Santo-Antonio,  15,  Caixa 
Postal,  64,  Santos. 

Bernardo  Horta  de  Aranjo,  rua  Viscondi  de 
Figueiredo,  4,  B,  Rio-de-Janeiro. 

D'  Domingos  Jaguaribe,  director  do  Instituto 
Psicho-Phisiologico,  Sâo-Paulo. 

C"  A.  DE  Lacerda  Franco,  rua  Conselheiro 
Nebias,  75,  Sâo-Paulo. 

M.  A.  Lourenço,  Gymnasio,  Campinas  (Sâo- 
Paulo). 

D"^  Bernardo  de  Magalhaes,  rua  dos  Guaya- 
nazes,  131,  Sâo-Paulo. 

Francisco  Jaguaribe  Gomes  de  Matos,  rua  Vo- 
luntarios  da  Patria,  32,  Rio. 

D'  Joaquim  Miguel,  rua  Frei  Gaspar,  3,  Santos. 

Joâo  Ribeiro  de  Oliveira  e  Souza,  Banco  do 
Brasil,  Rio-de-Janeiro. 


D'  Alfredo  Patricio,  Amparo,  Sâo-Paulo. 

D'  Carlos  Reis,  Palacio  do  Governo,  Saô^aulo. 

D'  Raul  DE  Rezende  Carvalho,  Santos. 

D'  J.  M.  Rodkigues  Alves,  rua  Maranhâo,  21, 
Sâo-Paulo. 

D'  Sylvio  Romero,  rue  Ourive-s,  183,  Rio-de- 
Janeiro. 

D'  V.  DA  SiLVA  Freire,  Caixa  18,  Sâo-Paulo. 

D'  L.-G.  DA  SiLVA  Leme,  rua  da  Liberdade,  45, 
Sào-Paulo. 

Gabriel  A.  da  Silva  Oliveira,  Sâo-Joào  da  Boa 
Vista,  Sâo-Paulo. 

José  da  Silveira  Campos,  planteur  de  café,  Ri- 
beiraô  Preto,  Sào-Paulo. 

Dj  José  Maria  Whitaker,  Caixa  264,  Santos. 

Colombie.  —  Patrocinio  Figueroa,  Tuquerres 
(Narino). 

Martinique.  —  Ilip.  Ernoult,  Fort-de-France. 

Mexique.  —  Gonzalo  Camara,  calle  57,  n»  512, 
Merida,  Yucatan. 

D'   J.-E.    Monjaras,   2'   de   Yturbide,    n"   1, 
Mexico,  D.  F. 
C''  Cesare  Ranuzzi-Segni,  ministre  plénipoten- 
tiaire de  S.  M.  le  Roi  d'Italie,  Mexico. 

République  Argentine.  —  Casimiro  Olmos,  Pa- 
rana. 

Haïti.  —  M^"^  Conan,  archevêque  de  Port-au- 
Prince. 

D'  J.-C.  DoRSAiNviL,  professeur  au  Lycée,  Port- 
au-Prince. 

Fl  eury-Féquière,  député,  Port-au-Prince. 

Auguste  Magloire,  pu bliciste,  Port-au-Prince. 

Clément  Magloire,  directeur  du  Matin,  45, 
rue  Roux,  Port-au-Prince. 

Constantin  Mayard,  publiciste,  Port-au-Prince. 

Ms'  PiCHON,  évèque,  Port-au-Prince. 

Eugène  Roy,  syndic  des  agents  de  change, 
Port-au-Prince. 

Uruguay.  —  M"*  Carrau,  Piedras,  352,  Monte- 
video. 

Louis  J.  Supervielle,  banquier,  Calle  25  de 
Mayo,  234,  Montevideo. 

Océanie.  —  Miss  Bessie  Hancock,  Girtoa 
collège,  Bendigo  (Victoria). 


AVIS  IMPORTANT 


Nous  rappelons  aux  membres  de 
notre  Société  qu'ils  doivent  envoyer 
leur  cotisation  par  mandat-poste  ou 
en  un  chèque  à  vue  sur  Paris  avant 
le  31  janvier,  s'ils  veulent  éviter  les 
irais  de  recouvrement. 


12 


BULLETIN   DE   LA    SOCIETE   INTERNATIONALE 


NOUVEAUX  MEMBRES 


Ex-"»  Snr.  Joaquim  Nunes  Mexia,  Alemtejo 
Môra  (Portugal),  présenté  par  M.  José  de 
Mattos  Braamcamp. 

M.  Piolet,  13,  rue  de  Miromesnil,  Paris,  pré- 
senté par  M.  Paul  de  Rousiers. 


LE  NOIR  DE  GUINÉE 


M.  Tauxier  a  donné  à  la  Science  so- 
ciale un  travail  très  étendu  et  très  docu- 
menté, sur  «  le  Noir  de  Guinée  ».  Cette 
étude,  qui  compose  le  fascicule  double 
n°^  50  et  51  de  la  Revue,  renferme  un 
grand  nombre  d'observations  précises  sur 
les  peuplades  de  nos  possessions  dans 
l'Afrique  occidentale.  Comme  le  lecteur 
a  pu  s'en  convaincre,  l'ordre  méthodique 
adopté  par  l'auteur  rend  son  exposition 
très  claire,  et  facilite  les  recherches  à 
faire  dans  l'abondante  collection  de  faits 
sociaux  qu'il  a  réunis.  La  description  des 
différents  travaux  auxquels  est  assujetti  le 
«  Noir  de  Guinée  »  pour  le  déboisement, 
la  culture,  la  cueillette,  la  pèche,  la  chasse, 
ainsi  que  pour  l'exercice  des  métiers 
usuels  —  spécialement  ceux  de  forgeron 
et  de  cordonnier  —  se  rencontre  bien 
rarement  aussi  curieuse  et  aussi  complète, 
dans  les  récits  des  explorateurs. 

Il  serait  difficile  de  contester  l'exactitude 
des  observations  faites  par  le  témoin 
éclairé  et  attentif  qu'est  M.  Tauxier.  S'il 
y  a  une  critique  à  formuler,  elle  vise,  je 
me  hâte  de  le  dire,  non  pas  la  réalité  des 
faits,  mais  une  expression  qui  semble  un 
peu  paradoxale. 

Ayant  à  classer  la  famille  du  «  Noir 
de  Guinée  »,  l'auteur  l'inscrit  sous  la  ru- 
brique,  «  famille  patriarcale  ». 

La  raison  qu'il  donne  pour  ce  classe- 
ment est  tirée  principalement  du  mode  de 
succession  en  usage  pour  la  transmission 
de  l'autorité  dans  la«  carrée  »,  considérée 
par  lui  comme  le  groupement  initial  dans 
la  société  qu'il  étudie. 

M.  Tauxier  admet  lui-même  que  la 
science  sociale,  au  point  où  elle  est  par- 
venue, reconnaît  que  le  mode  de  trans- 


mission du  patrimoine  n'est  pas  un  cri- 
térium suffisant  pour  fixer  le  classement 
des  familles  ;  qu'elle  trouve  une  détermi- 
nation beaucoup  plus  certaine  dans  l'édu- 
cation ',  qui  est  la  véritable  raison  d'être 
du  groupement  familial. 

L'idée  de  baser  le  classement  sur  le  seul 
examen  des  faits  budgétaires  (la  succession 
est  un  fait  budgétaire)  a  conduit  Le  Play 
lui-même  à  l'erreur  qui  a  été  commise  au 
sujet  de  la  «  fausse  famille-souche  »  du 
midi  de  la  France.  C'est  un  exemple  bien 
souvent  cité. 

Un  cas  analogue  parvenu  à  ma  connais- 
sance est  celui  d'un  missionnaire  en  Chine, 
tenté  de  classer  le  Chinois  parmi  les  «  par- 
ticularistes  »  parce  que  l'on  pratique  chez 
eux  l'établissement  des  jeunes  en  logis 
séparés. 

C'est  avec  raison  que  M.  R.  Pinot,  dans 
son  exposé  fondamental  de  la  méthode 
(fascicule  n"  48),  montre  que  la  seule  mo- 
nographie de  la  famille  ouvrière,  —  spé- 
cialement la  monographie  budgétaire,  — 
n'est  pas  suffisante  pour  connaître  et 
classer  une  société,  ni  même  pour  classer 
la  famille  observée.  Ceci  est  d'autant  plus 
vrai  que  les  sociétés  et  les  familles  vont 
de  par  le  monde  en  se  compliquant  et 
évoluant  à  partir  des  trois  types  simples 
découverts  et  fixés  par  Le  Play,  suivant 
les  phénomènes  du  lieu  et  les  influences 
des  transports. 

En  réalité,  pour  rattacher  une  société  ou 
une  famille  à  l'un  des  trois  types  simples, 
pour  lui  assigner  sa  place  dans  la  classi- 
fication, il  est  nécessaire  d'établir  des  com- 
paraisons et  de  s'éclairer  par  la  synthèse 
des  observations  faites  un  peu  partout. 

Cette  synthèse  semble  déterminer  assez 
clairement,  en  somme,  les  aires  occupées 
par  les  races  évoluant  à  partir  de  chacun 
des  trois  types,  savoir   : 

L'Asie  et  le  nord  de  l'Afrique,  pays  où 
dominent  les  steppes  et  les  cultures  par 
irrigation,  comme  lieu  où  les  sociétés  évo- 
luent dans  le  sens  patriarcal  et  purement 
traditionnel  ; 

L'Europe,  pays  de  cultures  fécondées  par 
les  pluies,  comme  lieu  où  les  sociétés  évo- 

1.  p.  88. 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


l.'} 


luent  dans  le  sens  particulariste  et  ex- 
pansif; 

Enfin,  les  forêts  encore  sauvages  de  l'A- 
mérique, les  îles  Océaniennes  et  l'Afrique 
noire,  comme  lieu  où  les  sociétés  ont  évo- 
lué dans  le  sens  de  l'instabilité,  et,  se 
trouvant  ainsi  dénuées  de  force  de  conser- 
vation et  de  résistance  vis-à-vis  des  autres 
races,  paraissent  devoir  être  détruites  ou 
exploitées,  suivant  leur  plus  ou  moins 
grande  aptitude  à  la  culture. 

11  semble  donc  tout  d'abord  improbable 
que  les  «  Noirs  de  Guinée  »  aient  pu  par- 
venir jusqu'à  l'ouest  de  l'Afrique  noire, 
en  conservant  une  formation  patriarcale 
antérieure  '. 

D'autre  part,  M.  Tauxier  nous  dépeint 
(p.  114  et  120)  les  traits  dominants  du 
caractère  de  ces  noirs  :  insouciants,  in- 
dolents, inconstants,  capables,  il  est  vrai, 
d'un  effort  d'une  très  courte  durée,  mais 
par  vanité  pure,  et  ne  donnant  un  travail 
appréciable  que  sous  l'excitation  d'un  sti- 
mulant :  le  nombre  des  camarades  ou  la 
musique,  etc.  Nous  avons  ici,  dans  le 
tableau  de  ce  caractère,  les  l'ésultats  de 
l'éducation  que  reçoit  le  «  Noir  de  Guinée  ». 
Qu'on  veuille  bien  comparer  ce  type  à  ceux 
de  l'Arabe  fier  et  réservé,  du  «  bon  »  Mon- 
gol, ou  de  l'actif  et  révérencieux  Chinois  — 
trois  produits  de  Véducalion  patriarcale! 

Cependant  M.  Tauxier  montre  qu'il 
existe,  chez  les  noirs  qu'il  a  observés,  lui 
groupement  agricole  en  communauté  de 
production  et  de  consommation  :  la  carrée  : 
groupement  qui  coïncide  dans  un  grand 
nombre  de  cas  avec  les  liens  de  parenté 
en  ligne  paternelle,  et  au  sein  duquel  le 
commandement  appartient,  en  général, 
au  plus  ancien. 

Nous  venons  de  montrer  tout  à  l'heure, 
d'après  les  observations  de  M.  Tauxier, 
quelle  est  la  valeur  éducative  de  la  carrée  : 
ses  produits  en  ce  genre  ont  une  certaine 
ressemblance  avec  ceux  que  livre  un  autre 
groupement,  le  chantier  d'ouvriers  recru- 
tés dans  les  milieux  désorganisés. 

Mais,  au  fait,  qu'est  donc  en  réalité  la 
carrée?   M.    Tauxier  nous    a  donné    des 

1.  Voir  la  description  du  Foulali.  pasteur,  le  der- 
nier arrivé  des  peuples  noirs  de  Guinée,  p.  113,  H'J; 
leur  succession,  p.  101. 


renseignements  très  précis  sur  la  trans- 
mission de  la  situation  maîtresse  dans  ce 
groupement;  il  nous  indique  aussi  com- 
ment il  se  forme  et  comment  il  se  recrute. 
Ceci  est  important  à  examiner.  Car  il  se 
crée  tous  les  jours,  chez  les  «  Noirs  de 
Guinée  »,  de  nouvelles  carrées;  et  celles 
même  qui  sont  anciennes  ont  eu  un  com- 
mencement analogue  à  ce  qui  se  passe 
pour  les  nouvelles  K 

Il  existe  chez  les  noirs,  comme  partout, 
des  individus  doués  d'un  esprit  d'épar- 
gne -  et  de  prévoyance  supérieur  à  celui 
de  la  foule  :  ce  sont  les  premiers  fonda- 
teurs de  carrées.  Ils  amassent  des  «  bien  s 
particuliers  et  péculiaires  »,  des  bestiaux, 
des]captifs,  des  récoltes,  des  daba,  ces  on- 
gles de  fer  qui  servent  à  égratigner,  puis  à 
déchirer  le  sol.  Je  ne  parle  pas  des  femmes, 
qui  d'ailleurs,  s'il  s'agit  d'une  carrée  déjà 
existante,  ne  sont  pas  «  bien  péculiaires  ». 

Un  noir  de  cette  qualité,  qui  a  été  favo- 
risé par  la  chance,  vient  à  mourir  :  ses 
biens  particuliers  sont  partagés  entre  ses 
fils  3.  Avec  ce  que  nous  connaissons  du 
caractère  inconstant  et  vaniteux  du  «  Noir 
de  Guinée  »,  avec  ce  que  nous  savons,  et 
voyons  tous  les  jours,  de  la  difficulté  pour 
les  communautés  agricoles  de  se  maintenir 
—  même  en  pays  totalement  occupé  — , 
nous  pouvons  prévoir  ce  qui  se  passera 
dans  un  grand  nombre  de  cas.  Si  la  suc- 
cession est  suffisante,  l'aîné,  le  plus  fort 
et  le  plus  expérimenté,  persuadera  facile- 
ment ses  frères  de  «  donner  un  coup  de 
chien  '•  »  pour  abattre  les  arbres  et  cons 
truire  des  cases  et  profiter  ainsi  de  leur 
richesse. 

Ici  intervient  le  village  ',  c'est-à-dire  le 
Voisinage  et  le  Pouvoir  public  tout  à  la 
fois.  II  lui  faut  un  chef,  responsable  de  ce 
nouveau  groupe,  auquel  il  délivrera  suc- 
cessivement ^  des  terres  qui  seront  occu- 
pées pendant  huit  ou  neuf  années  :  un 


1.  Voir,  pour  les  carrées  et  leur  personnel  chan- 
seant,  notamment  les  pages  83,  80,  10-2,  100,  115, 
128  à  130,  etc. 

-2.  P.  8(i,  etc. 

3.  P.  89,  etc. 

4.  p.   130. 

o.  p.  5-2,  128,  etc. 
G.  P.  C"2. 


14 


BULLETIN    DE   LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


chef  d'entreprise.  Alors,  le  noir  ne  pou- 
vant travailler  seul,  les  hommes  se  met- 
tront à  abattre  les  arbres  pour  faire  un 
champ,  ce  qui  leur  conférera  des  droits  à 
la  puissance,  droits  transmissibles  en  li- 
gne masculine,  comme  le  fait  fort  bien  re- 
marquer notre  observateur  '. 
•  Si  l'entreprise  réussit,  elle  donnera  de 
bons  salaires.  Le  salaire,  ici,  est  person- 
nel; mais  comme  la  monnaie  n'existe  pas, 
il  se  compose  de  l'indispensable  daba  dis- 
tribué annuellement,  etd'une  part  dans  la 
récolte.  Le  chef  donnant  de  bons  salaires 
voit  accourir  dans  sa  carrée  des  neveux, 
des  cousins,  des  clients,  —  sortis  évidem- 
mentd'autres  carrées -.La  carrée  prospère 
continuera  jusqu'au  décès  du  fondateur, 
et  son  gouvernement  passera  après  lui  à 
son  frère  puîné,  le  plus  ancien  membre 
du  groupe.  Le  droit  aux  champs  est  le  lien 
de  V atelier  en  communauté.  Or,  ces  champs 
ont  été  défrichés,  et  par  suite  acquis, 
successivement^.  Le  plus  ancien  des  mem- 
bres a  quelquefois  seul  un  droit  réel  sur 
le  plus  ancien  champ  ou  il  a  droit  sur 
tous  :  c'est  la  raison  de  sa  prééminence. 
Les  membres  plus  nouveaux  peuvent  n'a- 
voir de  droit  réel  que  sur  un  seul  champ. 
Le  plus  ancien  fait  face  à  toute  récla- 
mation possible  du  Village,  sur  tous  les 
points. 

Si,  au  contraire,  l'entreprise  n'a  pas 
prospéré,  les  clients,  les  cousins,  les  ne- 
veux, les  frères  même,  en  un  mot  tous  les 
membres,  sauf  les  captifs,  s'en  vont  suc- 
cessivement chercher  ailleurs  une  meil- 
leure rétribution  de  leur  indolent  travail 
(là,  en  somme,  est  toute  la  différence  entre 
le  captif*  ,  lié  au  maître,  et  l'homme  libre, 
qui  peut  s'en  aller).  Les  sécessionnistes 
rentrent  dans  leur  ancienne  carrée,  ou 
s'annexent  à  des  carrées  voisines  plus  pros- 
pères, plus  nombreuses.  Dans  ce  cas 
comme  dans  l'autre,  le  personnel  des  car- 
rées est  sujet  à  de  fréquents  change- 
ments. 

C'est  là  que  gît  V instabilité. 

C'est  cette  instabilité  même  qui,  par  la 

1.  p.  5'i,  Mi,  etc. 

-2.  Voir  noiamment  p.  102  à  103  passîm. 

:!.  Voir  p.  fi-2. 

i.  I'.  Il.'i,  l"22,  etc. 


différence  des  droits  sur  les  champs  suc- 
cessivement mis  en  culture,  détermine  la 
prééminence  du  plus  ancien. 

Il  a  dû  en  être  ainsi  dès  l'origine  des 
carrées  ^. 

Il  n'y  a  là  rien  de  patriarcal. 

A.  DE  Préville. 


RÉUNION  MENSUELLE  DE 
NOVEMBRE  1908 

La  première  réunion  mensuelle  de  la 
Société  de  Science  sociale  a  eu  lieu  le  troi- 
sième vendredi  de  novembre,  à  8  h.  3/4,  à 
l'Hôtel  des  Sociétés  savantes,  sous  la  pré- 
sidence de  M.  Paul  Bureau,  vice-président. 

La  question  mise  à  l'ordre  du  jour  était, 
on  s'en  souvient,  la  suivante  :  Le  carac- 
ti're  dominant  de  l'industrie  moderne 
d'après  ses  effets  sociaux. 

M.  Paul  de  Rousiers  a  exposé  que 
des  doutes  s'étaient  élevés  à  ce  sujet  dans 
l'esprit  de  plusieurs  des  membres  de  la 
Société.  Le  machinisme .,  considéré  tout 
d'abord  comme  le  fait  caractéristique  de 
l'évolution  industrielle  moderne,  n'a  pas 
paru  expliquer  certains  phénomènes  de 
cette  évolution,  alors  que  la  division  du 
travail  semblait  en  donner  la  clef.  Il  y  a 
donc  lieu  de  pousser  plus  avant  l'analyse 
scientifique  sur  ce  point. 

La  difficulté  de  l'entreprise  est  que  Id 
machinisme  et  la  division  du  travail  se 
rencontrent  simultanément  dans  les  in- 
dustries modernes  qui  ont  poussé  leur 
évolution  au  plus  haut  degré.  Dans  les 
filatures  et  les  tissages,  par  exemple,  le 
machinisme  très  développé  s'allie  à  une 
division  du  travail  très  accentuée;  on 
cherche  en  vain  une  industrie  à  machi- 
nisme puissant  oii  la  division  du  travail 
n'existe  pas.  Cela  s'explique  au  surplus, 
puisque  la  machine,  manquant  de  discer- 
nement, ne  peut  accomplir  que  des  tâches 
précises,  uniformes  et,  par  conséquent, 
divisées. 


I.  Voir  p.  lis,  11!), ce  i|iii  se  passe clicz  IcsFouIalis. 
la  (Ipriiière  |ieui>Iade  arrivée  en  C.uinoe. 


DE    SCIENCE   SOCIALE. 


15 


Heureusement  pour  l'observation,  il 
existe  encore  des  industries  pratiquant  la 
division  du  travail  sans  que  le  machi- 
nisme y  ait  pénétré. 

L'étude  de  ces  industries  permet  d'isoler 
les  effets  sociaux  de  la  division  du  travail. 

I.  —  Industries  pratiquant  seulement 
LA  DIVISION  DU  TRAVAIL.  —  Ces  industries 
donnent  naissance  à  deux  types  différents 
d'ateliers  : 

rtj  Le  type  de  la  manufacture,  c'est- 
à-dire  de  Tatelier  à  la  main  groupant  un 
nombre  important  d'ouvriers; 

b)  Le  type  de  la  fabrique  collective, 
c'est-à-dire  des  petits  ateliers  disséminés 
placés  sous  la  direction  commerciale  d'un 
même  employeur. 

Ces  deux  types  d'ateliers  supposent  l'un 
comme  l'autre  un  certain  développement 
des  transports.  Ils  n'existaient  pas  à 
l'époque  de  l'organisation  corporative  des 
métiers,  alors  qu'une  production  dispersée 
était  nécessaire  pour  servir  une  clientèle 
dispersée.  Ils  se  sont  établis  quand  les 
moyens  de  transports  ont  permis  de  dis- 
tribuer à  cette  clientèle  dispersée  des  pro- 
duits fabriqués  en  grand  nombre  dans  le 
même  lieu.  Ils  correspondent  à  un  état 
spécial  où  l'industrie,  influencée  par 
l'évolution  commerciale,  n'est  pas  trans- 
formée par  le  machinisme. 

Voyons  maintenant  quels  sont  les  effets 
sociaux  principaux  de  chacun  de  ces  tj'pes 
d'ateliers. 

Dans  le  type  de  la  manufacture,  l'opé- 
ration exécutée  reste  la  même,  mais  elle 
s'exécute  plus  rapidement,  dans  la  mesure 
où  le  tour  de  main  de  l'ouvrier  est  favo- 
risé par  l'uniformité  de  la  besogne,  c'est- 
à-dire  par  la  division  du  travail.  L'ouvrière 
qui  fait  éternellement  des  boutonnières, 
ou  qui  plie  et  ficelle  toujours  les  mêmes 
paquets,  l'ouvrier  qui  tourne  indéfiniment 
des  bâtons  de  chaise  semblables,  arrivent 
à  plus  de  rapidité  dans  ces  tâches  que 
s'ils  étaient  adonnés  à  des  travaux  variés. 
Toutefois  la  productivité  de  l'opération  ne 
peut  être  augmentée  que  de  cet  accroisse- 
ment de  rapidité.  Elle  est  donc  restreinte. 

Dans  ce  type  de  la  manufacture,  le 
patronne,  transforme.  Ce  n'est  plus  le  chef 
de  petit  atelier,  travaillant  lui-même  à  la 


tête  de  ses  ouvriers  ;  c'est  un  homme  qui 
prévoit,  calcule,  combine,  dirige,  mais 
ne  travaille  plus  de  ses  mains.  Il  lui  faut 
des  capitaux  assez  considérables  pour 
faire  marcher  son  entreprise.  Il  doit  re- 
chercher des  débouchés  éloignés  pour 
étendre  sa  production.  Il  peut  et  doit  faire 
de  larges  approvisionnements  de  matières 
premières,  ce  qui  l'expose  à  des  risque» 
et  lui  permet  des  profits  extérieurs,  en 
quelque  sorte,  à  sa  profession  d'industriel. 
Sa  culture,  ses  responsabilités  augmen- 
tent; il  dirige  les  moyens  d'existence  d'un 
plus  grand  nombre  de  personnes.  En  un 
mot,  son  rang  social  est  plus  élevé;  il 
monte. 

En  est-il  de  même  de  l'ouvrier  ?  Aucu- 
nement, son  seul  avantage  est  d'entrer 
plus  facilement  qu'autrefois  dans  le  mé- 
tier. En  effet,  l'apprentissage  est  simpli- 
fié en  raison  de  l'uniformité  de  l'opéra- 
tion. Mais  l'ouvrier  reste  un  spécialisé,  le 
prisonnier  du  seul  métier  qu'il  sache.  Et 
comme  il  ne  sait  plus  qu'une  partie  de  ce 
métier,  qu'il  est  incapable  de  fabriquer 
complètement  un  objet  à  lui  tout  seul, 
c'est  un  spécialisé  étroit.  Il  est  réduit  au 
rôle  de  machine.  C'est  une  certaine  habi- 
tude des  doigts,  une  sorte  de  tir  profes- 
sionnel qui  devient  sa  seule  valeur.  De 
plus,  la  chance  qu'il  a  de  sortir  de  la  situa- 
tion ouvrière  pour  s'élever  à  celle  de  pa- 
tron se  trouve  diminuée,  d'abord  parce 
que  les  ateliers  sont  plus  grands  et  moins 
nombreux,  ensuite  parce  que  l'exercice 
d'un  métier  où  les  qualités  mécaniques  de 
l'homme  sont  seules  mises  en  jeu  ne  le 
prépare  pas  à  une  direction  devenue  plus 
difficile.  Enfin,  le  salariat  perpétuel  au- 
quel il  est  condamné  comporte  une  rému- 
nération médiocre,  car  le  rendement  de 
sa  main-d'œuvre  ayant  peu  augmenté, 
cette  main-d'œuvre  ne  peut  pas  être  payée 
cher.  En  résumé,  la  situation  de  l'ouvrier 
baisse  de  toutes  manières. 

Ainsi,  dans  les  manufactures  où  l'effet 
de  la  division  du  travail  peut  être  observé 
isolément,  il  apparaît  comme  élevant  pour 
le  patron  et  abaissant  pour  l'ouvrier. 

Il  n'est  pas  inutile  de  remarquer  que  cet 
état  de  l'industrie  a  été  prédominant  au 
début  du  MX"^  siècle  en  Angleterre  en  parti- 


1(! 


BULLETIN   DE   LA   SOCIETE   INTERNATIONALE 


culier  (Cf.  le  roman  célèbre  de  Disraeli, 
Sybil),  en  France  et  en  Allemagne.  Les 
raisonnements  des  pères  du  socialisme 
(Cf.  Le  Capital  de  Karl  Marx)  visent  les 
manufactures,  comme  le  prouvent  les  for- 
mules employées,  par  exemple  :  «  L'ou- 
vrier n'a  pas  le  produit  de  son  travail  », 
formule  vide  de  son  sens  quand  on  veut 
l'appliquer  au  surveillant  d'un  métier  mé- 
canique. 

Dans  le  type  de  la  fabrique  collective 
sans  machinisme,  les  effets  généraux  sont 
les  mêmes,  mais  avec  des  différences  de 
détail  et  des  aggravations. 

En  ce  qui  concerne  l'opération,  l'écono- 
mie de  temps  résultant  de  la  division  du 
travail  se  trouve  diminuée  de  la  perte  de 
temps  résultant  de  sa  distribution  entre 
des  ateliers  éloignés  les  uns   des  autres. 

L'employew  trouve  son  compte  à  cette 
combinaison,  parce  qu'il  paie  la  main-d'œu- 
vre moins  cher.  Il  évite,  d'autre  part,  le 
souci  et  les  frais  d'une  direction  indus- 
trielle. Il  n"est  guère  qu'un  commerçant. 
Ayant  moins  de  responsabilités,  il  se  classe 
moins  haut  que  le  chef  de  grande  m  anu- 
facture. 

Quant  à  Vouvrier,  il  paraît  gagner  en  in- 
dépendance parce  qu'il  travaille  chez  lui 
à  ses  heures,  à  son  compte  ;  mais  cette 
indépendance  n'est  qu'apparente.  En  réa- 
lité, il  reçoit  des  salaires  de  misère  par 
suite  de  la  concurrence  anarchique  de 
tous  les  autres  «  patrons  indigents  »  comme 
lui,  qui  acceptent  du  travail  à  tout  prix.  Il 
est  dans  l'étroite  dépendance  de  tous  les 
commerçants  qui  lui  fournissent  du  tra- 
vail, parfois  lui  consentent  des  avances. 
Il  tombe  dans  le  sioeating  syston. 

Tels  sont  les  effets  de  la  division  du 
travail  isolée. 

II.  —  Industries  pratiquant  le  machi- 
nisme ET   LA   DIVISION  DU  TRAVAIL.    —    Tout 

change  lorsque  le  machinisme  fait  son  ap- 
parition. Pour  s'en  rendre  compte,  il  faut 
observer  une  industrie  dans  laquelle  le 
machinisme  soit  très  développé,  par  exem- 
ple la  filature  de  coton. 

Vopéraliun  est  transformée.  Elle  n"est 
plus  faite  par  l'ouvrier,  mais  par  la  ma- 
chine sous  la  surveillance  de  l'ouvrier;  sa 
rapidité   est  infiniment    plus  grande.    Et 


malgré  le  prix  élevé  de  Toutillage  employé, 
le  prix  de  revient  de  l'opération  est  moin- 
dre. Autrement  dit,  l'outillage  constitue 
une  économie  de  production. 

Le  rôle  du  patron  se  hausse  bien  au- 
dessus  de  ce  qu'il  était  même  dans  la 
grande  manufacture.  Il  engage  beaucoup 
plus  de  capitaux  en  raison  de  l'impor- 
tance de  son  outillage.  11  les  risque  davan- 
tage en  raison  de  la  prompte  dépréciation 
possible  de  cet  outillage.  L'augmentation 
considérable  de  la  production  grossit  tous 
les  problèmes  qui  se  posaient  dans  la 
grande  manufacture  au  sujet  des  appro- 
visionnements de  matières  premières  et 
de  la  recherche  des  débouchés  commer- 
ciaux. D'autres  problèmes  nouveaux  se 
posent,  entre  autres  celui  de  la  direction 
technique  indispensable  avec  remploi  de 
moteurs  puissants  et  de  machines  compli- 
quées. 

Vouvrier  voit  aussi  son  rôle  grandir.  La 
machine  le  dispense  de  l'effort  physique, 
l'affranchit  du  tour  de  main  professionnel 
acquis  par  un  apprentissage  prolongé  et 
développe  en  lui  la  faculté  de  discerne- 
ment, la  seule  que  la  machine  ne  puisse 
pas  suppléer.  L'ouvrier  est  dé.spécialisé. 
Il  peut  passer  d'une  industrie  à  une  autre, 
comme  un  commis  peut  passer  d'un  com- 
merce à  un  autre,  après  une  initiation 
relativement  courte. 

De  plus,  sa  situation  matérielle  se  trouve 
améliorée.  La  productivité  beaucoup  plus 
grande  du  travail  mécanique  permet  une 
hausse  des  salaires  que  l'industrie  an- 
cienne n'aurait  pas  supportée.  En  même 
temps,  les  heures  de  travail  peuvent 
être  ramenées  à  une  durée  plus  courte, 
ce  qui  facilite  une  meilleure  utilisation 
des  temps  de  repos. 

Ce  n'est  pas  tout  le  rang,  de  l'ouvrier 
se  hausse  socialement.  Les  qualités  géné- 
rales de  l'homme  sont  plus  favorisées  par 
l'organisation  du  travail  mécanique  que 
les  qualités  spéciales  de  l'artisan.  L'illet- 
tré devient  incapable  de  travailler  dans 
l'usine.  L'ouvrier  ivrogne,  insubordonné, 
n'est  plus  aussi  aisément  toléré  à  cause 
de  son  habileté  technique.  Enfin,  l'ouvrier 
n'améliore  les  conditions  de  son  contrat 
de   travail   que   par    un    effort    commun 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


17 


dont  se  montrent  seuls  capables  ceux  qui 
ont  un  esprit  plus  large  et  une  âme  plus 
généreuse.  Là  où  ces  qualités  fontdéfaiit, 
la  masse  des  ouvriers  reste  inorganique. 
Tout  tend,  par  suite,  à  favoriser  l'éléva- 
tion intellectuelle  et  morale  de  Touvrier. 

Ainsi,  les  usines  dans  lesquelles  la  divi- 
sion du  travail  coexiste  avec  un  machi- 
nisme développé  ne  produisent  pas  les 
mêmes  effets  sociaux  que  les  manufactu- 
res sans  machinisme  ou  les  fabriques  col- 
lectives. 

En  ce  qui  concerne  les  patrons,  il  n'y 
a  guère  entre  les  effets  des  usines  et 
ceux  des  manufactures  qu'une  différence 
de  degré. 

En  ce  qui  concerne  les  ouvriers,  il  y  a 
une  différence  de  nature.  La  division  du 
travail,  à  elle  seule,  diminue  l'ouvrier.  La 
di^-ision  du  travail  liée  au  machinisme 
rélève. 

Nous  sommes  donc  autorisés  à  conclure 
que,  dans  l'usine  moderne,  c'est  le  machi- 
nisme et  non  la  division  du  travail  qui 
constitue,  au  point  de  ^^le  social,  le  trait 
caractéristique  du  phénomène.  C'est  lui 
qui  donne  sa  physionomie  au  point  que 
l'effet  constaté  de  la  division  du  travail 
isolée  se  trouve,  pour  ainsi  dire,  retourné. 

Voici  le  résumé  des  débats  auxquels  a 
donné  lieu  la  communication  de  M.  de 
Rousiers  : 

M.  Olphe-Galliard.  tout  en  s'associant 
aux  observations  du  conférencier  relati- 
vement aux  effets  delà  division  du  travail, 
ne  croit  pas  que  ce  mode  d'organisation 
présente  des  différences  aussi  tranchées 
avec  le  machinisme  en  ce  qui  concerne 
les  effets  produits  sur  la  main-d'œuvre. 
D'une  part,  en  effet,  la  profonde  dépres- 
sion subie  par  les  conditions  du  travail 
au  début  du  nouveau  régime  industriel 
coïncide,  non  pas  seulement  avec  l'appli- 
€ation  de  la  division  du  travail  en  ma- 
nufactures, mais  aussi  avec  l'emploi  de 
plus  en  plus  général  de  l'outillage  méca- 
nique :  les  tissages  mécaniques,  où  les 
machines  étaient  mues  par  la  force  hy- 
draulique, sinon  encore  d'une  façon  gé- 
nérale par  la  vapeur,  existaient  dès  les 
premières  années  du  xix<=  siècle,  etétaient 
surtout  répandus   en    Angleterre   et    en 


Alsace,  précédant  par  conséquent  de  bien 
longtemps  le  mouvement  ascensionnel 
des  salaires.  Si  ce  dernier  tnouvement 
devait  être  attribué  à  l'augmentation  de  la 
productivité  résultant  de  l'outillage  mé- 
canique, on  ne  conçoit  pas  que  cet 
eff'et  ne  se  fût  pas  fait  sentir  sous  le  ré- 
gime de  la  division  du  travail  en  manu- 
facture :  là,  l'augmentation  de  la  produc- 
tivité du  travail,  pour  être  moindre  dans 
ce  second  cas  que  dans  le  premier,  n'en 
est  pas  moins  assez  sensible  pour  entraîner 
des  résultats  considérables.  Or.  l'effet  ca- 
pital de  ce  régime  sur  la  situation  des 
travailleurs  a  été  au  contraire  un  abais- 
sement profond  du  taux  des  salaires  et 
du  niveau  général  de  la  main-d'œuvre 
dans  les  manufactures,  durant  le  xvni« 
et  le  premier  tiers  du  .\ix<^  siècle.  D'un 
autre  côté,  il  est  impossible  d'apercevoir 
la  moindre  relation  entre  la  hausse  des 
salaires  qui  s'est  produite  ultérieurement 
et  l'accroissement  de  la  productivité  due 
au  machinisme  :  cette  hausse  n'est  nulle- 
ment proportionnelle  à  celle-ci;  elle  ne 
co'mcide  pas  avec  l'introduction  de  la  ma- 
chine dans  une  industrie,  et  le  premier 
effet  de  celle-ci  est  au  contraire  d'abaisser 
les  salaires;  enfin,  on  peut  citer  une 
foule  de  cas,  comme  ceux  des  mineurs, 
des  ouvriers  du  bâtiment,  des  domesti- 
ques, etc.,  où  la  hausse  des  salaires  est 
accompagnée  d'une  diminution  effective 
de  la  production.  Il  faut  donc  chercher 
ailleurs  que  dans  la  productivité  du  tra- 
vail la  cause  de  la  hausse  des  salaires, 
et  les  mouvements  de  ces  derniers  ne 
laissent  apercevoir  .sur  ce  point  aucune 
différence  fondamentale  entre  les  deux 
régimes. 

L'effet  capital  de  l'organisation  du  tra- 
vail sous  le  régime  industriel  moderne, 
—  et  cet  effet  parait  être  commun  à  la 
division  du  travail  et  au  machinisme,  — 
est  plutôt  la  suppression  de  l'apprentis- 
sage, qui  permet  de  remplacer  les  ou- 
vriers quahfiés  par  des  manœuvres,  des 
femmes  ou  des  enfants,  aussi  bien  dans 
la  manufacture  que  dans  l'usine.  Ce  ré- 
sultat s'observe  encore  aujourd'hui  dans 
les  professions  où  les  ouvriers  qualifiés  .se 
trouvent  atteints  par  l'introduction  de  la 


18 


BULLETIN   DE    LA   SOCIÉTÉ   INTERNATIONALE 


machine,  et  luttent  contre  l'abaissement 
du  niveau  de  la  main-d'œuvre  qui  en  ré- 
sulte :  tel  est  le  cas  de  la  typographie.  Il 
est  remarquable,  en  effet,  que  ce  sont 
souvent  les  prétentions  croissantes  des 
ouvriers  de  métier  qui  ont  poussé  les  chefs 
d'industrie  à  adopter  un  outillage  perfec- 
tionné qui  leur  a  permis  de  renouveler 
leurs  ouvriers,  d'en  restreindre  le  nombre 
et  d'en  recruter  de  moins  exigeants.  C'est 
ce  qui  explique  que  le  niveau  de  la  main- 
d'œuvre  ait  été  très  bas,  durant  une 
longue  période  du  début  de  la  grande 
industrie,  jusqu'à  ce  que  cette  main-d'œu- 
vre, développant  son  organisation  sur  les 
bases  normales  à  travers  de  multiples 
essais  plus  ou  moins  heureux,  soit  arrivée 
à  élever  ce  niveau  et  en  même  temps 
ces  salaires. 

M.  G.  Blanchon  se  demande  si  l'aug- 
mentation du  salaire  et  des  heures  de  re- 
pos, introduite  ou  permise  par  l'effet  di- 
rect du  machinisme  sur  les  ouvriers  qui 
emploient  celui-ci,  ne  se  maintient  et  ne 
se  généralise  pas  plutôt  par  un  autre 
enchaînement  de  conséquences. 

Certes,  la  machine,  en  abaissant  le  prix 
de  revient,  permet,  —  et  en  rendant  le 
travail  plus  intellectuel,  impose  —  une 
augmentation  du  repos  et  du  salaire.  Mais 
la  concurrence  vient  bientôt  réduire  ces 
avantages  momentanés  ;  ils  ne  se  conser- 
veraient que  par  un  renouvellement  in- 
cessant de  progrès-primeur,  qui  est  une 
exception.  On  retombe  donc  sous  une  sorte 
de  loi  d'airain.  Tel  est  l'effet  direct  sur 
le  producteur. 

Prenons  au  contraire  louvrier  comme 
consommateur.  Chacun  bénéficie  de  tous 
les  abaissements  de  prix  de  revient  cau- 
sés par  le  machinisme  universel  sur  les 
produits.  Cette  abondance  et  ces  facilités 
nouvelles  créent  des  besoins  et  des  pré- 
tentions, d"où  naissent  les  grèves,  même 
là  ou  la  productivité  de  l'ouvrier  n'a  pas 
crû,  par  exemple  dans  l'industrie  du  bâ- 
timent, citée  par  M.  Olphe-Galliard.  Ceci 
explique  pourquoi,  du  fait  du  machinisme, 
les  ouvriers  de  cette  industrie  gagnent 
plus  en  produisant  moins.  Ils  bénéficient 
de  même,  par  une  raison  semblable,  de 
l'accroissement  général  du  capital. 


M.  Paul  Descamps  fait  part  des  obser- 
vations qu'il  a  pu  faire  concernant  la  ques- 
tion du  salaire,  au  cours  de  la  mission 
qu'il  vient  d'effectuer  dans  la  Flandre 
française. 

L'augmentation  du  salaire  due  au  ma- 
chinisme se  fait  sentir,  non  seulement  sur 
les  ouvriers  chargés  spécialement  de  la 
surveillance  des  machines,  mais  sur  l'en- 
semble des  ouvriers  appartenant  à  une 
industrie  donnée. 

Ainsi,  le  machinisme  est  plus  accentué 
dans  l'industrie  du  coton,  considérée 
comme  un  tout,  que  dans  celle  de  la  laine, 
et  dans  celle-ci  que  dans  celle  du  lin. 
C'est  pourquoi  les  ouvriers  de  chaque  ca- 
tégorie, dans  l'industrie  cotonnière,  ont 
un  salaire  plus  élevé  que  ceux  des  caté- 
gories correspondantes  de  l'industrie  lai- 
nière et  surtout  que  ceux  de  l'industrie 
linière. 

C'est  là  un  point  qu'il  ne  faut  pas  per- 
dre de  vue,  car  si  l'on  envisage  la  répar- 
tition des  salaires  parmi  les  ouvriers 
d'une  même  industrie,  celle  de  la  laine 
par  exemple,  on  ne  constate  plus  qu'elle 
se  fasse  en  proportion  inverse  de  la 
quantité  de  travail  manuel  que  doit  en- 
core faire  l'ouvrier.  On  constatera,  par 
exemple,  que  les  peigneurs  de  laine  qui 
sont  de  simples  surveillants  de  machines 
(lesquelles  font  tout  le  travail)  sont  moins 
payés  que  les  fileurs,  quoique,  pour  ces 
derniers,  la  machine  ait  une  part  moins 
grande  dans  la  production.  11  y  a  là  sur- 
tout une  question  d'apprentissage  à  en- 
visager. 

En  résumé,  on  peut  dire  que,  plus  le 
machinisme  se  développe  dans  une  in- 
dustrie, plus  celle-ci  peut  hausser  les  sa 
laires. 

Mais  les  salaires ,  dans  une  même  in- 
dustrie, se  répartissent  suivant  les  capa- 
cités exigées  dans  chaque  catégorie  d'ou- 
vriers appartenant  à  cette  industrie. 


LES  RÉUNIONS  MENSUELLES 

Nous  rappelons  ([ue  la  prochaine  réu- 
nion mensuelle  aura  lieu,  le  vendredi 
\^  janvier,  à  8  h.  3/4,  à  Y  Hôtel  des  Sociétés 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


19 


savantes,  rue  Serpente  (près  la  place 
Saint-Michel).  La  communication  sera  faite 
par  M.  J.  Durieu,  et  portera  sur  la  (Ques- 
tion des  transports. 

A  la  réunion  suivante  (19  février),  M.  L. 
de  Sainte-Croix  parlera  sur  le  Rang  de  la 
race. 


REVUE  DE  LA  PRESSE 

Du  Figaro  (19  nov.  1908),  sous  la  signa- 
ture de  Marcel  Prévost  : 

«  ...  Certains  clairvoyants  esprits  n'a- 
vaient pas  attendu  l'écroulement  de  1870 
pour  signaler  la  faiblesse  du  somptueux 
édifice  français.  On  trouverait  dans  un  ou- 
vrage du  regretté  Demolins  (écrit  il  y  a 
environ  quinze  ans,  par  conséquent  à  une 
époque  où  lliégémonie  teutonne  n'était 
pas  contestée)  un  parallèle  entre  les 
chances  d'avenir  de  l'Allemagne  et  de 
l'Angleterre,  après  quoi  l'auteur  n'hésite 
pas  à  conclure  en  faveur  de  cette  der- 
nière... Il  n'est  donc  pas  impossible  de 
discerner  les  mystérieuses  influences  qui 
travaillent,  derrière  la  façade  visible  du 
monde,  à  préparer  des  lendemains  très 
différents  de  ce  qu'attend  la  foule.  Mais, 
pour  acquérir  cette  sensibilité  extrême, 
il  faut  justement  ne  tenir  aucun  compte 
de  ce  que  voit  tout  le  monde,  de  ce  qu'at- 
tend tout  le  monde;  car  tout  le  monde,  je 
le  répète,  est  enclin  à  prévoir  la  continua- 
tion de  ce  qu'il  voit.  C'est  l'histoire  des 
bulletins  météorologiques  :  le  temps  an- 
noncé pour  le  lendemain  ressemble  ordi- 
nairement comme  un  frère  au  temps  du 
jour  même.  Cependant  certains  rustres, 
incapables  de  raisonner  leur  dire,  pressen- 
tent infailliblement  les  vicissitudes  du 
ciel...  Il  y  a,  sans  nul  doute,  un  peu  de 
sensibilité  instinctive  dans  l'aptitude  d'un 
Prévost-Paradol,  d'un  Demolins,  à  signaler 
le  secret  magnétisme  des  grandes  forces 
humaines.  Mais  il  y  a  de  plus  la  volonté, 
l'habitude  de  ne  pas  s'hypnotiser  sur  la 
minute  présente,  de  prendre  du  champ, 
de  considérer  les  événements  avec  le  recul 
nécessaire...  » 

«...  L'échec  radical  de  la  germanisation 
en  Alsace-Lorraine  stupéfie  les  Allemands, 


qui  essaient  de  se  consoler  avec  des  sta- 
tistiques officielles  sur  les  langues  parlées 
dans  le  Reichsland  :  qu'ils  comparent  leur 
procédé  avec  celui  des  Anglais  au  Trans- 
vaal,  déjà  loyaliste!..,  » 

Nous  enregistrons  avec  plaisir  cette  nou- 
velle preuve  de  la  façon  dont  la  science 
sociale  s'impose  déplus  en  plus  au  public, 
soit  par  sa  méthode  de  travail,  soit  par  la 
réalisation  de  ses  prédictions. 

Si  ces  dernières  se  voient  un  jour  con- 
firmées par  les  faits,  cela  ne  tient  pas  à 
une  «  sensibilité  extrême  *,  mais  à  la  con- 
naissance des  lois  sociales. 

Les  prédictions  d'Edmond  Demolins 
doivent  être  comparées,  non  à  celles  d'une 
voyante,  mais  à  celles  d'un  astronome 
traçant  d'avance  la  marche  de  la  Terre 
dans  l'espace. 

Les  lois  sociales  existent  au  même  titre 
que  les  lois  physiques  ou  chimiques.  Il 
faudra  bien  que  l'on  finisse  par  l'admettre. 

Certes  nous  ne  pouvons  tout  prédire, 
nous  le  reconnaissons  humblement  ;  mais 
nous  pouvons  prédire  que  les  hummes, 
dans  leurs  groupements,  se  conformeront 
toujours  aux  lois  sociales  naturelles,  au 
même  titre  que  l'individu  doit  se  confor- 
mer aux  lois  de  la  gravitation  universelle. 

BIBLIOGRAPHIE 

Le  Problème  des  Retraites  ouvrières, 

par  G.  Olphe-Gailiard.  Bloud  et  Cie,  édi- 
teurs, Paris. 

11  n'est  pas  besoin  d'insister  pour  mon- 
trer qu'un  livre  sur  un  pareil  sujet 
vient  à  son  heure.  Lorsqu'un  problème 
extrêmement  complexe  de  sa  nature  e  st 
obscurci  par  l'ombre  des  préoccupations 
politiques  et  des  combinaisons  parlemen- 
taires, c'est  un  grand  service  à  rendre  que 
de  le  dégager  des  partis  pris,  de  le  mettre 
en  pleine  lumière  et  de  l'observer  avec 
la  sérénité  que  réclame  une  méthode 
scientifique.  Notre  collègue  M.  Olphe-Gal- 
liard  a  eu  ce  mérite.  Après  avoir  montré, 
dans  un  premier  chapitre,  l'impuissance 
des  principes  théoriques  à  résoudre  le 
problème,  il  passe  en  revue  successive- 
ment les   divers   systèmes   appliqués,  et 


20 


BULLETIN   DE   LA    SOCIETE   INTERNATIONALE   DE   SCIENCE   SOCIALE. 


les  juge  par  leurs  résultats.  L'initiative 
privée  aux  Etats-Unis  et  en  Angleterre, 
«  efficace  dans  certaines  conditions  excep- 
tionnelles, est  insuffisante  pour  la  grande 
masse  des  intéressés  ».  La  liberté  subsi- 
dée  en  Belgique  et  en  Italie,  la  liberté 
encouragée  en  France,  aboutissent  à  des 
résultats  analogues.  Elles  dénoncent  la 
très  grande  masse  des  imprévoyants  sur 
lesquels  ni  subsides  ni  encouragements 
ne  peuvent  agir.  «  Les  individus  suffi- 
samment doués  moralement  pour  faire 
un  sacrifice  en  vue  de  leurs  vieux  jours 
seront  toujours  une  élite  restreinte»,  écrit 
M.  Olphe-Galliard.  On  ne  saurait  contester 
cette  vérité;  peut-être  cependant,  en  ce 
qui  concerne  tout  au  moins  les  ouvriers 
ruraux  français,  l'auteur  aurait-il  pu  ajou- 
ter que  la  faiblesse  relative  des  effets  ob- 
tenus ne  tient  pas  seulement  à  l'impré- 
voyance. Elle  est  quelquefois  la  consé- 
quence d'une  prévoyance  très  intense 
mais  à  forme  exclusive.  Dans  beaucoup 
de  nos  provinces,  le  paysan  reste  profon- 
dément économe  et  il  épargne  pour  ac- 
quérir de  la  terre,  non  dans  le  but  égoïste 
d'assurer  ses  vieux  jours,  mais  pour  «  lais- 
ser quelque  chose  après  lui  »,  sentiment, 
plus  élevé  et  plus  louable.  Son  rêve  n'est 
pas  celui  d'un  rentier,  d'un  fonctionnaire, 
mais  bien  d'un  propriétaire.  Aussi  est- 
il  peu  intéressé  par  les  combinaisons  de 
mutualité;  il  se  refuse  non  seulement  à 
celles  qui  lui  procureraient  une  rente,  mais 
même  le  plus  souvent  à  celles  qui  lui  évi- 
teraient les  gros  risques  des  pertes  de 
bestiaux,  par  exemple.  11  manque  en  cela 
de  clairvoyance,  se  renferme  dans  des 
calculs  trop  étroits,,  mais  n'est  assuré- 
ment pas  dépourvu  de  prévoyance.  M.  Ol- 
phe-Galliard examine  ensuite  l'application 
de  l'assurance  obligatoire  en  Allemagne 
et  estime  que  l'effort  dépensé  est  considé- 
rable par  rapport  aux  résultats  obtenus. 
Quant  au  projet  de  loi  adopté  par  la  Cham- 
bre des  députés  eu  France,  il  lui  appa- 
raît comme  «  une  solution  théorique  d'un 
problème  abstrait  et  sans  correspondance 
avec  les  doimées  réelles. 

Après  avoir  ainsi  exposé  le  résumé  d'une 
longue  et  consciencieuse  enquête,  M.  Olphe- 
Galliard  est  en  droit  de  conclure  que,  pour 


la  classe  des  travailleurs  dont  les  salaires 
sont  peu  élevés.  «  l'assurance  doit  être  ré- 
solument laissée  décote,  qu'elle  soit  libre, 
subventionnée  ou  obligatoire». 

Au  contraire,  le  système  de  la  «  pension 
complémentaire  »,  qui  est  en  vigueur  de- 
puis plus  de  quinze  ans  en  Danemark  et 
depuis  dix  ans  en  Nouvelle-Zélande,  lui 
paraît,  malgré  des  difficultés  de  fonction- 
nement, répondre  plus  exactement  aux 
données  du  problème.  C'est  une  simple 
extension  de  l'assistance  publique  sans 
conditions  de  moralité  du  bénéficiaire. 
Elle  assure  à  celui-ci,  s'il  n'a  pas  démé- 
rité, des  ressources  correspondantes  à  ses 
besoins  normaux.  Elle  évite  les  sérieux 
obstacles  que  rencontre  la  perception  des 
cotisations,  les  complications  effrayantes 
qu'entraîne  la  question  d'énormes  capi- 
taux ;  enfin,  elle  réduit  dans  une  très 
large  mesure  les  charges  dont  l'assurance 
obligatoire  grève  les  puissances  publiques. 

Les  personnes  qui  ont  le  souci  de  rai- 
sonner en  connaissance  de  cause  sur  les 
problèmes  agités  au  Parlement,  les  mem- 
bres du  Parlement  pour  lesquels  c'est  un 
devoir  étroit  de  s'éclairer  sur  la  portée  de 
leurs  votes,  feront  sagement  de  lire  le 
livre  de  M.  Olphe-Galliard. 

En  dehors  du  bénéfice  qu'ils  en  retire- 
ront pour  l'intelligence  de  la  question 
traitée,  une  impression  restera  chez  eux  à 
la  suite  de  cette  lecture,  impression  fé- 
conde et  dépassant  de  beaucoup  les  li- 
mites de  l'assurance  et  de  la  prévoyance 
sociales.  Ils  éprouveront  que  les  solutions 
efficaces  ne  peuvent  pas  être  imaginées, 
mais  bien  découvertes  ;  que  l'observation 
scientifique  des  faits  est  la  condition  né- 
cessaire et  préalable  de  cette  découverte. 
Et  ils  apprendront  ainsi  une  leçon  préli- 
minaire de  science  sociale. 

Paul  DE  KOUSIERS. 


LIVRE  REÇU 

Le  collectivisme:  révolution  du  socia- 
lisme depuis  1895:  le  syndicalisme  ^  par 
Paul  Leroy-Beaulieu,  5*^  édition,  revue 
et  augmentée,  1  fort  vol.  in-8",  D  francs 
(Alcan,  édit.  Paris). 


BIBLIOTHÈQUE   DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

FONDATEUR 

EDMOND    DEMOLINS 


ENQUETE  SUR  LE  PAYS 


LE  TYPE  THIÉRACHIEN 


PAR 


Eugène  CREVEAUX 


PARIS 

BUREAUX   DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

56,     RUE    JACOB,    56 
Janvier  1909 


SOMMAIRE 


I.  —  Le  Pays  de  Thiérache.  P.  3. 

II.  —  Le  Type  ancien,  r.  S. 

Esquisse  historique  (Culture  fragmentaire  unie  à  la 'fabrication  et   aux 
transports).  —  Une  survivance  du  type  ancien  (L'industrie  vannière). 

III.  —  Les  spécialisations  actuelles.  P.  SS. 

L'engraissement.  —  Uherbager.  —  La   fabrication  mécanique  (Beurrc- 
ries  et  fromageries.  Industries  diverses). 

IV.  —  Les  effets  sociaux  de  l'herbage.  P.  50. 

V.  —  Variétés  du  type  thiérachien  dus  à  la  culture.  P.  61. 

Le  cultivateur  herbager.  —  Le  cultivateur  proprement  dit.  —  Les  effets 
de  la  culture.  —  Conclusions. 


LE  TYPE  THIÉRACHIEN 


LE  PAYS  DE  THIÉRACHE 


La  Thiérache  appartenait  autrefois  à  la  Picardie,  dont  elle 
était  une  des  subdivisions.  En  consultant  l'histoire,  en  jetant 
un  regard  sur  le  passé,  il  est  bien  difficile  de  trouver  les  limites 
exactes  du  pays  qu'on  désignait  alors  sous  ce  nom;  les  fron- 
tières en  furent  constamment  changeantes  et  indécises.  Voici 
toutefois,  d'après  un  document  historique  d'une  certaine  valeur, 
Y  Atlas  universel  de  Robert  de  Vaugondy  (1757),  quelles  étaient 
à  cette  époqpie  les  limites  de  la  Thiérache  : 

«  Au  nord,  elles  étaient  à  peu  près  les  mêmes  que  les  li- 
mites actuelles  du  département,  moins  Fesmy  et  Le  Sart,  qui 
appartiennent  au  Cambrésis;  au  nord-ouest,  la  ligne  séparative 
faisant  pointe  rattachait  Honnechy  à  la  Thiérache;  puis  cette 
liane  descendant  à  l'ouest,  au  delà  du  cours  de  l'Oise,  laissait 
au  Vermandois  :  Bohain,  Fresnoy-le-Grand,  Moy;  et  à  l'Ile-de- 
France  :  Ghauny,  Froidmont,  N.-D. -de-Liesse,  Sissonne  et  Nizy- 
le-Comte.  A  l'est,  elle  avait,  comme  au  nord,  les  mêmes  limites 
que  celles  du  département,  en  laissant  toutefois  Noircourt, 
Rozoy,  Brunehamel,  et  prenant  Rumigny,  qui  appartient  au- 
jourd'hui aux  Ardennes.    >; 

Le  pays,  qu'on  désigne  aujourd'hui  sous  le  nom  de  Thir- 
rache^  est  beaucoup  moins  vaste:  il  est  assez  exactement 
représenté  par  les  limites  actuelles  de  l'arrondissement  de  Ver- 


4  LE   TYPE   THIERACHIEN. 

vins.  Mais  les  conditions  imposées  par  le  lieu  se  font  sentir  au 
delà,  vers  le  nord  ;  elles  englobent  une  grande  partie  du  Hai- 
naut  français. 

Le  pays  que  nous  nous  proposons  de  décrire  se  trouve  en- 
fermé dans  le  cercle  suivant  :  Guise,  Wassigny,  Landrecies, 
Avesnes,  Hirson,  Signy-le-Petit,  Rumigny,  Rosoy-sur-Serres  et 
Sains-Richaumont. 

Cette  région  ressemble  étonnamment  à  la  Normandie  ;  même 
aspect,  mêmes  occupations,  même  variété  de  types.  Mais  ce 
qui  là-bas  occupe  toute  une  province,  nous  le  retrouvons  ici 
dans  l'espace  de  quelques  lieues;  c'est  une  Normandie  en  mi- 
niature. 

La  ïhiérache  est  sillonnée  par  des  collines  de  faible  alti- 
tude ;  les  plus  élevées  atteignent  à  peine  240  mètres  au-dessus 
du  niveau  de  la  mer,  et  ne  dominent  guère  la  plaine  avoisi- 
nante  que  de  60  à  80  mètres.  Elles  forment  des  chaînes  aux 
contours  capricieux,  ayant  cependant  une  orientation  com- 
mune, de  l'est  à  l'ouest.  C'est  aussi  dans  ce  sens  que  sont 
dirigés  la  plupart  des  nombreux  cours  d'eau,  qui  coulent  au 
fond  des  vallées.  D'une  manière  générale,  on  peut  dire  de  ces 
vallées  qu'elles  sont  étroites,  sans  être  jamais  encaissées.  Le 
pays  offre  cette  particularité  remarquable  qu'on  n'y  rencontre, 
à  proprement  parler,  ni  plaines,  ni  plateaux;  c'est  une  suite 
ininterrompue  d'ondulations,  de  dépressions  qui  sont  d'un  as- 
pect des  plus  pittoresques. 

La  TJiiérache  est  bien  arrosée;  elle  est  parcourue  par  de 
nombreux  cours  d'eau  qui  ne  sont,  il  est  vrai,  ni  navigables  ni 
flottables.  Mais,  si  les  rivières  sont  incapables  de  rendre  le 
moindre  service  en  tant  que  voies  de  communication,  elles  sont 
utilisables  autrement;  sur  leurs  parcours,  elles  forment  toute 
une  série  de  chutes,  qui  sont  susceptibles  de  produire  de  l'é- 
nergie. Ce  sont  elles  qui,  de  bonne  heure,  ont  favorisé  le  dé- 
veloppement de  l'industrie.  Si  on  en  excepte  le  canton  de  Sains, 
on  peut  dire  qu'un  peu  partout,  on  rencontre  des  moulins  mus 
par  l'eau;  quelquefois,  dans  le  même  village,  on  en  compte 
jusqu'à  deux  ou  trois  en  l'espace  de  quelques   kilomètres.   Ac- 


LE   PAYS    DE   TUIERACHE.  5 

tuellement  ces  moulins  tendent  à  disparaître,  ils  sont  écrasés 
par  les  grosses  entreprises;  on  les  transforme  pour  en  faire  des 
usines  productrices  d'électricité. 

Le  nombre  considérable  des  rivières  qui  prennent  leur  source 
dans  cette  région,  provient  :  1°  de  ce  que  le  climat  est  très 
humide  :  il  pleut  en  moyenne  un  jour  sur  deux  ;  2"  de  la  pré- 
sence d'une  couche  épaisse  d'argile  imperméalile  ou  lœss,  qui 
recouvre  à  peu  près  entièrement  le  sol  de  la  Thiérache.  Ce 
terrain  se  rencontre  sur  les  plateaux ,  et  sur  les  flancs  peu  in- 
clinés de  ces  plateaux  ;  il  manque  complètement  dans  les  val- 
lées. Les  eaux  de  pluie,  ne  pouvant  pénétrer  bien  loin  dans 
le  sol,  s'écoulent  presque  à  la  surface,  glissent  le  long  des  pentes, 
s'accumulent  dans  les  fonds  et  sortent  de  terre  ;  chaque  repli 
de  colline  devient  ainsi  le  berceau  d'un  ruisseau. 

La  couche  de  lœss  suit  tous  les  accidents  du  terrain  sous- 
jacent,  avec  lequel  elle  se  trouve  fréquemment  en  strati- 
fication discordante.  Si,  d'un  endroit  élevé,  on  cherche  à  em- 
brasser un  vaste  horizon,  on  aperçoit  une  suite  d'ondulations 
dues  à  la  présence  du  lœss,  qui  forme  d'immenses  cônes  ou 
mamelons  à  base  très  étendue'. 

La  puissance  de  la  couche  argileuse  est  fort  variable,  surtout 
lorsqu'elle  repose  sur  la  craie,  dont  la  surface  est  excessive- 
ment irrégulière.  Par  endroits,  on  a  vu  creuser  des  puits  de 
plus  de  vingt  mètres  de  profondeur  dans  le  dépôt  de  limon, 
sans  parvenir  à  rencontrer  la  craie,  alors  qu'à  peu  de  distance, 
on  la  trouvait  en  creusant  à  2  ou  3  xnètres  seulement. 

Cependant,  quand  l'argile  recouvre  des  roches  à  peu  près 
planes,  son  épaisseur  devient  plus  régulière  et  atteint  une 
moyenne  de  4  mètres;  c'est  ce  qu'on  peut  observer  dans  les 
environs  d'Hirson,  quand  elle  repose  sur  l'oolithe.  En  géné- 
ral, le  lœss  ne  se  trouve  pas  en  contact  direct  avec  la  craie, 
ni  avec  l'oolithe;  il  en  est  toujours  séparé  par  une  couche  d'ar- 
gile   beaucoup   plus  brune,    plus   plastique  ;    sur  les    terrains 

1.  La  géologie  de  la  Thiérache  a  été  étudiée  en  détail  par  M,  Rogine;  ses  travaux 
sur^e  sujet  ont  paru  dans  le  Bulletin  de  la  Société  archéologique  de  l'arroncfis- 
sèment  de  Vervins. 


b  LE    TYPE   TUIERACniEN. 

crayeux,   cette   argile   contient   une  grande  quantité   de    silex 
non  roulés. 

La  richesse  du  sol  de  ces  contrées  est  due  entièrement  au 
terrain  d'alluvion  ancienne.  3Iélan§é  à  une  certaine  quantité 
de  carbonate  de  chaux,  qui  a  pour  effet  de  l'ameublir,  et  à  des 
matières  organiques  servant  d'engrais,  il  constitue  une  bonne 
terre  de  culture.  Cependant  il  n'y  a  guère  que  les  parties 
élevées  et  les  pentes  supérieures  des  collines,  tous  les  endroits 
où  l'eau  peut  s'écouler  facilement,  qui  soient  utilisées  comme 
terres  labourables.  La  compacité  du  limon,  la  présence  de  V ar- 
gile dans  le  sous-sol,  permettent  au  tei^rain  de  conserver  un 
excès  d'humidité,  qui  naturellement  développe  la  forêt.  C'est 
pourquoi,  autrefois,  la  Thiérache  était  recouverte  d'immenses 
forêts;  aujourd'hui  encore,  il  reste  une  étendue  de  bois  assez 
considérable.  Dans  la  partie  nord  ce  sont  :  les  forêts  doma- 
niales de  St-Michel  et  d'Hirson,  la  haye  ^  d'Ânor,  le  bois  du 
Hauty;  les  forêts  du  Nouvion,  de  Boue,  de  Piegnaval;  dans 
le  sud  on  trouve  aussi  quelques  bois,  mais  de  moindre  impor- 
tance :  la  haye  d'Aubenton,  les  bois  du  Val  St-Pierre  et  de  Mar- 
fontaine. 

Dans  les  parties  défrichées,  F  excès  cVhumiditê  sera  plus  favo- 
rable à  r herbe  qu'à  la  cidture  des  céréales.  Aussi  nous  verrons 
qu'à  l'heure  actuelle,  la  plus  grande  partie  du  sol  qui  n'est  pas 
boisé,  est  en  herbages  et  non  en  culture. 

Toutefois  cette  extension  des  herbages  n'a  pu  se  faire  qu'à  la 
suite  du  développement  des  transports.  C'est  la  facilité  des  com- 
munications, qui  a  permis  à  la  population  de  trouver  sa  voie  et 
de  se  spécialiser.  Autrefois,  la  difficulté  des  communications 
obligeait  les  habitants  de  la  Thiérache  à  cultiver  un  peu  de 
tout,  dans  la  mesure  où  cela  était  possible,  car  la  culture  était 
rendue  difficile  à  cause  de  la  trop  grande  humidité  du  sol. 

Dans  cette  étude,  nous  aurons  donc  à  distinguer  l'état  actuel 
de  l'état  ancien,  c'est-à-dire  de  celui  qui  existait  avant  les  che- 
mins de  fer  et  le  développement  des  centres  urbains. 

1.  Dans  le  pays,  on  donne  le  nom  de  hinje  à  un  bois  très  étendu. 


LE    PAYS   DE  THIÉRACHE.  7 

Dans  l'état  ancien  l'insuffisance  <le  la  culture  oblige  à  lui 
adjoindre  un.  métier  accessoire. 

Dans  l'état  actuel,  une  spécialisation  a  pu  s'opérer  par  lex- 
plûitation  herbagère.  Au  contraire,  dans  les  régions  avoisinantes, 
situées  au  sud  et  à  Touest  de  la  Thiérache  (Marlois,  Laonnois, 
Vermandois),  la  spécialisation  a  été  poussée  vers  la  culture 
intensive.  Là,  en  effet,  non  seulement  le  sol  est  fertile  et  pro- 
fond, mais  le  sous-sol  perméable  assèche  suffisamment  le  terrain 
pour  en  faire  le  lieu  préféré  de  la  culture  du  blé  et  de  la  bet- 
terave. 

De  la  Thiérache  herbagère  proprement  dite  aux  régions  de 
culture,  la  transition  est  insensible.  Aussi  peut-on  distinguer  une 
zone  intermédiaire  où  la  culture  se  mélange  à  l'herbage  ;  là  le 
t^'pe  thiérachien  se  modifie  et  perd  quelques-uns  de  ses  carac- 
tères. Il  nous  a  semblé  intéressant  de  noter  dans  un  dernier 
chapitre  les  changements  que  nous  avons  pu  apercevoir. 


II 


LE    TYPE   ANCIEN 


Esquisse  historique.  —  Nous  avons  dit  que,  dans  les  temps 
reculés,  la  Thiérache  était  recouverte  presque  entièrement  par 
d'immenses  forêts;  aussi,  bien  qu'étant  traversée  par  deux  voies 
romaines,  elle  n'était  pas  très  peuplée;  on  n'y  rencontrait  guère 
que  des  relais  ou  des  stations  militaires.  C'est  pendant  le  moyen 
âge  que  commença  le  défrichement  et  la  culture  du  sol. 

Mais,  comme  la  culture  ne  nourrissait  pas  son  homme,  le 
défrichement  ne  put  :  être  poussé  de  l'avant  qu'à  partir  du 
moment  où  la  population  fut  à  même  d'adjoindre  à  cette  culture 
misérable  un  autre  moyen  d'existence,  tiré  de  la  fabrication  ou 
des  transports. 

En  d'autres  termes,  la  mise  en  valeur  du  iiaijs  ne  put  être 
exécutée  que  par  une  classe  patronale  puissante.  Cette  classe 
patronale  fut  fournie,  en  fait,  par  les  ordres  monastiques. 

Ce  sont  les  moines  qui  ont  défriché  le  sol  de  la  Thiérache, 
qui  ont  commencé  à  le  cultiver  et  créé  les  industries  nécessaires 
(exploitations  des  carrières,  fabrications  métallurgiques  et  tex- 
tiles). En  consultant  les  archives,  on  retrouve  à  chaque  instant 
des  plaintes,  sur  «  la  pauvreté  des  récoltes  »,  et  «  la  chèreté 
des  grains  ».  Aussi,  de  bonne  heure,  les  efforts  du  clergé  se 
portèrent  vers  l'industrie.  En  113T,  les  moines  de  l'abbaye  de 
Foigny  établirent  des  barrages  et  creusèrent  des  étangs  sur  la 


LE    TYPE    ANCIEN.  9 

rivière  du  Ton  et  sur  le  ruisseau  de  la  Bachelotte,  «  pour  faire 
mouvoir  plusieurs  établissements  industriels,  entre  autres  :  une 
forge,  un  fourneau,  un  tordoir  et  un  moulin  »  '. 

Les  religieux  de  Foigny  possédaient  un  immense  domaine  : 
indépendamment  des  terres,  pâtures,  bois  et  étangs,  ils 
avaient  d'autres  usines  aux  environs;  d'après  un  document  an- 
cien, voici  rénumération  de  ce  qui  leur  appartenait  :  «  Quatorze 
moulins  à  blé,  un  moulin  à  foulon,  deux  tordoirs,  trois  four- 
neaux, trois  forges,  une  brasserie,  trois  pressoirs,  une  verrerie 
et  en  outre  deux  ardoisières,  une  à  Any,  l'autre  à  Rimogne^  ». 
Dans  leurs  fermes  ils  élevaient  un  grand  nombre  de  chevaux  : 
indépendamment  de  ceux  nécessaires  aux  labours,  il  leur  en 
fallait  pour  exécuter  leurs  transports;  ils  possédaient  aussi  des 
troupeaux  de  moutons.  La  Thiérache  ne  suffisant  plus  à 
leur  activité,  ils  débordaient  au  dehors  :  «  de  forts  chariots  à 
six  chevaux  transportaient  leurs  fers,  leurs  laines,  leurs  huiles, 
dans  toute  la  Picardie,  dans  le  Hainaut,  dans  la  Flandre,  jus- 
qu'à Gand  et  Anvers;  ils  avaient  aussi  des  bateaux  qui  navi- 
guaient sur  la  Sambre,  la  Scarpe  et  l'Escaut-^  ».  On  voit  com- 
ment la  fabrication  amena  les  moines  à  entreprendre  les 
transports,  et  à  développer  encore  par  là  les  moyens  d'existence 
de  la  population.  Grâce  à  cette  activité  et  à  l'habileté  des  diri- 
geants, le  pays  aurait  sans  doute  fini  par  connaître  la  prospé- 
rité et  la  richesse ,  mais  à  cette  époque,  la  sécurité  n'existait 
pas  ;  à  chaque  instant,  des  bandes  armées  faisaient  incursion 
sur  le  territoire,  pillant,  ravageant  tout  sur  leur  passage.  La 
Thiérache,  par  sa  situation  sur  la  frontière,  était  bien  placée 
pour  connaître  ces  horreurs;  elle  eut  à  les  subir  à  diJfférentes 
époques.  C'est  ainsi  qu'en  1339,  Jean  de  Hainaut,  à  la  tête  d'une 
troupe  d'Anglais  et  d'Allemands,  ravagea  la  contrée;  l'abbaye 
de  Foigny  fut  complètement  détruite,  et  les  religieux  durent 
chercher  leur  salut  dans  la  fuite  ;  les  uns  se  retirèrent  dans  les 


1.  Am.  Pietle,  Histoire  de  Foignij. 

2.  Am.  Piette,  Histoire  de  Foigny.  Any  est  dans  l'aj-rondissement  de  Veivins. 
Rimogne  appartient  au  département  des  Ardennes. 

3.  Am.  Piette,  Histoire  de  Foigny. 


10  LE    TYPE    TniÉRAGIlIEN. 

bois,  d'autres  quittèrent  définitivement  le  pays.  Plus  tard  le 
monastère  fut  reconstruit,  mais  il  est  probable  qu'un  certain 
nombre  des  hommes  du  comte  de  Ilainaut  s'emparèrent  des 
terres  et  les  revendirent  ou  les  exploitèrent  par  eux-mêmes,  car 
jamais  plus  Tabbaye  ne  retrouva  sa  splendeur  d'antan^.  D'ail- 
leurs, vers  l'époque  dont  nous  parlons,  l'industrie  textile  avait 
déjà  fait  son  apparition  en  Thiérache,  grâce  au  patronage  des 
grands  commerçants  urbains  des  régions  voisines.  Une  foule  de 
petits  cultivateurs  thiérachiens  tissaient  des  étoffes,  pour  le 
compte  de  ces  commerçants,  lesquels  se  chargeaient  de  les  re- 
vendre. C'était  le  régime  d'atelier  désigné  par  la  Nomenclature 
sous  le  nom  de  fabrique  rurale  collective. 

La  fabrication  du  drap  excéda  de  bonne  heure  les  besoins 
du  pays;  nous  voyons  en  eflet  nos  drapiers  fréquenter,  au 
xni^  siècle,  la  célèbre  foire  du  Lendit  qui  se  tenait  à  St-Denis, 
près  de  Paris.  De  là,  les  draps  de  Vervins  se  répandaient  au 
loin,  ainsi  que  le  prouve  la  mention  d'un  capuce  de  drap  de 
Vervins,  faite  dans  un  inventaire  dressé  le  22  mai  1382  par 
Bernard  Blanc,   notaire  à  Houtech,  Tarn-et-Garonne  ~. 

Au  xvf  siècle,  par  suite  de  l'extension  du  marché  et  de  l'en- 
richissement général,  il  se  produit  un  premier  essai  de  concen- 
tration industrielle,  et  la  fabrique  collective  tend  à  devenir 
urbaine.  Il  s'ensuit  que  la  fabrication  textile  périclite  dans  les 
régions  écartées.  Cette  crise  a  pour  résultat  l'apparition,  dans  ces 
régions,  de  nouvelles  industries  en  quête  de  main-d'œuvre. 
Ceci  explique  pourquoi  on  voit  surgir  à  peu  près  en  même 
temps,  au  début  du  xvif  siècle,  la  serrurerie  dans  le  Yimeu 
et  la  vannerie  en  Thiérache. 

C'est  vers  1650  que  la  vannerie  commença  à  faire  son  appa- 
rition; elle  prit  un  rapide  développement  à  cause  surtout  de  la 
facilité  avec  laquelle  on  trouvait  la  matière  première,  l'osier, 
qui  pousse  volontiers  dans  ce  pays  humide  et  forestier. 

1.  L'abbaye  de  Foigny  fut  de  nouveau  pillée  et  incendiée  par  les  Espagnols, 
durant  les  incursions  qu'ils  iiienl  en  Thiérache,  dans  le  cours  du  xvi"  siècle. 
Reconstruite  en  1730,  elle  fut  encore  une  fois  détruite  complètement  pendant  la 
Uévolution.  Il  n'en  reste  plus  aujourd'hui  que  des  ruines. 

2.  Bulletin  de  la  Société  arcliéologiqite  de  Vervins,  tome  XVI,  page  68. 


I,E    TYPE   ANCIEN.  H 

M.  Ed.  Michaux  raconte,  dans  son  Histoire  cVOrignij,  qu'en 
1657,  un  marchand  de  Liesse,  nommé  Nicolas  Barotiaux,  vint 
passer  marché  avec  «  Pierre  Devin,  Claude  Alexandre  et  Etienne 
Boulanger,  du  bourg  d'Origny,  pour  leur  acheter  tous  les  pa- 
niers qu'ils  pourraient  fabriquer  ». 

Notre-Dame-de-Liesse  était  un  lieu  de  pèlerinage  du  Laonnois, 
qui  attirait  beaucoup  de  monde,  et  le  commerce  local  en  tirait 
profit;  bien  rares  étaient  les  pèlerins  qui  n'emportaient  pas  au 
moins  un  petit  souvenir.  Aussi,  dans  les  contrats  passés  avec 
lès  vanniers  de  Thiérache,  il  est  spécifié  que  «  les  engage- 
ments pris  cesseront  de  plein  droit  en  cas  de  maladie  conta- 
gieuse, de  famine,  de  guerre  pouvant  faire  cesser  les  pèleri- 
nages à  Liesse  ». 

A  la  fin  du  xvif  siècle,  la  vannerie  avait  pris  une  grande 
extension;  il  s'en  exportait  sur  Paris,  dans  toute  la  France,  en 
Belgique,  en  Hollande  et  jusque  sur  les  rives  du  Rhin. 

En  1740,  on  trouve  en  Thiérache  des  industries  complètement 
disparues  depuis  longtemps,  celle  des  bas  tricotés  et  la  mul- 
quinerie.  La  mulquinerie  consistait  dans  la  fabrication,  exclu- 
sivement avec  le  lin,  de  toiles  fines,  des  batistes  et  linons;  elle 
fut  remplacée  par  la  fabrication  des  tissus  de  laine  ;  le  foulage 
des  draps  se  faisait  alors  au  moyen  de  moulins  à  foulon,  ac- 
tionnés par  les  forces  hydrauliques,  disséminés  le  long  des 
rivières  et  ruisseaux. 

Plus  tard,  à  Vervins  même  et  dans  les  environs,  on  voit  naître 
une  industrie  qui  connut  une  heure  de  prospérité,  celle  du 
chausson.  Elle  atteint  son  apogée  en  1825  ;  la  production  annuelle 
était  alors  de  douze  cent  mille  paires.  La  fabrication  du  chausson 
avait  enfanté  un  type  curieux  :  «  la  tricoteuse,  qui,  dans  la  belle 
saison,  s'en  allait  avec  ses  longues  aiguilles  et  sa  pelotte  de  laine 
par  la  ville  et  par  les  champs,  tricotant,  chantant  et...  poti- 
nant^  ».  Il  n'y  a  guère  qu'une  trentaine  d'années  qu'on  ne  fa- 
brique plus  du  tout  de  chaussons  à  Vervins. 

Un  peu  à  toutes  les  époques,  les  Thiérachiens  furent  connus 

1.  Mennesson,  Histoire  de  Vervins. 


12  LE   TYPE   THiÉRACniEN. 

comme  des  rouliers  au  long  cours.  On  les  représente  vêtus  de 
longues  blouses  ])leucs,  au  col  brodé  d'un  liseré  blanc,  et  coif- 
fés d'un  bonnet  de  laine.  Ils  partaient  aux  premiers  beaux  jours, 
alors  que  les  chemins  étaient  un  peu  raffermis,  avec  d'immenses 
voitures  chargées  de  vannerie  ou  de  boissellerie,  qu'ils  allaient 
vendre  sur  les  foires  et  marchés.  Ils  s'aventuraient  très  loin, 
jusque  dans  le  midi  et  dans  la  vallée  du  Rhône.  C'étaient  de 
rudes  compagnons,  menant  joyeuse  vie,  et  qui  se  considéraient 
comme  les  rois  de  la  route;  ils  avaient  fini  par  s'arroger  de 
réels  privilèges  qui  furent  plus  tard  consacrés  par  des  édits 
royaux^. 

Au  cours  de  leurs  expéditions,  ces  voituriers  voyaient  beau- 
coup de  choses,  et,  sans  être  doués  d'un  esprit  très  observateur, 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'ils  apprenaient  d'autres  façons  de 
pratiquer,  qu'ils  voyaient  appliquer  d'autres  méthodes  dont  ils 
faisaient  bénéficier  leurs  concitoyens  à  leur  retour.  C'est  ainsi 
qu'ayant  vu  répandre  des  cendres  pyriteuses,  comme  engrais, 
dans  les  terres  du  Soissonnais,desvoituriers  eurent  l'idée  d'en  ra- 
mener dans  le  pays.  Les  résultats  furent  des  plus  satisfaisants  et, 
à  partir  de  cette  époque,  tous  les  rouliers  qui  revenaient  à  vide 
de  leur  tour  de  France,  passaient  par  Urcel  (près  de  Laon)  pour 
remplir  leurs  voitures  du  précieux  engrais. 

Le  sol  avait  en  effet  grand  besoin  d'être  enrichi  ;  un  document 
de  1795  établit  qu'à  cette  époque  le  territoire  de  Vervins  ne  pro- 
duisait pas  de  quoi  nourrir  le  quart  de  ses  habitants^.  Aussi,  lors 
delà  formation  du  cadastre,  les  terres  de  la  Thiérache  furent 
considérées  comme  ne  rapportant  pas  grand'chose  et  classées 
dans  la  dernière  catégorie. 

1.  Sur  lettres  patentes  rendues  en  conseille  3  mars  1787,  enregistrées  au  parlement 
le  19  mai  suivant,  le  roi  ordonnait  : 

«  Que  les  voituriers  connus  sous  le  nom  de  Uiiéraclnens  continueraient  comme  par 
le  passé  à  jouir  de  la  faculté  de  l'aire  paîlre  leurs  chevaux  el  bœufs  dans  les  commu- 
nes, prés  fauchés,  bruyères,  chaumes,  friches,  bordures  des  bois,  lortHs  et  grands  che- 
mins, faisant  défenses  à  toutes  personnes  de  quelque  état  et  condition  qu'elles  soient 
de  los  y  troubler,  à  la  charge  par  lesdits  voituriers  de  veiller  exactement  à  la  garde 
de  leurs  chevaux  et  bœufs,  de  manière  à  ne  causer  aucun  dommage  dans  les  terres 
emblavées,  ni  dans  les  héritages  en  valeur.  » 

2.  Ed.  Fleury,  Famines,  misères  et  séditions. 


LE    TYPE   ANCIEN.  13 

Une  délibération  du  Conseil  municipal  d'Origny  nous  apprend 
que,  sous  le  Directoire,  le  commerce  de  la  vannerie  se  trouvait 
«  réduit  à  rien,  par  la  déclaration  de  guerre  de  la  République 
à  l'Angleterre  et  à  la  Hollande,  ces  deux  pays  étant  à  peu  près 
les  seuls  où  s'exporte  la  vannerie  ». 

Mais,  vers  18V0,  on  constate  une  reprise  de  cette  industrie  qui 
compte  près  de  V.OOO  ouvriers  et  assure  aux  négociants  un  chiffre 
d'atfaires  dépassant  deux  millions. 

Dans  la  seconde  moitié  du  xix®  siècle,  la  concentration  en 
grands  ateliers  commence  à  s'opérer;  l'industrie  textile,  im- 
plantée depuis  longtemps  dans  le  pays,  profite  des  forces  natu- 
relles et  des  facilités  qu'elle  a  de  trouver  une  main-d'œuvre 
exercée,  pour  rester  dans  la  région,  et  monter  sur  différents 
points  des  usines  importantes,  où  l'on  effectue  la  filature  et  le 
tissage  de  la  laine. 

Nous  en  avons  fini  avec  la  période  ancienne  ;  il  ressort  de  cet 
exposé  que,  jusqu'ici,  c'est  la  forêt  qui  a  influencé  le  type  thiéra- 
chien;  c'est  à  elle  qu'il  doit  les  traits  dominants  de  sou  caractère 
et  principalement  l'aptitude  à  l'industrie  et  au  commerce.  On  ne 
vit  pas  de  la  forêt,  il  faut  la  défricher;  et,  quand  le  sol  rebelle 
ne  rend  pas  suffisamment,  on  est  bien  obligé  d'être,  en  même 
temps  que  cultivateur,  ouvrier  ou  petit  fabricant. 

Cependant  pour  améliorer  les  terres  et  les  rendre  plus  pro- 
ductives, il  suffisait  de  les  assainir  et  d'y  mettre  des  engrais  ap- 
propriés. Seulement  ces  améliorations  coûtent  cher,  et,  au  début, 
elles  paraissent  toujours  comporter  une  certaine  part  d'aléas; 
pour  les  entreprendre,  il  faut  donc  se  sentir  de  l'argent  d'a- 
vance. Ces  ressources  indispensables  pour  transformer  le  sol, 
ce  n'est  pas  la  culture  qui  peut  les  donner,  c'est  la  fabrication 
qui  les  procurera  au  paysan.  En  Thiérache.  c'est  f  industrie  qui 
a  patronné  la  culture  et  lui  a  permis  (V accomplir  son  évolution. 
Le  point  de  départ  de  l'évolution  concorde,  en  effet,  avec  le 
merveilleux  essort  de  l'industrie,  au  début  de  la  seconde  moitié 
du  xix^  siècle.  Désormais,  on  va  renoncer  à  faire  de  la  culture 
dans  ce  sol  humide,  où  les  récoltes  persistent  à  ne  pas  vouloir 


14  LE   TYPE    ÏIIIÉHACIIIEN. 

mûrir,  malgré  les  soins  qu'on  leur  prodigue.  Le  lieu  va  enfin 
recevoir  la  destination  qui  lui  convient  le  mieux.  La  Thiérache 
a  trouvé  sa  voie,  elle  vase  recouvrir  des  riches  pâturages  qui 
font  actuellement  notre  admiration,  et  sur  lesquels  pousse  une 
herbe  savoureuse  qui  permet  d'entreprendre  avec  succès  l'éle- 
vage et  l'engraissement  du  bétail.  La  facilité  toujours  plus 
grande  des  communications  va  précipiter  la  transformation,  et 
l'élan  est  tel,  que  l'industrie  elle-même  est  devenue  agricole; 
il  y  a  aujourd'hui  de  tous  côtés  des  laiteries  et  des  fromageries 
industrielles  qui  expédient  au  loin  d'importantes  quantités  de 
beurre  et  de  fromage.  La  richesse  est  venue  là,  où,  pendant 
tant  de  siècles,  avait  régné  la  misère.  Le  pâturage  a  conquis 
peu  à  peu  l'emplacement  occupé  autrefois  par  la  forêt.  Mais 
que  de  temps  il  a  fallu  avant  d'en  arriver  à  cette  transforma- 
tion si  simple! 

En  résumé,  on  voit  : 

l*"  Que  depuis  les  origines  jusqu'au  milieu  du  xix"  siècle,  la 
difficulté  des  communications  obligeait  à  la  culture  intégrale.  Il 
était  alors  indispensable  de  produire  sur  place,  et,  avant 
toute  chose,  le  blé  nécessaire  à  la  nourriture  des  habitants  ;  sous 
ce  rapport,  la  Thiérache  n'a  jamais  été  à  la  hauteur  de  sa  mis- 
sion, à  cause  de  son  sol  humide  ^  ; 

2°  La  pauvreté  du  sol  amena  les  habitants  à  se  tourner  vers 
l'industrie  ;  ils  n'ont  jamais  pu  s'en  passer  ;  ils  y  furent  d'ailleurs 
en  quelque  sorte  incités  par  les  facilités  qu'ils  rencontraient  : 
force  motrice  le  long  des  cours  d'eau;  grandes  forêts  fournissant 
en  abondance  le  combustible  qui  est  l'élément  indispensable  do 
toute  transformation  industrielle  ; 

3°  Pour  évacuer  et  vendre  les  produits  de  l'industrie,  il  se 


1.  Dans  le  Cahier  des  doléances  de  la  commune  d'Origny  (février  1789),  on  lit  : 

«  Une  portion  de  la  Sibérie,  si  on  en  excepte  la  probité,  les  mo'urs  et  la  po])ula- 
tion,  fournirait  un  vrai  tableau  de  la  Thiérache.  Le  sol  en  est  absolument  ingrat  : 
d'une  culture  très  difficile  et  très  dispendieuse,  il  peut  à  peine  produire  pour  la  sub- 
sistance du  quart  des  êtres  qu'elle  contient.  » 

Dans  un  autre  cahier,  celui  de  la  commune  des  Autels  : 

«  L'agriculture  tombe,  on  voit  plusieurs  contrées  du  territoire  ne  produire  presque 
rien  jtar  faute  de  pouvoir  être  cultivées.  » 


LE    TYPE   ANCIEN.  15 

forma  une  classe  de  commerçants  voyageurs  et  entrepreneurs 
de  transports; 

4°  Au  cours  de  leurs  pérégrinations,  les  rouliers  tliiéra- 
chiens  apprirent  de  nouvelles  méthodes  de  culture  qu'ils  im- 
plantèrent dans  le  pays  et  qui  furent  comme  le  prélude  de  sa 
transformation. 

Une  survivance  du  type  ancien.  —  L'évolution  récente  qui 
a  conduit  la  Thiérache  vers  la  spécialisation  herbagère  dune 
part  et  la  fabrication  mécanique  d'autre  part,  n'est  pas  encore 
assez  accentuée  pour  que  l'on  ne  puisse  plus  trouver  à  l'heure 
actuelle  des  survivances  de  l'ancien  type.  La  fabrication  à  la 
main  a  subsisté  dans  un  certain  nombre  de  métiers. 

Le  voisinage  de  la  forêt  du  Nouvion  a  développé  àBuironfosse 
et  aux  environs  l'art  de  la  boisseilerie,  qui  consiste  à  façonner 
assez  grossièrement  le  bois  de  hêtre  pour  en  faire  des  moules 
à  fromages,  des  moules  à  beurre,  des  telles,  grugeoirs,  boites 
à  sel  et  à  poivre,  palons,  papinettes,  manches  de  marteaux, 
etc.  Le  boisselier  est  un  petit  artisan,  qui  travaille  presque  tou- 
jours seul,  chez  lui,  sans  le  concours  d'aucun  ouvrier;  chacun 
a  sa  spécialité,  faisant  seulement  deux  ou  trois  sortes  d'articles, 
toujours  les  mêmes;  aussi  l'apprentissage  est  assez  court  ;  géné- 
ralement comme  durée  il  ne  dépasse  guère  une  année.  Du  reste, 
les  objets  fabriqués  répondent  à  un  but  utilitaire  ;  ils  conservent 
un  aspect  rustique  qui  leur  est  particulier.  Les  boisseliers  ne 
sont  pas  occupés  réguKèrement  toute  l'année  ;  ils  ont  des  mo- 
ments de  morte  saison,  qui  sont  plus  ou  moins  prolongés  selon 
l'importance  des  commandes  qu'ils  reçoivent;  aussi  générale- 
ment ils  adjoignent  à  leur  profession  un  petit  commerce  ou  un 
peu  de  culture  herbagère.  Souvent  même  ils  sont  à  la  fois 
fabricant,  commerçant  et  herbager. 

On  trouve  aussi,  dans  le  voisinage  de  la  forêt,  quantité  d'arti- 
sans qui  fabriquent  des  sabots. 

Mais,  parmi  les  survivances  de  l'ancien  type,  la  plus  caracté- 
ristique est  celle  de  la  vannerie  ;  nous  la  décrirons  donc  en 
détail. 


16  LE    TYPE    TIIIÉRACIIIEN. 

La  vannerie  est  une  des  industries  les  plus  anciennes  de  la 
Thiérache  ;  elle  fait  son  apparition  vers  l'an  1650,  et  45  ans  plus 
tard,  elle  avait  pris  une  telle  extension,  qu'elle  faisait  déjà  l'ob- 
jet d'un  commerce  d'exportation.  Mais  on  n'est  pas  bien  fixé  sur 
les  causes  qui  déterminèrent  les  habitants  à  s'occuper  aussi 
activement  d'un  art  jusqu'alors  inconnu  dans  le  pays.  Jean  Ri- 
cliepin,  qui,  par  sa  famille,  a  des  origines  thiérachiennes,  a 
brodé  là-dessus  une  jolie  légende  ^  D'après  lui,  ce  seraient  des 
romanichels  qui  auraient  appris  aux  habitants  de  nos  campa- 
gnes à  tresser  des  paniers. 

C'est  peut-être  là,  en  effet,  une  des  causes,  mais  elle  n'est 
étayée  sur  aucun  document  historique,  sur  aucune  preuve. 
Seulement,  ce  qu'on  a  pu  établir,  c'est  qu'à  l'époque  à  laquelle 
la  vannerie  apparaît,  une  crise  sévissait  chez  les  petits  tisserands 
alors  fort  nombreux.  Il  leur  fallait  donc  se  résigner  à  aban- 
donner un  état  qui  n'arrivait  plus  à  les  nourrir.  C'est  peut-être 
là  qu'il  faut  chercher  le  rapide  succès  obtenu  par  l'industrie 
vannière;  il  convient  d'ajouter  que  le  sol  humide  se  prêtait 
admirablement  à  la  culture  de  l'osier  et  fournissait  en  abon- 
dance la  matière  première. 

Aujourd'hui  la  vannerie  se  trouve  cantonnée  dans  les  pays 
d'herbage  et  principalement  dans  les  vallées  (surtout  la  vallée 
de  l'Oise). 

La  vannerie  d'osier.  —  La  vannerie  d'osier  exige  un  appren- 
tissage assez  long,  de  dix-huit  mois  à  deux  ans;  l'ouvrier  doit 
d'abord  préparer  lui-même  ses  matériaux  ;  il  faut  qu'il  apprenne 
à  connaître  l'osier  afin  de  pouvoir  apprécier  la  qualité  qui  con- 
viendra le  mieux  pour  le  genre  de  travail  qu'il  doit  effectuer. 
Ceci  ne  s'acquiert  qu'à  la  longue,  à  force  de  tâtonnements  et 
d'observations.  La  baguette  d'osier  est  d'abord  fendue  en  deux 
ou  en  quatre,  avec  la  pointe  d'un  couteau,  à  son  extrémité  la 
plus  grosse;  puis,  dans  les  fentes  ainsi  préparées,  on  introduit 
un  outil  appelé  fendoir ;  c'est  un  petit  instrument  en  bois  dur 
qui  opère  à  la  façon  d'un  coin,  pour  déchirer  les  fibres  dans  le 

1.  Miarka,  la  fille  ù  l'Ours. 


LE    TYPE    ANCIEN.  17 

sens  longitudinal  et  en  tirer  des  lanières  à  peu  près  semblaljles. 
Une  des  faces,  celle  qui  a  été  dépouillée  de  la  peau,  conserve 
une  certaine  convexité,  du  soyeux,  du  brillant  ;  c'est  le  côté 
qu'en  terme  de  métier  on  appelle  la  soie;  l'autre  face  est  pres- 
que plate,  mais  l'arrachement  des  fibres  lui  donne  un  aspect 
rugueux  et  un  peu  pelucheux;  de  plus,  dans  l'axe,  on  remarque 
un  évidement  correspondant  à  l'endroit  qui  était  occupé  par 
la  moelle.  Telle  qu'elle,  Véclisse  est  employée  pour  les  travaux 
d'usage  courant;  mais,  pour  les  objets  plus  finis,  demandant 
quelques  soins,  on  la  passe  à  Vescœur,  sorte  de  petit  rabot, 
qu'on  tient  dans  la  paume  de  la  main  et  avec  lequel  on  plane 
et  on  polit  les  faces  de  l'éclisse,  tout  en  leur  donnant  une  épais- 
seur uniforme.  Il  existe  trois  ou  quatre  numéros  d'escœurs,  qui, 
suivant  l'écartement  des  lames,  permettent  d'obtenir  des  ru- 
bans d'osier  plus  ou  moins  épais. 

L'éclisse  ainsi  préparée  est  déjà  plus  belle,  plus  souple;  elle 
est  employée  pour  les  travaux  moyens.  Cependant,  elle  n'est 
pas  parfaite,  elle  a  encore  un  défaut  dont  l'effet  ressort,  quand 
on  voit  les  Ijrindilles  tressées  ensemble.  La  branche  va  s'effî- 
lant;  comme  elle  a  été  fendue  dans  le  sens  de  la  longueur, 
la  partie  qui  constituait  la  base  est  plus  large  que  l'extré- 
mité; il  ne  saurait  donc  y  avoir  de  régularité  dans  le  travail; 
il  arrive  qu'on  trouve  accouplées  des  parties  larges  avec  de 
plus  étroites.  Cependant,  j'ai  vu  des  ouvriers  qui  avaient  du 
goût,  tirer  de  cette  disposition  un  eifet  décoratif;  ils  mettaient 
dans  le  pied  de  l'objet  à  fabriquer,  toutes  les  parties  larges 
des  éclisses,  de  sorte  qu'au  fur  et  à  mesure  que  le  travail  mon- 
tait, le  tressage  se  resserrait  partout  progressivement,  pour 
devenir  très  lin  dans  le  haut. 

Quand  il  s'agit  de  travaux  de  luxe,  il  faut  des  éclisses  bien 
régulières  dans  tous  les  sens  ;  nous  avons  vu  comment  on  parve- 
nait à  leur  donner  partout  la  même  épaisseur  ;  pour  obtenir  une 
largeur  uniforme,  on  les  passe  à  YHroite,  petit  outil  de  bois  dur 
qui  renferme  deux  lames  coupantes  dont  on  règle  à  volonté 
l'écartement. 

De  nos  jours,  une  partie  de  ces  opérations  s'opère  mécanique- 


18  LE   TYPE    TIIIÉRACHIEN.  ' 

ment;  il  existe  des  petites  machines,  pas  très  coûteuses,  qui 
eftectuent  le  travail  de  l'escœur  et  permettent  de  calibrer  rapi- 
dement leséclisses.  C'est,  jusqu'à  présent,  la  seule  pénétration 
de  la  mécanique  dans  l'industrie  vannière  ;  elle  n'a  pas  été  suf- 
fisante pour  donner  lieu  à  une  profession  distincte.  Il  n'y  a  pas 
d'artisans  vivant  uniquement  de  la  préparation  des  éclisses, 
et  employant  leur  temps  à  en  confectionner  à  l'avance.  Les 
brîndrilles  toutes  préparées  trouveraient  difficilement  preneur; 
il  existe  des  natures  différentes  d'osier  ;  chaque  ouvrier  a  ses 
préférences,  justifiées  d'ailleurs  par  le  genre  de  travail  au- 
quel il  se  livre  ;  le  vannier  tient  donc  essentiellement  à  choisir 
lui-même  ses  matériaux.  Quand  il  le  peut,  il  va  les  couper  sur 
pied,  car  c'est  surtout  lorsque  l'osier  est  encore  enrobé  de  sa 
peau  et  muni  de  ses  feuilles  qu'on  peut  l'apprécier.  En  tout 
cas,  jamais  il  n'achète  d'éclisses  toutes  préparées;  c'est  pour- 
quoi ceux  qui  possèdent  des  machines  se  contentent  d'effectuer 
le  travail  au  fur  et  à  mesure  qu'on  le  leur  apporte.  Celui  qui  a  re- 
cours à  leurs  services  vient  avec  sa  provision,  regarde  faire  le 
travail  devant  lui  et  s'en  retourne  ensuite  avec  ses  matériaux. 
Mais  il  arrive  fréquemment  que  j^lusieurs  ouvriers,  se  trouvant 
ensemble  chez  le  passeur  d'éclisses,  doivent  attendre  leur  tour; 
pour  permettre  à  ses  clients  de  patienter  plus  facilement  et,  en 
même  temps,  pour  augmenter  ses  profits,  le  passeur  (V éclisses  a 
été  amené  à  joindre  à  son  industrie  un  débit  de  boissons. 

L'invention  de  la  machine  à  préparer  les  éclisses  a  simplifié 
l'apprentissage,  mais  la  préparation  de  la  matière  première 
reste  la  grande  affaire;  c'est  tout  un  art  que  d'arriver  à  fendre 
convenablement  le  brin  d'osier,  pour  en  tirer  de  longues  ban- 
des, fines,  souples,  d'une  épaisseur  bien  régulière.  Le  tressage, 
au  contraire,  s'acquiert  assez  rapidement.  Il  existe  une  grande 
variété  de  travaux  avec  une  combinaison  multiple  d'enlace- 
ments :  travail  à  jour,  en  plein,  pics  nies,  damassé,  à  carreaux, 
etc..  L'objet  à  fabriquer  est  tressé  sur  un  moule  en  bois,  dont 
le  contour  extérieur  représente  la  forme  que  l'on  veut  obtenir. 
De  cette  fa(,'on  on  assure  la  similitude  parfaite  des  articles  con- 
fectionnés en  séries.  Lorsque  le  travail  est  terminé,  on  désassem- 


LE    TYPE   ANCIEN.  10 

ble  les  difiérentes    pièces  qui    composaient  le  moule,  afin  do 
pouvoii'  les  sortir. 

Le  même  ouvrier  n'a  pas  besoin  de  savoir  faire  tous  les 
genres  de  travaux  et  il  ne  cherctiepas  à  les  apprendre;  de  bonne 
heure  il  se  spécialise.  Si  dans  une  famille  on  fait  par  exemple 
des  paniers  à  pêche,  les  enfants  apprendront  eux  aussi  à  faire 
des  paniers  à  pèche  :  ils  en  feront  toute  leur  vie,  jamais  il  ne 
leur  viendrait  à  l'idée  de  faire  autre  chose.  La  puissance  de  la 
routine  est  tellement  grande,  que  j'ai  entendu  des  vanniers  se 
plaindre  du  bas  prix  auquel  était  tombé  l'article  qu'ils  confec- 
tionnaient, reconnaître  qu'un  autre  genre  était  mieux  payé,  et 
cependant  demeurer  fidèles  à  la  tradition,  ne  pas  chercher  à 
entreprendre  le  travail  dont  ils  avaient  reconnu  la  supériorité. 

Comme  la  fabrication  se  fait  au  foyer,  en  famille,  l'enfant  est 
initié  de  bonne  heure  au  métier  :  à  son  retour  de  l'école  il  prend 
place  dans  l'atelier  et  commence  à  rendre  des  services,  si  bien 
qu'à  l'âge  de  quinze  ou  seize  ans  il  arrive  à  être  aussi  habile  que 
ses  parents  et  à  produire  autant.  Il  ne  s'agit  pas  en  effet  de  dé- 
penser beaucoup  de  force,  c'est  un  travail  qu'on  effectue  étant 
assis  et  qui  demande  de  l'habileté  et  du  goût  :  aussi  les  femmes 
y  réussissent  aussi  bien  que  les  hommes. 

Le  rotin.  —  L'application  du  rotin  à  la  vannerie  a  causé  un 
tort  considérable  à  la  vannerie  d'osier.  Le  rotin  nous  vient  di- 
rectement des  iles  de  la  Sonde.  Il  se  présente  sous  forme  de 
grands  lacets  à  section  cylindrique,  d'une  texture  bien  homo- 
gène et  d'une  souplesse  étonnante.  Les  négociants  le  reçoivent 
tout  préparé  et  le  livrent  tel  quel  aux  ouvriers  qui  n'ont  plus  qu'à 
l'employer;  il  en  existe  trois  ou  quatre  numéros,  de  différentes 
grosseurs,  permettant  d'exécuter  tous  les  genres  de  travaux.  La 
souplesse  du  rotin  est  tellement  grande,  il  se  laisse  travailler  si 
facilement,  que  le  premier  venu  est  à  même  de  confectionner 
un  panier  une  fois  qu'il  en  a  vu  faire  un.  Tout  le  monde  s'ac- 
corde à  dire  qu'avec  le  rotin,  en  huit  jours  on  fait  un  vannier: 
la  rapidité  d'exécution  vient  ensuite  avec  la  pratique. 

La  facilité  du  travail  présente  pour  le  patron  des  avantages  et 
des  inconvénients.  Avantages  en  ce  sens  qu'il  est  toujours  assuré 


20  LE    TYPE    TUIÉRACllIEN. 

de  trouver  les  bras  nécessaires  pour  eit'ectuer  ses  commandes; 
de  plus,  comme  l'ouvrier  ne  peut  se  prévaloir  de  son  habileté 
professionnelle  et  qu'on  trouve  facilement  à  le  remplacer,  le 
salaire  n'est  pas  très  élevé.  Inconvénient,  parce  que  beaucoup 
de  gens,  qui  jusque-là  n'avaient  pas  songé  à  faire  de  la  vannerie, 
s'y  adonnèrent  lorsqu'ils  virent  que  c'était  aussi  simple,  et  qu'ils 
trouvèrent  dans  le  commerce  la  matière  première  toute  pré- 
parée. 

Les  petites  ouvrières  parisiennes  s'en  emparèrent  et,  appor- 
tant à  cette  occupation  nouvelle  leur  goût  inné,  avec  leurs  doigts 
de  fée  elles  composèrent  des  choses  merveilleuses.  De  son  côté, 
l'État  introduisit  ce  travail  dans  les  prisons,  parce  qu'il  de- 
mandait très  peu  d'apprentissage.  Les  prix  tombèrent  alors  très 
rapidement,  ce  fut  le  commencement  d'une  crise  qui  devint  si 
aiguë,  qu'à  diverses  reprises,  en  1889  et  1896  notamment,  elle 
provoqua  chez  les  ouvriers  vanniers  des  grèves  terribles.  A 
cette  époque,  le  gouvernement  dut  prendre  l'engagement  de 
supj)rimer  la  vannerie  des  prisons;  le  relèvement  des  tarifs 
douaniers  fut  mis  à  l'étude,  et  les  ouvriers  formèrent  un  syn- 
dicat. 

Mais  cette  industrie  n'a  plus  aujourd'hui  l'importance  qu'elle 
eut  autrefois;  la  mode  est  capricieuse,  elle  abandonne  de  plus 
en  plus  la  vannerie.  Pourtant  il  fut  un  temps  où  elle  satisfaisait 
jusqu'aux  besoins  de  luxe  ;  dans  les  salons  on  montrait  avec 
orgueil  de  magnifiques  corbeilles  artistement  travaillées  ;  à  pré- 
sent, on  encombre  les  étagères  avec  d'autres  bibelots. 

Le  rotin  ne  présente  pas  l'élégance,  le  cachet,  le  fini  et  la  soli- 
dité de  la  vannerie  d'osier;  peint  et  verni,  il  conserve  un  aspect 
terne,  rugueux;  aussi  reste-il  affecté  aux  articles  d'usage  courant 
pour  lesquels  le  bon  marché  s'impose. 

Le  négociant  en  gros.  —  L'impossibilité  où  sont  les  vanniers 
d'écouler  eux-mêmes  au  loin  les  produits  de  leur  fabrication, 
les  a  amenés  à  s'organiser  sous  le  régime  spécial  d'atelier 
désigné  par  la  Nomenclature  du  nom  de  fabriques  collectives. 
Une  fabrique  collective  comprend  un  ensemble  de  petits  ate- 
liers travaillant  pour  un  môme  négociant.  Généralement,  cette 


LE   TYPE   ANCIEN.  '  21 

organisation  de  lindustrie  apparaît  lorsque  des  objets  fabri- 
qués à  la  main  doivent  être  exportés  à  une  certaine  distance  du 
lieu  de  production. 

Il  n'y  a  en  ïliiérarclie  que  quelques  négociants  en  vannerie, 
ce  sont  plutôt  des  commerçants  que  des  industriels;  ils 
achètent  aux  ouvriers,  qui,  eux,  vivent  indépendants  sans 
aucune  surveillance,  toute  leur  production  qu'ils  centrali- 
sent dans  d'immenses  magasins.  A  chaque  magasin  est  attaché 
un  atelier,  composé  seulement  de  quelques  personnes;  c'est 
là  qu'on  termine  les  paniers  avant  de  les  livrer  à  la  clientèle. 

La  vannerie  est  un  article  encombrant.  Aussi  on  est  frappé, 
lorsqu'on  entre  chez  un  négociant,  de  la  place  importante  occupée 
par  les  magasins,  vastes  hangars  à  plusieurs  étages.  J'ai  visité 
plusieurs  exploitations;  la  disposition  est  presque  partout  la 
même.  En  entrant,  c'est  d'abord  un  hall  où,  les  jours  indiqués, 
les  ouvriers  viennent  livrer  leurs  commandes.  Dès  leur  arrivée, 
tous  les  objets  sont  soigneusement  examinés  par  le  patron  ou 
par  un  de  ses  agents  ;  ceux  qui  présentent  quelques  défauts  ou 
ne  sont  pas  conformes  aux  modèles  sont  impitoyablement  re- 
fusés. La  réception  terminée,  l'ouvrier  se  présente  à  la  caisse 
dont  un  des  guichets  ouvre  sur  le  hall,  et  il  reçoit  le  montant 
de  sa  livraison;  on  lui  passe  alors  une  nouvelle  commande  de 
tant  d'échantillons  à  livrer  pour  une  date  indiquée.  S'il  ne  pos- 
sède pas  d'osier,  avant  de  partir,  l'ouvrier  a  soin  de  s'appro- 
visionner; les  négociants  vendent  tous  l'osier  et  le  rotin, 
réalisant  ainsi   un  premier  bénéfice  sur  la  matière  première. 

Une  fois  reçus,  les  articles  sont  rangés,  suivant  leur  nature, 
par  ordre  et  par  catégories,  dans  les  rayons  d'immenses  salles 
où  ne  règne  qu'un  demi-jour.  Des  bâtiments  à  plusieurs 
étages  sont  ainsi  encombrés  d'un  amoncellement  considérable 
de  choses  disparates,  destinées  aux  usages  les  plus  divers; 
jamais  je  n'aurais  pu  supposer  que  la  vannerie  donnât  lieu  à 
une  pareille  variété  d'articles.  Voici  des  anses,  des  couvercles, 
des  corps  de  paniers  tout  prêts  à  être  montés  ;  des  mannes 
rondes,  carrées,  ovales,  à  jour  et  en  plein,  en  rustique  et  en 
canari,  unies  et  fantaisies,  des  mannes  à  beurre;   des  paniers 


22  LE    TYPE    TUIÉRACHIEN, 

à  fruits,  à  lettres,  à  pêche,  à  assiettes,  à  verres,  à  bouteilles,  à 
argenterie,  à  monnaie,  à  linge;  des  berceaux,  des  mannequins, 
des  corbeilles  aux  formes  les  plus  diverses,  des  valises,  des 
malles,  des  hottes,  des  écrans  pour  lavabos,  des  niches  à 
chien,  des  bouteilles  pour  billes  de  billard,  des  étuis  pour 
flacons,  des  cœurs  à  fromages,  des  clayons,  des  fauteuils,  des 
chaises,  etc.,  etc. 

Chacun  de  ces  objets  vient  d'un  point  différent  de  la  Thiéra- 
che,  la  vannerie  étant  spécialisée  par  articles  dans  chaque 
village. 

Du  magasin,  les  paniers  sont  dirigés  vers  l'atelier  de  pein- 
ture, où  on  leur  applique  une  ou  plusieurs  couches  d'une 
couleur  noire  ou  marron  foncé;  ils  sont  ensuite  séchés  au  four 
et  vernis.  Delà  on  les  conduit  à  l'atelier  de  finissage;  des  hommes 
assis  autour  d'un  établi  encombré  de  rivets,  d'agrafes,  d'oeillets, 
de  rondelles,  de  bandelettes  de  cuir,  rivent  les  anses,  fixent 
les  pattes,  charnières,  serrures,  etc.;  un  peu  plus  loin,  des 
femmes  cousent  des  doublures,  appliquent  des  tresses  de  paille 
ou  de  raphia  et  des  ornements  sur  les  ouvrages  de  fantaisie. 

Une  fois  terminés,  les  articles  sont  expédiés  au  fur  et  à  me- 
sure des  demandes.  Pour  s'assurer  des  débouchés  chaque  mai- 
son a  à  son  service  un  ou  plusieurs  voyageurs  qui  circulent 
dans  toute  la  France  et  même  à  l'étranger. 

Le  succès  d'un  négociant  dépend  surtout  de  son  aptitude  à 
placer  sa  marchandise,  car  pour  la  production  les  patrons 
sont  sur  un  pied  d'égalité  presque  absolue;  la  concurrence  ne 
joue  que  dans  des  limites  extrêmement  étroites;  l'ingéniosité 
k  créer  des  machines,  la  centralisation  à  outrance,  les  grosses 
opérations  n'assurent  ici  aucune  supériorité.  Les  ouvriers  van- 
niers travaillent  partout  à  un  prix  uniforme;  ils  sont  payés 
au  tarif  syndical,  convention  acceptée  et  signée  par  les  repré- 
sentants des  parties  contractantes  :  le  président  de  la  chambre 
syndicale  des  négociants  en  vannerie  de  la  Thiérache  et  le  se- 
crétaire du  syndicat  ouvrier. 

Il  importe  de  remarquer  que  chaque  article  porté  au  tarif 
est  compté  tout  fini,  compris  la  fourniture  des  matériaux  ;  mais 


LE   TYPE   ANCIEN.  23 

si  le  temps  <à  passer  pour  fabriquer  un  objet  déterminé,  est 
toujours  le  même,  il  n'en  est  pas  ainsi  des  cours  de  l'osier  qui 
sont  variables.  Comme  l'ouvrier  a  besoin  d'avoir  un  salaire 
constant,  des  réserves  ont  été  faites  pour  les  cas  où  les  cours 
changeraient.  C'est  ainsi  qu'il  est  dit  dans  le  tarif  de  1906  que 
les  prix  seront  appliqués  : 

«  Sans  retenue  ni  supplément  de  travail  dans  les  produits 
fabriqués,  basé  sur  le  cours  de  l'osier  et  bourdon  à  32  et  35  francs 
et  les  baguettes  étrangères  à  35  francs  les  50  kilos. 

«  //  est  bien  entendu  que  si  une  nouvelle  hausse  venait  à  se 
produire  sur  la  vente  des  matières  preniières  i^endant  le  cours 
du  présent  tarif,  des  augmentations  sur  les  produits  fabriqués 
seraient  sur-le-champ  même  exigibles  en  proportion.  » 

La  situation  du  négociant  vis-à-vis  du  vannier  est  toute  par- 
ticulière ;  il  est  obligé  de  compter  avec  la  main-d'œuvre  ;  il 
ne  saurait  par  exemple  imposer  des  modèles  nouveaux,  faire 
lui-même  des  créations,  sans  au  préalable  avoir  demandé  avis 
à  ses  ouvriers  et  s'être  informé  s'ils  consentiront  à  confection- 
ner l'article  proposé.  Cela  résulte  de  ce  que  le  patron  n'a 
aucune  autorité  sur  ceux  qu'il  emploie,  ils  échappent  à  sa 
surveillance  et  à  sa  direction,  chacun  d'eux  conserve  vis-à- 
vis  de  lui  l'indépendance  la  plus  complète.  Nous  avons  vu  déjà 
combien  le  vannier  était  routinier  ;  il  n'aime  pas  changer  sa 
manière  de  faire  ;  ceci  explique  la  répugnance  qu'il  marque 
pour  les  innovations.  Le  négociant  n'est  pas  non  plus  poussé  à 
créer,  à  imaginer  du  nouveau,  parce  que  le  modèle  ne  reste  pas 
longtemps  sa  propriété  exclusive  ;  très  rapidement  il  est  connu 
et  peut  être  copié.  Les  vanniers  se  reçoivent,  vont  l'un  chez 
l'autre,  ils  ont  donc  toute  facilité  pour  savoir  ce  que  chacun 
fait;  une  nouveauté  ne  saurait  être  tenue  cachée.  L'ingéniosité, 
l'esprit  d'initiative  rencontrant  des  obstacles  et  n'étant  pas  ré- 
compensés, on  conserve  éternellement  les  mêmes  modèles,  on 
ne  change  pas  les  formes,  on  ne  cherche  pas  s'il  ne  serait  pas 
possible  d'appliquer  la  vannerie  à  d'autres  usages  que  ceux 
auxquels  elle  a  été  jusqu'ici  destinécv 

Par  suite  de  son  organisation  en  fabrique  collective,  la  van- 


24  LE   TYPE   THlÉRACniEN. 

nerie  échappe  aux  lois  réglementant  l'industrie  :  les  vanniers  ne 
sont  pas  de  purs  ouvriers,  mais  des  ouvriers-patrons. 

Le  marchand  n'a  pas  à  se  conformer  aux  lois  du  2  novembre 
1892  et  du  30  mars  1900  sur  la  réglementation  de  la  journée 
de  travail,  ni  à  celle  du  9  avril  1898  concernant  les  accidents 
dont  les  ouvriers  peuvent  être  victimes  pendant  le  travail,  pas 
plus  qu'à  celle  relative  à  l'application  du  repos  hebdomadaire. 

C'est  pour  cela  que  la  fabrique  collective  devient  facilement 
la  proie  du  sweating  System,  inconnu  aujourd'hui  dans  le 
grand  atelier. 

Le  type  du  vannier.  —  Le  sweating  System  est,  comme  on  sait, 
caractérisé  à  la  fois  par  de  longues  heures  de  travail  et  un  faible 
salaire.  C'est  malheureusement  le  cas  dans  la  vannerie.  Le  van- 
nier est  obligé  de  faire  une  longue  journée  de  treize,  quatorze 
heures,  quelquefois  davantage  encore,  pour  toucher  un  salaire 
des  plus  modiques;  certains  travaux  ne  rapportent  que  quelques 
sous  par  jour  et  les  meilleurs  ouvriers  les  plus  adroits  arrivent 
à  grand'peine  à  gagner  de  1  fr.  75  à  2  francs  au  maximum. 

La  cause  génératrice  du  sweating  system  est  toujours  la  con- 
currence acharnée  que  se  font  des  patrons  indigents.  Or,  nos 
vanniers  sont  bien  des  patrons  indigents,  car  le  faible  capital 
d'établissement  nécessaire  permet  à  tout  le  monde  de  s'installer. 

L'outillage  n'est  pas  compliqué  :  un  fendoir,  un  jeu  d'escœurs, 
une  étroite  et  un  poinçon,  le  tout  tient  dans  la  poche  et  ne  coûte 
que  quelques  francs;  les  moules  sur  lesquels  on  tresse  les  pa- 
niers sont  d'un  prix  plus  élevé,  mais  ils  sont  fournis  par  le 
négociant. 

Le  vannier  travaille  toujours  en  compagnie.  Quand  il  est  seul, 
il  va  chez  un  voisin;  mais  le  plus  souvent  sa  femme  et  ses 
enfants  besognent  autant  que  lui.  Alors  dans  l'atelier  familial, 
la  boutique  comme  ils  disent,  tout  en  entrelaçant  rapidement  les 
brins  d'osier,  on  cause,  on  repasse  tous  les  cancans  du  village, 
on  s'occupe  de  politique,  on  commente  interminablement  l'évé- 
nement du  jour. 

L'hiver,  on  aime  faire  la  veillée,  on  se  reçoit  à  tour  de  rôle, 
on  s'éclaire  à  la  môme  lampe,  on  se  chauffe  au  même  foyer  et 


LE    TYPE   ANCIEN.  25 

tandis  que  ruii  fait  une  lecture  ou  raconte  une  histoire,  tous 
écoutent  en  travaillant;  à  10  lieures,  on  se  sépare  après  avoir 
bu  une  tasse  de  café  ou  un  verre  de  cidre  chaud. 

L'habitude  du  travail  en  station  assise  donne  au  vannier  une 
attitude  un  peu  lourde.  L'esprit  est  frondeur;  on  a  tellement 
répété  qu'il  suffirait  d'élever  les  tarifs  douaniers  pour  pouvoir 
accorder  un  salaire  plus  rémunérateur,  que  l'ouvrier  accuse 
volontiers  les  hommes  politiques  de  l'état  de  misère  dans  lequel 
il  se  débat. 

Il  est  des  vanniers  très  pauvres  qui  habitent  des  taudis  miséra- 
bles; ils  attendent  avec  impatience  qu'arrive  la  belle  saison  pour 
aller  aider  aux  travaux  des  champs  et  gaizner  une  meilleure 
journée.  Il  en  est  d'autres  qui  possèdent  des  pâtures  et  quelques 
vaches;  ceux-là  consacrent  leurs  loisirs,  surtout  Fhiver,  à  faire 
de  la  vannerie;  ils  lui  demandent  seulement  un  supplément  de 
ressources.  C'est  vers  l'herbage  que  porteront  tous  leurs  efforts; 
au  fur  et  à  mesure  que  leur  exploitation  prospérera,  qu'ils  re- 
tendront davantage,  ils  feront  moins  de  vannerie  et  un  jour 
viendra  où  ils  l'abandonneront  complètement. 

L'herbage  apparaît  au  vannier  comme  la  planche  de  salut;  il 
sent  très  bien  que  jamais  il  ne  pourra  s'élever,  ni  même  vivre 
convenablement  par  son  métier;  aussi,  il  ambitionne  de  possé- 
der une  vache  et  un  coin  de  pâture,  et  ce  rêve  longtemps 
caressé,  souvent  se  réalise  parce  que  l'ouvrier  vannier  est  sobre, 
laborieux  et  économe. 

J'en  ai  vu  d'autres  qui,  pour  arriver  à  se  tirer  d'affaire, 
avaient  eu  l'idée  de  monter  un  petit  commerce,  débit  ou  épice- 
rie. Tous  les  efforts  que  le  vannier  peut  faire  pour  s'élever, 
l'amènent  à  quitter  son  métier;  on  ne  prospère  pas  par  la 
vannerie. 

Le  père  H...,  que  je  visitais  un  jour,  me  raconta  un  essai  qu'il 
fit  autrefois  et  qui  dénote  un  certain  esprit  d'initiative  ;  il  termina 
complètement  les  paniers  qu'il  fabriquait,  les  vernit,  les  munit 
de  ferrures  et  s'en  alla  les  vendre  au  marché  de  Saint-Quentin, 
Hélas!  quand  il  eut  tout  calculé,  il  constata  avec  stupéfaction 
qu'il  ne  pouvait  les  livrer  à  meilleur  marché  que  les  revendeurs. 


26  LE    TYPE    THIÉRACHIEN. 

Les  ferrures,  le  vernis  achetés  en  détail  coûtaient  trop  cher;  il 
fallait  passer  trop  de  temps  pour  effectuer  le  montage;  et,  les 
frais  de  transport  et  de  voyage,  s'appliquant  à  de  petites  quan- 
tités étaient  trop  élevés.  Il  ajouta  en  matière  de  conclusion  : 
«  Quand  le  soleil  brille  et  que  revient  la  belle  saison,  j'ai  hâte 
de  quitter  ma  chaise  pour  aller  travailler  aux  champs;  là,  au 
moins,  on  gagne  de  meilleures  journées  ». 

Durant  la  période  estivale,  il  y  a  un  ralentissement  dans  la 
production;  la  véritable  poussée,  lapins  grande  activité  régnent 
pendant  les  mois  d'hiver.  Le  caractère  saisonnier  est  imposé 
uniquement  par  la  main-d'œuvre,  car  la  vente  est  à  peu  près 
régulière  d'un  bout  à  l'autre  de  l'année.  Cette  particularité  a  sa 
répercussion  sur  les  négociants  qui  se  voient  dans  l'obligation 
d'entasser  dans  leurs  magasins  de  grandes  quantités  de  mar- 
chandises durant  la  période  active. 

Le  syndicat  a  un  effectif  très  variable  ;  dans  les  moments  de 
crise,  quand  les  affaires  vont  mal  et  que  l'on  parle  de  ré- 
duire les  salaires,  le  nombre  des  adhérents  augmente  brus- 
quement; il  baisse  aussitôt  que  le  danger  est  disparu.  On  se 
retire  pour  éviter  les  frais  de  la  cotisation;  néanmoins  il  reste 
toujours  un  certain  noyau  d'adhérents. 

Les  vanniers  sont  en  général  intelligents;  moins  robustes  que 
les  paysans  de  la  terre,  ils  parlent  plus  correctement  et  raison- 
nent mieux  ;  certains  travaux  dénotent  de  leur  part  du  goût  et  sont 
la  manifestation  d'un  sentiment  artistique  inné.  Mais  ils  ne  sont 
pas  très  lettrés ,  les  parents,  en  effet,  ayant  hâte  de  voir  leurs 
enfants  les  seconder,  ne  les  envoient  à  l'école  que  le  temps  stric- 
tement nécessaire. 

Il  est  intéressant  de  se  demander  quel  est  l'avenir  de  l'indus- 
trie vannière  en  Thiérache? 

Nous  croyons  pouvoir  affirmer  qu'elle  est  appelée  à  disparaître 
à  cause  de  la  difficulté  où  elle  se  trouvera,  dans  un  temps 
donné,  de  rencontrer  la  main-d'œuvre  nécessaire.  Ce  pays  est  en 
train  de  prospérer;  la  transformation  des  terres  en  pâturages  a 
donné  à  la  propriété,  dans  certains  cantons,  une  valeur  qu'on 
n'aurait  jamais  soupçonnée.    Il  est  évident  que  la  prospérité 


LE    TYPE   ANCIEN.  27 

agricole  doit  avoir  une  répercussion  sur  la  vannerie,  qui  se 
traduit  par  une  élévation  du  prix  de  la  main-d'œuvre  ;  la  van- 
nerie, étant  incompatible  avec  les  salaires  élevés  ne  pourra 
résister;  déjà  les  ouvriers  dirigent  leurs  enfants  vers  d'autres 
carrières. 

La  Thiérache  n'aura  pas  autrement  à  regretter  la  disparition 
d'une  industrie,  qui,  il  faut  le  reconnaître,  n'offre  plus,  aux  quel- 
ques milliers  douvriers  qu  elle  occupe,  qu'un  salaire  de  famine. 


III 


LES  SPÉCIALISATIONS  ACTUELLES 

La  première  ligne  de  chemin  de  fer  qui  fut  construite  en 
Thiérache  remonte  à  1869  :  c'est  celle  qui  va  de  Paris  à  Hirson. 
Plus  tard,  cette  ville  fut  mise  successivement  en  communica- 
tion, avec  Maubeuge  (Nord),  avec  Chimai  (Belgique),  avec  Mé- 
zières  (Ardennes),  avec  Busigny  (Nord)  et  enfin  avec  Amagne 
(Ardennes).  Hirson  est  devenu  une  des  plus  importantes  gares 
de  transit  entre  les  réseaux  du  Nord  et  de  l'Est;  de  ce  fait  la 
ville  a  vu  sa  population  augmenter  très  rapidement,  surtout 
depuis  une  quinzaine  d'années. 

Un  des  premiers  effets  du  développement  des  transports  a 
été  d'apporter  un  changement  profond  dans  l'utilisation  du 
lieu.  On  s'est  aperçu,  dans  ce  pays  que  l'argile  recouvre  à  peu 
près  complètement  et  où  le  sol  reste  toujours  humide  à  cause 
des  pluies  fréquentes,  que  l'art  pastoral  pouvait  s'exercer  avec 
succès.  Aussi  est-ce  de  ce  côté  que  se  sont  portés  les  efforts, 
depuis  bientôt  un  demi-siècle.  Un  peu  partout,  les  champs  et 
les  bois  ont  été  convertis  en  prairies. 

Cependant  il  convient  de  remarquer  : 

1°  Quon  trouve  surtout  les  pâturages  dans  les  endroits  où 
le  limon  des  plateaux  repose  sur  les  marnes  argileuses,  parce 
qu'elles  assurent  à  la  prairie  l'humidité  nécessaire.  On  les  ren- 
contre également  dans  toutes  les  vallées; 

2°  Que  le  sol  se  2^^^ le  à  la  culture  (blé,  seigle,  avoine,  orge) 
là  où  le  limon  repose  sur  les  couches  calcaires  perméables.  C'est- 


LES    SPECIALISATIONS   ACTIELLES. 


29 


à-dire    là  où    l'e.vcès  criiumiditc    ne    reste    pas   à    la  surface. 

D'une  manière  générale,  si  on  tient  compte  de  la  nature  du 
terrain,  on  peut  dire  que  le  genre  d'exploitation  varie  à  me- 
sure qu'on  s'avance  du  nord  vers  le  sud.  De  là,  trois  régions 
bien  caractérisées  : 

Les  cantons  de  Nouvion,  de  La  Capclle  et  d'Hirson,  qui  occu- 
pent la  partie  nord  de  l'arrondissement  de  Vervins  sont  presque 
exclusivement  herbagers. 

Au  contraire,  au  sud  et  à  l'ouest,  dans  ceux  do  Sains-Richau- 
mont,  Guise,  Wassigny  et  la  partie  sud  du  canton  de  Vervins, 
la  culture  domine,  sans  pour  cela  que  l'herbage  disparaisse 
complètement;  on  le  retrouve  notamment  dans  toutes  les  val- 
lées, et  nous  avons  vu  combien  elles  étaient  nombreuses. 

Enfin,  entre  ces  deux  régions,  il  en  existe  une  troisième  dans 
laquelle  l'habitant,  par  suite  de  la  nature  du  sol,  est,  dans  une 
proportion  à  peu  près  égale,  à  la  fois  agriculteur  et  herbager 
Cette  zone,  qui  se  trouve  placée  entre  les  deux  autres,  comprend 
les  cantons  d'Aubenton,  le  sud  d'Hirson  et  de  La  Gapelle  et  la 
partie  nord  de. Vervins. 

Voici  d'ailleurs,  d'après  la  statistique,  quels  sont  les  espaces 
occupés  dans  chaque  canton  par  les  terres  labourables,  les 
prés  et   herbages,  les  bois  et  forêts  : 


Terres  labourables. 

Prés  el  pâtures. 

Forêts. 

Le  Nouvion.. 

385 

hectares. 

8.460  hectares. 

3.968  hectai 

La  Capelle. . 

1.320 

— 

14.526        — 

2.315        — 

Hirson 

3.107 

— 

7.281         — 

6.684        — 

Aubenton.  . . 

6.980 

— 

6.657         — 

2.134         — 

Vervins 

12.676 

— 

7.217         — 

1 . 443         — 

Wassigny. . . . 

7.908 

— 

2.298         — 

1.379 

Guise 

14.080 

— 

3.232         — 

527         — 

Sains 

13.731 

— 

1.503         — 

i.OOo         — 

60.187 


51. r 


19. 


Ce  qui  donne,  pour  chaque  canton,  les  proportions  suivantes, 
entre  les  espaces  occupés  par  les  terres  labourables,  les  prés, 
les  herbages  et  les  forêts  : 


30  LE   TYPE   THIÉRACHIEN. 


Terres  Prés  et 

labourables,     herbages.      Forêts. 

(  Le  Nouvion 1  21,97        10,3 

Région  herbagère.  j  La  Capelle 1  U,00  1,7d 

(  Hirson 1  2,34  2,15 

...  (  Aubenton 1  0,95  0,30;; 

Région  mixte 1  ^r      •  ■  a  vr  n  ii 

°  f  Yervins i  0,56  0,11 

f  Wassigny 1  0,29  0,174 

Région  de  culture.  ]  Guise 1  0,229        0,037 

(  Sains 1  0,109        0,073 

Étudions  d'abord  la  région  herbagère  proprement  dite,  qui 
constitue  la  partie  la  plus  caractéristique  de  la  Thiérache. 

Dans  cette  région  herbagère,  il  existe  actuellement  trois 
genres  de  travaux  : 

1"  IJ engraissement  du  gros  bétail  ; 

2°  L'élevage  de  la  vache  laitière; 

3°  La  fabrication  mécanique. 

Nous  étudierons  d'abord  l'engraissement  du  gros  bétail,  qui 
est  la  forme  de  l'exploitation  herbagère  causant  le  moins 
de  soucis.  Mais  il  ne  peut  être  entrepris  que  par  des  personnes 
disposant  d'un  certain  capital. 

Nous  passerons  ensuite  à  l'herbager  ordinaire,  qui  vise  la 
production  du  lait.  Ce  mode  d'exploitation  demandant  beau- 
coup moins  de  capitaux,  mais  plus  de  travail,  est  accessible  à 
un  plus  grand  nombre  de  personnes,  et  cela  d'autant  mieux 
qu'il  est  plus  rémunérateur  que  l'engraissement. 

Enfin  nous  arriverons  à  l'étude  de  la  fabrication  mécanique 
qui  entraine  des  complications  plus  grandes. 

L'engraissement.  —  On  rencontre  dans  la  région  herbagère 
des  propriétaires  qui  font  de  l'engraissement;  ceux-là  ne  font 
pas  d'élevage,  car  ce  sont  là  deux  occupations  absolument  dis- 
tinctes; on  est  éleveur  ou  engraisseur;  on  n'est  jamais  à  la  fois 
l'un  et  l'autre. 

Cependant,  il  arrive  que,  chez  un  éleveur,  on  trouve  parfois 
un  ou  deux  animaux  à  l'engrais.  On  peut  être  assure  que,  si 
ces  bêtes  sont  engraissées,  c'est  parce  qu'elles  ont  eu  un  accident, 


LES    SPÉCIALISATIONS    ACTUELLES.  31 

OU  qu'elles  sont  trop  âgée».  Les  vaches  qui  se  sont  montrées  bonnes 
laitières  et  reproductrices  ordinaires  sont,  à  un  moment  de  leur 
existence,  généralement  au  bout  de  huit  à  dix  ans,  vendues  à 
des  laitiers  nourrisseurs'  sous  le  nom  de  fermières  .}\vàs  si  la  bête 
est  à  la  fois  bonne  laitière  et  excellente  reproductrice,  elle  est 
conservée  à  la  ferme,  et,  à  un  âge  avancé,  au  bout  d'une  dou- 
zaine d'années,  quelquefois  même  davantage,  lorsqu'elle  est 
épuisée  par  les  gestations  successives,  elle  est  engraissée  par 
l'éleveur  pour  être    livrée  à  la  boucherie. 

Les  engraisseurs  ne  trouvent  donc  pas  les  bêtes  qui  leur  sont 
nécessaires  dans  la  région;  ils  les  font  venir  surtout  du  Ni- 
vernais, du  Mans  et  aussi  un  peu  de  la  Normandie. 

Le  plus  souvent,  l'engraisseur  est  un  homme  retiré  des  af- 
faires, qui  possède  beaucoup  de  propriétés  et  préfère  les  faire 
valoir  lui-même  que  de  les  louer.  Il  assigne  ainsi  un  but  à 
son  existence,  et  tire  de  son  capital  un  revenu  plus  rému- 
nérateur que  s'il  était  placé  en  valeurs  mobilières.  L'engrais- 
sement n'exige  pas  de  connaissances  spéciales  et  laisse  beau- 
coup de  loisirs.  Au  printemps,  on  achète,  ou  on  fait  acheter  des 
bêtes  maigres  ;  dès  leur  arrivée,  on  les  met  en  pâture  et  on  n'a 
plus  alors  qu'à  les  faire  passer  d'une  prairie  dans  une  autre 
quand  l'herbe  est  tondue;  un  homme  suffit  à  assurer  la  sur- 
veillance d'un  troupeau  de  40  à  50  bêtes. 

Pointn'estbesoind'outiliagepour  exercer  ce  métier,  ni  de  ferme, 
ni  de  locaux  pour  rentrer  les  animaux,  ni  de  granges  pour  remiser 
les  foins.  Il  faut  si  peu  de  connaissances  que  nous  voyons  faire 
de  l'engraissement  par  un  notaire  qui  vient  de  se  retirer  des 
affaires,  par  plusieurs  femmes  veuves,  un  agent  d'assurances, 
un  ancien  juge  de  paix  et  des  quantités  de  rentiers.  Certains 
n'habitent  même  le  pays  que  pendant  six  mois  de  l'année,  seu- 
lement durant  la  belle  saison. 

On  peut  facilement  engraisser  de  une  bête  à  une  bête  et 
demie  par  hectare,  et  on  cite  des  cas  où  l'on  est  parvenu  à  en 
engraisser   deux.    D'autre    part,  il  n'est  pas  rare  de    voir  un 

1.  Ces  laitiers  nourrisseurs  qui  achètent  les  vaches /er»wè;-es,  sont  étrangers  au 
pays.  On  les  rencontre  surtout  dans  le  voisinage  des  grandes  villes. 


32  LE    TYPE    TUlÉRACniEX. 

bœuf  augmenter  de  180  à  200  kilos,  pendant  les  quelques  mois 
où  il  est  soumis  à  l'engTaissement.  On  estime  que,  bon  an  mal 
an,  l'engraisseur  réalise  en  moyenne  100  francs  de  bénéfice 
par  bête. 

L'étendue  du  domaine  de  l'engraisseur  est  assez  variable  ;  il 
y  a  de  petits  engraisseurs,  comme  il  y  a  de  petits  éleveurs. 
Mais,  en  général,  la  propriété  ne  descend  pas  au-dessous  de 
celle  de  Fherbager  moyen,  c'est-à-dire  qu'elle  n'est  pas  sou- 
vent inférieure  à  25  ou  30  hectares. 

Il  est  indispensable  qu'un  engraisseur  ait  des  capitaux,  qu'il 
soit  riche  en  commençant.  Il  doit  d'abord  posséder  des  pro- 
priétés assez  étendues;  ensuite  acheter  des  bêtes  dont  il  acquit- 
tera immédiatement  le  prix.  Ceci  fait,  il  faut  qu'il  lui  reste 
encore  assez  de  revenus  pour  pouvoir  subvenir  aux  besoins  de 
son  existence  et  à  son  train  de  maison  pendant  un  certain  temps, 
car,  il  ne  rentrera  en  possession  de  la  somme  avancée,  qu'au 
bout  de  quatre  à  cinq  mois.  Le  jour  de  la  vente,  en  même  temps 
que  le  capital  engagé,  il  touchera  le  bénéfice  produit  par  ce 
capital.  Ce  bénéfice  se  trouve  représenté  par  la  différence  entre 
le  prix  d'acquisition  et  le  prix  de  vente. 

L'herbager.  —  L'éleveur  au  contraire  touche  tous  les  jours  la 
plus  grande  partie  de  l'intérêt  du  capital  engagé  dans  son 
exploitation.  C'est  le  lait  qu'il  convertit  en  beurre  ou  en  fro- 
mage et  qu'il  revend  presque  aussitôt  ;  c'est  le  veau  que  cha- 
que vache  produit  annuellement  et  dont  la  vente  fournira  l'ar- 
gent nécessaire  à  l'agrandissement  du  domaine  ou  à  l'achat 
d'engrais.  Enfin,  le  capital,  tout  en  donnant  journellement  un 
revenu,  s'accroît,  mais  d'une  façon  beaucoup  plus  lente  que 
chez  l'engraisseur;  la  bête,  en  vieillissant,  augmente  de  poids 
et  sera  revendue  plus  cher  qu'elle  n'a  été  achetée.  L'éleveur 
gagne  donc  plus  que  l'engraisseur,  mais  il  n'est  jamais  en 
possession  de  son  capital,  il  n'en  touche  que  le  revenu  ;  tandis 
que  l'engraisseur,  lui,  ne  fait  qu'immobiliser  temporairement 
un  capital  donné,  qu'il  retrouve  au  bout  de  cinq  ou  six  mois 
grossi  d'une  certaine  somme  qui  représente  la  rente  de  la  terre. 


LES    SPÉCIALISATIONS    ACTUELLES.  'i3 

Ceci  nous  explique  pourquoi  l' ('-levage  est  pt^atiqué par  tous 
ceux  gui  commencent  avec  peu  et  désirent  s^ élever  par  leur  tra- 
vail, et,  d'une  façon  plus  générale,  par  tous  les  fermiers,  alors 
que  l'engraissement  est  l'occupation  des  propriétaires  désireux 
de  faire  valoir  eux-mêmes  leurs  terres. 


Voici  un  exemple  d'herbager  moyen. 

M.  Mandron  dirige,  à  La  Capelle,  une  exploitation  exclusi- 
vement hcrbagère;  nous  pouvons  l'étudier  comme  type  de 
l'herbager  complet. 

Le  domaine  a  une  étendue  de  28  hectares,  pour  la  plus 
grande  partie  en  location,  moyennant  un  loyer  annuel  de 
195  francs  l'hectare.  Ce  prix  paraîtra  d'autant  plus  élevé  que 
très  peu  de  pâtures  sont  plantées  d'arbres  à  fruit. 

Sur   cette  propriété  vivent  : 

40  vaches  à  lait. 
9  génisses. 

1  taureau.  \  soit  51  têtes  de  gros  bétail. 

•2  chevaux,  dont  un  nourri  par  les  [  i  tête  8/10  par  hectare, 
produits  du  sol;  l'autre  par  des 
aliments  introduits. 

Les  vaches  sont  de  race  flamande  et  forment  un  très  beau  lot, 
dont  l'uniformité  s'explique  par  le  soin  qu'apporte  M.  Mandron. 
à  sélectionner  ses  reproductrices.  Le  taureau,  acheté   dans  les 
Flandres,  est  renouvelé  tous  les  deux  ans. 

Les  bêtes  passent  l'hiver  à  l'étable.  Dans  les  premiers  jours 
d'avril,  on  les  mène  en  pâture  et  elles  y  restent  jusqu'en  nol 
vembre  ;  dès  lors,  il  n'y  a  plus  à  s'en  occuper,  elles  broutent  à 
leur  aise,  s'élèvent  toutes  seules.  Deux  fois  par  jour,  le  matin  et 
le  soir,  on  va  les  traire  sur  place.  Le  lait,  rapporté  à  la  ferme, 
est  transformé  en  fromages  de  Maroilles,  qui  sont  vendus  en 
gros,  à  raison  de  iô  francs  la  grosse  de  49  (i  douzaines  plus  un). 
Chaque  fromage  exige  6  litres  de  lait.  Pendant  les  150  jours 
de  fabrication,  la  production  journalière  est  de  5i0  à  600  litres, 
ce  qui  représente  une  moyenne  de  li  litres  par  vache.  On  pro- 

3 


34  LE    TYPE   TniERACHIEN. 

duit  donc  pendant  cette  période  environ  90  fromages  par  jour. 
Le  prix  du  litre  de  lait  ainsi  vendu  s'élève  à  0  fr.  15,  desquels  il 
convient  de  déduire  les  frais  de  fabrication  ;  ceux-ci  se  trouvent 
en  partie  payés  par  le  petit-lait  qui  sert  à  l'engraissement  des 
cochons.  On  en  élève  chaque  année  250  en  deux  lots  de  125. 
Pendant  la  saison  d'hiver,  le  lait  est  transformé  en  beurre  ;  le 
bénéfice  obtenu  est  à  peu  près  le  même. 

L'ordre  et  la  plus  grande  propreté  régnent  dans  toute  l'étendue 
de  l'exploitation.  Les  fumiers  sont  soignés  et  le  purin  recueilli 
sans  perte. 

Les  quelques  pâtures  qui  sont  plantées  de  pommiers,  fournis- 
sent un  cidre  excellent,  et  bien  au  delà  de  la  consommation. 
Enfin,  comme  éléments  de  revenus,  il  faut  encore  mentionner  la 
basse-cour,  peuplée  de  poules,  dont  les  œufs  se  vendent  sur  les 
marchés  un  prix  très  rémunérateur,  de  poulets,  de  canards,  de 
lapins,  de  pigeons;  un  bout  de  terrain,  aménagé  en  potager, 
fournit  une  partie  des  légumes  nécessaires. 

Les  travaux  nécessités  par  cette  exploitation  sont  effectués  par 
M.  Mandron,  sa  femme,  deux  enfants  adultes  (le  fils  et  la  fille) 
et  deux  ouvriers  occupés  toute  l'année.  Durant  les  moments  de 
presse,  on  prend  des  hommes  à  la  journée;  mais  cela  n'est  pas 
toujours  facile,  car  la  main-d'œuvre  est  rare. 

L'herbager  est  propriétaire  ou  fermier  du  domaine  qu'il 
exploite,  mais  son  ambition  est  d'être  ou  de  devenir  propriétaire. 
Le  but  principal  de  son  épargne  sera  donc  l'achat  de  terrain, 
et  ceci  explique  la  valeur  croissante  de  la  propriété. 

Ce  qu'on  rencontre  le  plus,  dans  toute  la  région  herbagère, 
c'est  la  ferme  de  15  à  25  hectares.  Du  reste,  la  terre  se  vend  à 
un  prix  très  élevé  ;  dans  le  canton  de  La  Capelle,  il  n'est  pas  rare 
de  voir  payer  des  pâtures  à  raison  de  G. 000,  7.000  et  même 
8.000  francs  de  l'hectare. 

L'herbager  débute  avec  peu,  quelques  économies  lui  permet- 
tent de  louer  un  coin  de  terre  et  d'acheter  une  ou  deux  vaches; 
c'est  ainsi  qu'il  commence.  Puis,  comme  tous  les  ans  la  situation 
va  en  s'améliorant,  il  augmente  le  troupeau  et  s'étend  davan- 


LES   SPÉCIALISATIONS   ACTUELLES.  33 

tage.  Une  fois  qu'il  a  sa  maison  bien  à  lui,  agencée  à  sa  façon,  il 
met  toute  son  ambition  à  accroître  l'étendue  de  son  domaine. 
Aussi,  lorsqu'une  propriété  est  à  vendre  quelque  part,  les  ama- 
teurs ne  manquent  pas,  on  se  la  dispute. 

Indépendamment  de  cette  concurrence  qu'on  se  fait  pour  l'ob- 
tention du  moindre  lopin  de  terre,  il  existe  une  autre  raison  qui 
s'oppose  à  la  formation  de  grandes  propriétés  :  c'est  qu'on  ne 
vend  pas.  Les  enfants  conservent  avec  un  soin  jaloux  tout  ce  qui 
leur  vient  de  leurs  parents,  les  terres,  les  maisons,  aussi  bien 
que  les  objets  mobiliers. 

A  la  mort  des  aïeux,  même  si  les  enfants  ont  quitté  le  pays 
depuis  longtemps,  s'ils  ont  une  situation  ailleurs  qui  les  tient 
éloignés,  malgré  tout,  ils  conservent  les  propriétés  qu'ils  ont 
hérité;  ils  préfèrent  les  louer  que  de  les  vendre.  Ce  n'est  pas 
seulement  une  question  de  sentiment  qui  pousse  les  enfants  à 
conserver  le  bien  qui  leur  vient  de  leurs  parents;  c'est  aussi 
parce  qu'ils  trouvent  à  louer  facilement  et  à  un- prix  très  rému- 
nérateur. Il  est  des  pâtures  qui  se  louent  jusqu'à  200  francs  et 
même  plus  à  l'hectare.  C'est  excessif;  aussi  l'herbager  qui  con- 
sent un  loyer  aussi  élevé,  ne  peut  arriver  que  difficilement  à 
mettre  les  deux  bouts  ensemble  ;  il  ne  gagne  plus  d'argent,  à 
moins  qu'il  ne  renonce  à  entretenir  ses  pâtures  en  bon  état,  à 
les  fumer  à  temps,  à  y  mettre  les  quantités  convenables  d'en- 
grais. Dans  ces  conditions,  ce  n'est  pas  un  avantage  pour  le 
propriétaire  de  toucher  une  forte  location,  si,  au  bout  de 
quelques  années,  on  lui  rend  son  terrain  épuisé. 

Examinons  maintenant  les  conséc^uences  de  l'exportation  dues 
au  développement  des  transports  et  à  l'accroissement  des  cen- 
tres urbains  : 

1"  Le  développement  de  V exportation  a  poussé  à  rendre  le 
sol  plus  productif  à  l'aide  d'engrais  appropriés. 

Les  agronomes  de  jadis  proposaient,  comme  idéal,  d'arrivei' 
à  nourrir  une  tête  de  gros  bétail  par  hectare;  ce  résultat  est 
aujourd'hui  atteint  partout,  et  il  est  même  dépassé  de  beaucoup 
dans  les  exploitations  modèles. 


36  LE    TYPE   THIÉRACUIEN. 

Ainsi  M.  Picart^,  lierbager  au  Nouvion,  nourrit  grassement 
18  vaches  laitières,  2  chevaux,  lï  génisses  et  veaux  sur  une 
étendue  de  IT  hectares.  Ce  qui  représente  exactement  2  tètes 
de  bétail  à  l'hectare. 

M.  Mahy  ~,  à  Wimy  (canton  d'Hirson),  possède  une  petite  ferme 
herbagère  de  12  hectares,  sur  laquelle  il  ne  pouvait  nourrir, 
il  y  a  neuf  ans,  que  7  vaches  à  lait;  grâce  à  des  travaux  de 
drainage,  à  l'amendement  du  sol,  la  même  propriété  nourrit 
maintenant  13  vaches  laitières,  8  veaux  et  1  cheval. 

A  la  chaussée  d'Étréaupont  (canton  de  La  Capelle),  chez 
M.  Georges  Douvin^,  une  surface  de  13  hectares,  jadis  couverte 
de  ronces,  d'épines,  et  de  toutes  sortes  de  plantes  plus  ou  moins 
misérables,  a  été  défrichée  en  1900.  Quatre  hectares  ont  été 
plantés  en  bois;  les  9  hectares  suivants  ont  été  ensemencés 
d'herbes,  et  plantés  de  875  pommiers.  Grâce  aux  soins  apportés 
lors  de  la  création  de  la  prairie  et  de  la  plantation  des  arbres, 
grâce  aux  fumures  successives,  les  arbres  sont  à  présent  d'une 
belle  végétation  et  quelques-uns  commencent  déjà  à  produire. 
Aujourd'hui  23  génisses  trouvent  leur  nourriture  sur  ce  pâtu- 
rage, alors  que  8  seulement  pouvaient  être  alimentées  au  début 
de  l'exploitation. 

Citons  encore  M.  Richet  Monty,  de  Sommeron  (canton  de  La  Ca- 
pelle), qui,  en  1893,  sur  une  exploitation  de  24  hectares  et  demi, 
pouvait  seulement  nourrir  20  bêtes  à  cornes;  aujourd'hui  sur  le 
même  espace,  22  vaches  laitières,  1  vache  à  l'engraissement, 
11  génisses,  1  taureau  et  6  velles  de  l'année  ne  suffisent  pas  pour 
consommer  sur  place  l'herbe  qui  pousse  avec  une  grande  abon- 
dance. Le  lait  des  22  vaches  est  transforme  en  fromages  de  Ma- 
roilles et  façon  Camembert;  la  fromagerie  est  tenue  d'une  façon 
parfaite;  les  caves  sont  spacieuses,  bien  aménagées  et  d'une 
propreté  exemplaire.  Le  petit-lait  sert  de  base  à  la  nourriture 
de  90  porcins. 


1.  Les  chiffres  cités  sont  extraits  d'un  Rapport  siir  la  tenue  des  fermes,  présenté 
au  Comice  agricole  de  Vervins.    Concours  de  Nouvion,  juin  1900. 

2.  Id.,  Concours  d'Hirson,  juin  11)05. 

3.  /(/.,  Concours  de  La  Capelle,  juin  1906. 


LES   SPÉCULISATIOXS   ACTUELLES.  37 

Par  ces  exemples  oq  voit  quel  rôle  important  les  engrais 
ont  joué  dans  l'expansion  de  la  Thiérache. 

T  Le  développement  de  V exportation  a  poussé  à  raméliora- 
tion  de  la  race  bovine.  Peu  à  peu  les  marollaises,  bêtes  à  la 
robe  marquée  de  larges  taches  blanches,  disparaissent  et  sont 
remplacées  par  des  vaches  flamandes.  La  culture  herbagère,  en 
effet,  a  pour  but  la  production  du  lait;  aussi  tous  les  efforts 
tendent  à  obtenir  une  race  de  bonnes  laitières;  c'est  pourquoi 
l'herbager  élève  lui-même  ses  bêtes  et  les  sélectionne  avec  tant 
de  soins.  Pour  stimuler  encore  davantage  le  zèle  des  éleveurs, 
le  Comice  agricole  de  l'arrondissement  se  propose,  dans  les 
concours  futurs,  de  récompenser  les  animaux  suivant  la  quan- 
tité de  beurre  produite  en  vingt-quatre  heures.  En  outre,  des 
expériences  ont  déjà  été  faites  par  cette  société,  pour  démontrer 
que,  durant  la  période  de  stabulation,  on  pouvait,  par  le  choix 
judicieux  des  aliments  et  l'emploi  raisonné  des  tourteaux,  aug- 
menter dans  une  notable  proportion  la  quantité  de  lait  fournie 
par  chaque  bête. 

Examinons  maintenant  plus  en  détail  le  travail  de  l'herbager. 

L'herbager  passe  constamment  d'une  besogne  à  l'autre;  ce- 
pendant, il  est  des  opérations  qui  se  répètent  régulièrement 
toute  l'année;  par  exemple,  la  traite  des  vaches  qui  a  lieu  deux 
fois  par  jour,  le  matin  et  le  soir,  et  la  transformation  indus- 
trielle du  lait. 

Durant  la  belle  saison,  les  vaches  sont  traites  sur  place  dans 
les  pâtures,  et  le  lait  est  ramené  à  la  ferme,  dans  de  grandes 
buires  de  cuivre  ou  de  fer-blanc,  que  l'on  place  sur  de  pe- 
tites voitures  très  légères,  traînées  par  des  chiens  ou  des  ânes'. 
Pendant  l'hiver,  la  traite  se  fait  à  l'étable. 

D'une  manière  générale,  on  peut  dire  que  l'herbager  tra- 
vaille son  lait  lui-même  ;  aussi,  dans  chaque  ferme  on  trouve 
un  emplacement  spécial,  où  règne  la  plus  grande  propreté,  et 
qui  est  affecté  à  la  laiterie.  Le  matériel  se   compose  de  gran- 

1.  La  statistique  des  ânes  montre  que  le  nombre  de  ces  animaux,  qui  est  presque 
nul  dans  les  cantons  où  l'on  fait  de  la  culture,  est,  au  contraire,  assez  élevé  dans  ceux 
où  l'on  fait  de  l'herbage. 


38  LE    TYPE   TïïIÉRACHIEN. 

des  jattes,  d'écrcmeuses  centrifuges  et  de  malaxeurs;  quand 
l'exploitation  est  un  peu  importante,  ces  outils  sont  mus  méca- 
niquement, soit  par  un  moteur  à  pétrole,  par  la  force  mo- 
trice d'une  chute  d'eau,  ou  par  une  dynamo  actionnée  par  le 
courant  de  la  station  voisine.  Ceux  qui  fabriquent  le  fromage 
doivent  en  outre  avoir  des  caves  spacieuses,  pour  accumuler  les 
produits,  leur  permettre  de  fermenter  et  attendre  la  matu- 
rité. 

La  porcherie  et  la  basse-cour  réclament  également  des  soins 
journaliers. 

Comme  travaux  extérieurs,  il  n'y  a  guère,  durant  l'été, 
qu'à  faucher  les  regains  dans  les  pâtures,  à  faner,  à  rentrer 
le  vivre  qui  doit  assurer  la  nourriture  des  animaux  durant  la 
période  de  stabulation. 

A  l'automne  a  lieu  la  cueillette  des  pommes  et  la  fabrication 
du  cidre  ;  c'est  une  opération  que  les  herbagers  tiennent  abso- 
lument à  faire  eux-mêmes  et  à  laquelle  ils  apportent  beaucoup 
de  soins;  chacun  tient  à  honneur  d'avoir  de  la  boisson  supé- 
rieure à  celle  de  son  voisin.  Dans  toutes  les  fermes  on  trouve 
un  pressoir  et  un  moulin  à  pommes.  Les  cidres  de  la  Thiérache 
jouissent  d'une  réputation  méritée;  ils  rivalisent  dans  les  con- 
cours avec  les  meilleurs  crûs  de  la  Normandie  et  de  la  Breta- 
gne. Depuis  une  dizaine  d'années  surtout,  époque  à  laquelle 
le  Syndicat  pomologique  de  Finance  organisa  un  grand  con- 
cours national  à  Vervins,  la  culture  du  pommier  a  pris  une 
très  grande  extension.  La  fabrication  du  cidre  se  fait  avec  plus 
de  méthode  qu'autrefois;  on  a  reconnu  que  la  qualité  de  la 
boisson  dépendait  du  nom])re  et  de  la  proportion  des  variétés 
entrant  dans  sa  composition.  Aussi,  dans  les  plantations  nou- 
velles, on  s'applique  surtout  à  avoir  un  certain  nombre  de  re- 
présentants de  chaque  variété.  On  compte,  dans  le  pays, 
une  cinquantaine  d'espèces  difl'érentes  de  pommes.  Les  récoltes 
ne  sont  pas  régulières;  il  y  a  des  années  où  les  pommiers 
donnent  avec  une  grande  abondance,  et  d'autres  où  ils  ne  pro- 
duisent presque  rien;  en  moyenne,  il  y  a  une  bonne  récolte  sur 
deux. 


LES    SPÉCIALISATIONS   ACTUELLES.  39 

L'herbager  ne  fabrique  que  le  cidre  nécessaire  à  sa  consom- 
mation personnelle  et  il  vend  les  pommes  qui  lui  restent,  dans 
la  région.  Cette  façon  de  procéder  présente  certains  inconvé- 
nients, car,  dans  les  années  d'abondance,  les  pommes  se  ven- 
dent à  vil  prix  dans  le  pays.  En  190i,  elles  tombèrent  si  bas 
qu'on  ne  trouvait  que  difficilement  preneur  à  3  et  4  francs 
les  100  kilos,  à  peine  de  quoi  payer  le  ramassage.  Dans  ce 
même  moment,  le  consul  de  France  à  Stuttgard  faisait  savoir 
que  les  Allemands  étaient  acheteurs  de  pommes  et  qu'ils  en 
offraient  de  13  à  15  francs  les  100  kilos.  Si  un  syndicat  de  ven- 
deurs s'était  constitué,  et  s'il  avait  envoyé  à  Stuttgard  un  agent 
pour  traiter  avec  les  acheteurs,  il  aurait  fait  réaliser  de  jolis 
bénéfices  à  ceux  qui  auraient  payé  son  déplacement.  Mais,  pour 
cela,  il  aurait  fallu  faire  des  avances,  courir  des  risques,  pren- 
dre une  décision  immédiate,  agir  rapidement,  toutes  choses  qui 
ne  sont  pas  dans  l'esprit  du  Thiérachien.  Non  pas  qu'il  ne 
soit  accessible  aux  idées  de  progrès,  mais  il  hésite  à  se  lancer 
dans  l'inconnu  ;  il  éprouve  le  besoin  de  réfléchir  longuement 
sur  les  propositions  qui  sont  soumises  à  son  examen  et  ne  se 
décide  qu'après  avoir  pesé  le  pour  et  le  contre;  finalement  je 
crois  qu'au  fond,  lorsqu'il  traite  une  affaire,  malgré  toute  sa 
prudence,  il  craint  encore  de  s'être  trompé. 

Durant  les  mauvais  jours  de  l'hiver,  comme  travaux  exté- 
rieurs, il  ne  reste  guère  à  faire  que  les  charrois  et  épandages 
d'engrais;  puis  en  février,  mars,  l'entretien  et  la  taille  des  haies 
et  des  arbres. 

La  plupart  de  ces  travaux  peuvent  être  faits  par  des  femmes, 
cependant  les  hommes  aident  volontiers  à  traire  et  à  fabriquer 
le  beurre  et  le  fromage.  Mais  leur  grande  occupation,  leur  uni- 
que souci,  c'est  de  devenir  habiles  à  reconnaître  les  qualités 
d'une  bête,  à  bien  acheter  et  à  sélectionner  avec  soin. 

L'herbager  a  des  loisirs,  surtout  dans  les  pays  qui  possèdent 
des  laiteries  industrielles  et  où  le  lait  n'est  pas  ramené  à  la 
ferme.  Il  est  des  moments  où  il  ne  sait  à  quoi  employer  le  temps  ; 
le  travail,  pour  lui,  consiste  surtout  à  donner  des  ordres  et 
à  veiller  à  leur  exécution;  en  un  mot,  à  diriger  plutôt  qu'à  agir. 


40  LE    TYPE   TfllÉRACniEN. 

Il  est  incapable  de  fournir  un  effort  physique  ou  intellectuel  pro- 
longé et  continu;  chez  lui  la  variété  des  occupations  diminue 
l'aptitude  à  un  travail  permanent. 

Le  personnel  étant  très  réduit  (seulement  quelques  ou- 
vriers), il  s'établit  entre  le  patron  et  ses  subordonnés  des 
liens  de  sympathie.  L'herbager  n'est  pas  fier.  L'étranger 
est  bien  accueilli,  on  le  fait  asseoir  au  foyer,  on  prend 
plaisir  à  le  faire  causer  et  on  ne  manque  jamais  de  déboucher 
en  son  honneur  une  bouteille  de  cidre.  Un  marchand  de  bes- 
tiaux qui  a  des  rapports  constants  avec  les  herbagers  de  la  ré- 
gion, me  disait  un  jour  :  «  Je  ne  connais  rien  de  plus  fatigant 
que  de  faire  une  tournée  en  Thiérachc  ;  impossible  de  traiter 
une  affaire  autrement  que  le  verre  à  la  main.  Il  faut  absolu- 
ment distraire  ces  oisifs;  jouer,  boire,  nocer  avec  eux  pendant 
des  journées  et  des  soirées  entières.  Jamais  on  n'arrive  à  con- 
clure du  premier  coup  ;  très  habilement  on  vous  sonde,  on 
cherche  à  connaître  vos  intentions,  puis  on  répond  :  «  Eh  bien, 
je  ne  dis  pas  non,  à  plus  tard  »,  ou  bien  encore  :  «  Nous  ver- 
rons, je  réfléchirai  ».  On  contrôle  vos  dires,  on  se  renseigne, 
on  enquête  et  finalement,  on  ne  se  décide  à  vendre  dans  les 
conditions  proposées  qu'après  avoir  bien  marchandé,  lorsqu'on 
a  acquis  la  certitude  qu'il  est  impossible  d'obtenir  davantage.  » 

Le  moindre  prétexte  est  une  occasion  saisie  avec  empresse- 
ment pour  sortir  et  se  distraire.  L'herbager  fait  alors  un  brin 
de  toilette,  se  pare  de  ses  habits  de  dimanche,  attelle  son  meil- 
leur cheval  à  une  coquette  charrette  anglaise  et  le  voilà  parti 
à  la  ville  voisine.  Il  fait  ses  courses,  puis  vient  s'échouer  au 
café  où  il  a  l'habitude  d'aller;  il  est  bien  rare  qu'il  n'y  rencontre 
quelques  amis;  alors  s'engagent  d'interminables  parties. 

L'herbager  trouve  en  la  personne  de  sa  femme  un  auxiliaire 
précieux.  C'est  elle  qui  dirige  l'intérieur,  fait  marcher  toute  la 
maison,  ordonne  les  dépenses  et  tient,  comme  on  dit,  «  les  cordons 
de  la  bourse  ».  Elle  effectue  elle-même  la  plupart  des  travaux 
de  laiterie,  donne  les  soins  à  la  basse-cour,  sans  pour  cela  né- 
gliger son  ménage.  Les  jours  de  marché,  elle  quitte  la  ferme  de 
bon  matin,  avec  une  voiture  chargée  de  provisions  qu'elle  va 


LES    SPÉCIALISATIONS    ACTUELLES.  41 

Vendre  à  la  ville  voisine.  Elle  sait  tirer  parti  de  tout  et  ne  né- 
glige aucune  source  de  proiits. 

L'instruction  et  l'éducation  qu'elle  a  reçues  dans  sa  jeunesse 
n'en  font  pas  une  pédante  et  ne  T éloignent  pas  des  travaux  un 
peu  rudes  de  la  ferme.  Des  années  passées  au  pensionnat  et  du 
séjour  à  la  ville  elle  a  seulement  conservé  un  certain  air  de 
distinction,  du  goût  pour  le  luxe  et  le  confort.  Elle  s'habille 
avec  élégance,  et,  les  jours  de  fête,  lorsqu'elle  est  parée  d'une 
belle  toilette,  on  la  prendrait  pour  une  vraie  dame. 

Courageuse,  économe,  intelligente,  dévouée,  la  Thiérachienne 
possède  les  cjualités  les  plus  précieuses.  Le  mari  peut  aimer  les 
amusements,  se  donner  du  bon  temps,  il  réussira  quand  même 
s'il  possède  une  femme  capable. 

Nous  avons  déjà  dit  que  la  main-d'œuvre  était  rare  :  en  effet, 
il  n'y  a  presque  pas  d'ouvriers  agricoles  en  Thiérache  ^  ;  cela 
tient  à  ce  que  chacun  possède  un  peu  de  bien,  ce  qui  assure  une 
situation  en  partie  indépendante.  Sans  doute,  ceux  qui  n'ont  pas 
suffisamment  de  quoi  vivre  sont  obligés  d'aller  travailler  chez  les 
autres,  afin  de  trouver  le  complément  de  ressources  qui  leur 
manque;  mais,  comme  ils  savent  que  la  main-d'œuvre  est  rare 
et  très  recherchée,  ils  en  profitent  pour  exiger  un  salaire  élevé  et 
traiter  d'égal  à  égal  avec  le  patron.  Malgré  la  considération  dont 
ils  sont  l'objet,  les  ouvriers  ne  viennent  pas  toujours  très  régu- 
lièrement, et  ce  sont  dans  les  moments  de  presse  qu'ils  s'absen- 
tent le  plus  volontiers.  Souvent  ce  ne  sont  pas  des  occupations 
personnelles,  la  raison  d'un  travail  pressant  à  effectuer  d'un  au- 
tre côté,  qui  empêchent  l'ouvrier  de  se  rendre  chez  son  patron; 
mais  plutôt  le  désir  de  prendre  du  bon  temps,  de  se  reposer  ou 
de  s'amuser,  et  aussi  comme  un  secret  besoin  de  se  prouver  à 
lui-même  son  indépendance.  Volontiers  on  fait  le  lundi;  les  fêtes, 
lorsqu'il  s'en  présentent,  se  prolongent  pendant  plusieurs  jours. 
Et  le  patron  ne  hasarde  que  de  timides  observations;  il  sait  que 


1.  Nous  avons  signalé  que  M.  Mandron occupait  deux  ouvriers  toute  l'année-,  c'est 
là  une  exception  ;  de  plus,  il  convient  de  remarquer  que  les  gens  qu'il  emploie  ne  sont 
pas  des  domestiques  ;  ce  sont  des  ouvriers  à  la  journée  qui  ont  leur  logis  et  y  retour- 
nent prendre  leurs  repas. 


42  LE   TYPE    THIERACUIEN. 

s'il  voulait  se  montrer  trop  raide,  trop  exigeant,  il  perdrait  ses 
ouvriers. 

Autre  chose  encore  contribue  à  raréfier  la  main-d'œuvre  et 
détourne  du  travail  la  classe  la  plus  pauvre  de  la  société.  Il  ne 
faut  pas  oublier  que  la  Thiérache  se  trouve  sur  la  frontière  de 
Belgique  :  la  contrebande  sur  le  tabac,  les  allumettes,  la  den- 
telle, le  café,  la  poudre,  etc..  s'exerce  d'une  façon  active;  c'est 
une  opération  qui  rapporte  de  gros  bénéfices  ;  aussi,  malgré  les 
risques  qu'elle  comporte,  elle  tente  quantité  de  personnes, 
hommes,  femmes  et  enfants  qui  colportent  pour  leur  propre 
compte,  ou,  s'ils  sont  trop  pauvres,  pour  le  compte  de  particu- 
liers. Dans  le  voisinage  des  forêts  il  y  a  aussi  le  braconnage  qui 
détourne  bien  des  activités  d'un  travail  régulier. 

Heureusement,  nous  avons  vu  qu'il  existait  dans  la  région 
une  industrie  qui  laisse,  aux  ouvriers  qu'elle  occupe,  des  loisirs 
durant  l'été  :  la  vannerie.  C'est  parmi  les  ouvriers  vanniers  que 
le  cultivateur  et  l'herbag'er  trouvent  les  auxiliaires  dont  ils  ont 
momentanément  besoin.  Dans  les  cantons  de  Wassigny  et  de 
Nouvion,  on  rencontre  aussi  des  petits  tisserands,  qui  travaillent 
chez  eux,  en  famille,  avec  un  métier  ou  deux;  l'été,  ils  abandon- 
nent volontiers  leur  besogne  pour  aller  faire  la  moisson  dans  les 
environs  de  Paris,  et  à  l'automne  faire  la  cueillefte  du  raisin  en 
Champagne. 

La  fabrication  mécanique.  —  Nous  avons  précédemment  mon- 
tré comment  les  moyens  de  transport,  en  facilitant  V exporta- 
tion, ont  développé  d'une  manière  intensive  la  culture  herbagère. 
Quelques  chiffres  vont  nous  prouver  que  la  production  du  lait  a 
considérablement  augmenté,  durant  ces  dernières  années  ;  elle 

était  : 

En  1890  de  662.769  hectolitres 

—  1896  de  69:^.807  — 

—  1902  de  727.825  — 

A  partir  de  1902,  les  statistiques  officielles  ne  mentionnent 
plus  la  quantité  de  lait  produite  annuellement;  mais  il  est  cer- 
tain que  la  production  suit  toujours  une  marche  ascendante. 


LES   SPÉCIALISATIONS   ACTUELLES.  43 

puisque  le  nombre  des  vaches  laitières,  qui  était  de  35.363  en 
1903,  estpasséà  36.450  en  1906. 

On  ne  saurait  dire  que  cet  accroissement  de  production  ait 
profité  à  la  fabrication  du  beurre  plutôt  qu'à  celle  du  fromage  ; 
l'un  et  l'autre  se  font  également,  parce  qu'ils  trouvent  à  s'expor- 
ter aussi  facilement  et  laissent  les  mêmes  bénéfices.  Aussi  il  arrive 
souvent  que  l'herbager  fait  à  la  fois  du  beurre  et  du  fromage; 
ainsi  M.  L...,  à  Esquehéries,  possède  25  vaches  laitières  et  fait,  du- 
rant la  belle  saison,  60  à  65  kilogrammes  de  beurre  par  semaine 
et  50  fromages  par  jour.  M.  L.  D...  qui  a  31  vaches,  fabrique  90  à 
95  kilogrammes  de  beurre  et  50  fromages  par  jour.  Toutefois, 
il  est  à  remarquer  qu'on  fabrique  de  préférence  le  fromage  du- 
rant l'été;  l'hiver,  la  fermentation  se  produit  moins  facilement  à 
cause  du  froid. 

Bien  qu'il  existe  des  laiteries  industrielles,  le  lait  est  souvent 
utilisé  par  les  producteurs  eux-mêmes.  Aujourd'hui  on  trouve 
couramment  dans  le  commerce  des  écrémeuses  centrifuges  et  des 
barattes  perfectionnées  à  des  prix  abordables;  ces  outils  don- 
nent des  facilités  aux  petits  producteurs,  qui  peuvent  effectuer, 
dans  des  conditions  avantageuses,  la  transformation  de  leur  lait. 
Le  beurre  et  le  fromage  ainsi  fabriqués  sont  conduits  chaque 
semaine,  le  jour  du  marché,  à  la  ville  voisine  où  des  marchands 
en  gros  les  achètent. 

Mais  l'accroissement  de  Texportation  tend  à  amener  la  con- 
centration industrielle.  Ici,  par  suite  de  l'absence  de  classe  su- 
périeure, cette  concentration,  ainsi  que  nous  allons  le  voir, 
prendra  surtout  la  forme  de  la  société  coopérative. 

Les  beurreries  coopératives  sont  fort  nombreuses  ;  ce  sont  des 
sociétés  composées  d'un  nombre  plus  ou  moins  considérable 
d'actionnaires,  tous  producteurs  de  lait,  et  qui  prennent,  en 
souscrivant,  l'engagement  de  livrer  à  la  laiterie  une  partie  dé- 
terminée de  leur  production.  En  général,  ces  sociétés  achètent 
le  lait  à  un  prix  très  bas;  on  m'en  citait  une  qui,  à  certaines 
époques  de  l'année,  le  payait  à  un  prix  inférieur  à  8  centimes 
le  litre;  mais  c'est  là  une  exception,  la  moyenne  du  prix  d'achat 
est  un  peu  plus  élevée,  elle  varie  entre  8  et  11  centimes.  Les 


44  LE    TYPE    THIÉRACHIEN. 

actionnaires  supportent  aisément  cette  vente  à  bas  prix;  ils  sa- 
vent qu'ils  se  rattraperont  à  la  tin  de  l'année,  lorsqu'on  fera  la 
répartition  du  dividende  ;  il  n'en  est  pas  de  même  des  tout  petits 
producteurs  non  actionnaires,  de  ceux  par  exemple  qui  ne  pos- 
sèdent que  deux  ou  trois  vaches,  c'est-à-dire  trop  peu  pour 
pouvoir  transformer  économiquement  leur  lait.  Aussi  les  exi- 
gences des  laiteries  industrielles  ont  maintenu  chez  le  petit 
producteur  l'habitude  de  travailler  lui-même  son  lait.- 

Les  laiteries  fabriquent  surtout  le  beurre  et  le  fromage  blanc; 
les  beurres  sont  expédiés  vers  Paris  et  les  départements  du  Nord, 
de  la  Marne,  de  l'Oise,  du  Pas-de-Calais;  une  certaine  quantité 
passe  à  l'étranger,  en  Angleterre.  Les  caillés  frais  font  l'objet 
d'un  commerce  avec  le  Nord  et  la  Belgique;  les  exportations 
annuelles  atteignent  environ  un  million  de  kilogrammes.  Le 
prix  moyen  de  ce  produit  varie  de  16  à  17  francs  le  quintal.  En 
hiver,  il  peut  atteindre  24  francs  en  raison  de  la  rareté  de  la 
marchandise,  tandis  que  l'été,  dans  la  période  de  forte  produc- 
tion, le  prix  descend  à  14  francs.  A  cette  époque,  ce  caillé  est 
expédié,  par  quantités  qui  ne  sont  pas  inférieures  à  1.000  kilo- 
grammes, aux  marchands  de  fromage  de  Hal  (Belgique),  qui 
l'emploient  pour  fabriquer  des  fromages  dits  «  de  Bruxelles  ». 

La  presque  totalité  des  caillés  de  Thiérache  est  vendue  dans 
cette  région.  Le  reste  est  livré  aux  marchands  de  beurre  qui 
le  détaillent  aux  ouvriers  mineurs  français  et  belges,  qui  sont, 
parait-il,  friands  de  ce  produit. 

La  laiterie  de  Leschelles  est  outillée  pour  fabriquer  la  poudre 
de  lait;  cette  poudre,  délayée  dans  l'eau,  permet  de  reconsti- 
tuer le  lait;  vendue  en  boites  métalliques,  elle  est  expédiée  vers 
Paris,  pour  de  là  être  envoyée  dans  les  colonies  où  elle  trouve 
surtout  son  emploi. 

Il  vient  de  se  monter,  sur  le  môme  principe  que  les  beur- 
reries,  une  fromagerie  industrielle  pour  la  fabrication  du 
fromage  de  Maroilles;  jusqu'à  présent,  la  chose  n'avait  pas 
encore  été  tentée,  parce  que  l'exploitation  en  grand  ne  semblait 
offrir  aucun  avantage  ;  le  retournement  du  fromage  notamment 
est  une  opération  délicate  demandant  beaucoup   de   soins,   et 


LES    SPÉCIALISATIONS   ACTUELLES.  '  45 

qui  ne  pouvait  se  faire  qu'à  la  main.  On  est  parvenu,  parait- 
il,  à  effectuer  ce  travail  inécaniquement;  dans  ces  conditions,  la 
spécialisation  doit  donner  de  bons  résultats. 

A  côté  des  sociétés  par  actions,  il  s'est  formé  de  véritables 
coopératives  de  tout  petits  producteurs;  ceux-là  paient  le  lait 
un  peu  plus  cher,  environ  li  centimes  le  litre,  mais  ces  asso- 
ciations sont  encore  peu  nombreuses;  il  n'en  existe  que  trois 
dans  l'arrondissement.  Les  laiteries  qui  ne  possèdent  qu'un 
petit  nombre  d'actionnaires,  et  qui  s'enrichissent  aux  dépens 
des  herbagers  qui  leur  fournissent  le  lait  à  bas  prix,  font  tout 
leur  possible  pour  empocher  le  développement  de  ces  coopéra- 
tives; elles  craignent  de  se  voir  enlever  le  monopole  de  fait 
qu'elles  exercent  actuellement. 

Outre  ces  coopératives  de  production,  il  existe  de  nom- 
breuses coopératives  de  consommation;  il  y  a  des  boulangeries 
coopératives  dans  la  plupart  des  communes. 

Les  chutes  d'eau  que  l'on  rencontre  le  long  des  ruisseaux 
et  des  rivières^  ont  permis  à  l'industrie  de  se  maintenir.  La 
puissance  des  chutes  est  fort  variable  ;  il  en  est  qui  font  seule- 
ment 2  ou  3  chevaux  et  d'autres  qui  peuvent  fournir  jusqu'à 
50  et  60.  Les  moulins,  autrefois  si  nombreux,  disparaissent; 
cela  est  dû,  d'une  part,  à  la  culture  qui  recule  devant  le  pâtu- 
rage, et,  d'autre  part,  aux  transports  qui  ont  facilité  l'expé- 
dition des  grains,  sans  trop  de  frais,  vers  les  grandes  exploi- 
tations; là,  on  dispose  d'un  outillage  perfectionné,  qui  permet 
de  moudre  dans  des  conditions  de  bon  marché  auxquelles  ne 
peuvent  arriver  les  petits  meuniers.  Mais,  si  les  moulins  dispa- 
raissent^ la  force  motrice  qu'ils  employaient  n'est  pas  per- 
due, au  contraire;  aussitôt  qu'une  chute  devient  disponible, 
on  fait  venir  des  ingénieurs  pour  s'assurer  s'il  ne  serait  pas 
possible  de  l'utiliser  d'une  façon  plus  profitable  qu'aupara- 
vant; on  remplace  l'anticjue  roue  par  une  turbine  à  grand 
rendement,  et  on  monte  une  usine  productrice  d'électricité. 
Beaucoup  de  villages,  en  Thiérache,  possèdent  maintenant  ce 
mode  si  pratique  d'éclairage  et  de  force  motrice.  Généralement, 
on  traite  à  forfait  avec  les  consommateurs,  à  raison  de  tant  par 


46  LE   TYPE    THIÉRACHIEN. 

lampe  et  par  an  (de  18  à  20  francs  pour  une  lampe  de  16  bou- 
gies). Dans  la  journée,  le  courant  est  employé  à  actionner  les 
machines  des  fermes  environnantes  :  écrémeuses,  malaxeurs, 
hache-paille,  pompes,  batteuses,  etc.,  ou  bien  encore  à  faire 
mouvoir  les  outils  des  petits  artisans  du  village,  la  machine 
à  percer  du  maréchal,  le  tour  et  la  scie  du  charron,  le  pétrin 
du  boulanger. 

Malgré  le  voisinage  de  la  forêt,  il  y  a  peu  de  scieries,  car 
le  bois  est  généralement  exporté  brut. 

Ce  n'est  pas  un  seul  individu  qui  peut  arriver  à  couvrir  les 
frais  assez  considérables,  nécessités  par  l'installation  d'une 
usine  électrique  :  achat  des  machines  dynamos,  des  tableaux 
de  distribution,  des  poteaux,  câbles,  conducteurs,  etc.  Le  plus 
souvent  il  se  forme  une  société.  Depuis  quelques  années,  les 
associations  ayant  en  vue  l'utilisation  de  la  houille  blanche,  re- 
çoivent du  ministère  de  l'agriculture  (Service  des  améliorations 
agricoles),  des  subventions  prélevées  sur  les  fonds  du  pari 
mutuel;  l'importance  des  sommes  versées  atteint  parfois  20  et 
même  25  p.  100  de  la  dépense  totale.  Grâce  à  ces  encouragements, 
et  aussi  à  l'influence  des  professeurs  d'agriculture,  qui  vont, 
jusque  dans  les  moindres  villages,  prêcher  les  idées  de  pro- 
grès et  cherchent  à  grouper  les  bonnes  volontés,  les  stations 
électriques  se  sont  multipliées  en  Thiérache  durant  ces  der- 
nières années. 

Voici  un  exemple  d'association  pour  la  production  et  la  distri- 
bution de  l'énergie  électrique. 

En  1906,  s'est  formé  à  Neuve-Maison  (canton  d'Hirson)  un  syn- 
dicat ayant  pour  objet  l'établissement  de  l'éclairage  électrique 
et  la  distribution  de  la  force  motrice  dans  la  commune,  en  utili- 
sant une  chute  d'eau  de  la  rivière  l'Oise.  Cette  association  est  la 
première  du  genre  qui  se  soit  constituée  en  France,  pour  profiter 
des  avantages  accordés  par  le  Ministère  de  l'agriculture  {Ser- 
vice des  Améliorations  agricoles);  elle  témoigne  par  conséquent 
d'un  certain  esprit  d'initiative  ^ 

1.  L  instiluleur  de  Neuve-Maison,  M.  Lécalat,  a  joué  un  rôle  actif  dans  l'organisa- 


LES   SPÉCIALISAÏIO.NS   ACTUELLES.  47 

La  dépense  nécessitée  pour  l'aménagement  de  l'usine,  en 
l'espèce  un  ancien  moulin  actionné  par  une  turbine,  l'achat  et 
le  montage  de  la  dynamo,  des  tableaux  de  distriljution,  des 
canalisations,  etc.,  s'est  élevée  à  48.500  francs;  sur  cette  somme, 
l'État  s'est  engagé  à  donner  une  subvention  de  11.835  francs, 
soit  le  quart  environ  de  la  dépense  totale;  mais,  le  Service  des 
améliorations  agricoles,  auquel  les  plans  et  devis  ont  été  soumis, 
avait  en  outre  imposé  l'emploi  d'un  moteur  à  gaz  pauvre,  afin 
de  pouvoir  parer  à  toute  éventualité,  et  permettre  d'assurer  le 
service  pendant  les  périodes  d'étiage  ou  en  cas  d'accident;  cette 
machine  n'ayant  pas  été  installée,  il  est  probable  que  la  subven- 
tion promise  se  trouvera  diminuée;  on  ne  saurait  dire  au  juste 
dans  quelle  proportion,  car,  à  l'heure  actuelle,  les  comptes  ne 
sont  pas  encore  réglés. 

Les  7i  membres  composant  l'association  ont  souscrit  entre 
eux  435  parts  de  25  francs,  ce  qui  représente  un  capital  de 
10.875  francs;  le  reste  de  la  somme  a  été  emprunté  et  sera 
remboursé  par  annuités  dans  un  délai  de  vingt  années.  Ainsi, 
grâce  à  la  subvention  de  l'État,  il  a  suffi  de  trouver  10.875  francs, 
pour  entreprendre  des  travaux  d'un  import  de  48.500  francs,  et 
en  payer  immédiatement  la  moitié. 

La  chute  donne,  en  temps  ordinaire,  une  force  motrice  de 
33  chevaux,  qui  sont  transformés  en  courant  continu  à  basse 
tension.  L'électricité  produite  sert  à  l'éclairage  de  la  commune 
et  des  particuliers,  ainsi  qu'à  la  distribution  de  la  force  motrice. 
Actuellement,  il  y  a  150  lampes  en  service  et  13  moteurs  dont 
la  force  varie  entre  1  cheval  3  et  5  chevaux  8.  Cette  quantité 
relativement  considérable  de  moteurs,  employés  dans  une 
commune  qui  compte  seulement  820  habitants,  montre  le  déve- 
loppement atteint  par  la  petite  industrie  dans  cette  région. 

L'éclairage  de  la  commune  est  fait  à  raison  de  2  centimes  i 
l'hectowatt;  pour  les  particuliers  ayant  à  la  fois  l'éclairage  et  la 
force  motrice,  le  prix  est  également  de  2  centimes  i,  mais  avec 
compteur  obligatoire;  les  souscripteurs  de  parts  qui  emploient 

tiou  de  ce  syndicat,  et  il  a  vigoureusement  secondé  les  efforts  faits  par  M.  Tandart. 
professeur  d'agriculture. 


LE    TYPE    TniERACHIEN. 


uniquement  Téclairage,  paient  l'hectowatt  3  centimes  8  au  comp- 
teur, et,  pour  les  non-soiiscripteiirs,  la  même  quantité  d'électri- 
cité est  vendue  4  centimes  5.  Enfin  pour  ceux  qui  ne  veulent  pas  de 
compteur,  on  traite  à  forfait  et  à  la  lampe,  à  raison  de  16  francs 
par  an  pour  une  lampe  de  16  bougies  pour  les  souscripteurs  et 
de  19  francs  pour  les  non-souscripteurs. 

L'usine  a  été  mise  en  service  le  1"  octobre  1906;  la  pratique 
a  démontré  que  les  prix  de  vente  que  nous  venons  d'indiquer 
étaient  trop  faibles;  un  des  administrateurs  me  disait  que,  pour 
que  la  société  puisse  arriver  à  faire  ses  affaires,  il  faudrait  que  le 
tarif  soit  relevé  d'un  quart.  Mais  la  nécessité  rend  ingénieux  :  les 
sociétaires  ont  acheté  une  meule  à  concasser  les  grains;  cette 
machine  est  louée  aux  uns  et  aux  autres,  et  le  produit  de  la 
location  vient  en  aide  pour  permettre  de  balancer  le  budget. 

A  l'heure  actuelle,  plusieurs  associations  du  même  genre  sont 
en  voie  de  formation.  Mais  il  existe  quantité  d'autres  installa- 
tions électriques  rurales  qui  relèvent  de  l'initiative  privée,  ou 
sont  l'œuvre  d'associations  composées  seulement  de  quelques 
personnes  (agriculteurs,  herbagers  ou  industriels).  C'est  ainsi 
qu'Etréaupont,  Origny,  Marly,  Proisy,  Monceau-sur-l'Oise, 
Burelles,  Leuze  et  Franqueville  jouissent  déjà  des  bienfaits  de 
l'électricité.  Ajoutons  que  certaines  de  ces  installations  rayonnent 
sur  plusieurs  conmiunes  et  que  beaucoup  de  particuliers  qui  dis- 
posent d'une  force  motrice  naturelle  ont  monté  l'électricité  pour 
leur  usage  personnel  ou  celui  de  quelques  voisins. 

Mais  les  forces  hydrauliques  trouvent  d'autres  emplois;  ainsi, 
à   Vervins,  c'est  la  roue  d'un  ancien  moulin  qui  élève  l'eau 
potable  nécessaire  à  l'ahmentation  de  la  ville  ;  il  en  sera  de  même 
prochainement  à  Hirson  ;  le  moulin  de  La  Hérie  a  été  acheté  pour- 
servir  à  cet  usage. 

C'est  l'eau  également  j^ui  fait  mouvoir  les  machines  des 
papeteries  et  cartonneries  de  Rougeries,  Marfontaine  et  Voul- 
paix. 

Dans  les  endroits  où  les  chutes  représentent  une  force  motrice 
suffisante,  des  filatures  et  des  tissages  sont  venus  s'installer;  on 


LES    SPÉCIALISATIONS   ACTUELLES.  49 

ne  compte  pas  moins  de  27  usines  de  ce  genre  sur  toute  l'éten- 
due de  l'arrondissement.  Quelques-uns  de  ces  établissements 
sont  très  importants;  le  tissage  de  Bouc,  à  lui  seul,  actionne 
GOO  métiers  et  occupe  près  de  800  ouvriers.  Mais  les  fabriques 
sont  devenues  tellement  importantes  que  la  vapeur  est  obligée 
de  venir  en  aide  aux  forces  naturelles. 

La  forêt  a  favorisé  rétablissement  d'industries  pour  lesquelles 
le  combustible  est  l'élément  indispensable  ;  il  y  a  des  verreries  à 
Hirson,  à  Quiquengrogne  et  au  Garmouset.  Dea  forges  et  la)ni- 
nom  s'étaient  installés  autrefois  au  Pas-Bayard,  où  ils  jouissaient 
d'une  situation  tout  à  fait  exceptionnelle,  puisqu'ils  se  trou- 
vaient près  d'un  graud  étang,  procurant  une  force  motrice  cons- 
tante, et  étaient  entourés  d'immenses  forêts.  Mais  aujourd'hui  le 
bois  n'est  plus  guère  utilisé  comme  combustiJ^le  ;  on  lui  préfère 
la  houille,  que  les  moyens  de  transport  ont  permis  de  fournir 
à  bon  marché;  aussi,  au  cours  de  cette  évolution^  les  hauts  four- 
neaux du  Pas-Bayard  ont  perdu  le  bénéfice  de  leur  situation  ; 
ils  ont  été  transformés  en  fonderie  de  seconde  fusion;  ils  ap- 
partiennent aujourd'hui  aux  usines  de  Sougland,  qui  se  sont 
fait  une  spécialité  de  la  construction  des  appareils  de  chauf- 
fage. 

On  fabrique  également  des  appareils  de  chauffage  et  des 
objets  en  fonte  émaillée,  à  Guise,  dans  l'usine  du  Familistère, 
créé  autrefois  par  Godin.  Cette  spécialité  est  l'objet  d'un  grand 
commerce  d'exportation. 

A  Saint-Michel,  on  trouve  des  fabriques  de  chaussures,  une 
boulonnerie,  et  une  fonderie.  Il  y  a  une  fonderie  et  un  atelier  de 
construction  de  machines  agricoles  à  La  Vallée-aux-Bleds  ;  une 
fabrique  de  chicorée,  une  fabrique  de  bi^osses  et  pinceaux  et  une 
raffinerie  de  corps  gras  à  La  Gapelle.  A  Effy,  la  Société  pari- 
sienne des  fourneaux  Briffaut  a  acheté  une  ancienne  filature 
qui  était  actionnée  par  une  chute  d'eau,  pour  y  installer  un 
atelier  de  construction  très  important.  Hirson  possède  une  fon- 
derie  d'acier  et  plusieurs  usines  dans  lesquelles  on  fabrique  la 
camelote  (bimbeloterie,  casseroles,  jouets,  etc.).  La  broderie 
mécanique  est  fabriquée  à  Wassigny  et  à  Grougis. 

4 


IV 


LES  EFFETS  SOCIAUX  DE  L'HERBAGE 


Le  développement  admirable  qu'a  pris  le  pays,  par  suite  de 
la  facilité  des  transports,  a  fait  pénétrer  dans  toutes  les  classes  de 
la  société  plus  de  bien-être  et  de  confortable.  Le  Tliiérachien 
d'aujourd'hui  ne  doit  plus  voyager  au  loin,  pendant  des 
mois,  pour  vendre  les  produits  de  son  industrie.  Il  est  même 
devenu  casanier.  Sa  première  ambition  est  de  posséder  son 
foyer;  il  s'y  attache,  il  l'embellit,  il  s'ingénie  à  eh  rendre  le 
séjour  agréable,  parce  que  c'est  là  que  s'écoule  la  plus  grande 
partie  de  sa  vie.  On  n'y  rencontre  pas  un  luxe  criard  et  tapa- 
geur, mais  de  ces  bons  meubles  solides  qui  durent  toute  une 
existence.  L'intérieur  est  celui  d'un  petit  rentier;  mais  ce  qui 
est  le  plus  remarquable,  c'est  l'extrême  propreté  qui  règne 
partout. 

Les  femmes  suivent  la  mode;  lorsqu'elles  sortent  pour  un 
voyage,  une  réunion  de  famille,  ou  pour  rendre  visite  à  des 
amis,  elles  sont  mises  simplement  mais  avec  une  certaine  élé- 
gance; elles  ont  souci  de  ne  pas  paraître  ridicules;  aussi,  malgré 
le  peu  d'occasions  qui  se  présentent  de  sortir,  elles  font,  chaque 
année,  des  frais  de  toilette  assez  considérables.  Les  hommes 
veillent  avec  soin  sur  leur  tenue,  jamais  ils  ne  consentiraient 
à  aller  en  ville  sans  être  habillés  d'un  bon  complet  de  draperie. 

L'herbager  se  nourrit  bien.  Le  repas  de  raidi  est  le  plus  sul)- 
stantiel;  il  comprend  un  plat  ou  deux,  viande  et  légumes,  pré- 


LES   EFFETS   SOCIAUX    DE    l.'lIERBAGE.  ol 

parés  avec  soin  et  suffisamment  abondants;  le  dessert  se  com- 
pose de  beurre  ou  de  fromage  et  de  fruits  dans  la  saison;  le 
soir,  on  se  contente  généralement  du  potage,  d'œufs  et  d'un  peu 
de  laitage.  La  boisson  habituelle  est  le  cidre,  mais  il  y  a  partout 
en  réserve  à  la  cave  quelques  lionnes  bouteilles  de  vins  fins, 
pour  les  jours  de  fête  ou  de  réception.  Chez  lui,  Fherbager  est 
sobre,  il  se  distrait  le  soir  en  lisant  les  journaux,  et,  le  dimanche, 
en  faisant  une  partie  de  boules  avec  ses  voisins.  La  chasse  est 
aussi  une  distraction  fort  en  honneur,  c'est  l'occasion  de  joyeuses 
réunions.  On  a  une  préférence  marquée  pour  les  exercices  en 
plein  air. 

L'existence  un  peu  monotone  qu'on  mène  à  la  ferme  finit  par 
peser  à  l'herbager  aussi  bien  qu'au  cultivateur  ;  de  temps  en 
temps,  pour  y  échapper,  ils  sont  heureux  de  saisir  le  prétexte 
de  V agence  '  qui  se  tient  chaque  semaine  à  la  ville  voisine  ;  là 
on  se  retrouve  entre  amis  ;  tout  en  causant  bruyamment,  en 
faisant  des  parties,  il  arrive  parfois  qu'on  boit  plus  que  de  rai- 
son, surtout  lorsqu'on  a  réalisé  une  bonne  affaire;  on  commence 
par  des  chopes  de  bière  et  on  finit  par  le  Champagne.  Le  niveau 
de  la  conversation  n'est  pas  très  relevé;  la  plaisanterie  conserve 
une  forme  des  plus  gauloises  et  quelque  peu  grossière.  Il  est 
vrai  que  les  distractions  qui  seraient  capables  de  charmer  l'es- 
prit, de  l'affiner,  font  complètement  défaut;  aussi,  on  ne  se 
montre  pas  exigeant  sur  le  choix  des  spectacles  ;  les  établissements 
forains  de  passage,  lors  des  fêtes  et  foires,  obtiennent  un  vrai 
succès. 

On  vit  chez  soi,  en  famille;  mais,  pour  tromper  les  longues 
soirées  d'hiver,  on  organise  des  réceptions  entre  voisins,  on  a 
conservé  l'usage  de  la  veillée  ;  on  adore  les  bavardages  sur  le 
pas  des  portes;  on  s'intéresse  énormément  à  tout  ce  qui  se 
passe,  à  tout  ce  qui  se  dit  et  se  fait  chez  les  autres.  On  aime 
beaucoup  les  cancans. 

1.  On  donne  le  nom  d'agence  à  une  réunion  de  cultivateurs  et,  d'iierbagers  qui 
se  tient  chaque  semaine  à  jour  fixe,  à  une  heure  déterminée,  dans  un  café  de  la 
ville.  Là,  tout  en  buvant,  courtiers  et  acheteurs  font  leurs  propositions  et  traitent  des 
affaires. 


52  LE    TYPE   THIÉRACHIEN. 

L'argile  limoneuse  a  fourni  de  tout  temps  les  matériaux  né- 
cessaires à  rédification  des  maisons.  Autrefois  elles  étaient  faites 
de  torchis,  espèce  de  mortier  composé  d'argile  et  de  paille  ha- 
chée; aujourd'hui  on  n'emploie  plus  que  la  brique  cuite. 

L'herbager  aime  ses  aises,  cela  se  voit,  rien  qu'à  l'aspect 
extérieur  de  son  habitation  :  en  bordure  le  long  d'une  route, 
coifTée  d'un  immense  toit  d'ardoise,  sans  ornements,  sans  inuti- 
lités, elle  a  un  air  robuste,  solide,  engageant,  qui  inspire  con- 
fiance. Quelquefois,  un  rosier,  une  glycine,  encadrent  une  fe- 
nêtre ou  une  porte,  et  forment,  durant  la  belle  saison,  un  décor 
charmant.  Au  cours  de  mes  promenades,  j'ai  souvent  remarqué 
le  goût  des  habitants  pour  les  fleurs  ;  on  y  apporte  une  véritable 
coquetterie  ;  presque  partout,  la  partie  qui  sépare  la  maison  du 
chemin,  est  occupée  par  un  petit  jardinet  soigné  avec  amour; 
du  printemps  à  l'automne,  les  fleurs  les  plus  riches  s'y  suc- 
eèdeat,  dans  des  parterres  qui  charmeut  les  yeux. 

On  sent  aussi  combien  chacun  est  jaloux  de  son  indépen- 
dance; les  maisons  sont  isolées,  quelquefois  séparées  les  unes 
des  autres  par  des  espaces  assez  considérables;  on  est  sur  son 
domaine,  la  propriété  entoure  l'habitation. 

Cette  disposition  donne  aux  villages  une  physionomie  parti- 
culière, ils  sont  tout  en  longueur  sur  les  routes;  de  là  l'appel- 
lation de  Rue  qu'on  leur  donne  :  la  mie  des  Juifs,  la  rue  Heu- 
reuse, etc..  Chaque  commune  a  de  nombreux  hameaux,  des 
écarts^  en  sorte  que  souvent  on  passe  d'un  village  dans  un 
autre  sans  cesser  de  rencontrer  des  habitations. 

En  entrant  à  l'intérieur,  nous  trouvons  un  logement  salubre, 
composé  de  pièces  spacieuses  en  nombre  suffisant.  Des  meubles 
disparates,  mais  solides  et  empreints  d'un  certain  cachet  artis- 
tique, composent  le  mobilier.  On  aime  les  vieilles  armoires 
en  chêne  massif;  il  n'est  guère  de  maisons  où  je  n'en  ai  aperçu 
au  moins  une  ;  on  se  les  transmet  de  génération  en  génération 
comme  des  reliques  de  famille;  aussi,  à  force  d'être  frottées  et 
astiquées,  elles  ont  pris  de  délicieuses  teintes  ambrées.  Au 
cours  de  mes  visites,  j'ai  souvent  vu  des  journaux  et  des  revues 
agricoles  tramer  un  peu  au  hasard  sur  une  table  ou  dans  l'en- 


LES   EFFETS  SOCIAUX    DE    L'ilEHnAr.K.  53 

coignure  d'une  fenêtre;  quelquefois  aussi,  des  livres  bien 
rangés  sur  une  étagère  ;  ceci  dénote  un  besoin  de  se  renseigner, 
de  s'instruire,  de  faire  une  petite  place  à  l'esprit.  Dans  chaque 
babitation,  il  y  a  une  pièce  aménagée  avec  plus  de  soin,  avec 
une  certaine  recherche,  généralement  la  salle  à  manger;  c'est 
là  qu'on  reçoit  les  visiteurs;  il  n'est  pas  rare  d'y  trouver  un 
piano,  sur  lequel  hélas!  la  jeune  fermière  n'a  plus  guère  le 
temps  de  s'exercer. 

La  laiterie  est  tenue  avec  la  plus  méticuleuse  propreté  ;  tous 
les  ustensiles,  vases,  écrémeuses,  barattes,  sont  lavés  à  grande 
eau  et  rangés  aussitôt  qu'on  a  fini  de  s'en  servir.  Ceux  qui 
fabriquent  le  fromage  ont  de  grandes  caves  ou  celliers  ;  il  s'en 
dégage  une  odeur  nauséabonde  qui  incommode  vivement  ceux 
qui  n'y  sont  pas  habitués. 

Les  étables,  granges,  remises  et  autres  bâtiments  sont  presque 
partout  indépendants  de  la  maison  d'habitation;  ils  encadrent 
la  cour. 

Nous  avons  vu  que  la  femme  joue  un  rôle  'prépondérant  au 
foyer ;ce^i  qu'en  effet,,  chez  l'herbager,  la  plupart  des  travaux 
ressortissent  de  sa  compétence  ;  aussi  l'homme  lui  abandonne-t-il 
volontiers  la  direction.  Il  ne  se  traite  pas  une  affaire  sans 
qu'elle  ne  soit  appelée  à  donner  son  avis,  et  sans  qu'elle  ne 
prenne  une  part  active  à  la  discussion.  C'est  elle  qui  va  au 
marché  vendre  les  produits  de  la  ferme,  et  elle  excelle  dans 
cette  besogne;  elle  y  apporte  une  véritable  science;  personne 
ne  connaît  mieux  les  effets  de  la  loi  de  l'offre  et  de  la  demande  ; 
longtemps  à  l'avance  elle  prépare  ses  réserves  pour  les  écouler 
au  meilleur  moment.  J'en  ai  vu  qui  n'hésitaient  pas  à  se  mettre 
en  route  par  les  plus  mauvaises  matinées  d'hiver,  en  pleine 
obscurité,  alors  que  la  neige  tombait  en  grande  abondance  et 
qu'on  n'avançait  qu'avec  les  plus  grandes  difficultés;  eh  bien, 
elles  éprouvaient  une  certaine  joie  de  voyager  par  ce  temps  épou- 
vantable, elles  caressaient  l'espoir  que  sans  doute  beaucoup  de 
leurs  concurrentes  seraient  restées  chez  elles,  et  qu'alors  le 
beurre  et  les  œufs  se  vendraient  très  cher. 

Nous  avons  montré  plus  haut  lamour  du  Thiérachien  pour 


Oi  LE   TYPE    TllIERACUIEN. 

la  possession  du  sol;  ceci  explique  son  attachement  au  pays  et 
sa  répulsion  pour  l'émigration.  Si  l'on  y  ajoute  la  loi  du  partage 
égal  qui  tend  à  morceler  les  domaines,  on  comprendra  que  l'on 
aboutisse  à  la  limitation  de  la  natalitc.  Aussi,  les  familles  nom- 
breuses sont  assez  rares,  on  se  contente  d'un  ou  deux  enfants. 

Garçons  et  filles  reçoivent  l'instruction  primaire  à  l'école  de 
leur  village;  puis,  ceux  qui  appartiennent  à  la  classe  aisée, 
sont,  vers  l'âge  de  douze  ou  treize  ans,  envoyés  pendant  quel- 
ques années  dans  un  établissement  secondaire  ou  un  pen- 
sionnat de  la  ville.  Ceux  qui  continuent  leurs  études,  et  se  di- 
rigent vers  les  carrières  libérales,  sont  une  exception  ;  le  plus 
souvent  à  seize,  dix-sept  ans,  ils  reviennent  à  la  ferme  pour  aider 
leurs  parents  et  faire  leur  apprentissage.  Puis  les  garçons  s'en 
vont  au  régiment;  à  leur  retour  ils  n'ont  plus  qu'un  souci,  fonder 
un  nouveau  foyer.  Il  arrive  qu'ils  peuvent  dès  lors  reprendre 
la  ferme  de  leurs  parents  ou  de  leurs  beaux-parents,  mais  très 
souvent,  ils  reprennent,  en  attendant,  une  ferme  dans  le  voisi- 
nage, grâce  au  petit  capital  qu'ils  reçoivent  de  leur  famille  au 
moment  du  mariage,  capital  auquel  vjent  s'ajouter  la  dot  de 
la  femme.  Pour  le  surplus,  le  père  se  porte  garant  pour  son 
tils.  V ('tablissejyient  des  enfants  se  fait  donc  par  la  famille. 

Un  fermier  trouve  facilement  à  se  marier,  car  les  jeunes 
filles,  contrairement  à  ce  qui  se  passe  aujourd'hui  dans  beau- 
coup d'endroits,  ne  recherchent  pas  les  fonctionnaires  ou  les 
employés;  la  ville  ne  les  attire  pas,  et  cela  se  comprend,  il  y  a 
si  peu  de  villes  en  Thiérache;  la  localité  la  plus  importante, 
Hirson,  n'a  que  8.500  habitants.  Et  puis,  elles  aiment  leur  pays, 
elles  tiennent  à  y  rester;  habituées  de  bonne  heure  au  travail 
et  à  l'économie,  elles  ont  l'esprit  pratique;  d'ailleurs,  elles  n'ont 
jamais  grand  temps  pour  rêver,  pour  se  bercer  d'un  idéal  ; 
elles  savent,  dès  l'enfance,  qu'elles  seront  fermières  un  jour  et 
elles  s'y  préparent  de  leur  mieux. 

L'herbager  est  intelligent,  ouvert  aux  idées  de  progrès;  il 
s'intéresse  aux  perfectionnements  que  la  science  apporte  dans 
son  industrie,  par  la  lecture  de  revues  agricoles,  de  journaux 
spéciaux  et  aussi  en  allant  visiter  les  expositions  annuelles  (con- 


LES    EH^FETS    SOCIAUX    DE    l'iIERBAGE.  55 

cours  général  agricole,  concours  du  comice).  Cependant  il  n'ap- 
plique que  lentement  les  méthodes  nouvelles  ;  la  crainte  de  se 
tromper  le  rend  d  une  prudence  excessive.  Il  n'est  venu  aux 
machines,  aux  engrais,  à  l'assurance  par  la  mutualité,  qu'après 
en  avoir  vu  faire  l'essai  ailleurs,  par  d'autres. 

Il  a  l'esprit  d'association  ;  en  son  for  intérieur,  il  en  reconnaît 
l'impérieuse  nécessité;  mais,  pour  rien  au  monde,  il  ne  consenti- 
rait à  prendre  la  direction,  à  se  mettre  à  la  tête  du  mouvement; 
de  sorte  qu'il  faut  qu'une  influence  étrangère  intervienne  pour 
grouper  les  bonnes  volontés.  Au  fond,  il  y  a  un  peu  d'égoïsme  et 
d'apathie,  on  voudrait  tirer  profit,  sans  avoir  à  agir,  sans  payer 
de  sa  personne  ;  on  aime  mieux  laisser  faire  le  travail  prépara- 
toire, l'organisation,  par  d'autres;  on  s'abandonne  aux  hommes 
d'action.  Et  même  lorsque  la  voie  est  tracée,  on  sent  encore  des 
réticences;  les  uns,  avant  de  se  décider,  s'inquiètent  de  sa- 
voir si  Messieurs  X  et  Y,  qu'ils  considèrent  comme  leur  étant 
supérieurs,  feront  partie  de  l'association;  les  autres,  pour  justi- 
fier leur  abstention,  invoquent  des  raisons  politiques,  ou  se  re- 
tranchent derrière  des  questions  de  personne  ou  de  clocher.  Le 
plus  difficile,  c'est  de  donner  le  branle  et  de  trouver  un  pre- 
mier noyau  d'adhérents. 

Le  Thiérachien  ne  croit  pas  au  désintéressement  :  quand  il  se 
voit  sollicité  de  se  former  en  groupement,  il  ne  manque  pas 
de  se  demander  :  «  Quel  intérêt  le  Monsieur  qui  est  à  la  tête 
peut  bien  avoir  à  cela?  » 

Mais,  à  vrai  dire,  les  opposants  et  les  réfractaires  systématiques 
sont  rares  ;  une  fois  qu'ils  ont  bien  compris  le  but  et  les  avan- 
tages qu'ils  peuvent  retirer  de  l'association,  quand  ils  l'ont  vu 
fonctionner,  ils  n'hésitent  plus.  Un  professeur  d'agriculture  me 
disait  récemment  que,  dans  toutes  les  communes  où  il  avait 
essayé  la  formation  d'un  syndicat  agricole,  il  avait  réussi  et  que 
l'extension  en  était  certaine. 

Il  y  avait  seulement  quatre  coopératives  agricoles  (appelées  im- 
proprement syndicats)  dans  l'arrondissement  de  Vervins, avant  le 
l"janvier  1906;  ily  en  a  tm^M  l'heure  actuelle.  Il  e\\<iie  trente- 
trois  sociétés  d' assurance  mutuelle  contre  la  mortalité  du  bétail, 


56  LE    TYPE   THIÉRACeiE.X. 

et  une  caisse  de  réassio^ance,  dont  le  siège  est  à  Yervins.  Ces  so- 
ciétés d'assurance  et  de  réassurance  reçoivent  des  subventions 
de  l'État  et  du  département.  L'État  verse,  à  titre  de  première 
mise,  une  somme  variant  de  300  à  8t)0  francs,  qui  peut 
d'ailleurs  être  renouvelée  dans  les  années  où  les  sinistres  sont 
nombreux;  le  Conseil  général  alloue  uniformément  à  toute 
société  une  subvention  annuelle  de  50  francs.  La  prime  deman- 
dée est  de  1  à  2  p.  100  du  capital  assuré;  l'indemnité  payée  en  cas 
de  sinistre  est  de  75  p.  100  de  la  perte  réelle.  Le  capital  assuré 
parles  différentes  mutuelles  créées  jusqu'ici  atteint  près  de  deux 
millions. 

On  trouve  aussi,  dans  l'arrondissement,  quatre  caisses  de  crédit 
agricole,  groupant  ensemble  120  adhérents,  et  ayant  un  ca- 
pital social  de  30.000  francs. 

Il  s'est  formé,  au  début  de  l'année  1908,  un  syndicat  dlier- 
bagers,  ayant  jjour  objet  la  répression  des  fraudes  sur  les  beurres 
et  la  vente  des  pommes.  A  priori,  il  semble  qu'il  y  ait  là  deux 
objets  bien  difïérents,  qui  jurent  d'être  accouplés;  cela  s'ex- 
plique par  le  fait  qu'un  herbager  est  toujours  doublé  d'un  ven- 
deur de  pommes.  En  effet,  pour  élever  des  vaches,  il  faut 
posséder  des  pâtures;  or,  presque  toutes  les  pâtures  sont  plan- 
tées de  pommiers;  on  est  donc,  par  la  force  des  choses,  à  la  fois 
fabricant  de  beurre  ou   de  fromage  et  marchand  de  pommes. 

Pour  ce  qui  est  de  la  répression  des  fraudes,  le  syndicat 
se  propose  de  payer  un  inspecteur  assermenté,  qui  aurait  pour 
mission  de  se  rendre  sur  les  différents  marchés  de  la  rég-ion 
afin  de  saisir  les  produits  frelatés  et  d'engager  des  poursuites 
contre  les  fraudeurs. 

En  ce  qui  concerne  la  vente  des  pommes,  il  a  été  décidé  qu'une 
nomenclature  serait  établie  ;  pour  que  ce  travail  soit  fait  cons- 
ciencieusement, à  l'époque  de  la  maturité,  les  membres  des  cham- 
bres syndicales  de  chaque  canton  seront  invités  à  prélever  dans 
leurs  communes,  et  dans  celles  qui  les  avoisinent,  un  échan- 
tillon des  différentes  variétés  de  pommes  existantes,  avec  le  nom 
sous  lequel  elles  sont  connues  dans  le  pays.  Ces  fruits  seront 
centralisés  au  chef-lieu  d'arrondissement  et  soamis  à  l'exameQ 


LES   EFFETS    SOCIAUX   DE   L  HERBAGE.  Tj  / 

d'une  commission  composée  de  pomiculteurs  et  de  praticiens 
émérites,  qui  compareront  les  échantillons  et  leur  donneront 
leur  nom  exact.  Il  sera  ensuite  formé  un  catalogue  avec  des 
planches  coloriées  représentant  chaque  fruit;  en  regard,  sera 
placée  une  notice  avec  les  résultats  de  l'analyse  :  richesse  en 
sucre,  en  tanin,  etc..  Ce  catalogue,  très  complet,  sera  tiré  à  un 
nombre  considérable  d'exemplaires;  il  permettra  de  faire  con- 
naître les  différentes  variétés  de  la  Thiérache  et  facilitera  la 
vente  au  loin  par  correspondance. 

En  Thiérache,  ceux  qui  s'élèvent  par  la  culture  (herbagers 
et  cultivateurs)  restent  dans  la  culture  et  y  poussent  leurs  en- 
fants qui  continuent  la  tradition.  C'est  une  particularité  remar- 
quable dans  notre  société  moderne  où,  trop  souvent,  les  par- 
venus ambitionnent,  pour  leurs  fds,  une  carrière  libérale, 
de  voir  l'herbager  demeurer  fidèle  au  sol  qui  a  fait  sa  fortune 
et  lui  confier  l'avenir  de  ses  enfants. 

Cependant  on  ne  peut  pas  dire  que  le  grand  patronat  existe  ; 
si  on  en  rencontre  quelques  exemples,  ce  n'est  pas  dans  les 
exploitations  agricoles,  mais  seulement  dans  l'industrie. 

En  général,  tout  le  monde  prospère  et  s'élève,  quoique  len- 
tement; beaucoup  arrivent  à  acquérir  une  modeste  aisance,  et 
bien  rares  sont  ceux  qui  ne  peuvent  amasser  de  quoi  s'assurer 
un  morceau  de  pain  pour  leurs  vieux  jours. 

A  noter  les  tendances  humanitaires  des  gens  qui  se  sont  éle- 
vés par  leur  travail  : 

Godin,  fils  d'un  forgeron  d'Esquehéries,  ayant  acquis  la  for- 
tune, songea  en  faire  profiter  ses  ouvriers.  En  1859,  il  édifie  la 
première  aile  de  son  «  Palais  social  »,  plus  connu  sous  le 
nom  de  Familistère  ;  c'est  une  vaste  caserne  dans  laquelle  les 
travailleurs  sont  au  moins  assurés  de  trouver  des  logements 
confortables  et  sains,  et  tous  les  avantages  de  la  vie  en  com- 
mun :  éclairage,  chauffage,  eau,  secours  aux  malades,  soins 
aux  enfants,  et  jusqu'à  des  distractions.  Quand  Godin  mou- 
rut, en  1888,  pour  achever  son  œuvre,  il  abandonna  une 
partie  de  sa  fortune  à  ses  ouvriers,  qui  sont  aujourd'hui 
les  propriétaires    du    «    Palais    social   »,    des    ateliers  et    ma- 


58  LE    TYPE    TIIIÉRACHIEN. 

gasins  avec  leur  outillage  ainsi  que  des  marchandises  ^ 
A  Saint-Michel,  Savart,  dont  les  origines  sont  des  plus  mo- 
destes, ayant  réussi  à  s'élever  au  grand  patronat  par  la  fabrica- 
tion de  la  chaussure  mécanique,  fonde  dans  sa  ville  natale  toute 
une  série  d'oeuvres  philanthropiques. 

Les  luttes  politiques  sont  suivies  avec  un  intérêt  passionné  ; 
en  période  électorale,  elles  font  l'objet  de  toutes  les  conversa- 
tions. Les  populations  des  campagnes  se  délectent  surtout  à  la 
lecture  des  grossièretés  et  des  révélations  scandaleuses  que 
publient  les  journaux  sur  le  compte  des  candidats.  Dans  la 
petite  ville  de  Vervins  qui  compte  seulement  3.200  habitants, 
il  n'y  a  pas  moins  de  trois  journaux  politiques  quotidiens!  L'her- 
bager  qui  est  arrivé,  recherche  volontiers  les  honneurs  et  les 
fonctions  électives;  il  ambitionne  de  participer  à  la  direction 
des  affaires  communales,  brigue  la  présidence  d'une  société, 
ou  la  décoration  du  Mérite  agricole.  Cette  recherche  de  la  con- 
sidération, ce  besoin  de  paraître  sont  le  point  de  départ  de 
luttes  sourdes,  de  jalousies  mesquines,  de  rivalités,  qui  divi- 
sent les  pays  en  apparence  les  plus  paisibles. 

Dans  le  Laonnois,  les  fonctions  de  conseillers  généraux,  con- 
seillers d'arrondissement,  maires,  sont  réservées  aux  grands 
propriétaires  terriens  ou  aux  grands  industriels  ;  en  Thiéra- 
che,  elles  sont  surtout  occupées  par  ceux  que  leur  commerce  ap- 
pelle à  voyager  beaucoup,  à  se  trouver  en  contact  avec  beau- 
coup de  monde,  comme  les  médecins,  les  marchands  de  vins 
en  gros  et  les  brasseurs.  Il  est  à  remarquer  qu'un  étranger 
parvient  plus  facilement  qu'un  autochtone;  entre  gens  d'un 
même  pays,  on  se  connaît  trop,  l'esprit  de  dénigrement  pousse 
à  rechercher  les  tares  d'une  famille  et  à  les  transmettre  de  géné- 
ration en  génération  ;  on  préfère  confier  un  mandat  électoral  à  un 
étranger  qu'à  un  homme  du  pays  auquel  on  est  trop  souvent 


1.  Au  Familistère  de  Guise  les  ouvriers  sont  sélectionnés  avec  soin  :  on  ne  peut  de- 
venir .sociétaire  qu'après  trois  ans  de  présence  dans  les  ateliers,  et  pour  être  associé, 
il  faut  cinq  ans  de  présence,  vingt-cinq  ans  d'âge,  savoir  lire  et  écrire  et  posséder 
sur  le  fonds  social  une  part  d'au  inoins  500  francs. 


LES   EFFETS    SOCIAUX   DE    L  HERBAGE.  51) 

porté  à  n'attribuer  aucune  supériorité.  Il  faut  avouer  aussi  que 
cette  région  est  pauvre  en  hommes  politiques.  Depuis  que  les 
députés  sont  élus  au  scrutin  d'arrondissement,  la  première  cir- 
conscription de  Vervins  a  été  constamment  représentée  par  des 
étrangers;  au  contraire,  la  seconde  circonscription  qui  est  moins 
herbagère,  Ta  été  alternativement  par  des  indigènes  et  par  des 
étrangers.  Dans  son  ensemble,  la  population  de  la  Tliiérache  est 
d'opinion  radicale  et  radicale-socialiste. 

Conclusions.  —  Ce  qui  fait  le  plus  défaut  dans  ce  pays,  ce 
sont  les  dirigeants.  Les  petites  exploitations  ne  forment  pas 
dhommes  éminents,  à  l'initiative  hardie,  aux  idées  larges, 
capables  de  se  lancer  dans  de  grandes  entreprises.  Le  temps 
considérable  que  le  Thiérachien  demande  pour  réfléchir  sur  les 
propositions  qui  lui  sont  faites,  la  crainte  perpétuelle  qu'il  a  de 
se  tromper,  le  rendent  d'une  prudence  excessive,  eu  font  un 
être  timide,  hésitant;  il  ne  veut  agir  qu'à  coup  sur  et  il  préfé- 
rera toujours  des  affaires  restreintes,  exemptes  d'aléas,  à  des 
opérations  plus  considérables  comportant  une  certaine  part  de 
risques,  mais  susceptibles  aussi  de  donner  de  gros  bénéfices. 
Pour  expliquer  ce  trait  de  caractère,  il  suffit  de  rappeler  cpie,  le 
plus  souvent,  Fherbager  est  parti  de  rien,  qu'il  s'est  élevé  len- 
tement, à  force  de  calcul,  d'économie  et  de  prudence;  comme 
il  sait  tout  ce  que  son  patrimoine  représente  d'efforts,  on  com- 
prend qu'il  hésite  à  le  compromettre.  D'ailleurs,  l'herbager  a 
des  goûts  modestes,  il  ne  cherche  pas  à  conquérir  une  grande 
fortune,  il  se  contente  d'une  belle  aisance;  là  se  borne  son  am- 
bition. 

Nous  croyons  ne  pas  nous  tromper  en  disant  que,  pendant 
longtemps  encore,  la  Tliiérache  restera  par  excellence  le  pays 
de  la  petite  propriété.  Grâce  aux  herbages,  on  y  vit  heureux  sans 
être  astreint  à  un  travail  par  trop  pénible. 

En  Thiérache,  ce  sont  les  associations  qui  sont  appelées  à 
remplacer  le  grand  patronat  absent;  c'est  en  unissant  leurs 
intérêts  que  les  petits  faciliteront  leur  ascension.  On  parait 
l'avoir  compris  :  il  existe  à  l'heure  actuelle  un  mouvement  dans 


60  LE   TYPE    TIIIÉRACniEN. 

ce  sens;  nous  avons  vu  déjà  combien  les  associations  étaient 
nombreuses  et  quel  rôle  important  elles  remplissaient.  Jusqu'ici 
elles  ont  donné  de  bons  résultats  lorsqu'elles  s'appliquaient  à 
des  opérations  simples,  facilement  contrôlables,  comme  les 
travaux  de  laiterie,  l'assurance  contre  la  mortalité  du  bétail,  etc; 
mais,  dès  que  l'objet  devient  plus  compliqué,  le  succès  ne 
s'affirme  plus  avec  autant  de  force;  nous  verrons  plus  loin, 
dans  le  chapitre  suivant,  la  répugnance  manifestée  par  les 
membres  du  syndicat  agricole  de  Fontaine  pour  se  servir  de  la 
caisse  de  crédit,  qui  pourrait  cependant  jouer  pour  eux  le  rôle 
d'une  banque  locale  dans  des  conditions  exceptionnellement 
avantageuses;  nous  avons  vu  que  les  membres  du  syndicat 
hydro-électrique  de  Neuve-Maison  ne  parvenaient  que  très  diffi- 
cilement à  équilibrer  leur  budget,  malgré  les  subventions  im- 
portantes qu'ils  avaient  reçues,  parce  qu'ils  vendaient  l'énergie 
à  un  prix  beaucoup  trop  bas. 

L'exploitation  des  herbages  développe  peu  l'initiative  ;  aussi, 
il  faut  bien  le  dire,  jusqu'ici,  c'est  surtout  du  dehors  qu'est 
venue  l'impulsion;  ce  sont  des  étrangers  qui  ont  fondé  les  asso- 
ciations, ce  sont  les  professeurs  d'agriculture  qui  ont  organisé 
les  petits,  qui  leur  ont  fait  comprendre  l'intérêt  qu'ils  avaient  à 
se  grouper.  Mais  les  hommes  intelligents,  qui  ont  accepté  une 
part  dans  l'administration  des  sociétés,  se  forment  au  manie- 
ment des  grandes  affaires;  ils  sont  amenés  à  sortir  de  leur 
horizon  étroit,  à  avoir  des  vues  d'ensemble;  ils  préparent,  pour 
la  Thiérache,  une  classe  de  dirigeants  habiles  qui  pourra  exer- 
cer un  jour  une  influence  considérable  sur  le  développement 
économique  de  ce  pays. 


— «cv^^^^^oo— 


V 

VARIÉTÉS  DU  TYPE  THIÉRACHIEN  DUS  A  LA  CULTURE 


Entre  la  région  lierbagère  de  la  Thiérache  et  les  régions 
situées  au  sud  et  à  l'ouest  (Laonnois,  Vermandois,  etc.),  il  existe 
une  zone  intermédiaire,  de  transition,  dans  laquelle  le  type  de 
l'herbager  est  graduellement  remplacé  par  celui  du  cultiva- 
teur. Ceci  est  dû  à  une  moditication  du  sous-sol  qui,  d'argi- 
leux, devient  calcaire.  Nous  étudierons  d'abord  le  cultivateur 
herbager,  puis  le  cultivateur  pur. 

Le  cultivateur  herbager.  —  C'est  dans  les  cantons  d'Auben- 
ton  et  de  Vervins  qu'on  rencontre  surtout  le  type  du  cultiva- 
teur herbager.  Là,  les  travaux  des  champs  deviennent  la  princi- 
pale occupation  et  absorbent  à  eux  seuls  toute  l'activité.  Il  faut 
labourer  et  ensemencer  la  terre,  moissonner  quand  le  temps 
est  venu,  puis  rentrer  les  récoltes,  les  battre,  et  les  réaliser. 
Sur  les  pâtures,  on  a  plutôt  tendance  à  faire  de  l'engraissement 
que  de  l'élevage.  Cela  tient  à  ce  que  l'engraissement,  quoique 
moins  productif,  exige  beaucoup  moins  d'attention  et  de  soins. 
Cependant  on  fait  encore  de  l'élevage,  surtout  dans  le  voisinage 
des  villes,  parce  que  le  lait  peut  être  vendu  directement  à  la 
consommation  sans  subir  de  transformation  industrielle.  Cette 
vente  est  d'un  excellent  rapport  :  à  Vervins,  le  lait,  porté  à 
domicile,  est  payé  à  raison  de  0  fr.  2251e  litre.  On  fait  encore 
de  l'élevage  dans  toutes  les  fermes  où  la  femme  veut  bien  con- 
sentir à  s'occuper  elle-même  de  la  laiterie  ;  le  fermier  n'a  plus 


62  I.E    TYPE   TUlÉUACIlIEiN. 

le  temps  de  se  consacrer  à  ce  genre  de  travail  ;  sa  présence  est 
indispensable  dans  les  champs  pour  donner  des  ordres  et  sur- 
veiller les  ouvriers. 

Nous  passons  ici  à  un  genre  d'exploitation  un  peu  plus  com- 
pliqué et  nécessitant  une  mise  de  fonds  plus  importante  que 
chez  riierbager  complet.  Le  cultivateur  doit  d'abord  acheter 
les  graines,  les  répandre  en  tenant  compte  de  la  nature  du 
sol;  en  outre,  il  est  indispensable  qu'il  dispose  d'un  matériel 
de  culture  et  d'un  outillage  important  (charrues,  herses,  ex- 
tirpateurs,  semoirs,  faucheuses,  moissonneuses,  batteuses,  etc.); 
enfin  il  lui  faut  des  attelages  en  nombre  suffisant  et  un  person- 
nel nombreux.  Tandis  que  l'herbager  touche  chaque  jour  le 
revenu  de  son  travail,  le  cultivateur  doit  attendre  plusieurs 
mois  ;  il  ne  sait  pas  au  juste  ce  que  lui  donnera  la  récolte  qu'il 
vient  de  confier  au  sol;  tant  que  la  moisson  n'est  pas  coupée 
et  rentrée,  elle  est  à  la  merci  d'un  caprice  de  la  température. 
Le  cultivateur  est  plus  prévoyant  que  l'herbager  proprement 
dit,  il  constitue  une  forme  supérieure  du  patronat. 

Le  domaine  est  plus  étendu  que  celui  de  l'herbager  complet  ; 
la  culture,  en  effet,  donne  des  résultats  d'autant  plus  avanta- 
geux qu'on  opère  sur  de  plus  grands  espaces. 

M.  Bailly  possède  à  la  Sablonnière,  commune  de  Jantes,  une 
ferme  herbagère  de  100  hectares  :  60  sont  en  culture,  le  reste 
en  prés  et  prairies.  Il  importe  de  signaler  que  ce  n'est  qu'au 
prix  d'efforts  longs  et  soutenus,  à  force  de  temps  et  de  patience, 
que  le  propriétaire  est  parvenu  à  rassembler  un  domaine  aussi 
étendu  ;  dans  cette  région,  la  propriété  est  très  morcelée. 

Les  terres  de  la  Sablonnière  sont  rouges,  argileuses,  géné- 
ralement difficiles  à  travailler;  elles  donnent  néanmoins  de 
bons  rendements  quand  elles  sont  cultivées  à  temps  et  fumées 
d'une  manière  convenable.  Au  point  de  vue  chimique,  ces  terres 
sont  pauvres  en  acide. phosphorique  et  en  chaux.  On  a  remédié 
à  cet  inconvénient  par  des  marnages  et  par  l'emploi,  comme 
engrais,  de  scories  de  déphosphoration. 

Les  00  hectares  cultivés  [font  l'objet  d'un  assolement  trien- 


VARIÉTÉS   DU    TYPE   TIIIÉRACniEN   DUS   A    LA    CULTURE.  G3 

nal  sans  jachère;  ils  sont  empouillés  de  la  manière  suivante  : 
28  hectares  en  blé,  18  hectares  en  avoine,  i  hectares  en 
féveroUes  et  avoine  mélangés;  le  reste  en  plantes  légumineuses. 

Le  blé  produit  de  16  à  18  quintaux  à  l'hectare;  ces  résultats 
ne  sont  pas  énormes  si  on  les  compare  avec  ceux  obtenus 
dans  les  terres  les  plus  riches  du  Laonnois,  mais  tels  quels,  ils 
méritent  d'être  signalés  parce  que,  dans  cette  région,  les  ter- 
rains produisent  beaucoup  de  paille  et  peu  de  grains. 

Le  bétail  à  l'engrais  comprend  20  bœufs  et  20  vaches,  pres- 
que tous  de  race  nivernaise.  On  ne  pratique  que  l'engraisse- 
ment à  la  Sablonnière  ;  les  travaux  des  champs  absorbent  toute 
l'activité,  et  la  main-d'œuvre  est  rare  ;  double  raison  pour 
qu'on  renonce  à  compliquer  l'entreprise  des  soins  délicats 
qu'exige  une  laiterie. 

Dans  les  écuries  une  dizaine  de  chevaux  de  trait  pour  effec- 
tuer les  travaux. 

Une  particularité  de  cette  région,  c'est  qu'on  ne  s'y  adonne 
pas  qu'à  l'élevage  et  à  l'engraissement  des  bovidés;  on  fait  aussi 
du  cheval.  L'herbager  complet  n'a  pas  besoin  de  chevaux,  ou 
du  moins  très  peu,  un  ou  deux  lui  suffisent;  il  emploie  de  pré- 
férence, pour  ramener  son  lait  des  pâtures,  des  ânes  ou  des  chiens. 
Le  cheval,  au  contraire,  est  l'auxiliaire  indispensable  du  cultiva- 
teur; il  s'en  sert  à  chaque  instant  pour  effectuer  ses  charrois  et 
travailler  ses  terres  ;  il  est  donc  naturel  qu'il  soit  son  propre  four- 
nisseur ;  il  a  toutes  facilités  pour  cela  puisqu'il  possède  des  pâ- 
tures; nulle  part  cependant  on  ne  pratique  cet  élevage  d'une 
façon  exclusive. 

Nous  avons  vu,  dans  la  partie  historique,  que  les  Thiérachiens 
furent  autrefois  «  des  voituriers  au  long  cours  »  ;  pour  effec- 
tuer leurs  randonnées  à  travers  la  France,  il  leur  fallait  de  so- 
lides attelages.  L'élevage  du  cheval  remonte  donc  très  loin  et 
la  transformation  récente  du  pays  a  permis  de  conserver  ce 
genre  d'occupation;  dans  le  passé,  il  fallait  des  chevaux  pour 
effectuer  les  transports,  véhiculer  les  produits  de  l'industrie; 
aujourd'hui  il  en  faut  pour  les  besoins  de  la  culture.  Les  ani- 


64  LE    TYPE    THIÉRACHIEN. 

maux  se  vendent  facilement  à  un  prix  rémunérateur  ;  nous 
nous  trouvons  en  effet  dans  le  voisinage  immédiat  de  la  région 
de  la  grande  culture;  de  plus,  les  brasseurs,  les  meuniers,  et  les 
marchands  de  bois  de  la  région  emploient  tous  des  chevaux. 

La  race  qui  est  le  plus  communément  élevée  dans  le  pays, 
est  celle  connue  sous  le  nom  de  cheval  de  trait  du  type  arden- 
nais  belge.  Mais  l'Etat,  qui  a  plusieurs  dépôts  d'étalons  dans  la 
région,  semble  pousser  les  éleveurs  à  faire  du  cheval  demi-sang- 
afin  d'assurer  le  service  de  remonte  de  l'armée.  Le  demi-sang 
n'est  pas  avantageux  pour  les  éleveurs,  d'abord  parce  qu'il  né- 
cessite trop  de  soins,  ensuite  parce  qu'on  ne  peut  le  vendre  qu'au 
bout  de  trois  ou  quatre  ans,  sans  qu'il  ait  rendu  le  moindre  ser- 
vice à  son  propriétaire.  D'un  autre  côté,  pour  être  achetés  par  la 
commission  de  remonte,  les  animaux  doivent  répondre  à  tel- 
lement de  conditions  qu'on  n'est  jamais  assuré  qu'ils  seront 
pris.  Si  le  gouvernement  n'en  veut  pas,  ils  deviennent  d'un 
placement  difficile,  les  chevaux  de  luxe  n'étant  plus  guère 
demandés  aujourd'hui  ;  et  comme  ils  ne  peuvent  rendre  aucun 
service  à  la  ferme,  on  est  bien  obligé  de  s'en  débarrasser  au 
plus  tôt,  quitte  à  perdre  dessus. 

Le  cheval  de  trait  au  contraire  est  toujours  utilisable;  un  vice 
de  conformation,  une  tare  due  à  un  accident  ne  l'empêche  pas 
de  traîner  des  fardeaux  ou  de  conduire  la  charrue  ;  la  même 
tare  chez  les  demi-sang  en  ferait  un  animal  invendable.  Le 
cheval  de  trait  commence  à  travailler  vers  l'âge  de  dix-huit 
mois  et  il  peut  être  vendu  à  partir  de  ce  moment  ;  il  est  aussi 
d'un  placement  plus  facile. 

Aussi  la  plupart  des  cultivateurs  élèvent  le  cheval  de  trait. 
Très  peu  font  le  demi-sang. 

Le  cultivateur  proprement  dit.  —  Dans  les  cantons  de  Sains 
et  de  Guise,  l'herbage  se  trouve  encore  réduit;  les  prairies  ne 
sont  plus  guère  qu'en  proportion  d'un  dixième  par  rapport  aux 
terres  arables.  Aussi,  commençons-nous  à  voir  paraître  de 
grandes  exploitations  agricoles.  On  rencontre  quelques  fermes 
de  plus  de  300  hectares,   et  celles  atteignant  200  ne  sont  pas 


VARIÉTÉS   DU    TYPE   THIÉRACHIE.N    DUS   A    LA    CULTURE.  65 

rares.  Cependant,  dans  les  vallées,  on  retrouve  encore  des  petites 
exploitations  presque  exclusivement  lierbagères. 

M.  Lefèvre  exploite  à  Courcelles,  près  de  Guise,  une  ferme 
qui  peut  être  considérée  comme  un  des  établissements  agricoles 
où  l'on  rencontre  Inapplication  intelligente  et  raisonnée  de 
toutes  les  améliorations  connues. 

Le  domaine  a  une  étendue  de  250  hectares  dont  20  en  bois  et 
25  en  pâtures.  Les  bâtiments  de  la  ferme  sont  admirablement 
disposés,  entre  une  colline  contre  laquelle  ils  sont  adossés  et  les 
prairies  au  bas  desquelles  coule  la  rivière  d'Oise  dont  la  vue  a 
été  ménagée.  L'aspect  est  des  plus  pittoresques. 

La  cour  est  très  bien  encaissée,  l'écoulement  des  eaux  s'effectue 
rapidement  vers  la  rivière  à  l'aide  de  caniveaux  en  grès.  Les 
fumiers  sont  portés  chaque  jour  dans  un  parc  qui  peut  servir 
de  modèle;  entouré  d'un  mur  surmonté  d'un  grillage,  il  se 
trouve  arrosé  seulement  par  les  eaux  pluviales,  et  le  purin  est 
recueilli  sans  perte. 

Les  écuries,  bouveries,  vacheries,  sont  intelligemment  cons- 
truites et  munies  de  tous  les  perfectionnements.  La  partie  supé- 
rieure est  formée  de  voûtes  en  briques  reposant  sur  des  poutres 
en  fer,  le  sol  est  bétonné,  et  des  rigoles  sont  ménagées  pour 
l'écoulement  des  purins  vers  les  citernes.  Les  mangeoires  des 
étables  sont  disposées  de  telle  sorte  qu'elles  assurent  à  chaque 
animal  sa  part  de  nourriture. 

Une  fosse  en  briques  surmontée  d'une  toiture,  sert  à  recevoir 
les  betteraves  fourragères;  elle  communique  directement  avec 
le  coupe-racines.  Une  seconde  fosse  exactement  semblable  sert 
à  recevoir  les  pulpes,  tandis  que,  dans  une  troisième,  on  procède 
à  l'enlisage  des  fourrages  verts,  qui  se  trouvent  comprimés  au 
fond  par  un  dispositif  de  madriers  et  de  vis. 

Les  travaux  de  culture  sont  exécutés  par  27  chevaux  de  trait 
et  10  bœufs;  ces  animaux  sont  bien  choisis  et  en  parfait  état; 
chaque  année,  quand  l'ouvrage  est  suffisamment  avancé,  M.  Le- 
fèvre engraisse  les  quatre  bœufs  qui  lui  paraissent  les  moins 
propres  au  travail  et  il  les  remplace  au  mois  d'août  suivant. 

5 


66  '  LE  TYPE   TUIÉRACUIEN. 

La  vacherie  se  compose  d'un  taureau  et  de  35  vaches  fla- 
mandes, maroillaises  et  normandes  ;  les  laitières,  26  environ, 
sont  en  pâture,  leur  lait  est  vendu  à  Guise.  La  vente  directe  du 
lait  n'incite  pas  à  faire  de  l'élevage,  elle  ne  pousse  pas  le  cul- 
tivateur à  sélectionner  les  espèces  de  façon  à  augmenter  la  ri- 
chesse en  matières  grasses;  aussi  M.  Lefèvre  se  contente  d'a- 
cheter de  bonnes  vaches  à  lait  partout  où  il  les  trouve  sans 
s'occuper  de  la  race  à  laquelle  elles  aj)partiennent. 

La  bergerie  est  peuplée  de  220  brebis,  100  agneaux  et 
50  brebis  grasses,  type  métis-mérinos. 

Les  effets  de  la  culture.  —  Il  nous  reste  à  voir  quels  sont 
les  efi'ets  nouveaux  que  le  développement  de  la  culture  exerce 
sur  le  type  thiérachien . 

Dans  les  pays  où  la  culture  domine,  l'aspect  change ,  la  cam- 
pagne est  moins  verdoyante,  les  villages  plus  agglomérés  et 
moins  riants;  on  ne  trouve  plus  autant  de  ces  coquettes  maisons 
de  briques,  environnées  d'une  pâture  ou  d'un  jardinet.  D'hum- 
bles demeures  se  pressent  les  unes  contre  les  autres,  comme 
pour  se  prêter  un  mutuel  appui;  avec  leur  air  renfrogné,  leurs 
façades  délabrées,  elles  nous  disent  qu'ici  on  éprouve  plus  de 
difficulté  pour  vivre.  Les  fermes  sont  moins  nombreuses,  mais 
plus  importantes;  chacune  comprend  plusieurs  corps  de  bâti- 
ment :  étables  pour  les  bovidés,  écuries  pour  les  chevaux,  ber- 
geries, granges  pour  rentrer  les  récoltes,  remises  pour  abri- 
ter un  outillage  encombrant,  etc..  Le  domaine  du  cultivateur 
est  plus  étendu  que  celui  de  l'herhager;  la  culture  donne  des 
résultats  d'autant  plus  avantageux  qu'on  opère  sur  de  grands 
espaces.  Mais  il  est  indispensable,  pour  se  mettre  à  la  tête  d'une 
culture,  de  posséder  l'argent  nécessaire  aux  avances  de  toutes 
sortes  qu'on  sera  obligé  de  faire  avant  de  toucher  la  récom- 
pense de  ses  efforts.  Cependant  il  y  a  lieu  de  remarquer  qu'il  est 
plus  facile  au  cultivateur  de  s'étendre  qu'à  l'herhager;  les 
terres  labourables  de  Thiérache  n'étant  pas  très  fertiles  et  exi- 
geant, pour  produire,  beaucoup  d'engrais,  se  vendent  bien  moins 
cher  que  les  pâturages  ;  pour  la  même  raison,  les  locations  sont 


VARIÉTÉS   DU    TYPE   TIIIÉRACIIIEN    DUS    A    LX   CULTURE.  67 

aussi  moins  élevées.  Les  prix  sont  fort  variables,  ils  sont  en  rap- 
port avec  la  richesse  du  sol;  les  meilleures  terres  se  vendent 
jusqu'à  5.000  francs  l'hectare,  les  moins  bonnes  atteignent 
à  peine  2.000  francs;  les  premières  se  louent  de  150  à  160  francs, 
les  secondes  de  iO  à  80  francs.  Lors  des  ventes,  les  amateurs 
sont  plus  rares,  on  ne  se  dispute  pas  les  terres  avec  la  même 
ardeur  que  les  prairies;  cela  tient  à  ce  qu'on  ne  devient  pas 
aussi  facilement  cultivateur  quherbager.  Dans  les  pays  de 
culture,  la  concentration  se  fait  plus  aisément  entre  les  mains 
de  ceux  qui  possèdent  déjà  ;  il  est  à  remarquer  qu'au  fur  et  à 
mesure  que  l'herbage  diminue,  le  domaine  augmente  d'étendue  ; 
la  petite  propriété  domine  dans  la  région  exclusivement  herba- 
gère,  la  moyenne  dans  les  cantons  où  la  culture  et  l'herbage 
se  trouvent  associés,  et  on  rencontre  quelques  grands  proprié- 
taires dans  les  pays  où  il  y  a  le  moins  de  prairies. 

Quant  aux  ouvriers  agricoles^  en  nombre  restreint,  ils  sont 
généralement  bien  considérés,  je  dirai  même  traités  avec 
certains  égards;  leur  salaire  est  assez  élevé,  il  ne  descend  pas 
souvent  au-dessous  de  3  francs  par  jour. 

Dans  les  cantons  de  Sains  et  de  Guise,  là  où  il  y  a  le  moins  de 
pâturages,  l'évolution  aurait  tendance  à  se  faire  à  la  fois  vers 
la  grande  et  la  petite  propriété  au  détriment  de  la  moyenne. 
L'exploitation  moyenne  ne  peut  lutter  contre  la  grande  qui  a 
des  frais  généraux  moindres  et  qui  supplée  à  la  difficulté  de  la 
main-d'œuvre  par  l'emploi  de  machines  perfectionnées.  Le 
petit  cultivateur,  qui  fait  tout  par  lui-même,  avec  l'aide  passa- 
gère d'un  ou  deux  ouvriers,  ne  se  laisse  pas  absorber,  il  arrive 
toujours  à  se  tirer  d'affaire. 

Dans  les  pays  de  cultures,  on  a  beaucoup  ynoins  recours  à 
l'association  que.  dans  la  région  herbagère.  D'une  part,  on  ren- 
contre une  classe  supérieure  plus  considérable,  et,  d'autre  part, 
l'industrie  mécanique  est  moins  développée  :  plus  de  beurre- 
ries,  etc.  On  ne  rencontre  guère  que  des  coopératives  d'achat. 

Voici,  à  titre  d'exemple,  \q  fonctionnement  d\me  coopérative 
agricole.  Il  existe  dans  la  commune  deFontaine  (83i  habitants)  une 
coopérative  agricole  dont  la  création  remonte  au  2  janvier  1906  ; 


68  LE   TYPE   THIÉRACHIEN. 

elle  compte  42  membres  et  a  fait  pour  6.000  francs  d'affaires 
dans  le  courant  de  la  première  année.  Chaque  sociétaire  ac- 
quitte un  droit  d'entrée  de  2  francs  et  une  cotisation  annuelle  de 
2  francs  également  ;  ceci  pour  servir  à  couvrir  les  frais  d'admi- 
nistration ;  la  coopérative  ne  reçoit  aucune  subvention  ;  son  but 
principal  est  d'arriver  à  faire  des  achats  et  des  ventes  en  com- 
mun, afin  de  pouvoir  profiter  de  conditions  avantageuses;  il  y 
a  été  adjoint  une  caisse  de  crédit.  Cette  caisse  de  crédit  est,  en 
quelque  sorte,  une  banque,  qui  se  propose  de  faire  aux  adhé- 
rents des  prêts  à  faible  taux  d'intérêt,  en  profitant  des  avan- 
tages accordés  par  les  lois  du  4  novembre  1894  et  31  mars  1899  ^ 
Les  syndiqués  ont  émis  entre  eux  un  certain  nombre  de  parts 
de  25  francs  ;  ils  sont  arrivés  à  souscrire  par  ce  moyen  un  capital 
de  1.100  francs.  Cette  somme  a  été  versée  à  la  Caisse  régionale 
de  la  Marne,  de  l'Aisne  et  des  Ardennes,  qui  en  paye  l'intérêt 
à  raison  de  3  p.  100.  Moyennant  ce  dépôt,  la  caisse  régionale 
fournit  à  la  caisse  locale  une  somme  quatre  fois  plus  forte  à  un 
taux  annuel  voisin  de  2  p.  100. 

Souvent,  au  village,  on  est  riche  sans  avoir  beaucoup  d'argent 
en  caisse  ;  la  fortune  du  cultivateur  réside  dans  ses  récoltes  de 
belle  apparence  qui  achèvent  de  mûrir  dans  les  champs,  dans 
le  veau  qu'il  attend  d'un  jour  à  l'autre  et  qu'il  compte  vendre 
pour  réaliser  un  peu  d'argent.  Mais  il  est  des  moments  où  il  est 
gêné;  si  une  traite  arrive,  pour  la  solder,  il  sera  obligé  d'em- 
prunter, d'avoir  recours  aux  bons  offices  d'un  banquier  et  de 
payer  de  gros  intérêts. 

Avec  la  caisse  de  crédit,  tous  ces  inconvénients  disparaissent  : 
si  le  cultivateur  n'a  pas  d'argent  pour  faire  face  à  une  échéance, 
il  présente  son  effet  à  la  caisse  locale  de  crédit,  qui  le  solde  à 
sa  place  ;  en  échange,  elle  lui  demande  de  souscrire  un  billet  de 
pareille  somme,  payable  à  une  date  déterminée,  3,  4,  5,  6  mois 
et  même  plus;   ce  billet,  après  avoir  été  cautionné  par  l'un 

1.  Aux  termes  de  la  loi  du  31  mars  1809,  l'avance  de  40  millions  de  francs  et  la 
redevance  annuelle  à  verser  au  Trésor  par  la  Banque  de  France  sont  mises  à  la  dis- 
position du  gouvernement  pour  être  attribuées  à  titre  d'avances,  sans  intérêts,  aux 
caisses  régionales  de  crédit  agricole  mutuel,  qui  sont  constituées  d'après  les  dispo- 
sitions de  la  loi  du  5  novembre  1894. 


VARIÉTÉS   DU    TYPE   TniÉRACHIEN    DUS   A   LA    CULTURE.  69 

des  coopérateurs  et  endossé  par  le  président  de  la  caisse  locale 
de  crédit,  est  remis  à  la  caisse  régionale  qui  le  met  en  circula- 
tion; au  jour  de  l'échéance,  il  revient  au  souscripteur  qui 
en  acquitte  le  montant,  mais  au  lieu  d'avoir  payé  le  taux  élevé 
qu'aurait  réclamé  un  banquier,  il  n'a  eu  à  payer  que  l'intérêt 
très  modique  de  3,  5  à  4  p.  100  l'an.  On  saisit  immédiatement 
tous  les  avantages  que  les  coopérateurs  peuvent  retirer  du  fonc- 
tionnement d'un  pareil  organisme.  Cependant,  ils  hésitent  à  se 
servir  de  cette  sorte  de  banque  locale  qu'ils  ont  là  à  leur  portée  ; 
ils  préfèrent  courir  chez  le  banquier  de  la  ville  voisine;  ceci 
par  un  faux  point  d'honneur,  pour  que  leurs  voisins  ne  sachent 
pas  qu'ils  ont  besoin  d'argent,  pour  éviter  d'avoir  à  leur  de- 
mander de  se  porter  caution  pour  eux.  C'est  à  qui  ne  se  servira 
pas  de  la  caisse  de  crédit;  il  suffirait  que  ceux  qui  passent  pour 
les  plus  fortunés  du  pays  en  fassent  usage  pour  qu'immédiate- 
ment tout  le  monde  l'utilise. 

La  pratique  des  achats  en  commun  permet,  aux  petits,  de 
profiter  des  conditions  exceptionnelles  qui  sont  faites  à  ceux  qui 
passent  de  gros  marchés.  Chaque  petit  cultivateur,  pris  isolé- 
ment, est  un  consommateur  beaucoup  trop  faible,  pour  pouvoir 
faire  venir  des  engrais  ou  des  graines  par  wagons  complets.  Il 
paie  donc  sa  marchandise  plus  cher  ;  d'abord  parce  qu'en 
achetant  de  petites  quantités,  il  ne  peut  s'adresser  aux  mar- 
chands en  gros;  il  est  obligé  de  passer  par  les  mains  d'in- 
termédiaires qui  prélèvent  un  bénéfice;  ensuite  il  est  certain 
que  les  prix  unitaires  de  transport  sont  plus  élevés  pour  une 
petite  quantité  que  pour  une  grande. 

Mais  si  les  coopérateurs  réunissent  leurs  commandes,  les 
groupent  pour  n'en  plus  faire  qu'une  seule,  ils  vont  devenir 
un  consommateur  extrêmement  important  et  alors  obtenir  des 
conditions  d'achat  et  de  transport  bien  plus  favorables.  Cette 
importance  s'accroît  encore  du  fait  de  l'adjonction  d'autres 
groupements;  les  ordres  de  commande  peuvent  être  centralisés 
par  une  union  des  coopératives.  Ainsi,  grâce  à  un  peu  d'entente, 
par  le  jeu  de  la  mutualité,  les  associés  se  trouv^ent  placés  dans 
des  conditions  exceptionnelles,  au    point  de  vue  des  achats  de 


70  LE   TYPE   THIÉRACHIEN. 

semence,  d'engrais,  d'instruments  agricoles,  etc..  Sur  certains 
articles  l'économie  réalisée  atteint  15  p.  100. 

L'association  dont  nous  parlons  est  justement  en  train  d'étu- 
dier en  ce  moment  l'achat  d'une  batteuse  mécanique,  dont  cha- 
cun se  servirait  à  tour  de  rôle.  Il  s'agit  d'un  instrument  très 
coûteux  que  pas  un  seul  ne  pourrait  se  payer  parce  qu'il 
immobiliserait  une  grosse  somme  et  ne  servirait  que  peu  de 
temps  chaque  année.  En  se  mettant  à  beaucoup  pour  en  faire 
l'acquisition,  le  sacrifice  de  chacun  sera  léger  ;  il  sera  compensé 
par  l'avantage  d'avoir  presque  gratuitement  à  sa  disposition 
une  machine  pour  battre  les  récoltes. 

Gomme  travaux  réalisés  jusqu'ici  par  la  coopérative,  il  con- 
vient de  citer  l'établissement  d'une  bascule.  Cette  installation  a 
coûté  1.900  francs;  le  prix  perçu  pour  chaque  pesée  est  de 
0  fr.  50  ^  Les  sociétaires  sont  enchantés,  ils  estiment  à  5  francs 
par  voiture  le  bénéfice  qu'ils  ont  en  faisant  peser  sur  leur  bas- 
cule les  marchandises  qu'ils  livrent;  maintenant,  ils  ne  sont  plus 
exploités,  on  leur  paye  exactement  tout  ce  qu'ils  fournissent. 

Le  comice  agricole,  en  recherchant  les  meilleures  méthodes 
de  culture  et  d'élevage,  en  organisant  des  concours  annuels 
dans  lesquels  des  récompenses  et  des  encouragements  sont  pro- 
digués à  ceux  qui  ont  obtenu  les  meilleurs  résultats,  a  été  pour 
quelque  chose  dans  le  développement  qu'a  pris  le  pays.  Avec 
l'aide  du  professeur  d'agriculture,  tous  les  ans,  des  champs 
d'expérience  sont  organisés  sur  différents  points  de  l'arrondis- 
sement; le  compte  rendu  de  ces  essais  comparatifs  est  publié 
dans  les  journaux  locaux.  Rien  d'intéressant  comme  de  suivre 
les  différences  de  rendement  obtenues  suivant  la  quantité  et  la 
nature  des  engrais  employés  ;  rien  n'est  plus  propre  à  convain- 
cre de  la  nécessité  d'amender  la  terre  et  des  avantages  qu'on 
peut  en  retirer.  Je  regrette  seulement  une  chose,  c'est  que  le 
comice  qui  consacre  chaque  année  une  somme  importante  pour 
la  confection  d'un  superbe  programme  de  concours,  avec  la  liste 
complète  des  sociétaires,  la  composition  des  difïcrentes  commis- 

! .  La  pratique  a  démontré  que  le  prix  réclame  pour  chaque  pesée  était  trop  modique. 


VARIÉTÉS    DU   TYPE   THiÉRACfllEN    DUS   A    LA    CULTURE.  71 

sions,  etc.,  n'ait  pas  souci  de  publier  en  un  petit  fascicule, 
facile  à  consulter  et  à  ranger,  le  résultat  des  expériences  qui 
sont  faites  chaque  année.  Le  concours  passé,  le  programme 
n'offre  plus  aucun  intérêt,  tandis  que  les  rapports  des  commis- 
sions, et  ceux  relatifs  aux  champs  d'expériences,  sont  des  do- 
cuments précieux  auxquels  on  a  souvent  besoin  de  se  reporter. 

Dans  la  région  de  culture,  l'industrie  se  borne  aux  fabrica- 
tions agricoles.  Ainsi,  on  trouve  des  sucreries  à  Monceau-le-Neuf , 
à  La  Neuville-Housset,  à  Flavigny  et  à  Villers-lez-Guise,  et  des 
distilleries  à  Vervins  et  à  Marfontaines. 

Si,  dans  le  sud  de  la  Thiérache,  l'herbager  a  été  en  se  rap- 
prochant du  cultivateur,  dans  le  nord,  au  contraire,  il  a  été  en 
s'accentuant.  Dans  l'arrondissement  d'Avesnes,  il  n'y  a  plus  trace 
de  culture,  c'est  l'herbag-e  qui  occupe  la  majeure  partie  du  sol. 
Mais,  de  ce  côté,  la  petite  fabrication  a  disparu  complètement, 
c'est  la  grande  industrie  qui  prédomine.  Les  associations  et  les 
coopératives  fourmillent  dans  la  région  industrielle  ;  on  a  telle- 
ment l'habitude  d'agir  en  commun,  qu'on  trouve  tout  naturel 
de  s'associer  et  qu'on  le  fait  quelquefois  pour  la  moindre  des 
choses  et  d'une  façon  momentanée.  Voici,  sous  ce  rapport,  un 
exemple  bien  caractéristique  :  Je  me  trouvais  un  jour  en  visite 
chez  des  amis  qui  habitent  Fourmies  ;  pendant  l'entretien,  une 
jeune  femme  survint  et  dit  à  la  maîtresse  de  maison  :  «  Ma- 
dame X.,  j'ai  l'occasion  d'avoir,  dans  le  pays  de  mon  mari,  des 
pommes  de  terre  à  raison  de  tant  les  100  kilos,  mais  pour  obtenir 
ce  prix  avantageux,  il  faut  en  prendre  au  moins  1.000  kilos;  j'ai 
déjà  deiLx  voisines  qui  se  sont  inscrites  l'une  pour  200,  l'autre 
pour  250  kilos;  voulez-vous  profiter  de  l'occasion?  »  Et  Ma- 
dame X.,  séduite  par  le  prix  exceptionnel,  s'inscrivit,  elle  aussi, 
pour  une  certaine  quantité.  J'ai  su  depuis  que  cette  façon  de  pro- 
céder était  beaucoup  pratiquée  parles  ménagères  de  la  région, 
surtout  pour  les  achats  de  légumes  et  de  combustible. 

En  terminant  cette  étude,  il  nous  a  paru  intéressant  de  noter, 
que  les  différentes  variétés  de  types,  que  nous  venons  de  signa- 
ler et  qui  paraissent  aujourd'hui   si  nettement  tranchées,   ne 


72  LE   TYPE   THIÉRACHIEN. 

sont  apparues  que  depuis  la  transformation  récente  du  pays, 
sous  le  développement  des  transports.  Il  est  probable  que  les 
progrès  qui  s'accompliront  dans  l'avenir  ne  feront  qu'accentuer 
davantage  le  caractère  propre  à  chaque  région.  Ce  qui  permet 
de  le  croire,  c'est  que,  jusqu'à  maintenant,  ce  développement 
des  transports,  néfaste  dans  certaines  régions,  n'a  eu,  dans  la 
Thiérache,  que  des  effets  heureux.  L'ancienne  médiocrité  s'est 
changée  en  une  aisance  solide,  sur  laquelle  il  ne  faudrait  ce- 
pendant pas  s'endormir;  que  de  fois  n'a-t-onpas  vul'aisance,  en 
développant  l'oisiveté,  être  le  prélude  delà  décadence!  Et  au- 
jourd'hui, plus  que  jamais,  il  ne  faut  pas  oublier  que  la  con- 
currence plus  étendue  et  plus  âpre  exige  que  l'on  soit  toujours 
sur  la  brèche.  Il  est  à  souhaiter  que  les  Thiérachiens  ne  l'ou- 
blient pas,  et  qu'ils  continuent  à  s'adapter  aux  conditions  nou- 
velles causées  par  les  transformations  modernes. 

Eugène  Creveaux. 


U Administrateur-Gérant  :  Léon  Gangloff. 


TYPOGRAPHIE   FIRMIN-DIDOT   ET  C*".   —   PARIS 


FÉVRIER  1909 


55    LIVRAISON 


BULLETIN 

DE  LA  SOCIÉTÉ  INTERNATIONALE 

DE  SCIENCE  SOCIALE 


fiOllMAIRE  :  Xouvoaux  membres.  —  L'art  hollandais,  par  Paul  Roux.  —  L'Émigration  luc- 
quoise,  par  Paul  Roux.  —  La  pi-ospéritr  sociale,  par  Paul  Descamps.  —  Les  réunions  men- 
suelles'. —  La  prochaine  réunion.  —  Le  R.  P.  Schwalm.  —  Bibliographie.  —  Livres  reçus. 
—  Correspondance.  —  Avis  aux  lecteurs. 


NOUVEAUX  MEMBRES 


MM. 

L'abbé  Jouanolou,  14,  rue  Meselin, 
Tarbes  (Hautes-Pyrénées),  présenté  par 
M.  Paul  de  Rousiers. 

Le  D""  Carlos  Champalimand,  Rocio  30, 
loLisbonne  (Portugal),  présenté  par  M.  José 
de  Mattos  Braamcamp. 

PosTEL,  rue  Amiral-Courbet,  19,  Cher- 
bourg (Manche),  présenté  par  le  même. 

J.  AvENOL,  inspecteur  des  finances, 
9,  rue  Jasmin,  Paris,  présenté  par  M.  Mau- 
rice Fougère. 

Snr.  D""  José  Augusto,  Natal,  Est.  do  Rio 
Grande  do  Norte  (Brésil),  présenté  par 
M.  Paul  de  Rousiers. 

Maurice  Bouts,  20,  rue  Dusétel,  Ver- 
sailles, présenté  par  le  même. 


L'ART  HOLLANDAIS 


Voici  quelques  réflexions  au  sujet  de  l'art 
hollandais  ou  au  moins  d'un  des  côtés  de 
la  peinture  hollandaise.  Les  tableaux  de 
genre  y  tiennent  une  grande  place  ;  les 
tableautins  peignés  à  la  loupe  y  sont  nom- 
breux; les  recherches  d'effets  y  abondent; 
enfin  toute  la  peinture  du  xviii''  siècle  y 
est  représentée  par  des  natures  mortes. 
C'est  bien  là  le  mot  qui  convient.  Il  ne 
semble  pas  qu'en  général  les  Hollandais 
aient  eu  le  sentiment  de  la  nature  spon- 
tanée, de  la  nature  telle  qu'elle  est,  de 
celle  qui  existe  en  dehors  de  l'homme,  lis 
la  voient  toujours  à  travers  l'intervention 


de  l'homme.  Il  n'est  peut-être  pas  jusqu'au 
clair  obscur  de  Rembrandt  qui  ne  dérive 
de  ce  sentiment  particulier  de  la  nature  : 
ses  personnages  sont  toujours  éclairés 
par  une  lumière  modifiée,  dirigée,  cana- 
lisée, par  une  lumière  d'appartement. 

C'est  au  lieu  même  qu'il  faut  demander 
l'explication  de  cette  conception  de  la  na- 
ture .  En  Hollande  rien  n'est  naturel ,  tout  est 
modifié,  arrangé.  La  nature  vraie,  ce  serait 
la  mer  presque  partout,  et  des  marécages 
sur  le  reste  du  pays.  La  campagne  n'existe 
que  par  une  intervention  incessante  de 
l'homme  ;  c'est  ce  qui  lui  donne  un  aspect 
artificiel.  Tout  est  tiré  au  cordeau,  brossé, 
peigné.  L'homme  a  pris  ici  l'habitude  de 
vaincre  la  nature  et  cette  habitude  est 
encore  renforcée  par  le  jardinage.  Aussi 
ne  se  contente-t-il  pas  de  peindre  les 
maisons  des  couleurs  les  plus  invraisem- 
blables, mais  il  badigeonne  encore  les 
troncs  des  arbres  et  il  en  mutile  les  bran- 
ches pour  les  mettre  à  l'alignement.  L'o- 
bligation de  veiller  avec  soin  sur  les  di- 
gues et  sur  l'écoulement  de  l'eau,  sur  toute 
cette  campagne  si  bien  arrangée  rend  for- 
cément minutieux,  et  la  propreté  hollan- 
daies  avec  ses  lavages,  nettoyages  et  asti- 
quages perpétuels  est  due  en  partie  à  cette 
minutie,  encore  qu'elle  soit  aussi  une  con- 
séquence du  climat.  On  constate  que  les 
villages  ressemblent  souvent  à  des  décors 
d'opéra  et  que  les  Hollandais  ont  le  goût 
du  bibelot,  des  objets  minuscules  et  des 
tours  de  force  de  fabrication;  il  semble 
bien  que  l'origine  de  ce  goût  doive  être 
cherché  dans  l'habitude  de  forcer  et  de 
contraindre  la  nature  qui  est  ici  imposée 
aux  hommes  par  les  conditions  du  lieu  et 


22 


BULLETIN   DE   LA   SOCIETE   INTERNATIONALE 


développée  par  les  conditions  du  travail. 

D'autre  part,  n'oublions  pas  que  les  jours 
de  soleil  sont  rares  et  que  la  pluie  est 
fréquente  ;  la  vie  s'écoule  donc  plus  dans 
l'intérieur  des  maisons  qu'en  pleine  cam- 
pagne ou  sur  la  place  publique.  L'œil  ac- 
quiert ainsi  une  optique  particulière  ;  il 
voit  tout  sous  un  éclairement  unilatéral,  et 
il  prend  goût  aux  reflets  et  aux  jeux  de 
lumière.  Il  faut  que  cette  maison  où  l'on 
passe  ses  jours  soit  agréable  et  ornée  ;  on 
l'encombre  d'objets  de  prix  ou  de  choses 
rares,  parfois  jolies,  mais  qui  ne  sont  plus 
ici  dans  leur  cadre  naturel,  et  ne  font  pas 
corps  avec  le  milieu  où  elles  se  trouvent. 

Les  artistes  ont  certainement  été  in- 
fluencés par  cette  tournure  d'esprit  gé- 
nérale et  par  ces  exigences  de  la  vie  quo- 
tidienne. S'ils  nous  ont  laissé  tant  de 
tableaux  de  chevalet,  c'est  que  les  riches 
commerçants  de  Hollande  désiraient  en 
orner  leurs  appartements;  s'ils  peignen\. 
avec  tant  de  soin  des  jupes  de  soie  et  des 
corsages  de  velours,  c'est  que  les  reflets 
savamment  calculés  et  les  plis  soigneuse- 
ment dessinés  en  devaient  plaire  aux  ama- 
leurs;  si  Schalken  s'amuse  à  des  jeux  de 
lumière,  c'est  que  ses  contemporains  de- 
vaient prendre  un  plaisir  extrême  à  ces 
bizarreries.  Si  plus  tard  les  peintres  n'ont 
plus  fait  que  de  la  nature  morte,  c'est  que 
les  urbains  voyaient  plus  souvent  des  ani- 
maux morts  que  des  animaux  vivants,  des 
fruits  dans  une  coupe  que  des  fruits  sur 
l'arbre,  des  fleurs  coupées  que  des  fleurs 
vivantes.  Le  Hollandais  ne  concevait  plus 
ta  nature  sans  l'intervention  de  l'homme. 

Paul  Roux. 


L'ÉMIGRATION  LUCQUOISE 


«  Lorsque  Christophe  Colomb  aborda  en 
Amérique,  la  première  personne  qu'il  ren- 
contra était  un  Lucquois,  qui  vendait  des 
figurines.  »  C'est  par  ce  dicton  que  les 
Italiens  expriment  Timportance  et  l'an- 
cienneté de  l'émigration  lucquoise.  Au 
moyen  âge,  les  Lucquois  furent  de  hardis 
navigateurs,  et  le  commerce  leur  procura 
une  richesse  qui  leur  permit  de  porter  à 


un  haut  degré  de  prospérité  l'agriculture 
de  leur  petit  pays.  La  faible  étendue  du 
territoire  de  la  République  la  garantit  con- 
tre les  ambitions  de  ses  voisins  et  lui  per- 
mit de  maintenir  son  indépendance  jus- 
qu'en 1799. 

Resserré  entre  les  Apennins  et  la  mer, 
le  pays  lucquois  se  subdivise  en  trois  zones 
d'importance  inégale  :  la  plaine,  la  colline 
et  la  montagne. 

La  vigne  et  l'olivier  en  culture  mixte 
avec  les  céréales,  caractérisent  la  région 
des  collines.  La  moyenne  et  la  grande  pro- 
priété s'y  sont  conservées  autour  des  villas 
des  riches  marchands.  Aujourd'hui  cette 
aristocratie  urbaine  est  bien  déchue;  ses 
représentants  actuels,  à  demi-ruinés,  vivent 
dans  l'oisiveté  et  l'insouciance,  sans  rien 
faire  pour  reprendre  dans  le  monde  mo- 
derne la  place  qu'occupaient  jadis  leurs 
pères.  Certains  d'entre  eux  s'intéressent 
cependant  à  l'agriculture  et  réalisent  quel- 
ques améliorations  sur  leurs  terres.  On 
voit  alors  le  métayage  pur,  qui  permet  et 
suppose  une  large  intervention  du  pro- 
priétaire, se  substituer  au  contrat  mixte, 
caractérisé  par  une  redevance  fixe  en 
céréales,  les  produits  de  la  vigne  et  de 
l'olivier  se  partageant  par  moitié.  Les 
métairies  sont  petites,  environ  3  hecta- 
res :  c'est  qu'un  seul  fils  reste  généra- 
lement avec  le  père,  les  autres  émigrent 
et,  lorsqu'ils  reviennent,  ils  veulent  s'é- 
tablir de  façon  indépendante  soit  comme 
colons,  soit  plutôt  comme  propriétaires. 
Aussi,  dans  certaines  paroisses,  la  petite  et 
très  petite  propriété  existent-elles  seules. 

Ce  sont  elles  aussi  qui  dominent  presque 
exclusivement  dans  la  plaine  et  dans  la 
montarjne.  Celle-ci  a  pour  caractéristtque 
le  châtaignier  :  on  ne  conçoit  pas  une  mé- 
tairie, un  domaine  sans  châtaigneraie.  La 
farine  de  châtaigne  sert  à  la  nourriture 
de  l'homme  et  des  porcs;  la  feuille  de 
châtaignier  est  utilisée  comme  litière,  car 
la  paille  des  céréales  est  vendue  aux  pa- 
peteries qui  sont  assez  nombreuses  dans 
la  basse  vallée  du  Serchio.  Ces  papeteries 
consomment  aussi  beaucoup  de  peupliers, 
ce  qui  pousse  nombre  de  propriétaires  à 
planter  cet  arbre  le  long  des  prairies. 
Nous  trouvons  également  des  fabriques  de 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


23 


tanin  qui  travaillent  à  la  destruction  des: 
châtaigniers  de  la  montagne.  Il  y  a  même 
eu  des  interpellations  à  la  Chambre  à  ce 
sujet.  La  maladie  de  Vencre  fait  aussi  de 
grands  ravages.  Mais  si  le  châtaignier  dis- 
parait de  la  vallée  du  Serchio,  la  popula- 
tion n'en  sera  pas  pour  cela  réduite  à  la 
misère  ;  elle  trouvera  encore  des  moyens 
d'existence  dans  les  filatures  de  jute  et  de 
coton  et  dans  les  industries  diverses  qu'at- 
tirent dans  la  vallée  une  main-d'œuvre 
féminine  abondante  et  la  possibilité  d'em- 
ployer la  force  liydraulique  ;  en  outre,  l'é- 
migration qui  s'est  beaucoup  développée 
depuis  une  trentaine  d'années  est  une 
source  de  richesse  pour  le  pays. 

L'émigration  de  la  montagne  lucquoise 
est  une  émigration  dans  le  commerce  avec 
esprit  de  retour.  La  route  qui  va  de  Bagni 
di  Lucca  à  Barga,  est  bordée  sur  presque 
tout  son  parcours  de  maisons  neuves,  dont 
l'aspect  extérieur  fait  contraste  avec  les 
métairies  qu'on  aperçoit  çà  et  là.  Au  rez- 
de-chaussée  se  trouve  souvent  un  café,  un 
restaurant,  une  épicerie,  une  boutique 
quelconque.  Les  émigrants,  de  retour  au 
pays,  y  continuent  un  commerce  analogue 
à  celui  qu'ils  exerçaient  à  Pittsburg  ou  cà 
Chicago,  car  c'est  surtout  vers  les  grandes 
villes  des  États-Unis  que  se  dirigent  les 
jeunes  montagnards  lucquois.  Ils  débutent 
comme  commis  chez  des  parents  ou  des 
amis,  en  attendant  le  moment  de  s'établir 
à  leur  compte;  dans  ce  cas,  ils  ont  presque 
toujours  un  associé,  ce  qui  leur  permet  de 
retourner  faire  au  pays  quelques  séjours 
avant  d'y  revenir  définitivement.  Clasgow 
est  aussi  un  centre  d'émigration,  mais  ce 
sont  toujours  les  mêmes  métiers  qu'exer- 
cent les  Lucquois.  Le  principal  d'entre 
eux  est  celui  de  fabricant  et  de  vendeur 
de  figurines  en  plâtre.  Nous  connaissons 
bien,  à  Paris,  ces  enfants  qui,  un  panier 
au  bras  et  une  statuette  à  la  main,  harcè- 
lent le  passant  au  coin  des  rues.  Ces 
pauvres  enfants  sont  aux  gages  d'un  de 
leurs  compatriotes  qui  les  a  ramenés  de 
la  montagne  lucquoise  et  qui  les  garde 
auprès  de  lui  pendant  plusieurs  années. 
11  a  quelque  part  un  atelier  où,  avec  l'aide 
de  quelques  ouvriers,  il  fabrique  ces  figu- 
rines que    les  enfants    sont   chargés  de 


vendre  sur  la  voie  publique  et  dans  les 
cafés.  On  les  retrouve  partout,  ces  <  figu- 
rinai  »,  surtout  dans  les  grandes  villes  de 
l'Europe  septentrionale  et  jusqu'en  Amé- 
rique. Un  jeune  homme,  rencontré  sur  la 
route,  me  dit  que  ses  parents  ont,  aux  États- 
Unis,  une  fabrique  de  statues  d'église  oii 
ils  occupent  cinquante  ouvriers.  A  Chi- 
cago, un  de  leurs  amis  en  emploie  cinq 
cents,  tous  Lucquois.  A  Barga,  gros  village 
de  la  haute  vallée  du  Serchio,  sur  mille 
émigrants,  plus  de  sept  cents  sont  des 
«  figurinai  ».  C'est  à  Barga  qu'on  fabrique 
les  moules  qui  servent  ensuite  à  faire  sur 
place  les  statuettes,  car  elles  sont  trop 
fragiles  et  de  trop  peu  de  valeur  pour 
supporter  les  aléas  d'un  transport  et  les 
frais  d'un  emballage.  Je  ne  suis  pas  arrivé 
à  déterminer  les  origines  et  les  raisons  du 
développement  de  cette  industrie  des  figu- 
rines. 11  est  clair  que  des  montagnards, 
habitués  à  vivre  surtout  de  la  cueillette, 
émigrent  plus  volontiers  dans  les  métiers 
commerçants  où,  comme  cafetiers,  restau- 
rateurs, ils  continuent  à  vivre  d'une  sorte 
de  cueillette;  d'autre  part  le  voisinage  de 
Lucques,  cité  commerçante,  a  dû  jadis  les 
orienter  vers  le  commerce.  En  outre, 
voisins  de  la  Toscane,  du  pays  des  œuvres 
d'art,  ils  ont  dû  avoir  naturellement  l'idée 
d'exploiter  à  l'étranger  le  goût  des  objets 
d'art,  mais  comme  c'étaient  de  petites 
gens,  ne  disposant  que  de  petits  moyens, 
ils  n'ont  pu  faire  que  de  l'art  industriel 
de  la  plus  basse  qualité;  ils  ont  dû  s'a- 
dresser à  la  clientèle  la  plus  nombreuse 
et  la  moins  fortunée.  Grâce  à  eux,  les  re- 
productions des  statues  les  plus  vantées 
ont  franchi  le  seuil  des  plus  humbles  logis. 
Il  est  cependant  douteux  que  l'art  et  le 
goût  y  aient  beaucoup  gagné. 

Ces  émigrants  reviennent  presque  tous 
au  pays.  Ils  achètent  du  terrain  fort  cher 
pour  se  bâtir  une  maison  qu'ils  laissent 
parfois  inachevée,  pendant  qu'ils  retour- 
nent en  Amérique  gagner  de  quoi  la 
terminer.  Quelques-uns  acquièrent  un  do- 
maine et  font  de  la  culture  ;  c'est  l'excep- 
tion, et  on  a  remarqué  que  c'étaient  les 
plus  riches  qui  étaient  les  plus  travailleurs, 
lis  n'amassent  guère  de  grosses  fortunes 
parce  qu'ils  sont  hantés  par  l'idée  de  re- 


24 


BULLETIN    DE   LA    SOCIÉTÉ    INTERNATIO-XALE 


venir  le  plus  tôt  possible  au  pays  natal. 
D'autres  dépensent  pendant  leurs  séjours 
à  Lucques  leurs  gains  de  plusieurs  années 
et  repartent  gueux  comme  la  première 
fois.  Certains,  dès  qu'ils  ont  amassé  quel- 
ques centaines  de  francs,  achètent  un 
cheval,  une  voiture,  et  s'établissent  voitu- 
riers;  cela  les  amène  parfois  à  entre- 
prendre un  commerce  de  bois.  Les  émi- 
grants  de  retour  vivent  souvent  en  rentiers 
si  leurs  moyens  le  leur  permettent,  ou 
tiennent  un  café  ou  une  boutique.  Il  est 
remarquable  qu'aucun  d'eux  ne  songe  à 
installer  une  industrie  dans  son  pays 
natal;  les  fabriques  et  les  usines  dont 
nous  avons  parlé  ont  pour  patrons  des 
Génois. 

Infiniment  rares  sont  ceux  qui  se  fixent 
en  Amérique.  Un  jeune  homme,  élevé  aux 
États-Unis,  me  déclare  que  ce  pays  ne  lui 
plaît  pas  et  qu'il  n'y  veut  plus  rester, 
quoiqu'il  y  ait  une  maison  de  commerce 
prospère;  il  cherche  à  s'installer  aux  en- 
virons de  Lucques.  On  comprend  ces  sen- 
timents, si  on  songe  que  les  émigrants 
lucquois  ne  se  fondent  pas  dans  la  popu- 
lation du  pays  où  ils  émigrent.  Ils  y  for- 
ment de  petites  sociétés,  non  seulement 
italiennes  mais  lucquoises  ;  ils  sont  en  re- 
lations constantes  avec  le  pays  natal  où 
ils  vont  faire  de  longs  séjours  et  d'où  ils 
reçoivent  des  compatriotes.  Il  est  infini- 
ment rare  qu'ils  épousent  une  étrangère  ; 
ils  reviennent  se  marier  cà  Lucques,  ou 
prennent  une  femme  dans  les  colonies 
italiennes  d'Amérique  ou  d'Ecosse.  On  re- 
marquecependantque,  parmi  les  émigrants 
qui  ont  pris  le  chemin  de  l'Argentine  ou 
du  Brésil,  un  certain  nombre  .s'établit  dé- 
finitivement outre-mer.  C'est  que  là-bas 
ils  trouvent  des  centres  entièrement  ita- 
liens où  ils  ne  sont  pas  noyés  dans  une 
population  d'origine  différente  ni  dominés 
par  elle. 

En  définitive,  nous  sommes  là  en  pré- 
sence d'une  émigration  de  communau- 
taires. Quoique  la  transmission  intégrale 
a,vec  soultes  égales  existe  au  profit  d'un 
des  fils,  on  hésite  à  qualifier  la  famille  du 
montagnard  lucquois  de  quasi-patriarcale, 
car  l'héritier  est  généralement,  lui  aussi, 
un  émigrant  de  retour,  et  le  domaine  ne 


semble  pas  jouer  ici  un  rôle  bien  impor- 
tant. 

Dans  la  plaine,  nous  trouvons  une  émi- 
gration de  cultivateurs  avec  esprit  de  re- 
tour; cependant  quelques  émigrants  ne 
reviennent  pas  :  c'est  un  effet  de  la  cul- 
ture. 

La  plaine  mesure  14  kilomètres  de  lon- 
gueur sur  11  de  largeur;  elle  est  irri- 
guée par  des  canaux  dérivés  du  Serchio 
et  qui  appartiennent,  pour  la  plupart,  à 
l'État.  Les  cultivateurs  paient  une  rede- 
vance pour  l'usage  de  l'eau.  Grâce  au  cli- 
mat et  à  l'irrigation,  non  moins  qu'à  une 
fumure  abondante,  on  obtient  chaque 
année  deux  récoltes  successives  sur  le 
même  sol  :  le  blé,  semé  en  novembre,  fait 
place,  en  juin,  à  du  maïs  qui  est  mùr  en 
octobre.  Actuellement,  on  étend  beaucoup 
les  prairies  naturelles  et  artificielles; 
une  prairie  naturelle  peut  rapporter 
1.000  francs  de  produit  brut.  L'engraisse- 
ment et  le  commerce  du  bétail  se  sont 
développés  surtout  dans  ces  dernières 
années.  On  trouve  également  des  maraî- 
chers et  des  pépiniéristes.  Dès  qu'un 
paysan  a  quelques  capitaux,  il  ajoute  un 
petit  commerce  à  sa  culture. 

L'émigration  est  ici  fort  ancienne.  En 
Corse,  tous  les  travaux  de  culture  sont 
exécutés  depuis  longtemps  par  des  Luc- 
quois. Les  Lucquois  fournissent  aussi 
beaucoup  de  terrassiers  dans  tous  les  pays 
d'Europe,  et  les  nourrices  lucquoises  sont 
très  renommées.  Cette  émigration  qui,  à 
le  fin  du  xix«  siècle,  a  pris  une  plus  grande 
extension  et  s'est  dirigée  vers  les  pays 
d'Amérique,  est  due,  non  pas  à  la  rigueur 
du  climat  en  hiver,  mais  à  la  surabon- 
dance de  la  population.  De  périodique 
elle  est  devenue  temporaire,  si  bien  que 
les  bras  manquent  parfois  pour  les  travaux 
d'été  et  qu'on  doit  reco'urir  à  des  ouvriers 
pisans,  car  il  ne  reste  plus  guère  dans  le 
pays  que  les  femmes  et  les  vieillards.  On 
émigré  très  jeune,  car  on  retrouve  en 
Amérique  des  parents  qui  facilitent  les  dé- 
buts des  nouveaux  venus.  La  plupart  com- 
mencent par  être  commis  de  commerce  ; 
au  bout  de  quelques  années,  ils  reviennent 
pour  se  marier  et  repartent  ensuite.  La 
femme  reste  avec  la  famille  et  travaille  le 


DE    SCIENCE   SOCIALE. 


<=>:; 


bien;  parfois  elle  suit  son  mari  et  il  y  a 
alors  des  chances  pour  que  le  ménage  ne 
revienne  pas.  Un  certain  nombre  d'émi- 
grants  vont  en  Californie  où  ils  font  des 
cultures  de  vigne  et  de  fruits.  Par  la  force 
des  choses,  beaucoup  d'entre  eux  de- 
viennent des  émigrants  définitifs,  mais 
non  pas  tous,  car  on  me  cite  un  homme 
qui  a  créé  un  important  vignoble  en  Cali- 
fornie et  cjui  néanmoins  revient  acheter 
de  la  terre  dans  sa  commune  originaire. 
La  paroisse  de  T...  a  les  deux  cinquièmes 
de  sa  population  en  Amérique;  ses  émi- 
grants reviennent  tous  et  veulent  acheter 
de  la  terre  dans  la  paroisse  même,  si  bien 
que  rhectare  se  paie  5.000  francs  et  s'af- 
ferme 260  francs.  Dans  la  paroisse  voisine, 
au  contraire,  la  terre  est  bon  marché,  car 
les  émigrants  sont  allés  en  Argentine  où 
ils  ont  fondé  un  village  de  même  nom  que 
celui  qu'ils  ont  quitté,  et  où  ils  se  sont 
constitué  de  grands  domaines.  Ici  se  vé- 
rifie de  nouveau  cette  loi  sociale  que  Témi- 
grant-cultivateur  est  un  émigrant  défini- 
tif, et  nous  remarquons  que  la  culture  pure, 
comme  en  Argentine,  fixe  plus  solidement 
au  sol  que  la  culture  des  plantes  arbores- 
centes, comme  en  Californie,  sans  doute 
parce  qu'elle  donne  de  moins  gros  béné- 
fices. Mais  il  est  assez  remarquable  que  la 
plaine  lucquoise  fournit  aussi  bien  des  émi- 
grants-commerçants  que  des  émigrants- 
cultivateurs.  Les  émigrants  qui  reviennent 
font  un  peu  de  culture,  mais  surtout, 
comme  leurs  frères  de  la  montagne,  ou- 
vrent des  boutiques  et  des  tavernes,  et 
travaillent  fort  peu. 

Ce  qui  incite  beaucoup  les  émigrants  à 
revenir  au  pays  natal,  c'est  la  diffusion  de 
la  propriété  et  la  possibilité  pour  eux  de 
construire  une  maison  au  milieu  d'un 
petit  domaine.  A  quoi  donc  est  due  le  dé- 
veloppement de  la  petite  propriété  dans  la 
province  de  Lucques?  A  l'existence  anté- 
rieure d'une  main-morte  considérable.  Au 
milieu  du  xviiF  siècle,  l'Église  possédait 
la  moitié  de  la  propriété  foncière  dans 
l'Etat  de  Lucques  et  il  y  avait  en  outre  de 
nombreux  fidéicommis  et  tous  les  biens 
des  œuvres  pies.  Au  commencement  du 
xviiie  siècle,  ces  biens  de  main-morte  qui 
étaient  jusque-là  soumis  à  la  culture  di- 


recte et  extensive,  furent  peu  à  peu  donnés 
en  emphytéose  pour  trois  générations  à 
des  cultivateurs  qui  payaient  une  rede- 
vance en  nature.  Une  loi  de  1764  interdit  la 
constitution  de  nouveaux  biens  de  main- 
morte; en  1799,  les  fidéicommis  furent 
abolis;  en  ISOl,  l'emphytéose  temporaire 
put  être  rendue  perpétuelle  et  depuis  elle 
peut  être  rachetée.  En  fait,  beaucoup  de 
propriétaires  ont  converti  les  rentes  en 
nature  en  rentes  en  argent;  cependant  les 
hôpitaux  s'en  tiennent  aux  vieilles  tradi- 
tions, ce  qui  est  une  gêne  pour  les  cultiva- 
teurs, dont  un  grand  nombre  ont  racheté 
la  rente  qui  grevait  leur  domaine.  De  la 
sorte  la  très  petite  propriété,  favorisée 
également  par  l'irrigation  et  la  culture 
intensive,  est  devenue  la  règle  dans  la 
province  de  Lucques,  mais  elle  est  arrivée 
à  un  degré  de  division  telle  qu'elle  est 
presque  toujours  insuffisante  pour  subve- 
nir aux  besoins  de  la  famille,  qui  doit  alors 
chercher  dans  le  commerce  et  l'émigration 
des  moyens  d'existence  supplémentaires. 

L'émigration,  qui  a  d'abord  été  un  be- 
soin et  un  bien,  est  maintenant  devenue 
un  mal,  car,  d'une  part,  elle  enlève  au 
pays  une  grande  quantité  de  bras  et  fait 
négliger  l'agriculture,  et,  d'autre  part, 
elle  introduit  dans  le  pay.«  des  habitudes 
d'oisiveté,  de  paresse,  d'intempérance  et 
d'alcoolisme,  qui  ne  peuvent  qu'avoir  une 
funeste  influence  sur  l'avenir  de  la  race. 
L'ancien  terrassier  lucquois  cherchait  dans 
l'émigration  un  moyen  de  vivre  en  tra- 
vaillant ;  le  moderne  commerçant  cherche 
dans  l'émigration  un  moyen  de  gagner 
rapidement  assez  d'argent  pour  vivre  le 
reste  de  ses  jours  sans  travailler.  C'est 
bien  là  une  émigration  de  communautaires 
désorganisés. 

Paul  Roux. 

LA  PROSPÉRITÉ  SOCIALE 

Nous  avons  annoncé  en  son  temps  la 
publication,  par  l'an  de  nos  collègues, 
M.  G.  Melin,  d'une  brochure  intitulée  :  La 
Notion  de  Prospérité  et  de  Supériorité 
sociales  K 

1.  Berger-I.evrault,  odit.,  Paris. 


26 


BULLETIN   DE   LA   SOCIETE    INTERNATIONALE 


Cette  question  très  importante  de  pros- 
périté et  de  supériorité  donna  lieu  à  l'une 
des  séances  du  Congrès  de  1907,  à  des 
débats  très  intéressants  et  très  animés. 

La  question  de  supériorité  sociale  de- 
vant être  soulevée  à  nouveau  dans  notre 
réunion  mensuelle  de  mars,  par  M.  de 
Sainte-Croix,  sous  le  titre  Le  Rang  de  la 
race,  nous  ne  nous  occuperons  aujour- 
d'hui que  de  la  notion  de  Prospérité.  C'est 
de  cette  dernière  principalement ,  du 
reste,  que  s'occupe  M.  Melin  dans  sa  bro- 
chure, et  son  but  est  d'en  donner  une 
définition  aussi  rigoureuse  que  possible. 

Tout  d'abord,  il  faut  louer  l'auteur  d'a- 
voir mis  cette  question  à  l'ordre  du  jour. 

Dans  les  sciences,  la  nécessité  de  défi- 
nir exactement  les  mots  dont  on  se  sert, 
s'impose  d'une  façon  inéluctable,  sans 
quoi  on  s'expose  à  de  continuels  malen- 
tendus,  voire   à   des  erreurs   grossières. 

Cette  nécessité  est  d'autant  plus  impé- 
rieuse en  science  sociale,  que  celle-ci  a 
naturellement  puisé  sa  terminologie  dans 
le  langage  usuel.  De  là  des  confusions  iné- 
vitables pour  les  non-initiés,  confusions 
qui  se  produisent  constamment  pour  des 
mots  cependant  parfaitement  définis  par 
nous,  tels  que  :  particularisme,  grand 
atelier,  patronage,  corporation,  etc.  Que 
dire  alors  des  mots  que  nous  n'avons  pas 
définis?  Le  mot  Prospérité  sociale  est  de 
ceux-là. 

Dans  une  science  en  formation,  les  pre- 
mières définitions  sont  fatalement  vagues 
et  incomplètes,  puisque  l'on  ignore  encore 
les  qualités  et  les  propriétés  des  choses 
que  l'on  veut  étudier.  Peu  à  peu,  une  ana- 
lyse de  plus  en  plus  poussée  vient  déce- 
ler ces  propriétés,  et.  à  chaque  connais- 
sance plus  profonde  correspond  une  défi- 
nition plus  serrée,  plus  précise. 

Ainsi  Le  Play,  au  début  de  la  science, 
s'est  contenté  de  définir  la  prospérité  d'a- 
près les  signes  les  plus  extérieurs  :  paix, 
bien-être,  simplicité,  forte  natalité,  atta- 
chement aux  traditions,  grand  pouvoir 
d'expansion,  etc. 

Depuis  lors,  la  question  est  restée  en 
l'état;  M.  Melin  cite  bien  une  définition 
d'Henri  de  Tourville,  mais  en  réalité,  tel 
qu'il  l'avoue  lui-même,  «  .M.  de  Tourville 


ne  s'est  pas  proposé...  de  déterminer  la 
nature  exacte  et  essentielle  de  la  prospé- 
rité sociale....  il  s'est  exclusivement  placé 
au  point  de  vue  de  l'observateur...  ». 

En  effet,  dans  le  passage  visé.  .M.  de 
Tourville,  sous  le  nom  de  prospérité,  en- 
visage tout  autre  chose  que  Le  Play.  Ce- 
lui-ci cherchait  réellement  à  définir  la 
prospérité  sociale.  Le  premier,  au  con- 
traire, veut  simplement  nous  donner  des 
conseils  sur  le  choix  de  la  famille  à  mo- 
nographier  dans  une  société  quelconque. 
Cette  famille  doit  être  une  famille  pros- 
père, nous  dit-il.  Par  là.  il  entend  une 
famille  qui  se  suffit  à  elle-même,  qui  n'a 
pas  recours  à  l'assistance  publique  ou  pri- 
vée. Pour  éviter  toute  confusion  à  ce  su- 
jet, peut-être  serait-il  préférable  d'em- 
ployer ici  l'expression  famille  normale. 

Ainsi,  à  l'heure  actuelle,  nous  en  som- 
mes encore  à  la  définition  de  Le  Play.  11 
semble  que  les  progrès,  réalisés  depuis 
par  la  science  sociale,  permettent,  et  même 
imposent,  une  nouvelle  définition. 

M.  Melin  est  de  ceux  qui  pensent  ainsi, 
et  il  nous  propose  la  définition  suivante, 
tirée  de  l'analogie  qu'il  doit  y  avoir  entre 
la  prospérité  d'un  groupement  et  la  santé 
physique  : 

Un  groupement  est  prospère  quand  il 
est  constitué  de  façon  à  accomplir  les 
fonctions  qui  lui  sont  propres  : 

1°  Intégralement,  c'est-à-dire  toutes  sans 
exception  ; 

2°  En  de  justes  proportions  les  unes  à 
l'égard  des  autres; 

3"  Harmonique  ment  avec  les  autres 
groupes  voisins  ; 

4"  En  s'adaptant  aux  conditions  géné- 
rales de  vie  du  monde  social  préseùt. 
Quelle  est  la  valeur  de  cette  formule? 
Nous  n'avons  pas  la  prétention  d'en  faire 
la  critique  scientifique  en  ces  quelques 
lignes.  Au  surplus,  seule  l'expérience  la 
jugera  définitivement.  Aux  études  futures 
à  nous  montrer  par  où  peut  pécher  cette 
définition. 

En  attendant,  tout  au  moins,  pouvons- 
nous  l'enregistrer  à  titre  de  formule  à  vé- 
rifier. 11  me  semble,  du  reste,  que  c'est 
bien  ainsi  que  l'entend  M.  Melin. 
Bornons-nous,  pour  l'instant,  à  quelques 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


27 


remarques  que  cette  formule  nous  sug- 
gère. 

Il  y  a  deux  choses  différentes  dans  la 
formule  de  M.  Melin.  que  l'on  pourrait  ré- 
sumer comme  suit  : 

r^  Chaque  groupement  doit  accomplir 
les  buts  qu'il  se  propose  d'atteindre,  en 
donnant  à  chacun  de  ces  buts  l'importance 
relative  qu'il  doit  avoir.  C'est  la  prospé- 
rité du  groupement  en  lui-même  :  nous 
pourrions  l'appeler  y:);'os^;er«/e  intrinsèque. 

2°  Chaque  groupement  doit  vivre  en 
harmonie  avec  les  autres  groupements  qui 
l'entourent.  En  d'autres  termes,  sa  pros- 
périté ne  doit  pas  être  achetée  aux  dépens 
de  celle  des  autres  groupements,  ce  qui 
revient  à  dire  que  la  société,  dans  son  en- 
semble, doit  être  prospère.  En  réalité,  on 
envisage  ici  la  prospérité  du  groupement, 
non  plus  en  lui-même,  mais  en  le  consi- 
dérant comme  un  des  éléments  dont  se 
compose  la  société  :  c'est  donc  une  pros- 
périté extrinsèque  au  groupement. 

Or,  en  science  sociale,  nous  ne  pouvons 
nous  contenter  d'envisager  isolément  cha- 
que groupement,  sans  le  rattacher  à  ceux 
qui  lui  sont  superposés.  C'est  ce  qui 
explique  qu'il  ne  peut  y  avoir  de  prospé- 
rité réelle  si  elle  ne  comprend  pas  à  la 
fois  la  prospérité  intrinsèque  et  la  pros- 
périté extrinsèque.  Aussi  M.  Melin  a-t-il 
raison  d'englober  ces  deux  espèces  de 
prospérité  dans  sa  définition.  De  cette  fa- 
çon, la  prospérité  parasitaire  est  écartée, 
et  peut  se  reconnaître  très  facilement  : 
il  y  aurait  prospérité  parasitaire,  lorsque 
la  prospérité  intrinsèque  serait  achetée 
au  détriment  de  la  prospérité  extrinsèque. 

La  seule  difficulté  semble  consister  dans 
la  détermination  des  fonctions  propres  à 
chaque  genre  de  groupement. 

M.  Melin  semble  croire  que  chaque  es- 
pèce de  groupement  a  des  fonctions  tou" 
jours  les  mêmes.  Or,  ici,  nos  connaissan- 
ces actuelles  nous  permettent  d'affirmer 
qu'une  fonction  donnée  est,  suivant  les 
sociétés,  dévolue  à  des  groupements  diffé- 
rents, ici  à  la  famille,  là  au  voisinage, 
ailleurs  à  l'État.  Comment  reconnaître  si 
c'est  la  famille  qui  a  empiété  ici  sur  le 
voisinage,  ou  si  c'est  le  voisinage  qui,  là- 
bas,  a  empiété  sur  l'État.^ 


Pour  être  plus  clair,  prenons  un  exem- 
ple concret,  celui  de  la  famille,  puisqu'il 
est  choisi  par  M.  Melin  lui-même. 

L'auteur  nous  dit  que  la  fonction  essen- 
tielle de  la  famille  est  l'éducation  des 
enfants.  En  fait,  dans  bien  des  sociétés, 
la  famille  fait  bien  autre  chose  que  cela. 
Chez  les  Pasteurs  nomades,  par  exemple, 
elle  remplit,  à  elle  seule,  la  plupart  des 
fonctions;  elle  a  donc  annihilé  les  grou- 
pements variés  qui,  dans  l'Occident,  rem- 
plissent ses  fonctions  diverses!  Dira-t-on 
que,  dans  ce  cas,  la  famille  a  outrepassé 
son  rôle:  qu'en  conséquence,  il  n'y  a  pas 
développement  harmonique  et  que  les 
Pasteurs  nomades  ne  forment  pas  une 
société  prospère? 

Dans  les  steppes,  la  famille  patriarcale 
ne  connaîtrait  donc  que  la  prospérité  in- 
trinsèque ;  il  lui  manquerait  la  prospérité 
extrinsèque. 

On  pourrait  en  déduire  que,  pour  que 
la  famille  fût  entièrement  prospère,  elle 
ne  devrait  s'occuper  que  de  l'éducation 
des  enfants,  à  condition,  bien  entendu, 
d'accomplir  parfaitement  cette  tâche. 

Mais  supposons  maintenant  une  société 
où  la  famille  ne  s'occupe  que  de  l'éduca- 
tion des  enfants  et  remplit  son  devoir  à 
ce  sujet,  mais  où  aucun  groupement  ne 
se  forme  pour  remplir  les  autres  fonc- 
tions. Les  enfants  seront  bien  éduqués, 
mais  il  n'y  aura  plus  ni  patronage,  ni 
culture  intellectuelle,  ni  religion,  ni  pou- 
voirs publics.  Cette  société  ne  sera-t-elle 
pas  malade? 

Ne  pourrait-on  donc  pas  dire  plus 
simplement  que,  pour  qu'une  société  soit 
prospère,  il  faut  et  il  suffit  que  les  diffé- 
rentes fonctions  sociales  soient  assurées'^ 
Qu'importe  la  nature  du  groupement 
ou  des  groupements  qui  les  assurent, 
pourvu  qu'elles  le  soient  bien!  A  la  science 
à  nous  montrer  dans  quel  cas  telle  fonc- 
tion est  mieux  faite  par  tel  ou  tel  grou- 
pement, et  dans  quel  autre  cas  cette 
même  fonction  le  sera  par  tel  autre. 

Paul  Desc.\mps. 


^8 


BULLETIN   DE   LA    SOCIÉTÉ   INTERNATIONALE 


LES  RÉUNIONS  MENSUELLES 


Compte  rendu  de  la  séance  de 
décembre. 

M.  Paul  Descami's  appelle  d'abord  l'atten- 
tion sur  le  sujet  de  la  communication  : 
Comment  on  étudie  une  région  sociale. 
Nous  avons,  dit-il,  depuis  l'invention  de  la 
Nomenclature,  dépassé  le  stade  où  la 
science  sociale  ne  pouvait  prétendre  qu'à 
faire  des  monographies  de  familles  ou- 
vrières. D'autre  part,  il  est  dangereux 
d'étudier  une  nation  entière  sans  passer 
par  le  chaînon  intermédiaire  de  la  région. 

M.  Descamps  préfère  le  mot  région  au 
mot  pays,  car  il  a  remarqué,  dans  les  ré- 
ponses à  l'enquête,  une  tendance  à  con- 
fondre les  limites  du  pays  avec  celles  de 
l'ancien  pagus  qui  n'est  qu'une  circons- 
cription administrative. 

Une  région  sociale  est  une  étendue  de 
territoire  ayant  des  caractères  communs 
au  point  de  vue  du  lieu  et  du  travail. 
Sans  doute,  les  phénomènes  sociaux  sont 
le  résultat  de  deux  facteurs  principaux  : 
le  lieu  et  l'origine  de  la  race;  mais  il 
vautmieux  prendre  au  débuts  comme  point 
de  départ,  l'unité  de  lieu  plutôt  que  la 
communauté  d'origine,  parce  que  cette 
dernière  est  plus  difficile  à  délimiter  et 
ne  tombe  pas  immédiatement  sous  l'obser- 
vation. 

Les  dernières  études  publiées  montrent 
que  nos  missionnaires  sociaux  sont  capa- 
bles d'aborder  avec  succès  l'étude  de  la 
région.  Toutefois  des  nombreuses  deman- 
des reçues,  M.  Descamps  induit  qu'il  y  a 
lieu  de  préciser  la  façon  dont  cette  étude 
doit  être  conduite. 

L'étude  comprend  trois  pliases  succes- 
sives : 

1'^  L'étude  préliminaire  ou  documenlaire 
se  fait  chez  soi  ou  dans  les  bibliothèques, 
et  comprend  : 

a)  La  lecture  des  ouvrages  relatifs  à  la 
région  que  l'on  se  propose  d'étudier  ou  au 
travail  dominant  dans  cette  région,  ou 
relatifs  à  une  région  analogue  ; 

/;)  La  mise  en  ordre,  d'ai)rès  la  nomen- 
clature, des  faits  sociaux  et  des  répercus- 


sions  que   l'on  a   pu  noter  dans  ces  lec- 
tures ; 

c)  Comme  conclusion  de  ce  travail,  la 
proposition  d'une  hypothèse  sur  l'état 
social  de  la  région. 

2°  Inobservation  sur  place  dans  laquelle 
on  questionne  les  habitants  de  la  région. 
Les  notes  recueillies  ne  se  rangeront  pas 
dans  l'ordre  de  la  nomenclature,  mais  dans 
l'ordre—  ou  plutôt  le  désordre,  —  suivant 
lequel  les  renseignements  sont  recueillis. 
Il  est  bien  plus  profitable  de  laisser  parler 
d'abondance  l'interlocuteur,  que  de  lui 
poser  des  questions  trop  rigides  et  trop 
méthodiques.  Toutefois,  l'enquêteur  aura 
un  grand  avantage  à  connaître  la  nomen- 
clature par  cœur,  afin  de  ne  pas  trop 
laisser  dévier  la  conversation. 

Le  travail  sera  d'autant  plus  facile  que 
l'étude  préliminaire  aura  été  poussée  plus 
à  fond.  L'hypothèse  formulée  est  ici  un 
fil  d'Ariane  qui  permet  de  s'orienter  rapi- 
dement dans  le  chaos  des  faits  sociaux,, 
et  qui  fait  découvrir  les  particularités  les 
plus  marquantes. 

L'observation  comprend  non  seulement 
des  monographies  de  familles  ouvrières, 
mais  de  familles  patronales,  de  corpora- 
tions, de  syndicats,  etc.,  tous  les  genres 
de  groupements  existants. 

Pour  la  famille  ouvrière,  M.  Descamps 
pense  qu'il  vaut  mieux  ne  pas  s'en  tenir 
à  la  monograpnie  d'une  seule,  mais  qu'il 
est  bon  d'en  faire  plusieurs.  D'abord,  on. 
n'est  pas  toujours  absolument  certain 
d'être  en  présence  de  la  famille-type.  De 
plus,  certains  faits  peuvent  n'être  pas. 
révélés  par  la  famille-type.  Ainsi,  par 
exemple,  il  est  entendu  que  l'on  doit  choi- 
sir une  famille  ouvrière  prospère,  (ou 
normale  si  l'on  veut),  c'est-à-dire  une 
famille  ne  recourant  pas  à  l'assistance 
publique  ou  privée.  Pourtant,  il  est  indis- 
pensable de  connaître  comment  vivent 
les  familles  ouvrières  assistées  pour  avoir 
une  vue  complète  de  la  question. 

Les  deux  plus  grandes  difficultés  que 
l'on  rencontre  dans  la  monographie  de  la 
famille,  sont  :  le  budget  et  l'éducation  des 
enfants. 

Le  budget  est  parfois  fantaisiste,  ou 
superficiel,  le  plus  souvent  a})proximatif. 


DE  SCIENCE   SOCIALE. 


29 


Certaines  dépenses  sont  difficilement  dé- 
voilées par  l'intéressé,  et  l'on  peut  les  dé- 
couvrir d'autant  plus  difficilement  que  les 
recettes  sont  irrégulières.  Pour  les  paysans 
consommant  en  nature,  la  difficulté  est 
encore  plus  grande. 

L'éducation  reçue  par  les  enfants  a  une 
importance  capitale  puisqu'elle  sert  de 
critérium  à  la  classification  de  la  famille 
observée.  On  ne  peut  la  connaître  que  par 
un  long  contact.  Dans  l'impossibilité  ma- 
térielle où  l'on  est  de  prolonger  ce  con- 
tact, M.  Descamps  pense  qu'il  faut  visiter 
plusieurs  fois  chaque  famille  étudiée. 

3°  Enfin  vient  la  troisième  phase,  V  étude 
de  conclusion  qui  se  fait  chez  soi,  comme 
l'étude  préliminaire,  et  qui  se  fait  de  la 
même  manière  que  celle-ci.  Seulement,  au 
lieu  d'opérer  sur  des  notes  résultant  de 
lectures  diverses,  on  travaille  sur  celles 
relevées  pendant  l'observation  sur  place. 
La  nomenclature  intervient  pour  analyser 
et  classer  les  faits  et  les  répercussions 
mais  au  lieu  d'aboutir  à  une  hypothèse,  on- 
aboutit  à  une  conclu.sion. 

Il  ne  reste  plus  qu'à  rédiiier.  La  rédac- 
tion ne  doit  pas  se  faire  suivant  l'ordre  de  la 
nomenclature,  car  celle-ci  n'est  pas  une 
table  des  matières  ;  elle  doit  se  faire  suivant 
l'ordre  où  le  lecteur  comprendra  le  plus 
facilement,  avec  le  minimum  d'efforts. 
Cet  ordre  est  celui  de  Tenchaînement  suc- 
cessif des  répercussions  entre  elles.  En 
opérant  ainsi,  chaque  répercussion  est 
expliquée  par  celles  qui  précèdent  et  le 
lecteur  ne  doit  pas  attendre  les  dernières 
pages  avant  de  trouver  l'explication  des 
phénomènes  dont  on  parle  au  début. 

En  résumé,  la  nomenclature  n'est  ni 
un  questionnaire,  ni  une  table  des  ma- 
tières ;  elle  n'apparait  pas  encore  au  dé- 
but de  l'étude  et  a  disparu  à  la  fin.  C'est 
un  outil  d'analyse  qui  n'intervient  qu'au 
moment  où  l'on  doit  faire  l'analyse  des 
faits.  Là  est  son  véritable  rôle,  et  ce  rôle 
est  décisif. 

M.  Paul  BuRE.\u  émet  des  doutes  au 
sujet  de  l'emploi  de  l'hypothèse,  et  se  de- 
mande s'il  n'aboutit  pas  à  fausser  les  ré- 
sultats. 11  pourra  se  faire  que  l'observateur 
ait  de  grandes  difficultés  à  se  dégager  des 
idées  à  priori  que  l'hypothèse  suppose.  Il 


croit  qu'il  est  préférable  qu'il  arrive  sans 
aucune  idée  préconçue,  en  essayant  de 
faire  table  rase  de  ses  connaissances  an- 
térieures. 

M.  Robert  Pinot  pense  qu'il  suffit  de 
faire  la  monographie  d'une  seule  famille 
pour  chaque  variété  sociale,  à  condition 
qu'on  soit  bien  en  présence  d'une  famille 
type.  II  est  indispensable  de  voir  superfi- 
ciellement plusieurs  familles,  mais  dans 
le  but  simplement  de  faire  un  choix.  On 
étudiera  alors  à  fond  la  famille  choisie,  et 
celle-là  seulement. 

M.  J.  Drr.iEU  a  constaté,  au  cours  de  ses 
observations,  que  les  mêmes  faits  se  répè- 
tent invariablement  chez  des  familles  ap- 
partenant à  la  même  variété  sociale. 
Quant  au  budget,  il  croit  qu'il  est  indis- 
pensable de  le  dresser,  car  il  fournit  une 
foule  de  renseignements  précieux  et  donne 
lieu  à  des  remarques  parfois  très  cu- 
rieuses. 

M.  Paul  de  Rousiers  est  d'avis  qu'il  est 
nécessaire  d'avoir  des  budgets  exacts,  et 
que  la  chose  est  relativement  aisée,  parce 
que  c'est  une  question  qui  intéresse  au 
plus  haut  point  les  membres  de  la  famille 
que  l'on  veut  étudier. 

Pour  l'ouvrier  de  l'indu-strie  particuliè- 
rement, on  peut  facilement  contrôler  ses 
affirmations,  savoir  quel  est  son  salaire 
réel,  son  loyer,  etc.  De  plus,  le  budget 
donne  des  renseignements  sur  l'éducation 
des  enfants,  par  exemple  en  précisant  la 
forme,  la  fréquence  et  la  nature  des  ré- 
créations et  des  cérémonies  familiales,  en 
donnant  de  précieuses  indications  sur  les 
dépenses  d'instruction,  de  culte,  etc. 

Quant  à  l'hypothèse,  M.  de  Rousiers 
croit  qu'elle  joue  un  rôle  utile  dans  l'étude 
d'une  région.  En  fait,  la  plupart  des  mis- 
sions effectuées  ont  eu  pour  but  la  vérifi- 
cation d'une  hj-pothèse. 

LA  PROCHAINE  RÉUNION 

La  prochaine  réunion  aura  lieu  le  ven- 
dredi 10  février,  à  8  heures  3/4,  à  l'Hôtel 
des  Sociétés  Savantes.  La  communication 
sera  faite  par  M.  Yan  Huxem  sur  l'Ouvrier 
des  ardoisières  d'Angers. 


30 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


Dans  la  réunion  du  19  mars,  M.  de 
Salnte-Crolx  prendra  comme  sujet  :  le  Rang 
de  la  race  (la  question  de  la  supériorité). 


LE  R.  P.  SCHWALM 

Nous  avons  publié  dans  le  numéro  de 
décembre  du  Bulletin  la  liste  des  travaux 
du  R.  P.  Schwalm.  A  cette  liste  il  faut 
ajouter  les  articles  suivants  : 

Correspondant  : 

Le  communisme  évangélique  (il"  du 
10  mai  1906). 

Dictionnaire 
de  Théologie  catholique  : 

Com7nunisme. 
Démocratie. 

BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE 

Le  Collectivisme,  par  Paul  Leroy-Beau- 
lieu,  5°  édition,  revue  et  considérable- 
ment augmentée,  1  vol.,  9  fr.  (Félix 
Alcan,  édit.,  Paris). 

La  première  édition  de  ce  livre,  publiée 
en  1884,  était,  on  s'en  souvient,  l'exposé 
d'un  cours  fait  à  cette  époque  au  Collège 
de  France  par  l'éminent  économiste.  Cet 
exposé  a  été  augmenté  dans  les  éditions 
qui  suivirent,  de  nombreuses  additions, 
notamment  le  troisième  livre  tout  entier, 
intitulé  :  V Evolution  du  socialisme  depuis 
189b  et  une  annexe  contenant  un  aperçu 
de  ce  que  seraient  le  travail  et  la  produc- 
tion en  régime  socialiste. 

Il  y  a  deux  ans,  nous  avons  nous-mê- 
mes essayé  de  faire  une  étude  sur  le 
socialisme,  étude  qui  avait  pour  but,  non 
pas  la  critique  rationnelle  des  dogmes 
socialistes,  mais  seulement  de  déterminer 
si  l'bumanité,  prise  dans  son  ensemble, 
marchait  vers  la  réalisation  d'une  organi- 
sation appliquant  les  idées  émises  dans 
ces  dogmes.  Notre  intention  n'était  pas 
de  discuter  ces  idées,  mais  de  voir  si 
l'observation  impartiale  des  faits  indi- 
quait ou  non  une  évolution  générale  des 


groupements  humains  vers  le  socialisme. 

Pas  plus  que  nous,  quoiqu'il  ne  nous  en 
dise  pas  les  raisons,  M.  Paul  Leroy-Beau- 
lieu  ne  semble  croire  à  l'avènement  de 
ce  dernier,  quoiqu'il  reconnaisse  que  ces 
doctrines  font,  de  jour  en  jour,  de  nou- 
veaux disciples.  Autre  chose  est  d'aug- 
menter le  nombre  des  disciples  intellec- 
tuels d'un  idéal  quelconque,  et  autre  chose 
est  de  rendre  les  groupements  humains 
conformes  à  cet  idéal. 

Mais  le  but  de  Féminent  professeur  au 
Collège  de  France  est  tout  autre.  Ce  qu'il 
veut,  c'est  nous  donner,  d'une  façon  indi- 
recte, des  leçons  d'économie  politique,  en 
réfutant  les  erreurs  des  systèmes  socia- 
listes. C'est  un  procédé  analogue  à  celui 
de  la  démonstration  par  l'absurde  des 
géomètres. 

Dans  la  première  partie  de  son  ouvrage, 
l'auteur  s'occupe  principalement  du  col- 
lectivisme foncier.  Les  chapitres  qui  nous 
paraissent  de  nature  à  intéresser  les  lec- 
teurs de  la  Science  sociale,  me  semblent 
être,  ici,  les  chapitres  vi,  vu,  vm  et  \x,  sur 
le  mir  russe,  la  dessa  javanaise,  les  allmen- 
den  suisses,  etc. 

Tous  nos  lecteurs  connaissent  le  mir, 
souvent  décrit  en  science  sociale;  c'est 
un  village  à  banlieue  morcelée,  dans  le- 
quel les  terres  sont  périodiquement  par- 
tagées entre  les  habitants,  à  l'exception 
des  habitations  et  des  jardins,  qui  restent 
la  propriété  héréditaire  des  familles.  Le 
mir  a  d'abord  tous  les  inconvénients  du 
village  à  banlieue  morcelée  :  grande  perte 
de  temps,  à  cause  de  l'éloignement  et  de 
la  dissémination  des  parcelles;  culture 
uniforme  obligatoire  empêchant  les  pro- 
grès. Le  mir  a,  en  outre,  les  inconvénients 
de  la  propriété  communautaire  :  apathie 
des  travailleurs  et  tassement  de  la  popu- 
lation sur  place.  On  connaît  le  résultat  : 
endettement  progressif  des  paysans,  et 
leur  expropriation  par  les  usuriers. 

La  dessa  est,  on  le  sait,  le  nom  que 
porte  le  mir  à  Java.  Les  différences  entre 
ces  deux  institutions  proviennent  simple- 
ment des  différences  de  culture  :  d'un 
côté,  c'est  le  riz;  de  l'autre,  le  blé  ou  le 
seigle.  Or,  on  sait  que  la  culture  du  riz  ne 
se  fait  généralement  qu'à  l'aide  d'une  irri- 


DE   SCIENCE    SOCIALE. 


31 


gation  soignée.  Chez  les  peuples  pauvres, 
ces  travaux  d'irrigation  ne  peuvent  se 
faire  que  par  un  travail  en  commun. 

Aussi,  retrouve-t-on  la  dessa  chez  beau- 
coup de  cultivateurs  de  riz  :  à  Madagascar, 
notamment,  la  dessa  se  nomme  fokolona. 
Pourtant  si  l'on  examine  les  choses  de  plus 
prés,  on  s'aperçoit  que  la  dessa  n'est  pas 
toujours  une  communauté  de  travailleurs. 
Bien  souvent,  elle  n'est  qu'une  commu- 
nauté de  vulgaires...  capitalistes  :  dans 
beaucoup  de  villages  javanais,  les  seuls 
propriétaires  de  buffles  et  d'instrviments 
agricoles  ont  droit  au  partage  des  terres. 
C'est  qu'en  effet,  la  possession  du  sol  n'est 
pas  le  seul  élément  de  la  production.  Si, 
dans  un  village,  il  n'y  a  qu'un  petit  nom- 
bre de  familles  qui  ont  su  soigner  leurs 
buffles  et  les  conserver,  il  est  fatal  que  les 
autres  tombent  d'une  façon  ou  l'autre  sous 
la  dépendance  de  ces  familles  sans  les- 
quelles elles  ne  pourraient  vivre, 

La  marke  germanique,  au  moyen  âge, 
n'étaitégalement  qu'une  sorte  de  mir.  Elle 
comprenait  trois  espèces  de  propriétés  : 
l'habitation  et  le  jardin  étaient  propriétés 
familiales  héréditaires  ;  —  la  terre  cultivée 
était  partagée  périodiquement  entre  les 
familles;  —  enfin,  les  pâturages  et  les  bois 
restaient  en  jouissance  commune.  Les  dé- 
fauts de  la  marke  étaient  identiques  à 
ceux  du  mir,  et  c'est  ce  qui  explique  sa 
disparition  progressive  devant  la  propriété 
individuelle. 

L'allmend  suisse  serait  une  forme  affai- 
blie de  l'ancienne  marke  germanique,  qui 
subsiste  dans  certains  cantons  suisses,  le 
Valais,  Appenzell,  Soleure,  et  surtout 
Uri,  Claris  et  Unterwalden.En général,  l'all- 
mend comprend  un  peu  de  terre  cul- 
tivable partagée  périodiquement,  et  beau- 
coup de  pâturages  alpestres  et  de  forêts, 
dont  la  jouissance  est  collective.  La  terre 
cultivable  y  est  si  peu  abondante  qu'il  ne 
revient  guère  plus  de  80  ares  par  famille, 
et  souvent  même  10  à  15  ares,  sur  les- 
quels on  ne.  cultive  guère  que  la  pomme 
de  terre.  Les  pâturages  sont  jouissance 
commune  ;  en  fait,  on  comprend  que  cette 
jouissance  est  proportionnelle  à  l'impor- 
tance du  troupeau.  Aussi,  quand  la  popu- 
lation devient  trop  den.se,  ce  droit  de  jouis- 


sance est  soigneusement  réglementé  entre 
les  propriétaires  de  bétail. 

Dans  la  deuxième  partie,  après  avoir 
réfuté  les  critiques  adressées  jadis  à  l'éco- 
nou-\ie  politique  par  Karl  Marx  et  Lassalle, 
M.  Paul  Leroy-Beaulieu  tente  à  son  tour 
de  renverser  les  théories  collectivistes. 
Celles-ci,  comme  on  sait,  ont  été  dévelop- 
pées avec  beaucoup  moins  d'ampleur  que 
les  critiques.  Elles  n'ont  pas  été  réunies 
en  un  code  de  doctrines  ;  elles  sont  éparses, 
perdues  au  milieu  du  flot  des  arguments 
acerbes  et  destructeurs.  M.  Schaeffle,  an- 
cien ministre  autrichien,  a  essayé  de  grou- 
per la  partie  positive  des  écrits  des  grands 
écrivains  socialistes,  dans  un  livre  inti- 
tulé :  Quintessence  du  socialisme.  On  peut 
résumer  en  deux  mots  quel  serait  l'orga- 
nisation sociale  dans  le  système  collecti- 
viste :  l'État  posséderait  tout  le  sol  et  tout 
le  capital,  et  les  ferait  exploiter,  sous  sa 
haute  surveillance,  par  des  sociétés  coo- 
pératives de  production.  L'éminent  pro- 
fesseur suit  pas  à  pas  tous  les  détails  de 
cette  organisation  idéale,  et  montre  quelles 
en  seraient  les  conséquences. 

La  troisième  partie  est  consacrée  à  Vr- 
volulion  du  socialisme  depuis  1895.  On 
sait  qu'en  1899,  l'un  des  dirigeants  du 
parti  socialiste  allemand,  Bernstein,  dans 
un  livre  intitulé  :  Socialisme  théorique 
et  Sociale-Démocratie  pratique,  démontra 
que  les  prédictions  de  Karl  Marx  ne  s'é- 
taient pas  réalisées.  11  se  produisit  ainsi 
une  évolution  marquée  dans  les  idées  so- 
cialistes, d'abord  en  Allemagne,  puis  dans 
les  autres  pays.  «  Kautsky  en  Allemagne, 
et  encore  plus  Jules  Guesde  en  France, 
restent  actuellement,  en  dehors  du  vieux 
Bebel,  à  peu  près  les  seuls  tenants  décla- 
rés du  Marxisme  intégral  et  intangible.  » 

Aujourd'hui,  les  socialistes  ne  croient 
plus  à  la  théorie  catastrophique  de  Marx, 
mais  à  une  évolution  progressive  de  la  .so- 
ciété. «  Le  socialisme  réformiste  a  trois 
principaux  représentants  :  M.  Millerand 
en  France,  M.  Bernstein  en  Allemagne,  et 
M.  Sidney  Webb  en  Angleterre.  De  ces 
trois  hommes,  le  premier  est  celui  dont 
l'action  a  été  la  plus  importante  sur  le  ter- 
rain politique  ;  le  troisième,  celui  qui,  au 
point  de  vue  des  applications  socialistes,  a 


32 


BULLETIN    DE   LA    SOCIETE  INTERNATIONALE 


fourni  le  plus  de  préceptes  précis  et  rem- 
porté le  plus  de  succès  ;  M.  Bernstein  est, 
entre  eux  deux  et  en  communauté  d'opi- 
nion avec  eux,  le  théoricien  socialiste  tem- 
porisateur le  plus  remarquable.  On  pour- 
rait rapprocher  de  ces  trois  hommes, 
M.  Jaurès,  en  France,  et  M.  Vandervelde 
en  Belgique,  mais  Tun  et  l'autre,  tout  en 
venant  à  l'opportunisme,  paraissent  con- 
sidérer comme  plus  prochaine  la  réalisa- 
tion complète  de  l'idéal  collectiviste.  '  » 
Voici  ce  que  préconise  le  socialisme  réfor- 
miste ^  :  «  1°  développement  des  associa- 
tions coopératives,  particulièrement  de 
consommation  ;  emploi  de  leur  personnel 
et  de  leurs  ressources  financières,  en  partie 
du  moins,  à  la  propagande  socialiste  et  à 
la  réalisation  des  fins  du  socialisme; 
2"  création  du  plus  grand  nombre  possible 
d'industries  municipales  ou  d'Etat  et  de 
monopoles  municipaux  ou  nationaux; 
3°  constitution  vigoureuse  de  syndicats 
ouvriers,  favorisés  par  l'État,  investis  par 
lui  de  privilèges,  étant  à  la  fois  des  ins- 
truments de  combat  sur  le  terrain  poli- 
tique et  des  instruments  de  domination 
dans  le  domaine  industriel  ;  4°  institution 
d'un  nouveau  code  ouvrier,  assurant  au 
prolétariat  des  avantages  légaux  crois- 
sants; 5°  enfin,  écrasement  des  classes 
opulentes  et  moyennes  par  des  impôts 
progressifs,  qui  empêchent  toute  grande  ou 
durable  constitution  de  fortune  privées  ». 

On  voit  que  la  plupart  des  articles  de 
ce  programme  sont  des  moyens  et  non 
des  buts.  M.  Paul  Lcroy-Beaulieu  les  ana- 
lyse en  détail,  et  montre  que  le  but  véri- 
table est  une  tendance  vers  une  plus 
grande  égalité.  Cela  ne  peut  se  faire  évi- 
demment qu'en  comprimant  l'ascension 
des  individualités  les  plus  capables. 

Nos  lecteurs  savent  quels  sont  les  idées 
de  la  science  sociale  à  ce  sujet.  La  société 
la  plus  parfaite  est  celle  dans  laquelle  les 
individus  se  classent  le  plus  facilement 
suivant  leurs  aptitudes  et  leiu^  capacité. 
Loin  de  nous  de  nier  ([\\e  nos  sociétés  ac- 
tuelles soient  imparfaites  à  ce  sujet, 
mais  le  remède  n'est  certes  pas  dans  une 


1.  p.  VAS. 

2.  p.  SK. 


compression  plus  grande;  il  serait  plutôt 
dans  un  développement  du  slruggle  for  life 
qui  seul  peut  opérer  ce  classement.  Le 
rôle  des  Pouvoirs  publics  viserait  surtout 
à  maintenir  cette  concurrence  vitale  sur 
le  terrain  du  fair  ploy,  en  punissant  sé- 
vèrement les  abus,  les  fraudes,  les  falsifi-  | 
cations,  etc. 

Dans  une  dernière  partie,  le  syndica- 
lisme, l'auteur  étudie  les  syndicats  ouvriers 
depuis  l'abolition  des  corporations,  et  la 
théorie  de  la  grève  générale  comme 
moyen  le  plus  efficace  pour  arriver  à  la 
réalisation  du  socialisme  intégral. 

Enfin,  une  annexe  donne  un  aperçu  de 
ce  que  seraient  le  travail  et  la  production 
en  régime  socialiste. 

Tout  le  monde  connaît  Paul  Leroy-Beau- 
lieu.  Il  est  donc  inutile  d'appeler  l'atten- 
tion sur  la  façon  magistrale  avec  laquelle 
ce  plan  a  été  traité,  ni  sur  la  documenta- 
tion parfaite  sur  laquelle  la  thèse  de  l'au- 
teur est  étayée. 

Beaucoup  de  nos  lecteurs  s'intéressent  à 
la  question  du  socialisme.  Ils  liront  ce 
livre  avec  intérêt.  Ils  y  trouveront  l'exposé 
de  tous  les  arguments  et  leur  discussion 
détaillée,  ainsi  que  l'état  actuel  de  la 
question. 

Paul  Descamps. 

Par-dessus  les  vieux  murs,  par  Claude 
Mancey,  avec  une  préface  de  T.  de 
Wyzéwa  (P.  Lethielleux,  édit.  Paris). 

Sous  l'ancien  régime,  la  société  fran- 
çaise était  en  quelque  sorte  cristallisée  en 
un  certain  nombre  de  classes  nettement 
séparées.  Chaque  groupe  vivait  morale- 
ment isolé  des  autres  par  une  solide  bar- 
rière de  préjugés.  Et,  qui  pis  est,  ces 
barrières,  —  ces  murs,  —  ne  permettaient 
pas  le  passage  d'un  compartiment  social 
dans  un  autre.  On  y  était  classé  plus  par 
la  naissance  que  par  les  capacités  per- 
sonnelles. 

Aujourd'hui,  ces  murs  sont  devenus 
vieux;  ils  ne  répondent  plus  à  la  néces- 
sité qui  les  avait  fait  ériger.  Cadres  ver- 
moulus, ils  compriment -sans  soutenir.  Il* 
s'affaissent,  et  les  plus  agiles  peuvent  dé- 
sormais sauter  par-dessus  sans  attendre 


DE   SCIENCE    SOCIALE. 


33 


le  moment  où  ils   s'écrouleront  détiniti- 
vement. 

Cette  thèse,  habilement  présentée  sous 
la  forme  d'un  roman,  est  inspirée  des 
conclusions  de  certaines  de  nos  études. 
Claude  Mancey,  —  qui  lit  assidûment 
notre  Revue,  —  y  a  puisé  en  outre  nombre 
de  détails.  On  y  voit  côte  à  côte  un  ré- 
volutionnaire agricole  trouvant  la  richesse 
et  l'indépendance  dans  la  spécialisation, 
et  un  Jacques  Bonhomme  fonctionnaire, 
devenant  arriviste  pour  sortir  de  la  mé- 
diocrité. On  y  voit  aussi  plusieurs  types  de 
jeunes  filles,  les  unes  murées  dans  leurs 
vieux  préjugés;  les  autres, au  contraire,  les 
répudiant  franchement,  pour  se  donner 
au  plus  digne. 

Paul  Desc.vmps. 

Manuel  d'Économie  politique,  par  Vil- 
fredo  Pareto.  Traduit  de  l'édition  ita- 
lienne par  Alfred  Bonnet,  revue  par 
l'auteur,  1909.  Paris,  V.  GiardetE.  Brière, 
éditeurs.  Un  vol.  in-8"  de  la  Bibliothè- 
que Inlernalionale  d'Economie  jtolilique. 
Broclié,  12  fr.  50;  relié,  13  fr.  50. 

Ce  Manuel  se  compose  de  trois  parties 
La  première  constitue  une  introduction 
à  la  sociologie,  exposée  selon  un  plan 
entièrement  nouveau  et  avec  une  ten- 
dance surtout  mathématique.  La  seconde 
partie,  de  beaucoup  la  plus  étendue,  est 
consacrée  à  l'étude  des  phénomènes  éco- 
nomiques. C'est  un  exposé  méthodique 
des  résultats  auxquels  est  parvenue  l'éco- 
nomie mathématique,  mais  sans  qu'il  y 
soit  fait  usage  des  mathématiques.  Les 
phénomènes  économiques  principaux  y 
sont  considérés  sous  deux  aspects  : 

1°  L'aspect  objectif,  c'est-à-dire  tels  qu'ils 
se  produisent  en  réalité  ; 

2°  L'aspect  subjectif,  c'est-à-dire  tels 
qu'ils  apparaissent  aux  hommes  qui  y 
prennent  part. 

La  troisième  partie,  ou  l'appendice,  donne 
la  justification  mathématique  des  proposi- 
tions exposées  dans  la  deuxième  partie. 
Elle  a  été  entièrement  refaite  par  l'auteur, 
et  elle  est  actuellement  le  seul  sommaire 
un  peu  complet  de  l'état  présent  de  l'éco- 
nomie mathématique. 


Il  ne  nous  est  pas  possible  de  donner 
un  aperçu  des  développements  de  l'auteur, 
mais  nous  pouvons  caractériser  sa  ma- 
nière en  disant  qu'il  a  su  partout  donner 
à  l'exposé  des  sciences  économiques  l'as- 
pect exclusivement  scientifique  qui  appar- 
tient aux  sciences  mathématiques. 

C'est,  on  peut  l'affirmer,  ce  qui  distingue 
la  méthode  employée  dans  cet  ouvrage  de 
celles  qui  ont  été  généralement  employées 
dans  les  sciences  économiques. 

Syndicalisme  révolutionnaires  et  Syn- 
dicalisme réformiste,  par  F.  Challaye- 
1  vol.  in-18,  2  fr.  50  (Félix  Alcan,  édi- 
teur). 

Ce  livre  est  une  étude  impartiale  et  do- 
cumentée des  deux  tendances  qui  divisent 
le  syndicalisme  français  actuel,  la  tendance 
révolutionnaire  et  la  tendance  réformiste. 

Le  syndicalisme  révolutionnaire  pose 
en  principe  la  lutte  des  classes,  est  anti- 
étatiste,  antipatriote  et  antimilitariste, 
prêche  l'action  directe  contre  le  patronat 
et  l'Etat,  action  directe  dont  les  principales 
formes  sont  :  la  grève,  le  sabotage,  le  boy- 
cottage. Son  but,  c'est  la  révolution  sociale 
par  la  grève  générale. 

Après  avoir  exposé  dans  un  tableau  d'en- 
semble le  syndicalisme  révolutionnaire, 
l'auteur  en  critique  les  thèses  qui  lui  pa- 
raissent contestables  :  grève  générale  ré- 
volutionnaire, anti-étatisme  et  antipatrio- 
tisme. 

Constatant  qu'un  grand  nombre  des  syn- 
diqués repoussent  le  syndicalisme  révolu- 
tionnaire et  se  font  de  l'action  ouvrière 
une  conception  plus  modérée,  M.  Challaye 
étudie  leur  doctrine.  Pour  les  partisans  du 
syndicalisme  réformiste,  il  s'agit,  avant 
tout,  d'améliorer  la  situation  des  travail- 
leurs dans  la  société  présente,  par  l'action 
de  groupements  puissants  et  riches. 

Un  appendice  est  consacré  à  un  bref 
historique  des  journaux  et  des  revues  syn- 
dicalistes, principales  sources  de  cette 
étude. 

Réflexions  sur  la  violence,  par  Georges 
Sorel.  —  1  vol.  in-S°.  Librairie  de  «  Pa- 
ges Libres  »,  17,  rue  Séguier.  Paris, 
1908,  5  francs. 


3/1 


BULLETIN   DE   LA   SOCIÉTÉ   INTERNATIONALE 


Dans  cet  ouvrage,  M.  Sorel  se  propose 
un  double  but  :  faire  le  procès  des  socia- 
listes parlementaires,  de  M.  Jaurès  spé- 
cialement, pour  lesquels  il  professe  un 
mépris  souverain,  et  prouver  que  la  mé- 
thode de  combat  des  syndicalistes  révolu- 
tionnaires ,  la  grève  générale ,  fatalement 
accompagnée  de  violences,  découle  comme 
une  conséquence  naturelle  de  la  théorie 
de  la  lutte  des  classes  prônée  par  Karl 
Marx.  Pour  M.  Sorel,  la  nouvelle  école 
marxiste  a  raison  contre  l'ancienne,  c'est- 
à-dire  contre  le  collectivisme. 

Collectivistes  et  syndicalistes  veulent,  les 
uns  et  les  autres,  une  transformation  ra- 
dicale et  complète  de  la  société,  transfor- 
mation irréformable  en  outre,  car  ils 
croient  ~  la  foi  ne  transporte-t-elle  pas 
les  montagnes  ?  —  que  l'évolution  sociale 
aura  atteint  son  terme  ultime  le  jour  où 
leurs  idées  auront  triomphé.  Mais  s'ils 
sont  d'accord  sur  le  but,  ils  ne  le  sont 
point  sur  les  moyens.  Les  premiers  visent 
à  la  conquête  du  pouvoir  politique,  soit 
par  des  moyens  pacifiques  et  légaux,  soit 
par  la  révolte.  Une  fois  le  pouvoir  poli- 
tique conquis,  le  prolétariat  établira  sa 
dictature,  impersonnelle,  paraît-il,  —  ce 
qui  ne  veut  rien  dire,  remarque  justement 
M.  Sorel  — ,  mais  en  tout  cas  sûrement 
profitable  aux  élus  du  parti  et  à  leurs  créa- 
tures. La  nouvelle  école  prétend  com- 
battre la  société  capitaliste  par  les  grèves, 
partielles  d'abord,  et  représentant  en  quel- 
que sorte  les  grandes  manœuvres  de  l'ar- 
mée syndicaliste  ;  puis ,  au  moment  pro- 
pice, la  catastrophe  se  produira  :  la  grève 
générale  balaiera  tout  devant  elle,  et  les 
syndicats  ouvriers  victorieux  prendront 
la  direction  des  ateliers  légués  par  le  capi- 
talisme. 

L'opposition  des  tendances  n'est  pas 
moins  accentuée.  Le  collectivisme ,  terme 
dernier  du  socialisme  d'État,  est  centra- 
lisateur à  outrance,  bureaucratique,  hié- 
rarchisé et  jacobin;  les  syndicalistes  sont 
plutôt  anarchisnnts  —  nombre  de  leurs 
chefs  furent  d'ailleurs  anarchistes  —  et 
opposés,  en  ce  qui  les  concerne  du  moins, 
à  l'établissement  d'un  régime  plus  auto- 
cratique (|ue  celui  de  la  Turquie  hami- 
dienne.    Nous   retrouvons  ici,    sous   une 


nouvelle  forme ,  le  vieux  conflit  dont 
mourut  la  première  Internationale,  l'éter- 
nelle lutte  entre  l'esprit  d'autorita- 
risme et  celui  d'individualisme  liber- 
taire. 

Mais  ce  qui  fait  l'originalité  des  concep- 
tions de  M.  Sorel,  c'est  le  rôle  qu'il  attribue 
au  capitalisme  dans  la  préparation  de  la 
société  future.  Reprenant  la  thèse  de 
Marx,  il  montre  la  société  actuelle  divisée 
en  deux  classes  ennemies  par  une  irré- 
ductible opposition  d'intérêts.  Pour  que 
cette  notion  de  lutte  de  classes  entre  bien 
dans  la  tête  des  prolétaires,  M .  Sorel  sou- 
haite une  classe  capitaliste  ardente  au 
gain  comme  au  travail,  ne  s'occupant  que 
de  ses  intérêts  seuls,  et  toujours  poussée 
vers  le  progrès  industriel  par  les  exigen- 
ces de  la  classe  ouvrière.  Au  contact  de 
cette  bourgeoisie  «  conquérante  »,  le  pro- 
létariat deviendrait  rapidement,  lui  aussi, 
égotiste  et  combatif,  et  la  lutte  sociale  se 
poursuivrait  avec  ardeur.  Mais,  de  plus,  le 
progrès  industriel  serait  rapide  dans  une 
société  ainsi  composée,  si  bien  qu'au  jour 
de  la  catastrophe,  l'immense  usine,  pour- 
rait-on dire ,  dont  les  syndicats  ouvriers 
prendraient  possession,  serait  en  pleine 
prospérité. 

M.  Sorel  insiste  beaucoup  «  sur  le  dan- 
ger que  présentent  pour  l'avenir  d'une 
civilisation  les  révolutions  qui  se  produi- 
sent dans  une  ère  de  déchéance  écono- 
mique ».  Les  classes  moyennes,  dit-il,  ne 
se  joindront  au  prolétariat  que  si  la  pro- 
duction future  leur  apparaît  très  brillante  ; 
de  même  les  paysans  et  artisans  ne  mar- 
cheront avec  lui  que  «  si  l'avenir  paraît 
tellement  beau  que  l'industrie  soit  en  état 
d'améliorer  non  seulement  le  sort  de  ses 
producteurs,  mais  encore  celui  de  tout  le 
monde  ». 

Ici  l'auteur  nage  en  plein  rêve.  Rien  ne 
me  semble  indiquer  qu'une  révolution 
catastrophique  tendra  à  se  produire  en 
pleine  période  de  prospérité  économique, 
en  vertu  de  cette  prospérité  même.  Cette 
notion  de  prospérité  me  semble  liée  à 
l'idée,  non  d'une  faible  minorité,  mais 
d'une  grande  masse  de  peuple  se  trouvant 
dans  une  situation  prospère;  et,  si  je  vois 
bien  alors  une  révolte  toujours  possible, 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


35 


je  distingue  peu  les  motifs  d'une  .urande 
révolution  sociale. 

Pourquoi  d'ailleurs  une  révolution  sur- 
venant pendant  une  période  de  déchéance 
économique  menacerait-elle  si  gravement 
l'avenir  de  la  civilisation?  Les  révolutions 
n'ont  qu'un  temps.  M,  Sorel  estime-t-il  que 
les  syndicats  ouvriers,  une  fois  maîtres 
de  la  production,  ne  seraient  pas  capables 
de  triompher  de  tous  les  obstacles  et  de 
faire  revivre  l'ère  de  prospérité?  Les  syn- 
dicats ne  pourraient-ils  donc  que  conser- 
ver ce  qu'ils  auraient  reçu  tout  fait  du  ca- 
pitalisme? Ce  serait  alors  la  déchéance  à 
bref  délai,  car  une  industrie  (|ui  ne  pro- 
gresse point  dégénère  vite  en  routine. 

Comment  se  fait-il  au  surplus  que  «  les 
Anglais  se  distinguent  par  leur  extraordi- 
naire incompréhension  de  la  lutte  de 
classe,  et  que  la  grève  générale  ne  soit  pas 
populaire  dans  l'Angleterre  contemporaine 
(p.  90)  »,  alors  que  «  la  bourgeoisie  que 
Marx  a  connue  en  Angleterre  était  tncore, 
pour  l'immense  majorité,  animée  de  cet 
esprit  conquérant,  insatiable  et  impitoya- 
ble qui  avait  caractérisé,  au  début  des 
temps  modernes,  les  créateurs  de  nouvelle 
industrie  et  les  aventuriers  lancés  à  la 
découverte  de  terres  inconnues  (p.  44) ?  » 
«  On  trouve  encore  aujourd'hui  ce  type 
dans  toute  sa  pureté  aux  États-Unis,  » 
dit  M.  Sorel.  Or,  l'idée  socialiste  et  la  thèse 
de  la  lutte  des  classes  ne  trouvent  faveur 
en  ce  pays  que  près  de  certains  immi- 
grants venus  de  cette  Europe  que  M.  Sorel 
dit  être  «  abrutie  par  l'humanitarisme 
(p.  49)  .. 

M.  Sorel  consacre  un  long  chapitre  à  «  la 
moralité  de  la  violence».  La  violence  prolé- 
tarienne n'aurait,  paraît-il,  rien  de  commun 
que  le  nom  avec  la  violence  des  bourgeois 
jacobins  et  des  socialistes  parlementai- 
res. Les  syndicalistes  useraient  de  la  vio- 
lence, comme  le  font  des  soldats  réguliers  : 
ils  lutteraient  de  toutes  leurs  forces  contre 
les  capitalistes  pendant  le  combat,  mais  ils 
ne  songeraient  pas  un  instant,  après  la 
victoire,  à  maltraiter  les  vaincus  par 
esprit  de  haine  ou  de  vengeance.  M.  Sorel 
t'st-il  si  sur  de  ce  qu'il  affirme?  Les  armées 
régulières  sont  disciplinées  ;  les  grévistes 
l'éussiraient-ils  à  s'imposer  une  discipline 


rigoureuse  ?  Ne  formeraient-ils  plutôt  point 
des  troupes  furieuses  et  sans  freins? 

Je  m'arrête  là,  bien  que  l'ouvrage  de 
M.  Sorel  appelât  encore  beaucoup  d'autres 
réflexions  ;  mais  il  faut  savoir  se  borner. 
En  tout  cas,  l'œuvre  de  ce  penseur  ori- 
ginal méritait  d'être  signalé  à  nos  lec- 
teurs. 

J.  Hailhaciie. 


LIVRES  REÇUS 

Manuel  d'Economie  politique,  par  \ï\- 
fredo  Pareto,  traduit  de  l'italien,  par  Al- 
fred Bonnet,  1  vol.  in-S»,  12  fr.  50  (V. 
Giard  et  E.  Brière,  édit.,  Paris). 

Milieux  libres  ;  quelques  essais  de  viecom- 
munisle  en  France,  par  Georges  Narrât, 
1  vol.  grand  in-8°,  5  francs  (Félix  Alcan, 
édit.,  Paris). 

L'Europe  et  V Empire  ottoman;  les  as- 
pects actuels  de  la  question  d'Orient,  1  vol., 
5  francs  avec  2  cartes  hors  texte  (Perrin 
et  C''',  édit.,  Paris). 

Ce)it  années  de  rivalité  coloniale  (l'afTaire 
de  Madagascar),  par  Jean  Darcy,  1  vol., 
4  francs  (Perrin  et  C'",  édit.,  Paris). 


CORRESPONDANCE 
.1  M.  Paul  Descamps. 

Cher  Monsieur, 

Je  viens  de  lire  avec  le  plus  vif  intérêt 
l'article  de  M.  Creveaux  sur  le  Type  thié- 
ra chien.  J'ai  regretté  seulement  de  ne 
pouvoir  suivre  les  explications  de  notre 
collègue  sur  une  carte  un  peu  détaillée, 
mais  je  n'en  avais  pas  à  ma  disposition. 

Comme  il  en  a  certainement  été  de 
même  pour  d'autres  que  moi,  je  veux 
vous  demander  s'il  ne  serait  pas  possible 
d'adjoindre,  aux  futurs  fascicules  d'en- 
quêtes, une  carte  de  la  région  étudiée.  La 
Carte  du  dépôt  des  fortifications,  publiée 
par  le  ministère  de  la  guerre  en  deux 
éditions  distinctes,  l'une  uniquement  pliy- 
sique,  l'autre  à  la  fois  physique  et  poli- 
tique, pourrait  être  prise  comme  type. 

Je  désire  également   appeler  votre  at- 


:i6 


BULLETIN   DE   LA   SOCIETE   INTERNATIONALE   DE   SCIENCE   SOCIALE. 


tention  sur  l'importance  des  indications 
bibliographiques  qu'il  faudrait  donner 
non  seulement  exactes,  mais  encore  com- 
plètes. J'entends  par  là  qu'on  devrait  in- 
diquer, outre  le  nom  de  l'auteur  et  le  titre 
de  l'ouvrage,  le  nom  de  l'éditeur,  et  — 
s'il  ne  s'agit  pas  d'une  maison  bien  connue 
—  celui  de  la  ville  où  le  livre  a  été  pu- 
blié, ainsi  que  la  date  de  publication. 
Cette  dernière  indication  s'impose,  si  l'on 
se  réfère  à  un  article  de  revue. 

Vous  vous  rappelez  quelle  peine  —  due 
à  l'insuffisance  de  la  bibliographie  — 
nous  avons  eue  à  retrouver  certaine  mo- 
nographie du  Perche-Gouët,  citée  jadis 
dans  un  article  de  la  P*^'  série  de  la  Science 
sociale. 

Veuillez  agréer,  etc. 

D'"  Bailhacme. 

Les  observations,  présentées  par  le 
D'"  Bailhache.  sont  justes.  Aussi  nous  nous 
joignons  à  lui  pour  demander  aux  aute'urs 
qu'ils  veulent  bien  porter  toute  leur  atten- 
tion sur  la  question  des  références  biblio- 
graphiques. 


Quant  à  la  question  des  cartes  géogra- 
phiques, ce  n'est  pas  la  première  fois  que 
l'un  ou  l'autre  des  membres  de  notre  So- 
ciété émet  le  vœu  d'en  voir  figurer  plus 
souvent  dans  les  études  publiées. 

C'est  avec  plaisir  que  nous  profitons  de 
l'occasion  que  nous  offre  la  lettre  de 
M.  Bailhache,  pour  annoncer  à  nos  lec- 
teurs que  nous  sommes  disposés  à  tenir 
compte,  dans  la  mesure  du  possible,  du 
vœu  qu'elle  contient. 

P.  D. 

AVIS  AUX  LECTEURS 

Nous  rappelons  que  M.  Paul  Descamps, 
secrétaire  de  la  rédaction  de  la  Revue,  est 
à  la  disposition  des  membres  de  notre 
Société  et  de  tous  ceux  qui  s'intéressent  à 
la  Science  sociale  : 

Le  mercredi  et  le  vendredi,  de  2  heures 
à  5  heures,  dans  son  bureau,  56,  rue  Jacob  ; 

Le  lundi  et  le  mardi,  à  l'Ecole  des 
Roches,  à  Verneuil  (Eure)  ; 

Les  autres  jours,  50,  rue  Jacob,  mais  en 
prévenant  quelques  jours  d'avance. 


BIBLIOTHÈQUE  DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

rONDATEL'R 

EDMOND    DEMOLINS 


/ 

LES  POPULATIONS  RURALES 

DE   LA  TOSCANE 

PAR 

Paul   ROUX 


l 


PARIS 

BUREAUX   DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

56,    RUE    JACOB,    56 
Février  1909 


SOMMAIRE 


I.  —  La  région  des  collines.  P.  5. 

Le  lieu.  —  Les  cultures  arborescentes.  —  La  propriété  et  le  métayage.  — 
L'absentéisme.  —  Le  ■<  fattore  ».  —  Le  patronage  du  propriétaire.  —  La 
communauté  de  famille.  —  Les  conséquences  du  métayage.  —  Les  associa- 
tions agricoles. 

1"  Le  Chianti.  —  Lo  domaine  de  Brolio.  —  Le  vin  et  l'huile. 

2"  Une  petite  ville  de  campagne. 

3°  Le  Val  di  Cbiana.  —  Les  travaux  hydrauliques.  —  L'élevage  et  le  tabac. 

4"  La  banlieue  de  Florence. 

5"  Les  «  Crète  >y. 

II.  —  La  Montagne.  P.  54. 

1°  Le  Casentino.  —  La  transhumance.  —  Le  châtaignier  et  l'émigration.  — 
La  l'orôt  et  la  fabrication.  —  Les  conséquences  du  reboisement. 

2"  Le  Mont  Amiata.  —  Les;  productions  arborescentes.  —  Les  mines  de  mer- 
cure. 

III.  —  La  Maremme.  P.  71. 

I"  La  colonisation.  —  Le  pâturage  et  la  culture  extensive —  La  création  des 
métairies.  —  Los  sociétés  de  colonisation. 
2°  Les  résultats  de  la  colonisation. 

IV.  —  Conclusions.  P.  <S0. 

La  subordination  d  la  population  rurale  à  la  classe  urbaine. 


LES  POPULATIONS  RURALES 

DE  Là  TOSCAAE 


La  Toscane  s'étend  des  sommets  des  Apennins  au  rivage  de 
la  mer  Tyrrhénienne  ;  on  y  peut  distinguer  trois  zones  caractéris- 
tiques :  la  montagne,  les  collines,  la  Maremme.  Comme  le  tra- 
vail est  le  facteur  dominant  dans  la  constitution  des  sociétés  et 
que  le  travail  agricole  est  sous  la  dépendance  étroite  du  lieu, 
nous  ne  serons  pas  étonnés  de  rencontrer  trois  variétés  du  type 
toscan  correspondant  à  ces  trois  milieux  physiques  distincts. 
Mais  nous  constaterons  que  les  populations  rurales  de  la  Toscane 
sont  partout  sous  l'influence  plus  ou  moins  accentuée  des  pro- 
ductions arborescentes. 

Dans  les  collines,  les  cultures  arbustives  sont  une  conséquence 
naturelle  du  relief  du  sol,  de  la  nature  du  terrain  et  du  climat, 
et,  comme  l'agriculture  est  l'unique  moyen  d'existence,  c'est 
donc  dans  cette  zone  qu'elbs  développent  au  maximum  leurs 
efîets  sociaux.  En  particulier,  elles  maintiennent  la  communautr 
de  famille  et  le  patronage  traditionnel  et  paternel  du  proprié- 
taire. 

Dans  làmontagne,  les  productions  arborescentes  (châtaignier) 
sont  limitées  par  la  nature  du  sol.  La  culture  est  ici  insuffisante 
pour  nourrir  la  population  qui  trouve  dans  l'émigration,  la  fa- 
brication ou  les  mines  des  moyens  d'existence  complémentaires. 
Cela  favorise  l'indépendance  des  jeunes  gens  et  a  pour  consé- 
quence V ctablissement  en  simple  ménage  et  V atténuation  du 
pjatronage. 

En  Mare?7î?ne.  les  cultures  arborescentes  sont  favorisées  par 
le  climat,  mais  entravées  par  l'insalubrité  du  lieu  et  l'état  ma- 
récageux du  sol,  ce  qui  nécessite  au  préalable  l'intervention  du 


4  LES    POPULATIONS   RURALES    DE    LA    TOSCANE. 

grand  patron  qui  assainit  et  appelle  des  colons.  C'est  ici  que  se 
fait  l'expansion  dans  la  culture  du  type  rural  toscan.  L'exten- 
sion des  cultures  arborescentes  et  les  progrès  du  peuplement 
amènent  la  reconstitution  de  la  communauté  de  famille  et  pro- 
voque le  -patronage  intense  et  progressiste  du  j)ropriètaire. 

Ces  trois  variétés  n'ont  cependant  pas  la  même  importance. 
C'est  la  zone  des  collines  qui  présente  le  type  toscan  fondamen- 
tal, et  cela  pour  plusieurs  raisons.  La  première,  c'est  que  les 
collines  occupent  plus  de  la  moitié  de  la  superficie  de  la  Tos- 
cane; la  seconde,  c'est  que  les  cultures  arborescentes,  caractéris- 
tiques de  cette  zone,  débordent,  en  les  influençant,  sur  les  zones 
voisines  partout  où  les  conditions  de  sol  et  de  climat  leur  per- 
mettent de  s'étendre.  En  outre,  c'est  dans  la  région  des  collines 
que  se  trouvent  situées  les  villes,  centres  du  commerce  et  de  l'ac- 
tivité économique,  autrefois  surtout,  mais  aujourd'hui  encore 
lieu  de  résidence  de  la  plupart  des  propriétaires  importants. 
C'est  donc  dans  cette  région  que  le  patronage  se  manifeste  de 
la  façon  la  plus  complète  et  la  plus  normale;  c'est  là  aussi  que 
se  maintient  le  mieux  le  type  de  la  famille  patriarcale. 

Nous  commencerons  donc  par  l'étude  du  type  de  la  région 
des  collines  déterminé  par  les  conditions  du  travail,  parce  qu'il 
est  le  plus  complet  et  qu'il  offre  au  plus  haut  degré  les  carac- 
tères propres  à  la  population  toscane.  Puis  nous  examinerons  en 
quoi  le  type  de  la  montagne  diffère  du  précédent;  comment  la 
présence  du  châtaignier,  l'existence  du  pâturage,  de  la  forêt 
ou  des  mines  favorisent  l'établissement  en  simple  ménage  et  di- 
minuent l'importance  du  patronage  du  grand  propriétaire.  En- 
fin nous  constaterons  que  le  type  de  la  Maremme  procède  étroi- 
tement des  deux  premiers  par  l'émigration  des  ouvriers  et  des 
colons  et  par  le  patronage  intense  des  riches  urbains,  rendu" 
nécessaire  par  les  grands  travaux  d'aménagement  qu'exige  la 
mise  en  valeur  d'un  sol  inculte  et  marécageux. 

C'est  le  métayer  en  communauté  de  famille  qui  caractérise  la 
première  variété,  le  petit  propriétaire  fragmentaire  qui  per- 
sonnifie la  seconde,  et  le  grand  propriétaire  urbain  qui  repré- 
sente la  troisième. 


LA  RÉGION  DES  COLLINES 


Le  lieu.  —  Les  collines  s'étendent  sur  la  moitié  de  la  Toscane 
dont  elles  occupent  la  partie  centrale,  entre  les  derniers  contre- 
forts des  AjDcnnins  et  la  plaine  littorale  de  la  iMaremme.  Elles 
couvrent  toute  la  province  de  Sienne,  une  bonne  partie  de  celles 
de  Florence  et  de  Pise  et  quelques  districts  de  celles  d'Arezzo 
et  de  Lucques.  Cette  région  présente  çà  et  là  quelques  plaines, 
qui  sont  plutôt  des  vallées  élargies  et  qui,  si  elles  offrent  des 
particularités  culturales,  sont  cependant  trop  peu  étendues  pour 
donner  naissance  à  un  type  social  distinct.  Dans  la  province  de 
Grosseto,  il  existe  des  hauteurs  qu'on  serait  tenté  de  ranger  dans 
la  zone  des  collines,  si,  parle  climat,  la  nature  du  sol  et  le  mode 
de  culture,  elles  ne  faisaient  partie  de  laMaremme. 

Ces  collines  sont  des  mamelons  plus  ou  moins  élevés,  aux 
pentes  escarpées  et  disposés  sans  ordre  côte  à  côte.  Ce  relief  accen- 
tué et  cette  disposition  chaotique  ont  une  influence  fâcheuse  sur  le 
régime  des  eaux  et  sur  les  voies  de  communication.  Ils  sont  dus 
à  l'âge  géologique  récent  de  cette  contrée  dont  la  formation  date 
de  l'époque  tertiaire,  souvent  même  de  l'âge  pliocène;  il  s'ensuit 
que  les  agents  atmosphériques  n'ont  pas  encore  eu  le  temps  d'éro- 
der  les  sommets,  de  combler  les  dépressions  et  d'adoucir  les 
pentes.  Le  travail  d'érosion  se  continue  actuellement  d'une  façon 
active  :  sur  les  pentes  trop  rapides  les  eaux  ne  s'infiltrent  pas.  mais 
ruissellent  en  entraînant  les  terres  et  forment  en  quelques  heures 
dans  les  ravins  des   torrents    impétueux  et  dévastateurs.    Ces 


6  LES   POPULATIONS    RURALES   DE   LA    TOSCANE. 

torrents  sont  le  plus  souvent  à  sec  et  d'ailleurs  trop  encaissés 
pour  permettre  l'irrigation,  ce  qui  exclut  les  prairies  naturelles 
et  toutes  les  cultures  irriguées.  En  outre,  les  eaux  de  pluie,  ar- 
rivant en  grande  abondance  sur  des  terrains  souvent  argileux 
et  compacts,  séjournent  dans  les  fonds  et  noient  les  cultures 
si  l'écoulement  n'est  parfaitement  assuré  par  des  fossés  et  des 
canaux.  C'est  ce  qui  explique  que  l'aménagement  des  eaux  ait 
une  si  grande  importance  et  joue  un  rôle  si  considérable  dans 
l'agriculture  toscane  ^ 

Le  resserrement  des  vallons  et  le  danger  des  inondations, 
joints  sans  doute  aux  nécessités  de  la  défense  aux  époques  an- 
ciennes, n'ont  pas  permis  l'établissement  sur  le  bord  des  ruis- 
seaux des  fermes  et  des  villages  qui  occupent,  au  contraire,  les 
sommets  des  collines.  Ceci  rend  les  communications  difficiles, 
d'autant  plus  que  l'absence  de  longues  vallées  rend  particuliè- 
rement coûteuse  et  incommode  la  construction  des  routes  et  des 
voies  ferrées;  partout  ce  sont  de  profonds  ravins  à  franchir,  des 
pentes  escarpées  à  gravir  ou  à  contourner.  La  Toscane  n'est 
donc  pas  favorisée  par  les  transports,  et  ceci  explique  certains 
côtés  routiniers  et  retardaires  de  son  agriculture.  La  culture 
commercialisée  ne  peut  être  ici  qu'exceptionnelle,  tandis  que 
la  culture  ménagère  est  souvent  une  nécessité. 

Le  climat  est  tempéré  avec  des  écarts  de  température- allant, 
par  exemple,  à  Florence,  de  —  12"  à  -h  39''.  Si  l'été  est  chaud, 
l'hiver  a  souvent  des  périodes  de  froid  assez  vif,  surtout  lorsque 
souffle  le  vent  du  nord,  la  tramontane.  Les  gelées  de  printemps 
et  d'automne  sont  aussi  très  fréquentes. 

Enfin  signalons  dans  le  sous-sol  des  gites  minéraux  variés  et 
nombreux  :  de  la  lignite  dans  le  val  d'Arno,  du  fer  en  Maremme, 
du  soufre  près  de  Volterra,  de  la  terre  de  Sienne  et  du  mercure 
près  du  mont  Amiata. 

En  résumé,  terrains  d'une  fertilité  en  général  très  moyenne 
et  difficiles  à  cultiver  à  cause  de  leur  escarpement  ou  de  leur 


1.  A  Florence,  il  tombe  annuellement  90  centimètres  d'eau,  répartis  sur  107  jour- 
nées; il  Sienne,  77  centimètres  en  83  jours  de  pluie.  Les  étés  sont  secs. 


LA    REGION    DES   COLLINES.  / 

compacité;  eaux  abondantes  et  dévastatrices  en  hiver  et  insuf- 
fisantes en  été;  température  présentant  de  grands  écarts;  re- 
liefs accentués,  rendant  les  communications  difficiles.  Tels 
sont,  dans  la  région  des  collines,  les  caractères  principaux  du 
lieu  dont  nous  verrons  l'influence  sur  le  travail  et  les  cul- 
tures. 

Les  cultures  arborescentes.  —  Ce  qui  donne  à  la  campagne 
toscane  sa  physionomie  propre,  ce  sont  les  plantes  arbustives 
(\Tigne,  olivier,  mûrier)  mélangées  aux  céréales.  Cette  associa- 
tion se  retrouve  ailleurs  en  Italie,  mais  en  Toscane  la  culture 
mixte  [coltura  promiscud)  est  le  système  normal,  et  les  plantes 
arborescentes  y  tiennent  une  place  considérable. 

Les  champs,  rectangulaires  toutes  les  fois  que  la  configura- 
tion du  sol  ne  s'y  oppose  pas  absolument,  sont  subdivisés  en 
bandes  plus  étroites  par  des  lignes  d'arbres  [filari),  distantes  de 
3  à  10  mètres,  suivant  les  usages  du  lieu,  le  climat  et  l'exposi- 
tion. Souvent  le  sol  est  complètement  ombragé  par  la  ramure 
des  oliviers,  et  cependant  les  céréales  y  croissent  et  y  mûrissent. 
J'ai  interrogé  un  grand  nombre  de  personnes  pour  savoir 
quelle  était  la  cause  qui  avait  développé  la  culture  mixte  en 
Italie.  Je  n'ai  pas  obtenu  de  réponse  entièrement  satisfaisante. 
La  culture  mixte  remonte  à  la  plus  haute  antiquité  et  subsiste 
encore  de  nos  jours  ;  elle  répond  donc  à  certaines  conditions 
du  milieu.  Il  est  probable  que,  grâce  à  l'ardeur  du  soleil,  les 
cultures  annuelles  ne  souffrent  pas  trop  de  l'ombre  des  arbres, 
que  les  racines  de  ceux-ci,  pénétrant  plus  profondément  dans 
le  sol,  ne  nuisent  pas  à  celles  des  céréales,  et  qu'ainsi  le  même 
champ  peut  porter  à  la  fois  deux  récoltes  au  lieu  d'une.  Il  n'est 
pas  inutile  de  rappeler  aussi  que,  sous  le  climat  méridional  et 
et  dans  les  terrains  pierreux  des  collines  de  la  Toscane,  on  ne 
peut  songer  à  obtenir  les  gros  rendements  en  grains  ou  en 
fourrages  qu'on  obtient  dans  le  nord  de  la  France.  En  réalité, 
la  culture  du  i^ays^  c'est  la  culture  arbustive  ;  les  céréales  et  les 
fourrages  ne  sont  qu'un  accessoire,  mais  accessoire  nécessaire 
pour  la  nourriture    de  la  population;  car  n'oublions  pas  que 


8  LES    rOPULATIONS  RURALES   DE   LA   TOSCANE. 

nous  sommes  encore  ici  sous  le  régime  de  la  culture  ména- 
gère ^ . 

La  vigne  est  généralement  mariée  à  l'érable  et  taillée  en  hau- 
tain. Il  y  a  souvent  trois,  c[uatre  et  cinq  ceps  attachés  au  même 
pied  d'arbre,  et  parfois,  sur  la  ligne,  entre  les  soutiens  vivants, 
se  trouvent  des  vignes  basses,  conduites  sur  échalas.  Il  n'y  a 
pas  lieu  d'entrer  ici  dans  de  plus  amples  développements  sur  les 
multiples  formes  qu'affecte  la  vigne  suivant  les  diverses  loca- 
lités, non  plus  que  sur  les  modes  de  la  taille  et  sur  les  variétés 
des  cépages-.  Disons  seulement  que  celles-ci  sont  nombreuses 
et  parfois  médiocres.  Aussi  l'effort  des  viticulteurs  progressistes 
tend-il  actuellement  à  réduire  les  cépages  à  un  très  petit  nombre 
répondant  à  des  conditions  bien  déterminées. 

L'amélioration  du  vignoble  toscan  est  favorisée  par  la  des- 
truction des  vignes  par  le  phylloxéra  qui,  en  Italie  comme  en 
France,  est  une  cause  de  progrès  pour  la  viticulture.  Dans  les 
localitésles  plus  atteintes,  dans  la  province  de  Pise  par  exemple, 
nombre  de  propriétaires  ont  reconstitué  à  la  manière  française, 
c'est-à-dire  en  vignes  denses  occupant  le  sol  à  l'exclusion  de  tout 
autre  culture.  Cependant,  dans  le  reste  de  la  Toscane,  la  cul- 
ture mixte  règne  encore  sans  partage,  mais  ses  inconvénients, 
qui  apparaissent  déjà  avec  les  traitements  multiples  qu'exigent 
les  maladies  cryptogamiques  et  qui  nécessitent  de  fréquents 
passages  dans  les  champs,  alors  que  les  céréales  sont  en  pleine 
végétation,  ne  pourront  que  se  faire  sentir  plus  vivement  avec 
les  progrès  de  la  culture  intensive  et  la  raréfaction  de  la  main- 
d'œuvre. 

La  question  de  la  culture  mixte  est  controversée  dans  les  mi- 
lieux agricoles;  partisans  et  adversaires  présentent  des  argu- 
ments qui  ne  sont  pas  sans  force.  Dans  les  deux  camps  on  trouve 
des  agriculteurs  instruits  et  expérimentés;  mais  si  actuellement, 
dans  bien  des  cas,  la  culture  mixte  est  défendable,  du  moins 
la  culture  en  vigne  spécialisée  paraît  mieux  adaptée  aux  né- 

1.  H  faut  cependant  signaler  dans  les  collines  pisanes  des  olivettes  pures  exploi- 
tées en  métayage. 

2.  Pour  plus  de  détails  voir  la  Revue  de  Vilicidlure,  n"  du  1"  octobre  1908. 


LA    REGION    DES    COLLINES. 


cessités  techniques  et  aux  conditions  économiques  de  l'avenir  i. 

V olivier  a  une  aire  géographique  moins  étendue  que  hi  vigne 
qui  s'élève  dans  la  montagne  et  descend  dans  la  plaine,  car  il 
est  plus  exigeant  qu'elle  pour  le  terrain  et  redoute  davantage 
le  froid.  Il  appartient  presque  exclusivement  à  la  zone  des  col- 
lines. On  trouve  des  olivettes  pures  dans  les  environs  de  Luc- 
ques  et  de  Pise,  mais  partout  ailleurs  les  oliviers  sont  disposés 
dans  les  champs  en  lignes  plus  ou  moins  espacées.  La  taille, 
assez  sommaire,  se  fait  tous  les  trois  ans;  elle  est  souvent  exa- 
gérée, ce  qui  affaiblit  l'arbre.  La  récolte  des  olives  a  lieu  en 
novembre,  décembre  et  janvier;  on  ramasse  les  fruits  tombés 
et  on  gaule  ceux  qui  restent  sur  l'arbre.  Le  gaulage  fait  tomber 
beaucoup  de  bourgeons  qui  fructifieraient  les  années  suivantes; 
c'est  pourquoi  on  prétend  que  l'olivier  ne  donne  qu'une  année 
sur  trois.  Les  variétés  qui  sont  nombreuses,  ne  sont  pas  toujours 
bien  sélectionnées  et  adaptées  au  sol  et  au  climat. 

Le  mûrier  fut  introduit  en  Toscane  dans  la  seconde  moitié 
du  xiii"  siècle  par  des  marchands  lucquois  qui  l'apportèrent 
de  Sicile.  Après  des  fortimes  diverses,  la  sériciculture  se  déve- 
loppe de  nouveau  en  Toscane.  On  trouve  des  mûriers  à  peu  près 
partout  dans  la  plaine  et  dans  la  colline;  ils  sont  disposés  en 
ligne  dans  les  champs  et  souvent  mêlés  à  la  vigne.  On  les  re- 
taille tous  les  trois  ans,  ce  qui  fournit  des  fagots  aux  cultivateurs, 
et  chaque  année,  au  mois  de  juin,  on  les  dépouille  de  leurs 
feuilles  pour  nourrir  les  vers  à  soie. 

Un  peu  partout,  on  rencontre  disséminés  divers  arbres  frui- 
tiers :  pommiers,  poiriers,  pêchers.  Cependant  cette  culture  a 
en  général  peu  d'importance,  car  les  variétés  sont  médiocres, 
les  arbres  en  petit  nombre  et  mal  tenus.  Il  y  a  dans  cette  branche 
de  grands  progrès  à  réaliser;  plusieurs  professeurs  d'agricul- 
ture poussent  d'ailleurs  énergiquement  dans  cette  voie.. 

Sur  des  pentes  souvent  escarpées,  dans  un  sol  souvent  pier- 
reux, sous  un  climat  chaud  et  sec  en  été,  les  cultures  arbores- 

1.  Cf.  en  faveur  de  la  vigne  spécialisée  :  Prof.  V.  Racah,  Economia  délia  Viti- 
cultura  moderna  nette  coltine  pisane,  Pise,  Mariolli,  1903.  —  En  sens  contraire. 
Inchiesta  agrara.  vol.  ïoscana,  p.  3'il. 


10  LES    POPULATIONS   RURALES    DE    LA    ÏOSCAIVE. 

centes  sont  celles  qui  conviennent  le  mieux  et  qui  donnent  le 
produit  le  plus  élevé.  On  ne  cultive  les  céréales  et  les  fourrages 
que  comme  appoint,  et  pour  subvenir  aux  besoins  de  la  nour- 
riture et  utiliser  le  terrain  au  maximum.  Aussi  peut-on  affir- 
mer que  la  culture  toscane  clans  la  région  des  collines  est  entiè- 
rement sous  l'influence  des  productions  arborescentes,  qui  lui 
donnent  son  caractère  propre. 

Les  effets  sociaux  des  cultures  arborescentes  sont  connus'. 
Rappelons-les  brièvement;  nous  aurons  d'ailleurs  occasion  de 
les  constater  à  chaque  pas  au  cours  de  cette  étude.  Tout  d'abord, 
la  culture  arbustive  impose  un  travail  qui  est  plus  7ninutieux 
et  attrayant  que  prnible.  Certes  le  bêchage  de  la  vigne  exige 
bien  un  certain  effort,  mais  la  taille,  le  palissage  demandent 
plus  de  soin  que  de  force;  la  récolte  des  raisins,  des  olives,  de 
la  feuille  de  mûrier,  des  châtaignes,  est  une  opération  facile  et 
amusante.  Il  en  résulte  que  le  personnel  ouvrier  peut,  en  grande 
partie,  se  composer  de  femmes  et  d'enfants,  et  ceci  favorise  la 
culture  en  communauté  de  famille^  puisque  chacun  trouve  à  se 
rendre  utile  sur  le  domaine,  sans  avoir  à  se  livrer  à  un  labeur 
excessif  ni  à  faire  preuve  d'une  grande  initiative.  La  valeur 
des  plantes  qui  occupent  le  sol  ne  permet  pas  en  effet  de  bou- 
leverser la  culture;  il  faut  s'en  tenir  au  mode  d'exploitation 
traditionnel,  on  ne  peut  faire  de  progrès  que  dans  les  détails. 
Les  capacités  supérieures  ne  peuvent  donc  s'affirmer  que  diffi- 
cilement, ce  qui  contribue  au  maintien  de  la  communauté. 

Les  cultures  arborescentes  exigent  une  main-d'œuvre  minu- 
tieuse et  nombreuse;  tous  les  travaux  se  font  à  la  main.  En 
revanche,  les  produits  sont  abondants  et  riches.  Une  petite 
étendue  de  terrain  peut  donc  occuper  et  nourrir  une  famille 
même  nombreuse,  ce  qui  favorise  la  petite  propriété  ou  plus 
exactement  le  "petit  domaine. 

De  ce  que  les  productions  arborescentes  exigent  relativement 
peu  de  travail,  ou  du  moins  que  le  travail  de  l'homme  semble 
avoir  moins  d'influence  sur  le  produit  que  la  puissance  de  la 

1.  Cf.  Se.  soc,  l.  XXII,  p.  133. 


LA   RÉGION  DES    COLLINES.  11 

nature,  de  ce  que  la  récolte  des  fruits  se  rapproche  de  la 
cueillette,  il  s'en  suit  que  la  notion  du  tien  et  du  mien  se  trouve 
un  peu  obscurcie  chez  les  individus.  Il  en  résulte  que  les  vols 
champêtres  sont  assez  fréquents,  surtout  dans  le  voisinage  des 
villes  ou  des  gros  bourgs  où  vit  une  population  assez  misérable 
do  journaliers  ou  d'ouvriers  de  l'industrie.  Il  faut  reconnaître 
que,  grâce  à  l'activité  économique  plus  grande,  à  la  hausse  des 
salaires,  à  une  police  plus  exacte,  à  plus  de  bien-être  en 
somme,  la  situation  s'améliore  à  ce  point  de  vue.  Cependant, 
en  bien  des  endroits,  le  paysan  doit  garder  sa  récolte  pendant 
la  nuit  lorsqu'elle  arrive  à  maturité;  il  a  liâfe  de  cueillir  ses 
fruits  pour  s'éviter  cette  peine  et  pour  les  mettre  à  l'abri  des 
maraudeurs.  Cela  l'amène  parfois  à  prématurer  sa  vendange 
ou  sa  cueillette.  La  coutume  du  grappillage  a  pour  consé- 
quence le  ban  des  vendanges;  afin  d'éviter  que,  sous  prétexte 
de  ramasser  les  raisins  abandonnés,  on  ne  cueille  ceux  de  la 
vigne  voisine,  l'autorité  communale  fixe  la  date  de  la  récolte 
pour  chaque  terroir.  Cet  usage  est  évidemment  la  marque  d'un 
état  encore  peu  avancé  de  la  viticulture.  Il  tombera  par  la 
force  des  choses,  lorsque  les  propriétaires  cultiveront  des  cépages 
qui  pourront  être  différents  de  ceux  des  voisins,  mûrir  plus 
tôt  ou  plus  tard,  et  voudront  faire  de  la  vinification  rationnelle. 

La  propriété  et  le  3iétayage.  —  Nous  avons  vu  que  les 
productions  arborescentes  favorisent  la  culture  familiale  en 
communauté  restreinte  sur  un  petit  domaine.  La  question  se 
pose  aussitôt  de  savoir  si  la  famille  ouvrière  est  propriétaire  de 
ce  petit  domaibe. 

La  répartition  de  la  propriété  foncière  est  déterminée  à  la 
fois  par  le  mode  de  travail  et  par  l'état  social  actuel  et  anté- 
rieur de  l'ensemble  de  la  population.  Il  faut  donc,  pour  se 
rendre  compte  des  faits  qui  ont  pu  produire  la  grande,  la 
moyenne  ou  la  petite  propriété,  étudier  non  seulement  la  po- 
pulation rurale,  mais  aussi  la  population  urbaine,  examiner  les 
influences  exercées  parles  groupements  de  la  vie  collective,  et 
enfin  interroger  l'histoire. 


12  LES    POPULATIONS    RURALES    DE   LA   TOSCANE. 

Il  est  certain  que  la  culture  arbuslive  exigeant  des  soins 
minutieux,  réclamant  une  main-d'œuvre  abondante,  et  donnant 
sur  une  petite  surface  des  produits  élevés,  semble  très  favorable 
au  développement  de  la  petite  propriété.  Celle-ci  est  en  effet 
assez  répandue  en  Toscane;  cependant,  comme  nous  le  verrons. 
elle  est  beaucoup  plus  développée  dans  la  montagne  que  dans 
la  zone  des  collines  \  Dans  la  région  que  nous  étudions  main- 
tenant, le  propriétaire-cultivateur  est  extrêmement  rare  %  Le 
petit  propriétaire  est  ordinairement  un  urbain,  boutiquier  ou 
artisan,  qui  possède  une  ou  deux  métairies,  c'est-à-dire  quel- 
ques hectares  qu'il  donne  à  métayage  et  dont  il  consomme  les 
produits  en  nature  (vin,  huile,  farine,  etc.). 

La  petite  propriété  ainsi  entendue  existe  depuis  le  moyen 
âg-e.  Les  conditions  politiques  locales  du  xii*'  et  du  xiif  siècle 
ont  contribué  au  fractionnement  de  la  propriété  féodale.  Au 
plébéien  indépendant,  prenant  part  auxaffaires  publiques,  la  pro- 
priété rurale,  plus  ou  moins  étendue  suivant  sa  fortune,  semblait 
un  renforcement  de  son  influence  et  de  son  importance.  Il  y 
trouvait  aussi  le  plaisir  de  la  villégiature  et,  si  ses  moyens  le 
lui  permettaient,  se  faisait  construire  une  villa.  Aussi,  malg-ré 
les  tendances  aristocratiques  de  l'époque  des  Médicis,   un  très 

1.  Les  Atii  deir  Inchiesta  CKjraria  donnent  les  chiffres  suivants  : 
138.000  très  petits  propriétaires  avec  un  revenu  inférieur  à      200  francs. 

28.500  petits  —  —      de     200  à    2.000      — 

5.000  moyens  —  —      de  2.000  à  20.000      — 

270  grands  —  —      supérieure  20.000      — 

Les  très  petits  propriétaires  jouissaient  d'un  revenu  total  de    8.970.000  francs. 
Les  petits  —  —  —  17.100.000      — 

Les  moyens  —  —  —  26.350.000      — 

Les  grands  —  —  —  6.750.000      — 

Ce  sont  donc  les  petits  et  les  moyens  propriétaires  qui  détiennent  la  plus  grande 
partie  du  soi.  —  Ces  chiffres  se  réfèrent  à  toute  la  Toscane.  Depuis  vingt-cinq  ans. 
ils  ont  pu  se  modifier  un  peu,  mais  leur  valeur  relative  n'a  pas  dû  beaucoup  changer. 

2.  Les  stalistiques  répartissent  ainsi  la  population  rurale  en  Toscane  : 

Métayers 50  % 

Propriétaires-cultivateurs  et  fermiers 25  % 

Journaliers 25  ^é 

11  est  certain  que  dans  la  région  des  collines,  la  proportion  des  métayers  est 
beaucoup  plus  forte. 


LA    RÉGION    DES    COLLINES.  13 

petit  nombre  de  familles  purent-elles  constituer  de  grands  biens 
et  ceux-ei,  composés  de  plusieurs  exploitations,  se  divisent  faci- 
lement par  héritage  et  ne  se  reconstituent  pas  autrement  par 
suite  de  l'absence  de  grands  industriels  et  de  riches  commer- 
çants; de  telle  sorte  que  la  petite  et  la  moyenne  propriété  domi- 
nent aujourd'hui  en  Toscane. 

Ainsi  la  prospérité  des  villes  de  commerce  au  moyen  âge  a 
fait  passer  la  propriété  foncière  aux  mains  des  urbains;  auxquels 
ne  pouvaient  pas  faire  concurrence  les  paysans  à  cause  de  leur 
situation  misérable.  Comment  ces  urbains  vont-ils  tirer  parti  de 
leurs  domaines? 

Il  nous  faut  écarter  de  prime  abord  le  faire-valoir,  qui  exige 
la  compétence  technique  et  la  résidence  rurale.  Le  propriétaire 
pourrait-il  du  moins  exploiter  par  régisseur?  Difficilement,  par 
suite  des  conditions  mêmes  du  travail  qui  réclame  une  main- 
d'œuvre  considérable  qu'on  ne  peut  pas  restreindre  par  l'emploi 
des  machines,  à  cause  de  la  culture  mixte,  du  relief  du  sol 
et  des  nécessités  même  de  la  technique  (taille  de  la  vigne  et 
des  arbres,  cueillette  des  fruits).  D'autre  part,  certains  travaux 
sont  délicats  et  difficiles  à  contrôler;  il  y  a  donc  avantage  à 
intéresser  l'ouvrier  à  leur  bonne  exécution  en  lui  donnant  une 
part  du  produit.  Rien  ne  pousse  donc  les  propriétaires  urbains 
à  substituer  le  faire-valoir  au  mode  de  tenure  en  usage  eu  Tos- 
cane depuis  le  moyen  âge. 

Le  fermage  n'est  pas  davantage  adapté  aux  conditions  lo- 
cales. La  vigne,  les  arbres  à  fruits  représentent  un  capital  im- 
portant engagé  par  le  propriétaire  en  frais  de  plantation  et  en 
soins  culturaux  jusqu'à  l'âge  de  production  des  plantes.  Si 
donc  il  afferme  ses  terres,  il  en  exigera  un  prix  élevé,  mais  le 
propre  des  cultures  arborescentes,  c'est  d'être  très  sensibles  aux 
influences  atmosphériques  et  de  donner  par  conséquent  des  pro- 
duits aléatoires.  Seul,  un  fermier  riche  pourrait  courir  le  risque 
des  mauvaises  années  en  escomptant  les  bonnes.  Or,  pendant 
les  luttes  du  moyen  âge  entre  les  Ailles  et  les  barons  féodaux, 
les  campagnes  furent  pillées  et  dévastées  périodiquement; 
aussi  tous  ceux  qui  avaient  quelque  chose  à  perdre  se  réfugié- 


14  LES   POPULATIONS    RURALES    DE    LA    TOSCANE. 

rent-ils  dans  les  cités  où  les  seigneurs  vaincus  durent  à  leur  tour 
fixer  leur  résidence.  La  population  rurale  fut  donc  décapitée  et 
il  ne  resta  dans  les  campagnes  que  des  paysans  misérables  et 
ignorants.  La  condition  de  ces  derniers  s'est,  depuis  lors,  un  peu 
améliorée,  mais  pas  assez  pour  qu'ils  puissent  recruter  une  classe 
de  fermiers  riches,  et  ce  n'est  certainement  pas  de  la  bourgeoisie 
urbaine  que  ceux-ci  peuvent  sortir. 

Le  métayage,  qui  est  le  mode  traditionnel  d'exploitation  du 
sol  en  Toscane,  est  donc  resté  le  contrat  agraire  presque  exclu- 
sivement usité.  Il  répond  parfaitement  bien  aux  nécessités  cul- 
turales,  aux  conditions  du  lieu  et  à  l'état  social. 

Le  propriétaire  absentéiste  voit  ses  soins  d'administration 
réduits  au  minimum,  puisque  le  métayer  se  charge  de  tous  les 
détails  de  la  culture.  Le  partage  des  produits  en  nature  est 
avantageux  à  la  fois  au  colon  et  au  propriétaire;  le  premier 
trouve  sur  le  domaine  la  subsistance  de  toute  sa  famille  et  n'a 
pas  besoin  de  recourir  au  commerce  ;  le  second,  qui  habite  la 
ville  voisine,  peut  également  consommer  en  nature  les  produits 
de  ses  terres,  et  s'il  lui  reste  un  excédent,  il  en  trouve  le  place- 
ment dans  la  population  urbaine  au  milieu  de  laquelle  il  vit  ^ 
Même  encore  aujourd'hui  la  difficulté  des  communications  et  le 
prix  élevé  des  transports  favorisent  le  maintien  de  cette  éco- 
nomie rurale  ménagère.  Enfin,  le  métayage  règle  automati- 
quement la  question  des  salaires  et  laisse  à  l'ouvrier  une  indé- 
pendance relative  et  une  certaine  initiative,  il  le  fait  participer 
aux  risques  de  la  culture  sans  cependant  lui  en  laisser  tout 
l'aléa.  Le  propriétaire,  de  son  côté,  s'il  subit  les  déficits  des  mau- 
vaises années,  profite  au  moins  des  bonnes  récoltes  et  peut  veiller 
au  bon  entretien  du  capital  engagé  dans  sa  terre.  En  fait,  le  mé- 
tayage donne  en  Toscane  toute  satisfaction  aux  uns  et  aux  au- 
tres; la  meilleure  preuve  en  est  qu'il  s'étend  tous  les  jours.  En 
Maremmc,  il  se  substitue  au  faire-valoir  à  mesure  que  la  culture 
arborescente  gagne  sur  la  culture  extensive,  et  aux  environs 
de  Lucques  il  tend  à  remplacer  le  contrat  mixte,  comme  plus 

1.  Beaucoup  de  vieux  palais  florentins  sont  munis  d'un  guicliet  où  les  voisins 
Tiennent  acheter  au  détail  dé  l'huile  ou  du  vin. 


LA.  RÉGION    DES    COLLINES.  15 

favorable  au  progrès  agricole,  puisqu'il  autorise  une  interven- 
tion plus  active  du  propriétaire  '. 

Le  patronage  du  possesseur  du  sol  est  en  cfiet,  non  seulement 
justifié  par  le  contrat  de  métayage,  mais  favorisé  par  le  carac- 
tère aléatoire  des  productions  arborescentes  et  par  la  formation 
communautaire  de  la  population  qui  manque  d'initiative,  mais 
subit  assez  docilement  la  direction  patronale.  Il  nous  faut  exa- 
miner de  quelle  façon  s'exerce  cette  direction  et  mettre  en  re- 
lief les  caractères  du  patronage  rural  en  Toscane. 

L'absentéisme.  —  Nous  avons  vu  quelles  causes  ont  fait  passer 
la  propriété  foncière  aux  mains  des  urbains.  Depuis  le  moyen 
âge,  ceux-ci,  retenus  à  la  ville  par  leurs  affaires,  les  fonctions 
publiques,  les  carrières  libérales  ou  les  agréments  de  la  vie 
mondaine,  n'ont  pas  fait  retour  aux  champs  :  ils  sont  restés 
absentéistes. 

Les  uns,  très  riches,  possèdent  des  terres  étendues  dans  diffé- 
rentes régions  de  la  Toscane;  ils  ne  peuvent  évidemment  pas 
pratiquer  la  résidence  sur  tous  leurs  domaines,  mais  en  fait  ils 
n'y  viennent  guère  qu'en  villégiature.  Leur  installation  princi- 
pale est  à  la  ville. 

D'autres,  moins  opulents,  habitent  aussi  la  ville,  et  d'une 
façon  plus  continue  encore,  à  cause  de  la  profession  qu'ils  exer- 
cent. Quelques-uns,  n'ayant  pas  cette  excuse,  vivent  dans  l'oisi- 
veté, mais  croiraient  déroger  en  résidant  à  la  campagne. 

Reste  une  troisième  catégorie  de  propriétaires,  formée  de  petits 
bourgeois,  de  commerçants  et  d'artisans,  qui  possédaient  quel- 
ques métairies  dont  les  revenus,  augmentés  d'un  maigre  traite- 
ment ou  des  bénéfices  d'un  commerce  somnolent,  les  aident  à 
vivre  .  Ils  tirent  de  leurs  propriétés  la  plus  grande  partie  de  la 
subsistance  nécessaire  à  leur  ménage  ;  ils  vont  souvent  dans  leurs 
domaines  voisins  de  la  ville  où  ils  résident,  et  ont  avec  leurs  mé- 

1.  Le  contrat  mixte,  qui  se  rencontre  aussi  près  de  Pistoie  et  dans  les  collines 
lombardes,  est  ainsi  nommé  parce  qu'il  participe  à  la  fois  du  fermage  etdu  métayage  : 
le  colon  donne  une  redevance  fixe  en  blé,  et  jiartage  avec  le  propriétaire  les  produits 
de  la  vigne,  de  l'olivier,  du  mûrier.  Le  propriétaire  n'a  donc  pas  à  se  préoccuper  des 
cultures  herbacées  qui  sont  livrées  à  la  routine  du  colon. 


16  LES    POPULATIONS    RURALES    DE   LA   TOSCAJfE. 

ta^ers  des  rapports  fréquents.  Mais  leur  patronage  ne  peut  être 
que  rudimentaire,  car  ils  n'ont  ni  la  science  agricole  nécessaire 
pour  diriger  leurs  colons,  ni  les  capitaux  indispensables  pour 
réaliser  des  améliorations  et  inaugurer  une  culture  rationnelle 
et  progressiste. 

Pour  être  équitable  il  convient  de  faire  remarquer  que  l'ab- 
sentéisme d'un  propriétaire  toscan  qui  habite  une  des  villes  de 
la  province  et  peut,  en  quelques  heures  de  voiture,  se  rendre 
sur  ses  domaines,  n'est  en  rien  comparable  à  l'absentéisme  d'un 
propriétaire  français  qui  réside  à  Paris  et  ne  paraît  jamais  sur 
ses  terres. 

Le  «  FATTORE  ».  —  Le  propriétaire  absentéiste  est  représenté 
sur  ses  terres  par  un  régisseur  —  un  fattore  —  qui  est  chargé 
de  l'administration  du  domaine  et  de  la  direction  technique  des 
métayers.  Certains  de  ces  agents,  au  service  de  riches  proprié- 
taires, ont  jusqu'à  30  ou  35  métairies  sous  leur  autorité.  Ils  sont 
aidés,  pour  Fe-xécution  des  détails  et  la  surveillance  des  travaux, 
par  des  sotto-fattori,  jeunes  gens  qui  font  leur  apprentissage, 
ou  vieux  employés  de  confiance  montés  d'un  degré  dans  la  hié- 
rarchie. 

Il  y  a  plusieurs  types  de  régisseurs;  j'en  vois  trois  très  net- 
tement. C'est  d'abord  le  vieux  et  fidèle  fattore ,  peu  instruit,  mais 
intelligent  et  dévoué  qui  est  arrivé  à  l'ancienneté.  On  le  ren- 
contre-fréquemment  dans  la  province  de  Sienne.  Il  a  souvent 
débuté  comme  domestique  auprès  du  maitre  qui,  appréciant  ses 
qualités,  lui  a  d'abord  donné  quelque  emploi  de  confiance,  tel 
que  celui  de  magasinier  ou  de  contremaître.  Plus  tard,  il  cou- 
ronne sa  carrière  par  la  charge  de  régisseur.  Ayant  franchi 
successivement  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie,  ayant  passé  par  • 
tous  les  emplois,  vieilli  sur  le  domaine,  il  ne  le  cède  à  personne 
dans  la  connaissance  des  hommes  et  des  choses  qui  rentourent. 
S'il  ne  faut  attendre  de  lui  ni  comptabilité  savante,  ni  initia- 
tive hardie,  du  moins  peut-on  être  sûr  qu'il  ne  négligera  aucun 
détail,  qu'il  connaît  par  le  menu  toutes  les  pratiques  culturalcs 
du  pays  et  qu'il  n'ignore  aucune  des  finasseries  des  métayers. 


LA    RÉGION    DES    COLI.INKS.  17 

aucune  des  ruses  des  marchands.  Il  est  tout  dévoue  à  la  famille 
du  maitre  avec  laquelle  il  s'identifie  et  par  laquelle  il  est  traité 
avec  bienveillance  et  ati'ection  ;  il  rend  aux  paysans  sur  lesquels 
il  a  autorité  les  bons  procédés  dont  il  est  lui-même  l'objet  de  la 
part  de  son  maitre.  Les  colons  l'estiment,  le  respectent  et  ont 
confiance  en  lui  :  c'est  le  fattore  patriarcal. 

A  côté  de  ce  type,  on  en  rencontre  un  autre  qui  contribue  à 
faire  à  la  classe  des  régisseurs  une  mauvaise  réputation.  Pas 
plus  instruit  que  le  précédent,  souvent  moins  intelligent,  il  n'en 
a  jamais  le  dévouement.  Incapable  ou  paresseux,  il  néglige  les 
travaux  essentiels  et  laisse  le  domaine  aller  à  la  ruine.  Présomp- 
tueux en  raison  de  son  ignorance,  il  entreprend  des  opérations 
mal  conçues,  plus  mal  exécutées  encore  et  dont  le  résultat  est 
aussi  désastreux  pour  les  colons  que  pour  le  propriétaire.  Pour 
masquer  son  incapacité  ou  sa  mauvaise  foi,  il  affecte  un  grand 
zèle  de  surveillance  à  l'égard  des  métayers  qu'il  pressure,  dont  il 
s'attire  l'inimitié  et  qu'il  détache  ainsi  de  leur  patron.  Il  semble 
ignorer  les  préceptes  les  plus  élémentaires  de  la  morale  et  ne 
craint  pas  d'ajouter  à  ses  appointements  des  gains  illicites;  il 
mène  joyeuse  vie  et  fait  fortune.  C'est  im  agent  actif  de  désor- 
ganisation sociale  ec  de  discorde  entre  propriétaires  et  paysans. 

S'il  existe  des  régisseurs  de  cette  sorte,  —  et  les  scandales  qui 
éclatent  de  temps  à  autre  démontrent  que  pour  être  rare  l'es- 
pèce n'en  est  cependant  pas  éteinte,  —  il  ne  faut  pas  hésiter  à  en 
rendre  responsables  certains  propriétaires  trop  insouciants  de 
leurs  affaires  qui  négligent  de  choisir  avec  soin  leurs  agents,  de 
les  diriger  et  de  les  contrôler.  Ils  ne  leur  demandent  qu'une 
chose  :  faire  rentrer  le  plus  d'argent  possible  dans  leur  caisse 
toujours  vide.  Parfois  même  ils  les  transforment  en  banquiers 
et  leur  demandent  de  leur  avancer  des  fonds.  Pour  prix  de  ces 
complaisances  ils  doivent  tolérer  bien  des  abus. 

Enfin,  depuis  quelques  années,  apparaît  un  nouveau  type  de 
régisseur.  Certains  propriétaires  ont  compris  que  l'agriculture 
était  aujourd'hui  une  science  et  que  la  direction  d'un  grand 
domaine  exigeait  des  connaissances  agronomiques  que  ne  saurait 
remplacer  la  pratique  des  vieux  usages.   Il  existe  aujourd'hui 

2 


18  LES   POPULATIONS    RLKALES   DE    LA   TOSCANE. 

un  certain  nombre  de  régisseurs  qui  ont  fréquenté  les  écoles 
pratiques  d'agriculture',  qui  sont  au  courant  des  méthodes  ra- 
tionnelles et  des  découvertes  récentes,  sont  en  rapports  constants 
avec  les  professeurs  d'agriculture  à  qui  ils  demandent  des  con- 
seils et  avec  qui  ils  collaborent  par  des  essais  et  des  expériences. 
Actifs  et  zélés,  ils  prennent  à  cœur  leur  métier,  ont  l'amour- 
propre  du  succès  et,  pour  peu  qu'ils  soient  compris  et  soute- 
nus par  leurs  propriétaires,  améliorent  les  cultures,  augmentent 
les  rendements  pour  le  plus  grand  profit  du  patron  et  des  mé- 
tayers. Servant  l'un,  ils  servent  aussi  les  autres,  et  démontrant 
ainsi  la  solidarité  de  leurs  intérêts  réciproques,  ils  contribuent 
au  bien-être  général  et  à  l'harmonie  sociale.  On  ne  peut  que 
souhaiter  de  voir  leur  nombre  s'accroitre,  les  propriétaires  les 
apprécier  davantage  et  améliorer  leur  situation  matérielle. 

Il  y  a  des  régisseurs  qui  administrent  les  biens  de  plusieurs 
petits  propriétaires  qui  se  partagent  ainsi  la  dépense;  d'autres 
exercent  une  profession  accessoire;  d'autres,  chargés  de  proprié- 
tés peu  étendues,  sont  des  sortes  de  domestiques  d'un  rang  un 
peu  plus  élevé;  ils  en  touchent  à  peu  près  les  gages.  Les 
régisseurs  les  plus  importants  qui  administrent  une  grande 
faltoria  de  400  à  500  hectares  sont  d'ailleurs  assez  mal  rétri- 
bués :  on  m'a  indiqué  des  traitements  de  700  à  800  francs  comme 
très  fréquents;  ceux  qui  atteignent  1.000  francs  sont  exception- 
nels. Cela  tient  à  l'ancien  mode  de  recrutement  des  fattori  encore 
en  usage  aujourd'hui  dans  bien  des  familles;  ces  agents  sont 
des  ouvriers  montés  en  grade  qui  sont  satisfaits  de  leur  situa- 
tion, car  ils  la  comparent  à  celle  qu'ils  avaient  autrefois;  ils 
jouissent  en  outre  d'une  certaine  considération  et  d'une  indé- 
pendance assez  grande. 

Sur  les  grandes  propriétés  le  régisseur  doit  le  plus  souvent 
rester  célibataire.  Il  est  logé  et  nourri  par  le  propriétaire  dans 
les  bâtiments  de  lafattoria  où  le  maitre  est  ainsi  toujours  sûr  de 
trouver  maison  ouverte  et  table  mise  lorsqu'il  veut  venir  visiter 
ses  terres.  Le  ménage  est  tenu  par  une  femme  appelée  fattoressa^ 

1.  Plusieurs  de  ces  écoles  sont  ducs  à  l'initialivc  el  à  la  générosité  de  grands 
propriclaires. 


LA   RÉGION   DES   COLLINES.  19 

mais  qui  n'est  presque  jamais  la  femme  du  fattorc  et  qui  reçoit 
à  peu  près  les  gages  d'une  cuisinière.  A  la  table  du  régisseur 
et  de  la  gouvernante  vivent  les  sotto-fattori  et  tous  les  employés 
célibataires  de  l'exploitation.  Les  visiteurs  y  reçoivent  une  hos- 
pitalité simple,  mais  cordiale  et  empressée. 

Cette  organisation  n'olfre  pas  aux  régisseurs  instruits  et  ca- 
pables la  situation  à  laquelle  ils  ont  droit.  Aussi  peut-on  noter 
une  évolution  qui  tend  actuellement  à  relever  leurs  émoluments 
et  à  leur  donner  la  possibilité  de  fonder  un  foyer  indépendant. 
Nous  verrons  que  c'est  en  Maremme  que  ce  progrès  s'est,  déjà 
manifesté  avec  le  plus  d'intensité,  l^n  peu  partout  on  substitue 
volontiers  au  mot  fattore  celui  à'agente  (agent),  qui  passe  pour 
plus  relevé. 

Le  rôle  et  l'importance  des  régisseurs  varient  beaucoup  sui- 
vant les  domaines  dans  lesquels  ils  se  trouvent  et  les  proprié- 
taires à  qui  ils  ont  affaire.  Dans  la  Maremme,  contrée  éloignée 
et  insalubre  où  les  maîtres  ne  vont  presque  jamais,  et  qui  est 
actuellement  en  voie  de  transformation,  leur  indépendance  est 
presque  absolue  et  le  champ  ouvert  à  leur  activité,  presque  illi- 
mité. Pays  neuf  t>ur  lequel  ne  pèse  pas  le  poids  des  traditions 
surannées,  les  régisseurs  y  sont  en  général  plus  instruits  et  plus 
progressistes;  leur  situation  morale  et  matérielle  est  meilleure 
que  dans  la  région  des  collines.  Ici,  lorsque  le  propriétaire  est 
lui-même  agriculteur  et  dirige  effectivement  ses  métayers,  le 
fattore  a  un  rôle  très  diminué,  il  n'est  plus  qu'un  sous-ordre 
chargé  de  la  surveillance  des  détails.  Ce  cas  se  présente  rare- 
ment; le  plus  souvent,  le  régisseur  dirige  à  peu  près  souverai- 
nement la  fattoria  qui  lui  est  confiée.  Si  les  résultats  financiers 
de  sa  gestion  sont  bons,  il  jouit  pratiquement  de  la  plus  grande 
initiative;  aussi  la  prospérité  de  l'agriculture  toscane  repose-t- 
elle en  grande  partie  sur  l'intelligence  et  le  zèle  des  régisseurs. 

Le  patronage  dl-  propriétaire.  —  Cest  donc  par  rintermè- 
diaire  du  fattore  que  le  propriétaire  absentéiste  exerce  son  pa- 
tronage. Ce  patronage  est  imposé  par  le  métayage  et  renforcé 
par  les  cultures  arborescentes,  mais  il  doit  à  la  formation  com- 


20  LES   POPULATIONS    RURALES    DE    LA    TOSCANE. 

munautaire  de  la  race  d'être  très  interventionniste  et  de  revêtir 
les  formes  du  paternalisme.  C'est  bien  d'ailleurs  ainsi  que  les 
issus  de  patriarcaux  comprennent  le  patronage  ;  il  s'agit  pour 
eux  d'assister  le  patronné  bien  plus  que  de  l'élever. 

Le  patronage  du  propriétaire  toscan  se  manifeste  d'abord  dans 
le  travail.  Le  patron  règle  souverainement  les  assolements  et  les 
méthodes'culturales;  il  décide  les  achats  et  les  ventes  de  bétail; 
il  fait  faire  les  plantations  de  vigne  et  d'arbres  et  en  choisit  les 
espèces;  souvent  même  il  se  charge  de  la  vinification  et  de  la 
fabrication  de  l'huile.  Son  intervention  est  incessante  et  autori- 
taire. Elle  est  d'ailleurs  beaucoup  plus  active  et  efficace  sur  les 
grandes  propriétés  administrées  rationnellement  que  sur  les 
domaines  moyens  ou  petits.  Le  patronage  est  naturellement 
d'autant  plus  intense  qu'il  y  a  une  différence  de  capacité  plus 
grande  entre  le  patron  et  le  patronné.  Or,  ce  dernier  doit  à  son 
origine  communautaire  d'être  souvent  routinier  et  ignorant,  mais 
aussi  d'être  habitué  à  subir  un  contrôle  et  à  accepter  une  direc- 
tion. Le  patron  novateur  se  heurte  plutôt  à  la  force  d'inertie  qu'à 
la  mauvaise  volonté  du  colon.  Celui-ci  est  assez  intelhgent  pour 
reconnaître  la  supériorité  technique  du  propriétaire  ou  de  son 
représentant  lorsqu'elle  s'affirme  par  des  résultats  tangibles;  il 
se  laisse  alors  guider  assez  docilement.  En  règle  générale,  le 
métayer  vaut  ce  que  vaut  le  propriétaire.  Les  cultures  arbores- 
centes poussent  celui-ci  à  patronner  le  travail  à  cause  du  capital 
important  qu'elles  représentent,  qu'il  ne  faut  pas  laisser  dépérir 
et  dont  il  faut  tirer  le  revenu  le  plus  élevé  possible  et  aussi  à 
cause  de  l'influence  considérable  que  peuvent  avoir  les  façons 
culturales  sur  les  rendements  :  choix  des  espèces,  taille,  traite- 
ment des  maladies,  confection  du  vin  ou  de  l'huile,  élevage  des 
vers  à  soie,  etc.. 

C'est  d'ailleurs  un  patronage  très  intense  de  la  propriété  qui 
donne  au  propriétaire  une  autorité  presque  absolue  sur  ses 
colons.  A  une  famille  qui  ne  possède  rien  il  assure  l'existence 
par  la  jouissance  d'une  métairie  en  plein  rapport  et  garnie 
des  instruments  de  travail  indispensables.  Parfois  il  lui  facilite 
la  jouissance  des  produits  du  sol  en  vendant  pour  son  compte 


LA   RÉGION    nES   COLf.INES.  21 

le  vin,  l'huile  et  les  cocons  à  des  conditions  plus  avantageuses 
que  celles  que  pourrait  obtenir  le  paysan. 

Il  veille  aussi  à  ce  que  chaque  métairie  soit  proportionnée 
aux  besoins  et  aux  forces  de  la  famille  qui  l'occupe;  et  ceci 
l'amène  à  exercer  sur  la  famille  un  patronage  tout  patriarcal. 
Si  celle-ci  s'accroît  ou  diminue  au  delà  de  certaines  limites,  il  lui 
affecte  un  domaine  plus  grand  ou  plus  petit,  de  façon  qu'elle 
puisse  le  travailler  soigneusement  et  y  trouver  des  moyens  de 
subsistance  suffisants.  Mais,  comme  un  changement  de  métairie 
est  toujours  une  opération  compliquée  et  n'est  pas  toujours 
possible,  le  patron  intervient  pour  limiter  l'accroissement  des 
familles  de  ses  métayers  et  empêcher  ainsi  leur  appauvrisse- 
ment et  leur  misère,  car,  d'après  les  idées  communautaires  du 
milieu,  il  a  charge  d'assurer  leur  existence.  Aussi  lisons-nous 
dans  les  baux  qu'aucun  mariage  ne  doit  se  conclure  sans 
l'approbation  du  propriétaire,  et  cela  aussi  bien  pour  empêcher 
que  la  main-d'œuvre  féminine  ne  diminue  par  l'établissement 
au  dehors  des  jeunes  filles  que  pour  éviter  que  le  mariage  des 
garçons  n'amène  sur  la  métairie  des  bouches  supplémentaires 
qu'elle  ne  pourrait  nourrir.  Pour  la  même  raison,  il  est  interdit 
au  colon  de  prendre  des  domestiques.  Dans  la  pratique,  ces 
prescriptions  subissent  des  tempéraments  dus  aux  circonstances 
locales  et  à  l'évolution  des  mœurs  qui  tend  à  ébranler  la  com- 
munauté; mais  elles  n'en  sont  pas  moins  caractéristiques  du 
patronage  toscan. 

La  communauté  de  famille.  —  Nous  avons  montré  que  les 
productions  arborescentes  favorisent  la  culture  en  commu- 
nauté restreinte  et  développent  le  patronage.  Le  moment  est 
venu  d'étudier  l'organisation  de  ces  familles  en  communauté 
sur  lesquelles  s'exerce  l'autorité  du  propriétaire.  Chacune  d'elles 
a  un  chef,  le  capoccia,  qui  est  le  père,  et  après  lui  un  de 
ses  fils  choisi  par  ses  frères,  généralement  l'ainé,  quelquefois 
le  célibataire.  Dans  cette  dernière  coutume  apparait  la  défiance 
des  communautaires  qui  ne  veulent  pas  que  le  chef  de  la  famille 
ait  comme  chef  de  ménage  des  intérêts  en  opposition  avec  ceux 


22  LES    l'OPULATIO.NS    RURALES    DE   LA    TOSCANE. 

de  la  communauté.  A  la  mort  de  la  mère  c'est  la  belle-fille  la 
plus  ancienne  dans  la  maison  qui  assume  la  charge  de  ména- 
gère [massaia);  enfin  un  homme  est  spécialement  chargé  des 
animaux,  c'est  le  bifolco.  Capoccia,  massaia,  bifolco  doivent  être 
agréés  par  le  propriétaire. 

Les  familles  de  métayers  comptent  ordinairement  de  dix  à 
quinze  personnes,  quelquefois  plus.  Elles  sont  constituées  par 
plusieurs  ménages  vivant  sous  lo  même  toit;  à  la  mort  des 
parents,  les  frères  continuent  la  communauté  sous  l'autorité  de 
l'un  d'entre  eux. Comme  le  domaine  a  une  production  limitée  et 
ne  peut  nourrir  au  delà  d'un  certain  nombre  de  iDouches,  il 
arrivait  souvent  autrefois  qu'un  seul  des  garçons  se  mariait 
(il  était  parfois  désigné  par  le  sort)  ;  les  autres  restaient  dans  la 
maison  en  qualité  d'oncles.  Il  arrive  aussi  que  les  fiançailles  se 
prolongent  de  longues  années,  les  jeunes  gens  attendant  qu'il 
y  ait  place  pour  eux  dans  l'une  ou  l'autre  famille.  Bref,  il  semble 
bien,  et  ceci  ne  saurait  nous  étonner  chez  des  communautaires, 
que  le  mariage  est  une  affaire  de  famille  bien  plus  qu'une 
affaire  personnelle  et  qu'il  est  sous  la  dépendance  étroite  des 
conditions  du  travail  sur  un  domaine  déterminé.  On  voit  par 
là  que  les  habitudes  patriarcales  ont  quelquefois  pour  consé- 
quences d'abaisser  la  moralité  (car  les  célibataires  malgré  eux, 
ne  sont  pas  toujours  d'une  conduite  exemplaire),  d'entraver  la 
natalité  et,  par  là,  de  faire  obstacle  à  l'accroissement  de  la  popu- 
lation et  à  l'expansion  de  la  race. 

Il  faut  remarquer  qu'aujourd'hui,  sous  l'influence  des  idées 
extérieures  et  par  suite  du  développement  économique  général 
qui  multipUe  les  moyens  d'existence,  l'indépendance  indivi- 
duelle augmente.  Les  jeunes  gens  se  marient  presque  tous  et 
de  bonne  heure,  dès  leur  retour  du  service  militaire.  Il  en 
résulte  que  la  famille  s'accroit.  Elle  peut  quelquefois  continuer 
à  vivre  sur  le  même  domaine  par  une  culture  plus  intensive, 
grâce  à  la  direction  et  à  l'appui  du  propriétaire,  mais  souvent 
elle  doit  se  diviser.  Il  se  produit  alors  un  essaimage  :  un  ou 
deux  ménages  prennent  leur  part  des  biens  de  la  masse  com- 
mune et  vont  s'établir  au  dehors.  Actuellement,  ils  trouvent  assez 


LA    ISKCION    DES    COLLINES.  2.'i 

facilement  à  s'installer  coiiime  métayei's  à  cause  des  défriche- 
ments qui,  dans  certaines  régions,  permettent  d'augmenter  le 
nombre  des  métairies,  et  grâce  aux  progrès  de  la  culture  qui 
rend  possilde  le  dédoublement  de  certains  domaines;  et  ici  il 
nous  faut  constater  l'influence  bienfaisante  du  patronage  qui, 
en  perfectionnant  les  méthodes,  facilite  les  conditions  de  vie  de 
la  population  rurale.  Les  ménages  qui  ne  trouvent  pas  de  mé- 
tairies viennent  renforcer  la  classe  des  journaliers  dans  les 
villages  et  dans  les  bourgs.  Ces  ouvriers  trouvent  à  vivre  grâce 
aux  travaux  d'amélioration  qu'exécutent  les  propriétaires. 
Produits  d'une  sélection  à  rebours,  ils  constituent  évidemment 
l'élément  inférieur  de  la  population  rurale.  Certains  ne  trouvant 
pas  sur  place  une  occupation  suftisante  émigrent.  A  San-Ge- 
mignano,  par  exemple,  quatre  à  cinq  cents  ouvriers  vont 
chacfue  année  travailler  en  France  pendant  plusieurs  mois.  Il 
parait  que  néanmoins  ils  ne  font  pas  d'économies  et  ne  s'élèvent 
pas. 

Quoique  la  concorde  règne  généralement  dans  ces  familles 
patriarcales,  il  arrive  cependant  que  le  désaccord  éclate  entre 
les  frères  et  amène  la  séparation  des  ménages.  Cela  a  lieu 
notamment  lorsque  le  frère  aine  n'est  pas  choisi  comme  ca- 
poccia  par  ses  frères  ou  n'est  pas  agréé  par  le  propriétaire. 
Sous  le  coup  de  l'humiliation,  il  va  s'établir  au  dehors.  Il  arrive 
aussi,  et  le  cas  est  de  plus  en  plus  fréquent,  que  ce  sont  les 
femmes  qui  introduisent  la  discorde  dans  la  maison.  La  massaia 
qui  est  la  plus  ancienne,  s'occupe  du  ménage,  de  la  basse-cour, 
de  la  garde  des  enfants,  des  travaux  d'intérieur  en  un  mot, 
tandis  que  ses  belles-sœurs  doivent  prendre  part  à  tous  les  tra- 
vaux des  champs.  Il  est  de  ces  dernières  qui  sont  mécontentes 
de  leur  sort  et  qui,  pour  être  maîtresses  de  maison,  soulèvent 
des  querelles  et  incitent  leurs  maris  à  cjuitter  la  communauté. 
En  fait,  les  communautés  sont  aujourd'hui  moins  nombreuses 
qu'autrefois  et  il  y  a  un  peu  partout  en  Toscane,  quoique  à  des 
degrés  divers,  tendance  à  la  désagrégation  de  la  famille  pa- 
triarcale; il  est  exceptionnel  de  voir  des  cousins  rester  ensemble. 
Cependant  c'est  encore  dans  la  région  des  collines  que  les  com- 


24  LES    POPULATIONS    RURALES    DE   LA    TOSCANE. 

munautés  sont  les  plus  stables  à  cause  des  nécessités  du  travail 
(cultures  arborescentes)  et  de  la  constitution  de  la  propriété  qui 
s'oppose  au  morcellement  des  domaines,  comme  cela  arrive 
dans  la  montagne  où  dominent  les  petits  propriétaires." 

La  dissolution  de  la  communauté  pose  la  question  de  la  pro- 
priété individuelle  et  de  l'héritage.  Voyons  donc  comment  se 
répartissent  les  Ijiens  entre  les  membres  de  la  famille  et  com- 
ment se  règlent  les  successions. 

Les  produits  de  la  métairie  servent  d'al)ord  à  la  subsistance 
et  à  l'entretien  des  personnes  de  tout  âge  composant  la  famille. 
Les  économies  sont  la  propriété  exclusive  du  père  qui,  à  part 
l'argent  de  poche,  ne  donne  à  ses  enfants  aucune  rétribution 
pour  leur  travail.  Les  filles  reçoivent  en  dot,  à  l'occasion  de  leur 
mariage,  des  vêtements,  du  mobilier,  des  bijoux  et  parfois  de 
l'argent;  la  dot  et  ses  revenus  restent  la  propriété  particulière 
du  jeune  ménage.  Les  garçons  ne  reçoivent  aucun  avancement 
d'hoirie.  A  la  mort  du  père,  sa  succession  se  règle  entre  ses 
enfants.  Le  code  civil  italien  a  établi  pour  les  successions  ah 
intestat  le  régime  du  partage  égal,  mais  il  a  fixé  la  quotité  dis- 
ponible dans  tons  les  cas  à  la  moitié  des  biens.  L'ancienne 
législation  toscane  n'accordait  aux  filles  qu'une  part  très  minime 
(un  douzième,  si  je  ne  me  trompe)  dans  la  succession  paternelle; 
nous  allons  retrouver  la  trace  de  cette  coutume  dans  la  pratique 
actuelle.  Le  plus  ordinairement,  le  mourant  laisse  un  testa- 
ment par  lequel  il  avantage  ses  fils  de  toute  la  quotité  disponible. 
En  fait,  la  plupart  du  temps,  les  filles  ne  touchent  que  leur  dot, 
qui  d'ailleurs  n'est  pas  sujette  au  rapport  si  elle  dépasse  la 
part  successorale  :  on  considère,  dans  ce  cas,  que  le  père  a 
entendu  user  de  son  droit  de  disposer  de  la  quotité  disponible. 
Si  le  père  laisse  un  domaine,  la  part  des  tilles  est  encore  souvent 
réduite  par  une  évaluation  inférieure  à  la  réalité,  qui  a  pour 
but  d'éviter  le  morcellement  du  domaine  que  les  fils  continuent 
alors  à  exploiter  en  commun.  Ceux-ci,  en  effet,  ne  procèdent 
pas  ordinairement  au  partage  de  la  partie  des  biens  qui  leur 
revient,  et  qui  souvent  est  représentée  exactement  par  l'avoir 
du  père  au  moment  de  son  décès,  si  les  filles  ont  déjà  touché 


LA  ri':gion  des  collines.  25 

leurs  dots.  Ils  restent  dans  l'indivision,  de  .sorte  qu'en  fait  rien 
n'est  changé  dans  la  maison.  Habituellement  le  frère  aîné  est 
chef  de  famille  et  administre  la  communauté  comme  le  faisait 
son  père,  mais  évidemment  avec  un  peu  moins  d'autorité;  il 
rend  compte  à  ses  frères  de  la  marche  des  afiaires,  mais  con- 
serve seul  la  gestion  des  économies  et  de  la  masse  commune. 
En  cas  de  dissolution  de  la  communauté,  on  procède  au  par- 
tage qui  se  fait  par  souche  pour  les  biens  entrés  dans  la  masse, 
mais  qui  se  fait  par  tête  pour  les  produits  de  Tannée,  chaque 
homme  ayant  droit  à  une  part,  chaque  femme  et  chaque  enfant 
de  huit  à  dix-huit  ans  ayant  droit  à  une  demi-part;  les  enfants 
en  bas  âge  n'interviennent  pas  au  partage.  On  voit  par  là  qu'un 
ménage  qui  a  de  nombreux  enfants  en  état  de  travailler  a  tout 
avantage  à  essaimer,  puisqu'il  n"a  pas  sur  les  économies  réalisées 
plus  de  droit  qu'un  ménage  sans  enfant  qui  contribue  cependant 
moins  que  lui  aux  bénéfices  de  la  communauté  ;  qu'au  contraire, 
en  cas  de  départ,  il  touche  une  portion  plus  considérable  des 
produits  obtenus  pendant  l'année  sur  le  domaine,  et  qu'enfin, 
de  toute  façon,  il  est  plus  capable  d'assumer  l'exploitation  dune 
métairie  et  par  là  de  trouver  un  établissement  indépendant. 

Dans  les  classes  riches,  on  trouve  à  peu  près  le  même  régime 
des  biens  où  s'accuse  nettement  la  formation  communautaire 
de  la  race.  Le  régime  matrimonial  légal  et  usuel  est  le  régime 
dotal,  tel  que  nous  le  connaissons  en  France,  mais  avec  cette 
particularité  que  la  dot,  constituée  en  vue  du  ménage  et  des 
enfants,  est  inaliénable,  non  seulement  pendant  le  mariage, 
mais  même  après  la  mort  du  mari  s'il  y  a  des  enfants.  Prenons 
un  exemple  concret  qui  nous  fera  voir  l'organisation  matérielle 
dune  famille  bourgeoise.  La  femme  de  X...  a  reçu  une  dot 
mobilière  pour  laquelle  le  père  de  X. . .  a  donné  une  hypothèque 
sur  ses  biens,  car  l'hypothèque  légale  de  la  femme  mariée 
n'existe  pas.  Le  père  X...  a  assuré  à  son  fils  des  biens  d'une 
valeur  double  de  celle  de  la  dot  apportée  par  la  femme  de 
celui-ci,  mais  il  s'en  est  réservé  l'usufruit  pour  ne  pas  paraître 
se  dépouiller  de  son  vivant  et  abdiquer  partiellement  son  auto- 
rité.   Ceci  est  caractéristique   de  la   famille   patriarcale;   c'est 


20  LES    rOPULATIONS   RURALES    DE   LA    TOSCANE. 

cVailleurs  une  piiio  question  de  forme,  car  sou  fils  s'occupe 
très  activenientde  Fadrainistration  des  domaines.  Il  s'est  eng'ag:é, 
par  contre,  à  donner  à  son  fils  un  revenu  mensuel  et  à  l'entre- 
tenir dans  sa  maison  ainsi  que  sa  femme,  ses  enfants,  ses 
domestiques,  son  cheval,  etc..  On  voit  bien  ici  la  tendance  à 
maintenir  la  communauté.  X...  en  est  le  prisonnier;  s'il  voulait 
s'établir  en  simple  ménage,  sa  situation  matérielle  se  trouverait 
fortement  amoindrie.  Il  est  vrai  qu'il  pourrait  la  relever  par 
l'exercice  d'une  profession  ou  d'une  industrie.  C'est  seulement 
dans  les  familles  dont  la  fortune  est  surtout  mobilière,  et  encore 
est-ce  une  tendance  récente  et  assez  rare,  que  les  fils  reçoivent 
en  dot  un  capital  en  toute  propriété.  Quant  aux  coutumes  suc- 
cessorales, elles  sont  les  mêmes  dans  la  bourgeoisie  et  dans 
l'aristocratie  que  dans  la  classe  paysanne  ;  les  fils  sont  avantagés 
de  la  quotité  disponible,  de  sorte  que  les  filles  ne  touchent 
guère  que  leur  dot.  Il  arrive  souvent  aussi  que  les  frères 
restent  dans  l'indivision  au  moins  pour  leurs  biens  fonciers  ;  ils 
y  ont  parfois  avahtage,  car  ils  diminuent  de  la  sorte  les  frais 
d'administration. 

Cette  raison  d'économie  vient  aussi  certainement  s'ajouter 
aux  nécessités  du  travail  pour  maintenir  la  communauté  chez 
les  paysans  :  il  est  relativement  moins  coûteux  de  vivre  en 
famille  nombreuse  qu'en  ménages  séparés.  C'est  en  effet  dans 
les  régions  où  la  richesse,  ou  du  moins  l'aisance  est  le  plus 
répandue  chez  les  métayers,  que  la  communauté  tend  le  plus  à 
se  dissoudre.  Mais,  en  général,  le  mode  d'existence  des  paysans 
toscans  est  resté  des  plus  simples,  quoi  qu'il  se  soit  sensiblement 
amélioré  dans  ces  dernières  années.  Jadis  les  maisons  étaient 
assez  misérables,  mais  un  grand  progrès  a  été  réalisé  sous  ce 
rapport  dans  la  seconde  moitié  du  xix"  siècle.  Beaucoup  de 
propriétaires  ont  reconstruit  des  habitations  qui  sont  spacieuses, 
saines  et  aérées;  aujourd'hui,  surtout  sur  les  grands  domaines, 
le  logement  du  colon  est  convenable  et  propre.  C'est  au  mobi- 
lier surtout  que  l'on  reconnaît  le  degré  d'aisance  d'une  famille. 
Ici  on  trouve  une  simple  paillasse  étendue  sur  des  planches, 
les  couvertures  sont  sales  et  usées  ;  là,  au  contraire,  on  voit  un 


LA.    RÉGION    DES    COLLINES.  27 

lit  de  fer.  une  table  de  nuit,  une  commode,  le  tout  neuf  ou  en 
bon  état.  En  général,  le  mobilier  est  aujourd'hui  très  supérieur 
à  ce  qu'il  était  autrefois,  signe  évident  d'un  bien-être  plus 
grand. 

La  nourriture  est  frugale  :  le  pain  de  froment,  l'huile  et  les 
légumes  en  forment  le  fond.  Les  pommes  de  terre,  presque  in- 
connues, sont  remplacées  avantageusement,  au  point  de  vue 
nutritif,  par  les  fèves.  Presque  chaque  famille  tue  un  porc  pour 
son  usage,  mais  la  viande  de  boucherie  parait  rarement  sur  la 
table  du  paysan.  L'eau  et  la  piquette  sont  les  boissons  usuelles. 

En  certaines  régions  de  la  Toscane,  on  porte  des  vêtements 
tissés  à  la  maison;  mais  la  fabrication  domestique  ne  s'est  main- 
tenue que  là  où  il  y  a  surabondance  de  main-d'œuvre  féminine, 
et  cela  varie  dune  famille  à  l'autre.  Le  costume  des  hommes 
ne  diffère  guère  de  celui  qu'on  rencontre  maintenant  partout; 
les  pièces  y  sont  souvent  nombreuses,  ce  qui  est  une  preuve  d'é- 
conomie et  de  soin,  mais  quelquefois  aussi  les  vêtements  sont 
sales  et  déchirés,  ce  qui  laisse  une  impression  fâcheuse.  Quant 
aux  femmes,  elles  portent  des  robes  fort  simples  et  se  couvrent 
la  tête  d'un  foulard;  les  toilettes  à  la  mode  et  les  chapeaux 
n'ont  pas  encore  envahi  la  campagne. 

Les  pratiques  religieuses  sont  assez  fidèlement  suivies  et  les 
fêtes,  qui  sont  nombreuses,  scrupuleusement  observées.  Mais  la 
religion  du  paysan  est  trop  souvent  encombrée  de  croyances 
superstitieuses  et  sa  foi  ne  résiste  pas  toujours  à  un  change- 
ment de  milieu  et  à  la  perte  de  ses  habituels  soutiens.  En  tous 
cas,  et  sauf  exception,  l'influence  du  clergé  semble  à  peu  près 
nulle  en  dehors  de  l'église,  et  le  cléricalisme  parait  être  un  sen- 
timent aussi  inconnu  au  paysan  toscan  que  l'anticléricalisme. 
Le  fidèle  ne  rend  pas  non  plus  la  religion  responsable  des  fai- 
blesses éventuelles  du  prêtre. 

Le  contadino  toscan  est  en  général  intelligent  mais  peu  instruit; 
il  n'est  pas,  comme  l'Allemand  ou  le  Hollandais,  avide  de  savoir 
et  passionné  pour  l'école.  Gela  tient  au  milieu  très  traditionnel 
dans  lequel  il  vit  ;  il  ne  se  sent  pas  encore  touché  par  la  con- 
currence mondiale.  Un  peu  d'apatliie  et  de  routine  serait  son 


28  LES    POPULATIONS    RURALES    DE    LA    TOSCANE. 

défaut  dominant;  c'est  là  un  des  effets  de  la  communauté  :  cha- 
cun se  repose  sur  elle,  et  son  chef  lui-même  compte  sur  le  pa- 
tron pour  le  ,euider  et  aplaair  les  difficultés.  En  fait,  le  métayer 
est  d'autant  plus  soigneux,  actif  et  énergique  que  le  proprié- 
taire est  plus  progressiste  et  patronne  plus  efficacement. 

Les  coxséouexces  du  métayage.  —  Étant  donné  la  formation 
communautaire  delà  race,  la  pratique  du  métayage  a,  en  effet, 
pour  conséquence  de  donner  une  importance  énorme  à  l'action 
de  la  classe  patronale,  de  remettre  entre  ses  mains  le  progrès 
de  l'agriculture  et  le  sort  de  la  population  rurale. 

Mais  nous  savons  que  cette  classe  patronale  est  absentéistè  et 
urbaine.  Il  s'ensuit  que  deux  courants  contraires  peuvent  s'é- 
tablir et  que  des  résultats  très  opposés  peuvent  être  atteints. 

Si  le  propriétaire  est  indifférent  et  se  désintéresse  de  ses 
terres,  le  sort  de  celles-ci  et  de  ceux  qui  y  vivent  repose  entre 
les  mains  du  régisseur.  Il  se  peut  que  les  qualités  de  ce  dernier 
atténuent  les  défauts  du  patron,  mais  le  plus  souvent  le  fattore 
est  le  reflet  fidèle  de  son  maître  ;  si  celui-ci  ne  songe  qu'à  tirer 
de  ses  domaines  le  plus  d'argent  possible,'  sans  consentir  jamais 
à  y  faire  la  moindre  dépense,  le  régisseur  le  mieux  intentionné 
sera  forcément  impuissant  et  sera  amené,  pour  subvenir  aux 
besoins  d'argent  du  propriétaire,  à  traiter  les  colons  assez  ri- 
goureusement. Ceux-ci,  privés  de  la  direction  qui  leur  est  néces- 
saire, manquant  des  capitaux  indispensables,  s'enliseront  dans 
leur  routine  et  leur  apathie ,  ne  réaliseront  aucun  progrès 
agricole  et,  bien  loin  de  voir  leur  sort  s'améliorer,  le  verront 
au  contraire  empirer  par  suite  des  besoins  croissants  de  l'exis- 
tence. Ce  sera  la  gêne  et  souvent  la  misère.  Vienne  alors  un  agi- 
tateur socialiste,  il  aura  beau  jeu  à  représenter  le  propriétaire 
comme  un  exploiteur  inutile  et  malfaisant  et  à  exciter  contre  lui 
la  haine  du  métayer. 

C'est  ce  qui  a  été  tenté  il  y  a  quelques  années,  mais  cette  en- 
treprise a  eu  peu  de  succès,  car  la  pratique  du  métayage,  les 
traditions  communautaires,  la  force  des  usages  et  de  l'opinion 
publique  ne  permettent  pas  à  l'absentéisme  et  à  l'indifférence  des 


LA    RÉGION    DES    COLLINES.  29 

propriétaires  de  développer  tous  leurs  mauvais  effets.  Les  mau- 
vais patrons  sont  une  rare  exception;  les  patrons  simplement 
insouciants  sont  plus  nombreux,  mais  ils  sont  en  général  pleins 
de  bienveillance  pour  leurs  métayers  et  animés  d'excellentes 
intentions  à  leur  égard  ;  cela  ne  suffit  pas  pour  les  amener  à 
remplir  tous  leurs  devoirs  de  patrons,  mais  cela  suffit  pour 
maintenir,  dans  l'ensemble,  des  rapports  assez  cordiaux  entre 
propriétaires  et  métayers.  L'agitation  à  laquelle  je  fais  allusion 
n'a  pas  troublé  ces  bons  rapports  ;  elle  a  abouti  à  quelques 
réformes  de  détail  et  à  une  précision  plus  grande  des  contrats 
de  métayage,  mais  surtout  elle  a  secoué  la  torpeur  de  beaucoup 
de  propriétaires  en  leur  laissant  entrevoir  un  danger  possible 
et  en  les  poussant  à  s'occuper  de  leurs  affaires  d'un  peu  plus 
près.  A  cet  égard,  les  socialistes  auront  rendu  un  service  signalé 
à  la  classe  patronale  et  à  toute  la  population. 

En  efïet,  si  le  propriétaire  remplit  effectivement  ses  devoirs  de 
patron,  le  métayage  est  à  la  fois  un  instrument  de  progrès  et  un 
élément  de  paix  sociale.  Instrument  de  progrès,  puisqu'il  remet 
la  direction  du  travail  entre  les  mains  de  celui  qui  possède  l'ins- 
truction et  qui  dispose  de  capitaux.  Non  seulement  les  pratiques 
culturales  sont  perfectionnées,  mais  des  améliorations  foncières 
sont  réalisées  :  plantations,  drainage,  irrigation.  Le  rendement 
des  terres  augmente,  les  revenus  du  propriétaire  s'accroissent 
ainsi  que  le  bien-être  des  métayers.  Souvent  ces  transformations 
sont  l'œuvre  d'un  régisseur  intelligent,  actif  et  entreprenant, 
mais  le  patron  a  au  moins  le  mérite  de  l'avoir  choisi,  de  lui 
accorder  sa  confiance  et  son  appui,  et  de  ne  pas  lui  refuser  l'ar- 
gent nécessaire.  Nous  pourrions  citer  tel  fattore  qui,  par  une  cul- 
ture rationnelle,  a,  en  quatre  ans,  doublé  le  rendement  des  cé- 
réales sur  les  domaines  qui  lui  sont  confiés;  on  voit  d'ici  combien 
le  bien-être  des  paysans  doit  en  être  accru. 

Aussi  sont-ils  très  sensibles  à  l'avantage  de  se  trouver  dans 
une  propriété  bien  administrée,  et  la  crainte  d'être  renvoyés  les 
rend  très  souples  et  très  déférents.  Ils  comprennent  qu'un  patron 
dont  les  affaires  vont  bien  peut  les  secourir  largement  en  cas 
de  malheur  ou  de  mauvaise  récolte,  et  que  la  direction  éclairée 


30  LES   POPLLATIOAS    RURALES   DE   LA   TOSCANE. 

à  laquelle  ils  se  soumettent  leur  assure  la  prospérité  et  l'aisance. 
Aussi  les  domaines  de  certains  grands  propriétaires  sont-ils  très 
recherchés;  pour  un  métayer  qui  i)art,  il  s'en  présente  dk  ou 
douze.  Cela  permet  une  sélection  qui  tourne  à  l'avantage  du  pa- 
tron, assure  le  progrès  agricole  et  contribue  à  maintenir  l'har- 
monie sociale  par  la  permanence  des  engagements  et  la  stabilité 
des  familles.  En  fait,  beaucoup  de  colons  se  succèdent  de  père 
en  fds  indéfiniment  sur  la  môme  métairie,  quoique  les  baux 
n'aient  qu'une  durée  d'un  an. 

Les  associations  agricoles.  —  Les  propriétaires  qui  veulent 
faire  progresser  la  culture  sur  leurs  terres  trouvent  une  aide 
et  un  appui  dans  les  associations  agricoles,  dont  quelques-unes 
sont  encouragées  et  subventionnées  par  les  pouvoirs  publics. 

Tout  d'abord,  signalons  quelques  associations  de  propriétaires 
qui  se  sont  constituées  ces  années  dernières  pour  résister  aux 
revendications  des  métayers  ou,  plus  exactement,  pour  fixer 
d'un  commun  accord  les  concessions  à  accorder  et  les  modifica- 
tions à  apporter  au  contrat  de  métayage.  A  vrai  dire,  il  n'y  a 
guère  eu  de  troubles  parmi  les  colons  toscans,  tout  au  plus  quel- 
ques velléités  d'agitation,  mais  les  propriétaires,  instruits  par 
l'exemple  des  provinces  voisines,  n'ont  pas  voulu  être  pris  au 
dépourvu  et  sont  allés  au-devant  des  réclamations  et  des  grèves, 
en  renonçant  à  ceux  de  leurs  droits  qui  n'étaient  plus  en  rapport 
avec  l'état  actuel  des  choses.  Actuellement  ces  associations 
sont  à  l'état  de  vie  ralentie;  leur  principal  résultat  a  été  la 
rédaction  de  contrats-types  de  métayage.  Jusqu'alors  ces  con- 
trats étaient  verbaux  et  basés  sur  les  usages  locaux,  souvent 
assez  vagues  ou  flottants  sur  bien  des  points.  J'ai  entre  les 
mains  des  livrets  qui  sont  remis  à  chaque  colon;  quoique  publiés- 
par  deux  associations  différentes,  celle  de  Florence  et  celle  de 
Sinalunga,  ils  sont  presque  identiques  dans  la  forme  et  dans  les 
clauses  adoptées  :  en  tête  se  trouve  le  texte  des  conventions 
générales,  puis  quelques  pages  blanches  pour  les  stipulations 
particulières  et  enfin  un  certain  nombre  de  pages  pour  l'ins- 
cription  des  comptes,   de  sorte  que  le  métayer  sait  à  chaque 


LA   RÉGION    DES   COLLINES.  31 

instant  quelle  est  sa  situation  vis-à-vis  du  propriétaire.  Fort 
heureusement,  grAce  aux  bons  rapports  qui  existent  entre  colons 
et  patrons,  ces  associations,  qui  sont  en  principe  des  instru- 
ments de  lutte,  sont  demeurées  à  peu  près  inutiles  •.  On  peut 
cependant  regretter  qu'il  n'y  ait  pas  en  Toscane  de  syndicats 
mixtes  groupant  propriétaires,  métayers  et  journaliers:  ils 
pourraient,    comme  ailleurs,   donner   d'excellents  résultats. 

Il  existe  bien  des  syndicats  entre  propriétaires  pour  l'achat 
d'engrais  et  de  machines;  ils  se  sont  même  beaucoup  dévelop- 
pés pendant  ces  dernières  années,  malgré  l'opposition  des  com- 
merçants et  bien  que  leurs  adhérents  leur  fassent  souvent  des 
infidélités.  Le  Consorzio  de  Sienne  comptait  H)9  membres  au 
l^""  décembre  1900,  .îiO  en  janvier  1907,  et  420  en  janvier 
1908.  Son  chiffre  d'aflaires  a  passé  de  178.093  francs  en  190i, 
à  67i.4-7ô  francs  en  1907.  Il  livre  chaque  année  des  quantités 
croissantes  de  superphosphale  et  de  sulfate  de  cuivre,  ce  qui 
dénote  un  progrès  dans  la  culture  et  dans  l'entretien  des 
vignes.  Le  Consorzio  de  Lucques,  fondé  en  1905  avec  31  mem- 
bres,  en  comptait  près  de  900  en  avril  1908. 

La  création  des  syndicats  économiques  est  souvent  due  aux 
comices  agricoles,  institutions  d'utilité  publique  dont  le  but  est 
désintéressé  et  qui  travaillent  à  la  diffusion  de  la  science  agricole 
par  des  publications,  des  journaux,  des  concours,  des  confé- 
rences et  surtout  par  la  fondation  de  chaires  ambulantes  d'a- 
griculture '. 

La  première  chaire  ambulante  [cattedra  ambulante)  a  été 
fondée  vers  1900;  il  en  existe  aujourd'hui  plus  de  120  en  Italie. 


1.  h'A(jraria  des  propriétaires  de  la  province  de  Parme  est  le  type  le  plus  acceu- 
lué  de  cette  sorte  d'associations.  En  1903,  elle  a  soutenu  victorieusement  une  lutte 
terrible  contre  les  ouvriers  ruraux  embrigadés  par  les  syndicalistes  révolutionnaires 
de  la  Chambre  du  Travail  de  Parme. 

2.  Budget  du  comice  agricole  de  Sienne  en  1905  : 

Hecetles.  Principales  dcpcnses. 

Cotisations 1.865  1V.          Journal 516  Ir. 

Subventions  de  la  province 1.000  —  Concours...     9i7  — 

—  de  la  commune  de  Sienne 400  —  Subvention  à 

—  du  Monte  dei  Pasclii 800  —  la  chaire  d'a- 

Subventions  des  communes  de  l'arrondissement.  90  —  gricullure...     600  — 


32  LES    POPULATIONS    RURALES    DE    LA    TOSCANE. 

Leur  création  est  généralement  due  à  l'initiative  d'un  comice 
agricole  aidé  par  les  subventions  des  pouvoirs  publics.  Celle 
de  Sienne  date  de  1902;  son  personnel  enseignant  est  composé 
d'un  professeur-directeur  et  de  trois  assistants,  dont  un  réside  à 
Montalcino  et  un  autre  à  Colle  d'Eisa;  ces  deux  localités  cou- 
vrent les  dépenses  occasionnées  par  l'installation  de  ces  sections. 
Directeur  et  assistants  se  tiennent  à  la  disposition  des  agricul- 
teurs pour  leur  donner  tous  les  renseignements  désirables,  soit 
verbalement,  soit  par  lettre  ;  ils  font  des  conférences,  organisent 
des  cours  de  greffage,  dirigent  des  champs  d'expériences  et  des 
pépinières,  et  vont  sur  place  donner  des  conseils  aux  régis- 
seurs et  aux  métayers.  Ils  rédigent  aussi  des  notices  et  un  jour- 
nal. J'ai  pu  observer  de  près  le  fonctionnement  des  chaires  de 
Sienne  et  de  Poppi,  et  j'ai  constaté  que  leur  action  est  très 
active  et  très  pratique;  la  paperasserie  n'y  joue  aucun  rôle. 
Il  est  clair  cependant  que  la  valeur  de  l'institution  dép&nd 
presque  entièrement  de  la  capacité  et  du  zèle  du  directeur. 

Les  fonds  nécessaires  au  fonctionnement  de  la  chaire  de 
Sienne  sont  fournis  par  le  Comice,  l'État,  la  Province,  les  Com- 
munes, diverses  Corporations  et  par  des  dons  particuliers.  Le 
conseil  d'administration  est  formé  par  les  délégués  de  certaines 
personnes  morales  qui  subventionnent  la  chaire,  c'est-à-dire, 
l'État,  la  Province,  le  Comice  et  le  Monte  dei  Paschi  ;  ces  délé- 
gués choisissent  leur  président  et  le  professeur  fait  fonction  de 
secrétaire  ;  en  fait,  ce  dernier  est  la  cheville  ouvrière  du  con- 
seil et  jouit  de  la  plus  large  initiative.  Lorsque  la  chaire  est 
vacante  le  comice  ouvre  un  concours  à  la  suite  duquel  le  con- 
seil d'administration  choisit  le  titulaire  dont  la  nomination  doit 
être  approuvée  par  le  ministre  de  l'agriculture.  On  voit  combien 
est  libérale  cette  organisation  et  combien  elle  respecte  les  auto- 
nomies locales  en  les  utilisant  dans  l'intérêt  général.  En  Italie,  la 
vie  provinciale  et  municipale  assez  intense  contre-balance  très 
heureusement  les  effets  fâcheux  de  la  bureaucratie.  Cette  décen- 
tralisation est  une  survivance  de  l'ancien  état  politique  de  la 
péninsule;  elle  atténue  les  inconvénients  de  la  formation  com- 
munautaire. 


LA  REGION   DES   COLLINES.  33 

J'ai  nommé  plusieurs  fois  le  Monte  dei  Paschi  de  Sienne. 
C'est  encore  uq  exemple  d'autonomie.  A  l'ori.dne.  c'était  sans 
doute  une  sorte  de  banque  où  les  hergers  transhumants  dépo- 
saient leur  argent  '.  C'est  aujourd'hui  un  établissement  public, 
comme  nos  hôpitaux,  dont  le  patrimoine  est  considéraljle  et  qui 
joue  le  rôle  de  mont-de-piété  et  de  crédit  foncier.  Il  possède 
beaucoup  d'immeubles  qui  lui  sont  venus  de  prêts  hypothé- 
caires non  remboursés.  La  moitié  de  ses  bénéfices  doit  être 
employée  en  œuvres  de  bien  public  dans  la  commune  de  Sienne 
qui  profite  ainsi  d'un  demi-million  par  an.  Comme  établissement 
de  crédit  foncier,  le  Monte  dei  Paschi  peut  rendre  de  grands 
services  à  l'agriculture  si  les  propriétaires  usent  du  crédit  pour 
faire  des  améliorations  et  non  pour  vivre  dans  l'oisiveté. 

Nous  avons  étudié  jusqu'ici  dans  leurs  grandes  lignes  les 
conditions  du  travail,  la  constitution  de  la  propriété  et  de  la  fa- 
mille, et  le  fonctionnement  du  patronage  rural  dans  les  collines 
toscanes.  Il  nous  faut  maintenant  prendre  quelques  exemples 
concrets  et  voir  quelles  modifications  apportent  à  Forganisatioii 
sociale  que  nous  venons  de  décrire  certaines  situations  parti- 
culières. 

Nous  rencontrerons  dans  le  Chianti,  contrée  un  peu  isolée,  à 
cultures  arborescentes  riches,  le  patronage  intense  du  grand 
propriétaire.  A  Sinalunga  nous  verrons  le  patronage  du 
moyen  propriétaire  laisser  plus  d'initiative  au  colon,  tandis  que, 
sous  l'influence  de  causes  extérieures,  la  communauté  accuse  un 
certain  ébranlement.  Le  Val  di  Chiana  nous  permettra  d'étu- 
dier le  rôle  de  l'État  et  des  associations  dans  la  mise  en  culture 
d'un  pays  marécageux.  Dans  la  banlieue  de  Florence  nous  no- 
terons l'influence  des  débouchés  faciles  sur  l'orientation  de  la 
culture.  Et  enfin  la  région  des  te  Crète  »  nous  démontrera  que, 
là  où  n'existent  pas  les  cultures  arborescentes,  le  propriétaire 
toscan  ne  patronne  pas  et  la  culture  reste  extensive. 

1.  Sienne  est  à  mi-chemin  entre  les  Apennins  et  la  Maremme;  il  s'y  tenait  de 
grandes  foires  au  printemps  et  à  l'automne. 


34  LES  POPULATIONS  RURALES  DE  LA  TOSCANE. 


I.  —  LE  CHIANTI. 

«  Au  delà  du  Bozzone,  le  fleuve  historique,  affluent  de  l'Ar- 
bia,  dont  les  capricieux  méandres  sillonnent  une  grande  partie 
de  la  province,  à  peu  de  kilomètres  de  Sienne  commence  la 
région  du  Chianti Cette  région,  constituée  par  des  affleu- 
rements de  l'époque  éocène  (calcaires  compacts  ot  marnes),  est 
située,  pour  une  faible  partie,  dans  la  province  de  Florence 
avec  les  communes  de  Grève,  Tavarnelle  et  Barberino  d'Eisa,  et, 
pour  la  partie  la  plus  importante,  dans  la  province  de  Sienne 
avec  les  communes  de  Gaiole,  Radda,  Castellina,  Monteriggioni 
et  Castelnuovo-Berardenga  :  bien  que  d'autres  régions  de  la 
Toscane  produisent  des  vins  hautement  appréciés  et  avec  rai- 
son, cependant,  si  on  veut  donner  une  rigoureuse  importance  à 
la  question  d'origine,  aucun  autre  vin,  à  l'exception  de  celui 
qui  est  récolté  dans  ces  communes,  ne  peut  revendiquer  le 
nom  de  Chianti. 

«  Dans  cette  région  pittoresquement  sévère,  pas  de  collines 
grasses  et  fertiles  aux  contours  adoucis,  mais  au  contraire  des 
côtes  tourmentées  et  dénudées,  hérissées  de  pics  et  d'escarpe- 
ments, et  des  pierres,  des  pierres  et  partout  des  pierres... 

«  On  dirait,  à  première  vue,  que  les  collines  du  Chianti  sont 
rebelles  à  toute  culture;  mais  la  nature  énergique  des  fils  de 
cette  terre  et  leur  labeur  infatigable  ont  su  constituer,  aux  dé- 
pens de  la  roche,  le  terrain  sur  lequel  les  plantes  donnent  des 
produits  fins  et  délicats. 

«  Et  ce  terrain,  patiemment  obtenu  à  force  de  pic  et  de 
poudre  est  accumulé  en  terrasses  soutenues  par  des  murs  où 
trouvent  emploi  les  pierres  enlevées  des  champs  ;  ces  pierres 
servent  aussi  à  faire  des  aqueducs  pour  discipliner  les  eaux  qui 
des  hauteurs  se  précipitent  dans  les  vallées. 

«  Sur  ces  terrasses  alternent  le  paie  feuillage  de  l'olivier  et 
la  vigne  fière  de  son  fruit  estimé  ;  la  lupiiielle  et  le  trèfle  croissent 
vigoureusement  pour  le  plus  grand  bien  des  puissants  bœufs 


LA    REGION    DES    COLLINES.  35 

de  Maremme  qui  peuplent  les  étables,  pendant  que,  sur  les 
murs  qui  soutiennent  les  champs,  au  mois  de  mai,  Firis  flo- 
rentin à  la  feuille  en  lame  d'épée  et  à  la  fleur  de  lys  bleue 
jette  une  note  de  gaieté'.  » 

Cette  description  donne  une  idée  exacte  du  Chianti  et  même 
de  toute  la  région  des  collines  toscanes  dont  le  Chianti  est  le 
type  le  plus  accentué. 

Le  domaine  de  Brolio.  —  Nous  irons  tout  droit  au  domaine 
le  plus  célèbre  du  Chianti.  Le  château  de  Brolio  est  la  plus  an- 
cienne demeure  féodale  de  la  Toscane;  il  présente  cette  particu- 
larité d'être  encore  en  la  possession  de  la  famille  de  ses  pre- 
miers propriétaires,  les  barons  Ricasoli. 

«  C'est  le  baron  Bettino  Ricasoli,  dont  le  nom  est  étroitement 
lié  à  l'histoire  du  risorgimento  italien  et  à  l'essor  de  notre  agri- 
culture, qui  donna  la  première  impulsion  au  progrès  agricole 
dans  le  Chianti. 

«.(  Possesseur  de  la  plus  vaste  propriété  du  Chianti  divisée 
pour  la  commodité  de  l'administration  on  sept  domaines  ou 
fattorie  :  Brolio,  Gastagnoli,  San-Giusto,  Cacchiano,  San-Polo, 
Meleto,  Spaltenna.  soit  en  tout  plus  de  6.000 hectares,  il  appliqua 
son  énergie  et  sa  haute  intelligence  à  augmenter  le  rendement 
de  cette  vaste  terre  et  à  en  faire  connaître  avantageusement  les 
produits  en  Italie  et  à  l'étranger. 

"  Il  donna  particulièrement  ses  soins  à  Brolio  où  se  trouve  le 
château  du  même  nom,  en  possession  de  la  famille  Ricasoli  de- 
puis 1329;  et  Brolio  atteignit  rapidement  une  prospérité  telle 
qu'il  incarna  en  quelque  sorte  tous  les  biens  des  Ricasoli  et  le 
Chianti  lui-même^.  » 

Nous  sommes  donc  bien  placés  ici  pour  étudier  l'organisation 
et  l'exploitation  d'une  grande  propriété  et  saisir  sur  le  vif  la 
façon  dont  s'exerce  le  patronage  du  propriétaire. 


1.  Prof.  DoU.  Vittorio  Racah.  Le  escursioni  agrarie  di  Brolio  e  Presciano  in 
occasions  del  congresso  nazionale  délia  Società  degli  AgricoUori  ilaliani, 
Siena,  1908. 

2.  Prof.  Doit.  V.  Racah.  op.  cit. 


36  LES    POPULATIONS    RURALES    DE    LA   TOSCANE. 

Il  existe  sur  la  terre  de  Brolio  des  bois  très  étendus;  ce  sont, 
en  général,  des  taillis  de  chênes  qui  occupent  les  sommets  trop 
élevés  et  les  pentes  trop  rocheuses  ou  trop  mal  exposées  pour 
que  la  culture  y  soit  possible.  La  difficulté  des  communications 
et  l'éloignement  de  tout  centre  important  obligent  à  transformer 
sur  place  le  bois  en  charbon  pour  diminuer  les  frais  de  trans- 
port. Le  charbon  de  bois  est  en  Italie  dune  consommation  cou- 
rante, à  cause  de  l'absence  de  houille.  Le  bois  est  donc  vendu 
sur  pied  à  des  marchands  qui  le  font  abattre  et  transformer  en 
charbon.  Pour  les  mêmes  raisons,  le  propriétaire  a  été  amené 
à  installer  sur  son  domaine  un  four  à  chaux  et  une  briqueterie 
qui  lui  fournissent  les  matériaux  nécessaires  aux  constructions. 
Ici  se  vérifie  une  fois  de  plus  que  l'insuffisance  des  moyens  de 
transport  favorise  la  fabrication  domestique  et  s'oppose  à  la 
spécialisation  dans  le  travail. 

Les  terres  cultivées  sont  réparties  en  métairies  de  10  à 
15  hectares  chacune.  En  raison  du  relief  accidenté  du  sol,  de 
sa  nature  pierreuse  et  des  cultures  arborescentes,  les  travaux  se 
font  prescjue  exclusivement  à  la  boche  et  à  la  pioche  et  exigent 
beaucoup  de  main-d'œuvre.  Aussi  les  familles  sont-elles  nom- 
breuses :  sur  une  métairie  de  12  hectares  je  relève  quinze  per- 
sonnes, dont  sept  hommes  et  trois  femmes  en  âge  de  travailler; 
dcLix  frères  mariés  vivent  en  communauté.  A  cause  de  sa  si- 
tuation montagneuse  un  peu  isolée,  de  l'aridité  du  sol  qui 
oblige  à  la  dispersion  des  habitations,  de  la  grande  propriété 
qui  domine  dans  la  contrée,  le  Chianti  est  resté  un  des  pays 
les  plus  traditionnels  de  la  Toscane;  les  vieilles  mœurs  et  les 
vieilles  coutumes  s'y  sont  conservées  plus  qu'ailleurs,  la  stabi- 
lité des  familles  y  est  très  grande  ;  le  paysan  est  sobre,  économe 
et  laborieux,  mais  il  ne  faut  pas  lui  demander  beaucoup  d'ini- 
tiative ni  d'énergie  novatrice. 

Les  propriétaires  ne  cherchent  pas  d'ailleurs  à  développer 
ses  qualités  dans  ce  sens,  ils  lui  demandent  plutôt  d'être  tra- 
vailleur et  docile  ;  en  revanche,  ils  assument  volontiers  pour  lui 
les  risques  de  l'existence  et  l'assistent  généreusement  lorsqu'il 
est  dans  le  besoin.  Le  régisseur,  représentant  du  propriétaire, 


LA    REr.ION    DES    COLLINES.  Si 

est  le  chef  réel  des  trente  ou  trente-cinq  familles  qui  vivent  sur 
sa  fatlona.  Ce  chiffre  n'est  guère  dépassé,  car  un  plus  grand 
nombre  de  métairies  ne  lui  permettrait  pas  d'exercer  cette  tu- 
telle minutieuse  qui  caractérise  le  patronage  rural  en  Toscane. 
La  fattore  règle  l'assolement,  surveille  l'emploi  des  engrais  chi- 
miques, veille  à  la  bonne  exécution  des  façons  culturales  et 
dirige  tous  les  travaux  d'entretien  ou  d'amélioration  intéressant 
l'ensemble  du  domaine;  il  conclut  tous  les  achats  et  toutes  les 
ventes,  administre  les  bois  et  tient  une  comptabilité  rigoureuse. 
Dans  les  grandes  exploitations,  il  ne  reste  guère  au  métayer 
d'autre  initiative  que  l'exécution  des  détails  des  travaux  et  l'en- 
tretien du  bétail.  Parfois  le  régisseur  exploite  en  faire-valoir 
une  métairie  qui  a  été  négligée  et  qui  a  besoin  d'être  remise 
en  état  ;  il  en  profite  pour  faire  des  expériences  dont  les  résul- 
tats, s'il  sont  bons,  sont  ensuite  généralisés  sur  les  autres  mé- 
tairies. 

A  Brolio,  comme  dans  toutes  les  grandes  terres,  les  régisseurs 
relèvent  d'un  administrateur  général  qui  réside  ordinairement 
en  ville,  à  qui  ils  rendent  leurs  comptes  et  dont  ils  reçoivent 
des  instructions  pour  les  questions  d'administration.  Au  point 
de  vue  technique  ils  sont  sous  la  direction  d'un  inspecteur, 
docteur  en  agronomie,  qui  a  pour  mission  de  rechercher  les 
meilleures  méthodes  culturales  et  de  diriger  des  expériences.  Il 
s'occupe  tout  spécialement  des  vignes  et  des  vins  qui  sont  le 
produit  le  plus  important  des  domaines  du  Chianti.  L'influence 
du  directeur  est  limitée  par  ce  fait  que  n'ayant  pas  l'adminis- 
tration entre  les  mains,  il  ne  peut  agir  que  par  ses  conseils  et 
ses  avis,  de  concert  avec  l'administrateur  qui,  en  définitive,  a 
le  dernier  mot  puisqu'il  tient  la  caisse.  Il  faut  donc  que  l'har- 
monie existe  entre  ces  deux  agents  ou  du  moins  que  le  pro- 
priétaire, éclairé  à  la  fois  par  son  technicien  et  son  comptable, 
sache  prendre  la  décision  la  plus  conforme  à  ses  intérêts  et  au 
bien-être  de  la  population  qui  dépend  de  lui.  C'est  ainsi  que 
les  choses  se  passent  à  Brolio;  mais  il  est  des  cas  où  l'insou- 
ciance d'un  propriétaire  fainéant  fait  de  l'administrateur  un 
véritable  maire  du  palais  omnipotent  et  irresponsable. 


38  LES    POPULATIONS    RURALES    DE    LA    TOSCANE. 

La  sollicitude  des  propriétaires  de  Brolio  ne  se  borne  pas  à 
donner  au  travail  une  direction  ferme  et  éclairée,  elle  s'étend 
aussi  aux  conditions  de  vie  des  paysans.  Pour  faciliter  l'expan- 
sion des  familles,  on  défriche  certains  coins  de  terrain  favora- 
bles à  la  culture  et  on  y  installe  une  métairie.  Chaque  année, 
un  certain  nombre  de  vieilles  maisons  sont  démolies  et  recons- 
truites pour  être  rendues  plus  commodes  et  plus  hygiéniques. 
L'assistance  médicale  est  assurée  par  le  propriétaire,  qui  prend 
aussi  à  sa  charge  les  médicaments.  11  en  est  de  même  pour 
l'instruction  qui  se  donne  dans  les  écoles  appartenant  aux  Rica- 
soli  et  par  des  instituteurs  rémunérés  par  eux.  Ils  assurent 
aussi  à  leurs  paysans  les  secours  religieux  par  les  églises  et  les 
prêtres  qu'ils  entretiennent.  Leur  action  patronale  est  donc  très 
intense  et  aussi  très  étendue  puisqu'elle  s'exerce  sur  plus  de 
quatre  cents  familles,  comptant  ensemble  près  de  quatre  mille 
individus.  Mais  elle  a  les  défauts  du  paternalisme  :  les  patronnés 
sont  mis  à  l'abri  des  crises,  mais  seraient  incapables  de  s'en 
garantir  eux-mêmes  puisqu'ils  n'ont  pas  occasion  d'exercer 
leur  initiative  et  de  faire  un  efîort  personnel  pour  surmonter 
les  difficultés.  Ils  sont  vraiment  à  la  merci  du  propriétaire  et 
de  ses  aptitudes  patronales. 

Le  vin  et  l'huile.  —  Ce  sont  les  deux  produits  caractéristi- 
ques du  Chianti,  produits  riches  qui  jouissent  d'une  grande 
réputation  en  Italie  et  à  l'étranger.  Il  en  résulte  deux  consé- 
quences bien  différentes  :  conservation  des  méthodes  tradition- 
nelles et  développement  de  l'esprit  commercial. 

Tout  d'abord,  on  hésite  fort  dans  le  Chianti  à  introduire  des 
innovations  dans  le  choix  des  cépages  et  la  culture  de  la  vigne. 
On  craint  de  modifier  la  qualité  du  vin  et  de  diminuer  ainsi 
le  principal  revenu  des  terres.  Cette  crainte  est  légitime  et  elle 
serait  justifiée  si  les  grands  propriétaires  du  Chianti  n'avaient 
pas  les  moyens  de  faire  faire  les  études  et  d'instituer  les  expé- 
riences nécessaires  avant  d'adopter  soit  une  nouvelle  variété, 
soit  un  nouveau  procédé  de  culture  ou  de  vinification.  Leur  dé- 
fiance  à  l'égard  dos  nouveautés  s'explique  d'ailleurs  par  un 


LA   RÉGION    DES   COLLINES.  39 

accident  qui  a  failli  avoir  pour  le  vignoble  du  Chianti  des  con- 
séquences désastreuses.  C'est  en  effet  en  plein  Chianti,  à  Brolio, 
au  pied  du  château,  dans  une  vigne  d'expériences  et  de  collec- 
tions où  le  baron  Bettino  Ricasoli  avait  réuni  des  cépages 
d'origines  diverses,  que  le  phylloxéra  fit  pour  la  première  fois 
son  apparition  en  Toscane  en  1888.  A  cette  époque,  le  phylloxéra 
était  déjà  parfaitement  connu  et  étudié;  aussi,  grâce  à  la  loca- 
lisation du  mal,  put-on  par  des  moyens  énergiques  étouffer  le 
fléau  sur  place  et  empêcher  sa  propagation.  Depuis  lors,  on  ne 
l'a  signalé  nulle  part  dans  le  Chianti  ;  on  se  flatte  qu'en  raison 
du  climat,  de  la  nature  du  sol,  du  mode  de  culture  mixte,  etc., 
le  phylloxéra  n'envahira  pas  la  contrée.  Il  est  possible  que  ces 
diverses  causes  retardent  sa  marche,  mais  il  est  fort  douteux 
que  le  terrible  insecte  épargne  le  Chianti  lorsqu'il  aura  dévasté 
les  régions  avoisinantes.  En  attendant,  de  peur  de  l'introduire 
de  nouveau  dans  le  vignoble,  on  se  refuse  à  faire  les  nouvelles 
plantations  en  plants  greffés,  quoiqu'on  Italie  des  mesures  soient 
prises  pour  que  les  pépinières  ne  puissent  livrer  que  des  porte- 
greffes  désinfectés  et  indemnes  de  phylloxéra. 

On  retrouve  la  même  timidité  et  le  même  respect  des  tradi- 
tions dans  la  fabrication  du  vin.  La  vinification  est  faite  avec 
infiniment  de  soin,  mais  les  nouvelles  méthodes,  certains  pro- 
cédés sûrs  et  éprouvés  comme  l'emploi  des  ferments  sélectionnés 
et  des  pieds  de  cuve  ne  sont  pas  encore  en  usage  dans  le  Chianti. 
Les  colons  apportent  au  chai  du  propriétaire  toute  la  vendange; 
on  la  foule,  on  la  presse  et  le  moût  est  partagé;  le  marc  est 
cédé  au  métayer  contre  une  certaine  quantité  de  vin.  Il  arrive 
souvent  que  le  colon  vend  au  propriétaire  sa  part  de  moût;  il  a 
raison,  car  il  s'agit  ici  de  vins  de  choix  qui  doivent  être  traités 
rationnellement.  Un  chimiste-œnologue  étudie  les  moûts  et  dé- 
termine la  proportion  des  coupages  à  effectuer  entre  les  vins 
des  différents  terroirs  et  cépages,  de  façon  à  obtenir  un  vin  d'un 
type  constant  d'une  année  à  l'autre  ^.  Lors  de  ma  visite  à  Brolio, 
on  construisait  sur  les  plans  de  l'inspecteur  technique  un  chai 

1.  Cf.  Revtte  de  ViiiculUire,  n"  du  8  octobre  1908. 


40  LES   POPULATIONS   RURALES   DE   LA   TOSCANE. 

muni  d'un  outillage  perfectionné  où  l'on  doit  concentrer  la 
vinification  des  moûts  de  toutes  les  faltorie  Ricasoli  situées 
dans  le  Chianti.  En  raison  de  la  valeur  du  produit  et  de  l'éten- 
due des  domaines,  la  vinification  prend  ici  des  allures  d'indus- 
trie ;  aussi  le  propriétaire  n'hésite-t-il  pas  à  engager  de  grosses 
dépenses  pour  conserver  à  ses  vins  la  réputation  qu'ils  se  sont 
acquise. 

L'huile  du  Chianti  compte  aussi  parmi  les  plus  estimées.  Les 
oliviers  croissent  en  lignes  espacées  à  travers  les  champs;  ils 
sont  tenus  taillés  assez  court,  car  nous  approchons  de  la  limite 
supérieure  de  leur  zone.  Les  olives  sont  récoltées  en  décembre  et 
janvier;  elles  sont  placées  en  couche  mince  sur  un  plancher  en 
attendant  le  moment  de  la  fabrication.  Il  existe  à  Brolio  une 
huilerie  munie  d'un  outillage  très  complet  pour  broyer  et 
presser  les  olives;  le  travail  se  continue  sans  interruption  jour 
et  nuit;  les  colons  fournissent  la  main-d'œuvre  nécessaire  pour 
la  manipulation  de  leur  récolte.  En  général,  ils  ne  conservent 
que  l'huile  de  seconde  et  troisième  pressée  qui  entre  pour  une 
part  importante  dans  leur  alimentation,  et  cèdent  leur  huile 
vierge  au  propriétaire  qui  est  plus  à  môme  qu'eux  d'en  tirer  un 
bon  prix. 

A  Brolio  on  donne,  en  effet,  autant  de  soins  à  la  vente  des 
produits  qu'à  leur  fabrication.  Il  est  assez  curieux  de  trouver 
dans  ce  coin  du  Chianti,  qui  par  certains  côtés  semble  si  tra- 
ditionnel, des  hommes  qui  se  préoccupent  du  goût  américain  et 
qui  recherchent  les  modes  d'emballage  les  plus  propres  à 
satisfaire  la  clientèle  étrangère.  Les  vins  sont  vendus  seulement 
après  quelques  années  et  la  plus  grande  partie  en  est  mise  en 
bouteille.  En  vue  de  l'exportation,  on  a  même  modifié  la  capa- 
cité et  la  forme  du  vieux  fiasco  toscan  pour  le  rendre  plus 
plaisant  à  l'œil,  plus  maniable  et  permettre  de  remplacer  par 
un  bouchon  l'ancien  mode  d'obturation  à  l'huile.  L'huile  aussi 
est  logée  dans  des  bidons  de  métal  permettant  un  long  transport 
et  la  vente  au  détail,  car  les  propriétaires  du  Chianti  vendent 
volontiers  directement  au  consommateur.  Ainsi,  Brolio  possède 
trois  magasins  de  vente  au  détail  à  Florence,  Rome  et  Gênes; 


LA   RÉGION    DES    COLLINES.  41 

et  le  prix  courant  qu'on  remet  au  visiteur  lui  apprend  qu'il  peut 
se  faire  expédier  une  caisse  de  douze  bouteilles  ou  un  bidon 
d'huile  de  5  kilogrammes.  L'exportation  en  Amérique,  très 
active,  se  fait  par  l'intermédiaire  d'un  courtier  de  Gènes  avec 
lequel  l'administration  du  domaine  a  un  traité.  C'est  grâce  à  cette 
organisation  commerciale  digne  des  anciens  Florentins  que  les 
vins  du  Chianti  ont  une  renommée  mondiale.  On  ne  peut  cjue 
féliciter  les  propriétaires  qui  prennent  de  telles  initiatives. 

Si  donc  les  cultures  arborescentes  tendent  parfois  à  retenir 
le  cultivateur  dans  la  routine  et  l'insouciance,  elles  le  poussent 
au  contraire  dans  la  voie  de  l'effort,  de  l'initiative  et  du  prog-rès 
lorsque  leur  produit  est  assez  riche  pour  devenir  l'objet  d'un 
commerce  d'exportation.  Il  est  vrai  que  ce  n'est  pas  le  culti- 
vateur proprement  dit  qui  s'oriente  dans  cette  voie,  mais  bien 
le  patron,  le  propriétaire  qui  est  un  urbain.  Cela  confirme  ce 
que  nous  avons  dit  du  rôle  prédominant  qui  lui  revient  dans 
l'organisation  sociale  de  la  Toscane. 


II.    —    UXE    PETITE    VILLE    T)E    CAMPAGNE. 

Sinalunga,  pittoresquement  perchée  sur  le  dernier  contrefort 
des  collines  au  pied  desquelles  passe  la  ligne  de  Sienne  à  Cliiusi, 
domine  tout  le  Val  di  Chiana.  C'est  une  étape  entre  la  plaine  et 
lacolhne  qui  se  partagent  d'ailleurs  le  territoire  de  la  commune. 
Les  communes  toscanes  ne  ressemblent  pas  à  nos  petites  com- 
munes rurales  françaises;  plus  étendues  et  plus  peuplées,  elles 
comptent  toujours  plusieurs  milliers  d'habitants  et  souvent  plu- 
sieurs sections  distinctes.  Sinalunga  représente  bien  le  type  de 
ces  petites  villes  de  campagne,  centre  des  autorités  adminis- 
tratives et  judiciaires  du  canton ,  où  n'existe  aucune  industrie 
importante  et  où  l'activité  commerciale  ne  se  manifeste  que  par 
les  marchés  et  les  foires.  Il  y  a  là  de  petits  bourgeois,  fonction- 
naires ou  commerçants,  possédant  quelques  métairies  aux  envi- 
rons et  cinq  ou  six  familles  de  propriétaires  plus  importants 
qui  administrent  leurs  domaines  avec  l'aide  d'un  homme  de 


42  LES   POPULATIONS    RURALES   DE    LA   TOSCANE. 

confiance.  C'est  parmi  eux,  en  général,  que  se  recrutent  les 
autorités  municipales  et  ils  consacrent  aux  affaires  publicpies  les 
loisirs  que  leur  laissent  la  gestion  de  leurs  intérêts  privés. 

Quoique  Sinalunga  soit  un  centre  rural,  elle  n'en  cherche  pas 
moins  à  imiter  les  grandes  villes,  et  ceci  est  une  marque  de  la 
formation  urbaine  de  l'Italie.  Ces  bourgeois  et  ces  propriétaires 
ne  vivent  pas  chacun  chez  soi,  comme  le  feraient  de  véritables 
ruraux;  on  les  voit  souvent  sur  la  place  publique  où  les  artisans 
et  les  ouvriers  inoccupés  forment  aussi  des  groupes  ;  le  soir,  on 
les  rencontre  souvent  chez  le  pharmacien  —  dans  les  petites  villes 
italiennes  les  pharmacies  sont  fréquemment  un  lieu  de  rendez- 
vous,  sans  doute  parce  que  le  pharmacien  est  un  intellectuel 
qui  jouit  d'un  certain  prestige  et  qu'on  peut  entrer  facilement 
dans  sa  boutique.  —  Il  existe  à  Sinalunga  un  théâtre  fort 
coquet  qui  a  été  construit  par  une  société  constituée  entre  un 
certain  nombre  de  familles  qui  y  possèdent  leurs  loges  ^  ;  on 
y  peut  avoir  un  fauteuil  d'orchestre  pour  50  centimes.  Une 
troupe  dramatique  y  reste  à  demeure  pendant  tout  l'hiver. 
C'est  un  trait  du  caractère  italien,  souvent  noté,  que  le  goût  du 
spectacle.  Le  besoin  de  se  réunir  en  société  n'est  pas  moindre  ; 
aussi  Sinalunga  possède-t-elle  un  cercle  qui  compte  80  mem- 
bres; la  plupart  sont  des  artisans.  Quoique  la  cotisation  ne 
soit  que  de  70  centimes  par  mois,  les  locaux  sont  assez  vastes; 
on  y  trouve  des  journaux,  des  revues,  un  billard  et  des  tables 
de  jeu;  dans  la  salle  de  danse  ont  lieu  en  carnaval  des  bals 
fort  animés  où  fraternisent  toutes  les  classes  de  la  société,  car 
la  morgue  est  un  sentiment  inconnu  des  Italiens  et  chez  eux 
le  moindre  artisan  a  souvent  des  manières  chevaleresques. 

Les  distractions  ne  sont  cependant  pas  ici  assez  nombreuses 
et  absorbantes  pour  détourner  les  propriétaires  de  l'adminis- 
tration de  leurs  domaines.  M.  F...,  par  exemple,  possède  24  mé- 
tairies autour  de  la  ville;  il  règne  de  ce  fait  sur  environ 
300  personnes.  Ici  nous  ne  trouvons  pas  tous  les  rouages  admi- 
nistratifs que  nous  avons  rencontrés  sur  les  grands  domaines. 

1.  Dans  beaucoup  de  tliéàircs,  à  la  Scala  de  Milan  par  oxcinple,  les  loges  sonl  des 
propriétés  privées  qu'on  se  transmet  par  .succession  cl  par  vente. 


LA   RÉGION   DES    COLLINES.  'i'^ 

Le  colon  est  en  rapport  direct  et  journalier  avec  le  propriétaire, 
qui  connaît  personnellement  ses  gens  et  les  traite  d'après  leur 
mérite;  suivant  leurs  capacités,  illeur  laisse  plus  ou  moins  d'ini- 
tiative ;  il  donne  à  certains  toute  liberté  pour  les  achats  et  les 
ventes  d'animaux  et  s'en  remet  à  eux  du  soin  de  payer  ou  de 
toucher  l'argent.  A  cet  égard,  le  patronage  du  moyen  proprié- 
taire est  plus  libéral  et  plus  éducatif,  il  favorise  l'ascension  du 
métayer.  Il  doit  certainement  ces  avantages  à  ce  que  le  proprié- 
taire réside  ù  proximité  de  ses  terres  et  qu'ainsi  les  inconvé- 
nients de  l'absentéisme  n'apparaissent  pas.  Mais  il  faut  recon- 
naître que  la  direction  du  patron  est  ici  moins  ferme  que  celle 
d'un  régisseur  jaloux  de  commander,  qu'elle  est  moins  énergi- 
que à  combattre  les  mauvaises  méthodes  et  à  en  introduire  de 
nouvelles.  En  somme,  le  propriétaire  est  un  peu  disposé  à  laisser 
les  choses  en  l'état;  satisfait  des  rapports  cordiaux  qui  existent 
entre  lui  et  ses  colons,  il  ne  désire  pas  entrer  en  lutte  avec 
eux  et  se  créer  des  cUflicultés.  En  outre,  quelle  que  soit  son 
aisance,  ses  moyens  financiers  sont  naturellement  inférieurs  à 
ceux  des  grands  propriétaires.  Il  est  par  conséquent  plus  réservé 
dans  les  travaux  d'amélioration  qu'un  régisseur  qui  propose 
et  engage  les  dépenses,  mais  ne  les  paie  pas.  Il  en  résulte  que 
le  progrès  agricole  va  peut-être  un  peu  moins  vite  sur  ces  mé- 
tairies que  sur  celles  des  grandes  propriétés  ;  l'autorité  du  patron 
y  est  moins  forte,  mais  il  y  a  lieu  de  se  demander  si  l'initiative 
et  les  capacités  du  colon  n'y  sont  pas  plus  grandes. 

La  population  est  assez  dense  et  s'accroît  normalement,  ce 
qui  amène  une  meilleure  utilisation  du  sol,  mais  aussi  un  certain 
ébranlement  de  la  communauté.  Les  propriétaires,  pour  agrandir 
leurs  métairies  ou  en  augmenter  le  nombre,  mettent  en  valeur 
les  fonds  marécageux  par  le  colmatage  ou  défrichent  les  taillis 
de  chênes  qui  couvrent  les  pentes  et  où  vont  paître  les  moutons. 
La  densité  de  la  population  explique  aussi  la  survivance  du  tis- 
sage domestique  dans  certaines  familles  ainsi  que  la  fabrication 
de  menus  objets  en  bois.  Quoiqu'on  ne  constate  guère  chez  les 
jeunes  gens  un  grand  désir  d'indépendance,  l'accroissement  des 
familles  oblige  un  certain  nombre  d'entre  eux  à  chercher  un  éta- 


M  LES    POPULATIONS   RURALES    DE    LA    TOSCANE. 

blissementau  dehors;  quelques-uns  sont  employés  de  chemin  de 
fer  ;  d'autres  sont  allés  avec  femme  et  enfants  dans  l'Argentine 
et  parmi  eux  plusieurs  sont  revenus.  C'est  bien  là  une  émigra- 
tion communautaire  ;  d'ailleurs,  lorsqu'un  fils  de  paysan  quitte  la 
famille,  il  reçoit  une  avance  pour  ses  frais  de  voyage  et,  à  son 
retour,  il  verse  à  la  communauté  une  partie  de  ses  gains. 

Il  est  rare  qu'un  fils  de  colon  devienne  simple  journalier; 
c'est  pour  lui  une  déchéance.  Cependant  ceux-ci  sont  assez  nom- 
breux à  Sinalunga  et  aux  environs  à  cause  des  grands  travaux 
hydrauliques  qui  se  sont  exécutés  et  s'exécutent  encore  dans  le 
Val  di  Chiana,  mais  ils  ne  trouvent  pas  toujours  dans  le  pays  une 
occupation  suffisante,  ce  qui  provoque  une  émigration  périodi- 
que :  beaucoup  vont  en  Hongrie  pendant  l'été,  des  maçons  se 
rendent  dans  le  midi  de  la  France  pendant  l'hiver,  ou  cherchent 
du  travail  dans  d'autres  régions  delà  Toscane,  notamment  dans 
la  Maremme. 

Les  deux  contrées  que  nous  venons  de  parcourir,  Chianti  et 
collines  de  Sinalunga,  nous  présentent  tout  le  côté  traditionnel 
de  la  Toscane.  Cependant  çà  et  là  surgissent  des  initiatives  qui 
tendent  à  briser  les  anciens  cadres  et  à  modifier  les  procédés  de 
culture.  Tel,  par  exemple,  un  officier  démissionnaire  qui  a  acheté 
une  propriété  en  Toscane  pour  y  faire  de  la  viticulture.  Comme 
il  en  ignorait  les  premiers  principes,  il  l'a  étudiée  dans  des 
livres  français,  et,  dégagé  en  cette  matière  de  toute  tradition,  il 
vise  à  faire  de  la  culture  rationnelle  et  spécialisée.  Comme  il  ne 
pourrait  faire  adopter  ses  méthodes  par  des  métayers,  il  exploite 
en  faire-valoir  au  moyen  de  salariés.  Quand  un  urbain  devient 
délibérément  un  rural,  il  y  a  des  chances  pour  qu'il  réussisse,  car 
son  exode  aux  champs  est  par  lui-môme  la  marque  d'une  volonté 
décidée  et  d'un  caractère  ferme.  Si  un  pareil  mouvement  se  gé- 
néralisait, il  en  pourrait  résulter  un  notable  changement  dans 
l'organisation  sociale  du  pays. 


LA   RÉGION    DES    COLLINES.  45 


111.    —    LK    VAL     Dl    CIIIAXA. 


Le  Val  di  Cliiana  est  une  plaine,  large  de  10  à  12  kilomè- 
tres et  longue  de  30,  qui  s'étend  d'Arezzo  au  lac  Trasimène. 
Si  je  range  cette  plaine  dans  la  région  des  collines,  c'est  qu'elle 
n'en  diffère  socialement  que  par  des  nuances.  Les  cultures  ar- 
borescentes existent  ici  comme  sur  les  collines  environnantes 
mais  le  mûrier  remplace  l'olivier.  Depuis  quelques  années,  la 
culture  du  tabac  y  a  pris  une  grande  extension  sous  l'impulsion 
de  l'État,  qui  est  aussi  intervenu  pour  assainir  le  pays. 

Les  travaux  hydrauliques.  —  Jadis  le  Val  di  Chiana  était  un 
marécage  ;  les  eaux  indécises  hésitaient  entre  le  bassin  de  l'Arno 
et  celui  du  Tibre.  Grâce  à  des  travaux  hydrauliques  considéra- 
bles auxquels  reste  attaché  le  nom  du  comte  Fossombroni,  cette 
vallée  a  été  transformée  en  une  plaine  fertile,  centre  d'élevage 
d'une  race  de  bétail  améliorée  grâce  à  la  culture  intensive  et 
très  estimée  dans  toute  l'Italie  centrale.  Ainsi  donc,  la  constitu- 
tion actuelle  du  lieu  est  due  à  l'intervention  de  l'État  et  des  as- 
sociations hydrauliques.  C'est  une  répercussion  bien  connue  en 
science  sociale  que  la  nécessité  des  irrigations  et  des  dessèche- 
ments développe  les  associations  et  parfois  l'importance  des  pou- 
voirs publics.  Dans  le  Valdi  Chiana,  l'Étata  construit  un  canal  qui 
traverse  la  plaine  du  sud  au  nord  et  sert  de  collecteur  général. 
Pour  combler  les  dépressions  marécageuses  il  a  employé  le  sys- 
tème du  colmatage  qui  est  souvent  usité  en  Italie  grâce  au  voisi- 
nage des  montagnes  où  se  fait  un  actif  travail  d'érosion.  Voici 
un  exemple  concret  de  la  façon  dont  procède  l'État  :M.  X...  avait 
un  terrain  mi-partie  en  culture,  mi-partie  en  marécage  ;  l'État 
le  lui  afferma  et  y  fit  aboutir  un  canal  de  colmatage.  Lorsque  le 
niveau  du  sol  fut  suffisamment  exhaussé,  on  rendit  le  terrain  au 
propriétaire  et  on  lui  paya  une  indemnité  pour  les  plantations 
et  les  aménagements  détruits  par  le  colmatage  (clôtures,  fossés, 
chemins,  etc.);  mais  cependant  on  défalqua  de  l'indemnité  la 


46  LES    POPULATIONS   RURALES   DE    LA   TOSCANE. 

plus-value  donnée  au  sol  lui-même  par  l'opération  ;  l'améliora- 
tion est  variable,  suivant  que  les  dépôts  sont  limoneux  ou  sa- 
blonneux, ce  qui  varie  d'un  point  à  un  autre.  Les  propriétaires 
ont  donc  un  intérêt  évident  à  ces  travaux  d'assainissement;  il  y 
.  a  aussi  pour  l'État  un  intérêt  économique  et  hygiénique  à  trans- 
former un  pays  malsain,  inculte  et  pauvrement  peuplé  en  une 
contrée  saine,  fertile  et  habitée  par  une  population  nombreuse 
et  riche.  Encore  aujourd'hui,  on  exécute  çà  et  là  des  travaux  pu- 
blics qui  complètent  et  parachèvent  le  plan  d'assainissement 
primitif. 

Il  reste  aux  particuliers  à  exécuter  les  travaux  de  moindre 
envergure  qui  présentent  pour  eux  un  avantage  immédiat.  Ce 
sont  surtout  des  travaux  d'irrigation  et  de  défense  contre  les  tor- 
rents. Pour  cela  ils  sont  constitués  en  associations  autonomes 
actuellement  régies  par  la  loi  du  30  mars  1893.  Tous  les  pro- 
priétaires compris  dans  un  certain  périmètre  font  obligatoire- 
ment partie  d'un  syndicat  divisé  en  plusieurs  sections  corres- 
pondant aux  différents  cours  d'eau  à  aménager.  Un  conseil  de 
délégués  vote  le  Ijudget  et  nomme  des  administrateurs  pour 
l'expédition  des  affaires  courantes.  On  fait  face  aux  dépenses 
avec  les  revenus  patrimoniaux  du  syndicat  et  les  contributions 
des  intéressés.  Les  terres  sont  divisées  en  trois  classes,  suivant  le 
danger  plus  ou  moins  grand  qui  les  menace  et,  suivant  la 
classe  où  elles  sont  rangées,  elles  paient  proportionnellement  à 
un,  deux  et  trois.  L'association  hydraulique  de  Sinalunga,  par 
exemple,  a  un  budget  de  10.788  francs  dont  8.622  francs  four- 
nis par  les  contributions.  Parmi  les  dépenses,  nous  relevons 
653  francs  pour  l'administration  (bureaux,  secrétaire,  etc.), 
4.012  francs  pour  les  travaux  d'entretien  (cantonniers,  maté- 
riaux, etc.),  3.115  francs  pour  les  intérêts  et  l'amortissement 
d'un  emprunt  de  80.000  francs  contracté,  en  1893,  auprès  du 
Monte  dei  Paschi  de  Sienne,  à  la  suite  de  dégâts  considérables 
occasionnés  aux  digues  par  une  inondation. 

Pour  l'exécution  des  grands  travaux  hydrauliques  il  faut  une 
main-d'œuvre  abondante,  de  sorte  qu'il  y  a  dans  le  Val  di  Chiana 
un  très  grand   nombre  d'ouvriers  sans  autre  moven  d'existence 


LA    15EGI0.N    DES    COLLINES.  4/ 

que  leurs  salaires.  Ces  gens-là  manquent  parfois  de  travail,  ce 
qui  les  pousse  à  marauder  ou  à  émigrer  temporairement,  mais 
souvent  aussi  ils  sont  occupés  pendant  l'été  au  moment  où  les 
cultivateurs  pourraient  les  l'aire  travailler,  de  sorte  que  ceux-ci 
se  plaignent  de  manquer  de  journaliers;  il  est  difficile  de  trou- 
ver un  remède  à  cette  situation  car  les  travaux  hydrauliques  ne 
peuvent  s'exécuter  ([ue  pendant  la  saison  sèche. 

L'ÉLEVAGE  ET  LE  TABAC.  —  L'assainissemeut  du  Val  di  Chiana 
a  eu  pour  résultat  de  le  transformer  dans  l'ensemble  en  une 
plaine  d'allu viens  fertile  très  propre  à  la  culture  intensive,  où 
l'emploi  de  la  charrue  et  des  machines  est  facile,  mais  qui, 
par  sa  situation  et  la  nature  du  sol,  ne  se  prête  pas  à  une  grande 
extension  des  cultures  arborescentes.  Aussi  l'élevage,  favorisé 
par  les  cultures  fourragères,  a-t-il  pris  un  grand  développement. 
A  Bettole  par  exemple,  chez  le  comte  P...,  on  trouve  plus  de 
150  hectares  de  prairies  sur  terrains  colmatés  dont  le  foin  est 
vendu  sur  pied  soit  aux  colons  de  la  propriété,  soit  à  des  étran- 
gers i.  Sur  chaque  métairie  on  trouve  environ  une  tête  de  bétail 
par  hectare,  ce  qui  représente  un  assez  fort  capital,  car  une 
paire  de  bœufs  vaut  1.500  francs,  une  vache  600  à  700  francs, 
un  veau  à  sa  naissance  100  francs.  Ces  animaux  sont  élevés  à  l'é- 
table  et  de  façon  intensive,  puis  ils  sont  vendus  jeunes  dans  la 
région  de  Florence  où  l'on  va,  au  contraire,  acheter  les  bœufs 
adultes  pour  les  faire  travailler  et  les  engraisser  ensuite.  11 
existe  donc  un  commerce  assez  actif  sur  le  bétail,  ce  qui  expli- 
que la  formation  de  petites  fortunes  et  une  aisance  très  géné- 
rale chez  les  petits  propriétaires  et  chez  les  métayers. 

Jadis  on  cultivait  beaucoup  de  betteraves  dans  le  Val  di 
Chiana,  mais  cette  culture  a  cédé  la  place  au  tabac  dans  ces 
dernières  années,  depuis  cj[ue  l'État  a  cherché  à  développer  la 
production  de  cette  plante  afin  de  n'être  pas  dans  la  dépendance 
exclusive  de  l'étranger  pour  l'approvisionnement  de  ses  manu- 
factures. La  culture  du  tabac  est  soumise  à  un  contrôle  fiscal 

1.  En  hiver,  de  novembre  à  mars,  la  prairie  est  affermée  à  des  bergers  trans- 
humanls  descendus  des  Apennins. 


48  LES   POPULATIONS   RURALES   DE   LA   TOSCANE. 

très  étroit.  La  régie  de  Foiano  repartit  entre  les  propriétaires 
qui  en  font  la  demande,  les  cinq  millions  de  plants  auxquels  elle 
a  droit.  Les  cultivateurs  ne  peuvent  donc  pas  produire  autant 
de  tabac  qu'ils  veulent  et  ils  doivent  livrer  toute  leur  récolte  au 
fisc  à  un  prix  fixé  à  l'avance.  Ceci  est  le  régime  commun.  Mais, 
pour  favoriser  la  culture  du  tabac  et  les  essais  de  variétés  nou- 
velles, l'État  accorde  le  droit  d'exploitation  autonome  [fattoria 
autonoma)  aux  propriétaires  qui  plantent  plus  de  30  hectares 
de  tabac.  Ceux-ci  sont  libres,  sous  la  surveillance  de  la  régie 
bien  entendu,  de  cultiver  autant  de  tabac  qu'ils  veulent  et  de 
choisir  la  variété  qui  leur  convient.  C'est  à  eux  qu'incombent 
aussi  le  triage  et  la  préparation  des  feuilles  dans  des  ateliers 
spécialement  aménagés  en  vue  de  la  surveillance  ;  puis  le  tabac 
est  déposé  dans  un  magasin  à  deux  clefs,  dont  l'une  reste  entre 
les  mains  de  l'employé  du  fisc.  Le  propriétaire  a  le  droit  de  dé- 
truire sa  récolte,  de  l'exporter  ou  de  la  vendre  à  la  régie  à  un 
prix  débattu;  c'est  généralement  à  ce  dernier  parti  qu'il  s'ar- 
rête. Le  système  de  \d.  fattoria  autonoma  donne  donc  au  culti- 
vateur plus  de  liberté  ;  il  permet  d'expérimenter  des  variétés 
nouvelles  et  de  développer  l'exportation;  il  est  donc  favorable 
au  progrès  des  méthodes  et  permet  de  tirer  du  sol  un  produit 
élevé.  Les  métayers  en  profitent  largement  et  ils  doivent  cet 
avantage  au  patronage,  car,  seule,  la  grande  propriété  a  permis 
l'organisation  de  ce  système. 

On  estime  qu'un  hectare  de  tabac  rapporte  1.200  francs;  la 
part  du  métayer  (600  francs)  l'indemnise  largement  des  frais 
de  main-d'œuvre  qu'exige  la  culture.  Le  tabac  lui  procure  de 
l'argent  liquide  et  complète  ainsi  les  productions  arborescentes 
qui  sont  ici  relativement  peu  abondantes.  Le  propriétaire 
trouve  aussi  dans  cette  culture  de  beaux  bénéfices,  qui  compen- 
sent et  au  delà  la  construction  des  séchoirs  qu'elle  impose. 

De  ce  que  la  culture  intensive  a  été  possible  dès  le  début 
de  la  mise  en  valeur  du  Val  di  Chiana,  il  résulte  que  les  métai- 
ries sont  petites,  8  à  10  hectares  en  moyenne,  et  qu'il  n'est 
pas  possible  d'en  créer  d'autres,  puisque  tout  le  sol  est  occupé. 
Il  s'ensuit  que  la  population  est  très  dense  et  les  familles  nom- 


LA    RÉGION   DES  COLLINES.  49 

breuses.  Comme,  d'autre  part,  les  cultures  arborescentes  sont 
relativement  peu  développées,  il  a  fallu,  pour  remplacer  les 
produits  riches  de  la  vigne  et  de  Tolivier,  trouver  d'autres 
sources  de  profit;  de  là  l'élevag-e  commercial  et  la  culture  du 
tabac,  de  là  aussi  le  maintien  du  tissage  domestique.  Par  le  fait, 
quelques  métayers  ont  pu  s'enrichir  et  acheter  des  champs 
qu'ils  afferment  ou  donnent  en  colonage,  préférant,  pour  leur 
part,  rester  sur  une  métairie  plus  vaste,  mieux  outillée  et  béné- 
ficier ainsi  du  patronage  du  propriétaire.  Cependant  la  popula- 
tion n'a  pas  pu  s'accroître  indéfiniment  sur  place  et  il  a  fallu 
chercher  par  Témigration  de  nouveaux  moyens  d'existence  ; 
c'est  ce  qui  explique  que  beaucoup  de  ménages  sont  allés  sins- 
taller  comme  métayers  à  Maremme  où  nous  les  retrouverons. 
En  résumé,  si,  dans  le  Val  di  Chiana,  on  trouve  plus  d'activité 
et  d'initiative  à  la  fois  chez  le  propriétaire  et  chez  le  colon,  cela 
tient  sans  doute  à  la  nécessité  de  transformer  le  sol  et  à  l'impor- 
tance moindre  des  productions  arborescentes  dans  la  culture. 


IV.    —    LA    BANLIEUE    DE    FLORENCE. 

Nous  avons  dit  qu'en  Toscane  la  classe  supérieure  est  ur- 
baine. C'est  en  ville  que  se  trouvent  les  hommes  actifs  et  en- 
treprenants ;  ceux  d'entre  eux  qui  sont  propriétaires  s'occupe- 
ront donc  plus  volontiers  d'un  domaine  situé  dans  la  banlieue, 
où  ils  pourront  aller  facilement  sans  s'éloigner  du  centre  de 
leurs  atfaires.  Ils  seront  d'autant  plus  tentés  de  diriger  leur 
exploitation  d'une  manière  intensive  que  la  ville  offre  à  leurs 
produits  des  débouchés  rémunérateurs. 

Le  domaine  des  Ormes  est  situé  dans  la  plaine  de  l'Arno,  à 
quelques  kilomètres  de  Florence,  en  bordure  d'une  grande  route 
sur  laquelle  passe  un  tramway;  les  communications  sont  donc 
faciles.  La  propriété  ne  compte  guère  que  60  hectares; 
nous  savons  en  effet  que,  dès  le  moyen  âge,  les  commerçants 
florentins  achetaient  volontiers  dans  le  voisinage  de  la  ville 
des  domaines  dont  ils  faisaient  des  lieux  de  villégiature;  aussi 

4 


50  LES   POPULATIONS    RURALES    DE   LA    TOSCANE. 

la  moyenne  et  la  petite  propriété  dominent-elles  dans  la  ban- 
lieue de  Florence.  La  villa  des  Ormes  appartient  à  un  avocat 
dont  le  fils,  après  avoir  terminé  ses  études  agricoles  à  l'Uni- 
versité de  Pise,  a  pris  la  direction  du  domaine  sur  lequel  il 
réside  d'ailleurs.  Il  fait  de  l'agriculture  non  en  dilettante,  mais 
en  homme  d'afifaires;  il  ne  limite  pas  son  activité  à  son  exploita- 
tion des  Ormes,  mais  s'occupe  aussi  de  différentes  entreprises,  no- 
tamment de  la  mise  en  valeur  d'une  grande  propriété  dans  la 
Maremme.  Il  a  un  bureau  à  Florence  avec  lequel  il  est  relié 
par  le  téléphone;  c'est,  en  somme,  un  agriculteur  très  actif  et 
très  moderne;  il  est  un  de  ces  hommes  d'initiative  et  de  pro- 
grès comme  il  y  en  a  un  certain  nombre  parmi  les  nouvelles 
générations  et  qui  sont  un  élément  important  pour  l'avenir  de 
leur  pays. 

Aux  Ormes,  il  y  a  trois  produits  principaux,  dont  deux  au 
moins  s'expliquent  par  le  voisinage  de  la  ville  :  le  lait,  les 
fruits  et  le  vin.  Le  lait  est  un  produit  de  la  réserve  où  la  cul- 
ture fourragère  est  associée  à  celle  de  la  vigne;  grâce  à  une 
rotation  assez  compliquée  on  arrive,  sans  prairie  naturelle,  à 
nourrir  dix-huit  vaches  sur  5  hectares.  Le  lait  est  vendu  à 
Florence  à  des  détaillants  qui  gagnent  cent  pour  cent,  aussi  les 
principaux  producteurs  songent-ils  à  s'associer  pour  organiser  la 
vente.  On  voit  par  là  une  fois  de  plus  comment  la  spécialisa- 
tion conduit  au  commerce. 

Un  autre  exemple  en  est  fourni  par  les  fruits  très  abondants 
sur  les  domaines  de  cette  région;  le  produit  peut  s'élever  à 
2.000  francs  par  hectare.  Les  producteurs  ont  constitué  un 
syndicat  pour  la  vente  directe  sur  le  marché  de  Berlin,  mais  les 
résultats  de  la  première  campagne  n'ayant  pas  été  avantageux 
par  suite  d'un  vice  d'organisation,  le  syndicat  s'est  dissout.  Si 
le  Toscan  a  l'esprit  ouvert  aux  nouveautés,  il  n'a  pas  toujours 
la  ténacité  et  la  persévérance  qui  font  surmonter  les  difficultés. 
Il  est  vrai  que,  dans  le  cas  présent,  le  but  cherché  par  le  syn- 
dicat a  été  atteint  indirectement  :  les  courtiers  de  Florence, 
voyant  qu'on  pouvait  se  passer  d'eux,  ont  admis  comme  base 
pour  les  prix  d'achat  les  mercuriales  de  Berlin. 


LA    RÉGION    ItES    COI.LIXES.  ol 

La  vigne  est  très  abondante;  elle  est  cultivée  en  lignes  assez 
rapprochées.  M.  Z...  qui,  à  la  fin  de  ses  études,  a  fait  un  stage 
dans  le  midi  de  la  France  et  dans  le  Bordelais,  emploie  les 
procédés  de  la  vinification  rationnelle  et  obtient  du  vin  de  bonne 
qualité  qu'il  vend  en  gros  ou  en  détail,  suivant  l'occasion;  ce- 
pendant, pour  s'assurer  des  débouchés,  il  s'est  porté  adjudica- 
taire de  la  fourniture  de  vin  d'un  hospice  pour  1.000  hecto- 
litres. 

Quoique  M.  Z...  ait  une  réserve  sur  laquelle  il  emploie  six  ou 
sept  hommes  et  autant  de  femmes,  c'est  par  le  métayage  qu'il 
exploite  la  presque  totalité  de  ses  terres.  Chaque  métairie 
mesure  de  6  à  11  hectares;  elles  sont  peu  étendues,  car  la 
vigne  et  les  arbres  fruitiers  sont  très  abondants,  ce  qui  per- 
met aux  familles  de  colons  de  rester  encore  assez  nombreuses, 
quoique  le  voisinage  de  Florence  facilite  le  départ  des  jeunes 
gens.  Ainsi  le  colon  Piero  cultive  une  métairie  de  7  hectares  1/2; 
il  a  quatre  fils  et  quatre  filles.  Celles-ci  sont  mariées  au  dehors, 
mais  deux  fils  mariés  restent  avec  le  père  ;  l'un  d'entre  eux  lui 
succédera  comme  chef  de  famille  ;  un  troisième  fils  est  régisseur 
dans  une  propriété  voisine  ;  le  quatrième  tient  une  boutique 
de  marchand  de  vin  à  Florence.  C'est  bien  là  une  famille  pa- 
triarcale et  une  famille  stable,  car  certains  métayers  sont  sur 
le  domaine  depuis  trois  siècles.  L'influence  de  la  ville  n'a  donc 
pas  fait  subir  à  la  communauté  un  ébranlement  notable  ;  peut- 
être  même,  par  la  facilité  qu'elle  offre  d'augmenter  les  bénéfices 
agricoles,  tend-elle  à  maintenir  réunis  des  ménages  qui  autre- 
ment devraient  se  séparer,  faute  de  pouvoir  vivre  sur  une  mé- 
tairie trop  petite. 

D'autre  part,  n'oublions  pas  que  Florence  ne  compte  guère 
que  deux  cent  mille  habitants;  son  pouvoir  d'absorption  est  donc 
limité,  d'autant  plus  que  ce  n'est  pas  une  riche  cité  industrielle. 
Ainsi  s'explique  que  le  métayage  avec  la  culture  mixte  et  inté- 
grale se  maintiennent  à  ses  portes  et  que  la  spéciaKsation  exclu- 
sive et  intense  n'existe  dans  la  banlieue  qu'à  l'état  exceptionnel, 
par  exemple  pour  les  fleuristes,  pépiniéristes,  etc..  Florence 
n'est  même  pas  un  point  d'exportation  très  favorable  ;  elle  est 


52  LES    POPULATIONS    RURALES    DE   LA    TOSCA>E. 

desservie  d'une  façon  très  insuffisante  par  les  chemins  de  fer  K 
Il  s'ensuit  qu'elle  n'exerce  pas  sur  sa  banlieue  l'influence  com- 
mercialisante qu'exercent,  par  exemple,  les  ports  des  Pays-Bas 
sur  toute  la  campagne   néerlandaise. 


V.     —    LES    «    CRETE    ». 

La  région  des  Crète,  située  au  sud  de  Sienne,  est  constituée 
par  les  argiles  marneuses  du  pliocène  et  s'étend  jusqu'à  Radi- 
cofani  au  midi,  à  Montepulciano  à  l'est  et  à  Montalcino  à  l'ouest. 
Cette  contrée,  jadis  couverte  de  forêts,  fut  déboisée  au  cours 
des  siècles  et  les  eaux  entraînèrent  les  terres  meubles  pour  ne 
laisser  subsister  que  des  mamelons  d'argile  compacte,  couleur 
gris  bleu,  séparés  par  des  ravins  profonds. 

La  compacité  des  terres  les  rend  toujours  très  difficiles  à  tra- 
vailler et  souvent  infertiles,  aussi  la  culture  est-elle  à  l'état  ru- 
dimentaire  et  presque  toute  l'étendue  des  domaines  est-elle  con- 
sacrée au  pâturage.  Maigre  pâturage  en  vérité,  souvent  desséché 
en  été,  où  errent  quelques  troupeaux  de  brebis.  Les  métairies 
sont  très  étendues,  50  à  60  hectares  au  minimum,  et  encore 
suffisent-elles  à  peine  à  nourrir  misérablement  une  famille  de 
paysans  d'ailleurs  en  communauté  nombreuse,  comme  il  con- 
vient à  des  gens  qui  vivent  de  l'art  pastoral. 

La  plupart  des  propriétaires  laissent  aller  les  choses  suivant 
la  routine  traditionnelle-.  Ils  se  désintéressent  d'autant  plus  de 
leurs  domaines  que  ceux-ci  représentent  un  faible  capital;  il 
n'y  a  ni  arbres  fruitiers  ni  vigne  et  la  stérilité  bien  connue  des 
Crète  fait  que  la  terre  y  est  à  bas  prix  et  qu'une  métairie,  si 
mal  tenue  soit-elle,  rapporte  encore  un  gros  intérêt  relative- 
ment à  sa  valeur  vénale.  Le  propriétaire  toscan  est  um  urbain 


1.  La  grande  ligne  Florence-Bologne  qui,  en  traversant  les  Apennins,  met  l'Ilalie 
centrale  en  communication  avec  la  vallée  du  Pô  et  l'Allemagne,  n'a  «[u'une  seule 
■voie  et  offre  des  rampes  très  accentuées.  Gênes  soullfre  d'ailleurs  du  même  manque 
de  dégagement  à  travers  les  Ai)ennins. 

2.  La  charrue  étrusque,  telle  qu'on  la  voit  dans  les  musées,  est  encore  en  usage 
dans  cette  région. 


LA    HKGÎON    DES   COLLINES.  53 

pour  qui  la  propriété  foncière  est  simplement  une  source  de  re- 
venus, qui  fera  des  améliorations  pour  maintenir  ou  augmenter 
ces  revenus,  mais  laissera  tout  en  l'état,  s'il  les  juge  suffisants.  Il 
ne  patronne  que  sous  la  contrainte  des  circonstances. 

Cependant  quelques  propriétaires,  de  leur  propre  mouvement 
ou  par  l'office  d'un  régisseur  progressiste,  ont  entrepris  l'amé- 
lioration des  Crète  et  ont  obtenu  les  résultats  les  plus  satisfai- 
sants. Il  faut  d'abord  modifier  le  relief  du  sol  qui  est  trop 
accentué;  on  comble  donc  les  ravins  par  colmatage  au  dépens 
des  sommets  dont  on  favorise  l'érosion  au  moyen  de  la  charrue 
ou  de  la  pioche.  Puis  on  fait  des  labours  profonds,  accompagnés 
de  copieuses  fumures;  mais,  pour  avoir  du  fumier,  il  faut  un 
nombreux  bétail  et  pour  cela  la  création  de  prairies  artificielles 
s'impose  tout  d'abord.  Il  est  nécessaire  ensuite  de  diviser  les 
métairies  qui  sont  trop  étendues  pour  qu'une  famille  même 
nombreuse  puisse  suffire  aux  travaux  de  la  culture.  Par  ce  trai- 
tement rationnel  des  Crète,  un  régisseur  du  comte  Chigi,  à  Cas- 
telnuovo-Berardenga,  est  arrivé  à  porter  le  rendement  des 
céréales  de  6  pour  1  de  semence  à  16  pour  1,  et  cela  en  quatre 
ans.  On  estime  qu  avec  les  profits  du  bétail,  la  productivité  des 
terres  peut  être  ainsi  quadruplée  et  que  la  subdivision  des  mé- 
tairies permettrait  à  une  population  deux  ou  trois  fois  plus 
dense  de  vivre  à  l'aise'.  Mais,  pour  obtenir  ce  résultat,  il  faut  de 
l'initiative  et  des  capitaux;  or,  rares  sont  les  propriétaires  éner- 
giques et  disposés  à  faire  les  dépenses  nécessaires,  car  ici  la 
pratique  du  patronage  n'est  pas  imposée  au  propriétaire  par  les 
cultures  arborescentes. 

Nous  nous  sommes  étendus  un  peu  longuement  sur  la  région 
des  collines,  car  elle  est  caractéristique  delà  Toscane.  Sa  formule 
serait  :  un  pays  accidenté  où  la  culture  mixte  à  productions  ar- 
borescentes dominantes  est  le  moyen  d' existence  exclusif  de  mé- 
tayers en  communauté  de  famille  sur  petits  domaines  exploités 
sous  la  direction  de  patrons  urbains. 

1.  Cf.  Prof.  V.  Racah  II  migUoramento  agriculo  délie  Crète  senesi.  Rome.  1908, 
(Extrait  du  Bolletino  délia  Società  degli  AgricoUori  Italiani,  20  juia  1908). 


II 


LA  MONTAGNE 


Dans  la  Montagne,  on  rencontre  les  mêmes  cultures  arbores- 
centes que  dans  la  région  des  collines  partout  où  le  climat 
s'y  prête  ;  ailleurs  elles  sont  remplacées  par  le  châtaignier  et  la 
forêt  ;  les  pâturages,  très  restreints,  n'existent  que  sur  les  plus 
hautes  cimes  couvertes  de  neige  pendant  l'hiver.  Ces  modifi- 
cations dans  les  productions  du  sol  imposent  au  type  social 
des  modifications  correspondantes.  La  culture  ne  mffit  plus 
comme  moyen  d'existence,  il  faut  recourir  à  l'émigration,  à  la 
transhumance,  ou  à  la  fabrication  ;  c'est  ce  que  nous  allons  cons- 
tater dans  le  Casentino,  tandis  que  la  présence  du  cinabre  dans 
le  sous-sol  va  développer  l'art  des  mines  au  mont  Amiata.  A  ces 
modifications  dans  le  travail  vont  correspondre  des  modifica- 
tions dans  la  propriété  :  le  petit  domaine  et  le  domaine  frag- 
mentaire deviennent  la  règle  ;  dans  la  famille,  la  communauté 
évolue  vers  le  simple  ménage  ;  dans  le  patronage,  le  grand  pro- 
priétaire devient  rare  et  son  rôle  est  presque  nul. 


I.    —  LE    CASENTINO. 

Le  ("ascntino  est  le  pays  formé  par  la  vallée  supérieure  do 
l'Arno,  au  nord  d'Arezzo.  C'est  un  immense  cirque  en  ellipse, 
dont  Poppi  et  Bibbiena  sont  les  foyers.  Nous  ne  nous  occu- 
perons pas  du  fond  de  la  vallée  qui  pourrait,   par  ses  cultures 


LA    MONTAGNE.  OO 

et  son  organisation  sociale,  se  rattacher  à  la  région  des  collines. 
Nous  étudierons  seulement  les  deux  versants  dont  les  pentes 
très  escarpées  occupent  la  majeure  partie  du  pays.  Le  versant 
de  la  rive  droite  de  lArno  est  sous  l'influence  du  pâturage  et 
du  châtaignier,  qui  développent  la  transhumance  et  Témigra- 
tion  ;  le  versant  de  la  rive  gauche  est  sous  l'influence  de  la 
forêt  qui  développe  la  fabrication. 

La  Transhumance.  —  Il  y  a  deux  variétés  de  pasteurs  transhu- 
mants. Les  uns  sont  de  petits  propriétaires  possédant  20  à 
30  brebis  qu'ils  font  pâturer  en  été  sur  les  sommets,  dans  des 
pacages  qu'ils  louent  ou  dont  ils  sont  propriétaires  ou  dans  les 
bois;  mais  depuis  la  loi  sur  la  servitude  forestière,  le  pacage  est 
interdit  dans  les  bois,  ce  qui  est  une  grande  gène  pour  les  ber- 
gers. D'autre  part,  la  culture  devient  plus  intensive  dans  la 
plaine  et  cela  met  obstacle  au  libre  parcours,  de  sorte  que  le 
pâturage  d'hiver  est  aussi  bien  entravé.  Ces  bergers  s'en  vont, 
en  compagnie  d'un  jeune  garçon,  conduire  leur  petit  troupeau 
dans  la  vallée  de  lArno,  près  de  Florence,  d'Empoli;  ils  reçoi- 
vent l'abri  dans  une  métairie  en  échange  du  fumier  qu'ils 
laissent  ou  encore  d'un  peu  de  fromage  ou  d'un  agneau.  Les 
brebis  cherchent  leur  vie  le  long  des  chemins,  dans  les  champs 
sans  récolte  ou  dans  les  boquetaux.  On  peut  prévoir  le  moment 
où  les  montagnards  devront  renoncer  à  un  art  pastoral,  jadis 
prospère,  qui  leur  assure  l'indépendance,  mais  qui,  par  suite  des 
progrès  de  la  culture,  devient  de  plus  en  plus  difficile  à  exercer. 
Beaucoup  d'ailleurs  ont  déjà  dû  liquider  leurs  troupeaux. 

Sur  les  hauteurs  du  Prato  Magno  et  de  la  Consuma  on  trouve 
des  communautés  de  pasteurs  qui  pourront  résister  plus  long- 
temps, car  elles  pratiquent  un  art  pastoral,  sinon  plus  intensif, 
du  moins  plus  indépendant  de  la  collectivité.  Ces  familles,  qui 
sont  riches,  possèdent  des  troupeaux  de  300  à  400  brebis.  Elles 
sont  propriétaires  de  pâturages  étendus  et  en  louent  d'autres, 
soit  en  bloc,  soit  à  raison  de  un  franc  par  tète  pour  les  bêtes  non 
laitières  ou  en  abandonnant  au  propriétaire  le  lait  des  brebis. 
En  hiver,  ces  troupeaux  prennent  le  chemin  de  la  Maremme,  en 


50  LES  POPULATIONS  RURALES  DE  LA  TOSCANE. 

traversant  toute  la  Toscane.  Chaque  berger  suit  toujours  la 
même  route  sur  laquelle  il  a  des  domaines  connus,  où  il  prend 
gite  chaque  fois  qu'il  passe  en  échange  du  fumier  et  de  quelques 
fromages.  On  reste  sept  mois  en  Maremme  et  on  y  paie  le  droit 
de  pâturage  7  francs  par  tète.  Nous  sommes  donc  là  en  pré- 
sence d'un  système  de  transhumance  organisé  et  qui  a  chance 
de  durer  aussi  longtemps  que  la  Maremme  ne  sera  pas  entière- 
ment mise  en  culture.  Nous  n'insisterons  pas  sur  l'indépendance 
que  l'art  pastoral  assure  à  ceux  qui  l'exercent,  non  plus  que  sur 
les  facilités  qu'il  offre  au  maintien  de  la  communauté  de  famille  ; 
ce  sont  des  répercussions  connues. 

Le  CHATAIGNIER  ET  l'émigration.  —  Le  viUagc  de  Kaggiolo  est 
littéralement  plaqué  contre  la  paroi  abrupte  de  la  montagne. 
Les  rues  sont  étroites  et  escarpées  ;  on  a  peine  à  les  gravir,  car 
le  pied  glisse  sur  les  dalles  usées.  On  conçoit  combien  les  trans- 
ports sont  lents  et  pénibles,  ici  où  les  voitures  n'ont  pas  accès  et 
on  se  prend  de  pitié  pour  les  malheureuses  femmes  qui  rega- 
gnent leur  logis,  courbées  sous  d'énormes  faix  de  bois.  On  va  de 
Poppi  à  Raggiolo  par  un  ancien  chemin  muletier  qui  a  été 
élargi  et  rendu  carrossable,  mais  où  les  pentes  ne  sont  pas  mé- 
nagées. Le  chemin  débouche  dans  la  vallée  de  la  Teggina,  au 
fond  de  laquelle  se  trouve  Raggiolo.  Sur  le  versant  nord  on 
aperçoit  des  bois  assez  maigres  où  pâturent  de  petits  troupeaux 
de  huit  à  dix  brebis,  gardées  par  des  femmes  qui  font  des 
tresses  de  paille.  Ce  travail,  dont  l'introduction  dans  le  pays 
remonte  à  quinze  ou  vingt  ans,  leur  est  médiocrement  payé, 
mais  il  leur  permet  de  gagner  quelques  sous,  tout  en  gardant 
leurs  brebis  dans  les  bois  et  les  châtaigneraies  qui  sont  sou- 
mis à  la  vaine  pâture,  car  ici  les  propriétés  sont  trop  petites 
pour  que  chacun  reste  chez  soi. 

Sur  le  versant  exposé  au  soleil  s'étagent  des  terrasses  où, 
dans  des  champs  minuscules,  la  vigne  se  mêle  aux  céréales;  au- 
dessus  s'étendent  les  châtaigneraies.  C'est  la  châtaigne  qui  est 
le  produit  principal  du  pays,  celui  qui  influence  toute  l'existence 
du  montagnard.  C'est  un  produit  de  culture  arborescente,  mais 


LA  MONTAGNE. 


57 


(jui,  à  la  différence  de  la  vigne,  n'exige  guère  d'autre  travail 
que  la  cueillette  S  travail  qui  ne  dresse  ni  à  l'effort,  ni  :i  l'initiative, 
ni  à  la  prévoyance.  Cette  cueillette  n'occupe  la  population  que 
pendant  quelques  semaines  et  les  femmes  et  les  enfants  y  rendent 
les  mêmes  services  que  les  hommes.  La  châtaigne,  séchée  ou 
réduite  en  farine,  sert  de  hase  à  la  nourriture  comme  le  pain  et 
sans  transformation  compliquée  ;  on  peut  donc  consommer  en 
nature  le  produit  du  domaine.  La  récolte  des  châtaignes  ne  dé- 
pend pas,  comme  celle  de  la  vigne  ou  des  arhres  fruitiers,  en 
grande  partie  du  travail  de  l'homme,  mais  presque  uniquement 
de  la  nature  et  des  influences  atmosphériques,  ce  qui  favorise  le 
fatalisme  et  l'insouciance  de  la  population. 

Si  les  châtaignes  sont  ahondantes,  tout  va  bien,  sinon  c'est 
la  misère  ou  tout  au  moins  la  gêne.  Comme  les  bonnes  années 
sont  exceptionnelles,  que  la  population  est  assez  dense,  il  faut 
recourir  à  d'autres  moyens  d'existence,  c'est-à-dire  à  l'émi- 
gration, car  il  n'y  a  ni  fabrication  ni  possibilité  d'étendre  les 
cultures.  Les  hommes  de  Raggiolo  vont  ordinairement  en  Ma- 
remme,  presque  toujours  sur  le  même  domaine  où  ils  sont  em- 
ployés, soit  à  la  culture,  soit  comme  terrassiers  ou  bûcherons. 
Ils  partent  en  décembre  ou  janvier,  plus  ou  moins  tôt  suivant 
l'abondance  des  châtaignes,  ce  qui  prouve  bien  qu'ils  émigrent 
contraints  et  forcés,  et  ils  reviennent  en  mai  avant  la  période 
des  fièvres  de  la  Maremme.  Quelques-uns  vont  aujourd'hui  à 
Gênes,  en  Suisse  ou  en  France;  ils  ne  reviennent  alors  qu'en 
septembre  pour  la  récolte  des  châtaignes.  Pendant  l'absence 
des  hommes,  ce  sont  les  femmes,  les  enfants  et  les  vieillards 
qui  exécutent  les  travaux  de  culture.  En  somme,  c  est  V éniigi^a- 
tion  périodique  dans  les  métiers  inférieurs^  qui  supplée  ici  à 
l'insuffisance  de  la  culture. 

Si  les  produits  de  la  culture  et  du  châtaignier  sont  insuffi- 
sants pour  nourrir  la  famille,  cela  tient  à  l'exiguité  des  pro- 
priétés. Le  morcellement  naturel  des  champs  dans  une  petite 
vallée  de  montagne  est  très  favorable  à  la  petite  propriété;  de 

1.  L'émondage  des  arbres,  qui  a  surtout  pour  but  d'enlever  le  bois  mort,  ne  se  fait 
que  de  loin  en  loin. 


o8  LES   POPULATIONS   RURALES   DE   LA    TOSCANE. 

même  les  châtaigneraies  sont  susceptibles  d'une  division  très 
grande;  en  fait,  certains  paysans  ne  possèdent  qu'un  ou  deux 
châtaigniers;  quant  au  sol  de  la  châtaigneraie,  il  n'est  pour 
ainsi  dire  pas  approprié,  puisqu'il  reste  soumis  à  la  vaine 
pâture. 

Pour  que  la  propriété  fragmentaire  soit  devenue  la  règle,  il 
faut  que  la  communauté  soit  en  pleine  désagrégation.  C'est  en 
effet  ce  qu'on  constate.  Les  enfants  demeurent  bien  en  général 
avec  les  parents  jusqu'à  la  mort  de  ceux-ci  pour  profiter  des 
châtaigniers,  mais  il  n'y  a  pas  d'exemple  de  frères  restant  unis 
sous  l'autorité  de  l'un  d'eux.  Le  châtaignier  tend  bien  à  main- 
tenir la  communauté,  mais  la  culture  et  l'émigration  tendent  à 
la  dissoudre,  et  sont  les  plus  fortes.  L'instinct  d'indépendance 
est  développé  par  l'émigration  et  n'est  pas  comprimé  par  les 
nécessités  de  la  culture  comme  chez  les  métayers  des  collines. 
La  famille  est  donc  ici  constituée  en  simple  ménage  avec 
enfants  mariés  au  foyer. 

La  forêt  et  la  fabrication.  —  La  chaîne  principale  de 
TApennin  qui,  du  mont  Falterona  â  la  Vcrna,  limite  au  nord- 
est  le  Casentino,  est  couverte  de  forêts  qui  dépendaient  jadis, 
soit  de  la  Maison  de  Lorraine,  soit  des  célèbres  monastères 
des  Camaldules  et  de  la  Verna  situés  dans  cette  région,  et  qui 
sont  aujourd'hui  sous  l'administration  de  l'État.  C'est  de  la 
forêt  que  la  population  de  ces  montagnes  tire  ses  principales 
ressources,  soit  par  l'abatage  des  bois,  soit  surtout  par  la  fa- 
brication . 

Remontons  la  vallée  de  la  Sova,  à  quelques  kilomètres  au 
nord  de  Poppi,  jusqu'à  Lierna,  petit  village  accroché  au  flanc 
de  la  montagne.  Le  chemin  carrossable  s'arrête  au  bas  des  mai- 
sons où  on  ne  peut  arriver  qu'à  pied  ou  à  cheval.  Dans  les  ruelles 
en  pente,  on  voit  du  bois  en  billes  ou  en  merrains  ;  par  les  portes 
ouvertes  on  aperçoit  des  hommes  qui  fendent  ces  billes  de  bois, 
courbent  les  lames  au  feu  et  les  assemblent  en  barils  ou  en 
baquets.  Nous  sommes  à  Lierna  dans  un  des  principaux  centres 
de  la  fabrication  des  barils.  Ces  barils  sont  vendus  dans  la  ré- 


LA   MONTAGNE.  59 

gioii  viticole  où  ils  servent  au  transport  et  à  la  vente  du  vin. 
La  montagne  subit  donc  ici  bien  nettement  l'influence  indirecte 
des  cultures  arborescentes  que  nous  avons  reconnues  caracté- 
ristiques de  la  Toscane.  Cette  fabrication  a  pu  se  développer  à 
cause  du  voisinage  de  la  forêt;  on  y  achète  un  sapin  quon 
débite  en  billes  de  70  centimètres  de  long,  faciles  à  transporter 
à  dos  d'âne  ;  quelques  outils  très  simples  composent  tout  l'outil- 
lage. Avec  quelques  centaines  de  francs  on  peut  s'établir  bari- 
laio  (tonnelier)  dans  de  bonnes  conditions,  c'est-à-dire  qu'on 
peut  attendre  pourvendre  ses  produits  le  moment  des  vendanges 
lorsque  la  paire  de  barils  vaut  7  à  9  francs  i.  Le  prix  varie 
suivant  l'abondance  du  vin.  Les  barilai  à  court  d'argent  doivent 
vendre  leurs  barils  au  fur  et  à  mesure  de  leur  fabrication  et,  en 
hiver  les  prix  baissent  à  i  ou  5  francs. 

Barils  et  baquets  sont  achetés  par  des  commerçants  origi- 
naires de  la  vallée  de  la  Sova  où  leurs  amis  et  parents  leur 
servent  de  courtiers.  Eux-mêmes  sont  établis  à  Florence  ou  à 
Empoli  au  centre  de  la  région  viticole.  La  montagne  fournit 
donc  ici  des  émigrants  dans  le  commerce  ;  c'est  une  conséquence 
de  l'industrie.  Elle  fournit  aussi  des  émigrants  dans  la  fabrica- 
tion, car  certains  barilai  ont  la  clientèle  directe  d'une  fattoria 
de  la  région  des  collines,  où  ils  vont  aussi  passer  quelques 
semaines  chaque  année  pour  faire  les  réparations.  Quelques-uns 
se  sont  même  établis  définitivement  dans  la  province  de  Sienne 
ou  dans  celle  de  Florence. 

La  fabrication  des  barils  qui  se  fait  en  industrie  domestique 
principale  favorise  l'établissement  en  simple  ménage  et  le  châ- 
taignier n'est  pas  là  pour  retenir  les  enfants  autour  du  père; 
aussi  ne  reste-t-il  plus  trace  de  la  communauté.  Celle-ci  persiste 
seulement  chez  les  métayers  des  environs  où  on  trouve  môme 
des  familles  de  trente  et  quarante  personnes.  Preuve  é^^dente 
de  l'intluence  du  travail  sur  la  constitution  de  la  famille. 

L'établissement  des  jeunes  ménages  est  facilité  par  l'émigra- 
tion dont  nous  venons  de  parler,  quoique  celle-ci  ne   soit  pas 

1.  Le  baril  mesure  une  cinquantaine  de  litres. 


(10  LES    J'OPULATIONS    RURALES    DE   LA    TOSCANE. 

très  abondante.  Les  émigrants  louent  leur  maison,  ce  qui  in- 
dique qu'ils  ont  l'esprit  de  retour,  mais  ils  vendent  leurs  champs 
probablement  pour  se  procurer  le  capital  dont  ils  ont  besoin 
pour  s'installer  au  dehors.  Ainsi  se  constitue,  par  le  partage 
ég-al  et  par  le  morcellement,  la  propriété  fragmentaire  qui 
fournit  des  aliments  au  harilaio  et  diminue  pour  lui  les  aléas 
de  la  fabrication.  Mais  la  culture  n'en  reste  pas  moins  ici  tout  à 
fait  accessoire. 

Quittons  Lierna  et  montons  jusqu'à  Moggiona  par  le  chemia 
muletier  qui  est  la  seule  voie  d'accès  à  ce  petit  Ailla ge,  le  plus 
élevé  de  la  vallée.  Nous  dépassons  une  femme  qui  pousse 
devant  elle  deux  ânes  chargés  de  perches  de  saules  fendues 
et  écorcées.  Les  perches,  qui  servent  à  faire  des  cercles  de 
barils,  viennent  des  bords  de  l'Arno  ;  à  Lierna,  on  les  apporte 
brutes  et  on  les  prépare  à  la  maison;  les  gens  de  Moggiona,  au 
contraire,  les  travaillent  dans  la  vallée  à  cause  de  la  difficulté 
des  transports;  comme  ceux-ci  sont  lents  et  se  font  par  petites 
charges,  ce  sont  les  femmes  qui  conduisent  les  ânes,  et  cela 
leur  interdit  certains  travaux  comme  le  tressage  de  la  paille. 
On  voit  comment  la  largeur  d'un  chemin  peut  influer  sur  l'ate- 
lier de  travail  et  l'organisation  du  personnel. 

Le  village  de  Moggiona  va  nous  montrer  l'évolution  de  l'état 
social  sous  l'influence  de  la  fabrication.  Nous  avons  pu  interroger 
un  vieillard,  notable  de  l'endroit,  dont  les  souvenirs  d'enfance 
nous  ont  été  précieux.  Dans  sa  jeunesse  il  n'y  avait  pas  de 
vigne,  seulement  quelques  champs  de  céréales  disséminés  çà 
et  là  au  milieu  des  bois  de  chêne.  Les  habitants  vivaient  sur- 
tout de  l'art  pastoral  transhumant;  les  brebis  esti valent  sur  les 
sommets  des  Camaldules  et  hivernaient  en  Maremme;  il  ne 
restait  guère  habituellement  que  sept  ou  huit  hommes  au  vil- 
lage. La  fabrication  des  barils  a  été  introduite  à  Moggiona,  il 
y  a  une  centaine  d'années,  par  deux  jeunes  gens  qui  avaient 
été  placés  en  apprentissage  à  Lierna,  mais  c'est  seulement  après 
1860  qu'elle  s'est  développée  pour  finir  par  devenir  le  moyen 
d'existence  principal  des  habitants.  Les  enfants  de  barilai  sont 
aussi  barilai;  s'ils    manquent  d'argent  pour  s'installer,  ils  en 


LA    MONTAGNE.  61 

empruntent  à  un  voisin  ou  à  un  commerçant  en  barils  qui  de 
ce  fait  exerce  un  certain  patronage. 

Le  premier  effet  de  la  fabrication  a  été  l'amélioration  du 
mode  d'existence.  Jadis  les  paysans  de  Moggiona  vivai(;nt  comme 
des  bêtes  dans  des  taudis  infects  et  boueux;  aujourd'hui  les 
maisons  neuves  se  multiplient,  car  chacun  tient  à  être  proprié- 
taire de  son  habitation;  il  n'y  a  que  doux  locataires  et  ce  sont 
des  ouvriers  étrangers  venus  pour  travailbn-  dans  les  bois.  Les 
intérieurs  sont  propres  et  en  ordre,  le  mobilier  suffisant  et  con- 
venable. Jusqu'ici  les  barilai  ne  semblent  pas  chercher  à  se 
constituer  des  domaines  pleins,  ils  se  contentent  d'un  domaine 
fragmentaire,  et,  comme  la  population  n'est  pas  encore  très 
dense,  il  en  résulte  que  la  terre  reste  à  un  prix  modéré.  Ce- 
pendant la  transhumance  a  disparu  depuis  que  les  hommes 
sont  occupés  au  travail  du  bois  et,  depuis  cinquante  ans,  on  a 
beaucoup  défriché.  La  fabrication,  en  favorisant  l'accroissement 
de  la  population,  a  amené  l'extension  des  cultures  ;  comme  on 
vit  mieux,  la  consommation  du  vin  a  augmenté;  aussi  plante- 
t-on  de  la  vigne  chaque  année.  Cependant  il  n'y  a  que  deux 
familles  de  cultivateurs  purs  travaillant  avec  des  vaches,  tous 
les  autres  n  emploient  que  la  bêche  et  la  pioche.  Les  pasteurs 
transhumants  d'autrefois  ont  donc  passr  ici  à  la  fabrication 
domestique  principale  appuyée  sur  la  petite  culture  en  domaine 
fragmentaire .  La  famille  en  communauté  a  évolué  vers  le  simple 
ménage,  et  le  patronage  de  l'herbe  a  fait  place  au  patronage 
de  la  forêt. 

Le  moment  est  venu  de  rechercher  quelle  est  l'origine  de  la 
petite  propriété  dans  la  montagne  du  Casentino.  Jadis  toutes 
ces  montagnes  appartenaient  à  des  monastères  riches  et  puis- 
sants; les  seigneurs  en  effet  fondaient  plus  volontiers  et  dotaient 
plus  largement  les  couvents  dans  ces  contrées  pauvres,  incultes 
et  inhabitées  que  dans  les  régions  riches  et  peuplées  de  la  plaine 
et  des  collines.  Les  moines  donnèrent  à  cens  une  grande  partie 
de  leurs  terres,  tout  en  conservant  quelques  domaines  en  faire- 
valoir  et  en  métayage.  Ainsi  s'explique  la  coexistence  de  la 
petite  et  de  la  moyenne  propriété.  En  outre,  au  xviir  siècle, 


62  LES    POPULATIONS    RIRALES    DE   LA    TOSCANE. 

SOUS  le  règne  de  Pierre-Léopold,  les  communes  furent  obligées 
et  l'Eglise  invitée  à  donner  leurs  biens  en  emphytéose  aux 
cultivateurs.  Tous  les  propriétaires  de  Moggiona  sont  originaire- 
ment des  tenanciers  à  cens  ou  des  propriétaires  emphytéotiques, 
dont  quelques-uns  n'ont  pas  encore  racheté  leurs  redevances. 
Celles-ci  se  payaient  autrefois  en  grain  à  la  Saint-Jacques;  de- 
puis que  les  biens  des  monastères  ont  été  sécularisés,  elles  sont 
rachetables  au  taux  de  5  X  •  Voilà  par  suite  de  quelles  circons- 
tances, jointes  aux  conditions  favorables  du  lieu,  la  petite  pro- 
priété s'est  développée  dans  les  montagnes  toscanes. 

Les  conséquences  du  reboisement.  —  Nous  avons  vu  à  Mog- 
giona les  cultures  s'étendre  par  défrichement.  C'est  ce  qui  a  eu 
lieu  partout  dans  le  Casentino  :  il  y  a  un  siècle,  à  Stia,  les  bois 
descendaient  jusqu'à  l'Arno  ;  il  faut  maintenant  monter  beaucoup 
plus  haut  pour  les  rencontrer.  Le  défrichement  est  ici  favorisé 
parle  climat  qui  permet  aux  cultures  et  à  la  vigne  de  s'élever 
jusqu'à  une  altitude  assez  grande  ;  aussi,  pour  satisfaire  aux  be- 
soins d'une  population  toujours  croissante,  des  étendues  considé- 
rables de  forets  ont-elles  été  défrichées  au  cours  des  siècles'. 
Ceci  a  eu,  au  point  de  vue  du  régime  des  eaux,  des  effets  désas- 
treux :  l'Arno,  navigable  au  moyen  âge,  nest  plus  qu'un  tor- 
rent; d'autre  part,  en  raison  de  leur  âge  géologique,  les  Apen- 
nins ont  des  pentes  très  escarpées  que  les  eaux  de  pluie  ravinent 
en  entrainant  les  terres  qu'elles  déposent  ensuite  dans  la 
plaine;  les  inondations  sont  fréquentes  et  redoutables-.  Pour 
remédier  à  ces  inconvénients,  les  Médicis  protégèrent  les  forêts 
par  des  lois  (]ui  furent  abrogées  à  la  fin  du  xviii''  siècle,  sous 
l'empire  d'un  libéralisme  mal  compris.  Le  déboisement  reprit  de 
plus  belle,  si  bien  que  le  gouvernement  italien  dut  promulguer 
en  1887  une  loi  sur  la  servitude  forestière  [vincolo  forestalé)  par 
laquelle  le  sol,  situé  dans  un  périmètre  déterminé,  est  soustrait 

1.  A  la  fin  du  xiv«  siècle,  les  loitHs  occupaient  en  Toscane  environ  800.000  hec- 
tares ;  actuellement  elles  couvrent  seulement  450.000  hectares. 

1.  Dans  l'automne  1907,  les  inondations  ont  causé  de  grands  dégâts  aussi  bien  dans 
la  plaine  que  dans  la  montagne. 


LA    M  ON  TA  G. m:.  63 

à  la  culture  et  au  pâturage,  afin  de  favoriser  le  reboisement. 

Si  le  principe  de  la  loi  est  excellent,  l'application  en  est  très 
défectueuse.  D'abord  aucune  indemnité  nest  allouée  aux  pro- 
priétaires dont  les  terres  sont  comprises  dans  le  périmètre  de 
reboisement  :  pour  beaucoup  de  paysans,  c'est  la  ruine.  Ensuite 
ce  périmètre  vaguement  défini  est  encore  plus  mal  délimité;  le 
plan  en  est  incertain  et  il  n'y  a  pas  de  bornes  sur  le  terrain.  De 
là  des  contestations  et  des  procès  sans  fin  ;  les  gros  propriétaires 
arrivent  à  se  défendre,  mais  les  paysans  sont  écrasés  et  conçoivent 
contre  les  agents  forestiers  une  haine  terrible  qui  se  traduit 
parfois  par  des  meurtres. 

Nous  comprendrons  mieux  l'exaspération  des  habitants  de  ce 
pays  en  étudiant  les  répercussions  qu'a  eues  la  loi  forestière  sur 
la  population  du  petit  village  de  Valluciole  situé  au  pied  du  mont 
Falterona.  Il  y  avait  là  de  petits  propriétaires  indépendants,  grâce 
à  leurs  brebis,  à  leurs  châtaigniers  et  à  leurs  champs  où  ils  cul- 
tivent surtout  des  pommes  de  terre.  Jadis  même,  beaucoup  fi- 
laient et  tissaient  la  laine,  soit  pour  eux-mêmes,  soit  pour  le 
compte  de  négociants  de  Stia,  mais  aujourd'hui  l'usine  qui  oc- 
cupe 600  à  700  ouvriers  a  remplacé  la  fabrique  collective  '.  La 
loi  de  1887  enleva  toute  ressource  à  beaucoup  de  paysans,  qui 
n'eurent  plus  le  droit  ni  de  cultiver  leurs  champs  ni  de  faire 
paître  leurs  brebis  dans  les  bois.  Il  ne  leur  restait  que  les  châ- 
taigniers, produit  insuffisant  et  aléatoire.  Ils  suivirent  de  ce  fait 
une  déchéance  ;  de  propriétaires  indépendants  ils  devinrent  sa- 
lariés, car  ils  durent  chercher  dans  l'émigration  des  moyens 
d'existence.  Certains  sont  bûcherons,  en  été  dans  la  montagne, 
l'hiver  en  Maremme;  d'autres  sont  maçons  à  Florence,  dans 
l'Italie  du  Nord  et  même  à  l'étranger.  Ils  arrivent  à  vivre  encore 
assez  bien,  mais  la  population  tend  vers  le  type  instable,  car, 
d'une  part,  l'émigration  ébranle  la  communauté  et  la  réduit  au 
simple  ménage,  et.  d'autre  part,  le  paysan  est  déraciné. 

Accablé  d'impôt  du  fait  d'une  terre  qui  est  devenue  inutili- 

1.  Il  est  évident  que  les  fameux  draps  du  Casentino  et  l'industrie  de  la  laine  à 
Florence  au  moyen  âge  doivent  leur  origine  aux  nombreux  troupeaux  de  brebis 
transhumants  des  Apennins. 


64  LES   POPULATIONS    RURALES   DE    LA    TOSCANE. 

sable  pour  lui,  il  cherche  à  la  vendre  ;  il  ne  conserve  que  les  châ- 
taigneraies dont  la  destination  n'a  pas  été  modifiée  par  la  loi  et 
qui,  n'exigeant  pas  de  travail,  ne  le  retiennent  pas  au  pays.  La 
petite  propriété  tend  donc  ici  à  disparaître  au  profit  de  quelques 
propriétaires  plus  riches  qui  achètent  à  bas  prix,  se  défendent 
victorieusement  contre  l'administration  forestière  ou  obtiennent 
des  accommodements,  et  qui  ainsi  constituent  de  nouvelles  mé- 
tairies où  vivent  des  communautés  nombreuses.  Lorsque  celles-ci 
se  trouvent  à  l'étroit  sur  leurs  domaines,  elles  envoient  des  émi- 
grants  jusque  dans  la  Maremme  où  nous  les  retrouverons. 

On  voit,  par  cet  exemple,  combien  l'intervention  des  pouvoirs 
publics,  même  justifiée,  est  souvent  absolue,  sans  souplesse  et 
peut  amener  le  trouble  et  la  souffrance  dans  une  population  pour 
n'avoir  pas  tenu  compte  de  certaines  circonstances  locales. 

De  notre  excursion  à  travers  le  Casentino  nous  retiendrons  en 
définitive  que,  par  suite  de  l'insuffisance  de  la  culture  et  sous 
l'influence  de  la  petite  propriété,  de  l'émigration  et  de  la  fabri- 
cation, l'organisation  de  la  famille  se  modifie  :  la  communaulé 
fait  place  au  simple  ménage  et  le  patronage  du  grand  proprié- 
taire urbain  est  remplacé  par  celui  de  llierbe,  du  châtaignier  et 
de  la  forêt. 


H.    LE   MONT   AMI  ATA. 

Le  mont  Amiata  est  un  massif  isolé  au  sud  de  la  Toscane  ; 
son  sommet,  qui  dépasse  1.700  mètres  d'altitude,  est  couvert  de 
bois  de  hêtres.  11  est  formé  par  un  épanchement  de  trachyte 
léger  et  poreux  sur  l'éocène  argileux  et  compact.  La  route  qui 
fait  le  tour  de  la  montagne  par  Castel  del  Piano,  Arcidosso,  Santa 
Fiora,  Pian  Castagnaio  et  l'Abbadia  San  Salvatore,  suit  la  limite 
des  deux  terrains  ^  ;  cette  limite  est  d'ailleurs  indiquée  dans  tous 

1.  Celte  route,  1res  piltoiesque.  est  mal  tracée  et  encore  plus  mal  entretenue.  Les 
auberges  du  mont  Amiata  laissent  beaucoup  à  désirer.  On  vous  répète  partoul, 
en  s'excusant,  qu'on  est  «  à  la  campagne  »,  qu'il  faut  «  s'adapter  «  aux  conditions 
locales,  mais  les  aubergistes  ne  songent  pas  à  «  s'adapter  »  aux  nécessités  de  l'hygiène 
moderne.  Cela  empêclic  le  tourisme  de  se  développer. 


LA   MONTAGNE.  65 

ses  contours  par  le  châtaignier  qui  pousse  vig-oureusement  sur  le 
Irachyte,  mais  ne  vient  pas  sur  l'éocène  trop  compact.  Le  climat 
est  très  doux  à  cause  du  voisinage  de  la  mer,  dont  les  vents  ap- 
portent parfois  une  pluie  bienfaisante.  Nous  allons  constater  ici 
que  Uabondance  des  productions  arborescentes  ne  supplée  pas  au 
défaut  de  patronage  et  que,  lorsque  le  patronage  reparaît,  la 
prospérité  revient. 

Les  productions  arborescentes.  —  A  Castel  del  Piano,  les 
cultures  arbustives,  favorisées  par  le  climat  et  le  sol,  prennent 
une  importance  qu'elles  n'ont  nulle  part  dans  la  région  des 
collines.  Le  vin,  l'huile  et  les  châtaignes  sont  les  trois  produits 
principaux  du  pays;  les  céréales  sont  tout  à  fait  accessoires.  La 
vigne  seule  exige  un  peu  de  travail  ;  les  oliviers  se  taillent  tous  les 
trois  ans  et  les  châtaigniers  s'élaguent  de  loin  en  loin.  Ces  trois 
plantes  donnent  des  récoltes  abondantes;  on  me  cite  des  oliviers 
produisant  700  kilos  d'olives,  soit  150  kilos  d'huile  ;  on  estime 
qu'un  hectare  planté  en  oliviers  peut  rapporter  brut  jusqu'à 
2.000  francs.  L'huile  et  le  \in  sont  en  grande  partie  vendus  en 
Maremme;  les  marrons  sont  aussi  exportés,  mais  les  châtaignes, 
séchées  et  réduites  en  farine ,  servent  de  base  à  l'alimentation.  Les 
champignons  sont  abondants  dans  les  bois  et  les  châtaigneraies; 
on  en  exporte  pour  50.000  francs  par  an;  les  femmes  se  font 
ainsi  des  journées  de  2  à  3  francs.  C'est  en  somme  la  vie  facile. 
On  peut  vivre  sur  un  petit  domaine;  aussi  la  petite  propriété 
règne-t-elle  exclusivement.  Il  y  a  quelques  métairies,  mais  qui  ne 
dépassent  pas  4  à  5  hectares  et  ne  constituent  jamais  de  grandes 
propriétés.  En  raison  de  l'abondance  des  productions,  le  sol  s'est 
morcelé  et  la  population  s'est  accrue  ;  elle  a  doublé  en  cinquante 
ans.  Mais  la  productivité  du  sol  n'a  pas  pu  s'accroître  indéfini- 
ment; aussi  faut-il  chercher  dans  l'émigration  des  movens 
d'existence  supplémentaires.  Les  hommes  vont  faire  les  foins  et 
les  moissons  en  Maremme,  ou  bien  sont  bûcherons  ou  charbon- 
niers; d'autres  fabriquent  des  objets  en  bois.  Depuis  quelques 
années,  beaucoup  vont  à  Gênes  comme  ouvriers  du  port;  les 
jeunes  filles  vont  mêmes  dans  les  filatures  de  Ligurie.  Mais  tous 

5 


66  LES    POPULATIONS   RURALES   DE   LA   TOSCANE. 

ces  émigrants  ont  l'esprit  de  retour  et  la  nostalgie  du  pays  :  un 
propriétaire  important  avait  trouvé  près  de  Lacques  des  mé- 
tairies pour  plusieurs  familles  qui  étaient  sans  travail  ;  elles  sont 
revenues  au  bout  de  trois  mois. 

Nous  sommes  ici  en  présence  de  communautaires  endurcis.  Les 
familles  restent  dans  l'indivision  le  plus  longtemps  possible. 
Mais  on  a  beau  se  serrer  les  uns  contre  les  autres,  la  production 
des  châtaigniers  et  des  oliviers  n'augmente  pas,  tandis  que  les  be- 
soins s'accroissent  ainsi  que  les  impôts'.  On  est  ainsi  amené  à 
vendre  son  bien,  et  la  petite  propriété  est  en  voie  de  disparition; 
ce  serait  déjà  chose  faite  s'il  n'y  avait  dix  vendeurs  pour  un 
acheteur,  car  seuls  les  plus  économes,  les  plus  travailleurs  ar- 
rivent à  se  maintenir  et  peuvent  parfois  acheter  de  nouvelles 
terres.  Ce  sont  surtout  les  bûcherons  et  les  scieurs  de  long  qui 
s'enrichissent  et  agrandissent  leurs  domaines.  Mais,  à  côté  de  ces 
propriétaires  d'élite,  il  se  forme  une  sorte  de  prolétariat  misé- 
rable qui  ne  peut  guère  s'employer  sur  place,  faute  d'une  classe 
patronale  pour  créer  de  nouveaux  moyens  d'existence.  Les  fa- 
milles bourgeoises  recrutent  surtout  les  fonctions  pubhques  et  les 
carrières  libérales.  Il  y  a  bien  au  pied  de  la  ville  les  carrières  de 
terre  de  Sienne,  qui  constituent  un  monopole  de  fait  puisqu'elles 
sont  uniques  au  monde  ;  mais  l'exploitation  en  est  rudimentaire 
et  anarchique  ;  une  société,  formée  par  les  divers  propriétaires 
pour  régler  la  vente,  n'a  eu  qu'une  existence  éphémère.  C'est  en 
Angleterre  que  la  terre  de  Sienne  est  préparée  en  vue  de  la 
vente  et  qu'on  réalise  ainsi  des  bénéfices  qui  pourraient  revenir 
aux  habitants  de  Castel  del  Piano.  J'ai  pourtant  rencontré  là  un 
homme  qui,  après  avoir  reçu,  comme  ses  voisins,  une  éducation 
classique  et  universitaire,  s'est  lancé  dans  l'industrie.  II  a  trans- 
formé une  ancienne  fonderie  en  usine  électrique;  il  fournit  la 
lumière  à  plusieurs  villages  et  utilise  la  force  motrice  pour  le 
service  d'un  moulin  et  d'une  fabrique  de  pâtes  alimentaires.  11 
y  a   sur  tout  le  pourtour  du  mont  Amiata  beaucoup  de  ruis- 

1.  On  me  cite  des  châtaigneraies  dont  l'impôt  dépasse  le  revenu  et  que  les  pro- 
priétaires ont  abandonnées  au  Fisc,  qui  a  dû  alors  acquitter  les  taxes  provinciales  et 
communales  ! 


LA    MONTAGNE.  (>/ 

seaux  et  de  chutes  deau  qu'on  pourrait  utiliser  pour  l'industrie  ; 
mais  de  telles  initiatives  sont  rares;  la  petite  vie  étroite,  tran- 
quille et  insouciante,  due  aux  productions  arborescentes,  a  mis 
son  empreinte  sur  toute  la  population  et  n'a  pas  permis  la  for- 
mation d'une  véritaljle  classe  patronale. 

Les  mines  de  mercure.  —  La  classe  patronale  n'a  pas  été  four- 
nie, ici,  comme  dans  la  région  des  collines,  par  les  urbains,  à 
cause  de  l'éloignement  des  villes  de  commerce.  La  féodalité 
s'est  maintenue  ici  beaucoup  plus  longtemps  que  dans  le  reste 
de  la  Toscane  ;  c'est  ce  qui  explique  l'existence  de  quelques 
grandes  propriétés,  qui  s'étendent  surtout  sur  des  bois  et  des 
terres  à  maigre  pâturage.  C'est  pourtant  de  la  ville  et  même  de 
l'étranger  que  sont  venus  les  patrons  actuels  dans  le  mont 
Amiata,  mais  ils  ont  été  attirés,  non  par  la  culture,  mais  par 
la  richesse  minérale  du  sous-sol. 

La  commune  de  Santa-Fiora  est  très  vaste  et  la  population  y 
est  peu  dense,  quoiqu'elle  ait  doublé  depuis  cinquante  ans.  La 
culture,  très  arriérée,  se  fait  à  la  bêche  et  sans  fumure,  car  le 
gros  bétail  n'existe  pas  ;  il  y  a  seulement  des  moutons  qui  pâtu- 
rent dans  les  châtaigneraies,  et  ce  sont  des  ânes  qui  servent  de 
bêtes  de  somme.  Les  habitants  semblent  faire  de  la  culture  à  re- 
gret et  seulement  pour  suppléer  à  l'insuffisance  du  pâturage  et 
de  la  cueillette.  Cependant  par  la  fumure  on  pourrait  doubler 
les  rendements,  comme  le  prouve  l'exemple  d'un  propriétaire 
agronome.  En  intensifiant  la  culture,  la  population  trouverait 
sur  place  des  moyens  d'existence  très  suffisants,  tandis  que  les 
hommes  doivent  aujourd'hui  aller  en  Maremme  pour  les  mois- 
sons, au  détriment  de  leur  santé.  Il  existe  encore  dans  la  région 
des  communautés  de  quarante  personnes,  dont  les  domaines 
sont  considérables  et  qui,  grâce  à  leurs  nombreux  troupeaux, 
à  la  main-d'œuvre  abondante,  cultivent  bien  et  sont  prospères. 
Mais,  ici  comme  ailleurs,  la  communauté  tend  à  se  désagréger;  les 
jeunes  ménages  s'établissent  à  leur  compte  dès  que  leurs 
moyens  le  leur  permettent.  Ces!;  surtout  à  l'industrie  minière 
qu'ils  doivent  de  pouvoir  se  créer  une  existence  indépendante. 


68  LES   POPULATIONS   RURALES    DE   LA   TOSCANE. 

Les  mines  de  Siele  appartiennent  à  un  Italien  de  Livourne. 
Elles  ont  eu  longtemps  pour  directeur  un  ingénieur  tchèque, 
M.  Cermak-Spirek,  mort  récemment,  qui  est  l'inventeur  du  four 
universellement  employé  aujourd'hui  pour  le  traitement  du 
cinabre.  Les  mines  de  l'Amiata  étaient  connues  des  Romains, 
mais  celles  de  Siele  ne  sont  exploitées  activement  que  depuis 
le  milieu  du  xix^  siècle.  Elles  occupent  plus  de  300  ouvriers 
qui  habitent  les  villages  voisins,  souvent  à  plusieurs  kilomètres. 
Le  minerai  (sulfure  de  mercure  imprégnant  l'argile)  est  d'abord 
mis  à  sécher  à  l'air,  puis  placé  dans  un  four  continu,  où  il  est 
chauffé  à  une  température  suffisante  pour  distiller  le  mercure 
dont  les  vapeurs  sont  amenées  dans  un  réfrigérant  où  on  re- 
cueille le  mercure  en  mélange  avec  les  produits  de  la  combus- 
tion; par  turbinage  on  obtient  le  métal  pur  ^  On  voit  que  le 
traitement  du  cinabre  est  des  plus  simples.  Il  exige  une  grande 
quantité  de  bois,  d'abord  parce  que  la  houille  manque  dans  le 
pays  et  que  les  transports  sont  coûteux,  ensuite  parce  que  le 
feu  de  bois,  plus  clair  et  plus  vif,  convient  mieux  pour  la  distil- 
lation. Aussi  une  main-d'œuvre  considérable  est-elle  employée 
à  l'abatage  et  au  transport  du  bois  ;  si  bien  que  la  plus  grande 
partie  de  la  population  de  Santa-Fiora  vit  aujourd'hui  plus  ou 
moins  directement  de  l'exploitation  des  mines.  La  nécessité  de 
s'assurer  pour  l'avenir  des  ressources  suffisantes  en  combus- 
tible pousse  les  propriétaires  de  mines  à  reboiser  :  à  Siele  cin- 
quante ouvriers  sont  occupés  à  des  travaux  de  reboisement  et 
on  estime  que,  dans  quelques  années,  le  bois  de  la  propriété 
suffira  à  fournir  le  comljustible  nécessaire  à  l'usine,  mais  il 
faudra  encore  acheter  le  bois  d'œuvre.  La  cherté  de  la  houille  - 
et  la  nécessité  d'économiser  le  com])Ustible  amène  à  utiliser 
les  chutes  d'eau.  La  mine  de  Siele  a  installé  à  Santa-Fiora  une 
usine  électrique  qui  fournit  la  force  motrice  pour  les  pompes 
et  le  service  des  puits  et  qui  éclaire,  en  outre,  différents  villages. 


1.  Si  le  four  est  bien  construit,  il  ne  doit  y  avoir  aucune  émanation  de  vapeurs 
de  mercure,  sinon  l'opération  est  dangereuse  pour  les  ouvriers  qui  sont  rapidement 
atteints  de  paralysie  et  de  tremblements. 

2.  Rendue  à  Siele,  la  tonne  de  houille  revient  à  70  francs. 


LA    MONTAGNE.  69 

Grâce  à  la  foret  et  aux  chutes  d'eau,  l'éloigncment  du  chemin 
de  fer  et  le  mauvais  état  des  routes  n'exercent  pas  une  influence 
fâcheuse  sur  l'exploitation  minière  :  le  transport  de  la  tonne 
de  mercure  jusqu'à  la  station  du  mont  Amiata  revient  à  23  francs, 
somme  insignifiante  étant  donnée  la  valeur  de  la  marchandise, 
8.000  francs  environ. 

A  l'Abbadia  San-Salvatore,  les  effets  de  l'industrie  minière 
sont  les  mêmes  et  paraissent  encore  plus  accentués,  car  l'ex- 
ploitation est  plus  importante  et  son  influence  est  concentrée 
sur  un  seul  village.  Jadis,  la  population  était  sous  la  dépendance 
étroite  du  châtaignier.  La  culture  y  est  encore  arriérée  et  routi- 
nière; ainsi,  malgré  l'abondance  des  sources,  il  n'y  a  pas  de 
prairies  :  «  Ça  n'est  pas  l'habitude  du  pays,  »  me  dit  un  paysan. 
Les  habitants  assez  misérables  émigraient  en  masse  en  Maremme 
l'hiver  et  l'été,  il  y  a  dix  ans,  une  société  allemande  a  entrepris 
l'exploitation  des  mines  de  mercure.  Elle  dépense  de  50.000 
à  60.000  francs  par  mois  en  salaires  et  en  bois.  La  vie  est 
donc  maintenant  assurée  aux  gens  de  l'Abbadia,  qui  n'émigrent 
plus.  La  population,  qui  est  de  5.000  habitants,  augmente  de 
•200  âmes  par  an  et,  malgré  cela,  le  bien-être  s' accroît  ;  il  n'y 
a  pas  plus  de  trois  ou  quatre  familles  qui  ne  possèdent  pas  leur 
maison.  La  terre  a  triplé  de  valeur  quoique  la  culture,  consi- 
dérée comme  un  moyen  d'existence  accessoire,  soit  assez  né- 
gligée. En  raison  de  la  densité  de  la  population,  la  fabrication 
domestique  de  la  toile  et  du  drap  par  les  femmes  s'est  main- 
tenue, et  l'aisance  plus  générale  a  donné  une  nouvelle  impulsion 
à  la  fabrication  des  chaises  et  des  tonneaux. 

Sous  l'influence  du  patronage  qui  lui  manquait  jusqu'alors, 
la  population  est  devenue  prospère;  l'établissement  des  jeunes 
ménages  est  facilitée,  ce  qui  favorise  la  dissolution  de  la  com- 
munauté et  la  diffusion  de  la  propriété  fragmentaire.  Cependant 
le  Iravail  industriel  n'a  pas  donné  aux  hommes  la  prévoyance 
que  n'avait  développée  en  eux  ni  la  culture  arborescente  du 
châtaignier  ni  la  formation  communautaire.  Ainsi  le  proprié- 
taire de  Siele  a  dû  renoncer  à  constituer  une  caisse  de  retraites 
devant  le  refus  de  ses  ouvriers  d'v  contribuer.  Pour  assurer 


70  LES    POPULATIONS    RURALES    DE    LA    TOSCANE. 

l'existence  des  vieillards,  il  emploie  alors  un  moyen  détourné, 
bel  exemple  de  paternalisme  :  lorsqu'il  engage  un  jeune  homme 
en  remplacement  de  son  père,  il  stipule  qu'une  partie  du  salaire 
sera  payée  au  père  jusqu'à  sa  mort. 

En  résumé,  les  populations  de  la  zone  des  montag-nes,  Casen- 
tino  et  mont  Amiata,  vivent  sous  l'influence  du  châtaignier  et  de 
la  forêt. 

Le  châtaigTiier,  allié  à  la  culture  fragmentaire  et  au  petit  pâ- 
turage, leur  fournit  sans  effort  leurs  moyens  d'existence.  Mais  sa 
production  est  limitée  et  indépendante  du  travail  de  Ihomme. 
Lorsque  la  population  atteint  une  certaine  densité,  elle  doit  cher- 
cher d'autres  moyens  d'existence,  et,  comme  elle  n'est  pas 
dressée  à  la  culture  intense,  elle  doit  recourir  à  l'émigration 
périodique  pour  trouver  ailleurs  un  patronage  plus  efficace 
que  celui  du  châtaignier  qui  lui  manque  dans  son  pays. 
La  formation  communautaire  et  le  désir  de  jouir  des  produits 
spontanés  des  châtaigneraies  font  en  général  obstacle  à  l'émi- 
gration définitive. 

La  foret  exerce  son  patronage  en  procurant  à  la  population 
des  moyens  d'existence  complémentaires,  soit  par  la  fabrication 
domestique  d'objets  en  bois,  soit  en  permettant  l'établissement 
du  grand  atelier  parle  combustible  qu'elle  fournit. 

Quels  que  soient  d'ailleurs  les  moyens  d'existence  indépen- 
dants de  la  culture,  ils  amènent  la  désagrégation  de  la  commu- 
nauté et  l'établissement  en  simple  ménage  en  même  temps 
qu'un  changement  dans  la  forme  et  l'importance  du  patronage. 
Ces  transformations,  qui  donnent  naissance  â  une  variété  du  type 
toscan,  sont  dues  en  définitive  à  une  modification  dans  la  nature 
des  cultur<^s  arborescentes  provenant  des  conditions  locales  du  sol 
et  du  climat. 


III 


LA  MAREMME 


C'est  en  Maremme  que  se  fait  actuellement  l'expansion  du 
type  toscan  :  expansion  de  la  population  rurale  par  l'émigra- 
tion, soit  périodique,  soit  même  définitive,  des  montagnards, 
quelquefois  aussi  des  métayers  des  collines;  expansion  de  la 
classe  supérieure,  car  c'est  en  Maremme  que  les  capitaux  ur- 
bains trouvent  actuellement  un  emploi  fructueux  dans  la  mise 
en  valeur  du  sol  et  que  l'initiative  d'un  grand  propriétaire 
peut  donner  les  résultats  les  plus  heureux.  C'est  donc  la  ville 
de  la  région  des  collines,  l'ancienne  cité  commerçante  et 
riche,  qui  fournit  à  la  Maremme  ses  patrons,  et  la  montagne 
pauvre  et  surpeuplée  qui  lui  fournit  ses  habitants.  Les  uns 
et  les  autres  y  portent  leurs  habitudes  de  vie  et  leurs  pro- 
cédés de  travail.  Nous  verrons  quelles  modifications  leur 
sont  imposées  par  le  lieu. 

On  appelle  Maremme,  en  Italie,  tout  le  littoral  de  la  mer 
Tyrrhénienne  depuis  Pise  jusqu'au  delà  de  Rome.  C'est  une 
plaine  d'alluvions  souvent  fertile,  mais  qui,  livrée  à  elle-même, 
se  transforme  en  marécages  malsains  où  règne  la  malaria.  A 
l'époque  des  Etrusques,  toute  cette  région  avait  été  assainie  et 
mise  en  culture;  on  y  comptait  de  nombreux  ports  de  com- 
merce ;  mais,  lors  de  la  décadence  romaine,  elle  fut  abandonnée 
et  retourna  à  l'état  inculte.  Depuis,  elle  n'a  jamais  été  complè- 
tement cultivée.  C'est  encore  aujourd'hui  un  pays  fiévreux  et 
presque  désert;  cependant,  depuis  le  milieu  du  xix"  siècle,  de 
grands  efforts  ont  été  faits  pour  rendre   cette  région  à  la  cul- 


72  LES    POPULATIONS    RURALES   DE   LA   TOSCANE. 

ture  et  d'excellents  résultats  ont  été  obtenus.  La  colonisation  de 
la  Maremme  toscane  fait  de  grands  progrès.  Le  faire-valoir  fait 
place  au  métayage.  L'extension  des  cultures  arbustives  suit  une 
marche  parallèle  à  celle  de  l'expansion  de  la  race;  si  la  vigne, 
l'olivier  et  le  mûrier  ne  sont  pas,  comme  dans  les  collines,  des 
produits  presque  spontanés  du  lieu,  du  moins  sont-ils  favorisés 
par  le  climat  dont  la  douceur  permet  de  cultiver  des  arbres 
fruitiers  délicats,  comme  l'amandier,  et  des  légumes  de  primeur. 
Sous  l'influence  des  cultures  arborescentes  et  du  métayage, 
nous  verrons  la  communauté  de  famille  se  reconstituer  autour 
du  simple  ménage  des  premiers  colons,  et  le  patronage  du  pro- 
priétaire s'exercer  d'une  façon  très  intense  pour  mettre  à  la 
disposition  des  colons  un  sol  assaini  et  bien  aménagé,  un  cheptel 
et  des  instruments  de  travail  ainsi  que  les  provisions  néces- 
saires pour  attendre  la  récolte.  iMais  ici  l'intervention  patronale 
est  plus  hardie,  plus  large,  plus  dégagée  de  la  routine  tradi- 
tionnelle; elle  laisse  peut-être  au  colon  plus  d'initiative  et 
celui-ci  en  donne  des  preuves.  Il  semble  que  sur  ce  sol  vierge 
le  type  toscan  s'épanouisse  plus  librement  et  accuse  plus  de 
vigueur. 

Nous  allons  examiner  rapidement  comment  s'opère  la  colo- 
nisation de  la  Maremme  et  à  quels  résultats  elle  aboutit. 

I.    LA    COLONISATION. 

Le  PATURAGE  ET  LA  CULTURE  EXTENsivE.  —  Le  douiainc  de  la 
Parrina  est  situé  à  quelques  kilomètres  de  la  station  d'Orbe- 
tello.  La  gracieuse  hospitalité  du  chevalier  tiiuntini  m'a  permis 
de  me  rendre  compte  de  ce  qu'est  un  domaine  de  Maremme  en 
voie  de  transformation.  On  a  ici  l'impression  d'être  dans  un 
pays  neuf,  et  cependant  on  aperçoit,  à  peu  de  distance,  les 
antiques  cités  étrusques  d'Orbetello  et  de  Talamone.  La  Par- 
rina compte  environ  1..jOO  hectares,  dont  200  seulement  sont 
actuellement  mis  en  culture  régulière;  le  reste  est  constitué 
par  des  pâturages  et  des  bois  sur  la  colline,  qui  est  ici 
assez  rapprochée  de  la  mer.   Les  propriétés  de   plusieurs  mil- 


LA    MAREMME.  73 

liers  d'hectares  ne  sont  pas  rares  en  Marenimc  ;  c'est  à  la 
fois  une  conséquence  du  mode  d'exploitation  par  le  pâturage 
extensif  et  un  effet  de  l'insalubrité  et  de  l'éloig-nenient  de  cette 
région.  La  propriété  féodale  s'y  est  maintenue  plus  longtemps 
qu'ailleurs  et  seuls  les  gros  capitalistes  urbains  ont  été  tentés 
d'y  acheter  des  terres. 

A  peine  arrivés,  nous  montons  à  cheval,  car  ici  les  distances 
sont  trop  grandes  pour  aller  à  pied,  et  les  chemins,  quand  il  y 
en  a,  trop  mauvais  pour  circuler  en  voiture.  Bientôt  nous 
apercevons  des  bœufs  de  la  race  de  la  Maremme  dont  le  pelage 
gris  et  les  immenses  cornes  sont  caractéristiques;  de  grands 
râteliers  installés  en  plein  air  servent  aux  distributions  de  paille 
qu'on  leur  fait  en  hiver  pour  suppléer  à  l'insuffisance  du  pâtu- 
rage. Ceci  est  déjà  une  amélioration  de  l'ancien  système,  car  ces 
bœufs  vivent  à  l'état  sauvage,  allant  à  leur  fantaisie  de  la  plaine 
à  la  montagne  et  mangeant  ce  qu'ils  trouvent.  Deux  hommes 
à  cheval,  cow-boys  de  la  Maremme.  sont  chargés  de  les  compter 
chaque  jour,  de  veiller  à  ce  qu'ils  ne  franchissent  pas  les  limites 
du  domaine  et  d'empêcher  qu'ils  ne  soient  volés.  Une  fois  par 
an,  on  les  pousse  dans  une  enceinte  où  chaque  bête  est  prise 
au  lasso.  Les  jeunes  vaches  sont  marquées  au  fer  rouge  ;  les  plus 
vieilles  (neuf  à  dix  ans)  sont  réformées,  mises  à  part  et  vendues 
pour  la  boucherie  au  mois  de  mai,  alors  qu'elles  sont  en  bon 
état;  beaucoup  sont  expédiées  à  Rome.  Les  jeunes  mâles  sont 
vendus  à  six  mois  dans  la  province  de  Sienne  où  on  les  appré- 
cie beaucoup  comme  animaux  de  travail. 

Un  peu  plus  loin,  nous  rencontrons  les  juments  et  les  pou- 
lains. La  Maremme  est  le  grand  pays  d'élevage  de  l'Italie; 
c'est  là  que  se  remonte  la  cavalerie  et  que  l'État  entretient 
des  haras.  Pour  améliorer  la  race  locale  rustique,  résistante, 
mais  petite,  tardive  et  disgracieuse,  on  a  recours  à  des  étalons 
de  pur  sang  anglais.  Il  y  a  une  station  de  remonte  à  la  Parrina  ; 
cette  année,  c'est  un  pur  sang  d'origine  française,  Préambule, 
fils  de  Clainart,  qui  y  fait  le  service.  Les  poulains  sont  ven- 
dus à  la  remonte  à  trois  ans.  sans  dressage,  au  prix  de 
000  à  700    francs.    Il  y    a   en    ce    moment-ci,   à  la  Parrina, 


7-4  LES   POPULATIONS    RURALES   DE   LA   TOSCANE. 

200  bêtes  à  cornes,  une  centaine  de  chevaux  et  1.200  moutons. 

Ceux-ci  sont  des  animaux  transhumants  qui  passent  l'hiver 
en  Maremme,  et  l'été  dans  l'Apennin  toscan,  sur  un  autre  do- 
maine delà  famille  Giuntini;  le  voyage  dure  douze  jours,  on 
couche  chaque  soir  dans  une  métairie,  qui  tous  les  ans  est  la 
même  depuis  des  siècles.  Les  brebis  que  nous  voyons  font  par- 
tie du  cheptel  do  la  Parrina,  car  c'est  en  Maremme  qu'elles  sé- 
journent le  plus  longtemps,  et  c'est  pendant  l'hiver  que  se  font 
les  ventes  d'agneaux  et  de  mères  réformées  et  qu'on  produit  le 
plus  de  fromage.  Ce  fromage  est  vendu  chaque  jour  à  Orbe- 
tello,  puis  accaparé  par  une  sorte  de  trust  qui  l'exporte  dans 
l'Amérique  latine.  Pendant  l'été,  on  fait  moins  de  fromage  et 
il  est  d'une  autre  sorte  ;  il  est  vendu  en  bloc  à  une  foire  d'au- 
tomne ;  le  troupeau  est  alors  sous  la  surveillance  du  régisseur 
du  domaine  où  il  séjourne.  Les  bergers  originaires  de  la  mon- 
tagnes sont  sept  ou  huit,  chargés  chacun  d'un  troupeau  dis- 
tinct: leur  chef,  le  vergaio,  a  un  aide  pour  la  confection  du  fro- 
mage. Ils  reçoivent  60  centimes  par  jour,  du  pain,  du  sel,  de 
l'huile  et  du  petit-lait  ;  ils  font  eux-mêmes  leur  popote  et  peu- 
vent s'ofFrir  un  supplément  de  nourriture,  s'ils  veulent.  Ceux 
d'entre  eux  qui  sont  mariés  amènent  parfois  leurs  femmes,  qui 
peuvent  trouver  du  travail  dans  les  métairies. 

A  quelque  distance  de  là,  un  homme  défriche  le  maquis 
(w2ffcc///<2);  il  coupe  la  broussaille  et  le  bois,  enlève  les  mottes 
de  terre  qui,  mises  en  tas,  sont  brûlées  en  août  et  répandues 
sur  le  champ.  Le  défrichement  du  bois  est  naturellement  limité 
aux  parties  susceptibles  d'être  mises  en  culture,  mais  toute  la 
colline  qui  s'élève  ici  par  une  pente  abrupte  restera  forcément 
boisée.  C'est  un  bois  assez  maigre  d'ailleurs,  car  le  terrain  est 
rocheux,  l'été  atrocement  sec  et  le  bétail  qui  a  libre  parcours 
broute  souvent  les  jeunes  tiges.  Le  système  extensif  caractérise 
donc  la  Maremme  jusque  dans  l'entretien  des  bois,  qui  sont 
cependant  en  Italie  d'un  bon  rapport  à  cause  de  l'absence  de 
houille  '. 

1.  A  Orbetcllo.  le  charbon  de  bois  coûte  2G  francs  la  tonne  et  la  houille  50  francs. 


LA    MAREMME.  iO 


Après  avoir  escaladé  la  montag-ne  par  un  sentier  en  zigzag, 
nous  arrivons  sur  la  hauteur  d'où  Ion  jouit  d'une  vue  magni- 
fique et  très  étendue  sur  la  plaine  et  la  mer  jusqu'à  l'île  d'Elbe, 
lîientôt  nous  voyons  fumer  des  charbonnières  et  un  peu  plus 
loin  nous  joignons  le  charbonnier  lui-même.  Le  bois  est  en  effet 
transformé  en  charbon  sur  place  pour  diminuer  les  difficultés 
et  les  frais  du  transport.  Il  est  vendu  sur  pied  à  un  marchand 
qui  emploie  des  bûcherons  et  des  charbonniers  payés  à  la  tâche 
et  organisés  en  équipes.  Une  équipe  de  cinq  ou  six  bûcherons 
abat  le  bois  nécessaire  pour  occuper  une  équipe  de  charbon- 
niers composée  de  deux  hommes  et  d'un  jeune  garçon.  Il  faut 
une  journée  pour  édifier  la  charbonnière  qui  brûle  ensuite  sept 
ou  huit  jours:  une  équipe  peut  suffire  à  la  conduite  de  dix 
charbonnières  en  activité.  Le  charbon  est  enlevé  par  un  voi- 
turier  qui  le  transporte  à  dos  de  mulet  au  bas  de  la  colline  et 
de  là  avec  des  chars  jusqu'au  petit  port  de  Torre  délie  Saline 
où  il  est  emljarqué  pour  d'autres  régions  de  l'Italie.  Les  bûche- 
rons reçoivent  2  fr.  50  et  les  charbonniers  1  fr.  VO  par  100  kilos 
de  charl)on  produit.  Les  uns  et  les  autres  vivent  dans  le  ma- 
quis où  ils  se  construisent  des  huttes  de  branchages.  Le  mar- 
chand de  bois  installe  sur  place  une  cantine  où  ils  trouvent  à 
acheter  des  provisions;  ils  n'ont  donc  aucun  contact  avec  la  po- 
pulation locale  et  ne  descendent  que  très  rarement  dans  la 
plaine.  Ce  sont,  en  effet,  des  émigrants  venus,  les  bûcherons 
du  haut  Casentino,  les  charbonniers  de  la  montagne  de  Pistoie; 
en  été,  ils  vont  travailler  dans  l'Apennin  parmesan.  Ils  n'ha- 
bitent donc  guère  chez  eux,  tout  au  plus  y  passent-ils  quelques 
semaines  au  printemps  et  à  l'automne.  C'est  leur  femme  qui 
cultive  leur  petit  champ,  car  presque  tous  vivent  en  simple 
ménage  et  sont  propriétaires  de  leur  maison  et  d'un  lopin  de 
terre  dus  à  leurs  économies.  Une  équipe  de  charbonniers  peut, 
en  effet,  gagner  1.500  francs  dans  l'hiver.  Là-dessus  il  faut 
prélever  le  salaire  du  garçon,  soit  200  francs,  et  la  nourri- 
ture, mais  celle-ci  est  plus  que  frugale  et  se  compose  sur- 
tout de  polenta  et  de  fromage.  Nous  retrouvons  donc  ici,  à 
son  point  d'arrivée,  l'émigration   périodique  que    nous  avions 


7G  LES   POPULATIONS    RURALES    DE    LA   TOSCANE. 

vue  à  son  point  de  départ  dans  les  montagnes  de  l'Apennin. 

Cette  émigration  ne  se  limite  pas  à  la  transhumance  et  à  la 
fabrication  du  charJjon.  L'art  pastoral  et  Fart  des  forêts  ne 
sont  pas,  en  effet,  les  seuls  modes  d'exploitation  du  sol  en 
Maremme.  Même  sur  les  domaines  de  l'ancien  type,  on  trouve 
la  culture  extensive  des  céréales,  la  semejiia  (semence),  comme 
on  dit  là-bas.  Cette  culture  se  fait  ordinairement  en  régie 
directe.  A  la  Parrina,  on  la  confie,  depuis  quelques  années,  à  un 
métayer  spécial  appelé  mezzadro,  par  opposition  aux  coloni  qui 
sont  cependant,  eux  aussi,  des  métayers.  Ce  système  a  l'avantage 
de  décharger  le  régisseur  d'un  gros  embarras  et  de  lui  per- 
mettre de  se  consacrer  plus  librement  à  l'amélioration  du 
domaine.  On  sème  chaque  année  150  quintaux  d'avoine  et 
autant  de  froment;  la  semence  est  fournie  par  le  propriétaire, 
qui  la  prélève  ensuite  sur  la  récolte  dont  le  reste  est  partagé  ; 
le  mezzadro  doit  aussi  fournir  à  la  fattoria  la  paille  nécessaire 
pour  les  chevaux  et  le  bétail.  Chaque  année  le  régisseur  indique 
au  métayer  la  partie  du  domaine  qui  doit  être  préparée  pour 
les  céréales.  On  prend  trois  récoltes  sur  le  même  sol,  puis  on 
laboure  à  un  autre  endroit;  ce  procédé  rappelle  la  culture 
nomade  des  noirs  de  Guinée  et  la  raison  en  est  la  même  : 
abondance  du  sol  cultivable.  Le  mezzadro  a  très  peu  de  terres 
qui  lui  soient  assignées  en  propre  :  quelques  champs  autour 
de  sa  maison  où  il  fait  des  légumes  et  des  plantes  fourragères 
pour  SCS  vaches.  Il  tient,  en  effet,  à  cheptel,  une  cinquantaine 
de  bêtes  suisses  en  vue  de  la  production  du  lait.  On  cherche,  à 
la  Parrina.  à  substituer  peu  à  peu  la  race  suisse,  plus  précoce 
et  meilleure  laitière,  à  la  race  de  la  Maremme,  rustique  mais 
tardive  et  peu  laitière.  Mais  ce  changement  ne  peut  se  faire  que 
parallèlement  à  l'amélioration  des  cultures. 

Le  mezzadro  occupe  un  personnel  permanent  de  quatre  ou 
cinq  hommes  seulement,  mais  à  l'époque  des  moissons  il  a  sous 
ses  ordres  jusqu'à  cent  ouvriers  venus  pour  la  plupart  de  la 
région   du  mont  Amiata  ^  Le  plus  ordinairement,  les  salaires 

1.  Pour  s'assurer  des  moissonneurs  en  nombre  suflisanL  beauiouj)  de  régisseurs 
de  la  Maremme  ont  dans  la  montagne,  à  Santa-Fiora  par  exemple,  des  correspon- 


LA   MAREMME.  77 

sont  payés  à  la  tâche  et,  pour  que  les  ouvriers  puissent  se  pro- 
curer facilement  leur  nourriture,  le  métayer  tient  une  boutique 
de  denrées  de  toutes  sortes  où  chacun  s'approvisionne  libre- 
ment. L'éloignement  d'Orbetello  oblige  ainsi  le  domaine  à  s'or- 
ganiser pour  se  suffire  à  lui-môme. 

Le  mode  d'exploitation  que  nous  venons  de  décrire  a  l'incon- 
vénient de  faire  appel  à  une  main-d'œuvre  étrangère  qui  n'a 
d'attache  ni  avec  le  sol  ni  avec  le  propriétaire.  Le  patronage  de 
ce  dernier  ne  s'exerce  donc  que  très  superficiellement  par  le 
salaire  et  encore  d'une  façon  intermittente.  Il  en  résulte  parfois 
des  difficultés  et  des  troubles.  En  outre,  la  terre  est  très  faible- 
ment occupée  puisqu'elle  est  surtout  utilisée  pour  un  travail  de 
simple  récolte,  l'art  pastoral  extensif  ;  il  s'ensuit  que  le  droit 
du  propriétaire  ne  s'affirme  pas  d'une  façon  indiscutable.  C'est 
ce  qui  explique  les  invasions  dont  certaines  grandes  propriétés 
sont  l'objet  de  la  part  des  populations  voisines;  il  existe  en 
effet  çà  et  là,  sur  les  hauteurs,  des  villages  dont  les  habitants 
viennent  en  masse  labourer  et  ensemencer  les  terres  à  leur 
convenance  dans  les  grands  domaines  de  la  plaine.  Les  faits  de 
ce  genre  ont  été  très  fréquents  ces  années  dernières,  et  l'inter- 
vention de  la  force  armée  a  été  nécessaire.  Ils  n'ont  rien  de  sur- 
prenant pour  les  lecteurs  de  la  Science  sociale,  qui  savent  que 
l'appropriation  du  sol  est  en  rapport  direct  avec  l'intensité  de 
son  exploitation  '. 

La  création  des  métairies.  —  Ce  qui  a  fait  obstacle  pendant 
longtemps  à  la  culture  intensive  et  à  la  colonisation,  c'est  la 
malaria.  C'est  donc  elle  qu'il  faut  combattre  tout  d'abord  avant 
de   coloniser.  On  lutte  contre  la  fièvre  au  moyen  de  la  quinine 

danls,  dénommés  faltoretti,  qui  embauchent  les  ouvriers,  s'assurent  de  leur  con- 
cours à  l'avance  en  leur  prêtant  de  l'argent  en  hiver,  etc. 

1.  Les  prétentions  des  paysans  se  basent  sur  le  droit  de  terratico  qui  existe  sur 
certaines  anciennes  terres  féodales  au  profit  de  certains  habitants  du  voisinage,  qui 
peuvent  cultiver  une  étendue  déterminée  de  terre  inculte  en  donnant  au  propriétaire 
comme  redevance  une  quantité  de  grain  égale  à  la  semence.  Aujourd'hui  il  arrive 
que  ce  droit  de  Icrratico  est  revendiqué  par  des  gens  qui  ne  le  possèdent  pas  et 
qu'il  est  même  revendiqué  à  titre  gratuit.  Ces  prétentions  disparaîtraient  devant  la 
culture  intensive  et  l'occupation  du  sol  par  des  colons. 


78  LES    POPULATIONS    RURALES    DE   LA    TOSCANE. 

et  ici  nous  devons  enregistrer  une  heureuse  initiative  de  l'Etat  : 
on  trouve  dans  tous  les  bureaux  de  tabac  de  la  quinine  au 
prix  de  revient  et  les  communes  doivent  en  délivrer  à  prix 
réduit  aux  habitants.  Chaque  printemps,  le  régisseur  de  la 
Parrina  adresse  au  maire  d'Orbetello  une  demande  indiquant 
le  nombre  de  personnes  vivant  sur  le  domaine;  le  médecin 
sanitaire  prescrit  alors  la  quantité  de  quinine  qui  doit  lui  être 
donnée.  Les  ouvriers,  méfiants  au  début,  ont  aujourd'hui 
reconnu  les  bons  effets  du  médicament  et  tout  le  monde  en  fait 
usage  de  mai  à  octobre. 

Le  germe  de  la  malaria  se  transmet  par  la  piqûre  d'un  mous- 
tique. Pour  se  mettre  à  l'abri  de  cet  insecte  on  munit  toutes 
les  ouvertures  des  maisons  de  toile  métallique  très  fine  ^  Il 
faut  en  outre,  pour  résister  à  la  maladie,  suivre  une  bonne 
hygiène  :  ne  pas  manger  trop,  surtout  de  la  viande,  et  boire  de 
l'eau  potable.  La  question  de  Teau  est  un  gros  problème  à 
résoudre  pour  les  habitants  de  la  Maremme.  Le  régisseur  de  la 
Parrina  en  envoie  chercher  à  Orbetello  (8  à  9  kilomètres)  plu- 
sieurs fois  par  semaine  pour  la  consommation  de  ses  ouvriers. 
Chaque  colon  fait  de  même  pour  les  besoins  de  sa  maison  ~. 
Pour  éviter  la  propagation  de  la  malaria,  il  faut  supprimer  les 
eaux  stagnantes  dans  lesquelles  les  moustiques  pondent  leurs 
œufs  et  où  se  développent  leurs  larves.  On  obtient  ce  résultat 
par  l'assainissement  et  la  mise  en  culture. 

Avant  d'installer  un  colon,  on  doit  faire  ce  qu'on  appelle  la 
«  bonification  »  du   sol,  c'est-à-dire  le  mettre    en  état    d'être 

1 .  Le  long  de  la  ligne  de  Pise  à  Rome  on  peut  voir,  devant  les  malsons  des  gardes- 
barrière,  des  cages  métalliques  qui  permettent  de  surveiller  la  voie  sans  être  exposé 
aux  moustiques.  Sur  cette  même  ligne  circulent  chaque  semaine  des  trains- 
citernes  qui  distribuent  l'eau  potable  dans  les  gares  et  dans  les  maisons  de  gardes- 
voie. 

'2.  L'eau  des  puits  est  trouble,  souvent  saumâtre,  toujours  malsaine.  L'eau  d'Or- 
betello est  captée  sur  le  mont  Argentario,  qui  domine  la  ville  du  cùlé  de  la  mer; 
celle  de  Grosseto  vient  du  massif  de  l'Amiata.  —  Signalons  qu'en  pleine  Maremme 
il  existe  des  endroits  qui  ne  sont  pas  malariques  tels  que  Talamone  et  Orbetello, 
A  une  assez  faible  altitude  d'ailleurs  la  malaria  ne  se  fait  pas  sentir;  aussi,  les  rares 
agglomérations  de  la  Maremme  sont-elles  toutes  situées  sur  des  hauteurs,  et 
jadis  les  fonctionnaires  de  Grosseto  émigraient  en  été  à  Scanzano,  dans  la  mon- 
tagne. 


LA    JIAREMME.  i\) 

cultivé.  C'est  un  travail  qui  s'exécute  on  liiver  avec  des  équipes 
de  terrassiers  venus  des  Abruzzes,  sous  la  conduite  d'un  chef 
avec  qui  on  traite.  A  la  Parrina,  on  emploie  pendant  six  mois 
dix  à  quinze  ouvriers  à  faire  des  fossés  d'écoulement,  à  débrous- 
sailler le  sol,  à  le  niveler,  à  faire  des  chemins  et  à  les  entretenir. 

Une  fois  les  terres  aménagées,  on  construit  une  métairie  et  on 
y  installe  un  colon.  On  n'a  aujourd'hui  que  l'embarras  du  choix. 
Il  n'y  a  encore  que  huit  métayers  à  la  Parrina  :  les  premiers 
installés,  il  y  a  quelques  années,  ont  été  pris  parmi  les  ouvriers 
du  pays,  mais  les  trois  derniers  viennent  du  Siennois  et  du 
Casentino.  Ces  émigrants  sont  supérieurs  aux  indigènes  ;  de  santé 
plus  robuste,  ils  sont  aussi  phis  au  courant  de  la  culture  et 
connaissent  la  vigne,  l'olivier,  le  mûrier.  De  son  naturel,  le 
natif  de  la  Maremme  est  peu  cultivateur;  il  aime  surtout  à 
galoper  à  travers  la  campagne  derrière  ses  troupeaux.  Les  co- 
lons immigrés  connaissent  d'ailleurs  en  général  les  conditions 
de  vie  du  pays,  car  ils  sont  souvent  déjà  venus  en  Maremme 
comme  ouvriers  ou  berg"ers.  Au  moment  de  ma  visite  à  la  Par- 
rina, on  installait  comme  colon  un  ancien  ouvrier  temporaire  qui 
appartient  à  une  famille  de  métayers  des  environs  de  Stia  dans 
le  Casentino.  Il  est  marié  et  a  un  enfant  en  bas  âge;  il  a  amené 
avec  lui  son  frère,  un  valet  de  ferme  et  un  jeune  homme  pour 
l'aider  à  cultiver  son  domaine  qui  mesure  20  à  25  hectres.  On 
a  monté  son  étable  en  prenant  dans  le  troupeau  quelques  va- 
ches et  une  jument  dont  il  fait  le  dressage;  il  aura  ainsi  dix  à 
quinze  têtes  de  bétail.  En  outre,  on  lui  assigne  une  partie  de 
l'olivette  qui  s'étend  sur  le  penchant  de  la  colline.  Trois  des 
autres  colons  ont  de  la  vigne,  car  sur  la  pente  qui  regarde 
Orbetello,  il  y  a  depuis  longtemps  un  vignoble  dont  la  plus 
grande  partie  appartient  à  de  petits  propriétaires  d'Orbetello. 
Les  autres  en  auront  aussi,  car,  dès  qu'une  métairie  est  or- 
ganisée, on  y  plante  de  la  vigne. 

Il  est  bien  évident  que  les  nouveaux  colons  ne  trouvent  pas 
ici  des  domaines  en  pleine  production  comme  ceux  de  leurs 
pays  d'origine  et  qu'ils  doivent  exécuter  par  eux-mêmes  bien 
des  petits  travaux  pour  compléter  la  bonification  entreprise  par 


80  LES  POPULATIONS  RURALES  DE  LA  TOSCANE. 

le  propriétaire.  Ils  doivent  être  travailleurs  et  faire  preuve 
d'initiative;  mais  s'ils  sont  venus  ici,  c'est  précisément  pour 
améliorer  leur  situation;  ils  trouvent  des  métairies  assez  vastes 
qu'on  peut  travailler  avec  des  bœufs  ;  enfin  ils  peuvent  compter 
sur  l'assistance  éventuelle  du  propriétaire,  et  ils  jouissent 
de  conditions  un  peu  meilleures  que  dans  la  région  des  col- 
lines :  ils  ne  doivent  ni  corvées  ni  redevances.  Les  familles  nou- 
vellement arrivées  sont  quelquefois  en  communauté  restreinte 
mais  aussi  en  simple  ménage  ;  elles  doivent  donc  assez  sou- 
vent avoir  recours  à  la  main-d'œuvre  étrangère  qui  leur  est 
fournie  par  les  émigranis  périodiques  de  la  montagne.  Pour 
faciliter  la  moisson,  les  colons  se  sont  associés  et  ont  acheté 
des  moissonneuses-lieuses,  car  la  plaine  se  prête  ici  à  l'emploi 
des  machines  et  les  cultures  arl)orescentes  n'ont  pas  encore 
encombré  les  champs.  La  batteuse  est  fournie  par  le  proprié- 
taire ;  c'est  à  la  Parrina  que  le  chevalier  Guido  Giuntini  intro- 
duisit la  première  machine  à  battre  de  la  Maremme  en  185i. 

Le  domaine  que  nous  venons  de  visiter  est  encore  au  début 
de  la  colonisation.  Ce  sont  naturellement  les  terres  les  plus  sai- 
nes au  pied  de  la  montagne  qui  ont  été  mises  en  culture  les 
premières;  il  y  a  déjà  environ  200  hectares  en  métayage.  On 
estime  qu'une  métairie  de  20  à  25  heclares  rapporte  de  1.500  à 
2.000  francs,  soit  plus  du  triple  de  ce  que  rapporte  la  même 
étendue  de  terres  exploitée  d'après  l'ancien  système;  on  évalue, 
en  moyenne,  le  prix  des  terres  à  300  francs  l'hectare  avant  la 
bonification,  et  à  500  ou  600  francs  après  ;  enfin  on  compte  que 
le  capital  engagé  dans  les  améliorations  doit  rapporter  au 
moins  10  p.  100.  On  voit  par  ces  chiifres  cjue  le  propriétaire  a 
un  intérêt  évident  à  transformer  l'ancien  mode  d'exploitation  et 
à  coloniser. 

Les  sociétés  de  colomsatiox.  —  La  mise  en  valeur  de  la 
Maremme  a  tenté  des  capitalistes,  qui  ont  constitué  des  sociétés 
dans  ce  but.  Près  de  Grosseto,  des  domaines  très  étendus  appar- 
tiennent à  une  grande  société  anonyme  ;  il  ne  semble  pas  que 
les  résultats  obtenus  soient  très  brillants  :  les  bâtiments  sont 


LA   MAREMME.  81 

trop  beaux,  l'administration  trop  compliquée  et  trop  centralisée, 
la  responsabilité  trop  dispersée,  de  sorte  qu'on  s'engage  parfois 
dans  des  opérations  hasardeuses  et  que  les  frais  généraux 
absorbent  le  plus  clair  des  bénéfices.  Les  sociétés  de  coloni- 
sation formées  par  un  petit  groupe  de  capitalistes  qui  s'inté- 
ressent directement  à  la  bonne  conduite  de  l'affaire,  paraissent 
devoir  donner  de  bien  meilleurs  résultats.  Je  citerai  la  «  Geo- 
fila  »,  qui  a  acheté  aux  portes  de  Grosselo  un  domaine  de 
500  hectares,  payé  200.000  francs.  On  compte  dépenser  en 
améliorations  une  somme  équivalente,  et  on  espère  revendre 
ensuite,  en  réalisant  un  bénéfice  égal  au  capital  engagé. 

La  Rugginosa,  propriété  de  la  Geofda,  est  voisine  d'un  ma- 
rais que  l'État  a  colmaté  au  moyen  d'un  canal  dérivé  de  l'Ora- 
brone.  Nous  retrouvons  en  Maremme,  comme  dans  lo  Val  di 
Chiana,  l'intervention  des  pouvoirs  publics  en  vue  de  l'assai- 
nissement du  pays.  L'administration  est  réduite  à  un  régisseur, 
comme  chez  un  particulier;  l'administrateur-délégué  qui  est  un 
agronome,  de  même  que  le  président,  vient  de  temps  en  temps. 
La  colonisation  est  encore  tout  à  ses  débuts.  Voici  quelle  a  été 
jusqu'ici  la  marche  des  travaux  :  en  septembre  1906,  on  a  fait 
un  nivellement  et  on  a  creusé  quelques  fossés,  puis  on  a  semé 
des  céréales,  100  hectares  de  froment  et  autant  d'avoine.  Le 
bétail  au  pâturage  est  très  réduit,  mais  deux  troupeaux  de  mou- 
tons transhumants  paient  pour  l'hiver  20  francs  par  hectare. 
Pendant  l'hiver,  on  a  continué  le  réseau  des  fossés  d'assainisse- 
ment de  façon  à  délimiter  des  champs  de  200  mètres  de  long  sur 
25  de  large.  En  mars  1907,  on  planta  de  la  vigne  en  lignes  au 
milieu  des  champs  destinés  aux  premiers  colons.  En  avril,  on 
commença  la  construction  d'une  maison  double  pour  deux 
familles.  Les  maisons  doubles  sont  plus  économiques  que  les 
maisons  isolées,  mais  le  voisinage  peut  être  une  cause  de  dis- 
corde. Chacune  de  ces  maisons  revient  à  15.000  francs,  soit 
7.500  francs  par  métairie.  A  la  même  époque,  on  fit  une  plan- 
tation de  peupliers  le  long  du  canal.  Tous  ces  travaux  s'exécu- 
tèrent avec  le  personnel  hxe  (dix  bouviers  pour  dix-huit  paires 
de  bœufs)  et  avec  une   trentaine  d'ouvriers  temporaires  venus 

G 


82  LES  POPULATIONS  RURALES  DE  LA  TOSCANE. 

des  Abruzzes;  les  fenaisons  et  les  moissons  sont  faites  par  des 
ouvriers  de  Grosseto  ou  du  mont  Amiata.  En  octobre  1907,  les 
premiers  colons  s'installèrent.  L'un  d'eux,  venu  du  domaine 
voisin  de  l'Alberese,  a  avec  lui  ses  quatre  fils;  l'autre  qui  a  une 
fdle  et  deux  fds,  dont  l'un,  marié,  est  venu  du  Val  di  Chiana,  où 
sa  métairie  était  trop  petite  :  9  hectares;  ici  il  en  a  trouvé  une 
de  18  hectares.  C'est  l'étendue  moyenne  qu'on  donnera  à  toutes 
les  métairies  ;  on  en  créera  seize  et  on  gardera  pour  le  moment 
une  centaine  d'hectares  en  faire-valoir,  tant  pour  faire  des  essais 
de  culture  que  pour  faire  l'économie  des  frais  de  construction 
de  maisons. 

A  leur  arrivée,  les  colons  reçoivent  en  cheptel  tout  ce  qui  leur 
est  nécessaire  pour  l'exploitation,  de  façon  qu'ils  ne  s'endettent 
pas  vis-à-vis  du  propriétaire.  En  outre,  comme  la  première 
année  ils  n'auraient  pas  de  quoi  s'occuper  sur  leurs  métairies, 
on  les  emploie  comme  ouvriers.  Or,  les  travaux  ne  manquent 
pas;  on  a  déjà  creusé  70  kilomètres  de  fossés  et  il  en  reste  à 
faire  encore  autant  ;  les  chemins  sont  à  peine  ébauchés  et  il 
en  faudra  plusieurs  kilomètres.  L'assainissement  et  la  viabilité 
sont  les  deux  premières  améliorations  à  réaliser.  Puis  viennent 
les  constructions  de  bâtiments  et  les  plantations  de  vigne  et 
d'arbres  fruitiers. 

C'est  donc  bien  une  véritable  colonisation  que  la  mise  en 
valeur  de  la  Maremme.  Tout  est  à  créer;  il  faut  pour  cela  des 
capitaux  qui  sont  fournis  soit  par  les  anciens  propriétaires,  soit 
par  des  sociétés  de  capitalistes.  Dans  l'un  et  l'autre  cas  apparaît 
Vi?npo?'tance  du  patronage  de  la  classe  urbaine. 


II.    —    LES    RESULTATS    DE    LA    COLONISATION. 

Nous  venons  de  voir  des  domaines  en  voie  de  colonisation;  il 
nous  faut  maintenant  visiter  des  domaines  transformés  pour 
juger  des  résultats  obtenus.  Aux  portes  mêmes  de  Grosseto,  se 
trouvent  les  deux  propriétés  de  Gorarella  et  de  Barbanella,  qui 
furent  colonisées  il  y  a  une  quarantaine  d'années  par  le  baron 


LA   MAREMME.  83 

Bettino  Ricasoli  et  par  son  frère  le  général  Vincenzo  Ricasoli. 
C'est  la  première  tentative  de  colonisation  qui  fut  faite  dans  la 
Maremme  :  elle  fut  couronnée  de  succès.  Ici  encore  on  retrouve 
à  la  tête  du  progrès  agricole  de  grands  propriétaires  qui  don- 
nent l'exemple  d'initiatives  hardies. 

Barbanella  est  divisée  en  seize  métairies  d'une  trentaine 
d'hectares  chacune.  On  y  fait  surtout  des  céréales  et  du  bétail. 
Le  pâturage  n'existe  plus;  vaches  et  Ijœufs  sont  nourris  abon- 
damment à  l'étable  et  la  race  améliorée  du  Val  di  Chiana  a 
remplacé  la  race  de  la  Maremme.  On  élève  les  jeunes,  mais  on 
achète  aussi  dans  d'autres  régions,  car  l'approvisionnement  de 
Grosseto  offre  un  débouché  assuré  pour  la  viande,  et  les  do- 
maines des  Ricasoli  sont  presque  les  seuls  du  pays  qui  soient  en 
état  de  fournir  toute  Tannée  des  animaux  de  boucherie.  Quoique 
chaque  métairie  ait  un  peu  de  vigne,  les  cultures  arborescentes 
ne  sont  pas  encore  très  développées  ;  cela  tient  à  ce  que  ce 
domaine  a  été  jadis  un  peu  négligé.  Le  régisseur  actuel  a  déjà, 
par  une  culture  rationnelle,  augmenté  les  rendements  des 
céréales  et  quadruplé  la  production  du  vin.  Son  effort  porte 
maintenant  sur  la  plantation  de  vignes,  de  mûriers  et  d'arbre 
fruitiers  ^,  car  on  remarque  que  les  métairies  les  plus  recher- 
chées par  les  colons  sont  celles  où  les  productions  arbores- 
centes sont  abondantes.  On  voit  donc  qu'à  Barbanella,  la  culture 
n'a  pas  encore  atteint  toute  son  intensité. 

Gorarella  est  plus  avancée  dans  cette  voie.  Cette  fatto- 
ria  compte  treize  métairies  de  30  hectares  environ.  Chacune 
d'elles  rapporte  de  3.000  à  3.500  francs,  tandis  qu'à  Barbanella 
le  revenu  n'est  que  de  2.000  francs.  Celte  différence  est  due 
précisément  à  une  quantité  plus  grande  de  vignes  et  d'arbres 
fruitiers  :  en  1907,  on  a  vendu  pour  8.000  francs  d'amandes; 
il  est  vrai  que  la  récolte  de  1908  a  été  entièrement  emportée 
par  une  gelée  le  15  mars,  ce  qui  montre  bien  le  caractère  aléa- 
toire des  cultures  arborescentes.  Quoique  les  céréales  soient 
encore  le  produit  principal  du  domaine,  celles-ci  n'en  ont  pas 

1.  Il  \  a  peu  d'oliviers,  car  la  plaine  ne  leur  convient  pas. 


8i  LES    POPlLATIOiNS   RURALE?    DE   LA   TOSCANE. 

moins  une  importance  capitale,  et  quand  on  arrive  en  chemin 
de  fer  d'Orbetello ,  c'est  vraiment  un  spectacle  merveilleux 
de  passer  brusquement  de  la  campagne  inculte  et  déserte  au 
milieu  des  champs  cultivés,  plantés  et  peuplés  de  Gorarella  qui 
apparaît  ici  comme  une  oasis.  On  songe  à  y  intensifier  encore 
la  culture  par  de  nouvelles  plantations  d'arbres  et  de  vignes, 
afin  de  pouvoir  dédoubler  les  métairies  pour  permettre  aux 
familles  devenues  trop  nombreuses  de  se  diviser.  La  plupart 
des  colons  de  Gorarella  sont  venus  originairement  du  Val  di 
Chiana;  cette  région  continue  à  fournir  des  métayers  à  la 
Maremme.  Les  progrès  de  la  culture  ont  eu  pour  résultat  de 
faire  disparaître,  ou  du  moins  d'atténuer  beaucoup  la  malaria 
aux  environs  de  Grosseto;  ainsi  à  Gorarella,  c'est  à  peine  si,  en 
été,  on  signale  çà  et  là  de  légers  accès  de  fièvre  dans  une  popu- 
lation de  plus  de  160  personnes,  tandis  qu'il  y  a  vingt-cinq  ans, 
des  malades  alités  étaient  nombreux  parmi  les  colons. 

En  définitive,  les  résultats  de  la  colonisation  nous  apparaissent 
les  suivants  : 

La  culture  mixte  en  métayage  sous  la  direction  d'un  régisseur 
se  substitue  au  pâturage  et  à  la  culture  extensive  en  faire- 
valoir.  L'outillage  se  perfectionne,  l'atelier  se  réduit,  les  opé- 
rations se  compliquent,  le  personnel  devient  stable  et  plus 
nombreux. 

La  grande  propriété  subsiste,  mais  avec  une  tendance  à  se 
démembrer,  et  en  tous  cas  elle  se  subdivise  en  petites  métai- 
ries. Sa  valeur  augmente,  ainsi  que  celle  des  biens  mobiliers, 
représentés  par  les  animaux  et  les  instruments  de  travail. 

L'ouvrier  associé  remplace  presque  complètement  louvricr 
salarié;  ce  qui  diminue  les  difficultés  relatives  au  salaire  et  à  la 
main-d'œuvre  et  favorise  l'épargne. 

La  famille,  jadis  en  simple  ménage  par  suite  du  salariat  ou 
de  rémigration,  se  reconstitue  en  communauté  qui  essaime 
lorsqu'elle  devient  trop  nombreuse. 

Le  mode  d'existence  est  amélioré  à  tous  les  points  de  vue, 
mais  en  particulier  sous  le  rapport  de  l'hygiène,  car  la  malaria 
tend  à  disparaître. 


LA   MAREMME.  85 

En  assurant  au  paysan  un  travail  stable,  rcg"ulier  et  rémuné- 
rateur, la  colonisation  lui  permet  de  traverser  facilement  les 
phases  de  l'existence  :  les  maladies  sont  diminuées,  les  chô- 
mages supprimés  et  la  vieillesse  mise  à  l'abri  du  besoin. 

D'ailleurs  le  patronage  du  grand  propriétaire  absentéiste,  qui 
s'est  affirmé  énergiquement  par  la  transformation  du  lieu, 
s'exerce  minutieusement  dans  le  travail,  la  propriété  et  les  pha- 
ses de  l'existence  sur  une  population  plus  stable  et  plus  nom- 
breuse qu'autrefois. 

Enfin  le  commerce  se  développe,  la  richesse  publique  s'ac- 
croit  et  un  vaste  champ  d'activité  est  ouvert  à  l'expansion  de 
la  race. 

Si  nous  serrons  davantage  l'analyse,  nous  sommes  amenés  à 
constater  que  la  colonisation  de  la  Maremme  dépend  de  l'ex- 
tension des  cultures  arborescentes.  C'est  grâce  à  elles  que  les 
populations  des  régions  surpeuplées  de  la  Toscane  trouvent  dans 
la  plaine  littorale  un  lieu  de  peuplement  pour  leurs  émigrants. 
Mais,  tandis  que  les  productions  arborescentes  sont  pour  ainsi 
dire  spontanées  dans  la  région  des  collines,  ici  elles  ont  dû  être 
importées  et  elles  n'ont  pu  1  être  qu'après  une  transformation 
du  lieu  due  à  l'initiative  des  grands  propriétaires  et  à  l'aide  des 
capitaux  urbains.  Si  l'effort  des  propriétaires  et  des  colons  tend  à 
introduire  et  à  étendre  la  culture  arbustive,  c'est  que  les  uns  et 
les  autres  sont  originaires  de  régions  où  elle  domine  et  ils  cher- 
chent naturellement  à  implanter  leur  mode  de  travail  tradi- 
tionnel dans  leur  nouvel  établissement.  C'est  pourquoi  la  Ma- 
remme est  bien  le  prolongement  du  reste  de  la  Toscane  auquel 
elle  ressemblera  chaque  jour  davantage;  patrons  et  colons  y 
font  preuve  cependant  de  plus  d'initiative  et  montrent  une  ap- 
titude plus  grande  au  progrès;  cela  est  dû  à  ce  que,  malgré 
leur  formation  communautaire,  ils  subissent  l'influence  d'un 
étabUssement  en  pays  neuf  sur  un  sol  transformable.  Si  jamais  il 
devait  se  former  en  Toscane  une  classe  de  grands  patrons 
ruraux  dirigeant  personnellement  l'atelier  agricole,  il  nous 
semble  que  c'est  en  Maremme  qu'elle  pourrait  faire  son  appren- 
tissage et  qu'elle  aurait  le  plus  de  chance  de  prendre  naissance. 


IV 


CONCLUSIONS 


De  l'étude  qui  précède  nous  ne  saurions  prétendre  à  tirer  la 
formule  complète  du  type  toscan,  car,  dans  la  constitution  de 
ce  type,  les  éléments  urbains  occupent  une  place  très  impor- 
tante sinon  même  prépondérante.  Une  étude  de  la  classe  ur- 
baine et  de  la  formation  des  villes  s'imposerait  donc.  Partout,  en 
effet,  et  c'est  là,  croyons-nous,  une  des  caractéristiques  du  type, 
nous  avons  constaté  la  subordination  de  la  jiopiilalion  rurale 
aux  'patrons  urbains,  soit  que  ceux-ci,  détenteurs  de  la  propriété, 
dirigent  le  travail  agricole  des  métayers,  soit  qu'ils  fournissent 
aux  paysans  en  domaine  fragmentaire  des  moyens  d'existence 
par  des  travaux  temporaires  ou  par  le  travail  industriel. 

Cette  situation  nous  parait  être  une  conséquence  assez  directe 
de  la  nature  du  lieu,  qui  peut  être  considéré  pratiquement 
comme  intransformable,  en  ce  sens  que  les  cultures  arbores- 
centes n'y  peuvent  être  avantageusement  remplacées  par  aucune 
autre,  à  tel  point  que,  sur  le  sol  vierge  de  la  Maremme,  elles 
prennent  chaque  jour  une  extension  plus  grande. 

Or,  les  cultures  arborescentes,  en  culture  mixte  surtout,  ne 
produisent  pas  spontanément  le  grand  patron  rural  parce 
qu'elles  ne  se  prêtent  pas  au  travail  en  grand  atelier  ni  au  dé- 
veloppement du  machinisme.  Elles  imposent  la  petite  culture  et, 
par  suite,  le  petit  domaine,  où  le  travail  se  fait  à  la  main,  est  peu 
susceptible  de  perfectionnement  et  influe  peu  sur  la  récolte.  11 
s'ensuit  que  le  paysan  est  laborieux  et  minutieux,  mais  routinier 
et  apathique.  Certes  on  voit,  aujourd'hui  surtout,  des  progrès 
se  réaliser  dans  les  cultures  arborescentes,  mais  ils  exigent  une 
science  technique   approfondie  et  des  capitaux  assez  considé- 


CO.NCLUSTONS. 


rables;  c'est  dire  qu'ils  dépassent  les  capacités  intellectuelles  et 
financières  du  paysan  à  qui  toute  initiative  est  donc  impossible, 
et  qui  n"a,  par  suite,  aucune  chance  de  s'élever.  Le  contadino 
toscan  n'est  donc  pas  dressé  à  l'initiative  ni  à  leffort  intense  et 
persévérant;  il  en  résulte  pour  lui  l'inaptitude  à  surmonter  vic- 
torieusement par  lui-môme  les  difficultés  de  l'existence.  Il  a 
besoin  d'un  guide  et  d'un  soutien. 

Ce  soutien  pourrait  lui  être  assuré  par  la  communauté.  Mais 
nous  savons  que  celle-ci  ne  se  maintient  actuellement  que  chez 
les  pasteurs  transhumants  ;  chez  les  cultivateurs,  elle  se  désa- 
grège rapidement  sous  l'influence  de  la  petite  culture  et  aboutit 
au  simple  ménage  en  domaine  fragmentaire.  Le  patronage  ap- 
paraît donc  indispensable  à  la  population  rurale  toscane  et 
comme  la  culture  des  productions  arborescentes  ne  forme  pas 
le  grand  patron,  celui-ci  devra  venir  d'ailleurs. 

Au  moyen  âge,  avec  les  Lombards  et  les  Francs,  il  est  venu 
des  pays  du  Nord  ;  puis,  grâce  au  développement  du  commerce, 
il  est  sorti  plus  tard  des  villes  toscanes.  Au  patron  féodal  et  plus 
ou  moins  particulariste  a  succédé  le  patron  urbain,  latin  et  com- 
munautaire. Cet  urbain  ne  s'est  pas  transplanté  à  la  campagne, 
comme  cela  se  voit  de  nos  jours  en  certains  pays,  quand  un  in- 
dustriel ou  un  commerçant  enrichi  vient  appliquer  avec  succès 
à  l'agriculture  les  méthodes  qui  lui  ont  réussi  dans  le  négoce 
ou  la  fabrication.  Non,  pour  cet  urbain,  le  domaine  rural  a  été 
un  placement  de  fonds  et  il  limite  son  patronage  à  la  surveil- 
lance de  ses  biens.  Sa  formation  urbaine  et  communautaire  ne 
le  pousse  pas  à  la  vie  rurale,  et  d'ailleurs  les  productions  arbo- 
rescentes ne  s'accommodent  pas  ici  de  la  grande  culture.  En 
revanche,  elles  exigent  une  surveillance  et  une  direction  assez 
attentive  que  le  propriétaire  urbain  exercera  par  l'intermédiaire 
d'un  régisseur  :  de  là  les  interventions  minutieuses  que  nous 
avons  relevées  dans  le  patronage.  Tout  cela  est  de  la  bonne  ad- 
ministration. Mais  l'absentéisme  s'oppose  aux  grandes  transfor- 
mations agricoles;  les  cultures  arborescentes  s'y  prêtent  mal 
d'ailleurs,  elles  sont  éminemment  conservatrices. 

En  outre,  le  patron  urbain  est,  comme  le  paysan,  soumis  à 


88  LES   POPULATIONS   RURALES   DE   LA   TOSCANE 

y  influence  communautaire.  C'est  ce  qui  explique  le  caractère 
traditionnel  et  paternel  de  son  patronage  qui  maintient  de  la 
sorte  des  relations  cordiales  et  quasi  familiales  entre  proprié- 
taires et  métayers.  En  fait,  les  agitations  et  les  troubles  agraires 
qui  ont  désolé  d'autres  régions  de  l'Italie,  ne  se  sont  pas  fait 
sentir  en  Toscane,  et  ceci  prouve  en  faveur  du  métayage  et  du 
patronage  toscans.  Cependant  nous  avons  remarqué  que  ce  pa- 
tronage aboutit  plutôt  à  garantir  le  paysan  contre  les  aléas  de 
l'existence  qu'à  le  mettre  à  même  de  les  surmonter  par  lui- 
même  en  développant  son  énergie  et  son  initiative  :  c'est  bien, 
en  somme,  un  patronage  patriarcal. 

Toutefois,  il  convient  d'observer  qu'à  notre  époque  on  cons- 
tate un  progrès  marqué  dans  la  technique  du  travail  ;  la  direc- 
tion éclairée  du  propriétaire  a  ainsi  pour  effet  d'augmenter  la 
capacité  professionnelle  du  métayer.  Des  améliorations  sont  réa- 
lisées, des  initiatives  plus  nombreuses  et  plus  hardies  se  font 
jour  :  la  Maremme  en  fournit  l'exemple.  Cela  nous  parait  être 
une  conséquence  de  la  formation  commerciale  antérieure  de  la 
classe  urbaine.  Il  semble  qu'après  trois  siècles  d'oisiveté  et  de  non- 
chalance, l'ancienne  activité  des  commerçants  florentins  tende, 
sous  l'action  des  influences  extérieures,  à  renaître  et  à  s'appli- 
quer particulièrement  à  l'agriculture.  La  supériorité  de  la  classe 
urbaine  sur  la  classe  rurale  est,  en  effet,  due  sans  conteste  à 
l'ancien  développement  commercial  des  villes  de  Toscane.  Le 
commerce  a  eu  ce  résultat  bienfaisant  d'atténuer  les  effets  dé- 
primants de  la  formation  communautaire  et  d'orienter  la  classe 
supérieure,  non  pas  peut-être  vers  la  formation  particulariste,  ce 
serait  trop  dire,  mais  du  moins  de  lui  infuser  à  l'état  latent  une 
certaine  aptitude  à  l'activité,  à  l'initiative  et  au  progrès.  C'est 
ainsi  que  l'agriculture  toscane  du  xx^  siècle  bénéficie  des  efforts 
et  des  habitudes  de  travail  et  de  vie  activé  des  grands  marchands 

florentins  du  moyen  âge. 

Paul  Roux. 

L' Administrateur-Gérant  :  Léon  Gangloff. 


TYPOGKAPHIE  FIRMINDIDOT   ET  C'^.   —   PARIS 


MARS   1909 


56^  LIVRAISON 


BULLETIN 

DE  LA  SOCIÉTÉ  INTERNATIONALE 

DE  SCIENCE  SOCIALE 


NOUVEAUX  MEMBRES 

MM. 

Le  D'  F.  Furtado  Filho,  42,  Alameda 
<ioTriumplio,SâoPaulo  (Brésil),  présenté 
par  M.  le  D''  Silveira  Cintra. 

L'abbé  Baoey,  chez  M.  Sibelle,  rue  \'au- 
bécourt,  20,  Lyon,  présenté  par  M.  Tabbé 
CharbonneL 

R.  C.  CouLTHARD,  profe.sseur  à  lÉcole 
des  Roches,  Verneuil  (Eure),  présenté  par 
M.  Paul  Descamps. 

^  D.  Diego  Angulo  Lacina,  ^'alverde  del 
Camino,  l\  de  Ihielva  (Espagne),  présenté 
par  M.  Paul  de  Rousiers. 

Le  comte  Lad.  KAROLiji,quai  d'0rsay,41, 
Paris,  présenté  par  M.  Paul   de  Rousiers! 
Paul  Vanuxem,  boulevard  de  la  \'illette, 
74,  Paris,  présenté  par  le  même. 

S.  dos  Santos  Proença,  secrétaire  géné- 
ral du  gouvernement  civil,  Mzeu  (Portu- 
gal), présenté  par  M.  le  D'-  Serras  e  Silva. 

RÉUNION  DU  CONSEIL  DE  LA  SOCIÉTÉ 
DE  SCIENCE  SOCIALE 

Le  Conseil  de  la  Société  de  Science  so- 
ciale s'est  réuni  le  20  février  1909,  à  9  heu- 
res du  soir,  au  siège  social,  56,  rue  Jacob, 
sous  la  présidence  de  M.  Paul  de  Rousiers. 
Etaient  présents  :  MM.  Paul  Bureau,  vice- 
président;  Firmin-Didot,  trésorier;  J.  Du- 
rieu,  secrétaire  de  la  Société;  Paul  Des 
camps,  secrétaire  de  la  Revue.  Excusés  : 
MM.  G.  d'Azambuja,  Ph.  Champault, 
A.  Dauprat,  Ch.  de  Calan,  H.  Hemmer. 
G.  Melin,  V.  Muller.  L.  Poinsard. 


Le  Conseil  a  d'abord  examiné  et  ap- 
prouvé les  comptes  de  l'exercice  1908,  qui 
lui  ont  été  pré.sentés  j)ar  M.  Maurice  Vir- 
min-Didot,  trésorier. 

Le  Conseil  a  ensuite  décidé  d'envoyer 
les  missions  suivantes  pendant  l'année 
1909  :  M.  Paul  Descamps  continuera  l'é- 
tude de  la  Flandre  française,  commencée 
1  année  dernière;  M.  Paul  Roux  étudiera 
la  campagne  romaine. 

Comme  d'habitude,  une  somme  de 
.>00  francs  est  mise  à  la  disposition  de  l'un 
des  élèves  du  cours  de  M.  Paul  Bureau 
pour  accomplir  une  mission  dans  un  pays 
déterminé. 

Ensuite,  le  Conseil  a  arrêté  la  date  du 
Congrès  annuel  delà  Science  sociale  pour 
1  année  1909.  Ce  Congrès  s'ouvrira  le  lundi 
•'  mai  et  prendra  fin  le  jeudi  G  mai  Le 
programme  en  sera  ],ublié  le  plus  tôt  pos- 
sible dans  le  Biillelm. 

Enfin,  le  Conseil  a  émis  le  vœu  de  voir 
a  Revue  traiter  de  temps  en  temps  sous 
e  titre  :  Question  du  jour,  des  articles  ana- 
logues à  ceux  qui  furent  publiés  sous  cette 
rubrique  dans  les  premiers  tomes  de  la 
Revue. 


LE  PRÉSENT  FASCICULE 

-\os  lecteurs  ont  appris,  il  y  a  quelque 
temps,  la  mort  de  l'un  de  nos  plus  anciens 
collaborateurs,  le  R.  P.  Schwalm. 

Il  est  mort  en  laissant  inachevé  un  vaste 
travail  sur  /..  Juifs  à  l'époque  de  Jésus- 
Un-isl.  Xous  avons  publié,  il  y  a  un  an,  un 
des  chapitres  de  cette  consciencieuse  étude 


38 


BULLETIN   DE    LA   SOCIÉTÉ   INTERNATIONALE 


le  Type  social  du  paysan  julfô  l'époque  de 
Jésus-Christ  {AA'- Î3,sc.). 

Nous  publions  aujourd'hui  un  second 
chapitre  de  ce  travail,  l'Industrie  et  les 
Artisans  juifs,  et  il  nous  sera  possible  d  en 
pubUer  encore  un  troisième  dans  quelques 

mois. 

Malheureusement,  la  fin  manque  totale- 
ment, et  nos  lecteurs  le  regretteront  en 
lisant  les  pages  qui  nous  restent.  Nous  pen- 
sons leur  être  agréable,  en  reproduisant 
la  lettre  suivante,  dans  laquelle  notre 
regretté  confrère  indiquait  le  plan  qu'il 
comptait  suivre  : 

Passe  Prest,  Saint-Paul  du  Var. 
19  septenil)re  490". 

.4  Monsieur  Paul  de  Bousiers. 


Votre  appréciation  sur  la  méthode  de 
mon  travail  m'est  précieuse  et  encoura- 
geante. Je  ne  veux  pas  tarder  à  vous  en  re- 
mercier. En  même  temps,  l'occasion  m  est 
bonne  pour  vous  exposer,  si  vous  le  voulez 
bien,  le  plan  d'ensemble  qui  me  dirige 
dans  l'agencement  de  mes  diverses  études 
et  dans  leur  développement.  Je  veux  ex- 
pliquer deux  faits  sociaux,  ou  plutôt,  deux 
groupes   de  faits   sociaux  :   1»  la  société 
.juive,  à  l'époque  de  Jésus-Christ;  2^'  les 
uistitutions    du    Christianisme    naissant. 
—  Le  premier  objet,  la  vie  sociale  du  peuple 
juif  à  l'époque  de  Jésus-Christ,  me  deman- 
dera trois  volumes  :  - 1°  La  vie  privée  :  Vous 
avez  entre  les  mains  les  quatre  premières 
parties  de  ce  premier  volume  ;  j'écris  en 
ce  moment  la  cinquième  sur  la  Propriété. 
Une  sixième  terminera,  sur  la  Famille.  - 
2°  Le  second  volume  traitera  des  institu- 
tions religieuses  :  groupements  et  mœurs. 
Le  caractère  de  ces  groupements,  chez  les 
Juifs,  est  de  mélanger  le  temporel  et  le 
spirituel.  Ainsi  la  classe  des  scribes  cu- 
mule  les   fonctions   de   prédicateurs    ou 
d'exégètes  bibliques  avec  celles  de  juris- 
consultes, médecins,  professeurs  ou  maî- 
tres d'écoles.  L'Association  laïque  des  Pha- 
risiens cumule  l'étroite  observance  de  la 
loi  de  Moïse  avec  le  patronage  de  ses  adhé- 
rents :  c'est  une  confrérie  et  une  société 
de  secours  mutuels.   L'ordre  monastique 
des    Esséniens    exerce    la    culture,     pa- 


tronne ses  affiliés  mariés,  pratique  la  mé- 
decine; le  sacerdoce  conserve  au  Temple 
un  véritable  trésor  national,  et  les  familles 
pontificales  composent  une  sorte  de  clan 
très  riche,  très  redouté,  très  influent,  rival 
des  Pharisiens,  qui  lui  enlève  toute  po- 
pularité sans  le  réduire  à  l'impuissance. 
Pour  débrouiller  cet  enchevêtrement  de 
groupe  religieux  et  de  fonctions  enseignan- 
tes,  dirigeantes,   patronales,   un  volume 
entier  ne  sera  pas  de  trop.  —  3°  Après  ce 
second  volume,  je  devrai  étudier  la  Vie 
publique  du  peuple  juif.  Ce  sera  le  sujet 
d'un  troisième  volume.  11  débutera  par  les 
institutions  nationales  :  les  sanhédrins  lo- 
caux et  celui  de  Jérusalem,  la  monarchie 
hérodienne  ;  puis  viendront  les  institutions 
du  protectorat  romain  et  les  mœurs  de  sa 
politique,  dans  ses  rapports  avec  les  insti- 
tutions juives. 

Dans  une  deuxième  série  de  volumes, 
j'aborderai  la  vie  sociale  des  premiers  chré- 
tiens.  —   1"'  volume  :  La  vie  sociale   de 
Jésus-Christ.    —   2«    La    vie    sociale    de 
l'Église  naissante  :  1°  dans  son  milieu  na- 
tif, à  Jérusalem;  2"  dans  son  premier  cen- 
tre d'expansion  en  pays  non  juif,  Antioche 
et  la  première  Église  de  la  Dispersion.  - 
3e  La  vie  sociale  de  saint  Paul  (passage 
du  milieu  juif  palestinien,  trop  fermé,  à 
celui  de  la  Dispersion,  plus  universaliste  ; 
passage  de  la  Dispersion,  trop  fermée  en- 
core, parce  que  juives,  aux  gentils.  Ce  sont 
les  deux  phases,  les  deux  grandes  victoires 
de  l'action  de  saint  Paul). 

C'est  dans  cette  deuxième  série  de  vo- 
lumes qu'il  m'a  semblé  préférable  de  trai- 
ter la  question  des  colonies  de  la  Diaspora. 
Je  me  contente  de  l'amorcer  très  briève- 
ment, à  propos  du  commerce,  dans  le  •ma- 
nuscrit que  vous  avez.  C'est  à  propos  de 
la  communauté  d'Antioche  que  j'étudierai 
à  fond  le  type  du  Juif  dispersé,  et  à  propos 
de  saint  Paul,  que  je  marquerai  les  servi- 
ces qu'il  rendit  (le  Juif  dispersé)  à  la  diffu- 
sion universelle  de  l'Eglise,  et  les  obstacles 
qu'il  y  opposa.  Les  meilleurs  amis  comme 
les  pires  adversaires  de  saint  Paul  et  de 
son  œuvre,  lui  vinrent  de  ces  juiveries  et 
de  ces  synagogues  qu'il  fréquente  et  qui  le 
chassent. 

\o\\à  de  biens  longs  détails,  encore  que 


à 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


;i9 


très  sommaires;  mais  il  me  semble  que  je 
vous  les  dois,  comme  une  sorte  de  lil  con- 
ducteur dans  la  complexité  des  pensées 
que  suscite  l'énoncé  de  mon  but. 

De  même  que  la  science  sociale  a  son 
histoire  de  la  Grèce  et  aura  sans  doute 
celle  de  Rome,  traitée  encore  d'après  sa 
méthode,  ne  serait-il  pas  bon  qu'elle  eut  la 
monographie  du  peuple  juif  et  des  pre- 
miers chrétiens?  Des  exégètes  m'assurent 
que  mon  utilisation  sociale  des  données 
bibliques  leur  paraît  neuve,  suggestive  et 
utile  dans  leur  spécialité:  ne  peut-on  pas 
augurer  que  les  travailleurs  et  les  amis  de 
la  science  sociale  trouveront  aussi  avan- 
tage à  cette  interprétation  sociale  des  faits 
bibliques  ou  évangéliques?  J'aurais  ainsi 
préparé  un  terrain    de  rencontre  à  deux 
catégories  desavants  bien  séparés  jusqu'ici 
et  indiqué  une  voie  à  de  plus  amples  re- 
cherches. ... 


\otre  observation   sur   la   nécessité   de 
marquer  les  origines  communautaires  et 
patriarcales  à  propos  du  caractère  fermé 
des  Judéens  corre.spond  à  des  critiques  que 
je  me  faisais  depuis  quelques  semaines,  en 
rédigeant  les  chapitres  sur  lapropriété  :  j'y 
trouvais  des  répercussions  d'exclusivisme 
patriarcal  envers  les  étrangers,  de  frater- 
nité communautaire  envers  les  nationaux 
qm  me  semblaient  devoir  se  rattacher  a 
^  étude  du  travail  et  des  origines,  dès  le  pre- 
mier cahier. 

Pour  la  double  influence  de  l'Egypte  et 
de   Babylone.   les   documents  historiques 
racontent  si  peu  de  chose!  Mais  votre  re- 
marque me  décide  à  exploiter  ce  peu  de 
chose.  Au  pays  de  Gessen,  Israël  demeura 
cantonné  sur  la  branche  orientale  du  Nil  • 
étroite  vallée   cultivable,    touchant  à  de 
grandes  prairies  marécageuses;  au  delà 
les  sables  arides.  D'où  je  conclurai  à  de  la 
eu  ture  restreinte  sur  les  berges,  près  des 
villages  ;  puis  à  de  l'art  pastoral  très  séden- 
tarisé. Les  Hébreux  sont  d'ailleurs  acceptés 
par  le  Pharaon  comme  surveillants  de  ses 
troupeaux.  Il  ne  me  semble  pas  qu'ils  en- 
trent dans  le  moule  de  FEgypte  ancienne 
sinon  dans  une  catégorie  restreinte  de  sa- 
nm  ou  chefs  de  familles  et  de  village,  plus 


ou  moins  enrégimentés  dans  la  hiérarchie 
pharaonique.  Quant  à  la  captivité  de  Ba- 
bylone, je  ne  connais  que  deux  renseigne- 
ments  historiques  d'une  portée  sociale  • 
1"  Le  conseil  de  Jérémie  au  début  :  «  Bâ- 
tissez des   maisons,   plantez  des    vignes 
cultivez  des  jardins  dans  le  pays  où  Ion 
vous  déporte  »  :  oo  l'assertion  du  prêtre  et 
annaliste  chaldéen  Bérose,  d'après  lequel 
les  meilleures  terres  de  la  Babylonie  furent 
alloties  aux  déportés  juifs.  Ils  durent  cul- 
tiverparmi  ces  canaux  d'irrigation  auxquels 
le  psaume   Super  flumina  Babylonis  fait 
une  discrète  allusion.  Évidemment  le  con- 
seil de  Jérémie  et  les  allocations  de  terre 
aux  exilés  présuppo.sent  ceux-ci  formés  déjà 
comme  agriculteurs  et  maintenant  se  dé- 
veloppant même  à  Babylone.  Voilà  ce  que 
je  pense  indiquer. 

La  renonciation  totale  à  l'enseignement 
et  a  la  prédication  m'est  imposée  par  la 
bronchite  chronique  :  je  regarde  ce  sacri- 
fice comme  l'achat  d'une  pleine  liberté  que 
la  Providence  me  ménage  pour  des  tra- 
vaux de  science  .sociale.  C'est  bien  dans  le 
strict  point  de  vue  de  la  science  que  j'en 
tends  poursuivre  cette  .sorte  de  monogra- 
phie de  la  race  juive.  Pour  ce  qui  concerne 
les  institutions  religieuses  elles-mêmes   je 
laisse  le  fait  de  leurs  origines  surnaturelles 
aux  exégètes  théologiens  et  aux  apologistes 
Ma  seule  visée  est  de  reconnaître  les  ré- 
percussions que  ces  organismes  religieux 
subissent  ou  produisent  dans  la  société 
juive.  Passives  ou  actives,  ces  répercussions 
me  semblent  devoir  être  étudiées.  D'autant 
plus  que  la  société  juive  présente  le  tvpe 
e  plus  remarquable  de  la  religion  mêlée  à 
la  politique  et  à  tous  les  faits  de  la  vie  so- 
ciale selon  l'esprit  et  la  méthode  des  com- 
munautaires. Par  là,  ce  vieux  passé  judaï- 
que agit  encore,  de  nos  jours,  dans  ce  qu'on 
nomme  le  cléricalisme  et  son  anti.  Une 
étude  objective  et  scientifique  sur  les  ins- 
titutions religieuses  d'Israël  éclairerait  de 
haut  et  de  loin  bien  des  problèmes  de  ce 
temps-ci. 

M.    B.   SCHWAI.M. 


40 


BULLETIN    DE   LA    SOCIETE   INTERNATIONALE 


LES  DAYAKS 

Dans  la  Malaisie,  on  trouve  tous  les 
types  de  culture,  depuis  la  plus  rudimen- 
taire  jusqu'à  la  plus  intensive.  Nous  nous 
proposons  de  décrire  aujourd'hui  un  type 
de  cultivateurs  des  plus  primitifs,  plus 
primitif  encore  que  celui  observé  par 
M.  L.  Tauxier  dans  la  Haute-Guinée  fran- 
çaise. Nous  voulons  parler  des  Dayaks 
de  Bornéo. 

Bornéo  est,  un  le  sait,  la  plus  grande 
île  du  monde  :  elle  mesure  679.000  ki- 
lomètres carrés.  Située  dans  la  zone 
équatoriale,  elle  est  soumise  aux  mêmes 
conditions  physiques  que  le  Congo  et 
FAmazonie  :  l'excès  d'humidité  y  fait  pré- 
dominer la  forêt.  C'est  la  forêt  équatoriale 
si  bien  décrite  par  M.  de  Préville,  la  sylve 
épaisse  et  impénétrable  avec  sa  végétation 
exubérante  et  ses  lianes  entrelacées.  On 
comprend  que  l'homme  ait  reculé  devant 
l'œuvre  de  défrichement.  La  forêt  vierge 
couvre  toute  l'île,  à  part  le  littoral  qui, 
plus  accessible  au  commerce  extérieur, 
est  exploité  d'une  façon  intensive  par  les 
Malais  et  les  Chinois. 

Une  fois  cette  zone  côtière  franchie,  la 
densité  de  la  population  diminue  rapide- 
ment, et  descend  au  taux  moyen  de  un  lia- 
bitant  par  kilomètre  carré.  En  même 
temps,  l'aspect  des  individus  change  :  la 
race  malaise  ne  dépasse  pas  les  lieux  où 
l'exploitation  commerciale  du  sol  est  pos- 
sible, et  laisse  la  place  aux  races  plus 
primitives,  aux  Dayaks  et  aux  Pygmées. 
C'est  qu'en  effet  la  forêt  équatoriale  rend 
non  seulement  le  défrichement  difficile, 
mais  empêche  le  développement  des  com- 
munications :  à  peine  un  sentier  est-il 
tracé  que  la  végétation  reprend  pied  et 
tisse  à  nouveau  un  réseau  impénétrable. 

Cette  difficulté  des  communications ,  jointe 
à  la  faible  densité  de  la  population,  a 
amené  l'isolement  des  vilkujes.  Chaque  vil- 
lage forme  une  agglomération  de  3  à 
âOO  habitants,  formant  une  communauté 
distincte,  n'ayant  que  peu  de  relations  avec 
les  villages  voisins. 

U isolement  des  villa;/es  a  amené  la  cou- 
tume de  Vendoijamie  de  rilla;/e.  On  sait  en 


quoi  consiste  i'endogamie  :  Un  groupe- 
ment est  dit  endogame,  quand  le  mariage 
n'est  permis  qu'entre  des  personnes  fai- 
sant partie  de  ce  groupement  ;  on  dira  donc 
qu'il  y  a  endogamie  de  village  quand  un 
jeune  homme  ne  peut  qu'épouser  une 
jeune  fille  du  même  village  que  lui.  C'est 
le  cas  des  Dayaks,  et  celte  coutume  est  due 
au  peu  de  relations  qu'ont  les  membres 
des  villages  différents. 

La  sylve  équatoriale  rend  la  chasse  dif- 
ficile ainsi  que  la  cueillette.  On  comprend 
qu'une  forêt  aussi  épaisse,  aussi  impéné- 
trable, oppose  de  grandes  difficultés  à  la 
chasse  et  à  la  cueillette.  Aussi  les  Pygmées, 
peu  nombreux  d'ailleurs,  qui  vivent  à 
l'intérieur  des  forêts,  ont-ils  luie  existence 
des  plus  précaires.  Quant  aux  Dayaks,  la 
chasse  et  la  cueillette  ne  jouent  qu'un 
rôle  infime  dans  leurs  moyens  d'existence. 

La  sylve  équatoriale  ne  permet  guère 
d'autre  élevaye  que  celui  du  porc  et  de  la 
poule.  La  forêt  étouffe  le  pâturage,  et  il  n'y 
a  même  pas  de  prairies  dans  les  vallées  qui 
sont  entièrement  recouvertes  de  marais  et 
(le  roseaux.  A  part  le  chien,  les  Dayaks 
n'ont  pas  d'autres  animaux  domestiques 
que  les  porcs  et  les  poules,  qui,  du  reste, 
doivent  chercher  eux-mêmes  leur  nourri- 
ture dans  la  forêt.  Aussi,  on  comprend 
qu'il  n'y  a  là  qu'une  ressource  très  acces- 
soire :  en  fait,  les  Dayaks  ne  mangent  de 
la  viande  que  les  jours  de  fête. 

Le  faible  rendement  des  autres  Iravau.r 
de  simple  récolle  a  poussé  les  Dayaks  à 
tirer  le  plus  de  parti  possible  de  la  pèche 
fluviale.  La  Science  sociale  l'a  constaté 
maintes  fois,  l'homme  s'accroche  le  plus 
qu'il  peut  aux  travaux  de  simple  récolte 
avant  de  .se  décider  à  cultiver  le  sol.  La 
chasse,  la  cueillette  et  l'art  pastoral  ne 
donnant  que  des  produits  peu  abondants, 
il  est  tout  naturel  que  les  indigènes  de 
l'intérieur  de  Bornéo  se  soient  rejetés  le 
plus  possible  sur  le  seul  travail  de  simple 
récolte  qui  reste  à  leur  disposition  :  la  pè- 
che. Ceci  d'autant  plus  que  la  pèche,  on 
le  sait,  forme  l'un  des  moyens  d'existence 
les  plus  stables;  elle  assure  une  alimen- 
tation presque  constante,  tout  en  ne  de- 
mandant qu'un  effort  peu  intens(>  et  un 
u  tillage  très  rudimentaire. 


DE    SCIENCE   SOCIALE. 


41 


La  pèche  a  lonené  les  Dayaks  à  s'iiistal- 
ler  aux  bords  des  rivières  poissonneuses.  Ils 
trouvent  là,  en  outre,  l'eau  potable  néces- 
saire; nous  verrons  du  reste  que  leurs 
autres  travaux  auront  le  même  effet.  Seu- 
les les  vallées  sont  donc  habitées  :  les 
villages  sont  situés  de  distance  on  dis- 
tance le  long  des  cours  d'eau,  do  façon  à 
ne  pas  se  gêner  mutuellement. 

L'insuffisance  de  la  simple  récolle  a 
poussé  les  Dayaks  vers  la  culture  rudimen- 
taire.  La  pèche  ne  forme  pas  un  moyen 
d'existence  complet,  comme  l'art  pastoral 
nomade.  Aussi  les  Dayaks  se  sont-ils  mis  à 
la  culture.  Toutefois,  on  comprend  qu'ils 
ne  cultivent  que  le  moins  possible,  et  les 
choses  les  plus  faciles  à  cultiver.  En  fait, 
ils  ne  font  que  de  la  culture  arborescente. 
à  laquelle  ils  joignent  une  culture  rudi- 
inentaire  du  riz,  du  maïs,  et  de  la  canne 
à  sucre.  Auprès  de  chaque  village  existe 
une  plantation  de  cocotiers,  de  bananiers 
et  de  sagoutiers.  On  le  sait,  la  culture 
arborescente  demande  généralement  peu 
de  soins  :  le  même  arbre  porte  des  fruits 
pendant  de  nombreuses  années;  de  plus, 
les  arbres  n'épuisent  pas  le  sol,  de  sorte 
que  le  même  terrain  peut  être  indéfini- 
ment planté  d'arbres  :  pas  de  fumures, 
ni  de  jachères,  ni  même  de  nouveau 
défrichement;  c'est  presque  de  la  cueil- 
lette. 

Au  contraire,  le  riz  et  le  maïs  épuisent 
le  sol,  mais  les  Dayaks  emploient  les  pro- 
cédés les  plus  rudimentaires,  et  en  font  le 
moins  possible.  On  défriche  un  carré  de 
terrain  à  la  hache  et  on  le  cidtive  jusqu'à 
épuisement  du  sol  pendant  quatre  ou  six  ans. 
La  paille,  et  les  mauvaises  herbes,  brûlées 
sur  place,  servent  d'engrais.  Les  jeunes 
plants  de  riz  poussent  d'abord  dans  l'eau 
des  marais  ;  puis  ils  sont  replantés  dans 
le  terrain  défriché.  Les  femmes  sont 
chargées  de  ce  travail,  ainsi  que  de 
la  récolte;  leur  seul  outil  est  le  cou- 
teau. 

L'insuffisance  de  la  culture  a  maintenu 
le  cannibalisme  autrefois  nécessaire.  Après 
la  récolte  du  riz,  qui  a  lieu  en  février,  des 
expéditions  guerrières  s'organisent.  Très 
souvent,  ces  expéditions  ne  sont  qu'une 
espèce  de  jeu  dangereux^  un  sport  :  «  Sou- 


vent, dit  le  D'  \'arneau  ',  sans  motif  d'au- 
cune sorte,  les  habitants  d'un  village  vont 
se  poster  en  embuscade  et  attaquent  les 
premiers  venus.  » 

En  guise  de  trophées,  les  guerriers  rap- 
portent des  têtes  coupées  et  encore  san- 
glantes ;  ils  conservent  les  crânes  après  les 
avoir  préparés.  Un  jeune  homme  ne  peut 
prétendre  au  mariage  s'il  n'a  pas  un  de  ces 
trophées,  et  ceci  est  la  consécration  de 
l'importance  sociale  attribuée  à  la  chasse 
à  l'homme.  En  effet,  la  chasse  à  l'homme 
forme  parfois  l'un  des  moyens  d'existence 
des  Dayaks,  qui,  on  le  sait,  sont  un  peuple 
d'anthropophages. 

Néannioins.  cette  anthropophagie  est 
loin  de  former  une  ressource  habituelle, 
comme  c'est  le  cas  chez  les  Mombouttous. 
si  bien  décrits  par  A.  de  Préville,  dans  le> 
Sociétés  africaines.  Les  Dayaks.  le  plus 
souvent,  nous  l'avons  dit,  ne  rapportent  de 
ces  expéditions  que  des  trophées,  et  non 
de  la  viande.  Ceci  semble  être  la  survi- 
vance d'un  état  antérieur,  dans  lequel  le 
cannibalisme  était  bien  plus  développé 
qu'aujourd'hui,  et  il  est  permis  de  croire 
qu'une  extension  plus  grande  de  la  culture 
aurait  pour  effet  de  le  faire  disparaître  to- 
talement. Il  est  difficile  de  dire,  si,  à 
l'heure  actuelle,  les  Dayaks  ne  pourraient 
se  passer  complètement  de  nourriture  hu- 
maine, car  une  coutume  survit  quelquefois 
longtemps  à  son  utilité,  à  cause  de  l'habi- 
tude acquise. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  pouvons  émettre 
l'hypothèse  suivante  :  les  Dayaks  auraient 
anciennement  passé  par  un  état  dans 
lequel  ils  ne  cultivaient  pas  les  céréales; 
ils  n'avaient  d'autres  ressources  que  celles 
de  la  culture  arborescente  et  de  la  pêche, 
complétées  par  le  cannibalisme.  Ils  au- 
raient appris,  des  Malais  et  des  Chinois, 
la  culture  du  riz  et  l'élevage  du  porc,  ce 
qui  aurait  amené  la  décadence  de  l'an- 
thropophagie. 

Nous  voyons  comment  se  répartissent 
les  travaux.  Les  occupations  des  hommes 
sont  :  la  pêche,  le  défrichement,  lâchasse 
à  l'homme;  celles  des  femmes  :  la  culture 

1.  Les  races  humaines  (J.-B.  Baillièreet  Dis,  édit., 
Paris;,  p.  703. 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


proprement  dite,  le  ménage,  le  pilage  du 
riz,  la  fabrication  des  vêtements  (pagne 
en  écorce),  des  nattes,  des  paniers. 

Les  habitations  des  Dayaks  sont  du  type 
que  nous  pourrions  appeler  type  de  la 
lowj  house,  qui  a  été  décrit  par  M.  Paul  de 
Rousiers  à  propos  des  Iroquois  '  :  une 
long  house  (longue  maison)  comprend  un 
corridor,  sur  lequel  ouvrent  une  série  de 
cellules,  dont  chacune  est  habitée  par  un 
ménage.  Chez  les  Dayaks,  la  long  house 
est  bâtie  sur  pilotis,  de  sorte  que  le  corri- 
dor forme  une  espèce  de  balcon  sur  lequel 
les  femmes  travaillent  en  devisant.  Une 
cabane  a  30  à  50  mètres  de  long,  7  à  10  de 
large,  et  contient  6  à  7  compartiments. 
Un  village  est  formé  de  8  à  10  cabanes  en 
moyenne,  soit  donc  50  à  70  ménages. 

Les  jeunes  filles  non  mariées  vivent 
dans  le  compartiment  de  leurs  parents; 
les  jeunes  gens,  au  contraire,  vivent,  à 
partir  d'un  certain  âge,  dans  une  cabane 
commune,  avec  le  chef  de  guerre.  Ce  sont 
surtout  eux  qui  prennent  part  aux  expédi- 
tions ;  quand  ils  ont  montré  leur  valeur,  et 
ont  pu  avoir  un  ou  plusieurs  trophées  de 
guerre,  vers  vingt  ans,  ils  se  marient  avec 
une  jeune  fille  de  treize  à  quinze  ans,  et 
vont  habiter  dans  un  compartiment  spécial, 
dans  la  cabane  des  parents  delà  jeune  fille. 
Ceci  semble  indiquer  une  survivance  de  la 
coutume  du  matriarcat,  que  rien  ne  mo- 
tive dans  l'organisation  .sociale  actuelle. 

Un  le  voit,  la  fille  est  élevée  par  sa 
inère;  mariée,  elle  habite  dans  la  même 
cabane  que  sa  mère. 

Le  garron,  au  contraire,  quitte  sa  mère 
le  plus  tôt  possible  et  est  élevé,  non  par  le 
père,  mais  par  la  bande  guerrière.  Or,  le 
matriarcat  se  retrouve  chez  certaines  po- 
pulations malaises  de  la  côte  maritime.  11 
faudrait  donc  supposer  que  les  Dayaks,  — 
et  cela  semble  logique  —  auraient  d'abord 
occupé  la  zone  maritime  avant  de  s'enfon- 
cer dans  l'intérieur,  refoulant  devant  eux 
et  anéantissant  les  misérables  communau- 
tés de  Pygmées,  premiers  occupants  de 
l'ile  de  Bornéo. 

Nous  avons  dit  que  les  cabanes  sont  bâ- 
ties sur  pilotis;  c'est  afin    de  se  protéger 

1.  Scientr  sociale.  l.\,  ji.  9-2. 


des  animaux  malfaisants,  des  reptiles  qui 
pullulent  dans  la  forêt.  Chaque  .soir,  les 
porcs  sont  rentrés  dans  des  réduits  fermés, 
situés  en  dessous.  Enfin,  chaque  village 
est  soigneusement  fortifié,  à  cause  de 
l'état  de  guerre  continuel  qui  règne  dans 
le  pays. 

Nous  en  aurons  fini  avec  nos  connais- 
sances actuelles  sur  les  Dayaks,  si  nous 
ajoutons  qu'ils  ne  semblent  guère  avoir 
d'autre  culte  que  celui  de  leurs  ancêtres, 
et  que  les  morts  ne  sont  pas  enterrés, 
mais  déposés  sur  une  plate-forme. 

Paul  Descamps. 


LES  COLONS  HOLLANDAIS 
DANS  L'AFRIQUE  AUSTRALE 

Les  premiers  colons  du  Cap  furent  des 
soldats  et  des  marins  de  la  compagnie  des 
Indes  orientales.  Ils  s'unirent  à  des  Hot- 
tentotes  et  donnèrent  naissance  à  une  po- 
pulation de  métis  qui  se  sont  perpétués 
jusqu'à  nos  jours  sous  le  nom  de  Bastaards. 
Pour  favoriser  la  colonisation  blanche  en 
procurant  des  épouses  aux  Hollandais  éta- 
blis dans  l'Afrique  du  Sud,  on  envoya  en 
1654  des  orphelines  d'Amsterdam.  Malgré 
cela,  la  colonisation  resta  précaire  et  anar- 
chique  jusqu'à  la  Révocation  de  l'Édit  de 
Nantes.  A  ce  moment-là.  un  très  grand 
nombre  de  familles  de  réfugiés  français 
vinrent  s'installer  au  Cap,  où  ils  introdui- 
sirent la  culture  de  la  vigne.  Ces  hugue- 
nots français,  arrivés  en  groupes  orga- 
niques, s'accrurent  très  vite,  et  devinrent 
l'élément  prépondérant  de  la  population 
européenne.  Cette  influence  s'est  mainte- 
nue, puisque,  aujourd'hui  encore,  beaucoup 
des  principaux  chefs  boers  portent  des 
noms  d'origine  française.  Toutefois,  pour 
des  raisons  politiques,  l'usage  du  français 
fut  interdit  à  l'école  et  à  l'église,  à  partir 
de  1724.' 

Ces  premiers  colons  du  Cap  étaient  des 
cultivateurs;  leurs  descendants,  les  Afri- 
kanders  actuels,  le  .sont  restés.  La  popu- 
lation s'accroissant,  quelques  émigrants 
remontèrent  vers  le  nord  ;  ce  mouvement 
prit  plus  tard  une  grande  extension  après 


DE   SCIENCE    SOCIALE. 


43 


l'occupation  anglaise.  Mais  dans  le  nord  et 
surtout  dans  le  Tran.svaal,  les  cultivateurs 
afrikanders  ne  trouvèrent  pas  des  condi- 
tions aussi  favorables  à  la  culture,  et  peu 
à  peu  l'art  pastoral  devint  leur  moyen 
d'existence  principal.  11  leur  permettait  en 
outre  de  reprendre  leur  marche  en  avant 
à  mesure  que  la  domination  anglaise  s'é- 
tendait. Sous  l'influence  du  lieu,  les  Boers 
sont  devenus  pasteurs  et  presque  nomades  ; 
l'histoire  des  migrations  asiatiques  s'est 
recommencée  en  plein  xi.x''  siècle,  dans 
l'Afrique  du  Sud,  sous  l'empire  de  circons- 
tances analogues. 

L"art  pastoral,  pratiqué  par  les  Boers,  eut 
cet  effet  bien  connu  de  renforcer  en  eux 
la  tendance  communautaire.  Il  était  pos- 
sible et  même  profitable  aux  divers  mem- 
bres de  la  famille  de  rester  groupés  autour 
du  chef  et  ainsi  s'expliquent  tous  les  traits 
de  mœurs  patriarcales  qu'on  rapporte  sur 
les  habitants  du  Transvaal.  Ainsi  s'expli- 
quent aussi  leur  infériorité  et  leur  défaite 
lorsqu'ils  eurent  à  lutter,  pacifiquement 
ou  par  les  armes,  contre  les  Anglais  par- 
ticularistes.  Leurs  frères  afrikanders,  so- 
lidement fixés  au  sol,  ne  purent  pas  fuir 
devant  l'envahisseur,  mais  ils  conservè- 
rent l'influence  prépondérante  dans  le 
gouvernement  local,  tandis  que  les  Boers 
furent  conquis  et  soumis  et  ne  doivent 
leur  autonomie  actuelle  qu'à  la  politique 
libérale  et  intelligente  du  vainqueur. 

Paul  Roux. 


LES   REUNIONS  MENSUELLES 

Compte  rendu  de   la  séance 
de  janvier. 

M.  J.  Durieu  met  en  discussion  le  tableau 
de  classement  de  l'un  des  casiers  de  la 
Nomenclature,  celui  des  Transports.  11 
rappelle  d'abord  que  le  critérium  de  clas- 
sement choisi  a  été  le  moteur,  au  moins 
en  partie,  car  Tune  des  subdivisions  inti- 
tulée 1  batellerie  »  peut  comprendre  tous 
les  moteurs  possibles. 

M.  Durieu  propose,  comme  moyen  de 
classement,  l'outil  lié  à  ta  voie  de  trans- 
port, lesquels  lui  paraissent  bien  plus  ca- 


ractéristiques de  l'état  social  que  le  moteur. 
L'outil  de  transport  et  la  voie  ne  peuvent 
du  reste  être  séparés,  car  ils  sont  construits 
Tun  pour  l'autre  et  leurs  variations  sont 
concomitantes. 

M.  Durieu  propose  donc  le  classement 
suivant  dont  les  termes  lui  paraissent  cor- 
respondre à  autant  d'états  sociaux  bien 
distincts  : 

Par  terre  : 

1"  Transports  par  portefaix  sur  sentiers  (Ex.  : 
Afrique). 

-1"  Transports  par  bat  sur  chemins  cavaliers 
(Espagne,  etc.). 

.S"  Transports  par  traîneaux  sur  le  sol  brut. 

i"  Transports  par  véhicules  à  roues  sur  routes 
carrossables. 

"j"  Transports  par  véhicules  à  roues  sur  voies 
ferrées. 

Par  eau  : 

0"  Par  traîneaux  sur  les  surfaces  glacées. 
7°  Par  llottage  sur  les  cours  d'eau  flottables. 
8°  Par  batellerie  sur  rivières  navigables. 
9°  Par  navires  sur  mer. 


Cette  division  est  plus  logique  que  celle 
donnée  par  le  moteur;  en  effet,  on  peut 
trouver  tous  les  genres  de  moteurs  sur 
une  même  voie,  et  un  même  moteur  sur 
tous  les  genres  de  voies  ;  au  contraire, 
l'ontil  et  la  route  sont  faits  l'un  pour 
l'autre  et  bien  caractéristiques  de  l'état 
social.  Cela  est  si  vrai  que,  lorsqu'on 
trouve  un  outil  de  transport  sur  une  voie 
autre  que  celle  qui  lui  est  propre,  on  peut 
être  certain  que  ce  fait  anormal  résulte 
d'une  influence  de  voisinage,  ou  d'une 
survivance. 

M.  Durieu  étudie  ensuite  les  diverses 
espèces  d'ateliers  de  transports.  Tandis 
que  la  Nomenclature  semble  distinguer 
dans  les  travaux  d'extraction,  de  fabrica- 
tion et  de  transport  six  espèces  d'ateliers, 
il  pense  qu'il  n'y  en  a  réellement  que  deux 
fondamentales  :  l'atelier  familial  et  l'ate- 
lier patronal  ;  ils  se  différencient  essen- 
tiellement en  ce  que,  dans  Tatelier  fami- 
lial, le  partage  des  produits  se  fait  d'après 
les  besoins,  alors  que,  dans  l'atelier  patro- 
nal, il  se  fait  suivant  la  quantité  de  tra- 
vail fournie  par  l'ouvrier. 

L'atelier  patronal  se  subdivise  lui-même 
en  petit  atelier,  atelier  collectif  et  grand 


BULLETIN   DE    LA    SOCIÉTÉ   INTERNATIOA'ALE 


atelier:  et  l'atelier  familial  en  :  famille 
patriarcale,  famille  en  simple  ménage  et 
communauté  ouvrière. 

Quels  sont  les  facteurs  qui  font  évoluer 
la  forme  de  l'atelier?  Robert  Pinot,  dans 
son  cours,  en  indique  deux  :  la  formation 
sociale  et  le  moteur. 

M.  Durieu  ne  croit  pas  à  l'influence  du 
moteur,  puisque  le  grand  atelier  se  re- 
trouve chez  des  peuples  différents  avec 
les  moteurs  les  plus  variés  :  Èx.  :  les 
caravanes  par  porteurs  du  centre  de  l'A- 
frique sont  de  grands  ateliers  de  trans- 
port au  même  titre  que  les  compagnies 
de  chemin  de  fer. 

Pour  M.  Durieu,  il  y  a  trois  facteurs  in- 
dépendants l'un  de  l'autre  ;  à  savoir  :  le 
poids,  la  distance  et  la  vitesse. 

Le  poids  de  la  marchandise  à  trans- 
porter complique  la  forme  de  l'atelier  de 
travail;  plus  ce  poids  est  considérable, 
plus  le  personnel  sera  grand  ou  l'outil- 
lage important. 

La  distance  à  laquelle  la  marchandise 
doit  être  transportée  nécessitera  des  pos- 
tes de  ravitaillement,  un  capital  plus 
grand,  etc. 

La  vitesse  agira  dans  le  même  sens.  C'est 
l'un  ou  l'autre  de  ses  facteurs  qui  prime 
suivant  la  nature  de  la  marchandise. 
Pour  certaines  denrées,  c'est  la  vitesse  ; 
pour  d'autres,  c'est  le  poids,  ou  plutôt  le 
rapport  du  poids  à  la  valeur,  rapport  que 
M.  Durieu  propose  de  nommer  «  poids 
économique  ». 

Ainsi,  à  poids  égal,  l'or  sera  commrrcia- 
lemenf  plus  transportable  que  le  blé. 

11  faudrait,  pour  étudier  les  transports 
dans  une  région,  dresser  une  liste  des 
objets  transportés  d'après  le  poids,  la  dis- 
tance et  la  vitesse,  et  voir  quelles  sont  les 
différentes  formes  d'ateliers  qui  résolvent 
!c  problème  de  leur  transport. 

.M.  Paul  Btiîeau  reconnaît  que  le  ta- 
bleau de  la  Nomenclature  est  trop  som- 
maire sur  la  question  des  transports  ;  il 
est  d'accord  avec  M.  Durieu  sur  la  pre- 
mière partie  de  sa  communication,  mais 
non  sur  la  seconde.  Le  poids,  la  vitesse, 
la  di.stance  expliquent- ils  les  formes  des 
groupements  de  transport  mieux  que  le 
moteur  ne   le  fait?   M.    Paul  Bureau   en 


doute;  une  étude  très  fouillée  pourrait 
seule  le  montrer. 

i\I.  Blanchon  pense  que  la  route  est  dé- 
terminée par  le  moteur.  Une  autre  ques- 
tion à  étudier  serait  celle  de  l'influence 
des  transports  sur  les  autres  ateliers  de 
travail. 

M.  de  Sainte-Croix  voudrait  voir  la 
Science  sociale  tirer  parti  du  chiffre. 

M.  Durieu  appuie  ce  vœu,  en  disant 
qu'il  faut  passer  de  l'analyse  qualitative  à 
l'analyse  quantitative,  laquelle  obligera 
nécessairement  à  l'emploi  de  la  numé- 
ration. 

M.  Paul  RousiERs  dit  que  la  Nomencla- 
ture n'a  pas  voulu  classer  les  différents 
modes  de  transport  d'après  le  moteur, 
mais  d'après  les  effets  sociaux.  Ainsi  la 
batellerie  réunit  les  membres  de  la  famille, 
tandis  que  l'animal  de  bât  a  pour  effet 
(le  les  disperser,  etc.  M.  Durieu  veut  faire 
un  classement  d'après  la  cause,  tandis 
qu'Henri  de  Tourville  a  classé  d'après  les 
effets  sociaux. 

Au  surplus,  les  transports  ne  suffisent 
pas  à  caractériser  une  société  :  les  che- 
mins de  for  ont  eu  pour  résultat  d'aug- 
menter les  transports  par  chevaux. 

M.  Durieu  reconnaît  qu'il  se  place  à  un 
autre  point  de  vue  qu'Henri  de  Tourville, 
mais  il  pense  qu'il  y  a  lieu  de  faire  d'abord 
une  étude  technique  approfondie,  et  de 
faire  un  premier  classement  d'après  cette 
étude  avant  de  faire  un  classement  dé- 
finitif. 


La  prochaine  réunion. 

Dans  la  prochaine  réunion,  qui  aura 
lieu  le  vendredi  l^mars,  à  S  heures  3/4  du 
soir,  à  V Hôtel  des  sociétés  savantes,  28,  rue 
Serpente  (près  la  place  Saint-Michel), 
M.  L.  de  Sainte-Croix  prendra  comme 
sujet  de  sa  communication  :  Le  ramj  de  la 
race;  la  question  de  la  supériorité  sociale. 


BIBLIOGRAPHIE 

Cournot  et  la  Renaissance  du  Proba- 
bilisme  au  mx"  siècle,  par  F.  Mentré, 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


professeur  à  TÉftole  des  Roches.  —  Bi- 
bliotlièque  de  philosophie  expérimen- 
tale. Paris,  Marcel  Rivière,  1908. 

Nos  lecteurs  n"ont  pas  oublié  les  quel- 
ques pages  de  cet  important  ouvrage  dont 
notre  collègue  M.  F.  Mentré  avait  bien 
voulu  donner  la  primeur  au  Ihdlelin  de 
la  Société  de  Science  sociale  '.  Il  n'entre 
pas  dans  le  cadre  de  nos  études  de  suivre 
l'auteur  dans  son  consciencieux  exposé 
du  système  philosophique  de  Cournot  : 
mais  plusieurs  chapitres  de  son  livre  ré- 
pondent à  des  préoccupations  communes 
à  certaines  écoles  philosophiques  et  à  la 
Science  sociale  et  offrent  ainsi  pour  nous 
un  intérêt  tout  particulier. 

Cournot  parait,  en  effet,  se  rattacher  par 
une  étroite  parenté  d'esprit  à  cette  lignée 
de  philosophes  et  de  savants  dont  les  ef- 
forts ont  tendu,  plus  ou  moins  directe- 
ment, plus  ou  moins  nettement,  à  décou- 
vrir dans  le  .spectacle  des  choses  humai- 
nes une  direction  supérieure,  à  tirer  un 
ordre  de  ce  désordre  apparent,  à  dégager 
des  lois  souveraines  de  l'enchevêtrement 
des  intérêts  opposées  et  des  fantaisies  que 
nous  avons  sous  les  yeux.  Il  croit  à  l'or- 
dre et  à  la  raison  des  cho.ses,  au  point  de 
rechercher  les  lois  du  hasard  lui-même, 
c'est-à-dire  de  ces^  rencontres  fortuites, 
de  ces  concomittances  qui  paraissent  échap- 
per par  essence  à  toute  règle.  C'est  aux 
sciences  mathématiques  qu'il  s'adresse 
pour  résoudre  ce  problème  et  il  fonde  son 
probabilisme  philosophique  sur  le  calcul 
des  probabilités  mathématiques. 

Et  par  là  encore  il  est  bien  de  la  même 
génération  pensante  que  les  Le  Play  et  les 
Taine,  pour  ne  parler  que  de  ceux-là. 
Il  cherche  dans  les  sciences  dites  exactes 
le  contrôle  de  ses  observations,  attestant 
ainsi  sa  soif  de  certitude  et  sa  foi  dans  la 
science,  son  besoin  de  méthode.  M.  Mentré 
explique  dans  une  note  de  son  chapitre 
sur  la  classification  des  sciences  que  la 
philosophie  de  Cournot  est  une  philosophie 
de  la  statistique.  C'était  aussi  une  philo- 
sophie de  la  statistique  que  la  première 
édition  des  Ouvriers  européens,  composée 


1.  Les  idées  politiques  de  Cournot  (oO«  et  i>l<^   li- 
vraisons). 


uniquement  de  budgets  de  familles  ou- 
vrières, analysés  et  classés  par  Le  Play 
dans  un  ordre  méthodique,  et  .soutenant 
tout  un  système  d'explication  de  la  vie 
sociale  des  peuples,  contenant  en  germe 
un  plan  de  réforme  sociale. 

Cette  confiance  fondamentale  de  Cour- 
not dans  un  ordre  supérieur  parait  être 
l'explication  du  pragmatisme  que  M.  Men- 
tré met  en  relief  par  ses  citations  :  «  Il 
n'y  a  pas  d'autre  preuve  de  la  valeur  des 
idées  que  leur  fécondité  même  et  la  régu- 
larité du  système  dont  elles  donnent  la 
clef.  »  Et  encore  :  «  Lorsque  l'homme  par- 
vient à  mettre  le  meilleur  ordre  dans  les 
faits  qu'il  gouverne,  dans  les  sciences 
qu'il  institue  pour  le  besoin  des  applica- 
tions qui  l'intéressent,  c'est  ordinairement 
parce  qu'il  a  en  même  temps  saisi  l'ordre 
et  les  rapports  des  choses  en  elle.s-mê- 
mes,  indépendamment  des  applications 
utiles  qu'il  en  peut  faire  ». 

11  y  a  là  quelque  chose  de  plus  qu'un 
pragmatisme  purement  utilitaire  appré- 
ciant les  idées  uniquement  par  le  bénéfice 
que  l'on  peut  en  tirer.  Le  pragmatisme  de 
Cournot  ne  considère  ce  bénéfice  que 
comme  une  manifestation  dé  la  vérité,  une 
preuve  de  la  concordance  de  ces  idées 
avec  un  ordre  supérieur.  C'est  précisé- 
ment ce  genre  de  pragmatisme  qui  est 
celui  de  la  science  sociale.  Contrôler  les 
idées  par  l'observation  méthodique  des 
faits  sociaux,  ce  n'est  pas  autre  chose  que 
de  s'assurer  de  leur  concordance  ou  de 
leur  discordance  avec  les  forces  agissan- 
tes de  la  vie  sociale. 

Les  chapitres  sur  la  Philosophie  biolo- 
gique, la  Philosophie  de  l'histoire  et  la 
Philosophie  religieuse,  traités  avec  am- 
pleur par  M.  Mentré,  permettent  d'appré- 
cier la  variété  des  aspects  sous  lesquels 
Cournot  a  examiné  les  divers  problèmes 
étudiés  par  lui.  Un  autre  chapitre  sur  les 
idées  morales  mérite  également  d'être 
signalé.  Non  pas  que  Cournot  ait  cher- 
ché à  ériger  un  système  nouveau  pour 
fournir  une  base  à  la  morale.  Il  a,  au  con- 
traire, considéré  cette  entreprise  comme 
vaine,  et  c'est  ce  dont  M.  Mentré  le  loue. 
Mais  il  paraît  avoir  eu  vis-à-vis  des  idées 
morales   l'attitude   d'un  homme  qui  s'y 


46 


BULLETIN    DE   LA    SOCIETE  INTERNATIONALE 


sentant  fortement  attaché,  ayant,  d'autre 
part,  un  sens  très  net  de  l'immuabilité 
des  grands  principes  directeurs  de  la 
morale,  observe  sans  scandale  leurs  ma- 
nifestations changeantes  suivant  les  temps 
et  les  lieux. 

Au  surplus,  l'équilibre  intellectuel,  la 
santé  morale  caractérisent  l'œuvre  de 
Cournot.  Et  peut-être  n'est-il  pas  sans  in- 
térêt de  rappeler  ici  qu'il  se  rattachait 
étroitement  par  ses  origines  à  cette  pro- 
vince de  Franche-Comté  qui  a  fourni  à  la 
France,  non  seulement  plusieurs  hommes 
illustres,  mais  aussi  un  grand  nombre  de 
citoyens  utiles.  M.  Mentré  présente  à  ce 
sujet  des  aperçus  fort  intéressants  dans 
son  chapitre  sur  la  vie,  le  caractère  et  le 
milieu  de  Cournot.  \ous  souhaitons  de  les 
voir  compléter  quelque  jour  par  une  étude 
méthodique  de  la  Franche-Comté  et  de 
son  organisation  sociale. 

Paul  de  RuusiERS. 


Milieux  libres  (quelques  essais  contem- 
porains de  vie  communiste  en  France), 
par  Georges  Narrât,  1  vol.  grand  in-8", 
5  francs  (Félix  Alcan,  édit.). 

Dans  cet  ouvrage,  Tauteur  se  propose 
d'étudier  les  tentatives  modernes  faites 
en  France  pour  établir  des  groupements 
sociaux  vivant  selon  les  règles  du  commu- 
nisme. 

En  commençant,  M.  Narrât  donne  du 
groupement  communiste  une  définition 
analogue  à  celle  que  nous  en  avons  donné 
nous-mème  dans  notre  étude  sur  le  socia- 
lisme  : 

«  Lorsqu'il  arrive,  dit-il,  que  dans  un 
groupe  d'individus,  chacun  travaille  et  pro- 
duit selon  ses  forces,  et  lorsque,  sans  souci 
de  la  quantité  qu'il  peut  y  avoir  lui-même 
apportée,  chacun  puise  suivant  ses  besoins 
dans  la  masse  des  produits,  nous  nous 
trouvons  en  présence  d'un  groupement 
communiste.  » 

Des  tentatives  pour  réaliser  pratique- 
ment cet  idéal  ont  eu  lieu  à  plusieurs  re- 
prises. Elles  ont  jusqu'ici  toujours  échoué, 
soit  qu'elles  aient  eu  lieu   dans  un  pays 


neuf,  comme  celle  de  Cabet  et  de  Considé 
rant;  soit,  au  contraire,  qu'elles  aient  vu 
le  jour  dans  un  pays   anciennement   ci- 
vilisé, comme  celles  dont  M.  Narrât  nous 
retrace  la  vie. 

En  1902,  fut  fondée  une  société  desti- 
née à  réunir  les  capitau.x,  aussi  indispen- 
sables à  la  fondation  d'un  groupement 
communiste  que  d'un  vulgaire  groupe- 
ment ordinaire. 

En  1903,  une  somme  jugée  suffisante 
ayant  été  recueillie,  fut  fondé  un  groupe- 
ment communiste  sous  forme  de  société 
coopérative  au  capital  de  1.000  francs.  Un 
paysan  de  Vaux  (près  Château-Thierry), 
le  père  Boutin,  affilié  à  la  société,  donna 
comme  apport  sa  propriété,  composée 
d'une  masure  et  de  deux  hectares  de 
terrain  en  parcelles  disséminées.  On 
acheta,  pour  100  francs,  une  maison  voi- 
sine et  d'autres  parcelles  d'une  contenance 
totale  de  1  hectare. 

Le  sort  désignera  les  colons  qui  doivent 
rejoindre  la  famille  Boutin,  au  fur  et  à 
mesure  des  possibilités.  Le  3  mars,  huit 
colons  étaient  installés  et  commençaient 
les  travaux  de  culture. 

Mais  afin  de  pouvoir  attendre  la  récolte, 
il  fallait  créer  des  travaux  donnant  des 
recettes  immédiates.  Une  nouvelle  maison 
fut  achetée,  et  on  y  installa  deux  nouveaux 
colons  avec  deux  métiers  à  tricoter  à  pé- 
dale ;  puis  un  atelier  de  tailleurs  vint 
augmenter  la  colonie,  suivi  bientôt  d'un 
atelier  de  cordonnerie. 

Les  produits  de  la  fabrication  étaient 
vendus  aux  camarades  de  Paris. 

En  juin  1903,  la  colonie  est  à  son  apo- 
gée :  elle  compte  19  membres  dont  qua- 
tre femmes  et  un  enfant.  La  fonction  "de 
trésorier  est  exercée  à  tour  de  rôle.  La 
consommation  se  fait  en  commun,  à  l'ex- 
ception d'une  allocation  individuelle  de 
2  francs  par  semaine  pour  les  menus  plai- 
sirs. L'entretien  de  chaque  colon  ne  re- 
vient qu'à  1  fr.  50  par  jour  ;  malgré  cela,  le 
groupement  ne  se  suffit  pas  encore  à  lui- 
même,  mais  on  escompte  la  récolte  pro- 
chaine. 

Mais  le  père  Boutin  quitte  à  ce  moment 
la  société,  chargé  du  reproche  de  n'avoir 
pas  voulu  rendre  des  comptes  de  factures 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


47 


d'achats'.  Le  ménage  des  bonnetiers  suit 
bientôt,  sous  prétexte  que  ce  métier  leur 
permet  de  se  rendre  autonome  '-. 

Cependant  les  communistes  redoublent 
d'ardeur  et  louent,  pour  300  francs,  une 
terre  de  10  hectares,  avec  un  bail  de  12  ans. 
Un  matériel  cultural  est  acheté,  et  l'on  se 
met  à  l'œuvre. 

En  janvier  1904.  la  colonie  se  compose 
de  10  membres,  et  le  bilan  accuse  un 
solde  créditeur;  de  même  en  190.").  où  le 
boni  s'élève  à  700  francs^,  tandis  que  le 
personnel  diminue.  Ce  personnel  diminue 
tellement  qu'au  cours  de  l'année  1906,  la 
société  est  complètement  dissoute. 

Dans  la  seconde  partie,  l'auteur  nous 
retrace  l'histoire  de  la  rolonir  il'Aif/le- 
mnnt,  dans  la  forêt  des  Ardennes,  à  0  kilo- 
mètres de  Charleville  et  de  Mézières,  fon- 
dée par  un  colon  isolé.  Fortuné  Henry*, 
qui  en  1903  défricha  un  pré  acheté  par  un 
de  ses  amis,  Francis  Jourdain,  lequel  lui 
en  laissa  la  jouissance  gratuite.  Ce  colon 
isolé  n'en  sortit  du  reste  qu'avec  l'aide  de 
camarades  qui  de  temps  en  temps  venaient 
lui  donner  un  coup  de  main.  Il  fut  rejoint 
à  l'entrée  de  l'hiver  par  un  flûtiste  pié- 
montais,  Francho^. 

L'année  suivante,  une  souscription  per- 
met à  la  petite  colonie  de  vivre  et  d'amé- 
liorer son  installation  :  de  plus,  Henry  est 
rejoint  par  sa  femme  et  sa  fille,  puis  par 
quelques  camarades.  On  vivait  de  la  cul- 
ture des  légumes  que  l'on  vendait  dans  le 
voisinage,  et  de  l'élevage  de  canards,  de 
poules,  de  pigeons,  etc. 

En  1907,  de  nouveaux  subsides  permet- 
tent l'établissement  d'une  imprimerie  mue 
par  un  moteur  à  essence  de  huit  chevaux. 
La  colonie  existe  encore,  malgré  les  dis- 
cussions et  les  départs  fréquents  causés 
par  l'autoritarisme  du  fondateur.  Celui-ci 
se  voit  de  plus  accusé  de  faire  de  trop 
nombreux  voyages  à  Paris  oii,  en  trois 
jours,  il  dépense  l'argent  qui  ferait  bien 
vivre  tous  les  sociétaires  pendant  quinze 
jours.  Dans  ces  conditions,  il  est  probable 

I.  p.  63. 
-2.  p.  64. 

3.  p.  85. 

4.  Frère  d'Emile  Henry,  qui  lut  exécuté  le  i21  mai 
I8fu  à  la  suite  de  deux  attentats  commis  à  Paris. 

3.  p.  170  et  172-173. 


que  la  décadence  morale  de  la  colonie  ne 
fera  que  s'accroître,  amenant  la  dissolu- 
tion matérielle  à  la  première  crise,  crise 
qui  se  produira  fatalement  quand  l'appui 
extérieur  se  tarira. 

Dans  la  troisième  partie.  M.  Narrât 
nous  relate,  plus  .succinctement  la  vie  de 
quelques  autres  tentatives  : 

En  1906,  un  propriétaire  corse  mit  une 
terre  de  9  hectares  à  la  disposition  de  sept 
camarades  d'Alger,  qui  y  vécurent  d'éle- 
vage (chèvres,  porcs,  lapins,  poules,  pi- 
geons) et  de  culture  surtout  maraîchère, 
sans  compter  les  subsides  indispensables 
venus  du  dehors. 

Au  botit  d'un  an  à  peine,  la  colonie  ob- 
tînt la  gérance  en  métairie  d'une  assez- 
grande  quantité  de  bestiaux.  Avec  cette 
aisance  subite,  l'esprit  de  lucre  s'éveilla 
et  accentua  gravement  une  discorde  qui 
cotivait  déjà,  provoquée  par  des  jalotisies 
que  l'amour  libre  avait  été  impuissant  à 
éteindre. 

Peu  de  choses  à  dire  de  {'imprimerie 
anarchiste  de  Saint-Germain  qui  ne  dura 
que  quelques  mois,  en  1906,  à  l'aide  de 
fonds  recueillis  par  divers  procédés  (sous- 
cription, tombola,  conférences). 

La  colonie  agricole  rie  la  Hize,  fondée 
en  1907  sur  les  bords  du  Rhône,  près  de 
Lyon,  dure  moins  de  trois  mois,  par  suite 
du  manque  d'entente. 

La  colonie  agricole  des  Hautes  Rivières, 
sur  les  bords  de  la  Semoy  (Ardennes), 
fondée  en  1904  par  quatre  commerçants 
nantais,  ne  dure  que  deux  mois. 

En  Belgique,  prés  de  Stockel-Bois,  dans 
la  forêt  de  Soignes,  près  de  Bruxelles,  une 
colonie  communiste  cultive  une  petite 
ferme,  d'avril  1905  à  septembre  1906.  Elle 
vécut  péniblement  d'un  peu  de  culture  et 
d'aviculture,  en  y  ajoutant  les  produits  de 
la  vente  de  cartes  postales  illustrées,  et  de 
journées  faites  pour  les  fermiers  voisins. 

L'auteur  nous  donne  par  le  menu  le 
détail  de  ces  essais  de  vie  communistes 
en  pays  civilisés,  et  nous  montre  qu'elles 
ne  réussissent  pas  mieux  que  dans  le 
désert.  Ce  livre  est  donc  la  contre-partie 
de  celui  de  M.  Prudhomraeau  sur  Vlcarie 
dont  nous  avons  donné  ici  même  un 
compte  rendu  il  y  a  quelque  temps.  En 


48 


BULLETIN    DE   LA    SOCIÉTÉ    INTERNATIONALE 


général,  les  colonies  communistes  ne  vi- 
vent qu'autant  que  durent  les  subventions 
du  milieu  individualiste  environnant.  Tel 
est,  il  me  semble,  la  conclusion  du  tra- 
vail si  documenté  de  M.  Georges  Narrât. 

Paul  Descamps. 


Les  classes  rurales  et  le  régime  do- 
manial en  France  au  moyen  âge,  par 

Henri  Sée,  professeur  à  l'Université  de 
Rennes. Giard et Brière,  édit.,  Paris,  1901, 
1  vol.  in-8°.  12  francs. 

Après  les  invasions  franques  et  jusque 
vers  la  fin  du  xin'^  siècle,  c'est-à-dire  pen- 
dant au  moins  800  ans,  le  régime  domanial 
a  constitué  dans  notre  pays  le  facteur  es- 
sentiel de  la  vie  publique  et  de  la  vie  pri- 
vée. Pendant  toute  cette  longue  période, 
où  les  villes  reléguées  au  second  plan  tom- 
bèrent en  décadence,  le  grand  domaine 
rural,  embryon  du  village  futur,  formait 
un  centre  industriel  aussi  bien  qu'agricole  ; 
il  vivait  à  part  et  se  suffisait  à  lui-même. 
Quant  au  grand  propriétaire,  nous  le 
voyons  se  rendre  pratiquement  indépen- 
dant sur  son  domaine,  et  cette  indépen- 
dance devient  complète  à  l'époque  féodale. 
Au  contraire,  les  paysans  relèvent  étroite- 
ment des  maîtres  du  sol  ;  et  l'avènement 
de  la  féodalité,  en  faisant  à  peu  près  dis- 
paraître les  petits  propriétaires  libres,  ren- 
force encore  la  domination  que  le  sei- 
gneur exerce  sur  tous  les  habitants  de  son 
domaine. 

Laissant  de  côté  les  temps  mérovingiens, 
d'ailleurs  étudiés  par  Fustel  de  Coulanges 
dans  son  remarquable  livre  sur  VA  lieu  et 
le  Domaine  7'ural,  M.  Henri  Sée  s'est  atta- 
ché à  décrire  la  constitution  et  le  fonction- 
nement du  régime  domanial  à  l'époque 
carolingienne  et  à  l'époque  féodale.  11  a 
choisi  le  moment  où  ce  régime  était  en 
pleine  force  pour  en  démonter  les  roua- 
ges et  nous  mimtrer  l'agencement  de  la 
machine. 

Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  don- 
ner, dans  ces  quelques  lignes,  une  ana- 
lyse même  succincte  de  son  intéressant 
ouvrage  ;  nous  voudrions  seulement  mettre 


en  relief  certains  points  qui  nous  ont  plus 
particulièrement  frappé. 

Au  sujet  de  la  villa  carolingienne,  M.  Sée 
fait  une  importante  remarque.  Cette  villa 
éveille  habituellement  dans  notre  esprit 
l'idée  d'un  grand  domaine  rural  embras- 
sant, comme  celui  de  l'époque  franque, 
une  étendue  de  territoire  analogue  à  celle 
de  nos  communes  actuelles  ;  c'est  une  no- 
tion que  le  célèbre  Polijptiqae  d'Jrminon 
nous  a  rendue  familière.  Or,  M.  Sée,  qui, 
dans  un  travail  antérieur,  a  étudié  Les  clas- 
ses rurales  en  Bretagne  au  moyen  âge,  nous 
dit  que  cette  région  différait  du  reste  de  la 
Gaule,  et  que  «  la  villa  bretonne,  le  plus 
souvent,  semble  de  dimensions  médiocres, 
ne  contenant  que  quelques  manses,  deux 
ou  trois  familles  de  serfs  ».  La  population 
rurale  était,  en  Bretagne,  beaucoup  moins 
agglomérée  qu'ailleurs;  les  hameaux  et  les 
maisons  isolées  y  prédominaient  au  moyen 
âge  comme  aujourd'hui.  Le  régime  de  la 
propriété  gallo-romaine  y  fut  peut-être  mo- 
difié, écrit  M.  Sée,  par  les  invasions  de 
Bretons  insulaires;  «  mais  je  croirais  plus 
volontiers,  ajoute-t-il,  que  le  mode  de  cul- 
ture, l'abondance  des  pâturages,  l'intensité 
des  défrichements  dans  une  contrée  long- 
temps déserte  ont  pu  développer  le  système 
des  exploitations  isolées  aux  dépens  d'ag- 
glomérations plus  considérables.  Et,  d'une 
façon  générale,,  la  répartition  de  la  popu- 
lation semble,  en  partie,  déterminée  par 
des  conditions  naturelles,  «par  le  régime 
des  sources,  le  relief  du  sol,  et  par  le  ca- 
ractère des  cultures, ',qui  en  procède  direc- 
tement ».  La  science  sociale  ne  peut  que 
souscrire  à  cette  fa«;on  de  voir  qui  est  la 
sienne;  mais  alors  nous  pouvons  nous  de- 
mander si  le  phénomène  social  que  signale 
M.  Sée  ne  se  rencontre  pas  dans  les  au 
très  pays  de  l'Ouest  :  Basse-Normandie, 
Maine,  Vendée,  etc.,  où  les  conditions  du 
lieu  sont  analogues  à  celles  de  la  Breta- 
gne. Il  y  aurait  là  un  intéressant  problème 
historifjue  à  résoudre. 

La  question  de  l'affranchissement  des 
serfs  n'est  pas  moins  importante.  Dans  quel- 
(|ucs  chapitres  du  livre  II,  —  chapitres  qui, 
à  notre  avis,  sont  les  plus  remarquables 
de  tout  l'ouvrage,  —  M.  Sée  expose  par  quel 
mécanisme  et  pour  quels  motifs  les  serfs 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


49 


attachés  à  la  glèbe  ont  pris  rang  parmi  les 
hommes  libres.  Nous  sommes  absolument 
de  son  avis  quand  il  attribue  à  des  causes 
d'ordre  économique  la  très  grande  majo- 
rité des  affranchissements.  Le  rôle  impor- 
tant que  joua  le  contrat  d"hostise  dans  cette 
grande  évolution  sociale  est  particulière- 
ment bien  expliqué. 

Le  point  de  départ,  c'est  que,  dès  le 
i.\°  siècle,  il  semble  bien  que  «  la  population 
servile.  dont  la  source  se  tarit  de  plus  en 
plus,  peut  de  moins  en  moins  suffire  à  faire 
valoir  le  domaine.  »  Donc,  partout  ou  pres- 
que, les  grands  propriétaires  avaient  be- 
soin de  travailleurs.  Or,  et  contrairement 
à  ce  qu'on  croit  d'ordinaire,  les  populations 
rurales,  au  moyen  âge,  étaient  d'une  mo- 
bilité extrême.  Les  serfs  avaient  beau  être 
attachés  à  la  glèbe,  ceux  qui  n'étaient  pas 
retenus  par  l'intérêt  personnel  n'hésitaient 
point,  malgré  toutes  défenses  et  menaces, 
à  s'enfuir  pour  aller  chercher  fortune  ail- 
leurs. Les  seigneurs  manquant  de  bras 
pour  cultiver  leurs  terres  accueillaient  avec 
joie  ces  fugitifs  ;  on  se  gardait  bien  de  leur 
poser  des  questions  indiscrètes  ;  tous  étaient 
présumés  libres,  et  c'était  un  contrat  d'ac- 
censement,  un  contrat  d'hostise  que  l'on 
passait  avec  eux.  Le  nouvel  hùte  n'avait 
pas  grand'cbose  à  craindre  de  son  ancien 
maître  ;  «  souvent,  en  eflet,  celui-ci  perdait 
la  trace  des  fugitifs,  ou  bien  il  ne  la  re- 
trouvait que  trop  tard,  lorsque  ses  droits 
étaient  éteints:  parfois,  en  elfet.  un  délai 
d'un  an  et  un  jour  suffisait  à  mettre  l'an- 
cien serf  à  l'abri  de  toute  poursuite  ».  Aussi 
les  seigneurs  furent-ils  incités  peu  à  peu  à 
affranchir  leurs  serfs,  afin  de  les  retenir 
sur  leurs  domaines  :  leur  intérêt  bien  com- 
pris le  leur  comxmandait;  leur  intérêt  im- 
médiat les  y  engageait  aussi,  car  d'ordi- 
naire le  serf  achetait  sa  liberté  à  beaux 
deniers  comptant. 

Nous  avons  dit  plus  haut  que  M.  Sée  ne 
s'occupe  pas  de  l'époque  franque;  il  ré- 
sume néanmoins  en  quelques  pages  l'orga- 
nisation du  domaine  rural  mérovingien. 
Adoptant  sans  discussion  l'opinion  de  Fus- 
tel  de  Coulanges,  il  fait  remonter  au  colonat 
romain  la  substitution  du  servage  à  l'es- 
clavage. Nous  ne  sommes  pas  ici  d'accord 
avec  lui  ;  nous  croyons  que  le  servage  est 


d'origine  germanique  beaucoup  plus  que 
romaine,  et  nous  avons  toujours  trouvé 
bien  subtil  et  bien  peu  convaincant  le  plai- 
doyer que  fait  Fu.stel  dans  r.4  Heu,  en  faveur 
de  cette  origine  romaine.  Faut-il  encore 
une  fois  citer  les  paroles  de  Tacite  parlant 
de  l'esclavage  chez  les  Germains?  «  Les 
autres  esclaves  n'ont  pas  comme  chez  nous 
des  emplois  distincts  dans  la  maison.  Cha- 
cun régit  par  lui-même  sa  demeure,  ses  pé- 
nates. Le  maître  impose  à  l'esclave,  comme 
à  un  colon,  une  certaine  redevance  en  blé, 
en  bétail,  en  vêtements,  et  l'esclave  n'obéit 
que  jusque-là.  »  Ce  qui  plus  tard  s'est  ap- 
pelé servage  exi.stait  donc  en  Germanie 
bien  avant  les  invasions  des  Francs  en 
Gaule  ;  et  si.  après  l'installation  de  ces  der- 
niers, nous  trouvons  le  servage  établi  sur 
tous  les  domaines  qu'ils  occupent,  il  nous 
semble  vraisemblable  qu'ils  l'ont  apporté 
avec  eux  plutôt  qu'ils  ne  l'ont  emprunté 
aux  Gallo-Romains. 

L'ouvrage  de  M.  Henri  Sée  est  écrit  danv 
un  style  très  clair,  et  composé  de  la  façon 
la  plus  méthodique.  Cette  histoire  des 
classes  rurales  au  moyen  âge  répondait  à 
un  besoin  et  a  comblé  une  lacune:  ceux 
(]ui  la  liront  estimeront,  comme  nous, 
qu'elle  mérite  d'être  mise  en  bonne  place 
parmi  les  livres  de  référence  qu'on  aime 
avoir  sous  la  main. 

J.  Bailhaihk. 


France  et  Angleterre.  Cent  années  de 
rivalité  coloniale.  L'affaire  df  Math/- 
ijasrar,  par  Jean  Darcy.  —  1  vol.  in-8", 
Perrin  et  C'«,  édit.  Paris.  1908;  prix  : 
4  francs. 

La  mort  prématurée  de  M.  Darcy  est  une 
perte  pour  la  science  historique,  et  il  est 
infiniment  regrettable  qu'il  n'ait  pas  eu  le 
temps  de  mener  à  son  terme  l'ouvrage  si 
remarquable  qu'il  avait  entrepris  sur  la 
rivalité  coloniale  de  la  France  et  de  l'An- 
gleterre au  cours  du  siècle  dernier. 

Dans  un  premier  volume  paru  en  190-1, 
il  avait  étudié  en  détail  les  luttes  d'in- 
fluence et  les  difficultés  de  toute  sorte  qui 
marquèrent  l'établissement  de  notre  pré- 
pondérance en  Algérie,  en  Tunisie,  dans 
le  bassin  du  Niger  et  au  Congo.  Ce  même 


50 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


volume  expliquait  les  motifs  de  notre  évic- 
tion de  l'Egypte,  de  l'Abyssinie  et  de  tout 
le  bassin  du  Nil.  Le  second  volume  devait 
nous  conduire  successivement  à  Madagas- 
car, en  Indo-Chine,  au  Siam,  et  dans  nos 
possessions  d'Océanie  et  d'Amérique.  La 
faux  brutale  du  destin  n"en  a  pas  permis 
l'achèvement,  et  l'auteur  n'a  pu  terminer 
que  la  première  partie  consacrée  à  l'af- 
faire de  Madagascar. 

On  retrouve  dans  ces  quelques  chapitres 
les  qualités  de  clarté,  de  méthode  et  d'im- 
partialité qui  caractérisent  le  premier 
volume;  mais  l'impartialité  de  l'auteur  ne 
lui  a  pas  fait  oublier  qu'il  était  Français, 
et  ce  n'est  pas  d'une  âme  indifférente  qu'il 
enregistre  nos  succès  et  nos  échecs,  et 
qu'il  en  juge  les  auteurs  responsables. 

De  même,  en  retraçant  les  procédés, 
presque  toujours  hostiles  et  parfois  dé- 
loyaux, de  l'Angleterre  envers  nous,  il  ne 
s'est  pas  attardé  à  d'inutiles  récrimina- 
tions. Si  l'Angleterre  a  combattu  succes- 
sivement l'Espagne,  la  Hollande  et  la 
France,  si  aujourd'hui  elle  se  dresse  con- 
tre l'Allemagne,  c'est  qu'elle  a  toujours 
été  l'ennemie  des  nations  dont  elle  redou- 
tait la  concurrence  maritime,  commerciale 
et  coloniale.  Mais  M.  Darcy  a  montré  que. 
lorsque  les  intérêts  anglais  sont  engagés, 
nos  voisins  ne  reculent  devant  rien  —  que 
la  force. 

Une  autre  conclusion  se  dégage  de  ce 
livre  substantiel  :  c'est  que,  si  les  Anglais 
ne  se  sont  pas  embarrassés  de  scrupules 
pour  nous  combattre,  ils  l'ont  emporté 
surtout  par  la  continuité  de  leurs  vues 
politiques,  et  que  leurs  succès  sont  en 
grande  partie  dus  à  nos  fautes. 

J.  Bailhaciie. 


Les  paysans  de  la  Normandie  orien- 
tale. Étude  géographique,  par  Jules 
Sioii.  —  Un  vol.  in-8'^  raisin,  14  fig.  et 
cartes,  8  planches  hors  texte  en  photo- 
typie  :  Armand  Colin,  édit.  Paris.  1909; 
prix  :  12  francs. 

Sous  le  nom  de  Normandie  orientale, 
M.  Sion  désigne  la  contrée  qui  s'étend 
entre  le  littoral  de  la  Manche  et  le  cours 


de  la  Seine,  et  que  sépare  de  la  Picardie 
«  une  large  zone  forestière  que  l'on  peut 
suivre  de  la  Manche  jusqu'à  l'Oise,  le  long 
de  la  Béthune,  de  l'Epte  et  du  Thérain  ». 
Cette  contrée  représente  le  département 
de  la  Seine-Inférieure  presque  en  entier, 
et.  dans  le  département  de  l'Eure,  l'arron- 
dissement des  Andelys.  En  mettant  à  part 
la  vallée  de  la  Seine  qui,  au  point  de  vue 
cultural  en  particulier,  offre  les  caractères 
communs  à  toutes  les  larges  vallées,  trois 
régions  naturelles  s'y  distinguent  nette- 
ment :  le  pays  de  Caux,  qui  forme  la 
partie  occidentale,  et  dont  le  centre  doit 
être  placé  aux  environs  d'Yvetot;  —  le 
pays  de  Bray,  situé  au  nord-est,  et  occu- 
pant une  partie  de  la  vallée  de  la  Béthune, 
avec  Neufclîâtel  et  Gournay  comme  villes 
principales;  —  le  Vexin  normand,  au  sud- 
est,  entre  l'Epte  et  l'Andelle. 

La  Normandie  orientale  constitue  un 
vaste  plateau,  variant  entre  100  et  200  mè- 
tres d'altitude,  et  entaillé  par  des  vallées 
profondes.  Sauf  dans  le  pays  de  Bray,  où 
les  couches  plus  anciennes  du  jurassique 
et  de  l'infracrétacé  ont  été  soulevées  par 
les  mouvements  du  sol  et  mises  à  nu  par 
l'érosion,  ce  plateau  est  entièrement  formé 
de  craie  «  dont  l'épaisseur  peut  dépasser 
.300  mètres  » ,  mais  la  craie  n'affleure  que 
dans  les  vallées;  elle  est  recouverte  par 
l'argile  à  silex,  qui  est  elle-même  le  plus 
souvent  cachée  par  une  épaisse  couche  de 
limon  des  plateaux,  de  nature  parfois  sa- 
bleuse, mais  surtout  argileuse. 

Ces  limons  argileux,  particulièrement 
profonds  dans  le  Ve.xin,  forment  l'une  des 
meilleures  terres  à  blé  de  France,  et  les 
cultures  industrielles,  jadis  le  colza,  plus 
tard  la  betterave,  y  ftnt  trouvé  de  même 
un  terrain  propice. 

Aussi  ces  terres  ont-elles  été  de  bonne 
heure  recherchées  et  acquises  comme 
placement  d'argent  par  la  bourgeoisie 
normande  enrichie  dans  le  commerce  et 
l'industrie.  L'industrie  textile  particuliè- 
rement a  joué  en  effet  un  grand  rôle  dans 
la  Normandie  orientale  ;  au  xui*^  siècle, 
Rouen  était  déjà  réputé  parmi  les  «  villes 
drapantes  »,  et,  dans  les  siècles  suivants, 
d'autres  centres  textiles,  Vernon,  les  An- 
delys, Louviers,  Elbeuf,  Darnetal,   Monin- 


DE   SCIENCE   SOCJALE. 


51 


villiers,  etc.,  prirent  à  leur  tour  un  grand 
développement. 

Ne  pouvant  exploiter  directement  les 
terres  qu'ils  tenaient  à  posséder,  les  bour- 
geois étaient  obligés  de  les  donner  à  bail, 
mais  ils  ne  les  vendaient  pas;  aussi  le 
prix  de  la  terre  se  maintenait-il  haut,  et 
les  paysans  qui  avaient  mis  de  l'argent  de 
côté  ne  pouvaient  devenir  facilement  pro- 
priétaires fonciers.  C'est  à  l'existence  de 
cette  classe  urbaine  riche  que  la  Nor- 
mandie orientale  doit  d'être  devenue  un 
pays  de  fermiers,  et  cette  prépondérance 
du  fermage  dure  encore  de  nos  jours.  11 
n'en  est  pas  de  même  en  Picardie,  et  ce 
fait  crée  une  différence  notable  entre  les 
deux  provinces  voisines. 

L'industrie  textile  eut  sur  la  culture 
normande,  et  principalement  dans  le  pays 
de  Caux,  une  répercussion  plus  impor- 
tante encore,  car  ce  fut  dans  la  classe 
rurale,  parmi  les  paysans,  qu'elle  recruta 
sa  main-d'œuvre.  Ces  paysans  n'abandon- 
nèrent point  la  campagne,  puisque,  avant 
l'apparition  du  machinisme,  le  travail  à 
domicile  était  la  règle  :  mais  comme  ils 
gagnaient  davantage  à  travailler  pour  les 
fabricants  qu'à  bien  soigner  la  terre,  la 
culture  fut  peu  à  peu  négligée.  Arthur 
Young,  allant  de  Rouen  à  Dieppe  en  1788, 
disait  que  «  ce  magnifique  pays  était  traité 
de  façon  misérable  ». 

Ce  fut  surtout  à  partir  du  xviii''  siècle, 
après  l'apparition  de  la  manufacture  du 
coton,  que  l'industrie  rurale  prit  un  déve- 
loppement énorme,  et  les  résultats  se 
firent  vite  sentir.  Pour  ne  citer  qu'un 
exemple,  en  1721,  la  récolte  ne  se  fit  qu'à 
grand'peine,  faute  de  bras,  et  les  blés 
furent  gâtés  par  le  mauvais  temps.  Les 
cultivateurs  ne  trouvaient  plus  d'ouvriers  ; 
l'industrie  textile  accaparait  tout. 

La  culture  du  pays  de  Bray  subit  éga- 
lement le  contre-coup  du  développement 
de  l'industrie  rurale,  quoique  à  un  degré 
moindre,  parce  qu'on  y  travaillait  peu  le 
coton.  Quant  au  \'exin.  où  les  petites  et 
les  moyennes  exploitations  étaient  rares, 
l'industrie  rurale  n'y  pénétra  guère,  et  les 
tenanciers  des  grandes  fermes  trouvèrent 
facilement,  sur  place,  la  main-d'œuvre 
nécessaire.   Les    ouvriers   agricoles  n'é- 


taient pas  tentés  d'abandonner  la  culture, 
d'autant  que  la  plupart  d'entre  eux  pos- 
sédaient leur  maison  et  un  jardin,  avec, 
souvent,  un  lopin  de  terre  dans  le  voi- 
sinage. 

Aujoin^d'hui  l'industrie  rurale  a  disparu 
sous  la  concurrence  du  machinisme,  et 
les  campagnes  normandes  se  sont  dépeu- 
plées. La  culture,  manquant  de  bras, 
avait  en  partie  réussi,  dans  la  première 
moitié  du  xix<^  .siècle,  à  y  suppléer  par  des 
machines  agricoles  qui  sont  toujours 
allées  se  perfectionnant  et  se  multipliant. 
Quand,  après  1870,  les  ouvriers  cotonniers 
à  domicile  reconnurent  qu'ils  ne  pou- 
vaient soutenir  la  lutte  contre  la  grande 
industrie,  ils  ne  trouvèrent  pas  chez  les 
cultivateurs  suffisamment  de  travail  pour 
les  faire  vivre,  et  ils  durent  émigrer  vers 
les  usines. 

Les  temps  étaient  d'ailleurs  changés 
pour  la  culture;  le  blé  se  vendait  mal,  le 
colza  n'était  plus  rémunérateur  comme 
autrefois,  et  beaucoup  de  terres  jadis 
emblavées  avaient  été  transformées  en 
prairies  artificielles,  et  même  en  herba- 
ges. Sur  les  terres  lourdes  du  Bray,  cette 
transformation  était  tout  indiquée;  elle 
s'était  faite  assez  facilement  en  maints 
endroits  du  pays  de  Caux  oh  le  limon  était 
plus  qu'ailleurs  riche  en  argile.  La  Nor- 
mandie orientale  tout  entière  s'est  orientée 
vers  l'élevage  des  bêtes  à  cornes  et  l'in- 
dustrie laitière.  Le  voisinage  de  Paris  a 
poussé  les  fermiers  dans  cette  voie  où  le 
Vexin  lui-même  est  entré:  bien  que  la 
betterave  sucrière  —  cette  caractéristi- 
que de  la  culture  intensive  —,  partout 
remplacée  dans  le  pays  de  Caux  par  la 
/jette  à  vaches,  soit  toujours  en  honneur 
dans  le  Vexin,  les  herbages  s'y  accrois- 
sent sans  cesse  autour  des  grosses  fermes. 
Les  temps  sont  passés  où  chaque  pays 
devait  vivre  sur  lui-même;  le  développe- 
ment des  transports  et  leur  rapidité  ont 
permis  la  spécialisation  agricole. 

Nous  n'avons  pu  qu'esquisser  à  très 
grands  traits  les  principales  questions 
étudiées  par  M.  Sion,  mais  cela  suffit  à 
montrer  le  puissant  intérêt  qu'offre  sa 
thèse  —  car  il  s'agit  d'une  thèse  de  doc- 
torat es  lettres  entreprise  sous  les  auspices 


5Î2 


BULLETIN   DE   LA   SOCIÉTÉ   INTERNATIONALE   DE    SCIENCE   SOCIALE. 


de  M.  Vidal  de  la  Blache  —  pour  les  lec- 
teurs de  notre  Revue.  La  science  sociale 
profitera  d'autant  mieux  des  observations 
de  l'auteur  qu'il  a  fait  ressortir  les  simi- 
litudes et  les  contrastes  quolïre  la  Nor- 
mandie orientale  avec  la  Picardie,  déjà 
étudiée  par  M.  Demangeon.  On  a  dit  ici 
même  tout  le  bien  qu'on  pensait  de  l'ou- 
vrage de  ce  dernier;  le  livre  de  M.  Sion 
ne  lui  est  certes  pas  inférieur. 

J.  Bailhache. 


LIVRES  REÇUS 

Les  paysans  de  ta  Normandie  orientale 
(Pays  de  Caux,  Bray,  \'exin  normand. 
Vallée  de  la  Seine),  par  Jules  Sion,  1  vol. 
in-S"  raisin,  14  figures  et  cartes,  8  plan- 
ches hors-texte  en  phototypie,  broché 
12  francs.  (Armand  Colin,  édit.). 

Le  Berry,  par  Antoine  Vacher,  1  vol. 
in-8°  raisin,  48  figures  et  cartes,  .32  photo- 
graphies et  4  planches  de  cartes  et  profils 
hors  texte;  broché;  15  francs  (Armand 
Colin,  édit.). 

L'Ègtise  et  tEtat  en  France,  par  G.  Des- 
devises du  Dézert,  tome  II,  1  vol.  in-8", 
5  fr.  (Société  française  d'imprimerie  et  de 
librairie,  15,  rue  de  Cluny,  Paris). 

Vers  ta  tumière  et  ta  beauté  (essai  d'es- 
thétique sociale),  par  Emile  Pierret,  1  vol. 


in- 16",  3  fr.  50  (La  Renaissance  française, 
52,  passage  des  Panoramas,  Paris). 

Étude  sur  te  Travail,  par  M.  S.  Mony, 
3^  édit.  revue,  2  vol.  in-8''.  15  francs  (Ha- 
chette et  C'e,  édit.}. 

Les  ft eaux  nationaux  (dépopulation,  por- 
nographie, alcoolisme,  affaissement  mo- 
ral), par  René  Lavollée,  I  vol.  in-12, 
3  fr.  50  (Alcan,  édit.). 

L'idée  socialiste  chez  William  Morris, 
par  Edouard  Guyot,  1  vol.  2  francs  (Ar- 
thur Rousseau,  édit.  Paris). 

Derniers  mélanges,  par  Louis  \'euilio1 
(préface  et  notes  de  François  Veuillot). 
2  vol.  12  francs  (P.  Lethielleux,  édit.  Pa- 
ris). 

Le  principe  d'équilibre  el  te  concert 
européen,  de  la  paix  de  Westjihalie  à  l'acte 
d'Algésiras,  par  Charles  Dupuis,   1    vol. 

7  fr.  50  (Librairie  académique,  Perrin  et 

L'Eglise  anglicane  et  l'Etat,  par  Pierre 
(ialichet,  1  vol.  (V.  Giard  et  Brière,  édit., 
Paris). 

Journal  d'un  spahi  au  Soîidan  (1897- 
1899),  par  Jacques  Hérissay,  avec  une  pré- 
face du  marquis  Costa  de  Beauregard 
(Librairie  académique  Perrin  et  G'"'). 

Les  régions  naturelles  et  noins  de  pays 
(étude  de  la  géographie  de  la  région  pari- 
sienne), par  L.  Gallois,  1  vol.  in-8"  carré. 

8  planches  hors  texte,  S  francs  lA.  Colin, 
édit.  Paris). 


BIBLIOTHÈQUE   DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

FONDATF.tl; 

EDMOND    DEMOLINS 


L'INDUSTRIE  ET  LES  ARTISANS  JUIFS 

A  L'ÉPOQUE  DE  JÉSUS-CHRIST 


PAR 


M.    B.    SGHWALM 


PARIS 

BUREAUX   DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

56,     RUE     JACOB,     56 

Mars  1909 


SOMMAIRE 


I;-  —  Les  industries  ménagères  chez  les  paysans.  P.  3. 

La  fabrication  du  pain.  —  La  mouture  du  blé.  —  Fabrications  alimentaires 
diverses.  —  Fabrication  des  vêtements. 

IL  —  Les  artisans  voulus  par  la  culture.  P.  12. 

Le  forgeron.  —  Les  outils  de  pierre.  —  Le  charpentier.  —  Le  potier. 
IIL  —  Le  développement  des  villes  par  le  concours  des  artisans.  P.  24. 

Les  boui'gades.  —  Le  l'ôle  des  marchés.  —  Les  artisans  purs  s'agglomèrent 
dans  les  bourgades.  —  Les  villes  industrielles. 

IV.  —  Le  développement  de  la  classe  industrielle  par  les  besoins  des 
villes.  P.  35. 

Fabrication  des  choses  usuelles.  ^  Les  industries  du  confortable.  —  Indus- 
tries du  luxe. 

V.  —  Le  régime  des  ateliers.  P.  44. 

Le  petit  atelier.  —  Le  grand  atelier.  —  L'atelier  fragmentaire.  —  Les  objets 
importés.  —  La  compression  de  l'initiative. 

VI.  —  La  supériorité  des  paysans  sur  les  artisans.  P.  55. 

Insuffisance  de  la  fabrication.  —  Les  exportations  agricoles.  —  La  législation 
montre  l'importance  des  productions  agricoles.  —  Les  paraboles  de  Jésus  mon- 
trent l'importance  des  productions  agricoles.  —  Le  lieu  favorise  le  travail 
agricole. 


L'INDUSTRIE  ET  LES  ARTISANS  JUIFS 

A  L'ÉPOQUE  DE  JÉSUS-CHRIST 

/ 


LES  INDUSTRIES  MENAGERES  CHEZ  LES  PAYSANS 


Comme  déjà  nous  l'avons  reconnu,  le  paysan  Israélite  fut 
obligé  à  se  suffire  le  plus  possible,  en  vertu  de  l'isolement  où  le 
confinaient  ses  vallées  abruptes.  Cette  nécessité  le  portait,  en 
général,  à  transformer  lui-même  ceux  de  ses  produits  qui  exi- 
geaient une  élaboration  pour  leur  emploi.  De  là,  une  série  d'in- 
dustries ménagères,  fondées  à  la  fois  sur  la  culture  et  sur  l'art 
pastoral;  ainsi  des  infiuences  pareilles  établissaient  le  régime 
du  «  domaine  plein  »  et  développaient  des  industries. 

La  fabricatiox  du  paix.  —  Parmi  celles-ci,  la  plus  fondamen- 
tale provient  de  la  culture  des  blés  :  les  Juifs  mangeaient  du 
pain  (c  en  abondance  »,  comme  le  dit  le  Deutéronome,  et  c'était 
naturel  dans  un  «  pays  de  froment  et  d'orge  )>,  laborieusement 
exploité  '.  Aussi,  dans  le  langage  biblique,  «  manger  son  pain  », 
c'est  se  nourrir;  «  rompre  le  pain  »  avec  quelqu'un,  c'est  par- 
tager sa  table  ;  «  manquer  de  pain  »,  c'est  la  famine.  L'ensemble 
de  la  nourriture  se  désigne  là  d'après  le  seul  des  aliments  qui 
se  réclame  à  chaque  repas  :  «  notre  pain  quotidien  »,  dit  encore 
Jésus,  par  allusion  au  même  usage.  De  froment  chez  les  riches 

1.  Deutéronome,  viii,  9  et  10. 


4  L  INDUSTRIE   ET   LES    ARTISANS   JUIFS. 

et  d'orge  chez  les  pauvres,  le  pain  tenait  sur  les  tables  juives  la 
même  place  que  le  riz  bouilli  chez  les  Chinois  des  Terres  jaunes, 
et  le  lait  ou  le  koumys  chez  les  Kirghiz  nomades.  C'est  la 
place  ordinaire  du  pain  dans  toute  société  où  la  culture  des  blés 
se  développe  largement.  L'expérience  en  reconnaît  vite  la  valeur 
nutritive  :  si  ce  vin  «  réjouit  le  cœur  de  l'homme  »,  c'est  le  pain 
qui  «  l'alFermit  »,  au  témoignage  d'un  psaume  K  II  représentait 
donc,  parmi  les  Juifs,  une  fabrication  alimentaire  hautement 
appréciée  et  d'un  large  débit. 

Mais  qui  donc  fabriquait  le  pain  consommé  chez  les  paysans? 

Ce  n'étaient  pas  les  hommes  :  ils  travaillaient  aux  champs  et 
gardaient  les  troupeaux.  Comme  les  habitations  s'aggloméraient 
d'ordinaire  sur  des  hauteurs  escarpées,  les  descentes,  les  mon- 
tées compliquaient  les  itinéraires  imposés  chaque  jour  par  la 
nature  du  lieu  aux  laboureurs  et  aux  bergers.  C'était  tout  un 
voyage  d'aller  aux  semailles  comme  le  semeur  de  la  parabole, 
ou  de  courir  après  des  ânesses  ou  de  revenir  derrière  ses  bœufs, 
comme  Saûl.  Quand  les  hommes  rentraient,  c  était  à  l'heure  du 
repos  et  pour  trouver  la  table  mise. 

En  leur  absence,  d'ailleurs,  les  femmes  demeuraient  seules  à 
la  maison,  tout  particulièrement  chargées  de  la  cuisine  quoti- 
dienne. Leurs  aptitudes  meilleures  aux  tâches  ménagères  se 
développaient  en  liberté.  Aux  hommes,  l'atelier  agricole,  l'acqui- 
sition des  moyens  d'existence  par  les  travaux  de  la  terre  ;  aux 
femmes,  l'atelier  domestique,  l'application  des  moyens  d'exis- 
tence aux  besoins  du  foyer.  A  elles  donc,  en  premier  lieu,  la 
charge  de  fabriquer  le  pain.  La  culture  même  des  céréales  con- 
tribuait à  cette  division  du  travail  et  à  ce  commencement,  tout 
familial,  d'une  précieuse  industrie.  C'était  une  industrie  essen- 
tiellement féminine. 


La  mouture  du  blé.  —  La  tâche  était  considérable.  Elle  re- 
venait d'abord  impérieusement    chaque  jow\    Sous  les   clia- 

1.  Psaume  Cl\ .  14  el  15  [Viilgale,  ciir). 


LES   INDUSTRIES    MENAGERES    CHEZ    LES    PAYSANS.  •) 

leurs  de  la  Palestine,  la  farine  se  conserve  mal:  on  moulait 
donc  ce  blé  à  mesure  de  sa  consommation  :  une  mouture  quoti- 
dienne assurait  la  saine  préparation  de  Taliment  quotidien.  Les 
Arabes  d'aujourd'hui  conservent  fidèlement  à  cet  égard  la  cou- 
tume des  anciens  Juifs.  Ils  les  imitent  sans  les  copier,  obéissant 
comme  eux  aux  exigences  du  lieu. 

De  là,  l'impérieux  besoin  d'une  meule  dans  chaque  maison 
de  paysan;  aussi  le  Deutéronome  porte  une  loi,  qui  est  sans 
doute  la  sanction  d'une  vieille  coutume  populaire  :  «  On  ne 
prendra  pas  en  gage  les  deux  meules  ni  la  meule  supérieure, 
ce  serait  prendre  en  gage  la\'ie  même.  »  Cette  formelle  réserve 
au  droit  de  saisie  atteste  en  môme  temps  la  place  de  la  meule 
dans  l'outillage  domestique,  et  la  place  du  pain  dans  l'exis- 
tence quotidienne'. 

Chaque  jour  donc  les  femmes  avaient  à  moudre  le  blé;  et 
c'était  chaque  fois  taie  tâche  des  plus  pénibles.  Deux  disques  en 
basalte  composaient  l'appareil  qui  se  nommait,  à  cause  de  cela, 
«  les  deux  meules  ».  La  meule  d'en  dessous  était  convexe  par 
dessus,  posée  à  plat  sur  le  sol,  quelquefois  même  scellée,  pour 
plus  de  fixité.  Au  centre  émergeait  un  pivot  de  fer  sur  lequel 
la  meule  supérieure  s'emboîtait;  la  concavité  de  sa  face  infé- 
rieure s'ajustait  à  la  convexité  de  la  meule  fixe.  Avec  un  man- 
che debout,  planté  au  voisinage  du  bord,  une  femme  actionnait 
l'appareil  d'un  geste  circulaire.  A  la  difficulté  du  poids  s'ajou- 
tait donc  celle  du  mouvement,  car  les  meules  comptaient  de 
0'".60  à  0'°,90  comme  diamètre  '. 

Ce  dur  travail  se  prolongeait  à  proportion  de  son  mince  ren- 
dement. Au  milieu  de  la  meule  supérieure,  un  large  trou  en 
entonnoir  recevait  la  poignée  d'orge  ou  de  froment  qu'une 
femme  versait  de  temps  en  temps.  Sous  la  poussée  d'une  autre 
femme,  la  meule  courante  entraînait  le  grain  et  le  broyait  par 
frottement  sur  la  meule  fixe.  Combien  de  f)oignées  ne  fallait-il 


1.  Deutéronome,  xxiv,  G.  —  Buhl.  La  Société  israéUie  d  après  l'Ancien  Testa- 
ment, p.  160. 

2.  Lesétre,  Meule,  D.  B.  V.  IV,  1051,  1052.  —  Frohnmeyer  et  Benzinger,   Vues  et 
Documents  bibliques,  126,  134. 


6  L  INDUSTRIE    ET    LES   ARTISANS   .U'IES. 

pas,  simplement  pour  obtenir  la  farine  que  réclamait  un  seul 
repas  de  famille!  Aussi  les  voyageurs  contemporains  observent 
que  la  mouture  quotidienne  occupe  les  premières  heures  de  la 
journée  :  elle  commence  à  2  heures  du  matin,  et  c'est  pitié 
de  voir  les  ménagères  s'épuiser  à  cette  lento  et  monotone  opéra- 
tion, qu'elles  encouragent  parfois  de  chants  plaintifs  ^.  En  sou- 
venir d'un  spectacle  analogue,  \e  Livre  des  Proverbes  louange  la 
femme  courageuse  :  «  Comme  le  vaisseau  du  marchand  elle 
apporte  son  pain  de  loin,  elle  se  lève  de  nuit  et  prépare  la 
nourriture  de  sa  maison  ~  » . 

Aussi,  le  bourdonnement  des  meules  s'éveillait  dans  les  vil- 
lages des  Juifs,  tous  les  jours,  comme  l'un  des  signes  principaux 
de  la  vie  normale.  Au  silence  des  meules,  se  reconnaissent  la 
mort  et  la  dévastation,  d'après  l'oracle  de.lérémie  :  ((J'arrêterai 
les  chants  du  fiancé  et  de  la  fiancée,  le  bruit  de  la  meule  et 
l'allumage  de  la  lampe  ^  ».  L'Apocalypse  de  saint  Jean  réédite 
le  même  tableau,  par  allusion  sans  doute  à  des  mœurs  que  con- 
naissent également  l'auteur  et  ses  lecteurs  '^.  Jésus  enfin  utilise 
l'antithèse  populaire  des  hommes  partis  aux  champs  et  des 
femmes  qui,  à  la  maison,  actionnent  la  meule  ;  c'est  dans  la  des- 
cription du  Jugement  dernier;  pour  bien  montrer  le  triage  de 
l'humanité,  surprise  en  pleine  mêlée  de  sa  vie  quotidienne, 
quand  le  Juge  surviendra,  inattendu  bien  que  prédit,  Jésus  fait 
voir  le  juste  séparé  du  méchant  :  ((  Alors,  de  deux  hommes 
qui  seront  aux  champs,  l'un  sera  pris,  l'autre  laissé;  de  deux 
femmes  qui  tourneront  la  meule,  lune  sera  prise,  l'autre 
laissée  »  ''. 

La  mouture  accomplie,  les  femmes  pétrissaient  encore  la  pâte. 
C'est  à  l'usage  établi  que  Jésus  emprunte  la  parabole  du  levain  : 
«  Le  royaume  des  cieux  ressemble  à  du  levain  qu'une  femme 
prend  et  mêle  dans  trois  mesures  do  farine,  pour  que  la  pâte 


1.  D'  Lortel,  La  Syrie  d'aujourd'hui,  p.  381. 

2.  Proverbes,  xxxi,  14  et  15. 

3.  Jérémie,  xxv.  10. 

4.  Apocalypse,  xvii,  22  et  23. 

5.  MatUiieu,  xxiv,  41. 


LES    INDUSTRIES   MENAGERES    CHEZ   LES    PAYSANS.  / 

lève  toute  »  K  Cette  besogne  est  rude  encore  pour  des  bras  fé- 
minins. 

Venait  enfin  la  cuisson.  Elle  s'opérait  très  simplement.  Tantôt 
les  pains,  modelés  en  forme  de  disques  minces  et  de  médiocre 
dimension,  se  déposaient  sur  des  pierres.  Un  banneton  d'argile 
réfractaire  les  recouvrait,  et  supportait  lui-même  un  feu  de 
bouse  ou  de  fumier  sec,  à  l'état  de  braise.  Tantôt  on  employait 
des  fours.  C'étaient,  comme  de  nos  jours,  probablement  des  cy- 
lindres d'argile  sans  fond,  hauts  de  0'",70  à  O^jOO,  chauf- 
fés à  l'intérieur  par  des  charbons  ardents,  et  coitfés  d'un  cou- 
vercle. La  pâte  se  cuisait,  collée  humide  sur  les  parois,  toujours 
en  forme  de  discjues  plats,  comme  des  crêpes  épaisses.  Kikkar 
lekem^  un  cercle  de  pain,  disait-on,  par  allusion  à  cette  forme  -. 

Dans  son  ensemble,  on  le  voit,  la  paniPication  conservait  le 
caractère  de  simplicité  que  réclament  les  industries  ménagères, 
surtout  à  la  campagne  ;  et  par  suite  les  paysannes  juives  mono- 
polisaient là  une  série  do  travaux  qui  se  répartissent  ailleurs 
entre  le  meunier  et  le  boulanger.  La  vie  se  compliquait  ainsi  pour 
elles  d'une  fabrication  ménagère,  accessoire  mais  importante. 
Dans  les  villages  Israélites,  deux  types  d'artisans  demeuraient 
inconnus,  parce  que  les  femmes  y  suppléaient,  chacune  à  son 
fover. 


Fabrications  alimentaires  diverses.  —  A  côté  de  la  mouture 
et  de  la  boulangerie,  les  industries  ménagères  de  V alimentation 
se  multipliaient  ;  la  variété  des  cultures  en  fournissait  d'abord 
les  matières  variées. 

On  ne  pouvait  consommer  frais  les  trop  nombreux  produits 
des  vignes  et  des  vergers  ;  aussi  bien  servaient-ils  à  fabriquer,  soit 
des  boissons  fermentées,  le  vin  ou  une  espèce  de  bière,  soit  des 
conserves  diverses.  Les  figues,  les  raisins  se  pressaient  en 
forme  de  gâteaux  qu'on  découpait  par  tranches;  on  séchait  éga- 


1.  Matthieu,  xiii,  33. 

2.  Isale,  xLiv,  9;  I  fioi.s,  \i\,f:,;Lévitique,  xi,  35;  xxvi,  26;  Osée,  vir,  4-6;  Stapfer, 
180. 


8  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

lement  des  régimes  de  dattes;  ou  bien  encore,  on  composait  un 
raisiné  où  il  entrait  à  volonté  des  dattes  ou  du  miel  ^. 

L'art  pastoral  donnait  aussi  un  excédant  de  lait  qui  se  réduisait 
en  fromages  ou  beurre  :  celui-ci  se  mangeait  frais,  ou  bien  on  le 
fondait  afin  de  le  conserver-. 

D'après  les  témoignages  historiques,  on  ne  saurait  préciser 
toujours  lesquels  de  ces  travaux  revenaient  aux  hommes  ou  aux 
femmes;  mais,  à  considérer  le  partage  d'attributions  dont,  tout 
à  l'heure,  nous  avons  vu  les  preuves  et  la  loi,  il  est  probable 
que  les  conserves  de  fruits  secs,  la  cuisson  du  raisiné,  le  battage 
du  beurre,  la  mise  en  presse  des  fromages  demeuraient  à  la 
charge  des  femmes.  Ces  diverses  préparations  réclament  en  effet 
le  séjour  au  foyer  et  ce  doigté,  ce  flair,  qui  sont  le  propre  des 
ménagères. 

Les  hommes  intervenaient  seulement  pour  choisir  un  agneau, 
un  chevreau  ou  quelques  têtes  de  gros  bétail,  en  vue  de  l'ali- 
mentation. Ce  choix  leur  appartenait  bien,  puisqu'ils  soignaient 
eux-mêmes  le  troupeau  comme  chefs  et  ouvriers  de  l'atelier 
pa:storal.  «  Amenez  le  veau  gras  et  tuez-le  »,  dit  le  père  du  jeune 
prodigue  à  ses  serviteurs 3. 

On  remarquera  l'oftice  de  bouchers,  qui  revient  aux  serviteurs 
chez  ce  riche  propriétaire.  Le  même  trait  s'observe  encore  de 
nos  jours  chez  les  cheiks  de  village,  à  l'arrivée  d'un  hôte  dis- 
tingué. N'était-ce  pas  un  de  ces  cheiks,  le  roi  de  modeste  enver- 
gure que  Jésus  représente  invitant  ses  amis  aux  noces  de  son 
fils.  Voici  le  message  d'invitation  :  «  J'ai  préparé  mon  festin, 
on  a  tué  mes  bœufs  et  mes  autres  bêtes  grasses  ;  tout  est  prêt, 
arrivez*.  » 

L'abatage  est  énuméré  comme  un  préparatif  dont  le  maître 
a  pris  soin.  Il  n'en  parlerait  pas,  s'il  eût  acheté  sa  viande  à 
l'étalé  d'un  boucher;  encore  un  ouvrier  de  l'alimentation  que 


1.  Munk,  Palestine,  362,  374.  —  Buhl,  La  SocUHc  israélile,  7,  noie  1.  —  Mischna, 
Traité  Demal,  V,  5.  —  I  Sam.,  xxv,  18;  xxx,  12. 

2.  I  Samuel,  xviii,  18;  Judith,  x,  5.  —  Beurre,  D.  B.  V.,  I,  1769. 

3.  Luc,  XV,  23. 

4.  Matthieu,  xxi,  4.  —  Schneller,  168. 


LES   INniSTRIES    MENAGERES    CHEZ    LES    PAYSANS.  9 

le  paysan  juif  supplée  de  ses  mains.  Les  grosses  besognes  de 
l'abatage  et  de  la  saignée  réclament  spécialement  des 
hommes. 

Ces  derniers,  aussi  bien,  opéraient  au  pressoir  le  foulage  du 
raisin  et  le  broyage  des  olives;  à  raison  des  fortes  pesées  que 
requéraient  ces  deux  tâches,  plusieurs  y  procédaient  ensemble, 
avec  leurs  pieds,  se  tenant  à  des  cordes  retenues  elles-mêmes 
par  une  poutre  horizontale  qui  dominait  la  cuve.  I/huile  et  le 
vin  provenaient  ainsi  de  l'industrie  domestique  dans  les  nom- 
breuses maisons  rurales  qui  possédaient  un  pressoir.  Aussi  Jésus, 
de  même  qu'Isaïe,  énumère  le  creusement  du  pressoir  parmi  les 
soins  détablissement  d'une  vigne  bien  comprise  '. 

Finalement,  le  paysan  juif  cumulait  chez  lui  la  fabrication 
de  son  vin,  de  son  huile,  de  son  pain,  de  ses  fromages,  de  ses 
conserves  sèches  ou  cuites,  et  la  préparation  de  sa  viande  de 
boucherie.  Pour  les  mêmes  besoins,  un  ouvrier  parisien  n'utilise 
pas  moins  d'une  demi-douzaine  de  spécialistes.  Les  industries 
ménagères  de  lalimentation  épargnaient  ces  multiples  recours 
aux  villageois  Israélites  ;  autant  d'obstacles  domestiques  au  dé- 
veloppement de  la  classe  industrielle  parmi  eux. 

Fabrication  des  vêtements.  —  L'industrie  ménagère  empê- 
chait également  la  spécialisation  des  ouvriers  du  vêlement 
D'après  le  Livre  des  Proverbes,  la  femme  courageuse  c  se  pro- 
cure de  la  laine  et  du  lin,  et  d'une  main  joyeuse  elle  travaille... 
Elle  saisit  la  quenouille  et  ses  doigts  pressent  le  fuseau...  Elle  se 
fait  des  couvertures...  Elle  se  fait  des  tuniques^  ». 

Cette  industrie  féminine  dépendait  encore  des  travaux  de  la 
campagne  :  au  témoignage  de  la  Mise/ma,  les  Judéennes  con- 
fectionnaient surtout  des  lainages,  et  les  Galiléennes,  de  la  toile 
de  lin-^  C'est  que  la  Judée,  pays  d'élevage  extensif,  grâce  au 
désert,  donnait    de    la  laine   en  abondance;  la    Galilée,  pays 


1.  Joël,  m,  13;  yéhémie,  xiii,  t5;  Isaie,  v,  2-,  Matthieu,  \\i,  33.  — Schneller,  131. 

2.  Proverbes,  xxxi,  13, 19,  22,  24;  I  Samuel,  n,  19. 

3.  Mischaa,  Baba-Qâma,  x,  9. 


10  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

de    culture  plus  que  d'élevage,   fournissait  beaucoup  de    lin. 

Les  Juifs  tenaient  dans  la  plus  haute  estime  cette  fabrication 
ménagère  des  étoffes  et  des  vêtements;  elle  devenait  pour  leurs 
femmes  un  vrai  titre  de  gloire,  classique  et  national.  Dans  l'éloge 
de  la  femme  courageuse,  le  tissage  de  la  laine  et  du  lin  ouvre  la 
liste  des  mérites  qui  justifient  la  confiance  d'un  mari.  Un  peu 
plus  loin,  la  confection  des  couvertures  et  celle  des  tuniques 
encadrent  la  mention  des  honneurs  dont  le  mari  jouit  aux  portes 
du  village,  lorsqu'il  siège  parmi  les  anciens.  On  célèbre  sa  femme 
avec  admiration  :  «  Ses  œuvres  disent  sa  louange  aux  portes  de 
la  ville  ^  », 

C'était,  par  conséquent,  une  douloureuse,  une  humiliante  pri- 
vation pour  un  Juif,  de  ne  plus  compter  sur  l'industrie  d'une 
mère,  d'une  femme  ou  d'une  sœur,  pour  se  constituer  une 
garde-robe  suffisante.  Aussi,  quand  les  disciples  de  Jésus  ont 
tout  quitté  pour  le  suivre,  il  démêle  chez  eux  un  regret  signifi- 
catif :  «  Et  pourquoi  vous  inquiétez-vous  au  sujet  du  vêtement? 
Considérez  les  anémones  des  champs  :  elles  ne  travaillent  ni  ne 
filent,  et  cependant,  je  vous  le  dis,  Salomon  dans  toute  sa  gloire 
n'a  pas  été  vêtu  comme  l'une  d'elles.  Que  si  Dieu  habille  de  la 
sorte  une  herbe,  aujourd'hui  existante  et  demain  jetée  au  four, 
ne  vous  donnera-t-il  pas  bien  mieux,  homme  de  peu  de  foi"?  » 
C'est  l'annonce  d'une  providence  particulière,  qui  habillera  elle- 
même  les  disciples.  Personne  désormais  ne  file,  ne  tisse,  ne  coud 
pour  les  vêtir;  mais,  en  revanche,  la  promesse  de  Jésus  se 
formule  absolue  :  elle  supplée  à  la  coutume  universelle  des 
industries  du  vêtement  pratiquées  au  foyer. 

Les  paysannes  juives  cumulaient  ainsi  les  fabrications  variées 
de  la  nourriture  et  du  vêtement.  C'étaient  deux  importantes  con- 
tributions au  mode  habituel  de  l'existence,  en  dehors  du  moin- 
dre recours  à  une  classe  d'artisans.  Cette  main-d'œuvre  féminine 
et  familiale  supprimait  le  meunier,  le  boulanger,  le  fromager,  le 


1.  Proverbes,  xxxi,  31. 

2.  Matthieu,  vi,  28  et  30. 


LES   INDISTRIES   MÉNAGÈRES   CHEZ    LES    PAYSANS.  H 

fabricant  de  conserves,  le  tisserand  et  le  tailleur.  Les  hommes, 
d'autre  part,  faisaient  office  de  iDouchers;  ils  fabriquaient  le  vin 
et  l'huile.  Voilà,  en  somme,  neuf  ateliers  et  neuf  métiers  dis- 
tincts, dont  le  paysan  se  passait,  grâce  au  cumul  dés  industries 
ménagères.  Au  point  de  vue  de  ces  dernières,  les  villages  Israé- 
lites constituaient  le  milieu  le  plus  contraire  à  la  naissance  et 
au  développement  d'une  classe  industrielle  proprement  dite. 


II 


LES  ARTISANS  VOULUS  PAR  LA  CULTURE 

Si  le  paysan  juif  se  passait  des  ouvriers  de  ralimentation  et 
du  vêteruent  grâce  aux  ressources  de  l'industrie  ménagère,  se 
passait-il  aussi  bien  des  ouvriers  du  bâtiment,  de  l'outillage  et 
de  l'ameublement? 

Le  forgkuon.  —  V outillage  agricole  voulait  d'abord  un  per- 
sonnel de  spécialistes,  soit  pour  le  fabriquer,  soit  pour  le  ré- 
parer. D'après  la  Bible,  on  reconnaît  comme  très  aacien,  chez 
les  Israélites,  l'emploi  des  bêches,  des  houes,  des  tridents,  des 
faucilles,  des  faulx,  des  haches,  des  socs  de  charrue  et  des  ai- 
guillons ^  C'est  bien  la  variété  d'instruments  que  requièrent  les 
cultures  diverses  des  terrasses  palestiniennes,  des  plaines  et  des 
plateaux.  Tous  ces  objets  étaient  en  fer,  et  c'est  probablement  à 
l'usage  commun  de  ce  métal  que  Jésus  Ben  Sirach  fait  allusion, 
lorsqu'il  cite  le  fer  à  côté  de  l'eau,  du  feu,  du  sel,  du  pain,  du 
lait,  du  miel,  du  vin,  de  l'huile  et  du  vêtement,  comme  «  de 
première  nécessité  pour  la  vie  des  hommes-  >;.  Dans  cette  liste, 
dominent  les  produits  de  la  culture  et  du  pâturage  ;  le  fer  y  est 
bien  à  sa  place,  puisque  sans  lui  on  ne  pourrait  bêcher  la  vigne, 
tailler  les  ceps,  retourner  les  guérets  ou  tracer  les  sillons.  Sans 
doute,  une  culture  très  rudimentaire  dut  précéder  l'âge  du  fer, 
en  Palestine  comme  ailleurs;  mais  les  produits  variés  du  paysan 

1.  I  Samuel,  \ni,  19  et  22. 

2.  Ecclésiastique,  wxix,  26. 


LES   ARTISANS   VOULUS    PAR   LA    CULTURE.  13 

juif,  la  grosse  difliculté  d'ouvrir  un  sol  d'argiles  compactes  et  de 
marnes  pierreuses,  rendirent  le  fer  indispensable  de  bonne  heure. 
La  question  du  fer  devenait  une  question  d'intérêt  primordial 
pour  toutes  les  familles  qui  vivaient  de  la  culture  ;  et  c'était  par 
nature  une  grosse  question  industrielle.  Qui  donc  produisait  le 
fer  dont  se  servaient  les  laboureurs  et  les  \dgnerons  israélites: 
qui  donc  le  façonnait  en  bêches  ou  en  socs,  à  la  convenance  de 
leurs  travaux? 

Quant  à  la  production  de  l'utile  métal,  le  sol  palestinien  man- 
quait de  gisements.  Lorsque  le  Deutéronome  dit  que  «  ses  pierres 
sont  du  fer  »,  il  s'agit  du  basalte  vraisemblablement,  car  il  est 
dur  et  de  couleur  sombre  comme  le  fer,  et  il  en  porte  encore  le 
nom  de  nos  jours,  chez  les  Arabes  à  l'est  du  Jourdain  *,  Mais  nulle 
part  en  Terre  Sainte,  on  ne  trouvait  de  veines  ou  de  poches  fer- 
rugineuses; c'était  dans  le  Liban  et  chez  les  Phéniciens  que  les 
plus  proches  se  rencontraient.  D'autres  plus  riches  se  dissémi- 
naient en  jMésopotamie,  en  Arabie,  en  Espagne.  Dans  ce  dernier 
pays,  les  Phéniciens  encore  avaient  organisé  des  établissements 
où  se  traitaient  les  minerais.  Ils  en  tiraient  des  fers  bruts,  qui 
voisinaient  avec  ceux  de  l'Orient  sur  les  marchés  de  Tyr  ou 
de  Sidon.  C'est  là,  naturellement,  que  les  Juifs  s'approvision- 
naient, devenant  ainsi  les  tributaires  des  industries  sidérurgi- 
ques à  l'étranger-. 

Le  manque  de  fer  dans  le  sous-sol  de  la  Palestine  impose  en- 
core de  nos  jours  la  même  nécessité  à  ses  habitants.  Tyr  et 
Sidon  ne  comptent  plus  ;  mais  à  leur  place.  Jaffa  importe  les  fers 
bruts,  la  quincaillerie,  les  outils  agricoles  \  Au  lieu  des  forges 
antiques  de  l'Arabie,  de  l'Espagne  ou  du  Liban,  ce  sont  les  hauts- 
fourneaux,  les  aciéries  de  la  France  ou  de  l'Allemagne  qui  ap- 
provisionnent les  fellahs.  D'après  cette  invariable  loi,  la  coulée 
de  la  fonte  et  la  trempe  de  l'acier  ne  deviennent  jamais  des  in- 
dustries palestiniennes. 

Chez  les  Juifs,  en  revanche,  de  petites  forges  se  multiplièrent, 

1.  Deutéronome,  viii,  îi.  — Buhl,  La  Société  israélile,  p.  115,  note  3. 

2.  E.  Levesque, /er.  D.  1$.  V.,  III,  2201,  2209. 

3.  V.  Cuinet,  Syrie.  Liban  et  Palestine,  p.  622. 


14  l/lNDlSTRIE    ET    LES    ARTISANS   JUIFS. 

OÙ  les  fers  bruts,  importés  de  la  Phénicie,  se  transformaient  en 
outils,  à  la  convenance  des  paysans.  La  Bible  donne  un  très  vi- 
vant croquis  de  ces  ateliers.  «  Assis  auprès  de  son  enclume,  le 
forgeron  considère  le  fer  encore  brut;  la  vapeur  du  foyer  lui 
consunne  les  chairs,  mais  il  tient  bon  contre  la  chaleur.  Le 
fracas  du  marteau  lui  assourdit  l'oreille,  et  son  œil  est  fixé  sur 
le  modèle  de  l'ustensile.  Il  met  son  cœur  entier  à  parfaire  son 
œuvre,  il  veille  à  la  polir  dans  la  perfection'.  »  Ce  forgeron  tra- 
vaille des  fers  bruts  ;  c'est  dit  expressément  :  allusion  directe 
aux  modèles  nationaux  que  préférait  la  clientèle  juive.  Il  polit 
et  martèle  son  ouvrage  :  cest  signe  qu'il  ajoute  le  fini  du  coup 
de  lime  aux  grosses  façons  de  l'enclume.  Nous  reconnaissons  là 
un  assemblage  de  force  herculécune  et  de  doigté,  qu'Isaïe  signa- 
lait encore  :  ^  Le  forgeron  travaille  le  fer  avec  la  lime  ;  il  le 
passe  au  feu,  le  façonne  avec  le  marteau,  et  le  travaille  d'un  bras 
vigoureux'.  »  Voilà  l'esquisse  d'une  technique  et  d'un  type  de 
métier,  le  premier  des  métiers  que  la  culture  exige  aux  mains 
de  spécialistes  chez  les  Juifs. 

■  Rarement,  sans  doute,  les  paysans  achetaient  des  outils  neufs; 
mais  l'affûtage  et  les  réparations  des  outils  en  service  devaient 
souvent  les  ramener  devant  la  porte  des  forgerons.  D'après  le 
Livie  de  Samuel,  ces  derniers  aiguisaient  les  socs  et  les  hoyaux, 
affilaient  le  tranchant  des  haches  et  des  bêches,  appointaient  les 
tridents  et  les  aiguillons.  Ils  étaient,  on  le  voit,  quelque  peu 
rémouleurs  \ 


Les  outils  de  pierre.  —  Auprès  du  forgeron  d'autres  types 
d'artisans  se  développaient  encore,  voulus  comme  lui  par  la  cul- 
ture. N'étaient-ce  pas  d'indispensables  outils  agricoles,  que  les* 
citernes  ou  les  pressoirs;  mais  des  outils  de  pierre  et  qui  tenaient 
de  la  nature  du  bâtiment. 

Un  peu  partout  les  matériaux  gisaient,  calcaires  ou  basalti- 


1.  EcclésiasiU/ue,  wwiii,  28. 

2.  Isaie,  \uv.  i:?. 

3.  I  Samuel,  xiii,  19,  22. 


LES   ARTISANS    VOILLS    PAR   LA    CILTIRH.  lo 

ques.  Les  roches  affleurantes  ou  légèrement  recouvertes  for- 
maient souvent  de  grandes  masses.  De  là  ce  creusement  du  pres- 
soir dont  Jésus  parle,  comme  Isaïo  :  on  taillait  largement  de 
belles  cuves  monolithes.  Avec  la  multiplicité  des  vignes,  les  pres- 
soirs devenaient  nombreux;  nombreux  aussi,  les  pressoirs  à 
huile.  Sous  les  maisons,  dans  les  jardins,  dans  les  pâturages,  les 
citernes  encore  se  multipliaient,  à  proportion  des  soins  de  la 
culture  et  des  dangers  de  la  sécheresse.  La  construction  de  ces 
récipients  et  de  ces  abreuvoirs  occupait  aussi  bien  des  journées 
et  des  bras  en  grand  nombre. 

Les  paysans  s'y  appliquaient-ils,  de  même  qu'ils  extrayaient 
des  pierres  et  les  dressaient  pour  le  soutènement  de  leurs  ter- 
rasses? La  chose  n'est  pas  impossible  et  dut  maintes  fois  se  réa- 
liser; d'après  les  traditions  consignées  dans  la  Genèse,  les  servi- 
teurs d'Abraham  creusaient  déjà  des  puits.  Mais  il  y  avait  une 
différence  considérable  entre  le  forage  d'un  terrain  aux  alen- 
tours d'une  nappe  d'eau  souterraine  et  le  creusement  à  vif  d'une 
roche  compacte.  Cette  dernière  tâche  présentait  d'autant  plus 
de  difficultés  que  les  dimensions  de  la  citerne  devaient  être  plus 
vastes  :  elles  l'étaient  assez,  communément,  pour  qu'un  l)œuf  s'y 
noyât,  s'il  y  tombait  par  mégarde ,  ou  que  les  hommes  y  trouvas- 
sent abri  en  temps  de  guerre,  lorsqu'elle  était  à  sec'.  A  ce  gros 
œuvre  s'ajoutaient  les  soins  plus  délicats  d'établir  les  canaux 
adducteurs  ou  les  rigoles  de  décharge.  Si  la  roche  présentait  des 
failles,  ou  bien,  lorsqu'on  devait  construire  le  bassin  de  foutes 
pièces,  au  milieu  d'un  sol  meuble,  on  devait  alors  le  cimenter. 
Les  mêmes  travaux  s'exécutaient  au  sujet  des  pressoirs,  qui  con- 
.sistaient  en  une  double  cuve  :  dans  la  plus  haute  se  broyaient 
les  olives  ou  les  raisins;  dans  la  plus  basse,  un  conduit  amenait 
l'huile  ou  le  moût.  Enfin,  quand  la  chaleur  et  la  sécheresse  cra- 
quelaient les  parois  des  bassins,  il  y  fallait  des  réparations.  Parmi 
ces  diverses  besognes,  le  carrier  ou  le  maçon  devenaient  indis- 
pensables, avec  leur  outillage  et  leur  technique-. 

1.  Exode,  x\i,  33.  —  I  Samuel,  \in,  6. 

2.  H.  Vincent,  Canaoïi  :  les  monuments  funéraires  de  Sinoé,  p.  237-278:  habileté 
des  carriers  à  éviderla  roche,  p.  238-239. 


16  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

Le  MAÇON-  —  Les  bâtiments  tV habitation  les  réclamaient  aussi, 
bien  que  certaines  constructions  aient  pu  s'élever  par  la  main- 
d'œuvre  familiale.  Dans  les  régions  argileuses,  la  terre  se  foulait 
et  se  pétrissait  avec  les  pieds,  d'après  le  séculaire  procédé  que 
le  prophète  Nahum  décrit;  ensuite  on  modelait  les  briques,  pour 
terminer  par  leur  cuisson  au  four  ou  au  soleil'.  Des  voyageurs 
contemporains  ont  assisté  encore  à  ces  travaux,  exécutés  par  des 
femmes  ou  des  jeunes  filles  :  c'était  toujours  l'antique  méthode 
esquissée  par  Nahum.  Il  y  eut  quand  même  parmi  les  Juifs,  des 
spécialistes  de  la  briqueterie  :  lorsque  David  eut  pris  Rabba  et 
les  villes  des  Ammonites,  il  déporta  les  habitants  et,  comme  tra- 
vaux forcés,  leur  imposa  le  moulage  des  briques,  avec  la  taille 
et  le  sciage  des  pierres-.  Les  constructions  en  briques  domi- 
naient tout  naturellement  dans  les  régions  dont  le  sol  en  offrait 
la  matière,  comme  la  Plaine  de  Saron. 

Mais,  par  l'effet  d'une  façon  défectueuse  ou  d'une  mauvaise 
argile,  on  racontait  chez  les  Juifs  que  les  bâtisses  de  cette  plaine 
devaient  se  remanier  de  fond  en  comble  tous  les  sept  ans  :  la 
brique  mal  cuite  ou  de  mauvaise  qualité  se  fendille  au  soleil  et 
se  désagrège  à  la  pluie  ^.  Non  sans  dédain,  le  Livre  de  Job  semble 
indiquer  ces  ruineux  édifices,  lorsqu'il  nomme  «  des  maisons  de 
boue,  qui  ont  leurs  fondements  dans  la  poussière  ».  Aussi,  Jésus 
nous  montre-t-il  le  brigand  qui  perfore  la  muraille  de  la  de- 
meure familiale,  nous  pensons  volontiers  aux  légères  construc- 
tions que  Job  tenait  en  médiocre  estime.  Il  y  voit  le  symbole  des 
arguments  sans  solidité;  car  il  riposte  à  ses  amis  qui  le  mori- 
gènent à  contre-sens  :  «  Vos  arguments  sont  des  raisons  de 
poussière;  vos  forteresses,  des  forteresses  d'argile^.  » 

On  préférait  les  maisons  de  pierre,  dont  aussi  bien  les  maté- 
riaux se  retrouvaient  à  peu  près  partout.  D'après  une  loi  du  Lé- 
vitique  sur  la  «  lèpre  des  pierres  »,  sorte  de  moisissure  verdâtre 
ou  brune,  on  voit  que  les  maisons  des  Juifs  se  bâtissaient  com- 


1.  Naliinn,  m,  li. 

?..  II  Samuel,  \ii,  :51.  —  Cf.  Revue  biblique,  1898,  p.  253,  258. 

3.  Edersheim,  •.t2. 

4.  Joli.  IV.  1',):  \iii,  12.  —  fUihl,  Lu  Société  Israël  ilc.  113. 


LES   ARTISANS    VOULl  S    PAU   LA    CULTURE.  17 

munément  avec  des  pierres  assemblées  au  mortier  et  recou- 
vertes d'un  crépissage  '.  Aussi  quand,  à  propos  de  la  Tour  de 
Babel,  la  Genèse  parle  de  constructions  en  briques  et  au  bitume, 
elle  prend  soin  d'observer  que,  dans  le  pays  de  Sennaar,  la 
brique  remplace  la  pierre  et  le  bitume,  le  mortier-.  C'est  une 
claire  allusion  aux  matériaux  les  plus  communs  de  la  bâtisse, 
chez  les  Israélites. 

L'emploi  fréquent  de  ces  matériaux,  l'usage  aussi  du  mortier, 
du  crépissage ,  des  ravalements ,  du  polissage  ^  fournissait  du 
travail  à  la  classe  des  maçons,  les  o'ikodomountées  de  l'Évan- 
gile. Jésus  les  représente  au  chantier  :  ils  choisissent  les  pier- 
res, et  notamment  la  pierre  d'angle,  où  les  poussées  de  deux 
murailles  convergeront  en  équilibre.  C'est  d'ailleurs  un  tableau 
que  Jésus  emprunte  à  ses  réminiscences  des  Psaumes  :  encore 
un  signe  de  travail  populaire  et  de  métier  traditionnel  '. 

Une  parabole  nous  montre  aussi  un  riche  cultivateur  embar- 
rassé de  ses  récoltes  surabondantes  :  «  J'abattrai  mes  greniers, 
se  dit-il,  et  j'en  édifierai  de  plus  vastes  ».  Évidemment  ce 
riche  sous-entend  là  une  main-d'œuvre  professionnelle  ;  et  même 
sa  réflexion  accuse  une  raison  d'être  nouvelle  pour  les  travaux 
des  maçons  :  les  bâtiments  d'exploitation.  C'est  toujours  une 
raison  voulue  par  la  culture  ■\ 

Les  bâtiments  d'exploitation  ne  consistaient  pas  seulement  en 
granges,  étables  ou  celliers  attenant  à  l'habitation.  La  Bible 
nous  signale  encore  deux  espèces  de  tours.  D'abord,  les  tours 
des  vignes,  où  sans  doute  se  remisaient  d«^s  outils,  des  vêtements 
de  travail,  quelques  provisions  même  pour  les  gardiens  et  les 
ouvriers,  avec  un  coin  pour  la  sieste.  Dans  un  j)ays  accidenté 
comme  la  Palestine,  les  transports  et  les  itinéraires  se  compli- 
quent, du  village  à  la  vigne  :  on  se  représente  volontiers  l'usage 

1.  Lévilique,  xiv,  40,  42,  45.  —  Cf.  Ecclcsiastique,  \\ii,  15. 

2.  Genèse,  xi,  3. 

3.  Ecclésiastique,  xxii,  15. 

4.  Matthieu,  \xi,  42;  Marc,  \n,  10;  Luc,  xx,  17;  Psaume  CXYIII,  22  iVul- 
gâte,  cxvii). 

5.  Luc,  XII,  18. 

2 


18  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

des  tours,  un  peu  comme  celui  des  cabanons  provençaux,  dis- 
séminées sur  les  collines,  par  étages  de  terrasses. 

Il  y  avait  de  plus,  en  Palestine ,  les  tours  des  pâturages  qui 
abritaient  les  bergers,  durant  les  longues  saisons  des  parcours 
au  Désert.  Le  roi  Osias,  grand  amateur  d'agriculture,  d'après 
le  Livre  des  Chroniques ^  «  bâtit  des  tours  dans  le  Désert,  et  il 
creusa  beaucoup  de  citernes,  parce  qu'il  avait  là  de  nombreux 
troupeaux  ».  Il  couvrit  également  la  Séphéla,  le  Carmel  et  les 
monts  de  Juda,  de  ces  postes  disséminés,  où  s'abritaient  aussi 
des  vignerons  et  des  laboureurs  i.  On  le  voit  par  ce  dernier 
trait  :  les  travaux  de  la  maçonnerie  se  multiplièrent  à  raison 
même  que  la  culture  et  l'élevage  devenaient  plus  intenses. 

Le  charpentier.  —  A  côté  du  maçon,  le  charpentier  interve- 
nait souvent.  D'après  la  loi,  déjà  citée,  du  Lévitique,  le  bois 
s'adjoignait  à  la  pierre  dans  le  gros  œuvre  des  maisons  ^.  La 
Mischna  nous  apprend  qu'on  employait  des  poutres,  afin  de 
soutenir  les  terrasses  qui  servaient  de  toit  :  une  sorte  de  bâ- 
tonnage  les  revêtait  et  les  consolidait  3.  Des  piliers  de  bois  éga- 
lement contribuaient  à  la  solidité  de  l'édifice  entier,  comme 
l'indique  Jésus  Ben  Sirach  :  «  Un  assemblage  de  charpente,  bien 
lié  dans  une  bâtisse,  ne  sera  pas  disjoint  par  tremblement  de 
terre  ».  Il  était  bon,  en  effet,  que  la  charpente  fit  cage  en  quel- 
que sorte,  pour  résister  aux  secousses  du  sol*  ;  cela  suppose  donc 
une  armature  semblable  à  celle  que  Salomon  établissait  en 
grand  pour  son  fameux  palais,  «  la  Maison  de  Bois-Liban  », 
gros  œuvre  et  fondations  en  pierres  de  taille,  avec  un  appareil 
de  piliers  et  de  poutres  eu  cèdre.  Supprimons  le  luxe  du  cèdre 
et  des  pierres  taillées,  nous  retrouvons  le  type  de  la  maison 
israélite,  bâtie  avec  les  matériaux  que  fournit  la  contrée. 


1.  II  Chroniques,  wvi,  10;  Matthieu,  xxii,  33;  Marc,  \ii,  1. 

2.  Lévitique,  xiv,  45. 

3.  Mischna,  Baba-Mécia,  x,  2;  Bariich,  vi,  8. 
■'i.  Ecclésiastique,  \\n,  14,  I;  Rois,  vu,  1,  12. 

Les  secousses  fréquentes  du  sol  palestinien  attestent  la  nature  instable  relati- 
vement que  lui  donnèrent  les  facteurs  volcaniques  de  sa  formation  (M.  Vincent. 
Canaan,  p.  370). 


Li:S   ARTISANS   VOULUS    PAH    LA    CULTUHi:.  It) 

Assurément,  le  pays  à  Fouost  du  Jourdain  n'offrait  pas  de 
grandes  forêts  ;  mais  il  ne  présentait  pas  non  plus  l'aspect  de 
déboisement  qu'il  conserve  aujourd'hui.  Des  bou(juets  de  syco- 
mores, assez  communs,  donnaient  un  bois  de  charpente  inat- 
taquable aux  vers,  et  bon  marché.  Sans  doute  encore,  les 
chênaies  de  Basan,  les  magnihques  futaies  de  Galaad,  à  l'est 
du  Jourdain,  offraient  aussi  de  copieux  matériaux'. 

C'est  pourquoi  le  charpentier  devenait  un  type  de  la  rue  :  les 
cas  de  conscience  des  Rabbins  le  mettent  en  scène  indirecte- 
ment ,  lorsqu'ils  discutent  le  heurt  de  l'homme  portant  une 
poutre  et  de  l'homme  portant  une  cruche  2.  C'est  à  un  choc  du 
même  genre  que  Jésus  pense  très  probablement,  dans  son  re- 
proche à  l'hypocrite  :  «  Comment  peux-tu  dire  à  ton  frère  de 
te  laisser  ôter  la  paille  de  son  œil  :  il  y  a  une  poutre  dans  le 
tien^  î  »  Une  telle  métaphore  suppose  le  va-et-vient  fréquent 
des  charpentiers,  le  périlleux  transport  de  leurs  ouvrages,  dans 
les  petites  rues  encombrées;  de  là,  ce  très  spirituel  avis  au  Pha- 
risien :  il  ne  voit  pas  s'approcher  la  poutre  qui  l'éborgne,  une 
paille  l'absorbant. 

Le  paysan  réclamait  encore  certains  travaux  ^ aineuhleinent , 
que  fournissaient  d'ailleurs  les  forgerons  et  les  charpentiers. 
En  tant  que  menuisier,  le  charpentier  fabriquait  des  coffres, 
tenant  lieu  d'armoires,  comme  de  nos  jours  encore  en  Pales- 
tine. Ils  livraient  également  des  huches,  des  pétrins,  des  bois- 
seaux. En  tant  que  serrurier,  le  forgeron  confectionnait  des 
verrous  et  des  clés  '. 

Le  potier.  —  Pour  conserver  les  vins,  les  huiles,  l'eau  pota- 
ble, on  employait  des  cruches  et  des  jarres  d'argile.  Le  jardinage 
et  les  semis  utilisaient  les  pots  à  fleurs  ■'.  A  proportion  de  ces  tra- 
vaux et  de  ces  approvisionnements,  le  potier  produisait  beaucoup. 
C'est  un  trait  que  la  Bible  accuse  :  «  Assis  à  son  ouvrage,  mou- 

1.  Buhl,  La  Société  Israélite,  112,  113. 

2.  Baba-Qûma,  m.  5,  6. 

3.  Matthieu,  vu,  4:  Luc,  vi,  42. 

4.  Baba-Qâma,  ix.  4;  Baba-Mecia^  viii,  7. 

5.  Schebiith,  v,  7. 


20  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

vant  son  tour  avec  ses  pieds,  constamment  il  est  soucieux  de  son 
travail ,  tous  ses  efforts  tendent  à  fournir  un  certain  nombre 
de  vases  ».  Il  n'oublie  pas  les  précautions  que  réclament  le  bon 
aspect  et  la  solidité  de  ses  poteries,  car  aussitôt  la  Bible  ajoute  : 
((  Il  met  tout  son  cœur  à  parfaire  le  vernis  et  un  soin  vigilant 
à  nettoyer  son  four  ^  «.  Mais  le  fini  artistique  l'occupe  moins 
que  la  quantité  :  aussi  encombre-t-il  de  ses  produits  la  cour  de 
sa  maison  et  même  de  ses  voisins  ~. 

Ce  sont,  en  somme,  des  poteries  fort  simples,  sinon  même 
grossières,  que  fabriquent  surtout  les  Juifs.  Une  comparaison  de 
.lérémie  nous  atteste  leur  mince  valeur.  Il  s'agit  des  puissants 
et  des  riches,  que  la  prise  de  Jérusalem  a  ruinés  et  rendu 
captifs  :  «  Les  nobles  de  Sion,  estimés  au  poids  de  l'or  fin,  com- 
ment furent-ils  comptés  pour  des  vases  de  terre,  ouvrage  du 
potier  3!  » 

Cette  dernière  expression  donnerait  même  à  supposer  que  le 
potier  faisait  mince  figure  dans  l'estime  des  Israélites  ;  et  cepen- 
dant Jésus  Ben  Sirach  l'énumère  à  côté  du  laboureur,  du  for- 
geron et  même  du  graveur  de  cachets,  parmi  les  hommes 
«  intelligents  dans  leur  métier  »  et  qui  «  de  leurs  mains  atten- 
dent tout^*  ».  On  ne  l'admirait  pas  comme  un  artiste,  l'homme 
({ui  tournait  des  cruches  et  des  jarres,  mais  on  reconnaissait 
très  sérieusement  l'utilité  de  ses  produits. 

De  plus,  une  certaine  auréole  de  symbolisme  religieux  hono- 
rait ses  travaux.  Dans  aucun  autre  métier,  peut-être,  la  souve- 
raineté de  l'artisan  sur  la  matière  ne  s'accuse  au  même  degré 
(jue  dans  la  céramique  :  au  lieu  que  le  marbre  et  le  fer  sont 
durs,  l'argile  est  molle,  plastique,  elle  se  laisse  pulvériser, 
fouler,  mouiller,  pétrir,  modeler  sans  résistance,  pour  tout 
usage  qui  plaît.  De  là,  cette  image  de  la  Genèse,  dans  le  récit 
de  la  création  :  «  Et  lahvé-Elohim  façonna  l'homme  du  limon 
de  la  terre  '^  ».  De  ce  modelage  divin,  Isaïe  s'autorise  pour  en 

1.  Ecclésiaslique,  xxwin,  29  et  30. 

2.  Baba-Qûina,  v,  2. 

3.  Lamentations,  iv,  2. 

4.  Ecclésiastique,  xxxix,  25  et  32. 

5.  Gencsc,  ii,  7. 


LES    ARTISANS    VOULUS    PAR    LA    CULTURE.  21 

appeler  au  cœur  de  Dieu  dans  une  touchante  supplication  :  «  Et 
maintenant,  lahvé,  tu  es  notre  père,  nous  sommes  l'argile,  tu 
es  celui  qui  nous  forma;  nous  sommes  tous  l'ouvrage  de  ta 
main  :  ne  l'irrite  pas  à  l'extrême,  ô  lahvé'  ». 

Une  autre  fois,  c'est  l'incrédulité  des  Juifs  envers  la  Provi- 
dence, que  le  prophète  dénonce  encore  avec  l'image  du  potier  : 
((  Malheur  à  qui  conteste  avec  Celui  qui  l'a  formé  !  Vase  parmi 
des  vases  de  terre  !  L'argile  dira-t-elle  à  l'ouvrier  qui  la  façonne  : 
«  Que  fais-tu?  »  ;  ton  œuvre  dira-t-elle  de  toi  :  «  Il  n'a  pas  de 
mains  -  »,  De  même,  si  le  royaume  de  Juda  recherche  l'alliance 
égyptienne  que  les  prophètes  combattent,  lun  d'eux  va  dire 
encore  :  «  Malheur  à  ceux  qui  dissimulent  profondément  leurs 
desseins  aux  regards  de  lalivé,  et  dont  l'œuvre  s'accomplit 
dans  les  ténèbres,  et  qui  disent  :  «  Qui  nous  voit  et  qui  nous 
connaît  ».  Quelle  folie!  Le  potier  sera-t-il  donc  estimé  pour  de 
l'argile,  que  l'œuvre  puisse  dire  de  l'ouvrier  :  «  Il  ne  m'a  point 
faite  »  ;  et  le  vase  de  terre  :  «  Il  n'y  entend  rien  '  ». 

Dans  la  logique  de  sa  pensée  et  de  son  image,  le  prophète 
aperçoit  les  incrédules  et  les  rebelles,  brisés  par  Dieu  «  comme 
se  brise  un  vase  d'argile  que  l'on  fracasse  impitoyablement;  un 
vase  dans  les  débris  duquel  on  ne  trouverait  pas  un  morceau 
pour  prendre  du  feu  au  brasier  ou  puiser  de  l'eau  à  la  ci- 
terne *  » . 

Dans  le  «  second  Isaïe  »,  l'image  revient,  mais  comme  trans- 
figurée par  l'espérance  du  relèvement  national,  après  le  châti- 
ment :  «  Il  marche  sur  les  satrapes  comme  sur  de  la  boue, 
comme  le  potier  qui  foule  de  l'argile^  ». 

On  le  voit,  c'est  l'épopée  divine,  la  Création,  la  Providence 
particulière  d'Israël,  dont  le  dogme  et  la  morale  s'incarnent 
dans  le  symbolisme  de  la  poterie,  métier  vulgaire,  où  le  regard 
des  prophètes  sut  observer  un  trait  de  naturelle  grandeur. 
Une  belle   page  de  Jérémie  rend  sur  le  vif  les  suggestions  de 

1.  Isaie,  L\iv.  7. 

2.  Isate,  xLv,   9. 

3.  Isaie,  XXIX,  15  et  16. 

4.  Isaïe,  XXX,  14. 

5.  Isaie,  xu,  25. 


22  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

l'atelier  du  potier,  à  ces  Voyants  qui  découvraient  les  reflels  et 
les  images  de  lahvé,  jusque  dans  les  plus  humbles  des  métiers. 
Lisons-la  tout  entière,  cette  page,  car  elle  rend  sensible  au  plus 
haut  degré  l'intime  communion  du  prophète  et  de  l'observa- 
teur avec  les  ouvriers  de  sa  nation  :  «  La  parole  fut  adressée 
à  Jérémie,  de  la  part  de  lahvé,  disant  :  «  Lève-toi  et  descends  à 
la  maison  du  potier,  et  là,  je  te  ferai  entendre  ma  parole  ».  Je 
descendis  à  la  maison  du  potier,  et  il  faisait  son  ouvrage  sur 
des  roues.  Et  le  vase  qu'il  faisait  manqua,  ce  qui  arrive  à  l'ar- 
gile dans  la  main  du  potier;  et  il  refit  un  autre  vase,  comme 
il  plut  au  potier  de  le  faire  ».  Jérémie  observe  là  un  nouveau 
trait  du  métier  :  le  défaut  de  cette  matière  molle  qu'est  l'argile  ; 
elle  ne  résiste  pas,  comme  le  fer,»  mais  elle  gauchit  parfois,  se 
dérobe  et  vient  mal;  à  ce  spectacle  de  trahison,  l'inspiration 
saisit  le  prophète  :  «  Et  la  parole  de  lahvé  me  fut  adressée  en 
ces  termes  :  «  Est-ce  que  je  ne  puis  vous  traiter  comme  a  fait 
ce  potier,  vous,  maison  d'Israël?  Ce  que  l'argile  est  dans  la  main 
du  potier,  vous  l'êtes  dans  ma  main,  vous,  maison  d'Israël i  ». 
Est-ce  dans  la  Bible,  est-ce  dans  l'atelier,  n'est-ce  pas  dans 
l'un  et  dans  l'autre  encore,  que  saint  Paul  a  retrouvé  la  même 
image?  Cette  fois,   elle  symbolise  l'angoissant  mystère  de  la 
nation  juive  abandonnée  de  Dieu,  aveuglée,  endurcie,  incrédule, 
et  des  païens  appelés  au  salut,  remplis  de  bonne  volonté,  ho- 
norés de  la  grâce.  On  le  voit,  la  métaphore  du  potier  possède 
une  belle  histoire  dans  le  développement  du  dogme  de  la  Pro- 
vidence :  elle  commence  au  royaume  de  Juda  et  au  pays  de  la 
Bible,  pour  exprimer  d'abord  le  dogme  juif  ;  puis  elle  s'épanouit 
dans  l'Église  naissante,  et  dans  l'âme  de  saint  Paul,  exprimant 
le  dogme  chrétien  à  l'Église  même  de  Home-.  C'est  un  exemple 
suggestif  de  ce  que  peut  la  simple  observation  d'un  fait  social 
tout  commun  —  le  travail  d'un  métier  — ,  pour  apporter  à  la 
Révélation  elle-même  ou  à  la  Prophétie,  les  éléments  humains, 
populaires,  persuasifs  de  son  langage  le  plus  profond.  Sous  ce 
rapport  —  et  ce  n'est  pas  le  seul,  —  l'observation  sociale  est, 

1.  Jérémie,  xxiii,  1,  6. 

2.  Romains,  ix,  )9,  2i.  —  Cf.  Ecclésiastique,  xxmii,  7,  15. 


Lr:S   ARTISANS   VOULUS    PAR    LA    CULTURE.  23 

pour  sa  part,  aux  sources  de  renseignement  religieux  efficace- 
ment pratiquée  ' . 

Revenons-en,  pour  finir,  aux  artisans  que  réclamait  la  culture 
des  Juifs. 

C'étaient  des  ouvriers  de  l'ameublement,  comme  le  potier,  le 
serrurier  et  le  menuisier;  des  ouvriers  de  l'iiabitation,  comme 
le  maçon,  le  bri(|uetier,  le  carrier,  le  charpentier;  des  ouvriers 
de  Foutillage,  comme  le  forgeron.  Cette  demi-douzaine  de  mé- 
tiers semble  épuiser  la  liste  des  fabrications  (jue  le  paysan  juif 
en  général  demandait  à  des  spécialistes.  Peut-être  y  ajouterait- 
on  des  tonneliers  :  ils  fournissaient  les  cuves  où  quelquefois  se 
pressaient  les  olives,  et  des  tonneaux  pour  le  vinaigre  et  les 
salaisons 2,  Tandis  que,  d'une  part,  les  industries  ménagères 
suppléaient  les  ouvriers  de  l'alimentation  et  du  vêtement; 
d'autre  part,  la  culture,  l'art  pastoral  et  l'habitation  dévelop- 
paient une  véritable  classe  d'artisans. 

C'est  un  commencement  de  complication  sociale,  dont  nous 
allons  tacher  de  mesurer  l'étendue  et  l'action. 


l.  On  appliquerait  volontiers  à  Irnseigneinent  religieux  et  à  l'action  sur  les  âmes 
ce  que  Fontenelie  écrivait  de  Vaiiban,  à  propos  de  son  administration  :  «  Il  s'infor- 
mait avec  soin  de  la  valeur  des  terres,  de  ce  quelles  rapportaient,  de  la  manière  de 
les  culiiver,  des  facultés  des  paysans,  de  ce  ([ui  faisait  leur  nourriture  ordinaire,  de 
ce  que  pouvait  valoir  en  un  jour  le  travail  de  leurs  mains  :  détails  méprisables  et  ab- 
jects en  apparence,  mais  qui  appartiennent  cependant  au  grand  art  du  gouvernement  » 
(Fontenelie,  i7o(/e  de  Vauban,  c\lé  par  Le  Play,  Les  Ouvriers  européens,  épigraphe 
du  sommaire  général).  N'est-ce  pas  d'ailleurs  la  manière  de  Jésus-Christ  et  des 
Prophètes  :  une  vaste  information,  et  très  précise,  minutieuse  même  au  point  de 
vue  des  travaux  et  métiers  de  toute  sorte,  pour  illustrer  et  faire  entendre  un  ensei- 
gnement religieux  qui  assimile  toutes  les  analogies  de  la  vie  sociale  ambiante  aux 
manifestations  de  sa  vie  divine  intérieure.  11  y  a  là  mieux  qu'une  théorie  conven- 
tionnelle du  style  et  du  jiarler  religieux;  une  pratique  dune  souveraine  autorite. 
Jésus  et  les  Prophètes  n'ont  pas  la  langue  d'école  des  Ilabbins,  mais  le  [>arler  de  la 
vie  courante,  choisi  et  surélevé  par  les  choses  qu'il  exprime.  Ils  le  doivent  d'ailleurs 
à  1  expérience  et  à  l'intuition,  plus  qu'à  l'étude;  car  ils  ont  tant  vécu  de  la  vie  hu- 
maine d'Israël! 

'2.  Schebiith,  viii,  6;  ix,  5;  Baba-Qâma,  iii.  1. 


III 


LE  DÉVELOPPEMENT  DES  VILLES  PAR  LE 
CONCOURS  DES  ARTISANS 


OÙ  vécurent  les  premiers  artisans?  Les  documents  historiques 
ne  nous  le  racontent  pas.  mais  c'est  un  fait  bien  connu  et  d'une 
facile  observation,  (|ue,  dans  chaque  village  un  peu  considé- 
rable où  règne  quelque  bien-être,  un  forgeron,  un  maçon,  un 
charpentier  s'emploient  de  temps  en  temps.  Pour  une  part,  du 
moins,  leurs  métiers  respectifs  les  nourrissent  chacun,  puis- 
qu'aussi  bien  une  clientèle  villageoise  ne  s'étend  guère  et  ne 
commande  pas  de  grands  travaux.  Aussi,  l'artisan  de  village 
possède  en  général  quelques  parcelles  de  terrain,  et  les  cultive 
à  ses  temps  de  morte-saison. 

C'est  ce  qui  se  voit  de  nos  jours  en  Palestine  :  les  travaux  de 
bâtisse,  de  charpente  et  de  forge  s'exécutent  plutôt  l'été;  mais 
dès  les  premières  pluies,  la  truelle,  le  rabot  ou  l'enclume  se 
remisent;  le  paysan  réapparaît.  Doublé  d'un  artisan,  il  réalise 
le  type  du  bordier,  dont  le  propre  est  de  demander  à  la  culture 
une  partie  seulement  de  ses  moyens  d'existence.  A  cause  de  cette 
combinaison,  les  artisans  palestiniens  dans  les  villages  forment 
une  classe  industrielle  incomplètement  dégagée  de  son  milieu 
natif.  Mais  pouvons-nous  conclure  de  ce  type  arabe  contemporain 
au  type  juif  d'autrefois? 

Il  est  certain,  d'abord,  que  le  fellah  ou  paysan  arabe  réclame 
déjà  quelques  artisans,  bien  qu'il  vive  moins  au  large,  moins 


LE    DÉVELOPPEMENT    DES    VILLES  PAR    LE   CONCOURS    DES   ARTISANS.     25 

absorbé  par  sa  culture  que  le  paysan  juif;  à  plus  forte  rai- 
son celui-ci  devait-il  manquer  de  loisir  pour  des  travaux  de 
fabrication  et  ne  pas  manquer  d  argent  pour  employer  des 
ouvriers.  C'est  une  supposition,  que  l'analogie  des  moyens 
d'existence  nous  rend  assez  probable. 

Assurément,  aux  époques  primitives,  nombre  de  paysans 
durent  aussi  confectionner  eux-mêmes  leur  maçonnerie  ou  leur 
charpente,  comme  cela  se  voit  encore  chez  les  Serbes  et  les 
Bulgares.  En  Palestine,  au  temps  des  Juifs,  il  est  probable  aussi 
que  cette  industrie  primitive  dut  se  prolonger  longtemps,  sinon 
même  toujours,  dans  les  villages  reculés  :  d'après  le  Livre  des 
Rois,  les  disciples  d'Élie  abattaient  des  arbres  et  se  taillaient  des 
poutres  eux-mêmes,  dans  les  fourrés  du  Jourdain,  pour  se 
construire  des  habitations'.  La  classe  des  artisans  de  village  se 
trouvait  donc  restreinte  par  certaines  pratiques  d'industrie  fa- 
miliale; c'étaient  surtout  les  paysans  riches,  plus  désireux  d'un 
certain  confort,  qui  devaient  recourir  à  des  professionnels. 

Aussi  le  village  ne  suffisait  ni  au  gagne-pain  ni  au  talent  de 
ces  derniers.  Ne  devaient-ils  pas  recourir  à  une  émigration,  pour 
les  uns  temporaire  et  pour  d'autres  définitive,  afin  de  s'assurer 
la  clientèle?  Ne  devaient-ils  pas  en  particulier  affluer  vers  cer- 
tains centres  plus  importants?  C'est  ce  que  nous  allons  voir  en 
observant  les  conditions  du  travail  dans  ces  nouveaux  milieux. 

Les  bourgades.  —  L'Évangile  de  saint  Marc  signale  en  Galilée, 
aux  environs  de  Capharnaûm,  des  villages- villes,  Kômopoleis  ~  \ 
il  s'agit  là  expressément  de  grosses  bourgades  semi-rurales 
par  les  moyens  d'existence  provenant  de  la  culture,  semi-ur- 
baines par  l'accroissement  de  la  population,  sa  richesse  et  le 
développement  d'une  sorte  de  bourgeoisie. 

La  Galilée,  d'après  Josèphe,  renfermait  un  grand  nombre 
de  ces  bourgs.  Accepterons-nous  cependant,  toujours  d'après 
Josèphe,  que  le  moindre  d'entre  eux  renfermât  plus  de  quinze 
mille  habitants  ?  Les  critiques  se  méfient  de  ces  chiffres  qui  ne 

1.  II  Rois,  VI.  1.  5. 

2.  Marc,  I,  38.  —  Grimm,  Claris  X.  T.  philologica,  y"  Kw[xôreo).t;. 


26  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

reposent  sur  aucune  base  précise  de  recensement  :  ce  sont  des 
chiffres  oratoires,  dont  l'historien  des  Juifs  s'éblouit  volontiers 
lorsqu'il  parle  au  juge,  d'après  son  cœur  de  patriote  et  d'apolo- 
giste'. iMais  l'exagération  n'en  suppose  pas  moins  l'incontestable 
multiplicité  des  gros  villages  à  demi-citadins  ;  ils  prospéraient 
naturellement  dans  un  pays  de  riches  cultures,  où  le  commerce 
développait  des  fortunes  et  une  classe  bourgeoise,  jouissant  de 
loisirs. 

On  se  précise  l'aspect  de  ces  villages  citadinisés,  grâce  à  des 
traits  épars  dans  la  Mischna,  qui  les  nomme  des  villes  et,  en 
même  temps,  les  montre  renfermant  une  classe  de  cultivateurs. 
Mais,  tandis  que,  dans  les  villages  proprement  dits,  les  bâti- 
ments d'exploitation  avoisinent  le  foyer  ou  font  corps  avec  lui, 
dans  les  Kômopoleïs,  ces  granges  où  le  blé  se  vanne  à  la  pelle, 
doivent  se  reculer  à  cinquante  coudées  au  moins  de  l'agglomé- 
ration. Même  distance  d'exil  pour  tous  les  arbres  non  fruitiers, 
et,  pour  les  autres,  comme  le  sycomore  ou  le  caroubier,  vingt- 
cinq  coudées  seulement.  Au  dedans  de  ces  limites,  les  arbres 
plus  anciens  que  la  ville  sont  abattus,  et  les  propriétaires  in- 
demnisés ;  ceux  qui  se  planteraient  ensuite,  abattus  sans  indem- 
nité-. C'est  l'expulsion  des  vergers  comme  des  taillis,  au  delà 
d'une  zone  dégagée,  qui  entoure  la  localité  ;  à  ces  mesures  de 
police,  on  reconnaît  une  population  anciennement  agricole  et 
qui  le  demeure  en  partie.  Mais  les  nécessités  de  l'agglomération 
plus  dense  relèguent  au  loin  les  arbres  et  les  granges.  Le 
paysan  recule  et  le  bourgeois  se  met  à  l'aise. 

Le  rôle  «fs  marchés.  — D'où  provenait  cette  rétrogradation 
du  paysan  et  cette  apparition  envahissante  du  bourgeois?  Du 
paysan  lui-même  ;  car  il  vendait  souvent  des  céréales,  des 
figues,  du  vin  nouveau  ou  du  vin  vieux,  des  semences  pour 
les  jardins  et  les  champs,  de  l'huile  et  du  bétail'^  Ce  commerce 


1.  Slapfer,  43.  — Auclerc. 

2.  Baba-Bathra,  ii,  7,  8. 

:i.  Bab-Mecid,  iv,  7;  v,  1.  —  Eaba-lkillira.  vi.  1,  2.  —  Luc,  \vi,  6,  7.  —  Baba- 
Qûma,  \,  9. 


LE   DÉVELOPPEMENT    DES   VILLES    PAR   LE    CONCOURS    DES    ARTISANS.    27 

de  produits  agricoles  et  de  produits  pastoraux  ne  devait  pas 
naitre  sur  les  exploitations  cantonnées  dans  le  type  du  domaine 
plein,  où  l'on  se  suffisait  tout  juste;  mais  là  où  un  produit  quel- 
conque se  trouvait  en  excès,  d'autres  manquaient  proportion- 
nellement. La  poussée  de  la  vente  et  l'appel  des  achats  déter- 
minaient ainsi  des  mouvements  commerciaux,  habituels  et 
intenses,  dans  certaines  régions  :  Juda  vendait  ses  vins  et  son 
bétail,  pour  acheter  du  blé;  Jéricho  et  le  pays  de  Génésareth 
vendaient  leurs  dattes,  leurs  fruits  variés;  la  Séphala  vendait 
ses  blés,  son  huile  ;  la  Galilée  possédait  aussi  de  beaux  mar- 
chés de  céréales. 

Conséquemment,  grâce  à  ces  opérations,  l'argent  s'accumulait 
chez  des  paysans.  Au  lieu  de  la  richesse  en  nature  —  la  seule 
possible  dans  le  régime  de  la  culture  uniquement  vivrière,  —  la 
richesse  mobilière  se  constituait,  comme  l'effet  immédiat  de  la 
culture  commercialisée.  Les  paysans  complétaient  ainsi  leur 
puissance  de  travail  et  de  production  par  celle  du  gain  et  de 
l'achat.  Aussi,  chaque  maison  s'approvisionnait  plus  copieuse- 
ment, et  l'urgence  d'éraigrerse  relâchait  de  sa  rigueur.  Tandis 
que  la  culture  simplement  vivrière  proportionne  la  population 
aux  facultés  nutritives  de  ses  produits,  la  culture  commercialisée 
procure  des  ressources,  des  approvisionnements,  qui  facilitent 
l'agglomération  sur  place  d'une  population  beaucoup  plus 
dense. 

Voilà  pourquoi,  sans  doute,  les  Komopoleïs  de  saint  Marc 
sont  indiquées  dans  une  région  de  la  Galilée,  fertile,  riche  et 
peuplée  entre  toutes  ;  voilà  pourquoi  aussi,  les  centres  impor- 
tants de  la  Judée  se  développèrent  vers  le  sommet  des  vallées, 
le  long  des  chemins  faitiers  où  paysans  et  bergers  affluaient  pour 
vendre  leur  bétail  et  leurs  denrées.  Des  hommes  s'installaient 
à  ces  endroits  de  rendez-vous,  centralisant  eux-mêmes,  entre 
leurs  mains,  l'achat  aux  producteurs  et  la  vente  aux  consomma- 
teurs. Tel  était  le  Sitônès,  acheteur  de  blé  en  gros  et  revendeur 
au  détail  '.  Ce  n'était  plus  un  paysan,  même  à  demi,  mais  un 

1.  Demai,  ii,  i;  v.  6.  — Babo-Batfira,  v,  12. 


28  l'industrie  et  les  artisans  jlifs. 

marchand  et  un  pur  bourgeois;  il  activait  encore  l'évolution 
citadine  que  le  paysan  riche  et  faisant  du  commerce  avait  déjà 
commencée. 

Nous  connaissons  maintenant  les  deux  facteurs  essentiels  de 
la  clientèle  des  artisans  dans  les  bourgades  urbanisées  :  le 
paysan  demi-bourgeois  et  le  marchand  purement  bourgeois. 
Voyez  le  père  de  l'enfant  prodigue  :  c'est  un  rural,  son  fils  aine 
va  aux  champs,  il  engraisse  des  veaux;  mais  en  même  temps  il 
jouit  d'un  bien-être  bourgeois  où  la  main-d'œuvre  des  artisans 
est  requise.  Dans  les  coffres  de  son  vestiaire,  il  accumule  des 
robes  longues  de  cérémonie,  des  chaussures  lacées;  il  place  un 
anneau  d'or  au  doigt  de  son  enfant  retrouvé  K  Tout  cela,  l'orfè- 
vrerie, la  chaussure,  le  vêtement  suppose  de  l'argent  pour 
l'acheter  —  et  donc  le  commerce  des  produits  agricoles  —  ;  tout 
cela  réclame  aussi  des  spécialistes  qui  le  fabriquent. 

Il  est  tout  naturel  de  supposer  que  les  goûts  de  l'habitation 
ne  demeuraient  pas  moins  raffinés  que  ceux  du  mobilier.  Et 
aussi  bien,  la  Mischna  parle  couramment  de  maisons  à  étages, 
de  cours  intérieures,  de  fenêtres  de  style,  tyriennes  ou  égyp- 
tiennes; on  croira  donc  aisément  que  des  maçons,  des  charpen- 
tiers-menuisiers, des  forgerons-serruriers  s'installaient  volontiers 
dans  les  bourgades  considérables. 

Les  artisans  purs  s'agglomèrent  dans  les  bourgades.  —  Il 
est  probable  aussi  que  les  paysans  devaient  leur  apporter  cer- 
taines commandes.  Chaque  village  devenu  bourg  était  lui-même 
le  centre  de  «  hameaux  suburbains  »,  comme  dit  le  Talmud,  La 
Bible  elle-même  renferme  très  souvent  cette  expression  signifi- 
cative :  <(  Telle  ville  et  ses  villages  »  :  dans  le  Livre  de  Josiié  et 
dans  celui  des  Macchabées,  elle  se  retrouve  identiquement.  Ne 
se  baserait-elle  pas  d'abord  sur  les  relations  économiques  du 
village  approvisionneur  avec  la  ville  acheteuse?  on  est  porté  à 
le  croire,  et  voici  pourquoi  :  les  villes  juives  se  distinguaient  des 
villages  par  le  marché  bi-hebdomadaire,  tenu  chaque  lundi  et 

1.  Lnc,  XV. 


LE    DÉVELOPPEMENT    DES    VILLES    PAR    LE    CONCOURS   DES    ARTISANS.       29 

chaque  jeudi,  jours  d'arrivée  des  paysans.  Le  concours  même 
de  ces  derniers  était  si  général,  si  régulier,  que  le  lundi  et  le 
jeudi  encore,  la  synagogue  s'ouvrait  pour  des  offices  particu- 
liers aux  gens  de  la  campagne,  le  sanhédrin  local  tenait  au- 
dience, pour  les  affaires  civiles  et  correctionnelles.  Ainsi,  grâce 
au  commerce  des  produits  ruraux,  les  services  publics  de  la 
justice  et  du  culte  se  centralisaient  dans  les  villes,  à  la  disposi- 
tion des  paysans'. 

Par  l'influence  périodique  de  ces  derniers,  une  excellente 
occasion  d'affaires  se  présentait  aux  artisans  des  bourgs  :  au 
lieu  de  la  clientèle  intermittente  et  rare  qui  se  faisait  désirer  de 
leurs  confrères  villageois,  ils  pouvaient  se  former  une  clientèle 
plus  étendue,  plus  fréquente,  à  proportion  du  nombre  de  vil- 
lages qui  fournissaient  le  marché.  11  est  à  croire  que  l'évidence 
de  ces  avantages  déterminait  bien  des  ouvriers  à  s'établir  en 
ville  :  la  clientèle  villageoise  y  affluait  d'une  part,  et  d'autre 
part  la  clientèle  bourgeoise  y  était  assurée.  Parallèlement  au 
commerce,  l'industrie  devait  tendre  ainsi  à  se  centraliser  dans 
les  bourgs. 

Le  bourgeois  et  le  paysan  concouraient  donc  simultanément 
à  occuper  l'artisan  d'une  manière  plus  exclusive.  Tandis  que, 
dans  son  village,  celui-ci  demeurait  à  moitié  paysan,  à  la  ville, 
il  s'absorbait  plus  entièrement  dans  son  métier  et  y  trouvait  des 
moyens  d'existence  de  plus  en  plus  complets.  Il  quittait  donc 
la  culture,  à  proportion  que  sa  double  clientèle  rémunérait  ses 
journées.  C'était  le  commencement  d'une  classe  industrielle  ab- 
solument vouée  à  la  fabrication;  c'était  aussi  un  vigoureux  coup 
de  main  à  la  transformation  d'un  gros  village  en  une  petite 
ville. 

Village  transformé,  tel  fut,  assez  probablement,  le  caractère 
de  Nazareth  où  Jésus  travailla  dans  l'atelier  de  Joseph.  Matthieu 
et  Luc  appellent  Nazareth  «  une  ville'  ";  mais  cependant, 
parmi  tant  de  cités  dont  le  nom.  les  industries,    l'importance 

1.  Megilla.  i,  2,  3;  m,  6  :  iv.  1.  —  N'edarim,  a,  5.  —  Edersheini,  La  Société  juive, 
p.  109. 

2.  Mallhieu,  ii,  23;  LxiC,  i,  'î6. 


30  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

obtiennent  mention  chez  Josèphe  et  dans  les  Talmiids,  Nazareth 
ne  figure  pas.  Elle  occupait  d'ailleurs  une  position  retirée,  à 
l'écart  des  grandes  voies  de  la  plaine  de  Jizréel  ;  mais  en  revanche 
son  territoire  abondait  en  ressources  agricoles,  comme  toute 
cette  région  de  la  Galilée.  Nazareth  possédait  une  synagogue  ^ 
Ce  privilège  la  classe  parmi  les  villes,  également  pourvues  d'un 
marché  et  d'un  tribunal.  Des  paysans  devaient  y  affluer  chaque 
semaine,  et  des  bourgeois,  s'y  enrichir;  mais  elle  gardait  sans 
doute  aussi  le  caractère  demi-rural  d'un  gros  village  qui  se 
citadinise. 

On  suppose  donc  aisément  que  Joseph  trouvait  de  l'ouvrage 
parmi  les  bourgeois  ou  demi-bourgeois  de  Nazareth,  et  encore 
chez  les  paysans  qui  fréquentaient  le  marché.  Les  commandes 
s'imaginent,  conformément  aux  travaux  connus  du  menuisier- 
charpentier  chez  les  Juifs  :  des  poutres  à  équarrir  pour  le  sou- 
tien des  terrasses  qui  couronnaient  les  maisons;  des  jougs,  des 
flèches  d'attelage,  des  manches  de  charrue  et  d'aiguillon  pour  les 
cultivateurs;  des  lits,  des  coffres,  des  huches,  des  pétrins  pour 
les  ménagères,  des  coffrets  garde-notes  pour  les  scribes,  les 
commerçants,  les  rabbins.  Ce  sont  là,  en  effet,  les  ouvrages  di- 
vers que  la  Mischna  nous  atteste  exécutés  par  les  charpentiers  : 
sur  ces  données  d'observation,  il  est  permis  d'esquisser  le  tra- 
vail du  charpentier  Joseph,  du  charpentier  Jésus  2. 

Socialement  Jésus  appartenait  ainsi  à  la  classe  des  artisans 
dans  une  petite  ville,  à  demi-rurale  encore.  Ne  voit-on  pas,  dans 
ses  paraboles,  que  le  maniement  quotidien  du  rabot  ou  de  la 
hache  ne  lui  ôtèrent  jamais  le  contact  avec  les  choses  de  la  cul- 
ture, la  sympathique  et  profonde  compréhension  du  vigneron, 
du  journalier,  du  berger,  et  leur  amour  pour  leurs  brebis,  leurs 
vignes,  leurs  salaires  bien  gagnés.  Uniquement  artisan  peut-être, 
et  sans  un  pouce  de  champ  à  labourer  pour  son  compte,  Jésus 
demeure,  aussi  bien  par  l'âme  et  la  parole,  en  communion  avec 
les  paysans  qui  figurèrent  dans  sa  clientèle. 

1.  Matthieu,  xiii,  5:5;  Marc,  1.  :^;  Luc,  i\.  If!. 

2.  Baba-Qâma,  ix,  4;  \.  11.  —  lUtba-HIccia,  \,  2;  M(ttthiev,\iu,  5.j.  —Marc, 
VI.  3. 


LE    DÉVELOPPEMENT    DES    VILLES   PAR    LE   CONCOURS    DES   ARTISANS.      31 

Les  villes  industrielles.  —  Dans  certaines  villes  plus  consi- 
dérables, au  contraire,  le  type  de  l'artisan  pur  s'accentuait  en- 
core. La  classe  elle-même  devenait  tellement  nombreuse  qu'un 
nouveau  type  de  rilles  en  résultait.  Nous  constatons  chez  les 
Juifs  plusieurs  exemples  de  ce  genre. 

A  Séphoris,  d'après  le  Tabnud  de  Jérusalem^  tout  le  monde 
était  tisserand;  chaque  maison  possédait  un  métier  à  tisser^. 
Cette  mention  de  Séphoris  nous  transporte  à  une  dizaine  de  ki- 
lomètres au  nord-ouest  de  Nazareth.  Nous  sommes  au  centre  de 
la  Galilée.  De  nombreux  villages  entourent  la  ville,  dit  Josèphe  : 
c'est  le  signe  que  la  terre  est  fertile,  et  la  culture,  productive-. 
Tout  ce  que  les  paysans  ne  consomment  ni  ne  réservent  chez 
eux,  le  marché  de  Séphoris  le  centralise  et  l'exporte.  Selon  le 
Talmud  encore,  ce  marché  rivalise  avec  celui  de  Tibériade  :  il  a 
ses  mesures,  ses  cours,  ses  usages  particuliers''.  La  culture 
prospère  des  céréales  produit  là  son  effet  ordinaire  d'agglomérer 
la  population  et  d'activer  le  commerce;  et,  pour  ce  double 
motif,  une  certaine  industrie  se  développe  à  Séphoris. 

Mais  pourquoi  l'industrie  du  tissage?  Et  pourquoi  se  déve- 
loppe-t-elle,  non  plus  comme  une  simple  pourvoyeuse  de  la 
consommation  locale,  mais  en  vue  de  l'exportation?  Car  si  tout 
le  monde  est  tisserand,  la  production  textile  dépasse  évidem- 
ment les  seuls  besoins  de  la  ville.  C'est  que,  sur  le  marché  de 
Séphoris,  depuis  longtemps,  le  lin  voisine  avec  le  blé  :  le  lin, 
nous  le  savons,  abonde  en  Galilée,  comme  la  laine  en  Judée.  Son 
usage  fréquent  détermina  sans  doute  quelques  familles  plus  en- 
treprenantes à  se  spécialiser  dans  le  tissage  :  les  vêtements  de 
lin  convenaient  partout  à  la  saison  chaude  et  môme  en  toute 
saison  au  territoire  de  Jéricho.  Dans  les  cérémonies  et  dans  les 
sacrifices,  les  prêtres,  les  lévites  paraissaient  vêtus  de  lin.  Une 
industrie  si  bien  pourvue  de  ses  débouchés  multipliait  naturel- 
lement son  personnel,  ses  ateliers,  ses  magasins.  On  se  repré- 
sente ainsi  le  développement  de  Séphoris  comme  le  résultat 
d'une  fabrication  très    achalandée,    qui   dépendait  elle-même 

1.  Baba-Buthra,n,  3. 

'}..  Baba-Mecia,  \,  9.  —  Baha-Qama,  ix.  G. 


32  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

d'une  importante  culture  de  la  région.  Nous  retrouvons  ici  un 
type  de  ville  industrielle,  qui  centralise  l'élaboration  de  produits 
régionaux. 

Un  mouvement  analogue  détermina  la  fortune  de  Tarichées, 
au  bord  du  lac  de  Génésareth;  seulement  au  lieu  de  tisser  du 
lin,  Tarichées  préparait  la  mûries,  une  conserve  de  poissons 
très  appréciée  dans  toute  la  Palestine,  et  même  chez  les  Grecs  : 
Strabon  la  cite  avec  éloge  ^ 

Il  fallait  bien  de  surabondantes  captures  pour  que  la  pêche 
du  lac  ne  se  bornât  pas  à  l'approvisionnement  ordinaire  des 
pêcheurs  ou  des  marchés  riverains.  Le  rendement  habituel  dé- 
passait môme  de  beaucoup  les  besoins  de  la  consommation, 
puisque  l'industrie  de  la  mûries  donna  son  nom  à  la  ville  où 
elle  fonctionnait  :  Tarichées,  en  effet,  veut  dire  en  grec  les  Sa- 
laisons. De  même  sans  doute  qu'à  Séphoris  chaque  maison  pos- 
sédait son  atelier  de  tissage;  à  Tarichées,  mainte  famille  prépa- 
rait la  saumure  et  les  tonnelets  de  conserves  :  une  ville  ne  se 
dénomme  pas  d'après  un  genre  de  travail  particulier,  s'il  n'est 
au  moins  la  principale  occupation  des  habitants.  Tarichées 
possédait  cependant  une  certaine  espèce  d'arbres  fruitiers 
semblables  aux  pommiers  et  eux-mêmes  renommés^.  Cette  fois, 
néanmoins,  l'industrie  poissonnière  prima  sur  la  culture  arbo- 
rescente. Très  renommée  chez  les  gourmets,  la  Ville  des  Salai- 
sons donnait  parfois  son  nom  au  lac  lui-même,  nous  dit  Pline 
l'Ancien  '.  C'était,  on  le  pense  bien,  une  cité  cossue;  elle  s'agré- 
mentait d'un  hippodrome,  ce  qui  indique  aussi  bien  l'influence 
des  Grecs.  Bâtie  sur  une  colline,  dans  un  site  analogue  à  celui 
de  Tibériade,  elle  était  protégée  par  des  remparts  et  des  tours  : 
une  flottille  s'abritait  dans  son  port  ^. 

Tarichées  et  Séphoris  représentent  donc  le  type  des  villes  in- 
dustrielles  qui  se  constituent  ou  se  développent  en  un  point 


1.  strabon,  XVI,  2.  —  Schiirer,  II,  58,  59.  —  Edersheim,  'i5. 

2.  Strabon,  XVI,  45. 

3.  Hisl.  nalur.,\,  72,  ap.  Heinach,  271. 

4.  Josèplie,  III.  —  G.  (les   Juifs,  \,  1.    Cf.    II,  .\.\I,  3.    Vie  de  Josèphe,  17,  «4. 
Schùrer,  II,  58,  69. 


LK    DÉVELOPPEMENT    DES    VILLES    PAR    LE    CONCOURS    DES   ARTISANS.      .'}*î 

donné  par  rélaboration  do  produits  régionaux  ;  mais  d'autres 
fois  les.  artisans  demeurent  i'pars  dans  toute  la  région^. 

Aucun  centre  ne  les  absorbe.  C'est  ce  qui  arriva  pour  les  fabri- 
ques de  jarres  et  de  cruches,  dans  la  plaine  de  Saroii.  Bien  sou- 
vent, ces  populaires  ustensiles  reçoivent  une  mention  dans  la 
Mischna  ou  le  Talmud;  mais  nulle  part  ils  n'apparaissent  comme 
le  produit  spécial  d'une  ville.  Ce  sont  plutôt  indistinctement  les 
produits  de  tout  un  pays,  comme  les  dentelles  des  Vosges  ou 
les  jouets  de  la  Forêt-Noire. 

Mais  alors,  pourquoi  cette  différence  entre  les  conserves  de 
Tarichées  qui  développent  une  grande  ville,  et  ces  lal^riques 
éparses  des  poteries  de  Saron. 

Les  historiens  manquent  de  témoignages  qui  nous  informent 
là  directement  ;  en  revanche,  une  comparaison  de  l'une  et  l'autre 
matière  ouvrable  nous  expliquera  peut-être  l'opposition  des 
groupements  qui  les  traitent.  La  matière  poisson  ne  peut  se  net- 
toyer ni  se  confire  au  lieu  même  de  sa  pêche;  au  contraire, 
avec  la  brise  du  lac,  la  puissance  des  voiles  ou  des  rames,  la 
légèreté  des  barques,  elle  gagne  aisément  la  terre.  Cette  petite 
nappe  d'eau,  longue  tout  au  plus  de  19  kilomètres,  se  traverse 
bien  vite  :  en  peu  d'heures,  même  de  l'extrémité,  le  poisson 
arrive  à  la  fabrique.  Mais,  au  retour  du  poisson,  l'argile,  si 
lourde,  si  encombrante,  se  transporte  malaisément;  inutile  d'a- 
jouter la  peine  et  les  frais  du  transport  aux  labeurs  de  son  ex- 
traction. Elle  se  travaille  sur  place,  là  même  où  on  l'extrait.  De 
nos  jours  encore,  il  est  courant  de  voir  les  tuileries  et  les  bri- 
queteries se  disséminer  près  du  gisement  particulier  que  cha- 


1.  A  l'époque  des  rois,  il  y  avait  des  fabriques  de  poteries  estampillées  à  Hébron, 
Ziph,  Soccoh  et  Marésa.  «  Or,  d'après  le  P.  Vincent  (p.  359-3ti0),  les  environs  d'Hé- 
bron  et  de  Beit-Djebrin  sont  particulièrement  riches  en  terre  à  mouler.  Aujourd'hui 
encore,  la  fabrication  des  grandes  jarres,  des  gourdes  et  des  plats  de  diverse  nature 
est,  en  ces  deux  endroits,  une  spécialité  bien  connue  ;  malgré  l'installation  de  quelques 
ateliers  dans  la  ville,  malgré  les  diflicultés  du  transport,  c'est  toujours  l'article  de 
Beit-Djébrin  et  d'Hébron  surtout,  qui  approvisionne  le  marché  périodique  de  Jéru- 
salem. Or,  nous  savons  que  Marésa,  aujourd'hui  en  ruines,  était  située  dans  la  région 
deBeit-Djebrîn,  sur  le  tertre  de  Sandahannah.  Ziph  et  Soccoh  sont  dans  la  région  de 
Marésa  et  d'Hébron,  » 


34  l'industrie  et  les  artlsans  juifs. 

cune  d'elles  exploite.  Elles  constituent  ainsi  des  établissements 
épars,  au  milieu  de  populations  agricoles.  C'est  un  cas  tout 
spécial  de  l'industrie  céramique  :  la  classe  des  artis.ans  continue 
là  de  voisiner  avec  les  paysans;  mais  elle  en  demeure  aussi 
bien  différente. 

Parmi  les  Juifs,  on  trouvait  donc  certains  foyers  de  vie  indus- 
trielle, essentiellement  alimentés  par  des  produits  régionaux  : 
produits  de  la  culture  galiléenne  à  Séphoris;  produits  de  la 
pêche  lacustre  à  Tarichées;  produits  de  l'extraction  dissé- 
minée, dans  la  Plaine  de  Saron. 

Pour  se  faire  de  ces  industries  une  liste  aussi  complète  que 
j)ossible,  il  conviendrait  d'y  ajouter  l'extraction  du  sel  et  du 
soufre,  en  Judée,  sur  les  confins  de  la  mer  Mortel  Peut-être 
aussi  le  grand  marché  de  lainages,  installé  à  Jérusalem,  ne  de- 
mandait-il pas  ses  fins  et  beaux  produits  à  la  simple  industrie 
ménagère-.  Mais,  somme  toute,  localisées  dans  une  ville  ou  épar- 
ses  dans  une  région,  les  industries  des  Juifs  demeurent  peu  nom- 
breuses. Elles  ne  semblent  pas  aptes  à  modifier  l'ensemble  du 
pays.  Ni  le  tisserand  de  Séphoris,  ni  le  saumurier  de  Tarichées 
n'exerceront  d'influence  pareille  à  celle  de  leurs  illustres  con- 
frères modernes  à  Chicago,  Lyon  ou  Lille. 

1.  Diodore  de  Sicile,  II,  48,  —  Slrabon,  XV1,42,  43. 
2.Josèphe. 


IV 


LE  DÉVELOPPEMENT  DE  LA  CLASSE    INDUSTRIELLE 
PAR  LES  BESOINS  DES  VILLES 


Nous  venons  d'observer  l'influence  des  artisans  juifs  sur  la 
transformation  de  certains  villages  en  bourgs;  nous  avons  vu 
également  que  ces  ouvriers  constituèrent  quelquefois  des  villes 
ou  régions  spécialement  industrielles;  mais  nous  ne  pouvions 
suivre  les  phases  de  cette  action  sans  constater  aussi  que  le  bourg 
ou  la  ville  réagissait  sur  l'artisan.  A  mesure  qu'il  y  trouvait  de 
l'ouvrage  et  son  pain,  il  cessait  d'exercer  la  culture  accessoire, 
nécessaire  au  village,  pour  compléter  ses  ressources.  Voici  déjà 
un  aspect  de  l'influence  particulière  des  villes  sur  les  artisans 
juifs  :  elles  les  groupent  dans  une  classe  distincte,  séparée  défi- 
nitivement de  la  classe  agricole,  entièrement  occupée  aux  tra- 
vaux de  l'industrie. 

Cette  influence  des  villes  alla  plus  loin  encore.  Il  existait  en 
Palestine,  à  l'époque  de  Jésus,  des  villes  et  des  grandes  villes  : 
c'est  une  distinction  qui  se  répète  fréquemment  dans  la  Mise/ma^ ; 
c'étaient  de  grandes  villes,  que  .Férusalem,  Séphoris,  Lydda,  Jé- 
richo, Engaddi,  etc.-.  Non  seulement  elles  primaient  les  autres 
par  le  chiffre  plus  élevé  de  leur  population,  mais  encore  par  la 
prospérité  et  les  afiaires  :  ce  que  les  moindres  villes  étaient  aux 


1.  Megilla,  i,  1  :  ii,  3  ;  Kellinubolh,  xiii,  10;  Kiddusc/iin,  ii.  3  ;  Ilaba-Mecia,  iv,  6  ; 
VIII,  Q;Arachin.  vi,  6. 

2.  Schiirer,  II,  179,  181. 


36  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

bourgs  et  aux  villages,  ces  villes  de  premier  ordre  l'étaient  aux 
autres.  De  là  sans  doute  une  très  vieille  expression  biblique,  éga- 
lement usitée  dans  les  Livres  de  Josué,  des  Nombres,  des  Chro- 
niques, d'Ézéchiel,  de  Néhémie  et  des  Macchabées.  Les  Juifs  di- 
saient telle  ville  et  «  ses  filles  »,  de  même  qu'ils  disaient  telle 
ville  et  «  ses  villages  »  ;  mais  les  «  filles  »  d'une  cité  étaient  des 
villes  aussi  ,  des  villes  moins  importantes,  qui  relevaient  de 
son  influence  économique  ou  administrative  i.  Dans  ce  milieu 
plus  riche  et  plus  peuplé,  on  présume  bien  que  les  exigences  de 
bien-être  s'accroissaient  ;  de  là  plus  de  métiers  sans  doute,  et  des 
métiers  plus  raffinés. 

D'ailleurs,  nous  possédons  suffisamment  de  données  histori- 
ques pour  reconnaître  les  exigences  particulières  des  villes,  et 
le  développement  consécutif  de  la  classe  des  artisans.  Il  serait 
sans  doute  impossible. et  fastidieux  d'en  vouloir  établir  une  liste 
complète  :  ni  la  Bible  ni  la  Mischna  ne  renferment  à  cet  égard 
des  statistiques  professionnelles;  occasionnellement,  à  propos  de 
cas  juridiques  ou  d'événements  publics,  elles  esquissent  un  type 
ou  l'autre  de  métier  urbain.  Nous  ne  laisserons  se  perdre  autant 
que  possible  aucun  de  ces  précieux  renseignements  :  ils  nous 
aideront  à  spécifier  les  genres  d'industries  que  le  milieu  spécial 
des  villes,  surtout  des  grandes  villes,  constituait  parmi  les  Juifs. 
C'est  par  des  notations  de  ce  genre,  menus  détails  de  grande  por- 
tée, que,  d'une  manière  objective,  l'existence  des  ouvriers  à 
Jéricho,  Jérusalem  ou  Séphoris,  redevient  vivante  sous  nos  yeux. 

Fabrication  des  choses  usuelles.  —  Les  documents  nous  signa- 
lent d'abord  des  industries  de  nécessité.,  à  l'usage  de  tout  le 
inonde. 

C'est  ainsi  que,  bien  anciennement,  Jérémie  connaissait  à 
Jérusalem  une  «  rue  des  boulangers  »  ".  La  Mischna  cite  encore 
des  boulangers  tenant  magasin;  certains  d'entre  eux  fournis- 
saient en  gros  des  revendeurs  au  détail^.  Voilà  le  cas  d'une  in- 

l.Schùrer,  11,  180. 

2.  Jérémie,  xxxxii,  :<0. 

3.  Babu-Balhra,  u,  3.—  Demal,  v,  1,  4. 


L1-:   DÉVELOPPEMENT    DK    LA    CL.VSSi:    INDUSTRIELLE.  37 

dustrie  de  l'alimentation  qui  cesse  d'être  ménagère,  comme  elle 
l'est  à  la  campagne.  Le  paysan  fabriquait  son  pain,  de  même 
qu'il  produisait  son  blé  ;  le  citadin,  qu'il  soit  marchand,  artisan  ou 
rentier,  ne  vaque  plus  lui-même  à  ce  travail  ;  ceux  qui  le  pour- 
raient à  la  rigueur  préfèrent  s'approvisionner  à  la  boulangerie  : 
c'est  une  fatigue  de  moins.  La  classe  particulière  des  revendeurs 
au  détail  atteste  une  clientèle  populaire,  disséminée  dans  toute 
la  ville. 

Peut-être  bien  les  boulangers-fabricants  gardèrent-ils  l'usage, 
en  certains  endroits,  d'habiter  la  même  rue  :  c'est  une  pratique 
de  l'Orient  qui  existe  encore  et  que  réalisaient  aussi  les  chau- 
dronniers et  les  marchands  de  lainages  à  Jérusalem.  En  revan- 
che, les  revendeurs  tenant  boutique  semblent  plutôt  s'être  dis- 
séminés de  quartier  en  quartier;  et  même,  certaines  ordonnances 
rabbiniques  sur  l'érection  des  fours  dans  les  maisons  semblent 
viser  aussi  bien  des  boulangers-fabricants'.  Cette  dissémination 
s'explique  par  l'importance  fondamentale  du  pain  dans  l'ali- 
mentation du  peuple  juif;  il  fallait  bien,  dans  les  grandes 
villes,  une  boulangerie  à  portée  de  chaque  ménagère  :  quel  cri 
de  joie,  de  nos  jours  encore,  chez  nous,  lorsqu'un  quartier 
nouveau  ou  déshérité  voit  s'ouvrir  dans  son  périmètre  une  bou- 
tique de  boulanger.  Cette  fabrication  primordiale  développait 
ainsi  chez  les  Juifs  une  catégorie  nombreuse  d'artisans. 

Suffisamment  occupé  d'ailleurs  au  pétrissage  et  à  la  cuisson, 
le  boulanger  Israélite  recourait  aux  services  du  meunier  pour  la 
préparation  delà  farine.  C'était  encore  un  nouveau  métier  exigé 
par  les  villes;  nous  avons  vu  qu'au  village,  pour  les  besoins  de 
la  famille,  les  femmes  tournaient  la  meule.  Néanmoins,  la  pro- 
fession de  meunier  se  répandait  beaucoup,  suffisamment  acha- 
landée par  les  commandes  des  boulangers  :  les  Juifs,  les  Grecs 
et  les  Samaritains  s'y  faisaient  concurrence-.  Deux  ateliers  dis- 
tincts, deux  groupes  d'artisans,  étroitement  solidaires,  se  consti- 
tuaient pour  la  fabrication  du  pain  en  ville. 


1.  Baba-Balhra,  ii,  2  et  3. 

2.  Demai,  II,  4:  ne,  4. 


38  l'industrie   et   les    artisans    JU1F5. 

D'après  les  mêmes  nécessités,  les  industries  de  la  viande  exi- 
geaient Y  éleveur  et  le  bouclier,  deux  spécialistes,  bien  inutiles 
au  paysan  juif;  mais  dont  le  bourgeois  ou  l'ouvrier  urbain  ne 
peuvent  se  passer '.  Moins  nécessaire  cependant,  et  plus  coûteux 
que  le  pain,  la  viande  nous  achemine  à  reconnaître  une  deuxième 
catégorie  d'artisans,  particuliers  encore  aux  villes,  et  bien  con- 
nus des  Israélites. 

Les  industries  du  confortable.  —  Ce  sont  les  ouvriers  qu'on 
peut  appeler  du  bien-être  et  du  confortable.  Au  village,  les  mé- 
nagères confectionnaient  elles-mêmes  des  tuniques,  des  ceintures, 
des  manteaux  ;  en  ville  apparaissent  des  cardeurs,  des  tisserands, 
des  tailleurs,  des  tanneurs  et  des  cordonniers'^-.  On  emploie  al- 
ternativement des  vêtements  de  couleur  et  des  vêtements  blancs; 
de  là  des  teinturiers  et  des  blanchisseurs  ;  ces  derniers  sont  ap- 
pelés foulons^.  Pour  donner  de  l'éclat  ou  pour  le  redonner  aux 
habits,  ils  emploient  la  potasse  et  une  espèce  de  saponaire;  de 
là  cette  comparaison  de  saint  Marc,  pour  les  vêtements  de  Jésus 
transfiguré  :  «  Sa  tunique,  son  manteau  resplendirent  d'une 
extrême  blancheur,  telle  que  foulon  au  monde  ne  saurait  l'ob- 
tenir''. » 

Les  blanchissages  du  foulon  nous  introduisent  décidément  au 
milieu  d'une  clientèle  aisée ,  qui  aime  la  propreté  et  le  dé- 
corum . 

Industries  de  luxe.  —  Cette  clientèle  fréquentait  aussi  les 
établissements  de  bains,  que  le  Talmud  mentionne  auprès  des 
synagogues,  comme  particuliers  aux  villes.  A  lire  les  détails 
concernant  leurs  vasques,  leurs  étuves,  leur  lingerie,  leur  per-" 
sonnel  de  chauffeurs,  de  masseurs  et  de  servants,  on  reconnaît 
les  ])ains  arabes  d'aujourd'hui,   ce  qu'on  appelle   en  Occident 


1.  Baba-Mecia,  v,4. 

2.  Demni^i,  3,  4;  Kilatm,\\,  (î:  Baba-Qûitia,  x,  W,  Kilanii,  i\,  7:  Baba-Qâma, 
X,  10. 

3.  Baba-Qûiud,  ix,  ô;  \,  10;  Baha-hnllira,  ii,  3. 
i.  Marc,  IX,  '1. 


Li:   DÉVELOPPEMENT   DE   LA   CLASSE   INDUSTRIELLE.  39 

les  bains  turcs'.  Des  piscines  publiques  s'ouvraient  aussi,  pour 
les  ébats  de  la  foule  moins  raffinée-. 

On  se  frictionnait  d'huile  au  sortir  du  l)ain,  chez  les  gens  de 
quelque  tenue;  cette  onction  assouplissait  la  peau  desséchée, 
brillantait  la  chevelure  des  femmes  et  la  longue  jjarbe  des  gens 
graves.  Comme  le  bain,  c'était  un  de  ces  usages  invétérés  de 
rOrient,  que  le  climat  y  impose  aux  races  les  plus  diverses. 
Chez  les  Juifs  en  particulier,  on  regardait  la  privation  du  bain 
et  des  frictions  à  l'huile  comme  un  signe  extraordinaire  de 
mortification  :  le  trait  est  relevé  par  Hégésippe,  un  vieil  auteur 
palestinien,  dans  l'éloge  de  Jacques,  dit  le  Juste,  premier  évêque 
de  Jérusalem  :  «  .Jacques  ne  se  faisait  jamais  oindre  et  s'abste- 
nait des  bains ••  ».  Aussi,  quand  le  Psalmiste  éuumère  le  pain, 
le  vin  et  l'huile  comme  les  dons  exquis  de  lahvé,  il  dit  :  «  le  vin 
qui  réjouit  le  cœur  de  l'homme,  et  l'huile  qui  brille  sur  son 
visage  *  ». 

C'était  une  huile  odoriférante  qui  s'employait  à  cet  usage  de 
toilette;  car  aussi  Jîien  les  Juifs  se  délectaient  à  respirer  des 
parfums.  La  flore  palestinienne  en  exhale  de  très  variés  que, 
tour  à  tour,  le  soleil,  la  rosée,  la  ])rise  condensent,  dégagent  et 
répandent.  Toute  la  campagne  est  embaumée  dune  gamme  de 
senteurs  :  les  unes,  légères  et  fines,  comme  celle  du  myrte  en 
fleurs;  les  autres,  capiteuses,  enveloppantes,  comme  l'arôme  de 
cette  résine  qui  suinte  et  s'évapore  de  toutes  les  feuilles  du  cyrte. 
Naturellement,  les  jardiniers  s'emparaient  de  ces  plantes;  ils 
en  acclimataient  aussi  d'exotiques,  pour  l'usage  des  parfu- 
meurs :  -  le  nard,  la  cinnamome,  la  cannelle,  avec  les  arbres 
qui  donnent  l'encens*  ».  Le  pays  donc  inspirait  aux  Juifs  l'a- 
mour et  Viîidustrie  des  parfums  :  dans  les  Livres  Sacrés  eux- 
mêmes,  cet  art  et  ce  goût  se  trahissent  par  toutes  sortes  de 
métaphores  empruntées  aux  nuances  d'un  subtil  odorat. 

1 .  Baba-Bathra.,  iv,  6.  —  yedarim,  v,  3.  —  Cf.  Baedeker.  Palestine  et  Syrie,  x\i\, 

XXÏ. 

i.  Jean,  t,  2;  ix,  7.  —  Cf.  Bain,  D.  B.  V.  I,  1387. 

3.  Hégésippe,  cité  par  Eusèbe,  Histoire  ecclésiastique,  II.  ch.  xxiii,  4. 

4.  Psaume  CIV,  15  {Vulgate,  cm).  —  Cf.  Judith,  xri.  lo. 

5.  Cantique,  iv,  14. 


40  i/iNDUSTRiK  j:t  les  artisans  juifs. 

Une  clientèle  aussi  variée  que  nombreuse  multipliait  et  occu- 
pait les  parfumeurs.  Nous  l'avons  déjà  vu,  l'usage  des  parfums 
devenait  en  quelque  sorte  obligatoire  dans  la  tenue  de  toute 
personne  bien  élevée.  VEcclrsiaste  les  conseillait  au  même  titre 
que  la  propreté  et  le  soin  des  habits  :  «  Qu'en  tout  temps  tes 
vêtements  soient  blancs,  et  que  l'huile  parfumée  ne  manque  pas 
à  ta  tète  '  ».  Il  est  vrai  que  le  Liiue  de  la  Sagesse  blâme  les 
sensuels  «  qui  se  couvrent  de  senteurs  »;  Amos  et  les  Proverbes 
stigmatisent  également  certaines  excitations  que  les  débauchés 
et  les  buveurs  demandaient  aux  parfums  -.  Mais,  ces  abus  con- 
damnés, les  plus  graves  esprits  subissent  avec  joie  le  charme 
des  odeurs  :  «  L'huile  et  les  aromates  réjouissent  le  cœur  »,  dit 
le  Livre  des  Proverbes^;  et  le  Psalmiste  se  représente  le  Roi- 
Messie  avec  des  vêtements  qui  embaument  la  myrrhe,  l'aloès  et 
la  casse^. 

Si  les  parfums  se  consommaient  abondamment  pour  la  toilette 
personnelle,  à  plus  forte  raison  se  dépensaient-ils  dans  les  rela- 
tions de  voisinage  et  d'hospitalité.  A  toute  réception  quelque 
peu  délicate,  on  versait  des  essences  de  prix  sur  la  tête  des  in- 
vités. Une  femme  entre  à  Béthanie  chez  Simon  le  Pharisien  où 
Jésus  prend  son  repas,  c  Elle  tenait  un  vase  d'albâtre,  plein  d'un 
parfum  de  nard  d'épi,  authentique,  et,  brisant  le  col  du  vase, 
elle  répandit  le  parfum  sur  la  tête  de  Jésus '.  »  Plusieurs  fois, 
Jésus  accepta  cet  hommage  avec  la  même  simplicité  qu'il  mit 
toujours  à  partager  le  costume,  les  aliments,  les  usages  de  sa 
nation,  vivant  comme  tout  le  monde  à  l'extérieur,  sans  aucune 
pose  d'austérité.  Il  blâmait  au  contraire  les  Pharisiens  de  se  né- 
gliger et  de  s'exténuer  pour  que  leur  pénitence  fût  mieux  re- 
marquée, et  il  donnait  ce  fin  conseil  à  ses  disciples  :  «  Pour  toi,- 
lorsque  tu  jeûnes,  parfume-toi  la  tète  et  lave  ton  visage"  >k 

La  clientèle  des  parfumeurs  s'étendait  même  chez  les  morts  : 

1.  Ecclèsiasle,  ix,  8. 

2.  Sagesse,  ii,  7;  Amos,  yi,  6;  J'rovcrhes,\u,  17. 

3.  Proverbes,  xxvni,  '.». 

4.  J'saume  XLV,  9  {Vulgate,  xliv). 

5.  Marc,  xiv,  ;{,  5. 

6.  AJall/neu.  xiv,  3,  5. 


Li:    liKVELOl'PKMr.XT    Di:    LA.    CLASSE    LNDLSTRIELLi:.  il 

les  embaumer  constituait  un  dernier  signe  d'iiooneur  et  d'affec- 
tion de  la  part  des  vivants.  Lorsque  le  roi  Asa  mourut,  •'  on  le 
coucha  sur  un  lit  que  Ton  avait  rempli  dodeurs  et  d'aromates, 
préparés  selon  l'art  du  parfumeur,  et  l'on  en  fit  brûler  une 
grande  quantité'  ».  D'après  le  W  Evangile,  Nicodème  acheta 
cent  livres  de  myrrhe  et  daloès.  pour  ensevelir  Jésus.  D'après 
saint  Marc,  Marie  Magdeleine,  Marie  mère  de  Jacques  et  Salomé 
achetèrent  des  aromates  aux  mêmes  intentions.  La  prodigalité 
devint  telle,  dans  cet  usage  funéraire  des  parfums,  que  des 
rabbins  protestèrent,  car  des  familles  s'y  endettaient". 

lahvé  lui-même  et  sa  maison  grossissaient  de  leurs  com- 
mandes la  clientèle  des  parfumeurs.  A  côté  du  bétail,  des  fruits, 
des  gerbes,  du  pain,  du  vin,  de  l'huile,  le  sacerdoce  israélite 
offrait  chaque  jour,  matin  et  soir,  des  parfums  qui  se  consu- 
maient sur  un  autel  distinct  ;  V Exode  en  donne  la  formule,  qui 
ne  devait  jamais  servir  à  des  usages  profanes  :  réduire  eu  poudie 
fine,  à  parts  égales,  de  la  résine,  de  l'onyx,  du  galbanum  et  de 
l'encens  ■.  Une  équipe  spéciale  de  prêtres  composait  ce  mélange  ; 
mais  aussi  bien,  les  parfumeurs  ordinaires  en  pouvaient-ils 
fournir  les  éléments  ' . 

Il  n'y  avait  donc,  en  Israël,  ni  bonne  tenue,  ni  réceptions,  ni 
fêtes,  ni  deuil,  ni  culte  quotidien,  sans  usage  de  parfums  :  dans 
toutes  les  assemblées,  graves  ou  joyeuses,  le  parfumeur  trouvait 
l'emploi  de  son  industrie.  Aussi  la  Bible  nomme  son  «  art  »  avec 
une  certaine  considération.  C'était  un  art  de  menus  soins,  car 
«  un  cadavre  de  mouche  infecte  l'huile  du  parfumeur  » ,  dit 
l'Ecclésiaste;  et  l'artiste  savait,  avec  délicatesse,  capter  les  plus 
subtils  arômes  des  plantes,  les  tenir  purs  et  condensés,  ou  bien 
les  mélanger  en  harmoniques  proportions.  Kaffinés  connaisseurs, 
les  Juifs  appréciaient  beaucoup  les  parfums  composés;  lorsque 
Jésus  Ben  Sirach  célèbre  les  vertus  et  les  œuvres  du  saint  roi 
Josias,  il  ne  trouve  rien  de  mieux  que  cette  comparaison  :  «  La 


1.  Jean,  xi\,  3»,  40:  Marc,  xvi,  1. 

2.  Edersheim,  La  Société  juive.  206.  207. 

3.  Exode,  xxs,  34.  36. 

4.  I  Chroniques,  x.  30.  —  Edersheim,  La  Société  juive,  2il. 


■42  l'iNDL  STRIE   ET    LES    ARTISANS   JUIFS. 

mémoire  de  Josias  est  un  parfum,  composé  des  plus  suaves 
odeurs,  préparé  d'après  l'art  du  parfumeur^  ». 

La  parfumerie  constituait  de  la  sorte,  chez  les  Juifs,  un  mé- 
tier artistique  et  un  métier  fort  achalandé. 

Dans  le  même  ordre  de  travaux  et  de  clientèle,  on  peut  citer 
également  les  industriels  qui  hahillaient  les  riches  «  de  pourpre 
et  de  byssus  »,  comme  dit  la  parabole  de  Lazare.  Jésus  parlait 
aussi  des  courtisans  et  familiers  des  rois,  vêtus  «  d'étoffes  moel- 
leuses »,  et  l'Épitre  de  saint  Jacques  en  signale  de  «  resplen- 
dissantes »,  par  la  couleur  sans  doute  et  la  broderie-.  Tout  cela 
suppose  des  tisséi^ands ,  des  teinturiers  et  des  tailleurs  à  l'usage 
du  grand  monde. 

V orfèvrerie  prospérait  également.  Les  hommes,  les  jeunes 
gens  de  condition  aisée  portaient  de  ces  anneaux  d'or  que  le 
père  du  Prodigue  passait  si  joyeusement  au  doigt  de  son  fils 
retrouvé,  et  que  les  badauds  des  synagogues  admiraient  sur 
la  personne  des  membres  importants  de  l'assemblée 3.  Auprès  de 
l'orfèvre  travaillait  le  tailleur  de  gemmes,  le  graveur  de  ca- 
chets, dont  la  Bible  nous  donne  ce  joli  crayon  :  «  Il  s'applique  à 
varier  les  figures;  il  met  toute  son  âme  à  reproduire  le  dessin, 
et  un  soin  vigilant  à  parfaire  son  ouvrage'  ».  Sans  doute  aussi, 
les  dames  n'avaient  pas  renoncé  à  cette  profusion  de  bijoux  que 
dénonçait  Isaïe  :  des  anneaux,  des  soleils,  des  croissants,  des 
pendants  d'oreille,  des  bracelets,  des  diadèmes,  des  chainettes 
aux  pieds,  des  boites  à  parfums,  des  amulettes,  des  bagues  et 
anneaux  de  nez-^.  La  mode  continuée  de  ces  parures  se  laisse 
apercevoir  dans  une  vision  de  FApocalypse  johannine  :  Baby- 
lone  la  Grande  y  apparaît  sous  les  traits  d'une  femme  «  vêtue 
de  pourpre  et  d'écarlate,  richement  parée  d'or,  de  gemmes  et 
de  perles'^  ».  Au  siècle  de  Jésus  comme  à  celui d'Isaïe,  la  clien- 
tèle du  joaillier  ne  le  cédait  pas  à  celle  du  parfumeur. 

1.  Ecclèsinsl(',\,  l.  —  Ecclésiastique,  xlix,  l. 

2.  Luc,x\i,  19;  Matthieu,  xi,  8;  Luc,  vu,  25;  Jacques,  u,  2. 
;{.  Luc,  XV,  2?.;  Jacques,  il,  2. 

4.  Ecclésiastique,  xxxviti,  27. 

5.  Jsaie,  m,  18,  23. 

(î.  Apocalijpse,  xvii,  i. 


LE   DÉVELOPPEMENT    DE    LA    CLASSE    INDISTRIELLE.  i3 

Citons  enfin,  pour  être  complets,  deux  industries  achalandées 
encore  :  les  faux  cheveux  et  les  fausses  dents'.  Citons  égale- 
ment les  peintres  décorateurs  (II  Macch.,  n,  30j  ;  et  les  Cons- 
tructions riches  :  le  tombeau  des  Macchabées,  à  Modin,  et  le 
Temple  d'Hérode. 

En  somme,  la  multiplication  des  villes  développa  chez  les 
Juifs  trois  classes  partielles  de  fabrications  :  des  industries  à 
produits  de  luxe,  des  industries  pour  le  bien-être  moyen;  des 
industries  pour  les  besoins  populaires,  communs  aux  pauvres 
et  aux  riches.  Nous  ne  saurions  préciser  les  proportions  nu- 
mériques de  ces  diverses  catégories  :  cest  la  difliculté  com- 
mune des  études  sociales,  relativement  au  peuple  juif.  Les 
recensements  et  statistiques  des  professions  mancpient  généra- 
lement à  ses  annales.  On  doit  se  résigner  à  certaines  ignorances, 
qui  deviendraient  impardonnables  dans  la  monographie  d'une 
société  contemporaine. 

Mais  la  vie  et  le  type  des  nations  ne  tiennent  pas  tout  en- 
tiers dans  ce  qui  se  laisse  chiffrer.  Malgré  l'absence  de  préci- 
sion mathématique,  ne  serait-il  pas  quand  même  possible  d'ap- 
précier l'importance  de  la  classe  industrielle  dans  l'ensemble 
de  la  nation?  Nous  ignorons  le  nombre  de  ses  membres; 
mais  nous  savons  la  qualité  de  leurs  travaux,  et  nous  sa- 
vons aussi  bien  quel  fut  le  type  des  paysans  qui  composaient 
la  base  du  peuple  juif.  Pour  l'une  et  l'autre  de  ces  classes, 
nous  ne  manquons  pas  de  renseignements  objectifs  sur  la 
puissance  et  les  moyens  de  leur  production,  sur  l'étendue  de 
leurs  débouchés,  sur  leurs  places  respectives  dans  la  fortune 
du  pays.  Nous  pouvons  donc  tenter  entre  artisans  et  paysans 
juifs  une  fructueuse  comparaison  :  elle  vaut  bien  la  peine 
d'un  essai. 

1.  Edersbeini,  La  Société  juive,  270. 


LE   REGIME  DES    ATELIERS 


C'était,  nous  le  savons,  la  petite  culture  qui  se  généralisait 
chez  les  Juifs.  L'étroitesse  des  vallées  se  prêtait  mal  au  dé- 
ploiement des  grandes  terres;  les  largesses  du  climat  et  du  sol 
facilitaient  la  production  dans  chaque  famille,  sans  nulle  com- 
plication de  moyens  savants  et  de  personnel  nombreux  à  di- 
riger :  une  race  de  paysans  se  développait  en  Palestine,  cha- 
cun demeurant  à  la  fois  son  ouvrier  et  son  maître  au  milieu 
de  ses  champs,  de  ses  vergers  et  de  ses  vignes.  On  pratiquait 
ainsi  généralement  la  petite  culture. 

Un  régime  semblable  existait-il  chez  les  artisans?  Tel  est  le 
problème  dont  l'examen  remplira  ce  chapitre. 

Le  petit  atelier.  —  L'opération  essentielle  de  l'industrie 
consiste  à  transformer  certaines  matières  en  des  produits  dé- 
terminés :  un  arbre,  en  poutres  et  en  planches;  delà  laine  brute, 
en  fils  et  en  pièces  d'étoffe.  Ces  transformations  sont  Fouvrage 
d'une  force  mécanique,  dirigée  avec  intelligence  ;  d'une  force 
mécanique  où  la  main  de  l'homme  conduit  elle-même  des  ou- 
tils, des  machines.  Sans  ce  dernier  matériel,  les  plus  parfaits 
secrets  de  fabrication  demeurent  inefficaces,  improductifs  comme 
des  rêves;  et  c'est  pourquoi  les  industries  se  caractérisent  et 
diffèrent  par  la  puissance  des  moteurs  qu'elles  emploient. 
Aussi  devons-nous  tâcher  ici  de  reconnaître  d'abord  quels  types 
d'outils  et  de  machines  l'industrie  juive  mettait  en  action. 


LE   REGIME    DES    ATEOEHS.  -45 

La  Bible  et  les  rabbins  de  la  Mischna  nous  rensei.i^nent  suf- 
fisamment à  ce  sujet.  Les  chaipentiers-menuisiers  possédaient 
la  hache,  la  scie,  le  rabot,  le  marteau,  le  compas,  le  crayon 
à  tracer.  Les  teinturiers  employaient  des  chaudrons.  Les  tisse- 
rands utilisaient  le  fuseau,  le  rouleau  ou  ensouple,  la  broche 
et  la  navette.  Les  orfèvres  se  servaient  du  creuset,  du  souf- 
tlet,  de  l'enclume,  du  marteau,  des  pinces,  du  ciseau,  du  burin^. 
Malgré  les  différences  de  la  charpente  à  l'orfèvrerie,  ou  de  la 
teinture  à  la  tissanderie,  ces  outillages  se  ressemblent  tous  :  la 
main  suffit  à  les  mettre  en  action.  Elle  s'aidera  quelquefois  du 
pied,  comme  chez  les  potiers  et  les  briquetiers.  De  moteurs 
plus  puissants  que  ces  moteurs  humains,  nous  ne  pouvons 
citer  que  l'àne,  employé  à  tourner  les  grosses  meules  des 
meuniers. 

Dans  son  ensemble,  on  le  voit,  Tindustrie  juive  en  est  de- 
meurée au  régime  des  outils  ou  machines  à  la  main. 

Inutile,  par  conséquent,  aux  hommes  qui  l'exercent,  de  pos- 
séder de  grands  capitaux  et  de  réaliser  de  grandes  installa- 
tions; pour  s'établir  menuisier-charpentier,  teinturier,  forge- 
ron, orfèvre  ou  bien  meunier,  le  matériel  de  l'atelier  est  des 
plus  simples.  De  même,  un  homme  suffit,  avec  peu  d'ouvriers, 
pour  l'emploi  de  ces  petits  moteurs  et  de  ces  modestes  instru- 
ments. L'apprentissage  se  fait  uniquement  par  la  pratique,  sans 
calculs  d'ing-énieurs,  sans  artifices  de  chimistes  ou  de  méca- 
niciens ,  on  se  forme  suffisamment  par  la  méthode  empirique, 
et  par  la  tradition  manuelle  des  recettes  et  secrets  du  métier. 
11  ne  se  dégage  donc  pas  de  cette  masse  d'artisans  une  aristo- 
cratie de  patrons,  spécialisés  dans  la  direction  technique,  sa- 
vante, économique,  d'une  production  compliquée.  Ceci  est  le 
régime  des  machines  à  vapeur  et  de  la  grande  industrie.   Pas 


1.  Chaiiientiers-rnenuisiers  :  Isate,  x,  15;  \liv,  13;  I  Samuel,  \m,  20;  I  Rois,  vi, 
7:  Baba-Qàma,  x,  11. 

Teinluriers  :  Baha-Qâma,  ix,  5. 

Tisserands  :  1  Samuel,  \\i,  19;  Juges,  xvi,  14:  Job,  su  ;  Proverbes,  xxxi,  19;  Toi- 
mud  de  Jérusalem,  Baba-Batlira,  ii,  3. 

Orfrvres  :  Proverbes,  xvii.  3;  xx\,  II;  xxvii,  'n  :  Jérémie,  vi,  29;  Isaie,  xu,  7; 
Exode,  4. 


46  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

plus  que  les  autres  peuples  antiques,  les  Juifs  ne  le  connurent. 
Ils  observaient,  au  contraire,  le  type  familier  du  maître-arti- 
san, ouvrier  et  patron  en  même  temps  :  de  là,  ces  esquisses 
du  forgeron,  du  potier,  du  graveur  de  cachets,  que  nous  avons 
déjà  vues  sous  la  plume  de  Jésus  Ben  Sirach.  Le  scribe  obser- 
vateur perçoit  très  bien  leur  caractéristique  sociale  :  u  Ces 
sortes  de  gens  attendent  tout  de  leurs  mains  ;  et  chacun  d'eux 
est  intelligent  dans  son  métier.  »  On  ne  saurait  mieux  expri- 
mer la  fière  confiance  de  ces  petits  patrons  dans  leur  habi- 
leté manuelle,  avec  l'objet  purement  technique  de  leur  savoir 
et  de  leur  pénétration.  Tout  ce  qu'ils  possèdent,  ressemblant 
à  de  la  culture  intellectuelle  se  conditionne  par  leur  métier, 
n'en  dépasse  pas  l'horizon,   mais  le  remplit   adéquatement. 

C'est  donc  avec  justesse  encore  que  Jésus  Ben  Sirach  rap- 
proche ces  artisans  du  laboureur,  dans  une  pareille  apprécia- 
tion de  leur  valeur  utile  et  intellectuelle.  De  part  et  d'autre, 
c'est  le  régime  du  petit  atelier  qui  domine  ;  c'est  le  même 
type  social  du  patron-ouvrier. 

Ni  l'industrie  ni  la  culture  ne  préparaient  alors  chez  les 
Juifs  ces  hommes  capables  de  mener  les  grandes  entreprises 
et  les  grands  personnels  ouvriers;  ces  grands  patrons  qui  cons- 
tituent dans  les  métiers  et  dans  la  société  entière,  une  sorte 
d'aristocratie  naturelle.  Les  patrons  juifs  manquent  aussi  bien 
de  la  pratique  en  grand,  soit  des  hommes,  soit  des  afi'aires,  que 
de  la  culture  universelle,  proprement  libérale. 

Aussi,  les  scribes,  les  intellectuels,  comme  Jésus  Ben  Sirach 
les  jugent  quelque  peu  inférieurs,  tout  en  rendant  justice  à 
leur  utilité  :  «  Sans  eux,  déclare  ce  sage,  on  ne  bâtirait  aucune 
ville,  on  n'irait  pas  à  l'étranger,  on  ne  voyagerait  pas;  mais  ils 
ne  seront  pas  recherchés  dans  le  conseil  du  peuple,  ils  ne  se  dis- 
tingueront pas  dans  l'assemblée  ;  ils  ne  siégeront  pas  au  tribunal  ; 
ils  n'auront  pas  la  science  des  Lois  sacrées  ;  ils  n'interpréteront 
pas  la  justice  et  le  droit.  On  ne  les  trouvera  pas  pour  énoncer 
de  fines  sentences^    ».  Quelque  dédain  perce  bien  dans  le  ju- 

1.  Kcclcsiasii(i%ie,  xxxviu,  31,  34. 


Li:    REGIME   DES    ATELIERS.  4/ 

gement  d'un  bourgeois  lettré,  bourgeois  de  Jérusalem,  et  de 
vieille  bourgeoisie  ;  mais  c'est  un  fait  indépendant  de  ses  ap- 
préciations, que,  la  culture  ni  l'industrie  ne  fournissant  aux 
Juifs  des  grands  patrons,  des  meneurs  d'hommes,  une  aris- 
tocratie artificielle  de  lettrés  et  de  légistes  s'emparait  chez  eux 
de  la  popularité  et  de  rinfluence.  A  ce  point  de  vue,  les  paysans 
et  les  artisans  demeuraient  dans  une  égale  situation,  estimée 
d'une  part  et  de  l'autre,  inférieure.  C'est  ce  que  Jésus  Ben 
Sirach  dit  encore,  au  moyen  d'une  «  fine  sentence  »  :  «  Ces 
gens  soutiennent  les  choses  du  temps,  et  leur  prière  se  rap- 
porte aux  travaux  de  leur  métier  ».  Ils  «  soutiennent  les  choses 
du  temps  »  :  quelle  juste  expression  de  leur  utilité  pour  les 
biens  de  la  vie  présente  ;  mais  «  leur  prière  se  rapporte  aux 
travaux  de  leur  métier  »  :  quelle  vue  exacte  aussi  des  intérêts 
et  des  commandes  qui  bornent  l'horizon  de  leur  pensée  et  de 
leur  àme  ! 

Le  grand  atelier.  — Ainsi,  en  général,  les  artisans  comme  les 
cultivateurs  travaillaient  chez  les  Juifs,  en  de  petits  ateliers; 
quelquefois,  cependant,  des  exceptions  apparaissaient  que  nous 
devons  nous  expliquer. 

Il  y  eut  à  Beth-Asbéa,  par  exemple,  un  grand  établissement 
où  des  familles  nombreuses  tissaient  le  byssus  \  Dans  les 
palais  royaux  se  multipliaient  les  équipes  de  boulangères^  de 
cuisinières,  de  parfumeuses,  d'armuriers,  de  carrossiers  pour 
les  chars  de  guerre.  Un  simple  gouverneur,  comme  Néhémie, 
tenait  chaque  jour  table  ouverte  pour  cent  cinquante  magistrats 
ou  officiers,  sans  compter  les  hôtes  :  voilà  de  quoi  encore  occu- 
per tout  au  moins  un  vaste  personnel  d'ouvriers  de  l'alimenta- 
tion-. Les  grands  travaux  publics  embauchaient  mémo  des 
milliers  d'ouvriers;  si  les  chiffres  donnés  par  le  Livre  des  Rois 
ne  se  sont  pas  dilatés  sous  le  calame  des  copistes,  Salomon 
embaucha  trente  mille  bûcherons  et  charpentiers,  quatre-vingt 
mille  tailleurs    de   pierres,   soixante-dix   mille    portefaix,   trois 

1.  I  Chroniques,  iv,  21. 

2.  I  Sawme/,  VIII,  12.  13;    yéhémie,\.  \1. 


48  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

mille  trois  cents  contremaîtres,  sous  les  ordres  d'Adoniram 
pour  construire  le  Temple^.  Pour  la  reconstruction  décrétée 
par  Hérode,  Josèphe  apporte  des  chiffres  plus  modestes;  mais 
copieux  encore  :  les  travaux  commencèrent  avec  dix  mille 
maçons  ou  charpentiers;  à  l'achèvement,  sous  Hérode  Antipas, 
huit  mille  de  plus  étaient  occupés  -. 

Ce  seraient  là  de  grands  ateliers,  si  le  régime  de  ce  nom  se 
constituait  uniquement  par  l'ampleur  du  chantier  et  le  nombre 
des  ouvriers.  Mais,  à  vrai  dire,  ces  régiments,  ces  corps  d'ar- 
mée de  corvéables  aux  travaux  publics  proportionnaient  leurs 
effectifs  à  la  masse  de  l'ouvrage  commandé,  sans  que  l'outil- 
lage cessât  de  se  tenir  à  la  main.  Les  gigantesques  pierres 
d'assise  qui  soutenaient  le  Temple  s'élevaient  et  se  plaçaient  à 
force  de  bras  associés  et  de  machines  à  bras.  Les  moteurs  et  les 
procédés  s'empruntaient  au  régime  des  maçons  ordinaires;  la 
direction  des  travaux  n'avait  pas  à  user  de  méthodes  plus 
savantes.  Il  suffisait  d'une  hiérarchie  de  surveillants  et  de  con- 
tremaîtres :  Adoniram  lui-même  est  un  entrepreneur  démesu- 
rément grandi,  mais  du  type  qui  dirigeait'  ailleurs  une  demi- 
douzaine  de  maçons  et  de  charpentiers.  D'après  l'ampleur  de  la 
commande,  seulement,  les  ouvriers  se  multipliaient  en  dehors 
des  proportions  ordinaires.  Mais,  en  réalité,  sous  les  ordres  des 
contremaîtres,  des  centaines  de  petits  ateliers  se  juxtaposaient 
là  matériellement,  pour  un  emploi  associé  de  leurs  petits 
moyens.  Les  grands  travaux  publics  dHérode  ou  de  Salomon 
ne  purent  donc  jamais  constituer  le  type  normal  et  plénier  de 
la  grande  industrie. 

Des  remarques  analogues  s'appliquent  aux  armuriers,  char- 
rons, boulangères,  cuisinières  et  parfumeuses  des  maisons 
royales.  Par  l'outillage,  ils  ne  se  distinguaient  pas  du  type  uni-* 
versel;  mais  seulement  leurs  équipes  se  multipliaient  à  pro- 
portion des  courtisans  à  nourrir  ou  des  troupes  à  équiper. 
D'ailleurs  le  train  de  vie  et  de  guerre  du  palais  demeure  une 
exception  dans  le  peuple  de  paysans  et  d'artisans  que  demeure 

1.  1  Uois,  V,  13  à  18. 

2.  XV,  Ant.  jud.,  xi,  2;  XX,  ix,  7. 


LE    RÉGIME    DES    ATELIERS.  49 

essentiellement  la  nation  juive;  nulle  part  ailleurs  que  chez  le 
prince,  le  personnel  inanufactiirier  ne  se  multiplie  à  ce  degré 
dans  un  même  établissement. 

Quant  à  celui  de  Betli-Asbéa,  cette  maison  où  des  familles 
travaillent  ensemble  le  byssus,  le  caractère  luxueux  de  la  fabri- 
cation donne  aussi  bien  à  soupçonner  quelque  manufacture  du 
domaine  royal.  Immédiatement  après,  la  chronique  mentionne 
des  potiers,  ainsi  que  des  «  habitants  des  plantations  et  des 
parcs,  demeurant  près  du  roi  et  travaillant  pour  lui  '  ». 

Ce  dernier  trait  laisse  voir  que  le  domaine  royal  agglo- 
mérait également  des  familles  de  paysans,  à  titre  de  colons 
ou  de  fermiers.  Nous  constatons  le  même  fait  sous  le  règne 
d'Osias  :  il  a  de  nombreux  troupeaux  dans  les  vallées  et 
dans  la  plaine;  des  vignerons  dans  les  montagnes  et  au  Car- 
mel  2.  En  même  temps,  il  fait  construire  à  Jérusalem  des 
machines  inventées  par  un  ingénieur,  et  destinées  à  l'orne- 
ment des  tours  et  des  saillants,  pour  lancer  de  grosses  pierres 
et  des  flèches  ^  Mais  ce  sont  là  travaux  publics  de  défense, 
ou  bien  travaux  particuliers  du  domaine  royal  ;  dans  l'un 
et  l'autre  cas,  une  organisation  de  l'atelier  se  réalise,  exception- 
nelle dans  le  pays.  Et  même,  dans  les  équipes  nombreuses 
des  vignerons,  des  bergers,  des  armuriers,  des  construc- 
teurs de  machines  guerrières,  ce  sont  toujours  les  outils  et  pro- 
cédés ordinaires  qui  demeurent  en  usage.  Agriculteurs  et  in- 
dustriels vont  de  pair  dans  l'emploi  général  des  moteurs  à  la 
main . 

L'atelier  fragmentaire.  —  Une  autre  parité  se  constate 
encore  :  de  même  que,  très  souvent,  le  paysan  cumule  art 
pastoral  et  culture,  qu'il  soigne  également  des  vignes,  des 
vergers,  des  céréales,  des  légumes  ;  de  même  l'artisan  cumule 
des  métiers.  Le  charpentier  est  aussi  menuisier;  le  menuisier, 
ébéniste;   et    ce  personnage,    déjà  complexe,    parait  encore, 

1.  l  Chroniques,  iv,  22,  23. 

2.  II  Chroniques,  xxvi,  10. 

3.  II  Chroniques,  xxvi,  15. 


50  l'industrie   et    les    ARTIi^ANS    JUIFS. 

à  l'occasion,  se  compliquer  d'un  bûcheron  L  Le  serrurier  et 
le  forgeron  ne  se  distinguent  pas  non  plus.  Ces  divers  types 
d'artisans  nous  montrent  donc  chez  les  Juifs  une  industrie 
incomplètement  spécialisée,  dans  les  métiers  les  plus  usuels. 
Contemporain  des  Prophètes,  ce  cumul  se  retrouve  au  siècle 
de  Jésus  et  même  après,  comme  Fattestent  des  passages  de  la 
Mise/ma  '-. 

Il  est  à  croire  que  cette  pratique  se  rattache  aux  origines 
purement  familiales  de  la  plupart  des  industries.  Lorsque  le 
charpentier  d'Isaïe  s'en  va,  dans  la  foret,  choisir  des  rouvres  et 
des  chênes,  couper  des  pins  ou  des  cèdres,  et  puis,  qu'il  les 
débite  pour  son  chauffage,  sa  cuisine  et  son  atelier,  il  con- 
tinue, semble-t-il,  les  coutumes  des  paysans  qui  sont  eux- 
mêmes  leurs  bûcherons  et  leurs  charpentiers  •". 

Tout  particulièrement  ces  cumuls  de  métiers  devenaient-ils 
indispensables  aux  artisans  des  villages  et  des  bourgs.  Leurs 
clients  n'étaient  pas  nombreux  et  les  commandes  s'espaçaient 
très  probablement  à  de  longs  intervalles.  Sans  aller  jusqu'en 
Orient,  même  aux  portes  de  nos  grandes  villes,  des  forgerons 
de  village  sont  également  serruriers;  des  charrons  fabriquent 
des  meubles.  Ces  artisans  à  toute  petite  clientèle  ont  intérêt  à 
cumuler  des  métiers  voisins,  dont  l'outillage  et  les  matériaux 
se  ressemblent,  ou  des  métiers  solidaires  dont  les  travaux  se 
coordonnent  :  avec  un  chêne  ou  un  pin,  son  abatage,  son 
sciage,  son  débit  en  planches,  la  confection  de  poutres  ou  de 
meubles,  un  bûcheron-charpentier-menuisier  avait  de  l'ouvrage 
pour  des  semaines.  Il  y  ajoutait  même  des  travaux  d'ornemen- 
tation et  de  sculpture,  dit  Isaïe.  Voilà  quatre  métiers  partiels 
pour  une  même  paire  de  bras. 

Ce  n'était  pas  vraiment  de  trop,  car  la  modicité  des  besoins* 
parmi  la  clientèle  rivalisait  souvent  avec  la  petitesse  numérique 
de  celle-ci.  Sous  le  climat  chaud  et  doux  de  la  Palestine,  à  l'ombre 
des  hautes  vignes,  des   platanes,   des  figuiers  ou    simplement 

1.  Isaie,  xuv,  13  et  14. 

?..  Bdba-Qchna,  xi,  4  ;  X,  11  ;  Baba-Mecin,  viii,  7. 

3.  Isaie,  xLiv,  13  et  17. 


LE   RÉGIMK   DES   ATELIERS.  51 

des  murs,  la  vie  se  passait  en  plein  air,  de  longues  heures 
durant.  A  la  maison,  chacun  ne  cherchait  (pi'un  ahri  pour  la 
nuit  ou  les  rares  temps  de  la  pluie  ;  aussi  les  Juifs,  comme  les 
autres  races  méditerranéennes,  connaissaient  peu  ce  goût  de  la 
vie  au  foyer  qui  prédispose  les  races  des  pays  froids,  brumeux, 
humides,  aux  arrangements  d'intérieurs  soignés,  cossus  et  déli- 
cats. Avec  leurs  coffres,  leurs  coussins,  leurs  tapis,  leurs  divans, 
sans  bahuts,  sans  armoires,  sans  fauteuils,  la  plupart  des  appar- 
tements devaient  ressembler  à  des  installations  de  campement. 
On  se  passait  donc  en  général  de  ces  solides,  confortables  et 
copieux  mobiliers  que  les  paysans  lorrains,  alsaciens,  flamands 
ou  hollandais  se  font  gloire  de  posséder,  d'entretenir  et  d'aug- 
menter. Tandis  que  la  poésie  du  home,  de  ses  objets  familiers, 
de  ses  intimes  souvenirs  s'épanche  si  naturellement  dans  la 
conversation  et  le  sentiment  des  races  du  Nord,  les  sentiments  et 
la  poésie  du  peuple  israélite  supposent  la  vie  en  plein  air, 
comme  on  l'a  vu  déjà.  Au  point  de  vue  industriel,  c'est  autant 
d'enlevé  aux  travaux  d'intérieur  qui  occuperaient  le  maçon,  le 
peintre,  le  menuisier,  l'ébéniste,  le  tapissier.  De  là,  une  néces- 
sité de  cumuler  des  métiers,  chez  beaucoup  d'artisans. 

Les  objets  importés.  —  En  conséquence  de  ce  cumul,  la 
technique  de  chacun  devait  être  assez  simple,  ses  produits  peu 
variés,  ses  façons  mêmes  un  peu  frustes.  C'est  le  cas  ordinaire  : 
un  gros  métier,  comme  l'abatage  et  la  charpente  exigent  tels 
efforts  qui  ne  rendent  pas  la  main  légère  pour  les  délicatesses 
de  l'ébénisterie.  Il  est  permis  de  supposer  que  les  artisans  juifs 
ne  faisaient  pas  exception  à  cette  loi  des  spécialités  :  que  pou- 
vaient bien  valoir  les  épées  et  les  fers  de  lance  travaillés  par 
un  forgeron,  concurremment  avec  des  bêches  et  des  aiguillons, 
lorsque  les  merveilleuses  armures  du  moyen  âge  se  compo- 
saient de  casques,  de  cuirasses,  de  brassards,  de  jamlnères, 
d'estocs,  de  fers  de  lance,  de  dagues,  chaque  pièce  venant  d'un 
atelier  dont  elle  était  l'œuvre  exclusive^.   Au  point  de  vue  du 

1.  Janssen. 


52  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

gagne -pain,  le  cumul  des  industries  servait  bien  les  artisans 
juifs;  au  point  de  vue  du  fini  et  de  Fart,  le  produit  en  souffrait. 

Mais,  somme  toute,  la  clientèle  restait  contente,  du  moins  la 
clientèle  populaire,  aux  goûts  et  aux  ressources  modestes. 
Quant  aux  riches  et  aux  délicats,  cette  production  inférieure  de 
l'industrie  nationale  favorisait  l'achat  de  produits  étrangers. 
Peut-être  bien  des  ouvriers  juifs  s'exerçaient-ils  à  copier  les 
modèles  de  ces  produits;  mais  ils  ne  pouvaient  être  que  l'ex- 
ception. Quoi  qu'il  en  soit,  dans  le  seul  domaine  de  l'ameuble- 
ment, voici  le  banc,  d'origine  romaine,  avec  son  nom  passé  tel 
quel  dans  l'hébreu  mâtiné  de  la  Mischna  :  subsellium  ;  de  même, 
la  cassette,  capsa;  d'origine  grecque,  voici  le  fauteuil,  cathedra; 
le  coifret  où  se  renferment  l'argent  et  les  actes,  grlosso-komon, 
et  la  caisse,  kamptra.  Pour  l'industrie  du  vêtement,  voici,  des 
Grecs  encore,  le  pilion  ou  chapeau  de  feutre  ;  les  emjnlia,  chaus- 
settes ou  bottines,  également  de  feutre  ;  les  sandales  de  Laodi- 
cée,  le  sudarion  ou  mouchoir  fin  pour  essuyer  la  sueur.  Les 
Romains,  à  leur  tour,  introduisent  le  sagum,  sorte  de  manteau 
court,  latéralement  fendu  et  sans  manches,  que  portent  les  sol- 
dats et  qu'adoptèrent  les  ouvriers.  D'origine  romaine  encore, 
lample  tunique  à  manches  larges  et  courtes,  la  dalmatica,  et  la 
robe  longue  ou  stola.  Pour  le  service  de  la  table,  le  plateau, 
tabula,  l'assiette,  .scutella,  la.  serviette,  mappa,  menus  objets  de 
tricliniam,  dont  le  populaire  et  les  grands  se  passèrent  durant 
des  siècles,  puisant  tous  au  même  plat  ^ 

On  se  représente  sans  peine  les  améliorations  que  ces  pro- 
duits grecs  et  romains  devaient  apporter  à  l'ordonnance  des 
repas,  à  la  commodité  de  l'habillement  ou  à  son  élégance,  à 
l'aspect  des  appartements,  aux  charmes  du  foyer.  Mais  le  tout 
venait  de  l'étranger  :  signe  d'arrêt  et  d'infériorité  dans  le  mou- 
vement industriel  de  la  nation. 

La  compression  de  l'initiative.  —  Devant  cette  redoutable 
concurrence,  un  intérêt  direct  eût  dû  persuader  aux  artisans 

i.  Pour  éviter  ici  les  références  trop  luuUipIiées,  conlenlons-nous  de  renvoyer  à 
Sciiurer,  II,  60,  61  ;  on  y  trouvera  en  note  l'indication  de  tous  les  textes. 


LE   RÉGIME   LES    ATELIERS.  53 

Israélites  le  perfectionnement  de  leurs  méthodes.  Dans  les  villes, 
du  moins,  n'avaient-ils  pas  avantage  à  se  spécialiser  plus  en- 
tièrement, au  moyen  d'un  apprentissage?  C'est  ainsi  qu'au 
xiV  siècle,  des  ouvriers  de  l'Orient,  des  musulmans  eux-mêmes 
n'hésitèrent  pas  à  fréquenter  les  ateliers  et  les  écoles  des  Rou- 
misK  Mais  il  semble  douteux  que  les  ouvriers  juifs  aient  com- 
pris, du  moins  en  général,  l'occasion  qui  s'offrait  à  eux  de  se 
développer  par  le  contact  avec  le  monde  gréco-romain,  car 
nous  voyons  leur  activité  se  concentrer  plutôt  sur  des  mesures 
de  surveillcmce  mutuelle,  afin  de  se  partager  la  clientèle  sans 
trop  de  rude  concurrence. 

Telle  doit  être,  en  effet,  la  signification  de  ce  séjour  des 
membres  de  la  même  profession  dans  une  même  rue,  commune 
à  tous  :  par  Jérémie,  nous  connaissons  déjà  la  rue  des  boulan- 
gers; par  Josèphe,  les  deux  bazars  des  lainages  et  de  la  chau- 
dronnerie à  Jérusalem.  On  rencontre  de  même  à  Rome  une 
antique  Via  de'  Falegnanii,  jadis  peuplée  de  menuisiers.  La 
Chine  et  l'Orient  actuel  présentent  les  mêmes  types  d'agglomé- 
ration professionnelle  par  quartiers.  Elle  existait  aussi  dans  nos 
grandes  villes  du  moyen  âge  -.  La  constance  de  ces  faits  éclaire 
d'un  jour  assez  vif  les  trop  rares  indices  que  nous  laissent 
entrevoir  Jérémie  et  Josèphe.  Cette  communauté  de  rue  se  re- 
trouve souvent  dans  le  régime  de  la  petite  industrie,  et  sous  la 
préoccupation  de  se  maintenir  tous  ensemble  au  même  niveau 
moyen  de  travail,  de  richesse  et  de  bien-être.  Quand  toutes  les 
portes  des  boulangers,  des  chaudronniers,  des  tisserands  d'une 
ville  s'ouvrent  sur  la  même  voie,  on  regarde,  on  entre,  on  fait 
la  loi  chacun  chez  l'antre,  pour  le  grand  bien  commun  de  la 
médiocrité  stagnante.  Il  sera  vite  maté,  le  confrère  trop  ingé- 
nieux dans  ses  réclames,  trop  soigneux  de  sa  renommée,  trop 
fréquenté  des  clients, 

La  même  faveur  pour  les  moins  capables  déterminait  chez 
les    moralistes   des    mesures  d'humanité,    excellentes    comme 


1.  Le  Play,  Les  Ouvriers  de  l'Orient,  le  charpentier-menuisier  de  Tanger. 

2.  La  Science  sociale,  2"  période,  30*  fascicule,  65. 


54  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

intention,  mais,  dans  le  fait,  aptes  plutôt  à  rabaisser  les  mieux 
doués  sans  élever  les  autres  C'était,  par  exemple,  une  permis- 
sion des  Rabbins  autorisant  les  ouvriers  des  villes  à  ne  travailler 
qu'un  jour  ou  deux  par  semaine,  pour  donner  de  l'ouvrage  à 
tous  ceux  qui  en  manquaient  ',  On  voulait  donc  le  chômage  des 
uns  pour  remédier  à  celui  des  autres  :  singulier  remède  qui 
consistait  dans  le  partage  de  la  maladie.  N'eût-il  pas  mieux  valu 
pousser  les  ouvriers  capables  à  un  apprentissage  plus  sérieux  et 
mieux  spécialisé?  Us  eussent  alors  combattu  l'invasion  des  pro- 
duits étrangers,  l'allié  une  clientèle  importante  à  l'industrie 
nationale,  laissé  entin  des  travaux  plus  rudimentaires  aux  moins 
doués  de  leurs  camarades. 

Mais  voici  la  difficulté  :  une  mesure  de  protection  qui  agit 
dans  le  sens  de  l'inertie  et  du  repos,  comme  le  roulement  du 
chômage,  trouve  toujours  plus  de  crédit  chez  des  hommes  de 
petits  moyens  qu'un  vigoureux  conseil  de  développement.  La 
spécialisation  professionnelle  des  artisans  juifs  eût  réclamé  des 
hommes  d'intelligence  plus  ouverte  et  d'ambition  plus  haute 
que  la  masse  de  ces  ouvriers.  Contents  de  peu,  de  très  peu,  ils 
ne  se  souciaient  pas  de  plus  de  bien-être,  au  prix  de  plus 
d'efforts. 

Ils  réalisaient  donc  finalement  un  type  assez  médiocre  dans 
la  petite  industrie  —  et,  pour  tout  dire  —  inférieur  à  celui  de 
la  petite  culture,  chez  leurs  frères  les  paysans. 

Mais  ceci  demande  explication  :  réservons  le  sujet  pour  le 
chapitre  qui  va  suivre. 

1.  Edersheim,  La  Société  juive,  244. 


VI 

LA  SUPÉRIORITÉ   DES  PAYSANS   SUR   LES  ARTISANS 


Insuffisance  de  la  fabrication.  —  Avec  les  renseignements 
que  nous  possédons  sur  les  diverses  industries  et  les  diverses 
cultures  pratiquées  par  les  Juifs,  il  n'est  pas  impossible  d'établir 
une  sorte  de  bilan,  pour  comparer  de  part  et  d'autre  la  produc- 
tion. 

Déjà  nous  connaissons  quelles  industries  de  l'alimentation,  du 
vêtement  et  de  l'habitation  se  développent  dans  les  villes  et  les 
développent  aussi.  Nous  savons  qu'à  plusieurs  égards  l'im- 
portation étrangère  les  concurrence,  du  moins  en  ce  qui  con- 
cerne le  vêtement,  l'habitation,  le  mobilier;  et  donc  la  produc- 
tion des  artisans  juifs  ne  suffit  pas  à  desservir  le  marché 
national. 

Insuffisante  déjà,  dans  les  produits  qu'elle  y  apporte,  elle 
manque  aussi  radicalement  d'un  grand  nombre  d'objets,  aussi 
demandés  que  nécessaires.  Nous  savons,  en  effet,  que  —  sans 
compter  les  métaux  précieux,  —  le  plomb,  l'étain,  le  cuivre,  le 
fer  et  l'acier  doivent  s'importer  en  Palestine,  au  moins  à  l'état 
de  barres  ou  de  lingots.  L'art  des  usines  est  à  jamais  absent  de 
la  production  Israélite  ;  et  la  métallurgie  n'y  est  représentée  que 
par  les  petits  ateliers  du  forgeron  et  de  l'orfèvre. 

A  cet  irrémédiable  déficit,  les  Juifs  ne  découvrirent  qu'une 


56  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

assez  maigre  compensation  dans  la  récolte  de  l'asphalte  sur  la 
Mer  Morte,  et  de  l'alun  aux  environs.  Encore,  n'étaient-ce  pas 
de  véritables  industries,  mais  de  simples  cueillettes  ou  de  faciles 
extractions,  la  gaffe  et  le  pic  à  la  main.  L'asphalte  s'expédiait 
en  Egypte  pour  les  préparations  des  embaumeurs;  il  s'em- 
ployait aussi  en  médecine,  de  même  que  l'alun.  Ces  usages 
spéciaux,  plutôt  restreints,  ne  pouvaient  guère  se  comparer  au 
besoin  général  d'objets  en  fer  ou  en  cuivre,  et  à  l'appel  de  pro- 
duits étrangers  qui  résultait  de  ce  besoin.  De  même  qu'aujour- 
d'hui Jaffa  importe  encore  le  fer,  le  plomb,  l'étain,  le  cuivre, 
la  ferronnerie,  la  quincaillerie,  les  clous,  les  pointes,  Césarée 
maritime  où  les  ports  phéniciens  devaient  fournir  les  Juifs  de 
produits  et  de  matières  analog-ues  ^ 

Finalement,  beaucoup  de  produits  nécessaires  et  des  produits 
de  luxe  très  nombreux  encore  provenaient  chez  les  Juifs  de 
l'industrie  étrangère.  Il  est  donc  évident  que  l'industrie  natio- 
nale occupait  une  situation  modeste  sur  le  marché  intérieur. 
Beaucoup  d'affaires,  et  non  des  moindres  lui  échappaient,  soit 
par  le  manque  des  matières  dans  le  sol  du  pays,  soit  par  le 
manque  de  fini  et  de  progrès  dans  la  facture  des  produits. 


Les  exportations  agricoles.  —  Les  produits  agricoles  souf- 
fraient-ils également  d'une  infériorité  et  d'une  concurrence 
analogues  ? 

Nous  connaissons  déjà  leur  abondance  et  leurs  qualités  :  aussi, 
tout  ce  que  le  paysan  ne  consommait  pas,  il  le  vendait,  et  le 
pays  s'en  nourrissait.  La  concurrence  étrangère  n'existait  pas 
pour  lui  sur  le  marché  intérieur;  car  si,  de  Perse,  les  noyers 
furent  importés;  de  Gilicie,  les  avoines;  d'Egypte,  des  citrouilles, 
des  fèves,  des  lentilles,  de  la  moutarde;  de  Grèce,  le  riz,  l'as- 
perge, des  cucurbitacés,  tout  cela  s'est  acclimaté  dans  la  culture 
nationale.  On  ne  citerait  peut-être  comme  produits  ruraux  de 


1.  Cuinet,  Stjrie,  Liban  el  Palestine,  622. 


LA    SUPERIORITE    DES    TAYSANS    SIR   LES    ARTISANS.  .)/ 

facture  étrangère  que  les  fromages  de  Bithynie,  la  bière  de 
Babylone,  la  bière  de  Mèdie  et  le  zytlios  d'Egypte,  une  sorte  de 
bière  encore.  Le  thon  d'Espagne  et  les  poissons  du  Nil  concur- 
rencent aussi  les  salaisons  de  Tarichécs'.  Mais  ces  conserves, 
ces  boissons,  ce  fromage  ne  constituent  que  de  très  rares  arti- 
cles sur  le  marché  total  des  approvisionnements.  Décompte  fait 
de  leur  minime  apport,  c'est  le  paysan  juif  qui  nourrit  la  na- 
tion. A  lui,  les  affaires  nombreuses,  quotidiennes,  rémunéra- 
trices que  déterminé  la  fourniture  du  blé,  de  l'huile,  du  vin, 
des  fruits,  de  la  viande  et  des  laitages.  Par  conséquent,  la  pro- 
duction soit  agricole,  soit  pastorale,  domine  dans  le  commerce 
intétneur. 

Il  est  permis  d'en  conclure  que  plus  de  fortunes  se  dévelop- 
pent dans  la  classe  rurale  que  dans  la  classe  industrielle  : 
celle-ci  n'est  pas  maîtresse  de  son  marché  ;  des  concurrents  la 
priment  par  de  nombreux  objets  de  nécessité  commune  ou  de 
luxe  particulier.  Elle  se  voit  ainsi  retirer  de  multiples  débou- 
chés, soit  dans  la  clientèle  populaire,  soit  chez  les  riches.  Au 
contraire,  le  paysan  fournit  tout  le  monde,  sans  concur- 
rent. 

La  supériorité  de  ses  affaires  et  de  sa  fortune  se  développe 
encore  sur  un  autre  terrain,  inaccessible  aux  artisans.  Au  temps 
d'Hérode  Agrippa,  les  céréales  de  la  Judée  procurent  la  sub- 
sistance à  Tyr  et  à  Sidon-.  Exclusivement  commerçantes,  ces 
villes  de  la  Phénicie  continuaient  là  une  tradition  que  leur  propre 
travail  et  le  voisinage  d'un  pays  agricole  avait  fondée  depuis 
bien  des  siècles.  Salomon  fournissait  chaque  amiée  vingt  mille 
cors  de  froment  et  vingt-cinq  d'huile  d'olives  broyées,  pour 
le  palais  de  Hirani,  roi  de  Tyr.  D'après  le  Livre  des  Chroniques^ 
Salomon  fournissait  aussi  vingt  mille  cors  de  froment,  vingt 
mille  d'orge,  vingt  mille  battes  de  vin  et  vingt  mille  d'huile, 
pour  les  bûcherons  tyriens  qui  abattaient  les  cèdres  destinés  au 
Temple,  dans  les  forêts  du  Liban.  Ézéchiel  rappelle  aussi  les 


1.  Schùrpr,  II.  .57,  58. 

2.  Actes  des  Apôtres,  xii.  20. 


58  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

blés,  le  miel,  rhiiile  et  le  baume  qui  s'exportaient  des  royaumes 
d'Israël  et  de  Juda  sur  le  marché  de  Tyr^. 

Aussi,  tandis  que  l'artisan  juif  demeurait  comme  bloqué  et 
vaincu  en  partie  sur  le  marché  national  parles  produits  étrangers, 
le  paysan  au  contraire  exportait  vers  les  marchés  de  la  côte 
phénicienne,  et  même  jusqu'en  Egypte,  où  manquait  l'olivier; 
des  montagnes  d'Éphraïm,  les  huiles  s'exportaient  dans  la  vallée 
du  Nil '.  De  ces  campagnes  mercantiles  Ephraïm  revenait,  d'a- 
près le  prophète  Osée,  se  disant  :  «  Je  me  suis  enrichi,  je  me 
suis  fait  une  fortune"'  ».  C'est  ce  que  devaient  se  dire  aussi 
nombre  de  commerçants,  retour  de  Tyr  ou  de  Sidon.  Par  leurs 
exportations  variées  dans  ces  milieux  grands  consommateurs, 
la  supériorité  économique  de  la  classe  rurale  achevait  son  éta- 
blissement. 

Elle  n'était  pas  la  seule  à  en  profiter,  puisque,  aussi  bien,  elle 
réclamait  souvent  le  travail  des  ateliers  industriels  pour  ses 
habits,  son  logement  et  son  outillage;  mais  la  masse  des  artisans 
demeuraient  là  incapables  de  prévenir  ou  d'arrêter  la  concur- 
rence des  étrangers.  Ainsi  le  paysan  demeurait  le  facteur  j^rin- 
cipal  de  la  richesse  dans  la  nation. 

C'est  à  ces  origines  de  la  fortune  Israélite  que  le  type  des 
monnaies  juives  nous  senible  faire  allusion  :  à  défaut  des  figures 
humaines  interdites  par  la  Loi  sacrée,  il  admet  des  couronnes, 
qui  représentent  la  souveraineté;  des  cornes  d'abondance,  em- 
blèmes de  la  prospérité  ;  des  gerbes  liées,  des  épis,  des  grenades, 
des  palmiers,  c'est-à-dire  des  motifs  agricoles,  symbolisant  lès 
vergers  et  les  champs  dont  les  fruits  enrichissent  la  nation''. 
Qu'on  ne  croie  pas  exagérée  cette  interprétation  de  quelques  coins 
numismatiques;  aussi  bien,  d'autres  signes,  plus  décisifs  encore,, 
nous  donnent  à  sentir  en  quelque  sorte  l'importance  du  paysan 
dans  l'opinion  publlcjuc  et  parmi  ses  chefs. 


1.  1  Rois.  V,  11.  — ^11  Chroniques,  ii,  10.  —  Ézécliiel,  xxvii,  17. 

2.  Osée,  \ii,  'i. 

3.  Osée,  XII,  9. 

4.  Th.  Reinach,  Les  Monnaies  juives,  22,  23.  —  Frohnmeyer  et  Beuziiiger,   ]ucs 
et  Documents  bibliques,  ligures,  p.  103. 


LA    SUPÉRIORITÉ    DES    PAYSANS    SUR    LES   ARTISANS.  59 

La    LÉdlSLATION    MONTRE    l'iMPORTAX'.E    DES    PRODICTIONS     A(.RI- 

coLEs.  —  Que  Ion  ouvre  les  monuments  les  plus  anciens  de  la 
Législation,  ils  apparaissent  comme  le  coutumier  dune  race  où 
les  premiers  des  biens  sont  des  biens  agricoles.  Le  petit  code 
spécial,  appelé  le  Livre  de  r alliance,  donne  beaucoup  d'attention 
aux  dommages  causés  par  les  bœufs;  aux  accidents  produits 
par  les  citernes;  aux  vols  de  brebis  ou  de  bœufs,  aux  dégâts  de 
ceux-ci  et  de  celles-là  dans  les  champs,  les  jardins,  les  vergers; 
aux  incendies  de  gerbes  ou  de  blé  sur  pied;  à  la  jachère  sep- 
tennale; au  repos  hebdomadaire  dans  les  travaux  de  la  cam- 
pagne; aux  fêtes  de  la  moisson  et  de  la  récolte i. 

C'est  sur  ces  bases  fondamentales  que,  par  manière  de  gloses, 
de  précisions,  de  compléments,  se  développèrent  maintes  or- 
donnances du  Lévitique  et  du  Deutéronome-. 

Finalement,  de  longs  traités  de  la  Mischna  sont  consacrés  à 
des  questions  purement  agricoles.  Le  traité  de  la  Péa,  c"est-à- 
dire  de  l'angle,  examine  les  emplacements  que  chaque  proprié- 
taire moissonnant  doit  réserver  dans  ses  emblavures  pour  la 
famille  des  pauvres  et  des  infirmes.  Le  traité  Lfemaï  soulève  de 
nombreux  cas  relativement  aux  dîmes  agraires  pour  les  lévites 
et  les  indigents.  Le  traité  Kilaïm,  ou  des  mélanges  hétérogènes 
commente  la  défense  d'ensemencer  les  champs  avec  des  graines 
d'espèces  différentes.  Le  Traité  Scliebiith  ou  de  l'année  sabba- 
ti([ue  résout  une  foule  de  litiges  relatifs  à  l'observance  de  la 
jachère  septennale  et  communs  droits  d'usage  qui  en  résul- 
taient. Le  code  du  travail,  chez  les  Juifs,  s'occupe  incessamment 
du  métier  agricole;  çà  et  là,  quelques  prescriptions  regardent 
bien  les  tisserands  ou  les  cordonniers,  pour  les  mélanges  du 
lin,  de  la  laine  et  de  la  soie,  ou  bien  du  fil  et  du  feutre.  Mais 
c'est  encore  par  analogie  et  par  accessoire  à  des  espèces 
agricoles  que  ces  problèmes  industriels  sont  débattus  par  les 
scribes. 

S'agit-il  même  de  droit  civil,  comme  dans  les  trois  traités 
de  la  Porte,  première,  moyenne,  dernière,  les  engagements  et 

I.   Exode,  XXI,  29,  36;  \xii.  1,  'J;    xxui,   10,   12,  15,  15,   16. 


60  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

dommages  asricoles  y  obtiennent  encore  la  majeure  part  des 
mentions.  Qu'on  lise,  par  exemple,  les  syllogismes  et  les  gloses 
de  Rabbi  Tarfon  sur  les  dégâts  que  peuvent  causer  la  corne,  la 
patte  ou  la  dent  da  bétail  :  tout  est  prévu,  classé,  jugé,  avec  une 
subtilité  retorse  de  paysan  positif  et  de  maquignon  plaideur. 
Et  le  cas  des  bœufs  trop  lourds,  qui  renversent  les  murailles  en 
se  frottant  contre  elles!  El  le  cas  des  bœufs  qui  tuent  des  vaches, 
ou  des  vaches  qui  tuent  des  bœufs!  Et  ceux  qui  envahissent  les 
cours  et  se  font  mordre  par  les  chiens!  Et  les  mélanges  fraudu- 
leux, dans  la  vente  des  fruits  et  des  vins  M  Parmi  cette  ava- 
lanche de  litiges  et  délits  agricoles,  çà  et  là,  le  potier  apparaît, 
ou  bien  encore  le  charpentier  ~.  Mais  ce  ne  sont  jamais  que  des 
figures  secondaires.  Toute  cette  jurisprudence  rabbinique  sup- 
pose constamment  une  société  où  les  paysans  constituent  le 
grand  nombre  :  les  intérêts  et  biens  ruraux  y  prédominent  de 
beaucoup  sur  les  affaires  industrielles. 


Les  paraboles  de  Jésus  montrent  l'importance  des  produc- 
tions agricoles.  —  Cette  jurisprudence  des  Rabbins  nous  re- 
porte directement  à  l'époque  de  Jésus;  et,  de  nouveau,  les 
paraboles  de  celui-ci  nous  promènent  parmi  les  gens  et  les 
choses  de  la  campagne.  En  majeure  partie  leurs  thèmes  sont 
empruntés  à  la  vie  rurale  :  on  y  voit  le  semeur  et  les  terrains 
divers  où  tombe  la  semence,  le  champ  de  blé  où  les  bons  épis 
s'entremêlent  d'ivraie,  le  maître  de  maison  qui  embauche  des 
journaliers  pour  travailler  à  sa  vigne,  le  riche  cultivateur  qui 
médite  l'agrandissement  de  ses  granges,  le  berger  à  la  recher- 
che de  la  brebis  perdue,  le  débat  du  propriétaire  et  du  jardi- 
nier sur  le  figuier  improductif,  la  ménagère  qui  prépare  la  pâte 
avec  du  levain,  le  vigneron  qui  conserve  son  vin  nouveau  dans 
des  outres  neuves,  la  moisson  qui  regorge  et  le  petit  nombre 
des  moissonneurs.  Malgré  toute  la  différence  de  la  religion  filiale 


1.  Baba-Qâma,  ii,  8,  9;  iv,  G;  v,  1  ;  v,  4.  —  Baba-Mecia,  iv,  7  (lO). 

2.  Baba-Qâma,  v,  2;  m,  fi. 


LA    SUPÉRIORITÉ    DES    PAYSANS    SUR    LES    ARTISANS.  (il 

de  Jésus  à  la  casuistique  des  Rabbins,  c'est  la  classe  agricole 
qui  demeure  en  scène  dans  l'imagerie  et  le  symbolisme  de 
sa  parole.  Évidemment  cette  classe  dominait  dans  ses  audi- 
toires. 

Ce  n'est  pas  qu'il  oublie  la  classe  des  artisans;  mais  rarement 
il  en  parle,  à  proportion  des  paysans.  Tout  juste  une  allusion 
à  la  charpente,  à  propos  de  la  paille  et  de  la  poutre.  La  meule 
que  tourne  l'àne  appartenait  peut-être  à  quelque  meunier.  La 
parabole  de  la  maison  fondée  sur  le  roc  et  de  la  maison  sur  le 
sable  est  empruntée  au  métier  des  maçons;  de  même  l'analogie 
de  la  pierre  d'angle,  et  le  changement  symbolique  du  nom  de 
Simon  en  celui  de  Pierre. 

Sans  doute,  un  grand  nombre  de  paraboles  appartiennent  à 
l'époque  où  Jésus  parcourait  les  villages  et  les  bourgs  de  la 
Galilée  :  on  s'explique,  dès  lors,  les  préférences  de  Jésus  pour 
des  thèmes  ruraux.  Ceux-ci  attestent  l'harmonisation  voulue  de 
sa  parole  avec  les  sites  du  pays  et  le  caractère  social  des  habi- 
tants. 

Mais  à  Jérusalem  encore,  Jésus  ne  délaisse  pas  les  métaphores 
ou  anecdotes  agricoles.  C'est  à  Jérusalem  que  fut  donnée  la 
parabole  du  père  de  famille  et  des  mauvais  vignerons  ^.  Même 
dans  la  capitale,  des  citadins  demeuraient  propriétaires  cam- 
pagnards :  c'était  le  cas  de  Barnabe,  le  lévite  cypriote,  d'Ananie 
et  de  Saphire,  et  de  beaucoup  de  disciples  parmi  ceux  des 
apôtres  2. 

Ce  qui  s'accentuerait  plutôt  à  Jérusalem,  ce  sont  des  para- 
boles tirées  du  faire  valoir  des  capitaux  et  de  la  banque. 

Nous  reviendrons  ailleurs  sur  cet  indice  nouveau  ^d'un  fait 
social  important.  En  attendant,  il  demeure  constaté  que  Jésus, 
—  tout  artisan  qu'il  soit  par  son  éducation  à  Nazareth  —  remplit 
volontairement  ses  discours  d'images  pastorales  et  agricoles, 
de  préférence  à  toutes  les  autres.  Préoccupé  de  «  servir  »,  — 
c'est  l'humble  mot  qu'il  emploie,  —  il  subordonne  ses  discours 


1.  Matthieu,  xxi,  33-41.  —  Cf.  Livre  II,  ch.  v,  §  1. 

2.  Actes  des  Apôtres,  w,  34,  37;  v,  2.  —  Cf.  Demat,  vi,  4. 


62  l'industrie  et  les  artisans  juifs. 

et  sa  conversation  à  la  mentalité  essentiellement  rurale  de 
ses  compatriotes.  C'est  un  des  signes  les  plus  touchants  de 
son  adaptation  à  son  milieu ,  —  et  une  preuve  à  sa  manière 
que,  dans  tout  Juif,  artisan  même  et  citadin,  du  paysan  subsis- 
tait. 

Jésus  partage,  là  encore,  l'état  d'esprit  des  Prophètes,  et  no- 
tamment d'Isaïe.  C'est  un  état  ([ui,  des  Prophètes  passa  dans 
les  Psaumes.  Nous  le  retrouvons,  après  Jésus  encore,  lorsque 
Flavius  Josèphe  décrit  la  Palestine  juive,  en  caractérisant  ses 
diverses  provinces  par  les  produits  variés  de  la  culture  et  du 
pâturage  i.  A  ce  point  de  vue,  Jésus  garde  fidèlement  la  tradi- 
tion sociale  de  sa  race  :  il  en  comprend  le  caractère,  agricole 
et  rural  avant  tout.  Son  expérience  personnelle  de  charpentier 
et  de  citadin  ne  déforme  pas  d'une  ligne  sa  connaissance  de  ses 
compatriotes  et  son  adaptation  à  la  vie  nationale. 

Le  lieu  favorise  le  travail  agricole.  —  Les  Juifs  sont  donc 
surtout  des  paysans;  leurs  artisans  demeurent  une  classe  réelle- 
ment secondaire  au  point  de  vue  de  la  production,  des  affaires 
et  de  la  richesse.  Sous  ce  triple  rapport  la  supériorité  demeure 
au  paysan. 

N'oublions  pas,  cependant,  que  cette  supériorité  suppose  les 
plus  larges  avances  du  sol  et  du  climat  :  sans  méconnaître  les 
efforts  que  dépensaient  les  cultivateurs,  nous  devons  supputer 
la  collaboration  généreuse  d'un  bon  et  beau  pays  dans  le 
rendement  final  de  leurs  champs  et  de  leurs  marchés.  Les 
artisans,  au  contraire,  opéraient,  comme  toujours,  sur  des  ma- 
tières inertes  :  l'antithèse  de  cette  inertie  et  du  travail  spontané 
de  la  terre  nous  oblige  donc  à  reconnaître  une  large  part  de 
dons  gratuits  dans  la  meilleure  fortune  des  paysans.  Consé- 
(juemment  leur  supériorité  relève  moins  d'un  mérite  que  d'une 
grâce  antérieure,  l'une  de  ces  «  grâces  agricoles  »  dont  nous 
avons  déjà  constaté  la  puissance  ~.  Et  d'ailleurs,  au  point  de 
vue  de  l'outillage,  l'artisan  juif  et  le  paysan  se  valaient,  tra- 

1.  Josôphe,  III  ;  Guerre  des  Juifs,  111,  1,  4. 

2.  Science  soc.  T  sér.,  44°  fasc,  p.  24  et  25. 


LA    SUPÉRIORITÉ    DES    PAYSANS    SUR    LES    ARTISANS.  ()3 

vaillant  l'un  et  Tautre  avec  l'outil  ou  la  machine  mue  à  la  main, 
selon  des  méthodes  empin({ues.  Au  point  de  vue  de  l'effort, 
ils  se  valaient  sans  doute  encore;  car  l'artisan  était  issu  de  cette 
race  paysanne.  Les  documents  nous  le  montrent  participant  à  sa 
forte  endurance  et  à  son  intelligente  application.  Ce  n'est  ni  par 
sa  faute  ni  par  nature  qu'il  demeure,  somme  toute,  inférieur  au 
paysan;  mais  celui-ci  collabore  au  magnifique  travail  du  ciel 
et  de  la  terre,  tandis  que  celui-là  doit,  par  lui  seul,  donner  la 
forme  et  la  valeur  à  son  produit. 

31.    B.    SCUWALM. 


L' Administrateur-Gérant  :  Léon  Gangloff, 


TYPOGRAPHIE  FIRMIN-DIDOT   ET  C"'.   —  P.\r.IS 


AVRIL  1909 


57    LIVRAISON 


BULLETIN 

DE  LA  SOCIÉTÉ  INTERNATIONALE 

DE  SCIENCE  SOCIALE 


SOmi/tlRi:  :  Xouvpaux  membres.  —  La  réunion  anniiAiio         i^  ^      ^ 
L'exportation  des  fruits  en  Angleterre    par  Eu^nrrTv^^^^  ~  Les  reunions  mensuelles.  - 
Hollande,  par  Paul  Rolx.  -  Race  et  soc  ?té   car  A   cZl         ~  ^t  •^"''"''^  ^'^^  "^"''^  '^^ 
Bibliographie.  -  Livres  reçus  '  ^      ^^  ^o^^^"^'^-"^-  "  Revue  de  la  presse.  - 


NOUVEAUX  MEMBRES 


MM. 


René  Weiller,  vice-consul-chancelier, 
au  consulat  de  France,  à  Moscou  (Russie), 
présenté  par  M.  Paul  Bureau. 

Le  marquis  de  Bridieu,  1,  rue  de  Cré- 
qui,  Lyon,  présenté  par  M.  le  capitaine 
Constantin. 

Snr.  D.  Gonzalez  Gowland,  Pozos  77, 
Buenos-Aires  (République  Argentine),  pré- 
senté par  M.  Paul  de  Rousiers. 


LA  RÉUNION  ANNUELLE 

La  réunion  annuelle  des  membres  de 
la  Société  internationale  de  Science  sociale 
aura  lieu  du  lundi  3  mai  au  jeudi  6  mai, 
dans  l'Hôtel  de  la  Société  de  géographie, 
boulevard  Saint-Germain,  184. 

En  voici  le  programme  : 

I.  —  Le  lundi    3  mai. 

Séance  d'ouverture  à  8  h.  3/4  du  soir. 
—  1'^  Allocution,  par  M.  Paul  de  Rousiers, 
président  de  la  Société  ;  2°  La  foire  de 
Leipzig  (ses  origines  et  ses  transforma- 
tions), par  M.  L.  Arqué. 

II.  —  Le  mardi  4  mai. 

I.  Réunion  de  travail  à  9  heures  du  ma- 
tin. —  M.  Paul  Descamps  :  Son  cours  de 
l'année;  examen  et  discussion  des  ques- 
tions qu'il  soulève. 


II.  Séance  de  l'après-midi,  à  3  heures. 

-  1°  Monographie  d'une  famille  de  la 
vallée  dAspe  (Pyrénées),  par  M.  J.  Durieu  ; 
2'^  Les  ouvriers  des  ardoisières  de  Tréla-é 
par  M.  P.  Vanuxem.  '  ' 

III-  —  Le  mercredi  5  mai. 

I.  Réunion  de  travail  à  9  heures  du  ma- 
tm.  -  M.  Paul  Bureau  :  son  cours  de  Van- 
nee;  examen  et  discussion  des  questions 
qu'il  soulève. 

II.  Séance  de  l'après-midi,  à  3  heures 

-  1°  L'organisation  de  la  propriété  dans 
la  campagne  romaine,  par  M.  Paul  Roux; 
2°  L'industrie  lainière  à  lioubaix,  par 
M.  Paul  Descamps. 

^V-  —  Le  jeudi   6  mai. 

I.  Réunion  de  travail  à  9  heures  du  ma- 
tin. —  M.  G.  Melin  :  Son  cours  de  l'aiinée; 
examen  et  discussion  des  questions  qu'il 
soulève. 

Dîner  de  clôture  à  7  heures  du  soir,  aux 
salons  du  restaurant  des  Sociétés  savantes 
8,  rue  Danton.  ' 

Remarque.  —  Les  membres  de  la  So- 
ciété internationale  de  Science  sociale  sont 
instamment  priés  d'assister  au  dîner  de 
clôture,  qui  leur  permettra  de  se  rencon- 
trer en  dehors  des  séances  et  d'entrer  en 
contact  plus  intime  les  uns  avec  les  au- 
tres. Chaque  membre  est  autorisé  à  ame. 
ner  un  ou  plusieurs  invités. 

De  même  que  l'année  dernière,  nous 
donnons,  ci-dessous,  quelques  indications 


54 


BULLETIN    DE    LA   SOCIÉTÉ    INTERNATIONALE 


sur  les  communications  qui  seront  faites 
au  cours  de  la  réunion  annuelle. 

Les  séances  de  travail. 

Comment  on  se  sert  de  la  Nomenclature 
POUR  analyser  une  région  sociale.  — 
M.  Paul  Descamps  reprendra  la  question 
qu'il  a  traitée  à  la  réunion  mensuelle  de 
décembre,  en  s'attachant  plus  particuliè- 
rement à  mettre  en  relief  le  rôle  que  joue 
la  Nomenclature. 

Rappelons  que,  d'après  M.  Descamps,  la 
Nomenclature  n'est  ni  une  table  des  ma- 
tières, ni  un  questionnaire  d'enquête,  mais 
un  outil  d'analyse.  La  Nomenclature  sert 
ù  deux  moments  de  l'étude  :  1°  dans  la 
période  préliminaire  de  documentation 
qui  précède  les  observations  sur  place; 
2"  dans  la  période  finale  qui  suit  ces  ob- 
servations. 

Le  FAIT  SOCIAL.  -  M.  Paul  Bureau  se 
propose  de  définir  le  fait  social  et  de  re- 
chercher les  éléments  qui  entrent  dans 
sa  composition.  Il  mettra  en  discussion  le 
point  suivant  :  Le  fait  social  est-il  carac- 
térisé par  la  coercition  extérieure  qui 
s'exerce  sur  l'individu  et  par  la  généralité 
de  la  pratique  sociale  constatée. 

Comment  on  se  sert  de  la  Nomenclature 
pour  étudier  un  problème  social.  —  m.  g. 
Melin  mettra  en  discussion  la  question  de 
savoir  comment  on  peut  résoudre  un  pro- 
blème social  à  l'aide  de  la  Nomenclature, 
par  exemple  la  question  du  féminisme,  de 
l'alcoolisme.  M.  Melin  appuiera  son  argu- 
mentation d'un  exemple  concret,  tiré  du 
cours  qu'il  professe  cette  année  :  le  socia- 
lisme contemporain,  en  particulier  le  socia- 
lisme allemand,  dans  ses  rapports  avec  la 
formation  sociale  de  la  race. 

Rapports    sur    les    observations    so- 
ciales. 


Les  ouvriers  des  aiîdoisièrrs  de  Trélazé. 
—  A  la  demande  générale,  M.  Vanuxem, 
fera,  à  nouveau,  une  conférence  sur  les 
ouvriers  de  Trélazé.  On  trouvera,  dans 
ce  numéro  môme,  le  résumé  de  celle  qu'il 
fit  à  notre  réunion  mensuelle  de  février. 


Monographie  d'une  famille  de  la  vallée 
n'AsPE.  —  Le  type  des  Pyrénées  a  été  étu- 
dié plusieurs  fois  par  la  Science  sociale. 
Tout  le  monde  a  entendu  parler  de  la 
fameuse  famille  Mélouga,  étudiée  par  Le 
Play  comme  type  représentatif  de  la  fa- 
mille-souche; tout  le  monde  a  lu  l'étude 
de  M.  Butel  sur  la  vallée  d'Ossau,  étude 
qui  eut  pour  résultat  de  distinguer  la  fa- 
mille quasi  patriarcale  de  la  famille  par- 
ticulariste.  M.  Durieu  a  entrepris,  à  son 
tour,  l'étude  d'une  vallée  pyrénéenne  ;  il 
nous  exposera  le  résultat  de  ses  observa- 
tions, en  s'attachant  principalement  à 
étudier  le  rôle  social  de  la  maison  isolée. 

l'Organisation  de  la  propriété  dans  la 
CAMPAGNE  romaine.  —  Daus  la  campagne 
romaine  la  propriété  est  caractérisée  par 
le  latifundium. 

Le  latifundium  s'est  constitué  par  suite 
de  circonstances  politiques,  mais  la  cause 
essentielle  qui  l'a  maintenu  paraît  être  la 
malaria.  La  malaria  s'est,  en  eflet,  op- 
posée, jusqu'à  ces  dernières  années,  au 
peuplement  stable  de  la  campagne  ro- 
maine où  l'art  pastoral,  associé  à  une  cul- 
ture extensive  restreinte  et  rudimentaire, 
est  resté  le  travail  principal. 

Le  propriétaire  nominal  exerçant  sur  la 
terre  une  action  faible,  il  en  résulte  que 
l'appropriation  du  sol  est  imparfaite.  Ce 
caractère  de  la  propriété  se  manifeste  par 
l'existence  des  usi  civici  qui  consistent  en 
servitudes  de  pâturage,  d'affouage  et  de 
semaine  au  profit  des  populations  voisines. 
Ces  nsi  civici  existent   surtout  dans  les 
parties  de  la  province   de  Rome  où  les 
conditions   climatériques    ont    permis  la 
formation  de  centres  habités  ;  leur  impor- 
tance est  devenue  plus   grande  de  nos 
jours  à  cause  de  l'accroissement  de  la  po- 
pulation. Les  paysans,  n'étant  pas  proprié- 
taires et  ne  trouvant  pas  de  travail  sur  les 
domaines  soumis  au  régime  pastoral  cx- 
tensif,  n'ont  d'autre  moyen    d'existence 
que  l'exercice  de  ces  servitudes.  Il  en  ré- 
sulte des  conflits  entre  les  propriétaires 
qui  cherchent  à  restreindre  les  usi  civici 
et  les  paysans  qui  cherchant  à  les  étendre. 
L'existence  des  servitudes  étant  un  ob- 
stacle au  progrès  agricole  et  une  occasion 


DE   SCIENCE    SOCIALE. 


55 


de  troubles,  l'État  a  promulgué  des  lois 
pour  faciliter  leur  suppression.  L'applica- 
tion de  ces  lois  aboutit  à  trois  solutions 
diverses  suivant  les  cas  : 

1°  Les  servitudes  peuvent  être  abolies 
au  profit  du  propriétaire  qui  doit  payer 
une  redevance  annuelle  ou  une  indem- 
nité à  la  collectivité  des  usagers  ; 

2^  Le  propriétaire  peut  être  exproprié 
complètement  au  profit  des  usagers  qui 
doivent  lui  payer  une  redevance  ; 

3*^  La  terre  soumise  aux  servitudes  est 
partagée  entre  le  propriétaire  et  les  usa- 
gers au  prorata  de  retendue  réelle  de 
leurs  droits  de  jouissance  réciproques. 

Dans  ces  deux  derniers  cas  on  aboutit  à 
la  formation  d'un  domaine  collectif  appar- 
tenant à  l'association  des  usagers.  Ceux-ci 
n'ont  pas  le  droit  de  procéder  au  partage 
des  terres,  mais  seulement  à  leur  allotis- 
sement  temporaire  en  vue  de  la  culture. 
Cependant,  dans  certains  cas,  malgré  les 
prescriptions  de  la  loi,  les  usagers  ont 
procédé  au  partage  et  à  l'appropriation 
individuelle,  notamment  pour  les  terrains 
susceptibles  d'être  plantés  en  vigne. 

Dans  la  campagne  de  Rome,  la  question 
agraire  n'est  pas  nouvelle;  elle  s'est  posée 
dès  les  premiers  temps  de  la  République 
romaine.  La  situation  actuelle  est  due  à  la 
présence  d'une  population  rurale  dépour- 
vue de  moyens  d'existence  en  face  de 
terres  soumises  au  régime  pastoral  et  à 
la  culture  extensive.  Il  semble  donc  que 
le  remède  au  mal  présent  doive  se  trouver 
dans  une  exploitation  plus  intensive  du 
sol  ;  pour  cela  il  faut  deux  choses  :  des 
capitaux  et  des  patrons  ruraux.  Des  faits 
récents  permettent  de  croire  que  les  uns 
et  les  autres  viendront  de  la  Lombardie. 

L'industrie  l.\iniere  a  Roubaix.  —  La 
grande  agglomération  de  Roubaix-Tour- 
coing  doit  sa  croissance  rapide  au  déve- 
loppement qu'y  a  pris  l'industrie  lainière 
depuis  l'apparition  du  machinisme.  Elle 
forme  donc  un  terrain  de  choix  pour  l'é- 
tude des  répercussions  que  peut  avoir  le 
machinisme  sur  le  type  social  :  en  effet, 
l'industrie  textile  est  celle  oîi  le  machi- 
nisme est  le  plus  accentué;  de  plus,  les 
moyens  d'existence  de  la  population  rou- 


baisienne  reposant  exclusivement  sur  la 
fabrication  des  tissus,  on  peut  en  cons- 
tater d'autant  plus  sûrement  les  effets. 
M.  Paul  Descamps  nous  fera  part  des 
observations  qu'il  a  pu  faire  à  ce  sujet. 


LES   REUNIONS  MENSUELLES 


Séance  de  février. 

M.  ^'A^uxEM  expose  le  résultat  de  ses 
ol)servations  sur  les  travailleurs  de  l'ar- 
doise du  bassin  d'Angers.  Les  gisements 
forment  des  veines,  profondes  d'au  moins 
300  mètres,  sur  une  longueur  de  5  kilomè- 
tres, une  largeur  de  800  mètres,  consti- 
tuant le  sous-sol  des  communes  de  Saint- 
Barthélémy  et  Trélazé. 

Depuis  le  xii^  siècle,  un  grand  nombre 
de  sociétés  rivales  se  disputaient  l'exploi- 
tation. Elles  devaient  subir  les  exigences 
des  marchands  de  gros  et  aussi  celles  des 
ouvriers,  formés  en  deux  castes,  corres- 
pondant à  l'extraction,  qui  se  faisait  à  dé- 
couvert, et  à  la  fabrication  de  l'ardoise. 

En  1808,  s'organise  entre  quelques  com- 
pagnies un  syndicat  de  vente.  L'union  se 
fait  en  même  temps  contre  les  ouvriers, 
dont  la  solidarité  est  définitivement  brisée 
en  1825. 

L'application  de  la  vapeur  à  l'extraction 
(  1830),  la  création  des  chemins  de  fer  (1850) 
multiplient  la  production.  La  méthode  Bla- 
vier  révolutionne  l'extraction  (1880j.  Elle 
devient  souterraine,  beaucoup  plus  in- 
tense, en  même  temps  que  le  travail 
devient  plus  grossier.  Des  Bretons,  dont 
l'immigration  est  continue  depuis  1870, 
remplacent  au  fond  les  Angevins,  qui,  peu 
à  peu,  passent  tous  aux  travaux  «  d'à  haut  » 
moins  lucratifs,  mais  plus  attrayants. 

La  concentration  du  capital  est  presque 
totale  depuis  1891.  La  «  Commission  des 
ardoisières  »  a  fondu  les  anciennes  socié- 
tés rivales  en  une  seule  société  en  nom 
collectif.  L'ardoisière  de  la  grande  mai- 
son, à  Trélazé,  appartient  cependant  au 
"  Comptoir  des  ardoises  d'Anjou  »,  société 
par  actions. 

Les  travaux  du  fond  (à  300  mètres)  sont 


56 


BULLETIN    DE    LA   SOCIÉTÉ  INTERNATIONALE 


des  moins  insalubres  parmi  les  travaux 
souterrains.  L'abatage  se  fait  au  pic  et  à 
la  mine,  comme  dans  les  carrières,  dans 
des  «  chambres  »  de  200  à  400  mètres  car- 
rés. Dans  chacune  travaille  une  «  bande  » 
d'ouvriers,  mis  en  entreprise,  payés  au 
mètre  cube  «  de  vide  fait  »  d'après  un  prix 
débattu  avec  le  directeur  de  l'ardoisière. 
L'apprentissage  dure  six  à  douze  mois  et 
commence  à  dix-huit  ans. 

La  pierre  d'ardoise  étant  une  matière 
peu  homogène,  le  travail  de  fabrication 
demandera  à  l'ouvrier  fendeur  du  discer- 
nement une  science  approfondie  de  la 
pierre,  et  beaucoup  d'attention.  De  la 
pierre  abattue,  50  p.  100  sont  abandonnés 
au  fond  et  35  p.  100  sont  encore  éliminés 
par  le  fendeur.  Les  opérations  se  font  à  la 
main.  Le  progrès  industriel  n'a  modifié 
en  rien  le  travail  «.d'à  haut  ». 

La  distribution  de  la  pierre  est  faite 
uniformément  entre  les  ouvriers.  Ils  jouis- 
sent de  la  plus  complète  indépendance, 
sont  propriétaires  du  «  tue-vent  »,  où  ils 
s'abritent,et  de  leurs  outils.  Ils  sont  comme 
autant  d'entrepreneurs  de  fendage  à  façon. 
On  les  paye  au  «  cent  »  d'ardoises  fabri- 
quées. 

Une  gratification  semestrielle,  atteignant 
le  cinquième  du  salaire,  leur  est  allouée. 
Cette  prime  est  une  bonification  de  moitié 
des  bases  de  salaires  pour  l'excédent  de  la 
production  de  chacun  sur  une  production 
minima.  La  prime  stabilise  le  personnel 
des  fendeurs,  car  elle  est  perdue  en  cas  de 
départ,  ou  de  renvoi,  avant  son  échéance. 
Elle  stimule  efficacement  la  produc- 
tion et  assure  le  bon  emploi  de  la 
pierre. 

L'apprentissage  se  fait  de  treize  à  seize 
ans;  il  est  lucratif  pour  le  maître  comme 
pour  l'apprenti,  et  à  très  peu  de  frais;  la 
compagnie  assure  la  conservation  de  la 
spécialité. 

Les  Bretons,  du  fond,  dépensent  pour 
le  boire  et  le  manger  tout  leur  gain  (5  à 
G  francs  par  jour).  L'ivrognerie,  l'alcoo- 
lisme, la  mauvaise  hygiène,  l'insalubrité 
de  l'habitation,  le  travail  souterrain,  dé- 
veloppent chez  eux  la  tuberculose. 

Les  .\ngevins  «  d'à  haut  »  organisent 
plus   rationnellement   leur   mode   d'exis- 


tence. Ils  se  récréent'dans  des  cercles  ditii 
«  Sociétés  de  plaisir  ». 

Pour  tous  les  ouvriers,  les  salaires  com- 
portent une  portion  mensuelle  et  un  sup- 
plément semestriel  assez  variable,  appelé 
«  mise  »  —  dont  une  partie  sert  au  paie- 
ment de  certaines  dépenses  périodiques  à 
longue  période  (loyers),  dont  le  reste  est 
tantôt  économisé  et  tantôt  gaspillé.  La 
«  mise  »  invite  aux  achats  à  crédit. 

Les  familles  de  fendeurs  jouissent  d'une 
période  de  prospérité  quand  elles  comp- 
tent des  garçons  adolescents  qui,  de  treize 
d  vingt  ans,  travaillent  sous  la  maîtrise  du 
père. 

Un  syndicat  unit  les  ouvriers  des  deux 
catégories.  Il  est  rallié  à  la  Fédération  des 
ardoisiers  et  à  la  Confédération  générale 
du  travail.  Les  militants  sont  syndicalis- 
tes révolutionnaires.  11  compte  peu  de  co- 
tisants, mais  en  cas  de  conflit,  il  est  suivi 
par  tous  les  ouvriers.  L'hostilité  de  la 
«  Commission  >  qui  ne  reconnaît  pas  son 
existence,  l'apathie  des  ouvriers,  dépour- 
vus d'instruction  et  d'éducation  sociale, 
le  réduisent  au  rôle  d'organisme  de  reven- 
dication. 

La  séance  est  clôturée  après  un  court 
échange  d'observations  entre  MM.  Paul 
Bureau,  Olphe-Gailliard  et  Vanuxem. 

La  prochaine  réunion. 

A  cause  des  vacances  de  Pâques,  il  n'y 
aura  pas  de  réunion  au  mois  d'avril. 

La  prochaine  réunion  aura  donc  lieu  le 
21  mai.  Nous  ferons  connaître  le  sujet 
de  la  communication  dans  le  prochain 
Bulletin. 


L'EXPORTATION  DES  FRUITS  EN 
ANGLETERRE 

Dans  mon  étude  sur  le  type  t/nèrnchieii, 
je  faisais  remarquer  que  l'exploitation  des 
herbages  développait  peu  l'initiative,  et 
qu'en  ce  pays  c'était  surtout  du  dehors, 
de  la  part  des  étrangers,  qu'étaient  venues 
les  améliorations,  notamment  la  formation 
des  petits    producteurs    en   associations. 


DE   SCIENCE    SOCIALE. 


Voici,  dans  le  même  ordre  d'idées,  un  fait 
tout  récent  que  je  tiens  à  signaler,  non 
pas  seulement  parce  qu'il  vient  corroborer 
ce  que  j'ai  déjà  dit,  mais  surtout  parce 
qu'il  est  une  répercussion  nouvelle  des 
transports  sur  la  culture  herbagère. 

Le  7  février  dernier,  les  herbagers  de  la 
Thiérache  étaient  conviés  à  Avesnes,  pour 
entendre  une  conférence  sur  les  avantages 
qu'ils  pourraient  retirer  à  exporter  leurs 
fruits  en  Angleterre,  par  M.  Schœller, 
chef  adjoint  des  services  commerciaux  de 
la  compagnie  du  Nord. 

M.  Schœller  a  été  étudier  la  question 
sur  place,  il  s'est  rendu  à  Hull,  marché 
très  important  pour  les  poires,  prunes, 
reines-claudes  et  cassis.  11  a  eu  occasion 
de  s'entretenir  avec  les  principaux  négo- 
ciants de  cette  ville,  qui  lui  ont  déclaré 
que  le  trafic  des  pommes  était  appelé  à 
prendre  un  grand  développement.  Mais, 
pour  que  les  expéditeurs  puissent  exporter 
dans  des  conditions  avantageuses,  il  est 
indispensable  qu'ils  fassent  un  triage  de 
leur  production,  et  n'envoient  à  Hull  que 
des  fruits  de  première  qualité  et  un  peu 
gros;  les  pommes  de  qualité  moyenne 
ou  inférieure  n'auraient  aucune  chance 
d'être  vendues  avec  profit,  car  elles  se 
trouveraient  en  concurrence  avec  celles 
venant  d'Allemagne  et  de  Belgique,  qui 
arrivent  sur  le  marché  à  des  prix  infé- 
rieurs aux  nôtres. 

Si  les  Thiérachiens  veulent  exporter  en 
Angleterre,  il  faut  qu'ils  commencent  par 
modifier  leur  manière  actuelle  de  récolter, 
qui  est  très  défectueuse  ;  en  effet,  elle  con- 
siste à  vendre  la  production  sur  l'arbre  ; 
l'acquéreur,  généralement  pressé  d'en- 
lever, fait  secouer  vigoureusement  les 
branches,  les  fruits  sont  précipités  à  terre, 
ramassés  sans  précautions  et  expédiés  en 
vrac,  comme  pommes  à  la  pelle,  à  des 
prix  fort  peu  rémunérateurs.  Il  faudrait 
■lU  contraire  sélectionner  les  arbres,  et 
faire  une  cueillette  rationnelle,  en  trai- 
tant avec  soin  les  fruits  les  plus  beaux. 

Le  conférencier  conseille  aux  herbagers 
de  former  un  syndicat  ou  une  coopérative, 
car  sans  association  la  lutte  est  difficile  ; 
à  ce  sujet  il  rappelle  un  cas  analogue 
qu  il  eut  à  solutionner  il  y  aune  quinzaine 


d'années.  A  cette  époque,  les  cultivateurs 
des  environs  de  Paris,  ne  trouvant  plus  à 
vendre  leurs  fruits,  eurent  l'idée  d'aller 
trouver  M.  Sartiaux,  auquel  ils  exposè- 
rent leur  situation  ;  le  directeur  de  la 
compagnie  du  Nord,  touché  de  leur  em- 
barras, envoya  en  Angleterre  M.  Schœller, 
quaccompagnèrent  quelques  cultivateurs 
choisis  parmi  les  plus  intelligents.  Après 
avoir  visité  plusieurs  marchés,  entre 
autres  celui  de  Hull,  la  mission  constata 
que  partout  les  denrées  étaient  mises  en 
vente  à  des  prix  supérieurs  à  ceux  des 
marchés  de  Paris.  Rentrés  chez  eux,  les 
agriculteurs  formèrent  un  syndicat  d'ex- 
portation ;  leur  exemple  fut  suivi  par 
34  autres  syndicats,  qui  formèrent,  dès 
1895,  une  union  comprenant  809  membres  : 
elle  en  compte  aujourd'hui  3.400.  Chaque 
année,  ces  groupements  font  passer  de 
l'autre  côté  du  détroit  4.000  tonnes  de 
prunes,  4.000  tonnes  de  poires  et  des 
quantités  considérables  de  cerises,-  de 
fraises,  etc.  Voici  quelques  chiffres  qui 
montreront  la  différence  des  cours  des 
mêmes  fruits  à  Londres  et  à  Paris  : 


William 

Beurré  Hardy, 

Duuhesse 

Doyenné  du  Comice. 


Londres 
0  f'r.  70 
0  fr.  75 

0  Ir.  40 

1  fr.  20 


Paris. 
0  fr.  iu 
0  fr.  -M 
0  fr.  30 
0  fr.  80 


M.  Schœller  conseille  aux  herbagers  de 
la  Thiérache  d'imiter  les  cultivateurs 
des  environs  de  Paris,  et  de  former  une 
coopérative.  La  société  établie,  il  faudra 
d'abord  construire  un  magasin,  où  des 
agents  expérimentés  feront  le  triage  des 
pommes  par  qualité  et  les  emballeront 
ensuite  avec  le  plus  grand  soin.  On  ne 
devra  mettre  dans  une  même  caisse  que 
des  fruits  identiques,  et  en  prenant  soin 
de  distinguer  par  des  marques  les  diffé- 
rentes qualités.  L'Anglais,  pour  lequel  le 
temps  est  précieux,  ne  veut  pas  être 
obligé  de  vérifier  si  les  pommes  qui  sont 
au  fond  de  la  caisse  sont  bien  les  mêmes 
que  celles  mises  en  vedette  dans  les  pre- 
mières rangées.  Pour  la  vente,  on  pour- 
rait avoir  recours  à  un  commissionnaire 
résidant  à  Hull,  ou  s'entendre  avec  ime 
des  grandes  sociétés  coopératives  an- 
glaises, ou   bien  encore   envoyer  à   des 


58 


BULLETIN  DE   LA   SOCIETE   INTERNATIONALE 


époques  déterminées  un  délégué  qui  s'oc- 
cuperait de  sauvegarder  les  intérêts  de 
l'association. 

D'après  ce  que  nous  venons  de  relater, 
on  voit  qu'aujourd'hui  les  compagnies  de 
transport,  dans  le  but  d'augmenter  leur 
trafic,  vont  jusqu'à  s'occuper  de  l'organi- 
sation des  petits  producteurs  ;  elles  envoient 
au  loin  des  agents  compétents  qui  font  des 
enquêtes,  qui  étudient  les  besoins  des 
peuples  voisins  afin  de  créer  des  débouchés. 

Rien  de  plus  propre  à  démontrer  le  grand 
pouvoir  civilisateur  des  transports  ! 

Eugène  Crevaux. 


LA  CULTURE  DES  FLEURS  EN  HOLLANDE 


Dans  notre  étude  du  Type  frison 
(5'?'  fasc),  nous  avons  montré  le  déve- 
loppement intense  de  la  culture  jardinière 
dans  la  Frise  occidentale  et  ses  effets  so- 
ciaux :  organisation  d'associations  com- 
merciales, etc. 

A  côté  des  spécialités  dont  nous  avons 
parlé  (choux,  groseilles),  il  en  existe  d'au- 
tres, celle  de  la  culture  des  fleurs  à  bulbes 
(tulipes,  jacinthes),  dont  les  répercus- 
sions sociales  sont  différentes.  Ainsi  la 
culture  et  le  commerce  des  bulbes,  sont 
entre  les  mains  de  quelques  grosses  mai- 
sons ^  Celles-ci  ont  leurs  cultures  directes, 
mais  elles  achètent  aussi  la  production  de 
quelques  petits  propriétaires  et  d'un  grand 
nombre  de  petits  fermiers  avec  qui  elles 
ont  des  contrats;  les  petits  cultivateurs 
sont  donc  sous  la  tutelle  technique  des 
grandes  maisons  dont  ils  subissent  aussi 
le  monopole  commercial.  Cette  situation, 
qui  existe  parfois  en  France  entre  petits 
paysans  et  sucrerie,  s'explique  en  Hollande 
comme  chez  nous  par  la  nature  du  produit 
cultivé  et  les  nécessités  de  la  vente.  La 
sélection  et  l'obtention  de  variétés  nou- 
velles font  do  la  culture  des  Inilbes  une 
opération  scientifique,  exigeant  des  re- 
cherches incessantes  et  des  soins  minu- 
tieux qui  dépassent  les  capacités  intcllec- 

\.  c'est  au  sud  (ic  Harlem  (lue  s'est  surtout  dé- 
veloppée la  culture  des  lleursà  bulbes. 


tuelles  et  financières  d'un  petit  cultivateur  : 
ainsi  s'explique  le  patronage  technique  du 
grand  producteur.  D'autre  part,  ces  bulbes 
ne  sont  pas  des  denrées  de  consommation 
courante  ;  la  clientèle  en  est  restreinte  et 
dispersée  dans  tous  les  pays  du  monde  ; 
ce  sont  des  arlicles  de  luxeK  II  faut  se 
tenir  très  au  courant  des  possibilités  com- 
merciales dans  chaque  pays,  des  caprices 
de  la  mode  pour  les  suivre  ou  les  prévenir, 
savoir  manier  la  réclame  avec  art  et  at- 
teindre directement  le  consommateur. 
Tout  cela  exige  des  capitaux  et  uiie  initia- 
tive qui  font  défaut  aux  associations  ;  c'est 
pourquoi  le  commerce  des  bulbes  reste 
concentré  entre  quelques  mains,  et  c'est 
pourquoi  aussi  le  patronage  des  commer- 
çants  est   plus    accentué. 

Paul  Roux. 


RACE  ET  SOCIETE 

Les  différentes  écoles  économiques  en 
sont  encore  à  se  disputer  sur  la  théorie  de  la 
valeur.  On  ne  se  lance  pas  dans  autant  de 
controverses  au  sujet  de  ce  qui  constitue  la 
race ,  mais  on  n'est  pas  plus  d'accord  sur 
le  sens  exact  de  cette  expression.  Le  pu- 
blic et  les  savants  eux-mêmes  l'emploient 
dans  des  acceptions  très  diverses  et  sou- 
vent imprécises. 

Ainsi,  à  n'examiner  que  les  principales 
de  celles-ci,  nous  voyons  que,  pour  l'école 
de  la  «  Science  sociale  »,  la  race  est  le  ré- 
sultat de  la  formation  sociale  et  de  l'édu- 
cation que  celle-ci  impose  à  l'individu. 

Pour  le  philologue  et  le  linguiste,  elle 
comprend  l'ensemble  des  populations  qui 
parlent  soit  la  même  langue,  soit  des  dia- 
lectes voisins  les  uns  des  autres  et  dérivés 
d'un  idiome  commun. 

L'historien  entend  par  race  la  réunion  à 

1.  Dans  la  première  moitié  du  xvii'  siècle,  il  y  eut 
une  spéculation  elfrénée  sur  les  tulipes;  certains 
bulbes  lurent  payés  jusqu'à  -i.'i.ooo  Irancs  :  on  enre- 
gistra des  ruines  retentissantes.  Les  pouvoirs  pu- 
blics durent  intervenir  pour  mettre  lin  au  •  scan- 
dale des  tulipes  ..  Actuellemeni,  certaines  variétés 
de  bulbes  al  teignent  100  et  -im  francs  la  pièce.  — 
L'Angleterre  absorbe  la  moitié  de  la  production, 
puis  viennent  l'Allemagne  et  les  Ktats-Unis. 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


59 


travers  le  temps  et  l'espace  de  tous  ceux, 
qu'à  l'aurore  de  l'histoire,  il  nous  montre 
étroitement  groupés,  de  leurs  descendants 
et  des  étrangers  qui  au  cours  des  âges,  se 
sont  joints  à  eux. 

Pour  l'ethnographe,  ce  mot  signitie  en 
même  temps  qu'une  certaine  parenté  d'o- 
rigine, une  communauté  plus  ou  moins 
grande  des  coutumes,  des  croyances  et  du 
langage. 

Pour  le  géographe,  la  race  est  le  produit 
des  facteurs  qui  viennent  d'être  indiqués, 
ainsi  que  des  facteurs  climatériques,  tel- 
luriques  et  chorographiques. 

Bien  que  l'homme  d'État  confonde  le 
plus  souvent  la  race  avec  la  nationalité,  il 
en  a  une  idée  assez  semblable  à  celle  du 
géographe,  mais,  suivant  les  buts  de  sa  po- 
litique, il  la  fait  dépendre  surtout  de  tel 
ou  tel  facteur. 

Le  psychologue  considère  comme  de 
même  race  tous  ceux  chez  qui  les  mêmes 
excitations  d'ordre  intellectuel  ou  sensible 
font  naître  les  mêmes  sentiments,  provo- 
(pient  les  mêmes  raisonnements,  et  dont 
les  façons  identiques  de  penser  ou  de  sen- 
tir ne  diffèrent  que  faiblement  en  inten- 
sité. 

Pour  le  biologiste,  comme  pour  l'éleveur, 
c'est  la  filiation  qui  fait  la  race,  et  cepen- 
dant l'anthropologie  somatique  voit  dans 
les  caractères  morphologiques  et  physiolo- 
gicjues  les  vraies  marques  distinctives  de 
la  race. 

Ces  divergences  ne  sont  pas  fàclieuses 
seulement,  parce  qu'en  se  prêtant  aux  in- 
trigues de  la  diplomatie,  elles  risquent 
d'être  funestes  à  l'entente  et  à  la  bonne 
foi  internationales.  Elles  sont  fréquem- 
ment une  cause  de  difficultés  dans  l'étude 
et  la  compréhension  des  faits  sociaux  ;  et 
elles  peuvent  y  entraîner  à  des  erreurs 
insoupçonnées.  Pour  peu  que  l'on  ne  fasse 
pas  attention  à  elles,  on  est  en  effet  sou- 
vent déconcerté  par  la  contradiction  des 
jugements  portés  par  des  observateurs  et 
des  critiques  du  plus  sincère  désintéres- 
sement sur  des  peuples  et  des  individus 
désignés  bien  clairement.  Pour  peu  que 
l'on, oublie  combien  l'extension  du  sens 
d'un  mot,  en  apparence  très  précis,  varie, 
combien  même  ce  dernier  revêt  parfois 


des  notions  d'ordres  différents,  selon  les 
savants  qui  l'emploient,  on  est  exposé  à 
identifier  des  hommes  qui  n'ont  entre  eux 
presque  rien  de  commun,  et  à  faire  des 
distinctions  entre  ceux  qui  présentent  la 
plus  complète  analogie. 
-  Ainsi  Alexandre  Dumas  fils  sera  de  race 
africaine  pour  tel  écrivain  qui  ne  pensera 
qu'à  son  grand-père  ;  il  sera  de  race  teu- 
tonique  pour  tel  autre  qui  ne  sera  attentif 
qu'à  ses  cheveux  blonds.  Un  troisième  le 
rangera  parmi  les  héritiers  de  la  culture 
hellénique,  à  cause  de  ce  qui,  dans  ses 
œuvres,  peut  rappeler  le  tour  d'esprit  d'un 
Lucien  ou  d'un  Aristophane  ;  et  à  cause  de 
la  langue  qu'il  a  parlée  et  écrite,  un  qua- 
trième le  tiendra  tout  uniment  pour  Fran- 
çais. 

Ainsi  encore  pour  des  philosophes,  pour 
des  historiens  comme  Renan, les  Celtes  se- 
ront des  hommes  pacifiques,  un  peu  rou- 
tiniers, à  l'àme  religieuse  et  mélancolique, 
tout  éprise  de  beauté  et  de  rêve,  presque 
toujours  repliée  sur  elle-même,  rarement 
tournée  vers  le  dehors.  Pour  d'autres, 
comme  Amédée  Thierry  et  Henry  Martin, 
ce  seront  encore  des  hommes  d'imagina- 
tion :  mais  ils  seront  de  joyeux  batailleurs, 
avides  de  bruit,  de  mouvement  et  d'action. 
Avec  un  caractère  violent  et  impulsif,  ils 
aurontune  intelligence  prompte,  curieuse, 
pénétrante  et  un  goût  immodéré  de  l'élo- 
quence. 

Faut-il  donc  pour  cela  admettre,  suivant 
une  thèse  récente,  que  la  race  n'est 
qu'un  vain  préjugé ^?  Il  est  bien  vrai  que, 
peu  après  leur  dispersion  à  travers  le 
monde,  les  Juifs  ont  cessé  de  présenter 
les  caractères  mentaux  qui  leur  sont  attri- 
bués dans  le  Livre  des  Juges  et  dans  les 
récits  de  Flavius  Josèphe.  Mais  depuis,  sur 
toute  la  terre  et  à  toutes  les  époques,  ceux 
qui  ont  parlé  du  peuple  d'Israël  en  ont 
fait  des  portraits  semblables  et  qui  s'appli- 
quent à  l'universalité  de  ses  fils  presque 
sans  exception. 

Les  Romains  ont  soumis  à  leur  domi- 
nation centralisatrice  les  habitants  de  l'A- 
frique du  Nord.  Plus  tard,  les  Arabes  leur 
ont  im'posé  la  religion  mu.sulmane  si  favo- 

1.  J.  Finot.  Le  préjugé  des  races;  A.  Colajanni, 

Latins  et  Anglo-Saxons. 


m 


BULLETIN   DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


rable  à  l'absolutisme.  Tour  à  tour,  les 
Turcs  et  les  Espagnols  leur  ont  fait  recon- 
naître leur  suzeraineté  éphémère.  Malgré 
cela,  quand  les  Français  ont  pénétré  en 
Kabylie,  ils  ont  trouvé  dans  les  djemàa 
berbères,  des  institutions  démocratiques 
et  égalitaires  avec  des  traditions  de  téna- 
cité, de  courage  et  d'honneur  qui  semblent 
remonter  jusqu'aux  temps  des  Massinissa  et 
des  Micipsa 

Les  Kafirs  de  l'Hindou-Kouch,  les  Svanes 
et  les  Chewsures  du  Caucase  ont  conservé 
dans  leurs  langages,  leurs  mœurs  et  leurs 
croyances,  des  particularités  dont  l'origine 
se  perd  dans  la  nuit  de  la  préhistoire.  Plus 
près  de  nous,  même  lorsqu'ils  ont  quitté 
leur  pays,  les  Ladins  du  Grôdnerth'al 
restent  toujours  différents  des  autres  Ty- 
roliens. Les  Allemands  des  Sette  Communi, 
les  Saxons  de  la  plaine  hongroise,  les  Al- 
banais de  Calabre,  de  Sicile  et  de  Corse, 
les  Roumains  de  Thessalie,  les  Grecs  de  la 
Terre  d'Otrante,  les  Wendes  de  la  Lusace 
et  du  Spreewald  forment  encore  au  milieu 
des  peuples  qui  les  entourent  de  petites 
colonies  bien  distinctes. 

En  Europe,  de  la  Bessarabie  jusqu'à 
l'Espagne  et  l'Angleterre;  en  Asie,  de 
l'Inde  et  de  la  Perse  jusqu'à  la  Turquie; 
en  Egypte,  en  Syrie,  depuis  des  siècles, 
les  mêmes  métiers  font  vivre  dans  leur  vie 
errante  ces  tribus  énigmatiques  tour  à 
tour  appelées  Bohémiens,  Tsiganes,  Gita- 
nes, Zigeuner,  Zingari,  Gypsies,  Pha- 
gari,  etc. 

Comme  au  temps  des  Romains,  la  ven- 
detta n'a  pas  cessé  de  régner  chez  les 
Corses  des  monts  Cinto  et  Rotondo.  Dans 
la  France  continentale  elle-même,  cer- 
taines populations  se  différencient  encore 
de  leurs  voisines  par  des  traits  ethnogra- 
phiques bien  nets.  Ainsi,  aux  environs  de 
Dunkerque,  des  Picardsqui,sous  Louis  XIV, 
se  sont  fixés  à  Fort  Mardyck,  en  plein  pays 
flamand,  ontconservé  leur  dialecte  etgardé, 
entre  autres  coutumes,  celle  de  donner 
des  terres  en  usufruit  aux  familles  qui 
se  fondent.  Dans  le  Berry,  les  paysans  du 
canton  de  Saint-Martin -d'Aussigny,  qui 
descendent  d'Pxossais  établis  en  France 
sous  Charles  VII,  sont  aussi  actifs  et  tra- 
vailleurs que  les  habitants  de  l'Ecosse  et 


ont  autant  qu'eux  l'esprit  défiant,  intéressé 
et  mercantile. 

Les  conclusions  contradictoires  qui  peu- 
vent être  tirées  de  tous  ces  exemples,  im- 
portent peu  à  qui  applique  uniquement 
son  attention  à  «  la  sociologie  en  soi  »  de 
tel  ou  tel  groupe  humain.  N'y  a-t-il  pas  eu 
des  philosophes  qui  ont  prétendu  trouver 
des  enseignements  dans  l'observation  des 
cités  constituées  par  les  castors,  les  four- 
mis ou  les  abeilles  et  pouvoir  parvenir  par 
là  à  la  découverte  des  lois  et  des  rapports 
sociaux"?  Pour  qui  ne  se  contente  pas  d'i- 
miter ces  penseurs  épris  d'abstraction  et 
de  généralisation  à  outrance,  une  telle 
façon  de  raisonner  est  applicable  aux  pro- 
priétés des  triangles  ou  des  sections  co- 
niques, mais  est  inadmissible  partout  ail- 
leurs qu'en  géométrie.  Il  semble,  par  suite, 
impossible  d'avoir  une  pleine  intelligence 
des  moindres  faits  d'activité  ou  de  sensi- 
bilité collective,  sans  savoir  quelle  impor- 
tance les  facteurs  ethniques  ont  par  rap- 
port aux  facteurs  éducatifs  ou  purement 
économiques,  sur  la  formation  des  sociétés 
et  la  psychologie  individuelle. 

Il  est  nécessaire,  pour  apprécier  compa- 
rativement l'influence  des  uns  et  des 
autres,  de  discerner  en  quoi  coïncident 
ou  s'opposent  les  multiples  réalités,  recou- 
vertes par  les  nombreuses  acceptions  qui 
ont  été  vues  un  peu  plus  haut,  du  motrace. 
Cela  seul  exige  une  somme  de  connais- 
sances tellement  considérable  qu'aucun 
homme  peut-être  n'est  capable  de  la  pos- 
séder. 11  est  donc  bien  téméraire  d'entre- 
prendre une  pareille  recherche.  Si  grands 
qu'aient  été  depuis  un  siècle  les  progrès 
accomplis  par  la  science  sur  ce  sujet,  il  y 
a  encore  dans  ses  données  bien  des  lacunes 
et  bien  des  hypothèses.  Ce  n'est  rien  moins 
qu'encourageant.  Mais  ce  n'est  qu'en  allant 
d'une  erreur  plus  grossière  à  une  erreur 
moins  forte  qu'on  s'avance  vers  la  vérité. 
Déjà  bien  des  théories  ont  été  émises  sur 
la  nature  de  l'électricité  ou  du  magnétisme 
et  ont  été  reconnues  fausses.  En  permet- 
tant d'envisager  d'une  façon  nouvelle  les 
phénomènes  physiques,  chacune  a  cepen- 
dant été  le  point  de  départ  de  travaux  qui 
ont  conduit  à  des  découvertes.  A  condition 
donc  de  se  rendre  compte  de  l'impossibilité 


DE   SCIENCE    SOCIALE. 


61 


où  l'on  est  de  donner  des  problèmes  posés 
autre  chose  que  des  solutions  approchées, 
on  peut  se  risquer  aux  études  les  plus  em- 
brouillées sans  crainte  d'y  jeter  de  la 
confusion  ou  de  travailler  complètement 
en  vain.  L'intérêt  des  questions  dont  il 
vient  d'être  parlé  est  assez  puissant  pour 
déterminer  à  les  examiner  attentivement 
et  à  cherchera  reconnaître  dans  ce  que  l'on 
.sait  à  leur  sujet,  ce  qui  est  humainement 
certain  et  ce  qui  est  seulement  hypothéti- 
que. Dût-on  considérer  auparavant  tout  ce 
qui  concerne  l'origine  des  divers  types 
anthropologiques,  leurs  migrations,  leur 
juxtaposition  ou  leurs  superpositions  dans 
les  groupements  des  hommes,  leurs  apti- 
tudes relatives  et  toutes  les  sélections  dont 
ils  ont  été  et  sont  encore  l'objet,  il  est  per- 
mis, lorsqu'on  est  de  bonne  foi,  d'espérer 
v  apporter  un  peu  de  lumière. 

A.  Constantin. 


REVUE  DE  LA  PRESSE 


Le  Temps  a  consacré  une  série  d'arti- 
cles commentant  favorablement  le  cours 
de  science  sociale  professé  au  Collège  li- 
bre des  sciences  sociales  par  le  secrétaire 
de  notre  Société,  M.  J.  Durieu. 

Nous  pensons  être  agréable  à  nos  lec- 
teurs, en  reproduisant  ci-dessous  l'un  de 
ces  articles  : 

«  On  a  souvent  décrit  les  mœurs  et  le  tra- 
vail des  milliers  de  personnes  qui,  à  Paris, 
vivent  du  «  chiffonnage  ».  Nous  avons  eu 
aussi  l'occasion  d'en  rappeler  les  aspects 
curieux,  il  y  a  quelques  mois,  à  propos 
d'une  coopérative  de  chiffonniers. 

«  Ce  n'est  pas  pour  les  peindre  à  nouveau 
que  M.  Durieu  s'en  est  occupé,  au  cours 
des  leçons  intéressantes  qu'il  donne  au 
Collège  libre  des  sciences  sociales.  11  a 
voulu  souligner  une  transformation  singu- 
lière qui  s'est  opérée  parmi  eux.  Pendant 
des  siècles,  le  chiffonnier  a  été  une  sorte 
de  chasseur  errant  ;  les  ordures  ménagères 
étaient  déposées  sur  la  voie  publique,  à 
la  tentation  du  passant,  qui,  la  nuit,  pou- 
vait y  choisir  ce  qui  lui  convenait.  C'était 
à  qui,  des  chiffonniers,  passerait  le  pre- 


mier; le  plus  agile  avait  raison  du  plus 
fort.  On  se  battait  quelquefois  autour  du 
tas.  Et  la  concurrence  des  chiffonniers 
entre  eux  abaissait  le  gain  journalier  à 
■J  ou  3  francs  par  jour. 

«  Les  règlements  in.stituant  les  boîtes  à 
ordures  obligatoires  ont  changé  tout  cela. 
Par  une  sorte  d'accord  tacite  et  sanc- 
tionné officieusement  par  les  autorités, 
chaque  chiffonnier  est  devenu  proprié- 
taire. Sa  propriété  consiste  dans  le  droit 
exclusif  de  fouiller  les  boites  d'un  certain 
nombre  de  maisons.  Elle  a  tous  les  carac- 
tères de  la  propriété  individuelle  «  bour- 
geoise ».  Elle  se  transmet  par  héritage. 
Elle  se  vend,  et  même  elle  se  loue... 

«  Il  en  est  résulté  une  modification  pro- 
fonde des  habitudes.  La  faculté  d'épargne 
du  chiffonnier  en  a  été  puissamment  sti- 
mulée. Le  fils  du  chiffonnier  de  l'ancien 
type  n'avait,  pour  se  livrer  à  son  métier, 
qu'à  faire  l'acquisition  d'une  hotte,  d'un 
crochet  et  d'un  falot.  Ainsi  outillé,  il 
n'avait  qu'à  commencer  sa  chasse. 

«  Il  ambitionne  maintenant  une  «  place 
de  chiffonnage  »  si  le  père  est  encore  assez 
valide  pour  conserver  la  sienne.  Mais 
toutes  les  places  sont  prises.  Il  économi- 
sera donc  l'argent  nécessaire  à  l'achat 
d'une  place  dont  il  pourra  améliorer  la 
valeur  s'il  est  économe  et  rangé,  s'il  sait 
rester  dans  les  bonnes  grâces  des  concier- 
ges, s'il  a  l'habileté  d'intéresser  à  sa  cueil- 
lette des  locataires  bienveillants,  etc. 
Certains  chiffonniers,  après  avoir  débuté 
sur  une  «  place  »  qui  rapportait  4  à 
5  francs  par  jour,  en  tirent  aujourd'hui 
jusqu'à  15  ou  20  francs  par  jour.  Ce  sont 
d'ailleurs  les  moins  nombreux,  mais  le 
cas  n'est  pas  rare  et  les  chiffonniers  qui 
ont  ainsi  amélioré  leur  sort  ont  amélioré 
de  même  leur  genre  de  vie.  La  hutte 
où  ils  trient,  avant  de  vendre  leur  ré- 
colte au  maître  chiffonnier,  est  séparée 
de  leur  logement,  qu'une  compagne  ac- 
corte  enjolive  avec  une  certaine  coquet- 
terie. Ils  sont  les  gentlemen  du  chiffon- 
nage. 

«  Cette  transformation  qui  a  favorisé  les 
travailleurs  et  les  prévoyants  a  eu,  au 
contraire,  pour  résultat,  de  réduire  la  si- 
tuation des  incapables  et  des  fainéants. 


62 


BULLETIN   DE    LA    SOCIÉTÉ   INTERNATIONALE 


«  C'est  ainsi  qu'à  propos  de  cette  minus- 
cule propriété,  a  pu  constater  M.  Durieu, 
se  posent  toutes  les  questions  que  soulève 
le  principe  de  la  propriété  individuelle 
dans  les  sociétés  modernes.  Les  chiffon- 
niers, loin  de  vouloir  la  supprimer,  l'ont 
établie  et  la  maintiennent  d'un  commun 
accord.  Ce  phénomène  est  évidemment 
un  des  plus  curieux  que  l'on  ait  à  enregis- 
trer quand  on  étudie  les  petits  métiers.  » 


BIBLIOGRAPHIE 


De  la  responsabilité  de  l'État  en  ma- 
tière   d'accidents    et    de    maladies 
dans  l'armée,  par  le  lieutenant  Perras, 
docteur  en  droit  (Dijon,  1908). 
La  loi  du  9  avril  1898  sur  les  accidents 
du  travail  cesse  d'être  applicable  aux  ou- 
vriers  pendant    leur    service    militaire. 
M.  Perras  a  pensé  qu'une   réforme  s'im- 
posait. 

L'ouvrage,  d'un  incontestable  intérêt, 
qu'il  a  consacré  à  ce  sujet  se  divise  en 
trois  parties  :  dans  la  première  il  étudie 
la  théorie  de  la  responsabilité  de  l'État: 
dans  la  seconde  il  passe  en  revue  les  lé- 
gislations de  la  France,  de  la  Suisse  et  de 
l'Allemagne;  dans  la  troisième  il  critique 
le  système  français  et  en  propose  un  nou- 
veau. 

L'État,  comme  l'individu,  cherche  à  se 
soustraire  aux  conséquences  des  actes 
dommageables.  Jusqu'à  ces  dernières 
années,  il  se  considérait  comme  irrespon- 
sable vis-à-vis  des  victimes  d'accidents 
arrivés  dans  le  service  militaire.  Sous 
l'ancien  régime,  alors  que  le  service  mi- 
litaire n'était  pas  obligatoire,  les  engagés 
volontaires  savaient  à  quels  dangers  ils 
s'exposaient  et  l'État  se  dégageait  en  prin- 
cipe de  toute  responsabilité  envers  eux  ; 
cependant,  en  fait,  par  humanité  il  servait 
à  titre  purement  gracieux  des  pensions 
aux  blessés,  entretenait  les  invalides,  etc. 
Peu  à  peu  d'autres  idées  ont  prévalu. 
L'État  n'a  pourtant  pas  encore  admis  le 
principe  de  son  entière  responsabilité.  Le 
IG  novembre  190:5,  le  contrôleur  général 
Crétin,  jiarlant  à  la  (Jliauibre  des  députés 


au  nom  du  Gouvernement,  soutenait  que 
le  service  militaire,  ne  résultant  pas  d'un 
contrat  librement  consenti,  mais  étant  une 
charge  publique,  TÉtat  n'est  tenu  à  aucune 
réparation.  La  législation  actuelle  des 
pensions  de  retraite  n"a  pas  pour  objet  de 
rendre  aux  soldats  victimes  d'accidents 
l'équivalent  de  leur  situation  antérieure. 

D'après  M.  Perras  au  contraire,  si  l'État 
oblige  tout  citoyen  à  venir  servir  sous  les 
drapeaux,  il  est  entendu  que,  de  cet  ap- 
prentissage, ne  doit  résulter  pour  l'homme 
aucune  perte  de  sa  capacité  de  travail.  La 
responsabilité  de  l'État  ne  doit  pas  être 
inférieure  à  celle  de  l'industriel.  S'il  est 
vrai  que  le  soldat,  en  accomplissant  son 
service  militaire,  travaille  indirectement 
pour  la  défense  de  sa  famille  et  de  ses 
biens,  l'ouvrier  aussi,  pourrait-on  dire,  a 
intérêt  à  voir  prospérer  l'entreprise  in- 
dustrielle pour  laquelle  il  travaille.  La 
responsabilité  de  l'État  devrait  même  être 
supérieure  à  celle  du  patron,  car,  tandis 
que  l'ouvrier,  maître  de  son  activité,  pour- 
rait avec  plus  de  prudence  éviter  certains 
accidents,  le  soldat  au  contraire  est  obligé 
d'obéir  aveuglément  aux  ordres  de  ses 
chefs.  Telle  est  la  théorie  exposée  par 
le  lieutenant  Perras. 

En  réalité,  la  loi  française  du  1 1  avril  1831 
actuellement  en  vigueur  est  moins  large  : 
elle  accorde  dans  les  cas  graves  un  droit  à 
pension;  aux  cas  bénins  est  appliqué  un 
système  de  gratifications  facultatives.  Les 
blessures  donnent  droit  à  la  pension  de 
retraite  lorsqu'elles  sont  graves  et  incu- 
rables et  qu'elles  proviennent  d'événe- 
ments de  guerre  ou  d'accidents  éprouvés 
en  service  commandé.  Les  infirmités  don- 
nent les  mêmes  droits  quand  eltes  pro- 
viennent des  fatigues  ou  dangers  du  ser- 
vice. Quant  aux  gratifications  de  réforme 
et  aux  secours,  les  militaires  peuvent  eu 
bénéficier  quand  ils  éprouvent  une  dimi- 
nution de  10  p.  100  dans  leur  capacité  do 
travail;  ce  sont  toujours  des  allocations 
précaires  et  l'évocabies.  Nous  sommes  ici 
dans  le  domaine  de  l'assistance.  La  loi 
de  1831  a  été  établie  pour  une  armée  dv 
métier  composée  de  soldats  célibataires 
pour  la  plupart  et  sans  profession  anté- 
rieure. 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


Gli 


i:n  Suisse,  la  loi  du  28  juin  1901  consacre 
le  principe  du  risque  professionnel,  aussi 
bien  pour  les  maladies  que  pour  les  acci- 
dents. La  victime  reçoit  une  réparation 
pécuniaire  proportionnée  au  préjudice  et 
basée  sur  le  salaire  antérieur. 

En  Allemagne,  par  la  loi  du  31  mai  IDOO, 
les  militaires  sont  assurés  contre  le  risque 
accident  et  le  risque  maladie,  mais  dans 
le  cas  .seulement  où  cette  maladie  est 
«  professionnelle  ». 

Dans  la  troisième  partie  de  son  ouvrage, 
le  lieutenant  Perras,  considérant  l'Etat 
comme  responsable  des  accidents  ou  ma- 
ladies qui  atteignent,  à  l'occasion  de  leur 
service,  les  militaires  en  temps  de  paix, 
propose  de  prendre  pour  base  d'une  nou- 
velle législation  française  sur  cette  ma- 
tière, la  loi  du  9  avril  1808.  Une  indemnité 
journalière  de  chômage  serait  versée  à  la 
victime,  du  jour  où  elle  aurait  dû  norma- 
lement être  renvoyée  dans  ses  foyers  jus- 
qu'à celui  de  la  consolidation  de  la  bles- 
sure. Si,  à  partir  de  cette  date,  l'homme  se 
trouvait  physiquement  amoindri,  il  aurait 
droit  à  une  pension  variant  avec  le  pré- 
judice subi,  conformément  à  l'article  3  de  la 
loi  de  1898.  Cet  article  serait  aussi  appli- 
cable aux  veuves  et  orphelins.  M.  Perras  a 
rédigé,  à  titre  d'exemple,  un  projet  de  loi 
([ui  lui  paraît  susceptible  d'être  appliqué  à 
l'armée  française  et  qui  complète  utile- 
ment son  étude  dont  toutes  les  parties  sont 
composées  avec  la  plus  rigoureuse  préci- 
sion juridique. 

Eug.  B.  DUBERN. 

Vers  la  Lumière  et  la  Beauté  (Essai 
d'esthétique  sociale),  par    Emile   Pier- 
ret.  Paris,  à  la  Renaissance  française. 
Société  d'éditions,  52,  passage  des  Pa- 
noramas, 1  vol.  in-16. 
Tous  les  efforts  accomplis  i)ar  des  hom- 
mes de  bien,  soit  pour  lutter  contre  les 
logements  insalubres,  soit  pour  créer  l'ha- 
bitation ouvrière  à  bon  marché,  soit  pour 
répandre  la  connaissance  et  la  mise  en 
pratique  des  principes  d'hygiène,  soit  en- 
core  pour  mettre   à   la   portée  du   plus 
grand  nombre  le  goût  de  l'ordre  et  des 
jouissances  esthétiques,  sont   des   efforts 
vers  la  lumière  et  la  beauté.  Notre  con- 


frère M.  Emile  Pierret  les  passe  en  revue 
dans  son  intéressant  ouvrage  en  homme 
qui  en  sent  la  valeur  et  en  mesure  la 
portée.  Le  nombre  des  problèmes  dont 
un  pareil  plan  suppose  forcément  l'exa- 
men est  considérable.  Quelques-uns. 
comme  l'institution  du  Bien  de  Famille. 
consacrée  par  une  loi  récente,  ou  la 
question  des  logements  ouvriers  dans  les 
grandes  agglomérations  urbaines,  sont 
trop  complexes  pour  que  nous  puissions 
songer  même  à  les  aborder  dans  ces  quel- 
ques lignes;  mais  il  en  est  xm  groupe 
d'autres  sur  lesquels  il  nous  paraît  utile 
d'attirer  l'attention  des  adhérents  de  la 
Science  sociale  et  que  le  livre  de  M.  Pier- 
ret fait  bien  connaître.  Je  veux  parler  de 
ceux  qui  ont  trait  au  mode  d'existence. 
On  n'a  pas  tout  fait  quand  on  a  appris 
à  acquérir  des  moyens  d'existence.  Il  faut 
encore  savoir  les  utiliser  au  mieux  possi- 
ble. Gagner  un  bon  salaire  est  un  avan- 
tage. C'en  est  un  autre  de  savoir  le  dé- 
penser de  la  manière  qui  profitera  le  plus 
au  développement  du  groupe  familial.  A 
ce  point  de  vue,  la  science  du  ménage  est 
précieuse  et  variée.  Elle  comprend  à  la 
base  la  sage  entente  de  l'installation  et 
de  la  nourriture,  du  vêtement,  des  récréa- 
tions. Tout  cela  ne  s'acquiert  pas  sans 
doute  dans  des  livres  et  dans  des  cours,  et 
j'entends  bien  qu'une  jeune  fille  peut  être 
classée  en  tête  d'un  concours  d'industrie 
ménagère  et  devenir  une  maîtresse  de 
maison  insupportable;  mais  reconnais- 
sons aussi  que,  dans  les  conditions  ac- 
tuelles de  la  vie,  la  formation  purement 
traditionnelle  —  qui  n'assure  pas  toujours 
le  tact,  le  bon  caractère  et  autres  qualités 
nécessaires  — -  ne  prépare  pas  suffisam- 
ment les  jeunes  filles  delà  classe  ouvrière 
à  leur  rôle  futur  de  ménagères.  C'est  que 
la  tradition  ne  saurait  suffire  quand  le 
milieu  dont  elle  est  issue  se  modifie.  Elle 
ne  conserve  sa  valeur  que  dans  la  mesure 
de  l'immobilité  sociale.  Par  suite,  la  tra- 
dition rurale  devient  insuffisante  à  la 
ville,  et  la  tradition  provinciale  à  Paris; 
la  tradition  du  midi  ne  vaut  plus  au  nord 
ni  celle  du  nord  au  midi.  Étant  donné  le 
va-et-vient  qui  se  produit  en  fait,  n'est-il 
pas  indispen.sable  de  donner  aux  problè- 


64 


BULLETIN   DE  LA   SOCIETE    INTERNATIONALE 


mes   du  mode  d'existence   une    solution 
que  la  tradition  ne  fournit  plus? 

Ce  n'est  pas  tout.  L'augmentation  de  la 
vie  urbaine  et  de  l'activité  industrielle 
pose  des  problèmes  nouveaux.  Il  faut  pré- 
venir ou  faire  cesser  l'entassement  irrai- 
sonné des  familles  condamnées  à  un  ré- 
gime cellulaire  sans  lumière  et  sans  air 
respirable.  Et  c'est  là  un  devoir  positif  de 
l'autorité  publique,  seule  armée  pour  agir 
efficacement.  Mais  il  ne  faut  pas  compter 
sur  son  initiative  pour  accomplir  les  ré- 
formes nécessaires  et  porter  remède  aux 
abus  constatés.  Là  encore,  l'action  des 
particuliers  sera  nécessaire  pour  mettre 
en  mouvement  la  lourde  machine  admi- 
nistrative, pour  assurer  au  Paris  populaire 
les  e.spaces  libres  dont  il  a  besoin,  pour 
sauver  les  paysages  qui  sont  une  partie 
de  notre  patrimoine  national.  Le  livre  de 
M.  Pierret  expose  les  tentatives  déjà  faites 
dans  ce  sens  et  fait  appel  aux  bonnes  vo- 
lontés éclairées.  Nous  souhaitons  qu'il 
trouve  un  écho  chez  nos  amis. 

Paul   DE  ROUSIERS. 


The  Ne-w  Encyclopedia  of  social  Re- 
form,  edited  by  William  D.  P.  Bliss  and 
Rudolph  M.  Binder  Ph.  D.  —  Funk  and 
Wagnalls  Company.  New-York  and  Lon- 
don,  1908.  1  vol.  de  1321  pages. 

Cette  encyclopédie  américaine  de  Ré- 
forme sociale  compte,  comme  tous  les 
travaux  de  ce  genre,  un  très  grand  nom- 
bre de  collaborateurs  et,  si  nous  en  jugeons 
par  ceux  dont  les  noms  et  les  œuvres  per- 
sonnelles nous  sont  connus,  elle  a  eu  la 
bonne  fortune  de  réunir  une  remarquable 
série  de  compétences  diverses.  Nous 
voyons,  en  effet,  figurer  dans  la  liste,  des 
économistes  américains  renommés,  tels 
que  F.  H.  Giddings  de  Columbia  Collège; 
CarroU  D.  Wright  qui  fonda  et  dirigea 
pendant  de  longues  années  le  Department 
of  Labor  à  Washington;  A.  T.  Hadley,' 
dont  les  belles  études  sur  l'organisation 
des  chemins  de  fer  sont  classiques;  E.  W. 
Remis,  etc.  A  côté  d'eux,  des  écrivains  et 
des  hommes  publics  ayant  joué  un  rôle 
dans  le  mouvement  des  idées  sociales  aux 


Etats-Unis,  ou  même  en  Angleterre,  sont 
venus  apporter  le  témoignage  de  leur 
expérience  personnelle,  le  récit  de  leurs 
efforts,  l'exposé  des  résultats  obtenus.  Le 
cardinal  Gibbons,  M.  J.  Bryan,  le  champion 
politique  des  démocrates,  Samuel  Gom- 
pers,  président  de  VAinerican  Fédération 
of  Labor,  sont  évidemment  bien  placés 
pour  nous  renseigner  sur  les  plans  de 
réforme  particulièrement  chers  aux  catho- 
liques, aux  populistes,  ou  aux  représen- 
tants du  travail  organisé.  John  Burns  et 
Sydney  Webb  peuvent  également  décrire 
en  connaissance  de  cause  les  progrès  du 
Trade-Unionisme  anglais.  Enfin,  Booker 
T.  Washington  est  bien  Thomme  du  pro- 
blème nègre;  Upton  Sinclair  représente, 
avec  ses  passions  et  ses  exagérations  vio- 
lentes, le  mouvement  contre  la  concentra- 
tion de  l'industrie  et  de  la  richesse. 

L'ouvrage  offre  un  réel  intérêt  à  cause 
de  la  multiplicité  des  sujets  qu'il  aborde 
et  de  la  façon  assez  complète  dont  cer- 
tains d'entre  eux  sont  traités.  Mais  il  pré- 
sente des  lacunes  et  je  crois  bien  qu'elles 
étaient  inévitables  étant  donné  le  titre 
choisi.  Une  encyclopédie  de  la  Réforme 
sociale  comprendrait,  si  elle  était  com- 
plète, l'hi.stoire  de  toutes  les  révolutions  et 
de  tous  les  mouvements  sociaux  qui  se 
sont  produits  dans  le  monde.  Les  auteurs 
de  la  \ew  Encyclopedia  ont  écarté  réso- 
lument de  leur  cadre  les  faits  se  rattachant 
à  un  passé  éloigné.  Vous  ne  rencontrerez 
dans  leurs  colonnes  ni  le  nom  de  Selon,  ni 
celui  des  Gracquesqui  ont  pourtant  mérité 
la  qualification  de  réformateurs.  D'autre 
part,  ils  ne  se  sont  pas  bornés  aux  per- 
sonnages ou  aux  événements  conteinpo- 
rains.  Saint-Simon,  Lamennais,  Emerson? 
Carlyle,  John  Stuart  Mill,  et  bien  d'autres 
disparus  ont  leur  article.  Le  mouvement 
anti-esclavagiste  américain  y  est  exposé 
avec  abondance,  etc.  En  somme,  il  est 
assez  difficile  de  savoir  à  l'avance  ce  qu'on 
trouvera  et  ce  qu'on  ne  trouvera  pas  dans 
ce  dictionnaire.  La  seule  façon  de  se  gui- 
der est  de  se  demander  si  tel  ou  tel  sujet 
est  de  nature  à  intéresser  un  économiste 
ou  un  sociologue  américain  du  commen- 
cement du  vingtième  siècle.  C'est  une  rai- 
son suffisante,  en  tous  cas,  pour  que  nous 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


()5 


trouvions,  nous  aussi,  dans  la  New  Ency- 
clopedia  des  indications  précieuses. 

Paul  de  RousiERS. 

L'Europe    et   l'Empire    ottoman.    Les 

aspects  actuels  de  la  question  d'Orient, 
par  René  Pinon.  Paris,  Perrin,  1909, 
.\iii-603  pp. 

De  1728  à  1741.  nous  eûmes  à  Constan- 
tinople  un  ambassadeur  dont  l'intelligence 
supérieure  égalait  la  merveilleuse  habi- 
leté ;  il  sauva  la  Turquie  des  assauts  de 
nos  rivaux,  négocia  les  traités  de  Belgrade 
et,  en  récompense  des  services  rendus, 
obtint  du  sultan  la  précieuse  capitulation 
de  1740.  A  cette  époque,  le  marquis  de 
Villeneuve,  —  c'était  son  nom,  —  trouvait 
cependant  la  question  d'Orient  singulière- 
ment complexe,  et  certes  quand  on  con- 
naît les  innombrables  conseils  que  sa  vi- 
gilance dut  éviter  et  les  intrigues  au 
milieu  desquelles  il  dut  négocier,  on  ne 
peut  trouver  qu'il  exagérait.  Que  dirait 
donc  aujourd'hui  l'habile  marquis  s'il  ré- 
tournait à  Constantinople  ?  170  ans  se 
sont  écoulés  depuis  la  paix  de  Belgrade 
et  la  même  rivBlité  de  l'Autriche  et  de 
la  Russie  menace  à  la  fois  la  paix  de 
l'Europe  et  notre  influence  en  Orient. 
Les  forces  qui  se  mesurent  et  la  position 
respective  des  parties  ne  sont  plus  les 
mêmes,  mais,  ces  changements  n'ont  pas 
rendu  plus  aisée  l'intelligence  de  la  ques- 
tion d'Orient  ;  au  contraire,  celle-ci,  sou- 
mise aux  complications  croissantes  des  in- 
térêts moraux  et  économiques,  est  devenue 
beaucoup  plus  complexe  encore.  Au  mi- 
lieu de  ces  conflits  inextricables,  on  ne 
peut  cheminer  avec  quelque  sécurité  et 
agir  utilement  que  si  l'on  possède  deux 
qualités  spéciales  :  l'aptitude  à  l'analyse 
exacte  et  minutieuse  des  petits  détails,  le 
sens  des  réalités  profondes  qui,  derrière 
les  intrigues,  dirigent  les  événements. 

M.  René  Pinon  possède  excellemment 
ces  deux  qualités  particulières  :  aussi, 
personne  n'était  plus  qualifié  que  lui  pour 
nous  donner  le  récit  détaillé  de  chacune 
des  nombreuses  questions  dont  la  réunion 
forme  la  question  d'Orient.  Depuis  trois 
années,  les  lecteurs  habituels  de  la  Revue 


des  Deux  Mondes  suivaient  avec  assiduité 
ses  articles  si  documentés  sur  l'une  ou 
l'autre  de  ces  questions  :  aujourd'hui  uu 
gros  volume  de  600  pages  réunit  en  fais- 
ceau ces  études  qui  se  complètent  réci- 
proquement. 

11  est  impossible  de  suivre  ici  M.  Pinon 
à  travers  les  douze  chapitres  de  son  ou- 
vrage; aucun  problème  important  n'est 
omis  :  la  mer  Noire  et  la  Macédoine,  l'I- 
talie et  le  conflit  austro-serbe,  la  Bul- 
garie et  le  protectorat  de  la  France,  chaque 
point  est  étudié  avec  un  égal  souci  de 
connaître  les  détails  les  plus  menus  et  de 
rattacher  les  solutions  à  un  ensemble  plus 
large.  Depuis  six  mois,  tous  les  matins, 
des  milliers  et  des  milliers  de  lecteurs 
suivent  dans  leur  journal  les  phases  nou- 
velles de  la  question  bulgare  ou  du  conflit 
austro-serbe  ;  parfois  ils  s'étonnent  de  ne 
pas  comprendre  les  dépêches  que  «  le  fil 
spécial  »  leur  transmet.  Si  quelques-uns 
d'entre  eux  consentaient  à  lire  l'étude  de 
M.  Pinon,  ils  verraient  chacune  de  ces 
dépêches  prendre  à  leurs  yeux  un  sens 
nouveau  et  quand  ils  auraient  achevé  le 
livre,  ils  seraient  tout  étonnés  de  constater 
aussi  combien  est  attachante  une  étude 
bien  faite  d'un  point  d'hi.stoire  contempo- 
raine. Nous  aimons  les  récits  de  conflits 
imaginaires  :  pourquoi  oublions-nous  que 
les  luttes  réelles  comportent  des  combinai- 
sons mille  fois  plus  ingénieuses,  des 
scènes  mille  fois  plus  dramatiques? 

Oserai-je  pourtant  exprimer  un  regret? 
11  m'a  paru  que  M.  Pinon  est  trop  opti- 
miste toutes  les  fois  qu'il  traite  des  inté- 
rêts et  de  l'action  de  la  France  dans  le 
Levant.  J'ai  nommé  au  début  de  cet  ar- 
ticle le  marquis  de  Villeneuve  ;  quel  sou- 
venir! Sans  doute  les  conditions  politiques 
de  l'Europe  ne  permettent  plus,  à  notre 
profit,  pareille  prépondérance;  mais  ce- 
pendant n'e.st-il  pas  vrai  que  le  fléchisse- 
ment de  notre  influence  extérieure  a  été 
plus  grand  que  ne  l'exigeait  l'ascension 
légitime  de  nos  rivaux.  Là-bas,  dans  le 
Levant,  notre  langue  ne  jouit  plus  du 
même  prestige  et  <(  la  bannière  de  l'empe- 
reur de  France  »  n'est  plus  saluée  avec  le 
même  respect.  On  sait  à  Constantinople 
que  la  flotte  allemande  est  plus  puissante 


tJG 


BULLETIN   DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


que  la  nôtre  et  que  les  Germains  sont  plus 
nombreux  que  les  Francs.  Une  diplomatie 
ne  peut  être  efficace  que  si  elle  est  ap- 
puyée sur  un  peuple  fort  ;  méfions-nous 
des  illusions;  les  alliances  ou  les  capi- 
taux ne  peuvent  dispenser  une  nation  de 
la  nécessité  de  faire  appel  à  la  force  et  à 
la  puissance  expansive  des  individus  et 
des  familles  qui  la  composent. 

Paul  Bureau. 


Le  Berry,  par  Antoine  Vacher,  1  vol. 
15  fr.  avec  48  figures  et  cartes  dans  le 
texte,  32  photographies  et  4  planches  de 
cartes  et  profils  hors  texte  (Armand 
Colin,  édit.). 

Nous  avons  déjà  eu  Toccasion  de  cons- 
tater l'orientation  de  plus  en  plus  mar- 
(juée  des  études  géographiques  vers  la 
recherche  des  causes  et  des  effets.  Parfois 
ces  études  —  comme  celles  qui  ont  été 
analysées  ici  même  sur  la  Flandre,  la  Pi- 
cardie, la  Basse-Normandie,  etc.  —  ont 
en  plus  le  souci  de  donner  une  place  pré- 
pondérante à  ce  qui  a  été  appelé  la  géo- 
graphie humaine.  Ce  dernier  point  de  vue 
n'a  pas  été  celui  de  M.  Antoine  Vacher, 
et  nous  le  regrettons,  car  son  livre  aurait 
pu  figurer  à  côté  de  ceux  que  nous  venons 
(le  citer. 

L'auteur  a  voulu  se  spécialiser  plus 
complètement  dans  l'ordre  des  faits  que 
notre  Nomenclature  a  nommé  le  Lieu.  Par 
là,  son  ouvrage  se  rattache  à  notre  science,  et 
il  devra  être  consulté  par  ceux  de  nos  mem- 
bres qui  voudraient  étudier  le  Berry.  Ils  y 
trouveront  un  exposé  exact  et  détaillé  de 
la  morphologie  de  cette  région,  de  son 
liydrographie,  du  climat  et  du  régime  des 
eaux.  Ils  y  trouveront  également  l'état  ac- 
tuel de  nos  connaissances  sur  la  délimi- 
tation des  pays  qui  composent  cette  pro- 
vince, dans  le  passé  et  de  nos  jours.  Ces 
pays,  d'après  M.  Vacher,  sont  :  la  Cham- 
pagne, le  Boischaut,  la  Sologne,  la  Brenne. 
la  Vallée  de  Germigny,  le  Val,  le  Forêt, 
le  Pays-Fort  et  le  Sancerrois. 

La  Champagne,  qui  s'étend  autour  de 
iiourges,  comprend  la  partie  la  plus  fer- 
tile :  c'est  un  pays  à  sol  calcaire  et  per- 


méable, où  domine  par  conséquent  la  sé- 
cheresse. 

Le  Boischaut,  pays  d'humidité  moyenne, 
est  situé  au  sud  du  précédent,  dans  le  dé- 
partement de  l'Indre  :  c'est  un  pays  de 
bocage,  de  champs  fertiles  et  de  pâtures. 

La  Sologne  et  la  Brenne  sont  des  régions 
où  l'humidité  est  naturellement  en  excès, 
par  suite  de  l'imperméabilité  du  sous-sol. 
Pendant  longtemps,  elles  furent  des  pays 
pauvres,  désolés  et  insalubres,  où  l'on  ne 
cultivait  guère  que  le  seigle  et  le  sarrasin. 
Elles  s'améliorent  aujourd'hui,  au  fur  et 
a  mesure  des  progrès  de  l'assainissement, 

La  Vallée  de  Germigny  et  le  Val  sont  des 
types  caractéristiques  de  pays  de  vallées. 

Le  Forêt  est  un  petit  pays  de  vergers 
qui  a  pour  centre  le  bourg  de  Saint-Mar- 
tin-d'Auxigny  ;  il  prospère  grâce  à  la  vente 
des  nombreux  fruits  qu'il  produit  ;  poires, 
pommes,  cerises,  abricots,  etc. 

Quant  au  Sancerrois,  c'est  un  pays  de 
vignobles. 

Enfin  le  Pays-Fort  doit  son  nom  à  la 
nature  de  son  sol,  composé  d'une  terre  argi- 
leuse, lourde,  dure  à  travailler. 

Ce  livre  forme  un  beau  volume  de  plus 
de  500  pages,  avec  de  nombreuses  figures, 
photographies,  cartes,  etc.  A  noter  égale- 
ment, la  documentation  parfaite  et  pré- 
cise sur  laquelle  l'auteur  a  appuyé  sa  thèse. 

P.  DESCAMI'S. 

Pourquoi   et    comment   on   fraude  le 
Fisc,  par  Ch.  Lescœur,  professeur  à  la       I 
Faculté  libre  de  Droit  de  Paris.  —  Paris, 
Bloud  et  C'«,  I  vol. 

Voici  un  livre  auquel  les  impôts  pro 
gressifs  sur  les  successions  et  le  projet 
d'impôt  progressif  sur  le  revenu  donnent 
une  actualité  indiscutable.  On  est  d'autant 
plus  porté  à  frauder  le  fisc  qu'il  se  montre 
plus  exigeant,  d'abord  par  un  sentiment 
naturel  de  résistance  à  une  charge  nou- 
velle et  souvent  injustifiée,  ensuite  par 
l'intérêt  croissant  qu'olïre  la  fraude  à  me- 
sure que  grossit  l'impôt  auquel  elle  per- 
met d'échapper.  Un  fonctionnaire  amé- 
ricain à  qui  de  fortes  sommes  étaient 
offertes  pour  l'engager  à  tempérer  une 
surveillance    qui    lui  incombait,   avouait 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


67 


ingénument  :  «  Every  man  lias  his  oirn 
limit  :  Tout  homme  a  sa  limite  ».  Le 
contribuable  aussi  a  sa  limite,  et  tel,  qui 
se  reprocherait  une  dissimulation  d'actif 
dans  une  succession  entraînant  des  droits 
de  5  %  par  exemple,  n'hésitera  pas  à  sous- 
traire au  fisc  ce  qu'il  pourra  d'un  héritage 
frappé  de  25  ou  de  50  %. 

M.  Lescœur  passe,  en  revue  les  princi- 
paux moyens  de  fraude  en  usage  pour 
frustrer  le  fisc  des  droits  qu'il  s'arroge  sur 
les  transmissions  par  héritage.  Les  héri- 
tiers ne  sont  pas  seuls  à  les  pratiquer.  Le 
«  de  cujus  »  prévoyant  y  a  souvent  re- 
court lui  aussi.  Et,  instruit  par  cet  exa- 
men, M.  Lescœur  expose  comment  on 
fraudera  l'impôt  sur  le  revenu.  Un  chapi- 
tre très  curieux  est  consacré  par  lui  à 
l'aspect  moral  de  la  question.  Après  avoir 
établi  que  les  fraudes  proprement  dites 
doivent  être  absolument  réprouvées,  il  in- 
dique quels  silences  habiles  paraissent 
licites,  quelles  évasions  fiscales,  permet- 
tant de  se  mettre  en  dehors  des  hypo- 
thèses explicitement  prévues  par  la  loi, 
n'offrent  prise  à  aucun  reproche. 

La  science  sociale  n'a  pas  à  trancher  les 
questions  de  conscience,  mais  elle  est 
intéressée  dans  le  problème  des  fraudes 
fiscales  et  des  législations  qui  tendent  à 
les  multiplier.  L'économie  politique  en- 
seigne avec  raison  que  ces  législations 
sont  inopérantes  ou.  tout  au  moins,  mal 
opérantes.  Tout  impôt  démesuré,  irritant, 
est  d'un  mauvais  rendement  économique. 
Mais  il  a,  à  notre  point  de  vue  spécial,  un 
inconvénient  plus  grave  encore.  Il  tend  à 
diminuer  l'esprit  civique,  le  sentiment  de 
loyale  participation  aux  charges  publiques, 
non  seulement  à  celles  qui  sont  imposées, 
mais  encore  à  celles  qui  doivent  être  sup- 
portées volontairement.  Les  pays  tyran- 
nisés ne  connaissent  en  aucune  façon  cet 
esprit  civique.  Chacun  y  vit,  s'il  le  peut, 
aux  frais  du  Trésor,  mais  personne  ne 
songe  que  les  finances  publiques  ne  sont 
que  les  finances  communes  à  tous  les 
citoyens;  .surtout,  personne  n'imagine 
qu'il  ait  personnellement  à  s"en  préoccu- 
per. En  France  nous  ne  .sommes  pas, 
grâce  à  Dieu,  réduits  à  cette  situation, 
mais  nous  avons  le  plus  pressant  besoin 


d'organiser  notre  éducation  civique,  de 
susciter  le  dévouement  au  bien  public  par 
tous  les  moyens  possibles.  Tout  le  monde 
est  assez  disposé  à  reconnaître  cette  vé- 
rité, en  principe;  peu  de  gens  travaillent 
à  la  réaliser.  Ceux  qui  veulent  faire  de 
l'impôt  un  moyen  de  nivellement  des  for- 
tunes contribuent  à  tarir  les  sources  de 
l'esprit  civique  dans  la  classe  qui  a  le  de- 
voir de  se  dévouer  plus  particulièrement 
au  bien  public. 

Paul  DE  ROUSIERS. 

Les  sociétés  coopératives  de  consoni- 
mation  en    France  et   à  l'étranger, 

par  J.  Corréard  (P.  Lethielleux,  édit.,  Pa- 
ris), préface  de  M.  Paul  Leroy-Beaulieu. 

Ce  livre  comprend  deux  parties  :  la  pre- 
mière est  un  exposé  historique  du  mou- 
vement coopératif;  la  seconde  est  une 
revue  de  son  extension  actuelle. 

La  première  moitié  du  siècle  dernier 
vit  plusieurs  essais  timides  que  l'on  peut 
enregistrer  comme  les  débuts  de  la  coo- 
pération. 

Dès  1832,  M.M.  Schlumberg  et  Bourcart, 
industriels  à  Guebwiller  (Alsace),  firent 
construire  une  boulangerie  à  leurs  frais, 
et  la  laissèrent  ensuite  gérer  par  les 
consommateurs . 

Toutefois,  la  première  société  réellement 
coopérative,  fondée  par  les  consomma- 
teurs eux-mêmes,  fut  celle  de  Rochdale 
(Lancashire),  qui  date  de  1844. 

Depuis  lors,  les  coopératives  de  con- 
sommation n'ont  cessé  de  progresser, 
principalement  dans  les  pays  industriels  : 
Angleterre,  Belgique,  Allemagne,  etc.  En 
France,  c'est  dans  le  département  du 
Nord  qu'elles  sont  le  plus  nombreuses. 

M.  J.  Corréard,  qui  s'est  documenté 
d'une  façon  parfaite,  nous  donne  de  nom- 
breux renseignements  statistiques  à  'cet 
égard.  En  voici  quelques-uns  relatifs  à 
l'année  1900  : 

Les  sociétés  de  consommation  anglaises 
firent  cette  année-là,  un  chiffre  d'affaires 
d'environ  1.250.000.000  fr.  (exactement 
50.053.000  £). 

Les  coopératives  allemandes,  de  leur 
côté,  firent  pour  310.000.000  fr.  de  ventes. 

En  France,  d'après  l'auteur,  ce  chiffre 


68 


BULLETIN   DE   LA   SOCIETE   INTERNATIONALE   DE   SCIENCE   SOCIALE. 


aurait  été  de  150.000.000 francs  seulement. 

Il  y  a  actuellement,  une  tendance  vers 
la  formation  de  fédérations  coopératives 
pour  les  achats  en  gros,  et  c'est  encore 
en  Angleterre  que  ce  mouvement  est  le 
plus  marqué,  à  l'aide  de  wholesales. 

Au  contraire  le  mouvement  est  presque 
nul,  non  seulement  dans  l'Europe  orien- 
tale, mais  aux  Etats-Unis  et  dans  les  co- 
lonies anglaises.  Les  coopératives  de  con- 
sommation, pour  réussir,  ont  besoin  de 
trois  choses  :  de  grandes  agglomérations 
urbaines,  le  prix  relativement  élevés  des 
vivres,  et  l'aptitude  à  l'association. 

P.  Descamps. 


AVIS 

Nous  informons  nos  lecteurs  que  des 
tables  de  matières  sont  actuellement  en 
préparation,  tant  pour  les  fascicules  de 
l'ancienne  série  que  pour  ceux  de  la  nou- 
velle. 

La  table  générale  de  la  première  série 
sera  faite  suivant  l'ordre  chronologique 
et  l'ordre  alphabétique  des  noms  d'au- 
teurs, et  sera  mise  en  vente. 

Les  tables  de  la  deuxième  série  ne  com- 
prendront que  l'ordre  chronologique,  et 
seront  distribuées  gratuitement  à  tous  nos 
abonnés. 


LIVRES  REÇUS 

Le  Chômage,  par  Philippe  de  Las  Cases, 
avocat  à  la    Cour  d'appel    (ouvrage  cou- 


ronné par  l'Académie  des  Sciences  morales 
et  politiques).  1  vol.  in-12,  de  la  «  Biblio- 
thèque d'Économie  sociale  »  ;  prix  :  2  fr. 
(Librairie  Victor  Lecoffre,  J.  Gabalda  et 
C'%  Paris). 

La  France  à  Madagascar,  histoire  poli- 
tique et  religieuse  d'une  colonisation,  par 
Pierre  Suau,  avec  une  préface  de  M.  Le 
Myre  de  Vilers.  1  vol.  in-8°  écu,  orné  de 
gravures;  prix  :  5  fr.  (Librairie  Académi- 
que, Perrin  et  C). 

Les  principes  de  l'évolution  sociale,  par 
Dicran-Asclanian,  docteur  es  sciences  po- 
litiques et  sociales,  2^  édit.,  revue  et  aug- 
mentée, 1  vol.  9fr.  (Félix  Alcan,  édit.). 

L'Individu  et  les  diplômes,  par  Abel 
Faure,  1  vol.  3  fr.  50  (P.  V.  Stock,  édit.). 

Le  machinisme  :  son  rôle  dans  la  vie  quo- 
tidienne, par  Max  de  Nansouty  (12  confé- 
rences), 1  fort  vol.  in-8°  écu  avec  28  planches 
hors  texte,  4  fr.  (Pierre  Roger  et  C'^,  édit. 
Paris). 

Ce  que  les  pauvres  pensent  des  riches,  par 
Fernand  Nicolay,  1  vol.  in- 16,  3  fr.  50 
(Librairie  académique  Perrin  et  C'''. 
édit.). 

Impôts  directs  et  indirects  sur  le  revenu, 
par  Jules  Ingenbleek  (Mitch  et  Thron,  édit. 
Bruxelles  et  Leipzig). 

Auguste  Comte  et  son  œuvre,  par  G. 
Deherme,  1  brochure  avec  2  portraits 
hors  texte  :  2  fr.  50  (V.  Giard  et  Brière, 
édit.  Paris). 

Le  Mont  Saint-Michel  à  travers  les  âgc^ 
(en  vente  à  la  Direction  du  Musée  du  Mont 
Saint-Michel,  31,  boulevard  de  Montmo- 
rency, Paris). 


BIBLIOTHÈQUE  DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

FONDATEUK 

EDMOND    DEMOLINS 


LE  CHOMAGE 

ET  L'ASSISTANCE  PAR  LE  TRAVAIL 


PAR 


G.    OLPHE-GALLIARD 


PARIS 

BUREAUX  DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

56,    RUE    JACOB,    56 
Avril  1909 


SOMMAIRE 


I^  —  L'assistance  par  le  travail.  P.  3. 

Les  essais  ayant  pour  objet  ce  procédé  répondent  à  des  conceptions  théori- 
ques. 

1»  L'assistance  par  le  travail  en  Angleterre- 

Le  sj'stème  de  la  Loi  des  Pauvres  ne  s'applique  qu'à  cei-taines  catégories  de 
chômeui's.  Le  succès  des  travaux  de  secours  implique  la  qualité  de  la  main- 
d'œuvre  et  la  capacité  de  la  direction.  Système  de  VUnemployed  workmen's 

Act  de  nm. 

2"  Les  travaux  publics  d'assistance  par  le  ïravail  en  France. 

Les  diverses  tentatives  en  ce  sens,  notamment  en  1787  et  1848,  ont  échoué  par 
suite  de  l'absence  de  ces  conditions. 

3'  Les  entreprises  privées  d'existence  par  le  travail  en  France  sont  éta- 
blies sur  des  bases  contraires  à  la  nature  du  problème.  Elles  en  aggravent 
les  termes  au  lieu  de  les  résoudre. 

Les  travaux  publics  de  secours  résolvent  le  problème  pour  certaines  catégo- 
ries de  chômeurs. 

I.  —  Colonies  agricoles.  P.  63. 

1°  Les  Colonies  agricoles,  en  France  et  à  l'Etranger.  Elles  ne  constituent 
un  remède  contre  le  chômage  que  dans  certains  cas  particuHers,  et  ne  peu- 
vent être  étendues  à  l'ensemble  des  intéressés. 

2°  L'exode  rural.  Contrairement  à  une  opinion  régnante,  elle  n'est  pas  une 
cause  d'aggi-avation  du  problème,  et  le  retour  aux  champs  ne  saurait  cons- 
tituer un  remède  général. 

II.  —  Conclusions.  P.  113. 

Le  problème  du  chômage  change  d'aspect  suivant  le  niveau  social  des  travail- 
eurs  en  cause.  11  n'y  a  pas  de  remède  absolu  et  applicable  à  tous. 


LE  CHOMAGE 

ET  L'ASSISTAJNCE  PAR  LE  TRAVAIL 


L'ASSISTANCE    PAR  LE   TRAVAIL 

Pendart  longtemps,  on  a  cru  en  France  à  la  toute-puissance 
économique  de  l'État;  une  séculaire  désuétude  de  l'initiative 
privée,  dans  ce  pays,  a  conduit  à  le  considérer  comme  l'auteur 
responsable  de  la  prospérité  du  pays.  Une  telle  conception  de 
l'ordre  social  devait  naturellement  amènera  considérer  le  chô- 
mage comme  une  charge  de  la  société  représentée  par  les  pouvoirs 
publics.  Rien  de  plus  simple  :  il  suffit  que  l'État  fournisse  une 
occupation  rétribuée  aux  travailleurs  qui  viennent  à  en  manquer. 
De  là,  la  notion  socialiste  du  droit  au  travail  telle  que  la  conce- 
vaient Fourier  et  ses  disciples  i.  De  là  aussi  les  tentatives 
d'application  de  ce  remède  que  nous  allons  étudier.  Dès  1790,  à 
la  suite  de  la  crise  industrielle  et  agricole  de  1788,  le  Comité  de 
mendicité,  nommé  par  l'Assemblée  nationale,  exprimait  de  la 
façon  suivante  la  pensée  qui  devait  conduire  ces  expériences  : 
«  Le  devoir  de  la  société  est  de  chercher  à  prévenir  la  misère, 
de  la  secourir,  d'offrir  du  travail  à  ceux  auxquels  il  est  nécessaire 
pour  vivre,  de  les  y  forcer  s'ils  refusent,  enfin  d'assister  sans 
travail  ceux  à  qui  l'âge  ou  les  infirmités  ôtent  tout  moyen  de 

1.  Fourier,  Traité  de  l'VniU  universelle,  1822,  2»  éd.,  p.  179, 


4  LE   CHOMAGE   ET    L  ASSISTANCE   PAR    LE    TRAVAIL. 

s'y  livrer.  Tel  est  le  sens  qui  est  donné  à  cet  axiome  politique 
que  tout  homme  a  droit  à  sa  subsistance,  et  à  cette  vérité  incon- 
testable que  la  mendicité  n'est  un  délit  que  pour  celui  qui  la 
préfère  au  travail.  »  La  constitution  de  1793  proclamait  la  même 
interprétation  du  droit  à  la  vie  :  «  L'assistance  publique  est  un 
devoir  sacré  ;  la  société  doit  pourvoir  à  l'entretien  des  citoyens 
malheureux,  soit  en  leur  procurant  du  travail,  soit  en  leur 
garantissant  les  moyens  d'existence  s'ils  sont  incapables  de 
travailler.  »  De  même  le  préambule  de  la  constitution  de  1848, 
dans  son  article  8  :  «  La  République  doit,  par  une  assistance 
fraternelle,  assurer  l'existence  des  nécessiteux,  soit  en  leur 
procurant  du  travail  dans  la  mesure  de  ses  ressources  ^  ,  soit 
en  donnant,  à  défaut  de  famille,  du  secours  à  ceux  qui  sont 
hors  d'état  de  travailler.  »  Sans  aller  jusqu'à  reconnaître  l'obli- 
gation des  pouvoirs  publics  en  cette  matière,  le  Conseil  supérieur 
du  travail,  en  1896,  croyait  encore  à  la  possibilité  et  à  l'efficacité 
de  cette  intervention;  l'un  des  vœux  adoptés  était  le  suivant  : 
«  La  création  de  chantiers  pour  chômeurs  est  préférable  à  la 
distribution  de  secours  en  nature  ou  en  argent.  Les  avantages 
moraux  qu'elle  présente  sont  incontestables  :  elle  conserve  la 
dignité  de  l'ouvrier,  qui  a  la  conscience  de  faire  œuvre  utile; 
elle  le  garde  de  l'oisiveté,  de  l'intempérance,  et  elle  permet  de 
combattre  efficacement  la  paresse  et  la  mendicité.  »  Cette  pensée 
abstraite  montre  qu'en  dépit  du  changement  d'opinion  au  sujet 
du  devoir  de  l'État,  les  auteurs  de  cette  déclaration  s'inspiraient, 
au  fond,  comme  les  sociologues  de  1793  et  1848,  moins  des 
nécessités  de  la  pratique  que  d'un  concept  purement  théorique. 
Si  l'on  ne  partage  plus  aujourd'hui-  la  même  confiance  rela- 
tivement à  l'action  directe  des  pouvoirs  publics,  ce  changement 
est  dû  peut-être  en  partie  à  l'influence  des  doctrines  libérales, 


1.  Celte  formule  fut  adoptée  après  le  rejet  de  la  proposition  d'Armand  Marrast,  qui 
sanctionnait  le  droit  au  travail  pour  tout  homme  valide.  Nous  verrons  toutefois 
dans  un  instant  que  la  différence  entre  les  deux  formules  est  purement  théorique 
et  ne  contient,  en  fait,  qu'une  question  de  degré  dans  l'application. 

2.  N'y  a-t-il  pas  un  indice  de  cette  variation  dans  ce  fait  que  l'enquête  du  Conseil 
supérieur,  en  1896,  concernait  surtout  l'assistance  par  le  travail,  alors  que  celle 
de  1903  s'occupe  presque  exclusivement  des  caisses  d'assurance. 


L  ASSISTANCE    PAR    LE   TRAVAIL.  o 

qui  n'ont  cessé  de  lutter,  durant  tout  le  xix*  siècle,  contre  celles 
du  socialisme  :  ces  doctrines  ne  sont  pas  en  efi'et  du  domaine 
exclusif  de  l'École,  mais  concordent  trop  bien,  sur  beaucoup  de 
points,  avec  les  tendances  naturelles  aux  milieux  patronaux  et 
avantagés  de  la  fortune  pour  n'être  pas  partagés  par  ceux-ci. 
Cependant  leur  action  ne  suffit  pas  à  expliquer  ce  mouvement 
d'opinion  :  en  Angleterre,  où  le  tempérament  social  des  individus 
s'accommodait  de  leur  application  et  leur  a  longtemps  assuré  une 
prééminence  absolue,  elles  n'ont  pas  empêché  des  essais  d'in- 
tervention directe  de  l'État,  dont  la  date  est  reculée  et  qui  furent 
renouvelés  à  différentes  reprises.  Nous  verrons  que  la  méthode 
suivie,  dans  ce  pays,  par  le  gouvernement  répond  moins  à  un 
principe  abstrait  qu'à  des  tentatives  d'ordre  pratique.  Nous 
croyons  donc  que  le  mouvement  dans  les  esprits  qui  vient  d'être 
signalé  doit  être  attribué  plutôt  à  une  connaissance  plus  exacte 
des  lois  qui  régissent  les  rapports  sociaux  et  de  l'inutilité  des 
efforts  qu'on  peut  tenter  pour  s'y  soustraire.  Ce  sont  ces  lois 
naturelles  que  nous  essaierons  de  dégager,  en  faisant  abstraction 
de  tout  principe  à  priori.  Mais  nous  de\dons  constater  que  le 
remède  au  chômage  consistant  dans  l'organisation  de  travaux  de 
secours  est  le  fruit,  dans  notre  pays  du  moins,  de  conceptions 
d'ordre  théorique. 

Dans  cette  matière,  on  distingue  généralement  le  droit  au 
travail  de  Vassistance  par  le  travail  :  le  premier  rend  tout  chô- 
meur valide  créancier  de  l'État  qui  contracte  l'obligation  de  lui 
fournir  du  travail;  la  seconde  secourt  les  sans-travail  dans  la 
mesure  des  ressources  disponibles  et  de  la  bonne  volonté  de  ceux 
qui  s'en  occupent;  au  premier  correspondent  les  ateliers 
nationaux  de  1789  et  18V8  ;  à  la  seconde,  les  travaux  de  secours 
organisés  facultativement  par  les  administrations  publiques  et 
par  les  particuliers  ' .  La  distinction  est  purement  abstraite 
et  n'est  réclamée  par  aucune  réalité  :  dans  les  deux  sys- 
tèmes on  retrouve  la  croyance  au  pouvoir,  appartenant  à  un 
agent  extérieur,  d'agir  directement  sur  les  conditions  du  travail 

I.  Cf.  Lecoq,  L'Assistance  par  le  travail,  1900,  p.  99,  130,  239,  etc. 


b  LE    CHOMAGE   ET    L  ASSISTANCE   PAR    LE    TRAVAIL. 

et  de  procurer  un  emploi  à  celui  qui  n'en  a  pas;  ce  sont  les 
mêmes  lois  sociales  qui  régissent  l'un  et  l'autre.  Le  droit  au 
travail,  dans  son  fondement  philosophique,  est  si  peu  contes- 
table *,  que  l'efficacité  du  système  de  l'assistance  par  le  tra- 
vail une  fois  reconnue,  devrait  avoir  pour  conséquence  natu- 
relle et  forcée  l'organisation  d'ateliers  nationaux;  pour  celui  qui 
considère  le  problème  du  chômage  d'une  façon  concrète,  il  n'est 
pas  admissible  qu'un  principe  abstrait  puisse  s'opposer  à  l'adop- 
tion du  remède  qui  supprimerait  un  tel  fléau.  La  seule  différence 
entre  les  deux  systèmes  réside  seulement  dans  le  mobile  théo- 
rique qui  l'inspire  :  ce  qui  n'est  qu'une  faculté  dans  l'un  devient 
une  oblig-ation  dans  l'autre.  Cette  différence,  n'étant  pas  scienti- 
fique, ne  suffit  donc  pas  pour  séparer,  dans  l'étude  de  leurs 
conditions  naturelles,  les  essais  ressortissant  à  chacun  d'eux  : 
l'objet  de  ce  chapitre  consistera  à  reconnaître  dans  quelle  mesure 
et  sous  quelle  forme  l'Etat  ou  les  particuliers  peuvent  résoudre 
efficacement  le  problème  en  jeu  en  organisant  des  ateliers  pour 
les  chômeurs. 


I.    —    L  ASSISTANCE  PAR    LE   TRAVAIL    EN  ANGLETERRE. 

L'assistance  par  le  travail  ne  date  pas  du  régime  économique 
actuel.  Il  existait  des  maisons  de  travail,  où  l'indigent  valide 
recevait  un  secours  en  échange  du  travail  qu'il  exécutait,  dès  le 
XVI®  siècle,  en  France,  en  Allemagne  et  en  Italie.  En  Angleterre, 
une  loi  de  1601,  org-anisant  l'assistance  publique,  créa  les 
workhouses  :  les  indigents  invalides  ou  âgés  et  les  enfants  étaient 
secourus,  soit  à  domicile,  soit  dans  les  hospices;  ces  derniers 
étaient,  d'autre  part,  consacrés  en  partie  à  des  ateliers  où  les 
indigents  valides  pouvaient  venir  travailler;  un  secours  leur 
était  donné  ;  souvent  ils  étaient  logés  et  nourris.  La  charge  de 
cette  organisation  incombait  à  chaque  paroisse.  Elle  constituait 

1.  II  n'est,  à  ce  point  de  vue,  qu'une  conséquence  du  droit  à  la  vie,  affirmé 
par  tous  les  tliéologiens  (cf.  saint  Thomas  d'Aquin,  Somme,  II,  2,  Quœst.  LXVI, 
art.  VII.  —  Léon  XIII,  Enctjcl.  lier.  nov..  etc. 


L  ASSISTANCE   PAR   LE    TRAVAIL.  7 

un  fardeau  très  lourd,  puisqu'en  1683  les  dépenses  qu'elle  néces- 
sitait dépassaient  pour  l'Angleterre  seulement  665.000  livres  ster- 
ling, presque  la  moitié  des  dépenses  totales  du  royaume.  On  ne 
songea  cependant  pas  à  en  restreindre  l'application  ;  au  contraire, 
une  loi  de  1723  généralisa  l'institution.  Bien  mieux,  sous  l'inspi- 
ration d'idées  humanitaires,  la  loi  de  1782,  connue  sous  le  nom 
de  Gilberl'  sAct,  en  adoucit  encore  les  dispositions  :  elle  organisa 
notamment  le  travail  au  dehors  du  workhouse.  L'Administration 
s'occupait  de  trouver  un  travail  convenable  pour  les  valides,  à 
proximité  de  leur  domicile;  elle  percevait  elle-même  les  salaires 
et  les  employait  à  la  rémunération  du  travailleur  ;  si  ces  salaires 
étaient  insuffisants,  elle  en  complétait  le  montant  sur  le  fonds 
des  pauvres.  Le  taux  de  la  rémunération  dont  bénéficiaient  ainsi 
les  indigents  était  déterminé  en  considération  du  prix  des  choses 
nécessaires  à  la  vie  ainsi  que  des  charges  de  famille.  Il  suffisait, 
pour  bénéficier  de  ce  régime,  d'affirmer  que  le  travail  auquel  on 
se  livrait  ne  fournissait  qu'un  salaire  inférieur  à  ce  taux  :  l'Admi- 
nistration plaçait  le  travailleur  comme  il  vient  d'être  dit,  etpayait, 
le  cas  échéant,  la  dili'érence  entre  le  salaire  reçu  et  le  taux  fixé  '. 
U effet  de  ce  système  fut  désastreux.  On  avait  cru  établir  de  la 
sorte  un  salaire  minimum,  et  obliger  les  employeurs  à  élever 
les  rémunérations  qu'ils  payaient  :  on  aboutit,  au  contraire,  à 
leur  abaissement.    Conformément   à  la  loi  suivant  laquelle  les 
gains  accessoires  conduisent  à  une  réduction  du  salaire  de    la 
profession  principale  de  chaque  travailleur,  sans  que  la  totalité 
de  son  gain  puisse  s'élever   au-dessus  du  niveau  de  la  vie  ac- 
cepté par  lui-,  les  patrons  ne  payèrent  plus  que  la  différence 
entre  le  taux  normal  et  celui  dont  la  paroisse  acceptait  la  charge. 
Les  travailleurs,   de  leur  côté,  voyant  leur  sort  assuré,  ne  fai- 
saient plus  d'effort  pour  atteindre  le  salaire  habituel,  et  accep- 
taient sans  difficulté  celui  que  les  patrons  leur  offraient.  L'ad- 
mission au  bénéfice  de  l'assistance  était   encore  facilitée  par  la 


1.  Conseil  sup.  dutrav.,  Rapport  sur  la  quesi.du  cltàm.,  1896,  p.  203.  —  L.  Bas- 
sereau,  Réforme  sociale,  4<=  série,  t.  X.  —  Munsterberg,  L'Assistance,  1902,  p.  l9o 
et  suiv. 

2.  Cf.  P.  Bureau,  Le  contrat  de  travail,  1902,  p.  172  et  suiv. 


8  LE    CHOMAGE    ET    L  ASSISTANCE   PAR   LE   TRAVAIL. 

jurisprudence    les    années  suivantes.    Les    dépenses    occasion- 
nées par  ce  régime  s'élevèrent  démesurément  :   en  1803,  elles 
montaient  à  4.077.000  livres  et  en  1818,  à  7.870.000.  Le  nombre 
des    secourus   progressa    considérablement.  Le  fainéant,  à   ce 
régime,  était  mieux  traité  que  le  travailleur,  puisqu'il  recevait 
le  même  salaire  sans  se  donner  de  peine  :  il  recevait  151  onces 
de  nourriture   alors  que,  dans  certains  métiers,  l'ouvrier  n'en 
gagnait  que  122  par  son  travail.  La  production  utile   repré- 
sentait à  peine  5  0/0  des  secours  distribués.  En  même  temps, 
les  vrais  travailleurs  se  trouvaient  profondément  atteints  par 
cette  baisse  des  salaires  et  se  transportaient  dans  des  districts 
où  cette  influence  se  faisait  moins  vivement  sentir.  Des  émeutes, 
des   séditions,   des   incendies   et    des    crimes    furent    suscités 
par  le  malaise  qui  en  provenait.  Une  enquête  organisée  en  1833 
montra  que  la  situation  était  devenue  intolérable.  Elle  aboutit 
à  la  loi  des  pauvres  du  14  août  18S4  ^. 

Le  principe  de  cette  loi  consista  à  rendre  la  position  de  l'in- 
digent valide  qui  bénéficiait  des  secours  moins  enviable  que 
celle  de  l'ouvrier  de  la  plus  basse  classe  :  on  voulait  ainsi  à  la 
fois  décourager  les  paresseux  et  permettre  aux  travailleurs  de 
relever  leur  situation.  A  cet  effet,  le  règlement  du  31  décembre 
1834,  partant  de  ce  principe  que  le  secours  à  domicile  était  une 
«  fabrique  d'indigents  »  [out  door  relief  manufactures  paniers) ^ 
les  limita  aux  cas  de  nécessité  absolue,  notamment  à  ceux  des 
infirmes  et  des  vieillards.  Quant  aux  valides,  ce  règlement  et 
celui  de  1847  prescrivaient  leur  internement  pendant  toute  la 
durée  des  secours  et  un  régime  de  travail  forcé  peu  attrayant. 
La  pratique  renchérit  encore  sur  ces  vérités  :  l'assisté  était 
soumis  à  une  sévère  réclusion  et  séparé  de  sa  famille^;  l'uni-, 
forme  était  porté  même  pendant  les  sorties  ;  les  locaux  étaient 
insuffisants,  le  travail  pénible.  Le  workhouse  acquit  ainsi  une 
réputation  telle  que,  dans  certains  districts,  tous  les  assistés  re- 

1.  L.  Bassereau,  loc.  cit. —  Miinsterberg,  loc.  cil.—  Leroy-Beaulieu,  Traité  d'E- 
conomie politique,  t.  IV,  p.  482-483. 

2.  La  circulaire  du  3  novembre  1885  a  autorisé  les  conjoints  à  se  réunir  lorsqu'ils 
ont  plus  de  soixante  ans. 


L  ASSISTANCE   PAR   LE    TRAVAIL.  9 

fusèrent  d'y  entrer.  «  L'atteinte  portée  à  la  liberté  individuelle, 
le  rude  labeur  qui  n'est  suivi  d'aucun  salaire  personnel,  la 
nourriture  parcimonieusement  mesurée  et  extrêmement  simple, 
la  privation  de  toutes  les  douceurs  qui,  au  dehors,  sont  acces- 
sibles même  aux  plus  pauvres,  la  triste  société  qu'on  y  ren- 
contre, les  traitements  souvent  rudes  des  directeurs,  mais  sur- 
tout la  dispersion  de  la  famille  dont  chaque  membre  est  envoyé 
dans  la  division  qui  le  concerne,  tout  ceci  fait  que  le  nom  de 
ces  maisons  sonne  à  l'oreille  d'une  manière  très  analog-ue  à 
celui  de  prison.  Dans  toutes  les  classes  de  la  population  qui 
ne  sont  pas  entièrement  dégradées,  on  s'efforce  de  travailler 
jusqu'au  bout,  on  soulïre  les  suprêmes  privations  avant  de 
songer  à  ce  moyen  le  salut  ^  »  Ces  conditions  doivent  sembler 
particulièrement  dures  au  travailleur  anglais,  qui  ne  conçoit 
pas  l'existence  en  dehors  du  home  où  il  vit  indépendant  et 
libre  :  «  Interner  un  Anglais  dans  une  de  ces  workhouses  où  sa 
liberté  sombre,  où  son  individualité  s'efface,  c'est  lui  infliger 
l'humiliation  par  excellence  et  le  dégrader  socialement  ;  c'est, 
en  lui  assurant  matériellement  des  moyens  d'existence,  le 
priver  de  tout  ce  qui  constitue  la  raison  d'être  de  cette  exis- 
tence elle-même 2  ».  Rien  ne  saurait  mieux  exprimer  cette 
aversion  que  cet  aveu  poignant  recueilli  d'un  ouvrier  des  docks 
de  Londres  :  «  Je  sais  que  le  workhouse  m'attend.  J'y  songe  tous 
les  soirs  en  me  mettant  au  lit,  et  j'en  frissonne  (/5A^^G?â?e;' «^  it). 
Il  y  a  des  moments  où  je  me  dis  qu'il  vaudrait  mieux  faire  un 
coup  de  tète  et  en  finir  tout  de  suite -^  ». 

Ce  régime  a  eu,  par  suite,  une  efficacité  considérable  pour 
diminuer  le  nombre  des  assistés.  De  1.088.659  en  1849,  celui-ci 
passait  à  80 1.8 U  en  1851,  984.266  en  1871  et  674.204  en  1893. 
Par  rapport  à  la  population  totale,  ces  chiffres  donnaient  les 
proportions  de  6,27  %  en  1849,  5,19  en  1851,  4,34  en  1871  et 
2,29  en  1893^.  Il  a  donc  incontestablement  le    résultat   d'é- 


1.  Mûnsterberg,  o/?.  cil.,  p.  198-199. 

2.  Martin  Saint-Léon,   Une  réforme  sociale  en  Anglelerre,  1900. 

3.  P.  de  Rousiers,  Le  Irade-unionisme  en  Angleterre,  1904,  p.  162-163. 

4.  M.  Saint-Léon,  op.  cit.  —  Mûnsterberg,  op.  cit.,  p.  199. 


10  LE    CHÔMAGE   ET    l'aSSISTANCE    PAR    LE   TRAVAIL. 

carter  les  catégories  de  travailleurs  capables  de  s'élever,  mais 
qui  céderaient  facilement  à  la  tentation  de  cesser  tout  efTort, 
pour  peu  qu'on  leur  en  fournisse  les  moyens.  En  revanche,  il 
atteint  d'une  façon  imméritée  certains  éléments,  qui  ne  sont 
peut-être  pas  une  infime  minorité,  victimes  de  la  mauvaise 
chance  ou  d'une  éducation  insuffisante  :  l'exemple  des  dockers 
en  est  une  preuve  i.  Un  tel  régime  constitue,  en  ce  qui  concerne 
ces  catégories  de  travailleurs,  une  pénalité  imméritée  —  et 
partant  odieuse  —  de  n'avoir  pas  su  réussir  dans  l'existence, 
un  dépit  de  la  vie  de  labeur  et  de  fatigue  sans  jouissances  qu'ils 
ont  menée.  Le  luorkhouse  ne  dispense  donc  pas,  à  cet  égard, 
d'un  remède  approprié  aux  travailleurs  qui  se  trouvent  sans 
ouvrage  indépendamment  de  toute  faute  de  leur  part.  On 
pourrait  à  la  rigueur  trouver  une  atténuation  de  cette  lacune 
dans  la  facilité  qui  est  donnée  aux  giiardians,  dans  ces  éta- 
blissements, d'employer  les  sans-travail,  en  dehors  de  ceux-ci 
et  sous  leur  surveillance 2.  Néanmoins,  le  régime  du  workhouse 
n'en  subsiste  pas  moins,  puisque  le  travailleur  ainsi  occupé 
reste  toujours  soumis  à  la  discipline,  à  la  déchéance  et  au  paie- 
ment du  salaire  en  nature  imposés  à  tout  assisté.  D'autre  part, 
l'administration  se  préoccupe  de  plus  en  plus  de  distinguer 
entre  les  catégories  d'assistés,  et  d'isoler  celles  qui  ne  doivent 
pas  être  contaminées  par  le  contact  du  ivorkhoiise  :  aussi  en 
écarte-t-elle  les  enfants,  qu'elle  place  dans  des  institutions 
spéciales.  C'est  ce  qui  explique  que  le  nombre  des  secourus  à 
domicile  {out  door  paupers)  reste  toujours  trois  fois  supérieur 
à  celui  des  hospitalisés  (m  door  paupers). 

On  fait  à  ce  système  un  autre  reproche  qui  est  moins  fondé. 
La  terreur  qu'inspirent  les  maisons  de  travail  n'a  pas  de  prise, 
sur  les  éléments  inférieurs  de  la  population  :  les  individus  qui 
n'ont  plus  aucun  désir  de  relèvement  et  qui  sont  définitivement 
dégradés  moralement  y  trouvent  au  contraire  un  gite   et  des 


1.  C'est  au  workhouse  que  la  grande  majorité  des  dockers  viennent  finir  leur  exis- 
tence. L'un  d'eux  disait  :  «  A  Liverpool,  voyez-vous,  pour  un  vieillard,  il  n'y  a  que 
le  worlihouse  et  l'eau  des  docks.  «  (De  Rousiers,  op.  cit.,  p.  161-1G2.) 

2.  Cons.  sup.  du  trav.,  op.  cit.,  p.  155-156. 


l"'assistance  par  le  travail.  11 

ressources  qui  leur  permettent  de  passer  la  mauvaise  saison  en 
attendant  de  pouvoir  reprendre  leur  vie  de  vagabondage.  On 
constate  ce  fait  en  comparant  l'augmentation  du  nombre  des 
hospitalisés  par  rapport  à  celle  de  la  population  totale  :  en 
1851,  les  premiers  formaient  les  0,57  de  la  seconde;  en  1871. 
0,61;  en  1893,  0,57.  On  voit  que  cette  proportion  a  plutôt  une 
tendance  à  s  élever,  alors  que  nous  avons  vu  un  abaissement  no- 
table et  progressif  de  la  proportion  totale  des  assistés  ^  Le  fait 
ne  semble  cependant  pas  constituer  un  argument  contre  le 
workhoiise.  Il  faut  considérer  en  effet  que  cette  catégorie,  laissée 
à  elle-même,  n'en  serait  pas  moins  à  la  charge  de  la  société  :  on 
sait  qu'elle  exploite  l'assistance  publique  et  la  charité  privée 
d'une  façon  bien  plus  coûteuse  que  par  ce  système.  Elle  cons- 
titue de  plus  un  danger  public,  tant  par  les  crimes  et  les  délits 
qui  lui  sont  imputables,  que  par  l'exemple  pernicieux  d'exis- 
tences perverties.  S'il  n'est  peut-être  pas  possible  de  purger 
complètement  une  population  de  cette  lie  qui  reste  une  menace 
constante  pour  son  développement,  il  faut  du  moins  se  féliciter, 
lorsqu'on  en  a  isolé  une  quantité  notable  sans  un  sacrifice  exa- 
géré pour  la  communauté.  Pour  cette  classe  d'individus,  le  ré- 
gime du  ivorkhouse  semble  tout  indiqué  :  à  la  condition  de  ne 
s'apphquer  exclusivement  qu'à  celle-là,  il  réalise  une  sélection 
en  éloignant  les  individus  capables  de  relèvement  social  et 
traite  les  déchus  volontaires  comme  ils  le  méritent  -. 

1.  Mùnsterberg,  loc.  cit. 

2.  Il  ne  nous  est  pas  possible  de  nous  associer  aux  indignations  de  certains  socio- 
logues (cf.  M""  Th.  Benlzon,  Revue  des  Deux-Mondes,  septembre  1894,  p.  115-116, 
cit.  Leroy-Beaulieu,  op.  ci(..  p.  489-490)  au  sujet  du  procédé  employé  par  les  auto- 
rités de  Boston  à  l'égard  des  vagabonds  incorrigibles,  qu'elles  relèguent  dans  les  îles 
avoisinantes  en  les  obligeant  à  un  travail  forcé  au  lieu  de  leur  permettre  de  vivre 
oisivement  et  confortablement  aux  dépens  des  âmes  charitables  ;  ces  îles  sont,  parait-il, 
devenues  un  réceptacle  d'immondices  morales  qui  soulèvent  le  dégoût  et  la  pitié, 
et  ce  spectacle  serait,  paraît-il,  un  témoignage  de  la  barbarie  et  de  l'égo'isme  des 
Américains.  On  oublie,  lorsqu'on  s'apitoie  ainsi  sur  le  sort  de  ces  misérables,  qu'il 
s'agit  là  d'éléments  irréformables  et  qui  constituent  un  danger  pour  la  partie  saine 
de  la  population  qui  travaille  à  son  propre  développement.  Un  tel  régime  ne  serait 
odieux  que  s'il  s'appliquait  à  des  individus  malheureux,  mais  méritants.  Dans  l'es- 
pèce, il  s'agit  seulement  de  savoir  si,  sous  prétexte  de  la  liberté  individuelle  de  gens 
qui  ne  savent  pas  en  user,  on  empêchera  les  citoyens  honnêtes  d'user  de  leur  droit 
de  vivre  dans  le  sens  d'un  développement  normal  de  la  nature  humaine,  et  de  se 


12  LE    CHÔMAGE    ET    l'aSSISTANCE   PAR   LE   TRAVAIL. 

L'insuffisance  de  ce  système,  en  ce  qui  concerne  les  chômeurs 
proprement  dits,  c'est-à-dire  les  travailleurs  privés  d'ouvrage 
par  des  circonstances  indépendantes  de  leur  volonté,  apparaît 
dans  l'examen  des  essais  suivants i.  En  1861,  la  guerre  civile  qui 
éclata  aux  États-Unis  ayant  arrêté  l'exportation  du  coton,  l'in- 
dustrie textile  anglaise  subit  une  crise  intense.  Le  11  novembre, 
la  direction  de  l'Assistance  publique,  voulant  se  mettre  en  me- 
sure d'en  prévenir  les  effets,  demanda  des  rapports  aux  bureaux 
de  paroisse  [Boards  of  guardians).  Ceux-ci  répondirent  que  la 
proportion  des  assistés  étant  encore  normale  (2,7  %  de  la  popu- 
lation), ils  étaient  prêts  à  parer  aux  événements.  Cependant, 
l'année  suivante,  le  nomble  des  indigents  monta  dans  une  pro- 
portion telle  qu'au  22  novembre,  il  atteignait  les  13  %  de  la 
population,  et  que,  dans  certaines  localités,  cette  proportion  s'é- 
levait à  20  et  25  %  .  Elle  fut  même  doublée  au  mois  de  décembre, 
et  le  nombre  des  assistés  fut  de  508.293  contre  259.385  le  mois 
précédent.  Des  comités  locaux,  au  nombre  de  170,  recueillirent 
des  souscriptions  volontaires,  et  vinrent  en  aide  aux  bureaux 
des  pauvres  en  assistant  236.310  indigents.  Les  secours  distri- 
bués atteignirent  la  somme  de  1.086.775  francs  pour  la  première 
semaine  de  décembre.  Ce  moment  marqua  le  point  culminant  de 
la  crise,  qui  s'atténua  en  1863. 

Néanmoins  cette  situation  était  la  preuve  que  le  système  de 
l'assistance  publique  aidée  par  la  charité  privée  ne  permettait 
pas  de  parer  à  de  semblables  éventualités;  25.000  adultes  valides 
recevaient  des  secours  sans  pouvoir  être  occupés  à  aucun  travail, 
et  un  tel  régime,  en  se  prolongeant,  aurait  ramené  infaillible- 
ment à  celui  du  Gilberfs  Act.  Aussi  le  ministre  de  l'intérieur, 
le  29  avril  1863,  se  préoccupa   de  savoir  si  les  chômeurs  ne 


libérer,  dans  ce  but,  des  obslacles  qui  les  en  emp(}chent.  Le  libéralisme,  ainsi  en- 
tendu, n'est  même  pas  du  sentimentalisme,  puisqu'il  place  dans  sa  considération  les 
sujets  les  moins  intéressants  au-dessus  de  ceux  qui  donnent  à  la  vie  sociale  son  im- 
pulsion; il  constitue  une  doctrine  nettement  antisociale,  dont  la  conclusion  logique 
serait  la  suppression  de  tous  les  organismes  qui  ont  pour  objet  la  défense  contre  les 
malfaiteurs. 

1.  Les  renseignements  qui  suivent  sont  empruntés  au  Rapport  sur  la  question  du 
chômarje,  p.  156  et  suiv. 


l'assistance  par  le  travail.  13 

pourraient  être  employés  à  des  travaux  organisés  pour  eux,  et 
qui  auraient  l'avantage  moral  de  subordonner  les  secours  à  un 
travail  accompli  et  de  le  transformer  en  un  salaire.  Le  rapport 
fut  remis  le  31  mai,  indiquant  les  mesures  législatives  à  prendre 
pour  autoriser  les  communes  à  entreprendre  ces  travaux,  et 
énuméraut  une  série  d'entreprises  sanitaires,  pour  une  somme 
de  37  millions  et  demi,  pouvant  être  effectués  immédiatement. 
Un  projet  de  loi  fut  déposé  le  8  juin  et  voté  le  21  juillet.  La  nou- 
velle loi  mettait  30  millions  à  la  disposition  d'une  commission 
de  prêts,  chargée  d'avancer  aux  communes,  en  vue  des  travaux 
à  effectuer,  des  sommes  pour  une  durée  de  trente  ans  et  portant 
intérêt  à  3  1/2  % .  D'autres  sommes  étaient  inscrites  au  budget 
pour  participer  à  la  dépense  occasionnée. 

Lexécution  de  la  loi  commença  immédiatement.  Le  20  janvier 
ISeV,  plus  (le  22  millions  avaient  été  avancés  aux  communes; 
d'autres  prêts  étaient  à  l'étude  pour  une  somme  de  1.152.500  fr., 
et  de  nouvelles  demandes,  s'élevant  à  près  de  12  millions  et 
demi,  étaient  annoncées.  Le  7  avrils  des  chantiers  étaient  ou- 
verts dans  i9  localités;  4.838  ouvriers  y  étaient  occupés  avec  un 
salaire  moyen  de  15  fr.  60  par  semaine;  3.000  autres  ouvriers 
étaient  occupés  à  des  entreprises  privées.  On  estimait  que 
38.000  personnes  se  trouvaient  ainsi  soutenues  et  protégées 
contre  la  misère.  Le  18  juin,  le  nombre  des  indigents  assistés 
par  les  bureaux  de  paroisse  était  descendu  à  28.261.  Une 
deuxième  loi,  au  mois  de  juillet,  autorisa  de  nouvelles  avances 
pour  8.750.000  francs,  et  les  travaux  se  développèrent  encore. 
Le  7  novembre,  6.i2i  ouvriers  étaient  occupés  dans  les  travaux 
publics,  et  2.000  dans  les  entreprises  privées;  plus  de  40.000  per- 
sonnes étaient  secourues  par  ce  moyen.  Le  succès  n'était  pas  seu- 
lement dans  les  chiffres,  mais  aussi  moral  :  le  travail  était  pro- 
ductif, et  les  mêmes  hommes  qui,  au  ivorkhoiise,  fournissaient  à 
peine  pour  un  penny  journalier,  arrivaient  en  quelques  jours  à 
en  produire  pour  plus  de  deux  shellings.  La  santé  de  ces  travail- 
leurs, habitués  aux  conditions  hygiéniques  défectueuses  des  ma- 
nufactures de  coton,  gagna  rapidement  au  travail  en  plein  air. 

Le  résultat  de   cette   expérience    démontre  qu'il  n'y  a  pas 


14  LE    CHÔMAGE   ET    l'aSSISTANCE    PAR   LE    TRAVAIL. 

d'impossibilité  radicale  à  transporter  un  travailleur  d'une  pro- 
fession dans  une  autre.  La  grande  majorité  des  ouvriers  occupés 
de  la  sorte  appartenaient  à  l'industrie  textile  (les  trois  quarts 
environ).  Les  travaux  eflectués  consistèrent  généralement  en  ou- 
verture de  rues,  pavage,  canalisation,  drainage  et  construction 
d'égouts.  «  On  avait  dit,  écrit  dans  son  rapport  de  1865  M.  Raw- 
linson,  que  les  ouvriers  de  fabrique  étaient  complètement  inca- 
pables de  se  livrer  à  tout  autre  travail  que  celui  de  surveiller 
leurs  machines  dans  les  salles  bien  chauffées.  Le  maniement  de 
la  pelle  et  de  la  pioche  devait  ^détruire  chez  eux  la  délicatesse 
de  main  nécessaire  à  manipuler  les  légers  fils  de  coton.  L'expé- 
rience a  prouvé  le  contraire  :  en  quatre  semaines,  six  semaines 
au  plus,  les  ouvriers  ont  pris  l'habitude  du  travail  extérieur  et 
sont  devenus  de  tout  autres  hommes  au  point  de  vue  physique. 
Plusieurs  ont  acquis  l'habileté  nécessaire  pour  poser  convena- 
blement les  conduites  et  tuyaux  d'écoulement  et  ont  pu  suppléer 
les  ouvriers  dont  c'était  le  métier  spécial.  »  La  difficulté,  à  vrai 
dire,  était  moindre  pour  des  tisseurs  qu'elle  ne  l'eût  été  pour  des 
ouvriers  ayant  acquis  une  forte  spécialisation  technique  :  à  l'ex- 
ception de  quelques  spécialistes  employés  à  certaines  opérations 
du  tissage,  aucun  apprentissage  n'est  requis  dans  cette  pro- 
fession, où  la  conduite  d'un  métier  s'apprend  en  quelques  jours  i. 
L'ouvrier  conserve  donc  toute  sa  souplesse  intellectuelle  et 
musculaire  qui  lui  permet  d'apprendre,  s'il  en  sent  le  désir  ou 
la  nécessité,  tout  autre  genre  de  travail.  Mais  la  principale  raison 
de  cette  adaptation  nous  est  donnée  par  le  rapporteur  lui- 
même  :  «  Tous  les  ouvriers,  continue-t-il,  n'ont  pas  été,  en  bloc, 
placés  sur  les  chantiers;  il  n'y  a  pas  eu  de  pression  sur  eux;  on 
n'y  a  admis  que  des  volontaires,  désireux  de  secouer  le  joug  de 
la  charité.  Beaucoup  d'entre  eux  ont  préféré  rester  dans  l'oisi- 
veté et  recevoir  les  secours  de  Tassistance  publique  qui  n'exigeait 
d'eux,  en  échange,  qu'un  simulacre  de  travail  ».  Ces  considéra- 
tions nous  font  entrevoir  une  première  condition  du  succès  des 
travaux  de  secours  :  ces  travaux  doivent  être  appropriés,  sinon 

1.  Cf.  P.deRousiers,  LaQuestion  ouvrière  en  Angleterre.,  1895,  p.  399,  414,  417. 


l'assistance  par  le  travail.  15 

physiologiquement,  au  moins  moralement;  aux  ouvTiere  à 
secourir;  une  première  sélection  s'établit  ainsi  de  façon  à  ce 
qu'ils  ne  s'appliquent  qu'à  ceux  qui  sont  capables  d'exercer 
l'eflbrt  musculaire  nécessaire,  et  qui  ne  reculent  pas  devant  lui. 
Ils  sont  inapplicables  aux  débiles,  aux  femmes  et  aux  enfants, 
qui  n'auraient  pas  la  force  voulue,  et  à  ceux  qui  répugnent  à 
l'énergie  qu'implique  tout  effort  énergique  et  continu. 

La  démonstration  de  cette  condition  ressort  avec  évidence  de 
la  comparaison  entre  cette  expérience  et  un  autre  essai  du  même 
genre  qui  avait  été  tenté  en  Irlande,  lors  de  la  disette  de  18i6. 
«  Si  les  ingénieurs  du  gouvernement  avaient  été  chargés  de 
l'exécution  des  travaux  et  si,  comme  on  l'a  fait  en  Irlande  pen- 
dant les  années  de  famine,  ils  ne  s'étaient  préoccupés  que  d'ou- 
vrir de  vastes  chantiers  à  des  masses  ouvrières,  sans  chercher  à 
faire  un  choix  entre  les  individus,  bons  ou  mauvais,  il  n'y  aurait 
pas  eu  d'émulation,  de  sorte  que  les  paresseux,  les  incapables, 
les  indisciplinés  auraient  déteint  sur  tous.  Heureusement,  dans 
le  Lancashire,  les  chantiers  ont  été  divisés  et  subdivisés,  de  sorte 
que  les  ouvriers  ont  pu  être  groupés  en  petites  équipes  sous  la 
direction  d'un  petit  nombre  d'hommes  expérimentés,  et  contrôlés 
par  des  surveillants  désignés  par  les  autorités  locales  intéressées 
à  la  bonne  conduite  des  opérations.  » 

De  ce  double  exemple  en  sens  inverse  apparaît  d'une  façon 
lumineuse  l'importance,  pour  la  réussite  du  système,  de  iélé- 
menl  moral  et  personnel  chez  les  intéressés;  il  en  est  ainsi  d'ail- 
leurs de  toute  entreprise  industrielle  :  pour  qu'elle  réussisse,  il 
faut  que  la  main-d'œuvre  s'y  prête.  iMais  cette  condition  en  im- 
pose une  nouvelle  :  le  choix  de  la  main-d'œuvre,  le  discernement 
de  la  valeur  des  ouvriers,  supposent  par  eux-mêmes  la  capacité 
de  ceux  qui  dirigent  ;  toutes  les  autres  parties  de  l'entreprise  la 
requièrent  également.  Sur  ce  point  encore,  la  comparaison  entre 
les  expériences  anglaise  et  irlandaise  ne  laisse  aucun  doute,  et  le 
rapport  de  M.  Rawlinson,  de  1864,  est  très  explicite  sur  ce  point. 
Après  avoir  rappelé  la  méfiance  avec  laquelle  le  souvenir  de 
l'échec  de  18i6  fit  accueillir  la  nouvelle  tentative,  le  rapporteur 
pronostique  un  sort  différent  pour  celle-ci,   et  il  en  donne  les 


16  LE    CHÔMAGE   ET   l'aSSISTANCE    PAR   LE   TRAVAIL. 

raisons  :  ((  C'est  que  tous  ces  travaux  ont  été  décidés  et  exécutés 
sous  le  contrôle  des  seules  autorités  locales  qui  en  avaient  préala- 
blement évalué  le  montant  des  dépenses;  les  frais  d'intérêt  et 
d'amortissement  des  prêts  étant  garantis  par  les  revenus  ordi- 
naires de  chaque  district,  on  comprend  que  même  des  entre- 
prises privées  pourraient  être  effectuées  sans  risque  dans  des 
conditions  semblables.  La  somme  prêtée  n'était  livrée  que  par 
fractions,  ordinairement  par  dixième;  et,  avant  d'obtenir  un 
nouveau  versement,  il  fallait  produire  un  mémoire  justificatif 
des  dépenses  faites  et  un  état  de  l'avancement  des  travaux.  Véri- 
fication en  était  faite  par  un  ingénieur  de  l'État  qui  donnait 
ensuite  son  avis. 

«  En  Irlande,  lors  de  la  grande  famine  de  1846,  il  n'en  avait 
pas  été  de  même.  Les  plans  et  devis  avaient  été  dressés,  les  tra- 
vaux exécutés  par  les  soins  des  ingénieurs  de  l'État.  Les  munici- 
palités et  les  propriétaires  qui  devaient  bénéficier  des  travaux  et 
en  garantir  le  paiement,  n'avaient  été  appelés  qu'à  donner  leur 
consentement.  Or,  en  plus  d'un  cas,  les  dépenses  avaient  dépassé 
les  devis  primitifs  ;  parfois,  elles  avaient  été  doublées  et  triplées; 
de  là,  refus  des  propriétaires  déçus  de  remplir  leurs  premiers 
engagements.  De  plus,  les  autorités  locales  n'ayant  pas  désigné 
les  travaux  à  exécuter,  n'en  ayant  pas  établi  les  devis,  n'y  ayant 
pas  même  collaboré,  s'étaient  complètement  désintéressées  de  la 
surveillance  de  l'exécution  des  travaux.  »  On  saisit  là  toute  la 
différence  qui  existe  entre  une  administration  dirigée  par  les  bu- 
reaucrates et  celle  que  représentent  des  hommes  d'affaires  doués 
d'initiative;  c'est  la  différence  qui  sépare  l'Irlandais  de  l'An- 
glais ^  On  trouverait  déjà  un  indice  de  cette  supériorité  de  l'ex- 
périence de  1864,  dans  la  rapidité  et  la  décision  avec  laquelle 
l'affaire  fut  menée;  nous  avons  cité  à  dessein  les  dates  des 
différentes  phases  de  l'organisation  :  quand  on  songe  aux  dé- 
lais qui  sont  nécessaires,  dans  d'autres  administrations,  pour 
élaborer  des  rapports,  dresser  des  projets,  et  les  exécuter,  on 
ne  peut  qu'être  surpris  de  voir  l'administration  anglaise  agir 

1.  Cf.  Science  sociale,  t.  VII,  p.  197  et  suiv.,  t.  XX,  p.  420  et  suiv. 


L  ASSISTANCE   PAR    LK    TRAVAIL.  I  7 

comme  le  ferait  un  industriel  soucieux  de  ses  propres  intérêts. 
L'opposition  entre  les  deux  façons  d'agir,  suivant  le  type  ad- 
ministratif en  jeu,  apparaît  encore  dans  les  expériences  sui- 
vantes, qui  eurent  aussi  l'Irlande  pour  théâtre,  et  qui  se  renou- 
velèrent à  trois  reprises,  en  1880,  en  1886  et  en  1891.  Le 
rapport  officiel  ne  donne  que  des  indications  très  succinctes  à 
leur  sujet.  11  nous  apprend  cependant  qu'en  1880,  des  avances 
avaient  été  faites  aux  grands  propriétaires  et  aux  autorités  sani- 
taires, pour  une  somme  de  29  millions,  qui  fut  consacrée  à  des 
travaux  d'irrigations  ou  de  drainage.  En  1886,  ce  furent  les  bu- 
reaux de  bienfaisance  qu'on  chargea  de  l'exécution  des  travaux  : 
c'était  là  une  preuve  que  le  précédent  essai  n'avait  pas  donné 
tout  ce  qu'on  en  attendait.  On  entreprit  la  construction  de  voies 
publiques  qui  auraient  pu  rendre  de  grands  services.  Mais  les 
ouvriers,  privés  de  tout  stimulant,  soit  de  la  crainte  d'un  renvoi, 
soit  de  l'espoir  d'un  gain  plus  élevé,  s'abstinrent  de  déployer  la 
moindre  activité.  Les  chefs  d'équipe,  choisis  parmi  les  chômeurs, 
se  gardaient  bien  de  les  inciter  au  travail.  Aussi  les  routes  com- 
mencées furent-elles  laissées  à  moitié  terminées  ou  faites  sans 
souci  de  leur  conservation.  En  1890,  on  essaya  encore  un  autre 
système  :  ce  fut  l'État  lui-même  qui  se  chargea  de  l'entreprise. 
Les  directeurs  et  les  contremaîtres  furent  des  officiers  et  des 
soldats  du  génie.  Les  chefs  d'équipe  ou  pointeurs  furent 
d'abord  pris  parmi  les  chômeurs;  mais  on  fut  bientôt  obligé  d'y 
renoncer  pour  ne  pas  voir  se  reproduire  les  abus  déjà  constatés  : 
on  les  prit  donc  dans  le  personnel  de  la  police,  et  leur  nombre 
s'éleva  jusqu'à  i36.  Néanmoins,  malgré  la  défectuosité  du  sys- 
tème et  le  coût  élevé  du  travail  par  rapport  au  rendement  ', 
l'opération  rendit  des  services  en  occupant  un  nombre  considé- 
rable de  sans-travail  :  en  février  1891,  ils  étaient  7.453,  le 
23  mai,  15.528.  Le  prix  de  la  journée  était  de  1  fr.  45  jusqu'au 
i  juillet,  puis  de  1  fr.  25;  les  femmes,  les  infirmes  et  les  vieil- 
lards recevaient  6  fr.  25  par  semaine,  les  enfants  0  fr.  80  par 
jour. 

1.  La  dépense  s'éleva  à    3.212.450  francs  en  salaires,  472.250  francs  en  frais  de 
sarveillance  et  329.550  francs  en  matériaux  et  outillage." 


i8  LE   CHÔMAGE   ET    l'aSSISTA>CE    PAR    LE    TRAVAIL, 

En  1893,  le  Local  Government  Board  adressa  aux  autorités 
communales  un  questionnaire  au  sujet  des  travaux  de  secours 
entrepris  par  elles.  Cette  enqaête  nous  renseigne  surtout  sur  la 
première  des  conditions  dont  nous  avons  parlé,  à  savoir  la  qua- 
lité des  chômeurs.  Celle-ci  apparaît  souvent  assez  médiocre.  A 
Leeds,  sur  1.874  demandes  d'embauchage,  on  n'en  admit  que 
1.103.  A  Liverpool,  l'exécution  du  travail  était  confiée  à  la  so- 
ciété centrale  de  secours,  la  municipalité  se  contentant  de  me- 
surer le  travail  et  de  le  payer  au  mètre  culje;  bien  que  le  tarif 
fût  établi  de  manière  à  ce  qu'un  terrassier  de  profession  put 
gagner  8  à  10  francs  par  jour,  le  salaire  resta  dans  les  limites  de 
3  fr.  10  à  5  fr.  30.  A  Kensington  (Londres),  la  tonne  de  pierres 
cassées  revint  à  19  fr.  60,  soit  4  fr.  20  de  plus  que  le  prix  nor- 
mal; 195  ouvriers  gagnèrent  plus  de  5  francs  par  jour;  706  ga- 
gnèrent moins  de  ce  chiffre.  Le  travail  fourni  pour  la  démolition 
de  la  prison  de  Millbank,  à  Londres,  fut  de  moitié  inférieur  à 
celui  que  fournissent  d'ordinaire  des  démolisseurs  de  profession  ; 
le  salaire  était  à  la  tâche.  A  Glasgow,  sur  2.801  demandes  d'ad- 
mission, on  n'en  retint  que  1.251.  Au  bout  de  dix  semaines,  la 
situation  étant  redevenue  meilleure,  la  municipalité  substitua  le 
salaire  à  la  tâche  au  salaire  à  la  journée  :  au  bout  de  huit  jours, 
le  nombrs  des  assistés  descendit  de  560  à  177;  quinze  jours  plus 
tard,  ils  n'étaient  plus  que  75;  la  dépense  de  cette  entreprise, 
déduction  faite  de  la  valeur  du  travail  exécuté,  laissa  un  déficit 
de  42.548  fr.  50,  plus  de  la  moitié  de  la  dépense  brute.  Bien  que 
ces  faits  ne  soient  pas  sans  exceptions,  et  que  certains  travaux 
aient  donné  des  résultats  satisfaisants  ^ ,  il  semble  bien  que,  dans 
l'ensemble,  en  dehors  des  crises  exceptionnelles  qui  peuvent 
atteindre  même  les  ouvriers  les  plus  actifs  et  les  plus  réguliers, 
les  travailleurs  qui  bénéficient  de  ce  genre  d'assistance  appar- 
tiennent à  la  catégorie  de  ceux  dont  le  niveau  d'existence  est 
peu  êlevé^  qui  se  contentent  d'un  salaire  médiocre  plutôt  que  de 

1.  A  Aberdeen,  120  ouvriers  ont  été  employés  en  189".!-18y3,  et  100  pendant  l'hiver 
suivant,  avec  des  salaires  de  0  fr,  30  à  0  fr.  45  l'heure,  suivant  leur  habileté  et  le 
genre  de  travail;  on  n'enregistra  que  des  résultats  favorables.il  en  fut  de  même  dans 
un  chantier  de  Leeds,  ainsi  qu'à  Abbey  Mills  et  West  Ham  (Cf.  Annales  du  Mnsée 
social,  l'JOi,  p.  70). 


l'assistance  par  le  travati..  19 

déployer  une  énergie  qui  leur  permettrait  de  gagner  davantage, 
et  qui  négligent  les  facilités  qu'on  leur  ofl're  pour  cela.  Cette 
catégorie  ne  doit  pas  être  confondue  avec  celle  des  paresseux- 
invétérés,  des  vagabonds  ou  des  débauchés  qui  sont,  nous 
l'avons  vu,  le  personnel  normal  des  workhouses  :  il  s'agit  ici 
d'individus,  dont  la  conduite  peut  être  digne  et  rangée,  qui  dé- 
sirent une  occupation  régulière  qui  leur  fournisse,  à  eux  et  à 
leur  famille,  des  moyens  d'existence  honnêtes,  mais  dont  l'inca- 
pacité et  la  faillie  énergie,  peut-être  duo  à  un  défaut  constitu- 
tionnel, peut-être  produite  par  une  lacune  de  l'éducation  et 
par  un  défaut  d'entraînement,  les  empêchent  de  trouver  une 
occupation  régulière  et  rémunératrice  et  d'élev^er  le  niveau  de 
leur  existence.  Cette  conclusion  est  importante  pour  qui  veut 
se  rendre  compte  du  problème  du  chômage  et  des  moyens  de  le 
résoudre,  et  nous  la  retrouverons  plus  tard. 

D'autres  conclusions  se  dégagent  encore  de  l'enquête  que 
nous  citons.  Les  travaux  ont  consisté  généralement  en  terrasse- 
ments, entretien  de  la  voirie  et  autres  opérations  se  rapportant 
à  ces  objets.  Ces  travaux  ne  constituent  pas  des  métiers  délimités, 
au  point  de  vue  de  la  spécialisation  de  ceux  qui  s'y  adonnent  : 
aucune  autre  aptitude  n'est  requise  d'eux  que  la  force  physique  ; 
ils  peuvent  venir  de  toute  autre  profession  et  y  retourner  à 
volonté  dans  la  suite i.  C'est  à  cette  cause,  comme  à  l'incapa- 
cité des  travailleurs  de  ces  professions,  qu'est  dû  le  défaut  d'or- 
ganisation syndicale  de  ces  derniers.  Les  pouvoirs  publics  peu- 
vent donc  réglementer  le  travail,  en  cette  matière,  sans  courir 
le  risque  de  se  heurter  à  des  organisations  ouvrières  récla- 
mant contre  les  effets  déprimants  d'une  concurrence  qui  leur 
est  ainsi  faite.  On  peut  à  volonté,  soit  entreprendre  de  nouveaux 
travaux,  si  les  ressources  disponibles  le  permettent,  soit  par- 
tager la  besogne  entre  un  plus  grand  nombre  de  bras,  soit  ré- 
duire les  salaires  de  chacun  :  cest  ainsi,  par  exemple,  que  dans 
beaucoup  de  localités  les  ouvriers  n'ont  été  occupés  que  pendant 


1.  C'était  la  condition  que  la  circulaire  ministérielle  du  14  novembre  1892  con- 
seillait d'adopter  dans  le  choix  des  travaux  à  exécuter. 


20  LE    CHÔMAGE   ET    L'ASSISTA^XE   PAR    LE    TRAVAIL. 

un  nombre  déterminé  des  jours  de  la  semaine,  et  étaient  parta- 
gés en  équipes  qui  se  relayaient  une  ou  deux  fois  par  semaine.  Il 
en  est  autrement  lorsqu'il  s'agit  de  métiers  qualifiés  :  des  tenta- 
tives pour  payer  des  maçons  ou  des  peintres  à  un  tarif  inférieur 
à  celui  en  usage  dans  la  profession  ont  soulevé  des  protesta- 
tions des  trade-unions^.  Un  résultat  identique  se  produirait  si, 
au  lieu  de  n'occuper  des  ouvriers  de  ces  professions  que  d'une 
façon  exceptionnelle,  on  cherchait  à  leur  créer  artificiellement 
des  emplois  que  les  demandes  de  l'industrie  ne  comportent  pas  : 
la  concurrence  qui  en  résulterait  provoquerait  infailliblement 
une  dépression  sur  les  salaires.  Il  est  donc  indispensable,  comme 
le  recommandait  le  gouvernement,  de  se  limiter  exclusivement 
aux  travaux  non  qualifiés  que  nous  citons  ci-dessus,  et  dont  le 
personnel  se  recrute  habituellement  dans  les  catégories  sociales 
auxquelles  appartiennent  les  chômeurs  eux-mêmes.  Diverses 
conséquences  découlent  du  même  point  de  vue,  que  l'analyse 
des  faits  nous  permettra  de  dégager  dans  la  suite. 

La  faveur  marquée  par  l'administration  anglaise  vis-à-vis  des 
travaux  de  secours  ne  s'est  pas  démentie.  Parmi  les  résolutions 
votées  au  début  de  1903  par  la  National  conférence  réunie  à 
Sheffield,  se  trouvent  notamment  les  suivantes  :  que  des  prêts 
soient  accordés  aux  communes  pour  l'emploi  des  chômeurs  à  la 
construction  de  routes  et  de  tous  autres  travaux  utiles  ;  que  les 
autorités  locales  soient  invitées,  dans  ce  but,  à  élaborer  des 
plans  de  défrichement  des  terres  incultes,  de  percement  de  rues 
et  d'entreprises  d'assainissement.  En  1904,  la  commission  du 
Mansion  HoKse,  instituée  en  1895,  décida  de  créer  des  chantiers 
dans  les  environs  de  Londres  pour  les  chômeurs  de  la  capitale. 
Il  recueillit  dans  ce  but  des  souscriptions  privées  qui,  au  début 

1.  La  même  difficulté  peut  se  présenter,  bien  que  à  un  degré  moindre,  pour  les 
travaux  de  terrassement.  L'expérience  de  M.  Hills  en  est  la  prouve.  Ce  généreux 
philanthrope  ayant  ouvert  des  chantiers,  à  West-Ham,  en  1895,  prétendit  payer 
0  fr.  40  1  heure  au  lieu  de  0  fr.  6o  qui  était  le  prix  habituel.  Son  entreprise  rencontra 
dans  l'opinion  publique  une  hostilité  marquée  et  n'obtint  que  des  résultats  médio- 
cres :  alors  qu'une  équipe  produisait  un  supplément  de  travail  de  80  fr.  par  se- 
maine, d'autres  aboutissaient  à  un  déficit  de  180  fr.  Douze  équipes  ont  fourni  ainsi 
plus  que  le  travail  correspondant  au  salaire  minimum,  tandis  que  57  ont  laissé  un 
déficit  considérable  {Rapport  stir  la  quest.  du  chdm.,  p.  169-171). 


l'assistance  par  le  travail.  21 

de  1905,  atteignaient  1.100.000  fr.  Pendant  le  mois  de  janvier, 
41.4-24  individus  furent  employés  dans  les  divers  chantiers  ou- 
verts par  les  municipalités,  dont  20.683  dans  ceux  de  Londres. 
La  durée  de  leur  travail  était  de  6  à  8  heures  par  jour  et  de 
9  jours  par  mois.  Les  salaires  étaient  de  5  à  7  pence  par  jour.  Le 
Comité  central  du  London  imemployed  fund  a  dépensé,  durant 
cette  même  année,  51.000  liv.  st.  et  a  secouru  3.496  sans-tra- 
vail, dont  1.161  furent  employés  à  Londres  et  1.208  à  Epsom, 
d'où  ils  revenaient  chaque  soir;  1.217  autres  furent  envoyés 
dans  les  colonies  agricoles  d'Hollesley  Bay,  tandis  que  leurs 
familles  restaient  à  Londres  et  recevaient  une  allocation  hebdo- 
madaire; 42  familles,  comprenant  215  personnes,  furent  envoyées 
au  Canada.  Les  travaux  exécutés  dans  les  chantiers  étaient  com- 
binés sur  un  plan  rationnel  et  représentaient  un  travail  utile. 
Le  salaire  était  calculé  d'après  le  travail  effectué.  Le  comité  ne 
se  désintéressait  pas  de  ses  assistés  et  suivait  leur  sort  après 
leur  départ  du  chantier.  Une  centralisation  opérée  entre  les  bu- 
reaux institués  en  xavivi  àxx  Labour  bureaux  Act  de  1902,  per- 
mettait au  bureau  central  de  coordonner  les  renseignements 
concernant  le  marché  du  travail  et  facilitait  les  placements. 
L'État,  de  son  côté,  donna  dans  ses  arsenaux  du  travail  à 
17.000  ouvriers  qui  avaient  été  congédiés  en  1900,  et  fit  une 
commande  de  canons  s'élevant  à  50  millions.  Les  sociétés  pri- 
vées donnèrent  leur  appui.  Celle  des  Garden  Cities  offrit  du 
travail  pour  100  ouvriers.  L'Armée  du  Salut  en  employa  plu- 
sieurs  centaines  dans  ses  ateliers  i. 

Toute  cette  activité  contribua  sans  nul  doute  à  atténuer  la  ri- 
gueur du  chômage,  particulièrement  intense  cette  année-.  Ce- 
pendant on  se  rendait  compte  que  ces  efforts  ne  seraient  qu'un 
palliatif  insuffisant  sans  une  intervention  de  l'État.  La  com- 
mission du  Mansion  House  la  réclamait  en  190i,  et  la  création 
d'un  ministère  du  travail,   spécialement  chargé  de  toutes   les 

1.  Annales  du  Musée  social,  1904,  p.  70-72;  1905,  p.  40-41.  —  Savary,  Rev.  pol. 
et  pari.,  mai  1907,  p.  315-317. 

2.  En  décembre  1904,  le  nombre  des  sans-travail  dépassait  de  13.350  celui  de  dé- 
cembre 1903,  donnant  une  proportion  de  2,8  %  de  la  population,  la  plus  forte  qui 
ait  été  enregistrée  depuis  1877. 


22  LE    CHÔMAGE    ET   l'aSSISTANCE    PAR   LE   TRAVAIL. 

questions  concernant  la  situation  de  la  classe  ouvrière,  semblait 
à  tous  chose  indispensable  K  Ce  mouvement  d'opinion  aboutit  à 
VUnemployed  workmens  Act  du  11  août  1905.  Cette  loi  crée, 
dans  chaque  quartier  de  l'agglomération  de  Londres,  un  distress 
committee,  par  les  soins  et  sous  la  surveillance  des  autorités 
municipales  ou  local  government  hoard.  Ces  comités  sont  com- 
posés de  conseillers  municipaux  et  de  conseillers  de  comtés, 
de  membres  du  Board  of  guardians  et  de  particuliers  ayant 
l'expérience  des  soins  à  donner  aux  indigents.  Les  renseigne- 
ments qu'ils  recueillent  concernant  le  marché  du  travail  sont 
centralisés  au  bureau  central.  Ce  dernier  remplit  donc  l'office 
d'une  bourse  du  travail  à  l'égard  du  placement.  En  outre,  ce 
comité  s'occupe  de  faciliter  le  déplacement  des  chômeurs  vers 
les  localités  offrant  des  disponibilités  de  travail,  ou  au  besoin 
de  les  expatrier,  d'ouvrir  des  chantiers  temporaires  de  travail, 
d'acquérir  des  terres  avec  l'autorisation  de  la  municipalité  et 
de  fonder  des  colonies  agricoles.  Les  travaux  exécutés  doivent 
présenter  une  utilité  réelle.  Les  ouvriers  doivent  être  sérieuse- 
ment surveillés,  et  fournir  un  travail  régulier,  auquel  il  n'est 
fait  exception  que  pour  la  recherche  d'une  place.  Les  demandes 
sont  d'ailleurs  examinées  avec  soin,  et  l'on  fait  une  sélection 
parmi  les  inscrits,  en  donnant  la  préférence  à  ceux  qui  rési- 
daient depuis  12  mois  dans  le  district,  dont  la  réputation  était 
favorable  et  l'occupation  régulière;  à  défaut  de  travailleurs  de 
cette  catégorie,  on  choisit  les  individus  mariés  et  ayant  des 
charges  de  famille.  L'assistance  ne  peut  être  donnée  que  pen- 
dant 16  semaines  par  an.  En  cas  de  séparation  entre  les  membres 
de  la  famille,  les  personnes  à  la  charge  du  chef  de  famille 
reçoivent  un  subside  qui  est  défalqué  du  salaire.  Le  montant 
du  salaire  doit  être  toujours  inférieur  à  celui  des  manœuvres 
dans  le  même  district  en  temps  normal.  Les  ressources  néces- 
saires proviennent  de  contributions  volontaires  ~;  puis,  en  cas  de 
besoin,  d'un  impôt  spécial  qui  ne  doit  pas  dépasser  un  denier 

1.  Annales  du  Musée  social,  loc.  cit. 

2.  La  souscription  de  Ja  reine  Alexandra,  en  novembre  1905,  réunit  en  quelques 
jours  plus  de  :i  millions  de  francs. 


l'assistance  par  le  travail.  25 

par  livre  d'impôt  sur  les  loyers.  Les  recettes  provenant  de  cette 
dernière  source  ne  peuvent  être  employées  qu'aux  frais  d'admi- 
nistration, aux  secours  d'émigration  et  aux  achats  de  terre  ap- 
prouvés. Ces  dispositions  peuvent  être  étendues,  dans  le  reste 
du  royaume,  par  ordonnance  ministérielle,  à  toute  aggloméra- 
tion de  plus  50.000  habitants,  et,  sur  la  demande  des  autorités 
municipales,  à  celles  dont  la  population  est  inférieure.  En 
l'absence  de  cette  organisation,  les  fonctions  des  distress  com- 
mittees  peuvent  être  remplies,  en  ce  qui  concerne  le  placement, 
par  les  conseils  de  comtés  ou  de  communes'. 

Nous  aurons  à  revenir  ultérieurement  sur  cette  mesure  légis- 
lative. En  ce  qui  concerne  ses  dispositions  relatives  au  sujet  du 
présent  chapitre,  nous  devons  noter  que  l'intervention  du  lé- 
gislateur n'a  pas  pour  objet  de  se  sul)stituer  à  l'administration 
municipale;  elle  respecte  son  initiative  et  lui  laisse  toute  la 
liberté  de  gestion  nécessaire  à  la  réalisation  de  la  condition 
dont  nous  parlions  plus  haut,  relative  à  une  direction  sage 
et  compétente. 

L'expérience,  à  vrai  dire,  aurait  donné  des  mécomptes.  Dès 
les  mois  d'octobre  et  de  novembre  1905,  des  comités  se  fondè- 
rent sur  le  modèle  prévu  par  la  loi.  Durant  l'hiver  1905-1906, 
108  fonctionnèrent,  dont  30  à  Londres.  Sur  une  population 
totale  des  circonscriptions  qui-  en  comptèrent,  s'élevant  à 
16  millions  d'habitants,  110.835  sans-travail  se  firent  inscrire; 
73.101  d'entre  eux  furent  admis,  et  parmi  eux,  41.321  furent 
employés  à  des  travaux  de  secours.  Ceux-ci  consistèrent  gé- 
néralement en  travaux  de  voirie  :  les  comités  reconnaissent 
en  effet  qu'il  ne  leur  est  pas  possible  de  faire  exécuter  des 
travaux  des  métiers  qualifiés,  nous  avons  vu  plus  haut  pour 
quels  motifs.  La  dépense  s'éleva  à  1.400.000  francs;  les  re- 
cettes, montant  à  2  millions  de  francs,  comprenaient  une  somme 
de  1.125.000  francs  provenant  de  la  souscription  de  la  reine.  Le 
rendement  du    travail  produit  fut  de  30  à   60  ^  inférieur  à 


1.  Savary,  loc.  cit..,  p.  284-285.  —  Réforme  sociale,  novembre  1905,  p.  7i7-7i8  ; 
janvier  1906,  p.  175  et  suiv.  —  Bull.  off.  trav.,  1905,  p.  914-915. 


24  LE    CHÔMAGE    ET    l'aSSISTANCE    PAR    LE    TRAVAIL. 

celui  d'un  travail  normal  des  ouvriers  de  la  profession  K  M.  John 
Burns,  le  ministre  ouvrier,  ne  serait  pas  favorable,  parait-il,  à 
cet  essai  qui,  à  son  avis,  «  avec  le  droit  au  travail,  reconnaît 
le  droit  de  choisir  le  travail  et  le  lieu  du  travail,  formant  une 
caste  à  part  des  Unemployed,  et  qui  est  certainement  le  pire 
excès  auquel  puisse  se  porter  la  pensée  étatiste-  ».  Si  l'on 
considère  quel  est  le  niveau  social  que  présentent  g-énérale- 
ment  les  chômeurs,  et  que  nous  avons  signalé  plus  haut,  on 
reconnaîtra  qu'il  est  bien  difficile  d'obtenir,  avec  de  tels  élé- 
ments, les  mêmes  résultats  qu'avec  des  travailleurs  actifs  et 
consciencieux  :  le  succès  de  l'expérience  de  1865 ,  qu'on  ne 
l'oublie  pas,  repose  en  grande  partie  sur  le  fait  que  les  chô- 
meurs étaient,  pour  la  plupart,  des  travailleurs  appartenant  à 
un  métier  qualifié,  qu'une  crise  commerciale  exceptionnelle 
avait  brusquement  privés  de  leur  travail  habituel.  En  1905- 
1906,  au  contraire,  la  composition  des  assistés  fut  à  peu  près 
analogue  à  celle  que  l'on  observe  normalement  dans  les  ins- 
titutions qui  s'adressent  aux  chômeurs  :  ils  comprenaient 
37.902  manœuvres,  16.648  ouvriers  du  bâtiment,  11.400  ap- 
partenant à  des  métiers  qualifiés,  et  8.467  divers'^.  Aucune  loi 
n'a  le  pouvoir  de  réformer  les  hommes,  et  l'institution  en  ques- 
tion ne  pouvait  que  prendre  les  chômeurs  tels  qu'ils  se  présen- 
taient, en  opérant  entre  eux  la  sélection  la  plus  judicieuse 
possible.  Le  grand  progrès  réalisé  par  la  loi  de  1907  a  été 
d'introduire  un  nouveau  principe  dans  le  système  de  l'assis- 
tance organisé  en  1834  :  il  consiste  dans  la  distinction  entre 
les    pauvres    volontaires    et    incorrigibles ,    pour    lesquels   le 

1.  Savary,  loc.  cit.,  p.  285-286.  —  D.  Bellet,  Journal  des  Économistes,  1907, 
p.  229  et  siiiv. 

>.  réforme  sociale,  mars  1906,  p.  488.  —  Celle  opinion  doit  évidemment  viser 
plutôt  le  mode  d'organisation  des  travaux  de  secours,  que  le  système  lui-même  :  c'est 
un  effet,  une  institution  analogue  aux,  dislress  commiltees  qui  préconisait  en  1903 
la  réunion  des  autorités  municipales  de  Londres,  dont  le  rapporteur  était  M.  John 
Burns  lui-même. 

Quant  à  l'opposition  des  trade-unions  à  cette  loi,  elle  parait  avoir  pour  fondement 
la  concurrence  que  les  bureaux  officiels  de  placement  exerceraient  à  leur  égard,  et 
qui  pourrait  aboutir  à  une  dépression  des  salaires  (Cf.  Congrès  de  Liverpool  en  1906, 
BuU.off.  trav.,  1906,  p.  1153). 

3.  Savary,  loc.  cit.,  p.  285-286. 


l'assistance    par    I.E   TRAVAIt..  25 

workhouse  constitue  un  régime  approprié,  et  les  catégories  de 
travailleurs  inférieurs  et  incapables  de  se  tirer  d'affaire  par 
eux-mêmes,  mais  n'offrant  qu'un  affaiblissement  de  l'énergie 
et  non  une  déchéance  morale,  et  pour  lesquels  le  régime 
antérieur  constituait  une  injustice.  La  distinction  peut  être  dif- 
ficile, et  prêter  à  l'arbitraire  ;  mais  aucune  institution  ne  permet 
de  supprimer  le  risque  d'erreur  résultant  de  l'action  de 
l'homme,  et  d'agir  à  coup  sur. 

Les  chances  d'une  application  aussi  satisfaisante  que  la  qua- 
lité des  intéressés  le  comporte,  reposent  sur  le  caractère  des 
administrations  anglaises  que  nous  avons  déjà  noté.  Ce  caractère 
apparaît  à  l'égard  des  chômeurs  dans  l'attitude  du  gouverne- 
ment :  loin  de  céder  aux  sollicitations  qui  Fentraineraient  à 
intervenir  arbitrairement  dans  le  marché  de  travail,  il  main- 
tient son  action  dans  le  seul  domaine  où  il  ne  risque  pas  d'ap- 
porter  des  perturbations  préjudiciables  aux  autres  travailleurs. 
L'exemple  de  son  attitude  vis-à-vis  des  ouvriers  de  l'arsenal  de 
^yool^vich  est  significative  à  cet  égard.  On  a  vu  qu'une  com- 
mande importante  avait  été  faite,  en  1905,  permettant  d'em- 
ployer un  nombre  considérable  d'ouvriers.  Le  besoin  étant 
satisfait,  le  gouvernement  ne  se  crut  pas  obligé  de  conserver 
arbitrairement  les  emplois  au  personnel  sans  avoir  de  travail 
à  lui  donner  :  au  commencement  de  1907,  un  grand  nombre 
fut  renvoyé,  et  l'on  estimait,  au  mois  d'avril,  que  le  personnel 
de  l'arsenal  était  inférieur  de  2.165  à  l'effectif  ordinaire.  En 
réponse  à  une  démarche  des  ouvriers,  le  2-2  avril,  le  premier 
ministre,  M.  Campbell-Bannerman,  se  retrancha  derrière  l'o- 
bligation de  respecter  le  budget  qui  lui  était  fixé.  Une  pro- 
testation adressée  aux  membres  du  Parlement  provoqua  la 
déclaration  du  ministre  de  la  guerre,  M.  Haldane,  le  27  avril, 
à  la  Chambre  des  communes,  que  l'on  tiendrait  compte  unique- 
ment des  besoins  du  service  pour  la  fixation  de  l'effectif  mi- 
nimum. Une  pétition  au  roi,  le  3  mai,  n'eut  pas  un  meilleur 
succès  :  le  roi  répondit  à  la  délégation  que  la  réduction  du 
personnel  était  une  suite  inévitable  des  changements  que  la 
paix  a  apportés  à  la  situation,  qu'il  avait  seulement  «  la  con- 


26  LE    CHÔMAGE    ET   l'aSSISTANCE    PAR    LE    TRAVAIL. 

viction  que  Ton  ne  renverrait  aucun  employé  dont  le  travail  à 
l'arsenal  puisse  être  utilisé  de  façon  avantageuse  au  service 
public  ».  On  se  refusait  donc  catégoriquement  à  donner  sa- 
tisfaction aux  ouvriers,  qui  demandaient  d'occuper  les  chô- 
meurs, dans  l'arsenal,  à  la  fabrication  d'automobiles  et  de 
bicyclettes.  Le  seul  remède  fut  apporté  par  le  distress  committee 
de  Woolwich,  qui,  en  mai  et  en  juin,  expédia  dans  les  colo- 
nies un  certain  nombre  de  familles  *.  Cette  conduite  peu  hu- 
manitaire, mais  très  conforme  au  sens  des  afïaires,  caractérise 
bien  une  administration  capable  de  diriger  avec  succès  une 
entreprise  industrielle. 

Ce  même  caractère  des  pouvoirs  publics  en  Angleterre  ap- 
paraît lorsqu'on  étudie  le  mode  d'action  des  administrations 
municipales.  Nous  nous  contenterons  cependant  du  trait  qui 
vient  d'être  cité.  Il  suffit  à  démontrer  qu'à  \ aptitude iihysiqxie 
et  morale  des  assistés  doit  s'ajouter  une  autre  condition  pour 
le  fonctionnement  normal  et  satisfaisant  de  l'assistance  par  le 
travail  :  cette  deuxième  condition  réside  dans  Vaptiiiide  morale 
et  intellectuelle  des  organisateurs.  L'examen  des  expériences 
qui  ont  été  faites  en  France  en  cette  matière  va  nous  fournir  la 
confirmation  de  cette  double  condition. 


II,    —  LES   TRAVAUX   PUBLICS    d'aSSISTANCE  PAR  LE  TRAVAIL 
EN    FRANCE. 

En  France,  comme  dans  les  autres  pays,  l'assistance  par  le 
travail  date  d'une  époque  reculée.  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui 
que  la  connaissance  des  vices  de  certains  éléments  de  la  société 
a  conduit  à  n'admettre  la  charité  qu'en  échange  d'un  travail 
produit^  :  un  capitulaire  de  Charlemagne,  de  806,  portait,  «  s'il 
se  rencontre  des  mendiants,  que  nul  ne  les  assiste,  à  moins 
qu'ils  ne  travaillent  de  leurs  mains  ».  Des  ordonnances  de  1350, 

1.  Voir  les  journaux  de  celle  époque. 

2,  M,  Paulian  montre  dans  son  ouvrage  Paris  qui  mendie  (1893),   la  nécessité 
sociale  qui  s'impose  de  ne  pas  encourager  le  vice  par  les  secours  gratuits  en  argent. 


l'aSSISTANCK    l'AR    I.K    THAVAIL.  27 

1536,  1545,  161-2,  1629,  1720  établissent  le  régime  du  travail 
forcé  pour  les  mendiants  valides  :  en  1787,  3ï  asiles  d'inter- 
nement contenaient  6.000  à  7.000  indigents  astreints  au  travail; 
ils  contaient  1.353.000  livres  par  an.  Supprimés  par  le  décret 
du  15  octo])re  1793,  ils  ont  été  rétablis  par  celui  du  5  juillet 
1808  1. 

Quant  aux  travailleurs  proprement  dits  en  état  de  chômage, 
on  rencontre,  dès  1656,  des  tentatives  pour  leur  donner  do 
l'occupation.  Le  manque  de  travail  était  tel,  cette  année-là, 
que  tous  les  maîtres  ne  trouvaient  même  pas  à  se  faire  em- 
baucher comme  compagnons.  L'édit  du  27  avril  institua  un 
«  Hôpital  général  »  qui  devait  fournir  du  travail  à  tous  les 
indigents  qui  y  seraient  recueillis.  On  en  reçut  6.000  à  7.000, 
en  refusant  un  grand  nombre  de  ceux:  qui  se  présentaient.  On 
ne  pouvait  même  pas  trouver  à  les  occuper  et  les  assistés  pas- 
saient leur  temps  à  se  promener  dans  les  cours.  On  finit  d'ail- 
leurs par  supprimer  entièrement  tout  travail,  afin  de  ne  pas 
nuire  aux  artisans,  dont  les  corporations  avaient  déjà  protesté 
contre  l'ouverture  de  ces  ateliers  de  secours  -.  11  est  clair  que 
ce  n'est  pas  en  augmentant  artificiellement  une  production 
déjà  excessive  relativement  aux  commandes,  qu'on  peut  arriver 
à  remédier  à  l'excès  de  main-d'œuvre.  D'autres  essais,  en  1662- 
1663,  n'eurent  pas  un  meilleur  résultat. 

Les  ateliers  de  secours  de  Turgot,  en  1770-1771,  sont  intéres- 
sants à  examiner,  car  ils  sont  l'œuvre  d'un  économiste  dont  les 
Instructions  témoignent  d'une  vue  nette  du  but  à  poursuivre  et 
des  conditions  de  sa  réalisation.  Les  mauvaises  récoltes  ayant 
produit  un  renchérissement  du  prix  du  pain,  dans  la  généralité 
de  Limoges,  dont  il  était  intendant,  Turgot  rechercha  les 
moyens  de  procurer  un  travail  aux  indigents.  Sur  les  80.000  li- 
vres de  subventions  accordées  par  le  roi,  il  en  affecta  77.352  aux 
chantiers  d'entretien  des  routes,  en  enjoignant  aux  entrepre- 
neurs d'admettre  les  pauvres  sans  distinction  d'âge  ni  de  sexe 
moyennant  une  rémunération  proportionnelle   à  leur  travail. 

1.  Itapp.  sur  la  (juest.  du  cltôm.,  p.  191  et  suiv. 

2.  Lecoq,  op.  cit.,  p.  78-83. 


28  LE    CHÔMAGE   ET    l'aSSISTANCE   PAR   LE    TRAVAIL. 

Pour  les  chômeurs  de  Limoges,  il  consacra  une  somme  de 
6,065  livres  à  réparer  le  sol  des  anciens  remparts  pour  en  faire 
une  promenade.  Comme  ces  travaux,  malgré  leur  facilité,  ne 
sont  pas  à  la  portée  des  femmes  et  des  enfants,  il  organisa,  à 
leur  intention,  des  fdatures  dans  quelques  petites  villes,  qui  lui 
coûtèrent  1.691  livres  K  Turgot  avait  spécialement  en  vue  cette 
catégorie  de  chômeurs  qui,  bien  que  valides,  souffrent  plus  du 
chômage,  en  temps  de  crise,  que  les  hommes  dans  la  force  de 
l'âge  :  il  achetait  la  matière  première,  chanvre  ou  fd,  la  vendait 
au  prix  coûtant  aux  femmes  qui  la  travaillaient  chez  elles;  la 
matière  ouvrée,  fil  ou  dentelle,  était  estimée  un  peu  au-dessus 
de  son  cours  -. 

Pour  les  travaux  de  terrassements,  au  contraire,  Turgot  esti- 
mait que  les  salaires  devaient  rester  toujours  au-dessous  du 
prix  ordinaire,  sans  remarquer  qu'il  risquait,  de  la  sorte,  de 
produire  un  affaissement  des  salaires  dans  la  profession.  Le 
motif  de  cette  mesure  était  d'empêcher  l'affluence  abusive  des 
travailleurs  dans  les  ateliers  de  charité,  où  se  présentaient 
des  individus  qui  quittaient  leurs  occupations  ordinaires  afin 
de  profiter  d'une  diminution  d'effort  à  fournir,  et  il  ajoutait 
que  «  l'on  n'a  trouvé  d'autre  remède  à  cet  inconvénient  »  que 
l'abaissement  des  salaires.  Ses  instructions  le  montrent  très 
préoccupé  de  cette  difficulté,  inhérente  à  la  qualité  des  tra- 
vailleurs. L'admission  n'était  accordée  que  sur  la  présentation 
d'un  certificat  de  moralité  délivré  par  le  curé.  Afin  de  prévenir 
les  abus,  ce  dernier  est  chargé  de  grouper  les  travailleurs, 
autant  que  possible,  entre  membres  appartenant  à  la  même 
famille;  si  la  chose  est  impossible,  les  travailleurs  sont  divisés 
en  brigades  de  5  à  10  individus,  à  la  tête  desquelles  les  curés, 
placent  «  celui  auquel  ils  croiront  le  plus  d'intelligence  et 
d'honnêteté,  et  qu'ils  sauront  jouir  de  la  meilleure  réputation  ^  ». 
Une  surveillance  rigoureuse  s'impose  :  «  11  est  essentiel  que  ces 


t.  Cons.  sup.du  trav.,  Rapp.  sur  la  quesf.  du  chôin.,  p.  81  et  suiv. 

2.  Mémoire  sur  les  moyens  de proctirer,  par  une  augmentation  de  travail,  des 
ressources  nu  peuple  de  Paris,  1775,  t.  Il,  p.  451,  cil.  Lecoq,  op.  cit.,  p.  88. 

3.  Rapp.  siir  la  quesl.  du  chôm.,  p.  84. 


l'assistance  par  le  travail.  29 

travaux  soient  suivis  avec  la  plus  grande  atlcnlion  pour  préve- 
nir les  abus  qui  peuvent  aisément  s'y  glisser.  Il  faut  s'attendre 
que  plusieurs  des  travailleurs  chercheront  à  gagner  leur  salaire 
en  faisant  le  moins  d'ouvrage  possible,  et  que  surtout  ceux  qui 
se  sont  quelquefois  livrés  à  la  mendicité  travailleront  fort 
mal'  ».  D'ailleurs,  un  moyen  propre  à  limiter  ces  abus  consiste 
à  payer  les  travailleurs  à  la  tâche  :  «  Dans  un  atelier  où  Ton 
admet  indifféremment  toutes  sortes  de  personnes?  il  est  impra- 
ticable de  payer  les  ouvriers  à  la  journée;  car,  si  l'on  suivait 
cette  méthode,  il  ne  se  ferait  presque  aucun  ouvrage  ;  le  plus 
grand  nombre  de  ceux  qu'on  est  obligé  d'employer,  n'étant  que 
très  peu  habitués  au  travail,  perdraient  presque  tout  le  temps 
qu'ils  passeraient  dans  les  ateliers-  ». 

On  voit,  par  les  citations  qui  précèdent,  que  l'œuvre  de 
Turgot  se  heurtait  aux  deux  écueils  inverses  des  entreprises  de 
ce  genre.  Ou  bien,  en  effet,  le  point  de  vue  humanitaire  domine; 
on  accepte  tous  les  indigents;  les  salaires  sont  proportionnés 
aux  besoins  plutôt  qu'aux  services  rendus  :  dans  ce  cas  l'œuvre 
est  coûteuse,  l'argent  est  en  grande  partie  dépensé  en  pure 
perte  et  sert  à  encourager  des  flâneurs  ou  des  vagabonds.  Ou 
bien  l'entreprise  est  montée  sur  le  même  pied  que  toute  opéra- 
tion industrielle  viable  :  et  alors  on  est  obligé  de  faire  une  sé- 
lection parmi  les  indigents  qui  conduit  à  sacrifier  ceux  dont  la 
capacité  ne  s'élève  même  pas  au  travail  choisi.  Le  salaire  à  la 
tâche  répond  à  ce  second  point  de  vue,  ainsi  que  la  préoccupa- 
tion concernant  la  moralité  des  travailleurs.  Toutefois  cette  der- 
nière qualité  ne  suffit  pas,  et  un  excellent  certificat  n'est  pas 
incompatible  avec  un  zèle  très  modéré  pour  le  travail  ;  ce  n'est 
pas  sur  une  semblable  considération  que  se  base  un  industriel 
pour  choisir  son  personnel.  Or,  l'aptitude  à  la  tâche  fixée,  qui 
est  la  condition  indispensable  pour  obtenir  un  résultat  utile, 
ne  parait  pas  avoir  été  requise  avec  une  rigueur  suffisante,  car 
elle  aurait  exigé  une  sélection  peu  en  rapport  avec  le  but  que 

1.  Taxgoi,  Instruclions  sur  les  moyens  les  plus  convenables  pour  soulager  les 
pauvres,  1770,  cit.  ibid.,  p.  81. 

2.  Instructions  de  1775,  ibid.,  p.  84. 


;J0  LE    CUÔMAGE   ET    l'aSSISTANCE    PAR    LE    TRAVAIL. 

Turg-ot  poursuivait,  et  en  particulier  l'élimination  des  femmes 
et  des  enfants  qu'il  admettait  même  dans  les  chantiers  de  ter- 
rassement'. Les  résultats  financiers  montrent  bien  d'ailleurs 
que  le  but  d'assistance  était  cherché  plus  que  celui  de  réaliser 
un  travail  d'une  utilité  intrinsèque  :  sur  un  chiffre  d'affaires 
total  de  1.2i0.000  livres  en  1771,  il  eut  un  déficit  de  89.553  li- 
vres, qu'il  combla  à  l'aide  d'une  souscription.  Turgot  se  félici- 
tait de  ce  résultat,  qu'il  considérait  comme  important  en  com- 
paraison de  la  dépense'.  Nous  verrons  plus  loin  que  l'objet 
qu'il  avait  en  vue  est  beaucoup  moins  complètement  réalisé 
par  ce  moyen  qu'on  pourrait  le  croire  au  premier  abord. 

Le  système  des  travaux  de  secours  à  domicile,  que  Turgot 
avait  appliqué  en  Limousin,  fut  pratiqué  à  Paris  en  1777.  Un 
bureau  de  filature  comprenait  une  commission  dans  chaque 
quartier  :  elle  se  composait  de  six  commerçants  qui  s'occupaient 
gratuitement  de  veiller  à  la  livraison  et  à  la  réception  du  tra- 
vail. Le  bureau  fournissait  la  filasse  et  en  récupérait  le  prix  sur 
celui  du  fil.  En  1782  et  1783,  le  lieutenant  de  police,  Lenoir, 
avait  organisé  des  ateliers,  dans  le  même  genre,  qui  coûtaient 
annuellement,  par  chaque  assisté,  7  livres  11  sols.  En  1784, 
Sartine  institua  des  ateliers  de  filature  qui,  grâce  à  un  subside 
de  3.000  livres  par  mois,  secoururent  2.000  pauvres.  La  diffi- 
culté était  d'écouler  les  produits.  On  fut  contraint  de  les  faire 
acheter  par  l'Hôpital  général^.  On  voit  que  la  dépense  était 
toujours  bien  supérieure  à  la  production. 

Même  résultat  en  il 90.  Deux  ateliers  furent  créés,  dans  les- 
quels on  répartit,  suivant  leur  capacité,  les  indigents  présentant 
les  conditions  de  moralité,  d'infirmité  et  de  besoin.  Or,  dès  le 
début,  on  constatait  que  des  ouvrières  quittaient  des  filatures  de. 
l'industrie  privée  pour  venir  dans  ces  ateliers  :  on  revint  donc 
au  remède  préconisé  par  Turgot,  consistant  à  abaisser  le  salaire 
au-dessous  du  tarif  normal.  Remède  insuffisant,  car  le  rapport 
de  l'an  III  constatait  que  le  déficit,  à  la  date  du  30  messidor, 

1.  InstiucUoiis  de  1770,  ihid.,  p.  S'i. 

2.  Ihid.,  p.  83. 

3.  Lecoq,  op.  ci^.,  p.  134-136. 


1.  ASSISTANCE    l'AH    LE    TRAVATI,.  31 

s'élevait  à  1.097.749  livres  donnant,  pour  2.500  ouvrières  em- 
ployées en  moyenne  et  i.Sïk  journées  de  travail,  une  moyenne 
de  6  s.  7  d.  (0  fr.  33)  par  journée.  D'autre  part,  les  frais  de 
main-d'œuvre  et  le  secours  s'élevant  à  1.243.834  livres,  ou 
7  s.  5  d.  par  tête  et  par  jour,  la  produclion  utile  ressort  à  la 
diltérenco  entre  ces  deux  chiffres,  soit  10  deniers  par  journée 
de  travail.  «  Il  en  résulte,  conclut  le  rapporteur,  que  si,  au  lieu 
de  former  l'établissement  des  ateliers  de  fdature  et  d'y  appeler 
chaque  jour  au  travail  une  population  de  2.500  individus,  le 
gouvernement  eût  fait  distribuer  un  secours  de  6  s.  7  d.  par 
jour,  la  dépense  eût  été  la  même...  avec  cette  difierence  que 
les  ouvrières,  privées  seulement  de  10  deniers  par  jour,  eussent 
à  ce  prix  recouvré  la  libre  disposition  de  tout  leur  temps, 
qu'elles  eussent  employé  à  un  travail  plus  utile,  et  que  le  gou- 
vernement, de  son  côté,  se  fût  épargné  l'embarras  d'une  admi- 
nistration compliquée.  »  Le  résultat  moral,  que  l'on  pourrait 
invoquer  pour  justifier  cette  organisation,  était  loin  d'être 
satisfaisant:  «  L'improbité,  la  paresse,  la  débauche,  protégées 
par  l'esprit  d'insurrection,  livrèrent  ces  établissements  aux  dé- 
sordres les  plus  scandaleux,  et  leur  imprimèrent  la  réputation 
d'immoralité  qu'ils  conservent  encore  aujourd'hui  ».  Aussi  un 
arrêté  du  29  prairial  an  III  les  supprima,  ne  conservant  que  le 
travail  à  domicile  i. 

L'année  1789  vit  une  nouvelle  organisation  des  ateliers  de 
terrassement  pour  hommes  ~.  La  récolte  de  1788  avait  été  en 
partie  détruite,  la  famine  sévissait  dans  la  campagne  et  le  prix 
du  pain  s'élevait  d'une  façon  exagérée.  Un  grand  nombre  de 
malheureux,  ne  pouvant  plus  vivre  dans  la  province,  venaient 
à  Paris  chercher  du  travail,  ou  tout  au  moins  des  secours.  Dès  le 
2  décembre,  la  ville  de  Paris  s'était  préoccupée  d'ouvrir  des 
chantiers  de  terrassement  sur  divers  points  de  la  ville.  On  y 
admettait  tous  les  indigents  qui  se  présentaient,  avec  la  seule 
obligation  de  se  munir  des  outils  nécessaires.  Les  salaires  étaient 

1.  Tuetey,  L'Assistance  publiqtie  à  Paris  pendant  la  Révolution,  1895,  t.  IV, 
p.  686  et  suiv. 

2.  Cf.  Rapport  sur  la  quest.  du  chôm.,  p.  85  et  suiv. 


32  LE    CHÔMAGE   ET    l'aSSISTAISCE    PAR   LE    TRAVAIL. 

de  18  sous  par  jour  au  plus,  et  descendaient  à  15  et  à  10  sous 
pour  les  femmes  et  les  enfants.  En  mai  1789,  on  ouvrit  de  nou- 
veaux chantiers  :  l'affluence  était  telle  que  celui  de  Montmartre, 
créé  pour  2.000  ouvriers,  en  occupa  17.000  au  mois  d'août, 
sans  pouvoir  fournir  à  tous  une  tâche  suffisante.  En  raison  du 
danger  que  présentaient  ces  agglomérations,  on  renvoya,  le 
31  août,  tous  les  ouvriers  étrangers  à  la  capitale  en  leur  donnant 
une  gratification  de  24  sous  au  départ  augmentée  de  3  sous 
par  livre.  Cependant,  l'afflux  des  sans-travail  continuant,  on 
ouvrit,  au  mois  de  septembre,  de  nouveaux  chantiers,  qui  re- 
çurent d'abord  2.000  ouvriers  ;  le  1"  décembre,  le  nombre  de 
ceux-ci  s'élevait  à  4.816,  à  10.400  avant  la  fin  du  mois  et  à 
19.000  le  1"^'  janvier  1790.  Ces  ouvriers  étaient  répartis  en  divi- 
sions de  100  hommes  chacune;  ils  devaient  répondre  à  quatre 
appels  par  jour  et  touchaient  20  sous  par  jour.  En  vertu  du 
décret  du  30  mai  1790,  de  nouveaux  chantiers  furent  créés  tout 
le  long  de  l'enceinte  de  Paris.  En  même  temps,  on  renvoya  dans 
leurs  pays  d'origine  tous  les  indigents  qui  n'étaient  pas  nés  ou 
domiciliés  en  France  :  4.350  furent  ainsi  renvoyés,  remplacés 
par  3.000  nouveaux  arrivants,  bien  qu'on  n'admit  plus  que 
ceux  qui  avaient  un  an  de  domicile. 

La  principale  difficulté  résidait,  nous  allons  le  voir,  dans 
le  défaut  du  contrôle  de  Vemhauchage  et  du  travail.  C'est 
pourquoi  l'Assemblée  nationale,  «  considérant  combien  il 
importe  que  les  ateliers  publics  ne  soient  qu'un  secours  ac- 
cordé à  ceux  qui  manquent  véritablement  de  travail  ;  que  les 
fonds  qu'on  y  destine  soient  répartis  sur  le  plus  grand  nombre 
possible  d'indigents;  qu'ils  ne  soient  préjudiciables  ni  à  l'agri- 
culture ni  aux  manufactures,  et  ne  deviennent  une  sorte  d'en- 
couragement à  l'imprévoyance  et  à  la  paresse  »,  réorganisa 
les  ateliers.  En  vertu  du  décret  du  31  août,  dont  on  vient  de 
lire  l'exposé  des  motifs,  deux  sortes  de  chantiers  étaient  insti- 
tués :  les  premiers  impliquaient  une  sélection  du  personnel,  et 
on  n'y  admettait  que  les  ouvriers  travaillant  à  la  tAche;  les 
autres  étaient  faits  pour  les  individus  faibles  ou  peu  accoutu- 
més à  ce  genre  de  travaux,  dont  le  salaire  était  à  la  journée. 


l'assistance  i'AR  le  travail.  33 

Ea  outre,  des  ateliers  de  correction  étaient  destinés  à  ceux  qui 
seraient  une  cause  de  trouble.  Les  travailleurs  étaient  groupés 
en  brigade  et  solidement  encadrés. 

Cependant  les  résultats  ne  furent  pas  meilleurs.  Dès  le 
11  septembre,  un  député  déclara,  sans  être  démenti,  que  dans 
plusieurs  ateliers,  sur  plus  de  800  inscrits,  200  seulement  tra- 
vaillaient en  réalité;  les  autres  étaient  des  jardiniers,  des 
maçons,  etc.,  ayant  une  occupation  régulière,  qui  venaient  le 
samedi  à  l'appel  recevoir  6  livres,  sur  lesquelles  ils  en  don- 
naient une  à  l'inspecteur.  La  surveillance  n'existait  que  nomi- 
nativement et  ceux  qui  venaient  ne  faisaient  qu'un  travail  mé- 
diocre. En  dépit  des  bonnes  intentions  manifestées  dans  le 
décret  précité,  la  sélection  était  nulle  :  la  situation  politique  trou- 
blée poussait  les  administrateurs  à  tenir  compte,  pour  le  choix 
des  ouvriers,  des  services  électoraux  plus  que  de  l'aptitude 
morale,  et  souvent  ces  travailleurs  se  recrutaient  dans  les 
couches  sociales  les  moins  recommandables  *.  En  vertu  du  décret 
du  16  décembre  1790,  qui  accordait  une  subvention  de 
80.000  francs  à  chaque  département  en  faveur  des  travaux  de 
secours,  un  certain  nombre  de  sans-travail  avaient  été  expé- 
diés hors  de  Paris,  et  ils  signalaient  leur  passage  par  des  dé- 
sordres et  des  pillages  ;  les  troupes  pouvaient  à  peine  suffire 
pour  protéger  les  villes  dans  lesquels  ils  étaient  envoyés  ; 
Dieppe  envoya  une  députation  pour  obtenir  de  n'en  point  re- 
cevoir; la  municipalité  de  Joigny,  dans  l'Yonne,  demanda  une 
garnison  supplémentaire 2. 

La  conséquence  de  cette  qualité  absolument  inférieure  du 
personnel  fut  le  gaspillage.  Le  décret  du  16  décembre  prescri- 
vait d'exécuter  les  travaux  présentant  un  objet  d'utilité  pu- 
blique et  d'intérêt  général  pour  l'Etat  ou  le  département,  et 
la  circulaire  du  ministre  de  l'Intérieur,  du  26  décembre,  indi- 
quait les  défrichements,  dessèchements,  creusements  de  canaux, 
reboisements,  ouverture  de  chemins  vicinaux.  Cette  sage  pensée 
ne  fut  pas  réalisée  :  ou  bien  la  tâche  assignée  aux  assistés  était 

1.  Lecoq,  op.  cit.,  p.  110-112. 

2.  V.  les  leUres  de  Bailly  à  Lafayette,  cit.  Tuetey,  op.  cil. 


34  LE    CHÔMAGE    ET    l'aSSISTANCE    PAR   LE   TRAVAIL. 

futile,  ou  bien  les  subventions  étaient  distribuées  en  aumônes. 
A  Paris,  le  13  janvier  1791,  les  secourus  étaient  au  nombre  de 
26.400  et  coûtaient  172.000  livres  par  semaine;  au  commen- 
cement de  juin,  ils  étaient  32.400  et  la  dépense  mensuelle 
s'élevait  à  750.000  livres.  Du  1"'  mai  1789  au  17  septembre 
1791,  on  dépensa  12.754.472  livres  ^ 

Le  16  juin,  l'Assemblée  nationale,  profitant  d'une  légère 
reprise  de  l'industrie,  décréta  la  fermeture  des  chantiers  à 
compter  du  1^''  juillet,  et  vota,  en  remplacement,  un  crédit 
d'un  million  pour  divers  travaux  d'édilité  dans  Paris.  En  même 
temps,  une  somme  de  2.600.000  livres  sur  les  15  millions  votés 
le  16  décembre  précédent,  fut  répartie  entre  douze  départe- 
ments. Le  25  septembre,  le  reliquat  de  ce  crédit  fut  distribué 
à  d'autres  départements  ;  le  17  janvier  1792,  un  crédit  de 
2  millions  et  demi  fut  voté  dans  le  même  but.  En  l'an  IV  et 
en  l'an  V,  il  fut  encore  question  de  travaux  de  secours,  mais 
aucune  suite  ne  fut  donnée  aux  propositions  faites  dans  ce 
sens'^. 

L'essai  de  1848  fut,  sur  beaucoup  de  points,  analogue  à 
celui  de  1789-1791 .  Une  misère  profonde,  provoquée  par  la 
rigueur  de  l'hiver,  fut  la  cause  qui  donna  le  jour  à  la  nouvelle 
organisation.  Il  ne  faut  peut-être  pas  y  voir  uniquement  une 
tentative  d'application  des  théories  socialistes.  La  proclamation 
du  25  février  1848  portait  bien  :  «  Le  Gouvernement  provisoire 
de  la  République  française  s'engage  à  garantir  l'existence  de 
l'ouvrier  par  le  travail.  Il  s'engage  à  garantir  du  travail  à 
tous  les  citoyens  ».  Telle  était  sans  doute  la  pensée  de  Louis 
Blanc  et  de  ses  amis.  Certains  de  ses  collègues  pouvaient  avoir 
formé  au  contraire  le  dessein  secret  de  discréditer  son  influence 
et  celle  de  ses  doctrines  en  tentant  un  essai  voué  à  l'insuccès"'. 
On  doit  cependant  admettre  que  celui-ci  répondit  à  une  pensée 
humanitaire  de  la  part  de  ses  auteurs,  et  du  côté  des  ouvriers 

1.  Cons.  sup.  trav.,  Le  pldcevwnl.  1893,  p.  5.")  et  suiv.  —  Cf.  Rapp.  sur  la 
quesl.  du  cflâm.,  p.  89-90.  —  Lecoq,  op.  cit.,  p.  125. 

2.  Cons.  sup.  Irav.,  loc.  cit. 

3.  Cf.  Lamartine,  Histoire  de  la  Révolution  de  1848,  t.  H,  i).  120. 


l'assistam'.e  i'ar  I.1-;  thavail.  ^55 

au  désir  de  vivre  de  leur  travail  et  non  de  Taumône  K 
Quoi  qu'il  en  soit,  un  décret  du  26  février  ordonna  l'établis- 
sement immédiat  d'ateliers  nationaux;  un  arrêté  du  27  les  or- 
ganisa et  ils  s'ouvrirent  le  1"  mars.  Aucune  condition  de  do- 
micile ni  de  moralité  n'était  imposée  ;  muni  d'un  certificat  de 
son  logeur,  l'ouvrier  se  présentait  à  la  mairie  où  on  l'inscri- 
vait; si  aucun  emploi  ne  pouvait  lui  être  donné,  il  recevait 
un  secours  de  1  fr.  50.  A  partir  du  17  mars,  ce  secours  fut 
réduit  à  un  franc,  le  salaire  était  de  2  francs  par  jour  de  tra- 
vail :  le  nombre  de  jours  de  travail  étant  de  deux  par  semaine, 
à  tour  de  rôle,  le  gain  hebdomadaire  s'élevait  à  8  francs  pour 
chaque  assisté. 

Le  5  mars,  sur  17.000  ouvriers  sans  travail,  5.000  étaient 
embauchés  dans  divers  chantiers  de  terrassement.  A  la  fin  du 
mois,  ils  étaient  iO.OOO  et  la  dépense  s'élevait  à  70.000  francs 
par  jour.  Le  16  avril,  on  comptait  66.000  inscriptions,  et  le 
15  mai,  leur  nombre  dépassa  100.000  2.  On  ne  pouvait  leur 
trouver  un  travail  suffisant  à  effectuer;  les  chefs  de  chantiers 
mettaient  tous  leurs  soins  à  prolonger  des  travaux  inutiles  et 
l'on  occupait  une  bonne  partie  du  temps  en  déplacements  pour 
se  rendre  aux  chantiers  et  en  revenir,  comme  pour  aller  cher- 
cher les  outils  et  les  matériaux.  La  j)remière  responsabilité  de 
cet  état  de  choses  incombait  à  une  direction  défectueuse  :  le 
Gouvernement  avait  ordonné  aux  ingénieurs  des  ponts  et  chaus- 
sées de  lui  fournir  immédiatement  les  projets  les  plus  rapide- 
ment exécutables;  le  15  mars,  aucun  n'était  encore  décidé. 
Jusqu'au  10  juin,  date  d'un  décret  qui  ordonna  pour  près  de 
9  millions  de  travaux,  les  ingénieurs  n'avaient  proposé  que  des 
aménagements  à  effectuer  sur  la  route  nationale,  sur  les  canaux 
de  l'Aisne  et  de  la  Marne,  et  la  reconstruction  de  l'École  Poly- 
technique, le  tout  s'élevant  à  la  somme  de  4.150.000  francs-'. 

1.  Cf.  Garnier-Pagès,  Hisl.  de  la  RévoL,  ef  les  déclarations  du  ministre  des  tra- 
vaux publics  au  Moniteur  du  29  mai.  p.  710. 

'1.  Cons.  sup.  trav.,  Happ.  sur  la  quesi.  du  chôm.,  p.  91-9l>.  —  M.  Lecoq  Op. 
cit.,  p.  195,  note)  affirme  que,  d'après  les  documents  existants,  ce  chiffre  n'aurait 
pas  dépassé  30.000. 

3.  Ihid.,]).  187,  216-217.  —  Cons.  sup.  trav.,  loc.  cit. 


36  LE    CHÔMAGE    ET   l'aSSISTANCE    PAR    LE   TRAVAIL. 

La  qualité  de  la  main-d'œuvre  n'était  pas  faite  pour  racheter 
ce  premier  défaut.  Le  contrôle  à  l'embauchage  était  inexistant. 
Beaucoup  d'ouvriers,  gagnant  des  salaires  de  4,  5  et  6  francs 
par  jour,  préféraient  quitter  leurs  ateliers  pour  venir  gagner 
2  francs  dans  les  ateliers  nationaux  ^  M.  de  Falloux,  dans  la 
séance  du  2  mars,  disait  que  ces  ateliers  constituaient  une 
<(  grève  permanente  et  organisée  à  170.000  francs  par  jour  ». 
L'exposé  des  motifs  du  décret  du  30  mai  nous  apprend  «  que 
le  travail  des  ateliers  est  devenu  improductif;  que  son  maintien 
dans  les  conditions  actuelles  est  en  contradiction  avec  une 
bonne  administration  de  la  fortune  publique,  avec  le  retour 
de  l'ordre  et  la  reprise  des  opérations  industrielles  ou  commer- 
ciales ~  ».  Les  fraudes  étaient  sans  nombre;  les  signatures  des 
feuilles  d'émargement  s'obtenaient  couramment  au  prix  de 
25  centimes.  On  ne  put  même  pas  obtenir  un  recensement  exact 
des  travailleurs  employés  ;  certains  chefs  de  brigade  majoraient 
leurs  effectifs ,  beaucoup  d'ouvriers  étaient  inscrits  dans  plu- 
sieurs brigades  ^.  Le  système  de  l'élection  appliqué  aux  emplois 
de  surveillants  acheva  de  démoraliser,  s'il  se  peut,  les  ouvriers  : 
on  oubliait  que  le  régime  démocratique-  implique  l'aptitude  à 
se  gouverner  soi-même;  ce  n'était  pas  le  cas.  L'ouvrier,  payé 
2  francs,  faisait  pour  10  centimes  de  travail  x^ar  jour.  On  était 
8.000  là  où  il  y  avait  de  l'ouvrage  pour  2.000  et  où  200  travail- 
leurs sérieux  et  énergiques  auraient  suffi.  Le  mètre  cube  de 
terrassement  revenait  à  8  francs  au  lieu  de  40  centimes,  prix 
moyen  à  l'époque.  Dans  le  chantier  du  Champ-de-Mars,  un  tra- 
vail qui  aurait  coûté  45.000  francs,  effectué  par  le  génie  mi- 
litaire et  80.000  francs  par  l'industrie  privée,  revenait  à 
400.000  fr.''. 

Seuls  des  ateliers  de  charronnage,  de  tailleurs  et  de  cordon- 
niers donnèrent  des  résultats  relativement  satisfaisants.  Ils 
étaient  occupés  par  les  ouvriers  de  métier.  Cependant,  à  l'excep- 

1.  Lecoq,  op.  cil.,  p.  20l-'i0i.  —  Le  fait  fut  notamment  allirméàla  tribune  (.Vo«i- 
teur,  31  mai,  p.  1214;  15  septembre,  p.  :>458). 
■>.  Ibid.,p.  234,  237.  — Cons.  sup.  trav.,  op.  cit.,  p.  93. 

3.  Id.  Le  placement,  p.  115-llC.  —  Lecoq,  op.  cit.,  p.  20S,  211. 

4.  Ibid.,[i.  218. 


l'assistance    par    LI-:    TRAVAIL.  37 

tion  des  cliarrons,  ils  refusèrent  le  salaire  à  la  tâche,  et  la  pro- 
duction fut  très  inférieure  à  ce  qu'elle  eût  dû  être  normale- 
ment'. 

Le  Gouvernement  essaya  de  mettre  ordre  à  cette  situation 
par  le  décret  du  30  mai,  qui  sul)stitua  le  salaire  à  la  tâche  à 
celui  à  la  journée,  en  organisant  l'entreprise  directe  des  ou- 
vriers ou  des  groupes  d'ouvriers,  sans  intermédiaire  d'entre- 
preneurs. C'était  le  Coopérative  System,  favorable  aux  ouvriers 
à  la  condition  de  rencontrer  chez  eux  les  conditions  voulues  de 
main-d'œuvre;  il  ne  pouvait  qu'échouer  dans  un  semblable 
milieu'.  Le  décret  ordonnait  en  outre  le  renvoi  de  tous  les  ou- 
vriere  comptant  moins  de  trois  mois  de  séjour  dans  le  départe- 
ment de  la  Seine,  moyennant  le  remboursement  de  leurs  frais 
de  rapatriement.  Le  21  juin,  parut  un  arrêté  ordonnant,  sous 
peine  de  renvoi  immédiat,  l'enrôlement  de  tous  les  ouvriers 
célibataires  âgés  de  dix-huit  à  vingt-cinq  ans;  le  même  jour, 
on  fit  partir  plusieurs  équipes  pour  les  départements.  Ces 
mesures  furent  la  cause  des  insurrections  des  23  au  26  juin. 
Après  la  répression  de  celles-ci,  les  ateliers  furent  dissous  et  la 
loi  du  10  février  18i9  en  ordonna  la  liquidation.  Ils  avaient  coûté 
12.488.000  fr. 3. 

Parmi  les  causes  de  cet  échec,  il  en  est  une,  mise  parfois  en 
avant,  qui  ne  nous  semble  pas  suffisamment  se  dégager  de 
l'analyse  des  faits.  On  a  dit  que  ce  genre  de  travaux  ne  pouvait 
convenir  à  des  travailleurs  de  métiers  qualifiés,  forcément  inha- 
biles et  insuffisamment  entraînés  à  des  travaux  de  terrassement  ; 
on  ajoute  que  le  succès,  tout  relatif,  nous  l'avons  vu,  de  Tur- 
got  provenait  de  ce  que  les  ouvriers  qu'il  employait  étaient  sur- 
tout des  cultivateurs  habitués  au  travail  de  la  terre  ^.  Il  est 
constant,  cependant,  que  le  plus  grand  nombre  des  sans-travail 
qui  affluèrent  à  Paris,  en  1789  comme  en  18i8,  venaient  de  la 

1.  Cons.  sup.  Irav.,  liapp.  sur  la  quest.  du  cliôtn.,  p.  92-93. 

2.  M.  de  Falloux  [Moniteur,  30  mai,  p.  1200)  cite  ce  fait  qu'une  importante  com- 
mande avant  été  faite  aux  ouvriers,  leurs  prélentions  furent  si  exorbitantes  que  la 
commande  dut  être  envoyée  à  l'étranger. 

3.  Cons.  sup.  trav.,  op.  cit.,  p.  94. 

4.  Cf.  Lecoq,  op.  cit.,  p.  105.  —  Rapp.  sur  la  quest.  du  chôm.,  p.  1.53. 


'M  LE    CHÔMAGE    ET    l'aSSISTANCE    PAR   LE   TRAVAIL. 

province  ;  les  crises  de  ces  deux  époques  avaient  pour  princi- 
pale cause  la  mauvaise  récolte  et  la  misère  des  campagnes,  et 
toutes  les  mesures  prises  par  les  divers  gouvernements  pour 
restituer  aux  campagnes  les  éléments  qu'elles  envoyaient  à  la 
capitale  sont  bien  la  preuve  que  les  sans-travail  n'étaient  pas 
eo  général  les  ouvriers  de  métiers  qualifiés.  On  exagère,  du 
reste,  la  difficulté  qu'éprouveraient  ceux-ci,  en  raison  de  leur 
formation  antérieure,  à  gagner  leur  vie  à  des  travaux  de  ma- 
nœuvre :  avec  de  l'énergie  et  une  santé  suffisante,  l'entraine- 
ment  arrive  vite;  la  difficulté  technique  n'existe  pas.  On  a  vu 
que  les  meilleurs  travailleurs  employés  à  ce  genre  de  travaux, 
en  Angleterre,  étaient  précisément  des  ouvriers  tisseurs,  et  la 
preuve  qui  résulte  de  cette  expérience  est  décisive  ' . 

Il  faut  donc  revenir  à  cette  conclusion,  déjà  aperçue,  que 
l'insuccès  de  ces  tentatives  est  principalement  dû  à  la  qualité 
inférieure  de  la  main-d'œuvre.  Une  sélection  insuffisante  des 
travailleurs  a  attiré  les  mauvais  éléments  en  écartant  les  bons, 
et  la  main-d'œuvre  ne  s'est  pas  trouvée  adaptée  à  la  tâche  qu'elle 
avait  à  fournir;  les  catégories  d'ouvriers  employées  étaient  de 
celles  qui  repoussent  tout  travail,  quel  qu'il  soit,  et  qui  auraient 
dû  être  écartées  si  l'on  avait  voulu  faire  œuvre  utile.  La  se- 
conde cause,  à  laquelle  du  reste  est  due  la  première,  réside 
dans  l'inaptitude  des  organisateurs.  Non  que  celle-ci  tieime  au 
régime  administratif  en  lui-même  :  nous  avons  vu,  par  les 
exemples  exposés  dans  le  paragraphe  précédent,  que  les  pou- 
voirs publics  ne  sont  pas  nécessairement  incapables,  comme  on 
le  prétend  dans  une  certaine  école,  de  diriger  et  d'exécuter 
avantageusement  une  entreprise  industrielle.  Mais,  soit  que  les 
hommes  qui  étaient  à  la  tête  du  gouvernement  fussent  alçrs 
absorbés  par  des  soucis  d'ordre  politique,  soit  qu'ils  n'eus- 
sent réellement  pas  l'aptitude  voulue  pour  cela,  l'organisa- 
tion fut  absolument  défectueuse-;   nous  l'avons  montré   suffi- 


1.  Supra,  p.  14. 

2.  On  a  souvent  critiqué  avec  exagération  les  défecluosités  de  l'organisation  in- 
dustrielle des  établissements  de  l'État;  l'exploitation  des  chemins  de  fer  qu'il  di- 
rige vaut  celle  des  compagnies  privées.  On  ne  peut  nier  néanmoins  les  gaspillages 


l'assistance    l'AR    LE    TRAVAIL.  39 

samment  pour  n'avoir  pas  besoin  de  revenir  sur  ce  point. 
Le  cadre  de  cette  étude  no  nous  permet  pas  d'exposer  ici  le 
résultat  des  diverses  entreprises  d'assistance  par  le  travail  effec- 
tuées par  les  municipalités'.  Cet  examen  ne  ferait  que  confirmer 
les  conclusions  déjà  dégagées,  en  montrant  que  leur  insuccès 
tient  à  l'infériorité  de  la  main-d'œuvre  et  à  l'insuffisante  direc- 
tion de  l'exploitation.  On  peut  donc  constater,  en  comparant  le 
fonctionnement  des  travaux  de  secours  en  Angleterre  et  en 
France,  que  cette  institution  donne  des  résultats  satisfaisants 
ou  non,  suivant  que  les  conditions  dont  l'analyse  des  faits  a 
montré  la  nécessité,  se  trouvent  plus  ou  moins  bien  observées. 
On  remarquera  que  ces  conditions,  adaptation  de  la  main-d'œuvre 
et  de  la  direction  à  l'œuvre  à  accomplir,  sont  en  somme  celles 
qui  sont  indispensables  au  succès  de  toute  entreprise  privée 
ayant  un  but  lucratif.  Il  en  est  une  autre  aussi  essentielle  à 
l'une  qu'à  l'antre,  qui  est  le  choix  judicieux  de  l'objet  auquel 
elle  doit  s'applique)'.  Plusieurs  des  circonstances  précédemment 
indiquées  en  ont  déjà  fait  pressentir  l'importance;  les  exemples 


qui  s'y  produisent  faute  d'une  direction  suffisamment  diligente  et  capable  :  M.  An- 
tonin  Dubost,  Tapporteur  général  du  budget  au  Sénat,  relevait,  en  1903,  ce  fait  que  , 
dans  l'un  des  exercices  précédents,  les  1.124  ouvriers  de  la  direction  de  l'artillerie 
ont  coûté  3.095.000  fr.  de  salaires  et  produit  pour  1.219.000  fr.  seulement  de  travail. 
.M.  Waddington,  rapporteur  de  la  guerre,  constatait  de  son  côté  que  les  établissements 
de  l'artillerie  n'élaient  pas  exploités  comme  des  usines  appartenant  à  l'initiative 
privée  (séance  du  24  mars  1903,  /.  off.,  p.  557  et  suiv.,  502).  D'après  un  article  de 
IM.  Urbain  Gohier  {Le  Matin,  21  et  28  octobre  1907),  on  donne  aux  6.500  ouvriers 
de  l'arsenal  de  Toulon  le  travail  que  2.000  feraient  aisément.  La  plupart  des  ouvriers 
passent  leur  journée  ;i  jouer,  à  se  promener,  ou  même  à  travailler  avec  des  matières 
premières  prises  dans  les  magasins,  pour  des  industriels  du  dehors  :  sur  8  heures  de 
durée  nominale,  ils  n'en  donnent  que  4  de  travail  effectif;  en  sorte  qu'une  répara- 
tion qui  exige  6  journées  de  travail  à  bord,  en  suppose  40  à  l'atelier.  D'autre  part,  la 
formation  militaire  des  officiers,  en  nombre  insuffisant,  les  prive  du  genre  d'autorité 
qui  conviendrait  à  un  pareil  élément;  eux-mêmes  sont  d'ailleurs  débordés  par  la 
paperasserie  et  les  travaux  de  comptabilité  inutile;  ils  ne  reconnaissent  même  pas. 
;i  tort  ou  à  raison,  la  compétence  technique  des  ingénieurs,  anciens  polytechniciens 
infatués,  mais  dépourvus  de  connaissances  pratiques.  Une  circulaire  ministérielle  du 
19  octobre  1907  |>rescrivait  aux  ingénieurs  et  aux  surveillants  un  contrôle  plus  ri- 
goureux de  la  production,  préconisait  le  travail  à  la  tâche  et  rappelait  que  la  durée 
de  huit  heures  doit  s'appliquer  seulement  au  travail  effectif;  elle  constitue  un  aveu 
de  l'exactitude  des  critiques  précédentes. 

1.  Voir  le  Rapp.  sur  la  quest.  du  cliôiii.,  p.  95  et  suiv. 


iO  I.E    CHÔMAGE    ET    l'aSSISTANCE    PAR    LE    TRAVAIL. 

que  nous  allons  maintenant  exposer  achèveront  de  la  mettre  en 
lumière. 


III.    —    LES    ENTREPRISES    PRIVEES    D  ASSISTANCE    PAR    LE   TRAVAIL 

EN    FRANCE. 

En  dépit  du  titre  qui  précède,  les  entreprises  dont  nous  allons 
parler  ne  sont  pas  toutes  organisées  par  les  particuliers  :  plu- 
sieurs le  sont  par  les  institutions  publiques  constituant  des 
branches  des  administrations  nmnicipales,  telles  que  les  bu- 
reaux de  bienfaisance  K  D'autre  part  elles  obéissent  aux  mêmes 
lois  sociales  que  celles  qui  ont  été  déjà  examinées,  et  nous 
verrons  que  les  conditions  du  succès  sont  les  mêmes,  pour  les 
unes  comme  pour  les  autres.  Si  nous  les  rangeons  dans  une 
classe  à  part,  c'est  en  vue  de  la  clarté  de  l'exposition,  en  raison 
de  l'habitude  prise  sur  ce  point  par  les  divers  auteurs^,  et  aussi 
parce  que  leur  portée  est  un  peu  plus  étendue,  dans  l'intention 
de  leurs  organisateurs,  que  celle  des  premières  :  alors  que 
celles-ci  consistent  uniquement,  ou  à  peu  près,  en  travaux  de 
terrassement  et  visent  surtout  les  chômeurs  périodiques,  celles-là 
s'occupent  beaucoup  plus  des  chômeurs  accidentels,  qu'elles 
cherchent  à  placer,  et  tentent  de  leur  procurer  de  véritables 
travaux  d'atelier.  En  outre,  les  fondateurs  de  ces  œuvres  se  pro- 
posent un  but  moralisateur  qui  est  accessoire  dans  les  travaux 
publics  de  secours. 

Nous  ne  donnerons  pas  ici  la  nomenclature  de  ces  entreprises. 
Cette  énumération,  qu'on  peut  trouver  dans  les  ouvrages  sur  la 
matière  ^,  serait  fastidieuse  et  ne  serait  qu'une  simple  répétition 
de  faits  identiques.  Nous  nous  contenterons  d'exposer  les  con- 
clusions qui  se  dégagent  de  leur  examen.  Celle  qui  frappe  tout 
d'abord  l'attention,  est  le  faible  rendement  de  cette  organisa- 

1.  C'est  ce  genre  d'entreprises  que  vise  la  circulaire  du  ministre  de  l'intérieur 
en  date  du  8  novembre  1894  (lîapj].  sur  lo  quesl.  du  cho)ii.,  p.  219). 

2.  Cf.  Ibifl.,  p.  187. 

;5.  V.  notamment  l'ouvrage  précilé  de  M.  Lecoq  et  le  JUipp.  sur  la  quesl.  du 
chôm. 


l'assistance  par  le  travail.  Ai 

tion  de  travail;  même  là  où  les  salaires  sont  infimes,  l'œuvre 
est  en  perte  ;  partout,  les  sommes  provenant  de  la  vente  des  pro- 
duits arrivent  à  des  taux  qu'on  pourrait  à  peine  comparer  à 
ceux  qui  sont  obtenus  sous  le  régime  du  sweating  system,  et  il 
faut  y  ajouter  les  frais  généraux  de  l'entreprise.  Ce  fait  montre 
à  lui  seul  combien  peu  se  trouve  atteint  le  but  que  se  proposent 
ces  œuvres,  et  combien  les  mesures  destinées  à  en  garantir 
l'entrée  contre  l'indigent  non  méritant  sont  inefficaces.  Sans 
doute  un  grand  nombre  de  ceux  qui  reçoivent  les  bons  de 
travail  ne  jugent  pas  à  propos  de  venir  réclamer  la  tâche  cor- 
respondante ^  et  une  première  épuration  se  produit.  Mais  celle-ci 
est  notoirement  insuffisante,  et  l'on  peut  affirmer,  en  se  basant 
sur  les  témoignages  directs  de  ce  fait,  et  en  particulier  sur  la 
proportion  généralement  très  faible  des  placements  ',  que  les 
travailleurs  dont  la  production  est  aussi  restreinte  ne  sont  pas 
de  vrais  travailleurs,  mais  comprennent  une  forte  proportion 
d'exploiteurs  et  de  fainéants. 

Il  est  vrai  que  les  occupations  données  aux  assistés  ne  sont 
pas  de  celles  qui  comportent  une  forte  rétribution.  Les  travaux 
de  couture  sont  pa^és,  on  le  sait,  des  salaires  de  famine,  aux 
ouvrières  qui  travaillent  pour  le  commerce,  et  les  autres  ne  le 
sont  guère  mieux.  Cet  argument  ne  constitue  pas  une  justifica- 
tion de  la  qualité  de  la  main-d'œuvre  :  on  pourrait  se  demander 
comment  il  se  fait  qu'en  présence  du  réel  besoin  de  bons  ou- 
vriers qui  existe  dans  l'industrie,  on  ne  puisse  pas  leur  trouver 
une  occupation  digne  d'eux  ;  il  ne  faut  pas  s'illusionner  :  en  ce 
monde,  sauf  exceptions  isolées  ou  passagères,  chacun  trouve  à 
s'employer  suivant  les  services  qu'il  peut  rendre  dans  le  milieu 
où  il  se  trouve  et  les  disponibilités  quil  y  rencontre  •'.  Il  y  a 

1.  A  Pau,  en  1894,  il  y  a  eu  117  bons  utilisés  sur  219  distribués  [Ibid.,  p.  273). 
L'  «  Œuvre  des  commerçants  »,  sur  727  bons  distribués,  n'en  vil  venir  que  312  ré- 
clamer la  lettre  d'admission;  174  allèrent  jusqu'à  l'atelier,  37  firent  une  demi-jour- 
née, 68  une  journée,  51  deux  jours,  18  seulement  allèrent  jusqu'à  trois  ^Max.  du 
Camp.,  Rev.  des  Deux  Mondes,  15  janvier  1888). 

2.  En  1891,  les  œuvres  de  bienfaisance  n'ont  fait  que  26.227  placements  à  de- 
meure sur  132.036  demandes  reçues.  Par  contre,  elles  ont  fait  107.431  placements  à 
la  journée  (Conf.  sup.  trav.,  Le  Placement,  1893,  p.  .562). 

3.  «  Il  est  rare  qu'un  homme  capable  et  rangé,  même  abattu  par  la  maladie,  soit 


42  LE    CHÔMAGE    ET    l'aSSISTANCE    PAR   LE    TRAVAIL. 

plus,  car  le  fait  que  nous  venons  de  citer  constitue  la  condam- 
nation la  plus  formelle  d'un  pareil  système.  On  a  dit  qu'il  fait 
beaucoup  de  bien  à  peu  de  frais  ^  :  une  telle  appréciation  dé- 
rive d'une  observation  superficielle  des  faits.  Nous  venons  de 
voir  combien  ses  résultats  sont  restreints.  De  plus,  il  coûte  très 
cher.  Les  ressources  produites  par  la  vente  des  objets  fabriqués 
font  illusion  sur  ce  point  ;  mais  on  oublie  qu'elles  ne  sont  ob- 
tenues qu'au  prix  d'une  dépréciation  de  la  main-d  o'uvre.  Si  le 
travail  produit  rapporte  peu,  c'est  parce  qu'il  ne  répond  qu'à 
un  besoin  très  limité  de  la  consommation  :  nous  avons  vu  com- 
bien, dans  la  plupart  des  cas,  les  produits  fabriqués  se  vendent 
avec  peine;  souvent,  ils  ne  s'écoulent  que  grâce  à  l'intervention 
artificielle  de  généreux  bienfaiteurs  ou  des  administrations  pu- 
bliques. La  rémunération  du  travail  baisse  naturellement, 
parce  que  l'offre  du  produit  dépasse  la  demande.  Il  est  évident 
que  toute  entreprise  travaillant  dans  ces  conditions  serait  vouée 
d'avance  à  la  faillite  si  elle  poursuivait  un  but  lucratif.  Il  est 
bien  entendu  que  ce  but  n'est  pas  celui  de  l'assistance  par  le 
travail;  mais  est-ce  la  charité?  Si  oui,  il  est  inutile  de  chercher 
à  se  rendre  compte  des  causes  du  chômage  et  des  moyens  de 
le  guérir  :  il  suffit  en  effet  de  développer  dans  les  classes  for- 
tunées les  sentiments  de  pitié  et  de  générosité,  et  d'augmenter 
le  champ  d'action  des  œuvres  d'assistance.  Dans  le  cas  contraire, 
ces  dernières,  n'étant  pas  autre  chose  que  des  œuvres  de  pure 
charité,  puisque  c'est  la  charité  publique  ou  privée  qui  les  sou- 
tient en  grande  partie,  ne  sauraient  fournir  la  solution  cherchée. 
Lorsqu'on  prétend  fournir  du  travail  à  un  chômeur  pour  lui 
permettre  de  gagner  le  salaire  dont  il  est  privé,  il  s'agit  évi- 
demment de  lui  donner  un  travail  qui  soit  capable  de  le  nourrir, 


trouvé  dans  les  rangs  inférieurs  de  la  main-d'œuvre.  Ceux  qui  sont  forcés  d'accepter 
un  emploi  désavantageux  sont  presque  toujours  des  incapables.  En  temps  de  crises 
exceptionnelles,  des  phénomènes  exceptionnels  peuvent  se  produire,  et  des  exemples 
de  mauvais  placements  peuvent  se  présenter;  mais  en  général  la  vérité  réside  dans 
la  relation  approximative  entre  les  hommes  et  le  travail  qu'ils  obtiennent,  et  aussi 
entre  le  travail  accompli  et  sa  rémunération  comparative  ».  (Ch.  Booth.,  Life  ond 
labour  of  the  people  in  London,  2«  série,  t.  \,  p.  '.>91.) 

1.  Berthelémy,  Bull,  de  la  Soc.  d'Econ.  polit,  de  Lyon,  janvier  1892. 


l'assistance  par  le  travail.  43 

de  suppléer  à  Tabsence  d'occupation  où  il  se  trouve  ;  à  défaut 
de  quoi,  on  ne  saurait  soutenir  qu  on  a  porté  remède  au  chô- 
mage :  il  peut  y  avoir  des  motifs  accessoires,  dont  nous  exami- 
nerons plus  loin  la  valeur,  d'adopter  ce  genre  d'assistance,  mais 
on  ne  peut  l'appeler  l'assistauce  par  le  iravail  ^ .  Notons  que. 
dans  l'esprit  de  ses  partisans  eux-mêmes,  son  objet  est  moins 
de  remédier  au  chômage  que  de  fournir  un  moyen  sûr  de  distin- 
guer entre  l'indigent  méritant  et  celui  qui  ne  l'est  pas,  et  que 
ceux-ci  font  bon  marché  du  premier  objet  :  «  Faire  des  cotrets 
ou  des  bri(|uettes,  dit  l'un  d'eux,  n"a  jamais  été  une  solution  du 
problème  de  l'indigence  et,  sur  ce  point  particulier,  l'expérience 
a  parlé  et  résolu  la  (juestion  -  ». 

Le  rendement  inférieur  du  travail  dans  les  œuvres  d'assis- 
tance, contient  un  autre  grief  encore  plus  grave  contre  le  sys- 
tème. Si  les  ouvrages  exécutés  dans  ces  ateliers  sont  peu  payés 
intrinsèquement,  c'est  à  cause  de  l'extrême  concurrence  qui  se 
fait  sentir  parmi  les  travailleurs  qui  s'y  adonnent.  Leur  facilité, 
qui  les  met  à  la  portée  des  moins  habiles,  n'en  est  pas  l'unique 
cause  :  les  travaux  de  l'aiguille,  qui  exigent  un  certain  appren- 
tissage, sont  dans  le  même  cas.  La  dépréciation  vient  de  la 
surabondance  de  travailleurs  se  proposant  pour  une  production 
qui  ne  réclame  qu'une  partie  d'entre  eux,  et  du  niveau  de  vie 
inférieur  de  cette  catégorie  d'ouvriers,  qui  leur  fait  accepter 
les  conditions  les  plus  dures.  En  augmentant  artificiellement 
le  nombre  des  concurrents,  les  œuvres  d'assistance  par  le  tra- 
vail contribuent  d'autant  à  la  dépression  du  marché  de  cette 
catégorie  de  main-d'œuvre  :  si  le  travail  qu'elles  procurent 
satisfait  une  demande,  c'est  autant  d'enlevé  à  des  travailleurs 
réguliers  qui  seront  peut-être  privés,  par  ce  fait,  de  l'occupa- 
tion qu'ils  avaient  ;  si  le  travail  exécuté  ne  répond  à  aucun 
besoin,  il  produit  une  surproduction  qui  se  répercute  directe- 
ment sur  le  salaire  des  travailleurs.  Dans  les  deux  cas,  le  ré- 

1.  Ce  caractère  explique  Ihostilité  des  milieux  syndicaux  contre  ce  genre  de 
secours.  Le  Congrès  des  Bourses  du  travail  à  Nantes,  en  1896,  s'est  prononcé  à 
l'unanimité  contre  ce  système. 

2.  D'  Gibert,  Des  divers  modes  d  assistance  aux  nécessiteux  sans  travail,  1897. 
p.  25. 


44  LE    CUOMAGE   ET    L  ASSISTANCE    PAR    LE    TRAVAIL. 

sultat  est  le  même  :  il  aboutit  à  procure)'  une  aide,  bien  pro- 
blématique, à  quelques  individus  au  détriment  des  travailleurs 
réguliers,  déjà  très  éprouvés,  et  à  augmenter  ainsi  le  chômage 
au  lieu  de  le  réduire.  Les  notices  publiées  par  le  Conseil  su- 
périeur, auxquelles  nous  avons  emprunté  les  renseignements 
qui  précèdent,  sont  unanimes,  à  vrai  dire,  pour  déclarer  que 
les  industries  similaires  ne  se  plaignent  pas  de  la  concurrence. 
Mais,  outre  que  cette  déclaration,  émanée  des  œuvres  elles- 
mêmes,  est  suspecte  de  partialité,  il  y  a  deux  raisons  qui  l'expli- 
quent sans  qu'elle  soit  pour  cela  conforme  à  la  réalité  :  l'effet 
de  la  concurrence  peut  se  faire  sentir  sans  qu'on  en  aperçoive  la 
cause,  lorsque  celle-ci  est  répartie  sur  un  grand  nombre  de 
points  et  que  son  action  est  presque  insignifiante  sur  chacun 
d'eux'  ;  en  outre,  étant  donné  le  niveau  de  vie  inférieur  des 
ouvriers  des  métiers  en  question,  ce  ne  sont  pas  les  industriels 
ni  les  intermédiaires  qui  en  souffrent  :  au  contraire,  l'accroisse- 
ment du  bon  marché  leur  permet  d'écouler  une  plus  grande 
quantité  de  marchandises  et  de  réaliser  un  chiffre  d'affaires  su- 
périeur"-; ce  sont,  dans  de  telles  conditions,  les  travailleurs 
seuls  qui  en  supportent  la  charge.  Il  ne  faut  pas  chercher  la 
cause  de  la  situation  misérable  de  ceux-ci  dans  la  rapacité  et 
l'exploitation  des  employeurs,  ni  accuser,  comme  on  l'a  fait, 
les  grandes  maisons  de  vente,  d'une  entente  chimérique  en  vue 
d'abaisser  leurs  prix  de  revient  :  les  enquêtes  faites  sur  ce  point 
ont  montré  l'inexistence  de  telles  conditions '.  Il  n'y  a  là  qu'un 
phénomène  naturel,  résultant  du  jeu  automatique  de  la  loi  de 
l'offre  et  de  la  demande. 

Cette  loi  s'exerce  avec  d'autant  plus  d'aprêté,  dans  la  circons- 
iance,  que  les  conditions  dans  lesquelles  fonctionnent  les  œuvres 


1.  Les  orphelinats  et  écoles  proressionnelles  libres,  à  Paris,  ne  font  travailler  que 
r).'.)8r>  jeunes  filles  sur  un  total  de  88.000  ouvrières  de  l'aiguille  (/^r'/onHe  sociale. 
sei)tcmbre  1901,  p.  284).  Il  suffit  que  ces  5."J85  ouvrières  constituent  l'excédent  de  la 
main-d'd'uvre  nécessaire  pour  produire  un  avilissement  des  salaires. 

'■'..  On  sait  que  les  expositions  de  ventes  des  grands  magasins  de  nouveautés,  dont 
les  articles  .sont  obtenus  grâce  à  ces  circonstances,  procurent  des  bénéfices  considé- 
rables à  ces  maisons  en  attirant  une  clientèle  énorme. 

i.  Itéforme  sociale,  loc.  cit.,  v.  301. 


L  ASSISTANCE    PAR   LE    TRAVAIL. 


d'assistance,  loin  d'en  contrariei'  le  jeu,  ne  font  que  le  favoriser. 
Leur  objet  n'est  point  de  soutenir  les  intérêts  généraux  des  tra- 
vailleurs de  la  profession,  mais  uniquement  de  donner  du  tra- 
vail à  ceux  qui  sont  en  dehors  de  la  profession.  D'autre  part, 
elles  ne  tiennent  nullement  à  ce  que  ce  travail  soit  lucratif  : 
le  taux  réduit  des  salaires  qu'elles  payent  répond  au  contraire  à 
la  pensée  préconçue  de  décourager  les  flâneurs  et  ceux  qui  ne 
sont  pas  dans  un  réel  besoin.  Enfin,  la  pensée  charitable  qui  les 
anime  les  détourne  de  réaliser  un  profit  quelconque;  elles  vi- 
vent de  raumônc  ou  de  subventions,  non  de  leur  production^. 
Autant  de  causes  ([ui  poussent  ces  œuvres  à  être  peu  exigeantes 
sur  les  conditions  des  marchés  qu'elles  passent  avec  leur  clien- 
tèle, et  à  accepter  des  commandes  à  n'importe  quel  prix.  Qu'on 
le  remarque  bien,  nous  ne  discutons  pas  la  noblesse  des  senti- 
ments et  le  désintéressement  des  personnes  qui  agissent  de  la 
sorte  :  loin  de  réaliser  des  bénéfices,  elles  ajoutent  encore  un 
complément  aux  salaires  qu'elles  reçoivent  et  distribuent-. 
Mais  toute  pensée  généreuse  n'est  pas  nécessairement  conforme 
à  l'intérêt  social,  et  n'empêche  pas  l'efTet  désastreux  des  lois 
économiques,  si  les  moyens  d'arriver  au  but  qu'on  se  propose  ont 
été  mal  choisis.  Du  même  ordre  est  l'argument  qui  vient  natu- 
rellement aux  lèvres  de  tout  intéressé,  en  disant  qu'il  faut  bien 
que  tout  le  monde  vive,  et  que  ceux  qui  ne  peuvent  trouver 
aucun  autre  gagne-pain  ne  peuvent  se  résoudre  cà  mourir  de 
faim  pour  procurer  des  salaires  plus  élevés  à  ceux  qui  vivent 
déjà  :  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  cette  nécessité  retombe  sur 
ces  derniers,  et  que  le  gagne-pain  des  premiers  est  pris  sur 
celui  des  seconds '. 


1.  Au  Bon  Pasteur  de  Sens,  l'entretien  des  220  pensionnaires  coûte  63.360  francs  par 
an.  Le  travail  des  religieuses  et  des  jeunes  filles  rapporte  33.000  francs,  le  jardinet  la 
ferme  i.OOO  francs.  Tout  le  surplus  est  le  produit  de  quêtes  et  d'aumônes  [Ibid., 
p.  2y9j. 

2.  lUd.,  p.  283. 

3.  Les  effets  de  cette  concurrence  sont  trop  apparents  dans  les  métiers  de  femmes 
pour  qu'on  puisse  les  contester,  lisse  font  sentir  aussi  dans  les  autres  :  les  charbon- 
niersont  cessé  de  fabriquer  les  cotrets  depuis  qu'ils  se  font  dans  les  ateliers  de  cha- 
rité. Au  rapport  du  directeur  de  la  colonie  agricole  de  la  Clialmelle,  on  est  obligé  de 
veiller  étroitement  aux  conditions  du  placement  des  assistés,  sous  peine  de  favoriser 


46  LE    CHÔMAGE    ET    L  ASSISTANCE   PAK    LE    TRAVAIL. 

Les  œuvres  charitables  d'assistance,  les  oiivroirs  et  orpheli- 
nats ne  sont  pas  les  seules  institutions  qui  prêtent  à  ce  reproche. 
Les  étabhssements  pénitentiaires  sont  dans  le  même  cas.  Les 
travaux  qui  y  sont  efTectués  se  divisent  en  deux  catégories  : 
ceux  dont  l'objet  est  le  service  intérieur  de  rétablissement, 
l'entretien  des  bâtiments  ou  l'exploitation  de  ses  dépendances 
agricoles,  et  les  travaux  industriels  proprement  dits.  En  ce  qui 
concerne  ces  derniers,  le  régime  de  l'entreprise  existait  en 
1904,  dans  trois  maisons  centrales;  dans  les  pénitenciers,  la 
régie  directe  est  employée  directement  ou  par  l'intermédiaire 
de  confectionnaires.  Les  régies  directes  concernent  l'imprime- 
rie de  Meliin,  le  tissage  des  couvertures  miKtaires  de  Fontc- 
vrault,  la  fabrique  de  brosses  pour  l'équipement  de  Poissy.  Ces 
établissements  ont  donné  de  bons  résultats.  L'importance  du 
chiffre  d'affaires  est  de  209.122  fr.  71  pour  les  meubles  et  li- 
terie, 202.468  fr.  04  pour  la  cordonnerie,  101.463  fr.  10  pour 
Fimprimerie.  Le  nombre  des  travailleurs  est  de  5.186.  Dans 
les  maisons  d'arrêt,  de  justice  et  de  correction,  l'entreprise  est 
la  règle  ;  dans  le  département  de  la  Seine,  cependant,  les  tra- 
vaux sont  exécutés  en  régie.  On  y  fait  des  travaux  de  chaudron- 
nerie pour  194.586  fr.  17,  des  agrafes,  des  aiguilles,  etc.,  pour 
125.445  fr.  69,  du  découpage  et  pliage  de  papiers  pour  92.697 
fr.  52,  de  la  couture  et  lingerie  pour  90.333  fr.  64,  du  carton- 
nage pour  68.929  fr.  62,  de  la  brosserie  pour  68.921  francs,  de  la 
serrurerie  et  quincaillerie  pour  54.294  fr.  27.  La  production 
totale  des  hommes  occupés  dans  les  maisons  centrales  est  de 
1.664.448  francs  et  sa  valeur  moyenne  par  individu  de  1  fr.  27 
par  jour.  Celle  des  femmes  est  de  141.447  francs  avec  un  ren- 
dement de  0  fr.  89  par  tête.  La  production,  dans  les  péniten- 
ciers agricoles,    est    de   94.711  francs  avec   une  moyenne    de 

ravilissement  des  salaires (Lecoq,  op. cil.,  p.  438,  439).  En  1894,  les joiirnau.x  anglais 
signalaient  les  léclanialions  des  agriculteurs  placés  dans  les  environs  des  colonies  de 
l'Armée  du  Salut,  motivées  par  la  baisse  qui  résultait  de  ces  travaux  pour  leurs  pro- 
duits, dont  la  valeur  n'atteignait  plus  le  taux  normal  (Denjean.  op.  cit..  p.  42). 
Nous  nous  reprocherions  de  discuter  l'argument  étrange  qui  consiste  à  considérer 
comme  un  effet  heureux  de  l'extrême  concurrence,  le  fait  qu'elle  écarte  de  ces  métiers 
les  ouvriers  capables  de  mieux  faire.  Nous  avons  peine  à  croire  qu'un  tel  argument 
puisse  être  sérieusement  proposé. 


L  ASSISTANCE    PAR    LE   TRAVAIL. 


0  fr.  68  par  jour  et  par  tête.  Dans  les  maisons  d'arrêt,  cette 
moyenne  est  de  0  fr.  58  pour  les  hommes  et  de  0  fr.  48  pour 
les  femmes  :  la  production  totale  y  est  de  1.609.355  francs  ^ 
Le  nombre  des  détenus  des  deux  sexes  occupés  dans  les  mai- 
sons centrales  et  les  maisons  d'arrêt  dépasse  18.000. 

Il  faut  ajouter  les  dépôts  de  mendicité  où,  en  vertu  du  décret 
du  5  juillet  1808,  les  mendiants  valides  doivent  être  astreints 
au  travail.  L'article  16  du  règlement  prescrit  de  choisir  les  ma- 
tières premières  parmi  les  productions  du  département  pouvant 
être  facilement  manufacturés  et  d'un  débit  facile  (notamment 
la  fabrication  des  étoffes,  filature  de  laine,  de  coton,  de  chanvre, 
de  lin,  la  couture),  et  de  façon  à  ne  pas  nuire  à  l'industrie  privée. 
Le  nombre  de  ces  établissements,  qui  s'élevait  à  80  en  1813, 
fut  réduit  à  7  en  18*25  par  suite  des  difficultés  de  leur  fonction- 
nement. En  1892,  il  était  de  30  avec  une  population  de20.7il  in- 
digents. Le  travail  est  organisé  dans  14  d'entre  eux  -.  On  voit, 
par  ces  chiffres,  qu'une  telle  concurrence  ne  peut  pas  être  consi- 
dérée comme  négligeable  et  que  le  nombre  des  ouvriers  hon- 
nêtes qui  pourraient,  grâce  à  ce  travail,  gagner  leur  vie  ou 
améliorer  leur  situation,  est  élevé.  Effectivement,  l'entreprise 
de  la  brosserie  militaire,  par  la  maison  centrale  de  Poissy,  a 
fait  disparaître,  parait-il,  plusieurs  établissements  de  Niort, 
Bourges  et  Bethisy.  La  fabrication  à  Fontevrault  des  couvertures 
de  harnachement  a  amené  la  suppression  de  plusieurs  maisons 
à  Elbeuf  et  ailleurs.  Les  typographes  se  plaignent  de  la  con- 
currence des  prisonniers  de  Melun  ^.  La  fabrication  des  meubles 
en  fer  à  Poissy,  a  produit  un  chômage  considérable  parmi  les 
ouvriers  de  cette  profession  dans  l'arrondissement.  Le  salaire 
des  ouvrières  occupées  au  cannage  des  chaises  du  faubourg 
Saint-Antoine  serait  tombé  de  2  fr.  50  ou  2  fr.  à  0  fr.  75  par 
jour,  par  suite  du  travail  des  prisons'. 

On  n'obvie  pas  à  ce  résultat  en  employant  la  production  de  ces 


1.  Questions  pratiques,  1906,  p.  341-342. 

2.  Rapp.  sur  In  quest.  du  chôm.,  p.  200-201. 

3.  Discours  de  M.  Chauviére  à  la  Chambre,  8  novembre  1907. 

4.  Discours  de  .M.  Levraud.  ibid. 


48  LE   CnÛMAGE    ET    l'aSSISTANCE   PAR    l,E    TRAVAIL. 

établissements  à  la  consommation  exclusive  des  services  pu- 
blics ^  Les  besoins  de  ces  derniers  ne  sont  pas  en  dehors  des 
lois  générales  de  la  production,  et  l'on  ne  peut  fausser  le  régime 
normal  de  celle-ci,  même  restreinte  à  cet  objet  spécial,  sans  que 
la  répercussion  s'en  fasse  sentir  sur  le  marché  tout  entier.  Le 
service  social  qui  consiste  à  répondre  aux  besoins  de  la  con- 
sommation, appartient  à  la  main-d'œuvre  libre;  que  le  consom- 
mateur soit  l'État  ou  les  particuliers,  tout  ce  qu'il  demande  à 
une  production  moins  coûteuse  déprécie  d'autant  celle-là.  C'est 
pour  ce  motif  que  les  travaux  imposés  aux  hospitalisés,  dans 
les  ivorkhouses  anglais,  ne  sont  pas  des  travaux  industriels  :  ils 
consistent  en  ouvrages  sans  utilité,  tels  que  le  tressage  de 
cordes  qu'on  défait  ensuite  pour  les  recommencer-. 

Il  résulte  clairement  des  considérations  qui  précèdent,  que  le 
travail  effectué  dans  V assistance  par  le  travail  doit,  pour  cons- 
tituer un  remède,  et  non  une  aggravation  du  chômage,  répondre 
à  une  utilité  de  la  consommation  et  être  commercialement  avan- 
tageux'''. C'est  le  seul  moyen  de  ne  pas  porter  préjudice  aux 
travailleurs  qui  occupent  des  emplois.  Chaque  fois,  au  con- 
traire, que  le  travail  est  procuré  artificiellement,  sans  corres- 
pondre à  un  besoin  de  la  consommation  et  en  s'ajoutant  au 
stock  de  la  surproduction,  il  ne  peut  qu'empirer  une  situation 
déjà  rendue  défavorable  par  un  encombrement  du  marché  et 
un  excès  de  la  main-d'œuvre. 

Cette  conclusion  est  importante,  parce  qu'elle  nous  permet  de 
dégager  nettement  les  lois  que  doit  suivre  une  organisation  de 
l'assistance  par  le  travail  pour  produire  des  effets  utiles  et  at- 


1.  R.  Roux,  Le  travail  dans  les  prisons,  1903. 

2.  M.  Leroy-Beaulieu  critique  ce  système  :  «  C'est,  dit-il.  tourner  le  travail  en 
dérision  »  {Traité  d'Econ.  polit.,  t.  IV,  p.  488).  11  ne  s'agit  pas  de  donner  du  travail 
aux  catégories  sociales  auxquelles  convient  le  workhouse ;  l'occupation  qu'on  leur 
donne  ne  peut  avoir  aucune  prétention  moralisatrice,  mais  constitue  une  peine.  Le 
même  auteur  cite  ailleurs  l'opinion  d'un  inspecteur  de  fabrique  qui,  lors  de  l'en- 
<iuète  anglaise  sur  \&  sioeatiiKj  System,  en  rejetait  la  faute  sur  le  travail  donné  par  la 
Mansioit  house  {Ibid..  t.  11,  p.  499). 

3.  Déjà,  en  1895,  M.  Cheysson  conseillait  à  l'u'uvre  du  VT  arrondissement  de  se 
servir  des  mélliodes  qui  réussissent  dans  l'industrie,  et  de  se  «  rejtlacer  dans  les 
conditions  du  droit  commun  »  (Cf.  Lecoq,  op.  cit.,  p.  339). 


l'assistance  par  le  travail.  49 

teindre  son  but.  Le  genre  de  travail  qui  constitue  l'objet  auquel 
elle  s'applique  doit  être  celui  que  viserait  toute  entreprise  indus- 
trielle poursuivant  un  but  lucratif  et  sainement  organisée.  Cette 
conditionne  fait  que  s'ajouter  à  celles  que  nous  avons  déjà  reconnu 
comme  étant  celles  qui  permettent  au  système  de  réussir  :  le  choix 
d'un  travail  répondant  aux  besoins  de  la  consommation,  comme 
la  qualité  de  la  main-d'œuvre  et  la  compétence  des  directeurs, 
est  donc  aussi  nécessaire  à  une  entreprise  d'assistance  par  le 
travail  qu'à  une  entreprise  commerciale.  Ace  prix  seulement,  elle 
aura  une  action  sociale  utile  et  féconde,  et  nous  voyons  résulter 
des  faits  analysés  cette  conséquence  réconfortante  que  la  portée 
sociale  de  l'œuvre  est  liée  à  son  succès  matériel. 

Nous  n'ignorons  pas  que  tous  les  esprits  ne  sont  pas  également 
frappés  par  un  argument  de  cet  ordre.  Beaucoup,  sous  l'in- 
fluence de  préoccupations  morales  plutôt  que  guidés  par  une 
analyse  méthodique  des  faits,  envisagent  l'assistance  par  le 
travail  comme  un  moyen  de  moralisation  des  assistés.  A  cet 
effet,  certaines  œuvres  privées  pratiquent  l'internat  pour  les 
individus  qui  leur  paraissent  susceptibles  de  s'amender,  afin 
d'exercer  sur  eux  une  influence  plus  profonde,  et  de  leur  in- 
culquer le  désir  du  relèvements  Ces  esprits,  dont  les  inten- 
tions sont  des  plus  généreuses ,  sont  frappés  du  caractère 
moralisateur  que  le  travail  présente  par  lui-même,  et  préfèrent 
secourir  le  chômeur  à  l'aide  d'un  travail  qui  le  rehausse  à  ses 
propres  yeux,  en  le  préservant  des  dangers  moraux  de  l'oisi- 
veté et  du  vagabondage;  la  dignité  du  travailleur,  ajoute-t-on, 
s'oppose  à  ce  qu'il  reçoive  une  aumône  dégradante  et  exige  que 
ses  moyens  d'existence  proviennent  de  ses  propres  efforts.  On  ne 
saurait  méconnaître  la  justesse  de  ces  considérations  :  rien  n'é- 
lève l'individu  comme  la  pensée  qu'il  est  l'auteur  de  sa  propre 
prospérité  ;  vivre  sans  avoir  aucun  effort  à  dépenser  pour  cela, 
constitue  une  déchéance  incontestable.  D'autre  part,  nul  sans 
doute  n'a  autant  besoin  d'un  secours  moral  —  non  moins  que 
d'un  secours  physique  —  que  le  malheureux  à  qui  la  perspective 

1.  L.  Rivière,  Réforme  sociale,  avril  1901,  p.  636. 


50  LE    CHÔMAGE   ET    l'aSSISTANCE    PAR    LE   TRAVAIL. 

de  la  misère  a  peut-être  déjà  enlevé  tout  espoir  de  relèvement  : 
ce  dont  l'homme  a  le  plus  besoin,  dans  les  moments  difficiles 
de  l'existence,  c'est  souvent  moins  d'une  aide  matérielle  que  du 
récbnfort  moral  qui  rend  la  foi  en  la  vie  et  l'énergie  nécessaire 
pour  triompher  des  obstacles.  Malheureusement,  cet  objet  n'est 
pas  mieux  atteint  que  les  autres  dans  le  cas  présent.  Ce  qui  est 
dégradant,  ce  n'est  pas  de  recevoir  une  allocation  en  argent,  à 
la  condition  que  celle-ci  constitue  un  droit  pour  le  chômeur  et 
non  une  simple  faculté  de  celui  qui  la  "donne  :  s'il  en  use  bien, 
elle  lui  est  beaucoup  plus  avantageuse  que  les  occupations  des 
ateliers  de  charité,  puisqu'elle  lui  permet  de  consacrer  ses  loisirs, 
soit  à  son  instruction,  soit  à  aider  la  mère  de  famille  dans  les  tra- 
vaux du  ménage.  Il  est  vrai  que  la  plupart  dépenseront  sans  profit 
l'argent  qu'on  leur  aura  donné.  Mais  on  peut  être  assuré  que 
ceux-là  ne  dépenseront  pas  plus  utilement  celui  qu'ils  auront 
retiré  de  leur  travail.  Il  faut  surtout  remarquer  que  s'il  y  a  quel- 
que chose  qui  humilie,  et  diminue  chez  l'individu  le  sentiment 
de  la  dignité,  c'est  de  remplir  une  tâche  inférieure  à  celle  qu'il 
est  capable  d'accomplir,  ne  répondant  qu'A  une  utilité  secon- 
daire, et  qui  ne  peut  le  faire  vivre  que  grâce  au  concours  de 
la  charité  :  or,  tels  sont  bien  les  caractères  des  travaux  exécutés 
dans  les  ateliers  des  œuvres  d'assistance.  Et  la  façon  dont  ces 
travaux  sont  effectués  n'est  pas  moins  déprimante  :  l'ouvrier  hon- 
nête verra  en  effet  que,  quelque  soin  et  quelque  activité  qu'il 
déploie,  il  ne  dépassera  pas  un  salaire  des  plus  minimes;  il  verra 
qu'il  a  plus  d'intérêt  à  modérer  ses  efforts  qu'à  être  laborieux, 
et  que  la  plupart  de  ses  camarades  agissent  précisément  de  la 
sorte  ;  et  il  se  dira  que  la  paresse  et  la  dissimulation  sont  plus 
avantageuses  que  le  zèle.  Telle  est,  en  réalité,  la  leçon  de  choses 
qu'il  retirera  de  ce  mode  d'assistance  :  les  bons  conseils  qui 
lui  seront  donnés  par  dessus  le  marché  n'en  modifieront  pas  la 
portée.  Il  ne  faut  donc  pas  s'illusionner  sur  la  valeur  morale  du 
svstème.  Elle  existe  incontestablement,  mais  pour  ceux  qui  com- 
posent le  domaine  normal  de  l'assistance  par  le  travail,  et  lors- 
que les  occupations  qui  leur  sont  données  constituent  un  réel 
travail,  et  non  une  aumône   déguisée.  Nous  sommes  donc  ra- 


l'assistance  par  le  travail.  :\i 

menés  par  la  force  des  choses,  et  même  en  nous  plaçant  au 
point  de  vue  moral,  à  reconnaître  la  nécessité  de  la  condition 
que  nous  avons  exposée. 

Reste  à  savoir  comment  cette  condition  peut  être  réalisée. 
Personne  n'a  le  pouvoir  de  créer  arbitrairement  un  besoin 
de  production  là  où  il  ne  se  manifeste  pas  naturellement;  et 
puisque  les  crises  de  chômage  se  produisent  principalement 
aux  moments  de  surproduction  ou  de  restriction  de  la  con- 
sommation, il  semble  que  nous  soyons  enfermés  dans  un 
cercle  vicieux  et  que  la  solution  soit  impossible  ^  La  difficulté 
est  particulièrement  sérieuse  à  l'égard  des  ateliers  syndicaux. 
Certains  esprits  ont  préconisé  la  création  d'ateliers  de  secours 
organisés  par  les  associations  professionnelles.  Ce  genre  d'insti- 
tution n'existe  à  peu  près  nulle  part  :  on  ne  peut  en  citer  qu'en 
Belgique,  où  ils  ne  donnent  pas  des  résultats  bien  remarquables. 
Le  syndicat  des  passementiers  en  a  fondé  un  en  1887,  à  Bruxelles, 
dans  lequel  vingt  hommes  et  deux  femmes  sont  occupés  quand 
l'ouvrage  se  présente  ;  il  parait  être  surtout  un  allégement  pour 
la  caisse  de  chômage  :  son  chiffre  d'affaires  est  des  plus  modique 
et  ne  s'élève  qu'à  2.000  ou  '2.400  francs  par  mois-.  Les  doreurs  sur 
bois,  les  confiseurs  de  Bruxelles,  les  cigariers  de  Gand  et  d'An- 
vers, les  cordonniers  adhérents  au  Vooruit,  les  teinturiers  en 
peaux,  les  tailleurs,  les  menuisiers,  les  ébénistes,  ont  tenté  d'en 
organiser  :  ces  essais  ont  tous  échoué,  «  surtout  à  cause  de  l'in- 
fidélité ou  de  l'incapacité  des  administrateurs,  ou  bien  à  la  suite 
de  dissentions  personnelles.  Le  succès  de  pareilles  entreprises 
ne  dépend  pas  seulement  de  facteurs  économiques,  mais  encore, 
et  surtout  du  niveau  moral  de  ceux  qui  y  participent '■  ».   Cette 

1.  Des  défectuosités  existantes  dans  l'application  du  système,  et  que  nous  avons 
signalées,  on  a  conclu  à  l'impossibilité  de  le  réaliser  sans  dommage  pour  la  société 
{Revue  d'Économie  politique,  décembre  1894).  Une  analyse  conforme  à  une  saine 
méthode  scientifique  doit  rechercher,  avant  tout,  quelles  sont  les  circonstances  qui  ont 
influencé  les  diverses  applications  observées;  c'est  le  seul  moyen  de  reconnaître  si 
les  caractères  présentés  par  celle-ci  sont  inhérents  au  système  lui-même  ou  seule- 
ment contingents. 

2.  Bull.  off.  trav.,  1899,  p.  451. 

3.  Yàndofvelde,  Enqicête  sur  les  assoc.  profess.,  1891,  t.  II,  p.  100.  —  Bull.  off. 
trav.,  1809,  p.  526. 


52  LE    CHÔMAGE   ET   l'aSSISTANCE    PAR   LE    TRAVAIL. 

condition  indispensable  n'est  cependant  pas  suffisante,  car  les 
trade-unions  anglaises  et  américaines,  qui  la  réalisent  d'une 
façon  éminente,  ne  paraissent  même  pas  avoir  mis  à  l'essai  ce 
genre  d'organisation. 

En  France,  les  associations  ouvrières  avaient  organisé  en  1848 
des  ateliers  de  tailleurs,  de  selliers,  de  fileurs,  de  passementiers, 
qui  vivaient  grâce  aux  commandes  de  l'Etat  :  du  jour  où  les 
commandes  et  les  subventions  cessèrent,  les  ateliers  disparurent'. 
Actuellement  il  existe  un  atelier  de  secours,  ouvert  le  l*""  juillet 
1901,  par  le  Syndicat  mixte  de  l'Aiguille.  Afin  d'éviter  de  créer 
une  concurrence  aux  ouvrières  du  métier,  on  a  fait  appel  «  à 
toutes  les  dames  du  comité,  aux  clientes  des  principales  maisons 
adhérentes,  pour  leur  demander  de  confier  à  la  directrice  quel- 
ques-uns de  ces  mille  travaux  qui  se  font  à  la  maison  par  les 
mains  des  femmes  de  chambre  :  bordage  ou  raccommodage  de 
tapis,  réparation  de  rideaux,  achèvement  de  tapisseries  ou  de 
broderies  pour  lesquels  le  temps  fait  défaut  ».  Durant  la  pre- 
mière morte-saison,  35  ouvrières  ont  été  occupées  constamment, 
et  95  temporairement.  Le  salaire  s'élève  en  moyenne  à  2  francs 
par  jour,  à  raison  de  0  fr.  20  à  0  fr.  35  l'heure -.  Le  procédé 
charitable  de  cette  œuvre,  encore  renforcé  par  son  caractère 
confessionnel,  est  très  apparent  :  les  travaux  que  nous  venons 
de  citer  ne  sont  pas  de  ceux  qui  peuvent  faire  vivre  une  ou- 
vrière d'une  façon  normale  ;  dans  les  cas  assez  exceptionnels  où 
il  en  serait  autrement,  les  commandes  ainsi  accordées  à  l'ate- 
lier de  chômage  le  sont  au  détriment,  soit  des  femmes  de  mé- 
nage à  la  journée,  soit  des  femmes  de  chambres  qui  y  eussent 
été  employées,  et  dont  la  situation  diminuera  d'autant.  Moins 
que  personne,  les  associations  ouvrières  peuvent  créer  du 
travail  à  volonté  :  leur  objet  étant  de  relever  la  situation  des 
travailleurs  dans  la  profession  qu'ils  exercent,  leurs  efïorts  ten- 
draient plutôt  à  restreindre  la  production  au-dessous  des  be- 
soins de  la  consommation  qu'à  l'accroître  au-dessus  de  ce  niveau, 
et  à  diminuer  le  nombre  de  leurs  concurrents  qu'à  l'augmenter, 

1.  Lecoq,  op.  cit.,  p.  281-282. 
,2.  L.  Rivière,  dans  la  Réforme  sociale,  juillet  1902,  p.  203-204. 


L  ASSISTANCE    PAR    LE   TRAVAIL.  53 

Ajoutons  que  la  réunion  chez  les  mêmes  individus  des  qualités 
nécessaires  au  travailleur  et  à  l'employeur  est  chose  rare  et 
difficile  à  réaliser,  et  bien  que  cette  circonstance  ne  soit  pas  ir- 
réalisable, elle  entrave,  en  fait,  le  développement  des  entre- 
prises de  production  qui  sont  organisées  par  les  ouvriers. 

En  ce  qui  concerne  les  œuvres  d'assistance  par  le  travail,  il 
n'y  a  pas  d'impossibilité  intrinsèque  à  ce  qu'elles  transforment 
leur  caractère  de  pure  charité  en  caractère  commercial.  Mais  la 
difficulté  de  procurer  un  travail  avantageux,  lorsque  celui-ci  fait 
défaut,  reste  la  même.  Ces  institutions  présentent  à  ce  point  de 
vue  une  infériorité  certaine  sur  les  pouvoirs  publics.  Ceux-ci  sont 
en  eJQFet  de  grands  entrepreneurs  de  travaux,  et  comme  tels,  ils 
échappent  aux  conditions  auxquelles  ils  sont  soumis  en  tant  que 
producteurs,  en  ce  sens  que  si  la  loi  qui  impose  un  but  utile  à  tout 
travail  de  secours  leur  interdit  de  donner  à  exécuter  un  ouvrage 
ne  répondant  à  aucun  besoin  ',  il  ne  leur  arrive  jamais  d'épuiser 
tout  le  programme  des  travaux  que  comporterait  l'intérêt  pu- 
blic. Les  entreprises  privées,  au  contraire,  sont  intimement  liées 
à  l'état  général  du  marché  et  une  crise  industrielle  ou  commer- 
ciale, une  stagnation  des  affaires,  les  atteint  toutes  dans  une  me- 
sure plus  ou  moins  profonde  :  les  finances  publiques  souffrent 
bien  de  ces  crises,  en  ce  sens  que  les  variations  dans  la  prospé- 
rité publique  se  font  sentir  dans  les  recettes  du  Trésor;  mais 
cette  répercussion  est  peu  importante.  Une  autre  relation  de  dé- 
pendance par  rapport  à  la  situation  générale  consiste  en  ce  que 
le  besoin  d'ouvrage  d'utilité  générale  est  en  raison  directe  de 
l'activité  des  affaires  :  des  routes,  des  chemins  de  fer,  des  ports, 
etc.,  servent  celles-ci,  mais  leur  utilité  diminue  en  cas  de  dépres- 
sion commerciale.  Il  ne  faut  cependant  pas  exagérer  cette  diffi- 
culté :  les  périodes  de  crise  sont  rarement  très  prolongées,  et 
les  travaux  effectués  pendant  leur  durée  retrouvent  leur  service 
à  la  reprise  des  affaires;  souvent  même  ils  facilitent  celle-ci  en 
ouvrant  des  débouchés  nécessaires  à  l'essor  d'une  industrie.  Il 
importe  seulement  que  les  administrations  publiques  mettent  en 

1.  On  a  vu,  parait-il,  le  County  Counc.il  de  Londres,  en  1907,  faire  dépaver  et  re- 
paver successivement  les  rues  par  les  sans-travail. 


34  LE    CHÔMAGE    ET    l'aSSISTANCE    PAR   LE   TRAVAIL. 

œuvre  des  qualités  de  prévoyance  particulièrement  développées, 
qu'elles  sachent  modérer  leur  activité  lorsque  le  commerce  et 
l'industrie  sont  prospères,  la  réserver  pour  les  périodes  de  crise, 
constituer  à  cet  elTet  un  fonds  spécial  qui  jouerait  pendant  celles- 
ci;  ce  procédé,  au  point  de  vue  financier,  aurait  l'avantage  de 
permettre  l'amortissement  de  la  dette  publique  lorsque  les  capi- 
taux trouvant  facilement  à  s'employer,  leur  cours  s'élève  :  aux 
époques  de  dépression,  l'abondance  des  capitaux  disponibles 
permettrait  au  Trésor  de  trouver  à  des  conditions  avantageuses 
les  sommes  nécessaires  ^.  Il  faudrait  enfin  dresser  un  plan  d'en- 
semble de  travaux  répondant  aux  conditions  voulues,  afin  de 
n'être  pas  pris  au  dépourvu  au  moment  opportun  et  de  ne  pas 
s'exposer  à  dépenser  inutilement  l'argent  des  contribuables  2, 
Ces  travaux,  bien  entendu,  doivent  être  de  ceux  qui  exigeraient 
une  main-d'œuvre  supplémentaire,  et  non  ceux  qui  occupent 
déjà  un  personnel  habituel  ;  sinon,  ces  derniers  se  trouveraient 
lésés  et  le  remède  créerait  sur  un  point  le  mal  qu'il  cherche  à 
guérir  sur  un  autre.  Ils  doivent  être  d'une  nature  facile,  n'exi- 
geant aucun  apprentissage  prolongé,  et  à  la  portée  des  travail- 
leurs qui  composent  d'ordinaire  la  classe  des  chômeurs  et  qui 
sont  de  simples  manœuvres,  ou  des  ouvriers  qualifiés  auxquels  la 
pléthore  de  leur  profession  ne  permet  pas  d'y  trouver  un  emploi  : 
les  travaux  exécutés  par  les  communes  et  que  nous  avons  cités 
plus  haut,  et  ceux  qu'indique  le  Conseil  supérieur,  en  particu- 
lier ceux  de  reboisement,  rentrent  dans  cette  catégoriel  Confor- 

1.  Cf.  Schanz,  Zur  Frage  der  Arbeilslosen-Versicherung,  p.  399.  —  Le  contraire 
se  produisit  en  Australasie,  lors  de  la  crise  financière  de  1892-1893  :  pendant  la  pé- 
riode qui  la  précéda,  l'État  s'était  endetté  dans  des  entreprises  considérables.  Il  fut 
alors  obligé  de  restreindre  ses  dépenses  et  d'interrompre  ses  travaux  (Métin,  op.  cit.,^ 
p.  123). 

2.  Le  Conseil  supérieur  du  travail  émit  un  vd'u  en  ce  sens,  en  1896  {Bull.  off'. 
Irav.,  1897,  p.  32).  A  la  suite  d'une  interpellation  de  M.  Vaillant,  député,  le  31  mai 
1900,  le  Gouvernement  rappela  ce  vo;u  aux  préfets  par  une  circulaire  du  26  décembre 
1900  (Ibid.,  1900,  p.  1217),  et  l'on  réussit  à  faire  un  plan  qui  répartissait  les  travaux 
conformément  aux  besoins;  mais  bientôt  on  revint  à  l'ancien  système  d'irrégularité 
et  d'imprévoyance  («eu.  poL  et  pari.,  t.  XLIIL  p.  160-162. —  Discours  de  M.  Vaillant 
à  la  Chambre,  30  novembre  1904).  Le  projet  de  rachat  des  chemins  de  fer  en  1848. 
qui  visait  ce  but,  n'était  (ju'un  trt)mpe-r(x;il,  l'Etat  ayant  déjà  normalement  la  charge 
des  travaux  de  terrassement  dans  la  construction  des  lignes  (I^ecoq,  op.  cit.,  p.  2.52). 

3.  On  doit  faire  des  réserves  au  sujet  des  travaux  de  défrichement  et  labourage 


L  ASSISTANCE    PAR    LE    TRAVAIL.  O-J 

mément  aux  observations  émises  par  celui-ci,  ces  travaux  ne 
doivent  pas  être  urgents,  mais  de  nature  à  être  ajournés  ou  repris 
suivant  les  besoins  des  chômeurs,  sans  préjudice  pour  leur 
bonne  exécution  ou  pour  Futilité  générale.  En  un  mot,  il  s'agit, 
pour  les  pouvoirs  publics,  de  réaliser,  en  ce  qui  les  concerne, 
l'une  des  conditions  de  l'industrie  qui,  nous  le  verrons,  sont 
responsables  de  la  situation  des  sans-travail,  à  savoir  une  or- 
ganisation du  travail  assurant  une  certaine  stabilité  à  la  main- 
d'œuvre  :  les  causes  qui  rendent  cette  réalisation  très  dif- 
ticile  à  lindustrie  privée  ne  sont  pas  aussi  sensibles  à  l'égard  do 
l'État  ;  c'est  donc  à  lui  de  servir  de  régulateur  dans  la  mesure 
où  il  peut  '. 

L'étendue  de  cette  action  dépend,  nous  le  savons,  indépen- 
damment  du  choix  des  travaux  à  effectuer,  des  conditions  rela- 
tives à  l'aptitude  des  pouvoirs  publics  à  la  gestion  d'entreprises 
commerciales,  et  à  l'aptitude  des  chômeurs  au  travail  à  exécu- 
ter. La  première  de  ces  deux  conditions,  malheureusement,  ne 
se  réalise  pas  à  volonté,  et  il  ne  suffit  pas  d'un  texte  de  loi  orga- 
nisant un  système  parfaitement  conçu  pour  qu'il  donne  des  ré- 
sultats féconds  :  les  institutions  les  meilleures  ne  valent  que  ce 
(jue  valent  les  hommes  qui  les  dirigent.  Il  est  donc  fort  possible 
que  des  travaux  de  secours  aux  chômeurs  ne  donnent  dans  cer- 
tains pays  que  des  résultats  médiocres  et  qu'il  ne  soit  pas  dé- 
sirable d'en  étendre  l'application  au  delà  d'une  limite  très  res- 
treinte. Il  est  d'ailleurs  impossible  de  fixer  celle-ci,  puisqu'elle 
peut  varier  suivant  la  capacité  des  gens  au  pouvoir  et  l'intelli- 
gence des  électeurs. 

indiqués  dans  le  vœu  précité  :  leur  utilité,  dans  l'état  de  l'agriculture  actuel,  peut 
être  rarement  aussi  considérable  que  le  préjudice  qu'ils  causeraient  aux  cultivateurs 
de  la  région.  Nous  verrons  que  le  chômage  se  fait  sentir  à  la  campagne  comme  dans 
les  villes. 

1.  Il  est  intéressant  de  noterque  ce  système  est  celui  delTitemployed  Ad  de  1905. 
On  a  projeté  des  plans  de  travauv  d'intérêt  général,  tels  que  défense  des  côtes  contre 
l'envahissement  delà  mer.  amélioration  des  routes,  reboi.sement.  Ces  travaux  seront 
conduits  comme  une  entreprise  industrielle,  eu  n'admettant  que  la  main-d'œuvre  pro- 
ductrice: les  travailleurs  sont  traités  comme  des  ouvriers  ordinaires  et  libres;  seule- 
ment les  travaux  n'ont  pas  pour  objet  de  leur  garantir  une  occupation  fixe,  mais  de 
renforcer  le  marché  du  travail  en  augmentant  les  offres  d'emploi  (Savary,  Rev.  pol. 
et  pari.,  t.LI,  p.  292). 


56  LE    CHÔMAGE    ET    l'aSSISTANCE   PAR    LE    TRAVAIL. 

Quant  à  la  deuxième  condition,  rien  ne  s'oppose  à  sa  réalisa- 
tion, à  la  condition  d'opérer  une  sélection  rigoureuse  parmi 
les  chômeurs.  Nous  avons  vu  qu'une  première  élimination  se 
fait  automatiquement,  celle  des  vagabonds  et  des  professionnels 
de  la  mendicité  :  ceux-là  se  font  inscrire  sur  les  listes,  mais  ne 
se  présentent  pas  aux  chantiers;  ils  gagnent  plus  à  exploiter  la 
charité  qu'à  faire  un  travail  qui  leur  répugne.  Ce  n'est  pas  cette 
catégorie  que  vise  l'assistance  par  le  travail,  et  Ion  ne  peut  que 
regretter  que  les  individus  de  cette  classe  apparaissent  parfois 
dans  les  œuvres  d'assistance,  sous  la  menace  d'être  privés  des  li- 
béralités que  leur  accordent  leurs  bienfaiteurs  attitrés  '.  Au-dessus 
de  cette  catégorie  se  trouve  celle  des  manœuvres  intermittents 
qui  ne  peuvent  se  fixer  à  un  travail  régulier,  mais  qui  vivent 
néanmoins  d'un  misérable  salaire,  à  la  difïérence  des  précé- 
dents. Ce  sont  ceux  pour  qui  une  occupation  nouvelle  et  irrégu- 
lière a  tant  de  charme,  qu'on  les  voit,  à  Londres,  abandonnant 
l'emploi  régulier  où  ils  gagnaient  de  18  shillings  à  1  livre  par 
semaine  (22  fr.  50  à  25  fr.)  pour  gagner  5  à  7  shillings  dans 
un  chantier  de  secours  à  casser  des  pierres,  ou  bien,  sortant  du 
ivorkhoîise  pour  travailler  au  chantier  de  secours,  quitter  celui-ci 
presque  aussitôt  pour  revenir  au  workhouse  '-.  La  notice  envoyée 
par  l'œuvre  bordelaise  à  l'Office  du  travail  ^  nous  donne  les 
proportions  respectives  de  ces  diverses  catégories  :  sur  685  ins- 
crits, 69,  soit  1/10%  n'ont  pas  paru  aux  chantiers;  123,  environ 
1/5,  ont  fait  moins  de  dix  jours;  247,  ou  2/5,  ont  fait  dix  jours, 
146  seulement,  un  peu  plus  d'un  cinquième,  ont  travaillé  pen- 
dant vingt  jours  et  plus  ^. 

Parmi  la  catégorie  des  vrais  travailleurs  qui  cherchent  réel- 
lement de  l'ouvrage  et  qui  l'exécutent  consciencieusement  lors- 

1.  Réforme  sociale,  1«' septembre  1901,  p.  282.  —  «  U  y  en  a  des  milliers  de  cette 
catégorie  à  Londres,  en  ce  moment.  Un  jour  de  travail,  un  jour  de  repos,  employé 
à  se  traîner  dans  les  rues  de  West-End,  et  à  boire  l'argent  gagné  la  veille,  sans  trop 
de  fatigue,  après  quoi  la  plupart  mendient  aux  (ruvres  charitables  des  soupes  et 
des  bons  d'épicerie.  »  (Ibid.,  septembre  1906,  p.  440.) 

2.  Ibid.  —  Cf.  L.  Rivière,  Ibid..  avril  1901,  p.  636-037. 

3.  Rapp.  sur  la  quest.  du  chdmage,  p.  122. 

4.  On  voit  par  là  que  le  procédé  employé  par  beaucoup  de  municipalités  et  d'truvres 
d'assistance  par  le  travail  qui  ne  donnent  du  travail  qu'un  certain  nombre  de  jours 


l'assistance  par  le  travail.  57 

qu'ils  en  trouvent,  il  faut  écarter  ceux  qui  ne  peuvent  pas  en 
vivre  normalement,  les  infirmes,  les  vieillards.  Ces  cas,  pour 
intéressants  qu'ils  soient,  ne  rentrent  pas  dans  les  termes  du 
problème  du  chômage,  mais  concernent  d'autres  branches  de  la 
prévoyance  sociale,  retraites  ouvrières,  assurance  contre  la  ma- 
ladie, l'invalidité  ou  l'accident.  Dans  les  travaux  de  secours 
organisés  industriellement,  ces  éléments  sont  rejetés  par  ceux 
qu'ils  empêchent  de  gagner  normalement  leur  existence  K  Ins- 
tituer des  travaux  de  secours  en  vue  de  ces  éléments,  comme 
le  font  certaines  villes,  n'est  donc  pas  une  solution  du  pro- 
blème, mais  au  contraire  s'oppose  à  celle-ci. 

Quant  aux  travailleurs  normaux,  leur  admission  ne  doit  pas 
être  faite  sans  discernement,  L'affluence  des  chômeurs  des  au- 
tres régions,  et  notamment  de  la  campagne,  n'est  pas  le  prin- 
cipal danger  dont  il  faille  se  prémunir;  nous  verrons  qu'en 
dépit  d'une  opinion  très  répandue,  ce  n'est  pas  à  cette  cause 
qu'est  due  l'affluence  des  chômeurs;  s'il  en  a  été  autrement  à 
certaines  époques  de  crises  agricoles  intenses,  comme  en  1789  et 
en  1848,  l'encombrement  qui  en  est  résulté  sur  les  chantiers  de 
secours  provenait  surtout  de  leur  organisation  défectueuse  au 
point  de  vue  du  contrôle  et  de  la  surveillance.  Néanmoins, 
comme  les  chômeurs  constituent  pour  la  société  une  charge  et 
non  un  élément  de  progrès,  il  est  normal  qu'on  ne  leur  permette 
pas  d'augmenter  le  fléau  dans  une  localité  en  se  déplaçant,  et 
que  la  commune  de  leur  résidence  en  conserve  la  charge  :  pour 
arriver  à  ce  résultat,  il  suffit,  comme  le  conseille  le  Conseil  supé- 

par  semaine,  et  à  durée  de  journées  réduite,  en  vue  de  secourir  un  plus  grand 
nombre  de  chômeurs,  favorise  les  travailleurs  irréguliers,  auxquels  un  tel  régime  s'a- 
dapte très  bien,  et  empêche  de  discerner  les  vrais  travailleurs  de  ceux  qui  ne  cher- 
chent pas  un  travail  régulier  :  ainsi  que  le  remarque  très  judicieusement  le  rappor- 
teur du  Board  of  Trade,  «  le  meilleur  moyen  de  reconnaître  celui  qui  cherche  du 
travail  est  dans  la  continuité  de  l'emploi...  Ce  procédé  consistant  à  diviser  les 
gens  en  deux  équipes  —  occupées  chacune  trois  jours  par  semaine  —  se  recommande 
parce  qu'il  permet  de  chercher  du  travail  le  reste  du  temps  ;  mais  en  face  de  ce  réel 
avantage,  il  faut  mettre  l'encouragement  offert  aux  paresseux,  grâce  à  une  organisa- 
tion qui  correspond  à  leurs  habitudes  ».  (Agencies  and  ineihods  for  dealing  with 
the  unemployed,  1893,  p.  237.) 

2.  Ce  fait  est  démontré  par  l'organisation  du  Coopérative  system  usitée  dans  les 
travaux  publics  en  Nouvelle-Zélande. 


58  LE    CHÔMAGE   ET   l'aSSISTANCE   PAR    LE   TRAVAIL. 

rieur,  d'imposer  une  condition  de  durée  de  séjour  ou  de  domi- 
cile à  l'admission  dans  les  chantiers. 

Nous  avons  vu  aussi  ^  que  le  défaut  d'habileté  tecimique  n'est 
pas  un  obstacle  à  l'emploi  des  travailleurs.  On  remarque  sans 
doute  que  certains  d'entre  ceux-ci,  habitués  à  une  occupation 
exigeant  plus  d'adresse  que  d'effort  musculaire,  arrivent,  mal- 
gré leurs  eiîorts,  à  une  production  bien  inférieure  à  celles  de 
manœuvres  professionnels,  et  cette  remarque  est  consignée  dans 
les  notices  de  beaucoup  de  villes.  S'il  s'agissait  d'un  travail 
nécessitant  une  sérieuse  habileté  acquise  par  un  long  appren- 
tissage, cette  objection  aurait  une  certaine  valeur  ;  mais  celui 
de  manœuvre  est  au  contraire  à  la  portée  des -moins  adroits;  len- 
trainement  physique,  lorsque  l'organisme  est  sain,  s'acquiert 
en  peu  de  jours,  surtout  lorsqu'il  est  accompagné  d'une  volonté 
énergique.  Les  observations  en  sens  contraire  s'expliquent  par 
deux  motifs  :  les  travaux  n'ont  généralement  pas  une  durée  suf- 
fisante, et  sont  trop  fréquemment  interrompus  pour  que  cet 
entraînement  puisse  être  acquis  2;  de  plus,  beaucoup  de  chô- 
meurs masquent  leur  paresse  sous  ce  prétexte,  qui  leur  permet 
de  fréquents  repos  et  une  moindre  activité. 

Enfin  la  considération  des  besoins  et  des  charges  de  chaque 
individu  doit  elle-même  être  secondaire.  Elle  peut  intervenir 
utilement  dans  le  cas  d'une  affluence  de  chômeurs  dispropor- 
tionnée avec  le  travail  qu'on  a  à  leur  donner  ou  avec  les  res- 
sources dont  on  dispose  ;  en  pareil  cas,  l'embauchage  des  indi- 
vidus chargés  de  famille,  de  préférence  à  celui  des  célibataires, 
aura  le  double  avantage  de  procurer  une  garantie  de  moralité 
et  une  économie  à  l'assistance  publique.  Mais  cette  garantie 
n'est  pas  certaine  :  on  voit  nombre  de  chefs  de  famille  qui  né 
réussissent  pas  à  surmonter  leur  apathie,  bien  qu'ils  aient  beau- 
coup de  bouches  à  nourrir.  Si  les  travaux  de  secours  doivent 
être  gérés  comme  une  entreprise  industrielle,  la  qualité  de  la 


1.  Supra,  p.  14. 

2.  Les  travaux  ont  généralement  une  durée  de  deux  mois;  les  chômeurs  y  sont 
fréquemment  employés  à  tour  de  rôle,  par  quinzaine  ou  par  semaine  {Rapp.  sur  ki 
quesl.  du  chômage,  passim). 


l'assistance  par  le  travail.  59 

main-d'œuvre  doit  seule  entrer  en  ligne  de  compte  d'une  ma- 
nière principale  :  l'intensité  des  besoins  n'intervient  donc  qu'en 
cas  de  concurrence,  pour  une  même  place,  de  plusieurs  ouvriers 
présentant  le  même  degré  de  capacité  de  travail. 

Le  principal  danger  consiste  en  ce  que  les  travailleurs  s'ha- 
bituent à  compter  sur  les  travaux  d'assistance  et  perdent  de  vue 
la  nécessité  de  chercher  un  emploi  régulier  autre  que  ceux-ci; 
en  ce  que  ces  entreprises  s'assimilent  à  une  opération  commer- 
ciale au  point  de  devenir  l'occupation  normale  des  ouvriers  qui 
y  sont  employés.  Un  excès  de  sécurité  est  aussi  funeste  à  l'im- 
prévoyance de  la  plupart  des  individus  que  l'absence  complète 
de  sécurité;  si  l'on  met  à  part  une  infime  minorité  qui  accom- 
plit sa  tâche  par  raison  et  par  conscience,  l'insécurité  du  lende- 
main est  le  stimulant  qui  donne  à  la  grande  masse  l'énergie 
nécessaire  pour  travailler.  Une  organisation  qui  délivrerait  les 
classes  laborieuses  de  ce  souci  rendrait  donc  aux  travailleurs  un 
bien  mauvais  service,  puisque  ceux-ci  seraient  privés  de  tout 
moyen  d'existence  le  jour  où  les  nécessités  sociales  ou  budgé- 
taires obligeraient  à  les  renvoyer.  On  a  cherché  à  remédier  à  cet 
inconvénient,  principalement  en  abaissant  les  salaires  à  un  taux 
très  inférieur  au  tarif  normal  de  la  profession;  on  a  pensé  dé- 
courager de  la  sorte  les  véritables  ouvriers  qui  seraient  tentés 
de  se  contenter  de  cette  occupation,  et  les  pousser  à  en  cher- 
cher une  autre,  tout  en  leur  donnant  les  moyens  de  ^dvre  pen- 
dant ce  temps.  L'expérience  n'est  pas  conforme  à  cette  vue;  ceux 
qui  ne  sont  pas  animés  par  l'ambition  de  trouver  une  meilleure 
position  que  celle  qu'ils  occupent,  et  d'élever  le  niveau  de  leur 
existence,  diminueront  plutôt  leurs  besoins  en  proportion  de 
leurs  salaires  qu'ils  ne  chercheront  à  élever  ceux-ci.  En  outre, 
cet  abaissement  des  salaires  produit  un  effet  désastreux  sur  le 
taux  des  salaires  de  la  profession,  et  contribue  à  l'augmentation 
du  chômage  en  dépréciant  l'offre  de  main-d'œuvre  '.  Du  même 

1.  On  ne  peut  qu'approuver  les  dispositions  des  décrets  du  10  août  1899  qui,  con- 
formément à  la  pratique  adoptée  par  la  municipalité  de  Londres,  imposent,  aux 
concessionnaires  des  marchés  passés  au  nom  des  administrations  publiques,  les  taux 
des  salaires  couramment  appliqués  dans  la  région  pour  chaque  catégorie  d'ouvriers, 
et  déterminent  les  modes  de  constatation  de  ces  taux. 


60  LE   CHÔMAGE   ET    l'aSSISTANCE   PAR   LE   TRAVAIL. 

ordre  est  le  moyen,  préconisé  par  le  Conseil  supérieur  et  em- 
ployé par  beaucoup  de  communes,  qui  consiste  à  n'occuper 
chaque  travailleur  que  pendant  un  certain  nombre  de  jours  par 
semaine,  à  Teffet  de  lui  laisser  le  temps  nécessaire  pour  trouver 
un  emploi  :  il  équivaut,  en  réalité,  à  une  réduction  de  salaires, 
puisque  le  travailleur,  en  acceptant  l'occupation  et  le  salaire  de 
trois  jours  sur  six,  arrive  au  même  résultat  que  s'il  avait  reçu 
pendant  six  jours  un  demi-salaire.  De  plus,  ce  n'est  pas  à  un 
moment  de  chômage,  c'est-à-dire  où  les  demandes  excèdent  les 
offres  d'emplois,  que  le  chômeur,  avec  la  meilleure  volonté  du 
monde,  pourra  en  trouver  un;  on  sait  quelle  difficulté  les  bu- 
reaux de  placement  éprouvent  à  en  procurer  aux  ouvriers  sans 
travail  et  dans  quelle  mesure  restreinte  ils  y  arrivent  :  or,  il  est 
évident  qu'un  grand  nombre,  parmi  les  chômeurs,  font  partie 
de  cet  excédent  de  main-d'œuvre  disponible  que  les  institutions 
de  placement  n'arrivent  pas  à  écouler  en  temps  de  crise. 

Le  danger  que  nous  signalons  est  particulièrement  grave  à 
l'égard  des  chômeurs  de  saison.  Dans  un  grand  nombre  de  villes, 
les  travaux  de  secours  ont  pour  but  de  remédier  au  chômage 
périodique  qui  atteint  notamment  les  ouvriers  des  raffineries 
ou  des  industries  du  bâtiment  :  c'est,  en  effet,  lorsque  la  mau- 
vaise saison  s'oppose  à  ces  travaux  que  le  chômage  se  fait  le 
plus  vivement  sentir.  Or,  il  arrive  qu'en  s'appliquant  à  ces  tra- 
vailleurs, les  entreprises  d'assistance  perpétuent  le  mal  au  lieu 
de  le  guérir.  En  effet,  la  même  raison  qui  empêche  les  gains 
accessoires  qui  viennent  s'ajouter  au  salaire  normal  d'aug- 
menter celui-ci,  mais  diminue  celui-ci  jusqu'à  ce  que  le  total 
atteigne  le  niveau  ordinaire  de  l'existence  des  travailleurs,  fait 
que  le  salaire  que  le  chômeur  gagne  dans  ses  travaux  d'hiver, 
au  lieu  de  lui  permettre  d'obtenir  une  élévation  de  ses  salaires 
d'été  ou  une  organisation  de  son  travail  professionnel  lui  pro- 
curant les  moyens  d'existence  pendant  l'année  entière,  main- 
tiendront ces  derniers  dans  leur  état  antérieur,  ou  même  les 
abaisseront  dans  le  cas  où  un  certain  nombre  des  ouvriers  em- 
ployés dans  la  profession  se  contenteraient  d'un  salaire  moindre 
que  celui  qu'ils  peuvent  gagner  par  leur  travail  de  toute  l'an- 


L  ASSISTANCE    PAR    LE    TRAVAIL.  61 

née.  On  ne  peut  pas  sans  doute  exclure  les  chômeurs  de  saison 
des  chantiers  de  secours;  si  la  cause  de  leur  chômage  et  la  pau- 
vreté qui  en  résulte  sont  indépendantes  de  leur  volonté,  leur 
situation  est  aussi  digne  d'intérêt  que  celle  des  autres  travailleurs 
qui  sont  privés  de  leur  salaire. 

Le  seul  moyen  d'échapper  à  cette  difficulté  nous  parait  être 
que  l'assistance  par  le  travail  ne  vise  pas  spécialement  les  chô- 
meurs de  saison.  Tout  travailleur  en  état  de  chômage,  quelle 
qu'en  soit  la  cause,  pourvu  que  celle-ci  soit  involontaire  et  qu'il 
réalise  par  ailleurs  les  conditions  déjà  envisagées,  doit  pouvoir 
en  bénéficier,  dès  que  ses  ressources  ne  lui  permettent  pas  de 
vivre  et  que  l'état  du  marché  du  travail  ne  lui  fournit  aucun  em- 
ploi. Il  est  évident,  en  effet,  qu'un  système  d'assistance  par  le 
travail,  organisé  dans  les  conditions  que  nous  avons  reconnues 
propres  à  son  fonctionnement  normal,  ne  doit  s'appliquer 
qu'aux  périodes  de  crise  pendant  lesquelles  il  n'y  a  pas  de 
places  disponibles,  mais  qu'il  doit  cesser  de  fonctionner  dès 
qu'une  reprise  des  affaires  permet  aux  chômeurs  de  trouver  des 
emplois.  C'est  le  seul  moyen  de  répondre  toujours  à  un  besoin 
réel  en  s'abstenant  dès  que  le  besoin  n'existe  plus;  alors  en 
effet,  le  travailleur,  que  son  chômage  soit  accidentel  ou  pério- 
dique, est  bien  obligé  de  chercher  une  occupation  normale  :  s'il 
n'en  trouve  pas,  il  n'a  à  s'en  prendre  qu'à  lui-même,  et  rentre 
désormais  dans  la  catégorie  des  travailleurs  d'occasion  dont 
nous  parlions  plus  haut.  C'est  ici  que  réside  la  principale  diffi- 
culté d'application  du  système,  car  s'il  est  peu  aisé  de  savoir  si  la 
cause  du  chômage  est  indépendante  de  la  volonté  du  chômeur, 
il  l'est  encore  bien  moins  d'apprécier  s'il  pourrait  ou  non  trouver 
une  place  ;  un  tel  jugement  exige  assurément  une  connaissance 
approfondie  de  l'état  du  marché,  et  plus  encore  de  la  valeur 
morale  des  chômeurs  et  de  la  réalité  des  efforts  par  eux  faits 
pour  trouver  à  s'occuper.  Cette  tâche  excède-t-elle  la  capacité 
des  hommes  qui  seraient  chargés  de  diriger  l'entreprise?  On  ne 
peut  nier  qu'elle  est  délicate,  et  que  son  exécution  prêtera  à 
des  erreurs  et  à  l'arbitraire,  quelles  que  soient  la  bonne  volonté 
et  l'intelUgence  des  individus.  Mais  il  serait  enfantin  de  s'ima- 


62  LE    CHÔMAGE   ET   l' ASSISTANCE   PAR    T.E   TRAVAIL, 

giner  qu'il  puisse  exister  des  institutions  propres  à  remédier  aux 
besoins  sociaux,  dont  le  jeu  soit  automatique,  qui  dispense  de 
toute  intervention  de  l'action  de  l'homme  et  empêche  que  les 
défauts  de  celle-ci  s'y  fassent  sentir.  L'état  social  dépend  de  la 
formation  des  individus,  et  les  institutions  sont  ce  que  ceux-ci 
les  font. 


II 


COLONIES  AGRICOLES 


Nous  avons  réservé,  pour  en  faire  l'objet  d'une  étude  spéciale, 
les  essais  d'organisation  de  travaux  agricoles  en  vue  de  remédier 
au  chômage.  La  question  est  plus  complexe  que  celle  de  l'organi- 
sation des  travaux  industriels  :  nous  sommes  obligés  en  effet  d'exa- 
miner les  causes  du  chômage  agricole  et  de  l'exode  des  travail- 
leurs de  la  campagne  à  la  ville,  afin  de  savoir  s'il  est  possible 
d'utiliser  les  travaux  de  culture  pour  donner  des  occupations  aux 
chômeurs  de  l'industrie.  Il  était  donc  indispensable,  pour  pro- 
céder par  ordre  de  complication  croissante  et  pour  obtenir  des 
conclusions  se  dégageant  avec  plus  de  certitude  des  faits  ana- 
lysés, d'élucider  d'abord  les  conditions  de  l'assistance  par  le 
travail  industriel.  Cette  étude  nous  fera  faire  un  pas  de  plus 
dans  nos  recherches,  en  nous  montrant  une  autre  application  de 
l'organisation  déjà  examinée,  constituant  un  nouveau  remède 
contre  le  chômage. 

Un  mouvement  d'opinion  assez  intense  se  manifeste  en  faveur 
de  ce  nouveau  système.  Il  dérive,  pour  une  bonne  part,  du  sen- 
timent de  conservation  sociale  qui  place  dans  la  tradition  et  la 
permanence  des  engagements  le  fondement  du  relèvement  so- 
cial. Le  Play,  qui  conseillait  l'association  des  travaux  agricoles 
aux  travaux  industriels,  peut  être  considéré  comme  le  défenseur 
le  plus  marquant  de  cette  doctrine  ^  D'autres  sociologues,  s'ap- 

1.  V.  notamment,  La  Réforme  sociale  en  France,  chap.  \xxiv. 


64  LE    CHÔMAGE   ET    l'aSSISTANCE    PAR    LE    TRAVAIL. 

puyant  sur  le  même  sentiment,  considèrent  l'émigration  des 
travailleurs  des  champs,  qui  viennent  accroître  le  nombre  des 
sans-travail  dans  les  villes,  comme  l'une  des  principales  causes  du 
chômage,  et  par  suite  le  retour  aux  champs  comme  un  remède 
possible';  les  romanciers  viennent  prêter  à  cette  idée  l'appui  de 
leur  talent 2.  Il  n'est  point  paradoxal  de  supposer  que  la  haine 
des  doctrines  socialistes,  qui  constituent  un  mouvement  indus- 
triel et  urbain,  et  l'attachement  aux  tendances  conservatrices, 
plus  répandues  dans  les  campagnes,  contribuent  à  fortifier  cette 
thèse.  Elle  rencontre  enfin  un  appui  dans  le  spectacle  de  la  dé- 
cadence de  notre  agriculture  et  la  crainte  des  perturbations 
économiques  qui  peuvent  en  résulter. 

Dans  ce  système,  la  restitution  aux  travaux  agricoles  de 
l'excès  de  main-d'œuvre  urbaine  aurait  le  double  effet  de  res- 
taurer l'agriculture  qui  manque  de  bras,  dit-on,  et  de  sup- 
primer le  chômage.  Il  s'agit  seulement  d'opposer  une  digue,  par 
un  plan  raisonné,  au  mouvement  d'émigration  rurale  qui  se 
produit,  et  de  lui  donner  artificiellement  une  direction  opposée. 
Le  remède  dont  il  s'agit  est  donc  bien  d'origine  théorique.  Il  a 
reçu  un  certain  nombre  d'applications  dont  nous  devons  exa- 
miner les  résultats  et  rechercher  les  conditions  de  succès,  ce  qui 
nous  permettra  de  découvrir  les  lois  propres  du  chômage  rural 
et  de  l'émigration  des  travailleurs  agricoles. 


I.    —    LES    COLONIES    AGRICOLES. 

C'est  à  l'Armée  du  Salut  qu'est  due,  dans  les  pays  anglo- 
saxons,  la  principale  initiative  en  vue  d'occuper  les  chômeurs  à 
des  travaux  agricoles.  Elle  a  créé,  en  1894,  à  Hadleigh  (Essex), 
une  ferme-colonie,  dans  laquelle  elle  envoie,  après  enquête, 
les  indigents  valides  qui  lui  paraissent  susceptibles  d'exécuter 
un  travail  sérieux  et  de  se  relever  socialement.  L'assistance  pu- 

1.  Citons  parmi  beaucoup  E.  Rostand,  Ri-forme  sociale,  novembre  1894,  p.  723; 
Méline,  Le  relotir  à  la  terre,  1900. 

2.  Bazin,  La  terre  qui  meurt. 


COLONIES   AGRICOLES.  0'» 

bliqiie,  à  Londres,  a  de  son  côté  envoyé  des  colons  sérieux  et  de 
])onne  volonté  dans  certaines  colonies  agricoles.  Il  en  a  été 
ainsi  notamment,  en  1901-1905,  à  la  ferme  d'Hollesley-Bay, 
dirigée  par  les  soins  du  London  central  committee ;  plusieurs 
des  ouvriers  qui  y  ont  été  occupés  ont  été  établis  avec  leurs  fa- 
milles sur  des  terres  achetées  à  proximité.  Ces  entreprises 
rendent  des  services  importants  aux  travailleurs  qui  y  sont  en- 
voyés. Mais  ils  exigent  une  sélection  rigoureuse  de  ces  der- 
niers :  l'envoi  de  gens  tarés  ou  de  paresseux  les  condamnerait 
à  l'insuccès;  seul  un  très  petit  nombre,  ayant  fait  un  appren- 
tissage préalable  de  la  culture  ou  ayant  l'aptitude  voulue  pour 
y  suppléer^  sont  susceptibles  d'en  profiter  avec  fruit  •. 

L'activité  de  l'Armée  du  Salut  s'exerce  surtout  dans  les  colo- 
nies d'outre -mer  et  aux  Etats-Unis.  Dans  ce  dernier  pays,  elle 
a  fondé,  en  1898,  plusieurs  colonies  agricoles,  à  l'efiét  d'utiliser 
des  terres  inoccupées  et  susceptibles  de  rapport,  conditions  qu'il 
est  rare  de  rencontrer  également  réunies  dans  la  vieille  Europe. 
La  première,  Fort  Amity,  se  trouve  dans  une  fertile  vallée  du 
Colorado;  l'eau  y  est  amenée  en  abondance  par  le  canal  Buffalo 
et  une  nappe  d'eau  souterraine  entretient  la  fertilité  des  prai- 
ries naturelles  et  artificielles.  Le  climat  est  très  favorable,  grâce 
à  l'altitude  qui  est  de  l.OôO  mètres.  Les  environs  fournissent 
d'amples  débouchés  :  les  camps  miniers  du  Colorado  procurent 
une  importante  consommation;  une  voie  ferrée  relie  la  colonie 
aux  principaux  marchés  de  bestiaux  de  l'ouest;  une  usine  à 
sucre,  dans  le  voisinage,  réclame  une  production  abondante 
de  betteraves.  Une  étendue  de  640  arpents  (320  hectares)  fut 
achetée  au  début,  et  a  été  portée  à  2.000.  Le  nombre  des  co- 
lons y  est  de  300,  y  compris  les  femmes  et  les  enfants.  Une 
banque  de  crédit  agricole  est  installée  en  vue  de  les  aider  à 
faire  les  avances  nécessaires.  Fort  Honni  a  été  organisé  en  Cali- 
fornie, près  de  la  baie  de  Monterey,  à  proximité  d'une  usine  à 
sucre.  La  terre  y  est  de  bonne  qualité  et  peut  être  irriguée. 
L'étendue  en  est  de  .519  arpents  (260  hectares),  divisés  en  lots  de 

1.  Savary,  Rev.  pol.  et  pari.,  1907,  p.  296-297.  —  Rapport  du  Select  commiltee, 
Bull.  off.  Irav.,  1896,]).  764. 


66  LE    CHÔMAGE    ET   L  ASSISTANCE    PAR   LE   TRAVAIL. 

10  arpents  (4  hectares)  ;  70  colons  y  sont  occupés  en  famille.  Fort 
llerrickse  trouve  dans  l'Ohio,  près  de  Cleveland.  Son  étendue 
est  de  288  arpents  (liV  hectares;  et  sa  population  de  33  per- 
sonnes. 

Ces  établissements  ne  consistent  pas  dans  une  exploitation 
du  sol  pour  le  compte  d'un  propriétaire  ou  pour  celui  de  la  com- 
munauté des  colons;  l'expérience  des  organisateurs  leur  a 
montré  que  ce  système  encourageait  les  paresseux  et  ne  pro- 
duisait que  de  mauvais  résultats.  Ce  sont  de  véritables  colonies 
basées  sur  le  régime  de  la  jouissance  et  de  l'appropriation  in- 
dividuelles, où  s'installent,  non  des  individus  isolés,  mais  des 
familles  entières.  Un  contrat  est  passé  avec  chaque  colon  pour 
l'achat  du  terrain  et  de  l'habitation  et  pour  l'avance  des  bes- 
tiaux et  des  instruments.  En  outre^  un  salaire  de  2  dollars  par 
jour  leur  est  payé  jusqu'à  la  première  récolte.  Toutes  ces 
avances  sont  portées  au  débit  de  leur  compte.  Le  produit  des 
récoltes  est  employé  pour  moitié  à  l'entretien  du  colon  ;  l'autre 
moitié  crédite  son  compte.  Les  paiements  se  font  régulièrement, 
et  les  colons  cherchent  à  acquitter  au  plus  tôt  leurs  dettes  :  en 
1902,  l'un  d'entre  eux  avait  entièrement  remboursé  la  sienne,  s'é- 
levant  à  900  dollars  (i. 500  francs),  tout  en  entretenant  sa  femme 
et  ses  enfants.  Le  prix  de  revient  de  l'installation  et  des  frais  de 
premier  établissement  s'élève,  par  famille,  à  500  dollars.  Pour 
se  procurer  les  fonds  nécessaires,  la  société  a  fait  une  émission 
de  150j000  dollars  de  bons  hypothécaires  portant  intérêt  à 
5  %.  La  plus-value  acquise  par  les  terres  est  considérable; 
celles  qui  ont  été  achetées  20  à  27  dollars  en  valent  actuelle- 
ment de  40  à  100.  Cette  plus-value  permettrait  donc,  en  cas 
d'insolvabilité  des  colons,  de  rembourser  la  mise  de  fonds.  C'e^t 
donc  une  véritable  entreprise  commerciale  que  nous  trouvons 
ici  ;  on  a  cherché  avant  tout  de  bonnes  terres  et  on  n'a  pas  re- 
culé devant  leur  prix  élevé,  afin  d'avoir  des  résultats  en  pro- 
portion ^  On  voit  que  le  procédé  ne  se  distingue  pas  de  celui 
(fui  est  suivi  par  tous  les  pays  où  la  colonisation  agricole  est  en 

1.  Annales  du  Musée  social,  1904.  p.  22  et  suiv. 


COLONIES   AGHICOLES.  67 

voie  de  développement.  La  seule  différence  est  dans  ie  choix 
des  colons,  qui  sont  pris  parmi  les  Tamilles  indigentes  qu'on 
veut  secourir,  et  en  s'assurant  de  la  capacité  morale  qu'elles 
présentent  au  point  de  vue  de  l'accomplissement  de  leur  tâche. 
D'ailleurs  le  régime  adopté,  fini  exige  essentiellement  la  capa- 
cité et  Vénergie^  suffirait  à  lui  seul  à  produire  la  sélection  vou- 
lue et  à  écarter  les  mauvais  éléments. 

Ces  premiers  essais,  par  leurs  résultats  entièrement  satisfai- 
sants, ont  poussé  à  en  augmenter  le  champ  d'action.  L'Armée 
du  Salut  a  songé  à  l'appliquer  aux  ouvriers  anglais  sans  travail, 
à  qui  les  lois  sur  l'immigration  ne  permettent  pas  d'aborder 
sur  le  territoire  des  États-Unis.  Elle  a  reçu  dans  ce  but  du  gou- 
vernement canadien  d'Ontario  un  lot  de  125.000  hectares', 
qu'elle  consacre  à  la  création  d'un  certain  nombre  de  centres 
de  colonisation;  les  sans-travail  y  sont  envoyés  par  groupes  de 
•20  familles.  Elle  a  conclu  un  accord  financier  avec  une  Com- 
pagnie forestière  et  une  Compagnie  d'assurances  mutuelles  pour 
réaliser  ces  installations.  Elle  a  d'ailleurs  reçu  un  prêt  de 
100.000  livres  sterlings  qui,  en  cas  de  réussite,  sera  remboursé 
sans  intérêts  au  Fonds  royal  des  Hôpitaux;  en  cas  d'insuccès, 
aucune  restitution  ne  lui  sera  imposée.  Grâce  à  ces  mesures,  le 
nombre  des  émigrants  transportés  de  la  sorte  a  dû  atteindre  le 
chiffre   de    16.000-. 

Le  gouvernement  anglais  s'est  occupé  de  seconder  une  entre- 
prise aussi  féconde  et  d'en  employer  les  services  à  la  solution 
du  problème  des  chômeurs.  Pendant  l'hiver  1905,  un  person- 
nage très  versé  dans  les  questions  agricoles  et  coloniales, 
M.  R.  Haggard,  fut  chargé  par  lui  de  procéder  à  une  enquête 
sur  les  colonies  fondées  aux  États-Unis  par  l'Armée  du  Salut. 


1.  Le  document  auquel  nous  empruntons  ces  renseignements  nous  apprend  que 
ces  terres  sont  destinées  à  combler  les  vides  causes  par  l'abandon  progressif  des 
fermes  de  l'est  pour  les  terres  vierges  du  nord-ouest.  Il  n'indique  pas  d'ailleurs  la 
cause  de  ce  mouvement,  qui  peut  faire  craindre,  s'il  répond  à  une  nécessité  écono- 
mique, que  les  colonies  installées  aux  mêmes  endroits  ne  subissent  un  désavan- 
tage. 

1.  Communication  de  M.  F.  de  Witt-Guizot  à  l'Of/ice.  central  des  œuvres  de  bien- 
faisance, 1906,  p.  60  et  suiv. 


68  LE    CnÔMAGE   ET    l'aSSISTANCE    PAR    LE   TRAVAIL. 

Ses  conclusions  furent  nettement  favorables  à  ces  organisations. 
En  voici  les  principales  :  il  ne  faut  créer  de  nouvelles  colonies 
que  lorsqu'on  aura  les  ressources  nécessaires;  il  faut  trouver 
des  terres  à  bon  marché  et  utilisables,  chose  aussi  facile,  à  son 
avis,  dans  la  métropole  que  dans  les  colonies  ;  il  faut  faire  une 
sélection  rigoureuse  des  colons,  n'admettre  que  les  victimes  des 
circonstances  et  jamais  les  déchets  du  vice  :  ce  qui  importe, 
c'est  de  recruter  des  hommes  ayant  la  ferme  volonté  de  se  tirer 
d'affaire  ;  il  faut  que  les  colons  paient  leurs  terres  par  le  moyen 
de  redevances  largement  échelonnées  ;  pendant  cette  période, 
ils  doivent  être  soumis  à  une  surveillance  régulière  mais  bien- 
veillante; cette  œuvre  intéresse  les  pouvoirs  publics  au  premier 
chef,  et  le  gouvernement  métropolitain,  les  colonies,  les  villes, 
peuvent  ouvrir  des  crédits  ou  garantir  l'intérêt  des  souscriptions 
publiques;  ces  colonies  doivent  être  administrées  comme  des 
atfaires  financières  et  produire  intérêt,  mais  sans  jamais  tomber 
sous  la  coupe  des  spéculateurs;  les  sociétés  privées  telles  que 
l'Armée  du  Salut,  la  Church  Army  ou  autres,  doivent  être  char- 
gées de  la  sélection  des  colons,  de  leur  transport,  de  leur  établis- 
sement, de  l'avance  des  fonds,  de  leur  instruction  profession- 
nelle, de  la  perception  de  leurs  remboursements,  des  banques  de 
crédit,  etc.,  sons  la  condition  qu'aucune  pression  religieuse  ne 
sera  exercée  ;  l'inspection  doit  être  exercée  par  un  fonctionnaire 
de  l'État.  Conformément  à  ces  conclusions,  M.  Haggard  a  engagé 
des  négociations  avec  l'Armée  du  Salut  et  obtenu  du  gouver- 
nement canadien  un  lot  de  120.000  hectares,  et  l'on  projette 
la  création  d'une  Compagnie  d'émigration  organisée  dans  ce 
buti. 

L'Armée  du  Salut  a  également  tourné  ses  vues  du  côté  des 
autres  colonies.  Des  négociations  actives  ont  été  entamées  par 
elle  avec  le  gouvernement  de  la  Rhodésia  pour  instituer  dans 
l'Afrique  du  Sud  une  organisation  semblable.  Une  convention 
est  intervenue  entre  elle  et  le  gouvernement  de  l'Australie 
occidentale,  suivant  laquelle  cette  société  choisit  les  émigrants 

1.  Communication  de  M.  F.  de  WiU-Guizot  à  l'Office    central   des  œuures   de 

bienfaisance,  1<)06.  i».  COctsuiv. 


COLONIES   AfiRICOLES.  G9 

qu'elle  recommande  à  l'agent  de  la  colonie  à  Londres.  La  moitié 
du  transport  est  payée  par  la  colonie,  l'autre  moitié  par  les 
émigrants,  et  celle-ci  leur  est  remboursée  s'ils  se  fixent  défini- 
tivement. A  titre  d'encouragement,  l'Armée  du  Salut  reçoit 
2  livres  par  émigrant  célibataire,  3  livres  par  homme  marié, 
5  livres  s'il  a  des  enfants.  Lorsque  les  colons  arrivent  sur  le 
sol  australien,  les  membres  de  l'Armée  du  Salut  qui  y  sont 
fixés  les  guident.  Parmi  eux,  90  %  sont  des  ouvriers  qui  n'ont 
pas  réussi  et  qui  veulent  recommencer  une  nouvelle  carrière. 
Les  autres  se  recrutent  parmi  les  indigents  qui  sont  tombés  sans 
leur  faute  dans  le  dernier  degré  de  misère^. 

Les  États  australiens  ont,  à  plusieurs  reprises,  dirigé  la  co- 
lonisation de  leurs  territoires  en  vue  de  l'occupation  des  ouvriers 
sans  travail.  Dans  celui  de  Victoria,  les  villages  nouveaux  se 
fondent  sur  de  nombreux  points  différents;  mais  la  prudence  et 
le  soin  avec  lesquels  le  gouvernement  trie  les  demandes  de 
concessions  qui  lui  sont  adressées,  afin  de  ne  les  accorder  qu'à 
bon  escient,  ralentit  cette  progression.  Une  loi  de  1893  décide 
que  les  colonies  ouvrières  seront  constituées  sous  forme  d'en- 
treprises particulières,  auxquelles  l'État  fournit  le  terrain  et  des 
avances  de  2  livres  par  chaque  livre  souscrite  par  l'association. 
Une  société  de  ce  genre  fut  fondée  dès  le  début,  mais  se  heurta 
à  un  échec.  Le  gouvernement  la  reprit  pour  son  compte  en 
1894,  dans  le  but  de  transformer  la  colonie  en  une  ferme 
d'expérience  qui  pourrait  montrer  aux  nouveaux  colons  le 
parti  à  tirer  du  sol. 

Afin  d'étalîlir  une  sélection  entre  les  véritables  ouvriers,  ca- 
pables de  réussir,  et  les  chômeurs  professionnels,  on  les  occupe 
à  un  travail  exclusivement  agricole,  pénible  et  peu  rémunéra- 
teur. Ces  travaux  consistent  à  faire  périr  les  arbres  par  l'écor-» 
cage  du  tronc,  à  détruire  les  taillis  et  à  semer  de  l'herbe  où 
l'on  met  des  vaches  au  pâturage.  Puis  on  arrache  les  troncs  et 
on  laboure.  La  culture  proprement  dite,  qui  exige  un  apprentis- 
sage, est  confiée   à  des  ouvriers  indépendants  payés  au  tarif 

1.  Annales  du  Musée  social,  1904,  p.  73. 


70  LE    CHÔMAGE    ET   l'aSSISTANCE   I'AR    LE    TRAVAIL. 

ordinaire.  Les  ouvriers  de  la  colonie  ne  font  que  les  travaux 
préparatoires,  jusqu'au  défonçage  du  sol.  On  les  occupe  aussi 
à  des  opérations  de  drainage,  de  confection  de  routes,  de  cons- 
tructions simples.  Ils  servent  principalement  d'aides  manœu- 
vres. 

Les  colons  sont  envoyés  par  le  bureau  de  travail  de  Mel- 
bourne, et  viennent  presque  tous  de  la  capitale.  Ils  doivent 
accepter  le  règlement,  mais  sont  libres  de  s'en  aller.  S'ils  ne 
produisent  pas  une  valeur  d'au  moins  3  sh.  10  p.  et  demi  (un 
peu  moins  de  5  fr.)  par  semaine,  ils  sont  renvoyés  après  trois 
avertissements.  S'ils  produisent  plus,  le  surplus  est  porté  à  leur 
compte  et  leur  est  remis  au  départ.  On  ne  leur  remet  jamais 
d'argent  à  la  colonie,  mais  seulement  des  vêtements  et  des 
approvisionnements,  jusqu'à  concurrence  du  crédit  de  leur 
compte.  Aucune  boisson  alcoolique  n'est  admise.  L'entretien 
est  largement  suffisant.  Presque  tous  sont  d'origine  anglaise  et 
ne  se  résignent  à  ce  travail  que  comme  à  un  pis-aller,  décou- 
ragés par  le  malheur,  mais  disposés  à  bien  faire.  On  n'y  trouve 
donc  pas  de  jeunes  gens,  mais  seulement  des  gens  ayant  déjà 
échoué  dans  la  vie.  C'est  donc  un  système  intermédiaire  entre 
la  colonie  proprement  dite,  telle  que  celles  de  l'Armée  du  Salut, 
et  le  ivorkhouse  :  le  régime,  en  effet,  est  sévère,  la  discipline 
rigoureuse  et  le  chef  de  famille  y  est  isolé  de  sa  femme  et  de 
ses  enfants.  Le  résultat  cherché  a  aussi  été  atteint.  Sur  611  ou- 
vriers admis  en  1897  et  1898,  200  ont  été  placés  chez  des 
fermiers,  315  sont  partis  pour  tenter  de  nouveau  la  fortune, 
50  ont  été  renvoyés.  Parmi  eux,  un  certain  nombre  d'ouvriers 
non  qualifiés  ont  été  transformés  en  cultivateurs.  Les  fermiers 
du  voisinage  se  plaignent  seulement  de  la  concurrence  que 
leur  fait  l'établissement. 

Quant  au  résultat  financier,  il  est  difficile  de  l'apprécier. 
L'entreprise,  suivant  le  projet,  devait  se  suffire  à  elle-même. 
Mais,  .])ar  suite  de  circonstances  spéciales,  qui  sont  peut-être 
accidentelles,  elle  n'a  pas  réussi  à  réaliser  cet  équilibre  ^ 

1.  Métin,  Léglsl.  oiivr.  et  sociale  en  Australie,  1901,  p.  138  et  suiv. 


Cnl.O.MES   AGRICOLES.  71 

Une  ferme  a  été  organisée  suivant  le  même  principe  par  l'État 
de  Nouvelle-Zélande,  en  189i,  toujours  en  vue  des  ouvriers 
sans  travail.  Leurs  occupations  consistent  aussi  à  défricher, 
puis  à  faire  de  l'élevage  afin  de  préparer  le  sol  à  la  culture.  On 
cherche  à  donner  aux  ouvriers  l'apprentissage  agricole  dans 
le  but  de  les  transformer  en  cultivateurs.  Les  salaires  leur  sont 
payés  au  taux  ordinaire  et  l'on  emploie  le  système  adopté  pour 
les  travaux  publics  [coopérative  System)^.  Néanmoins  son 
application  à  ce  genre  de  travaux  a  été  trouvée  très  coûteuse, 
et  on  a  dû  la  restreindre  à  une  vingtaine  d'ouvriers 2.  Cet 
exemple  vient  à  l'appui  de  l'observation  rapportée  précédem- 
ment au  sujet  de  l'impossibilité  d'employer  utilement  dans  les 
travaux  agricoles  des  procédés  non  individualistes. 

Un  système  semblable  a  été  essayé  en  Nouvelle-Galles,  mais 
seulement  dans  le  but  de  permettre  aux  chômeurs  de  chercher 
une  occupation  :  la  durée  du  séjour  y  est  donc  limitée.  Cette 
ferme,  comme  celle  dont  nous  venons  de  parler,  sont  du  reste 
considérées  par  les  gouvernements  qui  les  ont  créées  comme 
de  simples  essais  3. 

Une  expérience  d'un  genre  différent  a  été  tentée  en  Sud- Aus- 
tralie. Pendant  la  crise  de  1894,  le  gouvernement,  qui  avait 
dépensé  près  de  550.000  francs  en  travaux  de  secours  peu 
utiles  et  qui  voyait  les  sans-travail  causer  de  l'agitation,  saisit 
avec  empressement,  la  proposition  du  l^ade-Hall  d'établir 
ceux-ci  dans  les  districts  inoccupés  de  l'État.  Un  village  fut  créé 
par  27  ouvriers  sur  les  bases  suivantes  qui  étaient  celles  de 
la  loi  de  1893  :  chacun  reçut  une  concession  de  IGO  acres  au 
plus,  et  les  sommes  nécessaires  à  son  établissement  jusqu'à 
concurrence  de  50  liv.  (1.250  fr.)  maximum  ;  enrevanche,  chaque 
colon  était  tenu  de  faire  pour  3  fr.  50  d'amélioration  par  acre 
et  par  an  sur  son  lot,  de  payer  un  fermage  de  0  fr.  25  par 
acre,  plus  un  intérêt  de  5  %  de  sa  dette,  et  de  rembourser 
celle-ci  en  10  ans.  Tous  les  habitants  restaient  tenus  solidaire- 


1.  Métin,  op.  cit. 

2.  Métin,  op.  cit.,  p.  143. 

3.  Ibid.,  p.  144. 


72  LE    CllÔMAliE   ET    l'assistance   PAR   LE    TRAVAIL. 

ment  de  La  dette  de  chacun  d'eux.  Les  avances  une  fois  rem- 
boursées, ils  avaient  la  faculté  de  se  partager  le  terrain,  en 
contractant  un  bail  de  99  ans  avec  l'État.  Six  autres  villages 
furent  créés  par  des  ouvriers  sans  travail  choisis  par  le  gouver- 
nement sur  une  liste  de  volontaires  ou  se  présentant  spontané- 
ment. Trois  autres  le  furent  par  des  groupes  d'ouvriers  de  Port- 
Adélaïde  à  qui  le  Trade-Hall  avançait  les  sommes  nécessaires 
à  son  installation.  Ces  villages  avaient  une  administration  au- 
tonome et  fonctionnaient  sur  les  bases  de  la  coopération.  L'ad- 
ministration appartenait  à  un  conseil  nommé  par  l'assemblée 
générale  des  habitants.  Les  provisions  étaient  renfermées  dans 
un  magasin  communal,  et  les  rations  distribuées  suivant  les 
ressources.  Le  travail  était  fait  en  commun;  la  tache  de  chaque 
ouvrier  était  fixée  parle  Conseil.  Le  régime  de  travail  ne  consti- 
tuait pas  une  application  du  communisme  qui,  dans  l'expé- 
rience en  question,  n'a  jamais  inspiré  qu'une  faible  minorité 
des  colons  :  il  dérivait  de  la  nécessité  d'opérer  des  travaux  de 
défrichement  et  d'irrigation  qui  dépassaient  les  forces  des  in- 
dividus isolés  et  exigeaient  l'association.  Il  éprouva  cependant 
des  résistances,  surtout  de  la  part  des  célibataires.  Le  partage 
des  terres  fut  réclamé.  L'État  consentit  à  établir  un  régime 
mixte  :  chacun  restait  obligé  de  contribuer  au  travail  commun, 
soit  en  nature,  soit  en  argent;  il  était  attribué  des  lots  à  titre 
individuel.  Cinq  villages,  sur  13  qui  avaient  été  fondés,  furent 
liquidés.  Cependant  l'expérience  ne  fut  pas  au  désastre,  et  ren- 
dit des  services  :  le  nombre  des  colons,  qui  était  de  592  en 
1894,  passait  à  773  en  1897  et  à  675  en  1899.  La  superficie  dé- 
frichée était  de  1.604  acres  en  1895  et  de  4.827  en  1897.  Sur 
la  somme  de  79.680  liv.  avancée  par  l'État,  5.253  avaient  été 
remboursés  en  1899.  Des  essais  analogues,  et  sans  résultats 
appréciables,  eurent  lieu  en  Nouvelle-Galles  et  Quecnsland^ 
Indépendamment  de  la  colonisation  proprement  dite,  con- 
sistant dans  la  création  de  toute  pièce  dos  centres  de  culture, 
la  législation  des  États  australiens  encourage  l'accession  de  la 

1.  Ibid.,  \K  132  et  suiv.  —  L.  Vigouroux,  Musée  social,  mars  1900. 


COLONIES   AGRICOLES.  73 

petite  propriété  et  l' accroissement  du  nombre  des  domaines 
ruraux.  Celle  de  Nouvelle-Zélande  contient  toute  une  série  de 
dispositions  dans  ce  but.  Gomme  dans  tous  les  pays  nouvelle- 
ment ouverts  à  la  colonisation  agricole,  celle-ci  a  commencé, 
dans  cet  État,  par  rcxploitation  extensive  des  pâturages;  la 
forme  de  la  propriété  amenée  par  ce  régime  du  sol  est  le  grand 
domaine,  essentiellement  hostile  à  la  constitution  de  la  petite 
propriété  agricole.  L'action  du  législateur  a  donc  été  attirée  vers 
la  solution  de  ce  conilit  au  profit  de  petits  cultivateurs.  Une  loi 
de  1891  a  autorisé  FÉtat  à  dépenser  un  crédit  de  50.000  liv.  par 
an  à  racheter  les  grands  domaines.  Le  système  des  impôts,  re- 
manié cette  même  année,  favorise  les  petits  propriétaires  au 
détriment  des  grands.  Le  Land  Act  de  1892  institue  plusieurs 
régimes  de  vente  du  domaine  public  aux  particuliers,  qui  faci- 
litent l'établissement  des  cultivateurs  ne  disposant  pas  de  gros 
capitaux;  de  plus,  elle  limite  à  6i0  et  2.000  acres,  suivant  la 
catégorie  du  terrain,  la  superficie  qu'un  seul  individu  peut  pos- 
séder. Des  lois  de  189i  à  1896  autorisent  le  rachat  forcé  des 
grands  domaines  pour  cause  d'utilité  publique  :  en  1897,  une 
somme  de  .500.000  liv.  a  été  dépensée  dans  ce  but;  jusqu'en  1899, 
cette  disposition  a  été  appliquée  à  77  domaines  d'une  contenance 
de  324.168  acres,  et  a  exigé  une  dépense  de  1.598.092  livres. 
En  outre,  le  gouvernement  facilite  l'installation  des  nouveaux 
propriétaires,  soit  en  autorisant  l'achat  de  terrains  par  des  asso- 
ciations de  douze  personnes  au  moins  [small  farm  associations), 
soit  en  avançant  aux  colons  les  capitaux  nécessaires  pour  leur 
premier  établissement  [village  settlement  System),  soit  en  fai- 
sant défricher  à  ses  frais  des  étendues  de  terrains  par  les  nou- 
veaux colons,  qui  les  reçoivent  ensuite  à  titre  de  bail  perpétuel 
[improved  farm  settlements).  Ce  dernier  système,  généralement 
employé  dans  les  temps  de  chômage,  en  vue  d'occuper  les  ou- 
vriers, est  celui  des  trois  précédents  qui  est  de  beaucoup  le  plus 
en  faveur.  En  pareil  cas,  les  ouvriers  qui  ont  déjà  la  pratique  de 
l'agriculture  sont  employés  immédiatement  à  la  culture.  Les 
autres  font  leur  apprentissage  dans  les  travaux  de  préparation 
du  sol  :  ils  reçoivent  un  salaire  de  5  sh.,  sur  lesquels  3  leur 


i4  LE    CUOMAGE    ET    L  ASSISTANCE    l'AR   LE    TRAVAIL. 

sont  remis  directement  et  2  sont  mis  de  côté  jusqu'au  jour  de 
leur  installation  pour  leur  propre  compte.  A  ce  moment,  l'État 
leur  fait  les  avances  nécessaires  à  cet  objet;  celles-ci  produisent 
5  %  d'intérêt  et  doivent  être  amorties  ù  raison  de  1  ;^  ;  le  colon 
bénéficie  d'une  remise  de  1/2  % ,  s'il  rembourse  à  la  date  fixée  K 
En  Sîid-A us ù^alic^leslois de ISSSei  1801  ontinstitné  un  régime 
de  baux  de  vingt  et  un  ans,  moyennant  une  rente  de  3  %  du  prix  de 
la  terre.  A  partir  de  la  cinquième  année,  le  colon  a  la  faculté 
d'acheter  le  domaine,  et  d'emprunter  une  somme  égale  à  la 
moitié  des  améliorations  qu'il  y  a  effectuées,  jusqu'à  concurrence 
d'un  maximum  de  50  livres;  ces  avances  sont  faites  à  5  %  d'in- 
térêt. La  dimension  des  lots  ainsi  distribués,  varie  suivant  l'objet 
poursuivi  :  elle  est  d'un  acre  environ  (40  ares)  lorsqu'il  s'agit 
seulement  de  permettre  à  un  ouvrier  occupé  à  un  travail  régulier 
et  stable  de  construire  son  ho?ne  ;  elle  augmente  lorsque  l'ouvrier 
a  une  occupation  incertaine  et  intermittente,  et  doit  y  trouver  un 
supplément  de  ressources,  ou  lorsqu'on  veut  y  établir  des  jardins 
fruitiers;  près  des  villes,  elle  est  en  moyenne  de  2  à3  acres;  les 
lots  [blocks)  ayant  pour  objet  le  pâturage,  ou  la  production 
laitière,  ou  l'occupation  normale  d'un  ouvrier  agricole,  ont  une 
étendue  plus  considérable,  qui  est  de  13  à  15  acres  en  moyenne. 
En  1898,  3.222  blocks  avaient  ainsi  été  distribués  à  8.144  per- 
sonnes. Toutes  les  bandes  de  terre  qui  servaient  jadis,  sous  le 
régime  du  pâturage,  au  parcours  des  troupeaux  transhumants, 
étaient  distribuées  de  la  sorte.  On  acheta  alors,  p(jur  une  somme 
de  27.864  livres,  plusieurs  grands  domaines  d'une  contenance  de 
4.549  acres;  sur  ce  chiffre,  3.353  furent  distribués,  en  377  lots, 
à  l.()96  personnes.  Le  résultat  financier  a  été  satisfaisant  :  les 
loyers  rapportent  4,07  %  du  capital  engagé  et  ils  s'élèvent 
chaque  année  en  moyenne  de  1,10  £  par  acre;  le  remboursement 
des  avances  atteint  la  proportion  de  88  % ,  celui  des  intérêts, 
81  %  .  En  187(>,  les  ])lockers  avaient  fait  pour  18.009  i'  d'améliora- 
tions; en  1898,  ils  en  faisaient  pour35.452  £.  Le  succès  de  ce  mode 
de  colonisation  en  étend  l'application  sur  tous  les  points  de  la 

1.  Mélin,  op.  cit..  p.  :>'i.  —  A.  Siegfried.  lico.  pol.  cl  pari.,  lyoo,  t.  XXIII,  p.  i58 
et  suiv. 


COLONIES   AGRICOLES.  /O 

colonie.  Parmi  les  bénéficiaires,  on  trouve  surtout  des  ouvriers 
àg-és  qui  se  retirent  de  l'industrie,  des  travailleurs  malheureux 
et  découraiiés,  des  fermiers  ruinés,  des  commerçants  ayant  fait 
faillite.  Quelques  ouvriers  associent  leur  travail  professionnel  à 
la  culture  de  leur  jardin.  La  composition  de  ce  personnel  com- 
prend des  vrais  travailleurs,  qui  cherchent  dans  une  occupation 
régulière  leurs  moyens  d'existence;  elle  est  donc  favorable  au 
succès  de  Tentreprise.  Les  faits  de  solidarité  cités  par  M.  Métin 
le  prouvent  :  un  jour  de  pluie,  un  colon  offre  gracieusement  sa 
voiture  à  son  voisin  pour  une  course  urgente  ;  un  autre  renonce 
à  abattre  un  arbre  qui  procurait  à  un  voisin  un  point  de  vue 
agréable,  etc.  ^ 

Ce  recrutement  est  facilité  par  ce  fait,  qui  explique  aussi  en 
partie  le  succès  des  tentatives  analogues  des  autres  Etats  austra- 
liens, que  les  travailleurs  de  ce  pays,  surtout  ceux  de  l'industrie 
du  bâtiment,  sont  particulièrement  exposés  à  des  crises  de  chô- 
mage subites  et  profondes  :  la  spéculation  sur  l'immigration,  qui 
pousse  à  des  achats  de  terrains  dans  les  villes  et  à  de  gigantesques 
constructions  booms),  expose  à  des  mécomptes  qui  laissent 
les  constructions  inachevées  et  les  ouvriers  sans  ouvrage.  Ces 
derniers,  appartenant  à  une  catégorie  sociale  supérieure  à 
celles  qui,  dans  nos  contrées,  forment  le  fond  de  la  classe  des 
sans-travail,  sont  donc  tout  disposés  à  demander  à  un  change- 
ment d'orientation  dans  leurs  efforts  ce  que  leur  métier  primitif 
ne  leur  fournissait  plus.  D'autre  part,  ces  travailleurs  sont 
généralement  des  émigrants  individuels  qui  constituent  les 
éléments  les  plus  énergic[ues  de  la  main-d'œuvre  anglaise.  Or, 
«  le  colon  anglais  change  de  résidence  et  de  métier  avec  une 
extraordinaire  facilité  »,  et  les  cultivateurs  de  ces  pays  sont 
originaires,  non  des  professions  agricoles,  mais  de  familles 
habitant  les  villes-.  Ce  fait  montre  bien  que  la  condition  rela- 
tive à  la  faculté  d'adaptation  de  la  maiii-d'ceuvre  au  travail  à 
accomplir  n'est  pas  une  question  d'apprentissage,  mais  une 
question  de  capacité  individuelle. 

1.  Op.  cil.,  p.  145  el  suiv. 

2.  Mélin,  op.  cit.,  p.  30,  31,  44. 


/b  LE    CHOMAGE   ET    L  ASSISTANCE    PAR    LE    TRAVAIL. 

V importance  de  cette  condition  serait  démontrée  par  l'histoire 
de  la  colonisation  anglaise  tout  entière.  Nous  ne  pouvons  donner 
ici  que  quelques  indications  sommaires.  Vers  la  fin  du  xvi''  siècle, 
les  paysans,  ruinés  par  l'extension  du  régime  des  pâturages,  qui 
émigrèreut  en  Amérique,  déjà  munis  d'indications  au  sujet  de 
leurs  occupations  nouvelles,  y  réussirent.  A  la  suite  de  l'hiver 
de  1709  qui  amena  une  détresse  profonde  dans  la  métropole,  on 
laissa  partir  pour  le  Nouveau  Monde  tous  les  indigents  qui  en 
firent  la  demande  :  un  grand  nombre  échouèrent,  et  périrent 
de  misère.  En  1820,  le  Parlement  vota  50.000  £  afin  d'éta- 
blir au  Cap  5.000  Écossais  :  la  plupart  de  ces  derniers  revin- 
rent, et  cet  essai  de  colonisation,  comme  le  précédent,  se 
termina  par  un  échec.  Après  1843,  lorsque  les  trade-unions 
substituèrent  une  politique  économique  à  celle  de  l'action 
directe  en  vue  de  l'amélioration  de  leur  condition,  elles  cons- 
tituèrent les  caisses  de  secours  destinées  à  permettre  à  leurs 
chômeurs  d'émigrer  :  leur  but  était  de  raréfier  ainsi  une  main- 
d'œuvre  dont  l'excès  était  une  cause  de  chômage,  et  de  réaliser 
une  économie  sur  les  secours  distribués,  moyennant  le  sacrifice 
une  fois  fait  du  prix  de  transport.  Les  fondeurs  de  fer  dépensè- 
rent de  la  sorte  4.712  £,  de  1855  à  1874.  Mais  bientôt  on 
reconnut  que  l'influence  exercée  par  ce  procédé  était  insensible 
sur  la  concurrence  :  «  C'était  les  membres  vigoureux  et  énergiques 
qui  sollicitaient  les  frais  de  passage,  tandis  que  les  sans-travail 
chroniques,  quand  onpouvait  les  persuader  de  partir,  réapparais- 
saient invariablement  au  local  social  après  un  petit  voyage  aux 
frais  de  la  société  ^  »  Une  ferme  organisée  par  le  Self-Help  Etni- 
gration  Society,  en  vue  de  l'éducation  agricole  des  sans-travail  a 
montré  que  les  indigents  unskilled,  même  soigneusement  choisis, 
ne  peuvent  être  formés  au  travail  agricole  qu'au  prix  de  dépenses 
considérables,  bien  qu'un  certain  nombre  d'entre  eux  aient 
réussi  dans  le  Nouveau  Monde.  Les  autres  exemples  que  nous 
rencontrerons  dans  la  suite  confirmeront  ce  point  de  vue. 

Un  mouvement  semblable  en  faveur  de  l'établissement  dans  la 

1.  Métin,  op.  cil.,  \).  30,  31,  44. 


COLONIES    AGRICOLES.  77 

culture  du  surplus  de  la  population  ouvrière  industrielle  se 
remarque  actuellement  en  Angleterre.  Dès  le  xviii"  siècle,  des 
lois  tendaient  à  la  constitution  de  la  petite  propriété.  Une  loi  de 
1819  autorisait  les  bureaux  des  pauvres  à  louer  des  parcelles  de 
terre  aux  indigents  ou  à  les  leur  faire  cultiver.  Celles  de  188-2  et 
1887  leur  donnait  le  droit  d'expropriation,  afin  de  constituer  des 
allotments  de  un  acre  d'étendue,  loués  aux  indigents  sans  travail. 
Ces  lois  ont  été  complétées  par  celles  de  1892  et  189V,  qui 
donnent  aux  conseils  de  comtés  le  droit  d'acheter  des  terres  et 
de  lesmorceler  en  les  revendant  aux  petits  propriétaires  :  ces  lots, 
d'une  étendue  de  1  à  15  acres  (VO  ares  à  20  hectares)  peuvent 
être  achetés  par  des  ouvriers,  moyennant  le  paiement  du  cin- 
(juième  du  prix  convenu  ;  les  4/5  restant  sont  remboursés  à  l'aide 
de  50  annuités.  Le  résultat  a  été  insignifiant  :  six  comtés  seule- 
ment ont  usé  de  cette  faculté  et  1.207  acres  seulement  ont  été  loués 
à  2.891  indigents.  Il  est  juste  de  noter  que  des  pétitions  avaient 
été  adoptées  en  ce  sens  aux  conseils  de  87  comtés,  qui  n'en 
avaient  tenu  aucun  compte.  Lord  Carrington,  président  duBureau 
de  l'agriculture,  proposa,  pour  remédier  à  cette  situation,  de 
charger  un  département  central  des  pouvoirs  des  conseils  de 
comté  et  de  lui  conférer  le  droit  d'exproprier  les  grands  pro- 
priétaires et  de  faire  des  avances  aux  petits  cultivateurs.  Un 
projet  de  loi,  déposé  le  27  mai  1907,  à  la  Chambre  des  com- 
munes, par  le  premier  commissaire  des  travaux,  M.  L.  Harcourt, 
et  voté  au  mois  d'octobre  de  la  même  année,  tend  à  la  réalisation 
de  ce  vœu  [Small  holding  and  allotment  bill)  :  l'Administration, 
suivant  ce  projet,  peut  acheter  des  terres,  soit  à  l'amiable,  soit 
par  l'expropriation,  et  le  vendeur,  dans  ce  cas,  n'aura  droit  à 
aucune  indemnité,  mais  seulement  au  prix  de  vente  fixé  par  un 
arbitre  nommé  par  le  ministre  de  l'agriculture.  Ces  terres 
seront  louées  par  parcelles,  d'une  étendue  de  1  à  5  acres  pour 
les  lots  ouvriers,  et  de  1  à  50  pour  les  domaines  agricoles,  soit  à 
des  particuliers,  soit  à  des  associations  coopératives  formées  en 
vue  de  leur  exploitation.  Les  fonds  nécessaires  proviendront 
d'emprunts  remboursables  en  80  ans,  dont  l'intérêt  sera  payé 
à  l'aide  des  loyers  des  terres  louées.   Les  pertes,  s'il  y  en  a, 


78  LE    CHÔMAGE   ET    l'aSSISTANCE   TAR    LE    TRAVAIL. 

seront  supportées  également  par  les  comtés  et  par  l'État.  Un  crédit 
de  100.000  £  a  été  voté  à  cet  effet  par  le  Parlement.  Ces 
fonctions  sont  confiées  en  princij)e  aux  conseils  de  comtés  ;  mais 
en  cas  d'inaction  de  leur  part,  elles  seront  appliquées  par  des 
commissaires  nonmiés  par  le  ministère  de  l'agriculture,  qui 
pourront  imposer  aux  conseils  de  comtés  les  dépenses  nécessaires. 
Il  faut  bien  reconnaître  que,  si  les  dispositions  législatives  anté- 
rieures n'ont  pas  donné  un  meilleur  résultat,  c'est  que  la  mesure 
en  question  ne  correspond  pas  aux  exigences  de  la  situation  :  un 
grand  nombre  de landlords,  subissant  les  effets  de  la  crise  agricole, 
s'empresseraient  de  louer  leurs  fermes  par  parcelles  ;  des  sociétés 
de  propriétaires  se  sont  même  formées  dans  le  but  de  dévolopper 
les  allotments.  Si  ces  offres  ne  rencontrent  pas  de  preneurs,  c'est 
évidemment  parce  que  ces  derniers  n'y  voient  aucun  avan- 
tage i.  Nous  aurons  à  nous  demander,  dans  un  paragraphe 
suivant,  si  la  réalisation  de  l'entreprise  ayant  pour  but  de  fixer 
au  sol  les  chômeurs  se  présente  sous  le  même  aspect  dans  les 
colonies  et  dans  les  pays  de  la  vieille  Europe.  Nous  devons  noter 
pour  le  moment  qu'à  Spalding,  lord  Carrington  a  réussi  à  enra- 
ciner un  certain  nombre  de  travailleurs  agricoles  sur  ses  propres 
terres.  Mais  cet  exemple  est  trop  isolé  pour  être  probant  :  il  se 
heurte  au  mouvement  continu  de  la  réduction  croissante  du 
nombre  des  petites  parcelles,  de  celui  des  petits  propriétaires 
faisant  valoir  eux-mêmes, 'et  de  l'étendue  des  terres  ensemencées 
par  rapport  aux  pâtures.  Il  est  donc  permis  de  se  demander  si 
le  mouvement  inverse  répond  bien  aux  conditions  économiques 
et  sociales,  ou  n'est  pas  artificiel  2. 

Les  colonies  agricoles  des  Pays- lias  naquirent  de  Finitiative 
généreuse  du  général  Van  den  Bosch  qui,  en  1816,  entreprit  d'.u- 
tiliser  à  la  mise  en  valeur  des  terrains  incultes  avoisinant  le 
Zuiderzée,  les  populations  réduites  à  la  misère  par  les  guerres 
de  la  Révolution  et  de  l'Empire.  Dans  ce  but,   il  constitua  un 


1.  Cf.  Savary,  Rev.  pol.  et  pari.,  loc.  cit.,  p.  298-301.  —  Rivière,  Jardins  onvriers, 
1903,  p.  97 et  suiv. —  DeRousiers,  J.e  irade-unionisme  en  Angleterre,  p.  108,  tl'i: 
La  quest.  ouvr.  en  Angleterre,  p.  314-318. 

'2.  Savary,  loc.  cit. 


COLONIKS    AGRICOLES.  7ij 

comité  de  bienfaisance,  dont  les  memljres,  au  nombre  de  plus 
de  20.000,  constituèrent  par  leurs  cotisations  une  première 
mise  de  fonds  de  55.000  florins  (115.000  fr.).  Ce  capital,  aug- 
menté d'un  emprunt,  permit  d'acquérir  300  hectares  de  terres 
incultes  et  d'y  établir  52  familles  sur  des  lots  de  2  hectares  et 
demi.  Deux  autres  colonies  furent  créées,  les  années  suivantes, 
de  telle  sorte  qu'eu  1821,  200  maisons  abritaient  l.i50  per- 
sonnes, et  les  :îOO  hectares  étaient  en  pleine  culture.  Les 
23.000  souscripteurs  versaient  chaque  année  23.000  florins 
(200.000  fr.)  de  cotisations.  L'exploitation  était  confiée  à  des 
agents  du  comité.  Les  colons  étaient  envoyés  parles  communes, 
dans  la  proportion  d'un  individu  par  60  florins  versés  par  elles, 
ou  d'une  famille  par  1.700  florins.  Elles  se  déJ)arrassaient  ainsi 
des  habitants  des  dépôts  de  mendicité.  En  dépit  des  subventions 
importantes  dont  nous  venons  de  parler,  l'œuvre  ne  tarda  pas 
à  péricliter,  en  raison  d'un  recrutement  aussi  défectueux  du 
personnel,  ainsi  que  d'une  direction  trop  éloignée  et  trop  cen- 
tralisatrice. Les  déficits  s'accumulèrent  à  tel  point  qu'en  1859, 
l'Etat  dut,  pour  se  rembourser  de  ses  avances,  reprendre  les 
colonies  pénitentiaires  que  la  société  avait  ajoutées  à  ses  fermes. 
Quant  à  celles-ci,  on  fut  obligé  d'opérer  une  sélection  rigou- 
reuse dans  le  personnel,  dont  l'efTectif  fut  réduit  de  2.200  à 
1.700  individus  :  on  n'y  admit  plus  que  les  personnes  qui  en 
faisaient  la  demande  elles-mêmes,  et  qui  présentaient  les  con- 
ditions voulues  pour  se  livrer  à  la  culture'. 

Le  domaine  (|ui  est  resté  entre  les  mains  de  la  Société 
néerlandaise  de  bienfaisance,  et  qui  porte  le  nom  de  Wees- 
terbeeck,  comprend  sept  fermes;  l'étendue  des  cultures  est  de 
J.OOO  hectares,  plus  1.400  hectares  de  bois.  Un  petit  domaine 
est  concédé  à  chaque  famille  et  on  lui  fait  l'avance  des  frais 
de  premier  établissement.  Au  bout  d'un  an,  elle  doit  suffire  à 
ses  propres  besoins  ;  sinon  elle  est  obligée  de  quitter  la  colonie, 
à  moins  que  la  commune  qui  l'a  envoyée  ne  subvienne  à  ses 
dépenses.  Afin  de  remédier  au  chômage  de  l'hiver,  trois  ate- 

1.  G.  Béer,  L'assislance  par  le  travail  agricole,  1897.  —  G.  lierry,  [{apport  au 
Conseil  municipal,  1891.  no  9. 


80  LE    CHÔMAGE   ET    L  ASSISTANCE    PAR    LE   TRAVAIL. 

liers  pour  la  fabrication  des  vêtements  des  colons,  une  fabrique 
de  beurre  et  de  fromage,  une  usine  de  conserves  de  fruits  et 
de  légumes,  trois  ateliers  pour  la  fabrication  de  la  vannerie, 
des  nattes  et  tapis  grossiers  —  tous  objets  destinés  aux  be- 
soins des  colons  ou  de  l'exploitation  des  fermes  —  ainsi  que 
l'exploitation  de  vastes  tourbières,  occupent  les  colons  pendant 
la  morte-saison,  ainsi  que  les  mères  de  famille  sans  enfants  en 
bas-âge.  Les  services  d'hygiène,  d'instruction,  du  culte,  de  l'as- 
sistance, sont  complètement  organisés.  Le  dépôt  de  mendicité 
de  Weenhuysen,  dirigé  par  l'État,  comprend  sept  fermes  et  des 
ateliers  où  sont  confectionnés  tous  les  oJjjets  nécessaires  à  la 
nourriture,  au  logement   et  au   vêtement  de  sa  population^. 

Ces  colonies  de  travail  ne  sauraient  être  assimilées  à  des 
entreprises  commerciales  analogues  à  une  véritable  colonisa- 
tion. Au  lieu  de  placer  les  assistés  dans  des  conditions  nor- 
males d'existence,  elles  créent  autour  d'eux  un  milieu  artifi- 
ciel, tant  par  suite  de  la  direction  paternaliste  qui  veille  à  leur 
fonctionnement  que  par  le  régime  tout  arbitraire  de  la  produc- 
tion et  de  l'écoulement  des  produits-.  Il  s'ensuit  qu'une  sem- 
blable organisation,  qui  met  ainsi  ses  patronés  dans  une  situation 
où  ils  se  trouvent  à  l'abri  du  besoin,  devra  leur  maintenir 
toujours  son  appui,  sous  peine  de  les  voir  succomber  aux  condi- 
tions économiques  dont  on  n'avait  pas  tenu  compte. 

D'autre  part,  les  résultats  linanciers  écartent  définitivement 
ce  genre  d'entreprise  de  celles  que  nous  avons  examinées  pré- 
cédemment. Si  celle-ci  se  soutient,  c'est  uniquement  grâce  aux 
versements  de  ses  5.000  souscripteurs,  dont  chacun  fournit  une 
cotisation  de  5  francs  par  an;  à  ces  ressources,  il  faut  ajouter 
des  dons  généreux  ^  et  des  subventions  de  l'État  '''.  Or,  ces 
sommes  ne  peuvent  être  considérées  comme  un  capital  social 


1.  Ibid. 

')..  Le  fermier  est  libre  d'exploiter  à  sa  guise,  sous  la  surveillance  du  directeur  ; 
mais  il  est  tenu  de  vendre  à  la  colonie  son  foin,  sa  paille  et  son  fumier,  nécessaires 
à  la  société  pour  améliorer  ses  propres  fermes. 

15.  M.  Janssen,  dAinsterdam,  a  assuré  une  rente  de  4.000  (lorlns  à  l'hospice  dos 
vieillards  et  a  fait  un  don  de  18.000  florins  pour  l'installation  de  la  laiterie. 

4.  Notamment  i.500  (lorlns  pour  l'école  d'horticulture. 


COLONIES   AGRICOLES.  81 

servant  de  fonds  de  roulement  :  elles  ne  rapportent  aucun  in- 
térêt; les  colons  ne  payent  qu'une  rente  insignifiante  de  60  flo- 
rins (120  fr.)  par  an.  Aussi,  malgré  le  bénéfice  de  certaines 
branches  de  l'exploitation,  telles  que  la  laiterie,  la  société  a 
beaucoup  de  peine  à  équilibrer  son  budget.  La  qualité  mé- 
diocre de  la  main-d'œuvre,  bien  que  peu  payée',  la  mévente 
des  produits,  rendent  la  situation  financière  difficile.  En  1901, 
le  produit  moyen  de  chacune  des  g;randes  fermes  de  la  colonie 
a  été  inférieur  à  2.000  florins.  La  dernière  colonie  créée,  ayant 
pour  objet  l'exploitation  de  plantations,  n'a  donné  que  des  in- 
succès -. 

Les  colonies  de  travail  allemandes  ont  un  objet  plutôt  mora- 
lisateur qu'économique.  Elles  visent  spécialement  les  vaga- 
bonds qui  doivent,  pour  se  relever,  tenter  de  recommencer 
une  vie  nouvelle,  et  non  les  travailleurs  privés  accidentellement 
de  leur  travail  :  ce  sont  des  œuvres  de  rééducation  par  le 
travail,  intermédiaires  entre  le  workhouse  et  les  entreprises  à 
caractère  commercial.  Leur  origine  est  due  à  l'initiative  géné- 
reuse d'un  pasteur  de  Wilhelmsdorf,  en  Westphalie,  qui  mit 
en  valeur  des  espaces  marécageux  en  vue  de  donner  un  travail 
aux  mendiants  et  de  les  ramener  à  une  existence  réguHère.  Un 
comité  réunit,  à  Faide  de  quêtes  et  d'une  subvention  de  l'État 
de  50,000  francs,  la  mise  de  fonds  nécessaire  s'élevant  à 
75.000  francs.  D'autres  établissements  semblables  se  sont  créés 
peu  à  peu.  et  l'on  en  comptait  27  en  1902,  oilrant  un  peu 
plus  de  3.000  places  disponibles^. 

La  plupart  sont  agricoles.  Celle  de  Berlin  est  industrielle  : 
on  y  donne  l'apprentissage  d'un  métier  aux  individus,  généra- 
lement sans  profession  qualifiée,  qui  s'y  présentent.  On  y  a 
organisé  un  atelier  de  brosses  et  de  balais,  un  de  porte-bou- 
teilles en  osier,  un  de  cornets  en  papier,  un  de  boîtes  en  bois, 

1.  Les  salaires  sont  de  70  cents  (1  fr.  40)  pour  les  hommes  et  60  cents  '\  fr.  20) 
pour  les  femmes. 

2.  G.  Béer,  op.  cit.,  p.  18-19.  —  L.  Rivi^-re,  Le  Correspondant,  août  1902. 
p.  638-644. 

3.  G.  Berry,  Assistance  par  le  travail  en  Allemagne,  1893,  p.  22  et  suiv.  — 
Mûasterberg,  op.  cit.,  p.  216. 

6 


82  LE   CHÔMAGE    ET   l'aSSISTANCE    PAR    LE    TRAVAIL. 

un  de  chaises,  manches  de  fouets,  croquets  et  bancs.  Pendant 
plusieurs  années,  les  ouvriers  travaillaient  pour  le  compte  d'en- 
trepreneurs qui  profitaient  ainsi  d'une  main-d'œuvre  à  bon 
marché.  De  nombreuses  difficultés,  survenues  entre  ceux-ci  et 
l'établissement,  ont  conduit  le  comité  à  prendre  lui-même  la  di- 
rection du  travail  et  à  payer  ses  ouvriers  sur  le  même  pied 
que  ceux  du  dehors. 

Dans  la  colonie  de  Magdebourg,  les  ouvriers  sont  occupés 
à  la  fabrication  des  bûchettes,  au  triage  des  plumes,  cassage 
des  noix,  fabrique  de  cure-dents,  raccommodage  des  tapis, 
vêtements,  souliers;  d'autres  travaillent  au  jardinage  chez  des 
particuliers.  Le  salaire  payé  par  ceux-ci  est  le  même  que  celui 
que  reçoivent  les  ouvriers  libres,  mais  il  est  versé  à  la  direction, 
qui  entretient  les  colons;  ceux-ci,  après  les  quinze  premiers 
jours,  reçoivent,  en  plus  de  la  nourriture,  un  salaire  journalier 
de  30  à  40  pfennigs,  suivant  la  saison. 

Friedrichswille  a  une  colonie  purement  agricole.  Les  ou- 
vriers y  sont  occupés  à  la  culture  du  tabac,  des  houblons,  du 
seigle,  des  pommes  de  terre.  D'autres  y  apprennent  l'agricul- 
ture. Les  moins  adroits  font  des  travaux  de  terrassement.  Par- 
fois, à  défaut  d'occupations  suffisantes,  on  les  emploie  pour  le 
compte  de  la  province.  Après  un  séjour  de  deux  semaines,  ils 
reçoivent,  en  plus  de  la  nourriture  et  du  logement,  un  salaire 
de  20  ou  25  pfennigs  par  jour,  suivant  la  besogne  produite, 
et  au  bout  de  quelques  mois,  jusqu'à  30  pfennigs  (0  fr.  ïO)  K 

Bien  que  l'ouvrage  auquel  nous  empruntons  ces  renseigne- 
ments ne  nous  renseigne  pas  sur  la  production  ni  sur  les  ré- 
sultats financiers  de  ces  établissements,  il  ne  semble  pas  que 
ceux-ci  se  soutiennent  par  leur  propre  travail.  Tous  vivent 
grâce  aux  dons  des  particuliers,  aux  subventions  des  pouvoirs 
publics,  à  la  générosité  des  acheteurs  qui  se  fournissent  là 
par  sympathie  pour  l'œuvre-.   Nous  pouvons  donc  classer  ce 


1.  G.  Berry,  op.  cit. 

2.  Ibid.,  p.  23,  40-41,  49.  —  L.  Rivière,  Le  Correspondant,  octobre  190?.  —  S'ils 
font  leurs  fra\s,  comme  le  prétend  M.  Gide  {Rapport  sur  l' Expos.,  p.  2G4),  après 
M.  G.  Berry,  ce  n'est  que  grâce  à  ces  recettes  extraordinaires. 


COLONIES   AGRICOLES.  83 

mode    d'assistance    dans  la  même   catégorie  que   les   œuvres 
d'assistance  par   le  travail  que  nous  avons  examinées  dans  le 
chapitre  précédent    :  comme  celles-ci,  ce  sont  des  entreprises 
charitables,  non  des  opérations  ayant  une  portée  économique. 
Le  résultat  moral  peut  être  plus  intéressant.  Nous  avons  vu 
que  les  colons  appartiennent  aux  couches  sociales  inférieures  : 
près  de  77  9e,  parmi  eux,  ont  déjà  subi  des  condamnations  à 
la  détention  ou  à  Temprisonnement.  Leur  séjour  dans  la  co- 
lonie est  entièrement  volontaire,  et  7  %  seulement  s'en  vont 
pendant  la    première  semame.  Le  règlement  est  pourtant  sé- 
vère :  aucune  sortie  n'est  autorisée  en  principe  ;  le  tabac  et  les 
boissons  alcooliques  n'y  sont  pas  tolérées.  Or,  on  nous  apprend 
que  les  crimes  et  les  délits  ont  diminué  de  30   %  dans  les  pro- 
vinces où  ces   colonies   ont  été  instituées  ^    En  attribuant  ce 
résultat  à  des  établissements  qui  n'ont   d'action  que  sur  une 
minime   proportion  de  vagabonds 2,  et  dans  cette  classe,  sur 
les  meilleurs  éléments,  il  faut  remarquer  que  l'afflueuce  des 
demandes  et  les  longs  séjours  ont  lieu  surtout  pendant  l'hiver, 
et  que  les  places  sont  souvent  inoccupées  pendant  l'été  3.  De 
plus,  un  grand  nombre,  39,5   ^,  parmi  les  colons,  reviennent 
plusieurs  fois  dans  les  établissements^,  et  sur  ce  chiffre,  ceux 
qui  reviennent  le  plus  souvent  sont  ceux  qui  y  ont  fait  les 
séjours  les  plus  prolongés -J.  Enfin  le  nombre  des  placements 
effectués  pendant  le   séjour  dans  la  colonie   est  restreint,   et 
diminue  chaque  année,   tandis  que  la  proportion  des  sorties 
volontaires  augmente  ''.  Ces  établissements  ne  répondent  donc 
ni  par  les  catégories  de  travailleurs  auxquels  ils  s'appliquent, 
ni  par  leur  objet,  ni  par  leur  mode  de  fonctionnement,  aux 
termes  du  problème  posé  :  nous  verrons  dans  un  autre  chapitre 
quelles  modifications  devraient  être  apportées  dans  leur  orga- 

1.  Ihid.,  p.  53. 

2.  Depuis  l'origine  jusqu'en  1902,  soit  pendant  vingt  ans,  le  nombre  des  assistés 
a  été  de  90.000,  soit  une  moyenne  de  166  par  établissement  et  par  an  (Cf.  .Munster- 
berg,  loc.  cit.). 

3.  Ibid.  —  G.  Berry,  op.  cit.,  labl.  IV.  p.  IIG. 

4.  Ibid.,  p.  1.31. 

à.  Ibid.,  tabl.  X,  p.  130. 
6.  Ibid.,  p.  127-128. 


84  LE    CHÔMAGE    ET    l'aSSISTANCE   PAR   LE   TRAVAIL. 

nisation  pour  qu'ils  puissent  apporter  un  concours  en  vue  de 
la  solution  de  celui-ci. 

Il  existe  en  Allemagne  une  institution  analogue,  par  cer- 
tains côtés,  à  la  précédente,  qui  s'adresse  plus  directement  aux 
ouvriers  sans  travail,  c'est  l'auberge  hospitalière  [Herherge  zur 
Heimath).  L'origine  de  cette  œuvre  remonte  à  1849,  à  une 
époque  où  l'ouvrier  se  déplaçait  fréquemment,  soit  pour  com- 
pléter son  apprentissage,  soit  pour  chercher  un  emploi.  L'im- 
portance qu'occupent,  pour  les  travailleurs  allemands,  ces 
déplacements  1,  explique  la  création  d'auberges  qui  leur  sont 
destinées  et  où  ils  trouvent  le  gîte  et  la  nourriture  à  des  con- 
ditions très  économiques.  Fondés  par  la  Société  évangélique,  ces 
établissements  ont,  comme  les  colonies  de  travail,  un  but  mo- 
ralisateur, celui  de  préserver  les  travailleurs  en  voyage  du 
contact  des  chemineaux  et  de  la  tentation  des  boissons  alcooli- 
ques. En  outre,  l'ouvrier  en  quête  d'emploi  y  trouve  la  liste 
des  offres  d'emploi  de  la  localité.  Souvent  même  les  employeurs 
se  présentent  à  l'auberge  pour  embaucher.  Il  existe  en  Alle- 
magne 439  de  ces  maisons,  qui  permettent  aux  chômeurs  de 
franchir  de  grandes  distances  par  étapes  successives  ~. 

La  prévoyance  des  âmes  généreuses  à  l'égard  des  travailleurs 
a  été  encore  plus  loin.  En  vue  des  voyageurs  dénués  de  res- 
sources et  qui  ne  peuvent  payer  les  frais  de  l'auberge,  on  a 
créé  des  stations  de  secours  en  nature,  dans  lesquelles  l'hospi- 
talité est  donnée  en  échange  d'un  travail  modéré  et  très 
simple.  Comme  toutes  les  institutions  précédentes,  ce  sont  les 
sociétés  protestantes  qui  ont  fondé  ces  statioris,  dont  la  pre- 
mière date  de  1865.  Elles  reçoivent  des  subventions  des  com- 
munes, qui  en  ont  créé  elles-mêmes  là  où  la  charité  privée 
n'était  pas   intervenue.    Ces  stations  sont  groupées  en  Unions 


1.  Un  mouvement  considérable  d'écliange  de  la  main-d'cruvre  existait  autrefois 
entre  la  France  et  l'Allemagne,  et  la  municipalité  de  Strasbourg,  par  un  arrêté  du 
17  germinal  an  IX,  interdisait  aux  ouvriers  sans  travail,  de  passage  en  grand  nombre 
dans  celte  ville,  d'y  séjourner  pendant  plus  de  dix  jours  (Cons.  sup.  trav..  Le  Pla- 
cement, 1893,  p.  94  et  suiv.). 

2.  G.  Berry,  op.  cil.,  p.  7  et  suiv.  —  Miinsterberg,  op.  cit.,  p.  210-217.  —  Nor- 
mand, Le  Plu  cernent,  p.  135. 


COLONIES   AGRICOLES.  85 

ayant  des  relations  entre  elles  et  centralisées  dans  l'Association 
générale  allemande  des  stations  de  secours  en  nature;  celle- 
ci  s'occupe  du  placement  des  sans-travail  par  l'intermédiaire 
de  l'Office  du  travail.  Un  règlement  prescrit  la  route  que 
doit  suivre  l'assisté  qui  recourt  à  ces  stations.  Un  projet  de 
loi,  déposé  au  Reichstag,  le  2  mai  1895,  obligeait  les  adminis- 
trations provinciales  à  créer  des  stations  de  ce  genre  de  façon 
à  étendre  sur  le  pays  entier  un  réseau  dont  les  mailles  soient 
suffisamment  serrées  pour  ne  pas  permettre  au  chemineau 
professionnel  d'échapper  au  travail  volontaire  ou  à  celui  des 
dépôts  de  mendicité  '.  Toutefois  le  nombre  de  ces  établisse- 
ments, au  lieu  de  s'accroître,  diminue  d'année  en  année  :  de 
897  en  1892,  il  passe  à  TiV  en  1895  et  564  en  1899.  Gomme 
le  voyage  d'une  ville  à  l'autre,  ils  répondent  de  moins  en 
moins  à  la  situation  créée  au  chômeur  par  l'industrie  mo- 
derne :  les  crises  de  chômage  sont  moins  locales  aujourd'hui 
qu'autrefois,  et  ce  n'est  pas  par  ses  propres  moyens  que  l'ou- 
vrier sans  travail  pourra  trouver  un  nouvel  emploi  en  se  ren- 
dant dans  d'autres  localités  soumises  aux  mêmes  conditions  que 
celle  qu'il  vient  de  quitter-. 

L'assistance  par  le  travail  agricole  a  donné  lieu  en  France  à 
des  expériences  dans  les  colonies  et  dans  la  métropole.  A  la 
suite  de  l'échec  des  chantiers  de  secours  de  18i8,  le  Gouver- 
nement décida,  par  un  décret  en  date  du  15  septembre,  l'envoi 
en  Algérie  de  12.000  colons.  Le  Gouvernement  s'engageait  à 
payer  leur  transport  et  leur  entretien,  à  leur  fournir  des  mai- 
sons d'habitation,  des  concessions  de  terre  cultivable  de  i  à 
12  hectares  de  superficie,  suivant  le  nombre  des  personnes 
composant  chaque  famille  et  suivant  la  situation  et  la  fertilité 
des  terrains;  il  fournissait  en  outre  les  instruments  de  travail, 
les  ressources,  et  la  nourriture  pendant  trois  ans^;  36.000  indi- 
vidus se  firent  inscrire;  14.774,  composant  4.502  familles, 
furent  envoyés. 

1.  Rapp.  sur  la  quest.  du  chôm.,  p.  234. 

2.  G.  Berry,  op.  cit.,  p.  12  et  suiv.  —  Miiiisterberg,  op.  cil.,  p.  215. 

3.  Moniteur  des  15  septembre,  8  et  y  octobre  1848. 


86  LE    CIIÔMAGE   ET    l' ASSISTANCE   PAR   LE   TRAVAIL. 

Ces  colons  étaient  composés  surtout  d'ouvriers  parisiens  ap- 
partenant à  des  professions  industrielles  ;  493  seulement,  sur 
4.327  chefs  de  famille,  étaient  d'anciens  cultivateurs.  Le  défaut 
de  connaissance  et  d'habitude  des  travaux  de  culture  n'aurait 
pas  été  un  obstacle  au  succès:  nous  avons  vu  que  les  colons 
qui  réussissent  dans  les  fermes  australiennes  ne  sont  point  des 
ouvriers  cultivateurs.  On  leur  avait  du  reste  adjoint  des  moni- 
teurs de  culture  ;  malheureusement,  ces  derniers  étaient  incom- 
pétents. L'organisation  administrative  était  entre  les  mains 
d'officiers  de  l'armée  nommés  par  le  Gouvernement,  et  qui 
cumulaient  entièrement  et  sans  contrôle  tous  les  pouvoirs.  Les 
défrichements  étaient  effectués  par  les  Arabes  et  dirigés  par 
le  génie  militaire.  L'époque  avait  été  mal  choisie  :  il  était  trop 
tard  pour  les  labours  et  les  semailles;  on  perdit  du  temps; 
l'enthousiasme  du  début  se  refroidit  et  l'énergie  acheva  de 
s'énerver  dans  l'oisiveté.  On  voit  que  cette  entreprise,  par  son 
organisation  et  sa  direction,  ne  ressemblait  en  rien  à  une 
colonie  véritable. 

Une  condition  encore  plus  défavorable  pour  le  succès  con- 
sistait dans  la  composition  très  inférieure  du  personnel,  au 
point  de  vue  moral.  Au  début,  on  comptait  un  grand  nombre 
de  paresseux,  orateurs  de  clubs  et  politiciens,  éléments  gê- 
nants dont  la  capitale  se  débarrassait  avec  empressement.  Cette 
catégorie  inutilisable  fut  rapidement  éliminée  :  au  30  juin 
1849,  800  à  900  d'entre  eux  étaient  repartis  volontairement  et 
à  leurs  frais.  Ceux  qui  restaient  ne  valaient  guère  mieux.  Leurs 
opinions  socialistes  du  début  avaient  rapidement  fait  place  à 
un  individualisme  excessif.  Néanmoins  ce  n'étaient  pas  des 
travailleurs  énergiques  :  «  On  a  trouvé  chez  la  plupart  une  vo- 
lonté absolue  de  ne  rien  faire,  une  insubordination  complète 
et  des  habitudes  vicieuses'  ».  D'autre  part,  leur  constitution 
physique  les  rendait  généralement  incapables  de  résister  aux 
maladies  et  aux  intempéries;  leur  formation  morale  ne  les 
poussait  pas  à  développer  le  confort  et  le  niveau  de  leur  exis- 

1.  Général  d'Haulpoul,  Moniteur  du  5  juillet  1850,  p.  2292. 


COLONIES   AGRICOLES.  87 

tence.  On  peut  dire  qu'en  somme  le  résultat  a  été  insignifiant, 
et  l'on  évalue  à  4.000  ou  5.000  le  nombre  des  colons  qui  ont 
échoué'. 

Une  autre  expérience  a  été  tentée  par  la  ville  de  Paris,  en 
1891,  sur  le  domaine  de  la  Chalmelle,  situé  dans  le  départe- 
ment de  la  Marne.  Cette  tentative  était  inspirée  par  les  colo- 
nies hollandaise  et  allemande  dont  nous  avons  parlé  2.  Le  do- 
maine de  la  Chalmelle,  d'une  contenance  de  128  hectares, 
appartenait  à  l'Assistance  publique  et  restait  inexploité.  On  y 
créa  25  places  pour  des  colons  volontaires.  Une  centaine  s'y 
relayent  chaque  année  par  roulement.  Ils  reçoivent  un  salaire 
de  0  fr.  50  par  jour,  plus  le  logement  et  la  nourriture.  Us 
sont  autorisés  à  travailler  au  dehors  pour  les  particuliers,  et 
ces  emplois,  mieux  rémunérés,  sont  très  appréciés  des  assistés. 

Le  recrutement  des  colons  paraît  défectueux.  Ils  viennent 
des  œuvres  d'assistance  de  la  ville  de  Paris,  et  sont  admis  après 
enquête.  Mais  la  plupart  ne  sont  que  des  éléments  de  désordre. 
Bien  que  la  durée  du  séjour  ne  soit  pas  limitée,  on  évalue  à 
quatre  mois  la  durée  moyenne  de  chaque  présence.  De  1892  à  1898, 
428  des  assistés  (59,2  %)  ont  été  placés.  Or,  un  grand  nombre 
d'entre  eux  ne  donnent  point  satisfaction  à  leurs  patrons,  par 
suite  de  leur  inconduite  :  en  1897,  25  %  des  colons  placés  seule- 
ment étaient  restés  dans  les  emplois  qu'on  leur  avait  procurés. 

Au  point  de  vue  financier,  la  situation  est  en  rapport  avec  ce 
qui  précède.  De  1892  à  1898,  les  dépenses  se  sont  élevées  à 
312.700  francs,  soit  une  moyenne  de  44.671  francs  par  an.  Les 
recettes  ne  sont  que  de  145.851  fr.  51,  soit  un  déficit  de 
22.278  francs  par  an-^.  En  somme,  abstraction  faite  du  côté  mo- 

1.  Lecoq.  op.  cit.,  p.  248  et  suiv.  —  Les  essais  de  colonisatioa  populaire  tentée 
par  le  Gouvernement  français  en  Tunisie  n'ont  donné  aucun  résultat.  Le  bas  prix  des 
terres  n'a  tenté  que  des  spéculateurs  et  des  colons  appartenant  aux  classes  moyennes 
dont  l'abus  d'instruction  théorique  et  le  niveau  inoral  peu  élevé  ont  empêché  la 
réussite  {La  Revue,  juin  1907,  p.  453  et  suiv.).  Il  existe  des  sociétés  philanthropi- 
ques, qui  s'occupent  de  rapatrier  des  provinciaux  qui  viennent  à  Paris  ou  d'organiser 
des  centres  de  colonisation  en  Algérie  et  en  Tunisie  :  les  résultats  ne  nous  en  sont 
pas  connus  (Réforme  sociale,  mai  1002,  p.  732  et  suiv.). 

2.  V.  le  rapport  précité  de  M.  G.  Berry. 

3.  Rapp.sur  la  quesf.  duchàm.,  p.  238-239,  —  Lecoq,  op.  cit.,  p.  394  et  suiv. 


88  LE    CHÔMAGE   ET   l'aSSISTANCE    PAR    LE   TRAVAIL. 

ralisateur  et  religieux  très  développé  dans  les  colonies  de  travail 
allemandes,  celle  dont  il  s'agit  ici  présente  un  caractère  qui  la 
rapproche  singulièrement  de  celles-là. 

Des  colonies  de  travail  du  type  de  celles  que  nous  avons  étu- 
diées en  Allemagne  et  en  Hollande  existent  aussi  en  Autriche, 
en  Suisse  et  en  Belgique  ^  La  société  U77ianitaria,  fondée  à 
Milan  par  le  philanthrope  Moïse  Loria,  vient  d'acheter,  dans  le 
même  but,  un  domaine  de  60  hectares  sur  lequel  elle  se  propose 
de  placer  25  colons.  Elle  a  l'intention  de  consacrer  3  millions  à 
des  entreprises  semblables  dans  le  sud  de  l'Italie,  et  d'y  par- 
tager par  petits  lots  de  grands  domaines  2.  Les  pays  Scandi- 
naves au  contraire,  comme  les  pays  anglo-saxons,  se  tournent 
de  préférence  vers  la  colonisation  libre.  La  commission  danoise 
de  1906  a  repoussé  le  système  des  colonies  allemandes  et  hol- 
landaises, qu'elle  considère  comme  des  dispositions  concernant 
plutôt  les  indigents  débiles  que  les  sans-travail  3.  La  loi  du 
même  pays  du  1"  mars  1899  affecte  une  somme  de  2.800.000  fr. 
par  an  à  des  prêts  aux  ouvriers  qui  veulent  acquérir  un  domaine. 
Les  conditions  imposées  sont  d'être  sujet  danois,  âgé  de  vingt- 
cinq  à  cinquante  ans,  d'avoir  travaillé  pendant  les  cinq  der- 
nières années  dans  l'agriculture  et  de  présenter  des  garanties 
de  moralité.  Les  prêts  portent  intérêt  à  3  ^  et  sont  garantis  par 
une  hypothèque.  La  moitié  des  avances  doit  être  amortie  par  des 
annuités  de  1  %  \  l'autre  moitié  par  des  annuités  de  50  cen- 
times %  ■'. 

De  ces  deux  modes  d'assistance  par  le  travail  agricole,  il  en 
est  un  qui  ne  nous  semble  pas  répondre  aux  conditions  du  pro- 
blème :  les  colonies  allemandes,  hollandaises  ou  françaises  sont 
des  œuvres  charitables,  dont  l'action  morale  sur  les  assistés 
peut  être  méritoire  et  digne  d'éloge,  mais  dont  la  portée  sociale 
dans  la  lutte  contre  le  chômage  n'est  pas  seulement  inféconde, 
mais  nuisible.    Gomme   les  œuvres  d'assistance  par  le  travail 


1.  Mùnsterberg,  op.  cit.,  p.  216.  —  G.  Béer,  op.  cit. 
'1.  L'Avenir  de  la  Mutualité,  2%  septembre  1907. 

3.  Btdl.  off.  trav.,  1900,  p.  728. 

4.  Questions  pratiques,  1902,  p.  221. 


COLONIES   AGRICOLES.  89 

qui  ont  été  étudiées  dans  le  précédent  chapitre,  les  occupations 
qu'elles  donnent  à  leurs  patronés  sont  créées  arbitrairement, 
en  dehors  de  toute  demande  de  la  consommation,  et  nous  ver- 
rons qu'elles  aggravent  ainsi  la  situation  en  apportant  une  con- 
currence à  la  situation  des  travailleurs  agricoles  déjà  peu  en- 
viable par  elle-même;  en  outre,  et  pour  la  même  raison,  elles 
ne  donnent  pas  au  sans-travail  un  emploi  qui  puisse  le  nourrir 
par  lui-même  :  sans  l'aide  de  la  charité,  ces  œuvres  ne  pour- 
raient subsister.  Les  lois  du  fonctionnement  de  l'assistance  par 
le  travail  agricole  sont  les  mêmes  que  celles  de  l'assistance  par 
le  travail  industriel  :  il  faut  que  l'opération  soit  dirigée  comme 
toute  entreprise  ayant  un  but  lucratif  devrait  l'être,  tant  au 
point  de  vue  de  l'objet  de  la  production  qu'à  celui  du  choix  de 
la  main-d'œuvre  et  de  la  compétence  de  la  direction.  Les  exem- 
ples de  colonisation  anglo-saxonne  se  rapprochent  incontesta- 
blement de  ces  conditions  plus  que  les  derniers. 

Seulement  ce  genre  d'assistance  présente  une  différence  im- 
portante avec  celui  qui  a  fait  l'objet  du  chapitre  précédent.  Il 
semble  bien  que  les  expériences  qui  ont  le  mieux  réussi  sont 
celles  qui  ont  été  faites  dans  les  pays  neufs,  et  qui  ont  consisté 
dans  une  véritable  colonisation.  Les  autres  essais,  soit  en  Angle- 
terre, soit  en  Danemark,  sont  de  date  trop  récente  pour  être 
concluants,  et  laissent  place  à  des  doutes  au  sujet  de  leur  réus- 
site. La  raison  de  cette  défiance  consiste  en  ce  que  nous  observons 
un  mouvement  inverse  très  intense,  dans  tous  les  vieux  pays, 
qui  pousse  les  populations  des  campagnes  vers  les  villes  ou  vers 
les  pays  inoccupés.  Il  est  évident,  en  effet,  que  si  ce  mouvement 
répond  à  une  nécessité  économique  et  sociale,  s'il  est  commandé 
par  un  besoin  impérieux  des  populations,  il  est  vain  de  chercher 
un  remède  dans  un  mouvement  inverse  produit  artificiellement  : 
autant  essayer  de  refouler  le  fleuve  vers  la  montagne  pour  ar- 
rêter l'inondation.  Il  importe  donc,  pour  être  fixé  sur  l'objet  que 
doit  se  proposer  le  mode  d'assistance  dont  il  s'agit,  de  recher- 
cher quelle  est  la  cause  de  ce  phénomène,  et  quelle  en  est  l'in- 
fluence sur  le  chômage  industriel. 


90  LE   CHÔMAGE   ET   l' ASSISTANCE   PAR   LE   TRAVAIL. 


II.    L  EXODH   RURAL. 

Il  ne  suffit  pas,  pour  constater  l'émigration  vers  les  villes  des 
habitants  des  campagnes,  de  montrer  l'augmentation  de  la  po- 
pulation des  premières,  ni  même  un  accroissement  plus  rapide 
de  celle-ci  par  rapport  à  celle  des  campagnes.  Depuis  plusieurs 
siècles,  les  régions  agricoles,  dans  la  plupart  des  pays  de  l'Eu- 
rope occidentale,  ont  atteint  le  maximum  d'habitants  que  com- 
porte le  procédé  de  culture  employé  '.  Il  s'ensuit  que  l'excédent 
normal  de  la  population,  résultant  de  l'excès  des  naissances  sur 
les  décès,  ne  pouvant  plus  trouver  de  débouchés  sur  place, 
doit  nécessairement  se  diriger  vers  les  localités  où  il  trouve  à 
s'employer,  notamment  vers  les  villes.  Pour  pouvoir  affirmer  que 
ces  dernières  absorbent  plus  que  cet  excédent,  il  ne  suffit  même 
pas  de  constater  une  diminution  réelle  de  la  population  rurale, 
qui  n'est  pas  très  apparente  du  reste.  En  Angleterre,  de  1891 
à  1901,  lapopulationruraleestpassée  de7.258.145à7.4.71.242~'. 
En  Belgique,  4  arrondissements  seulement  ont  diminué,  sur  41. 
En  Italie,  la  population  rurale,  considérée  dans  son  ensemble, 
ne  diminue  pas-\  En  France,  la  population  des  villes  ayant  plus 
de  30  000  âmes  s'est  accrue,  de  1896  à  1901,  de  13.763  unités 
de  plus  que  la  population  totale  de  la  France;  mais  de  1901  à 
1906,  l'augmentation  de  la  première  est  inférieure  de  67.250  uni- 
tés à  celle  de  la  seconde.  D'autre  part,  dans  l'augmentation  de 
la  précédente  période,  le  rapport  n'indique  pas  quelle  est  la 
part  contributive  des  petites  villes  et  celle  des  communes  ru- 
rales :  on  constate  au  contraire  un  accroissement  de  542  com- 
munes parmi  celles  qui  comptent  moins  de  400   habitants,  de 


1.  C'est  à  partir  du  xvi"  siècle  qu'on  voit  aliéner  les  terrains  communaux.  Au  xvn% 
et  surtout  au  XTiii",  on  rencontre  de  fréquentes  décisions  du  Parlement  et  du  Conseil 
du  roi  uulorisant  des  partages  entre  les  habitants  (Rivière,  Jardins  otivriers,  1904, 
p.  16-21.  —  Science  sociale,  1905,  fasc.  XVil,  ]i.  512-518). 

2.  Census  of  England  and  Woles,  1901. 

3.  Vandervelde,  L'exode  rural  et  le  retour  aux  champs,  1903,  p.  121,  129. 


COLONIES   AGRICOLES.  9i 

1896  à  1901,  et  de  373  de  1901  à  1906;  de  1876  à  1896,  le  nom- 
bre des  communes  de  moins  de  300  habitants  était  passé  de 
8.521  à  10.216,  et  à  10.70i  en  1906.  Le  rapporteur  a  soin  de 
mentionner  que  cet  accroissement  provient  de  la  diminution  de 
la  population  ;  mais  cette  diminution  n'atteint  que  les  com- 
munes de  iOl  à  3.000  habitants  i;  or,  bien  que  ces  catégories 
comprennent  un  certain  nombre  de  communes  exclusivement 
rurales,  rien  n'indique  que  la  diminution  porte  plutôt  sur  ces 
dernières.  En  outre,  raccroissement  de  la  population  de  cer- 
tains centres  et  la  diminution  de  celle  des  autres  ne  sont  pas  dus 
uniquement  à  une  émigration  de  leurs  habitants  :  sur  les  32  dé- 
partements qui  enregistrent  une  augmentation  en  1906,  on  en 
compte  20  qui  avaient  un  excédent  des  naissances  sur  les  décès 
de  56.285  ;  sur  les  55  qui  éprouvent  une  diminution,  33  avaient 
subi  une  perte  provenant  de  l'excédent  des  décès  sur  les  nais- 
sances, de  27.094..  En  sorte  que  le  montant  de  raugmentation  et 
de  la  diminution  de  la  population,  dans  les  divers  départements, 
ne  représente  les  échanges  intervenus  entre  eux  que  sous  dé- 
duction des  chiffres  que  nous  venons  d'indiquer -. 

Cependant,  si  on  laisse  de  côté  les  statistiques  générales, 
imprécises  et  peu  probantes,  pour  rechercher  les  fluctuations 
■subies  par  les  populations  proprement  agricoles,  c'est-à-dire 
demandant  leur  subsistance  au  travail  de  la  terre,  on  constate 
que  l'émigration  signalée  est  bien  réelle.  De  1851  à  1891,  le 
nombre  des  cultivateurs,  en  Angleterre,  est  passé  de  2.08i.000 
à  1.311.000;  en  Allemagne,  de  1882  à  1895,  la  population  agri- 
cole passe  de  18.800.542  à  18.126.610;  en  France,  elle  était  de 
18.968.605  en  1876,  18.247.209  en  1881,  17.678.432  en  1886, 
17.435.888  en  1891  ^.  Cette  diminution,  néanmoins,  ne  porte 
pas  sur  toutes  les  catégories  d'agriculteurs.  En  France  notam- 
ment, le  nombre  des  propriétaires-cultivateurs  augmente  sans 
interruption,  depuis  1826  :  en  1862,  on  en  comptait  1.812.000; 


1.  A  l'exception- de  celles  de  2.001  à  2.500  qui  gagnent  10  unités. 

2.  Journal  officiel,  8  janvier  1902,  16  novembre  1906,  6  janv.  1907.  — Cf.  Chevallier, 
Rapport  à  l Exposition  de  1900,  Cl.  104,  p.  13-17. 

3.  Yandervelde,  op.  cit.,  p.  177-179.  —  Bull.  off.  Irav.,  1898,  p.  515. 


92  LE   CHÔMAGE    ET    l' ASSISTANCE    PAR    LE    TRAVAIL. 

en  1882,  2.150.696;  en  1892,  2.199.220  1.  Le  nombre  des  fer- 
miers et  métayers  ne  décroît  pas  davantage  :  il  s'élève  de  662.632 
en  1882  à  806.494  en  1892.  La  diminution  porte  presque  exclu- 
sivement sur  les  journaliers-propriétaires,  dont  le  nombre  passe 
de  1.134,490  en  1862  à  727.374  en  1882  et  588.950  en  1892, 
et  sur  les  domestiques  agricoles,  qui  passent  de  2.095.777  en 
1862  à  1.954.251  en  1882  et  1.832.174  en  1892^.  Le  même  fait 
se  remarque  dans  les  autres  pays  :  en  Angleterre,  le  nombre 
des  salariés  agricoles  était  de  1.163.227  en  1861,  de  996.642  en 
1871,  890.174  en  1881,  798.912  en  1891  et  689.000  en  1901; 
en  Allemagne,  il  était  de  5.881.819  en  1882  et  de  5.627.794  en 
1895;  aux  États-Unis,  on  en  comptait  3.323.876  en  1880  et 
3.004.061  en  1890  3. 

Il  importe,  pour  se  rendre  compte  exactement  du  mouve- 
ment en  question,  d'observer  quels  sont,  d'une  façon  concrète, 
les  éléments  qui  quittent  la  campagne  et  ce  qu'ils  deviennent 
dans  les  villes.  Une  enquête  très  précise  a  été  faite  sur  ce  point 
pour  la  ville  de  Londres,  par  M.  Charles  Bootli,  qui  fournit  des 
faits  intéressants  au  sujet  du  recrutement  des  diverses  classes 
sociales  et  des  causes  de  l'émigration.  En  commençant  par  les 
couches  inférieures  de  la  population,  et  notamment  par  celle 
qui  est  composée  des  vagabonc^s  et  demi-criminels,  on  constate 
que  59  %  d'entre  eux  étaient  nés  à  Londres,  alors  que  la  propor- 
tion dans  la  population  adulte  de  cette  ville  n'est  que  de  47  ^  : 
et  cependant  on  pourrait  s'attendre  à  une  proportion  inverse, 
en  raison  de  l'attraction  de  la  grande  ville  et  des  facilités 
qu'elle  procure  à  ce  genre  de  métier.  De  fait,  les  pires  éléments 
des  travailleurs  des  docks  sont  constitués  par  les  chemineaux 
qui  viennent  de  province,  n'apparaissant  sur  les  chantiers  qu,e 
par  intervalles;  au  reste,  le  nombre  de  ceux-ci  est  restreint '*. 

Les  catégories  suivantes  sont  celles  qui  fournissent  la  clientèle 

1.  Ibid.,  p.  516.  —  Chevallier,  op.  cit.,  p.  3.i  et  suiv.  —  D.  Zolla,  Journal  des 
Débats,  28  avril  1907. 

2.  Vandervelde,  op.  cit.,  p.  52,  27. 

3.  Ibid.,  p.  27. 

-i.  Ch.  Booth,  Life  and  labour  of  Ihe  people  in  London,  1902,  V  série,  t.  III, 
p.  82-92. 


COLONIES   AGRICOLES.  93 

du  luorkhoiise  et  de  Thôpital.  La  statistique  de  ces  établisse- 
ments montrent  que  56, i  %  de  leurs  pensionnaires  sont  nés  à 
Londres,  et  i3,6  au  dehors.  Celle  de  la  société  charitable  de 
Saint-George  donne  la  proportion  de  70  %  de  Londoniens  et 
de  30   %  d'étrangers  '. 

Les  classes  inférieures,  parmi  les  travailleurs  proprement 
dits,  sont  constituées  par  les  ouvriers  des  docks,  qui  comprennent 
tous  les  travailleurs  irréguliers,  fainéants  ou  incapables,  déchets 
des  autres  classes  de  la  société.  Sur  51  i  ouvriers  des  docks  de 
West  India,  361,  soit  70  %,  sont  nés  à  Londres.  D'autre  part, 
parmi  les  153  étrangers,  i  seulement  comptaient  moins  de 
5  années  de  séjour  dans  la  capitale;  14  en  avaient  de  5  à  10; 
28  de  10  à  20  et  97  plus  de  -20  :  en  sorte  que  l'afflux  direct  de 
la  province  vers  la  profession  des  docks  est  encore  moindre  que 
ne  l'indique  le  chiffre  fourni  par  la  proportion  précédente,  et 
que  ce  dernier  n'est  obtenu  que  par  l'influence  intermédiaire 
des  autres  métiers.  Les  chifires  qui  viennent  d'être  donnés  com- 
prennent principalement  les  ouvriers  qui  sont  portés  sur  les 
listes  pour  être  employés  de  préférence  aux  autres,  et  dont  le 
travail  est  plus  régulier.  Les  «  steredores  )>  ou  arrimeurs,  qui 
constituent  une  sorte  d'aristocratie  parmi  les  dockers,  en  raison 
de  l'habileté  professionnelle  que  leur  travail  requiert,  donnent 
une  proportion  analogue  de  75  %  nés  à  Londres.  Quant  aux 
ouvriers  des  docks  dont  le  travail  est  irrégulier,  la  proportion 
des  étrangers  est  plus  élevée  que  les  moyennes  générales  qui 
précèdent,  puisqu'elle  atteint  36  % .  Mais  on  doit  lui  appliquer 
l'observation  qui  a  été  faite  plus  haut  relativement  à  la  durée 
de  leur  séjour  antérieur  dans  la  capitale  -.  Dans  l'ensemble,  le 
métier  de  docker  est  principalement  une  profession  londo- 
nienne :  l'élément  provincial  ne  s'y  rencontre  avec  une  certaine 
importance  que  dans  les  opérations  qui  exigent  de  la  force, 
comme  le  transport  des  grains  ■'. 

1.  Ibid.,  p.  83-85. 

2.  On  peut  ajouter  que  les  ébénistes,  dont  le  métier  est  soumis  aux  dures  et  ins- 
tables conditions  du  swealing  System,  se  recrutent  plutôt  parmi  les  étrangers  que 
parmi  les  provinciaux  (p.  97). 

3.  Ibid.,  p.  90-92. 


•J4  LE    CHÔMAGE    ET    l' ASSISTANCE    PAR    LE    TRAVAIL. 

Il  en  est  de  même  des  autres  métiers  où  l'effort  musculaire 
est  requis,  comme  celui  du  charbon.  Les  professions  où  se  ren- 
contrent en  plus  grande  quantité  les  provinciaux  sont  celles  qui 
se  rattachent  à  l'industrie  en  bâtiment.  Ici  la  proportion  est 
renversée,  et  donne  65,2  ^  d'immigrants.  La  raison  en  est, 
d'une  part,  dans  la  force  physique  qui  y  est  nécessaire  ;  d'autre 
part,  dans  l'extrême  division  du  travail  à  Londres,  qui  facilite 
l'apprentissage  du  métier.  Ces  immigrants  sont  choisis  de  préfé- 
rence comme  contremaîtres  i. 

Cette  supériorité  des  ouvriers  étrangers  sur  ceux  de  Londres 
se  remarque  dans  d'autres  métiers  qualifiés,  où  les  premiers  se 
trouvent  en  grand  nombre.  C'est  ainsi  que  le  secrétaire  de 
l'union  des  compositeurs  apprécie  leur  plus  grande  régularité 
et  leur  fidélité  plus  solide  à  l'organisation  syndicale.  Un  entre- 
preneur de  construction  remplace  les  mécaniciens  de  Londres 
par  ceux  du  Nord  qui  leur  sont  bien  préférables.  Et  cette  opi- 
nion est  partagée  par  tous  les  chefs  d'entreprises,  qui  estiment 
que  l'ouvrier  de  Londres  donne  une  production  moindre  d'un 
tiers  à  celle  de  l'ouvrier  de  Sheffield  ou  de  la  Tyne.  Une  autre 
preuve  de  cette  différence  apparaît  dans  ce  fait  que  les  organi- 
sations ouvrières,  trade-unions,  sociétés  coopératives,  clubs 
d'ouvriers,  se  recrutent  principalement  en  province,  et  que  les 
immigrants  occupent  une  place  prépondérante  dans  les  comités 
et  parmi  les  directeurs  de  ces  sociétés  ^.  On  en  trouve  encore 
une  autre  dans  ce  fait  que  les  quartiers  de  Londres  vers  lesquels 
se  dirigent  les  nouveaux  arrivants  ne  sont  pas  les  plus  pauvres. 
Si  l'on  recherche  quelle  est  la  part  de  l'excédent  des  naissances 
sur  les  décès  dans  l'augmentation  de  la  population  entière  de 
la  capitale,  on  trouve  par  différence  entre  le  chiffre  réel  et  le 
précédent  que  celle  qui  revient  à  l'immigration  est  de  107.753 
pour  la  période  1871-1881,  soit  une  moyenne  de  10.000  par 
année.  Or,  le  résultat  inverse  se  manifeste  dans  les  quartiers 
pauvres,  dont  la  population  réelle  est  moindre  que  celle  qui 
résulterait  de  l'augmentation  produite  par  l'excédent  des  nais- 

1.  Ibid.,  p.  90. 

2.  Ibid.,  p.  87,  97,  99. 


COLONIES   AGRICOLES,  95 

sances  sur  les  décès.  Il  s'ensuit  que  l'im migration  ne  se  dirige 
pas  vers  les  quartiers  misérables,  et  que  la  population  de  ces 
derniers  se  recrute  plutôt  dans  le  reste  de  la  ville  qu'au  de- 
hors ^ . 

Ces  faits  nous  donnent  à  entrevoir  quelles  sont  les  causes  de 
cette  exode  vers  la  capitale.  On  peut  les  classer  en  deux  caté- 
gories générales  :  la  nécessité  de  gagner  sa  vie  et  l'attraction 
qu'exerce  une  grande  ville  sur  un  grand  nombre  d'imagina- 
tions. Leur  valeur  morale  est  très  différente  :  autant  la  recher- 
che de  moyens  d'existence  plus  larges,  permettant  d'élever  le 
niveau  de  sa  vie,  est  conforme  au  progrès  social,  autant  le 
dégoût  d'une  vie  simple  et  le  désir  de  distractions  parfois  mal- 
saines sont  les  indices  d'un  faible  développement  de  la  culture 
morale  et  intellectuelle.  C'est  ce  qui  explique  les  plaintes  et 
les  récriminations  que  l'on  entend  couramment  formuler  contre 
ce  mouvement,  parce  qu'on  le  considère  comme  étant  dû  à  la 
deuxième  cause  et  non  à  la  première.  Mais  ce  point  de  \Tie  est 
en  opposition  avec  les  faits.  «  Le  courant  continu  qui  va  vers 
les  villes,  n'implique  pas  nécessairement  que  leur  attrait  de- 
vienne plus  fort,  et  que  celui  des  districts  de  la  province  le  soit 
moins.  Il  se  peut  qu'il  en  soit  ainsi,  et  c'est  probablement  le  cas, 
mais  il  n'est  pas  démontré  par  l'immigration.  Tout  ce  qui  est 
prouvé,  c'est  que  les  attractions  des  villes  sont  mieux  connues 
et  plus  accessibles  ~.  »  L'influence  de  cette  cause  n'est  pas  dou- 
teuse, et  c'est  à  elle  que  les  villes  doivent  l'arrivée  des  résidus 
sociaux,  des  chemineaux  de  la  pro\dnce.  «  Mais,  dans  l'ensem- 
ble, le  mouvement  est  d'ordre  économique,  il  consiste  dans  la 
poursuite  d'un  avantage  économique  certain  et  réel  ■^.  » 

Il  faut  se  rendre  compte  en  premier  lieu  que  si  l'on  déserte 
les  villages,  c'est  principalement  parce  qu'on  n'y  trouve  plus 
à  vivre.  Les  réponses  recueillies  sur  ce  point  dans  l'enquête 
«|ue  nous  citons  ne  laissent  place  à  aucun  doute  *.  L'agriculture 

1.  Ibid.,  p.  62-65. 

2.  Ibid.,  p.  75-76. 

3.  Ibid.,  p.  68,  136-137. 

4.  Ibid.,  p.  130-131, 


90  LE   CHÔMAGE   ET    l'aSSISTANCE   PAR    LE    TRAVAIL. 

ne  nourrit  plus  :  beaucoup  de  fermiers  font  faillite  ;  le  nombre 
des  salariés  dans  les  principales  fermes  diminue  en  dix  ans 
de  17  %  ;  les  gages  restent  à  11  sh.  en  été  et  à  10  en  hiver^ 
Surtout,  un  grand  nombre  de  petites  industries  rurales  ont  dis- 
paru, et  se  sont  concentrées  dans  les  villes  sous  V influence  des 
applications  mécaniques.  C'est  ainsi  que  le  sciage  de  long, 
qui  était  jadis  une  industrie  de  village,  n'existe  plus  :  les  bois 
sont  importés  directement  dans  les  usines  à  vapeur  qui  les 
débitent  ;  beaucoup  de  scieurs  ont  été  obligés  de  suivre  leur 
industrie,  et  actuellement  une  grande  proportion  des  ouvriers 
de  scieries  de  Londres  viennent  des  districts  ruraux  2. 

D'autre  part,  la  difiérence  des  salaires  suffirait  à  elle  seule 
pour  provoquer  le  mouvement  en  question  :  la  main-d'œuvre 
subit  la  loi  de  toutes  les  marchandises,  qui  les  transporte  des 
Jieux  où  elles  sont  à  bon  marché  vers  ceux  où  leur  prix  est 
élevé.  Nous  en  verrons  plus  loin  des  exemples.  La  différence 
des  salaires,  dans  chaque  profession,  est  très  sensible  :  chez 
les  mécaniciens,  ils  sont  de  38  sh.  à  Londres  et  de  26  en  pro- 
vince ;  chez  les  compositeurs,  ils  varient  de  36  sh.  à  25  sh.  3.  En 
outre,  les  jeunes  ouvriers  arrivent  beaucoup  plus  vite  à  gagner 
des  salaires  avantageux  en  ville  :  alors  qu'un  jeune  garçon  de 
15  ou  16  ans  ne  gagne  qu'une  demi-couronne  (2  fr.  90)  par 
semaine  dans  les  champs  de  son  village,  il  reçoit  10  à  19  sh. 
(12  fr.  50  à  23  fr.  75)  dès  son  arrivée  dans  la  ville  ^. 

D'autres    circonstances    surviennent   pour   augmenter  l'eflet 

1.  Ibid.,  p.  131-135. 

2.  Ibid.,  p.  74,  131-132. 

3.  Ibid.,  p.  73-74.  137. 

4.  Ibid.,  p.  133.  —  L'auteur  ajoute  d'autres  causes  secondaires  telles  que  les  sui- 
vantes. La  division  du  travail  dans  l'industrie  du  bâtiment,  à  Londres,  oblige  à  faire 
venir  de  la  province  des  ouvriers  ayant  fait  leur  apprentissage  (p.  74).  Cette  cir- 
constance ne  saurait  agir  toutefois  qu'à  l'égard  des  rares  spécialistes  dont  les  en- 
trepreneurs ont  encore  besoin  :  pour  la  grande  majorité  des  travaux,  la  division  du 
travail  permet  précisément  de  se  passer  de  l'apprentissage.  En  second  lieu,  les  se- 
cours de  voyage  accordés  par  certaines  trade-unions  ont  pour  effet  de  favoriser  les 
migrations.  Ces  secours  sont,  du  reste,  supprimés  généralement,  de  nos  jours,  et  les 
trade-unions  envoient  plutôt  directement  l'ouvrier  dans  la  place  qui  se  trouve  va- 
cante (p.  74-7.5).  Nous  avons  vu  de  môme  que  les  voyages  d'ouvriers  sont  plus 
une  survivance  du  passé  qu'une  institution  réclamée  par  les  nécessités  modernes 
{Supra,  p.  83). 


COLONIES   AGRICOLES.  97 

déterminant  de  ces  causes.  L'instruction  a  éveillé  les  intelli- 
gences, élargi  les  horizons,  élevé  les  conceptions;  les  jeunes 
gens  voient  de  nouvelles  possibilités  de  développement  do 
leurs  personnalités  et  de  leur  bien-être  :  un  ministre  de  pa- 
roisse rurale  affirme  que  partout  où  il  ouvre  une  école,  c'est 
pour  la  voir  se  vider  par  l'émigration  vers  les  villes,  et  ce  sont 
les  lemprraynents  les  mieux  trempés  qui  sont  les  plus  attirés. 
Les  chemins  de  fer  facilitent  l'exode  et  le  mettent  à  la  portée 
de  tous.  La  poste  permet  de  se  renseigner  auprès  des  compa- 
triotes que  l'on  compte  dans  les  villes,  et  de  s'assurer  d'un 
emploi  pour  son  arrivée^. 

De  fait,  la  plupart  des  immigrants  sont  venus  à  Londres  sur 
les  conseils  et  les  encouragements  de  leurs  parents  et  amis 
qui  les  y  avaient  précédés  et  qui,  après  avoir  déjà  réussi  à 
se  frayer  leur  chemin,  aidaient  les  autres  à  en  faire  autant  et  à 
échanger  une  situation  médiocre  pour  une  autre  plus  avanta- 
geuse. C'est  pourquoi  l'on  rencontre,  dans  la  capitale,  des 
centres  dans  lesquels  les  émigrants  se  trouvent  groupés 
entre  amis  et  connaissances  :  on  trouve  ainsi  des  colonies 
de  villages  déterminés  dans  les  dilierents  quartiers.  L'une 
des  agences  d'immigration  les  plus  efficaces  est  prol^ablement 
les  lettres  que  les  enfants  en  place  écrivent  à  la  maison  pa- 
ternelle. Il  s'ensuit  que  les  immigrants,  lorsqu'ils  arrivent  dans 
la  capitale,  ne  vont  généralement  pas  au  hasard,  mais  se  sont 
préalablement  assurés  d'un  emploi,  ou  tout  au  moins  savent 
où  aller  pour  en  trouver  un  avec  certitude  :  plus  de  la  moitié 
d'entre  eux  sont  dans  ce  cas;  sur  l'autre  moitié,  le  plus  grand 
nombre  avait  la  conviction  que  leur  capacité  leur  permet- 
trait d'améliorer  leur  situation-. 

On  voit  que  l'opinion  couramment  admise  dans  le  public, 
suivant  laquelle  l'émigration  rurale  n'aurait  pour  effet  que 
d'augmenter  la  masse  des  miséreux  qui  vivent  dans  les  villes, 
est  en  contradiction  absolue  avec  la  réalité.  Cette  opinion  dé- 
rive  d'une  vue  superficielle  de   l'aisance  apparente  qui  règne 

1.  Ibid.,  p.  135-t36. 

2.  Ibid..  p.  132-135. 


98  LE    CUÔMAGE    ET    ]/ASSISTANCE    PAR   LE   TRAVAIL. 

dans  les  campagnes,  où  chacun  est  assuré  au  moins  de  la  vie 
matérielle  la  plus  indispensable.  On  n'y  aperçoit  pas  les  indi- 
vidus réduits  à  la  pauvreté  absolue,  dont  le  nombre,  dans  les 
grandes  villes,  constitue  un  fléau  social,  et  cela  parce  que  leur 
nombre  est  si  restreint,  en  dehors  de  celles-ci,  qu'il  peut  sem- 
bler insignifiant.  Ce  qu'on  ignore  généralement,  c'est  que  «  la 
majeure  partie  de  la  pauvreté  et  de  la  misère,  à  Londres,  en  est 
originaire,  et  n'est  pas  importée  d'ailleurs  »  :  les  métiers  qui 
comptent  le  plus  grand  nombre  d'ouvriers  nés  à  Londres  sont 
ceux  où  le  travail  est  occasionnel  et  irrégulier,  et  qui  n'exi- 
gent ni  application  ni  efforts  ^  La  même  conclusion  ressort 
lorsqu'on  envisage  lagglomération  dans  les  logements  étroits 
comme  un  indice  matériel  et  mathématique  de  pauvreté.  Les 
professions  dont  les  représentants  offrent  le  plus  grand  pour- 
centage d'individus  nés  à  Londres  sont  aussi  celles  où  l'on 
trouve  la  proportion  la  plus  forte  d'agglomération  :  tels  sont 
les  travaux  exécutés  sous  le  régime  du  sweating  ou  les  métiers 
qui  déclinent,  fabrication  d'enveloppes,  de  brosses,  de  fleurs  ar- 
tificielles, reliure,  ou  encore  les  professions  de  dockers  ou  de 
marchands  des  quatre-saisons.  Au  contraire,  la  plus  faible 
agglomération  correspond  aux  métiers  qui  comptent  la  plus 
forte  proportion  d'immigrants  -. 

Loin  d'accroître  la  pauvreté  dans  la  capitale,  les  individus  qui 
viennent  de  la  campagne  y  augmentent  le  bien-être  général 
par  un  travail  plus  énergique,  par  une  vitalité  plus  riche,  par 
le  maintien  du  niveau  de  l'existence.  Au  bout  de  deux  généra- 
tions,, la  population  urbaine  s'affaiblit;  l'énergie  diminue,  et 
c'est  ainsi  que  se  préparent  et  se  produisent  les  déchéances 
individuelles  :  si  les  nouvelles  recrues  du  travail  ne  venaient 
constamment  apporter  des  forces  et  des  ambitions  neuves,  le 
niveau  de  la  vie  s'abaisserait  à  chaque  génération.  Ce  n'est 
pas  l'immigration  dans  les  villes  qui  produit  le  chômage, 
et  il  n'est  pas  plus  exact  de  soutenir  qu'elle  en  soit  la  cause 
indirecte,  en  expulsant  de  leurs  emplois  les  travailleurs  qui  y 

1.  Ibid.,Y>.  142. 

•2.  ma.,  T  série,  t.  V,  p.  28-30. 


COLONIES  AGRICOLES.  99 

étaient  occupés  et  qui  se  trouveront  désormais  sans  travail  : 
les  arrivants  des  campagnes  viennent  simplement  remplir  des 
services  qui  correspondent  aux  besoins  de  la  commande  ;  sans 
eux,  ces  emplois  seraient  entre  les  mains  de  travailleurs  qui 
leur  sont  sensiblement  inférieurs,  et  leur  arrivée  constitue  un 
gain  positif  pour  l'industrie  et  pour  la  population  entière. 
«  La  libre  circulation  de  la  main-d'œuvre  est  le  véritable  sang 
qui  vivifie  la  conmiunauté  industrielle  moderne.  Partout  où 
elle  s'arrête,  il  y  a  crise  industrielle.  C'est  certainement  le  mou- 
vement qui  est  salutaire,  comme  c'est  lui  qui  est  malsain.  Le 
déplacement  de  l'armée  des  vagabonds  et  des  rôdeurs  sans 
foyers  ne  saurait  être  une  cause  ni  un  symptôme  d'un  bon 
état  du  marché  du  travail.  iMais  le  mouvement  qui  représente 
une  réelle  mobilité  économique,  le  pouvoir  de  transporter  ra- 
pidement la  main-d'œuvre  dans  les  nouveaux  terrains  deman- 
dés, est  souvent  la  seule  sauvegarde  que  le  travailleur  possède 
au  milieu  des  nombreux  et  complexes  bouleversements  pro- 
duits par  l'industrie  moderne  i.  » 

Les  faits  que  nous  venons  d'analyser  et  les  conclusions  qui 
s'en  dégagent  peuvent  être  étendus  en  dehors  de  l'Angleterre. 
Une  autre  enquête,  qui  pour  porter  sur  des  données  moins 
concrètes  que  la  précédente  n'est  pas  moins  appuyée  sur  des 
observations  très  sûres,  relève  la  même  situation  en  Belgique, 
et  ces  résultats  se  retrouveraient  dans  toutes  les  régions  de 
l'Europe  occidentale  soumises  au  régime  de  l'industrie  moderne. 
La  crise  agricole  se  fait  sentir  en  Belgique  comme  ailleurs  : 
elle  a  pour  efïet  de  pousser  à  la  spécialisation  commerciale 
des  cultures,  au  machinisme,  et  à  la  réduction  des  frais  de  pro- 
duction, notamment  de  ceux  de  la  main-d'œuvre 2,  Cette  ra- 
réfaction du  travail  agricole  est  souvent  attribuée  au  machi- 
nisme :  on  constate,  en  effet,  qu'une  faucheuse  mécanique  fait 
la  besogne  de  6  ou  7  ouvriers,  une  moissonneuse-lieuse  celle 
de  15.  Certains  ingénieurs  agronomes  estiment  que  l'emploi 
des  machines  économise  actuellement  pour  25  francs  de  main- 

1.  lOkl..  V"  série,  t.  III,  p.  65-06.  110-111,  145-146;  2'  série,  t.  V,  [>.  106. 
'1.  Vandervelde,  L'exode  rural,  \).  99-106. 


100  LE    CHÔMAGE    ET    LASSISTANCE    PAR    LE   TRAVAIL. 

cV œuvre  à  l'hectare.  Par  ailleurs,  on  constate  le  dépeuplement 
de  plusieurs  campagnes  :  la  densité  de  la  population  rurale, 
dans  le  Calvados,  l'Orne  et  la  Manche,  s'est  abaissée  de  17  ha- 
bitants par  kilomètre  carré,  de  1846  à  1891  (54  au  lieu  de  71); 
dans  l'arrondissement  de  Caen,  le  dépeuplement  des  campa- 
gnes a  été  de  35  à  40  %  \  certains  villages,  surtout  dans  les 
plaines  où  dominent  les  terres  de  labour,  ont  perdu  la  moitié 
de  leur  population.  On  attribue  ce  fait  au  précédent,  et  l'on  en 
conclut  que  c'est  la  machine  qui  a  chassé  l'ouvrier  agricole  ^ 
Une  observation  plus  précise  conduit  cependant  à  repousser 
cette  relation  de  cause  à  l'effet  dans  la  plupart  des  cas  :  si  l'on 
met  à  part  l'influence  de  la  machine  à  battre  qui  supprime 
une  occupation  hivernale  et  accentue  le  caractère  de  chômage 
périodique  que  présentent  les  travaux  agricoles,  on  est  obligé 
de  constater  souvent  que  c'est  au  contraire  la  pénurie  de  la 
main-d'œuvre,  et  surtout  l'absence  d'ouvriers  actifs  et  cons- 
ciencieux, qui  poussent  les  cultivateurs  à  y  suppléer  par  l'em- 
ploi des  machines^.  Les  deux  faits,  réduction  du  personnel, 
emploi  des  machines,  sont  concomitants,  et  dérivent  d'une 
même  source,  qui  est  la  spécialisation  de  la  culture  et  la  né- 
cessité de  diminuer  les  frais  d'exploitation,  mais  ne  sont  pas 
nécessairement  la  cause  l'un  de  l'autre. 

Le  caractère  saisonnier  des  travaux  agricoles  n'est  pas  non 
plus  une  cause  générale  du  chômag"e  dans  les  campagnes.  La 
disparition  des  industries  rurales  n'affecte  pas  précisément  le 
travail  agricole  lui-même.  On  trouve  des  professions  villag-eoi- 
ses  qui  sont  associées  à  une  occupation  agricole.  Mais  ce  sont 
rarement  les  mêmes  individus  qui  se  livrent  à  tour  de  rôle 
aux  deux  genres  de  travaux  :  lorsque  cette  association  existe-, 
le  travail  agricole  consiste  plutôt  dans  l'horticulture  ou  la  très 
petite  culture,  celle  à  laquelle  se  livre  tout  individu  industrieux 
qui  habite  la  campagne  ;ilne  s'agit  pas  là  de  culture  deschamps^. 


1.  Annales  du  Musée,  social,  1905,  p.  200-201. 

2.  Chevallier,  oj).cil.,\>.  18-19. 

3.  Tel  est  le  cas  de  la  culture  associée  au    travail  des  mineurs  de  la  Prusse  rhé- 
nane (Cf.  Ouvriers  des  Deux  Mondes,  T  série,  t.  11,  p.  251). 


COLONIES   AGRICOLES.  101 

Il  en  était  ainsi  notamment  avant  1789,  sous  le  régime  de 
corporations  qui  entravaient  la  concurrence  qui  leur  aurait 
été  ainsi  portée;  l'ordonnance  de  1762,  qui  autorisait  le  tis- 
sage dans  les  villages  où  la  corporation  des  tisserands  n'était 
pas  représentées,  fut  considérée  comme  une  innovation'.  La 
disparition  des  industries  ménagères,  comme  le  tissage,  dont 
le  produit  était  destiné  à  la  consommation  de  la  famille  agri- 
cole, n'a  amené  aucun  chômage;  si  le  cultivateur  a  abandonné 
la  culture  du  chanvre  et  du  Un,  c'est  qu'il  a  une  économie  cer- 
taine à  acheter  les  objets  déjà  manufacturés;  il  y  a  donc  pour 
lui  tout  profit  à  s'épargner  une  dépense,  un  travail  et  une 
perte  de  temps.  Il  existe  d'ailleurs  actuellement  un  grand 
nombre  de  campagnes  dans  lesquelles  on  ne  rencontre  aucune 
industrie  à  domicile  et  où  la  crise  du  chômage  ne  paraît  pas  se 
manifester  :  nous  pouvons  citer  notamment  le  Bas-Beaujolais, 
le  Pays  basque,  etc.  ".  Nous  aurons  plus  loin  à  nous  occuper  des 
chômages  périodiques  inhérents  aux  travaux  agricoles  ;  mais 
nous  devons  constater  qu'il  n'est  pas  plus  intense  actuelle- 
ment qu'autrefois,  réserve  faite  de  la  suppression  du  battage  à 
la  main,  et  que  ce  n'est  pas  à  cette  cause  qu'est  due  l'émi- 
gration des  ouvriers  agricoles. 

On  ne  saurait  du  reste  considérer  comme  un  remède  contre  le 
chômage  cette  association  du  travail  agricole  et  du  travail  in- 
dustriel que  préconisait  Le  Play.  Elle  produit  d'excellents  effets 
relativement  à  la  pêche  côtière  dont  le  caractère  démoralisant, 
par  l'irrégularité  des  gains,  s'amende  sous  linfluence  d'économie 
et  de  stabilité  de  la  culture  ;  mais  il  ne  s'agit  pas  ici  d'un  tra- 
vail industriel.  En  ce  qui  concerne  celui-ci,  il  suffit  de  remar- 
quer que  les  populations  qui  vivent  à  la  fois  de  l'une  et  de 
l'autre  profession  sont  souvent  parmi  les  plus  misérables  et  les 
plus  exploitées  3.  Il  en  est  ainsi  des  cloutiers  à  la  main  ou  des 
ajusteurs  pour  voitures  des  Ardennes,  qui  louent  leurs  bras 
pour  le  travail  des  champs  ou  des  forêts  pendant  les  chômages, 

t.  Chevallier,  op.  cit..  p.  20. 

2.  Questions  pratiques,  t900.  p.  133.  —  Science  sociale,  1905,  fasc.  XVIl. 

3.  Leroy-Beaulieu,  Traité  d'Écon.  polit.,  t.  I,  p.  354. 


102  LE    CHOMAGE   ET    l'aSSISTANXE   PAR    LE    TRAVAIL. 

(les  tisseurs  de  la  province  de  Gand  qui  sont  des  ouvriers  agri- 
coles, les  usines  chômant  pendant  le  temps  des  semailles  et  des 
moissons  ^.  Ce  fait  s'explique  doublement  par  la  capacité  infé- 
rieure d'organisation  des  ouvriers  ruraux  et  par  le  jeu  de  la  loi 
des  salaires  qui  a  été  déjà  exposée  % 

La  cause  de  l'émigration,  doit  être  cherchée  à  peu  près  uni- 
quement dans  les  transformations  que  subit  la  culture  par  suite 
du  régime  actuel  du  commerce  international.  Il  n'entre  pas 
dans  le  cadre  de  ce  travail  d'expliquer  les  causes  et  les  condi- 
tions de  ces  changements  ^.  11  suffit  d'avoir  vu  de  près  l'agri- 
culture ou  de  l'avoir  pratiquée  en  vue  d'y  gagner  de  l'argent,  et 
non  par  engouement,  pour  reconnaître  que  les  procédés  suivis 
jusqu'ici,  ou  aggravés  encore  par  les  conseils  des  agronomes 
officiels,  sont  condamnés  à  disparaître,  et  que,  loin  d'appeler 
un  plus  grand  nombre  de  bras,  la  terre  en  repousse  une  pro- 
portion de  plus  en  plus  forte.  Ce  n'est  pas  vers  une  culture  plus 
intensive  que  tend  cette  évolution  :  le  défrichement  des  com- 
munaux et  des  terres  soi-disant  incultes  ne  ferait  vivre  personne, 
et  servirait  seulement  à  ruiner  les  cultivateurs  en  augmentant 
la  concurrence  dont  ils  souffrent  et  en  leur  enlevant  des  pro- 
duits qui  leur  sont  indispensables^. 

L'aggravation  des  conditions  du  travail  agricole  apparaît 
nettement  lorsqu'on  considère  les  migrations  périodiques  des 
ouvriers  qui  se  rendent  en  masses  de  leur  pays  d'origine  vers 
ceux  où  les  appellent  certains  travaux  :  chaque  année,  15.000  à 
20.000  petits  cultivateurs  passent  d'Irlande  en  Angleterre  et  en 
Europe  pour  y  faire  la  moisson;  les  ouvriers  des  provinces  de 
l'Elbe,  au  nombre  de  75.000,  vont  ainsi  faire  la  culture  des 
betteraves  dans  l'Allemagne  centrale,  et  notamment  en  Saxe  et 
dans  les  provinces  saxonnes;  celles  de  l'Est  reçoivent,  au  con- 


1.  Vandervelde,  op.  cit.,  p.  218. 

2.  Supra,  p.  5. 

3.  V.  sur  ce  point  Dauprat,  Science  sociale,  1904,  fasc.  V  et  XV. 

4.  Vandervelde,  op.  cit.,  p.  55-56.  —  Certains  agronomes  se  récrient  à  la  vue  de 
landes  qui  ne  portent  que  des  ajoncs  et  des  fougères,  alors  qu'elles  pourraient  donner 
de  riches  luzernes;  ils  ignorent  qu'elles  rapportent  plus  sous  le  premier  état  que 
sous  le  second  {Science  sociale,  1905,  fasc.  XVII,  p.  i99). 


COLONIES   AGRICOLES.  103 

traire,  les  ouvriers  de  la  Galicie  et  rie  la  Pologne  russe  ;  dos 
milliers  de  travailleurs  quittent  les  Pouillcs  pour  faire  la  mois- 
son en  Amérique,  sur  des  steamers  aménagés  dans  ce  but,  et 
quilesramènentpourla  somme  modique  de  V5  francs,  nourriture 
et  logement  compris:  les  montagnards  de  l'Italie  centrale,  no- 
tamment des  Abruzzes.  vont  travailler  les  campagnes  de  Novare 
et  de  Rome  ;  l'Espagne  envoie  de  même  des  ouvriers  dans  les 
départements  limitrophes;  la  Bretagne  en  envoie  en  Norman- 
die; l'exode  des  Belges  en  France  est  connu  :  leur  nombre,  qui 
est  de  27.000  environ  au  moment  du  sarclage  des  betteraves, 
s'élève  jusqu'à  VO.OOO  au  moment  de  la  moisson  '.  Le  caractère 
de  cette  émigration  est  bien  diiférent  de  celle  qui  dépeuple  les 
campagnes  :  la  qualité  absolument  inférieure  de  cette  main- 
d'œuvre  est  notoire  ;  ce  sont  ou  des  chemineaux,  ou  des  masses 
désorganisées,  dépourvues  de  toute  énergie  et  de  toute  capacité, 
conduites  par  des  chefs  qui  les  exploitent  et  abusent  de  leur 
misère  '.  Au  contraire,  partout  où  ces  travailleurs  vont  apporter 
leur  concours,  on  constate  qu'un  courant  d'émigration,  soit  in- 
dividuel, comme  en  Angleterre,  dans  la  Plaine  saxonne  ou  en 
France,  soit  collectif,  comme  en  Italie  septentrionale,  mais  en 
tout  cas  plus  prospère,  aspire  les  meilleurs  éléments  de  ces 
contrées,  laissant  une  place  libre  que  les  autres  viennent  com- 
bler 3.  Il  est  donc  évident  que  la  situation  économique  du  tra- 


1.  Vandervelde,  op.  cit.,  p.  28-34,  162-163.  —  R.  Blanchard.  La  Flandre,  1907. 

2.  Cf.  Vandervelde,  op.  cit.,  p.  167.  —  Science  sociale,  1907,  fasc.  XXXV,  p.  46-47. 

3.  En  Angleterre,  la  plupart  des  émigrants  appartiennent  aux  [)rofessions  urbaines. 
Au  contraire,  presque  tous  les  courants  d'émigration  pauvre  qui  se  produisent  en 
Europe,  viennent  de  régions  où  sévit  la  crise  agricole,  comme  llrlande,  l'Espagne, 
l'Autriche-Hongrie,  l'Irlande.  Dans  la  commune  d'Ellezelles,  en  Belgique,  c'est  de  la 
suppression  du  tissage  à  bras,  vers  1845,  co'incidant  avec  une  crise  agricole,  qui  mit 
un  tiers  de  la  population  à  la  charge  de  l'assistance  publique,  que  date  l'exode  annuel 
des  habitants  vers  la  France  (Vandervelde,  op.  cit..  p.  118,  164).  «  Les  voies  de 
communication  ne  sont  que  le  moyen  qui  facilite  le  déplacement.  La  cause  qui  dé-' 
termine  cette  affluence  est  ailleurs  :  c'est  la  difficulté  de  vivre  dans  son  pays  natal, 
ou  l'espérance  de  mieux  vivre  ailleurs,  qui  pousse  l'homme  à  changer  de  résidence. 
L'immigrant  passe  d'une  contrée  à  une  autre,  .suivant  le  niveau  des  salaires.  La  grande 
majorité  des  immigrants  se  compose  d'ouvriers  ou  d'employés;  les  uns  et  les  autres 
viennent  beaucoup  plus  d'Allemagne,  de  Belgique,  d'Italie,  où  le  travail  est  peu  payé, 
que  d'Angleterre,  où  il  est  largement  rémunéré,  y  (Levasseur,  La  population  fran- 
çaise, t.  III,  1892,  p.  317,  cf.  p.  324  et  suiv.;  Le  caractère  de  cette  émigration  se 


104  LE    CHÔMAGE    ET    l'aSSISTAACE    PAR    LE    TRAVAIL. 

vailleur  agricole  était  inférieure  à  la  capacité  de  production  des 
émigrants,  puisqu'ils  l'ont  quittée  pour  une  autre  qui  lui  est 
préférable,  et  que  ceux  qui  les  y  remplacent  sont  à  un  niveau 
sensiblement  inférieur.  Ce  sont  les  pays  où  les  salaires  sont  le 
moins  élevés  qui  fournissent  de  main-d'œuvre  ceux  où  le  be- 
soin de  bras,  une  correspondance  plus  exacte  de  l'offre  de  tra- 
vail avec  la  demande  de  production,  produit  une  hausse  des 
salaires  ^  L'émigration  des  campagnes  constitue  donc,  non  pas 
une  déchéance,  mais  au  contraire  une  ascension  des  divers 
éléments  qui  y  participent.  «  L'exode  rural  apparaît  de  plus  en 
plus  comme  le  seul  dérivatif,  réellement  efficace,  aux  souf- 
frances du  prolétariat  des  campagnes  2.  » 

On  voit  par  ce  qui  précède  que  le  retour  à  la  terre,  entendu 
comme  le  font  les  écrivains  que  nous  avons  cités  plus  haut,  ne 
saurait  constituer  une  solution  au  problème  du  chômage.  Pour 
les  travailleurs  qui,  placés  dans  les  conditions  normales,  pour- 
raient utilement  employer  leurs  efforts  et  leur  capacité  de  pro- 
duction, une  telle  mesure  constituerait  une  déchéance  ;  elle  les 
replongerait  dans  une  situation  sans  issue  pour  eux  et  présentant 
des  conditions  analogues  à  celles  d'où  l'on  vient  de  les  retirer  ;  ce 
travail  n'est  pas  fait  pour  cette  catégorie.  Si  l'on  veut  néanmoins 
marcher  dans  cette  voie,  suivant  le  système  des  colonies  agricoles 
hollandaises,  on  ne  peut  arriver  à  leur  faire  une  situation  en 
rapport  avec  leur  mérite  qu'à  la  condition  de  recourir  à  la  cha- 
rité; de  plus,  cette  protection  ne  peut  pas  abandonner  ceux  à 
qui  elle  s'applique,  sous  peine  de  les  voir  redevenir  les  victimes 
des  conditions  réelles  du  marché  auxquelles  elle  les  avait  sous- 


manifeste  par  la  difficulté  qu'éprouvent  ces  ouvriers  à  quitter  leur  lieu  d'origine; 
ils  ne  s'y  décident  que  s'ils  ne  peuvent  pas  faire  autrement  :  les  ouvriers  carriers  du 
Condroz  préfèrent  se  rendre  chaque  jour  à  30  ou  40  kilomètres  de  leur  domicile  que 
de  changer  de  résidence;  il  en  est  de  môme  d'ailleurs  de  toutes  les  migrations  belges 
ou  italiennes  (Vandervelde,  op.  cit.,  p.  172,  174.  —  Cf.  iiifro,  3=  partie,  cliap.  m, 
'fi  3).  Cette  conclusion  est  confirmée  par  ce  fait  qu'en  Belgique,  ce  sont  les  industries 
à  domicile,  soumises  au  swealing  System,  qui  donnent  la  proportion  la  plus  élevée 
d'ouvriers  nés  dans  la  commune  où  ils  travaillent,  8/10  contre  7/10  {Questions  pra- 
iiques,  1902,  p.  178). 

1.  Vandervelde,  op.  ci/.,  p.  159-101. 

2.  lOid.,  p.  109. 


COLONIES   AGRICOLES.  dOo 

traits  artificiellement.  Ce  remède,  inefficace  ainsi  que  nous  le 
voyons,  serait  d'autant  plus  pénible  (|uc  l'ouvrier  des  villes  est 
habitué  à  la  grande  ville  dont  il  connaît  par  expérience  les 
incontestables  avantages  et  les  commodités,  que  la  femme  qu'il 
a  épousée  éprouve  une  répulsion  encore  plus  prononcée  pour 
les  champs,  que  l'élargissement  de  son  horizon  intellectuel  n'y 
trouverait  par  des  aliments  suffisants  :  les  charmes  de  la  vie  rurale 
ne  sont  ressentis  que  par  une  faible  minorité  des  classes  culti- 
vées; les  autres  ne  prennent  leur  parti  de  cette  existence  que  par 
habitude  ou  par  nécessité.  Ceci  explique  finsuccès  des  tentatives 
de  réalisation  de  cet  objet,  sauf  d'une  façon  transitoire  ou  en  cas 
d'extrême  urgence,  comme  dans  le  cas  des  placements  effectués 
par  les  bourses  du  travail  de  Ludwigsburg  et  de  Constance  i.  Les 
œuvres  parisiennes  d'assistance  par  le  travail  cherchent  à  rapa- 
trier les  indigents  qui  s'adressent  à  elles  :  l'Union  du  VP  arron- 
dissement, en  1897,  en  avait  expédié  en  province  1.144  sur 
3.250  assistés;  mais  le  directeur  de  l'œuvre  est  obligé  de 
prendre  de  grandes  précautions  pour  empêcher  que  les  billets 
de  chemin  de  fer  ne  soient  revendus  avant  le  départ.  C'est  la 
seule  œuvre  qui  ait  organisé  sérieusement  le  repatriement  :  celle 
de  l'avenue  de  Versailles  n'en  expédie  que  1  %  ;  \a,  Maison  de 
travail  de  la  rue  de  l'Ancienne-Comédie  ne  réussit  que  pour  les 
jeunes  gens  n'ayant  pas  dépassé  l'âg-e  de  quatorze  ans;  tous 
les  autres  ne  tardent  pas  à  revenir,  quand  ils  ont  consenti  à 
partir-. 

Quant  aux  catégories  inférieures  des  chômeurs,  si  les  plus 
capables  et  les  plus  laborieuses  ne  peuvent  pas  espérer  de  trouver 
dans  le  travail  des  champs  un  remède  à  leur  situation,  à  plus 
forte  raison  seront-elles  dans  le  même  cas.  Et  si  les  vrais  tra- 
vailleurs eux-mêmes  sont  obligés  de  vaincre  une  répulsion  pour 
quitter  la  ville,  cet  obstacle  doit  être  insurmontable  pour  les 
autres  qui  sont  encore  bien  plus  sensibles  à  l'attraction  des  villes. 
On  serait  obligé  d'employer  la  force  pour  y  contraindre,  et  je 
laisse  à  juger  les  résultats  du  travail  qui  serait  accompli  dans  de 

1.  IbUL,  p.  261. 

2.  Lecoq,  op.  cit.,  p.  342  et  suiv.,  368,  371. 


lOG  LE    CHÔMAGE    ET    l'aSSISTANCE   l'AR    LE    TRAVAIL. 

telles  conditions.  En  admettant  même  qu'on  y  parvienne,  on 
n'arriverait  par  là  qu'à  augmenter  le  nombre  des  catégories 
inférieures  que  nous  avons  vues  se  répandre  dans  les  campagnes 
dont  les  meilleurs  travailleurs  ont  émigré  à  la  recherche  d'une 
situation  plus  avantageuse;  par  suite,  on  créerait  à  ces  caté- 
gories une  concurrence  qui  contribuerait  encore  à  déprimer 
leur  condition. 

On  voit  que  les  résultats  de  lassistance  par  le  travail  agricole, 
effectuée  sans  tenir  compte  des  conditions  du  marché,  sont  les 
mêmes  que  ceux  de  l'assistance  par  le  travail  industriel  dans 
laquelle  on  ne  cherche  pas  à  se  plier  à  ces  exig-ences.  De  même 
que  celle-ci  ne  doit  pas  s'appliquer  à  un  objet  qui  ne  réponde  à 
aucune  demande  et  dont  la  production  ne  soit  pas  commercia- 
lement avantageuse,  de  même,  et  pour  des  raisons  identiques, 
celle-là  doit  se  détourner  d'un  champ  d'action  qui  devient  de 
plus  en  plus  fermé  à  un  grand  nombre  de  travailleurs  et  dont  la 
demande  de  bras  se  réduit  de  plus  en  plus^  Ces  conditions  ne  se 
présentent  pas  dans  les  pays  neufs,  où  la  culture  se  plie  natu- 
rellement aux  exig-ences  du  marché  et  où,  par  suite,  la  pro- 
duction reste  pour  ainsi  dire  illimitée.  Seulement,  nous  l'avons 
vu,  ce  remède  n'est  à  la  portée  que  d'un  petit  nombre;  il  ne 
peut  s'appliquer  qu'à  la  catégorie  qui  est  privée  de  son  emploi 
régulier  par  suite  de  circonstances  tenant  unicpiement  à  la  dis- 
parition de  cet  emploi,  mais  qui  reste  capable  dune  production 
satisfaisante  lorsqu'elle  est  placée  dans  des  conditions  normales; 
et  dans  cette  catégorie,  seuls,  les  plus  énergiques,  les  plus 
confiants  dans  leurs  propres  forces  et  dans  l'avenir,  peuvent 
réussir. 

Le  problème  peut  être  envisagé  sous  un  autre  aspect.  L'exode 

1.  11  existe  un  pays  où  la  petite  propriété  rurale  est  répandue  entre  un  très  grand 
nombre  de  mains,  et  où  la  situalif^n  de  l'agriculture  se  présente  dans  les  conditions 
les  plus  favorables  :  c'est  la  Roumanie,  où  sur  une  population  de  (i  millions  et  demi 
d'habitants  1.015.205  chefs  de  famille  représentant  plus  de  5  millions  d'individusi 
possèdent  3.319.695  hectares  de  terre  et  où  les  petits  prépriélaires  ont  la  faculté 
d'occuper  leurs  bras  sur  des  domaines  plus  vastes  qui  les  avoisinent.  Néanmoins,  en 
dépit  de  très  bonnes  récoltes,  la  situation  des  paysans  y  est  aussi  misérable  que  dans 
les  autres  pays,  et  donne  lieu  aux.  mêmes  réclamations  [Journal  des  Débats, 
i  mai  1907). 


COLONIES    AGRICOLES.  107 

rural  n'est  pas  dû  seulement  à  la  crise  agricole  :  la  disparition 
des  industries  rurales  y  aune  part  au  moins  aussi  importante.  Le 
nombre  est  considérable  des  industries  qui  étaient  exploitées 
jadis  en  petit  atelier,  dans  les  villages,  et  qui  aujourd'hui  sont 
concentrées  dans  de  grandes  usines  urbaines  :  on  cite  en  Bel- 
gique l'armurerie  liégeoise,  la  clouterie  des  pays  wallons,  le 
tissage  du  lin  dans  les  Flandres,  etc.  '  ;  des  régions  entières  se 
trouvent  atteintes,  telle  la  Mayenne,  où  l'industrie  du  tissage 
de  la  cotonnade  disparaît  devant  les  usines  américaines 2;  nous 
verrons  que  celles  qui  paraissent  encore  se  maintenir,  comme 
l'horlogerie  dans  le  Jura  ou  la  rubanerie  à  Saint-Étienne,  ne 
subsistent  que  par  suite  de  circonstances  spéciales  ou  sont  même 
profondément  atteintes. 

C'est  donc  bien  l'absence  de  travail  qui  pousse  les  ouvriers 
des  campagnes  vers  les  villes.  Les  uns  se  déracinent  avec  peine, 
et  recherchent  un  emploi  dans  le  voisinage  le  plus  immédiat  de 
leur  domicile  :  c'est  ainsi  que  plus  de  5.000  ouvriers  vont  tra- 
vailler dans  les  charbonnage  du  Hainaut,  sans  reculer  devant  un 
déplacement  journalier  de  50  kilomètres,  soit  \  heures  de 
chemin  de  fer;  de  sorte  qu'après  une  journée  do  travail  de 
12  heures  et  une  marche  de  nuit  souvent  longue  pour  regagner 
leur  domicile,  il  leur  reste  à  peine  5  à  7  heures  à  se  reposer 
chez  eux^.  Les  plus  audacieux  et  les  plus  capables  vont  dans  les 
villes  et  suivent  dans  leur  migration  leurs  métiers  qui  s'en  vont. 
«  Les  éléments  les  plus  énergiques  et  les  plus  habiles  de  l'armée 
ouvrière  sont  en  marche,  pour  conquérir  plus  de  bien-être,  pour 
utiliser,  plus  fructueusement,  leur  capacité  professionnelle  ;  et 
ces  migrations  locales,  intéressant  quelques  centaines  de  tra- 
vailleurs, sont  l'image  réduite  mais  fidèle  de  l'immense  mouve- 
ment d'ascension  qui,  d'étape  en  étape,  a  cheminé  du  prolétariat 
rural  vers  les  grands  centres  d'industries  et  de  population  ^.  » 
L'avantage  de  cet  exode  est  considérable  pour  les  émigrants.  Il 


1.  VandeiVelde,  0/3.  cit..  p.  72  et  suiv. 

2.  Note  de  M.  Chappée,  Rapport  sur  la  quest.  du  cJ/oin..  p.  339  et  suiv. 

3.  Vandervelde,  op.  cit.,  p.  150-151,  183. 
i.  Ibid.,  p.  175. 


108  LE    CHÔMAGE    ET    l'aSSISTANCE    PAR    LE    TRAVAIL. 

Test  aussi  pour  les  travailleurs  qui  restent  dans  la  caïupag-ne  :  en 
raréfiant  la  main-d'œuvre,  en  transformant  l'ouvrier  agricole 
d'un  manœuvre  en  un  conducteur  de  machine,  il  élève  son  niveau 
intellectuel  et  exige  de  lui  une  instruction  qui  lui  était  inutile 
auparavant;  il  l'achemine  ainsi  vers  un  développement  de  son 
existence  et  une  plus  nette  conception  des  conditions  du  travail 
qui  doivent  correspondre  à  cette  nouvelle  situation '.  Malheureu- 
sement, le  fait  que  ce  sont  les  ouvriers  les  plus  capables  et  les 
plus  intelligents  qui  quittent  les  campagnes',  et  qu'ils  y  sont 
remplacés  par  des  éléments  absolument  inférieurs,  empêchera 
sans  doute  longtemps  cette  possibilité  de  se  transformer  en  une 
réalité. 

En  même  temps  que  le  courant  qui  entraine  les  industries 
rurales  vers  les  villes,  un  autre  se  manifeste  en  sens  inverse. 
De  nombreuses  considérations  amènent  certaines  usines  à  se 
transporter  à  la  campagne  :  ce  sont  l'économie  résultant  des 
salaires  moins  élevés  ou  du  loyer  moindre  des  terrains  ou  des 
bâtiments,  l'utilisation  des  chutes  d'eau,  la  proximité  du  com- 
bustible ou  de  la  matière  première,  etc.  C'est  ainsi  qu'à  Man- 
chester et  dans  la  province  de  Gand,  tous  les  tissages  ont  été 
transférés  en  dehors  des  villes;  il  en  est  de  même  à  New- York 
et  en  Westphalie  pour  les  fonderies  ^  On  peut  faire  la  même 
remarque  au  sujet  d'un  certain  nombre  d'industries  françaises  : 
beaucoup  d'imprimeries,  de  fabriques  de  chapeaux,  etc.,  ont 
quitté  les  grands  centres  au  profit  de  localités  moins  populeuses. 
Il  semble  donc  qu'en  présence  de  ce  mouvement,  on  puisse 
espérer  un  décongestionnement  des  grandes  agglomérations, 
dans  lesquelles  se  rencontrent  les  masses  de  sans-travail,  et 
ramener  dans  les  campagnes  les  ouvriers  qui  en  sont  partis. 
Il  faut  remarquer  cependant  qu'il  n'y  a  pas  là  à  proprement 
parler,  de  retour  aux  champs  :  les  ouvriers  occupés  dans  ces 
usines  ne  sont  pas  toujours  ceux  qui  ont  été  chercher  fortune 
dans  les   villes;  ce  sont  ceux   des  campagnes  environnantes; 

1.  Jbid.,  p.  224-227. 

'J.  I'.  (I<;  Ilousiers,  Le  Trade-unionisme  en  A)igle(erre,  p.  112. 

3.  Vandervelde,  op.  cit.,  p.  252-255. 


COLONIES  ac;hicoli:;s.  109 

le  courant  d'émigration  n'est  donc  pas  renversé,  mais  simple- 
ment détourné  :  au  lieu  de  se  diriger  vers  les  grandes  agglo- 
mérations, il  tend  vers  les  petites  villes  où  sont  installées  ces 
usines.  Quand  parfois  le  déplacement  des  industries  ne  se  pro- 
duit que  dans  les  environs  rapprochés  des  grands  centres  où 
elles  fonctionnaient  auparavant,  dans  ce  cas-là  aucune  modi- 
fication ne  peut  se  produire  dans  le  courant  d'émigralion  :  les 
ouvriers  continuent  à  habiter  les  faubourgs,  tant  que  les  diffi- 
cultés du  transport  ou  la  baisse  des  salaires  ne  les  oblige  pas  à 
se  fixer  plus  loin  du  centre*.  Du  reste,  le  mouvement  dont  il 
s'agit  ne  saurait  prendre  un  développement  bien  intense  : 
l'industrie  ne  saurait  se  contenter,  pour  arriver  à  une  pro- 
duction économique,  de  la  main-d'œuvre  inférieure  qu'elle 
peut  trouver  dans  les  éléments  qui  n'émigrent  pas  des  campa- 
gnes. Or,  dès  le  moment  où  elle  voudra  s'attacher  les  bons 
travailleurs,  soit  ceux  des  campagnes  qui  eussent  été  suscep- 
tibles de  gagner  les  villes,  soit  même  ceux  qui  s'étaient  déjà 
fixés  dans  celles-ci,  il  faudra  bien  que  les  salaires  remontent  au 
taux  suffisant  pour  que  ceux-ci  retrouvent  le  niveau  de  l'exis- 
tence qui  leur  convient;  l'organisation  ouvrière  capable  d'a- 
mener ce  résultat  se  fera  d'elle-même  dans  ce  cas,  puisqu'elle 
tient  encore  plus  à  la  capacité  des  travailleurs  qu'au  fait  de 
leur  agglomération.  Cette  cause  souvent  prépondérante  du  dé- 
placement de  l'industrie  est  donc  limitée  par  la  force  des 
choses  dans  ses  effets  :  ceux-ci  ne  consistent  pas  à  produire 
l'extinction  de  l'exode  rural.  Tout  au  plus  sont-ils  de  nature  à 
accentuer  encore  le  chômage  urbain  et  à  aggraver  le  fléau. 
On  peut  concevoir  une  troisième  forme  du  retour  des  tra- 
vailleurs des  villes  vers  la  terre.  Si,  au  lieu  d'habiter  les 
quartiers  très  agglomérés  où  ils  ne  rencontrent  que  les  con- 
ditions hygiéniques  et  morales  les  plus  défectueuses,  ils  ins- 
tallent leurs  foyers  dans  un  rayon  suffisamment  rapproché 
pour  pouvoir  se  rendre  journellement  à  l'atelier,  ils  bénéfi- 
cient ainsi  d'une  économie  notable  des  loyers,  de  la  ressource 

1.  Vandervelde,  op.  cit.,  p.  266-267.  272. 


110  LE    CHÔMAGE    ET   l' ASSISTANCE    l'AR    LE   TRATAIL. 

des  produits  du  sol  qui  entoure  leur  habitation,  et  de  con- 
ditions de  salubrité  très  appréciables^  .  Un  mouvement  assez 
intense  se  produit  en  ce  sens,  et  il  serait  intéressant  de  lui 
consacrer  une  étude  spéciale,  en  raison  des  particularités  que 
présente  ce  mode  d'existence,  qui  diffère  sensiblement  des  re- 
mèdes contre  le  chômage  qu'on  a  envisagés  précédemment.  Il 
est  notablement  facilité  par  les  trains  ouvriers  organisés  pour 
transporter  les  travailleurs  dans  la  banlieue  des  grandes  villes  : 
une  loi  de  1883  donne  au  Board  of  trade  le  droit  d'obliger 
les  compagnies  de  chemins  de  fer,  dans  les  districts  indus- 
triels, à  créer  des  trains  spéciaux  avec  des  tarifs  ne  dépas- 
sant pas  un  penny  par  mille;  cette  même  année,  110  trains 
de  ce  genre  faisaient  un  parcours  de  763  milles;  l'année  sui- 
vante, 476  trains  faisaient  2.732  milles  2.  En  Allemagne,  on  a 
créé  dans  le  même  but  des  4"^^  classes.  En  Belgique,  il  existe  des 
trains  de  ce  genre  •*.  En  France,  on  a  fait  de  même  des  tarifs 
extrêmement  réduits.  Le  cadre  de  cette  étude  nous  oblige  à 
nous  restreindre  à  quelques  indications  sommaires  sur  ce  sujet. 

Observons  tout  de  suite  que  le  travail  agricole  qu'il  comporte 
ne  peut  pas  aboutir  à  une  véritable  industrie,  c'est-à-dire  à  la 
production  d'objets  destinés  à  la  vente,  mais  uniquement  a 
procurer  un  appoint  à  la  consommation  du  travailleur  lui-même, 
constituant  une  ressource  pour  son  budget  :  les  grandes  villes 
développent  la  culture  maraîchère  dans  leur  voisinage,  mais 
cette  industrie  est  une  branche  de  production  très  spéciale,  qui 
exige  des  frais  d'établissement  et  un  certain  chiffre  d'affaires,  et 
n'est  pas  abordable,  sinon  dune  façon  très  secondaire,  à  l'ou- 
vrier qui  utilise  simplement  ses  loisirs  et  ses  propres  bras  à  la 
culture  d'un  jardinet*. 

Si,  dans  certains  cas,  l'exploitation  de  cultures  spéciales  dans 

1.  Les  loyers  élevés,  dans  les  villes,  coiilribuent  à  pousser  l'ouvrier  à  rechercher, 
par  économie,  des  logements  insalubres,  où  il  est  insensiblement  la  victime  do 
la  tuberculose  et  de  l'alcoolisme  (D'  Gibert,  Des  divers  modes  d'assistances  aux 
nécessileux  sans  travail,  IS'JT,  p.  16-I7j. 

'i.  Bull.  off.  trav.,  1895,  p.  5G-57. 

.!.  Vadervelde,  op.  cil.,  p.  131-135. 

h.  Rivière,  Jardins  ouvriers,  190'j,p.  3'!,  .'56. 


COLOMES   AGRICOLES.  Jll 

les  jardins  mis  à  la  disposition  des  ouvriers,  a  pu  leur  permettre 
de  suppléer  à  l'absence  du  travail  industriel  qui  vient  à  leur 
faire  défaut  ',  ce  ne  peut  être  que  parce  que  ces  produits  répon- 
daient à  un  besoin  de  la  consommation  locale,  et  en  outre 
parce  que  les  facilités  de  communication  en  permettaient  l'é- 
coulement. Mais  ces  circonstances  ne  sauraient  être  générales. 
Dans  les  conditions  ordinaires,  une  famille  ouvrière  ne  peut 
récolter  que  ce  qui  est  nécessaire  à  sa  consommation  ;  la  vente 
du  surplus  ne  peut  pas  constituer  pour  lui  un  bénéfice  '. 

D'un  autre  côté,  il  importe  de  ne  pas  confondre  les  œuvres 
gratuites  de  jardins  ouvriers  et  d'habitations  à  bon  marché, 
telles  qu'elles  sont  organisées  en  France,  en  Belgique,  en  Suisse, 
en  Italie,  avec  les  entreprises  relatives  au  môme  objet  qui  sont 
fondées  sur  le  principe  commercial.  Ce  second  procédé,  usité 
d'une  façon  générale  en  Angleterre  et  aux  États-Inis,  est  le  seul 
qui  produise  des  effets  sociaux  satisfaisants,  alors  que  le  premier 
attire  les  fainéants,  en  éloignant  les  travailleurs.  Lors  môme 
que  l'habitation  et  le  jardin  sont  loués  à  l'ouvrier,  ce  dernier 
perd  en  indépendance  à  l'égard  de  l'employeur  les  avantages 
qu'il  en  retire,  toutes  les  fois  que  ce  dernier  réunit  sur  sa  tète 
les  deux  qualités  de  propriétaire  et  d£  patron. 

Cette  même  raison  s'oppose  à  ce  que  l'ouvrier  acquière  la 
propriété  du  jardin  et  de  l'habitation.  La  mobilité  que  les  con- 
ditions de  l'industrie  moderne  imposent  à  la  main-d'œuvre, 
pour  l'amélioration  de  sa  situation,  et  même  dans  le  cas  de  chô- 
mage, est  entravée  lorsque  celle-ci  se  trouve  fixée  en  un  lieu  dé- 
terminé par  un  lien  tel  que  celui-ci. 

Les  avantages  de  ce  remède,  au  point  de  vue  social,  sont  donc 
moindres  qu'on  se  le  figure  en  général.  Le  jardin  ouvrier  ne 
peut  constituer  qu'un  appoint  pour  le  travailleur,  et  non  un 
gagne-pain  en  cas  de  chômage.  Cet  appoint  lui-même  agit  dans 
le  même  sens  que  l'association  de  l'agriculture  accessoire  à  une 
industrie  principale.  A  moins  d'une  élévation  parallèle  de  son 
niveau  d'existence,  ces  profits  accessoires  ne  peuvent  que  con- 

1.  Cf.  Rivière,  op.  cit..  p.  97-10.Ô. 

'1.  Cf.  de  Roiisieis,  Ze  Trade-unionisme  en  Angleterre,  p.  114. 


112  LE    CUÔMAGE   ET    l' ASSISTANCE    PAR   LE    TRAVAIL. 

tribuer  à  l'abaissement  de  son  salaire  i.  Il  faut  donc  conclure  que 
le  jardin  ouvrier  ne  peut  intervenir  utilement  dans  l'améliora- 
tion des  conditions  de  la  vie  ouvrière  que  pour  la  catégorie  de 
travailleurs  qui,  d'une  part,  travaillent  dans  un  centre  urbain  et 
peuvent  facilement  se  déplacer  pour  se  rendre  à  leurs  occupa- 
tions journalières,  et  d'autre  part,  qui  sont  capables  d'améliorer 
par  ailleurs  les  conditions  de  leur  travail  et  d'élever  le  niveau 
de  leur  existence.  Pour  les  autres  catégories,  pour  celles  qui 
sont  exposées  au  chômage,  loin  de  constituer  un  remède  contre 
ce  dernier,  il  en  provoquerait  au  contraire  le  retour. 

1.  Les  ouvriers  se  rendent  bien  compte  de  ce  caractère,  et  ceci  explique  le  mouve- 
ment que  l'on  signale  depuis  1890,  dans  le  Pas-de-Calais,  où  les  jardins  ouvriers  ne 
trouvent  plus  preneurs,  et  où  l'on  considère  comme  de  faux-frères  ceux  qui  poussent 
à  la  baisse  des  salaires  par  la  culture  de  leur  jardin  Cf.  Rivière.  o/>.  cit..  p.  58). 


III 


CONCLUSIONS 


L'étude  que  nous  venons  de  faire  des  institutions  d'assistance 
par  le  travail  nous  fournit  divers  enseignements.  En  premier 
lieu,  les  résultats  de  ces  multiples  expériences  montrent  qu'il 
n'existe  pas  de  procédé  valant  par  lui-même  et  qu'il  suffise  de 
mettre  en  pratique  pour  obtenir  la  suppression  de  la  misère  et 
du  manque  de  travail.  A  peine  pourrait-on  dire  (ju'il  y  en  a  qui 
sont  mauvais  dans  leur  principe  :  car  môme  dans  ces  cas,  les 
inconvénients  du  régime  peuvent  être  palliés  dans  une  large 
mesure  lorsque  la  capacité  des  individus  qui  s'en  servent  s'y 
prête.  La  réciproque  est  encore  moins  exacte  :  une  institution, 
quelque  satisfaisante  qu'elle  soit  pour  l'esprit  qui  recherche 
spéculativement  les  rapports  des  choses,  et  quelque  féconds 
que  puissent  être  ses  effets,  ne  produira  ceux-ci  qu'autant  que 
les  individus  seront  capables  de  s'en  servir  conformément  aux 
lois  qui  la  régissent. 

Les  travaux  de  secours  organisés  en  vue  de  suppléer  au  dé- 
faut d'occupation  des  chômeurs,  exigent  sans  doute  une  condi- 
tion indépendante  des  individus  :  il  faut  que  l'objet  en  soit 
choisi  de  telle  sorte  qu'ils  puissent  constituer  réellement  un 
emploi  lucratif  pour  les  travailleurs,  sinon  les  conséquences  les 
plus  graves  en  découlent  pour  ceux-ci,  comme  pour  les  ouvriers 
déjà  occupés;  ainsi,  si  l'on  s'adresse  de  préférence  à  l'agricul- 
ture, on  n'obtiendra  des  résultats  satisfaisants  qu'à  la  condition 
de  se  placer  dans  une  situation  où  la  production  réponde  à  un 


l\ï  LE    CHÔMAGE    ET    |/aSSISTA!\CE    l'AR     LE    TRAVAIL. 

besoin  des  consommateurs  et  à  une  possibilité  de  le  satisfaire, 
et  non  en  surchargeant  une  production  déjà  trop  exiguë  pour 
ceux  qui  l'occupent.  Mais,  en  outre,  deux  autres  conditions  sont 
essentielles  :  il  faut  que  ceux  qui  organisent  ces  travaux  soient 
capables  de  les  diriger  comme  le  feraient  des  chefs  d'industrie 
désireux  de  réussir;  il  faut  que  ceux  à  qui  ils  s'appliquent  four- 
nissent la  main-d'œuvre  qui  convient  pour  les  exécuter.  En 
d'autres  termes,  une  organisation  de  ce  genre  ne  peut  réussir  et 
donner  de  bons  résultats  qu'autant  que  les  individus,  dont  l'ac- 
tion est  réclamée,  présentent  les  qualités  requises  pour  cela.  Les 
nombreux  insuccès  qui  ont  suivi  les  expériences  qui  ne  réali- 
saient pas  cette  condition,  montrent  qu'à  son  défaut,  ce  remède 
cause  au  contraire  de  profondes  perturbations  dans  l'ordre  so- 
cial tout  entier,  sans  apporter  aucun  adoucissement  aux  maux 
constatés. 

Cette  conclusion  en  entraine  une  autre  avec  elle  :  c'est  qu'on 
ne  saurait  traiter  le  problème  du  chômage  sans  avoir  égard  à 
la  valeur  propre  des  individus  qu'il  concerne,  et  en  quelque 
sorte  impersonnellement.  Ainsi  que  le  remarque  très  judicieuse- 
ment M.  Charles  Booth,  en  raillant  les  systèmes  qui  reposent 
sur  l'occupation  des  terres  incultes  en  Angleterre,  on  ne  doit 
pas  traiter  les  inemployés  comme  «  une  armée  imaginaire  d'in- 
dividus, car  ils  constituent  en  réalité  un  nombre  très  limité  de 
gens  sans  travail  isolés  »,  à  la  différence  de  la  pauvreté,  qui 
embrasse  une  classe  sociale  tout  entière  ;  seulement  les  individus 
(jui  représentent  celle-ci  ne  sont  nullement  des  sans-travail, 
mais  des  ouvriers  dont  les  conditions  de  travail  sont  défectueuses 
ou  irrégulières  ^  Les  classes  ouvrières  sont  composées  de  caté- 
gories très  différentes  les  unes  des  autres,  et  le  problème  change 
considérablement  d'aspect  quand  on  passe  de  l'une  à  l'autre. 
Pour  prendre  un  exemple,  les  secours  donnés  dans  les  œuvres 
d'assistance  par  le  travail  permettent  de  mettre  à  l'écart  la  ca- 
tégorie inférieure  qui  répugne  à  tout  travail,  et  qui  trouve  dans 
la  mendicité,  le  vol  ou  la  prostitution  des  moyens  plus  aisés 

1.  Op.  cit.,  V  série,  t.  I,  p.  164-105. 


CONCLUSIONS.  llo 

et  plus  lucratifs  d'existence  ;  ils  constituent  une  ressource  pour 
les  incapables  qui  se  contentent  d'un  salaire  très  réduit  et  irré- 
gulier, toute  réserve  laite  sur  les  méfaits  de  cette  organisation; 
appliqués  aux  travailleurs  capables,  laborieux  et  prévoyants 
<jui  se  trouvent  momentanément  dans  la  misère,  pour  des  causes 
exceptionnelles  et  anormales,  ils  constitueront  une  véritable 
déchéance  ;  ceux-ci  en  sortiront  amoindris  et  déprimés,  alors 
(ju'ils  eussent  été  efficacement  secourus  par  une  avance  en  ar- 
gent qui  serait  au  contraire  un  entraînement  au  vice  pour  des 
individus  moins  bien  doués. 

L'observation  du  fonctionnement  des  institutions  d'assistance 
par  le  travail  nous  permet  de  préciser  les  difïérences  qui  sé- 
parent les  diverses  catégories  de  sans-travail.  Tout  d'abord,  il 
y  a  parmi  les  ouvriers  momentanément  sans  travail  un  assez 
grand  nombre  d'individus  qui  présentent  les  qualités  voulues 
pour  accomplir  un  travail  sérieux  et  régulier.  Ceux-là  peuvent 
recourir  utilement  aux  bureaux  de  placement.  Conduits  sur  des 
chantiers  de  secours,  ils  donneront  des  résultats  satisfaisants, 
pourvu  que  ces  entreprises  soient  convenablement  dirigées,  et 
qu'ils  ne  soient  pas  mélangés  avec  des  éléments  inférieurs. 
On  pourrait  même  faire  j^armi  eux  une  sélection  de  travailleurs 
qui  ont  échoué  dans  la  vie  ou  dont  l'industrie  a  disparu,  mais 
qui  ont  conservé  toutes  les  qualités  d'énergie  et  de  capacité 
qui  leur  permettraient  de  réussir  dans  des  conditions  normales  : 
dirigés  dans  des  pays  neufs,  où  l'agriculture,  en  échange  de 
la  virilité  particulièrement  intense  qu'elle  exige,  fournit  une 
occupation  lucrative  et  développante,  ils  réussiront  à  se  refaire 
une  nouvelle  existence,  et  à  atteindre  une  situation  supérieure 
à  celle  qu'ils  avaient  quittée. 

A  la  suite  de  cette  catégorie,  nous  rencontrons  celle  qui  com- 
prend tous  les  travailleurs  peu  capables  et  irréguliers,  qui  vivent 
misérablement  d'un  travail  inférieur  sans  cependant  se  con- 
fondre avec  la  dernière  catégorie  des  fainéants  et  des  vicieux. 
C'est  elle  qui  comprend  les  laissés-pour-compte  des  bureaux  de 
placement,  de  même  que  les  chômeurs  qui  fournissent  un  tra- 
vail si  coûteux  dans  les  chantiers  de  secours  non  commercia- 


110  LE    CHÔMAGE    Eï    l'aSSISTANCE    PAR    LE    TKAVAIL. 

lement  dirigés,  et  qui  finissent  par  se  lasser  de  cet  effort  au 
bout  d'un  temps  plus  ou  moins  long.  Y  a-t-il  lieu  de  distinguer 
encore,  parmi  eux,  des  classes  différentes,  suivant  qu'il  s'agit 
d'individus  peu  travailleurs  ou  adonnés  à  la  boisson,  ou  sim- 
plement incapables  intellectuellement?  Les  faits  précédemment 
analysés  ne  nous  permettent  pas  de  répondre  dès  à  présent 
à  cette  question'.  Qu'il  nous  suffise  pour  l'instant  de  noter 
deux  conclusions  :  premièrement,  cette  catégorie  ne  se  confond 
ni  avec  celle  des  vrais  travailleurs  ni  avec  celle  des  vagabonds; 
deuxièmement,  les  remèdes  imaginés  à  cet  efîet  ne  sauraient 
lui  être  applicables. 

1.  Sur  ce  point,  comme  pour  toutes  les  questions  que  nous  avons  dû  laisser  dans 
cette  étude,  je  me  permets  de  renvoyer  à  mon  ouvrage  sur  le  Problème  du  chômage, 
qui  paraîtra  prochainement. 

G.  Olphe-Galliard. 


L'Administrateur-Gérant  :  Léon  G.4NGLoff. 


TYPOGRAPHIE  FIRMIN-DIDOT   ET  C" 


MAI  1909 


58    LIVRAISON 


BULLETIN 

DE  LA  SOCIÉTÉ  INTERNATIONALE 

DE  SCIENCE  SOCIALE 

SOUMAIRE  :  Nouveaux  membres.  —  Los  réunions  mensuelles.  —  Le  Pays  des  Hautes- 
Vosges,  par  .J.-B.  Perkel.  —  Les  Battahs,  par  P.  Descam^s.  —  Race  et  sociét(S  par  P.  Des- 
camps.— L'esclavage  au  moyen  âge  eu  Italie,  par  A.  Constantin.  —  Christiania,  par  L.  Arqué. 
—  Bibliographie.  —  Livres  reeus. 


NOUVEAUX  MEMBRES 


MM. 


Guiseppe  Masala,  Sassari  (Italie),  pré- 
senté par  M.  Paul  de  Rousiers. 

D''  Samuel  Maia  de  Loureiro,  présenté 
par  M.  J.  de  Mattos  Braamcamp. 

M.  François  Carrau,  apartado  138,  Mon- 
ievido  (Uruguay),  présenté  par  M.  Paul  do 
Rousiers. 

Martin  Roger,  Palamos.  Catalogne  (Es- 
pagne), présenté  par  le  même. 

G.  GiurCtEA,  Bucarest  (Roumanie),  pré- 
senté par  M.  Durieu. 


LES  REUNIONS  MENSUELLES 


Compte  rendu  de  la  séance  de  mars. 

M.  Lucien  de  Sainte-Croix  met  en  dis- 
cussion la  question  du  Rang  de  la  race, 
connexe  de  celle  de  la  Supériorité  sociale. 

Il  recherche  d'abord  quelles  sont  les 
éléments  analytiques  de  la  supériorité  so- 
ciale. Ces  éléments,  d'après  lui,  ne  sont 
autres  que  les  différentes  fonctions  so- 
ciales. A  chaque  fonction  correspond  un 
organe,  c'est-à-dire  un  groupement. 

Les  fonctions,  ce  sont  les  besoins  de  l'in- 
dividu en  société  :  1'^  besoins  économiques 
(nourriture,  vêtement,  abri,  etc.);  2'^  per- 
pétuation de  l'espèce;  3°  vie  artistique; 
4"  croyances  communes  (religion  et 
science)  ;  5°  morale  ;  6"^  droit  et  7°  gouver- 
nement. 


Les  organes,  ce  sont  les  groupements 
sociaux  :  atelier,  famille,  associations,  etc. 
(Il  e.st  à  noter,  en  passant,  qu'un  seul  grou- 
pement, la  famille  par  exemple,  peut  être 
l'organe  de  plusieurs  fonctions  distinctes.) 

Cela  étant,  M.  de  Sainte-Croix  nous  pro- 
pose la  formule  suivante  : 

Une  société  est  supérieure  à  une  autre  : 

1'^  Quand  un  plus  grand  nombre  de  fonc- 
tions .sont  accomplies  par  des  organes 
spéciaux  {loi  de  la  division   du  travail); 

2*^  Quand  chaque  fonction  est  mieux 
remplie  (produit  supérieur  en  qualité  et 
en  quantité  et  augmentation  de  la  va- 
leur intellectuelle  et  morale  du  facteur 
humain  de  l'opération); 

3°  Quand  la  nature  du  lien  entre  les  in- 
dividus composant  chaque  groupement, 
est  supérieure,  c'est-à-dire  quand  ce  lien 
est  fondé,  moins  sur  le  principe  d'autorité, 
et  plus  sur  un  contrat  libre  ; 

4"  Quand  la  société  a  le  moins  d'organes 
inutiles,  soit  parasitaires,  soit  provenant  de 
survivances. 

Le  Itanfj  de  la  race,  dans  la  Nomencla- 
ture, est  ainsi  la  .synthèse  des  autres  di- 
visions. Il  y  a  lieu,  par  suite,  pour  chacune 
de  ces  divisions,  de  se  poser  les  que.stions 
suivantes  : 

a)  Quelle  est  la  fonction  de  chaque  grou- 
pement? 

b)  Comment  le  groupement  est-il  orga- 
nisé en  vue  de  la  fonction? 

c)  Quelle  est  le  service  rendu  par  le 
groupement  à  l'individu,  et  quelle  est  la 
cliarge  qu'il  lui  impose? 

d)  Comment  l'individu  sera-t-il  le  mieux 
préparé  à  jouer  son  rôle  dans  le  groupe- 


70 


BULLETIN    DE    LA   SOCIETE    INTERNATIONALE 


ment  ou,  en  d'autres  termes,  quelle  est 
l'éducation  convenant  le  mieux  en  vue  du 
groupement? 

M.  Paul  Bureau  ne  pense  pas  qu'on 
puisse  déterminer  les  fonctions  de  l'homme 
sans  prendre  parti  pour  une  théorie  méta- 
physique, religieuse  ou  non.  La  Science 
sociale  ne  peut  dresser  la  liste  des  fonc- 
tions. Elle  n'a  pas,  non  plus,  à  distribuer 
des  palmarès  aux  différentes  sociétés.  Elle 
peut  classer  celles-ci  d'après  leurs  affinités 
et  leurs  dissemblances,  mais  non  d'après 
leur  supériorité.  Il  repousse  le  critérium 
de  la  division  du  travail,  qui  lui  paraît 
être  un  principe  a  priori. 

M.  DE  Sainte-Croix  se  demande  à  quoi 
servent  les  groupements  s'ils  n'ont  pas  de 
fonctions  à  remplir?  La  connaissance  des 
fonctions  dérive  de  l'observation  pure, 
comme  dans  toutes  les  sciences  biologi- 
ques. Celles-ci  admettent  une  hiérarchie 
des  espèces  d'après  la  différenciation  plus 
ou  moins  grande  des  organes.  Le  mammi- 
fère est  supérieur  au  polype,  parce  qu'il 
possède  une  série  d'organes  ayant  chacun 
leur  fonction  spéciale,  tandis  que,  chez  le 
dernier,' il  n'y  a  qu'un  bien  moins  grand 
nombre  d'organes  pour  accomplir  toutes 
les  fonctions. 

M.  Blancuon  croit  qu'il  est  difficile  de 
connaître  les  fonctions.  De  plus,  il  y  a  des 
organes  qui  remplissent  plusieurs  fonc- 
tions, et  alors,  il  est  difficile  d'établir  leur 
importance  respective.  Le  rendement  de 
l'opération  e.st  impossible  à  déterminer, 
car  il  faut  tenir  compte  à  la  fois  de  la  qua- 
lité et  de  la  quantité.  On  ne  peut  établir 
une  hiérarchie  qu'en  jugeant  d'après  un 
idéal  métaphysique  particulier. 

M.  DE  Sainte-Croi.x  ne  nie  pas  qu'il  ne 
soit  difficile  d'étudier  les  fonctions,  mais 
cela  n'est  pas  impossible.  Quant  à  la  ques- 
tion du  rendement  des  opérations,  elle  est 
aussi  très  susceptible  de  solution  :  en  ma- 
tière économique,  par  exemple,  la  qualité 
d'un  produit  se  déterminera  d'après  sa  va- 
leur marcliande. 

M.  Paul  Bureau  fait  remarquer  que  des 
jjroduits  supérieurs  en  qualité  peuvent 
être  faits  par  des  ouvriers  plus  malheureux. 

M.  DE  Sainte-Croi.x  accepte  cette  manière 
de  voir.  Il  rappelle  que,  d'ailleurs  dans  la 


formule  qu'il  a  proposée,  il  a  eu  bien  soin 
de  faire  état  du  facteur  humain. 

Selon  M.  G.  Olphe-Galliard,  la  science 
sociale  doit  faire  appel  à  la  métaphysique, 
mais  seulement  dans  la  mesure  du  mini- 
mum indispensable. 

M.  DE  Sainte-Croix  repousse  tout  appel 
à  la  métaphysique,  et  croit  que  l'observa- 
tion suffit  à  déterminer  les  fonctions. 

M.  Tabouriech  donne  des  exemples  de 
fonctions  devenues  inutiles,  par  survi- 
vance. La  Révolution,  par  exemple,  a  sup- 
primé un  grand  nombre  de  ces  organes 
qui  grevaient  lourdement   la  population. 

M.  Paul  de  Rousiers  expose  que  le  fait 
de  prendre  pour  base  d'une  étude  la  fa- 
mille ouvrière,  ne  résulte  pas  d'un  prin- 
cipe métaphysique.  La  famille  ouvrière  est 
le  groupement  le  plus  avantageux  à  ob- 
server parce  qu'en  raison  de  l'étroitesse  de 
ses  ressources,  il  ne  peut  échapper  aux  ré- 
percussions du  milieu.  Le  Play  l'avait 
indiqué,  après  de  longues  expériences 
qui  n'ont  pas  été  démenties,  comme  le 
meilleur  point  de  départ  de  l'observation 
sociale.  11  avait  vérifié,  en  effet,  que  les 
groupements  plus  compréhensifs  de  l'ate- 
lier, du  voisinage,  de  la  vie  publique, 
étaient  difficilement  saisissables  du  pre- 
mier coup  en  raison  de  leur  complexité 
et  que,  d'autre  part,  l'observation  des  indi- 
vidus ne  permettait  pas  la  découverte  des 
lois  sociales.  En  ce  qui  concerne  les  fonc- 
tions de  chaque  groupement,  elles  peu- 
vent être  déterminées  par  l'observation. 
Dans  la  mesure  où  il  est  vérifié  qu'un 
groupement  répond  à  un  même  besoin 
partout  où  on  l'observe,  la  fonction  de  ce 
groupement  se  trouve  scientifiquement 
déterminée.  Ainsi  la  fonction  principale  de 
la  famille  est  d'élever  les  enfants,  celle  de 
l'État  d'assurer  la  sécurité,  etc. 

Dans  la  Nomenclature,  le  Rang  de  la 
race  résume  l'étude  de  l'ensemble  des 
fonctions.  Certaines  sociétés  analysées  à 
l'aide  de  la  Nomenclature  montreront  des 
lacunes  ;  certains  casiers  resteront  en  blanc. 
D'autres,  au  contraire,  présenteront  un 
ensemble  complet.  Par  exemple,  il  est 
entendu  que  les  Franco-Canadiens  valent 
les  Yankees  au  point  de  vue  de  la  mora- 
lité, de  l'honnêteté,  etc.  Pourtant  ils  leur 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


71 


sont  notoirement  inférieurs  au  point  de 
vue  social.  Ils  ne  sont  aptes  à  vivre  que 
dans  certaines  conditions.  Ce  sont  des 
paysans  propriétaires  exploitant  des  do- 
maines pleins.  Une  étude  de  leur  type 
social  fera  apparaître  des  vides  à  la  fabri- 
cation, au  commerce,  etc.  Les  Yankees,  au 
contraire,  .sont  aptes  à  développer  toutes 
les  branches  de  l'activité  humaine,  et 
s'adaptent  aux  milieux  les  plus  divers. 

Le  Ranrj  de  la  race  n'est  que  l'étude  du 
degré  d'adaptation  d'une  société  donnée 
à  un  milieu  donné  pour  l'accomplissement 
des  diverses  fonctions  que  lui  impose  ce 
milieu. 

Correspondance. 

Nous  sommes  heureux  de  publier  ci- 
dessous  une  lettre  fort  intéressante  de 
M.  Léon  Poinsard,  adressée  à  M.  Paul  de 
Rousiers.  Nos  lecteurs  se  rendront  compte, 
en  la  lisant,  de  l'écho  que  trouvent  nos 
réunions  mensuelles  en  dehors  du  cercle 
restreint  de  nos  adhérents  de  Paris.  Les 
questions  qui  y  sont  traitées  font  naître  des 
réflexions  fécondes  dans  l'esprit  de  ceux 
de  nos  collaborateurs  qui  vivent  éloignés  de 
nous,  mais  qui  demeurent  attachés  à  notre 
méthode  scientifique.  C'est  une  bonne  for- 
tune pour  tous  lorsque  des  hommes  joi- 
gnant, comme  M.  Poinsard.  le  talent  à 
l'expérience  acquise,  veulent  bien  nous  ap- 
porter le  concours  de  leurs  lumières.  Nous 
ne  pouvons  aussi  que  nous  féliciter  de 
voir  la  science  sociale  devenir  l'objet  d'un 
enseignement  à  l'Université  de  Coïmbre. 
Déjà,  l'an  dernier,  M.  Durieu  avait  donné 
en  Portugal  une  série  de  conférences  qui 
ont  porté  les  meilleurs  fruits.  L'enquête  à 
laquelle  se  livre  en  ce  moment  M.  Poin- 
sard, avec  la  collaboration  de  nos  amis  por- 
tugais, prouve  l'intérêt  croissant  que  nos 
études  inspirent  à  leur  groupe  et  fournira 
une  importante  contribution  aux  publica- 
tion de  la  Revue. 

Berne,  le  -ÎO  mars  \'m.v.\.  ' 

Mon  cher  Président, 

Je  suis  avec  attention  le  compte  rendu 
de  vos  séances  mensuelles,  excellente  ins- 


titution à  laquelle  j'aimerais  à  collaborer. 
Dans  celui  de  février,  je  vois  que  vous 
avez  parlé  de  la  Nomenclature  de  Tour- 
ville,  et  que  M.  Durieu  y  a  proposé  des 
modifications.  Je  rends  pleine  justice  au 
zèle  et  à  l'ardeur  de  notre  collègue,  qui 
travaille  hardiment  au  progrès  de  la 
science,  mais  je  crois  que.  en  cette  ma- 
tière, il  fait  confusion.  On  oublie  trop,  à 
mon  sens,  que  la  monographie  de  famille 
est  le  but  essentiel  de  la  nomenclature,  et 
que,  si  elle  peut  servir  de  guide  général 
pour  bien  des  études,  elle  ne  saurait  ser- 
vir de  programme  à  toutes  les  recherches 
possibles.  En  la  développant  outre  mesure, 
en  l'encombrant  de  détails,  on  la  rendrait 
très  difficile  à  manier,  même  à  compren- 
dre. Résultat  admirable  d'un  effort  ex- 
trêmement concentré,  faite  d'après  les 
monographies  de  Le  Play,  elle  est  encore 
assez  bonne  et  solide,  quoique  perfectible, 
pour  que  l'on  n'y  touche  qu'avec  la  plus 
grande  discrétion. 

Cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  n'y  a  rien 
à  faire,  et  M.  Durieu  a  bien  raison  de 
chercher  le  progrés.  Ce  qu'il  cherche,  ce 
sont,  je  crois,  de  bons  instruments  d'ana- 
lyse pour  toutes  les  questions  sociales.  Eh 
bien!  pourquoi  ne  ferait-on  pas,  sur  les 
diverses  classes  de  la  Nomenclature,  des 
tableaux  spéciaux,  très  détaillés,  mais  in- 
dépendants, et  destinés  k  devenir  les  an- 
nexes de  la  classification  principale ?.\insi, 
vous  avez  parlé  en  février  des  Transports. 
On  peut  très  bien  concevoir  une  nomen- 
clature particulière  sur  les  Transports,  fa- 
cilitant l'étude  de  toutes  les  questions 
spéciales  qui  s'y  rattachent.  Même  cas 
pour  les  Cultures  intellectuelles,  pour  la 
Commune,  pour  la  Province,  pour  l'État. 
Ainsi,  l'œuvre  de  Tourville,  améliorée  au 
besoin,  mais  avec  infiniment  de  précau- 
tion, restera  dans  sa  simplicité  admirable 
comme  la  base  et  le  résumé  de  tous  ces 
tableaux  spéciaux.  Il  y  a  là  un  champ  de 
recherches  très  fécond,  je  crois. 

Vous  avez  parlé  aussi  d'utiliser  en 
science  sociale  la  numération,  l'élément 
nombre.  Si  je  ne  me  trompe,  cela  veut 
dire  :  recourons  aux  statistiques.  C'est  ce 
que  nous  faisons  déjà.  Dans  mon  ouvrage  : 
La  Production,  le  Travail  et  le  Problème 


r2 


BULLETIN   DE   LA   SOCIETE    INTERNATIONALE 


social  au  début  du  xx"^  siècle,  j'ai  employé 
des  chiffres,  mais  avec  combien  de  ré- 
serve... et  de  réserves.  Ici  prenons  bien 
garde.  Je  me  suis  permis  un  jour  un  mot 
un  peu  hardi  en  disant  :  la  statistique  est 
le  contraire  de  la  femme  de  César,  elle 
doit  être  soupçonnée.  Oh  oui!  car  il  n'est 
pas  de  personne  plus  suspecte  par  sa  lé- 
gèreté, ses  erreurs,  et  j'oserai  dire  par  ses 
débordements.  Aujourd'hui  on  met  tout  en 
statistiques,  et  devant  l'apparente  rigueur 
des  chiffres,  les  gens  demeurent  hypno- 
tisés. Or,  sur  100  statistiques,  il  y  en  a 
99  de  fausses,  et  la  centième  est  sujette  à 
caution.  Je  pourrais  citer  bien  des  exem- 
ples curieux.  J'affirme  et  je  prouverai,  au 
besoin,  que  la  statistique  est  le  domaine 
propre  de  l'erreur  et  du  doute.  Elle  a  fait 
commettre  bien  des  bévues,  non  seule- 
ment dans  le  domaine  spéculatif,  mais 
aussi  dans  celui  de  la  pratique  administra- 
tive et  politique.  Et  voilà  pourquoi  j'ai  cru 
utile  de  présenter  à  nos  amis  cet  avertis- 
sement, qui  leur  vient  d'un  vieux  routier 
de  la  science,  trompé  bien  des  fois  par  la 
statistique. 

Encore  un  mot.  Nous  vivons,  je  crois,  un 
peu  trop  repliés  sur  nous  mêmes,  et  nous 
devrions  essayer  de  nous  répandre  davan- 
tage au  dehors.  lime  semble  que  le  Bulle- 
tin de  notre  société  pourrait  nous  y  aider. 
Actuellement,  il  est  lié  à  la  Revue  et  un 
peu  trop  informe.  Ne  pourrait-on  en  faire 
un  organe  séparé,  du  format  de  la  Revue 
bleue,  ayant  si  possible  des  abonnements 
(6  francs  par  an  au  plus),  des  annonces, 
possédant  en  un  mot  une  vie  propre  qui 
lui  permettrait  d'aller  partout,  de  se  faire 
citer,  discuter.  On  y  mettrait  les  notices 
intéressant  la  société,  des  articles  courts  et 
substantiels  sur  des  questions  du  jour,  des 
correspondances  de  nos  amis  de  l'étranger 
sur  les  affaires  de  leurs  pays  respectifs, 
des  faits  recueillis  un  peu  partout  et  sus- 
ceptibles de  devenir  des  matérieux  pour 
nos  études,  de  la  bibliographie.  Cette  pu- 
blication de  8  à  16  pages,  facile  à  lire,  très 
objective,  très  documentaire,  ferait,  je 
crois,  un  très  bon  effet.  Je  vous  livre  l'idée, 
vous  en  ferez  ce  que  vous  voudrez. 

Je  dois  faire  en  mai  une  série  de  confé- 
rences à  l'Université  portugaise  de  Coïm- 


bre,  où  j'aurai  le  grand  honneur  de  parler, 
après  tant  d'excellents  maîtres,  sur  la  si- 
tuation sociale  actuelle  du  Portugal.  J'ai 
organisé  une  enquête,  pour  laquelle  j'ai 
trouvé  là-bas  une  pléiade  de  collaborateurs 
dont  la  bonne  volonté  et  la  patience  sont 
au-dessus  de  tout  éloge.  J'irai  bientôt  com- 
pléter sur  place  leurs  recherches,  et  c'est 
d'après  ces  matériaux  que  je  ferai  mon 
cours.  Nos  amis  portugais  sont  déjà  fort 
zélés;  j'espère  que  cette  circonstance  con- 
tribuera à  faire  connaître  et  aimer  là-bas 
la  science  sociale  encore  davantage. 

L.    POINS.ARD. 


LE  PAYS  DES  HAUTES-VOSGES 


Le  pays  des  Hautes-Vosges  est  connu 
de  temps  immémorial  sous  la  dénomina- 
tion de  Montagne. 

Les  Vosges  sont  divisées  en  trois  ré- 
gions bien  distinctes  :  la  Plaine,  la  Voge 
et  la  Montagne.  La  région  de  la  Montagne 
est  délimitée  par  la  configuration  du  ter- 
rain et  par  son  sol  à  base  de  granit  et  de 
grès  vosgien. 

Elle  comprend  au  point  de  vue  adminis- 
tratif :  l'arrondissement  de  Saint-Dié  ;  les 
cantons  de  Remiremont,  Saulxures  et  le 
Thillot  dans  l'arrondissement  de  Remire- 
mont:  enfin  une  partie  des  cantons  de 
Bruyère  et  d'Epinal.  Les  terrains  de  la 
Montagne  sont  à  base  de  silice,  granit  ou 
sable.  Les  rivières  y  sont  claires  et  ra- 
pides ;  la  culture  y  est  peu  étendue  ;  lesj 
prairies  et  les  forêts  y  dominent.  " 

Les  villages  sont  peu  agglomérés  :  il  y  a 
une  multitude  de  fermes  disséminées  sur 
toute  la  surface  du  territoire.  D'après  les 
statistiques,  la  superficie  de  cette  région 
est  de  210.450  hectares. 

Le  climat  est  assez  rigoureux  à  cause 
de  l'altitude,  les  pluies  sont  fréquentes  et 
la  température  très  variable.  On  ne  con- 
naît guère  que  deux  saisons  :  l'hiver  et 
l'été.  Les  habitants  de  ce  pays  ont  beau- 
coup à  compter  avec  les  variations  brus- 
ques de  température  et  les  intempéries 
de  l'automne  et  du  printemps.  Les  gelées 


DE   SCIENCE    SOCIALE. 


:3 


y  sont  très  tardives  et  y  causent  parfois, 
de  grands  désastres.  Le  sol  granitique  de 
ces  montagnes  donne  naissance  à  de 
nombreuses  sources  et  rivières  ;  et  toutes 
les  maisons  disséminées  possèdent  une 
fontaine.  Cette  disposition  permet  d'établir 
des  fermes  un  peu  partout,  et  de  grouper 
les  exploitations  à  leur  proximité.  On 
économise  ainsi  beaucoup  de  temps  et  de 
transports.  La  production  des  fourrages, 
qui  est  très  répandue  et  bien  dirigée, 
permet  de  nourrir  un  nombreux  bétail, 
qui  par  la  production  du  lait,  converti  en 
fromages,  constitue  presque  la  seule  res- 
source du  pays.  Les  rivières,  très  nom- 
breuses, sont  utilisées  pour  l'irrigation, 
ou  pour  la  force  motrice  par  de  nombreu- 
ses usines  :  moulins,  scieries,  filatures  et 
tissages  de  lin  et  de  coton. 

La  population  agricole  est  divisée  en 
trois  catégories  :  1'^  celle  des  propriétaires 
dans  l'aisance;  ils  sont  peu  nombreux; 
2°  celle  des  propriétaires  ou  fermiers  qui 
cultivent  un  domaine  dç  plus  de  4  hec- 
tares, et  qui  doivent  s'astreindre  à  une  sé- 
vère économie  pour  pouvoir  subsister; 
c'est  la  majorité;  3°  les  cultivateurs-arti- 
sans qui  cultivent  une  petite  exploitation 
de  moins  de  3  hectares.  Les  divers  métiers 
qui  font  vivre  cette  dernière  catégorie 
sont  ceux  de  tisserand,  menuisier,  char- 
ron, tailleur  de  pierres,  maçon,  charpen- 
tier, sabotier,  bûcheron ,  blanchisseur  de 
toile,  etc.  Pour  les  femmes  :  la  broderie 
et  la  couture. 

Il  y  a,  en  outre,  une  population  pure- 
ment industrielle  qui  augmente  tous  les 
ans  au  détriment  de  la  population  agri- 
cole. Un  salaire  fixe,  plus  de  luxe,  un 
bien-être  factice,  sont  les  causes  de  cette 
désertion  de  la  culture  pour  l'industrie. 

Les  terrains  de  cette  région  sont  pau- 
vres en  acide  phosphorique  et  en  chaux, 
ce  qui  explique  l'extension  rapide  de 
l'emploi  des  engrais  chimiques,  et  sur- 
tout des  scories  de  déphosphoration.  En 
moyenne,  les  fermes  de  la  montagne  ont 
une  contenance  de  3  à  6  hectares,  et 
peuvent  nourrir  de  3  à  6  vaches.  Les 
grandes  exploitations  sont  très  rares,  et 
la  plupart  du  temps,  un  des  fils  reprend 
l'exploitation  de  la  maison  paternelle,  de 


sorte  que  le  morcellement  de  la  propriété 
n'existe  pas  ou  très  peu.  Les  familles 
nombreuses  trouvent  toujours  de  l'occu- 
pation soit  dans  les  travaux  de  la  culture, 
soit  dans  les  usines,  soit  dans  les  diverses 
professions  accessoires  ou  dans  le  com- 
merce. Les  forêts  et  leur  exploitation  oc- 
cupent aussi  un  grand  nombre  d'ouvriers. 
La  valeur  vénale  des  propriétés  a  baissé 
de  5  %  depuis  cinquante  ans.  Les  3/4  des 
propriétés  sont  exploitées  par  les  proprié- 
taires, le  reste  est  en  location.  Il  y  a  cin- 
quante ans,  les  fermes  étaient  très  recher- 
chées; aujourd'hui,  leur  prix  de  location 
a  baissé  de  20  %  et  il  s'en  trouve  beau- 
coup de  vacantes. 

Le  propriétaire  ou  fermier  qui  exploite 
une  ferme  n'a  pas  besoin  d'un  grand  ca- 
pital disponible,  car  il  a  peu  de  main- 
d'œuvre  à  payer.  Mais,  si  le  cultivateur 
montagnard  avait  à  sa  disposition  les  ca- 
pitaux nécessaires,  il  pourrait  faire  des 
améliorations  assez  productives. 

La  main-d'œuvre  y  est  rare  et  chère  à 
cause  du  manque  de  bras  pour  la  culture. 
La  population  agricole  a  baissé  de  25  % 
depuis  cinquante  ans.  Les  journaliers  se 
paient  de  2  à  4  francs  par  jour  et  la  nour- 
riture en  plus;  les  domestiques  de  culture, 
de  2  à  400  francs  par  an. 

La  production  du  fromage  est  la  princi- 
pale ressource  du  cultivateur  ;  vient  en- 
suite la  production  de  la  pomme  de  terre 
pour  la  féculerie  et  la  consommation  lo- 
cale ;  enfin  le  seigle  et  l'avoine  qui  sont  con- 
sommés sur  place.  Les  autres  productions 
sont  de  peu  d'importance  et  accessoires. 
Le  commerce  principal  consiste  dans  la 
vente  des  fromages  et  l'achat  des  denrées 
nécessaires  au  cultivateur  :  farines,  sons, 
tourteaux,  sel ,  épicerie,  vins  et  eau-de- 
vie.  En  outre  du  commerce  agricole,  il  y 
a  encore  un  commerce  de  bois  qui  se 
relie  à  l'existence  de  scieries  exploitant  la 
production  forestière.  Notons  enfin  le  mou- 
vement commercia  déterminé  par  les 
établissements  de  filature  et  tissage  de 
lin  et  de  coton. 

Le  montagnard,  obligé  de  lutter  contre 
les  intempéries  des  saisons  et  l'ingratitude 
du  sol  pour  pouvoir  subsister,  n'a  pas  pu 
développer  beaucoup  son  imagination  ;  on 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


rencontre  peu  de  savants  dans  les  Hautes- 
Vosges.  Mais,  en  revanche,  on  remarque 
dans  la  population  un  bon  fond  d'énergie, 
de  courage,  de  résistance,  avec  un  carac- 
tère gai  et  de  bonne  humeur.  On  constate 
une  grande  facilité  dans  les  relations  so- 
ciales et  une  générosité  très  large  pour 
porter  secours  à  toutes  les  infortunes.  Le 
montagnard  est  en  général  profondément 
attaché  à  la  religion  de  ses  pères.  La  classe 
ouvrière,  dont  une  partie  est  venue  du 
dehors,  fait  une  ombre  à  ce  tableau, 

La  manière  de  vivre  est  simple  et  fru- 
gale; cependant,  on  constate  aujourd'hui 
plus  de  bien-être  et  même  de  luxe  dans  la 
nourriture  et  l'habillement. 

Mais  une  déplorable  habitude  que  les 
usages  et  le  climat  ont  propagée,  c'est  l'abus 
des  boissons  alcooliques,  qui  cause  bien 
des  ruines  et  des  crimes,  et  qui  amène  la 
dégénérescence  de  la  race.  La  lutte  contre 
l'alcoolisme  n'a  pas  l'énergie  nécessaire, 
elle  devrait  commencer  à  l'école  et  se 
continuer  surtout  dans  la  jeunesse. 

Cependant  le  montagnard  n'a  pas  besoin 
de  beaucoup  de  plaisirs  :  les  réunions  fa- 
miliales à  l'occasion  d'un  baptême,  d'une 
noce,  d'un  enterrement,  les  fêtes  patro- 
nales lui  suffisent.  Le  repos  du  dimanche 
est  pratiqué  assez  régulièrement,  excepté 
à  l'époque  de  la  rentrée  des  fourrages. 

Le  régime  alimentaire  se  compose  de 
pain  de  seigle,  de  pommes  de  terre,  de  lé- 
gumes, de  fromages  et  de  viande  de  porc 
fumé.  On  ne  fait  usage  de  viande  de  bœuf 
dans  la  classe  agricole  que  dans  les  noces 
et  fêtes  de  famille.  Les  propriétaires  aisés 
et  les  ouvriers  de  l'industrie  en  font  un 
usage  presque  journalier. 

Comme  boisson,  l'usage  du  vin  s'est 
répandu,  et  dans  presque  toutes  les  fa- 
milles un  peu  aisées  on  boit  du  vin  au 
repas  de  midi  ;  pendant  les  grands  tra- 
vaux, la  consommation  en  est  générale. 
Nous  avons  parlé  plus  haut  de  l'abus  de 
Teau-de-vie  ;  nous  n'y  reviendrons  pas. 

Les  mariages  se  font  souvent  par  incli- 
nation, à  la  suite  de  fréquentes  visites. 
Les  noces  sont  l'occasion  de  réjouissances 
pour  toute  la  famille  et  durent  habituelle- 
ment deux  jours. 
Les  funérailles  sont  accompagnées  par 


toute  la  population  de  la  localité,  et  elles 
sont  suivies  d'un  repas  qui  dégénère  sou- 
vent en  causeries  bruyantes  peu  en  rap- 
port avec  la  cérémonie. 

Au  nouvel  an,  on  se  fait  les  souhaits  ha- 
bituels, mais  l'usage  des  étrennes  n'est 
pas  connu.  Au  jour  des  Rois,  on  partage 
le  gâteau  -des  Rois  en  famille.  Au  mardi 
gras,  on  fait  des  beignets  et  autres  pâtis- 
series. Le  jour  de  Pâques  est  une  réjouis- 
sance pour  tous,  surtout  pour  les  enfants 
auxquels  on  offre  des  œufs  de  Pâques. 

A  la  Saint-Jean,  on  allume  des  feux  de 
joie  sur  les  hauteurs.  Les  fêtes  patronales 
sont  célébrées  dans  le  cours  de  l'année; 
c'est  l'occasion  de  fêtes  de  famille  et  de 
réjouissances  qui  durent  deux  jours.  Le 
Montagnard  fait  festin  et  l'on  rompt  la 
monotonie  de  l'ordinaire,  on  oublie  les 
peines  et  les  fatigues  de  l'année. 

A  la  Toussaint  et  au  jour  des  Morts,  les 
églises  sont  remplies  de  fidèles  et  les  ci- 
metières sont  visités  par  tous,  même  par 
les  incrédules.  Le  culte  des  morts  se  con- 
serve très  bien. 

A  la  Saint-Nicolas,  les  enfants  ont  soin 
de  mettre  des  assiettes  sur  les  fenêtres  la 
veille  au  soir.  Saint  Nicolas  passe  pendant 
la  nuit  et  y  dépose  des  friandises  et  quel- 
quefois une  verge. 

A  Noël,  on  fait  le  réveillon  en  mangeant 
de  la  pâtisserie  et  en  buvant  du  vin  chaud. 
C'est  à  cette  époque  que  les  parrains  et 
marraines  font  des  cadeaux  à  leurs  filleuls. 
C'est  aussi  à  Noël  que  l'on  loue  les  domes- 
tiques. 

La  conscription  est  l'occasion,  pour  les 
jeunes,  de  réjouissances  bruyantes.  C'est 
avec  fierté  qu'ils  voient  venir  l'époque  du 
service  militaire.  Le  Montagnard  est  très 
patriote  et  il  a  montré  en  maintes  occa- 
sions qu'il  sait  défendre  avec  courage  sa 
patrie. 

Le  principe  d'association  est  connu  et 
pratiqué  depuis  peu  d'années.  Le  Monta- 
gnard, isolé  dans  .sa  ferme,  est  habitué  à 
ne  compter  que  sur  lui-même  et  est  peu 
disposé  par  ce  fait  à  l'association.  Cepen- 
dant, la  Mutualité  a  fait  des  progrès  sen- 
sibles et  elle  s'est  manifestée  au  début  par 
des  assurances  mutuelles  contre  l'incendie 
et  contre  la  mortalité  du  bétail.  Ensuite. 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


75 


des  syndicats  agricoles  communaux  se 
sont  fondés  dans  plusieurs  centres  impor- 
tants et  leur  champ  d'action  est  vaste.  Les 
sociétés  coopératives  de  consommation 
pour  la  classe  ouvrière  sont  déjà  très  ré- 
pandues et  prospères. 

Il  y  a  vingt  ans  on  ne  comptait  que  G  co- 
mices agricoles  et  6  syndicats  agricoles 
pour  tout  le  département.  On  compte  au- 
jourd'hui 25  syndicats  agricoles  commu- 
naux et  90  sociétés  d'assurances  contre 
la  mortalité  du  bétail.  Il  y  a  en  outre 
3  sociétés  d'assurances  mutuelles  agricoles 
contre  l'incendie.  Les  caisses  rurales  ne 
sont  pas  connues,  le  cultivateur  trouvant 
facilement  à  emprunter  chez  le  voisin 
plus  à  l'aise.  Il  y  a  cependant  plusieurs 
sociétés  de  crédit  agricole  organisées  par 
les  comices  agricoles  pour  leur  arrondis- 
sement. 

En  résumé,  le  type  montagnard  se  fait 
remarquer  par  des  qualités  de  patience, 
d'énergie  et  d'endurance  pour  vaincre 
les  difficultés  d'un  sol  plutôt  ingrat.  Nous 
voyons  qu'il  a  su  tirer  parti  de  sa  situation. 
Le  pays  est  surtout  un  pays  de  petite 
propriété  où  peut  vivre  une  famille;;  elle 
peut  se  suffire  à  elle-même  sans  avoir  re- 
cours à  son  voisin.  Nous  y  voyons  la  cul- 
ture de  la  pomme  de  terre  bien  comprise, 
l'irrigation  des  prairies  fort  bien  dirigée. 
La  fabrication  du  fromage  est  en  grand 
progrès. 

Le  manque  de  bras  pour  la  culture,  la 
désertion  des  campagnes  se  font  sentir 
dans  ce  pays  d'une  façon  marquée.  Ce- 
pendant, à  tout  prendre,  la  situation  du 
Montagnard  est  encore  plus  favorable  que 
celle  du  cultivateur  de  la  Plaine. 

J.-B.   PlERREL. 

Répercussions  constatées. 

La  nature  montagneuse  des  Hautes- 
Vosges  a  fait  prédominer  l'art  pastoral  et 
l'exploitation  des  forêts  sur  la  culture. 

Le  développement  de  l'art  pastoral  a 
amené  la  fabrication  du  fromage  en  vue 
de  l'exportation. 

Le  développement  des  forêts  a  amené 
rélevage  du  porc  et  l'industrie  du  sciage 


du  bois,  la  fabrication  des  sabots,  l'art 
du  bûcheron,  du  charpentier,  du  menui- 
sier, etc. 

Le  grand  nombre  de  rivières  a  permis 
l'irrigation  et,  par  conséquent,  le  dévelop- 
pement de  la  production  fourragère. 

Le  grand  nombre  de  chutes  d'eau  a  per- 
mis le  développement  d'industries  diver- 
ses, non  seulement  les  moulins  et  les 
scieries,  mais  les  filatures  et  tissages  du 
lin  et  du  coton. 

La  proximité  des  aciéries  traitant  les 
minerais  de  fer  phosphores,  en  permettant 
aux  montagnards  de  se  procurer  facile- 
ment les  scories  de  déphosphoration,  leur 
ont  permis  d'améliorer  les  terres  en  leur 
fournissant  l'acide  phosphorique  qui  leur 
manque. 

Le  développement  des  filatures  méca- 
niques a  enlevé  aux  femmes  les  ressources 
du  filage  du  lin  au  foyer  domestique  en  ne 
leur  laissant  que  la  couture  et  la  broderie. 

La  pauvreté  du  sol  fait  prédominer  la 
petite  propriété.  L'on  peut  distinguer  4  ca- 
tégories dans  la  pojmlation  : 

1"  Les  propriétaires  oiséa  qui  cultivent 
une  partie  de  leur  domaine  avec  l'aide  de 
domestiques  et  de  journaliers,  et  louent 
le  surplus  à  des  fermiers.  Ces  propriétaires 
aisés  sont  peu  nombreux  et  exercent  un 
certain  patronage  sur  leurs  voisins  par  les 
prêts  d'argent  qu'ils  leur  font  dans  les 
moments  difficiles.  C'est  pourquoi  le  crédit 
n'a  pris  aucun  développement  dans  la 
montagne. 

2**  Les  petits  cultivateurs,  propriétaires 
ou  fermiers  cultivant  un  domaine  de  plus 
de  4  hectares  et  qui  doivent  s'astreindre 
à  une  sévère  économie.  Ils  forment  la  ma- 
jorité de  la  population.  Leurs  femmes 
s'occupent  de  la  fabrication  du  fromage, 
du  jardinage,  et  aident  le  mari  aux  mo- 
ments des  grands  travaux  agricoles,  tels 
que  la  fenaison,  etc.  La  plupart  des  fermes 
ont  mie  contenance  de  .3  à  6  hectares  et 
nourrissent  3  à  6  vaches. 

3°  Les  paysans-artisans  cultivant  un 
domaine  fragmentaire  de  moins  de  3  hec- 
tares et  se  soutenant  à  l'aide  d'un  métier 
accessoire  :  ils  sont  menuisiers,  charrons, 
tailleurs  de  pierre,  maçons,  charpentiers, 
sabotiers,  bûcherons,  tisserands,  etc.  ;  leurs 


BULLETIN   DE    LA   SOCIETE   INTERNATIONALE 


femmes  font  de  la  broderie  et  de  la  couture. 
4'^  Les  ouvriers  industriels  dont  la  pro- 
portion augmente  constamment  au  détri- 
ment de  la  population  agricole  par  suite 
du  développement  de  la  fabrication  méca- 
nique en  grand  atelier.  Une  partie  des 
ouvriers  est  même  immigrée  du  dehors. 
La  population  agricole  a  baissé  de  25  % 
depuis  50  ans. 

Le  développement  de  l'industrie  a  eu 
pour  effet  de  hausser  les  salaires  agricoles. 
La  Montagne  rend  les  agglomérations 
difficiles  ;  la  multiplicité  des  sources  et  des 
rivières  a  permis  la  dissémination  des 
habitations  qui,  toutes,  possèdent  une  fon- 
taine. Le  domaine  aggloméré  a  pu  être 
ainsi  conservé,  ce  qui  économise  beaucoup 
de  temps  et  de  transports. 

La  coutume  de  la  transmission  intégrale 
du  domaine  à  un  fils  a  empêché  le  mor- 
cellement trop  grand  de  la  propriété.  D'au- 
tre part,  le  manque  de  capitaux  empêche 
de  faire  les  améliorations  nécessaires  et 
retarde  le  progrès. 

Toutefois,  la  coutume  de  la  transmission 
intégrale  n'est  qu'un  partage  égal  déguisé, 
car  les  autres  enfants  reçoivent  une  somme 
équivalente  en  argent.  Quand  l'héritier 
reste  associé  à  son  père,  c'est  toujours 
celui-ci  qui  a  la  direction  du  travail,  mais 
cette  association  n'est  jamais  que  tempo- 
raire; le  plus  souvent  même,  l'héritier  re- 
prend la  ferme  lors  de  son  mariage  et  le 
père  se  retire  dans  une  chambre. 

Les  fils  qui  n'héritent  pas  du  domaine, 
partent  munis  de  leur  part  en  argent;  les 
uns  vont  louer  une  ferme  dans  les  envi- 
rons ou  vont  recruter  les  professions  libé- 
rales. Les  plus  pauvres  vont  chercher  ùx\ 
travail  dans  la  grande  industrie  qui  se 
dévelojjpe  de  jour  en  jour.  Peu  d'entre  eux 
sont  donc  forcés  de  sortir  de  la  Lorraine. 
Les  pâturages  sont  possédés  par  les  com- 
munes, et  les  forêts  sont  en  partie  com- 
munales et  en  partie  domaniales.  Le 
montagnard  est  donc  encore  patronné 
par  la  communauté  et  les  subventions 
naturelles  du  sol.  Nous  avons  vu  aussi 
que  les  plus  pauvres  sont  en  partie  pa- 
tronnés par  leurs  voisins  plus  aisés,  dans 
les  moments  difficiles.  Mais  tout  cela  ne 
dispense  pas  d'un  certain  elfort  person- 


nel, nécessité  par  les  besoins  de  la  cul- 
ture en  domaines  isolés,  ni  d'une  cer- 
taine initiative  qui  s'est  surtout  développée 
depuis  l'amélioration  des  communications, 
dont  nous  étudions  plus  loin  les  effets. 

La  pauvreté  du  sol  des  Hautes-Vosges 
produit  la  simplicité,  la  frugalité.  Les  ori- 
gines communautaires  de  la  population 
ont  maintenu  une  grande  sociabilité  et  un 
grand  esprit  de  solidarité  malgré  la  grande 
dispersion  de  la  population.  L'absence  de 
grands  loisirs  y  a  plus  développé  la  téna- 
cité dans  le  travail  que  l'imagination  et 
la  rêverie. 

La  stabilité  de  la  famille  assure  la  trans- 
mission des  idées  et  des  pratiques  reli- 
gieuses. 

Le  voisinage  d'une  frontière  souvent 
menacée  a  développé  à  un  haut  degré 
des  idées  de  patriotisme  et  l'exaltation 
pour  les  hauts  faits  militaires. 

Il  nous  reste  à  essayer  de  discerner  les 
effets  du  développements  de  transports  sur 
cette  population. 

Il  a  produit  une  augmentation  dans  le 
confortable,  une  amélioration  dans  la 
nourriture,  mais  aussi  le  développement 
du  luxe  et  malheureusement  de  l'alcoo- 
lisme qui  commence  à  menacer  la  solidité 
de  la  race. 

Il  faut  noter  également  l'extension  des 
assurances  mutuelles  contre  la  mortalité 
du  bétail,  contre  l'incendie.  La  plupart  de 
ces  sociétés  sont  sous  le  patronage  des 
communes. 

La  dissémination  des  domaines  et  les 
difficultés  de  communication,  ont  empêché 
la  formation  de  sociétés  coopératives  pour 
la  fabrication  du  fromage,  comme  dans 
d'autres  pays. 

P.  D. 


LES  BATTAHS 


Dans  l'île  de  Sumatra,  on  trouve  un  cer- 
tain nombre  de  tribus  que  les  ethnologues 
rangent  dans  la  même  race  que  les  Dayaks, 
dont  nous  avons  parlé  ici  même,  il  y  a 
peu  de  temps. 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


L'ile  de  Sumatra,  moins  uTande,  plus 
allongée  et  plus  accessible  que  l'ile  de 
Bornéo,  est  dans  un  état  d'évolution  sociale 
plus  avancé.  La  densité  de  la  population 
est  plus  grande  et,  par  conséquent,  les  i-es- 
sources  spontanées  du  sol  moins  abondan- 
tes. Il  faut  aller  dans  la  grande  chaîne 
faîtière  de  l'île  pour  trouver  des  groupe- 
ments sociaux  peu  atteints  par  le  com- 
merce. Parmi  ceux-ci,  les  tribus  du  peuple 
battah  ont  été  les  plus  étudiées.  Nous 
résumerons  donc  nos  connaissances  à 
leur  sujet,  d'après  les  récits  des  voya- 
geurs. 

Les  Battahs  occupent  les  montagnes  de 
la  résidence  de  Tapanouli,  les  environs 
du  lac  Toba,  etc.  Comme  les  Dayaks,  ils 
n'habitent  que  les  vallées,  mais  les  vil- 
lages (utas)  sont  plus  nombreux  et  plus 
rapprochés.  Chaque  vallée  forme  une  tribu 
différente  ou  kuria.  Chaque  village  est 
soigneusement  palissade  et  compte  une 
population  de  cent  à  deux  cents  individus. 
Une  kuria  comprenant  en  moyenne  50 
à  100  villages,  forme  donc  un  groupe- 
ment politique  qui  dépasse  souvent 
10.000  individus  ' .  On  le  voit,  contrairement 
aux  Dayaks,  les  Battahs  se  .sont  élevés  de 
la  communauté  de  village  à  la  commu- 
nauté de  tribu.  Quelquefois,  ils  forment 
même  des  alliances  de  tribus,  mais  ces 
alliances  sont  instables  et  éphémères.  En 
tous  cas,  cela  suppose  que  les  Battahs 
ont  acquis  un  esprit  de  discipline  plus 
grand  que.  les  Dayaks,  et  ils  le  doivent  à 
la  contrainte  exercée  par  la  culture.  Ce 
sont,  comme  ces  derniers,  des  pêcheur.s- 
cultivateurs,  mais  ils  sont  plus  cultivateurs 
que  pêcheurs. 

La  preuve  qu'ils  ne  font  plus  de  la  cul- 
ture rudimentaire,  c'est  qu'ils  emploient 
des  animaux  domestiques,  des  buffles; 
c'est,  d'autre  part,  que  ce  sont  les  hommes 
qui  en  prennent  la  direction  ;  enfin,  c'est 
le  fait  qu'à  chaque  cabane  est  annexé  un 
soppo  (magasin  à  riz). 

La  culture  à  l'aide  d'animaux  domes- 
tiques amène  immédiatement  des  com- 
plications sociales. 


1.  La  population  totale  «le  la  race  battah  est  éva- 
luée approxinoativement  à  1.000.000  de  tètes. 


Les  prévoyants  ont  leurs  magasins  à 
riz  suffisamment  pleins,  et  entretiennent 
leurs  buffles  en  bon  état  ;  les  imprévoyants 
ne  peuvent  conserver  ni  leur  riz,  ni  leurs 
buffles.  Le  patronage  des  premiers  vient 
remplacer  celui  des  productions  sponta- 
nées :  il  y  a  des  patrons  et  des  ouvriers. 

Dans  chaque  village,  on  voit  une  foule 
de  petites  huttes  habitées  par  un  seul 
ménage  :  c'est  la  clientèle.  Mais  on  voit 
aussi  de  grandes  cabanes  carrées  de  12  à 
15  mètres  de  large,  habitées  par  3  ou 
4  ménages,  20  à  25  individus  :  au  rez-de- 
chaussée  sont  les  buffles,  les  porcs  et  la 
volaille,  et  à  côté  est  un  soppo  bien  fourni  ; 
le  lait  et  le  fromage  paraissent  à  côté  du 
riz  et  du  poisson  :  là  habitent  les  patrons. 

Les  familles  pauvres  sont  insolvables; 
quand  elles  sont  endettées,  elles  n'ont 
qu'un  moyen  de  se  libérer  :  fournir  un 
certain  nombre  de  journées  de  travail  au 
profit  du  créancier  ju.squ'à  extinction  de 
la  dette  :  c'est  l'apparition  de  l'esclavage, 
esclavage  temporaire  le  plus  souvent, 
parce  que  la  vie  est  encore  relativement 
aisée. 

A  l'intérieur,  sur  les  plateaux  qui  sépa- 
rent les  vallées,  s'étend  la  Forêt  vierge;  la 
chasse  et  la  cueillette  y  sont  difficiles, 
mais  non  impossibles.  Dans  les  rivières, 
la  pèche  est  assez  abondante. 

Toutefois,  la  situation  devient  de  moins 
en  moins  bonne  par  l'accroissement  de  la 
population  qui  se  tasse  dans  les  vallées. 
Quand  un  village  devient  trop  grand,  un 
essaim  s'en  détache  et  va  fonder  un  nou- 
veau village,  vassal  du  premier.,  ce  qui 
explique  comment  toutes  les  utas  d'une 
tribu  sont  vassales  de  l'uta-mère,  d'où 
toutes  les  autres  sont  sorties.  Le  village- 
souche  est  la  capitale  du  district,  de  la 
kuria  :  le  chef  de  ce  village  s'appelle 
radjah,  et  commande  à  toute  la  kuria.  Les 
fonctions  de  radjah  et  de  chef  de  village 
sont  héréditaires  dans  la  branche  aînée, 
et  réservées  aux  familles  patronales,  mais 
n'entraînent  pas  un  pouvoir  absolu.  De 
fréquentes  assemblées,  composées  de  tous 
les  hommes  majeurs  libres  du  village, 
sont  réunies  pour  discuter  les  affaires  pu- 
bliques. Les  conseils  de  tribus,  composés 
des  délégués  des  villasres,   se  réunissent 


BULLETIN   DE   LA   SOCIÉTÉ  INTERNATIONALE 


plus  rarement  et  s'occupent  principale- 
ment des  affaires  extérieures. 

A  côté  des  groupements  territoriaux, 
villages  et  tribus,  existent,  chez  les  Bat- 
tahs,  des  groupements  héréditaires  ou 
clans  [margas).  Tous  les  membres  d'une 
marga  portent  le  même  nom,  descendent 
d'un  ancêtre  commun,  et  ne  peuvent  se 
marier  entre  eux.  La  marga  est  donc  un 
groupement  exogame.  Dans  chaque  vil- 
lage, il  y  a  toujours  deux  margas.  En  se 
mariant,  la  femme  passe-  de  l'un  dans 
l'autre  par  suite  d'un  achat  {djiidur),  dont 
le  prix  varie  de  50  à  500  florins.  Les  pau- 
vres, qui  ne  disposent  d'aucun  capital,  se 
libèrent  en  travaillant  un  certain  temps 
pour  leurs  beaux-parents. 

Les  Battahs  doivent-ils  être  rangés  parmi 
les  patriarcaux  ou  les  désorganisés?  11  est 
difficile  de  se  prononcer  en  l'absence  d'é- 
tudes monographiques  sérieuses.  Toute- 
fois, des  renseignements  qui  précèdent, 
on  peut  émettre  une  liypothèse. 

Les  pauvres,  vivant  en  ménages  séparés 
et  ne  possédant  rien,  vivent  sous  le  régime 
de  la  famille  instable. 

Pour  les  familles  patronales,  le  problème 
de  la  transmission  des  biens  se  pose.  Or, 
la  coutume  exige  : 

1°  L'indivision  tant  que  vit  le  père  (seul 
possesseur)  et  tant  qu'il  reste  un  fils  non 
marié  ;  ceci  explique  la  présence  de  plu- 
sieurs ménages  dans  la  plupart  des  fa- 
milles possédantes; 

2"  Le  partage  égal  entre  les  fils,  à  l'ex- 
ception de  l'aîné  et  du  plus  jeune  qui  ont 
chacun  une  part  double. 

11  ne  s'agit  pas  là  d'une  communauté 
familiale  héréditaire,  mais  d'une  commu- 
nauté temporaire  se  dissolvant  à  chaque 
génération. 

Tandis  que  les  communautés  familiales 
reposent  sur  la  propriélé  mobilière,  les 
ckms  reposent  sur  la  propriété  foncière: 
les  familles  qui  composent  le  clan  n'ont 
que  la  possession  usufruitière  du  sol 
qu'elles  cultivent,  et  n'ont  ni  le  droit  de  le 
vendre  ou  de  l'aliéner,  ni  celui  de  l'hypo- 
théquer. 

Les  Battahs  sont-ils  une  race  d'origine 
patriarcale  en  voie  de  désorganisation,  ou 
dérivent-ils  d'un  type  instable  tendant  à 


se  stabiliser  par  l'effet  de  la  propriété? 

Pour  résoudre  cette  question,  il  faudrait 
avoir  des  renseignements  sur  l'éducation. 
Je  serais  assez  tenté  de  pencher  pour  la 
seconde  hypothèse,  n'ayant  pu  trouver  au- 
cune marque  de  l'influence  des  vieillards; 
de  plus,  elle  s'accorderait  avec  l'opinion 
d'une  parenté  de  race  avec  les  Dayaks; 
enfin,  on  ne  nous  signale  pas  l'existence 
d'un  culte  familial.  Un  certain  nombre  de 
Battahs  sont  aujourd'hui  convertis  à  l'isla- 
misme. Les  morts  sont  inhumés. 

En  cas  de  crime,  la  composition  pécu- 
niaire est  admise  et,  à  son  défaut,  la  ven- 
detta. A  ce  sujet,  les  membres  d'un  clan 
sont  plus  ou  moins  solidaires. 

Les  condamnés  à  mort  sont  mangés, 
ainsi  que  les  prisonniers  de  guerre,  et,  en 
cas  de  disette,  les  vieillards.  Le  canniba- 
lisme des  Battahs  est  encore  plus  réduit 
que  celui  des  Dayaks,  et  cette  coutume  s'ex- 
plique moins  encore  que  chez  ces  derniers, 
et  ne  doit  être  qu'une  survivance  affaiblie 
d'un  état  social  antérieur. 

En  résumé,  tout  semble  prouver  que  les 
Battahs  ont  passé  par  un  état  social  ana- 
logue à  celui  qui  caractérise  les  Dayahs 
actuels.  Supposons  que,  chez  ceux-ci,  la  po- 
pulation augmente  :  une  culture  plus  in- 
tense devient  nécessaire,  et  avec  elle  une' 
discipline  plus  grande  est  exigée,  et  une 
hiérarchie  sociale  apparaît;  les  groupe- 
ments sociaux  deviennent  plus  cohérents 
et  plus  divers  ;  les  individus  qui  n'ont  pu 
se  plier  à  cette  discipline  plus  étroite  sont 
évincés;  la  culture  a  opéré  une  sélection, 
et  le  rang  de  la  race  a  haussé.  Ainsi  a  dû 
se  former  le  type  battah. 

P.  Descamps. 


RACE  ET  SOCIETE 


Sous  ce  titre,  nos  lecteurs  ont  pu  lire 
dans  le  dernier  Bulletin  un  intéressant  ar- 
ticle du  capitaine  Constantin,  dans  lequel 
Tuuteur  pose  la  question  de  la  définition 
du  mot  race. 

En  analysant,  il  y  a  peu  de  temi)S,  la 
brochure  de  M.  G.  Melin  sur  la  Notion  de 


DE   SCIENCE    SOCIALE. 


79 


prospérité  et  de  supériorité  sociale,  nous 
faisions  remarquer  combien  s'imposait,  en 
science  sociale,  la  nécessité  d'avoir  des  dé- 
finitions de  plus  en  plus  précises.  C'est  ce 
souci  qui  a  guidé  le  capitaine  Constantin, 
et  il  faut  l'en  louer. 

Comme  il  le  dit  très  bien,  la  science 
marche  d'une  erreur  grossière  vers  une 
erreur  moins  forte.  Nous  n'avons  qu'une 
idée  vague  et  imparfaite  de  ce  qu'il 
faut  entendre  par  race,  mais  la  notion 
de  race  se  précisera  au  fur  et  à  mesure 
des  progrès  de  nos  connaissances.  En 
effet,  les  définitions  ne  sont  pas  un  produit 
de  la  pure  réflexion,  mais  un  résultat  de 
l'observation.  Au  début  de  la  science,  les 
définitions  sont  vagues,  parce  qu'elles  ré- 
sultent d'observations  imparfaites;  plus 
tard,  elles  sont  plus  rigides  et  plus  satis- 
faisantes, parce  que  les  observations  sont 
devenues  plus  méticuleuses  et  plus  nom- 
breuses. 

Toutefois,  il  ne  faut  pas  oublier  qu'une 
définition,  aussi  complète  qu'elle  soit,  ne 
peut  jamais  être  une  image  exacte  du  su- 
jet auquel  elle  s'applique.  En  effet,  qu'est- 
ce  qu'une  définition  sinon  l'énumération 
des  qualités  principales  du  sujet?  Ce  n'est 
pas  rénumération  de  toutes  les  qualités, 
mais  seulement  des  principales.  Or,  que 
veut  dire  principales?  Y  a-t-il  dans  la  na- 
ture des  qualités  principales,  des  qualités 
d'une  essence  supérieure  à  d'autres?  Non, 
sans  doute;  elles  ne  sont  principales  que 
relativement  à  un  certain  ordre  d'idées. 

Quand  le  zoologiste  a  classé  l'homme 
dans  l'ordre  des  bipèdes,  a-t-il  voulu  dire 
que  le  fait  d'avoir  deux  jambes  était,  pour 
l'homme,  plus  caractéristique  que  celui 
d'avoir  une  intelligence  plus  développée 
nue  les  autres  animaux? 

En  fait,  il  y  a  autant  de  définitions  que 
de  points  de  vue  différents.  Une  ligne  est 
une  succession  de  points  ;  c'est  aussi  l'in- 
tersection de  deux  surfaces.  Le  chimiste 
ne  classe  pas,  et  ne  définit  pas,  les  corps 
bruts  de  la  même  façon  que  le  minéralo- 
giste ou  le  physicien. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant,  comme  le 
constate  le  capitaine  Constantin,  que  la 
race  ne  soit  pas  la  même  chose  pour  le 
sociologue,  le  linguiste  ou  l'ethnographe. 


La  science  sociale  fait  une  classification 
des  sociétés,  tandis  que  la  linguistique 
classe  les  langues  ;  l'anthropologie  étudie 
l'homme  physique,  la  science  sociale, 
l'homme  social  dans  les  groupements 
qu'il  forme  pour  agir. 

Les  races  ne  sont  pas  des  entités  ma- 
térielles, mais  de  pures  conceptions  de  l'es- 
prit. C'est  bien  ainsi,  je  crois,  que  pense  le 
capitaine  Constantin,  mais  il  est  bon  d'in- 
sister sur  cette  idée  parfois  méconnue. 

Que  la  science  sociale  ait  recours  aux 
lumières  des  historiens,  des  philologues, 
des  biologistes,  rien  de  mieux  ;  mais  elle 
aura  toujours  ses  définitions  à  elles  qui  ne 
seront  pas  celles  des  autres  sciences.  La 
science  sociale  ne  se  propose  pas  d'étu- 
dier l'homme,  mais  les  rapports  que  les 
hommes  ont  entre  eux  dans  les  groupe- 
ments qu'ils  forment  :  elle  classe  tout  na- 
turellement les  sociétés  d'après  la  façon 
dont  ses  rapports  sont  compris  et  organisés. 

Pour  nous,  une  race  est,  et  ne  peut  être, 
qu'un  ensemble  de  rp'oiipetnents  sociaux 
présentant  des  caractères  communs  :  orga- 
nisation particulière  de  la  famille,  du  pa- 
tronage, des  associations,  etc.  Transplantez 
un  Anglais  en  Amérique,  ce  n'est  plus  un 
Anglais,  c'est  un  «  Yankee  »,  parce  qu'il 
change  de  groupement  :  les  rapports  avec 
ses  voisins  sont  différents  de  ce  qu'ils 
étaient  en  Grande-Bretagne.  Bien  entendu, 
tous  les  émigrants  européens  ne  sont  pas 
assimilés  :  l'Italien  aux  États-Unis  n'est 
pas  un  Yankee,  mais  il  n'est  plus  Italien  : 
c'est  un  hybride  qui  forme  des  groupe- 
ments spéciaux  qu'il  faut  étudier  à  part. 
Il  s'ensuit  donc  que  la  moyenne  des  indi- 
vidus habitant  les  États-Unis  ne  représente 
pa*s,  actuellement  du  moins,  le  Yankee 
moyen  ;  elle  n'en  donne  aucune  idée  ;  elle 
ne  le  fera  que  le  jour  où  l'assimilation  sera 
devenue  complète  ou  à  peu  près.  A  ce 
moment-là,  tous  les  Yankees  ne  descen- 
dront pas  des  Anglais;  ils  n'en  forme- 
ront pas  moins  une  variété  de  la  race 
anglo-saxonne,  parce  que  les  groupements 
dont  elle  sera  composée  présenteront  une 
contexture  générale  dérivant  de  celle  que 
revêtent  les  groupements  analogues  en 
Angleterre,  en  Norvège,  etc. 

P.  Desc.\mps. 


80 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE   INTERNATIONALE 


L'ESCLAVAGE  AU  MOYEN  AGE 
EN  ITALIE 


Le  fascicule  4-5  de  1907  de  la  Rivista 
italiana  di  sociologia  contient  une  étude 
des  plus  intéressantes  sur  F  esclavage  au 
moyen  âge  et  son  influence  sur  les  caractères 
ant/u'opologiques  des  Italiens.  L'auteur  en 
est  M.  le  médecin  principal  Livi  dont  les 
travaux  anthropologiques  sont  universelle- 
ment connus.   M.  Livi,  au  cours  des  pa- 
tientes recherches    qui   lui    ont  été   né- 
cessaires pour  mener  à  bien  son  grand 
ouvrage    sur    VAnthropométi'ie    militaire 
italienne,   a  été  frappé  des  difficultés  que 
Ton  rencontre  dans  la  détermination  des 
causes  de   la   conformation  physique  ac- 
tuelle d'une  population.  Non   seulement 
l'origine  de  celle-ci  est  le  plus  souvent 
cachée  dans  les  ténèbres  de  la  préhistoire 
ou  dans  la  pénombre  de  la  protohistoire, 
mais  le  plus  souvent  Ton  ignore  les  trans- 
formations que  les  siècles  lui  ont  fait  subir. 
Quand  il  s'agit  de  peuples  vivant  sur  des 
pays  qui  ont  subi  des  invasions,  il  est  très 
rare  qu'on  sache  dans  quelle  proportion 
les  conquérants  se  sont  mêlés  aux  vaincus, 
s'ils  avaient  les  qualités  et  les  aptitudes  in- 
dispensables pour  prospérer  dans  leur  nou- 
velle patrie  et  y  avoir  des  descendants,  ou 
si ,  après  avoir  imposé  aux  anciens  habitants 
une  partie  de  leurs  lois,  de  leurs  coutu- 
mes et  quelquefois  leur  langue,  ils  n'ont 
pas  disparu  au  bout  de  quelques  généra- 
tions,  simplement  parce   qu'ils   se   sont 
trouvés  dans  un  milieu  moins  favorable  à 
leur  existence. 

Les  travaux  de  Vacher  de  Lapouge  et 
d'Otto  Ammon  ont  fait  connaître  qu'il  y 
avait  une  notable  différence  entre  les 
caractères  anthropologiques  des  habitants 
des  villes  et  ceux  des  habitants  des  cam- 
pagnes, ainsi  qu'entre  les  caractères  an- 
thropologiques des  classes  sociales  les 
plus  élevées  et  ceux  des  classes  sociales 
les  plus  basses.  Les  deux  chefs  de  l'école 
anthropo-sociologique  en  ont  conclu  à  la 
supériorité  du  type  dolichocéphale  dans 
les  populations  européennes.  Les  consta- 
tations faites  en  Italie  semblent  prouver 
le  contraire.   Elles   mettent  en   tous    cas 


bien  en  évidence  «  ce  fait  que  les  popula- 
tions urbaines  ont  une  composition  beau- 
coup plus  diverse  que  les  populations  ru- 
rales ». 

Il  est  très  difficile  d'établir  si  le  mélange 
plus  grand  dans  les  villes  des  éléments 
anthropologiques  est  dû  aux  immigrations 
et  aux  invasions  historiques,  ou  bien  à  de 
lents  courants  d'endosmose  sociale  qui  sont 
restés  insoupçonnés.  Le  docteur  Livi  a  voulu 
contribuer  aux  recherches  ayant  pour  but 
de  déterminer  s'il  est  possible  à  de  tels 
courants  de  laisser  des  traces  indélébiles 
dans  les  populations,  et  il  a  étudié  l'im- 
portation en  Italie  durant  le  moyen  âge 
d'esclaves  orientaux  des  deux  sexes.  Il  dis- 
tingue soigneusement  les  diverses  formes 
plus  ou  moins  déguisées  de  l'esclavage 
auxquelles  étaient  soumis  les  travailleurs 
des  campagnes,  de  l'esclavage  proprement 
dit  comportant  l'introduction  d'esclaves 
par  des  marchands  qui  en  faisaient  com- 
merce. C'est  uniquement  de  cet  esclavage, 
qui  a  été  à  peu  près  passé  sous  silence 
par  les  historiens,  qu'il  s'occupe.  Il  en 
trouve  les  premières  traces  en  750,  à 
Venise,  où  le  trafic  des  esclaves  fut  floris- 
sant, surtout  du  xiv*  au  \v^  siècle.  Une 
taxe  imposée  en  1.379  sur  l'exportation 
des  esclaves,  rapporta  annuellement,  de 
1414  à  1423,  la  somme  de  50.000  ducats 
au  trésor  vénitien,  ce  qui  indique  un 
chiffre  de  10.000  esclaves  vendus  au  de- 
hors,   chaque  année. 

A  Florence,  le  commerce  des  esclaves 
avait  été  reconnu  par  la  loi  en  1366.  Il  y 
était  fait  principalement  par  des  Génois, 
des  Pisans,  des  Vénitiens  et  des  Napoli- 
tains. 

Ce  commerce  fut  aussi  très  florissant  à 
Gênes  qui,  avec  Venise,  était  le  principal 
centre  de  l'importation  des  esclaves  en 
Italie.  Les  principaux  fournisseurs  de 
cette  denrée  étaient  des  Espagnols,  par- 
ticulièrement des  Sévillans. 

A  Luques,  à  Rome,  en  Sardaigne,  les 
esclaves  étaient  également  très  nombreux. 
A  Venise  où  les  lois  ne  l'abolirent  jamais, 
l'esclavage  commença  à  diminuer  à  partir 
du  milieu  du  xv^  siècle.  Un  .sénatus-con- 
sulte  du  17  août  1459  relate  la  pénurie 
des  esclaves  et  interdit  de  vendre  à  Flo- 


DE   SCIENCE   SOCIALE, 


SI 


rence,  Sienne,  Bologne  ou  autres  lieux, 
les  esclaves  achetés  par  les  Vénitiens  en 
Istrie,  Albanie,  Dalmatie  ou  autre  part. 

A  côté  de  l'esclavage  proprement  dit.  il 
y  avait  à  Venise  ce  qu'on  appelait  le  com- 
merce des  âmes.  C'étaient  des  enfants 
et  des  adolescents  des  deux  sexes  qui 
étaient  vendus  par  leurs  propres  parents. 
Ils  venaient  principalement  de  Corfou,  de 
Durazzo,  d'Albanie,  de  Dalmatie,  d'Istrie, 
et  quelquefois  aussi,  paraît-il,  du  Trentin 
et  de  la  Lombardie.  Une  troisième  sorte 
d'esclaves  étaient  les  prisonniers  de 
guerre,  non  seulement  ceux  qui  avaient 
été  pris  dans  les  guerres  faites  par  les 
Vénitiens  ou  les  Génois  contre  les  peu- 
ples orientaux,  mais  aussi  ceux  qui  étaient 
tombés  en  captivité  dans  des  guerres 
entre  Italiens. 

De  même  que  plus  tard,  il  arriva  sou- 
vent dans  les  États  du  Sud  de  la  Confédé- 
ration américaine  que  des  négresses  de- 
vinrent les  concubines  de  leurs  maîtres, 
en  Italie  bien  des  esclaves  du  sexe  féminin 
devinrent  les  illégitimes  épouses  de  leurs 
possesseurs.  Certaines  durent  à  cette  cir- 
constance leur  affranchissement  et  des 
dons  ou  des  legs  importants. 

Les  esclaves  orientaux  que  Venise  im- 
portait venaient  presque  exclusivement 
des  ports  de  la  mer  Noire  et  de  la  mer 
d'Azow.  Les  plus  nombreux  après  les  Tar- 
tares  et  les  Russes  étaient  des  Circas- 
siens,  des  Turcs,  des  Sarrasins,  des  Ethio- 
piens. Les  Bulgares,  les  Esclavons,  les 
Mingréliens  et  les  Grecs  étaient  rares 
parmi  eux. 

Un  registre  de  Florence  indique  que  .sur 
339  esclaves  achetés  de  1366  à  1.397, 
26  seulement  étaient  du  sexe  féminin, 
259  étaient  tartares,  27  grecs,  7  russes, 
7  turcs,  3  esclavons,  3  circassiens,  2  bos- 
niaques, I  albanais,  1  arabe,  1  sarrasin, 
1  candiote. 

Les  esclaves  vendus  à  Gênes  venaient 
surtout  des  pays  de  la  Méditerranée 
occidentale  ;  c'étaient  soit  des  E.spagnoIs, 
soit  des  Maures,  des  Berbères  ou  des 
Arabes. 

D'après  les  signalements  donnés  des 
esclaves  par  les  archives  de  l'Etat  de 
Florence,  on  peut  déterminer  jusqu'à  un 


certain  point  leurs  caractères  anthropolo- 
giques. 

Ils  avaient  en  général  la  face  large,  le 
nez  camard  oa  écrasé,  la  peau  jaune  ou  oli- 
vâtre, des  yeux  dont  les  paupières  sont 
comme  doublées  et  pelées,  rappelant  ainsi 
les  paupières  mongoloïdes. 

Le  teint  brun,  le  nez  court  et  large,  les 
pommettes  saillantes,  le  peu  de  longueur 
du  visage,  l'obliquité  de  la  fente  palpé- 
brale  sont  des  caractères  qui,  en  Italie,  se 
trouvent  presque  exclusivement  dans  les 
classes  pauvres.  Niceforo  les  regarde 
comme  une  marque  de  la  dégénérescence 
à  laquelle  ces  classes  sont  exposées  par 
suite  de  leurs  mauvaises  conditions  d'exis- 
tence. Sans  nier  l'efficacité  de  cette  in- 
fluence, Livi  croit  que  leur  cause  est  bien 
plutôt  l'origine  ethnique  lointaine  de  ceux 
qui  les  présentent. 

A.  CONSTA.NTIN. 


CHRISTIANIA 


Tous  les  lecteurs  de  la  Science  sociale 
connaissent  le  rôle  considérable  joué  par 
les  bateaux  des  anciens  Vikingsde  la  Nor- 
vège dans  leurs  expéditions  et,  par  suite, 
dans  la  formation  particulariste  du  nord- 
ouest  de  l'Europe.  La  lettre  suivante, 
adressée  par  M.  Louis  Arqué,  ne  peut  pas 
manquer  de  les  intéresser  par  les  évoca- 
tions dupasse  qu'elle  suscite. 

-4  Monsieur  Paul  de  Roiisiers. 
Vendredi,  1-2  février  1909. 

Je  viens  de  visiter  un  bateau  des  Vi- 
kings,  qu'on  a  déterré,  il  y  a  quelque 
temps,  aux  environs  de  Christiania.  Après 
la  mort  du  maître,  ce  bateau,  contenant 
le  cadavre,  avait  été  enfoui  dans  la  terre, 
en  même  temps  que  les  chevaux  et  les 
armes  du  défunt.  Il  y  a  peu  de  temps, 
l'attention  fut  éveillée  par  une  pointe  qui 
émergeait  au  milieu  d'un  champ.  C'était 
le  mât  du  navire  !  Sous  la  direction  d'un 
savantprofesseurde  Gustavson,  desfouilles 
furent  entreprises.  Elles  amenèrent  la  mise 
au  jour  de  l'esquif.  Donc,  je  viens  de  voir 


82 


BULLETIN    DE   LA   SOCIETE  INTERNATIONALE 


ce  bateau.  J'en  ai  été  fort  ému.  Cela  est  à 
la  fois  simple  et  terrible.  L'objet  a  environ 
21  mètres  de  long  et  une  largeur  appro- 
priée. On  l'a  recloué  minutieusement,  car 
il  était  brisé.  Le  navire  est  en  chêne.  Sa 
couleur  est  d'un  brun  tirant  sur  le  noir, 
d'une  nuance  tragique  et  presque  funèbre. 
Des  ornements  de  bois  sculpté  le  décorent 
sobrement  sur  les  bords  :  saisissantes  figu- 
res schématisées  de  poissons,  de  reptiles  et 
d'oiseaux  marins  en  lutte  les  uns  contre 
les  autres.  Quinze  trous  percés  sur  chacun 
des  côtés  livrent  passage  aux  rames,  qui 
sortent  comme  des  bras  rapaces  ;  chaque 
trou  se  prolonge  par  une  petite  fente  per- 
mettant à  l'extrémité  élargie  de  la  rame 
de  trouver  une  issue.  Ce  qui  frappe,  ce 
qui  empoigne,  ce  qui  subjugue,  c'est  la 
forme.  Sur  chacun  des  côtés,  le  flanc  du 
navire  se  reploie  jusqu'à  la  quille  par  une 
courbure  audacieuse  et  féline,  d'une  li- 
berté, d'une  souplesse  extrordinaire.  Ni- 
colaysen  me  dit  que,  récemment,  un  sous- 
officier  de  marine  français  se  déclarait 
surpris  de  voir  combien  cette  courbure 
ressemblait  à  celle  de  certains  torpilleurs. 
Le  sous-officier  ajoutait  que,  à  son  senti- 
ment, les  Vikings  avaient  trouvé  déjà  ce 
que  les  calculs  modernes  ont  révélé  à  la 
construction  navale.  «  Comme  cela  filerait 
sur  l'eau  !  »  s'exclamait-il.  «  Comme  l'eau 
sauterait  là- dessous,  sans  retarder,  si  peu 
que  ce  soit,  le  bateau  volant  par-dessus!  » 
Effectivement,  en  considérant  Tesquif 
pourtant  figé  et  immobile,  le  sentiment 
que  j'éprouve  est,  invinciblement,  celui 
de  la  vitesse,  celui  de  l'impétuosité,  celui 
de  V approche  redoutabh'  et  soudaine.  Une 
audace,  une  intrépidité  égales  se  mani- 
festent dans  la  courbure  par  laquelle  les 
pièces  de  bois  remontent  en  s'incurvant 
pour  former  l'avant  du  navire.  Cela  jaillit, 
cela  fuse,  cela  bondit.  Quant  à  l'arrière,  il 
n'a  pas  moins  de  vigueur  et  semble  une 
musculeuse  (|ueue  de  poisson,  prête  à 
fouetter  furieusement  les  flots.  Ce  navire 
a  l'air  d'une  béte  agile  et  belliqueuse.  Il 
paraît  vivant.  Il  inquiète.  Et  il  est  si  sim- 
ple pourtant!  Cette  nudité,  jointe  à  ce 
pouvoir  de  suggestion,  sont  étranges.  Je 
pense  à  ce  que  j'ai  appris,  à  l'école,  des 
invasions  des  Normands,  et  je  me  rappelle 


de  vieilles  images.  Elles  m'émouvaient. 
Mais  combien  plus  maintenant!  Vraiment, 
ce  bateau  des  Vikings  est  hallucinant.  Je 
me  représente  fortement  la  terreur  que 
Ton  devait  éprouver,  lorsque,  habitants 
paisibles,  sur  une  côte,  Ton  voyait,  un 
matin,  —  si  inattendues,  si  brusques  en 
leur  agression  —  des  centaines  de  ces 
barques  sombres.  Les  figures  des  légendes 
germaniques,  plus  auréolées,  plus  décla- 
matoires, et  rendues  désormais  caressantes 
à  nos  imaginations  par  les  voluptés  d'opé- 
ras auxquelles  elles  ont  donné  naissance, 
ne  recèlent  pas  une  telle  terreur  que  ces 
fantômes  de  Vikings  devenus  instantané- 
ment présents  à  mes  yeux  par  la  surgie  de 
cette  barque  implacable.  Comme  ce  bateau 
est  nu!  Et  en  même  temps  comme  il  est 
façonné  et  calculé  de  manière  à  couper  les 
flots  avec  une  vitesse,  avec  une  force  qui 
emportera  tout.  Ce  bateau  est  précis  et  aigu 
comme  une  intelligence  froidement  per- 
çante. Et  il  est  simple  et  foudroyant  comme 
une  volonté  absolue. 

Karl  Marx,  dans  des  pages  éclatantes,  a 
fait  voir  les  différents  états  économiques 
s'exprimant  et  s'incorporant  dans  des  for- 
mes différentes  d'outils.  Péladan,  dans  un 
livre  qui  va  paraître,  montre  le  parallélisme 
des  «  Idées  »  et  des  «  Formes  »  dans  le 
développement  de  l'esprit  humain.  Quelle 
volupté  pour  la  pensée  de  saisir  d'un 
même  effort  compréhensif  le  développe- 
ment interne  et  externe  de  la  vie  !  «  La 
corne  du  bœuf,  disait  Schopenhauer,  c'est 
la  volonté  de  frapper  ».  Que  dire  du  ba- 
teau des  Vikings?  L'esprit  qui  le  façonna 
et  l'animait,  cet  esprit  n'est  plus.  Mais  il 
se  révèle  à  moi  dans  cette  forme  "de  ba- 
teau morte  en  apparence,  et  qui  m'op- 
presse, et  qui  m'hypnotise. 

Nicolaysen  me  parle  alors  des  luttes  fu- 
rieuses que  les  flottes  de  Vikings  se  li- 
vrèrent les  unes  aux  autres.  Du  coup,  les 
images  évoquées  acquièrent  une  puissance 
d'effroi  sans  pareille.  S"il  est  terrifiant  de 
songer  aux  assauts  de  ces  êtres  sans  peur 
contre  d'autres  joutes  humaines,  quelle 
vision  épouvantable  que  celle  des  chocs 
qui  heurtèrent  les  uns  contre  les  autres 
leurs  noirs  et  foudroyants  bateaux  ! 
Louis  Akqué. 


I 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


8:5 


BIBLIOGRAPHIE 

Le  Chômage,  par  Ph.  de  Las  Cases.  Pa- 
ris, Victor  Lecoffre,  1909,  1  vol.  in- 12. 
185  pages. 

Malgré  le  titre  qui  précède,  cet  ouvrage 
constitue  plutôt  une  étude  de  l'assurance 
contre  le  chômage  qu'un  examen  des  di- 
vers éléments  de  ce  problème  si  complexe. 
En  quelques  pages  rapides,  l'auteur  ef- 
fleure les  sommets  des  questions  relatives 
à  la  statistique,  aux  causes  et  aux  diffé- 
rentes sortes  de  chômage,  au  placement,  à 
la  réglementation  et  aux  divers  modes  d'as- 
sistance par  le  travail.  La  troisième  partie 
de  l'ouvrage,  la  plus  importante,  est  con- 
sacrée à  l'analyse  des  institutions  ayant 
pour  objet  l'assurance  contre  le  chômage. 
Parmi  elles,  ce  sont  les  caisses  syndicales 
.subventionnées  que  M.  de  Las  Cases  con- 
sidère comme  la  meilleure  solution  du 
problème.  11  y  aurait  beaucoup  à  dire  au 
sujet  de  ce  procédé,  dont  le  plus  grave  dé- 
faut est  de  ne  s'appliquer  qu'aux  catégories 
de  chômeurs  capables  de  résoudre  le  pro- 
blème par  leurs  propres  forces,  tout  en 
laissant  de  côté  celles  qui  souffrent  le  plus 
de  ce  risque.  Nous  nous  contenterons 
d'observer  ici  qu'une  semblable  méprise 
e.st  une  conséquence  naturelle  de  la  mé- 
thode qui  consiste  à  étudier  une  institution 
dune  façon  abstraite  et  sans  avoir  égard 
aux  éléments  sociaux  auxquels  elle  s'appli- 
que. Au  demeurant,  la  forte  documentation 
de  cet  ouvrage,  surtout  dans  sa  troisième 
partie,  lui  donne  un  intérêt  et  une  uti- 
lité incontestable  pour  toutes  les  personnes 
qui  étudient  ce  grave  problème. 

i  G.  Olphe-Galliard. 


Journal  d'un  spahi  au  Soudan,  par  le 

lieutenant  Gaston  Lautour,  3ô0  p.  (Per- 
rin,  édit.). 

Ces  notes  écrites  au  jour  le  jour  pen- 
dant deux  ans  par  un  sous-officier,  —  mais 
par  un  sous-officier  qui  serait  aussi  réservé 
qu'une  jeune  fille,  —  sont  remplies  de  des- 
criptions intéressantes,  pittoresques,  voire 
même  poétiques;  de  loin  en  loin  une  ob- 
servation ou  une  appréciation  sociale  :  «  ce 


qui  perd  les  colons  et  traitants  français,  ici, 
c'est  le  gaspillage  qu'ils  font,  au  début,  de 
leurs  fonds,  pour  leurs  plaisirs  ».  «  Le  secré- 
taire du  gouverneur  général  de  l'Algérie 
remplit  brillamment  sa  mission  dans  le 
Sahel  ;  il  agit  avec  autant  de  bon  sens  que  de 
bravoure  ;  il  connaît  à  fond  ces  peuplades, 
leur  langue,  leur  religion,  leur  histoire; 
il  a  déjà  publié  un  gros  volume  fort 
documenté,  sur  les  sectes  musulmanes; 
il  paraît  que  c'est  en  Allemagne  que  cet 
ouvrage  s'est  le  plus  répandu.  » 

Malheureusement,  l'auteur  ne  témoigne 
d'aucune  notion  de  science  sociale,  et 
pourtant  quel  intérêt  nouveau  eût  pris  son 
livre,  et  quels  services  il  eût  pu  rendre 
par  une  observation  méthodiquement  con- 
duite. 

En  le  lisant,  on  se  prend  à  désirer  plus 
ardemment  le  temps  où  tout  voyageur  in- 
telligent et  instruit  aura  dans  son  bagage 
un  tableau  de  la  Nomenclature  et  une  no- 
tice sur  l'art  d'analyser  une  région. 

L.  B. 

L'Église  anglicane  et  l'État,  par  Pierre 
Galichet,  204  p.  (Paris,  Giard,  16,  rue 
Soufflet). 

Ce  volume  doit  être,  j'imagine,  une 
thèse  de  doctorat;  thèse  d'ailleurs  très 
nourrie  et  très  précise  dont  l'actualité  se 
justifie,  «  au  moment  où  la  question  des 
rapports  entre  l'Eglise  et  l'Etat  se  trouve 
posée  à  nouveau,  en  Angleterre,  en  France 
et  en  Suisse.  » 

L'auteur  déclare  que,  par  «  l'exposé  de 
la  théorie  anglicane,  il  n'entend  pas  pren- 
dre parti  dans  le  débat  ». 

Néanmoins,  il  ne  dissimule  pas  combien 
la  solution  des  rapports  de  l'Eglise  et  de 
l'Etat,  en  Angleterre,  lui  paraît  élégante. 

Il  est  regrettable  qu'il  n'ait  pas  une  con- 
naissance plus  approfondie  du  droit  cano- 
nique, car  il  pourrait  alors  rendre  grand 
service  à  la  cause  de  la  paix  religieuse, 
en  France  :  avec  son  esprit  clair,  averti 
de  ces  choses,  ami  des  discussions  où,  «  en 
maintenant  fermement  ses  opinions,  on 
se  considère  mutuellement  avec  justice  et 
désir  d'union  »,  il  arriverait  à  isoler  ce 
qu'il  y  a  de  légitime  et  d'intangible  dans 


84 


BULLETIN   DE   LA   SOCIETE    INTERNATIONALE   DE   SCIENCE   SOCIALE. 


les  revendications  catholiques;  il  montre- 
rait que  c'est  peu  et  que  c'est  fort  accep- 
table; il  donnerait  ainsi  une  base  d'en- 
tente pour  la  découverte  de  laquelle  la 
science  sociale  lui  fourniraitun  instrument 
d'investigation  très  sur  et  très  lucide. 

De  lui-même  il  a  fort  bien  mis  en  évi- 
dence une  réalité  dont  il  faut  tenir  compte 
comme  essentielle,  dont  on  doit  faire  la 
constatation  sans  passion  ni  d'un  côté  ni 
de  l'autre,  mais  qui  différencie  profondé- 
ment la  situation  religieuse  de  l'Angle- 
terre ou  de  la  France  :  c'est  qu"  «  en  An- 
rileterre,  l'Eglise  est  une  grande  institution 
morale  qui  a  gardé  son  empire  sur  une 
large  partie  de  la  Nation  ». 

L.  B. 


LIVRES  REÇUS 

L'erreur  révolutionnaire  et  notre  état 
social,  par  Auguste  Magloire,  1  vol. 
Imprimerie-librairie  du  Matin,  Port-au- 
Prince  (Haïtij. 

Le  contrat  de  travail  et  la  participation 
aux  bénéfices  (Guide  pratique  de  législation 
et  de  jurisprudence),  par  P.  Follin,  1  vol. 
gr.  in-8",  7  francs  (H.  Dunod  et  E.  Pinat, 
Paris). 

La  nouvelle  France  catholique,  par  Paul- 


Théodore  Vibert,   1  vol.  10  francs  (Schlei- 
cher  frères,  édit.  Paris). 

Le  Morvan,  par  le  capitaine  J.  Levain- 
ville,  1  vol.  10  francs  (Armand  Colin,  édit.). 

Une  étude  sur  l'apprentissage  (d'après 
les  documents  toulousains),  par  Joseph  de 
Bonne,  1  vol.  4  francs  (Alph.  Picard  et  fils, 
édit.  Paris). 

The  origins  of  leadership,  par  Eben 
Mumford,  1  vol.  5  $.  (The  University  of  Chi- 
cago Press,  Chicago). 

Les  vieilles  filles,  par  l'abbé  Louis  Muzat, 
1  vol.  in- 12,  1  franc  (Librairie  des  Saints- 
Pères). 

La  nation  armée,  1  vol.  in-8"  de  la  «  Biblio- 
thèque générale  des  sciences  sociales  ». 
cartonné  à  l'anglaise,  6  francs  (Félix 
Alcan,  édit.). 

Monographie  du  passementier  stépha- 
nois,  par  Ch.  Leproux,  1  broch.  0  fr.  50. 
(Imprimerie  générale,  Saint-Etienne). 

La  réforme  douanière  en  France  ;  ses 
conséquences  pour  le  commerce  franco- 
belge,  par  Eug.  Allard,  1  broch.  (Chambre 
de  commerce  belge  de  Paris). 

Petit  dictionnaire  de  droit  rural  et  usuel, 
par  L.  Lesage,  1  vol,  2  francs  (Librairie- 
agricole  de  la  Maison  Rustique,  rue  Jacob,- 
26,  Paris). 

Mémento  d'un  jardinier  amateur,  par 
L.  Chevreau,  1  vol.  I  fr.  50  (Librairie  agri- 
cole de  la  Maison  Rustique). 


BIBLIOTHEQUE  DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

FONDATEUR 

EDMOND    DEMOLINS 


QUELQUES  MÉTIERS  URBAINS 

DE  SIMPLE  RÉCOLTE 


PAR 


J.  DURIEU 


PARIS 

BUREAUX   DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

56,     RUE    JACOB,     56 
Mai  1909 


SOMMAIRE 


Avant-Propos.  —  P.  3. 

Les  métiers  de  mouroniiiers,  de  mégotiers  et  de  chiffonniers  doivent  se 
classer  dans  la  simple  récolte.  —  Caractéristiques  sociales  de  métiers  de  simple 
récolte  et  d'extraction.  Le  chasseur  indien  pris  pour  terme  de  comparaison. 

I.  —  Le  mouronnier.  —  P.  15. 

Une  journée  de  cueillette;  ce  travail  facile  et  attrayant  n'exige  ni  effort  pé- 
nible ni  prévoyance,  d'où  absence  de  patrons  et  atelier  familial;  effort  pour 
obtenir  le  libre  parcours.  —  Famille  :  elle  possède  les  caractéristiques  du 
genre  instable;  la  jeunesse  de  B...  et  sa  vie  de  trimardeur  ;  la  simple  récolte  du 
«  pilonage  >«.  —  Mode  d'existence.  — Patronage.  —  Monographies  des  mouron- 
niers.  B...  dit  le  Marquis,  D...  dit  Coco,  X...  dit  Jésus-Christ.  —  La  mère  F...; 
une  fortune  gagnée  dans  le  mouron.  —  Les  métiers  de  simple  récolte  et  l'as- 
sistance par  le  travail. 

II.  —  Le  mégotier.  —  P.  37. 

La  récolte  des  mégots;  ce  travail  facile  n'exige  ni  effort  pénible,  ni  pré- 
voyance, d'où  absence  de  patrons  et  atelier  familial  ;  effort  pour  obtenir  le 
libre  parcours;  la  lutte  contre  les  gens  de  la  production.  —  Monographie 
du  mégotier  C... 

III.  —  Le  chiffonnier  coureur.  —  P.  48. 

La  récolte  de  la  ■•  camelote  »  ;  ce  travail  facile  n'exige  ni  effort  pénible  ni 
prévoyance,  d'où  absence  de  patron  et  atelier  familial.  —  Répercussions  de 
ce  travail  sur  les  autres  phénomènes  sociaux;  ressemblances  et  dissem- 
blances sociales  entre  le  chiffonnier  et  le  chasseur.  —  Parallèle  entre  la  famille 
du  pasteur,  du  chiffonnier  et  du  chasseur.  —  Mode  d'existence;  étrange 
progression  des  loyers  avec  la  pauvreté  du  locataire.  —  Patronage,  cultures 
intellectuelles,  religion.  —Corporation;  incapacité  de  groupement  comparable 
à  celle  de  l'Indien  peau-rouge;  les  disputes  du  syndicat.  —  Opinions  poli- 
tiques. —  Démêlés  des  chiffonniers  avec  les  gens  de  la  production.  —  Mono- 
graphie des  chiffonniers  coureurs  L...  et  X...  —  L'homme  de  la  frontière,  le 
coureur-placier  B... 

IV.  —  Le  chiffonnier  placier.  —  P.  89. 

Passage  de  l'atelier  collectif  de  travail  à  la  pi-opriété  individuelle.  —  Le 
travail  du  placier.  —  La  propriété  individuelle  de  la  place  du  chiffonnage; 
cause  de  son  établissement  et  de  son  maintien.  —  Énorme  inlhience  de  la 
propriété  individuelle  de  l'atelier  de  travail  sur  la  vie  sociale  du  cliiffon- 
nier.  —  Monographie  du  chiffonnier-placier  R... 

V.  —  Le  maître  chiffonnier.  —  P.  110. 

L'émigrant  auvergnat  dans  le  commerce  du  chiffon.  —  Fxtréme  complica- 
tion de  ce  commerce.  —  Poui'quoi  le  commerçant  tient  en  échec  la  coopéra- 
tive. —  Monographie  de  deux  maître  chiffonniers.  —  InHuence  de  l'émigrant 
auvergnat  sur  le  biffm  :  le  bœuf  d'Auvergne  responsable  de  l'esprit  de 
<■  maquignonnage  »  de  ce  métier  parisien. 


QUELOUES  MÉTIERS  URBAINS 

DE  SIMPLE  RÉCOLTE 


AVANT-PROPOS 

Il  y  a  quelques  années,  lorsque  Edmond  Demolins  organisa 
l'Enquête  sur  les  pays,  j'entrepris,  pour  répondre  à  son  appel, 
d'étudier  les  anciens  pays  de  l'Ile  de  France.  Ces  pays  étaient, 
d'après  les  géographes  :  la  Goële,  l'Aulnay,  le  Parisis  et  la 
France.  Mais,  dès  mes  premières  observations,  il  m'apparut 
clairement  qu'à  l'inverse  de  ce  qui  s'est  produit  presque  par- 
tout, ces  anciennes  subdivisions  se  sont  ici  complètement  effa- 
cées, et  qu'il  n'en  reste  aucun  souvenir  chez  l'habitant  des  cam- 
pagnes. 11  n'est  pas  non  plus  possible  d'en  découvrir  de  traces 
dans  des  différences  de  travail  ou  de  types  sociaux. 

Un  phénomène  aussi  anormal  méritait  d'être  expliqué. 

L'influence  de  la  très  grande  ville  voisine  me  parut  fournir  la 
raison  la  plus  plausible  de  cet  état  de  chose.  L'action  de  Paris 
a  été  si  prépondérante  sur  sa  banlieue  que  les  autres  actions  du 
lieu  se  sont  effacées  devant  elles.  Cette  explication  eut  l'assenti- 
ment d'Edmond  Demolins  qui,  avec  sa  vivacité  desprit  ordi- 
naire, aperçut  immédiatement  pour  cette  étude  un  tout  autre 
plan.  Il  m'engagea  à  abandonner  l'étude  des  pays  de  l'Ile  de 
France  pour  rechercher  l'influence  de  Paris  sur  la  région  en- 
vironnante. L'hypothèse  préalable  était  que  cette  influence 
devait  se  retrouver  dans  toutes  les  manifestations  de  la  vie 
sociale. 

Ce  plan  m'apparut  dès  l'abord  plein  d'intérêt,  car  les  centres 


4  QUELQUES   METIERS    URBAINS   DE    SIMPLE    RECOLTE. 

urbains  paraissent  subir  une  évolution  tout  à  fait  analogue  à 
celle  qui  entraîne  le  reste  du  pays  ;  cette  évolution  est  seulement 
plus  intense  et  plus  avancée. 

On  voit,  en  effet,  que  la  culture  s'est  spécialisée  depuis  long- 
temps dans  la  banlieue  des  grandes  villes,  comme  elle  tend  à  le 
faire  dans  le  reste  du  territoire,  sous  Tinfluence  des  transports  ; 
que  la  fabrication  est  également  plus  développée  autour  des 
centres  urbains;  que  les  transports  y  sont  plus  actifs  et  qu'enfin 
le  commerce  et  la  spéculation  y  prennent  une  ampleur  in- 
connue ailleurs. 

On  peut  donc  espérer  qu'en  étudiant  la  façon  dont  s'est  pro- 
duite l'évolution  de  ces  centres,  on  explore  la  voie  que  suivra 
à  son  tour  le  reste  des  contrées  où  ils  s'élèvent. 

Tel  est  l'intérêt  très  grand  que  me  parut  présenter  cette 
étude. 


Les  métiers  de  mouronnier.  loégotier,  chiffonnier,  etc.,  doivent  se  classer  dans 
la  simple  récolte.  —  Caractéi'istiques-  sociales  des  travaux  de  simple  récolte  et 
d'extraction.  —  Le  chasseur  indien  pris  pour  tei-me  de  comparaison. 

Pour  essayer  de  débrouiller  Fécheveau  si  compliqué  des  phé- 
nomènes qui  se  passent  dans  une  grande  cité,  il  n'y  a  rien  de 
mieux  à  faire  que  de  suivre  pas  à  pas  la  méthode  d'Henri  de 
Tourville.  C'est  pourquoi  j'ai  été  amené  à  me  demander  s'il 
y  avait  à  Paris  des  métiers  de  simple  récolte.  Tout  d'abord,  la 
négative  m'apparut  comme  probable,  mais  en  examinant  les 
choses  de  plus  près,  j'ai  dû  modifier  cette  première  opinion. 
Certains  métiers  me  semblèrent  présenter  les  caractères  indis- 
cutables de  la  simple  récolte.  Ce  sont  :  le  mouronnier  ou  mar- 
chand de  mouron,  le  mégotier  ou  ramasseur  de  bouts  de  ci- 
gares, le  chiffonnier,  etc. 

On  n'a  étudié  jusqu'à  présent  que  des  simples  récoltes  s' exer- 
çant sur  des  végétaux  ou  des  animaux  produits  spontanément 
par  le  sol  et  consommés  par  la  famille;  il  m'a  paru  qu'on 
devait  considérer  le  travail  indépendamment  de  l'utilisation 
de   l'objet   récolté    et  que  le  classement  d'un  métier  ne  pou- 


AVANT-PROPOS.  O 

vait  dépendre  de  la  consommation  ou  de  la  vente  ultérieure 
de  la  denrée  récoltée. 

Il  faudra  seulement  distinguer  les  simples  récoltes  urbaines 
dont  les  produits  sont  généralement  soumis  à  la  vente  et  les 
simples  récoltes  de  la  campagne  qui,  le  plus  souvent,  donnent 
lieu  à  une  consommation  dans  la  famille. 

Il  me  parait  du  reste  difficile  de  classer  les  travailleurs  dont  il 
s'agit,  ailleurs  que  dans  la  simple  récolte.  L'extraction  et  la 
fabrication  ne  peuvent  évidemment  pas  leur  convenir,  car  ils  ne 
produisent,  ni  ne  transforment  rien.  Us  ne  peuvent  pas  non 
plus  être  appelés  transporteurs,  car  ils  ne  font  2)as  de  transport 
public. 

Pour  quun  homme  puisse  être  qualifié  transporteur,  il 
faut  qu'il  tire  sa  ressource  principale,  ou  du  moins  une  res- 
source importante,  de  la  rémunération  qu'on  lui  paie  pour  le 
transport  de  marchandises  appartenant  généralement  à  autrui. 
Et  cette  rémunération  varie  avec  la  distance  du  transport, 
avec  le  poids  transporté  et  aussi  avec  la  vitesse. 

Or,  aucun  des  individus  ci-dessus  ne  fait  ce  genre  de  trans- 
port; ils  se  bornent  à  transporter  chez  eux  ou  au  marché  la 
plante  ou  l'objet  récolté  dans  les  champs  ou  sur  la  voie  pu- 
blique comme  le  chasseur  transporte  à  sa  hutte  le  gibier  qu'il 
vient  de  tuer,  comme  le  cultivateur  transporte  à  son  grenier 
les  gerbes  qu'il  vient  de  couper.  Tous  les  producteur  font  peu 
ou  prou  du  transport  pour  livrer  la  marchandise  à  l'acheteur, 
mais  la  caractéristique  de  ce  transport,  c'est  d'être  du  transport 
privé  qui  ne  donne  lieu  à  aucune  rémunération  directe.  Nos 
types  ne  sont  donc  pas  des  transporteurs. 

Ce  ne  sont  pas  non  plus  des  commerçants,  car  le  commerçant 
est  essentiellement  l'homme  qui  achète  pour  revendre  et  l'opé- 
ration intellectuelle  qui  le  caractérise,  c'est  le  calcul  de  la  dif- 
férence entre  le  prix  d'achat  et  le  prix  de  vente.  Or,  nos  gens 
n'achètent  pas  ce  qu'ils  vendent,  ils  le  récoltent.  Ils  ne  font 
que  vendre  le  produit  de  leur  industrie  absolument  comme 
tous  les  producteurs;  même  sur  le  domaine  plein,  le  paysan  a 
toujours  en   fin  d'année   quelque  chose  à   vendre.   Le  fait  de 


6  OL'ELOVES    MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

vendre  ses  produits  ne  caractérisant  pas  un  commerçant,  ces 
travailleurs  ne  peuvent  être  placés  dans  cette  catégorie. 

Il  ne  reste  donc  plus  que  la  simple  récolte  pour  les  classer  ; 
nous  allons  voir  qu'ils  en  ont  toutes  les  caractéristiques  so- 
ciales : 

Pour  faire  cette  démonstration  avec  plus  de  rigueur,  je  vais 
remettre  sous  les  yeux  du  lecteur  l'exposé  des  caractères  sociaux 
des  travaux  de  simple  récolte  et  d'extraction,  tel  quil  a  été 
fait  par  M.  Pinot,  dans  le  tome  XI  de  la  revue  la  Science 
sociale. 


Caractéi'istiqites    sociales    des    travaux    de    simple    ri'colte    et 

cl' extraction. 

Simple  récolte.  —  M.  Pinot  s'exprime  ainsi  pour  la  simple 
récolte  :  «  ...  Nous  venons  de  faire  remarquer,  à  propos  des 
trois  variétés  de  la  simple  récolte,  que  le  groupement,  l'orga- 
nisation du  personnel  pour  le  travail  avait  une  forme  qui  ne 
s'appliquait  pas  seulement  au  travail,  mais  qui  servait  encore 
aux  autres  fonctions  sociales,  aux  autres  besoins  sociaux  dans 
ces  sociétés  de  pasteurs,  de  pêcheurs  côtiers  et  de  chasseurs. 
En  quel  sens  faut-il  entendre  cela? 

«  Ceci  est  vrai,  sauf  de  légères  exceptions,  pour  les  types  les 
plus  simples  de  ces  sociétés,  où  il  y  a  peu  de  fonctions  qui 
échappent  ordinairement  à  la  famille,  au  groupe  qui  organise 
le  travail.  Mais  il  ne  faudrait  pas  entendre  cette  proposition  en 
ce  sens  que  même  les  opérations  du  travail  se  fassent  toutes 
au  foyer  lui-même  et  par  toutes  les  personnes  qui  sont  an 
foyer. 

«  Ce  qu'il  faut  entendre,  c'est  que  l'autorité  qui  gouverne  et 
organise  le  travail  est  la  même  que  celle  qui  organise  les  au- 
tres actions  sociales,  les  autres  actions  communes,  et  elle  gou- 
verne le  travail  par  les  mêmes  moyens,  les  mêmes  modes  de 
groupement,  que  les  autres  actions  sociales.  Il  n'y  a  donc 
(ju'une  organisation,  qu'un  groupement;  mais  cette  organisa- 


AVANT-PR0P(3S. 


tion,  ce  groupement  est  appliqué  aux  actions  sociales  quel- 
conques. En  d'autres  termes,  pour  préciser  davantage  les  faits  : 
Le  père  est  chef  d'atelier,  et  c'est  comme  père  qu'il  est  chef 
d'atelier.  Il  n'est  chef  d'atelier  que  dans  la  mesure  où  il  est  chef 
de  famille  et  parce  qu'il  est  chef  de  famille.  Rappelez-vous  tout 
ce  que  vous  savez  des  pasteurs,  des  pêcheurs  côtiers,  des  chas- 
seurs, et  vous  verrez  hien  (|ue  le  père  ne  gouverne  le  travail 
que  comme  chef  de  famille. 

«  C'est  en  cela  que  l'organisation  de  l'atelier  se  confond  abso- 
lument avec  l'organisation  de  la  famille  ;  le  travail  n'est  qu'une 
fonction  de  la  famille.  11  n'y  a  pas  d'organisation  du  personnel 
distincte  de  l'organisation  du  personnel  familial,  c'est-à-dire  de 
celle  qui  régit  la  vie  au  foyer.  Et  par  organisation  du  personnel 
et  organisation  de  l'atelier,  il  ne  faut  pas  entendre  les  disposi- 
tions matérielles  de  l'atelier,  la  répartition  des  ouvriers  sur  tel 
ou  tel  point  du  travail,  mais  cette  hiérarchie  des  personnes  en 
vertu  de  laquelle  fonctionne  le  travail.  Eh  bien,  cette  hiérarchie 
dans  le  travail  n'est  ici  autre  chose  que  les  relations  même  de 
dépendance  dans  la  famille,  c'est-à-dire  la  hiérarchie  domes- 
tique, l'autorité  paternelle. 

«  C'est  précisément  parce  que  les  conditions  du  travail  dans  la 
simple  récolte  permettent  cette  identité  entre  l'organisation  de 
l'atelier  et  l'organisation  de  la  famille,  que  toutes  les  familles 
adonnées  à  ces  travaux  peuvent  demeurer  dans  un  état  à  peu 
près  complet  d'égalité  et  qu'elles  ne  voient  pas  se  développer 
au-dessus  d'elles  les  organismes,  qui  partout  ailleurs  se  super- 
posent aux  familles  ouvrières.  C'est  pourquoi  les  sociétés  adon- 
nées aux  travaux  de  simple  récolte  sont  des  sociétés  simples. 

«  Mais,  dès  que  l'homme  va  entrer  plus  avant  dans  la  voie  du 
travail,  dès  qu'il  va  concourir  à  la  production,  cette  simplicité 
va  disparaître  et  la  complication  sociale  va  commencer.   » 

Extraction.  —  «  Qu'entend-on  par  travaux  d'extraction? 

«  Les  travaux  d'extraction  sont  ceux  où  l'homme  applique  son 
effort  physique,  non  plus  seulement  à  recueillir  les  produits 
spontanés  de  la  nature,  mais  à  aider  aux  forces  naturelles,  pour 


8  QUELQUES    MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

tirer  du  sol  une  production  autre  ou  plus  abondante;  ou  encore 
à  extraire  du  sol  des  produits  naturels,  en  modifiant  l'état  des 
lieux.  Ces  travaux,  la  culture,  l'art  des  forêts  et  l'art  des  mines, 
sont  précisément  appelés  travaux  d'extraction,  parce  que 
l'homme  tire  ou  extrait  du  sol  un  produit,  exerçant  sur  le  lieu 
une  contrainte  qui  en  change  les  conditions  naturelles. 

«  Il  y  a  entre  les  travaux  de  simple  récolte  et  les  travaux 
d'extraction  toute  la  différence, qu'il  y  a  entre  cueillir  et  ex- 
traire. 

«  Pourquoi  les  travaux  d'extraction  sont-ils  classés  au  deuxième 
rang,  après  les  travaux  de  simple  récolte? 

«  Dans  leur  définition  même  nous  avons  indiqué  l'accroissement 
de  l'effort  humain  relativement  à  l'action  des  forces  de  la  na- 
ture; mais  précisons  davantage. 

«  Observez  les  faits.  Dans  la  culture,  la  nature  donne  la  fécon- 
dité du  sol,  le  régime  des  eaux,  le  climat  ;  l'homme  dirige  ces 
forces  naturelles,  utilise  les  eaux,  laboure  la  terre,  la  fume;  il 
fait  plus  encore,  il  prime  l'action  des  forces  spontanées  et  fait 
donner  au  sol  en  un  endroit  des  produits  qu'il  ne  donnait  pas 
spontanément.  Dans  l'art  des  forêts,  la  nature  fait  croître  le 
bois,  distribue  ici  et  là,  suivant  le  climat,  les  essences  forestières; 
l'homme  dirige  cette  végétation,  sème,  plante,  cultive  les  es- 
pèces arborescentes.  Dans  l'art  des  mines  la  nature  produit  le 
minerai;  l'homme  par  des  travaux  compliqués  —  recherches, 
creusement  de  mines,  établissement  de  boisage,  lavage,  réduc- 
tion de  minerais  —  met  au  jour  et  rend  utilisables  des  produits 
qui  sans  lui  seraient  restés  enfouis  au  sein  de  la  terre. 

«  Comparez  dans  ces  travaux  l'action  de  la  nature  à  l'effort 
humain  et  mesurez  cet  effort  humain  à  ce  qu'il  était  lorsqu'il 
s'agissait  des  travaux  de  simple  récolte,  et  vous  vous  rendrez 
compte  de  l'importance  croissante  de  cet  effort  humain,  partant 
de  la  place  que  les  travaux  d'extraction  doivent  occuper  après 
les  travaux  de  simple  récolte. 

«  Mais  si  au,  point  de  vue  technique,  les  méthodes  de  travail 
de  la  simple  récolte  et  de  l'extraction  amènent  d'aussi  grandes 
différences,  ces  différences  ne   sont  rien  auprès  de  celles  que 


AVANT-PROPOS.  9 

ces  mêmes  méthodes  amènent  au  point  de  vue  social,  c'est-à- 
dire  au  point  de  vue  de  Torganisation  du  personnel  dans  l'ate- 
lier. 

«  Les  travaux  d'extraction  exigent  de  ceux  qui  les  exercent  une 
qualité  essentielle.  Il  faut  que  l'homme  fasse  effort  et  sérieuse- 
ment effort,  non  pas  seulement  au  moment  de  la  récolte  du 
produit  comme  dans  les  travaux  de  simple  récolte,  mais  encore 
et  surtout  bien  longtemps  avant  l'instant  où  il  jouira  des  fruits 
de  sa  peine.  Il  a  donc  besoin  non  seulement  de  l'énerg-ie  morale 
qui  décide  à  l'effort  bien  avant  l'époque  où  apparaîtra  son 
résultat,  mais  encore  de  la  perspicacité  intellectuelle  qui  fait 
donner  cet  effort  dans  les  meilleures  conditions  de  rendement. 
Cette  énergie  morale  et  cette  perspicacité  sont  les  deux  éléments 
constitutifs  de  la  prévoyance. 

«  Ainsi  le  fait  social  qui  apparaît  tout  d'abord  et  qui  différen- 
cie profondément  les  travaux  d'extraction  des  travaux  de  simple 
récolte,  c'est  la  force  morale  et  la  perspicacité  intellectuelle^  en 
un  mot  la  prévoyance  dont  l'homme  a  absolument  besoin  dès 
qu'il  s'adonne  aux  travaux  d'extraction;  or,  la  prévoyance  est 
une  aptitude  rare,  exceptionnelle;  de  là  deux  grandes  consé- 
quences génératrices  de  toute  la  complication  sociale  : 

«  Les  travaux  d'extraction  ne  peuvent  être  entrepris  utilement 
que  par  des  hommes  doués  de  l'aptitude  rare  de  la  prévoyance  ; 
les  autres  hommes  laissés  à  eux-mêmes  en  sont  incapables. 

«  Ces  incapables  qui  sont  la  masse,  ne  sont  appliqués  au  tra- 
vail d'extraction  que  par  la  contrainte  et  sous  la  direction 
des  hommes  prévoyants. 

«  En  fait,  tandis  que  dans  les  travaux  de  la  simple  récolte, 
tous  les  hommes  adultes  étaient  capables  du  travail  de  la  récolte, 
dans  les  travaux  d'extraction  tous  les  hommes  adultes  ne  sont 
plus  capables  du  travail  ;  le  travail  d'extraction  n'est  plus  natu- 
rellement qu'à  la  portée  d'un  petit  nombre,  et  ce  n'est  qu'arti- 
ficiellernent,  à  l'aide  d'une  contrainte,  que  la  masse  s'y  adonne. 
Tous  les  procédés  de  contrainte  connus,  l'esclavage,  le  servage, 
etc.,  n'ont  jamais  eu  d'autre  but. 

«  Mais  si  la  masse  ne  s'adonne  pas  spontanément  aux  travaux 


10  OUEIQUES    MÉTIERS    URBAINS   DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

d'extraction,  et  a  besoin,  pour  y  être  pliée,  de  la  direction 
d'iiommes  prévoyants,  il  se  produit,  par  ce  seul  fait,  une  grande 
complication  sociale.  Cette  complication  a  pour  cause  la  cons- 
titution de  deux  ordres  de  familles,  dans  une  même  race,  dans 
un  même  métier.  C'est  avec  l'extraction  que  l'on  voit,  pour  la 
première  fois,  le  travail  échapper  à  la  disposition  de  la  famille 
ouvrière,  et  que  se  produit,  par  conséquent,  la  subordination 
d'une  famille  à  une  autre  dans  l'atelier.  C'est  ce  qu'on  appelle, 
en  science  sociale,  le  Patronage. 

«  Voilà  donc  expliquée,  au  point  de  vue  technique  et  au  point 
de  vue  social,  la  grande  distinction  qui  sépare  les  travaux  de  sim- 
ple récolte  des  travaux  d'extraction;  cette  distinction  se  continue 
et  se  manifeste  avec  encore  plus  d'intensité  pour  les  autres 
travaux  de  la  fabrication  et  des  transports  ;  seulement  d'autres 
différences  viennent,  pour  chacun  de  ces  travaux,  s'ajouter  à 
celles  que  nous  notons  aujourd'hui  entre  la  simple  récolte  et 
l'extraction.  » 

Voilà  donc  indiquées  les  caractéristiques  des  métiers  de  sim- 
ple récolte  et  d'extraction  et  nettement  marquée  la  ligne  qui 
les  sépare.  Il  était  indispensable  d'avoir  ces  notions  présentes 
à  l'esprit  pour  pouvoir  faire  avec  précision  l'étude  qui  suit. 

Le  chasseur  indien  pris  pour  terme  de  comparaison. 

on  sait  que  les  trois  procédés  fondamentaux  par  lesquels  toute 
science  se  constitue  sont  :  l'analyse,  la  comparaison  et  la  classi- 
fication. Nous  procéderons  en  même  temps  à  l'analyse  et  à  la 
comparaison;  c'est  en  effet  le  procédé  que  suit  inconsciemment 
l'esprit  humain.  Dès  que  l'analyse  a  isolé  un  phénomène,  la 
comparaison  s'effectue  immédiatement  dans  l'esprit  de  l'obser- 
vateur avec  les  autres  phénomènes  semblables  dont  la  science 
lui  offre  des  exemples,  et  cette  comparaison  éclairant  aussitôt 
l'analyse,  celle-ci  devient  plus  féconde  et  plus  poussée. 

Mais  pour  que  la  comparaison  soit  utile,  il  faut  ([u'elle  ait 
lieu  entre  deux  phénomènes  suffisamment  voisins;  le  choix  du 
terme  de  comparaison  importe  donc  beaucoup. 


AVANT-PROPOS.  H 

Le  type  qui  m'a  paru  le  plus  voisin  de  ceux  qui  vont  faiie 
l'objet  de  la  présente  étude,  est  le  chasseur  indien  des  forêts  de 
l'Amérique  du  Sud,  type  décrit  par  Edmond  Demolins  dans  son 
ouvrage  :  Comment  la  route  crée  le  type  social. 

Voici  un  extrait  de  cette  description  : 

«  On  pourrait  répéter  à  propos  de  la  chasse  ce  que  nous  avons 
dit  de  l'art  pastoral  :  elle  n'exige  aucune  prévoyance  ;  le  gibier 
de  chaque  jour  fournit  la  nourriture  de  chaque  jour.  Il  doit 
même  être  consommé  immédiatement,  car  il  ne  se  conserve  pas 
longtemps.  Ce  genre  de  travail  est  donc  accessible  à  la  géné- 
ralité des  hommes. 

«  Quoique  à  un  degré  moindre  que  Fart  pastoral,  la  chasse 
pourvoit  encore  aux  divers  besoins  de  l'homme  :  la  viande 
fournit  la  nourriture,  la  peau  sert  à  confectionner  les  vêtements, 
l'habitation,  les  outres,  etc.,  les  plumes  donnent  la  parure  la 
plus  recherchée  ;  le  poil  permet  de  confectionner  certains  tissus 
grossiers.  Les  chasseurs  peuvent  donc,  dans  une  certaine  me- 
sure se  suffire  à  eux-mêmes  ;  ils  peuvent  s'isoler  de  tout  contact 
avec  les  sociétés  plus  compliquées.  Cette  constatation  est  impor- 
tante, car  elle  explique  comment  les  sauvages  de  l'Amérique 
conservent  encore  aujourd'hui  les  habitudes  et  les  traits  carac- 
téristiques de  leur  état  social. 

«  Sur  ces  divers  points,  la  chasse  se  rapproche  de  l'art  pas- 
toral, mais  elle  en  diffère  par  plusieurs  conditions  essentielles 
qui  modifient  complètement  le  type  social. 

1"  Supériorité  de  la  jeunesse  sur  la  vieillesse. 

«  La  poursuite  et  la  capture  du  gibier  exigent  des  qualités 
spéciales  :  l'agilité,  la  force,  l'adresse.  Or,  ces  aptitudes  se  trou- 
vent plus  particulièrement  chez  les  jeunes  gens.  Ceux-ci  peuvent 
donc  se  suffire  à  eux-mêmes  de  bonne  heure.  Ils  sont,  par  con- 
séquent, portés  à  constituer  le  plus  tôt  possible  un  ménage  à 
part,  afin  de  garder  pour  eux  seuls  le  fruit  de  leur  travail  et 
de  s'exonérer  des  devoirs  d'assistance  envers  les  vieux  parents. 
C'est  un  mode  de  travail  qui  donne  à  la  jeunesse  la  supério- 
rité sur  la  vieillesse  :  l'autorité  et  l'influence  passent  des  pères 
aux  enfants. 


12  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

2°  Développement  de  Findividualisme. 

«  L'art  pastoral  maintient  ensemble  tous  les  membres  de  la 
famille;  la  chasse  des  animaux  en  troupes  comme  celle  du  bison 
réunit  encore  les  hommes;  la  petite  chasse,  celle  du  gibier 
épars,  ne  groupe  même  plus  les  hommes.  Chacun  a  le  plus 
souvent,  intérêt  à  s'isoler,  à  poursuivre  le  gibier  pour  son 
propre  compte  :  tout  chasseur  est  un  concurrent. 

«  Cette  tendance  à  l'individualisme  est  encore  développée 
par  les  facilités  d'établissement  que  la  petite  chasse  ofïre  aux 
nouveaux  ménages.  Le  jeune  pasteur  n'est  pas  tenté  de  se  sé- 
parer de  la  grande  communauté  patriarcale,  parce  <pi'il  ne 
peut  vivre  sans  troupeau,  ni  s'en  procurer  facilement.  Il  est 
donc,  à  défaut  d'autre  sentiment,  retenu  au  foyer  par  la  diffi- 
culté matérielle  de  s'en  éloigner.  L'autorité  paternelle  se  trouve 
ainsi  singulièrement  fortifiée  par  la  nature  des  choses. 

«  Il  en  est  tout  autrement  pour  notre  chasseur  :  les  frais 
d'établissement  du  jeune  ménage  sont  aussi  réduits  que  pos- 
sible, et  d'ailleurs  très  faciles  à  se  procurer. 

«  Voici  d'abord  l'habitation.  C'est  une  simple  hutte  en  bran- 
chages, recouverte  de  feuilles  ou  de  peaux.  Elle  peut  s'établir 
facilement.  Le  mobilier,  à  cause  des  migrations  imposées  par  la 
chasse,  est  absolument  rudimentaire  ;  il  est  fourni  par  le  bois  de 
la  forêt,  par  la  peau  des  animaux,  par  des  carapaces  de  tortues. 

«  Le  matériel  de  la  chasse  est  tout  aussi  élémentaire  :  il  se 
borne  essentiellement  à  un  arc  et  à  des  flèches  pour  les  animaux 
terrestres,  à  une  pirogue  pour  les  poissons.  Quelques  heures 
suffisent  pour  fabriquer  le  tout 

«  On  voit  donc  que,  chez  ce  type  de  chasseurs,  rien  n'empêche 
les  jeunes  ménages  de  s'établir  hors  du  foyer.  Tout,  au  contraire, 
les  y  pousse;  les  parents  n'ont  même  pas,  pour  les  retenir,  les 
séductions  de  l'intérêt. 

«  Nécessité  et  difficulté  des  migrations  périodiques. 

«  La  chasse  oblige  le  sauvage  à  des  migrations  périodiques.  Il 
lui  faut  suivre  le  gibier  dans  ses  diverses  étapes.  Si  le  chasseur 
est  obligé  à  ces  migrations,  il  lui  est,  d'autre  part,  particulière- 
ment difficile  de  les  eftectuer.  Tandis  que  tout  est  chemin  dans 


A\A.\T-r'Kor>os.  13 

la  steppe,  tout  est  ol)stacle  dans  la  forêt Par  suite  de  ces 

obstacles,  les  Indiens  contractent  l'habitude  de  marcher  à  lafde; 
de  là  l'expression  :  marcher  à  la  file  indienne.  Cette  habitude  est 
tellement  invétérée  qu'ils  la  conservent  même  quand  ils  ont  à 
parcourir  des  parties  non  boisées.  Les  voyageurs  en  expriment 
leur  étonnement.  ils  observent  également  que  les  enfants  à  la 
mamelle,  obligés  de  suivre  les  migrations  périodiques,  sont  voués 
à  une  mort  presque  certaine. 

<(  Telles  sont  les  circonstances  qui  développent  chez  ces  sau- 
vages, plus  encore  que  parmi  les  chasseurs  de  bisons,  une  ha- 
bitude qui  accentue  encore  la  désorganisation  de  la  famille, 
nous  voulons  parler  de  l'abandon  des  vieillards,  des  malades, 
des  enfants,  et  en  général  de  ceux  qui  ne  peuvent  pas  se  trans- 
porter facilement.  «  Les  sauvages,  dit  Crevaux,  passent  pour 
abandonner,  du  moins  en  voyage,  leurs  malades  et  leurs  blessés.  » 
Il  cite  à  l'appui  le  fait  d'une  petite  fille  malade  laissée  dans  un 
hamac  sur  le  bord  de  la  rivière.  Il  rencontre  un  autre  jour  une 
pauvre  femme  malade,  également  abandonnée  sans  vivres  par  sa 
famille,  qui  n'a  pu  la  transporter 

((  Chez  ces  sauvages,  comme  dans  les  types  précédents,  nous 
retrouvons  le  régime  de  la  communauté  du  sol.  La  forêt  appar- 
tient à  tout  le  monde,  parce  que  ses  produits,  comme  ceux  de  la 
steppe,  ne  demandent  à  l'honmie  aucun  travail. 

«  11  est  à  remarquer  que,  dans  nos  sociétés  compliquées,  ce 
sont  également  les  prairies  et  les  forêts  qui  restent  le  plus  long- 
temps indivises 

<c  11  résulte  de  tout  ce  que  nous  avons  dit  jusqu'ici  que  le 
type  de  la  famille  patriarcale  ne  se  maintient  pas  chez  les  chas- 
seurs. On  ne  peut  garder  au  foyer  tous  les  fils  mariés,  comme  chez 
les  pasteurs.  Au  contraire  les  enfants  s'éloignent  successivement 
dès  qu'ils  sont  en  état  de  se  suffire  à  eux-mêmes. 

«  La  famille,  dit  Le  Play,  se  réduit  chez  les  chasseurs  à  sa 
plus  simple  expression  :  elle  se  forme  par  l'union  des  jeunes 
époux,  elle  s'accroît  momentanément  par  la  naissance  des  en- 
fants; puis  elle  se  restreint  par  l'établissement  précoce  des 
adultes;  elle  se  détruit  enfin,  sans  laisser  de  traces,  par  la  mort 


li  OUELOLES    MÉTIERS    URIUINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

<les  vieux  parents.  Les  individus  conservent  seulement  les  rap- 
ports de  parenté  indispensables  à  la  conservation  de  la  race. 

«  Tels  sont  les  traits  caractéristiques  delà  famille  instable,  qui 
se  développe  spontanément  chez  les  peuples  chasseurs.  On  com- 
prend, sans  qu'il  soit  besoin  d'insister,  ce  que  devient  l'autorité 
paternelle  sous  un  régime  qui  éloigne  aussi  prématurément  et 
aussi  complètement  les  enfants  des  parents. 

«  La  fonction  de  père  se  borne  aux  devoirs  strictement  né- 
cessaires. » 


LE  MOURONNIER 

Une  journée  de  cueillette  :  ce  travail,  facile  et  attrayant,  n'exige  ni  effort  pénible, 
ni  prévoyance,  d'où  absence  de  patrons  et  atelier  faniilial;  effort  pour  obt(>v 
nir  le  libre  parcours.  —  Famille  :  elle  possède  les  caracti'ristiques  du  genn; 
instable;  la  jeunesse  de  B...  et  sa  vie  de  trimardeur,  la  simple  récolte  du  ■<  pilo- 
nage  ».  —  Mode  d'existence.  —  Patronage.  —  Monogi-aphies  des  mouronniers 
B...  dit  le  Marquis,  D...  dit  Coco,  X...  dit  Jésus-Christ.  —  La  mère  F...;  une 
fortune  gagnée  dans  le  mouron.  —  Les  métiers  de  simple  récolte  et  l'assistance 
par  le  travail. 

Les  mouronniers  partent  de  bonne  heure,  car  ils  ont  générale- 
ment de  longues  courses  à  faire  ;  aussi  ai-je  rendez- vous  avec 
B...,  dit  «  le  Marquis  »,  à  5  heures  du  matin,  rue  des  Bateliers, 
à  Clichy,  où  il  demeure. 

A  l'heure  dite  nous  arrivons,  mon  compagnon  et  moi,  chez  le 
mouronnier.  Il  habite  dans  une  grande  maison  en  briques  à 
quatre  étages  contenant  seulement  de  petits  logements  ouvriers 
et  donnant  sur  une  grande  cour.  A  notre  entrée  dans  la  cour, 
B...,  qui  nous  aperçoit,  vient  à  notre  rencontre  et  se  met, 
après  les  saints  d'usage,  à  préparer  sa  petite  charrette  à  bras  ;  il 
garnit  la  lanterne,  se  munit  de  quelques  toiles  utiles  à  la  cueil- 
lette, puis  il  va  détacher  un  gros  bouledogue,  son  compagnon 
de  travail,  qui  doit  l'aider  à  traîner  la  carriole,  et  nous  voilà  dans 
la  rue. 

Une  journée  de  cueillette.  —  Ce  travail  facile  et  attragant 
n'exige  ni  effort  pénible  ni  prévoyance,  d'oti  absence  de 
patrons  et  atelier  familial. 

Au  bout  de  quelques  minutes  de  marche,   mon  compagnon 


1()  OL'ELQUKS    MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

me  demande  si  j'ai  cassé  la  croûte  et,  sur  ma  réponse 
négative,  il  me  déclare  qu'il  a  l'habitude,  avant  de  fran- 
chir les  limites  de  l'agg-lomération,  de  prendre  du  café  noir 
chez  un  certain  «  bistrot  »  où,  paraît-il,  il  est  excellent,  car  mon 
homme  se  vante  de  connaître  les  bons  coins.  Nous  allons  donc 
prendre  le  dit  café,  puis  nous  voilà  déambulant  à  travers  As- 
nières,  non  sans  attirer  quelques  regards  curieux  de  la  part  des 
passants. 

Nous  rencontrons  beaucoup  de  charrettes  de  chiffonniers  qui 
se  dirigent  au  grand  trot  vers  leurs  places  de  chiffonnage  ;  ce 
sont  les  chiffonniers  d'Asnières  et  de  Gennevilliers,  «  les  gros 
G...  »,  comme  les  appellent  leurs  confrères  moins  fortunés. 

Femmes  et  enfants,  toute  la  famille  est  entassée  dans  la  car- 
riole, car  tous  les  bras  peuvent  servir  dans  ce  genre  de  travail 
de  simple  récolte,  facile  et  peu  pénible. 

Il  n'en  est  pas  de  môme  pour  celui  du  Mouronnier  qui.  exigeant 
de  très  longues  courses,  ne  permet  pas  à  B...  d'emmener  sa 
femme  et  ses  enfants. 

Au  bout  d'une  heure  et  demie  de  marche  environ,  nouvelle 
halte  chez  un  petit  marchand  de  vin,  qui  vend  un  excellent 
petit  vin  blanc  à  0  fr.  80  le  litre.  Tout  à  côté  il  y  a  charcuterie 
première  qualité,  où  nous  pourrons  faire  notre  provision  pour 
la  journée. 

Nous  goûtons  vin  et  charcuterie  que  nous  prisons  à  leur  va- 
leur, puis  nous  voilà  de  nouveau  en  route.  Nous  déambulons 
maintenant  en  pleine  campagne  et  nous  traversons  le  plateau 
de  Sartrou ville,  d'où  la  vue  domine  au  loin  la  plaine.  Çà  et  là 
nous  apercevons  quelcjues  toufï'es  de  mouron,  mais  ce  n'est  pas 
la  peine  de  s'arrêter  pour  si  peu  ;  il  faudrait  vingt-quatre  heures 
pour  faire  une  récolte  convenable;  plus  loin,  du  côté  d'Achères, 
nous  trouverons  mieux.  Nous  voilà  dans  Sartrou  ville  ;  en  passant 
près  de  l'église,  au  clocher  octogonal,  B...  me  fait  remarquer 
qu'il  est  11  heures  et  qu'il  y  aurait  lieu  de  se  rafraîchir  un 
peu,  car  il  fait  chaud.  Justement  il  connaît,  au  pied  de  l'escalier 
de  l'église,  un  «  troquet  »  qui  possède  un  petit  vin,  rouge  celui- 
là,  à  six  sous  la  bouteille,  qui  n'est  vraiment  pas  mauvais  pour 


LE   MOURONNIER.  17 

le  prix.  Va  pour  le  petit  vin  rouge,  et  nous  voilà  attablés  à  l'en- 
seigne des  69 Marches.  Le  vin  n'étant  pas,  ma  foi,  trop  mauvais; 
nous  faisons  remplir  une  énorme  bouteille  dont  la  panse  reljondic 
doit  bien  contenir  deux  ou  trois  litres  et  que  le  mouronnier  a 
l'habitude  d'emportei-  avec  lui  dans  ses  courses. 

De  nouveau  nous  reprenons  la  route  des  champs  en  devisant. 
Mon  compagnon  m'explique  qu'il  a  «  fait  aussi  le  chiffonnier  », 
mais  qu'il  a  abandonné  cette  profession  pour  diverses  raisons, 
parmi  lesquelles  je  crois  démêler  que  le  métier  de  mouronnier 
est  mieux  considéré  que  celui  de  chifïonnier! 

Nous  approchons  du  terrain  de  récolte  ;  il  est  midi  passé,  et 
mes  compagnons  déclarent  qu'avant  de  travailler,  il  faut  prendre 
des  forces  en  déjeunant.  Nous  nous  installons  alors  sur  l'herbe, 
à  l'ombre  d'un  petit  bois  ;  les  provisions  sont  déposées  sur  une 
nappe  improvisée  avec  un  vieux  sac,  la  dame-jeanne  circule  de 
mains  en  mains,  et  ce  repas  aux  allures  de  pique-nique  s'achève 
sans  hâte.  Après  quoi  B...  nous  offre  le  café  chez  une  certaine 
cabaretière  qu'il  connaît,  non  loin  de  là. 

Le  café,  le  pousse-café,  un  bout  de  causette,  enfin  nous  voilà 
prêts  au  travail;  il  est  2  heures  de  l'après-midi  quand  nous  nous 
remettons  en  route  pour  gagner,  à  2  ou  3  kilomètres  de  là,  les 
champs  où  pousse  le  beau  mouron. 

Ces  champs  mirifiques  où  le  mouron  est  à  faucher,  sont  situés 
dans  la  zone  d'épandage  des  eaux  d'égout;  grâce  à  la  fertilité 
qu'elles  provoquent  et  aussi  à  leur  température  qui  en  hiver  ré- 
chauffe la  terre,  le  mouron  pousse  à  foison,  et  lorsque  le  mou- 
ronnier peut  arriver  avant  que  les  sarcleurs  l'aient  enlevé,  c'est 
pour  lui  la  bonne  fortune,  la  grosse  récolte  sur  place  en  une 
heure  ou  deux. 

La  Cueillette.  —  Nous  abordons  la  terre  promise.  Le  jeune 
D...  voit  ses  instincts  d'ancien  mouronnier  se  réveiller;  il  s'ex- 
clame quand  il  voit  un  champ  assez  bien  fourni,  il  voudrait 
qu'on  s'arrête  pour  commencer  la  cueillette,  mais  le  vieux  ne 
veut  rien  entendre,  c'est  petit  à  faire  pitié;  il  connaît  un  champ 
un  peu  plus  loin,  pourvu  que  les  massacreurs  (sarcleurs)  ne 
l'aient  pas  nettoyé,  ce  sera  autre  chose.  Tout  à  coup  le  vieux 

2 


18  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS   DE   SIMPLE   RÉCOLTE. 

s'arrête  la  main  en  abat-jour  sur  ses  yeux.  «  Zut  !  çà  y  est,  ils 
y  ont  nettoyé  !  »  Nous  nous  approchons  du  champ  et  nous  cons- 
tatons en  effet  que  la  sârclette  des  ravageurs  a  fait  son  œuvre 
de  dévastation  ;  des  monceaux  de  mouron  gisent  piétines,  arra- 
chés, couverts  de  terre,  perdus;  c'est  à  en  pleurer.  Mais  pendant 
qu'altérés  nous  contemplons  le  désastre,  le  vieux  mouronnier 
à  l'œil  de  lynx  a  parcouru  le  champ  du  regard.  «  Ils  n'ont  pas 
tout  mangé!  »  clame-t-il,  et  du  bras  il  montre  un  coin  qui  n'a 
pas  encore  été  touché  ;  la  terre  y  disparaît  en  effet  sous  les  pieds 
de  mouron;  «  il  est  véritablement  à  faucher  »  ;  à  nous  trois  nous 
aurons  tôt  fait  de  remplir  la  carriole  de  deux  à  trois  cents  bottes 
de  mouron  pesant  quelque  80  à  100  kilos. 

Nous  voilà  donc  à  l'œuvre  :  l'opération,  fort  simple,  consiste  à 
arracher  la  petite  herbe  par  un  coup  de  doigt  spécial  qui  vise 
à  obtenir  la  touffe  entière.  Il  faut  ensuite  faire  la  botte;  quand 
la  quantité  de  mouron  réunie  dans  la  main  forme  une  grosse 
poignée,  on  la  lie  avec  un  petit  lien  formé  d'une  paille  arrachée 
à  un  vieux  tapis,  et  c'est  tout.  Il  n'est  guère  possible  de  rêver  un 
travail  plus  simple.  Mes  premières  bottes,  font  un  peu  rire  mes 
compagnons,  et  le  vieux  mouronnier  les  refait  à  la  dérobée,  mais 
au  bout  d'une  quinzaine  de  bottes  le  jeune  D...  déclare  que  ce 
n'est  pas  trop  mal.  «  Vous  voyez,  ajoute-t-il,  que  ce  n'est  pas 
sorcier  ».  J'en  conviens  sans  peine. 

Tout  en  travaillant,  B...  me  raconte  que  certains  gardes  cham- 
pêtres font  un  zèle  idiot  en  pourchassant  les  mouronniers  ;  tout 
dernièrement,  l'un  d'eux  a  appliqué,  en  guise  d'entrée  en  ma- 
tière, un  formidable  coup  de  pied  dans  le  bas  des  reins  à  son 
camarade  D...,  pendant  que  celui-ci  était  en  train  de  faire  sa 
récolte,  «  même  qu'il  en  a  eu  mal  au  coccyx  pendant  plus  de 
huit  jours  »,  conclut-il. 

Je  tombai  d'accord  que  ce  garde  était  une  brute,  et,  jetant 
un  regard  inquiet  sur  mes  derrières  :  «  Pensez-vous,  dis-je,  qu'ici 
nous  soyons  exposés?...  —  Ici,  non,  ils  ne  nous  disent  plus 
rien;  nous  étions  si  nombreux  que,  de  guerre  lasse,  ils  ont  fini 
par  fermer  les  yeux,    » 

Un  peu  rassuré  par  cette  déclaration,  je  me  remis  à  botteler 


LE   MOURONNIER.  19 

avec  ardeur,  non  sans  inspecter  de  temps  à  antre  l'horizon  d'où 
pouvait  surgir  le  redoutalile  garde. 

Au  bout  d'une  heure  et  demie  de  ce  travail  peu  fatigant, 
nous  avions  environ  deux  cent  cinquante  bottes  valant  ensemljle 
18  à  20  francs.  Autrefois,  il  y  a  dix  ans  environ,  le  même  char- 
gement aurait  valu,  à  deux  sous  la  botte,  25  francs;  mais  aujour- 
d'hui, à  cause  de  la  concurrence  de  ceux  qui  font  le  gros,  on  doit 
céder  un  certain  nombre  de  bottes  à  5  centimes,  et  le  bénéfice 
total  s'en  trouve  abaissé. 

Il  faudra,  du  reste,  toute  la  journée  du  lendemain  au  mouron- 
nier  pour  écouler  sa  marchandise.  Il  a  un  certain  nombre  de 
clients  auquel  il  vend  la  botte  deux  sous  à  titre  de  bonnes  pra- 
tiques; puis,  lorsqu'il  a  servi  toute  sa  clientèle,  il  écoule  ce  qui 
lui  reste  au  rabais,  à  des  marchandes  de  journaux  revendeuses 
ou  même  aux  halles. 

La  charrette  chargée,  il  n'y  avait  plus  qu'à  revenir  tranquil- 
lement par  le  même  chemin,  et  c'est  alors,  me  dit  «  le  Marquis  », 
que  j'apprécie  les  services  de  mon  chien  ;  en  effet,  le  gros  boule- 
dogue tire  énergiquement  et  remorque  à  lui  tout  seul  la  car- 
riole. 

Si  j'ai  décrit  ainsi  minutieusement  la  journée  du  mouronnier. 
c'est  pour  bien  montrer  que  ce  travail  ressemble  aux  autres 
simples  récoltes  connues  jusqu  à  ce  jour,  au  point  de  vue  de  la 
facilité  et  de  l'attrait.  Notre  expédition  est  bien  plus  une  journée 
de  promenade  à  la  campagne  qu'un  travail,  et  plusieurs  fois  le 
jeune  D...  s'écrie  :  «  Ah!  si  çà  se  vendait  comme  autrefois,  on 
ne  me  verrait  pas  souvent  à  l'atelier;  c'est  un  plaisir  de  mou- 
ronner  dans  ces  champs.  » 

Plus  tard,  en  causant  avec  lui,  j'apprendrai  du  reste  la  vraie 
raison  pour  laquelle  il  adésertéle  métier.  «  Je  n'osais  plus,  dit-il, 
vendre  du  mouron  dans  les  rues,  tous  mes  camarades  d'école 
se  moquaient  de  moi.  Je  me  suis  vu  certains  jours  faire  un  long 
détour  pour  éviter  un  groupe  d'apprentis  qui  commençaient  à 
m'assaillir  de  quolibets  quand  ils  me  voyaient  passer;  mou- 
ronnier, conclut-il,  c'est  pas  un  métier,  quoi!  s'il  me  fallait 
me  remettre  à  crier  le  mouron  dans  les  rues,  j'oserais  jamais.  » 


20  QUELQUES   MÉTIERS   URBAINS    DE    SIMPLE   RÉCOLTE. 

Nous  saisissons  là  une  des  raisons  pour  lesquelles  ces  métiers, 
non  plus  que  ceux  de  chiffonniers  ou  de  mégotiers,  ne  sont  pas 
trop  encombrés;  c'est  qu'ils  jouissent  d'une  mauvaise  considé- 
ration ;  on  est  mal  vu  quand  on  les  pratique,  et  cela  suffît  pour 
que  beaucoup  fassent  effort  pour  exercer  une  profession  plus 
dure  peut-être,  mais  mieux  considérée. 

On  voit  que  le  métier  est  des  plus  faciles;  on  pourrait,  il  est 
vrai,  lui  reprocher, —  et  «  le  Marquis  »  ne  manque  pas  de  le  faire, 
—  qu'il  oblige  à  de  longues  courses  par  tous  les  temps,  et  que  le 
mouronnier  est  de  ce  chef  sujet  aux  rhumatismes,  sa  seule  mala- 
die, du  reste;  maisne  peut-on  reprocher  tout  cela  à  la  chasse?  Et 
cependant  la  chasse,  métier  de  simple  récolte,  est  si  bien  un 
amusement  que  tous  nos  chasseurs  modernes  affrontent  longues 
courses,   mauvais   temps  et  rhumatismes...    pour  leur  plaisir. 

Ce  métier,  dont  le  caractère  de  simple  récolte  ne  saurait  être 
nié,  nous  servira  de  point  de  comparaison  pour  classer  égale- 
ment les  autres. 

Le  mouronnier  estime  que  son  métier  est  beaucoup  plus  pé- 
nible que  celui  de  chiffonnier  ;  ceux-ci,  me  dit-il,  ne  font  jamais 
de  très  longues  courses,  du  moins  le  placier;  ils  peuvent  se 
mettre  à  l'abri  quand  il  pleut;  en  outre,  ils  ont  à  peine  deux  ou 
trois  heures  de  travail  chaque  matin  et  leur  besogne  est  géné- 
ralement finie  à  9  ou  10  heures.  Néanmoins  B...  préfère  le  mé- 
tier de  mouronnier  parce  qu'il  est  mieux  considéré  que  celui  de 
chiffonnier. 

Le  mouronnier  a  pour  tout  outillage  sa  charrette,  quelques 
sacs  et  son  chien,  plus  un  vieux  sommier  couvert  d'une  toile 
métallique  sur  lequel  il  pose  son  mouron  pour  le  conserver  du 
soir  au  matin  et  l'arroser  afin  de  le  maintenir  frais. 

11  a  fait  lui-même  sa  charrette,  et  voici  ce  qu'elle  lui 
coûte  : 

Les  roues  3  francs  :  ce  sont  des  roues  de  devant  d'un  fiacre; 
il  les  a  eues  en  échange  d'une  montre  qu'il  avait  payée  3  francs 
à  un  camarade. 

Il  a  fait  la  caisse  avec  de  vieilles  planches  et  les  douves  d'un 
vieux  tonneau;  le  tout  valait  3   francs.   Les  ferrures  provien- 


LE   MOLRON.MKB.  21 

nent  des  cercles  du  tonneau;  quant  à  la  lanterne,  elle  lui  coûte 
1  franc.  L'ensemble  lui  revient  donc  à  7  ou  8  francs. 

Quant  au  chien,  il  lui  a  été  donné  tout  jeune,  et  il  l'a  élevé. 

Il  n'y  a  pas,  pour  le  travail,  de  groupement  de  personnel  autre 
que  celui  de  la  famille;  tout  chef  de  famille  est  en  même  temps 
chef  de  l'atelier  de  travail.  D'où  aucune  complication  sociale. 

En  résumé,  ce  métier  a  bien  toutes  les  caractéristiques  de  la 
simple  récolte  :  il  est  attrayant,  facile,  n'exige  aucune  pré- 
voyance et,  par  conséquent,  se  trouve  à  portée  de  la  généralité 
des  hommes,  sans  qu'il  soit  nécessaire  d'instituer  un  groupement 
spécial  du  travail. 


FAiMiLLE.  — Elle  possède  les  caractéristiques  du  genre  instable. 
—  La  jeunesse  de  B...  —  Sa  vie  de  trimardeur .  —  La  simple 
récolte  du  «.  pilonage  ». 

B...  est  un  tout  petit  homme  à  la  figure  maigre,  aux  jambes 
cagneuses,  au  regard  fuyant;  causeur  intarissable,  il  n'y  a  qu'à 
le  laisser  parler  pour  avoir  tous  renseignements,  11  est  âgé  de 
cinquante-trois  ans.  Il  est  fils  naturel  d'une  cuisinière  originaire 
de  Belfort;  son  père,  ouvrier  charroyeur,  était  un  assez  mauvais 
garnement,  qui  n'a  jamais  rien  fait  de  bon. 

B...  a  vécu  longtemps  avec  sa  mère,  qui  est  morte  depuis 
douze  ans  environ.  Il  a  commencé  à  faire  le  mouron  dès  son 
enfance  et  ne  se  rappelle  plus  qui  lui  a  appris  ce  métier;  il  avait 
alors  dix  ou  douze  ans.  Il  n'a  jamais  voulu  s'astreindre  à  fré- 
quenter l'école  qu'il  a  désertée  un  beau  jour  où  le  maître  lui  avait 
allongé  un  coup  de  férule.  Il  sait  cependant  lire  et  écrire,  mais 
il  prétend  qu'il  a  appris  cela  à  l'âge  adulte  ;  il  ajoute  que, 
quant  à  l'orthographe,  il  y  a  renoncé. 

Nous  notons  déjà  dès  l'enfance  un  défaut  de  contrainte  et  de 
direction,  provenant  sans  doute  de  l'absence  du  père  ;  c'est  pro- 
bablement à  cette  époque  qu'il  a  pris  ses  habitudes  d'ivrognerie 
invétérée.  Avant  de  partir,  sa  femme  nous  avait  recommandé 
en  souriant  de  ne  pas  le  trop  saouler,  et  après  l'avoir  quitté,  le 


22  OUELQLES   MÉTIERS    L  RBAINS   DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

jeune  D...  me  dit  :  «  Vous  lui  avez  donné  la  pièce,  il  va  en  pren- 
dre une  avant  de  rentrer,  »  ce  qui  arriva  en  effet. 

A  quelque  temps  de  là,  ayant  revu  sa  femme,  celle-ci  me  dit 
en  riant  :  «  Vous  savez,  l'autre  jour,  quand  il  est  rentré,  il  n'é- 
tait pas  seul!  »  Je  frémis  à  l'idée  de  quelque  drame  conjugal! 
«  Pour  sûr  qu'il  n'était  pas  seul,  poursuivit-elle,...  il  était  ac- 
compagné à^nne  cuite...  soignée.  » 

B...  me  raconte  que,  dans  sa  jeunesse,  il  eut  un  jour  envie 
de  voir  du  pays.  «  Alors,  me  dit-il,  v'R  que  je  me  mets  su'l 
trimard  »  ;  il  me  donne  ensuite  quelques  détails  sur  le  trimardeur, 
qui  vit  également  d'un  métier  de  simple  récolte,  «  lepilonage  ». 

Le  trimardeur,  c'est  le  chemineau  qui  court  les  routes  droit 
devant  lui,  sans  autre  but  que  de  vivre  en  pUonant.  Pilonner 
veut  dire  mendier,  mais  c'est  une  mendicité  spéciale  ;  elle  con- 
siste à  se  donner  comme  ouvrier  sans  travail  en  quête  d'ou- 
vrage :  «  On  fait  son  petit  boniment  du  mieux  qu'on  peut,  et  on 
obtient  deux  ronds  et  quelquefois  la  soupe  et  un  verre  de  vin  ». 
Mais  le  métier  ne  vaut  plus  rien  :  certains  trim ardeurs  s'étant 
rendus  coupables  de  méfaits,  le  chemineau  est  vu  maintenant 
d'un  mauvais  œil  dans  les  fermes  où  jadis  on  l'accueillait  sans 
défiance.  Lestrimardeurs,me  dit  B...,  sont  tous  parisiens  ou  tout 
au  moins  originaires  des  grandes  villes  de  France  et  de  l'é- 
tranger; il  n'en  a  jamais  connu  de  paysans. 

Avec  une  verve  de  Gavroche,  il  me  raconte  certaines  avan- 
tures  qui  jettent  un  jour  intéressant  sur  la  mentalité  de  ces 
bizarres  individus  vantards,  hâbleurs,  chez  qui  le  métier  déve- 
loppe l'habitude  du  mensonge  à  un  degré  vraiment  curieux. 

C'était  l'évêque  de  X...  qui,  d'après  un  camarade  trimardeur, 
donnait  toujours  la  pièce  de  cent  sous  à  celui  qui  réussissait  à 
laborder.  «  Si  tu  peux  le  voir,  t'es  sûr  de  la  tune.  »  B...,  encore 
naïf  et  confiant,  file  d'un  pas  léger  vers  la  demeure  de  l'évêque, 
giiette  le  moment  où  le  factionnaire  tournait  le  dos  et  se  faufîlle 
dans  la  cour  juste  au  moment  où  l'évêque  sortait.  «  Chouet!  que 
je  me  dis,  le  v'ià;  je  m'amène  la  casquette  à  la  main  et  je  lui 
fais  le  petit  boniment...  »  «  Bien,  mon  enfant,  qu'y  me  dit,  puis 
y  fouille  dans  sa  poche.  Je  pensais  :  Ça  y  est!  c'est  la  tune!  Ah  !! 


r.E   MOURONNIER.  23 

là,  là...  pas  besoin  de  la  palper  deux  fois  pour  voir  que  ce  n" é- 
tait  pas  une  tune!  deux  ronds,  quoi!  » 

C'était  ensuite  le  notaire  de  Y...  qui  avait  un  établissement 
hospitalier  où  on  pouvait  vivre  princièrement  pendant  deux  ou 
trois  jours,  et  partir  ensuite  nippé  de  pied  en  cap.  Résultat,  une 
méchante  soupe  à  chien  et  «  une  liquette  (chemise)  dont  un 
biffin  n'eût  pas  donné  quatre  ronds  ». 

Un  troisième  loustic  lui  indiquait  avec  mystère  l'hôpital  de 
Z...  où  il  suffisait  de  se  faire  une  petite  écorchure  au  pied  pour 
séjourner  pendant  huit  jours,  et  d'où  il  se  faisait  expulser  le 
lendemain  même  avec  son  écorchure. 

«  Veux-tu  gagner  1.500  francs?  lui  dit  mi  autre  jour  un  cama- 
rade avec  lequel  il  venait  de  discuter  longuement  le  point  desavoir 
comment  ils  pourraient  bien  trouver  à  déjeuner;  B...,  devenu 
méfiant,  ne  broncha  pas.  «  Mon  vieux,  v'ià  le  truc!  Tu  passes 
en  Belgique  où  on  enrôle  des  soldats  pour  le  Congo  ;  tu  t'en- 
gages et  tu  palpes  les  1.500  balles  de  prime,  après  quoi  tu  files 
à  l'anglaise  et  tu  rentres  en  France  avec  le  pognon.  » 

B...  hocha  la  tête...  «  Çà  ne  doit  pas  se  faire  aussi  facilement 
que  ça...  je  marche  pas.  » 

«  Finalement,  me  dit-il,  je  compris  que  tous  les  trimardeurs 
étaient  des  menteurs;  j'étais  dégoûté  du  métier,  on  y  mangeait 
trop  de  mistoufle  (misère),  et  je  fis  demi-tour  pour  rentrer  à 
Paris.  »  Il  était  alors  aux  envir-ons  de  Roubaix,  et  revint  tout 
d'une  traite  pour  revoir  ((  la  mère  «  qu'il  avait  quittée  depuis 
deux  mois. 

Il  a  essayé  divers  métiers,  comme  celui  de  garçon  de  chantier, 
mais  ne  les  a  pratiqués  que  fort  peu  de  temps,  pour  revenir  à  la 
cueillette;  il  a  été  aussi  chiffonnier,  enfin  il  y  a  déjà  plus  de 
vingt  ans  qu'il  ne  fait  plus  que  le  mouron. 

Quand  sa  mère  est  morte,  il  avait  une  quarantaine  d'années;  il 
est  resté  garçon  quelques  mois,  puis  s'est  avisé  de  faire  la  cour 
à  une  blanchisseuse  sa  voisine;  mais  celle-ci,  une  veuve  avec 
trois  enfants ,  l'arrêta  dès  les  premiers  mots,  en  l'avertissant 
qu'elle  voulait  bien  du  mariage  régulier  devant  le  maire  et  le 
curé;  «  autrement,  dit-elle,  je  ne  marche  pas  ». 


24  QUELQUES  MÉTIERS  URBAINS  DE  SIMPLE  RÉCOLTE. 

Devant  cet  ultimatum,  B...  s'incline  et  l'on  va  à  l'ég-Iise  où  la 
cérémonie  de  la  confession  inquiète  un  peu  notre  homme  par 
avance;  mais  comme  le  curé,  «  un  bon  zig  »,  se  borne  à  lui  de- 
mander s'il  n'a  pas  tué  ni  volé,  il  déclare  à  sa  femme  en  sortant 
que,  «  si  c'est  que  cala  confession  »,  il  recommencerait  bien  pour 
une  chopine. 

Ce  petit  détail  éclaire  d'un  jour  précis  la  mentalité  de  cet 
homme,  qui  ne  nous  présente  pas  du  tout  le  type  de  l'irréligieux 
par  antipathie  cléricale,  mais  simplement  par  indifférence  ou 
ignorance. 

Je  n'ai  relevé  dans  ces  paroles  aucune  velléité  d'anticlérica- 
lisme, au  contraire,  il  déclare  que  le  curé  «<  était  un  bon  zig  ». 

Il  professe  une  indifférence  analogue  pour  les  questions  poli- 
tiques, et  quand  j'essaie  de  le  mettre  sur  ce  chapitre,  il  parait 
à  court  d'idées;  causeur  intarissable  sur  tout  autre  sujet,  il  n'a 
plus  alors  mot  en  bouche,  et  j'acquiers  vite  la  conviction  que 
c'est  la  chose  du  monde  qui  l'intéresse  le  moins.  Quelle  in- 
fluence ça  peut-il  bien  avoir  sur  la  croissance  du  mouron?  Ces 
fameuses  questions  politiques  et  religieuses,  brûlantes  entre 
toutes,  le  laissent  essentiellement  froid. 

Sa  femme  était  veuve  avec  trois  enfants  de  son  premier  lit, 
deux  filles  et  un  garçon.  L'une  de  ses  filles  avait  été  placée  par 
un  patronage  catholique  dans  une  maison  bourgeoise  des  envi- 
rons de  Paris,  et  c'était,  disait  Ja  mère,  parce  que  cela  pourrait 
nuire  à  ses  enfants  «  rapport  au  patronage  »,  qu'elle  désirait  le 
mariage  religieux. 

Une  autre  de  ses  filles  vivait  avec  elle  à  la  maison,  mais  elle 
s'est  laissée  séduire  par  un  jeune  voisin  et  en  a  eu  un  enfant. 
Sa  mère  lui  a  alors  enjoint  d'aller  habiter  avec  son  amant;  ce- 
lui-ci était  déjà  avec  sa  sœur,  de  telle  façon  que  les  trois  jeunes 
gens  vivent  actuellement  ensemble. 

Enfin  le  dernier  enfant  est  un  garçon  de  dix-huit  ans,  qui  est 
charretier  :  «  c'était  son  goût,  »  me  dit  le  père.  Il  gagne  4  fr.  50 
par  jour,  donne  4  francs  à  sa  mère  pour  son  entretien  et  garde 
0  fr.  50  pour  lui. 

B...  a  eu  trois  autres  enfants  de  sa  femme  :  une  petite  fille  qui 


LE   MOURON  NIER.  23 

est  morte  il  y  a  deux  ans  à  l'âge  de  sept  ans,  d'une  méningite  ; 
un  petit  garçon  de  sept  ans  qui  est  très  délicat,  me  dit-il,  enfin 
un  autre  petit  garçon  de  deux  ou  trois  ans. 

Mode  d'existence.  —  B...  m.e  dit  qu'on  boit  chez  lui  environ 
quatre  litres  de  vin  par  jour  à  eux  tous;  ils  mangent  à  chaque 
repas  de  la  viande  et  des  légumes,  et  le  matin,  ils  ont  l'habitude 
de  prendre  le  café  au  petit  déjeuner.  Les  jours  de  courses  dans 
la  campagne,  sa  femme  qui  tient  la  bourse  lui  donne  1  fr.  50, 
qu'il  aille  loin  ou  qu'il  aille  près,  «  elle  ne  s'occupe'pas  de  cela  »  ; 
il  emporte,  il  est  vrai,  deux  litres  de  vin. 

M™*B...  estime  à  7  francs  par  jour  les  dépenses  totales  de  la 
famille  pour  l'entretien,  le  chauffage  et  les  habits.  Voici,  du 
reste,  le  détail  des  denrées  consommées  : 


QUANTITÉS 
consommées 
l)ar   semaine. 

PRIX 

de  l'unité. 

TOTAL 
du  prix. 

Pain 

28  livre:^. 
14     — 

3      — 

l      —     1/2. 

1     —  environ. 

1  douzaine  1/2. 

2  livres. 
2     

2     

7  kilos. 
2  litres. 
2  boisseaux 
1    soit  14  kilos  1. 

2  livres 

3  litres. 
28     — 

3/4  de  livre. 

O""".^  les  4  livres. 
0.80  la  livre. 
1.30      — 
1.20      — 
1.25       — 

)) 
1.00  la  livre. 
0.70      — 
0.90      — 

)) 

» 

0.30  le  litre. 
0.30      — 

;if2.j 
11.20 
3.90 
1.80 
1.2o 
1.60 
3.20 
1.40 
1.80 
0.70 
1.20 

2.40 

1..30 
0.90 
7.70 
1     » 

Viande  de  bœuf  .  .  . 

• —      de  porc.  .  .  . 

—      de  cheval.  .  . 

Poisson 

OEufs 

Beurre  

Huile 

Saindoux 

Légumes  herbacés.  . 
Légumes  en  grains.  . 

Pommes  de  terre.  .  . 

Sucre 

Lait 

Vin 

Café  ... 

46.60 

Si  nous  calculons  les  éléments  que  contient  cette  alimenta- 
tion, nous  voyous  que  cette  famille  de  quatre  personnes  (en 
comptant  les  deux  enfants  pour  une  personne  adulte)  consomme 
par  semaine  : 


26 


QUELOIES    METIERS   URBAINS    DE    SIMPLE    RECOLTE. 


POIDS  BRUT 

des 

aliments. 


ALBUMINE. 


GRAISSE. 


HYDRATES 

de 
carbone. 


Pain 

Viande 

Œufs.  . 

Beurre,  huile,  graisse. 
Légumes  herbacés.  .  . 
Légumes  en  grains .  . 
Pommes  de  terre  .  .  . 

Sucre  

Lait 

Vin 


14.000 

10.000 
1.300 
3.000 
7.000 
1.600 

14.000 
1.000 
3.000' 

28.000' 


Grammes. 

.006,6 
.38S,    .. 
147,29 
26,7 
127,4 
377, 00 
182,    » 

)> 
101,    » 


<irammes. 

03, 96 

3,70 

140,22 

Î.571,    » 

14,   » 

32,    » 

210,    » 

» 
108,    » 


Grammes. 

6.699,  » 
240,8 
0,039 
0,000 
315,  » 
881,6 

2.800,  » 
960,  » 
133,50 

3.612,  » 


Ce  qui  pour  une  personne 
donne 

Nombres  donnés  par 
M.  Gautier,  pour  l'ali- 
mentation moyenne  d'un 
Parisien  par  semaine.  . 


3.5.ï3,59 


888, 397 


133,41 


3.144,88 


786,22 


393,78 


15.641,939 


3.920,484 


2.802,10 


Les  nombres  accusés  par  le  niouronnier  sont  sensiblement  plus 
élevés  que  ceux  de  la  moyenne  parisienne.  Ce  résultat  n'est  pas 
étonnant  si  on  considère  qu'on  est  ici  en  présence  de  travailleurs 
manuels  d'un  appétit  robuste,  tandis  que  la  moyenne  des  con- 
sommateurs parisiens  comprend  un  grand  nombre  d'estomacs 
délabrés  dont  la  consommation  est  réduite. 

Le  logement  de  B...  comprend  deux  pièces  et  une  cuisine  et 
lui  coûterait  à  Paris  3  ou  iOO  francs;  il  ne  le  paie  à  Clichy  que 
!200  francs. 

Nous  avons  vu  que  les  recettes  de  la  famille  se  composent  des 
15  à  18  francs  que  B...  gagne  tous  les  deux  jours  et  des  4  fr.  50 
que  touche  par  jour  le  fils  charretier.  —  Il  est  à  noter  qu'il  n'y  a 
pour  ainsi  dire  pas  de  morte  saison  pour  le  mouron  et  qu'on  le 
récolte  à  peu  près  toute  l'année. 


Patronage.  —  En  science  sociale,  on  a  toujours  considéré  que 
les  simples  récolteurs  étaient  patronnés  par  les  productions  spon- 
tanées, l'herbe,  le  poisson,  le  gibier;  ici  nous  trouvons  un  pa- 
tronage analogue  et  Le  Play,  dans  la  monographie  du  chiffonnier 


LE    MMLHONNIEK.  21 

de  Paris,  dit  textuellement  ceci  :  «  Les  objets  que  le  chiffonnier 
ramasse  sur  la  voie  publique  sont  Féquivalent  des  subventions 
que  l'herbe,  les  bois  et  les  eaux  donnent  aux  gens  de  la  cam- 
pagne [Ouvriei-s  européens,  t.  I",  Le  Chifl'onnier). 

Le  mouronnier  récolte  une  herbe  absolument  spontanée, 
qui  est  considérée  comme  une  mauvaise  herbe  et  qui,  par  consé- 
quent, est  bien  pour  lui  un  don  de  la  nature;  mais  cette  plante 
ne  pousse  que  dans  des  champs  cultivés,  bien  fumés  et  bien  tra- 
vaillés; elle  est  donc  due  indirectement  au  travail  du  cultivateur, 
et  c'est  si  vrai  que  nulle  part  elle  n'est  en  aussi  grande  abon- 
dance que  dans  les  champs  d'épandage  des  eaux  d'égout  de  la 
ville  de  Paris,  par  suite  de  l'excès  d'engrais  que  reçoivent  ces 
champs.  Avant  la  création  de  ces  champs,  les  mouronniers  trou- 
vaient beaucoup  moins  facilement  le  mouron  et  à  l'état  dissé- 
miné, il  fallait  en  faire  trois  ou  quatre  bottes  ici,  trois  ou 
quatre  bottes  quelques  centaines  de  mètres  plus  loin;  c'était  le 
temps  où  il  n'y  avait  pas  de  marchands  de  mourons  en  gros. 

Depuis  que  les  champs  d'épandage  existent,  certains  mouron- 
niers (il  y  en  a  peut-être  bien  une  dizaine  dans  ce  cas)  ont  che- 
val et  voiture  et,  réunissant  deux  ou  trois  camarades,  vont  dans 
ces  champs  pour  remplir  leur  charrette  de  Ijottes.  Ils  peuvent 
ainsi  rapporter  de  1.000  à  1.500  bottes,  et  par  conséquent  les 
donner  au  rabais  pour  cinq  ou  six  sous  la  douzaine.  «  Il  est  vrai, 
me  dit  B...,  que  c'est  de  la  mauvaise  marchandise,  car  pour  aller 
plus  vite,  ils  ramassent  tout  et  font  des  bottes  de  fumier,  mais 
ça  fait  du  tort  tout  de  même.  »  Cette  facilité  de  trouver  du 
mouron  dans  ces  champs  d'épandage  a  contribué  à  multiplier 
les  mouronniers,  qui  sont  actuellement  plus  de  quatre  cents  à 
Paris  alors  que,  du  temps  de  la  jeunesse  de  B...,  ils  n'étaient  pas 
plus  de  quarante.  Mais  en  ce  temps  il  fallait  déployer  un  véri- 
table flair  d'Indien  pour  trouver  le  mouron.  Les  D...  y  excel- 
laient, et  bien  des  fois  ils  arrivaient  sur  le  marché  avec  des  char- 
gements alors  que  personne  n'en  avait.  Mais  dès  le  lendemain, 
ils  étaient  certains  d'être  filés  par  des  concurrents  qui  cher- 
chaient à  surprendre  le  secret  de  leur  belle  récolte,  et  c'était 
alors  des  ruses  d'apaches  pour  dépister  les  suiveurs. 


28  QUELQUES  MÉTIERS  URBAINS  DE  SIMPLE  RECOLTE. 

Quoi  qu'il  en  soit,  pour  pénétrer  sur  le  champ  du  paysan,  il 
faut  son  consentement  ou  du  moins  sa  tolérance  tacite.  C'est  là 
une  sorte  de  patronage  détourné;  le  cultivateur  fait,  en  somme, 
jouir  dans  une  certaine  mesure  le  mouronnier  de  sa  propriété  ; 
la  mesure  est  faible  sans  doute,  car  il  ne  se  fait  pas  faute  de 
biner,  ou  d'effectuer  les  travaux  nécessaires  au  détriment  quel- 
quefois du  malheureux  mouronnier,  mais  en  somme  il  y  a  un 
permis  de  jouissance.  A  certains  endroits,  du  reste,  ce  permis  est 
refusé  au  cueilleur  et  la  défense  est  rigoureusement  appliquée  ; 
il  en  est  ainsi  à  Gennevilliers  où  les  mouronniers  ne  peuvent  pé- 
nétrer qu'avec  un  permis  de  la  municipalité,  permis  qui  n'est 
délivré  qu'aux  habitants  de  la  localité.  Partout,  du  reste,  les 
mouronniers  profitent  d'une  tolérance  plutôt  que  d'une  véritable 
permission  ;  à  chaque  instant  ils  sont  en  butte  aux  mauvais  trai- 
tements des  gardes  champêtres  qui  veulent  faire  du  zèle,  me 
ditB...  avec  mépris. 

Il  reconnaît  cependant  que  la  rigueur  de  certains  est  motivée 
par  les  aoIs  dont  ils  sont  victimes  de  la  part  de  mouronniers 
sans  scrupules,  qui  sous  prétexte  de  cueillir  du  mouron,  passent 
dans  les  champs  pour  voler  choux,  artichauts  ou  fruits.  Quand 
le  vol  est  découvert,  le  propriétaire  ne  veut  plus  voir  de  mou- 
ronniers chez  lui.  «  C'est  ce  qui  fait  du  tort  à  la  corporation,  il 
y  a  trop  de  voleurs,  »  conclut  B... 

Nous  trouvons  là  un  épisode  de  la  lutte  que  l'on  constate  par- 
tout entre  le  simple  récoUeur,  pasteur  ou  chasseur,  qui  désire  le 
libre  parcours,  et  Y  extracteur,  qui  a  impérieusement  besoin  de 
la  propriété  individuelle. 

B...  me  dit  qu'il  n'a  recours  à  aucune  assistance  dans  les  phases 
de  l'existence.  La  chose  me  paraît  sujette  à  caution,  car  nous  sa-- 
vons  déjà  que  sa  femme  a  eu  un  de  ses  enfants  placé  par  un  pa- 
tronage catholique.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  m'expose  une  opinion 
assez  intéressante  sur  le  mode  d'assistance  qui  conviendrait  le 
mieux,  selon  lui,  pour  les  imprévoyants;  ses  vues  méritent  d'être 
notées,  car  elles  émanent  d'un  homme  qui  a  l'expérience  du  milieu 
et  peut  parler  savamment  des  défauts  qu'il  reproche  à  ses  con- 
frères. 


LE    MOURONNlKIî.  :>9 

Il  me  dit  que  l'assistance  en  argent  ne  vaut  rien,  car  ceux  qui 
en  sont  l'objet  ne  font  que  transformer  ces  subsides  en  orgies; 
les  bons  de  denrées  ne  lui  semblent  pas  non  plus  exempts  de  re- 
proche, car  bien  souvent  ils  sont  vendus,  et  le  résultat  est  le 
même.  Il  faudrait,  dit-il,  un  carnet  individuel  et  nominatif  sur 
lequel  on  ouvrirait  un  crédit  de  viande,  de  pain,  de  vin,  etc.,  à 
l'intéressé  et  sur  lequel  les  fournisseurs  inscriraient  les  quantités 
fournies. 

Ce  système,  émanant  d'un  homme  ayant  une  profonde  expé- 
rience de  ce  milieu,  mériterait  d'être  essayé. 

En  résumé,  nous  voyons  que  les  mouronniers  sont  patronnés 
non  seulement  par  la  nature  qui  leur  offre  gratuitement  l'herbe 
qu'ils  cueillent,  mais  aussi  par  le  cultivateur  qui  les  laisse  jouir 
de  sa  propriété. 


Monographie  de  /)...,  dit  Coco. 

Dansle  mêmequartierhabiteunautremouronnier,le  pèreD... 
dit  Coco.  C'est  un  homme  de  soixante  ans,  oncle  du  jeune  D..., 
mon  compagnon  ;  il  a  fait  deux  congés  de  sept  ans  et,  après  sa 
libération,  est  entré  comme  coltineuràla  raffinerie  Say,  mais  son 
intempérance  l'a  fait  renvoyer;  c'est  alors  qu'il  a  commencé  à 
faire  le  mouron,  métier  qu'il  exerce  depuis  plus  de  trente  ans. 
C'est  B...  qui  lui  a  montré  le  métier;  depuis  cette  époque,  ils 
sont  restés  bien  ensemble,  et  B...  me  dit  qu'il  est  allé  souvent  le 
soigner  pendant  ses  attaques  de  rhumatisme. 

D...  est  célibataire  et  a  toujours  mené  une  vie  déréglée  ;  l'ivro- 
gnerie invétérée  et  les  femmes  sont  ses  deux  vices  capitaux. 
Quand  il  est  en  état  d'ébriété,  il  lui  arrive  à  chaque  instant  d'être 
volé  par  des  filles  galantes  qu'il  introduit  dans  son  domicile,  mais 
il  est  incorrigible.  Tout  le  monde  du  reste  profite  de  l'état  où 
le  mettent  de  fréquentes  libations  pour  le  piller  à  qui  mieux 
mieux;  entre  autres  son  logeur  qui  est  en  même  temps  mar- 
chand de  vin.  U  lui  fait  crédit  autant  qu'il  veut,  pour  ses  or- 
gies, mais  ensuite  il  lui  présente  des  notes  fortement  majorées, 


30  QUELQUES   3IÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE   RÉCOLTE. 

que  l'autre,  hors  d'état  de  se  rappeler  ce  qui  s'est  passé  la 
veille,  paie  toujours  pour  ne  pas  se  voir  refuser  tout  crédit. 

A  part  le  mouron  qui  lui  rapporte  au  moins  5  francs  par 
jour,  D...  touche  un  secours  de  75  francs  par  an  comme  an- 
cien soldat.  Il  a  obtenu  cela  par  la  cuisinière  d'un  général  à 
laquelle  il  vendait  du  mouron.  Il  reçoit  encore  de  l'argent 
d'une  sœur  qui  est  en  Amérique.  La  réception  de  ces  sommes 
est  le  signal  d'orgies  qui  ne  prennent  fin  qu'après  la  disparition 
de  son  dernier  sou. 

L'imprévoyance  de  cet  homme  est  telle  que,  depuis  trente  ans 
qu'il  fait  le  métier,  il  n'a  pas  pu  économiser  de  quoi  acheter  une 
petite  charrette  pour  porter  son  mouron;  il  est  obligé  d'en 
louer  une  qui  lui  coûte  cinquante-deux  sous  par  semaine,  alors 
que,  pour  8  ou  10  francs  une  fois  jîayés,  il  pourrait  en  ac- 
quérir la  propriété.  Du  reste,  son  neveu  qui  est  serrurier,  lui  a 
ottert  d'en  construire  une  dans  des  conditions  de  bon  marché  en- 
core plus  grandes,  mais  il  n'a  jamais  voulu  accepter  cette  offre. 
—  Il  lui  arrive  du  reste  de  n'avoir  même  plus  de  quoi  louer  sa 
[)etite  charrette;  il  est  alors  obligé  de  porter  son  mouron  dans 
un  sac  sur  ses  épaules,  et  on  conçoit  que  pour  faire  ainsi  les 
50  ou  60  kilomètres  oblig-atoires,  il  ne  puisse  se  charger 
beaucoup,  ce  qui  diminue  son  gain.  Il  a  conservé  du  service  mi- 
litaire l'habitude  d'une  propreté  méticuleuse  sur  lui-même  et 
dans  son  logement.  Je  ne  puis  d'ailleurs  parler  de  ce  dernier 
que  par  ouï-dire,  car  je  n'ai  jamais  pu  obtenir  de  lui,  malgré  les 
instances  de  son  neveu,  ni  qu'il  me  laissât  voir  son  logement, 
ni  surtout  qu'il  me  permît  de  l'accompagner  dans  une  de  ses 
tournées. 

A  toutes  les  démarches  de  ce  dernier  il  répondait  en  secouant 
la  tête  :  «  Tu  ne  me  sortiras  pas  de  l'idée  que  ce  bonhomme-là 
est  de  la  Rousse  ».  —  De  guerre  lasse,  je  dus  me  résigner  à 
chercher  ailleurs.  Son  mobilier  est,  parait-il,  des  plus  rudimen- 
taires;  il  l'a  en  partie  fabriqué  lui-même  avec  quelques  plan- 
ches, mais  en  somme  il  lui  appartient;  c'est  du  reste  sa  seule 
propriété  avec  celle  de  ses  habits.  —  Il  gagne  environ  5  francs 
par  jour. 


LE   MOURONNIER.  31 

Mode  d'existence.  —  Son  neveu  me  dit  qu'en  ce  qui  con- 
cerne lanourriture,  il  se  soigne  bien.  Le  matin,  il  se  fait  souvent 
une  bonne  soupe  au  lait.  A  chaque  repas  un  litre  de  vin  au 
moins  et  un  beau  morceau  de  viande,  escalope,  entrecôte,  ou 
autre  morceau  de  choix.  Il  lui  arrive  souvent  de  n'avoir  pas 
assez  d'un  litre  pour  son  repas,  auquel  cas  il  n'hésite  jamais  à 
aller  en  chercher  un  autre.  —  Il  paie  12  francs  par  mois  pour 
son  habitation,  qui  se  compose  d'une  chambre  non  meublée, 
située  au  rez-de-chaussée  d'une  maison  à  plusieurs  étages. 
Quant  aux  récréations,  il  n'en  connaît  qu'une,  l'orgie. 

Ses  opinions  politiques  me  paraissent  aussi  vagues  que  celles 
de  B.. .  et  je  crois  qu'elles  consistent  essentiellement  dans  une  abs- 
tention continue.  En  somme,  D...  présente  les  caractères  les  plus 
accentués  de  la  désorganisation  familiale.  Son  gain  eût  été  suf- 
fisant pour  lui  permettre  de  mener  une  vie  honorable  et  même 
pour  élever  une  famille,  mais  il  a  toujours  préféré  une  exis- 
tence déréglée,  tout  entière  occupée  par  les  orgies  ou  par  les 
unions  passagères.  Ses  parents  étaient  commerçants  et  origi- 
naires de  Château-Thierry. 


Monographie  de  />...,  frère  du  'précédent. 

Le  frère  de  D...  faisait  aussi  le  mouron,  et  c'est  à  la  suite  d'un 
refroidissement  attrapé  en  couchant  dehors,  dans  une  de  ses 
tournées,   qu'il  est    mort. 

D...  avait  été  compromis  dans  la  commune,  et  condamné  à 
huit  ans  de  pontons.  A  son  retour,  il  ne  trouva  pas  facilement  à 
à  s'employer  et  dut  faire  le  mouron. 

Il  était  marié  et  père  de  cinq  enfants.  Divorcé  à  son  profit  à 
la  suite  d'adultère,  il  se  remaria  en  secondes  noces  avec  une 
ancienne  cuisinière,  dont  il  s'empressa  de  dilapider  le  petit 
avoir. 

Grâce  à  ses  enfants  qui  pouvaient  vendre  son  mouron  pen- 
dant qu'il  allait  le  chercher,  il  arrivait  à  un  gain  important  et 
vivait,   me  dit-on,  comme  un  bourgeois.  Son  fils  se  souvient 


32  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RECOLTE. 

d'avoir  fait  avec  son  frère  des  journées  de  vente  de  45  et 
50  francs,  mais  c'était  à  l'époque  où  ça  se  vendait  bien.  Il 
menait  du  reste  une  vie  à  peu  près  aussi  déréglée  que  son 
frère. 

Voici  le  sort  de  ses  enfants  :  l'ainé,  envoyé  aux  bataillons  d'A- 
frique, en  est  revenu  amélioré;  vivant  maritalement  avec  une 
femme  dont  il  n'a  pas  d'enfants,  il  passe  pour  un  ouvrier  sérieux 
et  honnête.  Deux  autres  filles,  mariées  avec  des  ouvriers  sérieux, 
ont  fondé  des  familles  régulières.  Une  troisième  fille,  élevée  par 
l'Assistance  publique,  a  été  perdue  de  vue.  Enfin  un  fils  d'une 
trentaine  d'années,  celui  précisément  qui  a  bien  voulu  m 'in- 
troduire dans  ce  milieu,  est  machiniste  dans  un  théâtre  et 
gagne  très  honorablement  sa  vie. 

En  somme,  la  caractéristique  du  métier  que  nous  venons  d'é- 
tudier est  d'être  extraordinairement  facile  et  de  permettre  l'exis- 
tence à  des  individus  incapables  d'un  autre  travail,  soit  par 
suite  de  leur  imprévoyance  extrême,  soit  à  cause  de  leur  défaut 
de  discipline  et  de  régularité  dans  l'etTort. 

Voici  du  reste  une  dernière  monographie  qui  démontre  bien 
jusqu'à  quel  point  ce  métier  patronne  les  incapables. 


Monographie  de  A'...,  dit  Jésus-Christ. 

Il  y  a  une  vingtaine  d'années,  le  père  d'Alexandre  D...  ren- 
contra mourant  de  faim  un  pauvre  être  privé  de  raison  dont 
il  eut  pitié  et  qu'il  recueillit  chez  lui. 

Ce  malheureux  était  un  ancien  premier  commis  d'une  grande 
épicerie  parisienne.  Des  revers  de  fortune  lui  avaient  subitement 
fait  perdre  la  raison  et  par  suite  son  emploi  qu'il  ne  pouvait  plus 
occuper.  Tout  au  plus  restait-il  à  ce  malheureux  une  lueur  de 
raison  suffisante  pour  la  vie  animale.  Malgré  cela,  D...  put  lui 
apprendre  le  métier  de  mouronnier  et  depuis  plus  de  vingt  ans 
ce  pauvre  père  en  vit.  Il  occupe  dans  le  logement  des  D...,  prin- 
cipaux locataires,  une  chambrette  dont  il  paie  le  loyer  quand 
il  le  peut.   D'une   misanthropie  noire,  on  ne  l'a  pas  vu  depuis 


LE    MOIHONNIER.  Xi 

vingt  ans  adresser  la  parole  à  quelqu'un,  ni  recevoir  personne 
chez  lui.  Je  n'ai  même  pas  pu  savoir  son  nom  car  on  ne  le 
connaît  dans  le  quartier  que  sous  le  sobriquet  de  Jésus-Christ. 

il  ne  répond  guère  que  par  une  grossièreté  à  ceux  qui  lui 
adressent  la  parole. 

Il  y  a  quelques  années,  il  eut  un  héritage  de  12.000  francs. 
Dans  l'espace  de  quelque  mois,  0.000  francs  passèrent  en  orgies 
de  toutes  sortes,  puis  il  lui  prit  fantaisie  d'acheter  un  pavillon 
dans  les  environs  de  Paris  avec  l'intention  de  le  louer.  Ce  pa- 
villon valait  une  quinzaine  de  mille  francs.  Il  doima  comp- 
tant les  0.000  francs  qui  lui  restaient  et  comptait  payer  le  reste 
avec  les  loyers.  Mais  ceux-ci,  dépensés  aussitôt  que  touchés,  ne 
lui  permirent  pas  de  payer  seulement  la  première  annuité  et 
moins  d'un  an  après  avoir  reçu  cet  héritage,  il  reprenait  le  sac 
du  mouronnier  sans  un  sou  en  poche.  Il  était  même  plus  pauvre 
qu'avant  car  ses  anciens  voisins,  les  autres  mouronniers,  le 
considérant  comme  un  malheureux  indigent,  l'aidaient  souvent 
dans  sa  besogne  ou  lui  indiquaient  les  bons  endroits,  mais 
comme,  pendant  sa  courte  prospérité,  il  ne  les  convia  jamais 
à  ses  orgies,  ils  lui  tournent  actuellement  le  dos  et  déclarent 
qu'ils  le  laisseront  se  débrouiller  seul. 

De  plus  en  plus  alcoolique  et  inabordable,  il  continue  cepen- 
dant à  vivre  de  son  métier  qui  peut  lui  rapporter  environ,  me 
dit-on,  2  ou  3  francs  par  jour.  Il  n"a,  du  reste,  jamais  pu 
s'élever  à  la  conception  de  la  charrette,  même  louée,  et  porte 
son  mouron  dans  un  sac,  Voibà  donc  un  pauvre  être  auquel 
il  ne  reste  qu'une  dernière  et  vacillante  lueur  d'intelligence  et 
qui  cependant  trouve  encore  le  moyen  de  vivre  du  métier  de 
mouronnier.  C'est  bien  la  démonstration  la  plus  claire  de 
l'extraordinaire  facilité  de  ce  métier  et  du  peu  de  qualités  qu'il 
exige  chez  celui  qui  en  vit. 

Inutile  de  dire  que  je  n'ai  jamais  pu  aborder  personnellement 
le  pauvre  garçon  qui,  malgré  une  lettre  et  les  instances  de  ses 
voisins,   s'est  toujours  refusé  à  me  laisser  approcher. 


34  QUELQUES    MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 


Influence  du  inélier  de  77iouronnier  sur  les  qualités  sociales  des 
gens  qui  en  vivent. 

Nous  venons  de  voir  par  ce  dernier  exemple  que  le  métier 
de  mouronnier  est  aussi  facile  qu'aucun  de  ceux  de  simple 
récolte  déjà  connu.  Pas  plus  que  la  chasse  il  n'exige  la  pers- 
picacité unie  à  l'énergie  morale  qui  constituent  la  prévoyance; 
il  ne  réclame  pas  non  plus  l'effort  soutenu  et  intense  du  tra- 
vailleur manuel  de  l'extraction  ou  de  la  fabrication;  enfin  il 
ne  demande  aucune  discipline  sociale,  puisqu'il  n'y  a  ici  ni 
atelier  organisé  ni  contrainte  d'aucune  sorte  relative  au  tra- 
vail. 

On  pourrait  donc  penser  que  ce  métier  n'exigeant  aucune  de 
ces  qualités,  il  ne  les  développe  pas,  qu'il  les  atrophie  même 
chez  ceux  qui  les  posséderaient.  En  un  mot,  on  serait  tenté 
de  conclure  avec  Edmond  Demolins  que  la  simple  récolte  du 
mouron,  comme  la  chasse,  désorganise  les  gens  qui  s'y  livrent. 
Cependant  l'exemple  suivant  va  nous  montrer  que  cette  conclu- 
sion est  inacceptable  et  que,  si  le  métier  de  mouronnier  n'exige 
pas  les  qualités  sociales  sus-énoncées,  du  moins  il  ne  les  em- 
pêche pas  de  se  développer  chez  les  individus  qui  en  sont 
encore  pourvus  à  leur  entrée  dans  ce  métier. 


Monographie  de  la  mère  F... 

La  mère  F...  est  une  femme  d'une  soixantaine  d'années  qui  a 
fait  fortune  dans  le  mouron,  et,  à  ce  titre,  son  histoire  plutôt 
rare  mérite  d'être  racontée. 

Mariée  à  un  Belge,  fort  mauvais  sujet,  qui  a  été  du  reste  con- 
damné à  dix  ans  de  travaux  forcés  pour  avoir  tué  d'un  coup  de 
couteau  un  de  ses  gendres,  elle  était  au  contraire  extrêmement 
travailleuse  et  rangée. 

Elle  courait   les  champs  pour  recueillir  le   mouron  pendant 


I.E   MOIHONMF.R.  3.^) 

que  ses  eiifanls  allaient  le  vendre.  On  la  voyait  quelquefois 
passer  toute  la  journée  à  recueillir  des  pisseulits,  toute  la  nuit 
à  les  éplucher,  et  être  encore  le  lendemain  debout  pour  aller 
les  vendre. 

Bref,  à  force  de  travail  et  d'économie,  elle  est  arrivée  à  établir 
ses  quatre  enfants  en  leur  donnant  h  chacun  une  vingtaine  de 
mille  francs  de  dot,  tout  en  conservant  pour  elle  largement  de 
quoi  vivre;  elle  possède  notamment  deux  maisons,  dont  l'une 
est  louée  et  l'autre  lui  sert  de  demeure.  Elle  vit  actuellement 
de  ses  rentes. 

On  voit  par  cet  exemple  que  le  métier  de  mouronnier  paraît 
pour  ainsi  dire  neutre  au  point  de  vue  de  ces  qualités  sociales; 
il  ne  les  développe  pas  forcément  parce  qu'il  ne  les  exige  pas, 
mais  il  n'entrave  pas  leur  développement.  On  peut  même  dire 
qu'il  leur  est  plus  favorable  que  le  régime  du  salaire  à  la  se- 
maine par  exemple,  à  cause  de  la  liberté  du  travail,  de  la  pro- 
portionnalité complète  entre  le  travail  et  le  gain  et  des  légers 
chômages  qui  se  produisent  par  suite  de  rinclémence  du  temps, 
chômages  qui  peuvent  inciter  le  mouronnier  à  faire  double  ré- 
colte un  jour  afm  de  se  reposer  le  lendemain;  il  ne  faudrait  pas 
cependant  exagérer  cette  dernière  raison,  car  la  récolte  de 
chaque  jour  est  limitée  par  l'étendue  de  la  clientèle,  à  cause 
de  l'impossibilité  de  conservation  du  mouron. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  métier  ne  nous  parait  pas  pouvoir  être 
rendu  responsable  de  la  désorganisation  des  gens  qui  en  vivent. 
Il  semble  être  plutôt  une  sorte  de  planche  de  salut  pour  des 
individus  qui  ont  été  désorganisés  par  d'autres  causes;  l'exemple 
du  pauvre  X...  est  très  net  à  cet  égard.  En  généralisant  cette 
conclusion,  on  pourrait  se  demander  si  la  formule  d'Edmond 
Demolins  est  tout  à  fait  juste  quand  il  dit  que  la  forêt  a  désor- 
ganisé les  populations  qui  s'y  sont  engagées.  Il  est  possible  que 
certaines  populations,  désorganisées  antérieurement  par  une 
autre  cause,  guerre,  instabilité  familiale,  etc.,  aient  trouvé 
dans  la  chasse  un  travail  à  leur  portée  et  sans  lequel  elles 
eussent  peut-être  disparu.  La  preuve  en  est  que  d'autres  gens 
mieux  organisés,  arrivant  sur  ces  mômes  territoires,  les  trans- 


36  QUELQUES   MÉTIERS   URBAINS    DE  SIMPLE   RÉCOLTE. 

forment  et  vivent  tout  autrement;  les  Anglais  en  Australie,  en 
Amérique,  en  Afrique,  etc  ;  les  Français  au  Canada,  etc... 

Origine  des  moiironniers. 

Il  serait  donc  intéressant  de  connaître  l'origine  des  mouron- 
niers,  et  surtout  la  raison  de  la  formation  antérieure  qu'ils 
apportent  dans  le  métier  de  mouronnier. 

B...  est  né  à  Paris,  les  deux  D...  sont  également  parisiens;  quant 
à  C...,  je  n'ai  pu  connaître  son  lieu  de  naissance,  mais  il  était 
en  tout  cas  employé  dans  une  grande  épicerie  parisienne.  Il 
résulte  de  l'opinion  des  individus  étudiés  que  tous  les  niou- 
ronniers  sont  parisiens.  Ce  sont  des  urbains  désorganisés  préa- 
lablement par  la  ville. 

B...,  comme  nous  l'avons  vu,  n'a  jamais  eu  de  métier  bien 
défini;  les  deux  D...  ont  été  renvoyés  des  ateliers  pour  ivro- 
gnerie ou  méfaits  sociaux,  et  X...  pour  folie.  En  somme,  ce  sont 
des  gens  pour  lesquels  le  métier  de  mouronnier  a  été  une 
véritable  planche  de  salut.  Sans  lui  ils  fussent  tombés  à  la 
charge  de  la  société,  et  peut-être  pire. 

Il  semble  donc  que,  même  dans  nos  sociétés  civilisées,  un 
certain  nombre  d'hommes  soit  incapables  des  métiers  d'extrac- 
tion, de  fabrication^  de  transport  ou  de  commerce  et  qu'ils  ne 
puissent  plus  exercer  que  les  métiers  de  simple  récolte,  faute 
desquels  ils  tombent  à  la  charge  de  la  société. 

Ces  métiers  paraissent  par  conséquent  fort  utiles,  et  bien  loin 
de  chercher  à  les  détruire,  il  faudrait,  ce  semble,  s'ingénier  à 
protéger  ceux  qui  existent  et  môme,  si  c'était  possible,  à  en  créer 
suffisamment  pour  recueillir  tous  les  incapables.  Ce  serait  peut- 
être  la  meilleure  forme  d'assistance  par  le  travail. 


III 


LE   MÉGOTIER 


La  récolte  des  mégots;  ce  travail  facile  n'exige  ni  effort  pénible  ni  pré- 
voyance, d'où  absence  de  patrons  et  atelier  familial;  effort  pour  obtenir  le 
libre  parcours;  la  lutte  contre  les  gens  (1(>  la  production.  —  Monographie  du 
niégotier  C... 


Nous  venons  de  voir  un  exemple  de  simple  récolte  s'exerçant 
sur  une  plante  des  champs,  qui  ci-oît  spontanément  comme 
Fherbe  de  la  steppe.  Nous  allons  voir  maintenant  un  travail 
absolument  analogue  quant  à  Fetfort  physique  et  intellectuel 
exigé  du  travailleur,  mais  qui  s'exerce  sur  un  déchet  de  con- 
sommation. L'objet  seul  diffère  et  l'analyse  des  conditions  de 
ce  dernier  métier  montre  bien  qu'il  faut  le  classer  également 
dans  la  simple  récolte. 


La  récolte  des  mégots.  —  Ce  b^avail  facile  n'exige  ni  effort  péni- 
ble ni  prévoyance,  d'où  absence  de  patrons  et  atelier  fami- 
lial. 

Voici  le  travail  du  ramasseur  de  bouts  de  cigares,  tel  que  le 
décrit  M.  Paulhian  dans  l'ouvrage  intitulé  La  hotte  du  chif- 
fonnier, écrit  il  y  a  une  quinzaine  d'années.  Nous  verrons  par 
la  monographie  qui  suit  qu'à  l'encontre  de  ce  qui  s'est  passé 
pour  le  chiffonnier,  aucun  changement  ne  s'est  manifesté  dans 
ce  travail  depuis  cette  époque. 


38  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

«  Le  ramasseur  de  bout  de  cigares  est  un  u  spécialiste  »,  dit 
M.  Paiilhian,  qui  ne  travaille  qu'à  certaines  heures  et  ne  fait 
que  son  quartier.  Au  moment  où  les  cafés  se  remplissent  de 
monde,  il  prend  sa  canne  et  son  chapeau,  arrive  sur  le  bou- 
levard et  commence  sa  promenade  journalière.  Le  voilà  qui 
suit  le  trottoir,  ses  yeux  fixés  à  terre,  et  dès  qu'il  aperçoit  un 
bout  de  cigare  ou  de  ciragette,  il  le  pique  avec  le  petit  cro- 
chet qui  termine  sa  canne  et  le  fait  disparaître  dans  sa  poche. 
En  l'apercevant,  vous  vous  apitoyez  sur  son  sort,  et  le  petit 
employé  de  ministère  qui  lui  voit  ramasser  la  cigarette  qu'il 
vient  de  jeter  après  l'avoir  cependant  fumée  jusqu'au  bout, 
se  dit  en  lui-même  :  En  voilà  un  qui  est  bien  malheureux  ! 
Erreur,  erreur  profonde.  Le  ramasseur  de  bouts  de  cigares 
ne  troquerait  pas  sa  position  contre  la  meilleure  sous-préfec- 
ture de  France;  s'il  connaît  son  métier,  il  doit  en  vivre  et  en 
vivre  aisément.  J'ai  constaté  de  visu  qu'un  de  ces  spécialistes 
qui  opère  dans  la  région  de  la  gare  Saint-Lazare,  arrivait  fa- 
cilement à  ramasser,  de  4  à  7  heures  du  soir,  pour  3  francs  de 
tabac.  La  grande  salle  des  pas  perdus  de  la  gare  Saint-Lazare, 
à  l'heure  du  balayage  général,  donne  pour  près  de  6  francs 
de  tabac;  une  salle  de  café-concert  rapporte  6  et  7  francs.  De- 
vant la  Madeleine,  les  jours  où  il  y  a  un  grand  mariage  ou  un 
gros  mort,  le  ramasseur  de  bouts  de  cigares  trouve  sa  pièce  de 
quarante  sous,  et  lorsqu'il  est  habile,  il  sait  trouver  une  se- 
conde pièce  de  quarante  sous  sur  les  marches  de  l'Opéra 
entre  le  second  et  le  troisième  acte. 

«  Le  ramasseur  de  bouts  de  cigares,  quand  sa  récolte  est  ter- 
minée, commence  par  faire  sa  part  ;  suivant  son  goût,  il  metti^a 
dans  sa  pipe,  soit  des  bouts  de  londrès.  soit  du  caporal  ordi- 
naire, puis  il  préparera  le  reste  pour  la  vente.  Il  s'agit  de  parer 
la  marchandise  et  de  faire  des  coupages.  Les  cigarettes  sont 
défaites  et  le  tabac  est  séché  au  soleil.  Les  bouts  de  cigares, 
après  avoir  été  également  séchés,  sont  hachés  par  petits  mor- 
ceaux. Le  tout  est  mélangé  ensemble  et  enfermé  dans  de  petits 
cornets  qui  se  vendent  10  centimes  et  qui,  si  l'on  considère  seu- 
lement le  poids,  représente  une  valeur  de  30  centimes  environ. 


LE   MÉGOTIER.  39 

«  Le  ramassour  de  bouts  de  cigares  a  d'ailleurs  plusieurs  cordes 
à  son  arc.  De  même  qu'il  sait  s'approvisionner  gratuitement  de 
tabac,  il  sait  aller  glaner  son  charbon  sur  le  quai,  le  jour  où 
un  bateau  débarquera  sa  marchandise  et  faire  ses  fagots  sur  le 
boulevard,  à  l'époque  où  l'Administration  fait  tailler  les  arbres 
des  promenades  publiques.  Fait-il  beau?  Vous  le  trouverez  sur 
le  bord  de  la  Seine  en  train  de  baigner  les  chiens.  Fait-il  laid? 
Le  voilà  transformé  en  ouvreur  de  portières.  » 

Cette  énumération  est  curieuse,  on  n'y  voit  ([ue  des  métiers 
de  simple  récolte.  Le  ramasseur  de  bouts  de  cigares  ne  songe 
pas  à  essayer  des  travaux  d'extraction,  de  fabrication  ou  de 
transport,  pour  lesquels  il  parait  éprouver  une  répugnance  très 
nette;  il  ne  quittera  un  métier  de  simple  récolte  qui  ne  paie 
plus  que  pour  essayer  d'un  autre  de  la  même  catégorie. 

«  En  résumé,  dit  M.  Paulhian,  c'est  un  fainéant  doublé  d'un 
ivrogne,  incapable  de  faire  un  travail  régulier  et  qui  dépense 
chez  le  marchand  de  vin  plus  d'argent  qu'il  n'en  faut  pour 
permettre  à  un  liomme  de  vivre  honnêtement.  » 

Enfin,  dernier  trait  de  ressemblance  avec  les  autres  simples 
récolteurs,  les  ramasseurs  ont  eu  à  lutter  pour  obtenir  le  libre 
parcours  : 

«  Les  garçons  de  café  ont  voulu  les  empêcher  de  ramasser 
les  bouts  de  cigares  devant  le  trottoir  de  leur  établissement. 
Savez- vous  ce  qu'ont  fait  les  ramasseurs  de  ])outs  de  cigares?  Ils 
ont  remplacé  leur  crochet  par  trois  petits  clous  plantés  au  talon 
de  leur  soulier.  Ah  !  vous  ne  voulez  pas  que  nous  piquions  un 
méchant  bout  de  cigare,  eh  bien,  nous  mettrons  le  pied  dessus, 
et  le   four  vSera  joué. 

«  L'Administration  des  finances  qui  s'oppose  à  la  vente  des  si- 
milaires des  tabacs,  a  voulu  empêcher  la  vente  du  tabac  fait  avec 
des  bouts  de  cigares,  de  même  qu'elle  poursuit  et  fait  con- 
damner les  restaurateurs  et  les  cafetiers  qui  vendent  des  ciga- 
rettes faites  à  la  main.  Mais  ici  elle  a  été  vaincue.  Les  per- 
sonnes qui  achètent  le  tabac  provenant  des  bouts  de  cigares  sont 
des  déshérités  de  lu  fortune,  ce  sont  des  déclassés  sans  feu  ni 
lieu,  des  vagabonds,  des  repris  de  justice  auxquels  il  sera  tou- 


40  QUELQUES    MÉTIERS   URBAINS   DE    SIMPLE   RECOLTE. 

jours  impossible  de  faire  payer  une  amende  quelconque.  Au- 
jourd'hui les  ramasseurs  de  bouts  de  cigares  opèrent  en  pleine 
lumière.  Ils  tiennent  marché,  le  jour  sur  la  place  Maubert,  et  le 
soir  dans  les  bouges  de  la  rue  Galande,  de  la  rue  aux  Anglais 
et  de  la  rue  Gracieuse 

La  récolte  du  tabac  sur  la  voie  publique  n'exige  donc  pas 
plus  de  perspicacité  intellectuelle  ni  d'énergie  morale,  c'est-à- 
dire  de  prévoyance,  que  la  récolte  du  mouron;  comme  cette 
dernière,  elle  est  exercée  par  un  travailleur  libre  qui  dirige 
lui-même  son  travail  de  telle  sorte  que  l'organisation  de  l'ate- 
lier n'est  pas  distincte  de  celle  de  la  famille.  La  monographie 
d'un  ramasseur  de  bouts  de  cigares  va  nous  permettre  de  véri- 
fier ces  trois  points  essentiels  et  de  constater,  chemin  faisant,  à 
peu  près  tous  les  autres  caractères  qui  dérivent  de  la  simple 
récolte. 


Monographie  du  mégotier  C... 

Le  principal  marché  du  tabac  provenant  de  la  récolte  sur 
l'asphalte  est  la  place  Maubert,  «  La  Maub  »,  comme  disent  les 
indigènes  du  lieu.  C'est  donc  là  que  je  me  rends  pour  lier  con- 
naissance avec  l'un  de  ces  intéressants  industriels.  J'interpelle 
un  «  bagotier  »  qui,  planté  au  coin  du  trottoir,  guettait  infati- 
gablement la  venue  d'un  fiacre  chargé  d'une  malle  pour  cou- 
rir à  sa  suite  avec  l'espoir  de  monter  le  «  bagot  »,  et  grâce  à 
son  obligeance,  je  rencontre  l'homme  cherché  dans  un  cabaret 
du  voisinage;  c'est,  en  efl'et,  là  qu'on  a  le  plus  de  chance  de 
rencontrer  ces  gens  qui  y  passent  la  plus  grande  partie  de  leur 
temps. 

Le  «  bagotier  »  me  présente  à  son  camarade  C...,  qui  «  fait  le 
mégot  »  depuis  plus  de  dix  ans.  C'était  bien  là  «  the  right- 
man  ».  C...  était  attablé  avec  quelques  camarades  et  sirotait 
une  absinthe;  j'offre  naturellement  une  tournée  pour  entrer  en 
matière  et  tout  de  suite  C...  commande  une  autre  absinthe, 
u  C'est  en  Afrique,  aux  «  bat.  d'Alf.  »  que  j'ai  pris  l'habitude  de 


LE   MÉGOTIER,  41 

l'absinthe  »,  me  dit-il,  et  toute  la  société  de  s'écrier  en  chœur  : 
«  Nous  aussi.  »  —  Us  proviennent  tous  de  ce  sympathique  régi- 
«  ment.  —  Vous  êtes  journaliste,  mon  ami,  me  dit  C...,  eh  bien! 
ça  me  fait  plaisir  de  causer  avec  vous  »,  et  fort  de  cet  accueil 
sympathique,  je  commence  mon  interrogatoire. 

C...  est  un  tout  petit  homme  chétif,  aux  yeux  égarés,  à  la 
figure  constamment  convulsée  par  des  mouvements  désordon- 
nés; tout  son  être  présente  les  stigmates  du  plus  effroyable 
alcoolisme.  D'un  nervosisme  extrême,  il  tressaute  à  la  moindre 
contrariété;  si  je  n'ai  pas  bien  compris  ce  qu'il  veut  me  dire  et 
que  je  répète  ma  question,  il  se  prend  la  tête  à  deux  mains, 
paraît  en  proie  à  la  plus  furieuse  colère,  me  hurle  sa  réponse 
à  l'oreille,  puis  se  calme  subitement  sur  une  nouvelle  question, 
pour  me  répéter  qu'il  est  très  content  de  causer  avec  moi. 

Voici  en  quoi  consiste  son  métier  :  il  se  lève  toutes  les  nuits 
vers  minuit  pour  se  trouver  à  la  fermeture  des  cafés  vers  une 
heure  du  matin.  Il  commence  sa  tournée  au  Palais  Royal  et  va 
jusqu'à  l'Olympia.  Il  est  très  connu  ;  aussi  personne  ne  lui  dit 
rien.  Du  reste,  il  est  honnête  ;  ainsi  l'autre  jour,  dans  un  des 
cafés  de  sa  tournée,  il  a  aperçu  un  billet  de  50  francs 
au  pied  d'une  table.  «  Alors,  me  dit-il,  j'ai  vu  que  la  patronne 
me  regardait,  aussi  je  ne  l'ai  pas  ramassé.  Ah!  ben  sûr  que 
si  personne  ne  m'avait  vu,  je  l'aurais  ramassé,  mais  comme  la 
patronne  me  regardait,  je  n'ai  pas  osé,  j'ai  eu  les  foies  blancs, 
alors  vous  voyez  que  je  suis  honnête  !  » 

Il  est  assez  curieux  de  constater  que,  pour  cet  homme,  l'hon- 
nêteté consiste  à  ne  rien  faire  qui  puisse  nuire  à  son  travail, 
c'est-à-dire  lui  fermer  la  porte  des  cafés  où  on  tolère  sa  simple 
récolte.  Je  crois  qu'on  a  eu  plus  d'une  fois,  en  science  sociale, 
l'occasion  de  constater  cette  influence  de  métier  sur  l'honnêteté. 
Les  gens  ont  nécessairement  le  genre  d'honnêteté  qu'exige  le 
métier  qu'ils  exercent. 

Sa  tournée  dure  une  heure  environ  et  peut  lui  rapporter 
trente  ou  quarante  sous.  La  récolte  faite,  le  mégotier  déroule 
les  bouts  de  cigarettes,  fait  sécher  le  tabac  obtenu  et  le  classe 
en  trois  catégories.  Le  tout  sera  vendu  à  la  place  Maub. 


42  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE   RÉCOLTE. 

C...  n'a  pas  d'autre  métier,  il  ne  fait  pas  le  chiffonnier,  il  ne 
ramasse  que  le  tabac  et  quelquefois  un  peu  de  charbon  quand 
on  décharge  un  bateau.  Il  me  dit  cependant  que,  dans  le  temps, 
il  s'était  fabriqué  une  lanterne  pour  faire  le  «  dégot  ».  Le  «  dé- 
got  »  consiste  à  rechercher  sur  la  voie  publique  les  pièces  de 
monnaies  perdues;  on  conçoit  que  ces  trouvailles  doivent  être 
rares  et  qu'on  ne  puisse  guère  songer  à  en  vivre,  mais  l'espoir 
soutient  le  «  dégotier  »  et  l'attrait  de  cette  recherche,  absolu- 
ment analogue  à  la  chasse,  est  tel  que  certains  chiff'onniers,  dits 
chifTonniers  de  nuit,  en  font  leur  principale  occupation.  C'est 
aux  alentours  des  théâtres  qu'ils  font  plus  particulièrement  le 
«  dégot  ». 

Ces  gens,  à  peu  près  incapables  d'une  attention  volontaire  sou- 
tenue, peuvent  encore  exercer  des  métiers  de  simple  récolte 
dans  lesquels  l'attention  est  constamment  stimulée  par  l'espoir 
de  la  forte  aubaine. 

On  le  voit,  l'opération  est  des  plus  simples  et  consiste  en  une 
sorte  de  chasse,  qui  présente  les  mêmes  aléas  que  la  chasse  au 
gibier.  L'outillage  est  encore  plus  simple  que  celui  du  sauvage  ; 
il  se  compose  pour  certains  d'une  simple  canne  à  l'extrémité 
de  laquelle  sont  fixés  trois  ou  quatre  petits  clous  qui  permet- 
tent de  piquer  le  mégot  sans  se  baisser;  mais  la  plupart  des 
mégotiers  n'ont  même  pas  de  canne  et  dans  ce  cas  l'outillage 
se  réduit  à  rien. 

D'organisation  du  personnel,  il  n'y  en  a  pas,  chacun  va  où 
])on  lui  semble  eifectuer  sa  récolte,  et  si,  par  habitude,  les  vieux 
mégotiers  ont  une  tournée  favorite,  du  moins  tout  le  monde 
peut  passer  avant  eux  et  leur  faire  concurrence.  Le  lieu  oîj 
s'exerce  cette  siniple  récolte  est  donc  sous  le  régime  du  libre 
parcours. 

Le  chef  de  la  famille  est  en  même  temps  directeur  de  son 
travail;  par  conséquent,  confusion  ici  encore  de  l'atelier  de  tra- 
vail et  du  foyer,  c'est  la  même  autorité  qui  dirige  les  deux 
groupements.  L'utilisation  de  l'objet  est  des  plus  simples  et 
par  conséquent  ne  nécessite  pas  d'intermédiaires.  Le  tabac,  ré- 
parti en  trois  catégories,  après  avoir  été  séché,  est  placé  dans 


LE  MÉGOTIER.  43 

df  petits  coi-nets  de  papier  qui  sont  vendus  directement  au  con- 
sommateur par  le  ramasseur  lui-môme.  La  quantité  livrée  pour 
un  certain  prix  est  actuellement  à  peu  près  le  double  de  celle 
que  donne  la  régie.  On  voit  que  le  métier  n'est  possible  qu'à 
la  faveur  du  prix  élevé  que  le  monopole  d'État  maintient  sur 
cette  denrée. 

Propriété.  —  C...  n'a  pour  toute  propriété  que  celle  de 
ses  habits  et  de  sa  récolte  journalière,  laquelle  est  consommée 
le  jour  même  ;  il  est  donc  au  dernier  degré  de  l'échelle  sociale 
à  ce  sujet.  Son  imprévoyance  est  complète,  mais  il  semble  que 
si  elle  a  contribué  à  le  faire  rouler  aussi  bas,  elle  a,  par  contre, 
le  bon  côté  de  lui  dissimuler  complètement  la  dureté  de  sa 
situation  précaire.  Il  vit  daus  un  état  d'insouciance  complète, 
duc  sans  doute  à  son  état  habituel  d'hébétement  alcoolique,  et 
dont  le  fait  suivant  donnera  la  mesure.  Il  me  raconte  qu'il  a 
une  sœur  mariée  avec  un  cultivateur  aisé  des  environs  de  Paris; 
il  est  allé  leur  rendre  visite  une  fois  et  a  été  parfaitement  reçu 
par  son  beau-frère  qui  l'a  hébergé  pendant  quelques  jours;  il 
se  rappelle  même  avec  reconnaissance  d'une  paire  de  chaussures 
qu'il  lui  a  donnée.  Je  m'informe  de  l'époque  de  cette  visite  ;  il 
y  a  quatorze  ou  quinze  ans;  c'était  à  son  retour  du  régiment; 
depuis,  il  ne  les  a  jamais  revus  et  ne  leur  a  même  jamais  écrit, 
et  cependant  il  ne  faut  guère  plus  d'une  demi-heure  en  che- 
min de  fer  pour  se  rendre  chez  eux  ! 

Il  reste  juste  assez  de  raison  dans  ce  pauvre  corps,  que  guette 
à  bref  délai  le  delirium  tremens,  pour  se  lever  à  minuit  tous  les 
jours  sous  la  pression  de  la  nécessité  immédiate,  et  pour  aller, 
bien  souvent  en  titubant,  faire  la  simple  récolte  des  bouts  de 
cigares. 

Famille.  —  G...  n'a  jamais  été  marié;  il  vit  actuellement  en 
concubinage  avec  une  femme  veuve  dont  le  mari  a  été  tué  dans 
une  rixe  d'apaches.  Il  n'a  pas  d'enfants.  Son  père  était  plâtrier 
û  Ivry.  Il  a  eu  treize  frères  ou  sœurs,  tous  morts  actuellement  ; 
il  ne  lui  reste  que  sa  sœur  mariée  dans  les  environs  de  Paris; 
il  est  âgé  de  quarante-deux  ans. 


44  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS   DE    SIMPLE    RÉCOLTE, 

Mode  d'existence.  — -  Le  mode  d'existence  de  C...  est  fort  sim- 
ple et  quelques  mots  suffisent  à  le  décrire  :  Pour  la  nourriture, 
il  me  dit  qu'il  donne  tous  les  matins  à  sa  femme  neuf  sous  qui 
doivent  suffire  pour  la  journée;  elle  achètera  avec  cette 
somme  :  trois  sous  de  pain,  trois  sous  de  légumes  et  trois  sons 
d'arlequin.  Ce  nom  pittoresque  d'arlequin  désigne  des  restes  de 
restaurant,  vendus  à  la  portion,  aux  halles  ou  dans  certains 
marchés  de  Paris;  on  rencontre  dans  l'assiettée  qui  représente 
un  arlequin  toutes  sortes  de  viandes  et  de  légumes  de  couleurs 
différentes,  d'où  le  nom  d'arlequiîi. 

Cette  nourriture  repoussante  et  presque  toujours  aigre  n'est 
guère  achetée  que  pour  les  chiens.  Il  habite  une  chambre  gar- 
nie, rue  de  Bièvre,  et  la  paie  quinze  sous  par  nuit,  soit  22  fr.  50 
par  mois.  Comme  je  me  récrie  sur  la  cherté  de  ce  loyer,  étant 
donné  le  taudis  qu'est  cette  chambre,  tous  les  auditeurs  décla- 
rent au  contraire  que  ce  n'est  pas  cher.  C...  me  dit  lui-même  qu'il 
payait  sa  chambre  précédente  1  franc  par  jour.  Mais  il  l'a  quit- 
tée parce  qu'il  a  trouvé  qu'on  «  l'estampait  ». 

Ses  habits  ne  lui  occasionnent  pas  non  plus  de  grandes  dé- 
penses. Ils  proviennent  de  chez  le  fripier  et  lui  ont  coûté  : 
son  veston  quinze  sous,  sa  culotte  dix-huit  sous,  une  chemise  lui 
aurait  coûté  dix  sous,  mais;  s'écrie-t-il,  je  n'en  ai  pas;  et  bien  que 
nous  soyons  à  la  terrasse  du  café,  il  enlève  son  veston  pour  me 
montrer  qu'il  n'a  qu'un  tricot  de  débardeur  sous  son  gilet. 

Quant  aux  récréations,  il  n'en  connaît  qu'une  seule  :  l'absinthe. 
«  On  nous  reproche  de  boire,  me  dit-il,  mais  nous  n'avons 
pas  d'autre  plaisir  »  !  Tout  le  reste  de  son  budget  passe  en  bois- 
sons alcooliques,   c'est-à-dire  environ    35  à  \0  p.  100. 

Inutile  de  dire  que  l'hygiène  lui  est  inconnue  :  les  soins  de  sa 
personne  sont  nuls,  la  barbe  et  les  cheveux  sont  hirsutes,  les 
vêtements  en  guenilles,  les  mains  jamais  lavées. 

C...  s'exprime  cependant  avec  facilité,  il  a  même  des  expres- 
sions choisies  qui  prouvent  qu'il  lit  son  journal  ;  il  sait  du  reste 
lire  et  écrire.  Cette  facilité  d'expression  provient  évidem- 
ment des  longs  loisirs  passés  au  cabaret  à  discourir  avec  les 
amis  et  camarades.  Hésultat  habituel  des  métiers  de  cueillette. 


LE    MÉGOTIER.  45 

Je  constate  pour  les  opinions  politiques  la  même  indifférence 
([uc  chez  le  mouronnier.  C...  ne  sait  pas  me  dire  au  juste  ce 
qu'il  pense  à  ce  sujet.  Le  hasard  de  la  conversation  l'amène  à 
parler  des  incidents  alors  récents  de  Draveil-Vigneux,  et  je  cons- 
tate avec  étonncment  qu'il  les  cite  sans  un  mot  de  commentaire 
comme  une  chose  indifl'érente.  Malgré  son  état  de  vie  si  pré- 
caire, il  n'a  pas  un  mot  de  reproche  pour  l'inégalité  des  condi- 
tions sociales  ;  il  parle  même  avec  complaisance  des  gens  riches 
dont  il  regrette  l'absence  pendant  l'été,  car  leur  départ  entraine, 
pour  lui,  la  morte  saison  de  son  métier.  «  Dès  que  les  grosses 
têtes  sont  parties,  dit-il,  au  lieu  de  ramasser  des  mégots  longs 
comme  cela —  et  son  geste  montre  une  phalange  et  demie  de  l'in- 
dex, —  je  ne  trouve  plus  que  de  petits  bouts  comme  ceci  »,  —  et 
sondoigt,  détendu  avec  une  moue  méprisante,  indique  la  longueur 
de  son  ongle.  Je  crois  bien  que  la  considération  dont  jouit  un 
homme,  à  ses  yeux,  se  mesure  à  la  longueur  du  bout  de  cigare 
qu'il  jette.  Avec  ce  critère  le  riche  l'emporte  sans  peine  dans 
son  estime. 

11  prétend*  ne  s'être  jamais  adressé  à  l'Assistance  publique,  et 
déclare  que,  du  reste,  cette  administration  donne  des  secours  à 
des  gens  qui  ne  le  méritent  pas,  et  laisse  souvent  de  côté  ceux 
qu'elle  devrait  secourir. 

«  Il  faut  être  philosophe,  dit-il,  et  je  préfère  ramasser  le  tabac 
que  de  mendier —  il  retire  sa  casquette,  fait  le  geste  de  tendre  la 
main  —  et  s'écrie  :  «  Non,  ça  ne  m'irait  pas!  je  ne  demande  rien 
à  personne.  Bien  heureux  de  pouvoir  faire  mon  métier,  car 
quand  je  ne  le  pourrai  plus  »...  !  il  hoche  la  tête  et  jette  un  va- 
gue regard  circulaire,  comme  pour  chercher  quelle  aide  il 
pourra  bien  alors  attendre.  Mais,  chose  curieuse,  il  n'a  pas  un 
mot  contre  la  société  ni  contre  quoi  que  ce  soit,  il  semble  dominé 
par  une  sorte  d'insouciance  fataliste  que  j'ai  aussi  constatés  chez 
le  mouronnier.  Cet  état  d'esprit  provient  peut-être  de  ce  qu'ils 
aperçoivent  bien  l'un  et  l'autre  que  leur  gagne-pain  ne  dépend 
pas  du  bon  ou  du  mauvais  vouloir  d'un  patron  quelconque. 

11  me  raconte  ensuite  qu'il  a  été  carrier,  puis  débardeur,  mais 
qu'il  s'est  vu  obligé  de  quitter  ce  dernier  métier  par  suite  d'une 


46  OHELQUES    MÉTIERS    l  RBAINS    DE    SIMPLE    RECOLTE. 

hernie;  quelques  instants  après,  il  attribue  son  incapacité  de 
travail  aux  fièvres  et  à  la  dysenterie  qu'il  aurait  contractées  en 
Afrique.  Je  crois  fort  que  la  principale  raison  est  son  ivrognerie 
et  sa  paresse. 

En  résumé,  nous  rencontrons  encore  ici  les  principaux  carac- 
tères des  métiers  de  simple  récolte;  aucune  nécessité  de  pré- 
voyance, effort  très  faible,  atelier  familial  de  travail  et,  par  con- 
séquent, indépendance  du  travailleur,  etc..  Il  convient  donc  de 
classer  ce  métier  dans  la  simple  récolte.  " 


III 


LE  CHIFFONNIER 


Chez  les  types  que  nous  venons  d'examiner  nous  avons  relevé 
des  faits  dus  à  l'influence  du  métier  et  tout  à  fait  analogues  à 
ceux  donnés  par  les  travaux  de  simple  récolte  déjà  connus. 
Cependant  les  métiers  de  Moiironnier  et  de  Mégotier  présentent 
pour  l'observateur  l'inconvénient  d'être  à  l'état  sporadiqne, 
c'est-à-dire,  pratiqués  par  des  individus  isolés,  qui  sortent  du 
métier  à  chaque  génération  ;  il  serait  plus  facile  de  voir  Tin- 
fluence  profonde  du  travail,  si  on  pouvait  la  suivre  pendant  plu- 
sieurs générations  et  pour  ainsi  dire  multipliée  par  l'atavisme. 

Nous  allons  étudier  un  groupe  vivant  aussi  de  la  simple  récolte, 
qui  présente  cet  avantage  d'être  très  compact,  de  former  une 
population  véritablement  à  part,  dans  laquelle  se  métier  ce  per- 
pétue de  père  en  fils  depuis  un  temps  très  long.  Ce  sont  les 
chiffonniers. 

Une  autre  particularité  intéressante  de  cette  étude,  c'est  que, 
grâce  à  l'existence  du  livre  de  M.  Paulhian  dont  j'ai  déjà  parlé, 
La  Hotte  du  chiffonnier,  ouvrage  très  bien  et  très  conscien- 
cieusement fait,  il  y  a  une  vingtaine  d'années,  nous  pourrons 
d'abord  contrôler  mes  propres  observations  et,  en  second  lieu, 
nous  rendre  compte  de  l'évolution  effectuée  par  les  chiffonniers 
depuis  cette  époque,  évolution  fort  curieuse,  notamment  en  ce 
qui  concerne  le  passage  de  la  propriété  collective  à  la  propriété 
individuelle. 


QUELQUES  METIERS  URBAINS  DE  SIMPLE  RECOLTE. 


LE  CHIFFONNIER  COUREUR 

La  récolte  de  la  «  camelote  »;  ce  travail  facile  n'exige  ni  effort  pénible  ni 
prévoyance,  d'où  absence  de  patrons  et  atelier  familial.  —  Répercussions  du 
travail  sur  les  autres  classes  de  phénomènes  sociaux;  ressemblances  et^  dis- 
semblances sociales  entre  le  chiffonnier  et  le  chasseur.  —  Parallèle  entre  les 
familles  du  pasteur,  du  chiffonnier  et  du  chasseur.  —  Mode  d'existence; 
étrange  progression  des  loyei's  avec  la  pauvreté  du  locataire.  —  Patronage^ 
cultures  intellectuelles,  religion,  voisinage.  —  Corporation;  incapacité  de  grou- 
pement comparable  à  celle  de  l'Indien  peau-rouge;  les  disputes  du  syndicat. 
—  Opinions  politiques.  —  Démêlés  des  chiffonniers  avec  la  gens  de  la  produc- 
tion. —  Monographie  des  chiffonniers  coureurs  L  ..  et  X...  —  L'homme  de  la 
frontière;  le  coureur-placier  B... 

Il  y  a  actuellement  à  Paris  deux  espèces  de  chiti'onniers,  le 
coureur  et  le  placier.  Le  coureur  est  le  type  primitif,  le  type  le 
plus  simple  ;  c'est  donc  par  lui  que  nous  commencerons  l'étude. 

Nous  allons  d'abord  étudier  le  métier  en  l'isolant  de  tous  les 
autres  phénomènes  sociaux;  nous  verrons  ensuite  les  actions 
extérieures  qui  viennent  modifier  les  effets  du  métier  lui-même. 


La  récolte  1)e  la  camelote.  —  Ce  travail  facile  n'exige  ni 
effort  pénible ,  ni  prévoyance,  par  conséquent  pas  de  patronage. 

Voici  en  quoi  consiste  le  travail  du  chiffonnier  coureur  :  je  ne 
peux  mieux  faire  que  de  céder  la  parole  à  M.  Paulhiau,  qui  l'a 
parfaitement  décrit  :  «  Le  coureur,  dit-il,  chiffonne  dans  tous  les 
quartiers  de  Paris.  Il  n'a  pas,  comme  on  le  pense  généralement, 
une  rue  qu'il  ait  fait  sienne  et  dans  laquelle  ses  camarades  ne 
peuvent  pénétrer.  Non,  toutes  les  rues  lui  appartiennent,  comn^e 
elles  appartiennent  à  ses  collègues,  mais  semblable  au  chasseur 
qui  connaît  ou  devine  les  habitudes  du  gibier,  il  ne  marche  pas 
au  hasard,  il  réfléchit  avant  de  se  lancer  sur  une  piste,  et,  s'il 
se  dirige  à  droite  plutôt  qu'à  gauche,  c'est  qu'il  présume  qu'en 
allant  à  droite,  il  aura  plus  de  chance  de  remplir  sa  hotte 
qu'en  se  dirigeant  vers  la  gauche.    » 

M.  Paulhian  invite  ensuite  le  lecteur  à  le  suivre  dans  une  tour- 


LD   CHIFFONNIER ,  W 

née  nocturne  avec  un  coureur  dont  il  avait  su  gag-ner  la  con- 
fiance. «  Notre  coureur,  comme  tout  bon  coureur,  ne  possède  pas 
un  centime  dans  sa  poche;  bien  entendu,  chez  lui,  à  son  domicile 
où  nous  rentrerons  cette  nuit,  il  n'y  a  pas  un  liard.  Il  s'agit  donc 
pour  lui  de  pouvoir,  pendant  les  trois  ou  quatre  heures  qu'il 
emploiera  à  chiffonner,  gagner  sa  nourriture,  son  loyer  et  ses 
vêtements.  Ce  besoin  de  g-agner  sa  vie  le  rend  atti^ntif  à  son  tra- 
vail. Si  l'ouvrier  flâne  souvent  pendant  sa  besog-ne,  le  chiffon- 
nier, lui,  ne  flâne  pas  et  il  parcourt  ses  20  kilomètres  sans  j-e 
distraire  nne  seconde  de  son  travail.  Il  y  va  de  sa  vie.  Tous  les 
tas  d'ordures  sont  jetés  sur  la  voie  publique  à  la  même  heure, 
et  à  la  même  heure  aussi  l'armée  des  chiffonniers  se  met  en 
marche.  Flâner  en  route,  c'est  s'exposer  à  arriver  trop  tard, 
et  arriver  en  retard,  c'est  ne  plus  rien  trouver. 

«  Nous  entrons  dans  une  grande  rue  bien  peuplée.  Personne 
n'a  encore  passé  par  ici;  cela  se  devine;  pour  vous  en  con- 
vaincre, vous  n'avez  qu'à  jeter  un  coup  d'oeil  sur  tous  ces  tas 
d'ordures. 

((  —  Voyez,  monsieur,  comme  ils  sont  beaux,  comme  ils  sont 
pointus;  ils  ont  la  forme  d'un  pain  de  sucre,  c'est  la  preuve  évi- 
dente qu'aucun  camarade  n'a  encore  passé  par  ici,  sinon  son 
coup  de  pied  aurait  déjà  nivelé  toutes  ces  petites,  montagnes, 
et  puis  c'est  du  bon,  c'est  du  riche. 

«  —  Et  qu'en  savez-vous?  Comment,  à  pareille  distance,  pou- 
vez-vous  voir  ce  qu'il  y  a  dans  ces  tas  d'ordures?  Mais  je  le  de- 
vine, monsieur.  Ne  voyez  vous  pas  qu'il  y  a  dans  la  rue  trois 
chiens  qui  mangent  dans  trois  tas  différents?  S'il  n'y  avait  pas 
d'os,  les  chiens  ne  seraient  pas  là,  hâtons  le  pas. 

«  —  Ehl  dis  donc,  toi,  là-bas,  plein  de  goudron,  veux-tu  bien 
lâcher  cet  os?  Il  ne  manque  plus  que  ça  que  les  chiens  viennent 
nous  faire  concurrence.  Ah!  monsieur,  la  concurrence,  quelle 
triste  chose  !  Nous  sommes  plus  de  vingt-cinq  mille  sur  le  pavé 
de  Paris  qui  avons  de  la  peine  à  gagner  quelques  sous  par  jour. 
Ce  qu'il  y  a  d'Allemands,  d'Italiens  et  de  Belges  qui  viennent 
nous  voler  notre  pain,  c'est  effroyable.  En  vérité,  c'est  à  croire 
qu'il  n'y  a  plus  de  gouvernement  en  France.  L'autre  jour,  j'ai 


50  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS   DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

ramassé  dans  un  tas  un  vieux  journal  dans  lequel  on  avait 
enveloppé  un  paquet  de  cheveux  de  femme  et  un  morceau 
de  foie  de  veau  qui  était  exquis;  j'en  ai  fait  deux  repas.  Eh 
bien,  j'ai  vu  sur  ce  journal  que  depuis  quinze  jours  nos  dé- 
putés parlent  de  chemins  de  fer.  Ils  ont  bien  du  temps  à 
perdre!  Est-ce  que  les  chemins  de  fer  ne  roulent  pas  tout 
seuls?  Pourquoi  donc  que  les  députés  ne  s'occupent  pas  de 
nous  et  qu'ils  ne  font  pas  une  bonne  loi  pour  empêcher  une 
fois  pour  toutes  les  étrangers  de  venir  nous  faire  concurrence? 
Est-ce  que  moi  je  m'en  vais  ramasser  les  os  sous  les  fenêtres 
de  Bismarck?  Non,  je  ne  mange  pas  de  ce  pain-là.  Eh  bien, 
pourquoi  que  les  Allemands  viennent  ramasser  nos  os  à 
nous  ?  » 

«  J'essaie  de  faire  comprendre  à  mon  ami  que  cette  concur- 
rence dont  il  se  plaint  est  fort  légitime  et  que  si  des  étrangers 
se  font  chiffonniers  à  Paris,  il  y  a  aussi  des  étrangers  qui  four- 
nissent du  pain  aux  chiffonniers.  Mais  mon  raisonnement  ne 
produit  aucun  effet  ;  du  reste,  il  n'est  pas  bon  de  parler  quand 
on  travaille,  on  risque  de  perdre  son  temps  et  il  y  a  là-bas  au 
fond  de  la  rue  une  lanterne  qui  apparaît  et  qui,  française  ou 
étrangère,  nous  annonce  une  concurrence  quelconque.  Nous 
continuons  notre  chemin. 

Tout  à  coup  nous  entendons  sonner  11  heures;  c'est  la  clo- 
che de  l'hôpital  Beaujon.  «  Vous  savez,  devant  la  porte  des  hôpi- 
taux, il  fait  bon  ouvrir  l'œil.  En  cherchant  bien,  1  on]  trouve 
souvent  de  quoi  payer  sa  course  :  de  vieux  bandages,  des 
éponges  qui  ont  servi  à  laver  les  plaies,  de  la  ouate  avec  la- 
quelle on  a  frictionné  les  rhumatisants,  des  fioles  de  toutes 
natures,  et  surtout  des  bouchons  de  pharmaciens  et  des  capr 
suies  d'eau  minérale,  c'est  de  l'excellente  marchandise  qui  se 
vend  fort  bien, . .  Tenez,  je  ne  m'étais  pas  trompé,  voici  un  ca- 
puchon de  siphon  d'eau  de  seltz,  ça  vaut  un  sou,  et  ce  paquet 
de  papier  à  chocolat,  c'est  de  l'étain,  çà  se  vend  avec  les  cap- 
sules de  bouteilles  d'eau  minérale.  Allons,  nous  n'avons  pas 
perdu  notre  temps  aujourd'hui.  J'en  ai  bien  pour  cinquante 
sous  dans  ma  hotte.  Si  la  femme  et   les   enfants  en  ont   fait 


LE   CHIFFONNIER.  51 

autant,  nous  pourrons  boire  un  coup  ce  soir.  —  Et  manger  un 
bon  morceau  »,  ajoutai-je. 

—  K  Oh!  manger,  ça  ne  m'inquiète  guère.  Je  trouve  toujours 
de  quoi  manger  dans  ma  hotte;  mais  malheureusement  je  n'y 
trouve  jamais  à  boire,  et  vous  savez  dans  notre  métier  on  a 
besoin  de  se  gratter  souvent  le  gosier...  Eh  bien,  monsieur, 
nous  allons  rentrer  en  passant  par  les  grands  boulevards,  si 
vous  voulez  bien.  Hier  ont  eu  lieu  les  élections  au  conseil 
municipal,  les  nmrailles  sont  couvertes  d'affiches  que  nous 
pourrons  arracher  puisque  le  scrutin  est  fermé. 

«  Il  est  temps  de  rentrer  à  la  maison.  iMinuit  ont  sonné 

et  d'ici  aux  boulevards  extérieurs  nous  avons  encore  5  ou  6  ki- 
lomètres à  parcourir.   » 

Telle  est  la  silhouette  que  M.  Paulhian  nous  trace  du  chiffon- 
nier coureur,  laquelle  est  encore  parfaitement  exacte  aujour- 
d'hui. 

Après  l'opération  de  la  récolte  vient  le  «  tricage  »,  c'est-à-dire 
le  triage  des  diverses  qualités  de  marchandises.  Le  chiffonnier 
mettra  d'abord  de  côté  tout  ce  qui  peut  lui  servir  pour  sa 
nourriture,  têtes  de  poulets,  légumes  venant  de  chez  un  frui- 
tier, croûtes  de  pain,  etc. 

Le  reste  de  la  camelote  est  préparé  pour  la  vente,  et  voici 
quelques-unes  des  catégories  d'objets  qui  se  classent  à  part  : 
les  chiffons  de  papeterie  avec  six  qualités,  les  vieux  papiers,  les 
chiffons  de  laine  pour  l'effilochage,  les  vieux  métaux,  le  verre, 
les  os,  les  cheveux,  le  caoutchouc,  etc. 


Répercussions  du  travail  sur  les  autres  classes  de  phénomènes 

sociaux. 

Propriété.  —  Nous  constatons  que  les  chiffonniers  vivent  sous 
le  régime  du  libre  parcours  ;  l'atelier  de  travail  n'est  pas  appro- 
prié; mais,  fait  à  noter,  sous  l'influence  de  la  difficulté  de  la 
vie  provenant  de  la  concurrence,  le  coureur  interrogé  par 
M.  Paulhian  demande  Texclusion  des  étrangers  du  droit  de  chif- 


52  OIKLQIES    MÉTIERS    l  RBAINS    DE    SIMPLE   RÉCOLTE. 

fonnage,  ce  qui  constituerait  une  sorte  d'appropriation  natio- 
nale de  l'atelier  de  travail  jusqu'alors  soumis  au  libre  parcours 
de  tous.  Ce  genre  d'appropriation  collective  serait  analogue  à 
la  proj^riété  du  territoire  de  chasse  de  la  tribu  ;  premier  pas 
vers  un  certain  degré  d'exclusion  des  autres  du  lieu. 

On  sait  que  la  simple  récolte  donne  aux  populations  qui  s'y 
livrent  l'habitude  du  maraudage  et  développe  un  faible  respect 
de  la  propriété  d'autrui.  Nous  constatons  le  même  phénomène 
chez  les  chiffonniers,  l'habitude  de  ramasser  les  objets  sur  la 
voie  publique  leur  fait  considérer  que  tout  ce  qui  traîne  est  in- 
suffisamment approprié. 

Un  marchand  de  vin  me  parle  des  innombrables  larcins  dont 
il  fut  victime  de  leur  part,  et  son  fds  ne  compte  plus  les  boites 
de  compas  qui  lui  furent  soustraites.  Une  personne  qui  n'était 
pas  chiffonnière,  mais  qui  habitait  depuis  longtemps  au  milieu 
d'eux,  m'énumère  ce  qu'ils  trouvent  dans  les  boites,  et  ajoute  : 
((  et  les  bijoux  »;  elle  donne  en  exemple  une  bague  trouvée  der- 
nièrement par  une  voisine  et,  comme  elle  remarque  mon  air 
étonné,  elle  ajoute  d'un  ton  goguenard  :  «  Naturellement  elle 
en  l'a  pas  rendue  ». 

J'ai  été  personnellement  témoin  du  fait  suivant  dans  une 
maison  située  rue  Campagne-Première.  Une  locataire  ayant  laissé 
tomber  par  une  fenêtre  un  tapis  de  quelque  valeur,  négligea 
d'aller  le  chercher  immédiatement;  lorsqu'elle  descendit,  le  ta- 
pis avait  disparu,  ainsi  que  le  chiffonnier  qu'on  ne  revit  plus. 

Les  chitfonniers  émettent  du  reste  un  avis  absolument  con- 
traire et  jurent  leurs  grands  dieux  qu'ils  sont  les  plus  honnêtes 
gens  du  monde;  ils  ont  toujours  à  raconter  quelque  histoire 
d'objet  perdu  qu'ils  ont  scrupuleusement  rapporté.  Les  mauvaises 
langues  prétendent  qu'ils  rapportent  surtout  les  objets  dont  la 
valeur  est  inférieure  au  pourboire  qu'ils  attendent.  C'est  le  seul 
point  où  mes  observations  ne  concordent  pas  avec  celles  de 
M.  Paulhian,  probablement  parce  qu'il  a  négligé  de  contrôler 
les  dires  des  chiffonniers  eux-mêmes.  Je  dois  reconnaître  cepen- 
dant avec  lui  ([ue  les  chiffonniers  ont  rarement  maille  à  partir 
avec  la  police,  car  ils  s'abstiennent  prudemment  de  toute  action 


LE    CllIFFONMEH.  53 

grave;   ils  ne  sont,   par  exemple,  jamais  cambrioleurs;  leurs 
méfaits  sont  bien  ceux  des  gens  de  la  simple  récolte. 

Biens  mobiliers.  —  Le  coureur  ne  possède  jamais  d'animaux 
de  travail;  son  gain  est  trop  faible  et  surtout  trop  variable, 
trop  aléatoire  pour  le  lui  permettre. 

Ses  instruments  de  travail  lui  appartiennent  toujours,  mais 
ils  sont  des  plus  rndimentaires  :  une  hotte,  un  crochet,  une 
lanterne  que  M.  Paulhian  estime  valoir  2  ou  3  francs.  Actuel- 
lement ils  se  sont  simplifiés  encore.  Pour  échapper  aux  yeux 
des  agents,  qui  les  traquent  depuis  que  le  chiffonnagc  est  de- 
venu une  profession  sujette  à  autorisation ,  ils  ont  supprimé 
la  hotte  trop  compromettante  et  l'ont  remplacée  par  un  sac; 
la  lanterne  a  également  disparu,  à  cause  de  la  suppression  du 
chitTonnage  de  nuit;  il  ne  reste  plus  qu'un  crochet  et  un  sac 
dont  la  valeur  ne  dépasse  pas  0  fr.  50. 

Le  mobilier  meublant  ou  personnel  est  aussi  la  propriété  du 
chiffonnier,  mais  ne  représente  eu  général  qu'une  somme  in- 
fime. 

Salaire.  —  Le  gain  du  chiffonnier  coureur  est,  comme  celui 
du  chasseur,  essentiellement  aléatoire  et  variable  pour  les  deux 
mêmes  raisons  :  absence  possible  de  l'objet,  ou  récolte  dudit 
objet  par  un  concurrent  plus  matinal,  ou  plus  agile. 

Épargne.  —  Nous  avons  vu  que  l'ami  de  iM.  Paulhian  n'a 
pas  un  sou  en  poche;  c'est  donc  un  homme  d'une  impré- 
voyance comparable  à  celle  bien  connue  des  sauvages,  qui  con- 
somment en  un  jour  d'orgie  tout  le  butin  d'une  chasse,  quitte  à 
mourir  de  faim  quelque  temps  après. 

Famille.  —  Notons  d'abord  que  l'atelier  de  travail  se  con- 
fond bien  ici  avec  le  foyer  familial,  comme  dans  toutes  les  simples 
récoltes;  il  n'y  a  pas  de  patrons  directeurs  du  travail. 

Quant  à  la  famille,  elle  nous  apparaît  avec  tous  les  carac- 
tères de  l'instabilité  engendrée  par  les  mêmes  causes  que  chez 
le  chasseur.  En  premier  lieu,  la  supériorité  de  la  jeunesse  sur 
la  vieillesse.    Nous  avons  vu    le    coureur    faire  20    kilomètres 


54  QUELQUES   MÉTIERS   URBAINS   DE   SIMPLE   RÉCOLTE. 

dans  sa  tournée,  et  craindre  toujours  la  concurrence  d'un  ca- 
marade plus  agile;  il  est  clair  que,  dans  cette  course  aux 
chiffons,  les  jeunes  gens  ont  la  supériorité  sur  les  vieillards. 
Ce  fait  apparaît  bien  clairement  pour  la  distribution  des  places 
de  chiifonnage  à  l'usine  de  broyage  de  Saint-Ouen.  Comme  les 
postulants  sont  beaucoup  plus  nombreux  que  les  bonnes  places 
disponibles,  les  premiers  arrivés  s'en  emparent  après  une  vé- 
ritable course  de  la  barrière  à  la  porte  de  l'usine  ;  il  est  clair 
que  les  jeunes  gens  ont  facilement,  dans  ce  cas,  la  supériorité. 
Cet  état  de  chose  annule  l'autorité  des  parents  âgés. 

En  second  lieu,  la  facilité  d'établissement  des  jeunes  ménages 
de  chiffonniers  achève  de  soustraire  les  jeunes  gens  à  l'autorité 
des  anciens.  Ces  facilités  sont  aussi  grandes  que  chez  les  sau- 
vages, et  pour  les  mêmes  raisons,  d'autant  plus  que  le  régime 
de  l'union  libre  étant  la  règle,  les  parents  n'ont  aucun  moyen 
de  s'opposer  aux  fantaisies  de  leurs  enfants.  On  me  dit  que,  si 
le  moindre  dissentiment  s'élève  à  ce  sujet,  les  enfants  quittent 
la  maison  paternelle,  et  tout  est  dit.  A  signaler  que  l'une  des 
raisons  qui  maintient  la  pratique  générale  de  l'union  libre, 
est  la  possibilité  pour  les  femmes  d'obtenir  ainsi  un  secours  de 
l'Assistance  publique  en  qualité  de  filles-mères.  La  précocité 
est  très  grande  dans  ce  milieu  comme  chez  tous  les  urbains; 
aussi  presque  toutes  les  jeunes  filles  sont-elles  mères  à  l'âge 
de  quatorze  ou  quinze  ans!  Toutefois,  les  chiffonniers  font  géné- 
ralement de  bons  ménages,  sauf,  bien  entendu,  les  querelles 
après  boire  très  fréquentes  et  qui  se  terminent  le  plus  souvent 
par  un  échange  de  coups,  mais  sans  que  jamais  la  police  ait 
à  intervenir;  les  autres  obligations  matrimoniales  sont  très  géné- 
ralement respectées,  par  exemple  la  fidélité  conjugale.  Dans 
l'agglomération  de  Levallois,  on  ne  me  cite  qu'un  seul  scandale 
en  vingt  ans. 

La  régularisation  de  ces  unions  n'a  guère  lieu  que  sur  le 
tard  et  sous  la  pression  d'œuvres  charitables  religieuses  et  par 
intérêt. 

Comme  pour  les  chasseurs,  la  famille  se  réduit  à  sa  plus 
simple  expression  et  tout  ce  que  dit  Le  Play  de  ces  derniers 


I.E    CUIFFONNIEU.  55 

s'applique  bien  aux  chiflbnnicrs.  Mais  à  côté  des  ressemblances 
il  y  a  aussi  des  différences  de  travail  qui  se  traduisent  immé- 
diatement par  des  dissemblances  sociales  correspondantes. 

Je  note  les  différences  suivantes  : 

1"  Les  cbiffonniers  ne  sont  pas',  comme  les  chasseurs,  obligés 
à  des  migrations  périodiques  et,  de  ce  chef,  l'abandon  des  vieux 
parents,  des  malades  et  des  enfants  très  jeunes,  conséquence  de 
ces  migrations  chez  les  chasseurs,  n'existe  pas  chez  les  chiffon- 
niers, non  plus  que  la  dureté  de  sentiments  qui  en  est  le  ré- 
sultat. On  me  signale  que,  chez  eux,  les  vieux  parents  et  les 
malades  sont  rarement  envoyés  à  l'hôpital;  ils  meurent  presque 
toujours  chez  leurs  enfants,  qui  montrent  une  réelle  sollicitude 
pour  eux;  du  reste,  me  dit-on,  il  y  a  très  peu  d'infirmes  et  de 
malades  parmi  les  chiffonniers,  qui  jouissent  généralement  d'une 
excellente  santé;  les  seules  maladies,  quelque  peu  fréquentes 
parmi  eux,  sont  celles  qui  proviennent  de  l'alcoolisme. 

Étant  donné  l'état  de  malpropreté  repoussante  où  grouille 
toute  cette  population,  ce  fait  me  paraît  inexplicable.  Sont-ce 
les  promenades  matinales  au  grand  air  des  rues  de  la  capitale 
qui  leur  procuré  ce  bien  précieux?  Est-ce  une  question  d'ac- 
coutumance? Toujours  est-il  que  nous  trouvons  alliés  ici,  au  dire 
de  tous  les  voisins,  une  invraisemblable  saleté  et  une  salubrité 
égale  ou  supérieure  à  la  moyenne. 

Il  en  est  de  même  pour  les  enfants  :  les  chiffonniers  n'en  crai- 
gnent pas  les  charges,  et  bien  loin  d'avoir  une  tendance  à 
abandonner  les  leurs  ou  à  se  désintéresser  des  orphelins,  il  leur 
arrive  souvent  d'adopter  des  enfants  trouvés,  quelquefois  même 
dans  leur  boîte  à  ordures,  et  de  les  élever  concurremment  avec  les 
cinq  ou  six  moutards  qui  sont  déjà  à  la  maison;  voilà  certaine- 
ment un  trait  de  mœurs  bien  différent  de  celui  que  nous  cite 
le  docteur  Crevaux  pour  les  Indiens. 

Le  fait  suivant,  rapporté  par  M.  Paulhian,  est  bien  caracté- 
ristique :  ((  Il  existe  à  cette  heure,  dit-il,  à  Paris,  au  fond  de  la 
rue  Sainte-Marguerite,  qui  est  certainement  la  rue  la  plus  sale 
et  la  plus  dangereuse  de  Paris,  une  vieille  chiffonnière,  Belge 
de  naissance,  qui  n'a  pour  toutes  ressources  que  le  produit  de 


o6  Ol'ELOLES    MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

son  travail.  La  pauvre  femme  avait  trois  enfants.  L'aine  l'a 
abandonnée;  le  second,  c'est  une  fille,  a  été  expulsée  du  terri- 
toire français;  le  troisième  s'est  noyé.  La  malheureuse  n'est 
cependant  pas  seule,  il  lui  reste  un  autre  enfant.  Un  jour,  il  y 
a  de  cela  douze  ou  treize  ans*,  la  chiffonnière  était  occupée  à 
trier  le  contenu  de  sa  hotte,  lorsqu'elle  vit  arriver  une  dame 
élégante  qui  venait  demander  s'il  ne  se  trouverait  pas  dans  la 
cité  une  femme  disposée  à  élever  au  biberon  l'enfant  ([u'elle 
tenait  dans  les  bras.  La  chiffonnière,  un  peu  étonnée  qu'une  si 
belle  dame  osât  frapper  à  la  porte  d'une  demeure  si  misérable, 
offrit  cependant  ses  services.  Us  furent  acceptés;  on  convint 
d'un  prix,  '•10  francs  par  mois.  La  dame  paya  le  premier  mois, 
et  ne  reparut  plus.  Est-elle  morte?  a-t-elle  abandonné  son  en- 
fant? nul  ne  le  sait.  La  chiffonnière  pouvait  apporter  son  nour- 
risson aux  Enfants  trouvés,  elle  ne  l'a  pas  fait.  Elle  avait  promis 
d'élever  l'enfant  de  son  mieux,  et  elle  a  voulu  tenir  parole.  C'est 
à  peine  si  la  malheureuse  gagne  trente  sous  par  jour,  et  ce- 
pendant l'enfant  abandonné  n'a  jamais  manqué  de  pain  ni  de 
vêtements.  Cet  enfant  a  poussé  ;  c'est  aujourd'hui  une  grande 
fillette  qui,  proprement  vêtue,  s'en  va  tous  les  matins  à  l'école 
et  qui,  lorsqu'elle  rentre  au  logis,  trouve  chez  sa  mère  adoptive 
les  soins  les  plus  touchants  et  les  plus  délicats.  » 

Nous  voyons  donc  que  la  famille  du  chiffonnier  ressemble 
à  celle  du  sauvage  sur  tous  les  points  où  les  caractères  du 
travail  sont  les  mêmes  et  qu'elle  en  diffère  précisément  sur 
le  point  correspondant  à  une  différence  dans  le  travail. 


Comparaison   entre   la  famille  du  pasteur,  du   chiffonnier  et 

du  chasseur. 

On  peut  dire  qu'au  point  de  vue  de  l'organisation,  la  famille 
du  chiffonnier  est  intermédiaire  entre  la  famille  du  pasteur  et 
celle  du  chasseur. 

Dans  ces  trois  familles,  le  travail  desimpie  récolte  qui  permet 
la  confusion   de  l'atelier  de  travail  et  du  foyer,  tend  à  dévc- 


I>C    CHIKFO.NMKH.  57 

lopper  ralfcclion  réciproque  par  suite  du  contact  permanent 
des  divers  membres  de  la  famille. 

Chez  le  pasteur,  cette  tendance  a  son  plein  effet;  on  connaît 
assez  quels  liens  étroits  existent  dans  les  familles  pastorales 
asiatiques.  A  ces  sentiments  d'aifection  viennent  s'ajouter  l'au- 
torité des  vieillards  dérivant  du  travail  traditionnel  et  de  l'im- 
possibilité pour  les  jeunes  g-ens  de  s'établir  sans  l'aide  de  la 
famille,  car  dans  la  steppe  on  ne  peut  vivre  sans  troupeau. 

Chez  le  chiffonnier,  la  tendance  à  l'affection  donne  également 
son  plein  effet,  car  rien  ne  vient  la  battre  en  brèche;  mais  ici 
nous  ne  trouvons  plus  l'autorité  des  vieillards,  car  le  métier 
développe  la  supériorité  de  la  jeunesse  et  les  jeunes  gens  peu- 
vent se  soustraire  facilement  à  l'autorité  de  leurs  auteurs  par 
un  établissement  facile.  On  n'envoie  pas  les  vieux  parents  à 
l'hôpital,  mais  on  ne  leur  obéit  nullement. 

Enfin,  chez  les  chasseurs,  les  deux  tendances  disparaissent  :  la 
première  par  suite  des  migrations  périodiques,  et  la  seconde 
pour  les  mêmes  causes  que  chez  les  chiffonniers. 

Mode  d'existence.  —  Nourriture.  Une  des  caractéristic{ues 
du  mode  d'existence  du  chiffonnier,  c'est  qu'il  se  nourrit  en 
grande  partie  des  détritus  qu'il  récolte;  les  placiers  ont  géné- 
ralement, à  côté  de  la  boite  à  ordures  «  le  paquet  du  chiffon- 
nier »  qui  contient,  enveloppé  dans  un  journal,  les  restes  que 
les  nombreuses  cuisinières  de  la  maison  lui  destinent;  (juantaux 
pauvres  coureurs,  ils  mangent  souvent  les  détritus  qu'ils  firent 
directement  des  boîtes  à  ordures;  cela  m'a  été  confirmé  par 
maints  placiers,  qui  affectaient  du  reste  le  plus  grand  dégoût 
pour  cette  façon  de  procéder;  celui  de  M.  Paulhian  déclare  qu'il 
trouve  toujours  à  manger  dans  sa  hotte;  il  regrette  seulement 
de  ne  pas  y  trouver  à  boire. 

Le  chiffonnier  n'effectuant  presque  aucun  achat  pour  sa  nour- 
riture, n'a  que  peu  de  rapport  avec  le  commerce  de  détail,  sauf 
toutefois  avec  le  marchand  de  vin.  Je  peux  donner  de  ce  fait 
une  preuve  assez  inattendue.  Dans  le  numéro  de  septembre  J904- 
du  journal    Le    Réveil  des  chiffonniers,  organe    de    leur  syn- 


OO  QUELQUES   METIERS    URBAINS   DE   SIMPLE   RECOLTE. 

didat,  je  constate  que  la  quatrième  page  contient  dix-neuf  an- 
nonces, sur  lesquelles  seize  marchands  de  vin!  Les  trois  autres 
sont  une  papeterie  offrant  des  iniages  de  première  communion, 
une  imprimerie  dont  la  spécialité  parait  être  les  lettres  de  ma- 
riage, de  décès,  etc.,  et  enfin  une  fabrique  de  couronnes  mor- 
tuaires. Parmi  les  commerçants,  les  marchands  de  vin  sont  les 
seuls  qui  croient  avoir  intérêt  à  faire  de  la  publicité  dans  le 
journal  des  chiffonnieTs. 

Cette  possibilité  de  ne  presque  rien  acheter  au  commerce  est 
certainement  une  des  principales  causes  de  l'isolement  très  net 
dans  lequel  vivent  les  chiffonniers,  par  rapport  au  reste  de  la 
population  ouvrière. 

Cet  isolement  leur  a  permis,  comme  aux  chasseurs,  de  con- 
server des  caractères  bien  tranchés  et  tout  à  fait  différents  de 
ceux  des  autres  groupes  environnants. 

Mœurs,  tenue  de  la  personne  et  de  l'habitation,  mode  d'exis- 
tence, mentalité,  opinions  politiques  et  relig^ieuses,  tout,  chez 
les  chiffonniers,  diffère  de  ce  qu'on  observe  chez  les  ouvriers 
d'usines;  c'est  au  point  qu'on  a  été  obligé  de  faire  des  patro- 
nages spéciaux  pour  eux.  Il  est  presque  impossible,  me  dit-on  par- 
tout, Hf  réunir  les  fils  de  chiffonniers  avec  les  enfants  des  ouvriers. 

Habitation.  —  Le  problème  de  l'habitation  n'est  guère  plus 
compliqué  à  résoudre  pour  le  chifionnier  que  pour  le  sauvage . 
Voici  la  description  que  donne  M.  Paulhian  des  habitations  qu'il 
a  visitées,  elle  correspond  bien  à  ce  que  j'ai  pu  observer  moi- 
même,  sauf  les  modifications  que  j'exposerai  plus  loin  : 

<(  Les  inconvénients  multiples  de  leur  profession  les  ont  fait 
petit  à  petit  expulser  du  centre  de  la  capitale.  Ils  sont  réduits 
à  se  loger  dans  les  terrains  vagues  qui  avoisinent  l'enceinte 
fortifiée  de  Paris.  Les  uns  se  sont  emparés  de  quelques  mètres 
d'un  terrain  qui  appartient  à  l'État  et  y  ont  construit  une  espèce 
(le  hutte  dont  ne  se  contenterait  pas  un  sauvage  de  la  Nouvelle- 
Calédonie;  les  autres  habitent  dans  des  cités.  » 

Voici  la  description  de  la  «  cité  de  la  femme  en  culotte  », 
dont  nous  avons  déjà  parlé  : 

«  Figurez-vous  un  long  rectangle  ou  plutôt  une  longue  ruelle 


LE    CnilTONNIER.  59 

bordée  à  droite  et  à  gauche  d'un  bâtiment  à  deux  étages,  con- 
tenant une  quarantaine  de  chambres  à  chaque  étage,  quelques 
chambres  n'ont  pas  de  fenêtres.  Elles  n'ont  qu'une  porte  qui 
sert  à  la  fois  de  porte  et  de  fenêtre.  La  pièce  est  un  peu  plus 
grande  qu'une  cellule  de  prisonnier.  Elle  n'est  ni  parquetée, 
ni  carrelée,  ni  pavée.  Le  mobilier  varie  suivant  la  fortune  du 
locataire.  Presque  tous  possèdent  un  poêle,  fait  à  l'aide  de  mor- 
ceaux de  fonte  et  de  briques  qu'ils  trouvent  assez  facilement 
dans  les  décharges  publiques;  les  plus  riches  ont  un  lit,  une 
table,  une  chaise,  ou  plutôt  quelque  chose  qui  ressemble  à  un 
lit,  à  une  table,  à  une  chaise.  Ceux  dont  les  ressources  sont  plus 
modestes,  ne  possèdent  que  le  lit.  Beaucoup  n'ont  absolument 
rien.  Dans  un  coin  de  la  chambre  il  y  a  un  peu  de  paille  ra- 
massée dans  la  rue  un  jour  de  déménagement,  et  c'est  sur  cette 
paille  que  le  chitibnnier  couche  avec  sa  femme,  ses  enfants,  son 
chien...  et  ses  ordures.  En  effet,  le  chiffonnier  se  couche  dès 
qu'il  rentre  de  son  travail,  c'est-à-dire  vers  1  heure  du  ma- 
tin ;  il  a  beaucoup  marché,  il  est  fatigué,  il  dépose  sa  hotte 
remplie  d'ordures  dans  un  coin  de  sa  chambre  et  s'endort  à 
côté.  Cette  chambre  si  petite,  si  sale,  si  primitive,  se  paie 
1  fr.  20,  2  francs  et  2  fr.  50  par  semaine.  » 

On  voit  que  le  problème  de  l'habitation  n'est  guère  plus  dif- 
ficile à  résoudre  pour  le  chiffonnier  que  pour  le  sauvage  et  doit 
donner  les  mêmes  résultats,  notamment  en  ce  qui  concerne  l'é- 
tablissement des  jeunes  ménages. 

Les  chiffonniers  paient  par  semaine  et  la  citation  suivante  du 
même  auteur  va  donner  la  raison  d'être  de  cette  pratique,  ainsi 
que  nous  faire  toucher  du  doigt  un  point  de  ressemblance  de 
plus  du  chifîonnier  et  du  sauvage  et  de  tous  les  désorganisés 
imprévoyants;  c'est  la  facilité  avec  laquelle  ils  sont  exploités 
par  des  gens  mieux  organisés  qu'eux  : 

M.  Paulhian  nous  montre  un  maçon  construisant  des  huttes 
pour  chiffonniers.  «  Chaque  hutte,  dit-il,  me  coûte  100  francs  et 
je  la  loue  1  franc  par  semaine,  ce  qui  fait  du  50  pour  100.  Quant 
aux  chiifoniiiers,  ce  sont  les  plus  exacts  des  locataires,  quand  on 
ne  leur  fait  pas  crédit.  » 


60  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS   DE    SIMl'LE    RÉCOLTE. 

Cette  dernière  phrase  nous  indique  la  raison  d'être  de  cette 
coutume  du  paiement  à  la  semaine,  ainsi  que  de  l'extraordi- 
naire façon  d'obtenir  le  paiement  que  nous  cite  M.  Paulliian  : 

«  Lorsque,  le  samedi  venu,  le  chiffonnier  ne  paie  pas  sa 
semaine,  on  lui  relire  la  porte  de  sa  chambre;  c'est  là  le  pre- 
mier avertissement.  Si,  le  samedi  suivant,  il  ne  s'est  pas  exécuté, 
on  l'expulse  de  l'immeuble.  J'ai  vu  en  hiver,  au  mois  de  jan- 
vier, par  un  froid  épouvantable,  une  femme  poitrinaire  et  deux 
petits  enfants  qui  grelottaient  au  fond  de  leur  cellule.  Le  loyer 
n'avait  pas  été  payé  et,  par  conséquent,  on  avait  retiré  la  porte 
de  la  chambre;  la  malheureuse  mère  avait  cloué  contre  l'ou- 
verture béante  tous  les  chiffons  qu'elle  possédait,  afin  de  pré- 
server ses  enfants  du  vent  glacial  qui  leur  coupait  le  visage; 
elle  n'avait  même  pas  songé  à  insister  pour  qu'on  lui  laissât  sa 
porte.  Elle  savait  que  la  règle  est  inflexible.  Il  ne  peut,  en  effet, 
en  être  autrement  et  le  lecteur  va  comprendre  tout  à  l'heure 
pourquoi  les  gens  qui  exploitent  ces  cités  sont  obligés  d'avoir 
un  pavé  à  la  place  où  les  êtres  humains  ont  le  cœur.  » 

Il  ne  peut  en  être  autrement,  dit  l'auteur,  et  cela  parce  que  le 
chiffonnier  est  un  imprévoyant  incorrigible  comme  le  sauvage, 
c'est  que  les  liqueurs  fortes  ont  pour  lui  un  attrait  également 
irrésistible  : 

«  Mais,  me  direz-vous  alors,  que  fait  donc  le  chiffonnier  de 
son  argent?  Il  le  boit.  Cette  phrase  ne  vous  dit  rien  de  particu- 
lier; mais  si  vous  aviez  vu,  comme  je  l'ai  vu,  boire  des  chiffon- 
niers, vous  comprendriez  tout  ce  que  ces  mots  cachent  d'horreur 
et  de  misère?  Oui,  le  chiffonnier  boit.  Dès  qu'il  a  touché  le  prix 
de  sa  hotte,  il  se  dirige  chez  le  marchand  de  vin,  oii  il  s'installe 
pour  douze  et  quelquefois  pour  vingt-quatre  heures.  L'attrait 
du  marchand  de  vin,  la  passion  de  la  bouteille,  le  besoin  de  se 
gratter  le  gosier  (et  Dieu  sait  ce  qu'il  faut  pour  réussir  à  gratter 
des  gosiers  si  émoussés)  sont  la  cause  de  l'abjection  dans  laquelle 
vit  cette  classe  de  la  société.  Cette  passion  est  tellement  irré- 
sistible, le  chiffonnier  sent  si  bien  qu'il  est  absolument  inca- 
pable de  garder  dans  sa  poche  un  seul  centime  du  salaire  qu'il 
vient  de  recevoir,  ([u'il  a  le  soin  de  constituer  chaque  jour  le 


LE    CJIIFFO.NNIER.  61 

prix  de  son  loyer  en  nature.  Dans  chaque  chambre  il  y  a  un 
petit  coin,  dans  lequel  le  chiffonnier  met  en  réserve  un  certain 
produit  avec  lequel,  à  la  lin  de  la  semaine,  il  paiera  son  loyer.  En 
général,  ce  sont  les  chiffons  de  mérinos  ou  de  flanelle  qu'il  con- 
serve religieusement.  D'autres  fois,  ce  sont  des  cheveux  de  femme. 
Le  samedi,  il  vend  cette  petite  réserve  et  il  paie  son  loyer.  Tout 
le  reste  est  mangé  ou  plutôt  bu  chez  le  marchand  de  vin,  » 

Cette  description  s'applique  encore  parfaitement  au  chiffon- 
nier; tout  y  est,  jusqu'à  la  façon  originale  d'épargner  l'argent 
du  loyer,  à  cela  près  qu'aujourd'hui  ce  sont  principalement  les 
métaux  qui  sont  mis  en  réserve  et  que  cette  tirelire  originale 
s'appelle  la  pile. 


Étrange  progression  des  loyers  avec  la  pauvreté  du  locataire. 

Ici  se  place  une  remarque  intéressante.  Nous  venons  de  voir 
que  les  maisons  louées  aux  chiffonniers  rapportent  50  %  du  ca- 
pital engagé  dans  leur  construction;  or,  les  immeubles  parisiens 
divisés  en  appartements  de  1.500.  2.000  francs  et  au-dessus, 
rapportent  à  peine  5  ou  6  %  ,  ai  entre  ces  deux  termes  extrêmes, 
il  existe  toute  une  gamme  de  maisons  rapportant  7,  8,  10  %, 
selon  la  difficulté  de  l'exploitation  et  les  aléas  que  court  le  pro- 
priétaire. Les  immeubles  qui  contiennent  des  logements  de  5  à 
600  francs  de  loyer  rapportent  environ  7  % ,  ceux  qui  ne 
contiennent  que  des  logements  ouvriers  de  200  à  300  francs,  arri- 
vent à  10  % .  De  telle  façon  que  l'individu  paye  d'autant  plus 
cher  qu'il  est  plus  pauvre?  La  raison  d'être  de  cette  anomalie 
va  nous  être  donnée  par  les  renseignements  que  je  tiens  de  l'un 
de  ces  propriétaires  de  maisons  ouvrières. 

Ce  propriétaire  cherchait  à  vendre  une  maison  qui,  disait-il, 
rapportait  10  %  et,  malgré  cela,  il  ne  pouvait  trouver  acquéreur. 
Comme  je  lui  demandais  la  raison  de  cet  état  de  chose  si  étrange, 
voici  sa  réponse  :  «  Ce  sont  les  ennuis  continuels  du  fait  de  mes 
locataires  qui  m'ont  dégoûté  du  métier  de  propriétaire  d'im- 
meuble. Aujourd'hui,  dans  ce  quartier  des  Buttes-Chaumont,  ce 


62  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE   RÉCOLTE. 

sont  les  locataires  qui  font  la  loi;  ils  appellent  le  propriétaire 
devant  le  juge  de  paix  à  tout  propos,  et  presque  toujours  le 
juge  leur  donne  raison. 

((  Il  y  a,  d'autre  part,  dans  la  classe  ouvrière,  des  chevaliers 
d'industrie  qui  se  vantent  de  ne  jamais  payer  leur  terme.  Voici 
comment  ils  opèrent  :  dès  le  premier  terme,  ils  demandent  un 
délai  en  inventant  une  histoire  quelconque  d'enfant  malade,  ou 
de  chômage;  inutile  de  regimber  et  de  les  citer  devant  le  juge 
de  paix;  étant  donné  les  idées  du  jour,  le  juge,  plein  de  sollici- 
tude pour  «  les  petits  »,  leur  accordera  immanquablement  les 
délais  qu'ils  demanderont.  Au  second  terme,  ils  essaient  en- 
core de  recommencer  l'opération,  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  ce 
que  le  propriétaire  menace  de  leur  donner  congé;  ce  jour-là, 
ils  refusent  net  de  partir  à  moins  qu'on  ne  leur  délivre  quittance 
de  tout  ce  qu'ils  doivent,  sous  prétexte  que,  sans  quittances,  ils 
ne  peuvent  trouver  d'autre  logement. 

«  Il  faut  donc  recourir  à  l'expulsion,  qui  coûte  au  propriétaire 
une  centaine  de  francs  de  frais,  plus  la  perte  de  tout  ce  qui  lui 
est  dû.  On  ne  peut  en  effet  compter  sur  la  saisie,  car  si  on  dé- 
falque d'un  mobilier  ouvrier  tout  ce  que  la  loi  en  exempte,  il 
ne  reste  plus  rien.  «  Ce  mal  est  non  seulement  grave,  mais 
contagieux,  »  me  dit  mon  interlocuteur  ;  a  il  m'arrivait  d'avoir 
un  palier  de  quatre  locataires  payant  bien,  l'un  d'eux  partait  et 
se  trouvait  remplacé  par  un  des  aigrefins  dont  je  vous  parle  ;  au 
bout  de  six  mois  plus  aucun  locataire  ne  payait  sur  ce  palier  :  le 
nouveau  venu  leur  avait  si  bien  démontré  les  avantages  de  sa 
façon  de  faire  et  l'impuissance  du  propriétaire  vis-à-vis  de  ces 
pratiques  qu'ils  étaient  amenés  à  essayer  tous  du  procédé,  et  je 
me  voyais  obliger  souvent  d'expulser  tout  un  palier  à  la  fois,.  » 

On  saisit  par  cet  exemple  la  raison  de  cette  élévatiou  du  taux 
des  loyers  à  mesure  que  les  appartements  sont  moins  impor- 
tants. C'est  l'imprévoyance  et  l'indiscipline  sociale  d'une  partie 
de  la  population  ouvrière  qui  cause  à  l'autre,  celle  des  honnêtes 
gens  qui  paient,  un  surcroît  de  dépenses. 

Nous  rencontrons  ici  un  exemple  curieux  des  effets  inattendus 
que  peuvent  avoir  certaines  lois  faites,  en  principe,  dans  l'intérêt 


Li:    CHIFFONNIER.  (>3 

de  la  classe  ouvrière  et  qui  ne  réussissent  souvent  à  favoriser  que 
quelques  individus  peu  recommandables  au  détriment  de  la 
masse  sur  laquelle  elles  pèsent  lourdement.  On  peut  dire  que 
toute  loi  sur  l'expulsion,  sur  la  saisie,  etc.,  qui  a  pour  efTet  de 
rendre  plus  difficile  pour  le  propriétaire  le  recouvrement  de  ses 
loyers,  fait  hausser  le  prix  de  ces  loyers,  parce  qu'elle  éloigne 
un  certain  nombre  de  capitalistes  de  la  construction  des  maisons 
ouvrières  et  que,  diminuant  lotire  des  logements,  elle  fait 
hausser  leurs  prix,  par  suite  de  l'inéluctable  loi  de  l'olfre  et 
de  la  demande  qui  seule  domine  tous  les  marchés. 

Chez  les  chiffonniers,  Timprévoyance  étant  à  son  maximum,  on 
avait  été  obligé  d'abandonner  les  procédureshabituelles,  impra- 
ticables pour  des  chambres  valant  au  maximum  2  fr.  50,  et 
d'adopter  ces  procédés  de  sauvages  pour  obliger  les  locataires  à 
observer  leurs  obligations.  Mais  on  comprend  que  tous  les  capi- 
talistes ne  soient  pas  d'humeur  à  faire  un  pareil  métier,  et  par 
suite,  limitation  de  la  concurrence  et  élévation  des  loyers. 

Je  dois  dire  que,  depuis  une  dizaine  d'années,  ces  pratiques 
ont  disparu.  Dans  la  cité  .leanne-d'Arc  où  elles  ont  subsisté  en 
dernier  lieu,  elles  ont  cessé  depuis  que  la  cité  est  passée  entre  les 
mains  d'une  compagnie  qui  en  a  transformé  l'exploitation.  Ac- 
tuellement la  société  exige  du  locataire  qui  entre  le  versement 
préalable  du  prix  de  quatre  semaines  de  loyer;  les  paiements 
suivants  se  font  chaque  semaine  et,  au  premier  retard,  c'est  le 
juge  de  paix,  les  frais  et  l'expulsion. 

Vêtements.  —  Les  vêtements  ne  préoccupent  pas  non  plus 
beaucoup  le  chilfonnier;  ils  lui  sont  bien  souvent  donnés  et  for- 
ment môme  pour  lui  un  article  de  vente  qui  a  nom  la  brocante. 
Les  chiffonniers  sont  du  reste  les  plus  déguenillés  des  prolétaires; 
leurs  enfants  vont  souvent  à  moitié  nus  et  le  désordre  de  leur 
toilette  est  une  de  leurs  caractéristiques.  Une  chiffonnière  attri- 
buait à  cette  mauvaise  tenue  la  difficulté  qu'ils  ont  à  sortir  de 
leur  métier.  «  Comment  voulez-vous  qu'on  mette  en  apprentis- 
sage, disait-elle,  des  enfants  qui  vont  nu-pieds,  et  bien  souvent 
sans  culotte  ni  chemise  »?  Ici  encore  nous  trouvons  des  besoins 


04  OUELQLES    MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMI'LE    RÉCOLTE. 

réduits  à  leur  plus  simple  expression  et  satisfait,  en  grande  partie 
par  la  simple  récolte. 

Les  vêtements,  comme  la  nourriture,  leur  sont  presque 
toujours  donnés;  cependant  ils  se  plaignent  d'une  diminution 
H  dans  la  brocante  »,  ils  accusent  de  cette  diminution  le  «  chi- 
neur »  ou  brocanteur  qui  va  à  domicile  pour  acheter  les  vieux 
habits  et  les  chitfons. 

L'industrie  de  ce  dernier,  que  l'on  confond  ({uelquefois  avec  le 
chiffonnier  «  biffin  »  ou  récolteur,  s'exerce  sur  les  mêmes  objets 
ou  tout  au  moins  sur  une  partie  de  ces  objets;  mais  le  mode 
d'acquisition  est  tout  à  fait  différent;  le  «  chineur  »  ne  ramasse 
rien,  il  achète  tout.  C'est  pour  cela,  du  reste,  que  les  biffins 
lui  reprochent  de  leur  nuire  ;  car  par  l'appât  du  gain  il  détourne 
bien  des  personnes  de  jeter  leurs  vieilles  nippes  et  entraine, 
parait-il  aussi,  certaines  concierges  à  faire  disparaître  des  boites 
à  ordures,  avant  l'arrivée  du  chiffonnier,  les  bardes  susceptibles 
d'être  vendues  au  chineur. 

Le  chineur  achète  pour  revendre  ;  c'est  donc  un  commerçant  ; 
et  cela  suffit  pour  qu'il  soit  absolument  différent  du  biffin.  Les 
chineurs-brocanteurs  sont  tous.Iuifs  ou  Auvergnats,  et  parmi  ces 
derniers  la  plupart,  me  dit-on,  du  canton  d'Ardes  (Puy-de-Dôme). 
Au  contraire,  parmi  les  ])iffins  ou  chiffonniers -récolteurs,  il  n'y 
a  jamais  d'Auverg-nats  ni  de  Juifs. 

Hygiène.  —  Les  questions  dhygiène  sont  totalement  incon- 
nues de  cette  population;  le  mot  même  est  pour  eux  un  épou- 
vantail;  ils  y  voient  une  sorte  de  Déesse  malfaisante  qui  s'est 
donné  à  tâche  de  persécuter  les  pauvres  chiftbnniers  :  c'est  au 
nom  de  l'hygiène  en  effet  que  la  police  les  tracasse  pour  obtenir 
un  peu  plus  de  propreté  dans  leurs  habitations,  et  limite  par 
exemple  le  nombre  des  porcs  qu'ils  ont  le  droit  d'élever.  Bien 
souvent,  au  cours  de  mes  enquêtes,  j'ai  entendu  cette  exclamation  : 
«  Voyez-vous,  notre  plus  grand  ennemi,  c'est  l'hygiène!  » 

En  fait,  il  n'est  guère  possible  de  rêver  rien  de  plus  sale  que 
certains  chiffonniers.  J'en  ai  vu  qui  ne  paraissaient  pas  s'être 
lavés  aucune  partie  du   corps  depuis  vingt  ans  et   plus,  si  on 


LE    CIIII'FONMEH.  iV.', 

ajoute  à  cela  que  des  familles  entières  s'entassent  pêle-mêle 
dans  des  taudis  dix  fois  trop  exigus  et  que  leur  «  camelote  )>  est 
quelquefois  dans  la  même  pièce,  ou  conviendra  qu'il  n'est 
guère  possible  d'imaginer  des  conditions  plus  antihygiéniques. 
Cependant,  aussi  ])ien  dans  les  plus  malpropres  cites  de  chif- 
fonniers que  dans  les  usines  de  chifïbnnage  d'où  on  sort  au  bout 
de  quelques  instants  couvert  d'une  couche  d'un  centimètre  de 
poussière,  on  trouve  un  état  général  de  santé  très  satisfaisant.  Au 
témoignage  de  toutes  les  personnes  interrogées,  il  n'y  a  pas 
parmi  les  chiffonniers  plus  de  maladies  ni  d'épidémies  que  dans 
le  reste  de  la  population.  Les  seules  maladies  fréquentes  sont 
dues  à  l'alcoolisme,  qui  peut  être  considéré  comme  la  véritable 
plaie  du  chiffonnier. 

Bécréations.  —  Les  récréations  préférées  des  chiffonniers  sont 
peut-être  de  tous  les  phénomènes  sociaux  que  nous  venons  de 
passer  en  revue  celui  qui  les  rapproche  de  la  façon  la  plus  cu- 
rieuse des  populations  classiques  de  la  simple  récolte. 

La  récréation  favorite  des  chiffonniers,  c'est  le  cabaret  et  les 
intermina])les  palabres  qui  ont  lieu  autour  de  la  bouteille  de 
vin.  Aussi  acquièrent-ils  par  là  une  facilité  délocution  qui. 
frappe  au  premier  abord  chez  n'importe  lequel  d'entre  eux  :  ce 
pauvre  hère  en  haillons  que  vous  voyez  fouiller  dans  une  boîte 
à  ordures  s'exprime  avec  une  facilité  et  une  aisance  étonnante, 
dès  qu'on  le   met  sur  un  sujet  qui  lui  est  familier. 

Enfin  les  chiffonniers  adorent  le  théâtre  et  le  chant. 

Tout  ce  qui  ne  passe  pas  chez  le  marchand  de  vin  sert  à  payer 
le  théâtre:  le  samedi  soir,  me  dit-on,  ils  sortent  par  bandes  de 
leurs  cités  et  se  dirigent  vers  la  plus  prochaine  salle  de  spectacle. 
L'un  d'eux  me  dit  qu'il  va  souvent  chez  Antoine.  Si  on  remarque 
que  les  chiffonniers  se  lèvent  tous  les  jours  sans  exception  de 
très  bonne  heure,  vers  4  heures  du  matin  en  général,  on  con- 
viendra qu'il  leur  faut  faire  un  véritable  effort  pour  aller  au 
théâtre. 

Cet  effort  est  d'autant  plus  pénible  pour  eux  que.  dans  leur 
vie  habituelle,  ils  s'organisent  de  façon  à  se  coucher  de  bonne 


(î()  Ol'ELQt'ES   MÉTIERS    URBAINS   DE   SIMPLE   RÉCOLTE. 

heure.  C'est  ainsi  que  les  réunions  corporatives  ont  toujours  lieu 
vers  3  heures  de  l'après-midi. 

Le  chant  est  ég-alement  un  de  leur  passe-temps  favori.  Quand 
ils  reviennent  du  théâtre,  ils  font,  parait-il.  souvent  retentir  les 
rues  des  éclats  de  chœurs  assez  réussis.  Us  aiment  à  se  réunir 
entre  jeunes  gens  pour  chanter  ;  c'est  à  peu  près  du  reste  la  seule 
relation  de  voisinage  qu'ils  aient,  car,  ainsi  que  nous  le  verrons 
plus  loin,  ils  voisinent  très  peu.  La  concierge  de  la  cité  Dorée 
me  montrait  un  terre-plein  produit  par  la  démolition  d'une  mai- 
son et  me  disait  que  souvent  les  jeunes  chiffonniers  de  la  cité 
se  réunissent  là  les  soirs  d'été,  étendent  des  tapis  par  terre, 
achètent  quelques  houteilles  de  vin  pour  séclaircir  la  voix  et 
que  chacun  à  son  tour  y  va  de  sa  chansonnette.  Lorsqu'un 
camarade  a  trouvé  dans  Paris  une  chanson  nouvelle,  il  se  fait 
un  devoir  de  l'apprendre  aux  autres. 

Dans  le  quinzième  arrondissement  existe  un  chiffonnier  du 
nom  de  Petit  Pierre  qui  est  si  connu  pour  sa  belle  voix  qu'il  est 
souvent  invité  dans  les  familles  des  environs  pour  égayer  les 
cérémonies  familiales.  Il  peut,  parait-il,  chanter  des  opéras  en- 
tiers sans  une  hésitation . 

L'origine  de  cette  aptitude  est  dans  le  travail.  Pendant  l'opé- 
ration du  tricage,  qui  se  fait  assis  et  sans  grand  effort,  beaucoup 
de  chiffonniers  prennent  l'habitude  de  chanter  comme  les  cueil- 
leurs  méridionaux  décrits  par  Demolins  chantent  en  ramassant 
leurs  fruits.  Le  rapprochement  est  curieux  entre  cette  aptitude 
des  chiffonniers  et  celle  de  tous  les  cueilleurs  méditerranéens  dont 
le  goût  pour  le  théâtre,  le  chant  et  lart  oratoire  est  assez  connu. 

Patroxa(;k.  —  Le  chiffonnier  ii"a  donc  pas  de  patron,  d'où 
aucune  idée  pour  lui  de  la  fameuse  question  sociale;  en  poli- 
tique, il  a  même  une  tendance  très  accentuée  à  être  du  côté  du 
bourgeois,  car  lorsque  le  bourgeois  s'en  va  en  villégiature,  c'est 
la  morte-saison.  Cette  idée  que  le  bourgeois  lui  est  nécessaire 
pour  vivre  est  si  fortement  entrée  dans  son  cerveau  qu'elle  l'in- 
cline à  une  certaine  sympathie  pour  le  riche.  Plusieurs  vieux 
chiffonniers  me  parlent  avec  un  accent  de  regret  de  la  période 


U-:    CIIIFKO.NMKH.  (iT 

impériale  pendant  laquelle  de  nombreuses  familles  riches  fré- 
quentaient la  capitale  et  donnaient  des  fêtes  dont  les  miettes 
tombaient  dans  l'escarcelle  du  chiffonnier.  Il  faut  voir  de  quel 
accent  de  mépris  un  clntlbnnier  déclare  que  tel  quartier,  c'est 
ouvrier,  voulant  dire  ainsi  (jn'il  n'y  a  pas  de  gain  important 
pour  le  chiflbnnier. 

Un  conseiller  municipal  socialiste  de  Levallois-Perret  qui  a  eu 
l'amabilité  de  m'introduire  à  plusieurs  reprises  dans  ce  milieu, 
me  disait  combien  il  les  avait  trouvés  réfractaires  au  socialisme. 
Il  n'avait  pas  quatre  électeurs  parmi  eux,  malgré  qu'il  connût 
presque  toutes  ces  familles  et  vécut  môme  sur  un  certain  pied 
de  camaraderie  avec  plusieurs  jeunes  chiffonniers,  ses  anciens 
camarades  d'école. 

CiLTiRES  iMELLECTUELLES.  — On  pcut  Constater  chez  les  chiffon- 
niers une  remarcjuable  facilité  d'assimilation  analogue  à  celle 
que  l'on  note  chez  les  peuples  de  simple  récolte,  principalement 
chez  les  cueilleurs.  Toutes  les  personnes  interrogées  ont  été 
unanimes  sur  ce  point.  Les  enfants  des  chiffonniers  sont  exces- 
sivement irréguliers  à  l'école,  et  cependant  ils  obtiennent  des  ré- 
sultats supérieurs  à  ceux  des  autres  enfants  de  la  classe  ouvrière. 
On  me  montre  un  tout  petit  qui,  au  bout  de  deux  mois  d'école, 
connaissait  déjà  ses  lettres  et  ses  chiffres  et  commençait  à  savoir 
les  tracer.  Phénomène  assez  curieux,  il  leur  arrive,  parait-il, 
de  se  faire  assez  souvent  la  classe  entre  eux.  La  concierge  d'une 
cité  de  chilfomiiers  me  montrait  des  portes  et  des  murs  couverts 
de  lettres,  de  chiffres,  d'additions  et  de  soustractions  et  me  di- 
sait que  lorsqu'un  jeune  chiffonnier  avait  appris  quelque  chose 
de  nouveau  à  l'école,  il  s'empressait  de  le  montrer  ensuite  à  ses 
camarades. 

Religiox.  —  Il  n'est  pas  jusqu'à  la  religion,  qui,  chez  les 
chiffonniers,  présente  comme  chez  les  chasseurs  une  étrange  in- 
cohérence. L'union  libre  est  la  règle  générale  ;  aucune  pratique 
religieuse  n'est  observée  et,  à  côté  de  cela,  on  voit  constamment 
l'enterrement  religieux,  la  première  communion  et  le  baptême. 

Les  cérémonies  religieuses  que  les  chiffonniers  ont  conservées 


68  OUEI.Ol'ES   JIÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RECOLTE. 

se  rapportent  essentiellement  à  la  famille  :  d'abord  le  culte 
des  parents  morts  et,  comme  conséquence,  la  pompe  religieuse 
dont  on  entoure  les  enterrements;  en  second  lieu,  l'amour  des 
enfants  et  l'éclat  dont  on  entoure  les  fêtes  de  l'enfance  :  baptême, 
première  communion  et  même  distribution  des  prix.  Presque 
tous  les  chiffonniers  s'arrangent  pour  obtenir  des  concessions  de 
terrain  de  cinq  ou  dix  ans  dans  les  cimetières  et  les  tombes  sont, 
parait-il,  bien  entretenues.  On  ne  manque  jamais  du  reste  de 
faire  une  quête  parmi  les  voisins  et  amis  pour  la  couronne 
mortuaire  à  l'occasion  de  chaque  décès. 

Tout  cela  est  absolument  voulu  et  conscient,  et  le  conseiller 
municipal  que  j'ai  déjà  cité  me  rapportait  les  paroles  d'un 
chiffonnier  son  partisan  qui  lui  disait  :  «  Je  suis,  vous  le  savez, 
corps  et  âme  avec  vous,  mais  en  ce  qui  concerne  les  cérémo- 
nies du  baptême  et  de  la  première  communion,  je  tiens  à  ce  que 
mes  enfants  les  accomplissent,  et  il  ajoutait  :  «  Voyez-vous,  je 
crois  tout  de  même  qu'il  y  a  quelque  chose  là-dessous.  » 

Voisinage.  —  Tout  chasseur  est  un  concurrent;  tout  chiflon- 
nier  est  également  un  concurrent  ;  aussi  y  a-t-il  peu  de  relations 
de  voisinage  parmi  les  chiffonniers;  le  métier  est  jaloux ^v^ç, 
disait  l'un  d'eux,  on  se  rend  peu  de  visites,  chaque  famille 
reste  chez  elle  sans  chercher  à  voisiner  avec  les  autres;  ce  fait 
est  à  rapprocher  de  la  dispersion  caractéristique  du  chasseur. 

GoRPORATiox.  —  Nous  trouvous,  par  voie  de  conséquence,  une 
grande  difficulté  de  groupement  parmi  les  chifibnniers;  leurs 
coopératives  et  leur  syndicat  sont  à  l'état  rudinientaire  et  ne 
paraissent  pas  devoir  de  sitôt  se  développer.  Nous  allons  faire 
une  comparaison  intéressante  à  ce  point  de  vue  avec  l'inapti- 
tude fondamentale  des  Indiens  d'Amérique  à  constituer  un  grou- 
pement national  stable.  L'Indien  chasseur,  d'une  habileté  pro- 
digieuse, guerrier  inconq^arable,  a  cependant  toujours  été 
incapable  de  présenter  une  résistance  tant  soit  peu  efficace  aux 
hommes  blancs  à  cause  de  son  indiscipline  incurable;  la  cilation 
suivante  va  nous  en  donner  la  mesure  ;  elle  est  tirée  de  l'ou- 
vrage d'Edmond  Demolins  :  Comment  la  route  crée  le  type  social; 


LE    CIIII  KON.MKR.  09 

'(  Les  Indiens  ont  la  plus  grande  difficultt!'  à  organiser  des 
cxpéditioDS  réeulières  et  suivies.  Les  bandes  de  guerre  se 
réunissent  et  se  dispersent  aussi  facilement  que  les  troupes  de 
chasse;  elles  suivent  et  abandonnent  leurs  capitaines  impro- 
visés avec  la  mémo  facilité. 

«  Le  fait  suivant,  raconté  par  un  témoin,  John  Tanner,  se  re- 
produit presque  invariablement  dans  les  expéditions  de  guerre 
des  Indiens. 

«  Une  bande  marchait  contre  les  Sioux  et  la  discorde  régnait 
naturellement  parmi  les  chefs.  L'un  d'eux  prend  la  parole  : 
«  Muskegoes,  dit-il,  vous  n'êtes  pas  des  guerriers.  Vous  êtes 
venus  bien  loin  de  votre  pays  pour  attaquer  les  Sioux.  Des 
centaines  de  vos  ennemis  sont  tout  près  de  vous  et  vous  ne  savez 
pas  même  en  rencontrer  un,  à  moins  qu'ils  ne  viennent  tomber 
sur  vous  et  vous  tuer  ».  Cela  dit,  il  annonce  qu'il  retourne  dans 
son  pays  avec  ses  vingt  hommes.  Ce  fut  le  commencement  de 
la  débandade  générale. 

«  Pendant  la  plus  grande  partie  du  jour,  le  mouvement  se 
continua  sous  les  yeux  impassildes  du  principal  chef  A-gus-ko- 
Gant,  dit  le  Prophète  du  Grand  Esprit,  sans  que  celui-ci  témoi- 
gnât son  désappointement,  sans  aucune  tentative  de  sa  part 
pour  arrêter  les  mécontents,  sans  cjn'aucun  muscle  de  son  visage 
ne  trahit  ses  impressions.  Cependant,  lorsqu'il  vit  sa  troupe 
réduite  de  soixante  hommes  à  cinq,  les  larmes  s'échappèrent 
malgré  lui  de  ses  yeux. 

K  Dans  une  autre  expédition  racontée  par  le  même  voyageur, 
deux  cents  Assiniboins  firent  volte-face,  ce  qui  réduisit  la  troupe 
à  cinq  cents.  Elle  n'était  plus  que  de  quatre  cents,  lorsqu'on 
arriva  à  deux  journées  du  village  qu'on  se  proposait  d'attaquer. 
Enfin  il  ne  se  présenta  que  vingt  hommes  décidés  à  suivre  le 
chef,  quand  il  fallut  reprendre  la  marche  pour  aller  à  la  ren- 
contre de  l'ennemi. 

«  Et  Tanner  ajoute  :  k  De  ces  guerriers,  nul  ne  voulait  recon- 
naître aucune  autorité  supérieure  à  sa  volonté.  Il  est  vrai  que. 
d'ordinaire,  ils  accordent  une  sorte  de  déférence,  un  certain 
degré  de  soumission  au  chef  sous  les  ordres  duquel  ils  se  sont 


70  QUELQUES    MKTIKHS   UHBATNS    DK    SIMPLE    RÉCOLTE. 

mis  en  marche  ;  mais,  le  plus  souvent,  cette  obéissance  ne  dure 
qu'autant  que  la  volonté  du  chef  correspond  entièrement  aux 
inclinations  de  ses  guerriers. 

c  La  chasse  aux  bisons  ne  développe  donc  ni  l'habitude  de  la 
discipline,  ni  celle  de  la  hiérarchie  stable.  Le  type  est  instable 
depuis  la  famille  jusqu'aux  g-roupements  de  la  vie  publique. 
L'Indien  est  capable  de  courage  individuel;  il  est  capable 
d'accomplir  des  exploits  guerriers,  mais  il  est  incapable  de 
s'organiser  en  groupements  stables.  C'est  ce  qui  explique  pour- 
quoi il  a  été  si  facilement  vaincu  et  dominé  par  l'Européen.  » 

Nous  allons  voir  que  les  chiffonniers  montrent  une  incapacité 
du  même  genre.  Voici  ce  qui  se  passe  au  Syndicat,  d'après  le 
journal  Le  Réveil  des  chiffonniers.  Dans  le  numéro  de  mai  1908 
on  pouvait  lire   les   trois  articles  suivants  : 

TOUT  PASSE,  TOUT  LASSE 

((  Venir  à  tout  bout  de  champ  répéter  la  même  chose;  cela 
devient  barbe  et  cheveux,  et  malgré  tout,  vous  devez  tous, 
camarades,  vous  mettre  dans  l'idée  que  nous  sommes  au  mo- 
ment le  plus  dangereux  pour  nous. 

«*En  nom  niant  votre  nouveau  bureau,  vous  l'avez  mis  en  de- 
meure de  défendre  vos  intérêts  et,  croyez-moi,  ils  sont  rudes- 
ce  Vous  avez  pu  constater  que  les  banquettes  à  notre  réunion 
générale  étaient  lasses  de  se  tordre  sous  le  poids  des  camarades 
qui  brillaient  par  leur  absence.  Il  faut  véritablement  y  remé- 
dier et,  dans  vos  quartiers,  vous  n'êtes  pas  sans  avoir  entendu 
ces  propos  que  l'on  vous  tient,  car  il  est  entendu  que  ce  ne  sont 
toujours  que  les  mêmes  que  l'on  voit  en  réunion;  l'on  vous  dit.: 
je  paie  mes  cotisations,  c'est  bien  assez,  eh  puis!  où  va  l'ar- 
gent? Lorsque  les  camarades  de  certains,  il  est  sûr,  se  figurent 
que  le  délégué  peut  se  payer  une  station  balnéaire  à  Monte- 
Carlo  avec  leurs  cotisations,  il  y  a  des  moments  de  quoi  en  rire. 
Pour  les  réunions  c'est  autre  chose,  l'on  vous  répond  :  Il  y  a 
assez  de  gourdes  sans  moi.  Il  faudrait  laisser  un  peu  ces  cama- 
rades se  dégrouiller  seuls,  peut-être  que,  jetés  sur  le  pavé,  ils 


LK    CHIFFONNIER.  / 1 

sauraient  reconnaître  ce  que  le  bureau  doit  et  fait  pour  eux, 
il  faut  malheureusement  réprter  ceci  à  chaque  instant,  toujours 
la  même  chose. 

u  En  finissant,  il  faudrait  bien  remercier  parla  même  occasion 
les  camarades  des  deux  coopératives  de  Saint-Ouen  qui,  à  peu 
près  au  nombre  de  quinze  ou  vingt,  se  trouvaient  à  la  réunion 
sur  soixante-dix  membres. 

Le  bureau  en  entier  vous  demanderait  pour  son  travail  peu 
(le  chose  :  un  peu  plus  de  présence  aux  réunions  pour  les  en- 
courager. C'est  peu  véritablement. 

«  Henri  Petitot,  Emile  Hexrv.  » 

TROP  D'AMBITION 

«  Ambitionner,  une  place,  et,  une  fois  obtenue,  ne  pas  en 
remplir  les  fonctions,  voilà  le  cas  des  camarades. 

«  Nous  constatons  que,  depuis  le  2i  avril,  nous  sommes  tout 
au  plus  six  à  sept  camarades  à  la  permanence. 

((  Que  font  ces  camarades?  Verser  desdemi-setiers  au  comptoir 
et  les  autres  se  promener.  Ce  n'est  peut-être  pas  ce  poste 
d'administrateur  cjue  l'on  enviait  ;  on  visait  plus  haut.  Un  autre 
camarade  nous  disait  le  travail  qu'avait  fait  son  père  pour  le 
syndicat;  en  tous  cas,  il  ne  le  suit  pas  dans  cette  voie. 

«  Je  résume  en  disant  à  ces  camarades  qu'ils  se  sont  engagés 
envers  tous  les  camarades  à  défendre  notre  cause  et  n'en  font 
rien,  et  cependant  la  cause  vaut  leurs  dérangements. 

«  Je  me  permets  de  leur  voter  un  blâme  au  nom  de  tous  les 
syndiqués  pour  le  travail  qu'ils  ne  font  pas. 

«  Louis  Petitot.   » 

Quand  on  écrit  semblables  aménités,  on  a  dû  s'en  dire  bien 
d'autres;  on  croirait  entendre  le  chef  indien  :  «  Muskegoes,  vous 
n'êtes  pas  les  guerriers...  »,  etc. 

Enfin  voici  le  compte  rendu  d'une  séance  du  conseil  du 
2k  avril  1908  : 


IZ  OUELQIKS    MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RECOLTE. 

(c  Membres  présents  :  Humbert,  Bozon  jeune,  Bouailler,  Pe- 
totitainé,  Testu,  Roland,  Petitot  jeune. 

((  Relevag-e  des  anciens  comptes.  Les  membres  présents  re- 
grettent que  les  camarades  qui  ont  été  nommés  à  la  réunion 
générale  et  qui  font  défaut  à  la  permanence  ont  tort,  vu  le 
laisser  aller  complet  de  notre  corporation. 

«  Les  camarades  Petitot  et  Rolland  sont  mandatés  pour  aller 
trouver  Legendre  et  le  mettre  en  demeure  de  restituer  ce  qui 
appartient  à  l'organisation  et  le  convoquer  j^our  le  mardi  28  à 
la  permanence,  etc.  » 

Depuis  la  fondation  du  syndicat,  sur  cinq  secrétaires  quatre 
ont  dû  se  retirer  à  la  suite  de  malversations  plus  ou  moins  bien 
établies.  Les  chiffonniers  que  j'ai  pu  voir  se  plaignaient  encore 
du  laisser-aller  qu'ils  constataient  dans  l'administration  du 
syndicat.  Le  journal  ne  paraissait  plus,  les  cotisations  n'étaient 
pas  perçues  et  l'un  d'eux  s'écriait  en  s'adressant  à  moi  :  «  Je  ne 
peux  pas  vous  donner  ma  cotisation,  à  vous,  je  ne  vous  connais 
pas!    » 

Il  est  à  noter  que  jamais  il  n'y  a  d'étrangers  dans  ce  syndi- 
cat. Le  chiffonnier  est  beaucoup  trop  méfiant  pour  confier  ses 
intérêts  à  une  tierce  persoline  quelconque.  C'est  à  peine  s'il 
donne  à  un  camarade  bien  connu  de  lui  et  qui  a  travaillé  long- 
temps à  ses  côtés  une  confiance  suffisante  pour  diriger  maté- 
riellement le  groupement,  mais  jamais  aucun  secrétaire  du 
syndicat  n'a  réussi  à  devenir  un  meneur  écouté  et  obéi  aveu- 
glément. On  peut  conclure  que  dans  ce  groupement  il  n'y  a  ni 
chef  ni  soldat;  aussi,  comme  leditM.  Paulhian, le  chiffonnier  est-il 
le  plus  exploité  des  prolétaires,  bien  qu'il  paraisse  tout  d'abord 
un  travailleur  libre. 

Opinions  politiques.  —  Ses  opinions  politiques  sont  aussi  peu 
définies  que  celles  du  mouronnier  et  du  luégotier  ;  «  il  n'est  pas 
socialiste  »,  mais  les  autres  nuances  politiques  ne  paraissent  pas 
l'attirer  davantage.  Il  est,  me  dit-on,  presque  toujours  du  coté 
(le  la  pièce  de  cent  sous. 

Le  trait  suivant,  que  rapporte  M.  Paulhian,  concorde  parfaite- 


Li:    CIIIFFONMKR.  t  ,i 

ment  avec  mes  propres  observations  :  *<  Un  soir,  dans  une  réunion 
électorale  à  laquelle  assistaient  beaucoup  de  chiffonniers,  un 
anarchiste  prononce  un  discours  enflammé  et  énumère  toutes 
les  souffrances  que  le  peuple  endure.  Lorsque  l'orateur  eut 
terminé  son  discours,  un  chiffonnierdemande  la  parole.  «  Nous 
venons  d'entendre  d'excellents  médecins  connaissant  parfaite- 
ment notre  maladie,  mais  nous  voudrions  qu'au  lieu  de  lasi  bien 
décrire,  ils  nous  en  indicassent  le  remède.  —  Le  remède!  s'écrie 
l'anarchiste,  c'est  la  révolution  sociale!  —  Ce  n'est  pas  cela  qui 
mettra  des  os  dans  les  tas  d'ordures,  »  répond  le  chiffonnier,  qui 
tranquillement  quitte  la  salle  de  réunion,  prend  sa  hotte  et  son 
crochet  et  s'en  va  à  son  travail.  Ceci  nous  amène  à  remarquer 
quelle  est  l'erreur  de  ceux  qui  pensent  que  la  mentalité  des 
prolétaires  doit  être  la  même  dans  tous  les  pays  et  dans  toutes 
les  circonstances  pourvu  ([uils  aient  un  point  commun,  la  misère . 
Il  est  permis  de  dire  au  contraire  que  ce  qui  influe  le  plus  sur 
les  idées  d'un  homme,  ce  n'est  pas  ce  qu'il  gai; ne,  mais  comment 
il  le  gagne.  Certes  les  chifl'onniers  sont  des  prolétaires,  et  ce- 
pendant ils  sont  à  peu  près  inaccessibles  aux  séductions  des 
théories  socialistes  et  révolutionnaires,  et  cela  de  l'avis  d'un 
homme  qui  les  connaissait  bien  et  dont  la  sincérité  parfaite  ne 
fait  pas  de  doute. 

Autorités  et  agents.  —  DémêlH  des  chiffonniers  avec  les  gens 
de  la  production. 

Ici  encore  nous  constatons  une  lutte  séculaire  des  chiffon- 
niers avec  les  gens  des  autres  métiers,  comme  nous  l'avons  vu 
pour  le  mouronnier.  le  mégotier  et,  en  général,  pour  tous  les 
simples  récolteurs. 

Voici  quelques  indications  à  ce  sujet  :  La  première  ordonnance 
(j[ue  cite  M.  Paulhian  est  celle  de  1628,  ((  qui  défend  au  chiffonnier 
de  vaguer  et  d'errer  par  les  rues  et  faubourgs  avant  la  pointe 
du  jour  ».  Les  allures  étranges  de  ce  cueilleur  qui  veille  par 
nécessité  de  métier  quand  tout  le  monde  sommeille,  étonne  et 
irrite  les  gens  qui  vivent  d'un  autre  métier.  Aussi   les  ordon- 


/i  QUELQUES  METIERS  URBAINS  DE  SIMPLE  RECOLTE. 

nances  se  succèdent-elles  :  «  En  1701,  Messire  Marc  René  de 
Voyer  de  Paulmy  d'Argenson,  conseiller  du  roi  en  ses  conseils 
et  lieutenant  général  de  police  de  la  ville,  prévôt  et  vicomte  de 
Paris  s'étonne  que,  malgré  les  défenses  qui  leur  furent  réitérées, 
quelques  chiffonniers  se  permettent  de  sortir  de  leurs  maisons 
à  minuit,  et  de  vaguer  dans  les  rues  sous  prétexte  d'amasser  des 
chiffons,  ce  qui  peut  donner  lieu  à  la  plus  grande  partie  des  vols 
qui  se  font  tant  des  auvents  que  des  grilles  et  des  enseignes, 

«  ...  En  conséquence  avons  fait  défense  à  tous  les  chiffonniers 
et  chiffonnières  et  autres  de  vaguer  par  les  rues,  ni  d'amasser 
des  chiffons  avant  la  pointe  du  jour  à  peine  de  trois  cents  livres 
d'amende  et  de  punitions  corporelles.  » 

C'est  en  vain  que  le  chiffonnier  réclame,  c'est  en  vain  qu'il 
démontre  de  la  façon  la  plus  claire  que  sa  corporation  est  celle 
qui  fournit  le  moins  de  repris  de  justice?  On  refuse  de  l'écouter, 
on  s'obstine  à  vouloir  le  pourchasser,  et  alors  commence  entre 
les  chiffonniers  et  l'administration  cette  lutte  qui  n'est  pas  en- 
core terminée  de  nos  jours  et  dans  laquelle  jusqu'à  présent 
l'administration  n'a  certainement  pas  eu  le  dessus. 

Aux  prescriptions  de  l'Autorité  les  chiffonniers  ont  opposé 
l'inertie  la  plus  complète;  ils  ont  continué  à  chiffonner  sans  se 
préoccuper  des  ordonnances  de  police  et  lorsqu'on  les  condamnait 
à  payer  300  livres  d'amende,  ils  répondaient  :  «  Fort  bien,  mais 
là  où  il  n'y  a  rien,  le  roi  perd  ses  droits  ;  prenez  ma  hotte,  et 
nous  serons  quittes.  » 

En  1828,  M.  de  Belleyme,  préfet  de  police,  veut  lui  aussi  faire 
une  ordonnance  sur  la  matière.  Le  chiffonnier  avec  son  crochet, 
sa  hotte  et  son  fallot  l'elfraye.  Pensez  donc,  un  crochet...  peut 
devenir  un  instrument  de  vol  et  de  meurtre,  la  hotte...  pclit 
servir  à  cacher  les  objets  volés,  et  le  fallot  sert  à  reconnaitre  les 
lieux.  Les  habitants  de  Paris,  ajoute  M.  de  Belleyme,  sont  juste- 
ment étonnés  qu'au  mépris  des  anciens  règlements,  ces  individus 
aient  usurpé  et  conservent...  le  privilège  de  veiller  lorsque  tous 
les  autres  sommeillent!  Cette  tolérance  extraordinaire  compro- 
met la  sécurité  publique.  M,  de  Belleyme  estime  qu'il  faut  mettre 
un  terme  à  cet  état  de  chose  et  il  fait  du  chiffonnage  une  pro- 


Ll",    CHIFFONNIER. 


fession  autorisée.  A  l'avenir,  nul  ne  pourra  ramasser  des  cliillbns 
dans  la  rue  sans  y  avoir  été  autorisé  par  l'administration.  Tout 
cliifTonnier  recevra  une  médaille  en  cuivre  de  forme  ovale  qui 
contiendra  les  noms,  prénoms,  sobri({uets  et  signalement,  ainsi 
qu'un  numéro  d'ordre.  Cette  médaille  sera  portée  d'une  manière 
apparente.  Le  chitlbmiier  devra  en  outre  faire  placer  sur  la  face 
extérieure  de  la  hotte,  en  chiffres  percés  à  jour  de  ôk  milli- 
mètres de  hauteur,  son  numéro  d'ordre.  Ce  chilfre  sera^reproduit 
en  couleur  noire  sur  une  des  vitres  de  la  lanterne  et  cette 
lanterne  à  laquelle  M.  de  Belleyme  reprochait  de  servir  à  éclairer 
les  localités  devra,  par  ordre  de  M.  de  Belleyme  lui-même,  être 
constamment  allumée. 

Les  chitfonniers  commencent  par  se  conformer  à  l'ordonnance 
de  M.  de  Belleyme;  ils  demandent  et  obtiennent  la  médaille  de 
forme  ovale  sur  laquelle  les  sobriquets  les  plus  impossibles  sont 
gravés  ;  ils  placent  sur  la  face  extérieure  de  la  hotte  le  chiilre 
réglementaire,  percé  à  jour  et  de  5V  millimètres  de  hauteur,  ils 
p  eignent  ce  même  chifï're  sur  leur  lanterne.  En  un  mot,  ils  font 
tout  ce  qu'on  exige  d'eux.  Vont-ils  travailler  librement?  Hélas! 
non,  et  l'Administration  ne  tarde  pas  à  s'apercevoir  que  toutes 
les  mesures  qu'elle  a  voulu  prendre  contre  celte  population  no- 
made, indépendante,  presque  sauvage,  n'ont  abouti  à  rien,  et 

(|ue   les  médailles,  au  lieu  de  servir  à  embrigader  les  chiffon- 
niers, n'ont  eu  pour  résultat  que  de  les  affranchir.  En  effet,  ces 

médailles  {de  1828  à  1873,  la  Préfecture  en  a  délivré  onze  mille 
environ)  passaient  de  mains  en  mains  ;  les  mourants  les  léguaient 
à  leurs  enfants  ou  à  leurs  voisins,  qui  n'avaient  qu'à  prendre  le 
sobriquet  du  défunt  pour  être  en  règle  avec  la  police. 
Un  agent  rencontre  un  groupe  de  chiffonniers  : 

—  Vos  médailles? 

—  Les  voilà,  monsieur  l'agent. 

—  Comment  vous  appelez-vous? 

—  Moi,  je  me  nomme  Bibi. 

—  Et  vous? 

—  Poil-aux-Pattes. 

—  Et  vous"? 


i()  OIELOLKS   METIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RECOLTE. 

—  Moi,  on  m'a  toujours  appelé  Sac-cVos. 

—  Et  vous,  la  vieille  femme? 

—  Je  suis  Rosalinde  Fanion,  mais  dans  la  cité  je  suis  connue 
sous  le  nom  de  Gras- d'huile. 

En  voilà  des  noms,  tous  les  mêmes,  toujours  des  sobriquets 
pour  échapper  à  la  police.  Voyons  si  ces  sobriquets  figurent 
bien  sur  ces  médailles? 

L'agent  examine  les  médailles  et  constate  que  les  sobriquets 
indiqués  y  sont  bel  et  bien  gravés  en  toutes  lettres.  Cependant  il 
est  certain  que  ces  médailles  n'appartiennent  pas  à  leurs  vrais 
propriétaires. 

—  Poil-aux-Pattes,  cette  médaille  n'est  pas  à  vous,  le  signale- 
ment ne  correspond  en  rien  à  votre  figure. 

—  Ma  figure?  J'ignore  comment  elle  est.  je  ne  l'ai  jamais 
regardée,  mais  ce  que  je  sais  bien,  c'est  que  c'est  moi  le  vrai 
Poil-aux-Pattes. 

Que  faire?  Allez-vous  infliger  à  cet  homme  une  amende?  Il  ne 
la  paiera  pas.  Le  mettrez-vous  en  j)rison?  Après  tout,  quel  criaie 
a-t-il  commis?  Il  a  ramassé  des  chiflons  dans  la  rue  sans  autori- 
sation !  La  Préfecture  depolice,  voyant  l'impossibilité  d'appliquer 
à  la  lettre  les  ordonnances  concernant  la  matière,  finit  par  les 
la;isser  tomber  en  désuétude.  >' 

On  aperçoit  bien  par  cet  exemple  la  raison  d'être  de  la  fai- 
blesse de  la  société  contre  ces  désorganisés.  Elle  n'a  pas  de 
moyen  de  les  atteindre,  et  cela  parce  que  les  sociétés  civilisées 
modernes  étant  organisées  suivant  le  travail  de  la  majorité  des 
individus  qui  les  composent,  sont  désarmées  en  face  de  gens  qui, 
par  suite  de  leur  travail  différent,  ont  une  tout  autre  organisation. 

Les  peines  et  châtiments  (jui  ont  un  effet  certain  sur  les  autres 
ne  les  touchent  pas  ou  peu.  C'est  ce  que  l'on  constate  pour  tous 
les  désorganisés  du  monde  ({ui  sont  inaptes  à  vivre  dans  nos 
sociétés.  Ils  ne  peuvent  entrer  sans  les  briser  dans  nos  groupe- 
ments habituels  et  les  châtiments  suffisants  pour  maintenir 
l'ordre  avec  les  éléments  ordinaires  de  nos  sociétés  sont  abso- 
lument insuffisants  pour  eux.  Tel  est  le  cas  pour  les  nègres  du 
Congo,  par  exemple. 


LV.    ClllFFONMEU.  /  / 

Lorsqu'un  Européen  établi  dans  la  colonie  désire,  en  rentrant 
enFrance,  emnienerquelqu'undcses  serviteurs,  le  gouvernement 
de  la  colonie  sait  si  bien  par  expérience  que  le  noir  arrivé  en 
France  s'y  rendra  rapidement  insupportable  et  qu'on  sera  obligé 
de  le  rapatrier,  qu'il  demande  à  ce  qu'on  verse  à  l'avance  le 
prix  du  retour,  afin  que  ce  retour  ne  soit  pas  à  la  charge  de  la 
colonie.  Le  noir  artivé  en  Europe  et  n'étant  plus  maintenu  par 
des  châtiments  sufhsants,  y  devient  en  très  peu  de  temps  dan- 
gereux pour  le  milieu. 

Mais  les  chiffonniers  n'ont  pas  eu  seulement  à  lutter  contre 
TAdministration  de  la  police,  ils  ont  eu  à  se  défendre  contre 
une  tendance  générale  dans  le  monde  moderne,  la  tendance  à 
la  concentration  industrielle.  Des  industriels,  des  financiers 
frappés  des  bénéfices  que  pourrait  procurer  l'industrie  du  chif- 
fonnage,  entreprise  en  grand,  ont  essayé  à  plusieurs  reprises,  et 
encore  naguère,  de  s'emparer  de  ce  territoire  de  chasse  au  dé- 
triment des  chiffonniers.  Et  nous  assistons  au  spectacle  curieux 
de  la  défense  des  chiffonniers  par  l'Administration  de  la  police 
qui  les  molesta  si  souvent.  —  La  police  a,  jusqu'à  présent,  dé- 
fendu le  territoire  de  chasse  des  chiffonniers  comme  le  gouver- 
nement américain  défend  celui  des  derniers  Peaux-Rouges,  et 
pour  les  mêmes  raisons;  c'est  qu'elle  se  demande  avec  anxiété 
que  ferait  toute  cette  population  si  on  lui  supprimait  ses  moyens 
d'existence,  étant  donné  son  incapacité  d'exercer  un  autre 
métier. 

u  En  1861,  le  préfet  de  la  Seine  propose  de  faire  enlever  di- 
rectement les  ordures  ménagères  par  les  voitures  du  concession- 
naire de  l'enlèvement  des  boues  et  de  n'accorder  plus  aucune 
autorisation  de  chifïbnnage.  Un  nommé  Brevet,  qui  s'offrait  pour 
organiser  ce  monopole,  s'engageait  à  prendre  à  son  service  tous 
les  chiffonniers  médaillés  et  à  les  occuper  soit  au  balayage  des 
rues,  soit  au  triage  des  ordures. 

Le  préfet  de  police  combattit  vivement  ce  projet,  et  M.  Mettetal, 
alors  chef  de  la  première  division,  fit  remarquer  tous  les  dan- 
gers d'une  pareille  mesure.  «  Jamais,  dit-il,  les  chiffonniers  qui, 
avant  tout,  sont  des  indépendants,  des  indisciplinés,  ne  se  feront 


78  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS   DE   SIMPLE    RECOLTE. 

à  ce  travail  de  nettoiement  qu'on  veut  leur  imposer.  Le  chiffon- 
nier aime  son  métier  parce  qu'il  lui  assure  Tindépendance  la 
plus  absolue,  il  n'en  acceptera  aucun  autre,  et  interdire  le  chif- 
fonnage,  c'est  vouloir  transformer  en  voleurs  des  ,2'ens  auxquels 
la  police  après  tout  n'a  rien  à  reprocher.  » 

La  proposition  fut  repoussée,  mais  les  auteurs  ne  furent  pas 
découragés,  et  ils  profitèrent  du  siège  de  Paris  pour  faire 
adopter  le  principe  de  leur  projet.  Le  11  septembre  1870,  un 
arrêt  du  gouvernement  de  la  Défense  nationale  interdit  les  dé- 
pôts d'ordures  sur  la  voie  publique  et  enjoint  à  chaque  locataire 
de  se  pourvoh'  d'un  récipient  dans  lequel  tous  les  résidus  de 
ménage  seront  versés. 

Cet  arrêté  ne  fut  appliqué  qu'en  partie...  Les  difficultés,  les 
réclamations,  les  contraventions  furent  si  nombreuses,  que  cette 
fois  encore,  l'arrêté  du  gouvernement  tomba  en  désuétude. 
Seuls  les  propriétaires  d'hôtels  particuliers  ou  de  maisons  de 
luxe  l'appliquèrent  en  partie.  Dans  ces  maisons,  qui  ont  des 
concierges  et  des  cours  spacieuses,  on  installa  une  grande 
caisse  destinée  à  recevoir  toutes  les  ordures  ménagères  des  di- 
vers locataires.  Ces  caisses  devaient  être  vidées  le  matin  sur  la 
voie  publique  par  les  soins  des  concierges  qui,  trop  grands  per- 
sonnages pour  s'acquitter  d'une  pareille  besogne,  en  confiè- 
rent l'exécution  à  des  chiffonniers  de  leur  choix  auxquels,  dans  la 
corporation,  on  donna  le  nom  de  placiers. 

Le  15  août  1872.  nouvelles  tentatives  de  M.  Léon  Renault, 
préfet  de  police,  pour  fixer  ne  varielur  le  nombre  des  chiffon- 
niers ;  nouvel  échec . 

Les  chiffonniers  pensaient  avoir  gain  de  cause,  lorsque  M.  Pou- 
belle, préfet  de  la  Seine,  se  dit  que,  puisqu'on  ne  pouvait  arra- 
cher le  chiffonnier  au  tas  d'ordures,  il  fallait  arracher  le  tas 
d'ordures  au  chiffonnier.  Le  7  mars  188V,  parut  l'arrêté  qui 
ordonnait  à  tout  propriétaire  d'immeuble,  grand  ou  petit,  riche 
ou  pauvre,  d'avoir  une  boite  à  ordures  d'une  forme  particulière, 
dans  laquelle  les  locataires  videraient  leurs  résidus  de  ménage. 
Cette  boîte,  dont  l'arrêté  fixait  non  seulement  la  forme  mais 
encore  les  dimensions,  devait  être  vidée  non  plus  sur  la    voie 


i.i;  ciiiffo.\mi:h.  79 

publique,  mais  directement  dans   les  voitures  de  l'adminisi ra- 
tion. 

On  sait  le  bruit  que  fit  cette  ordonnance.  Cette  fois,  les  chif- 
fonniers montrèrent  les  dents,  ils  protestèrent,  organisèrent  des 
meetings,  et,  soutenus  par  la  presse,  ils  réussirent  à  faire  porter 
la  question  à  la  tribune  de  la  Chambre  où  leur  cause  fut  dé- 
fendue avec  beaucoup  de  chaleur  par  le  duc  de  la  Rochefou- 
cault-Bisaccia. 

L'Administration  lit  une  première  concession  :  elle  permit  aux 
chiffonniers  de  fouiller  dans  les  boîtes  à  ordures  et  même  d'en 
verser  le  contenu  sur  des  toiles,  avant  le  passage  des  tombe- 
reaux... 

En  fin  de  compte,  l'opération  coûtait  plus  cher,  était  moins 
praticable,  encombrait  davantage  la  voie  publique  et  gênait 
considérablement  dans  leur  industrie  les  chiffonniers  qui,  au 
lieu  d'avoir  toute  la  nuit  pour  fouiller  les  tas  d'ordures  et  en 
tirer  tout  ce  (|ui  a  une  valeur  quelconque,  étaient  condamnés 
à  courir  devant  le  tombereau  officiel  et  à  chercher  à  la  hâte 
dans  chaque  boite  les  objets  les  plus  apparents. 

Aujourd'hui  larrèté  du  7  mars  188i  est  toujours  en  vigueur; 
les  récipients  officiels  ont  été  achetés,  mais  ces  récipients  ne 
sont  pas  toujours  renouvelés  le  jour  où  ils  sont  hors  de  service, 
et  il  est  permis  de  penser  qu'avant  peu,  «  les  chiffonniers 
auront  reconquis  le  droit  d'exercer  librement  leur  industrie, 
qui  est  une  industrie  considérable  et  par  le  nombre  d'hommes 
qu'elle  emploie  et  par  le  chiffre  d'affaires  quelle  opère  ». 

Voilà  le  travail  du  chiffonnier  coureur  et  ses  répercussions 
sociales.  Comme  pour  les  deux  types  de  simple  récolte  précé- 
dents, on  peut  dire  que  c'est  un  travailleur  libre,  vivant  de  la 
simple  récolte  sous  le  régime  de  l'atelier  collectif  du  travail.  Nous 
allons,  pour  préciser  les  idées,  présenter  quelques  monogra- 
phies de  familles. 

Quand  j'ai  voulu  chercher  un  chiffonnier  coureur  dans  Paris, 
je  n'en  ai  pas  trouvé.  Le  coureur,  en  effet,  n'existe  plus  nor- 
malement dans  l'enceinte  des  fortifications,  il  se  trouve  relégué 
dans  la  banlieue.  C'est  du  reste  plutôt  une  sorte  de  vagabond. 


80  OUELQLES    MÉTIERS    URIÏAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

chiffonnier  intermittent,  appelé  avec  mépris  par  les  placiers 
le  saqueiix,  et  plus  ou  moins  traqué  par  la  police  par  suite  de 
l'absence  d'autorisation  et  de  médaille.  Voici  deux  monogra- 
phies de  coureurs. 

Monographie  du  coureur  L... 

L...  est  un  homme  de  cinquante-cinq  ans  environ,  maigre-et 
voûté,  assez  propre  de  sa  personne,  et  n'ayant  pas  l'allure  ordinaire 
des  chiffonniers.  Je  le  rencontre  dans  un  village  de  la  banlieue.  Il 
marche  rapidement  les  yeux  obstinément  fixés  au  sol  sans  s'oc- 
cuper de  ce  qui  l'entoure.  Je  l'aborde,  et  par  l'otl're  de  quel- 
(|ues  vieux  habits  à  prendre  chez  moi  j'entre  en  matière.  J'ap- 
prends alors  qu'il  est  réellement  chiffonnier  coureur  pur;  il  n'a 
pas  d'endroit  fixe  de  chiffonnage,  il  parcourt  généralement  les 
villages  de  la  banlieue  depuis  Clamart  jusqu'à  Chaville  ;  il 
habite  cependant  à  Paris,  rue  Louis-Blanc.  Clamart  se  trouve 
à  9  kilomètres,  Chaville  à  15  ou  '20,  ce  qui  lui  fait  une  tournée 
d'environ  40    ou  même  50  kilomètres. 

Ils  sont  du  reste  nombreux  dans  ce  cas;  ce  matin-là,  il  avait 
déjà  trouvé  en  arrivant  une  dizaine  de  coureurs  installés  à  Cla- 
mart, et  tous  venaient  de  Paris.  Cette  chasse  aux  chiffons  a 
donc  tout  à  fait  l'allure  de  la  chasse  au  gibier  :  c'est  à  celui  qui 
arrivera  le  premier.  Comme  pour  cette  dernière,  il  faut  con- 
naître les  habitudes  du  gibier  :  ici  ce  sont  les  habitudes  des 
ménagères.  A  Chaville,  par  exemple,  c'est  le  mardi  et  le  samedi 
que  c'est  bon;  dans  tel  autre  village,  cest  le  mercredi  et  le 
samedi. 

L...  porte  simplement  sur  son  épaule  un  sac  et  dissimule 
dans  ce  sac  un  crochet;  rien  ne  le  distingue  clini  individu  ordi- 
naire, car  n'ayant  pas  d'autorisation,  il  cherche  autant  que  pos- 
sible à  passer  inajierçu.  Il  ne  peut,  comme  on  le  pense  bien, 
ramasser  les  choses  lourdes  et  de  peu  de  valeur,  comme  le  papier 
par  exemple  dont  les  placiers  tirent  un  si  bon  parti  ;  sa  récolte 
est  diminuée  d'autant.  Il  accuse  un  gain  journalier  de  1  fr.  50 
en  moyenne. 


LE    cniFFON.MEH.  81 

L...  parait  honteux  de  son  métier  de  chiilonnier  et  sempresse 
de  me  dire  qu'il  ne  le  fait  que  depuis  un  mois,  mais  cette  dé- 
claration doit  être  tenue  pour  suspecte,  car  il  connaît  trop  bien 
les  endroits  où  la  chasse  est  bonne,  les  prix  des  difl'érents  objets 
et  tous  les  détails  du  métier.  Il  a  appris  le  métier  de  chiffon- 
nier en  voyant  faire  les  autres;  «  dans  les  premiers  temps,  me 
dit-il,  j'avais  honte,  il  me  semblait  que  tout  le  monde  me  regar- 
dait ».  J'ai  trouvé  cette  opinion  chez  tous  les  chiffonniers  cou- 
reurs. Ils  se  considèrent  un  peu  comme  des  parias,  s'isolent 
volontiers  et  n'aiment  pas  qu'on  les  traite  de  chiffonniers. 

Cette  monographie  est  intéressante  en  ce  qu'elle  nous  pré- 
sente un  cas  de  passage  des  autres  métiers  à  celui  de  chiffon- 
nier. 

L...  n'est  pas  en  effet  fils  de  chiffonnier;  ses  parents  habi- 
taient Montataire  et  sa  mère  a  tout  d'abord  travaillé  dans  les 
Forges  où  elle  était  occupée  à  brosser  des  tôles  étamées  ;  elle 
est  ensuite  venue  à  Paris  et  s'y  est  employée  comme  laveuse. 
C'était  une  femme  très  vigoureuse,  qui  est  âgée  actuellement  de 
quatre-vingt-cinq  ans  et  vit  avec  son  fils.  Il  a  eu  trois  frères,  deux 
sont  morts  et  le  dernier  est  contre-maitre  dans  une  usine  de  wagons 
où  il  gagne  7  fr.  50  par  jour.  Il  a  lui-même  commencé  à  tra- 
vailler dans  les  Forges  de  Montataire,  puis  dans  les  cartonneries 
d'Auberviliiers,  enfin  il  a  été  chauffeur  sur  les  bateaux  mouches 
parisiens.  A.  la  suite  d'un  grève,  il  a  été  renvoyé  et  n'a  pu  rentrer  ; 
il  gagnait  alors  5  francs  par  jour.  Actuellement,  il  obtient  du 
travail  pendant  six  mois  de  l'année  dans  les  Magasins  Généraux 
parisiens,  où  il  gagne  3  fr.  85  par  jour  à  manipuler  des  grains. 
Pendant  les  six  autres  mois  de  la  morte-saison,  il  n"a  pas  d'au- 
tres ressources  que  le  chifibnnage,  mais,  me  dit-il.  dès  qu'il 
pourra  trouver  de  l'ouvrage,  il  délaissera  ce  dernier  métier.  Il 
parle  avec  facilité,  parait  intelligent,  me  dit  que  les  ouvriers  ne 
lisent  pas  en  général,  mais  que  lui,  au  contraire,  aime  la  lec- 
ture, et  qu'il  a  môme  chez  lui  une  petite  bibliothèque.  Il  parle 
des  grèves  et  des  patrons  avec  le  calme  de  quelqu'un  qui  re- 
garde tout  cela  de  loin,  «  Les  patrons,  me  dit-il,  se  moquent  de 
l'ouvrier  parce  qu'ils  ont  \e  pognon  et  Vinstruclion  y>  ;  ce  der- 

6 


82  QUELQUES   MÉTIERS   URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

nier  mot  est  assez  curieux  dans  la  bouclie  d'un  ancien  ouvrier, 
victime  d'une  grève. 

L...  est  célibataire,  il  a  vécu  quelque  temps  maritalement 
avec  une  personne  qu'il  a  quittée  à  la  mort  de  son  père  pour 
venir  habiter  avec  sa  mère.  Il  me  dit  que  les  chiffonniers  pla- 
ciers sont  les  ennemis  des  coureurs  et  qu'ils  font  tout  pour  les 
supprimer,  mais,  ajoute-t-il  avec  énergie,  «  ils  ne  réussiront 
jamais  ».  Il  va  essayer  de  tourner  la  difficulté  relativement  à 
l'autorisation  qu'il  ne  peut  avoir  puisqu'on  ne  délivre  plus  de 
médailles  de  chiffonnier  depuis  plusieurs  années,  en  deman- 
dant une  médaille  de  brocanteur. 

Nous  voyons  là  un  cas  assez  rare  d'ouvrier  d'industrie  pas- 
sant au  chiffonnage  spontanément.  C'est  bien  un  type  de  cou- 
reur exactement  semblable  à  celui  que  décrit  M.  Paulhian,  mais 
il  n'exerce  plus  son  industrie  à  Paris  et  doit  avoir  recours  aux 
villages  de  la  banlieue. 

MonograjjJiie  du  coureur  X... 

J'aperçois  le  jeune  X...  en  train  de  fouiller  une  boîle  à 
ordures  sur  le  trottoir  et  lançant  de  temps  à  autre  des  regards 
furieux  à  une  vieille  femme  qui  opérait  de  même  dans  une 
autre  boite,  de  l'autre  côté  de  la  rue.  Je  l'aborde,  en  lui  de- 
mandant s'il  est  chiffonnier  et  s'il  veut  venir  chez  moi  pour 
prendre  quelques  vieilles  bardes.  A  ce  mot  de  chiffonnier,  le 
pauvre  garçon  rougit  jusqu'aux  oreilles  et  parait  si  honteux 
qu'il  n'a  plus  mot  en  bouche  ;  il  me  fait  cependant  signe  qu'il 
va  me  suivre,  prend  son  sac  sur  son  épaule  et  les  yeux  baissés, 
marche  derrière  moi.  J'engage  la  conversation,  mais  à  peine 
ai-je  dit  quatre  mots  qu'il  s'écrie  :  «  Vous  savez,  je  ne  suis  pas 
chiffonnier,  je  suis  plombier  et  je  cherche  simplement  quelques 
épluchures  pour  donner  à  un  cochon  que  nous  élevons  chez 
nous  ».  Il  ajoute  qu'il  gagne  5  francs  par  jour  dans  son 
métier  et  que  son  père,  également  plombier,  gagne  10  francs: 
comme  les  affaires  ne  marchent  pas  pour  l'instant,  il  occupe 
momentanément  ses  loisirs  à  chiffonner. 


LE    CHIFFONMKK.  83 

Tout  cela  est  assez  sujet  à  caution,  car  il  me  montre,  quelques 
minutes  plus  tard,  qu'il  connaît  parfaitement  le  chitTonnage;  il 
é numéro  les  dilierents  objets  que  l'on  doit  triquer  et  leurs  prix, 
et  me  parle  des  nom])reux  maîtres  chiffonniers  chez  qui  il  vu 
vendre.  C'est  son  père  qui  lui  a  appris  le  métier  de  chiti'onnier 
parce  qu'autrefois,  dans  sa  jeunesse,  il  avait  été  lui-même  en 
contact  avec  cette  classe  de  la  population.  Il  a  dix-sept  ans  et 
habite  avec  sa  famille  à  Issy.  Son  père  est  Alsacien,  sa  mère 
était  bonne  à  Boulogne  lorsqu'elle  s'est  mariée  ;  elle  est  Picarde; 
il  a  une  sœur  de  quinze  ou  seize  ans  qui  est  blanchisseuse,  un 
frère  de  onze  ans,  quatre  autres  frères  ou  sœurs  de  cinq,  trois 
et  deux  ans  et  un  petit  dernier  d'un  mois.  Son  grand-père  pa- 
ternel était  boulanger  en  Alsace,  et  a  opté  pour  la  France  après 
l'annexion.  Le  jeime  X...  me  dit  qu'il  faut  10  francs  par  jour  à 
sa  mère  pour  entretenir  le  ménage;  il  ajoute,  détail  intéressant, 
qu'on  ne  boit  pas  de  vin  chez  lui.  ou  seulement  un  litre  par 
jour  pour  la  famille  entière.  Il  refuse  du  reste  un  petit  verre  de 
liqueur  que  je  lui  offrais. 

Je  constate  chez  ce  garçon  une  bien  autre  mentalité  que  chez 
les  chiffonniers  de  métier  au  point  de  vue  du  groupement  pro- 
fessionnel. Son  père  aide  souvent  le  secrétaire  du  syndicat  des 
plombiers;  il  passe,  me  dit-il,  quelquefois  une  partie  de  la  nuit  à 
faire  des  écritures;  quant  à  lui,  il  déclare  qu'il  va  se  mettre  du 
syndicat  et  ([iie  cette  affiliation  est  absolument  nécessaire;  il 
paiera  comme  cotisation  -2  francs  par  mois.  Le  syndicat  lui 
sera  du  reste  très  utile  pendant  son  séjour  au  régiment,  car  il 
est  d'usage,  parait-il,  que  les  syndicats  ouvriers  envoient  de 
l'argent  à  leurs  membres  pendant  leur  période  militaire.  En 
somme,  nous  avons  là  un  type  de  chiffonnier  occasionnel,  comme 
du  reste  presque  tous  les  coureurs. 

Monographie  du  chiffonnier  H... 

L'intérêt  que  présente  cette  monographie  est  que  B...  est 
moitié  coureur  et  moitié  placier;  il  est  coureur  trois  jours  par 
semaine  et  placier  les  trois  autres  jours  ;  on  peut  dire  que  c'est 


84  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

l'homme  de  la  marche  frontière,  qui  lutte  pour  rétablissement 
de  la  propriété  individuelle  sur  un  terrain  encore  en  partie 
livré  au  libre  parcours;  ennemi  né  des  coureurs  sur  lesquels  il 
déblatère  à  toutes  occasions,  il  les  déteste  comme  l'Américain 
du  Far  West  déteste  l'Indien  chasseur,  comme  le  colon  français 
d'Algérie  déteste  l'Arabe  pasteur  qui  s'efTorce  de  maintenir  le 
libre  parcours. 

B...  vit  dans  une  petite  maison  de  bois  située  en  plein  champ 
près  du  cimetière  d'Issy,  en  rase  campagne  ;  il  a  un  terrain 
de  G  ou  7  perches,  soit  180  mètres  carrés  environ,  qu'il  loue 
!2  francs  la  perche  par  an.  Sur  ce  terrain  est  posée  sa  petite 
maisonnette  qui  repose  sur  quatre  pieds,et  peut  être  transportée 
d'un  point  à  un  autre  sans  difficulté.  A  coté  se  trouve  un  petit 
hangar  servant  d'écurie  à  son  cheval  et  un  autre  hangar  pour 
loger  sa  camelote.  Il  est  à  1  kilomètre  de  Meudon  et  à  7  ou 
8  kilomètres  de  Paris.  Lorsque  je  lui  demande  pourquoi  il  a 
cherché  ainsi  à  s'isoler,  il  me  répond  que  c'est  à  cause  des  voi- 
sins, qui  n'aiment  pas  la  proximité  des  chiffonniers.  En  défini- 
tive, son  isolement  est  volontaire  et  provient,  je  crois,  du  même 
sentiment  de  honte  que  nous  avons  vu  chez  les  deux  coureurs 
précédents. 

Il  chiffonne  à  Meudon  depuis  seize  ou  dix-sept  ans,  et  son  ter- 
ritoire de  chiffonnage  se  divise  pour  lui  en  deux  parties  bien  dis- 
tinctes :  il  y  a  l'agglomération  de  Meudon  même  qui  est  soumise 
au  régime  de  la  place,  et  le  quartier  de  la  place  Rabelais  qui  est, 
au  contraire,  sous  le  régime  du  libre  parcours.  Nous  ne  nous 
occuperons  ici  que  de  son  travail  de  la  place  Rabelais  qui  peut 
le  faire  classer  dans  la  catégorie  des  coureurs.  Trois  fois  par 
semaine,  il  travaiHe  dans  Meudon  même  et  les  autres  jours  à  la 
place  Rabelais,  lenlêvement  des  ordures  ménagères  ne  se  fai- 
sant à  Meudon  que  tous  les  deux  jours  dans  chacun  de  ces  quar- 
tiers. 

Travail.  —  Dans  le  quartier  de  la  place  Rabelais,  il  ne  sort 
pas  les  boites  à  ordures  des  maisons  et  laisse  ce  soin  aux  con- 
cierges. Comme  je  lui  demande  pourquoi   il  ne  fait  pas  place 


LE    CllIFrONMKR.  80 

dans  ce  quartier,  il  me  répond  qu'il  n'a  pas  voulu  donner  aux 
concierges  Thabitude  de  sortir  les  boites,  parce  que  c'est  trop 
ennuyant  pour  lui.  Lorsqu'il  est  malade  ou  ({uil  fait  trop  mau- 
vais temps,  il  peut  ainsi  rester  chez  lui  sans  inconvénient,  tandis 
que,  dans  la  partie  de  Meudon  soumise  au  système  de  Xd^  place 
appropriée,  il  est  oblig'é  de  sortir  les  boites  et  d'être  là  par 
conséquent  tons  les  matins,  par  tous  les  temps,  et  sans  pouvoir 
jamais  s'absenter  : 

Dans  le  quartier  de  la  place  Rabelais,  il  se  contente  de  fouiller 
les  tas  ou  les  boites  déposées  sur  le  trottoir;  tout  le  monde  du 
reste  peut  en  faire  autant;  il  n'a  donc  ici  aucun  droit  de  pro- 
priété. Cependant  il  tient  à  l'écart,  autant  qu'il  le  peut,  les  autres 
coureurs  en  arguant  de  sa  médaille  et  de  son  autorisation,  tandis 
que  les  autres  n'en  ont  pas.  Il  place  ses  sacs  de  camelote  bien 
en  évidence  sur  la  place  au  pied  d'un  arbre  et  me  dit  que, 
lorsque  les  autres  les  voient,  ils  n'osent  pas  rester  et  s'éloignent. 
Il  fait  du  reste  tout  ce  qu'il  peut  pour  accentuer  l'exclusion  à 
son  profit,  il  est  souvent  tendancieux  dans  les  renseignements 
qu'il  me  donne;  il  déclare  que  la  place  a  toujours  existé  alors 
({ue  cela  est  nettement  faux;  il  ne  man({ue  pas  du  reste  de  se 
plaindre  des  quelques  malheureux  coureurs  qui  traversent 
Meudon,  et  prennent  en  passant  ce  qu'ils  peuvent  grappiller  de 
droite  ou  de  gauche;  il  fait  leur  procès  et  me  dit  «  qu'on  ne  sait 
pas  ce  que  c'est  »,  des  vagabonds  sans  feu  ni  lieu  qui  couchent 
dans  les  bois  et  se  nourrissent  de  ce  qu'ils  trouvent  dans  les 
boites  à  ordures,  ce  dont  il  exprime  tout  son  dégoût.  Il  déclare 
que  ce  sont  des  bons  à  rien,  des  bandits  capables  de  tout  et 
qu'on  devrait  les  empêcher  de  chiffonner  ainsi;  il  fulmine  contre 
les  médailles  de  brocanteur  qui  permettent  à  certains  de  ces 
coureurs  d'éviter  les  rigueurs  de  la  police. 

B...  s'efforce  du  reste  de  se  donner  une  allure  officielle,  il 
observe  scrupuleusement  tous  les  règlements,  sa  carriole  porte 
une  belle  plaque  avec  son  nom,  son  adresse  et  ses  qualités;  il 
est  partisan  de  toutes  les  autorisations  à  demander  et  de  toutes 
les  restrictions  à  subir.  En  somme,  il  est  sous  le  régime  de 
l'atelier  collectif  de  travail  pour  une  partie  de  son  lieu  de  chif- 


8fi  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

fonnage  et  fait  tout  ce  qu'il  peut  pour  étendre  le  bénéfice  de  la 
propriété  individuelle  à  cette  partie-là,  en  évitant  toutefois,  au- 
tant que  possible,  les  obligations  d'assiduité  y  afférentes.  Nous 
verrons  plus  tard,  en  étudiant  le  véritable  placier,  ce  qu'est  la 
place  de  chifiFonnage,  et  nous  reprendrons  l'étude  de  ce  cas 
intéressant,  parce  qu'il  est  intermédiaire  entre  le  coureur  et  le 
placier. 

Voici  les  autres  données  de  sa  monographie  : 

Propriété.  —  Sa  maisonnette  en  bois  a  3  mètres  de  côté,  elle 
est  supportée  par  quatre  pieds  et  forme  ainsi  un  petit  hangar  si- 
tué sous  le  plancher  où  [se  tient  généralement  un  chien  extrême- 
ment hargneux.  Elle  lui  a  coûté  123  francs  de  matériaux.  L'écu- 
rie de  son  cheval,  qui  est  également  en  planches  et  son  petit 
magasin  à  camelote  lui  ont  coûté  chacun  50  francs.  Sa  carriole 
vaut  80  francs,  son  cheval  également  80  francs.  Il  prétend  ne 
gagner  que  3  à  4  francs  par  jour,  ce  qui  doit  être  faux,  car  sa 
place  me  paraît  assez  bonne  et,  d'après  ce  que  j'ai  vu  ailleurs, 
j'estime  au  moins  au  double  son  gain  journalier.  Il  me  dit  que, 
s'il  gagne  si  peu,  c'est  parce  que  Meudon  c'est  ouvrier,  de  telle 
façon  qu'il  n'y  a  rien  dans  les  boites. 

Famille,  —  B...  a  soixante-trois  ans,  de  taille  assez  élevée, 
voûté,  extrêmement  sale,  il  est  fils  de  chiffonnier.  Son  père,  an- 
cien ouvrier  fileur,  avait  été  blessé  et  mis  dans  l'incapacité  de 
continuer  son  métier;  aussi  avait-il  dû  se  faire  chiffonnier.  E...  a 
chiffonné  jusqu'à  vingt-cinq  ans  avec  son  père,  puis  il  s'est  établi 
comme  cordonnier;  peu  de  temps  après,  il  revint  au  chiffonnage. 
Ce  doit  être  son  manque  d'activité  qui  l'a  conduit  à  reprendre*  ce 
métier,  car  il  me  parait  fort  paresseux,  et  toutes  les  fois  que  je  vais 
chez  lui,  je  le  trouve  en  train  de  lire  le  journal. 

Avant  de  s'établir  à  Meudon,  il  avait  une  place,  boulevard  du 
Temple,  place  qu'il  a  vendue  80  francs. 

La  femme  B...  est  de  petite  taille,  vive  et  alerte,  encore  plus 
sale  que  son  mari.  C'est  elle  qui  va  vendre  la  camelote  et  tient 
la  bourse.  Elle  a  cinquante-cinq  ans,  ses  parents  étaient  terra;; 


LE    CHIFFONNIER. 


87 


siers;  c'est  son  mari  qui  l'a  entraînée  dans  le  métier  de  chiffon- 
nière dont  elle  n'est  rien  moins  que  fière.  Ils  sont  mariés  reli- 
gieusement ;  tous  leurs  enfants  sont  baptisés  et  ont  fait  leur 
première  communion.  Ils  ont  eu  six  enfants,  cinq  sont  morts 
de  méningite  en  bas  âge  ;  une  fille  seule  a  survécu,  elle  est  ma- 
riée avec  un  ouvrier  d'industrie.  Trois  enfants  sont  nés  de  ce 
mariage  et  ont  actuellement  quatorze,  dix  et  six  ans;  la  grand'- 
mère  me  dit  que  pour  rien  au  monde  elle  n'aurait  voulu  ([ue 
ses  enfants  fussent  chiffonniers. 


Mode  d'existexck.    —  Voici  ce  que  consomme  cette  famille 
pour  deux  personnes  et  par  semaine  : 


Pain 

Vinndes 

Beurre 

Saindoux 

Huile 

Légu  mes  herbacés  (donnés  i 
Légumes  en  grains  .  .   .  . 

Pommes  de  terre 

Sucre  

Vin 

Œufs  (1  douzaine  I    .  .  .  . 


I  Ce  qui  pour  une  seule  per- 

!      sonne  donne 

Nombres  donnés  par 
M.  Gautier  pour  la  quan- 
tité moyenne  consom- 
mée par  un  Parisien  par 
semaine 


POIDS 

(le 

l'aliment. 


Grammes. 


.000 

.000 

500 

500 

250 

.500 

.000 

.000 

.500 

.000 

ObO 


ALBUMINE. 


503,3 

158,0 

4,43 

4,45 

2  22 

63',  70 

472,    » 

91,    » 


74,778 


1.374,398 


687. 189 


753.41 


GRAISSE. 


32,48 

57,    » 

428,  5 

428,  3 

214,25 

7,    » 

40,    » 

105,    » 


^2,204 


1.384,934 


692, 467 


395, 78 


HYDRATES 
de 

carbone. 


Grammes. 

3.349,5 

24,8 


137,  50 
110,20 
140,  )' 
.440,  " 
882,30 
0,019 


6.103,709 


3.031,899 


2.802,10 


La  consommation  du  chilfomiier  B...  est  supérieure  à  la 
moyenne  pour  les  matières  grasses  et  les  hydrates  de  carbone, 
mais  inférieure  pour  les  matières  azotées.  —  La  raison  en  est 
probablement  dans  le  travail  musculaire  très  peu  intense  qu'il 
fournit,  et,  d'autre  part,  dans  la  nécessité  de  combattre  le  froid 


88  QUELQUES    METIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RECOLTE. 

qu'il  supporte  dans  ses  tournées  matinales  et  qu'il  doit  ressen- 
tir aussi  dans   sa  méchante  baraque  de  bois. 

Les  récréations  de  ces  deux  vieillards  consistent  uniquement 
dans  la  lecture  du  journal  et  la  compagnie  de  leurs  petits- 
enfants. 

B...  sait  lire,  écrire  et  cause  avec  une  grande  facilité;  quant 
à  ses  opinions  politiques,  elles  sont  à  peu  près  inexistantes.  Il 
parle  de  Napoléon  et  des  faits  de  l'Empire  avec  un  certain  en- 
thousiasme, car  le  métier  marchait  alors  mieux  qu'aujourd'hui  : 
cest  le  bourgeois  qui  fait  noire  affaire  et  non  l'ouvrier.  Voilà  à 
peu  près  en  quoi  se  résume  la  conversation  que  j'ai  eue  avec 
lui  au  point  de  vue  politique. 

B...  est  l'homme  des  confins;  il  est  établi  à  la  limite  du  ter- 
ritoire où  règne  la  place,  ou  propriété  individuelle,  et  du  ter- 
ritoire du  libre  parcours.  Nous  verrons,  en  effet,  que  Paris 
est  entièrement  approprié  par  les  chiffonniers  placiers  après 
une  évolution  absolument  semblable  à  celle  des  nations  euro- 
péennes qui  ont  passé  de  lart  pastoral  plus  ou  moins  com- 
munautaire à  la  propriété  individuelle  du  sol. 

La  situation  de  B.  est  bien  supérieure  à  celle  des  deux  pré- 
cédents coureurs.  Cela  tient  à  la  sécurité  de  gain  que  lui 
assure  sa  place  de  chiffonnage  appropriée.  C'est  du  reste  ce  que 
l'étude  du  placier  parisien  va  nous  faire  comprendre. 


IV 


LE   CHIFFONNIER  PLACIER 


Passage  de  râtelier  collectir  a  la  projirii'té  iiidivicluelli'.  —Le  travail  du  placier. 
—  La  propriété  individuelle  de  la  place  de  chiffonnage;  causes  de  son  établis- 
sement et  de  son  maintien.  —  Énorme  influence  de  cette  propriété  sur  la  vie 
sociale  du  chiffonnier.  —  Monographie  du  chiffonnier  U...  —  Les  cliifibn- 
niers  des  broyeuses;  aptitude  plus  grande  au  groupement  syndical. 


Nous  avons  vu  le  cliiflbnnier  vivant,  comme  le  cha.sseur,  sous 
le  régime  de  l'atelier  collectif;  nous  allons  le  voir  maintenant 
passer  de  la  communauté  de  l'atelier  de  travail  à  l'appropria- 
tion la  plus  complète  de  cet  atelier  avec  exclusion  absolue  des 
autres.  Eu  somme,  nous  voyons  le  groupe  des  chiffonniers  faire 
une  évolution  en  tout  comparable  à  celle  des  sociétés  euro- 
péennes qui,  arrivées  d'Asie  à  l'état  communautaire,  sont  au- 
jourd'hui sous  le  régime  de  la  propriété  individuelle;  et  cette 
évolution  s'est  passée  sous  nos  yeux,  depuis  une  vingtaine 
d'années,  c'est-à-dire  que  nous  pouvons  en  suivre  toutes  les 
phases,  en  connaître  facilement  les  causes,  en  noter  les  consé- 
quences et  constater  en  outre  qu'elle  se  produit  pendant  que 
certains  théoriciens  croient  pouvoir  prédire  la  prochaine  dis- 
parition de  la  propriété  individuelle  et  le  retour  à  un  collec- 
tivisme plus  ou  moins  mitigé. 

Ce  nouveau  chiffonnier  qui  vit  sous  le  régime  de  la  propriété 
individuelle,  s'appelle  «  placier  ".  Voici  la  description  de  son 
travail,  d'après  M.  Paulhian  : 


90  QUELQUES    MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 


Le  travail  du  chiffonnier  placier. 

«  Le  placier,  lui,  ne  court  pas;  il  possède  une  place.  C'est 
lui  qui,  dans  les  maisons  où  il  y  a  une  boîte  à  ordures,  fait  le 
service  du  nettoyage  au  lieu  et  place  du  concierge  dont  il  a  su 
gagner  la  confiance.  Le  matin,  au  petit  jour,  il  entre  dans  la 
maison,  il  monte  aux  divers  étages,  prend  la  Ijoîte  à  ordures 
de  chaque  ménage,  la  descend  dans  la  cour,  la  vide,  la  racle, 
la  nettoie  et  la  remet  en  place.  En  récompense  de  ce  travail, 
le  concierge  lui  concède  le  monopole  du  service  de  propreté 
de  la  maison,  c'est-à-dire  qu'à  lui  seul  il  accorde  le  droit  de 
fouiller  ces  ordures  avant  de  déposer  les  récipients  dans  la  rue. 
Mais  le  chiffonnier  ne  s'en  tient  pas  là,  et,  après  avoir  tiré  du 
concierge  tout  ce  que  celui-ci  peut  lui  concéder,  il  s'adresse 
aux  cuisinières  auxcjuelles  il  rend  mille  petits  services.  Pour 
elles  il  est  plein  de  prévenances  et  d'attentions  ;  s'agit-il  d'al- 
ler chercher  un  seau  d'eau  dans  la  cour  ou  de  secouer  un 
tapis  dans  la  rue,  le  chiffonnier  est  là,  il  offre  ses  services;  au 
besoin,  même,  il  se  transforme  en  facteur,  et  si  la  bonne  du 
troisième  a  une  lettre  à  faire  parvenir  à  son  cousin  le  cocher 
du  rez-de-chaussée,  elle  est  certaine  que  le  chiffonnier  s'ac- 
quittera de  la  commission  avec  célérité,  tact  et  discrétion.  Et 
en  échange  que  demande-t-il?  Oh  !  pas  grand'chose,  il  demande 
qu'on  lui  réserve  les  bouts  de  pain  et  les  restes  de  table.  Les 
cuisinières  n'y  manc[uent  jamais  et,  à  côté  delà  boite  à  ordures, 
il  y  a  toujours  le  petit  paquet  contenant  les  croûtes  pour  le 
chiffonnier. 

«  Tous  ces  petits  avantages  réunis  finissent  par  faire  de  la 
place  une  charge  importante,  beaucoup  plus  lucrative  cju'on 
ne  le  pense  généralement.  Ces  places  se  vendent  comme  des 
études  d'avoué  ou  de  notaire,  c'est-à-dire  que  lorsqu'un  chif- 
fonnier est  trop  vieux  pour  continuer  son  travail,  il  présente 
un  successeur  au  concierge  et,  si  ce  successeur  est  agréé,  le 
nouveau  titulaire  paye  une  redevance  à  son  prédécesseur. 


LE    CHIFFONNIER    l'LAClEH.  1)1 

«  Il  y  a  des  places  qui  comprennent  cinq  ou  six  maisons  à  cinq 
ou  six  étages  et  qui  rapportent  à  leur  titulaire  jusqu'à  15  et 
20  fr.  par  jour.  Aussi  le  placier  ne  se  contente  pas  d'une  hotte 
pour  emporter  son  butin,  il  a  une  voiture  à  bras,  à  laquelle 
souvent  il  attelle  sa  femme  et  ses  enfants. 

«  Le  placier  est  un  heureux.  Avec  ([uelques  heures  d'un  travail 
facile  qui  n'a  rien  de  bien  pénible  il  peut  gagner  en  moyenne 
10  à  12  fr.  par  jour,  mais  par  contre  —  et  c'est  là  ce  que 
lui  reprochent  ses  collègues  les  coureurs  —  il  n'est  point  libre. 
Qu'il  pleuve,  qu'il  vente  ou  qu'il  neige,  il  faut  sous  peine  de 
perdre  sa  place,  qu  il  fasse  son  service;  il  faut,  qu'il  soit  cons- 
tamment aux  ordres  de  messieurs  les  concierges  et  de  mesdames 
les  cuisinières.  A  ce  métier  on  n'est  plus  chifïbnnier.  Et  puis 
on  fait  toujours  la  même  chose,  on  n'a  plus  aucun  mérite  «  il 
n'y  a  aucun  talent  à  être  placier  ».  Il  en  est  tout  autrement 
quand,  au  lieu  de  se  prélasser  dans  les  grandeurs,  on  se  con- 
tente d'être  un  simple  coureur.  Le  coureur,  à  la  bonne  heure, 
lui,  est  un  vrai  chiffonnier,  il  a  le  plaisir  de  lutter  contre  les 
difficultés,  il  s'ingénie  pour  gagner  son  pain,  pour  deviner, 
trouver  et  exploiter  les  bonnes  rues  et  les  bons  endroits.  Et 
puis  le  coureur,  lui,  il  est  libre,  il  ne  dépend  de  personne, 
il  est  son  maître  et  il  peut  conserver  «  sa  casquette  vissée  sur 
sa  tête  »,  tandis  que  le  placier  attrape  des  rhumes  de  cerveau 
à  force  de  saluer  les  concierges  et  les  cuisinières.  » 

Ce  qu'il  y  a  de  notable  ,  c'est  l'évolution  de  cet  indépen- 
dant, de  ce  chasseur  de  chiffons  parcourant  librement  jadis  la 
savane  inappropriée  des  rues  de  Paris,  que  nous  retrouvons  pro- 
priétaire d'une  portion  de  ce  lieu  dont  il  exclue  rigoureusement 
les  autres. 

Quelles  sont  les  causes  de  cette  évolution?  Comment  cette 
propriété  a-t-elle  pris  naissance  ;  comment  se  maintient-elle  ? 
Enfin  quelles  en  sont  les  conséquences  sur  la  vie  des  chiffon- 
niers? Telles  sont  les  questions  que  nous  allons  nous  poser  et 
tâcher  de  résoudre. 


92  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 


La  pj'opnété  individuelle  de  la  place  de  chiffonnage  ; 
causes  de  son  établissement  et  de  son  maintien. 

Ici  comme  partout  la  propriété  individuelle  s'est  établie  à 
un  moment  de  crise,  alors  que  l'ancien  système  n'étant  plus 
capable  de  nourrir  son  homme,  la  propriété  individuelle  s'est 
montrée  la  condition  nécessaire  d'un  travail  plus  lucratif  et  d'une 
certitude  plus  grande  de  la  vie.  Voici  à  la  suite  de  quelles  cir- 
constances elle  a  pris  naissance  : 

Avant  1870,  les  ordures  ménagères  étaient  déposées  dans  la 
rue  le  soir  et  restaient  à  la  disposition  du  chiffonnier  pendant 
toute  la  nuit. 

En  1870,  un  premier  arrêté  posa  en  principe  l'obligation  de 
la  «  boite  à  ordures  »,  mais  cet  arrêt  ne  fut  pas  rigoureusement 
appliqué  dans  toute  la  ville;  quelques  propriétaires  seulement 
dans  les  quartiers  riches  s'y  conformèrent. 

En  1884,  un  nouvel  arrêté  de  M.  Poubelle  généralisa  le  sys- 
tème et,  depuis  cette  époque,  il  est  obligatoire  pour  tous.  Alors 
le  chiffonnier  n'eut  plus  toute  la  nuit  pour  fouiller  les  ordures 
déposées  sur  la  voie  publique.  Les  boites,  en  effet,  étaient  sor- 
ties seulement  quelques  minutes  avant  le  passage  des  tombe- 
reaux, et  c'était  en  courant  qu'il  fallait  y  prélever  les  différents 
objets  de  la  récolle,  sans  avoir  le  temps  ni  d'étaler  les  ordures 
ni  de  les  fouiller  à  fond.  Ce  fut  une  période  de  crise  très  dure 
pour  la  population  des  chiffonniers;  il  fallut  s'ingénier  pour 
surmonter  cette  difticulté  et  la  plupart  d'entre  eux  s'efforcèrent 
d'obtenir  des  concierges  le  droit  de  fouiller  les  ordures  dans 
les  maisons  avant  le  passage  du  tombereau  ;  on  échange,  ils  sor- 
taient les  boites  à  l'heure  matinale  où  elles  doivent  être  dépo- 
sées sur  la  voie  publique. 

Mais  pour  obtenir  ce  résultat,  il  avait  fallu  déployer  une  cer- 
taine habileté,  il  avait  été  nécessaire  de  vaincre  une  difficulté, 
(le  faire  un  effort  et  l'expérience  prouve  que  tout  homme  qui 
a  fait  un  effort  semblable   désire  en  conserver  le  bénéfice  pour 


LK    CJUFKON.MElî    l'LACIKR.  93 

lui  seul,    d'où  pour  les  chiflonniers  l'idée  d'exclure  les  autres 
de  la  place  où  ils  s'étaient  installés. 

Voilà  donc  comment  la  propriété  individuelle  s'est  établie. 
Mais  il  ne  suffit  pas  d'avoir  la  volonté  d'instituer  une  semblable 
propriété  dans  une  collectivité,  il  faut  encore  en  avoir  le  pou- 
voir. 

Comment  le  chitïonnier  a-t-il  pu  réussir  à  exclure  les  autres 
et  ensuite  à  maintenir  cette  exclusion?  C'est  la  question  que 
j'ai  posée  à  beaucoup  d'entre  eux,  et  voici  la  réponse  qui  ma 
généralement  été  faite  : 

«  Si  un  camarade  s'avisait  de  venir  fouiller  les  ordures  sur  la 
place  d'un  autre,  il  recevrait  une  correction  c[ui  lui  ôterait 
l'envie  de  recommencer.  — Mais,  ai-je  objecté,  qu'arriverait-il 
si  le  propriétaire  n'était  pas  le  plus  fort?  —  Il  aurait,  me  fut-il 
répondu,  V appui  de  tous  les  camarades,  ce  qui  amènerait  sûre- 
ment son  triomphe.   » 

Voilà  bien  la  raison  du  maintien  de  cette  propriété  :  le  con- 
sentement général  du  groupe  des  chiflonniers.  J"ai  eu  l'occasion 
d'interroger  sur  ce  point  un  chiffonnier  secondeur,  c'est-à-dire 
un  chiffonnier  qui  n'a  pas  de  place  et  dont  le  métier  consiste  à 
faire  momentanément  la  place  des  chiffonniers  absents.  Lors- 
qu'à l'heure  où  le  tombereau  va  passer,  il  s'aperçoit  qu'un  de 
ses  camarades  n'est  pas  à  son  poste,  il  sort  les  boites,  fait  la 
récolte  à  son  propre  compte  et  le  lendemain  lui  rend  la  place. 

Je  demandais  à  ce  garçon  s'il  n'avait  pas  eu  quelquefois  la 
tentation  de  rester  maître  d'une  de  ces  places  dont  il  faisait  pour 
ainsi  dire  l'intérim.  Tout  d'abord,  la  question  lui  parut  si  étrange 
qu'il  ne  la  comprit  pas,  il  me  répondit  que  lorsque  deux  secon- 
deurs  se  trouvaient  en  présence  d'une  place  libre,  dame!  c'était 
le  premier  arrivé  qui  en  profitait  et  que,  s'il  y  avait  contesta- 
tion, il  y  avait  bataille. 

Mais,  lui  dis-je,  il  ne  s'agit  pas  de  cela,  je  vous  demande  si 
vous  n'avez  jamais  eu  la  tentation  de  rester  le  maître  définitif 
d'une  des  places  dont  vous  étiez  momentanément  possesseur? 

Il  se  tourna  alors  vers  un  de  ses  camarades  qui  se  trouvait 
là  et  me  dit,  avec  un  geste  d'étonnement  :  «  Vous  ne  voudriez 


94  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

pas  que  je  prenne  la  place  de  cet  homme  qui  l'a  payée  80  francs  » . 
En  somme,  il  s'est  créé  dans  le  milieu  des  chiffonniers  une 
opinion  publique  favorable  à  la  place,  qui  la  préserve  de  toute 
atteinte  et  nous  avons  ainsi  l'exemple  d'une  propriété  indivi- 
duelle s'établissant  à  la  place  d'une  propriété  collective,  sans 
violences,  sans  guerres,  sans  contraintes  d'aucune  sorte,  par  le 
consentement  mutuel  de  tous  les  intéressés.  Voilà  qui  infirme 
l'opinion  de  bien  des  théoriciens,  notamment  d'Elisée  Reclus 
qui,  dans  son  livre  L'Hotnme  et  la  Terre,  déclare,  à  plusieurs 
reprises,  que  toute  propriété  individuelle  est  forcément  née  de 
la  violence  et  de  la  spoliation. 

Etude  de  rinfliience  de  la  propriété  individuelle  de  l'atelier 
sur  la  vie  sociale  des  chiffonniers. 

Nous  allons  maintenant,  car  la  question  en  vaut  la  peine, 
étudier  minutieusement  l'effet  de  cette  propriété  individuelle 
sur  la  vie  sociale  du  chiffonnier. 

Travail.  —  Une  modification  profonde  du  travail  en  est  ré- 
sultée :  le  métier  est  devenu  beaucoup  plus  astreignant.  Le 
«  placier  »  doit  être  d'une  exactitude  absolue,  car  les  boîtes 
doivent  être  sorties  tous  les  matins  avant  l'heure  où  les  tombe- 
reaux municipaux  passent.  Il  doit  être  également  souple  et  poli 
envers  les  concierges,  les  cuisinières  et  les  locataires  auxquels  il 
demandera  des  étrennes  au  jour  de  lan. 

Pour  un  homme  qui  a  la  dispute  si  facile  (on  dit  :  «  se  disputer 
comme  un  chiifonnier  »)  et  le  vocabulaire  si  riche,  il  y  a  là  un 
sérieux  effort  à  faire,  une  évolution  mentale  considérable.  Quel- 
quefois cependant,  le  chiiTonnier  est  en  contlit  avec  le  concierge, 
mais  la  chose  est  rare  et  dangereuse  pour  lui,  car  elle  pourrait 
à  la  rigueur  lui  coûter  sa  place.  Ce  n'est  du  reste  que  depuis 
quelques  années,  parce  que  la  place  de  chiffonnage  est  aujour- 
d'hui bien  alfermie,  qu'on  a  vu  naître  ces  conflits. 

Propriété.  —  Nous  venons  de  voir  en  quoi  consiste  la  propriété 


Li:    CDIKI-uNNIliK    l'LAClKI!.  11.» 

de  la  place  de  chifFonnage.  Il  semble  que  son  mode  de  posses- 
sion soit  précaire,  puisqu'il  repose  en  apparence  sur  le  bon  vou- 
loir du  concierge,  mais  en  fait,  grâce  à  l'entente  des  chiffonniers 
et  au  respect  qu'ils  ont  les  uns  les  autres  pour  leur  propriété, 
le  concierge  est  dans  l'impossibilité  de  trouver  un  remplaçant  au 
véritable  titulaire  sans  le  consentement  de  ce  dernier.  J'en  con- 
nais qui,  pour  punir  le  maraudage  du  concierge  dans  la  boîte 
à  ordures,  refusent  actuellement  de  la  sortir.  Malgré  cela  ils  con- 
servent leur  propriété,  car  dès  que  les  boites  sont  sur  le  trottoir, 
ils  peuvent  les  fouiller  sans  qu'aucun  autre  chiffonnier  les  leur 
dispute.  . 

Les  subventions  aftérentes  à  cette  propriété  sont  importantes 
et  consistent  dans  de  nombreuses  victuailles  données  par  les 
cuisinières. 

Enfin,  la  transmission  de  cette  propriété  a  lieu  suivant  les 
modes  habituels,  à  titre  onéreux  ou  gratuit  et  par  hérédité.  Il 
arrive  aussi  que  quelque  vieux  chiffonnier  meure  sans  postérité; 
sa  succession  en  déshérence  ne  tombe  pas  dans  le  domaine  de 
l'Elat;  le  chiffonnier  voisin  s'en  empare  prestement,  et  tout  est 
dit.  Les  opérations  de  transmission  ne  sont  jamais  constatées 
par  acte  authentique,  la  simple  parole  suffit  généralement,  tout 
au  plus  existe-t-il  un  méchant  écrit  griffonné  sur  la  table  d'un 
marchand  de  vin. 

Il  est  d'usage  que  les  biens  des  chiffonniers  se  partagent  en 
parts  égales  entre  les  enfants.  Si  la  place  se  compose  de  plu- 
sieurs lots  séparés,  les  enfants  se  les  distribuent;  dans  le  cas  con- 
traire, l'un  d'eux  garde  la  place  et  donne  des  soultes  en  argent  aux 
autres.  Le  tout  se  règle  à  l'amialjle  et  sans  intervention  de  notaire. 

Biens  mobiliers.  —  Dans  la  méthode  tourvillienne,  le  classe- 
ment des  biens  mobiliers  nous  donne  un  critérium  de  l'échelon 
social  auquel  se  trouve  un  individu.  Celui  qui  ne  possède  pour 
tout  bien  que  ses  instruments  de  travail  est  au-dessous  de  celui 
qui  possède  son  mobilier,  et  l'homme  qui  ajoute  à  ces  deux  pro- 
priétés des  animaux  de  travail,  est  considéré  comme  supérieur 
aux  deux  autres. 


96  QUELOLES    MÉTIEHS    l  RUALNS    DE    SIMPLE   RÉCOLTE. 

Le  chiffonnier  de  l'ancien  type  ne  possédait  que  sa  hotte,  son 
crochet  et  son  falot.  Le  «  placier  »»,  a  toujours  au  moins  une 
petite  charrette,  quelquefois  une  charrette  attelée  d'un  .âne, 
même  assez  souvent  cheval  et  carriole.  La  raison  pour  laquelle 
certains  chiffonniers  peuvent  se  permettre  le  luxe  d'un  pareil 
attelage  réside  uniquement  dans  la  propriété  de  la  place  de 
chiffonnage.  Cette  propriété  leur  permet  en  effet  de  calculer 
d'une  façon  précise  le  poids  des  différents  objets  qu'ils  auront 
à  transporter  chaque  jour,  et  leur  nature,  ce  qui  entraine  la  pos- 
sibilité pour  eux  de  s'organiser  en  conséquence  au  point  de  vue 
du  transport  et  aussi  d'entreprendre  quelquefois  tout  un  élevage 
de  poules  et  de  cochons  qu'ils  n'auraient  jamais  pu  songer  à 
faire  sous  le  régime  aléatoire  de  l'atelier  collectif. 

Il  est  du  reste  curieux  de  constater  jusqu'à  quel  point  les 
prévisions  sont  possibles  pour  le  contenu  des  boites  à  or- 
dures. 

J'avais,  à  priori,  émis  devant  un  chiffonnier  l'hypothèse  que 
la  boite  à  ordures  étant  le  résidu  de  la  famille,  pouvait  donner 
sur  l'état  économique  ou  social  de  cette  famille  des  indications 
comparables  à  celles  qu'on  tire  des  différents  résidus  du  corps 
pour  le  diagnostic  de  maladies.  Cette  hypothèse  se  trouva  véri- 
fiée d'une  façon  inattendue  et  bien  curieuse. 

Voici  le  résultat  des  observations  d'un  chiffonnier  particuliè- 
rement intelligent  et  d'un  niveau  intellectuel  bien  supérieur  à 
celui  dp  ses  confrères  : 

«  Je  pourrais,  dit-il,  me  rendre  compte  de  l'état  social  et  de 
l'état  économique  d'une  famille  par  la  seule  inspection  de  sa 
boite  à  ordures.  C'est  ainsi  que  les  familles  aristocratiques,  ri- 
ches, ayant  un  loyer  de  15  à  20.000  francs,  donnent  comme 
résidus  utilisables  pour  un  chiffonnier,  surtout  de  la  ce  graisse  »  , 
terme  qui  dans  le  langage  des  chiffonniers  indique  tous  les  rési- 
dus de  cuisine  susceptibles  d'être  vendus  aux  fondeurs. 

((  Les  familles  bourgeoises  dont  l'appai-tement  est  de  1.000  à 
1,500  francs,  donnent  surtout  du  «  bouquin  ».  Ce  terme  dé- 
signe tous  les  papiers  non  froissés,  tels  que  lettres,  factures, 
livres,  etc. 


LE    CUIKFONMER    PLACIEK.  97 

«  Enfin  les  familles  ouvrières  remplissent  plutôt  leurs  boites  à 
ordures  de  chiffons  et  d'objets  en  métal.  » 

Et  ce  chiffonnier  observateur  se  rendait  bien  compte  de  la 
raison  des  choses. 

«  Le  bourgeois  par  exemple,  me  disait-il,  est  souvent  avocat, 
auditeur  an  Conseil  d'État;  son  cabinet  de  travail  tient  une 
grande  place  dans  sa  maison  et  donne  plus  de  résidu  que  tout 
le  reste. 

«  La  famille  ouvrière  achète  la  plupart  du  temps  des  vêtements 
bon  marché  qui,  une  fois  usés,  ne  servent  plus  à  rien  et  sont 
jetés  à  la  boite  à  ordures.  Elle  achète  également  des  objets  en 
métal  d'un  prix  peu  élevé,  réveil-matin,  statuettes,  etc.,  qui  se 
détraquent  facilement  et  ont  le  même  sort. 

«  Rien  de  tout  cela  ne  se  trouve  dans  les  boites  à  ordures  des 
familles  aristocratiques,  car  les  vêtements  sont  abandonnés 
avant  d'être  usés  et  revendus  par  les  domestiques  au  brocanteur 
ou  même  portés  par  eux. 

«  La  boite  à  ordures  est  susceptible  d'indiquer  non  seulement 
l'état  social  d'une  famille,  mais  encore  sa  situation  économique. 
Dans  la  boite  collective  où  plusieurs  locataires  auront  versé  leurs 
boites  particulières,  le  chiffonnier  reconnaîtra  d'un  coup  d'œil 
le  tas  de  chacun  des  locataires.  Voici  celui  du  premier  dans 
lequel  on  trouve  de  longs  morceaux  de  pain  à  peine  entamés; 
«  c'est  le  coulage  dans  cette  maison  ».  Voici  celui  du  locataire  du 
rez-de-chaussée,  ce  ne  sont  plus  que  de  minuscules  croûtes  à 
peine  utilisables;  «  on  n'attache  pas  les  chiens  avec  des  sau- 
cisses »  chez  eux;  il  n'est  pas  jusqu'à  la  propreté  des  cuisinières 
que  les  ordures  ne  révèlent,  par  leur  plus  ou  moins  grande 
saleté. 

Les  variations  de  la  situation  pécuniaire  se  reflètent  également 
dans  ce  tas  d'immondices  indifférent  à  l'œil  de  l'observateur  su- 
perficiel. L'intelligent  chiffonnier  me  narra  à  ce  sujet  la  curieuse 
histoire  suivante  : 

Il  avait  à  une  certaine  époque,  parmi  les  maisons  de  sa  place, 
celle  d'un  comte  X...,  administrateur  d'une  grosse  affaire  de 
houillères  dans  le  nord.  Le  traitement  afférent  à  cette  fonction 

7 


98         QUELQUES  MÉTIERS  URBAINS  DE  SIMPLE  RÉCOLTE. 

était  de  200  à  250.000  francs  et  le  loyer  de  30  à  40.000. 
Par  suite  d'une  grève  qui  eut  lieu  inopinément,  l'admi- 
nistrateur dut  résilier  ses  fonctions  :  la  situation  pécuniaire 
changea  au  point  qu'il  dut  abandonner  son  appartement  pour 
en  prendre  un  autre  plus  modeste.  Mais,  avant  que  ce  chang-e- 
ment  eût  été  opéré,  la  boite  à  ordures  avait  annoncé  au  chiffon- 
nier le  grave  événement  qui  venait  d'avoir  lieu.  Il  avait  cons- 
taté un  déficit  de  «  graisse  »  qui  atteignait  20  francs  par  mois. 
L'analyse  de  la  boite  à  ordures  serait  peut-être,  entre  les  mains 
d'habiles  spécialistes,  un  des  meilleurs  moyens  de  connaître  le 
revenu  réel  de  chacun  et  d'établir  solidement  l'assiette  du 
fameux  impôt  à  l'ordre  du  jour. 

Certains  phénomènes  économiques  généraux  ont  eu  également 
leur  répercussion  sur  la  boite  à  ordures. 

L'automobile  a  changé  du  tout  au  tout  la  situation  de  cer- 
tains chiffonniers  des  quartiers  aristocratiques.  Pour  beaucoup 
de  maisons  de  riches,  la  morte-saison  correspondant  à  l'absence 
des  locataires  s'étendait  sur  une  période  de  deux  ou  trois  mois 
pendant  l'époque  de  la  villégiature.  Aujourd'hui,  grâce  à  l'au- 
tomobile, ces  familles  habitent  leurs  châteaux  des  enviions  de 
Paris,  non  seulement  pendant  deux  ou  trois  mois  d'été,  mais 
encore  pendant  la  plus  grande  partie  de  l'année,  car  l'automo- 
bile leur  permet,  malgré  la  distance,  de  venir  tous  les  jours  sur- 
veiller leurs  affaires  à  Paris,  et  même  d'inviter  leurs  amis  à  la 
campagne.  La  morte-saison  dure  alors  pour  ces  chiffonniers  sept 
ou  huit  mois,  et  leur  situation  s'est  effondrée. 

L'expulsion  des  congrégations  a  également  eu  sur  les  résidus 
ménagers  une  répercussion  bien  inattendue.  Pour  venir  en  aide 
aux  religieux,  certaines  œuvres  ont  recommandé  aux  catho- 
liques de  mettre  de  coté  les  papiers  de  journaux  ou  d'étairi 
qu'on  avait  auparavant  l'habitude  de  jeter  et  qui,  par  consé- 
quent, étaient  recueillis  par  les  chiffonniers,  de  telle  sorte  que 
c'est  le  porte-monnaie  du  pauvre  chiffonnier  qui  a  fait  en  partie 
les  frais  de  l'opération. 

Salaire.  —  Le  gain  a   beaucoup  augmenté  pour  le  chiffon- 


LE    CHIFFONNIER    PLACIER.  99 

nier  «  placier  ».  Alors  que  Tancien  coureur  gagnait  2  à 
3  francs  par  jour,  il  n'est  pas  rare  de  trouver  des  placiers  qui 
gagnent  15  et  20  francs.  La  raison  de  cette  augmentation  est 
dans  la  possibilité  pour  le  biffin  d'arrondir  sa  place  de  chiffon- 
nage  comme  le  paysan  arrondit  sa  propriété.  11  suffit  en  effet 
qu'il  fasse  quelques  économies  pour  pouvoir  acheter  une  nou- 
velle place  dont  le  produit  s'ajoutera  à  l'ancienne;  l'épargne  est 
ainsi  vigoureusement  stimulée,  car  cet  emploi  du  capital  est 
extrêmement  rémunérateur  pour  le  chiffonnier.  Une  place  de 
100  francs  d'achat  rapporte  facilement  5  à  6  francs  par  jour. 
Le  jeune  biffin,  du  reste,  ne  peut  plus  s'établir  sans  faire  l'acqui- 
sition préalable  d'une  place,  c'est-à-dire  sans  en  avoir  écono- 
misé la  valeur;  aussi  peut-on  dire  ({ue  la  propriété  indivi- 
duelle a  importé  dans  le  milieu  des  chiffonniers  une  vertu 
sociale  de  premier  ordre,  1'  «  épargne  ». 

Famille.  —  La  famille  a  été  fortement  influencée  par  cette 
transformation  du  travail  du chiflbnnier.  Autrefois  sous  le  régime 
collectif,  la  famille  avait  intérêt  à  être  la  plus  nombreuse  pos- 
sible, car  si  un  coureur  rapportait  2  ou  3  francs  par  jour,  les 
cinq  ou  six  membres  d'une  famille  nombreuse  pouvaient  en 
rapporter  chacun  autant,  ce  qui  finissait  par  faire  une  somme 
assez  élevée.  Aujourd'hui  un  chiffonnier  n'a  plus  intérêt  à 
avoir  une  aussi  nombreuse  progéniture,  puisqu'il  ne  pourra 
utiliser  les  services  de  tous  ses  enfants  que  sur  sa  place. 

La  facilité  d'établissement  des  jeunes  gens  est  aussi  bien  di- 
minuée. Autrefois  les  parents  n'avaient  pas  à  s'en  occuper. 
Quelque  fût  le  nombre]  des  chiffonniers  jetés  sur  le  pavé  de 
Paris,  ils  pouvaient  toujours  espérer  que  leurs  enfants  trouve- 
raient également  à  y  vivre.  iMais  aujourd'hui,  où  on  ne  peut 
s'établir  chiffonnier  qu'en  achetant  une  place,  le  père  peut  se 
rendre  parfaitement  compte  que.  s'il  a  une  place  de  200  francs 
par  mois  par  exemple  et  six  enfants,  chacun  d'eux  n'aura  plus 
qu'une  place  de  30  francs  par  mois  insuffisante  pour  le  faire 
vivre. 

Cette  idée  chez  les  chiffonniers  prévoyants  pourra  contribuer 


100  OIELQUES   MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

à  restreindre  la  natalité.  Je  dois  cependant  déclarer  que  je  n'ai 
pas  constaté  cet  effet,  mais  il  est  possible  que,  dans  deux  ou  trois 
générations,  il  se  produise. 

Enfin,  pour  être  complet,  je  dois  signaler  que  le  milieu  des 
chiffonniers  donnerait,  d'après  certains  dires,  un  grand  nombre 
d'apaches.  Sans  que  j'aie  pu  vérifier  le  fait  d'une  façon  cer- 
taine, il  apparaîtrait  néanmoins  comme  assez  plausible,  car, 
d'une  part,  la  difficulté  d'établissement  empêche  un  certain 
nombre  de  jeunes  chiffonniers  de  continuer  le  métier  de  leur* 
père  et,  d'autre  part,  un  grand  nombre  de  ces  familles  donnent 
une  éducation  déplorable  à  leurs  enfants  ou  plutôt  pas  d'éduca- 
tion du  tout. 

C'est  ainsi  que,  dans  la  cité  Dorée,  la  famille  B...  qui  a  cinq 
enfants,  ne  se  préoccupe  même  pas  de  les  nourrir.  Toutes  les 
fois  que  j'ai  essayé  d'entrer  en  relations  avec  les  époux  B...,  j'ai 
reçu  de  la  part  des  enfants  ou  des  voisins  une  réponse  iden- 
tique :  «  ils  étaient  tous  les  deux  ivres-morts  »  et  hors  d'état  de 
me  répondre.  Quant  aux  malheureux  enfants,  ils  cherchaient  leur 
vie  comme  ils  pouvaient,  couchaient  dehors  sous  une  char- 
rette ou  dans  un  tas  de  décombres,  même  au  plus  fort  de  l'hiver, 
et  l'une  des  petites  filles  me  disait  que  sa  mère  ne  préparait 
jamais  de  repas,  que  même  il  n'y  avait  pas  de  fourneau  chez 
eux.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'étant  donné  la  difficulté  plus 
grande  de  continuer  le  métier,  des  enfants  ainsi  élevés  devien- 
nent de  mauvais  sujets. 

Mode  d'existence.  —  Pour  la  nourriture,  elle  a  été  amé- 
liorée pour  le  «  placier  ».  Celui-ci  connaît  en  eflet  tous  les  lo- 
cataires des  maisons  que  sa  place  comprend;  il  rend  souvent 
aux  cuisinières  toutes  sortes  de  petits  services,  que  celles-ci 
paient  avec  les  restes  de  leur  repas.  A  côté  de  chaque  boîte  à 
ordures,  il  y  a  presque  toujours  le  paquet  du  chiffonnier,  qui 
comprend,  assez  proprement  enveloppé,  toutes  sortes  de  vic- 
tuailles. 

L'habitation  a  été  bien  perfectionnée  pour  un  grand  nombre 
de  placiers.  Grâce  à  leur  cheval,  ils  peuvent  se  loger  hors  ville 


LE    CUIFKONMEK    PLACIER.  101 

dans  les  communes  suburbaines,  par  exemple  à  Gennevilliers  ou 
à  Asuicres.  Ils  forment  des  agglomérations  particulières  presque 
entièrement  composées  de  chiffonniers  et  qui  j  ouissent,  en  somme , 
des  avantages  de  la  campagne  ;  ils  sont  généralement  proprié- 
taires de  leur  maison  et  du  terrain  sur  lequel  elle  est  bâtie. 

Pour  les  vêtements  et  l'hygiène,  je  n'ai  relevé  que  peu  d'in- 
fluence de  la  propreté  individuelle  :  vêtements  mal  tenus,  hy- 
giène nulle,  telle  est  la  règle,  à  part  quelques  exceptions  qui  se 
produisent,  phénomène  à  noter,  parmi  les  dirigeants  des  syn- 
dicats ou  des  sociétés  coopératives;  la  supériorité  de  ces  hommes 
se  manifeste  non  seulement  dans  l'habile  direction  qu'ils  savent 
donner  à  ces  org-anismes,  mais  encore  dans  leur  tenue  et  celle 
de  leur    habitation. 

Les  récréations  sont  les  mêmes  que  pour  les  autres  chiffon- 
niers, cabaret,  chants  et  théâtre.  Ceux  qui  habitent  à  la  cam- 
pagne sont  obligés,  à  leur  grand  regret,  de  délaisser  en  partie 
ce  dernier. 

Corporation .  —  Nous  avons  montré  le  peu  d'aptitude  des 
chiffonniers  à  s'associer  et  la  difficulté  considérable  qu'ils  ont 
rencontrée  pour  former  des  syndicats  ou  des  coopératives.  Ils 
ont  fait  sur  ce  point  un  grand  progrès.  Pour  défendre  la  place 
de  chiffonnage,  il  leur  a  fallu  créer  un  certain  nombre  de 
syndicats;  plusieurs  de  ces  groupements,  n'ont  eu  du  reste 
qu'une  existence  éphémère  ;  mais,  en  dernier  lieu,  ils  ont  réussi 
à  en  établir  un  qui  fonctionne  tant  bien  que  mal  et  pourrait, 
le  cas  échéant,  grouper  les  chiflbnniers  en  une  action  commune. 

Ils  ont  essayé  aussi  d'organiser  des  coopératives  ;  quelques-unes 
ont  disparu  à  peine  créées;  actuellement  il  en  existe  trois  ou 
quatre  qui  fonctionnent  depuis  quelques  années,  mais  n'arrivent 
pas  à  grouper  plus  de  trente  à  quarante  adhérents  chacune.  On 
voit  naître,  de-ci  de-là,  quelques  individualités  supérieures  qui 
prennent  la  direction  de  ces  mouvements  et  réussissent  à  peu 
près  à  maintenir  parmi  leurs  associés  la  discipline  si  insuppor- 
table au  chiffonnier,  mais  si  indispensable  à  tout  groupement. 

Phénomène  à  noter,  il  n'y  a  jamais  de  politicien  dans  leurs 


102  QUELQUES    MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE   RÉCOLTE. 

syndicats;  c'est  toujours  à  un  cliiiïonnier  camarade  connu  et 
vivant  comme  eux  qu'ils  confient  la  direction  de  leur  asso- 
ciation. 

Aulorité et  agents.  —  Les  relations  des  chiffonniers  avec  les 
autorités  administratives  ont  changé  du  tout  au  tout  depuis 
qu'ils  sont  devenus  propriétaires.  Nous  avons  vu,  en  effet,  le 
chiffonnier  coureur,  sans  feu  ni  lieu,  échapper  à  toute  action 
administrative  par  suite  de  l'impossibilité  de  lui  faire  payer  la 
moindre  amende  ou  de  lui  infliger  une  contrainte  quelconque. 

Le  chiffonnier  propriétaire  de  sa  place  et  possesseur  d'un 
cheval,  d'une  voiture,  de  sa  maison,  payant  jusqu'à  100  francs 
d'impôts  fonciers,  comme  nous  le  verrons  tout  à  l'heure,  se 
trouve  à  la  merci  des  autorités  qui  peuvent,  par  voie  de  con- 
trainte ordinaire,  le  forcer  à  respecter  les  règlements. 

Voici  une  monographie  qui  précisera  ces  idées. 


Monographie  du  chiffonnier  /?... 

Le  lieu.  —  La  famille  que  nous  allons  étudier  habite  Genne- 
villiers,  rue  Potimia.  Cette  rue  est,  à  une  seule  exception  près, 
bordée  de  maisons  de  chiffonniers  identiques  à  celle  que  la 
famille  habite.  Tous  les  habitants  de  la  rue  ont  le  même  mode 
d'existence,  tous  possèdent  chevalet  voiture  et  vont  chiffonner 
à  Paris.  Par  conséquent,  la  monographie  étudiée  représentera 
bien  la  moyenne  du  milieu. 

La  rue  Potimia  n'est  rien  moins  qu'élégante,  très  boueuse; 
bordée  de  portes  à  deux  battants  donnant  sur  de  petites  cours, 
elle  ressemble  beaucoup  plus  à  une  rue  de  village  agricole 
qu'à  une  rue  de  ville. 

Nous  entrons  par  une  de  ces  portes,  et  nous  voilà  tout  d'abord 
dans  une  sorte  de  cour  de  ferme,  agrémentée  toutefois  de  fer- 
raille et  de  vieux  objets  amoncelés  dans  les  coins.  Au  beau 
milieu  de  la  cour  se  trouve  la  charrette  du  chiffonnier,  à  droite 
l'écurie  du  cheval,  à  laquelle  est  adossée  une  étable  à  poules,  à 
gauche  l'étable  des  porcs.  En  somme,  l'aspect  général  est  bien 


I,E    CUIFFONMER    l'LACIER.  103 

celui  d'une  petite  ferme.  La  maison  occupe  le  fond  de  la  cour, 
elle  est  à  un  étage.  Au  rez-de-chaussée  se  trouve  le  magasin  à 
camelote,  au  premier  étage  l'appartement  de  la  famille.  Grâce 
à  notre  guide,  nous  sommes  reçus  fort  amicalement  et  la  con- 
versation s'engage. 

Travail.  —  La  place  de  chiffonnage  de  R...  se  trouve  rue 
Saint-Honoré.  Il  ne  la  donnerait  pas,  dit-il,  pour  1 .500  francs,  car 
elle  lui  rapporte  en  moyenne  15  francs  par  jour,  avec  d'assez 
grandes  variations  d'ailleurs  au  moment  de  la  morte  et  de  la 
bonne  saison.  Il  faut  une  heure  en  voiture  pour  se  rendre  de  la 
rue  Potimia  à  la  barrière  de  Paris.  Toute  la  famille  s'embarque 
le  matin  à  i  heures  pour  se  rendre  à  son  lieu  de  travail.  R...  me 
dit  qu'il  tient  beaucoup  à  faire  sa  place  tous  les  jours,  car  s'il 
la  laissait  faire  par  un  secondeur,  il  pourrait  peut-être  manquer 
quelques  objets  dont  on  le  rendrait  responsable. 

C'est  un  «  self-made-man  »  ;  il  a  fait,  me  dit-il,  sa  situation 
lui-même,  il  a  commencé  par  être  emballeur  chez  un  maître 
chiffonnier  après  son  service  militaire,  au  11  *"  d'artillerie,  puis 
il  a  acheté  une  petite  place  avec  les  économies  réalisées  sur 
ses  gages  et,  depuis,  il  Fa  arrondie  petit  à  petit.  Actuellement 
elle  lui  rapporte,  d'une  part  15  à  20  francs  par  jour  en  argent, 
c'est-à-dire  5  à  6.000  francs  par  an.  et,  d'autre  part,  une  assez 
grande  quantité  de  détritus  pour  nourrir  une  quinzaine  de  porcs 
qu'il  renouvelle  tous  les  trois  mois.  Cet  élevage  lui  rapporte, 
bon  an,  mal  an,  2  à  3.000  francs. 

Propriété.  —  Sa  propriété  se  compose  de  300  mètres  de  ter- 
rain, qu'il  a  achetés  6  francs  le  mètre,  il  y  a  dix-neuf  ans,  et 
qu'il  a  complètement  payés  en  dix  ans,  après  avoir  pendant 
tout  ce  temps  servi  un  intérêt  de  5  ^  au  propriétaire.  Sa  maison 
a  été  construite  par  lui-même  avec  l'aide  d'un  maçon  qui  lui 
devait  de  l'argent.  Il  a  acheté  les  portes  et  les  fenêtres  neuves; 
il  souligne  ce  dernier  mot,  car  généralement  les  chiffonniers  n'a- 
chètent pas  du  neuf  pour  bâtir  leurs  maisons. 

Le  rez-de-chaussée  comprend  un  assez  vaste  hangar  pour  em- 
maganiser  la   camelote.   Au    premier  étage  se  trouvent   trois 


104  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS   DE    SIMPLE    RECOLTE. 

pièces  :  une  grande  cuisine  à  laquelle  on  accède  de  la  cour  par 
un  escalier  extérieur  et  deux  chambres  disposées  de  chaque  côté 
de  la  cuisine.  Il  estime  que  cela  vaudrait  5  ou  600  francs  de 
loyer.  Le  terrain  se  vend  actuellement  15  francs  le  niètre. 

Famille.  —  Le  père  R...  a  51  ans;  il  est,  me  dit-il,  avec  une 
certaine  fierté,  fils  et  petit-fils  de  chiffonniers.  Le  métier,  dit-il, 
est  dans  sa  famille  depuis  plus  d'uu  siècle.  Il  avait  un  frère  et 
deux  sœurs;  il  ne  lui  reste  plus  qu'une  sœur  mariée  qui  est  aussi 
chiffonnière  ;  elle  habite  non  loin  de  là  et  paraît  avoir  également 
bien  réussi. 

Il  s'est  marié  sous  le  régime  de  l'union  libre,  comme  tous  les 
chiffonniers,  à  vingt-six  ans.  C'est  un  homme  de  taille  moyenne, 
actuellement  très  pâle,  d'un  aspect  assez  souffrant,  car  il  re- 
lève d'une  grave  maladie  d'estomac.  Le  médecin  lui  a  interdit 
de  boire  du  vin,  ce  qui  est  une  grande  privation  pour  lui,  car  il 
avait  l'habitude  de  ne  pas  trop  se  contraindre  sur  ce  point.  Il 
me  dit  que  sa  maladie  lui  a  coûté  plus  de  1.000  francs! 

La  mère,  forte  femme  d'aspect  très  robuste,  est  également  fille 
et  petite-fille  de  chiffonniers;  elle  s'est  mariée  à  seize  ans;  il  est 
assez  curieux  de  constater  cette  différence  d'âge  considérable  sous 
le  régime  de  l'union  libre;  il  semble  que  tout  spontanément, 
quand  l'établissement  d:;  la  famille  devient  difficile,  la  dispro- 
portion d'âge  s'établit  entre  les  conjoints.  C'est  la  femme  qui 
tient  la  caisse  et  elle  a  l'air  de  bien  diriger  sa  maison. 

Ils  ont  eu  six  enfants.  L'aine  est  dans  un  régiment  du  génie  ; 
ensuite  vient  un  garçon  de  dix-sept  ans,  qui  aide  le  père  à  faire 
sa  place  et  qui  gagne  de  plus  un  petit  salaire  personnel  ens'occu- 
pant  d'un  calorifère  qui  lui  rapporte  12  francs  par  mois  et  d'un 
tombereau  municipal  qui  lui  rapporte  40  francs  par  mois;  le 
service  du  calorifère  consiste  à  le  nettoyer  et  à  le  charger  tous 
les  matins  et  celui  du  tombereau  à  aider  au  chargement  du 
véhicule. 

Deux  autres  garçons  de  dix  à  douze  ans,  une  fillette  de  cinq  à 
six  ans  et  un  nourrisson  de  quehjues  mois,  complètent  la  famille. 
Ce  dernier  est  en  nourrice  et  coûte  30  francs  par  mois. 


LE   CHlFFOiNMER    PLACIER.  lO.'i 

Toutes  les  familles  de  chiffonniers  sont  nombreuses;  elles  ont 
en  moyenne  cinq  ù  six  enfants,  et  K...  me  cite  trois  familles  de 
sa  parenté  qui,  à  elles  trois,  comptent  quarante-trois  rejetons. 
11  ne  se  préoccupe  pas  de  l'avenir  de  ses  entants,  ni  du  métier 
qu'ils  prendront;  c'est  à  eux,  dit-il,  à  se  débrouiller. 

Mode  d'existence.  —  Comme  nourriture,  il  faut  à  la  famille 
10  francs  par  jour,  de  plus  8  pièces  de  vin  par  an  d'une  valeur 
de  70  francs  chacune.  Le  cheval  vit  de  croûtes  de  pain,  d'avoine 
et  d'un  peu  de  paille;  il  ne  coûte  presque  rien  d'entretien. 

Quant  aux  vêtements,  M""=  R...  estime  la  dépense  générale 
(le  toute  la  famille  à  200  francs;  elle  me  dit  qu'elle  a  deux 
abonnements  aux  Magasins  Dufayel,  ce  qu'elle  trouve  commode. 

Enfin  les  récréations  sont  ici  les  mêmes  que  chez  tous  les  chif- 
fonniers :  le  cabaret,  le  chant  et  le  théâtre,  mais  ce  dernier  est 
bien  loin  ;  aussi  sont-ils  oblig-és,  à  leur  grand  regret,  de  s'en 
passer  la  plupart  du  temps. 

Phases  d'existence.  —  Dans  les  phases  de  l'existence,  ils  n'ont 
à  compter  sur  aucun  patronage  ni  aucune  aide  des  voisins,  car, 
me  dit-il,  «  le  métier  est  jaloux  ».  Lorsque  R...  fut  si  malade,  il 
y  a  quelques  mois,  aucun  voisin  ne  vint  ni  l'aider,  ni  même 
prendre  de  ses  nouvelles,  et  cependant  sa  situation  ne  laissait 
pas  que  d'être  fort  critique  ;  il  se  voyait  à  l'article  de  la  mort  et 
sa  femme  était  sur  le  point  d'avoir  son  dernier  enfant  ;  le  vicaire 
du  pays  seul  est  venu  le  voir;  aussi,  pour  lui  faire  plaisir,  s'est- 
il  marié  dès  qu'il  a  été  guéii,  après  vingt-deux  ans  d'union 
libre.  Il  sourit  du  reste  en  me  rapportant  ce  fait,  hausse  légère- 
ment les  épaules  et  ajoute  :  «  Il  ne  m'en  a  pas  coûté  un  sou,  aussi 
n'ai-je  fait  aucune  objection,  mais  cela  n'a  pas  grande  impor- 
tance ». 

Telle  est  l'opinion  des  chiffonniers  sur  le  mariage;  la  pratique 
de  l'union  libre  est  générale  chez  eux  et  ceux  qui  parlent  de 
l'établir  dans  la  société  pourraient  tout  d'abord  en  étudier 
les  effets  dans  ce  milieu  pour  voir  si  elle  donne  bien  ce  qu'ils  en 
attendent. 


106  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

Commerce.  —  Il  n'est  pas  partisan  des  coopératives,  car,  me 
dit-il,  on  n'est  pas  libre;  on  est  forcé  de  tout  vendre  au  même 
endroit.  Pour  lui,  il  préfère  donner  sa  marchandise  au  plus  of- 
frant, et  comme  c'est  un  client  important,  il  prétend  obtenir  des 
prix  spéciaux.  Il  me  dit,  par  exemple,  que  chez  le  maître  chif- 
fonnier où  il  vend  son  papier,  on  lui  fait  publiquement  un  cer- 
tain prix  qu'on  marque  sur  l'ardoise,  mais  que  lorsqu'il  va  tou- 
cher, on  ajoute  une  ristourne. 

Nous  apercevons  ici  un  certain  manque  de  solidarité  qui 
règne  généralement  chez  les  chiffonniers. 

Religion.  —  Pour  la  religion,  la  famille  présente  bien  le  type 
moyen  des  chiflonniers.  Les  enfants  sont  tous  baptisés  et  font 
leur  première  communion,  les  enterrements  sont  toujours  reli- 
gieux et  cependant  la  famille  ne  met  jamais  les  pieds  à  l'église 
en  dehors  de  ces  cérémonies.  La  mère  me  dit  :  <*  Vous  compre- 
nez, nous  n'avons  pas  le  temps  d'aller  à  la  messe  ». 

Voisinage.  —  Les  relations  de  voisinage  sont  très  restreintes 
dans  ce  milieu  qui  est  cependant  uniquement  composé  de  chif- 
fonniers. Il  n'y  a  pas,  par  exemple,  de  réunions  du  soir;  la 
veillée,  si  chère  aux  paysans  dans  beaucoup  de  villages  français, 
est  ici  inconnue.  «  Chacun  chez  soi,  »  voilà  la  formule,  me  dit 
R...  Les  enfants  seuls  voisinent  en  jouant  ensemble  et  les  jeunes 
gens  se  réunissent  quelquefois  pour  chanter. 

Corporation.  —  Comme  je  demande  à  R...  ce  qu'il  pense  du 
syndicat,  il  me  répond  :  «  Le  syndicat,  eh  bien!  voilà,  on  a  un 
livret,  on  paie  sa  cotisation,  et  c'est  tout.  —  Mais,  lui  dis-je,  quel 
est,  d'après  vous^  le  but  du  syndicat?  «D'abord  il  n'est  pas  à  même 
de  me  répondre  très  nettement.  Il  réfléchit  et  finalement,  c'est 
moi  qui  le  mets  sur  la  voie  en  lui  demandant  si  le  syndicat  n'est 
pas  destiné  à  défendre  les  droits  des  chilïonniers  contre  les  acca- 
pareurs possibles;  ce  à  quoi  il  acquiesce. 

La  commune,  —  Le  maire  de  la  commune  de  Gennevilliers 
est  très  favorable  aux  chiffonniers,  car  il  a  été  plus  ou  moins 
autrefois  du  métier;  par  suite  de  sa  bienveillance,  les. agents  do 


LE    CJIIFFONMEK    l'LACIEli.  107 

l'autorité  ferment  les  yeux  sur  le  nombre  de  porcs  qu'élève  H..., 
nombre  qui  ne  devrait  pas  régulièrement  dépasser  six  et  qui 
s'élève  au  contraire  à  15  ou  20. 

L'ÉTAT.  —  R...  paie  100  francs  d'impôts.  Il  me  dit  que  la  poli- 
tique ne  l'intéresse  pas,  qu'il  vote  au  hasard  ou  même  ne  vote 
pas  du  tout,  car  il  ne  lui  parait  pas  que  les  députés  puissent  faire 
grand  chose  pour  lui.  Il  est  à  noter  qu'un  petit  ouvrier,  ami  du 
fils  de  la  maison,  et  qui  se  trouvait  là  par  hasard,  protesta  immé- 
diatement et  prétendit  au  contraire  que  c'était  un  tort,  qu'on 
devait  s'intéresser  à  la  politique  et  voter  avec  discernement. 

Le  lecteur  doit  voir  maintenant  quelle  distance  énorme  sé- 
pare le  pauvre  «  coureur  »  décrit  par  M.  Paulhian  et  le  chiffon- 
nier R...,  propriétaire  cossu,  jouissant  d'un  revenu  annuel  de 
5  à  6.000  francs,  payant  100  francs  d'impôts  fonciers  et  capable 
de  dépenser  1.000  francs,  pour  une  seule  maladie. 

On  peut  dire  que  cette  élévation  d'une  grande  partie  des 
chiffonniers  est  uniquement  due  à  la  propriété  individuelle  de  la 
place  de  chiffonnage;  si  on  remettait  tout  ce  groupe  sous  le 
régime  de  l'atelier  collectif  du  travail,  ce  serait  de  nouveau  pour 
eux  incertitudes,  aléas,  gain  dérisoire  et  chute  inévitable  à  leur 
niveau  antérieur. 

Il  faut  du  reste  constater,  pour  être  impartial,  que  cette  ascen- 
sion du  placier  a  pour  contre-partie  un  abaissement  plus  grand 
du  «  coureur  »  ;  ce  dernier,  actuellement  repoussé  dans  la  ban- 
lieue, a  vu  son  gain  tellement  diminué  qu'il  ne  peut  plus  vivre 
d'un  métier  lui  rapportant  à  peine  1  franc  à  1  fr.  50  par  jour. 
Cette  propriété  parait  donc  faire  une  sélection  parmi  les  chif- 
fonniers, en  élevant  beaucoup  les  prévoyants,  les  capables  et 
abaissant  au  contraire  les  autres.  Elle  se  présente  donc  à  nous 
avec  tous  les  caractères  de  la  propriété  bourgeoise  ;  elle  encourt 
les  mêmes  reproches  et  soulève  les  mêmes  problèmes;  cepen- 
dant, comme  nous  l'avons  montré,  elle  a  été  établie  par  nécessité 
et  du  consentement  de  la  grande  majorité  des  chiffonniers. 


108  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 


Le  chiffonnier  de  la  broyeuse. 

Pour  terminer,  il  nous  faut  dire  un  mot  d'une  autre  transfor- 
mation dans  le  travail  du  chiffonnag-e,  transformation  qui  a 
encore  amené  une  nouvelle  évolution  chez  toute  une  fraction 
de  chiffonniers,  c'est  l'établissement  des  «  broyeuses  ». 

Les  broyeuses  sont  des  usines  où  sont  transportées  toutes  les 
ordures  ménagères  pour  leur  faire  subir  une  sorte  de  trituration 
qui  les  rend  plus  propres  à  être  utilisées  par  l'agriculture.  Une 
centaine  de  chiffonniers  assistent  au  déchargement  des  tombe- 
reaux et  piquent  sur  les  tas  toutes  les  matières  qui  leur  parais- 
sent utilisables. 

De  ce  groupement  tout  à  fait  imprévu  et  fortuit,  il  est  résulté 
une  modification  de  l'aptitude  des  chiffonniers  à  l'association; 
tous  les  chiffonniers  de  la  «  broyeuse  »  sont  syndiqués,  et  sont 
les  véritables  soutiens  du  syndicat  des  chiffonniers.  Alors  que  le 
«  placier  »  n'est  syndiqué  qu'occasionnellement  et  abandonne 
facilement  le  syndicat,  que  le  «  coureur  »  de  la  banlieue  n'est 
jamais  syndiqué  et  considère  même  le  syndicat  comme  une  ins- 
titution ennemie,  le  chiffonnier  de  la  «  broyeuse  »,  au  contraire, 
a  parfaitement  compris  tous  les  avantages  du  syndicat  et  s'y 
intéresse  beaucoup. 

Nous  constatons  du  reste  un  curieux  symptôme  de  cette 
évolution.  Il  y  a  à  la  broyeuse  deux  genres  de  places  bien  dis- 
tinctes :  les  places  au  tas  et  les  places  au  tapis,  ces  dernières 
étant  bien  meilleures.  Or,  à  la  broyeuse  de  Saint-Ouen  qui  s'est 
montée  avant  l'existence  du  syndicat,  les  places  se  sont  d'abord 
disputées  par  la  force,  ensuite  les  chiffonniers  se  sont  entendus 
pour  trancher  la  question  par  la  course.  Us  se  rangeaient  tous  en 
ligne  à  quelque  distance  de  l'entrée  et  partaient  au  coup  de 
cloche;  les  premiers  arrivés  se  partageaient  les  IG  places  du 
tapis.  Quant  à  la  foule  des  autres,  ils  étaient  relégués  sur  les  tas. 

A  Issy,  l'usine  de  la  broyeuse  s'est  créée  plus  tard  lorsque  le 
syndicat  des  chiffonniers  était  déjà  constitué.  Sous  l'influence  de 


LE    CfllFFON.MER    PLACIER.  10!> 

ce  dernier  les  places  ont  été  distribuées  à  tour  de  rôle;  les  chif- 
fonniers sont  inscrits  sur  une  liste  et  chacun  à  son  tour  obtient 
la  bonne  place  du  tapis  pour  la  céder  le  lendemain  à  un  de  ces 
confrères.  A  Saint-Ouen,  le  syndicat  a  essayé  aussi,  dès  son  appa- 
rition, détablir  un  système  analogue,  mais  il  lui  a  été  très  diffi- 
cile de  réagir  contre  l'habitude  déjà  prise.  Les  chifTonniers  les 
plus  agiles  qui  avaient  toujours  la  bonne  place  se  refusaient  à 
la  céder  aux  autres.  A  la  fin.  par  persuasion,  le  système  a  été  à 
peu  près  établi,  n'iais,  d'après  les  chefs  même  du  syndicat,  il  ne 
fonctionne  que  d'une  façon  défectueuse. 

Voilà  encore  un  exemple  des  répercussions  qu'entraînent  les 
moindres  modifications  du  travail.  Les  chiffonniers  des  broyeuses 
travaillent  groupés  au  lieu  d'être  isolés,  et  cela  suffit  pour  que, 
leur  mentaUté  se  modifiant,  ils  deviennent  plus  aptes  au  grou- 
pement syndical. 


L.E  MAITRE  CHIFFONNIER 


L'émigrant  auvergnat  dans  le  commerce  du  chiffon.  —  Extrême  complication 
de  ce  commerce.  —  Sj'ndicat  et  coopération  de  chiffonniers.  —  Pourquoi  le 
commerçant  tient  en  échec  les  coopératives.  —  Monographies  de  deux  maîtres 
chiffonniers.  —  Iniluence  de  l'émigrant  auvergnat  sur  le  biffin  :  le  bœuf 
d'Auvergne  responsable  de  l'esprit  de  ■■  maquignonnage  »  de  ce  métier  parisien. 


Nous  avons  vu  le  travail  du  coureur  et  celui  du  placier  et  nous 
nous  sommes  efl'orcés  de  dégager  les  répercussions  de  ces  deux 
variétés  du  travail  sur  le  type  social  du  chiffonnier.  Nous  allons 
étudier  maintenant  des  répercussions  dues  à  des  faits  extérieurs 
au  métier. 

Le  chiffonnier  ne  travaille  pas,  en  effet,  dans  une  forêt  vierge, 
mais  au  contraire  dans  une  grande  cité  où  de  multiples  influen- 
ces extérieures  agissent  sur  lui. 

Ces  actions  sont  du  reste  beaucoup  plus  faibles  qu'on  serait 
tenté  de  le  penser  au  premier  abord  et  la  plupart  d'entre  elles 
sont  négligeables  si  on  les  compare  aux  répercussions  prépondé- 
rantes du  travail.  Cependant  il  en  est  une  qui  mérite  d'être  étu- 
diée, c'est  celle  du  maître  chiffonnier. 

Le  maître  chiffonnier,  dont  le  nom  moyenâgeux  rappelle  la 
lointaine  origine,  est  l'intermédiaire  obligé  entre  le  chiffonnier- 
ramasscur  et  l'usinier,  qui  utilise  comme  matière  première  les 
objets  récoltés.  C'est  lui  qui,  en  achetant  la  camelote  du  chif- 
fonnier, concentre  de  grandes  quantités  de  produits  et  en  permet 
ainsi  un  triage  plus  complet.  Le  maître  chiffonnier  répond  essen- 


LE    MAITHE    ClIIKI-ONMEK.  Hl 

tiellement  à  la  définition  du  commerçant,  il  achète  et  revend 
des  objets  qu'il  ne  transforme  pas  et  son  occupation  essentielle 
est  le  calcul  de  la  différence  entre  le  prix  d'achat  et  le  prix  de 
vente,  ditlérence  qui  constitue  son  bénéfice. 

On  constate  que  la  grande  majorité  des  commerçants  du  chif- 
fon sont  Aiivergnats.  Or,  le  type  auvergnat  a  des  caractéristiques 
bien  spéciales  et,  pour  comprendre  le  maître  chiffonnier  parisien 
et  l'influence  qu'il  va  exercer  sur  le  biffin,  il  faut  absolument 
avoir  une  idée  de  sa  formation  originaire. 

Le  type  de  l'Auvergnat  commerçant  a  été  étudié  par  Edmond 
Demolins  dans  son  livre  célèbre  Les  Français  d'aujourd'hui;  les 
lecteurs  de  cette  revue  se  rappellent  le  magistral  portrait  qu'il  en 
traça  et  que  ne  nous  croyons  pas  nécessaire  de  rappeler  ici; 
nous  allons  étudier  ce  que  devient  cet  émigrant  auvergnat 
dans  le  commerce  du  chiffonna ge. 


Le  commerce  du  maître  chiffonnier. 

La  caractéristique  de  ce  métier  est  de  s'exercer  sur  une  quan- 
tité considérable  d'objets  divers,  et  d'obliger  ainsi  le  com- 
merçant à  une  complication  de  calculs  véritablement  surpre- 
nante. 

Voici  une  liste  de  ce  que  Iriquenl  les  chiffonniers  ramasseurs 
ou  biffins  (le  mot  triquer  veut  dire  trier;  au  temps  de  Privât 
d'Anglemont,  les  chiffonniers  disaient  triller). 

N°  1 .  —  Chiffoiia  de  pripeferie. 

Toile  et  coton  propre, 

Bulle  toile,  blanc  sale  et  bleue  coton, 

Couleurs  mélangées  etphormium, 

Déchets  de  cliaiivi-e, 

Cordes  et  ficelles, 

Vieille  ouate. 

N°  2.  —  Vieitx  papiers. 

Bouquins, 

Papier  bouchonné, 

Papier  couleur  et  goudron, 


112  01  ELQUES    MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 


N''  3.  —  CMffons  de  laine. 

Mérinos  neuf, 

Mérinos  laine  douce, 

Drap  neuf  mélangé, 

Drap  laine  vieux  mélangé, 

Chaîne  coton. 

Chaussons, 

Limousine, 

Déchets  pour  engrais,  dits  gros  de  laine, 

Thihaude, 

Vieille  soie. 

ÎN°  4.  —  Vieux  métaux. 

Cuivre  rouge, 

Cuivre  jaune, 

Étain, 

Plomb  et  capsules  de  bouteilles, 

Zinc, 

Vieilles  ferrailles, 

Boîtes  en  fer-blanc. 

Ps"  ;j.  —  Yerrca  cassés  et  faïence  dorée. 

Verre  blanc, 
Verre  à  vitre. 
Verre  noir, 
Faïence  dorée. 

iS"  G.  —  Os  et  graisses. 

Os  maigre  et  quilles, 
Os  côtes  et  palerons, 
Os  gras, 
Graisse. 

iN''  7.  —  Divers. 

Vieux  cuirs  blancs  pour  colles, 

Vieux  cuirs, 

Vieilles  savates, 

Semelles  bonnes, 

IVaux  de  lapins. 

Crins, 

Cheveux, 

Vieilles  étrindelles, 

Cornes, 


LE    MAITRE    CUIFFON.MER.  113 

Vieilles  baleines, 
Bouchons  de  liège, 
Caoutchouc, 
Croûtes  de  pain, 
Bouts  de  cigares,  etc. 

Voilà  ce  que  classent  les  biffîns,  mais  les  maîtres  chiffonniers 
reprennent  ce  triage  et  distinguent  un  nombre  beaucoup  plus 
considérable  de  variétés.  Pour  les  chiffons,  par  exemple,  que 
les  biffîns  classent  en  10  variétés,  certaines  grandes  maisons  de 
chiffonnage  distinguent  jusqu'à  cinq  cents  sortes,  classées  d'a- 
près la  qualité,  la  couleur,  la  nuance  et  même  le  degré  de  pro- 
preté. Chacune  de  ces  sortes  a  un  prix  et  un  nom  particulier, 
la  chaussette,  le  bas  noir,  le  fichu,  etc.. 

Pour  les  autres  articles,  il  en  est  de  même.  Les  métaux  for- 
ment non  seulement  autant  de  classes  que  de  métaux  différents, 
mais  on  distingue  encore  une  foule  de  sortes  dans  chaque 
métal,  suivant  les  alHages  et  l'aspect  physique  de  l'objet;  on 
trique  le  cuivre  rouge,  le  cuivre  jaune,  le  Yuivre  étamé ,  le 
cuivre  en  fils,  en  plaque,  en  rognures,  etc.  On  classe  non 
seulement  l'étain  et  le  plomb,  mais  encore  les  capsules,  le  carac- 
tère, et  toutes  sortes  d'alliages.  J'ai  vu  chez  un  maître  chif- 
fonnier un  ouvrier  trieur  en  face  d'un  tas  énorme  de  mi- 
traille de  chiffonnier  composé  d'étain,  de  cuivre,  de  vieux 
fermoirs  de  porte-monnaie,  etc.,  autour  de  lui  se  trouvaient 
disposés  huit  ou  dix  seaux  dans  lesquels  il  faisait  le  triage  ; 
malgré  cela,  il  existe  entre  le  maître  chiffonnier  et  lusinier  qui 
mettra  en  œuvre  ces  métaux,  un  autre  spécialiste  trieur  qui 
effectuera  encore  un  classement  supplémentaire. 

Pour  le  caoutchouc,  les  variétés  ne  sont  pas  moins  nombreuses; 
il  y  a,  le  vélo,  la  chambre  à  air,  le  pneu  de  voiture,  le  pneu 
d'auto,   le  brodequin,  etc.,  etc. 

Un  autre  Auvergnat  spécialiste  existe  encore  entre  le  maître 
chiffonnier  et  l'usinier  pour  la  concentration  et  la  garde  de  ce 
caoutchouc  ;  cet  intermédiaire  a,  parait-il,  accumulé  dans  ses 
locaux  près  d'un  million  de  kilos  de  caoutchouc  valant  de  0  fr.  50 
à  3  fr.  le  kilo. 


114  QUELQUES    MÉTIERS    URBAINS   DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

Les  os  nous  donnent  encore  une  série  de  variétés,  os  ronds 
pour  tabletterie,  os  en  cornet,  os  de  côte  pour  les  boutons,  os 
de  broyage,  etc.. 

Enfin,  dans  l'article  divers,  on  range  toutes  sortes  de  choses, 
comme  les  crasses  d'accumulateurs,  etc.. 

Cela  fait  plusieurs  centaines  d'objets  de  prix  souvent  très 
différents  et  pouvant  varier  depuis  80  francs  les  100  kilos  jus- 
qu'à 1   franc  et  même  0  fr.  50  les  100  kilos. 

Entre  ces  deux  prix  extrêmes,  il  y  a  toute  la  gamme  deé 
prix  intermédiaires.  Or,  ces  prix  varient  tous  les  jours  pour 
tous  ces  articles  avec  les  cours  des  bourses,  le  prix  moyen  de 
80  francs  les  100  kilos  pour  le  mérinos  a  monté,  il  y  a  quelques 
années,  à  195  francs.  On  connaît  les  variations  constantes  que 
subissent  les  cours  des  métaux  à  la  Bourse  de  Londres,  par 
exemple  ;  or,  le  cours  des  vieux  métaux  est  naturellement  sous 
la  dépendance  de  cette  Bourse  que  le  maître  chiffonnier  doit 
connaître.  Le  prix  des  chiffons  varie  avec  toutes  sortes  de  fac- 
teurs comme  par''  exemple  la  production,  l'importation  et  la 
consommation  de  la  pâte  de  bois.  Pour  le  caoutchouc,  il  en 
est  de  même  :  récolte,  importation,  consommation  et,  par  con- 
séquent, prospérité  des  industries  qui  l'emploient,  tout  cela 
doit  être  connu  d'un  maître  chiffonnier  qui  veut  y  voir  un  peu 
clair  dans  son  commerce.  Il  faut  donc  qu'il  soit  au  courant  de 
tous  ces  prix  et  qu'il  fasse  tous  les  jours,  et  môme  constamment 
dans  la  journée,  le  calcul  du  prix  des  vieux  objets  en  fonction 
du  cours  des  matières  premières  sur  les  bourses  et  marchés. 

Nous  commençons  à  apercevoir  la  raison  de  la  supériorité 
écrasante  du  maître  chiffonnier  sur  le  pauvre  biftin. 

Mais  il  y  a  plus,  le  biffîn,  comme  nous  l'avons  dit,  ne  fait 
qu'un  tricage  grossier;  il  sépare  quelques  dizaines  d'objets  à 
peine  ;  aussi  sont- ce  toujours  des  lots  mélangés  qu'il  vient  vendre 
au  maître  chiffonnier.  Souvent  même  il  essaie  de  ruser  avec 
l'habile  Auvergnat;  il  présentera  un  lot  de  chiffons  comprenant 
huit  ou  dix  sortes  et  dans  lequel  il  aura  placé  à  la  surface 
les  qualités  les  plus  chères,  le  mérinos  à  80  francs  par  exemple, 
et  au-dessous  les  autres  qualités  d'une  valeur  moindre,  8  ou 


LE  MAirnp:  cuiffonniek.  115 

10  francs  les  100  kilos.  Le  maître  chiffonnier  achètera  tout 
cela  à  vue  d'oeil  et  fera  immédiatement  un  prix  d'ensemble 
sans  autre  moyen  de  se  rendre  compte  de  la  valeur  rôelle  que 
son  incroyable  coup  d'œil.  L'opération  qu'il  aura  ainsi  dû 
faire  avec  la  rapidité  de  la  pensée  comprendia  :  T  apprécier 
la  proportion  relative  des  quinze  ou  vingt  sortes  de  chilTons 
en  présence;  2"  calculer  la  valeur  au  cours  du  jour  et  pour  le 
poids  considéré  de  chacune  de  ces  qualités;  3°  enfin  peser  de 
l'œil  l'ensemble,  et  faire  le  total.  Tout  cela  se  fait  d'un  seul 
coup  d'œil,  sans  hésitations;  il  est  même  rare  que  le  maître 
chilfonnier,  interrogé  sur  la  valeur  d'un  tas  de  chiflbns,  vous  en 
dise  la  valeur  d'achat;  la  plupart  d'entre  eux  sauteront  à  pieds 
joints  par-dessus  les  deux  opérations  d'achat  et  de  vente  et 
diront  :  «  Ce  lot  laissera  un  bénéfice  de  tant  ».  Ce  virtuose 
du  calcul  mental  ne  se  contente  pas  de  l'opération  d'achat 
déjà  si  compliquée  que  je  viens  de  décrire;  il  effectuera 
mentalement  le  triage  et  la  vente  séparée  au  cours  du  jour  des 
diverses  sortes,  défalquera  les  frais  généraux,  et  présentera  ins- 
tantanément le  total  de  toutes  ces  opérations. 

La  chose  exige  une  expérience  extrême  de  ce  métier,  sur- 
tout si  on  songe  que  la  même  opération  doit  être  faite  non 
seulement  pour  les  chiffons,  mais  encore  pour  les  métaux,  pour 
le  caoutchouc,  pour  les  os,  etc.. 

Cette  habitude  de  la  vente  au  tas  ou  au  lot  mélangé  provient 
de  l'incurie  des  biffins  eux-mêmes;  voici  ce  que  dit  à  ce  sujet 
l'auteur  d'un  opuscule,  publié  par  l'Office  du  travail,  sur  le 
commerce  du  chiffon  à  Paris  : 

«  Pour  les  métaux  dont  le  cours  est  connu,  le  biffin  pourrait 
mieux  défendre  ses  intérêts  s'il  procédait  à  un  classement  dé- 
taillé de  chaque  métal;  mais  beaucoup  réunissent  ces  métaux 
dans  quelques  pesées  :  d'une  part,  ferrailles,  fonte  ;  d'autre 
part,  zinc,  plomb  et  capsules  de  bouteilles;  ensuite  mitraille 
de  chiffonniers  (étain,  cuivre,  vieux  fermoirs  de  porte-mon- 
naie, etc.). 

«  Par  suite  de  ce  mélange,  il  arrive  que  l'ensemble  est  payé 
sur  le  taux  de  l'un  des  métaux   qui  paraît   dominer  dans  le 


116  QUELQUES   MÉTIERS   URBAINS   DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

lot,  OU  sur  un  prix  qui  parait  représenter  la  moyenne.  L'Au- 
vergnat ne  se  plaint  pas  de  cet  état  de  choses  qui  lui  permet 
de  déployer  complètement  ses  extraordinaires  aptitudes  aux 
commerces  de  ruse  et  de  petits  trucs.  L'un  d'eux  me  disait  ; 
«  Vous  pouvez  envoyer  un  élève  de  Pigier  à  la  bascule  à  la 
place  de  ma  femme,  nous  verrons  ce  qu'il  y  fera!  «  Tout  le 
monde  a  pu  se  rendre  compte  de  cette  aptitude,  en  entrant 
dans  une  boutique  de  brocanteur  auvergnat,  bondée  d'une 
multitude  d'objets  des  plus  disparates.  —  Sans  étiquettes, 
sans  point  de  repaire  quelconque,  l'Auvergnat,  confiant  dans 
sa  prodigieuse  mémoire  des  prix,  indiquera  la  valeur  de 
chaque  objet  grand  ou  petit  sans  une  hésitation,  sans  la 
moindre  crainte  de  se  tromper,  du  moins  à  son  détriment. 

«  On  conçoit  que  le  pauvre  biffin  soit  le  jouet  de  ce  commer- 
çant né.  D'autant  que  la  capacité  intellectuelle  de  beaucoup  de 
ces  derniers  est  des  plus  faibles;  l'anecdote  suivante  la  fera 
bien  comprendre.  Un  maître  chiffonnier,  voulant  me  faire  saisir 
la  difficulté  qu'on  aurait  pour  grouper  les  biffins  en  coopéra- 
tives, me  citait  de  vieux  chiffonniers  qui  diront  :  «  J'ai  toujours 
vendu  mes  vieilles  savates  3  francs  les  100  kilos,  je  ne  veux  pas 
en  rabattre  un  centime.  »  Inutile  d'essayer  de  raisonner  avec 
l'entêté,  de  lui  montrer  documents  en  main  que  les  vieilles  sa- 
vates ne  valent  plus  en  gros  que  1  fr.  50  les  100  kilos,  qu'on 
ne  peut  donc  pas  les  lui  payer  3  francs  ;  il  ne  voudra  rien  en- 
tendre, le  maître  chiffonnier  ne  l'essayera  même  pas,  il  paiera 
les  3  francs  demandés,  mais  rabattra  5  francs  sur  un  lot  de 
mérinos  de  80  francs,  sans  objection  de  la  part  du  chiffonnier, 
et  le  tour  sera  joué. 

«  On  voit  quel  genre  de  difficulté  présente  ce  métier;  il  faut 
pouvoir  y  faire  constamment  des  évolutions  rapides  qui  sont  in- 
terdites aune  coopérative  et  qui  ne  permettent  même  pas  d'or- 
ganiser ce  commerce  en  société.  «  Nous  ne  pouvons  pas  même 
avoir  d'associés,  me  disait  le  même  maître  chiffonnier,  car  les 
opérations  comme  celle  dont  je  viens  de  vous  parler  sont  trop 
délicates  pour  qu'on  puisse  toujours  s'entendre  à  leur  sujet;  l'un 
trouvera  que  le  bénéfice  est  trop  faible,  l'autre  le  trouvera  bon, 


LE    MAITRE    CHIFFONMEH.  117 

et  s'il  y  a  par  hasard  perte,  ce  qui  arrive  nécessairement  quelque- 
fois, ce  sera  des  occasions  incessantes  de  disputes,  de  telle  sorte 
qu'on  ne  rencontre  jamais  de  commerce  de  maître  chiffonnier 
monté  en  société  de  quelque  forme  qu'elle  soit.  » 

Il  est  vrai  qu'il  y  a  chez  les  maîtres  chiffonniers  une  bascule 
et  que,  par  conséquent,  on  peut  penser  que  l'achat  à  vue  d'oîil 
n'est  pas  continuel.  Voici  ce  que  dit  à  ce  sujet  le  Bulletin  de 
l'Office  du  travail  déjà  cité  : 

«  Les  maîtres  chiffonniers  font  mettre  dans  une  même  pesée 
toutes  les  marchandises  qu'ils  estiment  avoir  une  même  valeur 
marchande.  Cette  grosse  pesée  soulève  les  réclamations  des 
biffins  qui  se  prétendent  lésés.  D'après  les  maîtres  chiffonniers, 
ce  sont  au  contraire  les  biffins  qui  veulent  les  grosses  pesées. 
Quoi  qu'il  en  soit,  on  rencontre  dans  une  même  pesée  les  choses 
les  plus  différentes  :  vieux  os,  boîtes  à  sardines,  verre  blanc,  fer- 
railles; dans  une  autre  :  chiffons  de  toile  et  coton,  ou  bien  encore 
mérinos  et  cuivre. 

«  Ces  marchandises  sont  ensuite  payées  sur  le  cours  plus  ou 
moins  bien  établi  de  celles  qui  sont  supposées  dominer  dans 
chaque  pesée.  L'ouvrier  accepte  le  prix  offert,  il  a  besoin  d'ar- 
gent et  les  autres  lui  feraient  le  même  prix. 

«  Les  maîtres  chiffonniers,  pour  justifier  ces  grosses  pesées, 
font  remarquer  quils  achètent  plutôt  au  tas  qu'au  poids.  » 

La  nécessité  de  la  grosse  pesée  tirée  de  la  quantité  de  mar- 
chandises à  recevoir  rapidement  dans  une  seule  après-midi  est 
un  fait  indéniable.  J'ai  vu  pour  ma  part  20.000  kilos  de  mar- 
chandises diverses  passer  en  quelques  heures  sur  une  pareille 
bascule.  Il  est  très  possible  que,  dans  ces  conditions,  certains 
biffins  aient  préféré  accepter  la  grosse  pesée  que  d'attendre  in- 
définiment; mais  le  fait  que  chaque  maître  chiffonnier  a  des  habi- 
tudes dégroupement  différentes  dénote  bien  aussi  le  parti  pris  de 
se  soustraire  autant  que  possible  à  la  comparaison  avec  le  concur- 
rent d'où  pourrait  sortir  pour  le  chiffonnier  un  moyen  de  défense. 

Le  pauvre  biffîn  en  face  de  ses  agissements  est  noyé,  enlisé, 
perdu  ;  il  en  a  conscience  et  s'en  va  avec  la  conviction  qu'il  est 
volé,  et  ne  cesse  de  le  répéter. 


118         QUELQUES  MÉTIERS  URBAINS  DE  SIMPLE  RÉCOLTE. 

Est-ce  vrai?  Le  maître  chifFonuier  trompe-t-il  le  biffin?  Pour 
l'observateur  impartial,  la  chose  est  difficile  à  constater  car  en 
face  de  cette  bascule  sur  laquelle  trois  ou  quatre  vigoureux 
gaillards  jettent  d'un  coup  d'épaule  leurs  sacs  pour  les  reprendre 
presque  immédiatement,  l'observateur  n'y  voit  pas  plus  clair 
que  le  biffin  chiffonnier  ;  il  ne  peut  donc  rien  constater  de  visu 
sur  ce  point.  Cependant,  si  on  se  rappelle  ce  que  nous  savons  du 
colporteur  auvergnat  et  de  l'opinion  que  les  Auvergnats  d'Au- 
vergne eux  mêmes  ont  de  leurs  émigrants,  on  peut  supposer,  sans 
un  jugement  trop  téméraire,  qu'étant  donné  les  facultés  toutes 
particulières  que  présente  le  commerce  da  chiffon  pour  le  ma- 
quignonïtage^  certains  de  ces  émigrants  auvergnats  peuvent  se 
laisser  aller  à  interpréter  un  peu  trop  en  leur  faveur  les  cours 
plus  ou  moins  bien  établis  des  chiffons  ou  des  autres  matières 
de  leur  commerce . 

Il  ne  faudrait  pas  croire  cependant  que  le  chiffonnier  soit  tout 
fait  à  leur  merci.  Le  remède  est  souvent  à  côté  du  mal,  et  c'est 
ici  le  cas.  Le  maître  chiffonnier  sert  d'antidote  au  maître  chiffon- 
nier, car  les  Auvergnats  se  concurrencent  énergiquement  entre 
eux  de  telle  façon  que  si  l'un  d'eux  oubliait  les  règles  de  la 
prudence  et  rançonnait  par  trop  sa  clientèle,  il  la  perdrait  au 
profit  des  autres  qui  sont  toujours  nombreux  à  se  présenter  pour 
la  prendre.  Si?7iHia  similibus  ciirantur. 

Cet  obstacle  à  l'âpreté  trop  grande  du  maître  chiffonnier  paraît 
beaucoup  plus  efficace  que  le  procédé  des  coopératives  d'achat 
essayé  à  plusieurs  reprises  par  quelques  chiffonniers.  Voici,  d'a- 
près le  Bulletin  déjà  cité  de  l'Oftice  du  travail,  l'historique  de  ces 
tentatives. 


Syndicats  et  coopératives  des  chiffonniers . 

Le  moyen  qui  a  été  adopté  le  premier  par  les  biftins  chif- 
fonniers comme  le  plus  simple  pour  amener  leur  émancipation, 
a  été  la  réunion  d'un  certain  nombre  d'entre  eux  en  société 
coopérative  de  vente. 


I.K    MAITHK    CllIFFONMEK.  1  l'-' 

«  On  peut  concevoir  les  avantages  que  présente  un  pareil  grou- 
pement d'efforts.  La  société,  en  achetant  ferme  tous  les  jours  à 
rouvrier  chiffonnier  les  produits  de  sonchiffonnage,  peut  ensuite 
revendre  au  marchand  eu  gros  les  marchandises  qu'elle  aura 
réunies  en  assez  grande  quantité,  pour  mériter  un  classement 
méthodique  ;  elle  pourra  obtenir  un  prix  avantageux  et  répartir 
entre  les  associés  les  bénéfices  résultant  de  cette  opération.  L'ou- 
vrier chiffonnier  aura  tous  les  avantages  du  système  qu'il  pra- 
tique actuellement^  cVst-à-dire  Tindépendance  à  laquelle  il  tient 
tant,  sans  les  incertitudes  du  lendemain  et  les  bas  salaires. 

«  Déjà,  en  1883,  on  signale  le  groupement  d'ouvriers  chiffon- 
niers en  vue  de  la  vente  en  commun  de  leur  récolte.  Mais  alors, 
leur  situation  était  avantageuse  ;  ils  obtenaient  de  bons  prix  de 
leurs  marchandises  et  la  nécessité  de  la  réunion  des  ell'orts  dans 
une  société  coopérative  était  moins  pressante.  Aussi  ces  associa- 
tions, tout  à  fait  éphémères  ne  laissèrent  aucune  trace. 

«  Ce  fut  lorsque  l'application  des  arrêtés  du  préfet  de  la  Seine , 
en  1833  et  1884-,  modifia  les  conditions  du  travail  des  ouvriers 
chiffonniers  ramasseurs,  que  le  besoin  d'une  union  en  société 
coopérative  de  vente  se  fit  sentir.  La  première,  dont  on  peut  faire 
mention,  fut  fondée  en  1885.  Cette  société,  qui  s'étendait  à  tout 
Paris  et  achetait  à  tous  les  ouvriers  chiffonniers,  ne  dura  qu'une 
année. 

«  L'année  suivante,  en  1886,  fut  fondée  la  Société  du  XIIP  ar- 
rondissement. Eile  avait  l'avantage  de  se  trouver  au  milieu  du 
quartier  des  ouvriers  chiffonniers  qui  lui  étaient  affiliés.  Elle 
évitait  ainsi  ies  pertes  de  temps  qui  avaient  grevé  l'affaire  de  la 
société  précédente. 

«  Cette  Société  du  XIIP  arrondissement  ne  put  pas  se  main- 
tenir et  disparut  par  suite  de  l'indifférence  de  ses  membres. 

«  En  1890,  une  nouvelle  société  se  fonda  dans  un  groupement 
d'ouvriers  chiffonniers  du  XV  arrondissement.  Ce  fut  la  Société 
de  la  cité  des  Mousquetaires,  siège  social  rue  Saint-Charles, 
n°  208.  Cette  société  ne  comprenait  qu'une  trentaine  d'associés. 
Sa  durée  ne  dépassa  pas  un  mois.  En  1892,  eut  lieu  la  fonda- 
tion d'une  nouvelle  société  coopérative,  la  société  Caminade,  ainsi 


120  OIELOLES   MÉTIERS    URBAINS   DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

nommée  du  nom  d'un  de  ses  fondateurs.  Dès  le  début,  la  marche 
de  la  société  se  trouva  arrêtée  ;  les  fonds  qui  avaient  été  promis 
et  qui  devaient  permettre  d'étendre  les  affaires  de  la  société  à 
tous  les  quartiers  de  Paris,  ne  purent  être  réunis.  La  société  ne 
fut  même  pas  liquidée  ;  l'indifférence  des  sociétaires  laisse  encore 
sans  répartition  230  francs  restant  de  l'actif. 

«  A  la  même  époque,  deux  ouvriers  chiffonniers  fondèrent 
une  autre  société  coopérative  dans  le  quartier  de  Vaugirard: 
elle  dura  quatre  mois;  elle  n'avait  réuni  que  quelques  asso- 
ciés. 

a  Vers  cette  époque  aussi,  à  la  suite  d'une  étude  sur  la  situa- 
tion des  chiffonniers  publiée  par  M.  Ch.  Bos,  fut  organisée  la 
société  dite  de  Grenelle;  elle  ne  dura  que  quelques  mois. 

((  En  1893,  à  Montmartre,  fut  fondée  une  autre  société  coopé- 
rative, l'Association  amicale  de  Montmartre,  sous  la  direction  d'un 
ouvrier  chiffonnier.  Cette  société  ne  dura  que  deux  mois.  L'ou- 
vrier chiffonnier  directeur,  aidé  par  quelques  marchands  en 
gros  qu'il  avait  eu  l'occasion  de  connaître,  s'établit  plus  tard 
maitre  chiffonnier. 

<(  Ces  essais  malheureux  détournèrent  pour  quelques  années  les 
ouvriers  chiffonniers  de  toute  nouvelle  association  coopérative. 
Les  insuccès  furent  dus  autant  à  l'inexpérience  des  directeurs 
qu'à  l'indifférence  des  sociétaires.  Dans  les  quelques  sociétés 
où  ces  directeurs  ne  furent  pas  des  ouvriers,  ceux-ci  n'eurent 
en  vue  qu'une  spéculation  tentée  aux  dépens  des  ouvriers  chif- 
fonniers eux-mêmes. 

«  Pour  arriver  à  faire  réussir  une  association  coopérative  chez 
les  chiffonniers,  il  faudrait  que  celle-ci  possédât  les  capitaux 
suffisants  pour  leur  permettre  d'acheter  ferme  les  marchandisesi 
apportées  par  les  chiffonniers  sociétaires,  et  d'attendre  une  oc- 
casion favorable  pour  revendre  après  triage  et  classement  appro- 
prié. Il  faudrait  surtout  que  le  chiffonnier  s'attachât  davantage 
à  la  société  à  laquelle  il  s'affilie,  et  que  son  amour  de  l'indé- 
pendance et  son  indifférence  pour  l'avenir  ne  lui  fit  pas  aban- 
donner le  lendemain  ce  qu'il  a  fondé  la  veille. 

«  Cependant  à  la  fin  de  1900  et  pendant  l'année  1901,  les  ou- 


LE    MAITRE    CHIFFONNIER.  121 

vriers  chillbnniers  se  sont  de  nouveau  portés  vers  l'association 
coopérative  de  vente. 

«  On  a  absolument  abandonné  l'idée  de  fonder  une  seule  grande 
association  s'étendant  sur  tout  Paris;  on  lui  a  préféré  les  grou- 
pements par  quartiers,  qui  laissent  plus  d'initiative  aux  divers 
groupes. 

«  Parmi  les  nouvelles  sociétés  figurent  l'Avenir  du  XV'  arron- 
dissement, cliemin  des  Perrichaux,  n"  55,  à  Grenelle,  fondée 
avec  22  associés  ;  une  autre  société  comprenant  une  quinzaine 
de  membres  dans  le  XllI"  arrondissement,  rue  Brillât-Savarin; 
d'autres  à  Montmartre,  à  Saint-Ouen,  avenue  Miclielet;  à  Vanves, 
rue  du  Quatre-Septembre,  etc. 

«  Ce  réveil  du  mouvement  coopératif  n'a  pas  été  sans  inquiéter 
les  maîtres  chiffonniers  contre  lesquels  il  semble  dirigé. 

«  Aussi,  dans  le  Bulletin  du  syndicat  des  maîtres  chiffonniers 
août  1901),  ceux-ci,  examinant  la  situation,  jugeaient  que  l'ou- 
vrier chili'onnier  ne  pourrait  les  quitter,  ayant  eu  si  souvent 
besoin  de  leurs  avances  lorsque  la  morte-saison  était  venue 
et  que  tout  crédit  lui  était  refusé.  Les  sujets  de  craintes  étaient 
encore  accrus  chez  les  maîtres  chiffonniers  par  les  projets  que 
1  on  prêtait  à  quelques  marchands  en  gros  d'encourager  et 
de  soutenir  les  associations  coopératives,  de  façon  à  concur- 
rencer efficacement  les  maîtres  chitfonniers. 

<(  Jusqu'ici,  il  semble  que  l'importance  que  prennent  les  sociétés 
coopératives  esi  bien  trop  faible  pour  leur  permettre  de  jouer 
ce  rôle  dans  le  commerce  du  chiffon. 

«  Parmi  les  associations  ouvrières  de  chitfonniers  nouvellement 
fondées,  une  seule,  celle  de  la  rue  du  Quatre-Septembre,  à 
Vanves,  est  une  société  anonyme  à  personnel  et  à  capital  varia- 
bles, fondée  légalement,  ayant  établi  son  acte  de  société,  par 
acte  notarié,  déposé  ses  statuts  et  fait  effectuer  les  versements 
nécessaires. 

«  Les  dernières  formalités  ont  été  remplies  assez  récemment 
en  1903.  C'est  sur  les  indications  de  la  Chambre  consultative 
des  associations  ouvrières  de  production,  que  cette  société  s'est 
organisée  légalement,    les  biffins  chiffonniers,   cela  se  conçoit 


122  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

aisément,  étant  peu  familiarisés  avec  les  questions  juridiques. 

«  Cependant  la  société  était  en  formation  depuis  déjà  deux  ans. 
Elle  avait  été  projetée  par  six  biffins  chifïonniers  qui,  par  la 
suite,  ont  groupé  17  nouveaux  adhérents.  Le  capital  initial  a  été 
de  2.000  francs.  Avant  même  la  fin  des  formalités  de  constitu- 
tion de  la  société,  sur  un  terrain  loué  annuellement  150  francs, 
les  sociétaires  ont  construit  eux-mêmes  leur  magasin.  Les  frais 
d'établissement,  y  compris  l'achat  de  deux  bascules,  se  sont 
élevés  à  environ  800  francs.  Le  chiffre  d'affaires  du  premier  tri- 
mestre a  été  d'environ  10.000  francs.  Une  première  répartition 
des  bénéfices  a  eu  lieu  en  août  dernier.  Chaque  sociétaire  a 
touché,  comme  supplément  des  sommes  déjà  reçues  lors  de  la 
livraison  de  ses  produits,  1  fr.  20  %  de  la  valeur  desdits  pro- 
duits. 

«  Une  autre  association  ouvrière,  celle  de  Saint-Ouen,  fondée 
en  mars  1901,  mais  non  encore  constituée  légalement,  comptait 
en  août  1903,  41  membres;  elle  a  fait  14.000  francs  d'affaires 
pendant  le  trimestre  finissant  en  juin.  Les  bénéfices  de  la 
société  varieraient  de  9  à  16,  et  même  28   % . 

«  Chez  les  ouvriers,  l'idée  d'un  groupement  syndical  n'est  ve- 
nue qu'après  celle  de  l'union  en  association  coopérative  de 
vente.  Il  y  eut  bien,  de  1884  à  1890,  quelques  essais  de  syndi- 
cats ;  mais  le  nombre  trop  restreint  des  adhérents  laissa  le  syn- 
dicat à  l'état  de  projet.  Le  premier  qui  puisse  être  mentionné 
est  celui  qui  fut  fondé  en  janvier  1891,  le  Syndicat  des  ouvriers 
et  ouvrières  chiffonniers  de  la  Seine,  qui  se  réunissait  à  la  Galté- 
Montmartre  ;  il  s'est  fondu  avec  les  autres  syndicats  ayant  mêmes 
titres  qui  lui  succédèrent.  En  juin,  fut  fondé  le  syndicat  dit 
du  «  Tombeau  des  lapins»,  dénomination  tirée  de  l'enseigne 
du  cabaret  où  se  réunirent  les  adhérents,  passage  Vignon, 
XV^  arrondissement.  Ce  syndicat  cessa  de  fonctionner  en  mai 
1892.  Déjà,  au  commencement  de  l'année  1892,  un  des  secré- 
taires l'avait  quitté  pour  fonder  une  association  coopérative  de 
vente,  celle  du  quartier  de  Vaugirard. 

«  Un  nouveau  syndicat  fut  fondé  en  1896,  dans  le  même  quar- 
tier, le  Syndicat  des  Travailleurs  du  chiffon,  ramasseiirs;  le  siège 


LE    MAITRE    CHIFFONNIER.  123 

social,  d'abord  passage  Vignon,  fut  transporté  à  la  Bourse  du 
Travail,  rue  du  Chàteau-d'Eau,  lorsque  son  admission  fût  ol)- 
tenue.  Le  nombre  de  ses  membres,  qui,  au  début,  était  de  38,  at- 
teignit 19i  vers  1809,  puis  déclina,  autant  par  suite  de  dissensions 
entre  les  membres  du  ])ureau,  que  par  suite  de  1  indifférence 
des  adhérents;  il  fut  déclaré  dissous  en  janvier  1900. 

«  En  1899,  se  iondale  Si/ndicat  des  ouvriers  el  ouvrières  chif- 
fonniers de  Paris,  qui  s'appela  aussi  Syndicat  de  Montmartre ^  et 
eut  d'abord  comme  siège  social  le  domicile  de  son  secrétaire, 
avenue  Michelet,  n"  25.  à  Saint-Ouen.  Ce  syndicat  qui  déclara 
bientôt  2.000  adhérents,  demanda  à  être  inscrit  à  la  Bourse  du 
travail,  et  entra  plus  ou  moins  en  lutte  avec  l'autre  syndicat,  celui 
des  travailleurs  du  chiffon^  ramasseurs  ;  le  syndicat  des  ouvriers 
et  ouvrières  est  inscrit  à  l'Annuaire  des  syndicats  de  1903,  pour 
1.334  membres. 

«  En  janvier,  fut  org-anisé  entre  les  ouvriers  chitTonniers  tra- 
vaillant sur  les  tombereaux  d'enlèvement  des  ordures  ménagères, 
le  Syndicat  des  ouvriers  du  tombereau,  siège  social  rue  Saint- 
Charles,  n°  208;  à  la  fondaticm,  nombre  d'adhérents  55,  et  en 
1903,  35  membres. 

«  xV  la  même  date,  fut  fondé  à  la  place  du  Syndicat  des  travail- 
leurs du  chiffon,  ramasseurs,  qui  avait  été  dissous,  le  Syndicat 
des  travailleurs  du  chiffon  en  général  ;  le  premier  secrétaire  fut 
un  ouvrier  du  XV°  arrondissement,  puis  un  ouvrier  du  XlIP  ar- 
rondissement, de  sorte  que  le  siège  social,  qui  était  d'abord  pas- 
sage Vignon.  fut  transporté  au  XliP  arrondissement,  rue  Brillât- 
Savarin.  Ce  syndicat,  dont  le  nombre  de  membres  n'a  jamais 
varié,  compte  une  vingtaine  de  membres,  exactement  26  en 
1903. 

«  Enfin,  en  1902,  un  syndicat  s'est  formé  non  plus  chez  les  bif- 
fms  chiffonniers,  mais  chez  les  ouvriers  chiffonniers  employés 
chez  les  patrons  chiffonniers;  c'est  le  Syndicat  des  ouvriers 
emballeu7\s  en  chiffons  ;  il  compte,  en  1903,  150  membres. 

«  Chez  les  patrons  chiffonniers,  un  premier  groupement  en 
syndicat  s'effectua  en  1890...  A  cette  date,  fut  fondé  le  Syndicat 
des  négociants  en  chiffons  de  France.  Conformément  à  son  titre ,  il 


124  OIELQUES   MÉTIERS    URBAINS    DE   SIMPLE    RÉCOLTE. 

comprend  surtout  des  marchands  en  gros;  il  comptait  148  mem- 
bres en  1903.  Le  siège  social  actuel  est  rue  du  Louvre,  n"  42,  à 
Paris. 

«  Les  maîtres  chiffonniers  qui  achètent  presque  exclusivement 
aux  biffins  chiffonniers  ont  formé,  en  août  1900,  un  syndicat  in- 
titulé :  Chambre  syndicale  du  Commerce  du  chiffonnage  'pari- 
sien; par  suite  de  la  spécialisation  de  leurs  achats,  ils  se  dis- 
tinguent des  chineurs  brocanteurs  et  des  marchands  en  gros  qui 
achètent  à  d'autres  qu'aux  biffins.  Ce  syndicat  compte  87  mem- 
bres en  1903.  Il  a  fondé,  en  août  1901 ,  un  bureau  de  placement 
gratuit  pour  le  personnel  employé  chez  les  patrons  chiffonniers. 
Malgré  les  annonces  publiées  dans  le  Bulletin  mensuel  du  syn- 
dicat, malgré  les  affiches  apposées  dans  les  centres  de  travail, 
cet  essai  n'a  pas  réussi.  » 

Cet  historique  complet  des  tentatives  de  groupement  des 
chiffonniers  nous  montre  clairement  combien  le  biffîn  est  réfrac- 
taire  à  lassociation ;  un  seul  syndicat  a  réussi  à  grouper 
1.334  membres  sur  50.000  biffins  qui  existeraient  à  Paris, 
d'après  les  chiffonniers  eux-mêmes.  —  Quant  aux  coopératives, 
aucune  n'atteint  50  membres. 


Pourquoi  le  maître  chiffonnier  tient  en  échec  la  coopérative. 

L'étude  que  nous  venons  de  faire  nous  a  montré  la  raison 
d'être  du  maître  chiffonnier  et  pourquoi  il  se  maintient;  c'est, 
d'une  part,  la  nécessité  de  la  concentration  des  produits  du 
chiffonnage  pour  que  le  tricage  complet  soit  possible,  et,  d'autre 
part,  l'extraordinaire  supériorité  commerciale  de  l'Auvergnat 
qui  le  fait  évincer  tous  ses  concurrents  dans  ce  métier  surchargé 
de  détails. 

On  dit  quelquefois  que  les  commerçants  sont  des  parasites; 
or,  quand  un  rouage  est  inutile  dans  une  société,  l'observation 
montre  qu'il  disparait  en  très  peu  de  temps;  s'il  subsiste,  c'est 
qu'il  a  quelque  raison  d'être,  quelque  utilité,  et  c'est  à  la  science 
sociale  à  la  mettre  en  lumière. 


LE    MAITRE    CHIFFONNIEK.  125 

La  démonstration  que  nous  venons  de  faire  pour  les  maî- 
tres chiffonniers  pourrait  être  étendue  dans  bien  des  cas  à 
tous  les  autres  commerçants.  Partout  on  a  essayé  de  la  coopé- 
ration pour  faire  échec  au  commerce,  et  toujours  avec  aussi 
peu  de  succès.  Les  coopératives,  en  elîet,  ne  peuvent  lutter  avec 
le  commerçant  dès  que  le  travail  devient  difficile,  elles  sont 
hors  d'état  d'effectuer  ces  évolutions  rapides  qu'e.xige  le  com- 
merce. 

Dans  le  chiffonnage,  nous  avons  vu  qu'elles  ont  peu  de  déve- 
loppement; elles  ne  sont  guère  fréquentées  que  par  un  petit 
nombre  d'apôtres  qui  en  sont  les  soutiens  fidèles,  même  lors- 
qu'ils n'ont  que  peu  d'intérêt  à  rester  membres.  La  coopérative 
est  obligée  de  se  montrer  plus  sévère  sur  la  qualité  de  la  mar- 
chandise ;  les  trucs  malhonnêtes  n'y  sont  pas  de  mises,  et  cela 
gêne  certains.  J'ai  vu  bien  des  chiffonniers  me  dire  que,  tout 
compte  fait,  ils  n'avaient  pas  d'intérêt  à  en  être. 

Les  dirigeants  de  la  coopérative  de  Vanves  mont  affirmé  qu'ils 
payaient  la  camelote  environ  20  %  plus  cher  que  les  maîtres 
chiffonniers.  Cela  me  parait  difficile  à  admettre  en  présence  des 
déclarations  précédentes  et  du  fait  avoué  par  eux  qu'ils  voient 
souvent  des  camarades  déserter  la  coopérative  après  en  avoir 
fait  partie  pendant  un  certain  temps.  Il  semble  bien  que,  si  les 
avantages  étaient  d'une  semblable  importance,  on  n'aurait  pas 
à  enregistrer  de  pareilles  défections. 

Chose  curieuse,  les  capitaux  nécessaires  à  la  fondation  de  ces 
coopératives  ont  été  fournis  en  grande  partie,  par  les  gros 
négociants  en  chiffons  qui  auraient  désiré  ainsi  se  défaire  des 
petits  maîtres  chiffonniers  auvergnats  intermédiaires  qui  leur 
donnent  sans  doute,  dans  les  marchés,  du  fil  à  retordre.  Mais 
ils  avaient  affaire  à  forte  partie  ;  les  maîtres  chiffonniers  auver- 
gnats ont  résisté  avec  énergie,  et  certes,  jusqu'à  présent,  la 
coopérative  n'a  pas  eu  le  dessus  et  ne  parait  pas  devoir  le  pren- 
dre de  sitôt. 

Les  maîtres  chiffonniers  ont  du  reste  contre  elle  une  arme 
redoutable  dont  se  servent  à  peu  près  tous  les  conmiercants  et  qui 
est  la  pierre  d'achoppement  des  coopératives  :  le  crédit. 


126  OL'ELQUES   MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE   RÉCOLTE. 

Le  crédit  commercial,  pierre  cC achoppement  des  coopératives. 

La  question  du  crédit  a  une  grande  importance  au  point  de 
vue  coopératif;  lorsqu'on  étudie  les  choses  de  près,  on  voit  que 
le  crédit  commercial  est  la  véritable  pierre  d'achoppement  des 
coopératives,  car  elles  ne  peuvent  jamais  donner  à  leurs  membres 
les  facilités  de  crédit  que  leur  donne  le  commerce.  Cette  partie 
du  travail  du  commerçant  est  trop  difficile  pour  elles. 

Les  chiffonniers,  comme  tous  les  imprévoyants,  ont  constam- 
ment recours  au  crédit.  Or,  le  maître  chiffonnier  et  le  marchand 
cle  vin  auvergnat  sont  les  seuls  qui  puissent  lui  prêter.  L'Auver- 
gnat pratique  le  commerce  de  l'argent  avec  autant  d!audace 
qu'un  Israélite  ;  c'est  une  de  ses  spécialités  reconnues  depuis 
long-temps  à  Paris;  c'est  ainsi  que  Privât  d'Anglemont  nous 
montre  «  un  Auverpiii  »  prêtant  aux  marchandes  des  quatre- 
saisons  une  pièce  de  5  francs  le  matin,  à  condition  qu'elle 
la  rendrait  le  soir  accompagnée  de  5  sous.  Le  bon  Privât 
fait  le  calcul  du  taux  de  l'intérêt  ainsi  obtenu,  et  trouve  quel- 
que chose  comme  1.500  pour  100,  et  comme  il  se  répand 
en  imprécations  contre  un  pareil  vampire,  son  interlocutrice 
l'arrête  net  en  disant  :  «  Il  leur  rend  service  ».  Personne,  en 
effet,  sans  l'Auvergnat  n'aurait  osé  prêter  avec  d'aussi  gros 
risques  de  perte.  Il  en  est  de  même  pour  le  biffin;  étant  donnée 
son  imprévoyance  bien  connue,  son  dénuement  absolu  et  la 
facilité  avec  laquelle  il  oublie  les  dettes  qu'il  a  contractées  chez 
le  marchand  de  vin  ou  ailleurs,  il  y  a  fort  peu  de  gens  qui 
voudraient  courir  le  risque  de  lui  prêter.  Le  maitre  chiffonnier 
court  moins  de  chances  qu'un  autre,  car  il  tient  pour  ainsi  dire 
l'avenue  par  où  le  chiffonnier  est  obligé  de  passer  pour  vendre 
sa  camelote. 

De  tous  côtés  on  me  signale  cette  habitude  d'emprunter  au 
maître  chiffonnier.  L'un  a  dû  emprunter  pour  acheter  sa  carriole, 
l'autre  pour  l'achat  de  son  âne,  un  troisième  simplement  pour 
faire  la  bombe.  Cette  dernière  raison  de  prêt  est  assez  fréquente 
pour  qu'elle  m'ait  été  signalée  comme  un  moyen  pour  le  maî- 
tre chiffonnier  d'exercer  une  pernicieuse  influence  sur  le  biffin. 


LE    MAITRE    CHIFFONNIER.  127 

Une  coopérative,  quelle  qu'elle  soit,  ne  prête  jamais;  toutes 
les  coopératives  se  sont  rendues  compte  de  Timpossibilitc  de 
s'engag-er  dans  cette  voie;  l'interdiction  des  prêts  est  toujours 
inscrite  dans  les  statuts.  Il  s'en  suit  que  les  prévoyants  seuls, 
c'est-à-dire  ceux  qui  n'ont  pas  besoin  de  crédit  peuvent  avoir 
recours  à  la  coopérative. 

Ceci  est  du  reste  un  fait  Jiénéral,  même  pour  les  coopératives 
de  consommation.  Ce  qui  en  détourne  un  g-rand  nombre  d'ou- 
vriers, c'est  la  peur  de  n'avoir  pas  de  crédit  en  temps  de  chô- 
mage. Les  sommes  prêtées  par  le  petit  commerce  aux  ouvriers 
chômeurs  sont  quelquefois  considérables.  Jai  vu  la  famille 
d'un  ouvrier  tailleur  vivre  plusieurs  fois,  pendant  des  semaines 
et  même  une  fois  pendant  plusieurs  mois,  du  crédit  que  lui  fai- 
saient ses  fournisseurs  habituels  :  boulangers,  bouchers,  épi- 
ciers, etc.  La  mère  de  famille  s'était  acquis  parmi  eux  une 
excellente  réputation  en  payant  très  exactement  les  dettes  ainsi 
contractées;  aussi  trouvait-elle  facilement  crédit. 

Ce  n'est  du  reste  pas  pour  les  beaux  yeux  de  l'ouvrier  que  le 
petit  commerçant  lui  fait  crédit,  et  je  crois  qu'il  n'entre  que 
peu  de  philanthropie  dans  son  action,  mais  c'est  parce  que  le 
concurrent  d'en  face  agit  de  même,  et  que  la  clientèle  irait 
tout  entière  à  lui  s'il  était  seul  à  faire  crédit. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  une  ressource  extrêmement  précieuse 
pour  l'ouvrier  qui  bénéficie  ainsi  du  meilleur  secours  immédiat, 
que  les  œuvres  d'assistance  ont  si  souvent  essayé  en  vain  d'ins- 
tituer. 

Les  sommes  ainsi  prêtées  par  les  petits  commerçants  donnent 
le  maximum  d'effet,  car  elles  ne  sont  pas  un  droit  pour  l'ouvrier; 
il  ne  peut  y  recourir  qu'à  la  dernière  extrémité  à  cause  du  refus 
qu'il  encourrait  s'il  en  abusait  et  de  la  nécessité  de  rembourser 
plus  tard  ces  avances  ;  elles  ne  sont,  d'autre  part,  prêtées  par  le 
commerçant  qu'à  des  individus  qu'il  connaît,  et  par  conséquent 
à  bon  escient. 

La  grosse  difficulté  de  l'assistance  est  de  s'assurer  que  les 
sommes  distribuées  aillent  bien  à  des  gens  dans  le  besoin  véri- 
table. Une  très   grande  partie  des  secours  donnés  par  l'Assis- 


128  QUELQUES   MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE    RÉCOLTE. 

tance  publique  tomJjent  entre  les  mains  d'individus  indignes 
qui  font  métier  de  la  mendicité  et  arrivent  à  en  vivre  lar- 
gement. J'ai  vu  le  cas  d'une  maison  habitée  entièrement  par  des 
familles  vivant  ainsi.  La  concierge,  qui  avait  elle-même  part  au 
butin,  était  complice  et  donnait  des  renseignements  ad  hoc. 
Dans  certaines  de  ces  familles,  il  y  avait  en  permanence  quel- 
qu'un au  lit  pour  être  prêt  à   recevoir  tout  enquêteur. 

Cette  question  du  crédit  est  la  partie  délicate  et  dangereuse  du 
métier  de  commerçant  ;  c'est  par  là  qu'il  triomphe  des  coopéra- 
tives. Il  en  est  de  même  des  maîtres  chiffonniers.  Nous  allons 
préciser  ces  constatations  par  quelques  monographies. 

Monographie  du  maître  chiffonnier  M.  D... 

Le  lieu.  —  Le  maître  chiffonnier  visité  habite  à  Levallois- 
Perret.  Nous  arrivons  un  jour  de  réception  de  marchandises. 
Dans  une  rue  sale  et  boueuse  une  cohue  de  charrettes  de  chiffon- 
niers se  presse  à  la  porte  d'un  vaste  hangar.  Nous  pénétrons  à 
grand'peine  au  travers  des  charrettes  qu'on  décharge;  des 
hommes  entrent  et  sortent  transportant  de  grosses  balles  de 
camelote.  L'établissement  comprend  un  vaste  local,  très  haut 
(le  plafond,  dans  lequel  règne  la  plus  pittoresque  saleté  ;  dès 
l'abord,  une  odeur  sui  generis  vous  prend  à  la  gorge,  provenant 
de  tous  ces  détritus  accumulés  et  surtout  d'un  réduit  où  s'a- 
moncellent des  os  et  de  la  graisse  plus  ou  moins  en  putréfac- 
tion. Une  poussière  aveuglante  épaissit  l'air  et  d'innombrables 
toiles  d'araignées  qu'aucun  plumeau  n'a  jamais  inquiétées,  pen- 
dent des  poutres  qui  soutiennent  le  plafond. 

Des  hommes  couverts  de  sueur  et  d'une  poussière  noirâtre 
vont  et  viennent,  jettent  sur  la  bascule  les  grosses  balles  de 
130  ou  140  kilos  qu'ils  vont  prendre  dans  les  charrettes,  puis  les 
enlèvent  de  nouveau  pour  aller  les  entasser  dans  différentes 
parties  du  local  selon  leur  contenu  :  ici  les  chiffons  de  papeterie, 
là  les  chiffons  de  laine,  plus  loin  les  sacs  de  verre  cassé  qu'un 
homme  transporte  sur  ses  épaules  demi-nues  sans  souci  des 
coupures. 


LE    MAITRE    CUIFFONMEH.  129 

Chaque  chose  a  sa  place  marquée,  et  si  l'on  songe  que  tout 
cela  devra  subir  encore  deux  ou  trois  triages  successifs,  on  com- 
mence à  apercevoir  la  grande  complication  de  ce  métier. 

Avant  d'entrer  dans  le  hangar,  tout  passe  sur  la  bascule  ;  mais 
le  système  de  la  grosse  pesée  est  si  curieux  que  nous  ne  nous 
rendions  pas  compte  tout  d'abord  de  ce  qu'on  faisait  ;  trois  ou 
quatre  grosses  balles  de  contenus  différents  tombaient  ensem- 
ble sur  la  bascule,  s'y  arrêtaient  quelques  secondes  à  peine  et 
étaient  enlevées  de  nouveau.  Ce  court  laps  de  temps  avait  suffi 
pour  calculer  le  prix;  celui-ci  était  marqué  sur  l'ardoise  et  on 
passait  à  une  autre.  Il  est  clair  que  le  système  de  cette  grosse 
pesée  donne  peu  de  garantie  au  chiffonnier;  d'autre  part,  il 
semble  difficile  de  procéder  autrement,  étant  donné  la  quan- 
tité de  marchandises  qu'on  doit  recevoir  dans  une  après-midi. 
Chez  le  maitre  chiffonnier  considéré,  20.000  kilos  environ  de 
camelote  sont  emmagasinés  à  chaque  jour  de  réception. 

C'est  W^^  D...  qui  est  à  la  bascule;  jamais  aucun  maitre  chif- 
fonnier ne  confie  cette  place  à  un  salarié  quelconque;  c'est  tou- 
jours le  patron  ou  la  patronne  qui  l'occupe. 

Quinze  hommes  et  quinze  femmes  sont  occupés  dans  cette 
maison.  Les  hommes  sont  charretiers  avec  un  salaire  de  il  à 
50  francs  par  semaine,  ou  emballeurs  touchant  environ  iô  francs. 
Les  femmes  sont  presque  exclusivement  trieuses  et  touchent 
0  fr.  30  l'heure  ou  travaillent  aux  pièces.  Dix-huit  chevaux  sont 
nécessaires  pour  les  transports. 

Une  pareille  entreprise  exige  donc  non  seulement  les  qualités 
commerciales  de  l'Auvergnat,  mais  encore  des  qualités  patro- 
nales éminentes.  Cependant  l'organisation  du  travail  est  encore 
celle  du  petit  patronat.  Le  patron  surveille  tout  par  lui-même  : 
il  n'a  point  de  contremaîtres,  et  comme  je  lui  parle  de  cette 
difficulté  de  surveillance,  il  me  répond  qu'il  connaît  parfaite- 
ment le  temps  qu'il  faut  à  un  charretier  pour  aller  porter  un 
chargement  de  chiifons  à  la  gare,  ou  à  un  emballeur  qu'il  envoie 
faire  des  balles  en  ville  chez  un  petit  maître  chiffonnier  son 
client,  ou  encore  pour  trier  une  grosse  balle  de  chiifons,  un 
«  curon»,  suivant  l'appellation  technique,  et,  ajoute-t-il  enriant, 


130  QUELQUES    MÉTIERS    URBAINS    DE    SIMPLE   RÉCOLTE. 

si  ça  ne  va  pas  assez  vite,  «  c'est  un  coup  de  g...  ».  —  Ces  dé- 
tails nous  montrent  bien  qu'il  s'agit  d'une  organisation  tou- 
chant encore  au  petit  patronat,  surveillant  lui-même  un  travail 
qu'il  pourrait  faire  de  ses  mains.  Le  chillVe  d'affaires  et  le  bé- 
néfice d'une  entreprise  commerciale  sont  assez  malaisés  à  con- 
naître ;  on  n'a  que  les  données  que  veulent  bien  fournir  le  patron 
lui-même  ;  celui-ci  accuse  avec  un  sourire  de  satisfaction  en- 
viron 90.000  francs  d'affaires  par  mois. 

Sa  fortune  totale  est  évaluée,  par  la  commune  renommée,  à 
(>  ou  700.000  francs.  Or,  le  père  du  maître  chiffonnier  actuel 
était,  paraît-il,  arrivé  d'Auvergne  sans  un  sou.  Il  a  commencé 
à  peser  la  camelote  du  chiffonnier  avec  une  balance  romaine. 

Le  maître  chiffonnier  actuel  est  un  homme  d'une  quarantame 
d'années  dont  l'aspect  extérieur  diffère  peu  du  milieu  des  chif- 
fonniers où  il  vit;  l'Auvergnat  ne  sacrifie  pas  souvent  à  la 
parure  ;  il  parait  remarquablement  intelligent.  Toutes  les  ques- 
tions relatives  à  la  bourse  des  marchandises  et  à  leur  cours  lui 
paraissent  absolument  familières  et  c'est  avec  une  aisance  éton- 
nante qu'il  parle  des  événements  mondiaux  pouvant  influer  sur 
les  cours  :  élections  du  président  des  États-Unis  d'Amérique, 
bruits  de  guerre  en  Orient,  mauvaise  récolte  de  caoutchouc  au 
Brésil,  etc. 

La  famille  occupe  un  appartement  situé  au-dessus  des  locaux 
où  s'entassent  les  marchandises.  Elle  ne  comprend  qu'un  seul 
enfant^  une  fille  de  sept  ou  huit  ans. 


Monographie  du  maître  chiffonnier  M.  V... 

Voici  la  monographie  succincte  d'un  autre  des  plus  gros  né- 
gociants en  chiffons  de  la  capitale.  M.  V...  est  arrivé  lui-même 
d'Auvergne  «  en  sabots  »,  suivant  l'expression  consacrée;  il  pos- 
sède aujourd'hui,  dit-on,  dix  millions  de  fortune,  et  dirige  une 
usine  qui  occupe  quatre  ou  cinq  cents  ouvriers.  Cet  établisse- 
ment couvre  cinq  ou  six  mille  mètres  carrés  de  superficie  et 
possède  une  voie  sj)éciale  le  raccordant  au  chemin  de  fer  voisin. 


LE    MAITRE    CDIFFONNIER.  131 

Ces  Auvergnats  d'élite  sont  non  seulement  des  commeirants 
habiles,  mais  encore  de  grands  patrons  dans  toute  l'acception 
du  mot. 

Effet  sur  le  chiffonnier  du  contact  avec  le  commerçant 
auvergnat. 

Il  a  résulté  de  là  pour  le  biffin  un  effet  analogue  à  celui  du 
chasseur  peau-rouge,  mis  pour  la  première  fois  en  contact  avec 
le  négociant  européen.  Tout  d'abord  outrageusement  roulé,  il 
s'est  ensuite  défendu  en  devenant  aussi  peu  scrupuleux  que  le 
commerçant  lui-même.  A  la  faveur  de  ces  grosses  pesées  rapi- 
dement faites  que  nous  avons  décrites,  bien  des  marchandises 
mal  triées  passent  inaperçues  et  même  quelquefois  une  grosse 
pierre  se  rencontrera  comme  par  hasard  dans  le  sac  à  came- 
lote. 

Il  y  a  en  somme  dans  tout  ce  métier  une  atmosphère  géné- 
rale de  déshonnèteté,  un  emploi  courant  de  petits  trucs  mal- 
honnêtes qui  ne  peut  pas  s'expliquer  par  le  métier  lui-même, 
et  qui  ne  peut  provenir  que  de  la  formation  antérieure  des 
commerçants  qui  s'y  adonnent,  formation  qui  nous  a  été  ex- 
pliquée par  Demolins. 

Je  puis,  du  reste,  citer  à  l'appui  deux  anecdotes  caractéristi- 
ques :  Les  vieux  chiffonniers  se  sou^dennent  que,  quelques 
années  avant  1870,  un  commerçant  anglais  vint  s'installer  à 
Paris  pour  faire  le  négoce  du  chiffonnage.  Ce  pauvre  insulaire 
s'était  imaginé  qu'on  pouvait  faire  ce  commerce  comme  tout 
autre.  Il  monta  donc  une  maison,  prit  des  commis  parmi  les 
chiffonniers  et  fut  obligé  de  se  fier  à  eux  puisqu'il  ne  connais- 
sait pas  la  marchandise;  le  résultat  ne  se  fit  pas  longtemps 
attendre.  Il  fut  si  violemment  volé,  trompé,  roulé  de  tous  côtés, 
qu'au  bout  de  six  mois  il  ferma  boutique. 

Et  le  vieux  chiffonnier  de  qui  je  tiens  ces  détails  ajoutait  : 
les  chiffonniers  furent  les  premiers  à  pâtir  du  départ  de  cet 
honnête  homme,  qui  avait  fait  hausser  le  prix  de  presque  tous 
les  objets  de  lem*  récolte. 


432         QUELQUES  MÉTIERS  URBAINS  DE  SIMPLE  RÉCOLTE. 

Voici  un  autre  fait  non  moins  caractéristique. 

Les  Américains  sont  grands  consommateurs  de  chiffons  fran- 
çais, mais  ils  ont  renoncé  aies  acheter  directement  en  France. 
Les  premières  livraisons  leur  ont  été  faites  si  malhonnêtement 
qu'ils  préfèrent  s'adresser  actuellement  à  des  intermédiaires 
belges  qui  achètent  en  France  à  leurs  risques  et  périls  et  leur 
revendent  ensuite  les. chiffons  avec  garantie.  Il  est  bien  clair 
que  l'opération  ne  va  pas  sans  le  paiement  d'une  petite  com- 
mission, qu'auraient  pu  garder  les  vendeurs  français,  s'ils 
eussent  été  au  début  plus  consciencieux. 

Cette  constatation  montre  combien  les  études  de  science  so- 
ciale se  lient  et  se  complètent  les  unes  les  autres.  On  peut  dire, 
en  s' appuyant  sur  les  études  d'Edmond  Demolins,  que  le  bœuf 
d'Auvergne  est  responsable  de  l'indélicatesse  du  biffin  parisien. 

Nous  pouvons  maintenant  résumer  les  caractéristiques  du 
chiffonnier  : 

1"  Le  métier  de  simple  récolte  en  atelier  collectif  a  donné 
le  type  du  coureur; 

2°  La  propriété  de  la  place  du  chiffonnage  a  donné  le  type 
du  placier; 

3°  Enfin  le  contact  du  commerçant  de  formation  auvergnate 
a  doté  tout  ce  milieu  d'habitudes  de  «  maquignonnage  », 
qui  sont  une  de  ses  caractéristiques. 

Après  cette  étude  sur  les  trois  types  urbains  du  mourohnier, 
du  mëgotier  et  du  chiffonnier,  il  nous  semble  pouvoir  conclure 
qu'ils  doivent  être  classés  dans  la  simple  récolte. 

J.  DURIEU. 


L' Administrateur-Gérant  :  Léon  Gangloff, 


TYPOGRAPHIE  FIRMIN-DIDOT  ET  C'».   —   PilUS 


JUIN  1909 


59«  LIVRAISON 


BULLETIN 

DE  LA  SOCIÉTÉ  INTERNATIONALE 

DE  SCIENCE  SOCIALE 


SOUM/tlRE  :  Nouveaux  membres.  —  Congrès  annuel  :  compte  rendu  de  la  séance  d'ou- 
verture, des  séances  de  travail  et  des  conférences.  —  Bulletin  bibliographique. 


NOUVEAUX  MEMBRES 

M.  Jeannin-Naltet,  Chalon-sur-Saône, 
présenté  par  M.  Paul  Bureau. 

M.  Antonio  Freixas,  calle  Cangallo,  1448, 
Buenos-Ayres  (République  Argentine), 
présenté  par  M.  Trinitat  Monegal. 

M"'^  Lecamp,  98,  chaussée  de  l'Étang, 
Saint-Mandé  (Seine),  présenté  par  M.  Is. 
Polako. 

M.  Vladimir  de  Vulitch,  ingénieur,  5, 
rue  Crevaux,  Paris,  présenté  par  M.  J. 
Durieu. 

M.  Pippo  Rusconi,  San  Domenico  de  Fi- 
renze  (Italie),  présenté  par  M.  Paul  Des- 
camps. 


CONGRES  DE  LA  SOCIETE  DE 

SCIENCE  SOCIALE 

MAI  1909 


I. 


Séance  d'ouverture. 


M.  DE  RousiERS  ouvre  la  séance  en  rap- 
pelant le  succès  croissant  des  congrès  de 
la  Société  internationale  de  Science  sociale. 
Celle-ci  a  donné  une  nouvelle  affirmation 
de  sa  vitalité,  en  inaugurant,  cet  hiver, 
une  série  de  réunions  mensuelles  qui  ont 
offert  le  plus  vif  intérêt. 

Les  différents  sujets  abordés  dans  ces 
réunions  ont  fourni  chaque  fois  l'occasion 
d'échanges  de  vues,  notamment  sur  les 
questions  de  méthode,  et  la  nécessité  de 
compléter    l'instrument    d'analyse    dont 


nous  disposons  actuellement  est  ressortie 
clairement  de  ces  entretiens.  C'est  que  la 
science  sociale  s'est  appliquée  surtout 
jusqu'ici  à  l'étude  des  sociétés  simples  ou 
des  groupements  les  plus  simples  dans 
les  sociétés  compliquées.  Il  fallait  d'ail- 
leurs qu'il  en  fût  ainsi,  la  science  procé- 
dant logiquement  du  simple  au  composé. 
Aujourd'hui,  nous  devons  aborder  une 
autre  tâche  et  entreprendre  l'analyse  des 
groupements  complexes  caractéristiques 
de  l'organisation  .sociale  moderne.  Il  n'est 
pas  surprenant  que  des  outils  nouveaux 
nous  deviennent  nécessaires. 

L'enseignement  de  la  science  sociale 
qui  se  poursuit  à  Paris,  à  l'École  des  Ro- 
ches, à  Nancy,  trahit,  lui  aussi,  le  besoin 
qui  s'est  manifesté  dans  nos  réunions 
mensuelles.  Les  problèmes  en  face  des- 
quels il  se  trouve  réclament  également  un 
développement  de  la  Nomenclature  d'Henri 
de  Tourville. 

Ce  développement  ne  pourra  se  pro- 
duire qu'au  fur  et  à  mesure  que  des  ob- 
servations nouvelles  auront  fourni  la  base 
indispensable  de  classements  nouveaux. 
C'est  en  mettant  à  profit  les  travaux  de 
F.  Le  Play  qu'Henri  de  Tourville  put 
dresser  le  tableau  de  la  Nomenclature  ou 
classification  des  faits  sociaux  qui  a  été 
pour  nous  tous  un  instrument  si  précieux. 
Les  classifications  plus  détaillées  de  l'a- 
venir n'auront  de  valeur  qu'à  la  condition 
d'être  fondées,  elles  aussi,  sur  des  tra- 
vaux d'observation.  C'est  pourquoi  l'œuvre 
essentielle  à  poursuivre  demeure  toujours 
celle  des  enquêtes  sur  place. 

La  société  continue  à  subventionner  des 


86 


BULLETIN   DE   LA    SOCIETE   INTERNATIONALE 


missions  d'étude  tant  en  France  qu'à  l'étran- 
ger. Cette  année,  M.  Descamps  achèvera 
l'étude  de  la  Flandre  qu'il  a  commencée 
l'année  dernière,  tandis  que  M.  Roux, 
après  avoir  étudié  la  Campagne  romaine, 
se  propose  d'étendre  ses  observations  vers 
la  province  de  Naples.  Enfin,  M.  Wilbois  a 
entrepris  l'étude  des  divers  régimes  de 
la  propriété  en  Russie. 

Conférence  de  M.  Arqué  sur  la  foire 
DE  Leipzig.  —  M.  Arqué  a  appelé  tout  d'a- 
bord l'attention  sur  le  rôle  des  grandes 
foires  dans  le  passé.  Les  foires  sont  l'un 
des  organes  du  grand  commerce  au  moyen 
âge.  L'autre  organe,  ce  sont  les  caravanes 
armées  des  grands  marchands  convoyant 
les  marchandises.  Et  les  villes-foires 
étaient  comme  des  ports  d'asile  où  les  ca- 
ravanes marchandes,  sortes  de  vaisseaux 
terriens,  venaient  jeter  l'ancre.  A  cette 
époque,  chaque  ville  agglomérée  autour 
d'une  «  burg  »  protectrice,  forme  avec  la 
campagne  environnante  un  système  éco- 
nomique bien  clos  ;  sur  le  «  markt  »  ou 
marché,  les  paysans  des  environs  appor- 
tent les  fruits  de  la  terre  et  les  échangent 
contre  les  articles  façonnés  par  les  bour- 
geois-artisans ;  défense  aux  paysans  et  aux 
artisans  du  loin  aussi  bien  qu'à  des  négo- 
ciants intermédiaires  de  se  mêler  aux 
échanges  !  Mais  la  nature  des  choses  n'al- 
lait pas  tarder  à  faire  éclater  les  parois  de 
ces  sortes  de  vases  clos  :  1°  parce  qu'il  y 
avait  des  régions  infertiles  qui  étaient 
obligées  de  fabriquer  en  vue  de  l'exporta- 
tion ;  2o  parce  que  certains  produits  rares 
et  attrayants  (poissons,  vins,  draps  fins, 
«  épices  »,  fourrures)  ne  s'obtiennent  que 
sur  certains  points  du  globe.  Ainsi  plu- 
sieurs «  marchés  »  prirent  une  grande 
extension  et  devinrent  «  foires  »  :  1"  soit 
qu'ils  servissent  à  approvisionner  le  pays; 
2''  soit  que  leur  situation  géographique  les 
eût  appelés  à  servir  d'entrepôt  pour  l'in- 
troduction de  certains  articles  rares.  A 
Leipzig,  les  deux  causes  ont  agi  à  la  fois  : 
1°  Non  seulement  l'Erzgebirge,  la  Thuringe 
et  la  Franconie,  mais  la  Saxe  du  Nord 
étaient  infertiles  et  voués  à  la  fabrication 
pour  l'exportation;  2°  Leipzig  devint  l'en- 
trepôt pour  l'introduction  des  fourrures. 


qui  venaient  presque  toutes  de  Russie. 
Enfin  quelques  foires  privilégiées  ont  pris 
une  importance  tout  à  fait  extraordinaire 
et  sont  devenues  le  truchement  des  grands 
échanges  internationaux.  Ce  sort  fut  im- 
parti à  Leipzig  et  il  y  eut  à  cela  de  nom- 
breuses causes  :  1*^  La  position  de  la  ville 
au  centre  de  l'Allemagne,  qui  est  elle- 
même  au  centre  de  l'Europe;  2°  La  position 
de  Leipzig  à  l'extrémité  sud  de  la  grande 
plaine  du  nord  et  à  l'entrée  du  massif 
montagneux  de  l'Allemagne  centrale  ;3"La 
situation  de  Leipzig  entre  des  pays  de  pro- 
ductions différentes  et  «  complémentaires  » 
(Saxe,  Thuringe,  Brandebourg,  Silésie, 
Pologne,  Bohême,  Hongrie)  ;  4°  La  situa- 
tion de  Leipzig  entre  le  monde  germain 
et  le  monde  slave.  Ce  grand  phénomène 
révolutionnaire  des  foires  ne  pouvait 
manquer  d'exercer  des  répercussions  pro- 
fondes sur  les  autres  phénomènes  sociaux 
et  d'être  lui-même  influencé  par  eux.  11 
soutint  des  rapports  étroits,  surtout  à  Leip- 
zig et  en  Saxe,  avec  le  développement  des 
industries,  qui  lui  avaient  donné  nais- 
sance, et  dont  à  son  tour  il  favorisa  la  vi- 
goureuse croissance  (entre  cent  exemples, 
on  peut  noter  que  les  «  libraires  volants  » 
de  Leipzig  jetèrent  dans  la  ville  les  se- 
mences de  la  grande  industrie  du  livre). 
11  fut  la  première  occasion  de  l'apparition 
des  journaux  en  Allemagne.  Il  développa 
l'industrie  hôtelière.  Il  suscita  les  annon- 
ces et  la  réclame.  L'histoire  des  foires  se 
mêle  intimement  à  celle  de  la  banque  et 
.du  change.  D'autre  part,  les  foires  furent 
aussi  des  «  foires  d'idées  »  et  elles  créè- 
rent dans  les  villes  où  elles  se  tenaient 
une  atmosphère  intellectuelle  propre  à 
favoriser  le  développement  de  façons  de 
penser  larges  et  compréhensives  ;  il  est 
frappant  que  les  deux  génies  allemands 
de  Vuniversalisme  soient  nés  dans  les  deux 
grandes  «  villes-foires  »  (Gœthe  à  Franc- 
fort, Leibniz  à  Leipzig). 

A  partir  du  .wii"  siècle  commence 
presque  partout  le  déclin  des  foires,  à 
mesure  qu'apparurent  les  moyens  de  com- 
munication, que  les  douanes  se  simplifiè- 
rent et  que  les  routes  devinrent  plus  sûres. 

Cependant,  par  une  fortune  singulière, 
tandis    que   les   autres   foires  déclinent, 


DE   SCIENCE   SOCIALE.- 


les  foires  de  Leipzig  augmentent  d'im- 
portance et  atteignent  leur  apogée  au 
XVIII^  siècle. 

La  raison  principale  de  ce  ressaut  de 
vitalité  se  trouve  dans  l'ouverture  des 
pays  slaves  et  des  pays  du  Nord  à  la  vie 
économique  européenne.  La  foire  de 
Leipzig  sert  à  cette  époque  de  truchement 
entre  le  monde  slave  et  l'Europe  occiden- 
tale. Le  commerce  des  fourrures  profite 
encore  de  ce  mouvement  et  prend  une 
grande  ampleur.  Leipzig  exporte  une  foule 
d'articles  fabriqués  saxons,  surtout  les  ar- 
ticles textiles.  La  richesse  apparaît  dans  la 
ville.  Une  civilisation  curieuse,  de  tour 
rationaliste  comme  celle  des  autres 
nations  au  même  siècle,  mais  de  saveur 
àprement  originale,  vient  agrémenter 
encore  la  physionomie  de  la  ville -foire. 
Un  grand  art  nouveau,  solitaire  peut-être 
dan.s  ses  hautes  inspirations  et  dans  ses 
suprêmes  fins,  mais  «  social  »  par  les  in- 
nombrables concours  qu'il  nécessite,  surgit 
enfin  dans  Leipzig  et  en  transfigure  le  ma- 
térialisme :  au  milieu  de  l'aridité  de  la 
ville  de  pierre,  parmi  la  sécheresse  du  ra- 
tionalisme triomphant,  jaillit,  comme  une 
fontaine  de  miracle,  la  musique  moderne. 
Les  industries  des  instruments  de  musique 
se  développent  concurremment  avec  l'édi- 
tion musicale.  Les  modernes  «  cuivres  » 
saxons  rappellent  que  ce  métal  a  été 
exploité  au  xvi^  siècle  en  Saxe  dans  l'Erz- 
gebirge  et  dans  le  Harz  voisin  de  la  Thu- 
ringe,  avec  le  concours  de  grands  négo- 
ciants de  Nuremberg  et  de  Leipzig;  encore 
aujourd'hui  une  grande  partie  de  la 
fortune  municipale  de  Leipzig  est  cons- 
tituée par  des  actions  des  mines  de  cuivre 
de  Mansfeld. 

Le  dernier  siècle  a  vu  apparaître  les 
moyens  de  communication  rapides,  régu- 
liers et  publics.  Aussi  le  grand  commerce, 
débarrassé  du  souci  des .  transports,  a 
cessé  d'être  nomade  et  est  devenu  stable. 
Il  en  est  résulté  que  l'importation  des  vi- 
vres, des  denrées  coloniales,  de  diverses 
matières  premières  (laines,  etc.),  qui  en- 
core au  xvni<=  siècle  était  une  fonction  es- 
sentielle des  foires  de  Leipzig,  s'en  est 
distraite  et  a  été  opérée  d'une  façon  per- 
manente par  de  grands  négociants  établis 


à  demeure.  D'autre  part,  le  xi\e  siècle  a 
vu  les  procédés  mécaniques  s'introduire 
dans  l'industrie  et  la  fabrication  se  cen- 
traliser: disposant  nécessairement  de 
grands  capitaux,  les  entreprises  se  sont 
organisées  commercialement  et  ont  tiré 
des  moyens  de  transport  tout  le  parti  pos- 
sible (tournées  de  voyageurs,  envois  d'é- 
chantillons, entretien  d'agents,  établisse- 
ment de  succursales).  Il  en  est  résulté  que 
les  grandes  industries  de  la  Saxe  du  Nord, 
(indu.'îtries  textiles,  industries  chimiques, 
édition  des  livres,  porcelainerie  de  Meis- 
sen,etc.).  qui,  sous  leur  forme  ancienne, 
ne  séparaient  pas  leur  existence  de  celles 
des  foires  de  Leipzig,  s'en  sont  rendues 
indépendantes  et  ont  assuré  l'écoulement 
de  leurs  produits  par  des  moyens  nou- 
veaux. Le  commerce  des  fourrures,  tout 
en  continuant  à  certains  égards  de  parti- 
ciper du  caractère  propre  au  commerce 
de  foire,  est  lui  aussi  devenu  stable  ;  il  s'est 
maintenu  à  Leipzig  comme  une  sorte  de 
spécialité  (malgré  le  développement  du 
marché  de  Londres)  parce  qu'il  a  utilisé 
pour  la  couture  et  la  préparation  des  peaux 
la  main-d'œuvre  habile  et  peu  coûteuse 
de  certains  artisans  de  la  Saxe  du  Nord. 
Mais  en  dépit  du  détachement  de  tous 
ces  éléments  jadis  essentiels,  la  foire  de 
Leipzig  a  survécu  encore.  Divers  articles, 
qui  autrefois  ne  tenaient  pas  dans  les  foi- 
res la  première  place,  sont  apparus  au 
premier  plan  dans  les  foires  nouvelles.  Ce 
sont  notamment  les  articles  de  bois,  de 
carton,  de  verre,  de  porcelaine  et  de  métal 
façonnés  jjar  les  artisans  de  l' Erzgebirge. 
de  la  Thuringe  et  de  la  Franconie.  En  ef- 
fet, ces  régions  montagneuses  et  boisées 
n'ont  pas  participé  pleinement  à  la  révolu- 
tion opérée  par  les  modernes  moyens  de 
transport.  Et,  d'autre  part,  les  conditions 
de  la  main-d'œuvre,  ainsi  que  le  genre  de 
travail  (travail  plastique,  travail  d'artisan) 
ont  retardé  dans  ces  régions  la  centralisa- 
tion de  la  fabrication.  II  est  advenu  par 
surcroit  que  la  périodicité  relative  de  la 
production  (^fabrication  d'hiver  dans  l'Ers- 
gebirge  et  en  Thuringe,  où  les  neiges  ar- 
rêtent complètement  une  activité  agricole 
déjà  minime  en  été)  et  la  périodicité  de  la 
demande  pour  certains  des  produits  (jouets 


88 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE  INTERNATIONALE 


pour  le  Jour  de  l'An,  articles  pour  arbres 
de  Noël,  cartonnages  pour  cotillon  et  mas- 
ques de  carnaval,  articles  de  bains  de  mer, 
souvenirs  de  voyage  «  à  l'usage  de  tous 
pays  »,  etc.)  se  sont  accommodées  à  mer- 
veille de  la  périodicité  des  foires,  qui  sont 
devenues  l'occasion  du  lancement  des 
nouveautés.  A  un  autre  point  de  vue  en- 
core, la  substance  même  des  articles,  par 
son  poids  (métal,  verre)  ou  par  sa  fragilité 
(porcelaine,  verre),  ainsi  que  l'hétérogé 
néité  des  articles  (articles  de  verre  à  moi 
ture  de  métal,  jouets  combinés,  etc.),  ont 
mis  obstacle  à  l'échantillonnage  et  conti- 
nué de  rendre  désirable  la  présentation 
directe  des  articles  à  l'acheteur.  En  der- 
nier lieu,  les  conditions  mêmes  de  la  vente 
au  détail  des  articles  (opérée  surtout  dans 
les  divers  pays  par  les  bazars  et  les  grands 
magasins)  ont  assuré  la  survie  des  foires 
de  Leipzig,  parce  que  les  directeurs  des 
grands  magasins  et  des  bazars,  Vendant 
des  articles  infiniment  variés,  ont  intérêt 
à  se  mettre,  euxouleurs  délégués,  en  pré- 
sence de  toutes  les  branches  de  produc- 
tion rassemblées  pendant  quelques  heures 
sur  un  petit  espace  de  terrain,  plutôt  qu'à 
entreprendre  une  correspondance  écra- 
sante et  inefficace  avec  les  innombrables 
producteurs  disséminés. 

Ily  a  lieu  de  bien  faire  ressortir  que  la 
moderne  foire  de  Leipzig  diffère  essentiel- 
lement de  l'ancienne,  en  ceci  qu'elle  n'est 
plus  une  «  foire  de  marchandises  »,  mais 
une  «  foire  d'échantillons  ».  Les  vendeurs 
n'apportent  à  la  foire  que  des  collections 
d'échantillons;  la  quantité  de  marchan- 
dises commandée  sera  ensuite,  conformé- 
ment à  l'échantillon  ou  bien  en  tenant 
compte  des  modifications  suggérées  par 
l'acheteur, expédiée  directement  des  lieux 
de  production. 

Aux  articles  de  l'Erzgebirge,  de  la  Thu- 
ringe  et  de  la  Franconie,  viennent  natu- 
rellement se  joindre,  dans  la  moderne 
foire  d'échantillons,  à  Leipzig,  certains  ar- 
ticles fabriqués  dans  des  conditions  ana- 
logues sur  d'autres  points  de  l'Allemagne 
etpouvant  s'adresser  également  à  la  clien- 
tèle qui  se  fournit  dans  les  bazars  et  les 
grands  magasins  [coutellerie  de  SoUngen, 
maroquinerie d'Offenbach,  etc.)- 


Il  se  traite  aussi  à  la  moderne  foire  d'é- 
chantillons quelques  produits  de  la  grande 
industrie  saxonne  :  par  exemple,  les  cartes 
postales  illustrées  et  tous  les  articles  de 
papeterie;  et  aussi,  à  côté  des  produits  de 
la  petite  industrie  des  instruments  de  mu- 
sique de  l'Erzgebirge,  celle  de  la  grande 
industrie  des  instruments  de  musique  de 
Leipzig  et  de  ses  faubourgs  (principale- 
ment :  orgues  mécaniques,  phonographes, 
orchestrions,  car  Leipzig  est,  on  le  voit, la 
ville  de  la  musique,  de  la  plus  sublime 
comme  de  la  plus  barbare). 

Pour  donner  enfin  la  formule  complète 
des  modernes  foires  d'échantillons  à  Leip- 
zig, il  faut  ajouter  des  éléments  nouveaux 
dont  l'importance,  au  point  de  vue  de  la 
valeur,  est  plus  considérable  encore  :  ce 
sont  tous  les  articles  de  verre,  de  cristal,  de 
porcelaine,  de  céramique,  de  marbre,  de 
métal  ou  combinés  de  ces  substances,  et,  au 
premier  rang,  les  objets  de  décoration  et 
d'art  industriel  (avec  diverses  variétés  ca- 
pitales, comme  par  exemple  la  lustrerie 
et  les  articles  d'éclairage),  qu'envoient 
Berlin,  Munich,  Cologne,  Vienne,  etc.  Ad- 
jonction qui  s'explique  par  la  similitude 
relative  entre  ces  articles  et  les  précédents, 
similitude  dans  la  production  (travail  plas- 
tique et  artistique),  similitude  dans  la 
substance  (verre,  porcelaine),  similitude 
dans  le  mode  d'écoulement  (vente  par  les 
bazars  et  les  grands  magasins). 

La  moderne  foire  d'échantillons,  à  Leip- 
zig, est  donc  à  la  fois  l'organe  commercial 
par  le  jeu  duquel  s'écoule  la  bimbeloterie 
et,  comme  on  dit  à  tort  ou  à  raison,  la 
camelote  fabriquée  par  les  petites  indus- 
tries allemandes  ;  et  aussi  le  marché  des 
vrais  objets  d'art  industriel  de  verre,  de 
porcelaine  et  de  métal.  Les  bazars  et  les 
grands  magasins  des  différentes  parties  de 
l'Allemagne,  de  certains  pays  du  Nord  et 
de  l'Est,  et  aussi  de  quelques  villes  de 
l'Europe  occidentale,  y  viennent  périodi- 
quement renouveler  leurs  stocks. 

II.   —  Les  séances  de  travail. 

l'étude  de  i.a  région 

(séance  de  mardi). 

M.  Paui.  Descamps  montre  comment  on 


DE    SCIENCE   SOCIALE. 


89 


peut  faire  l'étude  d'une  région  (nos  lec- 
teurs trouveront  le  résumé  des  arguments 
dans  le  Bulletin  de  février,  à  propos  des 
réunions  mensuelles). 

M.  DE  Calan  dit  que  la  méthode  mono- 
graphique est  une  réaction  contre  la  mé- 
thode d'étude  des  faits  dispersés. 

M.  DE  VuLiTCU  annonce  son  intention  de 
faire  des  études  de  science  sociale  en  Au- 
triche. Il  demande  s'il  doit  d'abord  étudier 
la  géographie  physique  de  ce  pays  afin  de 
délimiter  les  diverses  régions  et  les  races, 
ou  s'il  doit  commencer  l'étude  particulière 
d'une  région  quelconque. 

M.  Descamps  lui  conseille  cette  seconde 
méthode.  L'étude  des  généralités  d'un 
grand  pays  est  une  étude  préparatoire 
qu'il  est  inutile  de  faire  sur  place.  Il  est 
plus  profitable  d'employer  le  temps  de  sé- 
jour à  l'examen  d'une  région  donnée. 

M.  DE  Calan  dit  qu'il  faut  se  défier  du 
mot  race,  et  donne  comme  exemple  la 
race  celtique  sur  laquelle  personne  n'est 
d'accord. 

M.L.  DE  Sainte-Croix  soutient  que  l'on 
ne  peut  rien  emprunter  à  l'ethnologie, 
parce  que  les  documents  du  passé  sont 
trop  imparfaits.  II  faut  revoir  avant  tout  les 
faits  actuels. 

M.  MuLLER  dit  qu'il  faut  emprunter  aux 
autres  sciences  les  faits  établis. 

M.  Roux  se  demande  jusqu'à  quel  point 
il  convient  de  pousser  la  monographie  de 
famille.  Les  études  de  M.  Robert  Pinot  sur 
le  Jura  bernois,  et  de  M.  Butel  sur  les  Py- 
rénées, sont  des  modèles  de  monographies 
de  famille  poussées  à  fond.  Dans  des  pays 
étrangers  encore  inconnus,  n'est-il  pas  plus 
intéressant  de  déterminer  d'abord  les 
traits  généraux  des  régions  à  l'aide  de  mo- 
lographies  faites  un  peu  plus  rapidement? 

M.  Melin  demande  s'il  y  a  des  règles 
jratiques  pour  entrer  en  contact  avec  les 
familles. 

M.  Descamps  dit  que  Ton  s'exagère  les 
iifficultés  à  ce  sujet.  Les  familles  ouvriè- 
res sont  très  abordables  ;  la  victoire  est 
jagnée  quand  on  a  pu  franchir  le  seuil 
le  la  maison.  Quant  à  savoir  jusqu'à  quel 
joint  il  convient  de  pousser  la  monogra- 
îhie,  il  faut  aller  aussi  loin  que  les  possi- 
)ilités  le   permettent.    Cela  dépend   des 


conditions  matérielles  du  voyage,  de  la 
facilité  plus  ou  moins  grande  que  l'on 
rencontre,  etc. 

M.  MuLLER  demande  si  l'on  doit  se  con- 
tenter d'étudier  une  seule  famille. 

M.  Agache  rappelle  qu'en  botanique, 
pour  étudier  une  plante,  on  ne  décrit  pas 
toutes  ses  feuilles,  mais  une  seule  feuille. 

M.  DE  RousiERS  ajoute  que  le  contrôle 
reste  con.stamment  possible.  On  ne  doit 
envisager  les  lois  scientifiques  que  comme 
des  explications  toujours  soumises  à  de 
nouvelles  vérifications. 

LE    FAIT    social 
(séance  de  mercredi). 

M.  P.\UL  Bureau  rappelle  que,  d'après 
M.  Durckheim,  pour  qu'un  fait  soit  un  fait 
social,  il  faut  qu'il  donne  lieu  à  une  con 
trainte  de  la  part  de  la  collectivité. 

M.  Bureau  se  demande  comment,  dans 
ce  cas,  la  société  peut  progresser  :  l'évo- 
lution d'une  société  ne  provient-elle  pas 
de  la  révolte  de  l'individu  contre  la  con- 
trainte? II  propose  la  définition  suivante  : 

Le  fait  social  est  le  fait  extérieur  à  l'in- 
dividu au  moyen  duquel  celui-ci  aménage 
ses  relations  avec  ses  semblables  et  auquel 
il  donne  une  modalité  particulière  en  fonc- 
tion d'un  certain  mode  d'aménagement 
avec  ses  semblables. 

Le  fait  social  est  extérieur  à  l'individu, 
ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'il  ne  faille  pas 
faire  de  psychologie.  L'individu  peut  être 
cause  ou  effet. 

Puisque  l'homme  est  une  activité  mul- 
tiforme, il  est  inévitable  que  le  fait  social 
soit  à  chaque  instant  le  carrefour  de 
forces  variées  qui  agissent  sur  la  vie  in- 
dividuelle et  collective,  et  le  fait  social  est 
un  amalgame  sans  cesse  soumis  à  revi- 
sion :  de  cette  rencontre  des  forces  indi- 
viduelles et  sociales  résulte  la  situation 
du  fait  social. 

Dans  le  fait  social ,  il  y  a  une  certaine 
influence  des  forces  métaphysiques,  reli- 
gieuses, morales,  etc. 

M.  Bures  rappelle  que,  d'après  Henri  de 
Tourville,  le  fait  social  résulte  de  l'ana- 
lyse. 

M.  DE  RousiERS  dit  qu'il  y  a  fait  social 


90 


BULLETIN   DE   LA   SOCIETE   INTERNATIONALE 


toutes  les  fois  qu'un  fait  se  rapporte  à  un 
groupement  Ijumain.  Si  l'on  a  peu  tenu 
compte  du  facteur  moral,  dans  certaines 
études,  cela  provient  de  ce  que  l'on  a  étu- 
dié d'abord  les  phénomènes  les  plus  faci- 
lement saisissables. 

M.  Roux  montre  les  difficultés  que  Ton 
rencontre  dans  l'analyse  de  l'éducation 
d'une  famille,  et  cependant  c'est  là  le 
nœud  de  la  question. 

M.  d'Azambuja  montre  comment  la  vie 
d'un  solitaire  comme  Robinson  Crusoé , 
suppose  une  vie  de  faits  sociaux. 

M.  MuLLER  ajoute  qu'il  n'y  a  pas  de  faits 
exclusivement  sociaux.  Robinson  est  la 
résultante  d'un  groupement  antérieur. 

M.  DuRiEU  ne  voit  pas  l'intérêf  qu'il  y  a 
à  définir  le  fait  social.  Tout  fait  peut  de- 
venir social  à  un  moment  donné.  Le  Nil, 
fait  géographique,  est  devenu  un  fait 
social  le  jour  où  l'on  a  trouvé  quelles  ré- 
percussions ce  fleuve  exerçait  sur  les  so- 
ciétés humaines. 

M"»*'  Lebrun,  à  propos  de  la  question 
morale,  demande  si  l'on  ne  ménageait 
pas  davantage  la  vie  humaine  dans  le 
Passé.  Anciennement,  on  se  sacrifiait  par 
sentiment;  aujourd'hui,  on  ne  connaît 
plus  que  les  sacrifices  d'ordre  matériel. 
M.  DE  Calan  dit  qu'il  ne  faut  pas  oppo- 
ser le  Passé  et  le  Présent;  ce  sont  des 
mots  trop  vagues.  Sous  le  nom  de  Passé, 
on  confond  des  époques  bien  différentes. 
Il  faut  examiner  chaque  question  séparé- 
ment. Ainsi  l'antimilitarisme  n'existait  pas 
avant  la  contrainte  du  service  militaire 
obligatoire  ;  cela  ne  prouve  donc  pas  abso- 
lument qu'il  y  ait  eu  diminution  des  sen- 
timents patriotiques. 

M.  DE  RousiERS  rappelle  que  l'ouvrier 
était  bien  plus  exploité  par  le  «  sweating 
System  »  avant  l'apparition  du  machi- 
nisme, celui-ci  l'ayant  fait  disparaître  de 
tous  les  métiers  où  il  a  pu  être  employé. 

l'étude  d'un  problème  social 

(séance  de  jeudi). 

M.  G.  Melin  se  demande  si  la  Nomen- 
clature, qui  a  été  inventée  pour  faire  la 
monographie  d'une  société,  peut  servir  à 


l'étude  d'un  problème  social ,  la  question 
du  socialisme  par  exemple. 

La  Nomenclature  sert  d'abord  à  trouver 
la  définition  du  socialisme,  en  analysant, 
dans  les  écrits  des  théoriciens  principaux, 
la  société  idéale  qu'ils  rêvent. 

Si,  après  cela,  on  veut  étudier  les  ca- 
ractères particuliers  que  revêt  le  socia- 
lisme dans  un  pays  donné,  il  faudra  en- 
visager les  trois  points  suivants  : 

1°  Les  causes  (économiques,  politiques, 
intellectuelles,  morales,  etc.);  la  Nomen- 
clature pourra  servir  ici  à  analyser  les 
perturbations  produites  par  le  développe- 
pement  du  socialisme,  dans  le  travail,  la 
propriété,  etc.  ; 
2°  L'état  présent; 
3"  L'avenir. 

Si  l'on  veut  enfin  étudier  le  socialisme 
comme  une  réalité  viv^ante,  la  Nomencla- 
ture servira  à  analyser  les  conséquences 
pratiques  du  socialisme. 

M.  Melin  pense  que  la  Nomenclature 
rendrait  des  services  analogues  dans  l'é- 
tude des  autres  problèmes  sociaux. 

M.  Bureau  demande  si  l'on  peut  dire 
qu'il  y  ait  une  relation  entre  la  formation 
communautaire  et  le  nombre  de  suffrages 
socialistes  émis  dans  les  élections  législa- 
tives. 

M.  DE  Calan  demande  s'il  ne  faut  pas 
distinguer  entre  l'étude  du  socialisme 
théorique  et  celle  des  causes  qui  le  font 
admettre  par  les  ouvriers. 

M.  de  Rousiers  dit  qu'en  Allemagne,  le 
parti  socialiste  est  d'autant  mieux  organisé 
que  la  formation  sociale  est  plus  particu- 
lariste,  parce  que  celle-ci  donne  une  apti- 
tude plus  grande  à  la  discipline;"  c'est 
pourquoi  le  parti  socialiste  est  plus  solide- 
ment organisé  en  Westphalie  qu'en  Si- 
lésie. 

M.  Bureau  demande  pourquoi  des  ou- 
vriers particularistes  peuvent  organiser 
des  cadres  socialistes. 

M.  de  Rousiers  répond  que  la  politique 
fausse  le  caractère  des  associations  :  le 
socialisme  devient  une  espèce  de  croyance. 
le  Paradis  terrestre  de  l'avenir, 

M.  Roux  croit  que  l'aptitude  à  l'organi- 
sation est  l'un  des  caractères  qui  distin- 
guent le  plus  les  particularistes  des  com- 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


91 


I 


munautaires.  L'Italie  est  plus  collectiviste 
que  l'Allemagne,  car  les  paysans  eux- 
mêmes  sont  collectivistes,  mais  le  parti 
socialiste  n'a  jamais  pu  s'organiser  soli- 
dement. 

M.  Dl'rieu  rappelle  que  la  commune 
espagnole  est  un  gi'oupement  socialiste  : 
elle  rémimère  sur  les  fonds  municipaux 
un  médecin,  un  pharmacien  et  jusqu'à  un 
barbier.  Pourtant  le  parti  politique  socia- 
liste n'a  aucune  force  dans  le  pays. 

M.  DE  CalAxN  demande  si,  en  Italie,  on 
constate  une  aptitude  plus  grande  à  l'or- 
ganisation dans  les  régions  où  l'industrie 
se  développe. 

M.  Roux  répond  qu'il  n'a  pas  constaté 
ce  fait. 

M.  DE  RousiERS  pense  que  le  socialisme 
est  dû  à  une  réaction  contre  les  abus. 

L'intervention  de  l'État  peut  être  un 
phénomène  de  particularisme  si  elle  est 
due  à  la  force  des  groupements. 

M.  Bureau  dit  qu'il  ne  faut  pas  étudier 
les  livres  où  sont  exposées  les  doctrines 
socialistes,  mais  les  régions  sociales  où  le 
socialisme  se  développe. 

III.  —  Les  conférences  de  l'après-midi. 

LES  ARDOISIÈRES  DE  TRÉL.\ZÉ 

M.  Vanuxem  expose  le  résultat  de  ses 
observations  sur  les  ouvriers  des  ardoi- 
sières de  Trélazé,  près  d'Angers.  (Nos  lec- 
teurs trouveront  le  résumé  de  cette  con- 
férence dans  le  Bulletin  d'avril  1909,  à 
propos  des  réunions  mensuelles.) 

M.  d'Azambuja  demande  quelle  est  la 
cause  du  paiement  de  la  prime  tous  les  six 
mois. 

M.  Vanuxem  explique  que  cette  cou- 
tume a  pour  but  de  stabiliser  le  personnel. 

M.  Couillard  demande  de  quelle  région 
viennent  les  Bretons  qui  travaillent  à 
Trélazé. 

M.  Vanuxem  répond  qu'ils  viennent  du 
Finistère  et  du  Morbihan  ;  ce  sont  des  Bas- 
Bretons. 

M.  Couillard  rappelle  que  la  grève  ac- 
tuelle de  Mazamet  a  surtout  pour  objet 
d'obtenir  le  règlement  de  la  prime  à  des 
époques  plus  rapprochées. 


M.  DE  RousiERS  constate  que  la  prime, 
qui  favorise  l'épargne  chez  les  ouvriers 
prévoyants,  est  au  contraire  un  prétexte 
de  plus  à  la  dissipation  chez  les  impré- 
voyants. 

M.  Bureau  voudrait  savoir  s'il  y  a  des 
difficultés  pour  établir  la  prime,  si  le  ba- 
rème est  clair. 

M.  Vanuxem  n'a  pas  constaté  de  diffi- 
cultés à  ce  sujet. 

M"e  Reiciiardt  demande  pourquoi  les 
Bretons,  si  religieux  chez  eux,  ne  fréquen- 
tent plus  l'église  à  Trélazé. 

M.  Vanuxem  explique  que  les  Bretons, 
n'émigrant  pas  par  familles,  se  voient 
privés  du  cadre  traditionnel  qui  les  sou- 
tient et  subissent  l'influence  du  nouveau 
milieu  où  ils  sont  plongés. 

M.  de  RousiERS  ajoute  que  la  religion 
des  Bretons  est  purement  traditionnelle  et 
n'est  pas  le  résultat  d'une  conviction  inté- 
rieure intense. 

M.  Laroche  dit  que  les  Bretons  qui  vont 
travailler  dans  les  mines  du  Pas-de-Calais 
ne  jouissent  pas  d'une  très  bonne  réputa- 
tion. 

LE   port  de  ROUEN 

M.  Paul  de  Rousiers  rend  compte  de 
son  enquête  sur  le  port  de  Rouen.  11  a 
montré  tout  d'abord  les  traits  caractéris- 
tiques de  ce  port  qui  tend  à  occuper  une 
place  prépondérante  parmi  les  ports  fran- 
çais. Rouen  est,  malgré  son  éloignement  de 
la  mer,  véritable  port  de  mer;  6.635  na- 
vires de  mer  d'une  jauge  nette  de  3.534.000 
tonnes  sont  entrés  dans  le  port  de  Rouen 
et  en  sont  sortis  pendant  l'année  1907. 
Rouen  occupe  à  ce  point  de  vue  le  sep- 
tième rang  parmi  les  ports  français  ;  mais 
si  l'on  considère  le  tonnage  des  marchan- 
dises manutentionnées,  donnée  qui  four- 
nit un  élément  d'appréciation  plus  sur  de 
Tactivité  du  port,  Rouen  arrive  au  troi- 
sième rang  avec  ses  3.850.830  tonnes  de 
marchandises  reçues  et  expédiées  par 
mer.  Rouen  est  surtout  un  port  de  dé- 
charge, car  elle  a  importé  la  même  année 
3.398.525  tonnes  de  marchandises,  sur  un 
mouvement  total  de  3.850.830  tonnes  ; 
l'exportation  et   les   sorties  au   cabotage 


92 


BULLETIN   DE    LA    SOCIÉTÉ   INTERNATIONALE 


n'ont  donc  qu'une  importance  très  faible. 
Rouen  est  enfin  un  port  régional  et  na- 
tional; il  suffit  de  consulter  à  ce  sujet  les 
statistiques  fournies  par  l'Administration 
des  douanes  et  de  voir  le  peu  de  diffé- 
rence qui  existe  entre  son  commerce  gé- 
néral et  son  commerce  spécial,  c'est-à- 
dire  entre  l'ensemble  des  marchandises 
qui  passent  par  son  port  et  celles  qui  ont 
une  origine  ou  une  destination  fran- 
çaises. Cet  écart  n'est  que  de  2,8  %  sur 
l'ensemble  des  poids  et  de  5  %  sur  l'en- 
semble des  valeurs.  Au  Havre,  au  contraire, 
il  est  de  37  %  sur  l'ensemble  des  poids,  et 
de  30  96  sur  l'ensemble  des  valeurs.  Rouen 
est  donc  bien  un  port  national  et  c'est 
aussi  un  port  régional,  car  elle  importe 
presque  uniquement  pour  l'arrière-pays 
qu'elle  dessert.  Rouen  exerce  une  puis- 
sance d'attraction  considérable  sur  son 
arrière-pays  avec  lequel  elle  est  reliée  ad- 
mirablement d'une  part,  par  trois  réseaux 
de  voies  ferrées,  le  Nord,  l'Orléans  et  l'an- 
cien réseau  de  l'Ouest,  et  d'autre  part,  par 
la  Seine  qui  offre  un  moyen  de  transport 
admirable  et  peu  coûteux  vers  la  région 
parisienne.  Rouen  peut  être  considérée,  à 
ce  point  de  vue,  comme  l'avant-port  de 
Paris. 

M.  Paul  de  Rousiers  a  ensuite  montré 
la  façon  dont  Rouen  remplit  sa  fonction 
régionale.  A  cheval  sur  les  deux  rives  de 
la  Seine,  elle  peut  sans  difficulté  diriger 
ses  produits  vers  l'est  ou  vers  l'ouest  ;  elle 
se  trouve  de  plus  à  la  limite  de  la  partie 
maritime  du  fleuve.  Les  navires  de  mer 
de  7">,50  de  tirant  d'eau  remontent  facile- 
ment la  Seine  jusqu'à  Rouen,  mais  ne 
peuvent  aller  au  delà.  Bien  desservie  par 
les  chemins  de  fer,  elle  peut  expédier  les 
produits  qu'elle  reçoit  vers  de  riches  con- 
trées industrielles  et  agricoles;  mais  c'est 
le  fleuve  qui  lui  sert  à  transporter  vers  la 
région  parisienne  la  plus  grande  partie 
des  marchandises  qu'elle  importe.  Ses 
importations  se  composent,  en  effet,  de 
produits  lourds,  encombrants  et  de  peu 
de  valeur  qui  ne  peuvent  supporter  les 
tarifs  relativement  élevés  des  chemins  de 
fer.  La  région  parisienne  reçoit  de  Rouen 
par  le  fleuve  1.281.000  tonnes  de  houille, 
sur  un  total  de  L 800. 000  tonnes  importées 


à  Rouen.  La  proportion  est  la  même  pour 
les  vins,  les  huiles,  les  bois,  les  céréales 
et  les  pétroles;  sur  3.200.000  tonnes  de 
marchandises  importées  à  Rouen,  2.460.000 
tonnes  remontent  le  fleuve  pour  être  diri- 
gées vers  la  région  parisienne,  soit  77  % 
des  importations  totales.  Ces  chiffres  mon- 
trent bien  la  fonction  régionale  remplie 
par  le  port,  grâce  à  la  Seine.  Ces  mar- 
chandises ne  sauraient  être  transportées 
par  chemins  de  fer  pour  les  raisons  indi- 
quées plus  haut  et,  à  défaut  d'un  fleuve 
navigable,  elles  se  détourneraient  de  Rouen 
pour  venir  par  d'autres  voies  fluviales 
vers  la  région  parisienne.  Dunkerque, 
Anvers,  Marseille  et  Le  Havre  enlèveraient 
alors  à  Rouen  la  plupart  de  son  trafic. 

M.  de  Rousiers  a  indiqué  combien  les 
fonctions  commerciale  et  industrielle  du 
port  sont  peu  développées.  Rouen  est  in- 
capable d'attirer  à  elle  les  marchandises 
qui  ont  besoin  d'un  marché  ;  malgré  sa 
situation  au  centre  de  l'industrie  coton- 
nière  de  l'Ouest,  elle  ne  reçoit  que  2.000 
tonnes  de  cotons,  alors  que  200.000  tonnes 
vont  au  Havre.  Sa  fonction  commerciale 
n'existe  pour  ainsi  dire  pas;  mais,  par 
contre,  sa  fonction  industrielle  pourrait 
se  développer,  bien  qu'elle  n'ait  encore 
qu'un  rôle  effacé.  Rouen  reçoit,  en  ef- 
fet, pour  les  industries  locales,  environ 
600.000  tonnes  de  charbon,  200.000  tonnes 
de  pétrole  et  100.000  tonnes  de  produits 
chimiques.  Le  peu  de  développement  de 
la  fonction  industrielle  et  commerciale  de 
Rouen  tient  au  caractère  et  à  la  richesse 
des  habitants  qui,  par  excès  de  prudence, 
craignent  de  risquer  leurs  capitaux  dans 
des  entreprises  industrielles.  Roueii  doit 
donc  s'efforcer  de  développer  la  fonction 
industrielle  de  son  port.  Son  avenir  est  là." 

M.  Paul  de  Rousiers  a  conclu  en  mon- 
trant les  rôles  que  jouent  les  ports  du 
Havre  et  de  Rouen  dans  la  vallée  de  la 
Seine.  Rouen  a  son  port  d'escale  au  Havre 
et  Paris  a  son  port  de  mer  à  Rouen. 

M.  CouiLLARD  émet  le  vœu  de  voir  M.  de 
Rousiers  publier  bientôt  une  étude  com- 
plète sur  les  ports  français. 

M.  Geral  montre  qu'à  l'embouchure  de 
la  Loire  se  passe  un  phénomène  à  peu  près 
semblable  à  celui  qui  a  lieu  à  l'estuaire  de 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


93 


la  Seine  :  Nantes   et  Saint-Nazaire   sont 
aussi  différents  que  Roiien  et  Le  Havre. 

I.A    CAMI'AGNE    HOMAINE 

M.  Rou.K  fait  une  communication  sur  les 
latifundia  et  Usages  publics  dans  la  pro- 
vince de  Rome  :  il  a  constaté,  d'une  part, 
•lu'un  grand  nombre  de  latifundia  existent 
dans  cette  province  et,  d'autre  part,  que  la 
statistique  indique  plus  de  propriétaires 
que  de  propriétés,  indice  certain  d'un 
état  social  communautaire. 

M.  Roux  considère  comme  latifundia  les 
propriétés  de  plus  de  5.000  hectares.  Ces 
propriétés  appartiennent  à  trois  genres  de 
propriétaires  distincts  :  les  communes, 
les  œuvres  pies  et  les  particuliers. 

L'exploitation  de  ces  propriétés  est  très 
extensive  et  consiste  le  plus  généralement 
dans  le  pâturage. 

Beaucoup  de  problèmes  angoissants  se 
posent  au  sujet  de  cet  état  de  choses.  C'est 
l'un  d'eux  que  M.  Roux  se  propose  d'exposer 
au  congrès. 

Avant  d'aborder  le  problème  lui-même 
il  paraît  utile  de  rechercher  quelle  est  Tori- 
gine  des  latifundia  dans  la  campagne  ro- 
maine. 

Il  semble  que  leur  constitution  remonte 
à  la  fin  de  la  république  romaine.  Grâce  à 
la  richesse  provenant  de  la  conquête  du 
monde,  la  campagne  des  environs  de  Rome 
se  couvrit  de  villas  et  les  champs  se  con- 
vertirent en  jardins. 

Les  barbares  ne  détruisirent  pas  les  lati- 
fundia et  pendant  quelques  siècles  après 
leur  arrivée  il  y  eut  une  période  assez  dure 
pour  les  habitants  de  Rome.  Le  monde  n'ap- 
portait plus  de  contributions  et  les  catho- 
liques n'envoyaient  pas  encore  leurs  of- 
frandes. A  cette  époque,  beaucoup  de 
Romains  durent  reprendre  la  charrue; 
actuellement  cette  région  est  moins  peu- 
plée qu'il  y  a  2000  ans.  Les  latifundia 
créés  par  les  conséquences  de  l'expansion 
militaire  ont  été  maintenus  par  les  condi- 
tions spéciales  du  lieu. 

Les  marais  couvrent  une  grande  partie 
de  cette  campagne  qui  est  consacrée  au 
pâturage  d'hiver.  Pendant  l'été,  les  trou- 
peaux transhument  vers  la  montagne.  Chez 


les  anciens  Romains  le  bétail  était  la  prin- 
cipale source  de  richesse;  aujourd'hui  en- 
core, les  patriciens  de  Rome  descendent 
d'anciens  pasteurs,  seuls  agriculteurs  qui 
s'enrichissent. 

L'immobilité  sociale  de  ce  lieu  semble 
due  en  grande  partie  à  la  malaria  donnant 
les  variétés  de  fièvre  appelées  tierce, 
quarte,  pernicieuse,  etc..  La  caractéris- 
tique de  ces  maladies  est  un  gonflement 
de  la  rate,  qui  rend  le  patient  incapable  de 
tout  travail  énergique.  Certains  auteurs 
anglais  ont  été  jusqu'à  attribuer  la  déca- 
dence de  Rome  à  la  malaria. 

Pour  étudier  le  problème  de  la  propriété 
des  terres,  que  pose  la  question  des  lati- 
fundia, M.  Roux  s'est  transporté  dans  le 
village  de  Formello,  qui  se  trouve  au  nord 
de  Rome  et  en  a  fait  la  monographie.  ' 

Sur  le  territoire  de  Formello  les  eaux 
trouvent  un  écoulement  facile  par  une 
pente  naturelle  du  sol  ;  aussi  la  malaria 
a-t-ellepuêtre  facilement  combattue  et  dé- 
truite par  quelques  travaux  faciles  d'assai- 
nissement. 

Le  territoire  de  la  commune  comprend 
environ  2.250  hectares,  dont  528  sont  des 
biens  communaux. 

On  distingue  deux  sortes  de  biens  :  les 
«  ristretti  »  ou  terrains  clos  et  les  «  quarti 
aperti  d  ou  terrains  non  clos.  Les  premiers 
sont  toujours  cultivés  en  régie  directe  par 
le  propriétaire  avec  l'aide  d'ouvriers  venus 
des  Abruzzes  et  les  autres  sont  soumis  à  l'as- 
solement suivant  :  V^  année,  ma'is;  la 
2c  année,  blé  ;  ensuite  une  autre  céréale  ; 
enfin  quatre  années  de  pâturage  ;  en  tout 
sept  ans. 

Le  pâturage  d'été  appartient  aux  habi- 
tants; le  pâturage  d'hiver  au  propriétaire. 
Cette  servitude  ne  s'explique  que  par  la 
culture  extensive;  elle  empêche  du  reste 
tout  progrès. 

Jadis  le  sol  était  tiré  au  sort  entre  les  ha- 
bitants qui  payaient  au  propriétaire  325 
kilos  de  ma'is  par  hectare  pour  la  première 
année  et  seulement  217  kilos  la  seconde. 

Actuellement  les  habitants  ont  émis  la 
prétention  de  baisser  le  fermage  et  de  ne 
plus  payer  qu'un  «  rubio  »  au  heu  d'un 
rubio  et  demi,  c'est-à-dire  217  kilos  au  lieu 
de  325. 


94 


BULLETIN   DE    LA   SOCIETE   INTERNATIONALE 


Il  existe  sur  le  territoire  delà  commune 
des  bois  soumis  au  droit  d'affouage  des  ha- 
bitants ;  aussi  ne  présentent-ils  plus  que  des 
taillis  inutilisables  ;  l'action  du  propriétaire 
sur  la  terre  est  donc  presque  nulle.  Nous 
ne  trouvons  ici  ni  patrons  du  travail,  ni  de 
la  propriété  ni  des  phases  de  l'existence. 

Comme  le  propriétaire  ne  donne  à  sa 
terre  que  peu  de  travail,  il  n'a  qu'une  pro- 
priété précaire,  d'où  maintien  des  usages 
publics  ;  mais  le  maintien  des  usages  publics 
empêche  la  culture  de  s'améliorer  et  de 
donner  du  travail  à  la  population,  d'où  pro- 
blème insoluble. 

M.  DE  RousiERS  constate  que  la  communi- 
cation de  M.  Roux  fait  ressortir  que  les 
propriétaires  toscans  n'ontpas  su  aménager 
la  culture  de  façon  à  donner  des  moyens 
d'existence  à  la  population  ;  qu'ils  ont 
donc  failli  à  leur  devoir  de  directeurs  du 
travail,  et  que  dès  lors  il  est  normal  qu'ils 
soient  expropriés. 

M.  Bureau  demande  s'il  n'y  a  pas  un 
avantage  économique  pour  le  propriétaire 
à  conserver  sa  terre  en  pâturage  au  lieu 
de  la  convertir  en  culture?  Si  cela  était  la 
force  des  choses,  rien  ne  saurait  prévaloir 
contre  elle. 

M.  Roux  répond  que  l'avantage  écono- 
mique est  certain  ;  il  cite  le  cas  d'une  pro- 
priété dont  le  fermage  s'est  élevé  par  suite, 
de  la  plus-value  constante  des  terres  en 
pâturages,  de  55  francs  à  75  francs,  puis 
à  100  francs  de  location  à  l'hectare. 

En  Normandie,  il  en  est  de  même,  mais 
comme  la  population  décroit  en  proportion, 
l'équilibre  subsiste  ici  sans  crise. 

M.  Perier  demande  à  ce  sujet  s'il  y  a 
beaucoup  d'émigration  dans  la  région  étu- 
diée. 

M.  Roux  dit  que  l'émigration  est  à  peu 
près  nulle  dans  le  village  de  Formelle  ; 
un  peu  plus  grande  dans  les  autres  vil- 
lages des  environs,  mais  nulle  part  très 
intense. 

M.  Dufresne  demande  s'il  y  a  beau 
coup  d'exportation  des  produits  du  trou- 
peau? 

M.  Roux  dit  que  cette  exportation  n'est 
pas,  parait-il,  très  importante. 

M.  d'Azambuja  s'étonne  que  les  troupeaux 
ne  tranchent  pas  eux-mêmes  les  difficultés 


entre  les  propriétaires  et  les  paysans  qui 
envahissent  les  terres,  en  broutant  et  dé- 
truisant les  récoltes. 

M.  Roux  pense  que  les  bergers  y  veil- 
lent de  peur  de  représailles  personnelles- 

M.  Bureau  conclut  que  des  causes  éco- 
nomiques très  puissantes  paraissent  con- 
damner cette  région  au  mauvais  système 
de  culture  qu'elle  subit.  Il  fait  remarquer 
que,  depuis  des  siècles,  les  papes  ont  essayé 
de  pousser  ces  populations  à  la  culture 
sans  y  réussir  jamais,  malgré  la  puissance 
dont  ils  étaient  armés. 

l'industrie  lainière  a  roubaix 

M.  Paul  Descamps  expose  le  résultat  de 
ses  observations  sur  l'industrie  lainière  à 
Roubaix.  (Nos  lecteurs  trouveront  dans  le 
présent  fascicule  le  développement  de 
cette  conférence  ;  nous  nous  contenterons 
donc  de  résumer  les  débats  qui  l'ont 
suivie.) 

M.  Bureau  demande  quelques  explica- 
tions sur  les  relations  que  M.  Descamps 
aurait  pu  constater  entre  la  vie  morale  et 
la  vie  intellectuelle.  On  constate,  dit  M.  Bu- 
reau, que  dans  nos  sociétés  les  gens  intel- 
ligents sont  très  souvent  des  coquins,  et 
que  les  plus  moraux  sont,  la  plupart  du 
temps,  ceux  que  l'on  traite  de  braves  gens, 
c'est-à-dire  des  personnes  de  capacité 
intellectuelle  inférieure.  M.  Descamps  au- 
rait-il constaté  que  les  fileurs,  qui  sont 
l'élite  du  métier,  seraient  moins  moraux 
que  les  rattacheurs? 

M.  Descamps  répond  n'avoir  rien  cons- 
taté de  semblable.  Au  contraire,  les  fileurs 
ne  s'élèvent  à  la  situation  de  chefs  d'équipe 
qu'en  faisant  preuve  de  qualités  supposant 
non  seulement  de  l'intelligence,  mais  une 
certaine  maîtrise  morale. 

M.  Bures  a  été  frappé  par  ce  qu'a  dit 
M.  Descamps  au  sujet  du  budget  de  la  fa- 
mille qui  s'améliore  quand  les  enfants  sonj 
en  état  de  gagner  leur  vie.  Ce  fait  que  les 
enfants  donnent  leur  salaire  à  leur  père 
lui  paraît  très  notable.  En  Saintonge,  dès 
que  les  enfants  peuvent  se  suffire  à  eux- 
inèmes,  ils  ont  une  tendance  à  quitter  la 
famille  pour  jouir  seuls  du  produit  de  leur 
travail. 


DE   SCIENCE    SOCIALE. 


95 


M.  Descamps  répond  que  le  fait  cité  est 
général;  le  père  garde  tout  le  salaire  de 
son  fils  et  lui  donne  ce  qu'il  appelle  «  un 
dimanche  ».  c'est-à-dire  1  ou  2  francs  par 
semaine  pour  ses  menus  plaisirs.  Dans  la 
classe  plus  désorganisée  des  manœuvres, 
les  enfants  lui  ont  paru  faire  un  usage 
plus  libre  de  leur  salaire. 

M.  DcFRESXE  croit  avoir  constaté  plus 
d'égoïsme  à  ce  sujet  dans  la  classe  agri- 
cole que  dans  la  classe  industrielle. 

M.  Perier,  qui  a  eu  l'occasion  d'être  en 
contact  avec  les  patrons  de  Roubaix,  dit 
combien  il  a  été  frappé  de  l'élévation  so- 
ciale de  cette  classe  dirigeante. 

M.  MuLLER  signale  que.  dans  tout  le 
mouvement  ouvrier,  en  Flandre,  ce  sont 
toujours  les  tisserands  qui  ont  mené  le 
mouvement;  les  fileurs,  au  contraire,  se 
sont  distingués  par  la  faiblesse  de  leur 
action. 

M.  Descamps  répond  que  les  tisserands 
ont  eu  l'occasion  de  s'organiser  avant  les 
fileurs,  parce  que  le  filage  est  resté  pen- 
dant très  longtemps  du  domaine  des 
femmes,  en  industrie  ménagère.  En  se- 
cond lieu,  les  fileurs  étant  une  élite,  ont  un 
peu  la  mentalité  des  contremaîtres  ;  quant 
aux  rattacheurs,  ils  ont  toujours  l'espoir 
de  devenir  fileurs  et  la  peur  d'être  exclus 
de  cet  emploi  par  le  patron  les  empêche 
de  se  révolter. 

M.  DE  VuLiTCH  demande  quel  est  l'idéal 
politique  des  fileurs. 

M.  Descamps  répond  que  les  fileurs  lui 
ont  paru  moins  avancés  que  les  tisserands. 

M.  DE  V'uLiTCH  demande  si  leurs  mouve- 

lents  sont  dirigés  par  de  simples  ques- 
tions de  salaires  ou  au  contraire  par  l'idéal 
socialiste. 

M.  Descamps  croit  que  ce  sont  surtout 

les  questions  de   salaires;   il   a  toujours 

iconstaté  que  les  syndicats  riches  qui  ont 

[en  caisse  des  sommes  importantes,  ne  sont 

)as  révolutionnaires. 


BIBLIOGRAPHIE 

[Commandant  de  Balincourt.  —  L'Expia- 
tion, carnets  de  notes  du  capitaine  de 


frégate  Sémexoff.  —  1'^  L'Escadre  de 
Port-Arthur.  —  2°  Sur  le  chemin  du 
sacrifice  ;  l'escadre  Rojestvensky.  — 
3°  L'Agonie  d'un  cuirassé.  —  2"  vol., 
Augustin  Challamel,  édit.,  Paris,  1909. 

Oui,  certes,  j'ai  été  empoigné  en  lisant 
ces  Carnets  de  notes  qui  contiennent  tant 
de  pages  tragiques,  et  mon  impression 
sera  partagée,  j'en  suis  sur,  par  ceux  de 
nos  amis  qui  les  parcoureront  à  leur 
tour. 

Les  jours  sombres  de  l'escadre  de  Port- 
Arthur,  avec  l'éclaircie  momentanée  qui 
s'écoule  entre  l'arrivée  de  l'amiral  Maka- 
roff  et  l'explosion  du  Petropavlosk,  —  le 
périple  mouvementé  de  l'escadre  Rojest- 
vensky de  Liban  à  la  mer  du  Japon,  —  le 
combat  désespéré,  et  que  les  officiers 
russes  savaient  perdu  d'avance,  dont  le 
détroit  de  Corée  fut  le  théâtre,  —  tout 
cela  nous  est  dépeint  par  le  commandant 
Sémenofï"  avec  la  netteté  de  l'homme  qui 
raconte  ce  qu'il  a,  non  seulement  vu  de 
ses  propres  yeux,  mais  vécu,  et  avec  l'art 
consommé,  la  puissance  et  la  justesse 
d'expression  qui  sont  l'apanage  des  écri- 
vains de  race. 

Le  plus  impressionnant  de  ces  volumes 
est  évidemment  le  dernier  de  la  série, 
l'Agonie  d'un  cuirassé,  où  l'auteur  fait  une 
peinture  si  vive  de  ce  que  fut  pour  les 
Russes  l'effroyable  journée  du  27  mai  1905. 
Je  dis  pour  les  Russes,  car  la  dispropor- 
tion des  forces  et  des  moyens  de  combat 
était  telle  qu'il  ne  faut  pas  s'imaginer  un 
instant  que  les  vainqueurs  aient  souffert 
en  petit  ce  que  les  vaincus  ont  souffert  en 
grand.  Le  témoignage  d'officiers  russes, 
conduits  prisonniers  à  bord  des  navires 
japonais  le  lendemain  du  combat,  est 
formel  à  cet  égard;  et,  pour  ce  motif,  la 
bataille  de  Tsoushima  n'est  pas  plus  le 
prototype  des  batailles  navales  futures 
que  ne  l'avaient  été,  pendant  la  guerre 
hispano-américaine  de  1898,  les  combats 
de  Caviteet  de  Santiagode-Cuba. 

Mais,  dans  la  guerre  de  demain  ou  de 
bientôt,  si  les  adversaires  en  présence 
sont  de  forces  à  peu  près  égales,  il  est 
permis  de  croire  que  les  uns  et  les  autres 
verront  à  leurs  bords  des  spectacles  aussi 


96 


BULLETIN   DE   LA   SOCIÉTÉ   INTERNATIONALE 


terrifiants  que  celui  dont  le  Souvarofjf  fut 
le  théâtre.  En  lisant  le  récit  magistral  de 
ces  heures  tragiques,  on  est  forcé  d'admi- 
rer sans  réserves  le  sens  aigu  d'observa- 
tion de  Sémenoff,  et  aussi,  et  surtout, 
l'âme  étonnamment  trempée  qui,  au  milieu 
du  carnage  et  de  l'incendie,  lui  permet- 
tait de  remplir  la  mission  d'observateur 
dont  l'amiral  Rojestvensky  l'avait  chargé. 

Non  moins  remarquables  sont,  dans  ce 
même  volume,  les  pages  du  début  où. 
nous  voyons  se  refléter  l'état  d'âme  des 
officiers  du  Souvarojf  à  la  veille  du  jour 
suprême.  Tous ,  sauf  peut-être  quelques 
jeunes  aspirants,  étaient  convaincus  que, 
si  une  brume  épaisse  et  un  hasard  mira- 
culeux ne  venaient  pas  dérober  l'escadre 
aux  croiseurs  japonais,  la  bataille  était 
inévitable  avec  la  défaite  au  bout,  mais 
leur  énergie  n'en  fut  pas  abattue  ;  les  évé- 
nements du  lendemain  le  prouvèrent 
assez. 

Quant  à  Rojestvensky,  mieux  que  tout 
autre,  il  savait  que  le  sort  en  était  jeté  et 
s'était  déjà  prononcé  contre  la  Russie.  En 
apprenant  à  Madagascar,  à  la  fin  de  dé 
cembre,  la  destruction  de  la  flotte  de 
Port-Arthur  et  la  chute  de  la  forteresse,  il 
avait  compris  que  la  seule  chance  qui  lui 
restât  était  de  partir  aussitôt  avec  ses 
meilleures  unités,  et  de  tenter  la  trouée 
vers  Vladivostok  avant  que  les  Japonais 
eussent  eu  tout  loisir  de  réparer  et  de 
réarmer  leurs  navires.  Mais  il  n'était  pas 
le  maître,  et  de  Pétersbourg  on  le  lui  fit 
bien  voir.  Sur  l'ordre  formel  de  l'amirauté, 
il  dut  attendre  Nébogatoff  et'  «  les  vieux 
rossignols,  les  coule-tout-seuls,  que  lui, 
Rojestvensky,  avait  refusés  de  la  façon  la 
plus  catégorique  en  formant  son  escadre  »  ; 
et  ce  fut,  grossie  de  ces  prétendus  renforts 
qui  n'étaient  qu'  «  une  pierre  au  cou  »,  que 
l'Armada  russe  marcha  vers  l'expiation, 
Rasplata. 

Non  pas  l'expiation  de  ses  propres  fautes, 
mais  de  celles  des  autres.  Le  récit  du 
lamentable  voyage  de  Rojestvensky  nous 
pénètre  au  contraire  d'admiration  pour 
son  énergie  sans  mesure;  et  tous  les  ma- 
rins déclarent  que  ce  fut  un  véritable  tour 
de  force  de  conduire  jusqu'à  la  mer  du 
Japon,  sans  qu'il  en  manquât  un  seul,  ces 


I  navires,  de  second  ordre  comme  construc- 
tion et  montés  par  des  réservistes  et  de 
jeunes  recrues  n'ayant  guère  de  marin 
que  le  nom.  Dans  Le  chemin  du  sacrifice, 
Sémenoff  montre  clairement  à  qui  doi- 
vent incomber  les  responsabilités  du  dé- 
sastre. 

L'histoire  de  la  flotte  de  Port-Arthur 
est  peut-être  plus  navrante  encore  que 
celle  de  l'escadre  Rojestvensky.  Celle-ci 
n'avait  aucun  espoir  de  vaincre,  tandis 
que  la  première  l'eût  pu  sans  doute.  Mais, 
avant  l'arrivée  et  après  la  mort  de  Maka- 
roff,  l'ordre  formel  fut  :  ne  rien  risquer; 
de  même  qu'avant  la  guerre  la  consigne, 
non  moins  formelle,  était  :  pas  d'his- 
toires. 

En  ce  moment  où  l'état  de  notre  marine 
doit  nous  inspirer  de  si  graves  et  si  légi- 
times inquiétudes,  ces  volumes,  où  Sé- 
menoff nous  montre  comment  on  prépare 
la  défaite,  constituent,  pour  nous  Fran- 
çais, un  avertissement  en  même  temps 
qu'un  document  de  premier  ordre.  Alors 
qu'il  est  encore  temps,  prenons  garde  aux 
leçons  de  Port-Arthur  et  de  Tsoushima, 
sinon  attendons-nous  à  subir  le  même  sort 
que  nos  alliés. 

J.  Bailhaciie. 

Autour  d'un  foyer  basque.  Récits  et 
idées,  par  Pierre  Lhande.  Nouvelle  li- 
brairie nationale  {Les  pays  de  France). 

J'ai  un  double  sujet  de  reconnaissance 
envers  l'auteur  de  ce  livre  :  il  m'a  procuré 
le  plaisir  de  passer  quelques  instants  par 
la  pensée  au  milieu  de  ce  peuple  basque 
si  intéressant  qu'on  ne  peut  le  connaître 
sans  en  éprouver  la  captivante  attraction  ; 
en  second  lieu,  analysant  un  groupement 
social  très  voisin  de  ceux  qui  ont  été  déjà 
étudiés  par  la  Science  sociale  et  qui  ont 
déterminé  son  évolution  depuis  Le  Play, 
se  basant  dans  cet  examen  sur  le  principe 
directeur  qui  a  été  décidément  abandonné 
par  celle-ci,  il  nous  fournit  l'occasion  de 
passer  nos  propres  conclusions  à  l'épreuve 
de  la  discipline  et  de  vérifier  l'exactitude 
de  nos  observations  antérieures. 

Dès  le  début  de  son  ouvrage,  M.  Lhande 
cite  la  définition  de  la  famille-souche  don- 
née par  Le  Play,  et  c'est  sous  cette  égide 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


97 


qu'il  semble  placer  toute  la  suite  de  son 
étude,  car  le  respect  qu'il  éprouve  pour 
la  conservation  de  ce  type  de  famille  dans 
la  société  quil  étudie  —  celle  de  la  pro- 
vince basque  française  de  la  SouIe,  —  lui 
fait  considérer  le  sentiment  nécessaire  à 
son  maintien  comme  «  une  sorte  de  se- 
conde foi,  je  ne  sais  quelle  demi-religion 
implantée  au  plus  vif  de  l'être  >  (p.  72). 
Cette  foi  s'en  va;  la  famille-souche  dispa- 
raît, et  cette  constatation  est  pour  M.  Lhande 
le  sujet  d'amères  doléances  sur  la  «  ruine 
fatale  »  de  la  race  basque  (p.  147)  et  de 
violentes  récriminations  contre  les  lois 
successorales  actuelles  qu'il  rend  respon- 
sables de  cet  état  de  choses. 

Les  faits  sont  assez  nets  et  précis  pour  ré- 
futer d'eux-mêmes  la  thèse  de  l'auteur.  Le 
partage  égal  dans  les  successions,  consacré 
par  le  code  civil^  remonte  à  la  loi  du  7  mars 
1793,  ainsi  que  M.  Lhande  le  fait  remar- 
quer. Or,  plus  d"un  demi-siècle  plus  tard, 
Le  Play  citait  le  peuple  basque  comme 
l'un  des  groupements  sociaux  où  la  pros- 
périté se  maintenait  de  la  façon  la  plus 
complète,  grâce  à  la  conservation  de  la 
famille-souche,  et  la  famille  iMélouga,  ap- 
partenant à  une  vallée  voisine  du  Béarn, 
devenait  pour  lui  et  ses  disciples  le  type 
de  ce  genre  de  société.  Si  l'évolution  de 
cette  dernière  vers  un  autre  type  doit  être 
attribuée  à  la  loi,  il  faut  reconnaître  que 
cette  action  a  été  lente  à  se  produire,  et 
l'on  ne  comprend  pas  pourquoi,  en  lab- 
sence  d'aucune  cause  économique  prépon- 
dérante, les  procédés  qui  permettraient 
de  tourner  les  prescriptions  légales,  et  que 
M.  Lhande  nous  décrit  soigneusement,  ne 
continueraient  pas  à  être  observées.  En 
1885,  vingt  années  environ  après  la  publi- 
cation de  la  Réforme  sociale  en  France, 
M.  Louis  Etcheverry  constatait  déjà,  pour 
la  Basse-Navarre ,  des  signes  de  désagré- 
gation de  cette  famille-souche  et  de  l'esprit 
de  renoncement  de  ses  membres  en  faveur 
de  la  conservation  du  foyer,  et  aujourd'hui 
M.  Lhande  clôt  son  livre  sur  cette  triste 
prophétie  que  «  si  la  marche  sauvage  des 
forces  modernes  »  continue  à  ne  pas  res- 
pecter cette  institution,  t  les  Basques  for- 
ment, non  pas  seulement  un  peuple  qui 
meurt,  mais  quelque  chose  de  plus  irrépa- 


rable et  de  plus  navrant  :   une  famille, 
une  grande  famille  qui  meurt.  » 

Ne  nous  abandonnons  pas  à  un  si  noir 
pessimi.sme  ;  mais  voyons  plutôt  ce  qui  s'est 
passé  dans  l'intervalle  des  dates  précitées. 
Le  courant  d'émigration  vers  l'Amérique, 
faible  durant  la  première  moitié  du  siècle 
dernier,  prit  une  importance  considérable 
durant  la  seconde,  à  la  suite  d'une  période 
transitoire,  de  1845  à  1856,  pendant  laquelle 
les  circonstances  particulières  avaient  dé- 
termine un  exode  d'émigrants  pauvres. 
Aujourd'hui  l'émigration  des  jeunes  gens 
qui  ne  trouvent  pas  à  s'établir  sur  un  do- 
maine est  normale,  et  il  n'y  a  guère  de. 
famille  qui  ne  compte  des  représentants 
dans  le  Nouveau-Monde.  Ceux  d'entre  eux 
qui  réussissaient  à  y  faire  fortune  ont  sou- 
vent aidé  les  frères  restés  au  foyer  à  se 
tirer  d'une  situation  précaire.  Mais  cet  ap- 
pui devait  devenir  de  plus  en  plus  rare, 
à  mesure  que  la  lutte  pour  la  conservation 
du  domaine  devenait  plus  vaine  :  il  est 
facile  de  comprendre  qu'on  s'efforce  d'au- 
tant plus  de  défendre  une  institution  que 
celle-ci  apparaît  comme  un  élément  indis- 
pensable au  maintien  de  la  prospérité  so- 
ciale, et  qu'à  l'inverse  on  s'en  désintéresse 
d'autant  plus  aisément  que  l'acquisition 
de  nouveaux  débouchés  et  de  moyens 
d'existence  plus  avantageux  permet  da- 
vantage de  s'en  passer.  C'est  ce  qui  est 
arrivé  :  M.  Etcheverry  notait  cette  ten- 
dance en  1885,  et  M.  Lhande  cite  ce  fait, 
sans  exemple  dans  le  Labourd,  d'un  village 
.souletin  dépeuplé  à  la  suite  de  licitations 
et  du  départ  de  ses  habitants  pour  l'Amé- 
rique (p.  59).  Une  remarque  importante, 
que  je  soumets  à  M.  Lhande,  est  que  la  fa- 
mille labourdine  qui  ne  présente  nulle- 
ment —  quoi  qu'il  en  dise,  —  les  mêmes 
caractères  d'attachement  au  foyer  et  de 
renoncement  en  sa  faveur,  est  certaine- 
ment plus  stable  que  la  famille  souletine, 
et  les  exemples  de  licitation  ou  de  démem- 
brement du  domaine  fam  ilvi l  que  M . Lhande 
relève  pour  la  Seule  y  sont  très  rares. 
Puisque  M.  Lhande  nous  annonce  un  se- 
cond volume  de  son  ouvrage  sur  l'émigra- 
tion, j'attire  son  attention  sur  ces  considé- 
rations, certain  qu'il  trouverait  dans  les 
différences  que  présentent  dans  leur  mode 


98 


BULLETIN   DE  LA   SOCIETE    INTERNATIONALE 


de  travail,  d'existence  et  de  relations  avec  i 
la  mère-patrie,  les  émigrants  de  ces  deux 
provinces,  la  clef  des  formations  sociales 
très  différentes  de  ces  deux  groupements 
sociaux,  en  même  temps  que  du  pro- 
blème qui  le  préoccupe. 

Je  m'en  voudrais  de  rester  sur  une  cri- 
tique à  l'égard  d'un  ouvrage  aussi  intéres- 
sant que  celui  de  M.  Lhande,  que  je  con- 
sidère comme  UTie  contribution  des  plus 
utiles  pour  la  science  sociale  à  la  descrip- 
tion qui  manquait  encore  jusqu'ici,  d'un 
type  particulier  de  l'une  des  sociétés  les 
moins  étudiées. 

G.  Olphe-Galliard. 

L'Éducation,  tel  est  le  titre  de  la  Nou- 
velle revue  qui  vient  de  paraître  sous 
la  direction  de  M.  Georges  Bertier. 
Les  questions  d'éducation  ont  toujours 
tenu  une  place  prépondérante  dans  les 
préoccupations  des  maîtres  de  la  Science 
sociale,  au  point  qu'Edmond  Demolins  se 
trouva  conduit  par  la  logique  même  de  ses 
écrits  sur  l'éducation  nouvelle  à  fonder 
l'École  des  Roches.  Nous  ne  saurions  donc 
nous  désintéresser  de  l'effort  tenté  par 
M.  Bertier  pour  étudier  spécialement  les 
conditions  d'existence  et  de  développe- 
ment auxquelles  l'éducation  nouvelle  doit 
répondre  pour  porter  les  fruits  qu'on  en 
attend. 

D'après  le  programme  tracé  à  la  Revue, 
d'après  aussi  la  composition  de  son  pre- 
mier numéro,  l'éducation  y  sera  comprise 
au  sens  large  qui  convient.  Elle  ne  sera 
pas  artificiellement  restreinte  à  la  période 
scolaire;  on  se  préoccupera  aussi  de  cette 
période  si  importante  que  précède  l'école 
et  dont  les  impressions  se  conservent  toute 
la  vie.  L'éducation  sur  les  genoux  de  la 
mère,  celle,  souvent  funeste,  que  donnent 
aux  enfants  des  bonnes  ou  des  gouver- 
nantes choisies  légèrement  ou  acceptées 
faute  de  mieux,  sera  étudiée  également. 
Et  Léducation  proprement  intellectuelle 
nous  est  présentée  dans  un  article  très 
finement  et  très  profondément  observé  de 
M.  Paul  Souriau  non  pas  seulement  comme 
le  produit  du  commerce  avec  les  livres  et 
les  professeurs,  mais  aussi  comme  le  ré- 
sultat du  contact  avec  les  hommes,   des 


enseignements  divers  que  la  vie  apporte 
avec  elle.  L'éducation  intellectuelle  de 
l'enfant  se  fait  par  ses  jeux,  par  le  spec- 
tacle de  l'activité  qu'il  a  sous  les  yeux  ; 
elle  se  poursuit  à  la  table  de  famille,  et 
peut-être  les  parents  auraient-ils  une  con- 
ception plus  haute  et  plus  juste  de  leur 
fonction  s'ils  réfléchissaient  à  l'influence 
décisive  que  leurs  conversations,  leur 
exemple  journalier,  bref,  une  foule  de 
petits  faits  d'apparence  insignifiante  exer- 
cent sur  le  développement  intellectuel 
comme  sur  le  développement  moral  de 
leurs  enfants. 

Le  premier  numéro  de  Y  Éducation  con- 
tient également  un  courageux  article  de 
M.  Malaperd  sur  la  morale  sexuelle  à  l'é- 
cole. Nous  le  citons,  d'abord  à  cause  de 
l'intérêt  primorial  du  problème  qu'il  cause 
et  de  la  solution  réfléchie  qu'il  préconise, 
mais  surtout  parce  que  l'introduction  d'un 
pareil  sujet  dans  le  sommaire  d'une  revue 
d'éducation  indique  l'intention  arrêtée  de 
se  mettre  bien  en  face  des  difficultés  de 
la  tâche  éducative,  de  ne  pas  se  dérober 
aux  lourdes  responsabilités  qu'elle  com- 
porte, d'être  complètement  sincère  avec 
soi-même.  M.  Bertier,  directeur  de  l'Ecole 
des  Roches,  ne  pouvait  pas  envisager  au- 
trement le  rôle  de  l'éducateur.  Nous  sou- 
haitons à  sa  revue  de  remplir  pleinement 
le  but  qu'elle  se  propose,  c'est-à-dire  d'é- 
clairer la  voie  de  tous  ceux  qui  sont  chargés 
de  montrer  la  voie  aux  autres  et  entre  les 
mains  desquels  se  trouve  l'avenir  de  la 

race. 

Paul  DE  ROUSIERS. 

Un    siècle     de     commerce     entre     la 
France  et  le  Royaume-Uni  (Impri- 
merie nationale,  1908). 
L'exposition  franco-britannique  de  1908, 
à  laquelle  le  public  français  n'a  peut-être 
pas  prêté  toute  l'attention  méritée,  pré- 
sentait pour  les  études  sociales  une  riche 
matière  à  élaborer. 

11  importait  de  mettre  en  lumière  l'in- 
térêt d'ordre  général  offert  par  le  groupe- 
ment des  très  diverses  manifestations  de 
l'activité  économique  française  et  anglaise. 
C'est  ce  qu'a  fait  en  France  le  Ministère 
du  Commerce  :  il  a,  pour  ainsi  dire,  dé- 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


99 


gagé  la  philosophie  de  toutes  les  exposi-   , 
tions   particulières   réunies  à  Shepherds   ; 
Bush   en   publiant,  dans  les  Annales  du   \ 
Commerce    extérieur,    la    statistique    des   ] 
échanges  effectués  au  cours  du  dernier 
siècle  entre  la  France  et  le  Royaume-Uni. 
Ce   travail  exécuté  par    les    soins    de 
M.  Chapsal,  conseiller  d'État,  sous  la  di- 
rection de  M.  J.  Cruppi,  Ministre  du  Com- 
merce et  de  l'Industrie,  se   compose   de 
deux  parties,  l'une  statistique  et  graphi- 
que, l'autre  juridique. 

La  première  est  exclusivement  consti- 
tuée par  des  tableaux  qui,  dressés  à  l'aide 
de  documents  officiels,  ont  figuré  à  l'Ex- 
position de  Londres. 

On  y  trouve  d'abord  les  données  rela- 
tives aux  importations  et  exportations  to- 
tales des-  deux  pays.  Le  premier  tableau 
de  ce  groupe  concerne  la  période  1686- 
1786;  il  remonte  donc  à  la  première  année 
pour  laquelle,  est-il  dit  dans  l'avant-pro- 
pos,  a  on  trouve  des  chiffres  établis  d'a- 
près des  bases  sérieusement  contrôlées  ». 
11  est  permis  de  croire  que  son  rôle  est 
surtout  d'illustrer  le  recueil  ;  il  est  accom- 
pagné de  curieuses  références. 

Pour  la  période  de  1787-1907,  il  a  été 
possible  d'établir  en  face  de  chaque  tableau 
de  chiffres  la  courbe  correspondante.  Les 
éléments  ne  pouvaient  malheureusement 
en  être  puisés  qu'à  une  seule  source  :  celle 
des  statistiques  douanières  françaises. 

On  y  voit  que,  de  1857  à  1907,  le  montant 
de  nos  exportations  en  Angleterre  est 
passé  de  400  millions  de  fr.  à  1.370.000.000 
de  francs  ;  le  montant  des  exportations 
d'Angleterre  en  France  est  passé  de  322 
millions  de  francs  à  884  millions  de  francs, 
et  le  total  des  échanges  entre  les  deux 
pays  a  monté  de  722  millions  de  francs 
à  2.254  millions  de  francs. 

Après  avoir  suivi  dans  ces  tableaux  les 
mouvements  du  commerce  franco-anglais, 
le  lecteur  peut  les  analyser  grâce  à  d'au- 
tres chiffres  et  à  d'autres  courbes  dont  les 
premières  étaient  les  résultantes.  Passant 
rapidement  sur  les  tableaux  qui  repré- 
sentent, d'après  les  données  de  la  douane 
française,  les  expéditions  de  France  en 
Angleterre  divisées  en  objets  d'alimenta- 
tion, matières  nécessaires  à  l'industrie  et 


objets  fabriqués,  tableaux  dont  on  ne  sau- 
rait prudemment  tirer  des  conclusions 
bien  positives,  il  arrive  à  une  série  de 
graphiques  concernant  chacun  des  prin- 
cipaux articles  vendus  par  le  Royaume- 
Uni  à  la  France  et  chacun  des  principaux 
articles  vendus  par  la  France  au  Royaume- 
Uni.  Les  courbes  des  importations  de 
charbon,  de  fer,  de  tissus  de  coton  et  de 
produits  chimiques  en  France  présentent 
les  variations  les  plus  caractéristiques; 
de  même  que  les  courbes  de  nos  exporta- 
tions de  tissus  de  soie,  de  lainage,  d'ou- 
vrages de  modes,  de  sucres  bruts,  de  vins, 
de  tabletterie,  bimbeloterie  et  articles  de 
Paris.  Nos  exportations  d'automobiles  ont 
crû  régulièrement  de  0  à  60  millions  de 
francs  entre  1898  et  1907  ;  depuis  cette  date, 
elles  sont  arrivées  à  un  palier.  Puisse-t-il 
ne  pas  être  suivi  d'une  descente  dange- 
reuse. Cependant  la  vive  campagne  pro- 
tectionniste qui  se  poursuit  actuellement  en 
Angleterre  doit  inspirer  des  craintes  à  tous 
les  producteurs  français  d'articles  de 
luxe. 

Après  ces  documents  qui  permettent 
d'étudier  la  valeur  absolue  de  nos  échanges 
avec  l'Angleterre,  il  s'en  présente  un  qui 
mérite  d'être  examiné  de  plus  près  encore 
peut-être,  c'est  le  double  graphique  indi- 
quant le  rang  qu'occupe  la  France  sur  le 
marché  anglais,  et  le  rang  qu'occupe  l'An- 
gleterre sur  le  marché  français.  Quoique 
les  deux  parties  du  graphique  ne  soient 
pas  établies  à  la  même  échelle,  il  n'est  pas 
impossible  de  les  comparer,  et  l'on  est 
frappé  à  première  vue  de  ce  que  les  im- 
portations des  divers  pays  en  Angleterre 
suivent  une  marche  plus  régulière  que 
les  importations  en  France.  La  France 
tient,  depuis  1897,  invariablement  le  se- 
cond rang  parmi  les  fournisseurs  de  l'An- 
gleterre. En  revanche,  l'Angleterre  est 
généralement  le  premier  de  nos  fournis- 
seurs; elle  a  toutefois  perdu  cette  place 
au  profit  des  États-Unis  en  1898  et  failli  la 
reperdre  en  1903.  Nos  exportations  en  An- 
gleterre qui,  d'après  les  statistiques  an- 
glaises cette  fois,  étaient  de  £  53.300.000 
(1.332.500.000  francs)  en  1897  et  étaient 
tombées  à  £49. 300.000  (1.232.500.000francs) 
en  1903,  sont  remontées  régulièrement  à 


100 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE    DE    SCIENCE    SOCIALE. 


£53.900.000(1.447.500.000 francs)  en  1906, 
mais  ont  fléchi  à  £  52.800.000(1.3-20.000.000 
francs)  en  1907.  Notre  exportation  est  donc 
restée  à  peu  près  stationnaire  pendant  les 
dix  dernières  années,  tandis  que  celles  des 
Pays-Bas,  de  la  Belgique,  du  Danemarck, 
de  l'Allemagne,  de  l'Italie  et  surtout  de 
l'Argentine  augmentait  sensiblement,  tout 
en  restant  fort  inférieure  à  la  nôtre.  On 
peut  se  rassurer  dans  une  certaine  me- 
sure, en  songeant  qu'il  se  fait  de  très  im- 
portants   échanges     invisibles    entre    la 
France  et  l'Angleterre.  Le  Ministère  du 
Commerce  a  tenu  à  insérer  parmi   ses 
tableaux  une  statistique  des  importations 
et  exportations  de  numéraires  dont  le  ca- 
ractère nécessairement  incomplet  se  jus- 
tifie par  ce  fait  que  la  plus  belle  Adminis- 
tration du  monde  ne  peut  en  dire  plus 
qu'elle  n'en    sait.  Il  est   évident  qu'une 
quantité  considérable  de  métaux  précieux 
entre  en  Angleterre  sans  être  déclarée. 
Un  autre  élément  intéressant  et  difficile  à 
saisir  de  la  balance  des  paiements  inter- 
nationaux  est  le  fret.    Le    Ministère   du 
Commerce  a  cherché  à  en  tenir  compte. 
Les  tableaux  publiés  sur  ce  sujet  sont  em- 
pruntés de  .statistiques  françaises  et  ne  se 
rapportent  qu'à  la  part  du  pavillon  anglais 
dans  le  commerce  total  maritime  de  la 
France.  L'un  donne  le  tonnage  net  des 
importations  et  exportations  par  navires 
anglais,  et  son  rapport  avec  le  tonnage 
net  des  entrées  et  sorties  effectuées  sous 
tous  pavillons.  La  part  de  l'Angleterre  a 
augmenté   de   1882  à  1898,  puis   décru. 
L'autre  tableau  donne,  d'après  les  statis- 
tiques françaises,  l'évaluation  du  fret  payé 
au  pavillon  anglais   dans   le    commerce 
total  maritime  de  la  France.  Ces  rensei- 
gnements relatifs  au  fret  payé    aux  pa- 
villons dans  le  trafic  des  ports  français 
n'ont  commencé  à   être  recueillis   qu'en 
1899.  Depuis  lors,  la  part  du  fret  payée  par 
la  France  à  l'Angleterre  a  très  légèrement 
baissé. 

Pour  n'avoir  pas  un  aperçu  trop  incom- 
plet des  rapports  de  deux  pays  possédant 
d'immenses  territoires  outre-mer,  il  était 
nécessaire  de  faire  entrer  en  ligne  de- 
compte  le  commerce  colonial.  Il  apparaît 
dans   deux   tableaux    où  sont  présentés. 


d'une  part,  le  commerce  des  principales 
colonies  françaises  avec  le  Royaume-Uni  : 
d'autre  part,  le  commerce  des  principales 
colonies  anglaises  avec  la  France. 

Tous  les  éléments  plus  ou  moins  com- 
plets ainsi  obtenus  se  résument  en  un 
tableau  qui  totalise  pour  1907  le  montant 
des  échanges  de  la  France  et  de  ses  colo- 
nies avec  le  Royaume-Uni  et  ses  colonies. 
Les  ventes  françaises  atteindraient  environ 
1.603.000.000  de  francs  et  les  ventes  bri- 
tanniques 2.085.000.000  de  francs,  soit  un 
chiffre  d'affaires  de  3.688.000.000  francs. 

A  ces  tableaux  purement  statistiques 
s'en  joignent  trois  autres  qui  sont  em- 
pruntés au  rapport  de  M.  Jean  Périer. 
attaché  commercial  à  l'Ambassade  de 
Londres.  Les  deux  premiers  ont  un  rôle 
simplement  suggestif  :  ce  sont  des  tableaux 
imagés,  représentant  quelques-uns  de 
nos  produits  agricoles  et  industriels  dont 
la  vente  dans  le  Royaume-Uni  serait  sus- 
ceptible de  progrès  ;  le  troisième ,  beaucoup 
plus  intéressant  au  point  de  vue  scienti- 
fique, est  une  carte  de  la  France  par  ré- 
gions de  produits  exportables  en  Angleterre. 

Dans  la  seconde  partie  de  l'ouvrage  ont 
été  réunis  les  textes  diplomatiques  qui  se 
rapportent  aux  relations  de  commerce  et 
de  navigation.  Ils  posent  le  principe  de 
l'égalité  de  traitement  entre  les  marines 
marchandes  des  deux  puissances.  La  con- 
vention de  1882  stipule  que,  si  le  tarif  des 
douanes  pour  les  marchandises  de  l'un  ou 
de  l'autre  pays  demeure  réglé  par  la  légis- 
lation intérieure  de  chacun  d'eux,  les  par- 
ties contractantes  se  garantissent  le  trai- 
tement de  la  nation  la  plus  favorisée  en 
toute  autre  matière.  11  est  inutile  d'insister 
sur  cette  partie  aussi  importante,  mais 
moins  originale  que  la  précédente.  Elle 
contribue  à  donner  une  valeur  documen- 
taire de  premier  ordre  à  la  publication  du 
Ministère  de  Commerce.  Ce  travail,  il  faut 
l'espérer,  ne  restera  pas  isolé  en  son 
genre,  mais  servira  de  point  de  départ  à 
une  collection  de  volumes  analogues,  pré- 
sentant sous  une  forme  aussi  claire  des 
chiffres  de  plus  en  plus  complets  et  de 
mieux  en  mieux  contrôlés. 

E.    BOISI.ANPKV    DlIBER.V. 


i 


BIBLIOTHÈQUE  DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

FONDATECIt 

EDMOND    DEMOLINS 


LA  FLANDRE  FRANÇAISE 


/  I/OUVRIER 


DE 


L'INDUSTRIE  TEXTILE 


PAR 


P.   DESCAMPS 


PARIS 

BUREAUX   DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

56,     RUE    JACOB,     56 

Juin  1909 


SOMMAIRE 


Avant-Propos.  —  P.  3. 

I.  —  Le  Travail  dans  l'industrie  textile.  —  P.  6. 

1"  Les  matières  textiles.  —  Les  qualités  dos  matières  textiles.  —  Leur  prix. 

2°  La  fabrication.  —  La  filature  de  coton.  —  Le  peignage  de  laine.  —  La 
filature  d(^  laine  peignée.  —  La  filature  de  laine  cardée.  —  Le  tissage  de 
laine.  —  La  teinture  et  l'apprêt.  —  La  filature  de  lin.  —  La  filterie.  —  Le 
tissage  et  la  blanchisserie  de  toile. 

II.  —  Les  Effets  du  machinisme.  —  P.  21. 

1"  La  division  du  travail  et  les  variétés  ouvrières.  —  L'ouvrier  serviteur  de 

la  machine.  —  L'ouvrier  travaillant  à  la  main.  —  La  loi  des  salaires.  —  L'offre 

et  la  demande. 
■2^  Les  effets  généraux  du  machinisme.  —  L'influence  de  la  machine  sur  les 

salaires.  —  Les  heures  de  travail.  --  L'apprentissage.  —L'emploi  des  femmes. 

—  Conclusion. 

III.  —  La  Classe  ouvrière.  —  P.  38. 

Ilalluin.  —  Armentières.  —  Tourcoing.  — Roubaix.  — Lille.  —  Les  ruraux.  — 
L'immigration  belge.  —  Conclusion. 

IV.  —  Le  Patronage  de  la  classe  ouvrière.  —  P.  03. 

Les  syndicats  ouvriers.  —  L'intervention  de  l'Etat.  —  Le  parti  guesdiste.  —  Les 
coopératives.  —  Le  chômage.  —  Les  .Jaunes.  —  Le  patronage  des  corporations 
religieuses. 
Conclusions.  —  P.  01. 


LA  FLANDRE  FRANÇAISE 


L'OUVRIER  DE  L'INDUSTRIE  TEXTILE 


AVANT-PROPOS 

Depuis  un  siècle  environ,  les  nations  de  l'Europe  occidentale 
subissent  des  transformations  sociales  qui  déconcertent  à  la  fois 
les  penseurs  etles  hommes  d'action.  Anxieux,  les  gouvernements, 
les  classes  dirigeantes  se  demandent  ce  qui  sortira  de  ces  chan- 
gements à  la  fois  si  rapides  et  si  profonds.  Les  uns  prédisent  l'ap- 
parition de  formes  politiques  nouvelles;  d'autres  pensent  à  un 
retour  fatal  aux  anciennes  autocraties.  Dans  ce  désarroi,  tout  le 
monde  semble  avoir  perdu  pied,  et  les  théories  les  plus  fantai- 
sistes se  font  jour. 

Il  existe  pourtant  une  méthode  scientifique  qui  permet  d'étu- 
dier et  d'analyser  ce  problème  avec  une  grande  sérénité  d'âme, 
une  grande  tranquillité  d'esprit;  mais  cette  méthode  est  généra- 
lement dédaignée,  parce  qu'elle  ne  donne  pas  immédiatement 
la  clef  des  grandes  questions  sociales  dans  leur  ensemble  ;  elle 
exige  un  labeur  minutieux  et  persévérant,  et  ne  donne  d'abord 
que  des  conclusions  de  détail  qui  font  sourire  les  idéologues. 

Cette  méthode  consiste  dans  V observation  analytique  des  faits, 
ce  qui  veut  dire  quil  faut  étudier  de  visu,  en  un  point  donné, 
un  fait  particulier  "précis,  plusieurs  faits  particuliers  se  rap- 
portant au  même  phénomène,  et  s'élever  peu  à  peu,  par  induc- 
tions successives  et  partielles,  aux  lois  qui  paraissent  régir  ce 
phénomène  à  l'endroit  et  à  l'époque  choisis.  Il  faut  ensuite  faire 


4  L  OUVRIER   DE    L  INDUSTRIE    TEXTILE. 

d'autres  observations  du  même  genre  en  d'autres  points  du 
glolDe  où  agit  le  même  phénomène,  refaire  le  même  travail 
scientifique  chaque  fois,  et  ce  n'est  qu'après  une  longue  suite 
d'études  que  l'on  arrive  à  trouver  la  sohition  du  problème. 
Ainsi  procèdent  toutes  les  sciences;  ainsi  doit  procéder  la  science 
sociale. 

On  a  souvent  reproché  à  la  Science  sociale  de  s'être  trop  can- 
tonnée dans  l'étude  des  types  simples,  et  l'on  en  a  déduit,  un  peu 
hâtivement,  que  létude  des  sociétés  complexes  était  au-dessus  de 
ses  forces.  Ceux  qui  ont  parlé  ainsi  ont  oublié  que  la  logique  même 
demandait  l'étude  du  simple  avant  celle  du  composé. 

Dans  le  présent  ouvrage,  nous  avons  voulu  apporter  une  con- 
tribution à  la  connaissance  des  types  sociaux  les  plus  compliqués 
(jui  existent,  ceux  du  Nord-Ouest  de  l'Europe.  C'est  là  que  les 
changements  dont  nous  parlions  ont  atteint  leur  maximum  d'in- 
tensité. Ces  changements  sont  dus  à  la  machine  à  vapeur  et  aux 
inventions  mécaniques  qui  ont  changé  de  fond  en  coml)le  les 
vieilles  méthodes  de  travail,  les  procédés  de  fabrication  et  les 
moyens  de  transport. 

La  question  qui  se  pose  est  donc  celle-ci  :  Quelles  ont  été  les 
répercussions  du  machinisme  sur  les  groupements  humains?  Qu'est 
devenu  l'atelier?  Qu'est  devenue  la  famille?  Que  sont  devenues 
les  associations  diverses,  les  corporations,  les  pouvoirs  publics? 

Quand  on  se  pose  ces  questions,  il  faut  toujours  ajouter  :  à  tel 
endroit  et  à  telle  époque,  ou  sinon  ces  questions  n'ont  aucun «ens. 
Ces  questions  n'existent  pas  en  elles-mêmes,  elles  n'existent  que 
dans  un  milieu  humain  donné,  et  le  milieu  humain  n'a  pas  les 
mêmes  propriétés  partout. 

Il  est  des  populations  que  le  machinisme  désorganise;  il  cii 
est  d'autres  qui  s'en  sont  fait  un  tremplin  pour  s'élever.  En  d'au- 
tres termes,  il  faut  tenir  compte  du  facteur  humain,  si  l'on  veut 
résoudre   scientifiquement  ce  problème. 

Ainsi  l'étude  du  machinisme  aboutit  à  un  jugement  sur  la  ré- 
sistance plus  ou  moins  grande  du  milieu  social  considéré,  sur  sa 
faculté  d'adaptation  plus  ou  moins  rapide  aux  changements  qui 
surviennent. 


AVAXT-PROPOS.  5 

M.  Paul  de  Rousiers,  dans  son  étude  sur  la  Question  ouvrière 
en  Angleterre,  a  mis  en  lumière  avec  une  grande  précision  les 
répercussions  du  machinisme  sur  la  classe  ouvrière  de  la  nation 
qui  en  avait  le  plus  subi  les  atteintes. 

Aujourd'hui  nous  voulons  apporter  une  seconde  pierre  à  l'édi- 
fice en  étudiant  le  même  phénomène,  mais  en  prenant  comme 
sujet  l'ouvrier  de  l'industrie  textile  dans  la  Flandre  française. 

Quand  on  veut  étudier  un  phénomène,  il  faut  l'étudier  là  où 
il  est  le  plus  intense.  Or,  en  France,  c'est  le  département  du  Nord 
qui  est  le  plus  soumis  au  régime  du  machinisme  :  en  1901,  sur 
2.232.263  chevaux-vapeur  (non  compris  les  moteurs  hydrauli- 
ques, etc.)  que  possédait  la  France  entière,  il  y  en  avait  i03.379 
—  soit  près  d'un  cinquième!  —  dans  le  seul  département  du 
Nord'. 

Mais  ce  département  possède  une  grande  variété  d'industries 
qui  sont  plus  ou  moins  engagées  dans  la  voie  du  machinisme  : 
industries  extractives,  métallurgiques,  chimiques,  mécaniques, 
etc.  Parmi  ces  diverses  industries,  l'une  des  plus  transformées 
est  certainement  l'industrie  textile,  car  dans  la  plupart  des  opé- 
rations auxquelles  la  fabrication  dos  tissus  doime  lieu,  l'auto- 
matisme est  parfait  et  les  métiers  très  perfectionnés. 

Dans  le  département  du  iNord,  l'industrie  textile  est  en  grande 
partie  concentrée  dans  une  région  spéciale  qui  fait  partie  de  la 
Flandre  française,  particulièrement  dans  l'arrondissement  de 
Lille  avec  ses  grandes  agglomérations  de  Roubaix,  Tourcoing, 
Armentières,  etc. 

C'est  pourquoi  nous  étudions  les  effets  de  la  machine  dans  le 
département  du  Nord,  dans  l'industrie  textile,  et  spécialement 
dans  l'arrondissement  de  Lille. 

C'est  là  que  nous  nous  rendrons  donc,  dans  cet  arrondisse- 
ment dont  la  population  est  plus  élevée  que  celle  de  beaucoup 
de  départements,  et  où  l'on  trouve  des  chefs-lieux  de  canton  plus 
populeux  que  beaucoup  de  préfectures. 

1.  Annuaire  statistique  (Ministère  du  Travail),  t.  XWI,  p.  159  et  160. 


LE  TRAVAIL  DANS   L'INDUSTRIE  TEXTILE 


1.    —    LES  MATIERES    TEXTILES. 

L'industrie  textile  dans  la  Flandre  française  a  pour  objet  la 
fabrication  des  toiles  de  lin  et  des  rtoffes  mélangées  (lin-coton, 
laine-coton,  tissus  mélangés  de  soie,  de  jute,  etc.).  Elle  ne  vise 
guère  la  fabrication  des  tissus  de  laine  pure,  encore  moins  celle 
des  tissus  de  coton  pur  et  de  soie  pure. 

Mais  cette  énumération  est  fastidieuse,  tant  que  nous  ne  com- 
prenons pas  les  conséquences  sociales  qu'entraîne  le  travail 
de  telle  ou  telle  matière. 

Or,  deux  choses  déterminent  l'emploi  qui  est  fait  de  chacune 
de  ces  matières  :  la  qualité  et  le  prix.  Nous  devons  donc  analyser 
r;q)idement  ces  deux  points. 

Les  qualités  des  matières  textiles.  —  La  qualité  d'un  tissu 
est  un  mot  vague  qui  couvre  bien  des  choses;  il  faut  dire  les. 
qualités. 

Les  principales  qualités  à  envisager  sont  :  la  solidité,  l'élas- 
ticité, le  pouvoir  calorifique,  enfin,  la  faculté  de  fixer  les  cou- 
leurs. 

Le  /m  est  très  résistant;  on  peut  en  obtenir  des  fils  d'une 
grande  finesse^  ;  il  sera  donc  choisi  pour  les  tissus  solides  (toile 

1.  Le  lin  est  filé  jusquà  180.000  mètres  au  kilogramme. 


LE    THAVAIL    DANS    L  INDUSTRIE   TEXTILE,  7 

à  voile,  à  matelas,  etc.)  ou  d'une  extrême  finesse  (dentelles,  tulle) 
ainsi  que  pour  le  fil  à  coudre.  Il  se  teint  suffisamment  bien, 
mais  sa  conductibilité  trop  grande,  l'empocbant  de  maintenir 
la  chaleur  humaine  (ce  qui  fait  dire  qu'il  est  froid),  et  sa  trop 
grande  rigidité,  le  rendent  peu  propre  à  l'habillement. 

La  laine  présente  des  qualités  presque  opposées  à  celles  du 
lin  :  on  l'emploie  de  préférence  pour  les  vêtements  d'hiver,  à 
cause  de  sa  souplesse  et  de  sa  chaleur  ;  elle  se  teint  également 
bien,  mais  est  peu  résistante.  La  faculté  qu'elle  a  de  se  feutrer 
permet  d'en  faire  des  draps,  des  tapis,  etc. 

Le  coton  tient  le  milieu  entre  le  lin  et  la  laine  pour  la  solidité, 
l'élasticité  et  le  pouvoir  conducteur  :  c'est  pourquoi  il  peut  rem- 
placer plus  oti  moins  bien  l'une  ou  l'autre  de  ces  matières,  ou  être 
mélangé  avec  elles,  et  cela  d'autant  plus  qu'il  peut  être  obtenu 
plus  économiquement.  On  l'emploie  pour  la  lingerie,  les  vête- 
ments d'été  et  les  tissus  d'ameublement.  Ce  qui  limite  son  em- 
ploi aux  étoffes  communes,  c'est  qu'il  se  teint  mal  :  les  couleurs 
s'effacent  assez  rapidement,  ce  qui  lui  donne  bientôt  un  aspect 
sale.  Sa  plus  grande  qualité  est,  comme  nous  allons  le  voir,  le 
bon  marché. 

Prix  des  matières  textiles.  —  Le  prix  de  revient  d'une  ma- 
tière textile  dépend  surtout  de  la  facilité  plus  ou  moins  grande 
que  l'on  rencontre  à  la  produire  et  à  la  transformer.  Or,  si  l'on 
veut  se  reporter  aux  qualités  que  nous  venons  d'analyser,  on 
comprendra  que  la  fibre  du  lin,  par  sa  rigidité,  son  manque  de 
souplesse,  se  prête  peu  au  travail;  que  la  laine  est  trop  vrillée, 
et  surtout  trop  peu  solide.  Le  coton,  souple  sans  que  sa  fibre  soit 
trop  vrillée,  et  suffisamment  résistant  sans  excès  de  rigidité,  est 
la  matière  idéale,  s'adaptant  le  mieux  au  travail  industriel. 

Mais  la  production  du  lin,  le  travail  agricole  qui  précède  la 
fabrication,  est  déjà  plus  onéreuse  que  celles  de  la  laine  et  du 
coton  qui  se  rapprochent  plus  de  la  simple  récolte  (art  pastoral 
ou  cueillette).  De  plus,  un  travail  rural  très  coûteux  vient 
s'ajouter  à  la  culture  proprement  dite.  En  effet,  les  fibres  du  lin 
sont  collées  ensemble  et  entourées  d'une  écorcc  très  dure.  C'est 


s  L  OUVRIER    DE    L  INDUSTRIE    TEXÏIUE. 

pourquoi,  on  doit  rouir  la  plante,  la  sécher,  la  broyer  et  la  teiller, 
alors  que  le  coton  demande  seulement  à  être  épluché. 

Le  rouissage  du  lin  a  pour  but  de  dissoudre  la  gomme  qui 
agglutine  les  libres;  cette  opération  consiste  dans  l'immersion  de 
la  plante  dans  l'eau  courante  pendant  quinze  jours.  Le  séchage  se 
fait  le  plus  souvent  au  soleil,  sur  les  bords  de  la  rivière  où  le 
lin  a  été  roui.  Le  broyage,  qui  se  fait  à  l'aide  d'un  appareil  ma- 
nœuvré à  la  main,  a  pour  but  de  casser  Técorce,  afin  de  pouvoir 
retirer  les  fibres.  Enfin,  le  teillage  sépare  fétoupe  des  bons  fila- 
ments en  raclant  et  espadant  avec  un  appareil  également  mû  à 
la  main. 

Toutes  ces  opérations  sont  longues  et  exigent  beaucoup  de 
main-d'œuvre  :  un  ouvrier  n'arrive  à  broyer  et  teiller  que  6  kilogr. 
de  lin  par  jour.  L'égrenage  du  coton,  au  contraire,  se  fait  méca- 
niquement :  grâce  aux  saw-gins,  on  peut  égrener  3.000  Idlogr.  de 
coton  par  jour  1  :  de  même  le  nettoyage  se  fait  mécaniquement. 
Quant  à  la  laine,  elle  est  directement  emballée  après  la  tonte. 

On  peut  se  demander  si  le  coût  de  transport  ne  vient  pas 
compenser  les  difl'érences  dans  le  coût  de  production?  Aujour- 
d'hui, les  moyens  de  transport  sont  si  développés,  qu'il  n'y  a 
plus  les  énormes  différences  de  jadis  entre  le  coût  de  la  matière 
première  au  lieu  de  production  et  au  lieu  d'utihsation.  Le  coton 
vient  des  Indes,  d'Egypte  ou  des  États-Unis;  le  lin  est  cultivé 
surtout  en  Irlande,  en  Belgique  et  dans  les  Provinces  baltiques; 
la  laine  vient  d'un  peu  partout,  d'Europe,  d'Australie,  de  la 
Plata.  De  cette  facilité  de  transport,  il  résulte  que  le  travail  de 
fabrication,  ne  dépend  plus  autant  du  Lion,  c'est-à-dire  du 
climat  et  du  sol  ;  il  peut  s'en  affranchir  dans  une  certaine  me- 
sure; il  n'est  plus,  comme  anciennement,  cantonné  près  des 
lieux  de  production;  c'est  une  autre  loi  qui  l'attire  vers  telle 
ou  telle  région. 

1.  Le  sair-gin  est  employé  surtout  aux  États-Unis.  Dans  l'Exlrème-Orient,  on  se 
sert  du  rollci'-fjin,  appareil  à  main  qui  n'égrène  <iue  lo  à  l'i  kilogrammes. 


LE    TRAVAIL    DANS    L  INDUSTRIE   TEXTILK. 


II.     LA    FABRICATION. 

Nous  voila,  aprôs  un  léser  détour,  revenu  dans  la  Flandi-c 
française.  Les  matières  premières  sont  sur  place.  Le  travail  de 
fabrication  va  commencer.  Il  nous  faut  en  décrire  les  diiférentes 
opérations  et  voir  quelles  sont  les  qualités  quelles  exigent  de  la 
part  des  ouvriers  c|ui  en  sont  chargés. 

Puisqu'il  s'agit  ici  de  travail  mécanique,  nous  parlerons  d'abord 
du  coton,  qui.  comme  nous  le  savons  déjà,  est  la  matière  qui 
s'adapte  le  mieux  au  machinisme  ;  nous  parlerons  ensuite  de 
la  laine:  enfin  nous  terminerons  par  le  lin. 

La  FiLATi'REDE  COTON.  —  Pour  résoutlrc  la  question  que  nous 
nous  sommes  posée,  à  savoir  l'intluence  de  la  machine  sur  l'ou- 
vrier, il  suffit  d'entrer  dans  un  atelier,  et  d'observer.  Cela  peut 
sembler  une  vérité  de  La  Palice;  mais  combien  de  sociologues 
prennent  la  peine  de  faire  cette  observation? 

Nous  visitons  la  filature  de  MM.  Wibaux-Florin,  à  Roubaix. 
C'est  une  des  plus  grandes  de  la  région.  Elle  compte  environ 
."jO.OOO  broches  à  filer,  occupe  300  ouvriers  dont  200  femmes,  et 
emploie  une  force  motrice  de  1000  chevaux-vapeur. 

L'usine  est  divisée  en  deux  parties  :  la  préparation  et  la  fila- 
ture proprement  dite. 

Dans  la  préparation,  le  machinisme  est  parfait;  l'interven- 
tion de  l'effort  humain  est  réduit  au  minimum.  Aussi,  les  ouvriers 
qui  y  sont  employés  n'ont-il^  aucun  apprentissage  à  sulûr,  ce 
qui  permet  d'employer  des  ouvriers  quelconques,  (.'est  un 
personnel  de  manœuvres  composé  d'hommes  ou  de  femmes, 
selon  qu'il  faut  transporter  des  charges  plus  ou  moins  lourdes. 

La  préparation  a  pour  but  d'extraire  les  fils  de  la  masse  de  coton 
qu'ils  forment  par  leur  enchevêtrement.  D'une  machine  à  l'autre. 
le  gros  cylindre  de  coton  se  divise  et  s'amincit,  devient  ruban, 
enfin  fil.  Dans  les  premières  opérations,  comme  il  faut  manœu- 
vrer des  poids  assez  forts  de  matière  pour  charger  et  décharger 


10  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

les  métiers,  on  n'emploie  (|ue  des  hommes;  ce  sont  de  simples 
manœuvres  qui  posent  les  rouleaux;  ces  premières  opérations 
sont  le  battage  qui  commence  à  séparer  les  filtres,  et  le  cardage 
qui  les  démêle. 

A  partir  de  ce  moment,  le  coton  se  présente  sous  forme  de 
rubans  enroulés  autour  de  petites  bobines,  d'un  poids  léger  par 
conséquent;  les  femmes  succèdent  aux  hommes  à  V étirage, 
ainsi  qu'au  filage  en  gros  i.  Ici  le  travail  principal  consiste  à 
rattacher  les  fils  qui  cassent,  et  un  arrêt  automatique,  en  cas  de 
rupture,  dispense  d'une  attention  bien  soutenue. 

Du  fdage  en  gros  proviennent  de  petites  bobines  de  fils  ayant 
déjà  subi  un  commencement  de  torsion;  ces  bobines  passent 
dans  la  filature  proprement  dite  où  doit  se  faire  le  filage  en  fin, 
opération  qui  a  pour  but  d'allonger  le  fil  et  de  tordre  ensemble 
plusieurs  filaments  pour  en  augmenter  la  solidité.  Il  y  a  deux 
genres  de  métiers  à  filer  :  le  métier  continu  et  le  métier  renvi- 
deur  [self-acting).  Dans  le  premier,  l'étirage  et  la  torsion  se  font 
simultanément,  mais  le  fil  étant  soumis  à  un  eifort  considérable, 
il  ne  peut  filer  que  les  gros  numéros.  Dans  le  second,  l'étirage 
et  la  torsion  se  font  alternativement  :  le  machinisme  y  est 
moins  parfait,  mais  il  peut  filer  les  plus  fins  numéros. 

Dans  l'un  comme  dans  l'autre  cas,  l'occupation  principale 
de  l'ouvrier  est  de  rattacher  les  fils  qui  cassent,  mais  ici,  l'atten- 
tion doit  être  plus  soutenue  que  dans  le  filage  en  gros,  car  il 
n'y  a  pas  d'arrêt  automatique  en  cas  de  rupture;  la  producti- 
vité du  métier  dépend  donc  de  l'attention  et  de  la  rapidité  avec 
laquelle  l'ouvrier  exécute  son  travail;  aussi  celui-ci  n'est-il 
plus  payé  à  la  journée,  mais  aux  pièces;  on  lui  alloue  même 
une  prime  s'il  dépasse  une  certaine  productivité. 

Ce  travail  ne  demande  aucun  apprentissage  technique,  et 
cependant  tout  le  monde  n'en  est  pas  capable  :  les  distraits 
sont  éliminés. 

La  force  manuelle  n'étant  pas  exigée,  les  femmes  peuvent 
être  employées;  cependant,  en  fait,  on  ne  les  emploie  que  sur 

1.  L'étirage  se  fait  au  Ixinc  à  ('■lirer,  et  le  filage  en  gros  au  banc  à  broches. 


LE    TRAVAIL    DANS   L'iNDUSTRIE   TEXÏILK.  il 

les  métiers  continus.  Dans  les  métiers  renvideurs,  le  travail  se 
fait  par  petites  équipes  composées  d'un  fileur,  de  deux  ratta- 
cheiirs  et  de  deux  bobineurs.  Ces  derniers  sont  des  gamins  de 
treize  à  dix-sept  ans  chareés  de  la  pose  des  bobines  de  fils 
sur  les  métiers;  quand  ils  sont  assez  attentifs,  ils  devien- 
nent rattacheurs,  c'est-à-dire  qu'ils  doivent  rattacher  les  fils 
qui  cassent;  les  plus  aptes  finissent  par  devenir  fileurs  vers 
vingt-cinq  ou  trente  ans.  Le  fileur  est  chargé  de  la  mise  en 
marche  des  métiers  et  du  commandement  de  l'équipe  ;  il  est  res- 
ponsable du  travail  de  toute  l'équipe.  Tout  cela  ne  demande 
pas  précisément  un  apprentissage  technique,  mais  des  qualités 
plus  hautes  que  celles  du  simple  rattacheur  :  il  faut  le  don  du 
commandement  et  de  l'organisation,  le  sens  de  la  responsabilité. 
Le  fileur  est  le  résultat  d'une  sélection  qui  s'opère  parmi  les 
rattacheurs  :  les  ouvriers  elles  patrons  que  j'ai  pu  interroger 
sont  invariablement  d'accord  à  ce  sujet,  et  sont  unanimes  à  re- 
connaître que  tous  ne  possèdent  pas  ces  qualités,  tant  s'en  faut. 

D'après  ce  qui  précède,  on  voit  que  les  rattacheurs  sont  avant 
tout  des  candidats-fileurs,  et  c'est  pourquoi  on  ne  trouve  que 
des  hommes  parmi  les  rattacheurs  :  outre  que  les  femmes 
capables  d'assumer  une  lourde  responsabilité  sont  encore  plus 
rares  que  les  hommes,  elles  ne  restent  généralement  pas  assez 
longtemps  à  l'usine  et  ne  recrutent  que  le  personnel  tem- 
poraire. 

Après  la  filature,  le  coton  va  au  tissage.  Nous  ne  décrirons 
pas  ce  travail  ici,  car  il  n'existe  guère  dans  le  Nord.  Du  reste,  il 
est  analogue  à  celui  du  tissage  de  la  laine  dont  nous  parlerons 
plus  loin. 

Le  peioagk  de  laixk.  — ■  Les  nombreuses  variétés  de  laines 
peuvent  être  divisées,  au  point  de  vue  du  travail,  en  deux 
grandes  classes  que  l'on  appelle  communément  laines  pei- 
gnées et  laines  cardées.  Nous  avons  vu,  en  parlant  du  colon, 
que  le  cardage  est  une  espèce  de  démêlage  qui  tend  à  séparer 
et  à  paralléliser  les  fibres  ;  pour  les  brins  longs,  il  faut  faire  en 
plus  un  peignage  afin  d'assurer  un  parallélisme  plus   parfait. 


12  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

Certaines  qualités  de  coton  dites  longues  soies  sont  peignées  : 
ce  sont  celles  dont  les  fibres  ont  plus  de  2  cm.  1/2  de  longueur. 
Pour  la  laine,  la  limite  varie  suivant  la  finesse,  le  degré  de  vril- 
lage,  etc. 

Il  est  difficile  d'établir  un  classement  satisfaisant  vu  le  grand 
nombre  de  variétés  qui  existent  ;  toutefois,  d'une  façon  générale, 
on  peut  distinguer  les  laines  courtes  des  laines  longues. 

Les  laines  courtes  sont  plus  vrillées,  et  ont  une  tendance  plus 
grande  au  feutrage  :  on  se  contente  de  les  carder  pour  en  faire 
des  draps  ou  des  tapis. 

Les  laines  longues,  plus  droites,  sont  plus  propres  au  travail 
du  peignage,  et  sont  employées  pour  la  confection  des  tissus 
ras. 

Anciennement,  au  temps  du  travail  à  la  main,  on  ne  pei- 
gnait que  les  laines  ayant  plus  de  8  centimètres  de  longueur. 
Depuis  l'invention  des  peigneuses  mécaniques,  on  peut  peigner 
des  laines  beaucoup  -plus  courtes  et  plus  fines,  y  compris  les 
laines  mérinos. 

Fidèle  à  notre  méthode,  enti-ons  dans  un  atelier  de  peignage 
de  laine,  et  analysons  ce  qui  s'y  passe. 

Les  peignages  sont  toujours  de  grande  dimension;  celui  que 
nous  visitons,  le  Peignage  de  lEpeiile^  n'est  pas  liin  des  plus 
grands,  et  pourtant  il  a  besoin  d'une  force  motrice  de  1500  che- 
vaux et  occupe  un  personnel  de  (iOO  ouvriers  dont  la  moitié 
travaille  la  nuit;  il  faut  y  ajouter  300  hommes  occupés  à  l'atelier 
de  triage  que  tout  peignage  possède,  à  titre  d'annexé. 

En  effet,  en  arrivant,  la  laiue  est  d'abord  triée  :  c'est  là  une 
opération  nécessaire  pour  les  textiles  d'origine  animale,  par 
suite  du  manque  d'uniformité  qu'il  y  a  dans  la  longueur  et" 
les  qualités  des  poils  provenant  d'un  même  sujet  :  la  laine  du 
cou,  par  exemple,  n'est  pas  semblable  à  celle  du  dos,  etc.,  et  à 
plus  forte  raison,  à-celle  qui  vient  d'un  autre  animal,  plus  Agé 
ou  plus  jeune.  Or,  pour  faire  un  bon  tissu,  il  est  indispensable 
d'employer  des  éléments  aussi  uniformes  que  possible.  De  là,  la 
nécessité  du  triage. 

L'opération  du  triage  demande  des  connaissances  techniques 


LK    TRAVAfL    DANS    L  INDUSTRIE    TF.XÏILi:.  iH 

spéciales  :  il  faut  apprendre  à  connaître  les  diverses  qualités,  à 
savoir  les  apprécier.  Aussi  un  apprentissage  sérieux  s'impose. 
On  compte  qu'il  taut  de  deux  à  quatre  ans  pour  faire  un  bon 
trieur  de  laines.  Ce  long  apprentissage  a  pour  résultat  d'écar- 
ter les  femmes  de  ce  métier.  Rien,  dans  ce  travail,  d'incompa- 
tible avec  les  qualités  féminines  ;  mais  le  patron  ne  s'amuse  pas 
à  former  des  apprenties  qui  le  quitteront  après  quelques  années 
de  travail  pour  se  confiner  dans  les  travaux  du  ménage. 

Passons  maintenant  dans  l'atelier  de  peignage.  Là,  la  ma- 
chine règne,  et  l'ouvrier  n'est  plus  qu'un  surveillant  de  métiers, 
un  graisseur,  un  chargeur.  Il  fait  ce  que  la  machine  ne  peut 
faire,  il  intervient  aussitôt  qu'un  peu  de  di.scernement  est  né- 
cessaire, discernement  élémentaire  sans  doute,  et  à  la  portée 
de  tous  les  humains,  mais  que  l'automatisme  aveugle  des  ma- 
chines ne   possède   pas. 

Comme  dans  la  préparation  à  la  filature,  les  premières  opé- 
rations sont  surveillées  par  des  hommes  parce  qu'il  faut  manier 
de  lourdes  charges  de  matières,  les  étaler  sur  les  rubans  sans 
fin  qui  les  feront  déverser  dans  les  cuves  à  désuinter  ou  à  laver; 
il  faut  poser  les  rouleaux  sur  les  cardeuses^  etc.  Ces  dernières 
machines  livrent  de  petites  bobines  de  laine  démêlée,  de  sorte 
que  les  opérations  suivantes  :  étirage,  peignacje,  lissage,  peu- 
vent être  surveillées  par  des  femmes  :  en  fait,  celles-ci  ne  sont 
employées  que  le  jour;  l'équipe  de  nuit  est  exclusivement  com- 
posée d'hommes,  comme  le  veut  la  loi. 

La  surveillance  de  tous  ces  métiers  demande  tellement  peu 
d'attention,  que  l'on  n'arrête  même  pas  pendant  les  heures  de 
repas  :  les  machines  tournent  jour  et  nuit,  presque  sans  inter- 
ruption I 

La  filature  de  laixe  peigxée.  —  Du  peignage,  la  laine  arrive 
en  ccheveaux  à  la  filature.  Pour  nous  rendre  compte  de  ce  qui 
s'y  passe,  rendons-nous  aux  ateliers  da  la  Textile,  petite  fila- 
ture qui  ne  compte  que  12.000  broches,  mais  le  travail  y  est 
semblable  à  celui  qui  se  fait  dans  les  plus  grandes.  La  force  mo- 
trice totale  est  de   300  chevaux,  et  le   personnel    se   compose 


14  l'ouvrier  dans  l'industrie  textile. 

d'une  centaine  d'ouvriers  dont  la  moitié  à  peine  sont  des 
femmes. 

Comme  pour  le  coton,  il  y  a  lieu  de  faire  d'abord  une  série 
de  filages  en  gros  avant  de  faire  le  filage  définitif  ou  filage  en 
fm.  Le  filage  en  gros  se  fait  à  l'aide  de  bobinoirs  qui  étirent  sans 
donner  aucune  torsion,  et  qui  sont  surveillés  par  des  femmes. 
Le  filage  en  fin  se  fait  avec  des  métiers  renvideiirs  analogues 
à  ceux  employés  pour  le  coton,  mais  comprenant  un  nombre 
moindre  de  broches  à  filer,  parce  que  celles-ci  doivent  être  plus 
écartées  les  unes  des  autres.  La  laine  cassant  plus  facilement 
que  le  coton,  on  est  obligé  de  mettre  un  personnel  plus  consi- 
dérable pour  rattacher  les  fils.  Chaque  équipe  se  compose  d'un 
fileur,  de  quatre  rattacheurs  et  de  deux  bobineurs.  Les  qualités 
exigées  sont  les  mêmes  que  dans  la  filature  de  coton.  Notons 
toutefois  l'emploi  d'un  certain  nombre  de  femmes  en  qualité  de 
rattacheuses.  Nous  l'avons  dit,  c'est  là,  un  métier  que  peuvent 
faire  des  femmes;  ce  qui  les  écarte  des  renvideurs  à  coton, 
c'est  que  les  rattacheurs  sont  avant  tout  des  candidats-fîleurs. 
Sans  doute,  il  en  est  de  même  avec  les  renvideurs  à  laine,  mais 
ici,  si  l'on  n'employait  que  des  hommes,  il  y  aurait  trop  de  can- 
didats-fileurs,  puisqu'il  y  a  quatre  rattacheurs  pour  un  fileur 
tandis  que,  dans  l'industrie  cotonnière,  il  n'y  en  a  que  deux. 
Les  fileurs  sont  exclusivement  masculins,  pour  les  raisons  déjà 
dites. 

Il  n'y  a  pas  de  métiers  continus  dans  la  filature  que  nous 
visitons,  et  c'est  le  cas  général,  non  seulement  à  Roubaix,  mais 
sur  tout  le  Continent.  En  Angleterre,  c'est  Tinverse;  les  laines 
peignées  ne  sont  guère  filées  qu'au  continu.  Cela  provient  de 
ce  que  les  matières  employées  ne  sont  pas  les  mêmes  :  les  An- 
glais ont  continué  à  peigner  les  laines  longues  et  droites 
comme  on  le  faisait  exclusivement  jadis,  tandis  que  le  Conti- 
nent s'est  mis  à  peigner  les  laines  fines,  plus  courtes  et  plus 
vrillées,  plus  difficiles  à  travailler,  par  conséquent. 

La  filature  ue  laine  cardée.  —  Sauf  qu'il  ne  comprend 
pas  l'opération  du  peignage,  le  travail  des  laines  cardées  est  le 


I.E   TRAVAIL    DANS   L'iNDUSTRlE    TKXTILE.  15 

même  que  celui  des  laines  peignées,  depuis  le  triage  jusqu'au 
filage  enfin;  et  ici,  toutes  ces  opérations  se  font  dans  le  même 
atelier. 

Nous  trouverons  donc  d'abord  : 

1°  Des  ouvriers  de  métier  qui  sont  les  trieurs; 

2"  Des  journaliers,  simples  surveillants  de  machines,  au  dé- 
suintage,  lavage,  battage,  etc.,  jusqu'au  cardage; 

3°  Des  femmes  surveillantes  de  machines,  à  partir  du  car- 
dage, dans  les  différents  étirages  jusqu'au  filage  en  gros  au 
bobinoir  ; 

4°  Enfin,  au  filage  en  fin,  qui  se  fait  toujours  au  métier  ren- 
videur^,  nous  trouvons  des  fileurs,  résultats  d'une  sélection 
faite  parmi  les  rattacheurs. 

De  la  fdature,  les  filés  peignés  ou  cardés  passent  au  tissage^ 
à  la  fabrique,  comme  on  dit  en  Roubaix. 

Le  tissage  de  laine.  —  Rendons-nous  à  la  fabrique  de 
MM.  Mathon  et  Dubrulle,  située  à  la  limite  même  des  territoires 
de  Roubaix  et  de  Tourcoing,  C'est  un  des  plus  grands  tissages 
des  environs  ;  il  compte  environ  mille  métiers  à  tisser  nécessi- 
tant une  force  de  1.200  chevaux-vapeur.  Le  personnel  se  com- 
pose de  500  tisserands  (un  pour  2  métiers),  plus  iOO  femmes  et 
400  hommes  employés  à  la  préparation  et  aux  occupations 
accessoires. 

Un  tissu,  on  le  sait,  est  généralement  composé  de  deux  séries 
de  fils  perpendiculaires  :  les  fils  de  chaîne  sont  ceux  qui  sont 
disposés  dans  le  sens  de  la  longueur  du  tissu,  et  les  fils  de  trame 
sont  ceux  disposés  dans  le  sens  de  la  largeur. 

Les  opérations  à  effectuer  sont  les  suivantes  :  1"  préparation 
de  la  chaîne;  2'  préparation  de  la  trame;  3"  tissage  propre- 
ment dit,  ou  entrelacement  du  fil  de  trame  avec  la  chaîne; 
4°  piqùrage  ou  correction  des  défauts. 

1°  Préparation  de  la  chaîne.  La  préparation  de  la  chaîne,  et 
le  rentrage,  ou  pose  de  la  chaîne  dans  le  métier  à  tisser  se  font 

1.  En  Angleterre,  les  cardés  sont  également  filés  au  renvideur,  puisqu'ils  pro- 
viennent des  laines  courtes. 


10  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

à  la  main,  car  il  faut  passer  les  fils  un  à  un  et  accrocher  l'une 
des  extrémités.  C'est  un  travail  de  manœuvre. 

2"  Préparation  de  la  trame  ou  des  canettes.  —  Il  s'agit  de 
mettre  chacun  des  fils  de  trame  dans  une  navette.  Cette  opéra- 
tion est  exécutée  à  la  main  par  des  femmes. 

3"  Tissage  proprement  dit.  —  Une  fois  le  métier  préparé,  c'est- 
à-dire  une  fois  la  chaîne  posée  et  les  canettes  prêtes,  le  tisse- 
rand arrive  et  met  le  métier  en  mouvement.  Son  rôle  consiste 
surtout  à  surveiller  l'opération,  et  à  rattacher  les  Qls  qui  cas- 
sent.. Ceci  demande  de  l'attention  soutenue.  Il  faut  donc  les 
mêmes  qualités  pour  être  tisserand  que  pour  être  rattacheur, 
mais  tandis  que  les  moments  de  distraction  de  ce  dernier  se  tra- 
duisent en  ralentissement  du  filage,  ceux  du  tisserand  se  tradui- 
sant en  malfaçons  dans  le  tissu. 

En  effet,  dans  le  premier  cas,  le  fil  cassé  cesse  de  filer  :  dans  le 
tissage,  au  contraire,  la  navette  continue  son  chemin,  laissant 
un  défaut  dans  le  tissu,  à  l'endroit  où  la  cassure  sest produite. 

De  plus,  le  tisserand,  pour  ratiacher  convenablement  le  fil 
cassé,  doit  connaître  la  contexture  du  tissu  qu'il  travaille;  il 
doit  savoir  de  quelle  façon  le  til  de  trame  s'entrelace  dans 
la  chaîne  ;  sans  cela  il  risque  de  rendre  le  défaut  plus  apparent 
qu'il  n'était. 

Aussi  semble-t-il  que  le  meilleur  système  soit  ici  le  salaire  à 
la  tâche  corrigé  par  un  système  d'amendes  pour  les  défauts 
laissés  dans  le  tissu  par  l'ouvrier. 

On  comprend  que  le  métier  de  tisserand  demande  un  certain 
apprentissage,  et  cela  d'autant  plus  que  l'ouvrier  est  appelé  à 
tisser  des  tissus  plus  compliqués.  Toutefois,  cet  apprentissage  se 
fait  progressivement.  Les  gamins  sont  chargés  de  petits  métier^ 
sous  la  surveillance  d'un  ouvrier.  Vers  dix-sept  ans,  ils  peuvent 
être  laissés  seuls  sous  leur  responsabilité  personnelle. 

k"  Piqih'aye.  —  Si  attentif  qu'ait  été  le  tisserand,  il  reste  un 
certain  nombre  de  défauts  dans  l'étoile.  Ces  défauts  sont  cor- 
rigés à  la  main.  C'est  un  travail  de  couturière,  mais  qui  de- 
mande la  connaissance  de  la  texture  des  tissus.  Aussi  exige-t-il 
quelques  années  d'apprentissage. 


I.E   TRAVAIL    DANS    L'INDUSTRIE    TEXTILE.  1" 

C'est  la  première  fois  que  nous  rencontrons  des  femmes 
employées  en  fabri([uo  ayant  dû  faire  un  apprentissage  sérieux, 
mais  c'est  là  un  travail  de  couture:  mariées,  elles  pourront 
continuer  à  utiliser  leurs  connaissances,  et  même  travailler 
à  domicile  pour  un  fabricant. 

La  teinture  et  l'apprêt.  —  Ces  deux  genres  de  travaux  sont 
parfois  réunis  dans  le  même  atelier,  mais  un  certain  nombre 
d'industriels  se  sont  spécialisés  dans  l'un  ou  l'autre. 

La  teinture  se  fait  avant  ou  après  le  tissage;  dans  le  premier 
cas,  il  s'agit  de  colorer  des  fils  destinés  à  produire  des  dessins  dans 
le  tissu;  dans  le  second  cas,  c'est  le  tissu  lui-même  qui  est  teint. 

Ici,  nous  avons  quitté  le  royaume  de  la  mécanique  pour  celui 
de  la  chimie  :  on  ne  parle  plus  de  métiers,  mais  de  cuves.  Les 
ouvriers  ne  sont  que  de  simples  manœuvres  chargés  de  la  mise 
en  route  et  de  la  surveillance  des  opérations.  En  effet,  les 
matières  colorantes  viennent  toutes  préparées  d'Allemagne, 
pays  qui,  comme  on  le  sait,  s'est  admirablement  développé 
dans  cette  voie,  et  a  su  garder  le  secret  et  le  monopole  de  cette 
fabrication  ' . 

Passons  maintenant  à  Xapprèt,  travail  qui  a  pour  but  de  don- 
ner le  dernier  coup  de  fer  au  tissu  avant  de  le  livrer  au  com- 
merce et  à  la  confection. 

L'apprêt  consiste  essentiellement  à  plonger  le  tissu  dans  un 
bain  chaud  d'amidon,  de  fécule,  d'argile,  etc.,  et  à  faire  dispa- 
raître ensuite  les  plis  à  l'aide  d'une  presse. 

Pour  la  laine,  il  y  a  lieu,  entre  le  dégraissage  et  la  presse,  de 
faire  les  opérations  du  tondage  et  du  décatissage,  l'une  pour 
égaliser  le  duxet  laineux  qui  garnit  l'étoffe,  l'autre  pour  enle- 
ver l'excès  de  poli  à  l'aide  d'un  bain  de  vapeur. 

Pour  le  drap,  il  faut  de  plus  faire  le  foulage,  ou  compression 
transversale  en  vue  d'augmenter  la  densité  du  tissu  tout  en  lui 
conservant  .son  élasticité;  c'est  un  commencement  de  feutrage, 
opération  sans  laquelle  le  drap  se  rétrécirait  de  lui-même  plus 

1.  11  y  a  là  un  danger  qui  sera  mis  en  lumière  quand  nous  étudierons  la  classe 
patronale. 

2 


18  l'ouvrier  dp:  l'industrie  textile. 

tard  par  l'usage.  Le  foulage  fait  rentrer  les  draps  d'environ  un 
tiers  sur  la  largeur  et  de  la  moitié  sur  la  longueur. 

Ce  qu'il  nous  faut  retenir,  c'est  que  les  manœuvres  dominent 
dans  l'apprêt  comme  dans  la  teinture  :  ils  surveillent  la  marche 
des  presses  mécaniques,  des  cuves,  des  cylindres  et  des  tondeuses  ; 
ils  chargent  et  déchargent  les  appareils,  les  mettent  en  mouve- 
ment ou  les  arrêtent. 

Il  reste  encore  le  travail  de  la  confection ,  mais  là  nous 
quittons  le  domaine  du  machinisme  et  les  répercussions  sociales 
sont  autres.  Ce  travail  est  du  reste  peu  répandu  dans  la  Flandre 
française.  Il  se  fait  plutôt  dans  les  plaines  calcaires  qui  s'éten- 
dent au  sud  de  la  ville  de  Lille. 

Mais  il  est  temps  maintenant  d'étudier  l'antique  industrie 
flamande,  celle  du  lin  avec  ses  succédanés,  le  jute,  le  chan- 
vre, etc. 

La  filature  ue  lin.  —  Nous  avons  vu  que  le  lin  était  préparé 
par  un  travail  rural  laborieux,  à  la  suite  duquel,  il  arrive  en 
filaments  et  en  étoupe.  Cette  dernière  est  simplement  cardée, 
tandis  que  les  bons  filaments  passent  directement  au  peignage. 

Dans  l'industrie  linière,  le  peignage  forme  toujours  une  an- 
nexe delà  filature.  Nous  en  verrons  plus  tard  la  cause;  notre  but, 
pour  l'instant,  est  de  déterminer  les  etfet  sociaux  des  différentes 
opérations  sur  l'ouvrier. 

En  visitant  une  filature  de  lin,  on  se  rend  compte  bientôt  que 
le  machinisme  est  imparfait  :  le  personnel  est  beaucoup  plus 
nombreux,  et  certains  travaux  se  font  encore  à  la  main. 

Voici  d'abord  une  grande  quantité  de  gamins  (|ui  partagent  la 
matière  en  cordons  égaux,  ou  qui  servent  d'aides;  voici  des 
jeunes  gens,  les  èmoucheteurs,  qui  surveillent  les  métiers  méca- 
niques à  peigner;  voici  enfin  des  hommes,  les  repasseurs ^  qui 
achèvent  de  peigner  à  la  main.  Ce  dernier  travail  demande  un 
véritable  apprentissage,  car  il  s'agit  d'acquérir  un  tour  de  main 
spécial;  il  ne  suffit  pas,  comme  pour  le  peignage  de  la  laine, 
d'exercer  un  effort  uniforme  ;  il  faut  appuyer  plus  ou  moins  fort, 
suivant  que  la  mèche  est  plus  ou  moins  engagée  dans  le  peigne; 


LE    TRAVAIL    DANS    LINDLSÏRIE    TKXTILK.  11) 

il  faut  apporter  beaucoup  de  soins  pour  dégager  les  étoupes 
sans  les  détériorer,  et  savoir  tirer  le  plus  possible  de  longs 
brins  d'une  quantité  donnée  de  matière. 

L'habileté  plus  ou  moins  grande  du  repasseur  influe  sur  le 
rendement  et  la  réussite  de  l'ensemble  du  travail.  C'est  un  ou- 
vrier de  métier  ayant  dû  faire  un  apprentissage  d'au  moins 
deux  ans.  Il  y  a  une  tendance  de  plus  en  plus  marquée,  sur- 
tout pour  les  articles  ordinaires,  à  supprimer  le  repassage  et  à 
se  contenter  du  peignage  mécanique  qui  donne  des  résultats 
moins  parfaits,  mais  qui  est  moins  onéreux. 

Le  cardage  des  étoupes  se  fait  dans  des  cardeuses  mécaniques 
analogues  à  celles  employées  dans  les  filatures  de  laine. 

Le  lin  peigné  ou  cardé  passe  ensuite  dans  une  série  d'appareils 
où  le  machinisme  est  parfait,  et  qui  sont  surveillés  par  des 
femmes  :  bancs  à  étirer,  bancs  à  broches  pour  le  filage  en  gros, 
enfin  métiers  continus  pour  le  filage  en  fin. 

Le  lin  étant  très  résistant,  le  métier  renvideur  n'est  jamais  em- 
ployé. Il  y  a  toutefois  deux  façons  d'opérer  le  filage  en  fin  :  il  se 
fait  à  sec  pour  les  gros  numéros,  et  au  mouillé  pour  les  fins,  au 
delà  du  n'  25. 

Dans  ce  dernier  cas,  le  fil  passe  dans  de  l'eau  chauffée  à  une 
température  de  60  à  80°,  avant  de  s'enrouler  sur  la  bobine  du 
métier.  Ce  dernier  travail  est  non  seulement  plus  onéreux  que  le 
premier,  mais  plus  malsain  pour  l'ouvrière,  à  cause  de  la  cha- 
leur humide  qui  règne  dans  la  salle. 

L.\  FiLTERiE.  —  Une  quantité  assez  considérable  des  filés  de 
lin  sont  destinés,  non  au  tissage,  mais  à  la  fabrication  du  fil  à 
coudre,  fabrication  qui  se  fait  dans  des  ateliers  distincts  appelés 
filteries  ou  retorderies.  On  réserve  plutôt  le  nom  de  retorderie 
aux  ateliers  dans  lesquels  on  donne  ime  torsion  supplémentaire 
aux  filés  de  coton  ou  de  laine  qui  doivent  entrer  dans  la  confec- 
tion de  certains  tissus  :  le  nom  de  fdterie  désigne  plus  spéciale- 
ment les  ateliers  où  l'on  donne  une  torsion  supplémentaire  aux 
filés  de  lin  pur  ou  mélangé  de  coton,  en  vue  de  la  confection  du  fil 
à  coudre.  Dans  l'un  ou  dans  l'autre  cas,  le  travail  est  semblable. 


20  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

La  torsion  se  fait  à  l'aide  de  métiers  analogues  aux  métiers 
continus  à  filera  II  y  alieu  ensuite  de  teindre  les  fils,  de  raccom- 
moder les  cassures,  de  les  numéroter,  etc. 

Aucun  de  ces  travaux  ne  nécessite  d'apprentissage  sérieux;  le 
personnel  d'une  filterie  ne  se  compose  que  de  femmes  et  de 
manœuvres. 

Le  tissage  et  la  blanchisserie  de  toile.  —  Quant  aux  filés 
destinés  à  la  fabrication  des  tissus,  au  lieu  d'aller  dans  les  fîlte- 
ries,  ils  vont  dans  les  tissages  de  toile,  puis  dans  les  blanchis- 
series. 

Le  tissage  de  la  toile  se  fait  de  la  même  façon  que  la  fabrica- 
tion des  étoffes  de  laine,  à  part  quelques  modifications  de  détail 
sur  lesquels  il  n'y  pas  lieu  d'insister. 

L'apprêt  se  fait  dans  des  ateliers  appelés  blanchisseries.  Le  sé- 
chage se  fait  fréquemment  encore  à  l'air  libre  sur  les  prairies, 
par  exemple  sur  les  bords  de  la  Deûle,  aux  environs  d'Haubour- 
din. 

Nous  voilà  arrivé  au  bout  de  notre  première  étape.  Nous  avons 
parcouru  le  cycle  complet  des  diverses  industries  textiles  que 
l'on  rencontre  dans  la  Flandre  française.  Il  nous  faut  maintenant 
en  dégager  les  efîets, 

1.  On  emploie  le  renvidexir  à  retordre  pour  les  gros  fils  peu  tordus. 


¥ 


II 


L,ES  EFFETS  DU  MACHINISME 


Telles  sont  les  données  du  problèmo. 

Si  l'on  a  bien  lu  les  lignes  qui  précèdent,  on  comprendra  sans 
effort  renchainement  des  faits  qui  vont  suivre,  car  tout  y  est 
contenu  en  germe. 

Notre  seul  travail  sera  donc  de  les  dégager,  de  les  mettre 
en  lumière  ,  de  formuler  d'une  façon  nette  les  répercussions 
sociales. 

Le  grand  fait  générateur  auquel  remontent  les  répercussions 
sociales  de  l'industrie  textile,  dans  l'Europe  occidentale  en  géné- 
ral, et  dans  la  Flandre  française  en  particulier,  est  sans  contredit 
le  développement  à\\  machinisme. 

Le  présent  travail  aura  surtout  en  vue  les  effets  du  machinisme, 
tel  qu'il  est  organisé  dans  l'industrie  textile  dans  la  Flandre 
française.  Ce  n'est  pas  à  dire  qu'en  cours  de  route,  nous  ne 
puissions  faire  quelques  incursions  indiscrètes  sur  les  industries 
textiles  des  autres  pays,  ou  sur  les  effets  du  machinisme  dans  des 
industries  différentes;  bien  au  contraire!  Il  est  de  toute  évi- 
dence qu'il  faut  comparer  constamment  avec  les  choses  similaires, 
si  l'on  veut  porter  un  jugement;  c'est  pourquoi,  il  ne  faut  pas 
perdre  de  vue  que  les  incursions  que  nous  ferons  en  Angle- 
terre ou  ailleurs  n'auront  d'autre  but  que  de  mieux  connaître  la 
Flandre  française. 

Ceci  posé,  entrons  dans  le  détail  des  répercussions  sociales. 


k 


L  OrVRIER    r)E    I.  INDUSTRIE    TEXTILE. 


I.    —    LA    DIVISION    DU    TRAVAIL    ET    LES    VARIETES    OUVRIERES 

D'après  ce  que  nous  avons  pu  voir  du  travail,  il  ressort  que  le 
machinisme  entraîne  une  grande  division  du  travail.  Par  essence, 
la  machine  est  aveugle,  automatique,  et  ne  peut  exécuter  qu'une 
opération  spéciale,  limitée.  Il  y  a  donc  autant  de  machines  diffé- 
rentes que  d'opérations  distinctes  à  faire.  A  cette  division  du 
travail  correspond  la  subdivision  du  personnel  en  un  certain 
nombre  de  variétés  distinctes. 

Il  peut  se  faire  qu'un  ouvrier  puisse  passer  facilement  de  la 
surveillance  d'une  machine  à  celle  d'une  autre,  parce  que  toutes 
deux  demandent  le  même  ordre  de  qualités  morales  ou  de  con- 
naissances techniques.  Il  peut  se  faire  que  ce  passage  se  fasse 
difficilement,  parce  que  la  conduite  de  certaines  machines  fait 
appel  à  un  autre  ordre  de  qualités  ou  de  connaissances. 

En  groupant  ensemble  les  opérations  qui  exigent  les  mômes 
capacités  de  l'ouvrier,  on  déterminera  les  variétés  sociales  que 
comporte  la  classe  ouvrière. 

En  étudiant  les  conditions  du  travail  dans  l'industrie  textile, 
nous  avons  eu  soin,  en  décrivant  chaque  opération,  de  noter 
quelles  étaient  les  qualités  morales  que  cette  opération  exigeait 
de  l'ouvrier,  ainsi  que  les  connaissances  techniques  nécessaires  : 
l'analyse  a  donc  été  faite;  nous  n'avons  plus  qu'à  faire  le  clas- 
sement. 

Remarquons  tout  dabord  que  nous  avons  deux  critères  diûe- 
rents  de  classement  :  d'une  part,  les  qualités  morales;  d'autre 
part,  les  connaissances  techniques.  A  chacun  de  ces  critères, 
correspond  un  ordre  de  choses  différent,  une  orientation  sociale 
autre. 

Tout  en  bas,  nous  avons  la  catégorie  des  journaliers  faisant 
les  travaux  qui  demandent  à  la  fois  le  minimum  de  qualités 
personnelles  et  de  connaissances. 

De  là,  partent  deux  voies  caractérisées  par  la  prépondérance 


LES   Kl'FETS    DU   MACDINISME.  23 

de  l'un  ou  l'autre  de  ces  critères  :  dans  Funo,  nous  classerons 
les  types  dans  Tordre  où  les  qualités  morales  exigées  sont  de 
plus  en  plus  nondjreuses,  et  par  conséquent  se  trouvent  plus 
rarement  réunies  dans  le  même  individu;  dans  l'autre,  au  con- 
traire, nous  les  classerons  clans  l'ordre  où  les  connaissances 
techniques  nécessaires  sont  de  plus  en  plus  grandes,  et  par 
conséquent  de  plus  en  plus  difficiles  à  acquérir. 

Dans  le  dernier  cas,  le  classement  est  facile  à  déterminer,  car 
les  métiers  techniques  s'apprennent  à  l'aide  d'un  apprentissage, 
et  la  durée  cV apprentissage  mesure  la  difficuUr  d'acquérir  les, 
connaissances  techniques. 

Dans  le  premier  cas,  au  contraire,  il  n'y  a  plus  d'appren- 
tissage réel  ;  le  classement  des  ouvriers  se  fait  par  une  sélection 
lente  :  pour  cela,  les  ouvriers  sont,  en  (fuelque  sorte,  mis  à 
l'épreuve  pendant  un  temps  plus  ou  moins  long;  c'est  pour- 
quoi, au  lieu  du  mot  apprentissage,  nous  emploierons  ici  le 
terme  à' épreuve. 

La  différence  entre  l'apprenti  et  le  gamin  à  l'épreuve  est  que 
celui-ci  reçoit  un  salaire,  taudis  que  le  premier  n'en  reçoit 
aucun,  et  quelquefois  même  est  obligé  de  payer  une  redevance 
à  son  maître. 

On  le  voit,  il  n'est  pas  indifférent  pour  l'ouvrier  que  son 
enfant  soit  apprenti  ou  simplement  à  l'épreuve  ;  ce  n'est  pas  une 
question  théorique,  mais  une  question  qui  se  traduit  immédia- 
tement en  argent. 

Disons  de  suite  que  les  métiers  demandant  un  apprentissage 
sont  ceux  où  le  travail  à  la  7nain  prédomine,  tandis  que  l'épreuve 
est  employée  c^uand  le  travail  mécanique  prédomine . 

L'ouvrier  serviteur  de  la  jlvchine.  —  Voyons  d'abord  la 
première  variété,  celle  des  ouvriers  serviteurs  de  l'automatisme. 

Dans  ce  type,  le  classement  est  déterminé  par  les  qualités  per- 
sonnelles : 

1°  Prenons  d'abord  la  catégorie  des  journaliers  comprenant 
les  peigneurs  de  laines,  les  teinturiers,  les  apprêteurs,  les  car- 
deurs,  les  manœuvres,  les  ch^ufteurs,  etc.  Nous  avons  vu  qu'on 


24  L  OUVRIER    DE   L  INDUSTRIE    TEXTILE. 

exige  d'eux  ce  que  la  machine  ne  peut  pas  faire  :  tout  ce  qui  sort 
de  l'automatisme,  tout  ce  qui  demande  un  peu  de  discernement. 
Mais  ici,  ce  discernement  est  minime  :  tous  les  hommes  en 
sont  capables.  Aussi,  en  quelques  heures  a-t-on  formé  un 
ouvrier  peigneur,  et  l'on  embauche  le  premier  venu,  le  pre- 
mier homme  sans  travail  qui  se  présente;  il  est  de  suite  au 
courant. 

2°  Les  tisserands  d'arlicles  simples.  Le  tissage  des  articles 
simples  ne  demande  que  peu  de  connaissances  techniques,  on 
le  conçoit;  aussi  ne  faut-il  qu'un  apprentissage  insignifiant,  de 
deux  ou  trois  mois. 

Par  contre,  on  exige  des  qualités  d'attention  soutenue,  que 
l'on  acquiert  progressivement  à  l'usine;  car  l'on  débute  d'abord 
sur  un  petit  métier,  vers  treize  ans,  et  pendant  un  certain  temps, 
le  gamin  est  sous  la  surveillance  immédiate  d'un  ouvrier  qua- 
lifié. 

L'attention  plus  ou  moins  grande  apportée  par  l'ouvrier  à  son 
travail  se  traduit  par  le  nombre  plus  ou  moins  grand  des  mal- 
façons dans  l'étoffe.  De  là,  le  salaire  à  la  tâche  avec  amendes 
infligées  pour  malfaçons. 

3°  Voyons  maintenant  le  ratlacheur.  A  celui-ci  également,  en 
outre  du  discernement,  on  demande  une  attention  très  soutenue, 
qui  ne  peut  se  relâcher  un  instant  sous  peine  de  laisser  chômer 
trop  longtemps  les  broches  :  c'est  pourquoi  il  est  payé  aux  pièces 
et  reçoit  une  prime  lorsque  le  travail  est  rapidement  exécuté. 

On  n'embauche  pas  le  premier  venu;  le  jeune  ouvrier  débute 
comme  aide  —  comme  bobineur  —  pour  devenir  second,  puis 
premier  rattacheur  :  c'est  qu'il  faut  progressivement  acquérir  la 
capacité  d'attention  nécessaire.  A  ceux  qui  douteraient  de  cette 
nécessité  je  leur  demanderai  s'ils  sont  capables  de  concentrer 
leur  esprit  sur  une  même  chose  pendant  une  journée  sans  de 
nombreux  moments  de  distraction?  Je  prie  chacun  de  faire  son 
examen  de  conscience  à  ce  sujet. 

Cette  formation  supplémentaire  du  caractère  qui  se  fait  à 
l'usine  a  pour  résultat  de  restreindre  le  nombre  des  postulants  : 
tandis  qu'un  rattacheur  pourra,  le  cas  échéant,  devenir  peigneur 


LKS    EKKEÏS    HU    MACHINISME.  20 

OU  manœuvre,  la  réciproque  ne  sera  pas  vraie;  on  trouve  bien, 
parmi  les  journaliers,  quelques  ouvriers  ayant  les  capacités  né- 
cessaires pour  occuper  un  poste  plus  élevé,  mais  on  peut  être 
certain  qu'ils  ne  sont  là  que  temporairement,  et  que  des  cir- 
constances spéciales  les  y  ont  seules  amenés  momentanément. 

4°  Les  fileurs  doivent  ép^alement  avoir  du  discernement  et  de 
l'attention,  comme  les  rattacheurs,  et,  en  outre,  le  don  du 
commandement,  de  l'organisation  et  surtout  le  sens  de  la  res- 
ponsabilité. Cette  fois,  ce  sont  des  qualités  éminentes  que  l'on 
exige  de  l'ouvrier  :  aussi  est-il  plus  qu'un  ouvrier  ordinaire; 
c'est  un  chef  d'équipe. 

Les  fileurs  sont  le  résultat  dune  sélection  opérée  parmi  les 
rattacheurs,  puisqu'il  faut  les  mêmes  qualités  avec  quelque 
chose  en  plus.  Que  le  fileur  développe  encore  un  peu  sa  fermeté 
de  caractère,  qu'il  acquière  un  sens  plus  profond  de  l'esprit  de 
responsabilité,  et  il  aura  l'étoffe  nécessaire  pour  être  contre- 
maUre  :  de  chef  d'équipe  il  pourra  devenir  chef  d'atelier  et 
sortir  de  la  classe  ouvrière.  Nous  sommes  bien  à  la  limite  supé- 
rieure, à  la  frontière  du  patronat. 

L'ouvrier  travaillant  a  la  maix.  —  Passons  maintenant  au 
type  ancien  de  l'ouvrier.  Nous  allons  voir  que,  pour  V ouvrier  à 
la  main,  le  classement  est  dHerminè  par  la  difficulté  de  l'ap- 
prentissage. 

On  ne  peut  rien  comprendre  si  l'on  ne  sépare  pas  les  qualités 
personnelles  des  connaissances  techniques.  Nous  venons  de  voir 
toute  une  série  d'ouvriers  qui  n'ont  besoin  d'aucune  connais- 
sance technique  bien  marquée,  et  par  conséquent,  d'aucun 
apprentissage,  et  pourtant,  il  s'établit  un  classement  parmi  eux, 
classement  résultant  d'une  sélection  naturelle. 

Dans  les  anciens  métiers  à  la  main,  le  classement  s'opère, 
non  plus  suivant  les  qualités  personnelles,  mais  suivant  les  con- 
naissances spéciales  exigées  ;  il  résulte,  non  d'une  sélection 
naturelle,  mais  d'un  apprentissage. 

1"  Le  repasseur  (peigneur  de  linj.  Comme  homme,  il  ne  lui 
faut    qu'une  force   sufiisante  et  la    discipline  nécessaire   pour 


iC»  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

supporter  le  régime  du  grand  atelier.  Pourtant  deux  années  d'ap- 
prentissage sont  nécessaires  et  encore  à  condition  de  commencer 
jeune.  C'est  qu'il  doit  acquérir  un  doigté  spécial,  un  tour  do 
main  particulier  ainsi  que  nous  lavons  dit  en  décrivant  le 
travail  du  lin  ^ . 

Cet  apprentissage  n'a  pas  pour  but  de  développer  des  qua- 
lités spéciales  du  caractère  de  l'homme,  mais  une  connaisance 
de  la  technique  du  métier. 

2°  Le  tisserand  d'articles  fins  ou  compliquh.  Pour  la  fa- 
brication des  étoffes  compliquées,  il  semble  qu'un  apprentis- 
sage soit  nécessaire  pour  apprendre  la  contexture  des  différents 
tissus.  Et  en  effet,  au  temps  des  corporations  et  du  travail  à  la 
main,  un  apprentissage  sérieux  était  exigé,  apprentissage  dont 
la  durée  variait  selon  les  genres  d'étoffes,  de  deux  à  douze  ans. 

Au  début  du  tissage  mécanique,  celui-ci  n'entreprit  que  la  fa- 
brication des  tissus  simples,  parce  que  l'automatisme  y  était  plus 
facilement  réalisable.  Il  en  résulta  que  les  tisserands  à  la  mécani- 
que n'avaient  besoin  que  d'un  apprentissage  très  réduit,  comme 
nous  l'avons  vu.  Mais  peu  à  peu,  le  machinisme  s'empara  de  la  fa- 
brication d'étoffes  plus  compliquées,  ce  qui  détermina  une  espèce 
de  crise  d'apprentissage,  disons  plutôt  un  malaise,  parce  que  le 
phénomène  n"a  pas  pris  un  caractère  très  intense  encore;  dans 
la  Flandre  française,  ce  malaise  est  limité  au  tissage  des  tissus 
compliqués  ;  il  ne  cessera  que  lorsque  l'apprentissage  techni- 
que aura  été  rétabli  d'une  façon  ou  de  l'autre. 

3°  Les  trieurs  de  laines  ont  un  apprentissage  de  trois  ans  à 
faire,  pour  connaître  les  diverses  variétés  de  laines,  leurs  qua- 
lités. Us  doivent  commencer  jeune  pour  pouvoir  acquérir  ce 
doigté  spécial  qui  leur  permet  de  reconnaître  ces  qualités  par 
le  toucher. 

Contrairement  aux  repasseurs,  ils  font  une  opération  qui  n'est 
pas  menacée  par  le  machinisme;  il  y  a  aussi  peu  d'automatisme 
que  possible  dans  ce  qu'ils  font;  par  contre,  beaucoup  de  dis- 
cernement, et  un  discernement  fin,  délicat. 

1.  \o\rsnprû,  p.  18  el  19. 


LES   El  FF.T>    m     MACHINISME.  27 

En  nous  élevant  encore,  nous  trouvons  les  dessinatefO's  qui 
font  les  esquisses,  les  projets,  la  mise  en  cartes  pour  les  métiers 
Jacquard,  etc.  Mais  ici,  nous  sortons  de  la  classe  ouvrière,  parce 
que  l'opération  intellectuelle  prend  décidément  le  dessus  sur 
l'opération  manuelle;  aussi  ce  métier  domande-t-il  des  connais- 
sances théoriques  que  l'on  n'acquiert  que  dans  des  écoles 
spéciales  :  écoles  industrielles,  écoles  des  Beaux-Arfs,  etc.  Vu 
la  variété  et  la  complication  des  opérations  à  faire,  le  salaire 
à  la  tâche  n'est  plus  possible;  les  employés  ont  un  salaire  fixe 
comme  les  simples  journaliers,  mais  il  y  a  de  grandes  ditiércnces 
à  noter  entre  les  deux  :  le  taux  du  salaire  est  plus  élevé  pour 
les  employés,  et  les  contrats  sont  de  longue  durée. 

On  le  voit,  au  bout  des  deux  routes  que  nous  venons  de  suivre, 
se  trouve  une  porte  d'accès  aux  fonctions  patronales  :  dans  la 
première,  l'ouvrier  acquiert  une  formation  supérieure  du  ca- 
ractère qui  le  conduit  aux  fonctions  de  direction;  dans  la  se- 
conde, il  a  besoin  pour  s'élever,  de  connaissances  plus  grandes 
qui  le  conduisent  aux  fonctions  intellectuelles. 

La  loi  des  salaires,  —  On  a  beaucoup  discuté  sur  la  ques- 
tion des  salaires,  et  l'on  a  tiré,  des  conceptions  idéalistes  ou  mé- 
taphysiques, de  prétendues  lois  qui  régissent  ou  qui  devraient 
régir  les  salaires. 

Voyons  ce  que  les  faits  nous  donnent  : 

Le  salaire  est  la  rémunération  du  travail  ;  c'est  la  mesure  de 
l'effort  que  ce  travail  demande,  en  comprenant  par  ce  terme 
effort,  non  pas  seulement  l'efiort  physique  comme  on  est  trop 
souvent  porté  à  l'envisager,  mais  aussi  l'ellort  moral  ou  intel- 
lectuel qu'il  suppose. 

On  est  toujours  trop  porté  à  croire  à  légalité  des  qualités  in- 
dividuelles. C'est  là  une  erreur  considérable,  due  à  notre  vanité 
qui  seule  nous  aveugle,  nous  empêche  de  reconnaitre  l'existence 
de  supériorités  sociales.  En  réalité,  il  y  a  bien  un  fonds  de  qua- 
lités ordinaires  qui  sont  l'apanage  commun  de  tous  les  hommes, 
une  certaine  force  physique,  un  discernement  élémentaire,  une 
compréhension  au  premier  degré.  Seule,  l'élite  possède,  outre 


28  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

ces  qualités  banales,  des  qualités  spéciales  qui  font  sa  supério- 
rité. 

Pour  nous  en  tenir  à  la  classe  ouvrière,  nous  allons  voir  que 
le  salaire  est  proportionnel  aux  capacités  exigées.  Nous  mettons 
de  côté,  bien  entendu,  tout  facteur  anormal  venant  troubler  le 
cours  ordinaire  des  choses;  pour  l'instant,  nous  ne  tenons  pas 
compte  des  crises  :  en  science  sociale,  comme  dans  les  sciences 
physiques,  si  Ton  veut  aboutir,  il  faut  isoler  chaque  facteur. 

Prenons,  par  exemple,  la  première  variété  d'ouvriers,  et 
voyons  leurs  salaires  moyens  en  mettant  en  regard  les  qualités 
exigées.  Nous  avons  : 

V  Les  journaliers  :  discernement  élémentaire;  0  fr.  30  à 
0  fr.  40  rheure,  3  à  4  francs  jMr  j our ; 

2"  Les  tisserands  et  les  rattacheurs  :  discernement  élémentaire 
et  attention  très  soutenue  ;  Jes  premiers,  payés  aux  pièces,  se 
font  k  fr.  50  par  jour  en  moyenne;  les  seconds  ont  0  fr.  36 
l'heure  comme  minimum  fixe  assuré,  et  en  plus  une  prime, 
grâce  à  laquelle  ils  arrivent  à  un  salaire  journalier  qui  dépasse 
ordinairement  4  francs  mais  s'élève  difficilement  à  5  francs.  On 
le  voit,  les  tisserands  et  les  rattacheurs  arrivent  à  peu  près  au 
même  salaire  '.  4  à  5  francs  par  jour  ; 

3°  Les  fleurs  :  discernement,  attention,  don  du  commande- 
ment et  sens  de  la  responsabilité  :  minimum  fixe  variant  de 
0  fr.  45  à  0  fr.  50,  plus  une  prime,  grâce  à  laquelle  le  salaire 
monte  à  6  francs  jj^r  jour,  et  même  davantage. 

En  résumé,  le  taux  du  salaire  est  proportionnel  aux  qualités 
morales  exigées. 

Voyons  maintenant  la  seconde  variété  d'ouvriers.  Nous  aurons 
le  tableau  suivant  : 

l-^'  Les  j  ournaliers  :  apprentissage  nul;  S  à  /  francs  par  jour  ; 

2"  Les  repasseurs  :  deux  ans  d'apprentissage;  5  francs  par 
jour; 

3°  Les  trieurs  de  laine  :  trois  ans  d'apprentissage  ;  0  fr.  55 
l'heure,  soit  5  fr.  oO  par  jour. 


LES   EFFETS  DC    MACHINISME.  29 

On  le  voit  ici,  le  taux  du  salaire  est  proportionnel  à  la  durée 
de  r apprentissage. 


Les  mêmes  lois  se  vérifient  sur  les  salaires  féminins. 

La  plupart  des  femmes  sont  employées  comme  journalières 
dans  les  opérations  où  un  faible  efïort  musculaire  est  demandé; 
elles  gagnent  donc  moins  que  les  journaliers-hommes  qui  font 
les  travaux  plus  lourds  ;  les  jeunes  filles  et  les  femmes  de  plus 
de  dix-huit  ans  ont  un  salaire  qui  varie  de  ^«  ,>  francs  par  jour 
selon  les  catégories. 

Ces  journalières  forment  la  majeure  partie  du  personnel 
féminin,  nous  savons  pourquoi.  Pourtant,  on  trouve  dans  les  tis- 
sag-es  une  catégorie  de  femmes  devant  faire  un  apprentissage 
sérieux  :  ce  sont  les  piqurières;  aussi  gagnent  elles  de  S  à 
4  francs  par  jour. 

On  rencontre  enfin,  dans  les  filatures  de  laine,  un  certain 
nombre  de  rattacheuses  ;  on  exige  d'elles  une  attention  soutenue  : 
elles  font  le  même  travail  que  les  rattacheurs,  et  sont  payées  au 
même  taux  que  ces  derniers;  elles  se  font  donc,  avec  la  prime, 
jjIus  de  î  francs  par  jour.  Donc,  encore  une  fois,  nous  voyons 
le  salaire  s'élever,  soit  avec  la  longueur  de  l'apprentissage, 
soit  avec  les  qualités  morales  exigées. 

L'offre  et  la  demande.  —  Nous  n'avons  pas  la  prétention 
d'avoir  trouvé  les  lois  générales  qui  régissent  le  salaire,  ques- 
tion complexe  entre  toutes.  Toutefois,  il  nous  semble  avoir  mis 
en  lumière  l'influence  de  l'un  des  facteurs  agissant.  Ce  facteur, 
qu'il  s'agisse  de  la  rareté  des  qualités  morales  ou  du  degré  d'ap- 
prentissage, c'est  la  difficulté  de  recrutement  du  personnel. 

Quand  un  industriel  a  besoin  d'un  manœuvre,  il  n'a  que 
l'embarras  du  choix,  l'ofi're  des  bras  surpasse  la  demande,  parce 
que  tout  le  monde  est  apte  à  exercer  ce  métier. 

Quand  un  industriel  a  besoin  d'un  trieur  ou  d'un  repasseur, 
il  ne  peut  choisir  que  parmi  les  apprentis,  parmi  un  nombre 
restreint  d'individus,  par  conséquent;  l'offre  des  bras  diminue 


.?0  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

et  les  salaires  haussent.  Remarquons  du  reste  qu'il  ne  se  for- 
merait plus  d'apprentis  si  cette  hausse  disparaissait. 

Enfin,  quand  un  industriel  a  besoin  d'un  rattacheur,  il  ne 
peut  choisir  que  parmi  les  ouvriers  ayant  certaines  qualités 
morales  qui  ne  s'acquièrent  que  progressivement  à  l'usine  ;  encore 
une  fois,  nous  avons  diminution  de  l'ottre  et  hausse  du  salaire. 

C'est  la  fameuse  loi  de  V offre  et  de  la  demande  qui  régit  les 
salaires  comme  les  marchandises.  Mais,  qu'on  le  remarque  bien, 
cette  loi  n'indique  nullement  la  cause  du  phénomène;  elle  n'est 
que  le  rouage  intermédiaire  par  lequel  agissent  des  causes  plus 
profondes,  et  c'est  à  la  connaissance  de  quelques-unes  de  ces 
causes  que  nous  avons  abouti. 


II.    —    LES    EKKETS   GENERAUX   DU   MACHINISME. 

Nous  venons  de  voir  comment  le  machinisme,  en  accentuant 
la  division  du  travail,  avait  déterminé  un  classement  des  ou- 
vriers. 

A  côté  de  ces  influences  particulières  qui  se  font  jour  par 
l'intermédiaire  du  phénomène  de  la  division  du  travail,  on  peut 
constater  des  effets  plus  généraux  résultant  du  machinisme  dans 
son  ensemble. 

Pour  faire  ces  constatations,  nous  sommes  amenés  à  faire  une 
comparaison  entre  les  ouvriers  soumis  au  régime  nouveau  in- 
troduit par  la  machine,  et  ceux  qui  lui  échappent  plus  ou 
moins. 

L'influence  de  la  machine  sur  les  salaires.  —  A  la  loi  du 
salaire  que  nous  avons  déterminée,  il  faut  en  ajouter  une  se- 
conde, que  l'on  peut  formuler  comme  suit  : 

Le  mactiinisme,  en  élevant  la  productivité  de  ï ouvrier,  per- 
met ï élévation  des  salaires.  Et  ici,  il  faut  nous  entendre.  Nous 
ne  disons  pas  que  la  machine  élève  automatiquement  les  sa- 
laires; nous  disons  qu'elle  permet  l'élévation  des  salaires.  En 
fait,  elle  les  élève  au  bout  d'un  temps  plus  ou  moins  long. 


LES    EFFETS    DU    MACHINISME.  31 

Eu  second  lieu,  il  ne  faut  jamais  oublier  que  lorsqu'on  for- 
mule une  loi  —  une  loi  sociale  aussi  bien  qu'une  loi  physique 
ou  chimique,  —  on  sous-entend  toujours  :  toutes  choses  égales 
d'ailleurs.  C'est  pourquoi,  pour  être  juste,  il  ne  faut  pas  com- 
parer le  salaire  dun  fileur  à  celui  d'un  maçon  ou  d'un  mineur; 
il  est  clair  qu'il  faut  comparer  le  salaire  d'un  fileur  à  la  méca- 
nique avec  celui  d'un  fileur  à  la  main,  le  salaire  d'un  tisserand 
à  la  mécanique  avec  celui  d'un  tisserand  à  la  main  fabriquant 
les  mêmes  articles,  et  ainsi  de  suite,  ou  sinon,  on  fausse  la  com- 
paraison par  la  base. 

Pour  élucider  cette  question,  rendons-nous  à  Halluin,  centre 
textile  où  l'on  rencontre  côte  à  côte  le  tissage  mécanique  et  le 
tissage  à  la  main. 

Voici  précisément  deux  voisins,  dont  l'un  tisse  à  la  main,  et 
dont  l'autre  travaille  dans  un  atelier  mécanique.  Le  premier 
gagne  en  moyenne  2  francs  par  jour;  le  second  3  francs;  la 
femme  de  ce  dernier  tisse  à  la  main  chez  elle,  et  se  fait  dif- 
ficilement 1  francen.  travaillant  jusqu'à  6  heures  du  soir.  Pour- 
tant les  tisserands  à  domicile  font  de  plus  longues  journées,  et 
dépensent  une  force  plus  considérable,  puisqu'ils  doivent,  en 
plus  de  ce  que  font  les  premiers,  fournir  l'effort  moteur!  Très 
souvent  même,  ils  doivent  acheter  le  métier,  l'entretenir  et  le 
réparer. 

La  preuve  palpable  que  le  travail  à  la  main  est  moins  payé, 
c'est  qu'à  Halluin,  il  n'y  a  plus  guère  que  des  femmes  et  des 
vieillards  qui  le  font.  Quand  j'ai  voulu  chercher  un  homme  tra- 
vaillant à  la  main,  un  homme  jeune  ou  d'un  âge  moyen,  j'ai 
eu  beaucoup  de  difhcultés  à  en  trouver.  J'ai  fini  par  en  déni- 
cher un,  mais  il  faisait  des  articles  difficiles  que  la  machine  ne 
pouvait  pas  faire.  Cet  ouvrier  était  propriétaire  de  deux  larges 
métiers  à  double-navette  sur  lesquels  il  travaillait  avec  son  fils. 
Dans  ces  conditions,  en  fournissant  l'outillage  et  la  force  motrice, 
ils  arrivaient  à  se  faire,  à  eux  deux,  6  à  7  francs  par  jour,  soit 
3  francs  ou  3  fr.  50  pour  chacun  :  c'est  le  salaire  d'un  tisserand 
de  fabrique  faisant  les  articles  ordinaires. 

Prenons  une  autre  opération,  celle  du  bobinage  par  exemple, 


32  l'ouvrier  de  l  industrie  textile. 

travail  qui  consiste  à  enrouler  sur  une  JDobine  les  écheveaux  de 
fils  que  le  tisserand  reçoit  de  la  filature.  Précisément,  la  fille  du 
premier  tisserand  dont  nous  avons  parlé  est  bobineuse  à  la 
mécanique  dans  une  fabrique  ;  elle  gagne  en  moyenne  -2  fr.  50 
par  jour,  c'est-à-dire  plus  que  son  père!  L'une  de  ses  voisines 
est  bobineuse  à  la  main  à  domicile,  et  n'arrive  qu'à  Ofr.  75  par 
jour! 

Dans  la  filature,  la  comparaison  ne  peut  plus  être  faite  :  Fan- 
cienne  fileuse  au  rouet  est  morte,  et  elle  gagnait  50  centimes 
par  jour.  Aujourd'hui,  pour  trouver  le  filage  à  la  main,  il  faut 
aller  dans  des  contrées  où  les  communications  sont  encore  peu 
développées,  et,  là,  nous  retombons  dans  les  bas  salaires. 

En  Catalogne,  le  fileur  à  la  main  ne  gagne  guère  plus  de 
0  fr.  90  par  jour^. 

Le  môme  phénomène  se  reproduit  partout.  En  Russie,  à 
l'heure  actuelle,  les  fileuses  à  la  main  gagnent  0  fr.  20  par 
jour,  tandis  que  les  fileuses  en  fabrique  se  font  1  fr.  25. 

A  Lille,  les  fileuses  de  lin  au  métier  continu  ont  un  salaire 
moyen  de  2  fr.  70  à  2  fr.  90  ;  à  Roubaix,  les  fileuses  de  coton 
dépassent  3  francs. 

Mais  nous  avons  vu  qu'avec  le  métier  renvideur,  pour  la  laine 
ou  le  coton,  les  salaires  sont  encore  plus  élevés  et  atteignent 
4  fr.  50  à  5  francs  pour  les  rattacheurs  et  6  francs  pour  les 
fileurs. 

Cette  loi  est  générale,  et  je  ne  pense  pas  qu'il  puisse  encore 
subsister  de  doute  à  ce  sujet  dans  l'esprit  du  lecteur. 

Il  est  intéressant  de  voir  si  cette  hausse  des  salaires,  due  à 
une  plus  grande  productivité,  est  connexe  d'un  accroissement 
des  capacités  de  l'ouvrier. 

L'exemple  le  plus  probant  est  celui  du  tissage,  puisque  l'on 
trouve  côte  à  côte  les  deux  types. 

Tous  les  deux  travaillent  sur  des  métiers  analogues  qui  ne 
diffèrent  que  par  le  genre  de  moteur.  Le  métier  dit  à  la  main^ 
ou  à  bras,  est  muni  de  deux  pédales  mises  en  action   par  les 

1.  G.  d'Avcnel,  Paysans  et  ouvriers  depuis  700  ans.  p.  124. 


LES   EFFETS   DU   MACHINISME.  33 

pieds  de  Touvrier,  tandis  que  le  métier  automatique  est  muni 
d'une  poulie  qui  reçoit  son  mouvement  d'une  machine  à  vapeur 
par  l'intermédiaire  d'un  système  de  transmission  :  arbres,  cour- 
roies, etc. 

Donc  premier  point,  la  machine  affranchit  l^ ouvrier  de  l'effort, 
moteur  ;  il  y  a  diminution  d'effort  physique. 

Le  reste  du  travail  est  le  même.  Le  tisserand  à  la  main,  tout 
en  faisant  mouvoir  son  appareil,  surveille  l'étotTe  et  répare  les 
fils  qui  cassent,  mais  cela  ne  demande  qu'une  attention  faible, 
car,  on  le  pense  bien,  le  tissu  ne  progresse  que  lentement;  de 
plus,  on  peut  sans  inconvénients,  arrêter  de  temps  en  temps.  Il 
faut  donc  des  qualités  personnelles  moins  grandes  que  pour  être 
tisserand  à  la  mécanique,  quoiqu'on  pense  g-énéralement  le  con- 
traire; pour  surveiller  un  métier  automatique,  il  faut  être  ca- 
pable d'une  concentration  plus  grande  de  l'esprit,  d'une  atten- 
tion plus  soutenue.  En  somme,  la  machine  exige  un  effort  mental 
plus  considérable  de   l'ouvrier. 

De  plus,  le  tisserand  à  la  main,  s'il  travaille  à  domicile,  est 
soumis  à  une  discipline  moins  grande  que  l'ouvrier  d'usine.  A 
ce  dernier,  comme  à  tout  ouvrier  d'un  grand  atelier,  il  faut 
avoir,  outre  les  autres  qualités,  la  discipline  nécessaire  pour 
exécuter  un  travail  régulier  et  à  des  heures  rég-ulières.  Cette 
discipline  est  déjà  exigée  de  l'ouvrier  de  manufacture,  c'est-à- 
dire  de  l'ouvrier  à  la  main,  travaillant  en  grand  atelier,  mais 
elle  ne  lest  pas  de  l'ouvrier  à  domicile.  Celui-ci  peut,  s'il  le 
veut,  en  prendre  à  son  aise,  et  se  rattraper  le  lendemain  :  au- 
cun maître  ne  vient  le  contraindre.  Donc,  le  grand  atelier 
exige  un  esprit  de  discipline  plus  grand  de  la  part  de  l'ouvrier. 

Je  cause  avec  C...  un  ancien  tisserand  à  la  main  qui  aujour- 
d'hui travaille  en  fabrique.  Il  préfère  l'ancien  mode  de  travail 
qui  demandait  pourtant  un  effort  physique  plus  considérable 
mais  qui  permettait  plus  de  liberté.  Il  pouvait,  me  dit-il,  s'oc- 
troyer des  heures  de  repos  quand  il  le  voulait,  commencer  et 
finir  quand  cela  lui  plaisait,  car  on  n'a  pas  toujours  une  ardeur 
égale  au  travail.  Maintenant,  c'est  une  affaire  pour  lui  d'assis- 
ter à  une  cérémonie  familiale  quelconque!  Et  il  se  répand  en 


34  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

plaintes  améres  à  ce  sujet  :  «  Passe  encore  pour  un  baptême  ou 
un  mariage  :  on  peut  choisir  son  moment!  Mais  un  enterre- 
ment!...  » 

On  le  sent  en  l'entendant  parler,  C...  a  dû  exercer  une  con- 
trainte sur  lui-même  pour  pouvoir  supporter  le  régime  dû  grand 
atelier.  Pourtant  il  en  a  été  capable,  il  a  pu  opérer  cette  trans- 
formation. 

D'autres  n'ont  pu  le  faire.  A  Halluin,  on  peut  voir  quelques 
vieillards  tissant  chez  eux,  luttant  péniblement  contre  la  ma- 
chine et  n'ayant  jamais  pu  s'adapter  au  nouveau  régime;  mais 
la  plupart  de  leurs  enfants,  envoyés  très  jeunes  à  l'usine,  ont  pu 
le  faire. 

Les  heures  de  travail.  —  Tandis  que  les  salaires  augmen- 
laient,  les  journées  diminuaient.  C'est  encore  lemachinisme  qui, 
en  augmentant  la  producti\ité,  a  j)ermis  cV augmejitei'  les  teiwps 
de  loisir  de  l'ouvrier.  Encore  une  fois,  nous  ne  disons  pas  que 
cette  répercussion  se  produit  immédiatement;  nous  disons  que 
seule  la  machine  a  rendu  possible  la  diminution  des  journées 
de  travail. 

En  1828,  nous  dit  Flammermant ',  le  tisserand  lillois  travail- 
lait de  5  heures  du  matin  à  9  heures  du  soir  en  hiver;  en 
été,  il  cessait  son  travail  avec  le  coucher  du  soleil.  On  doit  donc 
compter  une  moyenne  de  seize  heures  par  jour. 

Aujourd'hui,  la  journée  de  travail  est  de  dix  heures  dans 
toute  l'industrie  textile  mécanique,  en  France,  à  l'exception  des 
peignages  de  laine,  dans  lesquels  l'équipe  de  nuit  fait 
douze  heures-. 

En  résumé,  on  peut  dire  que  le  machinisme  a  permis  la  di-s- 
parition  du  siveating  System. 

Le  sweating  System  est  le  régime  de  travail  dans  lequel  se 
trouvent  réunis  à  la  fois  les  bas  salaires  et  les  longues  journées 
de  travail.  A  l'heure  actuelle,   il  sévit  encore  sur   la    plupart 

1.  Cité  par  L.  Merchier,  Monocjraphie  du  lin,  p.  10. 

2.  La  cause  en  est,  comme  nous  le  verrons  plus  loin,  à  ce  fait  qu'aucune    femme 
ni'  fait  partie  de  l'é(iuipe  de  nuit. 


l 


LES   EFFETS    Df    MACUIMSME.  6.) 

des  industries  à  domicile,  dans  la  confection  et  la  lingerie 
notamment.  Dans  l'industrie  mécanique,  on  n'en  trouverait 
plus  aucun  exemple  dans  tout  l'Occident. 

L'apprentissage.  —  Nous  avons  constaté  un  phénomène  cu- 
rieux dans  le  mode  de  formation  de  l'ouvrier  :  la  machine  tend 
à  remplacer  V apprentissage  technique  par  une  espèce  de  temps 
d'épreuve  destiné  à  opérer  une  sélection  parmi  les  ouvriers. 

Il  y  a  toutefois,  au  point  de  vue  économique,  une  grande 
différence  entre  ces  deux  modes  de  formation  :  l'apprenti  n'est 
pas  payé,  tandis  que  le  gamin,  pendant  son  temps  dépreuve, 
obtient  un  salaire  qui  va  continuellement  en  croissant;  sous  l'an- 
cien régime,  on  sait  que  l'apprenti  devait  même  payer  son 
patron,  ce  qui  semble  assez  juste  du  reste,  puisque  ce  dernier 
devait  lui  apprendre  la  technique  du  métier 

D'après  les  statuts  des  anciennes  corporations,  la  durée  de 
l'apprentissage  variait  de  deux  à  douze  ans,  selon  les  métiers  ^ 
Elle  était  de  deux  ans  dans  les  corporations  de  tisserands,  à  Lille 
et  dans  les  environs-. 

Aujourd'hui,  dans  les  tissages  mécaniques^  l'apprentissage  ne 
dure  que  deux  ou  trois  semaines,  après  quoi,  le  gamin  com- 
mence à  gagner  1  fr.  50  par  jour  :  il  voit  alors  son  salaire  s'é- 
lever rapidement  à  2  francs,  puis  2  fr.  50.  Dans  les  mêmes  ate- 
liers, les  l)obineuses  gagnent  2  francs  par  jour  après  huit  ou 
quinze  jours  d'apprentissage. 

Dans  les  filatures,  sur  les  métiers  ren videurs,  le  gamin  dé- 
bute comme  bobineur  avec  un  minimum  de  0  fr.  18  l'heure, 
mais  grâce  à  la  prime,  il  arrive  très  vite  à  une  moyenne  de 
2  fr.  20,  à  Roubaix.  Les  jeunes  filles  employées  dans  les  travaux 
de  préparation,  dans  les  filatures  de  laine  à  Roubaix,  gagnent 

I  franc  en  entrant.  2  francs  vers  l'âge  de  quatorze  ou  quinze  ans. 

II  en  est  de  même  dans  les  filatures  de  lin  où  le  salaire  d'une 
soigneuse  de  machine  varie  de  1  fr.  25  à  1  fr.  50. 


1.  Se.  soc,  T  pér.,  n'  fasc,  p.  50. 
'1.  L.  Merchier,  loc.  cit.,  p.  7. 


36  L  OUA'RIER    DE    L  INDUSTRIE    TEXTILE. 

De  même  aussi  clans  les  peignages  de  lin  où  les  gamins 
gagnent  de  1  fr.  75  à  2  francs. 

Ainsi,  grâce  au  machinisme,  les  enfants  ne  sont  plus  une 
charge  aussi  lourde  pour  la  famille  ouvrière.  Dès  1  âge  de 
douze  ou  treize  ans,  leur  gain  commence  à  alimenter  le  budget 
familial,  et  au  bout  de  quelques  années,  ils  commencent  à  ne 
plus  être  à  la  charge  de  leurs  parents. 

L'emploi  des  femmes  dans  l'industrie.  —  On  a  souvent  dit 
que  la  machine,  en  délivrant  l'ouvrier  de  l'effort  physique  in- 
tense, avait  permis  le  remplacement  de  l'homme  par  la  femme, 
ce  qui  n'était  pas  sans  produire  de  fâcheuses  conséquences  au 
point  de  vue  familial. 

Cette  assertion  est  loin  d'être  toujours  vraie.  Pour  élucider 
cette  question,  il  faut  prendre  séparément  chaque  opération,  et 
voir  si  l'introduction  de  la  machine  y  a,  pour  chacune  d'elles, 
remplacé  l'homme  par  la  femme  ou  inversement. 

Commençons  par  le  peignage. 

Pour  le  peignage  du  lin,  il  ne  semble  y  avoir  eu  aucun  chan- 
gement. Il  se  faisait  anciennement  à  la  main  par  des  hommes;  il 
se  fait  encore  actuellement  par  des  hommes ,  soit  à  la  machine, 
soit  à  la  main. 

Pour  la  laine,  le  peignage  à  la  main  se  faisait  anciennement 
par  des  hommes  ;  aujourd'hui  qu'il  se  fait  automatiquement,  il 
permet  l'emploi  des  femmes  dans  certaines  opérations.  Pour  le 
lavage  et  le  cardage  de  la  laine,  les  hommes  ont  dû  être  con- 
servés à  cause  du  poids  des  matières  que  l'on  doit  transporter 
d'une  machine  à  l'autre,  charger  ou  décharger. 

On  le  voit,  dans  l'ensemble  du  peignage^  les  femmes  n'ont  que 
très  partiellement  remplace  les  hommes. 

Si  nous  prenons  la  filature,  nous  constaterons  que  l'homme  a, 
en  partie^  remplacé  la  femme.  Nous  savons  que  le  filage  à  la 
main  était  presque  totalement  fait  par  les  femmes.  Aujourd'hui, 
le  filage  au  métier  continu  est  encore  fait  par  des  femmes,  mais 


LES    EFFETS    Dr   MACHINISME.  3/ 

nous  avons  vu   que  le  métier  renvideur  emploie  surtout  des 
hommes^. 

Enfin  dans  le  tissage,  le  machinisme  a  laissé  les  choses  en  l'état . 
Le  travail  à  domicile  est  plus  favorable  à  l'emploi  des  femmes 
que  le  travail  en  ,î:rand  atelier,  parce  qu'il  permet  d'utiliser  les 
femmes  mariées.  A  Halluin,  où  existent  côte  à  côte  le  tissage  à  la 
mécanique  et  le  tissage  à  la  main,  ce  dernier  est  fait  en  presque 
totalité  par  des  femmes  dont  les  maris  vont  travailler  en  atelier. 
Ici,  la  préoccupation  du  ménage  a  pour  effet  de  donner  à  la 
femme  le  travail  exigeant  le  plus  de  force  physique  ! 

Il  en  est  de  même  dans  la  blanchisserie,  la  teinture  et  l'ap- 
prêt. 

En  résumé,  l'emploi  des  iiommes  a  diminué  dans  le  peignage 
et  augmenté  dans  la  filature.  Si  l'on  ajoute  que  la  construction 
des  métiers  mécaniques  et  des  moteurs  a  créé  de  nouveaux  em- 
plois pour  les  hommes,  on  peut  conclure  que,  dans  l'industrie 
textile,  la  machine  a  augmenté  la  porportion  de  la  main-d' œuvre 
masculine. 

CoxcLL'siox.  —  En  résumé,  nous  pouvons  enregistrer  comme 
effets  du  machinisme  :  la  diminution  de  l'effort  physique; 
l'augmentation  de  l'effort  mental;  un  esprit  de  disciphne  plus 
grand;  la  disparition  du  sweating  System  par  la  hausse  des 
salaires  et  la  diminution  des  heures  de  travail;  la  substitution,  à 
l'apprentissage  non  payé,  d'un  temps  d'épreuve  payé;  quel- 
quefois la  diminution  de  la  main-d'œuvre  féminine. 

1.  En  1789,  il  y  avait  autour  Saint-Quentin  70.000  fileuses  et  6.000  tisserands. 
On  comptait,  en  moyenne,  10  lileuses  pour  un  tisserand.  Cette  proportion  a  certai- 
nement beaucoup  diminué,  même  pour  les  métiers  continus. 


III 


LA  CLASSE   OUVRIÈRE 

xNous  venons  de  déterminer  un  premier  classement  des  ouvriers 
par  le  travail,  d'après  le  développement  de  certaines  qualités 
morales  qui  ont  leurs  répercussions  sur  les  salaires,  sur  les  moyens 
d'existence. 

On  peut  faire  un  second  classement  des  mêmes  ouvriers 
d'après  leur  mode  d'existence,  d'après  leur  façon  d'utiliser  leurs 
revenus.  Nous  allons  voir  que  ce  classement  s'opère  également 
d'après  certaines  qualités  morales,  mais  différentes  des  précé- 
dentes toutefois. 

Ce  ne  sont  pas  les  mêmes  qualités  qui  font  gagner  de  hauts  sa- 
laires et  qui  les  font  bien  utiliser.  Ces  qualités  morales  peuvent 
être  réunies  dans  le  même  individu,  comme  elles  peuvent  être  lo- 
calisées chez  des  personnes  difï'érentes. 

Pour  faire  l'étude  de  la  classe  ouvrière  sous  cette  nouvelle 
face,  il  nous  faut  quitter  les  usines  et  entrer  dans  les  habitations. 
L'habitation  est  en  effet  le  lieu  où  se  déroule  le  mode  d'existence 
de  la  famille,  comme  l'atelier  de  travail  est  celui  où  l'on  peut 
étudier  ses  moyens  d'existence. 

Toutefois,  il  existe  des  liens  entre  les  deux.  Ainsi,  tout  d'a- 
bord, on  constate  que  le  machinisme  a  tué  le  travail  de  fabri- 
cation rural  pour  le  concentrer  dans   les  villes. 

L'ouvrier  a  suivi  le  travail  et  est  venu  se  grouper  autour  des 
usines  ;  et  ceci  a  amené  des  changements  dans  son  mode  d'exis- 
tence, changements  qui  varient  suivant  la  grandeur  des  villes, 
leur  croissance  plus  ou  moins  rapide,  etc. 


LA    CLASSE    OUVRIÈRE.  3'J 

Comme  d'habitude,  nous  analyserons  point  par  point,  prenant 
une  ville  à  la  fois,  en  allant  de  la  plus  petite  vers  la  plus  grande, 
et  en  essayant  de  déterminer  dans  chaque  ville  les  diverses  va- 
riétés ouvrières  classées  d'après  leur  installation  au  foyer. 

Par  ordre  d'importance  croissante,  nous  étudierons  les  villes 
suivantes  :  Halluin,  Armentières,  Tourcoing,  Roubaix,  Lille. 

Halluin  représente  l'alliance  du  tissage  de  toile  à  la  main  et  à 
la  mécanique  ; 

Armentières,  la  prédominence  du  tissage  à  la  mécanique  ; 

Tourcoing  représente  surtout  la  fdature  de  laine; 

Roubaix,  le  tissage  ; 

Enfin,  Lille  représente  surtout  la  filterie. 

Halluin.  —  Cette  ville  qui  compte  aujourd'hui  près  de 
20.000  habitants,  a  surtout  pris  son  développement  au  moment 
de  la  crise  qui  sévit  en  18VT  sur  le  tissage  à  la  main  dans  la 
Flandre  belge,  crise  due  à  la  concurrence  de  l'industrie  méca- 
nique anglaise.  La  partie  la  plus  misérable  de  la  population 
afflua  en  France,  se  contentant  des  salaires  les  plus  dérisoires. 
Des  patrons,  dont  beaucoup  de  Relges,  vinrent  installer  des  fa- 
briques, et  édifièrent,  à  la  hâte,  des  cités  ouvrières  pour  abriter 
tout  ce  monde. 

Cette  sélection  à  rebours  a  produit  les  résultats  les  plus  dé- 
plorables; les  signes  de  désorganisation  sont  nombreux,  et  le 
sweating  System  sévit  de  la  façon  la  plus  intense. 

Mais  les  fabriques  mécaniques  se  multiplient  peu  a  peu,  ame- 
nant avec  elles  la  disparition  du  sweating  System.  Les  enfants 
ont  été  assez  souples  pour  se  plier  au  régime  du  machinisme , 
mais  les  vieux  sont  restés  cantonnés  dans  le  travail  à  la  main. 

\Y...  a  soixante  ans;  né  dans  un  village  des  environs  de  Gand, 
il  avait  trois  ans,  lorsque  son  père  l'amena  à  Halluin,  à  la  suite 
de  la  grande  crise.  Il  a  tissé  à  la  main  le  plus  jeune  possible,  et 
n'a  jamais  pu  travailler  assez  rapidement  pour  aller  en  fa- 
brique. 

Il  reconnaît  lui-même  qu'il  est  peu  habile  ;  la  préparation  de 


40  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

son  métier  lui  demande  beaucoup  de  temps  :  il  n'arrive  à 
rentrer  que  800  fils  de  chaîne  à  l'heure,  tandis  qu'en  fabrique, 
on  va  jusqu'à  1.500  et  quelquefois  2.000,  quoique  ce  travail  se 
fasse  également  à  la  main  comme  nous  l'avons  vu  :  la  seule  dif- 
férence est  que  dans  les  usines  il  y  a  une  catégorie  d'ouvriers,  les 
rentreurs,  qui  ne  fait  que  préparer  les  chaînes. 

Il  a  une  fille  qui  travaille  en  atelier  et  qui  se  fait  2  fr.  50  à 
3  francs  par  jour  comme  bobineuse.  Aussi  en  est-il  très  fier,  car 
lui,  un  homme,  arrive  difficilement  à  2  francs  par  jour,  12  francs 
par  semaine. 

Aujourd'hui,  il  vit  seul;  sa  femme  est  morte,  sa  fille  est  mariée. 
Solitaire,  il  peine  sur  son  lourd  métier  à  pédales,  dans  un  misé- 
rable taudis,  dont  il  ne  se  détache  que  pour  aller  prendre  ses 
repas  au  cabaret.  Là,  pour  50  centimes,  on  lui  donne  à  midi 
une  assiette  de  bouillon,  du  bouilli  et  des  pommes  de  terre,  et 
une  chope  de  bière  ;  le  soir,  il  ne  paie  que  20  ou  30  centimes  et 
se  contente  de  pain,  de  fromage  ou  de  légumes.  Sa  maison 
d'habitation,  pour  laquelle  il  paie  5  francs  par  mois,  fait  partie 
d'une  cité  ^,  et  ne  comprend  que  deux  petites  pièces  :  dans  la 
première  se  trouvent  un  lit,  une  table  boiteuse  et  quelques  us- 
tensiles, le  tout  dans  un  état  misérable;  dans  la  seconde  pièce, 
il  n'y  a  place  que  pour  le  métier  à  tisser,  son  éternel  et  fidèle 
compagnon 

Son  budget  mensuel  est  simple.  Ses  recettes  ne  dépassent  pas 
50  francs;  ses  dépenses  comprenant  5  francs  de  loyer,  30  francs 
de  nourriture  au  maximum,  il  lui  reste  15  francs  (0,50  par  jour) 
pour  ses  vêtements  et  ses  menus  plaisirs. 

Pourtant  il  ne  se  plaint  pas  et  envisage  la  vie  avec  sérénité. 
Derrière  ses  lunettes  son  regard  est  tranquille  ;  par  moments,  il. 
sourit  avec  bonhomie  ;  son  corps  est  un  peu  alourdi  et  voûté  ; 
ses  gestes  sont  peu  abondants,  lents,  un  peu  gauches.  Quoique 
parlant  bien  le  français,  il  a  conservé  un  accent  flamand  très 
prononcé. 

Il  y  a,  à  Halluin,  quelques  tisserands  à  la  main  plus  aisés  que 

1.  On  appelle  cité  un  ensemble  de  maisons  groupées  autour  d'une  cour  commune  et 
appartenant  à  un  même  propriétaire. 


LA    CLASSE    OUVRIÈRE.  M 

celui  que  nous  venons  de  voir  :  ce  sont  ceux  qui  font  les  articles 
que  la  machine  fait  difticilenient  :  étoffes  d'une  largeur  inusitée, 
tissus  trop  compliqués  ou  fabriqués  à  un  trop  petit  nombre 
d'exemplaires.  Voici  un  exemple  de  cette  seconde  catégorie  : 

V...,  né  à  Halluin,  d'un  père  belge  émigré  au  moment  de  la 
grande  crise,  possède  deux  métiers  à  double  navette  sur  lesquels 
il  travaille  avec  son  fils  âgé  de  dix-huit  ans.  A  eux  deux  ils  se  font, 
pendant  les  quatre  mois  de  saison,  6  à7  francs  par  jour.  La  femme 
travaille  en  fabrique.  Il  y  a,  en  outre,  une  jeune  fille  malade, 
qui  ne  peut  rendre  aucun  service.  V...  espère  obtenir  des  secours 
pour  elle,  puisqu'elle  est  Française,  dit-il,  et  que  son  frère  fera 
son  service  militaire  en  France. 

La  femme  travaillant  dehors,  c'est  le  mari  qui  prépare  le  diner 
à  midi,  diner  rapidement  fait,  du  reste,  «  où  les  canadas  (pom- 
mes-de  terre)  se  voient  plus  souvent  que  la  viande  »,  nous  dit-il 
avec  un  rire  rempli   d'une  joie  un  peu  malicieuse. 

Il  est  né  dans  une  cabane  misérable  comme  celle  de  W...  le 
solitaire,  mais  il  a  prospéré,  et  pour  8  fr.  50  par  mois,  il  loue 
actuellement  une  maison,  non  plus  dans  une  cité,  mais  sur  rue. 
Les  plafonds  sont  hauts,  mais  le  mobilier  est  encore  réduit,  et 
l'ensemble,  quoique  propre,  sent  un  peu  la  négligence  de  la  mé- 
nagère. La  première  pièce  contient  un  foyer  flamand,  une  table, 
une  commode,  quelques  chaises  et  ornements;  la  seconde  pièce, 
située  un  peu  en  contre-bas,  contient  les  deux  métiers  à  tisser. 

Les  deux  types  que  nous  venons  de  voir  sont  rares.  La  grande 
masse  de  la  population    halluinoise  est  ainsi  composée   : 

Le  père  est  tisserand  en  fabrique  et  gagne  18  à  20  francs 
par  semaine  ;  la  femme  tisse  à  domicile  et  se  fait  6  à  7  francs  au 
plus.  Le  revenu  total  oscille  autour  de  100  francs  par  mois,  et  le 
loyer  autour  de  7  fr.  50. 

La  maison  fait  partie  dune  cité,  le  plus  souvent  édifiée  par  le 
patron  qui  a  fourni  le  métier  à  tisser,  et  pour  le  compte  du- 
cpiel  la  famille  travaille.  L'habitation  comprend  deux  pièces, 
dont  l'une  pour  le  métier  ;  dans  l'autre  se  trouve  un  mobilier 
misérable  :  une  table,  une  commode,  quelques  chaises,  un  poêle 


'l.2  L  OUVRIER    DE    (.INDUSTRIE    TEXTILE. 

flamand;   au-dessus,   un   grenier   sert  de  chambre  à  coucher. 

Le  souper,  suivant  un  usage  assez  général  en  Flandre,  est  essen- 
tiellement composé  de  lait  battu,  mélangé,  suivant  les  saisons,  de 
pommes  de  terre,  de  pommes,  de  poires,  de  farine  ,  de  pain,  etc. 
A  ce  propos,  il  n'est  peut-être  pas  inutile  de  signaler  que  le 
lait  battu  est  formé,  ici,  du  résidu  de  la  fabrication  du  beurre 
obtenu  en  battant  directement  le  lait,  et  non  la  crème. 

La  mauvaise  installation  au  foyer  et  l'origine  de  la  popula- 
tion, résultat  d'une  sélection  à  rebours,  se  font  jour  à  l'état  civil  : 
la  ville  d'Halluin  est  tristement  célèbre  par  son  énorme  morta- 
lité infantile,  et  ceci  compense  amplement  la  natalité  assez  forte  ; 
il  y  a  quelques  années,  cette  mortalité  infantile  atteignait  49  %  : 
près  de  la  moitié  des  enfants  mouraient  dans  leur  première 
année!  Cette  tare  disparait  au  fur  et  à  mesure  du  relèvement 
de  la  population;  en  iOOi,  la  mortalité  infantile  était  déjà 
tombée  à  39  %  \  en  1907,  elle  se  maintenait  encore  à  42  %  \ 
enfin,  pendant  le  premier  semestre  de  1908,  il  n'y  eut,  sur  236 
décès,  que  62  enfants  âgés  de  moins  de  un  an.  Cette  améliora- 
tion doit  être  attribuée,  d'une  part,  à  l'augmentation  progressive 
des  salaires  due  à  la  diffusion  de  plus  en  plus  marquée  du  machi- 
nisme ;  d'autre  part,  à  la  diminution  de  la  natalité  elle-même,  qui 
de  1905  à  1907  est  descendue  de  348  à  319.  Ceci  montre,  une  fois 
de  plus,  que  l'on  ne  peut  violer  les  lois  sociales,  et  que  la  natalité 
ne  peut  s'accroitre  s'il  n'y  a  pas  accroissement  connexe  des  moyens 
d'existence  ;  que  vaut  une  forte  natalité,  si  elle  est  compensée  par 
une  mortalité  eflrayaute?  Ce  qui  importe  à  un  pays,  ce  n'est  pas 
tant  le  chiffre  même  des  naissances,  c'est  plutôt  le  nombre  d'en- 
fants sainement  élevés  jusqu'à  leur  majorité.  Pourtant  ici,  à 
Halluin,  la  mère  ne  va  pas  en  fabrique  ,  elle  travaille  chez  elle, 
près  de  ses  enfants;  mais,  peinant  toute  la  journée  sur  son  mé- 
tier, elle  n'a  pas  le  temps  de  s'occuper  d'eux  et  les  laisse  mourir 
faute  de  soins. 

De  par  son  origine  flamande  et  rurale,  la  population  hallui- 
noise  est  profondément  catholique;  les  hommes  comme  les 
femmes  sont  des  pratiquants  assidus  du  culte.  Dans  toutes  les 
maisons,  la  place  d'honneur  sur  la  cheminée  est  réservée  à  des 


r.A    CLASSE    OLVRIÈRK.  43 

ol)jets  de  piété  mis  soigncusoment  sous  g-lobe.  Ajoutons  que  les 
divorces  sont  extrêmement  rares.  Cet  état  religieux  n'a  pas  empê- 
ché l'embrigadement  de  la  masse  ouvrière  dans  le  syndicat  so- 
cialiste. Ceci  est  dû,  d'une  part,  à  la  faiblesse  du  type  social  qui 
n'a  pu  recruter,  dans  son  sein,  l'élite  capable  de  constituer  un 
mouvement  syndicaliste  autonome,  et,  d'autre  part,  à  ce  fait  que 
le  parti  socialiste  a  seul  pris  en  main  la  direction  de  ce  mouve- 
ment nécessaire. 

Que  sera  l'avenir? 

Il  me  semble  que  Ton  peut  conclure  à  l'amélioration  lente  et 
continue  des  moyens  d'existence,  de  l'installation  au  foyer  et 
de  l'éducation,  à  une  évolution  vers  un  état  analogue  à  celui  que 
nous  présentent  les  autres  centres  textiles  de  la  Flandre,  où  le 
machinisme  est  plus  développé. 

Quelques  familles  émergent  du  prolétariat  que  nous  venons 
de  décrire.  Ce  sont  celles  qui,  n'ayant  pas  eu  plus  de  trois  ou 
quatre  enfants,  ont  pu  les  amener  normalement  à  l'adolescence.  La 
situation  commence  à  devenir  prospère  à  ce  moment,  le  nombre 
des  membres  de  la  famille  gagnant  un  salaire  augmentant  par 
rapport  à  celui  des  bouches  à  nourrir.  La  famille  émigré  de  la 
cité  ouvrière  et  va  louer  une  maison  ayant  façade  sur  rue  ;  elle 
s'accorde  alors  un  loyer  de  11  francs  environ;  le  grenier  est 
remplacé  par  un  étage  dans  lequel  les  chambres  à  coucher  sont 
convenablement  aménagées  ;  au  rez-de-chaussée,  à  côté  de  la 
cuisine,  est  une  autre  pièce,  proprement  entretenue,  où  une 
tendance  au  bien-être  se  dessine  :  les  murs  sont  tapissés,  le 
mobilier  plus  cossu,  l'aspect  plus  gai.  C'est  cette  élite  qu'imitent 
les  familles  qui  s'élèvent. 

Voici  par  exemple  une  famille  dont  le  père  est  tisserand  à  la 
mécanique  ;  la  femme  tisse  à  la  main,  mais  elle  peut  consacrer  plus 
de  temps  au  ménage,  car  deux  filles  âgées  de  treize  à  quinze  ans 
travaillent  en  fabrique  ;  leurs  gains  compensent  celui  que  perd 
la  mère  en  s'occupant  plus  longuement  du  ménage,  au  grand 
profit  de  l'installation  familiale.  Restent  deux  filles  et  un  fils 
en  bas  âge. 


«  L  OUVRIER   DE    LINDLSTRIE   TEXTIUl. 

En  voici  une  autre,  d'origine  belge  comme  la  précédente,  et 
dont  le  père  est  également  tisserand  à  la  mécanique  ;  la  mère 
travaille  à  façon,  sur  un  bobinoir  à  main  ;  deux  enfants  vont  en 
fabrique  et  un  troisième,  trop  jeune  encore,  est  le  seul  membre 
de  la  famille  qui  n'alimente  pas  le  budget. 

Mais  ce  type,  rare  à  Halluin,  devient  plus  fréquent  à  Armen- 
tières  ;  c'est  là  que  nous  l'étudierons  en  détail. 

Armentières.  —  Armentières,  ville  de  30.000  habitants  ^  sur  la 
Lys,  est  un  simple  chef -lieu  de  canton  de  l'arrondissement  de 
Lille.  C'est  la  cité  par  excellence  du  tissage  mécanique  de  la 
toile. 

Comme  à  Halluin,  on  y  distingue  deux  couches  de  familles 
ouvrières  :  l'une,  misérable,  habite  des  cités  à  cour  commune; 
l'autre,  plus  aisée,  loge  dans  des  maisons  sur  rue.  Ce  dernier 
type  est  assez  nombreux.  Il  comprend  les  ménages  n'ayant 
pas  plus  de  deux  ou  trois  enfants,  et  ceux  dans  lesquels  plusieurs 
enfants  ont  dépassé  l'âge  d'admission  à  la  fabrique,  et  où,  bien 
entendu,  ne  règne  aucun  vice  grave,  alcoolisme,  dissipation  ou 
paresse. 

Le  prolétariat  est  aussi  misérable  que  celui  d'Halluin.  Le  loyer 
ne  dépasse  pas  6  francs  par  mois,  mais  il  n'y  a  jamais  le  potager 
que  l'on  aperçoit  quelquefois  à  Halluin.  Le  plus  souvent,  il  n'y  a, 
au  rez-de-chaussée,  qu'une  seule  pièce  mal  éclairée  où  grouillent 
de  nombreux  enfants  ;  en  haut,  un  grenier  qui  sert  de  chambre 
à  coucher,  et  où  Ion  accède  à  l'aide  d'un  escalier  rudimentaire; 
le  mobilier  est  réduit  à  sa  plus  simple  expression,  et  l'état  de 
délabrement  est  extrême. 

Voici  quelques  exemples  de  ce  type  : 

H...,  âgé  de  cinquante  ans,  né  à  Courtrai  (Belgique),  a  émigré 
à  Armentières  en  1883,  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans,  et  a  pu  y  conti- 
nuer son  métier  de  tisserand  à  la  mécanique.  U  gagne  en  moyenne 
18  francs  par  semaine,  et  sa  fille  aînée,  quoique  malade,  tra- 

1.  u  faudrait  y  ajouter  les  8.000  habitants  d'Houplines.  qui  forme  un  véritable  fau- 
bourg d'Armenllères,  et  fait  partie  de  la  in(^me  agglomération. 


LA  ci.ASsn  ol"vhh:re.  45 

vaille  en  fabrique;  comme  ello  rapporte  environ  0  francs,  les 
recettes  hebdomadaires  totales  s'rlèvent  à  27  francs.  La  femme 
reste  confinée  dans  les  travaux  du  ménage,  car  il  reste  six  enfants 
en  bas  âge  à  élever  et  à  soigner. 

Voici  une  autre  famille  :  le  père  et  les  trois  fds  aines  travail- 
lent dans  un  tissage  mécanique  ;  la  mère  ne  s'occupe  que  du 
ménage,  car  il  y  a  encore  six  enfants  en  bas  âge  à  soigner. 
Quoique  les  recettes  doivent  s'élever  environ  au  double  de 
celles  de  la  famille  précédente,  la  situation  nest  pas  meilleure; 
il  est  difficile  de  croire  qu'une  grande  partie  des  salaires  ne 
passe  à  l'estaminet.  Le  plus  triste,  c'est  que  deux  des  garçons 
sont  jumeaux,  et  vont  sous  peu  partir  ensemble  pour  le  service 
militaire;  les  ressources  seront  alors  notablement  diminuées,  et 
l'on  peut  se  demander  comment  le  budget  pourra  s'équilibrer. 

Généralement,  le  jeune  homme  se  marie  aussitôt  le  service 
militaire  fini;  le  plus  souvent  les  deux  époux  font  partie  de  la 
même  classe  sociale  :  tandis  qu'un  peigneur  gagnant  i  francs 
par  jour  pourra  prétendre  à  la  main  d'une  jeune  ouvrière  dont 
le  salaire  s'élève  à  2  fr.  50,  le  cardeur  qui  ne  gagne  que  3  francs 
devra  se  contenter  d'une  compagne  qui  n'apportera  au  budget 
qu'un  gain  de   2  francs. 

Prenons,  avec  L.  Merchier'.  ce  dernier  cas  :  le  revenu  heb- 
domadaire sera  de  30  francs.  Le  premier  enfant  sera  mis  en 
nourrice  pour  5  francs  par  semaine  ;  deux  enfants  en  nourrice 
coûteront  9  francs;  trois  enfants  coûteraient  au  moins  12  francs 
et  absorberaient  précisément  le  gain  de  la  mère  :  celle-ci  n'a 
plus,  dès  lors,  aucun  bénéfice  à  placer  ses  enfants  en  nourrice; 
c'est  pourquoi  elle  quitte  l'atelier,  et  se  confine  dans  les  soins 
du  ménage.  On  remarquera  qu'à  ce  moment-là,  les  recettes 
sont  tombées  à  18  francs;  la  situation  devient  précaire,  et  la 
plupart  du  temps,  la  famille  doit  avoir  recours  à  l'assistance 
publique  jusqu'au  moment  où  l'aîné,  ayant  atteint  l'âge  de 
treize  ans,  peut  entrer  dans  un  atelier;  la  situation  redevient 
bonne  quand  plusieurs  enfants  travaillent  ;  les  parents  ont  alors 

1.  r.oc.  cit.,  p.  263. 


46  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

de  quarante  à  quarante-cinq  ans  ;  on  se  rattrape  des  temps  de 
misère  en  faisant  bombance  :  c'est  là  une  réaction  inévitable. 
Mais  bientôt,  les  enfants  se  marient  à  leur  tour,  la  gêne  repa- 
rait, et  la  vieillesse  approche.  C'est  de  nouveau  le  recours  à 
l'assistance  publique. 

Voyons  maintenant  ce  qui  se  passe  dans  la  partie  plus  aisée  : 
là,  nous  l'avons  vu,  les  ressources  seront  de  6  fr.  50  par  jour, 
38  francs  par  semaine,  desquels  il  faut  défalquer  4  francs  que 
le  mari  garde  pour  ses  plaisirs,  pour  son  dimanche.  Pendant  la 
première  année  de  mariage,  on  paie  les  meubles  achetés  à 
crédit;  au  troisième  enfant,  la  femme  quitte  l'atelier,  les  recettes 
tombent  à  27  francs,  le  mari  ne  garde  plus  alors  que  2  francs 
pour  son  dimanche,  et  l'on  s'eftorce  de  ne  pas  avoir  recours  à 
l'assistance.  La  situation  redevient  prospère  quand  l'aîné  com- 
mence à  travailler  :  l'on  vit  plus  largement,  mais  une  partie  des 
ressources  est  consacrée  à  l'épargne,  car  ici,  les  privations 
ayant  été  moindres,  la  réaction  est  moins  violente. 
J'ai  pu  observer  quelques  familles  de  ce  type  : 
Voici  d'abord  un  ménage  sans  enfant;  le  mari  et  la  femme 
travaillent  en  fabrique. 

En  voici  un  second,  avec  deux  enfants  en  bas  âge;  le  mari 
est  tisserand;  la  femme  avait  d'abord  entrepris  un  commerce 
d'épicerie,  qu'elle  a  dû  abandonner  très  vite,  à  cause  de  son 
état  de  santé;  aujourd'hui,  elle  est  bobineuse,  et  s  occupe  du 
ménage;  bien  entendu,  il  faut  se  contenter,  à  midi,  d'un  repas 
préparé  à  la  hfite. 

Pour  14  ou  15  francs  par  mois,  on  a  une  belle  maison  sur 
rue,  ayant  le  plus  souvent  une  cour  spéciale,  ce  qui  fait  dispa- 
raître toute  promiscuité  forcée  de  voisinage.  Le  rez-de-chaussée 
comprend,  outre  la  cuisine,  une  salle  confortablement  aména- 
gée, tapissée  et  bien  meublée,  le  tout  dans  un  bon  état  d'en- 
tretien et  de  propreté;  à  l'entrée,  un  paillasson  où  l'on  s'essuie 
soigneusement  les  pieds  ;  au  milieu,  une  table  ronde  recou- 
verte d'un  tapis  ;  sur  la  cheminée,  une  pendule  ot  les  garni- 
tures coutumières;  les  murs  sont  ornés  de  tableaux;  enfin,  on 


LA    CLASSK   01  VRIERE.  M 

peut  y  voir,  outre  les  chaises,  un  beau  meuble  à  tiroirs.  Les 
chambres  à  coucher  sont  à  l'étage,  plus  sobrement,  mais  con- 
venablement garnies. 

Il  va  sans  dire  que  la  viande  paraît  tous  les  jours  à  table, 
accompagnée  de  pommes  de  terre  ou  de  légumes,  et  suivie  de 
fromage.  Le  lait  battu,  au  contraire,  est  moins  en  faveur  c[ue 
dans  la  partie  pauvre  de  la  population. 

Dans  la  cave,  se  trouvent  des  provisions,  du  charbon,  du  bois, 
une  rondelle  ou  une  demi-rondelle  de  bière  ',  etc. 

Dans  cette  classe,  la  bonne  installation  au  foyer  permet  aux 
parents  qui  en  sont  capables  de  donner  une  solide  éducation 
familiale  à  leurs  enfants.  Au  contraire,  dans  les  cités,  malgré 
toute  la  bonne  volonté  possible,  l'entassement  des  enfants  dans 
une  seule  pièce  et  la  promiscuité  de  la  cour  rendent  vain  tout 
effort  sérieux  d'éducation. 

Tourcoing.  —  Quittons  le  pays  du  lin  pour  celui  de  la  laine. 
Ce  dernier  est  formé  d'une  seule  agglomération  de  2.50.000  ha- 
bitants, comprenant  les  villes  de  Roubaix,  Tourcoing,  Lannoy, 
Croix  et  Wattrelos. 

Dans  cette  agglomération,  on  peut  distinguer  un  noyau 
très  dense  autour  de  la  gare  de  Roubaix  :  là  sont  les  comptoirs 
de  vente  des  négociants  en  tissus  ou  des  fabricants  eux-mêmes; 
tout  autour,  les  cités  ouvrières  se  pressent,  et  les  ateliers 
émergent,  çà  et  là,  de  cette  masse  de  petites  habitations.  Les 
filatures,  les  grands  tissages  ont  pu  chercher  un  peu  d'air, 
s'éloigner  un  peu  ;  le,s  hideuses  cités  s'en  vont  une  à  une,  des 
maisons  confortables  apparaissent;  nous  sommes  à  Tourcoing, 
à  Croix,  à  Lannoy  ou  à  Wattrelos,  suivant  la  direction  que  nous 
avons  prise. 

Nous  avons  choisi  comme  champ  d'étude,  la  ville  la  plus 
importante  dans   cette  espèce   de  banlieue  de  Ptoubaix,  parce 


1.  Une  rondelle  est  un  petit  tonneau  d'une  contenance  de  160  litres  environ.  Les 
ouvriers  prenant  la  qualité  de  bière  ordinaire  la  paient  25  à  3o  francs,  soit  15  à  20 
centimes  le  litre.  Au  contraire,  ceux  qui  habitent  en  cilé,  n'ayant  pas  de  caves,  achètent 
leur  bière  au  détail  dans  un  cabaret,  et  la  paient  alors  20  ou  25  centimes  le  litre. 


48  l'ouvrier  de  l  industrie  textile. 

que  c'est  là  que  nous  trouverons  les  phénomènes  les  plus  carac- 
téristiques. 

Tourcoing-,  qui  compte  actuellement  80.000  habitants,  est 
un  simple  chef-lieu  de  canton    de   l'arrondissement   de  Lille. 

Primitivement,  cette  ville  était  composée  dune  foule  de 
petits  hameaux  qui  se  sont  soudés  tant  bien  que  mal,  au  petit 
bonheur  ;  les  usines  tendent  à  se  disperser,  à  se  rapprocher  de 
la  frontière. 

En  passant  d'Armentières  à  Tourcoing,  nous  enregistrons  un 
progrès  plus  marqué  encore  que  celui  que  nous  avons  observé 
en  allant  d'Halluin  à  Armentières.  C'est  que,  cette  fois,  nous 
passons  d'une  ville  de  tissages  dans  une  ville  de  filatures^  : 
les  salaires  sont  plus  élevés,  et  malgré  l'augmentation  de  la 
population,  il  n'y  a  pas  eu  excès  d'agglomération;  cela  se  voit 
de  suite  à  l'absence  de  cités  :  tous  les  ouvriers  tourquennois 
habitent  dans  des  maisons  indépendantes. 

Nous  avons  choisi,  en  conséquence,  notre  spécimen  d'étude 
parmi  la  partie  la  plus  prospère  de  la  classe  ouvrière. 

V.  H...  est  né  à  Helchin  (Belgique),  en  1866,  où  il  a  laissé 
un  frère  forgeron.  Venu  en  France  à  l'âge  de  vingt  ans,  il  put 
entrer  dans  un  grand  atelier,  g-râce  à  la  recommandation  d'un 
ami,  qui  lui  apprit  le  métier.  Au  bout  de  deux  années,  il 
devint  ouvrier  fait,  et  épousa  alors  une  jeune  fille  de  même 
origine  que  lui.  A  partir  de  la  naissance  de  son  fils  unique, 
en  1890,  sa  femme  reprit  un  bail  d'estaminet-,  espérant  accu- 
muler, grâce  au  commerce,  une  épargne  qui  lui  permettrait 
de  lui  donner  une  éducation  plus  élevée.  C'est  ainsi  qu'à  l'âge 
de  seize  ans,  le  jeune  homme  obtint  le  diplôme  de  dessinateur 
à  l'École  des  Beaux-Arts  de  Tourcoing,  ce  qui  lui  permit 
d'entrer  dans  l'industrie  en  qualité  d'employé.  L'estaminet  fut 
alors   immédiatement  abandonné,    et    c'est  à  ce  moment  que 

1.  En  1886,  l'industrie  tourquennoise  occupait  environ  10.000  ouvriers  de  filature 
et  de  retorderie  contre  3.637  de  lissage,  1.885  de  peignage,  320  de  triage,  376  de  tein- 
ture et  apprêt,  enfin  1.015  de  fabrique  de  tapis  (Petit-Leduc,  p.  16). 

2.  Dans  le  Nord  et  en  Belgique,  on  réserve  le  nom  d'estaminet  aux  cabarets  fré- 
quentés par  la  classe  ouvrière,  et  où  l'on  vend  principalement  de  la  bière  et  du 
genièvre. 


LA    CLASSE    OUVRIÈRE.  49 

V,  H...  vint  louer  la  maison  qu'il  occupe  actuellement,  et  pour 
laquelle  il  paie  un  loyer  de  22  francs  par  mois. 

Pour  ce  prix-là,  il  a  une  maison  de  belle  apparence,  avec  un 
soubassement  en  pierre  de  taille  sur  la  façade.  Le  rez-de-chaussée 
comprend,  outre  un  corridor,  un  salon,  une  cuisine  et  une 
arrière-cuisine  en  enfilade. 

La  pièce  de  devant  mérite  bien  le  nom  de  salon,  car  le  mobi- 
lier dénote  des  tendances  bourgeoises  :  elle  contient  une  table 
en  palissandre,  une  autre  table  plus  petite,  un  buffet  plantu- 
reux, un  fauteuil  confortable;  au-dessus  de  la  cheminée  s'étale 
une  grande  giace.  Cette  pièce  mérite  d'autant  plus  le  nom  de 
salon,  qu'elle  ne  sert  que  pour  les  grandes  occasions.  C'est  ce 
qui  explique  que  l'on  y  a  remisé,  dans  un  coin,  la  machine  à 
coudre  qui,  du  reste,  par  son  aspect,  ne  dépare  pas  le  cadre, 
pas  plus  que  les  deux  vélos  qui  y  trouvent  refuge  et  qui  sont 
dans  un  bon  état  d'entretien. 

La  seconde  pièce,  qui  prend  jour  sur  la  cour,  est  la  cuisine, 
ou  mieux  la  salle  où  l'on  se  tient,  le  sitting-room  des  Anglais. 
Au  milieu,  une  petite  table  carrée,  recouverte  d'une  toile  cirée, 
sert  aux  repas  journaliers;  autour,  six  chaises  de  paille  et  une 
armoire;  une  autre  armoire  est  dissinmlée  dans  le  mur;  au 
plafond  est  suspendue  une  lampe  au  pétrole,  et  une  pendule 
est  attachée  au  mur;  un  thermomètre,  des  tableaux,  un  miroir 
et  deux  appareils  photographiques  viennent  compléter  l'aspect 
cossu  du  mobilier;  un  crucifix  soigneusement  placé  sous  globe 
montre  que  V.  H...,  quoique  socialiste  convaincu,  n'est  pas  into- 
lérant; enfin,  la  cuisinière  dans  laquelle  on  peut  se  mirer, 
montre  les  qualités  ménagères  de  la  femme. 

Larrière-cuisine ,  beaucoup  plus  petite  à  cause  de  la  cour 
qui  prend  une  partie  de  la  largeur,  ne  comprend  qu'un  petit 
foyer  sur  lequel  on  peut  préparer  le  diner  en  été  ;  cette  pièce 
sert  principalement  de  laverie  ;  là  sont  aussi  remisés  les  usten- 
siles de  cuisine  soigneusement  nettoyés  et  rangés. 

Le  premier  étage  ne  comprend  que  deux  chambres.  Celle  de 
devant  est  réservée  au  fils,  et  ne  contient,  outre  le  lit,  qu'une 
table  à  dessin  et  une  malle  dans  laquelle  le  jeune  homme  a 


oO  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

entassé  ses  livres;  dans  l'autre  chambre,  le  mobilier  est  éga- 
lement réduit,  mais  proprement  entretenu  :  un  lit  en  bois,  une 
chaise,  une  table  et  un  petit  meuble;  les  vêtements  sont  placés 
derrière  un  rideau  à  coulisse.  Ici  le  crucifix  est  remplacé  par 
un  portrait  de  Jules  Guesde.  Si  nous  ajoutons  la  cave  et  le  gre- 
nier, nous  aurons  un  idée  complète  de  l'habitation  de  V.  H... 

La  famille  fait  quatre  repas  par  jour  : 

Le  déjeuner  et  le  goûter  sont  composés  de  tartines  beurrées 
et  de  café;  le  dîner,  à  midi,  comprend  le  potage,  un  plat  de 
viande  avec  légumes,  et  de  la  bière;  au  souper  on  mange,  soit 
les  restes  du  dîner,  soit  du  pâté  de  viande  et  des  pommes  de 
terre,  quelquefois  du  lait  battu,  ceci  par  hygiène,  me  dit  V.  H... 
Lafamille  consomme  une  demi-rondelle  de  bière  par  mois.V.  H... 
n'a  pas  voulu  s'affilier  à  une  brasserie  coopérative  ;  il  continue  à 
se  fournir  chez  son  ancien  brasseur,  propriétaire  de  l'estaminet 
qu'il  a  exploité  jadis  :  «  Cela  ne  serait  pas  juste,  me  dit  V.  H... 
d'abandonner  ce  brasseur,  qui  a  été  bon  pour  moi.  »  Au  contraire, 
il  est  affilié  à  une  coopérative  de  liqueurs  dont  il  possède  une 
action  entière  qu'il  a  payée  30  francs,  mais  qui  aujourd'hui 
vaut  300  francs. 

Dans  la  cour,  proprement  entretenue  également,  je  vois  un 
appareil  à  réparer  les  chaussures  et  deux  cuviers  pour  lessiver 
le  linge.  V.  H...  m'explique  que  c'est  un  usage  général,  parmi 
les  ouvriers  tourquennois,  de  réparer  leurs  chaussures  et  de 
faire  beaucoup  de  petits  travaux.  C'est  ainsi  que  V.  H...  a  tapissé 
lui-même  sa  maison  ;  c'est  également  lui  qui  a  fabriqué  la  table 
à  dessin  de  son  fils,  qui  ainsi  ne  lui  a  coûté  que  6  francs  au  lieu 
de  15. 

En  résumé,  il  y  a  une  tendance  marquée  vers  un  genre  de 
vie  bourgeois.  Cela  est  surtout  manifeste  dans  les  récréations  du 
fils  qui  fait  de  la  photographie,  joue  du  violon,  et  fait  partie 
d'une  équipe  de  foot-ball. 

V.  H...  est  socialiste  et  athée.  Il  me  dit  qu'à  Tourcoing,  il  y  a 
encore  beaucoup  trop  d'ouvriers  qui  suivent  les  pratiques  du 
culte  catholique  ;  mais,  nous  l'avons  dit,  il  est  tolérant.  «  Si  le 
curé  de  la  paroisse  venait  me  voir,  me  dit-il,  je  le  ferais  entrer. 


LA   CLASSE    OUVRIÈRE.  51 

je  lui  ofl'rirais  un  verre  de  bière  et  je  causerais  poliment  avec 
lui  Mais  je  sais  qu'il  ne  viendra  pas. ..  Et  je  ne  puis  l'en  blâmer, 
ajoute-t-il  tranquillement,  il  ne  peut  pas  deviner  qu'il  serait 
ainsi  reçu,  car  il  y  a  malheureusement  des  ouvriers  à  l'esprit 
étroit  qui  le  mettraient  à  la  porte  en  l'insultant  violemment.  » 

Nous  ne  voulons  pas  donner  cett(ï  famille  comme  un  type 
moyen  de  l'ouvrier  tourquennois  ;  nous  avons  choisi  à  dessein 
un  type  supérieur,  puisque  nous  sommes  ici  dans  la  cité  où  ce 
type  est  le  plus  nombreux;  il  y  forme  une  minorité  imposante, 
sur  laquelle  tend  à  se  mouler  la  partie  inférieure,  au  fur  et  à 
mesure  de  l'amélioration  de  son  mode  d'existence. 

L'aisance  générale  de  la  classe  ouvrière  de  Tourcoing  a  eu 
pour  effet  d'en  faire  un  terrain  particulièrement  réfractaire  aux 
idées  révolutionnaires.  Les  idées  politiques  sont  moins  avancées 
qu'ailleurs,  de  sorte  que  le  parti  radical  est  beaucoup  plus  puis- 
sant que  le  parti  socialiste. 

Nous  avons  vu,  jusqu'ici,  le  mode  d'existence  s'élever  pro- 
gressivement en  allant  vers  des  villes  de  plus  en  plus  grandes. 
Nous  allons  maintenant  constater  un  phénomène  inverse,  en 
passant  dans  des  villes  plus  grandes  encore. 

RouBAix.  —  Nous  avons  donné  les  raisons  qui  ont  amené  à 
Roubaix  un  tassement  plus  grand  de  la  population,  un  overcrow- 
ding,  et  cela  d'autant  plus  que  la  ville  a  grandi  très  rapide- 
ment. En  outre,  l'aisance  est  moins  répandue  qu'à  Tourcoing, 
puisqu'il  y  a  plus  de  tissages  et  moins  de  filatures'. 

Le  prolétariat  est  plus  nombreux;  il  est  formé  surtout  de  ma- 
nœuvres et  de  peigneurs,  des  familles  ayant  beaucoup  d'enfants 
en  bas  âge,  enfin  des  imprévoyants  et  des  dissipateurs.  Reau- 
coup  sont  secourus  par  la  ville  ou  par  les  institutions  charitables 
privées  qui  abondent  à  Roubaix.  Le  loyer  grève  lourdement  le 
budget.  Vers  le  centre  de  la  ville,  pour  12  francs  par  mois,  on 
a  une  petite  maison  faisant  partie  d'une  cité,  et  composée,  au 
rez-de-chaussée,  de  deux  pièces  et  d'un  petit  réduit  au  charbon; 

1.  U  y  a  20.000  métiers  à  tisser  à  Roubaix  contre  4.000  à  Tourcoing, 


52  L  OUVRIER    DE   L  INDUSTRIE    TEXTILE. 

à  l'étage,  de  deux  petites  chambres  et  d'un  débarras.  Le  mobi- 
lier est  nécessairement  maigre  :  une  table,  une  commode,  une 
armoire,  un  poêle,  quelques  chaises,  des  lits. 

Dans  certains  quartiers,  il  faut  mettre  16  francs  pour  avoir 
un  tel  logement. 

La  partie  la  plus  aisée  de  la  classe  ouvrière  habite  dans  des 
maisons  sur  rue.  Très  souvent  alors,  la  femme  prend  un  petit 
commerce.  Dans  le  cas  contraire,  la  famille  est  obligée  de 
s'éloigner  du  centre,  pour  trouver  une  maison  indépendante. 

G...,  aujourd'hui  âgé  de  trente-huit  ans,  est  tisserand  en 
fabrique.  Ayant  eu  dix  enfants,  sa  femme  depuis  longtemps  ne 

s'occupe  que  du  ménage.  iMariéà  vingt  ans,  la  situation  de  G 

a  été  très  précaire  jusqu'à  l'âge  de  trente-huit  ans,  époque  où 
son  fils  aine,  âgé  alors  de  dix-sept  ans,  a  commencé  à  rapporter 
de  bonnes  journées.  Ce  fils  est  aujourd'hui  marié,  ainsi  que 
les  quatre  filles  aînées. 

Restent  encore  avec  lui  : 

Un  fils  âgé  de  vingt-trois  ans,  qui,  depuis  sa  rentrée  du  ser- 
vice militaire,  n'a  pu  encore  se  placer  par  suite  de  la  crise  ac- 
tuelle. Un  autre  tils,  âgé  de  vingt  ans,  est  tisserand,  mais  va  partir 
à  son  tour  pour  l'armée  ;  enfin,  deux  filles,  de  dix-neuf  et  quinze 
ans,  sont  piqûrières. 

En  temps  normal,  les  recettes  de  la  famille  s'éleveaient  à 
75  ou  80  francs  par  semaine,  mais  elles  sont  très  irrégulières  en 
ce  moment,  par  suite  des  chômages  fréquents. 

La  maison  d'habitation,  dont  le  loyer  s'élève  à  22  francs  par 
mois,  comprend  trois  pièces  au  rez-de-chaussée  :  le  salon,  la 
place  où  l'on  se  tient  et  la  cuisine  ;  des  chambres  à  coucher  à 
l'étage,  une  cave  et  une  cour.  Le  mobilier  est  confortable  et- 
bien  entretenu. 

M....  contre-maître  de  tissage^,  habite  dans  une  maison  ana- 
logue à  celle  que  nous  venons  de  décrire.  Agé  de  cinquante-sept 
ans,  il  a  débuté  comme  tisserand  et  a  pu  s'élever  au  poste  qu'il 

1.  Son  frère   aint'  est  lissorand  en    t'abrique,   et  son  frère  cadet,  ex-emplojé  de 
banque,  vit  a(;luellen>ent  de  ses  renies. 


LA    CLASSE    OUVRIÈRE.  53 

occupe  aujourd'hui,  et  qui  le  met  à  l'abri  des  chômages.  Sa  femme 
ne  s'occupe  que  du  ménage,  ce  qui  se  voit  à  la  façon  dont  l'inté- 
rieur est  tenu. 

Il  a  trois  enfants,  deux  fils  et  une  fille,  celle-ci  mariée  à  un 
employé;  le  fils  aine,  âgé  de  vingt-huit  ans,  est  échantillonneur 
et  marié  à  une  bobineuse.  M...  n'a  donc  plus  avec  lui  qu'un  seul 
enfant,  un  garçon  de  dix-huit  ans,  également  échantillonneur. 
L'intérieur  est  gai  et  confortable  :  tapis,  crachoirs,  glaces,  gar- 
nitures de  cheminée,  bec  Auer,  photographies,  etc. 

On  le  voit,  c'est  toujours  ;t  peu  près  la  même  répétition  des 
faits.  La  proportion  entre  la  classe  aisée  et  la  classe  misérable 
varie  de  ville  à  ville,  mais  l'installation  au  foyer,  dans  chacune 
de  ces  classes,  conserve  les  mômes  traits  généraux. 

Il  est  temps  de  voir  ce  qui  se  passe  dans  la  métropole  des 
cités  flamandes,  à  Lille. 

Lille.  —  L'agglomération  excessive  est  encore  plus  marcfuée  à 
Lille  qu'à  Roubaix  :  la  ville  est  plus  peuplée  ;  en  outre,  elle  est 
comprimée  par  une  enceinte  fortifiée;  enfin,  elle  n'est  plus  une 
ville  purement  industrielle  comme  les  précédentes.  On  le  voit  à 
l'animation  plus  grande  qui  règne  dansles  rues,  au  moins  dans 
certains  quartiers.  A  côté  de  Lille,  les  autres  villes  apparais- 
sent comme  de  gros  villages  dont  les  rues,  désertes  à  9  heures 
du  soir,  ne  voient  une  activité  momentanée  qu'à  la  sortie 
des  usines  ^ 

Autour  de  la  gare,  se  trouvent  les  magasins  des  négociants 
de  toile  et  les  comptoirs  de  vente  des  fabricants. 

Dans  le  quartier  Van  ban  sont  les  hôtels  particuliers  des  riches 
industriels,  des  commerçants,  des  propriétaires. 

Plus  loin,  c'est  le  quartier  des  professeurs  et  des  étudiants, 
car  Lille  compte  deux  universités,  un  institut  industriel,  une 
école  de  commerce,  etc. 

1.  Au  surplus,  coatraireinenl  aux  aulnes  villes  flamandes,  Lille  n'est  pas  exclusi- 
vement cantonnée  dans  l'industrie  textile.  On  y  trouve  de  nombreux  ateliers  de 
construction,  entre  autres  celui  de  Fives-Lille  ;  par  là,  elle  se  rattache  déjà  à  la  ré- 
gion calcaire  dans  laquelle  le  pays  minier  est  englobé,  et  sur  la  limite  de  laquelle 
elle  est  située. 


54  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

Ëûfîn,  vers  la  rue  Nationale  et  la  rue  Faidherbe,  est  concen- 
tré le  commerce  de  luxe. 

Pour  trouver  des  filteries  et  des  fîltiers,  il  faut  aller  dans  le 
quartier  Saint-André,  ou  bien  dans  les  nouveaux  quartiers  an- 
nexés lors  de  l'agrandissement  des  fortifications,  à  Wazemmes, 
par  exemple. 

Aujourd'hui,  le  mouvement  d'extension  se  poursuit,  par  la 
formation  d'une  nouvelle  banlieue.  Outre  les  anciens  faulDourgs 
de  Fives  et  de  Saint-Maurice,  d'autres  ont  surgi  à  Canteleu  et  à 
Lomme,  les  anciens  villages  sont  devenus  de  gros  bourgs.  Là, 
les  conditions  de  l'existence  sont  bonnes,  grâce  aux  filatures 
de  coton  et  aux  ateliers  de  construction,  grâce  aussi  à  l'absence 
di' overcrowding .  A  Haubourdin,  à  Tliumesnil,  pour  10  ou 
12  francs  par  mois,  on  a  une  petite  maison  avec  jardin;  l'ha- 
bitation comprend  deux  pièces  au  rez-de-chaussée  et  deux  cham- 
bres à  l'étage. 

A  l'intérieur  de  l'enceinte  fortifiée,  le  phénomène  de  l'agglo- 
mération excessive  sévit  tristement.  Il  est  devenu  presque  impos- 
sible pour  l'ouvrier  d'habiter  une  maison  indépendante  :  ce  luxe 
est  réservé  à  la  bourgeoisie,  aux  rentiers,  aux  professions  libé- 
rales. Gomme  les  maisons  ont  deux  ou  trois  étages,  les  locataires 
moins  aisés  de  la  petite  bourgeoisie  ne  les  occupent  pas  en  to- 
talité et  en  sous-louent  une  partie  par  appartements  ou  par 
chambres  garnies.  Les  ouvriers  dont  la  femme  entreprend  an 
petit  commerce,  font  de  même  ;  le  type  du  concierge  est  donc 
inconnu. 

L'ouvrier  a  le  choix  entre  les  cités  et  les  appartements,  c'est- 
à-dire  entre  deux  modes  défectueux  de  l'installation  du  foyer. 
Dans  le  premier  cas,  c'est,  pour  les  enfants,  la  promiscuité  de  • 
la  cour  commune  ;  pour  les  ménagères,  les  relations  forcées  de 
voisinage,  avec  tous  ses  ennuis.  Dans  le  second  cas,  pour  les 
enfants,  c'est  la  rue  ou  l'étiolement  en  chambre;  c'est  pour  la 
ménagère,  la  sujétion  plus  ou  moins  forcée  envers  la  petite 
boutiquière  ou  le  cabaretier  du  rez-de-chaussée,  locataire  prin- 
cipal de  l'immeuble.  En  outre,  dans  les  quartiers  ouvriers,  les 
appartements  sont  souvent  mal  aménagés,  n'ayant  pas  chacun 


LA    CLASSE    01  VJilERE.  ho 

leur  cabinet,  leur  prises  d'eau,  etc.,  ce  qui  complique  les  re- 
lations de  voisinage. 

Le  prix  des  loyers  est  assez  élevé  :  12  à  20  francs  pour  une 
petite  maison  dans  une  cité;  14  à  18  francs  pour  un  appartement 
dans  un  quartier  ouvrier,  20  à  30  francs  dans  les  quartiers  plus 
centraux. 

La  partie  la  plus  avisée  de  la  population  ouvrière  a  donc  re- 
flué vers  les  quartiers  extra-muros. 

Les  ruraux.  —  On  voit,  par  ce  qui  précède,  l'avantage  immense 
que  possède  l'ouvrier  rural,  ou  même  l'ouvrier  de  banlieue, 
sur  le  citadin.  Le  loyer  ne  vient  pas  grever  aussi  lourdement 
son  budget,  tout  en  lui  permettant  une  installation  meilleure 
du  foyer. 

Cela  est  parfait  quand  Tusine  est  elle-même  installée  dans  la 
banlieue,  ce  qui  est  surtout  le  cas  des  plus  récentes,  principale- 
ment des  filatures  de  coton;  ce  n'est  pas  le  cas  des  fîlteries  lil- 
loises et  des  fabriques  de  tissus  de  Roubaix.  L'ouvrier  rural  doit 
alors  ajouter  à  son  labeur  quotidien  une  marche  souvent  assez 
longue;  il  lui  faut  donc  une  dose  d'énergie  supérieure,  qui  ne 
manque  pas,  du  reste,  aux  populations  de  la  Flandre. 

L'arrondissement  de  Lille  est  parsemé  de  nombreux  bourgs 
populeux,  d'où  partent  tous  les  jours,  vers  les  villes,  de  nom- 
breuses colonnes  d'ouvriers.  Dans  les  villes  mêmes,  la  déforma- 
tion urbaine  n'a  pas  été  assez  puissante  pour  étouffer  toute 
aptitude  à  l'isolement,  comme  de  nombreux  exemples  le  prou- 
vent. 

H...  est  né  à  Roubaix  en  1879,  et  y  est  resté  jusqu'à  son  ma- 
riage. Il  est  apprêteur  depuis  l'âge  de  seize  ans, et  gagne  aujour- 
d'hui 20  francs  par  semaine;  sa  femme  est  soigneuse  de  ma- 
chine et  gagne  15  francs,  soit  une  recette  totale  moyenne  de 
35  francs.  D'un  commun  accord,  ils  ont  décidé  d'aller  s'instal- 
ler à  la  campagne,  où,  pour  15  francs  par  mois,  il  ont  trouvé 
une  maison  avec  jardin,  deux  pièces  au  rez-de-chaussée,  quatre 
à  létage,  plus  une  cave.  Ils  sont  à  une  distance  d'une  lieue  de 
leur  usine,  mais  cela  n'est  pas  pour  les  effrayer.  A  midi,  ils  trou- 


56  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

vent  à  diner  dans  un  estaminet;  le  déjeuner  et  le  souper  se  font 
à  la  maison. 

Mais,  nous  venons  de  le  dire,  H...  n'a  pas  d'enfants,  ce  qui 
est  un  cas  assez  rare  ;  il  faut  remarquer  que  seuls  les  ouvriers 
ayant  peu  d'enfants  peuvent  se  payer  le  luxe  de  l'isolement, 
tout  au  moins  ceux  qui  peuvent  se  passer  de  l'assistance,  qui 
alors  s'exerce  plus  difficilement.  Les  familles  nombreuses,  celles 
chez  lesquelles  l'entassement  produit  ses  effets  les  plus  désas- 
treux, sont  précisément  celles  qui  se  trouvent  être  le  plus  en- 
chaînées au  milieu  urbain,  le  plus  impuissantes  à  en  sortir. 

Tout  concourt  à  attirer,  tôt  ou  tard,  les  familles  nombreuses 
en  ville.  Tout  va  bien  tant  que  les  parents  sont  seuls  à  travail- 
ler ;  quand  l'aîné  atteint  treize  ans,  il  faut  se  rapprocher  de  l'u- 
sine, car  la  route  serait  trop  fatigante  pour  lui. 

Le  retour  des  familles  ouvrières  à  la  campagne  ne  pourra 
donc  prendre  toute  son  ampleur  que  par  le  retour  à  la  campa- 
gne de  l'industrie  elle-même.  Or,  comme  celle-ci  a  besoin  de 
transports  faciles,  il  y  a  là  comme  un  cercle  vicieux  ;  ce  n'est 
que  progressivement  que  l'on  voit  les  usines  nouvelles  s'élever 
à  la  périphérie  des  centres  urbains. 

Quant  aux  anciennes  fabriques,  elles  sont  plus  ou  moins  rivées 
à  l'endroit  où  elles  se  sont  élevées.  On  comprend  qu'un  patron 
recule  devant  les  frais  de  déménagement  d'un  outillage  comme 
celui  d'une  filature  ou  d'un  tissage! 

L'immigration  belge.  —  Si  l'ouvrier  rural  est  avantagé  par  rap- 
port à  l'ouvrier  urbain,  au  point  de  vue  du  mode  d'existence, 
l'ouvrier  résidant  au  delà  des  frontières  l'est  encore  plus. 

En  Belgique,  en  effet,  les  droits  de  douanes  sont  peu  éle- 
vés, principalement  sur  les  matières  alimentaires  et  les  choses 
usuel  les.  Il  en  résulte  que  le  prix  de  celles-ci  y  est  beaucoup 
plus  bas  qu'en  France. 

Ainsi,  par  exemple,  le  pain  qui  se  paie  0  fr.  35  le  kilogr.  en 
France,  ne  se  paie  que  0  fr.  "27  en  Belgique;  le  café,  au  lieu  de 
0  fr.  55  le  quart,  ne  coûte  que  0  fr.  25,  et  le  pétrole  0  fr.  25  le 
litre  au  lieu  de  0  fr.  55.  Pour  la  viande,  la  différence  est  peu 


LA    CLASSE    OUVRIÈRE.  57 

sensible,  mais  les  vêtements  et  les  chaussures  sont  obtenus  à 
meilleur  compte. 

Sans  doute,  les  salaires  y  sont  également  moins  élevés,  mais 
l'ouvrier  belge  travaillant  en  France  se  trouve  dans  une  situa- 
tion tout  à  fait  privilégiée  :  d'un  côté,  il  bénéficie  des  hauts 
salaires  français,  et  de  l'autre,  du  bas  prix  de  la  vie  belge.  En 
effet,  il  ne  faut  pas  croire,  comme  on  l'a  quelquefois  dit,  que 
l'ouvrier  belge  travaillant  en  France  se  contente  d'un  salaire 
moins  élevé  que  son  concurrent  français  :  chaque  usine  a  un  ta- 
rif réglant  le  taux  des  salaires  pour  chaque  catégorie  de  travail- 
leurs; ce  taux  est  basé  sur  la  productivité  de  l'ouvrier,  non  sur 
sa  nationalité,  pas  plus  que  sur  son  genre  de  vie  ou  sur  ses 
charges  spéciales  de  famille.  Le  voisinage  de  la  Belgique  a 
été  l'un  des  éléments  qui  ont  permis  à  Tindustrie  de  prendre 
son  essor  dans  la  Flandre  française,  non  pas  en  fournissant  à 
celle-ci  une  main-d'œuvre  à  bon  marché,  mais  une  main-d'œu- 
vre abondante.  Au  contraire,  le  taux  des  salaires  y  est  plus  élevé 
que  dans  beaucoup  d'autres  régions  françaises. 

Examinons  de  plus  près  le  mécanisme  de  l'immigration  belge. 
Elle  se  produit  de  deux  façons  bien  différentes  dans  ses  moyens 
et  dans  ses  résultats.  A  côté  de  l'immigration  anarchique  et  dé- 
sorganisée des  journaliers,  on  trouve,  en  effet,  une  immigration 
lente,  procédant  par  étapes  successives,  et  composée  d'éléments 
ouvriers  supérieurs.  C'est  de  celle-ci  que  nous  parlerons  d'a- 
bord. 

Vimmigratioji  organisée  est  composée,  en  grande  partie, 
d'individus  ayant  des  qualités  supérieures  à  celles  que  l'on 
demande  aux  simples  journahers.  Leur  éducation  familiale  les 
a  dressés  à  une  certaine  discipline  ;  capables  d'une  grande  appli- 
cation au  travail  et  d'une  attention  soutenue,  ils  peuvent  résister 
aux  épreuves  de  la  sélection,  devenir  tisserands,  rattacheurs  et 
quelquefois  fileurs  ou  contremaîtres.  Si  le  lecteur  se  rappelle  que, 
dans  ces  métiers,  on  débute  vers  treize  ou  quatorze  ans,  il  com- 
prendra que  ces  individus  ne  peuvent  provenir  que  des  villages 
situés  le  long  des  frontières  immédiates,  à  moins  qu'ils  n'aient  pu 


58  l'ouvrter  de  l'industrie  textile. 

travailler  déjà  dans  un  atelier  similaire  en  Belgique.  Ce  dernier 
cas  est  assez  rare,  au  moins  actuellement,  parce  que,  d'une  part, 
les  usines  françaises  trouvent  des  éléments  suffisants  dans  les 
enfants  qui  ont  débuté  chez  elles,  et  que,  d'autre  part,  les  ouvriers 
belges  ayant  pu  se  créer  une  situation  chez  eux  sont  peu  dis- 
posés à  émigrer.  Ce  mode  de  recrutement  n'a  pris  une  impor- 
tance relative  qu'à  certaines  époques  où  l'industrie  belge  souf- 
frait d'une  crise,  pendant  qu'au  contraire  de  nombreux  ateliers 
se  montaient  dans  l'arrondissement  de  Lille. 

Le  cas  normal  est  donc  celui  où  la  famille  immigrante  pro- 
vient d'un  village  frontière. 

Il  semble  un  peu  paradoxal  de  voir  une  telle  famille  se  dé- 
cider à  aller  s'installer  en  France,  puisqu'elle  jouit  d'une  situa- 
tion privilégiée  au  point  de  vue  des  moyens  d'existence. 
Gela  est  vrai ,  mais  la  cause  qui  attire  le  Belge  en  France  est 
la  même  que  celle  qui  attire  le  rural  en  ville.  N'oublions  pas, 
en  effet,  que  le  privilège  est  chèrement  payé,  qu'il  est  compensé 
par  l'éloignement  de  l'usine,  et  que,  sous  ce  rapport,  les  Belges 
sont  encore  plus  désavantages  que  les  ruraux  français.  Il  est 
vrai  que  certaines  usines  sont  très  proches  de  la  frontière,  le  long 
de  la  Lys  par  exemple,  ou  dans  certains  hameaux  de  Tourcoing, 
mais  il  faut  compter  avec  les  détours  des  routes  ;  ainsi  sur  la 
Lys,  il  n'y  a  qu'un  nombre  très  limité  de  ponts,  et  l'on  conçoit 
que,  ni  les  usines  d'un  côté,  ni  les  habitations  de  l'autre,  ne  peu- 
vent toutes  se  grouper  aux  débouchés  d'un  pont  ;  de  plus,  le 
fond  de  la  vallée  est  composé  de  grasses  prairies,  d'un  prix 
élevé,  de  sorte  que  les  habitations  ouvrières  ont  une  tendance 
à  s'éloigner  vers  les  coteaux.  Pour  aller  à  Boubaix,  c'est  bien 
pire  :  les  ouvriers  belges  qui  vont  travailler  dans  cette  ville  ont 
en  moyenne  deux  lieues  à  parcourir,  soit  quatre  lieues  pour 
l'aller  et  retour.  L'ouvrier  belge  ne  recule  pas  devant  cet  effort; 
mais  on  comprend  qu'il  soit  au-dessus  des  forces  d'un  enfant, 
de  faire,  outre  dix  heures  de  travail  en  fabrique,  plusieurs 
heures  de  marche  ! 

C'est  pourquoi  l'on  voit  émigrer  en  France  les  familles  ayant 
un  enfant  en  âge  de  travailler  ;  elles  viennent  s'installer  le  plus 


I.A   CLASSE    OLVRIÈRK.  o9 

près  possible  de  l'atelier,  ou  des  ateliers  où  les  diflerents  mem- 
bres ont  leur  occupation. 

Les  enfants,  venus  jeunes  en  France,  commencent  à  s'assi- 
miler au  milieu  ambiant  où  ils  sont  plongés,  mais  ils  préfèrent 
conserver  la  nationalité  belge  qui  leur  permet  d'échapper  au 
service  militaire  s'ils  tirent  un  bon  numéro  lors  du  tirage  au 
sort  et  c'est  le  cas  de  près  des  deux  tiers  ;  parmi  les  autres,  un 
certain  nombre  échappent  encore  à  l'armée  en  ne  se  confor- 
mant pas  aux  lois  ;  mais  alors  ils  sont  considérés  comme  déser- 
teurs et  ne  peuvent  plus  remettre  les  pieds  en  Belgique. 

Généralement,  à  la  génération  suivante,  les  fils  se  font  natura- 
liser, soit  pour  avoir  droit  à  l'assistance  publique,  soit  pour 
tout  autre  raison. 

On  pourrait  croire  que,  finalement,  ce  genre  d'émigration  ait 
pour  effet  de  dépeupler  les  frontières  belges.  Il  n'en  est  rien;  à 
côté  des  ouvriers  travaillant  en  France,  on  rencontre  des  familles 
paysannes,  dont  un  certain  nombre  de  rejetons  trouveront  à  s'oc- 
cuper dans  une  usine  française  remplaçant  ainsi  les  vides  pro- 
duits, tandis  que  les  fils  des  paysans  de  l'intérieur  du  pays  vien- 
dront remplacer  ceux  de  la  frontière  '. 

Si  l'on  remonte  ainsi  de  fil  en  aiguille,  on  arrive  enfin  au 
point  d'origine  même  de  cette  lente  infiltration.  Ce  centre  d'é- 
branlement, c'est  la  région  sablonneuse  de  la  Flandre,  pays 
pauvre  et  de  forte  natalité,  qui  de  tout  temps  a  formé  une  ré- 
serve inépuisable  d'hommes. 

On  peut  suivre  les  nombreuses  étapes  del'émigrant  flamand, 
depuis  la  petite  ferme  isolée  des  environs  de  Gand,  jusqu'aux  cités 
ouvrières  de  Roubaix.  D  abord  ouvrier  agricole  dans  une  grande 
ferme  de  la  Flandre  argileuse,  vers  Courtrai  ou  Ypres,  il  s'ap- 
proche peu  à  peu  de  la  frontière,  poussé  par  une  force  invisible. 
De  manœuvre  agricole,  il  devient  manœuvre  industriel  ;  il  ré- 
side encore  en  Belgique,  mais  travaille  en  France.  Ses  enfants 
deviennent  tisserands  ou  fileurs  s'ils  le  peuvent;  l'installation 

1.  Ce  mode  curieux  d'émigration  a  été  très  bien  mis  en  lumière  par  M.  Blan- 
cliard  (La  Flandre,  p.  518\  mais  il  n'a  pas  indiqué  dune  faron  explicite  où  se 
trouvaille  centre  initial  d'ébranlement. 


60  l'ouvrier  de  l  industrie  textile. 

définitive  en  territoire  français  s'impose  bientôt  :  le  voilà 
Belge  résidant  en  France,  Encore  une  ou  deux  générations,  le 
voilà  naturalisé.  A  ce  moment-là,  il  a  perdu  son  accent  étran- 
ger et  une  partie  de  sa  mentalité  primitive;  il  est  devenu 
urbain  et  n'a  plus  qu'un  ou  deux  enfants  dont  il  rêve  de  faire 
des  employés. 

Tous  les  émigrants  de  la  Flandre  sablonneuse  ne  suivent  pas 
cette  voie,  mais  c'est  une  des  voies  qu'ils  suivent.  D'autres  vont 
recruter  la  main-d'œuvre  des  usines  belges,  d'autres  vont  tra- 
vailler dans  les  fermes  du  Nord  de  la  France,  voire  dans  les 
mines. 

Mais  passons  à  la  deuxième  forme  de  l'immigration  belge,  à 
Y  immigration  désorganisée . 

Cette  fois  ce  ne  sont  plus  des  familles  qui  cmigrent  ce  sont 
des  individus  isolés,  ne  connaissant,  la  plupart  du  temps,  aucun 
métier,  soit  qu'ils  aient  eu  un  père  insouciant,  soit  qu'ils  aient 
été  rebelles  à  toute  discipline.  Quelques-uns  fuient  le  service  mi- 
litaire, d'autres  n'ont  pas  la  conscience  tout  à  fait  nette  ;  d'autres 
encore  sont  en  froid  avec  leurs  parents  à  propos  d'un  mariage 
que  ces  derniers  n'approuvent  pas,  etc.  Parfois,  ce  sont  des 
hommes  sans  emploi  qui  cherchent  du  travail  et  qui  n'ont  pu 
en  trouver  chez  eux. 

Tous  ces  éléments,  aussi  disparates  qu'ils  soient,  ont  cepen- 
dant certains  caractères  communs  qui  les  distinguent  des  précé- 
dents. Tous  viennent  brusquement  d'un  point  quelconque  de  la 
Belgique,  plus  ou  moins  éloigné,  directement  dans  un  milieu 
urbain  de  la  Flandre  française.  A  tous,  il  faut  un  emploi  quel- 
conque, immédiatement  rémunérateur,  sans  apprentissage  : 
c'est  pourquoi  on  les  rencontre  parmi  les  manœuvres,  les  jour- 
naliers, les  hommes  de  peine.  Enfin  tous,  en  arrivant,  vivent 
dans  des  chambres  garnies,  généralement  dans  un  estaminet 
où  ils  prennent  en  môme  temps  leur  pension  :  là,  se  continue  le 
phénomène  de  désorganisation  sociale  souvent  commencé  dans 
la  famille. 

C'est  dans  cette  partie  de  la  population  que  Ton  constate  les 


LA   CLASSE    OUVRIÈRE.  61 

défauts  et  les  vices  les  plus  ^^raves  :  ivrognerie,  débauche,  rixes 
sanglantes,  etc.  Elle  a  contribué,  par  une  généi-alisation  trop 
grande,  à  donner  un  mauvais  renom  à  Timmig ration  belge  en 
général.  Mais  à  côté  de  celle-là,  nous  en  avons  constaté  une  autre, 
moins  facilement  saisissable  peut-être,  mais  fournissant  des  élé- 
ments meilleurs. 

Les  immigrants  désorganisés  attirent  d'autant  plus  l'attention, 
qu'un  certain  nombre  descendent  forcément  très  bas,  car  non 
soutenus  par  l'assistance  publique,  ils  tombent  dans  le  vagabon- 
dage s'ils  n'ont  pas  une  capacité  personnelle  suffisante. 

Conclusion.  —  Tout  ce  qui  précède  nous  montre  que  la  question 
sociale  n'est  pas  une  pure  question  de  salaire,  comme  on  l'a 
quelquefois  dit;  le  salaire  ne  constitue  que  l'un  de  ses  éléments. 
Nous  avons  rencontré  des  familles  très  misérables,  dont  les  re- 
cettes pourtant  étaient  élevées  et  les  charges  de  fandlle  faibles. 
L'ivrognerie  ^  et  la  débauche  des  hommes,  l'insouciance  et  l'in- 
capacité ménagère  des  femmes  sont  les  causes  les  plus  com- 
munes de  cet  état  de  choses.  Ces  familles  livrent  à  la  société  des 
enfants  inéduqués  qui  viennent  grossir  l'armée  des  mal  contents, 
des  inassimilables  socialement.  N'ayant  ni  les  qualités  nécessaires 
pour  s'élever  par  le  travail,  ni  celles  que  développe  la  bonne  ins- 
tallation au  foyer,  ils  forment  une  véritable  caste  de  pauvres 
héréditaires.  Sans  doute,  ils  ne  sont  pas  personnellement  respon- 
sables de  leur  dégradation  morale,  et  ils  ne  peuvent  trouver  en 
eux-mêmes  le  ressort  qui  les  en  fera  sortir.  Il  y  a  là  un  pro- 
blème d'éducation  à  résoudre. 

Ce  problème  d'éducation  est  résolu,  en  partie,  par  l'élite 
ouvrière  sur  laquelle  tendent  à  se  modeler  les  éléments  les  moins 
mauvais  qui  émergent  de  la  partie  inférieure.  La  victoire  est 

1.  En  1905,  d'après  l'Annuaire  statistique,  la  consommation  d'alcool,  en  litres, 
dans  le  département  du  Nord  s'est  élevée  à  4,07  par  tête;  la  moyenne  en  France 
a  été  de  3,89,  et  le  recorda  été  atteint  par  le  Calvados  avec  16,03.  La  consommation 
devin  n'a  été  que  0,18  contre  une  moyenne  générale  de  7,39.  Par  contre,  le  départe- 
ment du  Nord  détient  à  son  tour  le  record  de  la  consommation  du  tabac:  2.094  gram- 
mes contre  une  moyenne,  en  France,  de  1.004.  Il  est  probable  qu'il  détient  également 
le  record  de  la  consommation  de  la  bière. 


62  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

gagnée  quand  une  famille  émigré  d'une  cité  ouvrière  pour  habiter 
un  home  indépendant;  les  enfants,  enlevés  à  la  promiscuité  d'une 
cour  commnmne,  voient  substituer  pour  eux  l'éducation  familiale 
à  celle  de  la  rue. 

De  cette  élite  sortent  des  éléments  éduqués,  disciplinés,  socia- 
lement assimilables;  ils  recrutent  les  métiers  supérieurs  et  for- 
ment un  cadre  à  l'organisation  des  masses  ouvrières. 

Malheureusement,  il  semble  résulter  des  faits  exposés  que  cette 
famille  arrive  difficilement  à  élever  normalement  plus  de  trois  ou 
quatre  enfants.  Les  familles  plus  nombreuses  ne  bouclent  leur 
budget  que  grâce  à  l'assistance  publique,  et  la  plupart  sont 
fatalement  encerclées  dans  les  cités,  et  ainsi  ne  font  qu'augmenter 
le  recrutement  de  l'armée  des  désorganisés.  Il  est  bien  que  la 
charité  soutienne  ces  familles  nombreuses,  et  elle  le  fait,  mais 
il  faudrait  y  ajouter  le  relèvement  par  le  foyer.  Toutefois,  il  ne 
faut  pas  s'illusionner  :  l'action  morale  ne  peut  atteindre  que  les 
éléments  les  moins  mauvais  parmi  les  désorganisés,  et  ce  n'est 
que  très  lentement  et  progressivement  qu'elle  pourra  s'insinuer 
dans  les  couches  plus  profondes. 

A  ce  point  de  notre  étude,  après  avoir  constaté  toute  une  série 
de  problèmes  qui  s'imposent  à  la  famille  ouvrière,  il  nous  faut 
étudier  les  groupements  de  patronage  qui  l'aident  à  les  résoudre. 


— 0O^>O'^>3«— 


IV 


LE  PATRONAGE   DE  LA  CLASSE  OUVRIÈRE 

Le  patronage  primordial,  celui  dont  une  race  ne  peut  se 
passer  sous  peine  de  disparition,  est  le  patronage  du  travail,  ou, 
si  l'on  préfère,  des  moyens  d'existence.  Là  est  la  fonction  essen- 
tielle du  patronage. 

A  ce  point  de  vue,  le  grand  patron  de  l'industrie  patronne  ses 
ouvriers  en  leur  assurant  du  travail;  le  commerce,  de  son  côté, 
patronne  l'industrie,  en  lui  fournissant  les  matières  premières, 
et  en  écoulant  les  produits;  les  capitalistes,  les  banques,  patron- 
nent le  tout,  en  fournissant  le  crédit  nécessaire. 

Toutes  ces  questions  trouveront  leur  place  dans  l'étude  de  la 
classe  patronale  qui  assume  la  charge  d'assurer  les  moyens 
d'existence  de  la  race,  et  en  particulier  de  la  classe  ouvrière. 

Cependant,  nous  devons,  ici  même,  étudier  certaines  formes 
particulières  du  patronage,  différentes  de  celles  qui  résultent  de 
la  direction  du  travail . 

Dans  l'ensemble,  les  intérêts  du  patron  et  ceux  de  l'ouvrier  sont 
solidaires,  la  prospérité  des  uns  dépendant  étroitement  de  celle 
des  autres.  Pourtant,  il  existe  des  points  spéciaux  sur  lesquels 
ces  intérêts  sont  divergents  :  ce  sont  ceux  qui  font  l'objet  du 
contrat  de  travail^  c'est-à-dire  la  fixation  du  taux  des  salaires,  de 
la  durée  de  la  journée  de  travail,  etc. 

Nous  avons  montré  comment  le  machinisme  avait  permis  l'élé- 
vation des  salaires  et  la  diminution  du  temps  de  travail,  mais  ce 


64  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

changement  ne  s'est  pas  fait  automatiquement  ;  il  a  été  le  résultat 
d'une  pression. 

Le  taux  du  salaire  oscille  entre  deux  limites  :  une  limite  infé- 
rieure en  dessous  de  laquelle  l'ouvrier  mourra  de  faim,  et  une 
limite  supérieure  au  delà  de  laquelle  les  frais  mangeant  les 
bénéfices,  le  patron  se  voit  acculé  à  la  faillite.  C'est  cette  der- 
nière limite  que  la  machine  a  élevée  permettant  ainsi  la  hausse 
des  salaires  sans  l'exiger  fatalement.  Il  a  fallu  une  pression  pour 
amener  cette  hausse,  mais  l'on  comprend  qu'aucune  pression  ne 
peut  dépasser  la  limite  supérieure. 

Cette  pression  peut  s'exercer  de  deux  façons  diliérentes  :  par 
la  force  même  de  l'organisation  des  salariés,  ou  par  l'intervention 
d'un  organisme  supérieur  possédant  le  droit  de  contrainte,  les 
Pouvoirs  publics. 

Action  syndicale  ou  intervention  de  l'État,  tels  sont  les  deux 
modes  d'action  que  nous  devons  étudier. 

Les  syndicats  ouvriers.  —  Pour  la  défense  de  leurs  intérêts 
permanents,  les  ouvriers  anglais  ont  inventé  les  trade-unions  ou 
syndicats.  Les  ouvriers  français  ont  essayé  la  même  solution,  après 
avoir  constaté  les  résultats  obtenus  par  leurs  confrères  d'outre- 
Manche.  Pendant  longtemps,  on  le  sait,  les  syndicats  ouvriers  ont 
été  défendus  par  la  loi.  Ce  fut  la  période  anarchique  des  relations 
entre  employeurs  et  employés.  Ces  derniers  n'avaient  guère 
d'autre  arme  de  défense  que  la  grève  et  souvent  la  grève  violente. 
Des  organismes  illégaux  se  formèrent  en  divers  points  pour  la 
lutte,  à  Roubaix,  entre  autres,  où  un  syndicat  fut  organisé  dès  1 872 . 

La  loi  de  1884  ayant  reconnu  l'existence  des  syndicats,  ceux-ci 
se  multiplièrent  rapidement.  Celui  d'Armentières  fut  fondé  en 
1892,  celui  d'Halluin  en  1896,  celui  de  Lille  en  1901,  etc. 

Que  sont  ces  syndicats  et  à  quels  résultats  ont-ils  abouti? 
Voilà  ce  que  nous  devons  voir,  et  pour  cela,  conformément  à 
la  méthode  d'observation,  nous  visiterons  les  syndicats  comme 
nous  avons  visité  les  ateliers  et  les  habitations  ;  nous  aurons  à 
analyser  les  moyens  d'existence  de  ces  groupements  nouveaux, 
leur  organisation  et  leur  mode  d'action. 


LE    PATRONAGE    HE    LA    CLASSE    OUVRIF.HE.  65 

La  plupart  des  syndicats  ouvriers  de  rarrondissciuent  de  Lille 
sont  alliés  à  un  parti  politique,  le  parti  socialiste.  Non  seulement 
un  certain  nombre  de  leurs  chefs  sont  en  même  temps  des  mili- 
tants de  ce  parti,  mais  les  caisses  syndicales  versent  un  tan- 
tième de  leurs  recettes  dans  la  caisse  de  propagande  de  ce  parti. 

Voici  d'abord  quelques  indications  sui'  les  principaux  syndi- 
cats. 

1°  Le  Syndicat  ouvrier  textile  de  Roubaix,  dont  le  siège  se 
trouve  à  l'estaminet  de  la  Paix,  73,  boulevard  de  Belfort,  com- 
prend 10.584  membres  versant  0  fr.  25  par  semaine.  En  temps 
de  grève,  chaque  gréviste  affilié  touche  15  francs  par  semaine. 
Le  syndicat  accorde  également  des  secours  en  cas  de  maladie,  de 
blessure,  de  procès  contre  les  patrons,  pendant  le  service  mili- 
taire; il  alloue  de  plus  15  francs  aux  femmes  en  couches. 

2°  Syndical  textile  de  Tourcoing  :  1.200  membres,  aux  mêmes 
conditions  que  le  précédent.  Ce  syndicat  est  en  train  d'opérer 
sa  fusion  avec  le  syndicat  des  fileurs  et  celui  des  tisserands  ^ 

3°  Syndicat  textile  d'Armentières  :  1.500  membres;  cotisation 
de  0  fr.  1 5  par  semaine.  En  retour,  le  syndicat  donne  1  fr.  50  par 
jour  aux  grévistes,  ajnsi  qu'aux  ouvriers  chômant  pour  cause 
d'accident  survenu  à  l'atelier  2. 

4"  Syndicat  textile  d'Halluin:  1.100  membres;  cotisation  de 
0  fr.  30  par  semaine.  Le  syndicat  alloue  une  somme  de  15  francs 
par  semaine  aux  grévistes. 

5°  Le  Syndicat  des  fileurs^  à  Lille,  ne  compte  que  700  mem- 
bres, elles  cotisations  sont  pourtant  peu  élevées  :  Ofr.  50  par 
mois  pour  les  hommes;  0  fr.  30  pour  les  femmes  et  les  enfants. 
En  cas  de  grève,  les  premiers  reçoivent  1  fr.  50  par  jour  et  les 
seconds  0  fr.  70. 

Il  y  a  à  Lille  d'autres  syndicats,  ceux  des  peigneurs,  des  tis- 
serands^ etc.,  mais  aucun  d'eux  n'est  puissamment  organisé. 
Faut-il  voir  là  l'effet  du  milieu  plus  urbain  qui  entraine  une 


1.  Beaucoupd'ouvriers  tourquennois  qui  étaient  affiliés  au  syndical  de  Roubaix  quand 
il  n'en  existait  pas  encore  à  Tourcoing,  y  sont  restés,  ce  qui  explique  la  grande  dis- 
proportion entre  le  nombre  des  membres  des  syndicats  de  Roubaix  et  de  Tourcoing. 

2.  Cette  allocation  est  versée  pendant  GO  jours  au  maximum. 


66  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

désorganisation  familiale  plus  grande?  Il  est  remarquable  que 
c'est  à  Halluinoù  les  salaires  sont  le  plus  bas  que  les  cotisations 
sont  le  plus  élevées,  et  que  la  proportion  des  syndiqués  est  la 
plus  grande  ;  et  c'est  à  Lille  que  les  cotisations  sont  le  plus  faible, 
les  syndiqués  le  moins  nombreux,  et  où  pourtant  les  salaires 
sont  le  plus  haut. 

Si  nous  voulons  résumer  les  faits  qui  précèdent,  nous  voyons 
que  les  syndicats  poursuivent  un  double  but  : 

1"  Constitution  d'un  fonds  de  grève  pour  appuyer  les  reven- 
dications ouvrières; 

2"  Secours  mutuels  en  cas  d'accident  résultant  du  travail. 

Bien  entendu,  le  syndicat  ne  verse  une  allocation  qu'aux 
grévistes  ayant  payé  régulièrement  leurs  cotisations,  et  dans  le 
cas  seulement  où  la  grève  a  été  votée  par  l'assemblée  générale 
des  syndiqués. 

Il  est  curieux  d'analyser  le  budget  de  l'un  de  ces  syndicats. 
Voici  précisément  celui  du  plus  puissant  d'entre  eux,  le  syn- 
dicat textile  de  Roiibaix.  Les  chiffres  sont  relatifs  à  l'exercice  an- 
nuel allant  du  l*""  février  1907  au  31  janvier  1908,  et  ont  été 
publiés  dans  VOuvrier  textile  (n°  du  l*"'  mars  1908).  Pendant 
cette  période,  les  dépenses  se  sont  élevées  à  103.952  fr.  90,  dont 
18.016  fr.  30  pour  les  frais  d'administration,  frais  généraux, 
etc.  ;  76.989  fr.  10  ont  été  alloués  à  des  grévistes;  3.145  francs 
aux  malades,  soldats,  etc.  ;  1.230  francs  en  frais  d'avocats  et  de 
procès;  822  francs  ont  été  versés  à  titre  de  cotisations  à  V Union 
des  syndicats  roubaisiens^,  et  3.750  à  la  Fédération  nationale 
textile^. 

On  le  voit,  ce  sont  les  grèves  qui  absorbent  la  plus  grosse 
partie  du  budget. 

Partout  les  syndicats  semblent  avoir  eu  un  elfet  heureux  à 
l'égard  des  relations  entre  employeurs  et  employés,  et  cela, 
quoique  ces  syndicats  ne  soient  généralement  pas  reconnus  par 


1.  \.' Union    des  syndicnls  ronhuisiens  est   ime  association  locale  englobant  les 
syndicats  socialistes  de  la  ville  des  (uofcssions  les  plus  diverses. 

2.  La  Fédération  nationale  lealile  cnj^Iobe  Ions  les  syndicats  socialistes  de  lin- 
diislrie  textile,  en  France. 


LE    PATRONAGE    DE    LA    CLASSE    OUVRIÈRE.  07 

les  patrons.  Plus  un  syndicat  est  riche,  plus  il  s'assagit,  moins  il 
est  disposé  à  se  lancer  dans  des  aventures.  Il  semble  que  lesraj)- 
ports  deviendraient  encore  plus  courtois,  si  les  patrons  se  déci- 
daient à  traiter  avec  eux.  Les  patrons  allèguent  pour  causes  de  leur 
refus,  d'abord  leur  droit  d'être  maîtres  chez  eux;  ensuite,  ils 
reprochent  aux  syndicats  de  ne  pas  être  dirigés  par  de  vérita- 
bles ouvriers  et  d'être  avant  tout  des  organismes  politiques; 
enfin  de  ne  comprendre  qu'une  faible  fraction  des  ouvriers. 

Quant  au  premier  point,  il  me  semble  qu'il  y  a  là,  avant  tout, 
une  question  d'amour-propre.  Il  ne  s'agit  pas  ici  d'une  question 
de  droit,  mais  d'une  question  d'utilité.  Les  patrons  ont-ils  inté- 
rêt à  reconnaître  les  syndicats  ouvriers  et  à  traiter  avec  eux.' 
Tout  est  là. 

Là  où  la  classe  ouvrière  est  bien  organisée  comme  dans  l'in- 
dustrie textile  en  Angleterre,  il  est  hors  de  doute  que  cet  inté- 
rêt existe.  En  France,  on  dénie  précisément  qu  elle  le  soit,  et 
l'on  donne  pour  preuve  le  second  argument,  la  main-mise  des 
politiciens  sur  les  associations  ouvrières. 

Il  n'est  pas  toujours  exact  que  les  ouvriers,  au  moins  dans  la 
Flandre,  recrutent  leurs  chrigeants  hors  de  leur  classe.  Beaucoup 
d'entre  eux  sont  des  cabaretiers,  mais  un  certain  nombre  de  ces 
cabaretiers  sont  d'anciens  ouvriers  authentiques  qui  n'ont  plus 
trouvé  d'emploi  à  partir  du  jour  où  ils  se  sont  mis  à  la  tête  d'un 
syndicat.  Ce  n'est  certes  pas  là  une  bonne  façon  de  favoriser 
l'organisation  normale  de  la  classe  ouvrière.  Toutefois,  il  est 
juste  de  reconnaître  que  les  idées  de  tolérance  font  des  progrès 
tous  les  jours  dans  la  classe  patronale.  D'autre  part,  un  certain 
nombre  des  chefs  de  syndicats  sont  bien  des  politiciens;  dans 
ce  cas.  ils  ont  acquis  leur  prestige,  en  prenant  en  main  les  pro- 
cès que  certains  ouvriers  voulaient  intenter  contre  leur  patron  ; 
ils  leur  faisaient  connaître  leurs  droits  en  compulsant  les  lois, 
et,  s'ils  ont  parfois  joué  un  rôle  néfaste,  ils  ont  aussi  eu  leur  uti- 
lité sociale. 

Le  dernier  reproche  est  plus  grave,  et  il  semble  que  ce  soit 
bien  la  véritable  raison  pour  laquelle  les  patrons  ne  peuvent 
reconnaître  les  syndicats  comme  représentant  la  classe  ouvrière. 


68  l'oivrieb  de  l'industrie  textile. 

La  Flandre  ne  compte,  en  effet,  que  25.000  syndiqués  sur  près 
de  150.000  ouvriers. 

Quelques  faits  semblent  montrer  que  la  Flandre  suit  une  évo- 
lution analogue  à  celle  de  l'Angleterre  qui  l'a  précédée  dans 
cette  voie. 

Rien  n'est  plus  instructit  à  cet  égard  que  la  grève  des  tisse- 
rands en  toile  de  1903. 

A  cette  époque,  les  ouvriers  accusèrent,  à  juste  titre  semble-t-il, 
les  patrons  d'avoir  violé  le  tarif  des  salaires  élaboré  en  1889 
d'un  commun  accord.  La  grève  éclata  d'abord  à  Armentières, 
centre  principal  du  tissage  de  toiles,  puis  elle  gagna  Comines, 
Halluin,  pour  se  répandre  finalement  dans  toute  la  région  li- 
nière.  Des  violences,  des  voies  de  faits  furent  commises,  la  mai- 
rie d' Armentières  fut  mise  à  sac,  et  certains  patrons  menacés 
de  mort.  Des  collisions  regrettables  se  produisirent  entre  la 
force  armée  et  des  bandes  de  grévistes,  composées  des  éléments 
les  plus  désorganisés  et  les  plus  exaltés. 

Cette  grève  eut  deux  conséquences  curieuses,  conséquences 
dont  elle  ne  fut  pas  directement  la  cause,  mais  l'occasion;  elle 
ne  fit  sans  doute  que  précipiter  un  état  de  choses  latent. 

Une  première  conséquence  fut  que  le  syndicat  d' Halluin  fut 
reconnu  par  quelques  patrons,  qui  depuis  lors  ont  été  de  plus  en 
plus  nombreux.  Beaucoup  de  grèves  furent  aplanies  par  la  suite, 
ce  qui  montre  qu'un  syndicat  fort  est  un  élément  de  paix. 

Une  conséquence  non  moins  curieuse  fut  la  fondation  d'un 
syndicat  indépendant  à  Armentières,  un  syndicat  strictement 
professionnel,  en  dehors  de  toute  idée  politique,  philosophique 
ou  religieuse,  une  espèce  de  trade-union.  Quoique  plus  jeune 
que  le  syndicat  socialiste,  il  est  aujourd'hui  plus  important  que 
ce  dernier.  Il  compte  en  effet  2.000  membres  versant  0  fr.  15 
par  semaine. 

Les  patrons  n'ont  pas  encore  reconnu  ce  syndicat,  mais  ils 
ont  eu  la  sagesse  de  ne  pas  mettre  à  l'index  les  ouvriers  qui 
ont  assumé  les  charges  de  sa  direction.  Le  secrétaire  est  un 
tisserand  qui  s'occupe  des  choses  syndicales  le  soir,  en  ren- 
trant de  l'atelier,  et  il  ne  louche   pour  cela  aucune  rémunéra- 


LE    PATRONAGE    DE   LA    CLASSE    OUVRIÈRE.  69 

tien.  Ce  syndicat  a  maintenant  le  vent  en  poupe;  souhai- 
tons-lui bonne  chance  en  passant,  et  espérons  que  cet  exemple 
se  propagera. 

Malheureusement,  les  temps  ne  semblent  pas  encore  être 
mûrs  ailleurs  :  la  bonne  parole  a,  en  eflet,  été  prêchée  par- 
tout par  M.  Leclercq,  opticien  lillois  et  ouvrier  mécanicien  à  la 
Faculté.  Il  a  réussi  à  susciter  la  fondation  de  syndicats  indé- 
pendants un  peu  partout,  à  Lille,  à  Roubaix,  à  Tourcoing,  à 
Halluin,  à  Armentières.  Seul,  ce  dernier  a  résisté  et  prospéré; 
les  autres  se  sont  lamentablement  dissous  après  une  durée  plus 
ou  moins  longue.  Toutefois,  il  ne  faut  pas  désespérer,  malgré 
le  pessimisme  régnant. 

Si  l'on  veut  porter  un  jugement  d'ensemble  sur  les  syndicats 
textiles  de  l'arrondissement  de  Lille,  on  peut  dire  qu'ils  tien- 
nent une  place  honorable  parmi  les  syndicats  français. 

Tout  d'abord,  les  cotisations  sont  régulièrement  payées,  et 
cela  suffit  à  les  ranger  dans  la  catégorie  des  groupements  sta- 
bles. C'est  là  un  contraste  frappant  avec  ce  qui  se  passe  dans 
les  autres  régions.  M.  Paul  Bureau  a  très  bien  noté  le  fait  de 
l'instabilité  à  Elbeuf;  en  1900,  il  a  constaté'  que  les  syn- 
dicats n'existent  guère  qu'aux  époques  de  lutte;  pourtant  les 
cotisations  y  étaient  à  un  taux  dérisoire  :  10  centimes  par  mois 
au  syndicat  «  La  Fourmi  >),  30  centimes  à  celui  des  tisseurs, 
enfin  de  simples  collectes  volontaires  à  ((  la  Fédération  elbeu- 
vienne  »  ! 

En  second  lieu,  la  proportion  des  syndiqués  est  encore  plus 
faible,  en  France  en  général,  que  dans  la  Flandre.  Nous  par- 
lons toujours  des  industries  textiles  bien  entendu.  Il  n'y  a  guère 
que  35.000  syndiqués  sur  800.000  ouvriers;  si,  de  ces  chifires, 
on  défalque  le  département  du  Nord,  on  trouve  10.000  syn- 
diqués sur  650.000,  soit  1/65!  A  Elbeuf,  M.  Paul  Bureau  nous 
donne  le  chiffre  de  750  sur  12.000.  Dans  la  Seine -Inférieure,  il 
n'y  a  pas  1.000  syndiqués  sur  50.000  ouvriers. 

Cette  supériorité  du  Nord  fait  que  les  syndicats  flamands  sont 

1.  Le  Contrat  de  travail. 


70  l'ouvrier    de    l,'lNrtLSTRlE   TEXTILE. 

appelés  à  remplii-  un  rôle  de  patronage  vis-à-vis  des  autres, 
comme  nous  allons  le  voir. 

Les  différents  syndicats  affiliés  au  parti  socialiste  sont  en- 
globés dans  un  groupement  plus  vaste,  la  Fédération  des  sijn- 
dicats  textiles  qui  comprend  donc  35.000  membres,  et  qui  a 
son  siège  central  à  Lille.  La  caisse  fédérale  est  alimentée  par 
des  versements  effectués  par  les  caisses  particulières  des  diffé- 
rents syndicats  affdiés  et  dont  le  taux  mensuel  est  fixé  à 
0  fr.  10  par  membre,  dont  la  moitié  est  absorbée  par  les  frais 
d'administration,  l'autre  moitié  servant  à  constituer  un  fonds 
de  grève.  A  la  fédération  est  annexé  un  journal  mensuel,  V Ou- 
vrier textile,  publié  à  Lille,  et  qui  lui  sert  d'organe  officiel.  De 
temps  en  temps,  la  fédération  organise  des  congrès;  le  der- 
nier s'est  tenu  à  Troyes  du  15  au  17  août  1908. 

En  lisant  les  comptes  rendus  de  ces  congrès,  on  voit  de 
suite  le  rôle  prépondérant  joué  par  les  ouvriers  flamands; 
c'est  à  eux  que  l'on  s'adresse  pour  organiser  la  propagande 
qui  secouera  la  torpeur  des  Normands,  des  Vosgiens,  des  iMéri- 
dionaux  ;  ce  sont  leurs  délégués  qui  se  font  aussi  remarquer 
par  l'esprit  le  plus  pratique,  le  plus  positif. 

Si  maintenant  l'on  compare  les  syndicats  de  la  Flandre  aux 
trade-unions  anglaises,  on  trouvera  que  ces  dernières  leur  sont 
supérieures  sous  les  points  de  vue  suivants  : 

1°  Cotisation  plus  élevée,  atteignant  par  exemple  à  1  shilling 
(l  fr.  25)  par  semaine  dans  les  unions  des  tileurs  de  coton  du 
Lancashire  ; 

2"  Elles  comprennent  la  majorité  des  ouvriers  et  sont,  en 
conséquence,  reconnues  par  les  patrons; 

3"  Elles  ne  sont  affiliées  à  aucun  parti  politique. 
En  résumé,  l'organisation  de  la  classe  ouvrière  dans  l'indus- 
trie textile,  dans  la  Flandre  française,  est  à  un  stade  intermé- 
diaire entre  celui  atteint  en  Angleterre   et  celui   oîi  elle   s'at- 
tarde encore  dans  la  majeure  partie  de  la  France. 

11  semble,  par  les  exemples  récents  d'Halluin  et  surtout  d'Ar- 
mentièrcs,  que  l'évolution  continuera  à  se  faire  dans  le  sens 
d'une  organisation  de  plus  en  plus  solide. 


LE    PATRONAGE    1)K    LA    CLASSE   OUVRIÈRE.  71 

L'intervention  de  l'état.  — Pour  la  fixation  des  salaires,  le  jeu 
des  forces  antagonistes  a  suffi.  L'intervention  de  l'État,  en  mo- 
ditîant  le  jeu  naturel  de  l'oitre  et  de  la  demande,  risquerait  de 
faire  œuvre  néfaste  en  voulant  bien  faire.  L'action  des  Pouvoirs 
publics  devait  donc  se  borner  à  assurer  la  liberté  des  transac- 
tions et  là  sécurité  des  citoyens. 

Le  libre  jeu  des  forces  sociales  a  été  assuré  la  d'abord  par 
loi  de  186V  sur  la  liberté  des  coalitions,  puis  par  celle  de 
188i  sur  la  légalité  des  syndicats. 

La  sécurité  des  citoyens  est  protégée  en  temps  de  grève  par 
la  police  et  la  gendarmerie,  et,  le  cas  échéant,  par  l'armée. 

Il  est  inutile  d'insister  plus  longuement  sur  cette  forme 
d'intervention  dans  laquelle  l'État  se  fait  le  champion  du  lais- 
sez faire,  à  condition  de  ne  pas  troubler  la  sécurité.  Mais  il  y 
a  une  autre  forme  d'intervention  dans  laquelle  l'État  a  exercé 
une  pression  sur  le  cours  des  événements.  Il  ne  faudrait  pas  en 
déduire  que  l'État  peut  tout;  il  ne  peut  réussir  que  dans  les 
limites  où  les  lois  sociales  naturelles  le  permettent. 

Au  surplus,  examinons  de  plus  près  l'action  législative,  et 
nous  verrons  que  son  but  est  de  protéger  les  faibles,  qu'elle 
ne  peut  réaliser  cette  protection  que  d'une  façon  lente  et  pro- 
gressive, et  qu'elle  doit  le  faii-e  avec  beaucoup  de  ménage- 
ments. 

L'intervention  de  l'État  sera  d'autant  plus  nécessaire,  d'au- 
tant plus  étendue,  que  la  formation  sociale  de  la  race  est  plus 
faible;  on  comprend  également  qu'elle  le  sera  d'autant  plus 
que  la  race  a  un  problème  plus  difficile  à  résoudre. 

Parmi  les  parties  les  plus  faibles  de  la  population  se  trouvent 
sans  contredit  les  enfants  et  les  femmes;  ce  sont  là  les  seules 
catégories  que  la  loi  française  a  jugé  bon  de  protéger  spécia- 
lement, au  moins  jusqu'à  présent. 

Remarquons  d'abord  que  seul  le  régime  du  grand  atelier 
permet  la  surveillance  efficace  de  l'État;  le  travail  à  domicile 
lui  échappe  complètement. 

Remarquons  en  outre  que  la  surveillance  de  l'État  n'est  ap- 
parue qu'avec   le  machinisme.    Elle  ne    s'est   pas  exercée  sur 


72  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

l'ancien  type  de  manufacture  où  l'on  travaillait  à  la  main  en 
grand  atelier;  en  le  faisant,  elle  aurait  tué  la  manufacture  en 
la  plaçant  dans  un  état  d'infériorité  vis-à-vis  des  fabriques  col- 
lectives. C'est  la  machine  à  vapeur  qui,  en  augmentant  la  pro- 
ductivité du  grand  atelier  lui  a  donné  la  supériorité  sur  le 
travail  à  domicile,  et  lui  a  permis  de  supporter  une  certaine 
contrainte  de  la  part  des  Pouvoirs  publics. 

Il  y  avait  exploitation  des  faibles  avant  l'apparition  du  ma- 
chinisme, mais  ce  n'est  que  depuis  cette  apparition  qu'ils  ont 
pu  être  protégés,  et  à  l'heure  actuelle,  l'État  se  trouve  toujours 
impuissant  à  protéger  l'exploitation  des  faibles  dans  le  travail  à 
domicile. 

Ainsi  donc,  première  remarque,  le  machinisme  seul  a  per- 
mis la  protection  des  faibles. 

C'est  pourquoi  l'Angleterre,  pays  d'origine  du  machinisme, 
est  aussi  celui  qui  a  édicté  les  premières  lois  ouvrières.  Dès 
1802,  une  loi  vint  y  empêcher  les  enfants  âgés  de  moins  de 
treize  ans  de  travailler  la  nuit  et  limiter  à  douze  heures  leur 
journée  de  travail;  en  1844-,  le  travail  des  femmes  pendant  la 
nuit  fut  prohibé.  Depuis  lors,  ces  lois  ont  été  plusieurs  fois  amé- 
liorées et  revisées. 

En  France,  c'est  en  18il  que  fut  promulguée  la  première 
loi  prohibant  l'emploi,  dans  les  usines,  des  enfants  âgés  de 
moins  de  huit  ans^  et  le  travail  de  nuit  pour  ceux  de  moins  de 
treize  ans.  Cette  même  loi  fixait  à  huit  heures  la  journée  de 
travail  maximum  des  enfants  de  huit  à  douze  ans,  et  à  douze 
heures  celle  des  enfants  de  douze  à  seize  ans. 

Depuis  lors,  la  loi  de  1892  a  étendu  la  prohibition  du  travail 
nocturne  à  toutes  les  femmes  et  aux  garçons  âgés  de  moins  de 
dix-huit  ans;  elle  a  reculé  à  treize  ans  l'âge  d'admission  des 
enfants,  faisant  une  exception  seulement  pour  ceux  qui  sont  mu- 
nis du  certificat  d'études  primaires. 

Enfin,  vint  la  loi  de  1900,  abaissant,  par  étapes  successives 
jusqu'en  1904,  la  journée  de  travail  dans  les  ateliers  employant 
des  femmes  ou  des  enfants. 
L'industrie  textile    qui   emploie  une  certaine  proportion  de 


LE    r-ATRONAGl';    DE    LA    CLASSE    OUVRIÈRE.  73 

femmes  et  d'enfants  est  l'une  des  plus  atteintes  pai-  cette  loi, 
qui  ainsi  a  eu  une  répercussion  sur  la  durée  du  travail  des 
liommes.  Nous  devons  donc  voir  quels  en  ont  été  les  effets. 

Pour  cette  dernière  loi,  les  effets  ont  été  nuls  sur  le  salaire 
global,  parce  que  la  productivité  a  augmenté  en  proportion  de 
la  diminution  de  la  journée.  En  quatre  années,  de  1900  à  190V, 
celle-ci  a  diminué  de  douze  heures  à  dix  heures,  mais  l'on  a 
augmenté  la  vitesse  des  métiers  de  façon  à  mainteiur  la  mèuie  pro- 
duction journalière.  L'ouvrier  a  dû  suivre  la  machine;  il  a  dû 
s'adapter  à  cette  marche  plus  rapide,  c'est-à-dire  augmenter  sa 
faculté  d'attention,  la  rapidité  de  ses  mouvements.  En  résumé, 
travail  plus  intense  pour  avoir  de  plus  longs  loisirs. 

L'action  législative  se  trouve  donc  limitée,  en  fait,  par  la  fa- 
culté d'adaptation  de  la  race  au  progrès  des  méthodes  de 
travaiL 

Elle  est  également  limitée  en  ce  qui  concerne  la  protection  des 
femmes  et  des  enfants.  La  diminution  du  travail  des  femmes  et 
des  enfants  à  l'usine  est  en  principe  une  chose  désirable  au  point 
de  vue  de  l'éducation,  mais  elle  a  pour  résultat  de  diminuer  les 
ressources  du  budget  familial  ;  elle  ne  peut  se  faire  que  dans  la 
mesure  où  le  salaire  du  chef  de  famille  peut  êtra  augmenté,  et 
ce  salaire,  nous  le  savons,  est  fonction  de  la  productivité. 

On  a  beau  tourner  et  retourner  le  problème,  il  faut  en  venir 
là  :  c'est  le  nœud  de  la  question. 

Ce  n'est  pas  cependant  que  l'action  de  la  loi  ait  été  stérile, 
puisque  c'est  grâce  à  la  pression  qu'elle  a  exercée  que  les  indus- 
triels se  sont  décidés  à  accroître  la  vitesse  des  métiers.  Mais  on 
peut  se  demander  pourquoi  les  ouvriers  ont  été  capables  d'exer- 
cer la  pression  nécessaire  pour  hausser  les  salaires  et  non  celle 
pour  diminuer  les  heures  de  travail  et  l'emploi  des  femmes  et 
des  enfants.  La  raison  en  est  qu'ils  voulaient  plus  fortement  la 
première  chose  que  la  seconde. 

L'intérêt  le  plus  immédiat  pousse  l'ouvrier  à  vouloir  le  sa- 
laire le  plus  haut;  il  veut  moins  fortement  la  diminution  des 
heures  de  travail  parce  qu'il  faudra  fournir  un  effort  plus  in- 
tensif ;  il  désire  peu  retirer  sa  femme  et  ses  enfants  de  la  fabrique 


74  L'orvRiEH  i»E  l'industhie  textile. 

parce  que  cela  est  au  détriment  de  son  intérêt  le  plus  proche. 
Enlevez  la  femme  à  Tatelier,  elle  travaillera  à  domicile,  devien- 
dra brodeuse,  couturière,  ira  faire  les  plus  gros  travaux  du 
ménage  dans  les  maisons  bourgeoises,  etc.;  elle  gagnera  moins, 
fera  de  plus  longues  journées,  et  l'éducation  des  enfants  ne 
sera  nullement  améliorée. 

En  résumé,  la  pression  de  l'État  ne  se  substitue  à  celle  des 
forces  ouvrières  que  si  ces  dernières  se  montrent  insuffisantes. 

Mais  ne  peut-il  pas  arriver  que  l'État  n'ag-isse  pas? 

La  réponse  à  cette  question  demanderait  à  elle  seule  une 
étude  particulière  :  Contentons-nous  seulement  de  noter  que  la 
pression  de  l'Élat  s'est  produite  dans  toutes  les  nations  soumises 
au  régime  du  machinisme.  Dans  les  pays  où  règne  le  régime 
parlementaire  notamment,  l'opposition  a  tôt  fait  d'exploiter  les 
défaillances  du  gouvernement  pour  chercher  à  s'emparer  du 
pouvoir.  Ceci  explique  les  succès  du  parti  socialiste  en  France. 

Lk  parti  GUESDiSTE.  —  La  nécessité  de  l'intervention  de  l'Etat 
pour  régler  certaines  conditions  du  contrat  de  travail  a  fait 
croire  à  la  toute  puissance  des  Pouvoirs  publics  en  cette  matière. 
En  France,  où  l'indifférence  gouvernementale  à  ce  sujet  a 
d'abord  été  grande,  il  a  fallu  créer  une  agitation  venue  d'en 
bas  pour  secouer  sa  torpeur.  De  là,  l'intrusion  de  la  politique 
dans  les  questions  sociales. 

L'agitation  dont  nous  parlons  peut  revêtir  des  formes  diffé- 
rentes. Elle  peut  viser  la  conquête  révolutionnaire  des  Pouvoirs 
publics  ou  sa  conquête  pacifique  par  le  bulletin  de  vote  et 
l'action  légale.  C'est  en  ce  dernier  moyen  que  la  population  fla- 
mande a  foi.  Jusqu'à  présent,  la  Fédération  des  syndicats  textiles 
repousse  toute  afliliation  à  la  Confédération  Générale  du  Travail 
(C.  G.  T.).  Elle  soutient,  avec  la  Fédération  des  coopératives 
socialistes  du  Nord  dont  nous  parlerons  plus  loin,  un  parti  poli- 
tique tout  à  fait  particulier,  le  Parti  Ouvrier  Français  (P.  0.  F.), 
connu  aussi  sous  le  nom  de  parti  (juesdiste. 

.Iules  Guesde,  né  à  Roubaix,  incarne  bien  l'élément  politique 
socialiste  de  la  région.  Il  lutta  pour  l'idée   syndicaliste  à  une 


LE    r'AïKONAfiK    DK    LA    CLASSK    OIVKIÈRE.  73 

époque  où  elle  n'était  pas  encore  légale,  et  c'est  à  ce  propos  que 
sa  personnalité  fut  mise  en  évidence,  en  1878,  quand  des  pour- 
suites furent  exercées  contre  lui  à  la  suite  d'un  congrès  tenu  à 
Paris  par  les  chambres  syndicales. 

En  188i,  la  reconnaissance  légale  des  syndicats  étant  un  fait 
accompli,  Jules  Guesde  tenta  de  fonder  une  fédération  générale 
de  tous  les  syndicats,  fédération  qui  aurait  servi  de  cadre  au  parti 
socialiste.  Cette  idée,  il  ne  put  la  réaliser  que  partiellement, 
avec  les  syndicats  textiles  du  Nord  ;  c'est  alors  que  la  Fédération 
des  sîjndicats  textiles  vit  le  jour,  fédération  dans  laquelle  les 
Flamands  dominent  comme  nous  savons;  les  autres  syndicats  se 
séparèrent  de  lui  pour  former  peu  à  peu  la  C.  G.  T.  vers  189.'). 
Celle-ci  préconise  la  grève  générale  comme  moyen  d'action,  ainsi 
que  l'emploi  de  la  violence.  Le  P.  0.  F.  au  contraire  répudie 
énergiquement  ces  moyens  et  a  confiance  dans  l'action  légale. 

Voici  comment  s'exprimait',  au  dernier  congres  national  des 
syndicats  textiles,  tenu  à  Troyes  en  1908,  le  citoyen  Renard, 
secrétaire  de  la  Fédératio?i  des  syndicats  textiles,  en  parlant  de 
Vaction  directe  : 

«  Il  y  a  cependant  dans  cette  tactique  une  contradiction  que 
je  vais  vous  signaler  ;  c'est  que  tout  récemment  on  a  organisé 
en  France  une  campagne  de  réunions  ayant  pour  but  de  faire 
respecter  les  lois  sur  le  repos  hebdomadaire,  sur  la  journée  de 
dix  heures  et  le  libre  choix  du  médecin  pour  les  accidents  du  tra- 
vail. Or,  si  ces  lois  sont  utiles  à  la  classe  ouvrière,  pourquoi  se 
désintéresser  de  choisir  ceux  qui  les  font? 

((  Vous  le  voyez,  il  y  a  là  une  entorse  à  la  tactique.  Ou  les  lois 
sont  utiles,  et  alors  il  faut  se  préoccuper  de  pouvoir  les  rendre 
meilleures  et  partant  de  ceux  qui  les  font.  C'est  pour  cela  que 
toujours  nous  avons  recommandé  aux  travailleurs  de  joindre,  en 
dehors  du  syndicat,  l'action  politique  qui,  avec  leurs  bulletins 
de  vote,  leur  permet  d'ajouter  aux  efiorts  de  la  cotisation  et  de 
l'action  syndicale  l'efficacité  des  lois  ayant  pour  but  de  protéger 
la  classe  ouvrière  comme  celles  dont  nous  parlons. 

1.  Ouvrier  textile,  n"  du  1"  sept.  1908, 


76  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

«  Pour  nous,  le  syndicat  ne  se  suffit  pas  à  lui-même,  et  c'est 
pour  cela  que  nous  joignons  les  autres  moyens  à  l'action  syndi- 
cale, mais  en  dehors  du  syndicat.  A  chaque  forme  de  l'action 
ouvrière  contre  la  classe  capitaliste,  nous  n'employons  que  les 
moyens  qui  lui  conviennent.  Tandis  qu'avec  votre  nouvelle  doc- 
trine «  du  syndicat  se  suffisant  à  lui-même  et  suffisant  à  tout  », 
avec  la  grève  générale  comme  moyen,  y  compris  Y antimitita- 
risme,  V antiparletnentainsme  et  Vantipatriotistyw,  qui  ne  sont 
ceux-là,  que  des  moyens  extra-syndicaux,  n'étant  nullement 
d'ordre  professionnel,  c'est  précisément  vous  qui  protestez  contre 
la  politique,  qui  l'introduisez  dans  les  syndicats  ». 

Cette  modération  des  syndicats  du  Nord,  cet  esprit  anti  révolu- 
tionnaire, ne  peut  que  s'accentuer,  à  mesure  qu'ils  gagneront  en 
puissance  et  en  cohésion  \ 

Les  coopératives.  —  Si  la  classe  ouvrière  a  tenté  d'organiser 
normalement  ses  moyens  d'existence,  en  fondant  des  syndicats, 
elle  a  essayé,  de  plus,  l'organisation  de  son  mode  d'existence, 
à  l'aide  des  sociétés  coopératives. 

C'est  également  en  Angleterre  que  les  premières  coopératives 
virent  le  jour.  Mais  tandis  que,  dans  ce  pays,  elles  constituent  le 
plus  souvent  des  organismes  indépendants,  en  France,  elles  ont 
conservé  certaines  attaches  avec  les  syndicats  :  local  commun 
ou  tout  au  moins  situé  dans  le  même  immeuble  ;  souvent,  ce  sont 
les  mêmes  personnes  qui  dirigent  les  deux  groupements.  Ce 
cumul  disparait  quand  les  deux  organismes  croissent  en  impor- 
tance, quand,  d'une  part,  les  responsabilités  deviennent  trop 
considérables,  et  que,  d'autre  part,  les  bénéfices  permettent  de 
rémunérer  suffisamment  une  gérance  séparée. 

Voici  quelques  exemples  de  coopératives  : 

La  coopéralwe  la  Fraternelle  d'Halluin  compte  600  action- 
naires; elle  fabrique  du  pain  et  exploite  un  estaminet.  Elle  fait 

1.  Un  cabarelier  politicien  avec  qui  je  cause,  se  plaint  ainèrenienl  de  la  mentalité 
des  ouvriers  llaniands  :  «  Ils  ont  trop  de  bras  et  pas  assez  de  tète,  »  me  dit-il,  van- 
tant par  là  leur  application  au  travail  et  la  lenteur  de  leur  esprit.  Ce  cabarelier, 
par  ses  gestes  vigoureux  et  son  émotivité,  contrastait  étrangement  avec  les  placides 
ouvriers  qui  l'environnaient. 


I.K    l'ATHONAGE    HE    LA    CLASSE    OUVRIERE.  77 

85.000  francs  d'affaires  avec  un  capital  social  de  12.000  francs; 
les  actions  sont  de  25  francs. 

La  coopérative  l'Avenir  des  ouvriers  d'Àrmentières,  fondée  en 
1900,  n'a  que  100  actionnaires,  mais  fournit  du  pain,  du  charbon 
et  des  articles  d'épicerie  à  une  clientèle  régulière  de  1 .  VOO  familles. 
Les  prix  sont  à  peu  près  les  mêmes  que  ceux  du  commerce  de 
détail,  mais,  à  la  fin  de  l'année,  les  actionnaires  bénéficient  d'une 
ristourne  proportionnelle  à  leur  consommation,  et  qui,  en  1908, 
s'est  élevée  à  6  centimes  par  pain  de  3  livres,  8  centimes  par  sac 
de  charbon  et  à  li   %   sur  l'épicerie. 

Le  service  le  plus  important  est  celui  de  la  boulangerie  qui 
fait  jusque  7  à  800  pains  par  semaine.  Le  chiffre  d'affaires  s'élève 
à  300.000  francs. 

La  coopérative  la  Paix  de  Boabaix  fait  annuellement 
2.000.000  francs  d'affaires  avec  un  capital  de  17.500  francs, 
réparti  en  coupures  de  5  francs  entre  3.500  familles.  Elle  est 
grandement  installée  dans  un  vaste  immeuble  comprenant  un 
estaminet,  les  locaux  de  l'Union  des  syndicats  roubaisiens  et  ceux 
de  la  coopérative. 

Une  machine  à  vapeur  fournit  la  force  nécessaire  à  la  boulan- 
gerie mécanique,  et  assure  l'éclairage  électrique  des  bâtiments. 
La  boulangerie,  qui  constitue  le  service  principal,  fabrique 
trois  sortes  de  pains  :  le  pain  de  gruau  qu'elle  vend  0  fr.  55  les 
trois  livres,  le  pain  blanc  et  le  pain  bis  qui  sont  vendus  0  fr.  50. 
A  la  fin  de  l'année  1908  les  actionnaires  ont  touché  une  ristourne 
de  0  fr.  12  ou  0  fr.  10  par  pain. 

Le  charbon  a  été  vendu  1  fr.  iO  le  sac  de  40  kilogr.  avec  une 
ristourne  de  0  fr.  10  par  sac. 

Enfin,  la  coopérative  tient  également  un  comptoir  d'épicerie, 
qui  a  accordé  une  ristourne  de  S  % . 

La  société  exploite  en  outre  un  théâtre  et  une  bibliothèque 
populaire. 

La  coopérative  l'Union  de  Lille,  fondée  en  1892,  est  la  plus 
vaste  de  la  région.  Elle  compte  près  de  6.000  membres.  Son  ca- 
pital social,  qui  s'élève  à  125.000  francs,  est  réparti  entre  5.000  ac- 
tions de  25  francs;  il  faut  ajouter  4-00. 000  francs  d'obligations.  Son 


78  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

chiffre  d'affaires  dépasse  1.300.000  francs  par  an.  Elle  a  pris 
comme  exemple  le  fameux  Vooruit  de  Gand,  qui  a  été  décrit  jadis 
dans  cette  Revue  par  M.  V.  Muller^. 

Les  locaux  sont  vastes,  et  indépendants  de  toute  promiscuité 
avec  aucun  syndicat.  L'estaminet  est  spacieux;  avec  ses  tables  en 
marbre,  ses  bancs  rembourrés  et  ses  murs  peints,  c'est  plutôt  un 
café  qu'un  estaminet. 

Le  théâtre  est  somptueux  :  il  peut  rivaliser  avec  maints  petits 
théâtres  de  petite  ville  ;  2.000  spectateurs  y  tiennent  à  l'aise.  Tous 
les  dimanches  soirs,  pendant  l'hiver,  on  y  exécute  des  pièces 
diverses. 

Une  machine  à  vapeur  de  GO  chevaux  fait  mouvoir  la  boulan- 
gerie mécanique,  et  actionne  les  dynamos  destinées  à  l'éclairage 
électrique  qui  ne  compte  pas  moins  de  15  lampes  à  arc  et  500  à  in- 
candescence. La  boulangerie  fabrique  en  moyenne  iO  000  pains 
de  3  livres  par  semaine.  Ils  sont  vendus  0  fr.  50  avec  une  ris- 
tourne de  17  %  pour  les  actionnaires. 

La  ristourne  est  de  7  1/2  %  sur  les  articles  d'épicerie. 

Enfin,  notons  l'existence  d'une  bibliothèque  populaire  et  d'une 
société  de  musique. 

Enregistrons  aussi  l'existence  à  Lille  d'unebrasserie,la  Bi^asserie 
coopérative  l'Avenir,  socialiste  également,  puisqu'elle  verse  10  % 
de  ses  bénéfices  au  Comité  de  Propagande  du  parti.  Elle  compte 
2.000  membres.  Son  capital  s'élève  à  250.000  francs,  plus  un 
emprunt  de  160.000  francs.  La  ristourne  consentie  est  de  2  fr.  50 
par  hectolitre  de  bière. 

Il  faudrait  citer  encore  la  Solidarité  de  Tourcoing  et  V Union 
d liouplines  qui  font  chacune  pour  300.000  francs  d'afïaires  par 
an,  Y  Humanité  de  Wattrelos,  la  Fraternelle  de  Marcg-en-Barœul.  ■ 

Toutes  les  coopératives  que  nous  venons  de  citer  sont  affiliées 
au  parti  socialiste  ;  en  cas  de  grève,  elles  distribuent  aux  coopéra- 
teurs  grévistes  des  secours  en  nature  :  pain,  etc.  De  môme,  en 
cas  (le  maladie,  etc.  Elles  poursuivent  donc  un  but  multiple. 

Au  surplus,  analysons  le  budget  de  l'une  d'entre  elles,  de  la 

1.  Se.  soc,  I.  \\V  el  XXVI. 


LE    l'ATHOiNAr.E    DE    LA    CLASSE    OUVRIÈRF,.  79 

plus  puissante,  Y  Union  de  Lille.  Les  chiffres  sont  extraits  du 
Bilan  du  premier  semestre  \%ii^  1^1"  novembre  1907  au  30  avril 
1908). 

Pendant  ce  semestre,  cette  société  a  fabriqué  1.389.983  pains, 
soit  une  recette  pour  la  boulangerie  (y  compris  lestaminet,  les 
fêtes,  etc.)  de  705,(314  fr.  20.  Les  dépenses'  s'étant  élevées  à 
572.870  fr.  20,  il  reste  un  bénéfice  brut  de  132.744  francs.  Sur 
ce  bénéfice  13.959  francs  ont  été  prélevés  par  le  Comité  spécial, 
dont  nous  allons  voir  de  suite  le  rôle,  et  118.G51  fr.  45  distribués 
à  titre  de  ristourne  aux  consommateurs.  Kestc  donc  pour  la 
réserve  une  somme  de  133  fr.  35. 

Pour  l'épicerie,  qui  dispose  d'un  budget  spécial,  la  ristourne 
avait  été  fixée  à  7  1/2  % 

Le  bilan  du  30  avril  1908  estime  à  520.964  fr.  23  la  valeur  des 
immeubles,  ù  5G.935  fr.  73  celle  du  matériel,  à  202.007  fr.  97  celle 
de  l'argent  en  banque  et  à  6.313  fr.  05  celle  de  l'argent  en 
caisse.  Il  y  avait,  en  outre,  environ  90.000  francs  de  marchan- 
dises en  magasin  (farine,  épiceries,  etc.). 

Au  passif,  le  même  bilan  constate  que  le  capital  est  grevé  de 
divers  emprunts  et  émission  d'obligations  dont  le  total  monte  à 
plus  de  400  000  francs. 

Analysons  maintenant  le  rôle  du  Co?nité  spécial,  qui  dispose 
d'une  caisse  particulière  alimentée  par  des  prélèvements  sur  les 
prix  de  vente  globaux  des  marchandises.  Le  taux  des  prélèvements 
est  fixé  par  les  statuts;  pour  le  pain,  par  exemple,  il  est  de  2  %  . 

La  fonction  du  Comité  spécial  comprend  tout  ce  qui  a  trait  au 
patronage  des  phases  de  l'existence  des  coopérateurs.  Ainsi,  pen- 
dant le  semestre  envisagé,  il  a  distribué  11.470  pains  aux  mala- 
des, ce  qui  équivaut  à  une  somme  de  5.735  francs;  dans  le 
même  laps  de  temps,  il  a  été  délivré  pour  le  même  usage  des  bons 
d'épicerie  valant  en  tout  709  fr.  60  ;  550  pains  valant  275  francs 
ont  été  distribués  à  des  coopérateurs  en  grève;  enfin,  il  a  été 
avancé  une  somme  de  10.768  fr.  35  à  795  familles  de  consom- 
mateurs à  valoir  sur  leurs  ristournes  de  fin  d'année. 

1.  Parmi  les  dépenses,  il  faut  compter  ir).248  fr.  .'iO  consacrt^s  au  paiement  des  inté- 
rêts et  à  l'amortissemenl  desoliligations. 


80  [/ouvrier  de  l'industrie  textile. 

Le  Comité  a  organisé  ég-alement  un  cours  musical  gratuit,  clans 
le  but  d'assurer  le  recrutement  des  exécutants  de  la  fanfare  et 
de  la  chorale. 

En  résumé,  on  voit  que  le  groupement  coopérateur  comprend 
deux  organismes  distincts  liés  ensemble  : 

Le  premier,  dirigé  par  le  Conseil  d'administration,  comprend 
la  société  coopérative  proprement  dite  dont  la  fonction  est 
purement  commerciale  et  industrielle,  et  qui  remplit  vis-à- 
vis  des  consommateurs,  un  rôle  de  patronage  dans  le  mode 
d'existence  ; 

Le  second,  dirigé  par  le  Comité  spécial,  comprend  les  œu- 
vres d'assistance,  et  joue  un  rôle  de  patronage  dans  les  phases 
de  l'existence. 

Les  différentes  coopératives  que  nous  avons  citées  forment 
ensemble  un  groupement  plus  vaste,  la  Fédération  des  coopéra- 
tives de  la  région  du  Nord,  dont  le  siège  social  se  trouve  dans  le 
local  même  de  VUnion  de  Lille.  Fondée  en  1900,  elle  a  pris  la 
forme  de  la  société  anonyme,  et  son  capital  s'élève  à  900  francs 
seulement  ^  Elle  ne  joue  en  effet  qu'un  rôle  d'intermédiaire  pour 
les  achats  en  gros  de  farine  et  d'épicerie,  pour  le  compte  des 
sociétés  adhérentes.  En  centralisant  ainsi  le  service  des  achats, 
on  obtient  des  prix  spéciaux  très  réduits.  Cette  fédération  orga- 
nise, de  temps  à  autre,  des  congrès  de  la  coopération  et  publie 
un  bulletin  mensuel.  En  1904,  elle  a  acheté  pour  2.400.000  francs 
de  farine  et  200.000  francs  d'épicerie  2.  Ne  peuvent  entrer  dans 
la  Fédération  que  les  coopératives  adhérant  aux  principes  fon- 
damentaux du  parti  ouvrier  français  (parti  guesdiste). 

A  côté  de  ce  mouvement  coopératif  du  à  l'initiative  du  parti 
politique  socialiste,  il  en  existe  un  autre  soutenu  par  les  patrons 
et  connexe  des  syndicats  jaunes  dont  nous  parlerons  bientôt. 

Parmi  les  coopératives  de  cette  seconde  espèce,  la  plus  impor- 
tante est  sans  contredit  ï  Union  de  Roubaix,  qui  compte  près  de 
15.000  membres.  En  1904,  elle  fit  pour  2.400.000  francs  d'af- 

1.  Les  sociétés  coopérulives,  par  G.  Corréard  (Lelhiellciix),  p.  244. 

2.  /d.,  p.  244. 


LE    PATROXAGE    DE    LA    CLASSE    OUVRIERE.  SI 

faires  ',  soit  le  double  de  sa  concurrente  socialiste,  la  Paix.  Elle 
comprend  une  boulangerie  qui  fabrique  en  moyenne  15. 000  kilos 
de  pain  par  jour. 

Malbeureusement,  cette  grande  vitalité  nest  pas  due  à  une  ac- 
tivité autonome  de  la  classe  ouvrière  comme  les  coopératives 
socialistes.  Les  capitaux  ont  été  fournis  parla  classe  patronale,  et 
les  actionnaires  poursuivent  moins  un  but  lucratif  qu'un  moyen 
d'action  sociale.  Dans  ces  conditions,  on  a  pu  faire  grand,  et 
Y  Union  possède  même  son  propre  moulin  pour  moudre  le  })lé 
qu'elle  achète.  A  côté  du  groupement  commercial  existe  une 
série  d'oeuvres  de  patronage  :  secours  en  cas  de  maladie,  caisse 
de  prêts,  bibliothèque  populaire,  etc. 

Si  nous  voulons  donner  une  vue  d'ensemble  du  mouvement 
coopératif  en  Flandre,  nous  devons  noter  son  caractère  à  la  fois 
industriel  et  commercial,  englobant  dans  le  même  organisme 
la  société  de  production  (boulangerie)  et  de  consommation 
(pain,  épicerie  i.  Pourtant,  c'est  cette  dernière  qui  joue  le  rôle 
prépondérant  :  elle  fournit  à  la  première  une  clientèle  toute 
faite  qui  assure  aux  produits  fabriqués  un  débit  régulier,  auto- 
matique. 

L'épicerie  a  réussi  moins  bien  que  la  boulangerie  à  cause  de  la 
grande  variété  des  articles.  La  confection,  là  où  elle  a  été  ten- 
tée, a  donné  des  résultats  tout  à  fait  médiocres  :  non  seulement 
elle  doit  compter  avec  la  diversité  des  tissus,  mais  aussi  avec 
celle  des  tailles,  etc. 

Si  l'on  veut  estimer  la  place  qui  revient  à  la  Flandre  dans  le 
mouvement  coopératif  français,  on  trouvera  que  cette  place  est 
sans  doute  la  première. 

C'est  le  département  du  Nord  qui  contient  le  plus  grand  nom- 
bre de  sociétés  de  consommation  :  en  1904,  ce  chifïre  s'élevait 
à  156;  la  Charente-Inférieure  venait  ensuite  avec  li5,  la  Seine 
avec  115,  etc.  ^.  La  différence  serait  encore  plus  frappante  si  l'on 
tenait  compte  du  nombre  des  membres  et  du  chiffre  d'affaires.  De 

1.  Les  sociétés  coopératives,  par  G.  Conéard  (Lelhielleux),  p.  263. 
1>.  /fZ.,p.  261. 

6 


82  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

toutes  les  fédérations  régionales,  c'est  celle  du  Nord  qui  atteint  le 
chiffre  le  plus  élevé  :  2.700.000  francs  contre  1.000.000  pour 
celle  du  Nord-Ouest  et  900.000  pour  celle  de  la  région  pari- 
sienne. 

Ce  résultat  est  dû  aux  grandes  agglomérations  ouvrières  qui 
se  pressent  dans  le  Nord  et  en  particulier  dans  l'arrondissement 
de  Lille,  et  ceci  est  encore  une  répercussion  du  machinisme. 

Mais  le  succès  en  revient  à  l'esprit  de  discipline  qui  caractérise 
une  partie  de  la  race  flamande,  et  l'on  doit  noter,  comme  trait 
particulier,  que  cet  esprit  de  discipline  aime  à  chercher  ses 
cadres  dans  l'action  politique. 

Entin,  notons  que  les  coopératives  ont,  à  leur  tour,  servi  de 
cadre  à  des  organismes  de  patronage  des  phases  de  l'existence. 
Mais,  parmi  ces  dernières,  il  en  est  une  très  importante  sur  la- 
quelle elles  n'ont  pas  d'action,  non  plus  que  les  syndicats. 

Nous  voulons  parler  du  chômage. 

Le  chômage.  —  On  le  sait,  le  travail  de  fabrication  est  beau- 
coup phis  instable  que  celui  de  la  culture.  Le  Play  a  beaucoup 
insisté  sur  la  stabilité  qui,  dans  les  sociétés  peu  atteintes  par  le 
machinisme,  est  assurée  aux  ouvriers  par  l'alliance  des  travaux 
de  culture  et  de  fabrication.  Cette  alliance  n'est  plus  guère  pos- 
sible dans  les  sociétés  compliquées.  Dans  les  usines  où  de  grands 
capitaux  sont  engagés,  on  ne  peut  plus  permettre  à  l'ouvrier  de 
quitter  la  fabrique  les  jours  où  le  temps  est  favorable  à  la  mois- 
son ou  à  la  fenaison  :  le  métier  mécanique  ne  peut  s'arrêter  sans 
que  des  dommages  très  grands  n'en  résultent  pour  le  patron,  et 
par  répercussion,  pour  l'ouvrier.  Les  usines  qui  travaillent  le 
plus  régulièrement  évincent  celles  qui  chôment  souvent, 

La  solution  doit  être  cherchée,  non  pas  dans  un  retour  à  l'al- 
liance des  travaux  de  culture  et  de  fabrication,  mais  dans  la 
recherche  de  la  régularité  de  production. 

Il  y  a  deux  sortes  de  chômages  :  les  chômages  annuels  ou  sai- 
sonniers, et  les  crises  commerciales. 

Dans  l'industrie  textile,  c'est  dans  les  peignages  de  laine  que  le 
chômage  périodique  annuel  est  le  plus  marqué.  Ces  ateliers  tra- 


LE    PATRONAOi;    DE    LA    CLASSE    OUVRIÈRE.  83 

vaillent  à  façon  pour  les  fabricants,  et  ceux-ci  veulent  avoir, 
chacun,  leur  stock  peigné  le  plus  rapidement  possible  pour  être 
certains  de  ne  pas  manquer  de  matière  première  au  moment  voulu. 
La  tonte  des  moutons  se  fait  à  des  époques  fixes;  la  laine  brute 
arrive  en  masse  vers  le  mois  de  novembre.  A  ce  moment-hà  les 
peigneurs  sont  débordés  de  besogne.  Cette  époque  d'activité  où 
l'on  travaille  jour  et  nuit,  dure  jusqu'en  mai.  Le  chômage  com- 
mence en  juin  et  a  son  maximum  vers  juillet  et  août,  mois  pen- 
dant lesquels  le  travail  de  nuit  est  généralement  supprimé. 

Or,  ces  ouvriers  peigneurs,  nous  l'avons  vu,  ne  sont  pas  des 
spécialistes  :  ce  sont  des  manœuvres  embauchés  au  hasard;  ils 
n'ont  fait  aucun  apprentissage  à  l'usine,  et  sont  donc  facilement 
congédiés  et  remplacés.  Ils  se  recrutent,  du  reste,  on  le  pense 
bien,  parmi  la  partie  la  plus  instable  de  la  population,  parmi  les 
individus  qui,  dans  leur  jeunesse,  ont  été  plus  ou  moins  morale- 
ment abandonnés  de  leurs  parents,  ou  ont  été  incapables  de  se 
dresser  à  aucune  discipline  rigoureuse. 

Ils  tiennent  peu  à  la  fixité  des  engagements,  et  sont  souvent 
nomades  par  goût.  Cette  instabilité  réciproque  des  engagements, 
jointe  à  la  grande  dimension  de  l'atelier  et  à  la  forme  anonyme 
de  sa  constitution,  a  contribué  à  éloigner  les  points  de  contact 
entre  les  employeurs  et  les  employés. 

Les  peigneurs  sont  des  manœuvres,  avons-nous  dit  :  aussi  sont- 
ils  disposés  à  faire  n'importe  quel  gros  travail  :  hommes  de  peine 
dans  une  filature,  moissonneurs,  aides  d'un  artisan  quelconque, 
etc.  Quelques-uns  tombent  dans  le  vagabondage,  tandis  que 
d'autres  sont  secourus  par  les  institutions  charitables. 

On  le  voit,  dans  l'industrie  du  peignage  de  la  laine,  le  patron 
est  un  simple  employeur  :  il  patronne  en  fournissant  du  travail 
dans  la  mesure  où  il  peut  le  faire  ;  il  ne  s'occupe  nullement  du 
patronage  des  phases  de  l'existence. 

Ce  phénomène  est  moins  accentué  dans  les  autres  parties  de 
l'industrie  textile.  Les  fileurs  et  les  tisserands  sont  moins  déspé- 
ciaUsés  que  les  peigneurs  de  laine.  Ils  sont  entrés  comme  gamins 
à  douze  ou  treize  ans  à  l'atelier,  sous  la  protection  d'un  parent 
ou  d'un  ami  de  la  famille;  ils  sortent  d'un  milieu  moins  désor- 


84  l'ouvrier  de  l'industrie  textile, 

ganisé  qui  les  a  formés  à  une  discipline  plus  grande.  Ils  sont  d'au- 
tant plus  attachés  à  leur  métier  que  l'apprentissage  —  ou  plutôt  le 
temps  d'épreuve  — a  été  plus  long.  Habitués  à  l'atelier,  dès  leur 
enfance,  ils  finissent  par  l'aimer,  par  s'y  attacher.  Peut-être 
pourrait-on  reprocher  à  beaucoup  d'entre  eux  un  excès  d'attache- 
ment au  même  atelier. 

Quoiqu'il  en  soit,  il  y  a  réciprocité  entre  les  façons  d'agir  des 
patrons  et  des  ouvriers.  On  le  comprend,  les  premiers  tiennent 
aux  seconds  quand  ils  les  voient  aimer  leur  métier  et  leur  ate- 
lier ;  ils  ont  suivi  pas  à  pas  l'apprenti  pendant  son  temps  d'é- 
preuve, et  tiennent  à  garder  les  meilleurs. 

Le  directeur  d'un  tissage  que  je  visite,  estime  aux  2/3  la 
proportion  de  son  personnel  fixe,  de  ceux  qui  ne  quitteront 
sans  doute  jamais  leur  fabrique.  Quelquefois,  il  prend  à  l'un 
d'eux  la  fantaisie  d'essayer  un  autre  atelier;  il  n'a,  pour  cela, 
aucun  motif  :  il  ne  vise  pas  un  salaire  plus  élevé;  il  n'a,  non 
plus,  aucune  plainte  à  formuler.  Le  directeur  lui  signe  son 
livret  en  lui  disant  qu'il  peut  toujours  revenir.  Au  bout  de 
quelques  semaines,  en  efïet,  l'ouvrier  revient  et  demande  de 
rentrer  à  son  ancienne  usine;  on  lui  garde  alors  la  première 
place  vacante  qui  se  présentera.  Pourquoi  n'est-il  pas  resté  dans 
l'autre  atelier?  —  «  Je  ne  pouvais  pas  m'habituer,  répond-il,  à 
ces  nouveaux  murs,  à  cette  nouvelle  salle.  » 

Dans  le  dernier  tiers  restant,  formant  la  partie  instable  de 
l'atelier,  se  trouvent  à  la  fois  ceux  qui  ne  s'habituent  pas  dans 
celui-ci,  mais  s'habitueront  dans  un  autre,  et  ceux  qui  sont  réel- 
lement nomades.  Ces  derniers  forment,  on  le  voit,  une  infime 
minorité. 

Aussi,  en  temps  de  chômage,  on  ne  diminue  pas  le  personnel; 
on  répartit  le  chômage  entre  tous  les  ouvriers,  chacun  faisant 
un  nombre  d'heures  moindre  par  semaine. 

A  première  vue,  cette  solution  parait  supérieure  à  celle  adop- 
tée dans  les  peignages  de  laine,  mais  elle  n'est  cependant  pas 
sans  graves  inconvénients;  elle  cause  une  restriction  générale 
dans  le  budget  de  toutes  les  familles  ouvrières,  tout  en  rendant 
difficiles  à  celles-ci  de  trouver  une  compensation.  Alors  que  le 


LE    rATROXAGF.    DF.    LA    CLASSE    OUVRIÈRE.  85 

peigneur  de  laine  se  voit  forcé  de  chercher  un  autre  travail 
pendant  quelques  mois,  le  tisserand  n'a  guère  d'autre  ressource 
que  de  se  serrer  la  ceinture  eu  attendant  des  temps  meilleurs.  S'il 
est  plus  discipliné  que  le  premier,  il  ne  peut,  en  revanche,  faire 
montre  d'initiative. 

Ce  sont  surtout  les  crises  qui  pèsent  lourdement  sur  le  tisse- 
rand. C'est  justement  le  cas  en  ce  moment.  Voici  un  tisserand 
qui  a  chômé  51  lundis  et  15  mardis,  pendant  l'année  1908.  Voilà  . 
une  autre  famille,  qui,  une  certaine  semaine,  voit  ses  recettes 
tomber  à  15  francs!  A  l'épargne  familiale  ou  à  l'assistance  pu- 
blique à  combler  le  reste.  Certes,  le  patron  fournit  sa  part  dans 
l'alimentation  de  l'assistance,  mais  il  ne  le  fait  pas  comme  em- 
ployeur, il  le  fait  comme  citoyen  de  la  cité  ;  c'est  un  pur  phéno- 
mène de  voisinage.  Ainsi  le  fabricant  est  avant  tout  un  employeur  ; 
il  ne  s'occupe  pas  de  patronner  directement  les  phases  de  l'exis- 
tence de  ses  ouvriers.  Comparé  au  peigneur,  il  a  seulement  un 
souci  un  peu  plus  grand  de  répartir  le  travail  entre  le  personnel 
fixe. 

Telle  est  la  situation  dans  les  villes;  elle  est  tout  autre  dans 
les  bourgs  disséminés  dans  l'arrondissement.  Là,  les  liens  sont 
beaucoup  plus  étroits  entre  les  deux  classes  :  le  patron  n'est 
plus  un  simple  employeur  ;  il  a  conservé  les  anciennes  formes  du 
patronage,  ayant  souci,  non  seulement  de  fournir  du  travail, 
mais  de  veiller  aux  phases  de  l'existence  de  ses  ouvriers.  Cela  se 
comprend  :  dans  ces  petits  bourgs,  il  est  le  seul  homme  assez 
riche  pour  alimenter  le  budget  de  l'assistance  publique,  la  seule 
((  autorité  sociale  »,  comme  eût  dit  Le  Play.  Par  la  force  des 
choses,  il  devient  omnipotent  et  assume  toutes  les  charges  de  sa 
situation. 

Étant  donnée  cette  organisation  du  travail,  comment  la  classe 
ouvrière  supporte-t-elle  ces  crises? 

Une  crise  peut  être  surmontée  par  plusieurs  procédés,  les 
uns  issus  de  l'initiative  de  la  classe  ouvrière  elle-même,  les 
autres  venant  de  la  classe  patronale.  Nous  allons  les  étudier 
rapidement  : 

1°  L épargne.  Tout  d'abord,  l'ouvrier  peut  se  restreindre,  et 


8(i  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

prélever,  chaque  semaine,  une  réserve  sur  son  salaire.  Mais  ou 
sait  combien  il  est  difficile  de  se  priver  en  vue  de  choses  loin- 
taines, qui  peuvent  paraître  aléatoires.  Ici,  cela  est  d'autant 
plus  difficile  que  les  phases  de  l'existence  viennent  absorber  les 
sommes  que  l'ouvrier  a  pu  mettre  d'abord  de  côté.  En  fait, 
dans  aucun  pays,  la  classe  ouvrière  n'a  pu  résoudre  par  elle- 
même  le  problème  des  crises  industrielles. 

Certes,  l'élite  de  la  population  ouvrière  du  Nord  épargne, 
mais  c'est  peut-être  elle  qui  est  la  moins  atteinte  par  le  chô- 
mage. La  majorité  n'épargne  guère,  et  en  tous  cas  d'une  façon 
bien  insuffisante  pour  parer  aux  crises. 

2°  Le  changement  de  mrtier.  Ce  moyen  employé  par  un  cer- 
tain nombre  de  peigneurs  de  laine  et  de  manœuvres,  répugne, 
nous  l'avons  vu,  aux  tisserands  et  aux  fileurs.  D'une  part,  ils  ne 
peuvent  plus  faire  l'apprentissage  d'un  nouveau  méfier  :  ils  sont 
trop  âgés.  D'autre  part,  ils  considèrent  comme  une  déchéance 
de  devenir  manœuvres.  En  temps  de  crise,  l'ofire  des  emplois  de 
manœuvres  diminue  dans  une  région  spécialement  vouée  à 
un  genre  de  travail,  mais  souvent  il  est  facile  d'en  trouver  dans 
une  région  voisine  vouée  à  un  autre  travail.  Or,  c'est  précisé- 
ment le  cas  :  tandis  qu'une  crise  intense  sévit  sur  l'industrie 
textile,  les  houillères  du  Pas-du-Calais  traversent  une  ère  de 
prospérité.  Il  y  a  là  une  offre  de  travail  considérable,  mais  encore 
une  fois,  ce  sont  les  manœuvres  qui  en  profitent  le  plus  ;  ce  n'est 
qu'à  la  dernière  extrémité  que  le  tissserand  émigrera  vers  la 
mine. 

Quoi  qu'il  en  soit,  un  train  spécial  organisé  par  certaines  com- 
pagnies de  mines  part  tous  les  matins  d'Armentières,  emmenant, 
pour  les  ramener  le  soir,  plusieurs  centaines  d'ouvriers,  qui" 
travaillent  en  qualité  de  chargeurs  et  se  font  un  salaire  de 
5  fr.  50  par  jour.  Les  compagnies  de  mines  paient  rabonnement 
de  l'ouvrier,  à  condition  qu'il  soit  régulier  au  travail. 

En  outre,  un  autobus  part  tous  les  jours  de  La  Chapelle  d'Ar- 
mentières, vers  Béthune  et  Liévin. 

A  ces  émigrations  journalières,  il  faut  ajouter  les  émigrations 
définitives  vers  les  mines  ;  mais    ces   émigrations    définitives 


LE   PATRONAGE   DE    I.A    CLASSE    OUVRIÈRE.  87 

sont  vues  d'un  mauvais  œil  par  les  syndicats  socialistes  qui  cher- 
chent à  conserver  le  plus  délecteurs  possible. 

3°  L'émigration.  Pour  ne  pas  cliani^er  de  métier,  les  tisse- 
rands ont  la  ressource  d'émigrer  vers  d'autres  pays  non  atteints 
par  la  crise,  ou  moins  atteints. 

C'est  du  reste,  de  cette  façon  que  s'est  recrutée  une  partie  de 
la  population  ouvrière  du  Nord  :  tisserands  de  toiles  venus  des 
villages  de  la  Flandre  belge  ;  tisserands  de  draps  venus  de  Ver- 
viers;  tisserands  de  laine  du  Cambrésis,  etc. 

Réciproquement,  dans  les  temps  de  crise,  la  Flandre  fran- 
(;aise  envoie  un  certain  nombre  de  tisserands  vers  l'Amérique. 
C'est  ainsi  que,  de  1900  à  1906.  il  est  parti  environ  2.000  tisse- 
rands de  Roubaixpour  les  États-Unis  ;  mais  depuis  la  crise  améri- 
caine, il  y  a  un  mouvement  très  prononcé  de  rapatriement,  ce 
qui  vient  augmenter  la  population  flottante  du  Nord.  Les  ou- 
vriers comptent,  en  efi'et,  obtenir  plus  facilement  des  secours 
dans  leur  pays  natal  quà  l'étranger. 

On  le  voit,  la  classe  ouvrière  n'est  guère  en  mesure  de  parer 
aux  crises.  Aussi  est-elle  obligée  d'avoir  recours  à  une  aide 
extérieure,  aux  organismes  d'assistance. 

4°  U assistance.  Les  secours  de  la  classe  possédante  parvien- 
nent aux  ouvriers  sous  forme  d'assistance  privée  ou  publique. 
Ils  pro^'iennent  non  seulement  des  patrons  industriels,  mais  de 
la  classe  aisée  tout  entière  :  le  petit  bourgeois  y  contribue  comme 
le  filateur,  et  les  sociétés  charitables  servent  d'intermédiaire. 

Les  municipalités  votent  des  fonds  spéciaux  d'assistance  en 
temps  de  crise  :  ces  fonds  sont  versés  aux  syndicats  ouvriers 
proportionnellement  à  leur  importance,  et  ce  sont  ces  syndicats 
qui  se  chargent  de  la  répartition. 

En  1908,  la  ville  d'Armentières  a  voté  ainsi  un  subside  de 
3.000  francs. 

En  résumé,  l'assistance  en  cas  de  crise  utilise  les  groupements 
déjà  existants  qui  se  chargent  de  l'assistance  en  temps  ordi- 
naires et  qui  alors  visent  spécialement  les  malades,  les  vieillards, 
ou  ceux  qui  ont  de  grandes  charges  de  famille  à  supporter. 

En  d'autres  termes,  les  crises  ne  font  pas  surgir  des  orga- 


88  l'ouvrier  de  l'ixdustrie  textile. 

nismes  spéciaux;  elles  ne  forment  qu'un  cas  particulier  d'un 
problème  qui  se  pose  constamment,  quoique  à  un  degré  moins 
intense. 

Il  nous  faut  voir  de  plus  près  ces  organismes  dont  les  uns 
résultent  de  l'initiative  privée,  dont  les  autres  dépendent  des 
Pouvoirs  publics. 

Les  Jaunes.  —  Un  courant  social  qui  a  contribué  à  retarder 
la  reconnaissance  des  syndicats  ouvriers  par  les  patrons,  a  été 
la  création  de  soi-disant  syndicats  jaunes.  Nous  disons  soi- 
disant,  car  ces  groupements  n'ont  du  syndicat  que  le  nom,  si 
l'on  veut  réserver  au  mot  syndicat  le  sens  d'une  organisation 
visant  à  la  défense  des  intérêts  du  travail,  travail  ouvrier  ou 
patronal. 

On  connaît  l'origine  du  mouvement  jaune.  Il  est  louable  dans 
son  but,  puisqu'il  a  la  prétention  d'aplanir  la  lutte  des  classes  en 
englobant  dans  un  même  groupement  les  patrons  et  les  ou- 
vriers. Que  ces  associations  aient  ou  puissent  avoir  un  tel  effet, 
nous  ne  le  nions  pas;  mais  ce  que  nous  nions,  c'est  qu'il  puisse 
y  avoir  là  un  système  de  représentation  des  intérêts  de  la  classe 
ouvrière  :  ces  groupements  suscités  par  les  patrons  resteront, 
quoi  qu'il  en  soit,  sous  leur  domination.  Us  sont  intéressants 
comme  moyen  de  multiplier  les  contacts  entre  les  diverses 
classes  sociales;  ils  ne  peuvent  avoir  la  prétention  de  défendre 
l'ouvrier  contre  les  abus  possibles  des  employeurs.  Toute  la  con- 
fusion git  précisément  dans  cette  prétention.  Le  jour  où  les 
associations  jaunes  consentiront  à  être  ce  qu'elles  sont  en  réa- 
lité —  des  œuvres  patronales  —  ce  jour-là,  la  reconnaissance 
des  syndicats  ouvriers  par  les  patrons  aura  fait  un  grand  pas. 
Exemple  :  à  Halluin,  où  il  n'existe  pas  de  groupement  jaune, 
la  reconnaissance  des  syndicats  est  désormais  un  fait  accompli. 
A  Armentières,  il  n'en  a  pas  encore  pu  être  ainsi,  malgré  l'exis- 
tence d'une  véritable  trade-union,  celle-ci  devant  lutter,  non 
seulement  contre  le  syndicat  socialiste  encore  existant,  mais  en 
outre  contre  l'association  jaune  récemment  créée. 

Ce  qui  retarde  malheureusement  l'évolution,  c'est  la  confu- 


LE    PATRONAGi:    DE   LA    CLASSE   OUVRIÈRE.  89 

sion  de  l'idée  politique  —  voire  religieuse  —  avec  les  l)uts  par- 
ticuliers de  l'action  syndicale.  A  l'exception  de  la  trade-union 
dArmentières,  les  syndicats  ouvriers  sont  socialistes  et  athées; 
les  associations  jaunes  sont  conservatrices  et  catholiques.  Et 
ainsi  on  voit  des  groupements  de  patronage  lutter  contre  des 
groupements  de  travail,  cependant  placés  sur  un  terrain  différent. 

Les  soi-disant  syndicats  jaunes  sont  greffés  sur  les  anciens 
cercles  ouvriers  catholiques. 

Ils  diflèrent  des  syndicats  socialistes  en  ce  qu'ils  ne  forment 
pas  un  organisme  pour  la  défense  dos  intérêts  professionnels, 
et  ne  constituent  donc  pas  de  fonds  de  grèves  ;  ils  n  ont  de  com- 
mun avec  eux  que  les  buts  visant  le  patronage  des  phases  de 
l'existence  :  secours  aux  blessés,  aux  malades,  aux  militaires, 
aux  vieillards,  aux  femmes  en  couches.  Le  plus  souvent,  d'autres 
œuvres  leur  sont  annexées  :  cercles  ouvriers,  maisons  ouvriè- 
res, sociétés  coopératives,  etc. 

Le  patronage  des  corporations  religieuses.  —  Les  syndi- 
cats jaunes  et  leurs  annexes  ne  sont  pas  les  seuls  organismes 
privés  de  patronage  extérieur  de  la  classe  ouvrière. 

Il  faudrait  citer  toutes  les  œuvres  trouvant  leur  appui  dans 
les  groupements  religieux.  Il  serait  fastidieux  de  faire  l'énumé- 
ration  de  toutes  les  institutions  de  cette  nature  fondées  dans 
le  Nord. 

Les  moins  intéressantes,  quoique  nécessaires  malheureuse- 
ment, sont  celles  qui  n'ont  en  vue  que  la  charité  pure  et  simple. 
Elles  sont  à  peu  près  ce  quelles  sont  partout,  et  le  cadre  de 
notre  étude  ne  nous  permet  pas  de  nous  y  arrêter  plus  longue- 
ment. 

A  côté  de  celles-là,  il  en  est  d'autres  qui  ont  en  vue  le  relè- 
vement du  niveau  moral  de  la  classe  ouvrière.  Quelquefois,  elles 
n'atteignent  pas  leur  but  ou  atteignent  même  un  résultat  con- 
traire à  celui  qu'elles  visent,  mais  parfois  aussi  elles  ont  des 
conséquences  heureuses. 

Mais  il  faut  nous  borner.  Prenons  comme  exemple  l'une  des 
œuvres  les  plus  nouvelles  et  les  plus  intéressantes  de  la  région  ; 


90  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

nous  voulons  parler  de  VInstitiU  populaire  de  l'Épeule,  à  Rou- 
baix. 

Originairement,  ce  n'était  qu'un  simple  cercle  ouvrier,  dépen- 
dant de  la  paroisse  du  hameau  de  l'Épeule,  mais  depuis  1899, 
grâce  à  l'initiative  de  M.  l'abbé  Podvin,  toute  une  série  d' œu- 
vres vinrent  se  greffer  autour  de  la  modeste  entreprise  du  début. 

Tout  d'abord,  ce  furent  des  œuvres  d'éducation  comprenant 
des  conférences,  des  cours,  un  enseignement  ménager,  etc. 

En  1903,  fut  créée  l'œuvre  des  jardins  ouvriers,  grâce  à  la- 
quelle des  propriétaires  mettent  du  terrain  à  la  disposition  des 
ouvriers  :  il  y  a  actuellement  plus  de  deux  cents  parcelles  dis- 
tribuées. 

Puis  vinrent  des  œuvres  de  mutualité  :  Mutualité  maternelle. 
Jeunesse  prévoyante,  Caisse  des  conscrits.  Providence  du  foyer, 
Bon  foyer,  etc.. 

La  caisse  de  la  Mutualité  maternelle.,  alimentée  par  des  coti- 
sations hebdomadaires  de  10  centimes,  verse  4-8  francs  au  mo- 
ment de  la  naissance  d'un  enfant. 

La  caisse  de  la  Jeunesse  prévoyante  reçoit  des  cotisations  de 
10  ou  20  centimes,  dont  la  moitié  sert  à  constituer  une  dot  à 
Fâge  de  vingt-cinq  ans  et  dont  l'autre  moitié  est  réservée  pour 
des  secours  en  cas  de  maladie. 

La  Providence  du  foyer  reçoit  des  cotisations  de  25  à  45  cen- 
times par  mois  et  accorde  une  allocation  de  200  francs,  en  cas 
de  décès,  aux  héritiers. 

Le  Bon  foyer,  créé  en  1908,  est  une  société  de  secours  mutuel 
et  de  retraite. 

De  plus,  en  1907,  a  été  fondée  une  caisse  de  crédit  genre 
Raiffeisen,  à  l'usage  des  artisans. 

Enfin,  un  syndicat  des  employés  et  une  association  des  pro- 
fesseurs dames  sont  annexés  à  l'Institut  populaire. 

On  le  voit,  c'est  une  œuvre  complexe  qui  résume  les  tendances 
nouvelles  qui  se  font  jour  dans  cette  direction.  Trop  jeune 
encore  pour  que  nous  on  jugions  les  résultats,  nous  ne  pouvons 
qu'enregistrer  l'activité  (|ui  y  est  déployée,  et  le  dévouement 
de   ses  promoteurs. 


CONCLUSIONS 


Parvenu  au  bout  de  l'analyse  du  type  social  de  l'ouvrier  de  la 
grande  industrie  textile,  sommes-nous  à  même  de  porter  un 
jugement  d'ensemble  pouvant  lui  assigner  une  place  dans  la 
classification  des  sociétés  humaines  ? 

Tout  d'abord,  remarquons  que  notre  étude  n'a  pas  englobé 
tous  les  types  sociaux  de  la  Flandre  française  ;  nous  ne  pouvons 
donc  avoir  la  prétention  de  classer,  dès  maintenant,  le  type  fla- 
mand. Nous  devons  nous  borner  à  comparer  l'ouvrier  textile  de 
cette  région  à  ses  confrères  des  pays  voisins. 

Malheureusement  —  et  c'est  là  l'écueil  qui  attend  celui  qui 
défriche  un  terrain  nouveau  —  ces  types  n'ont  pas  encore  été 
étudiés  par  la  science  sociale. 

Toutefois,  nous  pouvons  essayer  de  tenter  une  comparaison,  à 
l'aide  de  renseignements  divers  qu'il  nous  a  été  possible  de  re- 
cueillir. 

Si  nous  examinons  ce  qui  se  passe  en  Angleterre,  nous  ferons 
la  constatation  suivante  : 

La  formation  sociale  a  rendu  V ouvrier  anglais  plus  aple  à  s'a- 
dapter au  machinisme .  Nous  avons  analysé  les  qualités  que  le 
machinisme  demande  à  l'ouvrier  :  au-dessus  des  journaliers  et 
des  manœuvres,  on  a  surtout  besoin  d'ouvriers  ayant  une  grande 
faculté  d'attention. 

Or,  on  le  sait,  le  Français,  en  général,  est  plus  distraitque  l'An- 
glais, est  moins  capable  d'une  concentration  d'esprit  soutenue. 

Dès  qu'on  entre  dans  un  atelier,  en  France,  toutes  les  têtes  se 
tournent  pour  examiner  le  nouvel  arrivant,  et  l'examen  se  pour- 
suit quelquefois  longtemps. 


92  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

Au  contraire,  l'Anglais  en  train  de  travailler  fait  abstraction 
de  tout  ce  qui  l'environne.  Que  le  malheureux  visiteur  soit  sur 
ses  gardes,  car  il  risque  à  chaque  instant  de  recevoir  une  balle 
de  coton  dans  les  jambes,  une  bobine  de  fils  dans  la  poitrine  ! 

La  faculté  d'attention  de  l'ouvrier  français,  peut-être  aussi 
grande  au  début  de  la  journée,  ne  tarde  pas  à  faiblir,  alors 
que  celle  de  son  concurrent  d'outre -M anche  se  maintient  à  peu 
près  immuable  jusqu'au  soir. 

Il  en  résulte  quil  faut  un  personnel  moindre  pour  surveiller 
le  même  nombre  de  métiers. 

La  supériorité  de  l'ouvrier  anglais  est  d'autant  plus  grande 
que  l'automatisme  de  la  fabrication  est  plus  parfait.  C'est  pour- 
quoi elle  éclate  surtout  dans  l'industrie  cotonnière,  comme  l'a 
très  bien  mis  en  lumière  M,  Schulze-Gavernitz  dans  sa  belle 
étude  sur  La  grande  industrie,  dans  laquelle  il  compare  l'ouvrier 
cotonnier  du  Lancashire  à  celui  de  l'Allemagne. 

Nous  voyons  qu'en  Angleterre,  une  équipe,  composée  d'un 
fileur  [spinner)  et  de  deux  rattache urs  f;9«ecer6),  surveille  des  mé- 
tiers contenant  un  plus  grand  nombre  de  broches  :  à  Lille  ou  à 
Roubaix,  une  telle  équipe  ne  dirige  jamais  plus  de  2.200  broches, 
tandis  qu'à  Manchester  elle  en  dirige  jusqu'à  2.330,  et  à  Mulhouse, 
2.000  seulement.  Et  il  faut  remarquer  que  la  difficulté  du  tra- 
vail va  pourtant  en  décroissant,  puisque  l'Alsace  ne  travaille 
guère  que  les  numéros  moyens,  la  Flandre  les  numéros  fins, 
tandis  que  le  Lancashire  arrive  à  filer  des  numéros  d'une  finesse 
extrême. 

Il  semble  donc  que,  dans  ce  métier,  le  Flamand  se  place  à 
mi-chemin  entre  l'Alsacien  et  l'Anglais. 

Et  ici,  nous  pouvons  constater  que  le  salaire  croit  avec  la 
productivité,  comme  le  montre  le  tableau  suivant,  indiquant 
les  salaires  moyens  par  semaine  : 

iManchestoi-.  Roubaix.         MuUiou.sc. 


Fileur 

Francs. 

55  00 

22  50 

2  50 

80  00 

Francs. 

33  00 
22  20 
21   00 
76  20 

Francs. 

30  00 

\  <"■  rattaclieur 

2'-        —        

!    36  00 

Totaux 

66  00 

CONCLISIO.NS.  9;{ 

Un  fait  singulier  ressort  de  ce  tableau  :  rinégalité  plus  grande 
des  salaires  entre  leiileuretle  second  rattacheur,  dans  la  Grande- 
Bretagne  que  sur  le  Continent.  Gela  provient  d'une  organisation 
différente  du  travail.  En  Angleterre,  le  second  rattacheur  ilitlle- 
piecer)  est  un  gamin,  un  half-limer,  ce  qui  veut  dire  qu'il  partage 
son  temps  entre  l'école  et  l'usine;  il  se  contente  d'un  salaire  plus 
minime  que  le  second  rattacheur  français,  belge  ou  allemand, 
qui,  lui,  a  d'abord  été  bobineur  jusqu'à  seize  ou  dix-sept  ans  : 
ce  n'est  plus  un  gamin,  mais  un  jeune  homme.  Il  en  résulte 
qu'en  Angleterre,  on  accède  plus  jeune  à  la  situation  de  fileur. 
le  plus  souvent  au  moment  du  mariage.  Sur  le  Continent,  au 
contraire,  beaucoup  de  rattacheurs  sont  mariés,  et  ceci  n'est  pas 
sans  avoir  de  répercussions  sur  la  situation  de  la  famille  ou- 
vrière en  général. 

Ce  qui  se  produit  dans  l'opération  du  filage,  se  retrouve  dans 
les  opérations  accessoires  de  la  filature;  de  là  cette  consé- 
quence que  le  personnel  total  d'une  usine  est  moindre  en  An- 
gleterre pour  le  même  nombre  de  broches. 

Nous  trouvons  qu'à  Roubaix,  il  faut  6  personnes  pour 
1.000  broches. 

M.  Schulze-Gavernitz  nous  dit  que  dans  le  Lancashire  il  n'en 
faut  que  3  ou  4,  en  Allemagne  7,  en  Italie  li  et  dans  l'Hindous- 
tan  25  ! 

C'est  là  un  véritable  classement  social  au  point  de  vue  de  la 
faculté  d'attention,  de  concentration  d'esprit. 

Même  phénomène  dans  l'industrie  linière,  comme  rindi([ue 
M.  L.  Merchier,  dans  son  bel  ouvrage  déjà  cité  sur  la  Monogra- 
phie du  lin. 

Dans  les  tissages  de  toile,  par  exemple,  il  nous  dit  ^  que  les 
travaux  préparatoires  (bobinage,  ourdissage,  etc.)  exigent  un 
personnel  de  50  à  55  personnes  pour  100  métiers  dans  la  ré- 
gion d'Armentières,  35  à  iO  seulement  dans  les  environs  de 
Belfast,  c'est-à-dire  dans  la  partie  saxonne  de  l'Irlande. 

Pour    l'industrie   lainière,    il   ne   nous    a  malheureusement 

1.  P.  242. 


QA  l'ouvrier  de  l  industrie  textile. 

été  possible  d'établir  aucune  comparaison.  Celle-ci  ne  semble 
même  pas  pouvoir  être  faite  pour  la  laine  peignée,  car  les  qua- 
lités de  laine  travaillées  sont  très  différentes,  ce  qui  fait,  qu'en 
Angleterre,  le  filage  est  exécuté  au  métier  continu,  tandis 
qu'en  France,  on  n'emploie  guère  que  le  ren\ddeur. 

La  supériorité  de  l'ouvrier  anglais,  manifeste  dans  la  produc- 
tion, ne  Test  pas  moins  au  point  de  vue  de  la  situation  fami- 
liale. 

Tandis  qu'en  Flandre  nous  avons  constaté  Fexistence  de  deux 
couches  de  population,  dont  la  supérieure  seule  est  bien  ins- 
tallée au  foyer,  il  semble  qu'en  Angleterre,  chez  l'ouvrier  textile 
tout  au  moins,  le  type  moyen  soit  à  peu  près  au  niveau  de 
notre  type  supérieur.  Les  cités  y  sont  presque  inconnues;  tout 
au  plus  trouve-t-on  le  type  décrit  par  M.  Paul  de  Piousiers  softs 
le  nom  de  back  to  back^. 

De  plus,  il  est  d'usage,  dans  le^  Lancashire  par  exemple,  que 
la  femme  mariée  quitte  la  fabrique  dès  son  premier  enfant. 
Dans  l'arrondissement  de  Lille,  elle  ne  le  fait  qu'à  son  troisième. 

La  grande  différence  que  nous  avons  constatée,  en  Angle- 
terre, entre  le  salaire  des  enfants  et  celui  des  pères  de  famille, 
assure  à  ce  dernier  une  autorité  plus  grande.  Pourtant,  en 
Flandre,  cette  autorité  se  maintient  très  ferme  dans  la  catégorie 
supérieure  :  la  preuve  en  est  dans  ce  fait  que  les  enfants  re- 
mettent intégralement  leurs  salaires  au  chef  de  famille.  Celui-ci 
leur  fait,  chaque  semaine,  pour  leurs  menus  plaisirs,  un  petit 
cadeau  sous  le  nom  de  «  dimanche  »  -.  Ainsi  V.  IL..,  l'ouvrier 
tourquennois  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  remet  tout  son 
salaire  à  la  ménagère,  à  l'exception  de  3  francs  qu'il  garde 
pour  son  dimanche,  et  de  1  fr.  50  qu'il  octroie  à  son  fils,  «  mais, 
me  dit-il,  je  vais  augmenter  le  dimanche  de  ce  dernier,  parce 
que  je  suis  satisfait  de  lui,  il  a  une  bonne  conduite  et  travaille 
bien  ». 

Quand  le  fils  travaille  dans  la  même  usine  que  le  père,  ce 

1.  Se.  soc,  XIX,  158. 

2.  D'après  L.  Merchier  (loc.  cit..  p.  263),  l'ouvrier  du  lin  garde  1  francs  pour  son 
dimanche;  après  le  troisième  enfant,  il  ne  garde  plus  que  2  francs. 


COXCLISIONS.  95 

dernier  peut  facilement  toucher  le  salaire  du  premier,  ce  qui 
facilite  le  maintien  de  l'autorité  paternelle.  Dans  le  cas  contraire, 
il  y  a  quelquefois  une  tendance  à  son  affaiblissement,  mais 
l'exemple  de  V.  H...  nous  a  montré  qu'iln'enest  rien  dans  l'élite. 

Ce  phénomène  rapproche  la  famille  tlamande  de  la  famille 
anglaise,  où  le  môme  usage  existe.  Au  contraire,  en  Ecosse  et 
en  Allemagne,  d'après  Schulze-Gavernitz,  les  fils  se  contentent 
de  payer  une  pension  fixe  à  leurs  parents,  pour  leur  nourriture 
et  leur  entretien,  et  disposent  du  reste  à  leur  fantaisie. 

Il  y  aurait  donc  une  tendance  plus  grande  à  V individualisme 
dans  ces  deux  derniers  pays,  individualisme  qu'il  ne  faut  pas 
confondre  avec  particularisme,  comme  nous  savons. 

L'étude  des  syndicats  et  des  coopératives  nous  a  montré  éga- 
lement que,  au  point  de  vue  de  la  discipline  sociale  et  de  l'ap- 
titude à  l'organisation ^,  le  Flamand  se  trouvait  à  mi-chemin 
entre  l'Anglais  et  le  type  français  moyen  -. 

Ainsi  donc,  tous  les  chemins  semblent  nous  mener  à  la  même 
conclusion  :  la  formation  sociale  de  V ouvrier  textile  de  la  Flandre 
française  est  intermédiaire  entre  celles  de  l'ouvrier  anglais  et 
de  l'ouvrier  moyen  du  Continent. 

Les  critères  de  classement  ont  été  les  suivants  : 

1"  Dans  le  travail  :  aptitude  à  la  concentration,  à  l'attention; 

-r  Dans  la  famille  :  autorité  paternelle  et  bonne  installation 
au  foyer,  l'une  et  l'autre  de  ces  conditions  étant  indispensa- 
bles pour  la  bonne  éducation  des  enfants. 


I.  L'aptitude  des  ouvriers  (laniands  à  l'organisation  se  retrouve  dans  les  nombreuses 
sociétés  d'amusements  qu'ils  forment  entre  eux  :  sociétés  musicales,  sociétés  de  tir  à 
lare,  de  jeu  de  boules,  etc.  Un  ouvrier  roubaisien  me  dit  avec  humeur  dans  son  i)atois  : 
«  ici  il  y  a  des  sociétés  pour  tous  les  goûts  ;  ily  en  a  pour  les  coqueleux  (amateurs 
de  combats  de  coqs),  pour  les  pinsonneux  (éleveurs  de  pinsons  chanteurs),  pour  les 
coulonneux  (éleveurs  de  pigeons  voyageurs) » 

'2.  Une  analyse  des  facultés  intellectuelles  montrerait,  chez  l'ouvrier  flamand,  une 
tendance  vers  la  profondeur  d'esprit  plutôt  que  vers  la  vivacité.  Un  ouvrier  roubai- 
sien à  qui  je  cause  et  qui  occupe  ses  loisirs  par  la  lecture,  parvient  à  digérer  les 
études  économiques  ou  philosophiques  les  plus  dures  :  «  Quelquefois,  me  dit-il,  je 
reste  absorbé  par  la  lecture  d'une  seule  page  depuis  9  heures  jusqu'à  minuit,  mais 
cette  page,  je  la  lis  et  relis,  je  la  commente,  je  réponds  à  l'argumentation  de  l'auteur, 
je  retourne  la  question  sous  toutes  ses  faces;  je  ne  passe  à  un  autre  sujet  qu'après 
avoir  épuisé  celui  qui  précède...  » 


96  l'ouvrier  de  l'industrie  textile. 

3°  Dans  les  associations  libres  :  aptitude  à  la  discipline  et  à 
l'organisation. 

Mais  nous  le  répétons,  pour  que  ces  conclusions  puissent  être 
considérées  comme  définitives,  il  faut  attendre  que  nous  ayons 
une  connaissance  plus  parfaite  des  autres  types  similaires. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  parait  acquis  que  la  classe  ouvrière  des 
Flandres  comprend  deux  couches  de  populations  superposées  : 

1°  Une  couche  supérieure  à  tendances  particularistes  présen- 
tant les  caractères  suivants  :  concentration  d'esprit  et  discipline 
sociale  résultant  d'une  solide  éducation  familiale  due  à  une 
forte  autorité  paternelle  et  à  la  bonne  installation  du  foyer  ; 

2"  Une  couche  inférieure  désorganisée^  manquant  des  qualités 
précédentes,  par  suite  de  l'inéducation  due  à  l'insouciance  des 
parents  et  à  la  mauvaise  installation  au  foyer. 

La  présence  de  cette  dernière  classe  est  un  obstacle  constant 
aux  progrès  sociaux.  C'est  elle  qui,  en  temps  de  grève,  fournit 
les  éléments  violents  et  perturbateurs;  c'est  parmi  elle  que  se 
trouve  la  grande  masse  des  illettrés;  c'est  elle  qui  grève  les 
budgets  de  l'assistance  publique  ou  privée. 

Ces  deux  classes  existaient  avant  l'introduction  du  machi- 
nisme. Celui-ci  a  eu  pour  effet  de  hausser  la  valeur  personnelle 
dans  l'élite,  mais  a  laissé  les  autres  au  même  niveau. 

C'est  que,  chez  ces  derniers,  l'éducation  familiale  n'avait  pas 
jeté  les  germes  de  l'esprit  de  discipline  que  la  contrainte  de  la 
machine  et  du  grand  atelier  accentuent,  mais  ne  créent  pas.  Il 
y  avait  donc  déjà  anciennement,  dans  la  population  ouvrière 
flamande,  une  élite  suffisamment  disciplinée  pour  pouvoir  s'a- 
dapter aux  changements  dont  nous  parlions  en  commençant 
cette  étude.  Mais  il  y  avait  aussi  un  prolétariat  inapte  à  profiter 
des  chances  d'élévation  que  le  nouveau  régime  présentait. 

On  ne  saurait  trop  le  r  épéter,  la  question  sociale  est  avant 
tout  une  question  d'éducation. 

P  .  Descamps. 

U Administrateur-Gérant  :  Léon  Gangloff. 


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