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ÉCOU
DES HAUTES ÉTUDES
COAMAERCIALES
DE MONTRÉAL
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BIBLIOTHÈQUE
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Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
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littp://www.archive.org/details/lasciencesociale47soci
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JANVIER 1909
54= LIVRAISON
BULLETIN
DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
DE SCIENCE SOCIALE
SOMIIAIRE : Liste générale des membres. — Le « Xoir de Guinée •■. — Réunion niensuello
(le novembre^ 1908. — Les réunions mensuelles. — Revue de la Presse. — Bibliographie. —
Livre reçu.
FASCICULES PARUS DANS LA NOUVELLE SERIE
N° 1. — La Méthode sociale, ses
procédés et ses applications, par E. Demo-
LiNS, Robert Pinot et Paul de Rousiers.
N*^ 2. — Le Conflit des races en
Macédoine, d'après une observation
monographique, par G. d'Azambuja.
No 3. — Le Japon et son évolution
sociale, par A. de Préville.
N'J 4. — L'Organisation du travail.
Réglementation ou Liberté, d'après
l'enseignement des faits, par Edmond
Demolins.
N'o 5. — La Révolution agricole.
Nécessité de transformer les procédés de
culture, par Albert Dauprat.
N" 6. — Journal de l'École des Ro-
ches (année 1903-1904).
N° 7. — La Russie; le peuple et
le gouvernement, par Léon Poinsard.
N'' 8. — Pour développer notre
commerce ; Groupes d'expansion com-
merciale, par Edmond Demolins.
N° 9. — L'ouverture du Thibet. Le
Bouddhisme et le Lamaïsme, par A.
DE Pré VILLE.
N'^s 10 et 11. — La Science sociale
depuis F. Le Play. — Classification
sociale résultant des observations faites
d'après la méthode de la Science sociale,
par Edmond Demolins. (Fasc. double.)
N° 12. — La France au Maroc, par
Léon Poinsard.
N° 13. — Le commerce franco-belge
et sa signification sociale, par Ph.
Robert.
N° 14. — Un type d'ouvrier anar-
chiste. Monographie d'une famille
d'ouvriers parisiens, parle D"" J. Bail-
IIACHE.
Prix : 2 fr. franco)
N° 15. — IJne expérience agricole
de propriétaire résidant, par Albert
Dauprat.
N'^ 16. — Journal de l'École des Ro-
ches (année 1004-190Ô).
N° 17. — Un nouveau tvpe pakticula-
RiSTE ÉB.4UCHÉ : Le Paysan basque du
Labourd à travers les âges, par M. G.
Olphe-Galliard.
N'^ 18. — La crise coloniale en
Nouvelle-Calédonie, par Marc Le Gou-
pils, ancien Président du Conseil général
de la Nouvelle-Calédonie.
N'o^ 19, 20 et 21. — Le paysan des
Fjords de Norvège, par Paul Bureau.
(Trois Fasc.)
N° 22. — Les trois formes essen-
tielles de l'Éducation; leur évolution
comparée, par Paul Descamps.
N" 23. — L'Évolution agricole en
Allemagne. Le « Bauer » de la lande
du Lunebourg. par P\ul Roux.
N" 24. — Les problèmes sociaux
de l'industrie minière. Comment les
résoudre, par Edmond Demolins.
N'^ 25. — La civilisation de l'étain.
— Les industries de l'étain en Fran-
conie, par Louis Arqué.
N'û 26. — Les récents troubles
agraires et la crise agricole, par
Henri Brun.
N° 27. — Journal de l'École des
Roches (année 1905-1906).
N'^ 28 et 29. — L'Histoire expliquée
PAR LA Science sociale : La Grèce an-
cienne, par G. d'Azambuja.
N° 30. — L'humanité évolue-t-elle
vers le socialisme? par Paul Descamps.
(La suite au verso.)
FASCICULES PARUS DANS LA NOUVELLE SERIE [suite]
N° 31. — L'École moderne, par G.
Clerc, W"" Hugh Bell et A. Pernûtte.
N-^ 32. — COMxMENT SE PREPARE l'UNITÉ
S0CL\LE DU MONDE. Le Droit internatio-
nal au XX<^ siècle, par Léon Poinsard.
rso 33. — Les exportations alle-
mandes, par Paul de Rousiers.
N° 34. — Le type savoyard, par C.
BORLET, J. PONCIER et P. DESCAMPS.
N° 35. — Le littoral de la Plaine
saxonne; le type des Marschen, par
Paul Roux.
]\o 35 — Les origines de la science
sociale. Frédéric Le Play; sa mé-
thode et sa doctrine, par E. BouCHiÉ
DE Belle.
N» 37. — Les populations viticoles,
par Paul Descamps.
]\o 38. — Journal de l'École des
Roches (année 1906-1907).
p^'o 39. — Edmond Demolins, par P.
de Rousiers, G. Bertier et P. Descamps.
\o 40. — Les populations fores-
tières du centre de la France, par
A. BoYER, E. Demollns, le C'« de Damas
d'Anlezy et P. Descamps.
N's 41 et 42. — Répertoire des ré-
percussions sociales, par Edmond De-
molins.
X " 43. — Les Faiseurs de jouets de
Nuremberg, par L. Arqué.
N*^ 44. — Le type social du paysan
juif à l'époque de Jésus-Christ, par
M.-B. Schwalm.
N" 45. — La colonisation des tour-
bières dans les Pays-Bas et la Plaine
saxonne, par Paul Roux.
N'^^ 46 et 47. — Le type saintongeais,
par Maurice Bures.
N» 48. — La Science sociale et sa
méthode, par Robert Pinot.
N° 49. — Journal de l'École des
Roches (année 1907-1908).
N°^ 50 et 51. — Le Noir de Guinée,
par L. Tauxier.
N'^ 52. — Le type frison, par Paul
Roux .
ORGANISATION DE LA SOCIETE
But de la Société. — La Société a pour
but de favoriser les travaux de Science
sociale, par des bourses de voyage ou
d'études, par des subventions à des pu-
blications ou à des cours, par des enquêtes
locales en vue d'établir la carte sociale
des divers pays. Elle crée des comités
locaux pour l'étude des questions sociales.
Il entre dans son programme de tenir des
Congrès sur tous les points de la France,
ou de l'étranger, les plus favorables pour
faire des observations sociales, ou pour
propager la méthode et les conclusions de
la science. Elle s'intéresse au mouvement
de réforme scolaire qui ,est sorti de la
Science sociale et dont VÉcole des Roches
a été l'application directe.
Appel au public. — Notre Société et
notre Revue s'adressent à tous les hommes
d'étude, particulièrement à ceux qui for-
ment le personnel des Sociétés historiques,
littéraires, archéologiques, géographiques,
économiques, scientifiques de province.
Ils s'intéressent à leur région; ils dépen-
sent, pour l'étudier, beaucoup de temps,
sans que leurs travaux soient coordonnés
par une méthode commune et éprouvés
par un plan d'ensemble, sans qu'ils abou-
tissent a formuler des idées générales,
à rattacher les causes aux conséquences,
à dégager la loi des phénomènes. Leurs
travaux, trop souvent, ne dépassent pas
l'étroit horizon de leur localité; ils com-
pilent simplement des faits et travail-
lent, pour ainsi dire, au fond d'un puits.
La Science sociale, au point où elle est
maintenant arrivée, leur fournit le moyen
de sortir de ce puits et de s'associer à un
travail d'ensemble pour une œuvre nou-
velle, qui doit livrer la connaissance déplus
en plus claire et complète de l'homme,
de la Société. Ils ont intérêt à venir à elle.
Enseignement. — L'enseignement de
la Science sociale comprend actuellement
quatre cours : le cours de M. Paul Bureau,
au siège de la Société de géographie, à
Paris; le cours de M. G. Melin, à la Faculté
de droit de Nancy; le cours de M. Paul
Descamps, à l'Ecole des Roches, et le cours
de M. J. Durieu, au collège des Sciences
sociales à Paris. Le cours d'hi.stoire, fait par
notre collaborateur le V**^ Ch. de Calan, à
la Faculté de Rennes, et celui de M. D. Alf.
Agache, sur l'histoire des beaux-arts, fait
au collège des Sciences sociales à Paris,
s'inspirent directement des méthodes et
des conclusions de la Science sociale.
Conditions d'admission. — La Société
comprend trois catégories de membres,
dont la cotisation annuelle e.st fixée ainsi :
1" Pour les membres titulaires : 20 fr.
(25 fr. pour l'étranger) ;
2° Pour les membres donateurs : 100 fr. ;
3° Pour les membres fondateurs : 300 à
500 fr.
JANVIER 1909
54 LIVRAISON
BULLETIN
LISTE GÉNÉRALE DES MEMBRES
Les abonnés de la Science sociale, qui ne sont pas memIjn'S de la Société, ne figurent pas sur
cette liste.
PARIS
D. Ait". Agache, rue Eug.-FIachat, II.
Alfred Agache, rue Weber, 14.
D-^ E. Amiel'x, Faub. St-Honoré. 21.j.
M. Albry, rue Cambacérès. 0.
P. Babonneal", rue des Volontaires, 21.
L. Bâcle, Ingénieur, square Maubeuge, o.
M. Baelen, rue de Rennes, 144.
Louis Bedel, r. Lecourbe, 308.
E. Benoit, Industriel, rue Oberkampf, 84.
Charles Bessand. rue La Boëtie, 116.
Paul Bessand, rue du Pont-Neuf, 2 bis.
.lean Bessand, rue du Pont-Xeuf, 2 bis.
G. Blancfion (Michel-Mérys), rédacteur au
Journal des Débats, boul. St-Michel, (35.
Jules Bocquin, Ingénieur des Arts et Manufac-
tures, avenue de Wagrarn, 157.
•lean Borderel, rue de Clignancourt, 135.
BoucHiÉ riE Belle, rue de Miromesnil, 16.
Paul Bureau, Professeur de droit, rue du
Cherche-Midi, 83.
E. Castan, chaussée de la iluette, 2.
E. Catois, Industriel, rue Cambon, 21.
Causse, rue du Val-de-Gràce, 9.
Louis Chavane, rue de Bellechasse, 6.
Charles Chatillon, rue Cortambert, 18.
31. Chopard, rue Cail, 16.
André Colliez, Avocat, rue de Monceau, 66.
Emile Coppeaux, rue du Général-Foy, 6.
.I.-A. Corteggiani, rue de Rennes, 87.
Jules Cousin, boul. Poissonnière, 10.
Georges Delattre, rue Cassette, 16.
D"^ Delbet, Député, rue des Beaux-Arts. 2.
Paul Descamps, Secrétaire de la Rédaction de
la Science sociale, rue Jacob, 56.
Le Directeur du Musée social, rue Las Cases, 5.
Eugène Dubern, rue de l'Université, 88.
Amédée Dufaure, av. des Champs-Elysées.
116 bis.
Pierre Evrard, rue Monge, 14.
M. Eysséric, rue Censier, 29.
Auguste Ferrand, rue Lalo, 18.
Georges Ferrand fils, rue Lalo, 18.
Filleul-Brohy, Industriel, rue de \'ienne, 21.
Alfred Fir.min-Didot, ancien Editeur, rue de Va-
renne, 61.
Maurice Firmin-Didot, Editeur, boul. St-Ger-
main, 272.
Fougère, r. de la Chaise, 22.
Charles-Félix Fournier, rue de l'Université,
119.
Henry de France, rue de Lille, 55.
L'abbé Francis, boul. Pereire, 204.
André Froment, rue Vauvenargues, l.
Gauthier-Villars, rue de Bourgogne, 21.
Georges C^erson, rue 3Iarbeuf, 38.
G. CiiRAUD-JoRDAN, ruc de l'Université, IW.
M. GoD.\RD, av. de la République, I.
Paul GoDEviLLE, rue de Rivoli, 158.
M"" Grapin, rue Souftlot, 22.
Comte Pierre d'IIarcourt, rue Vaneau, II.
M. Haudricourt, rue de Lubeck, 25.
L"abbé H. Hemmer, rue Mozart, 61 bis.
Gustave Huard, Avocat à la Cour d'appel, rue
d'Amsterdam, 52.
M. Isambert, rue des Écoles, 46.
L"abbé Jouin, Curé de St-Augustin, av. Por-
tails, 8.
M. deLanzac de Laborie, rue de Bourgogne, )'.i.
M. Laudet, boul. Malesherbes, 27.
Georges Laurent, rue Mizon, 4 bis.
Robert Lebaudv, rue de Lubeck, 12.
Robert Le Bret, Avocat, av. Marceau, 2.
Pierre Lederlin, rue Boissière, 11.
Georges Ledoux, rue Alphonse-de-Xeuville, 17.
Robert Legay, rue Cazotte, 2.
Paul Lemonnier, rue Taitbout, 80. Pavillon 6.
J. DE Lo%"Erdo, Ingénieur, rue Poisson, 10.
Marquise de Lisle, r. Duphot, 13.
M. Lyon-Lévy, rue Chalgrin, 4.
Tommy Martin, rue Frédéric-Bastiat, 3.
M. Mollard, rue J.-J. -Rousseau, 39.
Louis MoNNiER. Banquier, rue de Monceau, 33.
L. DE MoNTi DE Rézé, rue de Lille, 25.
D' A, Moutier, rue de Miromesnil, 11.
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
M. iVoETiNGEK, boul. St-Michel, 81.
A. NozAL, Artiste-Peintre, quai de Passy, 7.
Armand Parent, rue de l'Université, 37.
L'abbé Picard, rue de la Sorbonne, 2.
Emile Pierret, rue de Courcelles, 115.
Robert Pinot, av. Henri-Martin, 109.
R. DE Planhol, rue .Jacob, 13.
Plocque, r. d'Hauteville, 1.
Is. PoLAKo, avenue du ïrocadéro, 40.
M"" Provot, boul. de Courcelles, 82.
L'abbé L. Raffin, rue .Joubert, 28.
G. Raverat, Industriel, rue Legendre, 1.
Paul Raynaud, rue Agrippa-d'Aubigné, 3.
A. de Ricqlès, rue Gustave-Flaubert, 9.
M. RooLF, rue de l'Entrepôt, 13.
Paul de Bousiers, Président de la Société In-
ternationale de Science sociale, rue de
Monceau, 9.
Louis Rousselet, Directeur du Journal de la
Jeunesse, boul. St-Germain, 126.
D' Sabouraud, rue Miromesnil, 62.
M. DE Sainte-Croix, rue des Saints-Pères, 11.
Saint-Paul de Sincey, rue Richer, 19.
Paul Salathé, Ingénieur des mines, boul. Lan-
nés, 31 bis.
Suleau, rue Croix-des-Petits-Champs, 11.
.1. Tachon-Labrèche, rue St-Dominique, 116.
Georges Tessier, boul. St-Germain, 216.
M. Thiéry, rue Pestalozzi, 6.
Ed. Thomine, Ingénieur, avenue de la Républi-
que, 1.
D' Henri Triboulet, Médecin des Hôpitaux, av.
d'Antin, 25.
D"' Jules Tripet, rue de Compiègne, 2.
M. TuRPAUD, rue Lecourbe, 3.
M. Henri Turquet, av. Victor-Hugo, 95.
Pliilippe de Vilmorin, quai d'Orsay, 23.
Etienne Watel, Ingénieur, av. Hoche, 3.
FRANCE : DEPARTEMENTS
Ain
Boissieu (de), château de Varambon. par
Pont-d'Ain.
Quinson (Jean), à Tenay.
Richard, industriel, à Jujurieux.
Aisne
Caili.et (N.), abbé, curé de Manicamp, par Blé-
rancourt.
Creveaux (Eugène), constructeur, à Vervins.
Guillemot, ingénieur-agronome, S"*-Geneviève,
par Soissons.
TuÉTAiiiNK (B°" de), château de Fostieux, à Fes-
tieux.
Allier
BuFFAULT, Faubourg Ste-Cathcrine, à Moulins.
Gautrot (Général), rue des Tanneries, à Mou-
lins.
Mesuré (Cliarles), ingi-nieur-conseil de la C""
de Chàtillon, à Monthiçon.
Alpes-Maritimes
Dauprat (E.), 4, rue de la Paix, à Nice.
Nina de Nelmann (baronne). Villa Lotus, Monte-
Carlo.
OuDAiLLE (D"), Le Cannet.
Ardèche
Jacquot (Raoul), avoué, à Largentière.
Lafarge (Albert de), direcf de l'Usine de La-
farge, à Viviers.
Ardennes
Ponthière, à Haybes-sur-Meuse.
Roland (Joseph D>), rue de l'Arquebuse, à Char-
leville.
Aude
Loubet (J. M""'), 20, quai Victor-Hugo, à Nar-
bonne.
MiTTOu, abbé, professeur au Petit Séminaire,
à Carcassonne.
Belfort (Territoire)
Garreau (L.), directeur de banque, 23, rue de
Vauban, à Belfort.
Bouches-du- Rhône
Azambuja (G. d'), 20, Traverse de l'Eperon, à
IMarseille.
Bertin, à Salon.
Devalois (Henri;, restaurant Vérande, 32.
place d'Aix, à Marseille.
I1ubert(M.), ingénieur, 200, avenue du Prado,
à Marseille.
Laciiesnais (E. de), château du Roucas-Blanc,
Corniche, 401, à Marseille.
Mistral fils (B.), à St-Rémy.
Montaudoin (de), 57, cours Pierre-Puget,àMar-
seille.
Pascal père et fils, fabr. d'huiles, à Salon.
Philtppon (Georges), château de Mazargues,
à Mazargues.
Prat (Louis), 167, rue Paradis, à Marseille.
ToRNÉzY (A.), à St-Louis.
Calvados
Allainguillaume (Louis), quai de la Londe, à
Caen.
AsTouL, 41, rue llaldot, Caen.
Grêlé (Eug.), Rédacteur en chef du Progrès
du Calvados, 3, i-uedu Moulin, à Caen.
Mosciios (D"), à Trévières.
Charente
BoiTEAU (A.-L.), àAngoulème.
MiMAUD (Jules), 7, rue du Palais, à Rulfec.
pRÉviLLE (A. de), château de Bonethères, i»ar
Chabanais.
Sazekac DE Forge, à Angoulème.
DE SCIENCE SOCIALE.
Charente-Inférieure
Bouygues (Joseph), 17, Chaussée (hi Calvaire,
à St-Jean-d'Angely.
liuRES (Maurice), avocat, à Saintes,
Canaud (Lucien), 32, rue Villeneuve, à La Ro-
chelle.
Dahl (Oscar), a La Rochelle.
Magxier (Paul), La Champagne-Salignac par
Mirambeau.
Orbignv (Alcide d'), armateur, rue Réaumur,
à La Rochelle.
PoNCiN, propriétaire, à Brisambourg.
Thibault, notaire, à La Rochelle.
Cher
BosREDON (C" de), chàt(>au de Serruelles, par
Chàteauneuf.
CoRBiN DE Mangoux, à Vorlv, par Levet.
Girard (Paul), 40, rue Moyenne, à Bourges.
.Jannin (Georges), Société de Distillerie à Ger-
migny-Bourges.
LADUYE(de) (M""'), 70, rue de Crosses, à Bourges.
LA Vèvre (Henri de), château de la Vèvre, par
Dun-s.-Auron.
MoNTKORT (R. de), à Bouy, par Mehun-sur-
Yévre.
TovTOT(II. de), château de Bar. par Nérondes.
Corrèze
Brume, notaire, Ussel.
Corse
Tenaille (Jean), Villa S'-Raphaël, à Bastia.
Côte-d'Or
Bertschy (F.), 31, avenue Victor-IIugo, à Di-
jon.
Côtes-du-Nord
Martin (Abbé N.), 7, rue du Lycée, à Saint-
Brieuc.
Dordogne
Lapeyre (Fernand), à La Roche-Chalais.
Mx)NTCHEUiL (Paul de), cliàteaude Montcheuil,
par Xontron.
PoTHiER, Capitaine en retraite, La Brande, par
Vergt.
Saint-Martin (André), 22, place Francheville,
à Périgueux.
Doubs
Japy-Boigeol (A.), à Audincourt.
Drôme
Matras(L.), directeur de La Mutuelle, à Va-
lence.
Eure
Agache (Auguste), à Bizy-Vernon.
Bertier (Georges), Directeur de l'École des
Roches, par Verneuil.
Carcopiso (D'), à Verneuil.
Clermont-Tonnerre (M'' de), château de Gli-
solles, par La Bonncville.
Demolins (M'"<^), à La Guichardiére par Ver-
neuil.
Desmonts (Abbé), curé de Glisolles. par La Bon-
neville.
Gamble (Abbé), aumùnier à l'École des Roches,
par Verneuil.
Hervey, à Notre-Dame-dii-Vaudreuil.
Jenart (Paul), ingénieur-agronome, à l'Ecole
des Roches, par Verneuil.
Labussière (M™°), à Pullay, par Verneuil.
Loisy(J. de), 27, rue Joséphine, à Evreux.
Maistre (C" de), château de Tourville, par
Pont-Audemer.
Malherbe, Grande-Rue, Pont-Audemer.
Marty, professeur à l'Ecole des Roches, par
Verneuil.
Mentré, professeur à l'École des Roches, par
Verneuil.
Storez (Maurice), 30, rue des Tanneries, à
Verneuil.
Tourville (M"" de), château de Tourville,
par Pont-Audemer.
Eure-et-Loir
FiRMiN-DiDOT IM""), au château d'Escori)ain,
par Laons.
Mareuil (Baron de), lieutenant-colonel au
1" Chasseurs, à Chàteaudun.
Pocket (A.), 13, rue de la Gare, à Dreux.
\VADDiNGT0N(Ch.), chàteau de Vert-en-Drouais,
par Dreux.
Finistère
ViNCELLES (Comte de), chàteau de Penauruu,
par Concarneau.
Gard
Beauquier (Jean), 1, rue Nationale, à Nîmes.
Gasparin (C" de), 24, quai de la Fontaine, à
Nîmes.
Garonne-(Haute)
Encausse de Labattut (B. d'), 4, allée St-
Étienne, à Toulouse.
Godard, ingénieur delà C" des Ch. de fer du
Midi, à Toulouse.
Lavalette (R. de), château de Cessales, par
Villefranche-de-Lauragais.
Laye (Abbé), aumônier, 6, rue de la Fonderie,
à Toulouse.
Mertz (Abbé), curé de .Marquefave, par Car-
bonne.
Saint-Raymond (Edmond), 5, rue Merlane, à
Toulouse.
Sales (Daniel), 1, rue Begué-David, àToulouse.
Tailhades (Victor), 18, B" d'Arcole, à Tou-
louse.
Gers
Cassaigneau (M. D'), à Montréal du Gers.
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
Gironde
Breuil (Edmond), Ecole de Guyenne, à Blan-
quefort.
Drouhaut (H. M"'), Ecole de Guyenne, à
Blanquefort.
Feuillade de Chauvin (A.), 104, cours du Jar-
din-public, à Bordeaux.
Labrouste (P.), 146, chemin d'Eysines, à
Caudéran.
Maurel (Marc), 48, rue du Cliapeau-Rouge, à
Bordeaux.
RoujoL (A.), École de Guyenne, à Blanque-
fort.
Tallon (Charles), École de Guyenne, à Blan-
quefort.
Thibaud (Francis), École de Guyenne, à Blan-
quefort.
Vialolle (DO, Carbon-Blanc.
Hérault
Benezech (Adrien), propriétaire-viticulteur, à
Gignac.
.JoTTRAS (Louis), capitaine au 24" Colonial, 14,
quai Vauban, à Cette.
Saint-Pierre, 5, rue CoUot, à Montpellier.
Vernazobres (Henri), à Baboulet, par Capes-
tang.
lUe-et- Vilaine
La Lande de Calan (Cii. de), à Saint-Grégoire,
par Rennes.
Marotte (L.), Le Mont Hymette, Redon.
PocQUET (Barth.), directeur du Journal de
Rennes, 8, rue de Robien, à Rennes.
Vii.LARMOis (C" de la), château de Trans, par
Pleine-Fougères.
Indre-et-Loire
Crosnier (Commandant), 38, rue de Cloche-
ville, à Tours.
Daix (Emile), lieutenant au 32^ Infanterie, à
Tours.
Daui'rat (A.), Le Breuil-St-Michel, par Chedi-
gny.
Lecointre (C" P.), château de Grillemont,
par Ligueil.
Lemesle (JI"" A.), château de Planchoury,
par St-Michel-s. -Loire.
Jura
Babey (Pierre), à Arbois.
Loir-et-Cher
GoDEviLLE (L.), à Bois-Rabot, par Pierrefitte-
s.-Sauldre.
SiLVESTRE, 4, place du Château, à Blois.
Loire
C0LC0.MBET (V.), ô, rue de la République, à
Saint-Étienne.
JIoNOT (Abbé Pierre), Institution St-.Ioseph, :ï
Roanne.
Neyret, Bel-Air, à St-Étienne.
Roux (Joseph), à Changy, par La Pacaudière.
Vincent (André), 17, rue d'Arcole, à St-
Étienne.
ViNsoN (L.), 57. rue Michclet, à St-Étienne.
Loire-Inférieure
Benoist (E. D"'), à Guéméné-Penfao.
Loiret
Brun (Henri), avocat, château de la Barre,
Ouzouer-s.-Trezée.
Champault (Ph.), à Chàtillon-s. -Loire.
Delafov (C), à Mainvilliers, par Malesherbes.
FouGERON (Emile), tour de la Bretonnerie, 74,
à Orléans.
Lkveillé-Nizeroli.e, La Guette, Nibelle.
Lot
CouDERC(H.), 5, rue St-Géry, à Cahors.
Marques (Georges), avocat, à Castelnau-de-
Montratier.
Lot-et-Garonne
Garas (J.), à Mézin.
Maine-et-Loire
Bai.lu (Louis), à Parnay, par Montso-
reau.
L'EsTOiLE (Jean de), château de la Lande-
Chasle, par Longue.
NoNNEviLLE (V'° de), 24, rue du Bel-Air, à Angers.
PiLLET (0.), propriétaire, La Bénestière, par
Jarzé.
Reichard (M'"" la Générale), château de la
Gaudinière, par Allonnes.
Marne
Butte (H.), capitaine, 4, rue Léger-Bertin, â
Epernay.
Marne (Haute-)
Genevoix (M""), place de l'IIùtel-de-Ville, à
Langres.
Mayenne
Robien (C'° de), château de Montgiroux, par
Alexain.
Meurthe-et-Moselle
Cestre (Pierre), 33, rue de Cronstadt, à Nancy.
Coanet, 2, rue Lafayette, â Nancy.
(Jarnier (Paul), 8, ^ rue de la Source, à Nancy.
Jambois (A.), Rond-Point Lepois, â Nancy.
]Mei.in(G.), 31), rue de Boudonville, à Nancy.
Morbihan
Charrier (IL), abbé, à Airadon.
Jan (Abbé), â Rochefort-en-Tcrrc.
DE SCIENCE SOCIALE.
Prieur (F.), chef de bataillon en retraito,
10, rue Jeanne-d'AiT, à Vannes.
Nièvre
BoYER (Auguste), ancien magistrat, à St-
Amand-en-Puisayo.
Passe (Abbé J.), cui'é à Pougues-les-Eaux.
Nord
Allaert (P.), avocat, 16 ter, rue des Foulons,
à Douai.
Bic.o-Danel, 95, boul. de la Liberté, à Lille.
Clerc, capitaine à l'état-major du l"' cor])s
d'armée, à Lille.
CoQUELLE (Félix), à Rosendael.
Guekrin (Eugène). 17, place d'Armes, à Cam-
brai.
Larivière (Maurice), 137, boul. de la Liberté,
à Lille.
PARSY(H.),chez M. Pierrot, 17, rue do France, à
Jlaubeuge.
Pilate (Henri). 22, rue Négrier, à Lille.
Keboux (A.), directeur du Joioiial de Roubaix,
à Roubaix.
Scrive-Loyer (Jules), 294, rue Gambetta, à
Lille.
Valdelièvre fils (Ct.), g, rue dos Fossés-Neufs,
à Lille.
Oise
BuRON, rue Valentin-Logrand, à Saint-Just-
en-Chaussée.
.Iacquot (D'), à Creil.
Leplat (D--), directeur de l'École de l'Ile-
de France, Liancourt.
Olivier (Benoist), propriétaire-agriculteur à
Plailly.
Orne
Leféblre (P.-E.), Ronfeugeray, par Athis.
Pas-de-Calais
Agmel (G.), ingénieur de la C" dos Mines de
Vicoigne ct de Ntoux, à Verquin, par,
Béthune.
Carrez (Victor), ingénieur, à Aire-sur-la-Lys.
Delori (Paul), agriculteur, à Bois-on-Ardres,
par Ardres.
FuRXE (Constant), à St-Léonard, par Pont-de-
Briques.
Laroche (Joseph), château de Bouvignv, par
Bully.
Ledoux (Abbé A.), curé à Gueinps, par Au-
druick.
Leloup, président de la Chambre do com-
merce, à Arras.
Piedfort, abbé, directeur de l'Institut Indus
triel, 34, rue du Cosmorama, à Calais.
RivENET Victor), fabricant de chicor(>i\ à
Vieille-Église.
Puy-de-Dôme
PiNGLSso.N, négociant, 43, rue Blatin, à Cler-
mont-Ferrand.
Roux (Ferdinand), château de Javodo, par Is-
soire.
Roux (Paul), château de Javode, par Issoire.
Pyrénées (Basses-)
BuTEi. (Fornandj, 11, rue .Marca, a Pau.
Camv, lieutenant do l'Infanterie coloniale à
Oloron-Ste-Marie.
Sabail, propriétaire, à Seméacq-BIachon, par
Lembeye.
Pyrénées (Hautes-)
Gastebois (Louis de), villaiMarie-Albert, à Lour-
des.
Pyrénées-Orientales
Fabrice, 3, place do la Révolution, à Pi'i'pi-
gnan.
Rhône
BoLMARD, Villefranche-s. -Saône.
Cadot (Jean), 9, quai de la Guillotiére, à Lyon.
Cadot (Pétrus), 9, quai de la Guillotiére, à
Lyon.
Charbonxel (abbé), ciiez JI. Jean Roux. 14, rue
de Penthièvre, a Lyon.
Clément (abbé), directeur do rÉloile, 2, quai
de la Pêcherie, à Lyon.
Constantin, capitaine, 65, cours Lafaj-otte
prolongé, à Lyon-Villeurbanne.
CiuiNET lils (A.), 13, rue du Griffon, à Lj'on.
KoszuL, ^Q, quai des Brotteaux, à Lyon.
Martin (Camille), 22, rue Centrale, Lyon.
Paquet (Jean), 46, rue de la Charité, à Lyon.
Pey (Joanny), 1, rue Bàt-d'Argent, à Lyon.
LoYs Roux (abbé), chez M. Jean Roux, 11, rue
du Penthièvre, à Lyon.
ViLLARD, 6, quai d'Occident, Lyon.
Saône (Haute-)
Gasser (A.), Directeur de la Revue d'Alsace,
à Mantoche.
VoMiicouRT (B°° de), château de Chassoy, par
Cognières.
Saône-et-Loire
Galland (Em.), notaire, à Tournus.
Genetier (J.), Charnay-les-Chalon.
Savoie
Forestier (H. D'), à Aix-les-Bains.
PoNciER, instituteur, à Vérel-Pragondran.
Seine.
Boulanger (H.), à Choisy-le-Roi.
BouTTER (abbé), 65, av. des Batignolles, à Saint-
Ouen.
Charon:<at (A.), Meunier, 40, quai National,
à Puteaux.
Dubois (L.), 51, rue Sadi-Carnot, à Puteaux.
Durieu, rue Louis-Dupont, à Clamait.
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
GÉKAL (Henri), 33, rue du Val-d'Osno. à St-
Maui'ice.
IIouDARD (Ad.), 21, rue TIiomas-Lemaître, à
Nanterre.
Sabaheddine (S. A. lo Prince M.), 90, rue du
Mont-Valérien, à Surcsnes.
Tanquerev, Écolo supérieure libre de Théolo-
gie, 59 bis. rue Ernest-Renan, à Issy-les-
Moulineaux.
Seine-Inférieure
Amblard (Emile), ingi-nieur, 2. rue Toustain,
Dieppe.
Bauxard (abbé), professeur d'histoire à l'Ins-
titution Join-Lambert, à Rouen.
Bellevili.e, 50, rue Arinand-Carrel, à Rouen.
Chevallier (abbé), curé de Baromesnil, jiar St-
Rémy-Boscrocourt.
Dufresne (Augustin), Manoir de Calmont. près
Dieppe.
Dufresne (Robert), Blanoir de Calmont, par
Dieppe.
Fauquet-Lemaitre (A.), château du Vallosse,
par Bolbec.
Favé (P.), 14, rue de l'Écureuil, à Rouen.
Lef)';vre (Frédéric), 1, rue du Champ-des-Oi-
seaux, à Rouen.
Legros (R.), directeur de la Station centrale
d'Electricité, 11, place de l'Hôtel-de-Ville,
à Fécamp.
Lenglet, 24, rue Félix-Faure, à Fécamp.
Lion (Camille), 26 bis, rue Lenôtre, à Rouen.
Maubec (a))bé), curé, à Esteville, par Cailly.
Seine-et-Marne
Gelin, rue Malakoff, à Coulommiers.
Gérard (abbé), curé à Esbly.
TissiER (Paul), à Saint-Mard.
Seine-et-Oise
Bailhache(D'), à Dourdan.
Dezobry, lOéy's, rue Grétry, Montmorency.
DupRÉ La Tour, (F.), 21, rue des Moulineaux, à
Jleudon.
IIallouin (L.), 39, avenue de Paris, à Ver-
sailles.
.Ioncard, Maison do retraite, à Pontchar-
train.
Klein (F.) (Abbé), à Bellevuo.
LEGRAiN,au Val-Biron, par Dourdan.
Legrelle (.lacques), 39, rue Berthicr, à Ver-
sailles.
Maubec (Louis), La Clairière, Meudon.
Nivard (Paul), 11, parc de Montretout, à
St-Cloud.
Oi.i'iie-Galliard (G.), 2 bis, rue de l'Orangerie,
à IMoudon.
|{affestin (Ford.), receveur de l'Enregistre-
iiient à Palaisoau.
RoGiE {W"), 1, boui. du Roi, à Versailles.
Soûlaud (Abbé W.), curé à Chamarande.
'l'iiiiîAULT (Eugène), rue de Cliartres, à Dour-
dan.
Veltex (Gaston), 17, rue 3Iaurepas, à Ver-
sailles.
Vidal, 12, rue Albert-Joly, Versailles.
Sèvres (Deux-)
Frev (D''), à Airvault.
Somme
Bréart de Boisanger (L.), chef d'escadron au
3" chasseurs, à Abbeville.
Dessaint, publiciste, à Amiens.
Gourdet, 1, rue do Noyon. Amiens.
Tarn
Cajuîonnières (Caries de), 4, rue du Consulat,
à Castres.
TouRNiER(Henri), à Aiguefonde, pai-^Iazamet.
Tarn-et-Garonne
Couillard, 55. avenue St-Michel, à Jlontau-
ban.
Rimbaud (J.). 5, rue Ste-Catherine, à Moissac.
Var
Niel (Ed.), oléiculteur, à Draguignan.
Silans (de), capitaine de vaisseau, 1, avenue
de Vauban, à Toulon.
Vaucluse
Verdet (Aug.), 73, rue .Joseph-Verne t, à Avi-
gnon.
Vendée
David (Aristide), St-Michel-en-l'Herm .
.Ioffrion (D') , à Bénet.
Vienne
Lebouteux (JI""), à Verneuil, par Migné.
Haute- Vienne .
AxDRiEux (Abbé P.), aumônier des Petites
Sœurs des Pauvres, chemin de Noujeat, à
Limoges.
David (Gaston), Les Biards, par St-Yrieix.
La Teillais (de), 8, rue Jean-Nouailhier, à Li-
moges.
Soury-Lavergne (IL), à Rochechouart.
Vosges.
Decosse (Paul), avocat, à Neufciiàteau.
Peters (Louis), avenue Gambetla, à ÉpiiiaL
Peteks (Paul), industriel, rue de Provence.
à Épinal.
Peters (Victor), industriel, rue de Provence,
à Épinal.
Rasquin, instituteur, à Chababois, par Gran-
ges.
DE SCIENCE SOCIALE.
1)
Yonne.
Saffroy (Louis), notaire, Brienon-sur-Arniaii-
çon.
Alsace-Lorraine.
Doyen (Abbé), professeur au Séminaire di^
Beauregarcl, par Thionvillo.
Frey (Léo-nJ.), rue de la Sinne, Mulhouse.
ÉTRANGER
Europe. — Allemagne. — ^ Louis Arqué, vice-
consul au consulat de France, Leipzig.
P. -F. DujARDiN, ingénieur, Breitestrasse, 71,
Dusseldorf.
Alfred Marlier, Kiichengarten, 18, Gera-Reuss.
Angleterre. —F. Bertholon, négociant, Christ-
church Roail, 8, Streatham Hill, London
S. W.
Frédéric Boldln, Alexandra Hôtel. Lincoln.
Charles Gilbertson, Gloucester Walk, 10,
Campden Hill, Londres W.
Maurice Honoré, Shandon, Dyke Road, Brigh-
ton.
M. Lacrolx, négociant. Jewin Street, 10, Lon-
dres E. C.
C. S. Loch, professeur à Christ Collège, Dry-
law Hatcli, Oxshott, Surrey.
Jean Périer, the Grove Boitons, "25, South
Kensington, Londres S. W.
Autriche-Hongrie. — M""' Elisabeth Koos,
Maros-Va.sarhely.
D' Jean Alex. Kovats, directeur de l'École su-
périeure de commerce, Nagy-Yarad.
Marcel Luc, ingénieur, Libiaz (Galicie).
D"' Hugo Marki, IV Kaplony u. 7, Budapest.
Menyhent Szanto, V Maria Valeria-u. 12, Bu-
dapest.
Baron Félix von Oppenheimer, I Karnthner-
strasse, 51, Vienne.
Belgique. — Emile de Becker, juge d'instruc-
tion, rue de l'Aigle, 2, Louvain.
L. DE Buggenoms, avocat, place de Bronckart.
19, Liège;
Léon CoLLiN, lieutenant d'artillerie, route
Provinciale, La Hulpe (Brabant).
Charles Dejace, professeur à l'Université de
Liège, boul. d'Avray, 280, Liège.
Martin Derihon, industriel, Lonçin-lez-Liège.
Ernest Desenfans, avocat, rue du Mont-de-
Piété, 11, Mons.
M. Dubois, directeur de l'Institut supérieur
de commerce, rue des Peintres, 51, Anvers.
Henri Dumon, Faub. de Valenciennes, Tour-
nai.
Victor MuHer, chargé de Cours à l'Université
de Liège, rue Sainte-Véronique, 20, Liège.
Charles Sépulchre-Dor, industriel, rue Charles-
Morren, 31, Liège.
Edouard Sfpulchre, ingénieur civil, à Kin-
kempois.
François Sépulchre, industriel, place Saint-
Jacques, Liège.
Louis Sépulchre, Herstai.
D" Edg. Snyers, rue Saint-Denis, 10, Liège.
Espagne. — Marquis d'ALEi.LA, Rambla de
Canaletas, 0, Barcelone.
Andrès deArzadun, calleMayor, 80, Pamplona.
Manuel Bertrand, industriel, Trafalgar, 50,
Barcelone.
Jaime Carner, avocat, rue Trafalgar, 10, Bar-
celone.
D. Higinio g. Caso, Trinidad, 7, Gijon.
Marquis de Castelar, Magdalena, 12, Madrid.
R. P. Fr. Albino Gonzalez, Convento do S.
Esteban, Salamanca.
M"° la V''"= de La Panoi.se, Almagro, 15, Ma-
drid.
Pedro G. Maiistany, Rambla de Catalunya
83 pral. Barcelone.
Oriol JIarti, Puerta Ferrisa, 17, 1°, Barcelone.
Trinitat Monegal, avocat, Claris 99, 1", Bar-
celone.
José Monegal y Noguès, calle de Moncada, 19,
Barcelone.
Alejandro Xavajas, Sendeja, 7, Bilbao.
Ildefonso Sunol, rue Simon-OUer, 1, Barce-
lone.
Albert Thiebaut, Villanueva, 11, Madrid.
Jean Vergés Barris, à Palafrugell, Catalogne.
Italie. — Marquis d'AYALA Valva, Rione Si-
rignano, 2, Xaples.
Xobile Girolamo Calvi, via Clerici, 1, Milan.
C" François Cavazza, via Farini, 3, Bologne.
L'abbé Ciiovanni Crovato, professeur au Sé-
minaire de St-Angelo de Brescia.
D' Ciiuseppe Gallavresi, via Manin, 13, Milan.
M. Grandmont, à Taormina (Sicile).
Chev. Silvio Serafini, via Prinz-Amedeo, 2.
Rome.
Prof. AndraToRRE, 29, via Marianna Dionigi,
Rome.
Portugal. — D. José d'AImeida, R. C. Mat-
toso A. Coirnbra.
Conego J. Dias d'Andrade, professeur au
Séminaire, Coimbra.
Dr P. Doria Nazareth, rua Buenos-Ayres, 79,
Lisbonne.
Anselmo Braamcamp Freire, pair du royaume,
rua do Salitre. 31 J, Lisbonne.
José de Mattos Braamcamp, Praca Duqle da
Terceira. II. Lisbonne.
A. RoDRiGUEs Braga, médecin de marine, rua
da Esperança, 175-1", Lisbonne.
D"' José CiD, professeur à la Faculté de Mé-
decine , Coimbra.
J. DA CuNHA E Costa, rua do Ouro, 12^1, 2^ E.
Lisbonne.
C. Fructuoso da Costa, professeur au Sémi-
naire, Vizeu.
Visconte de Guilhomil, Cadouços, Foz de
Douro, Porto.
10
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
S. Exe. Luiz de Magalhaes, Ministre des
Affaires étrangères, Lisbonne.
Pedro Navarro, avenida Hintze RibeiroD. S.,
Lisbonne.
D' A. Machado Villela, professeur à l'Univer-
sité, Coimbra.
D' Marnoco e Souza, rua de S.-Thereza, 13,
Coimbra.
Mendes Oi.iva, Villa Nova de Tazem.
D' Mendes dos Remedios, bibliothécaire de
l'Université, Coimbra.
Alberto de Monsaras, Rua dos Militares, Coim-
bra.
D' Raul Onteiro, rua da Restauraçao, 424,
Porto.
D' Joâo PiNTO DOS Santos, Bairro Camôens,
Lisbonne.
Joâo Perestrello de Vasconcellos, 136 T. de
Santa Quiteria, Lisbonne.
L. Pla, Carcavellos.
Frederico Ramirer, Villa Real Santo-Antonio,
Algarve.
José Relvas, viticulteur, Alpiarça.
Le conseiller Ressano Garcia, Lisbonne.
Anselmo Ribeiro de Castro, à Monsao.
Francisco Egidio Salgueiro, Abrantes.
D'' Alberto dos Reis, professeur à l'Université,
Coimbra.
D"- F. Dos Reis Santos, Avenida da Liberdade,
77, Lisbonne.
José MiRANDA DO Valle, Avcuida D. Amelia,
48, 1°, Lisbonne.
J. José Machado, colonel d'ingénieurs, rua
dos Anjos, "213, Lisbonne.
Joaquim Nunes, Mexica Alemtejo, Môra.
D"' Serras e Silva, professeur à la Faculté de
Médecine, Coimbra.
José Slcena, Coimbra.
José Fernando de Souza, rua de S. Bernardo,
114, Lisbonne.
J. Eduardo Vallejo Marques, rua Thomaz
Ribeiro, 57, 1° E., Lisbonne.
Roumanie. — C. A. Berindei, Strada Precu-
petii Wocci, 10 bis, Bucarest.
J. Gavanescu, professeur à l'Université, Jas.sy.
[y Em. Grigorovitza, Str. Plantelor, 14, Bu-
carest.
Iv. Grueff, rue Brezoianu, 41, Bucarest.
Valeriu Hulubei, avocat et professeur de phi-
losophie au Lycée national, rue Hotin, 2,
Jassy.
D' St G. Mangiurea, médecin en chef de l'hô-
pital T. Severin.
Christu S. Negaescu, professeur, Strada Nu-
ma Paupiliu, 17, Bucarest.
Le capitaine Stambulescu, Str. 13 Septembre,
28, Bucarest.
Nestor Urechia, ingénieur des Ponts et Chaus-
sées, Strada Poliia, 46, Bucarest.
N. Zanné, professeur à l'École des Ponts et
Chaussées, Strada Negustori, I, Bucarest.
Russie. — E. A. Belgard, Propriété Krougliki
Efremoff (Gouv. de Toula).
G. Ferrand, administrateur de la Parfume-
rie Brocard et C'', Moscou.
Paul Giraud, industriel à Moscou.
H. Laming, directeur des Usines de la Compa-
gnie du Gaz, St-Pétersbourg.
E. de LoisY, direct, de la Société Générale des
Hauts Fourneaux à Makievka, Territoire des
cosaques du Don.
André Moussy, Manufacture de soieries, Mos-
cou.
S. Polachkowskv, Vassili ostrov seconde ligne,
11, Saint-Pétersbourg.
L. Stibing, Sadowaia, 18, Saint-Pétersbourg.
Jean Szwanski, Perspective Saint-Georges,
17, Vilna.
Joseph WiLBois, Petite Loubianka, 14, Mos-
cou.
Alexandre Woeikoff, professeur à l'Université,
Saint-Pétersbourg,
Alexandre Zweguintzeff, membre de la Dou-
ma, Palais de Tauride, Saint-Pétersbourg.
Suisse. — L'abbé E. Garry, rue des Granges,
13, Genève.
Alfred Geigv, Fossé Saint-Léonard, à Bàle.
Léon Poinsard, rue Beaulieu, 72, Berne.
Comte G. de Reynold, château de Vinzel-s.-
RoUe (Vaud).
Turquie. — Dragoumis, secrétaire à la Léga-
tion de Grèce, Constantinople.
Asie. — Chine. — D"^ Chabaneix, professeur à
l'École impériale de médecine, Tien-tsin.
Ch. Jasson, receveur des Postes françaises,
à Ilan-kéou.
R. RÉAU, consul de France, Mong-tseu, Yun-
nan.
ToNKiN. — Bazin, Banque de l'Indo-Chine,
Haïphong.
Stephen Bourjade, Services civils de l'Indo-
Chine, Thai-Binh.
Lieutenant-colonel Toquenne, 9° Rég' d'Infan-
terie coloniale, Hanoï.
Afrique. — Algérie et Tunisie.
M"" Adler, villa Armand, à Bousaréa (Alger).
M. l'abbé Botrel, à Essemane près Béjà{Tun.).
M. René Bourgoin, ingénieur-agronome. Do-
maine d'Amourah, prov. d'Alger.
D' A. Guénod, rue Zarkoum, 1, Tunis.
Jules Krayenbuhl, Colon-Agriculteur, Aïn-el-
Asker (Tunisie).
Jacques Lelong, Passage Ribet, I, à Tunis.
Egypte. — Ahmed Fathy Zagloul Pacha, sous-
secrétaire d'État au Ministère de la Justice,
Le Caire.
Afrique orientale. — G. Gauthier, adjoint de
I" classe des Affaires indigènes, Anjouaa'
(Comores).
Alberto Guedes, Gerente de Banco Nacional-
Ultramarino, Lourenço-Marques.
DE SCIENCE SOCIALE.
11
Joâo Alex. LoPEz Galvao, sous-diroctcur du
Chemin de fer, Lourenço-Marqucs.
Théodore Monteiro de Macedo, ingénieur,
Lourenço-Marques.
Afrique occidentale. — Philippe Gaden, Maison
DevèsChaumetet C'% Saint-Louis (Sénégal).
L. Talxier, à Ouagadougou, Haut Sénégal, Ni-
ger.
Amérique. — Canada. — L.-O. Bolrnival,
médecin-pharmacien, Saint-Barnabe, Comté
St-Maurice, P- Q.
R.-P. Phil. BouRNivAL, Saint-Boniface (Mani-
toba).
Thomas Caron, avocat,rue Sussex, 559, Ottawa.
Philippe DuROCHER, rue St-Denis, 525, Mont-
réal.
Léon Gérin, Coaticooke, prov. de Québec.
Stanislas-A. Lortie, Prof. Université Laval,
Québec.
B. Soury-Lavergne, Ferme Chute, par Pasqua,
Saskatchewan.
Brésil. — D' Ariowaldo A. do Amaral, rua Au-
rora 52, Sâo-Paulo.
A. S. Azevedo Junior, rua do Rosario, 4, Santos.
A. Barboza DOS Santos, Boîte postale 818 Rio-
de-Janeiro.
D' Coreolano Burgos, Amparo, Sâo-Paulo.
D'^ "Vicente de Carvalho, Juiz da3' V, Crimi-
nal Sâo-Paulo.
D' Arnaldo V. de Carvalho, rua Ipyranga,
8, Sào-Paulo.
D' José Gonçalves de Castro Cincura, Largo
2 de Julho, 45, Bahia.
Le Comte D' Alfonso Celso, avocat, rue Rosa-
rio, 45, Rio-de-Janeiro.
D'Silveira Cintra, ruadoBom-Retiro, 23, Sâo-
Paulo.
José Ferreira de Figueiredo, rue Victoria, 27,
Sâo-Paulo.
.Arthur Ferreira Machado Guimaraès, rue Ou-
rives, 179, Largo de Santa-Rita, Rio.
Armindo Freitas, Avenida E. Ribeiro, 36 A,
Manaos.
D' Joâo Guiao, Ribeirâo Preto, Sâo-Paulo.
Jacob GuYER, rua Santo-Antonio, 15, Caixa
Postal, 64, Santos.
Bernardo Horta de Aranjo, rua Viscondi de
Figueiredo, 4, B, Rio-de-Janeiro.
D' Domingos Jaguaribe, director do Instituto
Psicho-Phisiologico, Sâo-Paulo.
C" A. DE Lacerda Franco, rua Conselheiro
Nebias, 75, Sâo-Paulo.
M. A. Lourenço, Gymnasio, Campinas (Sâo-
Paulo).
D"^ Bernardo de Magalhaes, rua dos Guaya-
nazes, 131, Sâo-Paulo.
Francisco Jaguaribe Gomes de Matos, rua Vo-
luntarios da Patria, 32, Rio.
D' Joaquim Miguel, rua Frei Gaspar, 3, Santos.
Joâo Ribeiro de Oliveira e Souza, Banco do
Brasil, Rio-de-Janeiro.
D' Alfredo Patricio, Amparo, Sâo-Paulo.
D' Carlos Reis, Palacio do Governo, Saô^aulo.
D' Raul DE Rezende Carvalho, Santos.
D' J. M. Rodkigues Alves, rua Maranhâo, 21,
Sâo-Paulo.
D' Sylvio Romero, rue Ourive-s, 183, Rio-de-
Janeiro.
D' V. DA SiLVA Freire, Caixa 18, Sâo-Paulo.
D' L.-G. DA SiLVA Leme, rua da Liberdade, 45,
Sào-Paulo.
Gabriel A. da Silva Oliveira, Sâo-Joào da Boa
Vista, Sâo-Paulo.
José da Silveira Campos, planteur de café, Ri-
beiraô Preto, Sào-Paulo.
Dj José Maria Whitaker, Caixa 264, Santos.
Colombie. — Patrocinio Figueroa, Tuquerres
(Narino).
Martinique. — Ilip. Ernoult, Fort-de-France.
Mexique. — Gonzalo Camara, calle 57, n» 512,
Merida, Yucatan.
D' J.-E. Monjaras, 2' de Yturbide, n" 1,
Mexico, D. F.
C'' Cesare Ranuzzi-Segni, ministre plénipoten-
tiaire de S. M. le Roi d'Italie, Mexico.
République Argentine. — Casimiro Olmos, Pa-
rana.
Haïti. — M^"^ Conan, archevêque de Port-au-
Prince.
D' J.-C. DoRSAiNviL, professeur au Lycée, Port-
au-Prince.
Fl eury-Féquière, député, Port-au-Prince.
Auguste Magloire, pu bliciste, Port-au-Prince.
Clément Magloire, directeur du Matin, 45,
rue Roux, Port-au-Prince.
Constantin Mayard, publiciste, Port-au-Prince.
Ms' PiCHON, évèque, Port-au-Prince.
Eugène Roy, syndic des agents de change,
Port-au-Prince.
Uruguay. — M"* Carrau, Piedras, 352, Monte-
video.
Louis J. Supervielle, banquier, Calle 25 de
Mayo, 234, Montevideo.
Océanie. — Miss Bessie Hancock, Girtoa
collège, Bendigo (Victoria).
AVIS IMPORTANT
Nous rappelons aux membres de
notre Société qu'ils doivent envoyer
leur cotisation par mandat-poste ou
en un chèque à vue sur Paris avant
le 31 janvier, s'ils veulent éviter les
irais de recouvrement.
12
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
NOUVEAUX MEMBRES
Ex-"» Snr. Joaquim Nunes Mexia, Alemtejo
Môra (Portugal), présenté par M. José de
Mattos Braamcamp.
M. Piolet, 13, rue de Miromesnil, Paris, pré-
senté par M. Paul de Rousiers.
LE NOIR DE GUINÉE
M. Tauxier a donné à la Science so-
ciale un travail très étendu et très docu-
menté, sur « le Noir de Guinée ». Cette
étude, qui compose le fascicule double
n°^ 50 et 51 de la Revue, renferme un
grand nombre d'observations précises sur
les peuplades de nos possessions dans
l'Afrique occidentale. Comme le lecteur
a pu s'en convaincre, l'ordre méthodique
adopté par l'auteur rend son exposition
très claire, et facilite les recherches à
faire dans l'abondante collection de faits
sociaux qu'il a réunis. La description des
différents travaux auxquels est assujetti le
« Noir de Guinée » pour le déboisement,
la culture, la cueillette, la pèche, la chasse,
ainsi que pour l'exercice des métiers
usuels — spécialement ceux de forgeron
et de cordonnier — se rencontre bien
rarement aussi curieuse et aussi complète,
dans les récits des explorateurs.
Il serait difficile de contester l'exactitude
des observations faites par le témoin
éclairé et attentif qu'est M. Tauxier. S'il
y a une critique à formuler, elle vise, je
me hâte de le dire, non pas la réalité des
faits, mais une expression qui semble un
peu paradoxale.
Ayant à classer la famille du « Noir
de Guinée », l'auteur l'inscrit sous la ru-
brique, « famille patriarcale ».
La raison qu'il donne pour ce classe-
ment est tirée principalement du mode de
succession en usage pour la transmission
de l'autorité dans la« carrée », considérée
par lui comme le groupement initial dans
la société qu'il étudie.
M. Tauxier admet lui-même que la
science sociale, au point où elle est par-
venue, reconnaît que le mode de trans-
mission du patrimoine n'est pas un cri-
térium suffisant pour fixer le classement
des familles ; qu'elle trouve une détermi-
nation beaucoup plus certaine dans l'édu-
cation ', qui est la véritable raison d'être
du groupement familial.
L'idée de baser le classement sur le seul
examen des faits budgétaires (la succession
est un fait budgétaire) a conduit Le Play
lui-même à l'erreur qui a été commise au
sujet de la « fausse famille-souche » du
midi de la France. C'est un exemple bien
souvent cité.
Un cas analogue parvenu à ma connais-
sance est celui d'un missionnaire en Chine,
tenté de classer le Chinois parmi les « par-
ticularistes » parce que l'on pratique chez
eux l'établissement des jeunes en logis
séparés.
C'est avec raison que M. R. Pinot, dans
son exposé fondamental de la méthode
(fascicule n" 48), montre que la seule mo-
nographie de la famille ouvrière, — spé-
cialement la monographie budgétaire, —
n'est pas suffisante pour connaître et
classer une société, ni même pour classer
la famille observée. Ceci est d'autant plus
vrai que les sociétés et les familles vont
de par le monde en se compliquant et
évoluant à partir des trois types simples
découverts et fixés par Le Play, suivant
les phénomènes du lieu et les influences
des transports.
En réalité, pour rattacher une société ou
une famille à l'un des trois types simples,
pour lui assigner sa place dans la classi-
fication, il est nécessaire d'établir des com-
paraisons et de s'éclairer par la synthèse
des observations faites un peu partout.
Cette synthèse semble déterminer assez
clairement, en somme, les aires occupées
par les races évoluant à partir de chacun
des trois types, savoir :
L'Asie et le nord de l'Afrique, pays où
dominent les steppes et les cultures par
irrigation, comme lieu où les sociétés évo-
luent dans le sens patriarcal et purement
traditionnel ;
L'Europe, pays de cultures fécondées par
les pluies, comme lieu où les sociétés évo-
1. p. 88.
DE SCIENCE SOCIALE.
l.'}
luent dans le sens particulariste et ex-
pansif;
Enfin, les forêts encore sauvages de l'A-
mérique, les îles Océaniennes et l'Afrique
noire, comme lieu où les sociétés ont évo-
lué dans le sens de l'instabilité, et, se
trouvant ainsi dénuées de force de conser-
vation et de résistance vis-à-vis des autres
races, paraissent devoir être détruites ou
exploitées, suivant leur plus ou moins
grande aptitude à la culture.
11 semble donc tout d'abord improbable
que les « Noirs de Guinée » aient pu par-
venir jusqu'à l'ouest de l'Afrique noire,
en conservant une formation patriarcale
antérieure '.
D'autre part, M. Tauxier nous dépeint
(p. 114 et 120) les traits dominants du
caractère de ces noirs : insouciants, in-
dolents, inconstants, capables, il est vrai,
d'un effort d'une très courte durée, mais
par vanité pure, et ne donnant un travail
appréciable que sous l'excitation d'un sti-
mulant : le nombre des camarades ou la
musique, etc. Nous avons ici, dans le
tableau de ce caractère, les l'ésultats de
l'éducation que reçoit le « Noir de Guinée ».
Qu'on veuille bien comparer ce type à ceux
de l'Arabe fier et réservé, du « bon » Mon-
gol, ou de l'actif et révérencieux Chinois —
trois produits de Véducalion patriarcale!
Cependant M. Tauxier montre qu'il
existe, chez les noirs qu'il a observés, lui
groupement agricole en communauté de
production et de consommation : la carrée :
groupement qui coïncide dans un grand
nombre de cas avec les liens de parenté
en ligne paternelle, et au sein duquel le
commandement appartient, en général,
au plus ancien.
Nous venons de montrer tout à l'heure,
d'après les observations de M. Tauxier,
quelle est la valeur éducative de la carrée :
ses produits en ce genre ont une certaine
ressemblance avec ceux que livre un autre
groupement, le chantier d'ouvriers recru-
tés dans les milieux désorganisés.
Mais, au fait, qu'est donc en réalité la
carrée? M. Tauxier nous a donné des
1. Voir la description du Foulali. pasteur, le der-
nier arrivé des peuples noirs de Guinée, p. 113, H'J;
leur succession, p. 101.
renseignements très précis sur la trans-
mission de la situation maîtresse dans ce
groupement; il nous indique aussi com-
ment il se forme et comment il se recrute.
Ceci est important à examiner. Car il se
crée tous les jours, chez les « Noirs de
Guinée », de nouvelles carrées; et celles
même qui sont anciennes ont eu un com-
mencement analogue à ce qui se passe
pour les nouvelles K
Il existe chez les noirs, comme partout,
des individus doués d'un esprit d'épar-
gne - et de prévoyance supérieur à celui
de la foule : ce sont les premiers fonda-
teurs de carrées. Ils amassent des « bien s
particuliers et péculiaires », des bestiaux,
des]captifs, des récoltes, des daba, ces on-
gles de fer qui servent à égratigner, puis à
déchirer le sol. Je ne parle pas des femmes,
qui d'ailleurs, s'il s'agit d'une carrée déjà
existante, ne sont pas « bien péculiaires ».
Un noir de cette qualité, qui a été favo-
risé par la chance, vient à mourir : ses
biens particuliers sont partagés entre ses
fils 3. Avec ce que nous connaissons du
caractère inconstant et vaniteux du « Noir
de Guinée », avec ce que nous savons, et
voyons tous les jours, de la difficulté pour
les communautés agricoles de se maintenir
— même en pays totalement occupé — ,
nous pouvons prévoir ce qui se passera
dans un grand nombre de cas. Si la suc-
cession est suffisante, l'aîné, le plus fort
et le plus expérimenté, persuadera facile-
ment ses frères de « donner un coup de
chien '• » pour abattre les arbres et cons
truire des cases et profiter ainsi de leur
richesse.
Ici intervient le village ', c'est-à-dire le
Voisinage et le Pouvoir public tout à la
fois. II lui faut un chef, responsable de ce
nouveau groupe, auquel il délivrera suc-
cessivement ^ des terres qui seront occu-
pées pendant huit ou neuf années : un
1. Voir, pour les carrées et leur personnel chan-
seant, notamment les pages 83, 80, 10-2, 100, 115,
128 à 130, etc.
-2. P. 8(i, etc.
3. P. 89, etc.
4. p. 130.
o. p. 5-2, 128, etc.
G. P. C"2.
14
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
chef d'entreprise. Alors, le noir ne pou-
vant travailler seul, les hommes se met-
tront à abattre les arbres pour faire un
champ, ce qui leur conférera des droits à
la puissance, droits transmissibles en li-
gne masculine, comme le fait fort bien re-
marquer notre observateur '.
• Si l'entreprise réussit, elle donnera de
bons salaires. Le salaire, ici, est person-
nel; mais comme la monnaie n'existe pas,
il se compose de l'indispensable daba dis-
tribué annuellement, etd'une part dans la
récolte. Le chef donnant de bons salaires
voit accourir dans sa carrée des neveux,
des cousins, des clients, — sortis évidem-
mentd'autres carrées -.La carrée prospère
continuera jusqu'au décès du fondateur,
et son gouvernement passera après lui à
son frère puîné, le plus ancien membre
du groupe. Le droit aux champs est le lien
de V atelier en communauté. Or, ces champs
ont été défrichés, et par suite acquis,
successivement^. Le plus ancien des mem-
bres a quelquefois seul un droit réel sur
le plus ancien champ ou il a droit sur
tous : c'est la raison de sa prééminence.
Les membres plus nouveaux peuvent n'a-
voir de droit réel que sur un seul champ.
Le plus ancien fait face à toute récla-
mation possible du Village, sur tous les
points.
Si, au contraire, l'entreprise n'a pas
prospéré, les clients, les cousins, les ne-
veux, les frères même, en un mot tous les
membres, sauf les captifs, s'en vont suc-
cessivement chercher ailleurs une meil-
leure rétribution de leur indolent travail
(là, en somme, est toute la différence entre
le captif* , lié au maître, et l'homme libre,
qui peut s'en aller). Les sécessionnistes
rentrent dans leur ancienne carrée, ou
s'annexent à des carrées voisines plus pros-
pères, plus nombreuses. Dans ce cas
comme dans l'autre, le personnel des car-
rées est sujet à de fréquents change-
ments.
C'est là que gît V instabilité.
C'est cette instabilité même qui, par la
1. p. 5'i, Mi, etc.
-2. Voir noiamment p. 102 à 103 passîm.
:!. Voir p. fi-2.
i. I'. Il.'i, l"22, etc.
différence des droits sur les champs suc-
cessivement mis en culture, détermine la
prééminence du plus ancien.
Il a dû en être ainsi dès l'origine des
carrées ^.
Il n'y a là rien de patriarcal.
A. DE Préville.
RÉUNION MENSUELLE DE
NOVEMBRE 1908
La première réunion mensuelle de la
Société de Science sociale a eu lieu le troi-
sième vendredi de novembre, à 8 h. 3/4, à
l'Hôtel des Sociétés savantes, sous la pré-
sidence de M. Paul Bureau, vice-président.
La question mise à l'ordre du jour était,
on s'en souvient, la suivante : Le carac-
ti're dominant de l'industrie moderne
d'après ses effets sociaux.
M. Paul de Rousiers a exposé que
des doutes s'étaient élevés à ce sujet dans
l'esprit de plusieurs des membres de la
Société. Le machinisme ., considéré tout
d'abord comme le fait caractéristique de
l'évolution industrielle moderne, n'a pas
paru expliquer certains phénomènes de
cette évolution, alors que la division du
travail semblait en donner la clef. Il y a
donc lieu de pousser plus avant l'analyse
scientifique sur ce point.
La difficulté de l'entreprise est que Id
machinisme et la division du travail se
rencontrent simultanément dans les in-
dustries modernes qui ont poussé leur
évolution au plus haut degré. Dans les
filatures et les tissages, par exemple, le
machinisme très développé s'allie à une
division du travail très accentuée; on
cherche en vain une industrie à machi-
nisme puissant oii la division du travail
n'existe pas. Cela s'explique au surplus,
puisque la machine, manquant de discer-
nement, ne peut accomplir que des tâches
précises, uniformes et, par conséquent,
divisées.
I. Voir p. lis, 11!), ce i|iii se passe clicz IcsFouIalis.
la (Ipriiière |ieui>Iade arrivée en C.uinoe.
DE SCIENCE SOCIALE.
15
Heureusement pour l'observation, il
existe encore des industries pratiquant la
division du travail sans que le machi-
nisme y ait pénétré.
L'étude de ces industries permet d'isoler
les effets sociaux de la division du travail.
I. — Industries pratiquant seulement
LA DIVISION DU TRAVAIL. — Ces industries
donnent naissance à deux types différents
d'ateliers :
rtj Le type de la manufacture, c'est-
à-dire de Tatelier à la main groupant un
nombre important d'ouvriers;
b) Le type de la fabrique collective,
c'est-à-dire des petits ateliers disséminés
placés sous la direction commerciale d'un
même employeur.
Ces deux types d'ateliers supposent l'un
comme l'autre un certain développement
des transports. Ils n'existaient pas à
l'époque de l'organisation corporative des
métiers, alors qu'une production dispersée
était nécessaire pour servir une clientèle
dispersée. Ils se sont établis quand les
moyens de transports ont permis de dis-
tribuer à cette clientèle dispersée des pro-
duits fabriqués en grand nombre dans le
même lieu. Ils correspondent à un état
spécial où l'industrie, influencée par
l'évolution commerciale, n'est pas trans-
formée par le machinisme.
Voyons maintenant quels sont les effets
sociaux principaux de chacun de ces tj'pes
d'ateliers.
Dans le type de la manufacture, l'opé-
ration exécutée reste la même, mais elle
s'exécute plus rapidement, dans la mesure
où le tour de main de l'ouvrier est favo-
risé par l'uniformité de la besogne, c'est-
à-dire par la division du travail. L'ouvrière
qui fait éternellement des boutonnières,
ou qui plie et ficelle toujours les mêmes
paquets, l'ouvrier qui tourne indéfiniment
des bâtons de chaise semblables, arrivent
à plus de rapidité dans ces tâches que
s'ils étaient adonnés à des travaux variés.
Toutefois la productivité de l'opération ne
peut être augmentée que de cet accroisse-
ment de rapidité. Elle est donc restreinte.
Dans ce type de la manufacture, le
patronne, transforme. Ce n'est plus le chef
de petit atelier, travaillant lui-même à la
tête de ses ouvriers ; c'est un homme qui
prévoit, calcule, combine, dirige, mais
ne travaille plus de ses mains. Il lui faut
des capitaux assez considérables pour
faire marcher son entreprise. Il doit re-
chercher des débouchés éloignés pour
étendre sa production. Il peut et doit faire
de larges approvisionnements de matières
premières, ce qui l'expose à des risque»
et lui permet des profits extérieurs, en
quelque sorte, à sa profession d'industriel.
Sa culture, ses responsabilités augmen-
tent; il dirige les moyens d'existence d'un
plus grand nombre de personnes. En un
mot, son rang social est plus élevé; il
monte.
En est-il de même de l'ouvrier ? Aucu-
nement, son seul avantage est d'entrer
plus facilement qu'autrefois dans le mé-
tier. En effet, l'apprentissage est simpli-
fié en raison de l'uniformité de l'opéra-
tion. Mais l'ouvrier reste un spécialisé, le
prisonnier du seul métier qu'il sache. Et
comme il ne sait plus qu'une partie de ce
métier, qu'il est incapable de fabriquer
complètement un objet à lui tout seul,
c'est un spécialisé étroit. Il est réduit au
rôle de machine. C'est une certaine habi-
tude des doigts, une sorte de tir profes-
sionnel qui devient sa seule valeur. De
plus, la chance qu'il a de sortir de la situa-
tion ouvrière pour s'élever à celle de pa-
tron se trouve diminuée, d'abord parce
que les ateliers sont plus grands et moins
nombreux, ensuite parce que l'exercice
d'un métier où les qualités mécaniques de
l'homme sont seules mises en jeu ne le
prépare pas à une direction devenue plus
difficile. Enfin, le salariat perpétuel au-
quel il est condamné comporte une rému-
nération médiocre, car le rendement de
sa main-d'œuvre ayant peu augmenté,
cette main-d'œuvre ne peut pas être payée
cher. En résumé, la situation de l'ouvrier
baisse de toutes manières.
Ainsi, dans les manufactures où l'effet
de la division du travail peut être observé
isolément, il apparaît comme élevant pour
le patron et abaissant pour l'ouvrier.
Il n'est pas inutile de remarquer que cet
état de l'industrie a été prédominant au
début du MX"^ siècle en Angleterre en parti-
1(!
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
culier (Cf. le roman célèbre de Disraeli,
Sybil), en France et en Allemagne. Les
raisonnements des pères du socialisme
(Cf. Le Capital de Karl Marx) visent les
manufactures, comme le prouvent les for-
mules employées, par exemple : « L'ou-
vrier n'a pas le produit de son travail »,
formule vide de son sens quand on veut
l'appliquer au surveillant d'un métier mé-
canique.
Dans le type de la fabrique collective
sans machinisme, les effets généraux sont
les mêmes, mais avec des différences de
détail et des aggravations.
En ce qui concerne l'opération, l'écono-
mie de temps résultant de la division du
travail se trouve diminuée de la perte de
temps résultant de sa distribution entre
des ateliers éloignés les uns des autres.
L'employew trouve son compte à cette
combinaison, parce qu'il paie la main-d'œu-
vre moins cher. Il évite, d'autre part, le
souci et les frais d'une direction indus-
trielle. Il n"est guère qu'un commerçant.
Ayant moins de responsabilités, il se classe
moins haut que le chef de grande m anu-
facture.
Quant à Vouvrier, il paraît gagner en in-
dépendance parce qu'il travaille chez lui
à ses heures, à son compte ; mais cette
indépendance n'est qu'apparente. En réa-
lité, il reçoit des salaires de misère par
suite de la concurrence anarchique de
tous les autres « patrons indigents » comme
lui, qui acceptent du travail à tout prix. Il
est dans l'étroite dépendance de tous les
commerçants qui lui fournissent du tra-
vail, parfois lui consentent des avances.
Il tombe dans le sioeating syston.
Tels sont les effets de la division du
travail isolée.
II. — Industries pratiquant le machi-
nisme ET LA DIVISION DU TRAVAIL. — Tout
change lorsque le machinisme fait son ap-
parition. Pour s'en rendre compte, il faut
observer une industrie dans laquelle le
machinisme soit très développé, par exem-
ple la filature de coton.
Vopéraliun est transformée. Elle n"est
plus faite par l'ouvrier, mais par la ma-
chine sous la surveillance de l'ouvrier; sa
rapidité est infiniment plus grande. Et
malgré le prix élevé de Toutillage employé,
le prix de revient de l'opération est moin-
dre. Autrement dit, l'outillage constitue
une économie de production.
Le rôle du patron se hausse bien au-
dessus de ce qu'il était même dans la
grande manufacture. Il engage beaucoup
plus de capitaux en raison de l'impor-
tance de son outillage. 11 les risque davan-
tage en raison de la prompte dépréciation
possible de cet outillage. L'augmentation
considérable de la production grossit tous
les problèmes qui se posaient dans la
grande manufacture au sujet des appro-
visionnements de matières premières et
de la recherche des débouchés commer-
ciaux. D'autres problèmes nouveaux se
posent, entre autres celui de la direction
technique indispensable avec remploi de
moteurs puissants et de machines compli-
quées.
Vouvrier voit aussi son rôle grandir. La
machine le dispense de l'effort physique,
l'affranchit du tour de main professionnel
acquis par un apprentissage prolongé et
développe en lui la faculté de discerne-
ment, la seule que la machine ne puisse
pas suppléer. L'ouvrier est dé.spécialisé.
Il peut passer d'une industrie à une autre,
comme un commis peut passer d'un com-
merce à un autre, après une initiation
relativement courte.
De plus, sa situation matérielle se trouve
améliorée. La productivité beaucoup plus
grande du travail mécanique permet une
hausse des salaires que l'industrie an-
cienne n'aurait pas supportée. En même
temps, les heures de travail peuvent
être ramenées à une durée plus courte,
ce qui facilite une meilleure utilisation
des temps de repos.
Ce n'est pas tout le rang, de l'ouvrier
se hausse socialement. Les qualités géné-
rales de l'homme sont plus favorisées par
l'organisation du travail mécanique que
les qualités spéciales de l'artisan. L'illet-
tré devient incapable de travailler dans
l'usine. L'ouvrier ivrogne, insubordonné,
n'est plus aussi aisément toléré à cause
de son habileté technique. Enfin, l'ouvrier
n'améliore les conditions de son contrat
de travail que par un effort commun
DE SCIENCE SOCIALE.
17
dont se montrent seuls capables ceux qui
ont un esprit plus large et une âme plus
généreuse. Là où ces qualités fontdéfaiit,
la masse des ouvriers reste inorganique.
Tout tend, par suite, à favoriser l'éléva-
tion intellectuelle et morale de Touvrier.
Ainsi, les usines dans lesquelles la divi-
sion du travail coexiste avec un machi-
nisme développé ne produisent pas les
mêmes effets sociaux que les manufactu-
res sans machinisme ou les fabriques col-
lectives.
En ce qui concerne les patrons, il n'y
a guère entre les effets des usines et
ceux des manufactures qu'une différence
de degré.
En ce qui concerne les ouvriers, il y a
une différence de nature. La division du
travail, à elle seule, diminue l'ouvrier. La
di^-ision du travail liée au machinisme
rélève.
Nous sommes donc autorisés à conclure
que, dans l'usine moderne, c'est le machi-
nisme et non la division du travail qui
constitue, au point de ^^le social, le trait
caractéristique du phénomène. C'est lui
qui donne sa physionomie au point que
l'effet constaté de la division du travail
isolée se trouve, pour ainsi dire, retourné.
Voici le résumé des débats auxquels a
donné lieu la communication de M. de
Rousiers :
M. Olphe-Galliard. tout en s'associant
aux observations du conférencier relati-
vement aux effets delà division du travail,
ne croit pas que ce mode d'organisation
présente des différences aussi tranchées
avec le machinisme en ce qui concerne
les effets produits sur la main-d'œuvre.
D'une part, en effet, la profonde dépres-
sion subie par les conditions du travail
au début du nouveau régime industriel
coïncide, non pas seulement avec l'appli-
€ation de la division du travail en ma-
nufactures, mais aussi avec l'emploi de
plus en plus général de l'outillage méca-
nique : les tissages mécaniques, où les
machines étaient mues par la force hy-
draulique, sinon encore d'une façon gé-
nérale par la vapeur, existaient dès les
premières années du xix<= siècle, etétaient
surtout répandus en Angleterre et en
Alsace, précédant par conséquent de bien
longtemps le mouvement ascensionnel
des salaires. Si ce dernier tnouvement
devait être attribué à l'augmentation de la
productivité résultant de l'outillage mé-
canique, on ne conçoit pas que cet
eff'et ne se fût pas fait sentir sous le ré-
gime de la division du travail en manu-
facture : là, l'augmentation de la produc-
tivité du travail, pour être moindre dans
ce second cas que dans le premier, n'en
est pas moins assez sensible pour entraîner
des résultats considérables. Or. l'effet ca-
pital de ce régime sur la situation des
travailleurs a été au contraire un abais-
sement profond du taux des salaires et
du niveau général de la main-d'œuvre
dans les manufactures, durant le xvni«
et le premier tiers du .\ix<^ siècle. D'un
autre côté, il est impossible d'apercevoir
la moindre relation entre la hausse des
salaires qui s'est produite ultérieurement
et l'accroissement de la productivité due
au machinisme : cette hausse n'est nulle-
ment proportionnelle à celle-ci; elle ne
co'mcide pas avec l'introduction de la ma-
chine dans une industrie, et le premier
effet de celle-ci est au contraire d'abaisser
les salaires; enfin, on peut citer une
foule de cas, comme ceux des mineurs,
des ouvriers du bâtiment, des domesti-
ques, etc., où la hausse des salaires est
accompagnée d'une diminution effective
de la production. Il faut donc chercher
ailleurs que dans la productivité du tra-
vail la cause de la hausse des salaires,
et les mouvements de ces derniers ne
laissent apercevoir .sur ce point aucune
différence fondamentale entre les deux
régimes.
L'effet capital de l'organisation du tra-
vail sous le régime industriel moderne,
— et cet effet parait être commun à la
division du travail et au machinisme, —
est plutôt la suppression de l'apprentis-
sage, qui permet de remplacer les ou-
vriers quahfiés par des manœuvres, des
femmes ou des enfants, aussi bien dans
la manufacture que dans l'usine. Ce ré-
sultat s'observe encore aujourd'hui dans
les professions où les ouvriers qualifiés .se
trouvent atteints par l'introduction de la
18
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
machine, et luttent contre l'abaissement
du niveau de la main-d'œuvre qui en ré-
sulte : tel est le cas de la typographie. Il
est remarquable, en effet, que ce sont
souvent les prétentions croissantes des
ouvriers de métier qui ont poussé les chefs
d'industrie à adopter un outillage perfec-
tionné qui leur a permis de renouveler
leurs ouvriers, d'en restreindre le nombre
et d'en recruter de moins exigeants. C'est
ce qui explique que le niveau de la main-
d'œuvre ait été très bas, durant une
longue période du début de la grande
industrie, jusqu'à ce que cette main-d'œu-
vre, développant son organisation sur les
bases normales à travers de multiples
essais plus ou moins heureux, soit arrivée
à élever ce niveau et en même temps
ces salaires.
M. G. Blanchon se demande si l'aug-
mentation du salaire et des heures de re-
pos, introduite ou permise par l'effet di-
rect du machinisme sur les ouvriers qui
emploient celui-ci, ne se maintient et ne
se généralise pas plutôt par un autre
enchaînement de conséquences.
Certes, la machine, en abaissant le prix
de revient, permet, — et en rendant le
travail plus intellectuel, impose — une
augmentation du repos et du salaire. Mais
la concurrence vient bientôt réduire ces
avantages momentanés ; ils ne se conser-
veraient que par un renouvellement in-
cessant de progrès-primeur, qui est une
exception. On retombe donc sous une sorte
de loi d'airain. Tel est l'effet direct sur
le producteur.
Prenons au contraire louvrier comme
consommateur. Chacun bénéficie de tous
les abaissements de prix de revient cau-
sés par le machinisme universel sur les
produits. Cette abondance et ces facilités
nouvelles créent des besoins et des pré-
tentions, d"où naissent les grèves, même
là ou la productivité de l'ouvrier n'a pas
crû, par exemple dans l'industrie du bâ-
timent, citée par M. Olphe-Galliard. Ceci
explique pourquoi, du fait du machinisme,
les ouvriers de cette industrie gagnent
plus en produisant moins. Ils bénéficient
de même, par une raison semblable, de
l'accroissement général du capital.
M. Paul Descamps fait part des obser-
vations qu'il a pu faire concernant la ques-
tion du salaire, au cours de la mission
qu'il vient d'effectuer dans la Flandre
française.
L'augmentation du salaire due au ma-
chinisme se fait sentir, non seulement sur
les ouvriers chargés spécialement de la
surveillance des machines, mais sur l'en-
semble des ouvriers appartenant à une
industrie donnée.
Ainsi, le machinisme est plus accentué
dans l'industrie du coton, considérée
comme un tout, que dans celle de la laine,
et dans celle-ci que dans celle du lin.
C'est pourquoi les ouvriers de chaque ca-
tégorie, dans l'industrie cotonnière, ont
un salaire plus élevé que ceux des caté-
gories correspondantes de l'industrie lai-
nière et surtout que ceux de l'industrie
linière.
C'est là un point qu'il ne faut pas per-
dre de vue, car si l'on envisage la répar-
tition des salaires parmi les ouvriers
d'une même industrie, celle de la laine
par exemple, on ne constate plus qu'elle
se fasse en proportion inverse de la
quantité de travail manuel que doit en-
core faire l'ouvrier. On constatera, par
exemple, que les peigneurs de laine qui
sont de simples surveillants de machines
(lesquelles font tout le travail) sont moins
payés que les fileurs, quoique, pour ces
derniers, la machine ait une part moins
grande dans la production. 11 y a là sur-
tout une question d'apprentissage à en-
visager.
En résumé, on peut dire que, plus le
machinisme se développe dans une in-
dustrie, plus celle-ci peut hausser les sa
laires.
Mais les salaires , dans une même in-
dustrie, se répartissent suivant les capa-
cités exigées dans chaque catégorie d'ou-
vriers appartenant à cette industrie.
LES RÉUNIONS MENSUELLES
Nous rappelons ([ue la prochaine réu-
nion mensuelle aura lieu, le vendredi
\^ janvier, à 8 h. 3/4, à Y Hôtel des Sociétés
DE SCIENCE SOCIALE.
19
savantes, rue Serpente (près la place
Saint-Michel). La communication sera faite
par M. J. Durieu, et portera sur la (Ques-
tion des transports.
A la réunion suivante (19 février), M. L.
de Sainte-Croix parlera sur le Rang de la
race.
REVUE DE LA PRESSE
Du Figaro (19 nov. 1908), sous la signa-
ture de Marcel Prévost :
« ... Certains clairvoyants esprits n'a-
vaient pas attendu l'écroulement de 1870
pour signaler la faiblesse du somptueux
édifice français. On trouverait dans un ou-
vrage du regretté Demolins (écrit il y a
environ quinze ans, par conséquent à une
époque où lliégémonie teutonne n'était
pas contestée) un parallèle entre les
chances d'avenir de l'Allemagne et de
l'Angleterre, après quoi l'auteur n'hésite
pas à conclure en faveur de cette der-
nière... Il n'est donc pas impossible de
discerner les mystérieuses influences qui
travaillent, derrière la façade visible du
monde, à préparer des lendemains très
différents de ce qu'attend la foule. Mais,
pour acquérir cette sensibilité extrême,
il faut justement ne tenir aucun compte
de ce que voit tout le monde, de ce qu'at-
tend tout le monde; car tout le monde, je
le répète, est enclin à prévoir la continua-
tion de ce qu'il voit. C'est l'histoire des
bulletins météorologiques : le temps an-
noncé pour le lendemain ressemble ordi-
nairement comme un frère au temps du
jour même. Cependant certains rustres,
incapables de raisonner leur dire, pressen-
tent infailliblement les vicissitudes du
ciel... Il y a, sans nul doute, un peu de
sensibilité instinctive dans l'aptitude d'un
Prévost-Paradol, d'un Demolins, à signaler
le secret magnétisme des grandes forces
humaines. Mais il y a de plus la volonté,
l'habitude de ne pas s'hypnotiser sur la
minute présente, de prendre du champ,
de considérer les événements avec le recul
nécessaire... »
«... L'échec radical de la germanisation
en Alsace-Lorraine stupéfie les Allemands,
qui essaient de se consoler avec des sta-
tistiques officielles sur les langues parlées
dans le Reichsland : qu'ils comparent leur
procédé avec celui des Anglais au Trans-
vaal, déjà loyaliste!.., »
Nous enregistrons avec plaisir cette nou-
velle preuve de la façon dont la science
sociale s'impose déplus en plus au public,
soit par sa méthode de travail, soit par la
réalisation de ses prédictions.
Si ces dernières se voient un jour con-
firmées par les faits, cela ne tient pas à
une « sensibilité extrême *, mais à la con-
naissance des lois sociales.
Les prédictions d'Edmond Demolins
doivent être comparées, non à celles d'une
voyante, mais à celles d'un astronome
traçant d'avance la marche de la Terre
dans l'espace.
Les lois sociales existent au même titre
que les lois physiques ou chimiques. Il
faudra bien que l'on finisse par l'admettre.
Certes nous ne pouvons tout prédire,
nous le reconnaissons humblement ; mais
nous pouvons prédire que les hummes,
dans leurs groupements, se conformeront
toujours aux lois sociales naturelles, au
même titre que l'individu doit se confor-
mer aux lois de la gravitation universelle.
BIBLIOGRAPHIE
Le Problème des Retraites ouvrières,
par G. Olphe-Gailiard. Bloud et Cie, édi-
teurs, Paris.
11 n'est pas besoin d'insister pour mon-
trer qu'un livre sur un pareil sujet
vient à son heure. Lorsqu'un problème
extrêmement complexe de sa nature e st
obscurci par l'ombre des préoccupations
politiques et des combinaisons parlemen-
taires, c'est un grand service à rendre que
de le dégager des partis pris, de le mettre
en pleine lumière et de l'observer avec
la sérénité que réclame une méthode
scientifique. Notre collègue M. Olphe-Gal-
liard a eu ce mérite. Après avoir montré,
dans un premier chapitre, l'impuissance
des principes théoriques à résoudre le
problème, il passe en revue successive-
ment les divers systèmes appliqués, et
20
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE DE SCIENCE SOCIALE.
les juge par leurs résultats. L'initiative
privée aux Etats-Unis et en Angleterre,
« efficace dans certaines conditions excep-
tionnelles, est insuffisante pour la grande
masse des intéressés ». La liberté subsi-
dée en Belgique et en Italie, la liberté
encouragée en France, aboutissent à des
résultats analogues. Elles dénoncent la
très grande masse des imprévoyants sur
lesquels ni subsides ni encouragements
ne peuvent agir. « Les individus suffi-
samment doués moralement pour faire
un sacrifice en vue de leurs vieux jours
seront toujours une élite restreinte», écrit
M. Olphe-Galliard. On ne saurait contester
cette vérité; peut-être cependant, en ce
qui concerne tout au moins les ouvriers
ruraux français, l'auteur aurait-il pu ajou-
ter que la faiblesse relative des effets ob-
tenus ne tient pas seulement à l'impré-
voyance. Elle est quelquefois la consé-
quence d'une prévoyance très intense
mais à forme exclusive. Dans beaucoup
de nos provinces, le paysan reste profon-
dément économe et il épargne pour ac-
quérir de la terre, non dans le but égoïste
d'assurer ses vieux jours, mais pour « lais-
ser quelque chose après lui », sentiment,
plus élevé et plus louable. Son rêve n'est
pas celui d'un rentier, d'un fonctionnaire,
mais bien d'un propriétaire. Aussi est-
il peu intéressé par les combinaisons de
mutualité; il se refuse non seulement à
celles qui lui procureraient une rente, mais
même le plus souvent à celles qui lui évi-
teraient les gros risques des pertes de
bestiaux, par exemple. 11 manque en cela
de clairvoyance, se renferme dans des
calculs trop étroits,, mais n'est assuré-
ment pas dépourvu de prévoyance. M. Ol-
phe-Galliard examine ensuite l'application
de l'assurance obligatoire en Allemagne
et estime que l'effort dépensé est considé-
rable par rapport aux résultats obtenus.
Quant au projet de loi adopté par la Cham-
bre des députés eu France, il lui appa-
raît comme « une solution théorique d'un
problème abstrait et sans correspondance
avec les doimées réelles.
Après avoir ainsi exposé le résumé d'une
longue et consciencieuse enquête, M. Olphe-
Galliard est en droit de conclure que, pour
la classe des travailleurs dont les salaires
sont peu élevés. « l'assurance doit être ré-
solument laissée décote, qu'elle soit libre,
subventionnée ou obligatoire».
Au contraire, le système de la « pension
complémentaire », qui est en vigueur de-
puis plus de quinze ans en Danemark et
depuis dix ans en Nouvelle-Zélande, lui
paraît, malgré des difficultés de fonction-
nement, répondre plus exactement aux
données du problème. C'est une simple
extension de l'assistance publique sans
conditions de moralité du bénéficiaire.
Elle assure à celui-ci, s'il n'a pas démé-
rité, des ressources correspondantes à ses
besoins normaux. Elle évite les sérieux
obstacles que rencontre la perception des
cotisations, les complications effrayantes
qu'entraîne la question d'énormes capi-
taux ; enfin, elle réduit dans une très
large mesure les charges dont l'assurance
obligatoire grève les puissances publiques.
Les personnes qui ont le souci de rai-
sonner en connaissance de cause sur les
problèmes agités au Parlement, les mem-
bres du Parlement pour lesquels c'est un
devoir étroit de s'éclairer sur la portée de
leurs votes, feront sagement de lire le
livre de M. Olphe-Galliard.
En dehors du bénéfice qu'ils en retire-
ront pour l'intelligence de la question
traitée, une impression restera chez eux à
la suite de cette lecture, impression fé-
conde et dépassant de beaucoup les li-
mites de l'assurance et de la prévoyance
sociales. Ils éprouveront que les solutions
efficaces ne peuvent pas être imaginées,
mais bien découvertes ; que l'observation
scientifique des faits est la condition né-
cessaire et préalable de cette découverte.
Et ils apprendront ainsi une leçon préli-
minaire de science sociale.
Paul DE KOUSIERS.
LIVRE REÇU
Le collectivisme: révolution du socia-
lisme depuis 1895: le syndicalisme ^ par
Paul Leroy-Beaulieu, 5*^ édition, revue
et augmentée, 1 fort vol. in-8", D francs
(Alcan, édit. Paris).
BIBLIOTHÈQUE DE LA SCIENCE SOCIALE
FONDATEUR
EDMOND DEMOLINS
ENQUETE SUR LE PAYS
LE TYPE THIÉRACHIEN
PAR
Eugène CREVEAUX
PARIS
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
56, RUE JACOB, 56
Janvier 1909
SOMMAIRE
I. — Le Pays de Thiérache. P. 3.
II. — Le Type ancien, r. S.
Esquisse historique (Culture fragmentaire unie à la 'fabrication et aux
transports). — Une survivance du type ancien (L'industrie vannière).
III. — Les spécialisations actuelles. P. SS.
L'engraissement. — Uherbager. — La fabrication mécanique (Beurrc-
ries et fromageries. Industries diverses).
IV. — Les effets sociaux de l'herbage. P. 50.
V. — Variétés du type thiérachien dus à la culture. P. 61.
Le cultivateur herbager. — Le cultivateur proprement dit. — Les effets
de la culture. — Conclusions.
LE TYPE THIÉRACHIEN
LE PAYS DE THIÉRACHE
La Thiérache appartenait autrefois à la Picardie, dont elle
était une des subdivisions. En consultant l'histoire, en jetant
un regard sur le passé, il est bien difficile de trouver les limites
exactes du pays qu'on désignait alors sous ce nom; les fron-
tières en furent constamment changeantes et indécises. Voici
toutefois, d'après un document historique d'une certaine valeur,
Y Atlas universel de Robert de Vaugondy (1757), quelles étaient
à cette époqpie les limites de la Thiérache :
« Au nord, elles étaient à peu près les mêmes que les li-
mites actuelles du département, moins Fesmy et Le Sart, qui
appartiennent au Cambrésis; au nord-ouest, la ligne séparative
faisant pointe rattachait Honnechy à la Thiérache; puis cette
liane descendant à l'ouest, au delà du cours de l'Oise, laissait
au Vermandois : Bohain, Fresnoy-le-Grand, Moy; et à l'Ile-de-
France : Ghauny, Froidmont, N.-D. -de-Liesse, Sissonne et Nizy-
le-Comte. A l'est, elle avait, comme au nord, les mêmes limites
que celles du département, en laissant toutefois Noircourt,
Rozoy, Brunehamel, et prenant Rumigny, qui appartient au-
jourd'hui aux Ardennes. >;
Le pays, qu'on désigne aujourd'hui sous le nom de Thir-
rache^ est beaucoup moins vaste: il est assez exactement
représenté par les limites actuelles de l'arrondissement de Ver-
4 LE TYPE THIERACHIEN.
vins. Mais les conditions imposées par le lieu se font sentir au
delà, vers le nord ; elles englobent une grande partie du Hai-
naut français.
Le pays que nous nous proposons de décrire se trouve en-
fermé dans le cercle suivant : Guise, Wassigny, Landrecies,
Avesnes, Hirson, Signy-le-Petit, Rumigny, Rosoy-sur-Serres et
Sains-Richaumont.
Cette région ressemble étonnamment à la Normandie ; même
aspect, mêmes occupations, même variété de types. Mais ce
qui là-bas occupe toute une province, nous le retrouvons ici
dans l'espace de quelques lieues; c'est une Normandie en mi-
niature.
La ïhiérache est sillonnée par des collines de faible alti-
tude ; les plus élevées atteignent à peine 240 mètres au-dessus
du niveau de la mer, et ne dominent guère la plaine avoisi-
nante que de 60 à 80 mètres. Elles forment des chaînes aux
contours capricieux, ayant cependant une orientation com-
mune, de l'est à l'ouest. C'est aussi dans ce sens que sont
dirigés la plupart des nombreux cours d'eau, qui coulent au
fond des vallées. D'une manière générale, on peut dire de ces
vallées qu'elles sont étroites, sans être jamais encaissées. Le
pays offre cette particularité remarquable qu'on n'y rencontre,
à proprement parler, ni plaines, ni plateaux; c'est une suite
ininterrompue d'ondulations, de dépressions qui sont d'un as-
pect des plus pittoresques.
La TJiiérache est bien arrosée; elle est parcourue par de
nombreux cours d'eau qui ne sont, il est vrai, ni navigables ni
flottables. Mais, si les rivières sont incapables de rendre le
moindre service en tant que voies de communication, elles sont
utilisables autrement; sur leurs parcours, elles forment toute
une série de chutes, qui sont susceptibles de produire de l'é-
nergie. Ce sont elles qui, de bonne heure, ont favorisé le dé-
veloppement de l'industrie. Si on en excepte le canton de Sains,
on peut dire qu'un peu partout, on rencontre des moulins mus
par l'eau; quelquefois, dans le même village, on en compte
jusqu'à deux ou trois en l'espace de quelques kilomètres. Ac-
LE PAYS DE TUIERACHE. 5
tuellement ces moulins tendent à disparaître, ils sont écrasés
par les grosses entreprises; on les transforme pour en faire des
usines productrices d'électricité.
Le nombre considérable des rivières qui prennent leur source
dans cette région, provient : 1° de ce que le climat est très
humide : il pleut en moyenne un jour sur deux ; 2" de la pré-
sence d'une couche épaisse d'argile imperméalile ou lœss, qui
recouvre à peu près entièrement le sol de la Thiérache. Ce
terrain se rencontre sur les plateaux , et sur les flancs peu in-
clinés de ces plateaux ; il manque complètement dans les val-
lées. Les eaux de pluie, ne pouvant pénétrer bien loin dans
le sol, s'écoulent presque à la surface, glissent le long des pentes,
s'accumulent dans les fonds et sortent de terre ; chaque repli
de colline devient ainsi le berceau d'un ruisseau.
La couche de lœss suit tous les accidents du terrain sous-
jacent, avec lequel elle se trouve fréquemment en strati-
fication discordante. Si, d'un endroit élevé, on cherche à em-
brasser un vaste horizon, on aperçoit une suite d'ondulations
dues à la présence du lœss, qui forme d'immenses cônes ou
mamelons à base très étendue'.
La puissance de la couche argileuse est fort variable, surtout
lorsqu'elle repose sur la craie, dont la surface est excessive-
ment irrégulière. Par endroits, on a vu creuser des puits de
plus de vingt mètres de profondeur dans le dépôt de limon,
sans parvenir à rencontrer la craie, alors qu'à peu de distance,
on la trouvait en creusant à 2 ou 3 xnètres seulement.
Cependant, quand l'argile recouvre des roches à peu près
planes, son épaisseur devient plus régulière et atteint une
moyenne de 4 mètres; c'est ce qu'on peut observer dans les
environs d'Hirson, quand elle repose sur l'oolithe. En géné-
ral, le lœss ne se trouve pas en contact direct avec la craie,
ni avec l'oolithe; il en est toujours séparé par une couche d'ar-
gile beaucoup plus brune, plus plastique ; sur les terrains
1. La géologie de la Thiérache a été étudiée en détail par M, Rogine; ses travaux
sur^e sujet ont paru dans le Bulletin de la Société archéologique de l'arroncfis-
sèment de Vervins.
b LE TYPE TUIERACniEN.
crayeux, cette argile contient une grande quantité de silex
non roulés.
La richesse du sol de ces contrées est due entièrement au
terrain d'alluvion ancienne. 3Iélan§é à une certaine quantité
de carbonate de chaux, qui a pour effet de l'ameublir, et à des
matières organiques servant d'engrais, il constitue une bonne
terre de culture. Cependant il n'y a guère que les parties
élevées et les pentes supérieures des collines, tous les endroits
où l'eau peut s'écouler facilement, qui soient utilisées comme
terres labourables. La compacité du limon, la présence de V ar-
gile dans le sous-sol, permettent au tei^rain de conserver un
excès d'humidité, qui naturellement développe la forêt. C'est
pourquoi, autrefois, la Thiérache était recouverte d'immenses
forêts; aujourd'hui encore, il reste une étendue de bois assez
considérable. Dans la partie nord ce sont : les forêts doma-
niales de St-Michel et d'Hirson, la haye ^ d'Ânor, le bois du
Hauty; les forêts du Nouvion, de Boue, de Piegnaval; dans
le sud on trouve aussi quelques bois, mais de moindre impor-
tance : la haye d'Aubenton, les bois du Val St-Pierre et de Mar-
fontaine.
Dans les parties défrichées, F excès cVhumiditê sera plus favo-
rable à r herbe qu'à la cidture des céréales. Aussi nous verrons
qu'à l'heure actuelle, la plus grande partie du sol qui n'est pas
boisé, est en herbages et non en culture.
Toutefois cette extension des herbages n'a pu se faire qu'à la
suite du développement des transports. C'est la facilité des com-
munications, qui a permis à la population de trouver sa voie et
de se spécialiser. Autrefois, la difficulté des communications
obligeait les habitants de la Thiérache à cultiver un peu de
tout, dans la mesure où cela était possible, car la culture était
rendue difficile à cause de la trop grande humidité du sol.
Dans cette étude, nous aurons donc à distinguer l'état actuel
de l'état ancien, c'est-à-dire de celui qui existait avant les che-
mins de fer et le développement des centres urbains.
1. Dans le pays, on donne le nom de hinje à un bois très étendu.
LE PAYS DE THIÉRACHE. 7
Dans l'état ancien l'insuffisance <le la culture oblige à lui
adjoindre un. métier accessoire.
Dans l'état actuel, une spécialisation a pu s'opérer par lex-
plûitation herbagère. Au contraire, dans les régions avoisinantes,
situées au sud et à Touest de la Thiérache (Marlois, Laonnois,
Vermandois), la spécialisation a été poussée vers la culture
intensive. Là, en effet, non seulement le sol est fertile et pro-
fond, mais le sous-sol perméable assèche suffisamment le terrain
pour en faire le lieu préféré de la culture du blé et de la bet-
terave.
De la Thiérache herbagère proprement dite aux régions de
culture, la transition est insensible. Aussi peut-on distinguer une
zone intermédiaire où la culture se mélange à l'herbage ; là le
t^'pe thiérachien se modifie et perd quelques-uns de ses carac-
tères. Il nous a semblé intéressant de noter dans un dernier
chapitre les changements que nous avons pu apercevoir.
II
LE TYPE ANCIEN
Esquisse historique. — Nous avons dit que, dans les temps
reculés, la Thiérache était recouverte presque entièrement par
d'immenses forêts; aussi, bien qu'étant traversée par deux voies
romaines, elle n'était pas très peuplée; on n'y rencontrait guère
que des relais ou des stations militaires. C'est pendant le moyen
âge que commença le défrichement et la culture du sol.
Mais, comme la culture ne nourrissait pas son homme, le
défrichement ne put : être poussé de l'avant qu'à partir du
moment où la population fut à même d'adjoindre à cette culture
misérable un autre moyen d'existence, tiré de la fabrication ou
des transports.
En d'autres termes, la mise en valeur du iiaijs ne put être
exécutée que par une classe patronale puissante. Cette classe
patronale fut fournie, en fait, par les ordres monastiques.
Ce sont les moines qui ont défriché le sol de la Thiérache,
qui ont commencé à le cultiver et créé les industries nécessaires
(exploitations des carrières, fabrications métallurgiques et tex-
tiles). En consultant les archives, on retrouve à chaque instant
des plaintes, sur « la pauvreté des récoltes », et « la chèreté
des grains ». Aussi, de bonne heure, les efforts du clergé se
portèrent vers l'industrie. En 113T, les moines de l'abbaye de
Foigny établirent des barrages et creusèrent des étangs sur la
LE TYPE ANCIEN. 9
rivière du Ton et sur le ruisseau de la Bachelotte, « pour faire
mouvoir plusieurs établissements industriels, entre autres : une
forge, un fourneau, un tordoir et un moulin » '.
Les religieux de Foigny possédaient un immense domaine :
indépendamment des terres, pâtures, bois et étangs, ils
avaient d'autres usines aux environs; d'après un document an-
cien, voici rénumération de ce qui leur appartenait : « Quatorze
moulins à blé, un moulin à foulon, deux tordoirs, trois four-
neaux, trois forges, une brasserie, trois pressoirs, une verrerie
et en outre deux ardoisières, une à Any, l'autre à Rimogne^ ».
Dans leurs fermes ils élevaient un grand nombre de chevaux :
indépendamment de ceux nécessaires aux labours, il leur en
fallait pour exécuter leurs transports; ils possédaient aussi des
troupeaux de moutons. La Thiérache ne suffisant plus à
leur activité, ils débordaient au dehors : « de forts chariots à
six chevaux transportaient leurs fers, leurs laines, leurs huiles,
dans toute la Picardie, dans le Hainaut, dans la Flandre, jus-
qu'à Gand et Anvers; ils avaient aussi des bateaux qui navi-
guaient sur la Sambre, la Scarpe et l'Escaut-^ ». On voit com-
ment la fabrication amena les moines à entreprendre les
transports, et à développer encore par là les moyens d'existence
de la population. Grâce à cette activité et à l'habileté des diri-
geants, le pays aurait sans doute fini par connaître la prospé-
rité et la richesse , mais à cette époque, la sécurité n'existait
pas ; à chaque instant, des bandes armées faisaient incursion
sur le territoire, pillant, ravageant tout sur leur passage. La
Thiérache, par sa situation sur la frontière, était bien placée
pour connaître ces horreurs; elle eut à les subir à diJfférentes
époques. C'est ainsi qu'en 1339, Jean de Hainaut, à la tête d'une
troupe d'Anglais et d'Allemands, ravagea la contrée; l'abbaye
de Foigny fut complètement détruite, et les religieux durent
chercher leur salut dans la fuite ; les uns se retirèrent dans les
1. Am. Pietle, Histoire de Foignij.
2. Am. Piette, Histoire de Foigny. Any est dans l'aj-rondissement de Veivins.
Rimogne appartient au département des Ardennes.
3. Am. Piette, Histoire de Foigny.
10 LE TYPE TniÉRAGIlIEN.
bois, d'autres quittèrent définitivement le pays. Plus tard le
monastère fut reconstruit, mais il est probable qu'un certain
nombre des hommes du comte de Ilainaut s'emparèrent des
terres et les revendirent ou les exploitèrent par eux-mêmes, car
jamais plus Tabbaye ne retrouva sa splendeur d'antan^. D'ail-
leurs, vers l'époque dont nous parlons, l'industrie textile avait
déjà fait son apparition en Thiérache, grâce au patronage des
grands commerçants urbains des régions voisines. Une foule de
petits cultivateurs thiérachiens tissaient des étoffes, pour le
compte de ces commerçants, lesquels se chargeaient de les re-
vendre. C'était le régime d'atelier désigné par la Nomenclature
sous le nom de fabrique rurale collective.
La fabrication du drap excéda de bonne heure les besoins
du pays; nous voyons en eflet nos drapiers fréquenter, au
xni^ siècle, la célèbre foire du Lendit qui se tenait à St-Denis,
près de Paris. De là, les draps de Vervins se répandaient au
loin, ainsi que le prouve la mention d'un capuce de drap de
Vervins, faite dans un inventaire dressé le 22 mai 1382 par
Bernard Blanc, notaire à Houtech, Tarn-et-Garonne ~.
Au xvf siècle, par suite de l'extension du marché et de l'en-
richissement général, il se produit un premier essai de concen-
tration industrielle, et la fabrique collective tend à devenir
urbaine. Il s'ensuit que la fabrication textile périclite dans les
régions écartées. Cette crise a pour résultat l'apparition, dans ces
régions, de nouvelles industries en quête de main-d'œuvre.
Ceci explique pourquoi on voit surgir à peu près en même
temps, au début du xvif siècle, la serrurerie dans le Yimeu
et la vannerie en Thiérache.
C'est vers 1650 que la vannerie commença à faire son appa-
rition; elle prit un rapide développement à cause surtout de la
facilité avec laquelle on trouvait la matière première, l'osier,
qui pousse volontiers dans ce pays humide et forestier.
1. L'abbaye de Foigny fut de nouveau pillée et incendiée par les Espagnols,
durant les incursions qu'ils iiienl en Thiérache, dans le cours du xvi" siècle.
Reconstruite en 1730, elle fut encore une fois détruite complètement pendant la
Uévolution. Il n'en reste plus aujourd'hui que des ruines.
2. Bulletin de la Société arcliéologiqite de Vervins, tome XVI, page 68.
I,E TYPE ANCIEN. H
M. Ed. Michaux raconte, dans son Histoire cVOrignij, qu'en
1657, un marchand de Liesse, nommé Nicolas Barotiaux, vint
passer marché avec « Pierre Devin, Claude Alexandre et Etienne
Boulanger, du bourg d'Origny, pour leur acheter tous les pa-
niers qu'ils pourraient fabriquer ».
Notre-Dame-de-Liesse était un lieu de pèlerinage du Laonnois,
qui attirait beaucoup de monde, et le commerce local en tirait
profit; bien rares étaient les pèlerins qui n'emportaient pas au
moins un petit souvenir. Aussi, dans les contrats passés avec
lès vanniers de Thiérache, il est spécifié que « les engage-
ments pris cesseront de plein droit en cas de maladie conta-
gieuse, de famine, de guerre pouvant faire cesser les pèleri-
nages à Liesse ».
A la fin du xvif siècle, la vannerie avait pris une grande
extension; il s'en exportait sur Paris, dans toute la France, en
Belgique, en Hollande et jusque sur les rives du Rhin.
En 1740, on trouve en Thiérache des industries complètement
disparues depuis longtemps, celle des bas tricotés et la mul-
quinerie. La mulquinerie consistait dans la fabrication, exclu-
sivement avec le lin, de toiles fines, des batistes et linons; elle
fut remplacée par la fabrication des tissus de laine ; le foulage
des draps se faisait alors au moyen de moulins à foulon, ac-
tionnés par les forces hydrauliques, disséminés le long des
rivières et ruisseaux.
Plus tard, à Vervins même et dans les environs, on voit naître
une industrie qui connut une heure de prospérité, celle du
chausson. Elle atteint son apogée en 1825 ; la production annuelle
était alors de douze cent mille paires. La fabrication du chausson
avait enfanté un type curieux : « la tricoteuse, qui, dans la belle
saison, s'en allait avec ses longues aiguilles et sa pelotte de laine
par la ville et par les champs, tricotant, chantant et... poti-
nant^ ». Il n'y a guère qu'une trentaine d'années qu'on ne fa-
brique plus du tout de chaussons à Vervins.
Un peu à toutes les époques, les Thiérachiens furent connus
1. Mennesson, Histoire de Vervins.
12 LE TYPE THiÉRACniEN.
comme des rouliers au long cours. On les représente vêtus de
longues blouses ])leucs, au col brodé d'un liseré blanc, et coif-
fés d'un bonnet de laine. Ils partaient aux premiers beaux jours,
alors que les chemins étaient un peu raffermis, avec d'immenses
voitures chargées de vannerie ou de boissellerie, qu'ils allaient
vendre sur les foires et marchés. Ils s'aventuraient très loin,
jusque dans le midi et dans la vallée du Rhône. C'étaient de
rudes compagnons, menant joyeuse vie, et qui se considéraient
comme les rois de la route; ils avaient fini par s'arroger de
réels privilèges qui furent plus tard consacrés par des édits
royaux^.
Au cours de leurs expéditions, ces voituriers voyaient beau-
coup de choses, et, sans être doués d'un esprit très observateur,
il n'en est pas moins vrai qu'ils apprenaient d'autres façons de
pratiquer, qu'ils voyaient appliquer d'autres méthodes dont ils
faisaient bénéficier leurs concitoyens à leur retour. C'est ainsi
qu'ayant vu répandre des cendres pyriteuses, comme engrais,
dans les terres du Soissonnais,desvoituriers eurent l'idée d'en ra-
mener dans le pays. Les résultats furent des plus satisfaisants et,
à partir de cette époque, tous les rouliers qui revenaient à vide
de leur tour de France, passaient par Urcel (près de Laon) pour
remplir leurs voitures du précieux engrais.
Le sol avait en effet grand besoin d'être enrichi ; un document
de 1795 établit qu'à cette époque le territoire de Vervins ne pro-
duisait pas de quoi nourrir le quart de ses habitants^. Aussi, lors
delà formation du cadastre, les terres de la Thiérache furent
considérées comme ne rapportant pas grand'chose et classées
dans la dernière catégorie.
1. Sur lettres patentes rendues en conseille 3 mars 1787, enregistrées au parlement
le 19 mai suivant, le roi ordonnait :
« Que les voituriers connus sous le nom de Uiiéraclnens continueraient comme par
le passé à jouir de la faculté de l'aire paîlre leurs chevaux el bœufs dans les commu-
nes, prés fauchés, bruyères, chaumes, friches, bordures des bois, lortHs et grands che-
mins, faisant défenses à toutes personnes de quelque état et condition qu'elles soient
de los y troubler, à la charge par lesdits voituriers de veiller exactement à la garde
de leurs chevaux et bœufs, de manière à ne causer aucun dommage dans les terres
emblavées, ni dans les héritages en valeur. »
2. Ed. Fleury, Famines, misères et séditions.
LE TYPE ANCIEN. 13
Une délibération du Conseil municipal d'Origny nous apprend
que, sous le Directoire, le commerce de la vannerie se trouvait
« réduit à rien, par la déclaration de guerre de la République
à l'Angleterre et à la Hollande, ces deux pays étant à peu près
les seuls où s'exporte la vannerie ».
Mais, vers 18V0, on constate une reprise de cette industrie qui
compte près de V.OOO ouvriers et assure aux négociants un chiffre
d'atfaires dépassant deux millions.
Dans la seconde moitié du xix® siècle, la concentration en
grands ateliers commence à s'opérer; l'industrie textile, im-
plantée depuis longtemps dans le pays, profite des forces natu-
relles et des facilités qu'elle a de trouver une main-d'œuvre
exercée, pour rester dans la région, et monter sur différents
points des usines importantes, où l'on effectue la filature et le
tissage de la laine.
Nous en avons fini avec la période ancienne ; il ressort de cet
exposé que, jusqu'ici, c'est la forêt qui a influencé le type thiéra-
chien; c'est à elle qu'il doit les traits dominants de sou caractère
et principalement l'aptitude à l'industrie et au commerce. On ne
vit pas de la forêt, il faut la défricher; et, quand le sol rebelle
ne rend pas suffisamment, on est bien obligé d'être, en même
temps que cultivateur, ouvrier ou petit fabricant.
Cependant pour améliorer les terres et les rendre plus pro-
ductives, il suffisait de les assainir et d'y mettre des engrais ap-
propriés. Seulement ces améliorations coûtent cher, et, au début,
elles paraissent toujours comporter une certaine part d'aléas;
pour les entreprendre, il faut donc se sentir de l'argent d'a-
vance. Ces ressources indispensables pour transformer le sol,
ce n'est pas la culture qui peut les donner, c'est la fabrication
qui les procurera au paysan. En Thiérache. c'est f industrie qui
a patronné la culture et lui a permis (V accomplir son évolution.
Le point de départ de l'évolution concorde, en effet, avec le
merveilleux essort de l'industrie, au début de la seconde moitié
du xix^ siècle. Désormais, on va renoncer à faire de la culture
dans ce sol humide, où les récoltes persistent à ne pas vouloir
14 LE TYPE ÏIIIÉHACIIIEN.
mûrir, malgré les soins qu'on leur prodigue. Le lieu va enfin
recevoir la destination qui lui convient le mieux. La Thiérache
a trouvé sa voie, elle vase recouvrir des riches pâturages qui
font actuellement notre admiration, et sur lesquels pousse une
herbe savoureuse qui permet d'entreprendre avec succès l'éle-
vage et l'engraissement du bétail. La facilité toujours plus
grande des communications va précipiter la transformation, et
l'élan est tel, que l'industrie elle-même est devenue agricole;
il y a aujourd'hui de tous côtés des laiteries et des fromageries
industrielles qui expédient au loin d'importantes quantités de
beurre et de fromage. La richesse est venue là, où, pendant
tant de siècles, avait régné la misère. Le pâturage a conquis
peu à peu l'emplacement occupé autrefois par la forêt. Mais
que de temps il a fallu avant d'en arriver à cette transforma-
tion si simple!
En résumé, on voit :
l*" Que depuis les origines jusqu'au milieu du xix" siècle, la
difficulté des communications obligeait à la culture intégrale. Il
était alors indispensable de produire sur place, et, avant
toute chose, le blé nécessaire à la nourriture des habitants ; sous
ce rapport, la Thiérache n'a jamais été à la hauteur de sa mis-
sion, à cause de son sol humide ^ ;
2° La pauvreté du sol amena les habitants à se tourner vers
l'industrie ; ils n'ont jamais pu s'en passer ; ils y furent d'ailleurs
en quelque sorte incités par les facilités qu'ils rencontraient :
force motrice le long des cours d'eau; grandes forêts fournissant
en abondance le combustible qui est l'élément indispensable do
toute transformation industrielle ;
3° Pour évacuer et vendre les produits de l'industrie, il se
1. Dans le Cahier des doléances de la commune d'Origny (février 1789), on lit :
« Une portion de la Sibérie, si on en excepte la probité, les mo'urs et la po])ula-
tion, fournirait un vrai tableau de la Thiérache. Le sol en est absolument ingrat :
d'une culture très difficile et très dispendieuse, il peut à peine produire pour la sub-
sistance du quart des êtres qu'elle contient. »
Dans un autre cahier, celui de la commune des Autels :
« L'agriculture tombe, on voit plusieurs contrées du territoire ne produire presque
rien jtar faute de pouvoir être cultivées. »
LE TYPE ANCIEN. 15
forma une classe de commerçants voyageurs et entrepreneurs
de transports;
4° Au cours de leurs pérégrinations, les rouliers tliiéra-
chiens apprirent de nouvelles méthodes de culture qu'ils im-
plantèrent dans le pays et qui furent comme le prélude de sa
transformation.
Une survivance du type ancien. — L'évolution récente qui
a conduit la Thiérache vers la spécialisation herbagère dune
part et la fabrication mécanique d'autre part, n'est pas encore
assez accentuée pour que l'on ne puisse plus trouver à l'heure
actuelle des survivances de l'ancien type. La fabrication à la
main a subsisté dans un certain nombre de métiers.
Le voisinage de la forêt du Nouvion a développé àBuironfosse
et aux environs l'art de la boisseilerie, qui consiste à façonner
assez grossièrement le bois de hêtre pour en faire des moules
à fromages, des moules à beurre, des telles, grugeoirs, boites
à sel et à poivre, palons, papinettes, manches de marteaux,
etc. Le boisselier est un petit artisan, qui travaille presque tou-
jours seul, chez lui, sans le concours d'aucun ouvrier; chacun
a sa spécialité, faisant seulement deux ou trois sortes d'articles,
toujours les mêmes; aussi l'apprentissage est assez court ; géné-
ralement comme durée il ne dépasse guère une année. Du reste,
les objets fabriqués répondent à un but utilitaire ; ils conservent
un aspect rustique qui leur est particulier. Les boisseliers ne
sont pas occupés réguKèrement toute l'année ; ils ont des mo-
ments de morte saison, qui sont plus ou moins prolongés selon
l'importance des commandes qu'ils reçoivent; aussi générale-
ment ils adjoignent à leur profession un petit commerce ou un
peu de culture herbagère. Souvent même ils sont à la fois
fabricant, commerçant et herbager.
On trouve aussi, dans le voisinage de la forêt, quantité d'arti-
sans qui fabriquent des sabots.
Mais, parmi les survivances de l'ancien type, la plus caracté-
ristique est celle de la vannerie ; nous la décrirons donc en
détail.
16 LE TYPE TIIIÉRACIIIEN.
La vannerie est une des industries les plus anciennes de la
Thiérache ; elle fait son apparition vers l'an 1650, et 45 ans plus
tard, elle avait pris une telle extension, qu'elle faisait déjà l'ob-
jet d'un commerce d'exportation. Mais on n'est pas bien fixé sur
les causes qui déterminèrent les habitants à s'occuper aussi
activement d'un art jusqu'alors inconnu dans le pays. Jean Ri-
cliepin, qui, par sa famille, a des origines thiérachiennes, a
brodé là-dessus une jolie légende ^ D'après lui, ce seraient des
romanichels qui auraient appris aux habitants de nos campa-
gnes à tresser des paniers.
C'est peut-être là, en effet, une des causes, mais elle n'est
étayée sur aucun document historique, sur aucune preuve.
Seulement, ce qu'on a pu établir, c'est qu'à l'époque à laquelle
la vannerie apparaît, une crise sévissait chez les petits tisserands
alors fort nombreux. Il leur fallait donc se résigner à aban-
donner un état qui n'arrivait plus à les nourrir. C'est peut-être
là qu'il faut chercher le rapide succès obtenu par l'industrie
vannière; il convient d'ajouter que le sol humide se prêtait
admirablement à la culture de l'osier et fournissait en abon-
dance la matière première.
Aujourd'hui la vannerie se trouve cantonnée dans les pays
d'herbage et principalement dans les vallées (surtout la vallée
de l'Oise).
La vannerie d'osier. — La vannerie d'osier exige un appren-
tissage assez long, de dix-huit mois à deux ans; l'ouvrier doit
d'abord préparer lui-même ses matériaux ; il faut qu'il apprenne
à connaître l'osier afin de pouvoir apprécier la qualité qui con-
viendra le mieux pour le genre de travail qu'il doit effectuer.
Ceci ne s'acquiert qu'à la longue, à force de tâtonnements et
d'observations. La baguette d'osier est d'abord fendue en deux
ou en quatre, avec la pointe d'un couteau, à son extrémité la
plus grosse; puis, dans les fentes ainsi préparées, on introduit
un outil appelé fendoir ; c'est un petit instrument en bois dur
qui opère à la façon d'un coin, pour déchirer les fibres dans le
1. Miarka, la fille ù l'Ours.
LE TYPE ANCIEN. 17
sens longitudinal et en tirer des lanières à peu près semblaljles.
Une des faces, celle qui a été dépouillée de la peau, conserve
une certaine convexité, du soyeux, du brillant ; c'est le côté
qu'en terme de métier on appelle la soie; l'autre face est pres-
que plate, mais l'arrachement des fibres lui donne un aspect
rugueux et un peu pelucheux; de plus, dans l'axe, on remarque
un évidement correspondant à l'endroit qui était occupé par
la moelle. Telle qu'elle, Véclisse est employée pour les travaux
d'usage courant; mais, pour les objets plus finis, demandant
quelques soins, on la passe à Vescœur, sorte de petit rabot,
qu'on tient dans la paume de la main et avec lequel on plane
et on polit les faces de l'éclisse, tout en leur donnant une épais-
seur uniforme. Il existe trois ou quatre numéros d'escœurs, qui,
suivant l'écartement des lames, permettent d'obtenir des ru-
bans d'osier plus ou moins épais.
L'éclisse ainsi préparée est déjà plus belle, plus souple; elle
est employée pour les travaux moyens. Cependant, elle n'est
pas parfaite, elle a encore un défaut dont l'effet ressort, quand
on voit les Ijrindilles tressées ensemble. La branche va s'effî-
lant; comme elle a été fendue dans le sens de la longueur,
la partie qui constituait la base est plus large que l'extré-
mité; il ne saurait donc y avoir de régularité dans le travail;
il arrive qu'on trouve accouplées des parties larges avec de
plus étroites. Cependant, j'ai vu des ouvriers qui avaient du
goût, tirer de cette disposition un eifet décoratif; ils mettaient
dans le pied de l'objet à fabriquer, toutes les parties larges
des éclisses, de sorte qu'au fur et à mesure que le travail mon-
tait, le tressage se resserrait partout progressivement, pour
devenir très lin dans le haut.
Quand il s'agit de travaux de luxe, il faut des éclisses bien
régulières dans tous les sens ; nous avons vu comment on parve-
nait à leur donner partout la même épaisseur ; pour obtenir une
largeur uniforme, on les passe à YHroite, petit outil de bois dur
qui renferme deux lames coupantes dont on règle à volonté
l'écartement.
De nos jours, une partie de ces opérations s'opère mécanique-
18 LE TYPE TIIIÉRACHIEN. '
ment; il existe des petites machines, pas très coûteuses, qui
eftectuent le travail de l'escœur et permettent de calibrer rapi-
dement leséclisses. C'est, jusqu'à présent, la seule pénétration
de la mécanique dans l'industrie vannière ; elle n'a pas été suf-
fisante pour donner lieu à une profession distincte. Il n'y a pas
d'artisans vivant uniquement de la préparation des éclisses,
et employant leur temps à en confectionner à l'avance. Les
brîndrilles toutes préparées trouveraient difficilement preneur;
il existe des natures différentes d'osier ; chaque ouvrier a ses
préférences, justifiées d'ailleurs par le genre de travail au-
quel il se livre ; le vannier tient donc essentiellement à choisir
lui-même ses matériaux. Quand il le peut, il va les couper sur
pied, car c'est surtout lorsque l'osier est encore enrobé de sa
peau et muni de ses feuilles qu'on peut l'apprécier. En tout
cas, jamais il n'achète d'éclisses toutes préparées; c'est pour-
quoi ceux qui possèdent des machines se contentent d'effectuer
le travail au fur et à mesure qu'on le leur apporte. Celui qui a re-
cours à leurs services vient avec sa provision, regarde faire le
travail devant lui et s'en retourne ensuite avec ses matériaux.
Mais il arrive fréquemment que j^lusieurs ouvriers, se trouvant
ensemble chez le passeur d'éclisses, doivent attendre leur tour;
pour permettre à ses clients de patienter plus facilement et, en
même temps, pour augmenter ses profits, le passeur (V éclisses a
été amené à joindre à son industrie un débit de boissons.
L'invention de la machine à préparer les éclisses a simplifié
l'apprentissage, mais la préparation de la matière première
reste la grande affaire; c'est tout un art que d'arriver à fendre
convenablement le brin d'osier, pour en tirer de longues ban-
des, fines, souples, d'une épaisseur bien régulière. Le tressage,
au contraire, s'acquiert assez rapidement. Il existe une grande
variété de travaux avec une combinaison multiple d'enlace-
ments : travail à jour, en plein, pics nies, damassé, à carreaux,
etc.. L'objet à fabriquer est tressé sur un moule en bois, dont
le contour extérieur représente la forme que l'on veut obtenir.
De cette fa(,'on on assure la similitude parfaite des articles con-
fectionnés en séries. Lorsque le travail est terminé, on désassem-
LE TYPE ANCIEN. 10
ble les difiérentes pièces qui composaient le moule, afin do
pouvoii' les sortir.
Le même ouvrier n'a pas besoin de savoir faire tous les
genres de travaux et il ne cherctiepas à les apprendre; de bonne
heure il se spécialise. Si dans une famille on fait par exemple
des paniers à pêche, les enfants apprendront eux aussi à faire
des paniers à pèche : ils en feront toute leur vie, jamais il ne
leur viendrait à l'idée de faire autre chose. La puissance de la
routine est tellement grande, que j'ai entendu des vanniers se
plaindre du bas prix auquel était tombé l'article qu'ils confec-
tionnaient, reconnaître qu'un autre genre était mieux payé, et
cependant demeurer fidèles à la tradition, ne pas chercher à
entreprendre le travail dont ils avaient reconnu la supériorité.
Comme la fabrication se fait au foyer, en famille, l'enfant est
initié de bonne heure au métier : à son retour de l'école il prend
place dans l'atelier et commence à rendre des services, si bien
qu'à l'âge de quinze ou seize ans il arrive à être aussi habile que
ses parents et à produire autant. Il ne s'agit pas en effet de dé-
penser beaucoup de force, c'est un travail qu'on effectue étant
assis et qui demande de l'habileté et du goût : aussi les femmes
y réussissent aussi bien que les hommes.
Le rotin. — L'application du rotin à la vannerie a causé un
tort considérable à la vannerie d'osier. Le rotin nous vient di-
rectement des iles de la Sonde. Il se présente sous forme de
grands lacets à section cylindrique, d'une texture bien homo-
gène et d'une souplesse étonnante. Les négociants le reçoivent
tout préparé et le livrent tel quel aux ouvriers qui n'ont plus qu'à
l'employer; il en existe trois ou quatre numéros, de différentes
grosseurs, permettant d'exécuter tous les genres de travaux. La
souplesse du rotin est tellement grande, il se laisse travailler si
facilement, que le premier venu est à même de confectionner
un panier une fois qu'il en a vu faire un. Tout le monde s'ac-
corde à dire qu'avec le rotin, en huit jours on fait un vannier:
la rapidité d'exécution vient ensuite avec la pratique.
La facilité du travail présente pour le patron des avantages et
des inconvénients. Avantages en ce sens qu'il est toujours assuré
20 LE TYPE TUIÉRACllIEN.
de trouver les bras nécessaires pour eit'ectuer ses commandes;
de plus, comme l'ouvrier ne peut se prévaloir de son habileté
professionnelle et qu'on trouve facilement à le remplacer, le
salaire n'est pas très élevé. Inconvénient, parce que beaucoup
de gens, qui jusque-là n'avaient pas songé à faire de la vannerie,
s'y adonnèrent lorsqu'ils virent que c'était aussi simple, et qu'ils
trouvèrent dans le commerce la matière première toute pré-
parée.
Les petites ouvrières parisiennes s'en emparèrent et, appor-
tant à cette occupation nouvelle leur goût inné, avec leurs doigts
de fée elles composèrent des choses merveilleuses. De son côté,
l'État introduisit ce travail dans les prisons, parce qu'il de-
mandait très peu d'apprentissage. Les prix tombèrent alors très
rapidement, ce fut le commencement d'une crise qui devint si
aiguë, qu'à diverses reprises, en 1889 et 1896 notamment, elle
provoqua chez les ouvriers vanniers des grèves terribles. A
cette époque, le gouvernement dut prendre l'engagement de
supj)rimer la vannerie des prisons; le relèvement des tarifs
douaniers fut mis à l'étude, et les ouvriers formèrent un syn-
dicat.
Mais cette industrie n'a plus aujourd'hui l'importance qu'elle
eut autrefois; la mode est capricieuse, elle abandonne de plus
en plus la vannerie. Pourtant il fut un temps où elle satisfaisait
jusqu'aux besoins de luxe ; dans les salons on montrait avec
orgueil de magnifiques corbeilles artistement travaillées ; à pré-
sent, on encombre les étagères avec d'autres bibelots.
Le rotin ne présente pas l'élégance, le cachet, le fini et la soli-
dité de la vannerie d'osier; peint et verni, il conserve un aspect
terne, rugueux; aussi reste-il affecté aux articles d'usage courant
pour lesquels le bon marché s'impose.
Le négociant en gros. — L'impossibilité où sont les vanniers
d'écouler eux-mêmes au loin les produits de leur fabrication,
les a amenés à s'organiser sous le régime spécial d'atelier
désigné par la Nomenclature du nom de fabriques collectives.
Une fabrique collective comprend un ensemble de petits ate-
liers travaillant pour un môme négociant. Généralement, cette
LE TYPE ANCIEN. ' 21
organisation de lindustrie apparaît lorsque des objets fabri-
qués à la main doivent être exportés à une certaine distance du
lieu de production.
Il n'y a en ïliiérarclie que quelques négociants en vannerie,
ce sont plutôt des commerçants que des industriels; ils
achètent aux ouvriers, qui, eux, vivent indépendants sans
aucune surveillance, toute leur production qu'ils centrali-
sent dans d'immenses magasins. A chaque magasin est attaché
un atelier, composé seulement de quelques personnes; c'est
là qu'on termine les paniers avant de les livrer à la clientèle.
La vannerie est un article encombrant. Aussi on est frappé,
lorsqu'on entre chez un négociant, de la place importante occupée
par les magasins, vastes hangars à plusieurs étages. J'ai visité
plusieurs exploitations; la disposition est presque partout la
même. En entrant, c'est d'abord un hall où, les jours indiqués,
les ouvriers viennent livrer leurs commandes. Dès leur arrivée,
tous les objets sont soigneusement examinés par le patron ou
par un de ses agents ; ceux qui présentent quelques défauts ou
ne sont pas conformes aux modèles sont impitoyablement re-
fusés. La réception terminée, l'ouvrier se présente à la caisse
dont un des guichets ouvre sur le hall, et il reçoit le montant
de sa livraison; on lui passe alors une nouvelle commande de
tant d'échantillons à livrer pour une date indiquée. S'il ne pos-
sède pas d'osier, avant de partir, l'ouvrier a soin de s'appro-
visionner; les négociants vendent tous l'osier et le rotin,
réalisant ainsi un premier bénéfice sur la matière première.
Une fois reçus, les articles sont rangés, suivant leur nature,
par ordre et par catégories, dans les rayons d'immenses salles
où ne règne qu'un demi-jour. Des bâtiments à plusieurs
étages sont ainsi encombrés d'un amoncellement considérable
de choses disparates, destinées aux usages les plus divers;
jamais je n'aurais pu supposer que la vannerie donnât lieu à
une pareille variété d'articles. Voici des anses, des couvercles,
des corps de paniers tout prêts à être montés ; des mannes
rondes, carrées, ovales, à jour et en plein, en rustique et en
canari, unies et fantaisies, des mannes à beurre; des paniers
22 LE TYPE TUIÉRACHIEN,
à fruits, à lettres, à pêche, à assiettes, à verres, à bouteilles, à
argenterie, à monnaie, à linge; des berceaux, des mannequins,
des corbeilles aux formes les plus diverses, des valises, des
malles, des hottes, des écrans pour lavabos, des niches à
chien, des bouteilles pour billes de billard, des étuis pour
flacons, des cœurs à fromages, des clayons, des fauteuils, des
chaises, etc., etc.
Chacun de ces objets vient d'un point différent de la Thiéra-
che, la vannerie étant spécialisée par articles dans chaque
village.
Du magasin, les paniers sont dirigés vers l'atelier de pein-
ture, où on leur applique une ou plusieurs couches d'une
couleur noire ou marron foncé; ils sont ensuite séchés au four
et vernis. Delà on les conduit à l'atelier de finissage; des hommes
assis autour d'un établi encombré de rivets, d'agrafes, d'oeillets,
de rondelles, de bandelettes de cuir, rivent les anses, fixent
les pattes, charnières, serrures, etc.; un peu plus loin, des
femmes cousent des doublures, appliquent des tresses de paille
ou de raphia et des ornements sur les ouvrages de fantaisie.
Une fois terminés, les articles sont expédiés au fur et à me-
sure des demandes. Pour s'assurer des débouchés chaque mai-
son a à son service un ou plusieurs voyageurs qui circulent
dans toute la France et même à l'étranger.
Le succès d'un négociant dépend surtout de son aptitude à
placer sa marchandise, car pour la production les patrons
sont sur un pied d'égalité presque absolue; la concurrence ne
joue que dans des limites extrêmement étroites; l'ingéniosité
k créer des machines, la centralisation à outrance, les grosses
opérations n'assurent ici aucune supériorité. Les ouvriers van-
niers travaillent partout à un prix uniforme; ils sont payés
au tarif syndical, convention acceptée et signée par les repré-
sentants des parties contractantes : le président de la chambre
syndicale des négociants en vannerie de la Thiérache et le se-
crétaire du syndicat ouvrier.
Il importe de remarquer que chaque article porté au tarif
est compté tout fini, compris la fourniture des matériaux ; mais
LE TYPE ANCIEN. 23
si le temps <à passer pour fabriquer un objet déterminé, est
toujours le même, il n'en est pas ainsi des cours de l'osier qui
sont variables. Comme l'ouvrier a besoin d'avoir un salaire
constant, des réserves ont été faites pour les cas où les cours
changeraient. C'est ainsi qu'il est dit dans le tarif de 1906 que
les prix seront appliqués :
« Sans retenue ni supplément de travail dans les produits
fabriqués, basé sur le cours de l'osier et bourdon à 32 et 35 francs
et les baguettes étrangères à 35 francs les 50 kilos.
« // est bien entendu que si une nouvelle hausse venait à se
produire sur la vente des matières preniières i^endant le cours
du présent tarif, des augmentations sur les produits fabriqués
seraient sur-le-champ même exigibles en proportion. »
La situation du négociant vis-à-vis du vannier est toute par-
ticulière ; il est obligé de compter avec la main-d'œuvre ; il
ne saurait par exemple imposer des modèles nouveaux, faire
lui-même des créations, sans au préalable avoir demandé avis
à ses ouvriers et s'être informé s'ils consentiront à confection-
ner l'article proposé. Cela résulte de ce que le patron n'a
aucune autorité sur ceux qu'il emploie, ils échappent à sa
surveillance et à sa direction, chacun d'eux conserve vis-à-
vis de lui l'indépendance la plus complète. Nous avons vu déjà
combien le vannier était routinier ; il n'aime pas changer sa
manière de faire ; ceci explique la répugnance qu'il marque
pour les innovations. Le négociant n'est pas non plus poussé à
créer, à imaginer du nouveau, parce que le modèle ne reste pas
longtemps sa propriété exclusive ; très rapidement il est connu
et peut être copié. Les vanniers se reçoivent, vont l'un chez
l'autre, ils ont donc toute facilité pour savoir ce que chacun
fait; une nouveauté ne saurait être tenue cachée. L'ingéniosité,
l'esprit d'initiative rencontrant des obstacles et n'étant pas ré-
compensés, on conserve éternellement les mêmes modèles, on
ne change pas les formes, on ne cherche pas s'il ne serait pas
possible d'appliquer la vannerie à d'autres usages que ceux
auxquels elle a été jusqu'ici destinécv
Par suite de son organisation en fabrique collective, la van-
24 LE TYPE THlÉRACniEN.
nerie échappe aux lois réglementant l'industrie : les vanniers ne
sont pas de purs ouvriers, mais des ouvriers-patrons.
Le marchand n'a pas à se conformer aux lois du 2 novembre
1892 et du 30 mars 1900 sur la réglementation de la journée
de travail, ni à celle du 9 avril 1898 concernant les accidents
dont les ouvriers peuvent être victimes pendant le travail, pas
plus qu'à celle relative à l'application du repos hebdomadaire.
C'est pour cela que la fabrique collective devient facilement
la proie du sweating System, inconnu aujourd'hui dans le
grand atelier.
Le type du vannier. — Le sweating System est, comme on sait,
caractérisé à la fois par de longues heures de travail et un faible
salaire. C'est malheureusement le cas dans la vannerie. Le van-
nier est obligé de faire une longue journée de treize, quatorze
heures, quelquefois davantage encore, pour toucher un salaire
des plus modiques; certains travaux ne rapportent que quelques
sous par jour et les meilleurs ouvriers les plus adroits arrivent
à grand'peine à gagner de 1 fr. 75 à 2 francs au maximum.
La cause génératrice du sweating system est toujours la con-
currence acharnée que se font des patrons indigents. Or, nos
vanniers sont bien des patrons indigents, car le faible capital
d'établissement nécessaire permet à tout le monde de s'installer.
L'outillage n'est pas compliqué : un fendoir, un jeu d'escœurs,
une étroite et un poinçon, le tout tient dans la poche et ne coûte
que quelques francs; les moules sur lesquels on tresse les pa-
niers sont d'un prix plus élevé, mais ils sont fournis par le
négociant.
Le vannier travaille toujours en compagnie. Quand il est seul,
il va chez un voisin; mais le plus souvent sa femme et ses
enfants besognent autant que lui. Alors dans l'atelier familial,
la boutique comme ils disent, tout en entrelaçant rapidement les
brins d'osier, on cause, on repasse tous les cancans du village,
on s'occupe de politique, on commente interminablement l'évé-
nement du jour.
L'hiver, on aime faire la veillée, on se reçoit à tour de rôle,
on s'éclaire à la môme lampe, on se chauffe au même foyer et
LE TYPE ANCIEN. 25
tandis que ruii fait une lecture ou raconte une histoire, tous
écoutent en travaillant; à 10 lieures, on se sépare après avoir
bu une tasse de café ou un verre de cidre chaud.
L'habitude du travail en station assise donne au vannier une
attitude un peu lourde. L'esprit est frondeur; on a tellement
répété qu'il suffirait d'élever les tarifs douaniers pour pouvoir
accorder un salaire plus rémunérateur, que l'ouvrier accuse
volontiers les hommes politiques de l'état de misère dans lequel
il se débat.
Il est des vanniers très pauvres qui habitent des taudis miséra-
bles; ils attendent avec impatience qu'arrive la belle saison pour
aller aider aux travaux des champs et gaizner une meilleure
journée. Il en est d'autres qui possèdent des pâtures et quelques
vaches; ceux-là consacrent leurs loisirs, surtout Fhiver, à faire
de la vannerie; ils lui demandent seulement un supplément de
ressources. C'est vers l'herbage que porteront tous leurs efforts;
au fur et à mesure que leur exploitation prospérera, qu'ils re-
tendront davantage, ils feront moins de vannerie et un jour
viendra où ils l'abandonneront complètement.
L'herbage apparaît au vannier comme la planche de salut; il
sent très bien que jamais il ne pourra s'élever, ni même vivre
convenablement par son métier; aussi, il ambitionne de possé-
der une vache et un coin de pâture, et ce rêve longtemps
caressé, souvent se réalise parce que l'ouvrier vannier est sobre,
laborieux et économe.
J'en ai vu d'autres qui, pour arriver à se tirer d'affaire,
avaient eu l'idée de monter un petit commerce, débit ou épice-
rie. Tous les efforts que le vannier peut faire pour s'élever,
l'amènent à quitter son métier; on ne prospère pas par la
vannerie.
Le père H..., que je visitais un jour, me raconta un essai qu'il
fit autrefois et qui dénote un certain esprit d'initiative ; il termina
complètement les paniers qu'il fabriquait, les vernit, les munit
de ferrures et s'en alla les vendre au marché de Saint-Quentin,
Hélas! quand il eut tout calculé, il constata avec stupéfaction
qu'il ne pouvait les livrer à meilleur marché que les revendeurs.
26 LE TYPE THIÉRACHIEN.
Les ferrures, le vernis achetés en détail coûtaient trop cher; il
fallait passer trop de temps pour effectuer le montage; et, les
frais de transport et de voyage, s'appliquant à de petites quan-
tités étaient trop élevés. Il ajouta en matière de conclusion :
« Quand le soleil brille et que revient la belle saison, j'ai hâte
de quitter ma chaise pour aller travailler aux champs; là, au
moins, on gagne de meilleures journées ».
Durant la période estivale, il y a un ralentissement dans la
production; la véritable poussée, lapins grande activité régnent
pendant les mois d'hiver. Le caractère saisonnier est imposé
uniquement par la main-d'œuvre, car la vente est à peu près
régulière d'un bout à l'autre de l'année. Cette particularité a sa
répercussion sur les négociants qui se voient dans l'obligation
d'entasser dans leurs magasins de grandes quantités de mar-
chandises durant la période active.
Le syndicat a un effectif très variable ; dans les moments de
crise, quand les affaires vont mal et que l'on parle de ré-
duire les salaires, le nombre des adhérents augmente brus-
quement; il baisse aussitôt que le danger est disparu. On se
retire pour éviter les frais de la cotisation; néanmoins il reste
toujours un certain noyau d'adhérents.
Les vanniers sont en général intelligents; moins robustes que
les paysans de la terre, ils parlent plus correctement et raison-
nent mieux ; certains travaux dénotent de leur part du goût et sont
la manifestation d'un sentiment artistique inné. Mais ils ne sont
pas très lettrés , les parents, en effet, ayant hâte de voir leurs
enfants les seconder, ne les envoient à l'école que le temps stric-
tement nécessaire.
Il est intéressant de se demander quel est l'avenir de l'indus-
trie vannière en Thiérache?
Nous croyons pouvoir affirmer qu'elle est appelée à disparaître
à cause de la difficulté où elle se trouvera, dans un temps
donné, de rencontrer la main-d'œuvre nécessaire. Ce pays est en
train de prospérer; la transformation des terres en pâturages a
donné à la propriété, dans certains cantons, une valeur qu'on
n'aurait jamais soupçonnée. Il est évident que la prospérité
LE TYPE ANCIEN. 27
agricole doit avoir une répercussion sur la vannerie, qui se
traduit par une élévation du prix de la main-d'œuvre ; la van-
nerie, étant incompatible avec les salaires élevés ne pourra
résister; déjà les ouvriers dirigent leurs enfants vers d'autres
carrières.
La Thiérache n'aura pas autrement à regretter la disparition
d'une industrie, qui, il faut le reconnaître, n'offre plus, aux quel-
ques milliers douvriers qu elle occupe, qu'un salaire de famine.
III
LES SPÉCIALISATIONS ACTUELLES
La première ligne de chemin de fer qui fut construite en
Thiérache remonte à 1869 : c'est celle qui va de Paris à Hirson.
Plus tard, cette ville fut mise successivement en communica-
tion, avec Maubeuge (Nord), avec Chimai (Belgique), avec Mé-
zières (Ardennes), avec Busigny (Nord) et enfin avec Amagne
(Ardennes). Hirson est devenu une des plus importantes gares
de transit entre les réseaux du Nord et de l'Est; de ce fait la
ville a vu sa population augmenter très rapidement, surtout
depuis une quinzaine d'années.
Un des premiers effets du développement des transports a
été d'apporter un changement profond dans l'utilisation du
lieu. On s'est aperçu, dans ce pays que l'argile recouvre à peu
près complètement et où le sol reste toujours humide à cause
des pluies fréquentes, que l'art pastoral pouvait s'exercer avec
succès. Aussi est-ce de ce côté que se sont portés les efforts,
depuis bientôt un demi-siècle. Un peu partout, les champs et
les bois ont été convertis en prairies.
Cependant il convient de remarquer :
1° Quon trouve surtout les pâturages dans les endroits où
le limon des plateaux repose sur les marnes argileuses, parce
qu'elles assurent à la prairie l'humidité nécessaire. On les ren-
contre également dans toutes les vallées;
2° Que le sol se 2^^^ le à la culture (blé, seigle, avoine, orge)
là où le limon repose sur les couches calcaires perméables. C'est-
LES SPECIALISATIONS ACTIELLES.
29
à-dire là où l'e.vcès criiumiditc ne reste pas à la surface.
D'une manière générale, si on tient compte de la nature du
terrain, on peut dire que le genre d'exploitation varie à me-
sure qu'on s'avance du nord vers le sud. De là, trois régions
bien caractérisées :
Les cantons de Nouvion, de La Capclle et d'Hirson, qui occu-
pent la partie nord de l'arrondissement de Vervins sont presque
exclusivement herbagers.
Au contraire, au sud et à l'ouest, dans ceux do Sains-Richau-
mont, Guise, Wassigny et la partie sud du canton de Vervins,
la culture domine, sans pour cela que l'herbage disparaisse
complètement; on le retrouve notamment dans toutes les val-
lées, et nous avons vu combien elles étaient nombreuses.
Enfin, entre ces deux régions, il en existe une troisième dans
laquelle l'habitant, par suite de la nature du sol, est, dans une
proportion à peu près égale, à la fois agriculteur et herbager
Cette zone, qui se trouve placée entre les deux autres, comprend
les cantons d'Aubenton, le sud d'Hirson et de La Gapelle et la
partie nord de. Vervins.
Voici d'ailleurs, d'après la statistique, quels sont les espaces
occupés dans chaque canton par les terres labourables, les
prés et herbages, les bois et forêts :
Terres labourables.
Prés el pâtures.
Forêts.
Le Nouvion..
385
hectares.
8.460 hectares.
3.968 hectai
La Capelle. .
1.320
—
14.526 —
2.315 —
Hirson
3.107
—
7.281 —
6.684 —
Aubenton. . .
6.980
—
6.657 —
2.134 —
Vervins
12.676
—
7.217 —
1 . 443 —
Wassigny. . . .
7.908
—
2.298 —
1.379
Guise
14.080
—
3.232 —
527 —
Sains
13.731
—
1.503 —
i.OOo —
60.187
51. r
19.
Ce qui donne, pour chaque canton, les proportions suivantes,
entre les espaces occupés par les terres labourables, les prés,
les herbages et les forêts :
30 LE TYPE THIÉRACHIEN.
Terres Prés et
labourables, herbages. Forêts.
( Le Nouvion 1 21,97 10,3
Région herbagère. j La Capelle 1 U,00 1,7d
( Hirson 1 2,34 2,15
... ( Aubenton 1 0,95 0,30;;
Région mixte 1 ^r • ■ a vr n ii
° f Yervins i 0,56 0,11
f Wassigny 1 0,29 0,174
Région de culture. ] Guise 1 0,229 0,037
( Sains 1 0,109 0,073
Étudions d'abord la région herbagère proprement dite, qui
constitue la partie la plus caractéristique de la Thiérache.
Dans cette région herbagère, il existe actuellement trois
genres de travaux :
1" IJ engraissement du gros bétail ;
2° L'élevage de la vache laitière;
3° La fabrication mécanique.
Nous étudierons d'abord l'engraissement du gros bétail, qui
est la forme de l'exploitation herbagère causant le moins
de soucis. Mais il ne peut être entrepris que par des personnes
disposant d'un certain capital.
Nous passerons ensuite à l'herbager ordinaire, qui vise la
production du lait. Ce mode d'exploitation demandant beau-
coup moins de capitaux, mais plus de travail, est accessible à
un plus grand nombre de personnes, et cela d'autant mieux
qu'il est plus rémunérateur que l'engraissement.
Enfin nous arriverons à l'étude de la fabrication mécanique
qui entraine des complications plus grandes.
L'engraissement. — On rencontre dans la région herbagère
des propriétaires qui font de l'engraissement; ceux-là ne font
pas d'élevage, car ce sont là deux occupations absolument dis-
tinctes; on est éleveur ou engraisseur; on n'est jamais à la fois
l'un et l'autre.
Cependant, il arrive que, chez un éleveur, on trouve parfois
un ou deux animaux à l'engrais. On peut être assure que, si
ces bêtes sont engraissées, c'est parce qu'elles ont eu un accident,
LES SPÉCIALISATIONS ACTUELLES. 31
OU qu'elles sont trop âgée». Les vaches qui se sont montrées bonnes
laitières et reproductrices ordinaires sont, à un moment de leur
existence, généralement au bout de huit à dix ans, vendues à
des laitiers nourrisseurs' sous le nom de fermières .}\vàs si la bête
est à la fois bonne laitière et excellente reproductrice, elle est
conservée à la ferme, et, à un âge avancé, au bout d'une dou-
zaine d'années, quelquefois même davantage, lorsqu'elle est
épuisée par les gestations successives, elle est engraissée par
l'éleveur pour être livrée à la boucherie.
Les engraisseurs ne trouvent donc pas les bêtes qui leur sont
nécessaires dans la région; ils les font venir surtout du Ni-
vernais, du Mans et aussi un peu de la Normandie.
Le plus souvent, l'engraisseur est un homme retiré des af-
faires, qui possède beaucoup de propriétés et préfère les faire
valoir lui-même que de les louer. Il assigne ainsi un but à
son existence, et tire de son capital un revenu plus rému-
nérateur que s'il était placé en valeurs mobilières. L'engrais-
sement n'exige pas de connaissances spéciales et laisse beau-
coup de loisirs. Au printemps, on achète, ou on fait acheter des
bêtes maigres ; dès leur arrivée, on les met en pâture et on n'a
plus alors qu'à les faire passer d'une prairie dans une autre
quand l'herbe est tondue; un homme suffit à assurer la sur-
veillance d'un troupeau de 40 à 50 bêtes.
Pointn'estbesoind'outiliagepour exercer ce métier, ni de ferme,
ni de locaux pour rentrer les animaux, ni de granges pour remiser
les foins. Il faut si peu de connaissances que nous voyons faire
de l'engraissement par un notaire qui vient de se retirer des
affaires, par plusieurs femmes veuves, un agent d'assurances,
un ancien juge de paix et des quantités de rentiers. Certains
n'habitent même le pays que pendant six mois de l'année, seu-
lement durant la belle saison.
On peut facilement engraisser de une bête à une bête et
demie par hectare, et on cite des cas où l'on est parvenu à en
engraisser deux. D'autre part, il n'est pas rare de voir un
1. Ces laitiers nourrisseurs qui achètent les vaches /er»wè;-es, sont étrangers au
pays. On les rencontre surtout dans le voisinage des grandes villes.
32 LE TYPE TUlÉRACniEX.
bœuf augmenter de 180 à 200 kilos, pendant les quelques mois
où il est soumis à l'engTaissement. On estime que, bon an mal
an, l'engraisseur réalise en moyenne 100 francs de bénéfice
par bête.
L'étendue du domaine de l'engraisseur est assez variable ; il
y a de petits engraisseurs, comme il y a de petits éleveurs.
Mais, en général, la propriété ne descend pas au-dessous de
celle de Fherbager moyen, c'est-à-dire qu'elle n'est pas sou-
vent inférieure à 25 ou 30 hectares.
Il est indispensable qu'un engraisseur ait des capitaux, qu'il
soit riche en commençant. Il doit d'abord posséder des pro-
priétés assez étendues; ensuite acheter des bêtes dont il acquit-
tera immédiatement le prix. Ceci fait, il faut qu'il lui reste
encore assez de revenus pour pouvoir subvenir aux besoins de
son existence et à son train de maison pendant un certain temps,
car, il ne rentrera en possession de la somme avancée, qu'au
bout de quatre à cinq mois. Le jour de la vente, en même temps
que le capital engagé, il touchera le bénéfice produit par ce
capital. Ce bénéfice se trouve représenté par la différence entre
le prix d'acquisition et le prix de vente.
L'herbager. — L'éleveur au contraire touche tous les jours la
plus grande partie de l'intérêt du capital engagé dans son
exploitation. C'est le lait qu'il convertit en beurre ou en fro-
mage et qu'il revend presque aussitôt ; c'est le veau que cha-
que vache produit annuellement et dont la vente fournira l'ar-
gent nécessaire à l'agrandissement du domaine ou à l'achat
d'engrais. Enfin, le capital, tout en donnant journellement un
revenu, s'accroît, mais d'une façon beaucoup plus lente que
chez l'engraisseur; la bête, en vieillissant, augmente de poids
et sera revendue plus cher qu'elle n'a été achetée. L'éleveur
gagne donc plus que l'engraisseur, mais il n'est jamais en
possession de son capital, il n'en touche que le revenu ; tandis
que l'engraisseur, lui, ne fait qu'immobiliser temporairement
un capital donné, qu'il retrouve au bout de cinq ou six mois
grossi d'une certaine somme qui représente la rente de la terre.
LES SPÉCIALISATIONS ACTUELLES. 'i3
Ceci nous explique pourquoi l' ('-levage est pt^atiqué par tous
ceux gui commencent avec peu et désirent s^ élever par leur tra-
vail, et, d'une façon plus générale, par tous les fermiers, alors
que l'engraissement est l'occupation des propriétaires désireux
de faire valoir eux-mêmes leurs terres.
Voici un exemple d'herbager moyen.
M. Mandron dirige, à La Capelle, une exploitation exclusi-
vement hcrbagère; nous pouvons l'étudier comme type de
l'herbager complet.
Le domaine a une étendue de 28 hectares, pour la plus
grande partie en location, moyennant un loyer annuel de
195 francs l'hectare. Ce prix paraîtra d'autant plus élevé que
très peu de pâtures sont plantées d'arbres à fruit.
Sur cette propriété vivent :
40 vaches à lait.
9 génisses.
1 taureau. \ soit 51 têtes de gros bétail.
•2 chevaux, dont un nourri par les [ i tête 8/10 par hectare,
produits du sol; l'autre par des
aliments introduits.
Les vaches sont de race flamande et forment un très beau lot,
dont l'uniformité s'explique par le soin qu'apporte M. Mandron.
à sélectionner ses reproductrices. Le taureau, acheté dans les
Flandres, est renouvelé tous les deux ans.
Les bêtes passent l'hiver à l'étable. Dans les premiers jours
d'avril, on les mène en pâture et elles y restent jusqu'en nol
vembre ; dès lors, il n'y a plus à s'en occuper, elles broutent à
leur aise, s'élèvent toutes seules. Deux fois par jour, le matin et
le soir, on va les traire sur place. Le lait, rapporté à la ferme,
est transformé en fromages de Maroilles, qui sont vendus en
gros, à raison de iô francs la grosse de 49 (i douzaines plus un).
Chaque fromage exige 6 litres de lait. Pendant les 150 jours
de fabrication, la production journalière est de 5i0 à 600 litres,
ce qui représente une moyenne de li litres par vache. On pro-
3
34 LE TYPE TniERACHIEN.
duit donc pendant cette période environ 90 fromages par jour.
Le prix du litre de lait ainsi vendu s'élève à 0 fr. 15, desquels il
convient de déduire les frais de fabrication ; ceux-ci se trouvent
en partie payés par le petit-lait qui sert à l'engraissement des
cochons. On en élève chaque année 250 en deux lots de 125.
Pendant la saison d'hiver, le lait est transformé en beurre ; le
bénéfice obtenu est à peu près le même.
L'ordre et la plus grande propreté régnent dans toute l'étendue
de l'exploitation. Les fumiers sont soignés et le purin recueilli
sans perte.
Les quelques pâtures qui sont plantées de pommiers, fournis-
sent un cidre excellent, et bien au delà de la consommation.
Enfin, comme éléments de revenus, il faut encore mentionner la
basse-cour, peuplée de poules, dont les œufs se vendent sur les
marchés un prix très rémunérateur, de poulets, de canards, de
lapins, de pigeons; un bout de terrain, aménagé en potager,
fournit une partie des légumes nécessaires.
Les travaux nécessités par cette exploitation sont effectués par
M. Mandron, sa femme, deux enfants adultes (le fils et la fille)
et deux ouvriers occupés toute l'année. Durant les moments de
presse, on prend des hommes à la journée; mais cela n'est pas
toujours facile, car la main-d'œuvre est rare.
L'herbager est propriétaire ou fermier du domaine qu'il
exploite, mais son ambition est d'être ou de devenir propriétaire.
Le but principal de son épargne sera donc l'achat de terrain,
et ceci explique la valeur croissante de la propriété.
Ce qu'on rencontre le plus, dans toute la région herbagère,
c'est la ferme de 15 à 25 hectares. Du reste, la terre se vend à
un prix très élevé ; dans le canton de La Capelle, il n'est pas rare
de voir payer des pâtures à raison de G. 000, 7.000 et même
8.000 francs de l'hectare.
L'herbager débute avec peu, quelques économies lui permet-
tent de louer un coin de terre et d'acheter une ou deux vaches;
c'est ainsi qu'il commence. Puis, comme tous les ans la situation
va en s'améliorant, il augmente le troupeau et s'étend davan-
LES SPÉCIALISATIONS ACTUELLES. 33
tage. Une fois qu'il a sa maison bien à lui, agencée à sa façon, il
met toute son ambition à accroître l'étendue de son domaine.
Aussi, lorsqu'une propriété est à vendre quelque part, les ama-
teurs ne manquent pas, on se la dispute.
Indépendamment de cette concurrence qu'on se fait pour l'ob-
tention du moindre lopin de terre, il existe une autre raison qui
s'oppose à la formation de grandes propriétés : c'est qu'on ne
vend pas. Les enfants conservent avec un soin jaloux tout ce qui
leur vient de leurs parents, les terres, les maisons, aussi bien
que les objets mobiliers.
A la mort des aïeux, même si les enfants ont quitté le pays
depuis longtemps, s'ils ont une situation ailleurs qui les tient
éloignés, malgré tout, ils conservent les propriétés qu'ils ont
hérité; ils préfèrent les louer que de les vendre. Ce n'est pas
seulement une question de sentiment qui pousse les enfants à
conserver le bien qui leur vient de leurs parents; c'est aussi
parce qu'ils trouvent à louer facilement et à un- prix très rému-
nérateur. Il est des pâtures qui se louent jusqu'à 200 francs et
même plus à l'hectare. C'est excessif; aussi l'herbager qui con-
sent un loyer aussi élevé, ne peut arriver que difficilement à
mettre les deux bouts ensemble ; il ne gagne plus d'argent, à
moins qu'il ne renonce à entretenir ses pâtures en bon état, à
les fumer à temps, à y mettre les quantités convenables d'en-
grais. Dans ces conditions, ce n'est pas un avantage pour le
propriétaire de toucher une forte location, si, au bout de
quelques années, on lui rend son terrain épuisé.
Examinons maintenant les conséc^uences de l'exportation dues
au développement des transports et à l'accroissement des cen-
tres urbains :
1" Le développement de V exportation a poussé à rendre le
sol plus productif à l'aide d'engrais appropriés.
Les agronomes de jadis proposaient, comme idéal, d'arrivei'
à nourrir une tête de gros bétail par hectare; ce résultat est
aujourd'hui atteint partout, et il est même dépassé de beaucoup
dans les exploitations modèles.
36 LE TYPE THIÉRACUIEN.
Ainsi M. Picart^, lierbager au Nouvion, nourrit grassement
18 vaches laitières, 2 chevaux, lï génisses et veaux sur une
étendue de IT hectares. Ce qui représente exactement 2 tètes
de bétail à l'hectare.
M. Mahy ~, à Wimy (canton d'Hirson), possède une petite ferme
herbagère de 12 hectares, sur laquelle il ne pouvait nourrir,
il y a neuf ans, que 7 vaches à lait; grâce à des travaux de
drainage, à l'amendement du sol, la même propriété nourrit
maintenant 13 vaches laitières, 8 veaux et 1 cheval.
A la chaussée d'Étréaupont (canton de La Capelle), chez
M. Georges Douvin^, une surface de 13 hectares, jadis couverte
de ronces, d'épines, et de toutes sortes de plantes plus ou moins
misérables, a été défrichée en 1900. Quatre hectares ont été
plantés en bois; les 9 hectares suivants ont été ensemencés
d'herbes, et plantés de 875 pommiers. Grâce aux soins apportés
lors de la création de la prairie et de la plantation des arbres,
grâce aux fumures successives, les arbres sont à présent d'une
belle végétation et quelques-uns commencent déjà à produire.
Aujourd'hui 23 génisses trouvent leur nourriture sur ce pâtu-
rage, alors que 8 seulement pouvaient être alimentées au début
de l'exploitation.
Citons encore M. Richet Monty, de Sommeron (canton de La Ca-
pelle), qui, en 1893, sur une exploitation de 24 hectares et demi,
pouvait seulement nourrir 20 bêtes à cornes; aujourd'hui sur le
même espace, 22 vaches laitières, 1 vache à l'engraissement,
11 génisses, 1 taureau et 6 velles de l'année ne suffisent pas pour
consommer sur place l'herbe qui pousse avec une grande abon-
dance. Le lait des 22 vaches est transforme en fromages de Ma-
roilles et façon Camembert; la fromagerie est tenue d'une façon
parfaite; les caves sont spacieuses, bien aménagées et d'une
propreté exemplaire. Le petit-lait sert de base à la nourriture
de 90 porcins.
1. Les chiffres cités sont extraits d'un Rapport siir la tenue des fermes, présenté
au Comice agricole de Vervins. Concours de Nouvion, juin 1900.
2. Id., Concours d'Hirson, juin 11)05.
3. /(/., Concours de La Capelle, juin 1906.
LES SPÉCULISATIOXS ACTUELLES. 37
Par ces exemples oq voit quel rôle important les engrais
ont joué dans l'expansion de la Thiérache.
T Le développement de V exportation a poussé à raméliora-
tion de la race bovine. Peu à peu les marollaises, bêtes à la
robe marquée de larges taches blanches, disparaissent et sont
remplacées par des vaches flamandes. La culture herbagère, en
effet, a pour but la production du lait; aussi tous les efforts
tendent à obtenir une race de bonnes laitières; c'est pourquoi
l'herbager élève lui-même ses bêtes et les sélectionne avec tant
de soins. Pour stimuler encore davantage le zèle des éleveurs,
le Comice agricole de l'arrondissement se propose, dans les
concours futurs, de récompenser les animaux suivant la quan-
tité de beurre produite en vingt-quatre heures. En outre, des
expériences ont déjà été faites par cette société, pour démontrer
que, durant la période de stabulation, on pouvait, par le choix
judicieux des aliments et l'emploi raisonné des tourteaux, aug-
menter dans une notable proportion la quantité de lait fournie
par chaque bête.
Examinons maintenant plus en détail le travail de l'herbager.
L'herbager passe constamment d'une besogne à l'autre; ce-
pendant, il est des opérations qui se répètent régulièrement
toute l'année; par exemple, la traite des vaches qui a lieu deux
fois par jour, le matin et le soir, et la transformation indus-
trielle du lait.
Durant la belle saison, les vaches sont traites sur place dans
les pâtures, et le lait est ramené à la ferme, dans de grandes
buires de cuivre ou de fer-blanc, que l'on place sur de pe-
tites voitures très légères, traînées par des chiens ou des ânes'.
Pendant l'hiver, la traite se fait à l'étable.
D'une manière générale, on peut dire que l'herbager tra-
vaille son lait lui-même ; aussi, dans chaque ferme on trouve
un emplacement spécial, où règne la plus grande propreté, et
qui est affecté à la laiterie. Le matériel se compose de gran-
1. La statistique des ânes montre que le nombre de ces animaux, qui est presque
nul dans les cantons où l'on fait de la culture, est, au contraire, assez élevé dans ceux
où l'on fait de l'herbage.
38 LE TYPE TïïIÉRACHIEN.
des jattes, d'écrcmeuses centrifuges et de malaxeurs; quand
l'exploitation est un peu importante, ces outils sont mus méca-
niquement, soit par un moteur à pétrole, par la force mo-
trice d'une chute d'eau, ou par une dynamo actionnée par le
courant de la station voisine. Ceux qui fabriquent le fromage
doivent en outre avoir des caves spacieuses, pour accumuler les
produits, leur permettre de fermenter et attendre la matu-
rité.
La porcherie et la basse-cour réclament également des soins
journaliers.
Comme travaux extérieurs, il n'y a guère, durant l'été,
qu'à faucher les regains dans les pâtures, à faner, à rentrer
le vivre qui doit assurer la nourriture des animaux durant la
période de stabulation.
A l'automne a lieu la cueillette des pommes et la fabrication
du cidre ; c'est une opération que les herbagers tiennent abso-
lument à faire eux-mêmes et à laquelle ils apportent beaucoup
de soins; chacun tient à honneur d'avoir de la boisson supé-
rieure à celle de son voisin. Dans toutes les fermes on trouve
un pressoir et un moulin à pommes. Les cidres de la Thiérache
jouissent d'une réputation méritée; ils rivalisent dans les con-
cours avec les meilleurs crûs de la Normandie et de la Breta-
gne. Depuis une dizaine d'années surtout, époque à laquelle
le Syndicat pomologique de Finance organisa un grand con-
cours national à Vervins, la culture du pommier a pris une
très grande extension. La fabrication du cidre se fait avec plus
de méthode qu'autrefois; on a reconnu que la qualité de la
boisson dépendait du nom])re et de la proportion des variétés
entrant dans sa composition. Aussi, dans les plantations nou-
velles, on s'applique surtout à avoir un certain nombre de re-
présentants de chaque variété. On compte, dans le pays,
une cinquantaine d'espèces difl'érentes de pommes. Les récoltes
ne sont pas régulières; il y a des années où les pommiers
donnent avec une grande abondance, et d'autres où ils ne pro-
duisent presque rien; en moyenne, il y a une bonne récolte sur
deux.
LES SPÉCIALISATIONS ACTUELLES. 39
L'herbager ne fabrique que le cidre nécessaire à sa consom-
mation personnelle et il vend les pommes qui lui restent, dans
la région. Cette façon de procéder présente certains inconvé-
nients, car, dans les années d'abondance, les pommes se ven-
dent à vil prix dans le pays. En 190i, elles tombèrent si bas
qu'on ne trouvait que difficilement preneur à 3 et 4 francs
les 100 kilos, à peine de quoi payer le ramassage. Dans ce
même moment, le consul de France à Stuttgard faisait savoir
que les Allemands étaient acheteurs de pommes et qu'ils en
offraient de 13 à 15 francs les 100 kilos. Si un syndicat de ven-
deurs s'était constitué, et s'il avait envoyé à Stuttgard un agent
pour traiter avec les acheteurs, il aurait fait réaliser de jolis
bénéfices à ceux qui auraient payé son déplacement. Mais, pour
cela, il aurait fallu faire des avances, courir des risques, pren-
dre une décision immédiate, agir rapidement, toutes choses qui
ne sont pas dans l'esprit du Thiérachien. Non pas qu'il ne
soit accessible aux idées de progrès, mais il hésite à se lancer
dans l'inconnu ; il éprouve le besoin de réfléchir longuement
sur les propositions qui sont soumises à son examen et ne se
décide qu'après avoir pesé le pour et le contre; finalement je
crois qu'au fond, lorsqu'il traite une affaire, malgré toute sa
prudence, il craint encore de s'être trompé.
Durant les mauvais jours de l'hiver, comme travaux exté-
rieurs, il ne reste guère à faire que les charrois et épandages
d'engrais; puis en février, mars, l'entretien et la taille des haies
et des arbres.
La plupart de ces travaux peuvent être faits par des femmes,
cependant les hommes aident volontiers à traire et à fabriquer
le beurre et le fromage. Mais leur grande occupation, leur uni-
que souci, c'est de devenir habiles à reconnaître les qualités
d'une bête, à bien acheter et à sélectionner avec soin.
L'herbager a des loisirs, surtout dans les pays qui possèdent
des laiteries industrielles et où le lait n'est pas ramené à la
ferme. Il est des moments où il ne sait à quoi employer le temps ;
le travail, pour lui, consiste surtout à donner des ordres et
à veiller à leur exécution; en un mot, à diriger plutôt qu'à agir.
40 LE TYPE TfllÉRACniEN.
Il est incapable de fournir un effort physique ou intellectuel pro-
longé et continu; chez lui la variété des occupations diminue
l'aptitude à un travail permanent.
Le personnel étant très réduit (seulement quelques ou-
vriers), il s'établit entre le patron et ses subordonnés des
liens de sympathie. L'herbager n'est pas fier. L'étranger
est bien accueilli, on le fait asseoir au foyer, on prend
plaisir à le faire causer et on ne manque jamais de déboucher
en son honneur une bouteille de cidre. Un marchand de bes-
tiaux qui a des rapports constants avec les herbagers de la ré-
gion, me disait un jour : « Je ne connais rien de plus fatigant
que de faire une tournée en Thiérachc ; impossible de traiter
une affaire autrement que le verre à la main. Il faut absolu-
ment distraire ces oisifs; jouer, boire, nocer avec eux pendant
des journées et des soirées entières. Jamais on n'arrive à con-
clure du premier coup ; très habilement on vous sonde, on
cherche à connaître vos intentions, puis on répond : « Eh bien,
je ne dis pas non, à plus tard », ou bien encore : « Nous ver-
rons, je réfléchirai ». On contrôle vos dires, on se renseigne,
on enquête et finalement, on ne se décide à vendre dans les
conditions proposées qu'après avoir bien marchandé, lorsqu'on
a acquis la certitude qu'il est impossible d'obtenir davantage. »
Le moindre prétexte est une occasion saisie avec empresse-
ment pour sortir et se distraire. L'herbager fait alors un brin
de toilette, se pare de ses habits de dimanche, attelle son meil-
leur cheval à une coquette charrette anglaise et le voilà parti
à la ville voisine. Il fait ses courses, puis vient s'échouer au
café où il a l'habitude d'aller; il est bien rare qu'il n'y rencontre
quelques amis; alors s'engagent d'interminables parties.
L'herbager trouve en la personne de sa femme un auxiliaire
précieux. C'est elle qui dirige l'intérieur, fait marcher toute la
maison, ordonne les dépenses et tient, comme on dit, « les cordons
de la bourse ». Elle effectue elle-même la plupart des travaux
de laiterie, donne les soins à la basse-cour, sans pour cela né-
gliger son ménage. Les jours de marché, elle quitte la ferme de
bon matin, avec une voiture chargée de provisions qu'elle va
LES SPÉCIALISATIONS ACTUELLES. 41
Vendre à la ville voisine. Elle sait tirer parti de tout et ne né-
glige aucune source de proiits.
L'instruction et l'éducation qu'elle a reçues dans sa jeunesse
n'en font pas une pédante et ne T éloignent pas des travaux un
peu rudes de la ferme. Des années passées au pensionnat et du
séjour à la ville elle a seulement conservé un certain air de
distinction, du goût pour le luxe et le confort. Elle s'habille
avec élégance, et, les jours de fête, lorsqu'elle est parée d'une
belle toilette, on la prendrait pour une vraie dame.
Courageuse, économe, intelligente, dévouée, la Thiérachienne
possède les cjualités les plus précieuses. Le mari peut aimer les
amusements, se donner du bon temps, il réussira quand même
s'il possède une femme capable.
Nous avons déjà dit que la main-d'œuvre était rare : en effet,
il n'y a presque pas d'ouvriers agricoles en Thiérache ^ ; cela
tient à ce que chacun possède un peu de bien, ce qui assure une
situation en partie indépendante. Sans doute, ceux qui n'ont pas
suffisamment de quoi vivre sont obligés d'aller travailler chez les
autres, afin de trouver le complément de ressources qui leur
manque; mais, comme ils savent que la main-d'œuvre est rare
et très recherchée, ils en profitent pour exiger un salaire élevé et
traiter d'égal à égal avec le patron. Malgré la considération dont
ils sont l'objet, les ouvriers ne viennent pas toujours très régu-
lièrement, et ce sont dans les moments de presse qu'ils s'absen-
tent le plus volontiers. Souvent ce ne sont pas des occupations
personnelles, la raison d'un travail pressant à effectuer d'un au-
tre côté, qui empêchent l'ouvrier de se rendre chez son patron;
mais plutôt le désir de prendre du bon temps, de se reposer ou
de s'amuser, et aussi comme un secret besoin de se prouver à
lui-même son indépendance. Volontiers on fait le lundi; les fêtes,
lorsqu'il s'en présentent, se prolongent pendant plusieurs jours.
Et le patron ne hasarde que de timides observations; il sait que
1. Nous avons signalé que M. Mandron occupait deux ouvriers toute l'année-, c'est
là une exception ; de plus, il convient de remarquer que les gens qu'il emploie ne sont
pas des domestiques ; ce sont des ouvriers à la journée qui ont leur logis et y retour-
nent prendre leurs repas.
42 LE TYPE THIERACUIEN.
s'il voulait se montrer trop raide, trop exigeant, il perdrait ses
ouvriers.
Autre chose encore contribue à raréfier la main-d'œuvre et
détourne du travail la classe la plus pauvre de la société. Il ne
faut pas oublier que la Thiérache se trouve sur la frontière de
Belgique : la contrebande sur le tabac, les allumettes, la den-
telle, le café, la poudre, etc.. s'exerce d'une façon active; c'est
une opération qui rapporte de gros bénéfices ; aussi, malgré les
risques qu'elle comporte, elle tente quantité de personnes,
hommes, femmes et enfants qui colportent pour leur propre
compte, ou, s'ils sont trop pauvres, pour le compte de particu-
liers. Dans le voisinage des forêts il y a aussi le braconnage qui
détourne bien des activités d'un travail régulier.
Heureusement, nous avons vu qu'il existait dans la région
une industrie qui laisse, aux ouvriers qu'elle occupe, des loisirs
durant l'été : la vannerie. C'est parmi les ouvriers vanniers que
le cultivateur et l'herbag'er trouvent les auxiliaires dont ils ont
momentanément besoin. Dans les cantons de Wassigny et de
Nouvion, on rencontre aussi des petits tisserands, qui travaillent
chez eux, en famille, avec un métier ou deux; l'été, ils abandon-
nent volontiers leur besogne pour aller faire la moisson dans les
environs de Paris, et à l'automne faire la cueillefte du raisin en
Champagne.
La fabrication mécanique. — Nous avons précédemment mon-
tré comment les moyens de transport, en facilitant V exporta-
tion, ont développé d'une manière intensive la culture herbagère.
Quelques chiffres vont nous prouver que la production du lait a
considérablement augmenté, durant ces dernières années ; elle
était :
En 1890 de 662.769 hectolitres
— 1896 de 69:^.807 —
— 1902 de 727.825 —
A partir de 1902, les statistiques officielles ne mentionnent
plus la quantité de lait produite annuellement; mais il est cer-
tain que la production suit toujours une marche ascendante.
LES SPÉCIALISATIONS ACTUELLES. 43
puisque le nombre des vaches laitières, qui était de 35.363 en
1903, estpasséà 36.450 en 1906.
On ne saurait dire que cet accroissement de production ait
profité à la fabrication du beurre plutôt qu'à celle du fromage ;
l'un et l'autre se font également, parce qu'ils trouvent à s'expor-
ter aussi facilement et laissent les mêmes bénéfices. Aussi il arrive
souvent que l'herbager fait à la fois du beurre et du fromage;
ainsi M. L..., à Esquehéries, possède 25 vaches laitières et fait, du-
rant la belle saison, 60 à 65 kilogrammes de beurre par semaine
et 50 fromages par jour. M. L. D... qui a 31 vaches, fabrique 90 à
95 kilogrammes de beurre et 50 fromages par jour. Toutefois,
il est à remarquer qu'on fabrique de préférence le fromage du-
rant l'été; l'hiver, la fermentation se produit moins facilement à
cause du froid.
Bien qu'il existe des laiteries industrielles, le lait est souvent
utilisé par les producteurs eux-mêmes. Aujourd'hui on trouve
couramment dans le commerce des écrémeuses centrifuges et des
barattes perfectionnées à des prix abordables; ces outils don-
nent des facilités aux petits producteurs, qui peuvent effectuer,
dans des conditions avantageuses, la transformation de leur lait.
Le beurre et le fromage ainsi fabriqués sont conduits chaque
semaine, le jour du marché, à la ville voisine où des marchands
en gros les achètent.
Mais l'accroissement de Texportation tend à amener la con-
centration industrielle. Ici, par suite de l'absence de classe su-
périeure, cette concentration, ainsi que nous allons le voir,
prendra surtout la forme de la société coopérative.
Les beurreries coopératives sont fort nombreuses ; ce sont des
sociétés composées d'un nombre plus ou moins considérable
d'actionnaires, tous producteurs de lait, et qui prennent, en
souscrivant, l'engagement de livrer à la laiterie une partie dé-
terminée de leur production. En général, ces sociétés achètent
le lait à un prix très bas; on m'en citait une qui, à certaines
époques de l'année, le payait à un prix inférieur à 8 centimes
le litre; mais c'est là une exception, la moyenne du prix d'achat
est un peu plus élevée, elle varie entre 8 et 11 centimes. Les
44 LE TYPE THIÉRACHIEN.
actionnaires supportent aisément cette vente à bas prix; ils sa-
vent qu'ils se rattraperont à la tin de l'année, lorsqu'on fera la
répartition du dividende ; il n'en est pas de même des tout petits
producteurs non actionnaires, de ceux par exemple qui ne pos-
sèdent que deux ou trois vaches, c'est-à-dire trop peu pour
pouvoir transformer économiquement leur lait. Aussi les exi-
gences des laiteries industrielles ont maintenu chez le petit
producteur l'habitude de travailler lui-même son lait.-
Les laiteries fabriquent surtout le beurre et le fromage blanc;
les beurres sont expédiés vers Paris et les départements du Nord,
de la Marne, de l'Oise, du Pas-de-Calais; une certaine quantité
passe à l'étranger, en Angleterre. Les caillés frais font l'objet
d'un commerce avec le Nord et la Belgique; les exportations
annuelles atteignent environ un million de kilogrammes. Le
prix moyen de ce produit varie de 16 à 17 francs le quintal. En
hiver, il peut atteindre 24 francs en raison de la rareté de la
marchandise, tandis que l'été, dans la période de forte produc-
tion, le prix descend à 14 francs. A cette époque, ce caillé est
expédié, par quantités qui ne sont pas inférieures à 1.000 kilo-
grammes, aux marchands de fromage de Hal (Belgique), qui
l'emploient pour fabriquer des fromages dits « de Bruxelles ».
La presque totalité des caillés de Thiérache est vendue dans
cette région. Le reste est livré aux marchands de beurre qui
le détaillent aux ouvriers mineurs français et belges, qui sont,
parait-il, friands de ce produit.
La laiterie de Leschelles est outillée pour fabriquer la poudre
de lait; cette poudre, délayée dans l'eau, permet de reconsti-
tuer le lait; vendue en boites métalliques, elle est expédiée vers
Paris, pour de là être envoyée dans les colonies où elle trouve
surtout son emploi.
Il vient de se monter, sur le môme principe que les beur-
reries, une fromagerie industrielle pour la fabrication du
fromage de Maroilles; jusqu'à présent, la chose n'avait pas
encore été tentée, parce que l'exploitation en grand ne semblait
offrir aucun avantage ; le retournement du fromage notamment
est une opération délicate demandant beaucoup de soins, et
LES SPÉCIALISATIONS ACTUELLES. ' 45
qui ne pouvait se faire qu'à la main. On est parvenu, parait-
il, à effectuer ce travail inécaniquement; dans ces conditions, la
spécialisation doit donner de bons résultats.
A côté des sociétés par actions, il s'est formé de véritables
coopératives de tout petits producteurs; ceux-là paient le lait
un peu plus cher, environ li centimes le litre, mais ces asso-
ciations sont encore peu nombreuses; il n'en existe que trois
dans l'arrondissement. Les laiteries qui ne possèdent qu'un
petit nombre d'actionnaires, et qui s'enrichissent aux dépens
des herbagers qui leur fournissent le lait à bas prix, font tout
leur possible pour empocher le développement de ces coopéra-
tives; elles craignent de se voir enlever le monopole de fait
qu'elles exercent actuellement.
Outre ces coopératives de production, il existe de nom-
breuses coopératives de consommation; il y a des boulangeries
coopératives dans la plupart des communes.
Les chutes d'eau que l'on rencontre le long des ruisseaux
et des rivières^ ont permis à l'industrie de se maintenir. La
puissance des chutes est fort variable ; il en est qui font seule-
ment 2 ou 3 chevaux et d'autres qui peuvent fournir jusqu'à
50 et 60. Les moulins, autrefois si nombreux, disparaissent;
cela est dû, d'une part, à la culture qui recule devant le pâtu-
rage, et, d'autre part, aux transports qui ont facilité l'expé-
dition des grains, sans trop de frais, vers les grandes exploi-
tations; là, on dispose d'un outillage perfectionné, qui permet
de moudre dans des conditions de bon marché auxquelles ne
peuvent arriver les petits meuniers. Mais, si les moulins dispa-
raissent^ la force motrice qu'ils employaient n'est pas per-
due, au contraire; aussitôt qu'une chute devient disponible,
on fait venir des ingénieurs pour s'assurer s'il ne serait pas
possible de l'utiliser d'une façon plus profitable qu'aupara-
vant; on remplace l'anticjue roue par une turbine à grand
rendement, et on monte une usine productrice d'électricité.
Beaucoup de villages, en Thiérache, possèdent maintenant ce
mode si pratique d'éclairage et de force motrice. Généralement,
on traite à forfait avec les consommateurs, à raison de tant par
46 LE TYPE THIÉRACHIEN.
lampe et par an (de 18 à 20 francs pour une lampe de 16 bou-
gies). Dans la journée, le courant est employé à actionner les
machines des fermes environnantes : écrémeuses, malaxeurs,
hache-paille, pompes, batteuses, etc., ou bien encore à faire
mouvoir les outils des petits artisans du village, la machine
à percer du maréchal, le tour et la scie du charron, le pétrin
du boulanger.
Malgré le voisinage de la forêt, il y a peu de scieries, car
le bois est généralement exporté brut.
Ce n'est pas un seul individu qui peut arriver à couvrir les
frais assez considérables, nécessités par l'installation d'une
usine électrique : achat des machines dynamos, des tableaux
de distribution, des poteaux, câbles, conducteurs, etc. Le plus
souvent il se forme une société. Depuis quelques années, les
associations ayant en vue l'utilisation de la houille blanche, re-
çoivent du ministère de l'agriculture (Service des améliorations
agricoles), des subventions prélevées sur les fonds du pari
mutuel; l'importance des sommes versées atteint parfois 20 et
même 25 p. 100 de la dépense totale. Grâce à ces encouragements,
et aussi à l'influence des professeurs d'agriculture, qui vont,
jusque dans les moindres villages, prêcher les idées de pro-
grès et cherchent à grouper les bonnes volontés, les stations
électriques se sont multipliées en Thiérache durant ces der-
nières années.
Voici un exemple d'association pour la production et la distri-
bution de l'énergie électrique.
En 1906, s'est formé à Neuve-Maison (canton d'Hirson) un syn-
dicat ayant pour objet l'établissement de l'éclairage électrique
et la distribution de la force motrice dans la commune, en utili-
sant une chute d'eau de la rivière l'Oise. Cette association est la
première du genre qui se soit constituée en France, pour profiter
des avantages accordés par le Ministère de l'agriculture {Ser-
vice des Améliorations agricoles); elle témoigne par conséquent
d'un certain esprit d'initiative ^
1. L instiluleur de Neuve-Maison, M. Lécalat, a joué un rôle actif dans l'organisa-
LES SPÉCIALISAÏIO.NS ACTUELLES. 47
La dépense nécessitée pour l'aménagement de l'usine, en
l'espèce un ancien moulin actionné par une turbine, l'achat et
le montage de la dynamo, des tableaux de distriljution, des
canalisations, etc., s'est élevée à 48.500 francs; sur cette somme,
l'État s'est engagé à donner une subvention de 11.835 francs,
soit le quart environ de la dépense totale; mais, le Service des
améliorations agricoles, auquel les plans et devis ont été soumis,
avait en outre imposé l'emploi d'un moteur à gaz pauvre, afin
de pouvoir parer à toute éventualité, et permettre d'assurer le
service pendant les périodes d'étiage ou en cas d'accident; cette
machine n'ayant pas été installée, il est probable que la subven-
tion promise se trouvera diminuée; on ne saurait dire au juste
dans quelle proportion, car, à l'heure actuelle, les comptes ne
sont pas encore réglés.
Les 7i membres composant l'association ont souscrit entre
eux 435 parts de 25 francs, ce qui représente un capital de
10.875 francs; le reste de la somme a été emprunté et sera
remboursé par annuités dans un délai de vingt années. Ainsi,
grâce à la subvention de l'État, il a suffi de trouver 10.875 francs,
pour entreprendre des travaux d'un import de 48.500 francs, et
en payer immédiatement la moitié.
La chute donne, en temps ordinaire, une force motrice de
33 chevaux, qui sont transformés en courant continu à basse
tension. L'électricité produite sert à l'éclairage de la commune
et des particuliers, ainsi qu'à la distribution de la force motrice.
Actuellement, il y a 150 lampes en service et 13 moteurs dont
la force varie entre 1 cheval 3 et 5 chevaux 8. Cette quantité
relativement considérable de moteurs, employés dans une
commune qui compte seulement 820 habitants, montre le déve-
loppement atteint par la petite industrie dans cette région.
L'éclairage de la commune est fait à raison de 2 centimes i
l'hectowatt; pour les particuliers ayant à la fois l'éclairage et la
force motrice, le prix est également de 2 centimes i, mais avec
compteur obligatoire; les souscripteurs de parts qui emploient
tiou de ce syndicat, et il a vigoureusement secondé les efforts faits par M. Tandart.
professeur d'agriculture.
LE TYPE TniERACHIEN.
uniquement Téclairage, paient l'hectowatt 3 centimes 8 au comp-
teur, et, pour les non-soiiscripteiirs, la même quantité d'électri-
cité est vendue 4 centimes 5. Enfin pour ceux qui ne veulent pas de
compteur, on traite à forfait et à la lampe, à raison de 16 francs
par an pour une lampe de 16 bougies pour les souscripteurs et
de 19 francs pour les non-souscripteurs.
L'usine a été mise en service le 1" octobre 1906; la pratique
a démontré que les prix de vente que nous venons d'indiquer
étaient trop faibles; un des administrateurs me disait que, pour
que la société puisse arriver à faire ses affaires, il faudrait que le
tarif soit relevé d'un quart. Mais la nécessité rend ingénieux : les
sociétaires ont acheté une meule à concasser les grains; cette
machine est louée aux uns et aux autres, et le produit de la
location vient en aide pour permettre de balancer le budget.
A l'heure actuelle, plusieurs associations du même genre sont
en voie de formation. Mais il existe quantité d'autres installa-
tions électriques rurales qui relèvent de l'initiative privée, ou
sont l'œuvre d'associations composées seulement de quelques
personnes (agriculteurs, herbagers ou industriels). C'est ainsi
qu'Etréaupont, Origny, Marly, Proisy, Monceau-sur-l'Oise,
Burelles, Leuze et Franqueville jouissent déjà des bienfaits de
l'électricité. Ajoutons que certaines de ces installations rayonnent
sur plusieurs conmiunes et que beaucoup de particuliers qui dis-
posent d'une force motrice naturelle ont monté l'électricité pour
leur usage personnel ou celui de quelques voisins.
Mais les forces hydrauliques trouvent d'autres emplois; ainsi,
à Vervins, c'est la roue d'un ancien moulin qui élève l'eau
potable nécessaire à l'ahmentation de la ville ; il en sera de même
prochainement à Hirson ; le moulin de La Hérie a été acheté pour-
servir à cet usage.
C'est l'eau également j^ui fait mouvoir les machines des
papeteries et cartonneries de Rougeries, Marfontaine et Voul-
paix.
Dans les endroits où les chutes représentent une force motrice
suffisante, des filatures et des tissages sont venus s'installer; on
LES SPÉCIALISATIONS ACTUELLES. 49
ne compte pas moins de 27 usines de ce genre sur toute l'éten-
due de l'arrondissement. Quelques-uns de ces établissements
sont très importants; le tissage de Bouc, à lui seul, actionne
GOO métiers et occupe près de 800 ouvriers. Mais les fabriques
sont devenues tellement importantes que la vapeur est obligée
de venir en aide aux forces naturelles.
La forêt a favorisé rétablissement d'industries pour lesquelles
le combustible est l'élément indispensable ; il y a des verreries à
Hirson, à Quiquengrogne et au Garmouset. Dea forges et la)ni-
nom s'étaient installés autrefois au Pas-Bayard, où ils jouissaient
d'une situation tout à fait exceptionnelle, puisqu'ils se trou-
vaient près d'un graud étang, procurant une force motrice cons-
tante, et étaient entourés d'immenses forêts. Mais aujourd'hui le
bois n'est plus guère utilisé comme combustiJ^le ; on lui préfère
la houille, que les moyens de transport ont permis de fournir
à bon marché; aussi, au cours de cette évolution^ les hauts four-
neaux du Pas-Bayard ont perdu le bénéfice de leur situation ;
ils ont été transformés en fonderie de seconde fusion; ils ap-
partiennent aujourd'hui aux usines de Sougland, qui se sont
fait une spécialité de la construction des appareils de chauf-
fage.
On fabrique également des appareils de chauffage et des
objets en fonte émaillée, à Guise, dans l'usine du Familistère,
créé autrefois par Godin. Cette spécialité est l'objet d'un grand
commerce d'exportation.
A Saint-Michel, on trouve des fabriques de chaussures, une
boulonnerie, et une fonderie. Il y a une fonderie et un atelier de
construction de machines agricoles à La Vallée-aux-Bleds ; une
fabrique de chicorée, une fabrique de bi^osses et pinceaux et une
raffinerie de corps gras à La Gapelle. A Effy, la Société pari-
sienne des fourneaux Briffaut a acheté une ancienne filature
qui était actionnée par une chute d'eau, pour y installer un
atelier de construction très important. Hirson possède une fon-
derie d'acier et plusieurs usines dans lesquelles on fabrique la
camelote (bimbeloterie, casseroles, jouets, etc.). La broderie
mécanique est fabriquée à Wassigny et à Grougis.
4
IV
LES EFFETS SOCIAUX DE L'HERBAGE
Le développement admirable qu'a pris le pays, par suite de
la facilité des transports, a fait pénétrer dans toutes les classes de
la société plus de bien-être et de confortable. Le Tliiérachien
d'aujourd'hui ne doit plus voyager au loin, pendant des
mois, pour vendre les produits de son industrie. Il est même
devenu casanier. Sa première ambition est de posséder son
foyer; il s'y attache, il l'embellit, il s'ingénie à eh rendre le
séjour agréable, parce que c'est là que s'écoule la plus grande
partie de sa vie. On n'y rencontre pas un luxe criard et tapa-
geur, mais de ces bons meubles solides qui durent toute une
existence. L'intérieur est celui d'un petit rentier; mais ce qui
est le plus remarquable, c'est l'extrême propreté qui règne
partout.
Les femmes suivent la mode; lorsqu'elles sortent pour un
voyage, une réunion de famille, ou pour rendre visite à des
amis, elles sont mises simplement mais avec une certaine élé-
gance; elles ont souci de ne pas paraître ridicules; aussi, malgré
le peu d'occasions qui se présentent de sortir, elles font, chaque
année, des frais de toilette assez considérables. Les hommes
veillent avec soin sur leur tenue, jamais ils ne consentiraient
à aller en ville sans être habillés d'un bon complet de draperie.
L'herbager se nourrit bien. Le repas de raidi est le plus sul)-
stantiel; il comprend un plat ou deux, viande et légumes, pré-
LES EFFETS SOCIAUX DE l.'lIERBAGE. ol
parés avec soin et suffisamment abondants; le dessert se com-
pose de beurre ou de fromage et de fruits dans la saison; le
soir, on se contente généralement du potage, d'œufs et d'un peu
de laitage. La boisson habituelle est le cidre, mais il y a partout
en réserve à la cave quelques lionnes bouteilles de vins fins,
pour les jours de fête ou de réception. Chez lui, Fherbager est
sobre, il se distrait le soir en lisant les journaux, et, le dimanche,
en faisant une partie de boules avec ses voisins. La chasse est
aussi une distraction fort en honneur, c'est l'occasion de joyeuses
réunions. On a une préférence marquée pour les exercices en
plein air.
L'existence un peu monotone qu'on mène à la ferme finit par
peser à l'herbager aussi bien qu'au cultivateur ; de temps en
temps, pour y échapper, ils sont heureux de saisir le prétexte
de V agence ' qui se tient chaque semaine à la ville voisine ; là
on se retrouve entre amis ; tout en causant bruyamment, en
faisant des parties, il arrive parfois qu'on boit plus que de rai-
son, surtout lorsqu'on a réalisé une bonne affaire; on commence
par des chopes de bière et on finit par le Champagne. Le niveau
de la conversation n'est pas très relevé; la plaisanterie conserve
une forme des plus gauloises et quelque peu grossière. Il est
vrai que les distractions qui seraient capables de charmer l'es-
prit, de l'affiner, font complètement défaut; aussi, on ne se
montre pas exigeant sur le choix des spectacles ; les établissements
forains de passage, lors des fêtes et foires, obtiennent un vrai
succès.
On vit chez soi, en famille; mais, pour tromper les longues
soirées d'hiver, on organise des réceptions entre voisins, on a
conservé l'usage de la veillée ; on adore les bavardages sur le
pas des portes; on s'intéresse énormément à tout ce qui se
passe, à tout ce qui se dit et se fait chez les autres. On aime
beaucoup les cancans.
1. On donne le nom d'agence à une réunion de cultivateurs et, d'iierbagers qui
se tient chaque semaine à jour fixe, à une heure déterminée, dans un café de la
ville. Là, tout en buvant, courtiers et acheteurs font leurs propositions et traitent des
affaires.
52 LE TYPE THIÉRACHIEN.
L'argile limoneuse a fourni de tout temps les matériaux né-
cessaires à rédification des maisons. Autrefois elles étaient faites
de torchis, espèce de mortier composé d'argile et de paille ha-
chée; aujourd'hui on n'emploie plus que la brique cuite.
L'herbager aime ses aises, cela se voit, rien qu'à l'aspect
extérieur de son habitation : en bordure le long d'une route,
coifTée d'un immense toit d'ardoise, sans ornements, sans inuti-
lités, elle a un air robuste, solide, engageant, qui inspire con-
fiance. Quelquefois, un rosier, une glycine, encadrent une fe-
nêtre ou une porte, et forment, durant la belle saison, un décor
charmant. Au cours de mes promenades, j'ai souvent remarqué
le goût des habitants pour les fleurs ; on y apporte une véritable
coquetterie ; presque partout, la partie qui sépare la maison du
chemin, est occupée par un petit jardinet soigné avec amour;
du printemps à l'automne, les fleurs les plus riches s'y suc-
eèdeat, dans des parterres qui charmeut les yeux.
On sent aussi combien chacun est jaloux de son indépen-
dance; les maisons sont isolées, quelquefois séparées les unes
des autres par des espaces assez considérables; on est sur son
domaine, la propriété entoure l'habitation.
Cette disposition donne aux villages une physionomie parti-
culière, ils sont tout en longueur sur les routes; de là l'appel-
lation de Rue qu'on leur donne : la mie des Juifs, la rue Heu-
reuse, etc.. Chaque commune a de nombreux hameaux, des
écarts^ en sorte que souvent on passe d'un village dans un
autre sans cesser de rencontrer des habitations.
En entrant à l'intérieur, nous trouvons un logement salubre,
composé de pièces spacieuses en nombre suffisant. Des meubles
disparates, mais solides et empreints d'un certain cachet artis-
tique, composent le mobilier. On aime les vieilles armoires
en chêne massif; il n'est guère de maisons où je n'en ai aperçu
au moins une ; on se les transmet de génération en génération
comme des reliques de famille; aussi, à force d'être frottées et
astiquées, elles ont pris de délicieuses teintes ambrées. Au
cours de mes visites, j'ai souvent vu des journaux et des revues
agricoles tramer un peu au hasard sur une table ou dans l'en-
LES EFFETS SOCIAUX DE L'ilEHnAr.K. 53
coignure d'une fenêtre; quelquefois aussi, des livres bien
rangés sur une étagère ; ceci dénote un besoin de se renseigner,
de s'instruire, de faire une petite place à l'esprit. Dans chaque
babitation, il y a une pièce aménagée avec plus de soin, avec
une certaine recherche, généralement la salle à manger; c'est
là qu'on reçoit les visiteurs; il n'est pas rare d'y trouver un
piano, sur lequel hélas! la jeune fermière n'a plus guère le
temps de s'exercer.
La laiterie est tenue avec la plus méticuleuse propreté ; tous
les ustensiles, vases, écrémeuses, barattes, sont lavés à grande
eau et rangés aussitôt qu'on a fini de s'en servir. Ceux qui
fabriquent le fromage ont de grandes caves ou celliers ; il s'en
dégage une odeur nauséabonde qui incommode vivement ceux
qui n'y sont pas habitués.
Les étables, granges, remises et autres bâtiments sont presque
partout indépendants de la maison d'habitation; ils encadrent
la cour.
Nous avons vu que la femme joue un rôle 'prépondérant au
foyer ;ce^i qu'en effet,, chez l'herbager, la plupart des travaux
ressortissent de sa compétence ; aussi l'homme lui abandonne-t-il
volontiers la direction. Il ne se traite pas une affaire sans
qu'elle ne soit appelée à donner son avis, et sans qu'elle ne
prenne une part active à la discussion. C'est elle qui va au
marché vendre les produits de la ferme, et elle excelle dans
cette besogne; elle y apporte une véritable science; personne
ne connaît mieux les effets de la loi de l'offre et de la demande ;
longtemps à l'avance elle prépare ses réserves pour les écouler
au meilleur moment. J'en ai vu qui n'hésitaient pas à se mettre
en route par les plus mauvaises matinées d'hiver, en pleine
obscurité, alors que la neige tombait en grande abondance et
qu'on n'avançait qu'avec les plus grandes difficultés; eh bien,
elles éprouvaient une certaine joie de voyager par ce temps épou-
vantable, elles caressaient l'espoir que sans doute beaucoup de
leurs concurrentes seraient restées chez elles, et qu'alors le
beurre et les œufs se vendraient très cher.
Nous avons montré plus haut lamour du Thiérachien pour
Oi LE TYPE TllIERACUIEN.
la possession du sol; ceci explique son attachement au pays et
sa répulsion pour l'émigration. Si l'on y ajoute la loi du partage
égal qui tend à morceler les domaines, on comprendra que l'on
aboutisse à la limitation de la natalitc. Aussi, les familles nom-
breuses sont assez rares, on se contente d'un ou deux enfants.
Garçons et filles reçoivent l'instruction primaire à l'école de
leur village; puis, ceux qui appartiennent à la classe aisée,
sont, vers l'âge de douze ou treize ans, envoyés pendant quel-
ques années dans un établissement secondaire ou un pen-
sionnat de la ville. Ceux qui continuent leurs études, et se di-
rigent vers les carrières libérales, sont une exception ; le plus
souvent à seize, dix-sept ans, ils reviennent à la ferme pour aider
leurs parents et faire leur apprentissage. Puis les garçons s'en
vont au régiment; à leur retour ils n'ont plus qu'un souci, fonder
un nouveau foyer. Il arrive qu'ils peuvent dès lors reprendre
la ferme de leurs parents ou de leurs beaux-parents, mais très
souvent, ils reprennent, en attendant, une ferme dans le voisi-
nage, grâce au petit capital qu'ils reçoivent de leur famille au
moment du mariage, capital auquel vjent s'ajouter la dot de
la femme. Pour le surplus, le père se porte garant pour son
tils. V ('tablissejyient des enfants se fait donc par la famille.
Un fermier trouve facilement à se marier, car les jeunes
filles, contrairement à ce qui se passe aujourd'hui dans beau-
coup d'endroits, ne recherchent pas les fonctionnaires ou les
employés; la ville ne les attire pas, et cela se comprend, il y a
si peu de villes en Thiérache; la localité la plus importante,
Hirson, n'a que 8.500 habitants. Et puis, elles aiment leur pays,
elles tiennent à y rester; habituées de bonne heure au travail
et à l'économie, elles ont l'esprit pratique; d'ailleurs, elles n'ont
jamais grand temps pour rêver, pour se bercer d'un idéal ;
elles savent, dès l'enfance, qu'elles seront fermières un jour et
elles s'y préparent de leur mieux.
L'herbager est intelligent, ouvert aux idées de progrès; il
s'intéresse aux perfectionnements que la science apporte dans
son industrie, par la lecture de revues agricoles, de journaux
spéciaux et aussi en allant visiter les expositions annuelles (con-
LES EH^FETS SOCIAUX DE l'iIERBAGE. 55
cours général agricole, concours du comice). Cependant il n'ap-
plique que lentement les méthodes nouvelles ; la crainte de se
tromper le rend d une prudence excessive. Il n'est venu aux
machines, aux engrais, à l'assurance par la mutualité, qu'après
en avoir vu faire l'essai ailleurs, par d'autres.
Il a l'esprit d'association ; en son for intérieur, il en reconnaît
l'impérieuse nécessité; mais, pour rien au monde, il ne consenti-
rait à prendre la direction, à se mettre à la tête du mouvement;
de sorte qu'il faut qu'une influence étrangère intervienne pour
grouper les bonnes volontés. Au fond, il y a un peu d'égoïsme et
d'apathie, on voudrait tirer profit, sans avoir à agir, sans payer
de sa personne ; on aime mieux laisser faire le travail prépara-
toire, l'organisation, par d'autres; on s'abandonne aux hommes
d'action. Et même lorsque la voie est tracée, on sent encore des
réticences; les uns, avant de se décider, s'inquiètent de sa-
voir si Messieurs X et Y, qu'ils considèrent comme leur étant
supérieurs, feront partie de l'association; les autres, pour justi-
fier leur abstention, invoquent des raisons politiques, ou se re-
tranchent derrière des questions de personne ou de clocher. Le
plus difficile, c'est de donner le branle et de trouver un pre-
mier noyau d'adhérents.
Le Thiérachien ne croit pas au désintéressement : quand il se
voit sollicité de se former en groupement, il ne manque pas
de se demander : « Quel intérêt le Monsieur qui est à la tête
peut bien avoir à cela? »
Mais, à vrai dire, les opposants et les réfractaires systématiques
sont rares ; une fois qu'ils ont bien compris le but et les avan-
tages qu'ils peuvent retirer de l'association, quand ils l'ont vu
fonctionner, ils n'hésitent plus. Un professeur d'agriculture me
disait récemment que, dans toutes les communes où il avait
essayé la formation d'un syndicat agricole, il avait réussi et que
l'extension en était certaine.
Il y avait seulement quatre coopératives agricoles (appelées im-
proprement syndicats) dans l'arrondissement de Vervins, avant le
l"janvier 1906; ily en a tm^M l'heure actuelle. Il e\\<iie trente-
trois sociétés d' assurance mutuelle contre la mortalité du bétail,
56 LE TYPE THIÉRACeiE.X.
et une caisse de réassio^ance, dont le siège est à Yervins. Ces so-
ciétés d'assurance et de réassurance reçoivent des subventions
de l'État et du département. L'État verse, à titre de première
mise, une somme variant de 300 à 8t)0 francs, qui peut
d'ailleurs être renouvelée dans les années où les sinistres sont
nombreux; le Conseil général alloue uniformément à toute
société une subvention annuelle de 50 francs. La prime deman-
dée est de 1 à 2 p. 100 du capital assuré; l'indemnité payée en cas
de sinistre est de 75 p. 100 de la perte réelle. Le capital assuré
parles différentes mutuelles créées jusqu'ici atteint près de deux
millions.
On trouve aussi, dans l'arrondissement, quatre caisses de crédit
agricole, groupant ensemble 120 adhérents, et ayant un ca-
pital social de 30.000 francs.
Il s'est formé, au début de l'année 1908, un syndicat dlier-
bagers, ayant jjour objet la répression des fraudes sur les beurres
et la vente des pommes. A priori, il semble qu'il y ait là deux
objets bien difïérents, qui jurent d'être accouplés; cela s'ex-
plique par le fait qu'un herbager est toujours doublé d'un ven-
deur de pommes. En effet, pour élever des vaches, il faut
posséder des pâtures; or, presque toutes les pâtures sont plan-
tées de pommiers; on est donc, par la force des choses, à la fois
fabricant de beurre ou de fromage et marchand de pommes.
Pour ce qui est de la répression des fraudes, le syndicat
se propose de payer un inspecteur assermenté, qui aurait pour
mission de se rendre sur les différents marchés de la rég-ion
afin de saisir les produits frelatés et d'engager des poursuites
contre les fraudeurs.
En ce qui concerne la vente des pommes, il a été décidé qu'une
nomenclature serait établie ; pour que ce travail soit fait cons-
ciencieusement, à l'époque de la maturité, les membres des cham-
bres syndicales de chaque canton seront invités à prélever dans
leurs communes, et dans celles qui les avoisinent, un échan-
tillon des différentes variétés de pommes existantes, avec le nom
sous lequel elles sont connues dans le pays. Ces fruits seront
centralisés au chef-lieu d'arrondissement et soamis à l'exameQ
LES EFFETS SOCIAUX DE L HERBAGE. Tj /
d'une commission composée de pomiculteurs et de praticiens
émérites, qui compareront les échantillons et leur donneront
leur nom exact. Il sera ensuite formé un catalogue avec des
planches coloriées représentant chaque fruit; en regard, sera
placée une notice avec les résultats de l'analyse : richesse en
sucre, en tanin, etc.. Ce catalogue, très complet, sera tiré à un
nombre considérable d'exemplaires; il permettra de faire con-
naître les différentes variétés de la Thiérache et facilitera la
vente au loin par correspondance.
En Thiérache, ceux qui s'élèvent par la culture (herbagers
et cultivateurs) restent dans la culture et y poussent leurs en-
fants qui continuent la tradition. C'est une particularité remar-
quable dans notre société moderne où, trop souvent, les par-
venus ambitionnent, pour leurs fds, une carrière libérale,
de voir l'herbager demeurer fidèle au sol qui a fait sa fortune
et lui confier l'avenir de ses enfants.
Cependant on ne peut pas dire que le grand patronat existe ;
si on en rencontre quelques exemples, ce n'est pas dans les
exploitations agricoles, mais seulement dans l'industrie.
En général, tout le monde prospère et s'élève, quoique len-
tement; beaucoup arrivent à acquérir une modeste aisance, et
bien rares sont ceux qui ne peuvent amasser de quoi s'assurer
un morceau de pain pour leurs vieux jours.
A noter les tendances humanitaires des gens qui se sont éle-
vés par leur travail :
Godin, fils d'un forgeron d'Esquehéries, ayant acquis la for-
tune, songea en faire profiter ses ouvriers. En 1859, il édifie la
première aile de son « Palais social », plus connu sous le
nom de Familistère ; c'est une vaste caserne dans laquelle les
travailleurs sont au moins assurés de trouver des logements
confortables et sains, et tous les avantages de la vie en com-
mun : éclairage, chauffage, eau, secours aux malades, soins
aux enfants, et jusqu'à des distractions. Quand Godin mou-
rut, en 1888, pour achever son œuvre, il abandonna une
partie de sa fortune à ses ouvriers, qui sont aujourd'hui
les propriétaires du « Palais social », des ateliers et ma-
58 LE TYPE TIIIÉRACHIEN.
gasins avec leur outillage ainsi que des marchandises ^
A Saint-Michel, Savart, dont les origines sont des plus mo-
destes, ayant réussi à s'élever au grand patronat par la fabrica-
tion de la chaussure mécanique, fonde dans sa ville natale toute
une série d'oeuvres philanthropiques.
Les luttes politiques sont suivies avec un intérêt passionné ;
en période électorale, elles font l'objet de toutes les conversa-
tions. Les populations des campagnes se délectent surtout à la
lecture des grossièretés et des révélations scandaleuses que
publient les journaux sur le compte des candidats. Dans la
petite ville de Vervins qui compte seulement 3.200 habitants,
il n'y a pas moins de trois journaux politiques quotidiens! L'her-
bager qui est arrivé, recherche volontiers les honneurs et les
fonctions électives; il ambitionne de participer à la direction
des affaires communales, brigue la présidence d'une société,
ou la décoration du Mérite agricole. Cette recherche de la con-
sidération, ce besoin de paraître sont le point de départ de
luttes sourdes, de jalousies mesquines, de rivalités, qui divi-
sent les pays en apparence les plus paisibles.
Dans le Laonnois, les fonctions de conseillers généraux, con-
seillers d'arrondissement, maires, sont réservées aux grands
propriétaires terriens ou aux grands industriels ; en Thiéra-
che, elles sont surtout occupées par ceux que leur commerce ap-
pelle à voyager beaucoup, à se trouver en contact avec beau-
coup de monde, comme les médecins, les marchands de vins
en gros et les brasseurs. Il est à remarquer qu'un étranger
parvient plus facilement qu'un autochtone; entre gens d'un
même pays, on se connaît trop, l'esprit de dénigrement pousse
à rechercher les tares d'une famille et à les transmettre de géné-
ration en génération ; on préfère confier un mandat électoral à un
étranger qu'à un homme du pays auquel on est trop souvent
1. Au Familistère de Guise les ouvriers sont sélectionnés avec soin : on ne peut de-
venir .sociétaire qu'après trois ans de présence dans les ateliers, et pour être associé,
il faut cinq ans de présence, vingt-cinq ans d'âge, savoir lire et écrire et posséder
sur le fonds social une part d'au inoins 500 francs.
LES EFFETS SOCIAUX DE L HERBAGE. 51)
porté à n'attribuer aucune supériorité. Il faut avouer aussi que
cette région est pauvre en hommes politiques. Depuis que les
députés sont élus au scrutin d'arrondissement, la première cir-
conscription de Vervins a été constamment représentée par des
étrangers; au contraire, la seconde circonscription qui est moins
herbagère, Ta été alternativement par des indigènes et par des
étrangers. Dans son ensemble, la population de la Tliiérache est
d'opinion radicale et radicale-socialiste.
Conclusions. — Ce qui fait le plus défaut dans ce pays, ce
sont les dirigeants. Les petites exploitations ne forment pas
dhommes éminents, à l'initiative hardie, aux idées larges,
capables de se lancer dans de grandes entreprises. Le temps
considérable que le Thiérachien demande pour réfléchir sur les
propositions qui lui sont faites, la crainte perpétuelle qu'il a de
se tromper, le rendent d'une prudence excessive, eu font un
être timide, hésitant; il ne veut agir qu'à coup sur et il préfé-
rera toujours des affaires restreintes, exemptes d'aléas, à des
opérations plus considérables comportant une certaine part de
risques, mais susceptibles aussi de donner de gros bénéfices.
Pour expliquer ce trait de caractère, il suffit de rappeler cpie, le
plus souvent, Fherbager est parti de rien, qu'il s'est élevé len-
tement, à force de calcul, d'économie et de prudence; comme
il sait tout ce que son patrimoine représente d'efforts, on com-
prend qu'il hésite à le compromettre. D'ailleurs, l'herbager a
des goûts modestes, il ne cherche pas à conquérir une grande
fortune, il se contente d'une belle aisance; là se borne son am-
bition.
Nous croyons ne pas nous tromper en disant que, pendant
longtemps encore, la Tliiérache restera par excellence le pays
de la petite propriété. Grâce aux herbages, on y vit heureux sans
être astreint à un travail par trop pénible.
En Thiérache, ce sont les associations qui sont appelées à
remplacer le grand patronat absent; c'est en unissant leurs
intérêts que les petits faciliteront leur ascension. On parait
l'avoir compris : il existe à l'heure actuelle un mouvement dans
60 LE TYPE TIIIÉRACniEN.
ce sens; nous avons vu déjà combien les associations étaient
nombreuses et quel rôle important elles remplissaient. Jusqu'ici
elles ont donné de bons résultats lorsqu'elles s'appliquaient à
des opérations simples, facilement contrôlables, comme les
travaux de laiterie, l'assurance contre la mortalité du bétail, etc;
mais, dès que l'objet devient plus compliqué, le succès ne
s'affirme plus avec autant de force; nous verrons plus loin,
dans le chapitre suivant, la répugnance manifestée par les
membres du syndicat agricole de Fontaine pour se servir de la
caisse de crédit, qui pourrait cependant jouer pour eux le rôle
d'une banque locale dans des conditions exceptionnellement
avantageuses; nous avons vu que les membres du syndicat
hydro-électrique de Neuve-Maison ne parvenaient que très diffi-
cilement à équilibrer leur budget, malgré les subventions im-
portantes qu'ils avaient reçues, parce qu'ils vendaient l'énergie
à un prix beaucoup trop bas.
L'exploitation des herbages développe peu l'initiative ; aussi,
il faut bien le dire, jusqu'ici, c'est surtout du dehors qu'est
venue l'impulsion; ce sont des étrangers qui ont fondé les asso-
ciations, ce sont les professeurs d'agriculture qui ont organisé
les petits, qui leur ont fait comprendre l'intérêt qu'ils avaient à
se grouper. Mais les hommes intelligents, qui ont accepté une
part dans l'administration des sociétés, se forment au manie-
ment des grandes affaires; ils sont amenés à sortir de leur
horizon étroit, à avoir des vues d'ensemble; ils préparent, pour
la Thiérache, une classe de dirigeants habiles qui pourra exer-
cer un jour une influence considérable sur le développement
économique de ce pays.
— «cv^^^^^oo—
V
VARIÉTÉS DU TYPE THIÉRACHIEN DUS A LA CULTURE
Entre la région lierbagère de la Thiérache et les régions
situées au sud et à l'ouest (Laonnois, Vermandois, etc.), il existe
une zone intermédiaire, de transition, dans laquelle le type de
l'herbager est graduellement remplacé par celui du cultiva-
teur. Ceci est dû à une moditication du sous-sol qui, d'argi-
leux, devient calcaire. Nous étudierons d'abord le cultivateur
herbager, puis le cultivateur pur.
Le cultivateur herbager. — C'est dans les cantons d'Auben-
ton et de Vervins qu'on rencontre surtout le type du cultiva-
teur herbager. Là, les travaux des champs deviennent la princi-
pale occupation et absorbent à eux seuls toute l'activité. Il faut
labourer et ensemencer la terre, moissonner quand le temps
est venu, puis rentrer les récoltes, les battre, et les réaliser.
Sur les pâtures, on a plutôt tendance à faire de l'engraissement
que de l'élevage. Cela tient à ce que l'engraissement, quoique
moins productif, exige beaucoup moins d'attention et de soins.
Cependant on fait encore de l'élevage, surtout dans le voisinage
des villes, parce que le lait peut être vendu directement à la
consommation sans subir de transformation industrielle. Cette
vente est d'un excellent rapport : à Vervins, le lait, porté à
domicile, est payé à raison de 0 fr. 2251e litre. On fait encore
de l'élevage dans toutes les fermes où la femme veut bien con-
sentir à s'occuper elle-même de la laiterie ; le fermier n'a plus
62 I.E TYPE TUlÉUACIlIEiN.
le temps de se consacrer à ce genre de travail ; sa présence est
indispensable dans les champs pour donner des ordres et sur-
veiller les ouvriers.
Nous passons ici à un genre d'exploitation un peu plus com-
pliqué et nécessitant une mise de fonds plus importante que
chez riierbager complet. Le cultivateur doit d'abord acheter
les graines, les répandre en tenant compte de la nature du
sol; en outre, il est indispensable qu'il dispose d'un matériel
de culture et d'un outillage important (charrues, herses, ex-
tirpateurs, semoirs, faucheuses, moissonneuses, batteuses, etc.);
enfin il lui faut des attelages en nombre suffisant et un person-
nel nombreux. Tandis que l'herbager touche chaque jour le
revenu de son travail, le cultivateur doit attendre plusieurs
mois ; il ne sait pas au juste ce que lui donnera la récolte qu'il
vient de confier au sol; tant que la moisson n'est pas coupée
et rentrée, elle est à la merci d'un caprice de la température.
Le cultivateur est plus prévoyant que l'herbager proprement
dit, il constitue une forme supérieure du patronat.
Le domaine est plus étendu que celui de l'herbager complet ;
la culture, en effet, donne des résultats d'autant plus avanta-
geux qu'on opère sur de plus grands espaces.
M. Bailly possède à la Sablonnière, commune de Jantes, une
ferme herbagère de 100 hectares : 60 sont en culture, le reste
en prés et prairies. Il importe de signaler que ce n'est qu'au
prix d'efforts longs et soutenus, à force de temps et de patience,
que le propriétaire est parvenu à rassembler un domaine aussi
étendu ; dans cette région, la propriété est très morcelée.
Les terres de la Sablonnière sont rouges, argileuses, géné-
ralement difficiles à travailler; elles donnent néanmoins de
bons rendements quand elles sont cultivées à temps et fumées
d'une manière convenable. Au point de vue chimique, ces terres
sont pauvres en acide. phosphorique et en chaux. On a remédié
à cet inconvénient par des marnages et par l'emploi, comme
engrais, de scories de déphosphoration.
Les 00 hectares cultivés [font l'objet d'un assolement trien-
VARIÉTÉS DU TYPE TIIIÉRACniEN DUS A LA CULTURE. G3
nal sans jachère; ils sont empouillés de la manière suivante :
28 hectares en blé, 18 hectares en avoine, i hectares en
féveroUes et avoine mélangés; le reste en plantes légumineuses.
Le blé produit de 16 à 18 quintaux à l'hectare; ces résultats
ne sont pas énormes si on les compare avec ceux obtenus
dans les terres les plus riches du Laonnois, mais tels quels, ils
méritent d'être signalés parce que, dans cette région, les ter-
rains produisent beaucoup de paille et peu de grains.
Le bétail à l'engrais comprend 20 bœufs et 20 vaches, pres-
que tous de race nivernaise. On ne pratique que l'engraisse-
ment à la Sablonnière ; les travaux des champs absorbent toute
l'activité, et la main-d'œuvre est rare ; double raison pour
qu'on renonce à compliquer l'entreprise des soins délicats
qu'exige une laiterie.
Dans les écuries une dizaine de chevaux de trait pour effec-
tuer les travaux.
Une particularité de cette région, c'est qu'on ne s'y adonne
pas qu'à l'élevage et à l'engraissement des bovidés; on fait aussi
du cheval. L'herbager complet n'a pas besoin de chevaux, ou
du moins très peu, un ou deux lui suffisent; il emploie de pré-
férence, pour ramener son lait des pâtures, des ânes ou des chiens.
Le cheval, au contraire, est l'auxiliaire indispensable du cultiva-
teur; il s'en sert à chaque instant pour effectuer ses charrois et
travailler ses terres ; il est donc naturel qu'il soit son propre four-
nisseur ; il a toutes facilités pour cela puisqu'il possède des pâ-
tures; nulle part cependant on ne pratique cet élevage d'une
façon exclusive.
Nous avons vu, dans la partie historique, que les Thiérachiens
furent autrefois « des voituriers au long cours » ; pour effec-
tuer leurs randonnées à travers la France, il leur fallait de so-
lides attelages. L'élevage du cheval remonte donc très loin et
la transformation récente du pays a permis de conserver ce
genre d'occupation; dans le passé, il fallait des chevaux pour
effectuer les transports, véhiculer les produits de l'industrie;
aujourd'hui il en faut pour les besoins de la culture. Les ani-
64 LE TYPE THIÉRACHIEN.
maux se vendent facilement à un prix rémunérateur ; nous
nous trouvons en effet dans le voisinage immédiat de la région
de la grande culture; de plus, les brasseurs, les meuniers, et les
marchands de bois de la région emploient tous des chevaux.
La race qui est le plus communément élevée dans le pays,
est celle connue sous le nom de cheval de trait du type arden-
nais belge. Mais l'Etat, qui a plusieurs dépôts d'étalons dans la
région, semble pousser les éleveurs à faire du cheval demi-sang-
afin d'assurer le service de remonte de l'armée. Le demi-sang
n'est pas avantageux pour les éleveurs, d'abord parce qu'il né-
cessite trop de soins, ensuite parce qu'on ne peut le vendre qu'au
bout de trois ou quatre ans, sans qu'il ait rendu le moindre ser-
vice à son propriétaire. D'un autre côté, pour être achetés par la
commission de remonte, les animaux doivent répondre à tel-
lement de conditions qu'on n'est jamais assuré qu'ils seront
pris. Si le gouvernement n'en veut pas, ils deviennent d'un
placement difficile, les chevaux de luxe n'étant plus guère
demandés aujourd'hui ; et comme ils ne peuvent rendre aucun
service à la ferme, on est bien obligé de s'en débarrasser au
plus tôt, quitte à perdre dessus.
Le cheval de trait au contraire est toujours utilisable; un vice
de conformation, une tare due à un accident ne l'empêche pas
de traîner des fardeaux ou de conduire la charrue ; la même
tare chez les demi-sang en ferait un animal invendable. Le
cheval de trait commence à travailler vers l'âge de dix-huit
mois et il peut être vendu à partir de ce moment ; il est aussi
d'un placement plus facile.
Aussi la plupart des cultivateurs élèvent le cheval de trait.
Très peu font le demi-sang.
Le cultivateur proprement dit. — Dans les cantons de Sains
et de Guise, l'herbage se trouve encore réduit; les prairies ne
sont plus guère qu'en proportion d'un dixième par rapport aux
terres arables. Aussi, commençons-nous à voir paraître de
grandes exploitations agricoles. On rencontre quelques fermes
de plus de 300 hectares, et celles atteignant 200 ne sont pas
VARIÉTÉS DU TYPE THIÉRACHIE.N DUS A LA CULTURE. 65
rares. Cependant, dans les vallées, on retrouve encore des petites
exploitations presque exclusivement lierbagères.
M. Lefèvre exploite à Courcelles, près de Guise, une ferme
qui peut être considérée comme un des établissements agricoles
où l'on rencontre Inapplication intelligente et raisonnée de
toutes les améliorations connues.
Le domaine a une étendue de 250 hectares dont 20 en bois et
25 en pâtures. Les bâtiments de la ferme sont admirablement
disposés, entre une colline contre laquelle ils sont adossés et les
prairies au bas desquelles coule la rivière d'Oise dont la vue a
été ménagée. L'aspect est des plus pittoresques.
La cour est très bien encaissée, l'écoulement des eaux s'effectue
rapidement vers la rivière à l'aide de caniveaux en grès. Les
fumiers sont portés chaque jour dans un parc qui peut servir
de modèle; entouré d'un mur surmonté d'un grillage, il se
trouve arrosé seulement par les eaux pluviales, et le purin est
recueilli sans perte.
Les écuries, bouveries, vacheries, sont intelligemment cons-
truites et munies de tous les perfectionnements. La partie supé-
rieure est formée de voûtes en briques reposant sur des poutres
en fer, le sol est bétonné, et des rigoles sont ménagées pour
l'écoulement des purins vers les citernes. Les mangeoires des
étables sont disposées de telle sorte qu'elles assurent à chaque
animal sa part de nourriture.
Une fosse en briques surmontée d'une toiture, sert à recevoir
les betteraves fourragères; elle communique directement avec
le coupe-racines. Une seconde fosse exactement semblable sert
à recevoir les pulpes, tandis que, dans une troisième, on procède
à l'enlisage des fourrages verts, qui se trouvent comprimés au
fond par un dispositif de madriers et de vis.
Les travaux de culture sont exécutés par 27 chevaux de trait
et 10 bœufs; ces animaux sont bien choisis et en parfait état;
chaque année, quand l'ouvrage est suffisamment avancé, M. Le-
fèvre engraisse les quatre bœufs qui lui paraissent les moins
propres au travail et il les remplace au mois d'août suivant.
5
66 ' LE TYPE TUIÉRACUIEN.
La vacherie se compose d'un taureau et de 35 vaches fla-
mandes, maroillaises et normandes ; les laitières, 26 environ,
sont en pâture, leur lait est vendu à Guise. La vente directe du
lait n'incite pas à faire de l'élevage, elle ne pousse pas le cul-
tivateur à sélectionner les espèces de façon à augmenter la ri-
chesse en matières grasses; aussi M. Lefèvre se contente d'a-
cheter de bonnes vaches à lait partout où il les trouve sans
s'occuper de la race à laquelle elles aj)partiennent.
La bergerie est peuplée de 220 brebis, 100 agneaux et
50 brebis grasses, type métis-mérinos.
Les effets de la culture. — Il nous reste à voir quels sont
les efi'ets nouveaux que le développement de la culture exerce
sur le type thiérachien .
Dans les pays où la culture domine, l'aspect change , la cam-
pagne est moins verdoyante, les villages plus agglomérés et
moins riants; on ne trouve plus autant de ces coquettes maisons
de briques, environnées d'une pâture ou d'un jardinet. D'hum-
bles demeures se pressent les unes contre les autres, comme
pour se prêter un mutuel appui; avec leur air renfrogné, leurs
façades délabrées, elles nous disent qu'ici on éprouve plus de
difficulté pour vivre. Les fermes sont moins nombreuses, mais
plus importantes; chacune comprend plusieurs corps de bâti-
ment : étables pour les bovidés, écuries pour les chevaux, ber-
geries, granges pour rentrer les récoltes, remises pour abri-
ter un outillage encombrant, etc.. Le domaine du cultivateur
est plus étendu que celui de l'herhager; la culture donne des
résultats d'autant plus avantageux qu'on opère sur de grands
espaces. Mais il est indispensable, pour se mettre à la tête d'une
culture, de posséder l'argent nécessaire aux avances de toutes
sortes qu'on sera obligé de faire avant de toucher la récom-
pense de ses efforts. Cependant il y a lieu de remarquer qu'il est
plus facile au cultivateur de s'étendre qu'à l'herhager; les
terres labourables de Thiérache n'étant pas très fertiles et exi-
geant, pour produire, beaucoup d'engrais, se vendent bien moins
cher que les pâturages ; pour la même raison, les locations sont
VARIÉTÉS DU TYPE TIIIÉRACIIIEN DUS A LX CULTURE. 67
aussi moins élevées. Les prix sont fort variables, ils sont en rap-
port avec la richesse du sol; les meilleures terres se vendent
jusqu'à 5.000 francs l'hectare, les moins bonnes atteignent
à peine 2.000 francs; les premières se louent de 150 à 160 francs,
les secondes de iO à 80 francs. Lors des ventes, les amateurs
sont plus rares, on ne se dispute pas les terres avec la même
ardeur que les prairies; cela tient à ce qu'on ne devient pas
aussi facilement cultivateur quherbager. Dans les pays de
culture, la concentration se fait plus aisément entre les mains
de ceux qui possèdent déjà ; il est à remarquer qu'au fur et à
mesure que l'herbage diminue, le domaine augmente d'étendue ;
la petite propriété domine dans la région exclusivement herba-
gère, la moyenne dans les cantons où la culture et l'herbage
se trouvent associés, et on rencontre quelques grands proprié-
taires dans les pays où il y a le moins de prairies.
Quant aux ouvriers agricoles^ en nombre restreint, ils sont
généralement bien considérés, je dirai même traités avec
certains égards; leur salaire est assez élevé, il ne descend pas
souvent au-dessous de 3 francs par jour.
Dans les cantons de Sains et de Guise, là où il y a le moins de
pâturages, l'évolution aurait tendance à se faire à la fois vers
la grande et la petite propriété au détriment de la moyenne.
L'exploitation moyenne ne peut lutter contre la grande qui a
des frais généraux moindres et qui supplée à la difficulté de la
main-d'œuvre par l'emploi de machines perfectionnées. Le
petit cultivateur, qui fait tout par lui-même, avec l'aide passa-
gère d'un ou deux ouvriers, ne se laisse pas absorber, il arrive
toujours à se tirer d'affaire.
Dans les pays de cultures, on a beaucoup ynoins recours à
l'association que. dans la région herbagère. D'une part, on ren-
contre une classe supérieure plus considérable, et, d'autre part,
l'industrie mécanique est moins développée : plus de beurre-
ries, etc. On ne rencontre guère que des coopératives d'achat.
Voici, à titre d'exemple, \q fonctionnement d\me coopérative
agricole. Il existe dans la commune deFontaine (83i habitants) une
coopérative agricole dont la création remonte au 2 janvier 1906 ;
68 LE TYPE THIÉRACHIEN.
elle compte 42 membres et a fait pour 6.000 francs d'affaires
dans le courant de la première année. Chaque sociétaire ac-
quitte un droit d'entrée de 2 francs et une cotisation annuelle de
2 francs également ; ceci pour servir à couvrir les frais d'admi-
nistration ; la coopérative ne reçoit aucune subvention ; son but
principal est d'arriver à faire des achats et des ventes en com-
mun, afin de pouvoir profiter de conditions avantageuses; il y
a été adjoint une caisse de crédit. Cette caisse de crédit est, en
quelque sorte, une banque, qui se propose de faire aux adhé-
rents des prêts à faible taux d'intérêt, en profitant des avan-
tages accordés par les lois du 4 novembre 1894 et 31 mars 1899 ^
Les syndiqués ont émis entre eux un certain nombre de parts
de 25 francs ; ils sont arrivés à souscrire par ce moyen un capital
de 1.100 francs. Cette somme a été versée à la Caisse régionale
de la Marne, de l'Aisne et des Ardennes, qui en paye l'intérêt
à raison de 3 p. 100. Moyennant ce dépôt, la caisse régionale
fournit à la caisse locale une somme quatre fois plus forte à un
taux annuel voisin de 2 p. 100.
Souvent, au village, on est riche sans avoir beaucoup d'argent
en caisse ; la fortune du cultivateur réside dans ses récoltes de
belle apparence qui achèvent de mûrir dans les champs, dans
le veau qu'il attend d'un jour à l'autre et qu'il compte vendre
pour réaliser un peu d'argent. Mais il est des moments où il est
gêné; si une traite arrive, pour la solder, il sera obligé d'em-
prunter, d'avoir recours aux bons offices d'un banquier et de
payer de gros intérêts.
Avec la caisse de crédit, tous ces inconvénients disparaissent :
si le cultivateur n'a pas d'argent pour faire face à une échéance,
il présente son effet à la caisse locale de crédit, qui le solde à
sa place ; en échange, elle lui demande de souscrire un billet de
pareille somme, payable à une date déterminée, 3, 4, 5, 6 mois
et même plus; ce billet, après avoir été cautionné par l'un
1. Aux termes de la loi du 31 mars 1809, l'avance de 40 millions de francs et la
redevance annuelle à verser au Trésor par la Banque de France sont mises à la dis-
position du gouvernement pour être attribuées à titre d'avances, sans intérêts, aux
caisses régionales de crédit agricole mutuel, qui sont constituées d'après les dispo-
sitions de la loi du 5 novembre 1894.
VARIÉTÉS DU TYPE TniÉRACHIEN DUS A LA CULTURE. 69
des coopérateurs et endossé par le président de la caisse locale
de crédit, est remis à la caisse régionale qui le met en circula-
tion; au jour de l'échéance, il revient au souscripteur qui
en acquitte le montant, mais au lieu d'avoir payé le taux élevé
qu'aurait réclamé un banquier, il n'a eu à payer que l'intérêt
très modique de 3, 5 à 4 p. 100 l'an. On saisit immédiatement
tous les avantages que les coopérateurs peuvent retirer du fonc-
tionnement d'un pareil organisme. Cependant, ils hésitent à se
servir de cette sorte de banque locale qu'ils ont là à leur portée ;
ils préfèrent courir chez le banquier de la ville voisine; ceci
par un faux point d'honneur, pour que leurs voisins ne sachent
pas qu'ils ont besoin d'argent, pour éviter d'avoir à leur de-
mander de se porter caution pour eux. C'est à qui ne se servira
pas de la caisse de crédit; il suffirait que ceux qui passent pour
les plus fortunés du pays en fassent usage pour qu'immédiate-
ment tout le monde l'utilise.
La pratique des achats en commun permet, aux petits, de
profiter des conditions exceptionnelles qui sont faites à ceux qui
passent de gros marchés. Chaque petit cultivateur, pris isolé-
ment, est un consommateur beaucoup trop faible, pour pouvoir
faire venir des engrais ou des graines par wagons complets. Il
paie donc sa marchandise plus cher ; d'abord parce qu'en
achetant de petites quantités, il ne peut s'adresser aux mar-
chands en gros; il est obligé de passer par les mains d'in-
termédiaires qui prélèvent un bénéfice; ensuite il est certain
que les prix unitaires de transport sont plus élevés pour une
petite quantité que pour une grande.
Mais si les coopérateurs réunissent leurs commandes, les
groupent pour n'en plus faire qu'une seule, ils vont devenir
un consommateur extrêmement important et alors obtenir des
conditions d'achat et de transport bien plus favorables. Cette
importance s'accroît encore du fait de l'adjonction d'autres
groupements; les ordres de commande peuvent être centralisés
par une union des coopératives. Ainsi, grâce à un peu d'entente,
par le jeu de la mutualité, les associés se trouv^ent placés dans
des conditions exceptionnelles, au point de vue des achats de
70 LE TYPE THIÉRACHIEN.
semence, d'engrais, d'instruments agricoles, etc.. Sur certains
articles l'économie réalisée atteint 15 p. 100.
L'association dont nous parlons est justement en train d'étu-
dier en ce moment l'achat d'une batteuse mécanique, dont cha-
cun se servirait à tour de rôle. Il s'agit d'un instrument très
coûteux que pas un seul ne pourrait se payer parce qu'il
immobiliserait une grosse somme et ne servirait que peu de
temps chaque année. En se mettant à beaucoup pour en faire
l'acquisition, le sacrifice de chacun sera léger ; il sera compensé
par l'avantage d'avoir presque gratuitement à sa disposition
une machine pour battre les récoltes.
Gomme travaux réalisés jusqu'ici par la coopérative, il con-
vient de citer l'établissement d'une bascule. Cette installation a
coûté 1.900 francs; le prix perçu pour chaque pesée est de
0 fr. 50 ^ Les sociétaires sont enchantés, ils estiment à 5 francs
par voiture le bénéfice qu'ils ont en faisant peser sur leur bas-
cule les marchandises qu'ils livrent; maintenant, ils ne sont plus
exploités, on leur paye exactement tout ce qu'ils fournissent.
Le comice agricole, en recherchant les meilleures méthodes
de culture et d'élevage, en organisant des concours annuels
dans lesquels des récompenses et des encouragements sont pro-
digués à ceux qui ont obtenu les meilleurs résultats, a été pour
quelque chose dans le développement qu'a pris le pays. Avec
l'aide du professeur d'agriculture, tous les ans, des champs
d'expérience sont organisés sur différents points de l'arrondis-
sement; le compte rendu de ces essais comparatifs est publié
dans les journaux locaux. Rien d'intéressant comme de suivre
les différences de rendement obtenues suivant la quantité et la
nature des engrais employés ; rien n'est plus propre à convain-
cre de la nécessité d'amender la terre et des avantages qu'on
peut en retirer. Je regrette seulement une chose, c'est que le
comice qui consacre chaque année une somme importante pour
la confection d'un superbe programme de concours, avec la liste
complète des sociétaires, la composition des difïcrentes commis-
! . La pratique a démontré que le prix réclame pour chaque pesée était trop modique.
VARIÉTÉS DU TYPE THiÉRACfllEN DUS A LA CULTURE. 71
sions, etc., n'ait pas souci de publier en un petit fascicule,
facile à consulter et à ranger, le résultat des expériences qui
sont faites chaque année. Le concours passé, le programme
n'offre plus aucun intérêt, tandis que les rapports des commis-
sions, et ceux relatifs aux champs d'expériences, sont des do-
cuments précieux auxquels on a souvent besoin de se reporter.
Dans la région de culture, l'industrie se borne aux fabrica-
tions agricoles. Ainsi, on trouve des sucreries à Monceau-le-Neuf ,
à La Neuville-Housset, à Flavigny et à Villers-lez-Guise, et des
distilleries à Vervins et à Marfontaines.
Si, dans le sud de la Thiérache, l'herbager a été en se rap-
prochant du cultivateur, dans le nord, au contraire, il a été en
s'accentuant. Dans l'arrondissement d'Avesnes, il n'y a plus trace
de culture, c'est l'herbag-e qui occupe la majeure partie du sol.
Mais, de ce côté, la petite fabrication a disparu complètement,
c'est la grande industrie qui prédomine. Les associations et les
coopératives fourmillent dans la région industrielle ; on a telle-
ment l'habitude d'agir en commun, qu'on trouve tout naturel
de s'associer et qu'on le fait quelquefois pour la moindre des
choses et d'une façon momentanée. Voici, sous ce rapport, un
exemple bien caractéristique : Je me trouvais un jour en visite
chez des amis qui habitent Fourmies ; pendant l'entretien, une
jeune femme survint et dit à la maîtresse de maison : « Ma-
dame X., j'ai l'occasion d'avoir, dans le pays de mon mari, des
pommes de terre à raison de tant les 100 kilos, mais pour obtenir
ce prix avantageux, il faut en prendre au moins 1.000 kilos; j'ai
déjà deiLx voisines qui se sont inscrites l'une pour 200, l'autre
pour 250 kilos; voulez-vous profiter de l'occasion? » Et Ma-
dame X., séduite par le prix exceptionnel, s'inscrivit, elle aussi,
pour une certaine quantité. J'ai su depuis que cette façon de pro-
céder était beaucoup pratiquée parles ménagères de la région,
surtout pour les achats de légumes et de combustible.
En terminant cette étude, il nous a paru intéressant de noter,
que les différentes variétés de types, que nous venons de signa-
ler et qui paraissent aujourd'hui si nettement tranchées, ne
72 LE TYPE THIÉRACHIEN.
sont apparues que depuis la transformation récente du pays,
sous le développement des transports. Il est probable que les
progrès qui s'accompliront dans l'avenir ne feront qu'accentuer
davantage le caractère propre à chaque région. Ce qui permet
de le croire, c'est que, jusqu'à maintenant, ce développement
des transports, néfaste dans certaines régions, n'a eu, dans la
Thiérache, que des effets heureux. L'ancienne médiocrité s'est
changée en une aisance solide, sur laquelle il ne faudrait ce-
pendant pas s'endormir; que de fois n'a-t-onpas vul'aisance, en
développant l'oisiveté, être le prélude delà décadence! Et au-
jourd'hui, plus que jamais, il ne faut pas oublier que la con-
currence plus étendue et plus âpre exige que l'on soit toujours
sur la brèche. Il est à souhaiter que les Thiérachiens ne l'ou-
blient pas, et qu'ils continuent à s'adapter aux conditions nou-
velles causées par les transformations modernes.
Eugène Creveaux.
U Administrateur-Gérant : Léon Gangloff.
TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET C*". — PARIS
FÉVRIER 1909
55 LIVRAISON
BULLETIN
DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
DE SCIENCE SOCIALE
fiOllMAIRE : Xouvoaux membres. — L'art hollandais, par Paul Roux. — L'Émigration luc-
quoise, par Paul Roux. — La pi-ospéritr sociale, par Paul Descamps. — Les réunions men-
suelles'. — La prochaine réunion. — Le R. P. Schwalm. — Bibliographie. — Livres reçus.
— Correspondance. — Avis aux lecteurs.
NOUVEAUX MEMBRES
MM.
L'abbé Jouanolou, 14, rue Meselin,
Tarbes (Hautes-Pyrénées), présenté par
M. Paul de Rousiers.
Le D"" Carlos Champalimand, Rocio 30,
loLisbonne (Portugal), présenté par M. José
de Mattos Braamcamp.
PosTEL, rue Amiral-Courbet, 19, Cher-
bourg (Manche), présenté par le même.
J. AvENOL, inspecteur des finances,
9, rue Jasmin, Paris, présenté par M. Mau-
rice Fougère.
Snr. D"" José Augusto, Natal, Est. do Rio
Grande do Norte (Brésil), présenté par
M. Paul de Rousiers.
Maurice Bouts, 20, rue Dusétel, Ver-
sailles, présenté par le même.
L'ART HOLLANDAIS
Voici quelques réflexions au sujet de l'art
hollandais ou au moins d'un des côtés de
la peinture hollandaise. Les tableaux de
genre y tiennent une grande place ; les
tableautins peignés à la loupe y sont nom-
breux; les recherches d'effets y abondent;
enfin toute la peinture du xviii'' siècle y
est représentée par des natures mortes.
C'est bien là le mot qui convient. Il ne
semble pas qu'en général les Hollandais
aient eu le sentiment de la nature spon-
tanée, de la nature telle qu'elle est, de
celle qui existe en dehors de l'homme, lis
la voient toujours à travers l'intervention
de l'homme. Il n'est peut-être pas jusqu'au
clair obscur de Rembrandt qui ne dérive
de ce sentiment particulier de la nature :
ses personnages sont toujours éclairés
par une lumière modifiée, dirigée, cana-
lisée, par une lumière d'appartement.
C'est au lieu même qu'il faut demander
l'explication de cette conception de la na-
ture . En Hollande rien n'est naturel , tout est
modifié, arrangé. La nature vraie, ce serait
la mer presque partout, et des marécages
sur le reste du pays. La campagne n'existe
que par une intervention incessante de
l'homme ; c'est ce qui lui donne un aspect
artificiel. Tout est tiré au cordeau, brossé,
peigné. L'homme a pris ici l'habitude de
vaincre la nature et cette habitude est
encore renforcée par le jardinage. Aussi
ne se contente-t-il pas de peindre les
maisons des couleurs les plus invraisem-
blables, mais il badigeonne encore les
troncs des arbres et il en mutile les bran-
ches pour les mettre à l'alignement. L'o-
bligation de veiller avec soin sur les di-
gues et sur l'écoulement de l'eau, sur toute
cette campagne si bien arrangée rend for-
cément minutieux, et la propreté hollan-
daies avec ses lavages, nettoyages et asti-
quages perpétuels est due en partie à cette
minutie, encore qu'elle soit aussi une con-
séquence du climat. On constate que les
villages ressemblent souvent à des décors
d'opéra et que les Hollandais ont le goût
du bibelot, des objets minuscules et des
tours de force de fabrication; il semble
bien que l'origine de ce goût doive être
cherché dans l'habitude de forcer et de
contraindre la nature qui est ici imposée
aux hommes par les conditions du lieu et
22
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
développée par les conditions du travail.
D'autre part, n'oublions pas que les jours
de soleil sont rares et que la pluie est
fréquente ; la vie s'écoule donc plus dans
l'intérieur des maisons qu'en pleine cam-
pagne ou sur la place publique. L'œil ac-
quiert ainsi une optique particulière ; il
voit tout sous un éclairement unilatéral, et
il prend goût aux reflets et aux jeux de
lumière. Il faut que cette maison où l'on
passe ses jours soit agréable et ornée ; on
l'encombre d'objets de prix ou de choses
rares, parfois jolies, mais qui ne sont plus
ici dans leur cadre naturel, et ne font pas
corps avec le milieu où elles se trouvent.
Les artistes ont certainement été in-
fluencés par cette tournure d'esprit gé-
nérale et par ces exigences de la vie quo-
tidienne. S'ils nous ont laissé tant de
tableaux de chevalet, c'est que les riches
commerçants de Hollande désiraient en
orner leurs appartements; s'ils peignen\.
avec tant de soin des jupes de soie et des
corsages de velours, c'est que les reflets
savamment calculés et les plis soigneuse-
ment dessinés en devaient plaire aux ama-
leurs; si Schalken s'amuse à des jeux de
lumière, c'est que ses contemporains de-
vaient prendre un plaisir extrême à ces
bizarreries. Si plus tard les peintres n'ont
plus fait que de la nature morte, c'est que
les urbains voyaient plus souvent des ani-
maux morts que des animaux vivants, des
fruits dans une coupe que des fruits sur
l'arbre, des fleurs coupées que des fleurs
vivantes. Le Hollandais ne concevait plus
ta nature sans l'intervention de l'homme.
Paul Roux.
L'ÉMIGRATION LUCQUOISE
« Lorsque Christophe Colomb aborda en
Amérique, la première personne qu'il ren-
contra était un Lucquois, qui vendait des
figurines. » C'est par ce dicton que les
Italiens expriment Timportance et l'an-
cienneté de l'émigration lucquoise. Au
moyen âge, les Lucquois furent de hardis
navigateurs, et le commerce leur procura
une richesse qui leur permit de porter à
un haut degré de prospérité l'agriculture
de leur petit pays. La faible étendue du
territoire de la République la garantit con-
tre les ambitions de ses voisins et lui per-
mit de maintenir son indépendance jus-
qu'en 1799.
Resserré entre les Apennins et la mer,
le pays lucquois se subdivise en trois zones
d'importance inégale : la plaine, la colline
et la montagne.
La vigne et l'olivier en culture mixte
avec les céréales, caractérisent la région
des collines. La moyenne et la grande pro-
priété s'y sont conservées autour des villas
des riches marchands. Aujourd'hui cette
aristocratie urbaine est bien déchue; ses
représentants actuels, à demi-ruinés, vivent
dans l'oisiveté et l'insouciance, sans rien
faire pour reprendre dans le monde mo-
derne la place qu'occupaient jadis leurs
pères. Certains d'entre eux s'intéressent
cependant à l'agriculture et réalisent quel-
ques améliorations sur leurs terres. On
voit alors le métayage pur, qui permet et
suppose une large intervention du pro-
priétaire, se substituer au contrat mixte,
caractérisé par une redevance fixe en
céréales, les produits de la vigne et de
l'olivier se partageant par moitié. Les
métairies sont petites, environ 3 hecta-
res : c'est qu'un seul fils reste généra-
lement avec le père, les autres émigrent
et, lorsqu'ils reviennent, ils veulent s'é-
tablir de façon indépendante soit comme
colons, soit plutôt comme propriétaires.
Aussi, dans certaines paroisses, la petite et
très petite propriété existent-elles seules.
Ce sont elles aussi qui dominent presque
exclusivement dans la plaine et dans la
montarjne. Celle-ci a pour caractéristtque
le châtaignier : on ne conçoit pas une mé-
tairie, un domaine sans châtaigneraie. La
farine de châtaigne sert à la nourriture
de l'homme et des porcs; la feuille de
châtaignier est utilisée comme litière, car
la paille des céréales est vendue aux pa-
peteries qui sont assez nombreuses dans
la basse vallée du Serchio. Ces papeteries
consomment aussi beaucoup de peupliers,
ce qui pousse nombre de propriétaires à
planter cet arbre le long des prairies.
Nous trouvons également des fabriques de
DE SCIENCE SOCIALE.
23
tanin qui travaillent à la destruction des:
châtaigniers de la montagne. Il y a même
eu des interpellations à la Chambre à ce
sujet. La maladie de Vencre fait aussi de
grands ravages. Mais si le châtaignier dis-
parait de la vallée du Serchio, la popula-
tion n'en sera pas pour cela réduite à la
misère ; elle trouvera encore des moyens
d'existence dans les filatures de jute et de
coton et dans les industries diverses qu'at-
tirent dans la vallée une main-d'œuvre
féminine abondante et la possibilité d'em-
ployer la force liydraulique ; en outre, l'é-
migration qui s'est beaucoup développée
depuis une trentaine d'années est une
source de richesse pour le pays.
L'émigration de la montagne lucquoise
est une émigration dans le commerce avec
esprit de retour. La route qui va de Bagni
di Lucca à Barga, est bordée sur presque
tout son parcours de maisons neuves, dont
l'aspect extérieur fait contraste avec les
métairies qu'on aperçoit çà et là. Au rez-
de-chaussée se trouve souvent un café, un
restaurant, une épicerie, une boutique
quelconque. Les émigrants, de retour au
pays, y continuent un commerce analogue
à celui qu'ils exerçaient à Pittsburg ou cà
Chicago, car c'est surtout vers les grandes
villes des États-Unis que se dirigent les
jeunes montagnards lucquois. Ils débutent
comme commis chez des parents ou des
amis, en attendant le moment de s'établir
à leur compte; dans ce cas, ils ont presque
toujours un associé, ce qui leur permet de
retourner faire au pays quelques séjours
avant d'y revenir définitivement. Clasgow
est aussi un centre d'émigration, mais ce
sont toujours les mêmes métiers qu'exer-
cent les Lucquois. Le principal d'entre
eux est celui de fabricant et de vendeur
de figurines en plâtre. Nous connaissons
bien, à Paris, ces enfants qui, un panier
au bras et une statuette à la main, harcè-
lent le passant au coin des rues. Ces
pauvres enfants sont aux gages d'un de
leurs compatriotes qui les a ramenés de
la montagne lucquoise et qui les garde
auprès de lui pendant plusieurs années.
11 a quelque part un atelier où, avec l'aide
de quelques ouvriers, il fabrique ces figu-
rines que les enfants sont chargés de
vendre sur la voie publique et dans les
cafés. On les retrouve partout, ces < figu-
rinai », surtout dans les grandes villes de
l'Europe septentrionale et jusqu'en Amé-
rique. Un jeune homme, rencontré sur la
route, me dit que ses parents ont, aux États-
Unis, une fabrique de statues d'église oii
ils occupent cinquante ouvriers. A Chi-
cago, un de leurs amis en emploie cinq
cents, tous Lucquois. A Barga, gros village
de la haute vallée du Serchio, sur mille
émigrants, plus de sept cents sont des
« figurinai ». C'est à Barga qu'on fabrique
les moules qui servent ensuite à faire sur
place les statuettes, car elles sont trop
fragiles et de trop peu de valeur pour
supporter les aléas d'un transport et les
frais d'un emballage. Je ne suis pas arrivé
à déterminer les origines et les raisons du
développement de cette industrie des figu-
rines. 11 est clair que des montagnards,
habitués à vivre surtout de la cueillette,
émigrent plus volontiers dans les métiers
commerçants où, comme cafetiers, restau-
rateurs, ils continuent à vivre d'une sorte
de cueillette; d'autre part le voisinage de
Lucques, cité commerçante, a dû jadis les
orienter vers le commerce. En outre,
voisins de la Toscane, du pays des œuvres
d'art, ils ont dû avoir naturellement l'idée
d'exploiter à l'étranger le goût des objets
d'art, mais comme c'étaient de petites
gens, ne disposant que de petits moyens,
ils n'ont pu faire que de l'art industriel
de la plus basse qualité; ils ont dû s'a-
dresser à la clientèle la plus nombreuse
et la moins fortunée. Grâce à eux, les re-
productions des statues les plus vantées
ont franchi le seuil des plus humbles logis.
Il est cependant douteux que l'art et le
goût y aient beaucoup gagné.
Ces émigrants reviennent presque tous
au pays. Ils achètent du terrain fort cher
pour se bâtir une maison qu'ils laissent
parfois inachevée, pendant qu'ils retour-
nent en Amérique gagner de quoi la
terminer. Quelques-uns acquièrent un do-
maine et font de la culture ; c'est l'excep-
tion, et on a remarqué que c'étaient les
plus riches qui étaient les plus travailleurs,
lis n'amassent guère de grosses fortunes
parce qu'ils sont hantés par l'idée de re-
24
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIO-XALE
venir le plus tôt possible au pays natal.
D'autres dépensent pendant leurs séjours
à Lucques leurs gains de plusieurs années
et repartent gueux comme la première
fois. Certains, dès qu'ils ont amassé quel-
ques centaines de francs, achètent un
cheval, une voiture, et s'établissent voitu-
riers; cela les amène parfois à entre-
prendre un commerce de bois. Les émi-
grants de retour vivent souvent en rentiers
si leurs moyens le leur permettent, ou
tiennent un café ou une boutique. Il est
remarquable qu'aucun d'eux ne songe à
installer une industrie dans son pays
natal; les fabriques et les usines dont
nous avons parlé ont pour patrons des
Génois.
Infiniment rares sont ceux qui se fixent
en Amérique. Un jeune homme, élevé aux
États-Unis, me déclare que ce pays ne lui
plaît pas et qu'il n'y veut plus rester,
quoiqu'il y ait une maison de commerce
prospère; il cherche à s'installer aux en-
virons de Lucques. On comprend ces sen-
timents, si on songe que les émigrants
lucquois ne se fondent pas dans la popu-
lation du pays où ils émigrent. Ils y for-
ment de petites sociétés, non seulement
italiennes mais lucquoises ; ils sont en re-
lations constantes avec le pays natal où
ils vont faire de longs séjours et d'où ils
reçoivent des compatriotes. Il est infini-
ment rare qu'ils épousent une étrangère ;
ils reviennent se marier cà Lucques, ou
prennent une femme dans les colonies
italiennes d'Amérique ou d'Ecosse. On re-
marquecependantque, parmi les émigrants
qui ont pris le chemin de l'Argentine ou
du Brésil, un certain nombre .s'établit dé-
finitivement outre-mer. C'est que là-bas
ils trouvent des centres entièrement ita-
liens où ils ne sont pas noyés dans une
population d'origine différente ni dominés
par elle.
En définitive, nous sommes là en pré-
sence d'une émigration de communau-
taires. Quoique la transmission intégrale
a,vec soultes égales existe au profit d'un
des fils, on hésite à qualifier la famille du
montagnard lucquois de quasi-patriarcale,
car l'héritier est généralement, lui aussi,
un émigrant de retour, et le domaine ne
semble pas jouer ici un rôle bien impor-
tant.
Dans la plaine, nous trouvons une émi-
gration de cultivateurs avec esprit de re-
tour; cependant quelques émigrants ne
reviennent pas : c'est un effet de la cul-
ture.
La plaine mesure 14 kilomètres de lon-
gueur sur 11 de largeur; elle est irri-
guée par des canaux dérivés du Serchio
et qui appartiennent, pour la plupart, à
l'État. Les cultivateurs paient une rede-
vance pour l'usage de l'eau. Grâce au cli-
mat et à l'irrigation, non moins qu'à une
fumure abondante, on obtient chaque
année deux récoltes successives sur le
même sol : le blé, semé en novembre, fait
place, en juin, à du maïs qui est mùr en
octobre. Actuellement, on étend beaucoup
les prairies naturelles et artificielles;
une prairie naturelle peut rapporter
1.000 francs de produit brut. L'engraisse-
ment et le commerce du bétail se sont
développés surtout dans ces dernières
années. On trouve également des maraî-
chers et des pépiniéristes. Dès qu'un
paysan a quelques capitaux, il ajoute un
petit commerce à sa culture.
L'émigration est ici fort ancienne. En
Corse, tous les travaux de culture sont
exécutés depuis longtemps par des Luc-
quois. Les Lucquois fournissent aussi
beaucoup de terrassiers dans tous les pays
d'Europe, et les nourrices lucquoises sont
très renommées. Cette émigration qui, à
le fin du xix« siècle, a pris une plus grande
extension et s'est dirigée vers les pays
d'Amérique, est due, non pas à la rigueur
du climat en hiver, mais à la surabon-
dance de la population. De périodique
elle est devenue temporaire, si bien que
les bras manquent parfois pour les travaux
d'été et qu'on doit reco'urir à des ouvriers
pisans, car il ne reste plus guère dans le
pays que les femmes et les vieillards. On
émigré très jeune, car on retrouve en
Amérique des parents qui facilitent les dé-
buts des nouveaux venus. La plupart com-
mencent par être commis de commerce ;
au bout de quelques années, ils reviennent
pour se marier et repartent ensuite. La
femme reste avec la famille et travaille le
DE SCIENCE SOCIALE.
<=>:;
bien; parfois elle suit son mari et il y a
alors des chances pour que le ménage ne
revienne pas. Un certain nombre d'émi-
grants vont en Californie où ils font des
cultures de vigne et de fruits. Par la force
des choses, beaucoup d'entre eux de-
viennent des émigrants définitifs, mais
non pas tous, car on me cite un homme
qui a créé un important vignoble en Cali-
fornie et cjui néanmoins revient acheter
de la terre dans sa commune originaire.
La paroisse de T... a les deux cinquièmes
de sa population en Amérique; ses émi-
grants reviennent tous et veulent acheter
de la terre dans la paroisse même, si bien
que rhectare se paie 5.000 francs et s'af-
ferme 260 francs. Dans la paroisse voisine,
au contraire, la terre est bon marché, car
les émigrants sont allés en Argentine où
ils ont fondé un village de même nom que
celui qu'ils ont quitté, et où ils se sont
constitué de grands domaines. Ici se vé-
rifie de nouveau cette loi sociale que Témi-
grant-cultivateur est un émigrant défini-
tif, et nous remarquons que la culture pure,
comme en Argentine, fixe plus solidement
au sol que la culture des plantes arbores-
centes, comme en Californie, sans doute
parce qu'elle donne de moins gros béné-
fices. Mais il est assez remarquable que la
plaine lucquoise fournit aussi bien des émi-
grants-commerçants que des émigrants-
cultivateurs. Les émigrants qui reviennent
font un peu de culture, mais surtout,
comme leurs frères de la montagne, ou-
vrent des boutiques et des tavernes, et
travaillent fort peu.
Ce qui incite beaucoup les émigrants à
revenir au pays natal, c'est la diffusion de
la propriété et la possibilité pour eux de
construire une maison au milieu d'un
petit domaine. A quoi donc est due le dé-
veloppement de la petite propriété dans la
province de Lucques? A l'existence anté-
rieure d'une main-morte considérable. Au
milieu du xviiF siècle, l'Église possédait
la moitié de la propriété foncière dans
l'Etat de Lucques et il y avait en outre de
nombreux fidéicommis et tous les biens
des œuvres pies. Au commencement du
xviiie siècle, ces biens de main-morte qui
étaient jusque-là soumis à la culture di-
recte et extensive, furent peu à peu donnés
en emphytéose pour trois générations à
des cultivateurs qui payaient une rede-
vance en nature. Une loi de 1764 interdit la
constitution de nouveaux biens de main-
morte; en 1799, les fidéicommis furent
abolis; en ISOl, l'emphytéose temporaire
put être rendue perpétuelle et depuis elle
peut être rachetée. En fait, beaucoup de
propriétaires ont converti les rentes en
nature en rentes en argent; cependant les
hôpitaux s'en tiennent aux vieilles tradi-
tions, ce qui est une gêne pour les cultiva-
teurs, dont un grand nombre ont racheté
la rente qui grevait leur domaine. De la
sorte la très petite propriété, favorisée
également par l'irrigation et la culture
intensive, est devenue la règle dans la
province de Lucques, mais elle est arrivée
à un degré de division telle qu'elle est
presque toujours insuffisante pour subve-
nir aux besoins de la famille, qui doit alors
chercher dans le commerce et l'émigration
des moyens d'existence supplémentaires.
L'émigration, qui a d'abord été un be-
soin et un bien, est maintenant devenue
un mal, car, d'une part, elle enlève au
pays une grande quantité de bras et fait
négliger l'agriculture, et, d'autre part,
elle introduit dans le pay.« des habitudes
d'oisiveté, de paresse, d'intempérance et
d'alcoolisme, qui ne peuvent qu'avoir une
funeste influence sur l'avenir de la race.
L'ancien terrassier lucquois cherchait dans
l'émigration un moyen de vivre en tra-
vaillant ; le moderne commerçant cherche
dans l'émigration un moyen de gagner
rapidement assez d'argent pour vivre le
reste de ses jours sans travailler. C'est
bien là une émigration de communautaires
désorganisés.
Paul Roux.
LA PROSPÉRITÉ SOCIALE
Nous avons annoncé en son temps la
publication, par l'an de nos collègues,
M. G. Melin, d'une brochure intitulée : La
Notion de Prospérité et de Supériorité
sociales K
1. Berger-I.evrault, odit., Paris.
26
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
Cette question très importante de pros-
périté et de supériorité donna lieu à l'une
des séances du Congrès de 1907, à des
débats très intéressants et très animés.
La question de supériorité sociale de-
vant être soulevée à nouveau dans notre
réunion mensuelle de mars, par M. de
Sainte-Croix, sous le titre Le Rang de la
race, nous ne nous occuperons aujour-
d'hui que de la notion de Prospérité. C'est
de cette dernière principalement , du
reste, que s'occupe M. Melin dans sa bro-
chure, et son but est d'en donner une
définition aussi rigoureuse que possible.
Tout d'abord, il faut louer l'auteur d'a-
voir mis cette question à l'ordre du jour.
Dans les sciences, la nécessité de défi-
nir exactement les mots dont on se sert,
s'impose d'une façon inéluctable, sans
quoi on s'expose à de continuels malen-
tendus, voire à des erreurs grossières.
Cette nécessité est d'autant plus impé-
rieuse en science sociale, que celle-ci a
naturellement puisé sa terminologie dans
le langage usuel. De là des confusions iné-
vitables pour les non-initiés, confusions
qui se produisent constamment pour des
mots cependant parfaitement définis par
nous, tels que : particularisme, grand
atelier, patronage, corporation, etc. Que
dire alors des mots que nous n'avons pas
définis? Le mot Prospérité sociale est de
ceux-là.
Dans une science en formation, les pre-
mières définitions sont fatalement vagues
et incomplètes, puisque l'on ignore encore
les qualités et les propriétés des choses
que l'on veut étudier. Peu à peu, une ana-
lyse de plus en plus poussée vient déce-
ler ces propriétés, et. à chaque connais-
sance plus profonde correspond une défi-
nition plus serrée, plus précise.
Ainsi Le Play, au début de la science,
s'est contenté de définir la prospérité d'a-
près les signes les plus extérieurs : paix,
bien-être, simplicité, forte natalité, atta-
chement aux traditions, grand pouvoir
d'expansion, etc.
Depuis lors, la question est restée en
l'état; M. Melin cite bien une définition
d'Henri de Tourville, mais en réalité, tel
qu'il l'avoue lui-même, « .M. de Tourville
ne s'est pas proposé... de déterminer la
nature exacte et essentielle de la prospé-
rité sociale.... il s'est exclusivement placé
au point de vue de l'observateur... ».
En effet, dans le passage visé. .M. de
Tourville, sous le nom de prospérité, en-
visage tout autre chose que Le Play. Ce-
lui-ci cherchait réellement à définir la
prospérité sociale. Le premier, au con-
traire, veut simplement nous donner des
conseils sur le choix de la famille à mo-
nographier dans une société quelconque.
Cette famille doit être une famille pros-
père, nous dit-il. Par là. il entend une
famille qui se suffit à elle-même, qui n'a
pas recours à l'assistance publique ou pri-
vée. Pour éviter toute confusion à ce su-
jet, peut-être serait-il préférable d'em-
ployer ici l'expression famille normale.
Ainsi, à l'heure actuelle, nous en som-
mes encore à la définition de Le Play. 11
semble que les progrès, réalisés depuis
par la science sociale, permettent, et même
imposent, une nouvelle définition.
M. Melin est de ceux qui pensent ainsi,
et il nous propose la définition suivante,
tirée de l'analogie qu'il doit y avoir entre
la prospérité d'un groupement et la santé
physique :
Un groupement est prospère quand il
est constitué de façon à accomplir les
fonctions qui lui sont propres :
1° Intégralement, c'est-à-dire toutes sans
exception ;
2° En de justes proportions les unes à
l'égard des autres;
3" Harmonique ment avec les autres
groupes voisins ;
4" En s'adaptant aux conditions géné-
rales de vie du monde social préseùt.
Quelle est la valeur de cette formule?
Nous n'avons pas la prétention d'en faire
la critique scientifique en ces quelques
lignes. Au surplus, seule l'expérience la
jugera définitivement. Aux études futures
à nous montrer par où peut pécher cette
définition.
En attendant, tout au moins, pouvons-
nous l'enregistrer à titre de formule à vé-
rifier. 11 me semble, du reste, que c'est
bien ainsi que l'entend M. Melin.
Bornons-nous, pour l'instant, à quelques
DE SCIENCE SOCIALE.
27
remarques que cette formule nous sug-
gère.
Il y a deux choses différentes dans la
formule de M. Melin. que l'on pourrait ré-
sumer comme suit :
r^ Chaque groupement doit accomplir
les buts qu'il se propose d'atteindre, en
donnant à chacun de ces buts l'importance
relative qu'il doit avoir. C'est la prospé-
rité du groupement en lui-même : nous
pourrions l'appeler y:);'os^;er«/e intrinsèque.
2° Chaque groupement doit vivre en
harmonie avec les autres groupements qui
l'entourent. En d'autres termes, sa pros-
périté ne doit pas être achetée aux dépens
de celle des autres groupements, ce qui
revient à dire que la société, dans son en-
semble, doit être prospère. En réalité, on
envisage ici la prospérité du groupement,
non plus en lui-même, mais en le consi-
dérant comme un des éléments dont se
compose la société : c'est donc une pros-
périté extrinsèque au groupement.
Or, en science sociale, nous ne pouvons
nous contenter d'envisager isolément cha-
que groupement, sans le rattacher à ceux
qui lui sont superposés. C'est ce qui
explique qu'il ne peut y avoir de prospé-
rité réelle si elle ne comprend pas à la
fois la prospérité intrinsèque et la pros-
périté extrinsèque. Aussi M. Melin a-t-il
raison d'englober ces deux espèces de
prospérité dans sa définition. De cette fa-
çon, la prospérité parasitaire est écartée,
et peut se reconnaître très facilement :
il y aurait prospérité parasitaire, lorsque
la prospérité intrinsèque serait achetée
au détriment de la prospérité extrinsèque.
La seule difficulté semble consister dans
la détermination des fonctions propres à
chaque genre de groupement.
M. Melin semble croire que chaque es-
pèce de groupement a des fonctions tou"
jours les mêmes. Or, ici, nos connaissan-
ces actuelles nous permettent d'affirmer
qu'une fonction donnée est, suivant les
sociétés, dévolue à des groupements diffé-
rents, ici à la famille, là au voisinage,
ailleurs à l'État. Comment reconnaître si
c'est la famille qui a empiété ici sur le
voisinage, ou si c'est le voisinage qui, là-
bas, a empiété sur l'État.^
Pour être plus clair, prenons un exem-
ple concret, celui de la famille, puisqu'il
est choisi par M. Melin lui-même.
L'auteur nous dit que la fonction essen-
tielle de la famille est l'éducation des
enfants. En fait, dans bien des sociétés,
la famille fait bien autre chose que cela.
Chez les Pasteurs nomades, par exemple,
elle remplit, à elle seule, la plupart des
fonctions; elle a donc annihilé les grou-
pements variés qui, dans l'Occident, rem-
plissent ses fonctions diverses! Dira-t-on
que, dans ce cas, la famille a outrepassé
son rôle: qu'en conséquence, il n'y a pas
développement harmonique et que les
Pasteurs nomades ne forment pas une
société prospère?
Dans les steppes, la famille patriarcale
ne connaîtrait donc que la prospérité in-
trinsèque ; il lui manquerait la prospérité
extrinsèque.
On pourrait en déduire que, pour que
la famille fût entièrement prospère, elle
ne devrait s'occuper que de l'éducation
des enfants, à condition, bien entendu,
d'accomplir parfaitement cette tâche.
Mais supposons maintenant une société
où la famille ne s'occupe que de l'éduca-
tion des enfants et remplit son devoir à
ce sujet, mais où aucun groupement ne
se forme pour remplir les autres fonc-
tions. Les enfants seront bien éduqués,
mais il n'y aura plus ni patronage, ni
culture intellectuelle, ni religion, ni pou-
voirs publics. Cette société ne sera-t-elle
pas malade?
Ne pourrait-on donc pas dire plus
simplement que, pour qu'une société soit
prospère, il faut et il suffit que les diffé-
rentes fonctions sociales soient assurées'^
Qu'importe la nature du groupement
ou des groupements qui les assurent,
pourvu qu'elles le soient bien! A la science
à nous montrer dans quel cas telle fonc-
tion est mieux faite par tel ou tel grou-
pement, et dans quel autre cas cette
même fonction le sera par tel autre.
Paul Desc.\mps.
^8
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
LES RÉUNIONS MENSUELLES
Compte rendu de la séance de
décembre.
M. Paul Descami's appelle d'abord l'atten-
tion sur le sujet de la communication :
Comment on étudie une région sociale.
Nous avons, dit-il, depuis l'invention de la
Nomenclature, dépassé le stade où la
science sociale ne pouvait prétendre qu'à
faire des monographies de familles ou-
vrières. D'autre part, il est dangereux
d'étudier une nation entière sans passer
par le chaînon intermédiaire de la région.
M. Descamps préfère le mot région au
mot pays, car il a remarqué, dans les ré-
ponses à l'enquête, une tendance à con-
fondre les limites du pays avec celles de
l'ancien pagus qui n'est qu'une circons-
cription administrative.
Une région sociale est une étendue de
territoire ayant des caractères communs
au point de vue du lieu et du travail.
Sans doute, les phénomènes sociaux sont
le résultat de deux facteurs principaux :
le lieu et l'origine de la race; mais il
vautmieux prendre au débuts comme point
de départ, l'unité de lieu plutôt que la
communauté d'origine, parce que cette
dernière est plus difficile à délimiter et
ne tombe pas immédiatement sous l'obser-
vation.
Les dernières études publiées montrent
que nos missionnaires sociaux sont capa-
bles d'aborder avec succès l'étude de la
région. Toutefois des nombreuses deman-
des reçues, M. Descamps induit qu'il y a
lieu de préciser la façon dont cette étude
doit être conduite.
L'étude comprend trois pliases succes-
sives :
1'^ L'étude préliminaire ou documenlaire
se fait chez soi ou dans les bibliothèques,
et comprend :
a) La lecture des ouvrages relatifs à la
région que l'on se propose d'étudier ou au
travail dominant dans cette région, ou
relatifs à une région analogue ;
/;) La mise en ordre, d'ai)rès la nomen-
clature, des faits sociaux et des répercus-
sions que l'on a pu noter dans ces lec-
tures ;
c) Comme conclusion de ce travail, la
proposition d'une hypothèse sur l'état
social de la région.
2° Inobservation sur place dans laquelle
on questionne les habitants de la région.
Les notes recueillies ne se rangeront pas
dans l'ordre de la nomenclature, mais dans
l'ordre— ou plutôt le désordre, — suivant
lequel les renseignements sont recueillis.
Il est bien plus profitable de laisser parler
d'abondance l'interlocuteur, que de lui
poser des questions trop rigides et trop
méthodiques. Toutefois, l'enquêteur aura
un grand avantage à connaître la nomen-
clature par cœur, afin de ne pas trop
laisser dévier la conversation.
Le travail sera d'autant plus facile que
l'étude préliminaire aura été poussée plus
à fond. L'hypothèse formulée est ici un
fil d'Ariane qui permet de s'orienter rapi-
dement dans le chaos des faits sociaux,,
et qui fait découvrir les particularités les
plus marquantes.
L'observation comprend non seulement
des monographies de familles ouvrières,
mais de familles patronales, de corpora-
tions, de syndicats, etc., tous les genres
de groupements existants.
Pour la famille ouvrière, M. Descamps
pense qu'il vaut mieux ne pas s'en tenir
à la monograpnie d'une seule, mais qu'il
est bon d'en faire plusieurs. D'abord, on.
n'est pas toujours absolument certain
d'être en présence de la famille-type. De
plus, certains faits peuvent n'être pas.
révélés par la famille-type. Ainsi, par
exemple, il est entendu que l'on doit choi-
sir une famille ouvrière prospère, (ou
normale si l'on veut), c'est-à-dire une
famille ne recourant pas à l'assistance
publique ou privée. Pourtant, il est indis-
pensable de connaître comment vivent
les familles ouvrières assistées pour avoir
une vue complète de la question.
Les deux plus grandes difficultés que
l'on rencontre dans la monographie de la
famille, sont : le budget et l'éducation des
enfants.
Le budget est parfois fantaisiste, ou
superficiel, le plus souvent a})proximatif.
DE SCIENCE SOCIALE.
29
Certaines dépenses sont difficilement dé-
voilées par l'intéressé, et l'on peut les dé-
couvrir d'autant plus difficilement que les
recettes sont irrégulières. Pour les paysans
consommant en nature, la difficulté est
encore plus grande.
L'éducation reçue par les enfants a une
importance capitale puisqu'elle sert de
critérium à la classification de la famille
observée. On ne peut la connaître que par
un long contact. Dans l'impossibilité ma-
térielle où l'on est de prolonger ce con-
tact, M. Descamps pense qu'il faut visiter
plusieurs fois chaque famille étudiée.
3° Enfin vient la troisième phase, V étude
de conclusion qui se fait chez soi, comme
l'étude préliminaire, et qui se fait de la
même manière que celle-ci. Seulement, au
lieu d'opérer sur des notes résultant de
lectures diverses, on travaille sur celles
relevées pendant l'observation sur place.
La nomenclature intervient pour analyser
et classer les faits et les répercussions
mais au lieu d'aboutir à une hypothèse, on-
aboutit à une conclu.sion.
Il ne reste plus qu'à rédiiier. La rédac-
tion ne doit pas se faire suivant l'ordre de la
nomenclature, car celle-ci n'est pas une
table des matières ; elle doit se faire suivant
l'ordre où le lecteur comprendra le plus
facilement, avec le minimum d'efforts.
Cet ordre est celui de Tenchaînement suc-
cessif des répercussions entre elles. En
opérant ainsi, chaque répercussion est
expliquée par celles qui précèdent et le
lecteur ne doit pas attendre les dernières
pages avant de trouver l'explication des
phénomènes dont on parle au début.
En résumé, la nomenclature n'est ni
un questionnaire, ni une table des ma-
tières ; elle n'apparait pas encore au dé-
but de l'étude et a disparu à la fin. C'est
un outil d'analyse qui n'intervient qu'au
moment où l'on doit faire l'analyse des
faits. Là est son véritable rôle, et ce rôle
est décisif.
M. Paul BuRE.\u émet des doutes au
sujet de l'emploi de l'hypothèse, et se de-
mande s'il n'aboutit pas à fausser les ré-
sultats. 11 pourra se faire que l'observateur
ait de grandes difficultés à se dégager des
idées à priori que l'hypothèse suppose. Il
croit qu'il est préférable qu'il arrive sans
aucune idée préconçue, en essayant de
faire table rase de ses connaissances an-
térieures.
M. Robert Pinot pense qu'il suffit de
faire la monographie d'une seule famille
pour chaque variété sociale, à condition
qu'on soit bien en présence d'une famille
type. II est indispensable de voir superfi-
ciellement plusieurs familles, mais dans
le but simplement de faire un choix. On
étudiera alors à fond la famille choisie, et
celle-là seulement.
M. J. Drr.iEU a constaté, au cours de ses
observations, que les mêmes faits se répè-
tent invariablement chez des familles ap-
partenant à la même variété sociale.
Quant au budget, il croit qu'il est indis-
pensable de le dresser, car il fournit une
foule de renseignements précieux et donne
lieu à des remarques parfois très cu-
rieuses.
M. Paul de Rousiers est d'avis qu'il est
nécessaire d'avoir des budgets exacts, et
que la chose est relativement aisée, parce
que c'est une question qui intéresse au
plus haut point les membres de la famille
que l'on veut étudier.
Pour l'ouvrier de l'indu-strie particuliè-
rement, on peut facilement contrôler ses
affirmations, savoir quel est son salaire
réel, son loyer, etc. De plus, le budget
donne des renseignements sur l'éducation
des enfants, par exemple en précisant la
forme, la fréquence et la nature des ré-
créations et des cérémonies familiales, en
donnant de précieuses indications sur les
dépenses d'instruction, de culte, etc.
Quant à l'hypothèse, M. de Rousiers
croit qu'elle joue un rôle utile dans l'étude
d'une région. En fait, la plupart des mis-
sions effectuées ont eu pour but la vérifi-
cation d'une hj-pothèse.
LA PROCHAINE RÉUNION
La prochaine réunion aura lieu le ven-
dredi 10 février, à 8 heures 3/4, à l'Hôtel
des Sociétés Savantes. La communication
sera faite par M. Yan Huxem sur l'Ouvrier
des ardoisières d'Angers.
30
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
Dans la réunion du 19 mars, M. de
Salnte-Crolx prendra comme sujet : le Rang
de la race (la question de la supériorité).
LE R. P. SCHWALM
Nous avons publié dans le numéro de
décembre du Bulletin la liste des travaux
du R. P. Schwalm. A cette liste il faut
ajouter les articles suivants :
Correspondant :
Le communisme évangélique (il" du
10 mai 1906).
Dictionnaire
de Théologie catholique :
Com7nunisme.
Démocratie.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE
Le Collectivisme, par Paul Leroy-Beau-
lieu, 5° édition, revue et considérable-
ment augmentée, 1 vol., 9 fr. (Félix
Alcan, édit., Paris).
La première édition de ce livre, publiée
en 1884, était, on s'en souvient, l'exposé
d'un cours fait à cette époque au Collège
de France par l'éminent économiste. Cet
exposé a été augmenté dans les éditions
qui suivirent, de nombreuses additions,
notamment le troisième livre tout entier,
intitulé : V Evolution du socialisme depuis
189b et une annexe contenant un aperçu
de ce que seraient le travail et la produc-
tion en régime socialiste.
Il y a deux ans, nous avons nous-mê-
mes essayé de faire une étude sur le
socialisme, étude qui avait pour but, non
pas la critique rationnelle des dogmes
socialistes, mais seulement de déterminer
si l'bumanité, prise dans son ensemble,
marchait vers la réalisation d'une organi-
sation appliquant les idées émises dans
ces dogmes. Notre intention n'était pas
de discuter ces idées, mais de voir si
l'observation impartiale des faits indi-
quait ou non une évolution générale des
groupements humains vers le socialisme.
Pas plus que nous, quoiqu'il ne nous en
dise pas les raisons, M. Paul Leroy-Beau-
lieu ne semble croire à l'avènement de
ce dernier, quoiqu'il reconnaisse que ces
doctrines font, de jour en jour, de nou-
veaux disciples. Autre chose est d'aug-
menter le nombre des disciples intellec-
tuels d'un idéal quelconque, et autre chose
est de rendre les groupements humains
conformes à cet idéal.
Mais le but de Féminent professeur au
Collège de France est tout autre. Ce qu'il
veut, c'est nous donner, d'une façon indi-
recte, des leçons d'économie politique, en
réfutant les erreurs des systèmes socia-
listes. C'est un procédé analogue à celui
de la démonstration par l'absurde des
géomètres.
Dans la première partie de son ouvrage,
l'auteur s'occupe principalement du col-
lectivisme foncier. Les chapitres qui nous
paraissent de nature à intéresser les lec-
teurs de la Science sociale, me semblent
être, ici, les chapitres vi, vu, vm et \x, sur
le mir russe, la dessa javanaise, les allmen-
den suisses, etc.
Tous nos lecteurs connaissent le mir,
souvent décrit en science sociale; c'est
un village à banlieue morcelée, dans le-
quel les terres sont périodiquement par-
tagées entre les habitants, à l'exception
des habitations et des jardins, qui restent
la propriété héréditaire des familles. Le
mir a d'abord tous les inconvénients du
village à banlieue morcelée : grande perte
de temps, à cause de l'éloignement et de
la dissémination des parcelles; culture
uniforme obligatoire empêchant les pro-
grès. Le mir a, en outre, les inconvénients
de la propriété communautaire : apathie
des travailleurs et tassement de la popu-
lation sur place. On connaît le résultat :
endettement progressif des paysans, et
leur expropriation par les usuriers.
La dessa est, on le sait, le nom que
porte le mir à Java. Les différences entre
ces deux institutions proviennent simple-
ment des différences de culture : d'un
côté, c'est le riz; de l'autre, le blé ou le
seigle. Or, on sait que la culture du riz ne
se fait généralement qu'à l'aide d'une irri-
DE SCIENCE SOCIALE.
31
gation soignée. Chez les peuples pauvres,
ces travaux d'irrigation ne peuvent se
faire que par un travail en commun.
Aussi, retrouve-t-on la dessa chez beau-
coup de cultivateurs de riz : à Madagascar,
notamment, la dessa se nomme fokolona.
Pourtant si l'on examine les choses de plus
prés, on s'aperçoit que la dessa n'est pas
toujours une communauté de travailleurs.
Bien souvent, elle n'est qu'une commu-
nauté de vulgaires... capitalistes : dans
beaucoup de villages javanais, les seuls
propriétaires de buffles et d'instrviments
agricoles ont droit au partage des terres.
C'est qu'en effet, la possession du sol n'est
pas le seul élément de la production. Si,
dans un village, il n'y a qu'un petit nom-
bre de familles qui ont su soigner leurs
buffles et les conserver, il est fatal que les
autres tombent d'une façon ou l'autre sous
la dépendance de ces familles sans les-
quelles elles ne pourraient vivre,
La marke germanique, au moyen âge,
n'étaitégalement qu'une sorte de mir. Elle
comprenait trois espèces de propriétés :
l'habitation et le jardin étaient propriétés
familiales héréditaires ; — la terre cultivée
était partagée périodiquement entre les
familles; — enfin, les pâturages et les bois
restaient en jouissance commune. Les dé-
fauts de la marke étaient identiques à
ceux du mir, et c'est ce qui explique sa
disparition progressive devant la propriété
individuelle.
L'allmend suisse serait une forme affai-
blie de l'ancienne marke germanique, qui
subsiste dans certains cantons suisses, le
Valais, Appenzell, Soleure, et surtout
Uri, Claris et Unterwalden.En général, l'all-
mend comprend un peu de terre cul-
tivable partagée périodiquement, et beau-
coup de pâturages alpestres et de forêts,
dont la jouissance est collective. La terre
cultivable y est si peu abondante qu'il ne
revient guère plus de 80 ares par famille,
et souvent même 10 à 15 ares, sur les-
quels on ne. cultive guère que la pomme
de terre. Les pâturages sont jouissance
commune ; en fait, on comprend que cette
jouissance est proportionnelle à l'impor-
tance du troupeau. Aussi, quand la popu-
lation devient trop den.se, ce droit de jouis-
sance est soigneusement réglementé entre
les propriétaires de bétail.
Dans la deuxième partie, après avoir
réfuté les critiques adressées jadis à l'éco-
nou-\ie politique par Karl Marx et Lassalle,
M. Paul Leroy-Beaulieu tente à son tour
de renverser les théories collectivistes.
Celles-ci, comme on sait, ont été dévelop-
pées avec beaucoup moins d'ampleur que
les critiques. Elles n'ont pas été réunies
en un code de doctrines ; elles sont éparses,
perdues au milieu du flot des arguments
acerbes et destructeurs. M. Schaeffle, an-
cien ministre autrichien, a essayé de grou-
per la partie positive des écrits des grands
écrivains socialistes, dans un livre inti-
tulé : Quintessence du socialisme. On peut
résumer en deux mots quel serait l'orga-
nisation sociale dans le système collecti-
viste : l'État posséderait tout le sol et tout
le capital, et les ferait exploiter, sous sa
haute surveillance, par des sociétés coo-
pératives de production. L'éminent pro-
fesseur suit pas à pas tous les détails de
cette organisation idéale, et montre quelles
en seraient les conséquences.
La troisième partie est consacrée à Vr-
volulion du socialisme depuis 1895. On
sait qu'en 1899, l'un des dirigeants du
parti socialiste allemand, Bernstein, dans
un livre intitulé : Socialisme théorique
et Sociale-Démocratie pratique, démontra
que les prédictions de Karl Marx ne s'é-
taient pas réalisées. 11 se produisit ainsi
une évolution marquée dans les idées so-
cialistes, d'abord en Allemagne, puis dans
les autres pays. « Kautsky en Allemagne,
et encore plus Jules Guesde en France,
restent actuellement, en dehors du vieux
Bebel, à peu près les seuls tenants décla-
rés du Marxisme intégral et intangible. »
Aujourd'hui, les socialistes ne croient
plus à la théorie catastrophique de Marx,
mais à une évolution progressive de la .so-
ciété. « Le socialisme réformiste a trois
principaux représentants : M. Millerand
en France, M. Bernstein en Allemagne, et
M. Sidney Webb en Angleterre. De ces
trois hommes, le premier est celui dont
l'action a été la plus importante sur le ter-
rain politique ; le troisième, celui qui, au
point de vue des applications socialistes, a
32
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
fourni le plus de préceptes précis et rem-
porté le plus de succès ; M. Bernstein est,
entre eux deux et en communauté d'opi-
nion avec eux, le théoricien socialiste tem-
porisateur le plus remarquable. On pour-
rait rapprocher de ces trois hommes,
M. Jaurès, en France, et M. Vandervelde
en Belgique, mais Tun et l'autre, tout en
venant à l'opportunisme, paraissent con-
sidérer comme plus prochaine la réalisa-
tion complète de l'idéal collectiviste. ' »
Voici ce que préconise le socialisme réfor-
miste ^ : « 1° développement des associa-
tions coopératives, particulièrement de
consommation ; emploi de leur personnel
et de leurs ressources financières, en partie
du moins, à la propagande socialiste et à
la réalisation des fins du socialisme;
2" création du plus grand nombre possible
d'industries municipales ou d'Etat et de
monopoles municipaux ou nationaux;
3° constitution vigoureuse de syndicats
ouvriers, favorisés par l'État, investis par
lui de privilèges, étant à la fois des ins-
truments de combat sur le terrain poli-
tique et des instruments de domination
dans le domaine industriel ; 4° institution
d'un nouveau code ouvrier, assurant au
prolétariat des avantages légaux crois-
sants; 5° enfin, écrasement des classes
opulentes et moyennes par des impôts
progressifs, qui empêchent toute grande ou
durable constitution de fortune privées ».
On voit que la plupart des articles de
ce programme sont des moyens et non
des buts. M. Paul Lcroy-Beaulieu les ana-
lyse en détail, et montre que le but véri-
table est une tendance vers une plus
grande égalité. Cela ne peut se faire évi-
demment qu'en comprimant l'ascension
des individualités les plus capables.
Nos lecteurs savent quels sont les idées
de la science sociale à ce sujet. La société
la plus parfaite est celle dans laquelle les
individus se classent le plus facilement
suivant leurs aptitudes et leiu^ capacité.
Loin de nous de nier ([\\e nos sociétés ac-
tuelles soient imparfaites à ce sujet,
mais le remède n'est certes pas dans une
1. p. VAS.
2. p. SK.
compression plus grande; il serait plutôt
dans un développement du slruggle for life
qui seul peut opérer ce classement. Le
rôle des Pouvoirs publics viserait surtout
à maintenir cette concurrence vitale sur
le terrain du fair ploy, en punissant sé-
vèrement les abus, les fraudes, les falsifi- |
cations, etc.
Dans une dernière partie, le syndica-
lisme, l'auteur étudie les syndicats ouvriers
depuis l'abolition des corporations, et la
théorie de la grève générale comme
moyen le plus efficace pour arriver à la
réalisation du socialisme intégral.
Enfin, une annexe donne un aperçu de
ce que seraient le travail et la production
en régime socialiste.
Tout le monde connaît Paul Leroy-Beau-
lieu. Il est donc inutile d'appeler l'atten-
tion sur la façon magistrale avec laquelle
ce plan a été traité, ni sur la documenta-
tion parfaite sur laquelle la thèse de l'au-
teur est étayée.
Beaucoup de nos lecteurs s'intéressent à
la question du socialisme. Ils liront ce
livre avec intérêt. Ils y trouveront l'exposé
de tous les arguments et leur discussion
détaillée, ainsi que l'état actuel de la
question.
Paul Descamps.
Par-dessus les vieux murs, par Claude
Mancey, avec une préface de T. de
Wyzéwa (P. Lethielleux, édit. Paris).
Sous l'ancien régime, la société fran-
çaise était en quelque sorte cristallisée en
un certain nombre de classes nettement
séparées. Chaque groupe vivait morale-
ment isolé des autres par une solide bar-
rière de préjugés. Et, qui pis est, ces
barrières, — ces murs, — ne permettaient
pas le passage d'un compartiment social
dans un autre. On y était classé plus par
la naissance que par les capacités per-
sonnelles.
Aujourd'hui, ces murs sont devenus
vieux; ils ne répondent plus à la néces-
sité qui les avait fait ériger. Cadres ver-
moulus, ils compriment -sans soutenir. Il*
s'affaissent, et les plus agiles peuvent dé-
sormais sauter par-dessus sans attendre
DE SCIENCE SOCIALE.
33
le moment où ils s'écrouleront détiniti-
vement.
Cette thèse, habilement présentée sous
la forme d'un roman, est inspirée des
conclusions de certaines de nos études.
Claude Mancey, — qui lit assidûment
notre Revue, — y a puisé en outre nombre
de détails. On y voit côte à côte un ré-
volutionnaire agricole trouvant la richesse
et l'indépendance dans la spécialisation,
et un Jacques Bonhomme fonctionnaire,
devenant arriviste pour sortir de la mé-
diocrité. On y voit aussi plusieurs types de
jeunes filles, les unes murées dans leurs
vieux préjugés; les autres, au contraire, les
répudiant franchement, pour se donner
au plus digne.
Paul Desc.vmps.
Manuel d'Économie politique, par Vil-
fredo Pareto. Traduit de l'édition ita-
lienne par Alfred Bonnet, revue par
l'auteur, 1909. Paris, V. GiardetE. Brière,
éditeurs. Un vol. in-8" de la Bibliothè-
que Inlernalionale d'Economie jtolilique.
Broclié, 12 fr. 50; relié, 13 fr. 50.
Ce Manuel se compose de trois parties
La première constitue une introduction
à la sociologie, exposée selon un plan
entièrement nouveau et avec une ten-
dance surtout mathématique. La seconde
partie, de beaucoup la plus étendue, est
consacrée à l'étude des phénomènes éco-
nomiques. C'est un exposé méthodique
des résultats auxquels est parvenue l'éco-
nomie mathématique, mais sans qu'il y
soit fait usage des mathématiques. Les
phénomènes économiques principaux y
sont considérés sous deux aspects :
1° L'aspect objectif, c'est-à-dire tels qu'ils
se produisent en réalité ;
2° L'aspect subjectif, c'est-à-dire tels
qu'ils apparaissent aux hommes qui y
prennent part.
La troisième partie, ou l'appendice, donne
la justification mathématique des proposi-
tions exposées dans la deuxième partie.
Elle a été entièrement refaite par l'auteur,
et elle est actuellement le seul sommaire
un peu complet de l'état présent de l'éco-
nomie mathématique.
Il ne nous est pas possible de donner
un aperçu des développements de l'auteur,
mais nous pouvons caractériser sa ma-
nière en disant qu'il a su partout donner
à l'exposé des sciences économiques l'as-
pect exclusivement scientifique qui appar-
tient aux sciences mathématiques.
C'est, on peut l'affirmer, ce qui distingue
la méthode employée dans cet ouvrage de
celles qui ont été généralement employées
dans les sciences économiques.
Syndicalisme révolutionnaires et Syn-
dicalisme réformiste, par F. Challaye-
1 vol. in-18, 2 fr. 50 (Félix Alcan, édi-
teur).
Ce livre est une étude impartiale et do-
cumentée des deux tendances qui divisent
le syndicalisme français actuel, la tendance
révolutionnaire et la tendance réformiste.
Le syndicalisme révolutionnaire pose
en principe la lutte des classes, est anti-
étatiste, antipatriote et antimilitariste,
prêche l'action directe contre le patronat
et l'Etat, action directe dont les principales
formes sont : la grève, le sabotage, le boy-
cottage. Son but, c'est la révolution sociale
par la grève générale.
Après avoir exposé dans un tableau d'en-
semble le syndicalisme révolutionnaire,
l'auteur en critique les thèses qui lui pa-
raissent contestables : grève générale ré-
volutionnaire, anti-étatisme et antipatrio-
tisme.
Constatant qu'un grand nombre des syn-
diqués repoussent le syndicalisme révolu-
tionnaire et se font de l'action ouvrière
une conception plus modérée, M. Challaye
étudie leur doctrine. Pour les partisans du
syndicalisme réformiste, il s'agit, avant
tout, d'améliorer la situation des travail-
leurs dans la société présente, par l'action
de groupements puissants et riches.
Un appendice est consacré à un bref
historique des journaux et des revues syn-
dicalistes, principales sources de cette
étude.
Réflexions sur la violence, par Georges
Sorel. — 1 vol. in-S°. Librairie de « Pa-
ges Libres », 17, rue Séguier. Paris,
1908, 5 francs.
3/1
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
Dans cet ouvrage, M. Sorel se propose
un double but : faire le procès des socia-
listes parlementaires, de M. Jaurès spé-
cialement, pour lesquels il professe un
mépris souverain, et prouver que la mé-
thode de combat des syndicalistes révolu-
tionnaires , la grève générale , fatalement
accompagnée de violences, découle comme
une conséquence naturelle de la théorie
de la lutte des classes prônée par Karl
Marx. Pour M. Sorel, la nouvelle école
marxiste a raison contre l'ancienne, c'est-
à-dire contre le collectivisme.
Collectivistes et syndicalistes veulent, les
uns et les autres, une transformation ra-
dicale et complète de la société, transfor-
mation irréformable en outre, car ils
croient ~ la foi ne transporte-t-elle pas
les montagnes ? — que l'évolution sociale
aura atteint son terme ultime le jour où
leurs idées auront triomphé. Mais s'ils
sont d'accord sur le but, ils ne le sont
point sur les moyens. Les premiers visent
à la conquête du pouvoir politique, soit
par des moyens pacifiques et légaux, soit
par la révolte. Une fois le pouvoir poli-
tique conquis, le prolétariat établira sa
dictature, impersonnelle, paraît-il, — ce
qui ne veut rien dire, remarque justement
M. Sorel — , mais en tout cas sûrement
profitable aux élus du parti et à leurs créa-
tures. La nouvelle école prétend com-
battre la société capitaliste par les grèves,
partielles d'abord, et représentant en quel-
que sorte les grandes manœuvres de l'ar-
mée syndicaliste ; puis , au moment pro-
pice, la catastrophe se produira : la grève
générale balaiera tout devant elle, et les
syndicats ouvriers victorieux prendront
la direction des ateliers légués par le capi-
talisme.
L'opposition des tendances n'est pas
moins accentuée. Le collectivisme , terme
dernier du socialisme d'État, est centra-
lisateur à outrance, bureaucratique, hié-
rarchisé et jacobin; les syndicalistes sont
plutôt anarchisnnts — nombre de leurs
chefs furent d'ailleurs anarchistes — et
opposés, en ce qui les concerne du moins,
à l'établissement d'un régime plus auto-
cratique (|ue celui de la Turquie hami-
dienne. Nous retrouvons ici, sous une
nouvelle forme , le vieux conflit dont
mourut la première Internationale, l'éter-
nelle lutte entre l'esprit d'autorita-
risme et celui d'individualisme liber-
taire.
Mais ce qui fait l'originalité des concep-
tions de M. Sorel, c'est le rôle qu'il attribue
au capitalisme dans la préparation de la
société future. Reprenant la thèse de
Marx, il montre la société actuelle divisée
en deux classes ennemies par une irré-
ductible opposition d'intérêts. Pour que
cette notion de lutte de classes entre bien
dans la tête des prolétaires, M . Sorel sou-
haite une classe capitaliste ardente au
gain comme au travail, ne s'occupant que
de ses intérêts seuls, et toujours poussée
vers le progrès industriel par les exigen-
ces de la classe ouvrière. Au contact de
cette bourgeoisie « conquérante », le pro-
létariat deviendrait rapidement, lui aussi,
égotiste et combatif, et la lutte sociale se
poursuivrait avec ardeur. Mais, de plus, le
progrès industriel serait rapide dans une
société ainsi composée, si bien qu'au jour
de la catastrophe, l'immense usine, pour-
rait-on dire , dont les syndicats ouvriers
prendraient possession, serait en pleine
prospérité.
M. Sorel insiste beaucoup « sur le dan-
ger que présentent pour l'avenir d'une
civilisation les révolutions qui se produi-
sent dans une ère de déchéance écono-
mique ». Les classes moyennes, dit-il, ne
se joindront au prolétariat que si la pro-
duction future leur apparaît très brillante ;
de même les paysans et artisans ne mar-
cheront avec lui que « si l'avenir paraît
tellement beau que l'industrie soit en état
d'améliorer non seulement le sort de ses
producteurs, mais encore celui de tout le
monde ».
Ici l'auteur nage en plein rêve. Rien ne
me semble indiquer qu'une révolution
catastrophique tendra à se produire en
pleine période de prospérité économique,
en vertu de cette prospérité même. Cette
notion de prospérité me semble liée à
l'idée, non d'une faible minorité, mais
d'une grande masse de peuple se trouvant
dans une situation prospère; et, si je vois
bien alors une révolte toujours possible,
DE SCIENCE SOCIALE.
35
je distingue peu les motifs d'une .urande
révolution sociale.
Pourquoi d'ailleurs une révolution sur-
venant pendant une période de déchéance
économique menacerait-elle si gravement
l'avenir de la civilisation? Les révolutions
n'ont qu'un temps. M, Sorel estime-t-il que
les syndicats ouvriers, une fois maîtres
de la production, ne seraient pas capables
de triompher de tous les obstacles et de
faire revivre l'ère de prospérité? Les syn-
dicats ne pourraient-ils donc que conser-
ver ce qu'ils auraient reçu tout fait du ca-
pitalisme? Ce serait alors la déchéance à
bref délai, car une industrie (|ui ne pro-
gresse point dégénère vite en routine.
Comment se fait-il au surplus que « les
Anglais se distinguent par leur extraordi-
naire incompréhension de la lutte de
classe, et que la grève générale ne soit pas
populaire dans l'Angleterre contemporaine
(p. 90) », alors que « la bourgeoisie que
Marx a connue en Angleterre était tncore,
pour l'immense majorité, animée de cet
esprit conquérant, insatiable et impitoya-
ble qui avait caractérisé, au début des
temps modernes, les créateurs de nouvelle
industrie et les aventuriers lancés à la
découverte de terres inconnues (p. 44) ? »
« On trouve encore aujourd'hui ce type
dans toute sa pureté aux États-Unis, »
dit M. Sorel. Or, l'idée socialiste et la thèse
de la lutte des classes ne trouvent faveur
en ce pays que près de certains immi-
grants venus de cette Europe que M. Sorel
dit être « abrutie par l'humanitarisme
(p. 49) ..
M. Sorel consacre un long chapitre à « la
moralité de la violence». La violence prolé-
tarienne n'aurait, paraît-il, rien de commun
que le nom avec la violence des bourgeois
jacobins et des socialistes parlementai-
res. Les syndicalistes useraient de la vio-
lence, comme le font des soldats réguliers :
ils lutteraient de toutes leurs forces contre
les capitalistes pendant le combat, mais ils
ne songeraient pas un instant, après la
victoire, à maltraiter les vaincus par
esprit de haine ou de vengeance. M. Sorel
t'st-il si sur de ce qu'il affirme? Les armées
régulières sont disciplinées ; les grévistes
l'éussiraient-ils à s'imposer une discipline
rigoureuse ? Ne formeraient-ils plutôt point
des troupes furieuses et sans freins?
Je m'arrête là, bien que l'ouvrage de
M. Sorel appelât encore beaucoup d'autres
réflexions ; mais il faut savoir se borner.
En tout cas, l'œuvre de ce penseur ori-
ginal méritait d'être signalé à nos lec-
teurs.
J. Hailhaciie.
LIVRES REÇUS
Manuel d'Economie politique, par \ï\-
fredo Pareto, traduit de l'italien, par Al-
fred Bonnet, 1 vol. in-S», 12 fr. 50 (V.
Giard et E. Brière, édit., Paris).
Milieux libres ; quelques essais de viecom-
munisle en France, par Georges Narrât,
1 vol. grand in-8°, 5 francs (Félix Alcan,
édit., Paris).
L'Europe et V Empire ottoman; les as-
pects actuels de la question d'Orient, 1 vol.,
5 francs avec 2 cartes hors texte (Perrin
et C''', édit., Paris).
Ce)it années de rivalité coloniale (l'afTaire
de Madagascar), par Jean Darcy, 1 vol.,
4 francs (Perrin et C'", édit., Paris).
CORRESPONDANCE
.1 M. Paul Descamps.
Cher Monsieur,
Je viens de lire avec le plus vif intérêt
l'article de M. Creveaux sur le Type thié-
ra chien. J'ai regretté seulement de ne
pouvoir suivre les explications de notre
collègue sur une carte un peu détaillée,
mais je n'en avais pas à ma disposition.
Comme il en a certainement été de
même pour d'autres que moi, je veux
vous demander s'il ne serait pas possible
d'adjoindre, aux futurs fascicules d'en-
quêtes, une carte de la région étudiée. La
Carte du dépôt des fortifications, publiée
par le ministère de la guerre en deux
éditions distinctes, l'une uniquement pliy-
sique, l'autre à la fois physique et poli-
tique, pourrait être prise comme type.
Je désire également appeler votre at-
:i6
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE DE SCIENCE SOCIALE.
tention sur l'importance des indications
bibliographiques qu'il faudrait donner
non seulement exactes, mais encore com-
plètes. J'entends par là qu'on devrait in-
diquer, outre le nom de l'auteur et le titre
de l'ouvrage, le nom de l'éditeur, et —
s'il ne s'agit pas d'une maison bien connue
— celui de la ville où le livre a été pu-
blié, ainsi que la date de publication.
Cette dernière indication s'impose, si l'on
se réfère à un article de revue.
Vous vous rappelez quelle peine — due
à l'insuffisance de la bibliographie —
nous avons eue à retrouver certaine mo-
nographie du Perche-Gouët, citée jadis
dans un article de la P*^' série de la Science
sociale.
Veuillez agréer, etc.
D'" Bailhacme.
Les observations, présentées par le
D'" Bailhache. sont justes. Aussi nous nous
joignons à lui pour demander aux aute'urs
qu'ils veulent bien porter toute leur atten-
tion sur la question des références biblio-
graphiques.
Quant à la question des cartes géogra-
phiques, ce n'est pas la première fois que
l'un ou l'autre des membres de notre So-
ciété émet le vœu d'en voir figurer plus
souvent dans les études publiées.
C'est avec plaisir que nous profitons de
l'occasion que nous offre la lettre de
M. Bailhache, pour annoncer à nos lec-
teurs que nous sommes disposés à tenir
compte, dans la mesure du possible, du
vœu qu'elle contient.
P. D.
AVIS AUX LECTEURS
Nous rappelons que M. Paul Descamps,
secrétaire de la rédaction de la Revue, est
à la disposition des membres de notre
Société et de tous ceux qui s'intéressent à
la Science sociale :
Le mercredi et le vendredi, de 2 heures
à 5 heures, dans son bureau, 56, rue Jacob ;
Le lundi et le mardi, à l'Ecole des
Roches, à Verneuil (Eure) ;
Les autres jours, 50, rue Jacob, mais en
prévenant quelques jours d'avance.
BIBLIOTHÈQUE DE LA SCIENCE SOCIALE
rONDATEL'R
EDMOND DEMOLINS
/
LES POPULATIONS RURALES
DE LA TOSCANE
PAR
Paul ROUX
l
PARIS
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
56, RUE JACOB, 56
Février 1909
SOMMAIRE
I. — La région des collines. P. 5.
Le lieu. — Les cultures arborescentes. — La propriété et le métayage. —
L'absentéisme. — Le ■< fattore ». — Le patronage du propriétaire. — La
communauté de famille. — Les conséquences du métayage. — Les associa-
tions agricoles.
1" Le Chianti. — Lo domaine de Brolio. — Le vin et l'huile.
2" Une petite ville de campagne.
3° Le Val di Cbiana. — Les travaux hydrauliques. — L'élevage et le tabac.
4" La banlieue de Florence.
5" Les « Crète >y.
II. — La Montagne. P. 54.
1° Le Casentino. — La transhumance. — Le châtaignier et l'émigration. —
La l'orôt et la fabrication. — Les conséquences du reboisement.
2" Le Mont Amiata. — Les; productions arborescentes. — Les mines de mer-
cure.
III. — La Maremme. P. 71.
I" La colonisation. — Le pâturage et la culture extensive — La création des
métairies. — Los sociétés de colonisation.
2° Les résultats de la colonisation.
IV. — Conclusions. P. <S0.
La subordination d la population rurale à la classe urbaine.
LES POPULATIONS RURALES
DE Là TOSCAAE
La Toscane s'étend des sommets des Apennins au rivage de
la mer Tyrrhénienne ; on y peut distinguer trois zones caractéris-
tiques : la montagne, les collines, la Maremme. Comme le tra-
vail est le facteur dominant dans la constitution des sociétés et
que le travail agricole est sous la dépendance étroite du lieu,
nous ne serons pas étonnés de rencontrer trois variétés du type
toscan correspondant à ces trois milieux physiques distincts.
Mais nous constaterons que les populations rurales de la Toscane
sont partout sous l'influence plus ou moins accentuée des pro-
ductions arborescentes.
Dans les collines, les cultures arbustives sont une conséquence
naturelle du relief du sol, de la nature du terrain et du climat,
et, comme l'agriculture est l'unique moyen d'existence, c'est
donc dans cette zone qu'elbs développent au maximum leurs
efîets sociaux. En particulier, elles maintiennent la communautr
de famille et le patronage traditionnel et paternel du proprié-
taire.
Dans làmontagne, les productions arborescentes (châtaignier)
sont limitées par la nature du sol. La culture est ici insuffisante
pour nourrir la population qui trouve dans l'émigration, la fa-
brication ou les mines des moyens d'existence complémentaires.
Cela favorise l'indépendance des jeunes gens et a pour consé-
quence V ctablissement en simple ménage et V atténuation du
pjatronage.
En Mare?7î?ne. les cultures arborescentes sont favorisées par
le climat, mais entravées par l'insalubrité du lieu et l'état ma-
récageux du sol, ce qui nécessite au préalable l'intervention du
4 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
grand patron qui assainit et appelle des colons. C'est ici que se
fait l'expansion dans la culture du type rural toscan. L'exten-
sion des cultures arborescentes et les progrès du peuplement
amènent la reconstitution de la communauté de famille et pro-
voque le -patronage intense et progressiste du j)ropriètaire.
Ces trois variétés n'ont cependant pas la même importance.
C'est la zone des collines qui présente le type toscan fondamen-
tal, et cela pour plusieurs raisons. La première, c'est que les
collines occupent plus de la moitié de la superficie de la Tos-
cane; la seconde, c'est que les cultures arborescentes, caractéris-
tiques de cette zone, débordent, en les influençant, sur les zones
voisines partout où les conditions de sol et de climat leur per-
mettent de s'étendre. En outre, c'est dans la région des collines
que se trouvent situées les villes, centres du commerce et de l'ac-
tivité économique, autrefois surtout, mais aujourd'hui encore
lieu de résidence de la plupart des propriétaires importants.
C'est donc dans cette région que le patronage se manifeste de
la façon la plus complète et la plus normale; c'est là aussi que
se maintient le mieux le type de la famille patriarcale.
Nous commencerons donc par l'étude du type de la région
des collines déterminé par les conditions du travail, parce qu'il
est le plus complet et qu'il offre au plus haut degré les carac-
tères propres à la population toscane. Puis nous examinerons en
quoi le type de la montagne diffère du précédent; comment la
présence du châtaignier, l'existence du pâturage, de la forêt
ou des mines favorisent l'établissement en simple ménage et di-
minuent l'importance du patronage du grand propriétaire. En-
fin nous constaterons que le type de la Maremme procède étroi-
tement des deux premiers par l'émigration des ouvriers et des
colons et par le patronage intense des riches urbains, rendu"
nécessaire par les grands travaux d'aménagement qu'exige la
mise en valeur d'un sol inculte et marécageux.
C'est le métayer en communauté de famille qui caractérise la
première variété, le petit propriétaire fragmentaire qui per-
sonnifie la seconde, et le grand propriétaire urbain qui repré-
sente la troisième.
LA RÉGION DES COLLINES
Le lieu. — Les collines s'étendent sur la moitié de la Toscane
dont elles occupent la partie centrale, entre les derniers contre-
forts des AjDcnnins et la plaine littorale de la iMaremme. Elles
couvrent toute la province de Sienne, une bonne partie de celles
de Florence et de Pise et quelques districts de celles d'Arezzo
et de Lucques. Cette région présente çà et là quelques plaines,
qui sont plutôt des vallées élargies et qui, si elles offrent des
particularités culturales, sont cependant trop peu étendues pour
donner naissance à un type social distinct. Dans la province de
Grosseto, il existe des hauteurs qu'on serait tenté de ranger dans
la zone des collines, si, parle climat, la nature du sol et le mode
de culture, elles ne faisaient partie de laMaremme.
Ces collines sont des mamelons plus ou moins élevés, aux
pentes escarpées et disposés sans ordre côte à côte. Ce relief accen-
tué et cette disposition chaotique ont une influence fâcheuse sur le
régime des eaux et sur les voies de communication. Ils sont dus
à l'âge géologique récent de cette contrée dont la formation date
de l'époque tertiaire, souvent même de l'âge pliocène; il s'ensuit
que les agents atmosphériques n'ont pas encore eu le temps d'éro-
der les sommets, de combler les dépressions et d'adoucir les
pentes. Le travail d'érosion se continue actuellement d'une façon
active : sur les pentes trop rapides les eaux ne s'infiltrent pas. mais
ruissellent en entraînant les terres et forment en quelques heures
dans les ravins des torrents impétueux et dévastateurs. Ces
6 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
torrents sont le plus souvent à sec et d'ailleurs trop encaissés
pour permettre l'irrigation, ce qui exclut les prairies naturelles
et toutes les cultures irriguées. En outre, les eaux de pluie, ar-
rivant en grande abondance sur des terrains souvent argileux
et compacts, séjournent dans les fonds et noient les cultures
si l'écoulement n'est parfaitement assuré par des fossés et des
canaux. C'est ce qui explique que l'aménagement des eaux ait
une si grande importance et joue un rôle si considérable dans
l'agriculture toscane ^
Le resserrement des vallons et le danger des inondations,
joints sans doute aux nécessités de la défense aux époques an-
ciennes, n'ont pas permis l'établissement sur le bord des ruis-
seaux des fermes et des villages qui occupent, au contraire, les
sommets des collines. Ceci rend les communications difficiles,
d'autant plus que l'absence de longues vallées rend particuliè-
rement coûteuse et incommode la construction des routes et des
voies ferrées; partout ce sont de profonds ravins à franchir, des
pentes escarpées à gravir ou à contourner. La Toscane n'est
donc pas favorisée par les transports, et ceci explique certains
côtés routiniers et retardaires de son agriculture. La culture
commercialisée ne peut être ici qu'exceptionnelle, tandis que
la culture ménagère est souvent une nécessité.
Le climat est tempéré avec des écarts de température- allant,
par exemple, à Florence, de — 12" à -h 39''. Si l'été est chaud,
l'hiver a souvent des périodes de froid assez vif, surtout lorsque
souffle le vent du nord, la tramontane. Les gelées de printemps
et d'automne sont aussi très fréquentes.
Enfin signalons dans le sous-sol des gites minéraux variés et
nombreux : de la lignite dans le val d'Arno, du fer en Maremme,
du soufre près de Volterra, de la terre de Sienne et du mercure
près du mont Amiata.
En résumé, terrains d'une fertilité en général très moyenne
et difficiles à cultiver à cause de leur escarpement ou de leur
1. A Florence, il tombe annuellement 90 centimètres d'eau, répartis sur 107 jour-
nées; il Sienne, 77 centimètres en 83 jours de pluie. Les étés sont secs.
LA REGION DES COLLINES. /
compacité; eaux abondantes et dévastatrices en hiver et insuf-
fisantes en été; température présentant de grands écarts; re-
liefs accentués, rendant les communications difficiles. Tels
sont, dans la région des collines, les caractères principaux du
lieu dont nous verrons l'influence sur le travail et les cul-
tures.
Les cultures arborescentes. — Ce qui donne à la campagne
toscane sa physionomie propre, ce sont les plantes arbustives
(\Tigne, olivier, mûrier) mélangées aux céréales. Cette associa-
tion se retrouve ailleurs en Italie, mais en Toscane la culture
mixte [coltura promiscud) est le système normal, et les plantes
arborescentes y tiennent une place considérable.
Les champs, rectangulaires toutes les fois que la configura-
tion du sol ne s'y oppose pas absolument, sont subdivisés en
bandes plus étroites par des lignes d'arbres [filari), distantes de
3 à 10 mètres, suivant les usages du lieu, le climat et l'exposi-
tion. Souvent le sol est complètement ombragé par la ramure
des oliviers, et cependant les céréales y croissent et y mûrissent.
J'ai interrogé un grand nombre de personnes pour savoir
quelle était la cause qui avait développé la culture mixte en
Italie. Je n'ai pas obtenu de réponse entièrement satisfaisante.
La culture mixte remonte à la plus haute antiquité et subsiste
encore de nos jours ; elle répond donc à certaines conditions
du milieu. Il est probable que, grâce à l'ardeur du soleil, les
cultures annuelles ne souffrent pas trop de l'ombre des arbres,
que les racines de ceux-ci, pénétrant plus profondément dans
le sol, ne nuisent pas à celles des céréales, et qu'ainsi le même
champ peut porter à la fois deux récoltes au lieu d'une. Il n'est
pas inutile de rappeler aussi que, sous le climat méridional et
et dans les terrains pierreux des collines de la Toscane, on ne
peut songer à obtenir les gros rendements en grains ou en
fourrages qu'on obtient dans le nord de la France. En réalité,
la culture du i^ays^ c'est la culture arbustive ; les céréales et les
fourrages ne sont qu'un accessoire, mais accessoire nécessaire
pour la nourriture de la population; car n'oublions pas que
8 LES rOPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
nous sommes encore ici sous le régime de la culture ména-
gère ^ .
La vigne est généralement mariée à l'érable et taillée en hau-
tain. Il y a souvent trois, c[uatre et cinq ceps attachés au même
pied d'arbre, et parfois, sur la ligne, entre les soutiens vivants,
se trouvent des vignes basses, conduites sur échalas. Il n'y a
pas lieu d'entrer ici dans de plus amples développements sur les
multiples formes qu'affecte la vigne suivant les diverses loca-
lités, non plus que sur les modes de la taille et sur les variétés
des cépages-. Disons seulement que celles-ci sont nombreuses
et parfois médiocres. Aussi l'effort des viticulteurs progressistes
tend-il actuellement à réduire les cépages à un très petit nombre
répondant à des conditions bien déterminées.
L'amélioration du vignoble toscan est favorisée par la des-
truction des vignes par le phylloxéra qui, en Italie comme en
France, est une cause de progrès pour la viticulture. Dans les
localitésles plus atteintes, dans la province de Pise par exemple,
nombre de propriétaires ont reconstitué à la manière française,
c'est-à-dire en vignes denses occupant le sol à l'exclusion de tout
autre culture. Cependant, dans le reste de la Toscane, la cul-
ture mixte règne encore sans partage, mais ses inconvénients,
qui apparaissent déjà avec les traitements multiples qu'exigent
les maladies cryptogamiques et qui nécessitent de fréquents
passages dans les champs, alors que les céréales sont en pleine
végétation, ne pourront que se faire sentir plus vivement avec
les progrès de la culture intensive et la raréfaction de la main-
d'œuvre.
La question de la culture mixte est controversée dans les mi-
lieux agricoles; partisans et adversaires présentent des argu-
ments qui ne sont pas sans force. Dans les deux camps on trouve
des agriculteurs instruits et expérimentés; mais si actuellement,
dans bien des cas, la culture mixte est défendable, du moins
la culture en vigne spécialisée paraît mieux adaptée aux né-
1. H faut cependant signaler dans les collines pisanes des olivettes pures exploi-
tées en métayage.
2. Pour plus de détails voir la Revue de Vilicidlure, n" du 1" octobre 1908.
LA REGION DES COLLINES.
cessités techniques et aux conditions économiques de l'avenir i.
V olivier a une aire géographique moins étendue que hi vigne
qui s'élève dans la montagne et descend dans la plaine, car il
est plus exigeant qu'elle pour le terrain et redoute davantage
le froid. Il appartient presque exclusivement à la zone des col-
lines. On trouve des olivettes pures dans les environs de Luc-
ques et de Pise, mais partout ailleurs les oliviers sont disposés
dans les champs en lignes plus ou moins espacées. La taille,
assez sommaire, se fait tous les trois ans; elle est souvent exa-
gérée, ce qui affaiblit l'arbre. La récolte des olives a lieu en
novembre, décembre et janvier; on ramasse les fruits tombés
et on gaule ceux qui restent sur l'arbre. Le gaulage fait tomber
beaucoup de bourgeons qui fructifieraient les années suivantes;
c'est pourquoi on prétend que l'olivier ne donne qu'une année
sur trois. Les variétés qui sont nombreuses, ne sont pas toujours
bien sélectionnées et adaptées au sol et au climat.
Le mûrier fut introduit en Toscane dans la seconde moitié
du xiii" siècle par des marchands lucquois qui l'apportèrent
de Sicile. Après des fortimes diverses, la sériciculture se déve-
loppe de nouveau en Toscane. On trouve des mûriers à peu près
partout dans la plaine et dans la colline; ils sont disposés en
ligne dans les champs et souvent mêlés à la vigne. On les re-
taille tous les trois ans, ce qui fournit des fagots aux cultivateurs,
et chaque année, au mois de juin, on les dépouille de leurs
feuilles pour nourrir les vers à soie.
Un peu partout, on rencontre disséminés divers arbres frui-
tiers : pommiers, poiriers, pêchers. Cependant cette culture a
en général peu d'importance, car les variétés sont médiocres,
les arbres en petit nombre et mal tenus. Il y a dans cette branche
de grands progrès à réaliser; plusieurs professeurs d'agricul-
ture poussent d'ailleurs énergiquement dans cette voie..
Sur des pentes souvent escarpées, dans un sol souvent pier-
reux, sous un climat chaud et sec en été, les cultures arbores-
1. Cf. en faveur de la vigne spécialisée : Prof. V. Racah, Economia délia Viti-
cultura moderna nette coltine pisane, Pise, Mariolli, 1903. — En sens contraire.
Inchiesta agrara. vol. ïoscana, p. 3'il.
10 LES POPULATIONS RURALES DE LA ÏOSCAIVE.
centes sont celles qui conviennent le mieux et qui donnent le
produit le plus élevé. On ne cultive les céréales et les fourrages
que comme appoint, et pour subvenir aux besoins de la nour-
riture et utiliser le terrain au maximum. Aussi peut-on affir-
mer que la culture toscane clans la région des collines est entiè-
rement sous l'influence des productions arborescentes, qui lui
donnent son caractère propre.
Les effets sociaux des cultures arborescentes sont connus'.
Rappelons-les brièvement; nous aurons d'ailleurs occasion de
les constater à chaque pas au cours de cette étude. Tout d'abord,
la culture arbustive impose un travail qui est plus 7ninutieux
et attrayant que prnible. Certes le bêchage de la vigne exige
bien un certain effort, mais la taille, le palissage demandent
plus de soin que de force; la récolte des raisins, des olives, de
la feuille de mûrier, des châtaignes, est une opération facile et
amusante. Il en résulte que le personnel ouvrier peut, en grande
partie, se composer de femmes et d'enfants, et ceci favorise la
culture en communauté de famille^ puisque chacun trouve à se
rendre utile sur le domaine, sans avoir à se livrer à un labeur
excessif ni à faire preuve d'une grande initiative. La valeur
des plantes qui occupent le sol ne permet pas en effet de bou-
leverser la culture; il faut s'en tenir au mode d'exploitation
traditionnel, on ne peut faire de progrès que dans les détails.
Les capacités supérieures ne peuvent donc s'affirmer que diffi-
cilement, ce qui contribue au maintien de la communauté.
Les cultures arborescentes exigent une main-d'œuvre minu-
tieuse et nombreuse; tous les travaux se font à la main. En
revanche, les produits sont abondants et riches. Une petite
étendue de terrain peut donc occuper et nourrir une famille
même nombreuse, ce qui favorise la petite propriété ou plus
exactement le "petit domaine.
De ce que les productions arborescentes exigent relativement
peu de travail, ou du moins que le travail de l'homme semble
avoir moins d'influence sur le produit que la puissance de la
1. Cf. Se. soc, l. XXII, p. 133.
LA RÉGION DES COLLINES. 11
nature, de ce que la récolte des fruits se rapproche de la
cueillette, il s'en suit que la notion du tien et du mien se trouve
un peu obscurcie chez les individus. Il en résulte que les vols
champêtres sont assez fréquents, surtout dans le voisinage des
villes ou des gros bourgs où vit une population assez misérable
do journaliers ou d'ouvriers de l'industrie. Il faut reconnaître
que, grâce à l'activité économique plus grande, à la hausse des
salaires, à une police plus exacte, à plus de bien-être en
somme, la situation s'améliore à ce point de vue. Cependant,
en bien des endroits, le paysan doit garder sa récolte pendant
la nuit lorsqu'elle arrive à maturité; il a liâfe de cueillir ses
fruits pour s'éviter cette peine et pour les mettre à l'abri des
maraudeurs. Cela l'amène parfois à prématurer sa vendange
ou sa cueillette. La coutume du grappillage a pour consé-
quence le ban des vendanges; afin d'éviter que, sous prétexte
de ramasser les raisins abandonnés, on ne cueille ceux de la
vigne voisine, l'autorité communale fixe la date de la récolte
pour chaque terroir. Cet usage est évidemment la marque d'un
état encore peu avancé de la viticulture. Il tombera par la
force des choses, lorsque les propriétaires cultiveront des cépages
qui pourront être différents de ceux des voisins, mûrir plus
tôt ou plus tard, et voudront faire de la vinification rationnelle.
La propriété et le 3iétayage. — Nous avons vu que les
productions arborescentes favorisent la culture familiale en
communauté restreinte sur un petit domaine. La question se
pose aussitôt de savoir si la famille ouvrière est propriétaire de
ce petit domaibe.
La répartition de la propriété foncière est déterminée à la
fois par le mode de travail et par l'état social actuel et anté-
rieur de l'ensemble de la population. Il faut donc, pour se
rendre compte des faits qui ont pu produire la grande, la
moyenne ou la petite propriété, étudier non seulement la po-
pulation rurale, mais aussi la population urbaine, examiner les
influences exercées parles groupements de la vie collective, et
enfin interroger l'histoire.
12 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
Il est certain que la culture arbuslive exigeant des soins
minutieux, réclamant une main-d'œuvre abondante, et donnant
sur une petite surface des produits élevés, semble très favorable
au développement de la petite propriété. Celle-ci est en effet
assez répandue en Toscane; cependant, comme nous le verrons.
elle est beaucoup plus développée dans la montagne que dans
la zone des collines \ Dans la région que nous étudions main-
tenant, le propriétaire-cultivateur est extrêmement rare % Le
petit propriétaire est ordinairement un urbain, boutiquier ou
artisan, qui possède une ou deux métairies, c'est-à-dire quel-
ques hectares qu'il donne à métayage et dont il consomme les
produits en nature (vin, huile, farine, etc.).
La petite propriété ainsi entendue existe depuis le moyen
âg-e. Les conditions politiques locales du xii*' et du xiif siècle
ont contribué au fractionnement de la propriété féodale. Au
plébéien indépendant, prenant part auxaffaires publiques, la pro-
priété rurale, plus ou moins étendue suivant sa fortune, semblait
un renforcement de son influence et de son importance. Il y
trouvait aussi le plaisir de la villégiature et, si ses moyens le
lui permettaient, se faisait construire une villa. Aussi, malg-ré
les tendances aristocratiques de l'époque des Médicis, un très
1. Les Atii deir Inchiesta CKjraria donnent les chiffres suivants :
138.000 très petits propriétaires avec un revenu inférieur à 200 francs.
28.500 petits — — de 200 à 2.000 —
5.000 moyens — — de 2.000 à 20.000 —
270 grands — — supérieure 20.000 —
Les très petits propriétaires jouissaient d'un revenu total de 8.970.000 francs.
Les petits — — — 17.100.000 —
Les moyens — — — 26.350.000 —
Les grands — — — 6.750.000 —
Ce sont donc les petits et les moyens propriétaires qui détiennent la plus grande
partie du soi. — Ces chiffres se réfèrent à toute la Toscane. Depuis vingt-cinq ans.
ils ont pu se modifier un peu, mais leur valeur relative n'a pas dû beaucoup changer.
2. Les stalistiques répartissent ainsi la population rurale en Toscane :
Métayers 50 %
Propriétaires-cultivateurs et fermiers 25 %
Journaliers 25 ^é
11 est certain que dans la région des collines, la proportion des métayers est
beaucoup plus forte.
LA RÉGION DES COLLINES. 13
petit nombre de familles purent-elles constituer de grands biens
et ceux-ei, composés de plusieurs exploitations, se divisent faci-
lement par héritage et ne se reconstituent pas autrement par
suite de l'absence de grands industriels et de riches commer-
çants; de telle sorte que la petite et la moyenne propriété domi-
nent aujourd'hui en Toscane.
Ainsi la prospérité des villes de commerce au moyen âge a
fait passer la propriété foncière aux mains des urbains; auxquels
ne pouvaient pas faire concurrence les paysans à cause de leur
situation misérable. Comment ces urbains vont-ils tirer parti de
leurs domaines?
Il nous faut écarter de prime abord le faire-valoir, qui exige
la compétence technique et la résidence rurale. Le propriétaire
pourrait-il du moins exploiter par régisseur? Difficilement, par
suite des conditions mêmes du travail qui réclame une main-
d'œuvre considérable qu'on ne peut pas restreindre par l'emploi
des machines, à cause de la culture mixte, du relief du sol
et des nécessités même de la technique (taille de la vigne et
des arbres, cueillette des fruits). D'autre part, certains travaux
sont délicats et difficiles à contrôler; il y a donc avantage à
intéresser l'ouvrier à leur bonne exécution en lui donnant une
part du produit. Rien ne pousse donc les propriétaires urbains
à substituer le faire-valoir au mode de tenure en usage eu Tos-
cane depuis le moyen âge.
Le fermage n'est pas davantage adapté aux conditions lo-
cales. La vigne, les arbres à fruits représentent un capital im-
portant engagé par le propriétaire en frais de plantation et en
soins culturaux jusqu'à l'âge de production des plantes. Si
donc il afferme ses terres, il en exigera un prix élevé, mais le
propre des cultures arborescentes, c'est d'être très sensibles aux
influences atmosphériques et de donner par conséquent des pro-
duits aléatoires. Seul, un fermier riche pourrait courir le risque
des mauvaises années en escomptant les bonnes. Or, pendant
les luttes du moyen âge entre les Ailles et les barons féodaux,
les campagnes furent pillées et dévastées périodiquement;
aussi tous ceux qui avaient quelque chose à perdre se réfugié-
14 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
rent-ils dans les cités où les seigneurs vaincus durent à leur tour
fixer leur résidence. La population rurale fut donc décapitée et
il ne resta dans les campagnes que des paysans misérables et
ignorants. La condition de ces derniers s'est, depuis lors, un peu
améliorée, mais pas assez pour qu'ils puissent recruter une classe
de fermiers riches, et ce n'est certainement pas de la bourgeoisie
urbaine que ceux-ci peuvent sortir.
Le métayage, qui est le mode traditionnel d'exploitation du
sol en Toscane, est donc resté le contrat agraire presque exclu-
sivement usité. Il répond parfaitement bien aux nécessités cul-
turales, aux conditions du lieu et à l'état social.
Le propriétaire absentéiste voit ses soins d'administration
réduits au minimum, puisque le métayer se charge de tous les
détails de la culture. Le partage des produits en nature est
avantageux à la fois au colon et au propriétaire; le premier
trouve sur le domaine la subsistance de toute sa famille et n'a
pas besoin de recourir au commerce ; le second, qui habite la
ville voisine, peut également consommer en nature les produits
de ses terres, et s'il lui reste un excédent, il en trouve le place-
ment dans la population urbaine au milieu de laquelle il vit ^
Même encore aujourd'hui la difficulté des communications et le
prix élevé des transports favorisent le maintien de cette éco-
nomie rurale ménagère. Enfin, le métayage règle automati-
quement la question des salaires et laisse à l'ouvrier une indé-
pendance relative et une certaine initiative, il le fait participer
aux risques de la culture sans cependant lui en laisser tout
l'aléa. Le propriétaire, de son côté, s'il subit les déficits des mau-
vaises années, profite au moins des bonnes récoltes et peut veiller
au bon entretien du capital engagé dans sa terre. En fait, le mé-
tayage donne en Toscane toute satisfaction aux uns et aux au-
tres; la meilleure preuve en est qu'il s'étend tous les jours. En
Maremmc, il se substitue au faire-valoir à mesure que la culture
arborescente gagne sur la culture extensive, et aux environs
de Lucques il tend à remplacer le contrat mixte, comme plus
1. Beaucoup de vieux palais florentins sont munis d'un guicliet où les voisins
Tiennent acheter au détail dé l'huile ou du vin.
LA. RÉGION DES COLLINES. 15
favorable au progrès agricole, puisqu'il autorise une interven-
tion plus active du propriétaire '.
Le patronage du possesseur du sol est en cfiet, non seulement
justifié par le contrat de métayage, mais favorisé par le carac-
tère aléatoire des productions arborescentes et par la formation
communautaire de la population qui manque d'initiative, mais
subit assez docilement la direction patronale. Il nous faut exa-
miner de quelle façon s'exerce cette direction et mettre en re-
lief les caractères du patronage rural en Toscane.
L'absentéisme. — Nous avons vu quelles causes ont fait passer
la propriété foncière aux mains des urbains. Depuis le moyen
âge, ceux-ci, retenus à la ville par leurs affaires, les fonctions
publiques, les carrières libérales ou les agréments de la vie
mondaine, n'ont pas fait retour aux champs : ils sont restés
absentéistes.
Les uns, très riches, possèdent des terres étendues dans diffé-
rentes régions de la Toscane; ils ne peuvent évidemment pas
pratiquer la résidence sur tous leurs domaines, mais en fait ils
n'y viennent guère qu'en villégiature. Leur installation princi-
pale est à la ville.
D'autres, moins opulents, habitent aussi la ville, et d'une
façon plus continue encore, à cause de la profession qu'ils exer-
cent. Quelques-uns, n'ayant pas cette excuse, vivent dans l'oisi-
veté, mais croiraient déroger en résidant à la campagne.
Reste une troisième catégorie de propriétaires, formée de petits
bourgeois, de commerçants et d'artisans, qui possédaient quel-
ques métairies dont les revenus, augmentés d'un maigre traite-
ment ou des bénéfices d'un commerce somnolent, les aident à
vivre . Ils tirent de leurs propriétés la plus grande partie de la
subsistance nécessaire à leur ménage ; ils vont souvent dans leurs
domaines voisins de la ville où ils résident, et ont avec leurs mé-
1. Le contrat mixte, qui se rencontre aussi près de Pistoie et dans les collines
lombardes, est ainsi nommé parce qu'il participe à la fois du fermage etdu métayage :
le colon donne une redevance fixe en blé, et jiartage avec le propriétaire les produits
de la vigne, de l'olivier, du mûrier. Le propriétaire n'a donc pas à se préoccuper des
cultures herbacées qui sont livrées à la routine du colon.
16 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCAJfE.
ta^ers des rapports fréquents. Mais leur patronage ne peut être
que rudimentaire, car ils n'ont ni la science agricole nécessaire
pour diriger leurs colons, ni les capitaux indispensables pour
réaliser des améliorations et inaugurer une culture rationnelle
et progressiste.
Pour être équitable il convient de faire remarquer que l'ab-
sentéisme d'un propriétaire toscan qui habite une des villes de
la province et peut, en quelques heures de voiture, se rendre
sur ses domaines, n'est en rien comparable à l'absentéisme d'un
propriétaire français qui réside à Paris et ne paraît jamais sur
ses terres.
Le « FATTORE ». — Le propriétaire absentéiste est représenté
sur ses terres par un régisseur — un fattore — qui est chargé
de l'administration du domaine et de la direction technique des
métayers. Certains de ces agents, au service de riches proprié-
taires, ont jusqu'à 30 ou 35 métairies sous leur autorité. Ils sont
aidés, pour Fe-xécution des détails et la surveillance des travaux,
par des sotto-fattori, jeunes gens qui font leur apprentissage,
ou vieux employés de confiance montés d'un degré dans la hié-
rarchie.
Il y a plusieurs types de régisseurs; j'en vois trois très net-
tement. C'est d'abord le vieux et fidèle fattore , peu instruit, mais
intelligent et dévoué qui est arrivé à l'ancienneté. On le ren-
contre-fréquemment dans la province de Sienne. Il a souvent
débuté comme domestique auprès du maitre qui, appréciant ses
qualités, lui a d'abord donné quelque emploi de confiance, tel
que celui de magasinier ou de contremaître. Plus tard, il cou-
ronne sa carrière par la charge de régisseur. Ayant franchi
successivement tous les degrés de la hiérarchie, ayant passé par •
tous les emplois, vieilli sur le domaine, il ne le cède à personne
dans la connaissance des hommes et des choses qui rentourent.
S'il ne faut attendre de lui ni comptabilité savante, ni initia-
tive hardie, du moins peut-on être sûr qu'il ne négligera aucun
détail, qu'il connaît par le menu toutes les pratiques culturalcs
du pays et qu'il n'ignore aucune des finasseries des métayers.
LA RÉGION DES COLI.INKS. 17
aucune des ruses des marchands. Il est tout dévoue à la famille
du maitre avec laquelle il s'identifie et par laquelle il est traité
avec bienveillance et ati'ection ; il rend aux paysans sur lesquels
il a autorité les bons procédés dont il est lui-même l'objet de la
part de son maitre. Les colons l'estiment, le respectent et ont
confiance en lui : c'est le fattore patriarcal.
A côté de ce type, on en rencontre un autre qui contribue à
faire à la classe des régisseurs une mauvaise réputation. Pas
plus instruit que le précédent, souvent moins intelligent, il n'en
a jamais le dévouement. Incapable ou paresseux, il néglige les
travaux essentiels et laisse le domaine aller à la ruine. Présomp-
tueux en raison de son ignorance, il entreprend des opérations
mal conçues, plus mal exécutées encore et dont le résultat est
aussi désastreux pour les colons que pour le propriétaire. Pour
masquer son incapacité ou sa mauvaise foi, il affecte un grand
zèle de surveillance à l'égard des métayers qu'il pressure, dont il
s'attire l'inimitié et qu'il détache ainsi de leur patron. Il semble
ignorer les préceptes les plus élémentaires de la morale et ne
craint pas d'ajouter à ses appointements des gains illicites; il
mène joyeuse vie et fait fortune. C'est im agent actif de désor-
ganisation sociale ec de discorde entre propriétaires et paysans.
S'il existe des régisseurs de cette sorte, — et les scandales qui
éclatent de temps à autre démontrent que pour être rare l'es-
pèce n'en est cependant pas éteinte, — il ne faut pas hésiter à en
rendre responsables certains propriétaires trop insouciants de
leurs affaires qui négligent de choisir avec soin leurs agents, de
les diriger et de les contrôler. Ils ne leur demandent qu'une
chose : faire rentrer le plus d'argent possible dans leur caisse
toujours vide. Parfois même ils les transforment en banquiers
et leur demandent de leur avancer des fonds. Pour prix de ces
complaisances ils doivent tolérer bien des abus.
Enfin, depuis quelques années, apparaît un nouveau type de
régisseur. Certains propriétaires ont compris que l'agriculture
était aujourd'hui une science et que la direction d'un grand
domaine exigeait des connaissances agronomiques que ne saurait
remplacer la pratique des vieux usages. Il existe aujourd'hui
2
18 LES POPULATIONS RLKALES DE LA TOSCANE.
un certain nombre de régisseurs qui ont fréquenté les écoles
pratiques d'agriculture', qui sont au courant des méthodes ra-
tionnelles et des découvertes récentes, sont en rapports constants
avec les professeurs d'agriculture à qui ils demandent des con-
seils et avec qui ils collaborent par des essais et des expériences.
Actifs et zélés, ils prennent à cœur leur métier, ont l'amour-
propre du succès et, pour peu qu'ils soient compris et soute-
nus par leurs propriétaires, améliorent les cultures, augmentent
les rendements pour le plus grand profit du patron et des mé-
tayers. Servant l'un, ils servent aussi les autres, et démontrant
ainsi la solidarité de leurs intérêts réciproques, ils contribuent
au bien-être général et à l'harmonie sociale. On ne peut que
souhaiter de voir leur nombre s'accroitre, les propriétaires les
apprécier davantage et améliorer leur situation matérielle.
Il y a des régisseurs qui administrent les biens de plusieurs
petits propriétaires qui se partagent ainsi la dépense; d'autres
exercent une profession accessoire; d'autres, chargés de proprié-
tés peu étendues, sont des sortes de domestiques d'un rang un
peu plus élevé; ils en touchent à peu près les gages. Les
régisseurs les plus importants qui administrent une grande
faltoria de 400 à 500 hectares sont d'ailleurs assez mal rétri-
bués : on m'a indiqué des traitements de 700 à 800 francs comme
très fréquents; ceux qui atteignent 1.000 francs sont exception-
nels. Cela tient à l'ancien mode de recrutement des fattori encore
en usage aujourd'hui dans bien des familles; ces agents sont
des ouvriers montés en grade qui sont satisfaits de leur situa-
tion, car ils la comparent à celle qu'ils avaient autrefois; ils
jouissent en outre d'une certaine considération et d'une indé-
pendance assez grande.
Sur les grandes propriétés le régisseur doit le plus souvent
rester célibataire. Il est logé et nourri par le propriétaire dans
les bâtiments de lafattoria où le maitre est ainsi toujours sûr de
trouver maison ouverte et table mise lorsqu'il veut venir visiter
ses terres. Le ménage est tenu par une femme appelée fattoressa^
1. Plusieurs de ces écoles sont ducs à l'initialivc el à la générosité de grands
propriclaires.
LA RÉGION DES COLLINES. 19
mais qui n'est presque jamais la femme du fattorc et qui reçoit
à peu près les gages d'une cuisinière. A la table du régisseur
et de la gouvernante vivent les sotto-fattori et tous les employés
célibataires de l'exploitation. Les visiteurs y reçoivent une hos-
pitalité simple, mais cordiale et empressée.
Cette organisation n'olfre pas aux régisseurs instruits et ca-
pables la situation à laquelle ils ont droit. Aussi peut-on noter
une évolution qui tend actuellement à relever leurs émoluments
et à leur donner la possibilité de fonder un foyer indépendant.
Nous verrons que c'est en Maremme que ce progrès s'est, déjà
manifesté avec le plus d'intensité, l^n peu partout on substitue
volontiers au mot fattore celui à'agente (agent), qui passe pour
plus relevé.
Le rôle et l'importance des régisseurs varient beaucoup sui-
vant les domaines dans lesquels ils se trouvent et les proprié-
taires à qui ils ont affaire. Dans la Maremme, contrée éloignée
et insalubre où les maîtres ne vont presque jamais, et qui est
actuellement en voie de transformation, leur indépendance est
presque absolue et le champ ouvert à leur activité, presque illi-
mité. Pays neuf t>ur lequel ne pèse pas le poids des traditions
surannées, les régisseurs y sont en général plus instruits et plus
progressistes; leur situation morale et matérielle est meilleure
que dans la région des collines. Ici, lorsque le propriétaire est
lui-même agriculteur et dirige effectivement ses métayers, le
fattore a un rôle très diminué, il n'est plus qu'un sous-ordre
chargé de la surveillance des détails. Ce cas se présente rare-
ment; le plus souvent, le régisseur dirige à peu près souverai-
nement la fattoria qui lui est confiée. Si les résultats financiers
de sa gestion sont bons, il jouit pratiquement de la plus grande
initiative; aussi la prospérité de l'agriculture toscane repose-t-
elle en grande partie sur l'intelligence et le zèle des régisseurs.
Le patronage dl- propriétaire. — Cest donc par rintermè-
diaire du fattore que le propriétaire absentéiste exerce son pa-
tronage. Ce patronage est imposé par le métayage et renforcé
par les cultures arborescentes, mais il doit à la formation com-
20 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
munautaire de la race d'être très interventionniste et de revêtir
les formes du paternalisme. C'est bien d'ailleurs ainsi que les
issus de patriarcaux comprennent le patronage ; il s'agit pour
eux d'assister le patronné bien plus que de l'élever.
Le patronage du propriétaire toscan se manifeste d'abord dans
le travail. Le patron règle souverainement les assolements et les
méthodes'culturales; il décide les achats et les ventes de bétail;
il fait faire les plantations de vigne et d'arbres et en choisit les
espèces; souvent même il se charge de la vinification et de la
fabrication de l'huile. Son intervention est incessante et autori-
taire. Elle est d'ailleurs beaucoup plus active et efficace sur les
grandes propriétés administrées rationnellement que sur les
domaines moyens ou petits. Le patronage est naturellement
d'autant plus intense qu'il y a une différence de capacité plus
grande entre le patron et le patronné. Or, ce dernier doit à son
origine communautaire d'être souvent routinier et ignorant, mais
aussi d'être habitué à subir un contrôle et à accepter une direc-
tion. Le patron novateur se heurte plutôt à la force d'inertie qu'à
la mauvaise volonté du colon. Celui-ci est assez intelhgent pour
reconnaître la supériorité technique du propriétaire ou de son
représentant lorsqu'elle s'affirme par des résultats tangibles; il
se laisse alors guider assez docilement. En règle générale, le
métayer vaut ce que vaut le propriétaire. Les cultures arbores-
centes poussent celui-ci à patronner le travail à cause du capital
important qu'elles représentent, qu'il ne faut pas laisser dépérir
et dont il faut tirer le revenu le plus élevé possible et aussi à
cause de l'influence considérable que peuvent avoir les façons
culturales sur les rendements : choix des espèces, taille, traite-
ment des maladies, confection du vin ou de l'huile, élevage des
vers à soie, etc..
C'est d'ailleurs un patronage très intense de la propriété qui
donne au propriétaire une autorité presque absolue sur ses
colons. A une famille qui ne possède rien il assure l'existence
par la jouissance d'une métairie en plein rapport et garnie
des instruments de travail indispensables. Parfois il lui facilite
la jouissance des produits du sol en vendant pour son compte
LA RÉGION nES COLf.INES. 21
le vin, l'huile et les cocons à des conditions plus avantageuses
que celles que pourrait obtenir le paysan.
Il veille aussi à ce que chaque métairie soit proportionnée
aux besoins et aux forces de la famille qui l'occupe; et ceci
l'amène à exercer sur la famille un patronage tout patriarcal.
Si celle-ci s'accroît ou diminue au delà de certaines limites, il lui
affecte un domaine plus grand ou plus petit, de façon qu'elle
puisse le travailler soigneusement et y trouver des moyens de
subsistance suffisants. Mais, comme un changement de métairie
est toujours une opération compliquée et n'est pas toujours
possible, le patron intervient pour limiter l'accroissement des
familles de ses métayers et empêcher ainsi leur appauvrisse-
ment et leur misère, car, d'après les idées communautaires du
milieu, il a charge d'assurer leur existence. Aussi lisons-nous
dans les baux qu'aucun mariage ne doit se conclure sans
l'approbation du propriétaire, et cela aussi bien pour empêcher
que la main-d'œuvre féminine ne diminue par l'établissement
au dehors des jeunes filles que pour éviter que le mariage des
garçons n'amène sur la métairie des bouches supplémentaires
qu'elle ne pourrait nourrir. Pour la même raison, il est interdit
au colon de prendre des domestiques. Dans la pratique, ces
prescriptions subissent des tempéraments dus aux circonstances
locales et à l'évolution des mœurs qui tend à ébranler la com-
munauté; mais elles n'en sont pas moins caractéristiques du
patronage toscan.
La communauté de famille. — Nous avons montré que les
productions arborescentes favorisent la culture en commu-
nauté restreinte et développent le patronage. Le moment est
venu d'étudier l'organisation de ces familles en communauté
sur lesquelles s'exerce l'autorité du propriétaire. Chacune d'elles
a un chef, le capoccia, qui est le père, et après lui un de
ses fils choisi par ses frères, généralement l'ainé, quelquefois
le célibataire. Dans cette dernière coutume apparait la défiance
des communautaires qui ne veulent pas que le chef de la famille
ait comme chef de ménage des intérêts en opposition avec ceux
22 LES l'OPULATIO.NS RURALES DE LA TOSCANE.
de la communauté. A la mort de la mère c'est la belle-fille la
plus ancienne dans la maison qui assume la charge de ména-
gère [massaia); enfin un homme est spécialement chargé des
animaux, c'est le bifolco. Capoccia, massaia, bifolco doivent être
agréés par le propriétaire.
Les familles de métayers comptent ordinairement de dix à
quinze personnes, quelquefois plus. Elles sont constituées par
plusieurs ménages vivant sous lo même toit; à la mort des
parents, les frères continuent la communauté sous l'autorité de
l'un d'entre eux. Comme le domaine a une production limitée et
ne peut nourrir au delà d'un certain nombre de iDouches, il
arrivait souvent autrefois qu'un seul des garçons se mariait
(il était parfois désigné par le sort) ; les autres restaient dans la
maison en qualité d'oncles. Il arrive aussi que les fiançailles se
prolongent de longues années, les jeunes gens attendant qu'il
y ait place pour eux dans l'une ou l'autre famille. Bref, il semble
bien, et ceci ne saurait nous étonner chez des communautaires,
que le mariage est une affaire de famille bien plus qu'une
affaire personnelle et qu'il est sous la dépendance étroite des
conditions du travail sur un domaine déterminé. On voit par
là que les habitudes patriarcales ont quelquefois pour consé-
quences d'abaisser la moralité (car les célibataires malgré eux,
ne sont pas toujours d'une conduite exemplaire), d'entraver la
natalité et, par là, de faire obstacle à l'accroissement de la popu-
lation et à l'expansion de la race.
Il faut remarquer qu'aujourd'hui, sous l'influence des idées
extérieures et par suite du développement économique général
qui multipUe les moyens d'existence, l'indépendance indivi-
duelle augmente. Les jeunes gens se marient presque tous et
de bonne heure, dès leur retour du service militaire. Il en
résulte que la famille s'accroit. Elle peut quelquefois continuer
à vivre sur le même domaine par une culture plus intensive,
grâce à la direction et à l'appui du propriétaire, mais souvent
elle doit se diviser. Il se produit alors un essaimage : un ou
deux ménages prennent leur part des biens de la masse com-
mune et vont s'établir au dehors. Actuellement, ils trouvent assez
LA ISKCION DES COLLINES. 2.'i
facilement à s'installer coiiime métayei's à cause des défriche-
ments qui, dans certaines régions, permettent d'augmenter le
nombre des métairies, et grâce aux progrès de la culture qui
rend possilde le dédoublement de certains domaines; et ici il
nous faut constater l'influence bienfaisante du patronage qui,
en perfectionnant les méthodes, facilite les conditions de vie de
la population rurale. Les ménages qui ne trouvent pas de mé-
tairies viennent renforcer la classe des journaliers dans les
villages et dans les bourgs. Ces ouvriers trouvent à vivre grâce
aux travaux d'amélioration qu'exécutent les propriétaires.
Produits d'une sélection à rebours, ils constituent évidemment
l'élément inférieur de la population rurale. Certains ne trouvant
pas sur place une occupation suftisante émigrent. A San-Ge-
mignano, par exemple, quatre à cinq cents ouvriers vont
chacfue année travailler en France pendant plusieurs mois. Il
parait que néanmoins ils ne font pas d'économies et ne s'élèvent
pas.
Quoique la concorde règne généralement dans ces familles
patriarcales, il arrive cependant que le désaccord éclate entre
les frères et amène la séparation des ménages. Cela a lieu
notamment lorsque le frère aine n'est pas choisi comme ca-
poccia par ses frères ou n'est pas agréé par le propriétaire.
Sous le coup de l'humiliation, il va s'établir au dehors. Il arrive
aussi, et le cas est de plus en plus fréquent, que ce sont les
femmes qui introduisent la discorde dans la maison. La massaia
qui est la plus ancienne, s'occupe du ménage, de la basse-cour,
de la garde des enfants, des travaux d'intérieur en un mot,
tandis que ses belles-sœurs doivent prendre part à tous les tra-
vaux des champs. Il est de ces dernières qui sont mécontentes
de leur sort et qui, pour être maîtresses de maison, soulèvent
des querelles et incitent leurs maris à cjuitter la communauté.
En fait, les communautés sont aujourd'hui moins nombreuses
qu'autrefois et il y a un peu partout en Toscane, quoique à des
degrés divers, tendance à la désagrégation de la famille pa-
triarcale; il est exceptionnel de voir des cousins rester ensemble.
Cependant c'est encore dans la région des collines que les com-
24 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
munautés sont les plus stables à cause des nécessités du travail
(cultures arborescentes) et de la constitution de la propriété qui
s'oppose au morcellement des domaines, comme cela arrive
dans la montagne où dominent les petits propriétaires."
La dissolution de la communauté pose la question de la pro-
priété individuelle et de l'héritage. Voyons donc comment se
répartissent les Ijiens entre les membres de la famille et com-
ment se règlent les successions.
Les produits de la métairie servent d'al)ord à la subsistance
et à l'entretien des personnes de tout âge composant la famille.
Les économies sont la propriété exclusive du père qui, à part
l'argent de poche, ne donne à ses enfants aucune rétribution
pour leur travail. Les filles reçoivent en dot, à l'occasion de leur
mariage, des vêtements, du mobilier, des bijoux et parfois de
l'argent; la dot et ses revenus restent la propriété particulière
du jeune ménage. Les garçons ne reçoivent aucun avancement
d'hoirie. A la mort du père, sa succession se règle entre ses
enfants. Le code civil italien a établi pour les successions ah
intestat le régime du partage égal, mais il a fixé la quotité dis-
ponible dans tons les cas à la moitié des biens. L'ancienne
législation toscane n'accordait aux filles qu'une part très minime
(un douzième, si je ne me trompe) dans la succession paternelle;
nous allons retrouver la trace de cette coutume dans la pratique
actuelle. Le plus ordinairement, le mourant laisse un testa-
ment par lequel il avantage ses fils de toute la quotité disponible.
En fait, la plupart du temps, les filles ne touchent que leur dot,
qui d'ailleurs n'est pas sujette au rapport si elle dépasse la
part successorale : on considère, dans ce cas, que le père a
entendu user de son droit de disposer de la quotité disponible.
Si le père laisse un domaine, la part des tilles est encore souvent
réduite par une évaluation inférieure à la réalité, qui a pour
but d'éviter le morcellement du domaine que les fils continuent
alors à exploiter en commun. Ceux-ci, en effet, ne procèdent
pas ordinairement au partage de la partie des biens qui leur
revient, et qui souvent est représentée exactement par l'avoir
du père au moment de son décès, si les filles ont déjà touché
LA ri':gion des collines. 25
leurs dots. Ils restent dans l'indivision, de .sorte qu'en fait rien
n'est changé dans la maison. Habituellement le frère aîné est
chef de famille et administre la communauté comme le faisait
son père, mais évidemment avec un peu moins d'autorité; il
rend compte à ses frères de la marche des afiaires, mais con-
serve seul la gestion des économies et de la masse commune.
En cas de dissolution de la communauté, on procède au par-
tage qui se fait par souche pour les biens entrés dans la masse,
mais qui se fait par tête pour les produits de Tannée, chaque
homme ayant droit à une part, chaque femme et chaque enfant
de huit à dix-huit ans ayant droit à une demi-part; les enfants
en bas âge n'interviennent pas au partage. On voit par là qu'un
ménage qui a de nombreux enfants en état de travailler a tout
avantage à essaimer, puisqu'il n"a pas sur les économies réalisées
plus de droit qu'un ménage sans enfant qui contribue cependant
moins que lui aux bénéfices de la communauté ; qu'au contraire,
en cas de départ, il touche une portion plus considérable des
produits obtenus pendant l'année sur le domaine, et qu'enfin,
de toute façon, il est plus capable d'assumer l'exploitation dune
métairie et par là de trouver un établissement indépendant.
Dans les classes riches, on trouve à peu près le même régime
des biens où s'accuse nettement la formation communautaire
de la race. Le régime matrimonial légal et usuel est le régime
dotal, tel que nous le connaissons en France, mais avec cette
particularité que la dot, constituée en vue du ménage et des
enfants, est inaliénable, non seulement pendant le mariage,
mais même après la mort du mari s'il y a des enfants. Prenons
un exemple concret qui nous fera voir l'organisation matérielle
dune famille bourgeoise. La femme de X... a reçu une dot
mobilière pour laquelle le père de X. . . a donné une hypothèque
sur ses biens, car l'hypothèque légale de la femme mariée
n'existe pas. Le père X... a assuré à son fils des biens d'une
valeur double de celle de la dot apportée par la femme de
celui-ci, mais il s'en est réservé l'usufruit pour ne pas paraître
se dépouiller de son vivant et abdiquer partiellement son auto-
rité. Ceci est caractéristique de la famille patriarcale; c'est
20 LES rOPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
cVailleurs une piiio question de forme, car sou fils s'occupe
très activenientde Fadrainistration des domaines. Il s'est eng'ag:é,
par contre, à donner à son fils un revenu mensuel et à l'entre-
tenir dans sa maison ainsi que sa femme, ses enfants, ses
domestiques, son cheval, etc.. On voit bien ici la tendance à
maintenir la communauté. X... en est le prisonnier; s'il voulait
s'établir en simple ménage, sa situation matérielle se trouverait
fortement amoindrie. Il est vrai qu'il pourrait la relever par
l'exercice d'une profession ou d'une industrie. C'est seulement
dans les familles dont la fortune est surtout mobilière, et encore
est-ce une tendance récente et assez rare, que les fils reçoivent
en dot un capital en toute propriété. Quant aux coutumes suc-
cessorales, elles sont les mêmes dans la bourgeoisie et dans
l'aristocratie que dans la classe paysanne ; les fils sont avantagés
de la quotité disponible, de sorte que les filles ne touchent
guère que leur dot. Il arrive souvent aussi que les frères
restent dans l'indivision au moins pour leurs biens fonciers ; ils
y ont parfois avahtage, car ils diminuent de la sorte les frais
d'administration.
Cette raison d'économie vient aussi certainement s'ajouter
aux nécessités du travail pour maintenir la communauté chez
les paysans : il est relativement moins coûteux de vivre en
famille nombreuse qu'en ménages séparés. C'est en effet dans
les régions où la richesse, ou du moins l'aisance est le plus
répandue chez les métayers, que la communauté tend le plus à
se dissoudre. Mais, en général, le mode d'existence des paysans
toscans est resté des plus simples, quoi qu'il se soit sensiblement
amélioré dans ces dernières années. Jadis les maisons étaient
assez misérables, mais un grand progrès a été réalisé sous ce
rapport dans la seconde moitié du xix" siècle. Beaucoup de
propriétaires ont reconstruit des habitations qui sont spacieuses,
saines et aérées; aujourd'hui, surtout sur les grands domaines,
le logement du colon est convenable et propre. C'est au mobi-
lier surtout que l'on reconnaît le degré d'aisance d'une famille.
Ici on trouve une simple paillasse étendue sur des planches,
les couvertures sont sales et usées ; là, au contraire, on voit un
LA. RÉGION DES COLLINES. 27
lit de fer. une table de nuit, une commode, le tout neuf ou en
bon état. En général, le mobilier est aujourd'hui très supérieur
à ce qu'il était autrefois, signe évident d'un bien-être plus
grand.
La nourriture est frugale : le pain de froment, l'huile et les
légumes en forment le fond. Les pommes de terre, presque in-
connues, sont remplacées avantageusement, au point de vue
nutritif, par les fèves. Presque chaque famille tue un porc pour
son usage, mais la viande de boucherie parait rarement sur la
table du paysan. L'eau et la piquette sont les boissons usuelles.
En certaines régions de la Toscane, on porte des vêtements
tissés à la maison; mais la fabrication domestique ne s'est main-
tenue que là où il y a surabondance de main-d'œuvre féminine,
et cela varie dune famille à l'autre. Le costume des hommes
ne diffère guère de celui qu'on rencontre maintenant partout;
les pièces y sont souvent nombreuses, ce qui est une preuve d'é-
conomie et de soin, mais quelquefois aussi les vêtements sont
sales et déchirés, ce qui laisse une impression fâcheuse. Quant
aux femmes, elles portent des robes fort simples et se couvrent
la tête d'un foulard; les toilettes à la mode et les chapeaux
n'ont pas encore envahi la campagne.
Les pratiques religieuses sont assez fidèlement suivies et les
fêtes, qui sont nombreuses, scrupuleusement observées. Mais la
religion du paysan est trop souvent encombrée de croyances
superstitieuses et sa foi ne résiste pas toujours à un change-
ment de milieu et à la perte de ses habituels soutiens. En tous
cas, et sauf exception, l'influence du clergé semble à peu près
nulle en dehors de l'église, et le cléricalisme parait être un sen-
timent aussi inconnu au paysan toscan que l'anticléricalisme.
Le fidèle ne rend pas non plus la religion responsable des fai-
blesses éventuelles du prêtre.
Le contadino toscan est en général intelligent mais peu instruit;
il n'est pas, comme l'Allemand ou le Hollandais, avide de savoir
et passionné pour l'école. Gela tient au milieu très traditionnel
dans lequel il vit ; il ne se sent pas encore touché par la con-
currence mondiale. Un peu d'apatliie et de routine serait son
28 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
défaut dominant; c'est là un des effets de la communauté : cha-
cun se repose sur elle, et son chef lui-même compte sur le pa-
tron pour le ,euider et aplaair les difficultés. En fait, le métayer
est d'autant plus soigneux, actif et énergique que le proprié-
taire est plus progressiste et patronne plus efficacement.
Les coxséouexces du métayage. — Étant donné la formation
communautaire delà race, la pratique du métayage a, en effet,
pour conséquence de donner une importance énorme à l'action
de la classe patronale, de remettre entre ses mains le progrès
de l'agriculture et le sort de la population rurale.
Mais nous savons que cette classe patronale est absentéistè et
urbaine. Il s'ensuit que deux courants contraires peuvent s'é-
tablir et que des résultats très opposés peuvent être atteints.
Si le propriétaire est indifférent et se désintéresse de ses
terres, le sort de celles-ci et de ceux qui y vivent repose entre
les mains du régisseur. Il se peut que les qualités de ce dernier
atténuent les défauts du patron, mais le plus souvent le fattore
est le reflet fidèle de son maître ; si celui-ci ne songe qu'à tirer
de ses domaines le plus d'argent possible,' sans consentir jamais
à y faire la moindre dépense, le régisseur le mieux intentionné
sera forcément impuissant et sera amené, pour subvenir aux
besoins d'argent du propriétaire, à traiter les colons assez ri-
goureusement. Ceux-ci, privés de la direction qui leur est néces-
saire, manquant des capitaux indispensables, s'enliseront dans
leur routine et leur apathie , ne réaliseront aucun progrès
agricole et, bien loin de voir leur sort s'améliorer, le verront
au contraire empirer par suite des besoins croissants de l'exis-
tence. Ce sera la gêne et souvent la misère. Vienne alors un agi-
tateur socialiste, il aura beau jeu à représenter le propriétaire
comme un exploiteur inutile et malfaisant et à exciter contre lui
la haine du métayer.
C'est ce qui a été tenté il y a quelques années, mais cette en-
treprise a eu peu de succès, car la pratique du métayage, les
traditions communautaires, la force des usages et de l'opinion
publique ne permettent pas à l'absentéisme et à l'indifférence des
LA RÉGION DES COLLINES. 29
propriétaires de développer tous leurs mauvais effets. Les mau-
vais patrons sont une rare exception; les patrons simplement
insouciants sont plus nombreux, mais ils sont en général pleins
de bienveillance pour leurs métayers et animés d'excellentes
intentions à leur égard ; cela ne suffit pas pour les amener à
remplir tous leurs devoirs de patrons, mais cela suffit pour
maintenir, dans l'ensemble, des rapports assez cordiaux entre
propriétaires et métayers. L'agitation à laquelle je fais allusion
n'a pas troublé ces bons rapports ; elle a abouti à quelques
réformes de détail et à une précision plus grande des contrats
de métayage, mais surtout elle a secoué la torpeur de beaucoup
de propriétaires en leur laissant entrevoir un danger possible
et en les poussant à s'occuper de leurs affaires d'un peu plus
près. A cet égard, les socialistes auront rendu un service signalé
à la classe patronale et à toute la population.
En efïet, si le propriétaire remplit effectivement ses devoirs de
patron, le métayage est à la fois un instrument de progrès et un
élément de paix sociale. Instrument de progrès, puisqu'il remet
la direction du travail entre les mains de celui qui possède l'ins-
truction et qui dispose de capitaux. Non seulement les pratiques
culturales sont perfectionnées, mais des améliorations foncières
sont réalisées : plantations, drainage, irrigation. Le rendement
des terres augmente, les revenus du propriétaire s'accroissent
ainsi que le bien-être des métayers. Souvent ces transformations
sont l'œuvre d'un régisseur intelligent, actif et entreprenant,
mais le patron a au moins le mérite de l'avoir choisi, de lui
accorder sa confiance et son appui, et de ne pas lui refuser l'ar-
gent nécessaire. Nous pourrions citer tel fattore qui, par une cul-
ture rationnelle, a, en quatre ans, doublé le rendement des cé-
réales sur les domaines qui lui sont confiés; on voit d'ici combien
le bien-être des paysans doit en être accru.
Aussi sont-ils très sensibles à l'avantage de se trouver dans
une propriété bien administrée, et la crainte d'être renvoyés les
rend très souples et très déférents. Ils comprennent qu'un patron
dont les affaires vont bien peut les secourir largement en cas
de malheur ou de mauvaise récolte, et que la direction éclairée
30 LES POPLLATIOAS RURALES DE LA TOSCANE.
à laquelle ils se soumettent leur assure la prospérité et l'aisance.
Aussi les domaines de certains grands propriétaires sont-ils très
recherchés; pour un métayer qui i)art, il s'en présente dk ou
douze. Cela permet une sélection qui tourne à l'avantage du pa-
tron, assure le progrès agricole et contribue à maintenir l'har-
monie sociale par la permanence des engagements et la stabilité
des familles. En fait, beaucoup de colons se succèdent de père
en fds indéfiniment sur la môme métairie, quoique les baux
n'aient qu'une durée d'un an.
Les associations agricoles. — Les propriétaires qui veulent
faire progresser la culture sur leurs terres trouvent une aide
et un appui dans les associations agricoles, dont quelques-unes
sont encouragées et subventionnées par les pouvoirs publics.
Tout d'abord, signalons quelques associations de propriétaires
qui se sont constituées ces années dernières pour résister aux
revendications des métayers ou, plus exactement, pour fixer
d'un commun accord les concessions à accorder et les modifica-
tions à apporter au contrat de métayage. A vrai dire, il n'y a
guère eu de troubles parmi les colons toscans, tout au plus quel-
ques velléités d'agitation, mais les propriétaires, instruits par
l'exemple des provinces voisines, n'ont pas voulu être pris au
dépourvu et sont allés au-devant des réclamations et des grèves,
en renonçant à ceux de leurs droits qui n'étaient plus en rapport
avec l'état actuel des choses. Actuellement ces associations
sont à l'état de vie ralentie; leur principal résultat a été la
rédaction de contrats-types de métayage. Jusqu'alors ces con-
trats étaient verbaux et basés sur les usages locaux, souvent
assez vagues ou flottants sur bien des points. J'ai entre les
mains des livrets qui sont remis à chaque colon; quoique publiés-
par deux associations différentes, celle de Florence et celle de
Sinalunga, ils sont presque identiques dans la forme et dans les
clauses adoptées : en tête se trouve le texte des conventions
générales, puis quelques pages blanches pour les stipulations
particulières et enfin un certain nombre de pages pour l'ins-
cription des comptes, de sorte que le métayer sait à chaque
LA RÉGION DES COLLINES. 31
instant quelle est sa situation vis-à-vis du propriétaire. Fort
heureusement, grAce aux bons rapports qui existent entre colons
et patrons, ces associations, qui sont en principe des instru-
ments de lutte, sont demeurées à peu près inutiles •. On peut
cependant regretter qu'il n'y ait pas en Toscane de syndicats
mixtes groupant propriétaires, métayers et journaliers: ils
pourraient, comme ailleurs, donner d'excellents résultats.
Il existe bien des syndicats entre propriétaires pour l'achat
d'engrais et de machines; ils se sont même beaucoup dévelop-
pés pendant ces dernières années, malgré l'opposition des com-
merçants et bien que leurs adhérents leur fassent souvent des
infidélités. Le Consorzio de Sienne comptait H)9 membres au
l^"" décembre 1900, .îiO en janvier 1907, et 420 en janvier
1908. Son chiffre d'aflaires a passé de 178.093 francs en 190i,
à 67i.4-7ô francs en 1907. Il livre chaque année des quantités
croissantes de superphosphale et de sulfate de cuivre, ce qui
dénote un progrès dans la culture et dans l'entretien des
vignes. Le Consorzio de Lucques, fondé en 1905 avec 31 mem-
bres, en comptait près de 900 en avril 1908.
La création des syndicats économiques est souvent due aux
comices agricoles, institutions d'utilité publique dont le but est
désintéressé et qui travaillent à la diffusion de la science agricole
par des publications, des journaux, des concours, des confé-
rences et surtout par la fondation de chaires ambulantes d'a-
griculture '.
La première chaire ambulante [cattedra ambulante) a été
fondée vers 1900; il en existe aujourd'hui plus de 120 en Italie.
1. h'A(jraria des propriétaires de la province de Parme est le type le plus acceu-
lué de cette sorte d'associations. En 1903, elle a soutenu victorieusement une lutte
terrible contre les ouvriers ruraux embrigadés par les syndicalistes révolutionnaires
de la Chambre du Travail de Parme.
2. Budget du comice agricole de Sienne en 1905 :
Hecetles. Principales dcpcnses.
Cotisations 1.865 1V. Journal 516 Ir.
Subventions de la province 1.000 — Concours... 9i7 —
— de la commune de Sienne 400 — Subvention à
— du Monte dei Pasclii 800 — la chaire d'a-
Subventions des communes de l'arrondissement. 90 — gricullure... 600 —
32 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
Leur création est généralement due à l'initiative d'un comice
agricole aidé par les subventions des pouvoirs publics. Celle
de Sienne date de 1902; son personnel enseignant est composé
d'un professeur-directeur et de trois assistants, dont un réside à
Montalcino et un autre à Colle d'Eisa; ces deux localités cou-
vrent les dépenses occasionnées par l'installation de ces sections.
Directeur et assistants se tiennent à la disposition des agricul-
teurs pour leur donner tous les renseignements désirables, soit
verbalement, soit par lettre ; ils font des conférences, organisent
des cours de greffage, dirigent des champs d'expériences et des
pépinières, et vont sur place donner des conseils aux régis-
seurs et aux métayers. Ils rédigent aussi des notices et un jour-
nal. J'ai pu observer de près le fonctionnement des chaires de
Sienne et de Poppi, et j'ai constaté que leur action est très
active et très pratique; la paperasserie n'y joue aucun rôle.
Il est clair cependant que la valeur de l'institution dép&nd
presque entièrement de la capacité et du zèle du directeur.
Les fonds nécessaires au fonctionnement de la chaire de
Sienne sont fournis par le Comice, l'État, la Province, les Com-
munes, diverses Corporations et par des dons particuliers. Le
conseil d'administration est formé par les délégués de certaines
personnes morales qui subventionnent la chaire, c'est-à-dire,
l'État, la Province, le Comice et le Monte dei Paschi ; ces délé-
gués choisissent leur président et le professeur fait fonction de
secrétaire ; en fait, ce dernier est la cheville ouvrière du con-
seil et jouit de la plus large initiative. Lorsque la chaire est
vacante le comice ouvre un concours à la suite duquel le con-
seil d'administration choisit le titulaire dont la nomination doit
être approuvée par le ministre de l'agriculture. On voit combien
est libérale cette organisation et combien elle respecte les auto-
nomies locales en les utilisant dans l'intérêt général. En Italie, la
vie provinciale et municipale assez intense contre-balance très
heureusement les effets fâcheux de la bureaucratie. Cette décen-
tralisation est une survivance de l'ancien état politique de la
péninsule; elle atténue les inconvénients de la formation com-
munautaire.
LA REGION DES COLLINES. 33
J'ai nommé plusieurs fois le Monte dei Paschi de Sienne.
C'est encore uq exemple d'autonomie. A l'ori.dne. c'était sans
doute une sorte de banque où les hergers transhumants dépo-
saient leur argent '. C'est aujourd'hui un établissement public,
comme nos hôpitaux, dont le patrimoine est considéraljle et qui
joue le rôle de mont-de-piété et de crédit foncier. Il possède
beaucoup d'immeubles qui lui sont venus de prêts hypothé-
caires non remboursés. La moitié de ses bénéfices doit être
employée en œuvres de bien public dans la commune de Sienne
qui profite ainsi d'un demi-million par an. Comme établissement
de crédit foncier, le Monte dei Paschi peut rendre de grands
services à l'agriculture si les propriétaires usent du crédit pour
faire des améliorations et non pour vivre dans l'oisiveté.
Nous avons étudié jusqu'ici dans leurs grandes lignes les
conditions du travail, la constitution de la propriété et de la fa-
mille, et le fonctionnement du patronage rural dans les collines
toscanes. Il nous faut maintenant prendre quelques exemples
concrets et voir quelles modifications apportent à Forganisatioii
sociale que nous venons de décrire certaines situations parti-
culières.
Nous rencontrerons dans le Chianti, contrée un peu isolée, à
cultures arborescentes riches, le patronage intense du grand
propriétaire. A Sinalunga nous verrons le patronage du
moyen propriétaire laisser plus d'initiative au colon, tandis que,
sous l'influence de causes extérieures, la communauté accuse un
certain ébranlement. Le Val di Chiana nous permettra d'étu-
dier le rôle de l'État et des associations dans la mise en culture
d'un pays marécageux. Dans la banlieue de Florence nous no-
terons l'influence des débouchés faciles sur l'orientation de la
culture. Et enfin la région des te Crète » nous démontrera que,
là où n'existent pas les cultures arborescentes, le propriétaire
toscan ne patronne pas et la culture reste extensive.
1. Sienne est à mi-chemin entre les Apennins et la Maremme; il s'y tenait de
grandes foires au printemps et à l'automne.
34 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
I. — LE CHIANTI.
« Au delà du Bozzone, le fleuve historique, affluent de l'Ar-
bia, dont les capricieux méandres sillonnent une grande partie
de la province, à peu de kilomètres de Sienne commence la
région du Chianti Cette région, constituée par des affleu-
rements de l'époque éocène (calcaires compacts ot marnes), est
située, pour une faible partie, dans la province de Florence
avec les communes de Grève, Tavarnelle et Barberino d'Eisa, et,
pour la partie la plus importante, dans la province de Sienne
avec les communes de Gaiole, Radda, Castellina, Monteriggioni
et Castelnuovo-Berardenga : bien que d'autres régions de la
Toscane produisent des vins hautement appréciés et avec rai-
son, cependant, si on veut donner une rigoureuse importance à
la question d'origine, aucun autre vin, à l'exception de celui
qui est récolté dans ces communes, ne peut revendiquer le
nom de Chianti.
« Dans cette région pittoresquement sévère, pas de collines
grasses et fertiles aux contours adoucis, mais au contraire des
côtes tourmentées et dénudées, hérissées de pics et d'escarpe-
ments, et des pierres, des pierres et partout des pierres...
« On dirait, à première vue, que les collines du Chianti sont
rebelles à toute culture; mais la nature énergique des fils de
cette terre et leur labeur infatigable ont su constituer, aux dé-
pens de la roche, le terrain sur lequel les plantes donnent des
produits fins et délicats.
« Et ce terrain, patiemment obtenu à force de pic et de
poudre est accumulé en terrasses soutenues par des murs où
trouvent emploi les pierres enlevées des champs ; ces pierres
servent aussi à faire des aqueducs pour discipliner les eaux qui
des hauteurs se précipitent dans les vallées.
« Sur ces terrasses alternent le paie feuillage de l'olivier et
la vigne fière de son fruit estimé ; la lupiiielle et le trèfle croissent
vigoureusement pour le plus grand bien des puissants bœufs
LA REGION DES COLLINES. 35
de Maremme qui peuplent les étables, pendant que, sur les
murs qui soutiennent les champs, au mois de mai, Firis flo-
rentin à la feuille en lame d'épée et à la fleur de lys bleue
jette une note de gaieté'. »
Cette description donne une idée exacte du Chianti et même
de toute la région des collines toscanes dont le Chianti est le
type le plus accentué.
Le domaine de Brolio. — Nous irons tout droit au domaine
le plus célèbre du Chianti. Le château de Brolio est la plus an-
cienne demeure féodale de la Toscane; il présente cette particu-
larité d'être encore en la possession de la famille de ses pre-
miers propriétaires, les barons Ricasoli.
« C'est le baron Bettino Ricasoli, dont le nom est étroitement
lié à l'histoire du risorgimento italien et à l'essor de notre agri-
culture, qui donna la première impulsion au progrès agricole
dans le Chianti.
«.( Possesseur de la plus vaste propriété du Chianti divisée
pour la commodité de l'administration on sept domaines ou
fattorie : Brolio, Gastagnoli, San-Giusto, Cacchiano, San-Polo,
Meleto, Spaltenna. soit en tout plus de 6.000 hectares, il appliqua
son énergie et sa haute intelligence à augmenter le rendement
de cette vaste terre et à en faire connaître avantageusement les
produits en Italie et à l'étranger.
" Il donna particulièrement ses soins à Brolio où se trouve le
château du même nom, en possession de la famille Ricasoli de-
puis 1329; et Brolio atteignit rapidement une prospérité telle
qu'il incarna en quelque sorte tous les biens des Ricasoli et le
Chianti lui-même^. »
Nous sommes donc bien placés ici pour étudier l'organisation
et l'exploitation d'une grande propriété et saisir sur le vif la
façon dont s'exerce le patronage du propriétaire.
1. Prof. DoU. Vittorio Racah. Le escursioni agrarie di Brolio e Presciano in
occasions del congresso nazionale délia Società degli AgricoUori ilaliani,
Siena, 1908.
2. Prof. Doit. V. Racah. op. cit.
36 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
Il existe sur la terre de Brolio des bois très étendus; ce sont,
en général, des taillis de chênes qui occupent les sommets trop
élevés et les pentes trop rocheuses ou trop mal exposées pour
que la culture y soit possible. La difficulté des communications
et l'éloignement de tout centre important obligent à transformer
sur place le bois en charbon pour diminuer les frais de trans-
port. Le charbon de bois est en Italie dune consommation cou-
rante, à cause de l'absence de houille. Le bois est donc vendu
sur pied à des marchands qui le font abattre et transformer en
charbon. Pour les mêmes raisons, le propriétaire a été amené
à installer sur son domaine un four à chaux et une briqueterie
qui lui fournissent les matériaux nécessaires aux constructions.
Ici se vérifie une fois de plus que l'insuffisance des moyens de
transport favorise la fabrication domestique et s'oppose à la
spécialisation dans le travail.
Les terres cultivées sont réparties en métairies de 10 à
15 hectares chacune. En raison du relief accidenté du sol, de
sa nature pierreuse et des cultures arborescentes, les travaux se
font prescjue exclusivement à la boche et à la pioche et exigent
beaucoup de main-d'œuvre. Aussi les familles sont-elles nom-
breuses : sur une métairie de 12 hectares je relève quinze per-
sonnes, dont sept hommes et trois femmes en âge de travailler;
dcLix frères mariés vivent en communauté. A cause de sa si-
tuation montagneuse un peu isolée, de l'aridité du sol qui
oblige à la dispersion des habitations, de la grande propriété
qui domine dans la contrée, le Chianti est resté un des pays
les plus traditionnels de la Toscane; les vieilles mœurs et les
vieilles coutumes s'y sont conservées plus qu'ailleurs, la stabi-
lité des familles y est très grande ; le paysan est sobre, économe
et laborieux, mais il ne faut pas lui demander beaucoup d'ini-
tiative ni d'énergie novatrice.
Les propriétaires ne cherchent pas d'ailleurs à développer
ses qualités dans ce sens, ils lui demandent plutôt d'être tra-
vailleur et docile ; en revanche, ils assument volontiers pour lui
les risques de l'existence et l'assistent généreusement lorsqu'il
est dans le besoin. Le régisseur, représentant du propriétaire,
LA REr.ION DES COLLINES. Si
est le chef réel des trente ou trente-cinq familles qui vivent sur
sa fatlona. Ce chiffre n'est guère dépassé, car un plus grand
nombre de métairies ne lui permettrait pas d'exercer cette tu-
telle minutieuse qui caractérise le patronage rural en Toscane.
La fattore règle l'assolement, surveille l'emploi des engrais chi-
miques, veille à la bonne exécution des façons culturales et
dirige tous les travaux d'entretien ou d'amélioration intéressant
l'ensemble du domaine; il conclut tous les achats et toutes les
ventes, administre les bois et tient une comptabilité rigoureuse.
Dans les grandes exploitations, il ne reste guère au métayer
d'autre initiative que l'exécution des détails des travaux et l'en-
tretien du bétail. Parfois le régisseur exploite en faire-valoir
une métairie qui a été négligée et qui a besoin d'être remise
en état ; il en profite pour faire des expériences dont les résul-
tats, s'il sont bons, sont ensuite généralisés sur les autres mé-
tairies.
A Brolio, comme dans toutes les grandes terres, les régisseurs
relèvent d'un administrateur général qui réside ordinairement
en ville, à qui ils rendent leurs comptes et dont ils reçoivent
des instructions pour les questions d'administration. Au point
de vue technique ils sont sous la direction d'un inspecteur,
docteur en agronomie, qui a pour mission de rechercher les
meilleures méthodes culturales et de diriger des expériences. Il
s'occupe tout spécialement des vignes et des vins qui sont le
produit le plus important des domaines du Chianti. L'influence
du directeur est limitée par ce fait que n'ayant pas l'adminis-
tration entre les mains, il ne peut agir que par ses conseils et
ses avis, de concert avec l'administrateur qui, en définitive, a
le dernier mot puisqu'il tient la caisse. Il faut donc que l'har-
monie existe entre ces deux agents ou du moins que le pro-
priétaire, éclairé à la fois par son technicien et son comptable,
sache prendre la décision la plus conforme à ses intérêts et au
bien-être de la population qui dépend de lui. C'est ainsi que
les choses se passent à Brolio; mais il est des cas où l'insou-
ciance d'un propriétaire fainéant fait de l'administrateur un
véritable maire du palais omnipotent et irresponsable.
38 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
La sollicitude des propriétaires de Brolio ne se borne pas à
donner au travail une direction ferme et éclairée, elle s'étend
aussi aux conditions de vie des paysans. Pour faciliter l'expan-
sion des familles, on défriche certains coins de terrain favora-
bles à la culture et on y installe une métairie. Chaque année,
un certain nombre de vieilles maisons sont démolies et recons-
truites pour être rendues plus commodes et plus hygiéniques.
L'assistance médicale est assurée par le propriétaire, qui prend
aussi à sa charge les médicaments. 11 en est de même pour
l'instruction qui se donne dans les écoles appartenant aux Rica-
soli et par des instituteurs rémunérés par eux. Ils assurent
aussi à leurs paysans les secours religieux par les églises et les
prêtres qu'ils entretiennent. Leur action patronale est donc très
intense et aussi très étendue puisqu'elle s'exerce sur plus de
quatre cents familles, comptant ensemble près de quatre mille
individus. Mais elle a les défauts du paternalisme : les patronnés
sont mis à l'abri des crises, mais seraient incapables de s'en
garantir eux-mêmes puisqu'ils n'ont pas occasion d'exercer
leur initiative et de faire un efîort personnel pour surmonter
les difficultés. Ils sont vraiment à la merci du propriétaire et
de ses aptitudes patronales.
Le vin et l'huile. — Ce sont les deux produits caractéristi-
ques du Chianti, produits riches qui jouissent d'une grande
réputation en Italie et à l'étranger. Il en résulte deux consé-
quences bien différentes : conservation des méthodes tradition-
nelles et développement de l'esprit commercial.
Tout d'abord, on hésite fort dans le Chianti à introduire des
innovations dans le choix des cépages et la culture de la vigne.
On craint de modifier la qualité du vin et de diminuer ainsi
le principal revenu des terres. Cette crainte est légitime et elle
serait justifiée si les grands propriétaires du Chianti n'avaient
pas les moyens de faire faire les études et d'instituer les expé-
riences nécessaires avant d'adopter soit une nouvelle variété,
soit un nouveau procédé de culture ou de vinification. Leur dé-
fiance à l'égard dos nouveautés s'explique d'ailleurs par un
LA RÉGION DES COLLINES. 39
accident qui a failli avoir pour le vignoble du Chianti des con-
séquences désastreuses. C'est en effet en plein Chianti, à Brolio,
au pied du château, dans une vigne d'expériences et de collec-
tions où le baron Bettino Ricasoli avait réuni des cépages
d'origines diverses, que le phylloxéra fit pour la première fois
son apparition en Toscane en 1888. A cette époque, le phylloxéra
était déjà parfaitement connu et étudié; aussi, grâce à la loca-
lisation du mal, put-on par des moyens énergiques étouffer le
fléau sur place et empêcher sa propagation. Depuis lors, on ne
l'a signalé nulle part dans le Chianti ; on se flatte qu'en raison
du climat, de la nature du sol, du mode de culture mixte, etc.,
le phylloxéra n'envahira pas la contrée. Il est possible que ces
diverses causes retardent sa marche, mais il est fort douteux
que le terrible insecte épargne le Chianti lorsqu'il aura dévasté
les régions avoisinantes. En attendant, de peur de l'introduire
de nouveau dans le vignoble, on se refuse à faire les nouvelles
plantations en plants greffés, quoiqu'on Italie des mesures soient
prises pour que les pépinières ne puissent livrer que des porte-
greffes désinfectés et indemnes de phylloxéra.
On retrouve la même timidité et le même respect des tradi-
tions dans la fabrication du vin. La vinification est faite avec
infiniment de soin, mais les nouvelles méthodes, certains pro-
cédés sûrs et éprouvés comme l'emploi des ferments sélectionnés
et des pieds de cuve ne sont pas encore en usage dans le Chianti.
Les colons apportent au chai du propriétaire toute la vendange;
on la foule, on la presse et le moût est partagé; le marc est
cédé au métayer contre une certaine quantité de vin. Il arrive
souvent que le colon vend au propriétaire sa part de moût; il a
raison, car il s'agit ici de vins de choix qui doivent être traités
rationnellement. Un chimiste-œnologue étudie les moûts et dé-
termine la proportion des coupages à effectuer entre les vins
des différents terroirs et cépages, de façon à obtenir un vin d'un
type constant d'une année à l'autre ^. Lors de ma visite à Brolio,
on construisait sur les plans de l'inspecteur technique un chai
1. Cf. Revtte de ViiiculUire, n" du 8 octobre 1908.
40 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
muni d'un outillage perfectionné où l'on doit concentrer la
vinification des moûts de toutes les faltorie Ricasoli situées
dans le Chianti. En raison de la valeur du produit et de l'éten-
due des domaines, la vinification prend ici des allures d'indus-
trie ; aussi le propriétaire n'hésite-t-il pas à engager de grosses
dépenses pour conserver à ses vins la réputation qu'ils se sont
acquise.
L'huile du Chianti compte aussi parmi les plus estimées. Les
oliviers croissent en lignes espacées à travers les champs; ils
sont tenus taillés assez court, car nous approchons de la limite
supérieure de leur zone. Les olives sont récoltées en décembre et
janvier; elles sont placées en couche mince sur un plancher en
attendant le moment de la fabrication. Il existe à Brolio une
huilerie munie d'un outillage très complet pour broyer et
presser les olives; le travail se continue sans interruption jour
et nuit; les colons fournissent la main-d'œuvre nécessaire pour
la manipulation de leur récolte. En général, ils ne conservent
que l'huile de seconde et troisième pressée qui entre pour une
part importante dans leur alimentation, et cèdent leur huile
vierge au propriétaire qui est plus à môme qu'eux d'en tirer un
bon prix.
A Brolio on donne, en effet, autant de soins à la vente des
produits qu'à leur fabrication. Il est assez curieux de trouver
dans ce coin du Chianti, qui par certains côtés semble si tra-
ditionnel, des hommes qui se préoccupent du goût américain et
qui recherchent les modes d'emballage les plus propres à
satisfaire la clientèle étrangère. Les vins sont vendus seulement
après quelques années et la plus grande partie en est mise en
bouteille. En vue de l'exportation, on a même modifié la capa-
cité et la forme du vieux fiasco toscan pour le rendre plus
plaisant à l'œil, plus maniable et permettre de remplacer par
un bouchon l'ancien mode d'obturation à l'huile. L'huile aussi
est logée dans des bidons de métal permettant un long transport
et la vente au détail, car les propriétaires du Chianti vendent
volontiers directement au consommateur. Ainsi, Brolio possède
trois magasins de vente au détail à Florence, Rome et Gênes;
LA RÉGION DES COLLINES. 41
et le prix courant qu'on remet au visiteur lui apprend qu'il peut
se faire expédier une caisse de douze bouteilles ou un bidon
d'huile de 5 kilogrammes. L'exportation en Amérique, très
active, se fait par l'intermédiaire d'un courtier de Gènes avec
lequel l'administration du domaine a un traité. C'est grâce à cette
organisation commerciale digne des anciens Florentins que les
vins du Chianti ont une renommée mondiale. On ne peut cjue
féliciter les propriétaires qui prennent de telles initiatives.
Si donc les cultures arborescentes tendent parfois à retenir
le cultivateur dans la routine et l'insouciance, elles le poussent
au contraire dans la voie de l'effort, de l'initiative et du prog-rès
lorsque leur produit est assez riche pour devenir l'objet d'un
commerce d'exportation. Il est vrai que ce n'est pas le culti-
vateur proprement dit qui s'oriente dans cette voie, mais bien
le patron, le propriétaire qui est un urbain. Cela confirme ce
que nous avons dit du rôle prédominant qui lui revient dans
l'organisation sociale de la Toscane.
II. — UXE PETITE VILLE T)E CAMPAGNE.
Sinalunga, pittoresquement perchée sur le dernier contrefort
des collines au pied desquelles passe la ligne de Sienne à Cliiusi,
domine tout le Val di Chiana. C'est une étape entre la plaine et
lacolhne qui se partagent d'ailleurs le territoire de la commune.
Les communes toscanes ne ressemblent pas à nos petites com-
munes rurales françaises; plus étendues et plus peuplées, elles
comptent toujours plusieurs milliers d'habitants et souvent plu-
sieurs sections distinctes. Sinalunga représente bien le type de
ces petites villes de campagne, centre des autorités adminis-
tratives et judiciaires du canton , où n'existe aucune industrie
importante et où l'activité commerciale ne se manifeste que par
les marchés et les foires. Il y a là de petits bourgeois, fonction-
naires ou commerçants, possédant quelques métairies aux envi-
rons et cinq ou six familles de propriétaires plus importants
qui administrent leurs domaines avec l'aide d'un homme de
42 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
confiance. C'est parmi eux, en général, que se recrutent les
autorités municipales et ils consacrent aux affaires publicpies les
loisirs que leur laissent la gestion de leurs intérêts privés.
Quoique Sinalunga soit un centre rural, elle n'en cherche pas
moins à imiter les grandes villes, et ceci est une marque de la
formation urbaine de l'Italie. Ces bourgeois et ces propriétaires
ne vivent pas chacun chez soi, comme le feraient de véritables
ruraux; on les voit souvent sur la place publique où les artisans
et les ouvriers inoccupés forment aussi des groupes ; le soir, on
les rencontre souvent chez le pharmacien — dans les petites villes
italiennes les pharmacies sont fréquemment un lieu de rendez-
vous, sans doute parce que le pharmacien est un intellectuel
qui jouit d'un certain prestige et qu'on peut entrer facilement
dans sa boutique. — Il existe à Sinalunga un théâtre fort
coquet qui a été construit par une société constituée entre un
certain nombre de familles qui y possèdent leurs loges ^ ; on
y peut avoir un fauteuil d'orchestre pour 50 centimes. Une
troupe dramatique y reste à demeure pendant tout l'hiver.
C'est un trait du caractère italien, souvent noté, que le goût du
spectacle. Le besoin de se réunir en société n'est pas moindre ;
aussi Sinalunga possède-t-elle un cercle qui compte 80 mem-
bres; la plupart sont des artisans. Quoique la cotisation ne
soit que de 70 centimes par mois, les locaux sont assez vastes;
on y trouve des journaux, des revues, un billard et des tables
de jeu; dans la salle de danse ont lieu en carnaval des bals
fort animés où fraternisent toutes les classes de la société, car
la morgue est un sentiment inconnu des Italiens et chez eux
le moindre artisan a souvent des manières chevaleresques.
Les distractions ne sont cependant pas ici assez nombreuses
et absorbantes pour détourner les propriétaires de l'adminis-
tration de leurs domaines. M. F..., par exemple, possède 24 mé-
tairies autour de la ville; il règne de ce fait sur environ
300 personnes. Ici nous ne trouvons pas tous les rouages admi-
nistratifs que nous avons rencontrés sur les grands domaines.
1. Dans beaucoup de tliéàircs, à la Scala de Milan par oxcinple, les loges sonl des
propriétés privées qu'on se transmet par .succession cl par vente.
LA RÉGION DES COLLINES. 'i'^
Le colon est en rapport direct et journalier avec le propriétaire,
qui connaît personnellement ses gens et les traite d'après leur
mérite; suivant leurs capacités, illeur laisse plus ou moins d'ini-
tiative ; il donne à certains toute liberté pour les achats et les
ventes d'animaux et s'en remet à eux du soin de payer ou de
toucher l'argent. A cet égard, le patronage du moyen proprié-
taire est plus libéral et plus éducatif, il favorise l'ascension du
métayer. Il doit certainement ces avantages à ce que le proprié-
taire réside ù proximité de ses terres et qu'ainsi les inconvé-
nients de l'absentéisme n'apparaissent pas. Mais il faut recon-
naître que la direction du patron est ici moins ferme que celle
d'un régisseur jaloux de commander, qu'elle est moins énergi-
que à combattre les mauvaises méthodes et à en introduire de
nouvelles. En somme, le propriétaire est un peu disposé à laisser
les choses en l'état; satisfait des rapports cordiaux qui existent
entre lui et ses colons, il ne désire pas entrer en lutte avec
eux et se créer des cUflicultés. En outre, quelle que soit son
aisance, ses moyens financiers sont naturellement inférieurs à
ceux des grands propriétaires. Il est par conséquent plus réservé
dans les travaux d'amélioration qu'un régisseur qui propose
et engage les dépenses, mais ne les paie pas. Il en résulte que
le progrès agricole va peut-être un peu moins vite sur ces mé-
tairies que sur celles des grandes propriétés ; l'autorité du patron
y est moins forte, mais il y a lieu de se demander si l'initiative
et les capacités du colon n'y sont pas plus grandes.
La population est assez dense et s'accroît normalement, ce
qui amène une meilleure utilisation du sol, mais aussi un certain
ébranlement de la communauté. Les propriétaires, pour agrandir
leurs métairies ou en augmenter le nombre, mettent en valeur
les fonds marécageux par le colmatage ou défrichent les taillis
de chênes qui couvrent les pentes et où vont paître les moutons.
La densité de la population explique aussi la survivance du tis-
sage domestique dans certaines familles ainsi que la fabrication
de menus objets en bois. Quoiqu'on ne constate guère chez les
jeunes gens un grand désir d'indépendance, l'accroissement des
familles oblige un certain nombre d'entre eux à chercher un éta-
M LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
blissementau dehors; quelques-uns sont employés de chemin de
fer ; d'autres sont allés avec femme et enfants dans l'Argentine
et parmi eux plusieurs sont revenus. C'est bien là une émigra-
tion communautaire ; d'ailleurs, lorsqu'un fils de paysan quitte la
famille, il reçoit une avance pour ses frais de voyage et, à son
retour, il verse à la communauté une partie de ses gains.
Il est rare qu'un fils de colon devienne simple journalier;
c'est pour lui une déchéance. Cependant ceux-ci sont assez nom-
breux à Sinalunga et aux environs à cause des grands travaux
hydrauliques qui se sont exécutés et s'exécutent encore dans le
Val di Chiana, mais ils ne trouvent pas toujours dans le pays une
occupation suffisante, ce qui provoque une émigration périodi-
que : beaucoup vont en Hongrie pendant l'été, des maçons se
rendent dans le midi de la France pendant l'hiver, ou cherchent
du travail dans d'autres régions delà Toscane, notamment dans
la Maremme.
Les deux contrées que nous venons de parcourir, Chianti et
collines de Sinalunga, nous présentent tout le côté traditionnel
de la Toscane. Cependant çà et là surgissent des initiatives qui
tendent à briser les anciens cadres et à modifier les procédés de
culture. Tel, par exemple, un officier démissionnaire qui a acheté
une propriété en Toscane pour y faire de la viticulture. Comme
il en ignorait les premiers principes, il l'a étudiée dans des
livres français, et, dégagé en cette matière de toute tradition, il
vise à faire de la culture rationnelle et spécialisée. Comme il ne
pourrait faire adopter ses méthodes par des métayers, il exploite
en faire-valoir au moyen de salariés. Quand un urbain devient
délibérément un rural, il y a des chances pour qu'il réussisse, car
son exode aux champs est par lui-môme la marque d'une volonté
décidée et d'un caractère ferme. Si un pareil mouvement se gé-
néralisait, il en pourrait résulter un notable changement dans
l'organisation sociale du pays.
LA RÉGION DES COLLINES. 45
111. — LK VAL Dl CIIIAXA.
Le Val di Cliiana est une plaine, large de 10 à 12 kilomè-
tres et longue de 30, qui s'étend d'Arezzo au lac Trasimène.
Si je range cette plaine dans la région des collines, c'est qu'elle
n'en diffère socialement que par des nuances. Les cultures ar-
borescentes existent ici comme sur les collines environnantes
mais le mûrier remplace l'olivier. Depuis quelques années, la
culture du tabac y a pris une grande extension sous l'impulsion
de l'État, qui est aussi intervenu pour assainir le pays.
Les travaux hydrauliques. — Jadis le Val di Chiana était un
marécage ; les eaux indécises hésitaient entre le bassin de l'Arno
et celui du Tibre. Grâce à des travaux hydrauliques considéra-
bles auxquels reste attaché le nom du comte Fossombroni, cette
vallée a été transformée en une plaine fertile, centre d'élevage
d'une race de bétail améliorée grâce à la culture intensive et
très estimée dans toute l'Italie centrale. Ainsi donc, la constitu-
tion actuelle du lieu est due à l'intervention de l'État et des as-
sociations hydrauliques. C'est une répercussion bien connue en
science sociale que la nécessité des irrigations et des dessèche-
ments développe les associations et parfois l'importance des pou-
voirs publics. Dans le Valdi Chiana, l'Étata construit un canal qui
traverse la plaine du sud au nord et sert de collecteur général.
Pour combler les dépressions marécageuses il a employé le sys-
tème du colmatage qui est souvent usité en Italie grâce au voisi-
nage des montagnes où se fait un actif travail d'érosion. Voici
un exemple concret de la façon dont procède l'État :M. X... avait
un terrain mi-partie en culture, mi-partie en marécage ; l'État
le lui afferma et y fit aboutir un canal de colmatage. Lorsque le
niveau du sol fut suffisamment exhaussé, on rendit le terrain au
propriétaire et on lui paya une indemnité pour les plantations
et les aménagements détruits par le colmatage (clôtures, fossés,
chemins, etc.); mais cependant on défalqua de l'indemnité la
46 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
plus-value donnée au sol lui-même par l'opération ; l'améliora-
tion est variable, suivant que les dépôts sont limoneux ou sa-
blonneux, ce qui varie d'un point à un autre. Les propriétaires
ont donc un intérêt évident à ces travaux d'assainissement; il y
. a aussi pour l'État un intérêt économique et hygiénique à trans-
former un pays malsain, inculte et pauvrement peuplé en une
contrée saine, fertile et habitée par une population nombreuse
et riche. Encore aujourd'hui, on exécute çà et là des travaux pu-
blics qui complètent et parachèvent le plan d'assainissement
primitif.
Il reste aux particuliers à exécuter les travaux de moindre
envergure qui présentent pour eux un avantage immédiat. Ce
sont surtout des travaux d'irrigation et de défense contre les tor-
rents. Pour cela ils sont constitués en associations autonomes
actuellement régies par la loi du 30 mars 1893. Tous les pro-
priétaires compris dans un certain périmètre font obligatoire-
ment partie d'un syndicat divisé en plusieurs sections corres-
pondant aux différents cours d'eau à aménager. Un conseil de
délégués vote le Ijudget et nomme des administrateurs pour
l'expédition des affaires courantes. On fait face aux dépenses
avec les revenus patrimoniaux du syndicat et les contributions
des intéressés. Les terres sont divisées en trois classes, suivant le
danger plus ou moins grand qui les menace et, suivant la
classe où elles sont rangées, elles paient proportionnellement à
un, deux et trois. L'association hydraulique de Sinalunga, par
exemple, a un budget de 10.788 francs dont 8.622 francs four-
nis par les contributions. Parmi les dépenses, nous relevons
653 francs pour l'administration (bureaux, secrétaire, etc.),
4.012 francs pour les travaux d'entretien (cantonniers, maté-
riaux, etc.), 3.115 francs pour les intérêts et l'amortissement
d'un emprunt de 80.000 francs contracté, en 1893, auprès du
Monte dei Paschi de Sienne, à la suite de dégâts considérables
occasionnés aux digues par une inondation.
Pour l'exécution des grands travaux hydrauliques il faut une
main-d'œuvre abondante, de sorte qu'il y a dans le Val di Chiana
un très grand nombre d'ouvriers sans autre moven d'existence
LA 15EGI0.N DES COLLINES. 4/
que leurs salaires. Ces gens-là manquent parfois de travail, ce
qui les pousse à marauder ou à émigrer temporairement, mais
souvent aussi ils sont occupés pendant l'été au moment où les
cultivateurs pourraient les l'aire travailler, de sorte que ceux-ci
se plaignent de manquer de journaliers; il est difficile de trou-
ver un remède à cette situation car les travaux hydrauliques ne
peuvent s'exécuter ([ue pendant la saison sèche.
L'ÉLEVAGE ET LE TABAC. — L'assainissemeut du Val di Chiana
a eu pour résultat de le transformer dans l'ensemble en une
plaine d'allu viens fertile très propre à la culture intensive, où
l'emploi de la charrue et des machines est facile, mais qui,
par sa situation et la nature du sol, ne se prête pas à une grande
extension des cultures arborescentes. Aussi l'élevage, favorisé
par les cultures fourragères, a-t-il pris un grand développement.
A Bettole par exemple, chez le comte P..., on trouve plus de
150 hectares de prairies sur terrains colmatés dont le foin est
vendu sur pied soit aux colons de la propriété, soit à des étran-
gers i. Sur chaque métairie on trouve environ une tête de bétail
par hectare, ce qui représente un assez fort capital, car une
paire de bœufs vaut 1.500 francs, une vache 600 à 700 francs,
un veau à sa naissance 100 francs. Ces animaux sont élevés à l'é-
table et de façon intensive, puis ils sont vendus jeunes dans la
région de Florence où l'on va, au contraire, acheter les bœufs
adultes pour les faire travailler et les engraisser ensuite. 11
existe donc un commerce assez actif sur le bétail, ce qui expli-
que la formation de petites fortunes et une aisance très géné-
rale chez les petits propriétaires et chez les métayers.
Jadis on cultivait beaucoup de betteraves dans le Val di
Chiana, mais cette culture a cédé la place au tabac dans ces
dernières années, depuis cj[ue l'État a cherché à développer la
production de cette plante afin de n'être pas dans la dépendance
exclusive de l'étranger pour l'approvisionnement de ses manu-
factures. La culture du tabac est soumise à un contrôle fiscal
1. En hiver, de novembre à mars, la prairie est affermée à des bergers trans-
humanls descendus des Apennins.
48 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
très étroit. La régie de Foiano repartit entre les propriétaires
qui en font la demande, les cinq millions de plants auxquels elle
a droit. Les cultivateurs ne peuvent donc pas produire autant
de tabac qu'ils veulent et ils doivent livrer toute leur récolte au
fisc à un prix fixé à l'avance. Ceci est le régime commun. Mais,
pour favoriser la culture du tabac et les essais de variétés nou-
velles, l'État accorde le droit d'exploitation autonome [fattoria
autonoma) aux propriétaires qui plantent plus de 30 hectares
de tabac. Ceux-ci sont libres, sous la surveillance de la régie
bien entendu, de cultiver autant de tabac qu'ils veulent et de
choisir la variété qui leur convient. C'est à eux qu'incombent
aussi le triage et la préparation des feuilles dans des ateliers
spécialement aménagés en vue de la surveillance ; puis le tabac
est déposé dans un magasin à deux clefs, dont l'une reste entre
les mains de l'employé du fisc. Le propriétaire a le droit de dé-
truire sa récolte, de l'exporter ou de la vendre à la régie à un
prix débattu; c'est généralement à ce dernier parti qu'il s'ar-
rête. Le système de \d. fattoria autonoma donne donc au culti-
vateur plus de liberté ; il permet d'expérimenter des variétés
nouvelles et de développer l'exportation; il est donc favorable
au progrès des méthodes et permet de tirer du sol un produit
élevé. Les métayers en profitent largement et ils doivent cet
avantage au patronage, car, seule, la grande propriété a permis
l'organisation de ce système.
On estime qu'un hectare de tabac rapporte 1.200 francs; la
part du métayer (600 francs) l'indemnise largement des frais
de main-d'œuvre qu'exige la culture. Le tabac lui procure de
l'argent liquide et complète ainsi les productions arborescentes
qui sont ici relativement peu abondantes. Le propriétaire
trouve aussi dans cette culture de beaux bénéfices, qui compen-
sent et au delà la construction des séchoirs qu'elle impose.
De ce que la culture intensive a été possible dès le début
de la mise en valeur du Val di Chiana, il résulte que les métai-
ries sont petites, 8 à 10 hectares en moyenne, et qu'il n'est
pas possible d'en créer d'autres, puisque tout le sol est occupé.
Il s'ensuit que la population est très dense et les familles nom-
LA RÉGION DES COLLINES. 49
breuses. Comme, d'autre part, les cultures arborescentes sont
relativement peu développées, il a fallu, pour remplacer les
produits riches de la vigne et de Tolivier, trouver d'autres
sources de profit; de là l'élevag-e commercial et la culture du
tabac, de là aussi le maintien du tissage domestique. Par le fait,
quelques métayers ont pu s'enrichir et acheter des champs
qu'ils afferment ou donnent en colonage, préférant, pour leur
part, rester sur une métairie plus vaste, mieux outillée et béné-
ficier ainsi du patronage du propriétaire. Cependant la popula-
tion n'a pas pu s'accroître indéfiniment sur place et il a fallu
chercher par Témigration de nouveaux moyens d'existence ;
c'est ce qui explique que beaucoup de ménages sont allés sins-
taller comme métayers à Maremme où nous les retrouverons.
En résumé, si, dans le Val di Chiana, on trouve plus d'activité
et d'initiative à la fois chez le propriétaire et chez le colon, cela
tient sans doute à la nécessité de transformer le sol et à l'impor-
tance moindre des productions arborescentes dans la culture.
IV. — LA BANLIEUE DE FLORENCE.
Nous avons dit qu'en Toscane la classe supérieure est ur-
baine. C'est en ville que se trouvent les hommes actifs et en-
treprenants ; ceux d'entre eux qui sont propriétaires s'occupe-
ront donc plus volontiers d'un domaine situé dans la banlieue,
où ils pourront aller facilement sans s'éloigner du centre de
leurs atfaires. Ils seront d'autant plus tentés de diriger leur
exploitation d'une manière intensive que la ville offre à leurs
produits des débouchés rémunérateurs.
Le domaine des Ormes est situé dans la plaine de l'Arno, à
quelques kilomètres de Florence, en bordure d'une grande route
sur laquelle passe un tramway; les communications sont donc
faciles. La propriété ne compte guère que 60 hectares;
nous savons en effet que, dès le moyen âge, les commerçants
florentins achetaient volontiers dans le voisinage de la ville
des domaines dont ils faisaient des lieux de villégiature; aussi
4
50 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
la moyenne et la petite propriété dominent-elles dans la ban-
lieue de Florence. La villa des Ormes appartient à un avocat
dont le fils, après avoir terminé ses études agricoles à l'Uni-
versité de Pise, a pris la direction du domaine sur lequel il
réside d'ailleurs. Il fait de l'agriculture non en dilettante, mais
en homme d'afifaires; il ne limite pas son activité à son exploita-
tion des Ormes, mais s'occupe aussi de différentes entreprises, no-
tamment de la mise en valeur d'une grande propriété dans la
Maremme. Il a un bureau à Florence avec lequel il est relié
par le téléphone; c'est, en somme, un agriculteur très actif et
très moderne; il est un de ces hommes d'initiative et de pro-
grès comme il y en a un certain nombre parmi les nouvelles
générations et qui sont un élément important pour l'avenir de
leur pays.
Aux Ormes, il y a trois produits principaux, dont deux au
moins s'expliquent par le voisinage de la ville : le lait, les
fruits et le vin. Le lait est un produit de la réserve où la cul-
ture fourragère est associée à celle de la vigne; grâce à une
rotation assez compliquée on arrive, sans prairie naturelle, à
nourrir dix-huit vaches sur 5 hectares. Le lait est vendu à
Florence à des détaillants qui gagnent cent pour cent, aussi les
principaux producteurs songent-ils à s'associer pour organiser la
vente. On voit par là une fois de plus comment la spécialisa-
tion conduit au commerce.
Un autre exemple en est fourni par les fruits très abondants
sur les domaines de cette région; le produit peut s'élever à
2.000 francs par hectare. Les producteurs ont constitué un
syndicat pour la vente directe sur le marché de Berlin, mais les
résultats de la première campagne n'ayant pas été avantageux
par suite d'un vice d'organisation, le syndicat s'est dissout. Si
le Toscan a l'esprit ouvert aux nouveautés, il n'a pas toujours
la ténacité et la persévérance qui font surmonter les difficultés.
Il est vrai que, dans le cas présent, le but cherché par le syn-
dicat a été atteint indirectement : les courtiers de Florence,
voyant qu'on pouvait se passer d'eux, ont admis comme base
pour les prix d'achat les mercuriales de Berlin.
LA RÉGION ItES COI.LIXES. ol
La vigne est très abondante; elle est cultivée en lignes assez
rapprochées. M. Z... qui, à la fin de ses études, a fait un stage
dans le midi de la France et dans le Bordelais, emploie les
procédés de la vinification rationnelle et obtient du vin de bonne
qualité qu'il vend en gros ou en détail, suivant l'occasion; ce-
pendant, pour s'assurer des débouchés, il s'est porté adjudica-
taire de la fourniture de vin d'un hospice pour 1.000 hecto-
litres.
Quoique M. Z... ait une réserve sur laquelle il emploie six ou
sept hommes et autant de femmes, c'est par le métayage qu'il
exploite la presque totalité de ses terres. Chaque métairie
mesure de 6 à 11 hectares; elles sont peu étendues, car la
vigne et les arbres fruitiers sont très abondants, ce qui per-
met aux familles de colons de rester encore assez nombreuses,
quoique le voisinage de Florence facilite le départ des jeunes
gens. Ainsi le colon Piero cultive une métairie de 7 hectares 1/2;
il a quatre fils et quatre filles. Celles-ci sont mariées au dehors,
mais deux fils mariés restent avec le père ; l'un d'entre eux lui
succédera comme chef de famille ; un troisième fils est régisseur
dans une propriété voisine ; le quatrième tient une boutique
de marchand de vin à Florence. C'est bien là une famille pa-
triarcale et une famille stable, car certains métayers sont sur
le domaine depuis trois siècles. L'influence de la ville n'a donc
pas fait subir à la communauté un ébranlement notable ; peut-
être même, par la facilité qu'elle offre d'augmenter les bénéfices
agricoles, tend-elle à maintenir réunis des ménages qui autre-
ment devraient se séparer, faute de pouvoir vivre sur une mé-
tairie trop petite.
D'autre part, n'oublions pas que Florence ne compte guère
que deux cent mille habitants; son pouvoir d'absorption est donc
limité, d'autant plus que ce n'est pas une riche cité industrielle.
Ainsi s'explique que le métayage avec la culture mixte et inté-
grale se maintiennent à ses portes et que la spéciaKsation exclu-
sive et intense n'existe dans la banlieue qu'à l'état exceptionnel,
par exemple pour les fleuristes, pépiniéristes, etc.. Florence
n'est même pas un point d'exportation très favorable ; elle est
52 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCA>E.
desservie d'une façon très insuffisante par les chemins de fer K
Il s'ensuit qu'elle n'exerce pas sur sa banlieue l'influence com-
mercialisante qu'exercent, par exemple, les ports des Pays-Bas
sur toute la campagne néerlandaise.
V. — LES « CRETE ».
La région des Crète, située au sud de Sienne, est constituée
par les argiles marneuses du pliocène et s'étend jusqu'à Radi-
cofani au midi, à Montepulciano à l'est et à Montalcino à l'ouest.
Cette contrée, jadis couverte de forêts, fut déboisée au cours
des siècles et les eaux entraînèrent les terres meubles pour ne
laisser subsister que des mamelons d'argile compacte, couleur
gris bleu, séparés par des ravins profonds.
La compacité des terres les rend toujours très difficiles à tra-
vailler et souvent infertiles, aussi la culture est-elle à l'état ru-
dimentaire et presque toute l'étendue des domaines est-elle con-
sacrée au pâturage. Maigre pâturage en vérité, souvent desséché
en été, où errent quelques troupeaux de brebis. Les métairies
sont très étendues, 50 à 60 hectares au minimum, et encore
suffisent-elles à peine à nourrir misérablement une famille de
paysans d'ailleurs en communauté nombreuse, comme il con-
vient à des gens qui vivent de l'art pastoral.
La plupart des propriétaires laissent aller les choses suivant
la routine traditionnelle-. Ils se désintéressent d'autant plus de
leurs domaines que ceux-ci représentent un faible capital; il
n'y a ni arbres fruitiers ni vigne et la stérilité bien connue des
Crète fait que la terre y est à bas prix et qu'une métairie, si
mal tenue soit-elle, rapporte encore un gros intérêt relative-
ment à sa valeur vénale. Le propriétaire toscan est um urbain
1. La grande ligne Florence-Bologne qui, en traversant les Apennins, met l'Ilalie
centrale en communication avec la vallée du Pô et l'Allemagne, n'a «[u'une seule
■voie et offre des rampes très accentuées. Gênes soullfre d'ailleurs du même manque
de dégagement à travers les Ai)ennins.
2. La charrue étrusque, telle qu'on la voit dans les musées, est encore en usage
dans cette région.
LA HKGÎON DES COLLINES. 53
pour qui la propriété foncière est simplement une source de re-
venus, qui fera des améliorations pour maintenir ou augmenter
ces revenus, mais laissera tout en l'état, s'il les juge suffisants. Il
ne patronne que sous la contrainte des circonstances.
Cependant quelques propriétaires, de leur propre mouvement
ou par l'office d'un régisseur progressiste, ont entrepris l'amé-
lioration des Crète et ont obtenu les résultats les plus satisfai-
sants. Il faut d'abord modifier le relief du sol qui est trop
accentué; on comble donc les ravins par colmatage au dépens
des sommets dont on favorise l'érosion au moyen de la charrue
ou de la pioche. Puis on fait des labours profonds, accompagnés
de copieuses fumures; mais, pour avoir du fumier, il faut un
nombreux bétail et pour cela la création de prairies artificielles
s'impose tout d'abord. Il est nécessaire ensuite de diviser les
métairies qui sont trop étendues pour qu'une famille même
nombreuse puisse suffire aux travaux de la culture. Par ce trai-
tement rationnel des Crète, un régisseur du comte Chigi, à Cas-
telnuovo-Berardenga, est arrivé à porter le rendement des
céréales de 6 pour 1 de semence à 16 pour 1, et cela en quatre
ans. On estime qu avec les profits du bétail, la productivité des
terres peut être ainsi quadruplée et que la subdivision des mé-
tairies permettrait à une population deux ou trois fois plus
dense de vivre à l'aise'. Mais, pour obtenir ce résultat, il faut de
l'initiative et des capitaux; or, rares sont les propriétaires éner-
giques et disposés à faire les dépenses nécessaires, car ici la
pratique du patronage n'est pas imposée au propriétaire par les
cultures arborescentes.
Nous nous sommes étendus un peu longuement sur la région
des collines, car elle est caractéristique delà Toscane. Sa formule
serait : un pays accidenté où la culture mixte à productions ar-
borescentes dominantes est le moyen d' existence exclusif de mé-
tayers en communauté de famille sur petits domaines exploités
sous la direction de patrons urbains.
1. Cf. Prof. V. Racah II migUoramento agriculo délie Crète senesi. Rome. 1908,
(Extrait du Bolletino délia Società degli AgricoUori Italiani, 20 juia 1908).
II
LA MONTAGNE
Dans la Montagne, on rencontre les mêmes cultures arbores-
centes que dans la région des collines partout où le climat
s'y prête ; ailleurs elles sont remplacées par le châtaignier et la
forêt ; les pâturages, très restreints, n'existent que sur les plus
hautes cimes couvertes de neige pendant l'hiver. Ces modifi-
cations dans les productions du sol imposent au type social
des modifications correspondantes. La culture ne mffit plus
comme moyen d'existence, il faut recourir à l'émigration, à la
transhumance, ou à la fabrication ; c'est ce que nous allons cons-
tater dans le Casentino, tandis que la présence du cinabre dans
le sous-sol va développer l'art des mines au mont Amiata. A ces
modifications dans le travail vont correspondre des modifica-
tions dans la propriété : le petit domaine et le domaine frag-
mentaire deviennent la règle ; dans la famille, la communauté
évolue vers le simple ménage ; dans le patronage, le grand pro-
priétaire devient rare et son rôle est presque nul.
I. — LE CASENTINO.
Le ("ascntino est le pays formé par la vallée supérieure do
l'Arno, au nord d'Arezzo. C'est un immense cirque en ellipse,
dont Poppi et Bibbiena sont les foyers. Nous ne nous occu-
perons pas du fond de la vallée qui pourrait, par ses cultures
LA MONTAGNE. OO
et son organisation sociale, se rattacher à la région des collines.
Nous étudierons seulement les deux versants dont les pentes
très escarpées occupent la majeure partie du pays. Le versant
de la rive droite de lArno est sous l'influence du pâturage et
du châtaignier, qui développent la transhumance et Témigra-
tion ; le versant de la rive gauche est sous l'influence de la
forêt qui développe la fabrication.
La Transhumance. — Il y a deux variétés de pasteurs transhu-
mants. Les uns sont de petits propriétaires possédant 20 à
30 brebis qu'ils font pâturer en été sur les sommets, dans des
pacages qu'ils louent ou dont ils sont propriétaires ou dans les
bois; mais depuis la loi sur la servitude forestière, le pacage est
interdit dans les bois, ce qui est une grande gène pour les ber-
gers. D'autre part, la culture devient plus intensive dans la
plaine et cela met obstacle au libre parcours, de sorte que le
pâturage d'hiver est aussi bien entravé. Ces bergers s'en vont,
en compagnie d'un jeune garçon, conduire leur petit troupeau
dans la vallée de lArno, près de Florence, d'Empoli; ils reçoi-
vent l'abri dans une métairie en échange du fumier qu'ils
laissent ou encore d'un peu de fromage ou d'un agneau. Les
brebis cherchent leur vie le long des chemins, dans les champs
sans récolte ou dans les boquetaux. On peut prévoir le moment
où les montagnards devront renoncer à un art pastoral, jadis
prospère, qui leur assure l'indépendance, mais qui, par suite des
progrès de la culture, devient de plus en plus difficile à exercer.
Beaucoup d'ailleurs ont déjà dû liquider leurs troupeaux.
Sur les hauteurs du Prato Magno et de la Consuma on trouve
des communautés de pasteurs qui pourront résister plus long-
temps, car elles pratiquent un art pastoral, sinon plus intensif,
du moins plus indépendant de la collectivité. Ces familles, qui
sont riches, possèdent des troupeaux de 300 à 400 brebis. Elles
sont propriétaires de pâturages étendus et en louent d'autres,
soit en bloc, soit à raison de un franc par tète pour les bêtes non
laitières ou en abandonnant au propriétaire le lait des brebis.
En hiver, ces troupeaux prennent le chemin de la Maremme, en
50 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
traversant toute la Toscane. Chaque berger suit toujours la
même route sur laquelle il a des domaines connus, où il prend
gite chaque fois qu'il passe en échange du fumier et de quelques
fromages. On reste sept mois en Maremme et on y paie le droit
de pâturage 7 francs par tète. Nous sommes donc là en pré-
sence d'un système de transhumance organisé et qui a chance
de durer aussi longtemps que la Maremme ne sera pas entière-
ment mise en culture. Nous n'insisterons pas sur l'indépendance
que l'art pastoral assure à ceux qui l'exercent, non plus que sur
les facilités qu'il offre au maintien de la communauté de famille ;
ce sont des répercussions connues.
Le CHATAIGNIER ET l'émigration. — Le viUagc de Kaggiolo est
littéralement plaqué contre la paroi abrupte de la montagne.
Les rues sont étroites et escarpées ; on a peine à les gravir, car
le pied glisse sur les dalles usées. On conçoit combien les trans-
ports sont lents et pénibles, ici où les voitures n'ont pas accès et
on se prend de pitié pour les malheureuses femmes qui rega-
gnent leur logis, courbées sous d'énormes faix de bois. On va de
Poppi à Raggiolo par un ancien chemin muletier qui a été
élargi et rendu carrossable, mais où les pentes ne sont pas mé-
nagées. Le chemin débouche dans la vallée de la Teggina, au
fond de laquelle se trouve Raggiolo. Sur le versant nord on
aperçoit des bois assez maigres où pâturent de petits troupeaux
de huit à dix brebis, gardées par des femmes qui font des
tresses de paille. Ce travail, dont l'introduction dans le pays
remonte à quinze ou vingt ans, leur est médiocrement payé,
mais il leur permet de gagner quelques sous, tout en gardant
leurs brebis dans les bois et les châtaigneraies qui sont sou-
mis à la vaine pâture, car ici les propriétés sont trop petites
pour que chacun reste chez soi.
Sur le versant exposé au soleil s'étagent des terrasses où,
dans des champs minuscules, la vigne se mêle aux céréales; au-
dessus s'étendent les châtaigneraies. C'est la châtaigne qui est
le produit principal du pays, celui qui influence toute l'existence
du montagnard. C'est un produit de culture arborescente, mais
LA MONTAGNE.
57
(jui, à la différence de la vigne, n'exige guère d'autre travail
que la cueillette S travail qui ne dresse ni à l'effort, ni :i l'initiative,
ni à la prévoyance. Cette cueillette n'occupe la population que
pendant quelques semaines et les femmes et les enfants y rendent
les mêmes services que les hommes. La châtaigne, séchée ou
réduite en farine, sert de hase à la nourriture comme le pain et
sans transformation compliquée ; on peut donc consommer en
nature le produit du domaine. La récolte des châtaignes ne dé-
pend pas, comme celle de la vigne ou des arhres fruitiers, en
grande partie du travail de l'homme, mais presque uniquement
de la nature et des influences atmosphériques, ce qui favorise le
fatalisme et l'insouciance de la population.
Si les châtaignes sont ahondantes, tout va bien, sinon c'est
la misère ou tout au moins la gêne. Comme les bonnes années
sont exceptionnelles, que la population est assez dense, il faut
recourir à d'autres moyens d'existence, c'est-à-dire à l'émi-
gration, car il n'y a ni fabrication ni possibilité d'étendre les
cultures. Les hommes de Raggiolo vont ordinairement en Ma-
remme, presque toujours sur le même domaine où ils sont em-
ployés, soit à la culture, soit comme terrassiers ou bûcherons.
Ils partent en décembre ou janvier, plus ou moins tôt suivant
l'abondance des châtaignes, ce qui prouve bien qu'ils émigrent
contraints et forcés, et ils reviennent en mai avant la période
des fièvres de la Maremme. Quelques-uns vont aujourd'hui à
Gênes, en Suisse ou en France; ils ne reviennent alors qu'en
septembre pour la récolte des châtaignes. Pendant l'absence
des hommes, ce sont les femmes, les enfants et les vieillards
qui exécutent les travaux de culture. En somme, c est V éniigi^a-
tion périodique dans les métiers inférieurs^ qui supplée ici à
l'insuffisance de la culture.
Si les produits de la culture et du châtaignier sont insuffi-
sants pour nourrir la famille, cela tient à l'exiguité des pro-
priétés. Le morcellement naturel des champs dans une petite
vallée de montagne est très favorable à la petite propriété; de
1. L'émondage des arbres, qui a surtout pour but d'enlever le bois mort, ne se fait
que de loin en loin.
o8 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
même les châtaigneraies sont susceptibles d'une division très
grande; en fait, certains paysans ne possèdent qu'un ou deux
châtaigniers; quant au sol de la châtaigneraie, il n'est pour
ainsi dire pas approprié, puisqu'il reste soumis à la vaine
pâture.
Pour que la propriété fragmentaire soit devenue la règle, il
faut que la communauté soit en pleine désagrégation. C'est en
effet ce qu'on constate. Les enfants demeurent bien en général
avec les parents jusqu'à la mort de ceux-ci pour profiter des
châtaigniers, mais il n'y a pas d'exemple de frères restant unis
sous l'autorité de l'un d'eux. Le châtaignier tend bien à main-
tenir la communauté, mais la culture et l'émigration tendent à
la dissoudre, et sont les plus fortes. L'instinct d'indépendance
est développé par l'émigration et n'est pas comprimé par les
nécessités de la culture comme chez les métayers des collines.
La famille est donc ici constituée en simple ménage avec
enfants mariés au foyer.
La forêt et la fabrication. — La chaîne principale de
TApennin qui, du mont Falterona â la Vcrna, limite au nord-
est le Casentino, est couverte de forêts qui dépendaient jadis,
soit de la Maison de Lorraine, soit des célèbres monastères
des Camaldules et de la Verna situés dans cette région, et qui
sont aujourd'hui sous l'administration de l'État. C'est de la
forêt que la population de ces montagnes tire ses principales
ressources, soit par l'abatage des bois, soit surtout par la fa-
brication .
Remontons la vallée de la Sova, à quelques kilomètres au
nord de Poppi, jusqu'à Lierna, petit village accroché au flanc
de la montagne. Le chemin carrossable s'arrête au bas des mai-
sons où on ne peut arriver qu'à pied ou à cheval. Dans les ruelles
en pente, on voit du bois en billes ou en merrains ; par les portes
ouvertes on aperçoit des hommes qui fendent ces billes de bois,
courbent les lames au feu et les assemblent en barils ou en
baquets. Nous sommes à Lierna dans un des principaux centres
de la fabrication des barils. Ces barils sont vendus dans la ré-
LA MONTAGNE. 59
gioii viticole où ils servent au transport et à la vente du vin.
La montagne subit donc ici bien nettement l'influence indirecte
des cultures arborescentes que nous avons reconnues caracté-
ristiques de la Toscane. Cette fabrication a pu se développer à
cause du voisinage de la forêt; on y achète un sapin quon
débite en billes de 70 centimètres de long, faciles à transporter
à dos d'âne ; quelques outils très simples composent tout l'outil-
lage. Avec quelques centaines de francs on peut s'établir bari-
laio (tonnelier) dans de bonnes conditions, c'est-à-dire qu'on
peut attendre pourvendre ses produits le moment des vendanges
lorsque la paire de barils vaut 7 à 9 francs i. Le prix varie
suivant l'abondance du vin. Les barilai à court d'argent doivent
vendre leurs barils au fur et à mesure de leur fabrication et, en
hiver les prix baissent à i ou 5 francs.
Barils et baquets sont achetés par des commerçants origi-
naires de la vallée de la Sova où leurs amis et parents leur
servent de courtiers. Eux-mêmes sont établis à Florence ou à
Empoli au centre de la région viticole. La montagne fournit
donc ici des émigrants dans le commerce ; c'est une conséquence
de l'industrie. Elle fournit aussi des émigrants dans la fabrica-
tion, car certains barilai ont la clientèle directe d'une fattoria
de la région des collines, où ils vont aussi passer quelques
semaines chaque année pour faire les réparations. Quelques-uns
se sont même établis définitivement dans la province de Sienne
ou dans celle de Florence.
La fabrication des barils qui se fait en industrie domestique
principale favorise l'établissement en simple ménage et le châ-
taignier n'est pas là pour retenir les enfants autour du père;
aussi ne reste-t-il plus trace de la communauté. Celle-ci persiste
seulement chez les métayers des environs où on trouve môme
des familles de trente et quarante personnes. Preuve é^^dente
de l'intluence du travail sur la constitution de la famille.
L'établissement des jeunes ménages est facilité par l'émigra-
tion dont nous venons de parler, quoique celle-ci ne soit pas
1. Le baril mesure une cinquantaine de litres.
(10 LES J'OPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
très abondante. Les émigrants louent leur maison, ce qui in-
dique qu'ils ont l'esprit de retour, mais ils vendent leurs champs
probablement pour se procurer le capital dont ils ont besoin
pour s'installer au dehors. Ainsi se constitue, par le partage
ég-al et par le morcellement, la propriété fragmentaire qui
fournit des aliments au harilaio et diminue pour lui les aléas
de la fabrication. Mais la culture n'en reste pas moins ici tout à
fait accessoire.
Quittons Lierna et montons jusqu'à Moggiona par le chemia
muletier qui est la seule voie d'accès à ce petit Ailla ge, le plus
élevé de la vallée. Nous dépassons une femme qui pousse
devant elle deux ânes chargés de perches de saules fendues
et écorcées. Les perches, qui servent à faire des cercles de
barils, viennent des bords de l'Arno ; à Lierna, on les apporte
brutes et on les prépare à la maison; les gens de Moggiona, au
contraire, les travaillent dans la vallée à cause de la difficulté
des transports; comme ceux-ci sont lents et se font par petites
charges, ce sont les femmes qui conduisent les ânes, et cela
leur interdit certains travaux comme le tressage de la paille.
On voit comment la largeur d'un chemin peut influer sur l'ate-
lier de travail et l'organisation du personnel.
Le village de Moggiona va nous montrer l'évolution de l'état
social sous l'influence de la fabrication. Nous avons pu interroger
un vieillard, notable de l'endroit, dont les souvenirs d'enfance
nous ont été précieux. Dans sa jeunesse il n'y avait pas de
vigne, seulement quelques champs de céréales disséminés çà
et là au milieu des bois de chêne. Les habitants vivaient sur-
tout de l'art pastoral transhumant; les brebis esti valent sur les
sommets des Camaldules et hivernaient en Maremme; il ne
restait guère habituellement que sept ou huit hommes au vil-
lage. La fabrication des barils a été introduite à Moggiona, il
y a une centaine d'années, par deux jeunes gens qui avaient
été placés en apprentissage à Lierna, mais c'est seulement après
1860 qu'elle s'est développée pour finir par devenir le moyen
d'existence principal des habitants. Les enfants de barilai sont
aussi barilai; s'ils manquent d'argent pour s'installer, ils en
LA MONTAGNE. 61
empruntent à un voisin ou à un commerçant en barils qui de
ce fait exerce un certain patronage.
Le premier effet de la fabrication a été l'amélioration du
mode d'existence. Jadis les paysans de Moggiona vivai(;nt comme
des bêtes dans des taudis infects et boueux; aujourd'hui les
maisons neuves se multiplient, car chacun tient à être proprié-
taire de son habitation; il n'y a que doux locataires et ce sont
des ouvriers étrangers venus pour travailbn- dans les bois. Les
intérieurs sont propres et en ordre, le mobilier suffisant et con-
venable. Jusqu'ici les barilai ne semblent pas chercher à se
constituer des domaines pleins, ils se contentent d'un domaine
fragmentaire, et, comme la population n'est pas encore très
dense, il en résulte que la terre reste à un prix modéré. Ce-
pendant la transhumance a disparu depuis que les hommes
sont occupés au travail du bois et, depuis cinquante ans, on a
beaucoup défriché. La fabrication, en favorisant l'accroissement
de la population, a amené l'extension des cultures ; comme on
vit mieux, la consommation du vin a augmenté; aussi plante-
t-on de la vigne chaque année. Cependant il n'y a que deux
familles de cultivateurs purs travaillant avec des vaches, tous
les autres n emploient que la bêche et la pioche. Les pasteurs
transhumants d'autrefois ont donc passr ici à la fabrication
domestique principale appuyée sur la petite culture en domaine
fragmentaire . La famille en communauté a évolué vers le simple
ménage, et le patronage de l'herbe a fait place au patronage
de la forêt.
Le moment est venu de rechercher quelle est l'origine de la
petite propriété dans la montagne du Casentino. Jadis toutes
ces montagnes appartenaient à des monastères riches et puis-
sants; les seigneurs en effet fondaient plus volontiers et dotaient
plus largement les couvents dans ces contrées pauvres, incultes
et inhabitées que dans les régions riches et peuplées de la plaine
et des collines. Les moines donnèrent à cens une grande partie
de leurs terres, tout en conservant quelques domaines en faire-
valoir et en métayage. Ainsi s'explique la coexistence de la
petite et de la moyenne propriété. En outre, au xviir siècle,
62 LES POPULATIONS RIRALES DE LA TOSCANE.
SOUS le règne de Pierre-Léopold, les communes furent obligées
et l'Eglise invitée à donner leurs biens en emphytéose aux
cultivateurs. Tous les propriétaires de Moggiona sont originaire-
ment des tenanciers à cens ou des propriétaires emphytéotiques,
dont quelques-uns n'ont pas encore racheté leurs redevances.
Celles-ci se payaient autrefois en grain à la Saint-Jacques; de-
puis que les biens des monastères ont été sécularisés, elles sont
rachetables au taux de 5 X • Voilà par suite de quelles circons-
tances, jointes aux conditions favorables du lieu, la petite pro-
priété s'est développée dans les montagnes toscanes.
Les conséquences du reboisement. — Nous avons vu à Mog-
giona les cultures s'étendre par défrichement. C'est ce qui a eu
lieu partout dans le Casentino : il y a un siècle, à Stia, les bois
descendaient jusqu'à l'Arno ; il faut maintenant monter beaucoup
plus haut pour les rencontrer. Le défrichement est ici favorisé
parle climat qui permet aux cultures et à la vigne de s'élever
jusqu'à une altitude assez grande ; aussi, pour satisfaire aux be-
soins d'une population toujours croissante, des étendues considé-
rables de forets ont-elles été défrichées au cours des siècles'.
Ceci a eu, au point de vue du régime des eaux, des effets désas-
treux : l'Arno, navigable au moyen âge, nest plus qu'un tor-
rent; d'autre part, en raison de leur âge géologique, les Apen-
nins ont des pentes très escarpées que les eaux de pluie ravinent
en entrainant les terres qu'elles déposent ensuite dans la
plaine; les inondations sont fréquentes et redoutables-. Pour
remédier à ces inconvénients, les Médicis protégèrent les forêts
par des lois (]ui furent abrogées à la fin du xviii'' siècle, sous
l'empire d'un libéralisme mal compris. Le déboisement reprit de
plus belle, si bien que le gouvernement italien dut promulguer
en 1887 une loi sur la servitude forestière [vincolo forestalé) par
laquelle le sol, situé dans un périmètre déterminé, est soustrait
1. A la fin du xiv« siècle, les loitHs occupaient en Toscane environ 800.000 hec-
tares ; actuellement elles couvrent seulement 450.000 hectares.
1. Dans l'automne 1907, les inondations ont causé de grands dégâts aussi bien dans
la plaine que dans la montagne.
LA M ON TA G. m:. 63
à la culture et au pâturage, afin de favoriser le reboisement.
Si le principe de la loi est excellent, l'application en est très
défectueuse. D'abord aucune indemnité nest allouée aux pro-
priétaires dont les terres sont comprises dans le périmètre de
reboisement : pour beaucoup de paysans, c'est la ruine. Ensuite
ce périmètre vaguement défini est encore plus mal délimité; le
plan en est incertain et il n'y a pas de bornes sur le terrain. De
là des contestations et des procès sans fin ; les gros propriétaires
arrivent à se défendre, mais les paysans sont écrasés et conçoivent
contre les agents forestiers une haine terrible qui se traduit
parfois par des meurtres.
Nous comprendrons mieux l'exaspération des habitants de ce
pays en étudiant les répercussions qu'a eues la loi forestière sur
la population du petit village de Valluciole situé au pied du mont
Falterona. Il y avait là de petits propriétaires indépendants, grâce
à leurs brebis, à leurs châtaigniers et à leurs champs où ils cul-
tivent surtout des pommes de terre. Jadis même, beaucoup fi-
laient et tissaient la laine, soit pour eux-mêmes, soit pour le
compte de négociants de Stia, mais aujourd'hui l'usine qui oc-
cupe 600 à 700 ouvriers a remplacé la fabrique collective '. La
loi de 1887 enleva toute ressource à beaucoup de paysans, qui
n'eurent plus le droit ni de cultiver leurs champs ni de faire
paître leurs brebis dans les bois. Il ne leur restait que les châ-
taigniers, produit insuffisant et aléatoire. Ils suivirent de ce fait
une déchéance ; de propriétaires indépendants ils devinrent sa-
lariés, car ils durent chercher dans l'émigration des moyens
d'existence. Certains sont bûcherons, en été dans la montagne,
l'hiver en Maremme; d'autres sont maçons à Florence, dans
l'Italie du Nord et même à l'étranger. Ils arrivent à vivre encore
assez bien, mais la population tend vers le type instable, car,
d'une part, l'émigration ébranle la communauté et la réduit au
simple ménage, et. d'autre part, le paysan est déraciné.
Accablé d'impôt du fait d'une terre qui est devenue inutili-
1. Il est évident que les fameux draps du Casentino et l'industrie de la laine à
Florence au moyen âge doivent leur origine aux nombreux troupeaux de brebis
transhumants des Apennins.
64 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
sable pour lui, il cherche à la vendre ; il ne conserve que les châ-
taigneraies dont la destination n'a pas été modifiée par la loi et
qui, n'exigeant pas de travail, ne le retiennent pas au pays. La
petite propriété tend donc ici à disparaître au profit de quelques
propriétaires plus riches qui achètent à bas prix, se défendent
victorieusement contre l'administration forestière ou obtiennent
des accommodements, et qui ainsi constituent de nouvelles mé-
tairies où vivent des communautés nombreuses. Lorsque celles-ci
se trouvent à l'étroit sur leurs domaines, elles envoient des émi-
grants jusque dans la Maremme où nous les retrouverons.
On voit, par cet exemple, combien l'intervention des pouvoirs
publics, même justifiée, est souvent absolue, sans souplesse et
peut amener le trouble et la souffrance dans une population pour
n'avoir pas tenu compte de certaines circonstances locales.
De notre excursion à travers le Casentino nous retiendrons en
définitive que, par suite de l'insuffisance de la culture et sous
l'influence de la petite propriété, de l'émigration et de la fabri-
cation, l'organisation de la famille se modifie : la communaulé
fait place au simple ménage et le patronage du grand proprié-
taire urbain est remplacé par celui de llierbe, du châtaignier et
de la forêt.
H. LE MONT AMI ATA.
Le mont Amiata est un massif isolé au sud de la Toscane ;
son sommet, qui dépasse 1.700 mètres d'altitude, est couvert de
bois de hêtres. 11 est formé par un épanchement de trachyte
léger et poreux sur l'éocène argileux et compact. La route qui
fait le tour de la montagne par Castel del Piano, Arcidosso, Santa
Fiora, Pian Castagnaio et l'Abbadia San Salvatore, suit la limite
des deux terrains ^ ; cette limite est d'ailleurs indiquée dans tous
1. Celte route, 1res piltoiesque. est mal tracée et encore plus mal entretenue. Les
auberges du mont Amiata laissent beaucoup à désirer. On vous répète partoul,
en s'excusant, qu'on est « à la campagne », qu'il faut « s'adapter « aux conditions
locales, mais les aubergistes ne songent pas à « s'adapter » aux nécessités de l'hygiène
moderne. Cela empêclic le tourisme de se développer.
LA MONTAGNE. 65
ses contours par le châtaignier qui pousse vig-oureusement sur le
Irachyte, mais ne vient pas sur l'éocène trop compact. Le climat
est très doux à cause du voisinage de la mer, dont les vents ap-
portent parfois une pluie bienfaisante. Nous allons constater ici
que Uabondance des productions arborescentes ne supplée pas au
défaut de patronage et que, lorsque le patronage reparaît, la
prospérité revient.
Les productions arborescentes. — A Castel del Piano, les
cultures arbustives, favorisées par le climat et le sol, prennent
une importance qu'elles n'ont nulle part dans la région des
collines. Le vin, l'huile et les châtaignes sont les trois produits
principaux du pays; les céréales sont tout à fait accessoires. La
vigne seule exige un peu de travail ; les oliviers se taillent tous les
trois ans et les châtaigniers s'élaguent de loin en loin. Ces trois
plantes donnent des récoltes abondantes; on me cite des oliviers
produisant 700 kilos d'olives, soit 150 kilos d'huile ; on estime
qu'un hectare planté en oliviers peut rapporter brut jusqu'à
2.000 francs. L'huile et le \in sont en grande partie vendus en
Maremme; les marrons sont aussi exportés, mais les châtaignes,
séchées et réduites en farine , servent de base à l'alimentation. Les
champignons sont abondants dans les bois et les châtaigneraies;
on en exporte pour 50.000 francs par an; les femmes se font
ainsi des journées de 2 à 3 francs. C'est en somme la vie facile.
On peut vivre sur un petit domaine; aussi la petite propriété
règne-t-elle exclusivement. Il y a quelques métairies, mais qui ne
dépassent pas 4 à 5 hectares et ne constituent jamais de grandes
propriétés. En raison de l'abondance des productions, le sol s'est
morcelé et la population s'est accrue ; elle a doublé en cinquante
ans. Mais la productivité du sol n'a pas pu s'accroître indéfini-
ment; aussi faut-il chercher dans l'émigration des movens
d'existence supplémentaires. Les hommes vont faire les foins et
les moissons en Maremme, ou bien sont bûcherons ou charbon-
niers; d'autres fabriquent des objets en bois. Depuis quelques
années, beaucoup vont à Gênes comme ouvriers du port; les
jeunes filles vont mêmes dans les filatures de Ligurie. Mais tous
5
66 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
ces émigrants ont l'esprit de retour et la nostalgie du pays : un
propriétaire important avait trouvé près de Lacques des mé-
tairies pour plusieurs familles qui étaient sans travail ; elles sont
revenues au bout de trois mois.
Nous sommes ici en présence de communautaires endurcis. Les
familles restent dans l'indivision le plus longtemps possible.
Mais on a beau se serrer les uns contre les autres, la production
des châtaigniers et des oliviers n'augmente pas, tandis que les be-
soins s'accroissent ainsi que les impôts'. On est ainsi amené à
vendre son bien, et la petite propriété est en voie de disparition;
ce serait déjà chose faite s'il n'y avait dix vendeurs pour un
acheteur, car seuls les plus économes, les plus travailleurs ar-
rivent à se maintenir et peuvent parfois acheter de nouvelles
terres. Ce sont surtout les bûcherons et les scieurs de long qui
s'enrichissent et agrandissent leurs domaines. Mais, à côté de ces
propriétaires d'élite, il se forme une sorte de prolétariat misé-
rable qui ne peut guère s'employer sur place, faute d'une classe
patronale pour créer de nouveaux moyens d'existence. Les fa-
milles bourgeoises recrutent surtout les fonctions pubhques et les
carrières libérales. Il y a bien au pied de la ville les carrières de
terre de Sienne, qui constituent un monopole de fait puisqu'elles
sont uniques au monde ; mais l'exploitation en est rudimentaire
et anarchique ; une société, formée par les divers propriétaires
pour régler la vente, n'a eu qu'une existence éphémère. C'est en
Angleterre que la terre de Sienne est préparée en vue de la
vente et qu'on réalise ainsi des bénéfices qui pourraient revenir
aux habitants de Castel del Piano. J'ai pourtant rencontré là un
homme qui, après avoir reçu, comme ses voisins, une éducation
classique et universitaire, s'est lancé dans l'industrie. II a trans-
formé une ancienne fonderie en usine électrique; il fournit la
lumière à plusieurs villages et utilise la force motrice pour le
service d'un moulin et d'une fabrique de pâtes alimentaires. 11
y a sur tout le pourtour du mont Amiata beaucoup de ruis-
1. On me cite des châtaigneraies dont l'impôt dépasse le revenu et que les pro-
priétaires ont abandonnées au Fisc, qui a dû alors acquitter les taxes provinciales et
communales !
LA MONTAGNE. (>/
seaux et de chutes deau qu'on pourrait utiliser pour l'industrie ;
mais de telles initiatives sont rares; la petite vie étroite, tran-
quille et insouciante, due aux productions arborescentes, a mis
son empreinte sur toute la population et n'a pas permis la for-
mation d'une véritaljle classe patronale.
Les mines de mercure. — La classe patronale n'a pas été four-
nie, ici, comme dans la région des collines, par les urbains, à
cause de l'éloignement des villes de commerce. La féodalité
s'est maintenue ici beaucoup plus longtemps que dans le reste
de la Toscane ; c'est ce qui explique l'existence de quelques
grandes propriétés, qui s'étendent surtout sur des bois et des
terres à maigre pâturage. C'est pourtant de la ville et même de
l'étranger que sont venus les patrons actuels dans le mont
Amiata, mais ils ont été attirés, non par la culture, mais par
la richesse minérale du sous-sol.
La commune de Santa-Fiora est très vaste et la population y
est peu dense, quoiqu'elle ait doublé depuis cinquante ans. La
culture, très arriérée, se fait à la bêche et sans fumure, car le
gros bétail n'existe pas ; il y a seulement des moutons qui pâtu-
rent dans les châtaigneraies, et ce sont des ânes qui servent de
bêtes de somme. Les habitants semblent faire de la culture à re-
gret et seulement pour suppléer à l'insuffisance du pâturage et
de la cueillette. Cependant par la fumure on pourrait doubler
les rendements, comme le prouve l'exemple d'un propriétaire
agronome. En intensifiant la culture, la population trouverait
sur place des moyens d'existence très suffisants, tandis que les
hommes doivent aujourd'hui aller en Maremme pour les mois-
sons, au détriment de leur santé. Il existe encore dans la région
des communautés de quarante personnes, dont les domaines
sont considérables et qui, grâce à leurs nombreux troupeaux,
à la main-d'œuvre abondante, cultivent bien et sont prospères.
Mais, ici comme ailleurs, la communauté tend à se désagréger; les
jeunes ménages s'établissent à leur compte dès que leurs
moyens le leur permettent. Ces!; surtout à l'industrie minière
qu'ils doivent de pouvoir se créer une existence indépendante.
68 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
Les mines de Siele appartiennent à un Italien de Livourne.
Elles ont eu longtemps pour directeur un ingénieur tchèque,
M. Cermak-Spirek, mort récemment, qui est l'inventeur du four
universellement employé aujourd'hui pour le traitement du
cinabre. Les mines de l'Amiata étaient connues des Romains,
mais celles de Siele ne sont exploitées activement que depuis
le milieu du xix^ siècle. Elles occupent plus de 300 ouvriers
qui habitent les villages voisins, souvent à plusieurs kilomètres.
Le minerai (sulfure de mercure imprégnant l'argile) est d'abord
mis à sécher à l'air, puis placé dans un four continu, où il est
chauffé à une température suffisante pour distiller le mercure
dont les vapeurs sont amenées dans un réfrigérant où on re-
cueille le mercure en mélange avec les produits de la combus-
tion; par turbinage on obtient le métal pur ^ On voit que le
traitement du cinabre est des plus simples. Il exige une grande
quantité de bois, d'abord parce que la houille manque dans le
pays et que les transports sont coûteux, ensuite parce que le
feu de bois, plus clair et plus vif, convient mieux pour la distil-
lation. Aussi une main-d'œuvre considérable est-elle employée
à l'abatage et au transport du bois ; si bien que la plus grande
partie de la population de Santa-Fiora vit aujourd'hui plus ou
moins directement de l'exploitation des mines. La nécessité de
s'assurer pour l'avenir des ressources suffisantes en combus-
tible pousse les propriétaires de mines à reboiser : à Siele cin-
quante ouvriers sont occupés à des travaux de reboisement et
on estime que, dans quelques années, le bois de la propriété
suffira à fournir le comljustible nécessaire à l'usine, mais il
faudra encore acheter le bois d'œuvre. La cherté de la houille -
et la nécessité d'économiser le com])Ustible amène à utiliser
les chutes d'eau. La mine de Siele a installé à Santa-Fiora une
usine électrique qui fournit la force motrice pour les pompes
et le service des puits et qui éclaire, en outre, différents villages.
1. Si le four est bien construit, il ne doit y avoir aucune émanation de vapeurs
de mercure, sinon l'opération est dangereuse pour les ouvriers qui sont rapidement
atteints de paralysie et de tremblements.
2. Rendue à Siele, la tonne de houille revient à 70 francs.
LA MONTAGNE. 69
Grâce à la foret et aux chutes d'eau, l'éloigncment du chemin
de fer et le mauvais état des routes n'exercent pas une influence
fâcheuse sur l'exploitation minière : le transport de la tonne
de mercure jusqu'à la station du mont Amiata revient à 23 francs,
somme insignifiante étant donnée la valeur de la marchandise,
8.000 francs environ.
A l'Abbadia San-Salvatore, les effets de l'industrie minière
sont les mêmes et paraissent encore plus accentués, car l'ex-
ploitation est plus importante et son influence est concentrée
sur un seul village. Jadis, la population était sous la dépendance
étroite du châtaignier. La culture y est encore arriérée et routi-
nière; ainsi, malgré l'abondance des sources, il n'y a pas de
prairies : « Ça n'est pas l'habitude du pays, » me dit un paysan.
Les habitants assez misérables émigraient en masse en Maremme
l'hiver et l'été, il y a dix ans, une société allemande a entrepris
l'exploitation des mines de mercure. Elle dépense de 50.000
à 60.000 francs par mois en salaires et en bois. La vie est
donc maintenant assurée aux gens de l'Abbadia, qui n'émigrent
plus. La population, qui est de 5.000 habitants, augmente de
•200 âmes par an et, malgré cela, le bien-être s' accroît ; il n'y
a pas plus de trois ou quatre familles qui ne possèdent pas leur
maison. La terre a triplé de valeur quoique la culture, consi-
dérée comme un moyen d'existence accessoire, soit assez né-
gligée. En raison de la densité de la population, la fabrication
domestique de la toile et du drap par les femmes s'est main-
tenue, et l'aisance plus générale a donné une nouvelle impulsion
à la fabrication des chaises et des tonneaux.
Sous l'influence du patronage qui lui manquait jusqu'alors,
la population est devenue prospère; l'établissement des jeunes
ménages est facilitée, ce qui favorise la dissolution de la com-
munauté et la diffusion de la propriété fragmentaire. Cependant
le Iravail industriel n'a pas donné aux hommes la prévoyance
que n'avait développée en eux ni la culture arborescente du
châtaignier ni la formation communautaire. Ainsi le proprié-
taire de Siele a dû renoncer à constituer une caisse de retraites
devant le refus de ses ouvriers d'v contribuer. Pour assurer
70 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
l'existence des vieillards, il emploie alors un moyen détourné,
bel exemple de paternalisme : lorsqu'il engage un jeune homme
en remplacement de son père, il stipule qu'une partie du salaire
sera payée au père jusqu'à sa mort.
En résumé, les populations de la zone des montag-nes, Casen-
tino et mont Amiata, vivent sous l'influence du châtaignier et de
la forêt.
Le châtaigTiier, allié à la culture fragmentaire et au petit pâ-
turage, leur fournit sans effort leurs moyens d'existence. Mais sa
production est limitée et indépendante du travail de Ihomme.
Lorsque la population atteint une certaine densité, elle doit cher-
cher d'autres moyens d'existence, et, comme elle n'est pas
dressée à la culture intense, elle doit recourir à l'émigration
périodique pour trouver ailleurs un patronage plus efficace
que celui du châtaignier qui lui manque dans son pays.
La formation communautaire et le désir de jouir des produits
spontanés des châtaigneraies font en général obstacle à l'émi-
gration définitive.
La foret exerce son patronage en procurant à la population
des moyens d'existence complémentaires, soit par la fabrication
domestique d'objets en bois, soit en permettant l'établissement
du grand atelier parle combustible qu'elle fournit.
Quels que soient d'ailleurs les moyens d'existence indépen-
dants de la culture, ils amènent la désagrégation de la commu-
nauté et l'établissement en simple ménage en même temps
qu'un changement dans la forme et l'importance du patronage.
Ces transformations, qui donnent naissance â une variété du type
toscan, sont dues en définitive à une modification dans la nature
des cultur<^s arborescentes provenant des conditions locales du sol
et du climat.
III
LA MAREMME
C'est en Maremme que se fait actuellement l'expansion du
type toscan : expansion de la population rurale par l'émigra-
tion, soit périodique, soit même définitive, des montagnards,
quelquefois aussi des métayers des collines; expansion de la
classe supérieure, car c'est en Maremme que les capitaux ur-
bains trouvent actuellement un emploi fructueux dans la mise
en valeur du sol et que l'initiative d'un grand propriétaire
peut donner les résultats les plus heureux. C'est donc la ville
de la région des collines, l'ancienne cité commerçante et
riche, qui fournit à la Maremme ses patrons, et la montagne
pauvre et surpeuplée qui lui fournit ses habitants. Les uns
et les autres y portent leurs habitudes de vie et leurs pro-
cédés de travail. Nous verrons quelles modifications leur
sont imposées par le lieu.
On appelle Maremme, en Italie, tout le littoral de la mer
Tyrrhénienne depuis Pise jusqu'au delà de Rome. C'est une
plaine d'alluvions souvent fertile, mais qui, livrée à elle-même,
se transforme en marécages malsains où règne la malaria. A
l'époque des Etrusques, toute cette région avait été assainie et
mise en culture; on y comptait de nombreux ports de com-
merce ; mais, lors de la décadence romaine, elle fut abandonnée
et retourna à l'état inculte. Depuis, elle n'a jamais été complè-
tement cultivée. C'est encore aujourd'hui un pays fiévreux et
presque désert; cependant, depuis le milieu du xix" siècle, de
grands efforts ont été faits pour rendre cette région à la cul-
72 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
ture et d'excellents résultats ont été obtenus. La colonisation de
la Maremme toscane fait de grands progrès. Le faire-valoir fait
place au métayage. L'extension des cultures arbustives suit une
marche parallèle à celle de l'expansion de la race; si la vigne,
l'olivier et le mûrier ne sont pas, comme dans les collines, des
produits presque spontanés du lieu, du moins sont-ils favorisés
par le climat dont la douceur permet de cultiver des arbres
fruitiers délicats, comme l'amandier, et des légumes de primeur.
Sous l'influence des cultures arborescentes et du métayage,
nous verrons la communauté de famille se reconstituer autour
du simple ménage des premiers colons, et le patronage du pro-
priétaire s'exercer d'une façon très intense pour mettre à la
disposition des colons un sol assaini et bien aménagé, un cheptel
et des instruments de travail ainsi que les provisions néces-
saires pour attendre la récolte. iMais ici l'intervention patronale
est plus hardie, plus large, plus dégagée de la routine tradi-
tionnelle; elle laisse peut-être au colon plus d'initiative et
celui-ci en donne des preuves. Il semble que sur ce sol vierge
le type toscan s'épanouisse plus librement et accuse plus de
vigueur.
Nous allons examiner rapidement comment s'opère la colo-
nisation de la Maremme et à quels résultats elle aboutit.
I. LA COLONISATION.
Le PATURAGE ET LA CULTURE EXTENsivE. — Le douiainc de la
Parrina est situé à quelques kilomètres de la station d'Orbe-
tello. La gracieuse hospitalité du chevalier tiiuntini m'a permis
de me rendre compte de ce qu'est un domaine de Maremme en
voie de transformation. On a ici l'impression d'être dans un
pays neuf, et cependant on aperçoit, à peu de distance, les
antiques cités étrusques d'Orbetello et de Talamone. La Par-
rina compte environ 1..jOO hectares, dont 200 seulement sont
actuellement mis en culture régulière; le reste est constitué
par des pâturages et des bois sur la colline, qui est ici
assez rapprochée de la mer. Les propriétés de plusieurs mil-
LA MAREMME. 73
liers d'hectares ne sont pas rares en Marenimc ; c'est à la
fois une conséquence du mode d'exploitation par le pâturage
extensif et un effet de l'insalubrité et de l'éloig-nenient de cette
région. La propriété féodale s'y est maintenue plus longtemps
qu'ailleurs et seuls les gros capitalistes urbains ont été tentés
d'y acheter des terres.
A peine arrivés, nous montons à cheval, car ici les distances
sont trop grandes pour aller à pied, et les chemins, quand il y
en a, trop mauvais pour circuler en voiture. Bientôt nous
apercevons des bœufs de la race de la Maremme dont le pelage
gris et les immenses cornes sont caractéristiques; de grands
râteliers installés en plein air servent aux distributions de paille
qu'on leur fait en hiver pour suppléer à l'insuffisance du pâtu-
rage. Ceci est déjà une amélioration de l'ancien système, car ces
bœufs vivent à l'état sauvage, allant à leur fantaisie de la plaine
à la montagne et mangeant ce qu'ils trouvent. Deux hommes
à cheval, cow-boys de la Maremme. sont chargés de les compter
chaque jour, de veiller à ce qu'ils ne franchissent pas les limites
du domaine et d'empêcher qu'ils ne soient volés. Une fois par
an, on les pousse dans une enceinte où chaque bête est prise
au lasso. Les jeunes vaches sont marquées au fer rouge ; les plus
vieilles (neuf à dix ans) sont réformées, mises à part et vendues
pour la boucherie au mois de mai, alors qu'elles sont en bon
état; beaucoup sont expédiées à Rome. Les jeunes mâles sont
vendus à six mois dans la province de Sienne où on les appré-
cie beaucoup comme animaux de travail.
Un peu plus loin, nous rencontrons les juments et les pou-
lains. La Maremme est le grand pays d'élevage de l'Italie;
c'est là que se remonte la cavalerie et que l'État entretient
des haras. Pour améliorer la race locale rustique, résistante,
mais petite, tardive et disgracieuse, on a recours à des étalons
de pur sang anglais. Il y a une station de remonte à la Parrina ;
cette année, c'est un pur sang d'origine française, Préambule,
fils de Clainart, qui y fait le service. Les poulains sont ven-
dus à la remonte à trois ans. sans dressage, au prix de
000 à 700 francs. Il y a en ce moment-ci, à la Parrina,
7-4 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
200 bêtes à cornes, une centaine de chevaux et 1.200 moutons.
Ceux-ci sont des animaux transhumants qui passent l'hiver
en Maremme, et l'été dans l'Apennin toscan, sur un autre do-
maine delà famille Giuntini; le voyage dure douze jours, on
couche chaque soir dans une métairie, qui tous les ans est la
même depuis des siècles. Les brebis que nous voyons font par-
tie du cheptel do la Parrina, car c'est en Maremme qu'elles sé-
journent le plus longtemps, et c'est pendant l'hiver que se font
les ventes d'agneaux et de mères réformées et qu'on produit le
plus de fromage. Ce fromage est vendu chaque jour à Orbe-
tello, puis accaparé par une sorte de trust qui l'exporte dans
l'Amérique latine. Pendant l'été, on fait moins de fromage et
il est d'une autre sorte ; il est vendu en bloc à une foire d'au-
tomne ; le troupeau est alors sous la surveillance du régisseur
du domaine où il séjourne. Les bergers originaires de la mon-
tagnes sont sept ou huit, chargés chacun d'un troupeau dis-
tinct: leur chef, le vergaio, a un aide pour la confection du fro-
mage. Ils reçoivent 60 centimes par jour, du pain, du sel, de
l'huile et du petit-lait ; ils font eux-mêmes leur popote et peu-
vent s'ofFrir un supplément de nourriture, s'ils veulent. Ceux
d'entre eux qui sont mariés amènent parfois leurs femmes, qui
peuvent trouver du travail dans les métairies.
A quelque distance de là, un homme défriche le maquis
(w2ffcc///<2); il coupe la broussaille et le bois, enlève les mottes
de terre qui, mises en tas, sont brûlées en août et répandues
sur le champ. Le défrichement du bois est naturellement limité
aux parties susceptibles d'être mises en culture, mais toute la
colline qui s'élève ici par une pente abrupte restera forcément
boisée. C'est un bois assez maigre d'ailleurs, car le terrain est
rocheux, l'été atrocement sec et le bétail qui a libre parcours
broute souvent les jeunes tiges. Le système extensif caractérise
donc la Maremme jusque dans l'entretien des bois, qui sont
cependant en Italie d'un bon rapport à cause de l'absence de
houille '.
1. A Orbetcllo. le charbon de bois coûte 2G francs la tonne et la houille 50 francs.
LA MAREMME. iO
Après avoir escaladé la montag-ne par un sentier en zigzag,
nous arrivons sur la hauteur d'où Ion jouit d'une vue magni-
fique et très étendue sur la plaine et la mer jusqu'à l'île d'Elbe,
lîientôt nous voyons fumer des charbonnières et un peu plus
loin nous joignons le charbonnier lui-même. Le bois est en effet
transformé en charbon sur place pour diminuer les difficultés
et les frais du transport. Il est vendu sur pied à un marchand
qui emploie des bûcherons et des charbonniers payés à la tâche
et organisés en équipes. Une équipe de cinq ou six bûcherons
abat le bois nécessaire pour occuper une équipe de charbon-
niers composée de deux hommes et d'un jeune garçon. Il faut
une journée pour édifier la charbonnière qui brûle ensuite sept
ou huit jours: une équipe peut suffire à la conduite de dix
charbonnières en activité. Le charbon est enlevé par un voi-
turier qui le transporte à dos de mulet au bas de la colline et
de là avec des chars jusqu'au petit port de Torre délie Saline
où il est emljarqué pour d'autres régions de l'Italie. Les bûche-
rons reçoivent 2 fr. 50 et les charbonniers 1 fr. VO par 100 kilos
de charl)on produit. Les uns et les autres vivent dans le ma-
quis où ils se construisent des huttes de branchages. Le mar-
chand de bois installe sur place une cantine où ils trouvent à
acheter des provisions; ils n'ont donc aucun contact avec la po-
pulation locale et ne descendent que très rarement dans la
plaine. Ce sont, en effet, des émigrants venus, les bûcherons
du haut Casentino, les charbonniers de la montagne de Pistoie;
en été, ils vont travailler dans l'Apennin parmesan. Ils n'ha-
bitent donc guère chez eux, tout au plus y passent-ils quelques
semaines au printemps et à l'automne. C'est leur femme qui
cultive leur petit champ, car presque tous vivent en simple
ménage et sont propriétaires de leur maison et d'un lopin de
terre dus à leurs économies. Une équipe de charbonniers peut,
en effet, gagner 1.500 francs dans l'hiver. Là-dessus il faut
prélever le salaire du garçon, soit 200 francs, et la nourri-
ture, mais celle-ci est plus que frugale et se compose sur-
tout de polenta et de fromage. Nous retrouvons donc ici, à
son point d'arrivée, l'émigration périodique que nous avions
7G LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
vue à son point de départ dans les montagnes de l'Apennin.
Cette émigration ne se limite pas à la transhumance et à la
fabrication du charJjon. L'art pastoral et Fart des forêts ne
sont pas, en effet, les seuls modes d'exploitation du sol en
Maremme. Même sur les domaines de l'ancien type, on trouve
la culture extensive des céréales, la semejiia (semence), comme
on dit là-bas. Cette culture se fait ordinairement en régie
directe. A la Parrina, on la confie, depuis quelques années, à un
métayer spécial appelé mezzadro, par opposition aux coloni qui
sont cependant, eux aussi, des métayers. Ce système a l'avantage
de décharger le régisseur d'un gros embarras et de lui per-
mettre de se consacrer plus librement à l'amélioration du
domaine. On sème chaque année 150 quintaux d'avoine et
autant de froment; la semence est fournie par le propriétaire,
qui la prélève ensuite sur la récolte dont le reste est partagé ;
le mezzadro doit aussi fournir à la fattoria la paille nécessaire
pour les chevaux et le bétail. Chaque année le régisseur indique
au métayer la partie du domaine qui doit être préparée pour
les céréales. On prend trois récoltes sur le même sol, puis on
laboure à un autre endroit; ce procédé rappelle la culture
nomade des noirs de Guinée et la raison en est la même :
abondance du sol cultivable. Le mezzadro a très peu de terres
qui lui soient assignées en propre : quelques champs autour
de sa maison où il fait des légumes et des plantes fourragères
pour SCS vaches. Il tient, en effet, à cheptel, une cinquantaine
de bêtes suisses en vue de la production du lait. On cherche, à
la Parrina. à substituer peu à peu la race suisse, plus précoce
et meilleure laitière, à la race de la Maremme, rustique mais
tardive et peu laitière. Mais ce changement ne peut se faire que
parallèlement à l'amélioration des cultures.
Le mezzadro occupe un personnel permanent de quatre ou
cinq hommes seulement, mais à l'époque des moissons il a sous
ses ordres jusqu'à cent ouvriers venus pour la plupart de la
région du mont Amiata ^ Le plus ordinairement, les salaires
1. Pour s'assurer des moissonneurs en nombre suflisanL beauiouj) de régisseurs
de la Maremme ont dans la montagne, à Santa-Fiora par exemple, des correspon-
LA MAREMME. 77
sont payés à la tâche et, pour que les ouvriers puissent se pro-
curer facilement leur nourriture, le métayer tient une boutique
de denrées de toutes sortes où chacun s'approvisionne libre-
ment. L'éloignement d'Orbetello oblige ainsi le domaine à s'or-
ganiser pour se suffire à lui-môme.
Le mode d'exploitation que nous venons de décrire a l'incon-
vénient de faire appel à une main-d'œuvre étrangère qui n'a
d'attache ni avec le sol ni avec le propriétaire. Le patronage de
ce dernier ne s'exerce donc que très superficiellement par le
salaire et encore d'une façon intermittente. Il en résulte parfois
des difficultés et des troubles. En outre, la terre est très faible-
ment occupée puisqu'elle est surtout utilisée pour un travail de
simple récolte, l'art pastoral extensif ; il s'ensuit que le droit
du propriétaire ne s'affirme pas d'une façon indiscutable. C'est
ce qui explique les invasions dont certaines grandes propriétés
sont l'objet de la part des populations voisines; il existe en
effet çà et là, sur les hauteurs, des villages dont les habitants
viennent en masse labourer et ensemencer les terres à leur
convenance dans les grands domaines de la plaine. Les faits de
ce genre ont été très fréquents ces années dernières, et l'inter-
vention de la force armée a été nécessaire. Ils n'ont rien de sur-
prenant pour les lecteurs de la Science sociale, qui savent que
l'appropriation du sol est en rapport direct avec l'intensité de
son exploitation '.
La création des métairies. — Ce qui a fait obstacle pendant
longtemps à la culture intensive et à la colonisation, c'est la
malaria. C'est donc elle qu'il faut combattre tout d'abord avant
de coloniser. On lutte contre la fièvre au moyen de la quinine
danls, dénommés faltoretti, qui embauchent les ouvriers, s'assurent de leur con-
cours à l'avance en leur prêtant de l'argent en hiver, etc.
1. Les prétentions des paysans se basent sur le droit de terratico qui existe sur
certaines anciennes terres féodales au profit de certains habitants du voisinage, qui
peuvent cultiver une étendue déterminée de terre inculte en donnant au propriétaire
comme redevance une quantité de grain égale à la semence. Aujourd'hui il arrive
que ce droit de Icrratico est revendiqué par des gens qui ne le possèdent pas et
qu'il est même revendiqué à titre gratuit. Ces prétentions disparaîtraient devant la
culture intensive et l'occupation du sol par des colons.
78 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
et ici nous devons enregistrer une heureuse initiative de l'Etat :
on trouve dans tous les bureaux de tabac de la quinine au
prix de revient et les communes doivent en délivrer à prix
réduit aux habitants. Chaque printemps, le régisseur de la
Parrina adresse au maire d'Orbetello une demande indiquant
le nombre de personnes vivant sur le domaine; le médecin
sanitaire prescrit alors la quantité de quinine qui doit lui être
donnée. Les ouvriers, méfiants au début, ont aujourd'hui
reconnu les bons effets du médicament et tout le monde en fait
usage de mai à octobre.
Le germe de la malaria se transmet par la piqûre d'un mous-
tique. Pour se mettre à l'abri de cet insecte on munit toutes
les ouvertures des maisons de toile métallique très fine ^ Il
faut en outre, pour résister à la maladie, suivre une bonne
hygiène : ne pas manger trop, surtout de la viande, et boire de
l'eau potable. La question de Teau est un gros problème à
résoudre pour les habitants de la Maremme. Le régisseur de la
Parrina en envoie chercher à Orbetello (8 à 9 kilomètres) plu-
sieurs fois par semaine pour la consommation de ses ouvriers.
Chaque colon fait de même pour les besoins de sa maison ~.
Pour éviter la propagation de la malaria, il faut supprimer les
eaux stagnantes dans lesquelles les moustiques pondent leurs
œufs et où se développent leurs larves. On obtient ce résultat
par l'assainissement et la mise en culture.
Avant d'installer un colon, on doit faire ce qu'on appelle la
« bonification » du sol, c'est-à-dire le mettre en état d'être
1 . Le long de la ligne de Pise à Rome on peut voir, devant les malsons des gardes-
barrière, des cages métalliques qui permettent de surveiller la voie sans être exposé
aux moustiques. Sur cette même ligne circulent chaque semaine des trains-
citernes qui distribuent l'eau potable dans les gares et dans les maisons de gardes-
voie.
'2. L'eau des puits est trouble, souvent saumâtre, toujours malsaine. L'eau d'Or-
betello est captée sur le mont Argentario, qui domine la ville du cùlé de la mer;
celle de Grosseto vient du massif de l'Amiata. — Signalons qu'en pleine Maremme
il existe des endroits qui ne sont pas malariques tels que Talamone et Orbetello,
A une assez faible altitude d'ailleurs la malaria ne se fait pas sentir; aussi, les rares
agglomérations de la Maremme sont-elles toutes situées sur des hauteurs, et
jadis les fonctionnaires de Grosseto émigraient en été à Scanzano, dans la mon-
tagne.
LA JIAREMME. i\)
cultivé. C'est un travail qui s'exécute on liiver avec des équipes
de terrassiers venus des Abruzzes, sous la conduite d'un chef
avec qui on traite. A la Parrina, on emploie pendant six mois
dix à quinze ouvriers à faire des fossés d'écoulement, à débrous-
sailler le sol, à le niveler, à faire des chemins et à les entretenir.
Une fois les terres aménagées, on construit une métairie et on
y installe un colon. On n'a aujourd'hui que l'embarras du choix.
Il n'y a encore que huit métayers à la Parrina : les premiers
installés, il y a quelques années, ont été pris parmi les ouvriers
du pays, mais les trois derniers viennent du Siennois et du
Casentino. Ces émigrants sont supérieurs aux indigènes ; de santé
plus robuste, ils sont aussi phis au courant de la culture et
connaissent la vigne, l'olivier, le mûrier. De son naturel, le
natif de la Maremme est peu cultivateur; il aime surtout à
galoper à travers la campagne derrière ses troupeaux. Les co-
lons immigrés connaissent d'ailleurs en général les conditions
de vie du pays, car ils sont souvent déjà venus en Maremme
comme ouvriers ou berg"ers. Au moment de ma visite à la Par-
rina, on installait comme colon un ancien ouvrier temporaire qui
appartient à une famille de métayers des environs de Stia dans
le Casentino. Il est marié et a un enfant en bas âge; il a amené
avec lui son frère, un valet de ferme et un jeune homme pour
l'aider à cultiver son domaine qui mesure 20 à 25 hectres. On
a monté son étable en prenant dans le troupeau quelques va-
ches et une jument dont il fait le dressage; il aura ainsi dix à
quinze têtes de bétail. En outre, on lui assigne une partie de
l'olivette qui s'étend sur le penchant de la colline. Trois des
autres colons ont de la vigne, car sur la pente qui regarde
Orbetello, il y a depuis longtemps un vignoble dont la plus
grande partie appartient à de petits propriétaires d'Orbetello.
Les autres en auront aussi, car, dès qu'une métairie est or-
ganisée, on y plante de la vigne.
Il est bien évident que les nouveaux colons ne trouvent pas
ici des domaines en pleine production comme ceux de leurs
pays d'origine et qu'ils doivent exécuter par eux-mêmes bien
des petits travaux pour compléter la bonification entreprise par
80 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
le propriétaire. Ils doivent être travailleurs et faire preuve
d'initiative; mais s'ils sont venus ici, c'est précisément pour
améliorer leur situation; ils trouvent des métairies assez vastes
qu'on peut travailler avec des bœufs ; enfin ils peuvent compter
sur l'assistance éventuelle du propriétaire, et ils jouissent
de conditions un peu meilleures que dans la région des col-
lines : ils ne doivent ni corvées ni redevances. Les familles nou-
vellement arrivées sont quelquefois en communauté restreinte
mais aussi en simple ménage ; elles doivent donc assez sou-
vent avoir recours à la main-d'œuvre étrangère qui leur est
fournie par les émigranis périodiques de la montagne. Pour
faciliter la moisson, les colons se sont associés et ont acheté
des moissonneuses-lieuses, car la plaine se prête ici à l'emploi
des machines et les cultures arl)orescentes n'ont pas encore
encombré les champs. La batteuse est fournie par le proprié-
taire ; c'est à la Parrina que le chevalier Guido Giuntini intro-
duisit la première machine à battre de la Maremme en 185i.
Le domaine que nous venons de visiter est encore au début
de la colonisation. Ce sont naturellement les terres les plus sai-
nes au pied de la montagne qui ont été mises en culture les
premières; il y a déjà environ 200 hectares en métayage. On
estime qu'une métairie de 20 à 25 heclares rapporte de 1.500 à
2.000 francs, soit plus du triple de ce que rapporte la même
étendue de terres exploitée d'après l'ancien système; on évalue,
en moyenne, le prix des terres à 300 francs l'hectare avant la
bonification, et à 500 ou 600 francs après ; enfin on compte que
le capital engagé dans les améliorations doit rapporter au
moins 10 p. 100. On voit par ces chiifres cjue le propriétaire a
un intérêt évident à transformer l'ancien mode d'exploitation et
à coloniser.
Les sociétés de colomsatiox. — La mise en valeur de la
Maremme a tenté des capitalistes, qui ont constitué des sociétés
dans ce but. Près de Grosseto, des domaines très étendus appar-
tiennent à une grande société anonyme ; il ne semble pas que
les résultats obtenus soient très brillants : les bâtiments sont
LA MAREMME. 81
trop beaux, l'administration trop compliquée et trop centralisée,
la responsabilité trop dispersée, de sorte qu'on s'engage parfois
dans des opérations hasardeuses et que les frais généraux
absorbent le plus clair des bénéfices. Les sociétés de coloni-
sation formées par un petit groupe de capitalistes qui s'inté-
ressent directement à la bonne conduite de l'affaire, paraissent
devoir donner de bien meilleurs résultats. Je citerai la « Geo-
fila », qui a acheté aux portes de Grosselo un domaine de
500 hectares, payé 200.000 francs. On compte dépenser en
améliorations une somme équivalente, et on espère revendre
ensuite, en réalisant un bénéfice égal au capital engagé.
La Rugginosa, propriété de la Geofda, est voisine d'un ma-
rais que l'État a colmaté au moyen d'un canal dérivé de l'Ora-
brone. Nous retrouvons en Maremme, comme dans lo Val di
Chiana, l'intervention des pouvoirs publics en vue de l'assai-
nissement du pays. L'administration est réduite à un régisseur,
comme chez un particulier; l'administrateur-délégué qui est un
agronome, de même que le président, vient de temps en temps.
La colonisation est encore tout à ses débuts. Voici quelle a été
jusqu'ici la marche des travaux : en septembre 1906, on a fait
un nivellement et on a creusé quelques fossés, puis on a semé
des céréales, 100 hectares de froment et autant d'avoine. Le
bétail au pâturage est très réduit, mais deux troupeaux de mou-
tons transhumants paient pour l'hiver 20 francs par hectare.
Pendant l'hiver, on a continué le réseau des fossés d'assainisse-
ment de façon à délimiter des champs de 200 mètres de long sur
25 de large. En mars 1907, on planta de la vigne en lignes au
milieu des champs destinés aux premiers colons. En avril, on
commença la construction d'une maison double pour deux
familles. Les maisons doubles sont plus économiques que les
maisons isolées, mais le voisinage peut être une cause de dis-
corde. Chacune de ces maisons revient à 15.000 francs, soit
7.500 francs par métairie. A la même époque, on fit une plan-
tation de peupliers le long du canal. Tous ces travaux s'exécu-
tèrent avec le personnel hxe (dix bouviers pour dix-huit paires
de bœufs) et avec une trentaine d'ouvriers temporaires venus
G
82 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE.
des Abruzzes; les fenaisons et les moissons sont faites par des
ouvriers de Grosseto ou du mont Amiata. En octobre 1907, les
premiers colons s'installèrent. L'un d'eux, venu du domaine
voisin de l'Alberese, a avec lui ses quatre fils; l'autre qui a une
fdle et deux fds, dont l'un, marié, est venu du Val di Chiana, où
sa métairie était trop petite : 9 hectares; ici il en a trouvé une
de 18 hectares. C'est l'étendue moyenne qu'on donnera à toutes
les métairies ; on en créera seize et on gardera pour le moment
une centaine d'hectares en faire-valoir, tant pour faire des essais
de culture que pour faire l'économie des frais de construction
de maisons.
A leur arrivée, les colons reçoivent en cheptel tout ce qui leur
est nécessaire pour l'exploitation, de façon qu'ils ne s'endettent
pas vis-à-vis du propriétaire. En outre, comme la première
année ils n'auraient pas de quoi s'occuper sur leurs métairies,
on les emploie comme ouvriers. Or, les travaux ne manquent
pas; on a déjà creusé 70 kilomètres de fossés et il en reste à
faire encore autant ; les chemins sont à peine ébauchés et il
en faudra plusieurs kilomètres. L'assainissement et la viabilité
sont les deux premières améliorations à réaliser. Puis viennent
les constructions de bâtiments et les plantations de vigne et
d'arbres fruitiers.
C'est donc bien une véritable colonisation que la mise en
valeur de la Maremme. Tout est à créer; il faut pour cela des
capitaux qui sont fournis soit par les anciens propriétaires, soit
par des sociétés de capitalistes. Dans l'un et l'autre cas apparaît
Vi?npo?'tance du patronage de la classe urbaine.
II. — LES RESULTATS DE LA COLONISATION.
Nous venons de voir des domaines en voie de colonisation; il
nous faut maintenant visiter des domaines transformés pour
juger des résultats obtenus. Aux portes mêmes de Grosseto, se
trouvent les deux propriétés de Gorarella et de Barbanella, qui
furent colonisées il y a une quarantaine d'années par le baron
LA MAREMME. 83
Bettino Ricasoli et par son frère le général Vincenzo Ricasoli.
C'est la première tentative de colonisation qui fut faite dans la
Maremme : elle fut couronnée de succès. Ici encore on retrouve
à la tête du progrès agricole de grands propriétaires qui don-
nent l'exemple d'initiatives hardies.
Barbanella est divisée en seize métairies d'une trentaine
d'hectares chacune. On y fait surtout des céréales et du bétail.
Le pâturage n'existe plus; vaches et Ijœufs sont nourris abon-
damment à l'étable et la race améliorée du Val di Chiana a
remplacé la race de la Maremme. On élève les jeunes, mais on
achète aussi dans d'autres régions, car l'approvisionnement de
Grosseto offre un débouché assuré pour la viande, et les do-
maines des Ricasoli sont presque les seuls du pays qui soient en
état de fournir toute Tannée des animaux de boucherie. Quoique
chaque métairie ait un peu de vigne, les cultures arborescentes
ne sont pas encore très développées ; cela tient à ce que ce
domaine a été jadis un peu négligé. Le régisseur actuel a déjà,
par une culture rationnelle, augmenté les rendements des
céréales et quadruplé la production du vin. Son effort porte
maintenant sur la plantation de vignes, de mûriers et d'arbre
fruitiers ^, car on remarque que les métairies les plus recher-
chées par les colons sont celles où les productions arbores-
centes sont abondantes. On voit donc qu'à Barbanella, la culture
n'a pas encore atteint toute son intensité.
Gorarella est plus avancée dans cette voie. Cette fatto-
ria compte treize métairies de 30 hectares environ. Chacune
d'elles rapporte de 3.000 à 3.500 francs, tandis qu'à Barbanella
le revenu n'est que de 2.000 francs. Celte différence est due
précisément à une quantité plus grande de vignes et d'arbres
fruitiers : en 1907, on a vendu pour 8.000 francs d'amandes;
il est vrai que la récolte de 1908 a été entièrement emportée
par une gelée le 15 mars, ce qui montre bien le caractère aléa-
toire des cultures arborescentes. Quoique les céréales soient
encore le produit principal du domaine, celles-ci n'en ont pas
1. Il \ a peu d'oliviers, car la plaine ne leur convient pas.
8i LES POPlLATIOiNS RURALE? DE LA TOSCANE.
moins une importance capitale, et quand on arrive en chemin
de fer d'Orbetello , c'est vraiment un spectacle merveilleux
de passer brusquement de la campagne inculte et déserte au
milieu des champs cultivés, plantés et peuplés de Gorarella qui
apparaît ici comme une oasis. On songe à y intensifier encore
la culture par de nouvelles plantations d'arbres et de vignes,
afin de pouvoir dédoubler les métairies pour permettre aux
familles devenues trop nombreuses de se diviser. La plupart
des colons de Gorarella sont venus originairement du Val di
Chiana; cette région continue à fournir des métayers à la
Maremme. Les progrès de la culture ont eu pour résultat de
faire disparaître, ou du moins d'atténuer beaucoup la malaria
aux environs de Grosseto; ainsi à Gorarella, c'est à peine si, en
été, on signale çà et là de légers accès de fièvre dans une popu-
lation de plus de 160 personnes, tandis qu'il y a vingt-cinq ans,
des malades alités étaient nombreux parmi les colons.
En définitive, les résultats de la colonisation nous apparaissent
les suivants :
La culture mixte en métayage sous la direction d'un régisseur
se substitue au pâturage et à la culture extensive en faire-
valoir. L'outillage se perfectionne, l'atelier se réduit, les opé-
rations se compliquent, le personnel devient stable et plus
nombreux.
La grande propriété subsiste, mais avec une tendance à se
démembrer, et en tous cas elle se subdivise en petites métai-
ries. Sa valeur augmente, ainsi que celle des biens mobiliers,
représentés par les animaux et les instruments de travail.
L'ouvrier associé remplace presque complètement louvricr
salarié; ce qui diminue les difficultés relatives au salaire et à la
main-d'œuvre et favorise l'épargne.
La famille, jadis en simple ménage par suite du salariat ou
de rémigration, se reconstitue en communauté qui essaime
lorsqu'elle devient trop nombreuse.
Le mode d'existence est amélioré à tous les points de vue,
mais en particulier sous le rapport de l'hygiène, car la malaria
tend à disparaître.
LA MAREMME. 85
En assurant au paysan un travail stable, rcg"ulier et rémuné-
rateur, la colonisation lui permet de traverser facilement les
phases de l'existence : les maladies sont diminuées, les chô-
mages supprimés et la vieillesse mise à l'abri du besoin.
D'ailleurs le patronage du grand propriétaire absentéiste, qui
s'est affirmé énergiquement par la transformation du lieu,
s'exerce minutieusement dans le travail, la propriété et les pha-
ses de l'existence sur une population plus stable et plus nom-
breuse qu'autrefois.
Enfin le commerce se développe, la richesse publique s'ac-
croit et un vaste champ d'activité est ouvert à l'expansion de
la race.
Si nous serrons davantage l'analyse, nous sommes amenés à
constater que la colonisation de la Maremme dépend de l'ex-
tension des cultures arborescentes. C'est grâce à elles que les
populations des régions surpeuplées de la Toscane trouvent dans
la plaine littorale un lieu de peuplement pour leurs émigrants.
Mais, tandis que les productions arborescentes sont pour ainsi
dire spontanées dans la région des collines, ici elles ont dû être
importées et elles n'ont pu 1 être qu'après une transformation
du lieu due à l'initiative des grands propriétaires et à l'aide des
capitaux urbains. Si l'effort des propriétaires et des colons tend à
introduire et à étendre la culture arbustive, c'est que les uns et
les autres sont originaires de régions où elle domine et ils cher-
chent naturellement à implanter leur mode de travail tradi-
tionnel dans leur nouvel établissement. C'est pourquoi la Ma-
remme est bien le prolongement du reste de la Toscane auquel
elle ressemblera chaque jour davantage; patrons et colons y
font preuve cependant de plus d'initiative et montrent une ap-
titude plus grande au progrès; cela est dû à ce que, malgré
leur formation communautaire, ils subissent l'influence d'un
étabUssement en pays neuf sur un sol transformable. Si jamais il
devait se former en Toscane une classe de grands patrons
ruraux dirigeant personnellement l'atelier agricole, il nous
semble que c'est en Maremme qu'elle pourrait faire son appren-
tissage et qu'elle aurait le plus de chance de prendre naissance.
IV
CONCLUSIONS
De l'étude qui précède nous ne saurions prétendre à tirer la
formule complète du type toscan, car, dans la constitution de
ce type, les éléments urbains occupent une place très impor-
tante sinon même prépondérante. Une étude de la classe ur-
baine et de la formation des villes s'imposerait donc. Partout, en
effet, et c'est là, croyons-nous, une des caractéristiques du type,
nous avons constaté la subordination de la jiopiilalion rurale
aux 'patrons urbains, soit que ceux-ci, détenteurs de la propriété,
dirigent le travail agricole des métayers, soit qu'ils fournissent
aux paysans en domaine fragmentaire des moyens d'existence
par des travaux temporaires ou par le travail industriel.
Cette situation nous parait être une conséquence assez directe
de la nature du lieu, qui peut être considéré pratiquement
comme intransformable, en ce sens que les cultures arbores-
centes n'y peuvent être avantageusement remplacées par aucune
autre, à tel point que, sur le sol vierge de la Maremme, elles
prennent chaque jour une extension plus grande.
Or, les cultures arborescentes, en culture mixte surtout, ne
produisent pas spontanément le grand patron rural parce
qu'elles ne se prêtent pas au travail en grand atelier ni au dé-
veloppement du machinisme. Elles imposent la petite culture et,
par suite, le petit domaine, où le travail se fait à la main, est peu
susceptible de perfectionnement et influe peu sur la récolte. 11
s'ensuit que le paysan est laborieux et minutieux, mais routinier
et apathique. Certes on voit, aujourd'hui surtout, des progrès
se réaliser dans les cultures arborescentes, mais ils exigent une
science technique approfondie et des capitaux assez considé-
CO.NCLUSTONS.
rables; c'est dire qu'ils dépassent les capacités intellectuelles et
financières du paysan à qui toute initiative est donc impossible,
et qui n"a, par suite, aucune chance de s'élever. Le contadino
toscan n'est donc pas dressé à l'initiative ni à leffort intense et
persévérant; il en résulte pour lui l'inaptitude à surmonter vic-
torieusement par lui-môme les difficultés de l'existence. Il a
besoin d'un guide et d'un soutien.
Ce soutien pourrait lui être assuré par la communauté. Mais
nous savons que celle-ci ne se maintient actuellement que chez
les pasteurs transhumants ; chez les cultivateurs, elle se désa-
grège rapidement sous l'influence de la petite culture et aboutit
au simple ménage en domaine fragmentaire. Le patronage ap-
paraît donc indispensable à la population rurale toscane et
comme la culture des productions arborescentes ne forme pas
le grand patron, celui-ci devra venir d'ailleurs.
Au moyen âge, avec les Lombards et les Francs, il est venu
des pays du Nord ; puis, grâce au développement du commerce,
il est sorti plus tard des villes toscanes. Au patron féodal et plus
ou moins particulariste a succédé le patron urbain, latin et com-
munautaire. Cet urbain ne s'est pas transplanté à la campagne,
comme cela se voit de nos jours en certains pays, quand un in-
dustriel ou un commerçant enrichi vient appliquer avec succès
à l'agriculture les méthodes qui lui ont réussi dans le négoce
ou la fabrication. Non, pour cet urbain, le domaine rural a été
un placement de fonds et il limite son patronage à la surveil-
lance de ses biens. Sa formation urbaine et communautaire ne
le pousse pas à la vie rurale, et d'ailleurs les productions arbo-
rescentes ne s'accommodent pas ici de la grande culture. En
revanche, elles exigent une surveillance et une direction assez
attentive que le propriétaire urbain exercera par l'intermédiaire
d'un régisseur : de là les interventions minutieuses que nous
avons relevées dans le patronage. Tout cela est de la bonne ad-
ministration. Mais l'absentéisme s'oppose aux grandes transfor-
mations agricoles; les cultures arborescentes s'y prêtent mal
d'ailleurs, elles sont éminemment conservatrices.
En outre, le patron urbain est, comme le paysan, soumis à
88 LES POPULATIONS RURALES DE LA TOSCANE
y influence communautaire. C'est ce qui explique le caractère
traditionnel et paternel de son patronage qui maintient de la
sorte des relations cordiales et quasi familiales entre proprié-
taires et métayers. En fait, les agitations et les troubles agraires
qui ont désolé d'autres régions de l'Italie, ne se sont pas fait
sentir en Toscane, et ceci prouve en faveur du métayage et du
patronage toscans. Cependant nous avons remarqué que ce pa-
tronage aboutit plutôt à garantir le paysan contre les aléas de
l'existence qu'à le mettre à même de les surmonter par lui-
même en développant son énergie et son initiative : c'est bien,
en somme, un patronage patriarcal.
Toutefois, il convient d'observer qu'à notre époque on cons-
tate un progrès marqué dans la technique du travail ; la direc-
tion éclairée du propriétaire a ainsi pour effet d'augmenter la
capacité professionnelle du métayer. Des améliorations sont réa-
lisées, des initiatives plus nombreuses et plus hardies se font
jour : la Maremme en fournit l'exemple. Cela nous parait être
une conséquence de la formation commerciale antérieure de la
classe urbaine. Il semble qu'après trois siècles d'oisiveté et de non-
chalance, l'ancienne activité des commerçants florentins tende,
sous l'action des influences extérieures, à renaître et à s'appli-
quer particulièrement à l'agriculture. La supériorité de la classe
urbaine sur la classe rurale est, en effet, due sans conteste à
l'ancien développement commercial des villes de Toscane. Le
commerce a eu ce résultat bienfaisant d'atténuer les effets dé-
primants de la formation communautaire et d'orienter la classe
supérieure, non pas peut-être vers la formation particulariste, ce
serait trop dire, mais du moins de lui infuser à l'état latent une
certaine aptitude à l'activité, à l'initiative et au progrès. C'est
ainsi que l'agriculture toscane du xx^ siècle bénéficie des efforts
et des habitudes de travail et de vie activé des grands marchands
florentins du moyen âge.
Paul Roux.
L' Administrateur-Gérant : Léon Gangloff.
TYPOGKAPHIE FIRMINDIDOT ET C'^. — PARIS
MARS 1909
56^ LIVRAISON
BULLETIN
DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
DE SCIENCE SOCIALE
NOUVEAUX MEMBRES
MM.
Le D' F. Furtado Filho, 42, Alameda
<ioTriumplio,SâoPaulo (Brésil), présenté
par M. le D'' Silveira Cintra.
L'abbé Baoey, chez M. Sibelle, rue \'au-
bécourt, 20, Lyon, présenté par M. Tabbé
CharbonneL
R. C. CouLTHARD, profe.sseur à lÉcole
des Roches, Verneuil (Eure), présenté par
M. Paul Descamps.
^ D. Diego Angulo Lacina, ^'alverde del
Camino, l\ de Ihielva (Espagne), présenté
par M. Paul de Rousiers.
Le comte Lad. KAROLiji,quai d'0rsay,41,
Paris, présenté par M. Paul de Rousiers!
Paul Vanuxem, boulevard de la \'illette,
74, Paris, présenté par le même.
S. dos Santos Proença, secrétaire géné-
ral du gouvernement civil, Mzeu (Portu-
gal), présenté par M. le D'- Serras e Silva.
RÉUNION DU CONSEIL DE LA SOCIÉTÉ
DE SCIENCE SOCIALE
Le Conseil de la Société de Science so-
ciale s'est réuni le 20 février 1909, à 9 heu-
res du soir, au siège social, 56, rue Jacob,
sous la présidence de M. Paul de Rousiers.
Etaient présents : MM. Paul Bureau, vice-
président; Firmin-Didot, trésorier; J. Du-
rieu, secrétaire de la Société; Paul Des
camps, secrétaire de la Revue. Excusés :
MM. G. d'Azambuja, Ph. Champault,
A. Dauprat, Ch. de Calan, H. Hemmer.
G. Melin, V. Muller. L. Poinsard.
Le Conseil a d'abord examiné et ap-
prouvé les comptes de l'exercice 1908, qui
lui ont été pré.sentés j)ar M. Maurice Vir-
min-Didot, trésorier.
Le Conseil a ensuite décidé d'envoyer
les missions suivantes pendant l'année
1909 : M. Paul Descamps continuera l'é-
tude de la Flandre française, commencée
1 année dernière; M. Paul Roux étudiera
la campagne romaine.
Comme d'habitude, une somme de
.>00 francs est mise à la disposition de l'un
des élèves du cours de M. Paul Bureau
pour accomplir une mission dans un pays
déterminé.
Ensuite, le Conseil a arrêté la date du
Congrès annuel delà Science sociale pour
1 année 1909. Ce Congrès s'ouvrira le lundi
•' mai et prendra fin le jeudi G mai Le
programme en sera ],ublié le plus tôt pos-
sible dans le Biillelm.
Enfin, le Conseil a émis le vœu de voir
a Revue traiter de temps en temps sous
e titre : Question du jour, des articles ana-
logues à ceux qui furent publiés sous cette
rubrique dans les premiers tomes de la
Revue.
LE PRÉSENT FASCICULE
-\os lecteurs ont appris, il y a quelque
temps, la mort de l'un de nos plus anciens
collaborateurs, le R. P. Schwalm.
Il est mort en laissant inachevé un vaste
travail sur /.. Juifs à l'époque de Jésus-
Un-isl. Xous avons publié, il y a un an, un
des chapitres de cette consciencieuse étude
38
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
le Type social du paysan julfô l'époque de
Jésus-Christ {AA'- Î3,sc.).
Nous publions aujourd'hui un second
chapitre de ce travail, l'Industrie et les
Artisans juifs, et il nous sera possible d en
pubUer encore un troisième dans quelques
mois.
Malheureusement, la fin manque totale-
ment, et nos lecteurs le regretteront en
lisant les pages qui nous restent. Nous pen-
sons leur être agréable, en reproduisant
la lettre suivante, dans laquelle notre
regretté confrère indiquait le plan qu'il
comptait suivre :
Passe Prest, Saint-Paul du Var.
19 septenil)re 490".
.4 Monsieur Paul de Bousiers.
Votre appréciation sur la méthode de
mon travail m'est précieuse et encoura-
geante. Je ne veux pas tarder à vous en re-
mercier. En même temps, l'occasion m est
bonne pour vous exposer, si vous le voulez
bien, le plan d'ensemble qui me dirige
dans l'agencement de mes diverses études
et dans leur développement. Je veux ex-
pliquer deux faits sociaux, ou plutôt, deux
groupes de faits sociaux : 1» la société
.juive, à l'époque de Jésus-Christ; 2^' les
uistitutions du Christianisme naissant.
— Le premier objet, la vie sociale du peuple
juif à l'époque de Jésus-Christ, me deman-
dera trois volumes : - 1° La vie privée : Vous
avez entre les mains les quatre premières
parties de ce premier volume ; j'écris en
ce moment la cinquième sur la Propriété.
Une sixième terminera, sur la Famille. -
2° Le second volume traitera des institu-
tions religieuses : groupements et mœurs.
Le caractère de ces groupements, chez les
Juifs, est de mélanger le temporel et le
spirituel. Ainsi la classe des scribes cu-
mule les fonctions de prédicateurs ou
d'exégètes bibliques avec celles de juris-
consultes, médecins, professeurs ou maî-
tres d'écoles. L'Association laïque des Pha-
risiens cumule l'étroite observance de la
loi de Moïse avec le patronage de ses adhé-
rents : c'est une confrérie et une société
de secours mutuels. L'ordre monastique
des Esséniens exerce la culture, pa-
tronne ses affiliés mariés, pratique la mé-
decine; le sacerdoce conserve au Temple
un véritable trésor national, et les familles
pontificales composent une sorte de clan
très riche, très redouté, très influent, rival
des Pharisiens, qui lui enlève toute po-
pularité sans le réduire à l'impuissance.
Pour débrouiller cet enchevêtrement de
groupe religieux et de fonctions enseignan-
tes, dirigeantes, patronales, un volume
entier ne sera pas de trop. — 3° Après ce
second volume, je devrai étudier la Vie
publique du peuple juif. Ce sera le sujet
d'un troisième volume. 11 débutera par les
institutions nationales : les sanhédrins lo-
caux et celui de Jérusalem, la monarchie
hérodienne ; puis viendront les institutions
du protectorat romain et les mœurs de sa
politique, dans ses rapports avec les insti-
tutions juives.
Dans une deuxième série de volumes,
j'aborderai la vie sociale des premiers chré-
tiens. — 1"' volume : La vie sociale de
Jésus-Christ. — 2« La vie sociale de
l'Église naissante : 1° dans son milieu na-
tif, à Jérusalem; 2" dans son premier cen-
tre d'expansion en pays non juif, Antioche
et la première Église de la Dispersion. -
3e La vie sociale de saint Paul (passage
du milieu juif palestinien, trop fermé, à
celui de la Dispersion, plus universaliste ;
passage de la Dispersion, trop fermée en-
core, parce que juives, aux gentils. Ce sont
les deux phases, les deux grandes victoires
de l'action de saint Paul).
C'est dans cette deuxième série de vo-
lumes qu'il m'a semblé préférable de trai-
ter la question des colonies de la Diaspora.
Je me contente de l'amorcer très briève-
ment, à propos du commerce, dans le •ma-
nuscrit que vous avez. C'est à propos de
la communauté d'Antioche que j'étudierai
à fond le type du Juif dispersé, et à propos
de saint Paul, que je marquerai les servi-
ces qu'il rendit (le Juif dispersé) à la diffu-
sion universelle de l'Eglise, et les obstacles
qu'il y opposa. Les meilleurs amis comme
les pires adversaires de saint Paul et de
son œuvre, lui vinrent de ces juiveries et
de ces synagogues qu'il fréquente et qui le
chassent.
\o\\à de biens longs détails, encore que
à
DE SCIENCE SOCIALE.
;i9
très sommaires; mais il me semble que je
vous les dois, comme une sorte de lil con-
ducteur dans la complexité des pensées
que suscite l'énoncé de mon but.
De même que la science sociale a son
histoire de la Grèce et aura sans doute
celle de Rome, traitée encore d'après sa
méthode, ne serait-il pas bon qu'elle eut la
monographie du peuple juif et des pre-
miers chrétiens? Des exégètes m'assurent
que mon utilisation sociale des données
bibliques leur paraît neuve, suggestive et
utile dans leur spécialité: ne peut-on pas
augurer que les travailleurs et les amis de
la science sociale trouveront aussi avan-
tage à cette interprétation sociale des faits
bibliques ou évangéliques? J'aurais ainsi
préparé un terrain de rencontre à deux
catégories desavants bien séparés jusqu'ici
et indiqué une voie à de plus amples re-
cherches. ...
\otre observation sur la nécessité de
marquer les origines communautaires et
patriarcales à propos du caractère fermé
des Judéens corre.spond à des critiques que
je me faisais depuis quelques semaines, en
rédigeant les chapitres sur lapropriété : j'y
trouvais des répercussions d'exclusivisme
patriarcal envers les étrangers, de frater-
nité communautaire envers les nationaux
qm me semblaient devoir se rattacher a
^ étude du travail et des origines, dès le pre-
mier cahier.
Pour la double influence de l'Egypte et
de Babylone. les documents historiques
racontent si peu de chose! Mais votre re-
marque me décide à exploiter ce peu de
chose. Au pays de Gessen, Israël demeura
cantonné sur la branche orientale du Nil •
étroite vallée cultivable, touchant à de
grandes prairies marécageuses; au delà
les sables arides. D'où je conclurai à de la
eu ture restreinte sur les berges, près des
villages ; puis à de l'art pastoral très séden-
tarisé. Les Hébreux sont d'ailleurs acceptés
par le Pharaon comme surveillants de ses
troupeaux. Il ne me semble pas qu'ils en-
trent dans le moule de FEgypte ancienne
sinon dans une catégorie restreinte de sa-
nm ou chefs de familles et de village, plus
ou moins enrégimentés dans la hiérarchie
pharaonique. Quant à la captivité de Ba-
bylone, je ne connais que deux renseigne-
ments historiques d'une portée sociale •
1" Le conseil de Jérémie au début : « Bâ-
tissez des maisons, plantez des vignes
cultivez des jardins dans le pays où Ion
vous déporte » : oo l'assertion du prêtre et
annaliste chaldéen Bérose, d'après lequel
les meilleures terres de la Babylonie furent
alloties aux déportés juifs. Ils durent cul-
tiverparmi ces canaux d'irrigation auxquels
le psaume Super flumina Babylonis fait
une discrète allusion. Évidemment le con-
seil de Jérémie et les allocations de terre
aux exilés présuppo.sent ceux-ci formés déjà
comme agriculteurs et maintenant se dé-
veloppant même à Babylone. Voilà ce que
je pense indiquer.
La renonciation totale à l'enseignement
et a la prédication m'est imposée par la
bronchite chronique : je regarde ce sacri-
fice comme l'achat d'une pleine liberté que
la Providence me ménage pour des tra-
vaux de science .sociale. C'est bien dans le
strict point de vue de la science que j'en
tends poursuivre cette .sorte de monogra-
phie de la race juive. Pour ce qui concerne
les institutions religieuses elles-mêmes je
laisse le fait de leurs origines surnaturelles
aux exégètes théologiens et aux apologistes
Ma seule visée est de reconnaître les ré-
percussions que ces organismes religieux
subissent ou produisent dans la société
juive. Passives ou actives, ces répercussions
me semblent devoir être étudiées. D'autant
plus que la société juive présente le tvpe
e plus remarquable de la religion mêlée à
la politique et à tous les faits de la vie so-
ciale selon l'esprit et la méthode des com-
munautaires. Par là, ce vieux passé judaï-
que agit encore, de nos jours, dans ce qu'on
nomme le cléricalisme et son anti. Une
étude objective et scientifique sur les ins-
titutions religieuses d'Israël éclairerait de
haut et de loin bien des problèmes de ce
temps-ci.
M. B. SCHWAI.M.
40
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
LES DAYAKS
Dans la Malaisie, on trouve tous les
types de culture, depuis la plus rudimen-
taire jusqu'à la plus intensive. Nous nous
proposons de décrire aujourd'hui un type
de cultivateurs des plus primitifs, plus
primitif encore que celui observé par
M. L. Tauxier dans la Haute-Guinée fran-
çaise. Nous voulons parler des Dayaks
de Bornéo.
Bornéo est, un le sait, la plus grande
île du monde : elle mesure 679.000 ki-
lomètres carrés. Située dans la zone
équatoriale, elle est soumise aux mêmes
conditions physiques que le Congo et
FAmazonie : l'excès d'humidité y fait pré-
dominer la forêt. C'est la forêt équatoriale
si bien décrite par M. de Préville, la sylve
épaisse et impénétrable avec sa végétation
exubérante et ses lianes entrelacées. On
comprend que l'homme ait reculé devant
l'œuvre de défrichement. La forêt vierge
couvre toute l'île, à part le littoral qui,
plus accessible au commerce extérieur,
est exploité d'une façon intensive par les
Malais et les Chinois.
Une fois cette zone côtière franchie, la
densité de la population diminue rapide-
ment, et descend au taux moyen de un lia-
bitant par kilomètre carré. En même
temps, l'aspect des individus change : la
race malaise ne dépasse pas les lieux où
l'exploitation commerciale du sol est pos-
sible, et laisse la place aux races plus
primitives, aux Dayaks et aux Pygmées.
C'est qu'en effet la forêt équatoriale rend
non seulement le défrichement difficile,
mais empêche le développement des com-
munications : à peine un sentier est-il
tracé que la végétation reprend pied et
tisse à nouveau un réseau impénétrable.
Cette difficulté des communications , jointe
à la faible densité de la population, a
amené l'isolement des vilkujes. Chaque vil-
lage forme une agglomération de 3 à
âOO habitants, formant une communauté
distincte, n'ayant que peu de relations avec
les villages voisins.
U isolement des villa;/es a amené la cou-
tume de Vendoijamie de rilla;/e. On sait en
quoi consiste i'endogamie : Un groupe-
ment est dit endogame, quand le mariage
n'est permis qu'entre des personnes fai-
sant partie de ce groupement ; on dira donc
qu'il y a endogamie de village quand un
jeune homme ne peut qu'épouser une
jeune fille du même village que lui. C'est
le cas des Dayaks, et celte coutume est due
au peu de relations qu'ont les membres
des villages différents.
La sylve équatoriale rend la chasse dif-
ficile ainsi que la cueillette. On comprend
qu'une forêt aussi épaisse, aussi impéné-
trable, oppose de grandes difficultés à la
chasse et à la cueillette. Aussi les Pygmées,
peu nombreux d'ailleurs, qui vivent à
l'intérieur des forêts, ont-ils luie existence
des plus précaires. Quant aux Dayaks, la
chasse et la cueillette ne jouent qu'un
rôle infime dans leurs moyens d'existence.
La sylve équatoriale ne permet guère
d'autre élevaye que celui du porc et de la
poule. La forêt étouffe le pâturage, et il n'y
a même pas de prairies dans les vallées qui
sont entièrement recouvertes de marais et
(le roseaux. A part le chien, les Dayaks
n'ont pas d'autres animaux domestiques
que les porcs et les poules, qui, du reste,
doivent chercher eux-mêmes leur nourri-
ture dans la forêt. Aussi, on comprend
qu'il n'y a là qu'une ressource très acces-
soire : en fait, les Dayaks ne mangent de
la viande que les jours de fête.
Le faible rendement des autres Iravau.r
de simple récolle a poussé les Dayaks à
tirer le plus de parti possible de la pèche
fluviale. La Science sociale l'a constaté
maintes fois, l'homme s'accroche le plus
qu'il peut aux travaux de simple récolte
avant de .se décider à cultiver le sol. La
chasse, la cueillette et l'art pastoral ne
donnant que des produits peu abondants,
il est tout naturel que les indigènes de
l'intérieur de Bornéo se soient rejetés le
plus possible sur le seul travail de simple
récolte qui reste à leur disposition : la pè-
che. Ceci d'autant plus que la pèche, on
le sait, forme l'un des moyens d'existence
les plus stables; elle assure une alimen-
tation presque constante, tout en ne de-
mandant qu'un effort peu intens(> et un
u tillage très rudimentaire.
DE SCIENCE SOCIALE.
41
La pèche a lonené les Dayaks à s'iiistal-
ler aux bords des rivières poissonneuses. Ils
trouvent là, en outre, l'eau potable néces-
saire; nous verrons du reste que leurs
autres travaux auront le même effet. Seu-
les les vallées sont donc habitées : les
villages sont situés de distance on dis-
tance le long des cours d'eau, do façon à
ne pas se gêner mutuellement.
L'insuffisance de la simple récolle a
poussé les Dayaks vers la culture rudimen-
taire. La pèche ne forme pas un moyen
d'existence complet, comme l'art pastoral
nomade. Aussi les Dayaks se sont-ils mis à
la culture. Toutefois, on comprend qu'ils
ne cultivent que le moins possible, et les
choses les plus faciles à cultiver. En fait,
ils ne font que de la culture arborescente.
à laquelle ils joignent une culture rudi-
inentaire du riz, du maïs, et de la canne
à sucre. Auprès de chaque village existe
une plantation de cocotiers, de bananiers
et de sagoutiers. On le sait, la culture
arborescente demande généralement peu
de soins : le même arbre porte des fruits
pendant de nombreuses années; de plus,
les arbres n'épuisent pas le sol, de sorte
que le même terrain peut être indéfini-
ment planté d'arbres : pas de fumures,
ni de jachères, ni même de nouveau
défrichement; c'est presque de la cueil-
lette.
Au contraire, le riz et le maïs épuisent
le sol, mais les Dayaks emploient les pro-
cédés les plus rudimentaires, et en font le
moins possible. On défriche un carré de
terrain à la hache et on le cidtive jusqu'à
épuisement du sol pendant quatre ou six ans.
La paille, et les mauvaises herbes, brûlées
sur place, servent d'engrais. Les jeunes
plants de riz poussent d'abord dans l'eau
des marais ; puis ils sont replantés dans
le terrain défriché. Les femmes sont
chargées de ce travail, ainsi que de
la récolte; leur seul outil est le cou-
teau.
L'insuffisance de la culture a maintenu
le cannibalisme autrefois nécessaire. Après
la récolte du riz, qui a lieu en février, des
expéditions guerrières s'organisent. Très
souvent, ces expéditions ne sont qu'une
espèce de jeu dangereux^ un sport : « Sou-
vent, dit le D' \'arneau ', sans motif d'au-
cune sorte, les habitants d'un village vont
se poster en embuscade et attaquent les
premiers venus. »
En guise de trophées, les guerriers rap-
portent des têtes coupées et encore san-
glantes ; ils conservent les crânes après les
avoir préparés. Un jeune homme ne peut
prétendre au mariage s'il n'a pas un de ces
trophées, et ceci est la consécration de
l'importance sociale attribuée à la chasse
à l'homme. En effet, la chasse à l'homme
forme parfois l'un des moyens d'existence
des Dayaks, qui, on le sait, sont un peuple
d'anthropophages.
Néannioins. cette anthropophagie est
loin de former une ressource habituelle,
comme c'est le cas chez les Mombouttous.
si bien décrits par A. de Préville, dans le>
Sociétés africaines. Les Dayaks. le plus
souvent, nous l'avons dit, ne rapportent de
ces expéditions que des trophées, et non
de la viande. Ceci semble être la survi-
vance d'un état antérieur, dans lequel le
cannibalisme était bien plus développé
qu'aujourd'hui, et il est permis de croire
qu'une extension plus grande de la culture
aurait pour effet de le faire disparaître to-
talement. Il est difficile de dire, si, à
l'heure actuelle, les Dayaks ne pourraient
se passer complètement de nourriture hu-
maine, car une coutume survit quelquefois
longtemps à son utilité, à cause de l'habi-
tude acquise.
Quoi qu'il en soit, nous pouvons émettre
l'hypothèse suivante : les Dayaks auraient
anciennement passé par un état dans
lequel ils ne cultivaient pas les céréales;
ils n'avaient d'autres ressources que celles
de la culture arborescente et de la pêche,
complétées par le cannibalisme. Ils au-
raient appris, des Malais et des Chinois,
la culture du riz et l'élevage du porc, ce
qui aurait amené la décadence de l'an-
thropophagie.
Nous voyons comment se répartissent
les travaux. Les occupations des hommes
sont : la pêche, le défrichement, lâchasse
à l'homme; celles des femmes : la culture
1. Les races humaines (J.-B. Baillièreet Dis, édit.,
Paris;, p. 703.
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
proprement dite, le ménage, le pilage du
riz, la fabrication des vêtements (pagne
en écorce), des nattes, des paniers.
Les habitations des Dayaks sont du type
que nous pourrions appeler type de la
lowj house, qui a été décrit par M. Paul de
Rousiers à propos des Iroquois ' : une
long house (longue maison) comprend un
corridor, sur lequel ouvrent une série de
cellules, dont chacune est habitée par un
ménage. Chez les Dayaks, la long house
est bâtie sur pilotis, de sorte que le corri-
dor forme une espèce de balcon sur lequel
les femmes travaillent en devisant. Une
cabane a 30 à 50 mètres de long, 7 à 10 de
large, et contient 6 à 7 compartiments.
Un village est formé de 8 à 10 cabanes en
moyenne, soit donc 50 à 70 ménages.
Les jeunes filles non mariées vivent
dans le compartiment de leurs parents;
les jeunes gens, au contraire, vivent, à
partir d'un certain âge, dans une cabane
commune, avec le chef de guerre. Ce sont
surtout eux qui prennent part aux expédi-
tions ; quand ils ont montré leur valeur, et
ont pu avoir un ou plusieurs trophées de
guerre, vers vingt ans, ils se marient avec
une jeune fille de treize à quinze ans, et
vont habiter dans un compartiment spécial,
dans la cabane des parents delà jeune fille.
Ceci semble indiquer une survivance de la
coutume du matriarcat, que rien ne mo-
tive dans l'organisation .sociale actuelle.
Un le voit, la fille est élevée par sa
inère; mariée, elle habite dans la même
cabane que sa mère.
Le garron, au contraire, quitte sa mère
le plus tôt possible et est élevé, non par le
père, mais par la bande guerrière. Or, le
matriarcat se retrouve chez certaines po-
pulations malaises de la côte maritime. 11
faudrait donc supposer que les Dayaks, —
et cela semble logique — auraient d'abord
occupé la zone maritime avant de s'enfon-
cer dans l'intérieur, refoulant devant eux
et anéantissant les misérables communau-
tés de Pygmées, premiers occupants de
l'ile de Bornéo.
Nous avons dit que les cabanes sont bâ-
ties sur pilotis; c'est afin de se protéger
1. Scientr sociale. l.\, ji. 9-2.
des animaux malfaisants, des reptiles qui
pullulent dans la forêt. Chaque .soir, les
porcs sont rentrés dans des réduits fermés,
situés en dessous. Enfin, chaque village
est soigneusement fortifié, à cause de
l'état de guerre continuel qui règne dans
le pays.
Nous en aurons fini avec nos connais-
sances actuelles sur les Dayaks, si nous
ajoutons qu'ils ne semblent guère avoir
d'autre culte que celui de leurs ancêtres,
et que les morts ne sont pas enterrés,
mais déposés sur une plate-forme.
Paul Descamps.
LES COLONS HOLLANDAIS
DANS L'AFRIQUE AUSTRALE
Les premiers colons du Cap furent des
soldats et des marins de la compagnie des
Indes orientales. Ils s'unirent à des Hot-
tentotes et donnèrent naissance à une po-
pulation de métis qui se sont perpétués
jusqu'à nos jours sous le nom de Bastaards.
Pour favoriser la colonisation blanche en
procurant des épouses aux Hollandais éta-
blis dans l'Afrique du Sud, on envoya en
1654 des orphelines d'Amsterdam. Malgré
cela, la colonisation resta précaire et anar-
chique jusqu'à la Révocation de l'Édit de
Nantes. A ce moment-là. un très grand
nombre de familles de réfugiés français
vinrent s'installer au Cap, où ils introdui-
sirent la culture de la vigne. Ces hugue-
nots français, arrivés en groupes orga-
niques, s'accrurent très vite, et devinrent
l'élément prépondérant de la population
européenne. Cette influence s'est mainte-
nue, puisque, aujourd'hui encore, beaucoup
des principaux chefs boers portent des
noms d'origine française. Toutefois, pour
des raisons politiques, l'usage du français
fut interdit à l'école et à l'église, à partir
de 1724.'
Ces premiers colons du Cap étaient des
cultivateurs; leurs descendants, les Afri-
kanders actuels, le .sont restés. La popu-
lation s'accroissant, quelques émigrants
remontèrent vers le nord ; ce mouvement
prit plus tard une grande extension après
DE SCIENCE SOCIALE.
43
l'occupation anglaise. Mais dans le nord et
surtout dans le Tran.svaal, les cultivateurs
afrikanders ne trouvèrent pas des condi-
tions aussi favorables à la culture, et peu
à peu l'art pastoral devint leur moyen
d'existence principal. 11 leur permettait en
outre de reprendre leur marche en avant
à mesure que la domination anglaise s'é-
tendait. Sous l'influence du lieu, les Boers
sont devenus pasteurs et presque nomades ;
l'histoire des migrations asiatiques s'est
recommencée en plein xi.x'' siècle, dans
l'Afrique du Sud, sous l'empire de circons-
tances analogues.
L"art pastoral, pratiqué par les Boers, eut
cet effet bien connu de renforcer en eux
la tendance communautaire. Il était pos-
sible et même profitable aux divers mem-
bres de la famille de rester groupés autour
du chef et ainsi s'expliquent tous les traits
de mœurs patriarcales qu'on rapporte sur
les habitants du Transvaal. Ainsi s'expli-
quent aussi leur infériorité et leur défaite
lorsqu'ils eurent à lutter, pacifiquement
ou par les armes, contre les Anglais par-
ticularistes. Leurs frères afrikanders, so-
lidement fixés au sol, ne purent pas fuir
devant l'envahisseur, mais ils conservè-
rent l'influence prépondérante dans le
gouvernement local, tandis que les Boers
furent conquis et soumis et ne doivent
leur autonomie actuelle qu'à la politique
libérale et intelligente du vainqueur.
Paul Roux.
LES REUNIONS MENSUELLES
Compte rendu de la séance
de janvier.
M. J. Durieu met en discussion le tableau
de classement de l'un des casiers de la
Nomenclature, celui des Transports. 11
rappelle d'abord que le critérium de clas-
sement choisi a été le moteur, au moins
en partie, car Tune des subdivisions inti-
tulée 1 batellerie » peut comprendre tous
les moteurs possibles.
M. Durieu propose, comme moyen de
classement, l'outil lié à ta voie de trans-
port, lesquels lui paraissent bien plus ca-
ractéristiques de l'état social que le moteur.
L'outil de transport et la voie ne peuvent
du reste être séparés, car ils sont construits
Tun pour l'autre et leurs variations sont
concomitantes.
M. Durieu propose donc le classement
suivant dont les termes lui paraissent cor-
respondre à autant d'états sociaux bien
distincts :
Par terre :
1" Transports par portefaix sur sentiers (Ex. :
Afrique).
-1" Transports par bat sur chemins cavaliers
(Espagne, etc.).
.S" Transports par traîneaux sur le sol brut.
i" Transports par véhicules à roues sur routes
carrossables.
"j" Transports par véhicules à roues sur voies
ferrées.
Par eau :
0" Par traîneaux sur les surfaces glacées.
7° Par llottage sur les cours d'eau flottables.
8° Par batellerie sur rivières navigables.
9° Par navires sur mer.
Cette division est plus logique que celle
donnée par le moteur; en effet, on peut
trouver tous les genres de moteurs sur
une même voie, et un même moteur sur
tous les genres de voies ; au contraire,
l'ontil et la route sont faits l'un pour
l'autre et bien caractéristiques de l'état
social. Cela est si vrai que, lorsqu'on
trouve un outil de transport sur une voie
autre que celle qui lui est propre, on peut
être certain que ce fait anormal résulte
d'une influence de voisinage, ou d'une
survivance.
M. Durieu étudie ensuite les diverses
espèces d'ateliers de transports. Tandis
que la Nomenclature semble distinguer
dans les travaux d'extraction, de fabrica-
tion et de transport six espèces d'ateliers,
il pense qu'il n'y en a réellement que deux
fondamentales : l'atelier familial et l'ate-
lier patronal ; ils se différencient essen-
tiellement en ce que, dans Tatelier fami-
lial, le partage des produits se fait d'après
les besoins, alors que, dans l'atelier patro-
nal, il se fait suivant la quantité de tra-
vail fournie par l'ouvrier.
L'atelier patronal se subdivise lui-même
en petit atelier, atelier collectif et grand
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIOA'ALE
atelier: et l'atelier familial en : famille
patriarcale, famille en simple ménage et
communauté ouvrière.
Quels sont les facteurs qui font évoluer
la forme de l'atelier? Robert Pinot, dans
son cours, en indique deux : la formation
sociale et le moteur.
M. Durieu ne croit pas à l'influence du
moteur, puisque le grand atelier se re-
trouve chez des peuples différents avec
les moteurs les plus variés : Èx. : les
caravanes par porteurs du centre de l'A-
frique sont de grands ateliers de trans-
port au même titre que les compagnies
de chemin de fer.
Pour M. Durieu, il y a trois facteurs in-
dépendants l'un de l'autre ; à savoir : le
poids, la distance et la vitesse.
Le poids de la marchandise à trans-
porter complique la forme de l'atelier de
travail; plus ce poids est considérable,
plus le personnel sera grand ou l'outil-
lage important.
La distance à laquelle la marchandise
doit être transportée nécessitera des pos-
tes de ravitaillement, un capital plus
grand, etc.
La vitesse agira dans le même sens. C'est
l'un ou l'autre de ses facteurs qui prime
suivant la nature de la marchandise.
Pour certaines denrées, c'est la vitesse ;
pour d'autres, c'est le poids, ou plutôt le
rapport du poids à la valeur, rapport que
M. Durieu propose de nommer « poids
économique ».
Ainsi, à poids égal, l'or sera commrrcia-
lemenf plus transportable que le blé.
11 faudrait, pour étudier les transports
dans une région, dresser une liste des
objets transportés d'après le poids, la dis-
tance et la vitesse, et voir quelles sont les
différentes formes d'ateliers qui résolvent
!c problème de leur transport.
.M. Paul Btiîeau reconnaît que le ta-
bleau de la Nomenclature est trop som-
maire sur la question des transports ; il
est d'accord avec M. Durieu sur la pre-
mière partie de sa communication, mais
non sur la seconde. Le poids, la vitesse,
la di.stance expliquent- ils les formes des
groupements de transport mieux que le
moteur ne le fait? M. Paul Bureau en
doute; une étude très fouillée pourrait
seule le montrer.
i\I. Blanchon pense que la route est dé-
terminée par le moteur. Une autre ques-
tion à étudier serait celle de l'influence
des transports sur les autres ateliers de
travail.
M. de Sainte-Croix voudrait voir la
Science sociale tirer parti du chiffre.
M. Durieu appuie ce vœu, en disant
qu'il faut passer de l'analyse qualitative à
l'analyse quantitative, laquelle obligera
nécessairement à l'emploi de la numé-
ration.
M. Paul RousiERs dit que la Nomencla-
ture n'a pas voulu classer les différents
modes de transport d'après le moteur,
mais d'après les effets sociaux. Ainsi la
batellerie réunit les membres de la famille,
tandis que l'animal de bât a pour effet
(le les disperser, etc. M. Durieu veut faire
un classement d'après la cause, tandis
qu'Henri de Tourville a classé d'après les
effets sociaux.
Au surplus, les transports ne suffisent
pas à caractériser une société : les che-
mins de for ont eu pour résultat d'aug-
menter les transports par chevaux.
M. Durieu reconnaît qu'il se place à un
autre point de vue qu'Henri de Tourville,
mais il pense qu'il y a lieu de faire d'abord
une étude technique approfondie, et de
faire un premier classement d'après cette
étude avant de faire un classement dé-
finitif.
La prochaine réunion.
Dans la prochaine réunion, qui aura
lieu le vendredi l^mars, à S heures 3/4 du
soir, à V Hôtel des sociétés savantes, 28, rue
Serpente (près la place Saint-Michel),
M. L. de Sainte-Croix prendra comme
sujet de sa communication : Le ramj de la
race; la question de la supériorité sociale.
BIBLIOGRAPHIE
Cournot et la Renaissance du Proba-
bilisme au mx" siècle, par F. Mentré,
DE SCIENCE SOCIALE.
professeur à TÉftole des Roches. — Bi-
bliotlièque de philosophie expérimen-
tale. Paris, Marcel Rivière, 1908.
Nos lecteurs n"ont pas oublié les quel-
ques pages de cet important ouvrage dont
notre collègue M. F. Mentré avait bien
voulu donner la primeur au Ihdlelin de
la Société de Science sociale '. Il n'entre
pas dans le cadre de nos études de suivre
l'auteur dans son consciencieux exposé
du système philosophique de Cournot :
mais plusieurs chapitres de son livre ré-
pondent à des préoccupations communes
à certaines écoles philosophiques et à la
Science sociale et offrent ainsi pour nous
un intérêt tout particulier.
Cournot parait, en effet, se rattacher par
une étroite parenté d'esprit à cette lignée
de philosophes et de savants dont les ef-
forts ont tendu, plus ou moins directe-
ment, plus ou moins nettement, à décou-
vrir dans le .spectacle des choses humai-
nes une direction supérieure, à tirer un
ordre de ce désordre apparent, à dégager
des lois souveraines de l'enchevêtrement
des intérêts opposées et des fantaisies que
nous avons sous les yeux. Il croit à l'or-
dre et à la raison des cho.ses, au point de
rechercher les lois du hasard lui-même,
c'est-à-dire de ces^ rencontres fortuites,
de ces concomittances qui paraissent échap-
per par essence à toute règle. C'est aux
sciences mathématiques qu'il s'adresse
pour résoudre ce problème et il fonde son
probabilisme philosophique sur le calcul
des probabilités mathématiques.
Et par là encore il est bien de la même
génération pensante que les Le Play et les
Taine, pour ne parler que de ceux-là.
Il cherche dans les sciences dites exactes
le contrôle de ses observations, attestant
ainsi sa soif de certitude et sa foi dans la
science, son besoin de méthode. M. Mentré
explique dans une note de son chapitre
sur la classification des sciences que la
philosophie de Cournot est une philosophie
de la statistique. C'était aussi une philo-
sophie de la statistique que la première
édition des Ouvriers européens, composée
1. Les idées politiques de Cournot (oO« et i>l<^ li-
vraisons).
uniquement de budgets de familles ou-
vrières, analysés et classés par Le Play
dans un ordre méthodique, et .soutenant
tout un système d'explication de la vie
sociale des peuples, contenant en germe
un plan de réforme sociale.
Cette confiance fondamentale de Cour-
not dans un ordre supérieur parait être
l'explication du pragmatisme que M. Men-
tré met en relief par ses citations : « Il
n'y a pas d'autre preuve de la valeur des
idées que leur fécondité même et la régu-
larité du système dont elles donnent la
clef. » Et encore : « Lorsque l'homme par-
vient à mettre le meilleur ordre dans les
faits qu'il gouverne, dans les sciences
qu'il institue pour le besoin des applica-
tions qui l'intéressent, c'est ordinairement
parce qu'il a en même temps saisi l'ordre
et les rapports des choses en elle.s-mê-
mes, indépendamment des applications
utiles qu'il en peut faire ».
11 y a là quelque chose de plus qu'un
pragmatisme purement utilitaire appré-
ciant les idées uniquement par le bénéfice
que l'on peut en tirer. Le pragmatisme de
Cournot ne considère ce bénéfice que
comme une manifestation dé la vérité, une
preuve de la concordance de ces idées
avec un ordre supérieur. C'est précisé-
ment ce genre de pragmatisme qui est
celui de la science sociale. Contrôler les
idées par l'observation méthodique des
faits sociaux, ce n'est pas autre chose que
de s'assurer de leur concordance ou de
leur discordance avec les forces agissan-
tes de la vie sociale.
Les chapitres sur la Philosophie biolo-
gique, la Philosophie de l'histoire et la
Philosophie religieuse, traités avec am-
pleur par M. Mentré, permettent d'appré-
cier la variété des aspects sous lesquels
Cournot a examiné les divers problèmes
étudiés par lui. Un autre chapitre sur les
idées morales mérite également d'être
signalé. Non pas que Cournot ait cher-
ché à ériger un système nouveau pour
fournir une base à la morale. Il a, au con-
traire, considéré cette entreprise comme
vaine, et c'est ce dont M. Mentré le loue.
Mais il paraît avoir eu vis-à-vis des idées
morales l'attitude d'un homme qui s'y
46
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
sentant fortement attaché, ayant, d'autre
part, un sens très net de l'immuabilité
des grands principes directeurs de la
morale, observe sans scandale leurs ma-
nifestations changeantes suivant les temps
et les lieux.
Au surplus, l'équilibre intellectuel, la
santé morale caractérisent l'œuvre de
Cournot. Et peut-être n'est-il pas sans in-
térêt de rappeler ici qu'il se rattachait
étroitement par ses origines à cette pro-
vince de Franche-Comté qui a fourni à la
France, non seulement plusieurs hommes
illustres, mais aussi un grand nombre de
citoyens utiles. M. Mentré présente à ce
sujet des aperçus fort intéressants dans
son chapitre sur la vie, le caractère et le
milieu de Cournot. \ous souhaitons de les
voir compléter quelque jour par une étude
méthodique de la Franche-Comté et de
son organisation sociale.
Paul de RuusiERS.
Milieux libres (quelques essais contem-
porains de vie communiste en France),
par Georges Narrât, 1 vol. grand in-8",
5 francs (Félix Alcan, édit.).
Dans cet ouvrage, Tauteur se propose
d'étudier les tentatives modernes faites
en France pour établir des groupements
sociaux vivant selon les règles du commu-
nisme.
En commençant, M. Narrât donne du
groupement communiste une définition
analogue à celle que nous en avons donné
nous-mème dans notre étude sur le socia-
lisme :
« Lorsqu'il arrive, dit-il, que dans un
groupe d'individus, chacun travaille et pro-
duit selon ses forces, et lorsque, sans souci
de la quantité qu'il peut y avoir lui-même
apportée, chacun puise suivant ses besoins
dans la masse des produits, nous nous
trouvons en présence d'un groupement
communiste. »
Des tentatives pour réaliser pratique-
ment cet idéal ont eu lieu à plusieurs re-
prises. Elles ont jusqu'ici toujours échoué,
soit qu'elles aient eu lieu dans un pays
neuf, comme celle de Cabet et de Considé
rant; soit, au contraire, qu'elles aient vu
le jour dans un pays anciennement ci-
vilisé, comme celles dont M. Narrât nous
retrace la vie.
En 1902, fut fondée une société desti-
née à réunir les capitau.x, aussi indispen-
sables à la fondation d'un groupement
communiste que d'un vulgaire groupe-
ment ordinaire.
En 1903, une somme jugée suffisante
ayant été recueillie, fut fondé un groupe-
ment communiste sous forme de société
coopérative au capital de 1.000 francs. Un
paysan de Vaux (près Château-Thierry),
le père Boutin, affilié à la société, donna
comme apport sa propriété, composée
d'une masure et de deux hectares de
terrain en parcelles disséminées. On
acheta, pour 100 francs, une maison voi-
sine et d'autres parcelles d'une contenance
totale de 1 hectare.
Le sort désignera les colons qui doivent
rejoindre la famille Boutin, au fur et à
mesure des possibilités. Le 3 mars, huit
colons étaient installés et commençaient
les travaux de culture.
Mais afin de pouvoir attendre la récolte,
il fallait créer des travaux donnant des
recettes immédiates. Une nouvelle maison
fut achetée, et on y installa deux nouveaux
colons avec deux métiers à tricoter à pé-
dale ; puis un atelier de tailleurs vint
augmenter la colonie, suivi bientôt d'un
atelier de cordonnerie.
Les produits de la fabrication étaient
vendus aux camarades de Paris.
En juin 1903, la colonie est à son apo-
gée : elle compte 19 membres dont qua-
tre femmes et un enfant. La fonction "de
trésorier est exercée à tour de rôle. La
consommation se fait en commun, à l'ex-
ception d'une allocation individuelle de
2 francs par semaine pour les menus plai-
sirs. L'entretien de chaque colon ne re-
vient qu'à 1 fr. 50 par jour ; malgré cela, le
groupement ne se suffit pas encore à lui-
même, mais on escompte la récolte pro-
chaine.
Mais le père Boutin quitte à ce moment
la société, chargé du reproche de n'avoir
pas voulu rendre des comptes de factures
DE SCIENCE SOCIALE.
47
d'achats'. Le ménage des bonnetiers suit
bientôt, sous prétexte que ce métier leur
permet de se rendre autonome '-.
Cependant les communistes redoublent
d'ardeur et louent, pour 300 francs, une
terre de 10 hectares, avec un bail de 12 ans.
Un matériel cultural est acheté, et l'on se
met à l'œuvre.
En janvier 1904. la colonie se compose
de 10 membres, et le bilan accuse un
solde créditeur; de même en 190."). où le
boni s'élève à 700 francs^, tandis que le
personnel diminue. Ce personnel diminue
tellement qu'au cours de l'année 1906, la
société est complètement dissoute.
Dans la seconde partie, l'auteur nous
retrace l'histoire de la rolonir il'Aif/le-
mnnt, dans la forêt des Ardennes, à 0 kilo-
mètres de Charleville et de Mézières, fon-
dée par un colon isolé. Fortuné Henry*,
qui en 1903 défricha un pré acheté par un
de ses amis, Francis Jourdain, lequel lui
en laissa la jouissance gratuite. Ce colon
isolé n'en sortit du reste qu'avec l'aide de
camarades qui de temps en temps venaient
lui donner un coup de main. Il fut rejoint
à l'entrée de l'hiver par un flûtiste pié-
montais, Francho^.
L'année suivante, une souscription per-
met à la petite colonie de vivre et d'amé-
liorer son installation : de plus, Henry est
rejoint par sa femme et sa fille, puis par
quelques camarades. On vivait de la cul-
ture des légumes que l'on vendait dans le
voisinage, et de l'élevage de canards, de
poules, de pigeons, etc.
En 1907, de nouveaux subsides permet-
tent l'établissement d'une imprimerie mue
par un moteur à essence de huit chevaux.
La colonie existe encore, malgré les dis-
cussions et les départs fréquents causés
par l'autoritarisme du fondateur. Celui-ci
se voit de plus accusé de faire de trop
nombreux voyages à Paris oii, en trois
jours, il dépense l'argent qui ferait bien
vivre tous les sociétaires pendant quinze
jours. Dans ces conditions, il est probable
I. p. 63.
-2. p. 64.
3. p. 85.
4. Frère d'Emile Henry, qui lut exécuté le i21 mai
I8fu à la suite de deux attentats commis à Paris.
3. p. 170 et 172-173.
que la décadence morale de la colonie ne
fera que s'accroître, amenant la dissolu-
tion matérielle à la première crise, crise
qui se produira fatalement quand l'appui
extérieur se tarira.
Dans la troisième partie. M. Narrât
nous relate, plus .succinctement la vie de
quelques autres tentatives :
En 1906, un propriétaire corse mit une
terre de 9 hectares à la disposition de sept
camarades d'Alger, qui y vécurent d'éle-
vage (chèvres, porcs, lapins, poules, pi-
geons) et de culture surtout maraîchère,
sans compter les subsides indispensables
venus du dehors.
Au botit d'un an à peine, la colonie ob-
tînt la gérance en métairie d'une assez-
grande quantité de bestiaux. Avec cette
aisance subite, l'esprit de lucre s'éveilla
et accentua gravement une discorde qui
cotivait déjà, provoquée par des jalotisies
que l'amour libre avait été impuissant à
éteindre.
Peu de choses à dire de {'imprimerie
anarchiste de Saint-Germain qui ne dura
que quelques mois, en 1906, à l'aide de
fonds recueillis par divers procédés (sous-
cription, tombola, conférences).
La colonie agricole rie la Hize, fondée
en 1907 sur les bords du Rhône, près de
Lyon, dure moins de trois mois, par suite
du manque d'entente.
La colonie agricole des Hautes Rivières,
sur les bords de la Semoy (Ardennes),
fondée en 1904 par quatre commerçants
nantais, ne dure que deux mois.
En Belgique, prés de Stockel-Bois, dans
la forêt de Soignes, près de Bruxelles, une
colonie communiste cultive une petite
ferme, d'avril 1905 à septembre 1906. Elle
vécut péniblement d'un peu de culture et
d'aviculture, en y ajoutant les produits de
la vente de cartes postales illustrées, et de
journées faites pour les fermiers voisins.
L'auteur nous donne par le menu le
détail de ces essais de vie communistes
en pays civilisés, et nous montre qu'elles
ne réussissent pas mieux que dans le
désert. Ce livre est donc la contre-partie
de celui de M. Prudhomraeau sur Vlcarie
dont nous avons donné ici même un
compte rendu il y a quelque temps. En
48
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
général, les colonies communistes ne vi-
vent qu'autant que durent les subventions
du milieu individualiste environnant. Tel
est, il me semble, la conclusion du tra-
vail si documenté de M. Georges Narrât.
Paul Descamps.
Les classes rurales et le régime do-
manial en France au moyen âge, par
Henri Sée, professeur à l'Université de
Rennes. Giard et Brière, édit., Paris, 1901,
1 vol. in-8°. 12 francs.
Après les invasions franques et jusque
vers la fin du xin'^ siècle, c'est-à-dire pen-
dant au moins 800 ans, le régime domanial
a constitué dans notre pays le facteur es-
sentiel de la vie publique et de la vie pri-
vée. Pendant toute cette longue période,
où les villes reléguées au second plan tom-
bèrent en décadence, le grand domaine
rural, embryon du village futur, formait
un centre industriel aussi bien qu'agricole ;
il vivait à part et se suffisait à lui-même.
Quant au grand propriétaire, nous le
voyons se rendre pratiquement indépen-
dant sur son domaine, et cette indépen-
dance devient complète à l'époque féodale.
Au contraire, les paysans relèvent étroite-
ment des maîtres du sol ; et l'avènement
de la féodalité, en faisant à peu près dis-
paraître les petits propriétaires libres, ren-
force encore la domination que le sei-
gneur exerce sur tous les habitants de son
domaine.
Laissant de côté les temps mérovingiens,
d'ailleurs étudiés par Fustel de Coulanges
dans son remarquable livre sur VA lieu et
le Domaine 7'ural, M. Henri Sée s'est atta-
ché à décrire la constitution et le fonction-
nement du régime domanial à l'époque
carolingienne et à l'époque féodale. 11 a
choisi le moment où ce régime était en
pleine force pour en démonter les roua-
ges et nous mimtrer l'agencement de la
machine.
Nous n'avons pas la prétention de don-
ner, dans ces quelques lignes, une ana-
lyse même succincte de son intéressant
ouvrage ; nous voudrions seulement mettre
en relief certains points qui nous ont plus
particulièrement frappé.
Au sujet de la villa carolingienne, M. Sée
fait une importante remarque. Cette villa
éveille habituellement dans notre esprit
l'idée d'un grand domaine rural embras-
sant, comme celui de l'époque franque,
une étendue de territoire analogue à celle
de nos communes actuelles ; c'est une no-
tion que le célèbre Polijptiqae d'Jrminon
nous a rendue familière. Or, M. Sée, qui,
dans un travail antérieur, a étudié Les clas-
ses rurales en Bretagne au moyen âge, nous
dit que cette région différait du reste de la
Gaule, et que « la villa bretonne, le plus
souvent, semble de dimensions médiocres,
ne contenant que quelques manses, deux
ou trois familles de serfs ». La population
rurale était, en Bretagne, beaucoup moins
agglomérée qu'ailleurs; les hameaux et les
maisons isolées y prédominaient au moyen
âge comme aujourd'hui. Le régime de la
propriété gallo-romaine y fut peut-être mo-
difié, écrit M. Sée, par les invasions de
Bretons insulaires; « mais je croirais plus
volontiers, ajoute-t-il, que le mode de cul-
ture, l'abondance des pâturages, l'intensité
des défrichements dans une contrée long-
temps déserte ont pu développer le système
des exploitations isolées aux dépens d'ag-
glomérations plus considérables. Et, d'une
façon générale,, la répartition de la popu-
lation semble, en partie, déterminée par
des conditions naturelles, «par le régime
des sources, le relief du sol, et par le ca-
ractère des cultures, ',qui en procède direc-
tement ». La science sociale ne peut que
souscrire à cette fa«;on de voir qui est la
sienne; mais alors nous pouvons nous de-
mander si le phénomène social que signale
M. Sée ne se rencontre pas dans les au
très pays de l'Ouest : Basse-Normandie,
Maine, Vendée, etc., où les conditions du
lieu sont analogues à celles de la Breta-
gne. Il y aurait là un intéressant problème
historifjue à résoudre.
La question de l'affranchissement des
serfs n'est pas moins importante. Dans quel-
(|ucs chapitres du livre II, — chapitres qui,
à notre avis, sont les plus remarquables
de tout l'ouvrage, — M. Sée expose par quel
mécanisme et pour quels motifs les serfs
DE SCIENCE SOCIALE.
49
attachés à la glèbe ont pris rang parmi les
hommes libres. Nous sommes absolument
de son avis quand il attribue à des causes
d'ordre économique la très grande majo-
rité des affranchissements. Le rôle impor-
tant que joua le contrat d"hostise dans cette
grande évolution sociale est particulière-
ment bien expliqué.
Le point de départ, c'est que, dès le
i.\° siècle, il semble bien que « la population
servile. dont la source se tarit de plus en
plus, peut de moins en moins suffire à faire
valoir le domaine. » Donc, partout ou pres-
que, les grands propriétaires avaient be-
soin de travailleurs. Or, et contrairement
à ce qu'on croit d'ordinaire, les populations
rurales, au moyen âge, étaient d'une mo-
bilité extrême. Les serfs avaient beau être
attachés à la glèbe, ceux qui n'étaient pas
retenus par l'intérêt personnel n'hésitaient
point, malgré toutes défenses et menaces,
à s'enfuir pour aller chercher fortune ail-
leurs. Les seigneurs manquant de bras
pour cultiver leurs terres accueillaient avec
joie ces fugitifs ; on se gardait bien de leur
poser des questions indiscrètes ; tous étaient
présumés libres, et c'était un contrat d'ac-
censement, un contrat d'hostise que l'on
passait avec eux. Le nouvel hùte n'avait
pas grand'cbose à craindre de son ancien
maître ; « souvent, en eflet, celui-ci perdait
la trace des fugitifs, ou bien il ne la re-
trouvait que trop tard, lorsque ses droits
étaient éteints: parfois, en elfet. un délai
d'un an et un jour suffisait à mettre l'an-
cien serf à l'abri de toute poursuite ». Aussi
les seigneurs furent-ils incités peu à peu à
affranchir leurs serfs, afin de les retenir
sur leurs domaines : leur intérêt bien com-
pris le leur comxmandait; leur intérêt im-
médiat les y engageait aussi, car d'ordi-
naire le serf achetait sa liberté à beaux
deniers comptant.
Nous avons dit plus haut que M. Sée ne
s'occupe pas de l'époque franque; il ré-
sume néanmoins en quelques pages l'orga-
nisation du domaine rural mérovingien.
Adoptant sans discussion l'opinion de Fus-
tel de Coulanges, il fait remonter au colonat
romain la substitution du servage à l'es-
clavage. Nous ne sommes pas ici d'accord
avec lui ; nous croyons que le servage est
d'origine germanique beaucoup plus que
romaine, et nous avons toujours trouvé
bien subtil et bien peu convaincant le plai-
doyer que fait Fu.stel dans r.4 Heu, en faveur
de cette origine romaine. Faut-il encore
une fois citer les paroles de Tacite parlant
de l'esclavage chez les Germains? « Les
autres esclaves n'ont pas comme chez nous
des emplois distincts dans la maison. Cha-
cun régit par lui-même sa demeure, ses pé-
nates. Le maître impose à l'esclave, comme
à un colon, une certaine redevance en blé,
en bétail, en vêtements, et l'esclave n'obéit
que jusque-là. » Ce qui plus tard s'est ap-
pelé servage exi.stait donc en Germanie
bien avant les invasions des Francs en
Gaule ; et si. après l'installation de ces der-
niers, nous trouvons le servage établi sur
tous les domaines qu'ils occupent, il nous
semble vraisemblable qu'ils l'ont apporté
avec eux plutôt qu'ils ne l'ont emprunté
aux Gallo-Romains.
L'ouvrage de M. Henri Sée est écrit danv
un style très clair, et composé de la façon
la plus méthodique. Cette histoire des
classes rurales au moyen âge répondait à
un besoin et a comblé une lacune: ceux
(]ui la liront estimeront, comme nous,
qu'elle mérite d'être mise en bonne place
parmi les livres de référence qu'on aime
avoir sous la main.
J. Bailhaihk.
France et Angleterre. Cent années de
rivalité coloniale. L'affaire df Math/-
ijasrar, par Jean Darcy. — 1 vol. in-8",
Perrin et C'«, édit. Paris. 1908; prix :
4 francs.
La mort prématurée de M. Darcy est une
perte pour la science historique, et il est
infiniment regrettable qu'il n'ait pas eu le
temps de mener à son terme l'ouvrage si
remarquable qu'il avait entrepris sur la
rivalité coloniale de la France et de l'An-
gleterre au cours du siècle dernier.
Dans un premier volume paru en 190-1,
il avait étudié en détail les luttes d'in-
fluence et les difficultés de toute sorte qui
marquèrent l'établissement de notre pré-
pondérance en Algérie, en Tunisie, dans
le bassin du Niger et au Congo. Ce même
50
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
volume expliquait les motifs de notre évic-
tion de l'Egypte, de l'Abyssinie et de tout
le bassin du Nil. Le second volume devait
nous conduire successivement à Madagas-
car, en Indo-Chine, au Siam, et dans nos
possessions d'Océanie et d'Amérique. La
faux brutale du destin n"en a pas permis
l'achèvement, et l'auteur n'a pu terminer
que la première partie consacrée à l'af-
faire de Madagascar.
On retrouve dans ces quelques chapitres
les qualités de clarté, de méthode et d'im-
partialité qui caractérisent le premier
volume; mais l'impartialité de l'auteur ne
lui a pas fait oublier qu'il était Français,
et ce n'est pas d'une âme indifférente qu'il
enregistre nos succès et nos échecs, et
qu'il en juge les auteurs responsables.
De même, en retraçant les procédés,
presque toujours hostiles et parfois dé-
loyaux, de l'Angleterre envers nous, il ne
s'est pas attardé à d'inutiles récrimina-
tions. Si l'Angleterre a combattu succes-
sivement l'Espagne, la Hollande et la
France, si aujourd'hui elle se dresse con-
tre l'Allemagne, c'est qu'elle a toujours
été l'ennemie des nations dont elle redou-
tait la concurrence maritime, commerciale
et coloniale. Mais M. Darcy a montré que.
lorsque les intérêts anglais sont engagés,
nos voisins ne reculent devant rien — que
la force.
Une autre conclusion se dégage de ce
livre substantiel : c'est que, si les Anglais
ne se sont pas embarrassés de scrupules
pour nous combattre, ils l'ont emporté
surtout par la continuité de leurs vues
politiques, et que leurs succès sont en
grande partie dus à nos fautes.
J. Bailhaciie.
Les paysans de la Normandie orien-
tale. Étude géographique, par Jules
Sioii. — Un vol. in-8'^ raisin, 14 fig. et
cartes, 8 planches hors texte en photo-
typie : Armand Colin, édit. Paris. 1909;
prix : 12 francs.
Sous le nom de Normandie orientale,
M. Sion désigne la contrée qui s'étend
entre le littoral de la Manche et le cours
de la Seine, et que sépare de la Picardie
« une large zone forestière que l'on peut
suivre de la Manche jusqu'à l'Oise, le long
de la Béthune, de l'Epte et du Thérain ».
Cette contrée représente le département
de la Seine-Inférieure presque en entier,
et. dans le département de l'Eure, l'arron-
dissement des Andelys. En mettant à part
la vallée de la Seine qui, au point de vue
cultural en particulier, offre les caractères
communs à toutes les larges vallées, trois
régions naturelles s'y distinguent nette-
ment : le pays de Caux, qui forme la
partie occidentale, et dont le centre doit
être placé aux environs d'Yvetot; — le
pays de Bray, situé au nord-est, et occu-
pant une partie de la vallée de la Béthune,
avec Neufclîâtel et Gournay comme villes
principales; — le Vexin normand, au sud-
est, entre l'Epte et l'Andelle.
La Normandie orientale constitue un
vaste plateau, variant entre 100 et 200 mè-
tres d'altitude, et entaillé par des vallées
profondes. Sauf dans le pays de Bray, où
les couches plus anciennes du jurassique
et de l'infracrétacé ont été soulevées par
les mouvements du sol et mises à nu par
l'érosion, ce plateau est entièrement formé
de craie « dont l'épaisseur peut dépasser
.300 mètres » , mais la craie n'affleure que
dans les vallées; elle est recouverte par
l'argile à silex, qui est elle-même le plus
souvent cachée par une épaisse couche de
limon des plateaux, de nature parfois sa-
bleuse, mais surtout argileuse.
Ces limons argileux, particulièrement
profonds dans le Ve.xin, forment l'une des
meilleures terres à blé de France, et les
cultures industrielles, jadis le colza, plus
tard la betterave, y ftnt trouvé de même
un terrain propice.
Aussi ces terres ont-elles été de bonne
heure recherchées et acquises comme
placement d'argent par la bourgeoisie
normande enrichie dans le commerce et
l'industrie. L'industrie textile particuliè-
rement a joué en effet un grand rôle dans
la Normandie orientale ; au xui*^ siècle,
Rouen était déjà réputé parmi les « villes
drapantes », et, dans les siècles suivants,
d'autres centres textiles, Vernon, les An-
delys, Louviers, Elbeuf, Darnetal, Monin-
DE SCIENCE SOCJALE.
51
villiers, etc., prirent à leur tour un grand
développement.
Ne pouvant exploiter directement les
terres qu'ils tenaient à posséder, les bour-
geois étaient obligés de les donner à bail,
mais ils ne les vendaient pas; aussi le
prix de la terre se maintenait-il haut, et
les paysans qui avaient mis de l'argent de
côté ne pouvaient devenir facilement pro-
priétaires fonciers. C'est à l'existence de
cette classe urbaine riche que la Nor-
mandie orientale doit d'être devenue un
pays de fermiers, et cette prépondérance
du fermage dure encore de nos jours. 11
n'en est pas de même en Picardie, et ce
fait crée une différence notable entre les
deux provinces voisines.
L'industrie textile eut sur la culture
normande, et principalement dans le pays
de Caux, une répercussion plus impor-
tante encore, car ce fut dans la classe
rurale, parmi les paysans, qu'elle recruta
sa main-d'œuvre. Ces paysans n'abandon-
nèrent point la campagne, puisque, avant
l'apparition du machinisme, le travail à
domicile était la règle : mais comme ils
gagnaient davantage à travailler pour les
fabricants qu'à bien soigner la terre, la
culture fut peu à peu négligée. Arthur
Young, allant de Rouen à Dieppe en 1788,
disait que « ce magnifique pays était traité
de façon misérable ».
Ce fut surtout à partir du xviii'' siècle,
après l'apparition de la manufacture du
coton, que l'industrie rurale prit un déve-
loppement énorme, et les résultats se
firent vite sentir. Pour ne citer qu'un
exemple, en 1721, la récolte ne se fit qu'à
grand'peine, faute de bras, et les blés
furent gâtés par le mauvais temps. Les
cultivateurs ne trouvaient plus d'ouvriers ;
l'industrie textile accaparait tout.
La culture du pays de Bray subit éga-
lement le contre-coup du développement
de l'industrie rurale, quoique à un degré
moindre, parce qu'on y travaillait peu le
coton. Quant au \'exin. où les petites et
les moyennes exploitations étaient rares,
l'industrie rurale n'y pénétra guère, et les
tenanciers des grandes fermes trouvèrent
facilement, sur place, la main-d'œuvre
nécessaire. Les ouvriers agricoles n'é-
taient pas tentés d'abandonner la culture,
d'autant que la plupart d'entre eux pos-
sédaient leur maison et un jardin, avec,
souvent, un lopin de terre dans le voi-
sinage.
Aujoin^d'hui l'industrie rurale a disparu
sous la concurrence du machinisme, et
les campagnes normandes se sont dépeu-
plées. La culture, manquant de bras,
avait en partie réussi, dans la première
moitié du xix<^ .siècle, à y suppléer par des
machines agricoles qui sont toujours
allées se perfectionnant et se multipliant.
Quand, après 1870, les ouvriers cotonniers
à domicile reconnurent qu'ils ne pou-
vaient soutenir la lutte contre la grande
industrie, ils ne trouvèrent pas chez les
cultivateurs suffisamment de travail pour
les faire vivre, et ils durent émigrer vers
les usines.
Les temps étaient d'ailleurs changés
pour la culture; le blé se vendait mal, le
colza n'était plus rémunérateur comme
autrefois, et beaucoup de terres jadis
emblavées avaient été transformées en
prairies artificielles, et même en herba-
ges. Sur les terres lourdes du Bray, cette
transformation était tout indiquée; elle
s'était faite assez facilement en maints
endroits du pays de Caux oh le limon était
plus qu'ailleurs riche en argile. La Nor-
mandie orientale tout entière s'est orientée
vers l'élevage des bêtes à cornes et l'in-
dustrie laitière. Le voisinage de Paris a
poussé les fermiers dans cette voie où le
Vexin lui-même est entré: bien que la
betterave sucrière — cette caractéristi-
que de la culture intensive —, partout
remplacée dans le pays de Caux par la
/jette à vaches, soit toujours en honneur
dans le Vexin, les herbages s'y accrois-
sent sans cesse autour des grosses fermes.
Les temps sont passés où chaque pays
devait vivre sur lui-même; le développe-
ment des transports et leur rapidité ont
permis la spécialisation agricole.
Nous n'avons pu qu'esquisser à très
grands traits les principales questions
étudiées par M. Sion, mais cela suffit à
montrer le puissant intérêt qu'offre sa
thèse — car il s'agit d'une thèse de doc-
torat es lettres entreprise sous les auspices
5Î2
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE DE SCIENCE SOCIALE.
de M. Vidal de la Blache — pour les lec-
teurs de notre Revue. La science sociale
profitera d'autant mieux des observations
de l'auteur qu'il a fait ressortir les simi-
litudes et les contrastes quolïre la Nor-
mandie orientale avec la Picardie, déjà
étudiée par M. Demangeon. On a dit ici
même tout le bien qu'on pensait de l'ou-
vrage de ce dernier; le livre de M. Sion
ne lui est certes pas inférieur.
J. Bailhache.
LIVRES REÇUS
Les paysans de ta Normandie orientale
(Pays de Caux, Bray, \'exin normand.
Vallée de la Seine), par Jules Sion, 1 vol.
in-S" raisin, 14 figures et cartes, 8 plan-
ches hors-texte en phototypie, broché
12 francs. (Armand Colin, édit.).
Le Berry, par Antoine Vacher, 1 vol.
in-8° raisin, 48 figures et cartes, .32 photo-
graphies et 4 planches de cartes et profils
hors texte; broché; 15 francs (Armand
Colin, édit.).
L'Ègtise et tEtat en France, par G. Des-
devises du Dézert, tome II, 1 vol. in-8",
5 fr. (Société française d'imprimerie et de
librairie, 15, rue de Cluny, Paris).
Vers ta tumière et ta beauté (essai d'es-
thétique sociale), par Emile Pierret, 1 vol.
in- 16", 3 fr. 50 (La Renaissance française,
52, passage des Panoramas, Paris).
Étude sur te Travail, par M. S. Mony,
3^ édit. revue, 2 vol. in-8''. 15 francs (Ha-
chette et C'e, édit.}.
Les ft eaux nationaux (dépopulation, por-
nographie, alcoolisme, affaissement mo-
ral), par René Lavollée, I vol. in-12,
3 fr. 50 (Alcan, édit.).
L'idée socialiste chez William Morris,
par Edouard Guyot, 1 vol. 2 francs (Ar-
thur Rousseau, édit. Paris).
Derniers mélanges, par Louis \'euilio1
(préface et notes de François Veuillot).
2 vol. 12 francs (P. Lethielleux, édit. Pa-
ris).
Le principe d'équilibre el te concert
européen, de la paix de Westjihalie à l'acte
d'Algésiras, par Charles Dupuis, 1 vol.
7 fr. 50 (Librairie académique, Perrin et
L'Eglise anglicane et l'Etat, par Pierre
(ialichet, 1 vol. (V. Giard et Brière, édit.,
Paris).
Journal d'un spahi au Soîidan (1897-
1899), par Jacques Hérissay, avec une pré-
face du marquis Costa de Beauregard
(Librairie académique Perrin et G'"').
Les régions naturelles et noins de pays
(étude de la géographie de la région pari-
sienne), par L. Gallois, 1 vol. in-8" carré.
8 planches hors texte, S francs lA. Colin,
édit. Paris).
BIBLIOTHÈQUE DE LA SCIENCE SOCIALE
FONDATF.tl;
EDMOND DEMOLINS
L'INDUSTRIE ET LES ARTISANS JUIFS
A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST
PAR
M. B. SGHWALM
PARIS
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
56, RUE JACOB, 56
Mars 1909
SOMMAIRE
I;- — Les industries ménagères chez les paysans. P. 3.
La fabrication du pain. — La mouture du blé. — Fabrications alimentaires
diverses. — Fabrication des vêtements.
IL — Les artisans voulus par la culture. P. 12.
Le forgeron. — Les outils de pierre. — Le charpentier. — Le potier.
IIL — Le développement des villes par le concours des artisans. P. 24.
Les boui'gades. — Le l'ôle des marchés. — Les artisans purs s'agglomèrent
dans les bourgades. — Les villes industrielles.
IV. — Le développement de la classe industrielle par les besoins des
villes. P. 35.
Fabrication des choses usuelles. ^ Les industries du confortable. — Indus-
tries du luxe.
V. — Le régime des ateliers. P. 44.
Le petit atelier. — Le grand atelier. — L'atelier fragmentaire. — Les objets
importés. — La compression de l'initiative.
VI. — La supériorité des paysans sur les artisans. P. 55.
Insuffisance de la fabrication. — Les exportations agricoles. — La législation
montre l'importance des productions agricoles. — Les paraboles de Jésus mon-
trent l'importance des productions agricoles. — Le lieu favorise le travail
agricole.
L'INDUSTRIE ET LES ARTISANS JUIFS
A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST
/
LES INDUSTRIES MENAGERES CHEZ LES PAYSANS
Comme déjà nous l'avons reconnu, le paysan Israélite fut
obligé à se suffire le plus possible, en vertu de l'isolement où le
confinaient ses vallées abruptes. Cette nécessité le portait, en
général, à transformer lui-même ceux de ses produits qui exi-
geaient une élaboration pour leur emploi. De là, une série d'in-
dustries ménagères, fondées à la fois sur la culture et sur l'art
pastoral; ainsi des infiuences pareilles établissaient le régime
du « domaine plein » et développaient des industries.
La fabricatiox du paix. — Parmi celles-ci, la plus fondamen-
tale provient de la culture des blés : les Juifs mangeaient du
pain (c en abondance », comme le dit le Deutéronome, et c'était
naturel dans un « pays de froment et d'orge )>, laborieusement
exploité '. Aussi, dans le langage biblique, « manger son pain »,
c'est se nourrir; « rompre le pain » avec quelqu'un, c'est par-
tager sa table ; « manquer de pain », c'est la famine. L'ensemble
de la nourriture se désigne là d'après le seul des aliments qui
se réclame à chaque repas : « notre pain quotidien », dit encore
Jésus, par allusion au même usage. De froment chez les riches
1. Deutéronome, viii, 9 et 10.
4 L INDUSTRIE ET LES ARTISANS JUIFS.
et d'orge chez les pauvres, le pain tenait sur les tables juives la
même place que le riz bouilli chez les Chinois des Terres jaunes,
et le lait ou le koumys chez les Kirghiz nomades. C'est la
place ordinaire du pain dans toute société où la culture des blés
se développe largement. L'expérience en reconnaît vite la valeur
nutritive : si ce vin « réjouit le cœur de l'homme », c'est le pain
qui « l'alFermit », au témoignage d'un psaume K II représentait
donc, parmi les Juifs, une fabrication alimentaire hautement
appréciée et d'un large débit.
Mais qui donc fabriquait le pain consommé chez les paysans?
Ce n'étaient pas les hommes : ils travaillaient aux champs et
gardaient les troupeaux. Comme les habitations s'aggloméraient
d'ordinaire sur des hauteurs escarpées, les descentes, les mon-
tées compliquaient les itinéraires imposés chaque jour par la
nature du lieu aux laboureurs et aux bergers. C'était tout un
voyage d'aller aux semailles comme le semeur de la parabole,
ou de courir après des ânesses ou de revenir derrière ses bœufs,
comme Saûl. Quand les hommes rentraient, c était à l'heure du
repos et pour trouver la table mise.
En leur absence, d'ailleurs, les femmes demeuraient seules à
la maison, tout particulièrement chargées de la cuisine quoti-
dienne. Leurs aptitudes meilleures aux tâches ménagères se
développaient en liberté. Aux hommes, l'atelier agricole, l'acqui-
sition des moyens d'existence par les travaux de la terre ; aux
femmes, l'atelier domestique, l'application des moyens d'exis-
tence aux besoins du foyer. A elles donc, en premier lieu, la
charge de fabriquer le pain. La culture même des céréales con-
tribuait à cette division du travail et à ce commencement, tout
familial, d'une précieuse industrie. C'était une industrie essen-
tiellement féminine.
La mouture du blé. — La tâche était considérable. Elle re-
venait d'abord impérieusement chaque jow\ Sous les clia-
1. Psaume Cl\ . 14 el 15 [Viilgale, ciir).
LES INDUSTRIES MENAGERES CHEZ LES PAYSANS. •)
leurs de la Palestine, la farine se conserve mal: on moulait
donc ce blé à mesure de sa consommation : une mouture quoti-
dienne assurait la saine préparation de Taliment quotidien. Les
Arabes d'aujourd'hui conservent fidèlement à cet égard la cou-
tume des anciens Juifs. Ils les imitent sans les copier, obéissant
comme eux aux exigences du lieu.
De là, l'impérieux besoin d'une meule dans chaque maison
de paysan; aussi le Deutéronome porte une loi, qui est sans
doute la sanction d'une vieille coutume populaire : « On ne
prendra pas en gage les deux meules ni la meule supérieure,
ce serait prendre en gage la\'ie même. » Cette formelle réserve
au droit de saisie atteste en môme temps la place de la meule
dans l'outillage domestique, et la place du pain dans l'exis-
tence quotidienne'.
Chaque jour donc les femmes avaient à moudre le blé; et
c'était chaque fois taie tâche des plus pénibles. Deux disques en
basalte composaient l'appareil qui se nommait, à cause de cela,
« les deux meules ». La meule d'en dessous était convexe par
dessus, posée à plat sur le sol, quelquefois même scellée, pour
plus de fixité. Au centre émergeait un pivot de fer sur lequel
la meule supérieure s'emboîtait; la concavité de sa face infé-
rieure s'ajustait à la convexité de la meule fixe. Avec un man-
che debout, planté au voisinage du bord, une femme actionnait
l'appareil d'un geste circulaire. A la difficulté du poids s'ajou-
tait donc celle du mouvement, car les meules comptaient de
0'".60 à 0'°,90 comme diamètre '.
Ce dur travail se prolongeait à proportion de son mince ren-
dement. Au milieu de la meule supérieure, un large trou en
entonnoir recevait la poignée d'orge ou de froment qu'une
femme versait de temps en temps. Sous la poussée d'une autre
femme, la meule courante entraînait le grain et le broyait par
frottement sur la meule fixe. Combien de f)oignées ne fallait-il
1. Deutéronome, xxiv, G. — Buhl. La Société israéUie d après l'Ancien Testa-
ment, p. 160.
2. Lesétre, Meule, D. B. V. IV, 1051, 1052. — Frohnmeyer et Benzinger, Vues et
Documents bibliques, 126, 134.
6 L INDUSTRIE ET LES ARTISANS .U'IES.
pas, simplement pour obtenir la farine que réclamait un seul
repas de famille! Aussi les voyageurs contemporains observent
que la mouture quotidienne occupe les premières heures de la
journée : elle commence à 2 heures du matin, et c'est pitié
de voir les ménagères s'épuiser à cette lento et monotone opéra-
tion, qu'elles encouragent parfois de chants plaintifs ^. En sou-
venir d'un spectacle analogue, \e Livre des Proverbes louange la
femme courageuse : « Comme le vaisseau du marchand elle
apporte son pain de loin, elle se lève de nuit et prépare la
nourriture de sa maison ~ » .
Aussi, le bourdonnement des meules s'éveillait dans les vil-
lages des Juifs, tous les jours, comme l'un des signes principaux
de la vie normale. Au silence des meules, se reconnaissent la
mort et la dévastation, d'après l'oracle de.lérémie : ((J'arrêterai
les chants du fiancé et de la fiancée, le bruit de la meule et
l'allumage de la lampe ^ ». L'Apocalypse de saint Jean réédite
le même tableau, par allusion sans doute à des mœurs que con-
naissent également l'auteur et ses lecteurs '^. Jésus enfin utilise
l'antithèse populaire des hommes partis aux champs et des
femmes qui, à la maison, actionnent la meule ; c'est dans la des-
cription du Jugement dernier; pour bien montrer le triage de
l'humanité, surprise en pleine mêlée de sa vie quotidienne,
quand le Juge surviendra, inattendu bien que prédit, Jésus fait
voir le juste séparé du méchant : (( Alors, de deux hommes
qui seront aux champs, l'un sera pris, l'autre laissé; de deux
femmes qui tourneront la meule, lune sera prise, l'autre
laissée » ''.
La mouture accomplie, les femmes pétrissaient encore la pâte.
C'est à l'usage établi que Jésus emprunte la parabole du levain :
« Le royaume des cieux ressemble à du levain qu'une femme
prend et mêle dans trois mesures do farine, pour que la pâte
1. D' Lortel, La Syrie d'aujourd'hui, p. 381.
2. Proverbes, xxxi, 14 et 15.
3. Jérémie, xxv. 10.
4. Apocalypse, xvii, 22 et 23.
5. MatUiieu, xxiv, 41.
LES INDUSTRIES MENAGERES CHEZ LES PAYSANS. /
lève toute » K Cette besogne est rude encore pour des bras fé-
minins.
Venait enfin la cuisson. Elle s'opérait très simplement. Tantôt
les pains, modelés en forme de disques minces et de médiocre
dimension, se déposaient sur des pierres. Un banneton d'argile
réfractaire les recouvrait, et supportait lui-même un feu de
bouse ou de fumier sec, à l'état de braise. Tantôt on employait
des fours. C'étaient, comme de nos jours, probablement des cy-
lindres d'argile sans fond, hauts de 0'",70 à O^jOO, chauf-
fés à l'intérieur par des charbons ardents, et coitfés d'un cou-
vercle. La pâte se cuisait, collée humide sur les parois, toujours
en forme de discjues plats, comme des crêpes épaisses. Kikkar
lekem^ un cercle de pain, disait-on, par allusion à cette forme -.
Dans son ensemble, on le voit, la paniPication conservait le
caractère de simplicité que réclament les industries ménagères,
surtout à la campagne ; et par suite les paysannes juives mono-
polisaient là une série do travaux qui se répartissent ailleurs
entre le meunier et le boulanger. La vie se compliquait ainsi pour
elles d'une fabrication ménagère, accessoire mais importante.
Dans les villages Israélites, deux types d'artisans demeuraient
inconnus, parce que les femmes y suppléaient, chacune à son
fover.
Fabrications alimentaires diverses. — A côté de la mouture
et de la boulangerie, les industries ménagères de V alimentation
se multipliaient ; la variété des cultures en fournissait d'abord
les matières variées.
On ne pouvait consommer frais les trop nombreux produits
des vignes et des vergers ; aussi bien servaient-ils à fabriquer, soit
des boissons fermentées, le vin ou une espèce de bière, soit des
conserves diverses. Les figues, les raisins se pressaient en
forme de gâteaux qu'on découpait par tranches; on séchait éga-
1. Matthieu, xiii, 33.
2. Isale, xLiv, 9; I fioi.s, \i\,f:,;Lévitique, xi, 35; xxvi, 26; Osée, vir, 4-6; Stapfer,
180.
8 l'industrie et les artisans juifs.
lement des régimes de dattes; ou bien encore, on composait un
raisiné où il entrait à volonté des dattes ou du miel ^.
L'art pastoral donnait aussi un excédant de lait qui se réduisait
en fromages ou beurre : celui-ci se mangeait frais, ou bien on le
fondait afin de le conserver-.
D'après les témoignages historiques, on ne saurait préciser
toujours lesquels de ces travaux revenaient aux hommes ou aux
femmes; mais, à considérer le partage d'attributions dont, tout
à l'heure, nous avons vu les preuves et la loi, il est probable
que les conserves de fruits secs, la cuisson du raisiné, le battage
du beurre, la mise en presse des fromages demeuraient à la
charge des femmes. Ces diverses préparations réclament en effet
le séjour au foyer et ce doigté, ce flair, qui sont le propre des
ménagères.
Les hommes intervenaient seulement pour choisir un agneau,
un chevreau ou quelques têtes de gros bétail, en vue de l'ali-
mentation. Ce choix leur appartenait bien, puisqu'ils soignaient
eux-mêmes le troupeau comme chefs et ouvriers de l'atelier
pa:storal. « Amenez le veau gras et tuez-le », dit le père du jeune
prodigue à ses serviteurs 3.
On remarquera l'oftice de bouchers, qui revient aux serviteurs
chez ce riche propriétaire. Le même trait s'observe encore de
nos jours chez les cheiks de village, à l'arrivée d'un hôte dis-
tingué. N'était-ce pas un de ces cheiks, le roi de modeste enver-
gure que Jésus représente invitant ses amis aux noces de son
fils. Voici le message d'invitation : « J'ai préparé mon festin,
on a tué mes bœufs et mes autres bêtes grasses ; tout est prêt,
arrivez*. »
L'abatage est énuméré comme un préparatif dont le maître
a pris soin. Il n'en parlerait pas, s'il eût acheté sa viande à
l'étalé d'un boucher; encore un ouvrier de l'alimentation que
1. Munk, Palestine, 362, 374. — Buhl, La SocUHc israélile, 7, noie 1. — Mischna,
Traité Demal, V, 5. — I Sam., xxv, 18; xxx, 12.
2. I Samuel, xviii, 18; Judith, x, 5. — Beurre, D. B. V., I, 1769.
3. Luc, XV, 23.
4. Matthieu, xxi, 4. — Schneller, 168.
LES INniSTRIES MENAGERES CHEZ LES PAYSANS. 9
le paysan juif supplée de ses mains. Les grosses besognes de
l'abatage et de la saignée réclament spécialement des
hommes.
Ces derniers, aussi bien, opéraient au pressoir le foulage du
raisin et le broyage des olives; à raison des fortes pesées que
requéraient ces deux tâches, plusieurs y procédaient ensemble,
avec leurs pieds, se tenant à des cordes retenues elles-mêmes
par une poutre horizontale qui dominait la cuve. I/huile et le
vin provenaient ainsi de l'industrie domestique dans les nom-
breuses maisons rurales qui possédaient un pressoir. Aussi Jésus,
de même qu'Isaïe, énumère le creusement du pressoir parmi les
soins détablissement d'une vigne bien comprise '.
Finalement, le paysan juif cumulait chez lui la fabrication
de son vin, de son huile, de son pain, de ses fromages, de ses
conserves sèches ou cuites, et la préparation de sa viande de
boucherie. Pour les mêmes besoins, un ouvrier parisien n'utilise
pas moins d'une demi-douzaine de spécialistes. Les industries
ménagères de lalimentation épargnaient ces multiples recours
aux villageois Israélites ; autant d'obstacles domestiques au dé-
veloppement de la classe industrielle parmi eux.
Fabrication des vêtements. — L'industrie ménagère empê-
chait également la spécialisation des ouvriers du vêlement
D'après le Livre des Proverbes, la femme courageuse c se pro-
cure de la laine et du lin, et d'une main joyeuse elle travaille...
Elle saisit la quenouille et ses doigts pressent le fuseau... Elle se
fait des couvertures... Elle se fait des tuniques^ ».
Cette industrie féminine dépendait encore des travaux de la
campagne : au témoignage de la Mise/ma, les Judéennes con-
fectionnaient surtout des lainages, et les Galiléennes, de la toile
de lin-^ C'est que la Judée, pays d'élevage extensif, grâce au
désert, donnait de la laine en abondance; la Galilée, pays
1. Joël, m, 13; yéhémie, xiii, t5; Isaie, v, 2-, Matthieu, \\i, 33. — Schneller, 131.
2. Proverbes, xxxi, 13, 19, 22, 24; I Samuel, n, 19.
3. Mischaa, Baba-Qâma, x, 9.
10 l'industrie et les artisans juifs.
de culture plus que d'élevage, fournissait beaucoup de lin.
Les Juifs tenaient dans la plus haute estime cette fabrication
ménagère des étoffes et des vêtements; elle devenait pour leurs
femmes un vrai titre de gloire, classique et national. Dans l'éloge
de la femme courageuse, le tissage de la laine et du lin ouvre la
liste des mérites qui justifient la confiance d'un mari. Un peu
plus loin, la confection des couvertures et celle des tuniques
encadrent la mention des honneurs dont le mari jouit aux portes
du village, lorsqu'il siège parmi les anciens. On célèbre sa femme
avec admiration : « Ses œuvres disent sa louange aux portes de
la ville ^ »,
C'était, par conséquent, une douloureuse, une humiliante pri-
vation pour un Juif, de ne plus compter sur l'industrie d'une
mère, d'une femme ou d'une sœur, pour se constituer une
garde-robe suffisante. Aussi, quand les disciples de Jésus ont
tout quitté pour le suivre, il démêle chez eux un regret signifi-
catif : « Et pourquoi vous inquiétez-vous au sujet du vêtement?
Considérez les anémones des champs : elles ne travaillent ni ne
filent, et cependant, je vous le dis, Salomon dans toute sa gloire
n'a pas été vêtu comme l'une d'elles. Que si Dieu habille de la
sorte une herbe, aujourd'hui existante et demain jetée au four,
ne vous donnera-t-il pas bien mieux, homme de peu de foi"? »
C'est l'annonce d'une providence particulière, qui habillera elle-
même les disciples. Personne désormais ne file, ne tisse, ne coud
pour les vêtir; mais, en revanche, la promesse de Jésus se
formule absolue : elle supplée à la coutume universelle des
industries du vêtement pratiquées au foyer.
Les paysannes juives cumulaient ainsi les fabrications variées
de la nourriture et du vêtement. C'étaient deux importantes con-
tributions au mode habituel de l'existence, en dehors du moin-
dre recours à une classe d'artisans. Cette main-d'œuvre féminine
et familiale supprimait le meunier, le boulanger, le fromager, le
1. Proverbes, xxxi, 31.
2. Matthieu, vi, 28 et 30.
LES INDISTRIES MÉNAGÈRES CHEZ LES PAYSANS. H
fabricant de conserves, le tisserand et le tailleur. Les hommes,
d'autre part, faisaient office de iDouchers; ils fabriquaient le vin
et l'huile. Voilà, en somme, neuf ateliers et neuf métiers dis-
tincts, dont le paysan se passait, grâce au cumul dés industries
ménagères. Au point de vue de ces dernières, les villages Israé-
lites constituaient le milieu le plus contraire à la naissance et
au développement d'une classe industrielle proprement dite.
II
LES ARTISANS VOULUS PAR LA CULTURE
Si le paysan juif se passait des ouvriers de ralimentation et
du vêteruent grâce aux ressources de l'industrie ménagère, se
passait-il aussi bien des ouvriers du bâtiment, de l'outillage et
de l'ameublement?
Le forgkuon. — V outillage agricole voulait d'abord un per-
sonnel de spécialistes, soit pour le fabriquer, soit pour le ré-
parer. D'après la Bible, on reconnaît comme très aacien, chez
les Israélites, l'emploi des bêches, des houes, des tridents, des
faucilles, des faulx, des haches, des socs de charrue et des ai-
guillons ^ C'est bien la variété d'instruments que requièrent les
cultures diverses des terrasses palestiniennes, des plaines et des
plateaux. Tous ces objets étaient en fer, et c'est probablement à
l'usage commun de ce métal que Jésus Ben Sirach fait allusion,
lorsqu'il cite le fer à côté de l'eau, du feu, du sel, du pain, du
lait, du miel, du vin, de l'huile et du vêtement, comme « de
première nécessité pour la vie des hommes- >;. Dans cette liste,
dominent les produits de la culture et du pâturage ; le fer y est
bien à sa place, puisque sans lui on ne pourrait bêcher la vigne,
tailler les ceps, retourner les guérets ou tracer les sillons. Sans
doute, une culture très rudimentaire dut précéder l'âge du fer,
en Palestine comme ailleurs; mais les produits variés du paysan
1. I Samuel, \ni, 19 et 22.
2. Ecclésiastique, wxix, 26.
LES ARTISANS VOULUS PAR LA CULTURE. 13
juif, la grosse difliculté d'ouvrir un sol d'argiles compactes et de
marnes pierreuses, rendirent le fer indispensable de bonne heure.
La question du fer devenait une question d'intérêt primordial
pour toutes les familles qui vivaient de la culture ; et c'était par
nature une grosse question industrielle. Qui donc produisait le
fer dont se servaient les laboureurs et les \dgnerons israélites:
qui donc le façonnait en bêches ou en socs, à la convenance de
leurs travaux?
Quant à la production de l'utile métal, le sol palestinien man-
quait de gisements. Lorsque le Deutéronome dit que « ses pierres
sont du fer », il s'agit du basalte vraisemblablement, car il est
dur et de couleur sombre comme le fer, et il en porte encore le
nom de nos jours, chez les Arabes à l'est du Jourdain *, Mais nulle
part en Terre Sainte, on ne trouvait de veines ou de poches fer-
rugineuses; c'était dans le Liban et chez les Phéniciens que les
plus proches se rencontraient. D'autres plus riches se dissémi-
naient en jMésopotamie, en Arabie, en Espagne. Dans ce dernier
pays, les Phéniciens encore avaient organisé des établissements
où se traitaient les minerais. Ils en tiraient des fers bruts, qui
voisinaient avec ceux de l'Orient sur les marchés de Tyr ou
de Sidon. C'est là, naturellement, que les Juifs s'approvision-
naient, devenant ainsi les tributaires des industries sidérurgi-
ques à l'étranger-.
Le manque de fer dans le sous-sol de la Palestine impose en-
core de nos jours la même nécessité à ses habitants. Tyr et
Sidon ne comptent plus ; mais à leur place. Jaffa importe les fers
bruts, la quincaillerie, les outils agricoles \ Au lieu des forges
antiques de l'Arabie, de l'Espagne ou du Liban, ce sont les hauts-
fourneaux, les aciéries de la France ou de l'Allemagne qui ap-
provisionnent les fellahs. D'après cette invariable loi, la coulée
de la fonte et la trempe de l'acier ne deviennent jamais des in-
dustries palestiniennes.
Chez les Juifs, en revanche, de petites forges se multiplièrent,
1. Deutéronome, viii, îi. — Buhl, La Société israélile, p. 115, note 3.
2. E. Levesque, /er. D. 1$. V., III, 2201, 2209.
3. V. Cuinet, Syrie. Liban et Palestine, p. 622.
14 l/lNDlSTRIE ET LES ARTISANS JUIFS.
OÙ les fers bruts, importés de la Phénicie, se transformaient en
outils, à la convenance des paysans. La Bible donne un très vi-
vant croquis de ces ateliers. « Assis auprès de son enclume, le
forgeron considère le fer encore brut; la vapeur du foyer lui
consunne les chairs, mais il tient bon contre la chaleur. Le
fracas du marteau lui assourdit l'oreille, et son œil est fixé sur
le modèle de l'ustensile. Il met son cœur entier à parfaire son
œuvre, il veille à la polir dans la perfection'. » Ce forgeron tra-
vaille des fers bruts ; c'est dit expressément : allusion directe
aux modèles nationaux que préférait la clientèle juive. Il polit
et martèle son ouvrage : cest signe qu'il ajoute le fini du coup
de lime aux grosses façons de l'enclume. Nous reconnaissons là
un assemblage de force herculécune et de doigté, qu'Isaïe signa-
lait encore : ^ Le forgeron travaille le fer avec la lime ; il le
passe au feu, le façonne avec le marteau, et le travaille d'un bras
vigoureux'. » Voilà l'esquisse d'une technique et d'un type de
métier, le premier des métiers que la culture exige aux mains
de spécialistes chez les Juifs.
■ Rarement, sans doute, les paysans achetaient des outils neufs;
mais l'affûtage et les réparations des outils en service devaient
souvent les ramener devant la porte des forgerons. D'après le
Livie de Samuel, ces derniers aiguisaient les socs et les hoyaux,
affilaient le tranchant des haches et des bêches, appointaient les
tridents et les aiguillons. Ils étaient, on le voit, quelque peu
rémouleurs \
Les outils de pierre. — Auprès du forgeron d'autres types
d'artisans se développaient encore, voulus comme lui par la cul-
ture. N'étaient-ce pas d'indispensables outils agricoles, que les*
citernes ou les pressoirs; mais des outils de pierre et qui tenaient
de la nature du bâtiment.
Un peu partout les matériaux gisaient, calcaires ou basalti-
1. EcclésiasiU/ue, wwiii, 28.
2. Isaie, \uv. i:?.
3. I Samuel, xiii, 19, 22.
LES ARTISANS VOILLS PAR LA CILTIRH. lo
ques. Les roches affleurantes ou légèrement recouvertes for-
maient souvent de grandes masses. De là ce creusement du pres-
soir dont Jésus parle, comme Isaïo : on taillait largement de
belles cuves monolithes. Avec la multiplicité des vignes, les pres-
soirs devenaient nombreux; nombreux aussi, les pressoirs à
huile. Sous les maisons, dans les jardins, dans les pâturages, les
citernes encore se multipliaient, à proportion des soins de la
culture et des dangers de la sécheresse. La construction de ces
récipients et de ces abreuvoirs occupait aussi bien des journées
et des bras en grand nombre.
Les paysans s'y appliquaient-ils, de même qu'ils extrayaient
des pierres et les dressaient pour le soutènement de leurs ter-
rasses? La chose n'est pas impossible et dut maintes fois se réa-
liser; d'après les traditions consignées dans la Genèse, les servi-
teurs d'Abraham creusaient déjà des puits. Mais il y avait une
différence considérable entre le forage d'un terrain aux alen-
tours d'une nappe d'eau souterraine et le creusement à vif d'une
roche compacte. Cette dernière tâche présentait d'autant plus
de difficultés que les dimensions de la citerne devaient être plus
vastes : elles l'étaient assez, communément, pour qu'un l)œuf s'y
noyât, s'il y tombait par mégarde , ou que les hommes y trouvas-
sent abri en temps de guerre, lorsqu'elle était à sec'. A ce gros
œuvre s'ajoutaient les soins plus délicats d'établir les canaux
adducteurs ou les rigoles de décharge. Si la roche présentait des
failles, ou bien, lorsqu'on devait construire le bassin de foutes
pièces, au milieu d'un sol meuble, on devait alors le cimenter.
Les mêmes travaux s'exécutaient au sujet des pressoirs, qui con-
.sistaient en une double cuve : dans la plus haute se broyaient
les olives ou les raisins; dans la plus basse, un conduit amenait
l'huile ou le moût. Enfin, quand la chaleur et la sécheresse cra-
quelaient les parois des bassins, il y fallait des réparations. Parmi
ces diverses besognes, le carrier ou le maçon devenaient indis-
pensables, avec leur outillage et leur technique-.
1. Exode, x\i, 33. — I Samuel, \in, 6.
2. H. Vincent, Canaoïi : les monuments funéraires de Sinoé, p. 237-278: habileté
des carriers à éviderla roche, p. 238-239.
16 l'industrie et les artisans juifs.
Le MAÇON- — Les bâtiments tV habitation les réclamaient aussi,
bien que certaines constructions aient pu s'élever par la main-
d'œuvre familiale. Dans les régions argileuses, la terre se foulait
et se pétrissait avec les pieds, d'après le séculaire procédé que
le prophète Nahum décrit; ensuite on modelait les briques, pour
terminer par leur cuisson au four ou au soleil'. Des voyageurs
contemporains ont assisté encore à ces travaux, exécutés par des
femmes ou des jeunes filles : c'était toujours l'antique méthode
esquissée par Nahum. Il y eut quand même parmi les Juifs, des
spécialistes de la briqueterie : lorsque David eut pris Rabba et
les villes des Ammonites, il déporta les habitants et, comme tra-
vaux forcés, leur imposa le moulage des briques, avec la taille
et le sciage des pierres-. Les constructions en briques domi-
naient tout naturellement dans les régions dont le sol en offrait
la matière, comme la Plaine de Saron.
Mais, par l'effet d'une façon défectueuse ou d'une mauvaise
argile, on racontait chez les Juifs que les bâtisses de cette plaine
devaient se remanier de fond en comble tous les sept ans : la
brique mal cuite ou de mauvaise qualité se fendille au soleil et
se désagrège à la pluie ^. Non sans dédain, le Livre de Job semble
indiquer ces ruineux édifices, lorsqu'il nomme « des maisons de
boue, qui ont leurs fondements dans la poussière ». Aussi, Jésus
nous montre-t-il le brigand qui perfore la muraille de la de-
meure familiale, nous pensons volontiers aux légères construc-
tions que Job tenait en médiocre estime. Il y voit le symbole des
arguments sans solidité; car il riposte à ses amis qui le mori-
gènent à contre-sens : « Vos arguments sont des raisons de
poussière; vos forteresses, des forteresses d'argile^. »
On préférait les maisons de pierre, dont aussi bien les maté-
riaux se retrouvaient à peu près partout. D'après une loi du Lé-
vitique sur la « lèpre des pierres », sorte de moisissure verdâtre
ou brune, on voit que les maisons des Juifs se bâtissaient com-
1. Naliinn, m, li.
?.. II Samuel, \ii, :51. — Cf. Revue biblique, 1898, p. 253, 258.
3. Edersheim, •.t2.
4. Joli. IV. 1',): \iii, 12. — fUihl, Lu Société Israël ilc. 113.
LES ARTISANS VOULl S PAU LA CULTURE. 17
munément avec des pierres assemblées au mortier et recou-
vertes d'un crépissage '. Aussi quand, à propos de la Tour de
Babel, la Genèse parle de constructions en briques et au bitume,
elle prend soin d'observer que, dans le pays de Sennaar, la
brique remplace la pierre et le bitume, le mortier-. C'est une
claire allusion aux matériaux les plus communs de la bâtisse,
chez les Israélites.
L'emploi fréquent de ces matériaux, l'usage aussi du mortier,
du crépissage , des ravalements , du polissage ^ fournissait du
travail à la classe des maçons, les o'ikodomountées de l'Évan-
gile. Jésus les représente au chantier : ils choisissent les pier-
res, et notamment la pierre d'angle, où les poussées de deux
murailles convergeront en équilibre. C'est d'ailleurs un tableau
que Jésus emprunte à ses réminiscences des Psaumes : encore
un signe de travail populaire et de métier traditionnel '.
Une parabole nous montre aussi un riche cultivateur embar-
rassé de ses récoltes surabondantes : « J'abattrai mes greniers,
se dit-il, et j'en édifierai de plus vastes ». Évidemment ce
riche sous-entend là une main-d'œuvre professionnelle ; et même
sa réflexion accuse une raison d'être nouvelle pour les travaux
des maçons : les bâtiments d'exploitation. C'est toujours une
raison voulue par la culture ■\
Les bâtiments d'exploitation ne consistaient pas seulement en
granges, étables ou celliers attenant à l'habitation. La Bible
nous signale encore deux espèces de tours. D'abord, les tours
des vignes, où sans doute se remisaient d«^s outils, des vêtements
de travail, quelques provisions même pour les gardiens et les
ouvriers, avec un coin pour la sieste. Dans un j)ays accidenté
comme la Palestine, les transports et les itinéraires se compli-
quent, du village à la vigne : on se représente volontiers l'usage
1. Lévilique, xiv, 40, 42, 45. — Cf. Ecclcsiastique, \\ii, 15.
2. Genèse, xi, 3.
3. Ecclésiastique, xxii, 15.
4. Matthieu, \xi, 42; Marc, \n, 10; Luc, xx, 17; Psaume CXYIII, 22 iVul-
gâte, cxvii).
5. Luc, XII, 18.
2
18 l'industrie et les artisans juifs.
des tours, un peu comme celui des cabanons provençaux, dis-
séminées sur les collines, par étages de terrasses.
Il y avait de plus, en Palestine , les tours des pâturages qui
abritaient les bergers, durant les longues saisons des parcours
au Désert. Le roi Osias, grand amateur d'agriculture, d'après
le Livre des Chroniques ^ « bâtit des tours dans le Désert, et il
creusa beaucoup de citernes, parce qu'il avait là de nombreux
troupeaux ». Il couvrit également la Séphéla, le Carmel et les
monts de Juda, de ces postes disséminés, où s'abritaient aussi
des vignerons et des laboureurs i. On le voit par ce dernier
trait : les travaux de la maçonnerie se multiplièrent à raison
même que la culture et l'élevage devenaient plus intenses.
Le charpentier. — A côté du maçon, le charpentier interve-
nait souvent. D'après la loi, déjà citée, du Lévitique, le bois
s'adjoignait à la pierre dans le gros œuvre des maisons ^. La
Mischna nous apprend qu'on employait des poutres, afin de
soutenir les terrasses qui servaient de toit : une sorte de bâ-
tonnage les revêtait et les consolidait 3. Des piliers de bois éga-
lement contribuaient à la solidité de l'édifice entier, comme
l'indique Jésus Ben Sirach : « Un assemblage de charpente, bien
lié dans une bâtisse, ne sera pas disjoint par tremblement de
terre ». Il était bon, en effet, que la charpente fit cage en quel-
que sorte, pour résister aux secousses du sol* ; cela suppose donc
une armature semblable à celle que Salomon établissait en
grand pour son fameux palais, « la Maison de Bois-Liban »,
gros œuvre et fondations en pierres de taille, avec un appareil
de piliers et de poutres eu cèdre. Supprimons le luxe du cèdre
et des pierres taillées, nous retrouvons le type de la maison
israélite, bâtie avec les matériaux que fournit la contrée.
1. II Chroniques, wvi, 10; Matthieu, xxii, 33; Marc, \ii, 1.
2. Lévitique, xiv, 45.
3. Mischna, Baba-Mécia, x, 2; Bariich, vi, 8.
■'i. Ecclésiastique, \\n, 14, I; Rois, vu, 1, 12.
Les secousses fréquentes du sol palestinien attestent la nature instable relati-
vement que lui donnèrent les facteurs volcaniques de sa formation (M. Vincent.
Canaan, p. 370).
Li:S ARTISANS VOULUS PAH LA CULTUHi:. It)
Assurément, le pays à Fouost du Jourdain n'offrait pas de
grandes forêts ; mais il ne présentait pas non plus l'aspect de
déboisement qu'il conserve aujourd'hui. Des bou(juets de syco-
mores, assez communs, donnaient un bois de charpente inat-
taquable aux vers, et bon marché. Sans doute encore, les
chênaies de Basan, les magnihques futaies de Galaad, à l'est
du Jourdain, offraient aussi de copieux matériaux'.
C'est pourquoi le charpentier devenait un type de la rue : les
cas de conscience des Rabbins le mettent en scène indirecte-
ment , lorsqu'ils discutent le heurt de l'homme portant une
poutre et de l'homme portant une cruche 2. C'est à un choc du
même genre que Jésus pense très probablement, dans son re-
proche à l'hypocrite : « Comment peux-tu dire à ton frère de
te laisser ôter la paille de son œil : il y a une poutre dans le
tien^ î » Une telle métaphore suppose le va-et-vient fréquent
des charpentiers, le périlleux transport de leurs ouvrages, dans
les petites rues encombrées; de là, ce très spirituel avis au Pha-
risien : il ne voit pas s'approcher la poutre qui l'éborgne, une
paille l'absorbant.
Le paysan réclamait encore certains travaux ^ aineuhleinent ,
que fournissaient d'ailleurs les forgerons et les charpentiers.
En tant que menuisier, le charpentier fabriquait des coffres,
tenant lieu d'armoires, comme de nos jours encore en Pales-
tine. Ils livraient également des huches, des pétrins, des bois-
seaux. En tant que serrurier, le forgeron confectionnait des
verrous et des clés '.
Le potier. — Pour conserver les vins, les huiles, l'eau pota-
ble, on employait des cruches et des jarres d'argile. Le jardinage
et les semis utilisaient les pots à fleurs ■'. A proportion de ces tra-
vaux et de ces approvisionnements, le potier produisait beaucoup.
C'est un trait que la Bible accuse : « Assis à son ouvrage, mou-
1. Buhl, La Société Israélite, 112, 113.
2. Baba-Qûma, m. 5, 6.
3. Matthieu, vu, 4: Luc, vi, 42.
4. Baba-Qâma, ix. 4; Baba-Mecia^ viii, 7.
5. Schebiith, v, 7.
20 l'industrie et les artisans juifs.
vant son tour avec ses pieds, constamment il est soucieux de son
travail , tous ses efforts tendent à fournir un certain nombre
de vases ». Il n'oublie pas les précautions que réclament le bon
aspect et la solidité de ses poteries, car aussitôt la Bible ajoute :
(( Il met tout son cœur à parfaire le vernis et un soin vigilant
à nettoyer son four ^ «. Mais le fini artistique l'occupe moins
que la quantité : aussi encombre-t-il de ses produits la cour de
sa maison et même de ses voisins ~.
Ce sont, en somme, des poteries fort simples, sinon même
grossières, que fabriquent surtout les Juifs. Une comparaison de
.lérémie nous atteste leur mince valeur. Il s'agit des puissants
et des riches, que la prise de Jérusalem a ruinés et rendu
captifs : « Les nobles de Sion, estimés au poids de l'or fin, com-
ment furent-ils comptés pour des vases de terre, ouvrage du
potier 3! »
Cette dernière expression donnerait même à supposer que le
potier faisait mince figure dans l'estime des Israélites ; et cepen-
dant Jésus Ben Sirach l'énumère à côté du laboureur, du for-
geron et même du graveur de cachets, parmi les hommes
« intelligents dans leur métier » et qui « de leurs mains atten-
dent tout^* ». On ne l'admirait pas comme un artiste, l'homme
({ui tournait des cruches et des jarres, mais on reconnaissait
très sérieusement l'utilité de ses produits.
De plus, une certaine auréole de symbolisme religieux hono-
rait ses travaux. Dans aucun autre métier, peut-être, la souve-
raineté de l'artisan sur la matière ne s'accuse au même degré
(jue dans la céramique : au lieu que le marbre et le fer sont
durs, l'argile est molle, plastique, elle se laisse pulvériser,
fouler, mouiller, pétrir, modeler sans résistance, pour tout
usage qui plaît. De là, cette image de la Genèse, dans le récit
de la création : « Et lahvé-Elohim façonna l'homme du limon
de la terre '^ ». De ce modelage divin, Isaïe s'autorise pour en
1. Ecclésiaslique, xxwin, 29 et 30.
2. Baba-Qûina, v, 2.
3. Lamentations, iv, 2.
4. Ecclésiastique, xxxix, 25 et 32.
5. Gencsc, ii, 7.
LES ARTISANS VOULUS PAR LA CULTURE. 21
appeler au cœur de Dieu dans une touchante supplication : « Et
maintenant, lahvé, tu es notre père, nous sommes l'argile, tu
es celui qui nous forma; nous sommes tous l'ouvrage de ta
main : ne l'irrite pas à l'extrême, ô lahvé' ».
Une autre fois, c'est l'incrédulité des Juifs envers la Provi-
dence, que le prophète dénonce encore avec l'image du potier :
(( Malheur à qui conteste avec Celui qui l'a formé ! Vase parmi
des vases de terre ! L'argile dira-t-elle à l'ouvrier qui la façonne :
« Que fais-tu? » ; ton œuvre dira-t-elle de toi : « Il n'a pas de
mains - », De même, si le royaume de Juda recherche l'alliance
égyptienne que les prophètes combattent, lun d'eux va dire
encore : « Malheur à ceux qui dissimulent profondément leurs
desseins aux regards de lalivé, et dont l'œuvre s'accomplit
dans les ténèbres, et qui disent : « Qui nous voit et qui nous
connaît ». Quelle folie! Le potier sera-t-il donc estimé pour de
l'argile, que l'œuvre puisse dire de l'ouvrier : « Il ne m'a point
faite » ; et le vase de terre : « Il n'y entend rien ' ».
Dans la logique de sa pensée et de son image, le prophète
aperçoit les incrédules et les rebelles, brisés par Dieu « comme
se brise un vase d'argile que l'on fracasse impitoyablement; un
vase dans les débris duquel on ne trouverait pas un morceau
pour prendre du feu au brasier ou puiser de l'eau à la ci-
terne * » .
Dans le « second Isaïe », l'image revient, mais comme trans-
figurée par l'espérance du relèvement national, après le châti-
ment : « Il marche sur les satrapes comme sur de la boue,
comme le potier qui foule de l'argile^ ».
On le voit, c'est l'épopée divine, la Création, la Providence
particulière d'Israël, dont le dogme et la morale s'incarnent
dans le symbolisme de la poterie, métier vulgaire, où le regard
des prophètes sut observer un trait de naturelle grandeur.
Une belle page de Jérémie rend sur le vif les suggestions de
1. Isaie, L\iv. 7.
2. Isate, xLv, 9.
3. Isaie, XXIX, 15 et 16.
4. Isaïe, XXX, 14.
5. Isaie, xu, 25.
22 l'industrie et les artisans juifs.
l'atelier du potier, à ces Voyants qui découvraient les reflels et
les images de lahvé, jusque dans les plus humbles des métiers.
Lisons-la tout entière, cette page, car elle rend sensible au plus
haut degré l'intime communion du prophète et de l'observa-
teur avec les ouvriers de sa nation : « La parole fut adressée
à Jérémie, de la part de lahvé, disant : « Lève-toi et descends à
la maison du potier, et là, je te ferai entendre ma parole ». Je
descendis à la maison du potier, et il faisait son ouvrage sur
des roues. Et le vase qu'il faisait manqua, ce qui arrive à l'ar-
gile dans la main du potier; et il refit un autre vase, comme
il plut au potier de le faire ». Jérémie observe là un nouveau
trait du métier : le défaut de cette matière molle qu'est l'argile ;
elle ne résiste pas, comme le fer,» mais elle gauchit parfois, se
dérobe et vient mal; à ce spectacle de trahison, l'inspiration
saisit le prophète : « Et la parole de lahvé me fut adressée en
ces termes : « Est-ce que je ne puis vous traiter comme a fait
ce potier, vous, maison d'Israël? Ce que l'argile est dans la main
du potier, vous l'êtes dans ma main, vous, maison d'Israël i ».
Est-ce dans la Bible, est-ce dans l'atelier, n'est-ce pas dans
l'un et dans l'autre encore, que saint Paul a retrouvé la même
image? Cette fois, elle symbolise l'angoissant mystère de la
nation juive abandonnée de Dieu, aveuglée, endurcie, incrédule,
et des païens appelés au salut, remplis de bonne volonté, ho-
norés de la grâce. On le voit, la métaphore du potier possède
une belle histoire dans le développement du dogme de la Pro-
vidence : elle commence au royaume de Juda et au pays de la
Bible, pour exprimer d'abord le dogme juif ; puis elle s'épanouit
dans l'Église naissante, et dans l'âme de saint Paul, exprimant
le dogme chrétien à l'Église même de Home-. C'est un exemple
suggestif de ce que peut la simple observation d'un fait social
tout commun — le travail d'un métier — , pour apporter à la
Révélation elle-même ou à la Prophétie, les éléments humains,
populaires, persuasifs de son langage le plus profond. Sous ce
rapport — et ce n'est pas le seul, — l'observation sociale est,
1. Jérémie, xxiii, 1, 6.
2. Romains, ix, )9, 2i. — Cf. Ecclésiastique, xxmii, 7, 15.
Lr:S ARTISANS VOULUS PAR LA CULTURE. 23
pour sa part, aux sources de renseignement religieux efficace-
ment pratiquée ' .
Revenons-en, pour finir, aux artisans que réclamait la culture
des Juifs.
C'étaient des ouvriers de l'ameublement, comme le potier, le
serrurier et le menuisier; des ouvriers de l'iiabitation, comme
le maçon, le bri(|uetier, le carrier, le charpentier; des ouvriers
de Foutillage, comme le forgeron. Cette demi-douzaine de mé-
tiers semble épuiser la liste des fabrications (jue le paysan juif
en général demandait à des spécialistes. Peut-être y ajouterait-
on des tonneliers : ils fournissaient les cuves où quelquefois se
pressaient les olives, et des tonneaux pour le vinaigre et les
salaisons 2, Tandis que, d'une part, les industries ménagères
suppléaient les ouvriers de l'alimentation et du vêtement;
d'autre part, la culture, l'art pastoral et l'habitation dévelop-
paient une véritable classe d'artisans.
C'est un commencement de complication sociale, dont nous
allons tacher de mesurer l'étendue et l'action.
l. On appliquerait volontiers à Irnseigneinent religieux et à l'action sur les âmes
ce que Fontenelie écrivait de Vaiiban, à propos de son administration : « Il s'infor-
mait avec soin de la valeur des terres, de ce quelles rapportaient, de la manière de
les culiiver, des facultés des paysans, de ce ([ui faisait leur nourriture ordinaire, de
ce que pouvait valoir en un jour le travail de leurs mains : détails méprisables et ab-
jects en apparence, mais qui appartiennent cependant au grand art du gouvernement »
(Fontenelie, i7o(/e de Vauban, c\lé par Le Play, Les Ouvriers européens, épigraphe
du sommaire général). N'est-ce pas d'ailleurs la manière de Jésus-Christ et des
Prophètes : une vaste information, et très précise, minutieuse même au point de
vue des travaux et métiers de toute sorte, pour illustrer et faire entendre un ensei-
gnement religieux qui assimile toutes les analogies de la vie sociale ambiante aux
manifestations de sa vie divine intérieure. 11 y a là mieux qu'une théorie conven-
tionnelle du style et du jiarler religieux; une pratique dune souveraine autorite.
Jésus et les Prophètes n'ont pas la langue d'école des Ilabbins, mais le [>arler de la
vie courante, choisi et surélevé par les choses qu'il exprime. Ils le doivent d'ailleurs
à 1 expérience et à l'intuition, plus qu'à l'étude; car ils ont tant vécu de la vie hu-
maine d'Israël!
'2. Schebiith, viii, 6; ix, 5; Baba-Qâma, iii. 1.
III
LE DÉVELOPPEMENT DES VILLES PAR LE
CONCOURS DES ARTISANS
OÙ vécurent les premiers artisans? Les documents historiques
ne nous le racontent pas. mais c'est un fait bien connu et d'une
facile observation, (|ue, dans chaque village un peu considé-
rable où règne quelque bien-être, un forgeron, un maçon, un
charpentier s'emploient de temps en temps. Pour une part, du
moins, leurs métiers respectifs les nourrissent chacun, puis-
qu'aussi bien une clientèle villageoise ne s'étend guère et ne
commande pas de grands travaux. Aussi, l'artisan de village
possède en général quelques parcelles de terrain, et les cultive
à ses temps de morte-saison.
C'est ce qui se voit de nos jours en Palestine : les travaux de
bâtisse, de charpente et de forge s'exécutent plutôt l'été; mais
dès les premières pluies, la truelle, le rabot ou l'enclume se
remisent; le paysan réapparaît. Doublé d'un artisan, il réalise
le type du bordier, dont le propre est de demander à la culture
une partie seulement de ses moyens d'existence. A cause de cette
combinaison, les artisans palestiniens dans les villages forment
une classe industrielle incomplètement dégagée de son milieu
natif. Mais pouvons-nous conclure de ce type arabe contemporain
au type juif d'autrefois?
Il est certain, d'abord, que le fellah ou paysan arabe réclame
déjà quelques artisans, bien qu'il vive moins au large, moins
LE DÉVELOPPEMENT DES VILLES PAR LE CONCOURS DES ARTISANS. 25
absorbé par sa culture que le paysan juif; à plus forte rai-
son celui-ci devait-il manquer de loisir pour des travaux de
fabrication et ne pas manquer d argent pour employer des
ouvriers. C'est une supposition, que l'analogie des moyens
d'existence nous rend assez probable.
Assurément, aux époques primitives, nombre de paysans
durent aussi confectionner eux-mêmes leur maçonnerie ou leur
charpente, comme cela se voit encore chez les Serbes et les
Bulgares. En Palestine, au temps des Juifs, il est probable aussi
que cette industrie primitive dut se prolonger longtemps, sinon
même toujours, dans les villages reculés : d'après le Livre des
Rois, les disciples d'Élie abattaient des arbres et se taillaient des
poutres eux-mêmes, dans les fourrés du Jourdain, pour se
construire des habitations'. La classe des artisans de village se
trouvait donc restreinte par certaines pratiques d'industrie fa-
miliale; c'étaient surtout les paysans riches, plus désireux d'un
certain confort, qui devaient recourir à des professionnels.
Aussi le village ne suffisait ni au gagne-pain ni au talent de
ces derniers. Ne devaient-ils pas recourir à une émigration, pour
les uns temporaire et pour d'autres définitive, afin de s'assurer
la clientèle? Ne devaient-ils pas en particulier affluer vers cer-
tains centres plus importants? C'est ce que nous allons voir en
observant les conditions du travail dans ces nouveaux milieux.
Les bourgades. — L'Évangile de saint Marc signale en Galilée,
aux environs de Capharnaûm, des villages- villes, Kômopoleis ~ \
il s'agit là expressément de grosses bourgades semi-rurales
par les moyens d'existence provenant de la culture, semi-ur-
baines par l'accroissement de la population, sa richesse et le
développement d'une sorte de bourgeoisie.
La Galilée, d'après Josèphe, renfermait un grand nombre
de ces bourgs. Accepterons-nous cependant, toujours d'après
Josèphe, que le moindre d'entre eux renfermât plus de quinze
mille habitants ? Les critiques se méfient de ces chiffres qui ne
1. II Rois, VI. 1. 5.
2. Marc, I, 38. — Grimm, Claris X. T. philologica, y" Kw[xôreo).t;.
26 l'industrie et les artisans juifs.
reposent sur aucune base précise de recensement : ce sont des
chiffres oratoires, dont l'historien des Juifs s'éblouit volontiers
lorsqu'il parle au juge, d'après son cœur de patriote et d'apolo-
giste'. iMais l'exagération n'en suppose pas moins l'incontestable
multiplicité des gros villages à demi-citadins ; ils prospéraient
naturellement dans un pays de riches cultures, où le commerce
développait des fortunes et une classe bourgeoise, jouissant de
loisirs.
On se précise l'aspect de ces villages citadinisés, grâce à des
traits épars dans la Mischna, qui les nomme des villes et, en
même temps, les montre renfermant une classe de cultivateurs.
Mais, tandis que, dans les villages proprement dits, les bâti-
ments d'exploitation avoisinent le foyer ou font corps avec lui,
dans les Kômopoleïs, ces granges où le blé se vanne à la pelle,
doivent se reculer à cinquante coudées au moins de l'agglomé-
ration. Même distance d'exil pour tous les arbres non fruitiers,
et, pour les autres, comme le sycomore ou le caroubier, vingt-
cinq coudées seulement. Au dedans de ces limites, les arbres
plus anciens que la ville sont abattus, et les propriétaires in-
demnisés ; ceux qui se planteraient ensuite, abattus sans indem-
nité-. C'est l'expulsion des vergers comme des taillis, au delà
d'une zone dégagée, qui entoure la localité ; à ces mesures de
police, on reconnaît une population anciennement agricole et
qui le demeure en partie. Mais les nécessités de l'agglomération
plus dense relèguent au loin les arbres et les granges. Le
paysan recule et le bourgeois se met à l'aise.
Le rôle «fs marchés. — D'où provenait cette rétrogradation
du paysan et cette apparition envahissante du bourgeois? Du
paysan lui-même ; car il vendait souvent des céréales, des
figues, du vin nouveau ou du vin vieux, des semences pour
les jardins et les champs, de l'huile et du bétail'^ Ce commerce
1. Slapfer, 43. — Auclerc.
2. Baba-Bathra, ii, 7, 8.
:i. Bab-Mecid, iv, 7; v, 1. — Eaba-lkillira. vi. 1, 2. — Luc, \vi, 6, 7. — Baba-
Qûma, \, 9.
LE DÉVELOPPEMENT DES VILLES PAR LE CONCOURS DES ARTISANS. 27
de produits agricoles et de produits pastoraux ne devait pas
naitre sur les exploitations cantonnées dans le type du domaine
plein, où l'on se suffisait tout juste; mais là où un produit quel-
conque se trouvait en excès, d'autres manquaient proportion-
nellement. La poussée de la vente et l'appel des achats déter-
minaient ainsi des mouvements commerciaux, habituels et
intenses, dans certaines régions : Juda vendait ses vins et son
bétail, pour acheter du blé; Jéricho et le pays de Génésareth
vendaient leurs dattes, leurs fruits variés; la Séphala vendait
ses blés, son huile ; la Galilée possédait aussi de beaux mar-
chés de céréales.
Conséquemment, grâce à ces opérations, l'argent s'accumulait
chez des paysans. Au lieu de la richesse en nature — la seule
possible dans le régime de la culture uniquement vivrière, — la
richesse mobilière se constituait, comme l'effet immédiat de la
culture commercialisée. Les paysans complétaient ainsi leur
puissance de travail et de production par celle du gain et de
l'achat. Aussi, chaque maison s'approvisionnait plus copieuse-
ment, et l'urgence d'éraigrerse relâchait de sa rigueur. Tandis
que la culture simplement vivrière proportionne la population
aux facultés nutritives de ses produits, la culture commercialisée
procure des ressources, des approvisionnements, qui facilitent
l'agglomération sur place d'une population beaucoup plus
dense.
Voilà pourquoi, sans doute, les Komopoleïs de saint Marc
sont indiquées dans une région de la Galilée, fertile, riche et
peuplée entre toutes ; voilà pourquoi aussi, les centres impor-
tants de la Judée se développèrent vers le sommet des vallées,
le long des chemins faitiers où paysans et bergers affluaient pour
vendre leur bétail et leurs denrées. Des hommes s'installaient
à ces endroits de rendez-vous, centralisant eux-mêmes, entre
leurs mains, l'achat aux producteurs et la vente aux consomma-
teurs. Tel était le Sitônès, acheteur de blé en gros et revendeur
au détail '. Ce n'était plus un paysan, même à demi, mais un
1. Demai, ii, i; v. 6. — Babo-Batfira, v, 12.
28 l'industrie et les artisans jlifs.
marchand et un pur bourgeois; il activait encore l'évolution
citadine que le paysan riche et faisant du commerce avait déjà
commencée.
Nous connaissons maintenant les deux facteurs essentiels de
la clientèle des artisans dans les bourgades urbanisées : le
paysan demi-bourgeois et le marchand purement bourgeois.
Voyez le père de l'enfant prodigue : c'est un rural, son fils aine
va aux champs, il engraisse des veaux; mais en même temps il
jouit d'un bien-être bourgeois où la main-d'œuvre des artisans
est requise. Dans les coffres de son vestiaire, il accumule des
robes longues de cérémonie, des chaussures lacées; il place un
anneau d'or au doigt de son enfant retrouvé K Tout cela, l'orfè-
vrerie, la chaussure, le vêtement suppose de l'argent pour
l'acheter — et donc le commerce des produits agricoles — ; tout
cela réclame aussi des spécialistes qui le fabriquent.
Il est tout naturel de supposer que les goûts de l'habitation
ne demeuraient pas moins raffinés que ceux du mobilier. Et
aussi bien, la Mischna parle couramment de maisons à étages,
de cours intérieures, de fenêtres de style, tyriennes ou égyp-
tiennes; on croira donc aisément que des maçons, des charpen-
tiers-menuisiers, des forgerons-serruriers s'installaient volontiers
dans les bourgades considérables.
Les artisans purs s'agglomèrent dans les bourgades. — Il
est probable aussi que les paysans devaient leur apporter cer-
taines commandes. Chaque village devenu bourg était lui-même
le centre de « hameaux suburbains », comme dit le Talmud, La
Bible elle-même renferme très souvent cette expression signifi-
cative : <( Telle ville et ses villages » : dans le Livre de Josiié et
dans celui des Macchabées, elle se retrouve identiquement. Ne
se baserait-elle pas d'abord sur les relations économiques du
village approvisionneur avec la ville acheteuse? on est porté à
le croire, et voici pourquoi : les villes juives se distinguaient des
villages par le marché bi-hebdomadaire, tenu chaque lundi et
1. Lnc, XV.
LE DÉVELOPPEMENT DES VILLES PAR LE CONCOURS DES ARTISANS. 29
chaque jeudi, jours d'arrivée des paysans. Le concours même
de ces derniers était si général, si régulier, que le lundi et le
jeudi encore, la synagogue s'ouvrait pour des offices particu-
liers aux gens de la campagne, le sanhédrin local tenait au-
dience, pour les affaires civiles et correctionnelles. Ainsi, grâce
au commerce des produits ruraux, les services publics de la
justice et du culte se centralisaient dans les villes, à la disposi-
tion des paysans'.
Par l'influence périodique de ces derniers, une excellente
occasion d'affaires se présentait aux artisans des bourgs : au
lieu de la clientèle intermittente et rare qui se faisait désirer de
leurs confrères villageois, ils pouvaient se former une clientèle
plus étendue, plus fréquente, à proportion du nombre de vil-
lages qui fournissaient le marché. 11 est à croire que l'évidence
de ces avantages déterminait bien des ouvriers à s'établir en
ville : la clientèle villageoise y affluait d'une part, et d'autre
part la clientèle bourgeoise y était assurée. Parallèlement au
commerce, l'industrie devait tendre ainsi à se centraliser dans
les bourgs.
Le bourgeois et le paysan concouraient donc simultanément
à occuper l'artisan d'une manière plus exclusive. Tandis que,
dans son village, celui-ci demeurait à moitié paysan, à la ville,
il s'absorbait plus entièrement dans son métier et y trouvait des
moyens d'existence de plus en plus complets. Il quittait donc
la culture, à proportion que sa double clientèle rémunérait ses
journées. C'était le commencement d'une classe industrielle ab-
solument vouée à la fabrication; c'était aussi un vigoureux coup
de main à la transformation d'un gros village en une petite
ville.
Village transformé, tel fut, assez probablement, le caractère
de Nazareth où Jésus travailla dans l'atelier de Joseph. Matthieu
et Luc appellent Nazareth « une ville' "; mais cependant,
parmi tant de cités dont le nom. les industries, l'importance
1. Megilla. i, 2, 3; m, 6 : iv. 1. — N'edarim, a, 5. — Edersheini, La Société juive,
p. 109.
2. Mallhieu, ii, 23; LxiC, i, 'î6.
30 l'industrie et les artisans juifs.
obtiennent mention chez Josèphe et dans les Talmiids, Nazareth
ne figure pas. Elle occupait d'ailleurs une position retirée, à
l'écart des grandes voies de la plaine de Jizréel ; mais en revanche
son territoire abondait en ressources agricoles, comme toute
cette région de la Galilée. Nazareth possédait une synagogue ^
Ce privilège la classe parmi les villes, également pourvues d'un
marché et d'un tribunal. Des paysans devaient y affluer chaque
semaine, et des bourgeois, s'y enrichir; mais elle gardait sans
doute aussi le caractère demi-rural d'un gros village qui se
citadinise.
On suppose donc aisément que Joseph trouvait de l'ouvrage
parmi les bourgeois ou demi-bourgeois de Nazareth, et encore
chez les paysans qui fréquentaient le marché. Les commandes
s'imaginent, conformément aux travaux connus du menuisier-
charpentier chez les Juifs : des poutres à équarrir pour le sou-
tien des terrasses qui couronnaient les maisons; des jougs, des
flèches d'attelage, des manches de charrue et d'aiguillon pour les
cultivateurs; des lits, des coffres, des huches, des pétrins pour
les ménagères, des coffrets garde-notes pour les scribes, les
commerçants, les rabbins. Ce sont là, en effet, les ouvrages di-
vers que la Mischna nous atteste exécutés par les charpentiers :
sur ces données d'observation, il est permis d'esquisser le tra-
vail du charpentier Joseph, du charpentier Jésus 2.
Socialement Jésus appartenait ainsi à la classe des artisans
dans une petite ville, à demi-rurale encore. Ne voit-on pas, dans
ses paraboles, que le maniement quotidien du rabot ou de la
hache ne lui ôtèrent jamais le contact avec les choses de la cul-
ture, la sympathique et profonde compréhension du vigneron,
du journalier, du berger, et leur amour pour leurs brebis, leurs
vignes, leurs salaires bien gagnés. Uniquement artisan peut-être,
et sans un pouce de champ à labourer pour son compte, Jésus
demeure, aussi bien par l'âme et la parole, en communion avec
les paysans qui figurèrent dans sa clientèle.
1. Matthieu, xiii, 5:5; Marc, 1. :^; Luc, i\. If!.
2. Baba-Qâma, ix, 4; \. 11. — lUtba-HIccia, \, 2; M(ttthiev,\iu, 5.j. —Marc,
VI. 3.
LE DÉVELOPPEMENT DES VILLES PAR LE CONCOURS DES ARTISANS. 31
Les villes industrielles. — Dans certaines villes plus consi-
dérables, au contraire, le type de l'artisan pur s'accentuait en-
core. La classe elle-même devenait tellement nombreuse qu'un
nouveau type de rilles en résultait. Nous constatons chez les
Juifs plusieurs exemples de ce genre.
A Séphoris, d'après le Tabnud de Jérusalem^ tout le monde
était tisserand; chaque maison possédait un métier à tisser^.
Cette mention de Séphoris nous transporte à une dizaine de ki-
lomètres au nord-ouest de Nazareth. Nous sommes au centre de
la Galilée. De nombreux villages entourent la ville, dit Josèphe :
c'est le signe que la terre est fertile, et la culture, productive-.
Tout ce que les paysans ne consomment ni ne réservent chez
eux, le marché de Séphoris le centralise et l'exporte. Selon le
Talmud encore, ce marché rivalise avec celui de Tibériade : il a
ses mesures, ses cours, ses usages particuliers''. La culture
prospère des céréales produit là son effet ordinaire d'agglomérer
la population et d'activer le commerce; et, pour ce double
motif, une certaine industrie se développe à Séphoris.
Mais pourquoi l'industrie du tissage? Et pourquoi se déve-
loppe-t-elle, non plus comme une simple pourvoyeuse de la
consommation locale, mais en vue de l'exportation? Car si tout
le monde est tisserand, la production textile dépasse évidem-
ment les seuls besoins de la ville. C'est que, sur le marché de
Séphoris, depuis longtemps, le lin voisine avec le blé : le lin,
nous le savons, abonde en Galilée, comme la laine en Judée. Son
usage fréquent détermina sans doute quelques familles plus en-
treprenantes à se spécialiser dans le tissage : les vêtements de
lin convenaient partout à la saison chaude et môme en toute
saison au territoire de Jéricho. Dans les cérémonies et dans les
sacrifices, les prêtres, les lévites paraissaient vêtus de lin. Une
industrie si bien pourvue de ses débouchés multipliait naturel-
lement son personnel, ses ateliers, ses magasins. On se repré-
sente ainsi le développement de Séphoris comme le résultat
d'une fabrication très achalandée, qui dépendait elle-même
1. Baba-Buthra,n, 3.
'}.. Baba-Mecia, \, 9. — Baha-Qama, ix. G.
32 l'industrie et les artisans juifs.
d'une importante culture de la région. Nous retrouvons ici un
type de ville industrielle, qui centralise l'élaboration de produits
régionaux.
Un mouvement analogue détermina la fortune de Tarichées,
au bord du lac de Génésareth; seulement au lieu de tisser du
lin, Tarichées préparait la mûries, une conserve de poissons
très appréciée dans toute la Palestine, et même chez les Grecs :
Strabon la cite avec éloge ^
Il fallait bien de surabondantes captures pour que la pêche
du lac ne se bornât pas à l'approvisionnement ordinaire des
pêcheurs ou des marchés riverains. Le rendement habituel dé-
passait môme de beaucoup les besoins de la consommation,
puisque l'industrie de la mûries donna son nom à la ville où
elle fonctionnait : Tarichées, en effet, veut dire en grec les Sa-
laisons. De même sans doute qu'à Séphoris chaque maison pos-
sédait son atelier de tissage; à Tarichées, mainte famille prépa-
rait la saumure et les tonnelets de conserves : une ville ne se
dénomme pas d'après un genre de travail particulier, s'il n'est
au moins la principale occupation des habitants. Tarichées
possédait cependant une certaine espèce d'arbres fruitiers
semblables aux pommiers et eux-mêmes renommés^. Cette fois,
néanmoins, l'industrie poissonnière prima sur la culture arbo-
rescente. Très renommée chez les gourmets, la Ville des Salai-
sons donnait parfois son nom au lac lui-même, nous dit Pline
l'Ancien '. C'était, on le pense bien, une cité cossue; elle s'agré-
mentait d'un hippodrome, ce qui indique aussi bien l'influence
des Grecs. Bâtie sur une colline, dans un site analogue à celui
de Tibériade, elle était protégée par des remparts et des tours :
une flottille s'abritait dans son port ^.
Tarichées et Séphoris représentent donc le type des villes in-
dustrielles qui se constituent ou se développent en un point
1. strabon, XVI, 2. — Schiirer, II, 58, 59. — Edersheim, 'i5.
2. Strabon, XVI, 45.
3. Hisl. nalur.,\, 72, ap. Heinach, 271.
4. Josèplie, III. — G. (les Juifs, \, 1. Cf. II, .\.\I, 3. Vie de Josèphe, 17, «4.
Schùrer, II, 58, 69.
LK DÉVELOPPEMENT DES VILLES PAR LE CONCOURS DES ARTISANS. .'}*î
donné par rélaboration do produits régionaux ; mais d'autres
fois les. artisans demeurent i'pars dans toute la région^.
Aucun centre ne les absorbe. C'est ce qui arriva pour les fabri-
ques de jarres et de cruches, dans la plaine de Saroii. Bien sou-
vent, ces populaires ustensiles reçoivent une mention dans la
Mischna ou le Talmud; mais nulle part ils n'apparaissent comme
le produit spécial d'une ville. Ce sont plutôt indistinctement les
produits de tout un pays, comme les dentelles des Vosges ou
les jouets de la Forêt-Noire.
Mais alors, pourquoi cette différence entre les conserves de
Tarichées qui développent une grande ville, et ces lal^riques
éparses des poteries de Saron.
Les historiens manquent de témoignages qui nous informent
là directement ; en revanche, une comparaison de l'une et l'autre
matière ouvrable nous expliquera peut-être l'opposition des
groupements qui les traitent. La matière poisson ne peut se net-
toyer ni se confire au lieu même de sa pêche; au contraire,
avec la brise du lac, la puissance des voiles ou des rames, la
légèreté des barques, elle gagne aisément la terre. Cette petite
nappe d'eau, longue tout au plus de 19 kilomètres, se traverse
bien vite : en peu d'heures, même de l'extrémité, le poisson
arrive à la fabrique. Mais, au retour du poisson, l'argile, si
lourde, si encombrante, se transporte malaisément; inutile d'a-
jouter la peine et les frais du transport aux labeurs de son ex-
traction. Elle se travaille sur place, là même où on l'extrait. De
nos jours encore, il est courant de voir les tuileries et les bri-
queteries se disséminer près du gisement particulier que cha-
1. A l'époque des rois, il y avait des fabriques de poteries estampillées à Hébron,
Ziph, Soccoh et Marésa. « Or, d'après le P. Vincent (p. 359-3ti0), les environs d'Hé-
bron et de Beit-Djebrin sont particulièrement riches en terre à mouler. Aujourd'hui
encore, la fabrication des grandes jarres, des gourdes et des plats de diverse nature
est, en ces deux endroits, une spécialité bien connue ; malgré l'installation de quelques
ateliers dans la ville, malgré les diflicultés du transport, c'est toujours l'article de
Beit-Djébrin et d'Hébron surtout, qui approvisionne le marché périodique de Jéru-
salem. Or, nous savons que Marésa, aujourd'hui en ruines, était située dans la région
deBeit-Djebrîn, sur le tertre de Sandahannah. Ziph et Soccoh sont dans la région de
Marésa et d'Hébron, »
34 l'industrie et les artlsans juifs.
cune d'elles exploite. Elles constituent ainsi des établissements
épars, au milieu de populations agricoles. C'est un cas tout
spécial de l'industrie céramique : la classe des artis.ans continue
là de voisiner avec les paysans; mais elle en demeure aussi
bien différente.
Parmi les Juifs, on trouvait donc certains foyers de vie indus-
trielle, essentiellement alimentés par des produits régionaux :
produits de la culture galiléenne à Séphoris; produits de la
pêche lacustre à Tarichées; produits de l'extraction dissé-
minée, dans la Plaine de Saron.
Pour se faire de ces industries une liste aussi complète que
j)ossible, il conviendrait d'y ajouter l'extraction du sel et du
soufre, en Judée, sur les confins de la mer Mortel Peut-être
aussi le grand marché de lainages, installé à Jérusalem, ne de-
mandait-il pas ses fins et beaux produits à la simple industrie
ménagère-. Mais, somme toute, localisées dans une ville ou épar-
ses dans une région, les industries des Juifs demeurent peu nom-
breuses. Elles ne semblent pas aptes à modifier l'ensemble du
pays. Ni le tisserand de Séphoris, ni le saumurier de Tarichées
n'exerceront d'influence pareille à celle de leurs illustres con-
frères modernes à Chicago, Lyon ou Lille.
1. Diodore de Sicile, II, 48, — Slrabon, XV1,42, 43.
2.Josèphe.
IV
LE DÉVELOPPEMENT DE LA CLASSE INDUSTRIELLE
PAR LES BESOINS DES VILLES
Nous venons d'observer l'influence des artisans juifs sur la
transformation de certains villages en bourgs; nous avons vu
également que ces ouvriers constituèrent quelquefois des villes
ou régions spécialement industrielles; mais nous ne pouvions
suivre les phases de cette action sans constater aussi que le bourg
ou la ville réagissait sur l'artisan. A mesure qu'il y trouvait de
l'ouvrage et son pain, il cessait d'exercer la culture accessoire,
nécessaire au village, pour compléter ses ressources. Voici déjà
un aspect de l'influence particulière des villes sur les artisans
juifs : elles les groupent dans une classe distincte, séparée défi-
nitivement de la classe agricole, entièrement occupée aux tra-
vaux de l'industrie.
Cette influence des villes alla plus loin encore. Il existait en
Palestine, à l'époque de Jésus, des villes et des grandes villes :
c'est une distinction qui se répète fréquemment dans la Mise/ma^ ;
c'étaient de grandes villes, que .Férusalem, Séphoris, Lydda, Jé-
richo, Engaddi, etc.-. Non seulement elles primaient les autres
par le chiffre plus élevé de leur population, mais encore par la
prospérité et les afiaires : ce que les moindres villes étaient aux
1. Megilla, i, 1 : ii, 3 ; Kellinubolh, xiii, 10; Kiddusc/iin, ii. 3 ; Ilaba-Mecia, iv, 6 ;
VIII, Q;Arachin. vi, 6.
2. Schiirer, II, 179, 181.
36 l'industrie et les artisans juifs.
bourgs et aux villages, ces villes de premier ordre l'étaient aux
autres. De là sans doute une très vieille expression biblique, éga-
lement usitée dans les Livres de Josué, des Nombres, des Chro-
niques, d'Ézéchiel, de Néhémie et des Macchabées. Les Juifs di-
saient telle ville et « ses filles », de même qu'ils disaient telle
ville et « ses villages » ; mais les « filles » d'une cité étaient des
villes aussi , des villes moins importantes, qui relevaient de
son influence économique ou administrative i. Dans ce milieu
plus riche et plus peuplé, on présume bien que les exigences de
bien-être s'accroissaient ; de là plus de métiers sans doute, et des
métiers plus raffinés.
D'ailleurs, nous possédons suffisamment de données histori-
ques pour reconnaître les exigences particulières des villes, et
le développement consécutif de la classe des artisans. Il serait
sans doute impossible. et fastidieux d'en vouloir établir une liste
complète : ni la Bible ni la Mischna ne renferment à cet égard
des statistiques professionnelles; occasionnellement, à propos de
cas juridiques ou d'événements publics, elles esquissent un type
ou l'autre de métier urbain. Nous ne laisserons se perdre autant
que possible aucun de ces précieux renseignements : ils nous
aideront à spécifier les genres d'industries que le milieu spécial
des villes, surtout des grandes villes, constituait parmi les Juifs.
C'est par des notations de ce genre, menus détails de grande por-
tée, que, d'une manière objective, l'existence des ouvriers à
Jéricho, Jérusalem ou Séphoris, redevient vivante sous nos yeux.
Fabrication des choses usuelles. — Les documents nous signa-
lent d'abord des industries de nécessité., à l'usage de tout le
inonde.
C'est ainsi que, bien anciennement, Jérémie connaissait à
Jérusalem une « rue des boulangers » ". La Mischna cite encore
des boulangers tenant magasin; certains d'entre eux fournis-
saient en gros des revendeurs au détail^. Voilà le cas d'une in-
l.Schùrer, 11, 180.
2. Jérémie, xxxxii, :<0.
3. Babu-Balhra, u, 3.— Demal, v, 1, 4.
L1-: DÉVELOPPEMENT DK LA CL.VSSi: INDUSTRIELLE. 37
dustrie de l'alimentation qui cesse d'être ménagère, comme elle
l'est à la campagne. Le paysan fabriquait son pain, de même
qu'il produisait son blé ; le citadin, qu'il soit marchand, artisan ou
rentier, ne vaque plus lui-même à ce travail ; ceux qui le pour-
raient à la rigueur préfèrent s'approvisionner à la boulangerie :
c'est une fatigue de moins. La classe particulière des revendeurs
au détail atteste une clientèle populaire, disséminée dans toute
la ville.
Peut-être bien les boulangers-fabricants gardèrent-ils l'usage,
en certains endroits, d'habiter la même rue : c'est une pratique
de l'Orient qui existe encore et que réalisaient aussi les chau-
dronniers et les marchands de lainages à Jérusalem. En revan-
che, les revendeurs tenant boutique semblent plutôt s'être dis-
séminés de quartier en quartier; et même, certaines ordonnances
rabbiniques sur l'érection des fours dans les maisons semblent
viser aussi bien des boulangers-fabricants'. Cette dissémination
s'explique par l'importance fondamentale du pain dans l'ali-
mentation du peuple juif; il fallait bien, dans les grandes
villes, une boulangerie à portée de chaque ménagère : quel cri
de joie, de nos jours encore, chez nous, lorsqu'un quartier
nouveau ou déshérité voit s'ouvrir dans son périmètre une bou-
tique de boulanger. Cette fabrication primordiale développait
ainsi chez les Juifs une catégorie nombreuse d'artisans.
Suffisamment occupé d'ailleurs au pétrissage et à la cuisson,
le boulanger Israélite recourait aux services du meunier pour la
préparation delà farine. C'était encore un nouveau métier exigé
par les villes; nous avons vu qu'au village, pour les besoins de
la famille, les femmes tournaient la meule. Néanmoins, la pro-
fession de meunier se répandait beaucoup, suffisamment acha-
landée par les commandes des boulangers : les Juifs, les Grecs
et les Samaritains s'y faisaient concurrence-. Deux ateliers dis-
tincts, deux groupes d'artisans, étroitement solidaires, se consti-
tuaient pour la fabrication du pain en ville.
1. Baba-Balhra, ii, 2 et 3.
2. Demai, II, 4: ne, 4.
38 l'industrie et les artisans JU1F5.
D'après les mêmes nécessités, les industries de la viande exi-
geaient Y éleveur et le bouclier, deux spécialistes, bien inutiles
au paysan juif; mais dont le bourgeois ou l'ouvrier urbain ne
peuvent se passer '. Moins nécessaire cependant, et plus coûteux
que le pain, la viande nous achemine à reconnaître une deuxième
catégorie d'artisans, particuliers encore aux villes, et bien con-
nus des Israélites.
Les industries du confortable. — Ce sont les ouvriers qu'on
peut appeler du bien-être et du confortable. Au village, les mé-
nagères confectionnaient elles-mêmes des tuniques, des ceintures,
des manteaux ; en ville apparaissent des cardeurs, des tisserands,
des tailleurs, des tanneurs et des cordonniers'^-. On emploie al-
ternativement des vêtements de couleur et des vêtements blancs;
de là des teinturiers et des blanchisseurs ; ces derniers sont ap-
pelés foulons^. Pour donner de l'éclat ou pour le redonner aux
habits, ils emploient la potasse et une espèce de saponaire; de
là cette comparaison de saint Marc, pour les vêtements de Jésus
transfiguré : « Sa tunique, son manteau resplendirent d'une
extrême blancheur, telle que foulon au monde ne saurait l'ob-
tenir''. »
Les blanchissages du foulon nous introduisent décidément au
milieu d'une clientèle aisée , qui aime la propreté et le dé-
corum .
Industries de luxe. — Cette clientèle fréquentait aussi les
établissements de bains, que le Talmud mentionne auprès des
synagogues, comme particuliers aux villes. A lire les détails
concernant leurs vasques, leurs étuves, leur lingerie, leur per-"
sonnel de chauffeurs, de masseurs et de servants, on reconnaît
les ])ains arabes d'aujourd'hui, ce qu'on appelle en Occident
1. Baba-Mecia, v,4.
2. Demni^i, 3, 4; Kilatm,\\, (î: Baba-Qûitia, x, W, Kilanii, i\, 7: Baba-Qâma,
X, 10.
3. Baba-Qûiud, ix, ô; \, 10; Baha-hnllira, ii, 3.
i. Marc, IX, '1.
Li: DÉVELOPPEMENT DE LA CLASSE INDUSTRIELLE. 39
les bains turcs'. Des piscines publiques s'ouvraient aussi, pour
les ébats de la foule moins raffinée-.
On se frictionnait d'huile au sortir du l)ain, chez les gens de
quelque tenue; cette onction assouplissait la peau desséchée,
brillantait la chevelure des femmes et la longue jjarbe des gens
graves. Comme le bain, c'était un de ces usages invétérés de
rOrient, que le climat y impose aux races les plus diverses.
Chez les Juifs en particulier, on regardait la privation du bain
et des frictions à l'huile comme un signe extraordinaire de
mortification : le trait est relevé par Hégésippe, un vieil auteur
palestinien, dans l'éloge de Jacques, dit le Juste, premier évêque
de Jérusalem : « .Jacques ne se faisait jamais oindre et s'abste-
nait des bains •• ». Aussi, quand le Psalmiste éuumère le pain,
le vin et l'huile comme les dons exquis de lahvé, il dit : « le vin
qui réjouit le cœur de l'homme, et l'huile qui brille sur son
visage * ».
C'était une huile odoriférante qui s'employait à cet usage de
toilette; car aussi Jîien les Juifs se délectaient à respirer des
parfums. La flore palestinienne en exhale de très variés que,
tour à tour, le soleil, la rosée, la ])rise condensent, dégagent et
répandent. Toute la campagne est embaumée dune gamme de
senteurs : les unes, légères et fines, comme celle du myrte en
fleurs; les autres, capiteuses, enveloppantes, comme l'arôme de
cette résine qui suinte et s'évapore de toutes les feuilles du cyrte.
Naturellement, les jardiniers s'emparaient de ces plantes; ils
en acclimataient aussi d'exotiques, pour l'usage des parfu-
meurs : - le nard, la cinnamome, la cannelle, avec les arbres
qui donnent l'encens* ». Le pays donc inspirait aux Juifs l'a-
mour et Viîidustrie des parfums : dans les Livres Sacrés eux-
mêmes, cet art et ce goût se trahissent par toutes sortes de
métaphores empruntées aux nuances d'un subtil odorat.
1 . Baba-Bathra., iv, 6. — yedarim, v, 3. — Cf. Baedeker. Palestine et Syrie, x\i\,
XXÏ.
i. Jean, t, 2; ix, 7. — Cf. Bain, D. B. V. I, 1387.
3. Hégésippe, cité par Eusèbe, Histoire ecclésiastique, II. ch. xxiii, 4.
4. Psaume CIV, 15 {Vulgate, cm). — Cf. Judith, xri. lo.
5. Cantique, iv, 14.
40 i/iNDUSTRiK j:t les artisans juifs.
Une clientèle aussi variée que nombreuse multipliait et occu-
pait les parfumeurs. Nous l'avons déjà vu, l'usage des parfums
devenait en quelque sorte obligatoire dans la tenue de toute
personne bien élevée. VEcclrsiaste les conseillait au même titre
que la propreté et le soin des habits : « Qu'en tout temps tes
vêtements soient blancs, et que l'huile parfumée ne manque pas
à ta tète ' ». Il est vrai que le Liiue de la Sagesse blâme les
sensuels « qui se couvrent de senteurs »; Amos et les Proverbes
stigmatisent également certaines excitations que les débauchés
et les buveurs demandaient aux parfums -. Mais, ces abus con-
damnés, les plus graves esprits subissent avec joie le charme
des odeurs : « L'huile et les aromates réjouissent le cœur », dit
le Livre des Proverbes^; et le Psalmiste se représente le Roi-
Messie avec des vêtements qui embaument la myrrhe, l'aloès et
la casse^.
Si les parfums se consommaient abondamment pour la toilette
personnelle, à plus forte raison se dépensaient-ils dans les rela-
tions de voisinage et d'hospitalité. A toute réception quelque
peu délicate, on versait des essences de prix sur la tête des in-
vités. Une femme entre à Béthanie chez Simon le Pharisien où
Jésus prend son repas, c Elle tenait un vase d'albâtre, plein d'un
parfum de nard d'épi, authentique, et, brisant le col du vase,
elle répandit le parfum sur la tête de Jésus '. » Plusieurs fois,
Jésus accepta cet hommage avec la même simplicité qu'il mit
toujours à partager le costume, les aliments, les usages de sa
nation, vivant comme tout le monde à l'extérieur, sans aucune
pose d'austérité. Il blâmait au contraire les Pharisiens de se né-
gliger et de s'exténuer pour que leur pénitence fût mieux re-
marquée, et il donnait ce fin conseil à ses disciples : « Pour toi,-
lorsque tu jeûnes, parfume-toi la tète et lave ton visage" >k
La clientèle des parfumeurs s'étendait même chez les morts :
1. Ecclèsiasle, ix, 8.
2. Sagesse, ii, 7; Amos, yi, 6; J'rovcrhes,\u, 17.
3. Proverbes, xxvni, '.».
4. J'saume XLV, 9 {Vulgate, xliv).
5. Marc, xiv, ;{, 5.
6. AJall/neu. xiv, 3, 5.
Li: liKVELOl'PKMr.XT Di: LA. CLASSE LNDLSTRIELLi:. il
les embaumer constituait un dernier signe d'iiooneur et d'affec-
tion de la part des vivants. Lorsque le roi Asa mourut, •' on le
coucha sur un lit que Ton avait rempli dodeurs et d'aromates,
préparés selon l'art du parfumeur, et l'on en fit brûler une
grande quantité' ». D'après le W Evangile, Nicodème acheta
cent livres de myrrhe et daloès. pour ensevelir Jésus. D'après
saint Marc, Marie Magdeleine, Marie mère de Jacques et Salomé
achetèrent des aromates aux mêmes intentions. La prodigalité
devint telle, dans cet usage funéraire des parfums, que des
rabbins protestèrent, car des familles s'y endettaient".
lahvé lui-même et sa maison grossissaient de leurs com-
mandes la clientèle des parfumeurs. A côté du bétail, des fruits,
des gerbes, du pain, du vin, de l'huile, le sacerdoce israélite
offrait chaque jour, matin et soir, des parfums qui se consu-
maient sur un autel distinct ; V Exode en donne la formule, qui
ne devait jamais servir à des usages profanes : réduire eu poudie
fine, à parts égales, de la résine, de l'onyx, du galbanum et de
l'encens ■. Une équipe spéciale de prêtres composait ce mélange ;
mais aussi bien, les parfumeurs ordinaires en pouvaient-ils
fournir les éléments ' .
Il n'y avait donc, en Israël, ni bonne tenue, ni réceptions, ni
fêtes, ni deuil, ni culte quotidien, sans usage de parfums : dans
toutes les assemblées, graves ou joyeuses, le parfumeur trouvait
l'emploi de son industrie. Aussi la Bible nomme son « art » avec
une certaine considération. C'était un art de menus soins, car
« un cadavre de mouche infecte l'huile du parfumeur » , dit
l'Ecclésiaste; et l'artiste savait, avec délicatesse, capter les plus
subtils arômes des plantes, les tenir purs et condensés, ou bien
les mélanger en harmoniques proportions. Kaffinés connaisseurs,
les Juifs appréciaient beaucoup les parfums composés; lorsque
Jésus Ben Sirach célèbre les vertus et les œuvres du saint roi
Josias, il ne trouve rien de mieux que cette comparaison : « La
1. Jean, xi\, 3», 40: Marc, xvi, 1.
2. Edersheim, La Société juive. 206. 207.
3. Exode, xxs, 34. 36.
4. I Chroniques, x. 30. — Edersheim, La Société juive, 2il.
■42 l'iNDL STRIE ET LES ARTISANS JUIFS.
mémoire de Josias est un parfum, composé des plus suaves
odeurs, préparé d'après l'art du parfumeur^ ».
La parfumerie constituait de la sorte, chez les Juifs, un mé-
tier artistique et un métier fort achalandé.
Dans le même ordre de travaux et de clientèle, on peut citer
également les industriels qui hahillaient les riches « de pourpre
et de byssus », comme dit la parabole de Lazare. Jésus parlait
aussi des courtisans et familiers des rois, vêtus « d'étoffes moel-
leuses », et l'Épitre de saint Jacques en signale de « resplen-
dissantes », par la couleur sans doute et la broderie-. Tout cela
suppose des tisséi^ands , des teinturiers et des tailleurs à l'usage
du grand monde.
V orfèvrerie prospérait également. Les hommes, les jeunes
gens de condition aisée portaient de ces anneaux d'or que le
père du Prodigue passait si joyeusement au doigt de son fils
retrouvé, et que les badauds des synagogues admiraient sur
la personne des membres importants de l'assemblée 3. Auprès de
l'orfèvre travaillait le tailleur de gemmes, le graveur de ca-
chets, dont la Bible nous donne ce joli crayon : « Il s'applique à
varier les figures; il met toute son âme à reproduire le dessin,
et un soin vigilant à parfaire son ouvrage' ». Sans doute aussi,
les dames n'avaient pas renoncé à cette profusion de bijoux que
dénonçait Isaïe : des anneaux, des soleils, des croissants, des
pendants d'oreille, des bracelets, des diadèmes, des chainettes
aux pieds, des boites à parfums, des amulettes, des bagues et
anneaux de nez-^. La mode continuée de ces parures se laisse
apercevoir dans une vision de FApocalypse johannine : Baby-
lone la Grande y apparaît sous les traits d'une femme « vêtue
de pourpre et d'écarlate, richement parée d'or, de gemmes et
de perles'^ ». Au siècle de Jésus comme à celui d'Isaïe, la clien-
tèle du joaillier ne le cédait pas à celle du parfumeur.
1. Ecclèsinsl(',\, l. — Ecclésiastique, xlix, l.
2. Luc,x\i, 19; Matthieu, xi, 8; Luc, vu, 25; Jacques, u, 2.
;{. Luc, XV, 2?.; Jacques, il, 2.
4. Ecclésiastique, xxxviti, 27.
5. Jsaie, m, 18, 23.
(î. Apocalijpse, xvii, i.
LE DÉVELOPPEMENT DE LA CLASSE INDISTRIELLE. i3
Citons enfin, pour être complets, deux industries achalandées
encore : les faux cheveux et les fausses dents'. Citons égale-
ment les peintres décorateurs (II Macch., n, 30j ; et les Cons-
tructions riches : le tombeau des Macchabées, à Modin, et le
Temple d'Hérode.
En somme, la multiplication des villes développa chez les
Juifs trois classes partielles de fabrications : des industries à
produits de luxe, des industries pour le bien-être moyen; des
industries pour les besoins populaires, communs aux pauvres
et aux riches. Nous ne saurions préciser les proportions nu-
mériques de ces diverses catégories : cest la difliculté com-
mune des études sociales, relativement au peuple juif. Les
recensements et statistiques des professions mancpient généra-
lement à ses annales. On doit se résigner à certaines ignorances,
qui deviendraient impardonnables dans la monographie d'une
société contemporaine.
Mais la vie et le type des nations ne tiennent pas tout en-
tiers dans ce qui se laisse chiffrer. Malgré l'absence de préci-
sion mathématique, ne serait-il pas quand même possible d'ap-
précier l'importance de la classe industrielle dans l'ensemble
de la nation? Nous ignorons le nombre de ses membres;
mais nous savons la qualité de leurs travaux, et nous sa-
vons aussi bien quel fut le type des paysans qui composaient
la base du peuple juif. Pour l'une et l'autre de ces classes,
nous ne manquons pas de renseignements objectifs sur la
puissance et les moyens de leur production, sur l'étendue de
leurs débouchés, sur leurs places respectives dans la fortune
du pays. Nous pouvons donc tenter entre artisans et paysans
juifs une fructueuse comparaison : elle vaut bien la peine
d'un essai.
1. Edersbeini, La Société juive, 270.
LE REGIME DES ATELIERS
C'était, nous le savons, la petite culture qui se généralisait
chez les Juifs. L'étroitesse des vallées se prêtait mal au dé-
ploiement des grandes terres; les largesses du climat et du sol
facilitaient la production dans chaque famille, sans nulle com-
plication de moyens savants et de personnel nombreux à di-
riger : une race de paysans se développait en Palestine, cha-
cun demeurant à la fois son ouvrier et son maître au milieu
de ses champs, de ses vergers et de ses vignes. On pratiquait
ainsi généralement la petite culture.
Un régime semblable existait-il chez les artisans? Tel est le
problème dont l'examen remplira ce chapitre.
Le petit atelier. — L'opération essentielle de l'industrie
consiste à transformer certaines matières en des produits dé-
terminés : un arbre, en poutres et en planches; delà laine brute,
en fils et en pièces d'étoffe. Ces transformations sont Fouvrage
d'une force mécanique, dirigée avec intelligence ; d'une force
mécanique où la main de l'homme conduit elle-même des ou-
tils, des machines. Sans ce dernier matériel, les plus parfaits
secrets de fabrication demeurent inefficaces, improductifs comme
des rêves; et c'est pourquoi les industries se caractérisent et
diffèrent par la puissance des moteurs qu'elles emploient.
Aussi devons-nous tâcher ici de reconnaître d'abord quels types
d'outils et de machines l'industrie juive mettait en action.
LE REGIME DES ATEOEHS. -45
La Bible et les rabbins de la Mischna nous rensei.i^nent suf-
fisamment à ce sujet. Les chaipentiers-menuisiers possédaient
la hache, la scie, le rabot, le marteau, le compas, le crayon
à tracer. Les teinturiers employaient des chaudrons. Les tisse-
rands utilisaient le fuseau, le rouleau ou ensouple, la broche
et la navette. Les orfèvres se servaient du creuset, du souf-
tlet, de l'enclume, du marteau, des pinces, du ciseau, du burin^.
Malgré les différences de la charpente à l'orfèvrerie, ou de la
teinture à la tissanderie, ces outillages se ressemblent tous : la
main suffit à les mettre en action. Elle s'aidera quelquefois du
pied, comme chez les potiers et les briquetiers. De moteurs
plus puissants que ces moteurs humains, nous ne pouvons
citer que l'àne, employé à tourner les grosses meules des
meuniers.
Dans son ensemble, on le voit, Tindustrie juive en est de-
meurée au régime des outils ou machines à la main.
Inutile, par conséquent, aux hommes qui l'exercent, de pos-
séder de grands capitaux et de réaliser de grandes installa-
tions; pour s'établir menuisier-charpentier, teinturier, forge-
ron, orfèvre ou bien meunier, le matériel de l'atelier est des
plus simples. De même, un homme suffit, avec peu d'ouvriers,
pour l'emploi de ces petits moteurs et de ces modestes instru-
ments. L'apprentissage se fait uniquement par la pratique, sans
calculs d'ing-énieurs, sans artifices de chimistes ou de méca-
niciens , on se forme suffisamment par la méthode empirique,
et par la tradition manuelle des recettes et secrets du métier.
11 ne se dégage donc pas de cette masse d'artisans une aristo-
cratie de patrons, spécialisés dans la direction technique, sa-
vante, économique, d'une production compliquée. Ceci est le
régime des machines à vapeur et de la grande industrie. Pas
1. Chaiiientiers-rnenuisiers : Isate, x, 15; \liv, 13; I Samuel, \m, 20; I Rois, vi,
7: Baba-Qàma, x, 11.
Teinluriers : Baha-Qâma, ix, 5.
Tisserands : 1 Samuel, \\i, 19; Juges, xvi, 14: Job, su ; Proverbes, xxxi, 19; Toi-
mud de Jérusalem, Baba-Batlira, ii, 3.
Orfrvres : Proverbes, xvii. 3; xx\, II; xxvii, 'n : Jérémie, vi, 29; Isaie, xu, 7;
Exode, 4.
46 l'industrie et les artisans juifs.
plus que les autres peuples antiques, les Juifs ne le connurent.
Ils observaient, au contraire, le type familier du maître-arti-
san, ouvrier et patron en même temps : de là, ces esquisses
du forgeron, du potier, du graveur de cachets, que nous avons
déjà vues sous la plume de Jésus Ben Sirach. Le scribe obser-
vateur perçoit très bien leur caractéristique sociale : u Ces
sortes de gens attendent tout de leurs mains ; et chacun d'eux
est intelligent dans son métier. » On ne saurait mieux expri-
mer la fière confiance de ces petits patrons dans leur habi-
leté manuelle, avec l'objet purement technique de leur savoir
et de leur pénétration. Tout ce qu'ils possèdent, ressemblant
à de la culture intellectuelle se conditionne par leur métier,
n'en dépasse pas l'horizon, mais le remplit adéquatement.
C'est donc avec justesse encore que Jésus Ben Sirach rap-
proche ces artisans du laboureur, dans une pareille apprécia-
tion de leur valeur utile et intellectuelle. De part et d'autre,
c'est le régime du petit atelier qui domine ; c'est le même
type social du patron-ouvrier.
Ni l'industrie ni la culture ne préparaient alors chez les
Juifs ces hommes capables de mener les grandes entreprises
et les grands personnels ouvriers; ces grands patrons qui cons-
tituent dans les métiers et dans la société entière, une sorte
d'aristocratie naturelle. Les patrons juifs manquent aussi bien
de la pratique en grand, soit des hommes, soit des afi'aires, que
de la culture universelle, proprement libérale.
Aussi, les scribes, les intellectuels, comme Jésus Ben Sirach
les jugent quelque peu inférieurs, tout en rendant justice à
leur utilité : « Sans eux, déclare ce sage, on ne bâtirait aucune
ville, on n'irait pas à l'étranger, on ne voyagerait pas; mais ils
ne seront pas recherchés dans le conseil du peuple, ils ne se dis-
tingueront pas dans l'assemblée ; ils ne siégeront pas au tribunal ;
ils n'auront pas la science des Lois sacrées ; ils n'interpréteront
pas la justice et le droit. On ne les trouvera pas pour énoncer
de fines sentences^ ». Quelque dédain perce bien dans le ju-
1. Kcclcsiasii(i%ie, xxxviu, 31, 34.
Li: REGIME DES ATELIERS. 4/
gement d'un bourgeois lettré, bourgeois de Jérusalem, et de
vieille bourgeoisie ; mais c'est un fait indépendant de ses ap-
préciations, que, la culture ni l'industrie ne fournissant aux
Juifs des grands patrons, des meneurs d'hommes, une aris-
tocratie artificielle de lettrés et de légistes s'emparait chez eux
de la popularité et de rinfluence. A ce point de vue, les paysans
et les artisans demeuraient dans une égale situation, estimée
d'une part et de l'autre, inférieure. C'est ce que Jésus Ben
Sirach dit encore, au moyen d'une « fine sentence » : « Ces
gens soutiennent les choses du temps, et leur prière se rap-
porte aux travaux de leur métier ». Ils « soutiennent les choses
du temps » : quelle juste expression de leur utilité pour les
biens de la vie présente ; mais « leur prière se rapporte aux
travaux de leur métier » : quelle vue exacte aussi des intérêts
et des commandes qui bornent l'horizon de leur pensée et de
leur àme !
Le grand atelier. — Ainsi, en général, les artisans comme les
cultivateurs travaillaient chez les Juifs, en de petits ateliers;
quelquefois, cependant, des exceptions apparaissaient que nous
devons nous expliquer.
Il y eut à Beth-Asbéa, par exemple, un grand établissement
où des familles nombreuses tissaient le byssus \ Dans les
palais royaux se multipliaient les équipes de boulangères^ de
cuisinières, de parfumeuses, d'armuriers, de carrossiers pour
les chars de guerre. Un simple gouverneur, comme Néhémie,
tenait chaque jour table ouverte pour cent cinquante magistrats
ou officiers, sans compter les hôtes : voilà de quoi encore occu-
per tout au moins un vaste personnel d'ouvriers de l'alimenta-
tion-. Les grands travaux publics embauchaient mémo des
milliers d'ouvriers; si les chiffres donnés par le Livre des Rois
ne se sont pas dilatés sous le calame des copistes, Salomon
embaucha trente mille bûcherons et charpentiers, quatre-vingt
mille tailleurs de pierres, soixante-dix mille portefaix, trois
1. I Chroniques, iv, 21.
2. I Sawme/, VIII, 12. 13; yéhémie,\. \1.
48 l'industrie et les artisans juifs.
mille trois cents contremaîtres, sous les ordres d'Adoniram
pour construire le Temple^. Pour la reconstruction décrétée
par Hérode, Josèphe apporte des chiffres plus modestes; mais
copieux encore : les travaux commencèrent avec dix mille
maçons ou charpentiers; à l'achèvement, sous Hérode Antipas,
huit mille de plus étaient occupés -.
Ce seraient là de grands ateliers, si le régime de ce nom se
constituait uniquement par l'ampleur du chantier et le nombre
des ouvriers. Mais, à vrai dire, ces régiments, ces corps d'ar-
mée de corvéables aux travaux publics proportionnaient leurs
effectifs à la masse de l'ouvrage commandé, sans que l'outil-
lage cessât de se tenir à la main. Les gigantesques pierres
d'assise qui soutenaient le Temple s'élevaient et se plaçaient à
force de bras associés et de machines à bras. Les moteurs et les
procédés s'empruntaient au régime des maçons ordinaires; la
direction des travaux n'avait pas à user de méthodes plus
savantes. Il suffisait d'une hiérarchie de surveillants et de con-
tremaîtres : Adoniram lui-même est un entrepreneur démesu-
rément grandi, mais du type qui dirigeait' ailleurs une demi-
douzaine de maçons et de charpentiers. D'après l'ampleur de la
commande, seulement, les ouvriers se multipliaient en dehors
des proportions ordinaires. Mais, en réalité, sous les ordres des
contremaîtres, des centaines de petits ateliers se juxtaposaient
là matériellement, pour un emploi associé de leurs petits
moyens. Les grands travaux publics dHérode ou de Salomon
ne purent donc jamais constituer le type normal et plénier de
la grande industrie.
Des remarques analogues s'appliquent aux armuriers, char-
rons, boulangères, cuisinières et parfumeuses des maisons
royales. Par l'outillage, ils ne se distinguaient pas du type uni-*
versel; mais seulement leurs équipes se multipliaient à pro-
portion des courtisans à nourrir ou des troupes à équiper.
D'ailleurs le train de vie et de guerre du palais demeure une
exception dans le peuple de paysans et d'artisans que demeure
1. 1 Uois, V, 13 à 18.
2. XV, Ant. jud., xi, 2; XX, ix, 7.
LE RÉGIME DES ATELIERS. 49
essentiellement la nation juive; nulle part ailleurs que chez le
prince, le personnel inanufactiirier ne se multiplie à ce degré
dans un même établissement.
Quant à celui de Betli-Asbéa, cette maison où des familles
travaillent ensemble le byssus, le caractère luxueux de la fabri-
cation donne aussi bien à soupçonner quelque manufacture du
domaine royal. Immédiatement après, la chronique mentionne
des potiers, ainsi que des « habitants des plantations et des
parcs, demeurant près du roi et travaillant pour lui ' ».
Ce dernier trait laisse voir que le domaine royal agglo-
mérait également des familles de paysans, à titre de colons
ou de fermiers. Nous constatons le même fait sous le règne
d'Osias : il a de nombreux troupeaux dans les vallées et
dans la plaine; des vignerons dans les montagnes et au Car-
mel 2. En même temps, il fait construire à Jérusalem des
machines inventées par un ingénieur, et destinées à l'orne-
ment des tours et des saillants, pour lancer de grosses pierres
et des flèches ^ Mais ce sont là travaux publics de défense,
ou bien travaux particuliers du domaine royal ; dans l'un
et l'autre cas, une organisation de l'atelier se réalise, exception-
nelle dans le pays. Et même, dans les équipes nombreuses
des vignerons, des bergers, des armuriers, des construc-
teurs de machines guerrières, ce sont toujours les outils et pro-
cédés ordinaires qui demeurent en usage. Agriculteurs et in-
dustriels vont de pair dans l'emploi général des moteurs à la
main .
L'atelier fragmentaire. — Une autre parité se constate
encore : de même que, très souvent, le paysan cumule art
pastoral et culture, qu'il soigne également des vignes, des
vergers, des céréales, des légumes ; de même l'artisan cumule
des métiers. Le charpentier est aussi menuisier; le menuisier,
ébéniste; et ce personnage, déjà complexe, parait encore,
1. l Chroniques, iv, 22, 23.
2. II Chroniques, xxvi, 10.
3. II Chroniques, xxvi, 15.
50 l'industrie et les ARTIi^ANS JUIFS.
à l'occasion, se compliquer d'un bûcheron L Le serrurier et
le forgeron ne se distinguent pas non plus. Ces divers types
d'artisans nous montrent donc chez les Juifs une industrie
incomplètement spécialisée, dans les métiers les plus usuels.
Contemporain des Prophètes, ce cumul se retrouve au siècle
de Jésus et même après, comme Fattestent des passages de la
Mise/ma '-.
Il est à croire que cette pratique se rattache aux origines
purement familiales de la plupart des industries. Lorsque le
charpentier d'Isaïe s'en va, dans la foret, choisir des rouvres et
des chênes, couper des pins ou des cèdres, et puis, qu'il les
débite pour son chauffage, sa cuisine et son atelier, il con-
tinue, semble-t-il, les coutumes des paysans qui sont eux-
mêmes leurs bûcherons et leurs charpentiers •".
Tout particulièrement ces cumuls de métiers devenaient-ils
indispensables aux artisans des villages et des bourgs. Leurs
clients n'étaient pas nombreux et les commandes s'espaçaient
très probablement à de longs intervalles. Sans aller jusqu'en
Orient, même aux portes de nos grandes villes, des forgerons
de village sont également serruriers; des charrons fabriquent
des meubles. Ces artisans à toute petite clientèle ont intérêt à
cumuler des métiers voisins, dont l'outillage et les matériaux
se ressemblent, ou des métiers solidaires dont les travaux se
coordonnent : avec un chêne ou un pin, son abatage, son
sciage, son débit en planches, la confection de poutres ou de
meubles, un bûcheron-charpentier-menuisier avait de l'ouvrage
pour des semaines. Il y ajoutait même des travaux d'ornemen-
tation et de sculpture, dit Isaïe. Voilà quatre métiers partiels
pour une même paire de bras.
Ce n'était pas vraiment de trop, car la modicité des besoins*
parmi la clientèle rivalisait souvent avec la petitesse numérique
de celle-ci. Sous le climat chaud et doux de la Palestine, à l'ombre
des hautes vignes, des platanes, des figuiers ou simplement
1. Isaie, xuv, 13 et 14.
?.. Bdba-Qchna, xi, 4 ; X, 11 ; Baba-Mecin, viii, 7.
3. Isaie, xLiv, 13 et 17.
LE RÉGIMK DES ATELIERS. 51
des murs, la vie se passait en plein air, de longues heures
durant. A la maison, chacun ne cherchait (pi'un ahri pour la
nuit ou les rares temps de la pluie ; aussi les Juifs, comme les
autres races méditerranéennes, connaissaient peu ce goût de la
vie au foyer qui prédispose les races des pays froids, brumeux,
humides, aux arrangements d'intérieurs soignés, cossus et déli-
cats. Avec leurs coffres, leurs coussins, leurs tapis, leurs divans,
sans bahuts, sans armoires, sans fauteuils, la plupart des appar-
tements devaient ressembler à des installations de campement.
On se passait donc en général de ces solides, confortables et
copieux mobiliers que les paysans lorrains, alsaciens, flamands
ou hollandais se font gloire de posséder, d'entretenir et d'aug-
menter. Tandis que la poésie du home, de ses objets familiers,
de ses intimes souvenirs s'épanche si naturellement dans la
conversation et le sentiment des races du Nord, les sentiments et
la poésie du peuple israélite supposent la vie en plein air,
comme on l'a vu déjà. Au point de vue industriel, c'est autant
d'enlevé aux travaux d'intérieur qui occuperaient le maçon, le
peintre, le menuisier, l'ébéniste, le tapissier. De là, une néces-
sité de cumuler des métiers, chez beaucoup d'artisans.
Les objets importés. — En conséquence de ce cumul, la
technique de chacun devait être assez simple, ses produits peu
variés, ses façons mêmes un peu frustes. C'est le cas ordinaire :
un gros métier, comme l'abatage et la charpente exigent tels
efforts qui ne rendent pas la main légère pour les délicatesses
de l'ébénisterie. Il est permis de supposer que les artisans juifs
ne faisaient pas exception à cette loi des spécialités : que pou-
vaient bien valoir les épées et les fers de lance travaillés par
un forgeron, concurremment avec des bêches et des aiguillons,
lorsque les merveilleuses armures du moyen âge se compo-
saient de casques, de cuirasses, de brassards, de jamlnères,
d'estocs, de fers de lance, de dagues, chaque pièce venant d'un
atelier dont elle était l'œuvre exclusive^. Au point de vue du
1. Janssen.
52 l'industrie et les artisans juifs.
gagne -pain, le cumul des industries servait bien les artisans
juifs; au point de vue du fini et de Fart, le produit en souffrait.
Mais, somme toute, la clientèle restait contente, du moins la
clientèle populaire, aux goûts et aux ressources modestes.
Quant aux riches et aux délicats, cette production inférieure de
l'industrie nationale favorisait l'achat de produits étrangers.
Peut-être bien des ouvriers juifs s'exerçaient-ils à copier les
modèles de ces produits; mais ils ne pouvaient être que l'ex-
ception. Quoi qu'il en soit, dans le seul domaine de l'ameuble-
ment, voici le banc, d'origine romaine, avec son nom passé tel
quel dans l'hébreu mâtiné de la Mischna : subsellium ; de même,
la cassette, capsa; d'origine grecque, voici le fauteuil, cathedra;
le coifret où se renferment l'argent et les actes, grlosso-komon,
et la caisse, kamptra. Pour l'industrie du vêtement, voici, des
Grecs encore, le pilion ou chapeau de feutre ; les emjnlia, chaus-
settes ou bottines, également de feutre ; les sandales de Laodi-
cée, le sudarion ou mouchoir fin pour essuyer la sueur. Les
Romains, à leur tour, introduisent le sagum, sorte de manteau
court, latéralement fendu et sans manches, que portent les sol-
dats et qu'adoptèrent les ouvriers. D'origine romaine encore,
lample tunique à manches larges et courtes, la dalmatica, et la
robe longue ou stola. Pour le service de la table, le plateau,
tabula, l'assiette, .scutella, la. serviette, mappa, menus objets de
tricliniam, dont le populaire et les grands se passèrent durant
des siècles, puisant tous au même plat ^
On se représente sans peine les améliorations que ces pro-
duits grecs et romains devaient apporter à l'ordonnance des
repas, à la commodité de l'habillement ou à son élégance, à
l'aspect des appartements, aux charmes du foyer. Mais le tout
venait de l'étranger : signe d'arrêt et d'infériorité dans le mou-
vement industriel de la nation.
La compression de l'initiative. — Devant cette redoutable
concurrence, un intérêt direct eût dû persuader aux artisans
i. Pour éviter ici les références trop luuUipIiées, conlenlons-nous de renvoyer à
Sciiurer, II, 60, 61 ; on y trouvera en note l'indication de tous les textes.
LE RÉGIME LES ATELIERS. 53
Israélites le perfectionnement de leurs méthodes. Dans les villes,
du moins, n'avaient-ils pas avantage à se spécialiser plus en-
tièrement, au moyen d'un apprentissage? C'est ainsi qu'au
xiV siècle, des ouvriers de l'Orient, des musulmans eux-mêmes
n'hésitèrent pas à fréquenter les ateliers et les écoles des Rou-
misK Mais il semble douteux que les ouvriers juifs aient com-
pris, du moins en général, l'occasion qui s'offrait à eux de se
développer par le contact avec le monde gréco-romain, car
nous voyons leur activité se concentrer plutôt sur des mesures
de surveillcmce mutuelle, afin de se partager la clientèle sans
trop de rude concurrence.
Telle doit être, en effet, la signification de ce séjour des
membres de la même profession dans une même rue, commune
à tous : par Jérémie, nous connaissons déjà la rue des boulan-
gers; par Josèphe, les deux bazars des lainages et de la chau-
dronnerie à Jérusalem. On rencontre de même à Rome une
antique Via de' Falegnanii, jadis peuplée de menuisiers. La
Chine et l'Orient actuel présentent les mêmes types d'agglomé-
ration professionnelle par quartiers. Elle existait aussi dans nos
grandes villes du moyen âge -. La constance de ces faits éclaire
d'un jour assez vif les trop rares indices que nous laissent
entrevoir Jérémie et Josèphe. Cette communauté de rue se re-
trouve souvent dans le régime de la petite industrie, et sous la
préoccupation de se maintenir tous ensemble au même niveau
moyen de travail, de richesse et de bien-être. Quand toutes les
portes des boulangers, des chaudronniers, des tisserands d'une
ville s'ouvrent sur la même voie, on regarde, on entre, on fait
la loi chacun chez l'antre, pour le grand bien commun de la
médiocrité stagnante. Il sera vite maté, le confrère trop ingé-
nieux dans ses réclames, trop soigneux de sa renommée, trop
fréquenté des clients,
La même faveur pour les moins capables déterminait chez
les moralistes des mesures d'humanité, excellentes comme
1. Le Play, Les Ouvriers de l'Orient, le charpentier-menuisier de Tanger.
2. La Science sociale, 2" période, 30* fascicule, 65.
54 l'industrie et les artisans juifs.
intention, mais, dans le fait, aptes plutôt à rabaisser les mieux
doués sans élever les autres C'était, par exemple, une permis-
sion des Rabbins autorisant les ouvriers des villes à ne travailler
qu'un jour ou deux par semaine, pour donner de l'ouvrage à
tous ceux qui en manquaient ', On voulait donc le chômage des
uns pour remédier à celui des autres : singulier remède qui
consistait dans le partage de la maladie. N'eût-il pas mieux valu
pousser les ouvriers capables à un apprentissage plus sérieux et
mieux spécialisé? Us eussent alors combattu l'invasion des pro-
duits étrangers, l'allié une clientèle importante à l'industrie
nationale, laissé entin des travaux plus rudimentaires aux moins
doués de leurs camarades.
Mais voici la difficulté : une mesure de protection qui agit
dans le sens de l'inertie et du repos, comme le roulement du
chômage, trouve toujours plus de crédit chez des hommes de
petits moyens qu'un vigoureux conseil de développement. La
spécialisation professionnelle des artisans juifs eût réclamé des
hommes d'intelligence plus ouverte et d'ambition plus haute
que la masse de ces ouvriers. Contents de peu, de très peu, ils
ne se souciaient pas de plus de bien-être, au prix de plus
d'efforts.
Ils réalisaient donc finalement un type assez médiocre dans
la petite industrie — et, pour tout dire — inférieur à celui de
la petite culture, chez leurs frères les paysans.
Mais ceci demande explication : réservons le sujet pour le
chapitre qui va suivre.
1. Edersheim, La Société juive, 244.
VI
LA SUPÉRIORITÉ DES PAYSANS SUR LES ARTISANS
Insuffisance de la fabrication. — Avec les renseignements
que nous possédons sur les diverses industries et les diverses
cultures pratiquées par les Juifs, il n'est pas impossible d'établir
une sorte de bilan, pour comparer de part et d'autre la produc-
tion.
Déjà nous connaissons quelles industries de l'alimentation, du
vêtement et de l'habitation se développent dans les villes et les
développent aussi. Nous savons qu'à plusieurs égards l'im-
portation étrangère les concurrence, du moins en ce qui con-
cerne le vêtement, l'habitation, le mobilier; et donc la produc-
tion des artisans juifs ne suffit pas à desservir le marché
national.
Insuffisante déjà, dans les produits qu'elle y apporte, elle
manque aussi radicalement d'un grand nombre d'objets, aussi
demandés que nécessaires. Nous savons, en effet, que — sans
compter les métaux précieux, — le plomb, l'étain, le cuivre, le
fer et l'acier doivent s'importer en Palestine, au moins à l'état
de barres ou de lingots. L'art des usines est à jamais absent de
la production Israélite ; et la métallurgie n'y est représentée que
par les petits ateliers du forgeron et de l'orfèvre.
A cet irrémédiable déficit, les Juifs ne découvrirent qu'une
56 l'industrie et les artisans juifs.
assez maigre compensation dans la récolte de l'asphalte sur la
Mer Morte, et de l'alun aux environs. Encore, n'étaient-ce pas
de véritables industries, mais de simples cueillettes ou de faciles
extractions, la gaffe et le pic à la main. L'asphalte s'expédiait
en Egypte pour les préparations des embaumeurs; il s'em-
ployait aussi en médecine, de même que l'alun. Ces usages
spéciaux, plutôt restreints, ne pouvaient guère se comparer au
besoin général d'objets en fer ou en cuivre, et à l'appel de pro-
duits étrangers qui résultait de ce besoin. De même qu'aujour-
d'hui Jaffa importe encore le fer, le plomb, l'étain, le cuivre,
la ferronnerie, la quincaillerie, les clous, les pointes, Césarée
maritime où les ports phéniciens devaient fournir les Juifs de
produits et de matières analog-ues ^
Finalement, beaucoup de produits nécessaires et des produits
de luxe très nombreux encore provenaient chez les Juifs de
l'industrie étrangère. Il est donc évident que l'industrie natio-
nale occupait une situation modeste sur le marché intérieur.
Beaucoup d'affaires, et non des moindres lui échappaient, soit
par le manque des matières dans le sol du pays, soit par le
manque de fini et de progrès dans la facture des produits.
Les exportations agricoles. — Les produits agricoles souf-
fraient-ils également d'une infériorité et d'une concurrence
analogues ?
Nous connaissons déjà leur abondance et leurs qualités : aussi,
tout ce que le paysan ne consommait pas, il le vendait, et le
pays s'en nourrissait. La concurrence étrangère n'existait pas
pour lui sur le marché intérieur; car si, de Perse, les noyers
furent importés; de Gilicie, les avoines; d'Egypte, des citrouilles,
des fèves, des lentilles, de la moutarde; de Grèce, le riz, l'as-
perge, des cucurbitacés, tout cela s'est acclimaté dans la culture
nationale. On ne citerait peut-être comme produits ruraux de
1. Cuinet, Stjrie, Liban el Palestine, 622.
LA SUPERIORITE DES TAYSANS SIR LES ARTISANS. .)/
facture étrangère que les fromages de Bithynie, la bière de
Babylone, la bière de Mèdie et le zytlios d'Egypte, une sorte de
bière encore. Le thon d'Espagne et les poissons du Nil concur-
rencent aussi les salaisons de Tarichécs'. Mais ces conserves,
ces boissons, ce fromage ne constituent que de très rares arti-
cles sur le marché total des approvisionnements. Décompte fait
de leur minime apport, c'est le paysan juif qui nourrit la na-
tion. A lui, les affaires nombreuses, quotidiennes, rémunéra-
trices que déterminé la fourniture du blé, de l'huile, du vin,
des fruits, de la viande et des laitages. Par conséquent, la pro-
duction soit agricole, soit pastorale, domine dans le commerce
intétneur.
Il est permis d'en conclure que plus de fortunes se dévelop-
pent dans la classe rurale que dans la classe industrielle :
celle-ci n'est pas maîtresse de son marché ; des concurrents la
priment par de nombreux objets de nécessité commune ou de
luxe particulier. Elle se voit ainsi retirer de multiples débou-
chés, soit dans la clientèle populaire, soit chez les riches. Au
contraire, le paysan fournit tout le monde, sans concur-
rent.
La supériorité de ses affaires et de sa fortune se développe
encore sur un autre terrain, inaccessible aux artisans. Au temps
d'Hérode Agrippa, les céréales de la Judée procurent la sub-
sistance à Tyr et à Sidon-. Exclusivement commerçantes, ces
villes de la Phénicie continuaient là une tradition que leur propre
travail et le voisinage d'un pays agricole avait fondée depuis
bien des siècles. Salomon fournissait chaque amiée vingt mille
cors de froment et vingt-cinq d'huile d'olives broyées, pour
le palais de Hirani, roi de Tyr. D'après le Livre des Chroniques^
Salomon fournissait aussi vingt mille cors de froment, vingt
mille d'orge, vingt mille battes de vin et vingt mille d'huile,
pour les bûcherons tyriens qui abattaient les cèdres destinés au
Temple, dans les forêts du Liban. Ézéchiel rappelle aussi les
1. Schùrpr, II. .57, 58.
2. Actes des Apôtres, xii. 20.
58 l'industrie et les artisans juifs.
blés, le miel, rhiiile et le baume qui s'exportaient des royaumes
d'Israël et de Juda sur le marché de Tyr^.
Aussi, tandis que l'artisan juif demeurait comme bloqué et
vaincu en partie sur le marché national parles produits étrangers,
le paysan au contraire exportait vers les marchés de la côte
phénicienne, et même jusqu'en Egypte, où manquait l'olivier;
des montagnes d'Éphraïm, les huiles s'exportaient dans la vallée
du Nil '. De ces campagnes mercantiles Ephraïm revenait, d'a-
près le prophète Osée, se disant : « Je me suis enrichi, je me
suis fait une fortune"' ». C'est ce que devaient se dire aussi
nombre de commerçants, retour de Tyr ou de Sidon. Par leurs
exportations variées dans ces milieux grands consommateurs,
la supériorité économique de la classe rurale achevait son éta-
blissement.
Elle n'était pas la seule à en profiter, puisque, aussi bien, elle
réclamait souvent le travail des ateliers industriels pour ses
habits, son logement et son outillage; mais la masse des artisans
demeuraient là incapables de prévenir ou d'arrêter la concur-
rence des étrangers. Ainsi le paysan demeurait le facteur j^rin-
cipal de la richesse dans la nation.
C'est à ces origines de la fortune Israélite que le type des
monnaies juives nous senible faire allusion : à défaut des figures
humaines interdites par la Loi sacrée, il admet des couronnes,
qui représentent la souveraineté; des cornes d'abondance, em-
blèmes de la prospérité ; des gerbes liées, des épis, des grenades,
des palmiers, c'est-à-dire des motifs agricoles, symbolisant lès
vergers et les champs dont les fruits enrichissent la nation''.
Qu'on ne croie pas exagérée cette interprétation de quelques coins
numismatiques; aussi bien, d'autres signes, plus décisifs encore,,
nous donnent à sentir en quelque sorte l'importance du paysan
dans l'opinion publlcjuc et parmi ses chefs.
1. 1 Rois. V, 11. — ^11 Chroniques, ii, 10. — Ézécliiel, xxvii, 17.
2. Osée, \ii, 'i.
3. Osée, XII, 9.
4. Th. Reinach, Les Monnaies juives, 22, 23. — Frohnmeyer et Beuziiiger, ]ucs
et Documents bibliques, ligures, p. 103.
LA SUPÉRIORITÉ DES PAYSANS SUR LES ARTISANS. 59
La LÉdlSLATION MONTRE l'iMPORTAX'.E DES PRODICTIONS A(.RI-
coLEs. — Que Ion ouvre les monuments les plus anciens de la
Législation, ils apparaissent comme le coutumier dune race où
les premiers des biens sont des biens agricoles. Le petit code
spécial, appelé le Livre de r alliance, donne beaucoup d'attention
aux dommages causés par les bœufs; aux accidents produits
par les citernes; aux vols de brebis ou de bœufs, aux dégâts de
ceux-ci et de celles-là dans les champs, les jardins, les vergers;
aux incendies de gerbes ou de blé sur pied; à la jachère sep-
tennale; au repos hebdomadaire dans les travaux de la cam-
pagne; aux fêtes de la moisson et de la récolte i.
C'est sur ces bases fondamentales que, par manière de gloses,
de précisions, de compléments, se développèrent maintes or-
donnances du Lévitique et du Deutéronome-.
Finalement, de longs traités de la Mischna sont consacrés à
des questions purement agricoles. Le traité de la Péa, c"est-à-
dire de l'angle, examine les emplacements que chaque proprié-
taire moissonnant doit réserver dans ses emblavures pour la
famille des pauvres et des infirmes. Le traité Lfemaï soulève de
nombreux cas relativement aux dîmes agraires pour les lévites
et les indigents. Le traité Kilaïm, ou des mélanges hétérogènes
commente la défense d'ensemencer les champs avec des graines
d'espèces différentes. Le Traité Scliebiith ou de l'année sabba-
ti([ue résout une foule de litiges relatifs à l'observance de la
jachère septennale et communs droits d'usage qui en résul-
taient. Le code du travail, chez les Juifs, s'occupe incessamment
du métier agricole; çà et là, quelques prescriptions regardent
bien les tisserands ou les cordonniers, pour les mélanges du
lin, de la laine et de la soie, ou bien du fil et du feutre. Mais
c'est encore par analogie et par accessoire à des espèces
agricoles que ces problèmes industriels sont débattus par les
scribes.
S'agit-il même de droit civil, comme dans les trois traités
de la Porte, première, moyenne, dernière, les engagements et
I. Exode, XXI, 29, 36; \xii. 1, 'J; xxui, 10, 12, 15, 15, 16.
60 l'industrie et les artisans juifs.
dommages asricoles y obtiennent encore la majeure part des
mentions. Qu'on lise, par exemple, les syllogismes et les gloses
de Rabbi Tarfon sur les dégâts que peuvent causer la corne, la
patte ou la dent da bétail : tout est prévu, classé, jugé, avec une
subtilité retorse de paysan positif et de maquignon plaideur.
Et le cas des bœufs trop lourds, qui renversent les murailles en
se frottant contre elles! El le cas des bœufs qui tuent des vaches,
ou des vaches qui tuent des bœufs! Et ceux qui envahissent les
cours et se font mordre par les chiens! Et les mélanges fraudu-
leux, dans la vente des fruits et des vins M Parmi cette ava-
lanche de litiges et délits agricoles, çà et là, le potier apparaît,
ou bien encore le charpentier ~. Mais ce ne sont jamais que des
figures secondaires. Toute cette jurisprudence rabbinique sup-
pose constamment une société où les paysans constituent le
grand nombre : les intérêts et biens ruraux y prédominent de
beaucoup sur les affaires industrielles.
Les paraboles de Jésus montrent l'importance des produc-
tions agricoles. — Cette jurisprudence des Rabbins nous re-
porte directement à l'époque de Jésus; et, de nouveau, les
paraboles de celui-ci nous promènent parmi les gens et les
choses de la campagne. En majeure partie leurs thèmes sont
empruntés à la vie rurale : on y voit le semeur et les terrains
divers où tombe la semence, le champ de blé où les bons épis
s'entremêlent d'ivraie, le maître de maison qui embauche des
journaliers pour travailler à sa vigne, le riche cultivateur qui
médite l'agrandissement de ses granges, le berger à la recher-
che de la brebis perdue, le débat du propriétaire et du jardi-
nier sur le figuier improductif, la ménagère qui prépare la pâte
avec du levain, le vigneron qui conserve son vin nouveau dans
des outres neuves, la moisson qui regorge et le petit nombre
des moissonneurs. Malgré toute la différence de la religion filiale
1. Baba-Qâma, ii, 8, 9; iv, G; v, 1 ; v, 4. — Baba-Mecia, iv, 7 (lO).
2. Baba-Qâma, v, 2; m, fi.
LA SUPÉRIORITÉ DES PAYSANS SUR LES ARTISANS. (il
de Jésus à la casuistique des Rabbins, c'est la classe agricole
qui demeure en scène dans l'imagerie et le symbolisme de
sa parole. Évidemment cette classe dominait dans ses audi-
toires.
Ce n'est pas qu'il oublie la classe des artisans; mais rarement
il en parle, à proportion des paysans. Tout juste une allusion
à la charpente, à propos de la paille et de la poutre. La meule
que tourne l'àne appartenait peut-être à quelque meunier. La
parabole de la maison fondée sur le roc et de la maison sur le
sable est empruntée au métier des maçons; de même l'analogie
de la pierre d'angle, et le changement symbolique du nom de
Simon en celui de Pierre.
Sans doute, un grand nombre de paraboles appartiennent à
l'époque où Jésus parcourait les villages et les bourgs de la
Galilée : on s'explique, dès lors, les préférences de Jésus pour
des thèmes ruraux. Ceux-ci attestent l'harmonisation voulue de
sa parole avec les sites du pays et le caractère social des habi-
tants.
Mais à Jérusalem encore, Jésus ne délaisse pas les métaphores
ou anecdotes agricoles. C'est à Jérusalem que fut donnée la
parabole du père de famille et des mauvais vignerons ^. Même
dans la capitale, des citadins demeuraient propriétaires cam-
pagnards : c'était le cas de Barnabe, le lévite cypriote, d'Ananie
et de Saphire, et de beaucoup de disciples parmi ceux des
apôtres 2.
Ce qui s'accentuerait plutôt à Jérusalem, ce sont des para-
boles tirées du faire valoir des capitaux et de la banque.
Nous reviendrons ailleurs sur cet indice nouveau ^d'un fait
social important. En attendant, il demeure constaté que Jésus,
— tout artisan qu'il soit par son éducation à Nazareth — remplit
volontairement ses discours d'images pastorales et agricoles,
de préférence à toutes les autres. Préoccupé de « servir », —
c'est l'humble mot qu'il emploie, — il subordonne ses discours
1. Matthieu, xxi, 33-41. — Cf. Livre II, ch. v, § 1.
2. Actes des Apôtres, w, 34, 37; v, 2. — Cf. Demat, vi, 4.
62 l'industrie et les artisans juifs.
et sa conversation à la mentalité essentiellement rurale de
ses compatriotes. C'est un des signes les plus touchants de
son adaptation à son milieu , — et une preuve à sa manière
que, dans tout Juif, artisan même et citadin, du paysan subsis-
tait.
Jésus partage, là encore, l'état d'esprit des Prophètes, et no-
tamment d'Isaïe. C'est un état ([ui, des Prophètes passa dans
les Psaumes. Nous le retrouvons, après Jésus encore, lorsque
Flavius Josèphe décrit la Palestine juive, en caractérisant ses
diverses provinces par les produits variés de la culture et du
pâturage i. A ce point de vue, Jésus garde fidèlement la tradi-
tion sociale de sa race : il en comprend le caractère, agricole
et rural avant tout. Son expérience personnelle de charpentier
et de citadin ne déforme pas d'une ligne sa connaissance de ses
compatriotes et son adaptation à la vie nationale.
Le lieu favorise le travail agricole. — Les Juifs sont donc
surtout des paysans; leurs artisans demeurent une classe réelle-
ment secondaire au point de vue de la production, des affaires
et de la richesse. Sous ce triple rapport la supériorité demeure
au paysan.
N'oublions pas, cependant, que cette supériorité suppose les
plus larges avances du sol et du climat : sans méconnaître les
efforts que dépensaient les cultivateurs, nous devons supputer
la collaboration généreuse d'un bon et beau pays dans le
rendement final de leurs champs et de leurs marchés. Les
artisans, au contraire, opéraient, comme toujours, sur des ma-
tières inertes : l'antithèse de cette inertie et du travail spontané
de la terre nous oblige donc à reconnaître une large part de
dons gratuits dans la meilleure fortune des paysans. Consé-
(juemment leur supériorité relève moins d'un mérite que d'une
grâce antérieure, l'une de ces « grâces agricoles » dont nous
avons déjà constaté la puissance ~. Et d'ailleurs, au point de
vue de l'outillage, l'artisan juif et le paysan se valaient, tra-
1. Josôphe, III ; Guerre des Juifs, 111, 1, 4.
2. Science soc. T sér., 44° fasc, p. 24 et 25.
LA SUPÉRIORITÉ DES PAYSANS SUR LES ARTISANS. ()3
vaillant l'un et Tautre avec l'outil ou la machine mue à la main,
selon des méthodes empin({ues. Au point de vue de l'effort,
ils se valaient sans doute encore; car l'artisan était issu de cette
race paysanne. Les documents nous le montrent participant à sa
forte endurance et à son intelligente application. Ce n'est ni par
sa faute ni par nature qu'il demeure, somme toute, inférieur au
paysan; mais celui-ci collabore au magnifique travail du ciel
et de la terre, tandis que celui-là doit, par lui seul, donner la
forme et la valeur à son produit.
31. B. SCUWALM.
L' Administrateur-Gérant : Léon Gangloff,
TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET C"'. — P.\r.IS
AVRIL 1909
57 LIVRAISON
BULLETIN
DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
DE SCIENCE SOCIALE
SOmi/tlRi: : Xouvpaux membres. — La réunion anniiAiio i^ ^ ^
L'exportation des fruits en Angleterre par Eu^nrrTv^^^^ ~ Les reunions mensuelles. -
Hollande, par Paul Rolx. - Race et soc ?té car A cZl ~ ^t •^"''"''^ ^'^^ "^"''^ '^^
Bibliographie. - Livres reçus ' ^ ^^ ^o^^^"^'^-"^- " Revue de la presse. -
NOUVEAUX MEMBRES
MM.
René Weiller, vice-consul-chancelier,
au consulat de France, à Moscou (Russie),
présenté par M. Paul Bureau.
Le marquis de Bridieu, 1, rue de Cré-
qui, Lyon, présenté par M. le capitaine
Constantin.
Snr. D. Gonzalez Gowland, Pozos 77,
Buenos-Aires (République Argentine), pré-
senté par M. Paul de Rousiers.
LA RÉUNION ANNUELLE
La réunion annuelle des membres de
la Société internationale de Science sociale
aura lieu du lundi 3 mai au jeudi 6 mai,
dans l'Hôtel de la Société de géographie,
boulevard Saint-Germain, 184.
En voici le programme :
I. — Le lundi 3 mai.
Séance d'ouverture à 8 h. 3/4 du soir.
— 1'^ Allocution, par M. Paul de Rousiers,
président de la Société ; 2° La foire de
Leipzig (ses origines et ses transforma-
tions), par M. L. Arqué.
II. — Le mardi 4 mai.
I. Réunion de travail à 9 heures du ma-
tin. — M. Paul Descamps : Son cours de
l'année; examen et discussion des ques-
tions qu'il soulève.
II. Séance de l'après-midi, à 3 heures.
- 1° Monographie d'une famille de la
vallée dAspe (Pyrénées), par M. J. Durieu ;
2'^ Les ouvriers des ardoisières de Tréla-é
par M. P. Vanuxem. ' '
III- — Le mercredi 5 mai.
I. Réunion de travail à 9 heures du ma-
tm. - M. Paul Bureau : son cours de Van-
nee; examen et discussion des questions
qu'il soulève.
II. Séance de l'après-midi, à 3 heures
- 1° L'organisation de la propriété dans
la campagne romaine, par M. Paul Roux;
2° L'industrie lainière à lioubaix, par
M. Paul Descamps.
^V- — Le jeudi 6 mai.
I. Réunion de travail à 9 heures du ma-
tin. — M. G. Melin : Son cours de l'aiinée;
examen et discussion des questions qu'il
soulève.
Dîner de clôture à 7 heures du soir, aux
salons du restaurant des Sociétés savantes
8, rue Danton. '
Remarque. — Les membres de la So-
ciété internationale de Science sociale sont
instamment priés d'assister au dîner de
clôture, qui leur permettra de se rencon-
trer en dehors des séances et d'entrer en
contact plus intime les uns avec les au-
tres. Chaque membre est autorisé à ame.
ner un ou plusieurs invités.
De même que l'année dernière, nous
donnons, ci-dessous, quelques indications
54
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
sur les communications qui seront faites
au cours de la réunion annuelle.
Les séances de travail.
Comment on se sert de la Nomenclature
POUR analyser une région sociale. —
M. Paul Descamps reprendra la question
qu'il a traitée à la réunion mensuelle de
décembre, en s'attachant plus particuliè-
rement à mettre en relief le rôle que joue
la Nomenclature.
Rappelons que, d'après M. Descamps, la
Nomenclature n'est ni une table des ma-
tières, ni un questionnaire d'enquête, mais
un outil d'analyse. La Nomenclature sert
ù deux moments de l'étude : 1° dans la
période préliminaire de documentation
qui précède les observations sur place;
2" dans la période finale qui suit ces ob-
servations.
Le FAIT SOCIAL. - M. Paul Bureau se
propose de définir le fait social et de re-
chercher les éléments qui entrent dans
sa composition. Il mettra en discussion le
point suivant : Le fait social est-il carac-
térisé par la coercition extérieure qui
s'exerce sur l'individu et par la généralité
de la pratique sociale constatée.
Comment on se sert de la Nomenclature
pour étudier un problème social. — m. g.
Melin mettra en discussion la question de
savoir comment on peut résoudre un pro-
blème social à l'aide de la Nomenclature,
par exemple la question du féminisme, de
l'alcoolisme. M. Melin appuiera son argu-
mentation d'un exemple concret, tiré du
cours qu'il professe cette année : le socia-
lisme contemporain, en particulier le socia-
lisme allemand, dans ses rapports avec la
formation sociale de la race.
Rapports sur les observations so-
ciales.
Les ouvriers des aiîdoisièrrs de Trélazé.
— A la demande générale, M. Vanuxem,
fera, à nouveau, une conférence sur les
ouvriers de Trélazé. On trouvera, dans
ce numéro môme, le résumé de celle qu'il
fit à notre réunion mensuelle de février.
Monographie d'une famille de la vallée
n'AsPE. — Le type des Pyrénées a été étu-
dié plusieurs fois par la Science sociale.
Tout le monde a entendu parler de la
fameuse famille Mélouga, étudiée par Le
Play comme type représentatif de la fa-
mille-souche; tout le monde a lu l'étude
de M. Butel sur la vallée d'Ossau, étude
qui eut pour résultat de distinguer la fa-
mille quasi patriarcale de la famille par-
ticulariste. M. Durieu a entrepris, à son
tour, l'étude d'une vallée pyrénéenne ; il
nous exposera le résultat de ses observa-
tions, en s'attachant principalement à
étudier le rôle social de la maison isolée.
l'Organisation de la propriété dans la
CAMPAGNE romaine. — Daus la campagne
romaine la propriété est caractérisée par
le latifundium.
Le latifundium s'est constitué par suite
de circonstances politiques, mais la cause
essentielle qui l'a maintenu paraît être la
malaria. La malaria s'est, en eflet, op-
posée, jusqu'à ces dernières années, au
peuplement stable de la campagne ro-
maine où l'art pastoral, associé à une cul-
ture extensive restreinte et rudimentaire,
est resté le travail principal.
Le propriétaire nominal exerçant sur la
terre une action faible, il en résulte que
l'appropriation du sol est imparfaite. Ce
caractère de la propriété se manifeste par
l'existence des usi civici qui consistent en
servitudes de pâturage, d'affouage et de
semaine au profit des populations voisines.
Ces nsi civici existent surtout dans les
parties de la province de Rome où les
conditions climatériques ont permis la
formation de centres habités ; leur impor-
tance est devenue plus grande de nos
jours à cause de l'accroissement de la po-
pulation. Les paysans, n'étant pas proprié-
taires et ne trouvant pas de travail sur les
domaines soumis au régime pastoral cx-
tensif, n'ont d'autre moyen d'existence
que l'exercice de ces servitudes. Il en ré-
sulte des conflits entre les propriétaires
qui cherchent à restreindre les usi civici
et les paysans qui cherchant à les étendre.
L'existence des servitudes étant un ob-
stacle au progrès agricole et une occasion
DE SCIENCE SOCIALE.
55
de troubles, l'État a promulgué des lois
pour faciliter leur suppression. L'applica-
tion de ces lois aboutit à trois solutions
diverses suivant les cas :
1° Les servitudes peuvent être abolies
au profit du propriétaire qui doit payer
une redevance annuelle ou une indem-
nité à la collectivité des usagers ;
2^ Le propriétaire peut être exproprié
complètement au profit des usagers qui
doivent lui payer une redevance ;
3*^ La terre soumise aux servitudes est
partagée entre le propriétaire et les usa-
gers au prorata de retendue réelle de
leurs droits de jouissance réciproques.
Dans ces deux derniers cas on aboutit à
la formation d'un domaine collectif appar-
tenant à l'association des usagers. Ceux-ci
n'ont pas le droit de procéder au partage
des terres, mais seulement à leur allotis-
sement temporaire en vue de la culture.
Cependant, dans certains cas, malgré les
prescriptions de la loi, les usagers ont
procédé au partage et à l'appropriation
individuelle, notamment pour les terrains
susceptibles d'être plantés en vigne.
Dans la campagne de Rome, la question
agraire n'est pas nouvelle; elle s'est posée
dès les premiers temps de la République
romaine. La situation actuelle est due à la
présence d'une population rurale dépour-
vue de moyens d'existence en face de
terres soumises au régime pastoral et à
la culture extensive. Il semble donc que
le remède au mal présent doive se trouver
dans une exploitation plus intensive du
sol ; pour cela il faut deux choses : des
capitaux et des patrons ruraux. Des faits
récents permettent de croire que les uns
et les autres viendront de la Lombardie.
L'industrie l.\iniere a Roubaix. — La
grande agglomération de Roubaix-Tour-
coing doit sa croissance rapide au déve-
loppement qu'y a pris l'industrie lainière
depuis l'apparition du machinisme. Elle
forme donc un terrain de choix pour l'é-
tude des répercussions que peut avoir le
machinisme sur le type social : en effet,
l'industrie textile est celle oîi le machi-
nisme est le plus accentué; de plus, les
moyens d'existence de la population rou-
baisienne reposant exclusivement sur la
fabrication des tissus, on peut en cons-
tater d'autant plus sûrement les effets.
M. Paul Descamps nous fera part des
observations qu'il a pu faire à ce sujet.
LES REUNIONS MENSUELLES
Séance de février.
M. ^'A^uxEM expose le résultat de ses
ol)servations sur les travailleurs de l'ar-
doise du bassin d'Angers. Les gisements
forment des veines, profondes d'au moins
300 mètres, sur une longueur de 5 kilomè-
tres, une largeur de 800 mètres, consti-
tuant le sous-sol des communes de Saint-
Barthélémy et Trélazé.
Depuis le xii^ siècle, un grand nombre
de sociétés rivales se disputaient l'exploi-
tation. Elles devaient subir les exigences
des marchands de gros et aussi celles des
ouvriers, formés en deux castes, corres-
pondant à l'extraction, qui se faisait à dé-
couvert, et à la fabrication de l'ardoise.
En 1808, s'organise entre quelques com-
pagnies un syndicat de vente. L'union se
fait en même temps contre les ouvriers,
dont la solidarité est définitivement brisée
en 1825.
L'application de la vapeur à l'extraction
( 1830), la création des chemins de fer (1850)
multiplient la production. La méthode Bla-
vier révolutionne l'extraction (1880j. Elle
devient souterraine, beaucoup plus in-
tense, en même temps que le travail
devient plus grossier. Des Bretons, dont
l'immigration est continue depuis 1870,
remplacent au fond les Angevins, qui, peu
à peu, passent tous aux travaux « d'à haut »
moins lucratifs, mais plus attrayants.
La concentration du capital est presque
totale depuis 1891. La « Commission des
ardoisières » a fondu les anciennes socié-
tés rivales en une seule société en nom
collectif. L'ardoisière de la grande mai-
son, à Trélazé, appartient cependant au
" Comptoir des ardoises d'Anjou », société
par actions.
Les travaux du fond (à 300 mètres) sont
56
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
des moins insalubres parmi les travaux
souterrains. L'abatage se fait au pic et à
la mine, comme dans les carrières, dans
des « chambres » de 200 à 400 mètres car-
rés. Dans chacune travaille une « bande »
d'ouvriers, mis en entreprise, payés au
mètre cube « de vide fait » d'après un prix
débattu avec le directeur de l'ardoisière.
L'apprentissage dure six à douze mois et
commence à dix-huit ans.
La pierre d'ardoise étant une matière
peu homogène, le travail de fabrication
demandera à l'ouvrier fendeur du discer-
nement une science approfondie de la
pierre, et beaucoup d'attention. De la
pierre abattue, 50 p. 100 sont abandonnés
au fond et 35 p. 100 sont encore éliminés
par le fendeur. Les opérations se font à la
main. Le progrès industriel n'a modifié
en rien le travail «.d'à haut ».
La distribution de la pierre est faite
uniformément entre les ouvriers. Ils jouis-
sent de la plus complète indépendance,
sont propriétaires du « tue-vent », où ils
s'abritent,et de leurs outils. Ils sont comme
autant d'entrepreneurs de fendage à façon.
On les paye au « cent » d'ardoises fabri-
quées.
Une gratification semestrielle, atteignant
le cinquième du salaire, leur est allouée.
Cette prime est une bonification de moitié
des bases de salaires pour l'excédent de la
production de chacun sur une production
minima. La prime stabilise le personnel
des fendeurs, car elle est perdue en cas de
départ, ou de renvoi, avant son échéance.
Elle stimule efficacement la produc-
tion et assure le bon emploi de la
pierre.
L'apprentissage se fait de treize à seize
ans; il est lucratif pour le maître comme
pour l'apprenti, et à très peu de frais; la
compagnie assure la conservation de la
spécialité.
Les Bretons, du fond, dépensent pour
le boire et le manger tout leur gain (5 à
G francs par jour). L'ivrognerie, l'alcoo-
lisme, la mauvaise hygiène, l'insalubrité
de l'habitation, le travail souterrain, dé-
veloppent chez eux la tuberculose.
Les .\ngevins « d'à haut » organisent
plus rationnellement leur mode d'exis-
tence. Ils se récréent'dans des cercles ditii
« Sociétés de plaisir ».
Pour tous les ouvriers, les salaires com-
portent une portion mensuelle et un sup-
plément semestriel assez variable, appelé
« mise » — dont une partie sert au paie-
ment de certaines dépenses périodiques à
longue période (loyers), dont le reste est
tantôt économisé et tantôt gaspillé. La
« mise » invite aux achats à crédit.
Les familles de fendeurs jouissent d'une
période de prospérité quand elles comp-
tent des garçons adolescents qui, de treize
d vingt ans, travaillent sous la maîtrise du
père.
Un syndicat unit les ouvriers des deux
catégories. Il est rallié à la Fédération des
ardoisiers et à la Confédération générale
du travail. Les militants sont syndicalis-
tes révolutionnaires. 11 compte peu de co-
tisants, mais en cas de conflit, il est suivi
par tous les ouvriers. L'hostilité de la
« Commission > qui ne reconnaît pas son
existence, l'apathie des ouvriers, dépour-
vus d'instruction et d'éducation sociale,
le réduisent au rôle d'organisme de reven-
dication.
La séance est clôturée après un court
échange d'observations entre MM. Paul
Bureau, Olphe-Gailliard et Vanuxem.
La prochaine réunion.
A cause des vacances de Pâques, il n'y
aura pas de réunion au mois d'avril.
La prochaine réunion aura donc lieu le
21 mai. Nous ferons connaître le sujet
de la communication dans le prochain
Bulletin.
L'EXPORTATION DES FRUITS EN
ANGLETERRE
Dans mon étude sur le type t/nèrnchieii,
je faisais remarquer que l'exploitation des
herbages développait peu l'initiative, et
qu'en ce pays c'était surtout du dehors,
de la part des étrangers, qu'étaient venues
les améliorations, notamment la formation
des petits producteurs en associations.
DE SCIENCE SOCIALE.
Voici, dans le même ordre d'idées, un fait
tout récent que je tiens à signaler, non
pas seulement parce qu'il vient corroborer
ce que j'ai déjà dit, mais surtout parce
qu'il est une répercussion nouvelle des
transports sur la culture herbagère.
Le 7 février dernier, les herbagers de la
Thiérache étaient conviés à Avesnes, pour
entendre une conférence sur les avantages
qu'ils pourraient retirer à exporter leurs
fruits en Angleterre, par M. Schœller,
chef adjoint des services commerciaux de
la compagnie du Nord.
M. Schœller a été étudier la question
sur place, il s'est rendu à Hull, marché
très important pour les poires, prunes,
reines-claudes et cassis. 11 a eu occasion
de s'entretenir avec les principaux négo-
ciants de cette ville, qui lui ont déclaré
que le trafic des pommes était appelé à
prendre un grand développement. Mais,
pour que les expéditeurs puissent exporter
dans des conditions avantageuses, il est
indispensable qu'ils fassent un triage de
leur production, et n'envoient à Hull que
des fruits de première qualité et un peu
gros; les pommes de qualité moyenne
ou inférieure n'auraient aucune chance
d'être vendues avec profit, car elles se
trouveraient en concurrence avec celles
venant d'Allemagne et de Belgique, qui
arrivent sur le marché à des prix infé-
rieurs aux nôtres.
Si les Thiérachiens veulent exporter en
Angleterre, il faut qu'ils commencent par
modifier leur manière actuelle de récolter,
qui est très défectueuse ; en effet, elle con-
siste à vendre la production sur l'arbre ;
l'acquéreur, généralement pressé d'en-
lever, fait secouer vigoureusement les
branches, les fruits sont précipités à terre,
ramassés sans précautions et expédiés en
vrac, comme pommes à la pelle, à des
prix fort peu rémunérateurs. Il faudrait
■lU contraire sélectionner les arbres, et
faire une cueillette rationnelle, en trai-
tant avec soin les fruits les plus beaux.
Le conférencier conseille aux herbagers
de former un syndicat ou une coopérative,
car sans association la lutte est difficile ;
à ce sujet il rappelle un cas analogue
qu il eut à solutionner il y aune quinzaine
d'années. A cette époque, les cultivateurs
des environs de Paris, ne trouvant plus à
vendre leurs fruits, eurent l'idée d'aller
trouver M. Sartiaux, auquel ils exposè-
rent leur situation ; le directeur de la
compagnie du Nord, touché de leur em-
barras, envoya en Angleterre M. Schœller,
quaccompagnèrent quelques cultivateurs
choisis parmi les plus intelligents. Après
avoir visité plusieurs marchés, entre
autres celui de Hull, la mission constata
que partout les denrées étaient mises en
vente à des prix supérieurs à ceux des
marchés de Paris. Rentrés chez eux, les
agriculteurs formèrent un syndicat d'ex-
portation ; leur exemple fut suivi par
34 autres syndicats, qui formèrent, dès
1895, une union comprenant 809 membres :
elle en compte aujourd'hui 3.400. Chaque
année, ces groupements font passer de
l'autre côté du détroit 4.000 tonnes de
prunes, 4.000 tonnes de poires et des
quantités considérables de cerises,- de
fraises, etc. Voici quelques chiffres qui
montreront la différence des cours des
mêmes fruits à Londres et à Paris :
William
Beurré Hardy,
Duuhesse
Doyenné du Comice.
Londres
0 f'r. 70
0 fr. 75
0 Ir. 40
1 fr. 20
Paris.
0 fr. iu
0 fr. -M
0 fr. 30
0 fr. 80
M. Schœller conseille aux herbagers de
la Thiérache d'imiter les cultivateurs
des environs de Paris, et de former une
coopérative. La société établie, il faudra
d'abord construire un magasin, où des
agents expérimentés feront le triage des
pommes par qualité et les emballeront
ensuite avec le plus grand soin. On ne
devra mettre dans une même caisse que
des fruits identiques, et en prenant soin
de distinguer par des marques les diffé-
rentes qualités. L'Anglais, pour lequel le
temps est précieux, ne veut pas être
obligé de vérifier si les pommes qui sont
au fond de la caisse sont bien les mêmes
que celles mises en vedette dans les pre-
mières rangées. Pour la vente, on pour-
rait avoir recours à un commissionnaire
résidant à Hull, ou s'entendre avec ime
des grandes sociétés coopératives an-
glaises, ou bien encore envoyer à des
58
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
époques déterminées un délégué qui s'oc-
cuperait de sauvegarder les intérêts de
l'association.
D'après ce que nous venons de relater,
on voit qu'aujourd'hui les compagnies de
transport, dans le but d'augmenter leur
trafic, vont jusqu'à s'occuper de l'organi-
sation des petits producteurs ; elles envoient
au loin des agents compétents qui font des
enquêtes, qui étudient les besoins des
peuples voisins afin de créer des débouchés.
Rien de plus propre à démontrer le grand
pouvoir civilisateur des transports !
Eugène Crevaux.
LA CULTURE DES FLEURS EN HOLLANDE
Dans notre étude du Type frison
(5'?' fasc), nous avons montré le déve-
loppement intense de la culture jardinière
dans la Frise occidentale et ses effets so-
ciaux : organisation d'associations com-
merciales, etc.
A côté des spécialités dont nous avons
parlé (choux, groseilles), il en existe d'au-
tres, celle de la culture des fleurs à bulbes
(tulipes, jacinthes), dont les répercus-
sions sociales sont différentes. Ainsi la
culture et le commerce des bulbes, sont
entre les mains de quelques grosses mai-
sons ^ Celles-ci ont leurs cultures directes,
mais elles achètent aussi la production de
quelques petits propriétaires et d'un grand
nombre de petits fermiers avec qui elles
ont des contrats; les petits cultivateurs
sont donc sous la tutelle technique des
grandes maisons dont ils subissent aussi
le monopole commercial. Cette situation,
qui existe parfois en France entre petits
paysans et sucrerie, s'explique en Hollande
comme chez nous par la nature du produit
cultivé et les nécessités de la vente. La
sélection et l'obtention de variétés nou-
velles font do la culture des Inilbes une
opération scientifique, exigeant des re-
cherches incessantes et des soins minu-
tieux qui dépassent les capacités intcllec-
\. c'est au sud (ic Harlem (lue s'est surtout dé-
veloppée la culture des lleursà bulbes.
tuelles et financières d'un petit cultivateur :
ainsi s'explique le patronage technique du
grand producteur. D'autre part, ces bulbes
ne sont pas des denrées de consommation
courante ; la clientèle en est restreinte et
dispersée dans tous les pays du monde ;
ce sont des arlicles de luxeK II faut se
tenir très au courant des possibilités com-
merciales dans chaque pays, des caprices
de la mode pour les suivre ou les prévenir,
savoir manier la réclame avec art et at-
teindre directement le consommateur.
Tout cela exige des capitaux et uiie initia-
tive qui font défaut aux associations ; c'est
pourquoi le commerce des bulbes reste
concentré entre quelques mains, et c'est
pourquoi aussi le patronage des commer-
çants est plus accentué.
Paul Roux.
RACE ET SOCIETE
Les différentes écoles économiques en
sont encore à se disputer sur la théorie de la
valeur. On ne se lance pas dans autant de
controverses au sujet de ce qui constitue la
race , mais on n'est pas plus d'accord sur
le sens exact de cette expression. Le pu-
blic et les savants eux-mêmes l'emploient
dans des acceptions très diverses et sou-
vent imprécises.
Ainsi, à n'examiner que les principales
de celles-ci, nous voyons que, pour l'école
de la « Science sociale », la race est le ré-
sultat de la formation sociale et de l'édu-
cation que celle-ci impose à l'individu.
Pour le philologue et le linguiste, elle
comprend l'ensemble des populations qui
parlent soit la même langue, soit des dia-
lectes voisins les uns des autres et dérivés
d'un idiome commun.
L'historien entend par race la réunion à
1. Dans la première moitié du xvii' siècle, il y eut
une spéculation elfrénée sur les tulipes; certains
bulbes lurent payés jusqu'à -i.'i.ooo Irancs : on enre-
gistra des ruines retentissantes. Les pouvoirs pu-
blics durent intervenir pour mettre lin au • scan-
dale des tulipes .. Actuellemeni, certaines variétés
de bulbes al teignent 100 et -im francs la pièce. —
L'Angleterre absorbe la moitié de la production,
puis viennent l'Allemagne et les Ktats-Unis.
DE SCIENCE SOCIALE.
59
travers le temps et l'espace de tous ceux,
qu'à l'aurore de l'histoire, il nous montre
étroitement groupés, de leurs descendants
et des étrangers qui au cours des âges, se
sont joints à eux.
Pour l'ethnographe, ce mot signitie en
même temps qu'une certaine parenté d'o-
rigine, une communauté plus ou moins
grande des coutumes, des croyances et du
langage.
Pour le géographe, la race est le produit
des facteurs qui viennent d'être indiqués,
ainsi que des facteurs climatériques, tel-
luriques et chorographiques.
Bien que l'homme d'État confonde le
plus souvent la race avec la nationalité, il
en a une idée assez semblable à celle du
géographe, mais, suivant les buts de sa po-
litique, il la fait dépendre surtout de tel
ou tel facteur.
Le psychologue considère comme de
même race tous ceux chez qui les mêmes
excitations d'ordre intellectuel ou sensible
font naître les mêmes sentiments, provo-
(pient les mêmes raisonnements, et dont
les façons identiques de penser ou de sen-
tir ne diffèrent que faiblement en inten-
sité.
Pour le biologiste, comme pour l'éleveur,
c'est la filiation qui fait la race, et cepen-
dant l'anthropologie somatique voit dans
les caractères morphologiques et physiolo-
gicjues les vraies marques distinctives de
la race.
Ces divergences ne sont pas fàclieuses
seulement, parce qu'en se prêtant aux in-
trigues de la diplomatie, elles risquent
d'être funestes à l'entente et à la bonne
foi internationales. Elles sont fréquem-
ment une cause de difficultés dans l'étude
et la compréhension des faits sociaux ; et
elles peuvent y entraîner à des erreurs
insoupçonnées. Pour peu que l'on ne fasse
pas attention à elles, on est en effet sou-
vent déconcerté par la contradiction des
jugements portés par des observateurs et
des critiques du plus sincère désintéres-
sement sur des peuples et des individus
désignés bien clairement. Pour peu que
l'on, oublie combien l'extension du sens
d'un mot, en apparence très précis, varie,
combien même ce dernier revêt parfois
des notions d'ordres différents, selon les
savants qui l'emploient, on est exposé à
identifier des hommes qui n'ont entre eux
presque rien de commun, et à faire des
distinctions entre ceux qui présentent la
plus complète analogie.
- Ainsi Alexandre Dumas fils sera de race
africaine pour tel écrivain qui ne pensera
qu'à son grand-père ; il sera de race teu-
tonique pour tel autre qui ne sera attentif
qu'à ses cheveux blonds. Un troisième le
rangera parmi les héritiers de la culture
hellénique, à cause de ce qui, dans ses
œuvres, peut rappeler le tour d'esprit d'un
Lucien ou d'un Aristophane ; et à cause de
la langue qu'il a parlée et écrite, un qua-
trième le tiendra tout uniment pour Fran-
çais.
Ainsi encore pour des philosophes, pour
des historiens comme Renan, les Celtes se-
ront des hommes pacifiques, un peu rou-
tiniers, à l'àme religieuse et mélancolique,
tout éprise de beauté et de rêve, presque
toujours repliée sur elle-même, rarement
tournée vers le dehors. Pour d'autres,
comme Amédée Thierry et Henry Martin,
ce seront encore des hommes d'imagina-
tion : mais ils seront de joyeux batailleurs,
avides de bruit, de mouvement et d'action.
Avec un caractère violent et impulsif, ils
aurontune intelligence prompte, curieuse,
pénétrante et un goût immodéré de l'élo-
quence.
Faut-il donc pour cela admettre, suivant
une thèse récente, que la race n'est
qu'un vain préjugé ^? Il est bien vrai que,
peu après leur dispersion à travers le
monde, les Juifs ont cessé de présenter
les caractères mentaux qui leur sont attri-
bués dans le Livre des Juges et dans les
récits de Flavius Josèphe. Mais depuis, sur
toute la terre et à toutes les époques, ceux
qui ont parlé du peuple d'Israël en ont
fait des portraits semblables et qui s'appli-
quent à l'universalité de ses fils presque
sans exception.
Les Romains ont soumis à leur domi-
nation centralisatrice les habitants de l'A-
frique du Nord. Plus tard, les Arabes leur
ont im'posé la religion mu.sulmane si favo-
1. J. Finot. Le préjugé des races; A. Colajanni,
Latins et Anglo-Saxons.
m
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
rable à l'absolutisme. Tour à tour, les
Turcs et les Espagnols leur ont fait recon-
naître leur suzeraineté éphémère. Malgré
cela, quand les Français ont pénétré en
Kabylie, ils ont trouvé dans les djemàa
berbères, des institutions démocratiques
et égalitaires avec des traditions de téna-
cité, de courage et d'honneur qui semblent
remonter jusqu'aux temps des Massinissa et
des Micipsa
Les Kafirs de l'Hindou-Kouch, les Svanes
et les Chewsures du Caucase ont conservé
dans leurs langages, leurs mœurs et leurs
croyances, des particularités dont l'origine
se perd dans la nuit de la préhistoire. Plus
près de nous, même lorsqu'ils ont quitté
leur pays, les Ladins du Grôdnerth'al
restent toujours différents des autres Ty-
roliens. Les Allemands des Sette Communi,
les Saxons de la plaine hongroise, les Al-
banais de Calabre, de Sicile et de Corse,
les Roumains de Thessalie, les Grecs de la
Terre d'Otrante, les Wendes de la Lusace
et du Spreewald forment encore au milieu
des peuples qui les entourent de petites
colonies bien distinctes.
En Europe, de la Bessarabie jusqu'à
l'Espagne et l'Angleterre; en Asie, de
l'Inde et de la Perse jusqu'à la Turquie;
en Egypte, en Syrie, depuis des siècles,
les mêmes métiers font vivre dans leur vie
errante ces tribus énigmatiques tour à
tour appelées Bohémiens, Tsiganes, Gita-
nes, Zigeuner, Zingari, Gypsies, Pha-
gari, etc.
Comme au temps des Romains, la ven-
detta n'a pas cessé de régner chez les
Corses des monts Cinto et Rotondo. Dans
la France continentale elle-même, cer-
taines populations se différencient encore
de leurs voisines par des traits ethnogra-
phiques bien nets. Ainsi, aux environs de
Dunkerque, des Picardsqui,sous Louis XIV,
se sont fixés à Fort Mardyck, en plein pays
flamand, ontconservé leur dialecte etgardé,
entre autres coutumes, celle de donner
des terres en usufruit aux familles qui
se fondent. Dans le Berry, les paysans du
canton de Saint-Martin -d'Aussigny, qui
descendent d'Pxossais établis en France
sous Charles VII, sont aussi actifs et tra-
vailleurs que les habitants de l'Ecosse et
ont autant qu'eux l'esprit défiant, intéressé
et mercantile.
Les conclusions contradictoires qui peu-
vent être tirées de tous ces exemples, im-
portent peu à qui applique uniquement
son attention à « la sociologie en soi » de
tel ou tel groupe humain. N'y a-t-il pas eu
des philosophes qui ont prétendu trouver
des enseignements dans l'observation des
cités constituées par les castors, les four-
mis ou les abeilles et pouvoir parvenir par
là à la découverte des lois et des rapports
sociaux"? Pour qui ne se contente pas d'i-
miter ces penseurs épris d'abstraction et
de généralisation à outrance, une telle
façon de raisonner est applicable aux pro-
priétés des triangles ou des sections co-
niques, mais est inadmissible partout ail-
leurs qu'en géométrie. Il semble, par suite,
impossible d'avoir une pleine intelligence
des moindres faits d'activité ou de sensi-
bilité collective, sans savoir quelle impor-
tance les facteurs ethniques ont par rap-
port aux facteurs éducatifs ou purement
économiques, sur la formation des sociétés
et la psychologie individuelle.
Il est nécessaire, pour apprécier compa-
rativement l'influence des uns et des
autres, de discerner en quoi coïncident
ou s'opposent les multiples réalités, recou-
vertes par les nombreuses acceptions qui
ont été vues un peu plus haut, du motrace.
Cela seul exige une somme de connais-
sances tellement considérable qu'aucun
homme peut-être n'est capable de la pos-
séder. 11 est donc bien téméraire d'entre-
prendre une pareille recherche. Si grands
qu'aient été depuis un siècle les progrès
accomplis par la science sur ce sujet, il y
a encore dans ses données bien des lacunes
et bien des hypothèses. Ce n'est rien moins
qu'encourageant. Mais ce n'est qu'en allant
d'une erreur plus grossière à une erreur
moins forte qu'on s'avance vers la vérité.
Déjà bien des théories ont été émises sur
la nature de l'électricité ou du magnétisme
et ont été reconnues fausses. En permet-
tant d'envisager d'une façon nouvelle les
phénomènes physiques, chacune a cepen-
dant été le point de départ de travaux qui
ont conduit à des découvertes. A condition
donc de se rendre compte de l'impossibilité
DE SCIENCE SOCIALE.
61
où l'on est de donner des problèmes posés
autre chose que des solutions approchées,
on peut se risquer aux études les plus em-
brouillées sans crainte d'y jeter de la
confusion ou de travailler complètement
en vain. L'intérêt des questions dont il
vient d'être parlé est assez puissant pour
déterminer à les examiner attentivement
et à cherchera reconnaître dans ce que l'on
.sait à leur sujet, ce qui est humainement
certain et ce qui est seulement hypothéti-
que. Dût-on considérer auparavant tout ce
qui concerne l'origine des divers types
anthropologiques, leurs migrations, leur
juxtaposition ou leurs superpositions dans
les groupements des hommes, leurs apti-
tudes relatives et toutes les sélections dont
ils ont été et sont encore l'objet, il est per-
mis, lorsqu'on est de bonne foi, d'espérer
v apporter un peu de lumière.
A. Constantin.
REVUE DE LA PRESSE
Le Temps a consacré une série d'arti-
cles commentant favorablement le cours
de science sociale professé au Collège li-
bre des sciences sociales par le secrétaire
de notre Société, M. J. Durieu.
Nous pensons être agréable à nos lec-
teurs, en reproduisant ci-dessous l'un de
ces articles :
« On a souvent décrit les mœurs et le tra-
vail des milliers de personnes qui, à Paris,
vivent du « chiffonnage ». Nous avons eu
aussi l'occasion d'en rappeler les aspects
curieux, il y a quelques mois, à propos
d'une coopérative de chiffonniers.
« Ce n'est pas pour les peindre à nouveau
que M. Durieu s'en est occupé, au cours
des leçons intéressantes qu'il donne au
Collège libre des sciences sociales. 11 a
voulu souligner une transformation singu-
lière qui s'est opérée parmi eux. Pendant
des siècles, le chiffonnier a été une sorte
de chasseur errant ; les ordures ménagères
étaient déposées sur la voie publique, à
la tentation du passant, qui, la nuit, pou-
vait y choisir ce qui lui convenait. C'était
à qui, des chiffonniers, passerait le pre-
mier; le plus agile avait raison du plus
fort. On se battait quelquefois autour du
tas. Et la concurrence des chiffonniers
entre eux abaissait le gain journalier à
■J ou 3 francs par jour.
« Les règlements in.stituant les boîtes à
ordures obligatoires ont changé tout cela.
Par une sorte d'accord tacite et sanc-
tionné officieusement par les autorités,
chaque chiffonnier est devenu proprié-
taire. Sa propriété consiste dans le droit
exclusif de fouiller les boites d'un certain
nombre de maisons. Elle a tous les carac-
tères de la propriété individuelle « bour-
geoise ». Elle se transmet par héritage.
Elle se vend, et même elle se loue...
« Il en est résulté une modification pro-
fonde des habitudes. La faculté d'épargne
du chiffonnier en a été puissamment sti-
mulée. Le fils du chiffonnier de l'ancien
type n'avait, pour se livrer à son métier,
qu'à faire l'acquisition d'une hotte, d'un
crochet et d'un falot. Ainsi outillé, il
n'avait qu'à commencer sa chasse.
« Il ambitionne maintenant une « place
de chiffonnage » si le père est encore assez
valide pour conserver la sienne. Mais
toutes les places sont prises. Il économi-
sera donc l'argent nécessaire à l'achat
d'une place dont il pourra améliorer la
valeur s'il est économe et rangé, s'il sait
rester dans les bonnes grâces des concier-
ges, s'il a l'habileté d'intéresser à sa cueil-
lette des locataires bienveillants, etc.
Certains chiffonniers, après avoir débuté
sur une « place » qui rapportait 4 à
5 francs par jour, en tirent aujourd'hui
jusqu'à 15 ou 20 francs par jour. Ce sont
d'ailleurs les moins nombreux, mais le
cas n'est pas rare et les chiffonniers qui
ont ainsi amélioré leur sort ont amélioré
de même leur genre de vie. La hutte
où ils trient, avant de vendre leur ré-
colte au maître chiffonnier, est séparée
de leur logement, qu'une compagne ac-
corte enjolive avec une certaine coquet-
terie. Ils sont les gentlemen du chiffon-
nage.
« Cette transformation qui a favorisé les
travailleurs et les prévoyants a eu, au
contraire, pour résultat, de réduire la si-
tuation des incapables et des fainéants.
62
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
« C'est ainsi qu'à propos de cette minus-
cule propriété, a pu constater M. Durieu,
se posent toutes les questions que soulève
le principe de la propriété individuelle
dans les sociétés modernes. Les chiffon-
niers, loin de vouloir la supprimer, l'ont
établie et la maintiennent d'un commun
accord. Ce phénomène est évidemment
un des plus curieux que l'on ait à enregis-
trer quand on étudie les petits métiers. »
BIBLIOGRAPHIE
De la responsabilité de l'État en ma-
tière d'accidents et de maladies
dans l'armée, par le lieutenant Perras,
docteur en droit (Dijon, 1908).
La loi du 9 avril 1898 sur les accidents
du travail cesse d'être applicable aux ou-
vriers pendant leur service militaire.
M. Perras a pensé qu'une réforme s'im-
posait.
L'ouvrage, d'un incontestable intérêt,
qu'il a consacré à ce sujet se divise en
trois parties : dans la première il étudie
la théorie de la responsabilité de l'État:
dans la seconde il passe en revue les lé-
gislations de la France, de la Suisse et de
l'Allemagne; dans la troisième il critique
le système français et en propose un nou-
veau.
L'État, comme l'individu, cherche à se
soustraire aux conséquences des actes
dommageables. Jusqu'à ces dernières
années, il se considérait comme irrespon-
sable vis-à-vis des victimes d'accidents
arrivés dans le service militaire. Sous
l'ancien régime, alors que le service mi-
litaire n'était pas obligatoire, les engagés
volontaires savaient à quels dangers ils
s'exposaient et l'État se dégageait en prin-
cipe de toute responsabilité envers eux ;
cependant, en fait, par humanité il servait
à titre purement gracieux des pensions
aux blessés, entretenait les invalides, etc.
Peu à peu d'autres idées ont prévalu.
L'État n'a pourtant pas encore admis le
principe de son entière responsabilité. Le
IG novembre 190:5, le contrôleur général
Crétin, jiarlant à la (Jliauibre des députés
au nom du Gouvernement, soutenait que
le service militaire, ne résultant pas d'un
contrat librement consenti, mais étant une
charge publique, TÉtat n'est tenu à aucune
réparation. La législation actuelle des
pensions de retraite n"a pas pour objet de
rendre aux soldats victimes d'accidents
l'équivalent de leur situation antérieure.
D'après M. Perras au contraire, si l'État
oblige tout citoyen à venir servir sous les
drapeaux, il est entendu que, de cet ap-
prentissage, ne doit résulter pour l'homme
aucune perte de sa capacité de travail. La
responsabilité de l'État ne doit pas être
inférieure à celle de l'industriel. S'il est
vrai que le soldat, en accomplissant son
service militaire, travaille indirectement
pour la défense de sa famille et de ses
biens, l'ouvrier aussi, pourrait-on dire, a
intérêt à voir prospérer l'entreprise in-
dustrielle pour laquelle il travaille. La
responsabilité de l'État devrait même être
supérieure à celle du patron, car, tandis
que l'ouvrier, maître de son activité, pour-
rait avec plus de prudence éviter certains
accidents, le soldat au contraire est obligé
d'obéir aveuglément aux ordres de ses
chefs. Telle est la théorie exposée par
le lieutenant Perras.
En réalité, la loi française du 1 1 avril 1831
actuellement en vigueur est moins large :
elle accorde dans les cas graves un droit à
pension; aux cas bénins est appliqué un
système de gratifications facultatives. Les
blessures donnent droit à la pension de
retraite lorsqu'elles sont graves et incu-
rables et qu'elles proviennent d'événe-
ments de guerre ou d'accidents éprouvés
en service commandé. Les infirmités don-
nent les mêmes droits quand eltes pro-
viennent des fatigues ou dangers du ser-
vice. Quant aux gratifications de réforme
et aux secours, les militaires peuvent eu
bénéficier quand ils éprouvent une dimi-
nution de 10 p. 100 dans leur capacité do
travail; ce sont toujours des allocations
précaires et l'évocabies. Nous sommes ici
dans le domaine de l'assistance. La loi
de 1831 a été établie pour une armée dv
métier composée de soldats célibataires
pour la plupart et sans profession anté-
rieure.
DE SCIENCE SOCIALE.
Gli
i:n Suisse, la loi du 28 juin 1901 consacre
le principe du risque professionnel, aussi
bien pour les maladies que pour les acci-
dents. La victime reçoit une réparation
pécuniaire proportionnée au préjudice et
basée sur le salaire antérieur.
En Allemagne, par la loi du 31 mai IDOO,
les militaires sont assurés contre le risque
accident et le risque maladie, mais dans
le cas .seulement où cette maladie est
« professionnelle ».
Dans la troisième partie de son ouvrage,
le lieutenant Perras, considérant l'Etat
comme responsable des accidents ou ma-
ladies qui atteignent, à l'occasion de leur
service, les militaires en temps de paix,
propose de prendre pour base d'une nou-
velle législation française sur cette ma-
tière, la loi du 9 avril 1808. Une indemnité
journalière de chômage serait versée à la
victime, du jour où elle aurait dû norma-
lement être renvoyée dans ses foyers jus-
qu'à celui de la consolidation de la bles-
sure. Si, à partir de cette date, l'homme se
trouvait physiquement amoindri, il aurait
droit à une pension variant avec le pré-
judice subi, conformément à l'article 3 de la
loi de 1898. Cet article serait aussi appli-
cable aux veuves et orphelins. M. Perras a
rédigé, à titre d'exemple, un projet de loi
([ui lui paraît susceptible d'être appliqué à
l'armée française et qui complète utile-
ment son étude dont toutes les parties sont
composées avec la plus rigoureuse préci-
sion juridique.
Eug. B. DUBERN.
Vers la Lumière et la Beauté (Essai
d'esthétique sociale), par Emile Pier-
ret. Paris, à la Renaissance française.
Société d'éditions, 52, passage des Pa-
noramas, 1 vol. in-16.
Tous les efforts accomplis i)ar des hom-
mes de bien, soit pour lutter contre les
logements insalubres, soit pour créer l'ha-
bitation ouvrière à bon marché, soit pour
répandre la connaissance et la mise en
pratique des principes d'hygiène, soit en-
core pour mettre à la portée du plus
grand nombre le goût de l'ordre et des
jouissances esthétiques, sont des efforts
vers la lumière et la beauté. Notre con-
frère M. Emile Pierret les passe en revue
dans son intéressant ouvrage en homme
qui en sent la valeur et en mesure la
portée. Le nombre des problèmes dont
un pareil plan suppose forcément l'exa-
men est considérable. Quelques-uns.
comme l'institution du Bien de Famille.
consacrée par une loi récente, ou la
question des logements ouvriers dans les
grandes agglomérations urbaines, sont
trop complexes pour que nous puissions
songer même à les aborder dans ces quel-
ques lignes; mais il en est xm groupe
d'autres sur lesquels il nous paraît utile
d'attirer l'attention des adhérents de la
Science sociale et que le livre de M. Pier-
ret fait bien connaître. Je veux parler de
ceux qui ont trait au mode d'existence.
On n'a pas tout fait quand on a appris
à acquérir des moyens d'existence. Il faut
encore savoir les utiliser au mieux possi-
ble. Gagner un bon salaire est un avan-
tage. C'en est un autre de savoir le dé-
penser de la manière qui profitera le plus
au développement du groupe familial. A
ce point de vue, la science du ménage est
précieuse et variée. Elle comprend à la
base la sage entente de l'installation et
de la nourriture, du vêtement, des récréa-
tions. Tout cela ne s'acquiert pas sans
doute dans des livres et dans des cours, et
j'entends bien qu'une jeune fille peut être
classée en tête d'un concours d'industrie
ménagère et devenir une maîtresse de
maison insupportable; mais reconnais-
sons aussi que, dans les conditions ac-
tuelles de la vie, la formation purement
traditionnelle — qui n'assure pas toujours
le tact, le bon caractère et autres qualités
nécessaires — - ne prépare pas suffisam-
ment les jeunes filles delà classe ouvrière
à leur rôle futur de ménagères. C'est que
la tradition ne saurait suffire quand le
milieu dont elle est issue se modifie. Elle
ne conserve sa valeur que dans la mesure
de l'immobilité sociale. Par suite, la tra-
dition rurale devient insuffisante à la
ville, et la tradition provinciale à Paris;
la tradition du midi ne vaut plus au nord
ni celle du nord au midi. Étant donné le
va-et-vient qui se produit en fait, n'est-il
pas indispen.sable de donner aux problè-
64
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
mes du mode d'existence une solution
que la tradition ne fournit plus?
Ce n'est pas tout. L'augmentation de la
vie urbaine et de l'activité industrielle
pose des problèmes nouveaux. Il faut pré-
venir ou faire cesser l'entassement irrai-
sonné des familles condamnées à un ré-
gime cellulaire sans lumière et sans air
respirable. Et c'est là un devoir positif de
l'autorité publique, seule armée pour agir
efficacement. Mais il ne faut pas compter
sur son initiative pour accomplir les ré-
formes nécessaires et porter remède aux
abus constatés. Là encore, l'action des
particuliers sera nécessaire pour mettre
en mouvement la lourde machine admi-
nistrative, pour assurer au Paris populaire
les e.spaces libres dont il a besoin, pour
sauver les paysages qui sont une partie
de notre patrimoine national. Le livre de
M. Pierret expose les tentatives déjà faites
dans ce sens et fait appel aux bonnes vo-
lontés éclairées. Nous souhaitons qu'il
trouve un écho chez nos amis.
Paul DE ROUSIERS.
The Ne-w Encyclopedia of social Re-
form, edited by William D. P. Bliss and
Rudolph M. Binder Ph. D. — Funk and
Wagnalls Company. New-York and Lon-
don, 1908. 1 vol. de 1321 pages.
Cette encyclopédie américaine de Ré-
forme sociale compte, comme tous les
travaux de ce genre, un très grand nom-
bre de collaborateurs et, si nous en jugeons
par ceux dont les noms et les œuvres per-
sonnelles nous sont connus, elle a eu la
bonne fortune de réunir une remarquable
série de compétences diverses. Nous
voyons, en effet, figurer dans la liste, des
économistes américains renommés, tels
que F. H. Giddings de Columbia Collège;
CarroU D. Wright qui fonda et dirigea
pendant de longues années le Department
of Labor à Washington; A. T. Hadley,'
dont les belles études sur l'organisation
des chemins de fer sont classiques; E. W.
Remis, etc. A côté d'eux, des écrivains et
des hommes publics ayant joué un rôle
dans le mouvement des idées sociales aux
Etats-Unis, ou même en Angleterre, sont
venus apporter le témoignage de leur
expérience personnelle, le récit de leurs
efforts, l'exposé des résultats obtenus. Le
cardinal Gibbons, M. J. Bryan, le champion
politique des démocrates, Samuel Gom-
pers, président de VAinerican Fédération
of Labor, sont évidemment bien placés
pour nous renseigner sur les plans de
réforme particulièrement chers aux catho-
liques, aux populistes, ou aux représen-
tants du travail organisé. John Burns et
Sydney Webb peuvent également décrire
en connaissance de cause les progrès du
Trade-Unionisme anglais. Enfin, Booker
T. Washington est bien Thomme du pro-
blème nègre; Upton Sinclair représente,
avec ses passions et ses exagérations vio-
lentes, le mouvement contre la concentra-
tion de l'industrie et de la richesse.
L'ouvrage offre un réel intérêt à cause
de la multiplicité des sujets qu'il aborde
et de la façon assez complète dont cer-
tains d'entre eux sont traités. Mais il pré-
sente des lacunes et je crois bien qu'elles
étaient inévitables étant donné le titre
choisi. Une encyclopédie de la Réforme
sociale comprendrait, si elle était com-
plète, l'hi.stoire de toutes les révolutions et
de tous les mouvements sociaux qui se
sont produits dans le monde. Les auteurs
de la \ew Encyclopedia ont écarté réso-
lument de leur cadre les faits se rattachant
à un passé éloigné. Vous ne rencontrerez
dans leurs colonnes ni le nom de Selon, ni
celui des Gracquesqui ont pourtant mérité
la qualification de réformateurs. D'autre
part, ils ne se sont pas bornés aux per-
sonnages ou aux événements conteinpo-
rains. Saint-Simon, Lamennais, Emerson?
Carlyle, John Stuart Mill, et bien d'autres
disparus ont leur article. Le mouvement
anti-esclavagiste américain y est exposé
avec abondance, etc. En somme, il est
assez difficile de savoir à l'avance ce qu'on
trouvera et ce qu'on ne trouvera pas dans
ce dictionnaire. La seule façon de se gui-
der est de se demander si tel ou tel sujet
est de nature à intéresser un économiste
ou un sociologue américain du commen-
cement du vingtième siècle. C'est une rai-
son suffisante, en tous cas, pour que nous
DE SCIENCE SOCIALE.
()5
trouvions, nous aussi, dans la New Ency-
clopedia des indications précieuses.
Paul de RousiERS.
L'Europe et l'Empire ottoman. Les
aspects actuels de la question d'Orient,
par René Pinon. Paris, Perrin, 1909,
.\iii-603 pp.
De 1728 à 1741. nous eûmes à Constan-
tinople un ambassadeur dont l'intelligence
supérieure égalait la merveilleuse habi-
leté ; il sauva la Turquie des assauts de
nos rivaux, négocia les traités de Belgrade
et, en récompense des services rendus,
obtint du sultan la précieuse capitulation
de 1740. A cette époque, le marquis de
Villeneuve, — c'était son nom, — trouvait
cependant la question d'Orient singulière-
ment complexe, et certes quand on con-
naît les innombrables conseils que sa vi-
gilance dut éviter et les intrigues au
milieu desquelles il dut négocier, on ne
peut trouver qu'il exagérait. Que dirait
donc aujourd'hui l'habile marquis s'il ré-
tournait à Constantinople ? 170 ans se
sont écoulés depuis la paix de Belgrade
et la même rivBlité de l'Autriche et de
la Russie menace à la fois la paix de
l'Europe et notre influence en Orient.
Les forces qui se mesurent et la position
respective des parties ne sont plus les
mêmes, mais, ces changements n'ont pas
rendu plus aisée l'intelligence de la ques-
tion d'Orient ; au contraire, celle-ci, sou-
mise aux complications croissantes des in-
térêts moraux et économiques, est devenue
beaucoup plus complexe encore. Au mi-
lieu de ces conflits inextricables, on ne
peut cheminer avec quelque sécurité et
agir utilement que si l'on possède deux
qualités spéciales : l'aptitude à l'analyse
exacte et minutieuse des petits détails, le
sens des réalités profondes qui, derrière
les intrigues, dirigent les événements.
M. René Pinon possède excellemment
ces deux qualités particulières : aussi,
personne n'était plus qualifié que lui pour
nous donner le récit détaillé de chacune
des nombreuses questions dont la réunion
forme la question d'Orient. Depuis trois
années, les lecteurs habituels de la Revue
des Deux Mondes suivaient avec assiduité
ses articles si documentés sur l'une ou
l'autre de ces questions : aujourd'hui uu
gros volume de 600 pages réunit en fais-
ceau ces études qui se complètent réci-
proquement.
11 est impossible de suivre ici M. Pinon
à travers les douze chapitres de son ou-
vrage; aucun problème important n'est
omis : la mer Noire et la Macédoine, l'I-
talie et le conflit austro-serbe, la Bul-
garie et le protectorat de la France, chaque
point est étudié avec un égal souci de
connaître les détails les plus menus et de
rattacher les solutions à un ensemble plus
large. Depuis six mois, tous les matins,
des milliers et des milliers de lecteurs
suivent dans leur journal les phases nou-
velles de la question bulgare ou du conflit
austro-serbe ; parfois ils s'étonnent de ne
pas comprendre les dépêches que « le fil
spécial » leur transmet. Si quelques-uns
d'entre eux consentaient à lire l'étude de
M. Pinon, ils verraient chacune de ces
dépêches prendre à leurs yeux un sens
nouveau et quand ils auraient achevé le
livre, ils seraient tout étonnés de constater
aussi combien est attachante une étude
bien faite d'un point d'hi.stoire contempo-
raine. Nous aimons les récits de conflits
imaginaires : pourquoi oublions-nous que
les luttes réelles comportent des combinai-
sons mille fois plus ingénieuses, des
scènes mille fois plus dramatiques?
Oserai-je pourtant exprimer un regret?
11 m'a paru que M. Pinon est trop opti-
miste toutes les fois qu'il traite des inté-
rêts et de l'action de la France dans le
Levant. J'ai nommé au début de cet ar-
ticle le marquis de Villeneuve ; quel sou-
venir! Sans doute les conditions politiques
de l'Europe ne permettent plus, à notre
profit, pareille prépondérance; mais ce-
pendant n'e.st-il pas vrai que le fléchisse-
ment de notre influence extérieure a été
plus grand que ne l'exigeait l'ascension
légitime de nos rivaux. Là-bas, dans le
Levant, notre langue ne jouit plus du
même prestige et <( la bannière de l'empe-
reur de France » n'est plus saluée avec le
même respect. On sait à Constantinople
que la flotte allemande est plus puissante
tJG
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
que la nôtre et que les Germains sont plus
nombreux que les Francs. Une diplomatie
ne peut être efficace que si elle est ap-
puyée sur un peuple fort ; méfions-nous
des illusions; les alliances ou les capi-
taux ne peuvent dispenser une nation de
la nécessité de faire appel à la force et à
la puissance expansive des individus et
des familles qui la composent.
Paul Bureau.
Le Berry, par Antoine Vacher, 1 vol.
15 fr. avec 48 figures et cartes dans le
texte, 32 photographies et 4 planches de
cartes et profils hors texte (Armand
Colin, édit.).
Nous avons déjà eu Toccasion de cons-
tater l'orientation de plus en plus mar-
(juée des études géographiques vers la
recherche des causes et des effets. Parfois
ces études — comme celles qui ont été
analysées ici même sur la Flandre, la Pi-
cardie, la Basse-Normandie, etc. — ont
en plus le souci de donner une place pré-
pondérante à ce qui a été appelé la géo-
graphie humaine. Ce dernier point de vue
n'a pas été celui de M. Antoine Vacher,
et nous le regrettons, car son livre aurait
pu figurer à côté de ceux que nous venons
(le citer.
L'auteur a voulu se spécialiser plus
complètement dans l'ordre des faits que
notre Nomenclature a nommé le Lieu. Par
là, son ouvrage se rattache à notre science, et
il devra être consulté par ceux de nos mem-
bres qui voudraient étudier le Berry. Ils y
trouveront un exposé exact et détaillé de
la morphologie de cette région, de son
liydrographie, du climat et du régime des
eaux. Ils y trouveront également l'état ac-
tuel de nos connaissances sur la délimi-
tation des pays qui composent cette pro-
vince, dans le passé et de nos jours. Ces
pays, d'après M. Vacher, sont : la Cham-
pagne, le Boischaut, la Sologne, la Brenne.
la Vallée de Germigny, le Val, le Forêt,
le Pays-Fort et le Sancerrois.
La Champagne, qui s'étend autour de
iiourges, comprend la partie la plus fer-
tile : c'est un pays à sol calcaire et per-
méable, où domine par conséquent la sé-
cheresse.
Le Boischaut, pays d'humidité moyenne,
est situé au sud du précédent, dans le dé-
partement de l'Indre : c'est un pays de
bocage, de champs fertiles et de pâtures.
La Sologne et la Brenne sont des régions
où l'humidité est naturellement en excès,
par suite de l'imperméabilité du sous-sol.
Pendant longtemps, elles furent des pays
pauvres, désolés et insalubres, où l'on ne
cultivait guère que le seigle et le sarrasin.
Elles s'améliorent aujourd'hui, au fur et
a mesure des progrès de l'assainissement,
La Vallée de Germigny et le Val sont des
types caractéristiques de pays de vallées.
Le Forêt est un petit pays de vergers
qui a pour centre le bourg de Saint-Mar-
tin-d'Auxigny ; il prospère grâce à la vente
des nombreux fruits qu'il produit ; poires,
pommes, cerises, abricots, etc.
Quant au Sancerrois, c'est un pays de
vignobles.
Enfin le Pays-Fort doit son nom à la
nature de son sol, composé d'une terre argi-
leuse, lourde, dure à travailler.
Ce livre forme un beau volume de plus
de 500 pages, avec de nombreuses figures,
photographies, cartes, etc. A noter égale-
ment, la documentation parfaite et pré-
cise sur laquelle l'auteur a appuyé sa thèse.
P. DESCAMI'S.
Pourquoi et comment on fraude le
Fisc, par Ch. Lescœur, professeur à la I
Faculté libre de Droit de Paris. — Paris,
Bloud et C'«, I vol.
Voici un livre auquel les impôts pro
gressifs sur les successions et le projet
d'impôt progressif sur le revenu donnent
une actualité indiscutable. On est d'autant
plus porté à frauder le fisc qu'il se montre
plus exigeant, d'abord par un sentiment
naturel de résistance à une charge nou-
velle et souvent injustifiée, ensuite par
l'intérêt croissant qu'olïre la fraude à me-
sure que grossit l'impôt auquel elle per-
met d'échapper. Un fonctionnaire amé-
ricain à qui de fortes sommes étaient
offertes pour l'engager à tempérer une
surveillance qui lui incombait, avouait
DE SCIENCE SOCIALE.
67
ingénument : « Every man lias his oirn
limit : Tout homme a sa limite ». Le
contribuable aussi a sa limite, et tel, qui
se reprocherait une dissimulation d'actif
dans une succession entraînant des droits
de 5 % par exemple, n'hésitera pas à sous-
traire au fisc ce qu'il pourra d'un héritage
frappé de 25 ou de 50 %.
M. Lescœur passe, en revue les princi-
paux moyens de fraude en usage pour
frustrer le fisc des droits qu'il s'arroge sur
les transmissions par héritage. Les héri-
tiers ne sont pas seuls à les pratiquer. Le
« de cujus » prévoyant y a souvent re-
court lui aussi. Et, instruit par cet exa-
men, M. Lescœur expose comment on
fraudera l'impôt sur le revenu. Un chapi-
tre très curieux est consacré par lui à
l'aspect moral de la question. Après avoir
établi que les fraudes proprement dites
doivent être absolument réprouvées, il in-
dique quels silences habiles paraissent
licites, quelles évasions fiscales, permet-
tant de se mettre en dehors des hypo-
thèses explicitement prévues par la loi,
n'offrent prise à aucun reproche.
La science sociale n'a pas à trancher les
questions de conscience, mais elle est
intéressée dans le problème des fraudes
fiscales et des législations qui tendent à
les multiplier. L'économie politique en-
seigne avec raison que ces législations
sont inopérantes ou. tout au moins, mal
opérantes. Tout impôt démesuré, irritant,
est d'un mauvais rendement économique.
Mais il a, à notre point de vue spécial, un
inconvénient plus grave encore. Il tend à
diminuer l'esprit civique, le sentiment de
loyale participation aux charges publiques,
non seulement à celles qui sont imposées,
mais encore à celles qui doivent être sup-
portées volontairement. Les pays tyran-
nisés ne connaissent en aucune façon cet
esprit civique. Chacun y vit, s'il le peut,
aux frais du Trésor, mais personne ne
songe que les finances publiques ne sont
que les finances communes à tous les
citoyens; .surtout, personne n'imagine
qu'il ait personnellement à s"en préoccu-
per. En France nous ne .sommes pas,
grâce à Dieu, réduits à cette situation,
mais nous avons le plus pressant besoin
d'organiser notre éducation civique, de
susciter le dévouement au bien public par
tous les moyens possibles. Tout le monde
est assez disposé à reconnaître cette vé-
rité, en principe; peu de gens travaillent
à la réaliser. Ceux qui veulent faire de
l'impôt un moyen de nivellement des for-
tunes contribuent à tarir les sources de
l'esprit civique dans la classe qui a le de-
voir de se dévouer plus particulièrement
au bien public.
Paul DE ROUSIERS.
Les sociétés coopératives de consoni-
mation en France et à l'étranger,
par J. Corréard (P. Lethielleux, édit., Pa-
ris), préface de M. Paul Leroy-Beaulieu.
Ce livre comprend deux parties : la pre-
mière est un exposé historique du mou-
vement coopératif; la seconde est une
revue de son extension actuelle.
La première moitié du siècle dernier
vit plusieurs essais timides que l'on peut
enregistrer comme les débuts de la coo-
pération.
Dès 1832, M.M. Schlumberg et Bourcart,
industriels à Guebwiller (Alsace), firent
construire une boulangerie à leurs frais,
et la laissèrent ensuite gérer par les
consommateurs .
Toutefois, la première société réellement
coopérative, fondée par les consomma-
teurs eux-mêmes, fut celle de Rochdale
(Lancashire), qui date de 1844.
Depuis lors, les coopératives de con-
sommation n'ont cessé de progresser,
principalement dans les pays industriels :
Angleterre, Belgique, Allemagne, etc. En
France, c'est dans le département du
Nord qu'elles sont le plus nombreuses.
M. J. Corréard, qui s'est documenté
d'une façon parfaite, nous donne de nom-
breux renseignements statistiques à 'cet
égard. En voici quelques-uns relatifs à
l'année 1900 :
Les sociétés de consommation anglaises
firent cette année-là, un chiffre d'affaires
d'environ 1.250.000.000 fr. (exactement
50.053.000 £).
Les coopératives allemandes, de leur
côté, firent pour 310.000.000 fr. de ventes.
En France, d'après l'auteur, ce chiffre
68
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE DE SCIENCE SOCIALE.
aurait été de 150.000.000 francs seulement.
Il y a actuellement, une tendance vers
la formation de fédérations coopératives
pour les achats en gros, et c'est encore
en Angleterre que ce mouvement est le
plus marqué, à l'aide de wholesales.
Au contraire le mouvement est presque
nul, non seulement dans l'Europe orien-
tale, mais aux Etats-Unis et dans les co-
lonies anglaises. Les coopératives de con-
sommation, pour réussir, ont besoin de
trois choses : de grandes agglomérations
urbaines, le prix relativement élevés des
vivres, et l'aptitude à l'association.
P. Descamps.
AVIS
Nous informons nos lecteurs que des
tables de matières sont actuellement en
préparation, tant pour les fascicules de
l'ancienne série que pour ceux de la nou-
velle.
La table générale de la première série
sera faite suivant l'ordre chronologique
et l'ordre alphabétique des noms d'au-
teurs, et sera mise en vente.
Les tables de la deuxième série ne com-
prendront que l'ordre chronologique, et
seront distribuées gratuitement à tous nos
abonnés.
LIVRES REÇUS
Le Chômage, par Philippe de Las Cases,
avocat à la Cour d'appel (ouvrage cou-
ronné par l'Académie des Sciences morales
et politiques). 1 vol. in-12, de la « Biblio-
thèque d'Économie sociale » ; prix : 2 fr.
(Librairie Victor Lecoffre, J. Gabalda et
C'% Paris).
La France à Madagascar, histoire poli-
tique et religieuse d'une colonisation, par
Pierre Suau, avec une préface de M. Le
Myre de Vilers. 1 vol. in-8° écu, orné de
gravures; prix : 5 fr. (Librairie Académi-
que, Perrin et C).
Les principes de l'évolution sociale, par
Dicran-Asclanian, docteur es sciences po-
litiques et sociales, 2^ édit., revue et aug-
mentée, 1 vol. 9fr. (Félix Alcan, édit.).
L'Individu et les diplômes, par Abel
Faure, 1 vol. 3 fr. 50 (P. V. Stock, édit.).
Le machinisme : son rôle dans la vie quo-
tidienne, par Max de Nansouty (12 confé-
rences), 1 fort vol. in-8° écu avec 28 planches
hors texte, 4 fr. (Pierre Roger et C'^, édit.
Paris).
Ce que les pauvres pensent des riches, par
Fernand Nicolay, 1 vol. in- 16, 3 fr. 50
(Librairie académique Perrin et C'''.
édit.).
Impôts directs et indirects sur le revenu,
par Jules Ingenbleek (Mitch et Thron, édit.
Bruxelles et Leipzig).
Auguste Comte et son œuvre, par G.
Deherme, 1 brochure avec 2 portraits
hors texte : 2 fr. 50 (V. Giard et Brière,
édit. Paris).
Le Mont Saint-Michel à travers les âgc^
(en vente à la Direction du Musée du Mont
Saint-Michel, 31, boulevard de Montmo-
rency, Paris).
BIBLIOTHÈQUE DE LA SCIENCE SOCIALE
FONDATEUK
EDMOND DEMOLINS
LE CHOMAGE
ET L'ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL
PAR
G. OLPHE-GALLIARD
PARIS
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
56, RUE JACOB, 56
Avril 1909
SOMMAIRE
I^ — L'assistance par le travail. P. 3.
Les essais ayant pour objet ce procédé répondent à des conceptions théori-
ques.
1» L'assistance par le travail en Angleterre-
Le sj'stème de la Loi des Pauvres ne s'applique qu'à cei-taines catégories de
chômeui's. Le succès des travaux de secours implique la qualité de la main-
d'œuvre et la capacité de la direction. Système de VUnemployed workmen's
Act de nm.
2" Les travaux publics d'assistance par le ïravail en France.
Les diverses tentatives en ce sens, notamment en 1787 et 1848, ont échoué par
suite de l'absence de ces conditions.
3' Les entreprises privées d'existence par le travail en France sont éta-
blies sur des bases contraires à la nature du problème. Elles en aggravent
les termes au lieu de les résoudre.
Les travaux publics de secours résolvent le problème pour certaines catégo-
ries de chômeurs.
I. — Colonies agricoles. P. 63.
1° Les Colonies agricoles, en France et à l'Etranger. Elles ne constituent
un remède contre le chômage que dans certains cas particuHers, et ne peu-
vent être étendues à l'ensemble des intéressés.
2° L'exode rural. Contrairement à une opinion régnante, elle n'est pas une
cause d'aggi-avation du problème, et le retour aux champs ne saurait cons-
tituer un remède général.
II. — Conclusions. P. 113.
Le problème du chômage change d'aspect suivant le niveau social des travail-
eurs en cause. 11 n'y a pas de remède absolu et applicable à tous.
LE CHOMAGE
ET L'ASSISTAJNCE PAR LE TRAVAIL
L'ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL
Pendart longtemps, on a cru en France à la toute-puissance
économique de l'État; une séculaire désuétude de l'initiative
privée, dans ce pays, a conduit à le considérer comme l'auteur
responsable de la prospérité du pays. Une telle conception de
l'ordre social devait naturellement amènera considérer le chô-
mage comme une charge de la société représentée par les pouvoirs
publics. Rien de plus simple : il suffit que l'État fournisse une
occupation rétribuée aux travailleurs qui viennent à en manquer.
De là, la notion socialiste du droit au travail telle que la conce-
vaient Fourier et ses disciples i. De là aussi les tentatives
d'application de ce remède que nous allons étudier. Dès 1790, à
la suite de la crise industrielle et agricole de 1788, le Comité de
mendicité, nommé par l'Assemblée nationale, exprimait de la
façon suivante la pensée qui devait conduire ces expériences :
« Le devoir de la société est de chercher à prévenir la misère,
de la secourir, d'offrir du travail à ceux auxquels il est nécessaire
pour vivre, de les y forcer s'ils refusent, enfin d'assister sans
travail ceux à qui l'âge ou les infirmités ôtent tout moyen de
1. Fourier, Traité de l'VniU universelle, 1822, 2» éd., p. 179,
4 LE CHOMAGE ET L ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
s'y livrer. Tel est le sens qui est donné à cet axiome politique
que tout homme a droit à sa subsistance, et à cette vérité incon-
testable que la mendicité n'est un délit que pour celui qui la
préfère au travail. » La constitution de 1793 proclamait la même
interprétation du droit à la vie : « L'assistance publique est un
devoir sacré ; la société doit pourvoir à l'entretien des citoyens
malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en leur
garantissant les moyens d'existence s'ils sont incapables de
travailler. » De même le préambule de la constitution de 1848,
dans son article 8 : « La République doit, par une assistance
fraternelle, assurer l'existence des nécessiteux, soit en leur
procurant du travail dans la mesure de ses ressources ^ , soit
en donnant, à défaut de famille, du secours à ceux qui sont
hors d'état de travailler. » Sans aller jusqu'à reconnaître l'obli-
gation des pouvoirs publics en cette matière, le Conseil supérieur
du travail, en 1896, croyait encore à la possibilité et à l'efficacité
de cette intervention; l'un des vœux adoptés était le suivant :
« La création de chantiers pour chômeurs est préférable à la
distribution de secours en nature ou en argent. Les avantages
moraux qu'elle présente sont incontestables : elle conserve la
dignité de l'ouvrier, qui a la conscience de faire œuvre utile;
elle le garde de l'oisiveté, de l'intempérance, et elle permet de
combattre efficacement la paresse et la mendicité. » Cette pensée
abstraite montre qu'en dépit du changement d'opinion au sujet
du devoir de l'État, les auteurs de cette déclaration s'inspiraient,
au fond, comme les sociologues de 1793 et 1848, moins des
nécessités de la pratique que d'un concept purement théorique.
Si l'on ne partage plus aujourd'hui- la même confiance rela-
tivement à l'action directe des pouvoirs publics, ce changement
est dû peut-être en partie à l'influence des doctrines libérales,
1. Celte formule fut adoptée après le rejet de la proposition d'Armand Marrast, qui
sanctionnait le droit au travail pour tout homme valide. Nous verrons toutefois
dans un instant que la différence entre les deux formules est purement théorique
et ne contient, en fait, qu'une question de degré dans l'application.
2. N'y a-t-il pas un indice de cette variation dans ce fait que l'enquête du Conseil
supérieur, en 1896, concernait surtout l'assistance par le travail, alors que celle
de 1903 s'occupe presque exclusivement des caisses d'assurance.
L ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL. o
qui n'ont cessé de lutter, durant tout le xix* siècle, contre celles
du socialisme : ces doctrines ne sont pas en efi'et du domaine
exclusif de l'École, mais concordent trop bien, sur beaucoup de
points, avec les tendances naturelles aux milieux patronaux et
avantagés de la fortune pour n'être pas partagés par ceux-ci.
Cependant leur action ne suffit pas à expliquer ce mouvement
d'opinion : en Angleterre, où le tempérament social des individus
s'accommodait de leur application et leur a longtemps assuré une
prééminence absolue, elles n'ont pas empêché des essais d'in-
tervention directe de l'État, dont la date est reculée et qui furent
renouvelés à différentes reprises. Nous verrons que la méthode
suivie, dans ce pays, par le gouvernement répond moins à un
principe abstrait qu'à des tentatives d'ordre pratique. Nous
croyons donc que le mouvement dans les esprits qui vient d'être
signalé doit être attribué plutôt à une connaissance plus exacte
des lois qui régissent les rapports sociaux et de l'inutilité des
efforts qu'on peut tenter pour s'y soustraire. Ce sont ces lois
naturelles que nous essaierons de dégager, en faisant abstraction
de tout principe à priori. Mais nous de\dons constater que le
remède au chômage consistant dans l'organisation de travaux de
secours est le fruit, dans notre pays du moins, de conceptions
d'ordre théorique.
Dans cette matière, on distingue généralement le droit au
travail de Vassistance par le travail : le premier rend tout chô-
meur valide créancier de l'État qui contracte l'obligation de lui
fournir du travail; la seconde secourt les sans-travail dans la
mesure des ressources disponibles et de la bonne volonté de ceux
qui s'en occupent; au premier correspondent les ateliers
nationaux de 1789 et 18V8 ; à la seconde, les travaux de secours
organisés facultativement par les administrations publiques et
par les particuliers ' . La distinction est purement abstraite
et n'est réclamée par aucune réalité : dans les deux sys-
tèmes on retrouve la croyance au pouvoir, appartenant à un
agent extérieur, d'agir directement sur les conditions du travail
I. Cf. Lecoq, L'Assistance par le travail, 1900, p. 99, 130, 239, etc.
b LE CHOMAGE ET L ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
et de procurer un emploi à celui qui n'en a pas; ce sont les
mêmes lois sociales qui régissent l'un et l'autre. Le droit au
travail, dans son fondement philosophique, est si peu contes-
table *, que l'efficacité du système de l'assistance par le tra-
vail une fois reconnue, devrait avoir pour conséquence natu-
relle et forcée l'organisation d'ateliers nationaux; pour celui qui
considère le problème du chômage d'une façon concrète, il n'est
pas admissible qu'un principe abstrait puisse s'opposer à l'adop-
tion du remède qui supprimerait un tel fléau. La seule différence
entre les deux systèmes réside seulement dans le mobile théo-
rique qui l'inspire : ce qui n'est qu'une faculté dans l'un devient
une oblig-ation dans l'autre. Cette différence, n'étant pas scienti-
fique, ne suffit donc pas pour séparer, dans l'étude de leurs
conditions naturelles, les essais ressortissant à chacun d'eux :
l'objet de ce chapitre consistera à reconnaître dans quelle mesure
et sous quelle forme l'Etat ou les particuliers peuvent résoudre
efficacement le problème en jeu en organisant des ateliers pour
les chômeurs.
I. — L ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL EN ANGLETERRE.
L'assistance par le travail ne date pas du régime économique
actuel. Il existait des maisons de travail, où l'indigent valide
recevait un secours en échange du travail qu'il exécutait, dès le
XVI® siècle, en France, en Allemagne et en Italie. En Angleterre,
une loi de 1601, org-anisant l'assistance publique, créa les
workhouses : les indigents invalides ou âgés et les enfants étaient
secourus, soit à domicile, soit dans les hospices; ces derniers
étaient, d'autre part, consacrés en partie à des ateliers où les
indigents valides pouvaient venir travailler; un secours leur
était donné ; souvent ils étaient logés et nourris. La charge de
cette organisation incombait à chaque paroisse. Elle constituait
1. II n'est, à ce point de vue, qu'une conséquence du droit à la vie, affirmé
par tous les tliéologiens (cf. saint Thomas d'Aquin, Somme, II, 2, Quœst. LXVI,
art. VII. — Léon XIII, Enctjcl. lier. nov.. etc.
L ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL. 7
un fardeau très lourd, puisqu'en 1683 les dépenses qu'elle néces-
sitait dépassaient pour l'Angleterre seulement 665.000 livres ster-
ling, presque la moitié des dépenses totales du royaume. On ne
songea cependant pas à en restreindre l'application ; au contraire,
une loi de 1723 généralisa l'institution. Bien mieux, sous l'inspi-
ration d'idées humanitaires, la loi de 1782, connue sous le nom
de Gilberl' sAct, en adoucit encore les dispositions : elle organisa
notamment le travail au dehors du workhouse. L'Administration
s'occupait de trouver un travail convenable pour les valides, à
proximité de leur domicile; elle percevait elle-même les salaires
et les employait à la rémunération du travailleur ; si ces salaires
étaient insuffisants, elle en complétait le montant sur le fonds
des pauvres. Le taux de la rémunération dont bénéficiaient ainsi
les indigents était déterminé en considération du prix des choses
nécessaires à la vie ainsi que des charges de famille. Il suffisait,
pour bénéficier de ce régime, d'affirmer que le travail auquel on
se livrait ne fournissait qu'un salaire inférieur à ce taux : l'Admi-
nistration plaçait le travailleur comme il vient d'être dit, etpayait,
le cas échéant, la dili'érence entre le salaire reçu et le taux fixé '.
U effet de ce système fut désastreux. On avait cru établir de la
sorte un salaire minimum, et obliger les employeurs à élever
les rémunérations qu'ils payaient : on aboutit, au contraire, à
leur abaissement. Conformément à la loi suivant laquelle les
gains accessoires conduisent à une réduction du salaire de la
profession principale de chaque travailleur, sans que la totalité
de son gain puisse s'élever au-dessus du niveau de la vie ac-
cepté par lui-, les patrons ne payèrent plus que la différence
entre le taux normal et celui dont la paroisse acceptait la charge.
Les travailleurs, de leur côté, voyant leur sort assuré, ne fai-
saient plus d'effort pour atteindre le salaire habituel, et accep-
taient sans difficulté celui que les patrons leur offraient. L'ad-
mission au bénéfice de l'assistance était encore facilitée par la
1. Conseil sup. dutrav., Rapport sur la quesi.du cltàm., 1896, p. 203. — L. Bas-
sereau, Réforme sociale, 4<= série, t. X. — Munsterberg, L'Assistance, 1902, p. l9o
et suiv.
2. Cf. P. Bureau, Le contrat de travail, 1902, p. 172 et suiv.
8 LE CHOMAGE ET L ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
jurisprudence les années suivantes. Les dépenses occasion-
nées par ce régime s'élevèrent démesurément : en 1803, elles
montaient à 4.077.000 livres et en 1818, à 7.870.000. Le nombre
des secourus progressa considérablement. Le fainéant, à ce
régime, était mieux traité que le travailleur, puisqu'il recevait
le même salaire sans se donner de peine : il recevait 151 onces
de nourriture alors que, dans certains métiers, l'ouvrier n'en
gagnait que 122 par son travail. La production utile repré-
sentait à peine 5 0/0 des secours distribués. En même temps,
les vrais travailleurs se trouvaient profondément atteints par
cette baisse des salaires et se transportaient dans des districts
où cette influence se faisait moins vivement sentir. Des émeutes,
des séditions, des incendies et des crimes furent suscités
par le malaise qui en provenait. Une enquête organisée en 1833
montra que la situation était devenue intolérable. Elle aboutit
à la loi des pauvres du 14 août 18S4 ^.
Le principe de cette loi consista à rendre la position de l'in-
digent valide qui bénéficiait des secours moins enviable que
celle de l'ouvrier de la plus basse classe : on voulait ainsi à la
fois décourager les paresseux et permettre aux travailleurs de
relever leur situation. A cet effet, le règlement du 31 décembre
1834, partant de ce principe que le secours à domicile était une
« fabrique d'indigents » [out door relief manufactures paniers) ^
les limita aux cas de nécessité absolue, notamment à ceux des
infirmes et des vieillards. Quant aux valides, ce règlement et
celui de 1847 prescrivaient leur internement pendant toute la
durée des secours et un régime de travail forcé peu attrayant.
La pratique renchérit encore sur ces vérités : l'assisté était
soumis à une sévère réclusion et séparé de sa famille^; l'uni-,
forme était porté même pendant les sorties ; les locaux étaient
insuffisants, le travail pénible. Le workhouse acquit ainsi une
réputation telle que, dans certains districts, tous les assistés re-
1. L. Bassereau, loc. cit. — Miinsterberg, loc. cil.— Leroy-Beaulieu, Traité d'E-
conomie politique, t. IV, p. 482-483.
2. La circulaire du 3 novembre 1885 a autorisé les conjoints à se réunir lorsqu'ils
ont plus de soixante ans.
L ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL. 9
fusèrent d'y entrer. « L'atteinte portée à la liberté individuelle,
le rude labeur qui n'est suivi d'aucun salaire personnel, la
nourriture parcimonieusement mesurée et extrêmement simple,
la privation de toutes les douceurs qui, au dehors, sont acces-
sibles même aux plus pauvres, la triste société qu'on y ren-
contre, les traitements souvent rudes des directeurs, mais sur-
tout la dispersion de la famille dont chaque membre est envoyé
dans la division qui le concerne, tout ceci fait que le nom de
ces maisons sonne à l'oreille d'une manière très analog-ue à
celui de prison. Dans toutes les classes de la population qui
ne sont pas entièrement dégradées, on s'efforce de travailler
jusqu'au bout, on soulïre les suprêmes privations avant de
songer à ce moyen le salut ^ » Ces conditions doivent sembler
particulièrement dures au travailleur anglais, qui ne conçoit
pas l'existence en dehors du home où il vit indépendant et
libre : « Interner un Anglais dans une de ces workhouses où sa
liberté sombre, où son individualité s'efface, c'est lui infliger
l'humiliation par excellence et le dégrader socialement ; c'est,
en lui assurant matériellement des moyens d'existence, le
priver de tout ce qui constitue la raison d'être de cette exis-
tence elle-même 2 ». Rien ne saurait mieux exprimer cette
aversion que cet aveu poignant recueilli d'un ouvrier des docks
de Londres : « Je sais que le workhouse m'attend. J'y songe tous
les soirs en me mettant au lit, et j'en frissonne (/5A^^G?â?e;' «^ it).
Il y a des moments où je me dis qu'il vaudrait mieux faire un
coup de tète et en finir tout de suite -^ ».
Ce régime a eu, par suite, une efficacité considérable pour
diminuer le nombre des assistés. De 1.088.659 en 1849, celui-ci
passait à 80 1.8 U en 1851, 984.266 en 1871 et 674.204 en 1893.
Par rapport à la population totale, ces chiffres donnaient les
proportions de 6,27 % en 1849, 5,19 en 1851, 4,34 en 1871 et
2,29 en 1893^. Il a donc incontestablement le résultat d'é-
1. Mûnsterberg, o/?. cil., p. 198-199.
2. Martin Saint-Léon, Une réforme sociale en Anglelerre, 1900.
3. P. de Rousiers, Le Irade-unionisme en Angleterre, 1904, p. 162-163.
4. M. Saint-Léon, op. cit. — Mûnsterberg, op. cit., p. 199.
10 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
carter les catégories de travailleurs capables de s'élever, mais
qui céderaient facilement à la tentation de cesser tout efTort,
pour peu qu'on leur en fournisse les moyens. En revanche, il
atteint d'une façon imméritée certains éléments, qui ne sont
peut-être pas une infime minorité, victimes de la mauvaise
chance ou d'une éducation insuffisante : l'exemple des dockers
en est une preuve i. Un tel régime constitue, en ce qui concerne
ces catégories de travailleurs, une pénalité imméritée — et
partant odieuse — de n'avoir pas su réussir dans l'existence,
un dépit de la vie de labeur et de fatigue sans jouissances qu'ils
ont menée. Le luorkhouse ne dispense donc pas, à cet égard,
d'un remède approprié aux travailleurs qui se trouvent sans
ouvrage indépendamment de toute faute de leur part. On
pourrait à la rigueur trouver une atténuation de cette lacune
dans la facilité qui est donnée aux giiardians, dans ces éta-
blissements, d'employer les sans-travail, en dehors de ceux-ci
et sous leur surveillance 2. Néanmoins, le régime du workhouse
n'en subsiste pas moins, puisque le travailleur ainsi occupé
reste toujours soumis à la discipline, à la déchéance et au paie-
ment du salaire en nature imposés à tout assisté. D'autre part,
l'administration se préoccupe de plus en plus de distinguer
entre les catégories d'assistés, et d'isoler celles qui ne doivent
pas être contaminées par le contact du ivorkhoiise : aussi en
écarte-t-elle les enfants, qu'elle place dans des institutions
spéciales. C'est ce qui explique que le nombre des secourus à
domicile {out door paupers) reste toujours trois fois supérieur
à celui des hospitalisés (m door paupers).
On fait à ce système un autre reproche qui est moins fondé.
La terreur qu'inspirent les maisons de travail n'a pas de prise,
sur les éléments inférieurs de la population : les individus qui
n'ont plus aucun désir de relèvement et qui sont définitivement
dégradés moralement y trouvent au contraire un gite et des
1. C'est au workhouse que la grande majorité des dockers viennent finir leur exis-
tence. L'un d'eux disait : « A Liverpool, voyez-vous, pour un vieillard, il n'y a que
le worlihouse et l'eau des docks. « (De Rousiers, op. cit., p. 161-1G2.)
2. Cons. sup. du trav., op. cit., p. 155-156.
l"'assistance par le travail. 11
ressources qui leur permettent de passer la mauvaise saison en
attendant de pouvoir reprendre leur vie de vagabondage. On
constate ce fait en comparant l'augmentation du nombre des
hospitalisés par rapport à celle de la population totale : en
1851, les premiers formaient les 0,57 de la seconde; en 1871.
0,61; en 1893, 0,57. On voit que cette proportion a plutôt une
tendance à s élever, alors que nous avons vu un abaissement no-
table et progressif de la proportion totale des assistés ^ Le fait
ne semble cependant pas constituer un argument contre le
workhoiise. Il faut considérer en effet que cette catégorie, laissée
à elle-même, n'en serait pas moins à la charge de la société : on
sait qu'elle exploite l'assistance publique et la charité privée
d'une façon bien plus coûteuse que par ce système. Elle cons-
titue de plus un danger public, tant par les crimes et les délits
qui lui sont imputables, que par l'exemple pernicieux d'exis-
tences perverties. S'il n'est peut-être pas possible de purger
complètement une population de cette lie qui reste une menace
constante pour son développement, il faut du moins se féliciter,
lorsqu'on en a isolé une quantité notable sans un sacrifice exa-
géré pour la communauté. Pour cette classe d'individus, le ré-
gime du ivorkhouse semble tout indiqué : à la condition de ne
s'apphquer exclusivement qu'à celle-là, il réalise une sélection
en éloignant les individus capables de relèvement social et
traite les déchus volontaires comme ils le méritent -.
1. Mùnsterberg, loc. cit.
2. Il ne nous est pas possible de nous associer aux indignations de certains socio-
logues (cf. M"" Th. Benlzon, Revue des Deux-Mondes, septembre 1894, p. 115-116,
cit. Leroy-Beaulieu, op. ci(.. p. 489-490) au sujet du procédé employé par les auto-
rités de Boston à l'égard des vagabonds incorrigibles, qu'elles relèguent dans les îles
avoisinantes en les obligeant à un travail forcé au lieu de leur permettre de vivre
oisivement et confortablement aux dépens des âmes charitables ; ces îles sont, parait-il,
devenues un réceptacle d'immondices morales qui soulèvent le dégoût et la pitié,
et ce spectacle serait, paraît-il, un témoignage de la barbarie et de l'égo'isme des
Américains. On oublie, lorsqu'on s'apitoie ainsi sur le sort de ces misérables, qu'il
s'agit là d'éléments irréformables et qui constituent un danger pour la partie saine
de la population qui travaille à son propre développement. Un tel régime ne serait
odieux que s'il s'appliquait à des individus malheureux, mais méritants. Dans l'es-
pèce, il s'agit seulement de savoir si, sous prétexte de la liberté individuelle de gens
qui ne savent pas en user, on empêchera les citoyens honnêtes d'user de leur droit
de vivre dans le sens d'un développement normal de la nature humaine, et de se
12 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
L'insuffisance de ce système, en ce qui concerne les chômeurs
proprement dits, c'est-à-dire les travailleurs privés d'ouvrage
par des circonstances indépendantes de leur volonté, apparaît
dans l'examen des essais suivants i. En 1861, la guerre civile qui
éclata aux États-Unis ayant arrêté l'exportation du coton, l'in-
dustrie textile anglaise subit une crise intense. Le 11 novembre,
la direction de l'Assistance publique, voulant se mettre en me-
sure d'en prévenir les effets, demanda des rapports aux bureaux
de paroisse [Boards of guardians). Ceux-ci répondirent que la
proportion des assistés étant encore normale (2,7 % de la popu-
lation), ils étaient prêts à parer aux événements. Cependant,
l'année suivante, le nomble des indigents monta dans une pro-
portion telle qu'au 22 novembre, il atteignait les 13 % de la
population, et que, dans certaines localités, cette proportion s'é-
levait à 20 et 25 % . Elle fut même doublée au mois de décembre,
et le nombre des assistés fut de 508.293 contre 259.385 le mois
précédent. Des comités locaux, au nombre de 170, recueillirent
des souscriptions volontaires, et vinrent en aide aux bureaux
des pauvres en assistant 236.310 indigents. Les secours distri-
bués atteignirent la somme de 1.086.775 francs pour la première
semaine de décembre. Ce moment marqua le point culminant de
la crise, qui s'atténua en 1863.
Néanmoins cette situation était la preuve que le système de
l'assistance publique aidée par la charité privée ne permettait
pas de parer à de semblables éventualités; 25.000 adultes valides
recevaient des secours sans pouvoir être occupés à aucun travail,
et un tel régime, en se prolongeant, aurait ramené infaillible-
ment à celui du Gilberfs Act. Aussi le ministre de l'intérieur,
le 29 avril 1863, se préoccupa de savoir si les chômeurs ne
libérer, dans ce but, des obslacles qui les en emp(}chent. Le libéralisme, ainsi en-
tendu, n'est même pas du sentimentalisme, puisqu'il place dans sa considération les
sujets les moins intéressants au-dessus de ceux qui donnent à la vie sociale son im-
pulsion; il constitue une doctrine nettement antisociale, dont la conclusion logique
serait la suppression de tous les organismes qui ont pour objet la défense contre les
malfaiteurs.
1. Les renseignements qui suivent sont empruntés au Rapport sur la question du
chômarje, p. 156 et suiv.
l'assistance par le travail. 13
pourraient être employés à des travaux organisés pour eux, et
qui auraient l'avantage moral de subordonner les secours à un
travail accompli et de le transformer en un salaire. Le rapport
fut remis le 31 mai, indiquant les mesures législatives à prendre
pour autoriser les communes à entreprendre ces travaux, et
énuméraut une série d'entreprises sanitaires, pour une somme
de 37 millions et demi, pouvant être effectués immédiatement.
Un projet de loi fut déposé le 8 juin et voté le 21 juillet. La nou-
velle loi mettait 30 millions à la disposition d'une commission
de prêts, chargée d'avancer aux communes, en vue des travaux
à effectuer, des sommes pour une durée de trente ans et portant
intérêt à 3 1/2 % . D'autres sommes étaient inscrites au budget
pour participer à la dépense occasionnée.
Lexécution de la loi commença immédiatement. Le 20 janvier
ISeV, plus (le 22 millions avaient été avancés aux communes;
d'autres prêts étaient à l'étude pour une somme de 1.152.500 fr.,
et de nouvelles demandes, s'élevant à près de 12 millions et
demi, étaient annoncées. Le 7 avrils des chantiers étaient ou-
verts dans i9 localités; 4.838 ouvriers y étaient occupés avec un
salaire moyen de 15 fr. 60 par semaine; 3.000 autres ouvriers
étaient occupés à des entreprises privées. On estimait que
38.000 personnes se trouvaient ainsi soutenues et protégées
contre la misère. Le 18 juin, le nombre des indigents assistés
par les bureaux de paroisse était descendu à 28.261. Une
deuxième loi, au mois de juillet, autorisa de nouvelles avances
pour 8.750.000 francs, et les travaux se développèrent encore.
Le 7 novembre, 6.i2i ouvriers étaient occupés dans les travaux
publics, et 2.000 dans les entreprises privées; plus de 40.000 per-
sonnes étaient secourues par ce moyen. Le succès n'était pas seu-
lement dans les chiffres, mais aussi moral : le travail était pro-
ductif, et les mêmes hommes qui, au ivorkhoiise, fournissaient à
peine pour un penny journalier, arrivaient en quelques jours à
en produire pour plus de deux shellings. La santé de ces travail-
leurs, habitués aux conditions hygiéniques défectueuses des ma-
nufactures de coton, gagna rapidement au travail en plein air.
Le résultat de cette expérience démontre qu'il n'y a pas
14 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
d'impossibilité radicale à transporter un travailleur d'une pro-
fession dans une autre. La grande majorité des ouvriers occupés
de la sorte appartenaient à l'industrie textile (les trois quarts
environ). Les travaux eflectués consistèrent généralement en ou-
verture de rues, pavage, canalisation, drainage et construction
d'égouts. « On avait dit, écrit dans son rapport de 1865 M. Raw-
linson, que les ouvriers de fabrique étaient complètement inca-
pables de se livrer à tout autre travail que celui de surveiller
leurs machines dans les salles bien chauffées. Le maniement de
la pelle et de la pioche devait ^détruire chez eux la délicatesse
de main nécessaire à manipuler les légers fils de coton. L'expé-
rience a prouvé le contraire : en quatre semaines, six semaines
au plus, les ouvriers ont pris l'habitude du travail extérieur et
sont devenus de tout autres hommes au point de vue physique.
Plusieurs ont acquis l'habileté nécessaire pour poser convena-
blement les conduites et tuyaux d'écoulement et ont pu suppléer
les ouvriers dont c'était le métier spécial. » La difficulté, à vrai
dire, était moindre pour des tisseurs qu'elle ne l'eût été pour des
ouvriers ayant acquis une forte spécialisation technique : à l'ex-
ception de quelques spécialistes employés à certaines opérations
du tissage, aucun apprentissage n'est requis dans cette pro-
fession, où la conduite d'un métier s'apprend en quelques jours i.
L'ouvrier conserve donc toute sa souplesse intellectuelle et
musculaire qui lui permet d'apprendre, s'il en sent le désir ou
la nécessité, tout autre genre de travail. Mais la principale raison
de cette adaptation nous est donnée par le rapporteur lui-
même : « Tous les ouvriers, continue-t-il, n'ont pas été, en bloc,
placés sur les chantiers; il n'y a pas eu de pression sur eux; on
n'y a admis que des volontaires, désireux de secouer le joug de
la charité. Beaucoup d'entre eux ont préféré rester dans l'oisi-
veté et recevoir les secours de Tassistance publique qui n'exigeait
d'eux, en échange, qu'un simulacre de travail ». Ces considéra-
tions nous font entrevoir une première condition du succès des
travaux de secours : ces travaux doivent être appropriés, sinon
1. Cf. P.deRousiers, LaQuestion ouvrière en Angleterre., 1895, p. 399, 414, 417.
l'assistance par le travail. 15
physiologiquement, au moins moralement; aux ouvTiere à
secourir; une première sélection s'établit ainsi de façon à ce
qu'ils ne s'appliquent qu'à ceux qui sont capables d'exercer
l'eflbrt musculaire nécessaire, et qui ne reculent pas devant lui.
Ils sont inapplicables aux débiles, aux femmes et aux enfants,
qui n'auraient pas la force voulue, et à ceux qui répugnent à
l'énergie qu'implique tout effort énergique et continu.
La démonstration de cette condition ressort avec évidence de
la comparaison entre cette expérience et un autre essai du même
genre qui avait été tenté en Irlande, lors de la disette de 18i6.
« Si les ingénieurs du gouvernement avaient été chargés de
l'exécution des travaux et si, comme on l'a fait en Irlande pen-
dant les années de famine, ils ne s'étaient préoccupés que d'ou-
vrir de vastes chantiers à des masses ouvrières, sans chercher à
faire un choix entre les individus, bons ou mauvais, il n'y aurait
pas eu d'émulation, de sorte que les paresseux, les incapables,
les indisciplinés auraient déteint sur tous. Heureusement, dans
le Lancashire, les chantiers ont été divisés et subdivisés, de sorte
que les ouvriers ont pu être groupés en petites équipes sous la
direction d'un petit nombre d'hommes expérimentés, et contrôlés
par des surveillants désignés par les autorités locales intéressées
à la bonne conduite des opérations. »
De ce double exemple en sens inverse apparaît d'une façon
lumineuse l'importance, pour la réussite du système, de iélé-
menl moral et personnel chez les intéressés; il en est ainsi d'ail-
leurs de toute entreprise industrielle : pour qu'elle réussisse, il
faut que la main-d'œuvre s'y prête. iMais cette condition en im-
pose une nouvelle : le choix de la main-d'œuvre, le discernement
de la valeur des ouvriers, supposent par eux-mêmes la capacité
de ceux qui dirigent ; toutes les autres parties de l'entreprise la
requièrent également. Sur ce point encore, la comparaison entre
les expériences anglaise et irlandaise ne laisse aucun doute, et le
rapport de M. Rawlinson, de 1864, est très explicite sur ce point.
Après avoir rappelé la méfiance avec laquelle le souvenir de
l'échec de 18i6 fit accueillir la nouvelle tentative, le rapporteur
pronostique un sort différent pour celle-ci, et il en donne les
16 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
raisons : (( C'est que tous ces travaux ont été décidés et exécutés
sous le contrôle des seules autorités locales qui en avaient préala-
blement évalué le montant des dépenses; les frais d'intérêt et
d'amortissement des prêts étant garantis par les revenus ordi-
naires de chaque district, on comprend que même des entre-
prises privées pourraient être effectuées sans risque dans des
conditions semblables. La somme prêtée n'était livrée que par
fractions, ordinairement par dixième; et, avant d'obtenir un
nouveau versement, il fallait produire un mémoire justificatif
des dépenses faites et un état de l'avancement des travaux. Véri-
fication en était faite par un ingénieur de l'État qui donnait
ensuite son avis.
« En Irlande, lors de la grande famine de 1846, il n'en avait
pas été de même. Les plans et devis avaient été dressés, les tra-
vaux exécutés par les soins des ingénieurs de l'État. Les munici-
palités et les propriétaires qui devaient bénéficier des travaux et
en garantir le paiement, n'avaient été appelés qu'à donner leur
consentement. Or, en plus d'un cas, les dépenses avaient dépassé
les devis primitifs ; parfois, elles avaient été doublées et triplées;
de là, refus des propriétaires déçus de remplir leurs premiers
engagements. De plus, les autorités locales n'ayant pas désigné
les travaux à exécuter, n'en ayant pas établi les devis, n'y ayant
pas même collaboré, s'étaient complètement désintéressées de la
surveillance de l'exécution des travaux. » On saisit là toute la
différence qui existe entre une administration dirigée par les bu-
reaucrates et celle que représentent des hommes d'affaires doués
d'initiative; c'est la différence qui sépare l'Irlandais de l'An-
glais ^ On trouverait déjà un indice de cette supériorité de l'ex-
périence de 1864, dans la rapidité et la décision avec laquelle
l'affaire fut menée; nous avons cité à dessein les dates des
différentes phases de l'organisation : quand on songe aux dé-
lais qui sont nécessaires, dans d'autres administrations, pour
élaborer des rapports, dresser des projets, et les exécuter, on
ne peut qu'être surpris de voir l'administration anglaise agir
1. Cf. Science sociale, t. VII, p. 197 et suiv., t. XX, p. 420 et suiv.
L ASSISTANCE PAR LK TRAVAIL. I 7
comme le ferait un industriel soucieux de ses propres intérêts.
L'opposition entre les deux façons d'agir, suivant le type ad-
ministratif en jeu, apparaît encore dans les expériences sui-
vantes, qui eurent aussi l'Irlande pour théâtre, et qui se renou-
velèrent à trois reprises, en 1880, en 1886 et en 1891. Le
rapport officiel ne donne que des indications très succinctes à
leur sujet. 11 nous apprend cependant qu'en 1880, des avances
avaient été faites aux grands propriétaires et aux autorités sani-
taires, pour une somme de 29 millions, qui fut consacrée à des
travaux d'irrigations ou de drainage. En 1886, ce furent les bu-
reaux de bienfaisance qu'on chargea de l'exécution des travaux :
c'était là une preuve que le précédent essai n'avait pas donné
tout ce qu'on en attendait. On entreprit la construction de voies
publiques qui auraient pu rendre de grands services. Mais les
ouvriers, privés de tout stimulant, soit de la crainte d'un renvoi,
soit de l'espoir d'un gain plus élevé, s'abstinrent de déployer la
moindre activité. Les chefs d'équipe, choisis parmi les chômeurs,
se gardaient bien de les inciter au travail. Aussi les routes com-
mencées furent-elles laissées à moitié terminées ou faites sans
souci de leur conservation. En 1890, on essaya encore un autre
système : ce fut l'État lui-même qui se chargea de l'entreprise.
Les directeurs et les contremaîtres furent des officiers et des
soldats du génie. Les chefs d'équipe ou pointeurs furent
d'abord pris parmi les chômeurs; mais on fut bientôt obligé d'y
renoncer pour ne pas voir se reproduire les abus déjà constatés :
on les prit donc dans le personnel de la police, et leur nombre
s'éleva jusqu'à i36. Néanmoins, malgré la défectuosité du sys-
tème et le coût élevé du travail par rapport au rendement ',
l'opération rendit des services en occupant un nombre considé-
rable de sans-travail : en février 1891, ils étaient 7.453, le
23 mai, 15.528. Le prix de la journée était de 1 fr. 45 jusqu'au
i juillet, puis de 1 fr. 25; les femmes, les infirmes et les vieil-
lards recevaient 6 fr. 25 par semaine, les enfants 0 fr. 80 par
jour.
1. La dépense s'éleva à 3.212.450 francs en salaires, 472.250 francs en frais de
sarveillance et 329.550 francs en matériaux et outillage."
i8 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTA>CE PAR LE TRAVAIL,
En 1893, le Local Government Board adressa aux autorités
communales un questionnaire au sujet des travaux de secours
entrepris par elles. Cette enqaête nous renseigne surtout sur la
première des conditions dont nous avons parlé, à savoir la qua-
lité des chômeurs. Celle-ci apparaît souvent assez médiocre. A
Leeds, sur 1.874 demandes d'embauchage, on n'en admit que
1.103. A Liverpool, l'exécution du travail était confiée à la so-
ciété centrale de secours, la municipalité se contentant de me-
surer le travail et de le payer au mètre culje; bien que le tarif
fût établi de manière à ce qu'un terrassier de profession put
gagner 8 à 10 francs par jour, le salaire resta dans les limites de
3 fr. 10 à 5 fr. 30. A Kensington (Londres), la tonne de pierres
cassées revint à 19 fr. 60, soit 4 fr. 20 de plus que le prix nor-
mal; 195 ouvriers gagnèrent plus de 5 francs par jour; 706 ga-
gnèrent moins de ce chiffre. Le travail fourni pour la démolition
de la prison de Millbank, à Londres, fut de moitié inférieur à
celui que fournissent d'ordinaire des démolisseurs de profession ;
le salaire était à la tâche. A Glasgow, sur 2.801 demandes d'ad-
mission, on n'en retint que 1.251. Au bout de dix semaines, la
situation étant redevenue meilleure, la municipalité substitua le
salaire à la tâche au salaire à la journée : au bout de huit jours,
le nombrs des assistés descendit de 560 à 177; quinze jours plus
tard, ils n'étaient plus que 75; la dépense de cette entreprise,
déduction faite de la valeur du travail exécuté, laissa un déficit
de 42.548 fr. 50, plus de la moitié de la dépense brute. Bien que
ces faits ne soient pas sans exceptions, et que certains travaux
aient donné des résultats satisfaisants ^ , il semble bien que, dans
l'ensemble, en dehors des crises exceptionnelles qui peuvent
atteindre même les ouvriers les plus actifs et les plus réguliers,
les travailleurs qui bénéficient de ce genre d'assistance appar-
tiennent à la catégorie de ceux dont le niveau d'existence est
peu êlevé^ qui se contentent d'un salaire médiocre plutôt que de
1. A Aberdeen, 120 ouvriers ont été employés en 189".!-18y3, et 100 pendant l'hiver
suivant, avec des salaires de 0 fr, 30 à 0 fr. 45 l'heure, suivant leur habileté et le
genre de travail; on n'enregistra que des résultats favorables.il en fut de même dans
un chantier de Leeds, ainsi qu'à Abbey Mills et West Ham (Cf. Annales du Mnsée
social, l'JOi, p. 70).
l'assistance par le travati.. 19
déployer une énergie qui leur permettrait de gagner davantage,
et qui négligent les facilités qu'on leur ofl're pour cela. Cette
catégorie ne doit pas être confondue avec celle des paresseux-
invétérés, des vagabonds ou des débauchés qui sont, nous
l'avons vu, le personnel normal des workhouses : il s'agit ici
d'individus, dont la conduite peut être digne et rangée, qui dé-
sirent une occupation régulière qui leur fournisse, à eux et à
leur famille, des moyens d'existence honnêtes, mais dont l'inca-
pacité et la faillie énergie, peut-être duo à un défaut constitu-
tionnel, peut-être produite par une lacune de l'éducation et
par un défaut d'entraînement, les empêchent de trouver une
occupation régulière et rémunératrice et d'élev^er le niveau de
leur existence. Cette conclusion est importante pour qui veut
se rendre compte du problème du chômage et des moyens de le
résoudre, et nous la retrouverons plus tard.
D'autres conclusions se dégagent encore de l'enquête que
nous citons. Les travaux ont consisté généralement en terrasse-
ments, entretien de la voirie et autres opérations se rapportant
à ces objets. Ces travaux ne constituent pas des métiers délimités,
au point de vue de la spécialisation de ceux qui s'y adonnent :
aucune autre aptitude n'est requise d'eux que la force physique ;
ils peuvent venir de toute autre profession et y retourner à
volonté dans la suite i. C'est à cette cause, comme à l'incapa-
cité des travailleurs de ces professions, qu'est dû le défaut d'or-
ganisation syndicale de ces derniers. Les pouvoirs publics peu-
vent donc réglementer le travail, en cette matière, sans courir
le risque de se heurter à des organisations ouvrières récla-
mant contre les effets déprimants d'une concurrence qui leur
est ainsi faite. On peut à volonté, soit entreprendre de nouveaux
travaux, si les ressources disponibles le permettent, soit par-
tager la besogne entre un plus grand nombre de bras, soit ré-
duire les salaires de chacun : cest ainsi, par exemple, que dans
beaucoup de localités les ouvriers n'ont été occupés que pendant
1. C'était la condition que la circulaire ministérielle du 14 novembre 1892 con-
seillait d'adopter dans le choix des travaux à exécuter.
20 LE CHÔMAGE ET L'ASSISTA^XE PAR LE TRAVAIL.
un nombre déterminé des jours de la semaine, et étaient parta-
gés en équipes qui se relayaient une ou deux fois par semaine. Il
en est autrement lorsqu'il s'agit de métiers qualifiés : des tenta-
tives pour payer des maçons ou des peintres à un tarif inférieur
à celui en usage dans la profession ont soulevé des protesta-
tions des trade-unions^. Un résultat identique se produirait si,
au lieu de n'occuper des ouvriers de ces professions que d'une
façon exceptionnelle, on cherchait à leur créer artificiellement
des emplois que les demandes de l'industrie ne comportent pas :
la concurrence qui en résulterait provoquerait infailliblement
une dépression sur les salaires. Il est donc indispensable, comme
le recommandait le gouvernement, de se limiter exclusivement
aux travaux non qualifiés que nous citons ci-dessus, et dont le
personnel se recrute habituellement dans les catégories sociales
auxquelles appartiennent les chômeurs eux-mêmes. Diverses
conséquences découlent du même point de vue, que l'analyse
des faits nous permettra de dégager dans la suite.
La faveur marquée par l'administration anglaise vis-à-vis des
travaux de secours ne s'est pas démentie. Parmi les résolutions
votées au début de 1903 par la National conférence réunie à
Sheffield, se trouvent notamment les suivantes : que des prêts
soient accordés aux communes pour l'emploi des chômeurs à la
construction de routes et de tous autres travaux utiles ; que les
autorités locales soient invitées, dans ce but, à élaborer des
plans de défrichement des terres incultes, de percement de rues
et d'entreprises d'assainissement. En 1904, la commission du
Mansion HoKse, instituée en 1895, décida de créer des chantiers
dans les environs de Londres pour les chômeurs de la capitale.
Il recueillit dans ce but des souscriptions privées qui, au début
1. La même difficulté peut se présenter, bien que à un degré moindre, pour les
travaux de terrassement. L'expérience de M. Hills en est la prouve. Ce généreux
philanthrope ayant ouvert des chantiers, à West-Ham, en 1895, prétendit payer
0 fr. 40 1 heure au lieu de 0 fr. 6o qui était le prix habituel. Son entreprise rencontra
dans l'opinion publique une hostilité marquée et n'obtint que des résultats médio-
cres : alors qu'une équipe produisait un supplément de travail de 80 fr. par se-
maine, d'autres aboutissaient à un déficit de 180 fr. Douze équipes ont fourni ainsi
plus que le travail correspondant au salaire minimum, tandis que 57 ont laissé un
déficit considérable {Rapport stir la quest. du chdm., p. 169-171).
l'assistance par le travail. 21
de 1905, atteignaient 1.100.000 fr. Pendant le mois de janvier,
41.4-24 individus furent employés dans les divers chantiers ou-
verts par les municipalités, dont 20.683 dans ceux de Londres.
La durée de leur travail était de 6 à 8 heures par jour et de
9 jours par mois. Les salaires étaient de 5 à 7 pence par jour. Le
Comité central du London imemployed fund a dépensé, durant
cette même année, 51.000 liv. st. et a secouru 3.496 sans-tra-
vail, dont 1.161 furent employés à Londres et 1.208 à Epsom,
d'où ils revenaient chaque soir; 1.217 autres furent envoyés
dans les colonies agricoles d'Hollesley Bay, tandis que leurs
familles restaient à Londres et recevaient une allocation hebdo-
madaire; 42 familles, comprenant 215 personnes, furent envoyées
au Canada. Les travaux exécutés dans les chantiers étaient com-
binés sur un plan rationnel et représentaient un travail utile.
Le salaire était calculé d'après le travail effectué. Le comité ne
se désintéressait pas de ses assistés et suivait leur sort après
leur départ du chantier. Une centralisation opérée entre les bu-
reaux institués en xavivi àxx Labour bureaux Act de 1902, per-
mettait au bureau central de coordonner les renseignements
concernant le marché du travail et facilitait les placements.
L'État, de son côté, donna dans ses arsenaux du travail à
17.000 ouvriers qui avaient été congédiés en 1900, et fit une
commande de canons s'élevant à 50 millions. Les sociétés pri-
vées donnèrent leur appui. Celle des Garden Cities offrit du
travail pour 100 ouvriers. L'Armée du Salut en employa plu-
sieurs centaines dans ses ateliers i.
Toute cette activité contribua sans nul doute à atténuer la ri-
gueur du chômage, particulièrement intense cette année-. Ce-
pendant on se rendait compte que ces efforts ne seraient qu'un
palliatif insuffisant sans une intervention de l'État. La com-
mission du Mansion House la réclamait en 190i, et la création
d'un ministère du travail, spécialement chargé de toutes les
1. Annales du Musée social, 1904, p. 70-72; 1905, p. 40-41. — Savary, Rev. pol.
et pari., mai 1907, p. 315-317.
2. En décembre 1904, le nombre des sans-travail dépassait de 13.350 celui de dé-
cembre 1903, donnant une proportion de 2,8 % de la population, la plus forte qui
ait été enregistrée depuis 1877.
22 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
questions concernant la situation de la classe ouvrière, semblait
à tous chose indispensable K Ce mouvement d'opinion aboutit à
VUnemployed workmens Act du 11 août 1905. Cette loi crée,
dans chaque quartier de l'agglomération de Londres, un distress
committee, par les soins et sous la surveillance des autorités
municipales ou local government hoard. Ces comités sont com-
posés de conseillers municipaux et de conseillers de comtés,
de membres du Board of guardians et de particuliers ayant
l'expérience des soins à donner aux indigents. Les renseigne-
ments qu'ils recueillent concernant le marché du travail sont
centralisés au bureau central. Ce dernier remplit donc l'office
d'une bourse du travail à l'égard du placement. En outre, ce
comité s'occupe de faciliter le déplacement des chômeurs vers
les localités offrant des disponibilités de travail, ou au besoin
de les expatrier, d'ouvrir des chantiers temporaires de travail,
d'acquérir des terres avec l'autorisation de la municipalité et
de fonder des colonies agricoles. Les travaux exécutés doivent
présenter une utilité réelle. Les ouvriers doivent être sérieuse-
ment surveillés, et fournir un travail régulier, auquel il n'est
fait exception que pour la recherche d'une place. Les demandes
sont d'ailleurs examinées avec soin, et l'on fait une sélection
parmi les inscrits, en donnant la préférence à ceux qui rési-
daient depuis 12 mois dans le district, dont la réputation était
favorable et l'occupation régulière; à défaut de travailleurs de
cette catégorie, on choisit les individus mariés et ayant des
charges de famille. L'assistance ne peut être donnée que pen-
dant 16 semaines par an. En cas de séparation entre les membres
de la famille, les personnes à la charge du chef de famille
reçoivent un subside qui est défalqué du salaire. Le montant
du salaire doit être toujours inférieur à celui des manœuvres
dans le même district en temps normal. Les ressources néces-
saires proviennent de contributions volontaires ~; puis, en cas de
besoin, d'un impôt spécial qui ne doit pas dépasser un denier
1. Annales du Musée social, loc. cit.
2. La souscription de Ja reine Alexandra, en novembre 1905, réunit en quelques
jours plus de :i millions de francs.
l'assistance par le travail. 25
par livre d'impôt sur les loyers. Les recettes provenant de cette
dernière source ne peuvent être employées qu'aux frais d'admi-
nistration, aux secours d'émigration et aux achats de terre ap-
prouvés. Ces dispositions peuvent être étendues, dans le reste
du royaume, par ordonnance ministérielle, à toute aggloméra-
tion de plus 50.000 habitants, et, sur la demande des autorités
municipales, à celles dont la population est inférieure. En
l'absence de cette organisation, les fonctions des distress com-
mittees peuvent être remplies, en ce qui concerne le placement,
par les conseils de comtés ou de communes'.
Nous aurons à revenir ultérieurement sur cette mesure légis-
lative. En ce qui concerne ses dispositions relatives au sujet du
présent chapitre, nous devons noter que l'intervention du lé-
gislateur n'a pas pour objet de se sul)stituer à l'administration
municipale; elle respecte son initiative et lui laisse toute la
liberté de gestion nécessaire à la réalisation de la condition
dont nous parlions plus haut, relative à une direction sage
et compétente.
L'expérience, à vrai dire, aurait donné des mécomptes. Dès
les mois d'octobre et de novembre 1905, des comités se fondè-
rent sur le modèle prévu par la loi. Durant l'hiver 1905-1906,
108 fonctionnèrent, dont 30 à Londres. Sur une population
totale des circonscriptions qui- en comptèrent, s'élevant à
16 millions d'habitants, 110.835 sans-travail se firent inscrire;
73.101 d'entre eux furent admis, et parmi eux, 41.321 furent
employés à des travaux de secours. Ceux-ci consistèrent gé-
néralement en travaux de voirie : les comités reconnaissent
en effet qu'il ne leur est pas possible de faire exécuter des
travaux des métiers qualifiés, nous avons vu plus haut pour
quels motifs. La dépense s'éleva à 1.400.000 francs; les re-
cettes, montant à 2 millions de francs, comprenaient une somme
de 1.125.000 francs provenant de la souscription de la reine. Le
rendement du travail produit fut de 30 à 60 ^ inférieur à
1. Savary, loc. cit.., p. 284-285. — Réforme sociale, novembre 1905, p. 7i7-7i8 ;
janvier 1906, p. 175 et suiv. — Bull. off. trav., 1905, p. 914-915.
24 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
celui d'un travail normal des ouvriers de la profession K M. John
Burns, le ministre ouvrier, ne serait pas favorable, parait-il, à
cet essai qui, à son avis, « avec le droit au travail, reconnaît
le droit de choisir le travail et le lieu du travail, formant une
caste à part des Unemployed, et qui est certainement le pire
excès auquel puisse se porter la pensée étatiste- ». Si l'on
considère quel est le niveau social que présentent g-énérale-
ment les chômeurs, et que nous avons signalé plus haut, on
reconnaîtra qu'il est bien difficile d'obtenir, avec de tels élé-
ments, les mêmes résultats qu'avec des travailleurs actifs et
consciencieux : le succès de l'expérience de 1865 , qu'on ne
l'oublie pas, repose en grande partie sur le fait que les chô-
meurs étaient, pour la plupart, des travailleurs appartenant à
un métier qualifié, qu'une crise commerciale exceptionnelle
avait brusquement privés de leur travail habituel. En 1905-
1906, au contraire, la composition des assistés fut à peu près
analogue à celle que l'on observe normalement dans les ins-
titutions qui s'adressent aux chômeurs : ils comprenaient
37.902 manœuvres, 16.648 ouvriers du bâtiment, 11.400 ap-
partenant à des métiers qualifiés, et 8.467 divers'^. Aucune loi
n'a le pouvoir de réformer les hommes, et l'institution en ques-
tion ne pouvait que prendre les chômeurs tels qu'ils se présen-
taient, en opérant entre eux la sélection la plus judicieuse
possible. Le grand progrès réalisé par la loi de 1907 a été
d'introduire un nouveau principe dans le système de l'assis-
tance organisé en 1834 : il consiste dans la distinction entre
les pauvres volontaires et incorrigibles , pour lesquels le
1. Savary, loc. cit., p. 285-286. — D. Bellet, Journal des Économistes, 1907,
p. 229 et siiiv.
>. réforme sociale, mars 1906, p. 488. — Celle opinion doit évidemment viser
plutôt le mode d'organisation des travaux de secours, que le système lui-même : c'est
un effet, une institution analogue aux, dislress commiltees qui préconisait en 1903
la réunion des autorités municipales de Londres, dont le rapporteur était M. John
Burns lui-même.
Quant à l'opposition des trade-unions à cette loi, elle parait avoir pour fondement
la concurrence que les bureaux officiels de placement exerceraient à leur égard, et
qui pourrait aboutir à une dépression des salaires (Cf. Congrès de Liverpool en 1906,
BuU.off. trav., 1906, p. 1153).
3. Savary, loc. cit., p. 285-286.
l'assistance par I.E TRAVAIt.. 25
workhouse constitue un régime approprié, et les catégories de
travailleurs inférieurs et incapables de se tirer d'affaire par
eux-mêmes, mais n'offrant qu'un affaiblissement de l'énergie
et non une déchéance morale, et pour lesquels le régime
antérieur constituait une injustice. La distinction peut être dif-
ficile, et prêter à l'arbitraire ; mais aucune institution ne permet
de supprimer le risque d'erreur résultant de l'action de
l'homme, et d'agir à coup sur.
Les chances d'une application aussi satisfaisante que la qua-
lité des intéressés le comporte, reposent sur le caractère des
administrations anglaises que nous avons déjà noté. Ce caractère
apparaît à l'égard des chômeurs dans l'attitude du gouverne-
ment : loin de céder aux sollicitations qui Fentraineraient à
intervenir arbitrairement dans le marché de travail, il main-
tient son action dans le seul domaine où il ne risque pas d'ap-
porter des perturbations préjudiciables aux autres travailleurs.
L'exemple de son attitude vis-à-vis des ouvriers de l'arsenal de
^yool^vich est significative à cet égard. On a vu qu'une com-
mande importante avait été faite, en 1905, permettant d'em-
ployer un nombre considérable d'ouvriers. Le besoin étant
satisfait, le gouvernement ne se crut pas obligé de conserver
arbitrairement les emplois au personnel sans avoir de travail
à lui donner : au commencement de 1907, un grand nombre
fut renvoyé, et l'on estimait, au mois d'avril, que le personnel
de l'arsenal était inférieur de 2.165 à l'effectif ordinaire. En
réponse à une démarche des ouvriers, le 2-2 avril, le premier
ministre, M. Campbell-Bannerman, se retrancha derrière l'o-
bligation de respecter le budget qui lui était fixé. Une pro-
testation adressée aux membres du Parlement provoqua la
déclaration du ministre de la guerre, M. Haldane, le 27 avril,
à la Chambre des communes, que l'on tiendrait compte unique-
ment des besoins du service pour la fixation de l'effectif mi-
nimum. Une pétition au roi, le 3 mai, n'eut pas un meilleur
succès : le roi répondit à la délégation que la réduction du
personnel était une suite inévitable des changements que la
paix a apportés à la situation, qu'il avait seulement « la con-
26 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
viction que Ton ne renverrait aucun employé dont le travail à
l'arsenal puisse être utilisé de façon avantageuse au service
public ». On se refusait donc catégoriquement à donner sa-
tisfaction aux ouvriers, qui demandaient d'occuper les chô-
meurs, dans l'arsenal, à la fabrication d'automobiles et de
bicyclettes. Le seul remède fut apporté par le distress committee
de Woolwich, qui, en mai et en juin, expédia dans les colo-
nies un certain nombre de familles *. Cette conduite peu hu-
manitaire, mais très conforme au sens des afïaires, caractérise
bien une administration capable de diriger avec succès une
entreprise industrielle.
Ce même caractère des pouvoirs publics en Angleterre ap-
paraît lorsqu'on étudie le mode d'action des administrations
municipales. Nous nous contenterons cependant du trait qui
vient d'être cité. Il suffit à démontrer qu'à \ aptitude iihysiqxie
et morale des assistés doit s'ajouter une autre condition pour
le fonctionnement normal et satisfaisant de l'assistance par le
travail : cette deuxième condition réside dans Vaptiiiide morale
et intellectuelle des organisateurs. L'examen des expériences
qui ont été faites en France en cette matière va nous fournir la
confirmation de cette double condition.
II, — LES TRAVAUX PUBLICS d'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL
EN FRANCE.
En France, comme dans les autres pays, l'assistance par le
travail date d'une époque reculée. Ce n'est pas d'aujourd'hui
que la connaissance des vices de certains éléments de la société
a conduit à n'admettre la charité qu'en échange d'un travail
produit^ : un capitulaire de Charlemagne, de 806, portait, « s'il
se rencontre des mendiants, que nul ne les assiste, à moins
qu'ils ne travaillent de leurs mains ». Des ordonnances de 1350,
1. Voir les journaux de celle époque.
2, M, Paulian montre dans son ouvrage Paris qui mendie (1893), la nécessité
sociale qui s'impose de ne pas encourager le vice par les secours gratuits en argent.
l'aSSISTANCK l'AR I.K THAVAIL. 27
1536, 1545, 161-2, 1629, 1720 établissent le régime du travail
forcé pour les mendiants valides : en 1787, 3ï asiles d'inter-
nement contenaient 6.000 à 7.000 indigents astreints au travail;
ils contaient 1.353.000 livres par an. Supprimés par le décret
du 15 octo])re 1793, ils ont été rétablis par celui du 5 juillet
1808 1.
Quant aux travailleurs proprement dits en état de chômage,
on rencontre, dès 1656, des tentatives pour leur donner do
l'occupation. Le manque de travail était tel, cette année-là,
que tous les maîtres ne trouvaient même pas à se faire em-
baucher comme compagnons. L'édit du 27 avril institua un
« Hôpital général » qui devait fournir du travail à tous les
indigents qui y seraient recueillis. On en reçut 6.000 à 7.000,
en refusant un grand nombre de ceux: qui se présentaient. On
ne pouvait même pas trouver à les occuper et les assistés pas-
saient leur temps à se promener dans les cours. On finit d'ail-
leurs par supprimer entièrement tout travail, afin de ne pas
nuire aux artisans, dont les corporations avaient déjà protesté
contre l'ouverture de ces ateliers de secours -. 11 est clair que
ce n'est pas en augmentant artificiellement une production
déjà excessive relativement aux commandes, qu'on peut arriver
à remédier à l'excès de main-d'œuvre. D'autres essais, en 1662-
1663, n'eurent pas un meilleur résultat.
Les ateliers de secours de Turgot, en 1770-1771, sont intéres-
sants à examiner, car ils sont l'œuvre d'un économiste dont les
Instructions témoignent d'une vue nette du but à poursuivre et
des conditions de sa réalisation. Les mauvaises récoltes ayant
produit un renchérissement du prix du pain, dans la généralité
de Limoges, dont il était intendant, Turgot rechercha les
moyens de procurer un travail aux indigents. Sur les 80.000 li-
vres de subventions accordées par le roi, il en affecta 77.352 aux
chantiers d'entretien des routes, en enjoignant aux entrepre-
neurs d'admettre les pauvres sans distinction d'âge ni de sexe
moyennant une rémunération proportionnelle à leur travail.
1. Itapp. sur la (juest. du cltôm., p. 191 et suiv.
2. Lecoq, op. cit., p. 78-83.
28 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
Pour les chômeurs de Limoges, il consacra une somme de
6,065 livres à réparer le sol des anciens remparts pour en faire
une promenade. Comme ces travaux, malgré leur facilité, ne
sont pas à la portée des femmes et des enfants, il organisa, à
leur intention, des fdatures dans quelques petites villes, qui lui
coûtèrent 1.691 livres K Turgot avait spécialement en vue cette
catégorie de chômeurs qui, bien que valides, souffrent plus du
chômage, en temps de crise, que les hommes dans la force de
l'âge : il achetait la matière première, chanvre ou fd, la vendait
au prix coûtant aux femmes qui la travaillaient chez elles; la
matière ouvrée, fil ou dentelle, était estimée un peu au-dessus
de son cours -.
Pour les travaux de terrassements, au contraire, Turgot esti-
mait que les salaires devaient rester toujours au-dessous du
prix ordinaire, sans remarquer qu'il risquait, de la sorte, de
produire un affaissement des salaires dans la profession. Le
motif de cette mesure était d'empêcher l'affluence abusive des
travailleurs dans les ateliers de charité, où se présentaient
des individus qui quittaient leurs occupations ordinaires afin
de profiter d'une diminution d'effort à fournir, et il ajoutait
que « l'on n'a trouvé d'autre remède à cet inconvénient » que
l'abaissement des salaires. Ses instructions le montrent très
préoccupé de cette difficulté, inhérente à la qualité des tra-
vailleurs. L'admission n'était accordée que sur la présentation
d'un certificat de moralité délivré par le curé. Afin de prévenir
les abus, ce dernier est chargé de grouper les travailleurs,
autant que possible, entre membres appartenant à la même
famille; si la chose est impossible, les travailleurs sont divisés
en brigades de 5 à 10 individus, à la tête desquelles les curés,
placent « celui auquel ils croiront le plus d'intelligence et
d'honnêteté, et qu'ils sauront jouir de la meilleure réputation ^ ».
Une surveillance rigoureuse s'impose : « 11 est essentiel que ces
t. Cons. sup.du trav., Rapp. sur la quesf. du chôin., p. 81 et suiv.
2. Mémoire sur les moyens de proctirer, par une augmentation de travail, des
ressources nu peuple de Paris, 1775, t. Il, p. 451, cil. Lecoq, op. cit., p. 88.
3. Rapp. siir la quesl. du chôm., p. 84.
l'assistance par le travail. 29
travaux soient suivis avec la plus grande atlcnlion pour préve-
nir les abus qui peuvent aisément s'y glisser. Il faut s'attendre
que plusieurs des travailleurs chercheront à gagner leur salaire
en faisant le moins d'ouvrage possible, et que surtout ceux qui
se sont quelquefois livrés à la mendicité travailleront fort
mal' ». D'ailleurs, un moyen propre à limiter ces abus consiste
à payer les travailleurs à la tâche : « Dans un atelier où Ton
admet indifféremment toutes sortes de personnes? il est impra-
ticable de payer les ouvriers à la journée; car, si l'on suivait
cette méthode, il ne se ferait presque aucun ouvrage ; le plus
grand nombre de ceux qu'on est obligé d'employer, n'étant que
très peu habitués au travail, perdraient presque tout le temps
qu'ils passeraient dans les ateliers- ».
On voit, par les citations qui précèdent, que l'œuvre de
Turgot se heurtait aux deux écueils inverses des entreprises de
ce genre. Ou bien, en effet, le point de vue humanitaire domine;
on accepte tous les indigents; les salaires sont proportionnés
aux besoins plutôt qu'aux services rendus : dans ce cas l'œuvre
est coûteuse, l'argent est en grande partie dépensé en pure
perte et sert à encourager des flâneurs ou des vagabonds. Ou
bien l'entreprise est montée sur le même pied que toute opéra-
tion industrielle viable : et alors on est obligé de faire une sé-
lection parmi les indigents qui conduit à sacrifier ceux dont la
capacité ne s'élève même pas au travail choisi. Le salaire à la
tâche répond à ce second point de vue, ainsi que la préoccupa-
tion concernant la moralité des travailleurs. Toutefois cette der-
nière qualité ne suffit pas, et un excellent certificat n'est pas
incompatible avec un zèle très modéré pour le travail ; ce n'est
pas sur une semblable considération que se base un industriel
pour choisir son personnel. Or, l'aptitude à la tâche fixée, qui
est la condition indispensable pour obtenir un résultat utile,
ne parait pas avoir été requise avec une rigueur suffisante, car
elle aurait exigé une sélection peu en rapport avec le but que
1. Taxgoi, Instruclions sur les moyens les plus convenables pour soulager les
pauvres, 1770, cit. ibid., p. 81.
2. Instructions de 1775, ibid., p. 84.
;J0 LE CUÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
Turg-ot poursuivait, et en particulier l'élimination des femmes
et des enfants qu'il admettait même dans les chantiers de ter-
rassement'. Les résultats financiers montrent bien d'ailleurs
que le but d'assistance était cherché plus que celui de réaliser
un travail d'une utilité intrinsèque : sur un chiffre d'affaires
total de 1.2i0.000 livres en 1771, il eut un déficit de 89.553 li-
vres, qu'il combla à l'aide d'une souscription. Turgot se félici-
tait de ce résultat, qu'il considérait comme important en com-
paraison de la dépense'. Nous verrons plus loin que l'objet
qu'il avait en vue est beaucoup moins complètement réalisé
par ce moyen qu'on pourrait le croire au premier abord.
Le système des travaux de secours à domicile, que Turgot
avait appliqué en Limousin, fut pratiqué à Paris en 1777. Un
bureau de filature comprenait une commission dans chaque
quartier : elle se composait de six commerçants qui s'occupaient
gratuitement de veiller à la livraison et à la réception du tra-
vail. Le bureau fournissait la filasse et en récupérait le prix sur
celui du fil. En 1782 et 1783, le lieutenant de police, Lenoir,
avait organisé des ateliers, dans le même genre, qui coûtaient
annuellement, par chaque assisté, 7 livres 11 sols. En 1784,
Sartine institua des ateliers de filature qui, grâce à un subside
de 3.000 livres par mois, secoururent 2.000 pauvres. La diffi-
culté était d'écouler les produits. On fut contraint de les faire
acheter par l'Hôpital général^. On voit que la dépense était
toujours bien supérieure à la production.
Même résultat en il 90. Deux ateliers furent créés, dans les-
quels on répartit, suivant leur capacité, les indigents présentant
les conditions de moralité, d'infirmité et de besoin. Or, dès le
début, on constatait que des ouvrières quittaient des filatures de.
l'industrie privée pour venir dans ces ateliers : on revint donc
au remède préconisé par Turgot, consistant à abaisser le salaire
au-dessous du tarif normal. Remède insuffisant, car le rapport
de l'an III constatait que le déficit, à la date du 30 messidor,
1. InstiucUoiis de 1770, ihid., p. S'i.
2. Ihid., p. 83.
3. Lecoq, op. ci^., p. 134-136.
1. ASSISTANCE l'AH LE TRAVATI,. 31
s'élevait à 1.097.749 livres donnant, pour 2.500 ouvrières em-
ployées en moyenne et i.Sïk journées de travail, une moyenne
de 6 s. 7 d. (0 fr. 33) par journée. D'autre part, les frais de
main-d'œuvre et le secours s'élevant à 1.243.834 livres, ou
7 s. 5 d. par tête et par jour, la produclion utile ressort à la
diltérenco entre ces deux chiffres, soit 10 deniers par journée
de travail. « Il en résulte, conclut le rapporteur, que si, au lieu
de former l'établissement des ateliers de fdature et d'y appeler
chaque jour au travail une population de 2.500 individus, le
gouvernement eût fait distribuer un secours de 6 s. 7 d. par
jour, la dépense eût été la même... avec cette difierence que
les ouvrières, privées seulement de 10 deniers par jour, eussent
à ce prix recouvré la libre disposition de tout leur temps,
qu'elles eussent employé à un travail plus utile, et que le gou-
vernement, de son côté, se fût épargné l'embarras d'une admi-
nistration compliquée. » Le résultat moral, que l'on pourrait
invoquer pour justifier cette organisation, était loin d'être
satisfaisant: « L'improbité, la paresse, la débauche, protégées
par l'esprit d'insurrection, livrèrent ces établissements aux dé-
sordres les plus scandaleux, et leur imprimèrent la réputation
d'immoralité qu'ils conservent encore aujourd'hui ». Aussi un
arrêté du 29 prairial an III les supprima, ne conservant que le
travail à domicile i.
L'année 1789 vit une nouvelle organisation des ateliers de
terrassement pour hommes ~. La récolte de 1788 avait été en
partie détruite, la famine sévissait dans la campagne et le prix
du pain s'élevait d'une façon exagérée. Un grand nombre de
malheureux, ne pouvant plus vivre dans la province, venaient
à Paris chercher du travail, ou tout au moins des secours. Dès le
2 décembre, la ville de Paris s'était préoccupée d'ouvrir des
chantiers de terrassement sur divers points de la ville. On y
admettait tous les indigents qui se présentaient, avec la seule
obligation de se munir des outils nécessaires. Les salaires étaient
1. Tuetey, L'Assistance publiqtie à Paris pendant la Révolution, 1895, t. IV,
p. 686 et suiv.
2. Cf. Rapport sur la quest. du chôm., p. 85 et suiv.
32 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTAISCE PAR LE TRAVAIL.
de 18 sous par jour au plus, et descendaient à 15 et à 10 sous
pour les femmes et les enfants. En mai 1789, on ouvrit de nou-
veaux chantiers : l'affluence était telle que celui de Montmartre,
créé pour 2.000 ouvriers, en occupa 17.000 au mois d'août,
sans pouvoir fournir à tous une tâche suffisante. En raison du
danger que présentaient ces agglomérations, on renvoya, le
31 août, tous les ouvriers étrangers à la capitale en leur donnant
une gratification de 24 sous au départ augmentée de 3 sous
par livre. Cependant, l'afflux des sans-travail continuant, on
ouvrit, au mois de septembre, de nouveaux chantiers, qui re-
çurent d'abord 2.000 ouvriers ; le 1" décembre, le nombre de
ceux-ci s'élevait à 4.816, à 10.400 avant la fin du mois et à
19.000 le 1"^' janvier 1790. Ces ouvriers étaient répartis en divi-
sions de 100 hommes chacune; ils devaient répondre à quatre
appels par jour et touchaient 20 sous par jour. En vertu du
décret du 30 mai 1790, de nouveaux chantiers furent créés tout
le long de l'enceinte de Paris. En même temps, on renvoya dans
leurs pays d'origine tous les indigents qui n'étaient pas nés ou
domiciliés en France : 4.350 furent ainsi renvoyés, remplacés
par 3.000 nouveaux arrivants, bien qu'on n'admit plus que
ceux qui avaient un an de domicile.
La principale difficulté résidait, nous allons le voir, dans
le défaut du contrôle de Vemhauchage et du travail. C'est
pourquoi l'Assemblée nationale, « considérant combien il
importe que les ateliers publics ne soient qu'un secours ac-
cordé à ceux qui manquent véritablement de travail ; que les
fonds qu'on y destine soient répartis sur le plus grand nombre
possible d'indigents; qu'ils ne soient préjudiciables ni à l'agri-
culture ni aux manufactures, et ne deviennent une sorte d'en-
couragement à l'imprévoyance et à la paresse », réorganisa
les ateliers. En vertu du décret du 31 août, dont on vient de
lire l'exposé des motifs, deux sortes de chantiers étaient insti-
tués : les premiers impliquaient une sélection du personnel, et
on n'y admettait que les ouvriers travaillant à la tAche; les
autres étaient faits pour les individus faibles ou peu accoutu-
més à ce genre de travaux, dont le salaire était à la journée.
l'assistance i'AR le travail. 33
Ea outre, des ateliers de correction étaient destinés à ceux qui
seraient une cause de trouble. Les travailleurs étaient groupés
en brigade et solidement encadrés.
Cependant les résultats ne furent pas meilleurs. Dès le
11 septembre, un député déclara, sans être démenti, que dans
plusieurs ateliers, sur plus de 800 inscrits, 200 seulement tra-
vaillaient en réalité; les autres étaient des jardiniers, des
maçons, etc., ayant une occupation régulière, qui venaient le
samedi à l'appel recevoir 6 livres, sur lesquelles ils en don-
naient une à l'inspecteur. La surveillance n'existait que nomi-
nativement et ceux qui venaient ne faisaient qu'un travail mé-
diocre. En dépit des bonnes intentions manifestées dans le
décret précité, la sélection était nulle : la situation politique trou-
blée poussait les administrateurs à tenir compte, pour le choix
des ouvriers, des services électoraux plus que de l'aptitude
morale, et souvent ces travailleurs se recrutaient dans les
couches sociales les moins recommandables *. En vertu du décret
du 16 décembre 1790, qui accordait une subvention de
80.000 francs à chaque département en faveur des travaux de
secours, un certain nombre de sans-travail avaient été expé-
diés hors de Paris, et ils signalaient leur passage par des dé-
sordres et des pillages ; les troupes pouvaient à peine suffire
pour protéger les villes dans lesquels ils étaient envoyés ;
Dieppe envoya une députation pour obtenir de n'en point re-
cevoir; la municipalité de Joigny, dans l'Yonne, demanda une
garnison supplémentaire 2.
La conséquence de cette qualité absolument inférieure du
personnel fut le gaspillage. Le décret du 16 décembre prescri-
vait d'exécuter les travaux présentant un objet d'utilité pu-
blique et d'intérêt général pour l'Etat ou le département, et
la circulaire du ministre de l'Intérieur, du 26 décembre, indi-
quait les défrichements, dessèchements, creusements de canaux,
reboisements, ouverture de chemins vicinaux. Cette sage pensée
ne fut pas réalisée : ou bien la tâche assignée aux assistés était
1. Lecoq, op. cit., p. 110-112.
2. V. les leUres de Bailly à Lafayette, cit. Tuetey, op. cil.
34 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
futile, ou bien les subventions étaient distribuées en aumônes.
A Paris, le 13 janvier 1791, les secourus étaient au nombre de
26.400 et coûtaient 172.000 livres par semaine; au commen-
cement de juin, ils étaient 32.400 et la dépense mensuelle
s'élevait à 750.000 livres. Du 1"' mai 1789 au 17 septembre
1791, on dépensa 12.754.472 livres ^
Le 16 juin, l'Assemblée nationale, profitant d'une légère
reprise de l'industrie, décréta la fermeture des chantiers à
compter du 1^'' juillet, et vota, en remplacement, un crédit
d'un million pour divers travaux d'édilité dans Paris. En même
temps, une somme de 2.600.000 livres sur les 15 millions votés
le 16 décembre précédent, fut répartie entre douze départe-
ments. Le 25 septembre, le reliquat de ce crédit fut distribué
à d'autres départements ; le 17 janvier 1792, un crédit de
2 millions et demi fut voté dans le même but. En l'an IV et
en l'an V, il fut encore question de travaux de secours, mais
aucune suite ne fut donnée aux propositions faites dans ce
sens'^.
L'essai de 1848 fut, sur beaucoup de points, analogue à
celui de 1789-1791 . Une misère profonde, provoquée par la
rigueur de l'hiver, fut la cause qui donna le jour à la nouvelle
organisation. Il ne faut peut-être pas y voir uniquement une
tentative d'application des théories socialistes. La proclamation
du 25 février 1848 portait bien : « Le Gouvernement provisoire
de la République française s'engage à garantir l'existence de
l'ouvrier par le travail. Il s'engage à garantir du travail à
tous les citoyens ». Telle était sans doute la pensée de Louis
Blanc et de ses amis. Certains de ses collègues pouvaient avoir
formé au contraire le dessein secret de discréditer son influence
et celle de ses doctrines en tentant un essai voué à l'insuccès"'.
On doit cependant admettre que celui-ci répondit à une pensée
humanitaire de la part de ses auteurs, et du côté des ouvriers
1. Cons. sup. trav., Le pldcevwnl. 1893, p. 5.") et suiv. — Cf. Rapp. sur la
quesl. du cflâm., p. 89-90. — Lecoq, op. cit., p. 125.
2. Cons. sup. Irav., loc. cit.
3. Cf. Lamartine, Histoire de la Révolution de 1848, t. H, i). 120.
l'assistam'.e i'ar I.1-; thavail. ^55
au désir de vivre de leur travail et non de Taumône K
Quoi qu'il en soit, un décret du 26 février ordonna l'établis-
sement immédiat d'ateliers nationaux; un arrêté du 27 les or-
ganisa et ils s'ouvrirent le 1" mars. Aucune condition de do-
micile ni de moralité n'était imposée ; muni d'un certificat de
son logeur, l'ouvrier se présentait à la mairie où on l'inscri-
vait; si aucun emploi ne pouvait lui être donné, il recevait
un secours de 1 fr. 50. A partir du 17 mars, ce secours fut
réduit à un franc, le salaire était de 2 francs par jour de tra-
vail : le nombre de jours de travail étant de deux par semaine,
à tour de rôle, le gain hebdomadaire s'élevait à 8 francs pour
chaque assisté.
Le 5 mars, sur 17.000 ouvriers sans travail, 5.000 étaient
embauchés dans divers chantiers de terrassement. A la fin du
mois, ils étaient iO.OOO et la dépense s'élevait à 70.000 francs
par jour. Le 16 avril, on comptait 66.000 inscriptions, et le
15 mai, leur nombre dépassa 100.000 2. On ne pouvait leur
trouver un travail suffisant à effectuer; les chefs de chantiers
mettaient tous leurs soins à prolonger des travaux inutiles et
l'on occupait une bonne partie du temps en déplacements pour
se rendre aux chantiers et en revenir, comme pour aller cher-
cher les outils et les matériaux. La j)remière responsabilité de
cet état de choses incombait à une direction défectueuse : le
Gouvernement avait ordonné aux ingénieurs des ponts et chaus-
sées de lui fournir immédiatement les projets les plus rapide-
ment exécutables; le 15 mars, aucun n'était encore décidé.
Jusqu'au 10 juin, date d'un décret qui ordonna pour près de
9 millions de travaux, les ingénieurs n'avaient proposé que des
aménagements à effectuer sur la route nationale, sur les canaux
de l'Aisne et de la Marne, et la reconstruction de l'École Poly-
technique, le tout s'élevant à la somme de 4.150.000 francs-'.
1. Cf. Garnier-Pagès, Hisl. de la RévoL, ef les déclarations du ministre des tra-
vaux publics au Moniteur du 29 mai. p. 710.
'1. Cons. sup. trav., Happ. sur la quesi. du chôm., p. 91-9l>. — M. Lecoq Op.
cit., p. 195, note) affirme que, d'après les documents existants, ce chiffre n'aurait
pas dépassé 30.000.
3. Ihid.,]). 187, 216-217. — Cons. sup. trav., loc. cit.
36 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
La qualité de la main-d'œuvre n'était pas faite pour racheter
ce premier défaut. Le contrôle à l'embauchage était inexistant.
Beaucoup d'ouvriers, gagnant des salaires de 4, 5 et 6 francs
par jour, préféraient quitter leurs ateliers pour venir gagner
2 francs dans les ateliers nationaux ^ M. de Falloux, dans la
séance du 2 mars, disait que ces ateliers constituaient une
<( grève permanente et organisée à 170.000 francs par jour ».
L'exposé des motifs du décret du 30 mai nous apprend « que
le travail des ateliers est devenu improductif; que son maintien
dans les conditions actuelles est en contradiction avec une
bonne administration de la fortune publique, avec le retour
de l'ordre et la reprise des opérations industrielles ou commer-
ciales ~ ». Les fraudes étaient sans nombre; les signatures des
feuilles d'émargement s'obtenaient couramment au prix de
25 centimes. On ne put même pas obtenir un recensement exact
des travailleurs employés ; certains chefs de brigade majoraient
leurs effectifs , beaucoup d'ouvriers étaient inscrits dans plu-
sieurs brigades ^. Le système de l'élection appliqué aux emplois
de surveillants acheva de démoraliser, s'il se peut, les ouvriers :
on oubliait que le régime démocratique- implique l'aptitude à
se gouverner soi-même; ce n'était pas le cas. L'ouvrier, payé
2 francs, faisait pour 10 centimes de travail x^ar jour. On était
8.000 là où il y avait de l'ouvrage pour 2.000 et où 200 travail-
leurs sérieux et énergiques auraient suffi. Le mètre cube de
terrassement revenait à 8 francs au lieu de 40 centimes, prix
moyen à l'époque. Dans le chantier du Champ-de-Mars, un tra-
vail qui aurait coûté 45.000 francs, effectué par le génie mi-
litaire et 80.000 francs par l'industrie privée, revenait à
400.000 fr.''.
Seuls des ateliers de charronnage, de tailleurs et de cordon-
niers donnèrent des résultats relativement satisfaisants. Ils
étaient occupés par les ouvriers de métier. Cependant, à l'excep-
1. Lecoq, op. cil., p. 20l-'i0i. — Le fait fut notamment allirméàla tribune (.Vo«i-
teur, 31 mai, p. 1214; 15 septembre, p. :>458).
■>. Ibid.,p. 234, 237. — Cons. sup. trav., op. cit., p. 93.
3. Id. Le placement, p. 115-llC. — Lecoq, op. cit., p. 20S, 211.
4. Ibid.,[i. 218.
l'assistance par LI-: TRAVAIL. 37
tion des cliarrons, ils refusèrent le salaire à la tâche, et la pro-
duction fut très inférieure à ce qu'elle eût dû être normale-
ment'.
Le Gouvernement essaya de mettre ordre à cette situation
par le décret du 30 mai, qui sul)stitua le salaire à la tâche à
celui à la journée, en organisant l'entreprise directe des ou-
vriers ou des groupes d'ouvriers, sans intermédiaire d'entre-
preneurs. C'était le Coopérative System, favorable aux ouvriers
à la condition de rencontrer chez eux les conditions voulues de
main-d'œuvre; il ne pouvait qu'échouer dans un semblable
milieu'. Le décret ordonnait en outre le renvoi de tous les ou-
vriere comptant moins de trois mois de séjour dans le départe-
ment de la Seine, moyennant le remboursement de leurs frais
de rapatriement. Le 21 juin, parut un arrêté ordonnant, sous
peine de renvoi immédiat, l'enrôlement de tous les ouvriers
célibataires âgés de dix-huit à vingt-cinq ans; le même jour,
on fit partir plusieurs équipes pour les départements. Ces
mesures furent la cause des insurrections des 23 au 26 juin.
Après la répression de celles-ci, les ateliers furent dissous et la
loi du 10 février 18i9 en ordonna la liquidation. Ils avaient coûté
12.488.000 fr. 3.
Parmi les causes de cet échec, il en est une, mise parfois en
avant, qui ne nous semble pas suffisamment se dégager de
l'analyse des faits. On a dit que ce genre de travaux ne pouvait
convenir à des travailleurs de métiers qualifiés, forcément inha-
biles et insuffisamment entraînés à des travaux de terrassement ;
on ajoute que le succès, tout relatif, nous l'avons vu, de Tur-
got provenait de ce que les ouvriers qu'il employait étaient sur-
tout des cultivateurs habitués au travail de la terre ^. Il est
constant, cependant, que le plus grand nombre des sans-travail
qui affluèrent à Paris, en 1789 comme en 18i8, venaient de la
1. Cons. sup. Irav., liapp. sur la quest. du cliôtn., p. 92-93.
2. M. de Falloux [Moniteur, 30 mai, p. 1200) cite ce fait qu'une importante com-
mande avant été faite aux ouvriers, leurs prélentions furent si exorbitantes que la
commande dut être envoyée à l'étranger.
3. Cons. sup. trav., op. cit., p. 94.
4. Cf. Lecoq, op. cit., p. 105. — Rapp. sur la quest. du chôm., p. 1.53.
'M LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
province ; les crises de ces deux époques avaient pour princi-
pale cause la mauvaise récolte et la misère des campagnes, et
toutes les mesures prises par les divers gouvernements pour
restituer aux campagnes les éléments qu'elles envoyaient à la
capitale sont bien la preuve que les sans-travail n'étaient pas
eo général les ouvriers de métiers qualifiés. On exagère, du
reste, la difficulté qu'éprouveraient ceux-ci, en raison de leur
formation antérieure, à gagner leur vie à des travaux de ma-
nœuvre : avec de l'énergie et une santé suffisante, l'entraine-
ment arrive vite; la difficulté technique n'existe pas. On a vu
que les meilleurs travailleurs employés à ce genre de travaux,
en Angleterre, étaient précisément des ouvriers tisseurs, et la
preuve qui résulte de cette expérience est décisive ' .
Il faut donc revenir à cette conclusion, déjà aperçue, que
l'insuccès de ces tentatives est principalement dû à la qualité
inférieure de la main-d'œuvre. Une sélection insuffisante des
travailleurs a attiré les mauvais éléments en écartant les bons,
et la main-d'œuvre ne s'est pas trouvée adaptée à la tâche qu'elle
avait à fournir; les catégories d'ouvriers employées étaient de
celles qui repoussent tout travail, quel qu'il soit, et qui auraient
dû être écartées si l'on avait voulu faire œuvre utile. La se-
conde cause, à laquelle du reste est due la première, réside
dans l'inaptitude des organisateurs. Non que celle-ci tieime au
régime administratif en lui-même : nous avons vu, par les
exemples exposés dans le paragraphe précédent, que les pou-
voirs publics ne sont pas nécessairement incapables, comme on
le prétend dans une certaine école, de diriger et d'exécuter
avantageusement une entreprise industrielle. Mais, soit que les
hommes qui étaient à la tête du gouvernement fussent alçrs
absorbés par des soucis d'ordre politique, soit qu'ils n'eus-
sent réellement pas l'aptitude voulue pour cela, l'organisa-
tion fut absolument défectueuse-; nous l'avons montré suffi-
1. Supra, p. 14.
2. On a souvent critiqué avec exagération les défecluosités de l'organisation in-
dustrielle des établissements de l'État; l'exploitation des chemins de fer qu'il di-
rige vaut celle des compagnies privées. On ne peut nier néanmoins les gaspillages
l'assistance l'AR LE TRAVAIL. 39
samment pour n'avoir pas besoin de revenir sur ce point.
Le cadre de cette étude no nous permet pas d'exposer ici le
résultat des diverses entreprises d'assistance par le travail effec-
tuées par les municipalités'. Cet examen ne ferait que confirmer
les conclusions déjà dégagées, en montrant que leur insuccès
tient à l'infériorité de la main-d'œuvre et à l'insuffisante direc-
tion de l'exploitation. On peut donc constater, en comparant le
fonctionnement des travaux de secours en Angleterre et en
France, que cette institution donne des résultats satisfaisants
ou non, suivant que les conditions dont l'analyse des faits a
montré la nécessité, se trouvent plus ou moins bien observées.
On remarquera que ces conditions, adaptation de la main-d'œuvre
et de la direction à l'œuvre à accomplir, sont en somme celles
qui sont indispensables au succès de toute entreprise privée
ayant un but lucratif. Il en est une autre aussi essentielle à
l'une qu'à l'antre, qui est le choix judicieux de l'objet auquel
elle doit s'applique)'. Plusieurs des circonstances précédemment
indiquées en ont déjà fait pressentir l'importance; les exemples
qui s'y produisent faute d'une direction suffisamment diligente et capable : M. An-
tonin Dubost, Tapporteur général du budget au Sénat, relevait, en 1903, ce fait que ,
dans l'un des exercices précédents, les 1.124 ouvriers de la direction de l'artillerie
ont coûté 3.095.000 fr. de salaires et produit pour 1.219.000 fr. seulement de travail.
.M. Waddington, rapporteur de la guerre, constatait de son côté que les établissements
de l'artillerie n'élaient pas exploités comme des usines appartenant à l'initiative
privée (séance du 24 mars 1903, /. off., p. 557 et suiv., 502). D'après un article de
IM. Urbain Gohier {Le Matin, 21 et 28 octobre 1907), on donne aux 6.500 ouvriers
de l'arsenal de Toulon le travail que 2.000 feraient aisément. La plupart des ouvriers
passent leur journée ;i jouer, à se promener, ou même à travailler avec des matières
premières prises dans les magasins, pour des industriels du dehors : sur 8 heures de
durée nominale, ils n'en donnent que 4 de travail effectif; en sorte qu'une répara-
tion qui exige 6 journées de travail à bord, en suppose 40 à l'atelier. D'autre part, la
formation militaire des officiers, en nombre insuffisant, les prive du genre d'autorité
qui conviendrait à un pareil élément; eux-mêmes sont d'ailleurs débordés par la
paperasserie et les travaux de comptabilité inutile; ils ne reconnaissent même pas.
;i tort ou à raison, la compétence technique des ingénieurs, anciens polytechniciens
infatués, mais dépourvus de connaissances pratiques. Une circulaire ministérielle du
19 octobre 1907 |>rescrivait aux ingénieurs et aux surveillants un contrôle plus ri-
goureux de la production, préconisait le travail à la tâche et rappelait que la durée
de huit heures doit s'appliquer seulement au travail effectif; elle constitue un aveu
de l'exactitude des critiques précédentes.
1. Voir le Rapp. sur la quest. du cliôiii., p. 95 et suiv.
iO I.E CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
que nous allons maintenant exposer achèveront de la mettre en
lumière.
III. — LES ENTREPRISES PRIVEES D ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL
EN FRANCE.
En dépit du titre qui précède, les entreprises dont nous allons
parler ne sont pas toutes organisées par les particuliers : plu-
sieurs le sont par les institutions publiques constituant des
branches des administrations nmnicipales, telles que les bu-
reaux de bienfaisance K D'autre part elles obéissent aux mêmes
lois sociales que celles qui ont été déjà examinées, et nous
verrons que les conditions du succès sont les mêmes, pour les
unes comme pour les autres. Si nous les rangeons dans une
classe à part, c'est en vue de la clarté de l'exposition, en raison
de l'habitude prise sur ce point par les divers auteurs^, et aussi
parce que leur portée est un peu plus étendue, dans l'intention
de leurs organisateurs, que celle des premières : alors que
celles-ci consistent uniquement, ou à peu près, en travaux de
terrassement et visent surtout les chômeurs périodiques, celles-là
s'occupent beaucoup plus des chômeurs accidentels, qu'elles
cherchent à placer, et tentent de leur procurer de véritables
travaux d'atelier. En outre, les fondateurs de ces œuvres se pro-
posent un but moralisateur qui est accessoire dans les travaux
publics de secours.
Nous ne donnerons pas ici la nomenclature de ces entreprises.
Cette énumération, qu'on peut trouver dans les ouvrages sur la
matière ^, serait fastidieuse et ne serait qu'une simple répétition
de faits identiques. Nous nous contenterons d'exposer les con-
clusions qui se dégagent de leur examen. Celle qui frappe tout
d'abord l'attention, est le faible rendement de cette organisa-
1. C'est ce genre d'entreprises que vise la circulaire du ministre de l'intérieur
en date du 8 novembre 1894 (lîapj]. sur lo quesl. du cho)ii., p. 219).
2. Cf. Ibifl., p. 187.
;5. V. notamment l'ouvrage précilé de M. Lecoq et le JUipp. sur la quesl. du
chôm.
l'assistance par le travail. Ai
tion de travail; même là où les salaires sont infimes, l'œuvre
est en perte ; partout, les sommes provenant de la vente des pro-
duits arrivent à des taux qu'on pourrait à peine comparer à
ceux qui sont obtenus sous le régime du sweating system, et il
faut y ajouter les frais généraux de l'entreprise. Ce fait montre
à lui seul combien peu se trouve atteint le but que se proposent
ces œuvres, et combien les mesures destinées à en garantir
l'entrée contre l'indigent non méritant sont inefficaces. Sans
doute un grand nombre de ceux qui reçoivent les bons de
travail ne jugent pas à propos de venir réclamer la tâche cor-
respondante ^ et une première épuration se produit. Mais celle-ci
est notoirement insuffisante, et l'on peut affirmer, en se basant
sur les témoignages directs de ce fait, et en particulier sur la
proportion généralement très faible des placements ', que les
travailleurs dont la production est aussi restreinte ne sont pas
de vrais travailleurs, mais comprennent une forte proportion
d'exploiteurs et de fainéants.
Il est vrai que les occupations données aux assistés ne sont
pas de celles qui comportent une forte rétribution. Les travaux
de couture sont pa^és, on le sait, des salaires de famine, aux
ouvrières qui travaillent pour le commerce, et les autres ne le
sont guère mieux. Cet argument ne constitue pas une justifica-
tion de la qualité de la main-d'œuvre : on pourrait se demander
comment il se fait qu'en présence du réel besoin de bons ou-
vriers qui existe dans l'industrie, on ne puisse pas leur trouver
une occupation digne d'eux ; il ne faut pas s'illusionner : en ce
monde, sauf exceptions isolées ou passagères, chacun trouve à
s'employer suivant les services qu'il peut rendre dans le milieu
où il se trouve et les disponibilités quil y rencontre •'. Il y a
1. A Pau, en 1894, il y a eu 117 bons utilisés sur 219 distribués [Ibid., p. 273).
L' « Œuvre des commerçants », sur 727 bons distribués, n'en vil venir que 312 ré-
clamer la lettre d'admission; 174 allèrent jusqu'à l'atelier, 37 firent une demi-jour-
née, 68 une journée, 51 deux jours, 18 seulement allèrent jusqu'à trois ^Max. du
Camp., Rev. des Deux Mondes, 15 janvier 1888).
2. En 1891, les œuvres de bienfaisance n'ont fait que 26.227 placements à de-
meure sur 132.036 demandes reçues. Par contre, elles ont fait 107.431 placements à
la journée (Conf. sup. trav., Le Placement, 1893, p. .562).
3. « Il est rare qu'un homme capable et rangé, même abattu par la maladie, soit
42 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
plus, car le fait que nous venons de citer constitue la condam-
nation la plus formelle d'un pareil système. On a dit qu'il fait
beaucoup de bien à peu de frais ^ : une telle appréciation dé-
rive d'une observation superficielle des faits. Nous venons de
voir combien ses résultats sont restreints. De plus, il coûte très
cher. Les ressources produites par la vente des objets fabriqués
font illusion sur ce point ; mais on oublie qu'elles ne sont ob-
tenues qu'au prix d'une dépréciation de la main-d o'uvre. Si le
travail produit rapporte peu, c'est parce qu'il ne répond qu'à
un besoin très limité de la consommation : nous avons vu com-
bien, dans la plupart des cas, les produits fabriqués se vendent
avec peine; souvent, ils ne s'écoulent que grâce à l'intervention
artificielle de généreux bienfaiteurs ou des administrations pu-
bliques. La rémunération du travail baisse naturellement,
parce que l'offre du produit dépasse la demande. Il est évident
que toute entreprise travaillant dans ces conditions serait vouée
d'avance à la faillite si elle poursuivait un but lucratif. Il est
bien entendu que ce but n'est pas celui de l'assistance par le
travail; mais est-ce la charité? Si oui, il est inutile de chercher
à se rendre compte des causes du chômage et des moyens de
le guérir : il suffit en effet de développer dans les classes for-
tunées les sentiments de pitié et de générosité, et d'augmenter
le champ d'action des œuvres d'assistance. Dans le cas contraire,
ces dernières, n'étant pas autre chose que des œuvres de pure
charité, puisque c'est la charité publique ou privée qui les sou-
tient en grande partie, ne sauraient fournir la solution cherchée.
Lorsqu'on prétend fournir du travail à un chômeur pour lui
permettre de gagner le salaire dont il est privé, il s'agit évi-
demment de lui donner un travail qui soit capable de le nourrir,
trouvé dans les rangs inférieurs de la main-d'œuvre. Ceux qui sont forcés d'accepter
un emploi désavantageux sont presque toujours des incapables. En temps de crises
exceptionnelles, des phénomènes exceptionnels peuvent se produire, et des exemples
de mauvais placements peuvent se présenter; mais en général la vérité réside dans
la relation approximative entre les hommes et le travail qu'ils obtiennent, et aussi
entre le travail accompli et sa rémunération comparative ». (Ch. Booth., Life ond
labour of the people in London, 2« série, t. \, p. '.>91.)
1. Berthelémy, Bull, de la Soc. d'Econ. polit, de Lyon, janvier 1892.
l'assistance par le travail. 43
de suppléer à Tabsence d'occupation où il se trouve ; à défaut
de quoi, on ne saurait soutenir qu on a porté remède au chô-
mage : il peut y avoir des motifs accessoires, dont nous exami-
nerons plus loin la valeur, d'adopter ce genre d'assistance, mais
on ne peut l'appeler l'assistauce par le iravail ^ . Notons que.
dans l'esprit de ses partisans eux-mêmes, son objet est moins
de remédier au chômage que de fournir un moyen sûr de distin-
guer entre l'indigent méritant et celui qui ne l'est pas, et que
ceux-ci font bon marché du premier objet : « Faire des cotrets
ou des bri(|uettes, dit l'un d'eux, n"a jamais été une solution du
problème de l'indigence et, sur ce point particulier, l'expérience
a parlé et résolu la (juestion - ».
Le rendement inférieur du travail dans les œuvres d'assis-
tance, contient un autre grief encore plus grave contre le sys-
tème. Si les ouvrages exécutés dans ces ateliers sont peu payés
intrinsèquement, c'est à cause de l'extrême concurrence qui se
fait sentir parmi les travailleurs qui s'y adonnent. Leur facilité,
qui les met à la portée des moins habiles, n'en est pas l'unique
cause : les travaux de l'aiguille, qui exigent un certain appren-
tissage, sont dans le même cas. La dépréciation vient de la
surabondance de travailleurs se proposant pour une production
qui ne réclame qu'une partie d'entre eux, et du niveau de vie
inférieur de cette catégorie d'ouvriers, qui leur fait accepter
les conditions les plus dures. En augmentant artificiellement
le nombre des concurrents, les œuvres d'assistance par le tra-
vail contribuent d'autant à la dépression du marché de cette
catégorie de main-d'œuvre : si le travail qu'elles procurent
satisfait une demande, c'est autant d'enlevé à des travailleurs
réguliers qui seront peut-être privés, par ce fait, de l'occupa-
tion qu'ils avaient ; si le travail exécuté ne répond à aucun
besoin, il produit une surproduction qui se répercute directe-
ment sur le salaire des travailleurs. Dans les deux cas, le ré-
1. Ce caractère explique Ihostilité des milieux syndicaux contre ce genre de
secours. Le Congrès des Bourses du travail à Nantes, en 1896, s'est prononcé à
l'unanimité contre ce système.
2. D' Gibert, Des divers modes d assistance aux nécessiteux sans travail, 1897.
p. 25.
44 LE CUOMAGE ET L ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
sultat est le même : il aboutit à procure)' une aide, bien pro-
blématique, à quelques individus au détriment des travailleurs
réguliers, déjà très éprouvés, et à augmenter ainsi le chômage
au lieu de le réduire. Les notices publiées par le Conseil su-
périeur, auxquelles nous avons emprunté les renseignements
qui précèdent, sont unanimes, à vrai dire, pour déclarer que
les industries similaires ne se plaignent pas de la concurrence.
Mais, outre que cette déclaration, émanée des œuvres elles-
mêmes, est suspecte de partialité, il y a deux raisons qui l'expli-
quent sans qu'elle soit pour cela conforme à la réalité : l'effet
de la concurrence peut se faire sentir sans qu'on en aperçoive la
cause, lorsque celle-ci est répartie sur un grand nombre de
points et que son action est presque insignifiante sur chacun
d'eux' ; en outre, étant donné le niveau de vie inférieur des
ouvriers des métiers en question, ce ne sont pas les industriels
ni les intermédiaires qui en souffrent : au contraire, l'accroisse-
ment du bon marché leur permet d'écouler une plus grande
quantité de marchandises et de réaliser un chiffre d'affaires su-
périeur"-; ce sont, dans de telles conditions, les travailleurs
seuls qui en supportent la charge. Il ne faut pas chercher la
cause de la situation misérable de ceux-ci dans la rapacité et
l'exploitation des employeurs, ni accuser, comme on l'a fait,
les grandes maisons de vente, d'une entente chimérique en vue
d'abaisser leurs prix de revient : les enquêtes faites sur ce point
ont montré l'inexistence de telles conditions '. Il n'y a là qu'un
phénomène naturel, résultant du jeu automatique de la loi de
l'offre et de la demande.
Cette loi s'exerce avec d'autant plus d'aprêté, dans la circons-
iance, que les conditions dans lesquelles fonctionnent les œuvres
1. Les orphelinats et écoles proressionnelles libres, à Paris, ne font travailler que
r).'.)8r> jeunes filles sur un total de 88.000 ouvrières de l'aiguille (/^r'/onHe sociale.
sei)tcmbre 1901, p. 284). Il suffit que ces 5."J85 ouvrières constituent l'excédent de la
main-d'd'uvre nécessaire pour produire un avilissement des salaires.
'■'.. On sait que les expositions de ventes des grands magasins de nouveautés, dont
les articles .sont obtenus grâce à ces circonstances, procurent des bénéfices considé-
rables à ces maisons en attirant une clientèle énorme.
i. Itéforme sociale, loc. cit., v. 301.
L ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
d'assistance, loin d'en contrariei' le jeu, ne font que le favoriser.
Leur objet n'est point de soutenir les intérêts généraux des tra-
vailleurs de la profession, mais uniquement de donner du tra-
vail à ceux qui sont en dehors de la profession. D'autre part,
elles ne tiennent nullement à ce que ce travail soit lucratif :
le taux réduit des salaires qu'elles payent répond au contraire à
la pensée préconçue de décourager les flâneurs et ceux qui ne
sont pas dans un réel besoin. Enfin, la pensée charitable qui les
anime les détourne de réaliser un profit quelconque; elles vi-
vent de raumônc ou de subventions, non de leur production^.
Autant de causes ([ui poussent ces œuvres à être peu exigeantes
sur les conditions des marchés qu'elles passent avec leur clien-
tèle, et à accepter des commandes à n'importe quel prix. Qu'on
le remarque bien, nous ne discutons pas la noblesse des senti-
ments et le désintéressement des personnes qui agissent de la
sorte : loin de réaliser des bénéfices, elles ajoutent encore un
complément aux salaires qu'elles reçoivent et distribuent-.
Mais toute pensée généreuse n'est pas nécessairement conforme
à l'intérêt social, et n'empêche pas l'efTet désastreux des lois
économiques, si les moyens d'arriver au but qu'on se propose ont
été mal choisis. Du même ordre est l'argument qui vient natu-
rellement aux lèvres de tout intéressé, en disant qu'il faut bien
que tout le monde vive, et que ceux qui ne peuvent trouver
aucun autre gagne-pain ne peuvent se résoudre cà mourir de
faim pour procurer des salaires plus élevés à ceux qui vivent
déjà : il n'en est pas moins vrai que cette nécessité retombe sur
ces derniers, et que le gagne-pain des premiers est pris sur
celui des seconds '.
1. Au Bon Pasteur de Sens, l'entretien des 220 pensionnaires coûte 63.360 francs par
an. Le travail des religieuses et des jeunes filles rapporte 33.000 francs, le jardinet la
ferme i.OOO francs. Tout le surplus est le produit de quêtes et d'aumônes [Ibid.,
p. 2y9j.
2. lUd., p. 283.
3. Les effets de cette concurrence sont trop apparents dans les métiers de femmes
pour qu'on puisse les contester, lisse font sentir aussi dans les autres : les charbon-
niersont cessé de fabriquer les cotrets depuis qu'ils se font dans les ateliers de cha-
rité. Au rapport du directeur de la colonie agricole de la Clialmelle, on est obligé de
veiller étroitement aux conditions du placement des assistés, sous peine de favoriser
46 LE CHÔMAGE ET L ASSISTANCE PAK LE TRAVAIL.
Les œuvres charitables d'assistance, les oiivroirs et orpheli-
nats ne sont pas les seules institutions qui prêtent à ce reproche.
Les étabhssements pénitentiaires sont dans le même cas. Les
travaux qui y sont efTectués se divisent en deux catégories :
ceux dont l'objet est le service intérieur de rétablissement,
l'entretien des bâtiments ou l'exploitation de ses dépendances
agricoles, et les travaux industriels proprement dits. En ce qui
concerne ces derniers, le régime de l'entreprise existait en
1904, dans trois maisons centrales; dans les pénitenciers, la
régie directe est employée directement ou par l'intermédiaire
de confectionnaires. Les régies directes concernent l'imprime-
rie de Meliin, le tissage des couvertures miKtaires de Fontc-
vrault, la fabrique de brosses pour l'équipement de Poissy. Ces
établissements ont donné de bons résultats. L'importance du
chiffre d'affaires est de 209.122 fr. 71 pour les meubles et li-
terie, 202.468 fr. 04 pour la cordonnerie, 101.463 fr. 10 pour
Fimprimerie. Le nombre des travailleurs est de 5.186. Dans
les maisons d'arrêt, de justice et de correction, l'entreprise est
la règle ; dans le département de la Seine, cependant, les tra-
vaux sont exécutés en régie. On y fait des travaux de chaudron-
nerie pour 194.586 fr. 17, des agrafes, des aiguilles, etc., pour
125.445 fr. 69, du découpage et pliage de papiers pour 92.697
fr. 52, de la couture et lingerie pour 90.333 fr. 64, du carton-
nage pour 68.929 fr. 62, de la brosserie pour 68.921 francs, de la
serrurerie et quincaillerie pour 54.294 fr. 27. La production
totale des hommes occupés dans les maisons centrales est de
1.664.448 francs et sa valeur moyenne par individu de 1 fr. 27
par jour. Celle des femmes est de 141.447 francs avec un ren-
dement de 0 fr. 89 par tête. La production, dans les péniten-
ciers agricoles, est de 94.711 francs avec une moyenne de
ravilissement des salaires (Lecoq, op. cil., p. 438, 439). En 1894, les joiirnau.x anglais
signalaient les léclanialions des agriculteurs placés dans les environs des colonies de
l'Armée du Salut, motivées par la baisse qui résultait de ces travaux pour leurs pro-
duits, dont la valeur n'atteignait plus le taux normal (Denjean. op. cit.. p. 42).
Nous nous reprocherions de discuter l'argument étrange qui consiste à considérer
comme un effet heureux de l'extrême concurrence, le fait qu'elle écarte de ces métiers
les ouvriers capables de mieux faire. Nous avons peine à croire qu'un tel argument
puisse être sérieusement proposé.
L ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
0 fr. 68 par jour et par tête. Dans les maisons d'arrêt, cette
moyenne est de 0 fr. 58 pour les hommes et de 0 fr. 48 pour
les femmes : la production totale y est de 1.609.355 francs ^
Le nombre des détenus des deux sexes occupés dans les mai-
sons centrales et les maisons d'arrêt dépasse 18.000.
Il faut ajouter les dépôts de mendicité où, en vertu du décret
du 5 juillet 1808, les mendiants valides doivent être astreints
au travail. L'article 16 du règlement prescrit de choisir les ma-
tières premières parmi les productions du département pouvant
être facilement manufacturés et d'un débit facile (notamment
la fabrication des étoffes, filature de laine, de coton, de chanvre,
de lin, la couture), et de façon à ne pas nuire à l'industrie privée.
Le nombre de ces établissements, qui s'élevait à 80 en 1813,
fut réduit à 7 en 18*25 par suite des difficultés de leur fonction-
nement. En 1892, il était de 30 avec une population de20.7il in-
digents. Le travail est organisé dans 14 d'entre eux -. On voit,
par ces chiffres, qu'une telle concurrence ne peut pas être consi-
dérée comme négligeable et que le nombre des ouvriers hon-
nêtes qui pourraient, grâce à ce travail, gagner leur vie ou
améliorer leur situation, est élevé. Effectivement, l'entreprise
de la brosserie militaire, par la maison centrale de Poissy, a
fait disparaître, parait-il, plusieurs établissements de Niort,
Bourges et Bethisy. La fabrication à Fontevrault des couvertures
de harnachement a amené la suppression de plusieurs maisons
à Elbeuf et ailleurs. Les typographes se plaignent de la con-
currence des prisonniers de Melun ^. La fabrication des meubles
en fer à Poissy, a produit un chômage considérable parmi les
ouvriers de cette profession dans l'arrondissement. Le salaire
des ouvrières occupées au cannage des chaises du faubourg
Saint-Antoine serait tombé de 2 fr. 50 ou 2 fr. à 0 fr. 75 par
jour, par suite du travail des prisons'.
On n'obvie pas à ce résultat en employant la production de ces
1. Questions pratiques, 1906, p. 341-342.
2. Rapp. sur In quest. du chôm., p. 200-201.
3. Discours de M. Chauviére à la Chambre, 8 novembre 1907.
4. Discours de .M. Levraud. ibid.
48 LE CnÛMAGE ET l'aSSISTANCE PAR l,E TRAVAIL.
établissements à la consommation exclusive des services pu-
blics ^ Les besoins de ces derniers ne sont pas en dehors des
lois générales de la production, et l'on ne peut fausser le régime
normal de celle-ci, même restreinte à cet objet spécial, sans que
la répercussion s'en fasse sentir sur le marché tout entier. Le
service social qui consiste à répondre aux besoins de la con-
sommation, appartient à la main-d'œuvre libre; que le consom-
mateur soit l'État ou les particuliers, tout ce qu'il demande à
une production moins coûteuse déprécie d'autant celle-là. C'est
pour ce motif que les travaux imposés aux hospitalisés, dans
les ivorkhouses anglais, ne sont pas des travaux industriels : ils
consistent en ouvrages sans utilité, tels que le tressage de
cordes qu'on défait ensuite pour les recommencer-.
Il résulte clairement des considérations qui précèdent, que le
travail effectué dans V assistance par le travail doit, pour cons-
tituer un remède, et non une aggravation du chômage, répondre
à une utilité de la consommation et être commercialement avan-
tageux'''. C'est le seul moyen de ne pas porter préjudice aux
travailleurs qui occupent des emplois. Chaque fois, au con-
traire, que le travail est procuré artificiellement, sans corres-
pondre à un besoin de la consommation et en s'ajoutant au
stock de la surproduction, il ne peut qu'empirer une situation
déjà rendue défavorable par un encombrement du marché et
un excès de la main-d'œuvre.
Cette conclusion est importante, parce qu'elle nous permet de
dégager nettement les lois que doit suivre une organisation de
l'assistance par le travail pour produire des effets utiles et at-
1. R. Roux, Le travail dans les prisons, 1903.
2. M. Leroy-Beaulieu critique ce système : « C'est, dit-il. tourner le travail en
dérision » {Traité d'Econ. polit., t. IV, p. 488). 11 ne s'agit pas de donner du travail
aux catégories sociales auxquelles convient le workhouse ; l'occupation qu'on leur
donne ne peut avoir aucune prétention moralisatrice, mais constitue une peine. Le
même auteur cite ailleurs l'opinion d'un inspecteur de fabrique qui, lors de l'en-
<iuète anglaise sur \& sioeatiiKj System, en rejetait la faute sur le travail donné par la
Mansioit house {Ibid.. t. 11, p. 499).
3. Déjà, en 1895, M. Cheysson conseillait à l'u'uvre du VT arrondissement de se
servir des mélliodes qui réussissent dans l'industrie, et de se « rejtlacer dans les
conditions du droit commun » (Cf. Lecoq, op. cit., p. 339).
l'assistance par le travail. 49
teindre son but. Le genre de travail qui constitue l'objet auquel
elle s'applique doit être celui que viserait toute entreprise indus-
trielle poursuivant un but lucratif et sainement organisée. Cette
conditionne fait que s'ajouter à celles que nous avons déjà reconnu
comme étant celles qui permettent au système de réussir : le choix
d'un travail répondant aux besoins de la consommation, comme
la qualité de la main-d'œuvre et la compétence des directeurs,
est donc aussi nécessaire à une entreprise d'assistance par le
travail qu'à une entreprise commerciale. Ace prix seulement, elle
aura une action sociale utile et féconde, et nous voyons résulter
des faits analysés cette conséquence réconfortante que la portée
sociale de l'œuvre est liée à son succès matériel.
Nous n'ignorons pas que tous les esprits ne sont pas également
frappés par un argument de cet ordre. Beaucoup, sous l'in-
fluence de préoccupations morales plutôt que guidés par une
analyse méthodique des faits, envisagent l'assistance par le
travail comme un moyen de moralisation des assistés. A cet
effet, certaines œuvres privées pratiquent l'internat pour les
individus qui leur paraissent susceptibles de s'amender, afin
d'exercer sur eux une influence plus profonde, et de leur in-
culquer le désir du relèvements Ces esprits, dont les inten-
tions sont des plus généreuses , sont frappés du caractère
moralisateur que le travail présente par lui-même, et préfèrent
secourir le chômeur à l'aide d'un travail qui le rehausse à ses
propres yeux, en le préservant des dangers moraux de l'oisi-
veté et du vagabondage; la dignité du travailleur, ajoute-t-on,
s'oppose à ce qu'il reçoive une aumône dégradante et exige que
ses moyens d'existence proviennent de ses propres efforts. On ne
saurait méconnaître la justesse de ces considérations : rien n'é-
lève l'individu comme la pensée qu'il est l'auteur de sa propre
prospérité ; vivre sans avoir aucun effort à dépenser pour cela,
constitue une déchéance incontestable. D'autre part, nul sans
doute n'a autant besoin d'un secours moral — non moins que
d'un secours physique — que le malheureux à qui la perspective
1. L. Rivière, Réforme sociale, avril 1901, p. 636.
50 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
de la misère a peut-être déjà enlevé tout espoir de relèvement :
ce dont l'homme a le plus besoin, dans les moments difficiles
de l'existence, c'est souvent moins d'une aide matérielle que du
récbnfort moral qui rend la foi en la vie et l'énergie nécessaire
pour triompher des obstacles. Malheureusement, cet objet n'est
pas mieux atteint que les autres dans le cas présent. Ce qui est
dégradant, ce n'est pas de recevoir une allocation en argent, à
la condition que celle-ci constitue un droit pour le chômeur et
non une simple faculté de celui qui la "donne : s'il en use bien,
elle lui est beaucoup plus avantageuse que les occupations des
ateliers de charité, puisqu'elle lui permet de consacrer ses loisirs,
soit à son instruction, soit à aider la mère de famille dans les tra-
vaux du ménage. Il est vrai que la plupart dépenseront sans profit
l'argent qu'on leur aura donné. Mais on peut être assuré que
ceux-là ne dépenseront pas plus utilement celui qu'ils auront
retiré de leur travail. Il faut surtout remarquer que s'il y a quel-
que chose qui humilie, et diminue chez l'individu le sentiment
de la dignité, c'est de remplir une tâche inférieure à celle qu'il
est capable d'accomplir, ne répondant qu'A une utilité secon-
daire, et qui ne peut le faire vivre que grâce au concours de
la charité : or, tels sont bien les caractères des travaux exécutés
dans les ateliers des œuvres d'assistance. Et la façon dont ces
travaux sont effectués n'est pas moins déprimante : l'ouvrier hon-
nête verra en effet que, quelque soin et quelque activité qu'il
déploie, il ne dépassera pas un salaire des plus minimes; il verra
qu'il a plus d'intérêt à modérer ses efforts qu'à être laborieux,
et que la plupart de ses camarades agissent précisément de la
sorte ; et il se dira que la paresse et la dissimulation sont plus
avantageuses que le zèle. Telle est, en réalité, la leçon de choses
qu'il retirera de ce mode d'assistance : les bons conseils qui
lui seront donnés par dessus le marché n'en modifieront pas la
portée. Il ne faut donc pas s'illusionner sur la valeur morale du
svstème. Elle existe incontestablement, mais pour ceux qui com-
posent le domaine normal de l'assistance par le travail, et lors-
que les occupations qui leur sont données constituent un réel
travail, et non une aumône déguisée. Nous sommes donc ra-
l'assistance par le travail. :\i
menés par la force des choses, et même en nous plaçant au
point de vue moral, à reconnaître la nécessité de la condition
que nous avons exposée.
Reste à savoir comment cette condition peut être réalisée.
Personne n'a le pouvoir de créer arbitrairement un besoin
de production là où il ne se manifeste pas naturellement; et
puisque les crises de chômage se produisent principalement
aux moments de surproduction ou de restriction de la con-
sommation, il semble que nous soyons enfermés dans un
cercle vicieux et que la solution soit impossible ^ La difficulté
est particulièrement sérieuse à l'égard des ateliers syndicaux.
Certains esprits ont préconisé la création d'ateliers de secours
organisés par les associations professionnelles. Ce genre d'insti-
tution n'existe à peu près nulle part : on ne peut en citer qu'en
Belgique, où ils ne donnent pas des résultats bien remarquables.
Le syndicat des passementiers en a fondé un en 1887, à Bruxelles,
dans lequel vingt hommes et deux femmes sont occupés quand
l'ouvrage se présente ; il parait être surtout un allégement pour
la caisse de chômage : son chiffre d'affaires est des plus modique
et ne s'élève qu'à 2.000 ou '2.400 francs par mois-. Les doreurs sur
bois, les confiseurs de Bruxelles, les cigariers de Gand et d'An-
vers, les cordonniers adhérents au Vooruit, les teinturiers en
peaux, les tailleurs, les menuisiers, les ébénistes, ont tenté d'en
organiser : ces essais ont tous échoué, « surtout à cause de l'in-
fidélité ou de l'incapacité des administrateurs, ou bien à la suite
de dissentions personnelles. Le succès de pareilles entreprises
ne dépend pas seulement de facteurs économiques, mais encore,
et surtout du niveau moral de ceux qui y participent '■ ». Cette
1. Des défectuosités existantes dans l'application du système, et que nous avons
signalées, on a conclu à l'impossibilité de le réaliser sans dommage pour la société
{Revue d'Économie politique, décembre 1894). Une analyse conforme à une saine
méthode scientifique doit rechercher, avant tout, quelles sont les circonstances qui ont
influencé les diverses applications observées; c'est le seul moyen de reconnaître si
les caractères présentés par celle-ci sont inhérents au système lui-même ou seule-
ment contingents.
2. Bull. off. trav., 1899, p. 451.
3. Yàndofvelde, Enqicête sur les assoc. profess., 1891, t. II, p. 100. — Bull. off.
trav., 1809, p. 526.
52 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
condition indispensable n'est cependant pas suffisante, car les
trade-unions anglaises et américaines, qui la réalisent d'une
façon éminente, ne paraissent même pas avoir mis à l'essai ce
genre d'organisation.
En France, les associations ouvrières avaient organisé en 1848
des ateliers de tailleurs, de selliers, de fileurs, de passementiers,
qui vivaient grâce aux commandes de l'Etat : du jour où les
commandes et les subventions cessèrent, les ateliers disparurent'.
Actuellement il existe un atelier de secours, ouvert le l*"" juillet
1901, par le Syndicat mixte de l'Aiguille. Afin d'éviter de créer
une concurrence aux ouvrières du métier, on a fait appel « à
toutes les dames du comité, aux clientes des principales maisons
adhérentes, pour leur demander de confier à la directrice quel-
ques-uns de ces mille travaux qui se font à la maison par les
mains des femmes de chambre : bordage ou raccommodage de
tapis, réparation de rideaux, achèvement de tapisseries ou de
broderies pour lesquels le temps fait défaut ». Durant la pre-
mière morte-saison, 35 ouvrières ont été occupées constamment,
et 95 temporairement. Le salaire s'élève en moyenne à 2 francs
par jour, à raison de 0 fr. 20 à 0 fr. 35 l'heure -. Le procédé
charitable de cette œuvre, encore renforcé par son caractère
confessionnel, est très apparent : les travaux que nous venons
de citer ne sont pas de ceux qui peuvent faire vivre une ou-
vrière d'une façon normale ; dans les cas assez exceptionnels où
il en serait autrement, les commandes ainsi accordées à l'ate-
lier de chômage le sont au détriment, soit des femmes de mé-
nage à la journée, soit des femmes de chambres qui y eussent
été employées, et dont la situation diminuera d'autant. Moins
que personne, les associations ouvrières peuvent créer du
travail à volonté : leur objet étant de relever la situation des
travailleurs dans la profession qu'ils exercent, leurs efïorts ten-
draient plutôt à restreindre la production au-dessous des be-
soins de la consommation qu'à l'accroître au-dessus de ce niveau,
et à diminuer le nombre de leurs concurrents qu'à l'augmenter,
1. Lecoq, op. cit., p. 281-282.
,2. L. Rivière, dans la Réforme sociale, juillet 1902, p. 203-204.
L ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL. 53
Ajoutons que la réunion chez les mêmes individus des qualités
nécessaires au travailleur et à l'employeur est chose rare et
difficile à réaliser, et bien que cette circonstance ne soit pas ir-
réalisable, elle entrave, en fait, le développement des entre-
prises de production qui sont organisées par les ouvriers.
En ce qui concerne les œuvres d'assistance par le travail, il
n'y a pas d'impossibilité intrinsèque à ce qu'elles transforment
leur caractère de pure charité en caractère commercial. Mais la
difficulté de procurer un travail avantageux, lorsque celui-ci fait
défaut, reste la même. Ces institutions présentent à ce point de
vue une infériorité certaine sur les pouvoirs publics. Ceux-ci sont
en eJQFet de grands entrepreneurs de travaux, et comme tels, ils
échappent aux conditions auxquelles ils sont soumis en tant que
producteurs, en ce sens que si la loi qui impose un but utile à tout
travail de secours leur interdit de donner à exécuter un ouvrage
ne répondant à aucun besoin ', il ne leur arrive jamais d'épuiser
tout le programme des travaux que comporterait l'intérêt pu-
blic. Les entreprises privées, au contraire, sont intimement liées
à l'état général du marché et une crise industrielle ou commer-
ciale, une stagnation des affaires, les atteint toutes dans une me-
sure plus ou moins profonde : les finances publiques souffrent
bien de ces crises, en ce sens que les variations dans la prospé-
rité publique se font sentir dans les recettes du Trésor; mais
cette répercussion est peu importante. Une autre relation de dé-
pendance par rapport à la situation générale consiste en ce que
le besoin d'ouvrage d'utilité générale est en raison directe de
l'activité des affaires : des routes, des chemins de fer, des ports,
etc., servent celles-ci, mais leur utilité diminue en cas de dépres-
sion commerciale. Il ne faut cependant pas exagérer cette diffi-
culté : les périodes de crise sont rarement très prolongées, et
les travaux effectués pendant leur durée retrouvent leur service
à la reprise des affaires; souvent même ils facilitent celle-ci en
ouvrant des débouchés nécessaires à l'essor d'une industrie. Il
importe seulement que les administrations publiques mettent en
1. On a vu, parait-il, le County Counc.il de Londres, en 1907, faire dépaver et re-
paver successivement les rues par les sans-travail.
34 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
œuvre des qualités de prévoyance particulièrement développées,
qu'elles sachent modérer leur activité lorsque le commerce et
l'industrie sont prospères, la réserver pour les périodes de crise,
constituer à cet elTet un fonds spécial qui jouerait pendant celles-
ci; ce procédé, au point de vue financier, aurait l'avantage de
permettre l'amortissement de la dette publique lorsque les capi-
taux trouvant facilement à s'employer, leur cours s'élève : aux
époques de dépression, l'abondance des capitaux disponibles
permettrait au Trésor de trouver à des conditions avantageuses
les sommes nécessaires ^. Il faudrait enfin dresser un plan d'en-
semble de travaux répondant aux conditions voulues, afin de
n'être pas pris au dépourvu au moment opportun et de ne pas
s'exposer à dépenser inutilement l'argent des contribuables 2,
Ces travaux, bien entendu, doivent être de ceux qui exigeraient
une main-d'œuvre supplémentaire, et non ceux qui occupent
déjà un personnel habituel ; sinon, ces derniers se trouveraient
lésés et le remède créerait sur un point le mal qu'il cherche à
guérir sur un autre. Ils doivent être d'une nature facile, n'exi-
geant aucun apprentissage prolongé, et à la portée des travail-
leurs qui composent d'ordinaire la classe des chômeurs et qui
sont de simples manœuvres, ou des ouvriers qualifiés auxquels la
pléthore de leur profession ne permet pas d'y trouver un emploi :
les travaux exécutés par les communes et que nous avons cités
plus haut, et ceux qu'indique le Conseil supérieur, en particu-
lier ceux de reboisement, rentrent dans cette catégoriel Confor-
1. Cf. Schanz, Zur Frage der Arbeilslosen-Versicherung, p. 399. — Le contraire
se produisit en Australasie, lors de la crise financière de 1892-1893 : pendant la pé-
riode qui la précéda, l'État s'était endetté dans des entreprises considérables. Il fut
alors obligé de restreindre ses dépenses et d'interrompre ses travaux (Métin, op. cit.,^
p. 123).
2. Le Conseil supérieur du travail émit un vd'u en ce sens, en 1896 {Bull. off'.
Irav., 1897, p. 32). A la suite d'une interpellation de M. Vaillant, député, le 31 mai
1900, le Gouvernement rappela ce vo;u aux préfets par une circulaire du 26 décembre
1900 (Ibid., 1900, p. 1217), et l'on réussit à faire un plan qui répartissait les travaux
conformément aux besoins; mais bientôt on revint à l'ancien système d'irrégularité
et d'imprévoyance («eu. poL et pari., t. XLIIL p. 160-162. — Discours de M. Vaillant
à la Chambre, 30 novembre 1904). Le projet de rachat des chemins de fer en 1848.
qui visait ce but, n'était (ju'un trt)mpe-r(x;il, l'Etat ayant déjà normalement la charge
des travaux de terrassement dans la construction des lignes (I^ecoq, op. cit., p. 2.52).
3. On doit faire des réserves au sujet des travaux de défrichement et labourage
L ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL. O-J
mément aux observations émises par celui-ci, ces travaux ne
doivent pas être urgents, mais de nature à être ajournés ou repris
suivant les besoins des chômeurs, sans préjudice pour leur
bonne exécution ou pour Futilité générale. En un mot, il s'agit,
pour les pouvoirs publics, de réaliser, en ce qui les concerne,
l'une des conditions de l'industrie qui, nous le verrons, sont
responsables de la situation des sans-travail, à savoir une or-
ganisation du travail assurant une certaine stabilité à la main-
d'œuvre : les causes qui rendent cette réalisation très dif-
ticile à lindustrie privée ne sont pas aussi sensibles à l'égard do
l'État ; c'est donc à lui de servir de régulateur dans la mesure
où il peut '.
L'étendue de cette action dépend, nous le savons, indépen-
damment du choix des travaux à effectuer, des conditions rela-
tives à l'aptitude des pouvoirs publics à la gestion d'entreprises
commerciales, et à l'aptitude des chômeurs au travail à exécu-
ter. La première de ces deux conditions, malheureusement, ne
se réalise pas à volonté, et il ne suffit pas d'un texte de loi orga-
nisant un système parfaitement conçu pour qu'il donne des ré-
sultats féconds : les institutions les meilleures ne valent que ce
(jue valent les hommes qui les dirigent. Il est donc fort possible
que des travaux de secours aux chômeurs ne donnent dans cer-
tains pays que des résultats médiocres et qu'il ne soit pas dé-
sirable d'en étendre l'application au delà d'une limite très res-
treinte. Il est d'ailleurs impossible de fixer celle-ci, puisqu'elle
peut varier suivant la capacité des gens au pouvoir et l'intelli-
gence des électeurs.
indiqués dans le vœu précité : leur utilité, dans l'état de l'agriculture actuel, peut
être rarement aussi considérable que le préjudice qu'ils causeraient aux cultivateurs
de la région. Nous verrons que le chômage se fait sentir à la campagne comme dans
les villes.
1. Il est intéressant de noterque ce système est celui delTitemployed Ad de 1905.
On a projeté des plans de travauv d'intérêt général, tels que défense des côtes contre
l'envahissement delà mer. amélioration des routes, reboi.sement. Ces travaux seront
conduits comme une entreprise industrielle, eu n'admettant que la main-d'œuvre pro-
ductrice: les travailleurs sont traités comme des ouvriers ordinaires et libres; seule-
ment les travaux n'ont pas pour objet de leur garantir une occupation fixe, mais de
renforcer le marché du travail en augmentant les offres d'emploi (Savary, Rev. pol.
et pari., t.LI, p. 292).
56 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
Quant à la deuxième condition, rien ne s'oppose à sa réalisa-
tion, à la condition d'opérer une sélection rigoureuse parmi
les chômeurs. Nous avons vu qu'une première élimination se
fait automatiquement, celle des vagabonds et des professionnels
de la mendicité : ceux-là se font inscrire sur les listes, mais ne
se présentent pas aux chantiers; ils gagnent plus à exploiter la
charité qu'à faire un travail qui leur répugne. Ce n'est pas cette
catégorie que vise l'assistance par le travail, et Ion ne peut que
regretter que les individus de cette classe apparaissent parfois
dans les œuvres d'assistance, sous la menace d'être privés des li-
béralités que leur accordent leurs bienfaiteurs attitrés '. Au-dessus
de cette catégorie se trouve celle des manœuvres intermittents
qui ne peuvent se fixer à un travail régulier, mais qui vivent
néanmoins d'un misérable salaire, à la difïérence des précé-
dents. Ce sont ceux pour qui une occupation nouvelle et irrégu-
lière a tant de charme, qu'on les voit, à Londres, abandonnant
l'emploi régulier où ils gagnaient de 18 shillings à 1 livre par
semaine (22 fr. 50 à 25 fr.) pour gagner 5 à 7 shillings dans
un chantier de secours à casser des pierres, ou bien, sortant du
ivorkhoîise pour travailler au chantier de secours, quitter celui-ci
presque aussitôt pour revenir au workhouse '-. La notice envoyée
par l'œuvre bordelaise à l'Office du travail ^ nous donne les
proportions respectives de ces diverses catégories : sur 685 ins-
crits, 69, soit 1/10% n'ont pas paru aux chantiers; 123, environ
1/5, ont fait moins de dix jours; 247, ou 2/5, ont fait dix jours,
146 seulement, un peu plus d'un cinquième, ont travaillé pen-
dant vingt jours et plus ^.
Parmi la catégorie des vrais travailleurs qui cherchent réel-
lement de l'ouvrage et qui l'exécutent consciencieusement lors-
1. Réforme sociale, 1«' septembre 1901, p. 282. — « U y en a des milliers de cette
catégorie à Londres, en ce moment. Un jour de travail, un jour de repos, employé
à se traîner dans les rues de West-End, et à boire l'argent gagné la veille, sans trop
de fatigue, après quoi la plupart mendient aux (ruvres charitables des soupes et
des bons d'épicerie. » (Ibid., septembre 1906, p. 440.)
2. Ibid. — Cf. L. Rivière, Ibid.. avril 1901, p. 636-037.
3. Rapp. sur la quest. du chdmage, p. 122.
4. On voit par là que le procédé employé par beaucoup de municipalités et d'truvres
d'assistance par le travail qui ne donnent du travail qu'un certain nombre de jours
l'assistance par le travail. 57
qu'ils en trouvent, il faut écarter ceux qui ne peuvent pas en
vivre normalement, les infirmes, les vieillards. Ces cas, pour
intéressants qu'ils soient, ne rentrent pas dans les termes du
problème du chômage, mais concernent d'autres branches de la
prévoyance sociale, retraites ouvrières, assurance contre la ma-
ladie, l'invalidité ou l'accident. Dans les travaux de secours
organisés industriellement, ces éléments sont rejetés par ceux
qu'ils empêchent de gagner normalement leur existence K Ins-
tituer des travaux de secours en vue de ces éléments, comme
le font certaines villes, n'est donc pas une solution du pro-
blème, mais au contraire s'oppose à celle-ci.
Quant aux travailleurs normaux, leur admission ne doit pas
être faite sans discernement, L'affluence des chômeurs des au-
tres régions, et notamment de la campagne, n'est pas le prin-
cipal danger dont il faille se prémunir; nous verrons qu'en
dépit d'une opinion très répandue, ce n'est pas à cette cause
qu'est due l'affluence des chômeurs; s'il en a été autrement à
certaines époques de crises agricoles intenses, comme en 1789 et
en 1848, l'encombrement qui en est résulté sur les chantiers de
secours provenait surtout de leur organisation défectueuse au
point de vue du contrôle et de la surveillance. Néanmoins,
comme les chômeurs constituent pour la société une charge et
non un élément de progrès, il est normal qu'on ne leur permette
pas d'augmenter le fléau dans une localité en se déplaçant, et
que la commune de leur résidence en conserve la charge : pour
arriver à ce résultat, il suffit, comme le conseille le Conseil supé-
par semaine, et à durée de journées réduite, en vue de secourir un plus grand
nombre de chômeurs, favorise les travailleurs irréguliers, auxquels un tel régime s'a-
dapte très bien, et empêche de discerner les vrais travailleurs de ceux qui ne cher-
chent pas un travail régulier : ainsi que le remarque très judicieusement le rappor-
teur du Board of Trade, « le meilleur moyen de reconnaître celui qui cherche du
travail est dans la continuité de l'emploi... Ce procédé consistant à diviser les
gens en deux équipes — occupées chacune trois jours par semaine — se recommande
parce qu'il permet de chercher du travail le reste du temps ; mais en face de ce réel
avantage, il faut mettre l'encouragement offert aux paresseux, grâce à une organisa-
tion qui correspond à leurs habitudes ». (Agencies and ineihods for dealing with
the unemployed, 1893, p. 237.)
2. Ce fait est démontré par l'organisation du Coopérative system usitée dans les
travaux publics en Nouvelle-Zélande.
58 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
rieur, d'imposer une condition de durée de séjour ou de domi-
cile à l'admission dans les chantiers.
Nous avons vu aussi ^ que le défaut d'habileté tecimique n'est
pas un obstacle à l'emploi des travailleurs. On remarque sans
doute que certains d'entre ceux-ci, habitués à une occupation
exigeant plus d'adresse que d'effort musculaire, arrivent, mal-
gré leurs eiîorts, à une production bien inférieure à celles de
manœuvres professionnels, et cette remarque est consignée dans
les notices de beaucoup de villes. S'il s'agissait d'un travail
nécessitant une sérieuse habileté acquise par un long appren-
tissage, cette objection aurait une certaine valeur ; mais celui
de manœuvre est au contraire à la portée des -moins adroits; len-
trainement physique, lorsque l'organisme est sain, s'acquiert
en peu de jours, surtout lorsqu'il est accompagné d'une volonté
énergique. Les observations en sens contraire s'expliquent par
deux motifs : les travaux n'ont généralement pas une durée suf-
fisante, et sont trop fréquemment interrompus pour que cet
entraînement puisse être acquis 2; de plus, beaucoup de chô-
meurs masquent leur paresse sous ce prétexte, qui leur permet
de fréquents repos et une moindre activité.
Enfin la considération des besoins et des charges de chaque
individu doit elle-même être secondaire. Elle peut intervenir
utilement dans le cas d'une affluence de chômeurs dispropor-
tionnée avec le travail qu'on a à leur donner ou avec les res-
sources dont on dispose ; en pareil cas, l'embauchage des indi-
vidus chargés de famille, de préférence à celui des célibataires,
aura le double avantage de procurer une garantie de moralité
et une économie à l'assistance publique. Mais cette garantie
n'est pas certaine : on voit nombre de chefs de famille qui né
réussissent pas à surmonter leur apathie, bien qu'ils aient beau-
coup de bouches à nourrir. Si les travaux de secours doivent
être gérés comme une entreprise industrielle, la qualité de la
1. Supra, p. 14.
2. Les travaux ont généralement une durée de deux mois; les chômeurs y sont
fréquemment employés à tour de rôle, par quinzaine ou par semaine {Rapp. sur ki
quesl. du chômage, passim).
l'assistance par le travail. 59
main-d'œuvre doit seule entrer en ligne de compte d'une ma-
nière principale : l'intensité des besoins n'intervient donc qu'en
cas de concurrence, pour une même place, de plusieurs ouvriers
présentant le même degré de capacité de travail.
Le principal danger consiste en ce que les travailleurs s'ha-
bituent à compter sur les travaux d'assistance et perdent de vue
la nécessité de chercher un emploi régulier autre que ceux-ci;
en ce que ces entreprises s'assimilent à une opération commer-
ciale au point de devenir l'occupation normale des ouvriers qui
y sont employés. Un excès de sécurité est aussi funeste à l'im-
prévoyance de la plupart des individus que l'absence complète
de sécurité; si l'on met à part une infime minorité qui accom-
plit sa tâche par raison et par conscience, l'insécurité du lende-
main est le stimulant qui donne à la grande masse l'énergie
nécessaire pour travailler. Une organisation qui délivrerait les
classes laborieuses de ce souci rendrait donc aux travailleurs un
bien mauvais service, puisque ceux-ci seraient privés de tout
moyen d'existence le jour où les nécessités sociales ou budgé-
taires obligeraient à les renvoyer. On a cherché à remédier à cet
inconvénient, principalement en abaissant les salaires à un taux
très inférieur au tarif normal de la profession; on a pensé dé-
courager de la sorte les véritables ouvriers qui seraient tentés
de se contenter de cette occupation, et les pousser à en cher-
cher une autre, tout en leur donnant les moyens de ^dvre pen-
dant ce temps. L'expérience n'est pas conforme à cette vue; ceux
qui ne sont pas animés par l'ambition de trouver une meilleure
position que celle qu'ils occupent, et d'élever le niveau de leur
existence, diminueront plutôt leurs besoins en proportion de
leurs salaires qu'ils ne chercheront à élever ceux-ci. En outre,
cet abaissement des salaires produit un effet désastreux sur le
taux des salaires de la profession, et contribue à l'augmentation
du chômage en dépréciant l'offre de main-d'œuvre '. Du même
1. On ne peut qu'approuver les dispositions des décrets du 10 août 1899 qui, con-
formément à la pratique adoptée par la municipalité de Londres, imposent, aux
concessionnaires des marchés passés au nom des administrations publiques, les taux
des salaires couramment appliqués dans la région pour chaque catégorie d'ouvriers,
et déterminent les modes de constatation de ces taux.
60 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
ordre est le moyen, préconisé par le Conseil supérieur et em-
ployé par beaucoup de communes, qui consiste à n'occuper
chaque travailleur que pendant un certain nombre de jours par
semaine, à Teffet de lui laisser le temps nécessaire pour trouver
un emploi : il équivaut, en réalité, à une réduction de salaires,
puisque le travailleur, en acceptant l'occupation et le salaire de
trois jours sur six, arrive au même résultat que s'il avait reçu
pendant six jours un demi-salaire. De plus, ce n'est pas à un
moment de chômage, c'est-à-dire où les demandes excèdent les
offres d'emplois, que le chômeur, avec la meilleure volonté du
monde, pourra en trouver un; on sait quelle difficulté les bu-
reaux de placement éprouvent à en procurer aux ouvriers sans
travail et dans quelle mesure restreinte ils y arrivent : or, il est
évident qu'un grand nombre, parmi les chômeurs, font partie
de cet excédent de main-d'œuvre disponible que les institutions
de placement n'arrivent pas à écouler en temps de crise.
Le danger que nous signalons est particulièrement grave à
l'égard des chômeurs de saison. Dans un grand nombre de villes,
les travaux de secours ont pour but de remédier au chômage
périodique qui atteint notamment les ouvriers des raffineries
ou des industries du bâtiment : c'est, en effet, lorsque la mau-
vaise saison s'oppose à ces travaux que le chômage se fait le
plus vivement sentir. Or, il arrive qu'en s'appliquant à ces tra-
vailleurs, les entreprises d'assistance perpétuent le mal au lieu
de le guérir. En effet, la même raison qui empêche les gains
accessoires qui viennent s'ajouter au salaire normal d'aug-
menter celui-ci, mais diminue celui-ci jusqu'à ce que le total
atteigne le niveau ordinaire de l'existence des travailleurs, fait
que le salaire que le chômeur gagne dans ses travaux d'hiver,
au lieu de lui permettre d'obtenir une élévation de ses salaires
d'été ou une organisation de son travail professionnel lui pro-
curant les moyens d'existence pendant l'année entière, main-
tiendront ces derniers dans leur état antérieur, ou même les
abaisseront dans le cas où un certain nombre des ouvriers em-
ployés dans la profession se contenteraient d'un salaire moindre
que celui qu'ils peuvent gagner par leur travail de toute l'an-
L ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL. 61
née. On ne peut pas sans doute exclure les chômeurs de saison
des chantiers de secours; si la cause de leur chômage et la pau-
vreté qui en résulte sont indépendantes de leur volonté, leur
situation est aussi digne d'intérêt que celle des autres travailleurs
qui sont privés de leur salaire.
Le seul moyen d'échapper à cette difficulté nous parait être
que l'assistance par le travail ne vise pas spécialement les chô-
meurs de saison. Tout travailleur en état de chômage, quelle
qu'en soit la cause, pourvu que celle-ci soit involontaire et qu'il
réalise par ailleurs les conditions déjà envisagées, doit pouvoir
en bénéficier, dès que ses ressources ne lui permettent pas de
vivre et que l'état du marché du travail ne lui fournit aucun em-
ploi. Il est évident, en effet, qu'un système d'assistance par le
travail, organisé dans les conditions que nous avons reconnues
propres à son fonctionnement normal, ne doit s'appliquer
qu'aux périodes de crise pendant lesquelles il n'y a pas de
places disponibles, mais qu'il doit cesser de fonctionner dès
qu'une reprise des affaires permet aux chômeurs de trouver des
emplois. C'est le seul moyen de répondre toujours à un besoin
réel en s'abstenant dès que le besoin n'existe plus; alors en
effet, le travailleur, que son chômage soit accidentel ou pério-
dique, est bien obligé de chercher une occupation normale : s'il
n'en trouve pas, il n'a à s'en prendre qu'à lui-même, et rentre
désormais dans la catégorie des travailleurs d'occasion dont
nous parlions plus haut. C'est ici que réside la principale diffi-
culté d'application du système, car s'il est peu aisé de savoir si la
cause du chômage est indépendante de la volonté du chômeur,
il l'est encore bien moins d'apprécier s'il pourrait ou non trouver
une place ; un tel jugement exige assurément une connaissance
approfondie de l'état du marché, et plus encore de la valeur
morale des chômeurs et de la réalité des efforts par eux faits
pour trouver à s'occuper. Cette tâche excède-t-elle la capacité
des hommes qui seraient chargés de diriger l'entreprise? On ne
peut nier qu'elle est délicate, et que son exécution prêtera à
des erreurs et à l'arbitraire, quelles que soient la bonne volonté
et l'intelUgence des individus. Mais il serait enfantin de s'ima-
62 LE CHÔMAGE ET l' ASSISTANCE PAR T.E TRAVAIL,
giner qu'il puisse exister des institutions propres à remédier aux
besoins sociaux, dont le jeu soit automatique, qui dispense de
toute intervention de l'action de l'homme et empêche que les
défauts de celle-ci s'y fassent sentir. L'état social dépend de la
formation des individus, et les institutions sont ce que ceux-ci
les font.
II
COLONIES AGRICOLES
Nous avons réservé, pour en faire l'objet d'une étude spéciale,
les essais d'organisation de travaux agricoles en vue de remédier
au chômage. La question est plus complexe que celle de l'organi-
sation des travaux industriels : nous sommes obligés en effet d'exa-
miner les causes du chômage agricole et de l'exode des travail-
leurs de la campagne à la ville, afin de savoir s'il est possible
d'utiliser les travaux de culture pour donner des occupations aux
chômeurs de l'industrie. Il était donc indispensable, pour pro-
céder par ordre de complication croissante et pour obtenir des
conclusions se dégageant avec plus de certitude des faits ana-
lysés, d'élucider d'abord les conditions de l'assistance par le
travail industriel. Cette étude nous fera faire un pas de plus
dans nos recherches, en nous montrant une autre application de
l'organisation déjà examinée, constituant un nouveau remède
contre le chômage.
Un mouvement d'opinion assez intense se manifeste en faveur
de ce nouveau système. Il dérive, pour une bonne part, du sen-
timent de conservation sociale qui place dans la tradition et la
permanence des engagements le fondement du relèvement so-
cial. Le Play, qui conseillait l'association des travaux agricoles
aux travaux industriels, peut être considéré comme le défenseur
le plus marquant de cette doctrine ^ D'autres sociologues, s'ap-
1. V. notamment, La Réforme sociale en France, chap. \xxiv.
64 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
puyant sur le même sentiment, considèrent l'émigration des
travailleurs des champs, qui viennent accroître le nombre des
sans-travail dans les villes, comme l'une des principales causes du
chômage, et par suite le retour aux champs comme un remède
possible'; les romanciers viennent prêter à cette idée l'appui de
leur talent 2. Il n'est point paradoxal de supposer que la haine
des doctrines socialistes, qui constituent un mouvement indus-
triel et urbain, et l'attachement aux tendances conservatrices,
plus répandues dans les campagnes, contribuent à fortifier cette
thèse. Elle rencontre enfin un appui dans le spectacle de la dé-
cadence de notre agriculture et la crainte des perturbations
économiques qui peuvent en résulter.
Dans ce système, la restitution aux travaux agricoles de
l'excès de main-d'œuvre urbaine aurait le double effet de res-
taurer l'agriculture qui manque de bras, dit-on, et de sup-
primer le chômage. Il s'agit seulement d'opposer une digue, par
un plan raisonné, au mouvement d'émigration rurale qui se
produit, et de lui donner artificiellement une direction opposée.
Le remède dont il s'agit est donc bien d'origine théorique. Il a
reçu un certain nombre d'applications dont nous devons exa-
miner les résultats et rechercher les conditions de succès, ce qui
nous permettra de découvrir les lois propres du chômage rural
et de l'émigration des travailleurs agricoles.
I. — LES COLONIES AGRICOLES.
C'est à l'Armée du Salut qu'est due, dans les pays anglo-
saxons, la principale initiative en vue d'occuper les chômeurs à
des travaux agricoles. Elle a créé, en 1894, à Hadleigh (Essex),
une ferme-colonie, dans laquelle elle envoie, après enquête,
les indigents valides qui lui paraissent susceptibles d'exécuter
un travail sérieux et de se relever socialement. L'assistance pu-
1. Citons parmi beaucoup E. Rostand, Ri-forme sociale, novembre 1894, p. 723;
Méline, Le relotir à la terre, 1900.
2. Bazin, La terre qui meurt.
COLONIES AGRICOLES. 0'»
bliqiie, à Londres, a de son côté envoyé des colons sérieux et de
])onne volonté dans certaines colonies agricoles. Il en a été
ainsi notamment, en 1901-1905, à la ferme d'Hollesley-Bay,
dirigée par les soins du London central committee ; plusieurs
des ouvriers qui y ont été occupés ont été établis avec leurs fa-
milles sur des terres achetées à proximité. Ces entreprises
rendent des services importants aux travailleurs qui y sont en-
voyés. Mais ils exigent une sélection rigoureuse de ces der-
niers : l'envoi de gens tarés ou de paresseux les condamnerait
à l'insuccès; seul un très petit nombre, ayant fait un appren-
tissage préalable de la culture ou ayant l'aptitude voulue pour
y suppléer^ sont susceptibles d'en profiter avec fruit •.
L'activité de l'Armée du Salut s'exerce surtout dans les colo-
nies d'outre -mer et aux Etats-Unis. Dans ce dernier pays, elle
a fondé, en 1898, plusieurs colonies agricoles, à l'efiét d'utiliser
des terres inoccupées et susceptibles de rapport, conditions qu'il
est rare de rencontrer également réunies dans la vieille Europe.
La première, Fort Amity, se trouve dans une fertile vallée du
Colorado; l'eau y est amenée en abondance par le canal Buffalo
et une nappe d'eau souterraine entretient la fertilité des prai-
ries naturelles et artificielles. Le climat est très favorable, grâce
à l'altitude qui est de l.OôO mètres. Les environs fournissent
d'amples débouchés : les camps miniers du Colorado procurent
une importante consommation; une voie ferrée relie la colonie
aux principaux marchés de bestiaux de l'ouest; une usine à
sucre, dans le voisinage, réclame une production abondante
de betteraves. Une étendue de 640 arpents (320 hectares) fut
achetée au début, et a été portée à 2.000. Le nombre des co-
lons y est de 300, y compris les femmes et les enfants. Une
banque de crédit agricole est installée en vue de les aider à
faire les avances nécessaires. Fort Honni a été organisé en Cali-
fornie, près de la baie de Monterey, à proximité d'une usine à
sucre. La terre y est de bonne qualité et peut être irriguée.
L'étendue en est de .519 arpents (260 hectares), divisés en lots de
1. Savary, Rev. pol. et pari., 1907, p. 296-297. — Rapport du Select commiltee,
Bull. off. Irav., 1896,]). 764.
66 LE CHÔMAGE ET L ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
10 arpents (4 hectares) ; 70 colons y sont occupés en famille. Fort
llerrickse trouve dans l'Ohio, près de Cleveland. Son étendue
est de 288 arpents (liV hectares; et sa population de 33 per-
sonnes.
Ces établissements ne consistent pas dans une exploitation
du sol pour le compte d'un propriétaire ou pour celui de la com-
munauté des colons; l'expérience des organisateurs leur a
montré que ce système encourageait les paresseux et ne pro-
duisait que de mauvais résultats. Ce sont de véritables colonies
basées sur le régime de la jouissance et de l'appropriation in-
dividuelles, où s'installent, non des individus isolés, mais des
familles entières. Un contrat est passé avec chaque colon pour
l'achat du terrain et de l'habitation et pour l'avance des bes-
tiaux et des instruments. En outre^ un salaire de 2 dollars par
jour leur est payé jusqu'à la première récolte. Toutes ces
avances sont portées au débit de leur compte. Le produit des
récoltes est employé pour moitié à l'entretien du colon ; l'autre
moitié crédite son compte. Les paiements se font régulièrement,
et les colons cherchent à acquitter au plus tôt leurs dettes : en
1902, l'un d'entre eux avait entièrement remboursé la sienne, s'é-
levant à 900 dollars (i. 500 francs), tout en entretenant sa femme
et ses enfants. Le prix de revient de l'installation et des frais de
premier établissement s'élève, par famille, à 500 dollars. Pour
se procurer les fonds nécessaires, la société a fait une émission
de 150j000 dollars de bons hypothécaires portant intérêt à
5 %. La plus-value acquise par les terres est considérable;
celles qui ont été achetées 20 à 27 dollars en valent actuelle-
ment de 40 à 100. Cette plus-value permettrait donc, en cas
d'insolvabilité des colons, de rembourser la mise de fonds. C'e^t
donc une véritable entreprise commerciale que nous trouvons
ici ; on a cherché avant tout de bonnes terres et on n'a pas re-
culé devant leur prix élevé, afin d'avoir des résultats en pro-
portion ^ On voit que le procédé ne se distingue pas de celui
(fui est suivi par tous les pays où la colonisation agricole est en
1. Annales du Musée social, 1904. p. 22 et suiv.
COLONIES AGHICOLES. 67
voie de développement. La seule différence est dans ie choix
des colons, qui sont pris parmi les Tamilles indigentes qu'on
veut secourir, et en s'assurant de la capacité morale qu'elles
présentent au point de vue de l'accomplissement de leur tâche.
D'ailleurs le régime adopté, fini exige essentiellement la capa-
cité et Vénergie^ suffirait à lui seul à produire la sélection vou-
lue et à écarter les mauvais éléments.
Ces premiers essais, par leurs résultats entièrement satisfai-
sants, ont poussé à en augmenter le champ d'action. L'Armée
du Salut a songé à l'appliquer aux ouvriers anglais sans travail,
à qui les lois sur l'immigration ne permettent pas d'aborder
sur le territoire des États-Unis. Elle a reçu dans ce but du gou-
vernement canadien d'Ontario un lot de 125.000 hectares',
qu'elle consacre à la création d'un certain nombre de centres
de colonisation; les sans-travail y sont envoyés par groupes de
•20 familles. Elle a conclu un accord financier avec une Com-
pagnie forestière et une Compagnie d'assurances mutuelles pour
réaliser ces installations. Elle a d'ailleurs reçu un prêt de
100.000 livres sterlings qui, en cas de réussite, sera remboursé
sans intérêts au Fonds royal des Hôpitaux; en cas d'insuccès,
aucune restitution ne lui sera imposée. Grâce à ces mesures, le
nombre des émigrants transportés de la sorte a dû atteindre le
chiffre de 16.000-.
Le gouvernement anglais s'est occupé de seconder une entre-
prise aussi féconde et d'en employer les services à la solution
du problème des chômeurs. Pendant l'hiver 1905, un person-
nage très versé dans les questions agricoles et coloniales,
M. R. Haggard, fut chargé par lui de procéder à une enquête
sur les colonies fondées aux États-Unis par l'Armée du Salut.
1. Le document auquel nous empruntons ces renseignements nous apprend que
ces terres sont destinées à combler les vides causes par l'abandon progressif des
fermes de l'est pour les terres vierges du nord-ouest. Il n'indique pas d'ailleurs la
cause de ce mouvement, qui peut faire craindre, s'il répond à une nécessité écono-
mique, que les colonies installées aux mêmes endroits ne subissent un désavan-
tage.
1. Communication de M. F. de Witt-Guizot à l'Of/ice. central des œuvres de bien-
faisance, 1906, p. 60 et suiv.
68 LE CnÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
Ses conclusions furent nettement favorables à ces organisations.
En voici les principales : il ne faut créer de nouvelles colonies
que lorsqu'on aura les ressources nécessaires; il faut trouver
des terres à bon marché et utilisables, chose aussi facile, à son
avis, dans la métropole que dans les colonies ; il faut faire une
sélection rigoureuse des colons, n'admettre que les victimes des
circonstances et jamais les déchets du vice : ce qui importe,
c'est de recruter des hommes ayant la ferme volonté de se tirer
d'affaire ; il faut que les colons paient leurs terres par le moyen
de redevances largement échelonnées ; pendant cette période,
ils doivent être soumis à une surveillance régulière mais bien-
veillante; cette œuvre intéresse les pouvoirs publics au premier
chef, et le gouvernement métropolitain, les colonies, les villes,
peuvent ouvrir des crédits ou garantir l'intérêt des souscriptions
publiques; ces colonies doivent être administrées comme des
atfaires financières et produire intérêt, mais sans jamais tomber
sous la coupe des spéculateurs; les sociétés privées telles que
l'Armée du Salut, la Church Army ou autres, doivent être char-
gées de la sélection des colons, de leur transport, de leur établis-
sement, de l'avance des fonds, de leur instruction profession-
nelle, de la perception de leurs remboursements, des banques de
crédit, etc., sons la condition qu'aucune pression religieuse ne
sera exercée ; l'inspection doit être exercée par un fonctionnaire
de l'État. Conformément à ces conclusions, M. Haggard a engagé
des négociations avec l'Armée du Salut et obtenu du gouver-
nement canadien un lot de 120.000 hectares, et l'on projette
la création d'une Compagnie d'émigration organisée dans ce
buti.
L'Armée du Salut a également tourné ses vues du côté des
autres colonies. Des négociations actives ont été entamées par
elle avec le gouvernement de la Rhodésia pour instituer dans
l'Afrique du Sud une organisation semblable. Une convention
est intervenue entre elle et le gouvernement de l'Australie
occidentale, suivant laquelle cette société choisit les émigrants
1. Communication de M. F. de WiU-Guizot à l'Office central des œuures de
bienfaisance, 1<)06. i». COctsuiv.
COLONIES AfiRICOLES. G9
qu'elle recommande à l'agent de la colonie à Londres. La moitié
du transport est payée par la colonie, l'autre moitié par les
émigrants, et celle-ci leur est remboursée s'ils se fixent défini-
tivement. A titre d'encouragement, l'Armée du Salut reçoit
2 livres par émigrant célibataire, 3 livres par homme marié,
5 livres s'il a des enfants. Lorsque les colons arrivent sur le
sol australien, les membres de l'Armée du Salut qui y sont
fixés les guident. Parmi eux, 90 % sont des ouvriers qui n'ont
pas réussi et qui veulent recommencer une nouvelle carrière.
Les autres se recrutent parmi les indigents qui sont tombés sans
leur faute dans le dernier degré de misère^.
Les États australiens ont, à plusieurs reprises, dirigé la co-
lonisation de leurs territoires en vue de l'occupation des ouvriers
sans travail. Dans celui de Victoria, les villages nouveaux se
fondent sur de nombreux points différents; mais la prudence et
le soin avec lesquels le gouvernement trie les demandes de
concessions qui lui sont adressées, afin de ne les accorder qu'à
bon escient, ralentit cette progression. Une loi de 1893 décide
que les colonies ouvrières seront constituées sous forme d'en-
treprises particulières, auxquelles l'État fournit le terrain et des
avances de 2 livres par chaque livre souscrite par l'association.
Une société de ce genre fut fondée dès le début, mais se heurta
à un échec. Le gouvernement la reprit pour son compte en
1894, dans le but de transformer la colonie en une ferme
d'expérience qui pourrait montrer aux nouveaux colons le
parti à tirer du sol.
Afin d'étalîlir une sélection entre les véritables ouvriers, ca-
pables de réussir, et les chômeurs professionnels, on les occupe
à un travail exclusivement agricole, pénible et peu rémunéra-
teur. Ces travaux consistent à faire périr les arbres par l'écor-»
cage du tronc, à détruire les taillis et à semer de l'herbe où
l'on met des vaches au pâturage. Puis on arrache les troncs et
on laboure. La culture proprement dite, qui exige un apprentis-
sage, est confiée à des ouvriers indépendants payés au tarif
1. Annales du Musée social, 1904, p. 73.
70 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE I'AR LE TRAVAIL.
ordinaire. Les ouvriers de la colonie ne font que les travaux
préparatoires, jusqu'au défonçage du sol. On les occupe aussi
à des opérations de drainage, de confection de routes, de cons-
tructions simples. Ils servent principalement d'aides manœu-
vres.
Les colons sont envoyés par le bureau de travail de Mel-
bourne, et viennent presque tous de la capitale. Ils doivent
accepter le règlement, mais sont libres de s'en aller. S'ils ne
produisent pas une valeur d'au moins 3 sh. 10 p. et demi (un
peu moins de 5 fr.) par semaine, ils sont renvoyés après trois
avertissements. S'ils produisent plus, le surplus est porté à leur
compte et leur est remis au départ. On ne leur remet jamais
d'argent à la colonie, mais seulement des vêtements et des
approvisionnements, jusqu'à concurrence du crédit de leur
compte. Aucune boisson alcoolique n'est admise. L'entretien
est largement suffisant. Presque tous sont d'origine anglaise et
ne se résignent à ce travail que comme à un pis-aller, décou-
ragés par le malheur, mais disposés à bien faire. On n'y trouve
donc pas de jeunes gens, mais seulement des gens ayant déjà
échoué dans la vie. C'est donc un système intermédiaire entre
la colonie proprement dite, telle que celles de l'Armée du Salut,
et le ivorkhouse : le régime, en effet, est sévère, la discipline
rigoureuse et le chef de famille y est isolé de sa femme et de
ses enfants. Le résultat cherché a aussi été atteint. Sur 611 ou-
vriers admis en 1897 et 1898, 200 ont été placés chez des
fermiers, 315 sont partis pour tenter de nouveau la fortune,
50 ont été renvoyés. Parmi eux, un certain nombre d'ouvriers
non qualifiés ont été transformés en cultivateurs. Les fermiers
du voisinage se plaignent seulement de la concurrence que
leur fait l'établissement.
Quant au résultat financier, il est difficile de l'apprécier.
L'entreprise, suivant le projet, devait se suffire à elle-même.
Mais, .])ar suite de circonstances spéciales, qui sont peut-être
accidentelles, elle n'a pas réussi à réaliser cet équilibre ^
1. Métin, Léglsl. oiivr. et sociale en Australie, 1901, p. 138 et suiv.
Cnl.O.MES AGRICOLES. 71
Une ferme a été organisée suivant le même principe par l'État
de Nouvelle-Zélande, en 189i, toujours en vue des ouvriers
sans travail. Leurs occupations consistent aussi à défricher,
puis à faire de l'élevage afin de préparer le sol à la culture. On
cherche à donner aux ouvriers l'apprentissage agricole dans
le but de les transformer en cultivateurs. Les salaires leur sont
payés au taux ordinaire et l'on emploie le système adopté pour
les travaux publics [coopérative System)^. Néanmoins son
application à ce genre de travaux a été trouvée très coûteuse,
et on a dû la restreindre à une vingtaine d'ouvriers 2. Cet
exemple vient à l'appui de l'observation rapportée précédem-
ment au sujet de l'impossibilité d'employer utilement dans les
travaux agricoles des procédés non individualistes.
Un système semblable a été essayé en Nouvelle-Galles, mais
seulement dans le but de permettre aux chômeurs de chercher
une occupation : la durée du séjour y est donc limitée. Cette
ferme, comme celle dont nous venons de parler, sont du reste
considérées par les gouvernements qui les ont créées comme
de simples essais 3.
Une expérience d'un genre différent a été tentée en Sud- Aus-
tralie. Pendant la crise de 1894, le gouvernement, qui avait
dépensé près de 550.000 francs en travaux de secours peu
utiles et qui voyait les sans-travail causer de l'agitation, saisit
avec empressement, la proposition du l^ade-Hall d'établir
ceux-ci dans les districts inoccupés de l'État. Un village fut créé
par 27 ouvriers sur les bases suivantes qui étaient celles de
la loi de 1893 : chacun reçut une concession de IGO acres au
plus, et les sommes nécessaires à son établissement jusqu'à
concurrence de 50 liv. (1.250 fr.) maximum ; enrevanche, chaque
colon était tenu de faire pour 3 fr. 50 d'amélioration par acre
et par an sur son lot, de payer un fermage de 0 fr. 25 par
acre, plus un intérêt de 5 % de sa dette, et de rembourser
celle-ci en 10 ans. Tous les habitants restaient tenus solidaire-
1. Métin, op. cit.
2. Métin, op. cit., p. 143.
3. Ibid., p. 144.
72 LE CllÔMAliE ET l'assistance PAR LE TRAVAIL.
ment de La dette de chacun d'eux. Les avances une fois rem-
boursées, ils avaient la faculté de se partager le terrain, en
contractant un bail de 99 ans avec l'État. Six autres villages
furent créés par des ouvriers sans travail choisis par le gouver-
nement sur une liste de volontaires ou se présentant spontané-
ment. Trois autres le furent par des groupes d'ouvriers de Port-
Adélaïde à qui le Trade-Hall avançait les sommes nécessaires
à son installation. Ces villages avaient une administration au-
tonome et fonctionnaient sur les bases de la coopération. L'ad-
ministration appartenait à un conseil nommé par l'assemblée
générale des habitants. Les provisions étaient renfermées dans
un magasin communal, et les rations distribuées suivant les
ressources. Le travail était fait en commun; la tache de chaque
ouvrier était fixée parle Conseil. Le régime de travail ne consti-
tuait pas une application du communisme qui, dans l'expé-
rience en question, n'a jamais inspiré qu'une faible minorité
des colons : il dérivait de la nécessité d'opérer des travaux de
défrichement et d'irrigation qui dépassaient les forces des in-
dividus isolés et exigeaient l'association. Il éprouva cependant
des résistances, surtout de la part des célibataires. Le partage
des terres fut réclamé. L'État consentit à établir un régime
mixte : chacun restait obligé de contribuer au travail commun,
soit en nature, soit en argent; il était attribué des lots à titre
individuel. Cinq villages, sur 13 qui avaient été fondés, furent
liquidés. Cependant l'expérience ne fut pas au désastre, et ren-
dit des services : le nombre des colons, qui était de 592 en
1894, passait à 773 en 1897 et à 675 en 1899. La superficie dé-
frichée était de 1.604 acres en 1895 et de 4.827 en 1897. Sur
la somme de 79.680 liv. avancée par l'État, 5.253 avaient été
remboursés en 1899. Des essais analogues, et sans résultats
appréciables, eurent lieu en Nouvelle-Galles et Quecnsland^
Indépendamment de la colonisation proprement dite, con-
sistant dans la création de toute pièce dos centres de culture,
la législation des États australiens encourage l'accession de la
1. Ibid., \K 132 et suiv. — L. Vigouroux, Musée social, mars 1900.
COLONIES AGRICOLES. 73
petite propriété et l' accroissement du nombre des domaines
ruraux. Celle de Nouvelle-Zélande contient toute une série de
dispositions dans ce but. Gomme dans tous les pays nouvelle-
ment ouverts à la colonisation agricole, celle-ci a commencé,
dans cet État, par rcxploitation extensive des pâturages; la
forme de la propriété amenée par ce régime du sol est le grand
domaine, essentiellement hostile à la constitution de la petite
propriété agricole. L'action du législateur a donc été attirée vers
la solution de ce conilit au profit de petits cultivateurs. Une loi
de 1891 a autorisé FÉtat à dépenser un crédit de 50.000 liv. par
an à racheter les grands domaines. Le système des impôts, re-
manié cette même année, favorise les petits propriétaires au
détriment des grands. Le Land Act de 1892 institue plusieurs
régimes de vente du domaine public aux particuliers, qui faci-
litent l'établissement des cultivateurs ne disposant pas de gros
capitaux; de plus, elle limite à 6i0 et 2.000 acres, suivant la
catégorie du terrain, la superficie qu'un seul individu peut pos-
séder. Des lois de 189i à 1896 autorisent le rachat forcé des
grands domaines pour cause d'utilité publique : en 1897, une
somme de .500.000 liv. a été dépensée dans ce but; jusqu'en 1899,
cette disposition a été appliquée à 77 domaines d'une contenance
de 324.168 acres, et a exigé une dépense de 1.598.092 livres.
En outre, le gouvernement facilite l'installation des nouveaux
propriétaires, soit en autorisant l'achat de terrains par des asso-
ciations de douze personnes au moins [small farm associations),
soit en avançant aux colons les capitaux nécessaires pour leur
premier établissement [village settlement System), soit en fai-
sant défricher à ses frais des étendues de terrains par les nou-
veaux colons, qui les reçoivent ensuite à titre de bail perpétuel
[improved farm settlements). Ce dernier système, généralement
employé dans les temps de chômage, en vue d'occuper les ou-
vriers, est celui des trois précédents qui est de beaucoup le plus
en faveur. En pareil cas, les ouvriers qui ont déjà la pratique de
l'agriculture sont employés immédiatement à la culture. Les
autres font leur apprentissage dans les travaux de préparation
du sol : ils reçoivent un salaire de 5 sh., sur lesquels 3 leur
i4 LE CUOMAGE ET L ASSISTANCE l'AR LE TRAVAIL.
sont remis directement et 2 sont mis de côté jusqu'au jour de
leur installation pour leur propre compte. A ce moment, l'État
leur fait les avances nécessaires à cet objet; celles-ci produisent
5 % d'intérêt et doivent être amorties ù raison de 1 ;^ ; le colon
bénéficie d'une remise de 1/2 % , s'il rembourse à la date fixée K
En Sîid-A us ù^alic^leslois de ISSSei 1801 ontinstitné un régime
de baux de vingt et un ans, moyennant une rente de 3 % du prix de
la terre. A partir de la cinquième année, le colon a la faculté
d'acheter le domaine, et d'emprunter une somme égale à la
moitié des améliorations qu'il y a effectuées, jusqu'à concurrence
d'un maximum de 50 livres; ces avances sont faites à 5 % d'in-
térêt. La dimension des lots ainsi distribués, varie suivant l'objet
poursuivi : elle est d'un acre environ (40 ares) lorsqu'il s'agit
seulement de permettre à un ouvrier occupé à un travail régulier
et stable de construire son ho?ne ; elle augmente lorsque l'ouvrier
a une occupation incertaine et intermittente, et doit y trouver un
supplément de ressources, ou lorsqu'on veut y établir des jardins
fruitiers; près des villes, elle est en moyenne de 2 à3 acres; les
lots [blocks) ayant pour objet le pâturage, ou la production
laitière, ou l'occupation normale d'un ouvrier agricole, ont une
étendue plus considérable, qui est de 13 à 15 acres en moyenne.
En 1898, 3.222 blocks avaient ainsi été distribués à 8.144 per-
sonnes. Toutes les bandes de terre qui servaient jadis, sous le
régime du pâturage, au parcours des troupeaux transhumants,
étaient distribuées de la sorte. On acheta alors, p(jur une somme
de 27.864 livres, plusieurs grands domaines d'une contenance de
4.549 acres; sur ce chiffre, 3.353 furent distribués, en 377 lots,
à l.()96 personnes. Le résultat financier a été satisfaisant : les
loyers rapportent 4,07 % du capital engagé et ils s'élèvent
chaque année en moyenne de 1,10 £ par acre; le remboursement
des avances atteint la proportion de 88 % , celui des intérêts,
81 % . En 187(>, les ])lockers avaient fait pour 18.009 i' d'améliora-
tions; en 1898, ils en faisaient pour35.452 £. Le succès de ce mode
de colonisation en étend l'application sur tous les points de la
1. Mélin, op. cit.. p. :>'i. — A. Siegfried. lico. pol. cl pari., lyoo, t. XXIII, p. i58
et suiv.
COLONIES AGRICOLES. /O
colonie. Parmi les bénéficiaires, on trouve surtout des ouvriers
àg-és qui se retirent de l'industrie, des travailleurs malheureux
et découraiiés, des fermiers ruinés, des commerçants ayant fait
faillite. Quelques ouvriers associent leur travail professionnel à
la culture de leur jardin. La composition de ce personnel com-
prend des vrais travailleurs, qui cherchent dans une occupation
régulière leurs moyens d'existence; elle est donc favorable au
succès de Tentreprise. Les faits de solidarité cités par M. Métin
le prouvent : un jour de pluie, un colon offre gracieusement sa
voiture à son voisin pour une course urgente ; un autre renonce
à abattre un arbre qui procurait à un voisin un point de vue
agréable, etc. ^
Ce recrutement est facilité par ce fait, qui explique aussi en
partie le succès des tentatives analogues des autres Etats austra-
liens, que les travailleurs de ce pays, surtout ceux de l'industrie
du bâtiment, sont particulièrement exposés à des crises de chô-
mage subites et profondes : la spéculation sur l'immigration, qui
pousse à des achats de terrains dans les villes et à de gigantesques
constructions booms), expose à des mécomptes qui laissent
les constructions inachevées et les ouvriers sans ouvrage. Ces
derniers, appartenant à une catégorie sociale supérieure à
celles qui, dans nos contrées, forment le fond de la classe des
sans-travail, sont donc tout disposés à demander à un change-
ment d'orientation dans leurs efforts ce que leur métier primitif
ne leur fournissait plus. D'autre part, ces travailleurs sont
généralement des émigrants individuels qui constituent les
éléments les plus énergic[ues de la main-d'œuvre anglaise. Or,
« le colon anglais change de résidence et de métier avec une
extraordinaire facilité », et les cultivateurs de ces pays sont
originaires, non des professions agricoles, mais de familles
habitant les villes-. Ce fait montre bien que la condition rela-
tive à la faculté d'adaptation de la maiii-d'ceuvre au travail à
accomplir n'est pas une question d'apprentissage, mais une
question de capacité individuelle.
1. Op. cil., p. 145 el suiv.
2. Mélin, op. cit., p. 30, 31, 44.
/b LE CHOMAGE ET L ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
V importance de cette condition serait démontrée par l'histoire
de la colonisation anglaise tout entière. Nous ne pouvons donner
ici que quelques indications sommaires. Vers la fin du xvi'' siècle,
les paysans, ruinés par l'extension du régime des pâturages, qui
émigrèreut en Amérique, déjà munis d'indications au sujet de
leurs occupations nouvelles, y réussirent. A la suite de l'hiver
de 1709 qui amena une détresse profonde dans la métropole, on
laissa partir pour le Nouveau Monde tous les indigents qui en
firent la demande : un grand nombre échouèrent, et périrent
de misère. En 1820, le Parlement vota 50.000 £ afin d'éta-
blir au Cap 5.000 Écossais : la plupart de ces derniers revin-
rent, et cet essai de colonisation, comme le précédent, se
termina par un échec. Après 1843, lorsque les trade-unions
substituèrent une politique économique à celle de l'action
directe en vue de l'amélioration de leur condition, elles cons-
tituèrent les caisses de secours destinées à permettre à leurs
chômeurs d'émigrer : leur but était de raréfier ainsi une main-
d'œuvre dont l'excès était une cause de chômage, et de réaliser
une économie sur les secours distribués, moyennant le sacrifice
une fois fait du prix de transport. Les fondeurs de fer dépensè-
rent de la sorte 4.712 £, de 1855 à 1874. Mais bientôt on
reconnut que l'influence exercée par ce procédé était insensible
sur la concurrence : « C'était les membres vigoureux et énergiques
qui sollicitaient les frais de passage, tandis que les sans-travail
chroniques, quand onpouvait les persuader de partir, réapparais-
saient invariablement au local social après un petit voyage aux
frais de la société ^ » Une ferme organisée par le Self-Help Etni-
gration Society, en vue de l'éducation agricole des sans-travail a
montré que les indigents unskilled, même soigneusement choisis,
ne peuvent être formés au travail agricole qu'au prix de dépenses
considérables, bien qu'un certain nombre d'entre eux aient
réussi dans le Nouveau Monde. Les autres exemples que nous
rencontrerons dans la suite confirmeront ce point de vue.
Un mouvement semblable en faveur de l'établissement dans la
1. Métin, op. cil., \). 30, 31, 44.
COLONIES AGRICOLES. 77
culture du surplus de la population ouvrière industrielle se
remarque actuellement en Angleterre. Dès le xviii" siècle, des
lois tendaient à la constitution de la petite propriété. Une loi de
1819 autorisait les bureaux des pauvres à louer des parcelles de
terre aux indigents ou à les leur faire cultiver. Celles de 188-2 et
1887 leur donnait le droit d'expropriation, afin de constituer des
allotments de un acre d'étendue, loués aux indigents sans travail.
Ces lois ont été complétées par celles de 1892 et 189V, qui
donnent aux conseils de comtés le droit d'acheter des terres et
de lesmorceler en les revendant aux petits propriétaires : ces lots,
d'une étendue de 1 à 15 acres (VO ares à 20 hectares) peuvent
être achetés par des ouvriers, moyennant le paiement du cin-
(juième du prix convenu ; les 4/5 restant sont remboursés à l'aide
de 50 annuités. Le résultat a été insignifiant : six comtés seule-
ment ont usé de cette faculté et 1.207 acres seulement ont été loués
à 2.891 indigents. Il est juste de noter que des pétitions avaient
été adoptées en ce sens aux conseils de 87 comtés, qui n'en
avaient tenu aucun compte. Lord Carrington, président duBureau
de l'agriculture, proposa, pour remédier à cette situation, de
charger un département central des pouvoirs des conseils de
comté et de lui conférer le droit d'exproprier les grands pro-
priétaires et de faire des avances aux petits cultivateurs. Un
projet de loi, déposé le 27 mai 1907, à la Chambre des com-
munes, par le premier commissaire des travaux, M. L. Harcourt,
et voté au mois d'octobre de la même année, tend à la réalisation
de ce vœu [Small holding and allotment bill) : l'Administration,
suivant ce projet, peut acheter des terres, soit à l'amiable, soit
par l'expropriation, et le vendeur, dans ce cas, n'aura droit à
aucune indemnité, mais seulement au prix de vente fixé par un
arbitre nommé par le ministre de l'agriculture. Ces terres
seront louées par parcelles, d'une étendue de 1 à 5 acres pour
les lots ouvriers, et de 1 à 50 pour les domaines agricoles, soit à
des particuliers, soit à des associations coopératives formées en
vue de leur exploitation. Les fonds nécessaires proviendront
d'emprunts remboursables en 80 ans, dont l'intérêt sera payé
à l'aide des loyers des terres louées. Les pertes, s'il y en a,
78 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE TAR LE TRAVAIL.
seront supportées également par les comtés et par l'État. Un crédit
de 100.000 £ a été voté à cet effet par le Parlement. Ces
fonctions sont confiées en princij)e aux conseils de comtés ; mais
en cas d'inaction de leur part, elles seront appliquées par des
commissaires nonmiés par le ministère de l'agriculture, qui
pourront imposer aux conseils de comtés les dépenses nécessaires.
Il faut bien reconnaître que, si les dispositions législatives anté-
rieures n'ont pas donné un meilleur résultat, c'est que la mesure
en question ne correspond pas aux exigences de la situation : un
grand nombre de landlords, subissant les effets de la crise agricole,
s'empresseraient de louer leurs fermes par parcelles ; des sociétés
de propriétaires se sont même formées dans le but de dévolopper
les allotments. Si ces offres ne rencontrent pas de preneurs, c'est
évidemment parce que ces derniers n'y voient aucun avan-
tage i. Nous aurons à nous demander, dans un paragraphe
suivant, si la réalisation de l'entreprise ayant pour but de fixer
au sol les chômeurs se présente sous le même aspect dans les
colonies et dans les pays de la vieille Europe. Nous devons noter
pour le moment qu'à Spalding, lord Carrington a réussi à enra-
ciner un certain nombre de travailleurs agricoles sur ses propres
terres. Mais cet exemple est trop isolé pour être probant : il se
heurte au mouvement continu de la réduction croissante du
nombre des petites parcelles, de celui des petits propriétaires
faisant valoir eux-mêmes, 'et de l'étendue des terres ensemencées
par rapport aux pâtures. Il est donc permis de se demander si
le mouvement inverse répond bien aux conditions économiques
et sociales, ou n'est pas artificiel 2.
Les colonies agricoles des Pays- lias naquirent de Finitiative
généreuse du général Van den Bosch qui, en 1816, entreprit d'.u-
tiliser à la mise en valeur des terrains incultes avoisinant le
Zuiderzée, les populations réduites à la misère par les guerres
de la Révolution et de l'Empire. Dans ce but, il constitua un
1. Cf. Savary, Rev. pol. et pari., loc. cit., p. 298-301. — Rivière, Jardins onvriers,
1903, p. 97 et suiv. — DeRousiers, J.e irade-unionisme en Angleterre, p. 108, tl'i:
La quest. ouvr. en Angleterre, p. 314-318.
'2. Savary, loc. cit.
COLONIKS AGRICOLES. 7ij
comité de bienfaisance, dont les memljres, au nombre de plus
de 20.000, constituèrent par leurs cotisations une première
mise de fonds de 55.000 florins (115.000 fr.). Ce capital, aug-
menté d'un emprunt, permit d'acquérir 300 hectares de terres
incultes et d'y établir 52 familles sur des lots de 2 hectares et
demi. Deux autres colonies furent créées, les années suivantes,
de telle sorte qu'eu 1821, 200 maisons abritaient l.i50 per-
sonnes, et les :îOO hectares étaient en pleine culture. Les
23.000 souscripteurs versaient chaque année 23.000 florins
(200.000 fr.) de cotisations. L'exploitation était confiée à des
agents du comité. Les colons étaient envoyés parles communes,
dans la proportion d'un individu par 60 florins versés par elles,
ou d'une famille par 1.700 florins. Elles se déJ)arrassaient ainsi
des habitants des dépôts de mendicité. En dépit des subventions
importantes dont nous venons de parler, l'œuvre ne tarda pas
à péricliter, en raison d'un recrutement aussi défectueux du
personnel, ainsi que d'une direction trop éloignée et trop cen-
tralisatrice. Les déficits s'accumulèrent à tel point qu'en 1859,
l'Etat dut, pour se rembourser de ses avances, reprendre les
colonies pénitentiaires que la société avait ajoutées à ses fermes.
Quant à celles-ci, on fut obligé d'opérer une sélection rigou-
reuse dans le personnel, dont l'efTectif fut réduit de 2.200 à
1.700 individus : on n'y admit plus que les personnes qui en
faisaient la demande elles-mêmes, et qui présentaient les con-
ditions voulues pour se livrer à la culture'.
Le domaine (|ui est resté entre les mains de la Société
néerlandaise de bienfaisance, et qui porte le nom de Wees-
terbeeck, comprend sept fermes; l'étendue des cultures est de
J.OOO hectares, plus 1.400 hectares de bois. Un petit domaine
est concédé à chaque famille et on lui fait l'avance des frais
de premier établissement. Au bout d'un an, elle doit suffire à
ses propres besoins ; sinon elle est obligée de quitter la colonie,
à moins que la commune qui l'a envoyée ne subvienne à ses
dépenses. Afin de remédier au chômage de l'hiver, trois ate-
1. G. Béer, L'assislance par le travail agricole, 1897. — G. lierry, [{apport au
Conseil municipal, 1891. no 9.
80 LE CHÔMAGE ET L ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
liers pour la fabrication des vêtements des colons, une fabrique
de beurre et de fromage, une usine de conserves de fruits et
de légumes, trois ateliers pour la fabrication de la vannerie,
des nattes et tapis grossiers — tous objets destinés aux be-
soins des colons ou de l'exploitation des fermes — ainsi que
l'exploitation de vastes tourbières, occupent les colons pendant
la morte-saison, ainsi que les mères de famille sans enfants en
bas-âge. Les services d'hygiène, d'instruction, du culte, de l'as-
sistance, sont complètement organisés. Le dépôt de mendicité
de Weenhuysen, dirigé par l'État, comprend sept fermes et des
ateliers où sont confectionnés tous les oJjjets nécessaires à la
nourriture, au logement et au vêtement de sa population^.
Ces colonies de travail ne sauraient être assimilées à des
entreprises commerciales analogues à une véritable colonisa-
tion. Au lieu de placer les assistés dans des conditions nor-
males d'existence, elles créent autour d'eux un milieu artifi-
ciel, tant par suite de la direction paternaliste qui veille à leur
fonctionnement que par le régime tout arbitraire de la produc-
tion et de l'écoulement des produits-. Il s'ensuit qu'une sem-
blable organisation, qui met ainsi ses patronés dans une situation
où ils se trouvent à l'abri du besoin, devra leur maintenir
toujours son appui, sous peine de les voir succomber aux condi-
tions économiques dont on n'avait pas tenu compte.
D'autre part, les résultats linanciers écartent définitivement
ce genre d'entreprise de celles que nous avons examinées pré-
cédemment. Si celle-ci se soutient, c'est uniquement grâce aux
versements de ses 5.000 souscripteurs, dont chacun fournit une
cotisation de 5 francs par an; à ces ressources, il faut ajouter
des dons généreux ^ et des subventions de l'État '''. Or, ces
sommes ne peuvent être considérées comme un capital social
1. Ibid.
').. Le fermier est libre d'exploiter à sa guise, sous la surveillance du directeur ;
mais il est tenu de vendre à la colonie son foin, sa paille et son fumier, nécessaires
à la société pour améliorer ses propres fermes.
15. M. Janssen, dAinsterdam, a assuré une rente de 4.000 (lorlns à l'hospice dos
vieillards et a fait un don de 18.000 florins pour l'installation de la laiterie.
4. Notamment i.500 (lorlns pour l'école d'horticulture.
COLONIES AGRICOLES. 81
servant de fonds de roulement : elles ne rapportent aucun in-
térêt; les colons ne payent qu'une rente insignifiante de 60 flo-
rins (120 fr.) par an. Aussi, malgré le bénéfice de certaines
branches de l'exploitation, telles que la laiterie, la société a
beaucoup de peine à équilibrer son budget. La qualité mé-
diocre de la main-d'œuvre, bien que peu payée', la mévente
des produits, rendent la situation financière difficile. En 1901,
le produit moyen de chacune des g;randes fermes de la colonie
a été inférieur à 2.000 florins. La dernière colonie créée, ayant
pour objet l'exploitation de plantations, n'a donné que des in-
succès -.
Les colonies de travail allemandes ont un objet plutôt mora-
lisateur qu'économique. Elles visent spécialement les vaga-
bonds qui doivent, pour se relever, tenter de recommencer
une vie nouvelle, et non les travailleurs privés accidentellement
de leur travail : ce sont des œuvres de rééducation par le
travail, intermédiaires entre le workhouse et les entreprises à
caractère commercial. Leur origine est due à l'initiative géné-
reuse d'un pasteur de Wilhelmsdorf, en Westphalie, qui mit
en valeur des espaces marécageux en vue de donner un travail
aux mendiants et de les ramener à une existence réguHère. Un
comité réunit, à Faide de quêtes et d'une subvention de l'État
de 50,000 francs, la mise de fonds nécessaire s'élevant à
75.000 francs. D'autres établissements semblables se sont créés
peu à peu. et l'on en comptait 27 en 1902, oilrant un peu
plus de 3.000 places disponibles^.
La plupart sont agricoles. Celle de Berlin est industrielle :
on y donne l'apprentissage d'un métier aux individus, généra-
lement sans profession qualifiée, qui s'y présentent. On y a
organisé un atelier de brosses et de balais, un de porte-bou-
teilles en osier, un de cornets en papier, un de boîtes en bois,
1. Les salaires sont de 70 cents (1 fr. 40) pour les hommes et 60 cents '\ fr. 20)
pour les femmes.
2. G. Béer, op. cit., p. 18-19. — L. Rivi^-re, Le Correspondant, août 1902.
p. 638-644.
3. G. Berry, Assistance par le travail en Allemagne, 1893, p. 22 et suiv. —
Mûasterberg, op. cit., p. 216.
6
82 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
un de chaises, manches de fouets, croquets et bancs. Pendant
plusieurs années, les ouvriers travaillaient pour le compte d'en-
trepreneurs qui profitaient ainsi d'une main-d'œuvre à bon
marché. De nombreuses difficultés, survenues entre ceux-ci et
l'établissement, ont conduit le comité à prendre lui-même la di-
rection du travail et à payer ses ouvriers sur le même pied
que ceux du dehors.
Dans la colonie de Magdebourg, les ouvriers sont occupés
à la fabrication des bûchettes, au triage des plumes, cassage
des noix, fabrique de cure-dents, raccommodage des tapis,
vêtements, souliers; d'autres travaillent au jardinage chez des
particuliers. Le salaire payé par ceux-ci est le même que celui
que reçoivent les ouvriers libres, mais il est versé à la direction,
qui entretient les colons; ceux-ci, après les quinze premiers
jours, reçoivent, en plus de la nourriture, un salaire journalier
de 30 à 40 pfennigs, suivant la saison.
Friedrichswille a une colonie purement agricole. Les ou-
vriers y sont occupés à la culture du tabac, des houblons, du
seigle, des pommes de terre. D'autres y apprennent l'agricul-
ture. Les moins adroits font des travaux de terrassement. Par-
fois, à défaut d'occupations suffisantes, on les emploie pour le
compte de la province. Après un séjour de deux semaines, ils
reçoivent, en plus de la nourriture et du logement, un salaire
de 20 ou 25 pfennigs par jour, suivant la besogne produite,
et au bout de quelques mois, jusqu'à 30 pfennigs (0 fr. ïO) K
Bien que l'ouvrage auquel nous empruntons ces renseigne-
ments ne nous renseigne pas sur la production ni sur les ré-
sultats financiers de ces établissements, il ne semble pas que
ceux-ci se soutiennent par leur propre travail. Tous vivent
grâce aux dons des particuliers, aux subventions des pouvoirs
publics, à la générosité des acheteurs qui se fournissent là
par sympathie pour l'œuvre-. Nous pouvons donc classer ce
1. G. Berry, op. cit.
2. Ibid., p. 23, 40-41, 49. — L. Rivière, Le Correspondant, octobre 190?. — S'ils
font leurs fra\s, comme le prétend M. Gide {Rapport sur l' Expos., p. 2G4), après
M. G. Berry, ce n'est que grâce à ces recettes extraordinaires.
COLONIES AGRICOLES. 83
mode d'assistance dans la même catégorie que les œuvres
d'assistance par le travail que nous avons examinées dans le
chapitre précédent : comme celles-ci, ce sont des entreprises
charitables, non des opérations ayant une portée économique.
Le résultat moral peut être plus intéressant. Nous avons vu
que les colons appartiennent aux couches sociales inférieures :
près de 77 9e, parmi eux, ont déjà subi des condamnations à
la détention ou à Temprisonnement. Leur séjour dans la co-
lonie est entièrement volontaire, et 7 % seulement s'en vont
pendant la première semame. Le règlement est pourtant sé-
vère : aucune sortie n'est autorisée en principe ; le tabac et les
boissons alcooliques n'y sont pas tolérées. Or, on nous apprend
que les crimes et les délits ont diminué de 30 % dans les pro-
vinces où ces colonies ont été instituées ^ En attribuant ce
résultat à des établissements qui n'ont d'action que sur une
minime proportion de vagabonds 2, et dans cette classe, sur
les meilleurs éléments, il faut remarquer que l'afflueuce des
demandes et les longs séjours ont lieu surtout pendant l'hiver,
et que les places sont souvent inoccupées pendant l'été 3. De
plus, un grand nombre, 39,5 ^, parmi les colons, reviennent
plusieurs fois dans les établissements^, et sur ce chiffre, ceux
qui reviennent le plus souvent sont ceux qui y ont fait les
séjours les plus prolongés -J. Enfin le nombre des placements
effectués pendant le séjour dans la colonie est restreint, et
diminue chaque année, tandis que la proportion des sorties
volontaires augmente ''. Ces établissements ne répondent donc
ni par les catégories de travailleurs auxquels ils s'appliquent,
ni par leur objet, ni par leur mode de fonctionnement, aux
termes du problème posé : nous verrons dans un autre chapitre
quelles modifications devraient être apportées dans leur orga-
1. Ihid., p. 53.
2. Depuis l'origine jusqu'en 1902, soit pendant vingt ans, le nombre des assistés
a été de 90.000, soit une moyenne de 166 par établissement et par an (Cf. .Munster-
berg, loc. cit.).
3. Ibid. — G. Berry, op. cit., labl. IV. p. IIG.
4. Ibid., p. 1.31.
à. Ibid., tabl. X, p. 130.
6. Ibid., p. 127-128.
84 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
nisation pour qu'ils puissent apporter un concours en vue de
la solution de celui-ci.
Il existe en Allemagne une institution analogue, par cer-
tains côtés, à la précédente, qui s'adresse plus directement aux
ouvriers sans travail, c'est l'auberge hospitalière [Herherge zur
Heimath). L'origine de cette œuvre remonte à 1849, à une
époque où l'ouvrier se déplaçait fréquemment, soit pour com-
pléter son apprentissage, soit pour chercher un emploi. L'im-
portance qu'occupent, pour les travailleurs allemands, ces
déplacements 1, explique la création d'auberges qui leur sont
destinées et où ils trouvent le gîte et la nourriture à des con-
ditions très économiques. Fondés par la Société évangélique, ces
établissements ont, comme les colonies de travail, un but mo-
ralisateur, celui de préserver les travailleurs en voyage du
contact des chemineaux et de la tentation des boissons alcooli-
ques. En outre, l'ouvrier en quête d'emploi y trouve la liste
des offres d'emploi de la localité. Souvent même les employeurs
se présentent à l'auberge pour embaucher. Il existe en Alle-
magne 439 de ces maisons, qui permettent aux chômeurs de
franchir de grandes distances par étapes successives ~.
La prévoyance des âmes généreuses à l'égard des travailleurs
a été encore plus loin. En vue des voyageurs dénués de res-
sources et qui ne peuvent payer les frais de l'auberge, on a
créé des stations de secours en nature, dans lesquelles l'hospi-
talité est donnée en échange d'un travail modéré et très
simple. Comme toutes les institutions précédentes, ce sont les
sociétés protestantes qui ont fondé ces statioris, dont la pre-
mière date de 1865. Elles reçoivent des subventions des com-
munes, qui en ont créé elles-mêmes là où la charité privée
n'était pas intervenue. Ces stations sont groupées en Unions
1. Un mouvement considérable d'écliange de la main-d'cruvre existait autrefois
entre la France et l'Allemagne, et la municipalité de Strasbourg, par un arrêté du
17 germinal an IX, interdisait aux ouvriers sans travail, de passage en grand nombre
dans celte ville, d'y séjourner pendant plus de dix jours (Cons. sup. trav.. Le Pla-
cement, 1893, p. 94 et suiv.).
2. G. Berry, op. cil., p. 7 et suiv. — Miinsterberg, op. cit., p. 210-217. — Nor-
mand, Le Plu cernent, p. 135.
COLONIES AGRICOLES. 85
ayant des relations entre elles et centralisées dans l'Association
générale allemande des stations de secours en nature; celle-
ci s'occupe du placement des sans-travail par l'intermédiaire
de l'Office du travail. Un règlement prescrit la route que
doit suivre l'assisté qui recourt à ces stations. Un projet de
loi, déposé au Reichstag, le 2 mai 1895, obligeait les adminis-
trations provinciales à créer des stations de ce genre de façon
à étendre sur le pays entier un réseau dont les mailles soient
suffisamment serrées pour ne pas permettre au chemineau
professionnel d'échapper au travail volontaire ou à celui des
dépôts de mendicité '. Toutefois le nombre de ces établisse-
ments, au lieu de s'accroître, diminue d'année en année : de
897 en 1892, il passe à TiV en 1895 et 564 en 1899. Gomme
le voyage d'une ville à l'autre, ils répondent de moins en
moins à la situation créée au chômeur par l'industrie mo-
derne : les crises de chômage sont moins locales aujourd'hui
qu'autrefois, et ce n'est pas par ses propres moyens que l'ou-
vrier sans travail pourra trouver un nouvel emploi en se ren-
dant dans d'autres localités soumises aux mêmes conditions que
celle qu'il vient de quitter-.
L'assistance par le travail agricole a donné lieu en France à
des expériences dans les colonies et dans la métropole. A la
suite de l'échec des chantiers de secours de 18i8, le Gouver-
nement décida, par un décret en date du 15 septembre, l'envoi
en Algérie de 12.000 colons. Le Gouvernement s'engageait à
payer leur transport et leur entretien, à leur fournir des mai-
sons d'habitation, des concessions de terre cultivable de i à
12 hectares de superficie, suivant le nombre des personnes
composant chaque famille et suivant la situation et la fertilité
des terrains; il fournissait en outre les instruments de travail,
les ressources, et la nourriture pendant trois ans^; 36.000 indi-
vidus se firent inscrire; 14.774, composant 4.502 familles,
furent envoyés.
1. Rapp. sur la quest. du chôm., p. 234.
2. G. Berry, op. cit., p. 12 et suiv. — Miiiisterberg, op. cil., p. 215.
3. Moniteur des 15 septembre, 8 et y octobre 1848.
86 LE CIIÔMAGE ET l' ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
Ces colons étaient composés surtout d'ouvriers parisiens ap-
partenant à des professions industrielles ; 493 seulement, sur
4.327 chefs de famille, étaient d'anciens cultivateurs. Le défaut
de connaissance et d'habitude des travaux de culture n'aurait
pas été un obstacle au succès: nous avons vu que les colons
qui réussissent dans les fermes australiennes ne sont point des
ouvriers cultivateurs. On leur avait du reste adjoint des moni-
teurs de culture ; malheureusement, ces derniers étaient incom-
pétents. L'organisation administrative était entre les mains
d'officiers de l'armée nommés par le Gouvernement, et qui
cumulaient entièrement et sans contrôle tous les pouvoirs. Les
défrichements étaient effectués par les Arabes et dirigés par
le génie militaire. L'époque avait été mal choisie : il était trop
tard pour les labours et les semailles; on perdit du temps;
l'enthousiasme du début se refroidit et l'énergie acheva de
s'énerver dans l'oisiveté. On voit que cette entreprise, par son
organisation et sa direction, ne ressemblait en rien à une
colonie véritable.
Une condition encore plus défavorable pour le succès con-
sistait dans la composition très inférieure du personnel, au
point de vue moral. Au début, on comptait un grand nombre
de paresseux, orateurs de clubs et politiciens, éléments gê-
nants dont la capitale se débarrassait avec empressement. Cette
catégorie inutilisable fut rapidement éliminée : au 30 juin
1849, 800 à 900 d'entre eux étaient repartis volontairement et
à leurs frais. Ceux qui restaient ne valaient guère mieux. Leurs
opinions socialistes du début avaient rapidement fait place à
un individualisme excessif. Néanmoins ce n'étaient pas des
travailleurs énergiques : « On a trouvé chez la plupart une vo-
lonté absolue de ne rien faire, une insubordination complète
et des habitudes vicieuses' ». D'autre part, leur constitution
physique les rendait généralement incapables de résister aux
maladies et aux intempéries; leur formation morale ne les
poussait pas à développer le confort et le niveau de leur exis-
1. Général d'Haulpoul, Moniteur du 5 juillet 1850, p. 2292.
COLONIES AGRICOLES. 87
tence. On peut dire qu'en somme le résultat a été insignifiant,
et l'on évalue à 4.000 ou 5.000 le nombre des colons qui ont
échoué'.
Une autre expérience a été tentée par la ville de Paris, en
1891, sur le domaine de la Chalmelle, situé dans le départe-
ment de la Marne. Cette tentative était inspirée par les colo-
nies hollandaise et allemande dont nous avons parlé 2. Le do-
maine de la Chalmelle, d'une contenance de 128 hectares,
appartenait à l'Assistance publique et restait inexploité. On y
créa 25 places pour des colons volontaires. Une centaine s'y
relayent chaque année par roulement. Ils reçoivent un salaire
de 0 fr. 50 par jour, plus le logement et la nourriture. Us
sont autorisés à travailler au dehors pour les particuliers, et
ces emplois, mieux rémunérés, sont très appréciés des assistés.
Le recrutement des colons paraît défectueux. Ils viennent
des œuvres d'assistance de la ville de Paris, et sont admis après
enquête. Mais la plupart ne sont que des éléments de désordre.
Bien que la durée du séjour ne soit pas limitée, on évalue à
quatre mois la durée moyenne de chaque présence. De 1892 à 1898,
428 des assistés (59,2 %) ont été placés. Or, un grand nombre
d'entre eux ne donnent point satisfaction à leurs patrons, par
suite de leur inconduite : en 1897, 25 % des colons placés seule-
ment étaient restés dans les emplois qu'on leur avait procurés.
Au point de vue financier, la situation est en rapport avec ce
qui précède. De 1892 à 1898, les dépenses se sont élevées à
312.700 francs, soit une moyenne de 44.671 francs par an. Les
recettes ne sont que de 145.851 fr. 51, soit un déficit de
22.278 francs par an-^. En somme, abstraction faite du côté mo-
1. Lecoq. op. cit., p. 248 et suiv. — Les essais de colonisatioa populaire tentée
par le Gouvernement français en Tunisie n'ont donné aucun résultat. Le bas prix des
terres n'a tenté que des spéculateurs et des colons appartenant aux classes moyennes
dont l'abus d'instruction théorique et le niveau inoral peu élevé ont empêché la
réussite {La Revue, juin 1907, p. 453 et suiv.). Il existe des sociétés philanthropi-
ques, qui s'occupent de rapatrier des provinciaux qui viennent à Paris ou d'organiser
des centres de colonisation en Algérie et en Tunisie : les résultats ne nous en sont
pas connus (Réforme sociale, mai 1002, p. 732 et suiv.).
2. V. le rapport précité de M. G. Berry.
3. Rapp.sur la quesf. duchàm., p. 238-239, — Lecoq, op. cit., p. 394 et suiv.
88 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
ralisateur et religieux très développé dans les colonies de travail
allemandes, celle dont il s'agit ici présente un caractère qui la
rapproche singulièrement de celles-là.
Des colonies de travail du type de celles que nous avons étu-
diées en Allemagne et en Hollande existent aussi en Autriche,
en Suisse et en Belgique ^ La société U77ianitaria, fondée à
Milan par le philanthrope Moïse Loria, vient d'acheter, dans le
même but, un domaine de 60 hectares sur lequel elle se propose
de placer 25 colons. Elle a l'intention de consacrer 3 millions à
des entreprises semblables dans le sud de l'Italie, et d'y par-
tager par petits lots de grands domaines 2. Les pays Scandi-
naves au contraire, comme les pays anglo-saxons, se tournent
de préférence vers la colonisation libre. La commission danoise
de 1906 a repoussé le système des colonies allemandes et hol-
landaises, qu'elle considère comme des dispositions concernant
plutôt les indigents débiles que les sans-travail 3. La loi du
même pays du 1" mars 1899 affecte une somme de 2.800.000 fr.
par an à des prêts aux ouvriers qui veulent acquérir un domaine.
Les conditions imposées sont d'être sujet danois, âgé de vingt-
cinq à cinquante ans, d'avoir travaillé pendant les cinq der-
nières années dans l'agriculture et de présenter des garanties
de moralité. Les prêts portent intérêt à 3 ^ et sont garantis par
une hypothèque. La moitié des avances doit être amortie par des
annuités de 1 % \ l'autre moitié par des annuités de 50 cen-
times % ■'.
De ces deux modes d'assistance par le travail agricole, il en
est un qui ne nous semble pas répondre aux conditions du pro-
blème : les colonies allemandes, hollandaises ou françaises sont
des œuvres charitables, dont l'action morale sur les assistés
peut être méritoire et digne d'éloge, mais dont la portée sociale
dans la lutte contre le chômage n'est pas seulement inféconde,
mais nuisible. Gomme les œuvres d'assistance par le travail
1. Mùnsterberg, op. cit., p. 216. — G. Béer, op. cit.
'1. L'Avenir de la Mutualité, 2% septembre 1907.
3. Btdl. off. trav., 1900, p. 728.
4. Questions pratiques, 1902, p. 221.
COLONIES AGRICOLES. 89
qui ont été étudiées dans le précédent chapitre, les occupations
qu'elles donnent à leurs patronés sont créées arbitrairement,
en dehors de toute demande de la consommation, et nous ver-
rons qu'elles aggravent ainsi la situation en apportant une con-
currence à la situation des travailleurs agricoles déjà peu en-
viable par elle-même; en outre, et pour la même raison, elles
ne donnent pas au sans-travail un emploi qui puisse le nourrir
par lui-même : sans l'aide de la charité, ces œuvres ne pour-
raient subsister. Les lois du fonctionnement de l'assistance par
le travail agricole sont les mêmes que celles de l'assistance par
le travail industriel : il faut que l'opération soit dirigée comme
toute entreprise ayant un but lucratif devrait l'être, tant au
point de vue de l'objet de la production qu'à celui du choix de
la main-d'œuvre et de la compétence de la direction. Les exem-
ples de colonisation anglo-saxonne se rapprochent incontesta-
blement de ces conditions plus que les derniers.
Seulement ce genre d'assistance présente une différence im-
portante avec celui qui a fait l'objet du chapitre précédent. Il
semble bien que les expériences qui ont le mieux réussi sont
celles qui ont été faites dans les pays neufs, et qui ont consisté
dans une véritable colonisation. Les autres essais, soit en Angle-
terre, soit en Danemark, sont de date trop récente pour être
concluants, et laissent place à des doutes au sujet de leur réus-
site. La raison de cette défiance consiste en ce que nous observons
un mouvement inverse très intense, dans tous les vieux pays,
qui pousse les populations des campagnes vers les villes ou vers
les pays inoccupés. Il est évident, en effet, que si ce mouvement
répond à une nécessité économique et sociale, s'il est commandé
par un besoin impérieux des populations, il est vain de chercher
un remède dans un mouvement inverse produit artificiellement :
autant essayer de refouler le fleuve vers la montagne pour ar-
rêter l'inondation. Il importe donc, pour être fixé sur l'objet que
doit se proposer le mode d'assistance dont il s'agit, de recher-
cher quelle est la cause de ce phénomène, et quelle en est l'in-
fluence sur le chômage industriel.
90 LE CHÔMAGE ET l' ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
II. L EXODH RURAL.
Il ne suffit pas, pour constater l'émigration vers les villes des
habitants des campagnes, de montrer l'augmentation de la po-
pulation des premières, ni même un accroissement plus rapide
de celle-ci par rapport à celle des campagnes. Depuis plusieurs
siècles, les régions agricoles, dans la plupart des pays de l'Eu-
rope occidentale, ont atteint le maximum d'habitants que com-
porte le procédé de culture employé '. Il s'ensuit que l'excédent
normal de la population, résultant de l'excès des naissances sur
les décès, ne pouvant plus trouver de débouchés sur place,
doit nécessairement se diriger vers les localités où il trouve à
s'employer, notamment vers les villes. Pour pouvoir affirmer que
ces dernières absorbent plus que cet excédent, il ne suffit même
pas de constater une diminution réelle de la population rurale,
qui n'est pas très apparente du reste. En Angleterre, de 1891
à 1901, lapopulationruraleestpassée de7.258.145à7.4.71.242~'.
En Belgique, 4 arrondissements seulement ont diminué, sur 41.
En Italie, la population rurale, considérée dans son ensemble,
ne diminue pas-\ En France, la population des villes ayant plus
de 30 000 âmes s'est accrue, de 1896 à 1901, de 13.763 unités
de plus que la population totale de la France; mais de 1901 à
1906, l'augmentation de la première est inférieure de 67.250 uni-
tés à celle de la seconde. D'autre part, dans l'augmentation de
la précédente période, le rapport n'indique pas quelle est la
part contributive des petites villes et celle des communes ru-
rales : on constate au contraire un accroissement de 542 com-
munes parmi celles qui comptent moins de 400 habitants, de
1. C'est à partir du xvi" siècle qu'on voit aliéner les terrains communaux. Au xvn%
et surtout au XTiii", on rencontre de fréquentes décisions du Parlement et du Conseil
du roi uulorisant des partages entre les habitants (Rivière, Jardins otivriers, 1904,
p. 16-21. — Science sociale, 1905, fasc. XVil, ]i. 512-518).
2. Census of England and Woles, 1901.
3. Vandervelde, L'exode rural et le retour aux champs, 1903, p. 121, 129.
COLONIES AGRICOLES. 9i
1896 à 1901, et de 373 de 1901 à 1906; de 1876 à 1896, le nom-
bre des communes de moins de 300 habitants était passé de
8.521 à 10.216, et à 10.70i en 1906. Le rapporteur a soin de
mentionner que cet accroissement provient de la diminution de
la population ; mais cette diminution n'atteint que les com-
munes de iOl à 3.000 habitants i; or, bien que ces catégories
comprennent un certain nombre de communes exclusivement
rurales, rien n'indique que la diminution porte plutôt sur ces
dernières. En outre, raccroissement de la population de cer-
tains centres et la diminution de celle des autres ne sont pas dus
uniquement à une émigration de leurs habitants : sur les 32 dé-
partements qui enregistrent une augmentation en 1906, on en
compte 20 qui avaient un excédent des naissances sur les décès
de 56.285 ; sur les 55 qui éprouvent une diminution, 33 avaient
subi une perte provenant de l'excédent des décès sur les nais-
sances, de 27.094.. En sorte que le montant de raugmentation et
de la diminution de la population, dans les divers départements,
ne représente les échanges intervenus entre eux que sous dé-
duction des chiffres que nous venons d'indiquer -.
Cependant, si on laisse de côté les statistiques générales,
imprécises et peu probantes, pour rechercher les fluctuations
■subies par les populations proprement agricoles, c'est-à-dire
demandant leur subsistance au travail de la terre, on constate
que l'émigration signalée est bien réelle. De 1851 à 1891, le
nombre des cultivateurs, en Angleterre, est passé de 2.08i.000
à 1.311.000; en Allemagne, de 1882 à 1895, la population agri-
cole passe de 18.800.542 à 18.126.610; en France, elle était de
18.968.605 en 1876, 18.247.209 en 1881, 17.678.432 en 1886,
17.435.888 en 1891 ^. Cette diminution, néanmoins, ne porte
pas sur toutes les catégories d'agriculteurs. En France notam-
ment, le nombre des propriétaires-cultivateurs augmente sans
interruption, depuis 1826 : en 1862, on en comptait 1.812.000;
1. A l'exception- de celles de 2.001 à 2.500 qui gagnent 10 unités.
2. Journal officiel, 8 janvier 1902, 16 novembre 1906, 6 janv. 1907. — Cf. Chevallier,
Rapport à l Exposition de 1900, Cl. 104, p. 13-17.
3. Yandervelde, op. cit., p. 177-179. — Bull. off. Irav., 1898, p. 515.
92 LE CHÔMAGE ET l' ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
en 1882, 2.150.696; en 1892, 2.199.220 1. Le nombre des fer-
miers et métayers ne décroît pas davantage : il s'élève de 662.632
en 1882 à 806.494 en 1892. La diminution porte presque exclu-
sivement sur les journaliers-propriétaires, dont le nombre passe
de 1.134,490 en 1862 à 727.374 en 1882 et 588.950 en 1892,
et sur les domestiques agricoles, qui passent de 2.095.777 en
1862 à 1.954.251 en 1882 et 1.832.174 en 1892^. Le même fait
se remarque dans les autres pays : en Angleterre, le nombre
des salariés agricoles était de 1.163.227 en 1861, de 996.642 en
1871, 890.174 en 1881, 798.912 en 1891 et 689.000 en 1901;
en Allemagne, il était de 5.881.819 en 1882 et de 5.627.794 en
1895; aux États-Unis, on en comptait 3.323.876 en 1880 et
3.004.061 en 1890 3.
Il importe, pour se rendre compte exactement du mouve-
ment en question, d'observer quels sont, d'une façon concrète,
les éléments qui quittent la campagne et ce qu'ils deviennent
dans les villes. Une enquête très précise a été faite sur ce point
pour la ville de Londres, par M. Charles Bootli, qui fournit des
faits intéressants au sujet du recrutement des diverses classes
sociales et des causes de l'émigration. En commençant par les
couches inférieures de la population, et notamment par celle
qui est composée des vagabonc^s et demi-criminels, on constate
que 59 % d'entre eux étaient nés à Londres, alors que la propor-
tion dans la population adulte de cette ville n'est que de 47 ^ :
et cependant on pourrait s'attendre à une proportion inverse,
en raison de l'attraction de la grande ville et des facilités
qu'elle procure à ce genre de métier. De fait, les pires éléments
des travailleurs des docks sont constitués par les chemineaux
qui viennent de province, n'apparaissant sur les chantiers qu,e
par intervalles; au reste, le nombre de ceux-ci est restreint '*.
Les catégories suivantes sont celles qui fournissent la clientèle
1. Ibid., p. 516. — Chevallier, op. cit., p. 3.i et suiv. — D. Zolla, Journal des
Débats, 28 avril 1907.
2. Vandervelde, op. cit., p. 52, 27.
3. Ibid., p. 27.
-i. Ch. Booth, Life and labour of Ihe people in London, 1902, V série, t. III,
p. 82-92.
COLONIES AGRICOLES. 93
du luorkhoiise et de Thôpital. La statistique de ces établisse-
ments montrent que 56, i % de leurs pensionnaires sont nés à
Londres, et i3,6 au dehors. Celle de la société charitable de
Saint-George donne la proportion de 70 % de Londoniens et
de 30 % d'étrangers '.
Les classes inférieures, parmi les travailleurs proprement
dits, sont constituées par les ouvriers des docks, qui comprennent
tous les travailleurs irréguliers, fainéants ou incapables, déchets
des autres classes de la société. Sur 51 i ouvriers des docks de
West India, 361, soit 70 %, sont nés à Londres. D'autre part,
parmi les 153 étrangers, i seulement comptaient moins de
5 années de séjour dans la capitale; 14 en avaient de 5 à 10;
28 de 10 à 20 et 97 plus de -20 : en sorte que l'afflux direct de
la province vers la profession des docks est encore moindre que
ne l'indique le chiffre fourni par la proportion précédente, et
que ce dernier n'est obtenu que par l'influence intermédiaire
des autres métiers. Les chifires qui viennent d'être donnés com-
prennent principalement les ouvriers qui sont portés sur les
listes pour être employés de préférence aux autres, et dont le
travail est plus régulier. Les « steredores )> ou arrimeurs, qui
constituent une sorte d'aristocratie parmi les dockers, en raison
de l'habileté professionnelle que leur travail requiert, donnent
une proportion analogue de 75 % nés à Londres. Quant aux
ouvriers des docks dont le travail est irrégulier, la proportion
des étrangers est plus élevée que les moyennes générales qui
précèdent, puisqu'elle atteint 36 % . Mais on doit lui appliquer
l'observation qui a été faite plus haut relativement à la durée
de leur séjour antérieur dans la capitale -. Dans l'ensemble, le
métier de docker est principalement une profession londo-
nienne : l'élément provincial ne s'y rencontre avec une certaine
importance que dans les opérations qui exigent de la force,
comme le transport des grains ■'.
1. Ibid., p. 83-85.
2. On peut ajouter que les ébénistes, dont le métier est soumis aux dures et ins-
tables conditions du swealing System, se recrutent plutôt parmi les étrangers que
parmi les provinciaux (p. 97).
3. Ibid., p. 90-92.
•J4 LE CHÔMAGE ET l' ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
Il en est de même des autres métiers où l'effort musculaire
est requis, comme celui du charbon. Les professions où se ren-
contrent en plus grande quantité les provinciaux sont celles qui
se rattachent à l'industrie en bâtiment. Ici la proportion est
renversée, et donne 65,2 ^ d'immigrants. La raison en est,
d'une part, dans la force physique qui y est nécessaire ; d'autre
part, dans l'extrême division du travail à Londres, qui facilite
l'apprentissage du métier. Ces immigrants sont choisis de préfé-
rence comme contremaîtres i.
Cette supériorité des ouvriers étrangers sur ceux de Londres
se remarque dans d'autres métiers qualifiés, où les premiers se
trouvent en grand nombre. C'est ainsi que le secrétaire de
l'union des compositeurs apprécie leur plus grande régularité
et leur fidélité plus solide à l'organisation syndicale. Un entre-
preneur de construction remplace les mécaniciens de Londres
par ceux du Nord qui leur sont bien préférables. Et cette opi-
nion est partagée par tous les chefs d'entreprises, qui estiment
que l'ouvrier de Londres donne une production moindre d'un
tiers à celle de l'ouvrier de Sheffield ou de la Tyne. Une autre
preuve de cette différence apparaît dans ce fait que les organi-
sations ouvrières, trade-unions, sociétés coopératives, clubs
d'ouvriers, se recrutent principalement en province, et que les
immigrants occupent une place prépondérante dans les comités
et parmi les directeurs de ces sociétés ^. On en trouve encore
une autre dans ce fait que les quartiers de Londres vers lesquels
se dirigent les nouveaux arrivants ne sont pas les plus pauvres.
Si l'on recherche quelle est la part de l'excédent des naissances
sur les décès dans l'augmentation de la population entière de
la capitale, on trouve par différence entre le chiffre réel et le
précédent que celle qui revient à l'immigration est de 107.753
pour la période 1871-1881, soit une moyenne de 10.000 par
année. Or, le résultat inverse se manifeste dans les quartiers
pauvres, dont la population réelle est moindre que celle qui
résulterait de l'augmentation produite par l'excédent des nais-
1. Ibid., p. 90.
2. Ibid., p. 87, 97, 99.
COLONIES AGRICOLES, 95
sances sur les décès. Il s'ensuit que l'im migration ne se dirige
pas vers les quartiers misérables, et que la population de ces
derniers se recrute plutôt dans le reste de la ville qu'au de-
hors ^ .
Ces faits nous donnent à entrevoir quelles sont les causes de
cette exode vers la capitale. On peut les classer en deux caté-
gories générales : la nécessité de gagner sa vie et l'attraction
qu'exerce une grande ville sur un grand nombre d'imagina-
tions. Leur valeur morale est très différente : autant la recher-
che de moyens d'existence plus larges, permettant d'élever le
niveau de sa vie, est conforme au progrès social, autant le
dégoût d'une vie simple et le désir de distractions parfois mal-
saines sont les indices d'un faible développement de la culture
morale et intellectuelle. C'est ce qui explique les plaintes et
les récriminations que l'on entend couramment formuler contre
ce mouvement, parce qu'on le considère comme étant dû à la
deuxième cause et non à la première. Mais ce point de \Tie est
en opposition avec les faits. « Le courant continu qui va vers
les villes, n'implique pas nécessairement que leur attrait de-
vienne plus fort, et que celui des districts de la province le soit
moins. Il se peut qu'il en soit ainsi, et c'est probablement le cas,
mais il n'est pas démontré par l'immigration. Tout ce qui est
prouvé, c'est que les attractions des villes sont mieux connues
et plus accessibles ~. » L'influence de cette cause n'est pas dou-
teuse, et c'est à elle que les villes doivent l'arrivée des résidus
sociaux, des chemineaux de la pro\dnce. « Mais, dans l'ensem-
ble, le mouvement est d'ordre économique, il consiste dans la
poursuite d'un avantage économique certain et réel ■^. »
Il faut se rendre compte en premier lieu que si l'on déserte
les villages, c'est principalement parce qu'on n'y trouve plus
à vivre. Les réponses recueillies sur ce point dans l'enquête
«|ue nous citons ne laissent place à aucun doute *. L'agriculture
1. Ibid., p. 62-65.
2. Ibid., p. 75-76.
3. Ibid., p. 68, 136-137.
4. Ibid., p. 130-131,
90 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
ne nourrit plus : beaucoup de fermiers font faillite ; le nombre
des salariés dans les principales fermes diminue en dix ans
de 17 % ; les gages restent à 11 sh. en été et à 10 en hiver^
Surtout, un grand nombre de petites industries rurales ont dis-
paru, et se sont concentrées dans les villes sous V influence des
applications mécaniques. C'est ainsi que le sciage de long,
qui était jadis une industrie de village, n'existe plus : les bois
sont importés directement dans les usines à vapeur qui les
débitent ; beaucoup de scieurs ont été obligés de suivre leur
industrie, et actuellement une grande proportion des ouvriers
de scieries de Londres viennent des districts ruraux 2.
D'autre part, la difiérence des salaires suffirait à elle seule
pour provoquer le mouvement en question : la main-d'œuvre
subit la loi de toutes les marchandises, qui les transporte des
Jieux où elles sont à bon marché vers ceux où leur prix est
élevé. Nous en verrons plus loin des exemples. La différence
des salaires, dans chaque profession, est très sensible : chez
les mécaniciens, ils sont de 38 sh. à Londres et de 26 en pro-
vince ; chez les compositeurs, ils varient de 36 sh. à 25 sh. 3. En
outre, les jeunes ouvriers arrivent beaucoup plus vite à gagner
des salaires avantageux en ville : alors qu'un jeune garçon de
15 ou 16 ans ne gagne qu'une demi-couronne (2 fr. 90) par
semaine dans les champs de son village, il reçoit 10 à 19 sh.
(12 fr. 50 à 23 fr. 75) dès son arrivée dans la ville ^.
D'autres circonstances surviennent pour augmenter l'eflet
1. Ibid., p. 131-135.
2. Ibid., p. 74, 131-132.
3. Ibid., p. 73-74. 137.
4. Ibid., p. 133. — L'auteur ajoute d'autres causes secondaires telles que les sui-
vantes. La division du travail dans l'industrie du bâtiment, à Londres, oblige à faire
venir de la province des ouvriers ayant fait leur apprentissage (p. 74). Cette cir-
constance ne saurait agir toutefois qu'à l'égard des rares spécialistes dont les en-
trepreneurs ont encore besoin : pour la grande majorité des travaux, la division du
travail permet précisément de se passer de l'apprentissage. En second lieu, les se-
cours de voyage accordés par certaines trade-unions ont pour effet de favoriser les
migrations. Ces secours sont, du reste, supprimés généralement, de nos jours, et les
trade-unions envoient plutôt directement l'ouvrier dans la place qui se trouve va-
cante (p. 74-7.5). Nous avons vu de môme que les voyages d'ouvriers sont plus
une survivance du passé qu'une institution réclamée par les nécessités modernes
{Supra, p. 83).
COLONIES AGRICOLES. 97
déterminant de ces causes. L'instruction a éveillé les intelli-
gences, élargi les horizons, élevé les conceptions; les jeunes
gens voient de nouvelles possibilités de développement do
leurs personnalités et de leur bien-être : un ministre de pa-
roisse rurale affirme que partout où il ouvre une école, c'est
pour la voir se vider par l'émigration vers les villes, et ce sont
les lemprraynents les mieux trempés qui sont les plus attirés.
Les chemins de fer facilitent l'exode et le mettent à la portée
de tous. La poste permet de se renseigner auprès des compa-
triotes que l'on compte dans les villes, et de s'assurer d'un
emploi pour son arrivée^.
De fait, la plupart des immigrants sont venus à Londres sur
les conseils et les encouragements de leurs parents et amis
qui les y avaient précédés et qui, après avoir déjà réussi à
se frayer leur chemin, aidaient les autres à en faire autant et à
échanger une situation médiocre pour une autre plus avanta-
geuse. C'est pourquoi l'on rencontre, dans la capitale, des
centres dans lesquels les émigrants se trouvent groupés
entre amis et connaissances : on trouve ainsi des colonies
de villages déterminés dans les dilierents quartiers. L'une
des agences d'immigration les plus efficaces est prol^ablement
les lettres que les enfants en place écrivent à la maison pa-
ternelle. Il s'ensuit que les immigrants, lorsqu'ils arrivent dans
la capitale, ne vont généralement pas au hasard, mais se sont
préalablement assurés d'un emploi, ou tout au moins savent
où aller pour en trouver un avec certitude : plus de la moitié
d'entre eux sont dans ce cas; sur l'autre moitié, le plus grand
nombre avait la conviction que leur capacité leur permet-
trait d'améliorer leur situation-.
On voit que l'opinion couramment admise dans le public,
suivant laquelle l'émigration rurale n'aurait pour effet que
d'augmenter la masse des miséreux qui vivent dans les villes,
est en contradiction absolue avec la réalité. Cette opinion dé-
rive d'une vue superficielle de l'aisance apparente qui règne
1. Ibid., p. 135-t36.
2. Ibid.. p. 132-135.
98 LE CUÔMAGE ET ]/ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
dans les campagnes, où chacun est assuré au moins de la vie
matérielle la plus indispensable. On n'y aperçoit pas les indi-
vidus réduits à la pauvreté absolue, dont le nombre, dans les
grandes villes, constitue un fléau social, et cela parce que leur
nombre est si restreint, en dehors de celles-ci, qu'il peut sem-
bler insignifiant. Ce qu'on ignore généralement, c'est que « la
majeure partie de la pauvreté et de la misère, à Londres, en est
originaire, et n'est pas importée d'ailleurs » : les métiers qui
comptent le plus grand nombre d'ouvriers nés à Londres sont
ceux où le travail est occasionnel et irrégulier, et qui n'exi-
gent ni application ni efforts ^ La même conclusion ressort
lorsqu'on envisage lagglomération dans les logements étroits
comme un indice matériel et mathématique de pauvreté. Les
professions dont les représentants offrent le plus grand pour-
centage d'individus nés à Londres sont aussi celles où l'on
trouve la proportion la plus forte d'agglomération : tels sont
les travaux exécutés sous le régime du sweating ou les métiers
qui déclinent, fabrication d'enveloppes, de brosses, de fleurs ar-
tificielles, reliure, ou encore les professions de dockers ou de
marchands des quatre-saisons. Au contraire, la plus faible
agglomération correspond aux métiers qui comptent la plus
forte proportion d'immigrants -.
Loin d'accroître la pauvreté dans la capitale, les individus qui
viennent de la campagne y augmentent le bien-être général
par un travail plus énergique, par une vitalité plus riche, par
le maintien du niveau de l'existence. Au bout de deux généra-
tions,, la population urbaine s'affaiblit; l'énergie diminue, et
c'est ainsi que se préparent et se produisent les déchéances
individuelles : si les nouvelles recrues du travail ne venaient
constamment apporter des forces et des ambitions neuves, le
niveau de la vie s'abaisserait à chaque génération. Ce n'est
pas l'immigration dans les villes qui produit le chômage,
et il n'est pas plus exact de soutenir qu'elle en soit la cause
indirecte, en expulsant de leurs emplois les travailleurs qui y
1. Ibid.,Y>. 142.
•2. ma., T série, t. V, p. 28-30.
COLONIES AGRICOLES. 99
étaient occupés et qui se trouveront désormais sans travail :
les arrivants des campagnes viennent simplement remplir des
services qui correspondent aux besoins de la commande ; sans
eux, ces emplois seraient entre les mains de travailleurs qui
leur sont sensiblement inférieurs, et leur arrivée constitue un
gain positif pour l'industrie et pour la population entière.
« La libre circulation de la main-d'œuvre est le véritable sang
qui vivifie la conmiunauté industrielle moderne. Partout où
elle s'arrête, il y a crise industrielle. C'est certainement le mou-
vement qui est salutaire, comme c'est lui qui est malsain. Le
déplacement de l'armée des vagabonds et des rôdeurs sans
foyers ne saurait être une cause ni un symptôme d'un bon
état du marché du travail. iMais le mouvement qui représente
une réelle mobilité économique, le pouvoir de transporter ra-
pidement la main-d'œuvre dans les nouveaux terrains deman-
dés, est souvent la seule sauvegarde que le travailleur possède
au milieu des nombreux et complexes bouleversements pro-
duits par l'industrie moderne i. »
Les faits que nous venons d'analyser et les conclusions qui
s'en dégagent peuvent être étendus en dehors de l'Angleterre.
Une autre enquête, qui pour porter sur des données moins
concrètes que la précédente n'est pas moins appuyée sur des
observations très sûres, relève la même situation en Belgique,
et ces résultats se retrouveraient dans toutes les régions de
l'Europe occidentale soumises au régime de l'industrie moderne.
La crise agricole se fait sentir en Belgique comme ailleurs :
elle a pour efïet de pousser à la spécialisation commerciale
des cultures, au machinisme, et à la réduction des frais de pro-
duction, notamment de ceux de la main-d'œuvre 2, Cette ra-
réfaction du travail agricole est souvent attribuée au machi-
nisme : on constate, en effet, qu'une faucheuse mécanique fait
la besogne de 6 ou 7 ouvriers, une moissonneuse-lieuse celle
de 15. Certains ingénieurs agronomes estiment que l'emploi
des machines économise actuellement pour 25 francs de main-
1. lOkl.. V" série, t. III, p. 65-06. 110-111, 145-146; 2' série, t. V, [>. 106.
'1. Vandervelde, L'exode rural, \). 99-106.
100 LE CHÔMAGE ET LASSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
cV œuvre à l'hectare. Par ailleurs, on constate le dépeuplement
de plusieurs campagnes : la densité de la population rurale,
dans le Calvados, l'Orne et la Manche, s'est abaissée de 17 ha-
bitants par kilomètre carré, de 1846 à 1891 (54 au lieu de 71);
dans l'arrondissement de Caen, le dépeuplement des campa-
gnes a été de 35 à 40 % \ certains villages, surtout dans les
plaines où dominent les terres de labour, ont perdu la moitié
de leur population. On attribue ce fait au précédent, et l'on en
conclut que c'est la machine qui a chassé l'ouvrier agricole ^
Une observation plus précise conduit cependant à repousser
cette relation de cause à l'effet dans la plupart des cas : si l'on
met à part l'influence de la machine à battre qui supprime
une occupation hivernale et accentue le caractère de chômage
périodique que présentent les travaux agricoles, on est obligé
de constater souvent que c'est au contraire la pénurie de la
main-d'œuvre, et surtout l'absence d'ouvriers actifs et cons-
ciencieux, qui poussent les cultivateurs à y suppléer par l'em-
ploi des machines^. Les deux faits, réduction du personnel,
emploi des machines, sont concomitants, et dérivent d'une
même source, qui est la spécialisation de la culture et la né-
cessité de diminuer les frais d'exploitation, mais ne sont pas
nécessairement la cause l'un de l'autre.
Le caractère saisonnier des travaux agricoles n'est pas non
plus une cause générale du chômag"e dans les campagnes. La
disparition des industries rurales n'affecte pas précisément le
travail agricole lui-même. On trouve des professions villag-eoi-
ses qui sont associées à une occupation agricole. Mais ce sont
rarement les mêmes individus qui se livrent à tour de rôle
aux deux genres de travaux : lorsque cette association existe-,
le travail agricole consiste plutôt dans l'horticulture ou la très
petite culture, celle à laquelle se livre tout individu industrieux
qui habite la campagne ;ilne s'agit pas là de culture deschamps^.
1. Annales du Musée, social, 1905, p. 200-201.
2. Chevallier, oj).cil.,\>. 18-19.
3. Tel est le cas de la culture associée au travail des mineurs de la Prusse rhé-
nane (Cf. Ouvriers des Deux Mondes, T série, t. 11, p. 251).
COLONIES AGRICOLES. 101
Il en était ainsi notamment avant 1789, sous le régime de
corporations qui entravaient la concurrence qui leur aurait
été ainsi portée; l'ordonnance de 1762, qui autorisait le tis-
sage dans les villages où la corporation des tisserands n'était
pas représentées, fut considérée comme une innovation'. La
disparition des industries ménagères, comme le tissage, dont
le produit était destiné à la consommation de la famille agri-
cole, n'a amené aucun chômage; si le cultivateur a abandonné
la culture du chanvre et du Un, c'est qu'il a une économie cer-
taine à acheter les objets déjà manufacturés; il y a donc pour
lui tout profit à s'épargner une dépense, un travail et une
perte de temps. Il existe d'ailleurs actuellement un grand
nombre de campagnes dans lesquelles on ne rencontre aucune
industrie à domicile et où la crise du chômage ne paraît pas se
manifester : nous pouvons citer notamment le Bas-Beaujolais,
le Pays basque, etc. ". Nous aurons plus loin à nous occuper des
chômages périodiques inhérents aux travaux agricoles ; mais
nous devons constater qu'il n'est pas plus intense actuelle-
ment qu'autrefois, réserve faite de la suppression du battage à
la main, et que ce n'est pas à cette cause qu'est due l'émi-
gration des ouvriers agricoles.
On ne saurait du reste considérer comme un remède contre le
chômage cette association du travail agricole et du travail in-
dustriel que préconisait Le Play. Elle produit d'excellents effets
relativement à la pêche côtière dont le caractère démoralisant,
par l'irrégularité des gains, s'amende sous linfluence d'économie
et de stabilité de la culture ; mais il ne s'agit pas ici d'un tra-
vail industriel. En ce qui concerne celui-ci, il suffit de remar-
quer que les populations qui vivent à la fois de l'une et de
l'autre profession sont souvent parmi les plus misérables et les
plus exploitées 3. Il en est ainsi des cloutiers à la main ou des
ajusteurs pour voitures des Ardennes, qui louent leurs bras
pour le travail des champs ou des forêts pendant les chômages,
t. Chevallier, op. cit.. p. 20.
2. Questions pratiques, t900. p. 133. — Science sociale, 1905, fasc. XVIl.
3. Leroy-Beaulieu, Traité d'Écon. polit., t. I, p. 354.
102 LE CHOMAGE ET l'aSSISTANXE PAR LE TRAVAIL.
(les tisseurs de la province de Gand qui sont des ouvriers agri-
coles, les usines chômant pendant le temps des semailles et des
moissons ^. Ce fait s'explique doublement par la capacité infé-
rieure d'organisation des ouvriers ruraux et par le jeu de la loi
des salaires qui a été déjà exposée %
La cause de l'émigration, doit être cherchée à peu près uni-
quement dans les transformations que subit la culture par suite
du régime actuel du commerce international. Il n'entre pas
dans le cadre de ce travail d'expliquer les causes et les condi-
tions de ces changements ^. 11 suffit d'avoir vu de près l'agri-
culture ou de l'avoir pratiquée en vue d'y gagner de l'argent, et
non par engouement, pour reconnaître que les procédés suivis
jusqu'ici, ou aggravés encore par les conseils des agronomes
officiels, sont condamnés à disparaître, et que, loin d'appeler
un plus grand nombre de bras, la terre en repousse une pro-
portion de plus en plus forte. Ce n'est pas vers une culture plus
intensive que tend cette évolution : le défrichement des com-
munaux et des terres soi-disant incultes ne ferait vivre personne,
et servirait seulement à ruiner les cultivateurs en augmentant
la concurrence dont ils souffrent et en leur enlevant des pro-
duits qui leur sont indispensables^.
L'aggravation des conditions du travail agricole apparaît
nettement lorsqu'on considère les migrations périodiques des
ouvriers qui se rendent en masses de leur pays d'origine vers
ceux où les appellent certains travaux : chaque année, 15.000 à
20.000 petits cultivateurs passent d'Irlande en Angleterre et en
Europe pour y faire la moisson; les ouvriers des provinces de
l'Elbe, au nombre de 75.000, vont ainsi faire la culture des
betteraves dans l'Allemagne centrale, et notamment en Saxe et
dans les provinces saxonnes; celles de l'Est reçoivent, au con-
1. Vandervelde, op. cit., p. 218.
2. Supra, p. 5.
3. V. sur ce point Dauprat, Science sociale, 1904, fasc. V et XV.
4. Vandervelde, op. cit., p. 55-56. — Certains agronomes se récrient à la vue de
landes qui ne portent que des ajoncs et des fougères, alors qu'elles pourraient donner
de riches luzernes; ils ignorent qu'elles rapportent plus sous le premier état que
sous le second {Science sociale, 1905, fasc. XVII, p. i99).
COLONIES AGRICOLES. 103
traire, les ouvriers de la Galicie et rie la Pologne russe ; dos
milliers de travailleurs quittent les Pouillcs pour faire la mois-
son en Amérique, sur des steamers aménagés dans ce but, et
quilesramènentpourla somme modique de V5 francs, nourriture
et logement compris: les montagnards de l'Italie centrale, no-
tamment des Abruzzes. vont travailler les campagnes de Novare
et de Rome ; l'Espagne envoie de même des ouvriers dans les
départements limitrophes; la Bretagne en envoie en Norman-
die; l'exode des Belges en France est connu : leur nombre, qui
est de 27.000 environ au moment du sarclage des betteraves,
s'élève jusqu'à VO.OOO au moment de la moisson '. Le caractère
de cette émigration est bien diiférent de celle qui dépeuple les
campagnes : la qualité absolument inférieure de cette main-
d'œuvre est notoire ; ce sont ou des chemineaux, ou des masses
désorganisées, dépourvues de toute énergie et de toute capacité,
conduites par des chefs qui les exploitent et abusent de leur
misère '. Au contraire, partout où ces travailleurs vont apporter
leur concours, on constate qu'un courant d'émigration, soit in-
dividuel, comme en Angleterre, dans la Plaine saxonne ou en
France, soit collectif, comme en Italie septentrionale, mais en
tout cas plus prospère, aspire les meilleurs éléments de ces
contrées, laissant une place libre que les autres viennent com-
bler 3. Il est donc évident que la situation économique du tra-
1. Vandervelde, op. cit., p. 28-34, 162-163. — R. Blanchard. La Flandre, 1907.
2. Cf. Vandervelde, op. cit., p. 167. — Science sociale, 1907, fasc. XXXV, p. 46-47.
3. En Angleterre, la plupart des émigrants appartiennent aux [)rofessions urbaines.
Au contraire, presque tous les courants d'émigration pauvre qui se produisent en
Europe, viennent de régions où sévit la crise agricole, comme llrlande, l'Espagne,
l'Autriche-Hongrie, l'Irlande. Dans la commune d'Ellezelles, en Belgique, c'est de la
suppression du tissage à bras, vers 1845, co'incidant avec une crise agricole, qui mit
un tiers de la population à la charge de l'assistance publique, que date l'exode annuel
des habitants vers la France (Vandervelde, op. cit.. p. 118, 164). « Les voies de
communication ne sont que le moyen qui facilite le déplacement. La cause qui dé-'
termine cette affluence est ailleurs : c'est la difficulté de vivre dans son pays natal,
ou l'espérance de mieux vivre ailleurs, qui pousse l'homme à changer de résidence.
L'immigrant passe d'une contrée à une autre, .suivant le niveau des salaires. La grande
majorité des immigrants se compose d'ouvriers ou d'employés; les uns et les autres
viennent beaucoup plus d'Allemagne, de Belgique, d'Italie, où le travail est peu payé,
que d'Angleterre, où il est largement rémunéré, y (Levasseur, La population fran-
çaise, t. III, 1892, p. 317, cf. p. 324 et suiv.; Le caractère de cette émigration se
104 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTAACE PAR LE TRAVAIL.
vailleur agricole était inférieure à la capacité de production des
émigrants, puisqu'ils l'ont quittée pour une autre qui lui est
préférable, et que ceux qui les y remplacent sont à un niveau
sensiblement inférieur. Ce sont les pays où les salaires sont le
moins élevés qui fournissent de main-d'œuvre ceux où le be-
soin de bras, une correspondance plus exacte de l'offre de tra-
vail avec la demande de production, produit une hausse des
salaires ^ L'émigration des campagnes constitue donc, non pas
une déchéance, mais au contraire une ascension des divers
éléments qui y participent. « L'exode rural apparaît de plus en
plus comme le seul dérivatif, réellement efficace, aux souf-
frances du prolétariat des campagnes 2. »
On voit par ce qui précède que le retour à la terre, entendu
comme le font les écrivains que nous avons cités plus haut, ne
saurait constituer une solution au problème du chômage. Pour
les travailleurs qui, placés dans les conditions normales, pour-
raient utilement employer leurs efforts et leur capacité de pro-
duction, une telle mesure constituerait une déchéance ; elle les
replongerait dans une situation sans issue pour eux et présentant
des conditions analogues à celles d'où l'on vient de les retirer ; ce
travail n'est pas fait pour cette catégorie. Si l'on veut néanmoins
marcher dans cette voie, suivant le système des colonies agricoles
hollandaises, on ne peut arriver à leur faire une situation en
rapport avec leur mérite qu'à la condition de recourir à la cha-
rité; de plus, cette protection ne peut pas abandonner ceux à
qui elle s'applique, sous peine de les voir redevenir les victimes
des conditions réelles du marché auxquelles elle les avait sous-
manifeste par la difficulté qu'éprouvent ces ouvriers à quitter leur lieu d'origine;
ils ne s'y décident que s'ils ne peuvent pas faire autrement : les ouvriers carriers du
Condroz préfèrent se rendre chaque jour à 30 ou 40 kilomètres de leur domicile que
de changer de résidence; il en est de môme d'ailleurs de toutes les migrations belges
ou italiennes (Vandervelde, op. cit., p. 172, 174. — Cf. iiifro, 3= partie, cliap. m,
'fi 3). Cette conclusion est confirmée par ce fait qu'en Belgique, ce sont les industries
à domicile, soumises au swealing System, qui donnent la proportion la plus élevée
d'ouvriers nés dans la commune où ils travaillent, 8/10 contre 7/10 {Questions pra-
iiques, 1902, p. 178).
1. Vandervelde, op. ci/., p. 159-101.
2. lOid., p. 109.
COLONIES AGRICOLES. dOo
traits artificiellement. Ce remède, inefficace ainsi que nous le
voyons, serait d'autant plus pénible (|uc l'ouvrier des villes est
habitué à la grande ville dont il connaît par expérience les
incontestables avantages et les commodités, que la femme qu'il
a épousée éprouve une répulsion encore plus prononcée pour
les champs, que l'élargissement de son horizon intellectuel n'y
trouverait par des aliments suffisants : les charmes de la vie rurale
ne sont ressentis que par une faible minorité des classes culti-
vées; les autres ne prennent leur parti de cette existence que par
habitude ou par nécessité. Ceci explique finsuccès des tentatives
de réalisation de cet objet, sauf d'une façon transitoire ou en cas
d'extrême urgence, comme dans le cas des placements effectués
par les bourses du travail de Ludwigsburg et de Constance i. Les
œuvres parisiennes d'assistance par le travail cherchent à rapa-
trier les indigents qui s'adressent à elles : l'Union du VP arron-
dissement, en 1897, en avait expédié en province 1.144 sur
3.250 assistés; mais le directeur de l'œuvre est obligé de
prendre de grandes précautions pour empêcher que les billets
de chemin de fer ne soient revendus avant le départ. C'est la
seule œuvre qui ait organisé sérieusement le repatriement : celle
de l'avenue de Versailles n'en expédie que 1 % ; \a, Maison de
travail de la rue de l'Ancienne-Comédie ne réussit que pour les
jeunes gens n'ayant pas dépassé l'âg-e de quatorze ans; tous
les autres ne tardent pas à revenir, quand ils ont consenti à
partir-.
Quant aux catégories inférieures des chômeurs, si les plus
capables et les plus laborieuses ne peuvent pas espérer de trouver
dans le travail des champs un remède à leur situation, à plus
forte raison seront-elles dans le même cas. Et si les vrais tra-
vailleurs eux-mêmes sont obligés de vaincre une répulsion pour
quitter la ville, cet obstacle doit être insurmontable pour les
autres qui sont encore bien plus sensibles à l'attraction des villes.
On serait obligé d'employer la force pour y contraindre, et je
laisse à juger les résultats du travail qui serait accompli dans de
1. IbUL, p. 261.
2. Lecoq, op. cit., p. 342 et suiv., 368, 371.
lOG LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE l'AR LE TRAVAIL.
telles conditions. En admettant même qu'on y parvienne, on
n'arriverait par là qu'à augmenter le nombre des catégories
inférieures que nous avons vues se répandre dans les campagnes
dont les meilleurs travailleurs ont émigré à la recherche d'une
situation plus avantageuse; par suite, on créerait à ces caté-
gories une concurrence qui contribuerait encore à déprimer
leur condition.
On voit que les résultats de lassistance par le travail agricole,
effectuée sans tenir compte des conditions du marché, sont les
mêmes que ceux de l'assistance par le travail industriel dans
laquelle on ne cherche pas à se plier à ces exig-ences. De même
que celle-ci ne doit pas s'appliquer à un objet qui ne réponde à
aucune demande et dont la production ne soit pas commercia-
lement avantageuse, de même, et pour des raisons identiques,
celle-là doit se détourner d'un champ d'action qui devient de
plus en plus fermé à un grand nombre de travailleurs et dont la
demande de bras se réduit de plus en plus^ Ces conditions ne se
présentent pas dans les pays neufs, où la culture se plie natu-
rellement aux exig-ences du marché et où, par suite, la pro-
duction reste pour ainsi dire illimitée. Seulement, nous l'avons
vu, ce remède n'est à la portée que d'un petit nombre; il ne
peut s'appliquer qu'à la catégorie qui est privée de son emploi
régulier par suite de circonstances tenant unicpiement à la dis-
parition de cet emploi, mais qui reste capable dune production
satisfaisante lorsqu'elle est placée dans des conditions normales;
et dans cette catégorie, seuls, les plus énergiques, les plus
confiants dans leurs propres forces et dans l'avenir, peuvent
réussir.
Le problème peut être envisagé sous un autre aspect. L'exode
1. 11 existe un pays où la petite propriété rurale est répandue entre un très grand
nombre de mains, et où la situalif^n de l'agriculture se présente dans les conditions
les plus favorables : c'est la Roumanie, où sur une population de (i millions et demi
d'habitants 1.015.205 chefs de famille représentant plus de 5 millions d'individusi
possèdent 3.319.695 hectares de terre et où les petits prépriélaires ont la faculté
d'occuper leurs bras sur des domaines plus vastes qui les avoisinent. Néanmoins, en
dépit de très bonnes récoltes, la situation des paysans y est aussi misérable que dans
les autres pays, et donne lieu aux. mêmes réclamations [Journal des Débats,
i mai 1907).
COLONIES AGRICOLES. 107
rural n'est pas dû seulement à la crise agricole : la disparition
des industries rurales y aune part au moins aussi importante. Le
nombre est considérable des industries qui étaient exploitées
jadis en petit atelier, dans les villages, et qui aujourd'hui sont
concentrées dans de grandes usines urbaines : on cite en Bel-
gique l'armurerie liégeoise, la clouterie des pays wallons, le
tissage du lin dans les Flandres, etc. ' ; des régions entières se
trouvent atteintes, telle la Mayenne, où l'industrie du tissage
de la cotonnade disparaît devant les usines américaines 2; nous
verrons que celles qui paraissent encore se maintenir, comme
l'horlogerie dans le Jura ou la rubanerie à Saint-Étienne, ne
subsistent que par suite de circonstances spéciales ou sont même
profondément atteintes.
C'est donc bien l'absence de travail qui pousse les ouvriers
des campagnes vers les villes. Les uns se déracinent avec peine,
et recherchent un emploi dans le voisinage le plus immédiat de
leur domicile : c'est ainsi que plus de 5.000 ouvriers vont tra-
vailler dans les charbonnage du Hainaut, sans reculer devant un
déplacement journalier de 50 kilomètres, soit \ heures de
chemin de fer; de sorte qu'après une journée do travail de
12 heures et une marche de nuit souvent longue pour regagner
leur domicile, il leur reste à peine 5 à 7 heures à se reposer
chez eux^. Les plus audacieux et les plus capables vont dans les
villes et suivent dans leur migration leurs métiers qui s'en vont.
« Les éléments les plus énergiques et les plus habiles de l'armée
ouvrière sont en marche, pour conquérir plus de bien-être, pour
utiliser, plus fructueusement, leur capacité professionnelle ; et
ces migrations locales, intéressant quelques centaines de tra-
vailleurs, sont l'image réduite mais fidèle de l'immense mouve-
ment d'ascension qui, d'étape en étape, a cheminé du prolétariat
rural vers les grands centres d'industries et de population ^. »
L'avantage de cet exode est considérable pour les émigrants. Il
1. VandeiVelde, 0/3. cit.. p. 72 et suiv.
2. Note de M. Chappée, Rapport sur la quest. du cJ/oin.. p. 339 et suiv.
3. Vandervelde, op. cit., p. 150-151, 183.
i. Ibid., p. 175.
108 LE CHÔMAGE ET l'aSSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
Test aussi pour les travailleurs qui restent dans la caïupag-ne : en
raréfiant la main-d'œuvre, en transformant l'ouvrier agricole
d'un manœuvre en un conducteur de machine, il élève son niveau
intellectuel et exige de lui une instruction qui lui était inutile
auparavant; il l'achemine ainsi vers un développement de son
existence et une plus nette conception des conditions du travail
qui doivent correspondre à cette nouvelle situation '. Malheureu-
sement, le fait que ce sont les ouvriers les plus capables et les
plus intelligents qui quittent les campagnes', et qu'ils y sont
remplacés par des éléments absolument inférieurs, empêchera
sans doute longtemps cette possibilité de se transformer en une
réalité.
En même temps que le courant qui entraine les industries
rurales vers les villes, un autre se manifeste en sens inverse.
De nombreuses considérations amènent certaines usines à se
transporter à la campagne : ce sont l'économie résultant des
salaires moins élevés ou du loyer moindre des terrains ou des
bâtiments, l'utilisation des chutes d'eau, la proximité du com-
bustible ou de la matière première, etc. C'est ainsi qu'à Man-
chester et dans la province de Gand, tous les tissages ont été
transférés en dehors des villes; il en est de même à New- York
et en Westphalie pour les fonderies ^ On peut faire la même
remarque au sujet d'un certain nombre d'industries françaises :
beaucoup d'imprimeries, de fabriques de chapeaux, etc., ont
quitté les grands centres au profit de localités moins populeuses.
Il semble donc qu'en présence de ce mouvement, on puisse
espérer un décongestionnement des grandes agglomérations,
dans lesquelles se rencontrent les masses de sans-travail, et
ramener dans les campagnes les ouvriers qui en sont partis.
Il faut remarquer cependant qu'il n'y a pas là à proprement
parler, de retour aux champs : les ouvriers occupés dans ces
usines ne sont pas toujours ceux qui ont été chercher fortune
dans les villes; ce sont ceux des campagnes environnantes;
1. Jbid., p. 224-227.
'J. I'. (I<; Ilousiers, Le Trade-unionisme en A)igle(erre, p. 112.
3. Vandervelde, op. cit., p. 252-255.
COLONIES ac;hicoli:;s. 109
le courant d'émigration n'est donc pas renversé, mais simple-
ment détourné : au lieu de se diriger vers les grandes agglo-
mérations, il tend vers les petites villes où sont installées ces
usines. Quand parfois le déplacement des industries ne se pro-
duit que dans les environs rapprochés des grands centres où
elles fonctionnaient auparavant, dans ce cas-là aucune modi-
fication ne peut se produire dans le courant d'émigralion : les
ouvriers continuent à habiter les faubourgs, tant que les diffi-
cultés du transport ou la baisse des salaires ne les oblige pas à
se fixer plus loin du centre*. Du reste, le mouvement dont il
s'agit ne saurait prendre un développement bien intense :
l'industrie ne saurait se contenter, pour arriver à une pro-
duction économique, de la main-d'œuvre inférieure qu'elle
peut trouver dans les éléments qui n'émigrent pas des campa-
gnes. Or, dès le moment où elle voudra s'attacher les bons
travailleurs, soit ceux des campagnes qui eussent été suscep-
tibles de gagner les villes, soit même ceux qui s'étaient déjà
fixés dans celles-ci, il faudra bien que les salaires remontent au
taux suffisant pour que ceux-ci retrouvent le niveau de l'exis-
tence qui leur convient; l'organisation ouvrière capable d'a-
mener ce résultat se fera d'elle-même dans ce cas, puisqu'elle
tient encore plus à la capacité des travailleurs qu'au fait de
leur agglomération. Cette cause souvent prépondérante du dé-
placement de l'industrie est donc limitée par la force des
choses dans ses effets : ceux-ci ne consistent pas à produire
l'extinction de l'exode rural. Tout au plus sont-ils de nature à
accentuer encore le chômage urbain et à aggraver le fléau.
On peut concevoir une troisième forme du retour des tra-
vailleurs des villes vers la terre. Si, au lieu d'habiter les
quartiers très agglomérés où ils ne rencontrent que les con-
ditions hygiéniques et morales les plus défectueuses, ils ins-
tallent leurs foyers dans un rayon suffisamment rapproché
pour pouvoir se rendre journellement à l'atelier, ils bénéfi-
cient ainsi d'une économie notable des loyers, de la ressource
1. Vandervelde, op. cit., p. 266-267. 272.
110 LE CHÔMAGE ET l' ASSISTANCE l'AR LE TRATAIL.
des produits du sol qui entoure leur habitation, et de con-
ditions de salubrité très appréciables^ . Un mouvement assez
intense se produit en ce sens, et il serait intéressant de lui
consacrer une étude spéciale, en raison des particularités que
présente ce mode d'existence, qui diffère sensiblement des re-
mèdes contre le chômage qu'on a envisagés précédemment. Il
est notablement facilité par les trains ouvriers organisés pour
transporter les travailleurs dans la banlieue des grandes villes :
une loi de 1883 donne au Board of trade le droit d'obliger
les compagnies de chemins de fer, dans les districts indus-
triels, à créer des trains spéciaux avec des tarifs ne dépas-
sant pas un penny par mille; cette même année, 110 trains
de ce genre faisaient un parcours de 763 milles; l'année sui-
vante, 476 trains faisaient 2.732 milles 2. En Allemagne, on a
créé dans le même but des 4"^^ classes. En Belgique, il existe des
trains de ce genre •*. En France, on a fait de même des tarifs
extrêmement réduits. Le cadre de cette étude nous oblige à
nous restreindre à quelques indications sommaires sur ce sujet.
Observons tout de suite que le travail agricole qu'il comporte
ne peut pas aboutir à une véritable industrie, c'est-à-dire à la
production d'objets destinés à la vente, mais uniquement a
procurer un appoint à la consommation du travailleur lui-même,
constituant une ressource pour son budget : les grandes villes
développent la culture maraîchère dans leur voisinage, mais
cette industrie est une branche de production très spéciale, qui
exige des frais d'établissement et un certain chiffre d'affaires, et
n'est pas abordable, sinon dune façon très secondaire, à l'ou-
vrier qui utilise simplement ses loisirs et ses propres bras à la
culture d'un jardinet*.
Si, dans certains cas, l'exploitation de cultures spéciales dans
1. Les loyers élevés, dans les villes, coiilribuent à pousser l'ouvrier à rechercher,
par économie, des logements insalubres, où il est insensiblement la victime do
la tuberculose et de l'alcoolisme (D' Gibert, Des divers modes d'assistances aux
nécessileux sans travail, IS'JT, p. 16-I7j.
'i. Bull. off. trav., 1895, p. 5G-57.
.!. Vadervelde, op. cil., p. 131-135.
h. Rivière, Jardins ouvriers, 190'j,p. 3'!, .'56.
COLOMES AGRICOLES. Jll
les jardins mis à la disposition des ouvriers, a pu leur permettre
de suppléer à l'absence du travail industriel qui vient à leur
faire défaut ', ce ne peut être que parce que ces produits répon-
daient à un besoin de la consommation locale, et en outre
parce que les facilités de communication en permettaient l'é-
coulement. Mais ces circonstances ne sauraient être générales.
Dans les conditions ordinaires, une famille ouvrière ne peut
récolter que ce qui est nécessaire à sa consommation ; la vente
du surplus ne peut pas constituer pour lui un bénéfice '.
D'un autre côté, il importe de ne pas confondre les œuvres
gratuites de jardins ouvriers et d'habitations à bon marché,
telles qu'elles sont organisées en France, en Belgique, en Suisse,
en Italie, avec les entreprises relatives au môme objet qui sont
fondées sur le principe commercial. Ce second procédé, usité
d'une façon générale en Angleterre et aux États-Inis, est le seul
qui produise des effets sociaux satisfaisants, alors que le premier
attire les fainéants, en éloignant les travailleurs. Lors môme
que l'habitation et le jardin sont loués à l'ouvrier, ce dernier
perd en indépendance à l'égard de l'employeur les avantages
qu'il en retire, toutes les fois que ce dernier réunit sur sa tète
les deux qualités de propriétaire et d£ patron.
Cette même raison s'oppose à ce que l'ouvrier acquière la
propriété du jardin et de l'habitation. La mobilité que les con-
ditions de l'industrie moderne imposent à la main-d'œuvre,
pour l'amélioration de sa situation, et même dans le cas de chô-
mage, est entravée lorsque celle-ci se trouve fixée en un lieu dé-
terminé par un lien tel que celui-ci.
Les avantages de ce remède, au point de vue social, sont donc
moindres qu'on se le figure en général. Le jardin ouvrier ne
peut constituer qu'un appoint pour le travailleur, et non un
gagne-pain en cas de chômage. Cet appoint lui-même agit dans
le même sens que l'association de l'agriculture accessoire à une
industrie principale. A moins d'une élévation parallèle de son
niveau d'existence, ces profits accessoires ne peuvent que con-
1. Cf. Rivière, op. cit.. p. 97-10.Ô.
'1. Cf. de Roiisieis, Ze Trade-unionisme en Angleterre, p. 114.
112 LE CUÔMAGE ET l' ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL.
tribuer à l'abaissement de son salaire i. Il faut donc conclure que
le jardin ouvrier ne peut intervenir utilement dans l'améliora-
tion des conditions de la vie ouvrière que pour la catégorie de
travailleurs qui, d'une part, travaillent dans un centre urbain et
peuvent facilement se déplacer pour se rendre à leurs occupa-
tions journalières, et d'autre part, qui sont capables d'améliorer
par ailleurs les conditions de leur travail et d'élever le niveau
de leur existence. Pour les autres catégories, pour celles qui
sont exposées au chômage, loin de constituer un remède contre
ce dernier, il en provoquerait au contraire le retour.
1. Les ouvriers se rendent bien compte de ce caractère, et ceci explique le mouve-
ment que l'on signale depuis 1890, dans le Pas-de-Calais, où les jardins ouvriers ne
trouvent plus preneurs, et où l'on considère comme de faux-frères ceux qui poussent
à la baisse des salaires par la culture de leur jardin Cf. Rivière. o/>. cit.. p. 58).
III
CONCLUSIONS
L'étude que nous venons de faire des institutions d'assistance
par le travail nous fournit divers enseignements. En premier
lieu, les résultats de ces multiples expériences montrent qu'il
n'existe pas de procédé valant par lui-même et qu'il suffise de
mettre en pratique pour obtenir la suppression de la misère et
du manque de travail. A peine pourrait-on dire (ju'il y en a qui
sont mauvais dans leur principe : car môme dans ces cas, les
inconvénients du régime peuvent être palliés dans une large
mesure lorsque la capacité des individus qui s'en servent s'y
prête. La réciproque est encore moins exacte : une institution,
quelque satisfaisante qu'elle soit pour l'esprit qui recherche
spéculativement les rapports des choses, et quelque féconds
que puissent être ses effets, ne produira ceux-ci qu'autant que
les individus seront capables de s'en servir conformément aux
lois qui la régissent.
Les travaux de secours organisés en vue de suppléer au dé-
faut d'occupation des chômeurs, exigent sans doute une condi-
tion indépendante des individus : il faut que l'objet en soit
choisi de telle sorte qu'ils puissent constituer réellement un
emploi lucratif pour les travailleurs, sinon les conséquences les
plus graves en découlent pour ceux-ci, comme pour les ouvriers
déjà occupés; ainsi, si l'on s'adresse de préférence à l'agricul-
ture, on n'obtiendra des résultats satisfaisants qu'à la condition
de se placer dans une situation où la production réponde à un
l\ï LE CHÔMAGE ET |/aSSISTA!\CE l'AR LE TRAVAIL.
besoin des consommateurs et à une possibilité de le satisfaire,
et non en surchargeant une production déjà trop exiguë pour
ceux qui l'occupent. Mais, en outre, deux autres conditions sont
essentielles : il faut que ceux qui organisent ces travaux soient
capables de les diriger comme le feraient des chefs d'industrie
désireux de réussir; il faut que ceux à qui ils s'appliquent four-
nissent la main-d'œuvre qui convient pour les exécuter. En
d'autres termes, une organisation de ce genre ne peut réussir et
donner de bons résultats qu'autant que les individus, dont l'ac-
tion est réclamée, présentent les qualités requises pour cela. Les
nombreux insuccès qui ont suivi les expériences qui ne réali-
saient pas cette condition, montrent qu'à son défaut, ce remède
cause au contraire de profondes perturbations dans l'ordre so-
cial tout entier, sans apporter aucun adoucissement aux maux
constatés.
Cette conclusion en entraine une autre avec elle : c'est qu'on
ne saurait traiter le problème du chômage sans avoir égard à
la valeur propre des individus qu'il concerne, et en quelque
sorte impersonnellement. Ainsi que le remarque très judicieuse-
ment M. Charles Booth, en raillant les systèmes qui reposent
sur l'occupation des terres incultes en Angleterre, on ne doit
pas traiter les inemployés comme « une armée imaginaire d'in-
dividus, car ils constituent en réalité un nombre très limité de
gens sans travail isolés », à la différence de la pauvreté, qui
embrasse une classe sociale tout entière ; seulement les individus
(jui représentent celle-ci ne sont nullement des sans-travail,
mais des ouvriers dont les conditions de travail sont défectueuses
ou irrégulières ^ Les classes ouvrières sont composées de caté-
gories très différentes les unes des autres, et le problème change
considérablement d'aspect quand on passe de l'une à l'autre.
Pour prendre un exemple, les secours donnés dans les œuvres
d'assistance par le travail permettent de mettre à l'écart la ca-
tégorie inférieure qui répugne à tout travail, et qui trouve dans
la mendicité, le vol ou la prostitution des moyens plus aisés
1. Op. cit., V série, t. I, p. 164-105.
CONCLUSIONS. llo
et plus lucratifs d'existence ; ils constituent une ressource pour
les incapables qui se contentent d'un salaire très réduit et irré-
gulier, toute réserve laite sur les méfaits de cette organisation;
appliqués aux travailleurs capables, laborieux et prévoyants
<jui se trouvent momentanément dans la misère, pour des causes
exceptionnelles et anormales, ils constitueront une véritable
déchéance ; ceux-ci en sortiront amoindris et déprimés, alors
(ju'ils eussent été efficacement secourus par une avance en ar-
gent qui serait au contraire un entraînement au vice pour des
individus moins bien doués.
L'observation du fonctionnement des institutions d'assistance
par le travail nous permet de préciser les difïérences qui sé-
parent les diverses catégories de sans-travail. Tout d'abord, il
y a parmi les ouvriers momentanément sans travail un assez
grand nombre d'individus qui présentent les qualités voulues
pour accomplir un travail sérieux et régulier. Ceux-là peuvent
recourir utilement aux bureaux de placement. Conduits sur des
chantiers de secours, ils donneront des résultats satisfaisants,
pourvu que ces entreprises soient convenablement dirigées, et
qu'ils ne soient pas mélangés avec des éléments inférieurs.
On pourrait même faire j^armi eux une sélection de travailleurs
qui ont échoué dans la vie ou dont l'industrie a disparu, mais
qui ont conservé toutes les qualités d'énergie et de capacité
qui leur permettraient de réussir dans des conditions normales :
dirigés dans des pays neufs, où l'agriculture, en échange de
la virilité particulièrement intense qu'elle exige, fournit une
occupation lucrative et développante, ils réussiront à se refaire
une nouvelle existence, et à atteindre une situation supérieure
à celle qu'ils avaient quittée.
A la suite de cette catégorie, nous rencontrons celle qui com-
prend tous les travailleurs peu capables et irréguliers, qui vivent
misérablement d'un travail inférieur sans cependant se con-
fondre avec la dernière catégorie des fainéants et des vicieux.
C'est elle qui comprend les laissés-pour-compte des bureaux de
placement, de même que les chômeurs qui fournissent un tra-
vail si coûteux dans les chantiers de secours non commercia-
110 LE CHÔMAGE Eï l'aSSISTANCE PAR LE TKAVAIL.
lement dirigés, et qui finissent par se lasser de cet effort au
bout d'un temps plus ou moins long. Y a-t-il lieu de distinguer
encore, parmi eux, des classes différentes, suivant qu'il s'agit
d'individus peu travailleurs ou adonnés à la boisson, ou sim-
plement incapables intellectuellement? Les faits précédemment
analysés ne nous permettent pas de répondre dès à présent
à cette question'. Qu'il nous suffise pour l'instant de noter
deux conclusions : premièrement, cette catégorie ne se confond
ni avec celle des vrais travailleurs ni avec celle des vagabonds;
deuxièmement, les remèdes imaginés à cet efîet ne sauraient
lui être applicables.
1. Sur ce point, comme pour toutes les questions que nous avons dû laisser dans
cette étude, je me permets de renvoyer à mon ouvrage sur le Problème du chômage,
qui paraîtra prochainement.
G. Olphe-Galliard.
L'Administrateur-Gérant : Léon G.4NGLoff.
TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET C"
MAI 1909
58 LIVRAISON
BULLETIN
DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
DE SCIENCE SOCIALE
SOUMAIRE : Nouveaux membres. — Los réunions mensuelles. — Le Pays des Hautes-
Vosges, par .J.-B. Perkel. — Les Battahs, par P. Descam^s. — Race et sociét(S par P. Des-
camps.— L'esclavage au moyen âge eu Italie, par A. Constantin. — Christiania, par L. Arqué.
— Bibliographie. — Livres reeus.
NOUVEAUX MEMBRES
MM.
Guiseppe Masala, Sassari (Italie), pré-
senté par M. Paul de Rousiers.
D'' Samuel Maia de Loureiro, présenté
par M. J. de Mattos Braamcamp.
M. François Carrau, apartado 138, Mon-
ievido (Uruguay), présenté par M. Paul do
Rousiers.
Martin Roger, Palamos. Catalogne (Es-
pagne), présenté par le même.
G. GiurCtEA, Bucarest (Roumanie), pré-
senté par M. Durieu.
LES REUNIONS MENSUELLES
Compte rendu de la séance de mars.
M. Lucien de Sainte-Croix met en dis-
cussion la question du Rang de la race,
connexe de celle de la Supériorité sociale.
Il recherche d'abord quelles sont les
éléments analytiques de la supériorité so-
ciale. Ces éléments, d'après lui, ne sont
autres que les différentes fonctions so-
ciales. A chaque fonction correspond un
organe, c'est-à-dire un groupement.
Les fonctions, ce sont les besoins de l'in-
dividu en société : 1'^ besoins économiques
(nourriture, vêtement, abri, etc.); 2'^ per-
pétuation de l'espèce; 3° vie artistique;
4" croyances communes (religion et
science) ; 5° morale ; 6"^ droit et 7° gouver-
nement.
Les organes, ce sont les groupements
sociaux : atelier, famille, associations, etc.
(Il e.st à noter, en passant, qu'un seul grou-
pement, la famille par exemple, peut être
l'organe de plusieurs fonctions distinctes.)
Cela étant, M. de Sainte-Croix nous pro-
pose la formule suivante :
Une société est supérieure à une autre :
1'^ Quand un plus grand nombre de fonc-
tions .sont accomplies par des organes
spéciaux {loi de la division du travail);
2*^ Quand chaque fonction est mieux
remplie (produit supérieur en qualité et
en quantité et augmentation de la va-
leur intellectuelle et morale du facteur
humain de l'opération);
3° Quand la nature du lien entre les in-
dividus composant chaque groupement,
est supérieure, c'est-à-dire quand ce lien
est fondé, moins sur le principe d'autorité,
et plus sur un contrat libre ;
4" Quand la société a le moins d'organes
inutiles, soit parasitaires, soit provenant de
survivances.
Le Itanfj de la race, dans la Nomencla-
ture, est ainsi la .synthèse des autres di-
visions. Il y a lieu, par suite, pour chacune
de ces divisions, de se poser les que.stions
suivantes :
a) Quelle est la fonction de chaque grou-
pement?
b) Comment le groupement est-il orga-
nisé en vue de la fonction?
c) Quelle est le service rendu par le
groupement à l'individu, et quelle est la
cliarge qu'il lui impose?
d) Comment l'individu sera-t-il le mieux
préparé à jouer son rôle dans le groupe-
70
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
ment ou, en d'autres termes, quelle est
l'éducation convenant le mieux en vue du
groupement?
M. Paul Bureau ne pense pas qu'on
puisse déterminer les fonctions de l'homme
sans prendre parti pour une théorie méta-
physique, religieuse ou non. La Science
sociale ne peut dresser la liste des fonc-
tions. Elle n'a pas, non plus, à distribuer
des palmarès aux différentes sociétés. Elle
peut classer celles-ci d'après leurs affinités
et leurs dissemblances, mais non d'après
leur supériorité. Il repousse le critérium
de la division du travail, qui lui paraît
être un principe a priori.
M. DE Sainte-Croix se demande à quoi
servent les groupements s'ils n'ont pas de
fonctions à remplir? La connaissance des
fonctions dérive de l'observation pure,
comme dans toutes les sciences biologi-
ques. Celles-ci admettent une hiérarchie
des espèces d'après la différenciation plus
ou moins grande des organes. Le mammi-
fère est supérieur au polype, parce qu'il
possède une série d'organes ayant chacun
leur fonction spéciale, tandis que, chez le
dernier,' il n'y a qu'un bien moins grand
nombre d'organes pour accomplir toutes
les fonctions.
M. Blancuon croit qu'il est difficile de
connaître les fonctions. De plus, il y a des
organes qui remplissent plusieurs fonc-
tions, et alors, il est difficile d'établir leur
importance respective. Le rendement de
l'opération e.st impossible à déterminer,
car il faut tenir compte à la fois de la qua-
lité et de la quantité. On ne peut établir
une hiérarchie qu'en jugeant d'après un
idéal métaphysique particulier.
M. DE Sainte-Croi.x ne nie pas qu'il ne
soit difficile d'étudier les fonctions, mais
cela n'est pas impossible. Quant à la ques-
tion du rendement des opérations, elle est
aussi très susceptible de solution : en ma-
tière économique, par exemple, la qualité
d'un produit se déterminera d'après sa va-
leur marcliande.
M. Paul Bureau fait remarquer que des
jjroduits supérieurs en qualité peuvent
être faits par des ouvriers plus malheureux.
M. DE Sainte-Croi.x accepte cette manière
de voir. Il rappelle que, d'ailleurs dans la
formule qu'il a proposée, il a eu bien soin
de faire état du facteur humain.
Selon M. G. Olphe-Galliard, la science
sociale doit faire appel à la métaphysique,
mais seulement dans la mesure du mini-
mum indispensable.
M. DE Sainte-Croix repousse tout appel
à la métaphysique, et croit que l'observa-
tion suffit à déterminer les fonctions.
M. Tabouriech donne des exemples de
fonctions devenues inutiles, par survi-
vance. La Révolution, par exemple, a sup-
primé un grand nombre de ces organes
qui grevaient lourdement la population.
M. Paul de Rousiers expose que le fait
de prendre pour base d'une étude la fa-
mille ouvrière, ne résulte pas d'un prin-
cipe métaphysique. La famille ouvrière est
le groupement le plus avantageux à ob-
server parce qu'en raison de l'étroitesse de
ses ressources, il ne peut échapper aux ré-
percussions du milieu. Le Play l'avait
indiqué, après de longues expériences
qui n'ont pas été démenties, comme le
meilleur point de départ de l'observation
sociale. 11 avait vérifié, en effet, que les
groupements plus compréhensifs de l'ate-
lier, du voisinage, de la vie publique,
étaient difficilement saisissables du pre-
mier coup en raison de leur complexité
et que, d'autre part, l'observation des indi-
vidus ne permettait pas la découverte des
lois sociales. En ce qui concerne les fonc-
tions de chaque groupement, elles peu-
vent être déterminées par l'observation.
Dans la mesure où il est vérifié qu'un
groupement répond à un même besoin
partout où on l'observe, la fonction de ce
groupement se trouve scientifiquement
déterminée. Ainsi la fonction principale de
la famille est d'élever les enfants, celle de
l'État d'assurer la sécurité, etc.
Dans la Nomenclature, le Rang de la
race résume l'étude de l'ensemble des
fonctions. Certaines sociétés analysées à
l'aide de la Nomenclature montreront des
lacunes ; certains casiers resteront en blanc.
D'autres, au contraire, présenteront un
ensemble complet. Par exemple, il est
entendu que les Franco-Canadiens valent
les Yankees au point de vue de la mora-
lité, de l'honnêteté, etc. Pourtant ils leur
DE SCIENCE SOCIALE.
71
sont notoirement inférieurs au point de
vue social. Ils ne sont aptes à vivre que
dans certaines conditions. Ce sont des
paysans propriétaires exploitant des do-
maines pleins. Une étude de leur type
social fera apparaître des vides à la fabri-
cation, au commerce, etc. Les Yankees, au
contraire, .sont aptes à développer toutes
les branches de l'activité humaine, et
s'adaptent aux milieux les plus divers.
Le Ranrj de la race n'est que l'étude du
degré d'adaptation d'une société donnée
à un milieu donné pour l'accomplissement
des diverses fonctions que lui impose ce
milieu.
Correspondance.
Nous sommes heureux de publier ci-
dessous une lettre fort intéressante de
M. Léon Poinsard, adressée à M. Paul de
Rousiers. Nos lecteurs se rendront compte,
en la lisant, de l'écho que trouvent nos
réunions mensuelles en dehors du cercle
restreint de nos adhérents de Paris. Les
questions qui y sont traitées font naître des
réflexions fécondes dans l'esprit de ceux
de nos collaborateurs qui vivent éloignés de
nous, mais qui demeurent attachés à notre
méthode scientifique. C'est une bonne for-
tune pour tous lorsque des hommes joi-
gnant, comme M. Poinsard. le talent à
l'expérience acquise, veulent bien nous ap-
porter le concours de leurs lumières. Nous
ne pouvons aussi que nous féliciter de
voir la science sociale devenir l'objet d'un
enseignement à l'Université de Coïmbre.
Déjà, l'an dernier, M. Durieu avait donné
en Portugal une série de conférences qui
ont porté les meilleurs fruits. L'enquête à
laquelle se livre en ce moment M. Poin-
sard, avec la collaboration de nos amis por-
tugais, prouve l'intérêt croissant que nos
études inspirent à leur groupe et fournira
une importante contribution aux publica-
tion de la Revue.
Berne, le -ÎO mars \'m.v.\. '
Mon cher Président,
Je suis avec attention le compte rendu
de vos séances mensuelles, excellente ins-
titution à laquelle j'aimerais à collaborer.
Dans celui de février, je vois que vous
avez parlé de la Nomenclature de Tour-
ville, et que M. Durieu y a proposé des
modifications. Je rends pleine justice au
zèle et à l'ardeur de notre collègue, qui
travaille hardiment au progrès de la
science, mais je crois que. en cette ma-
tière, il fait confusion. On oublie trop, à
mon sens, que la monographie de famille
est le but essentiel de la nomenclature, et
que, si elle peut servir de guide général
pour bien des études, elle ne saurait ser-
vir de programme à toutes les recherches
possibles. En la développant outre mesure,
en l'encombrant de détails, on la rendrait
très difficile à manier, même à compren-
dre. Résultat admirable d'un effort ex-
trêmement concentré, faite d'après les
monographies de Le Play, elle est encore
assez bonne et solide, quoique perfectible,
pour que l'on n'y touche qu'avec la plus
grande discrétion.
Cela ne veut pas dire qu'il n'y a rien
à faire, et M. Durieu a bien raison de
chercher le progrés. Ce qu'il cherche, ce
sont, je crois, de bons instruments d'ana-
lyse pour toutes les questions sociales. Eh
bien! pourquoi ne ferait-on pas, sur les
diverses classes de la Nomenclature, des
tableaux spéciaux, très détaillés, mais in-
dépendants, et destinés k devenir les an-
nexes de la classification principale ?.\insi,
vous avez parlé en février des Transports.
On peut très bien concevoir une nomen-
clature particulière sur les Transports, fa-
cilitant l'étude de toutes les questions
spéciales qui s'y rattachent. Même cas
pour les Cultures intellectuelles, pour la
Commune, pour la Province, pour l'État.
Ainsi, l'œuvre de Tourville, améliorée au
besoin, mais avec infiniment de précau-
tion, restera dans sa simplicité admirable
comme la base et le résumé de tous ces
tableaux spéciaux. Il y a là un champ de
recherches très fécond, je crois.
Vous avez parlé aussi d'utiliser en
science sociale la numération, l'élément
nombre. Si je ne me trompe, cela veut
dire : recourons aux statistiques. C'est ce
que nous faisons déjà. Dans mon ouvrage :
La Production, le Travail et le Problème
r2
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
social au début du xx"^ siècle, j'ai employé
des chiffres, mais avec combien de ré-
serve... et de réserves. Ici prenons bien
garde. Je me suis permis un jour un mot
un peu hardi en disant : la statistique est
le contraire de la femme de César, elle
doit être soupçonnée. Oh oui! car il n'est
pas de personne plus suspecte par sa lé-
gèreté, ses erreurs, et j'oserai dire par ses
débordements. Aujourd'hui on met tout en
statistiques, et devant l'apparente rigueur
des chiffres, les gens demeurent hypno-
tisés. Or, sur 100 statistiques, il y en a
99 de fausses, et la centième est sujette à
caution. Je pourrais citer bien des exem-
ples curieux. J'affirme et je prouverai, au
besoin, que la statistique est le domaine
propre de l'erreur et du doute. Elle a fait
commettre bien des bévues, non seule-
ment dans le domaine spéculatif, mais
aussi dans celui de la pratique administra-
tive et politique. Et voilà pourquoi j'ai cru
utile de présenter à nos amis cet avertis-
sement, qui leur vient d'un vieux routier
de la science, trompé bien des fois par la
statistique.
Encore un mot. Nous vivons, je crois, un
peu trop repliés sur nous mêmes, et nous
devrions essayer de nous répandre davan-
tage au dehors. lime semble que le Bulle-
tin de notre société pourrait nous y aider.
Actuellement, il est lié à la Revue et un
peu trop informe. Ne pourrait-on en faire
un organe séparé, du format de la Revue
bleue, ayant si possible des abonnements
(6 francs par an au plus), des annonces,
possédant en un mot une vie propre qui
lui permettrait d'aller partout, de se faire
citer, discuter. On y mettrait les notices
intéressant la société, des articles courts et
substantiels sur des questions du jour, des
correspondances de nos amis de l'étranger
sur les affaires de leurs pays respectifs,
des faits recueillis un peu partout et sus-
ceptibles de devenir des matérieux pour
nos études, de la bibliographie. Cette pu-
blication de 8 à 16 pages, facile à lire, très
objective, très documentaire, ferait, je
crois, un très bon effet. Je vous livre l'idée,
vous en ferez ce que vous voudrez.
Je dois faire en mai une série de confé-
rences à l'Université portugaise de Coïm-
bre, où j'aurai le grand honneur de parler,
après tant d'excellents maîtres, sur la si-
tuation sociale actuelle du Portugal. J'ai
organisé une enquête, pour laquelle j'ai
trouvé là-bas une pléiade de collaborateurs
dont la bonne volonté et la patience sont
au-dessus de tout éloge. J'irai bientôt com-
pléter sur place leurs recherches, et c'est
d'après ces matériaux que je ferai mon
cours. Nos amis portugais sont déjà fort
zélés; j'espère que cette circonstance con-
tribuera à faire connaître et aimer là-bas
la science sociale encore davantage.
L. POINS.ARD.
LE PAYS DES HAUTES-VOSGES
Le pays des Hautes-Vosges est connu
de temps immémorial sous la dénomina-
tion de Montagne.
Les Vosges sont divisées en trois ré-
gions bien distinctes : la Plaine, la Voge
et la Montagne. La région de la Montagne
est délimitée par la configuration du ter-
rain et par son sol à base de granit et de
grès vosgien.
Elle comprend au point de vue adminis-
tratif : l'arrondissement de Saint-Dié ; les
cantons de Remiremont, Saulxures et le
Thillot dans l'arrondissement de Remire-
mont: enfin une partie des cantons de
Bruyère et d'Epinal. Les terrains de la
Montagne sont à base de silice, granit ou
sable. Les rivières y sont claires et ra-
pides ; la culture y est peu étendue ; lesj
prairies et les forêts y dominent. "
Les villages sont peu agglomérés : il y a
une multitude de fermes disséminées sur
toute la surface du territoire. D'après les
statistiques, la superficie de cette région
est de 210.450 hectares.
Le climat est assez rigoureux à cause
de l'altitude, les pluies sont fréquentes et
la température très variable. On ne con-
naît guère que deux saisons : l'hiver et
l'été. Les habitants de ce pays ont beau-
coup à compter avec les variations brus-
ques de température et les intempéries
de l'automne et du printemps. Les gelées
DE SCIENCE SOCIALE.
:3
y sont très tardives et y causent parfois,
de grands désastres. Le sol granitique de
ces montagnes donne naissance à de
nombreuses sources et rivières ; et toutes
les maisons disséminées possèdent une
fontaine. Cette disposition permet d'établir
des fermes un peu partout, et de grouper
les exploitations à leur proximité. On
économise ainsi beaucoup de temps et de
transports. La production des fourrages,
qui est très répandue et bien dirigée,
permet de nourrir un nombreux bétail,
qui par la production du lait, converti en
fromages, constitue presque la seule res-
source du pays. Les rivières, très nom-
breuses, sont utilisées pour l'irrigation,
ou pour la force motrice par de nombreu-
ses usines : moulins, scieries, filatures et
tissages de lin et de coton.
La population agricole est divisée en
trois catégories : 1'^ celle des propriétaires
dans l'aisance; ils sont peu nombreux;
2° celle des propriétaires ou fermiers qui
cultivent un domaine dç plus de 4 hec-
tares, et qui doivent s'astreindre à une sé-
vère économie pour pouvoir subsister;
c'est la majorité; 3° les cultivateurs-arti-
sans qui cultivent une petite exploitation
de moins de 3 hectares. Les divers métiers
qui font vivre cette dernière catégorie
sont ceux de tisserand, menuisier, char-
ron, tailleur de pierres, maçon, charpen-
tier, sabotier, bûcheron , blanchisseur de
toile, etc. Pour les femmes : la broderie
et la couture.
Il y a, en outre, une population pure-
ment industrielle qui augmente tous les
ans au détriment de la population agri-
cole. Un salaire fixe, plus de luxe, un
bien-être factice, sont les causes de cette
désertion de la culture pour l'industrie.
Les terrains de cette région sont pau-
vres en acide phosphorique et en chaux,
ce qui explique l'extension rapide de
l'emploi des engrais chimiques, et sur-
tout des scories de déphosphoration. En
moyenne, les fermes de la montagne ont
une contenance de 3 à 6 hectares, et
peuvent nourrir de 3 à 6 vaches. Les
grandes exploitations sont très rares, et
la plupart du temps, un des fils reprend
l'exploitation de la maison paternelle, de
sorte que le morcellement de la propriété
n'existe pas ou très peu. Les familles
nombreuses trouvent toujours de l'occu-
pation soit dans les travaux de la culture,
soit dans les usines, soit dans les diverses
professions accessoires ou dans le com-
merce. Les forêts et leur exploitation oc-
cupent aussi un grand nombre d'ouvriers.
La valeur vénale des propriétés a baissé
de 5 % depuis cinquante ans. Les 3/4 des
propriétés sont exploitées par les proprié-
taires, le reste est en location. Il y a cin-
quante ans, les fermes étaient très recher-
chées; aujourd'hui, leur prix de location
a baissé de 20 % et il s'en trouve beau-
coup de vacantes.
Le propriétaire ou fermier qui exploite
une ferme n'a pas besoin d'un grand ca-
pital disponible, car il a peu de main-
d'œuvre à payer. Mais, si le cultivateur
montagnard avait à sa disposition les ca-
pitaux nécessaires, il pourrait faire des
améliorations assez productives.
La main-d'œuvre y est rare et chère à
cause du manque de bras pour la culture.
La population agricole a baissé de 25 %
depuis cinquante ans. Les journaliers se
paient de 2 à 4 francs par jour et la nour-
riture en plus; les domestiques de culture,
de 2 à 400 francs par an.
La production du fromage est la princi-
pale ressource du cultivateur ; vient en-
suite la production de la pomme de terre
pour la féculerie et la consommation lo-
cale ; enfin le seigle et l'avoine qui sont con-
sommés sur place. Les autres productions
sont de peu d'importance et accessoires.
Le commerce principal consiste dans la
vente des fromages et l'achat des denrées
nécessaires au cultivateur : farines, sons,
tourteaux, sel , épicerie, vins et eau-de-
vie. En outre du commerce agricole, il y
a encore un commerce de bois qui se
relie à l'existence de scieries exploitant la
production forestière. Notons enfin le mou-
vement commercia déterminé par les
établissements de filature et tissage de
lin et de coton.
Le montagnard, obligé de lutter contre
les intempéries des saisons et l'ingratitude
du sol pour pouvoir subsister, n'a pas pu
développer beaucoup son imagination ; on
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
rencontre peu de savants dans les Hautes-
Vosges. Mais, en revanche, on remarque
dans la population un bon fond d'énergie,
de courage, de résistance, avec un carac-
tère gai et de bonne humeur. On constate
une grande facilité dans les relations so-
ciales et une générosité très large pour
porter secours à toutes les infortunes. Le
montagnard est en général profondément
attaché à la religion de ses pères. La classe
ouvrière, dont une partie est venue du
dehors, fait une ombre à ce tableau,
La manière de vivre est simple et fru-
gale; cependant, on constate aujourd'hui
plus de bien-être et même de luxe dans la
nourriture et l'habillement.
Mais une déplorable habitude que les
usages et le climat ont propagée, c'est l'abus
des boissons alcooliques, qui cause bien
des ruines et des crimes, et qui amène la
dégénérescence de la race. La lutte contre
l'alcoolisme n'a pas l'énergie nécessaire,
elle devrait commencer à l'école et se
continuer surtout dans la jeunesse.
Cependant le montagnard n'a pas besoin
de beaucoup de plaisirs : les réunions fa-
miliales à l'occasion d'un baptême, d'une
noce, d'un enterrement, les fêtes patro-
nales lui suffisent. Le repos du dimanche
est pratiqué assez régulièrement, excepté
à l'époque de la rentrée des fourrages.
Le régime alimentaire se compose de
pain de seigle, de pommes de terre, de lé-
gumes, de fromages et de viande de porc
fumé. On ne fait usage de viande de bœuf
dans la classe agricole que dans les noces
et fêtes de famille. Les propriétaires aisés
et les ouvriers de l'industrie en font un
usage presque journalier.
Comme boisson, l'usage du vin s'est
répandu, et dans presque toutes les fa-
milles un peu aisées on boit du vin au
repas de midi ; pendant les grands tra-
vaux, la consommation en est générale.
Nous avons parlé plus haut de l'abus de
Teau-de-vie ; nous n'y reviendrons pas.
Les mariages se font souvent par incli-
nation, à la suite de fréquentes visites.
Les noces sont l'occasion de réjouissances
pour toute la famille et durent habituelle-
ment deux jours.
Les funérailles sont accompagnées par
toute la population de la localité, et elles
sont suivies d'un repas qui dégénère sou-
vent en causeries bruyantes peu en rap-
port avec la cérémonie.
Au nouvel an, on se fait les souhaits ha-
bituels, mais l'usage des étrennes n'est
pas connu. Au jour des Rois, on partage
le gâteau -des Rois en famille. Au mardi
gras, on fait des beignets et autres pâtis-
series. Le jour de Pâques est une réjouis-
sance pour tous, surtout pour les enfants
auxquels on offre des œufs de Pâques.
A la Saint-Jean, on allume des feux de
joie sur les hauteurs. Les fêtes patronales
sont célébrées dans le cours de l'année;
c'est l'occasion de fêtes de famille et de
réjouissances qui durent deux jours. Le
Montagnard fait festin et l'on rompt la
monotonie de l'ordinaire, on oublie les
peines et les fatigues de l'année.
A la Toussaint et au jour des Morts, les
églises sont remplies de fidèles et les ci-
metières sont visités par tous, même par
les incrédules. Le culte des morts se con-
serve très bien.
A la Saint-Nicolas, les enfants ont soin
de mettre des assiettes sur les fenêtres la
veille au soir. Saint Nicolas passe pendant
la nuit et y dépose des friandises et quel-
quefois une verge.
A Noël, on fait le réveillon en mangeant
de la pâtisserie et en buvant du vin chaud.
C'est à cette époque que les parrains et
marraines font des cadeaux à leurs filleuls.
C'est aussi à Noël que l'on loue les domes-
tiques.
La conscription est l'occasion, pour les
jeunes, de réjouissances bruyantes. C'est
avec fierté qu'ils voient venir l'époque du
service militaire. Le Montagnard est très
patriote et il a montré en maintes occa-
sions qu'il sait défendre avec courage sa
patrie.
Le principe d'association est connu et
pratiqué depuis peu d'années. Le Monta-
gnard, isolé dans .sa ferme, est habitué à
ne compter que sur lui-même et est peu
disposé par ce fait à l'association. Cepen-
dant, la Mutualité a fait des progrès sen-
sibles et elle s'est manifestée au début par
des assurances mutuelles contre l'incendie
et contre la mortalité du bétail. Ensuite.
DE SCIENCE SOCIALE.
75
des syndicats agricoles communaux se
sont fondés dans plusieurs centres impor-
tants et leur champ d'action est vaste. Les
sociétés coopératives de consommation
pour la classe ouvrière sont déjà très ré-
pandues et prospères.
Il y a vingt ans on ne comptait que G co-
mices agricoles et 6 syndicats agricoles
pour tout le département. On compte au-
jourd'hui 25 syndicats agricoles commu-
naux et 90 sociétés d'assurances contre
la mortalité du bétail. Il y a en outre
3 sociétés d'assurances mutuelles agricoles
contre l'incendie. Les caisses rurales ne
sont pas connues, le cultivateur trouvant
facilement à emprunter chez le voisin
plus à l'aise. Il y a cependant plusieurs
sociétés de crédit agricole organisées par
les comices agricoles pour leur arrondis-
sement.
En résumé, le type montagnard se fait
remarquer par des qualités de patience,
d'énergie et d'endurance pour vaincre
les difficultés d'un sol plutôt ingrat. Nous
voyons qu'il a su tirer parti de sa situation.
Le pays est surtout un pays de petite
propriété où peut vivre une famille;; elle
peut se suffire à elle-même sans avoir re-
cours à son voisin. Nous y voyons la cul-
ture de la pomme de terre bien comprise,
l'irrigation des prairies fort bien dirigée.
La fabrication du fromage est en grand
progrès.
Le manque de bras pour la culture, la
désertion des campagnes se font sentir
dans ce pays d'une façon marquée. Ce-
pendant, à tout prendre, la situation du
Montagnard est encore plus favorable que
celle du cultivateur de la Plaine.
J.-B. PlERREL.
Répercussions constatées.
La nature montagneuse des Hautes-
Vosges a fait prédominer l'art pastoral et
l'exploitation des forêts sur la culture.
Le développement de l'art pastoral a
amené la fabrication du fromage en vue
de l'exportation.
Le développement des forêts a amené
rélevage du porc et l'industrie du sciage
du bois, la fabrication des sabots, l'art
du bûcheron, du charpentier, du menui-
sier, etc.
Le grand nombre de rivières a permis
l'irrigation et, par conséquent, le dévelop-
pement de la production fourragère.
Le grand nombre de chutes d'eau a per-
mis le développement d'industries diver-
ses, non seulement les moulins et les
scieries, mais les filatures et tissages du
lin et du coton.
La proximité des aciéries traitant les
minerais de fer phosphores, en permettant
aux montagnards de se procurer facile-
ment les scories de déphosphoration, leur
ont permis d'améliorer les terres en leur
fournissant l'acide phosphorique qui leur
manque.
Le développement des filatures méca-
niques a enlevé aux femmes les ressources
du filage du lin au foyer domestique en ne
leur laissant que la couture et la broderie.
La pauvreté du sol fait prédominer la
petite propriété. L'on peut distinguer 4 ca-
tégories dans la pojmlation :
1" Les propriétaires oiséa qui cultivent
une partie de leur domaine avec l'aide de
domestiques et de journaliers, et louent
le surplus à des fermiers. Ces propriétaires
aisés sont peu nombreux et exercent un
certain patronage sur leurs voisins par les
prêts d'argent qu'ils leur font dans les
moments difficiles. C'est pourquoi le crédit
n'a pris aucun développement dans la
montagne.
2** Les petits cultivateurs, propriétaires
ou fermiers cultivant un domaine de plus
de 4 hectares et qui doivent s'astreindre
à une sévère économie. Ils forment la ma-
jorité de la population. Leurs femmes
s'occupent de la fabrication du fromage,
du jardinage, et aident le mari aux mo-
ments des grands travaux agricoles, tels
que la fenaison, etc. La plupart des fermes
ont mie contenance de .3 à 6 hectares et
nourrissent 3 à 6 vaches.
3° Les paysans-artisans cultivant un
domaine fragmentaire de moins de 3 hec-
tares et se soutenant à l'aide d'un métier
accessoire : ils sont menuisiers, charrons,
tailleurs de pierre, maçons, charpentiers,
sabotiers, bûcherons, tisserands, etc. ; leurs
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
femmes font de la broderie et de la couture.
4'^ Les ouvriers industriels dont la pro-
portion augmente constamment au détri-
ment de la population agricole par suite
du développement de la fabrication méca-
nique en grand atelier. Une partie des
ouvriers est même immigrée du dehors.
La population agricole a baissé de 25 %
depuis 50 ans.
Le développement de l'industrie a eu
pour effet de hausser les salaires agricoles.
La Montagne rend les agglomérations
difficiles ; la multiplicité des sources et des
rivières a permis la dissémination des
habitations qui, toutes, possèdent une fon-
taine. Le domaine aggloméré a pu être
ainsi conservé, ce qui économise beaucoup
de temps et de transports.
La coutume de la transmission intégrale
du domaine à un fils a empêché le mor-
cellement trop grand de la propriété. D'au-
tre part, le manque de capitaux empêche
de faire les améliorations nécessaires et
retarde le progrès.
Toutefois, la coutume de la transmission
intégrale n'est qu'un partage égal déguisé,
car les autres enfants reçoivent une somme
équivalente en argent. Quand l'héritier
reste associé à son père, c'est toujours
celui-ci qui a la direction du travail, mais
cette association n'est jamais que tempo-
raire; le plus souvent même, l'héritier re-
prend la ferme lors de son mariage et le
père se retire dans une chambre.
Les fils qui n'héritent pas du domaine,
partent munis de leur part en argent; les
uns vont louer une ferme dans les envi-
rons ou vont recruter les professions libé-
rales. Les plus pauvres vont chercher ùx\
travail dans la grande industrie qui se
dévelojjpe de jour en jour. Peu d'entre eux
sont donc forcés de sortir de la Lorraine.
Les pâturages sont possédés par les com-
munes, et les forêts sont en partie com-
munales et en partie domaniales. Le
montagnard est donc encore patronné
par la communauté et les subventions
naturelles du sol. Nous avons vu aussi
que les plus pauvres sont en partie pa-
tronnés par leurs voisins plus aisés, dans
les moments difficiles. Mais tout cela ne
dispense pas d'un certain elfort person-
nel, nécessité par les besoins de la cul-
ture en domaines isolés, ni d'une cer-
taine initiative qui s'est surtout développée
depuis l'amélioration des communications,
dont nous étudions plus loin les effets.
La pauvreté du sol des Hautes-Vosges
produit la simplicité, la frugalité. Les ori-
gines communautaires de la population
ont maintenu une grande sociabilité et un
grand esprit de solidarité malgré la grande
dispersion de la population. L'absence de
grands loisirs y a plus développé la téna-
cité dans le travail que l'imagination et
la rêverie.
La stabilité de la famille assure la trans-
mission des idées et des pratiques reli-
gieuses.
Le voisinage d'une frontière souvent
menacée a développé à un haut degré
des idées de patriotisme et l'exaltation
pour les hauts faits militaires.
Il nous reste à essayer de discerner les
effets du développements de transports sur
cette population.
Il a produit une augmentation dans le
confortable, une amélioration dans la
nourriture, mais aussi le développement
du luxe et malheureusement de l'alcoo-
lisme qui commence à menacer la solidité
de la race.
Il faut noter également l'extension des
assurances mutuelles contre la mortalité
du bétail, contre l'incendie. La plupart de
ces sociétés sont sous le patronage des
communes.
La dissémination des domaines et les
difficultés de communication, ont empêché
la formation de sociétés coopératives pour
la fabrication du fromage, comme dans
d'autres pays.
P. D.
LES BATTAHS
Dans l'île de Sumatra, on trouve un cer-
tain nombre de tribus que les ethnologues
rangent dans la même race que les Dayaks,
dont nous avons parlé ici même, il y a
peu de temps.
DE SCIENCE SOCIALE.
L'ile de Sumatra, moins uTande, plus
allongée et plus accessible que l'ile de
Bornéo, est dans un état d'évolution sociale
plus avancé. La densité de la population
est plus grande et, par conséquent, les i-es-
sources spontanées du sol moins abondan-
tes. Il faut aller dans la grande chaîne
faîtière de l'île pour trouver des groupe-
ments sociaux peu atteints par le com-
merce. Parmi ceux-ci, les tribus du peuple
battah ont été les plus étudiées. Nous
résumerons donc nos connaissances à
leur sujet, d'après les récits des voya-
geurs.
Les Battahs occupent les montagnes de
la résidence de Tapanouli, les environs
du lac Toba, etc. Comme les Dayaks, ils
n'habitent que les vallées, mais les vil-
lages (utas) sont plus nombreux et plus
rapprochés. Chaque vallée forme une tribu
différente ou kuria. Chaque village est
soigneusement palissade et compte une
population de cent à deux cents individus.
Une kuria comprenant en moyenne 50
à 100 villages, forme donc un groupe-
ment politique qui dépasse souvent
10.000 individus ' . On le voit, contrairement
aux Dayaks, les Battahs se .sont élevés de
la communauté de village à la commu-
nauté de tribu. Quelquefois, ils forment
même des alliances de tribus, mais ces
alliances sont instables et éphémères. En
tous cas, cela suppose que les Battahs
ont acquis un esprit de discipline plus
grand que. les Dayaks, et ils le doivent à
la contrainte exercée par la culture. Ce
sont, comme ces derniers, des pêcheur.s-
cultivateurs, mais ils sont plus cultivateurs
que pêcheurs.
La preuve qu'ils ne font plus de la cul-
ture rudimentaire, c'est qu'ils emploient
des animaux domestiques, des buffles;
c'est, d'autre part, que ce sont les hommes
qui en prennent la direction ; enfin, c'est
le fait qu'à chaque cabane est annexé un
soppo (magasin à riz).
La culture à l'aide d'animaux domes-
tiques amène immédiatement des com-
plications sociales.
1. La population totale «le la race battah est éva-
luée approxinoativement à 1.000.000 de tètes.
Les prévoyants ont leurs magasins à
riz suffisamment pleins, et entretiennent
leurs buffles en bon état ; les imprévoyants
ne peuvent conserver ni leur riz, ni leurs
buffles. Le patronage des premiers vient
remplacer celui des productions sponta-
nées : il y a des patrons et des ouvriers.
Dans chaque village, on voit une foule
de petites huttes habitées par un seul
ménage : c'est la clientèle. Mais on voit
aussi de grandes cabanes carrées de 12 à
15 mètres de large, habitées par 3 ou
4 ménages, 20 à 25 individus : au rez-de-
chaussée sont les buffles, les porcs et la
volaille, et à côté est un soppo bien fourni ;
le lait et le fromage paraissent à côté du
riz et du poisson : là habitent les patrons.
Les familles pauvres sont insolvables;
quand elles sont endettées, elles n'ont
qu'un moyen de se libérer : fournir un
certain nombre de journées de travail au
profit du créancier ju.squ'à extinction de
la dette : c'est l'apparition de l'esclavage,
esclavage temporaire le plus souvent,
parce que la vie est encore relativement
aisée.
A l'intérieur, sur les plateaux qui sépa-
rent les vallées, s'étend la Forêt vierge; la
chasse et la cueillette y sont difficiles,
mais non impossibles. Dans les rivières,
la pèche est assez abondante.
Toutefois, la situation devient de moins
en moins bonne par l'accroissement de la
population qui se tasse dans les vallées.
Quand un village devient trop grand, un
essaim s'en détache et va fonder un nou-
veau village, vassal du premier., ce qui
explique comment toutes les utas d'une
tribu sont vassales de l'uta-mère, d'où
toutes les autres sont sorties. Le village-
souche est la capitale du district, de la
kuria : le chef de ce village s'appelle
radjah, et commande à toute la kuria. Les
fonctions de radjah et de chef de village
sont héréditaires dans la branche aînée,
et réservées aux familles patronales, mais
n'entraînent pas un pouvoir absolu. De
fréquentes assemblées, composées de tous
les hommes majeurs libres du village,
sont réunies pour discuter les affaires pu-
bliques. Les conseils de tribus, composés
des délégués des villasres, se réunissent
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
plus rarement et s'occupent principale-
ment des affaires extérieures.
A côté des groupements territoriaux,
villages et tribus, existent, chez les Bat-
tahs, des groupements héréditaires ou
clans [margas). Tous les membres d'une
marga portent le même nom, descendent
d'un ancêtre commun, et ne peuvent se
marier entre eux. La marga est donc un
groupement exogame. Dans chaque vil-
lage, il y a toujours deux margas. En se
mariant, la femme passe- de l'un dans
l'autre par suite d'un achat {djiidur), dont
le prix varie de 50 à 500 florins. Les pau-
vres, qui ne disposent d'aucun capital, se
libèrent en travaillant un certain temps
pour leurs beaux-parents.
Les Battahs doivent-ils être rangés parmi
les patriarcaux ou les désorganisés? 11 est
difficile de se prononcer en l'absence d'é-
tudes monographiques sérieuses. Toute-
fois, des renseignements qui précèdent,
on peut émettre une liypothèse.
Les pauvres, vivant en ménages séparés
et ne possédant rien, vivent sous le régime
de la famille instable.
Pour les familles patronales, le problème
de la transmission des biens se pose. Or,
la coutume exige :
1° L'indivision tant que vit le père (seul
possesseur) et tant qu'il reste un fils non
marié ; ceci explique la présence de plu-
sieurs ménages dans la plupart des fa-
milles possédantes;
2" Le partage égal entre les fils, à l'ex-
ception de l'aîné et du plus jeune qui ont
chacun une part double.
11 ne s'agit pas là d'une communauté
familiale héréditaire, mais d'une commu-
nauté temporaire se dissolvant à chaque
génération.
Tandis que les communautés familiales
reposent sur la propriélé mobilière, les
ckms reposent sur la propriété foncière:
les familles qui composent le clan n'ont
que la possession usufruitière du sol
qu'elles cultivent, et n'ont ni le droit de le
vendre ou de l'aliéner, ni celui de l'hypo-
théquer.
Les Battahs sont-ils une race d'origine
patriarcale en voie de désorganisation, ou
dérivent-ils d'un type instable tendant à
se stabiliser par l'effet de la propriété?
Pour résoudre cette question, il faudrait
avoir des renseignements sur l'éducation.
Je serais assez tenté de pencher pour la
seconde hypothèse, n'ayant pu trouver au-
cune marque de l'influence des vieillards;
de plus, elle s'accorderait avec l'opinion
d'une parenté de race avec les Dayaks;
enfin, on ne nous signale pas l'existence
d'un culte familial. Un certain nombre de
Battahs sont aujourd'hui convertis à l'isla-
misme. Les morts sont inhumés.
En cas de crime, la composition pécu-
niaire est admise et, à son défaut, la ven-
detta. A ce sujet, les membres d'un clan
sont plus ou moins solidaires.
Les condamnés à mort sont mangés,
ainsi que les prisonniers de guerre, et, en
cas de disette, les vieillards. Le canniba-
lisme des Battahs est encore plus réduit
que celui des Dayaks, et cette coutume s'ex-
plique moins encore que chez ces derniers,
et ne doit être qu'une survivance affaiblie
d'un état social antérieur.
En résumé, tout semble prouver que les
Battahs ont passé par un état social ana-
logue à celui qui caractérise les Dayahs
actuels. Supposons que, chez ceux-ci, la po-
pulation augmente : une culture plus in-
tense devient nécessaire, et avec elle une'
discipline plus grande est exigée, et une
hiérarchie sociale apparaît; les groupe-
ments sociaux deviennent plus cohérents
et plus divers ; les individus qui n'ont pu
se plier à cette discipline plus étroite sont
évincés; la culture a opéré une sélection,
et le rang de la race a haussé. Ainsi a dû
se former le type battah.
P. Descamps.
RACE ET SOCIETE
Sous ce titre, nos lecteurs ont pu lire
dans le dernier Bulletin un intéressant ar-
ticle du capitaine Constantin, dans lequel
Tuuteur pose la question de la définition
du mot race.
En analysant, il y a peu de temi)S, la
brochure de M. G. Melin sur la Notion de
DE SCIENCE SOCIALE.
79
prospérité et de supériorité sociale, nous
faisions remarquer combien s'imposait, en
science sociale, la nécessité d'avoir des dé-
finitions de plus en plus précises. C'est ce
souci qui a guidé le capitaine Constantin,
et il faut l'en louer.
Comme il le dit très bien, la science
marche d'une erreur grossière vers une
erreur moins forte. Nous n'avons qu'une
idée vague et imparfaite de ce qu'il
faut entendre par race, mais la notion
de race se précisera au fur et à mesure
des progrès de nos connaissances. En
effet, les définitions ne sont pas un produit
de la pure réflexion, mais un résultat de
l'observation. Au début de la science, les
définitions sont vagues, parce qu'elles ré-
sultent d'observations imparfaites; plus
tard, elles sont plus rigides et plus satis-
faisantes, parce que les observations sont
devenues plus méticuleuses et plus nom-
breuses.
Toutefois, il ne faut pas oublier qu'une
définition, aussi complète qu'elle soit, ne
peut jamais être une image exacte du su-
jet auquel elle s'applique. En effet, qu'est-
ce qu'une définition sinon l'énumération
des qualités principales du sujet? Ce n'est
pas rénumération de toutes les qualités,
mais seulement des principales. Or, que
veut dire principales? Y a-t-il dans la na-
ture des qualités principales, des qualités
d'une essence supérieure à d'autres? Non,
sans doute; elles ne sont principales que
relativement à un certain ordre d'idées.
Quand le zoologiste a classé l'homme
dans l'ordre des bipèdes, a-t-il voulu dire
que le fait d'avoir deux jambes était, pour
l'homme, plus caractéristique que celui
d'avoir une intelligence plus développée
nue les autres animaux?
En fait, il y a autant de définitions que
de points de vue différents. Une ligne est
une succession de points ; c'est aussi l'in-
tersection de deux surfaces. Le chimiste
ne classe pas, et ne définit pas, les corps
bruts de la même façon que le minéralo-
giste ou le physicien.
Il n'est donc pas étonnant, comme le
constate le capitaine Constantin, que la
race ne soit pas la même chose pour le
sociologue, le linguiste ou l'ethnographe.
La science sociale fait une classification
des sociétés, tandis que la linguistique
classe les langues ; l'anthropologie étudie
l'homme physique, la science sociale,
l'homme social dans les groupements
qu'il forme pour agir.
Les races ne sont pas des entités ma-
térielles, mais de pures conceptions de l'es-
prit. C'est bien ainsi, je crois, que pense le
capitaine Constantin, mais il est bon d'in-
sister sur cette idée parfois méconnue.
Que la science sociale ait recours aux
lumières des historiens, des philologues,
des biologistes, rien de mieux ; mais elle
aura toujours ses définitions à elles qui ne
seront pas celles des autres sciences. La
science sociale ne se propose pas d'étu-
dier l'homme, mais les rapports que les
hommes ont entre eux dans les groupe-
ments qu'ils forment : elle classe tout na-
turellement les sociétés d'après la façon
dont ses rapports sont compris et organisés.
Pour nous, une race est, et ne peut être,
qu'un ensemble de rp'oiipetnents sociaux
présentant des caractères communs : orga-
nisation particulière de la famille, du pa-
tronage, des associations, etc. Transplantez
un Anglais en Amérique, ce n'est plus un
Anglais, c'est un « Yankee », parce qu'il
change de groupement : les rapports avec
ses voisins sont différents de ce qu'ils
étaient en Grande-Bretagne. Bien entendu,
tous les émigrants européens ne sont pas
assimilés : l'Italien aux États-Unis n'est
pas un Yankee, mais il n'est plus Italien :
c'est un hybride qui forme des groupe-
ments spéciaux qu'il faut étudier à part.
Il s'ensuit donc que la moyenne des indi-
vidus habitant les États-Unis ne représente
pa*s, actuellement du moins, le Yankee
moyen ; elle n'en donne aucune idée ; elle
ne le fera que le jour où l'assimilation sera
devenue complète ou à peu près. A ce
moment-là, tous les Yankees ne descen-
dront pas des Anglais; ils n'en forme-
ront pas moins une variété de la race
anglo-saxonne, parce que les groupements
dont elle sera composée présenteront une
contexture générale dérivant de celle que
revêtent les groupements analogues en
Angleterre, en Norvège, etc.
P. Desc.\mps.
80
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
L'ESCLAVAGE AU MOYEN AGE
EN ITALIE
Le fascicule 4-5 de 1907 de la Rivista
italiana di sociologia contient une étude
des plus intéressantes sur F esclavage au
moyen âge et son influence sur les caractères
ant/u'opologiques des Italiens. L'auteur en
est M. le médecin principal Livi dont les
travaux anthropologiques sont universelle-
ment connus. M. Livi, au cours des pa-
tientes recherches qui lui ont été né-
cessaires pour mener à bien son grand
ouvrage sur VAnthropométi'ie militaire
italienne, a été frappé des difficultés que
Ton rencontre dans la détermination des
causes de la conformation physique ac-
tuelle d'une population. Non seulement
l'origine de celle-ci est le plus souvent
cachée dans les ténèbres de la préhistoire
ou dans la pénombre de la protohistoire,
mais le plus souvent Ton ignore les trans-
formations que les siècles lui ont fait subir.
Quand il s'agit de peuples vivant sur des
pays qui ont subi des invasions, il est très
rare qu'on sache dans quelle proportion
les conquérants se sont mêlés aux vaincus,
s'ils avaient les qualités et les aptitudes in-
dispensables pour prospérer dans leur nou-
velle patrie et y avoir des descendants, ou
si , après avoir imposé aux anciens habitants
une partie de leurs lois, de leurs coutu-
mes et quelquefois leur langue, ils n'ont
pas disparu au bout de quelques généra-
tions, simplement parce qu'ils se sont
trouvés dans un milieu moins favorable à
leur existence.
Les travaux de Vacher de Lapouge et
d'Otto Ammon ont fait connaître qu'il y
avait une notable différence entre les
caractères anthropologiques des habitants
des villes et ceux des habitants des cam-
pagnes, ainsi qu'entre les caractères an-
thropologiques des classes sociales les
plus élevées et ceux des classes sociales
les plus basses. Les deux chefs de l'école
anthropo-sociologique en ont conclu à la
supériorité du type dolichocéphale dans
les populations européennes. Les consta-
tations faites en Italie semblent prouver
le contraire. Elles mettent en tous cas
bien en évidence « ce fait que les popula-
tions urbaines ont une composition beau-
coup plus diverse que les populations ru-
rales ».
Il est très difficile d'établir si le mélange
plus grand dans les villes des éléments
anthropologiques est dû aux immigrations
et aux invasions historiques, ou bien à de
lents courants d'endosmose sociale qui sont
restés insoupçonnés. Le docteur Livi a voulu
contribuer aux recherches ayant pour but
de déterminer s'il est possible à de tels
courants de laisser des traces indélébiles
dans les populations, et il a étudié l'im-
portation en Italie durant le moyen âge
d'esclaves orientaux des deux sexes. Il dis-
tingue soigneusement les diverses formes
plus ou moins déguisées de l'esclavage
auxquelles étaient soumis les travailleurs
des campagnes, de l'esclavage proprement
dit comportant l'introduction d'esclaves
par des marchands qui en faisaient com-
merce. C'est uniquement de cet esclavage,
qui a été à peu près passé sous silence
par les historiens, qu'il s'occupe. Il en
trouve les premières traces en 750, à
Venise, où le trafic des esclaves fut floris-
sant, surtout du xiv* au \v^ siècle. Une
taxe imposée en 1.379 sur l'exportation
des esclaves, rapporta annuellement, de
1414 à 1423, la somme de 50.000 ducats
au trésor vénitien, ce qui indique un
chiffre de 10.000 esclaves vendus au de-
hors, chaque année.
A Florence, le commerce des esclaves
avait été reconnu par la loi en 1366. Il y
était fait principalement par des Génois,
des Pisans, des Vénitiens et des Napoli-
tains.
Ce commerce fut aussi très florissant à
Gênes qui, avec Venise, était le principal
centre de l'importation des esclaves en
Italie. Les principaux fournisseurs de
cette denrée étaient des Espagnols, par-
ticulièrement des Sévillans.
A Luques, à Rome, en Sardaigne, les
esclaves étaient également très nombreux.
A Venise où les lois ne l'abolirent jamais,
l'esclavage commença à diminuer à partir
du milieu du xv^ siècle. Un .sénatus-con-
sulte du 17 août 1459 relate la pénurie
des esclaves et interdit de vendre à Flo-
DE SCIENCE SOCIALE,
SI
rence, Sienne, Bologne ou autres lieux,
les esclaves achetés par les Vénitiens en
Istrie, Albanie, Dalmatie ou autre part.
A côté de l'esclavage proprement dit. il
y avait à Venise ce qu'on appelait le com-
merce des âmes. C'étaient des enfants
et des adolescents des deux sexes qui
étaient vendus par leurs propres parents.
Ils venaient principalement de Corfou, de
Durazzo, d'Albanie, de Dalmatie, d'Istrie,
et quelquefois aussi, paraît-il, du Trentin
et de la Lombardie. Une troisième sorte
d'esclaves étaient les prisonniers de
guerre, non seulement ceux qui avaient
été pris dans les guerres faites par les
Vénitiens ou les Génois contre les peu-
ples orientaux, mais aussi ceux qui étaient
tombés en captivité dans des guerres
entre Italiens.
De même que plus tard, il arriva sou-
vent dans les États du Sud de la Confédé-
ration américaine que des négresses de-
vinrent les concubines de leurs maîtres,
en Italie bien des esclaves du sexe féminin
devinrent les illégitimes épouses de leurs
possesseurs. Certaines durent à cette cir-
constance leur affranchissement et des
dons ou des legs importants.
Les esclaves orientaux que Venise im-
portait venaient presque exclusivement
des ports de la mer Noire et de la mer
d'Azow. Les plus nombreux après les Tar-
tares et les Russes étaient des Circas-
siens, des Turcs, des Sarrasins, des Ethio-
piens. Les Bulgares, les Esclavons, les
Mingréliens et les Grecs étaient rares
parmi eux.
Un registre de Florence indique que .sur
339 esclaves achetés de 1366 à 1.397,
26 seulement étaient du sexe féminin,
259 étaient tartares, 27 grecs, 7 russes,
7 turcs, 3 esclavons, 3 circassiens, 2 bos-
niaques, I albanais, 1 arabe, 1 sarrasin,
1 candiote.
Les esclaves vendus à Gênes venaient
surtout des pays de la Méditerranée
occidentale ; c'étaient soit des E.spagnoIs,
soit des Maures, des Berbères ou des
Arabes.
D'après les signalements donnés des
esclaves par les archives de l'Etat de
Florence, on peut déterminer jusqu'à un
certain point leurs caractères anthropolo-
giques.
Ils avaient en général la face large, le
nez camard oa écrasé, la peau jaune ou oli-
vâtre, des yeux dont les paupières sont
comme doublées et pelées, rappelant ainsi
les paupières mongoloïdes.
Le teint brun, le nez court et large, les
pommettes saillantes, le peu de longueur
du visage, l'obliquité de la fente palpé-
brale sont des caractères qui, en Italie, se
trouvent presque exclusivement dans les
classes pauvres. Niceforo les regarde
comme une marque de la dégénérescence
à laquelle ces classes sont exposées par
suite de leurs mauvaises conditions d'exis-
tence. Sans nier l'efficacité de cette in-
fluence, Livi croit que leur cause est bien
plutôt l'origine ethnique lointaine de ceux
qui les présentent.
A. CONSTA.NTIN.
CHRISTIANIA
Tous les lecteurs de la Science sociale
connaissent le rôle considérable joué par
les bateaux des anciens Vikingsde la Nor-
vège dans leurs expéditions et, par suite,
dans la formation particulariste du nord-
ouest de l'Europe. La lettre suivante,
adressée par M. Louis Arqué, ne peut pas
manquer de les intéresser par les évoca-
tions dupasse qu'elle suscite.
-4 Monsieur Paul de Roiisiers.
Vendredi, 1-2 février 1909.
Je viens de visiter un bateau des Vi-
kings, qu'on a déterré, il y a quelque
temps, aux environs de Christiania. Après
la mort du maître, ce bateau, contenant
le cadavre, avait été enfoui dans la terre,
en même temps que les chevaux et les
armes du défunt. Il y a peu de temps,
l'attention fut éveillée par une pointe qui
émergeait au milieu d'un champ. C'était
le mât du navire ! Sous la direction d'un
savantprofesseurde Gustavson, desfouilles
furent entreprises. Elles amenèrent la mise
au jour de l'esquif. Donc, je viens de voir
82
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
ce bateau. J'en ai été fort ému. Cela est à
la fois simple et terrible. L'objet a environ
21 mètres de long et une largeur appro-
priée. On l'a recloué minutieusement, car
il était brisé. Le navire est en chêne. Sa
couleur est d'un brun tirant sur le noir,
d'une nuance tragique et presque funèbre.
Des ornements de bois sculpté le décorent
sobrement sur les bords : saisissantes figu-
res schématisées de poissons, de reptiles et
d'oiseaux marins en lutte les uns contre
les autres. Quinze trous percés sur chacun
des côtés livrent passage aux rames, qui
sortent comme des bras rapaces ; chaque
trou se prolonge par une petite fente per-
mettant à l'extrémité élargie de la rame
de trouver une issue. Ce qui frappe, ce
qui empoigne, ce qui subjugue, c'est la
forme. Sur chacun des côtés, le flanc du
navire se reploie jusqu'à la quille par une
courbure audacieuse et féline, d'une li-
berté, d'une souplesse extrordinaire. Ni-
colaysen me dit que, récemment, un sous-
officier de marine français se déclarait
surpris de voir combien cette courbure
ressemblait à celle de certains torpilleurs.
Le sous-officier ajoutait que, à son senti-
ment, les Vikings avaient trouvé déjà ce
que les calculs modernes ont révélé à la
construction navale. « Comme cela filerait
sur l'eau ! » s'exclamait-il. « Comme l'eau
sauterait là- dessous, sans retarder, si peu
que ce soit, le bateau volant par-dessus! »
Effectivement, en considérant Tesquif
pourtant figé et immobile, le sentiment
que j'éprouve est, invinciblement, celui
de la vitesse, celui de l'impétuosité, celui
de V approche redoutabh' et soudaine. Une
audace, une intrépidité égales se mani-
festent dans la courbure par laquelle les
pièces de bois remontent en s'incurvant
pour former l'avant du navire. Cela jaillit,
cela fuse, cela bondit. Quant à l'arrière, il
n'a pas moins de vigueur et semble une
musculeuse (|ueue de poisson, prête à
fouetter furieusement les flots. Ce navire
a l'air d'une béte agile et belliqueuse. Il
paraît vivant. Il inquiète. Et il est si sim-
ple pourtant! Cette nudité, jointe à ce
pouvoir de suggestion, sont étranges. Je
pense à ce que j'ai appris, à l'école, des
invasions des Normands, et je me rappelle
de vieilles images. Elles m'émouvaient.
Mais combien plus maintenant! Vraiment,
ce bateau des Vikings est hallucinant. Je
me représente fortement la terreur que
Ton devait éprouver, lorsque, habitants
paisibles, sur une côte, Ton voyait, un
matin, — si inattendues, si brusques en
leur agression — des centaines de ces
barques sombres. Les figures des légendes
germaniques, plus auréolées, plus décla-
matoires, et rendues désormais caressantes
à nos imaginations par les voluptés d'opé-
ras auxquelles elles ont donné naissance,
ne recèlent pas une telle terreur que ces
fantômes de Vikings devenus instantané-
ment présents à mes yeux par la surgie de
cette barque implacable. Comme ce bateau
est nu! Et en même temps comme il est
façonné et calculé de manière à couper les
flots avec une vitesse, avec une force qui
emportera tout. Ce bateau est précis et aigu
comme une intelligence froidement per-
çante. Et il est simple et foudroyant comme
une volonté absolue.
Karl Marx, dans des pages éclatantes, a
fait voir les différents états économiques
s'exprimant et s'incorporant dans des for-
mes différentes d'outils. Péladan, dans un
livre qui va paraître, montre le parallélisme
des « Idées » et des « Formes » dans le
développement de l'esprit humain. Quelle
volupté pour la pensée de saisir d'un
même effort compréhensif le développe-
ment interne et externe de la vie ! « La
corne du bœuf, disait Schopenhauer, c'est
la volonté de frapper ». Que dire du ba-
teau des Vikings? L'esprit qui le façonna
et l'animait, cet esprit n'est plus. Mais il
se révèle à moi dans cette forme "de ba-
teau morte en apparence, et qui m'op-
presse, et qui m'hypnotise.
Nicolaysen me parle alors des luttes fu-
rieuses que les flottes de Vikings se li-
vrèrent les unes aux autres. Du coup, les
images évoquées acquièrent une puissance
d'effroi sans pareille. S"il est terrifiant de
songer aux assauts de ces êtres sans peur
contre d'autres joutes humaines, quelle
vision épouvantable que celle des chocs
qui heurtèrent les uns contre les autres
leurs noirs et foudroyants bateaux !
Louis Akqué.
I
DE SCIENCE SOCIALE.
8:5
BIBLIOGRAPHIE
Le Chômage, par Ph. de Las Cases. Pa-
ris, Victor Lecoffre, 1909, 1 vol. in- 12.
185 pages.
Malgré le titre qui précède, cet ouvrage
constitue plutôt une étude de l'assurance
contre le chômage qu'un examen des di-
vers éléments de ce problème si complexe.
En quelques pages rapides, l'auteur ef-
fleure les sommets des questions relatives
à la statistique, aux causes et aux diffé-
rentes sortes de chômage, au placement, à
la réglementation et aux divers modes d'as-
sistance par le travail. La troisième partie
de l'ouvrage, la plus importante, est con-
sacrée à l'analyse des institutions ayant
pour objet l'assurance contre le chômage.
Parmi elles, ce sont les caisses syndicales
.subventionnées que M. de Las Cases con-
sidère comme la meilleure solution du
problème. 11 y aurait beaucoup à dire au
sujet de ce procédé, dont le plus grave dé-
faut est de ne s'appliquer qu'aux catégories
de chômeurs capables de résoudre le pro-
blème par leurs propres forces, tout en
laissant de côté celles qui souffrent le plus
de ce risque. Nous nous contenterons
d'observer ici qu'une semblable méprise
e.st une conséquence naturelle de la mé-
thode qui consiste à étudier une institution
dune façon abstraite et sans avoir égard
aux éléments sociaux auxquels elle s'appli-
que. Au demeurant, la forte documentation
de cet ouvrage, surtout dans sa troisième
partie, lui donne un intérêt et une uti-
lité incontestable pour toutes les personnes
qui étudient ce grave problème.
i G. Olphe-Galliard.
Journal d'un spahi au Soudan, par le
lieutenant Gaston Lautour, 3ô0 p. (Per-
rin, édit.).
Ces notes écrites au jour le jour pen-
dant deux ans par un sous-officier, — mais
par un sous-officier qui serait aussi réservé
qu'une jeune fille, — sont remplies de des-
criptions intéressantes, pittoresques, voire
même poétiques; de loin en loin une ob-
servation ou une appréciation sociale : « ce
qui perd les colons et traitants français, ici,
c'est le gaspillage qu'ils font, au début, de
leurs fonds, pour leurs plaisirs ». « Le secré-
taire du gouverneur général de l'Algérie
remplit brillamment sa mission dans le
Sahel ; il agit avec autant de bon sens que de
bravoure ; il connaît à fond ces peuplades,
leur langue, leur religion, leur histoire;
il a déjà publié un gros volume fort
documenté, sur les sectes musulmanes;
il paraît que c'est en Allemagne que cet
ouvrage s'est le plus répandu. »
Malheureusement, l'auteur ne témoigne
d'aucune notion de science sociale, et
pourtant quel intérêt nouveau eût pris son
livre, et quels services il eût pu rendre
par une observation méthodiquement con-
duite.
En le lisant, on se prend à désirer plus
ardemment le temps où tout voyageur in-
telligent et instruit aura dans son bagage
un tableau de la Nomenclature et une no-
tice sur l'art d'analyser une région.
L. B.
L'Église anglicane et l'État, par Pierre
Galichet, 204 p. (Paris, Giard, 16, rue
Soufflet).
Ce volume doit être, j'imagine, une
thèse de doctorat; thèse d'ailleurs très
nourrie et très précise dont l'actualité se
justifie, « au moment où la question des
rapports entre l'Eglise et l'Etat se trouve
posée à nouveau, en Angleterre, en France
et en Suisse. »
L'auteur déclare que, par « l'exposé de
la théorie anglicane, il n'entend pas pren-
dre parti dans le débat ».
Néanmoins, il ne dissimule pas combien
la solution des rapports de l'Eglise et de
l'Etat, en Angleterre, lui paraît élégante.
Il est regrettable qu'il n'ait pas une con-
naissance plus approfondie du droit cano-
nique, car il pourrait alors rendre grand
service à la cause de la paix religieuse,
en France : avec son esprit clair, averti
de ces choses, ami des discussions où, « en
maintenant fermement ses opinions, on
se considère mutuellement avec justice et
désir d'union », il arriverait à isoler ce
qu'il y a de légitime et d'intangible dans
84
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE DE SCIENCE SOCIALE.
les revendications catholiques; il montre-
rait que c'est peu et que c'est fort accep-
table; il donnerait ainsi une base d'en-
tente pour la découverte de laquelle la
science sociale lui fourniraitun instrument
d'investigation très sur et très lucide.
De lui-même il a fort bien mis en évi-
dence une réalité dont il faut tenir compte
comme essentielle, dont on doit faire la
constatation sans passion ni d'un côté ni
de l'autre, mais qui différencie profondé-
ment la situation religieuse de l'Angle-
terre ou de la France : c'est qu" « en An-
rileterre, l'Eglise est une grande institution
morale qui a gardé son empire sur une
large partie de la Nation ».
L. B.
LIVRES REÇUS
L'erreur révolutionnaire et notre état
social, par Auguste Magloire, 1 vol.
Imprimerie-librairie du Matin, Port-au-
Prince (Haïtij.
Le contrat de travail et la participation
aux bénéfices (Guide pratique de législation
et de jurisprudence), par P. Follin, 1 vol.
gr. in-8", 7 francs (H. Dunod et E. Pinat,
Paris).
La nouvelle France catholique, par Paul-
Théodore Vibert, 1 vol. 10 francs (Schlei-
cher frères, édit. Paris).
Le Morvan, par le capitaine J. Levain-
ville, 1 vol. 10 francs (Armand Colin, édit.).
Une étude sur l'apprentissage (d'après
les documents toulousains), par Joseph de
Bonne, 1 vol. 4 francs (Alph. Picard et fils,
édit. Paris).
The origins of leadership, par Eben
Mumford, 1 vol. 5 $. (The University of Chi-
cago Press, Chicago).
Les vieilles filles, par l'abbé Louis Muzat,
1 vol. in- 12, 1 franc (Librairie des Saints-
Pères).
La nation armée, 1 vol. in-8" de la « Biblio-
thèque générale des sciences sociales ».
cartonné à l'anglaise, 6 francs (Félix
Alcan, édit.).
Monographie du passementier stépha-
nois, par Ch. Leproux, 1 broch. 0 fr. 50.
(Imprimerie générale, Saint-Etienne).
La réforme douanière en France ; ses
conséquences pour le commerce franco-
belge, par Eug. Allard, 1 broch. (Chambre
de commerce belge de Paris).
Petit dictionnaire de droit rural et usuel,
par L. Lesage, 1 vol, 2 francs (Librairie-
agricole de la Maison Rustique, rue Jacob,-
26, Paris).
Mémento d'un jardinier amateur, par
L. Chevreau, 1 vol. I fr. 50 (Librairie agri-
cole de la Maison Rustique).
BIBLIOTHEQUE DE LA SCIENCE SOCIALE
FONDATEUR
EDMOND DEMOLINS
QUELQUES MÉTIERS URBAINS
DE SIMPLE RÉCOLTE
PAR
J. DURIEU
PARIS
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
56, RUE JACOB, 56
Mai 1909
SOMMAIRE
Avant-Propos. — P. 3.
Les métiers de mouroniiiers, de mégotiers et de chiffonniers doivent se
classer dans la simple récolte. — Caractéristiques sociales de métiers de simple
récolte et d'extraction. Le chasseur indien pris pour terme de comparaison.
I. — Le mouronnier. — P. 15.
Une journée de cueillette; ce travail facile et attrayant n'exige ni effort pé-
nible ni prévoyance, d'où absence de patrons et atelier familial; effort pour
obtenir le libre parcours. — Famille : elle possède les caractéristiques du
genre instable; la jeunesse de B... et sa vie de trimardeur ; la simple récolte du
« pilonage >«. — Mode d'existence. — Patronage. — Monographies des mouron-
niers. B... dit le Marquis, D... dit Coco, X... dit Jésus-Christ. — La mère F...;
une fortune gagnée dans le mouron. — Les métiers de simple récolte et l'as-
sistance par le travail.
II. — Le mégotier. — P. 37.
La récolte des mégots; ce travail facile n'exige ni effort pénible, ni pré-
voyance, d'où absence de patrons et atelier familial ; effort pour obtenir le
libre parcours; la lutte contre les gens de la production. — Monographie
du mégotier C...
III. — Le chiffonnier coureur. — P. 48.
La récolte de la ■• camelote » ; ce travail facile n'exige ni effort pénible ni
prévoyance, d'où absence de patron et atelier familial. — Répercussions de
ce travail sur les autres phénomènes sociaux; ressemblances et dissem-
blances sociales entre le chiffonnier et le chasseur. — Parallèle entre la famille
du pasteur, du chiffonnier et du chasseur. — Mode d'existence; étrange
progression des loyers avec la pauvreté du locataire. — Patronage, cultures
intellectuelles, religion. —Corporation; incapacité de groupement comparable
à celle de l'Indien peau-rouge; les disputes du syndicat. — Opinions poli-
tiques. — Démêlés des chiffonniers avec les gens de la production. — Mono-
graphie des chiffonniers coureurs L... et X... — L'homme de la frontière, le
coureur-placier B...
IV. — Le chiffonnier placier. — P. 89.
Passage de l'atelier collectif de travail à la pi-opriété individuelle. — Le
travail du placier. — La propriété individuelle de la place du chiffonnage;
cause de son établissement et de son maintien. — Énorme inlhience de la
propriété individuelle de l'atelier de travail sur la vie sociale du cliiffon-
nier. — Monographie du chiffonnier-placier R...
V. — Le maître chiffonnier. — P. 110.
L'émigrant auvergnat dans le commerce du chiffon. — Fxtréme complica-
tion de ce commerce. — Poui'quoi le commerçant tient en échec la coopéra-
tive. — Monographie de deux maître chiffonniers. — InHuence de l'émigrant
auvergnat sur le biffm : le bœuf d'Auvergne responsable de l'esprit de
<■ maquignonnage » de ce métier parisien.
QUELOUES MÉTIERS URBAINS
DE SIMPLE RÉCOLTE
AVANT-PROPOS
Il y a quelques années, lorsque Edmond Demolins organisa
l'Enquête sur les pays, j'entrepris, pour répondre à son appel,
d'étudier les anciens pays de l'Ile de France. Ces pays étaient,
d'après les géographes : la Goële, l'Aulnay, le Parisis et la
France. Mais, dès mes premières observations, il m'apparut
clairement qu'à l'inverse de ce qui s'est produit presque par-
tout, ces anciennes subdivisions se sont ici complètement effa-
cées, et qu'il n'en reste aucun souvenir chez l'habitant des cam-
pagnes. 11 n'est pas non plus possible d'en découvrir de traces
dans des différences de travail ou de types sociaux.
Un phénomène aussi anormal méritait d'être expliqué.
L'influence de la très grande ville voisine me parut fournir la
raison la plus plausible de cet état de chose. L'action de Paris
a été si prépondérante sur sa banlieue que les autres actions du
lieu se sont effacées devant elles. Cette explication eut l'assenti-
ment d'Edmond Demolins qui, avec sa vivacité desprit ordi-
naire, aperçut immédiatement pour cette étude un tout autre
plan. Il m'engagea à abandonner l'étude des pays de l'Ile de
France pour rechercher l'influence de Paris sur la région en-
vironnante. L'hypothèse préalable était que cette influence
devait se retrouver dans toutes les manifestations de la vie
sociale.
Ce plan m'apparut dès l'abord plein d'intérêt, car les centres
4 QUELQUES METIERS URBAINS DE SIMPLE RECOLTE.
urbains paraissent subir une évolution tout à fait analogue à
celle qui entraîne le reste du pays ; cette évolution est seulement
plus intense et plus avancée.
On voit, en effet, que la culture s'est spécialisée depuis long-
temps dans la banlieue des grandes villes, comme elle tend à le
faire dans le reste du territoire, sous Tinfluence des transports ;
que la fabrication est également plus développée autour des
centres urbains; que les transports y sont plus actifs et qu'enfin
le commerce et la spéculation y prennent une ampleur in-
connue ailleurs.
On peut donc espérer qu'en étudiant la façon dont s'est pro-
duite l'évolution de ces centres, on explore la voie que suivra
à son tour le reste des contrées où ils s'élèvent.
Tel est l'intérêt très grand que me parut présenter cette
étude.
Les métiers de mouronnier. loégotier, chiffonnier, etc., doivent se classer dans
la simple récolte. — Caractéi'istiques- sociales des travaux de simple récolte et
d'extraction. — Le chasseur indien pris pour tei-me de comparaison.
Pour essayer de débrouiller Fécheveau si compliqué des phé-
nomènes qui se passent dans une grande cité, il n'y a rien de
mieux à faire que de suivre pas à pas la méthode d'Henri de
Tourville. C'est pourquoi j'ai été amené à me demander s'il
y avait à Paris des métiers de simple récolte. Tout d'abord, la
négative m'apparut comme probable, mais en examinant les
choses de plus près, j'ai dû modifier cette première opinion.
Certains métiers me semblèrent présenter les caractères indis-
cutables de la simple récolte. Ce sont : le mouronnier ou mar-
chand de mouron, le mégotier ou ramasseur de bouts de ci-
gares, le chiffonnier, etc.
On n'a étudié jusqu'à présent que des simples récoltes s' exer-
çant sur des végétaux ou des animaux produits spontanément
par le sol et consommés par la famille; il m'a paru qu'on
devait considérer le travail indépendamment de l'utilisation
de l'objet récolté et que le classement d'un métier ne pou-
AVANT-PROPOS. O
vait dépendre de la consommation ou de la vente ultérieure
de la denrée récoltée.
Il faudra seulement distinguer les simples récoltes urbaines
dont les produits sont généralement soumis à la vente et les
simples récoltes de la campagne qui, le plus souvent, donnent
lieu à une consommation dans la famille.
Il me parait du reste difficile de classer les travailleurs dont il
s'agit, ailleurs que dans la simple récolte. L'extraction et la
fabrication ne peuvent évidemment pas leur convenir, car ils ne
produisent, ni ne transforment rien. Us ne peuvent pas non
plus être appelés transporteurs, car ils ne font 2)as de transport
public.
Pour quun homme puisse être qualifié transporteur, il
faut qu'il tire sa ressource principale, ou du moins une res-
source importante, de la rémunération qu'on lui paie pour le
transport de marchandises appartenant généralement à autrui.
Et cette rémunération varie avec la distance du transport,
avec le poids transporté et aussi avec la vitesse.
Or, aucun des individus ci-dessus ne fait ce genre de trans-
port; ils se bornent à transporter chez eux ou au marché la
plante ou l'objet récolté dans les champs ou sur la voie pu-
blique comme le chasseur transporte à sa hutte le gibier qu'il
vient de tuer, comme le cultivateur transporte à son grenier
les gerbes qu'il vient de couper. Tous les producteur font peu
ou prou du transport pour livrer la marchandise à l'acheteur,
mais la caractéristique de ce transport, c'est d'être du transport
privé qui ne donne lieu à aucune rémunération directe. Nos
types ne sont donc pas des transporteurs.
Ce ne sont pas non plus des commerçants, car le commerçant
est essentiellement l'homme qui achète pour revendre et l'opé-
ration intellectuelle qui le caractérise, c'est le calcul de la dif-
férence entre le prix d'achat et le prix de vente. Or, nos gens
n'achètent pas ce qu'ils vendent, ils le récoltent. Ils ne font
que vendre le produit de leur industrie absolument comme
tous les producteurs; même sur le domaine plein, le paysan a
toujours en fin d'année quelque chose à vendre. Le fait de
6 OL'ELOVES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
vendre ses produits ne caractérisant pas un commerçant, ces
travailleurs ne peuvent être placés dans cette catégorie.
Il ne reste donc plus que la simple récolte pour les classer ;
nous allons voir qu'ils en ont toutes les caractéristiques so-
ciales :
Pour faire cette démonstration avec plus de rigueur, je vais
remettre sous les yeux du lecteur l'exposé des caractères sociaux
des travaux de simple récolte et d'extraction, tel quil a été
fait par M. Pinot, dans le tome XI de la revue la Science
sociale.
Caractéi'istiqites sociales des travaux de simple ri'colte et
cl' extraction.
Simple récolte. — M. Pinot s'exprime ainsi pour la simple
récolte : « ... Nous venons de faire remarquer, à propos des
trois variétés de la simple récolte, que le groupement, l'orga-
nisation du personnel pour le travail avait une forme qui ne
s'appliquait pas seulement au travail, mais qui servait encore
aux autres fonctions sociales, aux autres besoins sociaux dans
ces sociétés de pasteurs, de pêcheurs côtiers et de chasseurs.
En quel sens faut-il entendre cela?
« Ceci est vrai, sauf de légères exceptions, pour les types les
plus simples de ces sociétés, où il y a peu de fonctions qui
échappent ordinairement à la famille, au groupe qui organise
le travail. Mais il ne faudrait pas entendre cette proposition en
ce sens que même les opérations du travail se fassent toutes
au foyer lui-même et par toutes les personnes qui sont an
foyer.
« Ce qu'il faut entendre, c'est que l'autorité qui gouverne et
organise le travail est la même que celle qui organise les au-
tres actions sociales, les autres actions communes, et elle gou-
verne le travail par les mêmes moyens, les mêmes modes de
groupement, que les autres actions sociales. Il n'y a donc
(ju'une organisation, qu'un groupement; mais cette organisa-
AVANT-PR0P(3S.
tion, ce groupement est appliqué aux actions sociales quel-
conques. En d'autres termes, pour préciser davantage les faits :
Le père est chef d'atelier, et c'est comme père qu'il est chef
d'atelier. Il n'est chef d'atelier que dans la mesure où il est chef
de famille et parce qu'il est chef de famille. Rappelez-vous tout
ce que vous savez des pasteurs, des pêcheurs côtiers, des chas-
seurs, et vous verrez hien (|ue le père ne gouverne le travail
que comme chef de famille.
« C'est en cela que l'organisation de l'atelier se confond abso-
lument avec l'organisation de la famille ; le travail n'est qu'une
fonction de la famille. 11 n'y a pas d'organisation du personnel
distincte de l'organisation du personnel familial, c'est-à-dire de
celle qui régit la vie au foyer. Et par organisation du personnel
et organisation de l'atelier, il ne faut pas entendre les disposi-
tions matérielles de l'atelier, la répartition des ouvriers sur tel
ou tel point du travail, mais cette hiérarchie des personnes en
vertu de laquelle fonctionne le travail. Eh bien, cette hiérarchie
dans le travail n'est ici autre chose que les relations même de
dépendance dans la famille, c'est-à-dire la hiérarchie domes-
tique, l'autorité paternelle.
« C'est précisément parce que les conditions du travail dans la
simple récolte permettent cette identité entre l'organisation de
l'atelier et l'organisation de la famille, que toutes les familles
adonnées à ces travaux peuvent demeurer dans un état à peu
près complet d'égalité et qu'elles ne voient pas se développer
au-dessus d'elles les organismes, qui partout ailleurs se super-
posent aux familles ouvrières. C'est pourquoi les sociétés adon-
nées aux travaux de simple récolte sont des sociétés simples.
« Mais, dès que l'homme va entrer plus avant dans la voie du
travail, dès qu'il va concourir à la production, cette simplicité
va disparaître et la complication sociale va commencer. »
Extraction. — « Qu'entend-on par travaux d'extraction?
« Les travaux d'extraction sont ceux où l'homme applique son
effort physique, non plus seulement à recueillir les produits
spontanés de la nature, mais à aider aux forces naturelles, pour
8 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
tirer du sol une production autre ou plus abondante; ou encore
à extraire du sol des produits naturels, en modifiant l'état des
lieux. Ces travaux, la culture, l'art des forêts et l'art des mines,
sont précisément appelés travaux d'extraction, parce que
l'homme tire ou extrait du sol un produit, exerçant sur le lieu
une contrainte qui en change les conditions naturelles.
« Il y a entre les travaux de simple récolte et les travaux
d'extraction toute la différence, qu'il y a entre cueillir et ex-
traire.
« Pourquoi les travaux d'extraction sont-ils classés au deuxième
rang, après les travaux de simple récolte?
« Dans leur définition même nous avons indiqué l'accroissement
de l'effort humain relativement à l'action des forces de la na-
ture; mais précisons davantage.
« Observez les faits. Dans la culture, la nature donne la fécon-
dité du sol, le régime des eaux, le climat ; l'homme dirige ces
forces naturelles, utilise les eaux, laboure la terre, la fume; il
fait plus encore, il prime l'action des forces spontanées et fait
donner au sol en un endroit des produits qu'il ne donnait pas
spontanément. Dans l'art des forêts, la nature fait croître le
bois, distribue ici et là, suivant le climat, les essences forestières;
l'homme dirige cette végétation, sème, plante, cultive les es-
pèces arborescentes. Dans l'art des mines la nature produit le
minerai; l'homme par des travaux compliqués — recherches,
creusement de mines, établissement de boisage, lavage, réduc-
tion de minerais — met au jour et rend utilisables des produits
qui sans lui seraient restés enfouis au sein de la terre.
« Comparez dans ces travaux l'action de la nature à l'effort
humain et mesurez cet effort humain à ce qu'il était lorsqu'il
s'agissait des travaux de simple récolte, et vous vous rendrez
compte de l'importance croissante de cet effort humain, partant
de la place que les travaux d'extraction doivent occuper après
les travaux de simple récolte.
« Mais si au, point de vue technique, les méthodes de travail
de la simple récolte et de l'extraction amènent d'aussi grandes
différences, ces différences ne sont rien auprès de celles que
AVANT-PROPOS. 9
ces mêmes méthodes amènent au point de vue social, c'est-à-
dire au point de vue de Torganisation du personnel dans l'ate-
lier.
« Les travaux d'extraction exigent de ceux qui les exercent une
qualité essentielle. Il faut que l'homme fasse effort et sérieuse-
ment effort, non pas seulement au moment de la récolte du
produit comme dans les travaux de simple récolte, mais encore
et surtout bien longtemps avant l'instant où il jouira des fruits
de sa peine. Il a donc besoin non seulement de l'énerg-ie morale
qui décide à l'effort bien avant l'époque où apparaîtra son
résultat, mais encore de la perspicacité intellectuelle qui fait
donner cet effort dans les meilleures conditions de rendement.
Cette énergie morale et cette perspicacité sont les deux éléments
constitutifs de la prévoyance.
« Ainsi le fait social qui apparaît tout d'abord et qui différen-
cie profondément les travaux d'extraction des travaux de simple
récolte, c'est la force morale et la perspicacité intellectuelle^ en
un mot la prévoyance dont l'homme a absolument besoin dès
qu'il s'adonne aux travaux d'extraction; or, la prévoyance est
une aptitude rare, exceptionnelle; de là deux grandes consé-
quences génératrices de toute la complication sociale :
« Les travaux d'extraction ne peuvent être entrepris utilement
que par des hommes doués de l'aptitude rare de la prévoyance ;
les autres hommes laissés à eux-mêmes en sont incapables.
« Ces incapables qui sont la masse, ne sont appliqués au tra-
vail d'extraction que par la contrainte et sous la direction
des hommes prévoyants.
« En fait, tandis que dans les travaux de la simple récolte,
tous les hommes adultes étaient capables du travail de la récolte,
dans les travaux d'extraction tous les hommes adultes ne sont
plus capables du travail ; le travail d'extraction n'est plus natu-
rellement qu'à la portée d'un petit nombre, et ce n'est qu'arti-
ficiellernent, à l'aide d'une contrainte, que la masse s'y adonne.
Tous les procédés de contrainte connus, l'esclavage, le servage,
etc., n'ont jamais eu d'autre but.
« Mais si la masse ne s'adonne pas spontanément aux travaux
10 OUEIQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
d'extraction, et a besoin, pour y être pliée, de la direction
d'iiommes prévoyants, il se produit, par ce seul fait, une grande
complication sociale. Cette complication a pour cause la cons-
titution de deux ordres de familles, dans une même race, dans
un même métier. C'est avec l'extraction que l'on voit, pour la
première fois, le travail échapper à la disposition de la famille
ouvrière, et que se produit, par conséquent, la subordination
d'une famille à une autre dans l'atelier. C'est ce qu'on appelle,
en science sociale, le Patronage.
« Voilà donc expliquée, au point de vue technique et au point
de vue social, la grande distinction qui sépare les travaux de sim-
ple récolte des travaux d'extraction; cette distinction se continue
et se manifeste avec encore plus d'intensité pour les autres
travaux de la fabrication et des transports ; seulement d'autres
différences viennent, pour chacun de ces travaux, s'ajouter à
celles que nous notons aujourd'hui entre la simple récolte et
l'extraction. »
Voilà donc indiquées les caractéristiques des métiers de sim-
ple récolte et d'extraction et nettement marquée la ligne qui
les sépare. Il était indispensable d'avoir ces notions présentes
à l'esprit pour pouvoir faire avec précision l'étude qui suit.
Le chasseur indien pris pour terme de comparaison.
on sait que les trois procédés fondamentaux par lesquels toute
science se constitue sont : l'analyse, la comparaison et la classi-
fication. Nous procéderons en même temps à l'analyse et à la
comparaison; c'est en effet le procédé que suit inconsciemment
l'esprit humain. Dès que l'analyse a isolé un phénomène, la
comparaison s'effectue immédiatement dans l'esprit de l'obser-
vateur avec les autres phénomènes semblables dont la science
lui offre des exemples, et cette comparaison éclairant aussitôt
l'analyse, celle-ci devient plus féconde et plus poussée.
Mais pour que la comparaison soit utile, il faut ([u'elle ait
lieu entre deux phénomènes suffisamment voisins; le choix du
terme de comparaison importe donc beaucoup.
AVANT-PROPOS. H
Le type qui m'a paru le plus voisin de ceux qui vont faiie
l'objet de la présente étude, est le chasseur indien des forêts de
l'Amérique du Sud, type décrit par Edmond Demolins dans son
ouvrage : Comment la route crée le type social.
Voici un extrait de cette description :
« On pourrait répéter à propos de la chasse ce que nous avons
dit de l'art pastoral : elle n'exige aucune prévoyance ; le gibier
de chaque jour fournit la nourriture de chaque jour. Il doit
même être consommé immédiatement, car il ne se conserve pas
longtemps. Ce genre de travail est donc accessible à la géné-
ralité des hommes.
« Quoique à un degré moindre que Fart pastoral, la chasse
pourvoit encore aux divers besoins de l'homme : la viande
fournit la nourriture, la peau sert à confectionner les vêtements,
l'habitation, les outres, etc., les plumes donnent la parure la
plus recherchée ; le poil permet de confectionner certains tissus
grossiers. Les chasseurs peuvent donc, dans une certaine me-
sure se suffire à eux-mêmes ; ils peuvent s'isoler de tout contact
avec les sociétés plus compliquées. Cette constatation est impor-
tante, car elle explique comment les sauvages de l'Amérique
conservent encore aujourd'hui les habitudes et les traits carac-
téristiques de leur état social.
« Sur ces divers points, la chasse se rapproche de l'art pas-
toral, mais elle en diffère par plusieurs conditions essentielles
qui modifient complètement le type social.
1" Supériorité de la jeunesse sur la vieillesse.
« La poursuite et la capture du gibier exigent des qualités
spéciales : l'agilité, la force, l'adresse. Or, ces aptitudes se trou-
vent plus particulièrement chez les jeunes gens. Ceux-ci peuvent
donc se suffire à eux-mêmes de bonne heure. Ils sont, par con-
séquent, portés à constituer le plus tôt possible un ménage à
part, afin de garder pour eux seuls le fruit de leur travail et
de s'exonérer des devoirs d'assistance envers les vieux parents.
C'est un mode de travail qui donne à la jeunesse la supério-
rité sur la vieillesse : l'autorité et l'influence passent des pères
aux enfants.
12 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
2° Développement de Findividualisme.
« L'art pastoral maintient ensemble tous les membres de la
famille; la chasse des animaux en troupes comme celle du bison
réunit encore les hommes; la petite chasse, celle du gibier
épars, ne groupe même plus les hommes. Chacun a le plus
souvent, intérêt à s'isoler, à poursuivre le gibier pour son
propre compte : tout chasseur est un concurrent.
« Cette tendance à l'individualisme est encore développée
par les facilités d'établissement que la petite chasse ofïre aux
nouveaux ménages. Le jeune pasteur n'est pas tenté de se sé-
parer de la grande communauté patriarcale, parce <pi'il ne
peut vivre sans troupeau, ni s'en procurer facilement. Il est
donc, à défaut d'autre sentiment, retenu au foyer par la diffi-
culté matérielle de s'en éloigner. L'autorité paternelle se trouve
ainsi singulièrement fortifiée par la nature des choses.
« Il en est tout autrement pour notre chasseur : les frais
d'établissement du jeune ménage sont aussi réduits que pos-
sible, et d'ailleurs très faciles à se procurer.
« Voici d'abord l'habitation. C'est une simple hutte en bran-
chages, recouverte de feuilles ou de peaux. Elle peut s'établir
facilement. Le mobilier, à cause des migrations imposées par la
chasse, est absolument rudimentaire ; il est fourni par le bois de
la forêt, par la peau des animaux, par des carapaces de tortues.
« Le matériel de la chasse est tout aussi élémentaire : il se
borne essentiellement à un arc et à des flèches pour les animaux
terrestres, à une pirogue pour les poissons. Quelques heures
suffisent pour fabriquer le tout
« On voit donc que, chez ce type de chasseurs, rien n'empêche
les jeunes ménages de s'établir hors du foyer. Tout, au contraire,
les y pousse; les parents n'ont même pas, pour les retenir, les
séductions de l'intérêt.
« Nécessité et difficulté des migrations périodiques.
« La chasse oblige le sauvage à des migrations périodiques. Il
lui faut suivre le gibier dans ses diverses étapes. Si le chasseur
est obligé à ces migrations, il lui est, d'autre part, particulière-
ment difficile de les eftectuer. Tandis que tout est chemin dans
A\A.\T-r'Kor>os. 13
la steppe, tout est ol)stacle dans la forêt Par suite de ces
obstacles, les Indiens contractent l'habitude de marcher à lafde;
de là l'expression : marcher à la file indienne. Cette habitude est
tellement invétérée qu'ils la conservent même quand ils ont à
parcourir des parties non boisées. Les voyageurs en expriment
leur étonnement. ils observent également que les enfants à la
mamelle, obligés de suivre les migrations périodiques, sont voués
à une mort presque certaine.
<( Telles sont les circonstances qui développent chez ces sau-
vages, plus encore que parmi les chasseurs de bisons, une ha-
bitude qui accentue encore la désorganisation de la famille,
nous voulons parler de l'abandon des vieillards, des malades,
des enfants, et en général de ceux qui ne peuvent pas se trans-
porter facilement. « Les sauvages, dit Crevaux, passent pour
abandonner, du moins en voyage, leurs malades et leurs blessés. »
Il cite à l'appui le fait d'une petite fille malade laissée dans un
hamac sur le bord de la rivière. Il rencontre un autre jour une
pauvre femme malade, également abandonnée sans vivres par sa
famille, qui n'a pu la transporter
(( Chez ces sauvages, comme dans les types précédents, nous
retrouvons le régime de la communauté du sol. La forêt appar-
tient à tout le monde, parce que ses produits, comme ceux de la
steppe, ne demandent à l'honmie aucun travail.
« 11 est à remarquer que, dans nos sociétés compliquées, ce
sont également les prairies et les forêts qui restent le plus long-
temps indivises
<c 11 résulte de tout ce que nous avons dit jusqu'ici que le
type de la famille patriarcale ne se maintient pas chez les chas-
seurs. On ne peut garder au foyer tous les fils mariés, comme chez
les pasteurs. Au contraire les enfants s'éloignent successivement
dès qu'ils sont en état de se suffire à eux-mêmes.
« La famille, dit Le Play, se réduit chez les chasseurs à sa
plus simple expression : elle se forme par l'union des jeunes
époux, elle s'accroît momentanément par la naissance des en-
fants; puis elle se restreint par l'établissement précoce des
adultes; elle se détruit enfin, sans laisser de traces, par la mort
li OUELOLES MÉTIERS URIUINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
<les vieux parents. Les individus conservent seulement les rap-
ports de parenté indispensables à la conservation de la race.
« Tels sont les traits caractéristiques delà famille instable, qui
se développe spontanément chez les peuples chasseurs. On com-
prend, sans qu'il soit besoin d'insister, ce que devient l'autorité
paternelle sous un régime qui éloigne aussi prématurément et
aussi complètement les enfants des parents.
« La fonction de père se borne aux devoirs strictement né-
cessaires. »
LE MOURONNIER
Une journée de cueillette : ce travail, facile et attrayant, n'exige ni effort pénible,
ni prévoyance, d'où absence de patrons et atelier faniilial; effort pour obt(>v
nir le libre parcours. — Famille : elle possède les caracti'ristiques du genn;
instable; la jeunesse de B... et sa vie de trimardeur, la simple récolte du ■< pilo-
nage ». — Mode d'existence. — Patronage. — Monogi-aphies des mouronniers
B... dit le Marquis, D... dit Coco, X... dit Jésus-Christ. — La mère F...; une
fortune gagnée dans le mouron. — Les métiers de simple récolte et l'assistance
par le travail.
Les mouronniers partent de bonne heure, car ils ont générale-
ment de longues courses à faire ; aussi ai-je rendez- vous avec
B..., dit « le Marquis », à 5 heures du matin, rue des Bateliers,
à Clichy, où il demeure.
A l'heure dite nous arrivons, mon compagnon et moi, chez le
mouronnier. Il habite dans une grande maison en briques à
quatre étages contenant seulement de petits logements ouvriers
et donnant sur une grande cour. A notre entrée dans la cour,
B..., qui nous aperçoit, vient à notre rencontre et se met,
après les saints d'usage, à préparer sa petite charrette à bras ; il
garnit la lanterne, se munit de quelques toiles utiles à la cueil-
lette, puis il va détacher un gros bouledogue, son compagnon
de travail, qui doit l'aider à traîner la carriole, et nous voilà dans
la rue.
Une journée de cueillette. — Ce travail facile et attragant
n'exige ni effort pénible ni prévoyance, d'oti absence de
patrons et atelier familial.
Au bout de quelques minutes de marche, mon compagnon
1() OL'ELQUKS MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
me demande si j'ai cassé la croûte et, sur ma réponse
négative, il me déclare qu'il a l'habitude, avant de fran-
chir les limites de l'agg-lomération, de prendre du café noir
chez un certain « bistrot » où, paraît-il, il est excellent, car mon
homme se vante de connaître les bons coins. Nous allons donc
prendre le dit café, puis nous voilà déambulant à travers As-
nières, non sans attirer quelques regards curieux de la part des
passants.
Nous rencontrons beaucoup de charrettes de chiffonniers qui
se dirigent au grand trot vers leurs places de chiffonnage ; ce
sont les chiffonniers d'Asnières et de Gennevilliers, « les gros
G... », comme les appellent leurs confrères moins fortunés.
Femmes et enfants, toute la famille est entassée dans la car-
riole, car tous les bras peuvent servir dans ce genre de travail
de simple récolte, facile et peu pénible.
Il n'en est pas de môme pour celui du Mouronnier qui. exigeant
de très longues courses, ne permet pas à B... d'emmener sa
femme et ses enfants.
Au bout d'une heure et demie de marche environ, nouvelle
halte chez un petit marchand de vin, qui vend un excellent
petit vin blanc à 0 fr. 80 le litre. Tout à côté il y a charcuterie
première qualité, où nous pourrons faire notre provision pour
la journée.
Nous goûtons vin et charcuterie que nous prisons à leur va-
leur, puis nous voilà de nouveau en route. Nous déambulons
maintenant en pleine campagne et nous traversons le plateau
de Sartrou ville, d'où la vue domine au loin la plaine. Çà et là
nous apercevons quelcjues toufï'es de mouron, mais ce n'est pas
la peine de s'arrêter pour si peu ; il faudrait vingt-quatre heures
pour faire une récolte convenable; plus loin, du côté d'Achères,
nous trouverons mieux. Nous voilà dans Sartrou ville ; en passant
près de l'église, au clocher octogonal, B... me fait remarquer
qu'il est 11 heures et qu'il y aurait lieu de se rafraîchir un
peu, car il fait chaud. Justement il connaît, au pied de l'escalier
de l'église, un « troquet » qui possède un petit vin, rouge celui-
là, à six sous la bouteille, qui n'est vraiment pas mauvais pour
LE MOURONNIER. 17
le prix. Va pour le petit vin rouge, et nous voilà attablés à l'en-
seigne des 69 Marches. Le vin n'étant pas, ma foi, trop mauvais;
nous faisons remplir une énorme bouteille dont la panse reljondic
doit bien contenir deux ou trois litres et que le mouronnier a
l'habitude d'emportei- avec lui dans ses courses.
De nouveau nous reprenons la route des champs en devisant.
Mon compagnon m'explique qu'il a « fait aussi le chiffonnier »,
mais qu'il a abandonné cette profession pour diverses raisons,
parmi lesquelles je crois démêler que le métier de mouronnier
est mieux considéré que celui de chifïonnier!
Nous approchons du terrain de récolte ; il est midi passé, et
mes compagnons déclarent qu'avant de travailler, il faut prendre
des forces en déjeunant. Nous nous installons alors sur l'herbe,
à l'ombre d'un petit bois ; les provisions sont déposées sur une
nappe improvisée avec un vieux sac, la dame-jeanne circule de
mains en mains, et ce repas aux allures de pique-nique s'achève
sans hâte. Après quoi B... nous offre le café chez une certaine
cabaretière qu'il connaît, non loin de là.
Le café, le pousse-café, un bout de causette, enfin nous voilà
prêts au travail; il est 2 heures de l'après-midi quand nous nous
remettons en route pour gagner, à 2 ou 3 kilomètres de là, les
champs où pousse le beau mouron.
Ces champs mirifiques où le mouron est à faucher, sont situés
dans la zone d'épandage des eaux d'égout; grâce à la fertilité
qu'elles provoquent et aussi à leur température qui en hiver ré-
chauffe la terre, le mouron pousse à foison, et lorsque le mou-
ronnier peut arriver avant que les sarcleurs l'aient enlevé, c'est
pour lui la bonne fortune, la grosse récolte sur place en une
heure ou deux.
La Cueillette. — Nous abordons la terre promise. Le jeune
D... voit ses instincts d'ancien mouronnier se réveiller; il s'ex-
clame quand il voit un champ assez bien fourni, il voudrait
qu'on s'arrête pour commencer la cueillette, mais le vieux ne
veut rien entendre, c'est petit à faire pitié; il connaît un champ
un peu plus loin, pourvu que les massacreurs (sarcleurs) ne
l'aient pas nettoyé, ce sera autre chose. Tout à coup le vieux
2
18 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
s'arrête la main en abat-jour sur ses yeux. « Zut ! çà y est, ils
y ont nettoyé ! » Nous nous approchons du champ et nous cons-
tatons en effet que la sârclette des ravageurs a fait son œuvre
de dévastation ; des monceaux de mouron gisent piétines, arra-
chés, couverts de terre, perdus; c'est à en pleurer. Mais pendant
qu'altérés nous contemplons le désastre, le vieux mouronnier
à l'œil de lynx a parcouru le champ du regard. « Ils n'ont pas
tout mangé! » clame-t-il, et du bras il montre un coin qui n'a
pas encore été touché ; la terre y disparaît en effet sous les pieds
de mouron; « il est véritablement à faucher » ; à nous trois nous
aurons tôt fait de remplir la carriole de deux à trois cents bottes
de mouron pesant quelque 80 à 100 kilos.
Nous voilà donc à l'œuvre : l'opération, fort simple, consiste à
arracher la petite herbe par un coup de doigt spécial qui vise
à obtenir la touffe entière. Il faut ensuite faire la botte; quand
la quantité de mouron réunie dans la main forme une grosse
poignée, on la lie avec un petit lien formé d'une paille arrachée
à un vieux tapis, et c'est tout. Il n'est guère possible de rêver un
travail plus simple. Mes premières bottes, font un peu rire mes
compagnons, et le vieux mouronnier les refait à la dérobée, mais
au bout d'une quinzaine de bottes le jeune D... déclare que ce
n'est pas trop mal. « Vous voyez, ajoute-t-il, que ce n'est pas
sorcier ». J'en conviens sans peine.
Tout en travaillant, B... me raconte que certains gardes cham-
pêtres font un zèle idiot en pourchassant les mouronniers ; tout
dernièrement, l'un d'eux a appliqué, en guise d'entrée en ma-
tière, un formidable coup de pied dans le bas des reins à son
camarade D..., pendant que celui-ci était en train de faire sa
récolte, « même qu'il en a eu mal au coccyx pendant plus de
huit jours », conclut-il.
Je tombai d'accord que ce garde était une brute, et, jetant
un regard inquiet sur mes derrières : « Pensez-vous, dis-je, qu'ici
nous soyons exposés?... — Ici, non, ils ne nous disent plus
rien; nous étions si nombreux que, de guerre lasse, ils ont fini
par fermer les yeux, »
Un peu rassuré par cette déclaration, je me remis à botteler
LE MOURONNIER. 19
avec ardeur, non sans inspecter de temps à antre l'horizon d'où
pouvait surgir le redoutalile garde.
Au bout d'une heure et demie de ce travail peu fatigant,
nous avions environ deux cent cinquante bottes valant ensemljle
18 à 20 francs. Autrefois, il y a dix ans environ, le même char-
gement aurait valu, à deux sous la botte, 25 francs; mais aujour-
d'hui, à cause de la concurrence de ceux qui font le gros, on doit
céder un certain nombre de bottes à 5 centimes, et le bénéfice
total s'en trouve abaissé.
Il faudra, du reste, toute la journée du lendemain au mouron-
nier pour écouler sa marchandise. Il a un certain nombre de
clients auquel il vend la botte deux sous à titre de bonnes pra-
tiques; puis, lorsqu'il a servi toute sa clientèle, il écoule ce qui
lui reste au rabais, à des marchandes de journaux revendeuses
ou même aux halles.
La charrette chargée, il n'y avait plus qu'à revenir tranquil-
lement par le même chemin, et c'est alors, me dit « le Marquis »,
que j'apprécie les services de mon chien ; en effet, le gros boule-
dogue tire énergiquement et remorque à lui tout seul la car-
riole.
Si j'ai décrit ainsi minutieusement la journée du mouronnier.
c'est pour bien montrer que ce travail ressemble aux autres
simples récoltes connues jusqu à ce jour, au point de vue de la
facilité et de l'attrait. Notre expédition est bien plus une journée
de promenade à la campagne qu'un travail, et plusieurs fois le
jeune D... s'écrie : « Ah! si çà se vendait comme autrefois, on
ne me verrait pas souvent à l'atelier; c'est un plaisir de mou-
ronner dans ces champs. »
Plus tard, en causant avec lui, j'apprendrai du reste la vraie
raison pour laquelle il adésertéle métier. « Je n'osais plus, dit-il,
vendre du mouron dans les rues, tous mes camarades d'école
se moquaient de moi. Je me suis vu certains jours faire un long
détour pour éviter un groupe d'apprentis qui commençaient à
m'assaillir de quolibets quand ils me voyaient passer; mou-
ronnier, conclut-il, c'est pas un métier, quoi! s'il me fallait
me remettre à crier le mouron dans les rues, j'oserais jamais. »
20 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
Nous saisissons là une des raisons pour lesquelles ces métiers,
non plus que ceux de chiffonniers ou de mégotiers, ne sont pas
trop encombrés; c'est qu'ils jouissent d'une mauvaise considé-
ration ; on est mal vu quand on les pratique, et cela suffît pour
que beaucoup fassent effort pour exercer une profession plus
dure peut-être, mais mieux considérée.
On voit que le métier est des plus faciles; on pourrait, il est
vrai, lui reprocher, — et « le Marquis » ne manque pas de le faire,
— qu'il oblige à de longues courses par tous les temps, et que le
mouronnier est de ce chef sujet aux rhumatismes, sa seule mala-
die, du reste; maisne peut-on reprocher tout cela à la chasse? Et
cependant la chasse, métier de simple récolte, est si bien un
amusement que tous nos chasseurs modernes affrontent longues
courses, mauvais temps et rhumatismes... pour leur plaisir.
Ce métier, dont le caractère de simple récolte ne saurait être
nié, nous servira de point de comparaison pour classer égale-
ment les autres.
Le mouronnier estime que son métier est beaucoup plus pé-
nible que celui de chiffonnier ; ceux-ci, me dit-il, ne font jamais
de très longues courses, du moins le placier; ils peuvent se
mettre à l'abri quand il pleut; en outre, ils ont à peine deux ou
trois heures de travail chaque matin et leur besogne est géné-
ralement finie à 9 ou 10 heures. Néanmoins B... préfère le mé-
tier de mouronnier parce qu'il est mieux considéré que celui de
chiffonnier.
Le mouronnier a pour tout outillage sa charrette, quelques
sacs et son chien, plus un vieux sommier couvert d'une toile
métallique sur lequel il pose son mouron pour le conserver du
soir au matin et l'arroser afin de le maintenir frais.
11 a fait lui-même sa charrette, et voici ce qu'elle lui
coûte :
Les roues 3 francs : ce sont des roues de devant d'un fiacre;
il les a eues en échange d'une montre qu'il avait payée 3 francs
à un camarade.
Il a fait la caisse avec de vieilles planches et les douves d'un
vieux tonneau; le tout valait 3 francs. Les ferrures provien-
LE MOLRON.MKB. 21
nent des cercles du tonneau; quant à la lanterne, elle lui coûte
1 franc. L'ensemble lui revient donc à 7 ou 8 francs.
Quant au chien, il lui a été donné tout jeune, et il l'a élevé.
Il n'y a pas, pour le travail, de groupement de personnel autre
que celui de la famille; tout chef de famille est en même temps
chef de l'atelier de travail. D'où aucune complication sociale.
En résumé, ce métier a bien toutes les caractéristiques de la
simple récolte : il est attrayant, facile, n'exige aucune pré-
voyance et, par conséquent, se trouve à portée de la généralité
des hommes, sans qu'il soit nécessaire d'instituer un groupement
spécial du travail.
FAiMiLLE. — Elle possède les caractéristiques du genre instable.
— La jeunesse de B... — Sa vie de trimardeur . — La simple
récolte du «. pilonage ».
B... est un tout petit homme à la figure maigre, aux jambes
cagneuses, au regard fuyant; causeur intarissable, il n'y a qu'à
le laisser parler pour avoir tous renseignements, 11 est âgé de
cinquante-trois ans. Il est fils naturel d'une cuisinière originaire
de Belfort; son père, ouvrier charroyeur, était un assez mauvais
garnement, qui n'a jamais rien fait de bon.
B... a vécu longtemps avec sa mère, qui est morte depuis
douze ans environ. Il a commencé à faire le mouron dès son
enfance et ne se rappelle plus qui lui a appris ce métier; il avait
alors dix ou douze ans. Il n'a jamais voulu s'astreindre à fré-
quenter l'école qu'il a désertée un beau jour où le maître lui avait
allongé un coup de férule. Il sait cependant lire et écrire, mais
il prétend qu'il a appris cela à l'âge adulte ; il ajoute que,
quant à l'orthographe, il y a renoncé.
Nous notons déjà dès l'enfance un défaut de contrainte et de
direction, provenant sans doute de l'absence du père ; c'est pro-
bablement à cette époque qu'il a pris ses habitudes d'ivrognerie
invétérée. Avant de partir, sa femme nous avait recommandé
en souriant de ne pas le trop saouler, et après l'avoir quitté, le
22 OUELQLES MÉTIERS L RBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
jeune D... me dit : « Vous lui avez donné la pièce, il va en pren-
dre une avant de rentrer, » ce qui arriva en effet.
A quelque temps de là, ayant revu sa femme, celle-ci me dit
en riant : « Vous savez, l'autre jour, quand il est rentré, il n'é-
tait pas seul! » Je frémis à l'idée de quelque drame conjugal!
« Pour sûr qu'il n'était pas seul, poursuivit-elle,... il était ac-
compagné à^nne cuite... soignée. »
B... me raconte que, dans sa jeunesse, il eut un jour envie
de voir du pays. « Alors, me dit-il, v'R que je me mets su'l
trimard » ; il me donne ensuite quelques détails sur le trimardeur,
qui vit également d'un métier de simple récolte, « lepilonage ».
Le trimardeur, c'est le chemineau qui court les routes droit
devant lui, sans autre but que de vivre en pUonant. Pilonner
veut dire mendier, mais c'est une mendicité spéciale ; elle con-
siste à se donner comme ouvrier sans travail en quête d'ou-
vrage : « On fait son petit boniment du mieux qu'on peut, et on
obtient deux ronds et quelquefois la soupe et un verre de vin ».
Mais le métier ne vaut plus rien : certains trim ardeurs s'étant
rendus coupables de méfaits, le chemineau est vu maintenant
d'un mauvais œil dans les fermes où jadis on l'accueillait sans
défiance. Lestrimardeurs,me dit B..., sont tous parisiens ou tout
au moins originaires des grandes villes de France et de l'é-
tranger; il n'en a jamais connu de paysans.
Avec une verve de Gavroche, il me raconte certaines avan-
tures qui jettent un jour intéressant sur la mentalité de ces
bizarres individus vantards, hâbleurs, chez qui le métier déve-
loppe l'habitude du mensonge à un degré vraiment curieux.
C'était l'évêque de X... qui, d'après un camarade trimardeur,
donnait toujours la pièce de cent sous à celui qui réussissait à
laborder. « Si tu peux le voir, t'es sûr de la tune. » B..., encore
naïf et confiant, file d'un pas léger vers la demeure de l'évêque,
giiette le moment où le factionnaire tournait le dos et se faufîlle
dans la cour juste au moment où l'évêque sortait. « Chouet! que
je me dis, le v'ià; je m'amène la casquette à la main et je lui
fais le petit boniment... » « Bien, mon enfant, qu'y me dit, puis
y fouille dans sa poche. Je pensais : Ça y est! c'est la tune! Ah !!
r.E MOURONNIER. 23
là, là... pas besoin de la palper deux fois pour voir que ce n" é-
tait pas une tune! deux ronds, quoi! »
C'était ensuite le notaire de Y... qui avait un établissement
hospitalier où on pouvait vivre princièrement pendant deux ou
trois jours, et partir ensuite nippé de pied en cap. Résultat, une
méchante soupe à chien et « une liquette (chemise) dont un
biffin n'eût pas donné quatre ronds ».
Un troisième loustic lui indiquait avec mystère l'hôpital de
Z... où il suffisait de se faire une petite écorchure au pied pour
séjourner pendant huit jours, et d'où il se faisait expulser le
lendemain même avec son écorchure.
« Veux-tu gagner 1.500 francs? lui dit mi autre jour un cama-
rade avec lequel il venait de discuter longuement le point desavoir
comment ils pourraient bien trouver à déjeuner; B..., devenu
méfiant, ne broncha pas. « Mon vieux, v'ià le truc! Tu passes
en Belgique où on enrôle des soldats pour le Congo ; tu t'en-
gages et tu palpes les 1.500 balles de prime, après quoi tu files
à l'anglaise et tu rentres en France avec le pognon. »
B... hocha la tête... « Çà ne doit pas se faire aussi facilement
que ça... je marche pas. »
« Finalement, me dit-il, je compris que tous les trimardeurs
étaient des menteurs; j'étais dégoûté du métier, on y mangeait
trop de mistoufle (misère), et je fis demi-tour pour rentrer à
Paris. » Il était alors aux envir-ons de Roubaix, et revint tout
d'une traite pour revoir (( la mère « qu'il avait quittée depuis
deux mois.
Il a essayé divers métiers, comme celui de garçon de chantier,
mais ne les a pratiqués que fort peu de temps, pour revenir à la
cueillette; il a été aussi chiffonnier, enfin il y a déjà plus de
vingt ans qu'il ne fait plus que le mouron.
Quand sa mère est morte, il avait une quarantaine d'années; il
est resté garçon quelques mois, puis s'est avisé de faire la cour
à une blanchisseuse sa voisine; mais celle-ci, une veuve avec
trois enfants , l'arrêta dès les premiers mots, en l'avertissant
qu'elle voulait bien du mariage régulier devant le maire et le
curé; « autrement, dit-elle, je ne marche pas ».
24 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
Devant cet ultimatum, B... s'incline et l'on va à l'ég-Iise où la
cérémonie de la confession inquiète un peu notre homme par
avance; mais comme le curé, « un bon zig », se borne à lui de-
mander s'il n'a pas tué ni volé, il déclare à sa femme en sortant
que, « si c'est que cala confession », il recommencerait bien pour
une chopine.
Ce petit détail éclaire d'un jour précis la mentalité de cet
homme, qui ne nous présente pas du tout le type de l'irréligieux
par antipathie cléricale, mais simplement par indifférence ou
ignorance.
Je n'ai relevé dans ces paroles aucune velléité d'anticlérica-
lisme, au contraire, il déclare que le curé «< était un bon zig ».
Il professe une indifférence analogue pour les questions poli-
tiques, et quand j'essaie de le mettre sur ce chapitre, il parait
à court d'idées; causeur intarissable sur tout autre sujet, il n'a
plus alors mot en bouche, et j'acquiers vite la conviction que
c'est la chose du monde qui l'intéresse le moins. Quelle in-
fluence ça peut-il bien avoir sur la croissance du mouron? Ces
fameuses questions politiques et religieuses, brûlantes entre
toutes, le laissent essentiellement froid.
Sa femme était veuve avec trois enfants de son premier lit,
deux filles et un garçon. L'une de ses filles avait été placée par
un patronage catholique dans une maison bourgeoise des envi-
rons de Paris, et c'était, disait Ja mère, parce que cela pourrait
nuire à ses enfants « rapport au patronage », qu'elle désirait le
mariage religieux.
Une autre de ses filles vivait avec elle à la maison, mais elle
s'est laissée séduire par un jeune voisin et en a eu un enfant.
Sa mère lui a alors enjoint d'aller habiter avec son amant; ce-
lui-ci était déjà avec sa sœur, de telle façon que les trois jeunes
gens vivent actuellement ensemble.
Enfin le dernier enfant est un garçon de dix-huit ans, qui est
charretier : « c'était son goût, » me dit le père. Il gagne 4 fr. 50
par jour, donne 4 francs à sa mère pour son entretien et garde
0 fr. 50 pour lui.
B... a eu trois autres enfants de sa femme : une petite fille qui
LE MOURON NIER. 23
est morte il y a deux ans à l'âge de sept ans, d'une méningite ;
un petit garçon de sept ans qui est très délicat, me dit-il, enfin
un autre petit garçon de deux ou trois ans.
Mode d'existence. — B... m.e dit qu'on boit chez lui environ
quatre litres de vin par jour à eux tous; ils mangent à chaque
repas de la viande et des légumes, et le matin, ils ont l'habitude
de prendre le café au petit déjeuner. Les jours de courses dans
la campagne, sa femme qui tient la bourse lui donne 1 fr. 50,
qu'il aille loin ou qu'il aille près, « elle ne s'occupe'pas de cela » ;
il emporte, il est vrai, deux litres de vin.
M™*B... estime à 7 francs par jour les dépenses totales de la
famille pour l'entretien, le chauffage et les habits. Voici, du
reste, le détail des denrées consommées :
QUANTITÉS
consommées
l)ar semaine.
PRIX
de l'unité.
TOTAL
du prix.
Pain
28 livre:^.
14 —
3 —
l — 1/2.
1 — environ.
1 douzaine 1/2.
2 livres.
2
2
7 kilos.
2 litres.
2 boisseaux
1 soit 14 kilos 1.
2 livres
3 litres.
28 —
3/4 de livre.
O""".^ les 4 livres.
0.80 la livre.
1.30 —
1.20 —
1.25 —
))
1.00 la livre.
0.70 —
0.90 —
))
»
0.30 le litre.
0.30 —
;if2.j
11.20
3.90
1.80
1.2o
1.60
3.20
1.40
1.80
0.70
1.20
2.40
1..30
0.90
7.70
1 »
Viande de bœuf . . .
• — de porc. . . .
— de cheval. . .
Poisson
OEufs
Beurre
Huile
Saindoux
Légumes herbacés. .
Légumes en grains. .
Pommes de terre. . .
Sucre
Lait
Vin
Café ...
46.60
Si nous calculons les éléments que contient cette alimenta-
tion, nous voyous que cette famille de quatre personnes (en
comptant les deux enfants pour une personne adulte) consomme
par semaine :
26
QUELOIES METIERS URBAINS DE SIMPLE RECOLTE.
POIDS BRUT
des
aliments.
ALBUMINE.
GRAISSE.
HYDRATES
de
carbone.
Pain
Viande
Œufs. .
Beurre, huile, graisse.
Légumes herbacés. . .
Légumes en grains . .
Pommes de terre . . .
Sucre
Lait
Vin
14.000
10.000
1.300
3.000
7.000
1.600
14.000
1.000
3.000'
28.000'
Grammes.
.006,6
.38S, ..
147,29
26,7
127,4
377, 00
182, »
)>
101, »
<irammes.
03, 96
3,70
140,22
Î.571, »
14, »
32, »
210, »
»
108, »
Grammes.
6.699, »
240,8
0,039
0,000
315, »
881,6
2.800, »
960, »
133,50
3.612, »
Ce qui pour une personne
donne
Nombres donnés par
M. Gautier, pour l'ali-
mentation moyenne d'un
Parisien par semaine. .
3.5.ï3,59
888, 397
133,41
3.144,88
786,22
393,78
15.641,939
3.920,484
2.802,10
Les nombres accusés par le niouronnier sont sensiblement plus
élevés que ceux de la moyenne parisienne. Ce résultat n'est pas
étonnant si on considère qu'on est ici en présence de travailleurs
manuels d'un appétit robuste, tandis que la moyenne des con-
sommateurs parisiens comprend un grand nombre d'estomacs
délabrés dont la consommation est réduite.
Le logement de B... comprend deux pièces et une cuisine et
lui coûterait à Paris 3 ou iOO francs; il ne le paie à Clichy que
!200 francs.
Nous avons vu que les recettes de la famille se composent des
15 à 18 francs que B... gagne tous les deux jours et des 4 fr. 50
que touche par jour le fils charretier. — Il est à noter qu'il n'y a
pour ainsi dire pas de morte saison pour le mouron et qu'on le
récolte à peu près toute l'année.
Patronage. — En science sociale, on a toujours considéré que
les simples récolteurs étaient patronnés par les productions spon-
tanées, l'herbe, le poisson, le gibier; ici nous trouvons un pa-
tronage analogue et Le Play, dans la monographie du chiffonnier
LE MMLHONNIEK. 21
de Paris, dit textuellement ceci : « Les objets que le chiffonnier
ramasse sur la voie publique sont Féquivalent des subventions
que l'herbe, les bois et les eaux donnent aux gens de la cam-
pagne [Ouvriei-s européens, t. I", Le Chifl'onnier).
Le mouronnier récolte une herbe absolument spontanée,
qui est considérée comme une mauvaise herbe et qui, par consé-
quent, est bien pour lui un don de la nature; mais cette plante
ne pousse que dans des champs cultivés, bien fumés et bien tra-
vaillés; elle est donc due indirectement au travail du cultivateur,
et c'est si vrai que nulle part elle n'est en aussi grande abon-
dance que dans les champs d'épandage des eaux d'égout de la
ville de Paris, par suite de l'excès d'engrais que reçoivent ces
champs. Avant la création de ces champs, les mouronniers trou-
vaient beaucoup moins facilement le mouron et à l'état dissé-
miné, il fallait en faire trois ou quatre bottes ici, trois ou
quatre bottes quelques centaines de mètres plus loin; c'était le
temps où il n'y avait pas de marchands de mourons en gros.
Depuis que les champs d'épandage existent, certains mouron-
niers (il y en a peut-être bien une dizaine dans ce cas) ont che-
val et voiture et, réunissant deux ou trois camarades, vont dans
ces champs pour remplir leur charrette de Ijottes. Ils peuvent
ainsi rapporter de 1.000 à 1.500 bottes, et par conséquent les
donner au rabais pour cinq ou six sous la douzaine. « Il est vrai,
me dit B..., que c'est de la mauvaise marchandise, car pour aller
plus vite, ils ramassent tout et font des bottes de fumier, mais
ça fait du tort tout de même. » Cette facilité de trouver du
mouron dans ces champs d'épandage a contribué à multiplier
les mouronniers, qui sont actuellement plus de quatre cents à
Paris alors que, du temps de la jeunesse de B..., ils n'étaient pas
plus de quarante. Mais en ce temps il fallait déployer un véri-
table flair d'Indien pour trouver le mouron. Les D... y excel-
laient, et bien des fois ils arrivaient sur le marché avec des char-
gements alors que personne n'en avait. Mais dès le lendemain,
ils étaient certains d'être filés par des concurrents qui cher-
chaient à surprendre le secret de leur belle récolte, et c'était
alors des ruses d'apaches pour dépister les suiveurs.
28 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RECOLTE.
Quoi qu'il en soit, pour pénétrer sur le champ du paysan, il
faut son consentement ou du moins sa tolérance tacite. C'est là
une sorte de patronage détourné; le cultivateur fait, en somme,
jouir dans une certaine mesure le mouronnier de sa propriété ;
la mesure est faible sans doute, car il ne se fait pas faute de
biner, ou d'effectuer les travaux nécessaires au détriment quel-
quefois du malheureux mouronnier, mais en somme il y a un
permis de jouissance. A certains endroits, du reste, ce permis est
refusé au cueilleur et la défense est rigoureusement appliquée ;
il en est ainsi à Gennevilliers où les mouronniers ne peuvent pé-
nétrer qu'avec un permis de la municipalité, permis qui n'est
délivré qu'aux habitants de la localité. Partout, du reste, les
mouronniers profitent d'une tolérance plutôt que d'une véritable
permission ; à chaque instant ils sont en butte aux mauvais trai-
tements des gardes champêtres qui veulent faire du zèle, me
ditB... avec mépris.
Il reconnaît cependant que la rigueur de certains est motivée
par les aoIs dont ils sont victimes de la part de mouronniers
sans scrupules, qui sous prétexte de cueillir du mouron, passent
dans les champs pour voler choux, artichauts ou fruits. Quand
le vol est découvert, le propriétaire ne veut plus voir de mou-
ronniers chez lui. « C'est ce qui fait du tort à la corporation, il
y a trop de voleurs, » conclut B...
Nous trouvons là un épisode de la lutte que l'on constate par-
tout entre le simple récoUeur, pasteur ou chasseur, qui désire le
libre parcours, et Y extracteur, qui a impérieusement besoin de
la propriété individuelle.
B... me dit qu'il n'a recours à aucune assistance dans les phases
de l'existence. La chose me paraît sujette à caution, car nous sa--
vons déjà que sa femme a eu un de ses enfants placé par un pa-
tronage catholique. Quoi qu'il en soit, il m'expose une opinion
assez intéressante sur le mode d'assistance qui conviendrait le
mieux, selon lui, pour les imprévoyants; ses vues méritent d'être
notées, car elles émanent d'un homme qui a l'expérience du milieu
et peut parler savamment des défauts qu'il reproche à ses con-
frères.
LE MOURONNlKIî. :>9
Il me dit que l'assistance en argent ne vaut rien, car ceux qui
en sont l'objet ne font que transformer ces subsides en orgies;
les bons de denrées ne lui semblent pas non plus exempts de re-
proche, car bien souvent ils sont vendus, et le résultat est le
même. Il faudrait, dit-il, un carnet individuel et nominatif sur
lequel on ouvrirait un crédit de viande, de pain, de vin, etc., à
l'intéressé et sur lequel les fournisseurs inscriraient les quantités
fournies.
Ce système, émanant d'un homme ayant une profonde expé-
rience de ce milieu, mériterait d'être essayé.
En résumé, nous voyons que les mouronniers sont patronnés
non seulement par la nature qui leur offre gratuitement l'herbe
qu'ils cueillent, mais aussi par le cultivateur qui les laisse jouir
de sa propriété.
Monographie de /)..., dit Coco.
Dansle mêmequartierhabiteunautremouronnier,le pèreD...
dit Coco. C'est un homme de soixante ans, oncle du jeune D...,
mon compagnon ; il a fait deux congés de sept ans et, après sa
libération, est entré comme coltineuràla raffinerie Say, mais son
intempérance l'a fait renvoyer; c'est alors qu'il a commencé à
faire le mouron, métier qu'il exerce depuis plus de trente ans.
C'est B... qui lui a montré le métier; depuis cette époque, ils
sont restés bien ensemble, et B... me dit qu'il est allé souvent le
soigner pendant ses attaques de rhumatisme.
D... est célibataire et a toujours mené une vie déréglée ; l'ivro-
gnerie invétérée et les femmes sont ses deux vices capitaux.
Quand il est en état d'ébriété, il lui arrive à chaque instant d'être
volé par des filles galantes qu'il introduit dans son domicile, mais
il est incorrigible. Tout le monde du reste profite de l'état où
le mettent de fréquentes libations pour le piller à qui mieux
mieux; entre autres son logeur qui est en même temps mar-
chand de vin. U lui fait crédit autant qu'il veut, pour ses or-
gies, mais ensuite il lui présente des notes fortement majorées,
30 QUELQUES 3IÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
que l'autre, hors d'état de se rappeler ce qui s'est passé la
veille, paie toujours pour ne pas se voir refuser tout crédit.
A part le mouron qui lui rapporte au moins 5 francs par
jour, D... touche un secours de 75 francs par an comme an-
cien soldat. Il a obtenu cela par la cuisinière d'un général à
laquelle il vendait du mouron. Il reçoit encore de l'argent
d'une sœur qui est en Amérique. La réception de ces sommes
est le signal d'orgies qui ne prennent fin qu'après la disparition
de son dernier sou.
L'imprévoyance de cet homme est telle que, depuis trente ans
qu'il fait le métier, il n'a pas pu économiser de quoi acheter une
petite charrette pour porter son mouron; il est obligé d'en
louer une qui lui coûte cinquante-deux sous par semaine, alors
que, pour 8 ou 10 francs une fois jîayés, il pourrait en ac-
quérir la propriété. Du reste, son neveu qui est serrurier, lui a
ottert d'en construire une dans des conditions de bon marché en-
core plus grandes, mais il n'a jamais voulu accepter cette offre.
— Il lui arrive du reste de n'avoir même plus de quoi louer sa
[)etite charrette; il est alors obligé de porter son mouron dans
un sac sur ses épaules, et on conçoit que pour faire ainsi les
50 ou 60 kilomètres oblig-atoires, il ne puisse se charger
beaucoup, ce qui diminue son gain. Il a conservé du service mi-
litaire l'habitude d'une propreté méticuleuse sur lui-même et
dans son logement. Je ne puis d'ailleurs parler de ce dernier
que par ouï-dire, car je n'ai jamais pu obtenir de lui, malgré les
instances de son neveu, ni qu'il me laissât voir son logement,
ni surtout qu'il me permît de l'accompagner dans une de ses
tournées.
A toutes les démarches de ce dernier il répondait en secouant
la tête : « Tu ne me sortiras pas de l'idée que ce bonhomme-là
est de la Rousse ». — De guerre lasse, je dus me résigner à
chercher ailleurs. Son mobilier est, parait-il, des plus rudimen-
taires; il l'a en partie fabriqué lui-même avec quelques plan-
ches, mais en somme il lui appartient; c'est du reste sa seule
propriété avec celle de ses habits. — Il gagne environ 5 francs
par jour.
LE MOURONNIER. 31
Mode d'existence. — Son neveu me dit qu'en ce qui con-
cerne lanourriture, il se soigne bien. Le matin, il se fait souvent
une bonne soupe au lait. A chaque repas un litre de vin au
moins et un beau morceau de viande, escalope, entrecôte, ou
autre morceau de choix. Il lui arrive souvent de n'avoir pas
assez d'un litre pour son repas, auquel cas il n'hésite jamais à
aller en chercher un autre. — Il paie 12 francs par mois pour
son habitation, qui se compose d'une chambre non meublée,
située au rez-de-chaussée d'une maison à plusieurs étages.
Quant aux récréations, il n'en connaît qu'une, l'orgie.
Ses opinions politiques me paraissent aussi vagues que celles
de B.. . et je crois qu'elles consistent essentiellement dans une abs-
tention continue. En somme, D... présente les caractères les plus
accentués de la désorganisation familiale. Son gain eût été suf-
fisant pour lui permettre de mener une vie honorable et même
pour élever une famille, mais il a toujours préféré une exis-
tence déréglée, tout entière occupée par les orgies ou par les
unions passagères. Ses parents étaient commerçants et origi-
naires de Château-Thierry.
Monographie de />..., frère du 'précédent.
Le frère de D... faisait aussi le mouron, et c'est à la suite d'un
refroidissement attrapé en couchant dehors, dans une de ses
tournées, qu'il est mort.
D... avait été compromis dans la commune, et condamné à
huit ans de pontons. A son retour, il ne trouva pas facilement à
à s'employer et dut faire le mouron.
Il était marié et père de cinq enfants. Divorcé à son profit à
la suite d'adultère, il se remaria en secondes noces avec une
ancienne cuisinière, dont il s'empressa de dilapider le petit
avoir.
Grâce à ses enfants qui pouvaient vendre son mouron pen-
dant qu'il allait le chercher, il arrivait à un gain important et
vivait, me dit-on, comme un bourgeois. Son fils se souvient
32 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RECOLTE.
d'avoir fait avec son frère des journées de vente de 45 et
50 francs, mais c'était à l'époque où ça se vendait bien. Il
menait du reste une vie à peu près aussi déréglée que son
frère.
Voici le sort de ses enfants : l'ainé, envoyé aux bataillons d'A-
frique, en est revenu amélioré; vivant maritalement avec une
femme dont il n'a pas d'enfants, il passe pour un ouvrier sérieux
et honnête. Deux autres filles, mariées avec des ouvriers sérieux,
ont fondé des familles régulières. Une troisième fille, élevée par
l'Assistance publique, a été perdue de vue. Enfin un fils d'une
trentaine d'années, celui précisément qui a bien voulu m 'in-
troduire dans ce milieu, est machiniste dans un théâtre et
gagne très honorablement sa vie.
En somme, la caractéristique du métier que nous venons d'é-
tudier est d'être extraordinairement facile et de permettre l'exis-
tence à des individus incapables d'un autre travail, soit par
suite de leur imprévoyance extrême, soit à cause de leur défaut
de discipline et de régularité dans l'etTort.
Voici du reste une dernière monographie qui démontre bien
jusqu'à quel point ce métier patronne les incapables.
Monographie de A'..., dit Jésus-Christ.
Il y a une vingtaine d'années, le père d'Alexandre D... ren-
contra mourant de faim un pauvre être privé de raison dont
il eut pitié et qu'il recueillit chez lui.
Ce malheureux était un ancien premier commis d'une grande
épicerie parisienne. Des revers de fortune lui avaient subitement
fait perdre la raison et par suite son emploi qu'il ne pouvait plus
occuper. Tout au plus restait-il à ce malheureux une lueur de
raison suffisante pour la vie animale. Malgré cela, D... put lui
apprendre le métier de mouronnier et depuis plus de vingt ans
ce pauvre père en vit. Il occupe dans le logement des D..., prin-
cipaux locataires, une chambrette dont il paie le loyer quand
il le peut. D'une misanthropie noire, on ne l'a pas vu depuis
LE MOIHONNIER. Xi
vingt ans adresser la parole à quelqu'un, ni recevoir personne
chez lui. Je n'ai même pas pu savoir son nom car on ne le
connaît dans le quartier que sous le sobriquet de Jésus-Christ.
il ne répond guère que par une grossièreté à ceux qui lui
adressent la parole.
Il y a quelques années, il eut un héritage de 12.000 francs.
Dans l'espace de quelque mois, 0.000 francs passèrent en orgies
de toutes sortes, puis il lui prit fantaisie d'acheter un pavillon
dans les environs de Paris avec l'intention de le louer. Ce pa-
villon valait une quinzaine de mille francs. Il doima comp-
tant les 0.000 francs qui lui restaient et comptait payer le reste
avec les loyers. Mais ceux-ci, dépensés aussitôt que touchés, ne
lui permirent pas de payer seulement la première annuité et
moins d'un an après avoir reçu cet héritage, il reprenait le sac
du mouronnier sans un sou en poche. Il était même plus pauvre
qu'avant car ses anciens voisins, les autres mouronniers, le
considérant comme un malheureux indigent, l'aidaient souvent
dans sa besogne ou lui indiquaient les bons endroits, mais
comme, pendant sa courte prospérité, il ne les convia jamais
à ses orgies, ils lui tournent actuellement le dos et déclarent
qu'ils le laisseront se débrouiller seul.
De plus en plus alcoolique et inabordable, il continue cepen-
dant à vivre de son métier qui peut lui rapporter environ, me
dit-on, 2 ou 3 francs par jour. Il n"a, du reste, jamais pu
s'élever à la conception de la charrette, même louée, et porte
son mouron dans un sac, Voibà donc un pauvre être auquel
il ne reste qu'une dernière et vacillante lueur d'intelligence et
qui cependant trouve encore le moyen de vivre du métier de
mouronnier. C'est bien la démonstration la plus claire de
l'extraordinaire facilité de ce métier et du peu de qualités qu'il
exige chez celui qui en vit.
Inutile de dire que je n'ai jamais pu aborder personnellement
le pauvre garçon qui, malgré une lettre et les instances de ses
voisins, s'est toujours refusé à me laisser approcher.
34 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
Influence du inélier de 77iouronnier sur les qualités sociales des
gens qui en vivent.
Nous venons de voir par ce dernier exemple que le métier
de mouronnier est aussi facile qu'aucun de ceux de simple
récolte déjà connu. Pas plus que la chasse il n'exige la pers-
picacité unie à l'énergie morale qui constituent la prévoyance;
il ne réclame pas non plus l'effort soutenu et intense du tra-
vailleur manuel de l'extraction ou de la fabrication; enfin il
ne demande aucune discipline sociale, puisqu'il n'y a ici ni
atelier organisé ni contrainte d'aucune sorte relative au tra-
vail.
On pourrait donc penser que ce métier n'exigeant aucune de
ces qualités, il ne les développe pas, qu'il les atrophie même
chez ceux qui les posséderaient. En un mot, on serait tenté
de conclure avec Edmond Demolins que la simple récolte du
mouron, comme la chasse, désorganise les gens qui s'y livrent.
Cependant l'exemple suivant va nous montrer que cette conclu-
sion est inacceptable et que, si le métier de mouronnier n'exige
pas les qualités sociales sus-énoncées, du moins il ne les em-
pêche pas de se développer chez les individus qui en sont
encore pourvus à leur entrée dans ce métier.
Monographie de la mère F...
La mère F... est une femme d'une soixantaine d'années qui a
fait fortune dans le mouron, et, à ce titre, son histoire plutôt
rare mérite d'être racontée.
Mariée à un Belge, fort mauvais sujet, qui a été du reste con-
damné à dix ans de travaux forcés pour avoir tué d'un coup de
couteau un de ses gendres, elle était au contraire extrêmement
travailleuse et rangée.
Elle courait les champs pour recueillir le mouron pendant
I.E MOIHONMF.R. 3.^)
que ses eiifanls allaient le vendre. On la voyait quelquefois
passer toute la journée à recueillir des pisseulits, toute la nuit
à les éplucher, et être encore le lendemain debout pour aller
les vendre.
Bref, à force de travail et d'économie, elle est arrivée à établir
ses quatre enfants en leur donnant h chacun une vingtaine de
mille francs de dot, tout en conservant pour elle largement de
quoi vivre; elle possède notamment deux maisons, dont l'une
est louée et l'autre lui sert de demeure. Elle vit actuellement
de ses rentes.
On voit par cet exemple que le métier de mouronnier paraît
pour ainsi dire neutre au point de vue de ces qualités sociales;
il ne les développe pas forcément parce qu'il ne les exige pas,
mais il n'entrave pas leur développement. On peut même dire
qu'il leur est plus favorable que le régime du salaire à la se-
maine par exemple, à cause de la liberté du travail, de la pro-
portionnalité complète entre le travail et le gain et des légers
chômages qui se produisent par suite de rinclémence du temps,
chômages qui peuvent inciter le mouronnier à faire double ré-
colte un jour afm de se reposer le lendemain; il ne faudrait pas
cependant exagérer cette dernière raison, car la récolte de
chaque jour est limitée par l'étendue de la clientèle, à cause
de l'impossibilité de conservation du mouron.
Quoi qu'il en soit, ce métier ne nous parait pas pouvoir être
rendu responsable de la désorganisation des gens qui en vivent.
Il semble être plutôt une sorte de planche de salut pour des
individus qui ont été désorganisés par d'autres causes; l'exemple
du pauvre X... est très net à cet égard. En généralisant cette
conclusion, on pourrait se demander si la formule d'Edmond
Demolins est tout à fait juste quand il dit que la forêt a désor-
ganisé les populations qui s'y sont engagées. Il est possible que
certaines populations, désorganisées antérieurement par une
autre cause, guerre, instabilité familiale, etc., aient trouvé
dans la chasse un travail à leur portée et sans lequel elles
eussent peut-être disparu. La preuve en est que d'autres gens
mieux organisés, arrivant sur ces mômes territoires, les trans-
36 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
forment et vivent tout autrement; les Anglais en Australie, en
Amérique, en Afrique, etc ; les Français au Canada, etc...
Origine des moiironniers.
Il serait donc intéressant de connaître l'origine des mouron-
niers, et surtout la raison de la formation antérieure qu'ils
apportent dans le métier de mouronnier.
B... est né à Paris, les deux D... sont également parisiens; quant
à C..., je n'ai pu connaître son lieu de naissance, mais il était
en tout cas employé dans une grande épicerie parisienne. Il
résulte de l'opinion des individus étudiés que tous les niou-
ronniers sont parisiens. Ce sont des urbains désorganisés préa-
lablement par la ville.
B..., comme nous l'avons vu, n'a jamais eu de métier bien
défini; les deux D... ont été renvoyés des ateliers pour ivro-
gnerie ou méfaits sociaux, et X... pour folie. En somme, ce sont
des gens pour lesquels le métier de mouronnier a été une
véritable planche de salut. Sans lui ils fussent tombés à la
charge de la société, et peut-être pire.
Il semble donc que, même dans nos sociétés civilisées, un
certain nombre d'hommes soit incapables des métiers d'extrac-
tion, de fabrication^ de transport ou de commerce et qu'ils ne
puissent plus exercer que les métiers de simple récolte, faute
desquels ils tombent à la charge de la société.
Ces métiers paraissent par conséquent fort utiles, et bien loin
de chercher à les détruire, il faudrait, ce semble, s'ingénier à
protéger ceux qui existent et môme, si c'était possible, à en créer
suffisamment pour recueillir tous les incapables. Ce serait peut-
être la meilleure forme d'assistance par le travail.
III
LE MÉGOTIER
La récolte des mégots; ce travail facile n'exige ni effort pénible ni pré-
voyance, d'où absence de patrons et atelier familial; effort pour obtenir le
libre parcours; la lutte contre les gens (1(> la production. — Monographie du
niégotier C...
Nous venons de voir un exemple de simple récolte s'exerçant
sur une plante des champs, qui ci-oît spontanément comme
Fherbe de la steppe. Nous allons voir maintenant un travail
absolument analogue quant à Fetfort physique et intellectuel
exigé du travailleur, mais qui s'exerce sur un déchet de con-
sommation. L'objet seul diffère et l'analyse des conditions de
ce dernier métier montre bien qu'il faut le classer également
dans la simple récolte.
La récolte des mégots. — Ce b^avail facile n'exige ni effort péni-
ble ni prévoyance, d'où absence de patrons et atelier fami-
lial.
Voici le travail du ramasseur de bouts de cigares, tel que le
décrit M. Paulhian dans l'ouvrage intitulé La hotte du chif-
fonnier, écrit il y a une quinzaine d'années. Nous verrons par
la monographie qui suit qu'à l'encontre de ce qui s'est passé
pour le chiffonnier, aucun changement ne s'est manifesté dans
ce travail depuis cette époque.
38 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
« Le ramasseur de bout de cigares est un u spécialiste », dit
M. Paiilhian, qui ne travaille qu'à certaines heures et ne fait
que son quartier. Au moment où les cafés se remplissent de
monde, il prend sa canne et son chapeau, arrive sur le bou-
levard et commence sa promenade journalière. Le voilà qui
suit le trottoir, ses yeux fixés à terre, et dès qu'il aperçoit un
bout de cigare ou de ciragette, il le pique avec le petit cro-
chet qui termine sa canne et le fait disparaître dans sa poche.
En l'apercevant, vous vous apitoyez sur son sort, et le petit
employé de ministère qui lui voit ramasser la cigarette qu'il
vient de jeter après l'avoir cependant fumée jusqu'au bout,
se dit en lui-même : En voilà un qui est bien malheureux !
Erreur, erreur profonde. Le ramasseur de bouts de cigares
ne troquerait pas sa position contre la meilleure sous-préfec-
ture de France; s'il connaît son métier, il doit en vivre et en
vivre aisément. J'ai constaté de visu qu'un de ces spécialistes
qui opère dans la région de la gare Saint-Lazare, arrivait fa-
cilement à ramasser, de 4 à 7 heures du soir, pour 3 francs de
tabac. La grande salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare,
à l'heure du balayage général, donne pour près de 6 francs
de tabac; une salle de café-concert rapporte 6 et 7 francs. De-
vant la Madeleine, les jours où il y a un grand mariage ou un
gros mort, le ramasseur de bouts de cigares trouve sa pièce de
quarante sous, et lorsqu'il est habile, il sait trouver une se-
conde pièce de quarante sous sur les marches de l'Opéra
entre le second et le troisième acte.
« Le ramasseur de bouts de cigares, quand sa récolte est ter-
minée, commence par faire sa part ; suivant son goût, il metti^a
dans sa pipe, soit des bouts de londrès. soit du caporal ordi-
naire, puis il préparera le reste pour la vente. Il s'agit de parer
la marchandise et de faire des coupages. Les cigarettes sont
défaites et le tabac est séché au soleil. Les bouts de cigares,
après avoir été également séchés, sont hachés par petits mor-
ceaux. Le tout est mélangé ensemble et enfermé dans de petits
cornets qui se vendent 10 centimes et qui, si l'on considère seu-
lement le poids, représente une valeur de 30 centimes environ.
LE MÉGOTIER. 39
« Le ramassour de bouts de cigares a d'ailleurs plusieurs cordes
à son arc. De même qu'il sait s'approvisionner gratuitement de
tabac, il sait aller glaner son charbon sur le quai, le jour où
un bateau débarquera sa marchandise et faire ses fagots sur le
boulevard, à l'époque où l'Administration fait tailler les arbres
des promenades publiques. Fait-il beau? Vous le trouverez sur
le bord de la Seine en train de baigner les chiens. Fait-il laid?
Le voilà transformé en ouvreur de portières. »
Cette énumération est curieuse, on n'y voit ([ue des métiers
de simple récolte. Le ramasseur de bouts de cigares ne songe
pas à essayer des travaux d'extraction, de fabrication ou de
transport, pour lesquels il parait éprouver une répugnance très
nette; il ne quittera un métier de simple récolte qui ne paie
plus que pour essayer d'un autre de la même catégorie.
« En résumé, dit M. Paulhian, c'est un fainéant doublé d'un
ivrogne, incapable de faire un travail régulier et qui dépense
chez le marchand de vin plus d'argent qu'il n'en faut pour
permettre à un liomme de vivre honnêtement. »
Enfin, dernier trait de ressemblance avec les autres simples
récolteurs, les ramasseurs ont eu à lutter pour obtenir le libre
parcours :
« Les garçons de café ont voulu les empêcher de ramasser
les bouts de cigares devant le trottoir de leur établissement.
Savez- vous ce qu'ont fait les ramasseurs de ])outs de cigares? Ils
ont remplacé leur crochet par trois petits clous plantés au talon
de leur soulier. Ah ! vous ne voulez pas que nous piquions un
méchant bout de cigare, eh bien, nous mettrons le pied dessus,
et le four vSera joué.
« L'Administration des finances qui s'oppose à la vente des si-
milaires des tabacs, a voulu empêcher la vente du tabac fait avec
des bouts de cigares, de même qu'elle poursuit et fait con-
damner les restaurateurs et les cafetiers qui vendent des ciga-
rettes faites à la main. Mais ici elle a été vaincue. Les per-
sonnes qui achètent le tabac provenant des bouts de cigares sont
des déshérités de lu fortune, ce sont des déclassés sans feu ni
lieu, des vagabonds, des repris de justice auxquels il sera tou-
40 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RECOLTE.
jours impossible de faire payer une amende quelconque. Au-
jourd'hui les ramasseurs de bouts de cigares opèrent en pleine
lumière. Ils tiennent marché, le jour sur la place Maubert, et le
soir dans les bouges de la rue Galande, de la rue aux Anglais
et de la rue Gracieuse
La récolte du tabac sur la voie publique n'exige donc pas
plus de perspicacité intellectuelle ni d'énergie morale, c'est-à-
dire de prévoyance, que la récolte du mouron; comme cette
dernière, elle est exercée par un travailleur libre qui dirige
lui-même son travail de telle sorte que l'organisation de l'ate-
lier n'est pas distincte de celle de la famille. La monographie
d'un ramasseur de bouts de cigares va nous permettre de véri-
fier ces trois points essentiels et de constater, chemin faisant, à
peu près tous les autres caractères qui dérivent de la simple
récolte.
Monographie du mégotier C...
Le principal marché du tabac provenant de la récolte sur
l'asphalte est la place Maubert, « La Maub », comme disent les
indigènes du lieu. C'est donc là que je me rends pour lier con-
naissance avec l'un de ces intéressants industriels. J'interpelle
un « bagotier » qui, planté au coin du trottoir, guettait infati-
gablement la venue d'un fiacre chargé d'une malle pour cou-
rir à sa suite avec l'espoir de monter le « bagot », et grâce à
son obligeance, je rencontre l'homme cherché dans un cabaret
du voisinage; c'est, en efl'et, là qu'on a le plus de chance de
rencontrer ces gens qui y passent la plus grande partie de leur
temps.
Le « bagotier » me présente à son camarade C..., qui « fait le
mégot » depuis plus de dix ans. C'était bien là « the right-
man ». C... était attablé avec quelques camarades et sirotait
une absinthe; j'offre naturellement une tournée pour entrer en
matière et tout de suite C... commande une autre absinthe,
u C'est en Afrique, aux « bat. d'Alf. » que j'ai pris l'habitude de
LE MÉGOTIER, 41
l'absinthe », me dit-il, et toute la société de s'écrier en chœur :
« Nous aussi. » — Us proviennent tous de ce sympathique régi-
« ment. — Vous êtes journaliste, mon ami, me dit C..., eh bien!
ça me fait plaisir de causer avec vous », et fort de cet accueil
sympathique, je commence mon interrogatoire.
C... est un tout petit homme chétif, aux yeux égarés, à la
figure constamment convulsée par des mouvements désordon-
nés; tout son être présente les stigmates du plus effroyable
alcoolisme. D'un nervosisme extrême, il tressaute à la moindre
contrariété; si je n'ai pas bien compris ce qu'il veut me dire et
que je répète ma question, il se prend la tête à deux mains,
paraît en proie à la plus furieuse colère, me hurle sa réponse
à l'oreille, puis se calme subitement sur une nouvelle question,
pour me répéter qu'il est très content de causer avec moi.
Voici en quoi consiste son métier : il se lève toutes les nuits
vers minuit pour se trouver à la fermeture des cafés vers une
heure du matin. Il commence sa tournée au Palais Royal et va
jusqu'à l'Olympia. Il est très connu ; aussi personne ne lui dit
rien. Du reste, il est honnête ; ainsi l'autre jour, dans un des
cafés de sa tournée, il a aperçu un billet de 50 francs
au pied d'une table. « Alors, me dit-il, j'ai vu que la patronne
me regardait, aussi je ne l'ai pas ramassé. Ah! ben sûr que
si personne ne m'avait vu, je l'aurais ramassé, mais comme la
patronne me regardait, je n'ai pas osé, j'ai eu les foies blancs,
alors vous voyez que je suis honnête ! »
Il est assez curieux de constater que, pour cet homme, l'hon-
nêteté consiste à ne rien faire qui puisse nuire à son travail,
c'est-à-dire lui fermer la porte des cafés où on tolère sa simple
récolte. Je crois qu'on a eu plus d'une fois, en science sociale,
l'occasion de constater cette influence de métier sur l'honnêteté.
Les gens ont nécessairement le genre d'honnêteté qu'exige le
métier qu'ils exercent.
Sa tournée dure une heure environ et peut lui rapporter
trente ou quarante sous. La récolte faite, le mégotier déroule
les bouts de cigarettes, fait sécher le tabac obtenu et le classe
en trois catégories. Le tout sera vendu à la place Maub.
42 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
C... n'a pas d'autre métier, il ne fait pas le chiffonnier, il ne
ramasse que le tabac et quelquefois un peu de charbon quand
on décharge un bateau. Il me dit cependant que, dans le temps,
il s'était fabriqué une lanterne pour faire le « dégot ». Le « dé-
got » consiste à rechercher sur la voie publique les pièces de
monnaies perdues; on conçoit que ces trouvailles doivent être
rares et qu'on ne puisse guère songer à en vivre, mais l'espoir
soutient le « dégotier » et l'attrait de cette recherche, absolu-
ment analogue à la chasse, est tel que certains chiff'onniers, dits
chifTonniers de nuit, en font leur principale occupation. C'est
aux alentours des théâtres qu'ils font plus particulièrement le
« dégot ».
Ces gens, à peu près incapables d'une attention volontaire sou-
tenue, peuvent encore exercer des métiers de simple récolte
dans lesquels l'attention est constamment stimulée par l'espoir
de la forte aubaine.
On le voit, l'opération est des plus simples et consiste en une
sorte de chasse, qui présente les mêmes aléas que la chasse au
gibier. L'outillage est encore plus simple que celui du sauvage ;
il se compose pour certains d'une simple canne à l'extrémité
de laquelle sont fixés trois ou quatre petits clous qui permet-
tent de piquer le mégot sans se baisser; mais la plupart des
mégotiers n'ont même pas de canne et dans ce cas l'outillage
se réduit à rien.
D'organisation du personnel, il n'y en a pas, chacun va où
])on lui semble eifectuer sa récolte, et si, par habitude, les vieux
mégotiers ont une tournée favorite, du moins tout le monde
peut passer avant eux et leur faire concurrence. Le lieu oîj
s'exerce cette siniple récolte est donc sous le régime du libre
parcours.
Le chef de la famille est en même temps directeur de son
travail; par conséquent, confusion ici encore de l'atelier de tra-
vail et du foyer, c'est la même autorité qui dirige les deux
groupements. L'utilisation de l'objet est des plus simples et
par conséquent ne nécessite pas d'intermédiaires. Le tabac, ré-
parti en trois catégories, après avoir été séché, est placé dans
LE MÉGOTIER. 43
df petits coi-nets de papier qui sont vendus directement au con-
sommateur par le ramasseur lui-môme. La quantité livrée pour
un certain prix est actuellement à peu près le double de celle
que donne la régie. On voit que le métier n'est possible qu'à
la faveur du prix élevé que le monopole d'État maintient sur
cette denrée.
Propriété. — C... n'a pour toute propriété que celle de
ses habits et de sa récolte journalière, laquelle est consommée
le jour même ; il est donc au dernier degré de l'échelle sociale
à ce sujet. Son imprévoyance est complète, mais il semble que
si elle a contribué à le faire rouler aussi bas, elle a, par contre,
le bon côté de lui dissimuler complètement la dureté de sa
situation précaire. Il vit daus un état d'insouciance complète,
duc sans doute à son état habituel d'hébétement alcoolique, et
dont le fait suivant donnera la mesure. Il me raconte qu'il a
une sœur mariée avec un cultivateur aisé des environs de Paris;
il est allé leur rendre visite une fois et a été parfaitement reçu
par son beau-frère qui l'a hébergé pendant quelques jours; il
se rappelle même avec reconnaissance d'une paire de chaussures
qu'il lui a donnée. Je m'informe de l'époque de cette visite ; il
y a quatorze ou quinze ans; c'était à son retour du régiment;
depuis, il ne les a jamais revus et ne leur a même jamais écrit,
et cependant il ne faut guère plus d'une demi-heure en che-
min de fer pour se rendre chez eux !
Il reste juste assez de raison dans ce pauvre corps, que guette
à bref délai le delirium tremens, pour se lever à minuit tous les
jours sous la pression de la nécessité immédiate, et pour aller,
bien souvent en titubant, faire la simple récolte des bouts de
cigares.
Famille. — G... n'a jamais été marié; il vit actuellement en
concubinage avec une femme veuve dont le mari a été tué dans
une rixe d'apaches. Il n'a pas d'enfants. Son père était plâtrier
û Ivry. Il a eu treize frères ou sœurs, tous morts actuellement ;
il ne lui reste que sa sœur mariée dans les environs de Paris;
il est âgé de quarante-deux ans.
44 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE,
Mode d'existence. — - Le mode d'existence de C... est fort sim-
ple et quelques mots suffisent à le décrire : Pour la nourriture,
il me dit qu'il donne tous les matins à sa femme neuf sous qui
doivent suffire pour la journée; elle achètera avec cette
somme : trois sous de pain, trois sous de légumes et trois sons
d'arlequin. Ce nom pittoresque d'arlequin désigne des restes de
restaurant, vendus à la portion, aux halles ou dans certains
marchés de Paris; on rencontre dans l'assiettée qui représente
un arlequin toutes sortes de viandes et de légumes de couleurs
différentes, d'où le nom d'arlequiîi.
Cette nourriture repoussante et presque toujours aigre n'est
guère achetée que pour les chiens. Il habite une chambre gar-
nie, rue de Bièvre, et la paie quinze sous par nuit, soit 22 fr. 50
par mois. Comme je me récrie sur la cherté de ce loyer, étant
donné le taudis qu'est cette chambre, tous les auditeurs décla-
rent au contraire que ce n'est pas cher. C... me dit lui-même qu'il
payait sa chambre précédente 1 franc par jour. Mais il l'a quit-
tée parce qu'il a trouvé qu'on « l'estampait ».
Ses habits ne lui occasionnent pas non plus de grandes dé-
penses. Ils proviennent de chez le fripier et lui ont coûté :
son veston quinze sous, sa culotte dix-huit sous, une chemise lui
aurait coûté dix sous, mais; s'écrie-t-il, je n'en ai pas; et bien que
nous soyons à la terrasse du café, il enlève son veston pour me
montrer qu'il n'a qu'un tricot de débardeur sous son gilet.
Quant aux récréations, il n'en connaît qu'une seule : l'absinthe.
« On nous reproche de boire, me dit-il, mais nous n'avons
pas d'autre plaisir » ! Tout le reste de son budget passe en bois-
sons alcooliques, c'est-à-dire environ 35 à \0 p. 100.
Inutile de dire que l'hygiène lui est inconnue : les soins de sa
personne sont nuls, la barbe et les cheveux sont hirsutes, les
vêtements en guenilles, les mains jamais lavées.
C... s'exprime cependant avec facilité, il a même des expres-
sions choisies qui prouvent qu'il lit son journal ; il sait du reste
lire et écrire. Cette facilité d'expression provient évidem-
ment des longs loisirs passés au cabaret à discourir avec les
amis et camarades. Hésultat habituel des métiers de cueillette.
LE MÉGOTIER. 45
Je constate pour les opinions politiques la même indifférence
([uc chez le mouronnier. C... ne sait pas me dire au juste ce
qu'il pense à ce sujet. Le hasard de la conversation l'amène à
parler des incidents alors récents de Draveil-Vigneux, et je cons-
tate avec étonncment qu'il les cite sans un mot de commentaire
comme une chose indifl'érente. Malgré son état de vie si pré-
caire, il n'a pas un mot de reproche pour l'inégalité des condi-
tions sociales ; il parle même avec complaisance des gens riches
dont il regrette l'absence pendant l'été, car leur départ entraine,
pour lui, la morte saison de son métier. « Dès que les grosses
têtes sont parties, dit-il, au lieu de ramasser des mégots longs
comme cela — et son geste montre une phalange et demie de l'in-
dex, — je ne trouve plus que de petits bouts comme ceci », — et
sondoigt, détendu avec une moue méprisante, indique la longueur
de son ongle. Je crois bien que la considération dont jouit un
homme, à ses yeux, se mesure à la longueur du bout de cigare
qu'il jette. Avec ce critère le riche l'emporte sans peine dans
son estime.
11 prétend* ne s'être jamais adressé à l'Assistance publique, et
déclare que, du reste, cette administration donne des secours à
des gens qui ne le méritent pas, et laisse souvent de côté ceux
qu'elle devrait secourir.
« Il faut être philosophe, dit-il, et je préfère ramasser le tabac
que de mendier — il retire sa casquette, fait le geste de tendre la
main — et s'écrie : « Non, ça ne m'irait pas! je ne demande rien
à personne. Bien heureux de pouvoir faire mon métier, car
quand je ne le pourrai plus »... ! il hoche la tête et jette un va-
gue regard circulaire, comme pour chercher quelle aide il
pourra bien alors attendre. Mais, chose curieuse, il n'a pas un
mot contre la société ni contre quoi que ce soit, il semble dominé
par une sorte d'insouciance fataliste que j'ai aussi constatés chez
le mouronnier. Cet état d'esprit provient peut-être de ce qu'ils
aperçoivent bien l'un et l'autre que leur gagne-pain ne dépend
pas du bon ou du mauvais vouloir d'un patron quelconque.
11 me raconte ensuite qu'il a été carrier, puis débardeur, mais
qu'il s'est vu obligé de quitter ce dernier métier par suite d'une
46 OHELQUES MÉTIERS l RBAINS DE SIMPLE RECOLTE.
hernie; quelques instants après, il attribue son incapacité de
travail aux fièvres et à la dysenterie qu'il aurait contractées en
Afrique. Je crois fort que la principale raison est son ivrognerie
et sa paresse.
En résumé, nous rencontrons encore ici les principaux carac-
tères des métiers de simple récolte; aucune nécessité de pré-
voyance, effort très faible, atelier familial de travail et, par con-
séquent, indépendance du travailleur, etc.. Il convient donc de
classer ce métier dans la simple récolte. "
III
LE CHIFFONNIER
Chez les types que nous venons d'examiner nous avons relevé
des faits dus à l'influence du métier et tout à fait analogues à
ceux donnés par les travaux de simple récolte déjà connus.
Cependant les métiers de Moiironnier et de Mégotier présentent
pour l'observateur l'inconvénient d'être à l'état sporadiqne,
c'est-à-dire, pratiqués par des individus isolés, qui sortent du
métier à chaque génération ; il serait plus facile de voir Tin-
fluence profonde du travail, si on pouvait la suivre pendant plu-
sieurs générations et pour ainsi dire multipliée par l'atavisme.
Nous allons étudier un groupe vivant aussi de la simple récolte,
qui présente cet avantage d'être très compact, de former une
population véritablement à part, dans laquelle se métier ce per-
pétue de père en fils depuis un temps très long. Ce sont les
chiffonniers.
Une autre particularité intéressante de cette étude, c'est que,
grâce à l'existence du livre de M. Paulhian dont j'ai déjà parlé,
La Hotte du chiffonnier, ouvrage très bien et très conscien-
cieusement fait, il y a une vingtaine d'années, nous pourrons
d'abord contrôler mes propres observations et, en second lieu,
nous rendre compte de l'évolution effectuée par les chiffonniers
depuis cette époque, évolution fort curieuse, notamment en ce
qui concerne le passage de la propriété collective à la propriété
individuelle.
QUELQUES METIERS URBAINS DE SIMPLE RECOLTE.
LE CHIFFONNIER COUREUR
La récolte de la « camelote »; ce travail facile n'exige ni effort pénible ni
prévoyance, d'où absence de patrons et atelier familial. — Répercussions du
travail sur les autres classes de phénomènes sociaux; ressemblances et^ dis-
semblances sociales entre le chiffonnier et le chasseur. — Parallèle entre les
familles du pasteur, du chiffonnier et du chasseur. — Mode d'existence;
étrange progression des loyei's avec la pauvreté du locataire. — Patronage^
cultures intellectuelles, religion, voisinage. — Corporation; incapacité de grou-
pement comparable à celle de l'Indien peau-rouge; les disputes du syndicat.
— Opinions politiques. — Démêlés des chiffonniers avec la gens de la produc-
tion. — Monographie des chiffonniers coureurs L .. et X... — L'homme de la
frontière; le coureur-placier B...
Il y a actuellement à Paris deux espèces de chiti'onniers, le
coureur et le placier. Le coureur est le type primitif, le type le
plus simple ; c'est donc par lui que nous commencerons l'étude.
Nous allons d'abord étudier le métier en l'isolant de tous les
autres phénomènes sociaux; nous verrons ensuite les actions
extérieures qui viennent modifier les effets du métier lui-même.
La récolte 1)e la camelote. — Ce travail facile n'exige ni
effort pénible , ni prévoyance, par conséquent pas de patronage.
Voici en quoi consiste le travail du chiffonnier coureur : je ne
peux mieux faire que de céder la parole à M. Paulhiau, qui l'a
parfaitement décrit : « Le coureur, dit-il, chiffonne dans tous les
quartiers de Paris. Il n'a pas, comme on le pense généralement,
une rue qu'il ait fait sienne et dans laquelle ses camarades ne
peuvent pénétrer. Non, toutes les rues lui appartiennent, comn^e
elles appartiennent à ses collègues, mais semblable au chasseur
qui connaît ou devine les habitudes du gibier, il ne marche pas
au hasard, il réfléchit avant de se lancer sur une piste, et, s'il
se dirige à droite plutôt qu'à gauche, c'est qu'il présume qu'en
allant à droite, il aura plus de chance de remplir sa hotte
qu'en se dirigeant vers la gauche. »
M. Paulhian invite ensuite le lecteur à le suivre dans une tour-
LD CHIFFONNIER , W
née nocturne avec un coureur dont il avait su gag-ner la con-
fiance. « Notre coureur, comme tout bon coureur, ne possède pas
un centime dans sa poche; bien entendu, chez lui, à son domicile
où nous rentrerons cette nuit, il n'y a pas un liard. Il s'agit donc
pour lui de pouvoir, pendant les trois ou quatre heures qu'il
emploiera à chiffonner, gagner sa nourriture, son loyer et ses
vêtements. Ce besoin de g-agner sa vie le rend atti^ntif à son tra-
vail. Si l'ouvrier flâne souvent pendant sa besog-ne, le chiffon-
nier, lui, ne flâne pas et il parcourt ses 20 kilomètres sans j-e
distraire nne seconde de son travail. Il y va de sa vie. Tous les
tas d'ordures sont jetés sur la voie publique à la même heure,
et à la même heure aussi l'armée des chiffonniers se met en
marche. Flâner en route, c'est s'exposer à arriver trop tard,
et arriver en retard, c'est ne plus rien trouver.
« Nous entrons dans une grande rue bien peuplée. Personne
n'a encore passé par ici; cela se devine; pour vous en con-
vaincre, vous n'avez qu'à jeter un coup d'oeil sur tous ces tas
d'ordures.
(( — Voyez, monsieur, comme ils sont beaux, comme ils sont
pointus; ils ont la forme d'un pain de sucre, c'est la preuve évi-
dente qu'aucun camarade n'a encore passé par ici, sinon son
coup de pied aurait déjà nivelé toutes ces petites, montagnes,
et puis c'est du bon, c'est du riche.
« — Et qu'en savez-vous? Comment, à pareille distance, pou-
vez-vous voir ce qu'il y a dans ces tas d'ordures? Mais je le de-
vine, monsieur. Ne voyez vous pas qu'il y a dans la rue trois
chiens qui mangent dans trois tas différents? S'il n'y avait pas
d'os, les chiens ne seraient pas là, hâtons le pas.
« — Ehl dis donc, toi, là-bas, plein de goudron, veux-tu bien
lâcher cet os? Il ne manque plus que ça que les chiens viennent
nous faire concurrence. Ah! monsieur, la concurrence, quelle
triste chose ! Nous sommes plus de vingt-cinq mille sur le pavé
de Paris qui avons de la peine à gagner quelques sous par jour.
Ce qu'il y a d'Allemands, d'Italiens et de Belges qui viennent
nous voler notre pain, c'est effroyable. En vérité, c'est à croire
qu'il n'y a plus de gouvernement en France. L'autre jour, j'ai
50 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
ramassé dans un tas un vieux journal dans lequel on avait
enveloppé un paquet de cheveux de femme et un morceau
de foie de veau qui était exquis; j'en ai fait deux repas. Eh
bien, j'ai vu sur ce journal que depuis quinze jours nos dé-
putés parlent de chemins de fer. Ils ont bien du temps à
perdre! Est-ce que les chemins de fer ne roulent pas tout
seuls? Pourquoi donc que les députés ne s'occupent pas de
nous et qu'ils ne font pas une bonne loi pour empêcher une
fois pour toutes les étrangers de venir nous faire concurrence?
Est-ce que moi je m'en vais ramasser les os sous les fenêtres
de Bismarck? Non, je ne mange pas de ce pain-là. Eh bien,
pourquoi que les Allemands viennent ramasser nos os à
nous ? »
« J'essaie de faire comprendre à mon ami que cette concur-
rence dont il se plaint est fort légitime et que si des étrangers
se font chiffonniers à Paris, il y a aussi des étrangers qui four-
nissent du pain aux chiffonniers. Mais mon raisonnement ne
produit aucun effet ; du reste, il n'est pas bon de parler quand
on travaille, on risque de perdre son temps et il y a là-bas au
fond de la rue une lanterne qui apparaît et qui, française ou
étrangère, nous annonce une concurrence quelconque. Nous
continuons notre chemin.
Tout à coup nous entendons sonner 11 heures; c'est la clo-
che de l'hôpital Beaujon. « Vous savez, devant la porte des hôpi-
taux, il fait bon ouvrir l'œil. En cherchant bien, 1 on] trouve
souvent de quoi payer sa course : de vieux bandages, des
éponges qui ont servi à laver les plaies, de la ouate avec la-
quelle on a frictionné les rhumatisants, des fioles de toutes
natures, et surtout des bouchons de pharmaciens et des capr
suies d'eau minérale, c'est de l'excellente marchandise qui se
vend fort bien, . . Tenez, je ne m'étais pas trompé, voici un ca-
puchon de siphon d'eau de seltz, ça vaut un sou, et ce paquet
de papier à chocolat, c'est de l'étain, çà se vend avec les cap-
sules de bouteilles d'eau minérale. Allons, nous n'avons pas
perdu notre temps aujourd'hui. J'en ai bien pour cinquante
sous dans ma hotte. Si la femme et les enfants en ont fait
LE CHIFFONNIER. 51
autant, nous pourrons boire un coup ce soir. — Et manger un
bon morceau », ajoutai-je.
— K Oh! manger, ça ne m'inquiète guère. Je trouve toujours
de quoi manger dans ma hotte; mais malheureusement je n'y
trouve jamais à boire, et vous savez dans notre métier on a
besoin de se gratter souvent le gosier... Eh bien, monsieur,
nous allons rentrer en passant par les grands boulevards, si
vous voulez bien. Hier ont eu lieu les élections au conseil
municipal, les nmrailles sont couvertes d'affiches que nous
pourrons arracher puisque le scrutin est fermé.
« Il est temps de rentrer à la maison. iMinuit ont sonné
et d'ici aux boulevards extérieurs nous avons encore 5 ou 6 ki-
lomètres à parcourir. »
Telle est la silhouette que M. Paulhian nous trace du chiffon-
nier coureur, laquelle est encore parfaitement exacte aujour-
d'hui.
Après l'opération de la récolte vient le « tricage », c'est-à-dire
le triage des diverses qualités de marchandises. Le chiffonnier
mettra d'abord de côté tout ce qui peut lui servir pour sa
nourriture, têtes de poulets, légumes venant de chez un frui-
tier, croûtes de pain, etc.
Le reste de la camelote est préparé pour la vente, et voici
quelques-unes des catégories d'objets qui se classent à part :
les chiffons de papeterie avec six qualités, les vieux papiers, les
chiffons de laine pour l'effilochage, les vieux métaux, le verre,
les os, les cheveux, le caoutchouc, etc.
Répercussions du travail sur les autres classes de phénomènes
sociaux.
Propriété. — Nous constatons que les chiffonniers vivent sous
le régime du libre parcours ; l'atelier de travail n'est pas appro-
prié; mais, fait à noter, sous l'influence de la difficulté de la
vie provenant de la concurrence, le coureur interrogé par
M. Paulhian demande Texclusion des étrangers du droit de chif-
52 OIKLQIES MÉTIERS l RBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
fonnage, ce qui constituerait une sorte d'appropriation natio-
nale de l'atelier de travail jusqu'alors soumis au libre parcours
de tous. Ce genre d'appropriation collective serait analogue à
la proj^riété du territoire de chasse de la tribu ; premier pas
vers un certain degré d'exclusion des autres du lieu.
On sait que la simple récolte donne aux populations qui s'y
livrent l'habitude du maraudage et développe un faible respect
de la propriété d'autrui. Nous constatons le même phénomène
chez les chiffonniers, l'habitude de ramasser les objets sur la
voie publique leur fait considérer que tout ce qui traîne est in-
suffisamment approprié.
Un marchand de vin me parle des innombrables larcins dont
il fut victime de leur part, et son fds ne compte plus les boites
de compas qui lui furent soustraites. Une personne qui n'était
pas chiffonnière, mais qui habitait depuis longtemps au milieu
d'eux, m'énumère ce qu'ils trouvent dans les boites, et ajoute :
(( et les bijoux »; elle donne en exemple une bague trouvée der-
nièrement par une voisine et, comme elle remarque mon air
étonné, elle ajoute d'un ton goguenard : « Naturellement elle
en l'a pas rendue ».
J'ai été personnellement témoin du fait suivant dans une
maison située rue Campagne-Première. Une locataire ayant laissé
tomber par une fenêtre un tapis de quelque valeur, négligea
d'aller le chercher immédiatement; lorsqu'elle descendit, le ta-
pis avait disparu, ainsi que le chiffonnier qu'on ne revit plus.
Les chitfonniers émettent du reste un avis absolument con-
traire et jurent leurs grands dieux qu'ils sont les plus honnêtes
gens du monde; ils ont toujours à raconter quelque histoire
d'objet perdu qu'ils ont scrupuleusement rapporté. Les mauvaises
langues prétendent qu'ils rapportent surtout les objets dont la
valeur est inférieure au pourboire qu'ils attendent. C'est le seul
point où mes observations ne concordent pas avec celles de
M. Paulhian, probablement parce qu'il a négligé de contrôler
les dires des chiffonniers eux-mêmes. Je dois reconnaître cepen-
dant avec lui ([ue les chiffonniers ont rarement maille à partir
avec la police, car ils s'abstiennent prudemment de toute action
LE CllIFFONMEH. 53
grave; ils ne sont, par exemple, jamais cambrioleurs; leurs
méfaits sont bien ceux des gens de la simple récolte.
Biens mobiliers. — Le coureur ne possède jamais d'animaux
de travail; son gain est trop faible et surtout trop variable,
trop aléatoire pour le lui permettre.
Ses instruments de travail lui appartiennent toujours, mais
ils sont des plus rndimentaires : une hotte, un crochet, une
lanterne que M. Paulhian estime valoir 2 ou 3 francs. Actuel-
lement ils se sont simplifiés encore. Pour échapper aux yeux
des agents, qui les traquent depuis que le chiffonnagc est de-
venu une profession sujette à autorisation , ils ont supprimé
la hotte trop compromettante et l'ont remplacée par un sac;
la lanterne a également disparu, à cause de la suppression du
chitTonnage de nuit; il ne reste plus qu'un crochet et un sac
dont la valeur ne dépasse pas 0 fr. 50.
Le mobilier meublant ou personnel est aussi la propriété du
chiffonnier, mais ne représente eu général qu'une somme in-
fime.
Salaire. — Le gain du chiffonnier coureur est, comme celui
du chasseur, essentiellement aléatoire et variable pour les deux
mêmes raisons : absence possible de l'objet, ou récolte dudit
objet par un concurrent plus matinal, ou plus agile.
Épargne. — Nous avons vu que l'ami de iM. Paulhian n'a
pas un sou en poche; c'est donc un homme d'une impré-
voyance comparable à celle bien connue des sauvages, qui con-
somment en un jour d'orgie tout le butin d'une chasse, quitte à
mourir de faim quelque temps après.
Famille. — Notons d'abord que l'atelier de travail se con-
fond bien ici avec le foyer familial, comme dans toutes les simples
récoltes; il n'y a pas de patrons directeurs du travail.
Quant à la famille, elle nous apparaît avec tous les carac-
tères de l'instabilité engendrée par les mêmes causes que chez
le chasseur. En premier lieu, la supériorité de la jeunesse sur
la vieillesse. Nous avons vu le coureur faire 20 kilomètres
54 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
dans sa tournée, et craindre toujours la concurrence d'un ca-
marade plus agile; il est clair que, dans cette course aux
chiffons, les jeunes gens ont la supériorité sur les vieillards.
Ce fait apparaît bien clairement pour la distribution des places
de chiifonnage à l'usine de broyage de Saint-Ouen. Comme les
postulants sont beaucoup plus nombreux que les bonnes places
disponibles, les premiers arrivés s'en emparent après une vé-
ritable course de la barrière à la porte de l'usine ; il est clair
que les jeunes gens ont facilement, dans ce cas, la supériorité.
Cet état de chose annule l'autorité des parents âgés.
En second lieu, la facilité d'établissement des jeunes ménages
de chiffonniers achève de soustraire les jeunes gens à l'autorité
des anciens. Ces facilités sont aussi grandes que chez les sau-
vages, et pour les mêmes raisons, d'autant plus que le régime
de l'union libre étant la règle, les parents n'ont aucun moyen
de s'opposer aux fantaisies de leurs enfants. On me dit que, si
le moindre dissentiment s'élève à ce sujet, les enfants quittent
la maison paternelle, et tout est dit. A signaler que l'une des
raisons qui maintient la pratique générale de l'union libre,
est la possibilité pour les femmes d'obtenir ainsi un secours de
l'Assistance publique en qualité de filles-mères. La précocité
est très grande dans ce milieu comme chez tous les urbains;
aussi presque toutes les jeunes filles sont-elles mères à l'âge
de quatorze ou quinze ans! Toutefois, les chiffonniers font géné-
ralement de bons ménages, sauf, bien entendu, les querelles
après boire très fréquentes et qui se terminent le plus souvent
par un échange de coups, mais sans que jamais la police ait
à intervenir; les autres obligations matrimoniales sont très géné-
ralement respectées, par exemple la fidélité conjugale. Dans
l'agglomération de Levallois, on ne me cite qu'un seul scandale
en vingt ans.
La régularisation de ces unions n'a guère lieu que sur le
tard et sous la pression d'œuvres charitables religieuses et par
intérêt.
Comme pour les chasseurs, la famille se réduit à sa plus
simple expression et tout ce que dit Le Play de ces derniers
I.E CUIFFONNIEU. 55
s'applique bien aux chiflbnnicrs. Mais à côté des ressemblances
il y a aussi des différences de travail qui se traduisent immé-
diatement par des dissemblances sociales correspondantes.
Je note les différences suivantes :
1" Les cbiffonniers ne sont pas', comme les chasseurs, obligés
à des migrations périodiques et, de ce chef, l'abandon des vieux
parents, des malades et des enfants très jeunes, conséquence de
ces migrations chez les chasseurs, n'existe pas chez les chiffon-
niers, non plus que la dureté de sentiments qui en est le ré-
sultat. On me signale que, chez eux, les vieux parents et les
malades sont rarement envoyés à l'hôpital; ils meurent presque
toujours chez leurs enfants, qui montrent une réelle sollicitude
pour eux; du reste, me dit-on, il y a très peu d'infirmes et de
malades parmi les chiffonniers, qui jouissent généralement d'une
excellente santé; les seules maladies, quelque peu fréquentes
parmi eux, sont celles qui proviennent de l'alcoolisme.
Étant donné l'état de malpropreté repoussante où grouille
toute cette population, ce fait me paraît inexplicable. Sont-ce
les promenades matinales au grand air des rues de la capitale
qui leur procuré ce bien précieux? Est-ce une question d'ac-
coutumance? Toujours est-il que nous trouvons alliés ici, au dire
de tous les voisins, une invraisemblable saleté et une salubrité
égale ou supérieure à la moyenne.
Il en est de même pour les enfants : les chiffonniers n'en crai-
gnent pas les charges, et bien loin d'avoir une tendance à
abandonner les leurs ou à se désintéresser des orphelins, il leur
arrive souvent d'adopter des enfants trouvés, quelquefois même
dans leur boîte à ordures, et de les élever concurremment avec les
cinq ou six moutards qui sont déjà à la maison; voilà certaine-
ment un trait de mœurs bien différent de celui que nous cite
le docteur Crevaux pour les Indiens.
Le fait suivant, rapporté par M. Paulhian, est bien caracté-
ristique : (( Il existe à cette heure, dit-il, à Paris, au fond de la
rue Sainte-Marguerite, qui est certainement la rue la plus sale
et la plus dangereuse de Paris, une vieille chiffonnière, Belge
de naissance, qui n'a pour toutes ressources que le produit de
o6 Ol'ELOLES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
son travail. La pauvre femme avait trois enfants. L'aine l'a
abandonnée; le second, c'est une fille, a été expulsée du terri-
toire français; le troisième s'est noyé. La malheureuse n'est
cependant pas seule, il lui reste un autre enfant. Un jour, il y
a de cela douze ou treize ans*, la chiffonnière était occupée à
trier le contenu de sa hotte, lorsqu'elle vit arriver une dame
élégante qui venait demander s'il ne se trouverait pas dans la
cité une femme disposée à élever au biberon l'enfant ([u'elle
tenait dans les bras. La chiffonnière, un peu étonnée qu'une si
belle dame osât frapper à la porte d'une demeure si misérable,
offrit cependant ses services. Us furent acceptés; on convint
d'un prix, '•10 francs par mois. La dame paya le premier mois,
et ne reparut plus. Est-elle morte? a-t-elle abandonné son en-
fant? nul ne le sait. La chiffonnière pouvait apporter son nour-
risson aux Enfants trouvés, elle ne l'a pas fait. Elle avait promis
d'élever l'enfant de son mieux, et elle a voulu tenir parole. C'est
à peine si la malheureuse gagne trente sous par jour, et ce-
pendant l'enfant abandonné n'a jamais manqué de pain ni de
vêtements. Cet enfant a poussé ; c'est aujourd'hui une grande
fillette qui, proprement vêtue, s'en va tous les matins à l'école
et qui, lorsqu'elle rentre au logis, trouve chez sa mère adoptive
les soins les plus touchants et les plus délicats. »
Nous voyons donc que la famille du chiffonnier ressemble
à celle du sauvage sur tous les points où les caractères du
travail sont les mêmes et qu'elle en diffère précisément sur
le point correspondant à une différence dans le travail.
Comparaison entre la famille du pasteur, du chiffonnier et
du chasseur.
On peut dire qu'au point de vue de l'organisation, la famille
du chiffonnier est intermédiaire entre la famille du pasteur et
celle du chasseur.
Dans ces trois familles, le travail desimpie récolte qui permet
la confusion de l'atelier de travail et du foyer, tend à dévc-
I>C CHIKFO.NMKH. 57
lopper ralfcclion réciproque par suite du contact permanent
des divers membres de la famille.
Chez le pasteur, cette tendance a son plein effet; on connaît
assez quels liens étroits existent dans les familles pastorales
asiatiques. A ces sentiments d'aifection viennent s'ajouter l'au-
torité des vieillards dérivant du travail traditionnel et de l'im-
possibilité pour les jeunes g-ens de s'établir sans l'aide de la
famille, car dans la steppe on ne peut vivre sans troupeau.
Chez le chiffonnier, la tendance à l'affection donne également
son plein effet, car rien ne vient la battre en brèche; mais ici
nous ne trouvons plus l'autorité des vieillards, car le métier
développe la supériorité de la jeunesse et les jeunes gens peu-
vent se soustraire facilement à l'autorité de leurs auteurs par
un établissement facile. On n'envoie pas les vieux parents à
l'hôpital, mais on ne leur obéit nullement.
Enfin, chez les chasseurs, les deux tendances disparaissent : la
première par suite des migrations périodiques, et la seconde
pour les mêmes causes que chez les chiffonniers.
Mode d'existence. — Nourriture. Une des caractéristic{ues
du mode d'existence du chiffonnier, c'est qu'il se nourrit en
grande partie des détritus qu'il récolte; les placiers ont géné-
ralement, à côté de la boite à ordures « le paquet du chiffon-
nier » qui contient, enveloppé dans un journal, les restes que
les nombreuses cuisinières de la maison lui destinent; (juantaux
pauvres coureurs, ils mangent souvent les détritus qu'ils firent
directement des boîtes à ordures; cela m'a été confirmé par
maints placiers, qui affectaient du reste le plus grand dégoût
pour cette façon de procéder; celui de M. Paulhian déclare qu'il
trouve toujours à manger dans sa hotte; il regrette seulement
de ne pas y trouver à boire.
Le chiffonnier n'effectuant presque aucun achat pour sa nour-
riture, n'a que peu de rapport avec le commerce de détail, sauf
toutefois avec le marchand de vin. Je peux donner de ce fait
une preuve assez inattendue. Dans le numéro de septembre J904-
du journal Le Réveil des chiffonniers, organe de leur syn-
OO QUELQUES METIERS URBAINS DE SIMPLE RECOLTE.
didat, je constate que la quatrième page contient dix-neuf an-
nonces, sur lesquelles seize marchands de vin! Les trois autres
sont une papeterie offrant des iniages de première communion,
une imprimerie dont la spécialité parait être les lettres de ma-
riage, de décès, etc., et enfin une fabrique de couronnes mor-
tuaires. Parmi les commerçants, les marchands de vin sont les
seuls qui croient avoir intérêt à faire de la publicité dans le
journal des chiffonnieTs.
Cette possibilité de ne presque rien acheter au commerce est
certainement une des principales causes de l'isolement très net
dans lequel vivent les chiffonniers, par rapport au reste de la
population ouvrière.
Cet isolement leur a permis, comme aux chasseurs, de con-
server des caractères bien tranchés et tout à fait différents de
ceux des autres groupes environnants.
Mœurs, tenue de la personne et de l'habitation, mode d'exis-
tence, mentalité, opinions politiques et relig^ieuses, tout, chez
les chiffonniers, diffère de ce qu'on observe chez les ouvriers
d'usines; c'est au point qu'on a été obligé de faire des patro-
nages spéciaux pour eux. Il est presque impossible, me dit-on par-
tout, Hf réunir les fils de chiffonniers avec les enfants des ouvriers.
Habitation. — Le problème de l'habitation n'est guère plus
compliqué à résoudre pour le chifionnier que pour le sauvage .
Voici la description que donne M. Paulhian des habitations qu'il
a visitées, elle correspond bien à ce que j'ai pu observer moi-
même, sauf les modifications que j'exposerai plus loin :
<( Les inconvénients multiples de leur profession les ont fait
petit à petit expulser du centre de la capitale. Ils sont réduits
à se loger dans les terrains vagues qui avoisinent l'enceinte
fortifiée de Paris. Les uns se sont emparés de quelques mètres
d'un terrain qui appartient à l'État et y ont construit une espèce
(le hutte dont ne se contenterait pas un sauvage de la Nouvelle-
Calédonie; les autres habitent dans des cités. »
Voici la description de la « cité de la femme en culotte »,
dont nous avons déjà parlé :
« Figurez-vous un long rectangle ou plutôt une longue ruelle
LE CnilTONNIER. 59
bordée à droite et à gauche d'un bâtiment à deux étages, con-
tenant une quarantaine de chambres à chaque étage, quelques
chambres n'ont pas de fenêtres. Elles n'ont qu'une porte qui
sert à la fois de porte et de fenêtre. La pièce est un peu plus
grande qu'une cellule de prisonnier. Elle n'est ni parquetée,
ni carrelée, ni pavée. Le mobilier varie suivant la fortune du
locataire. Presque tous possèdent un poêle, fait à l'aide de mor-
ceaux de fonte et de briques qu'ils trouvent assez facilement
dans les décharges publiques; les plus riches ont un lit, une
table, une chaise, ou plutôt quelque chose qui ressemble à un
lit, à une table, à une chaise. Ceux dont les ressources sont plus
modestes, ne possèdent que le lit. Beaucoup n'ont absolument
rien. Dans un coin de la chambre il y a un peu de paille ra-
massée dans la rue un jour de déménagement, et c'est sur cette
paille que le chitibnnier couche avec sa femme, ses enfants, son
chien... et ses ordures. En effet, le chiffonnier se couche dès
qu'il rentre de son travail, c'est-à-dire vers 1 heure du ma-
tin ; il a beaucoup marché, il est fatigué, il dépose sa hotte
remplie d'ordures dans un coin de sa chambre et s'endort à
côté. Cette chambre si petite, si sale, si primitive, se paie
1 fr. 20, 2 francs et 2 fr. 50 par semaine. »
On voit que le problème de l'habitation n'est guère plus dif-
ficile à résoudre pour le chiffonnier que pour le sauvage et doit
donner les mêmes résultats, notamment en ce qui concerne l'é-
tablissement des jeunes ménages.
Les chiffonniers paient par semaine et la citation suivante du
même auteur va donner la raison d'être de cette pratique, ainsi
que nous faire toucher du doigt un point de ressemblance de
plus du chifîonnier et du sauvage et de tous les désorganisés
imprévoyants; c'est la facilité avec laquelle ils sont exploités
par des gens mieux organisés qu'eux :
M. Paulhian nous montre un maçon construisant des huttes
pour chiffonniers. « Chaque hutte, dit-il, me coûte 100 francs et
je la loue 1 franc par semaine, ce qui fait du 50 pour 100. Quant
aux chiifoniiiers, ce sont les plus exacts des locataires, quand on
ne leur fait pas crédit. »
60 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMl'LE RÉCOLTE.
Cette dernière phrase nous indique la raison d'être de cette
coutume du paiement à la semaine, ainsi que de l'extraordi-
naire façon d'obtenir le paiement que nous cite M. Paulliian :
« Lorsque, le samedi venu, le chiffonnier ne paie pas sa
semaine, on lui relire la porte de sa chambre; c'est là le pre-
mier avertissement. Si, le samedi suivant, il ne s'est pas exécuté,
on l'expulse de l'immeuble. J'ai vu en hiver, au mois de jan-
vier, par un froid épouvantable, une femme poitrinaire et deux
petits enfants qui grelottaient au fond de leur cellule. Le loyer
n'avait pas été payé et, par conséquent, on avait retiré la porte
de la chambre; la malheureuse mère avait cloué contre l'ou-
verture béante tous les chiffons qu'elle possédait, afin de pré-
server ses enfants du vent glacial qui leur coupait le visage;
elle n'avait même pas songé à insister pour qu'on lui laissât sa
porte. Elle savait que la règle est inflexible. Il ne peut, en effet,
en être autrement et le lecteur va comprendre tout à l'heure
pourquoi les gens qui exploitent ces cités sont obligés d'avoir
un pavé à la place où les êtres humains ont le cœur. »
Il ne peut en être autrement, dit l'auteur, et cela parce que le
chiffonnier est un imprévoyant incorrigible comme le sauvage,
c'est que les liqueurs fortes ont pour lui un attrait également
irrésistible :
« Mais, me direz-vous alors, que fait donc le chiffonnier de
son argent? Il le boit. Cette phrase ne vous dit rien de particu-
lier; mais si vous aviez vu, comme je l'ai vu, boire des chiffon-
niers, vous comprendriez tout ce que ces mots cachent d'horreur
et de misère? Oui, le chiffonnier boit. Dès qu'il a touché le prix
de sa hotte, il se dirige chez le marchand de vin, oii il s'installe
pour douze et quelquefois pour vingt-quatre heures. L'attrait
du marchand de vin, la passion de la bouteille, le besoin de se
gratter le gosier (et Dieu sait ce qu'il faut pour réussir à gratter
des gosiers si émoussés) sont la cause de l'abjection dans laquelle
vit cette classe de la société. Cette passion est tellement irré-
sistible, le chiffonnier sent si bien qu'il est absolument inca-
pable de garder dans sa poche un seul centime du salaire qu'il
vient de recevoir, ([u'il a le soin de constituer chaque jour le
LE CJIIFFO.NNIER. 61
prix de son loyer en nature. Dans chaque chambre il y a un
petit coin, dans lequel le chiffonnier met en réserve un certain
produit avec lequel, à la lin de la semaine, il paiera son loyer. En
général, ce sont les chiffons de mérinos ou de flanelle qu'il con-
serve religieusement. D'autres fois, ce sont des cheveux de femme.
Le samedi, il vend cette petite réserve et il paie son loyer. Tout
le reste est mangé ou plutôt bu chez le marchand de vin, »
Cette description s'applique encore parfaitement au chiffon-
nier; tout y est, jusqu'à la façon originale d'épargner l'argent
du loyer, à cela près qu'aujourd'hui ce sont principalement les
métaux qui sont mis en réserve et que cette tirelire originale
s'appelle la pile.
Étrange progression des loyers avec la pauvreté du locataire.
Ici se place une remarque intéressante. Nous venons de voir
que les maisons louées aux chiffonniers rapportent 50 % du ca-
pital engagé dans leur construction; or, les immeubles parisiens
divisés en appartements de 1.500. 2.000 francs et au-dessus,
rapportent à peine 5 ou 6 % , ai entre ces deux termes extrêmes,
il existe toute une gamme de maisons rapportant 7, 8, 10 %,
selon la difficulté de l'exploitation et les aléas que court le pro-
priétaire. Les immeubles qui contiennent des logements de 5 à
600 francs de loyer rapportent environ 7 % , ceux qui ne
contiennent que des logements ouvriers de 200 à 300 francs, arri-
vent à 10 % . De telle façon que l'individu paye d'autant plus
cher qu'il est plus pauvre? La raison d'être de cette anomalie
va nous être donnée par les renseignements que je tiens de l'un
de ces propriétaires de maisons ouvrières.
Ce propriétaire cherchait à vendre une maison qui, disait-il,
rapportait 10 % et, malgré cela, il ne pouvait trouver acquéreur.
Comme je lui demandais la raison de cet état de chose si étrange,
voici sa réponse : « Ce sont les ennuis continuels du fait de mes
locataires qui m'ont dégoûté du métier de propriétaire d'im-
meuble. Aujourd'hui, dans ce quartier des Buttes-Chaumont, ce
62 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
sont les locataires qui font la loi; ils appellent le propriétaire
devant le juge de paix à tout propos, et presque toujours le
juge leur donne raison.
(( Il y a, d'autre part, dans la classe ouvrière, des chevaliers
d'industrie qui se vantent de ne jamais payer leur terme. Voici
comment ils opèrent : dès le premier terme, ils demandent un
délai en inventant une histoire quelconque d'enfant malade, ou
de chômage; inutile de regimber et de les citer devant le juge
de paix; étant donné les idées du jour, le juge, plein de sollici-
tude pour « les petits », leur accordera immanquablement les
délais qu'ils demanderont. Au second terme, ils essaient en-
core de recommencer l'opération, et ainsi de suite jusqu'à ce
que le propriétaire menace de leur donner congé; ce jour-là,
ils refusent net de partir à moins qu'on ne leur délivre quittance
de tout ce qu'ils doivent, sous prétexte que, sans quittances, ils
ne peuvent trouver d'autre logement.
« Il faut donc recourir à l'expulsion, qui coûte au propriétaire
une centaine de francs de frais, plus la perte de tout ce qui lui
est dû. On ne peut en effet compter sur la saisie, car si on dé-
falque d'un mobilier ouvrier tout ce que la loi en exempte, il
ne reste plus rien. « Ce mal est non seulement grave, mais
contagieux, » me dit mon interlocuteur ; a il m'arrivait d'avoir
un palier de quatre locataires payant bien, l'un d'eux partait et
se trouvait remplacé par un des aigrefins dont je vous parle ; au
bout de six mois plus aucun locataire ne payait sur ce palier : le
nouveau venu leur avait si bien démontré les avantages de sa
façon de faire et l'impuissance du propriétaire vis-à-vis de ces
pratiques qu'ils étaient amenés à essayer tous du procédé, et je
me voyais obliger souvent d'expulser tout un palier à la fois,. »
On saisit par cet exemple la raison de cette élévatiou du taux
des loyers à mesure que les appartements sont moins impor-
tants. C'est l'imprévoyance et l'indiscipline sociale d'une partie
de la population ouvrière qui cause à l'autre, celle des honnêtes
gens qui paient, un surcroît de dépenses.
Nous rencontrons ici un exemple curieux des effets inattendus
que peuvent avoir certaines lois faites, en principe, dans l'intérêt
Li: CHIFFONNIER. (>3
de la classe ouvrière et qui ne réussissent souvent à favoriser que
quelques individus peu recommandables au détriment de la
masse sur laquelle elles pèsent lourdement. On peut dire que
toute loi sur l'expulsion, sur la saisie, etc., qui a pour efTet de
rendre plus difficile pour le propriétaire le recouvrement de ses
loyers, fait hausser le prix de ces loyers, parce qu'elle éloigne
un certain nombre de capitalistes de la construction des maisons
ouvrières et que, diminuant lotire des logements, elle fait
hausser leurs prix, par suite de l'inéluctable loi de l'olfre et
de la demande qui seule domine tous les marchés.
Chez les chiffonniers, Timprévoyance étant à son maximum, on
avait été obligé d'abandonner les procédureshabituelles, impra-
ticables pour des chambres valant au maximum 2 fr. 50, et
d'adopter ces procédés de sauvages pour obliger les locataires à
observer leurs obligations. Mais on comprend que tous les capi-
talistes ne soient pas d'humeur à faire un pareil métier, et par
suite, limitation de la concurrence et élévation des loyers.
Je dois dire que, depuis une dizaine d'années, ces pratiques
ont disparu. Dans la cité .leanne-d'Arc où elles ont subsisté en
dernier lieu, elles ont cessé depuis que la cité est passée entre les
mains d'une compagnie qui en a transformé l'exploitation. Ac-
tuellement la société exige du locataire qui entre le versement
préalable du prix de quatre semaines de loyer; les paiements
suivants se font chaque semaine et, au premier retard, c'est le
juge de paix, les frais et l'expulsion.
Vêtements. — Les vêtements ne préoccupent pas non plus
beaucoup le chilfonnier; ils lui sont bien souvent donnés et for-
ment môme pour lui un article de vente qui a nom la brocante.
Les chiffonniers sont du reste les plus déguenillés des prolétaires;
leurs enfants vont souvent à moitié nus et le désordre de leur
toilette est une de leurs caractéristiques. Une chiffonnière attri-
buait à cette mauvaise tenue la difficulté qu'ils ont à sortir de
leur métier. « Comment voulez-vous qu'on mette en apprentis-
sage, disait-elle, des enfants qui vont nu-pieds, et bien souvent
sans culotte ni chemise »? Ici encore nous trouvons des besoins
04 OUELQLES MÉTIERS URBAINS DE SIMI'LE RÉCOLTE.
réduits à leur plus simple expression et satisfait, en grande partie
par la simple récolte.
Les vêtements, comme la nourriture, leur sont presque
toujours donnés; cependant ils se plaignent d'une diminution
H dans la brocante », ils accusent de cette diminution le « chi-
neur » ou brocanteur qui va à domicile pour acheter les vieux
habits et les chitfons.
L'industrie de ce dernier, que l'on confond ({uelquefois avec le
chiffonnier « biffin » ou récolteur, s'exerce sur les mêmes objets
ou tout au moins sur une partie de ces objets; mais le mode
d'acquisition est tout à fait différent; le « chineur » ne ramasse
rien, il achète tout. C'est pour cela, du reste, que les biffins
lui reprochent de leur nuire ; car par l'appât du gain il détourne
bien des personnes de jeter leurs vieilles nippes et entraine,
parait-il aussi, certaines concierges à faire disparaître des boites
à ordures, avant l'arrivée du chiffonnier, les bardes susceptibles
d'être vendues au chineur.
Le chineur achète pour revendre ; c'est donc un commerçant ;
et cela suffit pour qu'il soit absolument différent du biffin. Les
chineurs-brocanteurs sont tous.Iuifs ou Auvergnats, et parmi ces
derniers la plupart, me dit-on, du canton d'Ardes (Puy-de-Dôme).
Au contraire, parmi les ])iffins ou chiffonniers -récolteurs, il n'y
a jamais d'Auverg-nats ni de Juifs.
Hygiène. — Les questions dhygiène sont totalement incon-
nues de cette population; le mot même est pour eux un épou-
vantail; ils y voient une sorte de Déesse malfaisante qui s'est
donné à tâche de persécuter les pauvres chiftbnniers : c'est au
nom de l'hygiène en effet que la police les tracasse pour obtenir
un peu plus de propreté dans leurs habitations, et limite par
exemple le nombre des porcs qu'ils ont le droit d'élever. Bien
souvent, au cours de mes enquêtes, j'ai entendu cette exclamation :
« Voyez-vous, notre plus grand ennemi, c'est l'hygiène! »
En fait, il n'est guère possible de rêver rien de plus sale que
certains chiffonniers. J'en ai vu qui ne paraissaient pas s'être
lavés aucune partie du corps depuis vingt ans et plus, si on
LE CIIII'FONMEH. iV.',
ajoute à cela que des familles entières s'entassent pêle-mêle
dans des taudis dix fois trop exigus et que leur « camelote )> est
quelquefois dans la même pièce, ou conviendra qu'il n'est
guère possible d'imaginer des conditions plus antihygiéniques.
Cependant, aussi ])ien dans les plus malpropres cites de chif-
fonniers que dans les usines de chifïbnnage d'où on sort au bout
de quelques instants couvert d'une couche d'un centimètre de
poussière, on trouve un état général de santé très satisfaisant. Au
témoignage de toutes les personnes interrogées, il n'y a pas
parmi les chiffonniers plus de maladies ni d'épidémies que dans
le reste de la population. Les seules maladies fréquentes sont
dues à l'alcoolisme, qui peut être considéré comme la véritable
plaie du chiffonnier.
Bécréations. — Les récréations préférées des chiffonniers sont
peut-être de tous les phénomènes sociaux que nous venons de
passer en revue celui qui les rapproche de la façon la plus cu-
rieuse des populations classiques de la simple récolte.
La récréation favorite des chiffonniers, c'est le cabaret et les
intermina])les palabres qui ont lieu autour de la bouteille de
vin. Aussi acquièrent-ils par là une facilité délocution qui.
frappe au premier abord chez n'importe lequel d'entre eux : ce
pauvre hère en haillons que vous voyez fouiller dans une boîte
à ordures s'exprime avec une facilité et une aisance étonnante,
dès qu'on le met sur un sujet qui lui est familier.
Enfin les chiffonniers adorent le théâtre et le chant.
Tout ce qui ne passe pas chez le marchand de vin sert à payer
le théâtre: le samedi soir, me dit-on, ils sortent par bandes de
leurs cités et se dirigent vers la plus prochaine salle de spectacle.
L'un d'eux me dit qu'il va souvent chez Antoine. Si on remarque
que les chiffonniers se lèvent tous les jours sans exception de
très bonne heure, vers 4 heures du matin en général, on con-
viendra qu'il leur faut faire un véritable effort pour aller au
théâtre.
Cet effort est d'autant plus pénible pour eux que. dans leur
vie habituelle, ils s'organisent de façon à se coucher de bonne
(î() Ol'ELQt'ES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
heure. C'est ainsi que les réunions corporatives ont toujours lieu
vers 3 heures de l'après-midi.
Le chant est ég-alement un de leur passe-temps favori. Quand
ils reviennent du théâtre, ils font, parait-il. souvent retentir les
rues des éclats de chœurs assez réussis. Us aiment à se réunir
entre jeunes gens pour chanter ; c'est à peu près du reste la seule
relation de voisinage qu'ils aient, car, ainsi que nous le verrons
plus loin, ils voisinent très peu. La concierge de la cité Dorée
me montrait un terre-plein produit par la démolition d'une mai-
son et me disait que souvent les jeunes chiffonniers de la cité
se réunissent là les soirs d'été, étendent des tapis par terre,
achètent quelques houteilles de vin pour séclaircir la voix et
que chacun à son tour y va de sa chansonnette. Lorsqu'un
camarade a trouvé dans Paris une chanson nouvelle, il se fait
un devoir de l'apprendre aux autres.
Dans le quinzième arrondissement existe un chiffonnier du
nom de Petit Pierre qui est si connu pour sa belle voix qu'il est
souvent invité dans les familles des environs pour égayer les
cérémonies familiales. Il peut, parait-il, chanter des opéras en-
tiers sans une hésitation .
L'origine de cette aptitude est dans le travail. Pendant l'opé-
ration du tricage, qui se fait assis et sans grand effort, beaucoup
de chiffonniers prennent l'habitude de chanter comme les cueil-
leurs méridionaux décrits par Demolins chantent en ramassant
leurs fruits. Le rapprochement est curieux entre cette aptitude
des chiffonniers et celle de tous les cueilleurs méditerranéens dont
le goût pour le théâtre, le chant et lart oratoire est assez connu.
Patroxa(;k. — Le chiffonnier ii"a donc pas de patron, d'où
aucune idée pour lui de la fameuse question sociale; en poli-
tique, il a même une tendance très accentuée à être du côté du
bourgeois, car lorsque le bourgeois s'en va en villégiature, c'est
la morte-saison. Cette idée que le bourgeois lui est nécessaire
pour vivre est si fortement entrée dans son cerveau qu'elle l'in-
cline à une certaine sympathie pour le riche. Plusieurs vieux
chiffonniers me parlent avec un accent de regret de la période
U-: CIIIFKO.NMKH. (iT
impériale pendant laquelle de nombreuses familles riches fré-
quentaient la capitale et donnaient des fêtes dont les miettes
tombaient dans l'escarcelle du chiffonnier. Il faut voir de quel
accent de mépris un clntlbnnier déclare que tel quartier, c'est
ouvrier, voulant dire ainsi (jn'il n'y a pas de gain important
pour le chiflbnnier.
Un conseiller municipal socialiste de Levallois-Perret qui a eu
l'amabilité de m'introduire à plusieurs reprises dans ce milieu,
me disait combien il les avait trouvés réfractaires au socialisme.
Il n'avait pas quatre électeurs parmi eux, malgré qu'il connût
presque toutes ces familles et vécut môme sur un certain pied
de camaraderie avec plusieurs jeunes chiffonniers, ses anciens
camarades d'école.
CiLTiRES iMELLECTUELLES. — On pcut Constater chez les chiffon-
niers une remarcjuable facilité d'assimilation analogue à celle
que l'on note chez les peuples de simple récolte, principalement
chez les cueilleurs. Toutes les personnes interrogées ont été
unanimes sur ce point. Les enfants des chiffonniers sont exces-
sivement irréguliers à l'école, et cependant ils obtiennent des ré-
sultats supérieurs à ceux des autres enfants de la classe ouvrière.
On me montre un tout petit qui, au bout de deux mois d'école,
connaissait déjà ses lettres et ses chiffres et commençait à savoir
les tracer. Phénomène assez curieux, il leur arrive, parait-il,
de se faire assez souvent la classe entre eux. La concierge d'une
cité de chilfomiiers me montrait des portes et des murs couverts
de lettres, de chiffres, d'additions et de soustractions et me di-
sait que lorsqu'un jeune chiffonnier avait appris quelque chose
de nouveau à l'école, il s'empressait de le montrer ensuite à ses
camarades.
Religiox. — Il n'est pas jusqu'à la religion, qui, chez les
chiffonniers, présente comme chez les chasseurs une étrange in-
cohérence. L'union libre est la règle générale ; aucune pratique
religieuse n'est observée et, à côté de cela, on voit constamment
l'enterrement religieux, la première communion et le baptême.
Les cérémonies religieuses que les chiffonniers ont conservées
68 OUEI.Ol'ES JIÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RECOLTE.
se rapportent essentiellement à la famille : d'abord le culte
des parents morts et, comme conséquence, la pompe religieuse
dont on entoure les enterrements; en second lieu, l'amour des
enfants et l'éclat dont on entoure les fêtes de l'enfance : baptême,
première communion et même distribution des prix. Presque
tous les chiffonniers s'arrangent pour obtenir des concessions de
terrain de cinq ou dix ans dans les cimetières et les tombes sont,
parait-il, bien entretenues. On ne manque jamais du reste de
faire une quête parmi les voisins et amis pour la couronne
mortuaire à l'occasion de chaque décès.
Tout cela est absolument voulu et conscient, et le conseiller
municipal que j'ai déjà cité me rapportait les paroles d'un
chiffonnier son partisan qui lui disait : « Je suis, vous le savez,
corps et âme avec vous, mais en ce qui concerne les cérémo-
nies du baptême et de la première communion, je tiens à ce que
mes enfants les accomplissent, et il ajoutait : « Voyez-vous, je
crois tout de même qu'il y a quelque chose là-dessous. »
Voisinage. — Tout chasseur est un concurrent; tout chiflon-
nier est également un concurrent ; aussi y a-t-il peu de relations
de voisinage parmi les chiffonniers; le métier est jaloux ^v^ç,
disait l'un d'eux, on se rend peu de visites, chaque famille
reste chez elle sans chercher à voisiner avec les autres; ce fait
est à rapprocher de la dispersion caractéristique du chasseur.
GoRPORATiox. — Nous trouvous, par voie de conséquence, une
grande difficulté de groupement parmi les chifibnniers; leurs
coopératives et leur syndicat sont à l'état rudinientaire et ne
paraissent pas devoir de sitôt se développer. Nous allons faire
une comparaison intéressante à ce point de vue avec l'inapti-
tude fondamentale des Indiens d'Amérique à constituer un grou-
pement national stable. L'Indien chasseur, d'une habileté pro-
digieuse, guerrier inconq^arable, a cependant toujours été
incapable de présenter une résistance tant soit peu efficace aux
hommes blancs à cause de son indiscipline incurable; la cilation
suivante va nous en donner la mesure ; elle est tirée de l'ou-
vrage d'Edmond Demolins : Comment la route crée le type social;
LE CIIII KON.MKR. 09
'( Les Indiens ont la plus grande difficultt!' à organiser des
cxpéditioDS réeulières et suivies. Les bandes de guerre se
réunissent et se dispersent aussi facilement que les troupes de
chasse; elles suivent et abandonnent leurs capitaines impro-
visés avec la mémo facilité.
« Le fait suivant, raconté par un témoin, John Tanner, se re-
produit presque invariablement dans les expéditions de guerre
des Indiens.
« Une bande marchait contre les Sioux et la discorde régnait
naturellement parmi les chefs. L'un d'eux prend la parole :
« Muskegoes, dit-il, vous n'êtes pas des guerriers. Vous êtes
venus bien loin de votre pays pour attaquer les Sioux. Des
centaines de vos ennemis sont tout près de vous et vous ne savez
pas même en rencontrer un, à moins qu'ils ne viennent tomber
sur vous et vous tuer ». Cela dit, il annonce qu'il retourne dans
son pays avec ses vingt hommes. Ce fut le commencement de
la débandade générale.
« Pendant la plus grande partie du jour, le mouvement se
continua sous les yeux impassildes du principal chef A-gus-ko-
Gant, dit le Prophète du Grand Esprit, sans que celui-ci témoi-
gnât son désappointement, sans aucune tentative de sa part
pour arrêter les mécontents, sans cjn'aucun muscle de son visage
ne trahit ses impressions. Cependant, lorsqu'il vit sa troupe
réduite de soixante hommes à cinq, les larmes s'échappèrent
malgré lui de ses yeux.
K Dans une autre expédition racontée par le même voyageur,
deux cents Assiniboins firent volte-face, ce qui réduisit la troupe
à cinq cents. Elle n'était plus que de quatre cents, lorsqu'on
arriva à deux journées du village qu'on se proposait d'attaquer.
Enfin il ne se présenta que vingt hommes décidés à suivre le
chef, quand il fallut reprendre la marche pour aller à la ren-
contre de l'ennemi.
« Et Tanner ajoute : k De ces guerriers, nul ne voulait recon-
naître aucune autorité supérieure à sa volonté. Il est vrai que.
d'ordinaire, ils accordent une sorte de déférence, un certain
degré de soumission au chef sous les ordres duquel ils se sont
70 QUELQUES MKTIKHS UHBATNS DK SIMPLE RÉCOLTE.
mis en marche ; mais, le plus souvent, cette obéissance ne dure
qu'autant que la volonté du chef correspond entièrement aux
inclinations de ses guerriers.
c La chasse aux bisons ne développe donc ni l'habitude de la
discipline, ni celle de la hiérarchie stable. Le type est instable
depuis la famille jusqu'aux g-roupements de la vie publique.
L'Indien est capable de courage individuel; il est capable
d'accomplir des exploits guerriers, mais il est incapable de
s'organiser en groupements stables. C'est ce qui explique pour-
quoi il a été si facilement vaincu et dominé par l'Européen. »
Nous allons voir que les chiffonniers montrent une incapacité
du même genre. Voici ce qui se passe au Syndicat, d'après le
journal Le Réveil des chiffonniers. Dans le numéro de mai 1908
on pouvait lire les trois articles suivants :
TOUT PASSE, TOUT LASSE
(( Venir à tout bout de champ répéter la même chose; cela
devient barbe et cheveux, et malgré tout, vous devez tous,
camarades, vous mettre dans l'idée que nous sommes au mo-
ment le plus dangereux pour nous.
«*En nom niant votre nouveau bureau, vous l'avez mis en de-
meure de défendre vos intérêts et, croyez-moi, ils sont rudes-
ce Vous avez pu constater que les banquettes à notre réunion
générale étaient lasses de se tordre sous le poids des camarades
qui brillaient par leur absence. Il faut véritablement y remé-
dier et, dans vos quartiers, vous n'êtes pas sans avoir entendu
ces propos que l'on vous tient, car il est entendu que ce ne sont
toujours que les mêmes que l'on voit en réunion; l'on vous dit.:
je paie mes cotisations, c'est bien assez, eh puis! où va l'ar-
gent? Lorsque les camarades de certains, il est sûr, se figurent
que le délégué peut se payer une station balnéaire à Monte-
Carlo avec leurs cotisations, il y a des moments de quoi en rire.
Pour les réunions c'est autre chose, l'on vous répond : Il y a
assez de gourdes sans moi. Il faudrait laisser un peu ces cama-
rades se dégrouiller seuls, peut-être que, jetés sur le pavé, ils
LK CHIFFONNIER. / 1
sauraient reconnaître ce que le bureau doit et fait pour eux,
il faut malheureusement réprter ceci à chaque instant, toujours
la même chose.
u En finissant, il faudrait bien remercier parla même occasion
les camarades des deux coopératives de Saint-Ouen qui, à peu
près au nombre de quinze ou vingt, se trouvaient à la réunion
sur soixante-dix membres.
Le bureau en entier vous demanderait pour son travail peu
(le chose : un peu plus de présence aux réunions pour les en-
courager. C'est peu véritablement.
« Henri Petitot, Emile Hexrv. »
TROP D'AMBITION
« Ambitionner, une place, et, une fois obtenue, ne pas en
remplir les fonctions, voilà le cas des camarades.
« Nous constatons que, depuis le 2i avril, nous sommes tout
au plus six à sept camarades à la permanence.
(( Que font ces camarades? Verser desdemi-setiers au comptoir
et les autres se promener. Ce n'est peut-être pas ce poste
d'administrateur cjue l'on enviait ; on visait plus haut. Un autre
camarade nous disait le travail qu'avait fait son père pour le
syndicat; en tous cas, il ne le suit pas dans cette voie.
« Je résume en disant à ces camarades qu'ils se sont engagés
envers tous les camarades à défendre notre cause et n'en font
rien, et cependant la cause vaut leurs dérangements.
« Je me permets de leur voter un blâme au nom de tous les
syndiqués pour le travail qu'ils ne font pas.
« Louis Petitot. »
Quand on écrit semblables aménités, on a dû s'en dire bien
d'autres; on croirait entendre le chef indien : « Muskegoes, vous
n'êtes pas les guerriers... », etc.
Enfin voici le compte rendu d'une séance du conseil du
2k avril 1908 :
IZ OUELQIKS MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RECOLTE.
(c Membres présents : Humbert, Bozon jeune, Bouailler, Pe-
totitainé, Testu, Roland, Petitot jeune.
(( Relevag-e des anciens comptes. Les membres présents re-
grettent que les camarades qui ont été nommés à la réunion
générale et qui font défaut à la permanence ont tort, vu le
laisser aller complet de notre corporation.
« Les camarades Petitot et Rolland sont mandatés pour aller
trouver Legendre et le mettre en demeure de restituer ce qui
appartient à l'organisation et le convoquer j^our le mardi 28 à
la permanence, etc. »
Depuis la fondation du syndicat, sur cinq secrétaires quatre
ont dû se retirer à la suite de malversations plus ou moins bien
établies. Les chiffonniers que j'ai pu voir se plaignaient encore
du laisser-aller qu'ils constataient dans l'administration du
syndicat. Le journal ne paraissait plus, les cotisations n'étaient
pas perçues et l'un d'eux s'écriait en s'adressant à moi : « Je ne
peux pas vous donner ma cotisation, à vous, je ne vous connais
pas! »
Il est à noter que jamais il n'y a d'étrangers dans ce syndi-
cat. Le chiffonnier est beaucoup trop méfiant pour confier ses
intérêts à une tierce persoline quelconque. C'est à peine s'il
donne à un camarade bien connu de lui et qui a travaillé long-
temps à ses côtés une confiance suffisante pour diriger maté-
riellement le groupement, mais jamais aucun secrétaire du
syndicat n'a réussi à devenir un meneur écouté et obéi aveu-
glément. On peut conclure que dans ce groupement il n'y a ni
chef ni soldat; aussi, comme leditM. Paulhian, le chiffonnier est-il
le plus exploité des prolétaires, bien qu'il paraisse tout d'abord
un travailleur libre.
Opinions politiques. — Ses opinions politiques sont aussi peu
définies que celles du mouronnier et du luégotier ; « il n'est pas
socialiste », mais les autres nuances politiques ne paraissent pas
l'attirer davantage. Il est, me dit-on, presque toujours du coté
(le la pièce de cent sous.
Le trait suivant, que rapporte M. Paulhian, concorde parfaite-
Li: CIIIFFONMKR. t ,i
ment avec mes propres observations : *< Un soir, dans une réunion
électorale à laquelle assistaient beaucoup de chiffonniers, un
anarchiste prononce un discours enflammé et énumère toutes
les souffrances que le peuple endure. Lorsque l'orateur eut
terminé son discours, un chiffonnierdemande la parole. « Nous
venons d'entendre d'excellents médecins connaissant parfaite-
ment notre maladie, mais nous voudrions qu'au lieu de lasi bien
décrire, ils nous en indicassent le remède. — Le remède! s'écrie
l'anarchiste, c'est la révolution sociale! — Ce n'est pas cela qui
mettra des os dans les tas d'ordures, » répond le chiffonnier, qui
tranquillement quitte la salle de réunion, prend sa hotte et son
crochet et s'en va à son travail. Ceci nous amène à remarquer
quelle est l'erreur de ceux qui pensent que la mentalité des
prolétaires doit être la même dans tous les pays et dans toutes
les circonstances pourvu ([uils aient un point commun, la misère .
Il est permis de dire au contraire que ce qui influe le plus sur
les idées d'un homme, ce n'est pas ce qu'il gai; ne, mais comment
il le gagne. Certes les chifl'onniers sont des prolétaires, et ce-
pendant ils sont à peu près inaccessibles aux séductions des
théories socialistes et révolutionnaires, et cela de l'avis d'un
homme qui les connaissait bien et dont la sincérité parfaite ne
fait pas de doute.
Autorités et agents. — DémêlH des chiffonniers avec les gens
de la production.
Ici encore nous constatons une lutte séculaire des chiffon-
niers avec les gens des autres métiers, comme nous l'avons vu
pour le mouronnier. le mégotier et, en général, pour tous les
simples récolteurs.
Voici quelques indications à ce sujet : La première ordonnance
(j[ue cite M. Paulhian est celle de 1628, (( qui défend au chiffonnier
de vaguer et d'errer par les rues et faubourgs avant la pointe
du jour ». Les allures étranges de ce cueilleur qui veille par
nécessité de métier quand tout le monde sommeille, étonne et
irrite les gens qui vivent d'un autre métier. Aussi les ordon-
/i QUELQUES METIERS URBAINS DE SIMPLE RECOLTE.
nances se succèdent-elles : « En 1701, Messire Marc René de
Voyer de Paulmy d'Argenson, conseiller du roi en ses conseils
et lieutenant général de police de la ville, prévôt et vicomte de
Paris s'étonne que, malgré les défenses qui leur furent réitérées,
quelques chiffonniers se permettent de sortir de leurs maisons
à minuit, et de vaguer dans les rues sous prétexte d'amasser des
chiffons, ce qui peut donner lieu à la plus grande partie des vols
qui se font tant des auvents que des grilles et des enseignes,
« ... En conséquence avons fait défense à tous les chiffonniers
et chiffonnières et autres de vaguer par les rues, ni d'amasser
des chiffons avant la pointe du jour à peine de trois cents livres
d'amende et de punitions corporelles. »
C'est en vain que le chiffonnier réclame, c'est en vain qu'il
démontre de la façon la plus claire que sa corporation est celle
qui fournit le moins de repris de justice? On refuse de l'écouter,
on s'obstine à vouloir le pourchasser, et alors commence entre
les chiffonniers et l'administration cette lutte qui n'est pas en-
core terminée de nos jours et dans laquelle jusqu'à présent
l'administration n'a certainement pas eu le dessus.
Aux prescriptions de l'Autorité les chiffonniers ont opposé
l'inertie la plus complète; ils ont continué à chiffonner sans se
préoccuper des ordonnances de police et lorsqu'on les condamnait
à payer 300 livres d'amende, ils répondaient : « Fort bien, mais
là où il n'y a rien, le roi perd ses droits ; prenez ma hotte, et
nous serons quittes. »
En 1828, M. de Belleyme, préfet de police, veut lui aussi faire
une ordonnance sur la matière. Le chiffonnier avec son crochet,
sa hotte et son fallot l'elfraye. Pensez donc, un crochet... peut
devenir un instrument de vol et de meurtre, la hotte... pclit
servir à cacher les objets volés, et le fallot sert à reconnaitre les
lieux. Les habitants de Paris, ajoute M. de Belleyme, sont juste-
ment étonnés qu'au mépris des anciens règlements, ces individus
aient usurpé et conservent... le privilège de veiller lorsque tous
les autres sommeillent! Cette tolérance extraordinaire compro-
met la sécurité publique. M, de Belleyme estime qu'il faut mettre
un terme à cet état de chose et il fait du chiffonnage une pro-
Ll", CHIFFONNIER.
fession autorisée. A l'avenir, nul ne pourra ramasser des cliillbns
dans la rue sans y avoir été autorisé par l'administration. Tout
cliifTonnier recevra une médaille en cuivre de forme ovale qui
contiendra les noms, prénoms, sobri({uets et signalement, ainsi
qu'un numéro d'ordre. Cette médaille sera portée d'une manière
apparente. Le chitlbmiier devra en outre faire placer sur la face
extérieure de la hotte, en chiffres percés à jour de ôk milli-
mètres de hauteur, son numéro d'ordre. Ce chilfre sera^reproduit
en couleur noire sur une des vitres de la lanterne et cette
lanterne à laquelle M. de Belleyme reprochait de servir à éclairer
les localités devra, par ordre de M. de Belleyme lui-même, être
constamment allumée.
Les chitfonniers commencent par se conformer à l'ordonnance
de M. de Belleyme; ils demandent et obtiennent la médaille de
forme ovale sur laquelle les sobriquets les plus impossibles sont
gravés ; ils placent sur la face extérieure de la hotte le chiilre
réglementaire, percé à jour et de 5V millimètres de hauteur, ils
p eignent ce même chifï're sur leur lanterne. En un mot, ils font
tout ce qu'on exige d'eux. Vont-ils travailler librement? Hélas!
non, et l'Administration ne tarde pas à s'apercevoir que toutes
les mesures qu'elle a voulu prendre contre celte population no-
made, indépendante, presque sauvage, n'ont abouti à rien, et
(|ue les médailles, au lieu de servir à embrigader les chiffon-
niers, n'ont eu pour résultat que de les affranchir. En effet, ces
médailles {de 1828 à 1873, la Préfecture en a délivré onze mille
environ) passaient de mains en mains ; les mourants les léguaient
à leurs enfants ou à leurs voisins, qui n'avaient qu'à prendre le
sobriquet du défunt pour être en règle avec la police.
Un agent rencontre un groupe de chiffonniers :
— Vos médailles?
— Les voilà, monsieur l'agent.
— Comment vous appelez-vous?
— Moi, je me nomme Bibi.
— Et vous?
— Poil-aux-Pattes.
— Et vous"?
i() OIELOLKS METIERS URBAINS DE SIMPLE RECOLTE.
— Moi, on m'a toujours appelé Sac-cVos.
— Et vous, la vieille femme?
— Je suis Rosalinde Fanion, mais dans la cité je suis connue
sous le nom de Gras- d'huile.
En voilà des noms, tous les mêmes, toujours des sobriquets
pour échapper à la police. Voyons si ces sobriquets figurent
bien sur ces médailles?
L'agent examine les médailles et constate que les sobriquets
indiqués y sont bel et bien gravés en toutes lettres. Cependant il
est certain que ces médailles n'appartiennent pas à leurs vrais
propriétaires.
— Poil-aux-Pattes, cette médaille n'est pas à vous, le signale-
ment ne correspond en rien à votre figure.
— Ma figure? J'ignore comment elle est. je ne l'ai jamais
regardée, mais ce que je sais bien, c'est que c'est moi le vrai
Poil-aux-Pattes.
Que faire? Allez-vous infliger à cet homme une amende? Il ne
la paiera pas. Le mettrez-vous en j)rison? Après tout, quel criaie
a-t-il commis? Il a ramassé des chiflons dans la rue sans autori-
sation ! La Préfecture depolice, voyant l'impossibilité d'appliquer
à la lettre les ordonnances concernant la matière, finit par les
la;isser tomber en désuétude. >'
On aperçoit bien par cet exemple la raison d'être de la fai-
blesse de la société contre ces désorganisés. Elle n'a pas de
moyen de les atteindre, et cela parce que les sociétés civilisées
modernes étant organisées suivant le travail de la majorité des
individus qui les composent, sont désarmées en face de gens qui,
par suite de leur travail différent, ont une tout autre organisation.
Les peines et châtiments (jui ont un effet certain sur les autres
ne les touchent pas ou peu. C'est ce que l'on constate pour tous
les désorganisés du monde ({ui sont inaptes à vivre dans nos
sociétés. Ils ne peuvent entrer sans les briser dans nos groupe-
ments habituels et les châtiments suffisants pour maintenir
l'ordre avec les éléments ordinaires de nos sociétés sont abso-
lument insuffisants pour eux. Tel est le cas pour les nègres du
Congo, par exemple.
LV. ClllFFONMEU. / /
Lorsqu'un Européen établi dans la colonie désire, en rentrant
enFrance, emnienerquelqu'undcses serviteurs, le gouvernement
de la colonie sait si bien par expérience que le noir arrivé en
France s'y rendra rapidement insupportable et qu'on sera obligé
de le rapatrier, qu'il demande à ce qu'on verse à l'avance le
prix du retour, afin que ce retour ne soit pas à la charge de la
colonie. Le noir artivé en Europe et n'étant plus maintenu par
des châtiments sufhsants, y devient en très peu de temps dan-
gereux pour le milieu.
Mais les chiffonniers n'ont pas eu seulement à lutter contre
TAdministration de la police, ils ont eu à se défendre contre
une tendance générale dans le monde moderne, la tendance à
la concentration industrielle. Des industriels, des financiers
frappés des bénéfices que pourrait procurer l'industrie du chif-
fonnage, entreprise en grand, ont essayé à plusieurs reprises, et
encore naguère, de s'emparer de ce territoire de chasse au dé-
triment des chiffonniers. Et nous assistons au spectacle curieux
de la défense des chiffonniers par l'Administration de la police
qui les molesta si souvent. — La police a, jusqu'à présent, dé-
fendu le territoire de chasse des chiffonniers comme le gouver-
nement américain défend celui des derniers Peaux-Rouges, et
pour les mêmes raisons; c'est qu'elle se demande avec anxiété
que ferait toute cette population si on lui supprimait ses moyens
d'existence, étant donné son incapacité d'exercer un autre
métier.
u En 1861, le préfet de la Seine propose de faire enlever di-
rectement les ordures ménagères par les voitures du concession-
naire de l'enlèvement des boues et de n'accorder plus aucune
autorisation de chifïbnnage. Un nommé Brevet, qui s'offrait pour
organiser ce monopole, s'engageait à prendre à son service tous
les chiffonniers médaillés et à les occuper soit au balayage des
rues, soit au triage des ordures.
Le préfet de police combattit vivement ce projet, et M. Mettetal,
alors chef de la première division, fit remarquer tous les dan-
gers d'une pareille mesure. « Jamais, dit-il, les chiffonniers qui,
avant tout, sont des indépendants, des indisciplinés, ne se feront
78 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RECOLTE.
à ce travail de nettoiement qu'on veut leur imposer. Le chiffon-
nier aime son métier parce qu'il lui assure Tindépendance la
plus absolue, il n'en acceptera aucun autre, et interdire le chif-
fonnage, c'est vouloir transformer en voleurs des ,2'ens auxquels
la police après tout n'a rien à reprocher. »
La proposition fut repoussée, mais les auteurs ne furent pas
découragés, et ils profitèrent du siège de Paris pour faire
adopter le principe de leur projet. Le 11 septembre 1870, un
arrêt du gouvernement de la Défense nationale interdit les dé-
pôts d'ordures sur la voie publique et enjoint à chaque locataire
de se pourvoh' d'un récipient dans lequel tous les résidus de
ménage seront versés.
Cet arrêté ne fut appliqué qu'en partie... Les difficultés, les
réclamations, les contraventions furent si nombreuses, que cette
fois encore, l'arrêté du gouvernement tomba en désuétude.
Seuls les propriétaires d'hôtels particuliers ou de maisons de
luxe l'appliquèrent en partie. Dans ces maisons, qui ont des
concierges et des cours spacieuses, on installa une grande
caisse destinée à recevoir toutes les ordures ménagères des di-
vers locataires. Ces caisses devaient être vidées le matin sur la
voie publique par les soins des concierges qui, trop grands per-
sonnages pour s'acquitter d'une pareille besogne, en confiè-
rent l'exécution à des chiffonniers de leur choix auxquels, dans la
corporation, on donna le nom de placiers.
Le 15 août 1872. nouvelles tentatives de M. Léon Renault,
préfet de police, pour fixer ne varielur le nombre des chiffon-
niers ; nouvel échec .
Les chiffonniers pensaient avoir gain de cause, lorsque M. Pou-
belle, préfet de la Seine, se dit que, puisqu'on ne pouvait arra-
cher le chiffonnier au tas d'ordures, il fallait arracher le tas
d'ordures au chiffonnier. Le 7 mars 188V, parut l'arrêté qui
ordonnait à tout propriétaire d'immeuble, grand ou petit, riche
ou pauvre, d'avoir une boite à ordures d'une forme particulière,
dans laquelle les locataires videraient leurs résidus de ménage.
Cette boîte, dont l'arrêté fixait non seulement la forme mais
encore les dimensions, devait être vidée non plus sur la voie
i.i; ciiiffo.\mi:h. 79
publique, mais directement dans les voitures de l'adminisi ra-
tion.
On sait le bruit que fit cette ordonnance. Cette fois, les chif-
fonniers montrèrent les dents, ils protestèrent, organisèrent des
meetings, et, soutenus par la presse, ils réussirent à faire porter
la question à la tribune de la Chambre où leur cause fut dé-
fendue avec beaucoup de chaleur par le duc de la Rochefou-
cault-Bisaccia.
L'Administration lit une première concession : elle permit aux
chiffonniers de fouiller dans les boîtes à ordures et même d'en
verser le contenu sur des toiles, avant le passage des tombe-
reaux...
En fin de compte, l'opération coûtait plus cher, était moins
praticable, encombrait davantage la voie publique et gênait
considérablement dans leur industrie les chiffonniers qui, au
lieu d'avoir toute la nuit pour fouiller les tas d'ordures et en
tirer tout ce (|ui a une valeur quelconque, étaient condamnés
à courir devant le tombereau officiel et à chercher à la hâte
dans chaque boite les objets les plus apparents.
Aujourd'hui larrèté du 7 mars 188i est toujours en vigueur;
les récipients officiels ont été achetés, mais ces récipients ne
sont pas toujours renouvelés le jour où ils sont hors de service,
et il est permis de penser qu'avant peu, « les chiffonniers
auront reconquis le droit d'exercer librement leur industrie,
qui est une industrie considérable et par le nombre d'hommes
qu'elle emploie et par le chiffre d'affaires quelle opère ».
Voilà le travail du chiffonnier coureur et ses répercussions
sociales. Comme pour les deux types de simple récolte précé-
dents, on peut dire que c'est un travailleur libre, vivant de la
simple récolte sous le régime de l'atelier collectif du travail. Nous
allons, pour préciser les idées, présenter quelques monogra-
phies de familles.
Quand j'ai voulu chercher un chiffonnier coureur dans Paris,
je n'en ai pas trouvé. Le coureur, en effet, n'existe plus nor-
malement dans l'enceinte des fortifications, il se trouve relégué
dans la banlieue. C'est du reste plutôt une sorte de vagabond.
80 OUELQLES MÉTIERS URIÏAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
chiffonnier intermittent, appelé avec mépris par les placiers
le saqueiix, et plus ou moins traqué par la police par suite de
l'absence d'autorisation et de médaille. Voici deux monogra-
phies de coureurs.
Monographie du coureur L...
L... est un homme de cinquante-cinq ans environ, maigre-et
voûté, assez propre de sa personne, et n'ayant pas l'allure ordinaire
des chiffonniers. Je le rencontre dans un village de la banlieue. Il
marche rapidement les yeux obstinément fixés au sol sans s'oc-
cuper de ce qui l'entoure. Je l'aborde, et par l'otl're de quel-
(|ues vieux habits à prendre chez moi j'entre en matière. J'ap-
prends alors qu'il est réellement chiffonnier coureur pur; il n'a
pas d'endroit fixe de chiffonnage, il parcourt généralement les
villages de la banlieue depuis Clamart jusqu'à Chaville ; il
habite cependant à Paris, rue Louis-Blanc. Clamart se trouve
à 9 kilomètres, Chaville à 15 ou '20, ce qui lui fait une tournée
d'environ 40 ou même 50 kilomètres.
Ils sont du reste nombreux dans ce cas; ce matin-là, il avait
déjà trouvé en arrivant une dizaine de coureurs installés à Cla-
mart, et tous venaient de Paris. Cette chasse aux chiffons a
donc tout à fait l'allure de la chasse au gibier : c'est à celui qui
arrivera le premier. Comme pour cette dernière, il faut con-
naître les habitudes du gibier : ici ce sont les habitudes des
ménagères. A Chaville, par exemple, c'est le mardi et le samedi
que c'est bon; dans tel autre village, cest le mercredi et le
samedi.
L... porte simplement sur son épaule un sac et dissimule
dans ce sac un crochet; rien ne le distingue clini individu ordi-
naire, car n'ayant pas d'autorisation, il cherche autant que pos-
sible à passer inajierçu. Il ne peut, comme on le pense bien,
ramasser les choses lourdes et de peu de valeur, comme le papier
par exemple dont les placiers tirent un si bon parti ; sa récolte
est diminuée d'autant. Il accuse un gain journalier de 1 fr. 50
en moyenne.
LE cniFFON.MEH. 81
L... parait honteux de son métier de chiilonnier et sempresse
de me dire qu'il ne le fait que depuis un mois, mais cette dé-
claration doit être tenue pour suspecte, car il connaît trop bien
les endroits où la chasse est bonne, les prix des difl'érents objets
et tous les détails du métier. Il a appris le métier de chiffon-
nier en voyant faire les autres; « dans les premiers temps, me
dit-il, j'avais honte, il me semblait que tout le monde me regar-
dait ». J'ai trouvé cette opinion chez tous les chiffonniers cou-
reurs. Ils se considèrent un peu comme des parias, s'isolent
volontiers et n'aiment pas qu'on les traite de chiffonniers.
Cette monographie est intéressante en ce qu'elle nous pré-
sente un cas de passage des autres métiers à celui de chiffon-
nier.
L... n'est pas en effet fils de chiffonnier; ses parents habi-
taient Montataire et sa mère a tout d'abord travaillé dans les
Forges où elle était occupée à brosser des tôles étamées ; elle
est ensuite venue à Paris et s'y est employée comme laveuse.
C'était une femme très vigoureuse, qui est âgée actuellement de
quatre-vingt-cinq ans et vit avec son fils. Il a eu trois frères, deux
sont morts et le dernier est contre-maitre dans une usine de wagons
où il gagne 7 fr. 50 par jour. Il a lui-même commencé à tra-
vailler dans les Forges de Montataire, puis dans les cartonneries
d'Auberviliiers, enfin il a été chauffeur sur les bateaux mouches
parisiens. A. la suite d'un grève, il a été renvoyé et n'a pu rentrer ;
il gagnait alors 5 francs par jour. Actuellement, il obtient du
travail pendant six mois de l'année dans les Magasins Généraux
parisiens, où il gagne 3 fr. 85 par jour à manipuler des grains.
Pendant les six autres mois de la morte-saison, il n"a pas d'au-
tres ressources que le chifibnnage, mais, me dit-il. dès qu'il
pourra trouver de l'ouvrage, il délaissera ce dernier métier. Il
parle avec facilité, parait intelligent, me dit que les ouvriers ne
lisent pas en général, mais que lui, au contraire, aime la lec-
ture, et qu'il a môme chez lui une petite bibliothèque. Il parle
des grèves et des patrons avec le calme de quelqu'un qui re-
garde tout cela de loin, « Les patrons, me dit-il, se moquent de
l'ouvrier parce qu'ils ont \e pognon et Vinstruclion y> ; ce der-
6
82 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
nier mot est assez curieux dans la bouclie d'un ancien ouvrier,
victime d'une grève.
L... est célibataire, il a vécu quelque temps maritalement
avec une personne qu'il a quittée à la mort de son père pour
venir habiter avec sa mère. Il me dit que les chiffonniers pla-
ciers sont les ennemis des coureurs et qu'ils font tout pour les
supprimer, mais, ajoute-t-il avec énergie, « ils ne réussiront
jamais ». Il va essayer de tourner la difficulté relativement à
l'autorisation qu'il ne peut avoir puisqu'on ne délivre plus de
médailles de chiffonnier depuis plusieurs années, en deman-
dant une médaille de brocanteur.
Nous voyons là un cas assez rare d'ouvrier d'industrie pas-
sant au chiffonnage spontanément. C'est bien un type de cou-
reur exactement semblable à celui que décrit M. Paulhian, mais
il n'exerce plus son industrie à Paris et doit avoir recours aux
villages de la banlieue.
MonograjjJiie du coureur X...
J'aperçois le jeune X... en train de fouiller une boîle à
ordures sur le trottoir et lançant de temps à autre des regards
furieux à une vieille femme qui opérait de même dans une
autre boite, de l'autre côté de la rue. Je l'aborde, en lui de-
mandant s'il est chiffonnier et s'il veut venir chez moi pour
prendre quelques vieilles bardes. A ce mot de chiffonnier, le
pauvre garçon rougit jusqu'aux oreilles et parait si honteux
qu'il n'a plus mot en bouche ; il me fait cependant signe qu'il
va me suivre, prend son sac sur son épaule et les yeux baissés,
marche derrière moi. J'engage la conversation, mais à peine
ai-je dit quatre mots qu'il s'écrie : « Vous savez, je ne suis pas
chiffonnier, je suis plombier et je cherche simplement quelques
épluchures pour donner à un cochon que nous élevons chez
nous ». Il ajoute qu'il gagne 5 francs par jour dans son
métier et que son père, également plombier, gagne 10 francs:
comme les affaires ne marchent pas pour l'instant, il occupe
momentanément ses loisirs à chiffonner.
LE CHIFFONMKK. 83
Tout cela est assez sujet à caution, car il me montre, quelques
minutes plus tard, qu'il connaît parfaitement le chitTonnage; il
é numéro les dilierents objets que l'on doit triquer et leurs prix,
et me parle des nom])reux maîtres chiffonniers chez qui il vu
vendre. C'est son père qui lui a appris le métier de chiti'onnier
parce qu'autrefois, dans sa jeunesse, il avait été lui-même en
contact avec cette classe de la population. Il a dix-sept ans et
habite avec sa famille à Issy. Son père est Alsacien, sa mère
était bonne à Boulogne lorsqu'elle s'est mariée ; elle est Picarde;
il a une sœur de quinze ou seize ans qui est blanchisseuse, un
frère de onze ans, quatre autres frères ou sœurs de cinq, trois
et deux ans et un petit dernier d'un mois. Son grand-père pa-
ternel était boulanger en Alsace, et a opté pour la France après
l'annexion. Le jeime X... me dit qu'il faut 10 francs par jour à
sa mère pour entretenir le ménage; il ajoute, détail intéressant,
qu'on ne boit pas de vin chez lui. ou seulement un litre par
jour pour la famille entière. Il refuse du reste un petit verre de
liqueur que je lui offrais.
Je constate chez ce garçon une bien autre mentalité que chez
les chiffonniers de métier au point de vue du groupement pro-
fessionnel. Son père aide souvent le secrétaire du syndicat des
plombiers; il passe, me dit-il, quelquefois une partie de la nuit à
faire des écritures; quant à lui, il déclare qu'il va se mettre du
syndicat et ([iie cette affiliation est absolument nécessaire; il
paiera comme cotisation -2 francs par mois. Le syndicat lui
sera du reste très utile pendant son séjour au régiment, car il
est d'usage, parait-il, que les syndicats ouvriers envoient de
l'argent à leurs membres pendant leur période militaire. En
somme, nous avons là un type de chiffonnier occasionnel, comme
du reste presque tous les coureurs.
Monographie du chiffonnier H...
L'intérêt que présente cette monographie est que B... est
moitié coureur et moitié placier; il est coureur trois jours par
semaine et placier les trois autres jours ; on peut dire que c'est
84 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
l'homme de la marche frontière, qui lutte pour rétablissement
de la propriété individuelle sur un terrain encore en partie
livré au libre parcours; ennemi né des coureurs sur lesquels il
déblatère à toutes occasions, il les déteste comme l'Américain
du Far West déteste l'Indien chasseur, comme le colon français
d'Algérie déteste l'Arabe pasteur qui s'efTorce de maintenir le
libre parcours.
B... vit dans une petite maison de bois située en plein champ
près du cimetière d'Issy, en rase campagne ; il a un terrain
de G ou 7 perches, soit 180 mètres carrés environ, qu'il loue
!2 francs la perche par an. Sur ce terrain est posée sa petite
maisonnette qui repose sur quatre pieds,et peut être transportée
d'un point à un autre sans difficulté. A coté se trouve un petit
hangar servant d'écurie à son cheval et un autre hangar pour
loger sa camelote. Il est à 1 kilomètre de Meudon et à 7 ou
8 kilomètres de Paris. Lorsque je lui demande pourquoi il a
cherché ainsi à s'isoler, il me répond que c'est à cause des voi-
sins, qui n'aiment pas la proximité des chiffonniers. En défini-
tive, son isolement est volontaire et provient, je crois, du même
sentiment de honte que nous avons vu chez les deux coureurs
précédents.
Il chiffonne à Meudon depuis seize ou dix-sept ans, et son ter-
ritoire de chiffonnage se divise pour lui en deux parties bien dis-
tinctes : il y a l'agglomération de Meudon même qui est soumise
au régime de la place, et le quartier de la place Rabelais qui est,
au contraire, sous le régime du libre parcours. Nous ne nous
occuperons ici que de son travail de la place Rabelais qui peut
le faire classer dans la catégorie des coureurs. Trois fois par
semaine, il travaiHe dans Meudon même et les autres jours à la
place Rabelais, lenlêvement des ordures ménagères ne se fai-
sant à Meudon que tous les deux jours dans chacun de ces quar-
tiers.
Travail. — Dans le quartier de la place Rabelais, il ne sort
pas les boites à ordures des maisons et laisse ce soin aux con-
cierges. Comme je lui demande pourquoi il ne fait pas place
LE CllIFrONMKR. 80
dans ce quartier, il me répond qu'il n'a pas voulu donner aux
concierges Thabitude de sortir les boites, parce que c'est trop
ennuyant pour lui. Lorsqu'il est malade ou ({uil fait trop mau-
vais temps, il peut ainsi rester chez lui sans inconvénient, tandis
que, dans la partie de Meudon soumise au système de Xd^ place
appropriée, il est oblig'é de sortir les boites et d'être là par
conséquent tons les matins, par tous les temps, et sans pouvoir
jamais s'absenter :
Dans le quartier de la place Rabelais, il se contente de fouiller
les tas ou les boites déposées sur le trottoir; tout le monde du
reste peut en faire autant; il n'a donc ici aucun droit de pro-
priété. Cependant il tient à l'écart, autant qu'il le peut, les autres
coureurs en arguant de sa médaille et de son autorisation, tandis
que les autres n'en ont pas. Il place ses sacs de camelote bien
en évidence sur la place au pied d'un arbre et me dit que,
lorsque les autres les voient, ils n'osent pas rester et s'éloignent.
Il fait du reste tout ce qu'il peut pour accentuer l'exclusion à
son profit, il est souvent tendancieux dans les renseignements
qu'il me donne; il déclare que la place a toujours existé alors
({ue cela est nettement faux; il ne man({ue pas du reste de se
plaindre des quelques malheureux coureurs qui traversent
Meudon, et prennent en passant ce qu'ils peuvent grappiller de
droite ou de gauche; il fait leur procès et me dit « qu'on ne sait
pas ce que c'est », des vagabonds sans feu ni lieu qui couchent
dans les bois et se nourrissent de ce qu'ils trouvent dans les
boites à ordures, ce dont il exprime tout son dégoût. Il déclare
que ce sont des bons à rien, des bandits capables de tout et
qu'on devrait les empêcher de chiffonner ainsi; il fulmine contre
les médailles de brocanteur qui permettent à certains de ces
coureurs d'éviter les rigueurs de la police.
B... s'efforce du reste de se donner une allure officielle, il
observe scrupuleusement tous les règlements, sa carriole porte
une belle plaque avec son nom, son adresse et ses qualités; il
est partisan de toutes les autorisations à demander et de toutes
les restrictions à subir. En somme, il est sous le régime de
l'atelier collectif de travail pour une partie de son lieu de chif-
8fi QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
fonnage et fait tout ce qu'il peut pour étendre le bénéfice de la
propriété individuelle à cette partie-là, en évitant toutefois, au-
tant que possible, les obligations d'assiduité y afférentes. Nous
verrons plus tard, en étudiant le véritable placier, ce qu'est la
place de chifiFonnage, et nous reprendrons l'étude de ce cas
intéressant, parce qu'il est intermédiaire entre le coureur et le
placier.
Voici les autres données de sa monographie :
Propriété. — Sa maisonnette en bois a 3 mètres de côté, elle
est supportée par quatre pieds et forme ainsi un petit hangar si-
tué sous le plancher où [se tient généralement un chien extrême-
ment hargneux. Elle lui a coûté 123 francs de matériaux. L'écu-
rie de son cheval, qui est également en planches et son petit
magasin à camelote lui ont coûté chacun 50 francs. Sa carriole
vaut 80 francs, son cheval également 80 francs. Il prétend ne
gagner que 3 à 4 francs par jour, ce qui doit être faux, car sa
place me paraît assez bonne et, d'après ce que j'ai vu ailleurs,
j'estime au moins au double son gain journalier. Il me dit que,
s'il gagne si peu, c'est parce que Meudon c'est ouvrier, de telle
façon qu'il n'y a rien dans les boites.
Famille, — B... a soixante-trois ans, de taille assez élevée,
voûté, extrêmement sale, il est fils de chiffonnier. Son père, an-
cien ouvrier fileur, avait été blessé et mis dans l'incapacité de
continuer son métier; aussi avait-il dû se faire chiffonnier. E... a
chiffonné jusqu'à vingt-cinq ans avec son père, puis il s'est établi
comme cordonnier; peu de temps après, il revint au chiffonnage.
Ce doit être son manque d'activité qui l'a conduit à reprendre* ce
métier, car il me parait fort paresseux, et toutes les fois que je vais
chez lui, je le trouve en train de lire le journal.
Avant de s'établir à Meudon, il avait une place, boulevard du
Temple, place qu'il a vendue 80 francs.
La femme B... est de petite taille, vive et alerte, encore plus
sale que son mari. C'est elle qui va vendre la camelote et tient
la bourse. Elle a cinquante-cinq ans, ses parents étaient terra;;
LE CHIFFONNIER.
87
siers; c'est son mari qui l'a entraînée dans le métier de chiffon-
nière dont elle n'est rien moins que fière. Ils sont mariés reli-
gieusement ; tous leurs enfants sont baptisés et ont fait leur
première communion. Ils ont eu six enfants, cinq sont morts
de méningite en bas âge ; une fille seule a survécu, elle est ma-
riée avec un ouvrier d'industrie. Trois enfants sont nés de ce
mariage et ont actuellement quatorze, dix et six ans; la grand'-
mère me dit que pour rien au monde elle n'aurait voulu ([ue
ses enfants fussent chiffonniers.
Mode d'existexck. — Voici ce que consomme cette famille
pour deux personnes et par semaine :
Pain
Vinndes
Beurre
Saindoux
Huile
Légu mes herbacés (donnés i
Légumes en grains . . . .
Pommes de terre
Sucre
Vin
Œufs (1 douzaine I . . . .
I Ce qui pour une seule per-
! sonne donne
Nombres donnés par
M. Gautier pour la quan-
tité moyenne consom-
mée par un Parisien par
semaine
POIDS
(le
l'aliment.
Grammes.
.000
.000
500
500
250
.500
.000
.000
.500
.000
ObO
ALBUMINE.
503,3
158,0
4,43
4,45
2 22
63', 70
472, »
91, »
74,778
1.374,398
687. 189
753.41
GRAISSE.
32,48
57, »
428, 5
428, 3
214,25
7, »
40, »
105, »
^2,204
1.384,934
692, 467
395, 78
HYDRATES
de
carbone.
Grammes.
3.349,5
24,8
137, 50
110,20
140, )'
.440, "
882,30
0,019
6.103,709
3.031,899
2.802,10
La consommation du chilfomiier B... est supérieure à la
moyenne pour les matières grasses et les hydrates de carbone,
mais inférieure pour les matières azotées. — La raison en est
probablement dans le travail musculaire très peu intense qu'il
fournit, et, d'autre part, dans la nécessité de combattre le froid
88 QUELQUES METIERS URBAINS DE SIMPLE RECOLTE.
qu'il supporte dans ses tournées matinales et qu'il doit ressen-
tir aussi dans sa méchante baraque de bois.
Les récréations de ces deux vieillards consistent uniquement
dans la lecture du journal et la compagnie de leurs petits-
enfants.
B... sait lire, écrire et cause avec une grande facilité; quant
à ses opinions politiques, elles sont à peu près inexistantes. Il
parle de Napoléon et des faits de l'Empire avec un certain en-
thousiasme, car le métier marchait alors mieux qu'aujourd'hui :
cest le bourgeois qui fait noire affaire et non l'ouvrier. Voilà à
peu près en quoi se résume la conversation que j'ai eue avec
lui au point de vue politique.
B... est l'homme des confins; il est établi à la limite du ter-
ritoire où règne la place, ou propriété individuelle, et du ter-
ritoire du libre parcours. Nous verrons, en effet, que Paris
est entièrement approprié par les chiffonniers placiers après
une évolution absolument semblable à celle des nations euro-
péennes qui ont passé de lart pastoral plus ou moins com-
munautaire à la propriété individuelle du sol.
La situation de B. est bien supérieure à celle des deux pré-
cédents coureurs. Cela tient à la sécurité de gain que lui
assure sa place de chiffonnage appropriée. C'est du reste ce que
l'étude du placier parisien va nous faire comprendre.
IV
LE CHIFFONNIER PLACIER
Passage de râtelier collectir a la projirii'té iiidivicluelli'. —Le travail du placier.
— La propriété individuelle de la place de chiffonnage; causes de son établis-
sement et de son maintien. — Énorme influence de cette propriété sur la vie
sociale du chiffonnier. — Monographie du chiffonnier U... — Les cliifibn-
niers des broyeuses; aptitude plus grande au groupement syndical.
Nous avons vu le cliiflbnnier vivant, comme le cha.sseur, sous
le régime de l'atelier collectif; nous allons le voir maintenant
passer de la communauté de l'atelier de travail à l'appropria-
tion la plus complète de cet atelier avec exclusion absolue des
autres. Eu somme, nous voyons le groupe des chiffonniers faire
une évolution en tout comparable à celle des sociétés euro-
péennes qui, arrivées d'Asie à l'état communautaire, sont au-
jourd'hui sous le régime de la propriété individuelle; et cette
évolution s'est passée sous nos yeux, depuis une vingtaine
d'années, c'est-à-dire que nous pouvons en suivre toutes les
phases, en connaître facilement les causes, en noter les consé-
quences et constater en outre qu'elle se produit pendant que
certains théoriciens croient pouvoir prédire la prochaine dis-
parition de la propriété individuelle et le retour à un collec-
tivisme plus ou moins mitigé.
Ce nouveau chiffonnier qui vit sous le régime de la propriété
individuelle, s'appelle « placier ". Voici la description de son
travail, d'après M. Paulhian :
90 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
Le travail du chiffonnier placier.
« Le placier, lui, ne court pas; il possède une place. C'est
lui qui, dans les maisons où il y a une boîte à ordures, fait le
service du nettoyage au lieu et place du concierge dont il a su
gagner la confiance. Le matin, au petit jour, il entre dans la
maison, il monte aux divers étages, prend la Ijoîte à ordures
de chaque ménage, la descend dans la cour, la vide, la racle,
la nettoie et la remet en place. En récompense de ce travail,
le concierge lui concède le monopole du service de propreté
de la maison, c'est-à-dire qu'à lui seul il accorde le droit de
fouiller ces ordures avant de déposer les récipients dans la rue.
Mais le chiffonnier ne s'en tient pas là, et, après avoir tiré du
concierge tout ce que celui-ci peut lui concéder, il s'adresse
aux cuisinières auxcjuelles il rend mille petits services. Pour
elles il est plein de prévenances et d'attentions ; s'agit-il d'al-
ler chercher un seau d'eau dans la cour ou de secouer un
tapis dans la rue, le chiffonnier est là, il offre ses services; au
besoin, même, il se transforme en facteur, et si la bonne du
troisième a une lettre à faire parvenir à son cousin le cocher
du rez-de-chaussée, elle est certaine que le chiffonnier s'ac-
quittera de la commission avec célérité, tact et discrétion. Et
en échange que demande-t-il? Oh ! pas grand'chose, il demande
qu'on lui réserve les bouts de pain et les restes de table. Les
cuisinières n'y manc[uent jamais et, à côté delà boite à ordures,
il y a toujours le petit paquet contenant les croûtes pour le
chiffonnier.
« Tous ces petits avantages réunis finissent par faire de la
place une charge importante, beaucoup plus lucrative cju'on
ne le pense généralement. Ces places se vendent comme des
études d'avoué ou de notaire, c'est-à-dire que lorsqu'un chif-
fonnier est trop vieux pour continuer son travail, il présente
un successeur au concierge et, si ce successeur est agréé, le
nouveau titulaire paye une redevance à son prédécesseur.
LE CHIFFONNIER l'LAClEH. 1)1
« Il y a des places qui comprennent cinq ou six maisons à cinq
ou six étages et qui rapportent à leur titulaire jusqu'à 15 et
20 fr. par jour. Aussi le placier ne se contente pas d'une hotte
pour emporter son butin, il a une voiture à bras, à laquelle
souvent il attelle sa femme et ses enfants.
« Le placier est un heureux. Avec ([uelques heures d'un travail
facile qui n'a rien de bien pénible il peut gagner en moyenne
10 à 12 fr. par jour, mais par contre — et c'est là ce que
lui reprochent ses collègues les coureurs — il n'est point libre.
Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, il faut sous peine de
perdre sa place, qu il fasse son service; il faut, qu'il soit cons-
tamment aux ordres de messieurs les concierges et de mesdames
les cuisinières. A ce métier on n'est plus chifïbnnier. Et puis
on fait toujours la même chose, on n'a plus aucun mérite « il
n'y a aucun talent à être placier ». Il en est tout autrement
quand, au lieu de se prélasser dans les grandeurs, on se con-
tente d'être un simple coureur. Le coureur, à la bonne heure,
lui, est un vrai chiffonnier, il a le plaisir de lutter contre les
difficultés, il s'ingénie pour gagner son pain, pour deviner,
trouver et exploiter les bonnes rues et les bons endroits. Et
puis le coureur, lui, il est libre, il ne dépend de personne,
il est son maître et il peut conserver « sa casquette vissée sur
sa tête », tandis que le placier attrape des rhumes de cerveau
à force de saluer les concierges et les cuisinières. »
Ce qu'il y a de notable , c'est l'évolution de cet indépen-
dant, de ce chasseur de chiffons parcourant librement jadis la
savane inappropriée des rues de Paris, que nous retrouvons pro-
priétaire d'une portion de ce lieu dont il exclue rigoureusement
les autres.
Quelles sont les causes de cette évolution? Comment cette
propriété a-t-elle pris naissance ; comment se maintient-elle ?
Enfin quelles en sont les conséquences sur la vie des chiffon-
niers? Telles sont les questions que nous allons nous poser et
tâcher de résoudre.
92 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
La pj'opnété individuelle de la place de chiffonnage ;
causes de son établissement et de son maintien.
Ici comme partout la propriété individuelle s'est établie à
un moment de crise, alors que l'ancien système n'étant plus
capable de nourrir son homme, la propriété individuelle s'est
montrée la condition nécessaire d'un travail plus lucratif et d'une
certitude plus grande de la vie. Voici à la suite de quelles cir-
constances elle a pris naissance :
Avant 1870, les ordures ménagères étaient déposées dans la
rue le soir et restaient à la disposition du chiffonnier pendant
toute la nuit.
En 1870, un premier arrêté posa en principe l'obligation de
la « boite à ordures », mais cet arrêt ne fut pas rigoureusement
appliqué dans toute la ville; quelques propriétaires seulement
dans les quartiers riches s'y conformèrent.
En 1884, un nouvel arrêté de M. Poubelle généralisa le sys-
tème et, depuis cette époque, il est obligatoire pour tous. Alors
le chiffonnier n'eut plus toute la nuit pour fouiller les ordures
déposées sur la voie publique. Les boites, en effet, étaient sor-
ties seulement quelques minutes avant le passage des tombe-
reaux, et c'était en courant qu'il fallait y prélever les différents
objets de la récolle, sans avoir le temps ni d'étaler les ordures
ni de les fouiller à fond. Ce fut une période de crise très dure
pour la population des chiffonniers; il fallut s'ingénier pour
surmonter cette difticulté et la plupart d'entre eux s'efforcèrent
d'obtenir des concierges le droit de fouiller les ordures dans
les maisons avant le passage du tombereau ; on échange, ils sor-
taient les boites à l'heure matinale où elles doivent être dépo-
sées sur la voie publique.
Mais pour obtenir ce résultat, il avait fallu déployer une cer-
taine habileté, il avait été nécessaire de vaincre une difficulté,
(le faire un effort et l'expérience prouve que tout homme qui
a fait un effort semblable désire en conserver le bénéfice pour
LK CJUFKON.MElî l'LACIKR. 93
lui seul, d'où pour les chiflonniers l'idée d'exclure les autres
de la place où ils s'étaient installés.
Voilà donc comment la propriété individuelle s'est établie.
Mais il ne suffit pas d'avoir la volonté d'instituer une semblable
propriété dans une collectivité, il faut encore en avoir le pou-
voir.
Comment le chitïonnier a-t-il pu réussir à exclure les autres
et ensuite à maintenir cette exclusion? C'est la question que
j'ai posée à beaucoup d'entre eux, et voici la réponse qui ma
généralement été faite :
« Si un camarade s'avisait de venir fouiller les ordures sur la
place d'un autre, il recevrait une correction c[ui lui ôterait
l'envie de recommencer. — Mais, ai-je objecté, qu'arriverait-il
si le propriétaire n'était pas le plus fort? — Il aurait, me fut-il
répondu, V appui de tous les camarades, ce qui amènerait sûre-
ment son triomphe. »
Voilà bien la raison du maintien de cette propriété : le con-
sentement général du groupe des chiflonniers. J"ai eu l'occasion
d'interroger sur ce point un chiffonnier secondeur, c'est-à-dire
un chiffonnier qui n'a pas de place et dont le métier consiste à
faire momentanément la place des chiffonniers absents. Lors-
qu'à l'heure où le tombereau va passer, il s'aperçoit qu'un de
ses camarades n'est pas à son poste, il sort les boites, fait la
récolte à son propre compte et le lendemain lui rend la place.
Je demandais à ce garçon s'il n'avait pas eu quelquefois la
tentation de rester maître d'une de ces places dont il faisait pour
ainsi dire l'intérim. Tout d'abord, la question lui parut si étrange
qu'il ne la comprit pas, il me répondit que lorsque deux secon-
deurs se trouvaient en présence d'une place libre, dame! c'était
le premier arrivé qui en profitait et que, s'il y avait contesta-
tion, il y avait bataille.
Mais, lui dis-je, il ne s'agit pas de cela, je vous demande si
vous n'avez jamais eu la tentation de rester le maître définitif
d'une des places dont vous étiez momentanément possesseur?
Il se tourna alors vers un de ses camarades qui se trouvait
là et me dit, avec un geste d'étonnement : « Vous ne voudriez
94 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
pas que je prenne la place de cet homme qui l'a payée 80 francs » .
En somme, il s'est créé dans le milieu des chiffonniers une
opinion publique favorable à la place, qui la préserve de toute
atteinte et nous avons ainsi l'exemple d'une propriété indivi-
duelle s'établissant à la place d'une propriété collective, sans
violences, sans guerres, sans contraintes d'aucune sorte, par le
consentement mutuel de tous les intéressés. Voilà qui infirme
l'opinion de bien des théoriciens, notamment d'Elisée Reclus
qui, dans son livre L'Hotnme et la Terre, déclare, à plusieurs
reprises, que toute propriété individuelle est forcément née de
la violence et de la spoliation.
Etude de rinfliience de la propriété individuelle de l'atelier
sur la vie sociale des chiffonniers.
Nous allons maintenant, car la question en vaut la peine,
étudier minutieusement l'effet de cette propriété individuelle
sur la vie sociale du chiffonnier.
Travail. — Une modification profonde du travail en est ré-
sultée : le métier est devenu beaucoup plus astreignant. Le
« placier » doit être d'une exactitude absolue, car les boîtes
doivent être sorties tous les matins avant l'heure où les tombe-
reaux municipaux passent. Il doit être également souple et poli
envers les concierges, les cuisinières et les locataires auxquels il
demandera des étrennes au jour de lan.
Pour un homme qui a la dispute si facile (on dit : « se disputer
comme un chiifonnier ») et le vocabulaire si riche, il y a là un
sérieux effort à faire, une évolution mentale considérable. Quel-
quefois cependant, le chiiTonnier est en contlit avec le concierge,
mais la chose est rare et dangereuse pour lui, car elle pourrait
à la rigueur lui coûter sa place. Ce n'est du reste que depuis
quelques années, parce que la place de chiffonnage est aujour-
d'hui bien alfermie, qu'on a vu naître ces conflits.
Propriété. — Nous venons de voir en quoi consiste la propriété
Li: CDIKI-uNNIliK l'LAClKI!. 11.»
de la place de chifFonnage. Il semble que son mode de posses-
sion soit précaire, puisqu'il repose en apparence sur le bon vou-
loir du concierge, mais en fait, grâce à l'entente des chiffonniers
et au respect qu'ils ont les uns les autres pour leur propriété,
le concierge est dans l'impossibilité de trouver un remplaçant au
véritable titulaire sans le consentement de ce dernier. J'en con-
nais qui, pour punir le maraudage du concierge dans la boîte
à ordures, refusent actuellement de la sortir. Malgré cela ils con-
servent leur propriété, car dès que les boites sont sur le trottoir,
ils peuvent les fouiller sans qu'aucun autre chiffonnier les leur
dispute. .
Les subventions aftérentes à cette propriété sont importantes
et consistent dans de nombreuses victuailles données par les
cuisinières.
Enfin, la transmission de cette propriété a lieu suivant les
modes habituels, à titre onéreux ou gratuit et par hérédité. Il
arrive aussi que quelque vieux chiffonnier meure sans postérité;
sa succession en déshérence ne tombe pas dans le domaine de
l'Elat; le chiffonnier voisin s'en empare prestement, et tout est
dit. Les opérations de transmission ne sont jamais constatées
par acte authentique, la simple parole suffit généralement, tout
au plus existe-t-il un méchant écrit griffonné sur la table d'un
marchand de vin.
Il est d'usage que les biens des chiffonniers se partagent en
parts égales entre les enfants. Si la place se compose de plu-
sieurs lots séparés, les enfants se les distribuent; dans le cas con-
traire, l'un d'eux garde la place et donne des soultes en argent aux
autres. Le tout se règle à l'amialjle et sans intervention de notaire.
Biens mobiliers. — Dans la méthode tourvillienne, le classe-
ment des biens mobiliers nous donne un critérium de l'échelon
social auquel se trouve un individu. Celui qui ne possède pour
tout bien que ses instruments de travail est au-dessous de celui
qui possède son mobilier, et l'homme qui ajoute à ces deux pro-
priétés des animaux de travail, est considéré comme supérieur
aux deux autres.
96 QUELOLES MÉTIEHS l RUALNS DE SIMPLE RÉCOLTE.
Le chiffonnier de l'ancien type ne possédait que sa hotte, son
crochet et son falot. Le « placier »», a toujours au moins une
petite charrette, quelquefois une charrette attelée d'un .âne,
même assez souvent cheval et carriole. La raison pour laquelle
certains chiffonniers peuvent se permettre le luxe d'un pareil
attelage réside uniquement dans la propriété de la place de
chiffonnage. Cette propriété leur permet en effet de calculer
d'une façon précise le poids des différents objets qu'ils auront
à transporter chaque jour, et leur nature, ce qui entraine la pos-
sibilité pour eux de s'organiser en conséquence au point de vue
du transport et aussi d'entreprendre quelquefois tout un élevage
de poules et de cochons qu'ils n'auraient jamais pu songer à
faire sous le régime aléatoire de l'atelier collectif.
Il est du reste curieux de constater jusqu'à quel point les
prévisions sont possibles pour le contenu des boites à or-
dures.
J'avais, à priori, émis devant un chiffonnier l'hypothèse que
la boite à ordures étant le résidu de la famille, pouvait donner
sur l'état économique ou social de cette famille des indications
comparables à celles qu'on tire des différents résidus du corps
pour le diagnostic de maladies. Cette hypothèse se trouva véri-
fiée d'une façon inattendue et bien curieuse.
Voici le résultat des observations d'un chiffonnier particuliè-
rement intelligent et d'un niveau intellectuel bien supérieur à
celui dp ses confrères :
« Je pourrais, dit-il, me rendre compte de l'état social et de
l'état économique d'une famille par la seule inspection de sa
boite à ordures. C'est ainsi que les familles aristocratiques, ri-
ches, ayant un loyer de 15 à 20.000 francs, donnent comme
résidus utilisables pour un chiffonnier, surtout de la ce graisse » ,
terme qui dans le langage des chiffonniers indique tous les rési-
dus de cuisine susceptibles d'être vendus aux fondeurs.
(( Les familles bourgeoises dont l'appai-tement est de 1.000 à
1,500 francs, donnent surtout du « bouquin ». Ce terme dé-
signe tous les papiers non froissés, tels que lettres, factures,
livres, etc.
LE CUIKFONMER PLACIEK. 97
« Enfin les familles ouvrières remplissent plutôt leurs boites à
ordures de chiffons et d'objets en métal. »
Et ce chiffonnier observateur se rendait bien compte de la
raison des choses.
« Le bourgeois par exemple, me disait-il, est souvent avocat,
auditeur an Conseil d'État; son cabinet de travail tient une
grande place dans sa maison et donne plus de résidu que tout
le reste.
« La famille ouvrière achète la plupart du temps des vêtements
bon marché qui, une fois usés, ne servent plus à rien et sont
jetés à la boite à ordures. Elle achète également des objets en
métal d'un prix peu élevé, réveil-matin, statuettes, etc., qui se
détraquent facilement et ont le même sort.
« Rien de tout cela ne se trouve dans les boites à ordures des
familles aristocratiques, car les vêtements sont abandonnés
avant d'être usés et revendus par les domestiques au brocanteur
ou même portés par eux.
« La boite à ordures est susceptible d'indiquer non seulement
l'état social d'une famille, mais encore sa situation économique.
Dans la boite collective où plusieurs locataires auront versé leurs
boites particulières, le chiffonnier reconnaîtra d'un coup d'œil
le tas de chacun des locataires. Voici celui du premier dans
lequel on trouve de longs morceaux de pain à peine entamés;
« c'est le coulage dans cette maison ». Voici celui du locataire du
rez-de-chaussée, ce ne sont plus que de minuscules croûtes à
peine utilisables; « on n'attache pas les chiens avec des sau-
cisses » chez eux; il n'est pas jusqu'à la propreté des cuisinières
que les ordures ne révèlent, par leur plus ou moins grande
saleté.
Les variations de la situation pécuniaire se reflètent également
dans ce tas d'immondices indifférent à l'œil de l'observateur su-
perficiel. L'intelligent chiffonnier me narra à ce sujet la curieuse
histoire suivante :
Il avait à une certaine époque, parmi les maisons de sa place,
celle d'un comte X..., administrateur d'une grosse affaire de
houillères dans le nord. Le traitement afférent à cette fonction
7
98 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
était de 200 à 250.000 francs et le loyer de 30 à 40.000.
Par suite d'une grève qui eut lieu inopinément, l'admi-
nistrateur dut résilier ses fonctions : la situation pécuniaire
changea au point qu'il dut abandonner son appartement pour
en prendre un autre plus modeste. Mais, avant que ce chang-e-
ment eût été opéré, la boite à ordures avait annoncé au chiffon-
nier le grave événement qui venait d'avoir lieu. Il avait cons-
taté un déficit de « graisse » qui atteignait 20 francs par mois.
L'analyse de la boite à ordures serait peut-être, entre les mains
d'habiles spécialistes, un des meilleurs moyens de connaître le
revenu réel de chacun et d'établir solidement l'assiette du
fameux impôt à l'ordre du jour.
Certains phénomènes économiques généraux ont eu également
leur répercussion sur la boite à ordures.
L'automobile a changé du tout au tout la situation de cer-
tains chiffonniers des quartiers aristocratiques. Pour beaucoup
de maisons de riches, la morte-saison correspondant à l'absence
des locataires s'étendait sur une période de deux ou trois mois
pendant l'époque de la villégiature. Aujourd'hui, grâce à l'au-
tomobile, ces familles habitent leurs châteaux des enviions de
Paris, non seulement pendant deux ou trois mois d'été, mais
encore pendant la plus grande partie de l'année, car l'automo-
bile leur permet, malgré la distance, de venir tous les jours sur-
veiller leurs affaires à Paris, et même d'inviter leurs amis à la
campagne. La morte-saison dure alors pour ces chiffonniers sept
ou huit mois, et leur situation s'est effondrée.
L'expulsion des congrégations a également eu sur les résidus
ménagers une répercussion bien inattendue. Pour venir en aide
aux religieux, certaines œuvres ont recommandé aux catho-
liques de mettre de coté les papiers de journaux ou d'étairi
qu'on avait auparavant l'habitude de jeter et qui, par consé-
quent, étaient recueillis par les chiffonniers, de telle sorte que
c'est le porte-monnaie du pauvre chiffonnier qui a fait en partie
les frais de l'opération.
Salaire. — Le gain a beaucoup augmenté pour le chiffon-
LE CHIFFONNIER PLACIER. 99
nier « placier ». Alors que Tancien coureur gagnait 2 à
3 francs par jour, il n'est pas rare de trouver des placiers qui
gagnent 15 et 20 francs. La raison de cette augmentation est
dans la possibilité pour le biffin d'arrondir sa place de chiffon-
nage comme le paysan arrondit sa propriété. 11 suffit en effet
qu'il fasse quelques économies pour pouvoir acheter une nou-
velle place dont le produit s'ajoutera à l'ancienne; l'épargne est
ainsi vigoureusement stimulée, car cet emploi du capital est
extrêmement rémunérateur pour le chiffonnier. Une place de
100 francs d'achat rapporte facilement 5 à 6 francs par jour.
Le jeune biffin, du reste, ne peut plus s'établir sans faire l'acqui-
sition préalable d'une place, c'est-à-dire sans en avoir écono-
misé la valeur; aussi peut-on dire ({ue la propriété indivi-
duelle a importé dans le milieu des chiffonniers une vertu
sociale de premier ordre, 1' « épargne ».
Famille. — La famille a été fortement influencée par cette
transformation du travail du chiflbnnier. Autrefois sous le régime
collectif, la famille avait intérêt à être la plus nombreuse pos-
sible, car si un coureur rapportait 2 ou 3 francs par jour, les
cinq ou six membres d'une famille nombreuse pouvaient en
rapporter chacun autant, ce qui finissait par faire une somme
assez élevée. Aujourd'hui un chiffonnier n'a plus intérêt à
avoir une aussi nombreuse progéniture, puisqu'il ne pourra
utiliser les services de tous ses enfants que sur sa place.
La facilité d'établissement des jeunes gens est aussi bien di-
minuée. Autrefois les parents n'avaient pas à s'en occuper.
Quelque fût le nombre] des chiffonniers jetés sur le pavé de
Paris, ils pouvaient toujours espérer que leurs enfants trouve-
raient également à y vivre. iMais aujourd'hui, où on ne peut
s'établir chiffonnier qu'en achetant une place, le père peut se
rendre parfaitement compte que. s'il a une place de 200 francs
par mois par exemple et six enfants, chacun d'eux n'aura plus
qu'une place de 30 francs par mois insuffisante pour le faire
vivre.
Cette idée chez les chiffonniers prévoyants pourra contribuer
100 OIELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
à restreindre la natalité. Je dois cependant déclarer que je n'ai
pas constaté cet effet, mais il est possible que, dans deux ou trois
générations, il se produise.
Enfin, pour être complet, je dois signaler que le milieu des
chiffonniers donnerait, d'après certains dires, un grand nombre
d'apaches. Sans que j'aie pu vérifier le fait d'une façon cer-
taine, il apparaîtrait néanmoins comme assez plausible, car,
d'une part, la difficulté d'établissement empêche un certain
nombre de jeunes chiffonniers de continuer le métier de leur*
père et, d'autre part, un grand nombre de ces familles donnent
une éducation déplorable à leurs enfants ou plutôt pas d'éduca-
tion du tout.
C'est ainsi que, dans la cité Dorée, la famille B... qui a cinq
enfants, ne se préoccupe même pas de les nourrir. Toutes les
fois que j'ai essayé d'entrer en relations avec les époux B..., j'ai
reçu de la part des enfants ou des voisins une réponse iden-
tique : « ils étaient tous les deux ivres-morts » et hors d'état de
me répondre. Quant aux malheureux enfants, ils cherchaient leur
vie comme ils pouvaient, couchaient dehors sous une char-
rette ou dans un tas de décombres, même au plus fort de l'hiver,
et l'une des petites filles me disait que sa mère ne préparait
jamais de repas, que même il n'y avait pas de fourneau chez
eux. Il n'est donc pas étonnant qu'étant donné la difficulté plus
grande de continuer le métier, des enfants ainsi élevés devien-
nent de mauvais sujets.
Mode d'existence. — Pour la nourriture, elle a été amé-
liorée pour le « placier ». Celui-ci connaît en eflet tous les lo-
cataires des maisons que sa place comprend; il rend souvent
aux cuisinières toutes sortes de petits services, que celles-ci
paient avec les restes de leur repas. A côté de chaque boîte à
ordures, il y a presque toujours le paquet du chiffonnier, qui
comprend, assez proprement enveloppé, toutes sortes de vic-
tuailles.
L'habitation a été bien perfectionnée pour un grand nombre
de placiers. Grâce à leur cheval, ils peuvent se loger hors ville
LE CUIFKONMEK PLACIER. 101
dans les communes suburbaines, par exemple à Gennevilliers ou
à Asuicres. Ils forment des agglomérations particulières presque
entièrement composées de chiffonniers et qui j ouissent, en somme ,
des avantages de la campagne ; ils sont généralement proprié-
taires de leur maison et du terrain sur lequel elle est bâtie.
Pour les vêtements et l'hygiène, je n'ai relevé que peu d'in-
fluence de la propreté individuelle : vêtements mal tenus, hy-
giène nulle, telle est la règle, à part quelques exceptions qui se
produisent, phénomène à noter, parmi les dirigeants des syn-
dicats ou des sociétés coopératives; la supériorité de ces hommes
se manifeste non seulement dans l'habile direction qu'ils savent
donner à ces org-anismes, mais encore dans leur tenue et celle
de leur habitation.
Les récréations sont les mêmes que pour les autres chiffon-
niers, cabaret, chants et théâtre. Ceux qui habitent à la cam-
pagne sont obligés, à leur grand regret, de délaisser en partie
ce dernier.
Corporation . — Nous avons montré le peu d'aptitude des
chiffonniers à s'associer et la difficulté considérable qu'ils ont
rencontrée pour former des syndicats ou des coopératives. Ils
ont fait sur ce point un grand progrès. Pour défendre la place
de chiffonnage, il leur a fallu créer un certain nombre de
syndicats; plusieurs de ces groupements, n'ont eu du reste
qu'une existence éphémère ; mais, en dernier lieu, ils ont réussi
à en établir un qui fonctionne tant bien que mal et pourrait,
le cas échéant, grouper les chiflbnniers en une action commune.
Ils ont essayé aussi d'organiser des coopératives ; quelques-unes
ont disparu à peine créées; actuellement il en existe trois ou
quatre qui fonctionnent depuis quelques années, mais n'arrivent
pas à grouper plus de trente à quarante adhérents chacune. On
voit naître, de-ci de-là, quelques individualités supérieures qui
prennent la direction de ces mouvements et réussissent à peu
près à maintenir parmi leurs associés la discipline si insuppor-
table au chiffonnier, mais si indispensable à tout groupement.
Phénomène à noter, il n'y a jamais de politicien dans leurs
102 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
syndicats; c'est toujours à un cliiiïonnier camarade connu et
vivant comme eux qu'ils confient la direction de leur asso-
ciation.
Aulorité et agents. — Les relations des chiffonniers avec les
autorités administratives ont changé du tout au tout depuis
qu'ils sont devenus propriétaires. Nous avons vu, en effet, le
chiffonnier coureur, sans feu ni lieu, échapper à toute action
administrative par suite de l'impossibilité de lui faire payer la
moindre amende ou de lui infliger une contrainte quelconque.
Le chiffonnier propriétaire de sa place et possesseur d'un
cheval, d'une voiture, de sa maison, payant jusqu'à 100 francs
d'impôts fonciers, comme nous le verrons tout à l'heure, se
trouve à la merci des autorités qui peuvent, par voie de con-
trainte ordinaire, le forcer à respecter les règlements.
Voici une monographie qui précisera ces idées.
Monographie du chiffonnier /?...
Le lieu. — La famille que nous allons étudier habite Genne-
villiers, rue Potimia. Cette rue est, à une seule exception près,
bordée de maisons de chiffonniers identiques à celle que la
famille habite. Tous les habitants de la rue ont le même mode
d'existence, tous possèdent chevalet voiture et vont chiffonner
à Paris. Par conséquent, la monographie étudiée représentera
bien la moyenne du milieu.
La rue Potimia n'est rien moins qu'élégante, très boueuse;
bordée de portes à deux battants donnant sur de petites cours,
elle ressemble beaucoup plus à une rue de village agricole
qu'à une rue de ville.
Nous entrons par une de ces portes, et nous voilà tout d'abord
dans une sorte de cour de ferme, agrémentée toutefois de fer-
raille et de vieux objets amoncelés dans les coins. Au beau
milieu de la cour se trouve la charrette du chiffonnier, à droite
l'écurie du cheval, à laquelle est adossée une étable à poules, à
gauche l'étable des porcs. En somme, l'aspect général est bien
I,E CUIFFONMER l'LACIER. 103
celui d'une petite ferme. La maison occupe le fond de la cour,
elle est à un étage. Au rez-de-chaussée se trouve le magasin à
camelote, au premier étage l'appartement de la famille. Grâce
à notre guide, nous sommes reçus fort amicalement et la con-
versation s'engage.
Travail. — La place de chiffonnage de R... se trouve rue
Saint-Honoré. Il ne la donnerait pas, dit-il, pour 1 .500 francs, car
elle lui rapporte en moyenne 15 francs par jour, avec d'assez
grandes variations d'ailleurs au moment de la morte et de la
bonne saison. Il faut une heure en voiture pour se rendre de la
rue Potimia à la barrière de Paris. Toute la famille s'embarque
le matin à i heures pour se rendre à son lieu de travail. R... me
dit qu'il tient beaucoup à faire sa place tous les jours, car s'il
la laissait faire par un secondeur, il pourrait peut-être manquer
quelques objets dont on le rendrait responsable.
C'est un « self-made-man » ; il a fait, me dit-il, sa situation
lui-même, il a commencé par être emballeur chez un maître
chiffonnier après son service militaire, au 11 *" d'artillerie, puis
il a acheté une petite place avec les économies réalisées sur
ses gages et, depuis, il Fa arrondie petit à petit. Actuellement
elle lui rapporte, d'une part 15 à 20 francs par jour en argent,
c'est-à-dire 5 à 6.000 francs par an. et, d'autre part, une assez
grande quantité de détritus pour nourrir une quinzaine de porcs
qu'il renouvelle tous les trois mois. Cet élevage lui rapporte,
bon an, mal an, 2 à 3.000 francs.
Propriété. — Sa propriété se compose de 300 mètres de ter-
rain, qu'il a achetés 6 francs le mètre, il y a dix-neuf ans, et
qu'il a complètement payés en dix ans, après avoir pendant
tout ce temps servi un intérêt de 5 ^ au propriétaire. Sa maison
a été construite par lui-même avec l'aide d'un maçon qui lui
devait de l'argent. Il a acheté les portes et les fenêtres neuves;
il souligne ce dernier mot, car généralement les chiffonniers n'a-
chètent pas du neuf pour bâtir leurs maisons.
Le rez-de-chaussée comprend un assez vaste hangar pour em-
maganiser la camelote. Au premier étage se trouvent trois
104 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RECOLTE.
pièces : une grande cuisine à laquelle on accède de la cour par
un escalier extérieur et deux chambres disposées de chaque côté
de la cuisine. Il estime que cela vaudrait 5 ou 600 francs de
loyer. Le terrain se vend actuellement 15 francs le niètre.
Famille. — Le père R... a 51 ans; il est, me dit-il, avec une
certaine fierté, fils et petit-fils de chiffonniers. Le métier, dit-il,
est dans sa famille depuis plus d'uu siècle. Il avait un frère et
deux sœurs; il ne lui reste plus qu'une sœur mariée qui est aussi
chiffonnière ; elle habite non loin de là et paraît avoir également
bien réussi.
Il s'est marié sous le régime de l'union libre, comme tous les
chiffonniers, à vingt-six ans. C'est un homme de taille moyenne,
actuellement très pâle, d'un aspect assez souffrant, car il re-
lève d'une grave maladie d'estomac. Le médecin lui a interdit
de boire du vin, ce qui est une grande privation pour lui, car il
avait l'habitude de ne pas trop se contraindre sur ce point. Il
me dit que sa maladie lui a coûté plus de 1.000 francs!
La mère, forte femme d'aspect très robuste, est également fille
et petite-fille de chiffonniers; elle s'est mariée à seize ans; il est
assez curieux de constater cette différence d'âge considérable sous
le régime de l'union libre; il semble que tout spontanément,
quand l'établissement d:; la famille devient difficile, la dispro-
portion d'âge s'établit entre les conjoints. C'est la femme qui
tient la caisse et elle a l'air de bien diriger sa maison.
Ils ont eu six enfants. L'aine est dans un régiment du génie ;
ensuite vient un garçon de dix-sept ans, qui aide le père à faire
sa place et qui gagne de plus un petit salaire personnel ens'occu-
pant d'un calorifère qui lui rapporte 12 francs par mois et d'un
tombereau municipal qui lui rapporte 40 francs par mois; le
service du calorifère consiste à le nettoyer et à le charger tous
les matins et celui du tombereau à aider au chargement du
véhicule.
Deux autres garçons de dix à douze ans, une fillette de cinq à
six ans et un nourrisson de quehjues mois, complètent la famille.
Ce dernier est en nourrice et coûte 30 francs par mois.
LE CHlFFOiNMER PLACIER. lO.'i
Toutes les familles de chiffonniers sont nombreuses; elles ont
en moyenne cinq ù six enfants, et K... me cite trois familles de
sa parenté qui, à elles trois, comptent quarante-trois rejetons.
11 ne se préoccupe pas de l'avenir de ses entants, ni du métier
qu'ils prendront; c'est à eux, dit-il, à se débrouiller.
Mode d'existence. — Comme nourriture, il faut à la famille
10 francs par jour, de plus 8 pièces de vin par an d'une valeur
de 70 francs chacune. Le cheval vit de croûtes de pain, d'avoine
et d'un peu de paille; il ne coûte presque rien d'entretien.
Quant aux vêtements, M""= R... estime la dépense générale
(le toute la famille à 200 francs; elle me dit qu'elle a deux
abonnements aux Magasins Dufayel, ce qu'elle trouve commode.
Enfin les récréations sont ici les mêmes que chez tous les chif-
fonniers : le cabaret, le chant et le théâtre, mais ce dernier est
bien loin ; aussi sont-ils oblig-és, à leur grand regret, de s'en
passer la plupart du temps.
Phases d'existence. — Dans les phases de l'existence, ils n'ont
à compter sur aucun patronage ni aucune aide des voisins, car,
me dit-il, « le métier est jaloux ». Lorsque R... fut si malade, il
y a quelques mois, aucun voisin ne vint ni l'aider, ni même
prendre de ses nouvelles, et cependant sa situation ne laissait
pas que d'être fort critique ; il se voyait à l'article de la mort et
sa femme était sur le point d'avoir son dernier enfant ; le vicaire
du pays seul est venu le voir; aussi, pour lui faire plaisir, s'est-
il marié dès qu'il a été guéii, après vingt-deux ans d'union
libre. Il sourit du reste en me rapportant ce fait, hausse légère-
ment les épaules et ajoute : « Il ne m'en a pas coûté un sou, aussi
n'ai-je fait aucune objection, mais cela n'a pas grande impor-
tance ».
Telle est l'opinion des chiffonniers sur le mariage; la pratique
de l'union libre est générale chez eux et ceux qui parlent de
l'établir dans la société pourraient tout d'abord en étudier
les effets dans ce milieu pour voir si elle donne bien ce qu'ils en
attendent.
106 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
Commerce. — Il n'est pas partisan des coopératives, car, me
dit-il, on n'est pas libre; on est forcé de tout vendre au même
endroit. Pour lui, il préfère donner sa marchandise au plus of-
frant, et comme c'est un client important, il prétend obtenir des
prix spéciaux. Il me dit, par exemple, que chez le maître chif-
fonnier où il vend son papier, on lui fait publiquement un cer-
tain prix qu'on marque sur l'ardoise, mais que lorsqu'il va tou-
cher, on ajoute une ristourne.
Nous apercevons ici un certain manque de solidarité qui
règne généralement chez les chiffonniers.
Religion. — Pour la religion, la famille présente bien le type
moyen des chiflonniers. Les enfants sont tous baptisés et font
leur première communion, les enterrements sont toujours reli-
gieux et cependant la famille ne met jamais les pieds à l'église
en dehors de ces cérémonies. La mère me dit : <* Vous compre-
nez, nous n'avons pas le temps d'aller à la messe ».
Voisinage. — Les relations de voisinage sont très restreintes
dans ce milieu qui est cependant uniquement composé de chif-
fonniers. Il n'y a pas, par exemple, de réunions du soir; la
veillée, si chère aux paysans dans beaucoup de villages français,
est ici inconnue. « Chacun chez soi, » voilà la formule, me dit
R... Les enfants seuls voisinent en jouant ensemble et les jeunes
gens se réunissent quelquefois pour chanter.
Corporation. — Comme je demande à R... ce qu'il pense du
syndicat, il me répond : « Le syndicat, eh bien! voilà, on a un
livret, on paie sa cotisation, et c'est tout. — Mais, lui dis-je, quel
est, d'après vous^ le but du syndicat? «D'abord il n'est pas à même
de me répondre très nettement. Il réfléchit et finalement, c'est
moi qui le mets sur la voie en lui demandant si le syndicat n'est
pas destiné à défendre les droits des chilïonniers contre les acca-
pareurs possibles; ce à quoi il acquiesce.
La commune, — Le maire de la commune de Gennevilliers
est très favorable aux chiffonniers, car il a été plus ou moins
autrefois du métier; par suite de sa bienveillance, les. agents do
LE CJIIFFONMEK l'LACIEli. 107
l'autorité ferment les yeux sur le nombre de porcs qu'élève H...,
nombre qui ne devrait pas régulièrement dépasser six et qui
s'élève au contraire à 15 ou 20.
L'ÉTAT. — R... paie 100 francs d'impôts. Il me dit que la poli-
tique ne l'intéresse pas, qu'il vote au hasard ou même ne vote
pas du tout, car il ne lui parait pas que les députés puissent faire
grand chose pour lui. Il est à noter qu'un petit ouvrier, ami du
fils de la maison, et qui se trouvait là par hasard, protesta immé-
diatement et prétendit au contraire que c'était un tort, qu'on
devait s'intéresser à la politique et voter avec discernement.
Le lecteur doit voir maintenant quelle distance énorme sé-
pare le pauvre « coureur » décrit par M. Paulhian et le chiffon-
nier R..., propriétaire cossu, jouissant d'un revenu annuel de
5 à 6.000 francs, payant 100 francs d'impôts fonciers et capable
de dépenser 1.000 francs, pour une seule maladie.
On peut dire que cette élévation d'une grande partie des
chiffonniers est uniquement due à la propriété individuelle de la
place de chiffonnage; si on remettait tout ce groupe sous le
régime de l'atelier collectif du travail, ce serait de nouveau pour
eux incertitudes, aléas, gain dérisoire et chute inévitable à leur
niveau antérieur.
Il faut du reste constater, pour être impartial, que cette ascen-
sion du placier a pour contre-partie un abaissement plus grand
du « coureur » ; ce dernier, actuellement repoussé dans la ban-
lieue, a vu son gain tellement diminué qu'il ne peut plus vivre
d'un métier lui rapportant à peine 1 franc à 1 fr. 50 par jour.
Cette propriété parait donc faire une sélection parmi les chif-
fonniers, en élevant beaucoup les prévoyants, les capables et
abaissant au contraire les autres. Elle se présente donc à nous
avec tous les caractères de la propriété bourgeoise ; elle encourt
les mêmes reproches et soulève les mêmes problèmes; cepen-
dant, comme nous l'avons montré, elle a été établie par nécessité
et du consentement de la grande majorité des chiffonniers.
108 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
Le chiffonnier de la broyeuse.
Pour terminer, il nous faut dire un mot d'une autre transfor-
mation dans le travail du chiffonnag-e, transformation qui a
encore amené une nouvelle évolution chez toute une fraction
de chiffonniers, c'est l'établissement des « broyeuses ».
Les broyeuses sont des usines où sont transportées toutes les
ordures ménagères pour leur faire subir une sorte de trituration
qui les rend plus propres à être utilisées par l'agriculture. Une
centaine de chiffonniers assistent au déchargement des tombe-
reaux et piquent sur les tas toutes les matières qui leur parais-
sent utilisables.
De ce groupement tout à fait imprévu et fortuit, il est résulté
une modification de l'aptitude des chiffonniers à l'association;
tous les chiffonniers de la « broyeuse » sont syndiqués, et sont
les véritables soutiens du syndicat des chiffonniers. Alors que le
« placier » n'est syndiqué qu'occasionnellement et abandonne
facilement le syndicat, que le « coureur » de la banlieue n'est
jamais syndiqué et considère même le syndicat comme une ins-
titution ennemie, le chiffonnier de la « broyeuse », au contraire,
a parfaitement compris tous les avantages du syndicat et s'y
intéresse beaucoup.
Nous constatons du reste un curieux symptôme de cette
évolution. Il y a à la broyeuse deux genres de places bien dis-
tinctes : les places au tas et les places au tapis, ces dernières
étant bien meilleures. Or, à la broyeuse de Saint-Ouen qui s'est
montée avant l'existence du syndicat, les places se sont d'abord
disputées par la force, ensuite les chiffonniers se sont entendus
pour trancher la question par la course. Us se rangeaient tous en
ligne à quelque distance de l'entrée et partaient au coup de
cloche; les premiers arrivés se partageaient les IG places du
tapis. Quant à la foule des autres, ils étaient relégués sur les tas.
A Issy, l'usine de la broyeuse s'est créée plus tard lorsque le
syndicat des chiffonniers était déjà constitué. Sous l'influence de
LE CfllFFON.MER PLACIER. 10!>
ce dernier les places ont été distribuées à tour de rôle; les chif-
fonniers sont inscrits sur une liste et chacun à son tour obtient
la bonne place du tapis pour la céder le lendemain à un de ces
confrères. A Saint-Ouen, le syndicat a essayé aussi, dès son appa-
rition, détablir un système analogue, mais il lui a été très diffi-
cile de réagir contre l'habitude déjà prise. Les chifTonniers les
plus agiles qui avaient toujours la bonne place se refusaient à
la céder aux autres. A la fin. par persuasion, le système a été à
peu près établi, n'iais, d'après les chefs même du syndicat, il ne
fonctionne que d'une façon défectueuse.
Voilà encore un exemple des répercussions qu'entraînent les
moindres modifications du travail. Les chiffonniers des broyeuses
travaillent groupés au lieu d'être isolés, et cela suffit pour que,
leur mentaUté se modifiant, ils deviennent plus aptes au grou-
pement syndical.
L.E MAITRE CHIFFONNIER
L'émigrant auvergnat dans le commerce du chiffon. — Extrême complication
de ce commerce. — Sj'ndicat et coopération de chiffonniers. — Pourquoi le
commerçant tient en échec les coopératives. — Monographies de deux maîtres
chiffonniers. — Iniluence de l'émigrant auvergnat sur le biffin : le bœuf
d'Auvergne responsable de l'esprit de ■■ maquignonnage » de ce métier parisien.
Nous avons vu le travail du coureur et celui du placier et nous
nous sommes efl'orcés de dégager les répercussions de ces deux
variétés du travail sur le type social du chiffonnier. Nous allons
étudier maintenant des répercussions dues à des faits extérieurs
au métier.
Le chiffonnier ne travaille pas, en effet, dans une forêt vierge,
mais au contraire dans une grande cité où de multiples influen-
ces extérieures agissent sur lui.
Ces actions sont du reste beaucoup plus faibles qu'on serait
tenté de le penser au premier abord et la plupart d'entre elles
sont négligeables si on les compare aux répercussions prépondé-
rantes du travail. Cependant il en est une qui mérite d'être étu-
diée, c'est celle du maître chiffonnier.
Le maître chiffonnier, dont le nom moyenâgeux rappelle la
lointaine origine, est l'intermédiaire obligé entre le chiffonnier-
ramasscur et l'usinier, qui utilise comme matière première les
objets récoltés. C'est lui qui, en achetant la camelote du chif-
fonnier, concentre de grandes quantités de produits et en permet
ainsi un triage plus complet. Le maître chiffonnier répond essen-
LE MAITHE ClIIKI-ONMEK. Hl
tiellement à la définition du commerçant, il achète et revend
des objets qu'il ne transforme pas et son occupation essentielle
est le calcul de la différence entre le prix d'achat et le prix de
vente, ditlérence qui constitue son bénéfice.
On constate que la grande majorité des commerçants du chif-
fon sont Aiivergnats. Or, le type auvergnat a des caractéristiques
bien spéciales et, pour comprendre le maître chiffonnier parisien
et l'influence qu'il va exercer sur le biffin, il faut absolument
avoir une idée de sa formation originaire.
Le type de l'Auvergnat commerçant a été étudié par Edmond
Demolins dans son livre célèbre Les Français d'aujourd'hui; les
lecteurs de cette revue se rappellent le magistral portrait qu'il en
traça et que ne nous croyons pas nécessaire de rappeler ici;
nous allons étudier ce que devient cet émigrant auvergnat
dans le commerce du chiffonna ge.
Le commerce du maître chiffonnier.
La caractéristique de ce métier est de s'exercer sur une quan-
tité considérable d'objets divers, et d'obliger ainsi le com-
merçant à une complication de calculs véritablement surpre-
nante.
Voici une liste de ce que Iriquenl les chiffonniers ramasseurs
ou biffins (le mot triquer veut dire trier; au temps de Privât
d'Anglemont, les chiffonniers disaient triller).
N° 1 . — Chiffoiia de pripeferie.
Toile et coton propre,
Bulle toile, blanc sale et bleue coton,
Couleurs mélangées etphormium,
Déchets de cliaiivi-e,
Cordes et ficelles,
Vieille ouate.
N° 2. — Vieitx papiers.
Bouquins,
Papier bouchonné,
Papier couleur et goudron,
112 01 ELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
N'' 3. — CMffons de laine.
Mérinos neuf,
Mérinos laine douce,
Drap neuf mélangé,
Drap laine vieux mélangé,
Chaîne coton.
Chaussons,
Limousine,
Déchets pour engrais, dits gros de laine,
Thihaude,
Vieille soie.
ÎN° 4. — Vieux métaux.
Cuivre rouge,
Cuivre jaune,
Étain,
Plomb et capsules de bouteilles,
Zinc,
Vieilles ferrailles,
Boîtes en fer-blanc.
Ps" ;j. — Yerrca cassés et faïence dorée.
Verre blanc,
Verre à vitre.
Verre noir,
Faïence dorée.
iS" G. — Os et graisses.
Os maigre et quilles,
Os côtes et palerons,
Os gras,
Graisse.
iN'' 7. — Divers.
Vieux cuirs blancs pour colles,
Vieux cuirs,
Vieilles savates,
Semelles bonnes,
IVaux de lapins.
Crins,
Cheveux,
Vieilles étrindelles,
Cornes,
LE MAITRE CUIFFON.MER. 113
Vieilles baleines,
Bouchons de liège,
Caoutchouc,
Croûtes de pain,
Bouts de cigares, etc.
Voilà ce que classent les biffîns, mais les maîtres chiffonniers
reprennent ce triage et distinguent un nombre beaucoup plus
considérable de variétés. Pour les chiffons, par exemple, que
les biffîns classent en 10 variétés, certaines grandes maisons de
chiffonnage distinguent jusqu'à cinq cents sortes, classées d'a-
près la qualité, la couleur, la nuance et même le degré de pro-
preté. Chacune de ces sortes a un prix et un nom particulier,
la chaussette, le bas noir, le fichu, etc..
Pour les autres articles, il en est de même. Les métaux for-
ment non seulement autant de classes que de métaux différents,
mais on distingue encore une foule de sortes dans chaque
métal, suivant les alHages et l'aspect physique de l'objet; on
trique le cuivre rouge, le cuivre jaune, le Yuivre étamé , le
cuivre en fils, en plaque, en rognures, etc. On classe non
seulement l'étain et le plomb, mais encore les capsules, le carac-
tère, et toutes sortes d'alliages. J'ai vu chez un maître chif-
fonnier un ouvrier trieur en face d'un tas énorme de mi-
traille de chiffonnier composé d'étain, de cuivre, de vieux
fermoirs de porte-monnaie, etc., autour de lui se trouvaient
disposés huit ou dix seaux dans lesquels il faisait le triage ;
malgré cela, il existe entre le maître chiffonnier et lusinier qui
mettra en œuvre ces métaux, un autre spécialiste trieur qui
effectuera encore un classement supplémentaire.
Pour le caoutchouc, les variétés ne sont pas moins nombreuses;
il y a, le vélo, la chambre à air, le pneu de voiture, le pneu
d'auto, le brodequin, etc., etc.
Un autre Auvergnat spécialiste existe encore entre le maître
chiffonnier et l'usinier pour la concentration et la garde de ce
caoutchouc ; cet intermédiaire a, parait-il, accumulé dans ses
locaux près d'un million de kilos de caoutchouc valant de 0 fr. 50
à 3 fr. le kilo.
114 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
Les os nous donnent encore une série de variétés, os ronds
pour tabletterie, os en cornet, os de côte pour les boutons, os
de broyage, etc..
Enfin, dans l'article divers, on range toutes sortes de choses,
comme les crasses d'accumulateurs, etc..
Cela fait plusieurs centaines d'objets de prix souvent très
différents et pouvant varier depuis 80 francs les 100 kilos jus-
qu'à 1 franc et même 0 fr. 50 les 100 kilos.
Entre ces deux prix extrêmes, il y a toute la gamme deé
prix intermédiaires. Or, ces prix varient tous les jours pour
tous ces articles avec les cours des bourses, le prix moyen de
80 francs les 100 kilos pour le mérinos a monté, il y a quelques
années, à 195 francs. On connaît les variations constantes que
subissent les cours des métaux à la Bourse de Londres, par
exemple ; or, le cours des vieux métaux est naturellement sous
la dépendance de cette Bourse que le maître chiffonnier doit
connaître. Le prix des chiffons varie avec toutes sortes de fac-
teurs comme par'' exemple la production, l'importation et la
consommation de la pâte de bois. Pour le caoutchouc, il en
est de même : récolte, importation, consommation et, par con-
séquent, prospérité des industries qui l'emploient, tout cela
doit être connu d'un maître chiffonnier qui veut y voir un peu
clair dans son commerce. Il faut donc qu'il soit au courant de
tous ces prix et qu'il fasse tous les jours, et môme constamment
dans la journée, le calcul du prix des vieux objets en fonction
du cours des matières premières sur les bourses et marchés.
Nous commençons à apercevoir la raison de la supériorité
écrasante du maître chiffonnier sur le pauvre biftin.
Mais il y a plus, le biffîn, comme nous l'avons dit, ne fait
qu'un tricage grossier; il sépare quelques dizaines d'objets à
peine ; aussi sont- ce toujours des lots mélangés qu'il vient vendre
au maître chiffonnier. Souvent même il essaie de ruser avec
l'habile Auvergnat; il présentera un lot de chiffons comprenant
huit ou dix sortes et dans lequel il aura placé à la surface
les qualités les plus chères, le mérinos à 80 francs par exemple,
et au-dessous les autres qualités d'une valeur moindre, 8 ou
LE MAirnp: cuiffonniek. 115
10 francs les 100 kilos. Le maître chiffonnier achètera tout
cela à vue d'oeil et fera immédiatement un prix d'ensemble
sans autre moyen de se rendre compte de la valeur rôelle que
son incroyable coup d'œil. L'opération qu'il aura ainsi dû
faire avec la rapidité de la pensée comprendia : T apprécier
la proportion relative des quinze ou vingt sortes de chilTons
en présence; 2" calculer la valeur au cours du jour et pour le
poids considéré de chacune de ces qualités; 3° enfin peser de
l'œil l'ensemble, et faire le total. Tout cela se fait d'un seul
coup d'œil, sans hésitations; il est même rare que le maître
chilfonnier, interrogé sur la valeur d'un tas de chiflbns, vous en
dise la valeur d'achat; la plupart d'entre eux sauteront à pieds
joints par-dessus les deux opérations d'achat et de vente et
diront : « Ce lot laissera un bénéfice de tant ». Ce virtuose
du calcul mental ne se contente pas de l'opération d'achat
déjà si compliquée que je viens de décrire; il effectuera
mentalement le triage et la vente séparée au cours du jour des
diverses sortes, défalquera les frais généraux, et présentera ins-
tantanément le total de toutes ces opérations.
La chose exige une expérience extrême de ce métier, sur-
tout si on songe que la même opération doit être faite non
seulement pour les chiffons, mais encore pour les métaux, pour
le caoutchouc, pour les os, etc..
Cette habitude de la vente au tas ou au lot mélangé provient
de l'incurie des biffins eux-mêmes; voici ce que dit à ce sujet
l'auteur d'un opuscule, publié par l'Office du travail, sur le
commerce du chiffon à Paris :
« Pour les métaux dont le cours est connu, le biffin pourrait
mieux défendre ses intérêts s'il procédait à un classement dé-
taillé de chaque métal; mais beaucoup réunissent ces métaux
dans quelques pesées : d'une part, ferrailles, fonte ; d'autre
part, zinc, plomb et capsules de bouteilles; ensuite mitraille
de chiffonniers (étain, cuivre, vieux fermoirs de porte-mon-
naie, etc.).
« Par suite de ce mélange, il arrive que l'ensemble est payé
sur le taux de l'un des métaux qui paraît dominer dans le
116 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
lot, OU sur un prix qui parait représenter la moyenne. L'Au-
vergnat ne se plaint pas de cet état de choses qui lui permet
de déployer complètement ses extraordinaires aptitudes aux
commerces de ruse et de petits trucs. L'un d'eux me disait ;
« Vous pouvez envoyer un élève de Pigier à la bascule à la
place de ma femme, nous verrons ce qu'il y fera! « Tout le
monde a pu se rendre compte de cette aptitude, en entrant
dans une boutique de brocanteur auvergnat, bondée d'une
multitude d'objets des plus disparates. — Sans étiquettes,
sans point de repaire quelconque, l'Auvergnat, confiant dans
sa prodigieuse mémoire des prix, indiquera la valeur de
chaque objet grand ou petit sans une hésitation, sans la
moindre crainte de se tromper, du moins à son détriment.
« On conçoit que le pauvre biffin soit le jouet de ce commer-
çant né. D'autant que la capacité intellectuelle de beaucoup de
ces derniers est des plus faibles; l'anecdote suivante la fera
bien comprendre. Un maître chiffonnier, voulant me faire saisir
la difficulté qu'on aurait pour grouper les biffins en coopéra-
tives, me citait de vieux chiffonniers qui diront : « J'ai toujours
vendu mes vieilles savates 3 francs les 100 kilos, je ne veux pas
en rabattre un centime. » Inutile d'essayer de raisonner avec
l'entêté, de lui montrer documents en main que les vieilles sa-
vates ne valent plus en gros que 1 fr. 50 les 100 kilos, qu'on
ne peut donc pas les lui payer 3 francs ; il ne voudra rien en-
tendre, le maître chiffonnier ne l'essayera même pas, il paiera
les 3 francs demandés, mais rabattra 5 francs sur un lot de
mérinos de 80 francs, sans objection de la part du chiffonnier,
et le tour sera joué.
« On voit quel genre de difficulté présente ce métier; il faut
pouvoir y faire constamment des évolutions rapides qui sont in-
terdites aune coopérative et qui ne permettent même pas d'or-
ganiser ce commerce en société. « Nous ne pouvons pas même
avoir d'associés, me disait le même maître chiffonnier, car les
opérations comme celle dont je viens de vous parler sont trop
délicates pour qu'on puisse toujours s'entendre à leur sujet; l'un
trouvera que le bénéfice est trop faible, l'autre le trouvera bon,
LE MAITRE CHIFFONMEH. 117
et s'il y a par hasard perte, ce qui arrive nécessairement quelque-
fois, ce sera des occasions incessantes de disputes, de telle sorte
qu'on ne rencontre jamais de commerce de maître chiffonnier
monté en société de quelque forme qu'elle soit. »
Il est vrai qu'il y a chez les maîtres chiffonniers une bascule
et que, par conséquent, on peut penser que l'achat à vue d'oîil
n'est pas continuel. Voici ce que dit à ce sujet le Bulletin de
l'Office du travail déjà cité :
« Les maîtres chiffonniers font mettre dans une même pesée
toutes les marchandises qu'ils estiment avoir une même valeur
marchande. Cette grosse pesée soulève les réclamations des
biffins qui se prétendent lésés. D'après les maîtres chiffonniers,
ce sont au contraire les biffins qui veulent les grosses pesées.
Quoi qu'il en soit, on rencontre dans une même pesée les choses
les plus différentes : vieux os, boîtes à sardines, verre blanc, fer-
railles; dans une autre : chiffons de toile et coton, ou bien encore
mérinos et cuivre.
« Ces marchandises sont ensuite payées sur le cours plus ou
moins bien établi de celles qui sont supposées dominer dans
chaque pesée. L'ouvrier accepte le prix offert, il a besoin d'ar-
gent et les autres lui feraient le même prix.
« Les maîtres chiffonniers, pour justifier ces grosses pesées,
font remarquer quils achètent plutôt au tas qu'au poids. »
La nécessité de la grosse pesée tirée de la quantité de mar-
chandises à recevoir rapidement dans une seule après-midi est
un fait indéniable. J'ai vu pour ma part 20.000 kilos de mar-
chandises diverses passer en quelques heures sur une pareille
bascule. Il est très possible que, dans ces conditions, certains
biffins aient préféré accepter la grosse pesée que d'attendre in-
définiment; mais le fait que chaque maître chiffonnier a des habi-
tudes dégroupement différentes dénote bien aussi le parti pris de
se soustraire autant que possible à la comparaison avec le concur-
rent d'où pourrait sortir pour le chiffonnier un moyen de défense.
Le pauvre biffîn en face de ses agissements est noyé, enlisé,
perdu ; il en a conscience et s'en va avec la conviction qu'il est
volé, et ne cesse de le répéter.
118 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
Est-ce vrai? Le maître chifFonuier trompe-t-il le biffin? Pour
l'observateur impartial, la chose est difficile à constater car en
face de cette bascule sur laquelle trois ou quatre vigoureux
gaillards jettent d'un coup d'épaule leurs sacs pour les reprendre
presque immédiatement, l'observateur n'y voit pas plus clair
que le biffin chiffonnier ; il ne peut donc rien constater de visu
sur ce point. Cependant, si on se rappelle ce que nous savons du
colporteur auvergnat et de l'opinion que les Auvergnats d'Au-
vergne eux mêmes ont de leurs émigrants, on peut supposer, sans
un jugement trop téméraire, qu'étant donné les facultés toutes
particulières que présente le commerce da chiffon pour le ma-
quignonïtage^ certains de ces émigrants auvergnats peuvent se
laisser aller à interpréter un peu trop en leur faveur les cours
plus ou moins bien établis des chiffons ou des autres matières
de leur commerce .
Il ne faudrait pas croire cependant que le chiffonnier soit tout
fait à leur merci. Le remède est souvent à côté du mal, et c'est
ici le cas. Le maître chiffonnier sert d'antidote au maître chiffon-
nier, car les Auvergnats se concurrencent énergiquement entre
eux de telle façon que si l'un d'eux oubliait les règles de la
prudence et rançonnait par trop sa clientèle, il la perdrait au
profit des autres qui sont toujours nombreux à se présenter pour
la prendre. Si?7iHia similibus ciirantur.
Cet obstacle à l'âpreté trop grande du maître chiffonnier paraît
beaucoup plus efficace que le procédé des coopératives d'achat
essayé à plusieurs reprises par quelques chiffonniers. Voici, d'a-
près le Bulletin déjà cité de l'Oftice du travail, l'historique de ces
tentatives.
Syndicats et coopératives des chiffonniers .
Le moyen qui a été adopté le premier par les biftins chif-
fonniers comme le plus simple pour amener leur émancipation,
a été la réunion d'un certain nombre d'entre eux en société
coopérative de vente.
I.K MAITHK CllIFFONMEK. 1 l'-'
« On peut concevoir les avantages que présente un pareil grou-
pement d'efforts. La société, en achetant ferme tous les jours à
rouvrier chiffonnier les produits de sonchiffonnage, peut ensuite
revendre au marchand eu gros les marchandises qu'elle aura
réunies en assez grande quantité, pour mériter un classement
méthodique ; elle pourra obtenir un prix avantageux et répartir
entre les associés les bénéfices résultant de cette opération. L'ou-
vrier chiffonnier aura tous les avantages du système qu'il pra-
tique actuellement^ cVst-à-dire Tindépendance à laquelle il tient
tant, sans les incertitudes du lendemain et les bas salaires.
« Déjà, en 1883, on signale le groupement d'ouvriers chiffon-
niers en vue de la vente en commun de leur récolte. Mais alors,
leur situation était avantageuse ; ils obtenaient de bons prix de
leurs marchandises et la nécessité de la réunion des ell'orts dans
une société coopérative était moins pressante. Aussi ces associa-
tions, tout à fait éphémères ne laissèrent aucune trace.
« Ce fut lorsque l'application des arrêtés du préfet de la Seine ,
en 1833 et 1884-, modifia les conditions du travail des ouvriers
chiffonniers ramasseurs, que le besoin d'une union en société
coopérative de vente se fit sentir. La première, dont on peut faire
mention, fut fondée en 1885. Cette société, qui s'étendait à tout
Paris et achetait à tous les ouvriers chiffonniers, ne dura qu'une
année.
« L'année suivante, en 1886, fut fondée la Société du XIIP ar-
rondissement. Eile avait l'avantage de se trouver au milieu du
quartier des ouvriers chiffonniers qui lui étaient affiliés. Elle
évitait ainsi ies pertes de temps qui avaient grevé l'affaire de la
société précédente.
« Cette Société du XIIP arrondissement ne put pas se main-
tenir et disparut par suite de l'indifférence de ses membres.
« En 1890, une nouvelle société se fonda dans un groupement
d'ouvriers chiffonniers du XV arrondissement. Ce fut la Société
de la cité des Mousquetaires, siège social rue Saint-Charles,
n° 208. Cette société ne comprenait qu'une trentaine d'associés.
Sa durée ne dépassa pas un mois. En 1892, eut lieu la fonda-
tion d'une nouvelle société coopérative, la société Caminade, ainsi
120 OIELOLES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
nommée du nom d'un de ses fondateurs. Dès le début, la marche
de la société se trouva arrêtée ; les fonds qui avaient été promis
et qui devaient permettre d'étendre les affaires de la société à
tous les quartiers de Paris, ne purent être réunis. La société ne
fut même pas liquidée ; l'indifférence des sociétaires laisse encore
sans répartition 230 francs restant de l'actif.
« A la même époque, deux ouvriers chiffonniers fondèrent
une autre société coopérative dans le quartier de Vaugirard:
elle dura quatre mois; elle n'avait réuni que quelques asso-
ciés.
a Vers cette époque aussi, à la suite d'une étude sur la situa-
tion des chiffonniers publiée par M. Ch. Bos, fut organisée la
société dite de Grenelle; elle ne dura que quelques mois.
(( En 1893, à Montmartre, fut fondée une autre société coopé-
rative, l'Association amicale de Montmartre, sous la direction d'un
ouvrier chiffonnier. Cette société ne dura que deux mois. L'ou-
vrier chiffonnier directeur, aidé par quelques marchands en
gros qu'il avait eu l'occasion de connaître, s'établit plus tard
maitre chiffonnier.
<( Ces essais malheureux détournèrent pour quelques années les
ouvriers chiffonniers de toute nouvelle association coopérative.
Les insuccès furent dus autant à l'inexpérience des directeurs
qu'à l'indifférence des sociétaires. Dans les quelques sociétés
où ces directeurs ne furent pas des ouvriers, ceux-ci n'eurent
en vue qu'une spéculation tentée aux dépens des ouvriers chif-
fonniers eux-mêmes.
« Pour arriver à faire réussir une association coopérative chez
les chiffonniers, il faudrait que celle-ci possédât les capitaux
suffisants pour leur permettre d'acheter ferme les marchandisesi
apportées par les chiffonniers sociétaires, et d'attendre une oc-
casion favorable pour revendre après triage et classement appro-
prié. Il faudrait surtout que le chiffonnier s'attachât davantage
à la société à laquelle il s'affilie, et que son amour de l'indé-
pendance et son indifférence pour l'avenir ne lui fit pas aban-
donner le lendemain ce qu'il a fondé la veille.
« Cependant à la fin de 1900 et pendant l'année 1901, les ou-
LE MAITRE CHIFFONNIER. 121
vriers chillbnniers se sont de nouveau portés vers l'association
coopérative de vente.
« On a absolument abandonné l'idée de fonder une seule grande
association s'étendant sur tout Paris; on lui a préféré les grou-
pements par quartiers, qui laissent plus d'initiative aux divers
groupes.
« Parmi les nouvelles sociétés figurent l'Avenir du XV' arron-
dissement, cliemin des Perrichaux, n" 55, à Grenelle, fondée
avec 22 associés ; une autre société comprenant une quinzaine
de membres dans le XllI" arrondissement, rue Brillât-Savarin;
d'autres à Montmartre, à Saint-Ouen, avenue Miclielet; à Vanves,
rue du Quatre-Septembre, etc.
« Ce réveil du mouvement coopératif n'a pas été sans inquiéter
les maîtres chiffonniers contre lesquels il semble dirigé.
« Aussi, dans le Bulletin du syndicat des maîtres chiffonniers
août 1901), ceux-ci, examinant la situation, jugeaient que l'ou-
vrier chili'onnier ne pourrait les quitter, ayant eu si souvent
besoin de leurs avances lorsque la morte-saison était venue
et que tout crédit lui était refusé. Les sujets de craintes étaient
encore accrus chez les maîtres chiffonniers par les projets que
1 on prêtait à quelques marchands en gros d'encourager et
de soutenir les associations coopératives, de façon à concur-
rencer efficacement les maîtres chitfonniers.
<( Jusqu'ici, il semble que l'importance que prennent les sociétés
coopératives esi bien trop faible pour leur permettre de jouer
ce rôle dans le commerce du chiffon.
« Parmi les associations ouvrières de chitfonniers nouvellement
fondées, une seule, celle de la rue du Quatre-Septembre, à
Vanves, est une société anonyme à personnel et à capital varia-
bles, fondée légalement, ayant établi son acte de société, par
acte notarié, déposé ses statuts et fait effectuer les versements
nécessaires.
« Les dernières formalités ont été remplies assez récemment
en 1903. C'est sur les indications de la Chambre consultative
des associations ouvrières de production, que cette société s'est
organisée légalement, les biffins chiffonniers, cela se conçoit
122 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
aisément, étant peu familiarisés avec les questions juridiques.
« Cependant la société était en formation depuis déjà deux ans.
Elle avait été projetée par six biffins chifïonniers qui, par la
suite, ont groupé 17 nouveaux adhérents. Le capital initial a été
de 2.000 francs. Avant même la fin des formalités de constitu-
tion de la société, sur un terrain loué annuellement 150 francs,
les sociétaires ont construit eux-mêmes leur magasin. Les frais
d'établissement, y compris l'achat de deux bascules, se sont
élevés à environ 800 francs. Le chiffre d'affaires du premier tri-
mestre a été d'environ 10.000 francs. Une première répartition
des bénéfices a eu lieu en août dernier. Chaque sociétaire a
touché, comme supplément des sommes déjà reçues lors de la
livraison de ses produits, 1 fr. 20 % de la valeur desdits pro-
duits.
« Une autre association ouvrière, celle de Saint-Ouen, fondée
en mars 1901, mais non encore constituée légalement, comptait
en août 1903, 41 membres; elle a fait 14.000 francs d'affaires
pendant le trimestre finissant en juin. Les bénéfices de la
société varieraient de 9 à 16, et même 28 % .
« Chez les ouvriers, l'idée d'un groupement syndical n'est ve-
nue qu'après celle de l'union en association coopérative de
vente. Il y eut bien, de 1884 à 1890, quelques essais de syndi-
cats ; mais le nombre trop restreint des adhérents laissa le syn-
dicat à l'état de projet. Le premier qui puisse être mentionné
est celui qui fut fondé en janvier 1891, le Syndicat des ouvriers
et ouvrières chiffonniers de la Seine, qui se réunissait à la Galté-
Montmartre ; il s'est fondu avec les autres syndicats ayant mêmes
titres qui lui succédèrent. En juin, fut fondé le syndicat dit
du « Tombeau des lapins», dénomination tirée de l'enseigne
du cabaret où se réunirent les adhérents, passage Vignon,
XV^ arrondissement. Ce syndicat cessa de fonctionner en mai
1892. Déjà, au commencement de l'année 1892, un des secré-
taires l'avait quitté pour fonder une association coopérative de
vente, celle du quartier de Vaugirard.
« Un nouveau syndicat fut fondé en 1896, dans le même quar-
tier, le Syndicat des Travailleurs du chiffon, ramasseiirs; le siège
LE MAITRE CHIFFONNIER. 123
social, d'abord passage Vignon, fut transporté à la Bourse du
Travail, rue du Chàteau-d'Eau, lorsque son admission fût ol)-
tenue. Le nombre de ses membres, qui, au début, était de 38, at-
teignit 19i vers 1809, puis déclina, autant par suite de dissensions
entre les membres du ])ureau, que par suite de 1 indifférence
des adhérents; il fut déclaré dissous en janvier 1900.
« En 1899, se iondale Si/ndicat des ouvriers el ouvrières chif-
fonniers de Paris, qui s'appela aussi Syndicat de Montmartre ^ et
eut d'abord comme siège social le domicile de son secrétaire,
avenue Michelet, n" 25. à Saint-Ouen. Ce syndicat qui déclara
bientôt 2.000 adhérents, demanda à être inscrit à la Bourse du
travail, et entra plus ou moins en lutte avec l'autre syndicat, celui
des travailleurs du chiffon^ ramasseurs ; le syndicat des ouvriers
et ouvrières est inscrit à l'Annuaire des syndicats de 1903, pour
1.334 membres.
« En janvier, fut org-anisé entre les ouvriers chitTonniers tra-
vaillant sur les tombereaux d'enlèvement des ordures ménagères,
le Syndicat des ouvriers du tombereau, siège social rue Saint-
Charles, n° 208; à la fondaticm, nombre d'adhérents 55, et en
1903, 35 membres.
« xV la même date, fut fondé à la place du Syndicat des travail-
leurs du chiffon, ramasseurs, qui avait été dissous, le Syndicat
des travailleurs du chiffon en général ; le premier secrétaire fut
un ouvrier du XV° arrondissement, puis un ouvrier du XlIP ar-
rondissement, de sorte que le siège social, qui était d'abord pas-
sage Vignon. fut transporté au XliP arrondissement, rue Brillât-
Savarin. Ce syndicat, dont le nombre de membres n'a jamais
varié, compte une vingtaine de membres, exactement 26 en
1903.
« Enfin, en 1902, un syndicat s'est formé non plus chez les bif-
fms chiffonniers, mais chez les ouvriers chiffonniers employés
chez les patrons chiffonniers; c'est le Syndicat des ouvriers
emballeu7\s en chiffons ; il compte, en 1903, 150 membres.
« Chez les patrons chiffonniers, un premier groupement en
syndicat s'effectua en 1890... A cette date, fut fondé le Syndicat
des négociants en chiffons de France. Conformément à son titre , il
124 OIELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
comprend surtout des marchands en gros; il comptait 148 mem-
bres en 1903. Le siège social actuel est rue du Louvre, n" 42, à
Paris.
« Les maîtres chiffonniers qui achètent presque exclusivement
aux biffins chiffonniers ont formé, en août 1900, un syndicat in-
titulé : Chambre syndicale du Commerce du chiffonnage 'pari-
sien; par suite de la spécialisation de leurs achats, ils se dis-
tinguent des chineurs brocanteurs et des marchands en gros qui
achètent à d'autres qu'aux biffins. Ce syndicat compte 87 mem-
bres en 1903. Il a fondé, en août 1901 , un bureau de placement
gratuit pour le personnel employé chez les patrons chiffonniers.
Malgré les annonces publiées dans le Bulletin mensuel du syn-
dicat, malgré les affiches apposées dans les centres de travail,
cet essai n'a pas réussi. »
Cet historique complet des tentatives de groupement des
chiffonniers nous montre clairement combien le biffîn est réfrac-
taire à lassociation ; un seul syndicat a réussi à grouper
1.334 membres sur 50.000 biffins qui existeraient à Paris,
d'après les chiffonniers eux-mêmes. — Quant aux coopératives,
aucune n'atteint 50 membres.
Pourquoi le maître chiffonnier tient en échec la coopérative.
L'étude que nous venons de faire nous a montré la raison
d'être du maître chiffonnier et pourquoi il se maintient; c'est,
d'une part, la nécessité de la concentration des produits du
chiffonnage pour que le tricage complet soit possible, et, d'autre
part, l'extraordinaire supériorité commerciale de l'Auvergnat
qui le fait évincer tous ses concurrents dans ce métier surchargé
de détails.
On dit quelquefois que les commerçants sont des parasites;
or, quand un rouage est inutile dans une société, l'observation
montre qu'il disparait en très peu de temps; s'il subsiste, c'est
qu'il a quelque raison d'être, quelque utilité, et c'est à la science
sociale à la mettre en lumière.
LE MAITRE CHIFFONNIEK. 125
La démonstration que nous venons de faire pour les maî-
tres chiffonniers pourrait être étendue dans bien des cas à
tous les autres commerçants. Partout on a essayé de la coopé-
ration pour faire échec au commerce, et toujours avec aussi
peu de succès. Les coopératives, en elîet, ne peuvent lutter avec
le commerçant dès que le travail devient difficile, elles sont
hors d'état d'effectuer ces évolutions rapides qu'e.xige le com-
merce.
Dans le chiffonnage, nous avons vu qu'elles ont peu de déve-
loppement; elles ne sont guère fréquentées que par un petit
nombre d'apôtres qui en sont les soutiens fidèles, même lors-
qu'ils n'ont que peu d'intérêt à rester membres. La coopérative
est obligée de se montrer plus sévère sur la qualité de la mar-
chandise ; les trucs malhonnêtes n'y sont pas de mises, et cela
gêne certains. J'ai vu bien des chiffonniers me dire que, tout
compte fait, ils n'avaient pas d'intérêt à en être.
Les dirigeants de la coopérative de Vanves mont affirmé qu'ils
payaient la camelote environ 20 % plus cher que les maîtres
chiffonniers. Cela me parait difficile à admettre en présence des
déclarations précédentes et du fait avoué par eux qu'ils voient
souvent des camarades déserter la coopérative après en avoir
fait partie pendant un certain temps. Il semble bien que, si les
avantages étaient d'une semblable importance, on n'aurait pas
à enregistrer de pareilles défections.
Chose curieuse, les capitaux nécessaires à la fondation de ces
coopératives ont été fournis en grande partie, par les gros
négociants en chiffons qui auraient désiré ainsi se défaire des
petits maîtres chiffonniers auvergnats intermédiaires qui leur
donnent sans doute, dans les marchés, du fil à retordre. Mais
ils avaient affaire à forte partie ; les maîtres chiffonniers auver-
gnats ont résisté avec énergie, et certes, jusqu'à présent, la
coopérative n'a pas eu le dessus et ne parait pas devoir le pren-
dre de sitôt.
Les maîtres chiffonniers ont du reste contre elle une arme
redoutable dont se servent à peu près tous les conmiercants et qui
est la pierre d'achoppement des coopératives : le crédit.
126 OL'ELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
Le crédit commercial, pierre cC achoppement des coopératives.
La question du crédit a une grande importance au point de
vue coopératif; lorsqu'on étudie les choses de près, on voit que
le crédit commercial est la véritable pierre d'achoppement des
coopératives, car elles ne peuvent jamais donner à leurs membres
les facilités de crédit que leur donne le commerce. Cette partie
du travail du commerçant est trop difficile pour elles.
Les chiffonniers, comme tous les imprévoyants, ont constam-
ment recours au crédit. Or, le maître chiffonnier et le marchand
cle vin auvergnat sont les seuls qui puissent lui prêter. L'Auver-
gnat pratique le commerce de l'argent avec autant d!audace
qu'un Israélite ; c'est une de ses spécialités reconnues depuis
long-temps à Paris; c'est ainsi que Privât d'Anglemont nous
montre « un Auverpiii » prêtant aux marchandes des quatre-
saisons une pièce de 5 francs le matin, à condition qu'elle
la rendrait le soir accompagnée de 5 sous. Le bon Privât
fait le calcul du taux de l'intérêt ainsi obtenu, et trouve quel-
que chose comme 1.500 pour 100, et comme il se répand
en imprécations contre un pareil vampire, son interlocutrice
l'arrête net en disant : « Il leur rend service ». Personne, en
effet, sans l'Auvergnat n'aurait osé prêter avec d'aussi gros
risques de perte. Il en est de même pour le biffin; étant donnée
son imprévoyance bien connue, son dénuement absolu et la
facilité avec laquelle il oublie les dettes qu'il a contractées chez
le marchand de vin ou ailleurs, il y a fort peu de gens qui
voudraient courir le risque de lui prêter. Le maitre chiffonnier
court moins de chances qu'un autre, car il tient pour ainsi dire
l'avenue par où le chiffonnier est obligé de passer pour vendre
sa camelote.
De tous côtés on me signale cette habitude d'emprunter au
maître chiffonnier. L'un a dû emprunter pour acheter sa carriole,
l'autre pour l'achat de son âne, un troisième simplement pour
faire la bombe. Cette dernière raison de prêt est assez fréquente
pour qu'elle m'ait été signalée comme un moyen pour le maî-
tre chiffonnier d'exercer une pernicieuse influence sur le biffin.
LE MAITRE CHIFFONNIER. 127
Une coopérative, quelle qu'elle soit, ne prête jamais; toutes
les coopératives se sont rendues compte de Timpossibilitc de
s'engag-er dans cette voie; l'interdiction des prêts est toujours
inscrite dans les statuts. Il s'en suit que les prévoyants seuls,
c'est-à-dire ceux qui n'ont pas besoin de crédit peuvent avoir
recours à la coopérative.
Ceci est du reste un fait Jiénéral, même pour les coopératives
de consommation. Ce qui en détourne un g-rand nombre d'ou-
vriers, c'est la peur de n'avoir pas de crédit en temps de chô-
mage. Les sommes prêtées par le petit commerce aux ouvriers
chômeurs sont quelquefois considérables. Jai vu la famille
d'un ouvrier tailleur vivre plusieurs fois, pendant des semaines
et même une fois pendant plusieurs mois, du crédit que lui fai-
saient ses fournisseurs habituels : boulangers, bouchers, épi-
ciers, etc. La mère de famille s'était acquis parmi eux une
excellente réputation en payant très exactement les dettes ainsi
contractées; aussi trouvait-elle facilement crédit.
Ce n'est du reste pas pour les beaux yeux de l'ouvrier que le
petit commerçant lui fait crédit, et je crois qu'il n'entre que
peu de philanthropie dans son action, mais c'est parce que le
concurrent d'en face agit de même, et que la clientèle irait
tout entière à lui s'il était seul à faire crédit.
Quoi qu'il en soit, c'est une ressource extrêmement précieuse
pour l'ouvrier qui bénéficie ainsi du meilleur secours immédiat,
que les œuvres d'assistance ont si souvent essayé en vain d'ins-
tituer.
Les sommes ainsi prêtées par les petits commerçants donnent
le maximum d'effet, car elles ne sont pas un droit pour l'ouvrier;
il ne peut y recourir qu'à la dernière extrémité à cause du refus
qu'il encourrait s'il en abusait et de la nécessité de rembourser
plus tard ces avances ; elles ne sont, d'autre part, prêtées par le
commerçant qu'à des individus qu'il connaît, et par conséquent
à bon escient.
La grosse difficulté de l'assistance est de s'assurer que les
sommes distribuées aillent bien à des gens dans le besoin véri-
table. Une très grande partie des secours donnés par l'Assis-
128 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
tance publique tomJjent entre les mains d'individus indignes
qui font métier de la mendicité et arrivent à en vivre lar-
gement. J'ai vu le cas d'une maison habitée entièrement par des
familles vivant ainsi. La concierge, qui avait elle-même part au
butin, était complice et donnait des renseignements ad hoc.
Dans certaines de ces familles, il y avait en permanence quel-
qu'un au lit pour être prêt à recevoir tout enquêteur.
Cette question du crédit est la partie délicate et dangereuse du
métier de commerçant ; c'est par là qu'il triomphe des coopéra-
tives. Il en est de même des maîtres chiffonniers. Nous allons
préciser ces constatations par quelques monographies.
Monographie du maître chiffonnier M. D...
Le lieu. — Le maître chiffonnier visité habite à Levallois-
Perret. Nous arrivons un jour de réception de marchandises.
Dans une rue sale et boueuse une cohue de charrettes de chiffon-
niers se presse à la porte d'un vaste hangar. Nous pénétrons à
grand'peine au travers des charrettes qu'on décharge; des
hommes entrent et sortent transportant de grosses balles de
camelote. L'établissement comprend un vaste local, très haut
(le plafond, dans lequel règne la plus pittoresque saleté ; dès
l'abord, une odeur sui generis vous prend à la gorge, provenant
de tous ces détritus accumulés et surtout d'un réduit où s'a-
moncellent des os et de la graisse plus ou moins en putréfac-
tion. Une poussière aveuglante épaissit l'air et d'innombrables
toiles d'araignées qu'aucun plumeau n'a jamais inquiétées, pen-
dent des poutres qui soutiennent le plafond.
Des hommes couverts de sueur et d'une poussière noirâtre
vont et viennent, jettent sur la bascule les grosses balles de
130 ou 140 kilos qu'ils vont prendre dans les charrettes, puis les
enlèvent de nouveau pour aller les entasser dans différentes
parties du local selon leur contenu : ici les chiffons de papeterie,
là les chiffons de laine, plus loin les sacs de verre cassé qu'un
homme transporte sur ses épaules demi-nues sans souci des
coupures.
LE MAITRE CUIFFONMEH. 129
Chaque chose a sa place marquée, et si l'on songe que tout
cela devra subir encore deux ou trois triages successifs, on com-
mence à apercevoir la grande complication de ce métier.
Avant d'entrer dans le hangar, tout passe sur la bascule ; mais
le système de la grosse pesée est si curieux que nous ne nous
rendions pas compte tout d'abord de ce qu'on faisait ; trois ou
quatre grosses balles de contenus différents tombaient ensem-
ble sur la bascule, s'y arrêtaient quelques secondes à peine et
étaient enlevées de nouveau. Ce court laps de temps avait suffi
pour calculer le prix; celui-ci était marqué sur l'ardoise et on
passait à une autre. Il est clair que le système de cette grosse
pesée donne peu de garantie au chiffonnier; d'autre part, il
semble difficile de procéder autrement, étant donné la quan-
tité de marchandises qu'on doit recevoir dans une après-midi.
Chez le maitre chiffonnier considéré, 20.000 kilos environ de
camelote sont emmagasinés à chaque jour de réception.
C'est W^^ D... qui est à la bascule; jamais aucun maitre chif-
fonnier ne confie cette place à un salarié quelconque; c'est tou-
jours le patron ou la patronne qui l'occupe.
Quinze hommes et quinze femmes sont occupés dans cette
maison. Les hommes sont charretiers avec un salaire de il à
50 francs par semaine, ou emballeurs touchant environ iô francs.
Les femmes sont presque exclusivement trieuses et touchent
0 fr. 30 l'heure ou travaillent aux pièces. Dix-huit chevaux sont
nécessaires pour les transports.
Une pareille entreprise exige donc non seulement les qualités
commerciales de l'Auvergnat, mais encore des qualités patro-
nales éminentes. Cependant l'organisation du travail est encore
celle du petit patronat. Le patron surveille tout par lui-même :
il n'a point de contremaîtres, et comme je lui parle de cette
difficulté de surveillance, il me répond qu'il connaît parfaite-
ment le temps qu'il faut à un charretier pour aller porter un
chargement de chiifons à la gare, ou à un emballeur qu'il envoie
faire des balles en ville chez un petit maître chiffonnier son
client, ou encore pour trier une grosse balle de chiifons, un
« curon», suivant l'appellation technique, et, ajoute-t-il enriant,
130 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
si ça ne va pas assez vite, « c'est un coup de g... ». — Ces dé-
tails nous montrent bien qu'il s'agit d'une organisation tou-
chant encore au petit patronat, surveillant lui-même un travail
qu'il pourrait faire de ses mains. Le chillVe d'affaires et le bé-
néfice d'une entreprise commerciale sont assez malaisés à con-
naître ; on n'a que les données que veulent bien fournir le patron
lui-même ; celui-ci accuse avec un sourire de satisfaction en-
viron 90.000 francs d'affaires par mois.
Sa fortune totale est évaluée, par la commune renommée, à
(> ou 700.000 francs. Or, le père du maître chiffonnier actuel
était, paraît-il, arrivé d'Auvergne sans un sou. Il a commencé
à peser la camelote du chiffonnier avec une balance romaine.
Le maître chiffonnier actuel est un homme d'une quarantame
d'années dont l'aspect extérieur diffère peu du milieu des chif-
fonniers où il vit; l'Auvergnat ne sacrifie pas souvent à la
parure ; il parait remarquablement intelligent. Toutes les ques-
tions relatives à la bourse des marchandises et à leur cours lui
paraissent absolument familières et c'est avec une aisance éton-
nante qu'il parle des événements mondiaux pouvant influer sur
les cours : élections du président des États-Unis d'Amérique,
bruits de guerre en Orient, mauvaise récolte de caoutchouc au
Brésil, etc.
La famille occupe un appartement situé au-dessus des locaux
où s'entassent les marchandises. Elle ne comprend qu'un seul
enfant^ une fille de sept ou huit ans.
Monographie du maître chiffonnier M. V...
Voici la monographie succincte d'un autre des plus gros né-
gociants en chiffons de la capitale. M. V... est arrivé lui-même
d'Auvergne « en sabots », suivant l'expression consacrée; il pos-
sède aujourd'hui, dit-on, dix millions de fortune, et dirige une
usine qui occupe quatre ou cinq cents ouvriers. Cet établisse-
ment couvre cinq ou six mille mètres carrés de superficie et
possède une voie sj)éciale le raccordant au chemin de fer voisin.
LE MAITRE CDIFFONNIER. 131
Ces Auvergnats d'élite sont non seulement des commeirants
habiles, mais encore de grands patrons dans toute l'acception
du mot.
Effet sur le chiffonnier du contact avec le commerçant
auvergnat.
Il a résulté de là pour le biffin un effet analogue à celui du
chasseur peau-rouge, mis pour la première fois en contact avec
le négociant européen. Tout d'abord outrageusement roulé, il
s'est ensuite défendu en devenant aussi peu scrupuleux que le
commerçant lui-même. A la faveur de ces grosses pesées rapi-
dement faites que nous avons décrites, bien des marchandises
mal triées passent inaperçues et même quelquefois une grosse
pierre se rencontrera comme par hasard dans le sac à came-
lote.
Il y a en somme dans tout ce métier une atmosphère géné-
rale de déshonnèteté, un emploi courant de petits trucs mal-
honnêtes qui ne peut pas s'expliquer par le métier lui-même,
et qui ne peut provenir que de la formation antérieure des
commerçants qui s'y adonnent, formation qui nous a été ex-
pliquée par Demolins.
Je puis, du reste, citer à l'appui deux anecdotes caractéristi-
ques : Les vieux chiffonniers se sou^dennent que, quelques
années avant 1870, un commerçant anglais vint s'installer à
Paris pour faire le négoce du chiffonnage. Ce pauvre insulaire
s'était imaginé qu'on pouvait faire ce commerce comme tout
autre. Il monta donc une maison, prit des commis parmi les
chiffonniers et fut obligé de se fier à eux puisqu'il ne connais-
sait pas la marchandise; le résultat ne se fit pas longtemps
attendre. Il fut si violemment volé, trompé, roulé de tous côtés,
qu'au bout de six mois il ferma boutique.
Et le vieux chiffonnier de qui je tiens ces détails ajoutait :
les chiffonniers furent les premiers à pâtir du départ de cet
honnête homme, qui avait fait hausser le prix de presque tous
les objets de lem* récolte.
432 QUELQUES MÉTIERS URBAINS DE SIMPLE RÉCOLTE.
Voici un autre fait non moins caractéristique.
Les Américains sont grands consommateurs de chiffons fran-
çais, mais ils ont renoncé aies acheter directement en France.
Les premières livraisons leur ont été faites si malhonnêtement
qu'ils préfèrent s'adresser actuellement à des intermédiaires
belges qui achètent en France à leurs risques et périls et leur
revendent ensuite les. chiffons avec garantie. Il est bien clair
que l'opération ne va pas sans le paiement d'une petite com-
mission, qu'auraient pu garder les vendeurs français, s'ils
eussent été au début plus consciencieux.
Cette constatation montre combien les études de science so-
ciale se lient et se complètent les unes les autres. On peut dire,
en s' appuyant sur les études d'Edmond Demolins, que le bœuf
d'Auvergne est responsable de l'indélicatesse du biffin parisien.
Nous pouvons maintenant résumer les caractéristiques du
chiffonnier :
1" Le métier de simple récolte en atelier collectif a donné
le type du coureur;
2° La propriété de la place du chiffonnage a donné le type
du placier;
3° Enfin le contact du commerçant de formation auvergnate
a doté tout ce milieu d'habitudes de « maquignonnage »,
qui sont une de ses caractéristiques.
Après cette étude sur les trois types urbains du mourohnier,
du mëgotier et du chiffonnier, il nous semble pouvoir conclure
qu'ils doivent être classés dans la simple récolte.
J. DURIEU.
L' Administrateur-Gérant : Léon Gangloff,
TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET C'». — PilUS
JUIN 1909
59« LIVRAISON
BULLETIN
DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
DE SCIENCE SOCIALE
SOUM/tlRE : Nouveaux membres. — Congrès annuel : compte rendu de la séance d'ou-
verture, des séances de travail et des conférences. — Bulletin bibliographique.
NOUVEAUX MEMBRES
M. Jeannin-Naltet, Chalon-sur-Saône,
présenté par M. Paul Bureau.
M. Antonio Freixas, calle Cangallo, 1448,
Buenos-Ayres (République Argentine),
présenté par M. Trinitat Monegal.
M"'^ Lecamp, 98, chaussée de l'Étang,
Saint-Mandé (Seine), présenté par M. Is.
Polako.
M. Vladimir de Vulitch, ingénieur, 5,
rue Crevaux, Paris, présenté par M. J.
Durieu.
M. Pippo Rusconi, San Domenico de Fi-
renze (Italie), présenté par M. Paul Des-
camps.
CONGRES DE LA SOCIETE DE
SCIENCE SOCIALE
MAI 1909
I.
Séance d'ouverture.
M. DE RousiERS ouvre la séance en rap-
pelant le succès croissant des congrès de
la Société internationale de Science sociale.
Celle-ci a donné une nouvelle affirmation
de sa vitalité, en inaugurant, cet hiver,
une série de réunions mensuelles qui ont
offert le plus vif intérêt.
Les différents sujets abordés dans ces
réunions ont fourni chaque fois l'occasion
d'échanges de vues, notamment sur les
questions de méthode, et la nécessité de
compléter l'instrument d'analyse dont
nous disposons actuellement est ressortie
clairement de ces entretiens. C'est que la
science sociale s'est appliquée surtout
jusqu'ici à l'étude des sociétés simples ou
des groupements les plus simples dans
les sociétés compliquées. Il fallait d'ail-
leurs qu'il en fût ainsi, la science procé-
dant logiquement du simple au composé.
Aujourd'hui, nous devons aborder une
autre tâche et entreprendre l'analyse des
groupements complexes caractéristiques
de l'organisation .sociale moderne. Il n'est
pas surprenant que des outils nouveaux
nous deviennent nécessaires.
L'enseignement de la science sociale
qui se poursuit à Paris, à l'École des Ro-
ches, à Nancy, trahit, lui aussi, le besoin
qui s'est manifesté dans nos réunions
mensuelles. Les problèmes en face des-
quels il se trouve réclament également un
développement de la Nomenclature d'Henri
de Tourville.
Ce développement ne pourra se pro-
duire qu'au fur et à mesure que des ob-
servations nouvelles auront fourni la base
indispensable de classements nouveaux.
C'est en mettant à profit les travaux de
F. Le Play qu'Henri de Tourville put
dresser le tableau de la Nomenclature ou
classification des faits sociaux qui a été
pour nous tous un instrument si précieux.
Les classifications plus détaillées de l'a-
venir n'auront de valeur qu'à la condition
d'être fondées, elles aussi, sur des tra-
vaux d'observation. C'est pourquoi l'œuvre
essentielle à poursuivre demeure toujours
celle des enquêtes sur place.
La société continue à subventionner des
86
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
missions d'étude tant en France qu'à l'étran-
ger. Cette année, M. Descamps achèvera
l'étude de la Flandre qu'il a commencée
l'année dernière, tandis que M. Roux,
après avoir étudié la Campagne romaine,
se propose d'étendre ses observations vers
la province de Naples. Enfin, M. Wilbois a
entrepris l'étude des divers régimes de
la propriété en Russie.
Conférence de M. Arqué sur la foire
DE Leipzig. — M. Arqué a appelé tout d'a-
bord l'attention sur le rôle des grandes
foires dans le passé. Les foires sont l'un
des organes du grand commerce au moyen
âge. L'autre organe, ce sont les caravanes
armées des grands marchands convoyant
les marchandises. Et les villes-foires
étaient comme des ports d'asile où les ca-
ravanes marchandes, sortes de vaisseaux
terriens, venaient jeter l'ancre. A cette
époque, chaque ville agglomérée autour
d'une « burg » protectrice, forme avec la
campagne environnante un système éco-
nomique bien clos ; sur le « markt » ou
marché, les paysans des environs appor-
tent les fruits de la terre et les échangent
contre les articles façonnés par les bour-
geois-artisans ; défense aux paysans et aux
artisans du loin aussi bien qu'à des négo-
ciants intermédiaires de se mêler aux
échanges ! Mais la nature des choses n'al-
lait pas tarder à faire éclater les parois de
ces sortes de vases clos : 1° parce qu'il y
avait des régions infertiles qui étaient
obligées de fabriquer en vue de l'exporta-
tion ; 2o parce que certains produits rares
et attrayants (poissons, vins, draps fins,
« épices », fourrures) ne s'obtiennent que
sur certains points du globe. Ainsi plu-
sieurs « marchés » prirent une grande
extension et devinrent « foires » : 1" soit
qu'ils servissent à approvisionner le pays;
2'' soit que leur situation géographique les
eût appelés à servir d'entrepôt pour l'in-
troduction de certains articles rares. A
Leipzig, les deux causes ont agi à la fois :
1° Non seulement l'Erzgebirge, la Thuringe
et la Franconie, mais la Saxe du Nord
étaient infertiles et voués à la fabrication
pour l'exportation; 2° Leipzig devint l'en-
trepôt pour l'introduction des fourrures.
qui venaient presque toutes de Russie.
Enfin quelques foires privilégiées ont pris
une importance tout à fait extraordinaire
et sont devenues le truchement des grands
échanges internationaux. Ce sort fut im-
parti à Leipzig et il y eut à cela de nom-
breuses causes : 1*^ La position de la ville
au centre de l'Allemagne, qui est elle-
même au centre de l'Europe; 2° La position
de Leipzig à l'extrémité sud de la grande
plaine du nord et à l'entrée du massif
montagneux de l'Allemagne centrale ;3"La
situation de Leipzig entre des pays de pro-
ductions différentes et « complémentaires »
(Saxe, Thuringe, Brandebourg, Silésie,
Pologne, Bohême, Hongrie) ; 4° La situa-
tion de Leipzig entre le monde germain
et le monde slave. Ce grand phénomène
révolutionnaire des foires ne pouvait
manquer d'exercer des répercussions pro-
fondes sur les autres phénomènes sociaux
et d'être lui-même influencé par eux. 11
soutint des rapports étroits, surtout à Leip-
zig et en Saxe, avec le développement des
industries, qui lui avaient donné nais-
sance, et dont à son tour il favorisa la vi-
goureuse croissance (entre cent exemples,
on peut noter que les « libraires volants »
de Leipzig jetèrent dans la ville les se-
mences de la grande industrie du livre).
11 fut la première occasion de l'apparition
des journaux en Allemagne. Il développa
l'industrie hôtelière. Il suscita les annon-
ces et la réclame. L'histoire des foires se
mêle intimement à celle de la banque et
.du change. D'autre part, les foires furent
aussi des « foires d'idées » et elles créè-
rent dans les villes où elles se tenaient
une atmosphère intellectuelle propre à
favoriser le développement de façons de
penser larges et compréhensives ; il est
frappant que les deux génies allemands
de Vuniversalisme soient nés dans les deux
grandes « villes-foires » (Gœthe à Franc-
fort, Leibniz à Leipzig).
A partir du .wii" siècle commence
presque partout le déclin des foires, à
mesure qu'apparurent les moyens de com-
munication, que les douanes se simplifiè-
rent et que les routes devinrent plus sûres.
Cependant, par une fortune singulière,
tandis que les autres foires déclinent,
DE SCIENCE SOCIALE.-
les foires de Leipzig augmentent d'im-
portance et atteignent leur apogée au
XVIII^ siècle.
La raison principale de ce ressaut de
vitalité se trouve dans l'ouverture des
pays slaves et des pays du Nord à la vie
économique européenne. La foire de
Leipzig sert à cette époque de truchement
entre le monde slave et l'Europe occiden-
tale. Le commerce des fourrures profite
encore de ce mouvement et prend une
grande ampleur. Leipzig exporte une foule
d'articles fabriqués saxons, surtout les ar-
ticles textiles. La richesse apparaît dans la
ville. Une civilisation curieuse, de tour
rationaliste comme celle des autres
nations au même siècle, mais de saveur
àprement originale, vient agrémenter
encore la physionomie de la ville -foire.
Un grand art nouveau, solitaire peut-être
dan.s ses hautes inspirations et dans ses
suprêmes fins, mais « social » par les in-
nombrables concours qu'il nécessite, surgit
enfin dans Leipzig et en transfigure le ma-
térialisme : au milieu de l'aridité de la
ville de pierre, parmi la sécheresse du ra-
tionalisme triomphant, jaillit, comme une
fontaine de miracle, la musique moderne.
Les industries des instruments de musique
se développent concurremment avec l'édi-
tion musicale. Les modernes « cuivres »
saxons rappellent que ce métal a été
exploité au xvi^ siècle en Saxe dans l'Erz-
gebirge et dans le Harz voisin de la Thu-
ringe, avec le concours de grands négo-
ciants de Nuremberg et de Leipzig; encore
aujourd'hui une grande partie de la
fortune municipale de Leipzig est cons-
tituée par des actions des mines de cuivre
de Mansfeld.
Le dernier siècle a vu apparaître les
moyens de communication rapides, régu-
liers et publics. Aussi le grand commerce,
débarrassé du souci des . transports, a
cessé d'être nomade et est devenu stable.
Il en est résulté que l'importation des vi-
vres, des denrées coloniales, de diverses
matières premières (laines, etc.), qui en-
core au xvni<= siècle était une fonction es-
sentielle des foires de Leipzig, s'en est
distraite et a été opérée d'une façon per-
manente par de grands négociants établis
à demeure. D'autre part, le xi\e siècle a
vu les procédés mécaniques s'introduire
dans l'industrie et la fabrication se cen-
traliser: disposant nécessairement de
grands capitaux, les entreprises se sont
organisées commercialement et ont tiré
des moyens de transport tout le parti pos-
sible (tournées de voyageurs, envois d'é-
chantillons, entretien d'agents, établisse-
ment de succursales). Il en est résulté que
les grandes industries de la Saxe du Nord,
(indu.'îtries textiles, industries chimiques,
édition des livres, porcelainerie de Meis-
sen,etc.). qui, sous leur forme ancienne,
ne séparaient pas leur existence de celles
des foires de Leipzig, s'en sont rendues
indépendantes et ont assuré l'écoulement
de leurs produits par des moyens nou-
veaux. Le commerce des fourrures, tout
en continuant à certains égards de parti-
ciper du caractère propre au commerce
de foire, est lui aussi devenu stable ; il s'est
maintenu à Leipzig comme une sorte de
spécialité (malgré le développement du
marché de Londres) parce qu'il a utilisé
pour la couture et la préparation des peaux
la main-d'œuvre habile et peu coûteuse
de certains artisans de la Saxe du Nord.
Mais en dépit du détachement de tous
ces éléments jadis essentiels, la foire de
Leipzig a survécu encore. Divers articles,
qui autrefois ne tenaient pas dans les foi-
res la première place, sont apparus au
premier plan dans les foires nouvelles. Ce
sont notamment les articles de bois, de
carton, de verre, de porcelaine et de métal
façonnés jjar les artisans de l' Erzgebirge.
de la Thuringe et de la Franconie. En ef-
fet, ces régions montagneuses et boisées
n'ont pas participé pleinement à la révolu-
tion opérée par les modernes moyens de
transport. Et, d'autre part, les conditions
de la main-d'œuvre, ainsi que le genre de
travail (travail plastique, travail d'artisan)
ont retardé dans ces régions la centralisa-
tion de la fabrication. II est advenu par
surcroit que la périodicité relative de la
production (^fabrication d'hiver dans l'Ers-
gebirge et en Thuringe, où les neiges ar-
rêtent complètement une activité agricole
déjà minime en été) et la périodicité de la
demande pour certains des produits (jouets
88
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
pour le Jour de l'An, articles pour arbres
de Noël, cartonnages pour cotillon et mas-
ques de carnaval, articles de bains de mer,
souvenirs de voyage « à l'usage de tous
pays », etc.) se sont accommodées à mer-
veille de la périodicité des foires, qui sont
devenues l'occasion du lancement des
nouveautés. A un autre point de vue en-
core, la substance même des articles, par
son poids (métal, verre) ou par sa fragilité
(porcelaine, verre), ainsi que l'hétérogé
néité des articles (articles de verre à moi
ture de métal, jouets combinés, etc.), ont
mis obstacle à l'échantillonnage et conti-
nué de rendre désirable la présentation
directe des articles à l'acheteur. En der-
nier lieu, les conditions mêmes de la vente
au détail des articles (opérée surtout dans
les divers pays par les bazars et les grands
magasins) ont assuré la survie des foires
de Leipzig, parce que les directeurs des
grands magasins et des bazars, Vendant
des articles infiniment variés, ont intérêt
à se mettre, euxouleurs délégués, en pré-
sence de toutes les branches de produc-
tion rassemblées pendant quelques heures
sur un petit espace de terrain, plutôt qu'à
entreprendre une correspondance écra-
sante et inefficace avec les innombrables
producteurs disséminés.
Ily a lieu de bien faire ressortir que la
moderne foire de Leipzig diffère essentiel-
lement de l'ancienne, en ceci qu'elle n'est
plus une « foire de marchandises », mais
une « foire d'échantillons ». Les vendeurs
n'apportent à la foire que des collections
d'échantillons; la quantité de marchan-
dises commandée sera ensuite, conformé-
ment à l'échantillon ou bien en tenant
compte des modifications suggérées par
l'acheteur, expédiée directement des lieux
de production.
Aux articles de l'Erzgebirge, de la Thu-
ringe et de la Franconie, viennent natu-
rellement se joindre, dans la moderne
foire d'échantillons, à Leipzig, certains ar-
ticles fabriqués dans des conditions ana-
logues sur d'autres points de l'Allemagne
etpouvant s'adresser également à la clien-
tèle qui se fournit dans les bazars et les
grands magasins [coutellerie de SoUngen,
maroquinerie d'Offenbach, etc.)-
Il se traite aussi à la moderne foire d'é-
chantillons quelques produits de la grande
industrie saxonne : par exemple, les cartes
postales illustrées et tous les articles de
papeterie; et aussi, à côté des produits de
la petite industrie des instruments de mu-
sique de l'Erzgebirge, celle de la grande
industrie des instruments de musique de
Leipzig et de ses faubourgs (principale-
ment : orgues mécaniques, phonographes,
orchestrions, car Leipzig est, on le voit, la
ville de la musique, de la plus sublime
comme de la plus barbare).
Pour donner enfin la formule complète
des modernes foires d'échantillons à Leip-
zig, il faut ajouter des éléments nouveaux
dont l'importance, au point de vue de la
valeur, est plus considérable encore : ce
sont tous les articles de verre, de cristal, de
porcelaine, de céramique, de marbre, de
métal ou combinés de ces substances, et, au
premier rang, les objets de décoration et
d'art industriel (avec diverses variétés ca-
pitales, comme par exemple la lustrerie
et les articles d'éclairage), qu'envoient
Berlin, Munich, Cologne, Vienne, etc. Ad-
jonction qui s'explique par la similitude
relative entre ces articles et les précédents,
similitude dans la production (travail plas-
tique et artistique), similitude dans la
substance (verre, porcelaine), similitude
dans le mode d'écoulement (vente par les
bazars et les grands magasins).
La moderne foire d'échantillons, à Leip-
zig, est donc à la fois l'organe commercial
par le jeu duquel s'écoule la bimbeloterie
et, comme on dit à tort ou à raison, la
camelote fabriquée par les petites indus-
tries allemandes ; et aussi le marché des
vrais objets d'art industriel de verre, de
porcelaine et de métal. Les bazars et les
grands magasins des différentes parties de
l'Allemagne, de certains pays du Nord et
de l'Est, et aussi de quelques villes de
l'Europe occidentale, y viennent périodi-
quement renouveler leurs stocks.
II. — Les séances de travail.
l'étude de i.a région
(séance de mardi).
M. Paui. Descamps montre comment on
DE SCIENCE SOCIALE.
89
peut faire l'étude d'une région (nos lec-
teurs trouveront le résumé des arguments
dans le Bulletin de février, à propos des
réunions mensuelles).
M. DE Calan dit que la méthode mono-
graphique est une réaction contre la mé-
thode d'étude des faits dispersés.
M. DE VuLiTCU annonce son intention de
faire des études de science sociale en Au-
triche. Il demande s'il doit d'abord étudier
la géographie physique de ce pays afin de
délimiter les diverses régions et les races,
ou s'il doit commencer l'étude particulière
d'une région quelconque.
M. Descamps lui conseille cette seconde
méthode. L'étude des généralités d'un
grand pays est une étude préparatoire
qu'il est inutile de faire sur place. Il est
plus profitable d'employer le temps de sé-
jour à l'examen d'une région donnée.
M. DE Calan dit qu'il faut se défier du
mot race, et donne comme exemple la
race celtique sur laquelle personne n'est
d'accord.
M.L. DE Sainte-Croix soutient que l'on
ne peut rien emprunter à l'ethnologie,
parce que les documents du passé sont
trop imparfaits. II faut revoir avant tout les
faits actuels.
M. MuLLER dit qu'il faut emprunter aux
autres sciences les faits établis.
M. Roux se demande jusqu'à quel point
il convient de pousser la monographie de
famille. Les études de M. Robert Pinot sur
le Jura bernois, et de M. Butel sur les Py-
rénées, sont des modèles de monographies
de famille poussées à fond. Dans des pays
étrangers encore inconnus, n'est-il pas plus
intéressant de déterminer d'abord les
traits généraux des régions à l'aide de mo-
lographies faites un peu plus rapidement?
M. Melin demande s'il y a des règles
jratiques pour entrer en contact avec les
familles.
M. Descamps dit que Ton s'exagère les
iifficultés à ce sujet. Les familles ouvriè-
res sont très abordables ; la victoire est
jagnée quand on a pu franchir le seuil
le la maison. Quant à savoir jusqu'à quel
joint il convient de pousser la monogra-
îhie, il faut aller aussi loin que les possi-
)ilités le permettent. Cela dépend des
conditions matérielles du voyage, de la
facilité plus ou moins grande que l'on
rencontre, etc.
M. MuLLER demande si l'on doit se con-
tenter d'étudier une seule famille.
M. Agache rappelle qu'en botanique,
pour étudier une plante, on ne décrit pas
toutes ses feuilles, mais une seule feuille.
M. DE RousiERS ajoute que le contrôle
reste con.stamment possible. On ne doit
envisager les lois scientifiques que comme
des explications toujours soumises à de
nouvelles vérifications.
LE FAIT social
(séance de mercredi).
M. P.\UL Bureau rappelle que, d'après
M. Durckheim, pour qu'un fait soit un fait
social, il faut qu'il donne lieu à une con
trainte de la part de la collectivité.
M. Bureau se demande comment, dans
ce cas, la société peut progresser : l'évo-
lution d'une société ne provient-elle pas
de la révolte de l'individu contre la con-
trainte? II propose la définition suivante :
Le fait social est le fait extérieur à l'in-
dividu au moyen duquel celui-ci aménage
ses relations avec ses semblables et auquel
il donne une modalité particulière en fonc-
tion d'un certain mode d'aménagement
avec ses semblables.
Le fait social est extérieur à l'individu,
ce qui ne veut pas dire qu'il ne faille pas
faire de psychologie. L'individu peut être
cause ou effet.
Puisque l'homme est une activité mul-
tiforme, il est inévitable que le fait social
soit à chaque instant le carrefour de
forces variées qui agissent sur la vie in-
dividuelle et collective, et le fait social est
un amalgame sans cesse soumis à revi-
sion : de cette rencontre des forces indi-
viduelles et sociales résulte la situation
du fait social.
Dans le fait social , il y a une certaine
influence des forces métaphysiques, reli-
gieuses, morales, etc.
M. Bures rappelle que, d'après Henri de
Tourville, le fait social résulte de l'ana-
lyse.
M. DE RousiERS dit qu'il y a fait social
90
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
toutes les fois qu'un fait se rapporte à un
groupement Ijumain. Si l'on a peu tenu
compte du facteur moral, dans certaines
études, cela provient de ce que l'on a étu-
dié d'abord les phénomènes les plus faci-
lement saisissables.
M. Roux montre les difficultés que Ton
rencontre dans l'analyse de l'éducation
d'une famille, et cependant c'est là le
nœud de la question.
M. d'Azambuja montre comment la vie
d'un solitaire comme Robinson Crusoé ,
suppose une vie de faits sociaux.
M. MuLLER ajoute qu'il n'y a pas de faits
exclusivement sociaux. Robinson est la
résultante d'un groupement antérieur.
M. DuRiEU ne voit pas l'intérêf qu'il y a
à définir le fait social. Tout fait peut de-
venir social à un moment donné. Le Nil,
fait géographique, est devenu un fait
social le jour où l'on a trouvé quelles ré-
percussions ce fleuve exerçait sur les so-
ciétés humaines.
M"»*' Lebrun, à propos de la question
morale, demande si l'on ne ménageait
pas davantage la vie humaine dans le
Passé. Anciennement, on se sacrifiait par
sentiment; aujourd'hui, on ne connaît
plus que les sacrifices d'ordre matériel.
M. DE Calan dit qu'il ne faut pas oppo-
ser le Passé et le Présent; ce sont des
mots trop vagues. Sous le nom de Passé,
on confond des époques bien différentes.
Il faut examiner chaque question séparé-
ment. Ainsi l'antimilitarisme n'existait pas
avant la contrainte du service militaire
obligatoire ; cela ne prouve donc pas abso-
lument qu'il y ait eu diminution des sen-
timents patriotiques.
M. DE RousiERS rappelle que l'ouvrier
était bien plus exploité par le « sweating
System » avant l'apparition du machi-
nisme, celui-ci l'ayant fait disparaître de
tous les métiers où il a pu être employé.
l'étude d'un problème social
(séance de jeudi).
M. G. Melin se demande si la Nomen-
clature, qui a été inventée pour faire la
monographie d'une société, peut servir à
l'étude d'un problème social , la question
du socialisme par exemple.
La Nomenclature sert d'abord à trouver
la définition du socialisme, en analysant,
dans les écrits des théoriciens principaux,
la société idéale qu'ils rêvent.
Si, après cela, on veut étudier les ca-
ractères particuliers que revêt le socia-
lisme dans un pays donné, il faudra en-
visager les trois points suivants :
1° Les causes (économiques, politiques,
intellectuelles, morales, etc.); la Nomen-
clature pourra servir ici à analyser les
perturbations produites par le développe-
pement du socialisme, dans le travail, la
propriété, etc. ;
2° L'état présent;
3" L'avenir.
Si l'on veut enfin étudier le socialisme
comme une réalité viv^ante, la Nomencla-
ture servira à analyser les conséquences
pratiques du socialisme.
M. Melin pense que la Nomenclature
rendrait des services analogues dans l'é-
tude des autres problèmes sociaux.
M. Bureau demande si l'on peut dire
qu'il y ait une relation entre la formation
communautaire et le nombre de suffrages
socialistes émis dans les élections législa-
tives.
M. DE Calan demande s'il ne faut pas
distinguer entre l'étude du socialisme
théorique et celle des causes qui le font
admettre par les ouvriers.
M. de Rousiers dit qu'en Allemagne, le
parti socialiste est d'autant mieux organisé
que la formation sociale est plus particu-
lariste, parce que celle-ci donne une apti-
tude plus grande à la discipline;" c'est
pourquoi le parti socialiste est plus solide-
ment organisé en Westphalie qu'en Si-
lésie.
M. Bureau demande pourquoi des ou-
vriers particularistes peuvent organiser
des cadres socialistes.
M. de Rousiers répond que la politique
fausse le caractère des associations : le
socialisme devient une espèce de croyance.
le Paradis terrestre de l'avenir,
M. Roux croit que l'aptitude à l'organi-
sation est l'un des caractères qui distin-
guent le plus les particularistes des com-
DE SCIENCE SOCIALE.
91
I
munautaires. L'Italie est plus collectiviste
que l'Allemagne, car les paysans eux-
mêmes sont collectivistes, mais le parti
socialiste n'a jamais pu s'organiser soli-
dement.
M. Dl'rieu rappelle que la commune
espagnole est un gi'oupement socialiste :
elle rémimère sur les fonds municipaux
un médecin, un pharmacien et jusqu'à un
barbier. Pourtant le parti politique socia-
liste n'a aucune force dans le pays.
M. DE CalAxN demande si, en Italie, on
constate une aptitude plus grande à l'or-
ganisation dans les régions où l'industrie
se développe.
M. Roux répond qu'il n'a pas constaté
ce fait.
M. DE RousiERS pense que le socialisme
est dû à une réaction contre les abus.
L'intervention de l'État peut être un
phénomène de particularisme si elle est
due à la force des groupements.
M. Bureau dit qu'il ne faut pas étudier
les livres où sont exposées les doctrines
socialistes, mais les régions sociales où le
socialisme se développe.
III. — Les conférences de l'après-midi.
LES ARDOISIÈRES DE TRÉL.\ZÉ
M. Vanuxem expose le résultat de ses
observations sur les ouvriers des ardoi-
sières de Trélazé, près d'Angers. (Nos lec-
teurs trouveront le résumé de cette con-
férence dans le Bulletin d'avril 1909, à
propos des réunions mensuelles.)
M. d'Azambuja demande quelle est la
cause du paiement de la prime tous les six
mois.
M. Vanuxem explique que cette cou-
tume a pour but de stabiliser le personnel.
M. Couillard demande de quelle région
viennent les Bretons qui travaillent à
Trélazé.
M. Vanuxem répond qu'ils viennent du
Finistère et du Morbihan ; ce sont des Bas-
Bretons.
M. Couillard rappelle que la grève ac-
tuelle de Mazamet a surtout pour objet
d'obtenir le règlement de la prime à des
époques plus rapprochées.
M. DE RousiERS constate que la prime,
qui favorise l'épargne chez les ouvriers
prévoyants, est au contraire un prétexte
de plus à la dissipation chez les impré-
voyants.
M. Bureau voudrait savoir s'il y a des
difficultés pour établir la prime, si le ba-
rème est clair.
M. Vanuxem n'a pas constaté de diffi-
cultés à ce sujet.
M"e Reiciiardt demande pourquoi les
Bretons, si religieux chez eux, ne fréquen-
tent plus l'église à Trélazé.
M. Vanuxem explique que les Bretons,
n'émigrant pas par familles, se voient
privés du cadre traditionnel qui les sou-
tient et subissent l'influence du nouveau
milieu où ils sont plongés.
M. de RousiERS ajoute que la religion
des Bretons est purement traditionnelle et
n'est pas le résultat d'une conviction inté-
rieure intense.
M. Laroche dit que les Bretons qui vont
travailler dans les mines du Pas-de-Calais
ne jouissent pas d'une très bonne réputa-
tion.
LE port de ROUEN
M. Paul de Rousiers rend compte de
son enquête sur le port de Rouen. 11 a
montré tout d'abord les traits caractéris-
tiques de ce port qui tend à occuper une
place prépondérante parmi les ports fran-
çais. Rouen est, malgré son éloignement de
la mer, véritable port de mer; 6.635 na-
vires de mer d'une jauge nette de 3.534.000
tonnes sont entrés dans le port de Rouen
et en sont sortis pendant l'année 1907.
Rouen occupe à ce point de vue le sep-
tième rang parmi les ports français ; mais
si l'on considère le tonnage des marchan-
dises manutentionnées, donnée qui four-
nit un élément d'appréciation plus sur de
Tactivité du port, Rouen arrive au troi-
sième rang avec ses 3.850.830 tonnes de
marchandises reçues et expédiées par
mer. Rouen est surtout un port de dé-
charge, car elle a importé la même année
3.398.525 tonnes de marchandises, sur un
mouvement total de 3.850.830 tonnes ;
l'exportation et les sorties au cabotage
92
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
n'ont donc qu'une importance très faible.
Rouen est enfin un port régional et na-
tional; il suffit de consulter à ce sujet les
statistiques fournies par l'Administration
des douanes et de voir le peu de diffé-
rence qui existe entre son commerce gé-
néral et son commerce spécial, c'est-à-
dire entre l'ensemble des marchandises
qui passent par son port et celles qui ont
une origine ou une destination fran-
çaises. Cet écart n'est que de 2,8 % sur
l'ensemble des poids et de 5 % sur l'en-
semble des valeurs. Au Havre, au contraire,
il est de 37 % sur l'ensemble des poids, et
de 30 96 sur l'ensemble des valeurs. Rouen
est donc bien un port national et c'est
aussi un port régional, car elle importe
presque uniquement pour l'arrière-pays
qu'elle dessert. Rouen exerce une puis-
sance d'attraction considérable sur son
arrière-pays avec lequel elle est reliée ad-
mirablement d'une part, par trois réseaux
de voies ferrées, le Nord, l'Orléans et l'an-
cien réseau de l'Ouest, et d'autre part, par
la Seine qui offre un moyen de transport
admirable et peu coûteux vers la région
parisienne. Rouen peut être considérée, à
ce point de vue, comme l'avant-port de
Paris.
M. Paul de Rousiers a ensuite montré
la façon dont Rouen remplit sa fonction
régionale. A cheval sur les deux rives de
la Seine, elle peut sans difficulté diriger
ses produits vers l'est ou vers l'ouest ; elle
se trouve de plus à la limite de la partie
maritime du fleuve. Les navires de mer
de 7">,50 de tirant d'eau remontent facile-
ment la Seine jusqu'à Rouen, mais ne
peuvent aller au delà. Bien desservie par
les chemins de fer, elle peut expédier les
produits qu'elle reçoit vers de riches con-
trées industrielles et agricoles; mais c'est
le fleuve qui lui sert à transporter vers la
région parisienne la plus grande partie
des marchandises qu'elle importe. Ses
importations se composent, en effet, de
produits lourds, encombrants et de peu
de valeur qui ne peuvent supporter les
tarifs relativement élevés des chemins de
fer. La région parisienne reçoit de Rouen
par le fleuve 1.281.000 tonnes de houille,
sur un total de L 800. 000 tonnes importées
à Rouen. La proportion est la même pour
les vins, les huiles, les bois, les céréales
et les pétroles; sur 3.200.000 tonnes de
marchandises importées à Rouen, 2.460.000
tonnes remontent le fleuve pour être diri-
gées vers la région parisienne, soit 77 %
des importations totales. Ces chiffres mon-
trent bien la fonction régionale remplie
par le port, grâce à la Seine. Ces mar-
chandises ne sauraient être transportées
par chemins de fer pour les raisons indi-
quées plus haut et, à défaut d'un fleuve
navigable, elles se détourneraient de Rouen
pour venir par d'autres voies fluviales
vers la région parisienne. Dunkerque,
Anvers, Marseille et Le Havre enlèveraient
alors à Rouen la plupart de son trafic.
M. de Rousiers a indiqué combien les
fonctions commerciale et industrielle du
port sont peu développées. Rouen est in-
capable d'attirer à elle les marchandises
qui ont besoin d'un marché ; malgré sa
situation au centre de l'industrie coton-
nière de l'Ouest, elle ne reçoit que 2.000
tonnes de cotons, alors que 200.000 tonnes
vont au Havre. Sa fonction commerciale
n'existe pour ainsi dire pas; mais, par
contre, sa fonction industrielle pourrait
se développer, bien qu'elle n'ait encore
qu'un rôle effacé. Rouen reçoit, en ef-
fet, pour les industries locales, environ
600.000 tonnes de charbon, 200.000 tonnes
de pétrole et 100.000 tonnes de produits
chimiques. Le peu de développement de
la fonction industrielle et commerciale de
Rouen tient au caractère et à la richesse
des habitants qui, par excès de prudence,
craignent de risquer leurs capitaux dans
des entreprises industrielles. Roueii doit
donc s'efforcer de développer la fonction
industrielle de son port. Son avenir est là."
M. Paul de Rousiers a conclu en mon-
trant les rôles que jouent les ports du
Havre et de Rouen dans la vallée de la
Seine. Rouen a son port d'escale au Havre
et Paris a son port de mer à Rouen.
M. CouiLLARD émet le vœu de voir M. de
Rousiers publier bientôt une étude com-
plète sur les ports français.
M. Geral montre qu'à l'embouchure de
la Loire se passe un phénomène à peu près
semblable à celui qui a lieu à l'estuaire de
DE SCIENCE SOCIALE.
93
la Seine : Nantes et Saint-Nazaire sont
aussi différents que Roiien et Le Havre.
I.A CAMI'AGNE HOMAINE
M. Rou.K fait une communication sur les
latifundia et Usages publics dans la pro-
vince de Rome : il a constaté, d'une part,
•lu'un grand nombre de latifundia existent
dans cette province et, d'autre part, que la
statistique indique plus de propriétaires
que de propriétés, indice certain d'un
état social communautaire.
M. Roux considère comme latifundia les
propriétés de plus de 5.000 hectares. Ces
propriétés appartiennent à trois genres de
propriétaires distincts : les communes,
les œuvres pies et les particuliers.
L'exploitation de ces propriétés est très
extensive et consiste le plus généralement
dans le pâturage.
Beaucoup de problèmes angoissants se
posent au sujet de cet état de choses. C'est
l'un d'eux que M. Roux se propose d'exposer
au congrès.
Avant d'aborder le problème lui-même
il paraît utile de rechercher quelle est Tori-
gine des latifundia dans la campagne ro-
maine.
Il semble que leur constitution remonte
à la fin de la république romaine. Grâce à
la richesse provenant de la conquête du
monde, la campagne des environs de Rome
se couvrit de villas et les champs se con-
vertirent en jardins.
Les barbares ne détruisirent pas les lati-
fundia et pendant quelques siècles après
leur arrivée il y eut une période assez dure
pour les habitants de Rome. Le monde n'ap-
portait plus de contributions et les catho-
liques n'envoyaient pas encore leurs of-
frandes. A cette époque, beaucoup de
Romains durent reprendre la charrue;
actuellement cette région est moins peu-
plée qu'il y a 2000 ans. Les latifundia
créés par les conséquences de l'expansion
militaire ont été maintenus par les condi-
tions spéciales du lieu.
Les marais couvrent une grande partie
de cette campagne qui est consacrée au
pâturage d'hiver. Pendant l'été, les trou-
peaux transhument vers la montagne. Chez
les anciens Romains le bétail était la prin-
cipale source de richesse; aujourd'hui en-
core, les patriciens de Rome descendent
d'anciens pasteurs, seuls agriculteurs qui
s'enrichissent.
L'immobilité sociale de ce lieu semble
due en grande partie à la malaria donnant
les variétés de fièvre appelées tierce,
quarte, pernicieuse, etc.. La caractéris-
tique de ces maladies est un gonflement
de la rate, qui rend le patient incapable de
tout travail énergique. Certains auteurs
anglais ont été jusqu'à attribuer la déca-
dence de Rome à la malaria.
Pour étudier le problème de la propriété
des terres, que pose la question des lati-
fundia, M. Roux s'est transporté dans le
village de Formello, qui se trouve au nord
de Rome et en a fait la monographie. '
Sur le territoire de Formello les eaux
trouvent un écoulement facile par une
pente naturelle du sol ; aussi la malaria
a-t-ellepuêtre facilement combattue et dé-
truite par quelques travaux faciles d'assai-
nissement.
Le territoire de la commune comprend
environ 2.250 hectares, dont 528 sont des
biens communaux.
On distingue deux sortes de biens : les
« ristretti » ou terrains clos et les « quarti
aperti d ou terrains non clos. Les premiers
sont toujours cultivés en régie directe par
le propriétaire avec l'aide d'ouvriers venus
des Abruzzes et les autres sont soumis à l'as-
solement suivant : V^ année, ma'is; la
2c année, blé ; ensuite une autre céréale ;
enfin quatre années de pâturage ; en tout
sept ans.
Le pâturage d'été appartient aux habi-
tants; le pâturage d'hiver au propriétaire.
Cette servitude ne s'explique que par la
culture extensive; elle empêche du reste
tout progrès.
Jadis le sol était tiré au sort entre les ha-
bitants qui payaient au propriétaire 325
kilos de ma'is par hectare pour la première
année et seulement 217 kilos la seconde.
Actuellement les habitants ont émis la
prétention de baisser le fermage et de ne
plus payer qu'un « rubio » au heu d'un
rubio et demi, c'est-à-dire 217 kilos au lieu
de 325.
94
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
Il existe sur le territoire delà commune
des bois soumis au droit d'affouage des ha-
bitants ; aussi ne présentent-ils plus que des
taillis inutilisables ; l'action du propriétaire
sur la terre est donc presque nulle. Nous
ne trouvons ici ni patrons du travail, ni de
la propriété ni des phases de l'existence.
Comme le propriétaire ne donne à sa
terre que peu de travail, il n'a qu'une pro-
priété précaire, d'où maintien des usages
publics ; mais le maintien des usages publics
empêche la culture de s'améliorer et de
donner du travail à la population, d'où pro-
blème insoluble.
M. DE RousiERS constate que la communi-
cation de M. Roux fait ressortir que les
propriétaires toscans n'ontpas su aménager
la culture de façon à donner des moyens
d'existence à la population ; qu'ils ont
donc failli à leur devoir de directeurs du
travail, et que dès lors il est normal qu'ils
soient expropriés.
M. Bureau demande s'il n'y a pas un
avantage économique pour le propriétaire
à conserver sa terre en pâturage au lieu
de la convertir en culture? Si cela était la
force des choses, rien ne saurait prévaloir
contre elle.
M. Roux répond que l'avantage écono-
mique est certain ; il cite le cas d'une pro-
priété dont le fermage s'est élevé par suite,
de la plus-value constante des terres en
pâturages, de 55 francs à 75 francs, puis
à 100 francs de location à l'hectare.
En Normandie, il en est de même, mais
comme la population décroit en proportion,
l'équilibre subsiste ici sans crise.
M. Perier demande à ce sujet s'il y a
beaucoup d'émigration dans la région étu-
diée.
M. Roux dit que l'émigration est à peu
près nulle dans le village de Formelle ;
un peu plus grande dans les autres vil-
lages des environs, mais nulle part très
intense.
M. Dufresne demande s'il y a beau
coup d'exportation des produits du trou-
peau?
M. Roux dit que cette exportation n'est
pas, parait-il, très importante.
M. d'Azambuja s'étonne que les troupeaux
ne tranchent pas eux-mêmes les difficultés
entre les propriétaires et les paysans qui
envahissent les terres, en broutant et dé-
truisant les récoltes.
M. Roux pense que les bergers y veil-
lent de peur de représailles personnelles-
M. Bureau conclut que des causes éco-
nomiques très puissantes paraissent con-
damner cette région au mauvais système
de culture qu'elle subit. Il fait remarquer
que, depuis des siècles, les papes ont essayé
de pousser ces populations à la culture
sans y réussir jamais, malgré la puissance
dont ils étaient armés.
l'industrie lainière a roubaix
M. Paul Descamps expose le résultat de
ses observations sur l'industrie lainière à
Roubaix. (Nos lecteurs trouveront dans le
présent fascicule le développement de
cette conférence ; nous nous contenterons
donc de résumer les débats qui l'ont
suivie.)
M. Bureau demande quelques explica-
tions sur les relations que M. Descamps
aurait pu constater entre la vie morale et
la vie intellectuelle. On constate, dit M. Bu-
reau, que dans nos sociétés les gens intel-
ligents sont très souvent des coquins, et
que les plus moraux sont, la plupart du
temps, ceux que l'on traite de braves gens,
c'est-à-dire des personnes de capacité
intellectuelle inférieure. M. Descamps au-
rait-il constaté que les fileurs, qui sont
l'élite du métier, seraient moins moraux
que les rattacheurs?
M. Descamps répond n'avoir rien cons-
taté de semblable. Au contraire, les fileurs
ne s'élèvent à la situation de chefs d'équipe
qu'en faisant preuve de qualités supposant
non seulement de l'intelligence, mais une
certaine maîtrise morale.
M. Bures a été frappé par ce qu'a dit
M. Descamps au sujet du budget de la fa-
mille qui s'améliore quand les enfants sonj
en état de gagner leur vie. Ce fait que les
enfants donnent leur salaire à leur père
lui paraît très notable. En Saintonge, dès
que les enfants peuvent se suffire à eux-
inèmes, ils ont une tendance à quitter la
famille pour jouir seuls du produit de leur
travail.
DE SCIENCE SOCIALE.
95
M. Descamps répond que le fait cité est
général; le père garde tout le salaire de
son fils et lui donne ce qu'il appelle « un
dimanche ». c'est-à-dire 1 ou 2 francs par
semaine pour ses menus plaisirs. Dans la
classe plus désorganisée des manœuvres,
les enfants lui ont paru faire un usage
plus libre de leur salaire.
M. DcFRESXE croit avoir constaté plus
d'égoïsme à ce sujet dans la classe agri-
cole que dans la classe industrielle.
M. Perier, qui a eu l'occasion d'être en
contact avec les patrons de Roubaix, dit
combien il a été frappé de l'élévation so-
ciale de cette classe dirigeante.
M. MuLLER signale que. dans tout le
mouvement ouvrier, en Flandre, ce sont
toujours les tisserands qui ont mené le
mouvement; les fileurs, au contraire, se
sont distingués par la faiblesse de leur
action.
M. Descamps répond que les tisserands
ont eu l'occasion de s'organiser avant les
fileurs, parce que le filage est resté pen-
dant très longtemps du domaine des
femmes, en industrie ménagère. En se-
cond lieu, les fileurs étant une élite, ont un
peu la mentalité des contremaîtres ; quant
aux rattacheurs, ils ont toujours l'espoir
de devenir fileurs et la peur d'être exclus
de cet emploi par le patron les empêche
de se révolter.
M. DE VuLiTCH demande quel est l'idéal
politique des fileurs.
M. Descamps répond que les fileurs lui
ont paru moins avancés que les tisserands.
M. DE V'uLiTCH demande si leurs mouve-
lents sont dirigés par de simples ques-
tions de salaires ou au contraire par l'idéal
socialiste.
M. Descamps croit que ce sont surtout
les questions de salaires; il a toujours
iconstaté que les syndicats riches qui ont
[en caisse des sommes importantes, ne sont
)as révolutionnaires.
BIBLIOGRAPHIE
[Commandant de Balincourt. — L'Expia-
tion, carnets de notes du capitaine de
frégate Sémexoff. — 1'^ L'Escadre de
Port-Arthur. — 2° Sur le chemin du
sacrifice ; l'escadre Rojestvensky. —
3° L'Agonie d'un cuirassé. — 2" vol.,
Augustin Challamel, édit., Paris, 1909.
Oui, certes, j'ai été empoigné en lisant
ces Carnets de notes qui contiennent tant
de pages tragiques, et mon impression
sera partagée, j'en suis sur, par ceux de
nos amis qui les parcoureront à leur
tour.
Les jours sombres de l'escadre de Port-
Arthur, avec l'éclaircie momentanée qui
s'écoule entre l'arrivée de l'amiral Maka-
roff et l'explosion du Petropavlosk, — le
périple mouvementé de l'escadre Rojest-
vensky de Liban à la mer du Japon, — le
combat désespéré, et que les officiers
russes savaient perdu d'avance, dont le
détroit de Corée fut le théâtre, — tout
cela nous est dépeint par le commandant
Sémenofï" avec la netteté de l'homme qui
raconte ce qu'il a, non seulement vu de
ses propres yeux, mais vécu, et avec l'art
consommé, la puissance et la justesse
d'expression qui sont l'apanage des écri-
vains de race.
Le plus impressionnant de ces volumes
est évidemment le dernier de la série,
l'Agonie d'un cuirassé, où l'auteur fait une
peinture si vive de ce que fut pour les
Russes l'effroyable journée du 27 mai 1905.
Je dis pour les Russes, car la dispropor-
tion des forces et des moyens de combat
était telle qu'il ne faut pas s'imaginer un
instant que les vainqueurs aient souffert
en petit ce que les vaincus ont souffert en
grand. Le témoignage d'officiers russes,
conduits prisonniers à bord des navires
japonais le lendemain du combat, est
formel à cet égard; et, pour ce motif, la
bataille de Tsoushima n'est pas plus le
prototype des batailles navales futures
que ne l'avaient été, pendant la guerre
hispano-américaine de 1898, les combats
de Caviteet de Santiagode-Cuba.
Mais, dans la guerre de demain ou de
bientôt, si les adversaires en présence
sont de forces à peu près égales, il est
permis de croire que les uns et les autres
verront à leurs bords des spectacles aussi
96
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
terrifiants que celui dont le Souvarofjf fut
le théâtre. En lisant le récit magistral de
ces heures tragiques, on est forcé d'admi-
rer sans réserves le sens aigu d'observa-
tion de Sémenoff, et aussi, et surtout,
l'âme étonnamment trempée qui, au milieu
du carnage et de l'incendie, lui permet-
tait de remplir la mission d'observateur
dont l'amiral Rojestvensky l'avait chargé.
Non moins remarquables sont, dans ce
même volume, les pages du début où.
nous voyons se refléter l'état d'âme des
officiers du Souvarojf à la veille du jour
suprême. Tous , sauf peut-être quelques
jeunes aspirants, étaient convaincus que,
si une brume épaisse et un hasard mira-
culeux ne venaient pas dérober l'escadre
aux croiseurs japonais, la bataille était
inévitable avec la défaite au bout, mais
leur énergie n'en fut pas abattue ; les évé-
nements du lendemain le prouvèrent
assez.
Quant à Rojestvensky, mieux que tout
autre, il savait que le sort en était jeté et
s'était déjà prononcé contre la Russie. En
apprenant à Madagascar, à la fin de dé
cembre, la destruction de la flotte de
Port-Arthur et la chute de la forteresse, il
avait compris que la seule chance qui lui
restât était de partir aussitôt avec ses
meilleures unités, et de tenter la trouée
vers Vladivostok avant que les Japonais
eussent eu tout loisir de réparer et de
réarmer leurs navires. Mais il n'était pas
le maître, et de Pétersbourg on le lui fit
bien voir. Sur l'ordre formel de l'amirauté,
il dut attendre Nébogatoff et' « les vieux
rossignols, les coule-tout-seuls, que lui,
Rojestvensky, avait refusés de la façon la
plus catégorique en formant son escadre » ;
et ce fut, grossie de ces prétendus renforts
qui n'étaient qu' « une pierre au cou », que
l'Armada russe marcha vers l'expiation,
Rasplata.
Non pas l'expiation de ses propres fautes,
mais de celles des autres. Le récit du
lamentable voyage de Rojestvensky nous
pénètre au contraire d'admiration pour
son énergie sans mesure; et tous les ma-
rins déclarent que ce fut un véritable tour
de force de conduire jusqu'à la mer du
Japon, sans qu'il en manquât un seul, ces
I navires, de second ordre comme construc-
tion et montés par des réservistes et de
jeunes recrues n'ayant guère de marin
que le nom. Dans Le chemin du sacrifice,
Sémenoff montre clairement à qui doi-
vent incomber les responsabilités du dé-
sastre.
L'histoire de la flotte de Port-Arthur
est peut-être plus navrante encore que
celle de l'escadre Rojestvensky. Celle-ci
n'avait aucun espoir de vaincre, tandis
que la première l'eût pu sans doute. Mais,
avant l'arrivée et après la mort de Maka-
roff, l'ordre formel fut : ne rien risquer;
de même qu'avant la guerre la consigne,
non moins formelle, était : pas d'his-
toires.
En ce moment où l'état de notre marine
doit nous inspirer de si graves et si légi-
times inquiétudes, ces volumes, où Sé-
menoff nous montre comment on prépare
la défaite, constituent, pour nous Fran-
çais, un avertissement en même temps
qu'un document de premier ordre. Alors
qu'il est encore temps, prenons garde aux
leçons de Port-Arthur et de Tsoushima,
sinon attendons-nous à subir le même sort
que nos alliés.
J. Bailhaciie.
Autour d'un foyer basque. Récits et
idées, par Pierre Lhande. Nouvelle li-
brairie nationale {Les pays de France).
J'ai un double sujet de reconnaissance
envers l'auteur de ce livre : il m'a procuré
le plaisir de passer quelques instants par
la pensée au milieu de ce peuple basque
si intéressant qu'on ne peut le connaître
sans en éprouver la captivante attraction ;
en second lieu, analysant un groupement
social très voisin de ceux qui ont été déjà
étudiés par la Science sociale et qui ont
déterminé son évolution depuis Le Play,
se basant dans cet examen sur le principe
directeur qui a été décidément abandonné
par celle-ci, il nous fournit l'occasion de
passer nos propres conclusions à l'épreuve
de la discipline et de vérifier l'exactitude
de nos observations antérieures.
Dès le début de son ouvrage, M. Lhande
cite la définition de la famille-souche don-
née par Le Play, et c'est sous cette égide
DE SCIENCE SOCIALE.
97
qu'il semble placer toute la suite de son
étude, car le respect qu'il éprouve pour
la conservation de ce type de famille dans
la société quil étudie — celle de la pro-
vince basque française de la SouIe, — lui
fait considérer le sentiment nécessaire à
son maintien comme « une sorte de se-
conde foi, je ne sais quelle demi-religion
implantée au plus vif de l'être > (p. 72).
Cette foi s'en va; la famille-souche dispa-
raît, et cette constatation est pour M. Lhande
le sujet d'amères doléances sur la « ruine
fatale » de la race basque (p. 147) et de
violentes récriminations contre les lois
successorales actuelles qu'il rend respon-
sables de cet état de choses.
Les faits sont assez nets et précis pour ré-
futer d'eux-mêmes la thèse de l'auteur. Le
partage égal dans les successions, consacré
par le code civil^ remonte à la loi du 7 mars
1793, ainsi que M. Lhande le fait remar-
quer. Or, plus d"un demi-siècle plus tard,
Le Play citait le peuple basque comme
l'un des groupements sociaux où la pros-
périté se maintenait de la façon la plus
complète, grâce à la conservation de la
famille-souche, et la famille iMélouga, ap-
partenant à une vallée voisine du Béarn,
devenait pour lui et ses disciples le type
de ce genre de société. Si l'évolution de
cette dernière vers un autre type doit être
attribuée à la loi, il faut reconnaître que
cette action a été lente à se produire, et
l'on ne comprend pas pourquoi, en lab-
sence d'aucune cause économique prépon-
dérante, les procédés qui permettraient
de tourner les prescriptions légales, et que
M. Lhande nous décrit soigneusement, ne
continueraient pas à être observées. En
1885, vingt années environ après la publi-
cation de la Réforme sociale en France,
M. Louis Etcheverry constatait déjà, pour
la Basse-Navarre , des signes de désagré-
gation de cette famille-souche et de l'esprit
de renoncement de ses membres en faveur
de la conservation du foyer, et aujourd'hui
M. Lhande clôt son livre sur cette triste
prophétie que « si la marche sauvage des
forces modernes » continue à ne pas res-
pecter cette institution, t les Basques for-
ment, non pas seulement un peuple qui
meurt, mais quelque chose de plus irrépa-
rable et de plus navrant : une famille,
une grande famille qui meurt. »
Ne nous abandonnons pas à un si noir
pessimi.sme ; mais voyons plutôt ce qui s'est
passé dans l'intervalle des dates précitées.
Le courant d'émigration vers l'Amérique,
faible durant la première moitié du siècle
dernier, prit une importance considérable
durant la seconde, à la suite d'une période
transitoire, de 1845 à 1856, pendant laquelle
les circonstances particulières avaient dé-
termine un exode d'émigrants pauvres.
Aujourd'hui l'émigration des jeunes gens
qui ne trouvent pas à s'établir sur un do-
maine est normale, et il n'y a guère de.
famille qui ne compte des représentants
dans le Nouveau-Monde. Ceux d'entre eux
qui réussissaient à y faire fortune ont sou-
vent aidé les frères restés au foyer à se
tirer d'une situation précaire. Mais cet ap-
pui devait devenir de plus en plus rare,
à mesure que la lutte pour la conservation
du domaine devenait plus vaine : il est
facile de comprendre qu'on s'efforce d'au-
tant plus de défendre une institution que
celle-ci apparaît comme un élément indis-
pensable au maintien de la prospérité so-
ciale, et qu'à l'inverse on s'en désintéresse
d'autant plus aisément que l'acquisition
de nouveaux débouchés et de moyens
d'existence plus avantageux permet da-
vantage de s'en passer. C'est ce qui est
arrivé : M. Etcheverry notait cette ten-
dance en 1885, et M. Lhande cite ce fait,
sans exemple dans le Labourd, d'un village
.souletin dépeuplé à la suite de licitations
et du départ de ses habitants pour l'Amé-
rique (p. 59). Une remarque importante,
que je soumets à M. Lhande, est que la fa-
mille labourdine qui ne présente nulle-
ment — quoi qu'il en dise, — les mêmes
caractères d'attachement au foyer et de
renoncement en sa faveur, est certaine-
ment plus stable que la famille souletine,
et les exemples de licitation ou de démem-
brement du domaine fam ilvi l que M . Lhande
relève pour la Seule y sont très rares.
Puisque M. Lhande nous annonce un se-
cond volume de son ouvrage sur l'émigra-
tion, j'attire son attention sur ces considé-
rations, certain qu'il trouverait dans les
différences que présentent dans leur mode
98
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
de travail, d'existence et de relations avec i
la mère-patrie, les émigrants de ces deux
provinces, la clef des formations sociales
très différentes de ces deux groupements
sociaux, en même temps que du pro-
blème qui le préoccupe.
Je m'en voudrais de rester sur une cri-
tique à l'égard d'un ouvrage aussi intéres-
sant que celui de M. Lhande, que je con-
sidère comme UTie contribution des plus
utiles pour la science sociale à la descrip-
tion qui manquait encore jusqu'ici, d'un
type particulier de l'une des sociétés les
moins étudiées.
G. Olphe-Galliard.
L'Éducation, tel est le titre de la Nou-
velle revue qui vient de paraître sous
la direction de M. Georges Bertier.
Les questions d'éducation ont toujours
tenu une place prépondérante dans les
préoccupations des maîtres de la Science
sociale, au point qu'Edmond Demolins se
trouva conduit par la logique même de ses
écrits sur l'éducation nouvelle à fonder
l'École des Roches. Nous ne saurions donc
nous désintéresser de l'effort tenté par
M. Bertier pour étudier spécialement les
conditions d'existence et de développe-
ment auxquelles l'éducation nouvelle doit
répondre pour porter les fruits qu'on en
attend.
D'après le programme tracé à la Revue,
d'après aussi la composition de son pre-
mier numéro, l'éducation y sera comprise
au sens large qui convient. Elle ne sera
pas artificiellement restreinte à la période
scolaire; on se préoccupera aussi de cette
période si importante que précède l'école
et dont les impressions se conservent toute
la vie. L'éducation sur les genoux de la
mère, celle, souvent funeste, que donnent
aux enfants des bonnes ou des gouver-
nantes choisies légèrement ou acceptées
faute de mieux, sera étudiée également.
Et Léducation proprement intellectuelle
nous est présentée dans un article très
finement et très profondément observé de
M. Paul Souriau non pas seulement comme
le produit du commerce avec les livres et
les professeurs, mais aussi comme le ré-
sultat du contact avec les hommes, des
enseignements divers que la vie apporte
avec elle. L'éducation intellectuelle de
l'enfant se fait par ses jeux, par le spec-
tacle de l'activité qu'il a sous les yeux ;
elle se poursuit à la table de famille, et
peut-être les parents auraient-ils une con-
ception plus haute et plus juste de leur
fonction s'ils réfléchissaient à l'influence
décisive que leurs conversations, leur
exemple journalier, bref, une foule de
petits faits d'apparence insignifiante exer-
cent sur le développement intellectuel
comme sur le développement moral de
leurs enfants.
Le premier numéro de Y Éducation con-
tient également un courageux article de
M. Malaperd sur la morale sexuelle à l'é-
cole. Nous le citons, d'abord à cause de
l'intérêt primorial du problème qu'il cause
et de la solution réfléchie qu'il préconise,
mais surtout parce que l'introduction d'un
pareil sujet dans le sommaire d'une revue
d'éducation indique l'intention arrêtée de
se mettre bien en face des difficultés de
la tâche éducative, de ne pas se dérober
aux lourdes responsabilités qu'elle com-
porte, d'être complètement sincère avec
soi-même. M. Bertier, directeur de l'Ecole
des Roches, ne pouvait pas envisager au-
trement le rôle de l'éducateur. Nous sou-
haitons à sa revue de remplir pleinement
le but qu'elle se propose, c'est-à-dire d'é-
clairer la voie de tous ceux qui sont chargés
de montrer la voie aux autres et entre les
mains desquels se trouve l'avenir de la
race.
Paul DE ROUSIERS.
Un siècle de commerce entre la
France et le Royaume-Uni (Impri-
merie nationale, 1908).
L'exposition franco-britannique de 1908,
à laquelle le public français n'a peut-être
pas prêté toute l'attention méritée, pré-
sentait pour les études sociales une riche
matière à élaborer.
11 importait de mettre en lumière l'in-
térêt d'ordre général offert par le groupe-
ment des très diverses manifestations de
l'activité économique française et anglaise.
C'est ce qu'a fait en France le Ministère
du Commerce : il a, pour ainsi dire, dé-
DE SCIENCE SOCIALE.
99
gagé la philosophie de toutes les exposi- ,
tions particulières réunies à Shepherds ;
Bush en publiant, dans les Annales du \
Commerce extérieur, la statistique des ]
échanges effectués au cours du dernier
siècle entre la France et le Royaume-Uni.
Ce travail exécuté par les soins de
M. Chapsal, conseiller d'État, sous la di-
rection de M. J. Cruppi, Ministre du Com-
merce et de l'Industrie, se compose de
deux parties, l'une statistique et graphi-
que, l'autre juridique.
La première est exclusivement consti-
tuée par des tableaux qui, dressés à l'aide
de documents officiels, ont figuré à l'Ex-
position de Londres.
On y trouve d'abord les données rela-
tives aux importations et exportations to-
tales des- deux pays. Le premier tableau
de ce groupe concerne la période 1686-
1786; il remonte donc à la première année
pour laquelle, est-il dit dans l'avant-pro-
pos, a on trouve des chiffres établis d'a-
près des bases sérieusement contrôlées ».
11 est permis de croire que son rôle est
surtout d'illustrer le recueil ; il est accom-
pagné de curieuses références.
Pour la période de 1787-1907, il a été
possible d'établir en face de chaque tableau
de chiffres la courbe correspondante. Les
éléments ne pouvaient malheureusement
en être puisés qu'à une seule source : celle
des statistiques douanières françaises.
On y voit que, de 1857 à 1907, le montant
de nos exportations en Angleterre est
passé de 400 millions de fr. à 1.370.000.000
de francs ; le montant des exportations
d'Angleterre en France est passé de 322
millions de francs à 884 millions de francs,
et le total des échanges entre les deux
pays a monté de 722 millions de francs
à 2.254 millions de francs.
Après avoir suivi dans ces tableaux les
mouvements du commerce franco-anglais,
le lecteur peut les analyser grâce à d'au-
tres chiffres et à d'autres courbes dont les
premières étaient les résultantes. Passant
rapidement sur les tableaux qui repré-
sentent, d'après les données de la douane
française, les expéditions de France en
Angleterre divisées en objets d'alimenta-
tion, matières nécessaires à l'industrie et
objets fabriqués, tableaux dont on ne sau-
rait prudemment tirer des conclusions
bien positives, il arrive à une série de
graphiques concernant chacun des prin-
cipaux articles vendus par le Royaume-
Uni à la France et chacun des principaux
articles vendus par la France au Royaume-
Uni. Les courbes des importations de
charbon, de fer, de tissus de coton et de
produits chimiques en France présentent
les variations les plus caractéristiques;
de même que les courbes de nos exporta-
tions de tissus de soie, de lainage, d'ou-
vrages de modes, de sucres bruts, de vins,
de tabletterie, bimbeloterie et articles de
Paris. Nos exportations d'automobiles ont
crû régulièrement de 0 à 60 millions de
francs entre 1898 et 1907 ; depuis cette date,
elles sont arrivées à un palier. Puisse-t-il
ne pas être suivi d'une descente dange-
reuse. Cependant la vive campagne pro-
tectionniste qui se poursuit actuellement en
Angleterre doit inspirer des craintes à tous
les producteurs français d'articles de
luxe.
Après ces documents qui permettent
d'étudier la valeur absolue de nos échanges
avec l'Angleterre, il s'en présente un qui
mérite d'être examiné de plus près encore
peut-être, c'est le double graphique indi-
quant le rang qu'occupe la France sur le
marché anglais, et le rang qu'occupe l'An-
gleterre sur le marché français. Quoique
les deux parties du graphique ne soient
pas établies à la même échelle, il n'est pas
impossible de les comparer, et l'on est
frappé à première vue de ce que les im-
portations des divers pays en Angleterre
suivent une marche plus régulière que
les importations en France. La France
tient, depuis 1897, invariablement le se-
cond rang parmi les fournisseurs de l'An-
gleterre. En revanche, l'Angleterre est
généralement le premier de nos fournis-
seurs; elle a toutefois perdu cette place
au profit des États-Unis en 1898 et failli la
reperdre en 1903. Nos exportations en An-
gleterre qui, d'après les statistiques an-
glaises cette fois, étaient de £ 53.300.000
(1.332.500.000 francs) en 1897 et étaient
tombées à £49. 300.000 (1.232.500.000francs)
en 1903, sont remontées régulièrement à
100
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE DE SCIENCE SOCIALE.
£53.900.000(1.447.500.000 francs) en 1906,
mais ont fléchi à £ 52.800.000(1.3-20.000.000
francs) en 1907. Notre exportation est donc
restée à peu près stationnaire pendant les
dix dernières années, tandis que celles des
Pays-Bas, de la Belgique, du Danemarck,
de l'Allemagne, de l'Italie et surtout de
l'Argentine augmentait sensiblement, tout
en restant fort inférieure à la nôtre. On
peut se rassurer dans une certaine me-
sure, en songeant qu'il se fait de très im-
portants échanges invisibles entre la
France et l'Angleterre. Le Ministère du
Commerce a tenu à insérer parmi ses
tableaux une statistique des importations
et exportations de numéraires dont le ca-
ractère nécessairement incomplet se jus-
tifie par ce fait que la plus belle Adminis-
tration du monde ne peut en dire plus
qu'elle n'en sait. Il est évident qu'une
quantité considérable de métaux précieux
entre en Angleterre sans être déclarée.
Un autre élément intéressant et difficile à
saisir de la balance des paiements inter-
nationaux est le fret. Le Ministère du
Commerce a cherché à en tenir compte.
Les tableaux publiés sur ce sujet sont em-
pruntés de .statistiques françaises et ne se
rapportent qu'à la part du pavillon anglais
dans le commerce total maritime de la
France. L'un donne le tonnage net des
importations et exportations par navires
anglais, et son rapport avec le tonnage
net des entrées et sorties effectuées sous
tous pavillons. La part de l'Angleterre a
augmenté de 1882 à 1898, puis décru.
L'autre tableau donne, d'après les statis-
tiques françaises, l'évaluation du fret payé
au pavillon anglais dans le commerce
total maritime de la France. Ces rensei-
gnements relatifs au fret payé aux pa-
villons dans le trafic des ports français
n'ont commencé à être recueillis qu'en
1899. Depuis lors, la part du fret payée par
la France à l'Angleterre a très légèrement
baissé.
Pour n'avoir pas un aperçu trop incom-
plet des rapports de deux pays possédant
d'immenses territoires outre-mer, il était
nécessaire de faire entrer en ligne de-
compte le commerce colonial. Il apparaît
dans deux tableaux où sont présentés.
d'une part, le commerce des principales
colonies françaises avec le Royaume-Uni :
d'autre part, le commerce des principales
colonies anglaises avec la France.
Tous les éléments plus ou moins com-
plets ainsi obtenus se résument en un
tableau qui totalise pour 1907 le montant
des échanges de la France et de ses colo-
nies avec le Royaume-Uni et ses colonies.
Les ventes françaises atteindraient environ
1.603.000.000 de francs et les ventes bri-
tanniques 2.085.000.000 de francs, soit un
chiffre d'affaires de 3.688.000.000 francs.
A ces tableaux purement statistiques
s'en joignent trois autres qui sont em-
pruntés au rapport de M. Jean Périer.
attaché commercial à l'Ambassade de
Londres. Les deux premiers ont un rôle
simplement suggestif : ce sont des tableaux
imagés, représentant quelques-uns de
nos produits agricoles et industriels dont
la vente dans le Royaume-Uni serait sus-
ceptible de progrès ; le troisième , beaucoup
plus intéressant au point de vue scienti-
fique, est une carte de la France par ré-
gions de produits exportables en Angleterre.
Dans la seconde partie de l'ouvrage ont
été réunis les textes diplomatiques qui se
rapportent aux relations de commerce et
de navigation. Ils posent le principe de
l'égalité de traitement entre les marines
marchandes des deux puissances. La con-
vention de 1882 stipule que, si le tarif des
douanes pour les marchandises de l'un ou
de l'autre pays demeure réglé par la légis-
lation intérieure de chacun d'eux, les par-
ties contractantes se garantissent le trai-
tement de la nation la plus favorisée en
toute autre matière. 11 est inutile d'insister
sur cette partie aussi importante, mais
moins originale que la précédente. Elle
contribue à donner une valeur documen-
taire de premier ordre à la publication du
Ministère de Commerce. Ce travail, il faut
l'espérer, ne restera pas isolé en son
genre, mais servira de point de départ à
une collection de volumes analogues, pré-
sentant sous une forme aussi claire des
chiffres de plus en plus complets et de
mieux en mieux contrôlés.
E. BOISI.ANPKV DlIBER.V.
i
BIBLIOTHÈQUE DE LA SCIENCE SOCIALE
FONDATECIt
EDMOND DEMOLINS
LA FLANDRE FRANÇAISE
/ I/OUVRIER
DE
L'INDUSTRIE TEXTILE
PAR
P. DESCAMPS
PARIS
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
56, RUE JACOB, 56
Juin 1909
SOMMAIRE
Avant-Propos. — P. 3.
I. — Le Travail dans l'industrie textile. — P. 6.
1" Les matières textiles. — Les qualités dos matières textiles. — Leur prix.
2° La fabrication. — La filature de coton. — Le peignage de laine. — La
filature d(^ laine peignée. — La filature de laine cardée. — Le tissage de
laine. — La teinture et l'apprêt. — La filature de lin. — La filterie. — Le
tissage et la blanchisserie de toile.
II. — Les Effets du machinisme. — P. 21.
1" La division du travail et les variétés ouvrières. — L'ouvrier serviteur de
la machine. — L'ouvrier travaillant à la main. — La loi des salaires. — L'offre
et la demande.
■2^ Les effets généraux du machinisme. — L'influence de la machine sur les
salaires. — Les heures de travail. -- L'apprentissage. —L'emploi des femmes.
— Conclusion.
III. — La Classe ouvrière. — P. 38.
Ilalluin. — Armentières. — Tourcoing. — Roubaix. — Lille. — Les ruraux. —
L'immigration belge. — Conclusion.
IV. — Le Patronage de la classe ouvrière. — P. 03.
Les syndicats ouvriers. — L'intervention de l'Etat. — Le parti guesdiste. — Les
coopératives. — Le chômage. — Les .Jaunes. — Le patronage des corporations
religieuses.
Conclusions. — P. 01.
LA FLANDRE FRANÇAISE
L'OUVRIER DE L'INDUSTRIE TEXTILE
AVANT-PROPOS
Depuis un siècle environ, les nations de l'Europe occidentale
subissent des transformations sociales qui déconcertent à la fois
les penseurs etles hommes d'action. Anxieux, les gouvernements,
les classes dirigeantes se demandent ce qui sortira de ces chan-
gements à la fois si rapides et si profonds. Les uns prédisent l'ap-
parition de formes politiques nouvelles; d'autres pensent à un
retour fatal aux anciennes autocraties. Dans ce désarroi, tout le
monde semble avoir perdu pied, et les théories les plus fantai-
sistes se font jour.
Il existe pourtant une méthode scientifique qui permet d'étu-
dier et d'analyser ce problème avec une grande sérénité d'âme,
une grande tranquillité d'esprit; mais cette méthode est généra-
lement dédaignée, parce qu'elle ne donne pas immédiatement
la clef des grandes questions sociales dans leur ensemble ; elle
exige un labeur minutieux et persévérant, et ne donne d'abord
que des conclusions de détail qui font sourire les idéologues.
Cette méthode consiste dans V observation analytique des faits,
ce qui veut dire quil faut étudier de visu, en un point donné,
un fait particulier "précis, plusieurs faits particuliers se rap-
portant au même phénomène, et s'élever peu à peu, par induc-
tions successives et partielles, aux lois qui paraissent régir ce
phénomène à l'endroit et à l'époque choisis. Il faut ensuite faire
4 L OUVRIER DE L INDUSTRIE TEXTILE.
d'autres observations du même genre en d'autres points du
glolDe où agit le même phénomène, refaire le même travail
scientifique chaque fois, et ce n'est qu'après une longue suite
d'études que l'on arrive à trouver la sohition du problème.
Ainsi procèdent toutes les sciences; ainsi doit procéder la science
sociale.
On a souvent reproché à la Science sociale de s'être trop can-
tonnée dans l'étude des types simples, et l'on en a déduit, un peu
hâtivement, que létude des sociétés complexes était au-dessus de
ses forces. Ceux qui ont parlé ainsi ont oublié que la logique même
demandait l'étude du simple avant celle du composé.
Dans le présent ouvrage, nous avons voulu apporter une con-
tribution à la connaissance des types sociaux les plus compliqués
(jui existent, ceux du Nord-Ouest de l'Europe. C'est là que les
changements dont nous parlions ont atteint leur maximum d'in-
tensité. Ces changements sont dus à la machine à vapeur et aux
inventions mécaniques qui ont changé de fond en coml)le les
vieilles méthodes de travail, les procédés de fabrication et les
moyens de transport.
La question qui se pose est donc celle-ci : Quelles ont été les
répercussions du machinisme sur les groupements humains? Qu'est
devenu l'atelier? Qu'est devenue la famille? Que sont devenues
les associations diverses, les corporations, les pouvoirs publics?
Quand on se pose ces questions, il faut toujours ajouter : à tel
endroit et à telle époque, ou sinon ces questions n'ont aucun «ens.
Ces questions n'existent pas en elles-mêmes, elles n'existent que
dans un milieu humain donné, et le milieu humain n'a pas les
mêmes propriétés partout.
Il est des populations que le machinisme désorganise; il cii
est d'autres qui s'en sont fait un tremplin pour s'élever. En d'au-
tres termes, il faut tenir compte du facteur humain, si l'on veut
résoudre scientifiquement ce problème.
Ainsi l'étude du machinisme aboutit à un jugement sur la ré-
sistance plus ou moins grande du milieu social considéré, sur sa
faculté d'adaptation plus ou moins rapide aux changements qui
surviennent.
AVAXT-PROPOS. 5
M. Paul de Rousiers, dans son étude sur la Question ouvrière
en Angleterre, a mis en lumière avec une grande précision les
répercussions du machinisme sur la classe ouvrière de la nation
qui en avait le plus subi les atteintes.
Aujourd'hui nous voulons apporter une seconde pierre à l'édi-
fice en étudiant le même phénomène, mais en prenant comme
sujet l'ouvrier de l'industrie textile dans la Flandre française.
Quand on veut étudier un phénomène, il faut l'étudier là où
il est le plus intense. Or, en France, c'est le département du Nord
qui est le plus soumis au régime du machinisme : en 1901, sur
2.232.263 chevaux-vapeur (non compris les moteurs hydrauli-
ques, etc.) que possédait la France entière, il y en avait i03.379
— soit près d'un cinquième! — dans le seul département du
Nord'.
Mais ce département possède une grande variété d'industries
qui sont plus ou moins engagées dans la voie du machinisme :
industries extractives, métallurgiques, chimiques, mécaniques,
etc. Parmi ces diverses industries, l'une des plus transformées
est certainement l'industrie textile, car dans la plupart des opé-
rations auxquelles la fabrication dos tissus doime lieu, l'auto-
matisme est parfait et les métiers très perfectionnés.
Dans le département du iNord, l'industrie textile est en grande
partie concentrée dans une région spéciale qui fait partie de la
Flandre française, particulièrement dans l'arrondissement de
Lille avec ses grandes agglomérations de Roubaix, Tourcoing,
Armentières, etc.
C'est pourquoi nous étudions les effets de la machine dans le
département du Nord, dans l'industrie textile, et spécialement
dans l'arrondissement de Lille.
C'est là que nous nous rendrons donc, dans cet arrondisse-
ment dont la population est plus élevée que celle de beaucoup
de départements, et où l'on trouve des chefs-lieux de canton plus
populeux que beaucoup de préfectures.
1. Annuaire statistique (Ministère du Travail), t. XWI, p. 159 et 160.
LE TRAVAIL DANS L'INDUSTRIE TEXTILE
1. — LES MATIERES TEXTILES.
L'industrie textile dans la Flandre française a pour objet la
fabrication des toiles de lin et des rtoffes mélangées (lin-coton,
laine-coton, tissus mélangés de soie, de jute, etc.). Elle ne vise
guère la fabrication des tissus de laine pure, encore moins celle
des tissus de coton pur et de soie pure.
Mais cette énumération est fastidieuse, tant que nous ne com-
prenons pas les conséquences sociales qu'entraîne le travail
de telle ou telle matière.
Or, deux choses déterminent l'emploi qui est fait de chacune
de ces matières : la qualité et le prix. Nous devons donc analyser
r;q)idement ces deux points.
Les qualités des matières textiles. — La qualité d'un tissu
est un mot vague qui couvre bien des choses; il faut dire les.
qualités.
Les principales qualités à envisager sont : la solidité, l'élas-
ticité, le pouvoir calorifique, enfin, la faculté de fixer les cou-
leurs.
Le /m est très résistant; on peut en obtenir des fils d'une
grande finesse^ ; il sera donc choisi pour les tissus solides (toile
1. Le lin est filé jusquà 180.000 mètres au kilogramme.
LE THAVAIL DANS L INDUSTRIE TEXTILE, 7
à voile, à matelas, etc.) ou d'une extrême finesse (dentelles, tulle)
ainsi que pour le fil à coudre. Il se teint suffisamment bien,
mais sa conductibilité trop grande, l'empocbant de maintenir
la chaleur humaine (ce qui fait dire qu'il est froid), et sa trop
grande rigidité, le rendent peu propre à l'habillement.
La laine présente des qualités presque opposées à celles du
lin : on l'emploie de préférence pour les vêtements d'hiver, à
cause de sa souplesse et de sa chaleur ; elle se teint également
bien, mais est peu résistante. La faculté qu'elle a de se feutrer
permet d'en faire des draps, des tapis, etc.
Le coton tient le milieu entre le lin et la laine pour la solidité,
l'élasticité et le pouvoir conducteur : c'est pourquoi il peut rem-
placer plus oti moins bien l'une ou l'autre de ces matières, ou être
mélangé avec elles, et cela d'autant plus qu'il peut être obtenu
plus économiquement. On l'emploie pour la lingerie, les vête-
ments d'été et les tissus d'ameublement. Ce qui limite son em-
ploi aux étoffes communes, c'est qu'il se teint mal : les couleurs
s'effacent assez rapidement, ce qui lui donne bientôt un aspect
sale. Sa plus grande qualité est, comme nous allons le voir, le
bon marché.
Prix des matières textiles. — Le prix de revient d'une ma-
tière textile dépend surtout de la facilité plus ou moins grande
que l'on rencontre à la produire et à la transformer. Or, si l'on
veut se reporter aux qualités que nous venons d'analyser, on
comprendra que la fibre du lin, par sa rigidité, son manque de
souplesse, se prête peu au travail; que la laine est trop vrillée,
et surtout trop peu solide. Le coton, souple sans que sa fibre soit
trop vrillée, et suffisamment résistant sans excès de rigidité, est
la matière idéale, s'adaptant le mieux au travail industriel.
Mais la production du lin, le travail agricole qui précède la
fabrication, est déjà plus onéreuse que celles de la laine et du
coton qui se rapprochent plus de la simple récolte (art pastoral
ou cueillette). De plus, un travail rural très coûteux vient
s'ajouter à la culture proprement dite. En effet, les fibres du lin
sont collées ensemble et entourées d'une écorcc très dure. C'est
s L OUVRIER DE L INDUSTRIE TEXÏIUE.
pourquoi, on doit rouir la plante, la sécher, la broyer et la teiller,
alors que le coton demande seulement à être épluché.
Le rouissage du lin a pour but de dissoudre la gomme qui
agglutine les libres; cette opération consiste dans l'immersion de
la plante dans l'eau courante pendant quinze jours. Le séchage se
fait le plus souvent au soleil, sur les bords de la rivière où le
lin a été roui. Le broyage, qui se fait à l'aide d'un appareil ma-
nœuvré à la main, a pour but de casser Técorce, afin de pouvoir
retirer les fibres. Enfin, le teillage sépare fétoupe des bons fila-
ments en raclant et espadant avec un appareil également mû à
la main.
Toutes ces opérations sont longues et exigent beaucoup de
main-d'œuvre : un ouvrier n'arrive à broyer et teiller que 6 kilogr.
de lin par jour. L'égrenage du coton, au contraire, se fait méca-
niquement : grâce aux saw-gins, on peut égrener 3.000 Idlogr. de
coton par jour 1 : de même le nettoyage se fait mécaniquement.
Quant à la laine, elle est directement emballée après la tonte.
On peut se demander si le coût de transport ne vient pas
compenser les difl'érences dans le coût de production? Aujour-
d'hui, les moyens de transport sont si développés, qu'il n'y a
plus les énormes différences de jadis entre le coût de la matière
première au lieu de production et au lieu d'utihsation. Le coton
vient des Indes, d'Egypte ou des États-Unis; le lin est cultivé
surtout en Irlande, en Belgique et dans les Provinces baltiques;
la laine vient d'un peu partout, d'Europe, d'Australie, de la
Plata. De cette facilité de transport, il résulte que le travail de
fabrication, ne dépend plus autant du Lion, c'est-à-dire du
climat et du sol ; il peut s'en affranchir dans une certaine me-
sure; il n'est plus, comme anciennement, cantonné près des
lieux de production; c'est une autre loi qui l'attire vers telle
ou telle région.
1. Le sair-gin est employé surtout aux États-Unis. Dans l'Exlrème-Orient, on se
sert du rollci'-fjin, appareil à main qui n'égrène <iue lo à l'i kilogrammes.
LE TRAVAIL DANS L INDUSTRIE TEXTILK.
II. LA FABRICATION.
Nous voila, aprôs un léser détour, revenu dans la Flandi-c
française. Les matières premières sont sur place. Le travail de
fabrication va commencer. Il nous faut en décrire les diiférentes
opérations et voir quelles sont les qualités quelles exigent de la
part des ouvriers c|ui en sont chargés.
Puisqu'il s'agit ici de travail mécanique, nous parlerons d'abord
du coton, qui. comme nous le savons déjà, est la matière qui
s'adapte le mieux au machinisme ; nous parlerons ensuite de
la laine: enfin nous terminerons par le lin.
La FiLATi'REDE COTON. — Pour résoutlrc la question que nous
nous sommes posée, à savoir l'intluence de la machine sur l'ou-
vrier, il suffit d'entrer dans un atelier, et d'observer. Cela peut
sembler une vérité de La Palice; mais combien de sociologues
prennent la peine de faire cette observation?
Nous visitons la filature de MM. Wibaux-Florin, à Roubaix.
C'est une des plus grandes de la région. Elle compte environ
."jO.OOO broches à filer, occupe 300 ouvriers dont 200 femmes, et
emploie une force motrice de 1000 chevaux-vapeur.
L'usine est divisée en deux parties : la préparation et la fila-
ture proprement dite.
Dans la préparation, le machinisme est parfait; l'interven-
tion de l'effort humain est réduit au minimum. Aussi, les ouvriers
qui y sont employés n'ont-il^ aucun apprentissage à sulûr, ce
qui permet d'employer des ouvriers quelconques, (.'est un
personnel de manœuvres composé d'hommes ou de femmes,
selon qu'il faut transporter des charges plus ou moins lourdes.
La préparation a pour but d'extraire les fils de la masse de coton
qu'ils forment par leur enchevêtrement. D'une machine à l'autre.
le gros cylindre de coton se divise et s'amincit, devient ruban,
enfin fil. Dans les premières opérations, comme il faut manœu-
vrer des poids assez forts de matière pour charger et décharger
10 l'ouvrier de l'industrie textile.
les métiers, on n'emploie (|ue des hommes; ce sont de simples
manœuvres qui posent les rouleaux; ces premières opérations
sont le battage qui commence à séparer les filtres, et le cardage
qui les démêle.
A partir de ce moment, le coton se présente sous forme de
rubans enroulés autour de petites bobines, d'un poids léger par
conséquent; les femmes succèdent aux hommes à V étirage,
ainsi qu'au filage en gros i. Ici le travail principal consiste à
rattacher les fils qui cassent, et un arrêt automatique, en cas de
rupture, dispense d'une attention bien soutenue.
Du fdage en gros proviennent de petites bobines de fils ayant
déjà subi un commencement de torsion; ces bobines passent
dans la filature proprement dite où doit se faire le filage en fin,
opération qui a pour but d'allonger le fil et de tordre ensemble
plusieurs filaments pour en augmenter la solidité. Il y a deux
genres de métiers à filer : le métier continu et le métier renvi-
deur [self-acting). Dans le premier, l'étirage et la torsion se font
simultanément, mais le fil étant soumis à un eifort considérable,
il ne peut filer que les gros numéros. Dans le second, l'étirage
et la torsion se font alternativement : le machinisme y est
moins parfait, mais il peut filer les plus fins numéros.
Dans l'un comme dans l'autre cas, l'occupation principale
de l'ouvrier est de rattacher les fils qui cassent, mais ici, l'atten-
tion doit être plus soutenue que dans le filage en gros, car il
n'y a pas d'arrêt automatique en cas de rupture; la producti-
vité du métier dépend donc de l'attention et de la rapidité avec
laquelle l'ouvrier exécute son travail; aussi celui-ci n'est-il
plus payé à la journée, mais aux pièces; on lui alloue même
une prime s'il dépasse une certaine productivité.
Ce travail ne demande aucun apprentissage technique, et
cependant tout le monde n'en est pas capable : les distraits
sont éliminés.
La force manuelle n'étant pas exigée, les femmes peuvent
être employées; cependant, en fait, on ne les emploie que sur
1. L'étirage se fait au Ixinc à ('■lirer, et le filage en gros au banc à broches.
LE TRAVAIL DANS L'iNDUSTRIE TEXÏILK. il
les métiers continus. Dans les métiers renvideurs, le travail se
fait par petites équipes composées d'un fileur, de deux ratta-
cheiirs et de deux bobineurs. Ces derniers sont des gamins de
treize à dix-sept ans chareés de la pose des bobines de fils
sur les métiers; quand ils sont assez attentifs, ils devien-
nent rattacheurs, c'est-à-dire qu'ils doivent rattacher les fils
qui cassent; les plus aptes finissent par devenir fileurs vers
vingt-cinq ou trente ans. Le fileur est chargé de la mise en
marche des métiers et du commandement de l'équipe ; il est res-
ponsable du travail de toute l'équipe. Tout cela ne demande
pas précisément un apprentissage technique, mais des qualités
plus hautes que celles du simple rattacheur : il faut le don du
commandement et de l'organisation, le sens de la responsabilité.
Le fileur est le résultat d'une sélection qui s'opère parmi les
rattacheurs : les ouvriers elles patrons que j'ai pu interroger
sont invariablement d'accord à ce sujet, et sont unanimes à re-
connaître que tous ne possèdent pas ces qualités, tant s'en faut.
D'après ce qui précède, on voit que les rattacheurs sont avant
tout des candidats-fileurs, et c'est pourquoi on ne trouve que
des hommes parmi les rattacheurs : outre que les femmes
capables d'assumer une lourde responsabilité sont encore plus
rares que les hommes, elles ne restent généralement pas assez
longtemps à l'usine et ne recrutent que le personnel tem-
poraire.
Après la filature, le coton va au tissage. Nous ne décrirons
pas ce travail ici, car il n'existe guère dans le Nord. Du reste, il
est analogue à celui du tissage de la laine dont nous parlerons
plus loin.
Le peioagk de laixk. — ■ Les nombreuses variétés de laines
peuvent être divisées, au point de vue du travail, en deux
grandes classes que l'on appelle communément laines pei-
gnées et laines cardées. Nous avons vu, en parlant du colon,
que le cardage est une espèce de démêlage qui tend à séparer
et à paralléliser les fibres ; pour les brins longs, il faut faire en
plus un peignage afin d'assurer un parallélisme plus parfait.
12 l'ouvrier de l'industrie textile.
Certaines qualités de coton dites longues soies sont peignées :
ce sont celles dont les fibres ont plus de 2 cm. 1/2 de longueur.
Pour la laine, la limite varie suivant la finesse, le degré de vril-
lage, etc.
Il est difficile d'établir un classement satisfaisant vu le grand
nombre de variétés qui existent ; toutefois, d'une façon générale,
on peut distinguer les laines courtes des laines longues.
Les laines courtes sont plus vrillées, et ont une tendance plus
grande au feutrage : on se contente de les carder pour en faire
des draps ou des tapis.
Les laines longues, plus droites, sont plus propres au travail
du peignage, et sont employées pour la confection des tissus
ras.
Anciennement, au temps du travail à la main, on ne pei-
gnait que les laines ayant plus de 8 centimètres de longueur.
Depuis l'invention des peigneuses mécaniques, on peut peigner
des laines beaucoup -plus courtes et plus fines, y compris les
laines mérinos.
Fidèle à notre méthode, enti-ons dans un atelier de peignage
de laine, et analysons ce qui s'y passe.
Les peignages sont toujours de grande dimension; celui que
nous visitons, le Peignage de lEpeiile^ n'est pas liin des plus
grands, et pourtant il a besoin d'une force motrice de 1500 che-
vaux et occupe un personnel de (iOO ouvriers dont la moitié
travaille la nuit; il faut y ajouter 300 hommes occupés à l'atelier
de triage que tout peignage possède, à titre d'annexé.
En effet, en arrivant, la laiue est d'abord triée : c'est là une
opération nécessaire pour les textiles d'origine animale, par
suite du manque d'uniformité qu'il y a dans la longueur et"
les qualités des poils provenant d'un même sujet : la laine du
cou, par exemple, n'est pas semblable à celle du dos, etc., et à
plus forte raison, à-celle qui vient d'un autre animal, plus Agé
ou plus jeune. Or, pour faire un bon tissu, il est indispensable
d'employer des éléments aussi uniformes que possible. De là, la
nécessité du triage.
L'opération du triage demande des connaissances techniques
LK TRAVAfL DANS L INDUSTRIE TF.XÏILi:. iH
spéciales : il faut apprendre à connaître les diverses qualités, à
savoir les apprécier. Aussi un apprentissage sérieux s'impose.
On compte qu'il taut de deux à quatre ans pour faire un bon
trieur de laines. Ce long apprentissage a pour résultat d'écar-
ter les femmes de ce métier. Rien, dans ce travail, d'incompa-
tible avec les qualités féminines ; mais le patron ne s'amuse pas
à former des apprenties qui le quitteront après quelques années
de travail pour se confiner dans les travaux du ménage.
Passons maintenant dans l'atelier de peignage. Là, la ma-
chine règne, et l'ouvrier n'est plus qu'un surveillant de métiers,
un graisseur, un chargeur. Il fait ce que la machine ne peut
faire, il intervient aussitôt qu'un peu de di.scernement est né-
cessaire, discernement élémentaire sans doute, et à la portée
de tous les humains, mais que l'automatisme aveugle des ma-
chines ne possède pas.
Comme dans la préparation à la filature, les premières opé-
rations sont surveillées par des hommes parce qu'il faut manier
de lourdes charges de matières, les étaler sur les rubans sans
fin qui les feront déverser dans les cuves à désuinter ou à laver;
il faut poser les rouleaux sur les cardeuses^ etc. Ces dernières
machines livrent de petites bobines de laine démêlée, de sorte
que les opérations suivantes : étirage, peignacje, lissage, peu-
vent être surveillées par des femmes : en fait, celles-ci ne sont
employées que le jour; l'équipe de nuit est exclusivement com-
posée d'hommes, comme le veut la loi.
La surveillance de tous ces métiers demande tellement peu
d'attention, que l'on n'arrête même pas pendant les heures de
repas : les machines tournent jour et nuit, presque sans inter-
ruption I
La filature de laixe peigxée. — Du peignage, la laine arrive
en ccheveaux à la filature. Pour nous rendre compte de ce qui
s'y passe, rendons-nous aux ateliers da la Textile, petite fila-
ture qui ne compte que 12.000 broches, mais le travail y est
semblable à celui qui se fait dans les plus grandes. La force mo-
trice totale est de 300 chevaux, et le personnel se compose
14 l'ouvrier dans l'industrie textile.
d'une centaine d'ouvriers dont la moitié à peine sont des
femmes.
Comme pour le coton, il y a lieu de faire d'abord une série
de filages en gros avant de faire le filage définitif ou filage en
fm. Le filage en gros se fait à l'aide de bobinoirs qui étirent sans
donner aucune torsion, et qui sont surveillés par des femmes.
Le filage en fin se fait avec des métiers renvideiirs analogues
à ceux employés pour le coton, mais comprenant un nombre
moindre de broches à filer, parce que celles-ci doivent être plus
écartées les unes des autres. La laine cassant plus facilement
que le coton, on est obligé de mettre un personnel plus consi-
dérable pour rattacher les fils. Chaque équipe se compose d'un
fileur, de quatre rattacheurs et de deux bobineurs. Les qualités
exigées sont les mêmes que dans la filature de coton. Notons
toutefois l'emploi d'un certain nombre de femmes en qualité de
rattacheuses. Nous l'avons dit, c'est là, un métier que peuvent
faire des femmes; ce qui les écarte des renvideurs à coton,
c'est que les rattacheurs sont avant tout des candidats-fîleurs.
Sans doute, il en est de même avec les renvideurs à laine, mais
ici, si l'on n'employait que des hommes, il y aurait trop de can-
didats-fileurs, puisqu'il y a quatre rattacheurs pour un fileur
tandis que, dans l'industrie cotonnière, il n'y en a que deux.
Les fileurs sont exclusivement masculins, pour les raisons déjà
dites.
Il n'y a pas de métiers continus dans la filature que nous
visitons, et c'est le cas général, non seulement à Roubaix, mais
sur tout le Continent. En Angleterre, c'est Tinverse; les laines
peignées ne sont guère filées qu'au continu. Cela provient de
ce que les matières employées ne sont pas les mêmes : les An-
glais ont continué à peigner les laines longues et droites
comme on le faisait exclusivement jadis, tandis que le Conti-
nent s'est mis à peigner les laines fines, plus courtes et plus
vrillées, plus difficiles à travailler, par conséquent.
La filature ue laine cardée. — Sauf qu'il ne comprend
pas l'opération du peignage, le travail des laines cardées est le
I.E TRAVAIL DANS L'iNDUSTRlE TKXTILE. 15
même que celui des laines peignées, depuis le triage jusqu'au
filage enfin; et ici, toutes ces opérations se font dans le même
atelier.
Nous trouverons donc d'abord :
1° Des ouvriers de métier qui sont les trieurs;
2" Des journaliers, simples surveillants de machines, au dé-
suintage, lavage, battage, etc., jusqu'au cardage;
3° Des femmes surveillantes de machines, à partir du car-
dage, dans les différents étirages jusqu'au filage en gros au
bobinoir ;
4° Enfin, au filage en fin, qui se fait toujours au métier ren-
videur^, nous trouvons des fileurs, résultats d'une sélection
faite parmi les rattacheurs.
De la fdature, les filés peignés ou cardés passent au tissage^
à la fabrique, comme on dit en Roubaix.
Le tissage de laine. — Rendons-nous à la fabrique de
MM. Mathon et Dubrulle, située à la limite même des territoires
de Roubaix et de Tourcoing, C'est un des plus grands tissages
des environs ; il compte environ mille métiers à tisser nécessi-
tant une force de 1.200 chevaux-vapeur. Le personnel se com-
pose de 500 tisserands (un pour 2 métiers), plus iOO femmes et
400 hommes employés à la préparation et aux occupations
accessoires.
Un tissu, on le sait, est généralement composé de deux séries
de fils perpendiculaires : les fils de chaîne sont ceux qui sont
disposés dans le sens de la longueur du tissu, et les fils de trame
sont ceux disposés dans le sens de la largeur.
Les opérations à effectuer sont les suivantes : 1" préparation
de la chaîne; 2' préparation de la trame; 3" tissage propre-
ment dit, ou entrelacement du fil de trame avec la chaîne;
4° piqùrage ou correction des défauts.
1° Préparation de la chaîne. La préparation de la chaîne, et
le rentrage, ou pose de la chaîne dans le métier à tisser se font
1. En Angleterre, les cardés sont également filés au renvideur, puisqu'ils pro-
viennent des laines courtes.
10 l'ouvrier de l'industrie textile.
à la main, car il faut passer les fils un à un et accrocher l'une
des extrémités. C'est un travail de manœuvre.
2" Préparation de la trame ou des canettes. — Il s'agit de
mettre chacun des fils de trame dans une navette. Cette opéra-
tion est exécutée à la main par des femmes.
3" Tissage proprement dit. — Une fois le métier préparé, c'est-
à-dire une fois la chaîne posée et les canettes prêtes, le tisse-
rand arrive et met le métier en mouvement. Son rôle consiste
surtout à surveiller l'opération, et à rattacher les Qls qui cas-
sent.. Ceci demande de l'attention soutenue. Il faut donc les
mêmes qualités pour être tisserand que pour être rattacheur,
mais tandis que les moments de distraction de ce dernier se tra-
duisent en ralentissement du filage, ceux du tisserand se tradui-
sant en malfaçons dans le tissu.
En effet, dans le premier cas, le fil cassé cesse de filer : dans le
tissage, au contraire, la navette continue son chemin, laissant
un défaut dans le tissu, à l'endroit où la cassure sest produite.
De plus, le tisserand, pour ratiacher convenablement le fil
cassé, doit connaître la contexture du tissu qu'il travaille; il
doit savoir de quelle façon le til de trame s'entrelace dans
la chaîne ; sans cela il risque de rendre le défaut plus apparent
qu'il n'était.
Aussi semble-t-il que le meilleur système soit ici le salaire à
la tâche corrigé par un système d'amendes pour les défauts
laissés dans le tissu par l'ouvrier.
On comprend que le métier de tisserand demande un certain
apprentissage, et cela d'autant plus que l'ouvrier est appelé à
tisser des tissus plus compliqués. Toutefois, cet apprentissage se
fait progressivement. Les gamins sont chargés de petits métier^
sous la surveillance d'un ouvrier. Vers dix-sept ans, ils peuvent
être laissés seuls sous leur responsabilité personnelle.
k" Piqih'aye. — Si attentif qu'ait été le tisserand, il reste un
certain nombre de défauts dans l'étoile. Ces défauts sont cor-
rigés à la main. C'est un travail de couturière, mais qui de-
mande la connaissance de la texture des tissus. Aussi exige-t-il
quelques années d'apprentissage.
I.E TRAVAIL DANS L'INDUSTRIE TEXTILE. 1"
C'est la première fois que nous rencontrons des femmes
employées en fabri([uo ayant dû faire un apprentissage sérieux,
mais c'est là un travail de couture: mariées, elles pourront
continuer à utiliser leurs connaissances, et même travailler
à domicile pour un fabricant.
La teinture et l'apprêt. — Ces deux genres de travaux sont
parfois réunis dans le même atelier, mais un certain nombre
d'industriels se sont spécialisés dans l'un ou l'autre.
La teinture se fait avant ou après le tissage; dans le premier
cas, il s'agit de colorer des fils destinés à produire des dessins dans
le tissu; dans le second cas, c'est le tissu lui-même qui est teint.
Ici, nous avons quitté le royaume de la mécanique pour celui
de la chimie : on ne parle plus de métiers, mais de cuves. Les
ouvriers ne sont que de simples manœuvres chargés de la mise
en route et de la surveillance des opérations. En effet, les
matières colorantes viennent toutes préparées d'Allemagne,
pays qui, comme on le sait, s'est admirablement développé
dans cette voie, et a su garder le secret et le monopole de cette
fabrication ' .
Passons maintenant à Xapprèt, travail qui a pour but de don-
ner le dernier coup de fer au tissu avant de le livrer au com-
merce et à la confection.
L'apprêt consiste essentiellement à plonger le tissu dans un
bain chaud d'amidon, de fécule, d'argile, etc., et à faire dispa-
raître ensuite les plis à l'aide d'une presse.
Pour la laine, il y a lieu, entre le dégraissage et la presse, de
faire les opérations du tondage et du décatissage, l'une pour
égaliser le duxet laineux qui garnit l'étoffe, l'autre pour enle-
ver l'excès de poli à l'aide d'un bain de vapeur.
Pour le drap, il faut de plus faire le foulage, ou compression
transversale en vue d'augmenter la densité du tissu tout en lui
conservant .son élasticité; c'est un commencement de feutrage,
opération sans laquelle le drap se rétrécirait de lui-même plus
1. 11 y a là un danger qui sera mis en lumière quand nous étudierons la classe
patronale.
2
18 l'ouvrier dp: l'industrie textile.
tard par l'usage. Le foulage fait rentrer les draps d'environ un
tiers sur la largeur et de la moitié sur la longueur.
Ce qu'il nous faut retenir, c'est que les manœuvres dominent
dans l'apprêt comme dans la teinture : ils surveillent la marche
des presses mécaniques, des cuves, des cylindres et des tondeuses ;
ils chargent et déchargent les appareils, les mettent en mouve-
ment ou les arrêtent.
Il reste encore le travail de la confection , mais là nous
quittons le domaine du machinisme et les répercussions sociales
sont autres. Ce travail est du reste peu répandu dans la Flandre
française. Il se fait plutôt dans les plaines calcaires qui s'éten-
dent au sud de la ville de Lille.
Mais il est temps maintenant d'étudier l'antique industrie
flamande, celle du lin avec ses succédanés, le jute, le chan-
vre, etc.
La filature ue lin. — Nous avons vu que le lin était préparé
par un travail rural laborieux, à la suite duquel, il arrive en
filaments et en étoupe. Cette dernière est simplement cardée,
tandis que les bons filaments passent directement au peignage.
Dans l'industrie linière, le peignage forme toujours une an-
nexe delà filature. Nous en verrons plus tard la cause; notre but,
pour l'instant, est de déterminer les etfet sociaux des différentes
opérations sur l'ouvrier.
En visitant une filature de lin, on se rend compte bientôt que
le machinisme est imparfait : le personnel est beaucoup plus
nombreux, et certains travaux se font encore à la main.
Voici d'abord une grande quantité de gamins (|ui partagent la
matière en cordons égaux, ou qui servent d'aides; voici des
jeunes gens, les èmoucheteurs, qui surveillent les métiers méca-
niques à peigner; voici enfin des hommes, les repasseurs ^ qui
achèvent de peigner à la main. Ce dernier travail demande un
véritable apprentissage, car il s'agit d'acquérir un tour de main
spécial; il ne suffit pas, comme pour le peignage de la laine,
d'exercer un effort uniforme ; il faut appuyer plus ou moins fort,
suivant que la mèche est plus ou moins engagée dans le peigne;
LE TRAVAIL DANS LINDLSÏRIE TKXTILK. 11)
il faut apporter beaucoup de soins pour dégager les étoupes
sans les détériorer, et savoir tirer le plus possible de longs
brins d'une quantité donnée de matière.
L'habileté plus ou moins grande du repasseur influe sur le
rendement et la réussite de l'ensemble du travail. C'est un ou-
vrier de métier ayant dû faire un apprentissage d'au moins
deux ans. Il y a une tendance de plus en plus marquée, sur-
tout pour les articles ordinaires, à supprimer le repassage et à
se contenter du peignage mécanique qui donne des résultats
moins parfaits, mais qui est moins onéreux.
Le cardage des étoupes se fait dans des cardeuses mécaniques
analogues à celles employées dans les filatures de laine.
Le lin peigné ou cardé passe ensuite dans une série d'appareils
où le machinisme est parfait, et qui sont surveillés par des
femmes : bancs à étirer, bancs à broches pour le filage en gros,
enfin métiers continus pour le filage en fin.
Le lin étant très résistant, le métier renvideur n'est jamais em-
ployé. Il y a toutefois deux façons d'opérer le filage en fin : il se
fait à sec pour les gros numéros, et au mouillé pour les fins, au
delà du n' 25.
Dans ce dernier cas, le fil passe dans de l'eau chauffée à une
température de 60 à 80°, avant de s'enrouler sur la bobine du
métier. Ce dernier travail est non seulement plus onéreux que le
premier, mais plus malsain pour l'ouvrière, à cause de la cha-
leur humide qui règne dans la salle.
L.\ FiLTERiE. — Une quantité assez considérable des filés de
lin sont destinés, non au tissage, mais à la fabrication du fil à
coudre, fabrication qui se fait dans des ateliers distincts appelés
filteries ou retorderies. On réserve plutôt le nom de retorderie
aux ateliers dans lesquels on donne ime torsion supplémentaire
aux filés de coton ou de laine qui doivent entrer dans la confec-
tion de certains tissus : le nom de fdterie désigne plus spéciale-
ment les ateliers où l'on donne une torsion supplémentaire aux
filés de lin pur ou mélangé de coton, en vue de la confection du fil
à coudre. Dans l'un ou dans l'autre cas, le travail est semblable.
20 l'ouvrier de l'industrie textile.
La torsion se fait à l'aide de métiers analogues aux métiers
continus à filera II y alieu ensuite de teindre les fils, de raccom-
moder les cassures, de les numéroter, etc.
Aucun de ces travaux ne nécessite d'apprentissage sérieux; le
personnel d'une filterie ne se compose que de femmes et de
manœuvres.
Le tissage et la blanchisserie de toile. — Quant aux filés
destinés à la fabrication des tissus, au lieu d'aller dans les fîlte-
ries, ils vont dans les tissages de toile, puis dans les blanchis-
series.
Le tissage de la toile se fait de la même façon que la fabrica-
tion des étoffes de laine, à part quelques modifications de détail
sur lesquels il n'y pas lieu d'insister.
L'apprêt se fait dans des ateliers appelés blanchisseries. Le sé-
chage se fait fréquemment encore à l'air libre sur les prairies,
par exemple sur les bords de la Deûle, aux environs d'Haubour-
din.
Nous voilà arrivé au bout de notre première étape. Nous avons
parcouru le cycle complet des diverses industries textiles que
l'on rencontre dans la Flandre française. Il nous faut maintenant
en dégager les efîets,
1. On emploie le renvidexir à retordre pour les gros fils peu tordus.
¥
II
L,ES EFFETS DU MACHINISME
Telles sont les données du problèmo.
Si l'on a bien lu les lignes qui précèdent, on comprendra sans
effort renchainement des faits qui vont suivre, car tout y est
contenu en germe.
Notre seul travail sera donc de les dégager, de les mettre
en lumière , de formuler d'une façon nette les répercussions
sociales.
Le grand fait générateur auquel remontent les répercussions
sociales de l'industrie textile, dans l'Europe occidentale en géné-
ral, et dans la Flandre française en particulier, est sans contredit
le développement à\\ machinisme.
Le présent travail aura surtout en vue les effets du machinisme,
tel qu'il est organisé dans l'industrie textile dans la Flandre
française. Ce n'est pas à dire qu'en cours de route, nous ne
puissions faire quelques incursions indiscrètes sur les industries
textiles des autres pays, ou sur les effets du machinisme dans des
industries différentes; bien au contraire! Il est de toute évi-
dence qu'il faut comparer constamment avec les choses similaires,
si l'on veut porter un jugement; c'est pourquoi, il ne faut pas
perdre de vue que les incursions que nous ferons en Angle-
terre ou ailleurs n'auront d'autre but que de mieux connaître la
Flandre française.
Ceci posé, entrons dans le détail des répercussions sociales.
k
L OrVRIER r)E I. INDUSTRIE TEXTILE.
I. — LA DIVISION DU TRAVAIL ET LES VARIETES OUVRIERES
D'après ce que nous avons pu voir du travail, il ressort que le
machinisme entraîne une grande division du travail. Par essence,
la machine est aveugle, automatique, et ne peut exécuter qu'une
opération spéciale, limitée. Il y a donc autant de machines diffé-
rentes que d'opérations distinctes à faire. A cette division du
travail correspond la subdivision du personnel en un certain
nombre de variétés distinctes.
Il peut se faire qu'un ouvrier puisse passer facilement de la
surveillance d'une machine à celle d'une autre, parce que toutes
deux demandent le même ordre de qualités morales ou de con-
naissances techniques. Il peut se faire que ce passage se fasse
difficilement, parce que la conduite de certaines machines fait
appel à un autre ordre de qualités ou de connaissances.
En groupant ensemble les opérations qui exigent les mômes
capacités de l'ouvrier, on déterminera les variétés sociales que
comporte la classe ouvrière.
En étudiant les conditions du travail dans l'industrie textile,
nous avons eu soin, en décrivant chaque opération, de noter
quelles étaient les qualités morales que cette opération exigeait
de l'ouvrier, ainsi que les connaissances techniques nécessaires :
l'analyse a donc été faite; nous n'avons plus qu'à faire le clas-
sement.
Remarquons tout dabord que nous avons deux critères diûe-
rents de classement : d'une part, les qualités morales; d'autre
part, les connaissances techniques. A chacun de ces critères,
correspond un ordre de choses différent, une orientation sociale
autre.
Tout en bas, nous avons la catégorie des journaliers faisant
les travaux qui demandent à la fois le minimum de qualités
personnelles et de connaissances.
De là, partent deux voies caractérisées par la prépondérance
LES Kl'FETS DU MACDINISME. 23
de l'un ou l'autre de ces critères : dans Funo, nous classerons
les types dans Tordre où les qualités morales exigées sont de
plus en plus nondjreuses, et par conséquent se trouvent plus
rarement réunies dans le même individu; dans l'autre, au con-
traire, nous les classerons clans l'ordre où les connaissances
techniques nécessaires sont de plus en plus grandes, et par
conséquent de plus en plus difficiles à acquérir.
Dans le dernier cas, le classement est facile à déterminer, car
les métiers techniques s'apprennent à l'aide d'un apprentissage,
et la durée cV apprentissage mesure la difficuUr d'acquérir les,
connaissances techniques.
Dans le premier cas, au contraire, il n'y a plus d'appren-
tissage réel ; le classement des ouvriers se fait par une sélection
lente : pour cela, les ouvriers sont, en (fuelque sorte, mis à
l'épreuve pendant un temps plus ou moins long; c'est pour-
quoi, au lieu du mot apprentissage, nous emploierons ici le
terme à' épreuve.
La différence entre l'apprenti et le gamin à l'épreuve est que
celui-ci reçoit un salaire, taudis que le premier n'en reçoit
aucun, et quelquefois même est obligé de payer une redevance
à son maître.
On le voit, il n'est pas indifférent pour l'ouvrier que son
enfant soit apprenti ou simplement à l'épreuve ; ce n'est pas une
question théorique, mais une question qui se traduit immédia-
tement en argent.
Disons de suite que les métiers demandant un apprentissage
sont ceux où le travail à la 7nain prédomine, tandis que l'épreuve
est employée c^uand le travail mécanique prédomine .
L'ouvrier serviteur de la jlvchine. — Voyons d'abord la
première variété, celle des ouvriers serviteurs de l'automatisme.
Dans ce type, le classement est déterminé par les qualités per-
sonnelles :
1° Prenons d'abord la catégorie des journaliers comprenant
les peigneurs de laines, les teinturiers, les apprêteurs, les car-
deurs, les manœuvres, les ch^ufteurs, etc. Nous avons vu qu'on
24 L OUVRIER DE L INDUSTRIE TEXTILE.
exige d'eux ce que la machine ne peut pas faire : tout ce qui sort
de l'automatisme, tout ce qui demande un peu de discernement.
Mais ici, ce discernement est minime : tous les hommes en
sont capables. Aussi, en quelques heures a-t-on formé un
ouvrier peigneur, et l'on embauche le premier venu, le pre-
mier homme sans travail qui se présente; il est de suite au
courant.
2° Les tisserands d'arlicles simples. Le tissage des articles
simples ne demande que peu de connaissances techniques, on
le conçoit; aussi ne faut-il qu'un apprentissage insignifiant, de
deux ou trois mois.
Par contre, on exige des qualités d'attention soutenue, que
l'on acquiert progressivement à l'usine; car l'on débute d'abord
sur un petit métier, vers treize ans, et pendant un certain temps,
le gamin est sous la surveillance immédiate d'un ouvrier qua-
lifié.
L'attention plus ou moins grande apportée par l'ouvrier à son
travail se traduit par le nombre plus ou moins grand des mal-
façons dans l'étoffe. De là, le salaire à la tâche avec amendes
infligées pour malfaçons.
3° Voyons maintenant le ratlacheur. A celui-ci également, en
outre du discernement, on demande une attention très soutenue,
qui ne peut se relâcher un instant sous peine de laisser chômer
trop longtemps les broches : c'est pourquoi il est payé aux pièces
et reçoit une prime lorsque le travail est rapidement exécuté.
On n'embauche pas le premier venu; le jeune ouvrier débute
comme aide — comme bobineur — pour devenir second, puis
premier rattacheur : c'est qu'il faut progressivement acquérir la
capacité d'attention nécessaire. A ceux qui douteraient de cette
nécessité je leur demanderai s'ils sont capables de concentrer
leur esprit sur une même chose pendant une journée sans de
nombreux moments de distraction? Je prie chacun de faire son
examen de conscience à ce sujet.
Cette formation supplémentaire du caractère qui se fait à
l'usine a pour résultat de restreindre le nombre des postulants :
tandis qu'un rattacheur pourra, le cas échéant, devenir peigneur
LKS EKKEÏS HU MACHINISME. 20
OU manœuvre, la réciproque ne sera pas vraie; on trouve bien,
parmi les journaliers, quelques ouvriers ayant les capacités né-
cessaires pour occuper un poste plus élevé, mais on peut être
certain qu'ils ne sont là que temporairement, et que des cir-
constances spéciales les y ont seules amenés momentanément.
4° Les fileurs doivent ép^alement avoir du discernement et de
l'attention, comme les rattacheurs, et, en outre, le don du
commandement, de l'organisation et surtout le sens de la res-
ponsabilité. Cette fois, ce sont des qualités éminentes que l'on
exige de l'ouvrier : aussi est-il plus qu'un ouvrier ordinaire;
c'est un chef d'équipe.
Les fileurs sont le résultat dune sélection opérée parmi les
rattacheurs, puisqu'il faut les mêmes qualités avec quelque
chose en plus. Que le fileur développe encore un peu sa fermeté
de caractère, qu'il acquière un sens plus profond de l'esprit de
responsabilité, et il aura l'étoffe nécessaire pour être contre-
maUre : de chef d'équipe il pourra devenir chef d'atelier et
sortir de la classe ouvrière. Nous sommes bien à la limite supé-
rieure, à la frontière du patronat.
L'ouvrier travaillant a la maix. — Passons maintenant au
type ancien de l'ouvrier. Nous allons voir que, pour V ouvrier à
la main, le classement est dHerminè par la difficulté de l'ap-
prentissage.
On ne peut rien comprendre si l'on ne sépare pas les qualités
personnelles des connaissances techniques. Nous venons de voir
toute une série d'ouvriers qui n'ont besoin d'aucune connais-
sance technique bien marquée, et par conséquent, d'aucun
apprentissage, et pourtant, il s'établit un classement parmi eux,
classement résultant d'une sélection naturelle.
Dans les anciens métiers à la main, le classement s'opère,
non plus suivant les qualités personnelles, mais suivant les con-
naissances spéciales exigées ; il résulte, non d'une sélection
naturelle, mais d'un apprentissage.
1" Le repasseur (peigneur de linj. Comme homme, il ne lui
faut qu'une force sufiisante et la discipline nécessaire pour
iC» l'ouvrier de l'industrie textile.
supporter le régime du grand atelier. Pourtant deux années d'ap-
prentissage sont nécessaires et encore à condition de commencer
jeune. C'est qu'il doit acquérir un doigté spécial, un tour do
main particulier ainsi que nous lavons dit en décrivant le
travail du lin ^ .
Cet apprentissage n'a pas pour but de développer des qua-
lités spéciales du caractère de l'homme, mais une connaisance
de la technique du métier.
2° Le tisserand d'articles fins ou compliquh. Pour la fa-
brication des étoffes compliquées, il semble qu'un apprentis-
sage soit nécessaire pour apprendre la contexture des différents
tissus. Et en effet, au temps des corporations et du travail à la
main, un apprentissage sérieux était exigé, apprentissage dont
la durée variait selon les genres d'étoffes, de deux à douze ans.
Au début du tissage mécanique, celui-ci n'entreprit que la fa-
brication des tissus simples, parce que l'automatisme y était plus
facilement réalisable. Il en résulta que les tisserands à la mécani-
que n'avaient besoin que d'un apprentissage très réduit, comme
nous l'avons vu. Mais peu à peu, le machinisme s'empara de la fa-
brication d'étoffes plus compliquées, ce qui détermina une espèce
de crise d'apprentissage, disons plutôt un malaise, parce que le
phénomène n"a pas pris un caractère très intense encore; dans
la Flandre française, ce malaise est limité au tissage des tissus
compliqués ; il ne cessera que lorsque l'apprentissage techni-
que aura été rétabli d'une façon ou de l'autre.
3° Les trieurs de laines ont un apprentissage de trois ans à
faire, pour connaître les diverses variétés de laines, leurs qua-
lités. Us doivent commencer jeune pour pouvoir acquérir ce
doigté spécial qui leur permet de reconnaître ces qualités par
le toucher.
Contrairement aux repasseurs, ils font une opération qui n'est
pas menacée par le machinisme; il y a aussi peu d'automatisme
que possible dans ce qu'ils font; par contre, beaucoup de dis-
cernement, et un discernement fin, délicat.
1. \o\rsnprû, p. 18 el 19.
LES El FF.T> m MACHINISME. 27
En nous élevant encore, nous trouvons les dessinatefO's qui
font les esquisses, les projets, la mise en cartes pour les métiers
Jacquard, etc. Mais ici, nous sortons de la classe ouvrière, parce
que l'opération intellectuelle prend décidément le dessus sur
l'opération manuelle; aussi ce métier domande-t-il des connais-
sances théoriques que l'on n'acquiert que dans des écoles
spéciales : écoles industrielles, écoles des Beaux-Arfs, etc. Vu
la variété et la complication des opérations à faire, le salaire
à la tâche n'est plus possible; les employés ont un salaire fixe
comme les simples journaliers, mais il y a de grandes ditiércnces
à noter entre les deux : le taux du salaire est plus élevé pour
les employés, et les contrats sont de longue durée.
On le voit, au bout des deux routes que nous venons de suivre,
se trouve une porte d'accès aux fonctions patronales : dans la
première, l'ouvrier acquiert une formation supérieure du ca-
ractère qui le conduit aux fonctions de direction; dans la se-
conde, il a besoin pour s'élever, de connaissances plus grandes
qui le conduisent aux fonctions intellectuelles.
La loi des salaires, — On a beaucoup discuté sur la ques-
tion des salaires, et l'on a tiré, des conceptions idéalistes ou mé-
taphysiques, de prétendues lois qui régissent ou qui devraient
régir les salaires.
Voyons ce que les faits nous donnent :
Le salaire est la rémunération du travail ; c'est la mesure de
l'effort que ce travail demande, en comprenant par ce terme
effort, non pas seulement l'efiort physique comme on est trop
souvent porté à l'envisager, mais aussi l'ellort moral ou intel-
lectuel qu'il suppose.
On est toujours trop porté à croire à légalité des qualités in-
dividuelles. C'est là une erreur considérable, due à notre vanité
qui seule nous aveugle, nous empêche de reconnaitre l'existence
de supériorités sociales. En réalité, il y a bien un fonds de qua-
lités ordinaires qui sont l'apanage commun de tous les hommes,
une certaine force physique, un discernement élémentaire, une
compréhension au premier degré. Seule, l'élite possède, outre
28 l'ouvrier de l'industrie textile.
ces qualités banales, des qualités spéciales qui font sa supério-
rité.
Pour nous en tenir à la classe ouvrière, nous allons voir que
le salaire est proportionnel aux capacités exigées. Nous mettons
de côté, bien entendu, tout facteur anormal venant troubler le
cours ordinaire des choses; pour l'instant, nous ne tenons pas
compte des crises : en science sociale, comme dans les sciences
physiques, si Ton veut aboutir, il faut isoler chaque facteur.
Prenons, par exemple, la première variété d'ouvriers, et
voyons leurs salaires moyens en mettant en regard les qualités
exigées. Nous avons :
V Les journaliers : discernement élémentaire; 0 fr. 30 à
0 fr. 40 rheure, 3 à 4 francs jMr j our ;
2" Les tisserands et les rattacheurs : discernement élémentaire
et attention très soutenue ; Jes premiers, payés aux pièces, se
font k fr. 50 par jour en moyenne; les seconds ont 0 fr. 36
l'heure comme minimum fixe assuré, et en plus une prime,
grâce à laquelle ils arrivent à un salaire journalier qui dépasse
ordinairement 4 francs mais s'élève difficilement à 5 francs. On
le voit, les tisserands et les rattacheurs arrivent à peu près au
même salaire '. 4 à 5 francs par jour ;
3° Les fleurs : discernement, attention, don du commande-
ment et sens de la responsabilité : minimum fixe variant de
0 fr. 45 à 0 fr. 50, plus une prime, grâce à laquelle le salaire
monte à 6 francs jj^r jour, et même davantage.
En résumé, le taux du salaire est proportionnel aux qualités
morales exigées.
Voyons maintenant la seconde variété d'ouvriers. Nous aurons
le tableau suivant :
l-^' Les j ournaliers : apprentissage nul; S à / francs par jour ;
2" Les repasseurs : deux ans d'apprentissage; 5 francs par
jour;
3° Les trieurs de laine : trois ans d'apprentissage ; 0 fr. 55
l'heure, soit 5 fr. oO par jour.
LES EFFETS DC MACHINISME. 29
On le voit ici, le taux du salaire est proportionnel à la durée
de r apprentissage.
Les mêmes lois se vérifient sur les salaires féminins.
La plupart des femmes sont employées comme journalières
dans les opérations où un faible efïort musculaire est demandé;
elles gagnent donc moins que les journaliers-hommes qui font
les travaux plus lourds ; les jeunes filles et les femmes de plus
de dix-huit ans ont un salaire qui varie de ^« ,> francs par jour
selon les catégories.
Ces journalières forment la majeure partie du personnel
féminin, nous savons pourquoi. Pourtant, on trouve dans les tis-
sag-es une catégorie de femmes devant faire un apprentissage
sérieux : ce sont les piqurières; aussi gagnent elles de S à
4 francs par jour.
On rencontre enfin, dans les filatures de laine, un certain
nombre de rattacheuses ; on exige d'elles une attention soutenue :
elles font le même travail que les rattacheurs, et sont payées au
même taux que ces derniers; elles se font donc, avec la prime,
jjIus de î francs par jour. Donc, encore une fois, nous voyons
le salaire s'élever, soit avec la longueur de l'apprentissage,
soit avec les qualités morales exigées.
L'offre et la demande. — Nous n'avons pas la prétention
d'avoir trouvé les lois générales qui régissent le salaire, ques-
tion complexe entre toutes. Toutefois, il nous semble avoir mis
en lumière l'influence de l'un des facteurs agissant. Ce facteur,
qu'il s'agisse de la rareté des qualités morales ou du degré d'ap-
prentissage, c'est la difficulté de recrutement du personnel.
Quand un industriel a besoin d'un manœuvre, il n'a que
l'embarras du choix, l'ofi're des bras surpasse la demande, parce
que tout le monde est apte à exercer ce métier.
Quand un industriel a besoin d'un trieur ou d'un repasseur,
il ne peut choisir que parmi les apprentis, parmi un nombre
restreint d'individus, par conséquent; l'offre des bras diminue
.?0 l'ouvrier de l'industrie textile.
et les salaires haussent. Remarquons du reste qu'il ne se for-
merait plus d'apprentis si cette hausse disparaissait.
Enfin, quand un industriel a besoin d'un rattacheur, il ne
peut choisir que parmi les ouvriers ayant certaines qualités
morales qui ne s'acquièrent que progressivement à l'usine ; encore
une fois, nous avons diminution de l'ottre et hausse du salaire.
C'est la fameuse loi de V offre et de la demande qui régit les
salaires comme les marchandises. Mais, qu'on le remarque bien,
cette loi n'indique nullement la cause du phénomène; elle n'est
que le rouage intermédiaire par lequel agissent des causes plus
profondes, et c'est à la connaissance de quelques-unes de ces
causes que nous avons abouti.
II. — LES EKKETS GENERAUX DU MACHINISME.
Nous venons de voir comment le machinisme, en accentuant
la division du travail, avait déterminé un classement des ou-
vriers.
A côté de ces influences particulières qui se font jour par
l'intermédiaire du phénomène de la division du travail, on peut
constater des effets plus généraux résultant du machinisme dans
son ensemble.
Pour faire ces constatations, nous sommes amenés à faire une
comparaison entre les ouvriers soumis au régime nouveau in-
troduit par la machine, et ceux qui lui échappent plus ou
moins.
L'influence de la machine sur les salaires. — A la loi du
salaire que nous avons déterminée, il faut en ajouter une se-
conde, que l'on peut formuler comme suit :
Le mactiinisme, en élevant la productivité de ï ouvrier, per-
met ï élévation des salaires. Et ici, il faut nous entendre. Nous
ne disons pas que la machine élève automatiquement les sa-
laires; nous disons qu'elle permet l'élévation des salaires. En
fait, elle les élève au bout d'un temps plus ou moins long.
LES EFFETS DU MACHINISME. 31
Eu second lieu, il ne faut jamais oublier que lorsqu'on for-
mule une loi — une loi sociale aussi bien qu'une loi physique
ou chimique, — on sous-entend toujours : toutes choses égales
d'ailleurs. C'est pourquoi, pour être juste, il ne faut pas com-
parer le salaire dun fileur à celui d'un maçon ou d'un mineur;
il est clair qu'il faut comparer le salaire d'un fileur à la méca-
nique avec celui d'un fileur à la main, le salaire d'un tisserand
à la mécanique avec celui d'un tisserand à la main fabriquant
les mêmes articles, et ainsi de suite, ou sinon, on fausse la com-
paraison par la base.
Pour élucider cette question, rendons-nous à Halluin, centre
textile où l'on rencontre côte à côte le tissage mécanique et le
tissage à la main.
Voici précisément deux voisins, dont l'un tisse à la main, et
dont l'autre travaille dans un atelier mécanique. Le premier
gagne en moyenne 2 francs par jour; le second 3 francs; la
femme de ce dernier tisse à la main chez elle, et se fait dif-
ficilement 1 francen. travaillant jusqu'à 6 heures du soir. Pour-
tant les tisserands à domicile font de plus longues journées, et
dépensent une force plus considérable, puisqu'ils doivent, en
plus de ce que font les premiers, fournir l'effort moteur! Très
souvent même, ils doivent acheter le métier, l'entretenir et le
réparer.
La preuve palpable que le travail à la main est moins payé,
c'est qu'à Halluin, il n'y a plus guère que des femmes et des
vieillards qui le font. Quand j'ai voulu chercher un homme tra-
vaillant à la main, un homme jeune ou d'un âge moyen, j'ai
eu beaucoup de difhcultés à en trouver. J'ai fini par en déni-
cher un, mais il faisait des articles difficiles que la machine ne
pouvait pas faire. Cet ouvrier était propriétaire de deux larges
métiers à double-navette sur lesquels il travaillait avec son fils.
Dans ces conditions, en fournissant l'outillage et la force motrice,
ils arrivaient à se faire, à eux deux, 6 à 7 francs par jour, soit
3 francs ou 3 fr. 50 pour chacun : c'est le salaire d'un tisserand
de fabrique faisant les articles ordinaires.
Prenons une autre opération, celle du bobinage par exemple,
32 l'ouvrier de l industrie textile.
travail qui consiste à enrouler sur une JDobine les écheveaux de
fils que le tisserand reçoit de la filature. Précisément, la fille du
premier tisserand dont nous avons parlé est bobineuse à la
mécanique dans une fabrique ; elle gagne en moyenne -2 fr. 50
par jour, c'est-à-dire plus que son père! L'une de ses voisines
est bobineuse à la main à domicile, et n'arrive qu'à Ofr. 75 par
jour!
Dans la filature, la comparaison ne peut plus être faite : Fan-
cienne fileuse au rouet est morte, et elle gagnait 50 centimes
par jour. Aujourd'hui, pour trouver le filage à la main, il faut
aller dans des contrées où les communications sont encore peu
développées, et, là, nous retombons dans les bas salaires.
En Catalogne, le fileur à la main ne gagne guère plus de
0 fr. 90 par jour^.
Le môme phénomène se reproduit partout. En Russie, à
l'heure actuelle, les fileuses à la main gagnent 0 fr. 20 par
jour, tandis que les fileuses en fabrique se font 1 fr. 25.
A Lille, les fileuses de lin au métier continu ont un salaire
moyen de 2 fr. 70 à 2 fr. 90 ; à Roubaix, les fileuses de coton
dépassent 3 francs.
Mais nous avons vu qu'avec le métier renvideur, pour la laine
ou le coton, les salaires sont encore plus élevés et atteignent
4 fr. 50 à 5 francs pour les rattacheurs et 6 francs pour les
fileurs.
Cette loi est générale, et je ne pense pas qu'il puisse encore
subsister de doute à ce sujet dans l'esprit du lecteur.
Il est intéressant de voir si cette hausse des salaires, due à
une plus grande productivité, est connexe d'un accroissement
des capacités de l'ouvrier.
L'exemple le plus probant est celui du tissage, puisque l'on
trouve côte à côte les deux types.
Tous les deux travaillent sur des métiers analogues qui ne
diffèrent que par le genre de moteur. Le métier dit à la main^
ou à bras, est muni de deux pédales mises en action par les
1. G. d'Avcnel, Paysans et ouvriers depuis 700 ans. p. 124.
LES EFFETS DU MACHINISME. 33
pieds de Touvrier, tandis que le métier automatique est muni
d'une poulie qui reçoit son mouvement d'une machine à vapeur
par l'intermédiaire d'un système de transmission : arbres, cour-
roies, etc.
Donc premier point, la machine affranchit l^ ouvrier de l'effort,
moteur ; il y a diminution d'effort physique.
Le reste du travail est le même. Le tisserand à la main, tout
en faisant mouvoir son appareil, surveille l'étotTe et répare les
fils qui cassent, mais cela ne demande qu'une attention faible,
car, on le pense bien, le tissu ne progresse que lentement; de
plus, on peut sans inconvénients, arrêter de temps en temps. Il
faut donc des qualités personnelles moins grandes que pour être
tisserand à la mécanique, quoiqu'on pense g-énéralement le con-
traire; pour surveiller un métier automatique, il faut être ca-
pable d'une concentration plus grande de l'esprit, d'une atten-
tion plus soutenue. En somme, la machine exige un effort mental
plus considérable de l'ouvrier.
De plus, le tisserand à la main, s'il travaille à domicile, est
soumis à une discipline moins grande que l'ouvrier d'usine. A
ce dernier, comme à tout ouvrier d'un grand atelier, il faut
avoir, outre les autres qualités, la discipline nécessaire pour
exécuter un travail régulier et à des heures rég-ulières. Cette
discipline est déjà exigée de l'ouvrier de manufacture, c'est-à-
dire de l'ouvrier à la main, travaillant en grand atelier, mais
elle ne lest pas de l'ouvrier à domicile. Celui-ci peut, s'il le
veut, en prendre à son aise, et se rattraper le lendemain : au-
cun maître ne vient le contraindre. Donc, le grand atelier
exige un esprit de discipline plus grand de la part de l'ouvrier.
Je cause avec C... un ancien tisserand à la main qui aujour-
d'hui travaille en fabrique. Il préfère l'ancien mode de travail
qui demandait pourtant un effort physique plus considérable
mais qui permettait plus de liberté. Il pouvait, me dit-il, s'oc-
troyer des heures de repos quand il le voulait, commencer et
finir quand cela lui plaisait, car on n'a pas toujours une ardeur
égale au travail. Maintenant, c'est une affaire pour lui d'assis-
ter à une cérémonie familiale quelconque! Et il se répand en
34 l'ouvrier de l'industrie textile.
plaintes améres à ce sujet : « Passe encore pour un baptême ou
un mariage : on peut choisir son moment! Mais un enterre-
ment!... »
On le sent en l'entendant parler, C... a dû exercer une con-
trainte sur lui-même pour pouvoir supporter le régime dû grand
atelier. Pourtant il en a été capable, il a pu opérer cette trans-
formation.
D'autres n'ont pu le faire. A Halluin, on peut voir quelques
vieillards tissant chez eux, luttant péniblement contre la ma-
chine et n'ayant jamais pu s'adapter au nouveau régime; mais
la plupart de leurs enfants, envoyés très jeunes à l'usine, ont pu
le faire.
Les heures de travail. — Tandis que les salaires augmen-
laient, les journées diminuaient. C'est encore lemachinisme qui,
en augmentant la producti\ité, a j)ermis cV augmejitei' les teiwps
de loisir de l'ouvrier. Encore une fois, nous ne disons pas que
cette répercussion se produit immédiatement; nous disons que
seule la machine a rendu possible la diminution des journées
de travail.
En 1828, nous dit Flammermant ', le tisserand lillois travail-
lait de 5 heures du matin à 9 heures du soir en hiver; en
été, il cessait son travail avec le coucher du soleil. On doit donc
compter une moyenne de seize heures par jour.
Aujourd'hui, la journée de travail est de dix heures dans
toute l'industrie textile mécanique, en France, à l'exception des
peignages de laine, dans lesquels l'équipe de nuit fait
douze heures-.
En résumé, on peut dire que le machinisme a permis la di-s-
parition du siveating System.
Le sweating System est le régime de travail dans lequel se
trouvent réunis à la fois les bas salaires et les longues journées
de travail. A l'heure actuelle, il sévit encore sur la plupart
1. Cité par L. Merchier, Monocjraphie du lin, p. 10.
2. La cause en est, comme nous le verrons plus loin, à ce fait qu'aucune femme
ni' fait partie de l'é(iuipe de nuit.
l
LES EFFETS Df MACUIMSME. 6.)
des industries à domicile, dans la confection et la lingerie
notamment. Dans l'industrie mécanique, on n'en trouverait
plus aucun exemple dans tout l'Occident.
L'apprentissage. — Nous avons constaté un phénomène cu-
rieux dans le mode de formation de l'ouvrier : la machine tend
à remplacer V apprentissage technique par une espèce de temps
d'épreuve destiné à opérer une sélection parmi les ouvriers.
Il y a toutefois, au point de vue économique, une grande
différence entre ces deux modes de formation : l'apprenti n'est
pas payé, tandis que le gamin, pendant son temps dépreuve,
obtient un salaire qui va continuellement en croissant; sous l'an-
cien régime, on sait que l'apprenti devait même payer son
patron, ce qui semble assez juste du reste, puisque ce dernier
devait lui apprendre la technique du métier
D'après les statuts des anciennes corporations, la durée de
l'apprentissage variait de deux à douze ans, selon les métiers ^
Elle était de deux ans dans les corporations de tisserands, à Lille
et dans les environs-.
Aujourd'hui, dans les tissages mécaniques^ l'apprentissage ne
dure que deux ou trois semaines, après quoi, le gamin com-
mence à gagner 1 fr. 50 par jour : il voit alors son salaire s'é-
lever rapidement à 2 francs, puis 2 fr. 50. Dans les mêmes ate-
liers, les l)obineuses gagnent 2 francs par jour après huit ou
quinze jours d'apprentissage.
Dans les filatures, sur les métiers ren videurs, le gamin dé-
bute comme bobineur avec un minimum de 0 fr. 18 l'heure,
mais grâce à la prime, il arrive très vite à une moyenne de
2 fr. 20, à Roubaix. Les jeunes filles employées dans les travaux
de préparation, dans les filatures de laine à Roubaix, gagnent
I franc en entrant. 2 francs vers l'âge de quatorze ou quinze ans.
II en est de même dans les filatures de lin où le salaire d'une
soigneuse de machine varie de 1 fr. 25 à 1 fr. 50.
1. Se. soc, T pér., n' fasc, p. 50.
'1. L. Merchier, loc. cit., p. 7.
36 L OUA'RIER DE L INDUSTRIE TEXTILE.
De même aussi clans les peignages de lin où les gamins
gagnent de 1 fr. 75 à 2 francs.
Ainsi, grâce au machinisme, les enfants ne sont plus une
charge aussi lourde pour la famille ouvrière. Dès 1 âge de
douze ou treize ans, leur gain commence à alimenter le budget
familial, et au bout de quelques années, ils commencent à ne
plus être à la charge de leurs parents.
L'emploi des femmes dans l'industrie. — On a souvent dit
que la machine, en délivrant l'ouvrier de l'effort physique in-
tense, avait permis le remplacement de l'homme par la femme,
ce qui n'était pas sans produire de fâcheuses conséquences au
point de vue familial.
Cette assertion est loin d'être toujours vraie. Pour élucider
cette question, il faut prendre séparément chaque opération, et
voir si l'introduction de la machine y a, pour chacune d'elles,
remplacé l'homme par la femme ou inversement.
Commençons par le peignage.
Pour le peignage du lin, il ne semble y avoir eu aucun chan-
gement. Il se faisait anciennement à la main par des hommes; il
se fait encore actuellement par des hommes , soit à la machine,
soit à la main.
Pour la laine, le peignage à la main se faisait anciennement
par des hommes ; aujourd'hui qu'il se fait automatiquement, il
permet l'emploi des femmes dans certaines opérations. Pour le
lavage et le cardage de la laine, les hommes ont dû être con-
servés à cause du poids des matières que l'on doit transporter
d'une machine à l'autre, charger ou décharger.
On le voit, dans l'ensemble du peignage^ les femmes n'ont que
très partiellement remplace les hommes.
Si nous prenons la filature, nous constaterons que l'homme a,
en partie^ remplacé la femme. Nous savons que le filage à la
main était presque totalement fait par les femmes. Aujourd'hui,
le filage au métier continu est encore fait par des femmes, mais
LES EFFETS Dr MACHINISME. 3/
nous avons vu que le métier renvideur emploie surtout des
hommes^.
Enfin dans le tissage, le machinisme a laissé les choses en l'état .
Le travail à domicile est plus favorable à l'emploi des femmes
que le travail en ,î:rand atelier, parce qu'il permet d'utiliser les
femmes mariées. A Halluin, où existent côte à côte le tissage à la
mécanique et le tissage à la main, ce dernier est fait en presque
totalité par des femmes dont les maris vont travailler en atelier.
Ici, la préoccupation du ménage a pour effet de donner à la
femme le travail exigeant le plus de force physique !
Il en est de même dans la blanchisserie, la teinture et l'ap-
prêt.
En résumé, l'emploi des iiommes a diminué dans le peignage
et augmenté dans la filature. Si l'on ajoute que la construction
des métiers mécaniques et des moteurs a créé de nouveaux em-
plois pour les hommes, on peut conclure que, dans l'industrie
textile, la machine a augmenté la porportion de la main-d' œuvre
masculine.
CoxcLL'siox. — En résumé, nous pouvons enregistrer comme
effets du machinisme : la diminution de l'effort physique;
l'augmentation de l'effort mental; un esprit de disciphne plus
grand; la disparition du sweating System par la hausse des
salaires et la diminution des heures de travail; la substitution, à
l'apprentissage non payé, d'un temps d'épreuve payé; quel-
quefois la diminution de la main-d'œuvre féminine.
1. En 1789, il y avait autour Saint-Quentin 70.000 fileuses et 6.000 tisserands.
On comptait, en moyenne, 10 lileuses pour un tisserand. Cette proportion a certai-
nement beaucoup diminué, même pour les métiers continus.
III
LA CLASSE OUVRIÈRE
xNous venons de déterminer un premier classement des ouvriers
par le travail, d'après le développement de certaines qualités
morales qui ont leurs répercussions sur les salaires, sur les moyens
d'existence.
On peut faire un second classement des mêmes ouvriers
d'après leur mode d'existence, d'après leur façon d'utiliser leurs
revenus. Nous allons voir que ce classement s'opère également
d'après certaines qualités morales, mais différentes des précé-
dentes toutefois.
Ce ne sont pas les mêmes qualités qui font gagner de hauts sa-
laires et qui les font bien utiliser. Ces qualités morales peuvent
être réunies dans le même individu, comme elles peuvent être lo-
calisées chez des personnes difï'érentes.
Pour faire l'étude de la classe ouvrière sous cette nouvelle
face, il nous faut quitter les usines et entrer dans les habitations.
L'habitation est en effet le lieu où se déroule le mode d'existence
de la famille, comme l'atelier de travail est celui où l'on peut
étudier ses moyens d'existence.
Toutefois, il existe des liens entre les deux. Ainsi, tout d'a-
bord, on constate que le machinisme a tué le travail de fabri-
cation rural pour le concentrer dans les villes.
L'ouvrier a suivi le travail et est venu se grouper autour des
usines ; et ceci a amené des changements dans son mode d'exis-
tence, changements qui varient suivant la grandeur des villes,
leur croissance plus ou moins rapide, etc.
LA CLASSE OUVRIÈRE. 3'J
Comme d'habitude, nous analyserons point par point, prenant
une ville à la fois, en allant de la plus petite vers la plus grande,
et en essayant de déterminer dans chaque ville les diverses va-
riétés ouvrières classées d'après leur installation au foyer.
Par ordre d'importance croissante, nous étudierons les villes
suivantes : Halluin, Armentières, Tourcoing, Roubaix, Lille.
Halluin représente l'alliance du tissage de toile à la main et à
la mécanique ;
Armentières, la prédominence du tissage à la mécanique ;
Tourcoing représente surtout la fdature de laine;
Roubaix, le tissage ;
Enfin, Lille représente surtout la filterie.
Halluin. — Cette ville qui compte aujourd'hui près de
20.000 habitants, a surtout pris son développement au moment
de la crise qui sévit en 18VT sur le tissage à la main dans la
Flandre belge, crise due à la concurrence de l'industrie méca-
nique anglaise. La partie la plus misérable de la population
afflua en France, se contentant des salaires les plus dérisoires.
Des patrons, dont beaucoup de Relges, vinrent installer des fa-
briques, et édifièrent, à la hâte, des cités ouvrières pour abriter
tout ce monde.
Cette sélection à rebours a produit les résultats les plus dé-
plorables; les signes de désorganisation sont nombreux, et le
sweating System sévit de la façon la plus intense.
Mais les fabriques mécaniques se multiplient peu a peu, ame-
nant avec elles la disparition du sweating System. Les enfants
ont été assez souples pour se plier au régime du machinisme ,
mais les vieux sont restés cantonnés dans le travail à la main.
\Y... a soixante ans; né dans un village des environs de Gand,
il avait trois ans, lorsque son père l'amena à Halluin, à la suite
de la grande crise. Il a tissé à la main le plus jeune possible, et
n'a jamais pu travailler assez rapidement pour aller en fa-
brique.
Il reconnaît lui-même qu'il est peu habile ; la préparation de
40 l'ouvrier de l'industrie textile.
son métier lui demande beaucoup de temps : il n'arrive à
rentrer que 800 fils de chaîne à l'heure, tandis qu'en fabrique,
on va jusqu'à 1.500 et quelquefois 2.000, quoique ce travail se
fasse également à la main comme nous l'avons vu : la seule dif-
férence est que dans les usines il y a une catégorie d'ouvriers, les
rentreurs, qui ne fait que préparer les chaînes.
Il a une fille qui travaille en atelier et qui se fait 2 fr. 50 à
3 francs par jour comme bobineuse. Aussi en est-il très fier, car
lui, un homme, arrive difficilement à 2 francs par jour, 12 francs
par semaine.
Aujourd'hui, il vit seul; sa femme est morte, sa fille est mariée.
Solitaire, il peine sur son lourd métier à pédales, dans un misé-
rable taudis, dont il ne se détache que pour aller prendre ses
repas au cabaret. Là, pour 50 centimes, on lui donne à midi
une assiette de bouillon, du bouilli et des pommes de terre, et
une chope de bière ; le soir, il ne paie que 20 ou 30 centimes et
se contente de pain, de fromage ou de légumes. Sa maison
d'habitation, pour laquelle il paie 5 francs par mois, fait partie
d'une cité ^, et ne comprend que deux petites pièces : dans la
première se trouvent un lit, une table boiteuse et quelques us-
tensiles, le tout dans un état misérable; dans la seconde pièce,
il n'y a place que pour le métier à tisser, son éternel et fidèle
compagnon
Son budget mensuel est simple. Ses recettes ne dépassent pas
50 francs; ses dépenses comprenant 5 francs de loyer, 30 francs
de nourriture au maximum, il lui reste 15 francs (0,50 par jour)
pour ses vêtements et ses menus plaisirs.
Pourtant il ne se plaint pas et envisage la vie avec sérénité.
Derrière ses lunettes son regard est tranquille ; par moments, il.
sourit avec bonhomie ; son corps est un peu alourdi et voûté ;
ses gestes sont peu abondants, lents, un peu gauches. Quoique
parlant bien le français, il a conservé un accent flamand très
prononcé.
Il y a, à Halluin, quelques tisserands à la main plus aisés que
1. On appelle cité un ensemble de maisons groupées autour d'une cour commune et
appartenant à un même propriétaire.
LA CLASSE OUVRIÈRE. M
celui que nous venons de voir : ce sont ceux qui font les articles
que la machine fait difticilenient : étoffes d'une largeur inusitée,
tissus trop compliqués ou fabriqués à un trop petit nombre
d'exemplaires. Voici un exemple de cette seconde catégorie :
V..., né à Halluin, d'un père belge émigré au moment de la
grande crise, possède deux métiers à double navette sur lesquels
il travaille avec son fils âgé de dix-huit ans. A eux deux ils se font,
pendant les quatre mois de saison, 6 à7 francs par jour. La femme
travaille en fabrique. Il y a, en outre, une jeune fille malade,
qui ne peut rendre aucun service. V... espère obtenir des secours
pour elle, puisqu'elle est Française, dit-il, et que son frère fera
son service militaire en France.
La femme travaillant dehors, c'est le mari qui prépare le diner
à midi, diner rapidement fait, du reste, « où les canadas (pom-
mes-de terre) se voient plus souvent que la viande », nous dit-il
avec un rire rempli d'une joie un peu malicieuse.
Il est né dans une cabane misérable comme celle de W... le
solitaire, mais il a prospéré, et pour 8 fr. 50 par mois, il loue
actuellement une maison, non plus dans une cité, mais sur rue.
Les plafonds sont hauts, mais le mobilier est encore réduit, et
l'ensemble, quoique propre, sent un peu la négligence de la mé-
nagère. La première pièce contient un foyer flamand, une table,
une commode, quelques chaises et ornements; la seconde pièce,
située un peu en contre-bas, contient les deux métiers à tisser.
Les deux types que nous venons de voir sont rares. La grande
masse de la population halluinoise est ainsi composée :
Le père est tisserand en fabrique et gagne 18 à 20 francs
par semaine ; la femme tisse à domicile et se fait 6 à 7 francs au
plus. Le revenu total oscille autour de 100 francs par mois, et le
loyer autour de 7 fr. 50.
La maison fait partie dune cité, le plus souvent édifiée par le
patron qui a fourni le métier à tisser, et pour le compte du-
cpiel la famille travaille. L'habitation comprend deux pièces,
dont l'une pour le métier ; dans l'autre se trouve un mobilier
misérable : une table, une commode, quelques chaises, un poêle
'l.2 L OUVRIER DE (.INDUSTRIE TEXTILE.
flamand; au-dessus, un grenier sert de chambre à coucher.
Le souper, suivant un usage assez général en Flandre, est essen-
tiellement composé de lait battu, mélangé, suivant les saisons, de
pommes de terre, de pommes, de poires, de farine , de pain, etc.
A ce propos, il n'est peut-être pas inutile de signaler que le
lait battu est formé, ici, du résidu de la fabrication du beurre
obtenu en battant directement le lait, et non la crème.
La mauvaise installation au foyer et l'origine de la popula-
tion, résultat d'une sélection à rebours, se font jour à l'état civil :
la ville d'Halluin est tristement célèbre par son énorme morta-
lité infantile, et ceci compense amplement la natalité assez forte ;
il y a quelques années, cette mortalité infantile atteignait 49 % :
près de la moitié des enfants mouraient dans leur première
année! Cette tare disparait au fur et à mesure du relèvement
de la population; en iOOi, la mortalité infantile était déjà
tombée à 39 % \ en 1907, elle se maintenait encore à 42 % \
enfin, pendant le premier semestre de 1908, il n'y eut, sur 236
décès, que 62 enfants âgés de moins de un an. Cette améliora-
tion doit être attribuée, d'une part, à l'augmentation progressive
des salaires due à la diffusion de plus en plus marquée du machi-
nisme ; d'autre part, à la diminution de la natalité elle-même, qui
de 1905 à 1907 est descendue de 348 à 319. Ceci montre, une fois
de plus, que l'on ne peut violer les lois sociales, et que la natalité
ne peut s'accroitre s'il n'y a pas accroissement connexe des moyens
d'existence ; que vaut une forte natalité, si elle est compensée par
une mortalité eflrayaute? Ce qui importe à un pays, ce n'est pas
tant le chiffre même des naissances, c'est plutôt le nombre d'en-
fants sainement élevés jusqu'à leur majorité. Pourtant ici, à
Halluin, la mère ne va pas en fabrique , elle travaille chez elle,
près de ses enfants; mais, peinant toute la journée sur son mé-
tier, elle n'a pas le temps de s'occuper d'eux et les laisse mourir
faute de soins.
De par son origine flamande et rurale, la population hallui-
noise est profondément catholique; les hommes comme les
femmes sont des pratiquants assidus du culte. Dans toutes les
maisons, la place d'honneur sur la cheminée est réservée à des
r.A CLASSE OLVRIÈRK. 43
ol)jets de piété mis soigncusoment sous g-lobe. Ajoutons que les
divorces sont extrêmement rares. Cet état religieux n'a pas empê-
ché l'embrigadement de la masse ouvrière dans le syndicat so-
cialiste. Ceci est dû, d'une part, à la faiblesse du type social qui
n'a pu recruter, dans son sein, l'élite capable de constituer un
mouvement syndicaliste autonome, et, d'autre part, à ce fait que
le parti socialiste a seul pris en main la direction de ce mouve-
ment nécessaire.
Que sera l'avenir?
Il me semble que Ton peut conclure à l'amélioration lente et
continue des moyens d'existence, de l'installation au foyer et
de l'éducation, à une évolution vers un état analogue à celui que
nous présentent les autres centres textiles de la Flandre, où le
machinisme est plus développé.
Quelques familles émergent du prolétariat que nous venons
de décrire. Ce sont celles qui, n'ayant pas eu plus de trois ou
quatre enfants, ont pu les amener normalement à l'adolescence. La
situation commence à devenir prospère à ce moment, le nombre
des membres de la famille gagnant un salaire augmentant par
rapport à celui des bouches à nourrir. La famille émigré de la
cité ouvrière et va louer une maison ayant façade sur rue ; elle
s'accorde alors un loyer de 11 francs environ; le grenier est
remplacé par un étage dans lequel les chambres à coucher sont
convenablement aménagées ; au rez-de-chaussée, à côté de la
cuisine, est une autre pièce, proprement entretenue, où une
tendance au bien-être se dessine : les murs sont tapissés, le
mobilier plus cossu, l'aspect plus gai. C'est cette élite qu'imitent
les familles qui s'élèvent.
Voici par exemple une famille dont le père est tisserand à la
mécanique ; la femme tisse à la main, mais elle peut consacrer plus
de temps au ménage, car deux filles âgées de treize à quinze ans
travaillent en fabrique ; leurs gains compensent celui que perd
la mère en s'occupant plus longuement du ménage, au grand
profit de l'installation familiale. Restent deux filles et un fils
en bas âge.
« L OUVRIER DE LINDLSTRIE TEXTIUl.
En voici une autre, d'origine belge comme la précédente, et
dont le père est également tisserand à la mécanique ; la mère
travaille à façon, sur un bobinoir à main ; deux enfants vont en
fabrique et un troisième, trop jeune encore, est le seul membre
de la famille qui n'alimente pas le budget.
Mais ce type, rare à Halluin, devient plus fréquent à Armen-
tières ; c'est là que nous l'étudierons en détail.
Armentières. — Armentières, ville de 30.000 habitants ^ sur la
Lys, est un simple chef -lieu de canton de l'arrondissement de
Lille. C'est la cité par excellence du tissage mécanique de la
toile.
Comme à Halluin, on y distingue deux couches de familles
ouvrières : l'une, misérable, habite des cités à cour commune;
l'autre, plus aisée, loge dans des maisons sur rue. Ce dernier
type est assez nombreux. Il comprend les ménages n'ayant
pas plus de deux ou trois enfants, et ceux dans lesquels plusieurs
enfants ont dépassé l'âge d'admission à la fabrique, et où, bien
entendu, ne règne aucun vice grave, alcoolisme, dissipation ou
paresse.
Le prolétariat est aussi misérable que celui d'Halluin. Le loyer
ne dépasse pas 6 francs par mois, mais il n'y a jamais le potager
que l'on aperçoit quelquefois à Halluin. Le plus souvent, il n'y a,
au rez-de-chaussée, qu'une seule pièce mal éclairée où grouillent
de nombreux enfants ; en haut, un grenier qui sert de chambre
à coucher, et où Ion accède à l'aide d'un escalier rudimentaire;
le mobilier est réduit à sa plus simple expression, et l'état de
délabrement est extrême.
Voici quelques exemples de ce type :
H..., âgé de cinquante ans, né à Courtrai (Belgique), a émigré
à Armentières en 1883, à l'âge de vingt-cinq ans, et a pu y conti-
nuer son métier de tisserand à la mécanique. U gagne en moyenne
18 francs par semaine, et sa fille aînée, quoique malade, tra-
1. u faudrait y ajouter les 8.000 habitants d'Houplines. qui forme un véritable fau-
bourg d'Armenllères, et fait partie de la in(^me agglomération.
LA ci.ASsn ol"vhh:re. 45
vaille en fabrique; comme ello rapporte environ 0 francs, les
recettes hebdomadaires totales s'rlèvent à 27 francs. La femme
reste confinée dans les travaux du ménage, car il reste six enfants
en bas âge à élever et à soigner.
Voici une autre famille : le père et les trois fds aines travail-
lent dans un tissage mécanique ; la mère ne s'occupe que du
ménage, car il y a encore six enfants en bas âge à soigner.
Quoique les recettes doivent s'élever environ au double de
celles de la famille précédente, la situation nest pas meilleure;
il est difficile de croire qu'une grande partie des salaires ne
passe à l'estaminet. Le plus triste, c'est que deux des garçons
sont jumeaux, et vont sous peu partir ensemble pour le service
militaire; les ressources seront alors notablement diminuées, et
l'on peut se demander comment le budget pourra s'équilibrer.
Généralement, le jeune homme se marie aussitôt le service
militaire fini; le plus souvent les deux époux font partie de la
même classe sociale : tandis qu'un peigneur gagnant i francs
par jour pourra prétendre à la main d'une jeune ouvrière dont
le salaire s'élève à 2 fr. 50, le cardeur qui ne gagne que 3 francs
devra se contenter d'une compagne qui n'apportera au budget
qu'un gain de 2 francs.
Prenons, avec L. Merchier'. ce dernier cas : le revenu heb-
domadaire sera de 30 francs. Le premier enfant sera mis en
nourrice pour 5 francs par semaine ; deux enfants en nourrice
coûteront 9 francs; trois enfants coûteraient au moins 12 francs
et absorberaient précisément le gain de la mère : celle-ci n'a
plus, dès lors, aucun bénéfice à placer ses enfants en nourrice;
c'est pourquoi elle quitte l'atelier, et se confine dans les soins
du ménage. On remarquera qu'à ce moment-là, les recettes
sont tombées à 18 francs; la situation devient précaire, et la
plupart du temps, la famille doit avoir recours à l'assistance
publique jusqu'au moment où l'aîné, ayant atteint l'âge de
treize ans, peut entrer dans un atelier; la situation redevient
bonne quand plusieurs enfants travaillent ; les parents ont alors
1. r.oc. cit., p. 263.
46 l'ouvrier de l'industrie textile.
de quarante à quarante-cinq ans ; on se rattrape des temps de
misère en faisant bombance : c'est là une réaction inévitable.
Mais bientôt, les enfants se marient à leur tour, la gêne repa-
rait, et la vieillesse approche. C'est de nouveau le recours à
l'assistance publique.
Voyons maintenant ce qui se passe dans la partie plus aisée :
là, nous l'avons vu, les ressources seront de 6 fr. 50 par jour,
38 francs par semaine, desquels il faut défalquer 4 francs que
le mari garde pour ses plaisirs, pour son dimanche. Pendant la
première année de mariage, on paie les meubles achetés à
crédit; au troisième enfant, la femme quitte l'atelier, les recettes
tombent à 27 francs, le mari ne garde plus alors que 2 francs
pour son dimanche, et l'on s'eftorce de ne pas avoir recours à
l'assistance. La situation redevient prospère quand l'aîné com-
mence à travailler : l'on vit plus largement, mais une partie des
ressources est consacrée à l'épargne, car ici, les privations
ayant été moindres, la réaction est moins violente.
J'ai pu observer quelques familles de ce type :
Voici d'abord un ménage sans enfant; le mari et la femme
travaillent en fabrique.
En voici un second, avec deux enfants en bas âge; le mari
est tisserand; la femme avait d'abord entrepris un commerce
d'épicerie, qu'elle a dû abandonner très vite, à cause de son
état de santé; aujourd'hui, elle est bobineuse, et s occupe du
ménage; bien entendu, il faut se contenter, à midi, d'un repas
préparé à la hfite.
Pour 14 ou 15 francs par mois, on a une belle maison sur
rue, ayant le plus souvent une cour spéciale, ce qui fait dispa-
raître toute promiscuité forcée de voisinage. Le rez-de-chaussée
comprend, outre la cuisine, une salle confortablement aména-
gée, tapissée et bien meublée, le tout dans un bon état d'en-
tretien et de propreté; à l'entrée, un paillasson où l'on s'essuie
soigneusement les pieds ; au milieu, une table ronde recou-
verte d'un tapis ; sur la cheminée, une pendule ot les garni-
tures coutumières; les murs sont ornés de tableaux; enfin, on
LA CLASSK 01 VRIERE. M
peut y voir, outre les chaises, un beau meuble à tiroirs. Les
chambres à coucher sont à l'étage, plus sobrement, mais con-
venablement garnies.
Il va sans dire que la viande paraît tous les jours à table,
accompagnée de pommes de terre ou de légumes, et suivie de
fromage. Le lait battu, au contraire, est moins en faveur c[ue
dans la partie pauvre de la population.
Dans la cave, se trouvent des provisions, du charbon, du bois,
une rondelle ou une demi-rondelle de bière ', etc.
Dans cette classe, la bonne installation au foyer permet aux
parents qui en sont capables de donner une solide éducation
familiale à leurs enfants. Au contraire, dans les cités, malgré
toute la bonne volonté possible, l'entassement des enfants dans
une seule pièce et la promiscuité de la cour rendent vain tout
effort sérieux d'éducation.
Tourcoing. — Quittons le pays du lin pour celui de la laine.
Ce dernier est formé d'une seule agglomération de 2.50.000 ha-
bitants, comprenant les villes de Roubaix, Tourcoing, Lannoy,
Croix et Wattrelos.
Dans cette agglomération, on peut distinguer un noyau
très dense autour de la gare de Roubaix : là sont les comptoirs
de vente des négociants en tissus ou des fabricants eux-mêmes;
tout autour, les cités ouvrières se pressent, et les ateliers
émergent, çà et là, de cette masse de petites habitations. Les
filatures, les grands tissages ont pu chercher un peu d'air,
s'éloigner un peu ; le,s hideuses cités s'en vont une à une, des
maisons confortables apparaissent; nous sommes à Tourcoing,
à Croix, à Lannoy ou à Wattrelos, suivant la direction que nous
avons prise.
Nous avons choisi comme champ d'étude, la ville la plus
importante dans cette espèce de banlieue de Ptoubaix, parce
1. Une rondelle est un petit tonneau d'une contenance de 160 litres environ. Les
ouvriers prenant la qualité de bière ordinaire la paient 25 à 3o francs, soit 15 à 20
centimes le litre. Au contraire, ceux qui habitent en cilé, n'ayant pas de caves, achètent
leur bière au détail dans un cabaret, et la paient alors 20 ou 25 centimes le litre.
48 l'ouvrier de l industrie textile.
que c'est là que nous trouverons les phénomènes les plus carac-
téristiques.
Tourcoing-, qui compte actuellement 80.000 habitants, est
un simple chef-lieu de canton de l'arrondissement de Lille.
Primitivement, cette ville était composée dune foule de
petits hameaux qui se sont soudés tant bien que mal, au petit
bonheur ; les usines tendent à se disperser, à se rapprocher de
la frontière.
En passant d'Armentières à Tourcoing, nous enregistrons un
progrès plus marqué encore que celui que nous avons observé
en allant d'Halluin à Armentières. C'est que, cette fois, nous
passons d'une ville de tissages dans une ville de filatures^ :
les salaires sont plus élevés, et malgré l'augmentation de la
population, il n'y a pas eu excès d'agglomération; cela se voit
de suite à l'absence de cités : tous les ouvriers tourquennois
habitent dans des maisons indépendantes.
Nous avons choisi, en conséquence, notre spécimen d'étude
parmi la partie la plus prospère de la classe ouvrière.
V. H... est né à Helchin (Belgique), en 1866, où il a laissé
un frère forgeron. Venu en France à l'âge de vingt ans, il put
entrer dans un grand atelier, g-râce à la recommandation d'un
ami, qui lui apprit le métier. Au bout de deux années, il
devint ouvrier fait, et épousa alors une jeune fille de même
origine que lui. A partir de la naissance de son fils unique,
en 1890, sa femme reprit un bail d'estaminet-, espérant accu-
muler, grâce au commerce, une épargne qui lui permettrait
de lui donner une éducation plus élevée. C'est ainsi qu'à l'âge
de seize ans, le jeune homme obtint le diplôme de dessinateur
à l'École des Beaux-Arts de Tourcoing, ce qui lui permit
d'entrer dans l'industrie en qualité d'employé. L'estaminet fut
alors immédiatement abandonné, et c'est à ce moment que
1. En 1886, l'industrie tourquennoise occupait environ 10.000 ouvriers de filature
et de retorderie contre 3.637 de lissage, 1.885 de peignage, 320 de triage, 376 de tein-
ture et apprêt, enfin 1.015 de fabrique de tapis (Petit-Leduc, p. 16).
2. Dans le Nord et en Belgique, on réserve le nom d'estaminet aux cabarets fré-
quentés par la classe ouvrière, et où l'on vend principalement de la bière et du
genièvre.
LA CLASSE OUVRIÈRE. 49
V, H... vint louer la maison qu'il occupe actuellement, et pour
laquelle il paie un loyer de 22 francs par mois.
Pour ce prix-là, il a une maison de belle apparence, avec un
soubassement en pierre de taille sur la façade. Le rez-de-chaussée
comprend, outre un corridor, un salon, une cuisine et une
arrière-cuisine en enfilade.
La pièce de devant mérite bien le nom de salon, car le mobi-
lier dénote des tendances bourgeoises : elle contient une table
en palissandre, une autre table plus petite, un buffet plantu-
reux, un fauteuil confortable; au-dessus de la cheminée s'étale
une grande giace. Cette pièce mérite d'autant plus le nom de
salon, qu'elle ne sert que pour les grandes occasions. C'est ce
qui explique que l'on y a remisé, dans un coin, la machine à
coudre qui, du reste, par son aspect, ne dépare pas le cadre,
pas plus que les deux vélos qui y trouvent refuge et qui sont
dans un bon état d'entretien.
La seconde pièce, qui prend jour sur la cour, est la cuisine,
ou mieux la salle où l'on se tient, le sitting-room des Anglais.
Au milieu, une petite table carrée, recouverte d'une toile cirée,
sert aux repas journaliers; autour, six chaises de paille et une
armoire; une autre armoire est dissinmlée dans le mur; au
plafond est suspendue une lampe au pétrole, et une pendule
est attachée au mur; un thermomètre, des tableaux, un miroir
et deux appareils photographiques viennent compléter l'aspect
cossu du mobilier; un crucifix soigneusement placé sous globe
montre que V. H..., quoique socialiste convaincu, n'est pas into-
lérant; enfin, la cuisinière dans laquelle on peut se mirer,
montre les qualités ménagères de la femme.
Larrière-cuisine , beaucoup plus petite à cause de la cour
qui prend une partie de la largeur, ne comprend qu'un petit
foyer sur lequel on peut préparer le diner en été ; cette pièce
sert principalement de laverie ; là sont aussi remisés les usten-
siles de cuisine soigneusement nettoyés et rangés.
Le premier étage ne comprend que deux chambres. Celle de
devant est réservée au fils, et ne contient, outre le lit, qu'une
table à dessin et une malle dans laquelle le jeune homme a
oO l'ouvrier de l'industrie textile.
entassé ses livres; dans l'autre chambre, le mobilier est éga-
lement réduit, mais proprement entretenu : un lit en bois, une
chaise, une table et un petit meuble; les vêtements sont placés
derrière un rideau à coulisse. Ici le crucifix est remplacé par
un portrait de Jules Guesde. Si nous ajoutons la cave et le gre-
nier, nous aurons un idée complète de l'habitation de V. H...
La famille fait quatre repas par jour :
Le déjeuner et le goûter sont composés de tartines beurrées
et de café; le dîner, à midi, comprend le potage, un plat de
viande avec légumes, et de la bière; au souper on mange, soit
les restes du dîner, soit du pâté de viande et des pommes de
terre, quelquefois du lait battu, ceci par hygiène, me dit V. H...
Lafamille consomme une demi-rondelle de bière par mois.V. H...
n'a pas voulu s'affilier à une brasserie coopérative ; il continue à
se fournir chez son ancien brasseur, propriétaire de l'estaminet
qu'il a exploité jadis : « Cela ne serait pas juste, me dit V. H...
d'abandonner ce brasseur, qui a été bon pour moi. » Au contraire,
il est affilié à une coopérative de liqueurs dont il possède une
action entière qu'il a payée 30 francs, mais qui aujourd'hui
vaut 300 francs.
Dans la cour, proprement entretenue également, je vois un
appareil à réparer les chaussures et deux cuviers pour lessiver
le linge. V. H... m'explique que c'est un usage général, parmi
les ouvriers tourquennois, de réparer leurs chaussures et de
faire beaucoup de petits travaux. C'est ainsi que V. H... a tapissé
lui-même sa maison ; c'est également lui qui a fabriqué la table
à dessin de son fils, qui ainsi ne lui a coûté que 6 francs au lieu
de 15.
En résumé, il y a une tendance marquée vers un genre de
vie bourgeois. Cela est surtout manifeste dans les récréations du
fils qui fait de la photographie, joue du violon, et fait partie
d'une équipe de foot-ball.
V. H... est socialiste et athée. Il me dit qu'à Tourcoing, il y a
encore beaucoup trop d'ouvriers qui suivent les pratiques du
culte catholique ; mais, nous l'avons dit, il est tolérant. « Si le
curé de la paroisse venait me voir, me dit-il, je le ferais entrer.
LA CLASSE OUVRIÈRE. 51
je lui ofl'rirais un verre de bière et je causerais poliment avec
lui Mais je sais qu'il ne viendra pas. .. Et je ne puis l'en blâmer,
ajoute-t-il tranquillement, il ne peut pas deviner qu'il serait
ainsi reçu, car il y a malheureusement des ouvriers à l'esprit
étroit qui le mettraient à la porte en l'insultant violemment. »
Nous ne voulons pas donner cett(ï famille comme un type
moyen de l'ouvrier tourquennois ; nous avons choisi à dessein
un type supérieur, puisque nous sommes ici dans la cité où ce
type est le plus nombreux; il y forme une minorité imposante,
sur laquelle tend à se mouler la partie inférieure, au fur et à
mesure de l'amélioration de son mode d'existence.
L'aisance générale de la classe ouvrière de Tourcoing a eu
pour effet d'en faire un terrain particulièrement réfractaire aux
idées révolutionnaires. Les idées politiques sont moins avancées
qu'ailleurs, de sorte que le parti radical est beaucoup plus puis-
sant que le parti socialiste.
Nous avons vu, jusqu'ici, le mode d'existence s'élever pro-
gressivement en allant vers des villes de plus en plus grandes.
Nous allons maintenant constater un phénomène inverse, en
passant dans des villes plus grandes encore.
RouBAix. — Nous avons donné les raisons qui ont amené à
Roubaix un tassement plus grand de la population, un overcrow-
ding, et cela d'autant plus que la ville a grandi très rapide-
ment. En outre, l'aisance est moins répandue qu'à Tourcoing,
puisqu'il y a plus de tissages et moins de filatures'.
Le prolétariat est plus nombreux; il est formé surtout de ma-
nœuvres et de peigneurs, des familles ayant beaucoup d'enfants
en bas âge, enfin des imprévoyants et des dissipateurs. Reau-
coup sont secourus par la ville ou par les institutions charitables
privées qui abondent à Roubaix. Le loyer grève lourdement le
budget. Vers le centre de la ville, pour 12 francs par mois, on
a une petite maison faisant partie d'une cité, et composée, au
rez-de-chaussée, de deux pièces et d'un petit réduit au charbon;
1. U y a 20.000 métiers à tisser à Roubaix contre 4.000 à Tourcoing,
52 L OUVRIER DE L INDUSTRIE TEXTILE.
à l'étage, de deux petites chambres et d'un débarras. Le mobi-
lier est nécessairement maigre : une table, une commode, une
armoire, un poêle, quelques chaises, des lits.
Dans certains quartiers, il faut mettre 16 francs pour avoir
un tel logement.
La partie la plus aisée de la classe ouvrière habite dans des
maisons sur rue. Très souvent alors, la femme prend un petit
commerce. Dans le cas contraire, la famille est obligée de
s'éloigner du centre, pour trouver une maison indépendante.
G..., aujourd'hui âgé de trente-huit ans, est tisserand en
fabrique. Ayant eu dix enfants, sa femme depuis longtemps ne
s'occupe que du ménage. iMariéà vingt ans, la situation de G
a été très précaire jusqu'à l'âge de trente-huit ans, époque où
son fils aine, âgé alors de dix-sept ans, a commencé à rapporter
de bonnes journées. Ce fils est aujourd'hui marié, ainsi que
les quatre filles aînées.
Restent encore avec lui :
Un fils âgé de vingt-trois ans, qui, depuis sa rentrée du ser-
vice militaire, n'a pu encore se placer par suite de la crise ac-
tuelle. Un autre tils, âgé de vingt ans, est tisserand, mais va partir
à son tour pour l'armée ; enfin, deux filles, de dix-neuf et quinze
ans, sont piqûrières.
En temps normal, les recettes de la famille s'éleveaient à
75 ou 80 francs par semaine, mais elles sont très irrégulières en
ce moment, par suite des chômages fréquents.
La maison d'habitation, dont le loyer s'élève à 22 francs par
mois, comprend trois pièces au rez-de-chaussée : le salon, la
place où l'on se tient et la cuisine ; des chambres à coucher à
l'étage, une cave et une cour. Le mobilier est confortable et-
bien entretenu.
M.... contre-maître de tissage^, habite dans une maison ana-
logue à celle que nous venons de décrire. Agé de cinquante-sept
ans, il a débuté comme tisserand et a pu s'élever au poste qu'il
1. Son frère aint' est lissorand en t'abrique, et son frère cadet, ex-emplojé de
banque, vit a(;luellen>ent de ses renies.
LA CLASSE OUVRIÈRE. 53
occupe aujourd'hui, et qui le met à l'abri des chômages. Sa femme
ne s'occupe que du ménage, ce qui se voit à la façon dont l'inté-
rieur est tenu.
Il a trois enfants, deux fils et une fille, celle-ci mariée à un
employé; le fils aine, âgé de vingt-huit ans, est échantillonneur
et marié à une bobineuse. M... n'a donc plus avec lui qu'un seul
enfant, un garçon de dix-huit ans, également échantillonneur.
L'intérieur est gai et confortable : tapis, crachoirs, glaces, gar-
nitures de cheminée, bec Auer, photographies, etc.
On le voit, c'est toujours ;t peu près la même répétition des
faits. La proportion entre la classe aisée et la classe misérable
varie de ville à ville, mais l'installation au foyer, dans chacune
de ces classes, conserve les mômes traits généraux.
Il est temps de voir ce qui se passe dans la métropole des
cités flamandes, à Lille.
Lille. — L'agglomération excessive est encore plus marcfuée à
Lille qu'à Roubaix : la ville est plus peuplée ; en outre, elle est
comprimée par une enceinte fortifiée; enfin, elle n'est plus une
ville purement industrielle comme les précédentes. On le voit à
l'animation plus grande qui règne dansles rues, au moins dans
certains quartiers. A côté de Lille, les autres villes apparais-
sent comme de gros villages dont les rues, désertes à 9 heures
du soir, ne voient une activité momentanée qu'à la sortie
des usines ^
Autour de la gare, se trouvent les magasins des négociants
de toile et les comptoirs de vente des fabricants.
Dans le quartier Van ban sont les hôtels particuliers des riches
industriels, des commerçants, des propriétaires.
Plus loin, c'est le quartier des professeurs et des étudiants,
car Lille compte deux universités, un institut industriel, une
école de commerce, etc.
1. Au surplus, coatraireinenl aux aulnes villes flamandes, Lille n'est pas exclusi-
vement cantonnée dans l'industrie textile. On y trouve de nombreux ateliers de
construction, entre autres celui de Fives-Lille ; par là, elle se rattache déjà à la ré-
gion calcaire dans laquelle le pays minier est englobé, et sur la limite de laquelle
elle est située.
54 l'ouvrier de l'industrie textile.
Ëûfîn, vers la rue Nationale et la rue Faidherbe, est concen-
tré le commerce de luxe.
Pour trouver des filteries et des fîltiers, il faut aller dans le
quartier Saint-André, ou bien dans les nouveaux quartiers an-
nexés lors de l'agrandissement des fortifications, à Wazemmes,
par exemple.
Aujourd'hui, le mouvement d'extension se poursuit, par la
formation d'une nouvelle banlieue. Outre les anciens faulDourgs
de Fives et de Saint-Maurice, d'autres ont surgi à Canteleu et à
Lomme, les anciens villages sont devenus de gros bourgs. Là,
les conditions de l'existence sont bonnes, grâce aux filatures
de coton et aux ateliers de construction, grâce aussi à l'absence
di' overcrowding . A Haubourdin, à Tliumesnil, pour 10 ou
12 francs par mois, on a une petite maison avec jardin; l'ha-
bitation comprend deux pièces au rez-de-chaussée et deux cham-
bres à l'étage.
A l'intérieur de l'enceinte fortifiée, le phénomène de l'agglo-
mération excessive sévit tristement. Il est devenu presque impos-
sible pour l'ouvrier d'habiter une maison indépendante : ce luxe
est réservé à la bourgeoisie, aux rentiers, aux professions libé-
rales. Gomme les maisons ont deux ou trois étages, les locataires
moins aisés de la petite bourgeoisie ne les occupent pas en to-
talité et en sous-louent une partie par appartements ou par
chambres garnies. Les ouvriers dont la femme entreprend an
petit commerce, font de même ; le type du concierge est donc
inconnu.
L'ouvrier a le choix entre les cités et les appartements, c'est-
à-dire entre deux modes défectueux de l'installation du foyer.
Dans le premier cas, c'est, pour les enfants, la promiscuité de •
la cour commune ; pour les ménagères, les relations forcées de
voisinage, avec tous ses ennuis. Dans le second cas, pour les
enfants, c'est la rue ou l'étiolement en chambre; c'est pour la
ménagère, la sujétion plus ou moins forcée envers la petite
boutiquière ou le cabaretier du rez-de-chaussée, locataire prin-
cipal de l'immeuble. En outre, dans les quartiers ouvriers, les
appartements sont souvent mal aménagés, n'ayant pas chacun
LA CLASSE 01 VJilERE. ho
leur cabinet, leur prises d'eau, etc., ce qui complique les re-
lations de voisinage.
Le prix des loyers est assez élevé : 12 à 20 francs pour une
petite maison dans une cité; 14 à 18 francs pour un appartement
dans un quartier ouvrier, 20 à 30 francs dans les quartiers plus
centraux.
La partie la plus avisée de la population ouvrière a donc re-
flué vers les quartiers extra-muros.
Les ruraux. — On voit, par ce qui précède, l'avantage immense
que possède l'ouvrier rural, ou même l'ouvrier de banlieue,
sur le citadin. Le loyer ne vient pas grever aussi lourdement
son budget, tout en lui permettant une installation meilleure
du foyer.
Cela est parfait quand Tusine est elle-même installée dans la
banlieue, ce qui est surtout le cas des plus récentes, principale-
ment des filatures de coton; ce n'est pas le cas des fîlteries lil-
loises et des fabriques de tissus de Roubaix. L'ouvrier rural doit
alors ajouter à son labeur quotidien une marche souvent assez
longue; il lui faut donc une dose d'énergie supérieure, qui ne
manque pas, du reste, aux populations de la Flandre.
L'arrondissement de Lille est parsemé de nombreux bourgs
populeux, d'où partent tous les jours, vers les villes, de nom-
breuses colonnes d'ouvriers. Dans les villes mêmes, la déforma-
tion urbaine n'a pas été assez puissante pour étouffer toute
aptitude à l'isolement, comme de nombreux exemples le prou-
vent.
H... est né à Roubaix en 1879, et y est resté jusqu'à son ma-
riage. Il est apprêteur depuis l'âge de seize ans, et gagne aujour-
d'hui 20 francs par semaine; sa femme est soigneuse de ma-
chine et gagne 15 francs, soit une recette totale moyenne de
35 francs. D'un commun accord, ils ont décidé d'aller s'instal-
ler à la campagne, où, pour 15 francs par mois, il ont trouvé
une maison avec jardin, deux pièces au rez-de-chaussée, quatre
à létage, plus une cave. Ils sont à une distance d'une lieue de
leur usine, mais cela n'est pas pour les effrayer. A midi, ils trou-
56 l'ouvrier de l'industrie textile.
vent à diner dans un estaminet; le déjeuner et le souper se font
à la maison.
Mais, nous venons de le dire, H... n'a pas d'enfants, ce qui
est un cas assez rare ; il faut remarquer que seuls les ouvriers
ayant peu d'enfants peuvent se payer le luxe de l'isolement,
tout au moins ceux qui peuvent se passer de l'assistance, qui
alors s'exerce plus difficilement. Les familles nombreuses, celles
chez lesquelles l'entassement produit ses effets les plus désas-
treux, sont précisément celles qui se trouvent être le plus en-
chaînées au milieu urbain, le plus impuissantes à en sortir.
Tout concourt à attirer, tôt ou tard, les familles nombreuses
en ville. Tout va bien tant que les parents sont seuls à travail-
ler ; quand l'aîné atteint treize ans, il faut se rapprocher de l'u-
sine, car la route serait trop fatigante pour lui.
Le retour des familles ouvrières à la campagne ne pourra
donc prendre toute son ampleur que par le retour à la campa-
gne de l'industrie elle-même. Or, comme celle-ci a besoin de
transports faciles, il y a là comme un cercle vicieux ; ce n'est
que progressivement que l'on voit les usines nouvelles s'élever
à la périphérie des centres urbains.
Quant aux anciennes fabriques, elles sont plus ou moins rivées
à l'endroit où elles se sont élevées. On comprend qu'un patron
recule devant les frais de déménagement d'un outillage comme
celui d'une filature ou d'un tissage!
L'immigration belge. — Si l'ouvrier rural est avantagé par rap-
port à l'ouvrier urbain, au point de vue du mode d'existence,
l'ouvrier résidant au delà des frontières l'est encore plus.
En Belgique, en effet, les droits de douanes sont peu éle-
vés, principalement sur les matières alimentaires et les choses
usuel les. Il en résulte que le prix de celles-ci y est beaucoup
plus bas qu'en France.
Ainsi, par exemple, le pain qui se paie 0 fr. 35 le kilogr. en
France, ne se paie que 0 fr. "27 en Belgique; le café, au lieu de
0 fr. 55 le quart, ne coûte que 0 fr. 25, et le pétrole 0 fr. 25 le
litre au lieu de 0 fr. 55. Pour la viande, la différence est peu
LA CLASSE OUVRIÈRE. 57
sensible, mais les vêtements et les chaussures sont obtenus à
meilleur compte.
Sans doute, les salaires y sont également moins élevés, mais
l'ouvrier belge travaillant en France se trouve dans une situa-
tion tout à fait privilégiée : d'un côté, il bénéficie des hauts
salaires français, et de l'autre, du bas prix de la vie belge. En
effet, il ne faut pas croire, comme on l'a quelquefois dit, que
l'ouvrier belge travaillant en France se contente d'un salaire
moins élevé que son concurrent français : chaque usine a un ta-
rif réglant le taux des salaires pour chaque catégorie de travail-
leurs; ce taux est basé sur la productivité de l'ouvrier, non sur
sa nationalité, pas plus que sur son genre de vie ou sur ses
charges spéciales de famille. Le voisinage de la Belgique a
été l'un des éléments qui ont permis à Tindustrie de prendre
son essor dans la Flandre française, non pas en fournissant à
celle-ci une main-d'œuvre à bon marché, mais une main-d'œu-
vre abondante. Au contraire, le taux des salaires y est plus élevé
que dans beaucoup d'autres régions françaises.
Examinons de plus près le mécanisme de l'immigration belge.
Elle se produit de deux façons bien différentes dans ses moyens
et dans ses résultats. A côté de l'immigration anarchique et dé-
sorganisée des journaliers, on trouve, en effet, une immigration
lente, procédant par étapes successives, et composée d'éléments
ouvriers supérieurs. C'est de celle-ci que nous parlerons d'a-
bord.
Vimmigratioji organisée est composée, en grande partie,
d'individus ayant des qualités supérieures à celles que l'on
demande aux simples journahers. Leur éducation familiale les
a dressés à une certaine discipline ; capables d'une grande appli-
cation au travail et d'une attention soutenue, ils peuvent résister
aux épreuves de la sélection, devenir tisserands, rattacheurs et
quelquefois fileurs ou contremaîtres. Si le lecteur se rappelle que,
dans ces métiers, on débute vers treize ou quatorze ans, il com-
prendra que ces individus ne peuvent provenir que des villages
situés le long des frontières immédiates, à moins qu'ils n'aient pu
58 l'ouvrter de l'industrie textile.
travailler déjà dans un atelier similaire en Belgique. Ce dernier
cas est assez rare, au moins actuellement, parce que, d'une part,
les usines françaises trouvent des éléments suffisants dans les
enfants qui ont débuté chez elles, et que, d'autre part, les ouvriers
belges ayant pu se créer une situation chez eux sont peu dis-
posés à émigrer. Ce mode de recrutement n'a pris une impor-
tance relative qu'à certaines époques où l'industrie belge souf-
frait d'une crise, pendant qu'au contraire de nombreux ateliers
se montaient dans l'arrondissement de Lille.
Le cas normal est donc celui où la famille immigrante pro-
vient d'un village frontière.
Il semble un peu paradoxal de voir une telle famille se dé-
cider à aller s'installer en France, puisqu'elle jouit d'une situa-
tion privilégiée au point de vue des moyens d'existence.
Gela est vrai , mais la cause qui attire le Belge en France est
la même que celle qui attire le rural en ville. N'oublions pas,
en effet, que le privilège est chèrement payé, qu'il est compensé
par l'éloignement de l'usine, et que, sous ce rapport, les Belges
sont encore plus désavantages que les ruraux français. Il est
vrai que certaines usines sont très proches de la frontière, le long
de la Lys par exemple, ou dans certains hameaux de Tourcoing,
mais il faut compter avec les détours des routes ; ainsi sur la
Lys, il n'y a qu'un nombre très limité de ponts, et l'on conçoit
que, ni les usines d'un côté, ni les habitations de l'autre, ne peu-
vent toutes se grouper aux débouchés d'un pont ; de plus, le
fond de la vallée est composé de grasses prairies, d'un prix
élevé, de sorte que les habitations ouvrières ont une tendance
à s'éloigner vers les coteaux. Pour aller à Boubaix, c'est bien
pire : les ouvriers belges qui vont travailler dans cette ville ont
en moyenne deux lieues à parcourir, soit quatre lieues pour
l'aller et retour. L'ouvrier belge ne recule pas devant cet effort;
mais on comprend qu'il soit au-dessus des forces d'un enfant,
de faire, outre dix heures de travail en fabrique, plusieurs
heures de marche !
C'est pourquoi l'on voit émigrer en France les familles ayant
un enfant en âge de travailler ; elles viennent s'installer le plus
I.A CLASSE OLVRIÈRK. o9
près possible de l'atelier, ou des ateliers où les diflerents mem-
bres ont leur occupation.
Les enfants, venus jeunes en France, commencent à s'assi-
miler au milieu ambiant où ils sont plongés, mais ils préfèrent
conserver la nationalité belge qui leur permet d'échapper au
service militaire s'ils tirent un bon numéro lors du tirage au
sort et c'est le cas de près des deux tiers ; parmi les autres, un
certain nombre échappent encore à l'armée en ne se confor-
mant pas aux lois ; mais alors ils sont considérés comme déser-
teurs et ne peuvent plus remettre les pieds en Belgique.
Généralement, à la génération suivante, les fils se font natura-
liser, soit pour avoir droit à l'assistance publique, soit pour
tout autre raison.
On pourrait croire que, finalement, ce genre d'émigration ait
pour effet de dépeupler les frontières belges. Il n'en est rien; à
côté des ouvriers travaillant en France, on rencontre des familles
paysannes, dont un certain nombre de rejetons trouveront à s'oc-
cuper dans une usine française remplaçant ainsi les vides pro-
duits, tandis que les fils des paysans de l'intérieur du pays vien-
dront remplacer ceux de la frontière '.
Si l'on remonte ainsi de fil en aiguille, on arrive enfin au
point d'origine même de cette lente infiltration. Ce centre d'é-
branlement, c'est la région sablonneuse de la Flandre, pays
pauvre et de forte natalité, qui de tout temps a formé une ré-
serve inépuisable d'hommes.
On peut suivre les nombreuses étapes del'émigrant flamand,
depuis la petite ferme isolée des environs de Gand, jusqu'aux cités
ouvrières de Roubaix. D abord ouvrier agricole dans une grande
ferme de la Flandre argileuse, vers Courtrai ou Ypres, il s'ap-
proche peu à peu de la frontière, poussé par une force invisible.
De manœuvre agricole, il devient manœuvre industriel ; il ré-
side encore en Belgique, mais travaille en France. Ses enfants
deviennent tisserands ou fileurs s'ils le peuvent; l'installation
1. Ce mode curieux d'émigration a été très bien mis en lumière par M. Blan-
cliard (La Flandre, p. 518\ mais il n'a pas indiqué dune faron explicite où se
trouvaille centre initial d'ébranlement.
60 l'ouvrier de l industrie textile.
définitive en territoire français s'impose bientôt : le voilà
Belge résidant en France, Encore une ou deux générations, le
voilà naturalisé. A ce moment-là, il a perdu son accent étran-
ger et une partie de sa mentalité primitive; il est devenu
urbain et n'a plus qu'un ou deux enfants dont il rêve de faire
des employés.
Tous les émigrants de la Flandre sablonneuse ne suivent pas
cette voie, mais c'est une des voies qu'ils suivent. D'autres vont
recruter la main-d'œuvre des usines belges, d'autres vont tra-
vailler dans les fermes du Nord de la France, voire dans les
mines.
Mais passons à la deuxième forme de l'immigration belge, à
Y immigration désorganisée .
Cette fois ce ne sont plus des familles qui cmigrent ce sont
des individus isolés, ne connaissant, la plupart du temps, aucun
métier, soit qu'ils aient eu un père insouciant, soit qu'ils aient
été rebelles à toute discipline. Quelques-uns fuient le service mi-
litaire, d'autres n'ont pas la conscience tout à fait nette ; d'autres
encore sont en froid avec leurs parents à propos d'un mariage
que ces derniers n'approuvent pas, etc. Parfois, ce sont des
hommes sans emploi qui cherchent du travail et qui n'ont pu
en trouver chez eux.
Tous ces éléments, aussi disparates qu'ils soient, ont cepen-
dant certains caractères communs qui les distinguent des précé-
dents. Tous viennent brusquement d'un point quelconque de la
Belgique, plus ou moins éloigné, directement dans un milieu
urbain de la Flandre française. A tous, il faut un emploi quel-
conque, immédiatement rémunérateur, sans apprentissage :
c'est pourquoi on les rencontre parmi les manœuvres, les jour-
naliers, les hommes de peine. Enfin tous, en arrivant, vivent
dans des chambres garnies, généralement dans un estaminet
où ils prennent en môme temps leur pension : là, se continue le
phénomène de désorganisation sociale souvent commencé dans
la famille.
C'est dans cette partie de la population que Ton constate les
LA CLASSE OUVRIÈRE. 61
défauts et les vices les plus ^^raves : ivrognerie, débauche, rixes
sanglantes, etc. Elle a contribué, par une généi-alisation trop
grande, à donner un mauvais renom à Timmig ration belge en
général. Mais à côté de celle-là, nous en avons constaté une autre,
moins facilement saisissable peut-être, mais fournissant des élé-
ments meilleurs.
Les immigrants désorganisés attirent d'autant plus l'attention,
qu'un certain nombre descendent forcément très bas, car non
soutenus par l'assistance publique, ils tombent dans le vagabon-
dage s'ils n'ont pas une capacité personnelle suffisante.
Conclusion. — Tout ce qui précède nous montre que la question
sociale n'est pas une pure question de salaire, comme on l'a
quelquefois dit; le salaire ne constitue que l'un de ses éléments.
Nous avons rencontré des familles très misérables, dont les re-
cettes pourtant étaient élevées et les charges de fandlle faibles.
L'ivrognerie ^ et la débauche des hommes, l'insouciance et l'in-
capacité ménagère des femmes sont les causes les plus com-
munes de cet état de choses. Ces familles livrent à la société des
enfants inéduqués qui viennent grossir l'armée des mal contents,
des inassimilables socialement. N'ayant ni les qualités nécessaires
pour s'élever par le travail, ni celles que développe la bonne ins-
tallation au foyer, ils forment une véritable caste de pauvres
héréditaires. Sans doute, ils ne sont pas personnellement respon-
sables de leur dégradation morale, et ils ne peuvent trouver en
eux-mêmes le ressort qui les en fera sortir. Il y a là un pro-
blème d'éducation à résoudre.
Ce problème d'éducation est résolu, en partie, par l'élite
ouvrière sur laquelle tendent à se modeler les éléments les moins
mauvais qui émergent de la partie inférieure. La victoire est
1. En 1905, d'après l'Annuaire statistique, la consommation d'alcool, en litres,
dans le département du Nord s'est élevée à 4,07 par tête; la moyenne en France
a été de 3,89, et le recorda été atteint par le Calvados avec 16,03. La consommation
devin n'a été que 0,18 contre une moyenne générale de 7,39. Par contre, le départe-
ment du Nord détient à son tour le record de la consommation du tabac: 2.094 gram-
mes contre une moyenne, en France, de 1.004. Il est probable qu'il détient également
le record de la consommation de la bière.
62 l'ouvrier de l'industrie textile.
gagnée quand une famille émigré d'une cité ouvrière pour habiter
un home indépendant; les enfants, enlevés à la promiscuité d'une
cour commnmne, voient substituer pour eux l'éducation familiale
à celle de la rue.
De cette élite sortent des éléments éduqués, disciplinés, socia-
lement assimilables; ils recrutent les métiers supérieurs et for-
ment un cadre à l'organisation des masses ouvrières.
Malheureusement, il semble résulter des faits exposés que cette
famille arrive difficilement à élever normalement plus de trois ou
quatre enfants. Les familles plus nombreuses ne bouclent leur
budget que grâce à l'assistance publique, et la plupart sont
fatalement encerclées dans les cités, et ainsi ne font qu'augmenter
le recrutement de l'armée des désorganisés. Il est bien que la
charité soutienne ces familles nombreuses, et elle le fait, mais
il faudrait y ajouter le relèvement par le foyer. Toutefois, il ne
faut pas s'illusionner : l'action morale ne peut atteindre que les
éléments les moins mauvais parmi les désorganisés, et ce n'est
que très lentement et progressivement qu'elle pourra s'insinuer
dans les couches plus profondes.
A ce point de notre étude, après avoir constaté toute une série
de problèmes qui s'imposent à la famille ouvrière, il nous faut
étudier les groupements de patronage qui l'aident à les résoudre.
— 0O^>O'^>3«—
IV
LE PATRONAGE DE LA CLASSE OUVRIÈRE
Le patronage primordial, celui dont une race ne peut se
passer sous peine de disparition, est le patronage du travail, ou,
si l'on préfère, des moyens d'existence. Là est la fonction essen-
tielle du patronage.
A ce point de vue, le grand patron de l'industrie patronne ses
ouvriers en leur assurant du travail; le commerce, de son côté,
patronne l'industrie, en lui fournissant les matières premières,
et en écoulant les produits; les capitalistes, les banques, patron-
nent le tout, en fournissant le crédit nécessaire.
Toutes ces questions trouveront leur place dans l'étude de la
classe patronale qui assume la charge d'assurer les moyens
d'existence de la race, et en particulier de la classe ouvrière.
Cependant, nous devons, ici même, étudier certaines formes
particulières du patronage, différentes de celles qui résultent de
la direction du travail .
Dans l'ensemble, les intérêts du patron et ceux de l'ouvrier sont
solidaires, la prospérité des uns dépendant étroitement de celle
des autres. Pourtant, il existe des points spéciaux sur lesquels
ces intérêts sont divergents : ce sont ceux qui font l'objet du
contrat de travail^ c'est-à-dire la fixation du taux des salaires, de
la durée de la journée de travail, etc.
Nous avons montré comment le machinisme avait permis l'élé-
vation des salaires et la diminution du temps de travail, mais ce
64 l'ouvrier de l'industrie textile.
changement ne s'est pas fait automatiquement ; il a été le résultat
d'une pression.
Le taux du salaire oscille entre deux limites : une limite infé-
rieure en dessous de laquelle l'ouvrier mourra de faim, et une
limite supérieure au delà de laquelle les frais mangeant les
bénéfices, le patron se voit acculé à la faillite. C'est cette der-
nière limite que la machine a élevée permettant ainsi la hausse
des salaires sans l'exiger fatalement. Il a fallu une pression pour
amener cette hausse, mais l'on comprend qu'aucune pression ne
peut dépasser la limite supérieure.
Cette pression peut s'exercer de deux façons diliérentes : par
la force même de l'organisation des salariés, ou par l'intervention
d'un organisme supérieur possédant le droit de contrainte, les
Pouvoirs publics.
Action syndicale ou intervention de l'État, tels sont les deux
modes d'action que nous devons étudier.
Les syndicats ouvriers. — Pour la défense de leurs intérêts
permanents, les ouvriers anglais ont inventé les trade-unions ou
syndicats. Les ouvriers français ont essayé la même solution, après
avoir constaté les résultats obtenus par leurs confrères d'outre-
Manche. Pendant longtemps, on le sait, les syndicats ouvriers ont
été défendus par la loi. Ce fut la période anarchique des relations
entre employeurs et employés. Ces derniers n'avaient guère
d'autre arme de défense que la grève et souvent la grève violente.
Des organismes illégaux se formèrent en divers points pour la
lutte, à Roubaix, entre autres, où un syndicat fut organisé dès 1 872 .
La loi de 1884 ayant reconnu l'existence des syndicats, ceux-ci
se multiplièrent rapidement. Celui d'Armentières fut fondé en
1892, celui d'Halluin en 1896, celui de Lille en 1901, etc.
Que sont ces syndicats et à quels résultats ont-ils abouti?
Voilà ce que nous devons voir, et pour cela, conformément à
la méthode d'observation, nous visiterons les syndicats comme
nous avons visité les ateliers et les habitations ; nous aurons à
analyser les moyens d'existence de ces groupements nouveaux,
leur organisation et leur mode d'action.
LE PATRONAGE HE LA CLASSE OUVRIF.HE. 65
La plupart des syndicats ouvriers de rarrondissciuent de Lille
sont alliés à un parti politique, le parti socialiste. Non seulement
un certain nombre de leurs chefs sont en même temps des mili-
tants de ce parti, mais les caisses syndicales versent un tan-
tième de leurs recettes dans la caisse de propagande de ce parti.
Voici d'abord quelques indications sui' les principaux syndi-
cats.
1° Le Syndicat ouvrier textile de Roubaix, dont le siège se
trouve à l'estaminet de la Paix, 73, boulevard de Belfort, com-
prend 10.584 membres versant 0 fr. 25 par semaine. En temps
de grève, chaque gréviste affilié touche 15 francs par semaine.
Le syndicat accorde également des secours en cas de maladie, de
blessure, de procès contre les patrons, pendant le service mili-
taire; il alloue de plus 15 francs aux femmes en couches.
2° Syndical textile de Tourcoing : 1.200 membres, aux mêmes
conditions que le précédent. Ce syndicat est en train d'opérer
sa fusion avec le syndicat des fileurs et celui des tisserands ^
3° Syndicat textile d'Armentières : 1.500 membres; cotisation
de 0 fr. 1 5 par semaine. En retour, le syndicat donne 1 fr. 50 par
jour aux grévistes, ajnsi qu'aux ouvriers chômant pour cause
d'accident survenu à l'atelier 2.
4" Syndicat textile d'Halluin: 1.100 membres; cotisation de
0 fr. 30 par semaine. Le syndicat alloue une somme de 15 francs
par semaine aux grévistes.
5° Le Syndicat des fileurs^ à Lille, ne compte que 700 mem-
bres, elles cotisations sont pourtant peu élevées : Ofr. 50 par
mois pour les hommes; 0 fr. 30 pour les femmes et les enfants.
En cas de grève, les premiers reçoivent 1 fr. 50 par jour et les
seconds 0 fr. 70.
Il y a à Lille d'autres syndicats, ceux des peigneurs, des tis-
serands^ etc., mais aucun d'eux n'est puissamment organisé.
Faut-il voir là l'effet du milieu plus urbain qui entraine une
1. Beaucoupd'ouvriers tourquennois qui étaient affiliés au syndical de Roubaix quand
il n'en existait pas encore à Tourcoing, y sont restés, ce qui explique la grande dis-
proportion entre le nombre des membres des syndicats de Roubaix et de Tourcoing.
2. Cette allocation est versée pendant GO jours au maximum.
66 l'ouvrier de l'industrie textile.
désorganisation familiale plus grande? Il est remarquable que
c'est à Halluinoù les salaires sont le plus bas que les cotisations
sont le plus élevées, et que la proportion des syndiqués est la
plus grande ; et c'est à Lille que les cotisations sont le plus faible,
les syndiqués le moins nombreux, et où pourtant les salaires
sont le plus haut.
Si nous voulons résumer les faits qui précèdent, nous voyons
que les syndicats poursuivent un double but :
1" Constitution d'un fonds de grève pour appuyer les reven-
dications ouvrières;
2" Secours mutuels en cas d'accident résultant du travail.
Bien entendu, le syndicat ne verse une allocation qu'aux
grévistes ayant payé régulièrement leurs cotisations, et dans le
cas seulement où la grève a été votée par l'assemblée générale
des syndiqués.
Il est curieux d'analyser le budget de l'un de ces syndicats.
Voici précisément celui du plus puissant d'entre eux, le syn-
dicat textile de Roiibaix. Les chiffres sont relatifs à l'exercice an-
nuel allant du l*"" février 1907 au 31 janvier 1908, et ont été
publiés dans VOuvrier textile (n° du l*"' mars 1908). Pendant
cette période, les dépenses se sont élevées à 103.952 fr. 90, dont
18.016 fr. 30 pour les frais d'administration, frais généraux,
etc. ; 76.989 fr. 10 ont été alloués à des grévistes; 3.145 francs
aux malades, soldats, etc. ; 1.230 francs en frais d'avocats et de
procès; 822 francs ont été versés à titre de cotisations à V Union
des syndicats roubaisiens^, et 3.750 à la Fédération nationale
textile^.
On le voit, ce sont les grèves qui absorbent la plus grosse
partie du budget.
Partout les syndicats semblent avoir eu un elfet heureux à
l'égard des relations entre employeurs et employés, et cela,
quoique ces syndicats ne soient généralement pas reconnus par
1. \.' Union des syndicnls ronhuisiens est ime association locale englobant les
syndicats socialistes de la ville des (uofcssions les plus diverses.
2. La Fédération nationale lealile cnj^Iobe Ions les syndicats socialistes de lin-
diislrie textile, en France.
LE PATRONAGE DE LA CLASSE OUVRIÈRE. 07
les patrons. Plus un syndicat est riche, plus il s'assagit, moins il
est disposé à se lancer dans des aventures. Il semble que lesraj)-
ports deviendraient encore plus courtois, si les patrons se déci-
daient à traiter avec eux. Les patrons allèguent pour causes de leur
refus, d'abord leur droit d'être maîtres chez eux; ensuite, ils
reprochent aux syndicats de ne pas être dirigés par de vérita-
bles ouvriers et d'être avant tout des organismes politiques;
enfin de ne comprendre qu'une faible fraction des ouvriers.
Quant au premier point, il me semble qu'il y a là, avant tout,
une question d'amour-propre. Il ne s'agit pas ici d'une question
de droit, mais d'une question d'utilité. Les patrons ont-ils inté-
rêt à reconnaître les syndicats ouvriers et à traiter avec eux.'
Tout est là.
Là où la classe ouvrière est bien organisée comme dans l'in-
dustrie textile en Angleterre, il est hors de doute que cet inté-
rêt existe. En France, on dénie précisément qu elle le soit, et
l'on donne pour preuve le second argument, la main-mise des
politiciens sur les associations ouvrières.
Il n'est pas toujours exact que les ouvriers, au moins dans la
Flandre, recrutent leurs chrigeants hors de leur classe. Beaucoup
d'entre eux sont des cabaretiers, mais un certain nombre de ces
cabaretiers sont d'anciens ouvriers authentiques qui n'ont plus
trouvé d'emploi à partir du jour où ils se sont mis à la tête d'un
syndicat. Ce n'est certes pas là une bonne façon de favoriser
l'organisation normale de la classe ouvrière. Toutefois, il est
juste de reconnaître que les idées de tolérance font des progrès
tous les jours dans la classe patronale. D'autre part, un certain
nombre des chefs de syndicats sont bien des politiciens; dans
ce cas. ils ont acquis leur prestige, en prenant en main les pro-
cès que certains ouvriers voulaient intenter contre leur patron ;
ils leur faisaient connaître leurs droits en compulsant les lois,
et, s'ils ont parfois joué un rôle néfaste, ils ont aussi eu leur uti-
lité sociale.
Le dernier reproche est plus grave, et il semble que ce soit
bien la véritable raison pour laquelle les patrons ne peuvent
reconnaître les syndicats comme représentant la classe ouvrière.
68 l'oivrieb de l'industrie textile.
La Flandre ne compte, en effet, que 25.000 syndiqués sur près
de 150.000 ouvriers.
Quelques faits semblent montrer que la Flandre suit une évo-
lution analogue à celle de l'Angleterre qui l'a précédée dans
cette voie.
Rien n'est plus instructit à cet égard que la grève des tisse-
rands en toile de 1903.
A cette époque, les ouvriers accusèrent, à juste titre semble-t-il,
les patrons d'avoir violé le tarif des salaires élaboré en 1889
d'un commun accord. La grève éclata d'abord à Armentières,
centre principal du tissage de toiles, puis elle gagna Comines,
Halluin, pour se répandre finalement dans toute la région li-
nière. Des violences, des voies de faits furent commises, la mai-
rie d' Armentières fut mise à sac, et certains patrons menacés
de mort. Des collisions regrettables se produisirent entre la
force armée et des bandes de grévistes, composées des éléments
les plus désorganisés et les plus exaltés.
Cette grève eut deux conséquences curieuses, conséquences
dont elle ne fut pas directement la cause, mais l'occasion; elle
ne fit sans doute que précipiter un état de choses latent.
Une première conséquence fut que le syndicat d' Halluin fut
reconnu par quelques patrons, qui depuis lors ont été de plus en
plus nombreux. Beaucoup de grèves furent aplanies par la suite,
ce qui montre qu'un syndicat fort est un élément de paix.
Une conséquence non moins curieuse fut la fondation d'un
syndicat indépendant à Armentières, un syndicat strictement
professionnel, en dehors de toute idée politique, philosophique
ou religieuse, une espèce de trade-union. Quoique plus jeune
que le syndicat socialiste, il est aujourd'hui plus important que
ce dernier. Il compte en effet 2.000 membres versant 0 fr. 15
par semaine.
Les patrons n'ont pas encore reconnu ce syndicat, mais ils
ont eu la sagesse de ne pas mettre à l'index les ouvriers qui
ont assumé les charges de sa direction. Le secrétaire est un
tisserand qui s'occupe des choses syndicales le soir, en ren-
trant de l'atelier, et il ne louche pour cela aucune rémunéra-
LE PATRONAGE DE LA CLASSE OUVRIÈRE. 69
tien. Ce syndicat a maintenant le vent en poupe; souhai-
tons-lui bonne chance en passant, et espérons que cet exemple
se propagera.
Malheureusement, les temps ne semblent pas encore être
mûrs ailleurs : la bonne parole a, en eflet, été prêchée par-
tout par M. Leclercq, opticien lillois et ouvrier mécanicien à la
Faculté. Il a réussi à susciter la fondation de syndicats indé-
pendants un peu partout, à Lille, à Roubaix, à Tourcoing, à
Halluin, à Armentières. Seul, ce dernier a résisté et prospéré;
les autres se sont lamentablement dissous après une durée plus
ou moins longue. Toutefois, il ne faut pas désespérer, malgré
le pessimisme régnant.
Si l'on veut porter un jugement d'ensemble sur les syndicats
textiles de l'arrondissement de Lille, on peut dire qu'ils tien-
nent une place honorable parmi les syndicats français.
Tout d'abord, les cotisations sont régulièrement payées, et
cela suffit à les ranger dans la catégorie des groupements sta-
bles. C'est là un contraste frappant avec ce qui se passe dans
les autres régions. M. Paul Bureau a très bien noté le fait de
l'instabilité à Elbeuf; en 1900, il a constaté' que les syn-
dicats n'existent guère qu'aux époques de lutte; pourtant les
cotisations y étaient à un taux dérisoire : 10 centimes par mois
au syndicat « La Fourmi >), 30 centimes à celui des tisseurs,
enfin de simples collectes volontaires à (( la Fédération elbeu-
vienne » !
En second lieu, la proportion des syndiqués est encore plus
faible, en France en général, que dans la Flandre. Nous par-
lons toujours des industries textiles bien entendu. Il n'y a guère
que 35.000 syndiqués sur 800.000 ouvriers; si, de ces chifires,
on défalque le département du Nord, on trouve 10.000 syn-
diqués sur 650.000, soit 1/65! A Elbeuf, M. Paul Bureau nous
donne le chiffre de 750 sur 12.000. Dans la Seine -Inférieure, il
n'y a pas 1.000 syndiqués sur 50.000 ouvriers.
Cette supériorité du Nord fait que les syndicats flamands sont
1. Le Contrat de travail.
70 l'ouvrier de l,'lNrtLSTRlE TEXTILE.
appelés à remplii- un rôle de patronage vis-à-vis des autres,
comme nous allons le voir.
Les différents syndicats affiliés au parti socialiste sont en-
globés dans un groupement plus vaste, la Fédération des sijn-
dicats textiles qui comprend donc 35.000 membres, et qui a
son siège central à Lille. La caisse fédérale est alimentée par
des versements effectués par les caisses particulières des diffé-
rents syndicats affdiés et dont le taux mensuel est fixé à
0 fr. 10 par membre, dont la moitié est absorbée par les frais
d'administration, l'autre moitié servant à constituer un fonds
de grève. A la fédération est annexé un journal mensuel, V Ou-
vrier textile, publié à Lille, et qui lui sert d'organe officiel. De
temps en temps, la fédération organise des congrès; le der-
nier s'est tenu à Troyes du 15 au 17 août 1908.
En lisant les comptes rendus de ces congrès, on voit de
suite le rôle prépondérant joué par les ouvriers flamands;
c'est à eux que l'on s'adresse pour organiser la propagande
qui secouera la torpeur des Normands, des Vosgiens, des iMéri-
dionaux ; ce sont leurs délégués qui se font aussi remarquer
par l'esprit le plus pratique, le plus positif.
Si maintenant l'on compare les syndicats de la Flandre aux
trade-unions anglaises, on trouvera que ces dernières leur sont
supérieures sous les points de vue suivants :
1° Cotisation plus élevée, atteignant par exemple à 1 shilling
(l fr. 25) par semaine dans les unions des tileurs de coton du
Lancashire ;
2" Elles comprennent la majorité des ouvriers et sont, en
conséquence, reconnues par les patrons;
3" Elles ne sont affiliées à aucun parti politique.
En résumé, l'organisation de la classe ouvrière dans l'indus-
trie textile, dans la Flandre française, est à un stade intermé-
diaire entre celui atteint en Angleterre et celui oîi elle s'at-
tarde encore dans la majeure partie de la France.
11 semble, par les exemples récents d'Halluin et surtout d'Ar-
mentièrcs, que l'évolution continuera à se faire dans le sens
d'une organisation de plus en plus solide.
LE PATRONAGE 1)K LA CLASSE OUVRIÈRE. 71
L'intervention de l'état. — Pour la fixation des salaires, le jeu
des forces antagonistes a suffi. L'intervention de l'État, en mo-
ditîant le jeu naturel de l'oitre et de la demande, risquerait de
faire œuvre néfaste en voulant bien faire. L'action des Pouvoirs
publics devait donc se borner à assurer la liberté des transac-
tions et là sécurité des citoyens.
Le libre jeu des forces sociales a été assuré la d'abord par
loi de 186V sur la liberté des coalitions, puis par celle de
188i sur la légalité des syndicats.
La sécurité des citoyens est protégée en temps de grève par
la police et la gendarmerie, et, le cas échéant, par l'armée.
Il est inutile d'insister plus longuement sur cette forme
d'intervention dans laquelle l'État se fait le champion du lais-
sez faire, à condition de ne pas troubler la sécurité. Mais il y
a une autre forme d'intervention dans laquelle l'État a exercé
une pression sur le cours des événements. Il ne faudrait pas en
déduire que l'État peut tout; il ne peut réussir que dans les
limites où les lois sociales naturelles le permettent.
Au surplus, examinons de plus près l'action législative, et
nous verrons que son but est de protéger les faibles, qu'elle
ne peut réaliser cette protection que d'une façon lente et pro-
gressive, et qu'elle doit le faii-e avec beaucoup de ménage-
ments.
L'intervention de l'État sera d'autant plus nécessaire, d'au-
tant plus étendue, que la formation sociale de la race est plus
faible; on comprend également qu'elle le sera d'autant plus
que la race a un problème plus difficile à résoudre.
Parmi les parties les plus faibles de la population se trouvent
sans contredit les enfants et les femmes; ce sont là les seules
catégories que la loi française a jugé bon de protéger spécia-
lement, au moins jusqu'à présent.
Remarquons d'abord que seul le régime du grand atelier
permet la surveillance efficace de l'État; le travail à domicile
lui échappe complètement.
Remarquons en outre que la surveillance de l'État n'est ap-
parue qu'avec le machinisme. Elle ne s'est pas exercée sur
72 l'ouvrier de l'industrie textile.
l'ancien type de manufacture où l'on travaillait à la main en
grand atelier; en le faisant, elle aurait tué la manufacture en
la plaçant dans un état d'infériorité vis-à-vis des fabriques col-
lectives. C'est la machine à vapeur qui, en augmentant la pro-
ductivité du grand atelier lui a donné la supériorité sur le
travail à domicile, et lui a permis de supporter une certaine
contrainte de la part des Pouvoirs publics.
Il y avait exploitation des faibles avant l'apparition du ma-
chinisme, mais ce n'est que depuis cette apparition qu'ils ont
pu être protégés, et à l'heure actuelle, l'État se trouve toujours
impuissant à protéger l'exploitation des faibles dans le travail à
domicile.
Ainsi donc, première remarque, le machinisme seul a per-
mis la protection des faibles.
C'est pourquoi l'Angleterre, pays d'origine du machinisme,
est aussi celui qui a édicté les premières lois ouvrières. Dès
1802, une loi vint y empêcher les enfants âgés de moins de
treize ans de travailler la nuit et limiter à douze heures leur
journée de travail; en 1844-, le travail des femmes pendant la
nuit fut prohibé. Depuis lors, ces lois ont été plusieurs fois amé-
liorées et revisées.
En France, c'est en 18il que fut promulguée la première
loi prohibant l'emploi, dans les usines, des enfants âgés de
moins de huit ans^ et le travail de nuit pour ceux de moins de
treize ans. Cette même loi fixait à huit heures la journée de
travail maximum des enfants de huit à douze ans, et à douze
heures celle des enfants de douze à seize ans.
Depuis lors, la loi de 1892 a étendu la prohibition du travail
nocturne à toutes les femmes et aux garçons âgés de moins de
dix-huit ans; elle a reculé à treize ans l'âge d'admission des
enfants, faisant une exception seulement pour ceux qui sont mu-
nis du certificat d'études primaires.
Enfin, vint la loi de 1900, abaissant, par étapes successives
jusqu'en 1904, la journée de travail dans les ateliers employant
des femmes ou des enfants.
L'industrie textile qui emploie une certaine proportion de
LE r-ATRONAGl'; DE LA CLASSE OUVRIÈRE. 73
femmes et d'enfants est l'une des plus atteintes pai- cette loi,
qui ainsi a eu une répercussion sur la durée du travail des
liommes. Nous devons donc voir quels en ont été les effets.
Pour cette dernière loi, les effets ont été nuls sur le salaire
global, parce que la productivité a augmenté en proportion de
la diminution de la journée. En quatre années, de 1900 à 190V,
celle-ci a diminué de douze heures à dix heures, mais l'on a
augmenté la vitesse des métiers de façon à mainteiur la mèuie pro-
duction journalière. L'ouvrier a dû suivre la machine; il a dû
s'adapter à cette marche plus rapide, c'est-à-dire augmenter sa
faculté d'attention, la rapidité de ses mouvements. En résumé,
travail plus intense pour avoir de plus longs loisirs.
L'action législative se trouve donc limitée, en fait, par la fa-
culté d'adaptation de la race au progrès des méthodes de
travaiL
Elle est également limitée en ce qui concerne la protection des
femmes et des enfants. La diminution du travail des femmes et
des enfants à l'usine est en principe une chose désirable au point
de vue de l'éducation, mais elle a pour résultat de diminuer les
ressources du budget familial ; elle ne peut se faire que dans la
mesure où le salaire du chef de famille peut êtra augmenté, et
ce salaire, nous le savons, est fonction de la productivité.
On a beau tourner et retourner le problème, il faut en venir
là : c'est le nœud de la question.
Ce n'est pas cependant que l'action de la loi ait été stérile,
puisque c'est grâce à la pression qu'elle a exercée que les indus-
triels se sont décidés à accroître la vitesse des métiers. Mais on
peut se demander pourquoi les ouvriers ont été capables d'exer-
cer la pression nécessaire pour hausser les salaires et non celle
pour diminuer les heures de travail et l'emploi des femmes et
des enfants. La raison en est qu'ils voulaient plus fortement la
première chose que la seconde.
L'intérêt le plus immédiat pousse l'ouvrier à vouloir le sa-
laire le plus haut; il veut moins fortement la diminution des
heures de travail parce qu'il faudra fournir un effort plus in-
tensif ; il désire peu retirer sa femme et ses enfants de la fabrique
74 L'orvRiEH i»E l'industhie textile.
parce que cela est au détriment de son intérêt le plus proche.
Enlevez la femme à Tatelier, elle travaillera à domicile, devien-
dra brodeuse, couturière, ira faire les plus gros travaux du
ménage dans les maisons bourgeoises, etc.; elle gagnera moins,
fera de plus longues journées, et l'éducation des enfants ne
sera nullement améliorée.
En résumé, la pression de l'État ne se substitue à celle des
forces ouvrières que si ces dernières se montrent insuffisantes.
Mais ne peut-il pas arriver que l'État n'ag-isse pas?
La réponse à cette question demanderait à elle seule une
étude particulière : Contentons-nous seulement de noter que la
pression de l'Élat s'est produite dans toutes les nations soumises
au régime du machinisme. Dans les pays où règne le régime
parlementaire notamment, l'opposition a tôt fait d'exploiter les
défaillances du gouvernement pour chercher à s'emparer du
pouvoir. Ceci explique les succès du parti socialiste en France.
Lk parti GUESDiSTE. — La nécessité de l'intervention de l'Etat
pour régler certaines conditions du contrat de travail a fait
croire à la toute puissance des Pouvoirs publics en cette matière.
En France, où l'indifférence gouvernementale à ce sujet a
d'abord été grande, il a fallu créer une agitation venue d'en
bas pour secouer sa torpeur. De là, l'intrusion de la politique
dans les questions sociales.
L'agitation dont nous parlons peut revêtir des formes diffé-
rentes. Elle peut viser la conquête révolutionnaire des Pouvoirs
publics ou sa conquête pacifique par le bulletin de vote et
l'action légale. C'est en ce dernier moyen que la population fla-
mande a foi. Jusqu'à présent, la Fédération des syndicats textiles
repousse toute afliliation à la Confédération Générale du Travail
(C. G. T.). Elle soutient, avec la Fédération des coopératives
socialistes du Nord dont nous parlerons plus loin, un parti poli-
tique tout à fait particulier, le Parti Ouvrier Français (P. 0. F.),
connu aussi sous le nom de parti (juesdiste.
.Iules Guesde, né à Roubaix, incarne bien l'élément politique
socialiste de la région. Il lutta pour l'idée syndicaliste à une
LE r'AïKONAfiK DK LA CLASSK OIVKIÈRE. 73
époque où elle n'était pas encore légale, et c'est à ce propos que
sa personnalité fut mise en évidence, en 1878, quand des pour-
suites furent exercées contre lui à la suite d'un congrès tenu à
Paris par les chambres syndicales.
En 188i, la reconnaissance légale des syndicats étant un fait
accompli, Jules Guesde tenta de fonder une fédération générale
de tous les syndicats, fédération qui aurait servi de cadre au parti
socialiste. Cette idée, il ne put la réaliser que partiellement,
avec les syndicats textiles du Nord ; c'est alors que la Fédération
des sîjndicats textiles vit le jour, fédération dans laquelle les
Flamands dominent comme nous savons; les autres syndicats se
séparèrent de lui pour former peu à peu la C. G. T. vers 189.').
Celle-ci préconise la grève générale comme moyen d'action, ainsi
que l'emploi de la violence. Le P. 0. F. au contraire répudie
énergiquement ces moyens et a confiance dans l'action légale.
Voici comment s'exprimait', au dernier congres national des
syndicats textiles, tenu à Troyes en 1908, le citoyen Renard,
secrétaire de la Fédératio?i des syndicats textiles, en parlant de
Vaction directe :
« Il y a cependant dans cette tactique une contradiction que
je vais vous signaler ; c'est que tout récemment on a organisé
en France une campagne de réunions ayant pour but de faire
respecter les lois sur le repos hebdomadaire, sur la journée de
dix heures et le libre choix du médecin pour les accidents du tra-
vail. Or, si ces lois sont utiles à la classe ouvrière, pourquoi se
désintéresser de choisir ceux qui les font?
(( Vous le voyez, il y a là une entorse à la tactique. Ou les lois
sont utiles, et alors il faut se préoccuper de pouvoir les rendre
meilleures et partant de ceux qui les font. C'est pour cela que
toujours nous avons recommandé aux travailleurs de joindre, en
dehors du syndicat, l'action politique qui, avec leurs bulletins
de vote, leur permet d'ajouter aux efiorts de la cotisation et de
l'action syndicale l'efficacité des lois ayant pour but de protéger
la classe ouvrière comme celles dont nous parlons.
1. Ouvrier textile, n" du 1" sept. 1908,
76 l'ouvrier de l'industrie textile.
« Pour nous, le syndicat ne se suffit pas à lui-même, et c'est
pour cela que nous joignons les autres moyens à l'action syndi-
cale, mais en dehors du syndicat. A chaque forme de l'action
ouvrière contre la classe capitaliste, nous n'employons que les
moyens qui lui conviennent. Tandis qu'avec votre nouvelle doc-
trine « du syndicat se suffisant à lui-même et suffisant à tout »,
avec la grève générale comme moyen, y compris Y antimitita-
risme, V antiparletnentainsme et Vantipatriotistyw, qui ne sont
ceux-là, que des moyens extra-syndicaux, n'étant nullement
d'ordre professionnel, c'est précisément vous qui protestez contre
la politique, qui l'introduisez dans les syndicats ».
Cette modération des syndicats du Nord, cet esprit anti révolu-
tionnaire, ne peut que s'accentuer, à mesure qu'ils gagneront en
puissance et en cohésion \
Les coopératives. — Si la classe ouvrière a tenté d'organiser
normalement ses moyens d'existence, en fondant des syndicats,
elle a essayé, de plus, l'organisation de son mode d'existence,
à l'aide des sociétés coopératives.
C'est également en Angleterre que les premières coopératives
virent le jour. Mais tandis que, dans ce pays, elles constituent le
plus souvent des organismes indépendants, en France, elles ont
conservé certaines attaches avec les syndicats : local commun
ou tout au moins situé dans le même immeuble ; souvent, ce sont
les mêmes personnes qui dirigent les deux groupements. Ce
cumul disparait quand les deux organismes croissent en impor-
tance, quand, d'une part, les responsabilités deviennent trop
considérables, et que, d'autre part, les bénéfices permettent de
rémunérer suffisamment une gérance séparée.
Voici quelques exemples de coopératives :
La coopéralwe la Fraternelle d'Halluin compte 600 action-
naires; elle fabrique du pain et exploite un estaminet. Elle fait
1. Un cabarelier politicien avec qui je cause, se plaint ainèrenienl de la mentalité
des ouvriers llaniands : « Ils ont trop de bras et pas assez de tète, » me dit-il, van-
tant par là leur application au travail et la lenteur de leur esprit. Ce cabarelier,
par ses gestes vigoureux et son émotivité, contrastait étrangement avec les placides
ouvriers qui l'environnaient.
I.K l'ATHONAGE HE LA CLASSE OUVRIERE. 77
85.000 francs d'affaires avec un capital social de 12.000 francs;
les actions sont de 25 francs.
La coopérative l'Avenir des ouvriers d'Àrmentières, fondée en
1900, n'a que 100 actionnaires, mais fournit du pain, du charbon
et des articles d'épicerie à une clientèle régulière de 1 . VOO familles.
Les prix sont à peu près les mêmes que ceux du commerce de
détail, mais, à la fin de l'année, les actionnaires bénéficient d'une
ristourne proportionnelle à leur consommation, et qui, en 1908,
s'est élevée à 6 centimes par pain de 3 livres, 8 centimes par sac
de charbon et à li % sur l'épicerie.
Le service le plus important est celui de la boulangerie qui
fait jusque 7 à 800 pains par semaine. Le chiffre d'affaires s'élève
à 300.000 francs.
La coopérative la Paix de Boabaix fait annuellement
2.000.000 francs d'affaires avec un capital de 17.500 francs,
réparti en coupures de 5 francs entre 3.500 familles. Elle est
grandement installée dans un vaste immeuble comprenant un
estaminet, les locaux de l'Union des syndicats roubaisiens et ceux
de la coopérative.
Une machine à vapeur fournit la force nécessaire à la boulan-
gerie mécanique, et assure l'éclairage électrique des bâtiments.
La boulangerie, qui constitue le service principal, fabrique
trois sortes de pains : le pain de gruau qu'elle vend 0 fr. 55 les
trois livres, le pain blanc et le pain bis qui sont vendus 0 fr. 50.
A la fin de l'année 1908 les actionnaires ont touché une ristourne
de 0 fr. 12 ou 0 fr. 10 par pain.
Le charbon a été vendu 1 fr. iO le sac de 40 kilogr. avec une
ristourne de 0 fr. 10 par sac.
Enfin, la coopérative tient également un comptoir d'épicerie,
qui a accordé une ristourne de S % .
La société exploite en outre un théâtre et une bibliothèque
populaire.
La coopérative l'Union de Lille, fondée en 1892, est la plus
vaste de la région. Elle compte près de 6.000 membres. Son ca-
pital social, qui s'élève à 125.000 francs, est réparti entre 5.000 ac-
tions de 25 francs; il faut ajouter 4-00. 000 francs d'obligations. Son
78 l'ouvrier de l'industrie textile.
chiffre d'affaires dépasse 1.300.000 francs par an. Elle a pris
comme exemple le fameux Vooruit de Gand, qui a été décrit jadis
dans cette Revue par M. V. Muller^.
Les locaux sont vastes, et indépendants de toute promiscuité
avec aucun syndicat. L'estaminet est spacieux; avec ses tables en
marbre, ses bancs rembourrés et ses murs peints, c'est plutôt un
café qu'un estaminet.
Le théâtre est somptueux : il peut rivaliser avec maints petits
théâtres de petite ville ; 2.000 spectateurs y tiennent à l'aise. Tous
les dimanches soirs, pendant l'hiver, on y exécute des pièces
diverses.
Une machine à vapeur de GO chevaux fait mouvoir la boulan-
gerie mécanique, et actionne les dynamos destinées à l'éclairage
électrique qui ne compte pas moins de 15 lampes à arc et 500 à in-
candescence. La boulangerie fabrique en moyenne iO 000 pains
de 3 livres par semaine. Ils sont vendus 0 fr. 50 avec une ris-
tourne de 17 % pour les actionnaires.
La ristourne est de 7 1/2 % sur les articles d'épicerie.
Enfin, notons l'existence d'une bibliothèque populaire et d'une
société de musique.
Enregistrons aussi l'existence à Lille d'unebrasserie,la Bi^asserie
coopérative l'Avenir, socialiste également, puisqu'elle verse 10 %
de ses bénéfices au Comité de Propagande du parti. Elle compte
2.000 membres. Son capital s'élève à 250.000 francs, plus un
emprunt de 160.000 francs. La ristourne consentie est de 2 fr. 50
par hectolitre de bière.
Il faudrait citer encore la Solidarité de Tourcoing et V Union
d liouplines qui font chacune pour 300.000 francs d'afïaires par
an, Y Humanité de Wattrelos, la Fraternelle de Marcg-en-Barœul. ■
Toutes les coopératives que nous venons de citer sont affiliées
au parti socialiste ; en cas de grève, elles distribuent aux coopéra-
teurs grévistes des secours en nature : pain, etc. De môme, en
cas (le maladie, etc. Elles poursuivent donc un but multiple.
Au surplus, analysons le budget de l'une d'entre elles, de la
1. Se. soc, I. \\V el XXVI.
LE l'ATHOiNAr.E DE LA CLASSE OUVRIÈRF,. 79
plus puissante, Y Union de Lille. Les chiffres sont extraits du
Bilan du premier semestre \%ii^ 1^1" novembre 1907 au 30 avril
1908).
Pendant ce semestre, cette société a fabriqué 1.389.983 pains,
soit une recette pour la boulangerie (y compris lestaminet, les
fêtes, etc.) de 705,(314 fr. 20. Les dépenses' s'étant élevées à
572.870 fr. 20, il reste un bénéfice brut de 132.744 francs. Sur
ce bénéfice 13.959 francs ont été prélevés par le Comité spécial,
dont nous allons voir de suite le rôle, et 118.G51 fr. 45 distribués
à titre de ristourne aux consommateurs. Kestc donc pour la
réserve une somme de 133 fr. 35.
Pour l'épicerie, qui dispose d'un budget spécial, la ristourne
avait été fixée à 7 1/2 %
Le bilan du 30 avril 1908 estime à 520.964 fr. 23 la valeur des
immeubles, ù 5G.935 fr. 73 celle du matériel, à 202.007 fr. 97 celle
de l'argent en banque et à 6.313 fr. 05 celle de l'argent en
caisse. Il y avait, en outre, environ 90.000 francs de marchan-
dises en magasin (farine, épiceries, etc.).
Au passif, le même bilan constate que le capital est grevé de
divers emprunts et émission d'obligations dont le total monte à
plus de 400 000 francs.
Analysons maintenant le rôle du Co?nité spécial, qui dispose
d'une caisse particulière alimentée par des prélèvements sur les
prix de vente globaux des marchandises. Le taux des prélèvements
est fixé par les statuts; pour le pain, par exemple, il est de 2 % .
La fonction du Comité spécial comprend tout ce qui a trait au
patronage des phases de l'existence des coopérateurs. Ainsi, pen-
dant le semestre envisagé, il a distribué 11.470 pains aux mala-
des, ce qui équivaut à une somme de 5.735 francs; dans le
même laps de temps, il a été délivré pour le même usage des bons
d'épicerie valant en tout 709 fr. 60 ; 550 pains valant 275 francs
ont été distribués à des coopérateurs en grève; enfin, il a été
avancé une somme de 10.768 fr. 35 à 795 familles de consom-
mateurs à valoir sur leurs ristournes de fin d'année.
1. Parmi les dépenses, il faut compter ir).248 fr. .'iO consacrt^s au paiement des inté-
rêts et à l'amortissemenl desoliligations.
80 [/ouvrier de l'industrie textile.
Le Comité a organisé ég-alement un cours musical gratuit, clans
le but d'assurer le recrutement des exécutants de la fanfare et
de la chorale.
En résumé, on voit que le groupement coopérateur comprend
deux organismes distincts liés ensemble :
Le premier, dirigé par le Conseil d'administration, comprend
la société coopérative proprement dite dont la fonction est
purement commerciale et industrielle, et qui remplit vis-à-
vis des consommateurs, un rôle de patronage dans le mode
d'existence ;
Le second, dirigé par le Comité spécial, comprend les œu-
vres d'assistance, et joue un rôle de patronage dans les phases
de l'existence.
Les différentes coopératives que nous avons citées forment
ensemble un groupement plus vaste, la Fédération des coopéra-
tives de la région du Nord, dont le siège social se trouve dans le
local même de VUnion de Lille. Fondée en 1900, elle a pris la
forme de la société anonyme, et son capital s'élève à 900 francs
seulement ^ Elle ne joue en effet qu'un rôle d'intermédiaire pour
les achats en gros de farine et d'épicerie, pour le compte des
sociétés adhérentes. En centralisant ainsi le service des achats,
on obtient des prix spéciaux très réduits. Cette fédération orga-
nise, de temps à autre, des congrès de la coopération et publie
un bulletin mensuel. En 1904, elle a acheté pour 2.400.000 francs
de farine et 200.000 francs d'épicerie 2. Ne peuvent entrer dans
la Fédération que les coopératives adhérant aux principes fon-
damentaux du parti ouvrier français (parti guesdiste).
A côté de ce mouvement coopératif du à l'initiative du parti
politique socialiste, il en existe un autre soutenu par les patrons
et connexe des syndicats jaunes dont nous parlerons bientôt.
Parmi les coopératives de cette seconde espèce, la plus impor-
tante est sans contredit ï Union de Roubaix, qui compte près de
15.000 membres. En 1904, elle fit pour 2.400.000 francs d'af-
1. Les sociétés coopérulives, par G. Corréard (Lelhiellciix), p. 244.
2. /d., p. 244.
LE PATROXAGE DE LA CLASSE OUVRIERE. SI
faires ', soit le double de sa concurrente socialiste, la Paix. Elle
comprend une boulangerie qui fabrique en moyenne 15. 000 kilos
de pain par jour.
Malbeureusement, cette grande vitalité nest pas due à une ac-
tivité autonome de la classe ouvrière comme les coopératives
socialistes. Les capitaux ont été fournis parla classe patronale, et
les actionnaires poursuivent moins un but lucratif qu'un moyen
d'action sociale. Dans ces conditions, on a pu faire grand, et
Y Union possède même son propre moulin pour moudre le })lé
qu'elle achète. A côté du groupement commercial existe une
série d'oeuvres de patronage : secours en cas de maladie, caisse
de prêts, bibliothèque populaire, etc.
Si nous voulons donner une vue d'ensemble du mouvement
coopératif en Flandre, nous devons noter son caractère à la fois
industriel et commercial, englobant dans le même organisme
la société de production (boulangerie) et de consommation
(pain, épicerie i. Pourtant, c'est cette dernière qui joue le rôle
prépondérant : elle fournit à la première une clientèle toute
faite qui assure aux produits fabriqués un débit régulier, auto-
matique.
L'épicerie a réussi moins bien que la boulangerie à cause de la
grande variété des articles. La confection, là où elle a été ten-
tée, a donné des résultats tout à fait médiocres : non seulement
elle doit compter avec la diversité des tissus, mais aussi avec
celle des tailles, etc.
Si l'on veut estimer la place qui revient à la Flandre dans le
mouvement coopératif français, on trouvera que cette place est
sans doute la première.
C'est le département du Nord qui contient le plus grand nom-
bre de sociétés de consommation : en 1904, ce chifïre s'élevait
à 156; la Charente-Inférieure venait ensuite avec li5, la Seine
avec 115, etc. ^. La différence serait encore plus frappante si l'on
tenait compte du nombre des membres et du chiffre d'affaires. De
1. Les sociétés coopératives, par G. Conéard (Lelhielleux), p. 263.
1>. /fZ.,p. 261.
6
82 l'ouvrier de l'industrie textile.
toutes les fédérations régionales, c'est celle du Nord qui atteint le
chiffre le plus élevé : 2.700.000 francs contre 1.000.000 pour
celle du Nord-Ouest et 900.000 pour celle de la région pari-
sienne.
Ce résultat est dû aux grandes agglomérations ouvrières qui
se pressent dans le Nord et en particulier dans l'arrondissement
de Lille, et ceci est encore une répercussion du machinisme.
Mais le succès en revient à l'esprit de discipline qui caractérise
une partie de la race flamande, et l'on doit noter, comme trait
particulier, que cet esprit de discipline aime à chercher ses
cadres dans l'action politique.
Entin, notons que les coopératives ont, à leur tour, servi de
cadre à des organismes de patronage des phases de l'existence.
Mais, parmi ces dernières, il en est une très importante sur la-
quelle elles n'ont pas d'action, non plus que les syndicats.
Nous voulons parler du chômage.
Le chômage. — On le sait, le travail de fabrication est beau-
coup phis instable que celui de la culture. Le Play a beaucoup
insisté sur la stabilité qui, dans les sociétés peu atteintes par le
machinisme, est assurée aux ouvriers par l'alliance des travaux
de culture et de fabrication. Cette alliance n'est plus guère pos-
sible dans les sociétés compliquées. Dans les usines où de grands
capitaux sont engagés, on ne peut plus permettre à l'ouvrier de
quitter la fabrique les jours où le temps est favorable à la mois-
son ou à la fenaison : le métier mécanique ne peut s'arrêter sans
que des dommages très grands n'en résultent pour le patron, et
par répercussion, pour l'ouvrier. Les usines qui travaillent le
plus régulièrement évincent celles qui chôment souvent,
La solution doit être cherchée, non pas dans un retour à l'al-
liance des travaux de culture et de fabrication, mais dans la
recherche de la régularité de production.
Il y a deux sortes de chômages : les chômages annuels ou sai-
sonniers, et les crises commerciales.
Dans l'industrie textile, c'est dans les peignages de laine que le
chômage périodique annuel est le plus marqué. Ces ateliers tra-
LE PATRONAOi; DE LA CLASSE OUVRIÈRE. 83
vaillent à façon pour les fabricants, et ceux-ci veulent avoir,
chacun, leur stock peigné le plus rapidement possible pour être
certains de ne pas manquer de matière première au moment voulu.
La tonte des moutons se fait à des époques fixes; la laine brute
arrive en masse vers le mois de novembre. A ce moment-hà les
peigneurs sont débordés de besogne. Cette époque d'activité où
l'on travaille jour et nuit, dure jusqu'en mai. Le chômage com-
mence en juin et a son maximum vers juillet et août, mois pen-
dant lesquels le travail de nuit est généralement supprimé.
Or, ces ouvriers peigneurs, nous l'avons vu, ne sont pas des
spécialistes : ce sont des manœuvres embauchés au hasard; ils
n'ont fait aucun apprentissage à l'usine, et sont donc facilement
congédiés et remplacés. Ils se recrutent, du reste, on le pense
bien, parmi la partie la plus instable de la population, parmi les
individus qui, dans leur jeunesse, ont été plus ou moins morale-
ment abandonnés de leurs parents, ou ont été incapables de se
dresser à aucune discipline rigoureuse.
Ils tiennent peu à la fixité des engagements, et sont souvent
nomades par goût. Cette instabilité réciproque des engagements,
jointe à la grande dimension de l'atelier et à la forme anonyme
de sa constitution, a contribué à éloigner les points de contact
entre les employeurs et les employés.
Les peigneurs sont des manœuvres, avons-nous dit : aussi sont-
ils disposés à faire n'importe quel gros travail : hommes de peine
dans une filature, moissonneurs, aides d'un artisan quelconque,
etc. Quelques-uns tombent dans le vagabondage, tandis que
d'autres sont secourus par les institutions charitables.
On le voit, dans l'industrie du peignage de la laine, le patron
est un simple employeur : il patronne en fournissant du travail
dans la mesure où il peut le faire ; il ne s'occupe nullement du
patronage des phases de l'existence.
Ce phénomène est moins accentué dans les autres parties de
l'industrie textile. Les fileurs et les tisserands sont moins déspé-
ciaUsés que les peigneurs de laine. Ils sont entrés comme gamins
à douze ou treize ans à l'atelier, sous la protection d'un parent
ou d'un ami de la famille; ils sortent d'un milieu moins désor-
84 l'ouvrier de l'industrie textile,
ganisé qui les a formés à une discipline plus grande. Ils sont d'au-
tant plus attachés à leur métier que l'apprentissage — ou plutôt le
temps d'épreuve — a été plus long. Habitués à l'atelier, dès leur
enfance, ils finissent par l'aimer, par s'y attacher. Peut-être
pourrait-on reprocher à beaucoup d'entre eux un excès d'attache-
ment au même atelier.
Quoiqu'il en soit, il y a réciprocité entre les façons d'agir des
patrons et des ouvriers. On le comprend, les premiers tiennent
aux seconds quand ils les voient aimer leur métier et leur ate-
lier ; ils ont suivi pas à pas l'apprenti pendant son temps d'é-
preuve, et tiennent à garder les meilleurs.
Le directeur d'un tissage que je visite, estime aux 2/3 la
proportion de son personnel fixe, de ceux qui ne quitteront
sans doute jamais leur fabrique. Quelquefois, il prend à l'un
d'eux la fantaisie d'essayer un autre atelier; il n'a, pour cela,
aucun motif : il ne vise pas un salaire plus élevé; il n'a, non
plus, aucune plainte à formuler. Le directeur lui signe son
livret en lui disant qu'il peut toujours revenir. Au bout de
quelques semaines, en efïet, l'ouvrier revient et demande de
rentrer à son ancienne usine; on lui garde alors la première
place vacante qui se présentera. Pourquoi n'est-il pas resté dans
l'autre atelier? — « Je ne pouvais pas m'habituer, répond-il, à
ces nouveaux murs, à cette nouvelle salle. »
Dans le dernier tiers restant, formant la partie instable de
l'atelier, se trouvent à la fois ceux qui ne s'habituent pas dans
celui-ci, mais s'habitueront dans un autre, et ceux qui sont réel-
lement nomades. Ces derniers forment, on le voit, une infime
minorité.
Aussi, en temps de chômage, on ne diminue pas le personnel;
on répartit le chômage entre tous les ouvriers, chacun faisant
un nombre d'heures moindre par semaine.
A première vue, cette solution parait supérieure à celle adop-
tée dans les peignages de laine, mais elle n'est cependant pas
sans graves inconvénients; elle cause une restriction générale
dans le budget de toutes les familles ouvrières, tout en rendant
difficiles à celles-ci de trouver une compensation. Alors que le
LE rATROXAGF. DF. LA CLASSE OUVRIÈRE. 85
peigneur de laine se voit forcé de chercher un autre travail
pendant quelques mois, le tisserand n'a guère d'autre ressource
que de se serrer la ceinture eu attendant des temps meilleurs. S'il
est plus discipliné que le premier, il ne peut, en revanche, faire
montre d'initiative.
Ce sont surtout les crises qui pèsent lourdement sur le tisse-
rand. C'est justement le cas en ce moment. Voici un tisserand
qui a chômé 51 lundis et 15 mardis, pendant l'année 1908. Voilà .
une autre famille, qui, une certaine semaine, voit ses recettes
tomber à 15 francs! A l'épargne familiale ou à l'assistance pu-
blique à combler le reste. Certes, le patron fournit sa part dans
l'alimentation de l'assistance, mais il ne le fait pas comme em-
ployeur, il le fait comme citoyen de la cité ; c'est un pur phéno-
mène de voisinage. Ainsi le fabricant est avant tout un employeur ;
il ne s'occupe pas de patronner directement les phases de l'exis-
tence de ses ouvriers. Comparé au peigneur, il a seulement un
souci un peu plus grand de répartir le travail entre le personnel
fixe.
Telle est la situation dans les villes; elle est tout autre dans
les bourgs disséminés dans l'arrondissement. Là, les liens sont
beaucoup plus étroits entre les deux classes : le patron n'est
plus un simple employeur ; il a conservé les anciennes formes du
patronage, ayant souci, non seulement de fournir du travail,
mais de veiller aux phases de l'existence de ses ouvriers. Cela se
comprend : dans ces petits bourgs, il est le seul homme assez
riche pour alimenter le budget de l'assistance publique, la seule
(( autorité sociale », comme eût dit Le Play. Par la force des
choses, il devient omnipotent et assume toutes les charges de sa
situation.
Étant donnée cette organisation du travail, comment la classe
ouvrière supporte-t-elle ces crises?
Une crise peut être surmontée par plusieurs procédés, les
uns issus de l'initiative de la classe ouvrière elle-même, les
autres venant de la classe patronale. Nous allons les étudier
rapidement :
1° L épargne. Tout d'abord, l'ouvrier peut se restreindre, et
8(i l'ouvrier de l'industrie textile.
prélever, chaque semaine, une réserve sur son salaire. Mais ou
sait combien il est difficile de se priver en vue de choses loin-
taines, qui peuvent paraître aléatoires. Ici, cela est d'autant
plus difficile que les phases de l'existence viennent absorber les
sommes que l'ouvrier a pu mettre d'abord de côté. En fait,
dans aucun pays, la classe ouvrière n'a pu résoudre par elle-
même le problème des crises industrielles.
Certes, l'élite de la population ouvrière du Nord épargne,
mais c'est peut-être elle qui est la moins atteinte par le chô-
mage. La majorité n'épargne guère, et en tous cas d'une façon
bien insuffisante pour parer aux crises.
2° Le changement de mrtier. Ce moyen employé par un cer-
tain nombre de peigneurs de laine et de manœuvres, répugne,
nous l'avons vu, aux tisserands et aux fileurs. D'une part, ils ne
peuvent plus faire l'apprentissage d'un nouveau méfier : ils sont
trop âgés. D'autre part, ils considèrent comme une déchéance
de devenir manœuvres. En temps de crise, l'ofire des emplois de
manœuvres diminue dans une région spécialement vouée à
un genre de travail, mais souvent il est facile d'en trouver dans
une région voisine vouée à un autre travail. Or, c'est précisé-
ment le cas : tandis qu'une crise intense sévit sur l'industrie
textile, les houillères du Pas-du-Calais traversent une ère de
prospérité. Il y a là une offre de travail considérable, mais encore
une fois, ce sont les manœuvres qui en profitent le plus ; ce n'est
qu'à la dernière extrémité que le tissserand émigrera vers la
mine.
Quoi qu'il en soit, un train spécial organisé par certaines com-
pagnies de mines part tous les matins d'Armentières, emmenant,
pour les ramener le soir, plusieurs centaines d'ouvriers, qui"
travaillent en qualité de chargeurs et se font un salaire de
5 fr. 50 par jour. Les compagnies de mines paient rabonnement
de l'ouvrier, à condition qu'il soit régulier au travail.
En outre, un autobus part tous les jours de La Chapelle d'Ar-
mentières, vers Béthune et Liévin.
A ces émigrations journalières, il faut ajouter les émigrations
définitives vers les mines ; mais ces émigrations définitives
LE PATRONAGE DE I.A CLASSE OUVRIÈRE. 87
sont vues d'un mauvais œil par les syndicats socialistes qui cher-
chent à conserver le plus délecteurs possible.
3° L'émigration. Pour ne pas cliani^er de métier, les tisse-
rands ont la ressource d'émigrer vers d'autres pays non atteints
par la crise, ou moins atteints.
C'est du reste, de cette façon que s'est recrutée une partie de
la population ouvrière du Nord : tisserands de toiles venus des
villages de la Flandre belge ; tisserands de draps venus de Ver-
viers; tisserands de laine du Cambrésis, etc.
Réciproquement, dans les temps de crise, la Flandre fran-
(;aise envoie un certain nombre de tisserands vers l'Amérique.
C'est ainsi que, de 1900 à 1906. il est parti environ 2.000 tisse-
rands de Roubaixpour les États-Unis ; mais depuis la crise améri-
caine, il y a un mouvement très prononcé de rapatriement, ce
qui vient augmenter la population flottante du Nord. Les ou-
vriers comptent, en efi'et, obtenir plus facilement des secours
dans leur pays natal quà l'étranger.
On le voit, la classe ouvrière n'est guère en mesure de parer
aux crises. Aussi est-elle obligée d'avoir recours à une aide
extérieure, aux organismes d'assistance.
4° U assistance. Les secours de la classe possédante parvien-
nent aux ouvriers sous forme d'assistance privée ou publique.
Ils pro^'iennent non seulement des patrons industriels, mais de
la classe aisée tout entière : le petit bourgeois y contribue comme
le filateur, et les sociétés charitables servent d'intermédiaire.
Les municipalités votent des fonds spéciaux d'assistance en
temps de crise : ces fonds sont versés aux syndicats ouvriers
proportionnellement à leur importance, et ce sont ces syndicats
qui se chargent de la répartition.
En 1908, la ville d'Armentières a voté ainsi un subside de
3.000 francs.
En résumé, l'assistance en cas de crise utilise les groupements
déjà existants qui se chargent de l'assistance en temps ordi-
naires et qui alors visent spécialement les malades, les vieillards,
ou ceux qui ont de grandes charges de famille à supporter.
En d'autres termes, les crises ne font pas surgir des orga-
88 l'ouvrier de l'ixdustrie textile.
nismes spéciaux; elles ne forment qu'un cas particulier d'un
problème qui se pose constamment, quoique à un degré moins
intense.
Il nous faut voir de plus près ces organismes dont les uns
résultent de l'initiative privée, dont les autres dépendent des
Pouvoirs publics.
Les Jaunes. — Un courant social qui a contribué à retarder
la reconnaissance des syndicats ouvriers par les patrons, a été
la création de soi-disant syndicats jaunes. Nous disons soi-
disant, car ces groupements n'ont du syndicat que le nom, si
l'on veut réserver au mot syndicat le sens d'une organisation
visant à la défense des intérêts du travail, travail ouvrier ou
patronal.
On connaît l'origine du mouvement jaune. Il est louable dans
son but, puisqu'il a la prétention d'aplanir la lutte des classes en
englobant dans un même groupement les patrons et les ou-
vriers. Que ces associations aient ou puissent avoir un tel effet,
nous ne le nions pas; mais ce que nous nions, c'est qu'il puisse
y avoir là un système de représentation des intérêts de la classe
ouvrière : ces groupements suscités par les patrons resteront,
quoi qu'il en soit, sous leur domination. Us sont intéressants
comme moyen de multiplier les contacts entre les diverses
classes sociales; ils ne peuvent avoir la prétention de défendre
l'ouvrier contre les abus possibles des employeurs. Toute la con-
fusion git précisément dans cette prétention. Le jour où les
associations jaunes consentiront à être ce qu'elles sont en réa-
lité — des œuvres patronales — ce jour-là, la reconnaissance
des syndicats ouvriers par les patrons aura fait un grand pas.
Exemple : à Halluin, où il n'existe pas de groupement jaune,
la reconnaissance des syndicats est désormais un fait accompli.
A Armentières, il n'en a pas encore pu être ainsi, malgré l'exis-
tence d'une véritable trade-union, celle-ci devant lutter, non
seulement contre le syndicat socialiste encore existant, mais en
outre contre l'association jaune récemment créée.
Ce qui retarde malheureusement l'évolution, c'est la confu-
LE PATRONAGi: DE LA CLASSE OUVRIÈRE. 89
sion de l'idée politique — voire religieuse — avec les l)uts par-
ticuliers de l'action syndicale. A l'exception de la trade-union
dArmentières, les syndicats ouvriers sont socialistes et athées;
les associations jaunes sont conservatrices et catholiques. Et
ainsi on voit des groupements de patronage lutter contre des
groupements de travail, cependant placés sur un terrain différent.
Les soi-disant syndicats jaunes sont greffés sur les anciens
cercles ouvriers catholiques.
Ils diflèrent des syndicats socialistes en ce qu'ils ne forment
pas un organisme pour la défense dos intérêts professionnels,
et ne constituent donc pas de fonds de grèves ; ils n ont de com-
mun avec eux que les buts visant le patronage des phases de
l'existence : secours aux blessés, aux malades, aux militaires,
aux vieillards, aux femmes en couches. Le plus souvent, d'autres
œuvres leur sont annexées : cercles ouvriers, maisons ouvriè-
res, sociétés coopératives, etc.
Le patronage des corporations religieuses. — Les syndi-
cats jaunes et leurs annexes ne sont pas les seuls organismes
privés de patronage extérieur de la classe ouvrière.
Il faudrait citer toutes les œuvres trouvant leur appui dans
les groupements religieux. Il serait fastidieux de faire l'énumé-
ration de toutes les institutions de cette nature fondées dans
le Nord.
Les moins intéressantes, quoique nécessaires malheureuse-
ment, sont celles qui n'ont en vue que la charité pure et simple.
Elles sont à peu près ce quelles sont partout, et le cadre de
notre étude ne nous permet pas de nous y arrêter plus longue-
ment.
A côté de celles-là, il en est d'autres qui ont en vue le relè-
vement du niveau moral de la classe ouvrière. Quelquefois, elles
n'atteignent pas leur but ou atteignent même un résultat con-
traire à celui qu'elles visent, mais parfois aussi elles ont des
conséquences heureuses.
Mais il faut nous borner. Prenons comme exemple l'une des
œuvres les plus nouvelles et les plus intéressantes de la région ;
90 l'ouvrier de l'industrie textile.
nous voulons parler de VInstitiU populaire de l'Épeule, à Rou-
baix.
Originairement, ce n'était qu'un simple cercle ouvrier, dépen-
dant de la paroisse du hameau de l'Épeule, mais depuis 1899,
grâce à l'initiative de M. l'abbé Podvin, toute une série d' œu-
vres vinrent se greffer autour de la modeste entreprise du début.
Tout d'abord, ce furent des œuvres d'éducation comprenant
des conférences, des cours, un enseignement ménager, etc.
En 1903, fut créée l'œuvre des jardins ouvriers, grâce à la-
quelle des propriétaires mettent du terrain à la disposition des
ouvriers : il y a actuellement plus de deux cents parcelles dis-
tribuées.
Puis vinrent des œuvres de mutualité : Mutualité maternelle.
Jeunesse prévoyante, Caisse des conscrits. Providence du foyer,
Bon foyer, etc..
La caisse de la Mutualité maternelle., alimentée par des coti-
sations hebdomadaires de 10 centimes, verse 4-8 francs au mo-
ment de la naissance d'un enfant.
La caisse de la Jeunesse prévoyante reçoit des cotisations de
10 ou 20 centimes, dont la moitié sert à constituer une dot à
Fâge de vingt-cinq ans et dont l'autre moitié est réservée pour
des secours en cas de maladie.
La Providence du foyer reçoit des cotisations de 25 à 45 cen-
times par mois et accorde une allocation de 200 francs, en cas
de décès, aux héritiers.
Le Bon foyer, créé en 1908, est une société de secours mutuel
et de retraite.
De plus, en 1907, a été fondée une caisse de crédit genre
Raiffeisen, à l'usage des artisans.
Enfin, un syndicat des employés et une association des pro-
fesseurs dames sont annexés à l'Institut populaire.
On le voit, c'est une œuvre complexe qui résume les tendances
nouvelles qui se font jour dans cette direction. Trop jeune
encore pour que nous on jugions les résultats, nous ne pouvons
qu'enregistrer l'activité (|ui y est déployée, et le dévouement
de ses promoteurs.
CONCLUSIONS
Parvenu au bout de l'analyse du type social de l'ouvrier de la
grande industrie textile, sommes-nous à même de porter un
jugement d'ensemble pouvant lui assigner une place dans la
classification des sociétés humaines ?
Tout d'abord, remarquons que notre étude n'a pas englobé
tous les types sociaux de la Flandre française ; nous ne pouvons
donc avoir la prétention de classer, dès maintenant, le type fla-
mand. Nous devons nous borner à comparer l'ouvrier textile de
cette région à ses confrères des pays voisins.
Malheureusement — et c'est là l'écueil qui attend celui qui
défriche un terrain nouveau — ces types n'ont pas encore été
étudiés par la science sociale.
Toutefois, nous pouvons essayer de tenter une comparaison, à
l'aide de renseignements divers qu'il nous a été possible de re-
cueillir.
Si nous examinons ce qui se passe en Angleterre, nous ferons
la constatation suivante :
La formation sociale a rendu V ouvrier anglais plus aple à s'a-
dapter au machinisme . Nous avons analysé les qualités que le
machinisme demande à l'ouvrier : au-dessus des journaliers et
des manœuvres, on a surtout besoin d'ouvriers ayant une grande
faculté d'attention.
Or, on le sait, le Français, en général, est plus distraitque l'An-
glais, est moins capable d'une concentration d'esprit soutenue.
Dès qu'on entre dans un atelier, en France, toutes les têtes se
tournent pour examiner le nouvel arrivant, et l'examen se pour-
suit quelquefois longtemps.
92 l'ouvrier de l'industrie textile.
Au contraire, l'Anglais en train de travailler fait abstraction
de tout ce qui l'environne. Que le malheureux visiteur soit sur
ses gardes, car il risque à chaque instant de recevoir une balle
de coton dans les jambes, une bobine de fils dans la poitrine !
La faculté d'attention de l'ouvrier français, peut-être aussi
grande au début de la journée, ne tarde pas à faiblir, alors
que celle de son concurrent d'outre -M anche se maintient à peu
près immuable jusqu'au soir.
Il en résulte quil faut un personnel moindre pour surveiller
le même nombre de métiers.
La supériorité de l'ouvrier anglais est d'autant plus grande
que l'automatisme de la fabrication est plus parfait. C'est pour-
quoi elle éclate surtout dans l'industrie cotonnière, comme l'a
très bien mis en lumière M, Schulze-Gavernitz dans sa belle
étude sur La grande industrie, dans laquelle il compare l'ouvrier
cotonnier du Lancashire à celui de l'Allemagne.
Nous voyons qu'en Angleterre, une équipe, composée d'un
fileur [spinner) et de deux rattache urs f;9«ecer6), surveille des mé-
tiers contenant un plus grand nombre de broches : à Lille ou à
Roubaix, une telle équipe ne dirige jamais plus de 2.200 broches,
tandis qu'à Manchester elle en dirige jusqu'à 2.330, et à Mulhouse,
2.000 seulement. Et il faut remarquer que la difficulté du tra-
vail va pourtant en décroissant, puisque l'Alsace ne travaille
guère que les numéros moyens, la Flandre les numéros fins,
tandis que le Lancashire arrive à filer des numéros d'une finesse
extrême.
Il semble donc que, dans ce métier, le Flamand se place à
mi-chemin entre l'Alsacien et l'Anglais.
Et ici, nous pouvons constater que le salaire croit avec la
productivité, comme le montre le tableau suivant, indiquant
les salaires moyens par semaine :
iManchestoi-. Roubaix. MuUiou.sc.
Fileur
Francs.
55 00
22 50
2 50
80 00
Francs.
33 00
22 20
21 00
76 20
Francs.
30 00
\ <"■ rattaclieur
2'- —
! 36 00
Totaux
66 00
CONCLISIO.NS. 9;{
Un fait singulier ressort de ce tableau : rinégalité plus grande
des salaires entre leiileuretle second rattacheur, dans la Grande-
Bretagne que sur le Continent. Gela provient d'une organisation
différente du travail. En Angleterre, le second rattacheur ilitlle-
piecer) est un gamin, un half-limer, ce qui veut dire qu'il partage
son temps entre l'école et l'usine; il se contente d'un salaire plus
minime que le second rattacheur français, belge ou allemand,
qui, lui, a d'abord été bobineur jusqu'à seize ou dix-sept ans :
ce n'est plus un gamin, mais un jeune homme. Il en résulte
qu'en Angleterre, on accède plus jeune à la situation de fileur.
le plus souvent au moment du mariage. Sur le Continent, au
contraire, beaucoup de rattacheurs sont mariés, et ceci n'est pas
sans avoir de répercussions sur la situation de la famille ou-
vrière en général.
Ce qui se produit dans l'opération du filage, se retrouve dans
les opérations accessoires de la filature; de là cette consé-
quence que le personnel total d'une usine est moindre en An-
gleterre pour le même nombre de broches.
Nous trouvons qu'à Roubaix, il faut 6 personnes pour
1.000 broches.
M. Schulze-Gavernitz nous dit que dans le Lancashire il n'en
faut que 3 ou 4, en Allemagne 7, en Italie li et dans l'Hindous-
tan 25 !
C'est là un véritable classement social au point de vue de la
faculté d'attention, de concentration d'esprit.
Même phénomène dans l'industrie linière, comme rindi([ue
M. L. Merchier, dans son bel ouvrage déjà cité sur la Monogra-
phie du lin.
Dans les tissages de toile, par exemple, il nous dit ^ que les
travaux préparatoires (bobinage, ourdissage, etc.) exigent un
personnel de 50 à 55 personnes pour 100 métiers dans la ré-
gion d'Armentières, 35 à iO seulement dans les environs de
Belfast, c'est-à-dire dans la partie saxonne de l'Irlande.
Pour l'industrie lainière, il ne nous a malheureusement
1. P. 242.
QA l'ouvrier de l industrie textile.
été possible d'établir aucune comparaison. Celle-ci ne semble
même pas pouvoir être faite pour la laine peignée, car les qua-
lités de laine travaillées sont très différentes, ce qui fait, qu'en
Angleterre, le filage est exécuté au métier continu, tandis
qu'en France, on n'emploie guère que le ren\ddeur.
La supériorité de l'ouvrier anglais, manifeste dans la produc-
tion, ne Test pas moins au point de vue de la situation fami-
liale.
Tandis qu'en Flandre nous avons constaté Fexistence de deux
couches de population, dont la supérieure seule est bien ins-
tallée au foyer, il semble qu'en Angleterre, chez l'ouvrier textile
tout au moins, le type moyen soit à peu près au niveau de
notre type supérieur. Les cités y sont presque inconnues; tout
au plus trouve-t-on le type décrit par M. Paul de Piousiers softs
le nom de back to back^.
De plus, il est d'usage, dans le^ Lancashire par exemple, que
la femme mariée quitte la fabrique dès son premier enfant.
Dans l'arrondissement de Lille, elle ne le fait qu'à son troisième.
La grande différence que nous avons constatée, en Angle-
terre, entre le salaire des enfants et celui des pères de famille,
assure à ce dernier une autorité plus grande. Pourtant, en
Flandre, cette autorité se maintient très ferme dans la catégorie
supérieure : la preuve en est dans ce fait que les enfants re-
mettent intégralement leurs salaires au chef de famille. Celui-ci
leur fait, chaque semaine, pour leurs menus plaisirs, un petit
cadeau sous le nom de « dimanche » -. Ainsi V. IL.., l'ouvrier
tourquennois dont nous avons parlé plus haut, remet tout son
salaire à la ménagère, à l'exception de 3 francs qu'il garde
pour son dimanche, et de 1 fr. 50 qu'il octroie à son fils, « mais,
me dit-il, je vais augmenter le dimanche de ce dernier, parce
que je suis satisfait de lui, il a une bonne conduite et travaille
bien ».
Quand le fils travaille dans la même usine que le père, ce
1. Se. soc, XIX, 158.
2. D'après L. Merchier (loc. cit.. p. 263), l'ouvrier du lin garde 1 francs pour son
dimanche; après le troisième enfant, il ne garde plus que 2 francs.
COXCLISIONS. 95
dernier peut facilement toucher le salaire du premier, ce qui
facilite le maintien de l'autorité paternelle. Dans le cas contraire,
il y a quelquefois une tendance à son affaiblissement, mais
l'exemple de V. H... nous a montré qu'iln'enest rien dans l'élite.
Ce phénomène rapproche la famille tlamande de la famille
anglaise, où le môme usage existe. Au contraire, en Ecosse et
en Allemagne, d'après Schulze-Gavernitz, les fils se contentent
de payer une pension fixe à leurs parents, pour leur nourriture
et leur entretien, et disposent du reste à leur fantaisie.
Il y aurait donc une tendance plus grande à V individualisme
dans ces deux derniers pays, individualisme qu'il ne faut pas
confondre avec particularisme, comme nous savons.
L'étude des syndicats et des coopératives nous a montré éga-
lement que, au point de vue de la discipline sociale et de l'ap-
titude à l'organisation ^, le Flamand se trouvait à mi-chemin
entre l'Anglais et le type français moyen -.
Ainsi donc, tous les chemins semblent nous mener à la même
conclusion : la formation sociale de V ouvrier textile de la Flandre
française est intermédiaire entre celles de l'ouvrier anglais et
de l'ouvrier moyen du Continent.
Les critères de classement ont été les suivants :
1" Dans le travail : aptitude à la concentration, à l'attention;
-r Dans la famille : autorité paternelle et bonne installation
au foyer, l'une et l'autre de ces conditions étant indispensa-
bles pour la bonne éducation des enfants.
I. L'aptitude des ouvriers (laniands à l'organisation se retrouve dans les nombreuses
sociétés d'amusements qu'ils forment entre eux : sociétés musicales, sociétés de tir à
lare, de jeu de boules, etc. Un ouvrier roubaisien me dit avec humeur dans son i)atois :
« ici il y a des sociétés pour tous les goûts ; ily en a pour les coqueleux (amateurs
de combats de coqs), pour les pinsonneux (éleveurs de pinsons chanteurs), pour les
coulonneux (éleveurs de pigeons voyageurs) »
'2. Une analyse des facultés intellectuelles montrerait, chez l'ouvrier flamand, une
tendance vers la profondeur d'esprit plutôt que vers la vivacité. Un ouvrier roubai-
sien à qui je cause et qui occupe ses loisirs par la lecture, parvient à digérer les
études économiques ou philosophiques les plus dures : « Quelquefois, me dit-il, je
reste absorbé par la lecture d'une seule page depuis 9 heures jusqu'à minuit, mais
cette page, je la lis et relis, je la commente, je réponds à l'argumentation de l'auteur,
je retourne la question sous toutes ses faces; je ne passe à un autre sujet qu'après
avoir épuisé celui qui précède... »
96 l'ouvrier de l'industrie textile.
3° Dans les associations libres : aptitude à la discipline et à
l'organisation.
Mais nous le répétons, pour que ces conclusions puissent être
considérées comme définitives, il faut attendre que nous ayons
une connaissance plus parfaite des autres types similaires.
Quoi qu'il en soit, il parait acquis que la classe ouvrière des
Flandres comprend deux couches de populations superposées :
1° Une couche supérieure à tendances particularistes présen-
tant les caractères suivants : concentration d'esprit et discipline
sociale résultant d'une solide éducation familiale due à une
forte autorité paternelle et à la bonne installation du foyer ;
2" Une couche inférieure désorganisée^ manquant des qualités
précédentes, par suite de l'inéducation due à l'insouciance des
parents et à la mauvaise installation au foyer.
La présence de cette dernière classe est un obstacle constant
aux progrès sociaux. C'est elle qui, en temps de grève, fournit
les éléments violents et perturbateurs; c'est parmi elle que se
trouve la grande masse des illettrés; c'est elle qui grève les
budgets de l'assistance publique ou privée.
Ces deux classes existaient avant l'introduction du machi-
nisme. Celui-ci a eu pour effet de hausser la valeur personnelle
dans l'élite, mais a laissé les autres au même niveau.
C'est que, chez ces derniers, l'éducation familiale n'avait pas
jeté les germes de l'esprit de discipline que la contrainte de la
machine et du grand atelier accentuent, mais ne créent pas. Il
y avait donc déjà anciennement, dans la population ouvrière
flamande, une élite suffisamment disciplinée pour pouvoir s'a-
dapter aux changements dont nous parlions en commençant
cette étude. Mais il y avait aussi un prolétariat inapte à profiter
des chances d'élévation que le nouveau régime présentait.
On ne saurait trop le r épéter, la question sociale est avant
tout une question d'éducation.
P . Descamps.
U Administrateur-Gérant : Léon Gangloff.
TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET c'". — PARIS
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