Skip to main content

Full text of "La Serbie et le mouvement national bulgare"

See other formats


: 


RICAN  COMMISSION 
NEGOTIATE  PEACE 
THE  LIBRARY 

B1BL1QTHÉQUE   DES  PEUPLES   BALKANIQUES 


M°  5 


Iv.  Mich.  MINTSCHEW 


La  Serbie 


et  le 


Mouvement  national  bulgare 


UE3 


Prix  :  Fr.  2. 


ci 

•30 

Lausanne 

ts  0*0  « 

Librairie  centrale  des  nationalités 

W 

1918  &%& 


3®  o 


Rue  Caroline 


iji*' 


!w.  Mich.  MlNTSCHEW 


La  Serbie 


et  le 


Mouvement  National 

Bulgare 


no 

113 


Lausanne 
Librairie  centrale  des  nationalités 

Rue  Caroline 

1918 


c 


Department  of 
1919. 


PRÉFACE 


«  Le  voleur  attrapé  et  puni  »  :  voilà  le  titre 
que  Ton  pourrait  donner  à  l'histoire  de  la  politique 
extérieure  serbe,  en  vue  de  l'extension  de  la 
Serbie  vers  les  contrées  situées  au  sud  et  à  l'est 
de  cette  dernière,  si,  toutefois  le  vol  avait  en  poli- 
tique le  sens  qui  lui  est  attribué  dans  le  Code 
pénal  et  s'il  existait  une  sanction  des  crimes  com- 
mis contre  le  droit  des  gens. 

Cependant,  l'histoire  a  sa  morale,  il  y  a  en 
elle  une  tendance  à  laisser  triompher  les  idées  de 
droit,  d'ordre  et  de  justice.  Souvent  cette  force  intime 
demeure  longtemps  à  l'état  latent,  mais  elle  éclate  un 
beau  jour  sous  forme  de  guerre  ou  de  révolution. 

Au  moment  même  où  les  convoitises  crimi- 
nelles des  Serbes  se  donnaient  carrière  par  la  poli- 
tique de  l'Etat  et  dans  l'aveuglement  d'un  mouve- 
ment national,  la  force  historique  appelée  à  ame- 
ner dans  le  conflit  serbo-bulgare  le  triomphe  de  la 
morale  et  la  sanction  du  droit,  se  développait  en 
Bulgarie. 

Tandis  que  les  convoitises  serbes  étaient  arti- 
ficiellement éveillées  par  la  propagande  d'aventu- 
riers de  la  politique  et  de  l'intelligence,  et  se  trou- 
vaient étayées  par  la  nécessité  impérieuse,  pour  la 
Serbie,  d'une  issue  vers  la  mer,  en  Bulgarie  la 
poussée  vers  la  Macédoine  était  la  manifestation 
d'un' instinct  organique,  l'expression  d'un  violent 
amour  et  d'une  infinie  compassion  pour  le  frère 
opprimé  ainsi  que  de  la  nostalgie  du  foyer  occupé 
par  l'étranger,  la  projection  d'un  attachement  pro- 
fond autant  qu'inconscient,  naturel  autant  qu'irré- 
ductible, celui  de  la  mère  pour  l'enfant,  chair  de 
sa  chair  et  sang  de  son  sang.  Ici,  aucun  calcul, 
aucune  arrière-pensée. 


—     4     - 

Nous  considérions  comme  une  folie  les  efforts 
des  Serbes  pour  prouver  au  monde  que  la  Macé- 
doine était  serbe.  Jusqu'en  1913,  à  peu  d'excep- 
tions près,  personne  chez  nous  ne  jugeait  néces- 
saire d'engager  des  polémiques  à  cet  égard  avec 
les  agents  serbes,  ni  de  plaider  noire  cause  au 
près  de  l'opinion  publique  européenne.  La  cata- 
strophe de  l'année  1913  nous  a  appris  qu'il  ne 
suffisait  pas  pour  nous  de  «  sentir  »  la  Macédoine  bul- 
gare, mais  que  nous  devions  bien  plutôt  nous  péné- 
trer de  cette  vérité  de  façon  consciente  pour  pou- 
voir, à  forces  égales,  la  défendre  par  la  parole 
aussi  bien  que  par  les  armes  et  pour  pouvoir  pui- 
ser l'énergie  nécessaire  à  l'accomplissement  de 
notre  devoir  patriotique  à  cette  double  source 
d'une  volonté  indomptable,  à  savoir  :  le  cœur  et 
l'esprit. 

11  est  nécessaire  pour  nous  de  connaître  l'his- 
toire de  nos  relations  avec  les  Serbes  dans  le 
passé,  afin  que  nous  sachions  régler  celles-ci  à 
l'avenir. 

Il  est  indispensable  que  nous  dévoilions  au 
monde  la  vérité  avec  la  conviction  déterminante  qui 
résulte  de  l'histoire  sous  l'égide  de  la  logique  im- 
partiale des  réflexions  d'observateurs  étrangers 
sur  les  relations  serbo-bulgares. 

En  ce  qui  nous  concerne,  nous  serions  trop 
tlatté  que  la  présente  brochure  pût  y  contribuer 
quelque  peu. 

L'AUTEUR. 


T 


Les  mouvements  nationaux  clans  la  péninsule 
des  Balkans. 


En  mars  1830  une  commission  turco-russe 
se  trouvait  en  Serbie  pour  le  tracé  des  frontières 
de  l'Etat  à  demi  indépendant  nouvellement  pro- 
clamé. «  Les  plénipotentiaires  russes,  écrit  Cuni- 
bert  *.),  étaient  des  jeunes  gens  intelligents,  cul- 
tivés, ayant  de  bonnes  manières;  ils  apprirent 
vite  la  langue  serbe,  qu'ils  parlaient  à  la  per- 
fection. A  la  tête  de  la  délégation  turque  se 
trouvait  un  homme  grossier,  sacrifiant  aux  plai- 
sirs les  plus  bas  qui,  soudoyé  par  Milosch,  céda 
sur  tous  les  points.  Tandis  que  les  commissaires 
russes  parcouraient  montagnes  et  forêts  et  éta- 
blissaient les  frontières  du  pays,  Hadji  Kian  de- 
meurait dans  ses  confortables  appartements  en 
fumant  tranquillement  son  narghilé,  sans  se  cas- 
ser la  tête  à  conserver  au  Padischah  un  kilo- 
mètre de  plus  ou  de  moins  de  territoire.  Les 
jeunes  officiers  russes  par  contre,  zélés  au  travail, 
surmontèrent  rapidement  toutes  les  difficultés  et 
la  Serbie  se  vit  attribuer  une  contrée  notable- 
ment plus  grande,  quoiqu'en  plus  d'un  endroit  la 
population  s'opposât,  les  armes  à  la  main,  au 
passage  des  commissaires.  » 

Le  firman  de  Tannée  1830  cédait  à  la  Serbie  les 
six  districts  de:  Kraïna,  Timok,  Paratschin,  Krus- 
chevatz,  Starivlaschki  et  du  Danube.  En  réalité, 
on  ne  remit  à  la  Serbie  qu'une  partie  de  ces 
régions,  la  Porte  n'ayant  pas  admis  les  procès- 
verbaux  de  la  Commission  de  délimitation   dans 


*)  Cunibert    Essai    historique,    1885,    t.  I,    pp.   307    et   308 
(Cf.  Nil  Popoff,  Rossia  i  Serbia,  1869.  t.  I,  p.  234  (en  russe). 


—    6     - 

toutes  leurs  parties.  Pour  obtenir  le  territoire 
que  les  traités  lui  avaient  cédé,  Milosch  dut 
s'engager  avec  la  Porte  dans  de  longues  négo- 
ciations au  cours  desquelles  la  «  cavalerie  de  St- 
Georges  »  donna  largement.  Un  peu  plus  tard, 
il  sut'  de  nouveau  mettre  à  profit  la  situation 
embarrassée  de  l'Empire  gravement  menacé  en 
Egypte,  en  Albanie  et  en  Epire  par  des  soulè- 
vements qu'il  avait  fréquemment  déchaînés  ou 
encouragés. 

La  Serbie  et  la  Grèce  réussirent  presque  en 
même  temps,  de  longues  années  avant  la  Bul- 
garie, à  s'organiser  en  Etats  indépendants,  cela 
grâce  à  une  situation  géographique  pleine  d'a- 
vantages. 

La  prétendue  renaissance  tardive  de  notre 
pays  n'y  est  donc  pour  rien.  Les  tentatives 
d'affranchissement,  au  contraire,  ne  manquèrent 
pas.  Elles  commencèrent  dès  le  lendemain  de 
l'asservissement.  Au  commencement  du  XlXme 
siècle  les  insurrections  en  Bulgarie  n'étaient  pas 
rares  au  moment  même  où  les  mouvements  natio- 
naux conscients  commençaient  à  se  dessiner  dans 
l'Empire  Ottoman.  Mais  un  rapide  coup  d'œil 
sur  la  carte  suffisait  à  montrer  au  Bulgare  que 
sa  patrie  ne  pouvait  être  libérée  qu'après  la 
Serbie,  la  Roumanie  et  la  Grèce.  Vouloir  s'éman- 
ciper avant,  c'était  s'exposer  à  une  lutte  inégale 
servant  surtout  à  l'affranchissement  des  autres.  Se 
rendant  bien  compte  qu'il  aurait  la  liberté  le 
jour  où  les  Roumains,  les  Grées  et  les  Serbes 
commenceraient  à  en  jouir,  le  peuple  bulgare 
a  toujours  suivi  avec  une  sympathie  non  dégui- 
sée les  mouvements  nationaux  de  ses  voisins. 
Ses  propres  haïdouks  et  ses  propres  révolu- 
tionnaires accouraient  se  battre  aux  côtés  de 
ceux-ci  et  verser  leur  sang  pour  la  grande 
cause.  Dès  l'année  1821,  le  mouvement  des  hété- 
ristes  valaques  et  la  campagne  d'Ipsilanti  furent 
soutenus  par  la  plupart  des  Bulgares. 

Lors  des  révoltes  grecques,  des  milliers  de 
Macédoniens  accoururent,  sous  les  drapeaux  des 
insurgés  et  répandirent  leur  sang  pour  la  liberté 


—    7 


hellénique*).  Au  nombre  des  héros  les  plus  en 
vue  de  ces  mouvements  figure  une  longue  liste 
de  noms  bulgares.  Les  exploits  de  certains  d'en- 
tre eux  sont  célébrés  dans  les  chants  nationaux 
grecs  d'un  même  trait  que  ceux  des  héros  grecs. 
L'insurrection  grecque  de  1827  fut  immédiate- 
ment populaire  en  Bulgarie  sous  le  nom  de 
«  zavera  »  (conspiration).  Y  prirent  part  parmi 
les  Bulgares  connus  :  Hadji  Hristo,  de  Stara 
Zagora,"en  qualité  de  chef  de  la  cavalerie  bul- 
gare ;  Hadji  Steftcho,  d'Okhrida,  comme  voïvode 
de  l'infanterie  bulgare  et  surtout  Marko  Bojar, 
de  Voden,  dont  les  grecs  hellénisèrent  le  nom  en 
Marko  Botzaris"),  sous  lequel"  il  a  glorieusement 
passé  à  la  postérité.  Chez  les  historiens  grecs 
eux-mêmes  il  est  fait  mention  de  bon  nombre 
de  héros  Bulgares  des  insurrections  grecques. 

Les  hauts-faits  de  Kara-Georges,  ainsi  que 
les  insurrections  postérieures  des  Serbes  enthou- 
siasmèrent les  vaillants  volontaires  de  la  mon- 
tagne bulgare,  qui,  avec  l'ardeur,  la  vaillance 
d'autours,  volaient  au  combat  où,  comme  fous 
de  la  liberté  si  longtemps  souhaitée,  ils  mou- 
raient pour  le  «frère»,  héroïquement,  le  sourire 
aux  lèvres. 

Voulant  mettre  à  profit  ce  fétichisme  du 
Bulgare  pour  l'idée  de  liberté,  Serbes,  Grecs 
et  Roumains,  dès  les  premières  années  de  leur 
soulèvement  national  se  mirent  à  parcourir  en 
agitateurs  les  territoires  bulgares,  recrutant  des 
hommes  pour  leur  cause  et  préparant  le  terrain 
à  un  futur  agrandissement  de  leurs  Etats  deve- 
nus indépendants.  Les  Grecs  traçaient  jusqu'aux 
pentes  des  Balkans  les  frontières  d'un  nouveau 
grand  Empire  Byzantin;  certains  même,  doués 
d'une  imagination    plus   fantaisiste,   allaient  jus- 


*)  Dr.  B  Both.  Geschichte  der  christlichen  Balkanstaaten, 
Leipzig  1917. 

**)  Cyprien  Robert.  Les  Slaves  de  la  Turquie,  p.  302  :  «L'un 
de  ces  Slave,  Botchar,  né  à  Vodena,  émigré  au  Mont  Soulion,  est 
devenu  célèbre  dans  toute  l'Europe  sous  le  nom  grec  de  Botzaris  ». 


qu'au  Danube.  Les  Serbes,  eux,  voyant  dans  les 
Bulgares  un  peuple  de  même  race,  susceptible 
d'être  assimilé,  rêvaient  d'une  Grande  Serbie  et 
du  Royaume  de  Douschan.  Les  Grecs  mettaient  à 
profit  l'organisation  ecclésiatique  laissée  entre 
les  mains  du  Patriarche  de  Constantinople,  tan- 
dis que  les  Serbes  invoquaient  l'affinité  de  race 
et  de  langage.  Et  c'est  ainsi  que,  gagné  beaucoup 
plus  tard  à  l'idée  nationale,  le  réveil  national 
du  peuple  bulgare  était  aussi,  au  commencement 
du  XlXme  siècle,  moins  avancé  que  celui  de 
ses  voisins.  Il  s'insurgeait  contre  le  régime 
turc,  parce  qu'il  y  voyait  une  complète  négation 
de  la  liberté,  ainsi  qu'un  obstacle  à  la  civilisa- 
tion et  au  progrès  européens.  Il  oubliait  sa 
nationalité,  fréquentait  les  écoles  grecques, 
parce  que  avide  de  s'instruire  et  donnait  l'hos- 
pitalité aux  agitations  révolutionnaires  des  Ser- 
bes, parce  que  amoureux  de  l'indépendance. 


La  domination  turque  avait  figé  sous  une- 
forte  couche  de  glace  séculaire,  les  éléments 
ethniques  des  Balkans.  Les  idées  humanitaires 
du  XVIIIme  siècle  y  projetèrent  les  rayons  de 
leur  chaleur;  la  fonte  vint  et  avec  elle  ïe  mou- 
vement. Pour  les  raisons  que  nous  avons  fait 
ressortir  dans  le  rapide  exposé  historique  ci- 
dessus,  le  mouvement  commença  par  les  pro- 
vinces situées  aux  confins  de  l'Empire  ottoman. 
Voilà  pourquoi  tant  d'eaux  de  la  fusion  des 
glaces  ethniques  bulgares  durent  se  déverser 
dans  les  courants  chauds  avoisinants. 

Ce  ne  fut  pas  le  seule  raison.  La  population 
bulgare  se  trouvait  sur  la  route  des  armées  turques 
qui  allaient  étouffer  les  fréquentes  émeutes  de 
Serbie,  de  Grèce  et  de  Roumanie.  Et,  à  cette 
époque,  le  Turc  ne  faisait  pas  de  distinction 
entre  les  nationalités;  il  n'y  avait  pour  lui  que 
des  rayas  «  roum  milleti  ».  La  haine  et  la  soif 
de  vengeance  causées  par  tout  mouvement  d'in- 
surrection en  Serbie,  en  Grèce  ou  en  Roumanie 


—    9    — 

retombait  sur  la  tête  des  Bulgares.  Il  en  était 
de  même  pendant  les  guerres  russo-turques  qui 
valurent  aux  Roumains,  aux  Serbes  et  aux  Grecs 
l'indépendance  politique  et  ne  laissèrent  aux 
Bulgares  que  foyers  détruits,  villages  anéantis 
et  territoires  abandonnés. 

Pendant  les  guerres  de  1806,  1811,  1829, 
1852,  1854,  les  Bulgares  affluèrent  dans  les  rangs 
des  armées  russes,  et  au  départ  de  ces  derniè- 
res, ils  fuyaient  avec  elles,  s'expatriant  en  masse 
pour  s'installer  en  Bessarabie,  à  Braïla,  Galatz, 
Bucarest  et  Kralévo*). 

Le  premier  éveil  de  la  conscience  nationale 
fut  l'œuvre  de  Païssy,  moine  du  Mont  Athos, 
qui  écrivit  en  1762  son  Histoire  slovéno-bulgare. 
Il  révéla  le  brillant  passé  du  peuple  bulgare, 
l'invitant  à  en  être  fier  et  à  se  libérer  de  l'in- 
fluence étrangère,  spécialement  de  l'influence 
grecque.  Il  attira  l'attention  sur  le  caractère 
sacré  de  la  langue  nationale  et  donna  les  motifs 
du  culte  du  passé.  Son  œuvre  fut  continuée  par 
Sophrony,  Ioury  Vénéline,  Apriloff,  Néophyte  de 
Rila.  L'instruction  prépara  le  mouvement  reli- 
gieux. Les  Bulgares  s'engagèrent  dans  la  lutte 
pour  la  libération  du  joug  spirituel  du  Patriar- 
chat  de  Constantinople.  Lutte  d'une  véhémence 
particulière  en  1860  pour  finir  en  1870  par  une 
victoire  complète  des  Bulgares. 

Par  firman  de  la  même  anné,  la  Sublime 
Porte  reconnut  l'Exarchat  bulgare.  Le  Patriar- 
chat  refusa  d'approuver  ce  firman.  Le  11  mai 
1872,  les  Bulgares,  officiellement  soutenus,  pro- 
clamèrent l'indépendance  de  l'Eglise  bulgare. 
Certains  diocèses  de  l'Exarchat  étaient  détermi- 
nés par  le  firman  lui-même  ;  d'autres  devaient 
l'être  au  moyen  d'un  plébiscite  et  cela,  confor- 
mément à  l'art.  10  du  firman.  La  majorité  des 
deux  tiers  de  la  population  d'Okhrida  et  de  Sko- 
pié  (Uskub)   se  prononça  contre   le   Patriarchat 


*)   Georges  Bousquet.   Histoire   du   peuple  bulgare.    Paris, 
1909.  p.  111. 


—     10    — 

et  la  Porte  délivra  les  «  bérats  »  pour  la  nomi- 
nation d'évêqnes  bulgares  dans  ces  villes. 

Okhrida  et  Scopié  sont  le  cœur  de  la  Macé- 
doine. Cette  victoire  bulgare  si  inattendue,  qui 
avait  en  réalité  un  caractère  plutôt  politique  que 
religieux,  troubla  à  la  fois  Serbes  et  Grecs,  et, 
dès  ce  jour,  commencèrent  entre  les  différentes 
nationalités  de  la  Macédoine  les  luttes  qui  firent 
naître  la  fameuse  «  Question  Macédonienne  ». 

Pour  réaliser  leur  unité,  les  Bulgares  devaient 
désormais  combattre  non  seulument  contre  le 
grand  Empire  ottoman  qui  renfermait  dans  son 
sein  les  territoires  bulgares,  mais  encore  contre 
deux  nouveaux  ennemis:  la  Grèce  et  la  Serbie, 
déjà  en  possession  de  leur  indépendance,  et  dispo- 
sant de  puissants  moyens  de  propagande  morale 
et  matérielle.  C'est  surtout  contre  ces  deux  der- 
niers adversaires  que  se  soulevèrent  l'école  et 
l'église  bulgares,  tandis  que  les  haïdouks  et  les 
comités  révolutionnaires,  eux,  luttaient  contre  le 
régime  turc. 

La  sympathie  que  l'Europe  portait  aux  po- 
pulations chrétiennes  de  Turquie,  les  intérêts 
économiques  et  politiques  des  grandes  puissances 
européennes,  joints  au  désir  de  celles-ci  de  voir 
la  tranquillité  régner  dans  les  Balkans,  étaient 
une  garantie  suffisante  de  l'obtention,  tôt  ou  tard, 
par  la  Bulgarie  d'une  liberté  dont  la  Roumanie, 
la  Serbie  et  la  Grèce  bénéficiaient  déjà. 

Le  firman  de  1870  et  le  schisme  existant 
entre  l'Eglise  grecque  et  l'Eglise  bulgare  consti- 
tuaient une  autre  garantie  que  l'élément  bulgare 
ne  subirait  plus  l'influence  religieuse  et  scolaire 
des  agitateurs  grecs;  mais  l'agitation  serbe  qui 
se  révélait  faisant  valoir  la  communauté  de  race, 
l'identité  de  religion,  la  parenté  du  langage,  le 
prestige  du  slavisme  causa  dès  cette  époque  aux 
meneurs  du  peuple  bulgare  de  sérieuses  craintes 
que  la  suite  des  événements  justifia  amplement. 


—   il    — 

II 
Convoitises  serbes  sur  territoires  bulgares. 

Au  début  de  Tannée  1833.,  à  Krouchévatz, 
ville  située  dans  un  des  districts  en  litige,  vi- 
vaient deux  riches  spahis  de  religion  musulmane, 
les  frères  Frenghévitch.  Selon  l'habitude  du 
temps  d'après  laquelle  les  musulmans  enlevaient 
les  jeunes  chrétiennes  pour  les  enfermer  dans 
leurs  harems  et  leur  faire  embrasser  la  religion 
mahométanc,  les  deux  frères  Frenghévitch  s'em- 
parent un  beau  jour  de  deux  jolies  paysannes, 
deux  sœurs,  et  les  enferment  avec  leurs  femmes. 
Le  procédé  révolta  la  population  des  districts  de 
Krouchévatz  et  de  Paratchine.  Elle  se  souleva 
comme  un  seul  homme  contre  les  musulmans  et 
exerça  des  représailles.  Miiosch,  qui  n'attendait 
que  cela,  donna  l'ordre  à  ses  troupes  de  la  fron- 
tière d'entrer  en  contact  avec  les  révoltés,  de  leur 
procurer  des  armes  et  de  les  pousser  contre  les 
Turcs.  De  sorte  que  la  révolte  s'étendit  encore  et 
que  la  population  turque  dut  s'enfuir  à  Lescovetz 
et  Nisch,  villes  principales  des  pachaliks  avoisi- 
nants. 

Assuré  du  succès  de  l'insurrection  dans  les 
districts  en  litige,  Miiosch  propose  au  deux  pachas 
voisins  sa  médiation  pour  l'apaisement  de  l'é- 
meute, en  déclarant  que  s'ils  font  avancer  leurs 
troupes  contre  les  districts  de  Krouchévatz  et 
de  Paratchine  il  ne  sera  pas  en  état  de  retenir 
la  Serbie  entière  d'intervenir  les  armes  à  la  main. 

Finalement  il  proposa  un  armistice  au  cours 
duquel  les  districts  révoltés  seraient  gouvernés, 
à  l'instar  de  celui  de  Starovlakb,  par  des  as- 
semblées spéciales,  qui  siégeraient  dans  ces  deux 
villes  et  se  chargeraient  de  l'administration  de 
la  justice  et  de  la  perception  des  redevances 
jusqu'au  règlement  définitif  de  la  question  par 
Constantinople.  Ces  conditions  furent  acceptées 
par  les  pachas.  A  la  suite  de  ce  succès,  Miiosch 
eut  de  nouveau  recours  aux  moyens  qui  lui 
avaient  réussi  vis-à-vis  de  la  Sublime  Porte  sans 


—    12    - 

oublier  la  corruption.  Tant  et  si  bien  que  les 
maires  et  les  assemblées  ne  dépendant  que  de 
lui,  Milosch  devint  le  maître  réel  des  deux  dis- 
tricts en  litige.  Il  s'efforça  alors  d'obtenir  une 
reconnaissance  formelle  des  résultats  obtenus. 

L'annexion  de  ces  deux  districts  opérée,  res- 
tait encore  en  dehors,  le  plus  important  d'entre 
eux,  celui  de  Kraïna,  qui  se  composait  de  ceux 
de  Kladovo,  de  Négotine  ainsi  que  des  villes  du 
même  nom  et  d'une  partie  de  celui  de  Zaïtchar. 
Kraïna  dépendait  directement  d'Ada-Kalé  qui, 
au  point  de  vue  administratif  dépendait  du  pacha 
de  Vidin. 

Là  encore,  la  même  histoire  se  répète.  Mi- 
losch, profitant  de  nouveau  des  difficultés  créées 
à  la  Sublime  Porte  par  la  révolte  d'Ali-Pacha 
d'Egypte  qui,  à  la  suite  d'une  heureuse  campagne 
en  Syrie,  menaçait  Constantinople,  réussit  à  se 
faire  céder  en  bonne  et  due  forme  ce  qu'il  avait 
déjà  pris  en  réalité. 

Aux  termes  d'un  firman  de  ''année  1833,  il 
reçoit  les  territoires  faisant  partie  du  pachalik 
de  Vidin  et  dans  lesquels  se  trouvaient  les  villes 
de  Négotine,  Zaïtchar,  Alexinatz  et  Kniajevatz. 
Le  firman  fixait  les  limites  de  ces  territoires 
comme  suit:  la  rive  gauche  du  Timok  jusqu'à 
Vrajogrntzi,  et  de  là,  jusqu'à  la  hauteur  dite  de 
«  Toupan  ».  De  là,  la  frontière  allait  jusqu'à  la 
rivière  de  Vesdénitza,  pour  ensuite  se  diriger  en 
droite  ligne  vers  le  sommet  de  Vrchka  Tchouka. 
De  ce  sommet,  elle  passait  par  Zatvoréna  poliana, 
Ostritchèva  poliana,  Babine-noss,  le  mont  de 
Kitka  où  le  district  de  Vidin  cesse  et  où  com- 
mence celui  de  Belogradtchik  d'après  la  division 
administrative  de  la  Principauté  de  Bulgarie  de 
l'année  1879.  De  cet  endroit,  la  ligne  frontière 
se  dirigeait  vers  Kadis-boas  et  traversait  Ros- 
sovit-Kamen,  Sveti  Nicolas  et  Pissana  Bouka, 
d'où  elle  sortait  de  la  montagne  et  courait  le 
long  de  celle  du  sandjak  de  Nisch. 

Kara-Georges  et  ses  compagnons  d'armes 
n'avaient  jamais  mis  le  pied  dans  ces  localités. 
Milosch  réussit  enfin  ainsi  à  annexer  à  son  Etat 


-    13    - 

des  territoires  bulgares  qui,  comme  tels,  avaient 
prix  part  aux  insurrections  de  Kara-Georges.  Leur 
population  avait  cru  que  la  liberté  de  la  Serbie 
leur  assurerait  la  leur. 

C'est  ainsi  que  la  première  tentative  de  la 
Serbie  de  s'approprier  des  territoires  bulgares 
par  les  moyens  et  méthodes  de  la  diplomatie 
éprouvée  de  Milosch  fut  couronnée  de  succès. 
L'assurance  serbe  en  fut  accrue  et  ce  fut  le 
point  de  départ  pour  la  Serbie  d'un  travail  pa- 
tient et  tenace  en  vue  d'une  extension  de  ses 
frontières  aux  frais  de  l'Empire  ottoman  qui,  en 
raison  de  sa  faiblesse  financière,  économique  et 
politique,  n'était  pas  en  état  de  résister  de  façon 
sérieuse  et  systématique.  Bien  que  les  aspirations 
nationales  serbes  fussent  plutôt  orientées  vers 
l'est,  où  quelques  millions  de  serbes  pur-sang 
vivent  sous  la  domination  de  l'Autriche-Hongrie, 
cependant  ceux-ci  ne  partageaient  pas  les  sen- 
timents de  leurs  connationaux  du  jeune  Etat 
serbe:  ils  jouissaient  d'un  régime  plus  tranquille, 
plus  libre  et  plus  civilisé  que  celui  sous  lequel 
vivaient  leurs  frères  de  l'est.  En  outre  la  lutte 
avec  la  solide  organisation  politique  et  militaire 
de  l'Autriche-Hongrie  n'était  pas  aussi  facile 
qu'avec  la  Turquie.  Les  dirigeants  de  l'Etat  serbe 
élargirent  leurs  plans  de  conquête  en  consé- 
quence vers  l'est  et  commencèrent  à  travailler 
systématiquement  à  leur  réalisation.  Or,  durant 
les  premières  années  l'objectif  fut  la  vallée  de 
la  Morava. 

Il  était  nécessaire  de  provoquer  parmi  la 
population  de  la  Pomoravie  (vallée  de  la  Morava) 
des  désordres  et  des  soulèvements.  Le  régime 
turc  d'alors  offrait  à  tout  moment  conditions  et 
prétextes  favorables  à  pareilles  fins.  Aussi  bien, 
la  population  bulgare  aspirait-elle  ardemment  à 
une  vie  plus  libre,  même  sous  la  domination 
étrangère  et  la  Pomoravie,  de  population  bulgare, 
était  limitrophe  de  la  Serbie. 

A  l'occasion  de  réunions  et  de  mariages  on 
se  rendait  souvent  dans  les  villages  voisins  en 
passant  la  frontière  et  là  les  Bulgares  pouvaient 


—    14    — 

voir  leurs  frères  mener  une  vie  libre  leur  per- 
mettant de  travailler  tranquillement  et  de  pros- 
pérer sans  avoir  à  trembler  devant  des  malfai- 
teurs turcs.  En  présence  de  cette  situation,  il 
leur  était  encore  plus  pénible  de  supporter  les 
violences  et  les  persécutions  des  Turcs  émigrés 
de  la  Serbie  de  Milosch.  Ces  derniers  s'étaient 
installés  ici  et  passaient  leur  ressentiment  sur  la 
population  chrétienne  locale. 

Le  paysan  bulgare  considérait  la  vie  d'outre- 
frontières  comme  un  idéal.  Mais  cet  idéal  ne 
pouvait  être  atteint  que  par  la  réunion  à  la 
Serbie  :  événement  qui  s'était  réalisé  sous  ses 
yeux  pour  les  six  arrondissements  (Nahis)  qui 
venaient  d'y  être  incorporés.  La  population  bul- 
gare de  Pomoravie  plaçait  toutes  ses  espérances 
en  la  dilection  chrétienne  du  chef  des  Serbes. 
Elle  lui  envoyât  très  souvent  des  députations  qui 
rengageaient  à  étendre  son  autorité  aussi  sur 
leur  région  comme  il  venait  de  le  faire  sur  le 
pays  de  leurs  voisins. 

Désormais  les  soulèvements  furent  aussi  à 
l'ordre  du  jour  dans  le  pachalik  de  Yïdin  comme 
dans  celui  de  Nisch  ;  leur  programme  visait  le 
mode  le  plus  aisé  de  libération,  â  savoir  :  la 
réunion  à  la  Serbie  *). 

En  1835,  seize  villages  des  environs  de  Nisch 
se  soulevèrent;  l'année  suivante  l'agitation  gagna 
également  Pirot.  Encouragée  par  la  Serbie,  la 
population  se  souleva,  s'arma,  au  début  de  gour- 
dins, de  faux  et  de  haches  dans  l'attente  d'armes 
de  ses  protecteurs.  Les  armes  arrivèrent  parfois, 
mais  pas  toujours.  Milosch  tira  avantage  de  tout 
mouvement,  soit  pour  élever  certaines  préten- 
tions auprès  de  la  Porte,  soit  pour  lui  proposer 
ses  services  en  qualité  de  pacificateur  **).  Les 
soulèvements  furent  très  cruellement  étouffés. 
Vie  et  biens  des  paysans  bulgares  de  Pomoravie 
servaient  ainsi  de  monnaie  d'appoint  à  la  Serbie 

*)  D<  St.  Romanski.  Documents  autrichiens  sur  l'insurrection 
bulgare  de  Nisch  en  1841.  (Publié  dans  le  «  Sbornik  »  de  l'Aca- 
démie des  Sciences  bulgare,  t.  XXVI.) 

**)  Ibid. 


-     15 


pour  acquitter  les  avantages  petits  et  grands 
obtenus  de  Constantinople. 

Ce  fut  surtout  en  1841,  lors  du  soulèvement 
de  Nisch,  que  les  Bulgares  eurent  le  plus  à  souffrir. 
Le  professeur  St.  Romanski,  qui  aux  archives 
d'Etat  à  Vienne  a  étudié  les  rapports  contempo- 
rains de  l'agent  diplomatique  autrichien  à  Bu- 
carest, ainsi  que  ceux  des  consuls  d'Autriche  à 
Belgrade  et  à  Galatz  et  ceux  de  l'internonce 
autrichien  à  Constantinople,  nous  donne  d'émou- 
vants détails  sur  les  souffrances  bulgares  ainsi 
que  sur  l'attitude  perfide  de  la  Serbie. 

Nil  Popoff  (c<  La  Russie  et  la  Serbie  »  IIe  vol. 
p.  122-129),  qui  raconte  l'histoire  de  ce  premier 
grand  mouvement  révolutionnaire  bulgare,  ajoute 
que  l'on  trouva  chez  les  insurgés  des  lettres  de 
Milosch  les  poussant  à  la  révolte.  Au  su  de  quoi 
la  Porte  exigea  que  Milosch  quittât  la  Valachie 
et  s'embarquât  pour  l'Italie.  Néanmoins,  fidèle  à 
la  nolitique  traditionnelle  de  Milosch,  la  Serbie 
se  donne  l'air  d'avoir  dompté  un  soulèvement  et 
s'acquiert  de  cette  façon  auprès  du  Sultan  les 
sympathies  auxquelles  elle  est  redevable  du  bérat 
reconnaissant  la  modification  survenue  dans  la 
succession  au  trône  en  faveur  d'Alexandre  Kara- 
Georgevitch. 

Il  va  sans  dire  que  la  raison  principale  des 
soulèvements  bulgares  et  de  celui  de  Nisch  en 
particulier,  c'était  l'arbitraire  de  l'administration 
turque.  Les  insurgés  de  Nisch  demandaient  l'ap- 
plication du  hatichérit  de  Gulhané  qui  jusqu'à 
un  certain  point  poursuivait  la  suppression  de 
ces  abus.  Le  soulèvement  de  Nisch  fut  étouffe  au 
milieu  de  cruautés  inouïes.  Les  atrocités  turques 
provoquèrent  l'intervention  de  l'Europe,  qui  com- 
mença à  parler  des  Bulgares  et  de  leurs  droits. 
Les  gouvernements  russe  et  français  envoyèrent 
leurs  délégués  pour  se  rendre  compte  sur  place 
des  plaintes  des  Bulgares  ainsi  que  des  cruautés 
commises  par  Sabri-Pacha,  commandant  de 
Nisch.  Le  gouvernement  russe  envoya  le  séna- 
teur Kodinetz,  et  le  gouvernement  français  Blan- 
qui,  membre  de  l'Académie  française. 


-    16    — 

Blanqui  *)  ainsi  que  Kodiuetz  **)  témoignent 
que  l'insurrection  de  Nisch  est  Bulgare.  La  presse 
européenne,  elle  aussi,  se  mit  à  parler  du  «  sou- 
lèvement bulgare  »  de  Nisch,  Pirot  et  Lescovetz 
et  de  la  situation  intolérable  des  Bulgares.  Les 
revues  les  plus  considérables  et  les  plus  influentes 
de  France,  de  Russie  et  d'Autriche  et,  parmi 
elles,  la  «  Revue  des  Deux-mondes  »,  le  «  Vestnik 
Evropy  »  firent  largement  accueil  à  la  défense 
des  Bulgares  insurgés  de  Nisch. 

Indépendamment  des  documents  des  archives 
autrichiennes,  publiés  dans  l'étude  du  Dr  St.  Ro- 
manski,  la  presse  serbe  de  1840  et  des  années 
suivantes,  elle  même,  témoigne  que  l'insurrection 
de  Nisch  est  une  insurrection  en  territoire  bul- 
gare d'une  population  bulgare. 

La  conduite  de  la  Serbie  fut  encore  plus 
honteuse  lors  du  soulèvement  de  Vidin  en  1851, 
soulèvement  que  les  Serbes  abandonnèrent  à  son 
propre  sort  après  l'avoir  eux-mêmes  provoqué. 

Bien  mieux  il  y  eut  trahison  de  la  part  du 
gouvernement  serbe  qui  livra  au  gouvernement 
turc  la  lettre  que  les  maires  des  arrondissements 
de  Vidin,  Belogradtchik  et  Lom  avaient  adressé 
au  prince  Alexandre  Karageorgevitch  pour  le 
prier  de  leur  donner  des  armes. 


Le  prince  Michel  continua  ultérieurement  à 
l'égard  des  Bulgares  la  même  politique,  mais 
modifiée  en  la  forme,  et,  au  point  de  vue  de  la 
tactique,  en  conformité  à  la  situation  et  aux  con- 
ditions nouvelles  que  ces  derniers  s'étaient  déjà 
créées  aussi  bien  dans  l'Empire  turc  qu'auprès 
des  grandes  puissances  européennes. 

La  renaissance  des  Bulgares  commença  rela- 
tivement plus  tard  que  celle  des  Serbes  et  des 
Grecs,  la  Bulgarie  n'ayant  été  gagnée  que  beau- 

*)  Blanqui.  Voyage  en  Bulgarie,  Paris  1843,  p.  177. 
**)  Conf.  Le  rapport  de  Kodinetz  dans  l'ouvrage   du   Dr  Ro- 
manski  «  Documents  autrichiens,  etc.  »,  déjà  cité. 


—     17     — 

coup  plus  tard  aux  idées  politiques  de  l'Europe 
dont  elle  était  isolée;  en  revanche,  la  renaissance 
n'en  fit  que  de  plus  rapides  progrès.  Le  peuple 
bulgare,  assoiffé  de  civilisation,  travailla  à  son 
instruction  avec  une  ardeur  surprenante  pour 
l'Europe  et  inquiétante  pour  ses  voisins.  Sous  ce 
rapport,  il  se  distingue  extraordinairement  de  ses 
voisins,  les  Grecs.  Tandis  que  ces  derniers  avaient 
paru  sur  la  scène  politique  du  XIXe  siècle,  les 
armes  à  la  main,  le  Bulgare  inaugura  son  réveil 
par  l'impression  de  livres  et  par  la  fondation 
d'écoles.  Les  tentatives  sérieuses  de  révolution 
en  Bulgarie  furent  précédées  d'une  longue  pé- 
riode d'efforts  en  vue  de  l'éducation  du  peuple 
en  réveil.  De  telle  sorte  qu'il  y  eut  en  Bulgarie 
un  foyer  de  lumière  qui  jusqu'à  un  certain  point 
maintint  l'équilibre  entre  le  progrès  politique  et 
le  développement  intellectuel  du  peuple  bulgare. 
C'est  dans  le  caractère  propre  que  la  renaissance 
bulgare  reçut  de  ce  foyer  qu'il  faut  chercher  les 
vertus  et  de  la  mentalité  du  peuple  bulgare  et 
de  sa  volonté  grâce  auxquelles  il  repoussa  le 
régime  politique  du  Sultan,  secoua  le  joug  spi- 
rituel de  l'Eglise  grecque  et  put  triompher  des 
tentatives  de  conquête  des  Serbes,  des  Grecs  et 
Roumains  arrivés  avant  lui  à  l'indépendance  po- 
litique. 

Les  écoles  grecques  de  Bulgarie  constituaient 
un  bien  plus  grave  danger  que  la  tyrannie  des 
Turcs,  car  elles  étaient  en  train  de  dénationaliser 
les  Bulgares.  En  regard  d'un  réseau  très  étendu 
d'écoles  grecques,  les  Bulgares,  eux,  ne  dispo- 
saient en  1750  que  de  21  cellules  souterraines  de 
monastères  où,  à  la  dérobée,  des  moines  de  bonne 
volonté  donnaient  aux  enfants  un  enseignement 
religieux  qui  dans  une  certaine  mesure  pouvait 
contribuer  à  l'entretien  de  la  nationalité  bulgare. 
En  1780,  il  y  avait  48  de  ces  cellules,  en  1834 
leur  nombre  ateignait  189,  dont  38  dans  les  villes. 
Si  dans  ces  écoles  primitives  on  enseignait  la 
lecture  de  la  littérature  ecclésiastique  slave,  on 
enseignait,  en  revanche,  rarement  l'écriture  et 
le  calcul.    C'étaient  des   écoles  monastiques  du 


-    18    - 

Moyen  Age,  dans  lesquelles  les  élèves  se  prépa- 
raient à  la  prêtrise.  Une  nouvelle  étape  de  l'œuvre 
scolaire  bulgare  fut  marquée  par  les  écoles  élino- 
slaves  ouvertes  en  certaines  villes  par  des  Bul- 
gares partisans  des  Hellènes.  C'est  là  que  se 
préparèrent  les  premiers  instituteurs  des  écoles 
purement  bulgares  qui  ne  tardèrent  pas  à  être 
ouvertes  un  peu  partout  dans  les  villes  de  Bulgarie. 
La  réforme  de  la  méthode  et  des  matières  d'en- 
seignements pratiquée  par  des  maîtres  illustres 
tels  que  Pierre  Béron,  Néophyte  Rylski  et  Cons- 
tantin Fotinoff  fit  faire  à  l'école  bulgare  un  nou- 
veau pas  décisif.  C'est  elle  qui  introduisit  dans 
les  écoles  bulgares  l'enseignement  de  l'histoire 
nationale. 

En  1851-52,  N.  Ghéroff  à  Philippopoli  et  B. 
Pétkoff  à  Kalofer  la  mirent  au  programme  des 
écoles  secondaires.  En  1859,  l'histoire  bulgare 
est  en  outre  étudiée  dans  celles  de  Gabrovo  et 
de  Tirnovo  pour  ne  figurer  qu'en  1865  au  pro- 
gramme de  toutes  les  écoles  secondaires  de  gar- 
çons et  de  filles,  ainsi  qu'à  celui  des  écoles 
primaires.  Le  parfum  vivifiant  du  passé  pénétrait 
ainsi  de  l'école  dans  la  famille  et  par  là  dans  la 
masse  du  peuple,  donnant  par  ce  canal  aux  aspi- 
rations nationales  un  essor  vertigineux.  Les  dif- 
ficultés causées  pour  l'ouverture  des  écoles  par 
les  Turcs  et  les  Grecs,  par  les  autorités  ecclésias- 
tiques et  administratives,  au  lieu  de  décourager 
les  Bulgares,  ne  firent  qu'intensifier  leur  zèle  pour 
l'œuvre  scolaire  et  développer  en  eux  un  fana- 
tisme encore  plus  ardent  pour  l'instruction  et  la 
science. 

En  1877,  il  y  avait  dans  le  diocèse  de  Phi- 
lippopoli 305  écoles  primaires  et  secondaires, 
avec  356  instituteurs  et  12,000  élèves  et  24  écoles 
de  filles  avec  37  instituteurs  et  2265  élèves*).  En 


')  Georges  Bousquet.  «  Histoire  du  peuple  bulgare  »,  Paris 
1909,  p  151  :  «  Alors,  comme  aujourd'hui,  les  familles  les  plus 
modestes  s'imposaient  les  plus  rudes  privations  pour  envoyer 
leurs  enfants  à  l'étranger  conquérir  cette  instruction  qui  devait 
élargir  l'horizon  devant  eux  et  devenir  entre  leurs  mains  l'ins- 
trument de  ratlrancliissement  national.  » 


—    19    — 

1874,  il  y  avait  à  Drénovo,  bourgade  et  arron- 
dissement du  même  nom  comprenant  agglomé- 
rations et  villages  ainsi  que  des  fermes  isolées, 
940  élèves  des  deux  sexes  pour  10,685  habitants, 
cela  faisait,  en  d'autres  termes,  un  élève  par 
1,15  habitants.  L'instituteur,  à  l'étude  duquel  sont 
empruntés  ces  chiffres  l)  fait,  pour  cette  même 
époque,  une  comparaison  intéressante  entre  le 
nombre  d'habitants  et  celui  des  élèves  en  Europe 
occidentale  et  en  Amérique  et  il  trouve  qu'en 
Saxe  il  y  avait  1  élève  par  7  habitants,  en  Prusse 
1  élève  par  8  habitants  et  aux  Etats-Unis  1  élève 
par  5  habitants. 

En  1870,  il  y  avait,  dans  les  villes  et  les  vil- 
lages de  Bulgarie  et  de  Thrace,  1472  écoles  pri- 
maires de  garçons  et  de  filles  et  environ  350  en 
Macédoine,  soit  en  tout  1822  écoles.  Le  meilleur 
moyen  de  se  rendre  compte  des  efforts  du  peuple 
bulgare  et  son  progrès  rapide  est  de  les  com- 
parer au  nombre  des  écoles  de  Grèce,  de  Rou- 
manie et  de  Serbie  aux  époques  correspondantes. 

En  1830,  il  y  avait  en  Grèce  71  écoles  pri- 
maires, 405  en  1835,  1248  en  1873,  et  1468,  dont 
276  écoles  privées,  en  1878  -). 

La  Serbie  commença  à  organiser  ses  écoles 
primaires  à  partir  de  l'année  1835,  lorsque  fut 
institué  le  Ministère  de  l'instruction  publique.  En 
1855,  elle  avait  en  tout  330  écoles  primaires, 
secondaires  et  supérieures  3),  et  en  1885,  565  éco- 
les primaires  l). 

En  1878,  la  Roumanie  avait  2182  écoles  de 
villages  et  232  écoles  urbaines,  soit  en  tout  2414 
écoles  primaires  5). 

En   1876,   à   la    suite    des    insurrections    qui 


1)  Revue  «  Tchitalichté  »,  5e  année,  N"  6,  p.  120. 

2)  Chassiotis,  p.  183-496.    «  La  Grande  Encyclopédie  »,  t.  19, 
p.  292. 

3)  Professeur    Voukitchevitch    et    D.-J.    Selise.    «  Serbes    et 
Bulgares  »,  pp.  152  et  153. 

4|  Statistique  du  Rovauine  de  Serbie,    VIIe  livraison,    1896, 
p.  64. 

5)  Meyer.  Konv.  Lexicon,  t.  XIII. 


-    20    — 

eurent  lieu  dans  la  Bulgarie  du  nord  et  dans 
celle  du  sud,  les  consuls  et  les  correspondants  des 
journaux  européens  qui  avaient  visité  quelques- 
unes  des  villes  et  des  villages  dévastés  des  en- 
virons de  Pazardjik,  Sliven,  Panagurischté  et 
Koprivschtiza  étaient  surpris  des  grands  progrès 
des  Bulgares  au  point  de  vue  du  régime  scolaire 
et  de  l'instruction.  Il  est  facile  de  juger  du  degré 
et  du  genre  de  ce  progrès  par  les  correspon- 
dances de  M.  Gahan  publiées  dans  le^  «  Daily 
News  »  sous  le  titre  de  «  Cruautés  turques  en 
Bulgarie  au  courant  de  l'année  1876  »>.  Les  rap- 
ports de  cet  Américain,  nomme  de  cœur  et  pu- 
bliciste  de  talent,  correspondent  à  la  première 
période  du  régime  scolaire  bulgare  à  celle  d'a- 
vant l'affranchissement  de  la  Bulgarie. 

«  En  Angleterre  et  en  Europe  en  général, 
écrit  M.  Gahan,  on  se  fait  une  opinion  tout  à 
fait  fausse  des  Bulgares.  J'ai  toujours  entendu 
dire,  et  en  réalité  je  le  croyais  moi-même  aussi 
jusque  dans  ces  derniers  temps,  que  c'étaient 
des  sauvages  à  peine  plus  civilisés  que  les  Indiens 
d'Amérique.  Figurez-vous  mon  étonnement  lors- 
que j'appris  que  presque  chaque  village  bulgare 
avait  son  école  et  que  les  écoles  qui  avaient 
échappé  à  la  dévastation  se  trouvaient  dans  une 
situation  florissante.  Elles  sont  entretenues  à 
l'aide  d'impositions  volontaires,  perçues  non  seu- 
lement sans  aucune  coercition  de  l'autorité  pu- 
blique, mais  encore  en  dépit  des  nombreuses 
difficultés  créées  par  celle-ci.  L'instruction  dans 
les  écoles  est  gratuite  et  identique  pour  les  riches 
comme  pour  les  pauvres.  On  trouverait  difficil- 
ment  un  enfant  bulgare  ne  sachant  ni  lire  ni 
écrire.  En  général,  le  pourcent  des  gens  pou- 
vant lire  et  écrire  en  Bulgarie  n'est  pas  moindre 
que  celui  existant  en  Angleterre  et  en  France  *).» 
Les  progrès  de  la  littérature,  l'augmentation  du 
nombre  des  salles  de  lecture  et  des  bibliothèques 


*i  Mac  Gahan.  Les  atrocités   turques  en   Bulgarie.   (Traduc- 
tion bulgare,  1880.) 


—    21     — 

marchaient  de  pair  en  Bulgarie  avec  le  dévelop- 
pement du  régime  scolaire.  Le  théâtre  lui-même 
commença  à  prospérer. 

Dans  les  salles  de  lecture,  les  instituteurs 
commencèrent  à  encourager  l'école  du  dimanche. 
L'idée  fut  promptement  et  vivement  accueillie  de 
la  population  et  les  salles  de  lecture  se  transfor- 
mèrent en  écoles  du  dimanche  et  en  locaux  pour 
cours  du  soir,  qu'artisans,  ouvriers,  contre- 
maîtres et  domestiques  fréquentèrent.  Ici  on  con- 
sidérait le  travail  comme  un  office  quasi  litur- 
gique. 11  est  facile  de  juger  du  zèle  dont  on  était 
animé  par  le  fait  touchant  suivant,  rapporté  par 
le  journal  bulgare  «  Makédonia  »  de  1870.  Un 
simple  artisan,  membre  de  la  salle  de  lecture 
municipale  de  Koukouch,  près  de  Salonique, 
légua  a  son  lit  de  mort  à  cette  salle  toutes  ses 
économies  amassées  au  prix  d'un  rude  labeur 
et  de  grandes  privations,  pour  pouvoir  acheter 
des  livres  destinés  à  la  bibliothèque. 

En  dehors  de  l'œuvre  d'instruction,  certaines 
salles  de  lecture  poursuivirent  encore  des  buts 
de  bienfaisance  :  elles  sontinrent  des  élèves  à 
l'étranger,  ouvrirent  de  nouvelles  écoles  et  vin- 
rent en  aide  aux  élèves  et  aux  communes  dans 
le  besoin.  Telles  étaient  les  salles  de  lecture  de 
Constantinople,  Philippopoli,  Vidin,  Toultcha,  etc. 
La  première  organisée  fut  celle  de  Constantinople 
qui,  en  1870,  édita  une  revue  sous  le  nom  de 
«  Tchitalischté  »  (Salle  de  lecture).  Mais  le  cou- 
ronnement des  sociétés  d'instruction  fut  la  «  So- 
ciété littéraire  bulgare  ;>,  qui,  fondée  à  Braïla  en 
1870,  et  composée  de  savants  et  d'écrivains, 
après  l'affranchissement,  se  développa  en  Bul- 
garie pour  y  devenir  l'Académie  des  Sciences. 
Son  organe  «  Perioditchesko  spissanié  »  est  la 
première  revue  académique  bulgare. 

Des  salles  de  lecture  avec  sociétés  féminines 
commencèrent  à  se  fonder  dès  l'année  1856.  En 
1870  il  y  avait  des  salles  de  lecture  en  Bulgarie 
dans  les  villes  suivantes  :  Tirnovo,  Svischtov, 
Roustchouk,  Vidin,  Lom,  Vratza,  Sophia,  Toul- 
tcha,   Gabrovo,    Gorna-Orékhovitza,   Schoumen, 


—    22    — 

Razgrad,  Gorna  -  Djoumaïa ,  Tatar  -  Pazardjik  , 
Trcvna,  Pleven,  Lovetch  en  Thrace ,  dans 
relies  de  Philippopoli,  Sliven,  Stara- Zagora, 
Yambol,Klissoura,  Koprivschtitza,  Kazanlikjvar- 
nobat,  Kotel,  Karlovo,  Kalofer,  Sopot,  Panagu- 
rischté,  Tchirpan  —  en  Macédoine,  dans  celles  de 
Prilep,  Vélès,  Koukouch,  Voden,  Doupnitza, 
Kustendil,  Samokov,  Scopié,  Schtip.  Certaines 
villes,  comme  Schoumen,  Roustchouk,etc.  avaient 
leurs  deux  salles  de  lecture.  11  importe  de  remar- 
quer ici  qu'en  Macédoine  il  n'y  avait  ni  salles  de 
lecture  serbes,  ni  bibliothèques  serbes. 

En  dehors  des  salles  de  lecture,  les  institu- 
teurs travaillaient  encore  dans  leurs  propres  con- 
grès professionnels.  L'initiative  de  ces  congrès 
qui  constituèrent,  en  Bulgarie,  une  des  manifesta- 
tions les  plus  caractéristiques  de  l'élan  qui  entraî- 
nait le  peuple  vers  la  civilisation  dans  la  période 
antérieure  à  l'affranchissement,  vint  des  institu- 
teurs eux-mêmes.  Les  congrès  des  instituteurs 
bulgares  furent  les  premiers  dans  toute  la  Tur- 
quie. Y  prenaient  part  les  instituteurs  des  villes 
et  des  villages  de  tout  un  département  ou  diocèse. 
Ils  étaient  convoqués  pour  un  ordre  du  jour  bien 
déterminé.  On  y  échangeait  des  idées  et  l'on  y 
prenait  des  décisions  sur  des  question  de  péda- 
gogie, sur  des  programmes,  l'objet  de  l'ensei- 
gnement primaire,  la  méthode  et  le  régime 
scolaire,  sur  l'éducation  et  la  littérature  pédago- 
giques proprement  dites.  Le  premier  congrès 
d'instituteurs  bulgares  eut  lieu  en  1868  à  Stara- 
Zagora.  A  Philippopoli  il  y  en  eut  deux:  l'un  en 
1X70  et  l'autre  en  1874.  Antérieurement  à  l'af- 
franchissement de  la  Bulgarie,  il  y  en  eut  encore 
dans  les  villes  suivantes:  Gabrovo,  Prilep,  Toul- 
tcha,  Schoumen,  Samokov,  Lovetch,  Roustchouk 
et  Vidin.  Jusqu'en  1874,  les  congrès  avaient  lieu 
sur  l'initiative  des  instituteurs  et  des  comités 
scolaires,  mais  à  partir  de  cette  année,  après 
l'organisation  de  l'Exarchat,  et  l'appel  de  métro- 
polites à  la  tête  des  diocèses,  ils  furent  convoqués 
par  des  circulaires  émanant  de  l'Exarchat  et  des 
métropolites  respectifs.  A  Stara-Zagora  les  règles 


—    23    — 

ments  des  instituteurs  et  du  comité  scolaire  pré- 
voyaient deux  ou  trois  congrès  par  an,  et  cela, 
pendant  les  vacances  de  Noël,  de  Pâques  et  de 
fin  d'année  scolaire.  Il  en  était  de  même  pour 
certaines  autres  villes. 

Parallèlement  au  mouvement  scolaire  et  au 
développement  général  des  lumières,  se  dessinait 
aussi  l'évolution  de  la  question  religieuse.  Déjà, 
les  premiers  insurgés  avaient  soulevé  la  ques- 
tion des  évêques  bulgares  auprès  du  gouverne- 
ment turc  :  en  1840  à  Nisch,  en  1850  à  Vidm,  pro- 
testant contre  les  iniquités  de  l'épiscopat  grec. 
Ils  avaient  entre  autre  exigés  que  des  Bulgares 
fussent  promus  à  l'épiscopat*). 

Les  exigences  des  insurgés  de  1841  produi- 
sirent leur  effet.  Le  gouvernement  turc  accorda 
désormais  une  attention  particulière  au  Patriar- 
chat  grec  et  s'efforça  de  faire  cesser  les  abus 
dont  les  Bulgares  se  plaignaient  ou  tout  au 
moins  de  les  limiter.  Mais,  comme  ces  abus  ne 
prirent  pas  fin  et  que  le  peuple  accabla  de 
plaintes  le  Sultan  Medjid  au  cours  de  son  voyage 
à  travers  la  Bulgarie  en  1844,  la  Porte  confia  par 
iradé  de  1847  à  trois  laïques  la  mission  de  con- 
trôler le  Patriarchat,  à  savoir  :  au  grand  logo- 
thète  Aristarkhi  et  aux  anciens  gouverneurs  de 
Samos,  les  Princes  Bogoridi  et  Psycharis,  aux- 
quels elle  conféra  le  droit  de  prendre  part  aux 
séances  du  Patriarchat.  Le  Patriarche  et  le  Sy- 
node essayèrent  de  rejeter  cette  immixion  de 
laïques  dans  les  affaires  ecclésiastiques,  mais 
en  vain. 

Les  Bulgares  basaient  leurs  réclamations 
sur  le  hati-schérif  de  Gulhan  de  1839,  par  lequel 


*)  Cyprien  Robert.  T.  II,  p.  318  :  «  Elle  (la  Porte)  envoya 
aussitôt  dans  le  pachalick  de  Sofia,  son  commissaire  Tevfik-Bey 
pour  connaître  les  griefs  des  révoltés  et  y  faire  droit.  Ces  griefs 
pouvaient  être  aisément  résumés  :  les  insurgés  voulaient  des  star- 
échines  élus  par  la  nation,  des  impôts  équitables,  l'abolition  des 
humiliations,  l'expulsion  des  propriétaires  arméniens  qui  épui- 
saient le  pays  au  nom  des  pachas  ;  ils  exigeaient  aussi  des  évêques 
qui  comprissent  au  moins  leur  langue.  » 


—    24     - 

le  Sultan   Abdul-Médjid   promettait  à  ses   sujets 
un   certain    respect  de  l'individu   et   de   la   con- 
science. Après  la   guerre   de   Crimée,    les   Puis- 
sances européennes  obligèrent  la  Sublime  Porte 
à   promulguer   le   hati-houmaïoun   du  16  février 
1856,  par  lequel  le  Sultan  s'engageait  de  nouveau 
à  garantir  à  ses  sujets  la  liberté  de  leur  confes- 
sion  et   publiait   tout   une   série   de   dispositions 
administratives  concernant  la  condition  des  con- 
fessions dans  l'Empire.    Depuis   lors,  le  mouve- 
ment religieux  des  Bulgares  se  développa  d'une 
façon  extraordinairement  rapide.   Dès   1857   tous 
les  évêchés  bulgares  adressèrent    au    Sultan  des 
requêtes  demandant  que  les  évêques  pussent  être 
élus  par  le  peuple.  La  Porte  convoqua  une   As- 
semblée, à   laquelle   devaient   prendre   part  des 
représentants  des  28   diocèses.    Là,    les  évêques 
grecs  prétendirent  qu'il  n'y  avait  pas  de  peuple 
bulgare    et   que   la   nomination   des   évêques   ne 
devait  pas  avoir  lieu  par  voie  d'élection.  A  cette 
occasion,  bon  nombre  de  paroles  blessantes  fu- 
rent prononcées    contre    les    Bulgares,   et    leurs 
délégués  furent  même  exclus  de  l'Assemblée.  *) 
A  partir  de  ce  moment,    le   peuple   bulgare   fut 
gagné    à   l'idée   d'une   Eglise   indépendante.    Un 
fort  courant  se  manifesta  en  vue  d'agréger  l'E- 
glise   bulgare    à    l'Eglise    Romaine   et  d'arriver 
ainsi  à  l'indépendance   religieuse.    Les   partisans 
de    cette    orientation,   à    la    tête    de    laquelle   se 
trouvait  Dragan  Tzankoff,    qui   depuis   se  fit  un 
nom  en  Bulgarie  comme  homme  politique,  nour- 
rissaient l'espoir  que  par  là  les  Puissances  euro- 
péennes, surtout  la  France,  prendraient  un  intérêt 
plus  vif  au  sort  du  peuple  bulgare  et  intercéde- 
raient   en    faveur    de    ses    droits    auprès    de    la 
Sublime  Porte.  Mais  par  là,  on  inspirait  aussi  à 
l'Angleterre  la  crainte  de  voir  Napoléon  ITI  éten- 
dre également  son  protectorat  sur  les   Balkans, 
de  sorte  que  la  diplomatie  anglaise  insista  auprès 
de   la   Porie   pour    que    les    exigences    bulgares 


*)  Georqes  Bousquet,  p.  147. 


—    25    — 

reçussent  satisfaction.  L'effroi  n'avait  pas  d'ail- 
leurs été  moindre  du  côté  de  la  Russie  qui  avait 
déjà  enfreint  les  dispositions  du  traité  de  Paris 
qui  la  contraignaient,  pour  un  temps,  à  renoncer 
à  ses  plans  à  l'égard  de  la  Turquie.  Le  repré- 
sentant de  la  Russie  à  Constantinople,  le  Comte 
Ignatieff,  y  avait  une  grande  autorité.  Jusqu'alors, 
les  Bulgares  ne  rencontraient  souvent  auprès 
des  représentants  de  la  Russie  que  des  difficultés 
dans  leurs  luttes  pour  leur  indépendance  reli- 
gieuse au  lieu  d'assistance  pour  leur  cause.  Mais 
l'insistance  des  Bulgares  devint  d'autant  plus 
énergique  que  plus  grandes  étaient  les  résistances 
qu'ils  rencontraient:  leur  confiance  en  leurs  pro- 
pres forces  et  en  leur  bonne  cause  surmonta 
toutes  les  difficultés. 

«  En  gros,  écrit  le  Prince  Grégoire  Trou- 
betzkoï  *),  la  diplomatie  russe  devint  en  peu  de 
temps  le  jouet  du  parti  progressiste  bulgare.  » 
De  sorte  que  la  Russie,  elle  aussi,  modifia  sa 
manière  de  voir  et  sa  tactique  dans  la  question 
religieuse  bulgare. 

Lorsque  le  Patriarche  grec  Grégoire  VI 
comprit  qu'il  serait  bientôt  obligé  de  s'incliner 
devant  les  faits  accomplis,  il  chercha  à  prévenir 
les  événements  par  un  projet  contenant  des  con- 
cessions. Le  2  mai  1867  il  remit  en  secret  au 
Comte  Ignatieff  un  projet  de  règlement  de  la 
question  ecclésiastique  bulgare,  en  lui  déclarant 
qu'il  n'était  pas,  en  principe,  contre  l'indépen- 
dance de  l'Eglise  bulgare,  mais  seulement  contre 
ses  limites  ethniques.  Le  projet  accordait  aux 
Bulgares  une  Eglise  autonome,  mais  comprenant 
seulement  les  diocèses  situés  au-delà  des  Bal- 
kans, à  savoir:  ceux  de  Vidin,  Nisch,  Kustendil, 
Vrania,  Sophia,  Lovetch,  Samokov,  Roustchouk, 
Tirnovo,  Preslav,  Silistra  et  Varna. 

Le  Comte  Ignatieff  accueillit  le  projet  avec 
bienveillance  et  télégraphia  à  St-Péterbourg  :  «  Si 
les  Bulgares  ont  conservé   un   grain   de  sagesse 


*)  «  La  Russie  et  le  Patriarchat  œcuménique  »,   dans  la    re- 
vue «  Vestnik  Evropiy  »  1902,  N°  6,  p.  501. 


—    26    — 

politique  et  quelque  peu  d'attachement  à  l'Or- 
thodoxie, ils  s'empresseront  d'accepter  cette 
faveur  inattendue,  qui  tend  à  solutionner  une 
question  considérée  comme  insoluble.  »  Les  Bul- 
gares firent  en  effet  preuve  de  sagesse  politique  : 
ils  rejetèrent  le  mémoire.  Les  protestations  les 
plus  énergiques  contre  lui  vinrent  de  Macédoine*). 
Les  habitants  de  Skopié,  Debre,  Vélès,  Strou- 
mitza,  Prilep,  Bitolia,  Okhrida  et  d'autres  villes 
envoyèrent  au  gouvernement  des  suppliques  par 
lesquelles  ils  demandaient  une  administration 
ecclésiastique  indépendante  pour  tout  le  peuple 
bulgare. 

Entretemps  des  circonstances  accessoires  fa- 
vorables se  produisirent  :  en  1867  eut  lieu  la 
révolution  de  Crète.  La  population  du  Royaume 
de  Grèce  s'émut.  Les  Puissances  européennes 
soulevèrent  la  question  crétoise.  La  Sublime 
Porte  se  trouvait  à  la  veille  d'une  guerre  avec 
la  Grèce.  Dans  le  cours  de  l'année  1868  des  in- 
surgés bulgares  firent  leur  apparition  dans  les 
montagnes  des  Balkans.  Dans  l'adresse  que  ces 
derniers  envoyèrent  aux  ambassadeurs  des  Puis- 
sances à  Constantinople,  on  indiquait  comme 
une  des  causes  de  la  révolte  la  question  religieuse 
bulgare  que  le  gouvernement  turc  ne  voulait  pas 
résoudre.  On  y  lisait  que  les  prières  instantes 
en  faveur  de  la  reconnaissance  d'une  hiérarchie 
nationale,  avaient  été  rejetées  avec  mépris  11  ans 
durant.  La  Sublime  Porte  s'empressa  d'apaiser 
les  esprits  en  promettant  de  procéder  h  la  solution 
de  cette  question  plus  que  mûre.  En  1860  sur- 
vinrent de  nouveaux  événements  favorables  qui 
firent  grandement  avancer  la  cause.  En  corré- 
lation avec  les  troubles  de  Bosnie  et  d'Herzégo- 
vine, il  y  eut  de  l'agitation  en  Monténégro.  La 
question  d'Egypte  fut  elle  aussi  soulevée.  Dès 
avant  le  printemps  1870,  à  l'instigation  des  no- 
tables bulgares,  des  requêtes  dans  lesquelles  le 
peuple  bulgare  demandait  unanimement  l'érec- 
tion   d'une    Eglise    autonome,   commencèrent    à 


*)  Cf.  G.  Troubetzkoï  op.  cit.  pp.  12-13. 


—    27    — 

affluer  de  tous  côtés  à  Constantinople.  Ces  de- 
mandes produisirent  leur  effet.  Le  28  février  1870, 
le  Grand-Vizir  Ali-Pascha  remit  aux  représen- 
tants bulgares  un  flrman  créant  une  Eglise  bul- 
gare indépendante  sous  le  nom  d'Exarchat  bulgare. 
L'article  10  dudit  flrman  donnait  des  garanties 
pour  la  fixation  des  frontières  ethniques  du  peuple 
bulgare.  Ce  flrman  lui-même  constituait  une  des 
plus  grandes  victoires  morales  et  un  des  gains 
moraux  les  plus  considérables  du  peuple  bulgare 
au  XIXe  siècle.  C'était  une  œuvre  de  la  démo- 
cratie bulgare. 

A  Tépoque  du  premier  Empire  bulgare,  une 
Eglise  indépendante  avait  été  organisée  au  IX p 
siècle  par  le  tzar  Siméon,  et  à  l'époque  du 
second  Empire,  par  Jean  Assen  11(1218-1240).  Mais 
l'Eglise  indépendante  bulgare  du  XIXe  siècle 
elle,  est  le  fruit  d'une  lutte  organisée,  systéma- 
tique, longue  et  opiniâtre  du  peuple  bulgare  tout 
entier.  C'est  une  réfutation  brillante  des  asser- 
tions de  la  propagande  serbe  d'après  laquelle 
il  n'y  aurait  jamais  eu  de  Bulgares  en  Macédoine 
et  que  leur  apparition  serait  une  création  de 
l'Exarchat  bulgare.  L'histoire  témoigne  précisé- 
ment que  c'est  le  contraire  qui  est  la  vérité,  c'est- 
à-dire  que  l'Exarchat  est  la  création  du  peuple 
bulgare  de  tous  les  pays  bulgares  et,  en  tout 
premier  lieu,  des  pays  macédoniens. 

Désormais  Constantinople  devint  pour  les 
Bulgares  un  centre  de  culture  morale.  Les  in- 
tellectuels bulgares  s'y  adonnèrent  avec  un  zèle 
ardent  au  développement  de  leur  culture  natio- 
nale. C'est  ici  que  furent  fondés1  journaux  et  revues 
qui  furent  répandus  dans  tous  les  pays  bulgares. 
En  1843  le  Dr  Iv.  Bogoroff  y  avait  déjà  fondé  le 
«  Tzarigradski  Vestnik  »  (Journal  de  Constanti- 
nople) ;  en  1859,  Dragan  Tzankoff,  le  «  Bulgaria  »  ; 
en  1863,  N.  Mikhaïlovski,  le  «  Sovetnik  »  (le 
Conseiller)  ;  en  1856,  T.  Bourmoff,  le  «  Vrémé  » 
(Temps);  en  1861,  P.  R.  Slaveikoff,  la  revue 
«  Ptchélitza  »  (Abeille)  et  le  journal  humoristique 
«  Gaïda  »  (Cornemuse),  et  en  1867  le  «  Maké- 
donia  »;  en  1867,   lv.    Naïdenoff,  le  «  Pravo  »  (le 


—    28    — 

Droit),  en  1864,  N.  Ghéndovitch,  la  «  Turquie  » 
et  plus  tard  le  même  Iv.  NaïaVnoff  publia  le 
«  Napredok  »  (Progrès).  Parurent  ensuite  le 
«  Vek  »,  le  «  Den  »,  les  revues  «  Bulgarski  kni- 
jitzi  »,  «  Tchitalischté  »,  etc.,  etc.  De  cette  façon, 
la  presse  bulgare  gagna  en  force  en  jouant  dans 
l'Empire  ottoman  un  grand  rôle  dans  les  luttes 
de  Tindépendance  religieuse  ei  politique  du  peu- 
ple bulgare  ainsi  que  dans  la  défense  des  pays 
bulgares  contre  les  avides  prétentions  des  Serbes 
et  des  Grecs  *). 

A  la  presse  périodique,  il  faut  encore  ajouter 
les  feuilles  volantes,  les  livres  et  brochures, 
ainsi  que  les  mémoires  adressés  aux  représen- 
tants des  Puissances  et  à  la  Sublime  Porte  elle- 
même.  Pour  donner  une  idée  de  la  vigueur  et 
de  la  prévoyance  de  la  pensée  politique  bulgare 
à  cette  époque,  nous  voulons  tout  simplement 
rappeler  le  mémoire  adressé  au  Sultan  vers  l'an- 
née 1870  par  un  des  comités  révolutionnaires  bul- 
gares. Nous  nous  contenterons  d'en  citer  ici  le 
fragment  suivant  : 

«  Les  idées  et  intentions  des  autres  peuples 
de  l'Empire,  les  Bulgares  exceptés,  ne  sont  plus 
un  secret  pour  personne.  Nous  ne  craignons 
pas  d'être  taxés  de  calomniateurs  en  déclarant 
ce  qu'eux-mêmes  ne  cachent  point.  Les  uns,  les 
Grecs,  travaillent  à  la  restauration  de  l'Empire 
byzantin,  et  les  autres,-  les  Serbes,  à  l'agrandis- 
sement de  leur  territoire.  Nous  ne  condamnons 
les  tendances  ni  des  uns,  ni  des  autres,  tant 
qu'elles  se  tiennent  dans  les  limites  du  droit, 
mais  aussitôt  qu'elles  le  dépassent  et  qu'elles 
empiètent  sur  le  droit  d'autrui,  nous  serons  forcés 
de  nous  y  opposer.  Les  uns  comme  les  autres 
peuvent  se  flatter  de  l'espoir  que  la  réalisation 
de  leur  plan  sera  atteinte  par  le  concours  du 
peuple  bulgare,  au  cas  où  ils  lui  promettraient 
les  avantages  résultant  de  la  liberté.  Et  en  vé- 
rité, la  promesse  de  liberté,  de  quelque  côté 
qu'elle   vienne,  excite   le   sentiment  national  du 

'i  l>.  Mischeff.  <s  La  Bulgarie  dans  le  passé  »  (en  bulgare;, 
Sofia  1916;p.  141. 


—    29— 

Bulgare  et  lui  fait  palpiter  le  cœur  de  joie.  Mais 
le  Bulgare  préférerait  manifester  sa  reconnais- 
sance sous  le  protectorat  des  Sultans  si  ceux-ci 
prenaient  le  titre  de  ses  tsars. 

»  Sire  !  Il  n'y  a  pas  un  Bulgare,  connaissant 
les  intérêts  de  son  pays  et  de  sa  nation,  qui 
regarde  d'un  bon  œil  les  efforts  des  uns,  visant 
à  la  restauration  de  l'Empire  byzantin  et  ceux 
des  autres  ayant  pour  but  l'extension  de  leur 
pays,  les  uns  et  les  autres  aux  dépens  des  autres 
nationalités;  parce  que  si  la  perte  d'un  territoire 
au  Sud-Est  de  la  monarchie  ou  d'un  autre  au 
Nord-Ouest  diminue  l'éclat  du  trône  resplendis- 
sant de  Votre  Majesté  Impériale,  elle  blesse  aussi 
l'intégrité  du  peuple  et  du  pays  bulgares.  Malgré 
tout  cela,  nous  parlerions  contre  notre  conscience 
si  par  des  flatteries  nous  cherchons  à  vous  per- 
suader qu'un  mouvement  des  Grecs  vers  les 
frontières  de  l'Albanie  ou  de  la  Macédoine,  c'est- 
à-dire  là  où  l'élément  bulgare  commence,  ou 
bien  qu'un  mouvement  des  Serbes  aux  environs 
des  limites  septentrionales  de  la  Bulgarie,  ne 
seraient  pas  soutenus  par  les  Bulgares  de  ces 
parages... 

»  Malgré  les  torts  que  lui  causent  les  plans 
des  peuples  voisins  en  question,  notre  peuple 
prendrait  naturellement  parti  pour  les  uns  et 
pour  les  autres,  non  pas  parce  que  les  uns  sont 
de  même  confession  et  les  autres  de  même  race 
qu'eux,  mais  bien  parce  que  la  liberté  lui  est 
refusée  et  qu'il  n'a  rien  d'autre  à  défendre,  pas 
même  le  foyer  de  ses  pères.  Voilà  pourquoi  le 
Bulgare,  dans  sa  simplicité  de  cœur,  verra  un 
libérateur  clans  tout  étranger  conquérant  de  son 
pays,  ainsi  qu'il  en  a  été  jusqu'à  présent.  Alors, 
que  faire  pour  empêcher  le  Bulgare  de  s'allier 
à  l'étranger?  Comment  lui  inspirer  le  désir  de 
défendre  l'Empire  comme  son  propre  pays?  La 
réponse  est  très  simple  :  ?n  lui  accordant  l'in- 
dépendance à  laquelle  il  aspire  et  en  confirmant 
ses  droits  qui  l'attacheront  à  l'Empire,  comme 
à  son  propre  foyer  natal... 

»  Sire  !  6  millions  de  Bulgares,  actifs  et  plein 


-Sô- 
de  santé  et  de  courage,  qui  habitent  l'Empire  à 
partir  des  degrés  de  l'illustre  trône  de  Votre  Majesté 
Impériale  jusqu'aux  confins  de  la  Thessalie  et 
jusqu'aux  frontières  de  la  Serbie  et  de  l'Albanie, 
indissolublement  unis  au  peuple  ottoman  par 
des  intérêts  communs,  ne  sont  pas  quantité  négli- 
geable. Et  si  notre  indépendance  pouvait  être 
reconnue  et  confirmée  sous  le  sceptre  glorieux 
des  sultans,  et  si  les  sultans  voulaient  être  en 
même  temps  tsars  des  Bulgares,  pourquoi  n'of- 
fririons-nous pas  notre  appui  et  notre  force  à  la 
monarchie  ottomane  ainsi  que  les  magyars  le 
font  pour  l'Autriche  et  l'Algérie  pour  la  France... 
Alors,  la  diplomatie  sera  toute  surprise  de  voir 
un  géant  à  l'endroit  où  elle  est  habituée  à  voir 
un  corps  faible.  De  cette  manière  disparaîtrait  à 
jamais  tout  prétexte  d'immixtion  et  de  menace 
de  n'importe  quelle  puissance  étrangère.  En  outre, 
aucune  puissance  étrangère  ne  pourrait  plus  lou- 
cher vers  Constantinople,  en  donnant  comme 
raison  la  délivrance  des  chrétiens,  parce  que 
ceux-ci  seraient  déjà  libres  et  voudraient  le 
rester...  En  un  mot,  l'intégrité  de  l'Empire  otto- 
man serait  mieux  assurée  par  ces  mesures  sages 
et  justes,  que  par  tous  les  traités  diplomatiques 
et  ainsi  la  question  d'Orient  serait  résolue  d'elle- 
même  *). 


Tout  en  travaillant  à  l'œuvre  scolaire  et  re- 
ligieuse, le  peuple  bulgare  n'oublia  pas  non  plus 
la  préparation  de  «  l'ultima  ratio  »,  celle  de  la 
force.  Les  guerres  fréquentes  et  prolongées  de 
la  Russie,  de  la  Serbie  et  de  la  Grèce  contre  la 
Turquie,  au  lieu  de  la  liberté,  n'avaient  valu  aux 
Bulgares  que  misèie  et  dévastations  (1800,  1811, 
1829,  1852, 1854  et  1860).  Les  désillusions  éprouvées 
l'amenèrent  à  modifier  ses  vues  sur  les  voies  et 
moyens   à   employer  pour  arriver  à   l'indépen- 

*)  P.  Miliukoff,  «  Les  relations  serbo-bulgares  dans  la  Ques- 
tion macédonienne  »,  dans  [a  Revue  «  Perioditcheski  Balgarski 
Pregled  ».  5e  année,  livraison  9-10,  p.  63-65. 


-    Si    - 

dance.  Cela  surtout  après  le  traité  de  Paris  (1856) 
qui  avait  aboli  le  droit  de  protectorat  de  la  Russie 
sur  les  chrétiens  de  l'Empire  ottoman.  Les  Bul- 
gares caressèrent  de  plus  en  plus  l'idée  de  con- 
quérir eux-mêmes  de  haute  lutte  la  liberté, 
terme  de  tous  leurs  efforts.  Les  traditions  glo- 
rieuses ne  manquaient  pas,  celles  des  insur- 
rections de  Pirot  (1830),  de  Nisch  (1840),  de  Vidin 
(1851),  dont  la  réduction  dans  des  flots  de  sang 
avait  alimenté  le  feu  sacré  dans  plus  d'un  cœur 
et  d'un  esprit  A  Bucarest  fonctionnaient  des 
comités  révolutionnaires,  éditeurs  de  journaux 
révolutionnaires  (le  «  Dounavski  Lébèd  »  de  Sava 
Rakovski,  le  «  Svoboda  »>  et  plus  tard  le  «  Nesavis- 
simost  »  de  Luben  Karaveloff).  Luben  Karaveloff 
devint  le  philosophe  de  la  révolution  et  Vassil 
Levski,  Boteff,  St.  Stanbouloff,  comme  ses  pro- 
pagandistes par  le  verbe  et  par  le  fait,  comme 
ses  chefs  à  main  armée. 

A  tous,  Roumains  et  Serbes  offraient  l'hos- 
pitalité. C'était  pour  eux  un  utile  moyen  de 
pression  au  moment  favorable  pour  obtenir  de 
la  Turquie  les  avantages  politiques  ou  écono- 
miques dont  ils  pouvaient  eux-mêmes  avoir 
besoin  *. 


Ce  mouvement  national  organisé  de  tout  le 
peuple  bulgare  amena  le  Prince  Michel  de  Serbie 
à  aiguiller  dans  des  voies  nouvelles  la  politique 
de  ses  prédécesseurs  à  l'égard  des  Bulgares.  Au 
lieu  de  semer  l'agitation  dans  les  masses  et  de 
les  exciter  à  des  soulèvements,  par  l'intermé- 
diaire de  ses  agents,  il  noua  des  relations  avec 
les  chefs  et  les  représentants  de  ce  peuple  à 
l'école,  à  l'église  et  surtout  avec  les  dirigeants 
des  comités  révolutionnaires. 

A  cette  époque,  la  Serbie  avec  la  dynastie  des 


*)  Fr.  Damé.    «  Histoire  de  la   Roumanie  contemporaine  », 
Paris  190U,  p.  188. 


—    32    - 

Obrénovitcli,  qui  venait  d'être  restaurée,  était 
toute  à  l'enthousiasme  de  plans  grandioses.  Venant 
de  consolider  sa  vie  intérieure,  elle  se  préparait 
à  marcher  à  la  tête  d'un  mouvement  d'affran- 
chissement au  dehors  des  frontières  des  Slaves 
du  Sud.  Elle  s'était  persuadée  être  le  seul  repré- 
sentant de  l'idéal  politique  et  populaire  euro- 
péen parmi  les  Slaves  de  la  Péninsule  des 
Balkans  et  avait  l'intention  de  jouer,  au  milieu 
d'eux,  le  rôle  du  Piémont.  Le  Prince  Michel  est 
considéré  comme  le  protagoniste  de  cette  idée 
dans  sa  première  phase,  c'est-à-dire  dans  celle 
de  «  Piémont  des  Balkans  »,  et  cela,  non  sans 
raison,  car  c'est  lui  le  premier  qui,  à  partir  du 
jour  de  son  avènement  au  trône  (1860)  jusqu'au 
jour  de  sa  mort .  prématurée  (1868),  s'est  mis 
d'une  manière  énergique,  systématique  et  cons- 
tante à  la  réalisation  du  «  Grand  œuvre  ».  Cette 
idée  était  son  principe  directeur  de  la  politique 
extérieure  serbe. 

Dès  l'année  1859,  raconte  P.  Miliukoff  *, 
Michel  développait  à  Londres,  dans  une  conver- 
sation avec  Kossuth,  un  programme  d'ensemble 
logique  de  politique  pan-serbe. 

Pour  s'affranchir  du  protectorat  de  l'Autriche 
et  pour  ne  pas  tomber  en  même  temps  sous 
celui  de  la  Russie,  la  Serbie  doit  s'appuyer  sur  une 
confédération  danubienne,  avec  la  Roumanie  et  la 
Hongrie  comme  membres,  et,  au  moment  de  la 
désagrégation  de  la  Turquie,  grouper  autour 
d'elle  en  une  «  masse  compacte  »  tous  les  Slaves 
du  Sud.  Tel  serait  le  résumé  de  l'idée  fonda- 
mentale de  cette  conversation.  Aussitôt  son  avè- 
nement, Michel  commença  à  organiser  les  forces 
militaires  de  son  pays  et  fit  adopter  par  la 
Skoupschtina  une  loi  aux  termes  de  laquelle  à 
l'armée  permanente  de  6000  hommes  se  trou- 
vèrent encore  ajoutés  50,000  hommes  de  terri- 
toriale. En  dépit  des  protestations  de  l'Autriche 


■>  Voir  cette  conversation  dans  la  brochure  de  M.  S.  lJirot- 
chanatz,  lNi).">.  Cf.  g  Le  Prince  Michel  et  la  Solidarité  des  Balkani- 
ques (en  serbe). 


—    33    — 

et  de  la  Turquie,  l'instruction  et  l'armement  de 
«  l'armée  nationale  »  furent  menés  très  rapide- 
ment. Dans  l'intervalle  de  1861  à  1862,  des  volon- 
taires des  contrées  slaves  voisines  entrèrent  dans 
les  troupes  de  milice  serbe  en  qualité  de  repré- 
sentants des  Slaves  du  Sud,  et  dans  le  nombre, 
également  des  Bulgares,  qui  formèrent  une  «  Lé- 
gion bulgare  »  sous  le  commandement  du  pa- 
triarche de  la  révolution  bulgare,  Sava  Rakovski. 

Sava  Rakovski  apportait  son  aide,  allait 
combattre  et  mourir  pour  l'idée  d'une  confédé- 
ration balkanique  qui  l'enthousiasmait  bien  qu'avec 
un  certain  scepticisme,  dont  le  bien  fondé  se  vérifia 
plus  tard.  «  Dans  le  monde  diplomatique  du  jour, 
écrivait-il  dans  son  journal  de  Bucarest,  «  il  n'y 
a  ni  humanité,  ni  amour  du  prochain,  ni  foi  : 
tout  y  est  égoïsme  et  avantage  personnel.  Aujour- 
d'hui c'est  le  droit  du  plus  fort  qui  domine  ». 
«  Et  si  l'on  s'occupe  des  Bulgares  »,  ajoutait-il, 
pour  compléter  sa  pensée,  «  il  faut  y  chercher 
au  fond  un  intérêt  spécial  ».  Les  Bulgares  sont 
entourés  d'ennemis  de  tous  les  côtés;  aussi  n'y 
a-t-il  personne  qui  désire  leur  développement, 
mais  tous  veulent  profiter  de  leur  faiblesse  et  cela 
s'adresse  aussi  à  tous  les  Slaves.  Voilà  pourquoi  il 
est  préférable  pour  nous  que  nous  sachions  d'une 
manière  certaine  quels  sont  nos  ennemis,  plutôt 
que  d'en  avoir  de  secrets  qui  se  cachent  sous  le 
masque  de  bons  amis. 

En  1862,  les  Serbes  attaquèrent  la  garnison 
turque  de  Belgrade.  Les  volontaires  et  la  «  Légion 
bulgare  »  de  Rakovski  prirent  aussi  part  au  san- 
glant combat  en  leur  qualité  d'excellents  tireurs. 
La  garnison  turque  répondit  aux  provocations 
serbo-bulgares  par  le  bombardement  de  Belgrade 
et  fournit  ainsi  à  la  diplomatie  serbe  un  prétexte 
pour  exiger  de  la  Sublime  Porte  de  nouvelles 
concessions.  Maintenant  la  «  Légion  bulgare  » 
était  devenue  inutile.  Au  moment  où  Rakovski 
venait  d'adresser  au  peuple  bulgare  une  procla- 
mation enflammée  pour  l'appeler  à  un  soulève- 
ment général  et  se  préparait  à  passer  en  Bul- 
garie à  la  tête  de  sa  légion,  le  gouvernement 

3 


—    34     — 

serbe  le  força  a  quitter  immédiatement  Belgrade 
et  la  Serbie. 

Quatre  ans  plus  tard  des  orages  éclatèrent 
en  Europe.  L'Autriche  fit,  avec  la  Prusse  et 
l'Italie,  une  guerre  qui  eut  pour  conséquence  la 
perte  de  Venise  et  l'exclusion  de  l'Autriche  de 
la  Confédération  germanique.  Les  principautés 
danubiennes  de  Moldavie  et  de  Valachie  saisirent 
l'occasion  favorable  qui  s'offrait  à  elles  au  len- 
demain de  la  bataille  de  Sadowa  pour  s'unir  et 
élire  un  Prince  héréditaire.  La  Grèce,  elle 
aussi,  profita  du  moment  pour  contraindre  la  Su- 
blime Porte  à  certaines  concessions.  Seul,  le 
Prince  Obrénovitch  laissa  passer  le  moment, 
retenu  qu'il  était  par  des  négociations  avec  la 
Grèce  (jusqu'à  la  fin  de  1867),  ainsi  qu'avec  le 
Monténégro  relativement  à  l'union  de  celui-ci 
avec  la  Serbie. 

La  Convention  militaire  fut  conclue  à  l'au- 
tomne 1868.  Après  la  conclusion  des  traité  d'al- 
liance avec  le  Monténégro  et  la  Grèce,  le  Prince 
Michel,  poursuivant  l'idée  de  l'unification  des 
Slaves  du  Sud,  entra  aussi  en  négociations  avec 
les  Slaves  d'Autriche  et  de  Turquie.  Aux  termes 
d'un  accord  avec  un  patriote  croate,  la  Croatie 
devait  profiter  de  la  crise  intérieure  d'où  est  sorti 
le  dualisme  et  qui  a  valu  à  la  Hongrie  l'égalité 
de  traitement  avec  l'Autriche  (1867).  La  Croatie 
devait  s'unir  à  la  Dalmatie  pour  entrer  ensuite 
dans  la  confédération  des  Slaves  du  Sud.  En 
même  temps,  la  Serbie  devait  s'adjoindre  la 
Bosnie,  le  Monténégro,  l'Herzégovine  et  la  Bul- 
garie. 

Dans  ce  dernier  but,  le  Prince  Michel  s'a- 
boucha avec  le  comité  révolutionnaire  bulgare 
de  Bucarest.  Après  l'expulsion  des  «  légionnaires» 
de  Belgrade,  le  désenchantement  provoqué  par 
la  Serbie  ne  s'était  pas  encore  dissipé  dans  cer- 
tains  cercles  révolutionnaires  bulgares,  mais 
l'idée  du  Prince  Michel  parut  si  attrayante,  échauffa 
si  fort  les  imaginations  et  flatta  si  passionément 
1rs  comités  secrets  altérés  de  liberté,  que  la 
vieille  humiliation  fut  bientôt  oubliée  cl  que  la 
méfiance  disparut. 


-     35    — 

Comme  contre-poids  aux  esprits  plus  rassis, 
aux  hommes  politiques  plus  pratiques  qui  avaient 
adressé  au  Sultan  le  mémoire  mentionné  plus 
haut,  le  comité  révolutionnaire  de  Bucarest,  di- 
rigé par  des  littérateurs  et  des  poètes,  bouillants 
entants  des  Balkans,  élabora,  le  14  janvier  1867, 
en  réponse  à  l'invitation  venue  de  Belgrade,  le 
«  programme  des  relations  politiques  entre  les 
Bulgaro-Serbes  ou  de  leurs  rapports  amicaux  » 
et  l'envoya  au  président  du  Conseil  des  Ministres 
serbes,  1.  Garaschanin. 

»  Dès  maintenant,  répondit  Garaschanin,  *) 
nous  ne  pouvons  pas  encore  tout  d'un  coup  nous  en- 
tendre dans  ce  sens,  et  cela,  non  par  notre  faute,  car 
nous  n'avons  pas  à  hésiter  devant  les  conditions 
proposées.  L'obstacle,  ce  sont  les  chefs  eux- 
mêmes  qui  ont  signé  le  programme.  Nous  ne 
voudrions  pas,  en  effet,  nous  entendre  sur  un 
projet  qui,  dans  le  cas  où  il  ne  serait  pas  approuvé 
par  le  peuple  bulgare  lui-même,  pourrait  nous 
causer  plus  de  difficultés  que  nous  valoir  de 
profit. 

»)  Voilà  pourquoi  je  pense  qu'il  est  nécessaire 
que  le  comité  entreprenne  d'exposer  ses  idées  à 
ses  compatriotes  et  lorsqu'il  sera  évident  qu'elles 
sont  admises  par  la  partie  la  plus  clairvoyante 
et  la  plus  influente  des  chefs  de  la  nation  pour 
le  plus  grand  bien  de  l'avenir  bulgare,  que  l'on 
procède  alors  à  la  discussion  et  à  la  rédaction 
de  l'accord  qui  deviendra  également  obligatoire 
pour  Serbes  et  Bulgares  ». 

De  cette  façon,  la  Serbie  prétendait  amener 
le  comité  à  prendre  des  engagements  pour  l'œu- 
vre commune,  sans,  de  son  côté,  s'engager  à  rien 
de  ferme.  Le  comité,  quoique  sous  le  charme  de 
la  grande  idée  libératrice  du  Prince  Michel,  ne 
pouvait  pas  oublier  tout  à  fait  les  déceptions  du 
passé  et  les  leçons  qu'on  y  puisait.  Aussi,  la 
réponse  de  Garaschanin  fut-elle  reçue  avec  une 
certaine  perplexité. 

*)  Cf.  P.  Miliukoff,  op.  cit.  p.  245.  Bucarest,  le  14  janvier 
1867. 


36 

En  avril  1867,  le  comité  révolutionnaire  con- 
voqua à  Bucarest  un  Congrès  auquel  des  «  délé- 
gués des  différents  pays  de  Bulgarie  »  assistèrent. 
Le  «  Programme  »  fut  présenter  a  la  discussion 
de  cette  assemblée  qui  prit  à  cet  égard  les  réso- 
lutions suivantes  : 

1.  L'Union  des  Serbes  et  des  Bulgares  doit 
se  réaliser  fraternellement  sous  le  nom  d'«  Empire 
des  Slaves  du  Sud  ». 

2.  L'Empire  des  Slaves  du  Sud  se  compo- 
sera de  la  Serbie  et  de  la  Bulgarie  (la  partie 
bulgare  comprendra  les  territoires  de  :  Bulgarie, 
Tlirace,  Macédoine). 

3.  Le  chef  du  Gouvernement  commun  à 
constituer  sera  le  souverain  serbe  actuel,  Michel 
Obrenovitch,  avec  transmission  héréditaire. 

4.  Le  drapeau  national  de  cet  Empire  devra 
être  commun  et  aux  armes  des  deux  peuples. 
Il  en  sera  de  même  des  monnaies. 

5.  Chaque  pays  conservera  sa  langue'  com- 
me langue  officielle.  Aussi  les  fonctionnaires 
devront-ils  être  de  la  nationalité  au  milieu  de 
laquelle  ils  vivent  et  parlent  la  langue  de  la  con- 
trée. 

6.  Les  lois  serbes  en  vigueur  devront  être 
traduites  en  bulgare  et  seront  introduites  en 
Bulgarie.  Toutes  les  dispositions  de  l'Empire 
des  Slaves  du  Sud  seront  sans  exception  publiées 
dans  les  deux  langues,  serbe  et  bulgare  et  simul- 
tanément. 

7.  La  religion  orthodoxe  est  la  religion  domi- 
nante ;  mais  les  confessions  sont  libres. 

s.  Les  affaires  religieuses  seront  gérées  par 
un  synode  indépendant  et  mixte,  avec  des  repré- 
sentants des  deux  peuples.  Le  synode  sera  repré- 
senté par  le  métropolite-primat  et  par  les  évo- 
ques d'apirs  leurs  diocèses  répartis  sur  la  base 
de  la  nationalité  de  la  population.  C'est  le  synode 
qui  ('-lit  les  évêques,  mais  la  nomination  de  ces 
derniers  sera  confirmée  par  le  gouvernement. 

'.».  Le  chef  de  l'Etat  nomme  les  ministres  de 
telle  sorte  que  parmi  eux  il  y  ait  des  Serbes  et 
des  Bulgares. 


-    37    - 

10.  Les  représentants  de  la  nation  seront 
élus  proportionnellement  par  les  deux  peuples 
de  l'Etat,  et  cela,  suivant  les  dispositions  élec- 
torales aujourd'hui  existantes  en  Serbie. 

11.  La  capitale  de  l'Empire  des  Slaves  du  Sud 
sera  celle  que  détermineront  les  représentants 
de  la  nation. 

12.  Le  chef  du  synode  et  du  clergé  aura 
son  domicile  dans  la  capitale*). 

Pour  la  mise  à  exécution  de  ces  décisions 
générales,  le  Congrès  élut  une  «  Ouprava  »  de 
sept  personnes  demeurant  à  Bucarest,  qu'il  char- 
gea de  continuer  à  travailler  en  vue  d'atteindre 
le  but  préalabement  indiqué.  L'accord  devait  avoir 
force  de  loi  après  signatures  apposées  par  le 
gouvernement  serbe  et  par  î'«  Ouprava». 

Le  procès-verbal  ci-dessus  ne  donna  pas 
non  plus  satisfaction  à  Garaschanin ,  d'abord 
parce  qu'à  cette  époque  les  Serbes  avaient  déjà 
donné  libre  cours  à  leur  propagande  tendant  à 
faire  croire  que  la  Macédoine  est  serbe,  tandis 
que  le  Congrès  bulgare  avait  déterminé  les  ter- 
ritoires de  la  future  union  qui  devraient  être 
considérés  comme  bulgares  et,  en  deuxième  lieu, 
parce  que  Garaschanin  n'ignorait  pas  une  autre 
tendance  des  cercles  révolutionnaires  bulgares, 
à  savoir  celle  de  réaliser  le  dualisme  en  Turquie, 
idée  dangereuse  pour  les  plans  serbes  qui  pou- 
vaient, d'une  façon  rapide  et  sûre,  unifier  le 
peuple  bulgare  en  une  puissante  organisation 
politique,  garantie  par  l'empire  ottoman. 

Outre  le  «Programme»,  Pirottchanetz  place 
encore  dans  son  livre  un  traité  en  due  forme, 
soi-disant  conclu  entre  le  gouvernement  serbe 
et  l'«  Ouprava».  .Mais  bien  des  considérations 
induisent  à  penser  que  ce  traité  est  apocryphe. 
L'une  d'elles  est  que  Pirottchanetz  ne  nous  y 
fait  pas  savoir  les  noms  de  ceux  qui  l'auraient 
signé  ;   la  deuxième  est  que  ce  traité  ne   figure 


*)  Iv.-Ev.  Gheschoff.  «  Evlogï  Ghéorghieff  »,  Traits  de  sa 
vie  et  documents  pris  dans  ses  archives.  Revue  de  la  Société  lit- 
téraire de  Bulgarie  iA'l-i,  I,  1900,   Sofia,   C.  I'.  Miliukoll,  p,  247. 


—    38    — 

nulle  part  parmi  les  documents  historiques  bul- 
gares ;  la  troisième,  que  ce  traité  serait  en  con- 
tradiction avec  la  décision  du  congrès  qui  fixe 
que  les  contrées  qui  devront  constituer  la  Bul- 
garie sont  :  la  Bulgarie  proprement  dite,  la 
Thrace  et  la  Macédoine.  L'«Ouprava»  aurait  été 
obligée  de  s'en  tenir  exactement  à  la  décision 
du  Congrès  et  n'aurait  pas  osé  conclure  des 
traités  et  s'attribuer,  par  là,  des  droits  plus 
grands  que  ceux  qui  lui  avaient  été  donnés  par  le 
Congrès.  Enfin,  si  Garaschanin  avait  eu  le  souci 
de  demander  un  accord  reposant  sur  le  consen- 
tement du  peuple,  il  aurait  été  encore  plus  cir- 
conspect lors  de  la  conclusion  d'un  traité  falsi- 
fiant la  volonté  du  peuple  exprimée  par  une 
décision  solennelle. 

Il  est  avéré  que  le  mouvement  d'union  serbo- 
bulgare  et  d'unification  des  Slaves  du  sud  était, 
à  cette  époque,  soutenu  et  encouragé  par  la 
diplomatie  russe.  L'initiative  de  la  convocation 
du  Congrès  bulgare  à  Bucarest  fut  prise  par 
l'agent  diplomatique  russe  de  cette  ville  et  par 
celui  de  Serbie,  Magazinovitch.  L'idée  elle- 
même  n'était  pas  très  populaire  parmi  les  Bul- 
gares qui  avaient  concentré  tous  leurs  efforts 
dans  la  lutte  contre  le  Patriarchat  grec  pour 
obtenir  l'indépendance  religieuse  et  l'unification 
ethnique  dans  les  limites  de  l'Empire  turc.  C'est 
peut-être  parce  que  le  prince  Michel  comprit 
que  les  Bulgares,  en  se  rapprochant  des  Turcs  et 
en  obtenant  une  hiérarchie  ecclésiastique,  très 
large,  opposeraient  bientôt  une  barrière  de  granit 
aux  convoitises  serbes  sur  les  territoires  bulga- 
res, c'est  peut-être  aussi  parce  que,  après  son 
voyage  de  1867  en  Europe,  il  fut  persuadé  que,  tout 
à  ses  complications  diplomatiques,  cette  dernière 
ne  manifesterait  aucun  intérêt  pour  l'Orient  et 
ne  serait  pas  portée  à  le  soutenir  dans  la  réalisa- 
tion de  ses  plans  audacieux,  c'est  peut-être  enfin, 
pour  l'une  et  pour  l'autre  de  ces  raisons,  que,  après 
son  entrevue  avec  Andrassy,  Michel  s'empressa, 
en  rentrant  en  Serbie,  de  remplacer  Garaschanin 
par  Yov.  Ristitch,  diplomate  habile  et  circonspect. 

Dès  cette  même  année,    il  se  rapprocha  des 


_    39    — 

Turcs,  chassa  les  Bulgares  qui  étudiaient  clans 
les  écoles  serbes  et  renvoya  les  légions  bul- 
gares qui,  en  1862,  avaient  combattu  avec  le  plus 
grand  courage  contre  les  Turcs  de  Belgrade*). 
Et  c'est  ainsi  que  le  Prince  Michel  se  rendit 
coupable  de  trahison  contre  sa  propre  idée  d'un 
royaume  des  Slaves  du  Sud.  Ceci  froissa  les  Russes 
au  plus  haut  degré.  Après  l'assassinat  du  Prince 
Michel  (1868),  la  Serbie  s'adonna  à  l'influence 
autrichienne.  Alors,  les  sympathies  des  Russes 
se  tournèrent  vers  les  Bulgares**). 

A  ce  moment,  les  Bulgares  se  trouvaient 
au  plus  fort  de  leur  lutte  pour  l'indépendance 
religieuse.  Au  début,  la  conduite  de  la  Serbie  à 
ce  sujet  fut  indécise.  Elle  travailla  tout  d'abord 
à  l'unisson  de  la  Russie  et  soutint  jusqu'à  un 
certain  point  les  réclamations  des  Bulgares.  Et  ce 
n'est  qu  a  partir  du  moment  où  dans  la  discussion 
on  laissa  de  côté  la  question  des  «  diocèses  pure- 
ment serbes  de  Bosnie  et  d'Herzégovine  et  de 
vieille  Serbie  »  que  les  Serbes  envisagèrent  en 
toute  tranquillité  les  négociations  entre  les  Bul- 
gares et  le  Patriarche.  Les  Serbes  n'avaient  pas 
alors  encore  définitivement  abandonné  l'idée 
d'une  alliance  serbo-bulgare.  L'agent  serbe  à 
Constantinople  envoyait  à  l'époque  à  son  gou- 
vernement des  rapports  comme  celui-ci  :  «  Nous 
devrions  reconnaître  l'Eglise  bulgare  :  nos  pro- 
pres intérêts  l'exigent  ainsi  que  les  intérêts 
de  ce  peuple  qui  nous  est  apparenté,  avec  lequel 
nous  sommes  tenus  de  vivre  en  paix,  en  bonne 
intelligence  et  en  amitié  pour  notre  avenir  com- 
mun... Par  la  reconnaissance  de  l'Eglise  bulgare, 
nous  ne  ferons  qu'être  sincères  envers  nous- 
mêmes;  car  nous  n'avons  cessé  de  protester  du 
bon  droit  des  Bulgares.  Par  cette  mesure  nous 
paralyserions  aussi  les  manoeuvres  de  nos  enne- 
mis qui  sont  persuadés  que  dans  le  cas  où  les 
Bulgares  réussiraient,  nous  nous  séparerions  de 
ces  derniers***)  ». 

*)  St.  Novakovitcli.  «  Srpska  kniga  »,  Belgrade  1900,  p.  62. 
**)  Professeur  M.  Voukitchevitch  et  D.-X.  Semis,  p.  139. 
***)  P.  Miliakoff,  p.  266. 


—     40    — 

Peu  de  temps  s'était  écoulé  depuis  la  con- 
fection de  ce  rapport  que  les  événements  mon- 
traient en  effet  que  les  Serbes  se  séparaient  des 
Bulgares,  dés  que  ceux-ci  eurent  atteint  leurs 
fins.  Ils  passèrent  au  camp  ennemi  c'est-à-dire 
à  celui  des  Grecs. 

Conformément  à  l'art.  10  du  firman,  par 
lequel  la  Sublime  Porte  instituait  l'Exarchat 
bulgare,  certains  diocèses  pour  lesquels  les  Bul- 
gares réclamaient  des  évêques  devaient  être 
fixés  au  moyen  de  plébiscites  parmi  les  popula- 
tions du  lieu*).  En  vertu  de  cette  disposition  et 
de  la  volonté  de  la  population  locale  manifestée 
d'une  façon  unanime  et  énergique  la  Sublime 
Porte  délivra  un  bérat  accordant  des  évêques  à 
Okhrida  et  à  Scopié  (Uskub).  Mais  Okhrida  et 
Scopié  sont  le  cœur  de  la  Macédoine. 

C'est  ce  jour  là  que  naquit  la  question  ma- 
cédonienne. L'esprit  national  bulgare  porta  un 
premier  coup  écrasant  à  l'idéal  impérialiste  des 
Serbes  et  des  Grecs.  Mais  ces  derniers  ne  désespé- 
rèrent pas.  Avec  des  méthodes,  des  forces  et  des 
moyens  nouveaux,  tantôt  unis,  tantôc  séparément, 
ils  engagèrent  une  lutte  acharnée  contre  l'élé- 
ment bulgare  en  Macédoine  et,  par  suite,  contre 
tout  le  peuple  bulgare. 

«  Ton  idée  ne  périra  point  »  :  telles  furent 
les  paroles  que  les  Serbes  gravèrent  sur  le  mo- 
nument du  Prince  Michel.  Elles  témoignent  de 
l'opinion  politique  serbe  qui  n'avait  pas  changé 
même  après  la  mort  violente  du  Prince.  Désor- 
mais, l'idée  d'une  Confédération  balkanique,  d'une 
union  avec  la  Bulgarie  est  délaissée,  pour  faire 
largement  place  à  celle,  lancée  dix  années  au- 
paravant, que  la  Macédoine  est  serbe.  La  vic- 
toire bulgare  au  sujet  de  la   question   religieuse 

*)  Aht.  10  du  firman  du  11  mars  1870:  «  Si  toute  la  popula- 
tion orthodoxe,  ou  tout  au  moins,  les  deux  tiers  de  cette  popula- 
Lion  le  désirent,  leurs  affaires  culturelles  seront  dévolues  à  l'Exar- 
chat. Ainsi,  dans  d'autres  localités  que  celles  indiquées  ci-dessus, 
et  si  ce  vœu  a  été  clairement  exprimé,  on  fera  comme  la  popula- 
tion le  désire.  Mois  cette  permission  ne  peut  être  accordée  qu'avec 
le  consentement  ou  sur  la  demande  de  toute  la  population  ou,  au 
moins,  de  ileux  tiers  d'entre  elle  », 


-    41    — 

arracha  le  masque  de  la  politique  serbe,  qui 
ouvrit  maintenant  ouvertemeut  et  sans  pudeur 
l'ère  des  attentats  contre  les  pays  bulgares. 

Lorsqu'en  1875  l'insurrection  de  la  Bosnie 
et  de  l'Herzégovine  eut  commencé,  la  Serbie 
crut  que  le  moment  favorable  pour  réaliser 
l'idée  du  «  Piémont  des  Balkans  »  était  arrivé. 
Elle  déclara  la  guerre  à  la  Turquie,  mais  fut 
vaincue. 

A  la  veille  de  la  guerre  turco-russe  qui 
éclata  quelques  temps  après  la  conclusion  du 
traité  de  paix  serbo-turc,  la  Serbie  s'empressa  de 
sonder  le  gouvernement  russe  sur  les  conditions 
auxquelles  la  Serbie  pourrait  aussi  entrer  en 
guerre  avec  la  Turquie.  Jovan  Marinovitch,  dé- 
légué dans  ce  but  à  Pétersbourg,  était  porteur 
de  la  part  du  gouvernement  serbe  des  instruc- 
tions suivantes:  1.  Exiger  de  la  Russie  une 
assistance  financière  ;  2.  Obtenir  d'elle  la  garan- 
tie que  le  cercle  serbe  de  Kraïna  ne  sera  pas 
victime  d'une  invasion  possible  de  la  part  des 
Turcs,  pour  que  la  Serbie  ne  soit  pas  par  là  isolée 
de  la  Russie  ;  3.  S'informer  des  compensations 
territoriales  que  recevrait  la  Serbie  pour  sa  col- 
laboration. La  Russie  donna  une  réponse  géné- 
rale :  l'affaire  des  compensations  sera  réglée  lors 
de  la  conclusion  de  la  paix  et  la  Serbie  pourra 
en  recevoir  dans  la  mesure  du  service  rendu. 
Les  Serbes  ne  se  découragèrent  pas  et  poursui- 
virent les  négociations.  Le  Prince  Milan  en  per- 
sonne se  rendit  à  Ploescti  où  se  trouvait  alors 
l'empereur  Alexandre  II,  pour  traiter  des  condi- 
tions de  son  intervention  armée.  L'empereur  lui 
fit  la  réponse  suivante  :  «  Je  ne  vous  engage 
pas,  je  ne  vous  force  pas,  mais  vous  pouvez,  si 
vous  voulez  »  et  ne  manqua  pas  en  présence 
des  gands-ducs,  des  généraux  et  des  ministres, 
de  lui  reprocher  la  guerre  déclarée  à  la  Tur- 
quie une  année  auparavant  comme  une  grande 
faute. 

Les  Russes  passent  le  Danube;  ils  sont  de- 
vant Plévna.  Le  siège  de  cette  forteresse  traîne 
en  longueur:  il  impose  à  l'armée  russe  des  sacri* 


—    42     — 


fices  lourds  et  pénibles.  C'est  précisément  le  mo- 
ment où  l'armée  russe  a  le  plus  besoin  de  secours. 
«  si  les  armées  serbes  ne  passent  point  la  fron- 
tière dans  un  espace  de  douze  jours,  déclare 
l'empereur  de  Russie  lui-même  au  colonel  serbe 
Katardjiou,  plénipotentiaire  du  Prince  de  Serbie  au- 
près du  quartier  général  russe,  la  Serbie  est  perdue 
et  son  avenir  national  est  à  jamais  compromis.  Si 
la  Serbie  persiste  dans  l'inactivité  elle  perdra 
aussi  les  sympathies  de  la  Russie  tout  entière. 
Si  elle  entre  en  guerre  elle  poura  prétendre 
à  un  avenir  et  je  soutiendrai  ses  aspirations. 
S'abstient-elle  de  prendre  part  à  la  lutte,  je  la 
laisse  à  elle-même  :  dites  cela  au  Prince  et  à  son 
gouvernement.  Dites  aussi  au  Prince  que  s'il  fait 
marcher  ses  armées  dans  un  espace  de  douze 
jours,  il  me  rendra  un  service  important  et  que 
je  compte  sur  lui.  Vous  n'avez  rien  à  craindre 
du  côté  de  l'Autriche».*)  Aussitôt,  sur  le  désir 
de  l'agent  serbe,  il  fut  télégraphié  au  ministre 
des  finances  russe  d'envoyer  au  Prince  Milan  un 
million  de  roubles.  Mais  le  Prince  Milan  et  son 
gouvernement  trouvaient  toujours  des  prétextes 
de  faire  traîner  les  pourparlers  dans  le  but  de 
tirer  profit  de  la  situation  précaire  des  armées 
russes,  pour  contraindre  l'empereur  de  Russie  à 
prendre  des  engagements  concrets  au  sujet  des 
futurs  compensations  territoriales.  Sur  ces  entre- 
faites, Plévna  capitule  (le  28  novembre)  et  la 
route  de  Constantinople  est  ouverte.  La  guerre 
est  presque  décidée  pour  les  armées  russes,  la 
victoire  paraît  assurée,  alors  (le  1er  novembre 
1877),  le  gouvernement  serbe  s'empresse  de 
prendre  part  à  la  guerre  bien  que  les  questions 
sur  lesquelles  on  négociait  avec  les  Russes  et  qui 
constituaient  un  motif  apparent  de  ne  point  par- 
ticiper aux  opérations,  ne  fussent  pas  encore 
réglées. 

La    marche   des    opérations   militaires    des 
Serbes   et,    plus    tard,    leur  régime  terroriste  à 

'i  P.  Miliukoff.  «Relations  entre  les  Serbes  et  les  Bulgares  ». 
Recueil  du  journal  RousI;oé-bogr<txtvo,  1899.  p.  272. 


-    43    — 

l'égard  de  la  population  des  territoires  occupés, 
dévoilèrent  clairement  les  buts  de  l'intervention 
serbe.  Les  Serbes  n'avaient  contre  eux  que  des 
corps  turcs  insignifiants  qui,  d'après  Ristitch  *) 
s'élevaient  environ  à  46,000  hommes,  ainsi  ré- 
partis :  A  Vidin,  Koula  et  Bélogradtchik  8530; 
aux  environs  de  Pirot,  Béla-Palanka  et  Svéti- 
Nicolas,  approximativement  11,800  ;  à  Nisch, 
Mramor,  Prokouplé  et  Kourschoumly,  8000;  à 
Novi-Bazar,  Sénitza,  Vischégrad  et  Plévlé,  envi- 
ron 17,000;  soit,  en  tout,  45,340  hommes.  En 
outre,  les  Russes  avaient  déjà  résolu  le  problème 
capital.  Plévna  était  pris  ;  les  Russes  étaient  sur 
les  derrières  de  ces  troupes  turques  ne  repré- 
sentant que  des  hordes  composées  d'éléments 
réunis  au  hasard  et  incapables  de  toute  résistance. 
Les  Serbes  s'emparèrent  de  Nisch,  Pirote,  Béla- 
Palanka  et  Vrania,  et,  au  lieu  de  se  joindre  aux 
Russes,  envoyèrent  leurs  troupes  à  Kossovo  qu'ils 
jugèrent  plus  utile  d'occuper,  cela  d'autant  plus 
que  la  localité  était  déjà  abandonnée  par  les 
armées  turques. 

Lorsque  le  moment  de  la  conclusion  de  la 
paix  fut  proche,  Miloslav  Protitch  fut  envoyé  à 
Pétersbourg  pour  défendre  les  intérêts  serbes 
avec  les  instructions  suivantes  :  1.  Exigence  de  la 
reconnaissance  de  l'indépendance  de  la  Serbie; 
2.  Garantie  à  la  Serbie  des  dédommagements 
territoriaux  déterminés.  Les  Serbes  élevaient 
des  prétentions  sur:  Vischégrad,  Phaga,  Belo- 
Polé,  Bérana,  Débre,  Vélès,  Schtip,  Djoumaïa, 
Kustendil,  Radomir,  Dragoman,  le  col  des  Ghina, 
Konaschtitza,  Stara-Planina,  le  col  de  Svéti- 
Nicolas,  jusqu'à  Bélogradtchik  et  Koula  avec 
Vidin.  Ces  localités  délimitent  un  territoire  qui 
constitue:  1.  le  département  de  Nisch,  avec  les 
districts  de  Nisch,  Pirot,  Vrania,  Leskovetz, 
Prokouplé,  Kourschoumly  et  Trn.  ;  2.  le  dépar- 
tement de  Prisren,  avec  les  districts  de  Prisren, 
Louma,  Diakovo,  ipek  etTétovo;  3.  le  départe- 


*)   «  Histoire  diplomatique  de  la  Serbie»  (en  serbe),  1898.  p, 
60-64. 


—     44     — 

ment  de  Skopié,  avec  les  districts  de  Skopié,  Kou- 
inanovo,  Kratovo,  Kgri-Palanka,  Kotchani,  Rado- 
vich.  Schtip;  4.  le  département  de  NoviBazar, 
avec'  les  districts  de  Novi-Bazar,  Mitrovitza,  Yas- 
solévitz,  Tarnovitz,  Bélo-Poptzi,  Prépolé,  Kola- 
schin,  Sénisch,  Novivarosch  et  Plévlé.  *) 

Pour  réaliser  ces  exigences,  les  Serbes  en- 
voyèrent le  colonel  M.  Leschanin,  appuyer  le 
colonel  Katardjiou.  Le  colonel  Leschanin  était 
porteur  des  lettres  du  Prince  Michel  au  Grand- 
duc  Nicolas  et  au  Comte  Ignatieff.  Aussi  bien  à 
Pétersbourg  qu'au  quartier  général  russe,  les  en- 
voyés serbes  sont  reçus  avec  étonnement.  De  sa 
conversation  avec  Giers,  Protitch  eut  l'impression 
que  les  intérêts  bulgares  n'étaient  plus  d'ores  et 
déjà  protégés  contre  les  Turcs  mais  bien  contre 
les  Serbes.  **) 

Giers  répondit  à  Protitch  que  tous  les  territoires 
occupés  par  les  Serbes  étaient  bulgares-  et  que 
de  Tavis  des  Russes  il  était  injuste  de  livrer 
le  peuple  bulgare  aux  mains  des  Serbes  *•').  Telle 
était  à  l'égard  des  Bulgares  le  bon  vouloir  de 
l'opinion  publique  russe,  que  la  propagande  chau- 
vine serbe  n'avait  pas  encore  pu  induire  en 
erreur  sur  la  situation.  Protitch  eut  soin  de  ga- 
gner à  sa  cause  quelques  journaux  russes.  Le 
Roussky  Mir  et  le  Novojé-Vrémia  ouvrirent  leurs 
colonnes  aux  Serbes  et  par  là  commença  dans 
l'opinion  publique  la  propagande  serbe;  elle  dé- 
buta par  la  Russie  pour  élever  la  tête  plus  tard, 
gagner  en  largeur  et  en  profondeur  et  atteindre 
peu  à  peu  le  summum  de  la  virtuosité  dans  ses 
méthodes.  Déjà  à  cette  époque  l'empereur  de  Russie 
prescrivit  une  enquête  pour  séparer  le  bon  grain  de 
la  vérité  de  l'ivraie,  du  doute  et  des  procédés 
tendancieux  ainsi  que  pour  établir  sur  la  base  des 
constatations  faites  qu'en  effet  Nisch,  Pirot,  Vra- 
nia  et  Leskovetz   étaient   habités    par   des    Bul- 


*)  Ristitch,  p.  111-113, 
•i  Ihid.  p.  116-117. 
-.  //<„/.,  pp.  113,  1 13. 


-    45    — 

gares*).  Le  Prince  Tcherkasky,  lui-même,  qui 
n'avait  aucune  sympathie  pour  les  Bulgares, 
s'éleva  contre  les  prétentions  serbes. 

Le  traité  de  San-Stéfano  fut  conclu  par  le 
Comte  Ignatieff  sur  la  base  de  la  frontière  ethni- 
que de  la  Bulgarie  **).  Lorsque  plus  tard  un  agent 
serbe  lui  reprocha  d'avoir  alors  observé  une 
attitude  partialement,  bienveillante  aux  Bulgares 
le  Comte  Ignatieff,  bondit  de  sa  place,  et  sortit  de 
son  casier  une  liasse  de  documents  utilisés  lors  de 
la  conclusion  de  la  Paix  de  San-Stéfano.  Il  étala 
quelques  cartes  et  manuels  scolaires  serbes  qui 
démontraient  que  les  territoires  donnés  aux 
Bulgares  n'étaient  nullement  serbes,  mais  bul- 
gares***). 

Cependant  le  traité  de  San-Stéfano  dut  être 
soumis  à  une  révision  de  la  part  des  puissances 
européennes.  Il  fut  annoncé  que  dans  ce  but  un 
congrès  se  réunirait  à  Berlin.  Les  différents  Etats 
se  hâtèrent  de  s'entendre  sur  les  questions  encore 
avant  la  réunion  de  l'assemblée.  Ce  fut  alors  que 
la  Serbie  à  la  recherche  de  cessions  de  territoires 
et  d'appui  pour  ses  intérêts  s'adressa  à  l'Au- 
triche. L'Autriche  n9  voulut  pas  entendre  parler 
de  cessions  de  territoires  sur  les  frontières  de  la 
Bosnie  et  de  l'Herzégovine.  Ristitch,  envoyé  pour 
traiter  avec  Andrassy  télégraphiait  le  28  mai  (8 
juin):  «  J'ai  eu  un  long  entretien  avec  Andrassy. 
Il  accepte  un  agrandissement  territorial  du  côté 
de  Vrania  et  Pirot.    Il  est   en  outre  prêt  à  nous 


*)  St.  Tchilinghiroff.  <•  La  Pomoravie  d'après  des  documents 
serbes  »,  p.  77.  (Voyez  l'édition  française  «  Le  Pays  dé  la  Morava, 
d'après  les  témoignages  serbes  »,  Lausanne  1917.) 

**)  Il  faut  ajouter  qu'avant  le  traité  de  San-Stéfano,  les  l'ron- 
tières  ethnographiques  de  la  Bulgarie  avaient  aussi  été  fixées  dans 
les  résolutions  des  protocoles  de  la  Conférence  de  Constantinople 
de  l'an  née  1876.  Cf.  les  débats  du  11  au  23  décembre. 

***)  P.  Miliukoff,  I*.  274.  «  Ce  fait  est  raconté  par  un  écrivain 
serbe  ».  Cf.  la  brochure:  Dr  Wladan,  i  Iovan  Ristitcli  u  srpskoj 
spolnoj  politici  Beograd  1898  p.  85  (Dr  Wladan,  ancien  président 
du  Conseil,  Wladan  Georgevitch)  et  lov.  Ristitch  (régent  et  prési- 
dent du  Conseil  des  ministres  sous  Milan),  dans  la  politique  exté- 
rieure serbe,  en  serbe. 


—     46     - 

donner  son  appui  aux  conditions  suivantes  :  la 
Serbie  devra  conclure  un  traité  de  commerce  avec 
l'Autriche  et  céder  l'exploitation  de  ses  chemins  de 
fer  à  la  Société  des  chemins  de  fer  ottomans  ». 
Le  Prince  Milan  consentit  et  la  Serbie  obtint  au 
congrès  de  Berlin  tout  un  territoire  composé  de 
pays  bulgares,  à  savoir:  la  Pomoravie.  Mais  les 
Serbes  restèrent  mécontents  de  ces  grandes  aqui- 
sitions.  «  Quelle  consolation  nous  reste-t-il  alors  ?  » 
demandait  Ristitch  aux  plénipotentiaires  russes. 
—  »  Il  vous  reste  cette  consolation,  répondit  le 
baron  Jomini,  que  cet  état  de  choses  n'est  que 
temporaire  et  que  dans  quinze  ans,  au  plus  tard, 
nous  réglerons  notre  compte  avec  l'Autriche  »  *). 
Mais  «  après  le  congrès  de  Berlin,  disent 
les  auteurs  de  l'Enquête  Carnegie,  PAutriche- 
Hongrie  était  entrée  en  relations  plus  étroites 
avec  le  roi  Milan  de  Serbie.  Celui-ci  signa  en 
1881  un  traité  secret  aux  termes  duquel  (§  7)  PAu- 
triche-Hongrie  déclara  officiellement  qu'elle  «  ne 
fera  pas  d'opposition,  qu'elle  est  même  prête  à 
soutenir  la  Serbie  vis-à-vis  d'autres  puissances, 
au  cas  où  la  Serbie  trouverait  la  possibilité  de 
s'entendre  avec  celles-ci  sur  l'extension  de  ses 
frontières  au  sud,  sans  s'agrandir  du  côté  du 
Sandjak  de  Novi-Bazar  ».  En  1889,  quand  ce 
traité  fut  renouvelé,  P Autriche-Hongrie  promit  en 
termes  encore  plus  clairs  qu'elle  «  soutiendra 
l'expansion  serbe  dans  la  vallée  du  Vardar  ». 
Par  ce  traité,  PAutriche-Hongrie  aiguillait  l'Etat 
serbe  vers  les  pays  du  sud  comme  compen- 
sation alors  que  ces  pays  jusque  dans  les  an- 
nées 1860-1870  de  l'aveu"  général,  même  du  côté 
serbe,  avaient  été  regardés  comme  bulgares. 
Par  là,  elle  enlevait  à  la  Serbie  tout  espoir  de 
s'agrandir  à  l'ouest  et  de  s'agréger  de  ce  côté 
cette  partie  du  peuple  serbe,  habitant  la  Bosnie 
et  l'Herzégovine  »  **). 


*)  P.  Miliukoff,  p.  276. 

"i  «  Enquête  dans  les  Balkans.  »  Rapport  présenté  aux  Direc- 
teurs de  la  Dotation  Carnegie  pour  la  paix  internationale,  par  les 
membres  de  la  Commission  d'enquête.  Paris  1914,  p.  7. 


—    47 


Le  peuple  bulgare  avait  maintenant  la  possibi- 
lité de  diriger  ses  destinées  dans  un  état  national 
libre  et  indépendant.  De  même  qu'auparavant  en 
Grèce  et  en  Serbie,  de  violentes  tempêtes  se  dé- 
chaînèrent sur  la  Bulgarie  jusqu'à  ce  que  la  vie 
publique  et  politique  du  pays  pût  être  canalisée 
dans  un  courant  régulier.  La  Serbie  pleine  d'en- 
vie et  de  rancune,  n'attendait  que  le  moment 
propice  pour  se  jeter  sur  la  Bulgarie  et  satisfaire 
des  appétits  qu'elle  n'avait  pu  satisfaire  au  con- 
grès de  Berlin.  Le  6  (19)  septembre  1885,  par  le 
coup  d'Etat  de  Philippopoli,  la  Bulgarie  du  Nord 
et  celle  du  Sud  se  déclarèrent  unies  et  procla- 
mèrent le  Prince  Alexandre  de  Battenberg  sou- 
verain commun  des  deux  provinces.  Au  mo- 
ment où  les  Bulgares,  s'attendant  à  une  attaque 
de  la  part  de  la  Turquie,  dont  les  droits  souve- 
rains étaient  lésés  par  cet  événement,  avaient 
rassemblé  leur  armée  à  la  frontière  turque,  on 
faisait  à  Belgrade  des  préparatifs  dans  un  but 
d'agression  ou,  du  moins,  de  chantage. 

«  La  politique  serbe  ne  pouvait  pas  viser  à  en- 
traver l'union  de  la  Bulgarie  avec  la  Roumélie; 
cependant,  en  ce  moment,  elle  comptait,  pour  le 
moins,  maintenir  Téquilibre  politique  dans  la  pé- 
ninsule et  obtenir  une  garantie  pour  son  avenir 
national.  Une  rectification  de  frontière  vers  l'Est 
et  un  agrandissement  au  Sud  :  tel  était  le  but  du 
gouvernement  serbe  en  cette  circonstance.»  Voi- 
là ce  que  notait  alors  dans  son  journal  Pi- 
rot  tcluinet  z  qui  était  en  ce  moment  un  des  mem- 
bres du  gouvernement  serbe. 

Le  roi  Milan,  qui,  à  cette  époque  se  trouvait 
hors  de  Serbie,  s'empressa  de  prendre  langue 
à  Vienne,  et  de  là  déjà  il  télégraphia  à  son  gou- 
vernement de  commencer*  la  mobilisation.  Le  8 
(21)  septembre,  il  retourna  à  Belgrade  et  convo- 
qua un  Conseil  des  ministres  sous  sa  présidence. 
Il  fit  part  à  ses  ministres  des  démarches  qu'il 
avait  faites  à  Vienne,  communiqua  ses  impres- 
sions dont  la  substance  était  que  les  grandes 
puissances  n'étaient  pas  encore  au  courant  des 
événements  et   qu'elles   voulaient  surtout  éviter 


—     18    — 

toute  complication.  «  Mais  les  désirs  des  diplo- 
mates ne  sont  pas  décisifs  pour  nous,  observa-t-il. 
Nous  sommes  forcés  en  raison  du  traité  de  Berlin 
de  défendre  nos  intérêts  politiques  et  nationaux, 
advienne  que  pourra  ».  Le  Conseil  des  ministres 
approuva  ces  vues  et  envoya  Voukaschin  Pétro- 
vitch  à  Vienne  pour  y  conclure  un  emprunt  en 
vue  de  la  guerre  projetée. 

Milan  ordonna  à  Voukaschin  Pétrovitch  de  se 
rendre  auprès  de  Kalnoky  et  de  Kalay  et  de  leur 
déclarer  que  la  Serbie  ne  voit  pas  la  possibilité 
de  ne  pas  attaquer  la  Bulgarie  ?  Kalnoky  se  pro- 
nonça résolument  contre  le  projet  serbe.  Il 
conseilla  de  ne  mobiliser  qu'une  division  et  de 
la  concentrer  à  Nisch.  «  Lorsque  cela  aura  été 
accompli  sans  bruit,  dit-il,  le  gouvernement  serbe 
n'aura  qu'à  s'adresser  aux  grandes  Puissances  ainsi 
qu'à  nous,  et  réclamer  ou  bien  le  rétablissement  du 
statu  quo  en  Roumélie  ou  la  concession  à  la  Serbie 
d'une  compensation  correspondante  pour  que  l'é- 
quilibre entre  la  Serbie  et  la  Bulgarie  ne  soit  pas 
rompu  (*).  Si  votre  roi  suit  mon  conseil,  dites- 
lui  que  j'espère,  dans  le  cas  ou  la  Bulgarie  gar- 
derait la  Roumélie  Orientale,  que  la  Serbie  re- 
cevra en  compensation  au  moins  le  pays  envi- 
ronnant Trn  et  Breznik,  avec  ces  deux  villes 
elles-mêmes.  Mais  si,  malgré  mes  conseils  d'ami, 
il  déclare  la  guerre,  il  ne  recevra  rien,  dans  le 
cas  même  où  l'armée  serbe  serait  victorieuse.  » 
Kalay  parla  dans  le  même  sens  et  prédit  même 
à  Voukaschin,  que  les  Serbes  seraient  battus. 
«  Vous  ne  connaissez  pas  les  Bulgares,  dit-il 
entre  autres,  vous  les  prenez  pour  des  «  jardi- 
niers »,  mais  ce  sont  des  hommes  braves  et  prêts 
à  combattre.  Je  crains  qu'une  guerre  avec  eux 
ne  vous  mène  pas  à  bonne  fin;  mieux  vaudrait 
ne  pas  en  découdre  avec  eux  »(**). 

La    prédiction    de   Kalay  s'accomplit.     Bien 


*)  Dr  Wladan  Djordjévitch.   «  Histoire   de   la   guerre  serbo- 
bulgare  »  1908,  t.  1.  p.  51  en  Serbe. 

*')  S.  Radeff.   «  Les  constructeurs  de  la  Bulgarie  contempo- 
raine »,  t.  1.  p.  ÔU3. 


—    49    — 

laissés  en  plan  par  les  officiers  russes  et  surpris 
traîtreusement,  tandis  que  leurs  forces  étaient 
concentrées  à  la  frontière  turque,  les  Bulgares 
se  tournèrent  à  marches  forcées  contre  l'ennemi. 
(La  Bulgarie  ne  disposait  pas  alors  de  chemins 
de  fer.)  11  y  avait  là  militairement  un  tour  de 
force  qui  remplit  le  monde  d'admiration.  Ils  vain- 
quirent et  le  poursuivirent  jusqu'à  Pirot  et  Nisch. 
C'est  alors  que  l'Autriche  sauva  la  Serbie  par 
l'intervention. 

Après  1885,  la  propagande  serbe  en  Macé- 
doine recommença,  plus  énergiquement  que  ja- 
mais, opiniâtre  et  systématique.  Toute  une  lit- 
térature chauvine  vit  le  jour  pour  convaincre 
les  Serbes  et  le  dehors  que  la  Macédoine  était 
serbe  :  l'Histoire  et  la  Science  y  étaient  falsifiées 
ad  hoc.  Un  état  de  chose  évident,  flagrant  était 
nié,  des  efforts  et  des  sacrifices  étaient  consentis 
pour  cacher  la  vérité  manifeste  que  la  population 
était  bulgare,  et  qu'elle  parlait  bulgare,  ayant  un 
caractère  et  une  conscience  foncièrement  bulgares. 

Par  suite  de  l'impossibilité  de  s'étendre  à 
l'ouest,  la  Serbie  cherchait  air  et  espace  pour 
son  existence.  Elle  avait  besoin  d'une  sortie  du 
côté  de  la  mer  et  de  voies  pour  sortir  de  l'état 
d'isolement  dans  lequel  elle  se  trouvait.  Les 
théories  nouvelles  sur  la  Macédoine  et  les  thèses 
des  littérateurs  chauvins  serbes  étaient  accueillies 
par  le  peuple  serbe  tout  entier  avec  avidité  et 
avec  un  sentiment  de  soulagement.  Les  idées  ra- 
jeunies des  Panta  Stretkovitch,  Miloschévitch  et 
Draguischévitsch  tinrent  bientôt  toute  la  Serbie 
sous  le  charme.  Et  désormais  dans  ce  pays 
égaré,  il  n'y  eut  plus  personne  pour  se  pro- 
noncer contre  l'annexion  de  la  Macédoine  à  la 
Serbie.  Cette  tendance  devint  comme  un  principe 
fondamental,  un  dogme  sacré  et  intangible  de 
la  politique  extérieure  de  la  Serbie.  11  n'y  avait 
de  différence  de  vues  entre  les  partis  que  relati- 
vement au  moment  où  cette  question  devait  être 
soulevée  et  où  il  fallait  procéder  à  sa  solution. 
A  cette  époque,  l'Autriche  elle  aussi  qui  voulait 
paralyser  la  propagande  serbe  en  Bosnie  et  Her- 


—    50     — 

zégovine  encourageait  les  prétentions  serbes  sur 
la  Macédoine  *). 

Dans  la  période  comprise  entre  les  années 
1885  et  1912,  année  de  la  réalisation  de  la  ligue 
«  balcanique  »,  en  Serbie  deux  courants  luttaient 
l'un  contre  l'autre.  Le  premier  voulait  l'an- 
nexion à  la  Serbie  de  la  Macédoine  tout  en- 
tière. C'était  celui  de  l'ancienne  génération  et 
des  chauvins  extrêmes,  qui  rêvaient  la  restau- 
ration de  l'Empire  du  tzar  Douchan.  Le  second 
courant,  plus  «  modeste  »  et  plus  «  pratique  »  était 
en  faveur  d'un  partage  «  fraternel  »  de  la  Ma- 
cédoine entre  Serbes  et  Bulgares.  Mais  cette 
générosité  elle-même  n'allait  pas  plus  loin  qu'à 
accorder  aux  Bulgares  la  contrée  limitée  par  la 
vallée  de  la  StroUma,  en  se  réservant  pour  soi- 
même  toute  la  Macédoine  occidentale  et  centrale. 
A  ces  deux  courants  la  Bulgarie  opposait  l'idée 
de  l'autonomie  de  la  Macédoine,  assurée  que  de 
cette  façon  la  population  bulgare  serait  délivrée 
du  terrorisme  étranger  et  qu'on  éliminerait  l'agi- 
tation, les  insinuations  et  les  séductions  étran- 
gères. On  voyait  là  ausi  le  moyen  de  mettre  les 
pays  bulgares  à  l'abri  de  tout  attentat  du  dehors. 

Dans  les  dernières  années,  après  s'être  per- 
suadé que,  malgré  la  falsification  de  l'histoire  et 
de  la  science,  pratiquée  longtemps  par  les  pro- 
fesseurs et  les  publicistes  serbes,  malgré  les  énor- 
mes sacrifices  gaspillés  en  agitations,  malgré  les 
fondations  d'écoles,  le  régime  des  bandes  et  les 
pratiques  de  corruption  en  Macédoine,  ce  pays 
demeurait  bulgare,  avec  une  population  d'une 
conscience  nationale  bulgare  profondément  enra- 
cinée et  inébranlable  et  que  cette  population  ne 
cessait  d'aspirer  à  la  réunion  à  la  Bulgarie,  la 
majorité  du  peuple  serbe  consentit  à  l'idée  d'un 
partage  de  la  Macédoine  après  entente  avec  la 
Bulgarie,  sous  la  forme  d'une  alliance  entre  les 
deux  peuples. 

Cette  idée  d'alliance  trouvait  en  Serbie  beau- 


')  Cf.  l'article  de  la  «  Politische  Korrespondenz  »  du  9   avril 
1885. 


—    51    — 

coup  plus  d'adhérents  qu'en  Bulgarie,  parce  que 
dans  cette  dernière  l'expérience  historique  met- 
tait en  garde  contre  tout  enthousiasme  déréglé  en 
faveur  de  pareils  projets.  En  peu  de  temps  l'histoire 
avait  donné  de  si  nombreuses  preuves  du  manque 
de  sincérité  des  Serbes;  que  les  Bulgares,  mal- 
gré leur  propension  à  enthousiasme  pour  les  idées 
humanitaires  et  démocratiques,  les  sentiments 
de  fraternité,  de  concorde  et  de  paix,  les  formules 
d'unification  slave,  étaient  très  réservés  et  très 
circonspects. 

En  principe,  personne  en  Bulgarie  n'était 
contre  um  alliance  avec  la  Serbie.  Mais  la 
question  de  Macédoine  s'opposait  à  tout  essai 
de  réalisation  de  cette  alliance.  La  partie  plus 
faible  —  la  Serbie  —  demandait  des  concessions  ; 
la  plus  forte  —  la  Bulgarie  —  n'en  avait  pas  besoin  ; 
en  faire,  c'était  embrasser  une  politique  de  renon- 
cement national.  «  La  première,  écrit  Miliukoff,  *) 
avait  acquis,  par  ses  essais  infructueux,  la  con- 
viction de  son  impuissance,  mais  croyait  pouvoir 
résoudre  elle-même  ces  questions  nationales;  la 
deuxième  n'avait  dans  son  passé,  que  des  succès 
à  enregistrer  et  espérait  mener  son  unification 
à  bonne  fin,  aussi  heureusement  qu'elle  l'avait 
commencée.  "On  peut,  dès  lors,  se  représenter  le 
peu  de  chance  des  projets  d'entente  serbes,  s'ils 
ne  sont  pas  imposés  du  dehors  ». 

C'est  ce  qu'écrivait  Miliukoff  encore  en  1899. 
Quant  aux  Serbes,  ils  avaient  reconnu  cette  vé- 
rité bien  auparavant  et,  pour  mettre  leurs  plans 
à  exécution,  ils  guettaient  le  moment  favo- 
rable. Les  temps  où  la  direction  de  la  politique 
extérieure  bulgare  était  confiée  aux  mains  de 
gouvernements  continuellement  accessibles  aux 
suggestions  du  dehors,  surtout  à  celles  de  la 
Russie,  leur  parurent  particulièrement  favo- 
rables. 

La  Serbie  fit  à  maintes  reprises  des  tenta- 
tives de  partage.  Longtemps  la  Bulgarie  ne  mon- 
tra que  de  l'aversion  pour  toutes   ces   coquette- 

*)  «  Relations  entre  les  Serbes  et  les  Bulgares  »,  p.  281. 


—    52    - 

ries.  Ce  n'est  qu'en  1897,  lorsqu'en  Bulgarie  le 
parti  du  peuple  Narodna  Partija  fut  au  pouvoir 
que  le  gouvernement  serbe  réussit  à  entamer  des 
pourparlers  au  sujet  du  partage  de  la  Macé- 
doine. 

En  1896,  le  Prince  Ferdinand,  après  sa  recon- 
naissance comme  souverain  légitime  de  la  Bul- 
garie, rendit  visite  à  quelques  cours  d'Europe,  et, 
à  son  retour  en  Bulgarie,  s'arrêta  à  Belgrade.  Là, 
au  Palais  Royal  serbe,  le  roi  Alexandre  toucha  la 
question  du  partage  de  la  Macédoine,  lors  d'une  li- 
quidation éventuelle  de  la  question  macédo- 
nienne et  fit  la  proposition  d'attribuer  la  Macé- 
doine occidentale,  avec  Salonique,  à  la  sphère 
d'influence  serbe.  Lorsque,  l'année  suivante,  le 
roi  Alexandre  rendit  sa  visite  à  Sofia,  il  y  eut 
entre  les  gouvernements  serbe  et  bulgare  des 
négociations  verbales  en  règle  sur  la  délimita- 
tion des  sphères  d'influence  des  deux  peuples 
en  Macédoine.  C'est  ainsi  que,  pour  la  première 
fois,  la  Bulgarie  accéda  officiellement  au  prin- 
cipe du  partage  du  pays.  Dès  l'année  suivante, 
le  gouvernement  qui  succéda  au  cabinet  du  Dr  K. 
Stoïloff  chargea  l'agent  diplomatique  de  Bulgarie 
à  Belgrade  de  déclarer  que  le  gouvernement 
bulgare  renonçait  à  continuer  les  pourparlers- 
menés  jusqu'alors,  parce  qu'il  estimait  que  la 
question  macédonienne  ne  saurait  être  résolue 
sur  la  base  des  sphères  d'influence  *). 

La  Serbie  saisit  le  second  moment  favora- 
ble en  1902,  au  temps  d'un  autre  gouvernement 
russophilft,  celui  du  Dr  DanelT.  Ce  dernier  con- 
sentit à  la  nomination  de  Firmilien,  comme  mé- 
tropolite de  Skopié. 

Ainsi,  pour  la  deuxième  fois,  la  Bulgarie  était 
forcée  de  reconnaître  officiellement  les  préten- 
tions de  la  Serbie  sur  une  partie  de  la  Macé- 
doine. Et  il  n'est  pas  sans  intérêt  de  signaler 
ici  que  ces  mêmes  hommes  d'Etat  bulgares  qui 


*)  Dr  Wladan  Djordjévitch.  «  La  fin  d'une  dynastie  9,  t.  Il, 
L909  (en  serbe).  Cf.  Al.  Tzankotl'  «  Les  relations  commerciales 
serbo-bulgares  »,  1915,  p.  12  (en  bulgare). 


—    53    — 

avaient  fait  des  concessions  à  ia  Serbie  en  1897 
et  en  1902,  restaient  fidèles  à  l'esprit  de  leur  poli- 
tique :  par  le  traité  du  29  février  1912,  la  même 
partie  de  la  Macédoine  qui,  en  1902,  avait  été 
reconnue  à  la  Serbie  était  maintenant  qualifiée 
de  litigieuse,  et  il  était  réservé  à  l'arbitrage  de 
l'empereur  de  Russie  d'adjuger  ce  territoire  à 
l'une  ou  l'autre  partie.  Ceci  prouvait  en  même 
temps  que  plus  le  moment  de  la  liquidation  de 
l'héritage  turc  approchait,  plus  la  Serbie,  en 
pleine  conscience  de  sa  faiblesse,  se  montrait 
facile  et  conciliante.  En  1897,  elle  exigeait  Sa- 
lonique  avec  la  Macédoine  occidentale  tout  en- 
tière ;  en  1902,  elle  était  prête  à  se  contenter  de 
la  partie  nord-ouest  de  ce  territoire  et,  en  1912, 
elle  admettait  de  reconnaître  cette  zone  comme 
«  litigieuse  »,  laissant  à  l'Empereur  de  Russie  le 
soin  de  décider,  par  voie  d'arbitrage,  à  qui  elle 
devait  revenir  sans  conteste  possible*). 


*)  En  dehors  de  ces  pourparlers  au  sujet  du  partage  de  la 
Macédoine,  la  Serbie  ût  également  des  sondages  en  1904  et  en 
1910. 

En  1904  on  examina  à  Belgrade  un  projet  d'alliance  offensive 
et  défensive  entre  la  Bulgarie  et  la  Serbie  en  vue  d'arriver  à  l'au 
tonomie  de  la  Vieille-Serbie  et  de  la  Macédoine,  autant  que  pos- 
sible par  des  moyens  pacifiques  et,  si  besoin  en  était,  par  la  force 
des  armes.  En  principe  les  Bulgares  n'y  étaient  pas  opposés. 
Mais  quand  on  en  arriva  à  fixer  les  limites,  les  Serbes  eurent  re- 
cours à  une  ruse  qui  ne  laissa  pas  d'être  remarquée  des  Bul- 
gares. Sous  la  définition  géographique  du  terme  de  «  Vieille- 
Serbie  »,  ils  cherchèrent  habilement  à  faire  comprendre  dans  la 
vieille  Serbie  tout  le  sandjak  de  Skopié.  Les  Bulgares  s'y  oppo- 
sèrent et  au  bout  de  trois  jours  de  discussion,  on  résolut  de  renon- 
cer au  caractère  offensif  de  l'alliance  et  de  ne  la  conclure  qu'à  des 
fins  défensives  (12-25  avril  1904).  Par  suite  de  l'absence  de  scrupules 
serbe,  ce  traité  avec  un  texte  très  général  et  indéterminé  fut  di- 
vulgué à  l'Autriche,  et,  bien  mieux,  fut  livré  à  la  connaissance  du 
monde  entier  par  sa  publication  dans  les  colonnes  du  Matin.  En 
1908,  lorsque  la  Bulgarie  se  déclara  indépendante  et  se  trouva  à 
la  veille  d'une  guerre  avec  la  Turquie,  les  Serbes  jugèrent  en 
outre  bon  d'annuler  le  dit  traité  défensif. 

Après  le  «  houriet  »  turc  (proclamation  de  la  Constitution) 
les  diplomates  russes  proposèrent  l'établissement  d'une  grande 
alliance  balkanique,  dont  la  Turquie  renouvelée  et  constitution- 
nelle ferait  aussi  partie  et  qui  serait  dirigée  contre  l'Autriche, 
mais  cette  proposition  fut  rejetée  parce  que  les  diplomates  balka- 
niques regardaient  la  Turquie  avec  méfiance,  et  surtout,  parce  que 


54     — 


Mais,  de  la  part  de  la  Serbie,  cet  esprit  de 
conciliation  n'était  qu'un  masque.  On  ne  voulait 
que  l'alliance  avec  la  Bulgarie,  pour  se  déchar- 
ger sur  l'armée  bulgare  de  tout  le  poids  de  la 
guerre  avec  la  Turquie  ;  car  cette  guerre  deve- 
nait inévitable.  Les  événements  ultérieurs  dévoi- 
lèrent les  vrais  buts  de  la  politique  serbe  et  con- 
firmèrent une  fois  de  plus,  clair  comme  le  jour 
et  tel  qu'il  résultait,  des  relations  serbo-bulgares 
jusqu'à  cette  heure,  l'esprit  des  procédés  diplo- 
matiques serbes,  dont  les  caractéristiques  sont 
l'inconstance,  la  dissimulation,  l'ingratitude,  la 
rapacité,  la  bassesse  et  la  traîtrise. 

La  base  du  traité  serbo-bulgare  du  29  fé- 
vrier (13  mars  1912),  qui  était  secret  et  que 
néanmoins  les  Serbes  laissèrent  publier  dans  le 
Matin  du  24  novembre  1913,  c'était  la  délimita- 
tion des  territoires.  Le  traité  déterminait  certai- 
nes frontières  «  à  l'intérieur  desquelles  la  Serbie 
s'engageait  à  n'élever  aucune  prétention  de  ré- 
trocession vis-à-vis  de  la  Bulgarie  ».  La  Bulgarie, 
de  son  côté,  s'obligeait  à  ne  rien  réclamer  de 
semblable  à  la  Serbie.  Entre  ces  deux  frontiè- 
res, fixées  d'une  manière  précise,  se  trouvait  la 
zone  contestée.  La  Serbie  recevai  sans  con- 
testation les  territoires  au  nord  et  à  l'ouest  de 
Schar  Planina.  La  fixation  des  front  ères  défini- 
tives était  laissée  à  la  décision  d'arbitrage  de 
l'empereur  de  Russie.  M.  Cvijic  fut  le  pre- 
mier qui,  par  son  article  «  La  guerre  balkani- 
que et  la  Serbie  »,  écrit  la  veille  de  la  guerre 
pour  la  Revue  anglaise  «  Review  of  Review  »  et 
publié  dans  le  numéro  d'octobre  1912  de  cette 
dernière,  fit  connaître  au  monde  la  ligne  de  par- 


ie partage  des  territoires  était  impossible.  Puis,  en  1909  Milova- 
novitch  essaya  de  demander  Skopié  et  Kumanovo.  Ce  l'ut  eu  vain. 
En  1910,  à  Pétersbourg  il  renoua  les  pourparlers  avec  Malinoff, 
ministre-président  de  Bulgarie,  au  sujet  du  partage  de  la  .Macé- 
doine. Mais  le  représentant  de  la  Bulgarie  n'était  pas  porté  à 
sanctionner  les  tendances  serbes  même  favorisées  par  la  diplo- 
matie russe.  Cf.  (j'Enquête  de  la  Dotation  Carnegie,  p.  23-24. 


—    55    — 

tage  des  territoires  suivant  le  traité.  En  même 
temps,  cet  article  fut  donné  à  l'impression  en 
langue  serbe  à  l'imprimerie  nationale  à  Bel- 
grade. Mais  pendant  qu'on  l'imprimait,  l'ar- 
mée turque  était  battue  en  octobre  de  façon  dé- 
cisive et  dans  les  cercles  politiques  serbes  mû- 
rissait l'idée  préconçue  de  ne  pas  tenir  les  enga- 
gements qui  découlaient  des  tractations  d'al- 
liance. La  brochure  de  Cvijic  avait  à  peine 
paru ,  qu'elle  était  saisie  et  immédiatement 
remise  sous  presse  —  pour  «épuisement»  de  la 
première  édition  et  parce  que  l'auteur  avait  pro- 
cédé à  certains  changements  et  compléments. 
Cependant,  quelques  exemplaires  de  la  première 
édition  parvinrent  jusqu'à  Sofia  et  la  première 
rédaction  du  travail  de  Cvijic  était  restée  im- 
primée sur  les  pages  de  la  «  Review  of  Review  ». 
Les  modifications  consistaient  en  ce  que  le  pro- 
fesseur serbe  s'était  empressé  de  retrancher  la 
partie  la  plus  importante  de  son  travail,  à  sa- 
voir le  passage  où  il  reconnaissait  que  la  Macé- 
doine occidentale,  à  l'exception  des  territoires 
situés  au  nord  de  Skopié,  appartenait  à  la  par- 
tie ethnographique  bulgare,  ainsi  que  cela  avait 
été  indiqué  aussi  dans  le  traité  d'alliance.  Mais 
les  territoires  mentionnés  au  nord  de  Skopié  — 
bien  que  purement  bulgares,  —  furent  désignés 
comme  «  litigieux  »,  les  Serbes  ne  cessant  de 
les  qualifier  de  tels  avec  opiniâtreté. 

Il  était  facile  de  deviner  quels  étaient  les  mo- 
tifs qui  poussaient  Cvijic  à  apporter  ces  modi- 
fications à  sa    brochure  *),    quand    on    considère 


*)  Voici  ce  que  Cvijic  écrivait  dans  sa  première  édition,  ainsi 
que  dans  la  revue  anglaise  déjà  mentionnée. 

«  Une  entente  au  point  de  vue  territorial  et  ethnographique 
est  réalisée  entre  Serbes  et  Bulgares  :  la  région  de  la  Turquie, 
avec  laquelle  les  intérêts  de  la  Serbie  sont  liés,  est  celle  appelée 
Vieille-Serbie,  comprenant  le  sandjak  de  Novi-Bazar,  Kossovo-Polé, 
avec  Prichtina,  Métocnia  et  les  villes  d'ipek  et  de  Prisrend,  etentin, 
certaines  régions  au  sud  du  Montchar.  La  frontière  sud  de  laVieille- 
Serbie,  ou  mieux,  la  limite  qui  sépare  la  sphère  des  intérêts  serbes 
de  celle  des  intérêts  bulgares,  déterminée  par  traité  entre  la  Serbie  et 
la  Bulgarie,  a  son  point  de  départ  sur  la  frontière  bulgare  près  de 
Kustendil  et  suit  la  ligne  de  partage  des  eaux  de  la  Ptchina  et  de 


—    56    - 

que  presque  en  même  temps  un  changement  se 
produisit  aussi  dans  l'attitude  des  autorités  mi- 
litaires et  administratives  qui  avaient  occupé  la 
Macédoine.  Tandis  que  tout  à  fait  au  commen- 
cement, ces  autorités  établies  dans  une  «  sphère 
bulgare  »,  suivant  l'expression  de  Cvijic,  à 
Bitolia,  par  exemple,  reconnaissaient  que  leur 
séjour  n'y  était  que  temporaire  et  que  bientôt 
elies  seraient  remplacées  par  des  fonctionnaires 
bulgares,  les  Serbes  commencèrent  un  peu  plus 
tard  à  déclarer,  de  façon  démonstrative  et  pro- 
vocante, qu'ils  ne  quitteraient  jamais  un  pays 
«  conquis  par  le  sang  serbe  »  et  proclamèrent  à 
la  face  du  monde  que  la  population  de  cette 
contrée  était  serbe.  C'était  au  commencement  de 
novembre  1912,  lorsque  commencèrent  les  pour- 
suites systématiques  et  cruelles  contre  les  Bul- 
gares instruits  et  surtout  contre  les  révolution- 
naires de  jadis.  C'est  ainsi  que  fut  inaugurée 
cette  oppression  terroriste  qui  est  exposée  en 
détail  dans  l'enquête  de  Carnegie.  Ce  régime  de 
terreur  tendait  à  la  dénationalisation  de  la  po- 
pulation bulgare.  Quelles  intentions  la  Serbie 
avait  dès  la  conclusion  du  traité  d'alliance  et 
combien  il  ressort  qu'elle  pensait  bien  ne  jamais 
l'observer,  c'est  ce  que  prouve  l'instruction 
secrète  que  le  gouvernement  serbe  déjà  à  la 
date  du  15  septembre  1912,  adressait  à  ses 
représentants  diplomatiques  auprès  des  cours 
européennes.  Le  ministre  serbe  des  affaires 
étrangères,  Paschitch,  donnait,  six  mois  après 
avoir  apposé  sa  signature  au  bas  du  traité  d'al- 
liance et  encore  avant  le  commencement  de  la 
guerre,  avant  même  que  la    mobilisation  en  eût 


la  Kriva-Réka,  laissant  Kriva-Palanka  et  Kratovo  dans  la  sphère 
serbe.  Ensuite,  la  frontière  traverse  Ovtché-Polé,  en  suivant  la 
ligne  de  partage  des  eaux  de  la  Brégalnitza  et  de  la  Ptchina  et 
franchit  leVardar  en  amont  de  Yélès.  De  là,  elle  continue  sur  les 
pentes  du  Mont  Yakoupitza,  se  confond  ensuite  avec  la  ligne  de 
partage  des  eaux  jusqu'au  Mont  Baba  et  aboutit  au  lac  d'Okhrida, 
de  sorte  que  les  villes  de  Prilep,  de  Krouschévo  et  d'Okhrida 
restent  dans  la  sphère  bulgare,  tandis  que  Strouga,  Dibra  et  Tétovo 
sont  laissées  dans  la  sphère,  serbe  ». 


-    57    - 

été  déclarée,  donnait  dans  l'instruction  en  ques- 
tion, l'ordre  de  faire  en  sorte  que  les  villes 
d'Okhrida  et  Prilep,  qui  relevaient  de  la  zone 
que  la  Serbie  ne  pouvait  revendiquer  en  aucune 
manière  (l'art  2  du  traité),  fussent  comprises 
dans  les  futures  frontières  serbes. 

«  La  terrible  signification  de  l'instruction 
du  15  septembre  1912  réside  en  ceci,  écrivait 
Miliukoff  dans  un  article  de  polémique  contre 
l'émissaire  serbe  Marko  Cemovitsch  *),  que  six 
mois  et  demi  après  la  signature  formelle  de  l'ac- 
cord relatif  au  partage  de  la  Macédoine  et  trois 
semaines  avant  le  début  de  la  guerre  contre  la 
Turquie,  la  diplomatie  serbe  prenait  déjà  ses 
dispositions  pour  préparer  les  Etats  d'Europe  à 
une  rupture  du  traité.  » 

Avant  même  la  déclaration  de  guerre  gé- 
nérale de  1912,  le  gouvernement  serbe  déléguait 
à  Pétersbourg  le  Prof.  Radovan  Koschoutitch, 
avec  mission  a  d'instruire  »  l'opinion  publique  russe 
dans  l'esprit  de  l'instruction  secrète  de  Paschitch. 

Citant  une  conversation  avec  Koschoutitch 
reproduite  dans  le  Golos  Moskuy,  la  revue  le 
Slavianin  écrivait  ce  qui  suit  après  citation  du 
texte    même  dans  son   article   du    15  juin  1914. 

«  Cet  entretien  avec  Koschoutitch  est  la  meil- 
leure réfutation  de  l'accusstion  élevée  dans  la 
presse  française  et  dans  la  presse  serbe  contre 
les  Bulgares  aux  termes  de  laquelle  ceux-ci  sous 
l'influence  de  l'Autriche,  auraient  trahi  la  cause 
slave.  11  est  également  évident  que  la  Serbie  a 
signé  le  traité  pour  ne  pas  l'observer  et  qu'elle 
a  dépêché  encore  avant  le  début  de  la  guerre 
M.  Koschoutitch  à  Péterbourg  pour  travailler 
l'opinion  publique  russe  en  faveur  des  Serbes  et 
contre  les  Bulgares.  Le  gouvernement  serbe 
avait  déclaré  la  guerre  au  traité  d'alliance  serbo- 
bulgare  avant  même  que,  en  vertu  de  ce  même 
traité  d'alliance,  la  déclaration  de  guerre  fût  en- 
envoyée  à  la  Turquie  ». 


*)  Rietch,   le  6  septembre  1914.    Cf.  aussi    Enquête  dans  les 
Balkans,  p.  42. 


—    58    — 

La  guerre  éclata.  L'armée  turque  de  Féthi- 
Pacha  fut  battue  à  Koumanovo  et  le  12  (25)  octobre 
les  Serbes  entrèrent  à  Skopié.  L'armée  et  l'admi- 
nistration serbes  furent  mises  en  contact  avec 
la  population  bulgare  d'un  des  plus  importants 
centres  culturels  de  Macédoine.  Nous  ignorons  si 
elles  avaient  aussi  «  des  instructions  secrètes  », 
mais,  dès  le  premier  jour,  elles  commencèrent  à 
agir  dans  l'esprit  de  l'instruction  secrète  du  15 
septembre  1912  adressée  aux  diplomates  serbes. 
Laissons  la  parole  à  ce  sujet  à  un  correspondant 
de  guerre  russe  *),  qui  avait  visité  Skopié  quel- 
ques jours  après  l'entrée  des  troupes  serbes. 
«  Pour  dire  la  vérité,  c'était  une  administration 
tout  à  fait  ignoble,  sans  civilisation  et  loyauté. 
A  côté  du  chaos  et  du  désordre  qui  régnaient 
non  seulement  aux  premiers  jours,  après  la  prise 
de  la  ville  —  circonstance  qu'on  aurait  encore 
pu  excuser  —  mais  même  durant  les  deux  ou 
trois  dernières  semaines,  les  troupes  serbes  ne 
se  conduisirent  rien  moins  qu'en  «  chevaliers 
sans  reproche  »  vis-à-vis  de  la  population  locale. 

«  Les  organes  militaires  serbes  se  montrèrent 
très  peu  soucieux  lors  de  leur  apparition  en  Ma- 
cédoine de  ne  pas  offrir  des  prétextes  au  déchaî- 
nement des  passions  nationales  et  de  faire  croire 
que  des  intrigues  politiques  de  toute  sorte  ne 
seraient  pas  tolérées. 

«  Ils  ne  pouvaient,  même  au  début,  contenir 
leur  haine  traditionnelle  contre  les  Bulgares  et 
les  Grecs,  surtout  celle  qu'ils  avaient  contre  les 
premiers;  la  population  de  Skopié  qui  se  com- 
posait principalement  de  Bulgares  avait  à  peine, 
à  l'occasion   de   la   réception   de   l'armée   serbe, 


*)  N.  Chevalier.  «  La  Vérité  sur  la  guerre  des  Balkans  ». 
(Notes  d'un  correspondant  de  guerre)  Pétersburg  1913  (en  russe). 

(Ibid.  |>.  60.  Le  correspondant  décrit  dans  son  livre  les  mé- 
rites du  consul  de  Russie  à  Scopié,  KalinykoH',  qui  réussit  à  con- 
vaincre les  Turcs  de  céder  la  ville  sans  livrer  bataille  et  qui,  jus- 
qu'à lai  rivée  des  années  serbes,  sut  maintenir  l'ordre  et  le  calme, 
en  organisant  une  gendarmerie  composée  de  la  population  bulgare 
de  la  ville, 


hissé,  en  outre  du  drapeau  national  serbe,  le  dra- 
peau national  bulgare,  que  déjà  des  soldats  serbes 
affairés  couraient  de  maison  en  maison  pour 
enlever  les  drapeaux  bulgares  et  grecs,  en  décla- 
rant aux  propriétaires  que  Skopié  et  la  Macé- 
doine du  nord-ouest  devenaient  désormais  des 
territoires  serbes,  et  que  dans  la  «  Vieille-Serbie  » 
restaurée  il  n'y  avait  aucune  nécessité  de  laisser 
flotter  des  emblèmes  étrangers. 

La  population  bulgare  dans  sa  maturité  poli- 
tique bien  au  dessus  des  Serbes  et  dirigée  par 
le  pasteur  de  haute  culture  et  de  grande  huma- 
nité qu'était  le  métropolite  des  Bulgares  Néophyte, 
ne  voulait  pas  attrister  la  joie  qu'elle  éprouvait 
des  premiers  jours  de  l'affranchissement  des 
chrétiens  macédoniens  du  joug  ottoman;  elle 
contint  sa  mauvaise  humeur  et  supporta  en 
silence  les  humiliations. 

—  «  Nous  vous  avons  libéré  »,  prétendaient 
les  Serbes  à  toute  occasion. 

—  «  C'est  la  Russie,  en  la  personne  de  son 
consul,  qui  nous  a  délivrés  »,  répliquaient  les  Bul- 
gares. «  Quant  à  vous,  vous  n'avez  pas  versé  une 
seule  goutte  de  votre  sang  devant  Skopié.  » 

—  «  Dans  la  Vieille-Serbie,  il  n'y  a  plus  de 
Bulgares,  et  ceux  qui  se  considèrent  comme  tels 
peuvent  déguerpir  du  sandjak  de  Skopié.  » 

—  «  Nous  étions  Bulgares  et  Bulgares  nous 
resterons.  » 

En  un  mot,  les  Serbes  réveillèrent  dans  toute 
leur  acuité  les  vieux  motifs  de  discorde  qui  à 
toutes  les  époques  ont  constitué  les  points  faibles 
dans  la  péninsule  des  Balkans  et  cela  à  un  mo- 
ment où  la  plus  petite  allusion  ne  devait  même 
pas  être  faite  sur  de  pareils  sujets. 

Le  métropolite  Néophyte  qui  jouissait  d'une 
grande  influence  et  d'une  grande  considération, 
s'efforçait  du  mieux  qu'il  pouvait  d'apaiser  les 
discussions  déchaînées.  Il  conseillait  les  Serbes, 
les  priait  de  s'armer  de  modération  et  de  tact 
politique  pour  ne  pas  permettre  aux  ennemis  du 
slavisme  de  triompher. 


—    60    — 

Mais  les  bonnes  paroles  de  l'évêque  ne  fu- 
rent que  vox  damans  in  deserto  *). 

Un  autre  correspondant  russe,  Victoroff-To- 
poroff  qui  avait  aussi  parcouru  la  Macédoine 
occupée  par  les  Serbes,  écrivait  :  «  Dès  le  mois  de 
décembre  1912,  après  la  signature  de  l'armistice 
de  Tchataldja,  pendant  que  je  visitais  la  Macé- 
doine occupée  par  les  Serbes  et  les  Grecs,  je  sen- 
tais que  ce  régime  d'occupation  devait  mener 
infaillible  à  une  guerre  entre  les  alliés  ». 

Dès  le  début,  la  presse  serbe  donna  au  ter- 
ritoire occupé  par  les  Serbes  le  nom  de  «  Nou- 
velle-Serbie ».  Il  va  de  soi  que  pendant  un  certain 
temps  on  fut  réservé.  Mais  à  peine  l'armistice, 
signé  le  20  novembre  (3  décembre)  1912,  les  jour- 
naux Politika,  Srpska  Sastava,  Vetchérnié  Novosti, 
Strja,  Prauda,  Mali  Journal,  Balkan,  Srpské  Novi- 
né,  Schtampa,  Piémont  et  autres  déclarèrent  sans 
se  gêner  que  tout  le  pays  occupé  par  les  troupes 
serbes  appartenaient  à  la  Serbie.  Or,  c'était 
toute  la  Macédoine  contestée  et  non  contestée. 
Il  était  évident  que,  avec  l'autorisation  du  gou- 
vernement, la  censure  permettait  cette  liberté  à 
la  presse  mais  les  journaux  eux  aussi  se  réglaient 
d'après  les  instructions  du  gouvernement  dont 
ils  contribuaient  à  populariser  la  décision. 

Cependant,  la  terreur  dans  les  contrées  occu- 
pées devenait  de  jour  en  jour  plus  grande.  En 
1913,  lors  de  l'anniversaire  de  l'indépendance, 
un  intellectuel,  à  l'écart  de  toute  politique,  le 
Prof.  6.  Tzoneff,  au  cours  d'un  discours  prononcé 
à  cette  occasion,   disait: 

«  C'est  la  tristesse  au  cœur  qu'aujourd'hui 
encore,  de  même  que  les  années  précédentes 
nous  sommes  obligés  de  prononcer  le  nom  de  la 
Macédoine  et    malgré    tout    notre   respect  pour 

*)  Op.  cit.  p.  60.  Le  correspondant  décrit  dans  son  livre  les 
services  rendus  par  le  Consul  de  Russie  à  Skopié,  M.  Kalmykofl, 
qui  réussit  à  convaincre  les  Turcs  d'abandonner  la  ville  sans  com- 
bat et  qui  put  maintenir  l'ordre  et  la  tranquillité  jusqu'à  l'entrée 
des  troupes  serbes,  activité  dans  laquelle  il  fut  secondé  par  une 
gendarmerie  par  lui  créée  et  qui  se  recrutait  dans  la  population 
bulgare  de  l'endroit. 


-    61     - 

l'alliance  balkanique  de  parler  encore  d'injustices 
et  de  cruautés  dans  cette  contrée,  comme  si  elle 
soupirait  toujours  encore  sous  le  joug  turc.  » 

Au  mois  d'avril  1913,  le  comité  exécutif  des 
Confréries  macédo-andrinopolitaines  (Makédono- 
Odrinski-Bratstva)  en  Bulgarie,  publia  un  exposé 
de  «  La  situation  en  Macédoine  »  telle  que  la  dé- 
crivit aussi  plus  tard  l'Enquête  de  Carnegie,  et 
fît  entendre  en  terminant  l'avertissement  suivant  : 

«  Les  faits  ci-dessus  prouvent  clairement  que 
les  alliés  serbes  et  grecs  ont  mal  compris  leur 
devoir  de  libérateur.  Mus  par  des  considérations 
étroites  et  extrêmement  égoïstes,  il  se  sont  écartés 
de  leur  voie  toute  tracée  de  libérateurs  et  de  sau- 
veurs de  «  parias  »  et  sont  entrés  à  la  poursuite 
de  leurs  buts  dans  la  voie  des  moyens  de  pro- 
pagande, les  plus  extrêmes  pour  briser  la  force 
bulgare  et  brutalement  étouffer  l'esprit  national 
bulgare. 

»  Nous,  représentants  unis  de  la  Macédoine 
tout  entière,  considérons  comme  de  notre  devoir 
sacré  de  constater  l'état  réel  des  choses,  d'attirer 
la  plus  grande  attention  de  tous  les  facteurs  in- 
téressés sur  la  Péninsule  des  Balkans  et  de  les 
avertir  que  toute  combinaison  politique  artifi- 
cielle entraînerait  des  troubles  après  elle  et  serait 
de  nature  à  mettre  de  nouveau  la  paix  en  danger.  ;> 

«  La  main  noire  »,  ligue  militaire  serbe,  ayant 
à  sa  tête  le  Prince  héritier  de  Serbie,  et  qui  deux 
années  plus  tard  jeta  le  brandon  incendiaire 
parmi  les  nations  européennes  et  troubla  la  paix 
de  l'Europe,  laissa  passer  ces  avertissements 
sans  y  prêter  attention.  Elle  continua  bien  plutôt 
à  travailler  fiévreusement  à  son  œuvre  de  traî- 
trise *). 

Le  3  avril  1913,  le  délégué  militaire  de  Bul- 
garie auprès  du  quartier  général  serbe,  le  com- 
mandant Razsoukanoff,  relate  dans  un  rapport 
à  ses  chefs  les  faits  suivants  qui,  plus  tard,  fu- 


*)  Voir  l'article  de   P.-N.  Miliukoff  dans  le  Rietch  du  6  no- 
vembre 1914  et  aux  pp.  42-44. 


—    62    - 

rent  confirmés  par  les  événements  eux-mêmes, 
ainsi  que  par  les  documents  diplomatiques  parus 
dans  la  suite  : 

«Sur  l'insistance  du  quartier  général  serbe, 
le  gouvernement  de  Belgrade  a  fixé  la  frontière 
orientale  des  territoires  occupés  le  long  des  ri- 
vières de  Zlétovo,  de  Brégalnitza  et  de  Lakavitza. 
Cercles  et  arrondissements  sont  organisés  et  leurs 
frontières  sont  arrondies  par  la  force  des  armes. 
Un  nouvel  arrondissement  vient  d'être  formé  des 
villages  des  environs  de  Doïran.  Cette  frontière 
est  établie  par  les  troupes  et  dans  ce  territoire 
les  Serbes  s'arrangent  comme  s'ils  étaient  en 
Serbie.  Pour  s'assurer  des  territoires  occupés,  un 
compromis  était  conclu  entre  les  Serbes  et  les 
Grecs...  A  cette  fin,  le  9  mars,  Poutnik  est 
allé  «  inspecter  »  la  garnison  de  Bitolia,  où  il 
y  avait  alors  à  peine  un  régiment  et  où  le  Prince 
héritier  s'était  déjà  rendu  à  deux  reprises,  tou- 
jours dans  un  but  d'inspection.  Ce  qui  a  été  dis- 
cuté et  arrêté  entre  les  deux  alliés  aux  dépens 
du  troisième  absent,  dans  le  train  spécial  de  Sa- 
lonique  à  Bitolia,  mis  par  les  Grecs  à  la  dispo- 
sition de  Poutnik,  voilà  ce  qui  était  le  but  de 
Poutnik  et  non  pas  l'inspection.  Le  parti  mili- 
taire serbe,  le  Prince  héritier  en  tête,  rêve  et 
travaille  à  la  réalisation  d'une  «  Grande  Serbie  », 
dont  la  frontière  entre  elle  et  la  Bulgarie  doit 
au  moins  être  le  fleuve  Strouma  ...Les  pré- 
paratifs évidents  des  Serbes,  non  seulement  pour 
la  résistance  mais  encore  en  vue  de  «  l'occu- 
pation »  de  ce  qui  «  n'est  pas  encore  occupé  »,  et 
préparatifs  démontrés  par  la  concentration  de 
leurs  troupes  dans  la  vallée  du  Vardar,  prouvent 
déjà  clairement  la  décision  prise  par  eux.  La 
division  du  Drin  et  la  deuxième  classe  de  celle 
du  Timok  sont  déjà  groupées  entre  Ghévghéli 
et  Vélès.  La  première  classe  de  la  division  du 
Danube  est  concentrée  à  Koumanovo  et  la  deu- 
xième de  celle  de  la  Morava  est  transférée  de 
Tétovo  à  Skopié  et  vers  l'est.  » 

En  effet,  il  a  été  établi  plus  tard  par  le  livre 
vert    de  Roumanie    que    le    voyage    du    général 


—    63    — 

Poutnik  n'avait  rien  moins  qu'une  inspection  en 
vue:  la  ligue  militaire  serbe  s'en  servit  pour 
conclure  avec  le  quartier  général  grec  un  traité 
d'offensive  général  contre  la  Bulgarie. 

Paschitch  était  déjà  entièrement  sous  l'influence 
de  la  ligue  militaire.  Au  commencement,  d'une 
façon  peu  résolue,  il  proposa  seulement  au  gou- 
vernement bulgare  une  révision  du  traité.  Puis, 
lorsque  «  la  main  noire  »  se  fit  sentir  d'une  façon 
menaçante  auprès  de  lui,  il  fut  plus  audacieux 
et  plus  tenace  dans  ses  exigences  ;  il  devint  de 
plus  en  plus  pressant  avec  ses  prétentions  auprès 
du  gouvernement  bulgare.  Son  collègue,  St.  Pro- 
titch,  dans  un  pamphlet  qu'il  publia  sous  le  pseu- 
donyme de  «  Balkanicus  »,  se  fit  bientôt  le  théo- 
ricien de  l'astuce  serbe  en  préconisant  la  clause 
rébus  sic  stantibus  et  en  la  justifiant  dans  le  jour- 
nal Samooupraua  par  «  les  intérêts  vitaux  »  de 
]o  Serbie 

Plus  tard,  lorsque  la  Serbie  ne  reçut  pas 
dans  sa  guerre  contre  l'Autriche-Hongrie  l'assis- 
tance espérée  de  la  Grèce  invoquant  la  formule 
lapidaire  rébus  sic  stantibus,  les  Serbes  n'hésitèrent 
pas  un  seul  instant  à  accuser  les  Grecs  de  tra- 
hison. 

La  Serbie  a  déclaré  que  les  traités  interna- 
tionaux étaient  un  chiffon  de  papier,  elle  a  donc 
aujourd'hui  moins  que  quiconque  ie  droit  de  pro- 
clamer qu'elle  lutte  pour  le  rétablissement  de  la 
foi  des  peuples  en  ces  mêmes  traités.  La  Serbie 
avait  créé  le  premier  précédent  ébranlant  la  toi 
des  peuples  dans  ces  traités  et  détruisant,  la  paix 
européenne.  Aussi,  peut-on  dire,  avec  raison, 
qu'en  dehors  du  crime  de  Sarajevo,  l'attentat 
physique  qui  déchaîna  la  guerre  dévastatrice 
actuelle,  la  Serbie  a  commis  aussi  un  autre 
attentat  qui  a  attiré  sur  l'Europe  entière  des 
épreuves  jusqu'ici  inconnues  de  l'histoire,  à  savoir 
l'attentat  moral,  le  crime  contre  la  foi  des  peu- 
ples en  les  traités  internationaux. 

Après  avoir  bien  fortifié  le  point  stratégique 
central  de  Sultan-Tépé,  ainsi  que  toute  la  fron- 
tière, les  Serbes  étaient  prêts  à  la  guerre;  celle- 


-   64    - 

ci  ne  tarda  pas  à  éclater.  Il  va  de  soi,  que  de  nou- 
veau les  Serbes  en  rejetèrent  la  responsabilité  sur 
les  Bulgares.  Ils  surent  habilement  tirer  profit  de 
l'incident  du  16  juin,  étincelle  qui  devait  néces- 
sairement tsurgir  dans  l'atmosphère  surchauffée, 
créée  par  les  Serbes  eux-mêmes.  Le  gouverne- 
ment bulgare  voulut  être  loyal  jusqu'au  bout:  il 
releva  le  généralissime  de  son  commandement 
et  donna  l'ordre  de  suspendre  les  opérations  mi- 
litaires, priant  en  même  temps  l'adversaire  d'en 
faire  autant.  Mais  ceux-ci  s'y  refusèrent.  La  guerre 
suivit  son  cours  et  finit  à  Bucarest  par  un  traité,  qui 
—  de  l'aveu  général  —  devait  avoir  comme  con- 
séquence la  guerre  actuelle. 

Dans  la  question  de  savoir  qui,  des  alliés,  est 
responsable  de  la  guerre,  l'opinion  publique  eu- 
ropéenne désintéressée  a  déjà  prononcé.  Elle  a 
unanimement  condamné  la  Serbie. 

«  Déjà  au  commencement  de  juin  1913,  écrit 
VI.  Victbroff-Toporoff,  dans  son  article  de  la 
Rouskaia-Mysl,  à  Belgrade,  à  Athènes  et  à  Buca- 
rest la  guerre  contre  la  Bulgarie  était  une  affaire 
décidée  et  je  sais  positivement  que  si  le  16  juin 
les  Bulgares  n'avaient  pas  attaqué  les  Serbes, 
l'agression  des  Serbes  et  des  Grecs  contre  les 
Bulgares  devait  se  réaliser  quelques  jours  plus 
tard.  Elle  aurait  eu  lieu,  alors  même  que  les 
délégués  de  la  Bulgarie  et  de  la  Serbie  auraient 
eu  le  temps  de  se  rendre  à  Pétersbourg  pour 
prendre  part  à  la  conférence  et  à  l'arbitrage.  » 

Francis  de  Pressensé,  dont  le  nom  demeurera 
dans  l'histoire  de  la  France  et  dans  celle  de  l'Eu- 
rope comme  le  symbole  de  la  vérité  et  de  l'hon- 
nêteté, a  expliqué  la  catastrophe  de  la  Bulgarie 
en  ces  termes  :  «  Serbes  et  Grecs  profitèrent  des 
efforts  et  des  sacrifices  incomparablement  plus 
grands  du  peuple  bulgare,  de  sa  lassitude  et  du  «  cy- 
nisme de  la  Roumanie  ».  Quant  aux  événements 
du  16  juin,  il  en  a  donné  la  formule  la  plus  claire 
et  la  plus  exacte  :  «  La  Bulgarie  n'a  que  le  tort 
technique  de  l'offensive  apparente,  qui  la  fit  tomber 
dans  le  piège,  tendu  par  Serbes  et  Grecs.  »  *) 

*)  Courrier  européen,  du  22  novembre  1913. 


—    65    — 

Enfin  il  était  encore  réservé  à  M.  Paschitch, 
lui-même,  de  prendre  l'initiative  d'une  confession 
indirecte  et  de  convenir  de  la  vérité  voilée  par  les 
Serbes  avec  tant  de  maîtrise.  Après  que  le  plan 
astucieux  eût  produit  des  résultats  auxquels  les 
Serbes,  eux-mêmes,  ne  s'attendaient  pas,  après 
que  la  Bulgarie  eût  été  trompée  et  dépouillée,  M. 
Paschitch  pensa  qu'il  lui  était  alors  permis  de  mon- 
trer ses  cartes.  Un  jour  qu'à  la  Skoupschtina  ses 
adversaires  politiques  lui  repiochaient  d'avoir  fait 
valoir  bien  tard  ses  exigences  de  la  révision  du 
traité  ainsi  que  des  compensations  complémen- 
taires, M.  Paschitch  répondit  du  haut  de  la  tribune  : 

«  La  Serbie  n'aurait  rien  gagné  à  une  poli- 
tique de  ce  genre  :  elle  y  aurait  bien  plutôt  perdu. 
Les  Bulgares  auraient  alors  sacrifié  Andrinople, 
comme  ils  l'ont  fait  plus  tard.  Nous  aurions  dû 
alors  nous  expliquer  relativement  à  la  Macé- 
doine dans  des  circonstances  qui,  pour  nous 
autres  Serbes,  n'auraient  pas  été  favorables.  Le 
conflit  aurait  quand  même  éclaté,  mais  avec  cette 
différence  que  notre  situation  aurait  été  bien 
moins  avantageuse  et  celle  de  la  Bulgarie  l'aurait 
été  beaucoup  plus. 


La  situation  favorable  pour  la  Bulgarie  surgit 
bientôt.  La  ligue  militaire  serbe,  enivrée  des 
fantasmagories  mégalo-serbes  ainsi  que  des  suc- 
cès faciles  de  1913,  s'engagea  dans  de  nouvelles 
aventures.  L'attentat  de  Serajévo  avait  été  pré- 
paré par  elle;  il  provoqua  la  guerre  européenne. 

La  guerre  dévoila  la  grosse  erreur  des  cal- 
culs du  traité  de  Bucarest.  Elle  montra  la  valeur 
et  l'importance  de  la  Bulgarie  dans  une  confla- 
gration européenne  comme  Etat  balkanique  cen- 
tral. Devant  la  réalité  toutes  les  idées  fausses 
répandues  sur  la  Bulgarie  à  l'aide  desquelles  les 
associés  de  Bucarest  cherchèrent  systématique- 
ment à  induire  en  erreur  l'opinion  publique 
européenne,  se  dissipèrent  d'un  coup. 


—    66     — 

On  reconnut  que  c'est  la  Bulgarie  qui  détient 
la  clé  des  Dardanelles  et  du  chemin  de  Berlin  à 
Bagdad.  L'issue  de  la  guerre  dépendit  donc  en 
grande  partie  de  celle  des  deux  voies  que  la 
Bulgarie  ouvrirait  aux  victoires  décisives. 

Elle  garda  une  neutralité  rigoureuse  et 
loyale.  Après  de  longues  manœuvres  des  plus 
diverses,  par  lesquelles  l'Entente  s'efforça  d'atti- 
rer la  Bulgarie  de  son  coté  sans  engagement 
positif  relativement  aux  compensations,  le  16  mai 
1915  celle-ci  se  résolut  enfin  à  adresser  à  la 
Bulgarie  une  proposition  en  bonne  et  due  forme 
de  prendre  position  dans  la  guerre  mondiale. 
Le  texte  exact  de  la  proposition  est  demeuré 
secret  jusqu'à  ce  jour,  mais  ce  qui  est  notoire, 
c'est  que  la  Russie,  l'Angleterre,  la  France  et 
l'Italie  ont  déclaré  d'une  manière  officielle  et 
solennelle  au  ministre-président  bulgare,  D1 
Radoslavoff,  qu'elles  reconnaissaient  la  justice 
des  exigences  bulgares  *).  La  Bulgarie  exigea 
alors  que  le  traité  de  Bucarest  fut  annulé  et  que 
l'on  donnât  des  garanties  sérieuses,  qu'il  ne 
serait  pas  procédé  à  cette  annulation  seule- 
ment «  pro  forma  »  mais  en  fait.  Les  garanties 
réelles  que  demandait  la  Bulgarie  consistaient 
en  la  restitution  de  la  Macédoine  à  la  Bulgarie 
par  la  Serbie,  conformément  au  traité  d'alliance 
de  1912.  La  Serbie  refusa  de  satisfaire  à  cette 
exigence,  une  exigence  si  équitable  et  si  justifiée 
après  la  trahison  commise  de  sa  part  envers  un 
allié,  cela  conformément  à  une  habitude  sécu- 
laire serbe  de  ne  point  remplir  ses  promesses, 
surtout  à  l'égard  de  la  Bulgarie  ! 

Lorsque  les  propositions  de  l'Entente  furent 
connues  à  Belgrade,  un  organe  officieux,  le 
«  Pravda  »  du  28  mai  1915,  écrivit  ce  qui  suit  : 
«  On  ne  trouvera  en  Serbie  aucun  gouvernement 
prêt  à  consentir  à  ce  qu'on  prenne  à  la  Serbie 
ses  territoires. 


*)  C'est  ce  que    M.  le  Dr  Radoslavoff  déclara   dans   son   dis- 
cours du  «  Sobranié  »  du  30  décembre  1916. 


—    67    — 

Avant  d'entrer  en  négociations  à  Sofia,  nos 
amis  devraient  se  poser  la  question  de  savoir, 
s'il  est  nécessaire  de  parler  et  si  oui,  si  ceux  que  ces 
négociations  veulent  atteindre  sont  d'accord  en 
principe.  Et  lorsqu'on  en  vient  à  se  poser  cette 
question,  on  s'aperçoit  immédiatement  que  la 
Bulgarie  ne  veut  pas  faire  la  guerre  et  qu'elle 
soulèvera  les  questions  qui  nous  sont  les  plus 
chères. 

Le  lendemain,  le  même  journal  ajoutait  : 
«  Il  ne  faut  pas  oublier  que  le  droit  acquis  par 
le  sang  ne  peut  être  abandonné  que  par  le 
sang.  » 

Conformément  aux  instructions  du  gouver- 
nement, la  presse  serbe  haussa  le  ton  de  son 
intransigeance. 

Un  jour,  le  23  mai  1915,  on  pouvait  lire  dans 
la  «  Tribouna  ». 

«  Si  la  Serbie  devait  en  venir  à  céder  même 
la  plus  petite  partie  des  territoires  qu'elle  a 
payés  de  son  sang,  nous  saurons  venger  cette 
injustice  comme  il  convient.  Et,  afin  de  pouvoir 
nous  garantir  une  fois  pour  toutes  du  côté  de  la 
Bulgarie,  nous  ferons  ce  que  nous  devons  faire 
aussi  vis-à-vis  de  l'Albanie;  à  savoir  occuper 
tous  les  territoires  serbes  jusqu'à  la  Jantra  et 
jusqu'à  la  Maritza  et  les  incorporer  à  la  grande 
Serbie,  à  la  Yougoslavie  unie.  » 

Enfin,  le  gouvernement  serbe  lui-même  par 
l'intermédiaire  du  bureau  de  presse  serbe  prit 
aussi  position  dans  la  question.  Ce  dernier  lan- 
çait le  5  juin  1915,  le  télégramme  suivant  : 

«  Le  journal  officieux  «  Samoouprava  »  publie, 
dans  son  numéro  de  ce  jour  la  communication 
suivante  :  les  journaux  mal  informés  répandent 
des  bruits  suivants  lesquels  des  pourparlers 
auraient  été  entamés  au  sujet  des  concessions 
que  la  Serbie,  la  Grèce  et  la  Roumanie  devraient 
faire  à  la  Bulgarie  pour  que  celle-ci  puisse  atta- 
quer la  Turquie.  Nous  sommes  en  état  de  décla- 
rer que  ces  bruits  sont  tendancieux  et  faux  et 
qu'ils  sont  répandus  et  publiés  dans  un  but  de 
malveillance.  »> 


—    es   — 

C'est  ainsi  que  le  gouvernement  serbe  «  désa- 
vouait »  les  grandes  puissances  alliées  de  l'En- 
tente. Il  est  hors  de  doute  que  ce  communiqué 
taux  et  tendancieux  d'un  bout  à  l'autre,  était 
lancé  uniquement  dans  un  but  de  provocation, 
car  l'autre  journal  officieux,  le  «  Pravda  »  du  3 
juin,  fît  connaître  que  les  puissances  de  l'Entente 
avaient  décidé  «  que  les  négociations  entamées 
avec  la  Bulgarie  ou  avec  les  autres  Etats  neutres 
seraient  menées  au  su  de  la  Serbie.  » 

Ce  fut  le  point  de  départ  d'un  véritable  accès 
de  rage  de  la  presse  serbe  ;  journalistes,  profes- 
seurs et  diplomates,  rivalisèrent  d'intransigeance 
et  de  chauvinisme. 

A  la  même  époque,  au  mois  de  juillet,  Gus- 
tave Hervé  mettait  en  garde  contre  «  l'épine 
bulgare  «  et  faisait  appel  à  Belgrade  dans  les 
termes  suivant  : 

«  11  est  nécessaire  que  l'on  comprenne  à 
Belgrade  quelle  assistance  précieuse  l'intervention 
Bulgare  peut  nous  valoir  au  moment  actuel. 

»  L'intervention  de  la  Bulgarie,  c'est  la  chute 
de  Constantinople  entre  les  mains  de  l'Entente 
dans  un  espace  de  15  jours;  c'est  la  disponibilité 
des  troupes  franco-anglaises  des  Dardanelles  ; 
c'est  leur  emploi  en  Hongrie,  sur  le  frond  sud 
où  combattent  les  Serbes;  c'est,  avant  tout, 
l'ouverture  des  Dardanelles  et  l'approvisionne- 
ment de  l'armée  russe  par  les  Détroits  en  muni- 
tions qui  lui  font  défaut  pour  pouvoir  entre- 
prendre une  offensive  contre  les  troupes  alle- 
mandes et  infliger  le  coup  de  grâce  à  l'armée 
allemande;  c'est  en  d'autres  termes,  l'abréviation 
de  la  guerre  de  six  mois.  » 

L'opiniâtreté  et  l'irréductibilité  de  la  Serbie 
furent  plus  fortes  que  l'absolue  nécessité  de 
l'assistance  bulgare  pour  l'Entente.  On  en  connaît 
les  suites.  C'est  l'histoire  de  l'année  de  guerre 
1916.  C'est  l'histoire  de  maintenant.  Chacun  la 
voit,  il  est  inutile  d'en  parler. 

Il  nous  reste  â  dire  encore  quelques  mots 
de  la  propagande  serbe,  au  moyen  de  laquelle 
la  Serbie  poursuivait   la  conquête   de   territoires 


—    69    — 

étrangers  pour  régner  sur  d'autres  peuples, 
cependant  qu'elle  perdait  son  propre  territoire  et 
menait  son  propre  peuple  à  l'abîme. 

Un  rapide  coup-d'œil  historique  sur  cette  pro- 
pagande, mettra  complètement  au  point  l'exposé 
de  l'avidité  serbe  relativement  aux  pays  bulgares. 

III 

La  propagande  serbe. 

Toute  politique  a  besoin  d'un  certain  fondement 
théorique.  Cela  est  vrai  aussi  de  cette  politique, 
qui  n'a  aucun  but  moral  en  vue  et  qui,  pour 
atteindre  ses  Ans,  est  forcée  d'avoir  recours  à 
des  moyens  condamnables.  C'est  pour  cela  que 
la  diplomatie  ne  doit  pas  se  permettre  d'être  en 
contradiction  avec  la  morale  et  la  science.  Et 
cependant  si  elle  y  est  forcée,  il  lui  faut  aupa- 
ravant trouver  une  justification  apparente  de  sa 
manière  d'agir,  revêtir  un  déguisement  conve- 
nable et  prévenir  l'opinion  publique  en  la  tra- 
vaillant dans  le  sens  désiré  ;  il  lui  faudra  essayer 
d'étouffer  la  voix  de  la  vérité,  de  la  justice  et  de  la 
morale  dans  le  vacarme  d'une  agitation  bruyante. 

Les  convoitises  serbes  au  sujet  de  territoires 
bulgares  ont  dû  se   conformer  à  cette  nécessité. 

C'est  elle  qui  est  à  la  base  des  ramifications 
de  la  propagande  serbe,  sous  la  forme  de  trois 
manifestations  :  1.  Propagande  en  Serbie  relative 
à  la  Macédoine  ;  2.  Propagande  en  Macédoine 
contre  la  Bulgarie  et  3.  Propagande  extérieure 
pour  la  Serbie  contre  la  Bulgarie. 

En  1899,  le  Prof.  P.  Miliukoff  *)  distingue 
dans  cette  propagande  trois  périodes:  «  Si  dans 
la  première  période,  dit-il,  la  Macédoine  devait 
être  unie  à  la  Serbie,  parce  que  pays  yougoslave, 
et  dans  la  seconde  parce  que  territoire  serbe,  il 
faut  maintenant,  dans  la  troisième  période,  qu'un 
morceau  de  la  Macédoine  en  soit  séparé  pour  le 

*)  Relations  entre  Serbes  et  Bulgares,  etc.  (en  russe)  pp.  239- 
240. 


-     70    — 

seul  motif  que  cela  est  nécessaire  aux  possibi- 
lités d'existence  ultérieures  delà  Serbie,  qui  doit 
obtenir  une  issue  à  la  mer.  » 

Après  1899,  on  pourrait  encore  distinguer 
différentes  phrases;  mais  la  plus  caractéristi- 
que de  toutes  est  la  plus  récente,  dans  laquelle  on 
revendique,  pour  la  Serbie,  la  Macédoine  comme 
ayant  été  libérée  par  l'effusion  du  sang  serbe. 

Evidemment  un  tel  schéma  ne  saurait  don- 
ner une  idée  exacte  des  détails.  L'argumenta- 
tion des  phases  plus  anciennes  se  mêlait  avec 
celles  des  plus  récentes.  Ce  mélange  devait  con- 
férer à  la  thèse  à  prouver  plus  de  force  pro- 
bante pour  que  la  cause  défendue  parût  «juste)) 
à  un  degré  plus  élevé. 

Au  point  de  vue  des  méthodes  et  des  moyens 
dont  la  propagande  serbe  se  servit,  on  peut  de 
môme  établir  différentes  périodes.  La  première  est 
caractérisée  par  une  activité  d'éclaircissement 
purement  culturelle  en  Macédoine  ;  la  deuxième 
fut  consacrée  à  une  activité  organisée  et  systé- 
matique —  qui  se  développa  simultanément  en 
Serbie  et  en  Macédoine  —  fut  encouragée  et  sou- 
tenue par  l'Etat;  dans  la  troisième  on  conclut  l'al- 
liance avec  la  Grèce  ;  la  corruption  comme 
système,  le  terrorisme  des  bandes,  une  agitation 
la  plus  active  à  l'extérieur  sont  à   leur  apogée. 

Quant  aux  arguments  de  la  propagande,  ils 
sont  de  trois  sortes  :  historiques,  ethnographiques 
et  juridiques. 


Jusqu'en  1840  il  n'y  a  pas  de  propagande 
serbe.  Alors  chaque  fait  de  l'histoire  avait  sa 
place,  chaque  personnalité  conservait  son  nom 
et  sa  nationalité.  «  Le  Tsar  Samuel  n'avait  pas 
été  Serbe.  Krali  Marko  n'avait  été  ni  l'incarna- 
tion d'un  chauvinisme  imaginatif,  ni  un  descen- 
dant de  Douchan  et  Douchan  lui-même  n'avait 
régné  ni  sur  Ikhtiman,  ni  sur  Philippopoli.  Alors 
les  frontières  de  la  Schoumadie  n'allaient  pas  jus- 
qu'à Scjioumen,  ne  pénétraient  pas    dans   son 


—    71     — 

territoire  et  en  Bessarabie  il  n'y  avait  pas  encore 
de  «Serbes  blancs*)».  Pour  les  hommes  d'alors 
participant  à  la  vie  publique,  pour  les  savants, 
les  historiens  et  les  hommes  d'état  de  cette  épo- 
que, la  Macédoine  et  la  Pomoravie  n'étaient  pas 
des  pays  serbes,  mais  bien  des  pays  bulgares 
colonisés  par  des  Bulgares. 

A  cette  époque,  toute  chronique,  tout  livre 
serbe  contiennent  des  témoignages,  des  données 
et  des  documents  sur  le  caractère  bulgare  de  la 
Macédoine  et  de  la  Pomoravie.  Les  témoignages 
serbes  à  ce  sujet  foisonnent  et  pourraient  consti- 
tuer des  volumes  entiers.  Un  bon  nombre  d'en- 
tre eux  nous  ont  été  présenté  par  le  Professeur 
Jordan  Ivanoff,  «  Les  Bulgares  en  Macédoine  » 
et  par  le  Prof.  Dr.  A.  Ischirkoff,  «  Les  confins 
occidentaux  des  terres  bulgares.  »  Monsieur  S. 
Tschilinghiroff,  dans  son  nouvel  ouvrage  sur 
«  la  Pomoravie,  »  nous  offre  quantité  de  nou- 
veaux documents  de  nature  à  compléter  les  auto- 
accusations  serbes  déjà  réunies  et  cela  pour  les 
frontières  proprement  dites  de  la  Pomoravie. 

On  peut  suivre  le  premier  début  de  la  pro- 
pagande serbe  jusqu'à  l'époque  des  soulèvements 
de  Nisch,  de  Vidin  et  de  Pirot  (dans  les  années 
1847-48-49).  Le  succès  que  les  Serbes  avaient 
obtenu  par  l'annexion  des  territoires  bulgares, 
les  encouragea  à  poursu;vre  leurs  efforts  en  ce 
sens  et,  vers  l'année  1848,  on  constate  déjà  les 
premiers  essais  de  propagande.  Une  société  fut 
fondée,  dans  le  but  de  travailler  à  la  création 
d'une  grande  Serbie,  dans  laquelle  entreraient 
les  terres  autrichiennes  peuplées  de  Serbes,  la 
Dalmatie,  l'Herzégovine,  la  Macédoine,  jusqu'à 
la  mer  Adriatique  et  la  Bulgarie  supérieure  jus- 
qu'au Mont  des  Balkans. 

On  agit  au  début  avec  beaucoup  de  prudence  : 
l'agitation  était  plutôt  un  sondage  circonspect 
qu'une  propagande   véritable  **).   On  se  conten- 

*)  St-Tschilinghiroff.  Le  Pays  de  la  Morava  d'après  des  témoi- 
gnages serbes,  Librairie  Nouvelle  à  Lausanne,  1917, 

**)  St-Tschilingbiroff,  p.  32, . 


~    72     - 

tait  d'envoyer  en  Macédoine  des  livres,  princi- 
palement ecclésiastiques.  Ce  n'est  qu'après  ces 
efforts  improductifs  que  la  Société  entreprit  de 
préparer  l'opinion  publique  en  Serbie  et,  ce 
qui  était  tout  à  t'ait  naturel,  on  s'occupa  tout 
d'abord  de  la  Vieille  -  Serbie,  dont  quelques 
parties  se  trouvaient  encore  sous  la  domination 
turque  *). 

Youk  Karadjitch  ne  fait  pas  mention  de  la 
Vieille-Serbie  dans  sa  description  géographico- 
statistique  de  la  Serbie  (1827).  Pour  la  première 
fois,  on  trouve  ce  nom  dans  la  carte  du  royaume 
de  Serbie,  par  Jean  Bougarsky.  (La  carte  de  la 
principauté  de  Serbie  par  J.  Bougarsky)  et  dans 
le  livre  de  Yankovitch  et  Grouitch,  «  Slaves  du 
Sud,  »  Paris  1853,  p.  126.  La  même  année  parut 
aussi  la  carte  Desjardins  où  la  Vieille-Serbie  est 
indiquée  d'une  façon  particulière  par  des  fron- 
tières en  rouge.  Au  début  ne  firent  partie  du  ter- 
ritoire de  la  Vieille-Serbie  que  les  villes  bulgares 
de  Prokouplé  et  de  Leskovetz.  Plus  tard  furent 
glissées  également  les  villes  du  Patriarchat  d'Ipek 
Skopié.  Les  frontières  de  la  Vieille-Serbie  s'éten- 
daient toutes  les  années  un  peu  plus  et  en  1860  une 
géographie  serbe  alla  même  jusqu'à  réclamer 
pour  la  Vieille-Serbie  les  villes  de  Salonique, 
Srédétz  (Sophia),  Tatar-Pazardjik  et  Pleven  et 
tous  les  pays  jusqu'au  Danube**).  Sur  la  carte 
annexée  aux  prétentions  serbes,  lors  de  la  con- 
clusion du  traité  de  San- Stéfano,  la  Vieille  Serbie 
embrasse  déjà  le  sandjak  de  Novi-Bazar,  la 
Macédoine  septentrionale  (Debre,  Vélès,  Schtip, 
Djoumaïa,  et  une  partie  de  la  Bulgarie  occiden- 


*)  «  Ce  sont  les  Serbes  de  l'Herzégovine,  de  la  Bosnie  et  de 
la  Métoche  appelés  la  «  Stara-Serbia  ».  En  citant  cette  définition 
de  la  «  Stara-Serbia  »  (Vieille-Serbie)  empruntée  aux  livres  de  Vla- 
dimir Jovanovitch  :  <s  Les  Serbes  et  la  mission  de  la  Serbie  dans 
l'Europe  d'Orient  »,  1'.  Mibiukoll  <  Relations  entre  Serbes  et  Bul- 
gares »  p.  2G1,  continue  :  «  Cela  répond  en  effet  aux  dénominations 
géograpbiques  locales  ainsi  qu'à  toutes  les  cartes  qui  n'ont  pas 
subi  l'inlluence  grand-serbe  ». 

**)  St-Tschilinghiroif,  p.  133. 


—     73     — 

taie  (Radomir,  Kustendil,  Dragormm,  Belograd- 
tchik  et  Vidin). 

Dans  la  nouvelle  littérature  de  propagande 
serbe,  la  «  Vieille-Serbie  »  a  les  frontières  les 
plus  variées  possibles.  «  La  science  géographi- 
que et  historique,  dit  Sr.  Tschlinghiroff  *)  est 
devenue  une  bande  de  caoutchouc  que,  pour 
déterminer  les  frontières  de  la  Vieille-Serbie, 
tout  Serbe  chauvin  étire  dans  la  direction  qu'il 
veut  et  autant  qu'il  lui  convient,  de  sorte  que 
de  nos  jours,  la  Vieille-Serbie  embrasse  toute  la 
Bulgarie,  jusqu'aux  portes  de  Constantinople. 

Au  début,  l'opinion  publique  serbe  accueiilit 
très  froidement,  même  en  désapprouvant,  les 
efforts  de  propagande.  Lorsqu'en  1860  M.  Milojé- 
vitch  reporta  les  frontières  du  serbisme  bien 
loin  derrière  la  Morava,  Schar  Planina  et  le 
Vardar,  ses  théories  parurent  étranges  aux  Ser- 
bes eux-mêmes.  La  première  voix  élevée  contre 
cette  propagande  fut  celle  de  1'  «  Omladina  » 
serbe  qui  travailla  à  un  rapprochement  entre 
Serbes  et  Bulgares. 

Au  moment  même  où  la  Société  littéraire 
serbe  publiait  à  ses  frais  les  «  chants  nationaux 
des  Bulgares  de  Macédoine  »  recueillis  par  l'ar- 
chéologue serbe  St.  Verkovitch,  elle  refusa  un 
secours  d'argent  à  M.  Milojévitch,  un  des  chefs 
de  la  propagande,  qui  en  avait  besoin  pour 
recueillir  et  publier  des  matériaux  sur  la  Macé- 
doine, parce  que  ce  dernier  la  considérait  comme 
une  terre  serbe.  Vladan  Djordjévitch,  traite  de 
fous  Stretkovitch  et  Milosch  Milojévitch,  à  cause 
de  leurs  exagérations  d'agitateurs.  Enfin,  en  1873, 
Bogoslavljévitch  condamna  sévèrement  à  la 
Skoupschtina  la  propagande  qu'il  qualifie  de  pé- 
rilleuse pour  Serbes  et  Bulgares.  Des  applaudis- 
sements accueillirent  ses  paroles  **).  Ristitch 
lui-même  qualifie  M.  Milojévitch  «  d'exalté  »  ***).. 

*)  Le  Pays  de  la  Morava  suivant  des  témoignages  serbes,  p.  34. 

*)  St-Tschilinghiroff,  p.  35. 

**)  «  Spolaschni    Odnoschaji,   III,   p.  279-280.    Les  relations, 
extérieures  de  la  Serbie  (en  serbe). 


—    74    - 

Soutenu  moralement  et  financièrement  par  le 
gouvernement  serbe,  l'organisation  de  la  propa- 
gande se  développa  à  vue  d'œil.  L'opinion  publique 
en  Serbie  fut  ébranlée  et  subjuguée  et  s'aban- 
donna finalement  aux  nouvelles  doctrines.  La 
propagande  s'empara  de  toutes  les  couches  et 
de  tous  les  recoins  de  la  vie  publique  en  Serbie. 
Elle  se  fraya  un  chemin  dans  la  Skoupsehtina, 
pénétra  jusque  dans  les  villages,  fusa  dans  la 
presse  quotidienne  et  périodique,  s'introduisit 
dans  l'église  et  l'école,  s'installa  au  cabaret, 
hypnotisa  les  patriotes  et  les  hommes  politiques. 
La  masse  du  peuple  ne  connaissait  pas  la  Macé- 
doine du  présent  ;  mais  le  passé,  le  court  passé 
de  l'empire  de  Douchan  était  si  brillant,  l'idée 
d'un  futur  empire  yougoslave  était  si  séduisante 
pour  lui  que  toute  parole  des  agitateurs  grand- 
serbes,  qui  au  début  était  accueillie  avec  moquerie, 
fut  ultérieurement  acceptée  comme  une  révélation 
de  la  justice  suprême.  L'épidémie  chauviniste  fit 
de  rapides  progrès. 

Elle  trouva  un  terrain  excellent  dans  la  men- 
talité du  peuple  serbe.  Dès  le  début  de  ses  luttes 
nationales,  ce  dernier,  en  contradiction  avec  le 
peuple  bulgare,  avait  révélé  une  âme  romantique. 
«  Le  peuple  serbe  s'enthousiasmait  plus  de  l'ex- 
ploit, que  de  ses  résultats.  Il  lui  est  indiffé- 
rent d'arriver  à  quelque  chose  pourvu  qu'il  ait 
l'occasion  de  se  distinguer  dans  la  tension  du 
combat.  C'est  ici  qu'il  faut  chercher  le  fondement 
du  culte  de  la  personnalité  des  Serbes,  culte  qui, 
chez  ce  peuple  atteint  un  développement  prodi- 
gieux. Les  actions  de  la  personnalité,  ses  faits 
héroïques,  ses  succès  et  ses  défaites,  —  tel  est  le 
contenu  de  toute  la  vie  serbe.  Ce  trait  de  carac- 
tère, les  Serbes  ne  l'ont  pas  non  plus  perdu 
jusqu'à  ce  jour.  Aujourd'hui  encore,  absolument 
comme  dans  le  passé,  ils  relient  tous  les  événe- 
ments de  leur  histoire  à  une  personnalité  dé- 
terminée, qu'elle  s'appelle  Sindjélitch,  Kara- 
George  ou  Poutnik,  peu  importe.  Nul  doute  que 
ces  traits  de  caractère  sont  plus  propres  à 
se  manifester  par  des  actes  auxquels  s'attache 


-     75 


l'élément  du  merveilleux,  élément  que  la  mentalité 
réaliste,  du  Bulgare  n'encouragera  pas.  Pour  pour- 
suivre la  comparaison  il  suffira  de  rapprocher  l'un 
de  l'autre  le  soulèvement  de  ces  deux  peuples  :  le 
soulèvement  serbe  sous  Kara  Georges  et  le  sou- 
lèvement bulgare  de  Nisch.  Entre  eux,  il  y  a 
tout  un  abîme.  Le  premier  est  un  soulèvement 
avec  toutes  les  caractéristiques  d'éclat  et  d'audace, 
le  second  se  fit  sans  bruit  et  presque  pacifique- 
ment. Le  premier  est  une  suite  de  collision 
personnelles  entre  opprimés  et  oppresseurs,  le 
second  surgit  d'un  conflit  entre  possédants  et 
serfs.  Le  premier  est  un  combat  entre  risque- 
tout  et  janissaires  et  Dahis,  le  second  est  une 
lutte  de  la  population  paisible  contre  l'appareil 
administratif).  » 

Les  mêmes  caractéristiques  nationales  du 
peuple  serbe  se  sont  également  manifestées  dans 
la  guerre  actuelle.  Dans  une  complète  mécon- 
naissance de  la  réalité  et  enivré  de  ses  propres 
vantardises  relativement  à  ses  héros  et  à  sa 
toute-puissance,  il  a  cherché  dans  un  élan,  à 
l'aide  d'un  attentat,  à  transformer  la  carte  de 
l'Europe  et  à  faire  passer  dans  les  faits  son  chi- 
mérique idéal  de  la  Yougoslavie.  Les  Serbes 
ne  veulent  pas  connaître  —  et  mieux,  cela  ne  les 
intéresse  même  pas  —  la  nature  des  concep- 
tions, des  sentiments  et  des  idéaux  populaires 
de  ces  Slaves  du  Sud  qu'ils  veulent  unifier.  A 
aucune  époque  le  Serbe  n'a  compté  avec  la  réa- 
lité et  tous  les  grands  insuccès  nationaux  du 
serbisme  ont  leur  origine  dans  cet  état  d'esprit 
maladif.  Cela  a  toujours  été  sur  la  réalité  des 
choses  que  le  peuple  serbe  est  venu  échouer,  et 
cependant,  il  n'en  a  tiré  aucune  leçon.  «  Le  Poète 
d'entre  les  peuples  slaves  »,  c'est  ainsi  qu'il  y  a 
longtemps  Misckiewicz  qui  était  enthousiaste  de 
la  poésie  populaire  serbe,  nommait  les  Serbes. 
Les  Serbes  resteront  toujours  un  peuple  à  vie  sen- 
timentale violente,  un  peuple  à  événements  d'une 
héroïque  folie.    Dans  le  domaine  de  la  politique 

•)  St.  TscliiliDghirofF,  P.  7, 


—    76    — 

et  des  relations  internationales  de  telles  mani- 
festations de  vie  nationale  mènent  infailliblement 
à  ce  qu'on  a  l'habitude  d'appeler...  des  aventures. 
Une  fois  maîtresse  de  L'opinion  publique 
en  Serbie,  la  propagande  se  risqua  en  Macé- 
doine aussi  avec  plus  de  hardiesse.  Ici,  elle 
passa  par  plusieurs  phases  de  développement. 
Au  début,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  elle  n'en- 
voyait à  la  population  locale  que  des  livres  de 
piété  et,  mêlés  à  eux,  aussi  quelques  livres  de 
caractère  profane.  Le  but  était  que  la  population 
s'habituât  à  exiger,  à  attendre  et  à  lire  des  livres 
semblables  venant  de  Serbie.  Dans  les  sémi- 
naires ecclésiastiques  serbes,  furent  instituées 
des  sections  spéciales  pour  élèves  des  pays  slaves 
voisins  parmi  lesquels  des  Bulgares  de  Ma- 
cédoine et  de  Bulgarie.  Bien  plus,  on  fonde 
une  école  théologique  spéciale  pour  la  prépa- 
ration d'  «  Apôtres  »  de  la  nationalité  serbe  *), 
ainsi  qu'une  société  dont  le  but  est  d'étudier  la 
situation  dans  la  «  Vieille-Serbie  »  et  de  rensei- 
gner le  ministre  des  affaires  étrangères  sur  les 
endroits  où  doivent  être  ouvertes  des  écoles 
serbes.  Du  premier  comité  de  cette  société 
faisaient  partie  l'archimandrite  Doughitch,  Mi- 
losch  Milojévitch,  Panta  Sretkovitch  et,  en  1872, 
Stoyan  Novakovitch  le  compléta.  Tout  d'abord, 
la  ville  de  Nisch  fût  choisie  comme  centre  de  la 
propagande  organisée  et,  plus  tard  seulement  — 
tout  récemment,  il  y  a  à  peu  près  dix  ans  — 
celle-ci  fut  transférée  à  Skopié.  Des  filiales  furent 
établies  à  Vrania,  Skopié,  Prizrene,  Koumanovo 
et  autres  lieux.  Des  agents  bien  payés  parcou- 
raient ces  régions  et  prétextaient  là  où  la  popu- 
lation accueillait  hostilement  leur  activité  «  des 
efforts  de  civilisation  ».  A  cela  il  leur  fut  répondu 
aussi  bien  par  la  population  que  par  les  jour- 
naux bulgares  d'alors  que  mieux  valait,  avant 
de  faire  des  dépenses  pour  des  peuples  étrangers, 
se  soucier  de  l'instruction  des  Serbes  vivant  dans 
l'ignorance  dans  les  pays  exclusivement  serbes 


*)  Goni'.  St.  Tschilin^hirûll  P,  37. 


—    77     — 

de  la  Bosnie  et  de  l'Herzégovine.  Comme  de 
cette  manière  ils  étaient  entrés  en  opposition  avec 
la  conscience  nationale  fermement  enracinée  des 
Bulgares  de  Macédoine  et  qu'ils  étaient  convaincu 
que  tous  les  grands  efforts  et  sacrifices  pécu- 
niaires ne  justifiaient  pas  les  résultats  presque 
sans  importance  obtenus,  les  agitateurs  eurent 
recours  à  un  second  appeau.  Ils  n'ignoraient  pas 
que  la  population  macédonienne  était  avide  non 
seulement  d'instruction,  mais  encore  de  protection 
contre  le  régime  arbitraire  turc.  La  situation 
sans  défense  dans  laquelle  se  trouvaient  ces  der- 
niers les  avait  jadis  obligés  à  demander  l'union 
avec  le  pape  et  la  sujétion  étrangère.  Mainte- 
nant les  agitateurs  de  la  propagande  serbe  se 
mirent  à  parcourir  les  villages  et  à  y  pêcher 
des  âmes  avec  des  «  petits  moyens  »  nouveaux. 
«  Renoncez  à  vous  appeler  Bulgares,  parce  que 
comme  tels  vous  êtes  tyrannisés  ;  appelez-vous 
Serbes,  et  l'Etat  serbe  s'engagera  à  vous  protéger 
et  à  s'occuper  de  votre  affranchissement.  Votre 
pays  est  un  sol  serbe;  il  a  autrefois  fait  partie 
du  royaume  de  Douchan.  Il  est  vrai  que  vous 
parlez  bulgare,  mais  c'est  surtout  parce  que  vous 
êtes  en  relation  avec  des  Bulgares.  »  Ce  genre 
d'agitation  attira  bon  nombre  de  Bulgares.  Ils 
fréquentaient  dans  leur  pays  des  écoles  serbes, 
car  on  ne  leur  permettait  pas  d'en  ouvrir  de 
bulgares  et  quand  malgré  tout  on  en  avait 
fondé,  le  Patriarchat  grec  s'entendait  a  obtenir 
leur  fermeture;  aussi  les  Bulgares  allaient-ils 
aux  écoles  serbes  pour  éviter  les  écoles  grecques. 
Devant  les  étrangers  et  les  autorités  ils  s'ap- 
pelaient Serbes,  mais  la  conscience  qu'ils  étaient 
bulgares  ne  disparut  jamais  en  eux.  A  la  mai- 
son et  dans  la  vie  publique  ils  parlaient  bulgare, 
ne  connaissant  d'ailleurs  pas  d'autre  langue.  Les 
Bulgares  trouvaient  un  moyen  légal  pour  assurer 
aux  livres  bon  acceuil  et  débouchés.  C'étaient  les 
salles  de  lecture,  où  le  paysan  bulgare,  l'artisan 
et  l'ouvrier  bulgare,  même  après  avoir  fréquenté 
l'école  serbe  ou  grecque,  se  rendaient  moins  par  in- 
térêt pour  la  science,  qu'à  cause  du  désir  de  cultiver 
la  langue  bulgare  et  de  maintenir  le  bulgarisme. 


—    78    — 

La  masse  du  peuple  en  Macédoine  parut  aux 
propagandistes  trop  conservatrice.  Aussi  eurent- 
ils  recours,  vers  la  fin  des  années  soixante  à 
d'autres  méthodes  d'action.  Ils  abandonnèrent  la 
grande  masse  et  consacrèrent  désormais  toute 
leur  activité  aux  intellectuels,  conducteurs  du 
peuple.  Ces  efforts  particulièrement  grands  furent 
faits  du  côté  serbe  après  1870,  lorsque  les  Bul- 
gares eurent  réussi  à  obtenir  de  la  Porte  leur 
indépendance  ecclésiastique  ainsi  que  la  recon- 
naissance de  leurs  frontières  ethnographiques. 
Cette  nouvelle  méthode  était  notablement  plus 
dangereuse  pour  la  nationalité  bulgare,  aussi  la 
presse  bulgare  de  Constantinople  s'éleva  contre 
elle.  Mais  tout  le  poids  de  la  lutte  contre  les  aspira- 
tions serbes  de  date  plus  récente  comme  aussi  plus 
dangereuses  que  celles  des  Grecs,  fût  supportée 
par  la  société  macédonienne  de  bienfaisance  qui 
fût  fondée  à  Constantinople.  Ces  ressources  étaient 
toutefois  bien  minimes  comparées  aux  sommes 
énormes  confiées  à  ses  agents  par  le  gouverne- 
ment serbe.  Les  auxilliaires  cultivés  dont  dispo- 
sait la  société  de  bienfaisance  étaient  aussi  rela- 
tivement insuffisants.  A  cette  époque,  l'Exarchat 
bulgare  qui  venait  d'être  constitué  ne  pouvait 
non  plus  rien  entreprendre  ni  pour  l'éducation 
du  peuple,  ni  pour  la  résistance  à  la  propagande 
serbe.  Il  devait  se  contenter  de  lutter  pour  son 
propre  maintien  aussi  bien  contre  les  Serbes  que 
contre  les  Grecs.  Sous  ces  auspices  favorables 
la  propagande  serbe  fit  un  certain  progrès. 

Si  l'une  des  raisons  principales  pour  les- 
quelles la  Serbie  se  jeta  dans  cette  propagande 
doit  être  cherchée  dans  le  fait  que  le  peuple  bul- 
gare lui-même  par  suite  de  la  création  de  l'Exar- 
chat pouvait  consolider  sa  situation  à  l'intérieur 
de  l'Empire  turc  dans  ses  propres  frontières 
ethnographiques,  la  seconde  raison  principale 
d'une  telle  politique,  qui  dégénéra  en  une  lutte 
désespérée  à  vie  et  à  mort,  fut  l'insuccès  diplo- 
matique de  la  conclusion  du  Traité  de  Berlin,  aux 
termes  duquel  l'Autriche-Hongrie  occupait  l'Her- 
zégovine et  par  là  ravissait  à  jamais  aux  Serbes 


-    79    — 

tout  espoir  d'atteindre  dans  cette  direction  la 
mer  Adriatique  *).  La  Serbie  devait  maintenant 
viser  à  se  frayer  de  nouveaux  chemins  à  travers 
d'autres  pays  et  c'est  pourquoi  la  propagande 
serbe  trouva  après  la  guerre  turco- russe  (1879) 
de  la  part  du  Royaume  de  Serbie  un  appui  gé- 
néreux de  grande  envergure.  Et  encore  plus 
après  la  tentative  malheureuse  (1885)  d'arrondir 
le  territoire  serbe  à  l'est  après  la  campagne 
serbo-bulgare,  le  salut  futur  de  la  Serbie  fut 
regardé  comme  devant  venir  de  la  propagande; 
on  mena  maintenant  ce  combat  dans  une  agitation 
nerveuse  avec  aigreur  et  même  avec  une  haine 
féroce  et  avec  cruauté.  C'est  alors  qu'on  eut  re- 
cours à  une  autre  arme  —  au  régime  des  bandes. 
—  Partout  où  l'art  de  la  persuasion  serbe,  cor- 
ruption, exhortations  amicales  et  menaces  ne 
pouvaient  arriver  à  tourner  la  population  contre 
l'Exarchat  et  à  faire  disparaître  les  écoles  bul- 
gares comme  le  nom  de  «  Bulgare  »,  apparurent 
à  la  rescousse  les  bandes  avec  leur  terrorisme. 
Pour  le  dehors  ces  bandes  servaient  aussi  aux 
Serbes  à  prouver  que  le  mouvement  révolution- 
naire en  Macédoine  n'était  pas  seulement  bulgare, 
mais  encore  serbe.  Ordinairement  les  bandes 
serbes  agissaient,  d'accord  avec  celles  des  Grecs. 
Cette  entente  était  facile  à  atteindre  car  leur  but 
à  toutes  deux  était  commun:  il  s'agissait  d'étouffer 
l'esprit  national  bulgare  en  Macédoine  ;  la  col- 
laboration des  deux  peuples  se  trouva  encore 
encouragée  par  la  facilité  de  la  délimitation  de 
leur  champ  d'activité  respectif.  En  outre  les  au- 
torités turques  durant  le  règne  du  sultan  Abdul 
Hamid,  qui  avait  promu  en  principe  de  sa  politique 
intérieure  la  devise  «divide  et  impera»  accordaient 
souvent  aux  bandes  serbes  protection  et  appui, 
et  un  appui  très  actif. 


C'est    sur   la   population    de    la    Pomoravie 
(Nisch,  Pirot,  Vrania,  Leskovetz  et,  plus  à  l'est, 

*)  Enquête  dans  les  Balkans.  P.  6, 


—    80     — 

à  Trn  et  Breznik)  que,  pour  la  première  fois,  la 
Serbie  employa  la  terreur  comme  moyen  d'agi- 
tation, à  l'époque  de  la  guerre  turco-russe,  lors- 
qu'elle occupa  ces  contrées  et,  plus  tard,  lorsque 
ces  derniers  lui  eurent  été  définitivement  cédées 
par  les  décisions  du  Congrès  de  Berlin.  A  l'épo- 
que de  l'occupation,  ce  terrorisme  visait  à  con- 
traindre la  population  bulgare  à  demander  l'in- 
corporation à  la  Serbie  ;  après  le  traité  de  Berlin 
on  voulait  par  là  arriver  à  la  dénationalisation 
des  Bulgares.  L'histoire  a  conservé  bien  des  té- 
moignages de  cette  terreur,  surtout  pour  la 
période  d'occupation*).  Elle  fut  si  intolérable  que 
les  habitants  de  Pirot  furent  obligés  au  mois 
d'août  d'adresser  à  l'empereur  de  Russie  lui-même 
une  protestation  le  priant  de  les  délivrer  de  la 
«  libération  »  serbe,  à  la  suite  de  quoi  ce  dernier 
donna  l'ordre  au  gouverneur  de  Sofia.  Alabine, 
d'envoyer  des  troupes  pour  occuper  Pirot.  Pour 
empêcher  l'exécution  de  cet  ordre,  les  Serbes 
eurent  recours  à  la  corruption  et  redoublèrent 
de  terrorisme,  à  l'égard  de  la  population.  Le  succès 
couronna  leurs  douteux  efforts. 

Le  même  terrorisme,  à  peine  modifié,  fut  encore 
employé  par  les  Serbes  lors  de  l'occupation  de  la 
Macédoine  pendant  la  guerre  des  Balkans  ainsi 
que  plus  tard  lorsque,  après  le  traité  de  Bucarest, 
la  Macédoine  resta  entre  leurs  mains.  L'en- 
quête Carnegie  (pp.  35  et  suiv.)  a  caractérisé  très 
exactement  le  régime  serbe  en  Macédoine.  Le 
lecteur  désireux  de  se  renseigner  y  trouvera  des 
détails.  Nous  ne  dirons  ici  que  quelques  mots 
de  la  deuxième  période  de  la  domination  serbe 
en  Macédoine,  et  seulement  dans  la  mesure  où 
il  s'agira  de  caractériser  des  méthodes  et  des 
moyens  nouveaux  de  propagande  en  vue  de  la 
serbisation  de  la  population  bulgare.  Mais  laissons 
aux  vrais  représentants  honorables  et  impartiaux 
de  l'opinion  publique  des  pays  d'Entente,  les  alliés 
de   la  Serbie,   le  soin   de  se   prononcer   sur  ce 


*)  Pour  plus  de  détails,  voir  des  faits  concrets  dans  le  «Pays 
de  la  Morava  »  de  TschîliDghiroff  P.  C2-72. 


-    81    — 

régime;  nous  voulons  même  céder  la  parole  aux 
Serbes  eux-mêmes  pour  rapporter  leur  jugement 
sur  leur  administration  en  Macédoine.  Même  après 
que  la  guerre  européenne  eût  éclaté  et  que  les  An- 
glais, par  la  force  des  circonstances,  furent  de- 
venus les  alliés  de  la  Serbie  et  lui  furent  venus 
en  aide  avec  des  subsides,  des  armes  et  du  ma- 
tériel sanitaire,  ils  ne  se  firent  cependant  pas  faute 
de  rappeler  aux  Serbes  les  crimes  que  ceux-ci  n'a- 
vaient cessé  de  commettre  contre  le  principe 
des  nationalités  en  général  et  contre  la  population 
bulgare  de  Macédoine  en  particulier. 

La  Qaarteiiy  Revieiv  écrivait  en  avril  1915  : 
«  Le  traité  de  Bucarest  est  né  sur  les  ruines 
de  traités  rompus  ;  il  repose  sur  la  base  branlante 
de  «  chiffons  de  papier  »  en  morceaux.  Il  n'est  re- 
connu par  aucune  puissance,  et  par  conséquent, 
on  ne  doit  pas  croire  qu'il  soit  bien  fait  pour 
rendre  caduques  certaines  dispositions  antérieures 
de  ces  puissances  formellement  sanctionnées  par 
elles.  Le  traité  de  Bucarest  présente  une  série 
de  points  extraordinaires,  pour  la  fixation  des- 
quels la  vengeance  a  joué  son  rôle  et  qui  vont 
à  rencontre  du  principe  des  nationalités  comme 
ils  sont  en  contradiction  avec  les  lois  économi- 
ques. Il  a  condamné  plus  d'un  million  d'êtres 
malheureux  à  de  telles  conditions  d'existence, 
qu'ils  en  regrettent  la  domination  des  Turcs.  » 

Et  le  Daily  Chronicle  (12  juin  1915)  com- 
plétait en  ces  termes  :  «  Par  le  traité  de  Bucarest, 
de  grandes  étendues  de  la  Macédoine,  qui  sont  bul- 
gares de  race,  de  dialecte,  de  religion  ainsi  que  de 
par  leurs  sympathies  nationales  ont  été  annexées  à 
la  Serbie  et  à  la  Grèce.  La  Serbie  en  a  reçu  la 
plus  grande  partie  et,  par  les  méthodes  extrê- 
mement sévères,  d'après  lesquelles  elle  les  a 
gouvernées  jusqu'à  la  guerre,  elle  a  provoqué 
clans  la  population  un  état  dïesprit  désespéré.  Les 
causes  de  ce  dernier  ne  pourraient  disparaître 
que  par  certaines  «  rétrocessions  »  de  territoire  ; 
aussi  longtemps  qu'elles  n'auront  pas  eu  lieu,  la 
Serbie  et  la  Grèce  d'une  part  et  la  Bulgarie  de 
l'autre,  seront  pendant  des  générations  entières 


—     82     — 

dans  l'impossibilité  d'être  de  bons  voisins.  Un 
sentiment  de  vengeance  subsistera  et  il  para- 
lysera toute  action  des  Etats  des  Balkans,  ainsi 
que  cela  a  été  le  cas  depuis  le  mois  d'août  ». 

Dans  la  revue  «  Commun  Cause  »  (9  avril) 
M.  Brailsford  fait  un  exposé  de  la  question  ma- 
cédonienne, à  partir  de  la  guerre  russo-turque 
jusqu'à  l'injuste  traité  de  Bucarest,  qui  a  livré 
certaines  contrées  indubitablement  bulgares  à  la 
Grèce  et  la  plus  grande  partie  de  la  Macédoine 
bulgare  à  la  Serbie,  et  dit  entre  autres  : 

«  Elle  est  ingrate  la  tâche  de  décrire  le  sort  de 
la  Macédoine  sous  la  domination  serbe.  Les  dé- 
tails sont  exposés  dans  le  rapport  de  la  Com- 
mission internationale  Carnegie,  dont  je  taisais 
partie.  Aujourd'hui,  nous  préférons  tous  nous 
rappeler  seulement  avec  quelle  bravoure  les 
Serbes  se  sont  battus  contre  des  forces  bien  su- 
périeures et  comment  ils  souffrent,  au  moment 
même  de  leur  victoire,  du  fléau  du  typhus.  Il 
nous  faut  néanmoins,  faire  ressortir  les  faits  eux- 
mêmes.  Us  ont  aboli  l'église  bulgare;  ils  ont 
chassé  ses  évêques  et  ses  instituteurs;  ils  se 
sont  approprié  les  églises  et  les  écoles  et  ont 
forcé  les  notables  des  villages,  sous  peine  d'exil, 
à  se  déclarer  sujets  serbes  loyaux,  Serbes  de 
race  et  d'élection.  Ils  gouvernent  suivant  un 
système  du  droit  de  la  guerre,  dont  on  ne  sau- 
rait que  difficilement  trouver  le  pareil  dans  les 
annales  du  militarisme  comtemporain.  Si  la 
Serbie,  comme  résultat  de  cette  guerre  devait 
obtenir  de  l'Autriche  des  territoires  serbes  éten- 
dus et  par  là  un  «littoral  le  long  de  l'Adriatique, 
elle  devrait  rendre  à  la  Bulgarie  la  partie  bul- 
gare non  contestée  de  la  Macédoine,  avec  les 
villes  de  Bitolia  et  d'Okhnda.  Je  dis  de  «  rendre  » 
parce  qu'en  1912,  dans  ce  malheureux  «  chiffon 
de  papier  »  —  le  traité  serbo-bulgare,  —  la  Serbie 
a  reconnu  ces  contrées  comme  étant  bulgares  et 
a  renoncé  à  toute  prétention  sur  elles.  Et  si  au- 
jourd'hui elle  se  trouve  en  grand  péril,  c'est 
qu'elle  n'a  pu  se  résoudre  à  ce  sacrifice,  au 
lendemain  duquel  elle  recevrait  aussitôt  le  secours 


—    83    — 

de  la  puissante  armée  bulgare.  La  Macédoine  a 
joué  le  rôle  principal  dans  la  naissance  de  cette 
guerre  mondiale.  Elle  continuera  encore  à  me- 
nacer la  paix  durant  une  génération,  si  le  régime 
définitif  de  la  situation  de  la  Péninsule  des  Bal- 
kans ne  devait  pas  donner  satisfaction  à  ses 
vœux  nationaux  ». 

VEtoile  belge  du  1er  avril  1914  : 

«  La  Serbie  fait  tout  son  possible  et  ne  s'ar- 
rête devant  rien  pour  serbiser  les  Bulgares  ma- 
cédoniens. Les  Serbes  constituent  une  minorité 
insignifiante  en  Macédoine.  La  grande  majorité 
est  bulgare  par  la  langue,  par- les  sentiments  et 
par  la  religion.  Bitolia,  par  exemple,  est  une 
ville  purement  bulgare.  On  le  sait  très  bien  à 
Belgrade  et  c'est  la  raison  pour  laquelle  on  ne 
veut  à  aucun  prix  accorder  à  ces  nouveaux  su- 
jets les  droits  dont  jouissent  tous  les  habitants 
de  la  Vieille-Serbie.  Avant  de  leur  accorder 
droits  et  libertés,  le  gouvernement  serbe  veut 
les  assimiler  et  leur  imposer  la  langue  et  la 
nationalité  serbes.  C'est  pour  cela  qu'il  ferme  les 
églises  et  les  écoles  bulgares  et  lorsque  ces  me- 
sures paraissent  insuffisantes,  il  ne  recule  même 
pas  devant  l'assassinat  des  insoumis  de  ce  genre, 
après  les  avoir  au  préalable  qualifiés  de  rebelles 
et  d'assassins  ». 

Le  journal  tchèque  le  Tchas,  en  examinant 
la  révision  imminente  de  la  constitution  et^  la 
solution  de  ia  question  de  la  succession  au  trône 
en  Serbie,  exprime  l'opinion  qu'il  serait  de  la 
plus  grande  importance  d'organiser  équitable- 
ment  l'administration  dans  les  nouveaux  terri- 
foires. 

La  situation  présente  dans  la  nouvelle  Serbie 
est  intolérable  et  va  non  seulement  à  rencontre  de 
la  constitution,  mais  encore  de  tous  les  principes 
économiques  et  civilisateurs. 

Le  Corriere  d'Italia  du  6  janvier  1915,  écrit 
encore  : 

«  Lorsque  l'existence  de  la  Serbie  parut  sé- 
rieusement menacée  par  l'invasion  autrichienne, 
les  Serbes  cherchèrent  à  obtenir,   au  nom  de  la 


—    84     — 

fraternité  slave,  l'assistance  de  la  Bulgarie.  Mais 
à  présent  que  le  péril  autrichien  est  provisoire- 
ment conjuré^,  les  Serbes  sont  redevenus  arro- 
gants et  provocants  et,  oublieux  du  slavisme, 
auquel  ils  ne  se  réfèrent  que  dans  les  moments 
critiques,  ils  ont  repris  avec  une  cruauté  inouïe  les 
persécutions  contre  les  Macédoniens.  Des  centaines 
de  fugitifs  arrivent  chaque  jour  en  Bulgarie  et  ra- 
content les  horreurs  que  la  cruauté  sanguinaire 
serbe  a  sur  la  conscience  dans  toutes  les  régions  de 
la  Macédoine.  A  Sofia,  on  se  demande  avec  amer- 
tume, pourquoi  la  Triple  Entente  n'entreprend 
pas  des  démarches  auprès  du  gouvernement 
serbe  pour  mettre  fin  à  cette  sitution  et  on  fait 
remarquer  qu'en  laissant  sous  ce  rapport,  pleine 
liberté  aux  Serbes,  les  puissances  de  l'Entente 
ne  sauraient  espérer  gagner  les  sympathies  de 
la  Bulgarie.  » 

Les  Radnitchké-Noviné  de  Belgrade,  du  12 
avril  1914  écrivent  dans  une  critique  de  la  déci- 
sion du  gouvernement  serbe  d'envoyer  dans  les 
anciens  territoires  du  royaume  les  soldats  re- 
crutés dans  les  nouveaux,  et  d'envoyer,  au  con- 
traire, dans  ces  derniers  les  jeunes  soldats  des 
anciens  territoires  : 

«  La  conclusion  de  cette  mesure  est  un  blâme 
pour  le  gouvernement  serbe  qui,  cela  est  évident, 
n'estime  pas  la  situation  de  la  Serbie  suffisam- 
ment sûre  dans  les  nouveaux  territoires  et  prend 
des  mesures  devant  amener  à  tout  prix  la  sou- 
mission des  masses  asservies  et,  plus  tard,  leur 
assimilation.  » 

Le  17  avril  1914,  ce  même  journal  écrit: 

«  Le  Ministère  de  l'Intérieur  permet  et  to- 
lère en  nouvelle  Serbie  l'activité  purement  po- 
litique, appelée  «  la  Défense  nationale  »  (Narodna- 
Odbrana),  qui  est  entièrement  sous  l'influence 
de  «  la  Main  Noire  »  ;  il  la  laisse  s'immiscer  sans  res- 
ponsabilité aucune  dans  l'administration  des  nou- 
veaux territoires  et,  sans  aucun  choix  des  moyens, 
assurer  ainsi  a  son  organisation  d'une  manière 
impudente  et  illégale  par  le  pillage  et  le  dépouil- 
lement   de   ce    peuple    accablé,    des   possibilités 


—    85     — 


d'enrichissement.  Cette  puissante  organisation 
est  plus  forte  que  la  police.  «  La  Main  Noire  »  pos- 
sède aujourd'hui  encore  le  droit  de  prononcer 
des  arrêts,  de  frapper  et  de  mettre  à  mort.  Et 
tout  cela  se  passe  sous  le  manteau  du  patrio- 
tisme. » 

A  propos  des  paroles  adressées  par  Sazo- 
noff  à  la  Serbie  et  à  la  Grèce,  à  savoir:  qu'il  ne 
suffit  pas  d'occuper  une  contrée,  mais  qu'il  est 
encore  indispensable  de  gagner  l'amour  et  la 
confiance  de  la  population,  la  Pravda  de  Bel- 
grade -fait  remarquer  dans  un  article  de  tond 
.de  son  numéro  135  de  l'année  1914  que  «M.  Sa- 
zonoff  a  parfaitement  raison  »  et  que  dans 
les  nouveaux  territoires  serbes,  l'administration 
actuelle  «  non  seulement  ne  saurait  gagner  l'amour 
et  la  confiance  de  qui  que  ce  soit,  mais  qu'elle 
provoque  bien  plutôt  le  mécontentement,  la 
même,  où  on  ne  pouvait  pas  du  tout  s'y  attendre  ». 

Le  Piémont  de  Belgrade  dit  à  ce  sujet  dans 
son  numéro  du  8  avril  1914: 

«  Les  territoires  récemment  libérés  sont  un 
véritable  enfer,  les  fonctionnaires  de  police  de 
Stojan  Protitch,  protégés  par  leur  ministre  tout 
puissant  se  sont  transformés  en  brigands.  Il  n  y 
a  pas  le  moindre  petit  coin  de  Vieille-Serbie, 
qui  ne  soit  dépouillé  par  ces  détrousseurs  de 
grands  chemins  en  uniforme.  Le  régime  des 
nouveaux  territoires  ébranlera  notre  pays  jusque 
dans  ses  fondements.  » 

Le  journal  russe  Rousskojê  Slowo  du  28  avril 
1914  publie  une  correspondance  de  son  collabo- 
rateur de  Belgrade,  M.  G.-V.  Darsky  dans  laquelle 

il  est  dit  :  .... 

«  Le  talon  d'Achille  de  la  politique  intérieure 
serbe  est  l'arbitraire  administratif  en  Nouvelle- 
Serbie.  Cela  est  de  plus  en  plus  évident,  surtout 
à  Skopié,  le  centre  intellectuel  et  économique  de 
la  Macédoine.  . 

»  Les  professeurs  serbes  ont  écrit  des  vo- 
lumes entiers  pour  prouver  que  la  Macédoine  est 
presque  exclusivement  peuplée  de  Serbes  au- 
tochtones,  Malgré  cela,  après  la  guerre  il  a  été 


-       80     - 

nécessaire  d'introduire  dans  ce  pays  des  lois 
d'exception  draconiennes  et  l'état  de  siège.  Les 
restrictions  draconiennes  existantes  dans  la  Ma- 
cédoine serbe  actuelle  constituent  le  meilleur 
commentaire  aux  travaux  des  professeurs  sur 
la  composition  ethnographique  de  la  population 
macédonienne.  Les  «  libérateurs  »  ont  peur  des 
«  libérés  »  et  la  police  toute  puissante,  la  police 
en  uniforme  comme  la  secrète,  a  posé  sa  main 
sur  tout  le  système  vasculaire  du  pays  et  y 
répand  ainsi,  d'une  manière  imperceptible  et  in- 
sensible, le  poison  de  l'illégalité  et  du  bon  plaisir 
personnel.  » 


Les  arguments  de  la  propagande  serbe  sont 
d'une  nature  très  variée.  On  peut  les  grouper 
dans  les  catégories  suivantes  :  1°  Historiques  ; 
2°  Ethnographiques  et  linguistiques  :  3°  Econo- 
miques ;  4°  Géologiques;  5°  Juridiques  et  6°  dans 
celle  des  arguments  de  la  force  brutale. 

Il  est  évident  que  l'argument  le  plus  logique 
d'une  politique  qui  tend  à  la  conque  e  de  terri- 
toires étrangers  et  vise  à  la  dominai  ion  d'autres 
peuples,  comme  c'est  le  cas  pour  la  politique 
serbe,  serait  un  argument  de  la  toute  dernière 
catégorie.  Car  alors  elle  ne  se  contredirait  ja- 
mais en  voulant  par  exemple  mettre  les  pays 
serbes  à  l'abri  d'entreprises  étrangères.  Aussi  la 
situation  du  gouvernement  de  Paschitch  a-t-elle 
toujours  été  lamentable  au  dernier  degré,  lors- 
qu'elle voulait  défendre  les  intérêts  serbes  contre 
les  prétentions  italiennes  dans  la  Péninsule  des 
Balkans  et,  en  premier  lieu,  dans  la  question  de 
l'Adriatique  ou  encore  lorsque  le  gouvernement 
serbe  parlait  du  principe  des  nationalités  du 
droit  des  petits  Etats  de  vivre  librement,  dans  les 
limites  de  leur  nationalité  ou  bien  encore  du  ca- 
ractère sacré  des  traités  internationaux.  Cette 
contradiction  a  été  établie  de  la  manière  la  plus 
claire  par  le  correspondant  du  Ronsskojé  Slowo 
déjà  mentionné  :  «  Les  professeurs  serbes,  a-t-il 
çlit.  ont   écrit  des  volumes  entiers  pour  nrouyçr 


87 


que  la  Macédoine  était  habitée  presque  exclusi- 
vement par  des  Serbes  indigènes.  Et  cependant  il 
parut  nécessaire  d'introduire  dans  ce  pays,  après 
la  guerre,  de  dures  lois  d'exception  et  «  la  loi 
martiale  ».  Cet  argument  voulant  être  logique 
d'une  politique  de  violence  détruisait  d'un  coup 
toutes  les  constructions  artificielles  d'agitateurs 
habiles  et  de  professeurs  érudits. 

L'arme  la  plus  importante  des  premiers  agi- 
tateurs serbes  était  empruntée  à  l'histoire.  Il  fut  un 
temps  où  le  roi  serbe  Douschan  régnait  sur  la 
Macédoine.  La  Serbie  ayant  perdu  tout  espoir  de 
recueillir  son  héritage  légitime  ou  d'obtenir  un  droit 
de  propriété  sur  les  pays  serbes  de  l'ouest,  devait 
y  trouver  le  moyen  d'intenter,  à  propos  de  la  Macé- 
doine, un  procès  contre  la  Bulgarie,  en  faisant  valoir 
l'antériorité.  Et  pourtant  les  preuves  à  cet  égard 
étaient  fort  peu  convaincantes.  On  entreprit  aussi 
de  maquiller  l'histoire.  Mais  les  documents  et  les 
témoignages  du  passé  ne  supportent  que  diffici- 
lement l'intervention  de  la  main  du  falsificateur. 
S'il  avaient  eu  à  faire  à  des  vivants,  les  agitateurs 
serbes,  auraient  su  comment  il  fallait  procéder. 
On  a  d'abord  recours  à  la  puissance  de  l'or  et, 
en  cas  d'insuccès,  on  peut  toujours  dire  que  les 
Bulgares  ont  acheté  quiconque  a  l'affront  de  pro- 
clamer la  vérité.  Les  frères  Buxton,  MM.  Brails- 
ford,  A.  Baschmakoff,  P.  Miliukofï,  le  Prof.  Louis 
Léger,  les  membres  de  la  Commission  d'Enquête 
Carnegie  et  tout  une  foule  de  publicistes  notoires, 
défenseurs  de  la  vérité,  devaient  eux-mêmes  faire 
l'expérience  que  les  Serbes  les  traiteraient  d'in- 
dividus partiaux,  soudoyés  et  menteurs.  Pour  le 
grand  malheur  de  cette  entreprise  de  la  propagande 
serbe,  l'histoire  conserve  les  documents  et  les 
témoignages  des  morts;  leurs  âmes  immortelles 
ne  peuvent  être  atteintes  ni  par  les  injures  ni 
par  les  glorifications.  Nous  avons  déjà  indiqué 
que  le  roi  Douschan  lui-même  appelait  Bulgares 
ses  sujets  de  Macédoine.  Et  c'est  de  nouveau 
l'histoire  qui  nous  apprend  que  sa  domination 
sur  ce  pays  n'a  été  que  de  très  courte  durée. 
D'ailleurs  l'histoire  de  Sez^bie  ne  nous  livre  aucun 


—    88    - 

fait  de  nature  à  servir  de  fondement,  même  de 
loin,  aux  grandes  prétentions  actuelles  des  chauvins 
serbes.  C'est  ainsi  que  leurs  projets  tendent  à  l'an- 
nexion duBanat,  de  la  Batchka,  de  la  Syrmie,  de 
la  Dalmatie,  de  la  Croatie  et  de  la  Slavonie  à  un  futur 
empire  de  Grande-Serbie.  Or,  dans  le  passé, 
jamais  ces  pays  n'ont  été  au  pouvoir  des  Serbes. 
Les  Serbes  ont  possédé  pendant  bien  moins  de 
temps  que  les  Bulgares,  la  rive  droite  de  la  Mo- 
rava  avec  Belgrade  et  Branitcbévo  ;  et  ce  n'est 
que  pendant  peu  de  temps  qu'ils  ont  dominé  de 
nos  jours  sur  une  partie  de  l'Albanie  avec  Du- 
razzo  ;  malgré  cela,  ils  se  sont  permis  de  com- 
prendre également  ce  territoire  dans  leurs  plans 
de  conquête. 

Jusqu'au  début  du  xmme  siècle — jusqu'à  l'épo- 
que d'Etienne  Nemanja  (1217)  —  on  voit  le  peuple 
serbe  divisé  en  plusieurs  principautés  sans  im- 
portance et  menant  une  existence  que  ne  relève 
aucun  grand  événement.  Ces  principautés  sont 
celles  de  Zêta  et  de  Raschka  qui  luttent  pour 
l'hégémonie  et  se  trouvent  presque  continuelle- 
ment sous  l'influence  prépondérante  ou  même 
sous  la  vassalité  formelle  soit  de  la  Bulgarie, 
soit  de  Byzance,  soit  enfin  de  la  Hongrie  !  Jus- 
qu'à Etienne  Ourosch  III  (Miloutin),  la  Serbie 
ne  dépasse  pas  le  rempart  du  Schar-Planina. 
Ce  n'est  qu'en  1282  que  les  Serbes  soumettent 
la  contrée  de  Skopié;  après  la  bataille  de  Vel- 
bouschd  (le  moderne  Kustendil)  ils  pénètrent 
jusqu'au  centre  de  la  Macédoine  et  dans  la  vallée 
de  la  Strouma  (1330),  Sous  le  règne  de  Douschan, 
ils  étendent  leurs  possessions  de  Macédoine  vers 
le  sud  et  l'ouest  et  enregistrent,  par  conséquent, 
dans  cette  période,  la  seule  ère  de  politique  de 
conquête  impérialiste  de  leur  histoire,  ainsi  que 
l'avoue  le  professeur  serbe  M.  St.  Stanojévitch*). 
La  Macédoine  centrale  et  celle  du  sud  ne  sont 
en  tout  en  leur  pouvoir  que  pendant  un  laps 
de  temps  de  quarante-quatre  ans**)  (1345-1389). 

*)  Que  veut  la  Serbie?  p.  78  (en  serbe). 

**)  N.  P.  Kondakoff.  Macédoine,  St-Pétersbourg  1909,  P.  292. 


—    89    - 

Quelques  villes  de  ces  deux  parties  de  la  Macédoine 
ont  même  été  moins  longtemps  encore  souslasou- 
veraineté  serbe.  Le  rôle  historique  de  la  Bulgarie 
dans  les  Balkans  est  beaucoup  plus  important;  ses 
liens  avec  la  Macédoine  sont  de  nature  ethnique  et 
civilisatrice.    Ils   sont  d'ancienne  date  et  solides. 

Les  Bulgares  sont  les  premiers  à  fonder  un 
empire  slave  dans  la  péninsule  balkanique  (679). 
Le  chef  bulgare  Kroum,  après  la  prise  de  Sofia 
(817),  pénètre  avec  son  armée  en  Macédoine. 
Après  la  conversion  au  christianisme  sous  Boris 
(865),  l'individualisation  ethnographique  des  Slaves 
commence  à  prendre  corps.  Sous  son  règne  et 
celui  de  son  successeur  Siméon  (892-927),  la  Bul- 
garie devint  un  centre  de  la  civilisation  slave; 
les  disciples  des  apôtres  slaves  Cyrille  et  Méthode, 
Clément,  Gorazd,  Sava,  Naoumet  Angélarins  don- 
nent une  base  solide  à  la  liturgie  et  à  la  littérature 
slaves  ;  cette  floraison  coïncide  avec  la  fin  de  la 
cristallisation  des  Slaves  de  Macédoine  en  une  na- 
tion. Le  foyer  de  cet  événement  historique  est  la 
Macédoine  où  Ochrida,  comme  ville  épiscopale  de 
de  la  grande  personnalité  qu'était  Clément,  joua  un 
rôle  capital.  Après  la  soumission  du  royaume  de 
Bulgarie  orientale  de  Pierre  par  l'empereur  Jean 
Tsimiscès  (972),  l'empire  de  Bulgarie  occidentale 
avec  les  résidences  de  Sofia,  Vodena,  Prespa  et 
Ochrida,  conserve  son  indépendance  jusqu'en  lois. 
Sous  le  second  empire  bulgare  (1186-1241),  sous 
Ivan  Asen  II  (1212-1241),  la  Macédoine,  la  Thrace 
et  la  Mysie  constituent  de  nouveau  ur  Etat  bul- 
gare. Ce  n'est  qu'après  la  bataille  de  Velbujd,  que 
la  Macédoine  est  détachée  de  la  Bulgarie  comme 
partie  intégrante,  mais  en  conservant  même  dans 
le  cadre  de  l'Etat  serbe  son  caractère  de  pays 
franchement  slavo-bulgare  et  en  gardant  son 
caractère  national  bulgare  à  travers  les  siècles 
qui  nous  séparent  de  cette  époque. 

Quatre  siècles  durant,  la  vie  nationale  et  in- 
tellectuelle de  la  Macédoine  reste  par  conséquent 
immuablement  la  même.  La  Macédoine  partage 
la  grandeur  politique  et  la  décadence  de  la  Bul- 
garie, en  devenant  même  pendant  un  temps,  le 


90    - 

centre  politique  et  moral  de  tout  le  peuple  bulgare. 

Néanmoins,  les  Bulgares  n'ont  jamais  fondé 
leurs  prétentions  au  sujet  de  la  Macédoine  sur 
des  droits  quelconques  tirés  de  l'histoire,  droits 
dérivant  d'une  longue  appartenance  de  ce  pays 
à  la  Bulgarie,  pas  plus  que,  sur  la  base  de  droits 
semblables,  ils  n'ont  élevé  la  prétention  de  s'ap- 
proprier des  pays  serbes,  bien  que  l'histoire 
nous  enseigne  que  la  Bulgarie  a  régné  sur  la 
Serbie  plus  longtemps  que  les  Serbes  eux-mêmes 
n'ont  peut-être  été  les  maîtres  indépendants  et 
libres  de  leur  propre  pays.  Ces  sortes  d'argu- 
ments t'ont  partie  des  titres  juridiques  les  plus 
naïfs  dont  un  Etat  à  l'époque  actuelle  de  la  civi- 
lisation puisse  se  servir  pour  justifier  ses  ten- 
dances expansionnistes.  A  fouiller  dans  le  passé, 
chaque  Etat  de  l'Europe  centrale  pourrait  faire 
valoir  avec  facilité  des  preuves  et  des  justifica- 
tions à  l'appui  dos  prétentions  légitimes  sur  les 
territoires  de  ses  voisins. 

Les  arguments  d'un  caractère  géographique 
et  ethnographique  de  la  propagande  serbe  sont 
encore  plus  faibles.  En  dehors  de  ces  savants 
serbes,  qui  n'ont  pas  été  atteints  par  la  peste 
chauvine,  par  exemple  Vouk  Karadjitch,  toute 
une  pléiade  de  lumières  de  l'ethnographie  et  de 
la  philologie  slave  d'Europe,  telles  que  Schafarik, 
W.  Iaguitch,  Machanovitch,  Grigorovitch,  Gilfer- 
ding,  Goloubinski,  Louis  Léger,  Weigand  et  autres, 
témoignent  que  la  Macédoine  est  un  pays  bulgare, 
peuplé  de  Slaves  qui  se  disent  Bulgares  et  parlent 
le  bulgare.  Nous  trouvons  cette  même  vérité 
également  exprimée  dans  les  ouvrages  des  voya- 
geurs les  plus  connus  qui  ont  parcouru  la  Macé- 
doine pour  l'étudier  au  point  de  vue  ethnogra- 
phique et  linguistique,  tels  que:  Pouqueville, 
Ami  Boue,  Cyprien  Robert,  Griesebach,  Blanqui, 
Liprandi,  Ubicini,  Hahn  Lejean,  Totzer,  Arthur 
Evans,  Kanitz,  Krben,  Kiepert,  Sachs,  lirecek, 
entre  autres*). 

*>  Voir  des  extraits  des  ouvrages  de  ces  auteurs  dans  Ischir- 
kov  "  Les  Contins  occidentaux  $es  terres  bulgares  »,  Documents 
pp.  131-254. 


—     91     — 

Contre  ces  autorités  scientifiques  les  porte- 
paroles  de  la  propagande  serbe  et,  dans  le  nombre, 
aussi  quelques  professeurs  renommés  partirent 
en  guerre. 

Au  début  ils  s'efforcèrent  de  faire  disparaître 
de  leurs  bibliothèques  et  de  leurs  musées  tous 
les  monuments  littéraires  qui  pouvaient  soute- 
nir les  prétentions  justifiées  des  Bulgares  et  réfu- 
ter les  nouvelles  légendes  historiques  mises  en 
circulation  pour  les  besoins  de  la  politique  de 
l'Etat  serbe.  Les  preuves  les  moins  réfutables  à 
cet  égard  étaient,  sans  aucun  doute,  les  cartes 
ethnographiques  serbes  de  la  première  moitié 
du  siècle  dernier.  Elles  ont  maintenant  disparu 
des  musées  et  des  bibliothèques  serbes.  Il  n'y  a 
qu'à  Berlin  que  le  professeur  ischirkov  *)  a  pu 
trouver  une  de  ces  cartes.  Cette  carte  faite  aux 
frais  de  l'Etat  est  annexée  à  l'Ouvrage  de  l'his- 
torien serbe  Dimitri  Davidovitch  (1800-1838)  «  His- 
toire du  peuple  serbe»  (Belgrade  1848,  deuxième 
édition)  et  porte  en  tête  le  titre  :  «  Pays  dans  les- 
quelles habitent  des  Serbes  ».  Or,  ces  pays  ne 
comprennent  ni  la  Macédoine,  ni  les  villes  de 
Nisch  et  de  Vrania. 

Après  ce  travail  de  destruction,  les  agita- 
teurs serbes  entreprirent  de  constituer  des  nou- 
velles frontières  au  serbisme.  Là  encore,  une 
très  grande  variété  de  points  de  vue,  de  plans  et 
d'arguments.  Tandis  que  Milojévitch,  Srétkovitch, 
Goptchevitch,  Andonovitch,  Ivanitch  et  autres  sou- 
tiennent que  de  purs  Serbes  habitent  la  Macédoine 
toute  entière  jusqu'à  Bistritza  et  au  delà  de  Cavala, 
pour  d'autres  la  frontière  s'arrête  à  la  Strouma  et 
pour  les  troisièmes,  les  Macédoniens  sont  une 
«  masse  amorphe  »,  une  «  population  neutre  », 
des  «  Slaves  macédoniens  »  etc.  En  un  mot,  les 
frontières  ethnographiques  du  serbisme  sont 
aussi  variées  chez  les  différents  auteurs  porte- 
paroles  de  la  propagande  grand-serbe  que  le 
sont  celles  de  la  «  Vieille-Serbie  »,  et  l'on  se 
heurte  souvent   à  cette   variété  chez   un   même 


*)  Ischirkov  a  Les  confins  occidentaux  des  terres  bulgares  ». 


—    92    - 

auteur  à  des  époques  différentes.  Au  surplus  le 
concept  de  serbisme  à  la  même  époque  et  chez 
des  écrivains  différents  comme  chez  le  même 
écrivain  à  des  époques  différentes  apparaît  sous 
un  aspect  très  variable.  Nous  savons  déjà  com- 
ment Cvijic  a  effectuer  la  méthamorphose  de 
ces  convictions  dans  un  espace  de  vingt-quatre 
heures.  On  peut  encore  ajouter  à  titre  complé- 
mentaire que  l'un  des  agents  de  Paschitch, 
Marko  Cemovitch,  qui  avait  provoqué  en  Russie 
une  grande  sensation  avec  son  agitation,  accu- 
sait dans  son  livre  Le  problème  macédonien  et 
les  Macédoniens  (Belgrade  1913),  Cvijic  d'avoir 
commis  la  faute  la  plus  grossière  qu'on  puisse 
imaginer  avec  sa  théorie,  que  les  Macédoniens 
ne  seraient  ni  Serbes  ni  Bulgares,  alors  que  ce 
sont  de  purs  Serbes.  Un  autre  professeur  d'uni- 
versité, Milan  I.  Andonovitch,  auteur  de  la  bro- 
chure Les  Macédoniens  sont  d'illustres  Serbes  (Bel- 
grade 1913),  pose  la  question  de  savoir  si  un 
savant  serbe,  qui  a  été  assez  sacrilège  envers 
la  science  serbe  pour  soutenir  que  les  Slaves  de 
Macédoine  n'étaient  pas  serbes,  avaient  le  droit 
d'occuper  une  chaire  dans  une  université  serbe? 
Ce  même  Andonovitch  édita  en  1903  une  «  Carte 
de  la  presqu'île  des  Balkans  et  des  régions 
serbes  du  Royaume  de  Serbie  »  (Belgrade).  Sur 
cette  carte,  les  frontières  orientales  de  la  Serbie 
englobent  Vidin,  Rahovo,  Lom,  Kula,  Berkovitza, 
Yratza,  Sofia,  Samokov,  Dupnitza,  Kustendil, 
toute  la  vallée  de  la  Strouma  et  une  partie  de 
celle  de  la  Mesta,  jusqu'à  Draina.  Au  sud  se 
trouvent  désignés  comme  territoires  serbes  Le- 
rin,  Kostour,  Kaïlari,  Voden,  Ber,  Kara-Féria, 
Négousch,  Yénidjé-Yardar,  Koukousch,  Demir- 
Hissar  et  Sérès.  Andonovitch  faisait  même  passer 
en  contrebande  comme  ayant  été  au  pouvoir  de 
Douschan  les  villes  de  Sofia,  Yidin,  Lom,  Cavala, 
tandisque  d'après  l'historien  serbe  contemporain 
le  plus  compétent,  St.  Stanojévitch,  ces  villes 
n'ont  jamais  fait  partie  de  l'Etat  de   Douchan  *)'. 

*)  Cf.   la   carte  «  l'Empire  de  Douschan  »  qui   est  annexée   à 
l'Histoire  du  peuple  serbe  de  St.  Stanéovitcb,, 


—    93    — 

Tl  va  sans  dire  que,  plus  tard,  M.  Stanojévitch 
soumit  ses  opinions  ethnographiques  à  une  ré- 
vision complète.  En  1915,  en  effet,  il  publia  une 
carte  ethnographique  sur  laquelle  la  Macédoine 
tout  entière  faisait  partie  du  territoire  national 
serbe.  Le  journal  serbe  Odjek,  lui  reprocha  de 
n'avoir  pas  inclus  aussi  dans  cette  carte  «  tous  les 
districts  serbes  du  Royaume  de  Bulgarie  »,  tandis 
que  le  journal  grec  Kéri  du  8  juillet  1915  s'indi- 
gnait de  ce  que  le  professeur  serbe  serbisàt  tout 
jusqu'à  Serfidsché  et  ajoute  ce  qui  suit  :  «  Il  aurait 
suffi  aux  Serbes  de  rencontrer  sur  la  carte  une 
autre  dénomination  semblable  pour  leur  faire 
dire  même  que  ce  sont  des  Serbes  qui  habitent 
la  Vieille-Grèce  ». 

Un  des  agitateurs  serbes  les  plus  en  vue  et 
les  plus  actifs,  qui  écrit  et  parle  surtout  pour 
l'étranger,  est  le  Prof.  Cvijic  que  nous  connais- 
sons déjà.  La  géographie  et  l'ethnographie  cons- 
tituent sa  spécialité  scientifique;  cependant,  il  a 
trouvé  que  ces  branches  ont  des  liens  de  pa- 
renté avec  la  philologie  et  il  se  consacra  à  cette 
science  avec  un  zèle  égal  à  celui  avec  lequel  il 
tirait  de  la  géographie  et  de  la  géologie  des 
preuves  en  faveur  de  sa  politique  serbe  de  bri- 
gandage. Nous  examinerons  ultérieurement  de 
plus  près  ses  arguments  géographiques;  pour 
le  moment  disons  quelques  mots  de  ses  théories 
philologiques.  Après  que  toutes  les  autorités 
sans  exception  en  matière  d'ethnographie  et  plus 
encore  en  matière  de  philologie,  se  sont  avec 
une  précision  qui  ne  souffre  absolument  aucune 
réfutation,  prononcées  en  faveur  des  origines 
de  la  population  macédonienne.  M.  Cviiic  ose 
assumer  la  lourde  tâche  de  démontrer  autre 
chose  qui,  à  son  tour,  subit  aussi  l'inévitable 
évolution  conformément  aux  lois  de  la  littéra- 
ture de  propagande  serbe.  En  opposition  aux 
recherches  critiques  et  définitives  du  célèbre 
archéologue  et  ethnographe  tchèque  prof.  Niederlé 
sur  l'ensemble  de  la  littérature  concernant  la 
question  macédonienne,  recherches  qui  sont  con- 
signées dant  son  travail  de  1901  paru  en  seconde 
édition  en  1993,  et  plus  tard  encore  en  1909,  dans 


—    94    — 

la  Revue  du  Monde  Slave  contemporain,  éditée  par 
l'Académie  russe,  étude  dans  laquelle  se  trouve 
établie  d'une  façon  inattaquble  la  vérité  acquise 
que  les  Slaves  macédoniens  sont  des  Bulgares, 
M.  Cvijic  apparut  avec  son  ouvrage  sur  l'eth- 
nographie de  la  Macédoine.  Mais  il  ne  rencontra 
pas  l'approbation  d'un  seul  savant  slave.  11  osa 
avec  la  hardiesse  d'un  dilettante  en  philologie 
et  en  ethnographie,  chercher  à  prouver  que  la 
population  de  Macédoine  était  slave,  mais  qu'elle 
n'était  ni  bulgare,  ni  serbe  Remarques  sur  l'ethno- 
graphie de  la  Macédoine  *).  Telle  était  l'opinion 
de  Cvijic,  tant  que  la  Serbie  menait  une  politique 
turcophile.  Plus  tard,  en  1913,  il  écrivit  dans 
Petermann's  Milteilungen  l'article  :  «  Les  frontières 
ethnographiques  des  peuples  balkaniques  »  avec 
une  carte  sur  laquelle  le  territoire  de  ces  «  Slaves- 
Macédoniens  »  et  «  neutres  »  se  trouvait  considé- 
rablement rétréci. 

Les  villes  de  Skopié,  Koumanovo,  Tétovo, 
Debar  ne  font  déjà  plus  partie  de  la  Macédoine. 
Même  Egri-Palanka,  Kratovo,  Ovtché-Polé,  Pri- 
lep  et  Krouschevo  qui,  suivant  sa  brochure  de 
1012,  faisaient  partie  du  «  territoire  ethnogra- 
phique bulgare  »,  étaient  devenus  serbes  dans  le 
courant  d'un  hiver.  Un  autre  trait  caractéris- 
tique de  la  littérature  de  propagande. serbe,  c'est 
que  l'ensemble  de  la  littérature  philologique  et 
ethnographique,  toutes  les  autorités  que  Cvijic  in- 
dique comme  source  et  qu'il  invoque  à  l'appui  de 
ses  résultats,  se  prononcent  contre  lui  et  sa  carte 
etnographique  **).  (N.  B.  Dans  toute  cette  liste  bi- 
bliographique du  professeur  serbe  on  cherche- 
rait en  vain  une  allusion  à  la  réponse  de  M.  le 
Prof.  Ischirkov  que  nous  avons  déjà  mentionnée.) 
C'est  ainsi,  par  exemple,  qu'il  cite  Niederlé,  alors 
que  tout  le  monde  sait  que  sur  les  cartes  ethno- 

*)  C'est  à  cela  que  M.  Ischirkov  répond  avec  son  travail  : 
«  Etudes  ethnographiques  sur  les  Slaves  de  Macédoine  »,  traduit 
aussi  en  français.  Mais  M.  Cvijic  n'a  même  pas  cherché  à  ré- 
pondre aux  arguments  accahlants  qu'on  lui  opposait. 

**)  Prof.  L.  Milétitch.  La  Science  et  la  politique  de  l'Etat 
serhe  (.Article  de  1'  «  Echo  de  Bulgarie  »  N°  2  de  l'année  1913). 


—    95     — 

graphiques  de  Niederlé,  les  Slaves-macédoniens 
sont  indiqués  comme  Bulgares  ;  il  appelle  à  son 
aide  aussi  le  nom  plein  d'autorité  de  Florinski, 
qui  cependant  attribue  les  villes  de  Pirot,  Les- 
kovetz  et  Vrania  au  territoire  ethnographique 
bulgare.  Pour  donner  une  idée  du  caractère  scien- 
tiflqne  des  productions  ethnographiques  et  phi- 
lologiques ainsi  que  de  la  solidité  des  arguments 
des  travaux  de  Gvijic,  citons  le  passage  sui- 
vant: «  Au  sud  de  Skopié  jusqu'à  Salonique  vit 
une  population  de  race  slave  qui  n'a  pas  de  sen- 
timent national  bien  déterminé.  Tous  ceux  qui 
se  disent  Serbes  ou  Bulgares,  n'ont  qu'une  con- 
science superficielle  de  leur  nationalité  et  qui  a 
été  provoquée  par  une  propagande  récente.  Je  con- 
sidère cette  masse  slave,  hésitante  au  point  de  vue 
national,  comme  une  nation  neutre  et  je  la  com- 
prends sous  le  vocable  de  «  Slaves-Macédoniens  ». 
Et,  un  peu  plus  loin,  il  répète  :  «  la  moitié  de 
ces  Slaves-Macédoniens  sont  privés  de  sentiment 
national  et  aucune  étude,  soit  ethnographique, 
soit  linguistique,  n'a  pu  fournir  une  base  solide, 
pour  établir  si  ce  sont  des  Serbes  ou  des  Bul- 
gares ».  Tout  aussi  convaincants  sont  les  argu- 
ments de  Gvijic  tirés  de  sa  spécialité,  la  géo- 
logie. Il  a  développé  ses  théories  à  ce  sujet  bon 
nombre  de  fois  et  à  des  endroits  différents.  Nous 
les  présentons  tels  qu'il  les  formula  lui-même 
dans  le  journal  La  Serbie,  du  13  octobre  1916. 

«  Il  existe  des  nécessités  géographiques  et 
économiques  inévitables.  En  voici  une  des  plus 
patentes  :  les  vallées  de  la  Morava  et  du  Vardar 
constituent  une  unité  géographique  et  sont  des- 
tinées à  former  un  seul  Etat.  C'est  là  précisé- 
ment qu'il  faut  chercher  l'origine  de  la  tendance 
constante  de  la  Serbie  moravienne  à  s'élargir 
dans  la  direction  du  sud,  vers  la  vallée  du  Vardar. 
Au  point  de  vue  territorial,  c'est  l'unique  ten- 
dance manifestée  par  la  Serbie  et  qui,  jusqu'en 
1873,  fut  presque  inconsciente.  Après  l'affranchis- 
sement de  la  Serbie  pendant  les  années  1804- 
1815,  les  trois  agrandissements  consécutifs  de 
1833,  1878  et  1912,  le  dernier,  curent  lieu  chaque 


—    96    — 

fois  dans  la  direction  du  sud  d'abord,  par  l'oc- 
cupation des  embouchures  des  deux  Morava  près 
de  Stalatz  et  d'Alexinatz  (1833),  puis,  par  celle 
de  la  vallée  de  la  Morava  du  sud  avec  Nisch 
i  L878)  et  en  tout  dernier  lieu,  par  l'annexion  d'une 
grande  partie  du  bassin  du  Vardar  (1912).  Cette 
extension  vers  le  sud  réfute  d'une  manière  caté- 
gorique les  assertions  des  Bulgares  qu'ils  ont 
réussi  à  poser  à  la  presse  et  aux  bulgarophiles 
de  l'Europe  occidentale.  Depuis  1880,  la  ligne  du 
chemin  de  fer  de  Belgrade-Salonique  était  ter- 
minée ;  le  développement  économique  et  com- 
mercial prit  un  essor  puissant  ;  l'agrandissement 
de  la  Serbie  vers  le  sud  acquit  une  tendance 
consciente  et  devint  un  programme  national. 
Enfin,  la  guerre  économique  éclatant  entre  la 
Serbie  et  l'Autriche-Hongrie  démontra  à  chaque 
paysan  serbe  que  sans  la  vallée  du  Vardar  un 
Etat  serbe  viable  était  une  impossibilité. 

«  Si  la  Serbie  n'existait  pas,  ainsi  que  c'est 
momentanément  le  cas,  et  si  un  autre  Etat, 
comme  à  cette  heure  l'Autriche-Hongrie  domi- 
nait la  valié  de  la  Morava,  ce  dernier  tenterait 
infailliblement  de  descendre  dans  le  bassin  du 
Vardar  et  plus  bas  sur  Salonique.  » 

c<  Pour  la  Bulgarie,  la  vallée  du  Vardar  n'a 
presque  aucune  d'importance.  Elle  en  est  séparée 
par  le  Rila,  les  Rhodopes  et  les  Monts  d'Oso- 
govo,  chaînes  de  montagnes  qui  appartiennent 
aux  plus  élevées  comme  aux  plus  massives  de 
toute  la  Péninsule  des  Balkans.  A  l'exception 
des  Alpes  et  des  Pyrénées,  on  ne  trouve  nulle 
part  en  Europe  d'aussi  grandes  frontières  natu- 
relles que  ces  massifs  montagneux,  qui  s'éten- 
dent entre  la  Bulgarie  et  la  Macédoine.  » 

«  Outre  cela,  la  vallée  du  Vardar  est  péri- 
phérique par  rapport  à  la  Bulgarie  ;  elle  n'attire 
pas  à  elle  les  grandes  voies  de  communication 
économiques  et  commerciales  de  la  Bulgarie  qui 
toutes,  sans  exception,  sont  dirigées  vers  la  mer 
Noire  ou  bien  vers  les  portes  de  la  mer  Egée. 
Ces  derniers  sont  les  débouchés  naturels  des 
vallées  de   la  Maritza  et  de  la  Mesta.    Tous    les 


97 


éléments  morphologiques  de  la  Macédoine.  La 
moitié  orientale  de  la  Péninsule  tourne  le  dos  à 
cette  contrée.  La  Bulgarie  et  la  Macédoine  ne  sont 
pas  une  unité  géographique  et  elles  ne  sauraient 
constituer  un  morne  Etat  que  temporairement, 
grâce  au  concours  de  circonstances  particulières, 
mais  qui  ne  pourraient  être  de  longue  durée. 

«  Ainsi  donc,  les  Bulgares  sont  rejetés  de  la 
Macédoine  par  la  force  même  des  choses.  » 

Au  sujet  de  ces  théories  de  Cvijic,  le  pro- 
fesseur Derjavine  de  Pétersbourg  *)  écrit  ce  qui 
suit  : 

«  Ainsi  donc,  comme  le  voit  le  lecteur,  le 
point  de  vue  du  Prof.  Cvijic  proclamé  par  lui 
en  1906,  au  sujet  de  l'unité  géographique  de  la 
Serbie  et  de  la  Macédoine,  liées  entre  elles  par 
la  ligne  de  communication  de  la  Morava  et  du 
Vardar.  Ce  point  de  vue,  dis-je,  surtout  en  tant 
que  basé  sur  certaines  données  de  la  géologie  est 
entré  dans  la  conscience  de  larges  couches  du 
peuple  serbe;  tout  donne  à  croire  qu'il  fait  partie 
aujourd'hui  des  éléments  fondamentaux  de  l'ho- 
rizon national  serbe.  Je  ne  sais  si,  en  dehors  du 
Prof.  Cvijic,  quelqu'autre  savant  s'est  encore 
prononcé  en  Serbie  sur  cette  question,  au  reste, 
cela  m'importe  peu,  mais  je  suis  profondément 
convaincu  que  si  cette  idée  a  été  exprimée  par 
un  autre  avant  même  les  recherches  géologiques 
du  Prof.  Cvijic,  c'est  à  ce  dernier  que  revient 
le  mérite  de  l'avoir  présentée  comme  provenant 
de  données  scientifiques  aussi  fortement  convain- 
cantes pour  les  destinées  politiques  du  peuple 
serbe,  qu'elles  ne  le  sont  pas  pour  tout  lecteur 
non  serbe.  En  effet,  personne  n'ignore  qu'en 
présence  des  progrès  actuels  de  la  science  tech- 
nique et  du  perfectionnement  des  voies  et  moyens 
de  communication,  d'une  part,  et  devant  les  ten- 
dances du  tout  puissant  capital,  de  l'autre,  les 
théories  géologiques  d'unité  territoriale  des  con- 
trées voisines  ne  peuvent  avoir  aucune  impor- 

*)  Les  rapports  bulgaro-serbes  et  la  question  macédonienne, 
p.  13-14  (en  russe). 


—    08    — 

tance  politique  décisive;  au  contraire,  plus  elles 
sont  convaincantes,  plus  elles  peuvent  motiver 
la  convoitise  de  l'adversaire  qui  est  d'autant  plus 
convaincu  de  la  valeur  du  territoire  contesté. 
L'unité  géographique  et  géologique  de  la  Do- 
broudja  et  de  la  Bulgarie  n'a  pas  sauvé  la  pre- 
mière des  spoliateurs  roumains.  L'abime  géolo- 
gique évident  entre  la  Russie  et  le  Caucase  n'a 
pas  empêché  leur  union  politique  et  intellectuelle. 
Voilà  pourquoi  l'essai  de  baser  les  tendances 
politiques  sur  les  principes  de  la  géologie,  même 
si  ces  derniers  étaient  en  eux-mêmes  les  mieux 
établis,  ne  sauraient  toujours  avoir  force  pro- 
bante. Cette  tentative  devient  encore  moins  con- 
vaincante lorsque  le  géologue  mêle  à  sa  géologie 
des  opinions  nationalistes  primitives.  » 

Pour  faire  ressortir  plus  clairement  encore 
le  caractère  tout  à  fait  artificiel  de  toute  cette 
construction  de  propagande  du  Prof.  Cvijic, 
il  suffit  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  l'histoire  de 
la  Bulgarie.  Déjà  dans  ces  temps  reculés  où  les 
moyens  de  communication  de  nos  jours  faisaient 
défaut,  la  Bulgarie  et  la  Macédoine  formèrent 
quatre  siècles  durant  un  seul  et  même  Etat.  Il 
est  avéré,  du  reste,  que  la  Serbie  est  poussée  à 
l'agrandissement  vers  le  sud  par  la  nécessité 
de  chercher  des  conditions  de  vie  sur  la  ligne 
de  moindre  résistance.  L'agrandissement  vers 
l'Autriche-Hongrie  lui  était  impossible;  du  côté 
de  la  Bulgarie  et  de  la  Macédoine  ce  fut  pour 
elle  une  «  nécessité  naturelle  ».  Non  moins  con- 
vaincante et  instructive  est  la  situation  de  la 
Bulgarie  jusqu'à  ces  temps  derniers.  Les  Bul- 
garies  du  nord  et  du  sud  sont  séparées  l'une  de 
l'autre  par  d'importantes  chaînes  de  montagnes 
et  cela  ne  les  a  nullement  empêchées,  malgré 
toutes  les  résistances,  de  se  réunir  en  un  Etat 
commun.  Bien  plus,  la  solidarité  qui  fut  créée 
outre  ces  différentes  parties  du  pays  par  un 
esprit  national  commun,  leur  procura  en  1885 
la  force  de  chasser  les  Serbes  au  delà  de  Pi  rot 
et  Nisch  et  de  réaliser  ainsi  leur  unité,  malgré 
bassesses  et  guet-apens  des  Serbes, 


—    99 


Et  ce  ne  sont  aucunes  conditions  naturelles 
qui  ont  chassé  les  Bulgares  de  Macédoine  en 
1913,  /nais  bien  la  trahison  de  cette  môme  poli- 
tique serbe  qui,  à  l'esprit  national  bulgare  im- 
mortel, partout  en  éveil  et  tout-puissant,  cherche 
à  opposer  l'obstacle  de  falsifications  de  l'histoire, 
de  malhonnêtes  manipulations  de  la  science  et 
la  force  inanimée  des  montagnes. 

Les  autres  arguments  de  la  propagande  serbe, 
à  savoir:  les  arguments  juridiques,  puisés  dans 
le  traité  de  Bucarest  et,  avant  lui,  dans  le  traité 
d'alliance  avec  les  Bulgares,  ainsi  que  les  argu- 
ments sanguinaires,  consistant  à  dire  que  la  Ma- 
cédoine, affranchie  par  le  sang  serbe,  devait 
aussi  demeurer  serbe,  sont  des  arguments  sur 
lesquels  l'Enquête  Carnegie  et  la  diplomatie  eu- 
ropéenne elle-même  se  sont  déjà  prononcées  à 
l'unanimité.  Elles  ont  reconnu  que  l'œuvre  de  Bu- 
carest est  un  acte  arbitraire  et  ont  solennellement 
déclaré  que  l'exigence  de  la  Bulgarie  de  se  réunir 
à  ses  frères  de  race  de  Macédoine  est  à  la  fois 
fondée  et  juste. 

Après  ces  constatations  ce  serait  un  travail 
inutile  et  ennuyeux  que  de  répéter,  les  vieilles  dis- 
putes casuistiques  serbo-bulgares  de  l'année  1913. 


Pour  être  conséquent  avec  tout  l'exposé  des 
questions  traitées  ci-dessus,  où  nous  avons  laissé 
parler  sur  les  relations  entre  Serbes  et  Bulgares, 
des  juges  impartiaux,  représentant  la  science  et 
l'opinion  publique  européennes,  de  préférence 
des  personnalités  provenant  des  pays  qui  dans 
le  conflit  des  peuples  actuel,  appartiennent  au 
camp  de  l'Entente  et  sont  des  alliés  de  la  Serbie, 
nous  allons  encore,  comme  conclusion  finale  de 
notre  travail,  reproduire  l'opinion  d'un  des  hom- 
mes d'Etat  les  plus  importants  de  la  Russie.  En 
1910,  le  chef  des  cadets,  Le  Prof.  Miliukoff,  écri- 
vait dans  son  ouvrage  paru  en  langue  russe  sur 
La  crise  des  Balkans  et  la  politique  de  A. -P.  lsvolsku 
(p.  261-262)  ce  qui  suit; 


—    100     - 

«  Immobilisée  sur  le  Danube  par  la  chaîne 
autrichienne,  la  Serbie  était  obligée  de  regarder 
avec  désespoir  comment  autour  d'elle,  dans  un 
voisinage  immédiat,  l'un  après  l'autre,  s'égre- 
naient des  lambeaux  des  territoires  des  Balkans 
qu'elle  estimait  siens  de  par  le  droit  d'héritage 
ou  qui  devaient  servir  à  son  unification  nationale 
et  à  l'agrandissement  de  son  étendue.  Dans  un 
espace  de  moins  de  vingt  ans,  elle  tomba  de  la 
hauteur  de  ses  rêves  —  devenir  le  Piémont  des 
Balkans,  — jusqu'au  traité  secret  austro-serbe  de 
l'année  1882,  qui  détourna  son  attention  du  sort 
de  ses  frères  de  race  de  la  Bosnie  et  de  l'Her- 
zégovine et  la  jeta  traîtreusement  dans  la  lutte 
contre  les  Bulgares  en  faveur  des  prétendus 
Serbes  de  Macédoine.  Désormais,  la  politique 
extérieure  toute  entière  de  la  Serbie  s'épuisât 
en  vains  et  débiles  efforts  pour  se  libérer  de 
l'étau  qui  tenait  enserré  le  «  Royaume  »  et  qui 
était  profondément  entré  dans  le  corps  vivant 
de  la  nation  serbe. 

«  C'était  la  triste  et  malheureuse  histoire  d'un 
peuple  qui  a  trouvé  son  expression  dans  le  ca- 
ractère national  serbe  :  sensibilité  morbide  en 
matière  de  questions  nationales,  méfiance  et  or- 
gueil national  blessés,  fruits  de  la  fatale  contra- 
diction intime  entre  l'ambitieux  idéal  national 
et  l'impuissance  de  fait  d'en  amener  la  réalisation, 
du  moins  à  proximité  tangible. 

«  Au  contraire,  jusqu'à  présent,  tout  a  secondé 
les  Bulgares  dans  la  voie  de  leur  développement 
national.  Et  les  succès  constants  en  ont  fait  des 
hommes  sûrs. d'eux-mêmes  et  tenace.  Avec  des 
sacrifices  relativement  minimes,  ils  ont  obtenu 
des  résultats  incomparablement  plus  grands.  Cela 
a  été  le  cas  à  l'époque  de  leur  affranchissement 
et  dans  les  années  soixante-dix,  à  l'époque  de 
leur  union  et  dans  les  années  quatre-vingts  comme 
pendant  toute  la  longue  série  de  leurs  luttes  pour 
la  solution  de  la  question  macédonienne. 

«  Leurs  succès  sont  explicables  exclusivement 
par  les  qualités  et  avantages  de  leur  peuple  com- 
me par  leurs  efforts  nationaux.   Ces  succès  ra,- 


—    101    — 

pides  ont  même  attiré  l'attention  de  leurs  enne- 
mis sur  eux  et  ceux-ci  sont  disposés  à  les  pré- 
senter'comme  les  résultats  de  l'astuce  spéciale 
des  Bulgares.  Cela  s'explique  cependant  de  façon 
plus  simple  :  d'un  côté,  par  les  différentes  constel- 
lations extraordinairement  favorables  des  cir- 
constances extérieures  et,  de  l'autre,  parles  efforts 
nationaux  bulgares  sachant  tenir  compte  des 
conditions  naturelles  et  de  la  réalité.  En  présence 
de  ce  milieu  favorable  on  ne  saurait  même  con- 
sidérer comme  ruse  ce  sentiment  de  la  réalité 
si  l'on  place  en  regard  les  maladroits  revirements 
d'un  extrême  à  l'autre  des  hommes  politiques 
serbes  à  la  chasse  de  toutes  les  solutions  possibles, 
sauf  la  solution  unique  immédiate  et  naturelle,  à 
laquelle  leur  puissant  voisin  s'est  arrêté.  C'est  que 
le  problème  lui-même  était  simple  et  facile  pour 
les  uns  et,  difficile  et  compliqué,  pour  les  autres. 
Il  semble  tout  naturel  que  dans  de  pareilles  con- 
ditions les  uns  aient  tenu  en  main  le  fil  continu 
qui  s'est  déroulé  lui-même  régulièrement  et  sans 
difficulté  tandis  que  chez  les  autres  il  se  soit  rompu 
en  tant  de  parties  que  beaucoup  doutent  même  que 
les  Serbes  aient  jamais  eu  à  une  époque  quelcon- 
que une  politique  extérieure  déterminée  ». 


1878 

Copie  de  la  protestation  des  Bulgares  de  Pirot  et  de  son 
arrondissement  contre  les  cruautés  serbes. 

A  Sa  Majesté  Impériale  Alexandre  II, 
Empereur  de  toutes  les  Russies. 

Sire  ! 

Mus  par  des  sentiments  chrétiens  et  inspirés 
par  un  grand  amour  envers  le  trône  de  Votre 
Majesté,  nous  saisissons,  à  l'occasion  de  la  glo- 
rieuse fête  de  Pâques,  pour  vous  féliciter  et  prier 
le  Très-Haut  de  vous  accorder  une  longue  vie  et 
de  raffermir  Votre  bras  contre  les  ennemis  visi- 
bles et  invisibles, 


102    — 

Sire  ! 

En  apportant  à  Votre  Ma'esté  l'expression  de 
nos  souhaits  cordiaux..,  nous  tous,  habitants  de 
la  ville  de  Pirot  et  de  tout  son  arrondissement, 
étant  de  purs  Bulgares,  prions  très  humblement 
Votre  Majesté  de  bien  vouloir,  dans  votre  bien- 
veillance paternelle  envers  le  peuple  bulgare, 
agréer  l'humble  supplique  qui  suit  : 

Majesté  Impériale  ! 

Cet  hiver,  pendant  que  vos  armées  victorieuses 
écrasaient  et  foulaient  aux  pieds  la  Turquie, 
notre  bourreau,  et  que  par  votre  bras  puissant 
le  peuple  bulgare  était  arraché  à  un  esclavage 
cinq  fois  séculaire,  les  Serbes  ont  occupé  presque 
sans  coup  férir  notre  ville  de  Pirot  où  il  n'y 
avait  alors  qu'environ  deux  mille  soldats  turcs, 
tremblant  de  peur  devant  vos  armes  victorieuses, 
et  qui  se  sauvèrent  de  nuit,  après  une  résistance 
insignifiante.  Maître  de  la  ville  de  Pirot,  les 
Serbes  se  mirent  tout  de  suite  à  travailler  à  notre 
serbisation  et  cà  mettre  nos  signatures  au  bas  de 
toutes  sortes  de  lettres  et  d'adresses  qui  visaient 
ce  résultat  ;  dans  ce  but  ils  ont  eu  recours 
à  toutes  sortes  de  mesures  de  violence  ;  vingt- 
cinq  coups  de  bâtons  à  quiconque  oserait  se  dire 
bulgare  :  emprisonnements  dans  de  sombres  ca- 
chots où  les  détenus,  chargés  de  chaînes,  res- 
taient plusieurs  jours  de  suite  sans  recevoir  de 
nourriture,  ni  d'eau  ;  détention,  à  trois  reprises, 
de  plusieurs  centaines  de  personnes  dans  la  for- 
tesse  ;  menace  de  faire  sauter  la  cervelle  de  ceux 
qui  persistaient  à  proclamer  leur  nationalité  bul- 
gare ;  coups  de  baïonnette  ;  canons  braqués  dans 
les  rues  de  la  ville  et  aux  alentours  contre  le 
peuple  et  les  détenus  qui  refusent  d'étouffer  leur 
conscience  et  de  renier  leur  nationalité  bulgare  : 
déportation  de  notre  évêque  uniquement  parce 
qu'il  défendait  notre  nationalité  et  que,  comme 
nous,  il  est  Bulgare  :  et  d'autres  vexations  de 
tout  genre  qui  ont  obligé  nombreuses  personnes 
à  fuir  pour  s'établir  dans  d'autres  villes  de  la  Bul- 
garie ;  tandis  que  beaucoup  d'autres  font  d§s 
préparatifs  pour  émigrer, 


—    103    — 

Nous  faisons  savoir  de  plus  que  trois  de  nos 
compatriotes,  les  nommés  Mito  Tchorbadji- 
Krstov,  de  Pirot,  Ranghel  Stanoëv,  de  Prin,  et 
un  certain  Miladine  de  Berovitza,  arrondissement 
de  Pirot,  nos  plus  grands  bourreaux  au  temps  des 
Turcs,  ayant  perdu  leur  pouvoir  tyrannique  avec 
la  déchéance  de  leurs  complices  les  Turcs, 
ainsi  que  leurs  revenus,  fruits  de  leurs  rapines 
corrompus  par  les  fonctionnaires  serbes  et  sé- 
duits par  de  belles  promesses,  sont  ainsi  que 
nous  Pavons  appris  partis,  récemment  pour  Bel- 
grade, d'où  ils  se  préparent  à  gagner  Pétersbourg, 
munis  de  fausses  pièces  qu'ils  prétendraient  tenir 
de  nous  et  que  nous  ignorons  ;  leur  mission  serait 
de  nous  représenter  comme  Serbes  et  de  solliciter 
Votre  Majesté  de  nous  laisser  sous  le  gouvernement 
de  la  Serbie.  Aussi,  nous  tous,  habitants  de  la 
ville  de  Pirot  et  de  tout  son  arrondissement, 
déclarons  humblement  à  Votre  Majesté  Impériale 
que  nous  sommes  tous,  jusqu'au  dernier,  de  purs 
Bulgares,  enfants  de  pères,  aïeuls  et  bisaïeuls  bul- 
gares :  nous  protestons  également  devant  Vous 
et  le  monde  entier  contre  ces  trois  individus 
louches  et  prions  1res  humblement,  avec  génu- 
flexions et  les  larmes  aux  yeux,  Votre  Majesté 
Impériale,  le  Libérateur  des  Bulgares,  dans  sa 
pitié  paternelle,  de  ne  pas  nous  abandonner  sous 
le  joug  oppresseur  des  Serbes,  sous  lequel  nous 
pleurerons  notre  vie  jusqu'au  tombeau,  mais  de 
daigner,  dans  Votre  grâce  ineffable,  d'avoir  pitié 
de  nous  comme  de  vos  enfants  les  plus  soumis 
et  de  nous  réunir  à  notre  peuple  bulgare,  à  notre 
mère  la  Bulgarie,  sous  l'égide  bienfaisante,  pro- 
tectrice et  paternelle  de  Votre  Majesté  Impériale. 

Au  nom  du  peuple  de  la  ville  de  Pirot  et  de  tout 
son  arrondissement,  nous  demeurons  les  plus 
soumis  et  les  plus  humbles  serviteurs  de  Votre 
Majesté  Impériale. 

'  Pirot,  18  avril  1878. 

(Sceau  de  la  communauté  suivi  de 
plus  de  200  signatures). 

S.  Christov,  1.  c.  297-298. 


TA 


Préface. 

Les    mouvemen' 
suie  des  Balkan 

1.  Les  premiers  so 
ment  de  l'indépendân 

russo-turques  entrai 
et  de  la  Serbie.   —   4. 


ES  MATIÈRES 


la  Pènin- 


—  2.  Le  mouve- 

3.  Les  guerres 

ndance  de  la  Grèce 

gares   participent   aux 


mouvements  d'indépendance  de  leurs  voisins.  —  5.  Le 
mouvement  national  bulgare.  —  6.  Le  firman  de  1870 
et  la  question  macédonienne.  —  7.  Les  premières 
craintes  des  cbefs  bulgares  devant  la  propagande 
serbes. 

II.  Aspirations  serbes  à  l'endroit  des  pays  bul- 

gares         11 

1.  Les  méthodes  de  Milosch  en  vue  d'étendre  les 
frontières  serbes.  —  2.  Soulèvements  de  Nisch,  Pirot 
et  Vidin.  —  3.  Le  progrès  culturel  et  politique  des 
Bulgares  dans  l'Empire  ottoman.  —  4.  Les  nouvelles 
méthodes  de  la  politique  serbes  adaptées  aux  condi- 
tions nouvelles.  —  5.  Mémoire  en  laveur  d'une  union 
avec  la  Turquie.  —  6.  Relations  de  la  Serbie  avec  le 
comité  révolutionnaire  bulgare  de  Bucarest.  —  7.  La 
Serbie  et  la  question  religieuse  bulgare.  —  8.  La  poli- 
tique serbe  pendant  la  guerre  turco-russe  de  1878  et 
plus  tard  à  l'époque  du  congrès  de  Berlin.  — 9.  L'ex- 
périence de  1885.  --  10.  La  politique  serbe  et  le  par- 
tage de  la  Macédoine.  —  11.  La  trahison  des  alliés  en 
1913.  —  12.  Les  provocations  serbes  des  années  1914 
à  1915. 

III.  La  propagande  serbe 69 

1.  Discriminations  des  périodes  suivant  les  lieux,  les 
temps  et  les  moyens.  —  2.  Aveux  serbes  sur  l'apparte- 
nance bulgares   de  la  Macédoine  et  de   la  Pomoravie. 

3.  La  propagande  en  Serbie  au  sujet  de  la  Macédoine, 
en  Macédoine  en  faveur  de  la  Serbie  et  à  l'étranger  en 
faveur  de  la  Serbie  contre  la  Bulgarie.  —  4.  Argu- 
ments de  la  propagande  :  a)  arguments  historiques, 
b)  arguments  ethnographiques  et  linguistiques,  c)  ar- 
guments économiques,  d)  arguments  géologiques, 
e)  arguments  juridiques  et  de  la  force  brutale. 

Observations  finales  : 99 

P.  Miliukoff:    parallèle  entre  les  tendances  nationale 
bulgares  et  serbes  et  la  politique  extérieure  serbe. 

Supplément: 101 

Plaintes  des  habitants  de  Pirot  relativement  au  terro- 
risme serbe  de  l'année  1878. 


Bibliothèque  des  Peuples  Balkaniques 

Edition  de  la  Librairie  Centrale  des  Nationalités 

RUE   CAROLINE-ANCIENNE-DOUANE,   2 


No  1      La  Macédoine  telle  qu'elle  est,  par  M. 

Skopiansky Fr.     0.75 

No  2.     Aux  amis  d'une  paix  durable,  par  M 

Skopiansky »       0.75 

No  3.     Les  rapports    buigaro-serbes   et   la 

question   macédonienne,  par  N.  S. 

Derjavine,   prof,    agrégé    à  l'Université  de 

Petrograd »       3. — 

No  4.     La  Dobroudja  et  les   revendications^ 

roumaines,  par  Dr  A.  Ischirkov  .      .      .       »       0.75 

Xo  5. ~" La  Serbie  et  le  mouvement  national 

|  bulgare,  par  Iv.-Mich.   Mintschew,  avocat       »      2. — 

Xo  G.     La  Bulgarie  et  son  peuple  d'après  les 
témoignages    étrangers,    par  Dr  N. 

Mikhoff »      4.50 

No  7.     La  Macédoine  et  la  constitution   de 
l'Exarchat  bulgare,  par  Dr  A.  Ischir- 

kov »      1. — 

No  8.     Le  nom  de  Bulgare,  par  Dr  A.  Ischirkov      »      1.50 
No  9.     La  vérité  sur  la  Macédoine,  par  D.  Mi- 
chef  l .       »      1 .  — 

EN  VENTE: 

Les  confins  occidentaux  des  terres  bulgares,  par  A. 
Ischirkov,  professeur  à  l'Université  de  Sofia       .      .     Fr.     4. — 

La  Bulgarie  et  la  Dobroudja,  par  A.  Ischirkov.            .  »  1. — 

Le  pays  de  la  Morava,  par  A.  Tchilinghiroff    .  »  4. — 

Atrocités  roumaines  en    Dobrondja  méridionale,  par 

T.  Panoff »  0.50 

La  Débâcle  serbe,  par  G.  Bechirowsky  .....  »  1.80 
La  Macédoine  et  les  Bulgares,  par  E.  Kupfer,  maître 

au  Collège  de  Morges »  0,75 

Dotation  Carnegie  pour  la  paix  internationale.  Enquête 

dans  les  Balkans »      1. — 

La  Roumanie  Inconuue,  par  A.-G.  Issacénco     .  .  »      0.50 

Le  chauvinisme  serbe,  par  Boyan  Peneff,  professeur 

à  l'Université  de  Sofia  , »       1. — 

La  main  noire,  par  Command.  Dobrivoï  B.  Lazarevitch 

(IXe  régiment  d'infanterie  serbe) »      0.60 

Le  sort  politique  de  la  Dobroudja  après  le  Congrès  de 

Berlin,  1878-1916,   par  M.   G.   Markoff,  professeur  »      1.— 

La  vériié  sur  la  Bulgarie,  par  Al.  Kiproff    ....  »      1. — 

Les  étapes  d'une  unité  nationale,  par  D.  Mikoff  »      1. — 


f 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


D 
651 

M3M55 


Minchev,  Ivan  Mikhail 

La  Serbie  et  le  mouvement 
national  bulgare