:
RICAN COMMISSION
NEGOTIATE PEACE
THE LIBRARY
B1BL1QTHÉQUE DES PEUPLES BALKANIQUES
M° 5
Iv. Mich. MINTSCHEW
La Serbie
et le
Mouvement national bulgare
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Prix : Fr. 2.
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Lausanne
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Librairie centrale des nationalités
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La Serbie
et le
Mouvement National
Bulgare
no
113
Lausanne
Librairie centrale des nationalités
Rue Caroline
1918
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Department of
1919.
PRÉFACE
« Le voleur attrapé et puni » : voilà le titre
que Ton pourrait donner à l'histoire de la politique
extérieure serbe, en vue de l'extension de la
Serbie vers les contrées situées au sud et à l'est
de cette dernière, si, toutefois le vol avait en poli-
tique le sens qui lui est attribué dans le Code
pénal et s'il existait une sanction des crimes com-
mis contre le droit des gens.
Cependant, l'histoire a sa morale, il y a en
elle une tendance à laisser triompher les idées de
droit, d'ordre et de justice. Souvent cette force intime
demeure longtemps à l'état latent, mais elle éclate un
beau jour sous forme de guerre ou de révolution.
Au moment même où les convoitises crimi-
nelles des Serbes se donnaient carrière par la poli-
tique de l'Etat et dans l'aveuglement d'un mouve-
ment national, la force historique appelée à ame-
ner dans le conflit serbo-bulgare le triomphe de la
morale et la sanction du droit, se développait en
Bulgarie.
Tandis que les convoitises serbes étaient arti-
ficiellement éveillées par la propagande d'aventu-
riers de la politique et de l'intelligence, et se trou-
vaient étayées par la nécessité impérieuse, pour la
Serbie, d'une issue vers la mer, en Bulgarie la
poussée vers la Macédoine était la manifestation
d'un' instinct organique, l'expression d'un violent
amour et d'une infinie compassion pour le frère
opprimé ainsi que de la nostalgie du foyer occupé
par l'étranger, la projection d'un attachement pro-
fond autant qu'inconscient, naturel autant qu'irré-
ductible, celui de la mère pour l'enfant, chair de
sa chair et sang de son sang. Ici, aucun calcul,
aucune arrière-pensée.
— 4 -
Nous considérions comme une folie les efforts
des Serbes pour prouver au monde que la Macé-
doine était serbe. Jusqu'en 1913, à peu d'excep-
tions près, personne chez nous ne jugeait néces-
saire d'engager des polémiques à cet égard avec
les agents serbes, ni de plaider noire cause au
près de l'opinion publique européenne. La cata-
strophe de l'année 1913 nous a appris qu'il ne
suffisait pas pour nous de « sentir » la Macédoine bul-
gare, mais que nous devions bien plutôt nous péné-
trer de cette vérité de façon consciente pour pou-
voir, à forces égales, la défendre par la parole
aussi bien que par les armes et pour pouvoir pui-
ser l'énergie nécessaire à l'accomplissement de
notre devoir patriotique à cette double source
d'une volonté indomptable, à savoir : le cœur et
l'esprit.
11 est nécessaire pour nous de connaître l'his-
toire de nos relations avec les Serbes dans le
passé, afin que nous sachions régler celles-ci à
l'avenir.
Il est indispensable que nous dévoilions au
monde la vérité avec la conviction déterminante qui
résulte de l'histoire sous l'égide de la logique im-
partiale des réflexions d'observateurs étrangers
sur les relations serbo-bulgares.
En ce qui nous concerne, nous serions trop
tlatté que la présente brochure pût y contribuer
quelque peu.
L'AUTEUR.
T
Les mouvements nationaux clans la péninsule
des Balkans.
En mars 1830 une commission turco-russe
se trouvait en Serbie pour le tracé des frontières
de l'Etat à demi indépendant nouvellement pro-
clamé. « Les plénipotentiaires russes, écrit Cuni-
bert *.), étaient des jeunes gens intelligents, cul-
tivés, ayant de bonnes manières; ils apprirent
vite la langue serbe, qu'ils parlaient à la per-
fection. A la tête de la délégation turque se
trouvait un homme grossier, sacrifiant aux plai-
sirs les plus bas qui, soudoyé par Milosch, céda
sur tous les points. Tandis que les commissaires
russes parcouraient montagnes et forêts et éta-
blissaient les frontières du pays, Hadji Kian de-
meurait dans ses confortables appartements en
fumant tranquillement son narghilé, sans se cas-
ser la tête à conserver au Padischah un kilo-
mètre de plus ou de moins de territoire. Les
jeunes officiers russes par contre, zélés au travail,
surmontèrent rapidement toutes les difficultés et
la Serbie se vit attribuer une contrée notable-
ment plus grande, quoiqu'en plus d'un endroit la
population s'opposât, les armes à la main, au
passage des commissaires. »
Le firman de Tannée 1830 cédait à la Serbie les
six districts de: Kraïna, Timok, Paratschin, Krus-
chevatz, Starivlaschki et du Danube. En réalité,
on ne remit à la Serbie qu'une partie de ces
régions, la Porte n'ayant pas admis les procès-
verbaux de la Commission de délimitation dans
*) Cunibert Essai historique, 1885, t. I, pp. 307 et 308
(Cf. Nil Popoff, Rossia i Serbia, 1869. t. I, p. 234 (en russe).
— 6 -
toutes leurs parties. Pour obtenir le territoire
que les traités lui avaient cédé, Milosch dut
s'engager avec la Porte dans de longues négo-
ciations au cours desquelles la « cavalerie de St-
Georges » donna largement. Un peu plus tard,
il sut' de nouveau mettre à profit la situation
embarrassée de l'Empire gravement menacé en
Egypte, en Albanie et en Epire par des soulè-
vements qu'il avait fréquemment déchaînés ou
encouragés.
La Serbie et la Grèce réussirent presque en
même temps, de longues années avant la Bul-
garie, à s'organiser en Etats indépendants, cela
grâce à une situation géographique pleine d'a-
vantages.
La prétendue renaissance tardive de notre
pays n'y est donc pour rien. Les tentatives
d'affranchissement, au contraire, ne manquèrent
pas. Elles commencèrent dès le lendemain de
l'asservissement. Au commencement du XlXme
siècle les insurrections en Bulgarie n'étaient pas
rares au moment même où les mouvements natio-
naux conscients commençaient à se dessiner dans
l'Empire Ottoman. Mais un rapide coup d'œil
sur la carte suffisait à montrer au Bulgare que
sa patrie ne pouvait être libérée qu'après la
Serbie, la Roumanie et la Grèce. Vouloir s'éman-
ciper avant, c'était s'exposer à une lutte inégale
servant surtout à l'affranchissement des autres. Se
rendant bien compte qu'il aurait la liberté le
jour où les Roumains, les Grées et les Serbes
commenceraient à en jouir, le peuple bulgare
a toujours suivi avec une sympathie non dégui-
sée les mouvements nationaux de ses voisins.
Ses propres haïdouks et ses propres révolu-
tionnaires accouraient se battre aux côtés de
ceux-ci et verser leur sang pour la grande
cause. Dès l'année 1821, le mouvement des hété-
ristes valaques et la campagne d'Ipsilanti furent
soutenus par la plupart des Bulgares.
Lors des révoltes grecques, des milliers de
Macédoniens accoururent, sous les drapeaux des
insurgés et répandirent leur sang pour la liberté
— 7
hellénique*). Au nombre des héros les plus en
vue de ces mouvements figure une longue liste
de noms bulgares. Les exploits de certains d'en-
tre eux sont célébrés dans les chants nationaux
grecs d'un même trait que ceux des héros grecs.
L'insurrection grecque de 1827 fut immédiate-
ment populaire en Bulgarie sous le nom de
« zavera » (conspiration). Y prirent part parmi
les Bulgares connus : Hadji Hristo, de Stara
Zagora,"en qualité de chef de la cavalerie bul-
gare ; Hadji Steftcho, d'Okhrida, comme voïvode
de l'infanterie bulgare et surtout Marko Bojar,
de Voden, dont les grecs hellénisèrent le nom en
Marko Botzaris"), sous lequel" il a glorieusement
passé à la postérité. Chez les historiens grecs
eux-mêmes il est fait mention de bon nombre
de héros Bulgares des insurrections grecques.
Les hauts-faits de Kara-Georges, ainsi que
les insurrections postérieures des Serbes enthou-
siasmèrent les vaillants volontaires de la mon-
tagne bulgare, qui, avec l'ardeur, la vaillance
d'autours, volaient au combat où, comme fous
de la liberté si longtemps souhaitée, ils mou-
raient pour le «frère», héroïquement, le sourire
aux lèvres.
Voulant mettre à profit ce fétichisme du
Bulgare pour l'idée de liberté, Serbes, Grecs
et Roumains, dès les premières années de leur
soulèvement national se mirent à parcourir en
agitateurs les territoires bulgares, recrutant des
hommes pour leur cause et préparant le terrain
à un futur agrandissement de leurs Etats deve-
nus indépendants. Les Grecs traçaient jusqu'aux
pentes des Balkans les frontières d'un nouveau
grand Empire Byzantin; certains même, doués
d'une imagination plus fantaisiste, allaient jus-
*) Dr. B Both. Geschichte der christlichen Balkanstaaten,
Leipzig 1917.
**) Cyprien Robert. Les Slaves de la Turquie, p. 302 : «L'un
de ces Slave, Botchar, né à Vodena, émigré au Mont Soulion, est
devenu célèbre dans toute l'Europe sous le nom grec de Botzaris ».
qu'au Danube. Les Serbes, eux, voyant dans les
Bulgares un peuple de même race, susceptible
d'être assimilé, rêvaient d'une Grande Serbie et
du Royaume de Douschan. Les Grecs mettaient à
profit l'organisation ecclésiatique laissée entre
les mains du Patriarche de Constantinople, tan-
dis que les Serbes invoquaient l'affinité de race
et de langage. Et c'est ainsi que, gagné beaucoup
plus tard à l'idée nationale, le réveil national
du peuple bulgare était aussi, au commencement
du XlXme siècle, moins avancé que celui de
ses voisins. Il s'insurgeait contre le régime
turc, parce qu'il y voyait une complète négation
de la liberté, ainsi qu'un obstacle à la civilisa-
tion et au progrès européens. Il oubliait sa
nationalité, fréquentait les écoles grecques,
parce que avide de s'instruire et donnait l'hos-
pitalité aux agitations révolutionnaires des Ser-
bes, parce que amoureux de l'indépendance.
La domination turque avait figé sous une-
forte couche de glace séculaire, les éléments
ethniques des Balkans. Les idées humanitaires
du XVIIIme siècle y projetèrent les rayons de
leur chaleur; la fonte vint et avec elle ïe mou-
vement. Pour les raisons que nous avons fait
ressortir dans le rapide exposé historique ci-
dessus, le mouvement commença par les pro-
vinces situées aux confins de l'Empire ottoman.
Voilà pourquoi tant d'eaux de la fusion des
glaces ethniques bulgares durent se déverser
dans les courants chauds avoisinants.
Ce ne fut pas le seule raison. La population
bulgare se trouvait sur la route des armées turques
qui allaient étouffer les fréquentes émeutes de
Serbie, de Grèce et de Roumanie. Et, à cette
époque, le Turc ne faisait pas de distinction
entre les nationalités; il n'y avait pour lui que
des rayas « roum milleti ». La haine et la soif
de vengeance causées par tout mouvement d'in-
surrection en Serbie, en Grèce ou en Roumanie
— 9 —
retombait sur la tête des Bulgares. Il en était
de même pendant les guerres russo-turques qui
valurent aux Roumains, aux Serbes et aux Grecs
l'indépendance politique et ne laissèrent aux
Bulgares que foyers détruits, villages anéantis
et territoires abandonnés.
Pendant les guerres de 1806, 1811, 1829,
1852, 1854, les Bulgares affluèrent dans les rangs
des armées russes, et au départ de ces derniè-
res, ils fuyaient avec elles, s'expatriant en masse
pour s'installer en Bessarabie, à Braïla, Galatz,
Bucarest et Kralévo*).
Le premier éveil de la conscience nationale
fut l'œuvre de Païssy, moine du Mont Athos,
qui écrivit en 1762 son Histoire slovéno-bulgare.
Il révéla le brillant passé du peuple bulgare,
l'invitant à en être fier et à se libérer de l'in-
fluence étrangère, spécialement de l'influence
grecque. Il attira l'attention sur le caractère
sacré de la langue nationale et donna les motifs
du culte du passé. Son œuvre fut continuée par
Sophrony, Ioury Vénéline, Apriloff, Néophyte de
Rila. L'instruction prépara le mouvement reli-
gieux. Les Bulgares s'engagèrent dans la lutte
pour la libération du joug spirituel du Patriar-
chat de Constantinople. Lutte d'une véhémence
particulière en 1860 pour finir en 1870 par une
victoire complète des Bulgares.
Par firman de la même anné, la Sublime
Porte reconnut l'Exarchat bulgare. Le Patriar-
chat refusa d'approuver ce firman. Le 11 mai
1872, les Bulgares, officiellement soutenus, pro-
clamèrent l'indépendance de l'Eglise bulgare.
Certains diocèses de l'Exarchat étaient détermi-
nés par le firman lui-même ; d'autres devaient
l'être au moyen d'un plébiscite et cela, confor-
mément à l'art. 10 du firman. La majorité des
deux tiers de la population d'Okhrida et de Sko-
pié (Uskub) se prononça contre le Patriarchat
*) Georges Bousquet. Histoire du peuple bulgare. Paris,
1909. p. 111.
— 10 —
et la Porte délivra les « bérats » pour la nomi-
nation d'évêqnes bulgares dans ces villes.
Okhrida et Scopié sont le cœur de la Macé-
doine. Cette victoire bulgare si inattendue, qui
avait en réalité un caractère plutôt politique que
religieux, troubla à la fois Serbes et Grecs, et,
dès ce jour, commencèrent entre les différentes
nationalités de la Macédoine les luttes qui firent
naître la fameuse « Question Macédonienne ».
Pour réaliser leur unité, les Bulgares devaient
désormais combattre non seulument contre le
grand Empire ottoman qui renfermait dans son
sein les territoires bulgares, mais encore contre
deux nouveaux ennemis: la Grèce et la Serbie,
déjà en possession de leur indépendance, et dispo-
sant de puissants moyens de propagande morale
et matérielle. C'est surtout contre ces deux der-
niers adversaires que se soulevèrent l'école et
l'église bulgares, tandis que les haïdouks et les
comités révolutionnaires, eux, luttaient contre le
régime turc.
La sympathie que l'Europe portait aux po-
pulations chrétiennes de Turquie, les intérêts
économiques et politiques des grandes puissances
européennes, joints au désir de celles-ci de voir
la tranquillité régner dans les Balkans, étaient
une garantie suffisante de l'obtention, tôt ou tard,
par la Bulgarie d'une liberté dont la Roumanie,
la Serbie et la Grèce bénéficiaient déjà.
Le firman de 1870 et le schisme existant
entre l'Eglise grecque et l'Eglise bulgare consti-
tuaient une autre garantie que l'élément bulgare
ne subirait plus l'influence religieuse et scolaire
des agitateurs grecs; mais l'agitation serbe qui
se révélait faisant valoir la communauté de race,
l'identité de religion, la parenté du langage, le
prestige du slavisme causa dès cette époque aux
meneurs du peuple bulgare de sérieuses craintes
que la suite des événements justifia amplement.
— il —
II
Convoitises serbes sur territoires bulgares.
Au début de Tannée 1833., à Krouchévatz,
ville située dans un des districts en litige, vi-
vaient deux riches spahis de religion musulmane,
les frères Frenghévitch. Selon l'habitude du
temps d'après laquelle les musulmans enlevaient
les jeunes chrétiennes pour les enfermer dans
leurs harems et leur faire embrasser la religion
mahométanc, les deux frères Frenghévitch s'em-
parent un beau jour de deux jolies paysannes,
deux sœurs, et les enferment avec leurs femmes.
Le procédé révolta la population des districts de
Krouchévatz et de Paratchine. Elle se souleva
comme un seul homme contre les musulmans et
exerça des représailles. Miiosch, qui n'attendait
que cela, donna l'ordre à ses troupes de la fron-
tière d'entrer en contact avec les révoltés, de leur
procurer des armes et de les pousser contre les
Turcs. De sorte que la révolte s'étendit encore et
que la population turque dut s'enfuir à Lescovetz
et Nisch, villes principales des pachaliks avoisi-
nants.
Assuré du succès de l'insurrection dans les
districts en litige, Miiosch propose au deux pachas
voisins sa médiation pour l'apaisement de l'é-
meute, en déclarant que s'ils font avancer leurs
troupes contre les districts de Krouchévatz et
de Paratchine il ne sera pas en état de retenir
la Serbie entière d'intervenir les armes à la main.
Finalement il proposa un armistice au cours
duquel les districts révoltés seraient gouvernés,
à l'instar de celui de Starovlakb, par des as-
semblées spéciales, qui siégeraient dans ces deux
villes et se chargeraient de l'administration de
la justice et de la perception des redevances
jusqu'au règlement définitif de la question par
Constantinople. Ces conditions furent acceptées
par les pachas. A la suite de ce succès, Miiosch
eut de nouveau recours aux moyens qui lui
avaient réussi vis-à-vis de la Sublime Porte sans
— 12 -
oublier la corruption. Tant et si bien que les
maires et les assemblées ne dépendant que de
lui, Milosch devint le maître réel des deux dis-
tricts en litige. Il s'efforça alors d'obtenir une
reconnaissance formelle des résultats obtenus.
L'annexion de ces deux districts opérée, res-
tait encore en dehors, le plus important d'entre
eux, celui de Kraïna, qui se composait de ceux
de Kladovo, de Négotine ainsi que des villes du
même nom et d'une partie de celui de Zaïtchar.
Kraïna dépendait directement d'Ada-Kalé qui,
au point de vue administratif dépendait du pacha
de Vidin.
Là encore, la même histoire se répète. Mi-
losch, profitant de nouveau des difficultés créées
à la Sublime Porte par la révolte d'Ali-Pacha
d'Egypte qui, à la suite d'une heureuse campagne
en Syrie, menaçait Constantinople, réussit à se
faire céder en bonne et due forme ce qu'il avait
déjà pris en réalité.
Aux termes d'un firman de ''année 1833, il
reçoit les territoires faisant partie du pachalik
de Vidin et dans lesquels se trouvaient les villes
de Négotine, Zaïtchar, Alexinatz et Kniajevatz.
Le firman fixait les limites de ces territoires
comme suit: la rive gauche du Timok jusqu'à
Vrajogrntzi, et de là, jusqu'à la hauteur dite de
« Toupan ». De là, la frontière allait jusqu'à la
rivière de Vesdénitza, pour ensuite se diriger en
droite ligne vers le sommet de Vrchka Tchouka.
De ce sommet, elle passait par Zatvoréna poliana,
Ostritchèva poliana, Babine-noss, le mont de
Kitka où le district de Vidin cesse et où com-
mence celui de Belogradtchik d'après la division
administrative de la Principauté de Bulgarie de
l'année 1879. De cet endroit, la ligne frontière
se dirigeait vers Kadis-boas et traversait Ros-
sovit-Kamen, Sveti Nicolas et Pissana Bouka,
d'où elle sortait de la montagne et courait le
long de celle du sandjak de Nisch.
Kara-Georges et ses compagnons d'armes
n'avaient jamais mis le pied dans ces localités.
Milosch réussit enfin ainsi à annexer à son Etat
- 13 -
des territoires bulgares qui, comme tels, avaient
prix part aux insurrections de Kara-Georges. Leur
population avait cru que la liberté de la Serbie
leur assurerait la leur.
C'est ainsi que la première tentative de la
Serbie de s'approprier des territoires bulgares
par les moyens et méthodes de la diplomatie
éprouvée de Milosch fut couronnée de succès.
L'assurance serbe en fut accrue et ce fut le
point de départ pour la Serbie d'un travail pa-
tient et tenace en vue d'une extension de ses
frontières aux frais de l'Empire ottoman qui, en
raison de sa faiblesse financière, économique et
politique, n'était pas en état de résister de façon
sérieuse et systématique. Bien que les aspirations
nationales serbes fussent plutôt orientées vers
l'est, où quelques millions de serbes pur-sang
vivent sous la domination de l'Autriche-Hongrie,
cependant ceux-ci ne partageaient pas les sen-
timents de leurs connationaux du jeune Etat
serbe: ils jouissaient d'un régime plus tranquille,
plus libre et plus civilisé que celui sous lequel
vivaient leurs frères de l'est. En outre la lutte
avec la solide organisation politique et militaire
de l'Autriche-Hongrie n'était pas aussi facile
qu'avec la Turquie. Les dirigeants de l'Etat serbe
élargirent leurs plans de conquête en consé-
quence vers l'est et commencèrent à travailler
systématiquement à leur réalisation. Or, durant
les premières années l'objectif fut la vallée de
la Morava.
Il était nécessaire de provoquer parmi la
population de la Pomoravie (vallée de la Morava)
des désordres et des soulèvements. Le régime
turc d'alors offrait à tout moment conditions et
prétextes favorables à pareilles fins. Aussi bien,
la population bulgare aspirait-elle ardemment à
une vie plus libre, même sous la domination
étrangère et la Pomoravie, de population bulgare,
était limitrophe de la Serbie.
A l'occasion de réunions et de mariages on
se rendait souvent dans les villages voisins en
passant la frontière et là les Bulgares pouvaient
— 14 —
voir leurs frères mener une vie libre leur per-
mettant de travailler tranquillement et de pros-
pérer sans avoir à trembler devant des malfai-
teurs turcs. En présence de cette situation, il
leur était encore plus pénible de supporter les
violences et les persécutions des Turcs émigrés
de la Serbie de Milosch. Ces derniers s'étaient
installés ici et passaient leur ressentiment sur la
population chrétienne locale.
Le paysan bulgare considérait la vie d'outre-
frontières comme un idéal. Mais cet idéal ne
pouvait être atteint que par la réunion à la
Serbie : événement qui s'était réalisé sous ses
yeux pour les six arrondissements (Nahis) qui
venaient d'y être incorporés. La population bul-
gare de Pomoravie plaçait toutes ses espérances
en la dilection chrétienne du chef des Serbes.
Elle lui envoyât très souvent des députations qui
rengageaient à étendre son autorité aussi sur
leur région comme il venait de le faire sur le
pays de leurs voisins.
Désormais les soulèvements furent aussi à
l'ordre du jour dans le pachalik de Yïdin comme
dans celui de Nisch ; leur programme visait le
mode le plus aisé de libération, â savoir : la
réunion à la Serbie *).
En 1835, seize villages des environs de Nisch
se soulevèrent; l'année suivante l'agitation gagna
également Pirot. Encouragée par la Serbie, la
population se souleva, s'arma, au début de gour-
dins, de faux et de haches dans l'attente d'armes
de ses protecteurs. Les armes arrivèrent parfois,
mais pas toujours. Milosch tira avantage de tout
mouvement, soit pour élever certaines préten-
tions auprès de la Porte, soit pour lui proposer
ses services en qualité de pacificateur **). Les
soulèvements furent très cruellement étouffés.
Vie et biens des paysans bulgares de Pomoravie
servaient ainsi de monnaie d'appoint à la Serbie
*) D< St. Romanski. Documents autrichiens sur l'insurrection
bulgare de Nisch en 1841. (Publié dans le « Sbornik » de l'Aca-
démie des Sciences bulgare, t. XXVI.)
**) Ibid.
- 15
pour acquitter les avantages petits et grands
obtenus de Constantinople.
Ce fut surtout en 1841, lors du soulèvement
de Nisch, que les Bulgares eurent le plus à souffrir.
Le professeur St. Romanski, qui aux archives
d'Etat à Vienne a étudié les rapports contempo-
rains de l'agent diplomatique autrichien à Bu-
carest, ainsi que ceux des consuls d'Autriche à
Belgrade et à Galatz et ceux de l'internonce
autrichien à Constantinople, nous donne d'émou-
vants détails sur les souffrances bulgares ainsi
que sur l'attitude perfide de la Serbie.
Nil Popoff (c< La Russie et la Serbie » IIe vol.
p. 122-129), qui raconte l'histoire de ce premier
grand mouvement révolutionnaire bulgare, ajoute
que l'on trouva chez les insurgés des lettres de
Milosch les poussant à la révolte. Au su de quoi
la Porte exigea que Milosch quittât la Valachie
et s'embarquât pour l'Italie. Néanmoins, fidèle à
la nolitique traditionnelle de Milosch, la Serbie
se donne l'air d'avoir dompté un soulèvement et
s'acquiert de cette façon auprès du Sultan les
sympathies auxquelles elle est redevable du bérat
reconnaissant la modification survenue dans la
succession au trône en faveur d'Alexandre Kara-
Georgevitch.
Il va sans dire que la raison principale des
soulèvements bulgares et de celui de Nisch en
particulier, c'était l'arbitraire de l'administration
turque. Les insurgés de Nisch demandaient l'ap-
plication du hatichérit de Gulhané qui jusqu'à
un certain point poursuivait la suppression de
ces abus. Le soulèvement de Nisch fut étouffe au
milieu de cruautés inouïes. Les atrocités turques
provoquèrent l'intervention de l'Europe, qui com-
mença à parler des Bulgares et de leurs droits.
Les gouvernements russe et français envoyèrent
leurs délégués pour se rendre compte sur place
des plaintes des Bulgares ainsi que des cruautés
commises par Sabri-Pacha, commandant de
Nisch. Le gouvernement russe envoya le séna-
teur Kodinetz, et le gouvernement français Blan-
qui, membre de l'Académie française.
- 16 —
Blanqui *) ainsi que Kodiuetz **) témoignent
que l'insurrection de Nisch est Bulgare. La presse
européenne, elle aussi, se mit à parler du « sou-
lèvement bulgare » de Nisch, Pirot et Lescovetz
et de la situation intolérable des Bulgares. Les
revues les plus considérables et les plus influentes
de France, de Russie et d'Autriche et, parmi
elles, la « Revue des Deux-mondes », le « Vestnik
Evropy » firent largement accueil à la défense
des Bulgares insurgés de Nisch.
Indépendamment des documents des archives
autrichiennes, publiés dans l'étude du Dr St. Ro-
manski, la presse serbe de 1840 et des années
suivantes, elle même, témoigne que l'insurrection
de Nisch est une insurrection en territoire bul-
gare d'une population bulgare.
La conduite de la Serbie fut encore plus
honteuse lors du soulèvement de Vidin en 1851,
soulèvement que les Serbes abandonnèrent à son
propre sort après l'avoir eux-mêmes provoqué.
Bien mieux il y eut trahison de la part du
gouvernement serbe qui livra au gouvernement
turc la lettre que les maires des arrondissements
de Vidin, Belogradtchik et Lom avaient adressé
au prince Alexandre Karageorgevitch pour le
prier de leur donner des armes.
Le prince Michel continua ultérieurement à
l'égard des Bulgares la même politique, mais
modifiée en la forme, et, au point de vue de la
tactique, en conformité à la situation et aux con-
ditions nouvelles que ces derniers s'étaient déjà
créées aussi bien dans l'Empire turc qu'auprès
des grandes puissances européennes.
La renaissance des Bulgares commença rela-
tivement plus tard que celle des Serbes et des
Grecs, la Bulgarie n'ayant été gagnée que beau-
*) Blanqui. Voyage en Bulgarie, Paris 1843, p. 177.
**) Conf. Le rapport de Kodinetz dans l'ouvrage du Dr Ro-
manski « Documents autrichiens, etc. », déjà cité.
— 17 —
coup plus tard aux idées politiques de l'Europe
dont elle était isolée; en revanche, la renaissance
n'en fit que de plus rapides progrès. Le peuple
bulgare, assoiffé de civilisation, travailla à son
instruction avec une ardeur surprenante pour
l'Europe et inquiétante pour ses voisins. Sous ce
rapport, il se distingue extraordinairement de ses
voisins, les Grecs. Tandis que ces derniers avaient
paru sur la scène politique du XIXe siècle, les
armes à la main, le Bulgare inaugura son réveil
par l'impression de livres et par la fondation
d'écoles. Les tentatives sérieuses de révolution
en Bulgarie furent précédées d'une longue pé-
riode d'efforts en vue de l'éducation du peuple
en réveil. De telle sorte qu'il y eut en Bulgarie
un foyer de lumière qui jusqu'à un certain point
maintint l'équilibre entre le progrès politique et
le développement intellectuel du peuple bulgare.
C'est dans le caractère propre que la renaissance
bulgare reçut de ce foyer qu'il faut chercher les
vertus et de la mentalité du peuple bulgare et
de sa volonté grâce auxquelles il repoussa le
régime politique du Sultan, secoua le joug spi-
rituel de l'Eglise grecque et put triompher des
tentatives de conquête des Serbes, des Grecs et
Roumains arrivés avant lui à l'indépendance po-
litique.
Les écoles grecques de Bulgarie constituaient
un bien plus grave danger que la tyrannie des
Turcs, car elles étaient en train de dénationaliser
les Bulgares. En regard d'un réseau très étendu
d'écoles grecques, les Bulgares, eux, ne dispo-
saient en 1750 que de 21 cellules souterraines de
monastères où, à la dérobée, des moines de bonne
volonté donnaient aux enfants un enseignement
religieux qui dans une certaine mesure pouvait
contribuer à l'entretien de la nationalité bulgare.
En 1780, il y avait 48 de ces cellules, en 1834
leur nombre ateignait 189, dont 38 dans les villes.
Si dans ces écoles primitives on enseignait la
lecture de la littérature ecclésiastique slave, on
enseignait, en revanche, rarement l'écriture et
le calcul. C'étaient des écoles monastiques du
- 18 -
Moyen Age, dans lesquelles les élèves se prépa-
raient à la prêtrise. Une nouvelle étape de l'œuvre
scolaire bulgare fut marquée par les écoles élino-
slaves ouvertes en certaines villes par des Bul-
gares partisans des Hellènes. C'est là que se
préparèrent les premiers instituteurs des écoles
purement bulgares qui ne tardèrent pas à être
ouvertes un peu partout dans les villes de Bulgarie.
La réforme de la méthode et des matières d'en-
seignements pratiquée par des maîtres illustres
tels que Pierre Béron, Néophyte Rylski et Cons-
tantin Fotinoff fit faire à l'école bulgare un nou-
veau pas décisif. C'est elle qui introduisit dans
les écoles bulgares l'enseignement de l'histoire
nationale.
En 1851-52, N. Ghéroff à Philippopoli et B.
Pétkoff à Kalofer la mirent au programme des
écoles secondaires. En 1859, l'histoire bulgare
est en outre étudiée dans celles de Gabrovo et
de Tirnovo pour ne figurer qu'en 1865 au pro-
gramme de toutes les écoles secondaires de gar-
çons et de filles, ainsi qu'à celui des écoles
primaires. Le parfum vivifiant du passé pénétrait
ainsi de l'école dans la famille et par là dans la
masse du peuple, donnant par ce canal aux aspi-
rations nationales un essor vertigineux. Les dif-
ficultés causées pour l'ouverture des écoles par
les Turcs et les Grecs, par les autorités ecclésias-
tiques et administratives, au lieu de décourager
les Bulgares, ne firent qu'intensifier leur zèle pour
l'œuvre scolaire et développer en eux un fana-
tisme encore plus ardent pour l'instruction et la
science.
En 1877, il y avait dans le diocèse de Phi-
lippopoli 305 écoles primaires et secondaires,
avec 356 instituteurs et 12,000 élèves et 24 écoles
de filles avec 37 instituteurs et 2265 élèves*). En
') Georges Bousquet. « Histoire du peuple bulgare », Paris
1909, p 151 : « Alors, comme aujourd'hui, les familles les plus
modestes s'imposaient les plus rudes privations pour envoyer
leurs enfants à l'étranger conquérir cette instruction qui devait
élargir l'horizon devant eux et devenir entre leurs mains l'ins-
trument de ratlrancliissement national. »
— 19 —
1874, il y avait à Drénovo, bourgade et arron-
dissement du même nom comprenant agglomé-
rations et villages ainsi que des fermes isolées,
940 élèves des deux sexes pour 10,685 habitants,
cela faisait, en d'autres termes, un élève par
1,15 habitants. L'instituteur, à l'étude duquel sont
empruntés ces chiffres l) fait, pour cette même
époque, une comparaison intéressante entre le
nombre d'habitants et celui des élèves en Europe
occidentale et en Amérique et il trouve qu'en
Saxe il y avait 1 élève par 7 habitants, en Prusse
1 élève par 8 habitants et aux Etats-Unis 1 élève
par 5 habitants.
En 1870, il y avait, dans les villes et les vil-
lages de Bulgarie et de Thrace, 1472 écoles pri-
maires de garçons et de filles et environ 350 en
Macédoine, soit en tout 1822 écoles. Le meilleur
moyen de se rendre compte des efforts du peuple
bulgare et son progrès rapide est de les com-
parer au nombre des écoles de Grèce, de Rou-
manie et de Serbie aux époques correspondantes.
En 1830, il y avait en Grèce 71 écoles pri-
maires, 405 en 1835, 1248 en 1873, et 1468, dont
276 écoles privées, en 1878 -).
La Serbie commença à organiser ses écoles
primaires à partir de l'année 1835, lorsque fut
institué le Ministère de l'instruction publique. En
1855, elle avait en tout 330 écoles primaires,
secondaires et supérieures 3), et en 1885, 565 éco-
les primaires l).
En 1878, la Roumanie avait 2182 écoles de
villages et 232 écoles urbaines, soit en tout 2414
écoles primaires 5).
En 1876, à la suite des insurrections qui
1) Revue « Tchitalichté », 5e année, N" 6, p. 120.
2) Chassiotis, p. 183-496. « La Grande Encyclopédie », t. 19,
p. 292.
3) Professeur Voukitchevitch et D.-J. Selise. « Serbes et
Bulgares », pp. 152 et 153.
4| Statistique du Rovauine de Serbie, VIIe livraison, 1896,
p. 64.
5) Meyer. Konv. Lexicon, t. XIII.
- 20 —
eurent lieu dans la Bulgarie du nord et dans
celle du sud, les consuls et les correspondants des
journaux européens qui avaient visité quelques-
unes des villes et des villages dévastés des en-
virons de Pazardjik, Sliven, Panagurischté et
Koprivschtiza étaient surpris des grands progrès
des Bulgares au point de vue du régime scolaire
et de l'instruction. Il est facile de juger du degré
et du genre de ce progrès par les correspon-
dances de M. Gahan publiées dans le^ « Daily
News » sous le titre de « Cruautés turques en
Bulgarie au courant de l'année 1876 »>. Les rap-
ports de cet Américain, nomme de cœur et pu-
bliciste de talent, correspondent à la première
période du régime scolaire bulgare à celle d'a-
vant l'affranchissement de la Bulgarie.
« En Angleterre et en Europe en général,
écrit M. Gahan, on se fait une opinion tout à
fait fausse des Bulgares. J'ai toujours entendu
dire, et en réalité je le croyais moi-même aussi
jusque dans ces derniers temps, que c'étaient
des sauvages à peine plus civilisés que les Indiens
d'Amérique. Figurez-vous mon étonnement lors-
que j'appris que presque chaque village bulgare
avait son école et que les écoles qui avaient
échappé à la dévastation se trouvaient dans une
situation florissante. Elles sont entretenues à
l'aide d'impositions volontaires, perçues non seu-
lement sans aucune coercition de l'autorité pu-
blique, mais encore en dépit des nombreuses
difficultés créées par celle-ci. L'instruction dans
les écoles est gratuite et identique pour les riches
comme pour les pauvres. On trouverait difficil-
ment un enfant bulgare ne sachant ni lire ni
écrire. En général, le pourcent des gens pou-
vant lire et écrire en Bulgarie n'est pas moindre
que celui existant en Angleterre et en France *).»
Les progrès de la littérature, l'augmentation du
nombre des salles de lecture et des bibliothèques
*i Mac Gahan. Les atrocités turques en Bulgarie. (Traduc-
tion bulgare, 1880.)
— 21 —
marchaient de pair en Bulgarie avec le dévelop-
pement du régime scolaire. Le théâtre lui-même
commença à prospérer.
Dans les salles de lecture, les instituteurs
commencèrent à encourager l'école du dimanche.
L'idée fut promptement et vivement accueillie de
la population et les salles de lecture se transfor-
mèrent en écoles du dimanche et en locaux pour
cours du soir, qu'artisans, ouvriers, contre-
maîtres et domestiques fréquentèrent. Ici on con-
sidérait le travail comme un office quasi litur-
gique. 11 est facile de juger du zèle dont on était
animé par le fait touchant suivant, rapporté par
le journal bulgare « Makédonia » de 1870. Un
simple artisan, membre de la salle de lecture
municipale de Koukouch, près de Salonique,
légua a son lit de mort à cette salle toutes ses
économies amassées au prix d'un rude labeur
et de grandes privations, pour pouvoir acheter
des livres destinés à la bibliothèque.
En dehors de l'œuvre d'instruction, certaines
salles de lecture poursuivirent encore des buts
de bienfaisance : elles sontinrent des élèves à
l'étranger, ouvrirent de nouvelles écoles et vin-
rent en aide aux élèves et aux communes dans
le besoin. Telles étaient les salles de lecture de
Constantinople, Philippopoli, Vidin, Toultcha, etc.
La première organisée fut celle de Constantinople
qui, en 1870, édita une revue sous le nom de
« Tchitalischté » (Salle de lecture). Mais le cou-
ronnement des sociétés d'instruction fut la « So-
ciété littéraire bulgare ;>, qui, fondée à Braïla en
1870, et composée de savants et d'écrivains,
après l'affranchissement, se développa en Bul-
garie pour y devenir l'Académie des Sciences.
Son organe « Perioditchesko spissanié » est la
première revue académique bulgare.
Des salles de lecture avec sociétés féminines
commencèrent à se fonder dès l'année 1856. En
1870 il y avait des salles de lecture en Bulgarie
dans les villes suivantes : Tirnovo, Svischtov,
Roustchouk, Vidin, Lom, Vratza, Sophia, Toul-
tcha, Gabrovo, Gorna-Orékhovitza, Schoumen,
— 22 —
Razgrad, Gorna - Djoumaïa , Tatar - Pazardjik ,
Trcvna, Pleven, Lovetch en Thrace , dans
relies de Philippopoli, Sliven, Stara- Zagora,
Yambol,Klissoura, Koprivschtitza, Kazanlikjvar-
nobat, Kotel, Karlovo, Kalofer, Sopot, Panagu-
rischté, Tchirpan — en Macédoine, dans celles de
Prilep, Vélès, Koukouch, Voden, Doupnitza,
Kustendil, Samokov, Scopié, Schtip. Certaines
villes, comme Schoumen, Roustchouk,etc. avaient
leurs deux salles de lecture. 11 importe de remar-
quer ici qu'en Macédoine il n'y avait ni salles de
lecture serbes, ni bibliothèques serbes.
En dehors des salles de lecture, les institu-
teurs travaillaient encore dans leurs propres con-
grès professionnels. L'initiative de ces congrès
qui constituèrent, en Bulgarie, une des manifesta-
tions les plus caractéristiques de l'élan qui entraî-
nait le peuple vers la civilisation dans la période
antérieure à l'affranchissement, vint des institu-
teurs eux-mêmes. Les congrès des instituteurs
bulgares furent les premiers dans toute la Tur-
quie. Y prenaient part les instituteurs des villes
et des villages de tout un département ou diocèse.
Ils étaient convoqués pour un ordre du jour bien
déterminé. On y échangeait des idées et l'on y
prenait des décisions sur des question de péda-
gogie, sur des programmes, l'objet de l'ensei-
gnement primaire, la méthode et le régime
scolaire, sur l'éducation et la littérature pédago-
giques proprement dites. Le premier congrès
d'instituteurs bulgares eut lieu en 1868 à Stara-
Zagora. A Philippopoli il y en eut deux: l'un en
1X70 et l'autre en 1874. Antérieurement à l'af-
franchissement de la Bulgarie, il y en eut encore
dans les villes suivantes: Gabrovo, Prilep, Toul-
tcha, Schoumen, Samokov, Lovetch, Roustchouk
et Vidin. Jusqu'en 1874, les congrès avaient lieu
sur l'initiative des instituteurs et des comités
scolaires, mais à partir de cette année, après
l'organisation de l'Exarchat, et l'appel de métro-
polites à la tête des diocèses, ils furent convoqués
par des circulaires émanant de l'Exarchat et des
métropolites respectifs. A Stara-Zagora les règles
— 23 —
ments des instituteurs et du comité scolaire pré-
voyaient deux ou trois congrès par an, et cela,
pendant les vacances de Noël, de Pâques et de
fin d'année scolaire. Il en était de même pour
certaines autres villes.
Parallèlement au mouvement scolaire et au
développement général des lumières, se dessinait
aussi l'évolution de la question religieuse. Déjà,
les premiers insurgés avaient soulevé la ques-
tion des évêques bulgares auprès du gouverne-
ment turc : en 1840 à Nisch, en 1850 à Vidm, pro-
testant contre les iniquités de l'épiscopat grec.
Ils avaient entre autre exigés que des Bulgares
fussent promus à l'épiscopat*).
Les exigences des insurgés de 1841 produi-
sirent leur effet. Le gouvernement turc accorda
désormais une attention particulière au Patriar-
chat grec et s'efforça de faire cesser les abus
dont les Bulgares se plaignaient ou tout au
moins de les limiter. Mais, comme ces abus ne
prirent pas fin et que le peuple accabla de
plaintes le Sultan Medjid au cours de son voyage
à travers la Bulgarie en 1844, la Porte confia par
iradé de 1847 à trois laïques la mission de con-
trôler le Patriarchat, à savoir : au grand logo-
thète Aristarkhi et aux anciens gouverneurs de
Samos, les Princes Bogoridi et Psycharis, aux-
quels elle conféra le droit de prendre part aux
séances du Patriarchat. Le Patriarche et le Sy-
node essayèrent de rejeter cette immixion de
laïques dans les affaires ecclésiastiques, mais
en vain.
Les Bulgares basaient leurs réclamations
sur le hati-schérif de Gulhan de 1839, par lequel
*) Cyprien Robert. T. II, p. 318 : « Elle (la Porte) envoya
aussitôt dans le pachalick de Sofia, son commissaire Tevfik-Bey
pour connaître les griefs des révoltés et y faire droit. Ces griefs
pouvaient être aisément résumés : les insurgés voulaient des star-
échines élus par la nation, des impôts équitables, l'abolition des
humiliations, l'expulsion des propriétaires arméniens qui épui-
saient le pays au nom des pachas ; ils exigeaient aussi des évêques
qui comprissent au moins leur langue. »
— 24 -
le Sultan Abdul-Médjid promettait à ses sujets
un certain respect de l'individu et de la con-
science. Après la guerre de Crimée, les Puis-
sances européennes obligèrent la Sublime Porte
à promulguer le hati-houmaïoun du 16 février
1856, par lequel le Sultan s'engageait de nouveau
à garantir à ses sujets la liberté de leur confes-
sion et publiait tout une série de dispositions
administratives concernant la condition des con-
fessions dans l'Empire. Depuis lors, le mouve-
ment religieux des Bulgares se développa d'une
façon extraordinairement rapide. Dès 1857 tous
les évêchés bulgares adressèrent au Sultan des
requêtes demandant que les évêques pussent être
élus par le peuple. La Porte convoqua une As-
semblée, à laquelle devaient prendre part des
représentants des 28 diocèses. Là, les évêques
grecs prétendirent qu'il n'y avait pas de peuple
bulgare et que la nomination des évêques ne
devait pas avoir lieu par voie d'élection. A cette
occasion, bon nombre de paroles blessantes fu-
rent prononcées contre les Bulgares, et leurs
délégués furent même exclus de l'Assemblée. *)
A partir de ce moment, le peuple bulgare fut
gagné à l'idée d'une Eglise indépendante. Un
fort courant se manifesta en vue d'agréger l'E-
glise bulgare à l'Eglise Romaine et d'arriver
ainsi à l'indépendance religieuse. Les partisans
de cette orientation, à la tête de laquelle se
trouvait Dragan Tzankoff, qui depuis se fit un
nom en Bulgarie comme homme politique, nour-
rissaient l'espoir que par là les Puissances euro-
péennes, surtout la France, prendraient un intérêt
plus vif au sort du peuple bulgare et intercéde-
raient en faveur de ses droits auprès de la
Sublime Porte. Mais par là, on inspirait aussi à
l'Angleterre la crainte de voir Napoléon ITI éten-
dre également son protectorat sur les Balkans,
de sorte que la diplomatie anglaise insista auprès
de la Porie pour que les exigences bulgares
*) Georqes Bousquet, p. 147.
— 25 —
reçussent satisfaction. L'effroi n'avait pas d'ail-
leurs été moindre du côté de la Russie qui avait
déjà enfreint les dispositions du traité de Paris
qui la contraignaient, pour un temps, à renoncer
à ses plans à l'égard de la Turquie. Le repré-
sentant de la Russie à Constantinople, le Comte
Ignatieff, y avait une grande autorité. Jusqu'alors,
les Bulgares ne rencontraient souvent auprès
des représentants de la Russie que des difficultés
dans leurs luttes pour leur indépendance reli-
gieuse au lieu d'assistance pour leur cause. Mais
l'insistance des Bulgares devint d'autant plus
énergique que plus grandes étaient les résistances
qu'ils rencontraient: leur confiance en leurs pro-
pres forces et en leur bonne cause surmonta
toutes les difficultés.
« En gros, écrit le Prince Grégoire Trou-
betzkoï *), la diplomatie russe devint en peu de
temps le jouet du parti progressiste bulgare. »
De sorte que la Russie, elle aussi, modifia sa
manière de voir et sa tactique dans la question
religieuse bulgare.
Lorsque le Patriarche grec Grégoire VI
comprit qu'il serait bientôt obligé de s'incliner
devant les faits accomplis, il chercha à prévenir
les événements par un projet contenant des con-
cessions. Le 2 mai 1867 il remit en secret au
Comte Ignatieff un projet de règlement de la
question ecclésiastique bulgare, en lui déclarant
qu'il n'était pas, en principe, contre l'indépen-
dance de l'Eglise bulgare, mais seulement contre
ses limites ethniques. Le projet accordait aux
Bulgares une Eglise autonome, mais comprenant
seulement les diocèses situés au-delà des Bal-
kans, à savoir: ceux de Vidin, Nisch, Kustendil,
Vrania, Sophia, Lovetch, Samokov, Roustchouk,
Tirnovo, Preslav, Silistra et Varna.
Le Comte Ignatieff accueillit le projet avec
bienveillance et télégraphia à St-Péterbourg : « Si
les Bulgares ont conservé un grain de sagesse
*) « La Russie et le Patriarchat œcuménique », dans la re-
vue « Vestnik Evropiy » 1902, N° 6, p. 501.
— 26 —
politique et quelque peu d'attachement à l'Or-
thodoxie, ils s'empresseront d'accepter cette
faveur inattendue, qui tend à solutionner une
question considérée comme insoluble. » Les Bul-
gares firent en effet preuve de sagesse politique :
ils rejetèrent le mémoire. Les protestations les
plus énergiques contre lui vinrent de Macédoine*).
Les habitants de Skopié, Debre, Vélès, Strou-
mitza, Prilep, Bitolia, Okhrida et d'autres villes
envoyèrent au gouvernement des suppliques par
lesquelles ils demandaient une administration
ecclésiastique indépendante pour tout le peuple
bulgare.
Entretemps des circonstances accessoires fa-
vorables se produisirent : en 1867 eut lieu la
révolution de Crète. La population du Royaume
de Grèce s'émut. Les Puissances européennes
soulevèrent la question crétoise. La Sublime
Porte se trouvait à la veille d'une guerre avec
la Grèce. Dans le cours de l'année 1868 des in-
surgés bulgares firent leur apparition dans les
montagnes des Balkans. Dans l'adresse que ces
derniers envoyèrent aux ambassadeurs des Puis-
sances à Constantinople, on indiquait comme
une des causes de la révolte la question religieuse
bulgare que le gouvernement turc ne voulait pas
résoudre. On y lisait que les prières instantes
en faveur de la reconnaissance d'une hiérarchie
nationale, avaient été rejetées avec mépris 11 ans
durant. La Sublime Porte s'empressa d'apaiser
les esprits en promettant de procéder h la solution
de cette question plus que mûre. En 1860 sur-
vinrent de nouveaux événements favorables qui
firent grandement avancer la cause. En corré-
lation avec les troubles de Bosnie et d'Herzégo-
vine, il y eut de l'agitation en Monténégro. La
question d'Egypte fut elle aussi soulevée. Dès
avant le printemps 1870, à l'instigation des no-
tables bulgares, des requêtes dans lesquelles le
peuple bulgare demandait unanimement l'érec-
tion d'une Eglise autonome, commencèrent à
*) Cf. G. Troubetzkoï op. cit. pp. 12-13.
— 27 —
affluer de tous côtés à Constantinople. Ces de-
mandes produisirent leur effet. Le 28 février 1870,
le Grand-Vizir Ali-Pascha remit aux représen-
tants bulgares un flrman créant une Eglise bul-
gare indépendante sous le nom d'Exarchat bulgare.
L'article 10 dudit flrman donnait des garanties
pour la fixation des frontières ethniques du peuple
bulgare. Ce flrman lui-même constituait une des
plus grandes victoires morales et un des gains
moraux les plus considérables du peuple bulgare
au XIXe siècle. C'était une œuvre de la démo-
cratie bulgare.
A Tépoque du premier Empire bulgare, une
Eglise indépendante avait été organisée au IX p
siècle par le tzar Siméon, et à l'époque du
second Empire, par Jean Assen 11(1218-1240). Mais
l'Eglise indépendante bulgare du XIXe siècle
elle, est le fruit d'une lutte organisée, systéma-
tique, longue et opiniâtre du peuple bulgare tout
entier. C'est une réfutation brillante des asser-
tions de la propagande serbe d'après laquelle
il n'y aurait jamais eu de Bulgares en Macédoine
et que leur apparition serait une création de
l'Exarchat bulgare. L'histoire témoigne précisé-
ment que c'est le contraire qui est la vérité, c'est-
à-dire que l'Exarchat est la création du peuple
bulgare de tous les pays bulgares et, en tout
premier lieu, des pays macédoniens.
Désormais Constantinople devint pour les
Bulgares un centre de culture morale. Les in-
tellectuels bulgares s'y adonnèrent avec un zèle
ardent au développement de leur culture natio-
nale. C'est ici que furent fondés1 journaux et revues
qui furent répandus dans tous les pays bulgares.
En 1843 le Dr Iv. Bogoroff y avait déjà fondé le
« Tzarigradski Vestnik » (Journal de Constanti-
nople) ; en 1859, Dragan Tzankoff, le « Bulgaria » ;
en 1863, N. Mikhaïlovski, le « Sovetnik » (le
Conseiller) ; en 1856, T. Bourmoff, le « Vrémé »
(Temps); en 1861, P. R. Slaveikoff, la revue
« Ptchélitza » (Abeille) et le journal humoristique
« Gaïda » (Cornemuse), et en 1867 le « Maké-
donia »; en 1867, lv. Naïdenoff, le « Pravo » (le
— 28 —
Droit), en 1864, N. Ghéndovitch, la « Turquie »
et plus tard le même Iv. NaïaVnoff publia le
« Napredok » (Progrès). Parurent ensuite le
« Vek », le « Den », les revues « Bulgarski kni-
jitzi », « Tchitalischté », etc., etc. De cette façon,
la presse bulgare gagna en force en jouant dans
l'Empire ottoman un grand rôle dans les luttes
de Tindépendance religieuse ei politique du peu-
ple bulgare ainsi que dans la défense des pays
bulgares contre les avides prétentions des Serbes
et des Grecs *).
A la presse périodique, il faut encore ajouter
les feuilles volantes, les livres et brochures,
ainsi que les mémoires adressés aux représen-
tants des Puissances et à la Sublime Porte elle-
même. Pour donner une idée de la vigueur et
de la prévoyance de la pensée politique bulgare
à cette époque, nous voulons tout simplement
rappeler le mémoire adressé au Sultan vers l'an-
née 1870 par un des comités révolutionnaires bul-
gares. Nous nous contenterons d'en citer ici le
fragment suivant :
« Les idées et intentions des autres peuples
de l'Empire, les Bulgares exceptés, ne sont plus
un secret pour personne. Nous ne craignons
pas d'être taxés de calomniateurs en déclarant
ce qu'eux-mêmes ne cachent point. Les uns, les
Grecs, travaillent à la restauration de l'Empire
byzantin, et les autres,- les Serbes, à l'agrandis-
sement de leur territoire. Nous ne condamnons
les tendances ni des uns, ni des autres, tant
qu'elles se tiennent dans les limites du droit,
mais aussitôt qu'elles le dépassent et qu'elles
empiètent sur le droit d'autrui, nous serons forcés
de nous y opposer. Les uns comme les autres
peuvent se flatter de l'espoir que la réalisation
de leur plan sera atteinte par le concours du
peuple bulgare, au cas où ils lui promettraient
les avantages résultant de la liberté. Et en vé-
rité, la promesse de liberté, de quelque côté
qu'elle vienne, excite le sentiment national du
'i l>. Mischeff. <s La Bulgarie dans le passé » (en bulgare;,
Sofia 1916;p. 141.
— 29—
Bulgare et lui fait palpiter le cœur de joie. Mais
le Bulgare préférerait manifester sa reconnais-
sance sous le protectorat des Sultans si ceux-ci
prenaient le titre de ses tsars.
» Sire ! Il n'y a pas un Bulgare, connaissant
les intérêts de son pays et de sa nation, qui
regarde d'un bon œil les efforts des uns, visant
à la restauration de l'Empire byzantin et ceux
des autres ayant pour but l'extension de leur
pays, les uns et les autres aux dépens des autres
nationalités; parce que si la perte d'un territoire
au Sud-Est de la monarchie ou d'un autre au
Nord-Ouest diminue l'éclat du trône resplendis-
sant de Votre Majesté Impériale, elle blesse aussi
l'intégrité du peuple et du pays bulgares. Malgré
tout cela, nous parlerions contre notre conscience
si par des flatteries nous cherchons à vous per-
suader qu'un mouvement des Grecs vers les
frontières de l'Albanie ou de la Macédoine, c'est-
à-dire là où l'élément bulgare commence, ou
bien qu'un mouvement des Serbes aux environs
des limites septentrionales de la Bulgarie, ne
seraient pas soutenus par les Bulgares de ces
parages...
» Malgré les torts que lui causent les plans
des peuples voisins en question, notre peuple
prendrait naturellement parti pour les uns et
pour les autres, non pas parce que les uns sont
de même confession et les autres de même race
qu'eux, mais bien parce que la liberté lui est
refusée et qu'il n'a rien d'autre à défendre, pas
même le foyer de ses pères. Voilà pourquoi le
Bulgare, dans sa simplicité de cœur, verra un
libérateur clans tout étranger conquérant de son
pays, ainsi qu'il en a été jusqu'à présent. Alors,
que faire pour empêcher le Bulgare de s'allier
à l'étranger? Comment lui inspirer le désir de
défendre l'Empire comme son propre pays? La
réponse est très simple : ?n lui accordant l'in-
dépendance à laquelle il aspire et en confirmant
ses droits qui l'attacheront à l'Empire, comme
à son propre foyer natal...
» Sire ! 6 millions de Bulgares, actifs et plein
-Sô-
de santé et de courage, qui habitent l'Empire à
partir des degrés de l'illustre trône de Votre Majesté
Impériale jusqu'aux confins de la Thessalie et
jusqu'aux frontières de la Serbie et de l'Albanie,
indissolublement unis au peuple ottoman par
des intérêts communs, ne sont pas quantité négli-
geable. Et si notre indépendance pouvait être
reconnue et confirmée sous le sceptre glorieux
des sultans, et si les sultans voulaient être en
même temps tsars des Bulgares, pourquoi n'of-
fririons-nous pas notre appui et notre force à la
monarchie ottomane ainsi que les magyars le
font pour l'Autriche et l'Algérie pour la France...
Alors, la diplomatie sera toute surprise de voir
un géant à l'endroit où elle est habituée à voir
un corps faible. De cette manière disparaîtrait à
jamais tout prétexte d'immixtion et de menace
de n'importe quelle puissance étrangère. En outre,
aucune puissance étrangère ne pourrait plus lou-
cher vers Constantinople, en donnant comme
raison la délivrance des chrétiens, parce que
ceux-ci seraient déjà libres et voudraient le
rester... En un mot, l'intégrité de l'Empire otto-
man serait mieux assurée par ces mesures sages
et justes, que par tous les traités diplomatiques
et ainsi la question d'Orient serait résolue d'elle-
même *).
Tout en travaillant à l'œuvre scolaire et re-
ligieuse, le peuple bulgare n'oublia pas non plus
la préparation de « l'ultima ratio », celle de la
force. Les guerres fréquentes et prolongées de
la Russie, de la Serbie et de la Grèce contre la
Turquie, au lieu de la liberté, n'avaient valu aux
Bulgares que misèie et dévastations (1800, 1811,
1829, 1852, 1854 et 1860). Les désillusions éprouvées
l'amenèrent à modifier ses vues sur les voies et
moyens à employer pour arriver à l'indépen-
*) P. Miliukoff, « Les relations serbo-bulgares dans la Ques-
tion macédonienne », dans [a Revue « Perioditcheski Balgarski
Pregled ». 5e année, livraison 9-10, p. 63-65.
- Si -
dance. Cela surtout après le traité de Paris (1856)
qui avait aboli le droit de protectorat de la Russie
sur les chrétiens de l'Empire ottoman. Les Bul-
gares caressèrent de plus en plus l'idée de con-
quérir eux-mêmes de haute lutte la liberté,
terme de tous leurs efforts. Les traditions glo-
rieuses ne manquaient pas, celles des insur-
rections de Pirot (1830), de Nisch (1840), de Vidin
(1851), dont la réduction dans des flots de sang
avait alimenté le feu sacré dans plus d'un cœur
et d'un esprit A Bucarest fonctionnaient des
comités révolutionnaires, éditeurs de journaux
révolutionnaires (le « Dounavski Lébèd » de Sava
Rakovski, le « Svoboda »> et plus tard le « Nesavis-
simost » de Luben Karaveloff). Luben Karaveloff
devint le philosophe de la révolution et Vassil
Levski, Boteff, St. Stanbouloff, comme ses pro-
pagandistes par le verbe et par le fait, comme
ses chefs à main armée.
A tous, Roumains et Serbes offraient l'hos-
pitalité. C'était pour eux un utile moyen de
pression au moment favorable pour obtenir de
la Turquie les avantages politiques ou écono-
miques dont ils pouvaient eux-mêmes avoir
besoin *.
Ce mouvement national organisé de tout le
peuple bulgare amena le Prince Michel de Serbie
à aiguiller dans des voies nouvelles la politique
de ses prédécesseurs à l'égard des Bulgares. Au
lieu de semer l'agitation dans les masses et de
les exciter à des soulèvements, par l'intermé-
diaire de ses agents, il noua des relations avec
les chefs et les représentants de ce peuple à
l'école, à l'église et surtout avec les dirigeants
des comités révolutionnaires.
A cette époque, la Serbie avec la dynastie des
*) Fr. Damé. « Histoire de la Roumanie contemporaine »,
Paris 190U, p. 188.
— 32 -
Obrénovitcli, qui venait d'être restaurée, était
toute à l'enthousiasme de plans grandioses. Venant
de consolider sa vie intérieure, elle se préparait
à marcher à la tête d'un mouvement d'affran-
chissement au dehors des frontières des Slaves
du Sud. Elle s'était persuadée être le seul repré-
sentant de l'idéal politique et populaire euro-
péen parmi les Slaves de la Péninsule des
Balkans et avait l'intention de jouer, au milieu
d'eux, le rôle du Piémont. Le Prince Michel est
considéré comme le protagoniste de cette idée
dans sa première phase, c'est-à-dire dans celle
de « Piémont des Balkans », et cela, non sans
raison, car c'est lui le premier qui, à partir du
jour de son avènement au trône (1860) jusqu'au
jour de sa mort . prématurée (1868), s'est mis
d'une manière énergique, systématique et cons-
tante à la réalisation du « Grand œuvre ». Cette
idée était son principe directeur de la politique
extérieure serbe.
Dès l'année 1859, raconte P. Miliukoff *,
Michel développait à Londres, dans une conver-
sation avec Kossuth, un programme d'ensemble
logique de politique pan-serbe.
Pour s'affranchir du protectorat de l'Autriche
et pour ne pas tomber en même temps sous
celui de la Russie, la Serbie doit s'appuyer sur une
confédération danubienne, avec la Roumanie et la
Hongrie comme membres, et, au moment de la
désagrégation de la Turquie, grouper autour
d'elle en une « masse compacte » tous les Slaves
du Sud. Tel serait le résumé de l'idée fonda-
mentale de cette conversation. Aussitôt son avè-
nement, Michel commença à organiser les forces
militaires de son pays et fit adopter par la
Skoupschtina une loi aux termes de laquelle à
l'armée permanente de 6000 hommes se trou-
vèrent encore ajoutés 50,000 hommes de terri-
toriale. En dépit des protestations de l'Autriche
■> Voir cette conversation dans la brochure de M. S. lJirot-
chanatz, lNi).">. Cf. g Le Prince Michel et la Solidarité des Balkani-
ques (en serbe).
— 33 —
et de la Turquie, l'instruction et l'armement de
« l'armée nationale » furent menés très rapide-
ment. Dans l'intervalle de 1861 à 1862, des volon-
taires des contrées slaves voisines entrèrent dans
les troupes de milice serbe en qualité de repré-
sentants des Slaves du Sud, et dans le nombre,
également des Bulgares, qui formèrent une « Lé-
gion bulgare » sous le commandement du pa-
triarche de la révolution bulgare, Sava Rakovski.
Sava Rakovski apportait son aide, allait
combattre et mourir pour l'idée d'une confédé-
ration balkanique qui l'enthousiasmait bien qu'avec
un certain scepticisme, dont le bien fondé se vérifia
plus tard. « Dans le monde diplomatique du jour,
écrivait-il dans son journal de Bucarest, « il n'y
a ni humanité, ni amour du prochain, ni foi :
tout y est égoïsme et avantage personnel. Aujour-
d'hui c'est le droit du plus fort qui domine ».
« Et si l'on s'occupe des Bulgares », ajoutait-il,
pour compléter sa pensée, « il faut y chercher
au fond un intérêt spécial ». Les Bulgares sont
entourés d'ennemis de tous les côtés; aussi n'y
a-t-il personne qui désire leur développement,
mais tous veulent profiter de leur faiblesse et cela
s'adresse aussi à tous les Slaves. Voilà pourquoi il
est préférable pour nous que nous sachions d'une
manière certaine quels sont nos ennemis, plutôt
que d'en avoir de secrets qui se cachent sous le
masque de bons amis.
En 1862, les Serbes attaquèrent la garnison
turque de Belgrade. Les volontaires et la « Légion
bulgare » de Rakovski prirent aussi part au san-
glant combat en leur qualité d'excellents tireurs.
La garnison turque répondit aux provocations
serbo-bulgares par le bombardement de Belgrade
et fournit ainsi à la diplomatie serbe un prétexte
pour exiger de la Sublime Porte de nouvelles
concessions. Maintenant la « Légion bulgare »
était devenue inutile. Au moment où Rakovski
venait d'adresser au peuple bulgare une procla-
mation enflammée pour l'appeler à un soulève-
ment général et se préparait à passer en Bul-
garie à la tête de sa légion, le gouvernement
3
— 34 —
serbe le força a quitter immédiatement Belgrade
et la Serbie.
Quatre ans plus tard des orages éclatèrent
en Europe. L'Autriche fit, avec la Prusse et
l'Italie, une guerre qui eut pour conséquence la
perte de Venise et l'exclusion de l'Autriche de
la Confédération germanique. Les principautés
danubiennes de Moldavie et de Valachie saisirent
l'occasion favorable qui s'offrait à elles au len-
demain de la bataille de Sadowa pour s'unir et
élire un Prince héréditaire. La Grèce, elle
aussi, profita du moment pour contraindre la Su-
blime Porte à certaines concessions. Seul, le
Prince Obrénovitch laissa passer le moment,
retenu qu'il était par des négociations avec la
Grèce (jusqu'à la fin de 1867), ainsi qu'avec le
Monténégro relativement à l'union de celui-ci
avec la Serbie.
La Convention militaire fut conclue à l'au-
tomne 1868. Après la conclusion des traité d'al-
liance avec le Monténégro et la Grèce, le Prince
Michel, poursuivant l'idée de l'unification des
Slaves du Sud, entra aussi en négociations avec
les Slaves d'Autriche et de Turquie. Aux termes
d'un accord avec un patriote croate, la Croatie
devait profiter de la crise intérieure d'où est sorti
le dualisme et qui a valu à la Hongrie l'égalité
de traitement avec l'Autriche (1867). La Croatie
devait s'unir à la Dalmatie pour entrer ensuite
dans la confédération des Slaves du Sud. En
même temps, la Serbie devait s'adjoindre la
Bosnie, le Monténégro, l'Herzégovine et la Bul-
garie.
Dans ce dernier but, le Prince Michel s'a-
boucha avec le comité révolutionnaire bulgare
de Bucarest. Après l'expulsion des « légionnaires»
de Belgrade, le désenchantement provoqué par
la Serbie ne s'était pas encore dissipé dans cer-
tains cercles révolutionnaires bulgares, mais
l'idée du Prince Michel parut si attrayante, échauffa
si fort les imaginations et flatta si passionément
1rs comités secrets altérés de liberté, que la
vieille humiliation fut bientôt oubliée cl que la
méfiance disparut.
- 35 —
Comme contre-poids aux esprits plus rassis,
aux hommes politiques plus pratiques qui avaient
adressé au Sultan le mémoire mentionné plus
haut, le comité révolutionnaire de Bucarest, di-
rigé par des littérateurs et des poètes, bouillants
entants des Balkans, élabora, le 14 janvier 1867,
en réponse à l'invitation venue de Belgrade, le
« programme des relations politiques entre les
Bulgaro-Serbes ou de leurs rapports amicaux »
et l'envoya au président du Conseil des Ministres
serbes, 1. Garaschanin.
» Dès maintenant, répondit Garaschanin, *)
nous ne pouvons pas encore tout d'un coup nous en-
tendre dans ce sens, et cela, non par notre faute, car
nous n'avons pas à hésiter devant les conditions
proposées. L'obstacle, ce sont les chefs eux-
mêmes qui ont signé le programme. Nous ne
voudrions pas, en effet, nous entendre sur un
projet qui, dans le cas où il ne serait pas approuvé
par le peuple bulgare lui-même, pourrait nous
causer plus de difficultés que nous valoir de
profit.
») Voilà pourquoi je pense qu'il est nécessaire
que le comité entreprenne d'exposer ses idées à
ses compatriotes et lorsqu'il sera évident qu'elles
sont admises par la partie la plus clairvoyante
et la plus influente des chefs de la nation pour
le plus grand bien de l'avenir bulgare, que l'on
procède alors à la discussion et à la rédaction
de l'accord qui deviendra également obligatoire
pour Serbes et Bulgares ».
De cette façon, la Serbie prétendait amener
le comité à prendre des engagements pour l'œu-
vre commune, sans, de son côté, s'engager à rien
de ferme. Le comité, quoique sous le charme de
la grande idée libératrice du Prince Michel, ne
pouvait pas oublier tout à fait les déceptions du
passé et les leçons qu'on y puisait. Aussi, la
réponse de Garaschanin fut-elle reçue avec une
certaine perplexité.
*) Cf. P. Miliukoff, op. cit. p. 245. Bucarest, le 14 janvier
1867.
36
En avril 1867, le comité révolutionnaire con-
voqua à Bucarest un Congrès auquel des « délé-
gués des différents pays de Bulgarie » assistèrent.
Le « Programme » fut présenter a la discussion
de cette assemblée qui prit à cet égard les réso-
lutions suivantes :
1. L'Union des Serbes et des Bulgares doit
se réaliser fraternellement sous le nom d'« Empire
des Slaves du Sud ».
2. L'Empire des Slaves du Sud se compo-
sera de la Serbie et de la Bulgarie (la partie
bulgare comprendra les territoires de : Bulgarie,
Tlirace, Macédoine).
3. Le chef du Gouvernement commun à
constituer sera le souverain serbe actuel, Michel
Obrenovitch, avec transmission héréditaire.
4. Le drapeau national de cet Empire devra
être commun et aux armes des deux peuples.
Il en sera de même des monnaies.
5. Chaque pays conservera sa langue' com-
me langue officielle. Aussi les fonctionnaires
devront-ils être de la nationalité au milieu de
laquelle ils vivent et parlent la langue de la con-
trée.
6. Les lois serbes en vigueur devront être
traduites en bulgare et seront introduites en
Bulgarie. Toutes les dispositions de l'Empire
des Slaves du Sud seront sans exception publiées
dans les deux langues, serbe et bulgare et simul-
tanément.
7. La religion orthodoxe est la religion domi-
nante ; mais les confessions sont libres.
s. Les affaires religieuses seront gérées par
un synode indépendant et mixte, avec des repré-
sentants des deux peuples. Le synode sera repré-
senté par le métropolite-primat et par les évo-
ques d'apirs leurs diocèses répartis sur la base
de la nationalité de la population. C'est le synode
qui ('-lit les évêques, mais la nomination de ces
derniers sera confirmée par le gouvernement.
'.». Le chef de l'Etat nomme les ministres de
telle sorte que parmi eux il y ait des Serbes et
des Bulgares.
- 37 -
10. Les représentants de la nation seront
élus proportionnellement par les deux peuples
de l'Etat, et cela, suivant les dispositions élec-
torales aujourd'hui existantes en Serbie.
11. La capitale de l'Empire des Slaves du Sud
sera celle que détermineront les représentants
de la nation.
12. Le chef du synode et du clergé aura
son domicile dans la capitale*).
Pour la mise à exécution de ces décisions
générales, le Congrès élut une « Ouprava » de
sept personnes demeurant à Bucarest, qu'il char-
gea de continuer à travailler en vue d'atteindre
le but préalabement indiqué. L'accord devait avoir
force de loi après signatures apposées par le
gouvernement serbe et par î'« Ouprava».
Le procès-verbal ci-dessus ne donna pas
non plus satisfaction à Garaschanin , d'abord
parce qu'à cette époque les Serbes avaient déjà
donné libre cours à leur propagande tendant à
faire croire que la Macédoine est serbe, tandis
que le Congrès bulgare avait déterminé les ter-
ritoires de la future union qui devraient être
considérés comme bulgares et, en deuxième lieu,
parce que Garaschanin n'ignorait pas une autre
tendance des cercles révolutionnaires bulgares,
à savoir celle de réaliser le dualisme en Turquie,
idée dangereuse pour les plans serbes qui pou-
vaient, d'une façon rapide et sûre, unifier le
peuple bulgare en une puissante organisation
politique, garantie par l'empire ottoman.
Outre le «Programme», Pirottchanetz place
encore dans son livre un traité en due forme,
soi-disant conclu entre le gouvernement serbe
et l'« Ouprava». .Mais bien des considérations
induisent à penser que ce traité est apocryphe.
L'une d'elles est que Pirottchanetz ne nous y
fait pas savoir les noms de ceux qui l'auraient
signé ; la deuxième est que ce traité ne figure
*) Iv.-Ev. Gheschoff. « Evlogï Ghéorghieff », Traits de sa
vie et documents pris dans ses archives. Revue de la Société lit-
téraire de Bulgarie iA'l-i, I, 1900, Sofia, C. I'. Miliukoll, p, 247.
— 38 —
nulle part parmi les documents historiques bul-
gares ; la troisième, que ce traité serait en con-
tradiction avec la décision du congrès qui fixe
que les contrées qui devront constituer la Bul-
garie sont : la Bulgarie proprement dite, la
Thrace et la Macédoine. L'«Ouprava» aurait été
obligée de s'en tenir exactement à la décision
du Congrès et n'aurait pas osé conclure des
traités et s'attribuer, par là, des droits plus
grands que ceux qui lui avaient été donnés par le
Congrès. Enfin, si Garaschanin avait eu le souci
de demander un accord reposant sur le consen-
tement du peuple, il aurait été encore plus cir-
conspect lors de la conclusion d'un traité falsi-
fiant la volonté du peuple exprimée par une
décision solennelle.
Il est avéré que le mouvement d'union serbo-
bulgare et d'unification des Slaves du sud était,
à cette époque, soutenu et encouragé par la
diplomatie russe. L'initiative de la convocation
du Congrès bulgare à Bucarest fut prise par
l'agent diplomatique russe de cette ville et par
celui de Serbie, Magazinovitch. L'idée elle-
même n'était pas très populaire parmi les Bul-
gares qui avaient concentré tous leurs efforts
dans la lutte contre le Patriarchat grec pour
obtenir l'indépendance religieuse et l'unification
ethnique dans les limites de l'Empire turc. C'est
peut-être parce que le prince Michel comprit
que les Bulgares, en se rapprochant des Turcs et
en obtenant une hiérarchie ecclésiastique, très
large, opposeraient bientôt une barrière de granit
aux convoitises serbes sur les territoires bulga-
res, c'est peut-être aussi parce que, après son
voyage de 1867 en Europe, il fut persuadé que, tout
à ses complications diplomatiques, cette dernière
ne manifesterait aucun intérêt pour l'Orient et
ne serait pas portée à le soutenir dans la réalisa-
tion de ses plans audacieux, c'est peut-être enfin,
pour l'une et pour l'autre de ces raisons, que, après
son entrevue avec Andrassy, Michel s'empressa,
en rentrant en Serbie, de remplacer Garaschanin
par Yov. Ristitch, diplomate habile et circonspect.
Dès cette même année, il se rapprocha des
_ 39 —
Turcs, chassa les Bulgares qui étudiaient clans
les écoles serbes et renvoya les légions bul-
gares qui, en 1862, avaient combattu avec le plus
grand courage contre les Turcs de Belgrade*).
Et c'est ainsi que le Prince Michel se rendit
coupable de trahison contre sa propre idée d'un
royaume des Slaves du Sud. Ceci froissa les Russes
au plus haut degré. Après l'assassinat du Prince
Michel (1868), la Serbie s'adonna à l'influence
autrichienne. Alors, les sympathies des Russes
se tournèrent vers les Bulgares**).
A ce moment, les Bulgares se trouvaient
au plus fort de leur lutte pour l'indépendance
religieuse. Au début, la conduite de la Serbie à
ce sujet fut indécise. Elle travailla tout d'abord
à l'unisson de la Russie et soutint jusqu'à un
certain point les réclamations des Bulgares. Et ce
n'est qu a partir du moment où dans la discussion
on laissa de côté la question des « diocèses pure-
ment serbes de Bosnie et d'Herzégovine et de
vieille Serbie » que les Serbes envisagèrent en
toute tranquillité les négociations entre les Bul-
gares et le Patriarche. Les Serbes n'avaient pas
alors encore définitivement abandonné l'idée
d'une alliance serbo-bulgare. L'agent serbe à
Constantinople envoyait à l'époque à son gou-
vernement des rapports comme celui-ci : « Nous
devrions reconnaître l'Eglise bulgare : nos pro-
pres intérêts l'exigent ainsi que les intérêts
de ce peuple qui nous est apparenté, avec lequel
nous sommes tenus de vivre en paix, en bonne
intelligence et en amitié pour notre avenir com-
mun... Par la reconnaissance de l'Eglise bulgare,
nous ne ferons qu'être sincères envers nous-
mêmes; car nous n'avons cessé de protester du
bon droit des Bulgares. Par cette mesure nous
paralyserions aussi les manoeuvres de nos enne-
mis qui sont persuadés que dans le cas où les
Bulgares réussiraient, nous nous séparerions de
ces derniers***) ».
*) St. Novakovitcli. « Srpska kniga », Belgrade 1900, p. 62.
**) Professeur M. Voukitchevitch et D.-X. Semis, p. 139.
***) P. Miliakoff, p. 266.
— 40 —
Peu de temps s'était écoulé depuis la con-
fection de ce rapport que les événements mon-
traient en effet que les Serbes se séparaient des
Bulgares, dés que ceux-ci eurent atteint leurs
fins. Ils passèrent au camp ennemi c'est-à-dire
à celui des Grecs.
Conformément à l'art. 10 du firman, par
lequel la Sublime Porte instituait l'Exarchat
bulgare, certains diocèses pour lesquels les Bul-
gares réclamaient des évêques devaient être
fixés au moyen de plébiscites parmi les popula-
tions du lieu*). En vertu de cette disposition et
de la volonté de la population locale manifestée
d'une façon unanime et énergique la Sublime
Porte délivra un bérat accordant des évêques à
Okhrida et à Scopié (Uskub). Mais Okhrida et
Scopié sont le cœur de la Macédoine.
C'est ce jour là que naquit la question ma-
cédonienne. L'esprit national bulgare porta un
premier coup écrasant à l'idéal impérialiste des
Serbes et des Grecs. Mais ces derniers ne désespé-
rèrent pas. Avec des méthodes, des forces et des
moyens nouveaux, tantôt unis, tantôc séparément,
ils engagèrent une lutte acharnée contre l'élé-
ment bulgare en Macédoine et, par suite, contre
tout le peuple bulgare.
« Ton idée ne périra point » : telles furent
les paroles que les Serbes gravèrent sur le mo-
nument du Prince Michel. Elles témoignent de
l'opinion politique serbe qui n'avait pas changé
même après la mort violente du Prince. Désor-
mais, l'idée d'une Confédération balkanique, d'une
union avec la Bulgarie est délaissée, pour faire
largement place à celle, lancée dix années au-
paravant, que la Macédoine est serbe. La vic-
toire bulgare au sujet de la question religieuse
*) Aht. 10 du firman du 11 mars 1870: « Si toute la popula-
tion orthodoxe, ou tout au moins, les deux tiers de cette popula-
Lion le désirent, leurs affaires culturelles seront dévolues à l'Exar-
chat. Ainsi, dans d'autres localités que celles indiquées ci-dessus,
et si ce vœu a été clairement exprimé, on fera comme la popula-
tion le désire. Mois cette permission ne peut être accordée qu'avec
le consentement ou sur la demande de toute la population ou, au
moins, de ileux tiers d'entre elle »,
- 41 —
arracha le masque de la politique serbe, qui
ouvrit maintenant ouvertemeut et sans pudeur
l'ère des attentats contre les pays bulgares.
Lorsqu'en 1875 l'insurrection de la Bosnie
et de l'Herzégovine eut commencé, la Serbie
crut que le moment favorable pour réaliser
l'idée du « Piémont des Balkans » était arrivé.
Elle déclara la guerre à la Turquie, mais fut
vaincue.
A la veille de la guerre turco-russe qui
éclata quelques temps après la conclusion du
traité de paix serbo-turc, la Serbie s'empressa de
sonder le gouvernement russe sur les conditions
auxquelles la Serbie pourrait aussi entrer en
guerre avec la Turquie. Jovan Marinovitch, dé-
légué dans ce but à Pétersbourg, était porteur
de la part du gouvernement serbe des instruc-
tions suivantes: 1. Exiger de la Russie une
assistance financière ; 2. Obtenir d'elle la garan-
tie que le cercle serbe de Kraïna ne sera pas
victime d'une invasion possible de la part des
Turcs, pour que la Serbie ne soit pas par là isolée
de la Russie ; 3. S'informer des compensations
territoriales que recevrait la Serbie pour sa col-
laboration. La Russie donna une réponse géné-
rale : l'affaire des compensations sera réglée lors
de la conclusion de la paix et la Serbie pourra
en recevoir dans la mesure du service rendu.
Les Serbes ne se découragèrent pas et poursui-
virent les négociations. Le Prince Milan en per-
sonne se rendit à Ploescti où se trouvait alors
l'empereur Alexandre II, pour traiter des condi-
tions de son intervention armée. L'empereur lui
fit la réponse suivante : « Je ne vous engage
pas, je ne vous force pas, mais vous pouvez, si
vous voulez » et ne manqua pas en présence
des gands-ducs, des généraux et des ministres,
de lui reprocher la guerre déclarée à la Tur-
quie une année auparavant comme une grande
faute.
Les Russes passent le Danube; ils sont de-
vant Plévna. Le siège de cette forteresse traîne
en longueur: il impose à l'armée russe des sacri*
— 42 —
fices lourds et pénibles. C'est précisément le mo-
ment où l'armée russe a le plus besoin de secours.
« si les armées serbes ne passent point la fron-
tière dans un espace de douze jours, déclare
l'empereur de Russie lui-même au colonel serbe
Katardjiou, plénipotentiaire du Prince de Serbie au-
près du quartier général russe, la Serbie est perdue
et son avenir national est à jamais compromis. Si
la Serbie persiste dans l'inactivité elle perdra
aussi les sympathies de la Russie tout entière.
Si elle entre en guerre elle poura prétendre
à un avenir et je soutiendrai ses aspirations.
S'abstient-elle de prendre part à la lutte, je la
laisse à elle-même : dites cela au Prince et à son
gouvernement. Dites aussi au Prince que s'il fait
marcher ses armées dans un espace de douze
jours, il me rendra un service important et que
je compte sur lui. Vous n'avez rien à craindre
du côté de l'Autriche».*) Aussitôt, sur le désir
de l'agent serbe, il fut télégraphié au ministre
des finances russe d'envoyer au Prince Milan un
million de roubles. Mais le Prince Milan et son
gouvernement trouvaient toujours des prétextes
de faire traîner les pourparlers dans le but de
tirer profit de la situation précaire des armées
russes, pour contraindre l'empereur de Russie à
prendre des engagements concrets au sujet des
futurs compensations territoriales. Sur ces entre-
faites, Plévna capitule (le 28 novembre) et la
route de Constantinople est ouverte. La guerre
est presque décidée pour les armées russes, la
victoire paraît assurée, alors (le 1er novembre
1877), le gouvernement serbe s'empresse de
prendre part à la guerre bien que les questions
sur lesquelles on négociait avec les Russes et qui
constituaient un motif apparent de ne point par-
ticiper aux opérations, ne fussent pas encore
réglées.
La marche des opérations militaires des
Serbes et, plus tard, leur régime terroriste à
'i P. Miliukoff. «Relations entre les Serbes et les Bulgares ».
Recueil du journal RousI;oé-bogr<txtvo, 1899. p. 272.
- 43 —
l'égard de la population des territoires occupés,
dévoilèrent clairement les buts de l'intervention
serbe. Les Serbes n'avaient contre eux que des
corps turcs insignifiants qui, d'après Ristitch *)
s'élevaient environ à 46,000 hommes, ainsi ré-
partis : A Vidin, Koula et Bélogradtchik 8530;
aux environs de Pirot, Béla-Palanka et Svéti-
Nicolas, approximativement 11,800 ; à Nisch,
Mramor, Prokouplé et Kourschoumly, 8000; à
Novi-Bazar, Sénitza, Vischégrad et Plévlé, envi-
ron 17,000; soit, en tout, 45,340 hommes. En
outre, les Russes avaient déjà résolu le problème
capital. Plévna était pris ; les Russes étaient sur
les derrières de ces troupes turques ne repré-
sentant que des hordes composées d'éléments
réunis au hasard et incapables de toute résistance.
Les Serbes s'emparèrent de Nisch, Pirote, Béla-
Palanka et Vrania, et, au lieu de se joindre aux
Russes, envoyèrent leurs troupes à Kossovo qu'ils
jugèrent plus utile d'occuper, cela d'autant plus
que la localité était déjà abandonnée par les
armées turques.
Lorsque le moment de la conclusion de la
paix fut proche, Miloslav Protitch fut envoyé à
Pétersbourg pour défendre les intérêts serbes
avec les instructions suivantes : 1. Exigence de la
reconnaissance de l'indépendance de la Serbie;
2. Garantie à la Serbie des dédommagements
territoriaux déterminés. Les Serbes élevaient
des prétentions sur: Vischégrad, Phaga, Belo-
Polé, Bérana, Débre, Vélès, Schtip, Djoumaïa,
Kustendil, Radomir, Dragoman, le col des Ghina,
Konaschtitza, Stara-Planina, le col de Svéti-
Nicolas, jusqu'à Bélogradtchik et Koula avec
Vidin. Ces localités délimitent un territoire qui
constitue: 1. le département de Nisch, avec les
districts de Nisch, Pirot, Vrania, Leskovetz,
Prokouplé, Kourschoumly et Trn. ; 2. le dépar-
tement de Prisren, avec les districts de Prisren,
Louma, Diakovo, ipek etTétovo; 3. le départe-
*) « Histoire diplomatique de la Serbie» (en serbe), 1898. p,
60-64.
— 44 —
ment de Skopié, avec les districts de Skopié, Kou-
inanovo, Kratovo, Kgri-Palanka, Kotchani, Rado-
vich. Schtip; 4. le département de NoviBazar,
avec' les districts de Novi-Bazar, Mitrovitza, Yas-
solévitz, Tarnovitz, Bélo-Poptzi, Prépolé, Kola-
schin, Sénisch, Novivarosch et Plévlé. *)
Pour réaliser ces exigences, les Serbes en-
voyèrent le colonel M. Leschanin, appuyer le
colonel Katardjiou. Le colonel Leschanin était
porteur des lettres du Prince Michel au Grand-
duc Nicolas et au Comte Ignatieff. Aussi bien à
Pétersbourg qu'au quartier général russe, les en-
voyés serbes sont reçus avec étonnement. De sa
conversation avec Giers, Protitch eut l'impression
que les intérêts bulgares n'étaient plus d'ores et
déjà protégés contre les Turcs mais bien contre
les Serbes. **)
Giers répondit à Protitch que tous les territoires
occupés par les Serbes étaient bulgares- et que
de Tavis des Russes il était injuste de livrer
le peuple bulgare aux mains des Serbes *•'). Telle
était à l'égard des Bulgares le bon vouloir de
l'opinion publique russe, que la propagande chau-
vine serbe n'avait pas encore pu induire en
erreur sur la situation. Protitch eut soin de ga-
gner à sa cause quelques journaux russes. Le
Roussky Mir et le Novojé-Vrémia ouvrirent leurs
colonnes aux Serbes et par là commença dans
l'opinion publique la propagande serbe; elle dé-
buta par la Russie pour élever la tête plus tard,
gagner en largeur et en profondeur et atteindre
peu à peu le summum de la virtuosité dans ses
méthodes. Déjà à cette époque l'empereur de Russie
prescrivit une enquête pour séparer le bon grain de
la vérité de l'ivraie, du doute et des procédés
tendancieux ainsi que pour établir sur la base des
constatations faites qu'en effet Nisch, Pirot, Vra-
nia et Leskovetz étaient habités par des Bul-
*) Ristitch, p. 111-113,
•i Ihid. p. 116-117.
-. //<„/., pp. 113, 1 13.
- 45 —
gares*). Le Prince Tcherkasky, lui-même, qui
n'avait aucune sympathie pour les Bulgares,
s'éleva contre les prétentions serbes.
Le traité de San-Stéfano fut conclu par le
Comte Ignatieff sur la base de la frontière ethni-
que de la Bulgarie **). Lorsque plus tard un agent
serbe lui reprocha d'avoir alors observé une
attitude partialement, bienveillante aux Bulgares
le Comte Ignatieff, bondit de sa place, et sortit de
son casier une liasse de documents utilisés lors de
la conclusion de la Paix de San-Stéfano. Il étala
quelques cartes et manuels scolaires serbes qui
démontraient que les territoires donnés aux
Bulgares n'étaient nullement serbes, mais bul-
gares***).
Cependant le traité de San-Stéfano dut être
soumis à une révision de la part des puissances
européennes. Il fut annoncé que dans ce but un
congrès se réunirait à Berlin. Les différents Etats
se hâtèrent de s'entendre sur les questions encore
avant la réunion de l'assemblée. Ce fut alors que
la Serbie à la recherche de cessions de territoires
et d'appui pour ses intérêts s'adressa à l'Au-
triche. L'Autriche n9 voulut pas entendre parler
de cessions de territoires sur les frontières de la
Bosnie et de l'Herzégovine. Ristitch, envoyé pour
traiter avec Andrassy télégraphiait le 28 mai (8
juin): « J'ai eu un long entretien avec Andrassy.
Il accepte un agrandissement territorial du côté
de Vrania et Pirot. Il est en outre prêt à nous
*) St. Tchilinghiroff. <• La Pomoravie d'après des documents
serbes », p. 77. (Voyez l'édition française « Le Pays dé la Morava,
d'après les témoignages serbes », Lausanne 1917.)
**) Il faut ajouter qu'avant le traité de San-Stéfano, les l'ron-
tières ethnographiques de la Bulgarie avaient aussi été fixées dans
les résolutions des protocoles de la Conférence de Constantinople
de l'an née 1876. Cf. les débats du 11 au 23 décembre.
***) P. Miliukoff, I*. 274. « Ce fait est raconté par un écrivain
serbe ». Cf. la brochure: Dr Wladan, i Iovan Ristitcli u srpskoj
spolnoj politici Beograd 1898 p. 85 (Dr Wladan, ancien président
du Conseil, Wladan Georgevitch) et lov. Ristitch (régent et prési-
dent du Conseil des ministres sous Milan), dans la politique exté-
rieure serbe, en serbe.
— 46 -
donner son appui aux conditions suivantes : la
Serbie devra conclure un traité de commerce avec
l'Autriche et céder l'exploitation de ses chemins de
fer à la Société des chemins de fer ottomans ».
Le Prince Milan consentit et la Serbie obtint au
congrès de Berlin tout un territoire composé de
pays bulgares, à savoir: la Pomoravie. Mais les
Serbes restèrent mécontents de ces grandes aqui-
sitions. « Quelle consolation nous reste-t-il alors ? »
demandait Ristitch aux plénipotentiaires russes.
— » Il vous reste cette consolation, répondit le
baron Jomini, que cet état de choses n'est que
temporaire et que dans quinze ans, au plus tard,
nous réglerons notre compte avec l'Autriche » *).
Mais « après le congrès de Berlin, disent
les auteurs de l'Enquête Carnegie, PAutriche-
Hongrie était entrée en relations plus étroites
avec le roi Milan de Serbie. Celui-ci signa en
1881 un traité secret aux termes duquel (§ 7) PAu-
triche-Hongrie déclara officiellement qu'elle « ne
fera pas d'opposition, qu'elle est même prête à
soutenir la Serbie vis-à-vis d'autres puissances,
au cas où la Serbie trouverait la possibilité de
s'entendre avec celles-ci sur l'extension de ses
frontières au sud, sans s'agrandir du côté du
Sandjak de Novi-Bazar ». En 1889, quand ce
traité fut renouvelé, P Autriche-Hongrie promit en
termes encore plus clairs qu'elle « soutiendra
l'expansion serbe dans la vallée du Vardar ».
Par ce traité, PAutriche-Hongrie aiguillait l'Etat
serbe vers les pays du sud comme compen-
sation alors que ces pays jusque dans les an-
nées 1860-1870 de l'aveu" général, même du côté
serbe, avaient été regardés comme bulgares.
Par là, elle enlevait à la Serbie tout espoir de
s'agrandir à l'ouest et de s'agréger de ce côté
cette partie du peuple serbe, habitant la Bosnie
et l'Herzégovine » **).
*) P. Miliukoff, p. 276.
"i « Enquête dans les Balkans. » Rapport présenté aux Direc-
teurs de la Dotation Carnegie pour la paix internationale, par les
membres de la Commission d'enquête. Paris 1914, p. 7.
— 47
Le peuple bulgare avait maintenant la possibi-
lité de diriger ses destinées dans un état national
libre et indépendant. De même qu'auparavant en
Grèce et en Serbie, de violentes tempêtes se dé-
chaînèrent sur la Bulgarie jusqu'à ce que la vie
publique et politique du pays pût être canalisée
dans un courant régulier. La Serbie pleine d'en-
vie et de rancune, n'attendait que le moment
propice pour se jeter sur la Bulgarie et satisfaire
des appétits qu'elle n'avait pu satisfaire au con-
grès de Berlin. Le 6 (19) septembre 1885, par le
coup d'Etat de Philippopoli, la Bulgarie du Nord
et celle du Sud se déclarèrent unies et procla-
mèrent le Prince Alexandre de Battenberg sou-
verain commun des deux provinces. Au mo-
ment où les Bulgares, s'attendant à une attaque
de la part de la Turquie, dont les droits souve-
rains étaient lésés par cet événement, avaient
rassemblé leur armée à la frontière turque, on
faisait à Belgrade des préparatifs dans un but
d'agression ou, du moins, de chantage.
« La politique serbe ne pouvait pas viser à en-
traver l'union de la Bulgarie avec la Roumélie;
cependant, en ce moment, elle comptait, pour le
moins, maintenir Téquilibre politique dans la pé-
ninsule et obtenir une garantie pour son avenir
national. Une rectification de frontière vers l'Est
et un agrandissement au Sud : tel était le but du
gouvernement serbe en cette circonstance.» Voi-
là ce que notait alors dans son journal Pi-
rot tcluinet z qui était en ce moment un des mem-
bres du gouvernement serbe.
Le roi Milan, qui, à cette époque se trouvait
hors de Serbie, s'empressa de prendre langue
à Vienne, et de là déjà il télégraphia à son gou-
vernement de commencer* la mobilisation. Le 8
(21) septembre, il retourna à Belgrade et convo-
qua un Conseil des ministres sous sa présidence.
Il fit part à ses ministres des démarches qu'il
avait faites à Vienne, communiqua ses impres-
sions dont la substance était que les grandes
puissances n'étaient pas encore au courant des
événements et qu'elles voulaient surtout éviter
— 18 —
toute complication. « Mais les désirs des diplo-
mates ne sont pas décisifs pour nous, observa-t-il.
Nous sommes forcés en raison du traité de Berlin
de défendre nos intérêts politiques et nationaux,
advienne que pourra ». Le Conseil des ministres
approuva ces vues et envoya Voukaschin Pétro-
vitch à Vienne pour y conclure un emprunt en
vue de la guerre projetée.
Milan ordonna à Voukaschin Pétrovitch de se
rendre auprès de Kalnoky et de Kalay et de leur
déclarer que la Serbie ne voit pas la possibilité
de ne pas attaquer la Bulgarie ? Kalnoky se pro-
nonça résolument contre le projet serbe. Il
conseilla de ne mobiliser qu'une division et de
la concentrer à Nisch. « Lorsque cela aura été
accompli sans bruit, dit-il, le gouvernement serbe
n'aura qu'à s'adresser aux grandes Puissances ainsi
qu'à nous, et réclamer ou bien le rétablissement du
statu quo en Roumélie ou la concession à la Serbie
d'une compensation correspondante pour que l'é-
quilibre entre la Serbie et la Bulgarie ne soit pas
rompu (*). Si votre roi suit mon conseil, dites-
lui que j'espère, dans le cas ou la Bulgarie gar-
derait la Roumélie Orientale, que la Serbie re-
cevra en compensation au moins le pays envi-
ronnant Trn et Breznik, avec ces deux villes
elles-mêmes. Mais si, malgré mes conseils d'ami,
il déclare la guerre, il ne recevra rien, dans le
cas même où l'armée serbe serait victorieuse. »
Kalay parla dans le même sens et prédit même
à Voukaschin, que les Serbes seraient battus.
« Vous ne connaissez pas les Bulgares, dit-il
entre autres, vous les prenez pour des « jardi-
niers », mais ce sont des hommes braves et prêts
à combattre. Je crains qu'une guerre avec eux
ne vous mène pas à bonne fin; mieux vaudrait
ne pas en découdre avec eux »(**).
La prédiction de Kalay s'accomplit. Bien
*) Dr Wladan Djordjévitch. « Histoire de la guerre serbo-
bulgare » 1908, t. 1. p. 51 en Serbe.
*') S. Radeff. « Les constructeurs de la Bulgarie contempo-
raine », t. 1. p. ÔU3.
— 49 —
laissés en plan par les officiers russes et surpris
traîtreusement, tandis que leurs forces étaient
concentrées à la frontière turque, les Bulgares
se tournèrent à marches forcées contre l'ennemi.
(La Bulgarie ne disposait pas alors de chemins
de fer.) 11 y avait là militairement un tour de
force qui remplit le monde d'admiration. Ils vain-
quirent et le poursuivirent jusqu'à Pirot et Nisch.
C'est alors que l'Autriche sauva la Serbie par
l'intervention.
Après 1885, la propagande serbe en Macé-
doine recommença, plus énergiquement que ja-
mais, opiniâtre et systématique. Toute une lit-
térature chauvine vit le jour pour convaincre
les Serbes et le dehors que la Macédoine était
serbe : l'Histoire et la Science y étaient falsifiées
ad hoc. Un état de chose évident, flagrant était
nié, des efforts et des sacrifices étaient consentis
pour cacher la vérité manifeste que la population
était bulgare, et qu'elle parlait bulgare, ayant un
caractère et une conscience foncièrement bulgares.
Par suite de l'impossibilité de s'étendre à
l'ouest, la Serbie cherchait air et espace pour
son existence. Elle avait besoin d'une sortie du
côté de la mer et de voies pour sortir de l'état
d'isolement dans lequel elle se trouvait. Les
théories nouvelles sur la Macédoine et les thèses
des littérateurs chauvins serbes étaient accueillies
par le peuple serbe tout entier avec avidité et
avec un sentiment de soulagement. Les idées ra-
jeunies des Panta Stretkovitch, Miloschévitch et
Draguischévitsch tinrent bientôt toute la Serbie
sous le charme. Et désormais dans ce pays
égaré, il n'y eut plus personne pour se pro-
noncer contre l'annexion de la Macédoine à la
Serbie. Cette tendance devint comme un principe
fondamental, un dogme sacré et intangible de
la politique extérieure de la Serbie. 11 n'y avait
de différence de vues entre les partis que relati-
vement au moment où cette question devait être
soulevée et où il fallait procéder à sa solution.
A cette époque, l'Autriche elle aussi qui voulait
paralyser la propagande serbe en Bosnie et Her-
— 50 —
zégovine encourageait les prétentions serbes sur
la Macédoine *).
Dans la période comprise entre les années
1885 et 1912, année de la réalisation de la ligue
« balcanique », en Serbie deux courants luttaient
l'un contre l'autre. Le premier voulait l'an-
nexion à la Serbie de la Macédoine tout en-
tière. C'était celui de l'ancienne génération et
des chauvins extrêmes, qui rêvaient la restau-
ration de l'Empire du tzar Douchan. Le second
courant, plus « modeste » et plus « pratique » était
en faveur d'un partage « fraternel » de la Ma-
cédoine entre Serbes et Bulgares. Mais cette
générosité elle-même n'allait pas plus loin qu'à
accorder aux Bulgares la contrée limitée par la
vallée de la StroUma, en se réservant pour soi-
même toute la Macédoine occidentale et centrale.
A ces deux courants la Bulgarie opposait l'idée
de l'autonomie de la Macédoine, assurée que de
cette façon la population bulgare serait délivrée
du terrorisme étranger et qu'on éliminerait l'agi-
tation, les insinuations et les séductions étran-
gères. On voyait là ausi le moyen de mettre les
pays bulgares à l'abri de tout attentat du dehors.
Dans les dernières années, après s'être per-
suadé que, malgré la falsification de l'histoire et
de la science, pratiquée longtemps par les pro-
fesseurs et les publicistes serbes, malgré les énor-
mes sacrifices gaspillés en agitations, malgré les
fondations d'écoles, le régime des bandes et les
pratiques de corruption en Macédoine, ce pays
demeurait bulgare, avec une population d'une
conscience nationale bulgare profondément enra-
cinée et inébranlable et que cette population ne
cessait d'aspirer à la réunion à la Bulgarie, la
majorité du peuple serbe consentit à l'idée d'un
partage de la Macédoine après entente avec la
Bulgarie, sous la forme d'une alliance entre les
deux peuples.
Cette idée d'alliance trouvait en Serbie beau-
') Cf. l'article de la « Politische Korrespondenz » du 9 avril
1885.
— 51 —
coup plus d'adhérents qu'en Bulgarie, parce que
dans cette dernière l'expérience historique met-
tait en garde contre tout enthousiasme déréglé en
faveur de pareils projets. En peu de temps l'histoire
avait donné de si nombreuses preuves du manque
de sincérité des Serbes; que les Bulgares, mal-
gré leur propension à enthousiasme pour les idées
humanitaires et démocratiques, les sentiments
de fraternité, de concorde et de paix, les formules
d'unification slave, étaient très réservés et très
circonspects.
En principe, personne en Bulgarie n'était
contre um alliance avec la Serbie. Mais la
question de Macédoine s'opposait à tout essai
de réalisation de cette alliance. La partie plus
faible — la Serbie — demandait des concessions ;
la plus forte — la Bulgarie — n'en avait pas besoin ;
en faire, c'était embrasser une politique de renon-
cement national. « La première, écrit Miliukoff, *)
avait acquis, par ses essais infructueux, la con-
viction de son impuissance, mais croyait pouvoir
résoudre elle-même ces questions nationales; la
deuxième n'avait dans son passé, que des succès
à enregistrer et espérait mener son unification
à bonne fin, aussi heureusement qu'elle l'avait
commencée. "On peut, dès lors, se représenter le
peu de chance des projets d'entente serbes, s'ils
ne sont pas imposés du dehors ».
C'est ce qu'écrivait Miliukoff encore en 1899.
Quant aux Serbes, ils avaient reconnu cette vé-
rité bien auparavant et, pour mettre leurs plans
à exécution, ils guettaient le moment favo-
rable. Les temps où la direction de la politique
extérieure bulgare était confiée aux mains de
gouvernements continuellement accessibles aux
suggestions du dehors, surtout à celles de la
Russie, leur parurent particulièrement favo-
rables.
La Serbie fit à maintes reprises des tenta-
tives de partage. Longtemps la Bulgarie ne mon-
tra que de l'aversion pour toutes ces coquette-
*) « Relations entre les Serbes et les Bulgares », p. 281.
— 52 -
ries. Ce n'est qu'en 1897, lorsqu'en Bulgarie le
parti du peuple Narodna Partija fut au pouvoir
que le gouvernement serbe réussit à entamer des
pourparlers au sujet du partage de la Macé-
doine.
En 1896, le Prince Ferdinand, après sa recon-
naissance comme souverain légitime de la Bul-
garie, rendit visite à quelques cours d'Europe, et,
à son retour en Bulgarie, s'arrêta à Belgrade. Là,
au Palais Royal serbe, le roi Alexandre toucha la
question du partage de la Macédoine, lors d'une li-
quidation éventuelle de la question macédo-
nienne et fit la proposition d'attribuer la Macé-
doine occidentale, avec Salonique, à la sphère
d'influence serbe. Lorsque, l'année suivante, le
roi Alexandre rendit sa visite à Sofia, il y eut
entre les gouvernements serbe et bulgare des
négociations verbales en règle sur la délimita-
tion des sphères d'influence des deux peuples
en Macédoine. C'est ainsi que, pour la première
fois, la Bulgarie accéda officiellement au prin-
cipe du partage du pays. Dès l'année suivante,
le gouvernement qui succéda au cabinet du Dr K.
Stoïloff chargea l'agent diplomatique de Bulgarie
à Belgrade de déclarer que le gouvernement
bulgare renonçait à continuer les pourparlers-
menés jusqu'alors, parce qu'il estimait que la
question macédonienne ne saurait être résolue
sur la base des sphères d'influence *).
La Serbie saisit le second moment favora-
ble en 1902, au temps d'un autre gouvernement
russophilft, celui du Dr DanelT. Ce dernier con-
sentit à la nomination de Firmilien, comme mé-
tropolite de Skopié.
Ainsi, pour la deuxième fois, la Bulgarie était
forcée de reconnaître officiellement les préten-
tions de la Serbie sur une partie de la Macé-
doine. Et il n'est pas sans intérêt de signaler
ici que ces mêmes hommes d'Etat bulgares qui
*) Dr Wladan Djordjévitch. « La fin d'une dynastie 9, t. Il,
L909 (en serbe). Cf. Al. Tzankotl' « Les relations commerciales
serbo-bulgares », 1915, p. 12 (en bulgare).
— 53 —
avaient fait des concessions à ia Serbie en 1897
et en 1902, restaient fidèles à l'esprit de leur poli-
tique : par le traité du 29 février 1912, la même
partie de la Macédoine qui, en 1902, avait été
reconnue à la Serbie était maintenant qualifiée
de litigieuse, et il était réservé à l'arbitrage de
l'empereur de Russie d'adjuger ce territoire à
l'une ou l'autre partie. Ceci prouvait en même
temps que plus le moment de la liquidation de
l'héritage turc approchait, plus la Serbie, en
pleine conscience de sa faiblesse, se montrait
facile et conciliante. En 1897, elle exigeait Sa-
lonique avec la Macédoine occidentale tout en-
tière ; en 1902, elle était prête à se contenter de
la partie nord-ouest de ce territoire et, en 1912,
elle admettait de reconnaître cette zone comme
« litigieuse », laissant à l'Empereur de Russie le
soin de décider, par voie d'arbitrage, à qui elle
devait revenir sans conteste possible*).
*) En dehors de ces pourparlers au sujet du partage de la
Macédoine, la Serbie ût également des sondages en 1904 et en
1910.
En 1904 on examina à Belgrade un projet d'alliance offensive
et défensive entre la Bulgarie et la Serbie en vue d'arriver à l'au
tonomie de la Vieille-Serbie et de la Macédoine, autant que pos-
sible par des moyens pacifiques et, si besoin en était, par la force
des armes. En principe les Bulgares n'y étaient pas opposés.
Mais quand on en arriva à fixer les limites, les Serbes eurent re-
cours à une ruse qui ne laissa pas d'être remarquée des Bul-
gares. Sous la définition géographique du terme de « Vieille-
Serbie », ils cherchèrent habilement à faire comprendre dans la
vieille Serbie tout le sandjak de Skopié. Les Bulgares s'y oppo-
sèrent et au bout de trois jours de discussion, on résolut de renon-
cer au caractère offensif de l'alliance et de ne la conclure qu'à des
fins défensives (12-25 avril 1904). Par suite de l'absence de scrupules
serbe, ce traité avec un texte très général et indéterminé fut di-
vulgué à l'Autriche, et, bien mieux, fut livré à la connaissance du
monde entier par sa publication dans les colonnes du Matin. En
1908, lorsque la Bulgarie se déclara indépendante et se trouva à
la veille d'une guerre avec la Turquie, les Serbes jugèrent en
outre bon d'annuler le dit traité défensif.
Après le « houriet » turc (proclamation de la Constitution)
les diplomates russes proposèrent l'établissement d'une grande
alliance balkanique, dont la Turquie renouvelée et constitution-
nelle ferait aussi partie et qui serait dirigée contre l'Autriche,
mais cette proposition fut rejetée parce que les diplomates balka-
niques regardaient la Turquie avec méfiance, et surtout, parce que
54 —
Mais, de la part de la Serbie, cet esprit de
conciliation n'était qu'un masque. On ne voulait
que l'alliance avec la Bulgarie, pour se déchar-
ger sur l'armée bulgare de tout le poids de la
guerre avec la Turquie ; car cette guerre deve-
nait inévitable. Les événements ultérieurs dévoi-
lèrent les vrais buts de la politique serbe et con-
firmèrent une fois de plus, clair comme le jour
et tel qu'il résultait, des relations serbo-bulgares
jusqu'à cette heure, l'esprit des procédés diplo-
matiques serbes, dont les caractéristiques sont
l'inconstance, la dissimulation, l'ingratitude, la
rapacité, la bassesse et la traîtrise.
La base du traité serbo-bulgare du 29 fé-
vrier (13 mars 1912), qui était secret et que
néanmoins les Serbes laissèrent publier dans le
Matin du 24 novembre 1913, c'était la délimita-
tion des territoires. Le traité déterminait certai-
nes frontières « à l'intérieur desquelles la Serbie
s'engageait à n'élever aucune prétention de ré-
trocession vis-à-vis de la Bulgarie ». La Bulgarie,
de son côté, s'obligeait à ne rien réclamer de
semblable à la Serbie. Entre ces deux frontiè-
res, fixées d'une manière précise, se trouvait la
zone contestée. La Serbie recevai sans con-
testation les territoires au nord et à l'ouest de
Schar Planina. La fixation des front ères défini-
tives était laissée à la décision d'arbitrage de
l'empereur de Russie. M. Cvijic fut le pre-
mier qui, par son article « La guerre balkani-
que et la Serbie », écrit la veille de la guerre
pour la Revue anglaise « Review of Review » et
publié dans le numéro d'octobre 1912 de cette
dernière, fit connaître au monde la ligne de par-
ie partage des territoires était impossible. Puis, en 1909 Milova-
novitch essaya de demander Skopié et Kumanovo. Ce l'ut eu vain.
En 1910, à Pétersbourg il renoua les pourparlers avec Malinoff,
ministre-président de Bulgarie, au sujet du partage de la .Macé-
doine. Mais le représentant de la Bulgarie n'était pas porté à
sanctionner les tendances serbes même favorisées par la diplo-
matie russe. Cf. (j'Enquête de la Dotation Carnegie, p. 23-24.
— 55 —
tage des territoires suivant le traité. En même
temps, cet article fut donné à l'impression en
langue serbe à l'imprimerie nationale à Bel-
grade. Mais pendant qu'on l'imprimait, l'ar-
mée turque était battue en octobre de façon dé-
cisive et dans les cercles politiques serbes mû-
rissait l'idée préconçue de ne pas tenir les enga-
gements qui découlaient des tractations d'al-
liance. La brochure de Cvijic avait à peine
paru , qu'elle était saisie et immédiatement
remise sous presse — pour «épuisement» de la
première édition et parce que l'auteur avait pro-
cédé à certains changements et compléments.
Cependant, quelques exemplaires de la première
édition parvinrent jusqu'à Sofia et la première
rédaction du travail de Cvijic était restée im-
primée sur les pages de la « Review of Review ».
Les modifications consistaient en ce que le pro-
fesseur serbe s'était empressé de retrancher la
partie la plus importante de son travail, à sa-
voir le passage où il reconnaissait que la Macé-
doine occidentale, à l'exception des territoires
situés au nord de Skopié, appartenait à la par-
tie ethnographique bulgare, ainsi que cela avait
été indiqué aussi dans le traité d'alliance. Mais
les territoires mentionnés au nord de Skopié —
bien que purement bulgares, — furent désignés
comme « litigieux », les Serbes ne cessant de
les qualifier de tels avec opiniâtreté.
Il était facile de deviner quels étaient les mo-
tifs qui poussaient Cvijic à apporter ces modi-
fications à sa brochure *), quand on considère
*) Voici ce que Cvijic écrivait dans sa première édition, ainsi
que dans la revue anglaise déjà mentionnée.
« Une entente au point de vue territorial et ethnographique
est réalisée entre Serbes et Bulgares : la région de la Turquie,
avec laquelle les intérêts de la Serbie sont liés, est celle appelée
Vieille-Serbie, comprenant le sandjak de Novi-Bazar, Kossovo-Polé,
avec Prichtina, Métocnia et les villes d'ipek et de Prisrend, etentin,
certaines régions au sud du Montchar. La frontière sud de laVieille-
Serbie, ou mieux, la limite qui sépare la sphère des intérêts serbes
de celle des intérêts bulgares, déterminée par traité entre la Serbie et
la Bulgarie, a son point de départ sur la frontière bulgare près de
Kustendil et suit la ligne de partage des eaux de la Ptchina et de
— 56 -
que presque en même temps un changement se
produisit aussi dans l'attitude des autorités mi-
litaires et administratives qui avaient occupé la
Macédoine. Tandis que tout à fait au commen-
cement, ces autorités établies dans une « sphère
bulgare », suivant l'expression de Cvijic, à
Bitolia, par exemple, reconnaissaient que leur
séjour n'y était que temporaire et que bientôt
elies seraient remplacées par des fonctionnaires
bulgares, les Serbes commencèrent un peu plus
tard à déclarer, de façon démonstrative et pro-
vocante, qu'ils ne quitteraient jamais un pays
« conquis par le sang serbe » et proclamèrent à
la face du monde que la population de cette
contrée était serbe. C'était au commencement de
novembre 1912, lorsque commencèrent les pour-
suites systématiques et cruelles contre les Bul-
gares instruits et surtout contre les révolution-
naires de jadis. C'est ainsi que fut inaugurée
cette oppression terroriste qui est exposée en
détail dans l'enquête de Carnegie. Ce régime de
terreur tendait à la dénationalisation de la po-
pulation bulgare. Quelles intentions la Serbie
avait dès la conclusion du traité d'alliance et
combien il ressort qu'elle pensait bien ne jamais
l'observer, c'est ce que prouve l'instruction
secrète que le gouvernement serbe déjà à la
date du 15 septembre 1912, adressait à ses
représentants diplomatiques auprès des cours
européennes. Le ministre serbe des affaires
étrangères, Paschitch, donnait, six mois après
avoir apposé sa signature au bas du traité d'al-
liance et encore avant le commencement de la
guerre, avant même que la mobilisation en eût
la Kriva-Réka, laissant Kriva-Palanka et Kratovo dans la sphère
serbe. Ensuite, la frontière traverse Ovtché-Polé, en suivant la
ligne de partage des eaux de la Brégalnitza et de la Ptchina et
franchit leVardar en amont de Yélès. De là, elle continue sur les
pentes du Mont Yakoupitza, se confond ensuite avec la ligne de
partage des eaux jusqu'au Mont Baba et aboutit au lac d'Okhrida,
de sorte que les villes de Prilep, de Krouschévo et d'Okhrida
restent dans la sphère bulgare, tandis que Strouga, Dibra et Tétovo
sont laissées dans la sphère, serbe ».
- 57 -
été déclarée, donnait dans l'instruction en ques-
tion, l'ordre de faire en sorte que les villes
d'Okhrida et Prilep, qui relevaient de la zone
que la Serbie ne pouvait revendiquer en aucune
manière (l'art 2 du traité), fussent comprises
dans les futures frontières serbes.
« La terrible signification de l'instruction
du 15 septembre 1912 réside en ceci, écrivait
Miliukoff dans un article de polémique contre
l'émissaire serbe Marko Cemovitsch *), que six
mois et demi après la signature formelle de l'ac-
cord relatif au partage de la Macédoine et trois
semaines avant le début de la guerre contre la
Turquie, la diplomatie serbe prenait déjà ses
dispositions pour préparer les Etats d'Europe à
une rupture du traité. »
Avant même la déclaration de guerre gé-
nérale de 1912, le gouvernement serbe déléguait
à Pétersbourg le Prof. Radovan Koschoutitch,
avec mission a d'instruire » l'opinion publique russe
dans l'esprit de l'instruction secrète de Paschitch.
Citant une conversation avec Koschoutitch
reproduite dans le Golos Moskuy, la revue le
Slavianin écrivait ce qui suit après citation du
texte même dans son article du 15 juin 1914.
« Cet entretien avec Koschoutitch est la meil-
leure réfutation de l'accusstion élevée dans la
presse française et dans la presse serbe contre
les Bulgares aux termes de laquelle ceux-ci sous
l'influence de l'Autriche, auraient trahi la cause
slave. 11 est également évident que la Serbie a
signé le traité pour ne pas l'observer et qu'elle
a dépêché encore avant le début de la guerre
M. Koschoutitch à Péterbourg pour travailler
l'opinion publique russe en faveur des Serbes et
contre les Bulgares. Le gouvernement serbe
avait déclaré la guerre au traité d'alliance serbo-
bulgare avant même que, en vertu de ce même
traité d'alliance, la déclaration de guerre fût en-
envoyée à la Turquie ».
*) Rietch, le 6 septembre 1914. Cf. aussi Enquête dans les
Balkans, p. 42.
— 58 —
La guerre éclata. L'armée turque de Féthi-
Pacha fut battue à Koumanovo et le 12 (25) octobre
les Serbes entrèrent à Skopié. L'armée et l'admi-
nistration serbes furent mises en contact avec
la population bulgare d'un des plus importants
centres culturels de Macédoine. Nous ignorons si
elles avaient aussi « des instructions secrètes »,
mais, dès le premier jour, elles commencèrent à
agir dans l'esprit de l'instruction secrète du 15
septembre 1912 adressée aux diplomates serbes.
Laissons la parole à ce sujet à un correspondant
de guerre russe *), qui avait visité Skopié quel-
ques jours après l'entrée des troupes serbes.
« Pour dire la vérité, c'était une administration
tout à fait ignoble, sans civilisation et loyauté.
A côté du chaos et du désordre qui régnaient
non seulement aux premiers jours, après la prise
de la ville — circonstance qu'on aurait encore
pu excuser — mais même durant les deux ou
trois dernières semaines, les troupes serbes ne
se conduisirent rien moins qu'en « chevaliers
sans reproche » vis-à-vis de la population locale.
« Les organes militaires serbes se montrèrent
très peu soucieux lors de leur apparition en Ma-
cédoine de ne pas offrir des prétextes au déchaî-
nement des passions nationales et de faire croire
que des intrigues politiques de toute sorte ne
seraient pas tolérées.
« Ils ne pouvaient, même au début, contenir
leur haine traditionnelle contre les Bulgares et
les Grecs, surtout celle qu'ils avaient contre les
premiers; la population de Skopié qui se com-
posait principalement de Bulgares avait à peine,
à l'occasion de la réception de l'armée serbe,
*) N. Chevalier. « La Vérité sur la guerre des Balkans ».
(Notes d'un correspondant de guerre) Pétersburg 1913 (en russe).
(Ibid. |>. 60. Le correspondant décrit dans son livre les mé-
rites du consul de Russie à Scopié, KalinykoH', qui réussit à con-
vaincre les Turcs de céder la ville sans livrer bataille et qui, jus-
qu'à lai rivée des années serbes, sut maintenir l'ordre et le calme,
en organisant une gendarmerie composée de la population bulgare
de la ville,
hissé, en outre du drapeau national serbe, le dra-
peau national bulgare, que déjà des soldats serbes
affairés couraient de maison en maison pour
enlever les drapeaux bulgares et grecs, en décla-
rant aux propriétaires que Skopié et la Macé-
doine du nord-ouest devenaient désormais des
territoires serbes, et que dans la « Vieille-Serbie »
restaurée il n'y avait aucune nécessité de laisser
flotter des emblèmes étrangers.
La population bulgare dans sa maturité poli-
tique bien au dessus des Serbes et dirigée par
le pasteur de haute culture et de grande huma-
nité qu'était le métropolite des Bulgares Néophyte,
ne voulait pas attrister la joie qu'elle éprouvait
des premiers jours de l'affranchissement des
chrétiens macédoniens du joug ottoman; elle
contint sa mauvaise humeur et supporta en
silence les humiliations.
— « Nous vous avons libéré », prétendaient
les Serbes à toute occasion.
— « C'est la Russie, en la personne de son
consul, qui nous a délivrés », répliquaient les Bul-
gares. « Quant à vous, vous n'avez pas versé une
seule goutte de votre sang devant Skopié. »
— « Dans la Vieille-Serbie, il n'y a plus de
Bulgares, et ceux qui se considèrent comme tels
peuvent déguerpir du sandjak de Skopié. »
— « Nous étions Bulgares et Bulgares nous
resterons. »
En un mot, les Serbes réveillèrent dans toute
leur acuité les vieux motifs de discorde qui à
toutes les époques ont constitué les points faibles
dans la péninsule des Balkans et cela à un mo-
ment où la plus petite allusion ne devait même
pas être faite sur de pareils sujets.
Le métropolite Néophyte qui jouissait d'une
grande influence et d'une grande considération,
s'efforçait du mieux qu'il pouvait d'apaiser les
discussions déchaînées. Il conseillait les Serbes,
les priait de s'armer de modération et de tact
politique pour ne pas permettre aux ennemis du
slavisme de triompher.
— 60 —
Mais les bonnes paroles de l'évêque ne fu-
rent que vox damans in deserto *).
Un autre correspondant russe, Victoroff-To-
poroff qui avait aussi parcouru la Macédoine
occupée par les Serbes, écrivait : « Dès le mois de
décembre 1912, après la signature de l'armistice
de Tchataldja, pendant que je visitais la Macé-
doine occupée par les Serbes et les Grecs, je sen-
tais que ce régime d'occupation devait mener
infaillible à une guerre entre les alliés ».
Dès le début, la presse serbe donna au ter-
ritoire occupé par les Serbes le nom de « Nou-
velle-Serbie ». Il va de soi que pendant un certain
temps on fut réservé. Mais à peine l'armistice,
signé le 20 novembre (3 décembre) 1912, les jour-
naux Politika, Srpska Sastava, Vetchérnié Novosti,
Strja, Prauda, Mali Journal, Balkan, Srpské Novi-
né, Schtampa, Piémont et autres déclarèrent sans
se gêner que tout le pays occupé par les troupes
serbes appartenaient à la Serbie. Or, c'était
toute la Macédoine contestée et non contestée.
Il était évident que, avec l'autorisation du gou-
vernement, la censure permettait cette liberté à
la presse mais les journaux eux aussi se réglaient
d'après les instructions du gouvernement dont
ils contribuaient à populariser la décision.
Cependant, la terreur dans les contrées occu-
pées devenait de jour en jour plus grande. En
1913, lors de l'anniversaire de l'indépendance,
un intellectuel, à l'écart de toute politique, le
Prof. 6. Tzoneff, au cours d'un discours prononcé
à cette occasion, disait:
« C'est la tristesse au cœur qu'aujourd'hui
encore, de même que les années précédentes
nous sommes obligés de prononcer le nom de la
Macédoine et malgré tout notre respect pour
*) Op. cit. p. 60. Le correspondant décrit dans son livre les
services rendus par le Consul de Russie à Skopié, M. Kalmykofl,
qui réussit à convaincre les Turcs d'abandonner la ville sans com-
bat et qui put maintenir l'ordre et la tranquillité jusqu'à l'entrée
des troupes serbes, activité dans laquelle il fut secondé par une
gendarmerie par lui créée et qui se recrutait dans la population
bulgare de l'endroit.
- 61 -
l'alliance balkanique de parler encore d'injustices
et de cruautés dans cette contrée, comme si elle
soupirait toujours encore sous le joug turc. »
Au mois d'avril 1913, le comité exécutif des
Confréries macédo-andrinopolitaines (Makédono-
Odrinski-Bratstva) en Bulgarie, publia un exposé
de « La situation en Macédoine » telle que la dé-
crivit aussi plus tard l'Enquête de Carnegie, et
fît entendre en terminant l'avertissement suivant :
« Les faits ci-dessus prouvent clairement que
les alliés serbes et grecs ont mal compris leur
devoir de libérateur. Mus par des considérations
étroites et extrêmement égoïstes, il se sont écartés
de leur voie toute tracée de libérateurs et de sau-
veurs de « parias » et sont entrés à la poursuite
de leurs buts dans la voie des moyens de pro-
pagande, les plus extrêmes pour briser la force
bulgare et brutalement étouffer l'esprit national
bulgare.
» Nous, représentants unis de la Macédoine
tout entière, considérons comme de notre devoir
sacré de constater l'état réel des choses, d'attirer
la plus grande attention de tous les facteurs in-
téressés sur la Péninsule des Balkans et de les
avertir que toute combinaison politique artifi-
cielle entraînerait des troubles après elle et serait
de nature à mettre de nouveau la paix en danger. ;>
« La main noire », ligue militaire serbe, ayant
à sa tête le Prince héritier de Serbie, et qui deux
années plus tard jeta le brandon incendiaire
parmi les nations européennes et troubla la paix
de l'Europe, laissa passer ces avertissements
sans y prêter attention. Elle continua bien plutôt
à travailler fiévreusement à son œuvre de traî-
trise *).
Le 3 avril 1913, le délégué militaire de Bul-
garie auprès du quartier général serbe, le com-
mandant Razsoukanoff, relate dans un rapport
à ses chefs les faits suivants qui, plus tard, fu-
*) Voir l'article de P.-N. Miliukoff dans le Rietch du 6 no-
vembre 1914 et aux pp. 42-44.
— 62 -
rent confirmés par les événements eux-mêmes,
ainsi que par les documents diplomatiques parus
dans la suite :
«Sur l'insistance du quartier général serbe,
le gouvernement de Belgrade a fixé la frontière
orientale des territoires occupés le long des ri-
vières de Zlétovo, de Brégalnitza et de Lakavitza.
Cercles et arrondissements sont organisés et leurs
frontières sont arrondies par la force des armes.
Un nouvel arrondissement vient d'être formé des
villages des environs de Doïran. Cette frontière
est établie par les troupes et dans ce territoire
les Serbes s'arrangent comme s'ils étaient en
Serbie. Pour s'assurer des territoires occupés, un
compromis était conclu entre les Serbes et les
Grecs... A cette fin, le 9 mars, Poutnik est
allé « inspecter » la garnison de Bitolia, où il
y avait alors à peine un régiment et où le Prince
héritier s'était déjà rendu à deux reprises, tou-
jours dans un but d'inspection. Ce qui a été dis-
cuté et arrêté entre les deux alliés aux dépens
du troisième absent, dans le train spécial de Sa-
lonique à Bitolia, mis par les Grecs à la dispo-
sition de Poutnik, voilà ce qui était le but de
Poutnik et non pas l'inspection. Le parti mili-
taire serbe, le Prince héritier en tête, rêve et
travaille à la réalisation d'une « Grande Serbie »,
dont la frontière entre elle et la Bulgarie doit
au moins être le fleuve Strouma ...Les pré-
paratifs évidents des Serbes, non seulement pour
la résistance mais encore en vue de « l'occu-
pation » de ce qui « n'est pas encore occupé », et
préparatifs démontrés par la concentration de
leurs troupes dans la vallée du Vardar, prouvent
déjà clairement la décision prise par eux. La
division du Drin et la deuxième classe de celle
du Timok sont déjà groupées entre Ghévghéli
et Vélès. La première classe de la division du
Danube est concentrée à Koumanovo et la deu-
xième de celle de la Morava est transférée de
Tétovo à Skopié et vers l'est. »
En effet, il a été établi plus tard par le livre
vert de Roumanie que le voyage du général
— 63 —
Poutnik n'avait rien moins qu'une inspection en
vue: la ligue militaire serbe s'en servit pour
conclure avec le quartier général grec un traité
d'offensive général contre la Bulgarie.
Paschitch était déjà entièrement sous l'influence
de la ligue militaire. Au commencement, d'une
façon peu résolue, il proposa seulement au gou-
vernement bulgare une révision du traité. Puis,
lorsque « la main noire » se fit sentir d'une façon
menaçante auprès de lui, il fut plus audacieux
et plus tenace dans ses exigences ; il devint de
plus en plus pressant avec ses prétentions auprès
du gouvernement bulgare. Son collègue, St. Pro-
titch, dans un pamphlet qu'il publia sous le pseu-
donyme de « Balkanicus », se fit bientôt le théo-
ricien de l'astuce serbe en préconisant la clause
rébus sic stantibus et en la justifiant dans le jour-
nal Samooupraua par « les intérêts vitaux » de
]o Serbie
Plus tard, lorsque la Serbie ne reçut pas
dans sa guerre contre l'Autriche-Hongrie l'assis-
tance espérée de la Grèce invoquant la formule
lapidaire rébus sic stantibus, les Serbes n'hésitèrent
pas un seul instant à accuser les Grecs de tra-
hison.
La Serbie a déclaré que les traités interna-
tionaux étaient un chiffon de papier, elle a donc
aujourd'hui moins que quiconque ie droit de pro-
clamer qu'elle lutte pour le rétablissement de la
foi des peuples en ces mêmes traités. La Serbie
avait créé le premier précédent ébranlant la toi
des peuples dans ces traités et détruisant, la paix
européenne. Aussi, peut-on dire, avec raison,
qu'en dehors du crime de Sarajevo, l'attentat
physique qui déchaîna la guerre dévastatrice
actuelle, la Serbie a commis aussi un autre
attentat qui a attiré sur l'Europe entière des
épreuves jusqu'ici inconnues de l'histoire, à savoir
l'attentat moral, le crime contre la foi des peu-
ples en les traités internationaux.
Après avoir bien fortifié le point stratégique
central de Sultan-Tépé, ainsi que toute la fron-
tière, les Serbes étaient prêts à la guerre; celle-
- 64 -
ci ne tarda pas à éclater. Il va de soi, que de nou-
veau les Serbes en rejetèrent la responsabilité sur
les Bulgares. Ils surent habilement tirer profit de
l'incident du 16 juin, étincelle qui devait néces-
sairement tsurgir dans l'atmosphère surchauffée,
créée par les Serbes eux-mêmes. Le gouverne-
ment bulgare voulut être loyal jusqu'au bout: il
releva le généralissime de son commandement
et donna l'ordre de suspendre les opérations mi-
litaires, priant en même temps l'adversaire d'en
faire autant. Mais ceux-ci s'y refusèrent. La guerre
suivit son cours et finit à Bucarest par un traité, qui
— de l'aveu général — devait avoir comme con-
séquence la guerre actuelle.
Dans la question de savoir qui, des alliés, est
responsable de la guerre, l'opinion publique eu-
ropéenne désintéressée a déjà prononcé. Elle a
unanimement condamné la Serbie.
« Déjà au commencement de juin 1913, écrit
VI. Victbroff-Toporoff, dans son article de la
Rouskaia-Mysl, à Belgrade, à Athènes et à Buca-
rest la guerre contre la Bulgarie était une affaire
décidée et je sais positivement que si le 16 juin
les Bulgares n'avaient pas attaqué les Serbes,
l'agression des Serbes et des Grecs contre les
Bulgares devait se réaliser quelques jours plus
tard. Elle aurait eu lieu, alors même que les
délégués de la Bulgarie et de la Serbie auraient
eu le temps de se rendre à Pétersbourg pour
prendre part à la conférence et à l'arbitrage. »
Francis de Pressensé, dont le nom demeurera
dans l'histoire de la France et dans celle de l'Eu-
rope comme le symbole de la vérité et de l'hon-
nêteté, a expliqué la catastrophe de la Bulgarie
en ces termes : « Serbes et Grecs profitèrent des
efforts et des sacrifices incomparablement plus
grands du peuple bulgare, de sa lassitude et du « cy-
nisme de la Roumanie ». Quant aux événements
du 16 juin, il en a donné la formule la plus claire
et la plus exacte : « La Bulgarie n'a que le tort
technique de l'offensive apparente, qui la fit tomber
dans le piège, tendu par Serbes et Grecs. » *)
*) Courrier européen, du 22 novembre 1913.
— 65 —
Enfin il était encore réservé à M. Paschitch,
lui-même, de prendre l'initiative d'une confession
indirecte et de convenir de la vérité voilée par les
Serbes avec tant de maîtrise. Après que le plan
astucieux eût produit des résultats auxquels les
Serbes, eux-mêmes, ne s'attendaient pas, après
que la Bulgarie eût été trompée et dépouillée, M.
Paschitch pensa qu'il lui était alors permis de mon-
trer ses cartes. Un jour qu'à la Skoupschtina ses
adversaires politiques lui repiochaient d'avoir fait
valoir bien tard ses exigences de la révision du
traité ainsi que des compensations complémen-
taires, M. Paschitch répondit du haut de la tribune :
« La Serbie n'aurait rien gagné à une poli-
tique de ce genre : elle y aurait bien plutôt perdu.
Les Bulgares auraient alors sacrifié Andrinople,
comme ils l'ont fait plus tard. Nous aurions dû
alors nous expliquer relativement à la Macé-
doine dans des circonstances qui, pour nous
autres Serbes, n'auraient pas été favorables. Le
conflit aurait quand même éclaté, mais avec cette
différence que notre situation aurait été bien
moins avantageuse et celle de la Bulgarie l'aurait
été beaucoup plus.
La situation favorable pour la Bulgarie surgit
bientôt. La ligue militaire serbe, enivrée des
fantasmagories mégalo-serbes ainsi que des suc-
cès faciles de 1913, s'engagea dans de nouvelles
aventures. L'attentat de Serajévo avait été pré-
paré par elle; il provoqua la guerre européenne.
La guerre dévoila la grosse erreur des cal-
culs du traité de Bucarest. Elle montra la valeur
et l'importance de la Bulgarie dans une confla-
gration européenne comme Etat balkanique cen-
tral. Devant la réalité toutes les idées fausses
répandues sur la Bulgarie à l'aide desquelles les
associés de Bucarest cherchèrent systématique-
ment à induire en erreur l'opinion publique
européenne, se dissipèrent d'un coup.
— 66 —
On reconnut que c'est la Bulgarie qui détient
la clé des Dardanelles et du chemin de Berlin à
Bagdad. L'issue de la guerre dépendit donc en
grande partie de celle des deux voies que la
Bulgarie ouvrirait aux victoires décisives.
Elle garda une neutralité rigoureuse et
loyale. Après de longues manœuvres des plus
diverses, par lesquelles l'Entente s'efforça d'atti-
rer la Bulgarie de son coté sans engagement
positif relativement aux compensations, le 16 mai
1915 celle-ci se résolut enfin à adresser à la
Bulgarie une proposition en bonne et due forme
de prendre position dans la guerre mondiale.
Le texte exact de la proposition est demeuré
secret jusqu'à ce jour, mais ce qui est notoire,
c'est que la Russie, l'Angleterre, la France et
l'Italie ont déclaré d'une manière officielle et
solennelle au ministre-président bulgare, D1
Radoslavoff, qu'elles reconnaissaient la justice
des exigences bulgares *). La Bulgarie exigea
alors que le traité de Bucarest fut annulé et que
l'on donnât des garanties sérieuses, qu'il ne
serait pas procédé à cette annulation seule-
ment « pro forma » mais en fait. Les garanties
réelles que demandait la Bulgarie consistaient
en la restitution de la Macédoine à la Bulgarie
par la Serbie, conformément au traité d'alliance
de 1912. La Serbie refusa de satisfaire à cette
exigence, une exigence si équitable et si justifiée
après la trahison commise de sa part envers un
allié, cela conformément à une habitude sécu-
laire serbe de ne point remplir ses promesses,
surtout à l'égard de la Bulgarie !
Lorsque les propositions de l'Entente furent
connues à Belgrade, un organe officieux, le
« Pravda » du 28 mai 1915, écrivit ce qui suit :
« On ne trouvera en Serbie aucun gouvernement
prêt à consentir à ce qu'on prenne à la Serbie
ses territoires.
*) C'est ce que M. le Dr Radoslavoff déclara dans son dis-
cours du « Sobranié » du 30 décembre 1916.
— 67 —
Avant d'entrer en négociations à Sofia, nos
amis devraient se poser la question de savoir,
s'il est nécessaire de parler et si oui, si ceux que ces
négociations veulent atteindre sont d'accord en
principe. Et lorsqu'on en vient à se poser cette
question, on s'aperçoit immédiatement que la
Bulgarie ne veut pas faire la guerre et qu'elle
soulèvera les questions qui nous sont les plus
chères.
Le lendemain, le même journal ajoutait :
« Il ne faut pas oublier que le droit acquis par
le sang ne peut être abandonné que par le
sang. »
Conformément aux instructions du gouver-
nement, la presse serbe haussa le ton de son
intransigeance.
Un jour, le 23 mai 1915, on pouvait lire dans
la « Tribouna ».
« Si la Serbie devait en venir à céder même
la plus petite partie des territoires qu'elle a
payés de son sang, nous saurons venger cette
injustice comme il convient. Et, afin de pouvoir
nous garantir une fois pour toutes du côté de la
Bulgarie, nous ferons ce que nous devons faire
aussi vis-à-vis de l'Albanie; à savoir occuper
tous les territoires serbes jusqu'à la Jantra et
jusqu'à la Maritza et les incorporer à la grande
Serbie, à la Yougoslavie unie. »
Enfin, le gouvernement serbe lui-même par
l'intermédiaire du bureau de presse serbe prit
aussi position dans la question. Ce dernier lan-
çait le 5 juin 1915, le télégramme suivant :
« Le journal officieux « Samoouprava » publie,
dans son numéro de ce jour la communication
suivante : les journaux mal informés répandent
des bruits suivants lesquels des pourparlers
auraient été entamés au sujet des concessions
que la Serbie, la Grèce et la Roumanie devraient
faire à la Bulgarie pour que celle-ci puisse atta-
quer la Turquie. Nous sommes en état de décla-
rer que ces bruits sont tendancieux et faux et
qu'ils sont répandus et publiés dans un but de
malveillance. »>
— es —
C'est ainsi que le gouvernement serbe « désa-
vouait » les grandes puissances alliées de l'En-
tente. Il est hors de doute que ce communiqué
taux et tendancieux d'un bout à l'autre, était
lancé uniquement dans un but de provocation,
car l'autre journal officieux, le « Pravda » du 3
juin, fît connaître que les puissances de l'Entente
avaient décidé « que les négociations entamées
avec la Bulgarie ou avec les autres Etats neutres
seraient menées au su de la Serbie. »
Ce fut le point de départ d'un véritable accès
de rage de la presse serbe ; journalistes, profes-
seurs et diplomates, rivalisèrent d'intransigeance
et de chauvinisme.
A la même époque, au mois de juillet, Gus-
tave Hervé mettait en garde contre « l'épine
bulgare « et faisait appel à Belgrade dans les
termes suivant :
« 11 est nécessaire que l'on comprenne à
Belgrade quelle assistance précieuse l'intervention
Bulgare peut nous valoir au moment actuel.
» L'intervention de la Bulgarie, c'est la chute
de Constantinople entre les mains de l'Entente
dans un espace de 15 jours; c'est la disponibilité
des troupes franco-anglaises des Dardanelles ;
c'est leur emploi en Hongrie, sur le frond sud
où combattent les Serbes; c'est, avant tout,
l'ouverture des Dardanelles et l'approvisionne-
ment de l'armée russe par les Détroits en muni-
tions qui lui font défaut pour pouvoir entre-
prendre une offensive contre les troupes alle-
mandes et infliger le coup de grâce à l'armée
allemande; c'est en d'autres termes, l'abréviation
de la guerre de six mois. »
L'opiniâtreté et l'irréductibilité de la Serbie
furent plus fortes que l'absolue nécessité de
l'assistance bulgare pour l'Entente. On en connaît
les suites. C'est l'histoire de l'année de guerre
1916. C'est l'histoire de maintenant. Chacun la
voit, il est inutile d'en parler.
Il nous reste â dire encore quelques mots
de la propagande serbe, au moyen de laquelle
la Serbie poursuivait la conquête de territoires
— 69 —
étrangers pour régner sur d'autres peuples,
cependant qu'elle perdait son propre territoire et
menait son propre peuple à l'abîme.
Un rapide coup-d'œil historique sur cette pro-
pagande, mettra complètement au point l'exposé
de l'avidité serbe relativement aux pays bulgares.
III
La propagande serbe.
Toute politique a besoin d'un certain fondement
théorique. Cela est vrai aussi de cette politique,
qui n'a aucun but moral en vue et qui, pour
atteindre ses Ans, est forcée d'avoir recours à
des moyens condamnables. C'est pour cela que
la diplomatie ne doit pas se permettre d'être en
contradiction avec la morale et la science. Et
cependant si elle y est forcée, il lui faut aupa-
ravant trouver une justification apparente de sa
manière d'agir, revêtir un déguisement conve-
nable et prévenir l'opinion publique en la tra-
vaillant dans le sens désiré ; il lui faudra essayer
d'étouffer la voix de la vérité, de la justice et de la
morale dans le vacarme d'une agitation bruyante.
Les convoitises serbes au sujet de territoires
bulgares ont dû se conformer à cette nécessité.
C'est elle qui est à la base des ramifications
de la propagande serbe, sous la forme de trois
manifestations : 1. Propagande en Serbie relative
à la Macédoine ; 2. Propagande en Macédoine
contre la Bulgarie et 3. Propagande extérieure
pour la Serbie contre la Bulgarie.
En 1899, le Prof. P. Miliukoff *) distingue
dans cette propagande trois périodes: « Si dans
la première période, dit-il, la Macédoine devait
être unie à la Serbie, parce que pays yougoslave,
et dans la seconde parce que territoire serbe, il
faut maintenant, dans la troisième période, qu'un
morceau de la Macédoine en soit séparé pour le
*) Relations entre Serbes et Bulgares, etc. (en russe) pp. 239-
240.
- 70 —
seul motif que cela est nécessaire aux possibi-
lités d'existence ultérieures delà Serbie, qui doit
obtenir une issue à la mer. »
Après 1899, on pourrait encore distinguer
différentes phrases; mais la plus caractéristi-
que de toutes est la plus récente, dans laquelle on
revendique, pour la Serbie, la Macédoine comme
ayant été libérée par l'effusion du sang serbe.
Evidemment un tel schéma ne saurait don-
ner une idée exacte des détails. L'argumenta-
tion des phases plus anciennes se mêlait avec
celles des plus récentes. Ce mélange devait con-
férer à la thèse à prouver plus de force pro-
bante pour que la cause défendue parût «juste))
à un degré plus élevé.
Au point de vue des méthodes et des moyens
dont la propagande serbe se servit, on peut de
môme établir différentes périodes. La première est
caractérisée par une activité d'éclaircissement
purement culturelle en Macédoine ; la deuxième
fut consacrée à une activité organisée et systé-
matique — qui se développa simultanément en
Serbie et en Macédoine — fut encouragée et sou-
tenue par l'Etat; dans la troisième on conclut l'al-
liance avec la Grèce ; la corruption comme
système, le terrorisme des bandes, une agitation
la plus active à l'extérieur sont à leur apogée.
Quant aux arguments de la propagande, ils
sont de trois sortes : historiques, ethnographiques
et juridiques.
Jusqu'en 1840 il n'y a pas de propagande
serbe. Alors chaque fait de l'histoire avait sa
place, chaque personnalité conservait son nom
et sa nationalité. « Le Tsar Samuel n'avait pas
été Serbe. Krali Marko n'avait été ni l'incarna-
tion d'un chauvinisme imaginatif, ni un descen-
dant de Douchan et Douchan lui-même n'avait
régné ni sur Ikhtiman, ni sur Philippopoli. Alors
les frontières de la Schoumadie n'allaient pas jus-
qu'à Scjioumen, ne pénétraient pas dans son
— 71 —
territoire et en Bessarabie il n'y avait pas encore
de «Serbes blancs*)». Pour les hommes d'alors
participant à la vie publique, pour les savants,
les historiens et les hommes d'état de cette épo-
que, la Macédoine et la Pomoravie n'étaient pas
des pays serbes, mais bien des pays bulgares
colonisés par des Bulgares.
A cette époque, toute chronique, tout livre
serbe contiennent des témoignages, des données
et des documents sur le caractère bulgare de la
Macédoine et de la Pomoravie. Les témoignages
serbes à ce sujet foisonnent et pourraient consti-
tuer des volumes entiers. Un bon nombre d'en-
tre eux nous ont été présenté par le Professeur
Jordan Ivanoff, « Les Bulgares en Macédoine »
et par le Prof. Dr. A. Ischirkoff, « Les confins
occidentaux des terres bulgares. » Monsieur S.
Tschilinghiroff, dans son nouvel ouvrage sur
« la Pomoravie, » nous offre quantité de nou-
veaux documents de nature à compléter les auto-
accusations serbes déjà réunies et cela pour les
frontières proprement dites de la Pomoravie.
On peut suivre le premier début de la pro-
pagande serbe jusqu'à l'époque des soulèvements
de Nisch, de Vidin et de Pirot (dans les années
1847-48-49). Le succès que les Serbes avaient
obtenu par l'annexion des territoires bulgares,
les encouragea à poursu;vre leurs efforts en ce
sens et, vers l'année 1848, on constate déjà les
premiers essais de propagande. Une société fut
fondée, dans le but de travailler à la création
d'une grande Serbie, dans laquelle entreraient
les terres autrichiennes peuplées de Serbes, la
Dalmatie, l'Herzégovine, la Macédoine, jusqu'à
la mer Adriatique et la Bulgarie supérieure jus-
qu'au Mont des Balkans.
On agit au début avec beaucoup de prudence :
l'agitation était plutôt un sondage circonspect
qu'une propagande véritable **). On se conten-
*) St-Tschilinghiroff. Le Pays de la Morava d'après des témoi-
gnages serbes, Librairie Nouvelle à Lausanne, 1917,
**) St-Tschilingbiroff, p. 32, .
~ 72 -
tait d'envoyer en Macédoine des livres, princi-
palement ecclésiastiques. Ce n'est qu'après ces
efforts improductifs que la Société entreprit de
préparer l'opinion publique en Serbie et, ce
qui était tout à t'ait naturel, on s'occupa tout
d'abord de la Vieille - Serbie, dont quelques
parties se trouvaient encore sous la domination
turque *).
Youk Karadjitch ne fait pas mention de la
Vieille-Serbie dans sa description géographico-
statistique de la Serbie (1827). Pour la première
fois, on trouve ce nom dans la carte du royaume
de Serbie, par Jean Bougarsky. (La carte de la
principauté de Serbie par J. Bougarsky) et dans
le livre de Yankovitch et Grouitch, « Slaves du
Sud, » Paris 1853, p. 126. La même année parut
aussi la carte Desjardins où la Vieille-Serbie est
indiquée d'une façon particulière par des fron-
tières en rouge. Au début ne firent partie du ter-
ritoire de la Vieille-Serbie que les villes bulgares
de Prokouplé et de Leskovetz. Plus tard furent
glissées également les villes du Patriarchat d'Ipek
Skopié. Les frontières de la Vieille-Serbie s'éten-
daient toutes les années un peu plus et en 1860 une
géographie serbe alla même jusqu'à réclamer
pour la Vieille-Serbie les villes de Salonique,
Srédétz (Sophia), Tatar-Pazardjik et Pleven et
tous les pays jusqu'au Danube**). Sur la carte
annexée aux prétentions serbes, lors de la con-
clusion du traité de San- Stéfano, la Vieille Serbie
embrasse déjà le sandjak de Novi-Bazar, la
Macédoine septentrionale (Debre, Vélès, Schtip,
Djoumaïa, et une partie de la Bulgarie occiden-
*) « Ce sont les Serbes de l'Herzégovine, de la Bosnie et de
la Métoche appelés la « Stara-Serbia ». En citant cette définition
de la « Stara-Serbia » (Vieille-Serbie) empruntée aux livres de Vla-
dimir Jovanovitch : <s Les Serbes et la mission de la Serbie dans
l'Europe d'Orient », 1'. Mibiukoll < Relations entre Serbes et Bul-
gares » p. 2G1, continue : « Cela répond en effet aux dénominations
géograpbiques locales ainsi qu'à toutes les cartes qui n'ont pas
subi l'inlluence grand-serbe ».
**) St-Tschilinghiroif, p. 133.
— 73 —
taie (Radomir, Kustendil, Dragormm, Belograd-
tchik et Vidin).
Dans la nouvelle littérature de propagande
serbe, la « Vieille-Serbie » a les frontières les
plus variées possibles. « La science géographi-
que et historique, dit Sr. Tschlinghiroff *) est
devenue une bande de caoutchouc que, pour
déterminer les frontières de la Vieille-Serbie,
tout Serbe chauvin étire dans la direction qu'il
veut et autant qu'il lui convient, de sorte que
de nos jours, la Vieille-Serbie embrasse toute la
Bulgarie, jusqu'aux portes de Constantinople.
Au début, l'opinion publique serbe accueiilit
très froidement, même en désapprouvant, les
efforts de propagande. Lorsqu'en 1860 M. Milojé-
vitch reporta les frontières du serbisme bien
loin derrière la Morava, Schar Planina et le
Vardar, ses théories parurent étranges aux Ser-
bes eux-mêmes. La première voix élevée contre
cette propagande fut celle de 1' « Omladina »
serbe qui travailla à un rapprochement entre
Serbes et Bulgares.
Au moment même où la Société littéraire
serbe publiait à ses frais les « chants nationaux
des Bulgares de Macédoine » recueillis par l'ar-
chéologue serbe St. Verkovitch, elle refusa un
secours d'argent à M. Milojévitch, un des chefs
de la propagande, qui en avait besoin pour
recueillir et publier des matériaux sur la Macé-
doine, parce que ce dernier la considérait comme
une terre serbe. Vladan Djordjévitch, traite de
fous Stretkovitch et Milosch Milojévitch, à cause
de leurs exagérations d'agitateurs. Enfin, en 1873,
Bogoslavljévitch condamna sévèrement à la
Skoupschtina la propagande qu'il qualifie de pé-
rilleuse pour Serbes et Bulgares. Des applaudis-
sements accueillirent ses paroles **). Ristitch
lui-même qualifie M. Milojévitch « d'exalté » ***)..
*) Le Pays de la Morava suivant des témoignages serbes, p. 34.
*) St-Tschilinghiroff, p. 35.
**) « Spolaschni Odnoschaji, III, p. 279-280. Les relations,
extérieures de la Serbie (en serbe).
— 74 -
Soutenu moralement et financièrement par le
gouvernement serbe, l'organisation de la propa-
gande se développa à vue d'œil. L'opinion publique
en Serbie fut ébranlée et subjuguée et s'aban-
donna finalement aux nouvelles doctrines. La
propagande s'empara de toutes les couches et
de tous les recoins de la vie publique en Serbie.
Elle se fraya un chemin dans la Skoupsehtina,
pénétra jusque dans les villages, fusa dans la
presse quotidienne et périodique, s'introduisit
dans l'église et l'école, s'installa au cabaret,
hypnotisa les patriotes et les hommes politiques.
La masse du peuple ne connaissait pas la Macé-
doine du présent ; mais le passé, le court passé
de l'empire de Douchan était si brillant, l'idée
d'un futur empire yougoslave était si séduisante
pour lui que toute parole des agitateurs grand-
serbes, qui au début était accueillie avec moquerie,
fut ultérieurement acceptée comme une révélation
de la justice suprême. L'épidémie chauviniste fit
de rapides progrès.
Elle trouva un terrain excellent dans la men-
talité du peuple serbe. Dès le début de ses luttes
nationales, ce dernier, en contradiction avec le
peuple bulgare, avait révélé une âme romantique.
« Le peuple serbe s'enthousiasmait plus de l'ex-
ploit, que de ses résultats. Il lui est indiffé-
rent d'arriver à quelque chose pourvu qu'il ait
l'occasion de se distinguer dans la tension du
combat. C'est ici qu'il faut chercher le fondement
du culte de la personnalité des Serbes, culte qui,
chez ce peuple atteint un développement prodi-
gieux. Les actions de la personnalité, ses faits
héroïques, ses succès et ses défaites, — tel est le
contenu de toute la vie serbe. Ce trait de carac-
tère, les Serbes ne l'ont pas non plus perdu
jusqu'à ce jour. Aujourd'hui encore, absolument
comme dans le passé, ils relient tous les événe-
ments de leur histoire à une personnalité dé-
terminée, qu'elle s'appelle Sindjélitch, Kara-
George ou Poutnik, peu importe. Nul doute que
ces traits de caractère sont plus propres à
se manifester par des actes auxquels s'attache
- 75
l'élément du merveilleux, élément que la mentalité
réaliste, du Bulgare n'encouragera pas. Pour pour-
suivre la comparaison il suffira de rapprocher l'un
de l'autre le soulèvement de ces deux peuples : le
soulèvement serbe sous Kara Georges et le sou-
lèvement bulgare de Nisch. Entre eux, il y a
tout un abîme. Le premier est un soulèvement
avec toutes les caractéristiques d'éclat et d'audace,
le second se fit sans bruit et presque pacifique-
ment. Le premier est une suite de collision
personnelles entre opprimés et oppresseurs, le
second surgit d'un conflit entre possédants et
serfs. Le premier est un combat entre risque-
tout et janissaires et Dahis, le second est une
lutte de la population paisible contre l'appareil
administratif). »
Les mêmes caractéristiques nationales du
peuple serbe se sont également manifestées dans
la guerre actuelle. Dans une complète mécon-
naissance de la réalité et enivré de ses propres
vantardises relativement à ses héros et à sa
toute-puissance, il a cherché dans un élan, à
l'aide d'un attentat, à transformer la carte de
l'Europe et à faire passer dans les faits son chi-
mérique idéal de la Yougoslavie. Les Serbes
ne veulent pas connaître — et mieux, cela ne les
intéresse même pas — la nature des concep-
tions, des sentiments et des idéaux populaires
de ces Slaves du Sud qu'ils veulent unifier. A
aucune époque le Serbe n'a compté avec la réa-
lité et tous les grands insuccès nationaux du
serbisme ont leur origine dans cet état d'esprit
maladif. Cela a toujours été sur la réalité des
choses que le peuple serbe est venu échouer, et
cependant, il n'en a tiré aucune leçon. « Le Poète
d'entre les peuples slaves », c'est ainsi qu'il y a
longtemps Misckiewicz qui était enthousiaste de
la poésie populaire serbe, nommait les Serbes.
Les Serbes resteront toujours un peuple à vie sen-
timentale violente, un peuple à événements d'une
héroïque folie. Dans le domaine de la politique
•) St. TscliiliDghirofF, P. 7,
— 76 —
et des relations internationales de telles mani-
festations de vie nationale mènent infailliblement
à ce qu'on a l'habitude d'appeler... des aventures.
Une fois maîtresse de L'opinion publique
en Serbie, la propagande se risqua en Macé-
doine aussi avec plus de hardiesse. Ici, elle
passa par plusieurs phases de développement.
Au début, comme nous l'avons déjà dit, elle n'en-
voyait à la population locale que des livres de
piété et, mêlés à eux, aussi quelques livres de
caractère profane. Le but était que la population
s'habituât à exiger, à attendre et à lire des livres
semblables venant de Serbie. Dans les sémi-
naires ecclésiastiques serbes, furent instituées
des sections spéciales pour élèves des pays slaves
voisins parmi lesquels des Bulgares de Ma-
cédoine et de Bulgarie. Bien plus, on fonde
une école théologique spéciale pour la prépa-
ration d' « Apôtres » de la nationalité serbe *),
ainsi qu'une société dont le but est d'étudier la
situation dans la « Vieille-Serbie » et de rensei-
gner le ministre des affaires étrangères sur les
endroits où doivent être ouvertes des écoles
serbes. Du premier comité de cette société
faisaient partie l'archimandrite Doughitch, Mi-
losch Milojévitch, Panta Sretkovitch et, en 1872,
Stoyan Novakovitch le compléta. Tout d'abord,
la ville de Nisch fût choisie comme centre de la
propagande organisée et, plus tard seulement —
tout récemment, il y a à peu près dix ans —
celle-ci fut transférée à Skopié. Des filiales furent
établies à Vrania, Skopié, Prizrene, Koumanovo
et autres lieux. Des agents bien payés parcou-
raient ces régions et prétextaient là où la popu-
lation accueillait hostilement leur activité « des
efforts de civilisation ». A cela il leur fut répondu
aussi bien par la population que par les jour-
naux bulgares d'alors que mieux valait, avant
de faire des dépenses pour des peuples étrangers,
se soucier de l'instruction des Serbes vivant dans
l'ignorance dans les pays exclusivement serbes
*) Goni'. St. Tschilin^hirûll P, 37.
— 77 —
de la Bosnie et de l'Herzégovine. Comme de
cette manière ils étaient entrés en opposition avec
la conscience nationale fermement enracinée des
Bulgares de Macédoine et qu'ils étaient convaincu
que tous les grands efforts et sacrifices pécu-
niaires ne justifiaient pas les résultats presque
sans importance obtenus, les agitateurs eurent
recours à un second appeau. Ils n'ignoraient pas
que la population macédonienne était avide non
seulement d'instruction, mais encore de protection
contre le régime arbitraire turc. La situation
sans défense dans laquelle se trouvaient ces der-
niers les avait jadis obligés à demander l'union
avec le pape et la sujétion étrangère. Mainte-
nant les agitateurs de la propagande serbe se
mirent à parcourir les villages et à y pêcher
des âmes avec des « petits moyens » nouveaux.
« Renoncez à vous appeler Bulgares, parce que
comme tels vous êtes tyrannisés ; appelez-vous
Serbes, et l'Etat serbe s'engagera à vous protéger
et à s'occuper de votre affranchissement. Votre
pays est un sol serbe; il a autrefois fait partie
du royaume de Douchan. Il est vrai que vous
parlez bulgare, mais c'est surtout parce que vous
êtes en relation avec des Bulgares. » Ce genre
d'agitation attira bon nombre de Bulgares. Ils
fréquentaient dans leur pays des écoles serbes,
car on ne leur permettait pas d'en ouvrir de
bulgares et quand malgré tout on en avait
fondé, le Patriarchat grec s'entendait a obtenir
leur fermeture; aussi les Bulgares allaient-ils
aux écoles serbes pour éviter les écoles grecques.
Devant les étrangers et les autorités ils s'ap-
pelaient Serbes, mais la conscience qu'ils étaient
bulgares ne disparut jamais en eux. A la mai-
son et dans la vie publique ils parlaient bulgare,
ne connaissant d'ailleurs pas d'autre langue. Les
Bulgares trouvaient un moyen légal pour assurer
aux livres bon acceuil et débouchés. C'étaient les
salles de lecture, où le paysan bulgare, l'artisan
et l'ouvrier bulgare, même après avoir fréquenté
l'école serbe ou grecque, se rendaient moins par in-
térêt pour la science, qu'à cause du désir de cultiver
la langue bulgare et de maintenir le bulgarisme.
— 78 —
La masse du peuple en Macédoine parut aux
propagandistes trop conservatrice. Aussi eurent-
ils recours, vers la fin des années soixante à
d'autres méthodes d'action. Ils abandonnèrent la
grande masse et consacrèrent désormais toute
leur activité aux intellectuels, conducteurs du
peuple. Ces efforts particulièrement grands furent
faits du côté serbe après 1870, lorsque les Bul-
gares eurent réussi à obtenir de la Porte leur
indépendance ecclésiastique ainsi que la recon-
naissance de leurs frontières ethnographiques.
Cette nouvelle méthode était notablement plus
dangereuse pour la nationalité bulgare, aussi la
presse bulgare de Constantinople s'éleva contre
elle. Mais tout le poids de la lutte contre les aspira-
tions serbes de date plus récente comme aussi plus
dangereuses que celles des Grecs, fût supportée
par la société macédonienne de bienfaisance qui
fût fondée à Constantinople. Ces ressources étaient
toutefois bien minimes comparées aux sommes
énormes confiées à ses agents par le gouverne-
ment serbe. Les auxilliaires cultivés dont dispo-
sait la société de bienfaisance étaient aussi rela-
tivement insuffisants. A cette époque, l'Exarchat
bulgare qui venait d'être constitué ne pouvait
non plus rien entreprendre ni pour l'éducation
du peuple, ni pour la résistance à la propagande
serbe. Il devait se contenter de lutter pour son
propre maintien aussi bien contre les Serbes que
contre les Grecs. Sous ces auspices favorables
la propagande serbe fit un certain progrès.
Si l'une des raisons principales pour les-
quelles la Serbie se jeta dans cette propagande
doit être cherchée dans le fait que le peuple bul-
gare lui-même par suite de la création de l'Exar-
chat pouvait consolider sa situation à l'intérieur
de l'Empire turc dans ses propres frontières
ethnographiques, la seconde raison principale
d'une telle politique, qui dégénéra en une lutte
désespérée à vie et à mort, fut l'insuccès diplo-
matique de la conclusion du Traité de Berlin, aux
termes duquel l'Autriche-Hongrie occupait l'Her-
zégovine et par là ravissait à jamais aux Serbes
- 79 —
tout espoir d'atteindre dans cette direction la
mer Adriatique *). La Serbie devait maintenant
viser à se frayer de nouveaux chemins à travers
d'autres pays et c'est pourquoi la propagande
serbe trouva après la guerre turco- russe (1879)
de la part du Royaume de Serbie un appui gé-
néreux de grande envergure. Et encore plus
après la tentative malheureuse (1885) d'arrondir
le territoire serbe à l'est après la campagne
serbo-bulgare, le salut futur de la Serbie fut
regardé comme devant venir de la propagande;
on mena maintenant ce combat dans une agitation
nerveuse avec aigreur et même avec une haine
féroce et avec cruauté. C'est alors qu'on eut re-
cours à une autre arme — au régime des bandes.
— Partout où l'art de la persuasion serbe, cor-
ruption, exhortations amicales et menaces ne
pouvaient arriver à tourner la population contre
l'Exarchat et à faire disparaître les écoles bul-
gares comme le nom de « Bulgare », apparurent
à la rescousse les bandes avec leur terrorisme.
Pour le dehors ces bandes servaient aussi aux
Serbes à prouver que le mouvement révolution-
naire en Macédoine n'était pas seulement bulgare,
mais encore serbe. Ordinairement les bandes
serbes agissaient, d'accord avec celles des Grecs.
Cette entente était facile à atteindre car leur but
à toutes deux était commun: il s'agissait d'étouffer
l'esprit national bulgare en Macédoine ; la col-
laboration des deux peuples se trouva encore
encouragée par la facilité de la délimitation de
leur champ d'activité respectif. En outre les au-
torités turques durant le règne du sultan Abdul
Hamid, qui avait promu en principe de sa politique
intérieure la devise «divide et impera» accordaient
souvent aux bandes serbes protection et appui,
et un appui très actif.
C'est sur la population de la Pomoravie
(Nisch, Pirot, Vrania, Leskovetz et, plus à l'est,
*) Enquête dans les Balkans. P. 6,
— 80 —
à Trn et Breznik) que, pour la première fois, la
Serbie employa la terreur comme moyen d'agi-
tation, à l'époque de la guerre turco-russe, lors-
qu'elle occupa ces contrées et, plus tard, lorsque
ces derniers lui eurent été définitivement cédées
par les décisions du Congrès de Berlin. A l'épo-
que de l'occupation, ce terrorisme visait à con-
traindre la population bulgare à demander l'in-
corporation à la Serbie ; après le traité de Berlin
on voulait par là arriver à la dénationalisation
des Bulgares. L'histoire a conservé bien des té-
moignages de cette terreur, surtout pour la
période d'occupation*). Elle fut si intolérable que
les habitants de Pirot furent obligés au mois
d'août d'adresser à l'empereur de Russie lui-même
une protestation le priant de les délivrer de la
« libération » serbe, à la suite de quoi ce dernier
donna l'ordre au gouverneur de Sofia. Alabine,
d'envoyer des troupes pour occuper Pirot. Pour
empêcher l'exécution de cet ordre, les Serbes
eurent recours à la corruption et redoublèrent
de terrorisme, à l'égard de la population. Le succès
couronna leurs douteux efforts.
Le même terrorisme, à peine modifié, fut encore
employé par les Serbes lors de l'occupation de la
Macédoine pendant la guerre des Balkans ainsi
que plus tard lorsque, après le traité de Bucarest,
la Macédoine resta entre leurs mains. L'en-
quête Carnegie (pp. 35 et suiv.) a caractérisé très
exactement le régime serbe en Macédoine. Le
lecteur désireux de se renseigner y trouvera des
détails. Nous ne dirons ici que quelques mots
de la deuxième période de la domination serbe
en Macédoine, et seulement dans la mesure où
il s'agira de caractériser des méthodes et des
moyens nouveaux de propagande en vue de la
serbisation de la population bulgare. Mais laissons
aux vrais représentants honorables et impartiaux
de l'opinion publique des pays d'Entente, les alliés
de la Serbie, le soin de se prononcer sur ce
*) Pour plus de détails, voir des faits concrets dans le «Pays
de la Morava » de TschîliDghiroff P. C2-72.
- 81 —
régime; nous voulons même céder la parole aux
Serbes eux-mêmes pour rapporter leur jugement
sur leur administration en Macédoine. Même après
que la guerre européenne eût éclaté et que les An-
glais, par la force des circonstances, furent de-
venus les alliés de la Serbie et lui furent venus
en aide avec des subsides, des armes et du ma-
tériel sanitaire, ils ne se firent cependant pas faute
de rappeler aux Serbes les crimes que ceux-ci n'a-
vaient cessé de commettre contre le principe
des nationalités en général et contre la population
bulgare de Macédoine en particulier.
La Qaarteiiy Revieiv écrivait en avril 1915 :
« Le traité de Bucarest est né sur les ruines
de traités rompus ; il repose sur la base branlante
de « chiffons de papier » en morceaux. Il n'est re-
connu par aucune puissance, et par conséquent,
on ne doit pas croire qu'il soit bien fait pour
rendre caduques certaines dispositions antérieures
de ces puissances formellement sanctionnées par
elles. Le traité de Bucarest présente une série
de points extraordinaires, pour la fixation des-
quels la vengeance a joué son rôle et qui vont
à rencontre du principe des nationalités comme
ils sont en contradiction avec les lois économi-
ques. Il a condamné plus d'un million d'êtres
malheureux à de telles conditions d'existence,
qu'ils en regrettent la domination des Turcs. »
Et le Daily Chronicle (12 juin 1915) com-
plétait en ces termes : « Par le traité de Bucarest,
de grandes étendues de la Macédoine, qui sont bul-
gares de race, de dialecte, de religion ainsi que de
par leurs sympathies nationales ont été annexées à
la Serbie et à la Grèce. La Serbie en a reçu la
plus grande partie et, par les méthodes extrê-
mement sévères, d'après lesquelles elle les a
gouvernées jusqu'à la guerre, elle a provoqué
clans la population un état dïesprit désespéré. Les
causes de ce dernier ne pourraient disparaître
que par certaines « rétrocessions » de territoire ;
aussi longtemps qu'elles n'auront pas eu lieu, la
Serbie et la Grèce d'une part et la Bulgarie de
l'autre, seront pendant des générations entières
— 82 —
dans l'impossibilité d'être de bons voisins. Un
sentiment de vengeance subsistera et il para-
lysera toute action des Etats des Balkans, ainsi
que cela a été le cas depuis le mois d'août ».
Dans la revue « Commun Cause » (9 avril)
M. Brailsford fait un exposé de la question ma-
cédonienne, à partir de la guerre russo-turque
jusqu'à l'injuste traité de Bucarest, qui a livré
certaines contrées indubitablement bulgares à la
Grèce et la plus grande partie de la Macédoine
bulgare à la Serbie, et dit entre autres :
« Elle est ingrate la tâche de décrire le sort de
la Macédoine sous la domination serbe. Les dé-
tails sont exposés dans le rapport de la Com-
mission internationale Carnegie, dont je taisais
partie. Aujourd'hui, nous préférons tous nous
rappeler seulement avec quelle bravoure les
Serbes se sont battus contre des forces bien su-
périeures et comment ils souffrent, au moment
même de leur victoire, du fléau du typhus. Il
nous faut néanmoins, faire ressortir les faits eux-
mêmes. Us ont aboli l'église bulgare; ils ont
chassé ses évêques et ses instituteurs; ils se
sont approprié les églises et les écoles et ont
forcé les notables des villages, sous peine d'exil,
à se déclarer sujets serbes loyaux, Serbes de
race et d'élection. Ils gouvernent suivant un
système du droit de la guerre, dont on ne sau-
rait que difficilement trouver le pareil dans les
annales du militarisme comtemporain. Si la
Serbie, comme résultat de cette guerre devait
obtenir de l'Autriche des territoires serbes éten-
dus et par là un «littoral le long de l'Adriatique,
elle devrait rendre à la Bulgarie la partie bul-
gare non contestée de la Macédoine, avec les
villes de Bitolia et d'Okhnda. Je dis de « rendre »
parce qu'en 1912, dans ce malheureux « chiffon
de papier » — le traité serbo-bulgare, — la Serbie
a reconnu ces contrées comme étant bulgares et
a renoncé à toute prétention sur elles. Et si au-
jourd'hui elle se trouve en grand péril, c'est
qu'elle n'a pu se résoudre à ce sacrifice, au
lendemain duquel elle recevrait aussitôt le secours
— 83 —
de la puissante armée bulgare. La Macédoine a
joué le rôle principal dans la naissance de cette
guerre mondiale. Elle continuera encore à me-
nacer la paix durant une génération, si le régime
définitif de la situation de la Péninsule des Bal-
kans ne devait pas donner satisfaction à ses
vœux nationaux ».
VEtoile belge du 1er avril 1914 :
« La Serbie fait tout son possible et ne s'ar-
rête devant rien pour serbiser les Bulgares ma-
cédoniens. Les Serbes constituent une minorité
insignifiante en Macédoine. La grande majorité
est bulgare par la langue, par- les sentiments et
par la religion. Bitolia, par exemple, est une
ville purement bulgare. On le sait très bien à
Belgrade et c'est la raison pour laquelle on ne
veut à aucun prix accorder à ces nouveaux su-
jets les droits dont jouissent tous les habitants
de la Vieille-Serbie. Avant de leur accorder
droits et libertés, le gouvernement serbe veut
les assimiler et leur imposer la langue et la
nationalité serbes. C'est pour cela qu'il ferme les
églises et les écoles bulgares et lorsque ces me-
sures paraissent insuffisantes, il ne recule même
pas devant l'assassinat des insoumis de ce genre,
après les avoir au préalable qualifiés de rebelles
et d'assassins ».
Le journal tchèque le Tchas, en examinant
la révision imminente de la constitution et^ la
solution de ia question de la succession au trône
en Serbie, exprime l'opinion qu'il serait de la
plus grande importance d'organiser équitable-
ment l'administration dans les nouveaux terri-
foires.
La situation présente dans la nouvelle Serbie
est intolérable et va non seulement à rencontre de
la constitution, mais encore de tous les principes
économiques et civilisateurs.
Le Corriere d'Italia du 6 janvier 1915, écrit
encore :
« Lorsque l'existence de la Serbie parut sé-
rieusement menacée par l'invasion autrichienne,
les Serbes cherchèrent à obtenir, au nom de la
— 84 —
fraternité slave, l'assistance de la Bulgarie. Mais
à présent que le péril autrichien est provisoire-
ment conjuré^, les Serbes sont redevenus arro-
gants et provocants et, oublieux du slavisme,
auquel ils ne se réfèrent que dans les moments
critiques, ils ont repris avec une cruauté inouïe les
persécutions contre les Macédoniens. Des centaines
de fugitifs arrivent chaque jour en Bulgarie et ra-
content les horreurs que la cruauté sanguinaire
serbe a sur la conscience dans toutes les régions de
la Macédoine. A Sofia, on se demande avec amer-
tume, pourquoi la Triple Entente n'entreprend
pas des démarches auprès du gouvernement
serbe pour mettre fin à cette sitution et on fait
remarquer qu'en laissant sous ce rapport, pleine
liberté aux Serbes, les puissances de l'Entente
ne sauraient espérer gagner les sympathies de
la Bulgarie. »
Les Radnitchké-Noviné de Belgrade, du 12
avril 1914 écrivent dans une critique de la déci-
sion du gouvernement serbe d'envoyer dans les
anciens territoires du royaume les soldats re-
crutés dans les nouveaux, et d'envoyer, au con-
traire, dans ces derniers les jeunes soldats des
anciens territoires :
« La conclusion de cette mesure est un blâme
pour le gouvernement serbe qui, cela est évident,
n'estime pas la situation de la Serbie suffisam-
ment sûre dans les nouveaux territoires et prend
des mesures devant amener à tout prix la sou-
mission des masses asservies et, plus tard, leur
assimilation. »
Le 17 avril 1914, ce même journal écrit:
« Le Ministère de l'Intérieur permet et to-
lère en nouvelle Serbie l'activité purement po-
litique, appelée « la Défense nationale » (Narodna-
Odbrana), qui est entièrement sous l'influence
de « la Main Noire » ; il la laisse s'immiscer sans res-
ponsabilité aucune dans l'administration des nou-
veaux territoires et, sans aucun choix des moyens,
assurer ainsi a son organisation d'une manière
impudente et illégale par le pillage et le dépouil-
lement de ce peuple accablé, des possibilités
— 85 —
d'enrichissement. Cette puissante organisation
est plus forte que la police. « La Main Noire » pos-
sède aujourd'hui encore le droit de prononcer
des arrêts, de frapper et de mettre à mort. Et
tout cela se passe sous le manteau du patrio-
tisme. »
A propos des paroles adressées par Sazo-
noff à la Serbie et à la Grèce, à savoir: qu'il ne
suffit pas d'occuper une contrée, mais qu'il est
encore indispensable de gagner l'amour et la
confiance de la population, la Pravda de Bel-
grade -fait remarquer dans un article de tond
.de son numéro 135 de l'année 1914 que «M. Sa-
zonoff a parfaitement raison » et que dans
les nouveaux territoires serbes, l'administration
actuelle « non seulement ne saurait gagner l'amour
et la confiance de qui que ce soit, mais qu'elle
provoque bien plutôt le mécontentement, la
même, où on ne pouvait pas du tout s'y attendre ».
Le Piémont de Belgrade dit à ce sujet dans
son numéro du 8 avril 1914:
« Les territoires récemment libérés sont un
véritable enfer, les fonctionnaires de police de
Stojan Protitch, protégés par leur ministre tout
puissant se sont transformés en brigands. Il n y
a pas le moindre petit coin de Vieille-Serbie,
qui ne soit dépouillé par ces détrousseurs de
grands chemins en uniforme. Le régime des
nouveaux territoires ébranlera notre pays jusque
dans ses fondements. »
Le journal russe Rousskojê Slowo du 28 avril
1914 publie une correspondance de son collabo-
rateur de Belgrade, M. G.-V. Darsky dans laquelle
il est dit : ....
« Le talon d'Achille de la politique intérieure
serbe est l'arbitraire administratif en Nouvelle-
Serbie. Cela est de plus en plus évident, surtout
à Skopié, le centre intellectuel et économique de
la Macédoine. .
» Les professeurs serbes ont écrit des vo-
lumes entiers pour prouver que la Macédoine est
presque exclusivement peuplée de Serbes au-
tochtones, Malgré cela, après la guerre il a été
- 80 -
nécessaire d'introduire dans ce pays des lois
d'exception draconiennes et l'état de siège. Les
restrictions draconiennes existantes dans la Ma-
cédoine serbe actuelle constituent le meilleur
commentaire aux travaux des professeurs sur
la composition ethnographique de la population
macédonienne. Les « libérateurs » ont peur des
« libérés » et la police toute puissante, la police
en uniforme comme la secrète, a posé sa main
sur tout le système vasculaire du pays et y
répand ainsi, d'une manière imperceptible et in-
sensible, le poison de l'illégalité et du bon plaisir
personnel. »
Les arguments de la propagande serbe sont
d'une nature très variée. On peut les grouper
dans les catégories suivantes : 1° Historiques ;
2° Ethnographiques et linguistiques : 3° Econo-
miques ; 4° Géologiques; 5° Juridiques et 6° dans
celle des arguments de la force brutale.
Il est évident que l'argument le plus logique
d'une politique qui tend à la conque e de terri-
toires étrangers et vise à la dominai ion d'autres
peuples, comme c'est le cas pour la politique
serbe, serait un argument de la toute dernière
catégorie. Car alors elle ne se contredirait ja-
mais en voulant par exemple mettre les pays
serbes à l'abri d'entreprises étrangères. Aussi la
situation du gouvernement de Paschitch a-t-elle
toujours été lamentable au dernier degré, lors-
qu'elle voulait défendre les intérêts serbes contre
les prétentions italiennes dans la Péninsule des
Balkans et, en premier lieu, dans la question de
l'Adriatique ou encore lorsque le gouvernement
serbe parlait du principe des nationalités du
droit des petits Etats de vivre librement, dans les
limites de leur nationalité ou bien encore du ca-
ractère sacré des traités internationaux. Cette
contradiction a été établie de la manière la plus
claire par le correspondant du Ronsskojé Slowo
déjà mentionné : « Les professeurs serbes, a-t-il
çlit. ont écrit des volumes entiers pour nrouyçr
87
que la Macédoine était habitée presque exclusi-
vement par des Serbes indigènes. Et cependant il
parut nécessaire d'introduire dans ce pays, après
la guerre, de dures lois d'exception et « la loi
martiale ». Cet argument voulant être logique
d'une politique de violence détruisait d'un coup
toutes les constructions artificielles d'agitateurs
habiles et de professeurs érudits.
L'arme la plus importante des premiers agi-
tateurs serbes était empruntée à l'histoire. Il fut un
temps où le roi serbe Douschan régnait sur la
Macédoine. La Serbie ayant perdu tout espoir de
recueillir son héritage légitime ou d'obtenir un droit
de propriété sur les pays serbes de l'ouest, devait
y trouver le moyen d'intenter, à propos de la Macé-
doine, un procès contre la Bulgarie, en faisant valoir
l'antériorité. Et pourtant les preuves à cet égard
étaient fort peu convaincantes. On entreprit aussi
de maquiller l'histoire. Mais les documents et les
témoignages du passé ne supportent que diffici-
lement l'intervention de la main du falsificateur.
S'il avaient eu à faire à des vivants, les agitateurs
serbes, auraient su comment il fallait procéder.
On a d'abord recours à la puissance de l'or et,
en cas d'insuccès, on peut toujours dire que les
Bulgares ont acheté quiconque a l'affront de pro-
clamer la vérité. Les frères Buxton, MM. Brails-
ford, A. Baschmakoff, P. Miliukofï, le Prof. Louis
Léger, les membres de la Commission d'Enquête
Carnegie et tout une foule de publicistes notoires,
défenseurs de la vérité, devaient eux-mêmes faire
l'expérience que les Serbes les traiteraient d'in-
dividus partiaux, soudoyés et menteurs. Pour le
grand malheur de cette entreprise de la propagande
serbe, l'histoire conserve les documents et les
témoignages des morts; leurs âmes immortelles
ne peuvent être atteintes ni par les injures ni
par les glorifications. Nous avons déjà indiqué
que le roi Douschan lui-même appelait Bulgares
ses sujets de Macédoine. Et c'est de nouveau
l'histoire qui nous apprend que sa domination
sur ce pays n'a été que de très courte durée.
D'ailleurs l'histoire de Sez^bie ne nous livre aucun
— 88 -
fait de nature à servir de fondement, même de
loin, aux grandes prétentions actuelles des chauvins
serbes. C'est ainsi que leurs projets tendent à l'an-
nexion duBanat, de la Batchka, de la Syrmie, de
la Dalmatie, de la Croatie et de la Slavonie à un futur
empire de Grande-Serbie. Or, dans le passé,
jamais ces pays n'ont été au pouvoir des Serbes.
Les Serbes ont possédé pendant bien moins de
temps que les Bulgares, la rive droite de la Mo-
rava avec Belgrade et Branitcbévo ; et ce n'est
que pendant peu de temps qu'ils ont dominé de
nos jours sur une partie de l'Albanie avec Du-
razzo ; malgré cela, ils se sont permis de com-
prendre également ce territoire dans leurs plans
de conquête.
Jusqu'au début du xmme siècle — jusqu'à l'épo-
que d'Etienne Nemanja (1217) — on voit le peuple
serbe divisé en plusieurs principautés sans im-
portance et menant une existence que ne relève
aucun grand événement. Ces principautés sont
celles de Zêta et de Raschka qui luttent pour
l'hégémonie et se trouvent presque continuelle-
ment sous l'influence prépondérante ou même
sous la vassalité formelle soit de la Bulgarie,
soit de Byzance, soit enfin de la Hongrie ! Jus-
qu'à Etienne Ourosch III (Miloutin), la Serbie
ne dépasse pas le rempart du Schar-Planina.
Ce n'est qu'en 1282 que les Serbes soumettent
la contrée de Skopié; après la bataille de Vel-
bouschd (le moderne Kustendil) ils pénètrent
jusqu'au centre de la Macédoine et dans la vallée
de la Strouma (1330), Sous le règne de Douschan,
ils étendent leurs possessions de Macédoine vers
le sud et l'ouest et enregistrent, par conséquent,
dans cette période, la seule ère de politique de
conquête impérialiste de leur histoire, ainsi que
l'avoue le professeur serbe M. St. Stanojévitch*).
La Macédoine centrale et celle du sud ne sont
en tout en leur pouvoir que pendant un laps
de temps de quarante-quatre ans**) (1345-1389).
*) Que veut la Serbie? p. 78 (en serbe).
**) N. P. Kondakoff. Macédoine, St-Pétersbourg 1909, P. 292.
— 89 -
Quelques villes de ces deux parties de la Macédoine
ont même été moins longtemps encore souslasou-
veraineté serbe. Le rôle historique de la Bulgarie
dans les Balkans est beaucoup plus important; ses
liens avec la Macédoine sont de nature ethnique et
civilisatrice. Ils sont d'ancienne date et solides.
Les Bulgares sont les premiers à fonder un
empire slave dans la péninsule balkanique (679).
Le chef bulgare Kroum, après la prise de Sofia
(817), pénètre avec son armée en Macédoine.
Après la conversion au christianisme sous Boris
(865), l'individualisation ethnographique des Slaves
commence à prendre corps. Sous son règne et
celui de son successeur Siméon (892-927), la Bul-
garie devint un centre de la civilisation slave;
les disciples des apôtres slaves Cyrille et Méthode,
Clément, Gorazd, Sava, Naoumet Angélarins don-
nent une base solide à la liturgie et à la littérature
slaves ; cette floraison coïncide avec la fin de la
cristallisation des Slaves de Macédoine en une na-
tion. Le foyer de cet événement historique est la
Macédoine où Ochrida, comme ville épiscopale de
de la grande personnalité qu'était Clément, joua un
rôle capital. Après la soumission du royaume de
Bulgarie orientale de Pierre par l'empereur Jean
Tsimiscès (972), l'empire de Bulgarie occidentale
avec les résidences de Sofia, Vodena, Prespa et
Ochrida, conserve son indépendance jusqu'en lois.
Sous le second empire bulgare (1186-1241), sous
Ivan Asen II (1212-1241), la Macédoine, la Thrace
et la Mysie constituent de nouveau ur Etat bul-
gare. Ce n'est qu'après la bataille de Velbujd, que
la Macédoine est détachée de la Bulgarie comme
partie intégrante, mais en conservant même dans
le cadre de l'Etat serbe son caractère de pays
franchement slavo-bulgare et en gardant son
caractère national bulgare à travers les siècles
qui nous séparent de cette époque.
Quatre siècles durant, la vie nationale et in-
tellectuelle de la Macédoine reste par conséquent
immuablement la même. La Macédoine partage
la grandeur politique et la décadence de la Bul-
garie, en devenant même pendant un temps, le
90 -
centre politique et moral de tout le peuple bulgare.
Néanmoins, les Bulgares n'ont jamais fondé
leurs prétentions au sujet de la Macédoine sur
des droits quelconques tirés de l'histoire, droits
dérivant d'une longue appartenance de ce pays
à la Bulgarie, pas plus que, sur la base de droits
semblables, ils n'ont élevé la prétention de s'ap-
proprier des pays serbes, bien que l'histoire
nous enseigne que la Bulgarie a régné sur la
Serbie plus longtemps que les Serbes eux-mêmes
n'ont peut-être été les maîtres indépendants et
libres de leur propre pays. Ces sortes d'argu-
ments t'ont partie des titres juridiques les plus
naïfs dont un Etat à l'époque actuelle de la civi-
lisation puisse se servir pour justifier ses ten-
dances expansionnistes. A fouiller dans le passé,
chaque Etat de l'Europe centrale pourrait faire
valoir avec facilité des preuves et des justifica-
tions à l'appui dos prétentions légitimes sur les
territoires de ses voisins.
Les arguments d'un caractère géographique
et ethnographique de la propagande serbe sont
encore plus faibles. En dehors de ces savants
serbes, qui n'ont pas été atteints par la peste
chauvine, par exemple Vouk Karadjitch, toute
une pléiade de lumières de l'ethnographie et de
la philologie slave d'Europe, telles que Schafarik,
W. Iaguitch, Machanovitch, Grigorovitch, Gilfer-
ding, Goloubinski, Louis Léger, Weigand et autres,
témoignent que la Macédoine est un pays bulgare,
peuplé de Slaves qui se disent Bulgares et parlent
le bulgare. Nous trouvons cette même vérité
également exprimée dans les ouvrages des voya-
geurs les plus connus qui ont parcouru la Macé-
doine pour l'étudier au point de vue ethnogra-
phique et linguistique, tels que: Pouqueville,
Ami Boue, Cyprien Robert, Griesebach, Blanqui,
Liprandi, Ubicini, Hahn Lejean, Totzer, Arthur
Evans, Kanitz, Krben, Kiepert, Sachs, lirecek,
entre autres*).
*> Voir des extraits des ouvrages de ces auteurs dans Ischir-
kov " Les Contins occidentaux $es terres bulgares », Documents
pp. 131-254.
— 91 —
Contre ces autorités scientifiques les porte-
paroles de la propagande serbe et, dans le nombre,
aussi quelques professeurs renommés partirent
en guerre.
Au début ils s'efforcèrent de faire disparaître
de leurs bibliothèques et de leurs musées tous
les monuments littéraires qui pouvaient soute-
nir les prétentions justifiées des Bulgares et réfu-
ter les nouvelles légendes historiques mises en
circulation pour les besoins de la politique de
l'Etat serbe. Les preuves les moins réfutables à
cet égard étaient, sans aucun doute, les cartes
ethnographiques serbes de la première moitié
du siècle dernier. Elles ont maintenant disparu
des musées et des bibliothèques serbes. Il n'y a
qu'à Berlin que le professeur ischirkov *) a pu
trouver une de ces cartes. Cette carte faite aux
frais de l'Etat est annexée à l'Ouvrage de l'his-
torien serbe Dimitri Davidovitch (1800-1838) « His-
toire du peuple serbe» (Belgrade 1848, deuxième
édition) et porte en tête le titre : « Pays dans les-
quelles habitent des Serbes ». Or, ces pays ne
comprennent ni la Macédoine, ni les villes de
Nisch et de Vrania.
Après ce travail de destruction, les agita-
teurs serbes entreprirent de constituer des nou-
velles frontières au serbisme. Là encore, une
très grande variété de points de vue, de plans et
d'arguments. Tandis que Milojévitch, Srétkovitch,
Goptchevitch, Andonovitch, Ivanitch et autres sou-
tiennent que de purs Serbes habitent la Macédoine
toute entière jusqu'à Bistritza et au delà de Cavala,
pour d'autres la frontière s'arrête à la Strouma et
pour les troisièmes, les Macédoniens sont une
« masse amorphe », une « population neutre »,
des « Slaves macédoniens » etc. En un mot, les
frontières ethnographiques du serbisme sont
aussi variées chez les différents auteurs porte-
paroles de la propagande grand-serbe que le
sont celles de la « Vieille-Serbie », et l'on se
heurte souvent à cette variété chez un même
*) Ischirkov a Les confins occidentaux des terres bulgares ».
— 92 -
auteur à des époques différentes. Au surplus le
concept de serbisme à la même époque et chez
des écrivains différents comme chez le même
écrivain à des époques différentes apparaît sous
un aspect très variable. Nous savons déjà com-
ment Cvijic a effectuer la méthamorphose de
ces convictions dans un espace de vingt-quatre
heures. On peut encore ajouter à titre complé-
mentaire que l'un des agents de Paschitch,
Marko Cemovitch, qui avait provoqué en Russie
une grande sensation avec son agitation, accu-
sait dans son livre Le problème macédonien et
les Macédoniens (Belgrade 1913), Cvijic d'avoir
commis la faute la plus grossière qu'on puisse
imaginer avec sa théorie, que les Macédoniens
ne seraient ni Serbes ni Bulgares, alors que ce
sont de purs Serbes. Un autre professeur d'uni-
versité, Milan I. Andonovitch, auteur de la bro-
chure Les Macédoniens sont d'illustres Serbes (Bel-
grade 1913), pose la question de savoir si un
savant serbe, qui a été assez sacrilège envers
la science serbe pour soutenir que les Slaves de
Macédoine n'étaient pas serbes, avaient le droit
d'occuper une chaire dans une université serbe?
Ce même Andonovitch édita en 1903 une « Carte
de la presqu'île des Balkans et des régions
serbes du Royaume de Serbie » (Belgrade). Sur
cette carte, les frontières orientales de la Serbie
englobent Vidin, Rahovo, Lom, Kula, Berkovitza,
Yratza, Sofia, Samokov, Dupnitza, Kustendil,
toute la vallée de la Strouma et une partie de
celle de la Mesta, jusqu'à Draina. Au sud se
trouvent désignés comme territoires serbes Le-
rin, Kostour, Kaïlari, Voden, Ber, Kara-Féria,
Négousch, Yénidjé-Yardar, Koukousch, Demir-
Hissar et Sérès. Andonovitch faisait même passer
en contrebande comme ayant été au pouvoir de
Douschan les villes de Sofia, Yidin, Lom, Cavala,
tandisque d'après l'historien serbe contemporain
le plus compétent, St. Stanojévitch, ces villes
n'ont jamais fait partie de l'Etat de Douchan *)'.
*) Cf. la carte « l'Empire de Douschan » qui est annexée à
l'Histoire du peuple serbe de St. Stanéovitcb,,
— 93 —
Tl va sans dire que, plus tard, M. Stanojévitch
soumit ses opinions ethnographiques à une ré-
vision complète. En 1915, en effet, il publia une
carte ethnographique sur laquelle la Macédoine
tout entière faisait partie du territoire national
serbe. Le journal serbe Odjek, lui reprocha de
n'avoir pas inclus aussi dans cette carte « tous les
districts serbes du Royaume de Bulgarie », tandis
que le journal grec Kéri du 8 juillet 1915 s'indi-
gnait de ce que le professeur serbe serbisàt tout
jusqu'à Serfidsché et ajoute ce qui suit : « Il aurait
suffi aux Serbes de rencontrer sur la carte une
autre dénomination semblable pour leur faire
dire même que ce sont des Serbes qui habitent
la Vieille-Grèce ».
Un des agitateurs serbes les plus en vue et
les plus actifs, qui écrit et parle surtout pour
l'étranger, est le Prof. Cvijic que nous connais-
sons déjà. La géographie et l'ethnographie cons-
tituent sa spécialité scientifique; cependant, il a
trouvé que ces branches ont des liens de pa-
renté avec la philologie et il se consacra à cette
science avec un zèle égal à celui avec lequel il
tirait de la géographie et de la géologie des
preuves en faveur de sa politique serbe de bri-
gandage. Nous examinerons ultérieurement de
plus près ses arguments géographiques; pour
le moment disons quelques mots de ses théories
philologiques. Après que toutes les autorités
sans exception en matière d'ethnographie et plus
encore en matière de philologie, se sont avec
une précision qui ne souffre absolument aucune
réfutation, prononcées en faveur des origines
de la population macédonienne. M. Cviiic ose
assumer la lourde tâche de démontrer autre
chose qui, à son tour, subit aussi l'inévitable
évolution conformément aux lois de la littéra-
ture de propagande serbe. En opposition aux
recherches critiques et définitives du célèbre
archéologue et ethnographe tchèque prof. Niederlé
sur l'ensemble de la littérature concernant la
question macédonienne, recherches qui sont con-
signées dant son travail de 1901 paru en seconde
édition en 1993, et plus tard encore en 1909, dans
— 94 —
la Revue du Monde Slave contemporain, éditée par
l'Académie russe, étude dans laquelle se trouve
établie d'une façon inattaquble la vérité acquise
que les Slaves macédoniens sont des Bulgares,
M. Cvijic apparut avec son ouvrage sur l'eth-
nographie de la Macédoine. Mais il ne rencontra
pas l'approbation d'un seul savant slave. 11 osa
avec la hardiesse d'un dilettante en philologie
et en ethnographie, chercher à prouver que la
population de Macédoine était slave, mais qu'elle
n'était ni bulgare, ni serbe Remarques sur l'ethno-
graphie de la Macédoine *). Telle était l'opinion
de Cvijic, tant que la Serbie menait une politique
turcophile. Plus tard, en 1913, il écrivit dans
Petermann's Milteilungen l'article : « Les frontières
ethnographiques des peuples balkaniques » avec
une carte sur laquelle le territoire de ces « Slaves-
Macédoniens » et « neutres » se trouvait considé-
rablement rétréci.
Les villes de Skopié, Koumanovo, Tétovo,
Debar ne font déjà plus partie de la Macédoine.
Même Egri-Palanka, Kratovo, Ovtché-Polé, Pri-
lep et Krouschevo qui, suivant sa brochure de
1012, faisaient partie du « territoire ethnogra-
phique bulgare », étaient devenus serbes dans le
courant d'un hiver. Un autre trait caractéris-
tique de la littérature de propagande. serbe, c'est
que l'ensemble de la littérature philologique et
ethnographique, toutes les autorités que Cvijic in-
dique comme source et qu'il invoque à l'appui de
ses résultats, se prononcent contre lui et sa carte
etnographique **). (N. B. Dans toute cette liste bi-
bliographique du professeur serbe on cherche-
rait en vain une allusion à la réponse de M. le
Prof. Ischirkov que nous avons déjà mentionnée.)
C'est ainsi, par exemple, qu'il cite Niederlé, alors
que tout le monde sait que sur les cartes ethno-
*) C'est à cela que M. Ischirkov répond avec son travail :
« Etudes ethnographiques sur les Slaves de Macédoine », traduit
aussi en français. Mais M. Cvijic n'a même pas cherché à ré-
pondre aux arguments accahlants qu'on lui opposait.
**) Prof. L. Milétitch. La Science et la politique de l'Etat
serhe (.Article de 1' « Echo de Bulgarie » N° 2 de l'année 1913).
— 95 —
graphiques de Niederlé, les Slaves-macédoniens
sont indiqués comme Bulgares ; il appelle à son
aide aussi le nom plein d'autorité de Florinski,
qui cependant attribue les villes de Pirot, Les-
kovetz et Vrania au territoire ethnographique
bulgare. Pour donner une idée du caractère scien-
tiflqne des productions ethnographiques et phi-
lologiques ainsi que de la solidité des arguments
des travaux de Gvijic, citons le passage sui-
vant: « Au sud de Skopié jusqu'à Salonique vit
une population de race slave qui n'a pas de sen-
timent national bien déterminé. Tous ceux qui
se disent Serbes ou Bulgares, n'ont qu'une con-
science superficielle de leur nationalité et qui a
été provoquée par une propagande récente. Je con-
sidère cette masse slave, hésitante au point de vue
national, comme une nation neutre et je la com-
prends sous le vocable de « Slaves-Macédoniens ».
Et, un peu plus loin, il répète : « la moitié de
ces Slaves-Macédoniens sont privés de sentiment
national et aucune étude, soit ethnographique,
soit linguistique, n'a pu fournir une base solide,
pour établir si ce sont des Serbes ou des Bul-
gares ». Tout aussi convaincants sont les argu-
ments de Gvijic tirés de sa spécialité, la géo-
logie. Il a développé ses théories à ce sujet bon
nombre de fois et à des endroits différents. Nous
les présentons tels qu'il les formula lui-même
dans le journal La Serbie, du 13 octobre 1916.
« Il existe des nécessités géographiques et
économiques inévitables. En voici une des plus
patentes : les vallées de la Morava et du Vardar
constituent une unité géographique et sont des-
tinées à former un seul Etat. C'est là précisé-
ment qu'il faut chercher l'origine de la tendance
constante de la Serbie moravienne à s'élargir
dans la direction du sud, vers la vallée du Vardar.
Au point de vue territorial, c'est l'unique ten-
dance manifestée par la Serbie et qui, jusqu'en
1873, fut presque inconsciente. Après l'affranchis-
sement de la Serbie pendant les années 1804-
1815, les trois agrandissements consécutifs de
1833, 1878 et 1912, le dernier, curent lieu chaque
— 96 —
fois dans la direction du sud d'abord, par l'oc-
cupation des embouchures des deux Morava près
de Stalatz et d'Alexinatz (1833), puis, par celle
de la vallée de la Morava du sud avec Nisch
i L878) et en tout dernier lieu, par l'annexion d'une
grande partie du bassin du Vardar (1912). Cette
extension vers le sud réfute d'une manière caté-
gorique les assertions des Bulgares qu'ils ont
réussi à poser à la presse et aux bulgarophiles
de l'Europe occidentale. Depuis 1880, la ligne du
chemin de fer de Belgrade-Salonique était ter-
minée ; le développement économique et com-
mercial prit un essor puissant ; l'agrandissement
de la Serbie vers le sud acquit une tendance
consciente et devint un programme national.
Enfin, la guerre économique éclatant entre la
Serbie et l'Autriche-Hongrie démontra à chaque
paysan serbe que sans la vallée du Vardar un
Etat serbe viable était une impossibilité.
« Si la Serbie n'existait pas, ainsi que c'est
momentanément le cas, et si un autre Etat,
comme à cette heure l'Autriche-Hongrie domi-
nait la valié de la Morava, ce dernier tenterait
infailliblement de descendre dans le bassin du
Vardar et plus bas sur Salonique. »
c< Pour la Bulgarie, la vallée du Vardar n'a
presque aucune d'importance. Elle en est séparée
par le Rila, les Rhodopes et les Monts d'Oso-
govo, chaînes de montagnes qui appartiennent
aux plus élevées comme aux plus massives de
toute la Péninsule des Balkans. A l'exception
des Alpes et des Pyrénées, on ne trouve nulle
part en Europe d'aussi grandes frontières natu-
relles que ces massifs montagneux, qui s'éten-
dent entre la Bulgarie et la Macédoine. »
« Outre cela, la vallée du Vardar est péri-
phérique par rapport à la Bulgarie ; elle n'attire
pas à elle les grandes voies de communication
économiques et commerciales de la Bulgarie qui
toutes, sans exception, sont dirigées vers la mer
Noire ou bien vers les portes de la mer Egée.
Ces derniers sont les débouchés naturels des
vallées de la Maritza et de la Mesta. Tous les
97
éléments morphologiques de la Macédoine. La
moitié orientale de la Péninsule tourne le dos à
cette contrée. La Bulgarie et la Macédoine ne sont
pas une unité géographique et elles ne sauraient
constituer un morne Etat que temporairement,
grâce au concours de circonstances particulières,
mais qui ne pourraient être de longue durée.
« Ainsi donc, les Bulgares sont rejetés de la
Macédoine par la force même des choses. »
Au sujet de ces théories de Cvijic, le pro-
fesseur Derjavine de Pétersbourg *) écrit ce qui
suit :
« Ainsi donc, comme le voit le lecteur, le
point de vue du Prof. Cvijic proclamé par lui
en 1906, au sujet de l'unité géographique de la
Serbie et de la Macédoine, liées entre elles par
la ligne de communication de la Morava et du
Vardar. Ce point de vue, dis-je, surtout en tant
que basé sur certaines données de la géologie est
entré dans la conscience de larges couches du
peuple serbe; tout donne à croire qu'il fait partie
aujourd'hui des éléments fondamentaux de l'ho-
rizon national serbe. Je ne sais si, en dehors du
Prof. Cvijic, quelqu'autre savant s'est encore
prononcé en Serbie sur cette question, au reste,
cela m'importe peu, mais je suis profondément
convaincu que si cette idée a été exprimée par
un autre avant même les recherches géologiques
du Prof. Cvijic, c'est à ce dernier que revient
le mérite de l'avoir présentée comme provenant
de données scientifiques aussi fortement convain-
cantes pour les destinées politiques du peuple
serbe, qu'elles ne le sont pas pour tout lecteur
non serbe. En effet, personne n'ignore qu'en
présence des progrès actuels de la science tech-
nique et du perfectionnement des voies et moyens
de communication, d'une part, et devant les ten-
dances du tout puissant capital, de l'autre, les
théories géologiques d'unité territoriale des con-
trées voisines ne peuvent avoir aucune impor-
*) Les rapports bulgaro-serbes et la question macédonienne,
p. 13-14 (en russe).
— 08 —
tance politique décisive; au contraire, plus elles
sont convaincantes, plus elles peuvent motiver
la convoitise de l'adversaire qui est d'autant plus
convaincu de la valeur du territoire contesté.
L'unité géographique et géologique de la Do-
broudja et de la Bulgarie n'a pas sauvé la pre-
mière des spoliateurs roumains. L'abime géolo-
gique évident entre la Russie et le Caucase n'a
pas empêché leur union politique et intellectuelle.
Voilà pourquoi l'essai de baser les tendances
politiques sur les principes de la géologie, même
si ces derniers étaient en eux-mêmes les mieux
établis, ne sauraient toujours avoir force pro-
bante. Cette tentative devient encore moins con-
vaincante lorsque le géologue mêle à sa géologie
des opinions nationalistes primitives. »
Pour faire ressortir plus clairement encore
le caractère tout à fait artificiel de toute cette
construction de propagande du Prof. Cvijic,
il suffit de jeter un coup d'œil sur l'histoire de
la Bulgarie. Déjà dans ces temps reculés où les
moyens de communication de nos jours faisaient
défaut, la Bulgarie et la Macédoine formèrent
quatre siècles durant un seul et même Etat. Il
est avéré, du reste, que la Serbie est poussée à
l'agrandissement vers le sud par la nécessité
de chercher des conditions de vie sur la ligne
de moindre résistance. L'agrandissement vers
l'Autriche-Hongrie lui était impossible; du côté
de la Bulgarie et de la Macédoine ce fut pour
elle une « nécessité naturelle ». Non moins con-
vaincante et instructive est la situation de la
Bulgarie jusqu'à ces temps derniers. Les Bul-
garies du nord et du sud sont séparées l'une de
l'autre par d'importantes chaînes de montagnes
et cela ne les a nullement empêchées, malgré
toutes les résistances, de se réunir en un Etat
commun. Bien plus, la solidarité qui fut créée
outre ces différentes parties du pays par un
esprit national commun, leur procura en 1885
la force de chasser les Serbes au delà de Pi rot
et Nisch et de réaliser ainsi leur unité, malgré
bassesses et guet-apens des Serbes,
— 99
Et ce ne sont aucunes conditions naturelles
qui ont chassé les Bulgares de Macédoine en
1913, /nais bien la trahison de cette môme poli-
tique serbe qui, à l'esprit national bulgare im-
mortel, partout en éveil et tout-puissant, cherche
à opposer l'obstacle de falsifications de l'histoire,
de malhonnêtes manipulations de la science et
la force inanimée des montagnes.
Les autres arguments de la propagande serbe,
à savoir: les arguments juridiques, puisés dans
le traité de Bucarest et, avant lui, dans le traité
d'alliance avec les Bulgares, ainsi que les argu-
ments sanguinaires, consistant à dire que la Ma-
cédoine, affranchie par le sang serbe, devait
aussi demeurer serbe, sont des arguments sur
lesquels l'Enquête Carnegie et la diplomatie eu-
ropéenne elle-même se sont déjà prononcées à
l'unanimité. Elles ont reconnu que l'œuvre de Bu-
carest est un acte arbitraire et ont solennellement
déclaré que l'exigence de la Bulgarie de se réunir
à ses frères de race de Macédoine est à la fois
fondée et juste.
Après ces constatations ce serait un travail
inutile et ennuyeux que de répéter, les vieilles dis-
putes casuistiques serbo-bulgares de l'année 1913.
Pour être conséquent avec tout l'exposé des
questions traitées ci-dessus, où nous avons laissé
parler sur les relations entre Serbes et Bulgares,
des juges impartiaux, représentant la science et
l'opinion publique européennes, de préférence
des personnalités provenant des pays qui dans
le conflit des peuples actuel, appartiennent au
camp de l'Entente et sont des alliés de la Serbie,
nous allons encore, comme conclusion finale de
notre travail, reproduire l'opinion d'un des hom-
mes d'Etat les plus importants de la Russie. En
1910, le chef des cadets, Le Prof. Miliukoff, écri-
vait dans son ouvrage paru en langue russe sur
La crise des Balkans et la politique de A. -P. lsvolsku
(p. 261-262) ce qui suit;
— 100 -
« Immobilisée sur le Danube par la chaîne
autrichienne, la Serbie était obligée de regarder
avec désespoir comment autour d'elle, dans un
voisinage immédiat, l'un après l'autre, s'égre-
naient des lambeaux des territoires des Balkans
qu'elle estimait siens de par le droit d'héritage
ou qui devaient servir à son unification nationale
et à l'agrandissement de son étendue. Dans un
espace de moins de vingt ans, elle tomba de la
hauteur de ses rêves — devenir le Piémont des
Balkans, — jusqu'au traité secret austro-serbe de
l'année 1882, qui détourna son attention du sort
de ses frères de race de la Bosnie et de l'Her-
zégovine et la jeta traîtreusement dans la lutte
contre les Bulgares en faveur des prétendus
Serbes de Macédoine. Désormais, la politique
extérieure toute entière de la Serbie s'épuisât
en vains et débiles efforts pour se libérer de
l'étau qui tenait enserré le « Royaume » et qui
était profondément entré dans le corps vivant
de la nation serbe.
« C'était la triste et malheureuse histoire d'un
peuple qui a trouvé son expression dans le ca-
ractère national serbe : sensibilité morbide en
matière de questions nationales, méfiance et or-
gueil national blessés, fruits de la fatale contra-
diction intime entre l'ambitieux idéal national
et l'impuissance de fait d'en amener la réalisation,
du moins à proximité tangible.
« Au contraire, jusqu'à présent, tout a secondé
les Bulgares dans la voie de leur développement
national. Et les succès constants en ont fait des
hommes sûrs. d'eux-mêmes et tenace. Avec des
sacrifices relativement minimes, ils ont obtenu
des résultats incomparablement plus grands. Cela
a été le cas à l'époque de leur affranchissement
et dans les années soixante-dix, à l'époque de
leur union et dans les années quatre-vingts comme
pendant toute la longue série de leurs luttes pour
la solution de la question macédonienne.
« Leurs succès sont explicables exclusivement
par les qualités et avantages de leur peuple com-
me par leurs efforts nationaux. Ces succès ra,-
— 101 —
pides ont même attiré l'attention de leurs enne-
mis sur eux et ceux-ci sont disposés à les pré-
senter'comme les résultats de l'astuce spéciale
des Bulgares. Cela s'explique cependant de façon
plus simple : d'un côté, par les différentes constel-
lations extraordinairement favorables des cir-
constances extérieures et, de l'autre, parles efforts
nationaux bulgares sachant tenir compte des
conditions naturelles et de la réalité. En présence
de ce milieu favorable on ne saurait même con-
sidérer comme ruse ce sentiment de la réalité
si l'on place en regard les maladroits revirements
d'un extrême à l'autre des hommes politiques
serbes à la chasse de toutes les solutions possibles,
sauf la solution unique immédiate et naturelle, à
laquelle leur puissant voisin s'est arrêté. C'est que
le problème lui-même était simple et facile pour
les uns et, difficile et compliqué, pour les autres.
Il semble tout naturel que dans de pareilles con-
ditions les uns aient tenu en main le fil continu
qui s'est déroulé lui-même régulièrement et sans
difficulté tandis que chez les autres il se soit rompu
en tant de parties que beaucoup doutent même que
les Serbes aient jamais eu à une époque quelcon-
que une politique extérieure déterminée ».
1878
Copie de la protestation des Bulgares de Pirot et de son
arrondissement contre les cruautés serbes.
A Sa Majesté Impériale Alexandre II,
Empereur de toutes les Russies.
Sire !
Mus par des sentiments chrétiens et inspirés
par un grand amour envers le trône de Votre
Majesté, nous saisissons, à l'occasion de la glo-
rieuse fête de Pâques, pour vous féliciter et prier
le Très-Haut de vous accorder une longue vie et
de raffermir Votre bras contre les ennemis visi-
bles et invisibles,
102 —
Sire !
En apportant à Votre Ma'esté l'expression de
nos souhaits cordiaux.., nous tous, habitants de
la ville de Pirot et de tout son arrondissement,
étant de purs Bulgares, prions très humblement
Votre Majesté de bien vouloir, dans votre bien-
veillance paternelle envers le peuple bulgare,
agréer l'humble supplique qui suit :
Majesté Impériale !
Cet hiver, pendant que vos armées victorieuses
écrasaient et foulaient aux pieds la Turquie,
notre bourreau, et que par votre bras puissant
le peuple bulgare était arraché à un esclavage
cinq fois séculaire, les Serbes ont occupé presque
sans coup férir notre ville de Pirot où il n'y
avait alors qu'environ deux mille soldats turcs,
tremblant de peur devant vos armes victorieuses,
et qui se sauvèrent de nuit, après une résistance
insignifiante. Maître de la ville de Pirot, les
Serbes se mirent tout de suite à travailler à notre
serbisation et cà mettre nos signatures au bas de
toutes sortes de lettres et d'adresses qui visaient
ce résultat ; dans ce but ils ont eu recours
à toutes sortes de mesures de violence ; vingt-
cinq coups de bâtons à quiconque oserait se dire
bulgare : emprisonnements dans de sombres ca-
chots où les détenus, chargés de chaînes, res-
taient plusieurs jours de suite sans recevoir de
nourriture, ni d'eau ; détention, à trois reprises,
de plusieurs centaines de personnes dans la for-
tesse ; menace de faire sauter la cervelle de ceux
qui persistaient à proclamer leur nationalité bul-
gare ; coups de baïonnette ; canons braqués dans
les rues de la ville et aux alentours contre le
peuple et les détenus qui refusent d'étouffer leur
conscience et de renier leur nationalité bulgare :
déportation de notre évêque uniquement parce
qu'il défendait notre nationalité et que, comme
nous, il est Bulgare : et d'autres vexations de
tout genre qui ont obligé nombreuses personnes
à fuir pour s'établir dans d'autres villes de la Bul-
garie ; tandis que beaucoup d'autres font d§s
préparatifs pour émigrer,
— 103 —
Nous faisons savoir de plus que trois de nos
compatriotes, les nommés Mito Tchorbadji-
Krstov, de Pirot, Ranghel Stanoëv, de Prin, et
un certain Miladine de Berovitza, arrondissement
de Pirot, nos plus grands bourreaux au temps des
Turcs, ayant perdu leur pouvoir tyrannique avec
la déchéance de leurs complices les Turcs,
ainsi que leurs revenus, fruits de leurs rapines
corrompus par les fonctionnaires serbes et sé-
duits par de belles promesses, sont ainsi que
nous Pavons appris partis, récemment pour Bel-
grade, d'où ils se préparent à gagner Pétersbourg,
munis de fausses pièces qu'ils prétendraient tenir
de nous et que nous ignorons ; leur mission serait
de nous représenter comme Serbes et de solliciter
Votre Majesté de nous laisser sous le gouvernement
de la Serbie. Aussi, nous tous, habitants de la
ville de Pirot et de tout son arrondissement,
déclarons humblement à Votre Majesté Impériale
que nous sommes tous, jusqu'au dernier, de purs
Bulgares, enfants de pères, aïeuls et bisaïeuls bul-
gares : nous protestons également devant Vous
et le monde entier contre ces trois individus
louches et prions 1res humblement, avec génu-
flexions et les larmes aux yeux, Votre Majesté
Impériale, le Libérateur des Bulgares, dans sa
pitié paternelle, de ne pas nous abandonner sous
le joug oppresseur des Serbes, sous lequel nous
pleurerons notre vie jusqu'au tombeau, mais de
daigner, dans Votre grâce ineffable, d'avoir pitié
de nous comme de vos enfants les plus soumis
et de nous réunir à notre peuple bulgare, à notre
mère la Bulgarie, sous l'égide bienfaisante, pro-
tectrice et paternelle de Votre Majesté Impériale.
Au nom du peuple de la ville de Pirot et de tout
son arrondissement, nous demeurons les plus
soumis et les plus humbles serviteurs de Votre
Majesté Impériale.
' Pirot, 18 avril 1878.
(Sceau de la communauté suivi de
plus de 200 signatures).
S. Christov, 1. c. 297-298.
TA
Préface.
Les mouvemen'
suie des Balkan
1. Les premiers so
ment de l'indépendân
russo-turques entrai
et de la Serbie. — 4.
ES MATIÈRES
la Pènin-
— 2. Le mouve-
3. Les guerres
ndance de la Grèce
gares participent aux
mouvements d'indépendance de leurs voisins. — 5. Le
mouvement national bulgare. — 6. Le firman de 1870
et la question macédonienne. — 7. Les premières
craintes des cbefs bulgares devant la propagande
serbes.
II. Aspirations serbes à l'endroit des pays bul-
gares 11
1. Les méthodes de Milosch en vue d'étendre les
frontières serbes. — 2. Soulèvements de Nisch, Pirot
et Vidin. — 3. Le progrès culturel et politique des
Bulgares dans l'Empire ottoman. — 4. Les nouvelles
méthodes de la politique serbes adaptées aux condi-
tions nouvelles. — 5. Mémoire en laveur d'une union
avec la Turquie. — 6. Relations de la Serbie avec le
comité révolutionnaire bulgare de Bucarest. — 7. La
Serbie et la question religieuse bulgare. — 8. La poli-
tique serbe pendant la guerre turco-russe de 1878 et
plus tard à l'époque du congrès de Berlin. — 9. L'ex-
périence de 1885. -- 10. La politique serbe et le par-
tage de la Macédoine. — 11. La trahison des alliés en
1913. — 12. Les provocations serbes des années 1914
à 1915.
III. La propagande serbe 69
1. Discriminations des périodes suivant les lieux, les
temps et les moyens. — 2. Aveux serbes sur l'apparte-
nance bulgares de la Macédoine et de la Pomoravie.
3. La propagande en Serbie au sujet de la Macédoine,
en Macédoine en faveur de la Serbie et à l'étranger en
faveur de la Serbie contre la Bulgarie. — 4. Argu-
ments de la propagande : a) arguments historiques,
b) arguments ethnographiques et linguistiques, c) ar-
guments économiques, d) arguments géologiques,
e) arguments juridiques et de la force brutale.
Observations finales : 99
P. Miliukoff: parallèle entre les tendances nationale
bulgares et serbes et la politique extérieure serbe.
Supplément: 101
Plaintes des habitants de Pirot relativement au terro-
risme serbe de l'année 1878.
Bibliothèque des Peuples Balkaniques
Edition de la Librairie Centrale des Nationalités
RUE CAROLINE-ANCIENNE-DOUANE, 2
No 1 La Macédoine telle qu'elle est, par M.
Skopiansky Fr. 0.75
No 2. Aux amis d'une paix durable, par M
Skopiansky » 0.75
No 3. Les rapports buigaro-serbes et la
question macédonienne, par N. S.
Derjavine, prof, agrégé à l'Université de
Petrograd » 3. —
No 4. La Dobroudja et les revendications^
roumaines, par Dr A. Ischirkov . . . » 0.75
Xo 5. ~" La Serbie et le mouvement national
| bulgare, par Iv.-Mich. Mintschew, avocat » 2. —
Xo G. La Bulgarie et son peuple d'après les
témoignages étrangers, par Dr N.
Mikhoff » 4.50
No 7. La Macédoine et la constitution de
l'Exarchat bulgare, par Dr A. Ischir-
kov » 1. —
No 8. Le nom de Bulgare, par Dr A. Ischirkov » 1.50
No 9. La vérité sur la Macédoine, par D. Mi-
chef l . » 1 . —
EN VENTE:
Les confins occidentaux des terres bulgares, par A.
Ischirkov, professeur à l'Université de Sofia . . Fr. 4. —
La Bulgarie et la Dobroudja, par A. Ischirkov. . » 1. —
Le pays de la Morava, par A. Tchilinghiroff . » 4. —
Atrocités roumaines en Dobrondja méridionale, par
T. Panoff » 0.50
La Débâcle serbe, par G. Bechirowsky ..... » 1.80
La Macédoine et les Bulgares, par E. Kupfer, maître
au Collège de Morges » 0,75
Dotation Carnegie pour la paix internationale. Enquête
dans les Balkans » 1. —
La Roumanie Inconuue, par A.-G. Issacénco . . » 0.50
Le chauvinisme serbe, par Boyan Peneff, professeur
à l'Université de Sofia , » 1. —
La main noire, par Command. Dobrivoï B. Lazarevitch
(IXe régiment d'infanterie serbe) » 0.60
Le sort politique de la Dobroudja après le Congrès de
Berlin, 1878-1916, par M. G. Markoff, professeur » 1.—
La vériié sur la Bulgarie, par Al. Kiproff .... » 1. —
Les étapes d'une unité nationale, par D. Mikoff » 1. —
f
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
D
651
M3M55
Minchev, Ivan Mikhail
La Serbie et le mouvement
national bulgare