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Full text of "La somme sous l'occupation allemande, 27 août 1914-19 mars 1917 \"

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LA  SOMME 


sous  l'occupation  allemande 


DU  MÊME  AUTEUR 


Saint  Paul  et  la  Cité  chrétienne.  Un  volume  in-16  de 
;^27  pages,  précédé  d'une  lettre  de  Mgr  Dizien,  évéque  d'Amiens. 
Paris,  Bloud,  1902,  2'-  édilion.  (Ouvrage  traduit  en  alle- 
mand)  3  fr.   ))» 

Balzac  ses  idées  sociales.  In-"^.  Reims,  Action  popu- 
laire, et  Paris,  Lecoffre,  1906.  Epuisé. 

L'attitade    sociale    des    Catholiques  français   au 
XX'  siècle.  Paris,  Bloud. 
Tome  I.  —  Les  premiers  essais  de  synthèse  (1910).  précédé  d'une 

préface  de  M.  le  C"  Albert  de  Mun.    .    3  fr.  50 
Tome  II. —  Les  tendances  sociales  des  catholiques 

libéraux  (1911) 3  fr.  50 

Tome  II!.  — les  Progrès  de  la  Doctrine  (1912).     .     .    3  fr.  oO 


Ozanam.  Un  volume  in  12  de  206  pages  (1913),  Paris,  Tralin. 
i"   édilion 2  fr.  60 


Les  Psaames  dans  la  vie  liturgique.  Abbaye  de  Ma- 
redsous  (Belgique j  :  Extrait  du  compte  rendu  de  la  «  Semaine 
liturgique  »,  1912. 

(lL«ai.Lucha  contra  la  Inmoralidad  publica  (traduccion 

■  çafet?ellana  de  D.  Placido   Buylla  y  Lozana).  xMadrid,   Publica- 
'"'cî'onès  de  la  Liga  conira  la  Pornografia,  1912. 


Mgr   Dizien,   évêque   d'Amiens  (5   avril  dS46-27  mars  191S). 
In-lii  avec  portrait.  Amiens,  1915.  Imprimerie  Grau.    3  fr.  nn 

La  guerre  en  Picardie.  Paris,  Téqui,  2*  édit.  1916.  3  fr.  50 


Abbé  Charles  CALIPPE     ^ 


La  Somme 

sous  l'occupation 

Allemande 


27  Août  1914  -   19  Mars  1917 


Préface  de  S.  Q.  Mgr  de  la  VttLBRABEL 

BVÈQUB     d'aMIENS  vC^  '*%. 

IIBUOTHfQUES    * 


PARIS  O^     ^^^^-^^^^     ^. 

PIERRE  TEQUI,   LIBRAIRE-ÉDITEUR 

82,     RUE     BONAPARTE,    82 
1918 


LETTRE  -  PRÉFACE 


BVKCHÉ  Amiens,  le  24  novembre  1917. 

D'AMIENS 


Cher  Monsieur  le  Chanoine, 

Votre  second  volume  sur  la  Picardie  pen- 
dant la  guerre,  que  vous  avez  intitulé  La 
Somme  sous  V occupation  allemande^  m'a 
encore  plus  intéressé  que  le  premier.  J'y  re- 
trouve un  écho  des  conversations  de  nos 
prêtres  du  front,  de  ceux  que  nous  avons 
trouvés  dans  leurs  paroisses  après  le  retrait 
des  armées  ennemies,  de  ceux  plus  nom- 
breux,  hélas!  qui  avaient  été  emmenés  en 
exil,  traités  en  prisonniers  civils  et  ramenés 
parmi  nous  par  l'intervention  compatissante 
du  Saint-Père.  Comme  vous,  j'ai  entendu 
leurs  récits,  vu  leurs  sanglots  et  leurs  larmes 
lorsqu'ils  rappelaient  certains  moments  plus 


VI  LETTRE-PRÉFACE 

émouvants  du  drame  poignant  de  leur  cap- 
tivité. Aussi  je  puis  me  porter  garant  de  la 
scrupuleuse  exactitude  de  votre  témoignage. 

Votre  méthode,  conforme  aux  règles  de  la 
plus  sévère  critique,  donne  à  votre  livre  une 
valeur  documentaire  qui  en  fera  une  source 
précieuse  pour  les  historiens  de  l'avenir. 
Nous  y  revivons  avec  vous  en  traits  sai- 
sissants l'existence  de  nos  populations  et  de 
notre  clergé  pendant  cette  terrible  occupation . 
Il  y  a  des  livres  sur  la  guerre  qui  vieilliront 
très  vite,  parce  qu'ils  traduisent  les  passions 
du  moment.  Le  vôtre  durera. 

La  modération  même  avec  laquelle  vous 
vous  bornez  à  souligner  d'un  mot  vos  récits 
accentue  encore  l'attention  minutieuse  avec 
laquelle  vous  avez  noté  les  conversations  de 
nos  chers  rapatriés.  Que  de  couleurs  sur  vo- 
tre palette  pour  les  historiens  qui  entrepren- 
dront un  jour  de  reproduire  les  scènes  les 
plus  émouvantes  de  cette  guerre!  Certains 
traits  typiques  ne  s'inventent  pas.  Ils  en  ap- 
prennent plus  en  un  mot,  en  une  situation, 
que     les     plus     longues     dissertations     sur 


LETTRE-PRÉFACE  VII 

l'état  d'âme  des  vainqueurs  et  des  victimes. 

Un  document  vous  a  particulièrement  servi 
et  vous  a  déterminé  sans  doute  à  entrepren- 
dre  ce    second   volume.    Vous  possédez  les 
notes  de  M.  le  chanoine  Caron,   archiprêtre 
de  Péronne,  mort  au  cours  de  l'occupation 
allemande.  Leur  rédaction  même  constituait 
un  acte  de  courage,  car  les  Allemands  ne  lui 
auraient  pas  aisément  pardonné  la  liberté  de 
S3s   appréciations.   Elles   révèlent  en  même 
temps  beaucoup  de  sang-froid,  puisque  ces 
notes  ont  été  écrites  au  jour  le  jour,  au  milieu 
de  l'émotion  provoquée  par  des  incidents  sans 
cesse  renouvelés.    La   lecture   de   ces  pages 
ajoute  encore  à  mes  regrets  déjà  si  vifs  d'avoir 
perdu  un  auxiliaire  aussi  distingué. 

Votre  sollicitude  pour  les  blessés  de  nos 
nombreux  hôpitaux  militaires  et  la  rédaction 
dQ  notre  Dimanche  ne  vous  ont  point  absorbé 
au  point  d'arrêter  votre  plume  alerte.  C'est 
une  bonne  fortune  pour  notre  Picardie  d'a- 
voir trouvé  un  chroniqueur  aussi  avisé  et 
averti  de  ses  malheurs.  La  vigueur  de  la  race 
a  été  trempée,   comme  un  pur  acier,  par  la 


Vni  LETTRE-PRÉFACE 

série  des  épreuves  de  guerre,  car  au  cours  des 
siècles,  nous  avons  eu  le  redoutable  hon- 
neur d'être  bien  souvent  le  champ  de  bataille 
où  la  France  a  joué  ses  destinées.  Cette  fois 
encore,  notre  province  a  largement  payé  sa 
dette  à  la  patrie. 

Pendant  cette  guerre,  la  Picardie  a  chanté 
la  première  le  Te  Detim  de  la  délivrance. 
L'offensive  de  la  Somme  en  1916  a  produit 
en  191 7  le  retrait  des  troupes  allemandes.  La 
première  aussi,  elle  a  mesuré  l'étendue  de 
ses  ruines,  et  notre  chant  d'actions  de  grâces 
a  été  mêlé  de  beaucoup  de  larmes.  Nul,  s'il 
ne  Ta  vu  de  ses  yeux,  ne  saurait  s'imaginer 
l'horreur  du  désert  de  Péronne.  Votre  livre 
le  révélera  et  montrera  à  la  France  protégée 
par  les  provinces  du  Front  ses  devoirs  vis-à 
vis  de  la  France  qui  a  souffert  pour  la  cause 
commune. 

Avec  mes  félicitations,  cher  Monsieur  le 
Chanoine,  recevez  l'assurance  de  mes  senti- 
ments de  paternelle  affection. 

\  André, 
Evêque  d'Amiens, 


LIVRE    PREMIER 


LES  DEBUTS 


CHAPITRE  PREMIER 
La  marche   sur    Paris 

Au  nord  de  la  Somme 


La  plaine  est  noire  d'Allemands. —  Devant  la  mairie  de  Roisel.  — 
Une  besogne  difficile.  —  «  Messieurs,  les  Prussiens!  »  L« 
uhlans  nous  suivent.  —  Nuit  lugubre.  —  Péronne  en  flammes.  — . 
Il  me  met  le  poing  sous  le  nez.  —  Nous  ne  marchons  pas;  nom 
Tolons. 


LA   PLAINE    EST   NOIRE   d'ALLEMANDS. 

Le  jeudi  2"/  août  1914,  vers  deux  heures  et  demie 
de  Paprès-midi,  le  maire  et  le  curé  de  Sailly-Saîl- 
lisel  —  gros  villag-e,  alors  prospère,  situé  à  peu 
près  à  égale  distance  de  Bapaume  et  de  Péronne,  au 
nord-est  de  Combles  —  s'entretenaient,  sur  la 
grand'route,  des  événements  du  jour. 

Un  officier  français  se  présente  :  «  Trois  mille 
soldats,  explique-t-il  au  maire,  vont  arriver,  et  il 
faut  leur  tenir  prêts  des  logements.   » 


4      LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

En  ce  moment,  passent  deux  cyclistes  —  des  ci- 
vils. Ils  s'arrêtent,  annoncent  que  les  Français  vien- 
nent de  remporter  une  importante  victoire  en  Bel- 
gique et,  après  une  courte  pause,  se  remettent  en 
chemin. 

Mais,  au  bout  de  quelques  minutes,  les  voici  qui 
reviennent  précipitamment  sur  leurs  pas  : 

—  Ah!  monsieur  le  Curé,  crient-ils,  la  plaine  est 
noire  d'Allemands! 

En  effet,  une  fusillade  éclate,  moins  d'une  heure 
après,  dans  ces  rues  jusque-là  tranquilles;  de  san- 
glants combats  s'y  livrent  —  il  y  eut  là  plus  de 
quatre  cents  blessés  —  et  se  poursuivent  jusque  dans 


DEVANT  LA  MAIRIE  DE  ROISEL. 

Au  cours  de  ces  journées  terribles,  même  surprise, 
même  épouvante,  mêmes  horreurs  dans  tous  les  vil- 
lages, dans  tous  les  bourgs  de  cette  région,  de  Sailly- 
Saillisel  à  Epehy,  de  Combles  à  Roisel. 

A  Roisel,  le  28  août,  deux  soldats  allemands, 
accompagnés  du  garde,  se  présentent,  baïonnette  au 
canon,  au  presbytère.  Ils  arrêtent  le  curé,  M.  l'abbé 
Charlier,  et  le  contraignent  de  les  suivre  jusqu'au 
«  Nouveau-Monde  ».  On  désignait  sous  ce  nom  le 
quartier  situé  à  l'extrémité  de  la  commune,  vers 
Templeux-le-Guérard  :  sur  cette  hauteur,  d'où  l'on 
domine  la  route  d'Epehy,  les  Anglais,  la  veille  et 
l'avant-veille,  faisaient  encore  creuser  des  tranchées. 

Là,  en  pleine  rue,  de  nombreux  officiers  dévisagent 
curieusement  l'abbé  : 


LA   MARCHE    SUR    PARIS  5 

—  Monsieur,  lui  dit  le  général,  je  vous  charge  de 
trouver  un  logement  pour  soixante-sept  officiers. 

Et  bien  que  le  maire,  arrivé  presque  en  même 
temps,  se  charge  de  ce  soin,  les  deux  soldats  ne 
lâchent  pas  le  curé  français.  Ils  le  conduisent,  à 
travers  les  rues  du  bourg,  jusqu'à  l'hôtel  de  ville, 
le  font  monter  au  premier  étage  dans  la  salle  du 
Tribunal,  l'installent  au  balcon,  dehors,  et  l'y  enca- 
drent, et,  en  même  temps  qu'ils  l'obligent  à  con- 
templer, pendant  deux  heures  entières,  l'orgueilleux 
et  interminable  défilé  des  armées  allemandes,  ils  le 
donnent  lui-même  en  spectacle  —  image  tragique  du 
pays  qu'ils  viennent  vaincre  et  humilier  —  aux 
troupes  qui,  d'un  pas  tranquille  et  sûr,  se  dirigent 
vers  Saint-Quentin  et  vers  Péronne. 


* 
*  * 


UNE    BESOGNE   DIFFICILE. 

A  Péronne,  c'est  à  peine  si  on  les  attend. 

Dès  le  dimanche  précédent  —  23  août  —  on  avait, 
il  est  vrai,  commencé  de  s'inquiéter  :  ne  croyait-on 
pas  entendre,  du  côté  du  Nord  ou  de  l'Est,  les  gron- 
dements du  canon?  «  On  dit  que  ce  sont  des  exer- 
cices qui  ont  lieu  à  La  Fère  pour  habituer  les  che- 
vaux au  bruit  de  l'artillerie  »,  notait  l'abbé  Jean- 
Baptiste  Caron,  curé-archiprêtre  de  Péronne.  «  Cette 
explication,  observait-il,  ne  me  paraît  pas  sérieuse.  » 

D'autre  part,  des  Belges  fugitifs,  des  Français 
avaient  traversé  la  ville  et  y   avaient  jeté    l'effroi. 


6  LA  SOMME   SOUS   l'OCCUPATIOX  ALLExMANDE 

Bientôt,  l'effroi  s'était  changé  en  affolement.  «  J'ai 
circulé  toute  la  journée,  ajoutait  l'abbé  Caron,  es- 
sayant de  rassurer  les  gens  et  de  ranimer  les  cou- 
rages  :  c'est  bien  difficile.    » 

C'était  le  mercredi  26  août.  Dès  le  lendemain,  le 
journal  de  guerre  du  curé  de  Péronne  exprime  — 
heure  par  heure,  pour  ainsi  dire  —  dans  une  page 
émouvante,  l'angoisse  croissante  de  la  cité. 


M  MESSIEURS,  LES  PRUSSIENS!  » 

«  Jeudi  2y  août,  une  heure  d'après-midi.  —  Les 
troupes  qui  se  trouvaient  à  Péronne  —  trois  ou 
quatre  mille  hommes  —  s'en  vont.  Hier  soir,  un 
millier  déjà  est  parti.  Aujourd'hui  on  a  évacué  tous 
les  soldats  malades  de  l'hospice...  Mauvais  sons  de 
cloche! 

Des  blessés  arrivent  de  Cambrai  qui  a  été  pris 
hier  par  les  Allemands,  paraît-il.  On  est  venu  me 
chercher  ce  matin  à  5  heures  pour  la  clinique  du 
docteur  André  convertie  en  ambulance.  Je  suis 
retourné  à  11  heures  et  j'ai  commiunié  le  lieutenant 
de  Bellomayre.  En  descendant,  le  canon  grondait 
terriblement  dans  la  direction  de  Manancourt. 

Je  devais  déjeuner  chez  l'aumônier  des  Clarisses, 
à  l'occasion  de  l'Adoration.  Commie  j'étais  un  peu  en 
retard,   je  dis  en  arrivant   : 

—  Messieurs,  dépêchons-nous  de  nous  mettre  à 
table  :  nous  ne  sommes  pas  sûrs  de  terminer  notre 
repas. 

Je   ne  croyais  pas  dire   si  vrai.    Après  le  premier 


LA   MARCHE    SUR   PARIS  7 

plat,  on  sonne;  M.  l'Aumônier  va  ouvrir  et  rentre 
aussitôt  en  nous  disant  : 

—  Messieurs,  les  Prussiens! 

Nous  quittons  tout  et  je  reviens  chez  moi  par  les 
rues  des  Chanoines  et  du  Collège.  Un  détachement 
d'infanterie,  qui  accompagnait  un  convoi,  station- 
nant sur  la  place  de  l'Arsenal,  prend  les  armes  et 
s'apprête  à  recevoir  l'ennemi.  Va- ton  se  battre  dans 
les  rues  de  Péronne?  En  arrivant  chez  moi,  on  me 
dît  que  quelques  chevaux  échappés  viennent  d'arri- 
ver sans  cavaliers  dans  le  faubourg  de  Bretagne  : 
c'est  ce  qui  a  causé  la  panique.  » 

LES    UHLANS    NOUS    SUIVENT. 

((  5  heures  du  soir.  —  A  partir  de  2  heures,  arrive, 
par  le  faubourg  de  Bretagne,  de  la  cavalerie  en  bon 
ordre  :  cuirassiers,  dragons,  hussards.  Ils  disent  : 
les  uhlans  nous  suivent. 

En  ce  moment,  maire,  adjoints,  sous-préfet,  com- 
missaire, agents  de  police,  directeur  de  l'usine  à  gaz, 
agent- voyer,  secrétaires  de  mairie,  etc.,  tous  les 
fonctionnaires  sont  partis.  Il  ne  reste  que  le  rece- 
veur municipal,  le  juge  de  paix  et  M.  Liné,  conseil- 
ler municipal.  J'ai  rencontré  tout  à  l'heure  ces  deux 
derniers  sur  la  place.  Je  les  ai  salués  et  leur  ai  dit 
que  j'étais  à  leur  disposition,  s'ils  avaient  besoin  de 
moi.  Ils  m'ont  remercié  chaleureusement. 

6  heures  du  soir.  —  Tout  à  l'heure,  on  a  fait 
sauter  les  réservoirs  de  la  gare;  il  ne  reste  plus  un 
soldat  dans  Péronne;  toutes  les  façades  sont  fer- 
mées :  c'est  partout  le  silence  de  la  mort.  Que  saint 
Fursy  protège  sa  ville! 


8      LA  SOMME  SOUS  L 'OCCUPATION  ALLEMANDE 

8  heures  du  soir.  —  A  la  prière,  il  y  avait  peu  de 
monde  :  on  sent  que  Péronne  s'est  vidé  depuis  deux 
jours.  Mais  comme  nous  avons  dit  avec  ferveur  notre 
chapelet!  Ceux  qui  sont  là  sont  les  plus  courageux 
de  mes  paroissiens  :  ils  ont  confiance  et  veulent 
rester  à  leur  poste.  Tous,  nous  sentons  le  danger 
planer  sur  nos  têtes,  mais  nous  sommes  dans  la 
main  de  Dieu  :  Que  sa  volonté  soit  faite! 

Pendant  que  je  récitais  la  prière  du  soir,  l'inspi- 
ration m'est  venue  de  consacrer  la  paroisse  au  Sacré- 
Cœur.  M'adressant  aux  personnes  qui  m'entou- 
raient, je  leur  dis   : 

—  Mes  frères,  l'heure  est  grave  et  nous  avons 
grand  besoin  du  secours  de  Dieu.  En  mon  nom  et  au 
nom  de  la  paroisse  je  vais  consacrer  la  ville  de  Pé- 
ronne au  Sacré-Cœur.  Je  supplie  Notre-Seigneur  de 
la  protéger,  de  la  défendre,  surtout  pendant  la  durée 
de  la  guerre.  En  retour,  je  m'engage,  comme  curé 
de  Péronne,  à  propager,  autant  que  je  le  pourrai, 
le  culte  du  Sacré-Cœur  dans  la  paroisse. 

Puis,  je  lus  la  Consécration  de  Léon  XIII.  » 


NUIT    LUGUBRE. 

Le  28  août,  vers  une  heure  et  demie,  les  obus  s'en- 
tre-croisent  au-dessus  de  la  ville.  Les  habitants  se  ré- 
fugient dans  les  caves.  D'heure  en  heure  la  fusil- 
lade se  rapproche.   Que  se  prépare-t-il? 

Feuilletons  le  journal  de  sfuerre,  et  arrêtons-nous 
aux  lignes  écrites  au  lendemain  de  cette  journée  et 
de  cette  nuit  lugubres  : 

«    Smnedi   29   aotU    19 14,    9   heures   du   matin.    — 


LA   MARCHE    SUR    PARIS  9 

Oh!  l'horrible  nuit!  Jamais  je  ne  l'oublierai!  Hier,  à 
partir  de  5  heures,  les  Français,  écrasés  au-dessus 
de  Péronne,  se  sont  repliés  et  ont  traversé  la  ville 
en  continuant  de  tirer.  A  partir  de  6  h.  10,  les  Alle- 
mands ont  commencé  à  passer.  En  arrivant  devant 
l'hôtel  de  ville,  ils  poussaient  des  cris  frénétiques. 
La  nuit,  la  ville  resta  plongée  dans  une  obscurité 
com.plète,  tout  le  personnel  de  l'usine  à  gaz  ayant 
pris  la  fuite.  Elle  n'était  éclairée  que  par  la  lueur  des 
incendies. 

Le  canon  a  grondé  jusqu'à  8  heures.  A  chaque 
instant  je  m'attendais  à  voir  arriver  les  Allemands 
au  presbytère;  ils  ne  sont  pas  venus  :  ils  n'ont  fait 
que  traverser  la  ville  jusqu'à  11  heures.  Ils  n'ont 
pas  logé  dans  les  maisons,  mais  quand  une  colonne 
faisait  halte,  ne  fût-ce  que  quelques  minutes,  ils 
enfonçaient  les  façades,  envahissaient  les  magasins 
et  les  maisons  et  prenaient  tout  ce  qui  leur  tombait 
sous  la  main.    » 

PÉRONNE  EN   FLAMMES. 

«  A  10  h.  1/2,  on  sonne  chez  moi;  je  me  dirige 
vers  la  porte.  A  peine  avais-je  mis  le  pied  dehors 
que  je  fus  comme  aveuglé  par  une  immense  lueur 
d'incendie.  Je  crois  d'abord  que  la  maison  Larue  et 
l'église  brûlent.  Mais  bientôt  je  m'aperçois  que  ce 
sont  les  maisons  du  côté  nord  de  la  place. 

Voici    ce    qui    s'était    passé    : 

Vers  To  heures,  les  fourgons  qui  traversaient  la 
place  s'arrêtèrent  :  un  groupe  de  soldats  armés  de 
haches  s'en  détacha,  enfonça  la  porte  de  la  sous- 
préfecture  et  y  mit  le  feu.  LTne  demi-heure  après 
sept  maisons  étaient  la  proie  des  flammes.  Les  étin- 

1, 


lO  LA  SOMME   SOUS   L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

celles  et  les  flammèches,  poussées  par  un  vent  assez 
fort,  tombaient  sur  l'église  et  sur  tout  le  quartier.  A 
un  moment,  cette  pluie  de  feu  était  si  violente  que 
les  fourgons  allemands  qui  passaient  étaient  obligés 
de  faire  le  tour  de  la  statue  de  Marie  Fouré.  Depuis 
six  heures,  le  bas  de  la  côte  Saint-Fursy,  depuis 
la  rue  Mollerue  jusqu'aux  moulins  Damay,  brûlait 
également  ainsi  que  la  fabrique  Saint-Denis  et  les 
fermes  Cardon  et  Roussel.  D'autres  incendies  au 
Quinconce,  au  faubourg  de  Bretagne,  à  l'arsenal,  à 
la  gare,  éclairaient  la  nuit  d'une  lueur  sinistre.  Dans 
la  région,  on  dut  croire  que  tout  Péronne  flambait. 

Toute  la  population,  terrorisée,  restait  enfermée 
dans  les  maisons  :  sur  la  place,  de  ii  heures  à 
I  heure  du  matin,  nous  n'étions  que  cinq  ou  six 
personnes.  Vers  i  heure  du  matin,  j'allai,  avec 
M.  l'abbé  Dubois,  jusqu'aux  moulins  Damay  :  une 
quinzaine  de  maisons  achevaient  de  se  consumer  : 
quatre  autres  brûlèrent  après  notre  passage.  Dire  le 
nombre  de  façades  enfoncées   est  impossible. 

Le  drapeau  français  de  la  sous-préfecture  qui, 
probablement,  avait  désigné  l'immeuble  à  la  fureur 
des  All'^^mands,  ne  fut  jamais  atteint  par  le  feu.  Toute 
la  construction  s'était  effondrée,  il  ne  restait  que  les 
murs,  et  le  drapeau  flottait  encore.  A  travers  l'ou- 
verture des  fenêtres,  de  longues  flammes  jaillissaient, 
poussées  par  le  vent;  elles  venaient  lécher  la  hampe, 
mais  elles  soulevaient  le  drapeau  qui  continuait  de 
flotter.  Il  ne  disparut  que  quand  la  façade  s'abîma 
dans  le  brasier.  Quand  je  le  vis  tomber,  je  me  dé- 
couvris en  me  disant  : 

—  Hélas!  nous  ne  sommes  peut-être  pas  près  de  le 
voir  de  nouveau  flotter  sur  la  ville! 


LA   MARCHE    SUR    PARIS  II 

Seules  les  maisons  du  faubourg  de  Bretagne  ont 
été  incendiées  par  les  bombes;  toutes  les  autres  l'ont 
été  par  les  Allemands.  Ils  avaient  aussi  essayé  d'in- 
cendier les  moulins  Damay  :  heureusement  le  feu  ne 
prit  pas.  C'est  la  guerre  telle  que  les  sujets  de  l'em- 
pereur Guillaume  la  comprennent!  C'est  le  passage 
des  Barbares  î  » 


IL   ME   MET   LE   POING    SOUS    LE  Wz. 

Ce  jour-là  —  29  août,  —  à  9  heures,  un  officier 
se  présente  au  presbytère.  Qui  cherche-t-il?  L'archi- 
pretre.  Il  l'emmène  à  l'hôtel  de  ville  où  se  trouvent 
déjà  d'autres  notables  :  MM.  Liné  et  Laîné,  conseil- 
lers municipaux;  M.  Tabary,  conseiller  paroissial; 
M.  Carpentier,  juge  de  paix;  M.  Anatole  Lefebvre, 
r^iceveur  municipal. 

On  leur  annonce  qu'un  état-major  allemand  va 
s'installer  à  l'hôtel  de  ville,  et  on  leur  donne  l'ordre 
de  désigner  quatre  otages.  «  En  attendant  qu'ils 
arrivent,  écrivait  le  soir  même  l'archiprêtre,  on  nous 
conduit  au  poste  et  on  nous  retient  prisonniers.  Le 
sous-officier  qui  commandait  le  poste  était  probable- 
ment un  protestant  fanatique  :  à  plusieurs  reprises 
il  me  met  le  poing  sous  le  nez  et  me  menace.  » 

Une  demi-heure  après,  les  otages  se  présentent, 
et  l'on  rend  aux  six  notables  leur  liberté.  L'officier 
—  plus  correct  d'ailleurs  que  son  subordonné  —  si- 
gnifie toutefois  au  curé  de  Péronne  qu'il  est  pri- 
sonnier d'honneur  et  doit  se  tenir  à  la  disposition  du 
commandant. 


12  LA  SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMAxNDE 


NOUS    NE   MARCHONS    PAS,    NOUS    VOLONS. 

Le  surlendemain  —  lundi  31  août  —  nouvelle  sur- 
prise. 

Laissons  ici  la  parole  à  l'abbé  Caron   : 

«  A  6  heures  du  matin,  on  est  venu  me  chercher 
pour  aller  à  l'hôtel  de  ville.  L'officier  d'ordonnance 
du  commandant  de  place  me  fit  entrer  au  secréta- 
riat. Là,  il  me  dit  que  l'état-major  allait  quitter 
Péronne  en  y  laissant  une  faible  garnison,  qu'on 
allait  rendre  la  liberté  aux  otages  et  que  je  devais, 
avec  deux  autres  personnes,  dont  M.  Liné,  former 
une  commission  administrative  pour  administrer  la 
ville,  sous  l'autorité  allemande.  Il  me  fit  encore 
d'autres  recommandations  touchant  les  soldats  fran- 
çais oui  pourraient  être  cachés  dans  la  ville,  les 
prisonniers,  etc.  . 

Tp'  lui  demandai  de  me  donner  une  pièce  renfer- 
mant les  différentes  injonctions  qu'il  venait  de  me 
faire.    Ce   qu'il  fit   immédiatement. 

Comme  il  me  félicitait  d'avoir  remplacé  le  maire, 
ce  qui  n'était  pas  exact,  et  me  remerciait  de  les 
avoir  aidés,  pendant  leur  séjour  à  Péronne,  je  ne 
voulus  pas  qu'il  pût  croire  que  je  l'avais  fait  pour 
leur  être  agréable,   et  je  lui  dis   : 

—  Mon  lieutenant,  j'aime  mon  pays  plus  que  tout 
au  monde  et  j'espère  encore  qu'il  sera  victorieux, 
mais  je  reconnais  les  droits  des  vainqueurs.  Ce  que 
j'ai  fait,  je  l'ai  fait  par  devoir  et  dans  l'intérêt  de 
ma  paroisse. 

Il  sourit  et  me  répondit  : 


LA   MARCHE    SUR    PARIS  [3 

—  Je  comprends;  mais  la  partie  est  perdue  pour 
vous.  Voyez  :  Nous  ne  courons  pas,  nous  volons. 
Dans  huit  jours  nous  serons  à  Paris, 

—  C'est  ce  que  nous  verrons,  lui  ai-je  répliqué.   » 


CHAPITRE  II 
La   marche    sur    Paris 

Au  sud  de  la  Somme 


A  Proyart,  ils  venaient  de  fusiller   un  homme Vous    logerez 

mon  état-major,  mon  curé  —  Un  «  kolossal  »  cheval  de  la- 
bour. —  Mon  curé,  nous  partons.  Inutile  :  il  est  mort  !  —  De 
l'eau,  de  Teau  !  —  Oh  !  les  brigands  !  ils  brûlent  ma  paroisse.  — 
Otages  et  victimes. 


ILS    VIENNENT    DE    FUSILLER    UN    HOMME. 

Ils  ne  «  courent  »  pas,  ils  volent.  Tâchons  de 
faire  comme  eux  et  de  les  rejoindre,  cette  fois,  dans 
l'un  des  multiples  villages  du  Santerre  que  sub- 
mergent déjà  les  flots  de  l'invasion. 

Nous  voici  à  Framerville,  au  nord  de  Rosières. 
Dans  ce  village  de  300  habitants,  nous  allons  ren- 
contrer le  témoin  le  plus  clairvoyant  et  le  mieux  in- 
formé. 


l6  LA  SOMME   SOUS   l'OCCL'PATION  ALLEMANDE 

Laissons  parler  le  curé,  M.  l'abbé  Buquet  :  par 
ce  qu'il  voit  nous  aurons  quelque  idée  de  ce  qui  se 
fait,  à  cette  date,  dans  cette  région. 

K  Les  Allemands,  nous  rapporte-t-il,  sont  entrés 
à  Framerville  le  samedi  29  août,  vers  5  h.  1/2  du 
soir,  après  le  combat  dit  de  Proyart  et  qui  eut  pour 
théâtre  les  communes  de  Proyart,  Méricourt-sur- 
Somme,  Harbonnières,  Framerville  et  un  peu  Vauvil- 
1ers  et  Rosières. 

L'ennemi  a  été  précédé  ici,  g^râce  aux  journaux, 
d'une  triste  réputation  :  aussi  les  jours  précédents, 
mais  surtout  dans  la  nuit  du  28  au  29  août  et 
dans  la  matinée  du  29,  alors  qu'on  entendait  le 
canon  se  rapprocher  d'heure  en  heure  et  qu'on  dis- 
tinguait même  la  fusillade,  les  plus  braves  perdaient 
de  leur  assurance,  l'affolement  était  contagieux  et 
les  fuyards  encombraient  les  routes  dans  un  exode 
précipité. 

Quelle  vision  de  misère  que  cette  succession  de 
chariots,  de  charrettes,  de  voitures  où  l'on  avait  jeté 
pêle-mêle,  à  la  hâte,  quelques  pièces  du  m.obilier 
familial!  Et  les  berceaux  d'enfants  qu'on  poussait 
devant  soi,  derrière  les  voitures,  et  les  nombreux 
piétons,  n'emportant,  pour  tout  mobilier,  que  le  ba- 
luchon suspendu  au  bâton  de  voyage!  Procession  la- 
mentable et  qu'un  curé,  me  suis-je  dit,  ne  doit  pas 
présider,  ni  même  accompagner.  Je  restai  donc  à 
mon  poste,  et  vingt-huit  personnes  avec  moi.  (Je  n'ai 
connu  ce  nom.bre  que  le  surlendemain.) 

De  2  heures  à  5  heures  les  obus  faisaient  rage 
dans  le  pays  et  les  environs;  il  devenait  imprudenli 
de  circuler  dans  les  rues  dès  i  heure  après-midi, 
car  les  balles  sifflaient  aux  oreilles  et  s'aplatissaient 


LA   MARCHE    SUR    PARIS  I7 

contre  les  murs.  Du  clocher  on  voyait  le  départ  des 
obus  français,  les  pièces  étaient  placées  sur  la  route 
d'Amiens  à  Péronne.  A  4  h.  10  l'ordre  de  repli  fut 
donné  aux  troupes  françaises.  Vers  5  heures,  la  voix 
du  canon  se  taisait.  Mais  qu'allaient  faire  les  Alle- 
mands dans  la  commune?  A  Proyart,  ils  venaient 
de  fusiller  un  homme  remontant  de  sa  cave,  un  vieil- 
lard de  74  ans  qui  leur  demandait  grâce  à  genoux. 
Le  plus  simple  était  de  faire  le  sacrifice  de  sa  vie  et 
de  s'avancer  résolument.  J'ouvris  donc  toute  grande 
la  porte,  donnant  sur  la  rue  de  Lihons,  et  je  regar- 
dai monter  l'artillerie  allemande,  fourgons,  caissons, 
canons,  en  file  interminable. 


vous     LOGEREZ     MON     ÉTAT-MAJOR,     MON     CURÉ. 

Les  hommes  me  toisaient  curieusement  :  dans  cer- 
tains regards  on  lisait  la  haine  et  la  férocité;  si  j'ai 
fait  un  jugement  téméraire,  que  'Dieu  me  le  par- 
donne! 

A  force  de  regarder,  j'aperçus  un  aumônier  pro- 
testant à  cheval.  Je  m'approchai  de  lui  et  lui  de- 
mandai quelques  instants  d'entretien.  Avec  beaucoup 
de  complaisance  il  entra  de  suite  au  presbytère.  Je 
lui  expliquai  la  situation  de  mes  paroissiens  qui 
avaient  cédé  à  la  panique  générale  et  lui  demandai 
de  m 'obtenir,  du  commandant  de  place,  un  sauf- 
conduit  pour  aller  le  lendemain  dimanche  dire  la 
messe  à  Proyart  : 

—  Très  volontiers!  rédigez  vous-même  votre  sup- 
plique. 

Une  heure  plus  tard,  il  m'apportait  l'autorisation 


l8  LA   SOMME  SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

avec  la  signature  du  général  Hildebrand,  comman- 
dant de  place.  J'étais  en  contact  avec  les  autorités 
et  je  commençais  à  respirer. 

Pendant  l'absence  de  l'aumônier,  deux  officiers 
étaient  venus  demander  chacun  une  chambre  que 
j'avais  promise;  mais  vers  7  heures,  voilà  qu'arrive 
dans  la  cour  du  presbytère  un  officiel^  supérieur. 

—  Mon  Curé,  je  suis  le  général  von  Jarotzky,  ca- 
tholique polonais;  je  viens  souper  avec  vous  et  cou- 
cher chez  vous. 

—  Monsieur  le  Général,  je  viens  de  promettre  à  des 
officiers  les  deux  chambres  disponibles  et  j'ai  donné 
mon  pain  à  vos  soldats. 

—  Vous  n'avez  pas  de  pain?  Eh  bien!  on  s'en  pas- 
sera, on  le  remplacera  par  des  pommes  de  terre  î 
Quant  aux  deux  officiers,  ils  ne  viendront  plus,  ou 
bien  ils  s'en  retourneront;  vous  log'erez  mon  état- 
major,  mon  Curé. 

Cela  était  dit  en  assez  bon  français,  mais  surtout 
avec  une  grande  bonhomie,  et  je  sentais  qu'avec  un 
général  si  accommodant,  la  situation  ne  serait  pas 
trop  mauvaise  pour  le  pays. 

Je  fis  appel  de  suite  à  tous  mes  talents  culinaires  : 
je  commençai  par  rallumer  le  fourneau  où  je  fis  cuîre 
des  pommes  de  terre  à  l'eau;  le  pot-au-feu  du  matin 
s'y  trouvait  encore,  mais  refroidi;  je  le  fis  réchauf- 
fer. Le  général  et  son  état-major  se  contentèrent 
de  cet  unique  plat  lacédémonien  auquel  j'ajoutai  du 
fromage,  un  pot  de  confiture  et  quelques  fruits  : 
ils  durent  se  passer  de  café  et  de  thé,  car  je  ne 
trouvai  ni  l'un  ni  l'autre  dans  l'armoire  de  la  cui- 
sine, mais  ils  se  rattrapèrent  sur  le  vin.  Ils  parais- 
saient harassés  de  fatigue,   et  l"un  d'eux,   le  capi- 


LA   MARCHE    SUR    PARIS  19 

taine,  je  crois,   dormait  en  mangeant  et  son   voisin 
lui  donna  plusieurs  coups  de  coude. 

Aussitôt  levés  de  table,  ils  demandèrent  à  se  re- 
poser; le  général  fit  son  lit  tout  seul;  j'aidai  le  capi- 
taine qui  s'endormait;  je  donnai  une  couverture  à  un 
lieutenant  qui  s'étendit  sur  une  chaise  longue;  un 
quatrième  officier  se  contenta  de  trois  bottes  de 
paille  sur  le  plancher  de  la  salle  et  le  cinquième  et 
le  sixième  allèrent  chercher  un  gîte  ailleurs.  De  sim- 
ples soldats  me  supplièrent  de  les  laisser  reposer 
dans  la  cuisine  et  dans  la  cour  sur  des  bottes  de 
paille  :  le  presbytère  était  ainsi  transformé  en  ca- 
serne allemande  et  la  sentinelle  du  général  fit  les  cent 
pas  pendant  toute  la  nuit. 


UN    «    KOLOSSAL     ))    CHEVAL    DE    LABOUR. 

A  II  heures,  un  aide-major  vint  me  prendre  pour 
l'organisation  d'un  lazaret  au  château.  Je  pris  mon 
trousseau  de  clés,  mais  c'était  bien  inutile;  les  portes 
étaient  déjà  ouvertes  :  les  serrures  ou  même  les  pan- 
neaux avaient  cédé  aux  coups  de  crosse  de  ces  sau- 
vages. Je  constatai  alors  qu'un  obus  avait  éventré 
le  mur  de  la  grande  classe,  près  de  la  salle  parois- 
siale. En  quelques  instants,  le  mobilier  scolaire, 
tables,  bureaux,  pupitres,  fut  évacué  et  jeté  pêle- 
mêle  dans  les  cours. 

Témoin  de  ce  vandalisme,  j'essayai  d'intervenir  et 
de  faire  apporter  un  peu  plus  de  soin  et  de  modé- 
ration dans  ce  déménagement,  d'ailleurs  nécessaire 
pour  préparer  les  salles  d'ambulance.  Je  perdis  mon 
temps. 


20  LA   SOMME   SOUS   L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

T. es  salles  débarrassées,  il  fallait  trouver  des  lits, 
des  matelas,  des  couvertures,  du  linge;  l'Œuvre  des 
Colonies  existait  au  château  depuis  191 2,  g^râce  à 
la  munificence  de  Madame  la  marquise  de  Castéja. 
Les  enfants  devaient  même  arriver  à  Framerville  le 
lundi  3  août  1914  :  heureusement,  à  la  gare  du 
Nord  de  Paris  on  les  empêcha  de  prendre  le  train! 
Tout  leur  mobilier  fut  réquisitionné  d'office,  mais  il 
était  insuffisant.  Le  médecin-chef,  type  parfait  du 
surhomme,  colossal,  carrure  de  cheval  de  labour, 
mais  surtout  bouffi  d'orgueil,  me  fit  demander  par 
son  officier  d'administration  du  linge  et  de  la  paille, 
beaucoup  de  linge  et  beaucoup  de  paille.  Je  revins 
au  presbytère  prendre  ce  que  je  pouvais  fournir  de 
linge,  et  cette  modeste  contribution  parut  leur  faire 
plaisir.  Il  était  déjà  très  tard  dans  la  nuit  et,  comme 
il  n'y  avait  pas  encore  de  blessés,  je  rentrai  chez  moi 
pour  prendre  un  peu  de  repos. 

MON    CURÉ,    NOUS    PARTONS. 

Le  dimanche  30,  avant  5  heures  du  matin,  le  gé- 
néral von  Jarotzky  frappait  à  ma  porte  : 

—  Mon  Curé,  nous  partons. 

Le  départ,  en  effet,  était  fixé  à  cinq  heures  et 
demie,  je  le  savais  de  la  veille.  Je  demandai  au  gé- 
néral de  quel  côté  il  se  dirigeait  et  il  me  répondit  : 

—  Nous  allons  à  Estrées. 

Il  me  remercia  de  mon  hospitalité  et  me  remit  sa 
carte  : 

Thadd^us  VON  Jarotzky 
général  d'état-major 
commandant  la   16®  brigade  d'infanterie. 


LA   MARCHE    SUR    PARIS  21 


INUTILE    :   IL  EST  MORT. 


Peu  d'instants  après,  je  reçus  la  visite  d'un  aumô- 
nier catholique  qui  me  demanda  à  célébrer  la  messe 
dans  mon  église;  je  la  lui  servis  et  lui  offris  ensuite 
un  petit  déjeuner  au  presbytère,  car  une  personne 
dévouée  m'avait  ravitaillé  en  pain  et  en  lait.  Il 
était  en  retard  de  deux  heures  sur  ses  hommes,  il 
enfourcha  son  cheval  et  partit  précipitamment  dans 
la   direction   d'Estrées. 

Je  le  suivis  pour  me  rendre  à  Proyart,  et  je  cons- 
tatai alors  avec  horreur  le  désastre  de  la  nuit  :  trois 
maisons  brûlées  avec  leurs  dépendances,  ainsi  que 
deux  magnifiques  granges,  pleines  de  récoltes,  appar- 
tenant à  d'autres  propriétaires.  Dans  ma  naïveté, 
j'attribuais,  en  ce  moment,  tous  ces  incendies  à  la 
bataille  de  la  veille,  et  en  continuant  mon  chemin  je 
plaignais,  du  fond  de  mon  âme,  mes  pauvres  pa- 
roissiens qui  ne  trouveraient  à  leur  retour  que  des 
cendres  et  des  murs  calcinés. 

En  arrivant  à  l'usine  de  Proyart,  à  l'intersection 
de  la  route  d'Amiens  à  Péronne,  je  m'entendis  appe- 
ler au  loin  :  c'était  mon  aumônier  à  cheval,  il  venait 
m'avertir  que  quelques  blessés  français  se  trou- 
vaient dans  la  plaine,  et  il  m'indiquait  la  ligne  du 
tortillard  entre  l'usine  et  Framerville.  Je  le  remerciai 
vivement  et  me  rendis  en  toute  hâte  dans  la  direc- 
tion désignée.  Mais  auparavant  j'avais  demandé  à 
l'aumônier  de  me  faire  suivre  par  deux  Allemands 
qui  se  trouvaient  à  l'auberge  de  l'usine,  afin  qu'ils 
portent   à   boire    à    nos    pauvres    soldats.    Ils   exécu- 


22  LA  SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEALAXDE 

tèrent  la  consigne  et  me  suivirent  en    portant    une 
cruche  d'eau  fraîche. 

Je  n'avais  pas  fait  plus  de  cinq  cents  mètres,  lors- 
que j'aperçus  les  pantalons  rouges  de  nos  chers  sol* 
dats.  Il  était  environ  9  heures  du  matin,  et  les  pau- 
vres enfants  étaient  là,  étendus  à  la  place  où  ils 
étaient  tombés  la  veille  :  pendant  toute  la  nuit,  ils 
avaient  grelotté  de  fièvre  et  de  froid,  et  maintenant 
ils   souffraient   des   ardeurs   du   soleil. 

Je  m'empressai  de  les  mettre  à  l'abri  avec  des 
bottes  de  blé  et  des  javelles  d'avoine;  plusieurs  me 
disaient  leur  nom  et  leur  pays,  mais  je  n'avais  pas 
le  temps  de  prendre  des  notes,  car  d'autres  m'avaient 
aperçu  de  loin  et  m'appelaient  à  grands  cris.  J'en 
confessai  plusieurs,  ceux  qui  me  paraissaient  plus 
sérieusement  atteints 

Il  n'y  avait  pas  que  des  blessés  sur  cette  ligne 
du  tortillard,  il  y  avait  aussi  quelques  morts,  et  je 
me  rappelle  mon  émotion  lorsque,  à  genoux  près 
d'un  soldat  dont  la  figure  exprimait  les  ravages  de  la 
souffrance,  je  lui  prenais  la  main  toute  brûlante  et 
j'essayais  de  trouver  le  pouls  : 

—  Ce  n'est  pas  la  peine,  me  dit  son  voisin;  mon 
camarade  est  mort  depuis  hier  soir. 

—  Mais  non,  mon  ami,  sa  main  est  toute  chaude. 

—  Ohî  alors,  m.onsieur  le  Curé,  c'est  le  soleil. 

C'était  vrai!  je  pris  l'autre  main,  et  elle  était  gla- 
cée :  le  soleil  depuis  son  lever  avait  réchauffé  la 
moitié  d'un  cadavre! 

DE  l'eau,  de  l'eau! 

J'avais  marché  quelques  centaines  de  mètres  sans 
plus  trouver  de  blessés  et  j'arrivais  à  l'arrêt  de  Fra- 


LA   MARCHE    SUR    PARIS  23 

merville,  lorsque  j "aperçus  adossé  contre  l'abri,  tout 
près  de  notre  légendaire  Poteau,  un  fantassin  du  60^ 
qui  se  mit  à  crier  de  toutes  les  forces  de  ses  pou- 
mons : 

—  Monsieur  le  Curé,  je  vais  mourir! 

Je  le  rassurai  en  lui  affirmant  que  les  agonisants 
ne  criaient  pas  si  fort   : 

—  Je    meurs    de    soif,    répéta-t-il. 

Je  fis   signe   alors   à  mes   deux   Prussiens  et  leur 
criai  en  allemand  : 

—  De  l'eau,  de  l'eau! 

Ils  me  firent  un  signe  négatif  et,  pour  bien  expri- 
mer leur  pensée,  ils  tenaient  leur  cruche  renversée, 
le  fond  en  l'air.  Retourner  à  l'usine  de  Proyart, 
c'était  trop  loin;  il  était  plus  simple  de  rentrer  à  Fra- 
merville  dont  les  premières  maisons  ne  sont  qu'à 
700  mètres  du  tortillard.  J'entrai  donc  dans  une 
cour  pleine  de  soldats  allemands,  je  me  dirigeai 
vers  le  puits  du  jardin,  je  remontai  un  seau  d'eau 
et  je  retournai  auprès  de  mon  soldat  qui  put  se 
rafraîchir  à  loisir.  Le  lendemain  à  l'ambulance,  il 
affinnait  à  tout  venant  que  je  lui  avais  sauvé  la  vie. 
C'était  exagéré,  mais  il  avait  tellement  souffert  de  la 
soif  que,  pendant  son  séjour  au  lazaret,  il  se  cons- 
titua lui-même  l'échanson  de  ses  camarades  et  se 
promenait  souvent  une  cruche  d'eau  à  la  main.. 

oh!  les  brigands!  ils  brûlent  ma  paroisse! 

J'avais  quitté  Framerville  par  la  rue  de  Proyart, 
j'y  rentrai  par  la  rue  d'Harbonnières  et  je  constatai 
avec  plaisir  que  cette  rue  n'avait  nullement  souf- 
fert; mais  quand  j'arrivai  à  la  Crésie  (vieux  mot  qui 


2{  LA   SOMME   SOLS   L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

exprime  la  Croix,  formée  par  rintersection  des  deux 
rues,  au  centre  du  village),  un  spectacle  terrifiant 
m'attendait  :  une  belle  maison  du  coin  que  j'avais 
vue  intacte  à  mon  passag-e  moins  de  trois  heures  au- 
paravant et  où  se  trouvaient  réunis,  café,  épicerie, 
bureau    de    tabac,    téléphone    était    en    flammes. 

J'interroge  et  j'apprends  que  le  feu  a  été  allumé 
vers  lo  heures  avec  un  explosif. 

On  me  montre  dans  la  rue  de  Vauvillers  deux 
autres  maisons  brûlées  que  je  n'avais  pas  vues  le 
matin  et  dont  l'une  avait  été  allumée  vers  minuit  et 
l'autre  vers  6  heures  du  matin. 

Je  comprends  alors  toute  la  vérité,  et  maudissant 
ma  naïveté  d'avoir  attribué  ces  incendies  au  bombar- 
dement de  la  veille: 

—  Oh!  les  brigands,  m'écriai-je.  Les  voilà  qui 
brûlent  ma  paroisse! 

J'aurais  voulu  courir  dans  la  direction  d'Estrées 
pour  rattraper  le  général  —  celui  qui  avait  passé  la 
nuit  au  presbytère  —  car,  lui  présent,  les  choses 
se  seraient  passées  autrement.  Mais,  il  était  plus  que 
l'heure  pour  la  messe  du  dimanche  :  je  n'avais  pu 
aller  à  Proyart,  il  fallait  au  moins  célébrer  à  Fra- 
merville.  Je  sonnai  la  cloche  à  grande  volée  :  il  vint 
un  homme  qui  me  servit  la  messe,  une  femme  qui 
resta  jusqu'à  l'Evangile  et  partit  précipitamment  en 
entendant  un  coup  de  feu  (c'était  un  nouvel  incendie 
qu'on  allumait),  et  j'apercevais  la  moitié  d'un  Alle- 
mand derrière  un  pilier  de  la  grande  nef.  J'ai  appris, 
après  la  messe,  que  c'était  l'aumônier  protestant. 
Cet  aumônier  était  de  bonne  comiposition  et  me  servit 
plusieurs  fois  d'intermédiaire  auprès  de  mon  kolossal 
cheval  de  labour.    » 


LA   MARCHE    SUR    PARIS 


* 
*  * 


OTAGES    ET   VICTIMES, 

Il  n'y  a  pas  une  ville,  il  n'y  a  presque  pas  un  vil- 
lage de  la  région  qui  n'ait  été,  à  cette  époque,  le 
théâtre  d'une  scène  tragique. 

Le  31  août,  le  curé  de  Ham,  M.  le  chanoine 
Fouilloy,  est  condamné  à  être  fusillé  en  même 
temps  que  le  maire  et  les  deux  adjoints  :  pour  leur 
rachat,  les  Allemands  exigent  une  rançon  de 
10.000  francs.  «  Incarcérés  à  5  heures  du  matin, 
écrit  l'un  d'eux,  nous  attendions  notre  sentence 
fmale  en  silence,  car  nous  n'avions  pas  le  droit  de 
parler.  A  11  heures,  la  ville  ayant  payé  la  somme 
demandée,  nous  fûmes  rendus  à  la  liberté.   » 

L'avant-veille,  dans  le  village  voisin  de  Matigny, 
les  rues  étaient  désertes,  les  maisons  vides.  Les  Alle- 
mands, en  arrivant,  rencontrent  deux  soldats  an- 
glais et  les  massacrent. 

Persuadés  que  d'autres  sont  cachés  avec  lea 
habitants  derrière  les  fenêtres  des  maisons  fermées, 
ils  appréhendent  le  curé,  l'abbé  Louchart. 

Ecoutons  ce  témoin   : 

«  Je  fus  conduit,  écrit-il,  par  des  soldats,  baïon- 
nette au  canon,  et  trois  officiers,  revolver  au  poing, 
dans  les  principales  maisons.  Ils  enfonçaient  les 
portes  et  me  poussaient  devant  eux  dans  les  appar- 
tements. Ils  ne  trouvèrent  pas  d'Anglais;  mais  comme 
j'avais  refusé  de  leur  donner  les  renseignements 
qu'ils  me  demandaient  sur  certains  habitants  et  sur 

S 


26  LA  SOMME  SOUS  L "OCCUPATION  ALLEMANDE 

le  passage  des  troupes  anglaises,  ils  me  retinrent 
comme  otage  et  me  firent  passer  la  nuit  au  poste 
au  milieu  de  leurs  soldats  en  armes,  menaçant  de  me 
fusiller  si  un  coup  de  feu  était  tiré  sur  leurs  troupes 
pendant  la  nuit...    » 

Et,  pour  revenir  à  notre  point  de  départ,  le  même 
jour,  à  Sailly-Saillisel  : 

—  Vite,  monsieur  le  Curé,  crie  soudain  une 
femme,  vite!  On  va  fusiller  Rose  Méhaye! 

Rose  Méhaye  était  une  pauvre  femme,  âgée  de 
60  à  65  ans,  qui,  depuis  longtemps,  ne  jouissait  plus 
de  toutes  ses  facultés. 

L'abbé  Finet  se  précipite  dans  la  direction  indi- 
quée :  il  veut  à  tout  prix  sauver  la  malheureuse. 
Mais  un  gendarme  à  cheval  l'arrête  et  le  menace  de 
son  revolver.  Une  bande  de  soldats  —  sans  chef  — 
poursuivait  dans  une  ruelle  la  folle  qui  tombe, 
frappée  de  plus  de  vingt  balles. 

La  veille,  d'autres  meurtres  avaient  été  commis 
en  des  conditions  identiques.  Le  châtelain,  M.  Miette, 
avait  été  fusillé  :  il  avait  61  ans.  L^n  domestique  de 
ferme,  Arsène  Loir,  père  de  quatre  enfants,  subit 
le  même  sort  :  il  avait  voulu  empêcher  des  soldats 
de  voler  un  cheval  dans  les  écuries  de  son  maître. 
Un  autre,  Poty,  surnommé  Noir,  fut  assommé  à 
coups  de  crosse  et  s'en  alla  mourir  dans  un  bois 
voisin. 


CHAPITRE  III 
Us  reviennent  et  s'installent. 


Nous  sommes  libres  :  on  s'en  va!  —  Mais  ils  reviennent.  —  L'or- 
gue de  guerre. —  Vingt  mille  francs...  pour  commencer.  —  Cette 
brute  se  figura...  —  Toute  la  ville  est  consternée.  —  Je  reste 
longtemps  accoudé  à  ma  fenêtre...  —  Après  le  passage  des  sau- 
terelles. —  Von  Ranke  et  von  Krupka. 


NOUS    SOMMES   LIBRES    :   ON   S'eN  VAI 

Le  14  septembre  191 4,  vers  4  heures  de  l'après- 
midi,  deux  otages  étaient  «  de  faction  »  à  Péronne 
dans  la  maison  de  M.  Franqueville  :  l'un  était 
M.  Potel,  Tautre,  un  ancien  vicaire  de  la  paroisse^ 
l'abbé  Victor. 

—  En  arrivant  sur  la  place,  raconte  le  chanoine 
Caron,  j'aperçois  ce  dernier  qui  gesticule  au  balcon  et 
qui  m'appelle   : 

—  Vous  savez,  me  dit-il,  nous  n'avons  plus  de 
sentinelle. 

—  Tant  mieux! 


28  LA  SOM.ME  SOUS   L^OCCUPATION  ALLEMANDE 

—  Que  faut-il  faire? 

—  Mais  c'est  bien  simple  :  vous  en  aller.  Vous 
n'allez  pas,  je  suppose,  vous  garder  vous-même. 

Aussitôt,  il  crie  à  son  compagnon  de  captivité,  qui 
était  au  second  étage   : 

—  Monsieur  Potel,  nous  sommes  libres,  on  s'en  va. 
Toujours  digne  et  correct,   M.   Potel  répond   : 

—  Monsieur  l'Abbé,  je  ne  suis  pas  habillé. 

—  Oh!  moi,  je  le  suis,  réplique  l'abbé  Victor.  Au 
revoir! 

...MAIS    ILS    REVIENNENT. 

Cette  liberté,  les  otages,  à  Péronne  comme  ail- 
leurs, la  devaient  aux  combattants  victorieux  de  la 
Marne. 

Elle  dura  peu. 

Dès  le  19  septembre,  «  la  situation  des  Français 
à  Péronne,  note  le  chanoine  Caron,  paraît  assez 
précaire.  Leur  marche  en  avant  est  arrêtée.   » 

Divers  symptômes  trahissent  les  craintes  des  au- 
torités militaires.  Les  jeunes  gens  de  la  classe 
191 5  sont  appelés  d'urgence,  et,  dès  le  21  septem- 
bre, se  présentent,  venant  des  villages  du  Cambré- 
sis.  Dès  le  lendemain,  les  hommes  mobilisables,  de 
35  à  45  ans,  sont  convoqués  à  leur  tour  et  dirigés 
sur   Amiens. 

Des  rencontres  de  patrouilles  ont  lieu  dans  les 
environs  de  la  ville.  Des  Allemands  sont  signalés  à 
Villers-Carbonnel,  à  Saint-Christ.  Un  dragon  fran- 
çais est  blessé  près  de  Barleux.  Des  troupes  fran- 
çaises, dit-on,  se  dirigent  vers  Albert. 


ILS    REVIENNENT    ET    S 'INSTALLENT  29 

Le  23  septembre,  on  se  bat  avec  acharnement  du 
côté  de  Cartigny  et  de  Bussu.  Nos  soldats  battent 
en  retraite.  «  Les  Allemands  paraissent  bien  près  de 
Péronne.  » 

Et  le  jeudi  24,  dès  le  matin,  «  changement  com- 
plet de  décor  »  :  une  batterie  d'artillerie  ennemie  tra- 
verse la  ville.  Des  troupes,  nombreuses  comme  aux 
jours  de  la  première  invasion,  ne  tardent  pas  à  la 
suivre. 

L^ORGUE    DE    GUERRE. 

Puis,  c'est  le  canon,  qu'on  ne  cesse  plus  d'en- 
tendre :  «  Le  cœur  se  serre;  on  ne  peut  plus  man- 
ger; la  nuit,  on  dort  mal  parce  qu'on  s'attend  tou- 
jours à  des  surprises  désagréables.   »  (26  sept.) 

Et  le  lendemain  : 

«  O  mon  Dieu,  quand  serons-nous  débarrassés  de 
ce  cauchemar?  » 

C'est  un  dimanche  :  on  solennise  la  fête  de  saint 
Firmin,  premier  évêque  du  diocèse  d'Amiens  : 

«  Nous  n'avions  pas  d'organiste,  mais...  le  canon 
s'est   chargé   de   l'accompagnement,    n 


VINGT  MILLE   FRANCS...    POUR   COMMENCER. 

Continuons  de  suivre,  jour  par  jour,  dans  les 
notes  émouvantes  et  précises  du  curé  de  Péronne, 
l'histoire   de   ces   angoisses. 

Dès  le  2g  septembre,  la  ville  est  rançonnée  : 
«  Les  Allemands  nous  frappent  d'une  contribution 
de  guerre  de  20.000  francs.    La  Commission   admi- 


30  LA  SOMME  SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

nistrative  s'est  réunie  à  9  heures  pour  aviser  aux 
moyens  de  se  procurer  cette  somme.  Il  fallait  verser 
5.000  francs  à  11  heures  et  le  reste  à  5  heures.  On 
se  mit  en  campagne  et  on  arriva  facilement  à  trou- 
ver ce  qu'il  fallait.    » 


CETTE  BRUTE   SE  FIGURA... 

A  ces  ennuis  communs  s'ajoutent,  pour  nombre 
d'habitants,  des  vexations  grossières  et  inattendues. 
A  la  date  du  4  octobre,  le  chanoine  Caron  écrit  : 

«  Après  l'alerte  de  la  nuit,  nouvelle  émotion  au 
commencement  de  l'après-midi.  Vers  i  heure  1/2  ,  on 
accourt  me  dire  que  M.  Marchandise  et  son  vieux 
père,  âgé  de  85  ans,  viennent  d'être  arrêtés  et  con- 
duits par  les  soldats  à  la  caserne.  Je  cours  aussitôt 
à  l'hôtel  wSaint-Claude  pour  y  trouver  le  comman- 
dant de  la  place.  Il  n'y  était  pas.  Heureusement 
l'adjudant  de  la  Commandanture,  qui  connaît  très 
bien  M.  Marchandise,  s*y  trouvait.  Nous  allons  en- 
semble à  la  caserne  pour  voir  de  quoi  il  s'agit.  Au 
coin  de  la  rue  Bérenger^  nous  voyons  revenir 
M.  Marchandise  et  son  père  qu'un  officier  avait  fait 
relâcher,   aussitôt  après  leur  arrivée  à  la  caserne. 

Voici  ce  qui  s'était  passé  : 

Un  sous-officier  et  quatre  cavaliers  amenaient  à 
Péronne  quelques  habitants  de  Berny  qu'ils  avaient 
arrêtés,  comme  ils  le  font  partout  depuis  quelques 
jours.  En  passant  rue  Saint-Fursy,  le  sous-officier 
vit,  à  travers  les  rideaux  de  la  salle  à  manger, 
M.  Charles  ^larchandise  qui  fumait  tranquillement 
sa  pipe.  Cette  brute  se  figura  que  le  vieillard  se 
moquait   de   lui..   Il   lance    son   cheval    à   la    porte; 


ILS    REVIENNENT    ET    S  INSTALLENT  31 

M.  Joseph  Marchandise,  qui  a  vu  le  geste,  se  pré- 
sente :  son  père  le  suivait  à  quelques  pas.  A  sa  vue, 
le  sous-officier  saute  de  cheval,  s'empare  de  M.  Mar- 
chandise père,  le  fouille  et  veut  l'emmener.  M  Joseph 
Marchandise,  qui  ne  comprend  rien  à  ce  qui  se 
passe,  proteste,  prend  le  bras  de  son  père  et  refuse 
de  le  quitter.  On  les  emmène  tous  deux.  Ce  fut  une 
stupeur  dans  toute  la  ville  quand  on  les  vit  passer 
au  milieu  du  groupe  de  cavaliers.  A  la  caserne,  tout 
s'expliqua.  Le  commandant  fit  des  excuses  à 
M.  Marchandise  et  promit  de  punir  ce  brutal  sous- 
officier.  N'empêche  que,  s'il  s'était  agi  d'un  pauvre 
diable,  auquel  personne  ne  se  serait  intéressé,  il 
aurait  été  bel  et  bien  enfermé  et  envoyé  en  Alle- 
magne. Ce  fait  montre  tout  ce  que  peuvent  avoir  à 
souffrir  les  malheureux  habitants  des  campagnes 
qui  n'ont  aucun  moyen  de  défense,  aucun  recours 
contre  les  caprices  de  ces  brutes  allemandes.    » 


TOUTE    LA   VILLE   EST   CONSTERNÉE. 

Puis,  voici  des  arrestations  plus  cruelles  encore. 
Feuilletons  le  journal  de  guerre,  à  la  date  du  mardi 
6  octobre   : 

«  7  heures  du  soir.  . —  Il  est  entendu  que  les 
Allemands  nous  réservent  tous  les  jours  une  sur- 
prise désagréable.  Celle  d'aujourd'hui  est  particuliè- 
rement cruelle  et  elle  atteint  toute  la  ville. 

A  une  heure,  la  Commandanture  fait  publier  que 
tous  les  hommes  et  jeunes  gens  de  i6  à  50  ans 
doivent  se  rendre  à  la  mairie  à  2  heures. 

Dix   minutes   après,    soldats   et  gendarmes   se   ré- 


32  LA   SOMME   SOUS   L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

pandent.  dans  les  maisons  et  commencent  les  perqui- 
sitions. Le  presbytère  n'est  pas  excepté.  Dire  l'af- 
folement, les  larmes  des  femmes  est  impossible. 
Toute  la  ville  est  dans  la  consternation.  Les  soldats 
arrêtent  tous  ceux  qu'ils  trouvent  dans,  les  maisons 
ou  rencontrent  dans  les  rues  et  les  am.ènent  à  l'hôtel 
de  ville.  Un  bureau  composé  du  commandant  et  d'un 
major  est  installé  dans  la  grande  salle  du  haut.  A 
2  h.  1/2,  le  défilé  commenoe.  M.  Marchandise  fait 
les  observations  et  présente  les  réclamations  des  in- 
téressés. Il  parvient  à  en  sauver  beaucoup.  Tous 
ceux  qui  remplissent  un  service  public  sont  exemptés. 
A  6  h.  1/2,  le  bureau  finit  ses  opérations.  On  prend 
le  nom  de  ceux  qui  n'ont  pas  encore  été  examinés. 
Ils  devront  se  présenter  demain  à  2  heures. 

Ceux  qui  ont  été  pris  n'ont  pas  le  droit  de  re- 
tourner chez  eux.  Ils  ont  été  conduits  imm^édia- 
tement  à  la  caserne.  Demain,  ils  partiront  pour 
l'Allemagne. 

Voilà  une  journée  qui  comptera  parmi  les  plus 
lugubres  de  la  guerre,  u 


JE  RESTE  LONGTEMPS  ACCOUDE  A  MA  FENETRE... 

Et  le  canon  gronde  toujours,  et  l'on  attend  la 
fin  —  qui  ne  vient  jamais. 

Les  soldats  allemands  racontent  (7  octobre)  qu'ils 
ont  Calais,  Boulogne. 

Quelques  jours  plus  tard,  «  ils  disent  qu'ils  vont 
marcher  sur  Dunkerque,  Calais  et  Boulogne  pour 
empêcher  le  débarquement  des  Anglais  ».  «  Mais, 
observe   notre   témoin,    ils     sont   si     menteurs...     Ils 


ILS    REVIENNENT    ET    S''lNSTALLENT  33 

avaient  dit  que  Calais  était  pris,  et  ce  n'était  pas 
vrai...  » 

Et  les  visions  de  guerre  se  succèdent  au  milieu  de 
très  calmes  et  souriantes  journées  d'automne;  nous 
sommes  au  13  octobre   : 

<c  9  heures  du  soir.  —  La  journée  avait  été  assez 
calme  :  un  coup  de  canon  seulement  de  temps  en 
temps,  lorsque  tout  à  coup,  à  8  h.  1/2,  canons, 
mitrailleuses,  fusils  commencèrent  un  concert  in- 
fernal qui  dure  encore.  On  entend  sans  discontinuer 
le  roulement  sinistre  des  mitrailleuses,  le  crépite- 
ment de  la  fusillade.  A  certains  moments,  l'éclat 
des  projecteurs  illumine  le  ciel  comme  dans  les  soirs 
d'été  quand  il  éclaire  sans  tonner;  on  entend  le  sif- 
flement des  projectiles.  Ce  combat  doit  se  livrer,  il 
me  semble,  du  côté  de  Dompierre.  Je  reste  long- 
temps accoudé  à  ma  fenêtre;  le  ciel  est  magnifique- 
ment étoile,  et  devant  ces  astres  qui  brillent  impas- 
sibles, ces  bruits  et  ces  fracas  de  bataille  sont  hor- 
ribles et  paraissent  un  blasphème.  » 


APRÈS    LE   PASSAGE   DES    SAUTERELLES. 

En  même  temps,  une  autre  «  guerre  »,  à  l'ar- 
rière, s'accentue  et  s'aggrave.  La  note  suivante  est 
du  vendredi  16  octobre  : 

«  Ils  prennent  tout,  arrachent  les  pommes  de  terre 
et  battent  le  grain  dont  ils  envoient  une  partie  chez 
eux,  vident  les  magasins  pour  nourrir  leurs  troupes. 
Dans  les  villages,  il  n'y  a  plus  un  cheval  valide, 
presque  plus  de  vaches,  plus  de  moutons.  Ils  expé- 
dient en  Allemagne  tout  ce  qu'ils  peuvent  :  certaine» 


34  LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

maisons  de  Péronne  ont  été  déménagées  et  le  mo- 
bilier a  été  expédié  à  la  gare.  Il  y  avait  à  l'abat- 
toir pour  30.000  francs  de  peaux  vives,  ils  les  ont 
envoyées  là-bas  pour  leurs  tanneries.  Quand  ils  par- 
tiront, les  régions  envahies  ressembleront  aux  ré- 
gions d'Afrique  après  le  passage  des  sauterelles  :  il 
ne  restera  rien,   m 

VON    RANKE    ET    VON    KRUPKA. 

Mais  ne  vont-ils  point  s'en  aller  bientôt?  Ce  jour- 
là  même  (16  octobre),  dans  la  matinée,  une  grande 
et  douce  espérance  avait  fait  battre  les  cœurs  :  les 
Allemands  ont  enlevé  leur  drapeau  qui,  depuis  plu- 
sieurs semaines,  flottait  à  l'hôtelde  ville! 

De  bouche  en  bouche,  on  se  répète  la  grande 
nouvelle.  Il  y  a,  naturellement,  des  incrédules.  Mais 
eux-mêmes,  furtivement,  se  glissent  vers  la  place, 
et,  de  leurs  yeux  ils  constatent  la  disparition  du 
drapeau.  Que  se  passe-t-il?  Les  «  Français  »  vont-ils 
enfin  revenir,  comme  le  15  septembre?  Il  semble, 
en  même  temps,  que  les  Allemands,  moins  nom- 
breux, se  disposent  à  partir  :  «  Les  convois,  note 
dans  son  journal  le  curé  de  Péronne,  paraissent  se 
diriger  vers  le  faubourg  de  Bretagne  :  c'est  la  bonne 
direction...  » 

Nuit  fiévreuse,  nuit  d'attente.  Mais,  le  lendemain, 
la  désillusion  n'est  que  plus  cruelle  : 

«  Hélas!  trois  fois  hélas!  nous  sommes  toujours 
sous  l'odieuse  domination  des  Allemands!  Plus  large 
et  plus  insolent  que  jamais  flotte  leur  drapeau  à 
l'hôtel  de  ville..  Comme  je  le  pressentais,  c'est  un 
simple  changement   de   Commandanture  qui   nous   a 


ILS    REVIENNENT    ET    S'iNSTALLENT  35 

donné   la   fausse  joie   que   nous   avons   éprouvée   sa- 
medi...  » 


Ce  ne  sont  pas  les  armées  françaises  qui  faisaient 
à  Péronne  leur  rentrée  triomphale,  mais  le  comman- 
dant de  place  von  Ranke  qui  cédait  la  mairie  au 
colonel  von  Kruoka. 


CHAPITRE    IV 
Les  déportations  en  masse. 


Vers  Cambrai  ou  Saint-Quentin. —  Procession  tragique. —  Le 
froid,  l'humidité,  la  faim.  —  De  la  cave  au  grenier. —  Vite, 
au  poste!  —  A  Pertain.  —  L'église  sert  de  prison.  —  Où  est  le 
téléphone?  —  Je  ne  pourrai  jamais  dire...  —  Sur  un  camion  d« 
brasseur. —  Seul,  je  suis  privé...  —  Une  croix  bleue  , sur  la  joue 
droite.—  Pour  m  racheter  »>  le  doyen  de  Nesle. 


VERS   CAMBRAI  OU   SAINT-QUENTIN. 

A  cette  époque,  dans  toutes  les  communes  plus  ou 
moins  rapprochées  de  la  ligne  de  feu,  la  population 
subit  d'indicibles  tortures. 

Vers  Cambrai,  par  Bapaume  ou  par  Péronne,  et 
vers  Saint-Quentin,  par  Nesle,  Ham  ou  Noyon, 
s'acheminent,  encadrés  par  des  soldats  allemands, 
de  longs  et  lugubres  cortèges. 

Le  !*"■  octobre,  ce  sont  les  hommes  de  Flaucourt 
«qui  sont  déportés  en  masse   :  il  ne  reste  —  provi- 


38  LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATIOX  ALLEMANDE 

soirement  —   dans  ce  village  que  les  vieillards,   les 
femmes  et  les  enfants. 


PROCESSION   TRAGIQUE. 

Le  même  jour,  ce  sont  les  femmes  d'Ovillers-La 
Boisselle  et  de  Mametz,  près  d'Albert,  d'Estrées- 
Deniécourt,  près  de  Chaulnes,  qui  sont  enlevées  sans 
que  personne  les  ait  prévenues,  sans  qu'elles  aient  eu 
le  temps  d'emporter  un  peu  de  linge,  quelques 
vêtements,  des  provisions.  Elles  doivent  faire  à  pied, 
îiTsou'à  Péronne,  une  vingtaine  de  kilomètres.  Parmi 
elles,  il  y  a  des  femmes  âgées  ou  infirmes  qu'il  faut 
transporter  dans  des  voitures  à  bras.  «  Elles  sont 
arrivées  exténuées  de  fatigue  et  mourant  de  faim, 
notait  le  curé  de  Péronne.  On  les  a  enfermées  dans 
une  maison  inhabitée  et  non  meublée  appartenant  à 
M.  Castex,  en  face  de  notre  salle  de  patronage.  Il 
n'y  a  pas  une  chaise,  pas  un  banc,  pas  un  brin  de 
paille,  pas  de  lumière  pour  la  nuit.  On  ne  traite- 
rait pas  des  bêtes  comme  on  traite  ces  malheu- 
reuses.   » 

LE    FROID,    l'humidité,    LA    FAIM. 

Puis,  ce  sont  les  hommes  de  Curlu,  leur  curé  en 
tête,  qui  se  dirigent  vers  l'exil  ensemble  comme  en 
une  procession  tragique.  C'est  le  13  octobre.  Il  n'y  a 
plus,  dans  le  village,  que  des  enfants,  des  femmes 
—  et  des  soldats  allemands. 

Les  hommes  de  Hem-Monacu  partent  quatre  jours 
après  (17  octobre).  Les  femmes  ne  les  suivent  que  le 
surlendemain. 


LES     DEPORTATIONS     EN     MASSE  39 

A  Estrées-Deniécourt,  au  contraire,  les  femmes 
avaient  précédé  de  trois  ou  quatre  semaines  les 
hommes,  qui  ne  sont  enlevés  que  le  27  octobre. 

Dans  les  régions  d'Albert,  de  Chaulnes  et  de  Roye, 
mêmes  douleurs,  mêmes  déchirements.  A  Péronne, 
d'octobre  à  décembre  1914,  sur  1.320  réfugiés,  il  en 
meurt  38.  Dans  la  ville,  note  l'archiprêtre,  «  on  ne 
voit  plus  que  des  vieillards,  des  infirmes,  des  boiteux, 
des  groupes  de  vieux  paysans  à  la  barbe  hirsute, 
des  femmes  et  des  enfants  déguenillés  qui  vont 
mendier.   » 

Et  quoi  que  fassent  les  Français  pour  soulager 
cette  misère,  ils  ne  parviennent  point  à  empêcher  ces 
malheureux  de  souffrir  «  du  froid,  de  l'humidité  et 
de  la  faim.    » 


* 

*  * 


DE    LA    CAVE    AU    GRENIER. 

Quel  angoissant,  quel  interminable  chemin  de 
croix!  Pour  en  pressentir  l'horreur,  il  nous  faut  en 
parcourir  quelques  stations. 

A  quelques  kilomètres  de  Thiepval,  vers  l'est, 
voici  un  hameau  de  200  habitants  :  Bazentin.  Voyons 
ce  qui  s'y  passe. 

L'é9'îise  est  transformée  en  ambulance.  Le  curé, 
M.  l'abbé  Fernet  —  vieillard  de  80  ans  —  a  la 
douleur  de  voir  les  Allemands  y  prendre  un  à  un 
tous  les  bancs,  les  scier  et  les  brûler.  La  table  de 
communion  subit  le  même  sort  :  avant  de  la  jeter 
au  feu,  ces  gens  pressés  ne  prennent  même  pas  la 


40     LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

peine  d'enlever  la  nappe  blanche  qui  la  garnit  encore. 
Le  i6  octobre,  tous  les  habitants,  hommes, 
femmes  et  enfants  sont  convoqués  ensemble  devant 
le  commandant.  Pourquoi?  Les  pauvres  gens  l'ap- 
prennent lorsque,  libres  enfin  de  rentrer  chez  eux, 
ils  trouvent  leurs  maisons  pillées  de  la  cave  au 
grenier. 

VITE,  AU  poste! 

Le  lendemain,  nouvelle  alerte.  Seuls,  cette  fois, 
les  hommes  sont  appelés;  ils  obéissent,  et,  croyant 
partir,  comme  la  veille,  pour  quelques  heures,  ils  se 
rendent  au  poste  tels  qu'ils  sont,  en  habits  de  tra- 
vail, sans  provisions,  sans  argent,  sans  linge.  Le 
malheureux  curé,  que  son  âge  avancé  n'exempte 
jîoint  de  ces  vexations,  arrive  en  sabots,  une  simple 
calotte  sur  la  tête. 

Que  va-t-on  faire  d'eux?  On  les  entasse  sur  un 
chariot,  et  on  les  emmène  à  Bapaume.  Là,  des  offi- 
ciers les  accueillent  avec  des  moqueries.  On  leur  jette 
autour  d'un  seau  d'eau,  comme  à  des  chiens,  des 
boîtes  de  conserves  que  venaient  de  vider  des  sol- 
dats :  ces  malheureux  doivent,  pour  apaiser  leur 
faim,  tremper  quelques  morceaux  de  pain  dans  l'eau 
dont  ils  remplissaient  ces  gamelles  improvisées  et 
liuileuses. 

Puis,  en  des  wagons  à  bestiaux,  en  route,  les  uns 
pour  Cambrai,  d'autres  pour  Tx^llemagne! 


LES  DEPORTATIONS  EN  MASSE  4I 


* 
*  * 


A  PERTAIN. 

De  la  reg-ion  d'Albert,  descendons,  à  l'autre  extré- 
mité du  département  :  les  mêmes  spectacles  nous  y 
attendent. 

Voici,  par  exemple,  au  nord  de  Nesle,  à  l'est  de 
Chaulnes,  un  village  de  4  à  500  habitants,  Pertain. 
Interrogons  le  curé,  M.  l'abbé  Marion,  sur  le  ré- 
gime de  terreur  dont  il  a  été  le  témoin  et  la  vic- 
time. 

l'église   sert   de   prison. 

«  Le  i"  octobre,  nous  raconte-t-il,  tous  les  hommes 
de  Pertain  sont  conduits  à  l'église  qui,  après  avoir 
servi  d'hôpital,  sert  maintenant  de  prison.  Là,  nous 
passons  quinze  jours  et  quinze  nuits. 

Le  4  octobre,  on  enlève  35  hommes  de  17  à  49  ans 
pour  les  conduire  en  Allemagne  sans  leur  laisser  la 
faculté  de  prendre  quoi  que  soit  en  passant  devant 
chez  eux.  Inutile  de  vous  dire  que,  pendant  notre 
détention  à  l'église,  on  ne  se  gêne  pas  pour  piller. 


ou  est  le  téléphone? 

Le  15  octobre,  on  nous  donne  la  faculté  de  re- 
tourner chez  nous;  mais  tous  les  jours,  à  8  heures  du 
matin,  nous  devons  nous  rendre  sur  la  place  pour 
répondre  à  l'appel.   Après  cet  appel,   les  Allemands 


42     LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

donnent  à  chacun  la  part  du  travail  qu'il  aura  à  exé- 
cuter durant  la  journée  :  je  suis  toutefois  exempté 
de  travail. 

Presque  chaque  jour,  on  fait  des  perquisitions 
sous  prétexte  de  rechercher  des  armes,  et  surtout  le 
téléphone.  Je  n'exagère  pas  en  disant  qu'ils  sont 
venus  au  moins  quinze  fois  chez  moi  dans  l'espace 
de  deux  mois.  Perquisitions  également  à  l'église  et 
au  clocher,  où  je  dois  monter  plusieurs  fois  accom- 
pagné de  deux  soldats,  baïonnette  au  canon,  et  d'un 
chef,  revolver  au  poing. 


JE    NE    POURRAI   JAMAIS    DIRE... 

Vers  le  25  novembre,  ils  prétendent  que  l'on  a 
donné  des  signaux  du  haut  du  clocher,  et,  vers 
9  heures  du  soir,  fis  perquisitionnent  minutieusement 
dans  l'église  et  le  clocher,  avec  menace  de  me  fu- 
siller si  l'on  y  trouve  quelqu'un. 

Dans  la  nuit  du  2  décembre,  vers  10  h.  1/2,  on 
frappe  à  coups  redoublés  à  la  porte  du  presbytère  : 
je  me  lève  à  la  hâte  et,  à  peine  vêtu,  on  me  conduit 
à  la  porte  de  l'église.  Quelaues  instants  après,  arri- 
vée du  maire.  Nous  nous  attendions  à  être  fusillés;  à 
minuit,  accompagnés  de  quelques  soldats,  on  nous 
oblige  à  aller  réveiller  tous  les  hommes  du  pays; 
on  les  amène  à  l'église  où  nous  restons  jusqu'à 
2  heures  de  l'après-midi.  Je  ne  pourrai  jamais  vous 
dire  quelle  nuit  affreuse  j'ai  passé,  à  tel  point  que 
je  ne  me  souvenais  plus  d'avoir  été  dans  les  mai- 
sons du  pays  et,  depuis  lors,  je  n'ai  guère  retrouvé 
In  mémoire. 


LES  DEPORTATIONS  EN  MASSE  43 

SUR  UN  CAMION  DE  BRASSEUR. 

Le  17  décembre,  vers  3  h.  45,  on  vint  me 
faire  prisonnier  au  presbytère  et,  après  un  quart 
d'heure,  on  m'emmène  ainsi  que  ma  bonne  à  ]a 
Commandîanture  où  on  nous  fait  attendre  dans  la 
cour  jusqu'à  5  heures.  On  nous  fait  monter  sur  un 
camion  de  brasseur  pour  nous  conduire  à  Brie  où 
nous  passons  la  nuit. 

Le  18,  à  5  heures,  départ  pour  la  gare,  attente 
d'une  heure  sous  la  pluie  et  le  froid,  et  arrivée  à 
Saint-Quentin  où  on  nous  loge  à  l'hôtel  de  ville. 

Le  19,  toujours  le  soir,  nous  sommes  à  la  prison. 

Le  22^  vers  9  heures  du  soir,  départ  de  Saint- 
Quentin  dans  un  wagon  à  bestiaux  avec  92  pri- 
sonniers civils.  Nous  arrivons  à  Landreci^s  vers  une 
heure  du  matin.  Là,  nous  sommes  internés  à  la  ca- 
serne Biron  où  je  reste  jusqu'au  lundi  28. 


SEUL,    JE    SUIS    PRIVÉ... 

Le  jour  de  Noël  et  le  dimanche  27,  les  prisonniers, 
sous  la  conduite  des  soldats,  vont  à  la  messe.  Seul, 
je  suis  privé  de  cette  faveur.  Vous  ne  sauriez  croire 
combien  cette  privation  m'a  coûté...  » 


UNE    CROIX    BLEUE    SUR    LA    JOUE    DROITE. 

Dans  le  voisinage  de  Ham  et  de  Roye,  ces  se- 
maines, ces  mois  ten-ibles  sont  marqués  d'incidents 
plus  tragiques  encore. 


'44  LA  SOMME  SOUS  L^OCCUPATION  ALLEMANDE 

«  Au  commencement  d'octobre  191 4,  —  nous 
citons  ici  le  VIII»  Rapport  présenté  à  M.  le  Prési- 
dent du  Conseil  par  la  Commission  instituée  en  vue 
de  constater  les  actes  commis  par  l'ennemi  en  vio- 
lation du  droit  des  gens  —  des  habitants  de  Verpil- 
lières,  arrêtés  sous  le  prétexte  insoutenable  qu'ils 
auraient  entretenu  des  cotmmunications  téléphoni- 
que*; avec  l'armée  française,  furent  conduits  à  Avri- 
court,  où  siégeait  un  conseil  de  guerre.  A  la  suite  de 
leur  comparution,  douze  d'entre  eux  furent  marqués 
d'une  croix  bleue  sur  la  joue  droite.  Nous  ne  sommes 
pas  encore  renseignés  sur  le  sort  de  tous  ces  pri- 
sonniers. Nous  savons  seulement  que  M.  Poizeaux, 
âgé  de  47  ans,  et  M.  Vasset,  vieillard  de  78  ans, 
ont  été  ramenés  à  Verpillières  et  fusillés  le  soir 
même. 

Enfin,  vers  la  même  époque,  M.  Denicourt,  de 
Muillp-Villette,  chez  qui  avaient  été  découverts 
quelques  pigeons  voyageurs,  a  été  exécuté  dans  un 
des  fossés  du  chntp?>ii  de  Ham,  malgré  l'intervention 
du  maire  de  cette  ville,  qui  attestait  en  vaiiï  que  ce 
malheureux  n'était  ni  éleveur,  ni  membre  d'aucune 
société  colombophile.  » 


* 


POUR     «    RACHETER    »     LE    DOYEN    DE    NESLE. 

Que  d'actes  admirables  de  dévouement  individuel 
et  collectif  ont  suscité  de  telles  épreuves! 

Le  soir  même  du  jour  où  le  doyen  de  Nesle,  l'abbé 
Couvreur,  fut  enlevé  par  les  Allemands,  ses  parois- 


LES     DEPORTATIONS     EN     MASSE  45 

siens,  pour  obtenir  son  retour,  multiplièrent  les  dé- 
marches auprès  des  chefs  militaires  qui  les  ren- 
voyaient, c'est  le  cas  de  le  dire,  de  Caïphe  à  Hérode, 
et  d'Hérode  à  Pilate. 

Dès  le  lendemain,  le  Conseil  municipal  protesta 
officiellement  contre  cette  arrestation. 

Le  vicaire,  l'abbé  Carrette,  alla  trouver  lui-même 
le  général,  et  obtint  de  lui  la  promesse  que  le  doyen 
reviendrait,  à  la  condition  toutefois  que  la  ville 
versât  en  or  la  somme  de  13.000  francs.  En  un  quart 
d'heure  la  somme  fut  recueillie.  Mais  le  général 
garda  l'or  et  le  prisonnier. 


CHAPITRE  V 
Le  supplice  du  curé  de  Flaucourt. 


Exemple.  -   Une  accusation  redoutable.  —  Le  règne  de  la  terreur. 

—  Nous  parcourons  les  chambrées...  —    Il    se  jette  dans    mes 
bras.  —  Et  je  pars,  navré.  —  Alors,  ils  font  de    faux   rapports. 

—  Ils  m'ont  relevé  à  coups  de  crosse. —  On  nous   fouillait  de 
tenjps  en  temps. 


EXEMPLE. 

Avant  de  quitter  les  «  prisonniers  civils  «,  essayons 
de  nous  représenter,  par  un  exemple  typique,  leur  dé- 
tresse. Nous  n'avons  que  l'embarras  du  choix;  car, 
en  des  centaines  de  villages,  les  mêmes  scènes  se 
reproduisent,  et  c'est  par  centaines,  par  milliers, 
qu€  se  comptent  les  victimes. 

UNE    ACCUSATION    REDOUTABLE. 

Ft  comme  rien  ne  vaut  des  témoignagfes  directs, 
personnels,  vivants,  retournons  à  Péronne  et  inter- 
rogeons le  chanoine  Caron. 


48  LA  SOMME  SOUS   l'OCCUPATIOX  ALLEMANDE 

(c  Comme  j'étais  à  l'ambulance  Jeanne  d'Arc,  nous 
rapporte-t-il  (i^""  octobre  191 4),  M.  l'aumônier  des 
Clarisses,  encore  tout  ému,  vient  me  dire  que  la 
population  de  Flaucourt  vient  de  passer,  curé  en 
tête,  avec  une  escorte  de  soldats  allemands. 

Je  me  dirige  aussitôt  vers  la  place,  pour  voir  de 
quoi  il  s'agit;  et  là,  j'ai  sous  les  yeux  le  spectacle 
le  plus  triste  qu'on  puisse  imaginer  :  plus  de  cinq 
cents  hommes  et  jeunes  gens,  des  femmes,  des  en- 
fants, des  vieillards  sont  là  pêle-mêle,  entourés  par 
une  cinquantaine  de  soldats.  Il  y  a  aussi  un  groupe 
de  prisonniers  français.  C'est  bien  l'image  de  la 
guerre. 

Après  une  pause  d'une  demi-heure,  tout  le  monde 
est  conduit  à  la  caserne.  Il  n'y  a  qu'à  Flaucourt 
qu'on  a  pris  les  femmes,  les  vieillards  et  les  enfants. 
Dans  les  autres  villages,  à  Fresnes,  Berny,  Pres- 
soir, Misery,  Ablaincourt,  etc.,  on  n'a  pris  que  les 
hommes  et  les  jeunes  gens. 

Les  habitants  de  Flaucourt  sont  accusés  d'avoir 
«  fait  des  signaux  aux  Français  »  du  haut  du  clocher 
et  de  «  s'être  mêlés  au  combat  ».  Autant  de  fables 
ridicules! 

LE   RÈGNE  DE   LA   TERREUR. 

L'émotion  est  grande  en  ville,  en  voyant  arriver 
tous  ces  malheureux.  Pour  la  calmer,  le  comman- 
dant de  place,  à  6  heures,  fait  publier  à  son  de 
clochette,  qu'il  ne  sera  fait  aucun  mal  aux  pri- 
sonniers civils  et  qu'on  les  renverra  après  la  ba- 
taille. 

Mais  est-ce  vraiment  dans  l'intérêt  des  populations 


LE  SUPPLICE  DU  CURE  DE  FLAUCOURT       49 

qu'agit  l'autorité  allemande?  Evidemment  non.  La 
vérité  vraie,  c'est  que  les  Allemands  sont  d'une  dé- 
fiance qui  dépasse  tout  ce  qu'on  peut  imaginer.  Ils 
ne  peuvent  pas  croire  que  les  populations  ne  com- 
muniquent pas  avec  les  Français  :  ils  fouillent  les 
maisons,  les  caves  pour  trouver  des  téléphones;  ils 
enlèvent  les  aiguilles  des  horloges,  des  clochers,  sous 
prétexte  que  les  curés  s'en  servent  pour  des  signes 
de  convention  avec  nos  armées  :  c'est  une  véritable 
hantise. 

Pour  obéir  à  cette  idée  fixe  et  pour  éviter  ces  pré- 
tendues communications  avec  nos  soldats,  ils  enlè- 
vent, dans  les  zones  de  bataille,  les  populations  en- 
tières de  nos  villages,  ou  du  moins  les  hommes  et 
les  jeunes  gens,  et  les  évacuent  sur  les  villes  qu'ils 
occupent.  Partout,  trois  personnages  sont  particuliè- 
rement visés  :  le  curé,  le  maire  et  l'instituteur. 
C'est  ainsi  que  beaucoup  de  curés  sont  enlevés  de 
leurs  paroisses  ou  enfermés  sans  pouvoir  sortir  pour 
leur  ministère.  Quand  on  leur  permet  de  dire  la 
messe,  on  les  fait  accompagner  par  un  soldat,  baïon- 
nette au  fusil.  Dans  les  régions  où  l'on  se  bat,  c'est 
le  régime  de  la  terreur. 


NOUS    PARCOURONS    LES    CHAMBRÉES. 

Après  le  salut,  je  vais  trouver  le  commandant  de 
place  et  je  lui  demande  l'autorisation  de  voir  M.  le 
Curé  de  Flaucourt.  Il  me  raccorde  à  condition  que 
l'officier  qui  l'a  amené  n'y  voie  pas  d'inconvénient. 

Je  me  rends  aussitôt  à  la  caserne  pour  y  trouver 
celui-ci.   Jamais  je  n'y  serais  arrivé,   dans  un  pareil 


50     LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

tohu-bohu,  si  je  n'étais  tombé  sur  un  petit  soldat 
allemand,  parlant  assez  bien  le  français,  secrétaire 
du  capitaine-payeur.  Je  lui  explique  mon  affaire,  et 
il  se  met  à  ma  disposition  d'une  manière  très  aimable. 
Ensemble,  nous  cherchons  pendant  plus  d'une  demi- 
heure  :  nous  parcourons  les  chambrées,  interro- 
gfeons  les  soldats;  nous  allons  à  l'hospice,  nous  re- 
venons à  la  caserne  :  impossible  de  rencontrer  l'of- 
ficier en  question.  Nous  le  trouvons  enfin  à  l'hôtel 
Tavernier,  en  train  de  boire  du  café. 

Après  avoir  hésité  longtemps,  il  consent  à  me  lais- 
ser voir  M.  le  Curé  de  Flaucourt.  Lui-même  m'ac- 
compag"ne  à  la  caserne  pour  assister  à  l'entrevue. 
Nous  attendons  dans  la  cour  qu'on  ait  trouvé  M,  le 
Curé. 

Dire  l'aspect  que  présente  la  caserne  est  impos- 
sible :  soldats,  infirmiers,  prisonniers  civils,  tout  se 
coudoie;  on  mange,  on  boit,  on  apporte  des  bles- 
sés, on  fait  des  pansements.  Les  malheureux  éva- 
cués sont  groupés  par  commune;  on  les  conduit 
comme  des  troupeaux;  on  les  parque  dans  des  salles 
séparées.  Vers  6  h.  1/2,  quand  je  cherche  l'officier 
h  travers  les  chambrées,  celles-ci  et  les  escaliers  ne 
sont  éclairés  que  par  quelques  rares  bougies;  on 
n'y  voit  goutte  et  on  risque  à  chaque  instant  d.- 
culbuter.  Les  Allemands  arrivent  enfin  à  allumer  le 
gaz,  et  quand  nous  revenons,  vers  7  heures,  c'est 
moins  lugubre. 

IL    SE   JETTE   DANS   MES   BRAS. 

M.  le  Curé  de  Flaucourt  arrive  enfin.  II  se  jette 
dans  mes  bras.  Je  le  rassure  en  lui  disant  ce  qu'on 


LE    SUPPLICE    DU   CURE    DE    FLAUCOURT  51 

a  fait  publier  tout  à  l'heure,  en  ville.  Il  me  ra- 
conte qu'il  s'était  mis  dans  sa  cave,  tellement  le 
canon  grondait.  Il  y  avait  installé  sa  cuisine  et  il 
s'éclairait  avec  un  petit  allumeur  électrique  dont  il 
se  sert,  la  nuit,  dans  sa  chambre  pour  voir  l'heure. 
Les  soldats  se  précipitent  dans  la  cave  comme  des 
furieux;  ils  aperçoivent  le  petit  allumeur  électrique, 
ils  prétendent  que  c'est  un  téléphone,  et,  malgré  son 
grand  âge,  brutalisent  M.,  le  Curé  et  l'emmènent. 

Je  fais  expliquer  à  l'officier  par  le  petit  soldat 
qui  m'a  conduit  le  récit  qui  vient  de  m 'être  fait. 
Il  est  probable  que  les  autres  griefs  contre  les  habi- 
tants de  Flaucourt  sont  de  la  même  force.  Les 
Allemands  ont  tellement  pratiqué  l'espionnage 
qu'ils  voient  des  espions  partout.  C'est  une  ma- 
.  ladie. 

ET   JE   PARS,    NAVRÉ. 

L'officier  me  fait  comprendre  que  l'entrevue  a 
assez  duré.  J'adresse  une  dernière  parole  d'encou- 
ragement au  bon  curé  et  je  pars,  navré  de  penser 
que  ce  vieillard  de  70  ans  va  passer  la  nuit  dans  une 
chambrée  de  caserne.  Encore  une  scène  de  la  guerre 
que   je    n'oublierai    jamais!    » 


* 


ALORS,  ILS  FONT  DE  FAUX  RAPPORTS. 

Interrogeons     maintenant    l'un    des     compagnons 
d'épreuve   de   l'abbé   Andrieux    :   c'est    un   vieillard 


5-  LA  SOMME  SOUS   L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

de  Guillemont,  M.  Orner  Delorme.  Il  va  nous  faire, 
à  son  tour,  le  récit  de  leurs  communes  souffrances  : 
nous  reproduisons  telles  quelles,  dans  leur  rude  et 
impressionnante  simplicité,  ces  notes  émouvantes  : 

«  En  allant  chez  M.  l'abbé  Andrieux,  nous  écrit-il, 
les  Allemands  virent  un  allumoir  électrique  qu'ils 
prirent  pour  un  téléphone.  M.  le  Curé  veut  leur  expli- 
quer qu'ils  se  trompent.  Mais  leur  but  était  de 
l'enlever.  Alors,  ils  font  de  faux  rapports  en  consé- 
quence, ils  le  somment  de  leur  livrer  les  fils  télé- 
phoniques. Dans  l'église,  ils  aperçoivent  la  veilleuse 
du  sanctuaire;  elle  est  allumée,  c'est  encore  un 
signal.  Ils  accusent  M.  le  Curé  de  faire  des  signaux 
du  haut  du  clocher,  et,  sur  le  rapport  lu  à  M.  l'Abbé 
lors  de  son  interrogatoire,  ils  avaient  écrit  :  «  du 
haut  des  tours  ».  M.  l'Abbé  fut  arrêté  comme  espion. 
Les  Allemands  lui  reprochaient  mille  combinaisons 
dont  un  vieillard  de  son  âge  est  bien  incapable, 
s'ils  avaient  seulement  voulu  raisonner. 

Je  suis  monté  à  Péronne  dans  le  même  wagon  que 
M.  l'Abbé.  C'était  un  wagon  à  bestiaux.  Nous 
avons  mis  quatre  jours  et  quatre  nuits  pour  nous 
rendre  en  Allemagne. 

Le  train  stationnait  fréquemment.  Nous  étions 
sans  vivres  :  heureusement,  les  Belges  sur  notre 
passage  nous  donnaient  du  pain.  On  avait  un  pain 
par  wagon  pour  40  prisonniers,  c'était  peu  de  chose. 

Chaque  fois  que  nous  croisions  un  train  d'Alle- 
miands  se  rendant  au  front,  les  deux  irams  s'arrê- 
taient, et  nous  étions  exhibés  à  ces  Barbares,  comme 
prisonniers,  pour  les  encourager.  Les  sentinelles  si- 
gnalaient M.  l'Abbé,  et  alors  les  officiers  montaient 
dans  notre  wagon,   l'injuriant,     le    raillant,     faisant 


LE    SUPPLICE    DU   CURE    DE    FLAUCOURT  53 

semblant  de  le  mettre  en  joue,  que  n'ont-ils  pas  fait? 
A  l'arrêt  d'une  gare  en  Allemagne,  un  officier  lui 
relève  brusquement  la  tête  d'un  coup  de  poing 
sous  le  menton,  et,  lui  passant  un  poignard  sur  la 
gorge,  il  lui  criait  : 

—  Pastor,  capoutl 

Et  les  autres  officiers  qui  l'accompagnaient  hur- 
laient de  même  :  ils  le  font  avancer  dans  le  v^agon, 
le  menacent.  C'était  affreux. 


ILS     M  ONT     RELEVE     A     COUPS     DE     CROSSE. 

En  gare  de  Darmstadt,  on  fait  l'appel  des  pri- 
sonniers. Là,  j'ai  été  séparé  de  M.  f'Abbé.  C'était 
le  6  octobre.  Mais  je  l'ai  revu  ensuite,  et  voici  ce 
qu'il  m'a  raconté  : 

«  Alors,  me  disait-il,  nous  avons  été  conduits  du 
«  camp  à  la  prison  de  la  ville,  distante  de  cinq 
«  kilomètres.  On  nous  a  fait  marcher  très  vite, 
«  j'étais  exténué  de  fatigue.  Mon  pied  s'est  pris  dans 
«  le  bas  de  ma  soutane,  je  suis  tombé.  Ils  m'ont 
«  relevé  à  coups  de  crosse  et  giflé,  et  j'ai  dû  faire 
«  jusqu'au  bout  le  reste  du  parcours. 

«  Arrivés  en  face  de  la  prison,  nous  avons  été 
«  pendant  près  de  deux  heures  en  butte  —  moi  prin- 
«  cipalement,  me  disait-il  —  aux  railleries  de  la  po- 
«  pulation.  Ceux  qui  connaissaient  le  français  nous 
«  dirent  que  nous  allions  être  fusillés  dans  les  fossés 
«  de  la  citadelle  et  que,  la  veille,  on  en  avait  encore 
«  fusillé  d'autres.  Je  me  recommandai  au  bon  Dieu, 
«  racontait-il,  m 'attendant  à  comparaître  bientôt  de- 


54  LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

«  vant  Lui  et  le  priant  de  pardonner  à  mes  bour- 
«  reaux. 

«  Enfin,  on  nous  introduit  dans  la  prison  oij  l'on 
<c  nous  fait  verser  notre  argent  et  quitter  nos  habits 
^c  pour  endosser  le  costume  des  prisonniers  :  on  ne 
<t   me  laisse  même  pas  mon  bréviaire. 

«  Je  fus  enfermé  dans  une  cellule  et  forcé  de  tra- 
<(  vailler  à  faire  des  enveloppes. 

«  Nous  sortions  de  temps  en  temps  dans  la  cour, 
«  mais  défense  de  causer  aux  autres  prisonniers. 

«  Xous  avons,  disait-il,  subi  différents  interroga- 
((  toires,  et  j'ai  été  traduit  devant  un  Conseil  de 
«  guerre  oili,  après  avoir  réfuté  les  accusations  por- 
te tées  contre  moi,  et  échappé  à  mille  pièges  qui 
«  m'étaient  tendus,  j'ai  été  renvoyé  au  camp,  le 
«  Conseil  ne  jugeant  pas  les  accusations  suffisam- 
«   ment  graves  pour  m'interner  dans  une  forteresse.  » 


ON  NOUS  FOUILLAIT  DE  TEMPS  EN  TEMPS. 

Voilà  le  récit  que  'M.  l'Abbé  m'a  fait  de  ses  souf- 
frances. Il  est  rentré  au  camp  le  ig  décembre  :  on  l'a 
gardé  avec  tous  les  prisonniers,  sans  égards  pour 
son  grand  âge  et  sa  dignité  de  prêtre,  jusqu'au 
28  janvier  1915. 

A  cette  époque,  il  nous  était  défendu  d'avoir  de 
l'argent  sur  nous,  pas  même  un  sou.  On  nous 
fouillait  de  temps  en  temps  :  un  jour,  ces  Barbares 
se  sont  encore  acharnés  sur  M.  TAbbé,  ils  l'ont 
déshabillé  complètement,  examinant  jusqu'à  la  dou- 
blure de  ses  vêtements. 


LE    SUPPLICE    DU   CURE    DE    FLAUCOURT  55 

Je  le  voyais  chaque  jour.  Il  supportait  sa  capti- 
vité avec  beaucoup  de  résignation.  Il  était  très  estimé 
dans  le  camp,  et  même  les  prisonniers  qui  n'avaient 
pas  de  religion  étaient  pleins  d'admiration  et  de  res- 
pect pour  lui.  Il  y  avait  dans  sa  baraque  de  braves 
prisonniers  civils  du  Nord  qui  faisaient  leur  possible 
pour  adoucir  ses  souffrances  :  ils  allaient  chercher  sa 
soupe,  lui  arrangeaient  sa  paillasse,  lui  lavaient  son 
linge. 

M.  l'abbé  Andrieux  a  quitté  le  camp  le  i8  janvier  : 
il  devait  être  rapatrié  comme  vieillard,  mais  il  est 
mort  à  Rastatt,  victime  des  cruautés  de  ces  Bar- 
bares.  » 


LIVRE    II 


SOUS  LE  JOUG 


CHAPITRE   PREMIER 
La  réquisition  des  vivres. 


Contributions,  vols,  amendes. —  «  Prenez  le  Champagne  avec 
non-  >»  —  Ils  leur  abandonnent  les  os.  —  «  Taube  »  ou  vache  ? 
—  Vous  croyez  qu'ils  se  troublèrent  pour  si  peu? —  La  ma- 
ni'^re  allemande.  —  Un  carême  assez  rude.  —  Le  général 
Hylander  a  le  sourire.  —  Une  désagréable  nouvelle.  —  Bêtes 
sacrées.  —  N'approfondissons  point  ce  mystère.  —  Nous  nous 
serrions  souvent  la  ceinture.  —  Le  ravitaillement  hispano-amé- 
ricain- —  De  la  salade  à  la  graisse  fondue. 


«  CONTRIBUTIONS,  VOLS,  AMENDES.   » 

Nous  avons  cité,  d'après  le  Journal  officiel  du  i8 
avril  1917,  le  VHP  Rapport  de  la  Commission  ins- 
tituée, en  France,  pour  déterminer  et  faire  con- 
naître, d'après  des  témoignages  directs,  la  conduite 
de  l'ennemi  vis-à-vis  des  populations  du  territoire 
envahi. 

Continuons  de  feuilleter  ce  précieux  document   : 
«    Partout,   y  lisons-nous,*  les   réquisitions  ont   été 


6o  LA  SOMME  SOUS   L^OCCUPATION  ALLEMANDE 

continuelles.  Les  communes  devant  subvenir  aux 
frais  d'entretien  des  troupes  cantonnées  sur  leur  ter- 
ritoire ont  été  frappées  de  contributions  énormes. 
Pour  y  satisfaire,  elles  se  sont  vu  imposer  Tobliga- 
tion,  quand  leurs  ressources  pécuniaires,  ont  été 
épuisées,  de  former  entre  elles  des  unions  en  vue 
d'émettre  du  papier-monnaie  sous  forme  de  bons. 
Ceux  des  maires  qui  refusaient  de  se  prêter  à  cette 
combinaison  étaient  emprisonnés  et  envoyés  en  Alle- 
magne. L'ennemi  mettait  lui-même  en  circulation  ces 
billets,  auxquels  il  avait  donné  cours  forcé. 

Les  habitants,  soumis  à  des  vexations  de  tout 
genre,  assitaient  journellement  au  vol  de  quelques 
denrées  alimentaires  qu'ils  possédaient  et  des  objets 
mobiliers  qui  leur  étaient  le  plus  nécessaires.  Dans 
les  magasins,  chefs  et  soldats  prélevaient  comme  un 
dû  ce  qui  tentait  leur  convoitise.  C'est  ainsi  qu'à 
Ham,  dans  la  quincaillerie  Gronier,  un  personnage 
d'un  grade  élevé,  qu'on  dit  être  le  grand-duc  de 
Hesse,  vint  choisir  diverses  marchandises  pour  le 
oayement  desquelles  il  se  contenta  de  promettre  un 
bon   qui  ne  fut   jamais  délivré. 

A  chaque  instant,  nos  infortunés  concitoyens 
avaient  à  endurer  de  nouvelles  restrictions  à  leurs 
droits  et  de  nouvelles  atteintes  à  leur  dignité  :  ordre 
de  rentrer  chez  eux  le  soir  à  7  heures  et  de  n'en 
sortir  qu'à  8  heures  du  matin;  défense  d'entretenir 
de  la  lumière  pendant  la  nuit  dans  les  demeures; 
injonction  de  saluer  les  officiers  chapeau  bas;  as- 
treinte au  travail  dans  les  champs;  le  tout  sanctionné 
par  des  peines  d'emprisonnement  et  par  des  amendes 
auxquelles    les    plus    légèî-es    infractions    à    d'innom- 


LA    RÉQUISITION    DES    VIVRES  6l 

brables    règlements  donnaient    continuellement    pré- 
texte.  » 

Essayons  de  fixer,    à  l'aide  d'exemples   concrets, 
quelques  traits  de  ce  noir  tableau  d'ensemble. 


* 
*  * 


PRENEZ    LE    CHAMPAGNE   AVEC    NOUS! 

Après  un  premier  passage,  aussi  imprévu  que  ra- 
pide, les  Allemands  font  de  nouveau  leur  entrée  au 
village  de  Sailly-Saillisel  le  26  septembre  1914,  dans 
la   soirée. 

A  partir  de  ce  moment,  les  deux  boulangeries  sont 
gardées  par  des  factionnaires  :  il  est  rigoureuse- 
ment défendu  de  vendre  du  pain  à  la  population 
civile. 

Ce  régime  dura  onze  jours. 

A  la  fin,  M.  le  Curé  de  Sailly-Saillisel,  témoin  de 
l'angoisse  de  ses  paroissiens,  se  décida  à  aller  pro- 
tester contre  cet  impitoyable  régime  auprès  du 
colonel.  Il  le  trouva  joyeusement  attablé  en  compa- 
gnie de  quelques  officiers. 

—  Nous  fêtons  une  grande  victoire  remportée  sur 
les  Russes,  lui  explique  le  colonel.  Prenez  le  Cham- 
pagne avec  nous. 

—  Mon  colonel,  je  vous  remercie,  répond  M.  l'abbé 
Finet  :  ce  qui  est  pour  vous  un  sujet  de  joie  est  pour 
moi  un  sujet  de  tristesse.  Je  venais  seulement  vous 
dire  que,  depuis  l'arrivée  de  vos  troupes,  les  habi- 
tants de  ma  paroisse  n'ont  plus  un  morceau  de  pain. 

4. 


02  LA   SOMME   SOUS   l'oCCUPATION  ALLEMANDE 

—  Ah!  VOUS  n'avez  pas  de  pain?  dit  l'officier,  qui 
paraît  tout  surpris.  Et,  immédiatement,  il  rédige  un 
ordre  en  français  et  le  remet  au  curé.  En  voici  le 
contenu  : 

«  Article  premier,  —  Ordre  aux  boulangers  de 
faire  du  pain  tous  les  jours  pour  la  population  civile. 

«  Article  2.  —  Défense  aux  boulangers  de  vendre 
du  pain  aux   soldats  allemands.    » 


ILS    LEUR    ABANDONNENT    LES    OS. 

Mais  de  tels  ordres  se  rédigent  plus  facilement 
qu'ils  ne  s'exécutent.  Et  bientôt,  dans  les  villes 
comme  dans  les  villages,  ces  ennuis,  ces  privations 
se  multiplièrent  et  s'aggravèrent. 

A  Barleux,  près  de  Péronne,  dès  les  derniers 
mois  de  1914,  les  habitants,  sous  l'autorité  d'un 
commandant  de  place  très  dur,  sont  extrêmement 
malheureux.  Ils  sont  forcés  de  battre  leur  propre 
blé  sous  la  direction  des  Allemands,  qui  ne  leur 
laissent  même  pas  le  nécessaire.  Pas  de  viande  : 
aux  hommes  et  aux  femmes  occupés  à  battre  le 
blé,  les  soldats  abandonnent  les  os  des  bêtes  qu'ils 
tuent.  Ces  05,250  grammes  de  pain  par  jour  et  quel- 
ques pommes  de  terre  :  c'est  tout  ce  qu'on  peut 
trouver,  dès  lors,  dans  le  pays. 

«    TAUBE    »    ou    VACHE? 

Dans  toutes  les  communes,  la  situation  n'est  pas, 
à  cette  époque,  aussi  grave  qu'à  Barleux;  mais,  par- 
tout, elle  est  précaire. 


LA    RÉQUISITION    DES    VIVRES  63 

A  Santain,  près  de  Bouvincourt,  les  Allemands 
ont  pris  et  battu  tout  le  blé  de  la  ferme  Bnigneaux. 
Ils  l'ont  payé  avec  un  bon.  M.  Brugneaux  ayant  be- 
soin de  farine  pour  sa  consommation  personnelle 
leur  en  demanda.  Ils  lui  en  vendirent,  et  il  fut 
obligé  de  payer,  rubis  sur  l'ongle,,  la  farine  faite  avec 
son  blé. 

A  Roisel.,,  M.  le  Curé  avait  pu  à  grand'peiïie  se 
procurer,  po^r  l'hiver,  deux  sacs  de  pommes  de 
terre  :  des  Allemands  viennent  et  s'en  emparent,  sans, 
même  lui  laisser  un  bon. 

A  Punchy,  près  de  Chaulnes,,  ils  récfuisLtionnexit 
tout;  et,  en  échange  de  ce  qu'ils  emportent^  ils 
remettent  aux  habitants  de  faux  bons  où,  rappKDrte 
un  témoin,  «  ils  marquent  fambe  quand  il  s'agit 
d'une  vache  ». 


vous  CROYEZ  qu'ils  SE  TROUBLÈRENT  POUR  SI  PEU? 

Retournons  à  Péronne,  et  observons-y  le  dévelop- 
pement graduel  de  cette  misère. 

A  la  date  du  13  novembre  191 4,  le  chanoine  Caron 
écrit  : 

«  Les  Allemands  ne  se  contentent  pas  de  boire 
notre  vin,  de  nous  dépouiller  de  toyt  ce  qu'il  y  a 
dans  les  magasins.  Si  on  les  laissait  faire,  ils  nous 
enlèveraient  notre  morceau  de  pain  de  la  bouche. 
Us  ont  réquisitionné  tout  le  blé  de  la  région,  et  le 
moulin  Damay  n'a  plus  le  droit  de  moudre  que  pour 
eux.  Sur  le  blé  qu'ils  nous  prennent,  ils  veulent  bien 
consentir,  admirez  leur  générosité,  à  nous  vendre  (!) 


64  LA   SOMME   SOUS   l'oCCUPATIOX  ALLEMANDE 

quinze  sacs  de  farine  par  semaine,  alors  qu'il  en 
faudrait  vingt  pour  nourrir  la  population,  augmentée 
de  quinze  cents  émigrés.  Les  boulangers  arrivent 
donc  à  grand 'peine  à  nous  alimenter. 

Or,  aussitôt  qu'une  cuisson  était  faite,  les  soldats 
se  précipitaient  dans  les  boulangeries  et  en  enle- 
vaient une  partie,  trouvant  que  le  pain  français  bien 
tendre  était  meilleur  que  leur  «  boule  de  son  »  si 
dure.  La  population  civile  était  obligée  d'attendre 
une  autre  cuisson  et  quelquefois  de  jeûner  jusqu'au 
lendemain.  Les  administrateurs  se  plaignirent  à  la 
Commandanture.  On  afficha  dans  les  boulangeries, 
en  allemand,  une  défense  formelle  de  vendre  aux 
soldats.  Vous  croyez  qu'ils  se  troublèrent  pour  si 
peu!  Ils  envoyaient  les  enfants  acheter  du  pain  et 
ils  le  rachetaient  un  sou  plus  cher.  Il  fallut  encore 
mettre  ordre  à  cet  abus  et  prendre  des  mesures  sé- 
vères contre  les  émigrés  qui  se  livreraient  à  ce  tra- 
fic.  » 

LA   MANIÈRE   ALLEMANDE. 

Puis,   au  25  novembre   : 

«  On  placarde  en  ville  une  affiche  dans  laquelle 
les  Allemands  annoncent  à  quelles  conditions  ils 
pourv'oiront  à  notre  subsistance  quand  ils  n'auront 
plus  rien  à  manger  :  ce  n'est  pas  très  rassurant  pour 
l'avenir. 

Les  Allemands  réinstallent  l'épicerie  Ménétrier,  au 
coin  du  Marché  et  de  la  rue  Saint-Jean  et  vendent 
à  la  population  civile  thé,  chocolat,  allumettes,  ta- 
bac,  cigarettes,   etc..   mais   à   des   prix   très   élevés» 


COMMISSION  FOR  RELIEF  IN  BELeiUM 

.    Comité  Français 

Commune  de^ ^,^. „.„. 


Im  famiUe  de  M , „ ^^ 

demeurant „,.,™,.,.— ^ ..,.. , — ~.-.^. «.„,  «„_._._ 

a  droit,  à  raison  d'une  ration  par  personne  présenté^  à 


'Elle  recevra  : 


1°  son  pain 


Rations 


2»   les  autres  denrée 


EfOTA.  —  Les  personnes  employée!  chez  autrui  seionS 
Inscrites  à  leur  domicilô  et  non  pas  au  domicile  de  la  per- 
sonne qui  les  emploie.  ; 

Une  afflclie  placée  à  la  porte  du  magasin  indiquera  là 
liste  des  denrées  en  vente  pendant  la  quinzaine,  le  poids  et  le 
prix  de  la  ration.  _^    ,.,.,-i^,      i 


Rations 


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16  au  28 

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16  au  31 
1^^  au  15 
16  au  30 
l^-^aulS 
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LA    RÉQUISITION    DES    VIVRES  69 

Piller  complètement  les  villes,  prendre  tout  ce  qu'on 
ne  peut  enlever  de  force  contre  des  bons  qui  ne 
coûtent  rien,  et  puis  vendre  très  cher  et  contre 
argent  comptant  aux  populations,  les  choses  néces- 
saires à  la  vie,  c'est  encore  une  manière  allemande.  » 


UN    CARÊME    ASSEZ    RUDE. 

Quelques  jours  après,  le  pain  est  rationné  (30  ncr- 
vembre).  La  ration  est,  au  début,  de  500  grammes 
par  personnne  et  par  jour;  mais,  à  partir  de  février 
191 5,  elle  sera  diminuée  de  moitié  et  fixée  à  250 
grammes. 

A  l'entrée  du  Carême,  nouvelle  diminution  : 
«  Tout  à  l'heure,  à  l'hôtel  de  ville,  —  note,  le  14 
février,  le  curé  de  Péronne  —  on  nous  a  annoncé 
que  les  Allemands,  probablement  pour  se  conformer 
à  l'esprit  de  l'Eglise,  allaient  nous  imposer  un 
Carême  assez  rude.  A  partir  de  cette  semaine,  nous 
n'aurons  plus  droit  qu'à  185  grammes  de  pain,  et 
la  viande  de  bœuf  leur  est  réservée.  Ils  ne  consen- 
tent à  nous  abandonner  que  «  les  têtes  de  vaches  ». 
Comme  on  le  voit,  notre  ordinaire  va  manquer  de 
variété  et  de  confortable.  Ce  sont  surtout  les  pau- 
vres et  les  familles  chargées  d'enfants  qui  sont  à 
plaindre.  Beaucoup  d'émigrés  ne  possèdent  plus 
rien  et  ne  vivent  pour  ainsi  dire  que  de  pain.   » 

LE  GÉNÉRAL  HYLANDER  A  LE  SOURIRE. 

Pour  nous  reposer  de  toutes  ces  tristesses,  con- 
templons cet  agréable  tableau  : 


yo  LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

«  Mardi  2  mars   191 5. 

Le  général  Hylander  est  un  génie  universel  :  au- 
cune connaissance  ne  lui  est  étrangère,  l'économie 
domestique  n'a  pas  de  secrets  pour  lui.  Ajoutez  à 
cela  une  sollicitude  vraiment  maternelle  pour  ses 
administrés  :  il  pense  à  tout,  il  sait  tout,  il  veut  le 
bonheur  de  tout  le  monde.  Ainsi,  sachant  bien  — 
puisque  c'est  lui  qui  a  pris  cette  m.esure  —  que  nous 
sommes  condamnés  au  pain  de  seigle  et  à  une 
quantité  plutôt  minime,  il  veut  au  moins  que  la 
miche  que  son  administration  bienveillante  nous 
octroie  soit  propre  et  fabriquée  selon  la  formule 
allemande.  Est-ce  que  les  Français  savent  faire  le 
pain!  Une  affiche  vient  donc  d'être  apposée  sur  les 
murs  de  la  ville,  et,  en  quarante  lignes  bien  serrées, 
Hylander  nous  dit  comment  on  doit  composer  la 
pâte,  la  faire  lever,  chauffer  le  four,  etc.,  pour  avoir 
un  pain  délicieux.  Il  n'est  question  que  de  flocons 
de  pommes  de  terre,  de  grumeaux,  de  pâte,  etc..  Et 
tout  cela  est  signé  :  Von  Hylander,  commandant 
allemand,  général  d'infanterie.  Dites  encore  que  les 
Allemands  ne  sont  pas  des  hommes  extraordi- 
naires! » 

UNE    DÉSAGRÉABLE    NOUVELLE. 

A  partir  du  8  mars,  le  pain  coûte  o  fr.  70  et 
G  fr.  80  le  kilogramme.  Et  encore  n'obtient-on  pas 
régulièrement  la  quantité  promise. 

«  9  mai  191 5. 

Nous  sommes  réduits  à  500  grammes  d'un  mau- 
vais   pain    de    seigle,    lourd    et    collant,    pour    trois 


LA    RÉQUISITION    DES    VIVRES  Jl 

jours.  Et  encore  ne  pouvons-nous  pas  compter  ré- 
g-ulièrement  avec  cette  maigre  pitance.  Ainsi,  une 
distribution  devait  avoir  lieu  demain  (lundi);  elle 
ne  se  fera  que  mardi.  J'ai  été  chargé  d'annoncer 
cette  désagréable  nouvelle,  ce  matin,  à  la  messe.  Ce 
n'est  pas  que  la  farine  manque  :  le  moulin  Damay  en 
est  plein.  Mais,  bien  qu'ils  nous  la  fassent  payer 
très  cher,  les  Allemands  ne  veulent  pas  nous  en 
donner  un  gramme  en  plus  de  la  ration  à  laquelle 
ils  nous  ont  condamnés.  Tl  est  certain  que  le  séjour 
de  Péronne  n'est  pas  indiqué  en  ce  moment  aux  ma- 
lades qui  ont  besoin  de  faire  de  la  suralimentation.  » 


BÊTES  SACRÉES. 

A  cette  époque,  tout  a  été  pris,  réquisitionné,  em- 
porté, volé,  emmagasiné,  ou  consommé  sur  place  : 
ce  qui  se  mange,  et  aussi  le  reste. 

Dans  les  villages,  les  noyers  ont  été  abattus  :  on 
en  fera  de  si  bonnes  crosses  de  fusil!  Les  machines  à 
coudre  ont  été  enlevées.  Puis  le  cuivre,  ks  mé- 
taux, les  batteries  de  cuisine.  Rien  n'est  perdu,  pas 
même  les  boîtes  de  conserves  :  l'un  de  nos  témoins 
a  vu  punir,  à  Boucha vesnes,  un  soldat  parce  qu'une 
boîte  vide  manquait  à  l'ap^pel;  et  de  la  gare  de  Pé- 
ronne, en  janvier  1915,  plusieurs  wagons  ont  été 
expédiés   en   Allemagne. 

Depuis  longtemps,  les  chevaux,  les  vaches,  les 
veaux,  les  moutons  sont  comptés,  s'il  en  reste.  Mais, 
en  'vit^e,  les  b^'^'^'^^-'^nurs  sont  dotées  d'inspecteurs 
officiels  qui  ne  dédaignent  pas  d'y  venir,  calepin  en 


72     LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

main,  y  dénombrer  avec  soin  lapins  et  lapines, 
coqs,  poules  et  poulets.  A  partir  du  moment  où 
elles  sont  recensées,  ces  bêtes  deviennent  sacrées  : 
personne  n'a  le  droit  d'y  toucher,  et  elles  n'ont  pas 
la  liberté  de  mourir  sans  une  permission  spéciale  de  la 
Commandanture.  Les  œufs  même  sont  comptés  à 
l'avance;  et  quiconque  a  le  malheur  de  posséder  ou 
de  détenir  une  poule  doit  fournir  à  ces  savants  cal- 
culateurs un  nombre  d'œufs  égal  à  celui  qu'ils  ont 
décidé  qu'elle  pondrait. 


n'approfondissons  point  ce  mystère. 

Cependant,  il  fallait  vivre,  et  la  nécessité  est  ingé- 
nieuse. Par  quel  miracle,  dans  certains  villages, 
aucun  indice  ne  révélait-il  la  présence  occulte  d'un 
lapin  ou  d'une  poule?  Et,  quand  tout  le  blé  de  la  ré- 
gion était  enfermé  en  des  granges  solidement  fer- 
mées et  cadenassées,  comment  des  paysans,  çà  et 
là,  parvenaient-ils  à  se  procurer  du  blé?  N'appro- 
fondissons point  ce  mystère  :  mais  suivons  du  moins, 
d'un  regard  ému,  ces  pauvres  gens  qui,  habitués  à 
battre  en  pleine  lumière  le  froment  qu'ils  avaient 
récolté,  en  sont  maintenant  réduits  à  l'égrener  à  la 
main,  dans  l'obscurité  des  nuits,  et  puis  à  le  moudre, 
secrètement,  dans  un  moulin  à  café... 


NOUS  'nous  serrions  souvent  la  ceinture. 

Dans   les   petites   villes,     on     avait  d'autres    res- 
sources,   mais*   combien    précaires.     Interrogeons    à 


LA    RÉQUISITION    DES    VIVRES  73 

Nesle  un  de  nos  témoins,  M.  l'abbé  Carrette;  voici 
sa  réponse  pittoresque  et  précise  : 

«  Comment  vivait-on  dans  la  partie  envahie,  dans 
la  nôtre,  tout  au  moins?  Eh  bien,  on  vivait  comme 
on  pouvait,  bien  petitement  :  le  soir,  nous  nous  ser- 
rions bien  souvent  la  ceinture  d'un  cran. 

Nous  usions  les  quelques  provisions  de  réserve 
que  les  Allemands  ne  nous  avaient  pas  pillées.  Du 
pain,  on  en  avait  de  temps  en  temps  chez  les  bou- 
langers, venant  d'eux  ou,  plus  souvent,  des  Alle- 
mands; alors  c'était  la  lourde  bouie  de  pain  K.K., 
pain  infect  couleur  d'argile.  Quant  à  la  viande  nous 
en  avions  par  fraude  chez  les  bouchers  qui  tuaient  la 
nuit,  ou  encore  par  les  soldats  qui  s'apitoyaient 
quelquefois  sur  notre  misérable  sort,  ou  qui  en 
avaient  par  trop  pour  leur  consommation. 

Les  enfants  ne  furent  pas  trop  malheureux;  ils 
allaient,  à  la  sortie  des  classes,  mendier  aux  cui- 
sines boches,  et  ceux-ci,  qui  aimaient  les  enfants, 
quoi  qu'on  en  ait  dit,  leur  donnaient  très  volontiers 
un  peu  de  leur  portion  de  soupe  au  riz  et  à  l'orge 
et  un  peu  de  leur  ragoût. 


LE     RAVITAILLEMENT     HISPANO-AMERICAIN. 

Cette  vie  précaire  dura  jusqu'au  5  juillet  191 5. 
Ce  jour-là  on  lit  la  première  distribution  du  ravi- 
taillement américain.  Mon  Dieu,  quelle  cohue!  Mal- 
gré les  cartes  et  les  numéros  d'ordre,  on  trouvait 
encore  le  moyen  de  s'insulter,  de  se  battre,  de  s'in- 
vectiver.  Ce  jour-là  les  servants  entendirent  à  leur 

5 


74  LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

adresse  les  épithètes  les  plus  choisies  du  répertoire 
Nesle-Noyon.  C'était  à  faire  reculer  le  diable  lui- 
même  (i). 


DE   LA   SALADE  A   LA  GRAISSE   FONDUE. 

Le  ravitaillement  comportait  du  pain  (250  gram- 
mes, puis  300  grammes  par  jour),  pain  noir;  des 
haricots  rouges;  des  lentilles  additionnées  de  cail- 
loux de  toutes  dimensions;  des  pois  cassés;  du  riz 
que  les  veaux  auraient  pu  à  bon  droit  nous  disputer, 
de  la  céréaiine  de  maïs  ou  écorce  de  maïs,  pour 
remplacer  le  vermicelle,  tapioca,  etc.,  dans  le  po- 
tag-e;  les  écorces  de  riz  pour  le  même  usage;  du 
sucre  plus  ou  moins  raffiné  et  propre;  du  sel  (très 
bon  et  très  propre);  du  café  (délicieux)  :  nous  en 
avons  bu  de  quoi  faire  tourner  un  moidin  pendant 
un  mois;  du  lait  concentré  pwDur  les  vieillards  de  plus 
de  70  ans,  les  enfants  jusqu'à  7  ans  et  les  malades 
de  toutes  catégories;  de  la  phosphatine  pour  les 
mêmes  gens;  du  lard  d'Amérique  ranci  au  dernier 
degré  :  quand  on  avait  le  malheur  de  s'en  servir 
pour  le  pot-au-feu,  on  devait  s'armer  d'une  brique, 
la  poser  sur  le  couvercle  du  pot  afin  d'empêcher 
la  mousse  enragée  de  le  soulever;  et  l'odeur,  mon 
Dieu!  Pour  utiliser  ce  vieux  cochon  américain  on 
devait  le  mettre  mariner  dans  le  vinaigre  quelques 
jours  auparavant  et  le  faire  dessaler  ensuite;  de  la 
graisse    d'Amérique,    exquise    celle-là,    pour    la   cui- 


(i)  Nous  reproduisons,  page  65,  en  fac-similé,  une  Carte  de  ri- 
vres,  telle  qu'elle  avait  été  établie  par  le  Comité  de  ravitaillement 
hispano-américain  à  l'usage  des  habitants  des  régions  envahies. 


LA    REQUISITION    DES    VIVRES  75 

sine  et  aussi  pour  assaisonner  un  peu  la  pauvre 
croûte  de  pain  des  misérables  vicaires  le  matin  : 
deux  fois  on  distribua  30  grammes  de  vinaigre  et 
30  grammes  d'huile  par  personne;  à  défaut  de  ces 
deux  assaisonnements  on  mangeait  de  la  salade  à  la 
graisse   fondue   (c'était   délicieux!). 

Toutes  ces  denrées  étaient  distribuées  chaque  se- 
maine, ou  tous  les  dix  jours,  sous  forme  de  rations 
par  personne,  et  en  grammes.  Les  rations  ont  varié 
plusieurs  fois,  aussi  serait-il  trop  long  d'en  donner 
la  liste  par  grammes. 

Ce  ravitaillement  américain  fonctionna  assez  bien 
chez  nous,  et  on  peut  dire  qu'il  fut  suffisant  pour 
empêcher  les  gens  de  mourir  de  faim..  Si  chaque 
ménage  ne  s'était  pas  évertué  à  se  procurer  un  peu 
de  légumes  dans  les  jardins  et  les  champs,  nous 
aurions  eu  bien  de  la  misère  et  aussi  bien  plus  de 
victimes.   » 


CHAPITRE  II 
La  réquisition  des  vins  et  spiritueux. 


Un  comman.iaat  laborieux.  —  m  Monsieur  le  curé,  vous  serez  pu- 
ni! ,>  —  duind  sîrons-nous  délivrés?  —  C'est  tout  ce  que  ja- 
vais...  dans  ma  cave.  —  Histoire  de  la  «  mère  à  douleurs.  »  — 
Q_aelques-uns  en  sont  morts,  les  pauvres!  —  De  l'utilité  d'une 
lampe  à  alcool. 


UN    COMMANDANT    LABORIEUX. 

Les  Allemands,  nous  l'avons  dit,  étaient  arrivés 
pour  la  première  fois  à  Péronne  dans  la  soirée  du 
28  août  1914.  Le  5  septembre  suivant,  M.  le  Curé 
a  besoin  de  voir  le  commandant  de  place;  il  le  cher- 
che partout.  Enfin,  rapporte-t-il,  «  je  le  trouvai  à 
l'hôtel  Saint-Claude...  dans  la  cave,  où  il  comptait 
les  bouteilles  de  vin!  « 

Ce   commandant   était   un   précurseur. 


MONSIEUR  LE  CURE,    VOUS   SEREZ  PUNI 


Quelques   semaines  plus   tard   —  c'était  au   début 
de   l'automne   —   un   officier   se     présente,     un     di- 


7b     LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

manche,  vers  lo  heures  du  matin,  au  presbytère  de 
Roi  sel  : 

—  Monsieur,  dit-il,  je  viens  pour  les  vins  et  spi- 
ritueux. 

M.  l'abbé  Charlier  ne  peut  se  retenir  de  lui  dire  : 

—  Vous  en  vendez? 

—  Non,  répond  sans  se  troubler  l'inspecteur  offi- 
ciel des  caves,  je  viens  voir  ce  que  vous  avez. 

Il  demande  la  clef  de  la  cave  et  y  va,  tout  seul, 
satisfaire  sa  curiosité.  Bientôt,  il  réapparaît.  Der- 
rière un  tas  de  bouteilles  vides,  il  a  trouvé  quel- 
ques litres  de  vin  blanc  que  le  pauvre  curé  s'était 
rcser\'és  pour  la  messe   : 

—  Monsieur  le  Curé,  dit-il,  vous  serez  puni  : 
vous  avez  caché  votre  vin. 

—  Caché?  Le  vin  est  où  il  doit  être  :  il  est  dans 
ma  cave. 

—  Oui,  mais  il  n'est  pas  à  sa  place  ordinaire. 

—  Le  vin  est  à  moi;  je  le  mets  où  je  veux. 

—  Nous  avons  le  droit,  réplique  enfin  l'officier. 
Et,  désignant  la  sœur  de  M.  le  Curé  qui  se  trou- 
vait là  : 

—  Je  dirai  à  Madame;  allez  dire  votre  messe. 
C'était,  en  effet,  Theure  de  la  grand'messe.  M.  le 

Curé  se  rend  à  l'église.  Pendant  ce  temps,  l'offi- 
cier redescend  à  la  cave  et  y  compte  les  bouteilles 
de  vin.  Et,  le  lendemain,  il  revient  les  prendre  et 
emporte  en  même  temps  —  moyennant  un  bon  de 
réquisition  —  un  tonneau  de  cidre.  C'était  la  «  pu- 
nition  w. 


LA    RÉQUISITION   DES    VINS    ET    SPIRITUEUX  79 


*  * 


QUAND     SERONS-NOUS     DÉLIVRÉS? 

Des  scènes  de  ce  genre  se  reproduisent  partout, 
dans  les  villages,  dans  les  bourgs,  dans  les  villes. 

Le  30  octobre  191 4,  M.  le  Curé  de  Péronne  con- 
signe en  ces  termes,  dans  son  journal  de  guerre,  ses 
doléances   : 

«  Depuis  huit  jours,  un  officier  d'intendance, 
accompagné  de  deux  gendarmes,  visite  les  caves. 
On  inscrit  la  quantité  de  vin  qu'il  y  a,  on  compte 
les  bouteilles  et  on  vient  prendre  livraison  quel- 
ques jours  plus  tard. 

Souvent  on  fouille  le  sol,  on  crève  les  murs  pour 
voir  s'il  n'y  a  pas  de  cachette. 

Et  tout  cela  est  envoyé  dans  les  cantonnements 
pour  les  officiers.  Ils  boivent  nos  vieux  vins  comme 
de  l'eau,  sans  discernement,  mêlant  tout.  Est-ce 
qu'ils  sont  capables  de  les  apprécier?  Et  ce  qu'ils 
en  absorbent!  Ça  les  change  de  leur  bière  lourde  et 
épaisse.  Malheureusement  ils  s'enivrent,  ce  qui  aug- 
mente encore  leur  brutalité. 

De  toutes  les  poitrines  sort  ce  cri  :  Quand  se- 
rons-nous délivrés?   » 


c'est  tout   ce   qui   me   RESTAIT...    DANS   MA   CAVE. 

Le  14  janvier  suivant,  nouvelle  perquisition  : 

«    Ma  cave  vient  de   recevoir  la  visite   des    AUe- 


8o     LA  SOMME  SOUS  L "OCCUPATION  ALLEMANDE 

mands.  Ils  n'ont  pas  touché  au  vin  blanc,  me  le  lais- 
sant pour  la  messe.  Ils  ont  pris  tout  le  vin  roug^e  : 
trente -deux  bouteilles.  C'est  tout  ce  qui  me  restait... 
dans  la  cave.   » 

Puis,   le  30  janvier   : 

«  Les  Allemands  trouvent  notre  vin  très  bon  et 
ils  voudraient  que  nos  caves  soient  inépuisables.  Ils 
ne  peuvent  se  faire  à  l'idée  qu'il  n'y  en  ait  plus. 
Pour  en  trouver  quand  même,  ils  perquisitionnent, 
défoncent  les  caves,  fouillent  partout. 

Quand  ils  tombent  sur  une  «  cachette  »,  non 
seulement  ils  la  vident,  mais  ils  frappent  le  proprié- 
taire d'une  forte  amende.  Au  commencement  le  ta- 
rif était  de  cinq  francs  par  bouteille  trouvée.  Aujour- 
d'hui ça  augmente,  c'est  dix  francs  :  l'appétit  leur 
vient...  en  buvant.  M.  Langoulème,  du  faubourg  de 
Bretagne,  avait  caché  quatre  cents  bouteilles  dans 
son  moulin.  Il  fit  très  bien.  Mais...  les  Allemands 
perquisitionnèrent  et  trouvèrent.  Le  malheureux  vit 
son  vin  partir  et  fut  frappé  d'une  amende  de  4.000 
francs,  avec  affichage,  sur  les  murs  de  la  Ville. 

Ce  dernier  point  est  une  aimable  attention  des 
Allemands  pour  nous  avertir  de...  bien  veiller  sur 
nos  ((  cachettes  »  et  de  ne  pas  nous  laisser  prendre. 
Merci  de  l'avertissement!  » 

Enfin,  le  19  août  suivant,  les  habitants  reçoivent, 
par  voie  d'affiche,  et  sous  les  peines  les  plus  sé- 
vères, l'ordre  d'aller  déclarer  à  la  Commandanture 
tout  ce   qui  leur  reste   de  vin! 


LA   RÉQUISITION   DES    VINS    ET    SPIRITUEUX  8l 


HISTOIRE    DE    LA    «    MERE    A    DOULEURS    ». 

Mais,  comme  les  pires  infortunes  ont  des  aspects 
consolants,   les  cabarets  sont  fermés. 

«  Dans  mon  villag-e  (rég-ion  de  Combles),  nous 
rapporte  un  témoin,  on  aurait  montré  du  doigt  un 
homme  qui  serait  allé  au  café.  Plus  une  partie  de 
cartes,  plus  rien.  On  n'avait  vraiment  pas  le  goût 
de  s'amuser. 

Pendant  toute  la  durée  de  l'occupation,  je  n'ai 
jamais  vu  un  homme  ou  une  femme  ivre.  Il  y  avait 
pourtant  dans  le  pays  quelques  personnes  qui 
aimaient  bien  à  «  boire  la  goutte  »,  —  une,  notam- 
ment, que  l'on  avait  surnommée  la  Mère  à  douleurs, 
parce  qu'à  force  de  boire,  elle  avait  les  membres 
perclus  de  rhumatismes.  On  disait  d'elle  : 

—  Qu'est-ce  qu'elle  va  devenir,  maintenant  qu'elle 
n'a  plus  sa  goutte  à  boire? 

Eh  bien!  au  bout  de  quelques  mois,  la  Mère  à 
douleurs  allait  tout  à  fait  bien;  elle  courait  comm€l 
un  lapin...    » 


QUELQUES-UNS    EN    SONT    MORTS,    LES    PAUVRES î 

D'ailleurs  nous  vient  un  autre  son  de  cloche  : 
«  La  plupart  des  cafés,  nous  écrit  du  sud  de  la 
Somme  un  autre  témoin,  sont  restés  ouverts  pen- 
dant l'invasion;  deux  sur  l'ordre  de  la  Commandan- 
ture,  et  les  autres  un  peu  en  fraude.  Parmi  les  deux 
ouverts  par  l'autorité  allemande,   l'un  était  réservé 

5. 


S2  LA  SOMME  SOUS  L 'OCCUPATION  ALLEMANDE 

aux  civils  et  l'autre  était  mixte,  étant  en  même 
tem.ps  restaurant.  En  principe  on  ne  devait  pas  y 
vendre  d'alcool;  mais  hélas!  on  en  vendait  encore  et 
beaucoup,  car  il  ne  faut  pas  oublier  que  nous 
avions  ici  une  distillerie  d'alcools  et  en  même  temps 
des  marchands  d'eau-de-vie  dont  les  caves  étaient 
bien  garnies. 

Alors,  vous  voyez  d'ici  le  résultat  :  les  ivrognes 
vivaient  encore  d'heureux  jours.  Quelques-uns  même 
en  sont  morts,  les  pauvres!  Des  jeunes  gens  qui 
travaillaient  pour  les  Allemands  m'ont  raconté  que, 
plus  d'une  fois,  ils  avaient  surpris  de  ces  ivrognes 
de  profession  couchés  ivres  sous  un  des  réservoirs  à 
alcool  de  la  distillerie.  Les  robinets  de  ces  immenses 
tonneaux  étaient  fermés  à  clef,  il  est  vrai;  mais  le 
génie  de  l'ivrognerie  avait  vite  fait  de  surmonter  cet 
obstacle  enfantin.  Xotre  bonhomme,  avec  une  vrille 
spéciale,  perçait  le  flanc  du  réservoir  ou  le  fond,  et 
alors  il  s'emplissait  l'estomac  au  point  d'en  crever. 

Il  en  fut  ainsi  pour  les  alcools  bon  goût,  c'est-à- 
dire  rectifiés;  il  en  fut  de  même  pour  les  alcools  mau- 
vais goût  et  infects  :  si  bien  que  certains  individus, 
rien  qu'avec  leur  haleine,  auraient  pu  foudroyer  des 
régiments  entiers,  comme  le  font  ordinairement  les 
vagues  de  gaz  asphyxiant. 


DE    L  UTILITE    D  UNE    LAMPE    A    ALCOOL. 

«  A  ce  propos,  il  m'est  arrivé  un  tour  que  vous 
ne  devineriez  certainement  pas  entre  mille.  Eh  bien, 
le  voici   :    n'ayant  plus  de  pétrole  pour    l'éclairage, 


LA   RÉQUISITION   DES    VINS    ET    SPIRITUEUX  83 

ni  de  gaz,  j'avais  employé  une  lampe  à  alcool  dé- 
naturé pour  m'éclairer  à  mon  bureau. 

Un  jour,  cette  malheureuse  lampe  de  fortune  vint 
à  fuir.  Craignant  une  explosion,  je  m'en  fus  chez  le 
ferblantier  pour  la  faire  réparer.  La  portant  toute 
montée,  je  n'avais  pas  cru  nécessaire  d'enlever  ce 
qui  y  restait  d'alcool,  d'autant  plus  que  la  quantité 
en  était  très  minime  (un  verre  à  bière  à  peu  près). 
Bref,  la  réparation  n'étant  pas  très  importante,  l'ou- 
vrier m'invita  à  revenir  une  heure  plus  tard,  pour 
prendre  ma  lampe. 

Une  heure  plus  tard,  je  m'en  fus  donc  de  nou- 
veau chez  lui;  mais  en  arrivant  dans  l'atelier  quelle 
ne  fut  pas  ma  stupéfaction!  Au  lieu  de  trouver  un 
homme  heureux  d'avoir  fait  son  devoir  et  de  me  re- 
mettre ma  lampe  bien  réparée,  je  ne  trouvais  qu'un 
mourant  étendu  par  terre,   râlant,  se  débattant,  etc. 

Croyant  me  trouver  en  face  d'un  grand  malade  à 
absoudre,  je  me  précipite  sur  lui  espérant  pouvoir 
encore  lui  arracher  quelque  aveu  de  ses  fautes  pas- 
sées. Grand  Dieu!  en  approchant  ma  figure  de  la 
sienne  je  fus  presque  renversé  par  l'odeur  d'alcool 
à  brûler  (mon  alcool,  parbleu!)  Alors,  ma  crainte 
première  se  changea  en  un  fou  rire.  Il  n'y  avait 
aucun  péril  en  la  demeure  :  il  n'y  avait  que  l'alcool 
de  ma  lampe  dans  l'estomac  du  malheureux  ivre- 
mort.  En  inspectant  celle-ci,  je  pus  du  reste  me  ren- 
dre compte  que  son  contenu  s'était  volatilisé  bien 
vite. 

Hélas!  cet  exemple  que  je  vous  donnais  , à  choisir 
entre  mille  vous  édifie  sur  la  façon  dont  se  sont 
comportés   nos   vrais   ivrognes   en   pleine   occupation 


84  LA  SOMME  SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

ennemie.  Du  reste  cinq  sont  morts  l'an  dernier,  l'es- 
tomac complètement  ravagé  par  ce  corrosif,  et  deux 
cette  année  :  l'un  des  deux  était  mon  fameux  bon- 
homme à  la  lampe.  Par  ailleurs,  la  privation  d'al- 
cool a  eu  aussi  ses  victimes.  De  bons  vieux  ivrognes 
en  retraite,  n'ayant  plus  leur  «  petite  goutte  )> 
comme  ils  disent,  mouraient  comme  des  mouches, 
tant  il  est  vrai  que  les  grandes  douleurs  sont  par- 
fois meurtrières.  » 


CHAPITRE  III 


La  réquisition  des  bras. 


Des  rentiers  qui,  jusque-là...  —  Que  la  plaine  est  triste!  —  De- 
main, tous  au  travail. —  Les  bons  communaux.  —  Autres  pays, 
autres  scènes.  —  «  Je  suis  Française,  et  je  ne  te  crains  pas.  » 
Le  dragon  a  des  loisirs.  —  Tenez,  f...  moi  le  camp  !  —  Son  Ex- 
cellence le  général  de  division. 


DES  RENTIERS  QUI,   JUSQUE-LA... 

A  l'arrière  de  la  ligne  de  feu,  partout  où  la  vio- 
lence des  combats  ne  rend  pas  toute  activité  impos- 
sible, le  travail  s'organise,  par  l'ordre  et  sous  la  di- 
rection de  l'ennemi. 

Dans  les  villes  et  dans  nombre  de  villages,  des 
hommes,  corvéables  à  merci,  sont  employés,  par 
groupes  de  trente  ou  quarante,  à  la  réfection  ou  à 
l'entretien  des  routes  :  ce  sont  des  évacués  de 
toutes  les  communes  avoisinant  la  ligne  de  feu.  Ils 
sont    «    prisonniers   civils    »   et    traités   comme    tels. 


86  LA  SOMME  SOUS   L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

Parmi  ces  malheureux  se  trouvent  «  des  rentiers 
qui,  jusque-là,  n'ont  jamais  manié  une  pelle  ».  Ils 
peinent  tout  comme  les  autres.  Des  soldats  les  sur- 
veillent, le  fusil  au  bras. 


QUE  LA  PLAINE  EST  TRISTE! 

Dans  les  campagnes  —  et  dans  des  conditions  qui, 
d'une  localité  à  l'autre,  varient  à  l'extrême  —  d'au- 
tres équipes  s'organisent  pour  d'autres  travaux. 

Pas  immédiatement,  il  est  vrai. 

Les  habitants  se  tiennent  sur  la  défensive  :  les  uns 
craignent  de  n'être  pas  admis  à  bénéficier  de  la  ré- 
colte; les  autres  n'ont  plus  de  chevaux;  ailleurs,  il 
n'y  a  plus   d'hommes. 

<c  Les  betteraves  sont  encore  dans  les  champs, 
note  le  curé  de  Péronne,  à  la  date  du  i6  février 
191 5;  elles  ne  sont  pas  encore  gelées.  Les  Allemands 
avaient  eu  un  moment  l'idée  de  les  arracher  et  de 
faire  marcher  certaines  fabriques  :  ils  n'en  ont  rien 
fait.  Ils  avaient  dit  aussi  qu'ils  ensemenceraient  les 
champs;  ils  ne  l'ont  pas  fait  davantage. 

Que  la  plaine  est  triste!  On  n'y  voit  pas  un  seul 
cultivateur;  pas  une  terre  n'est  retournée  :  tout  est 
morne  et  désolé.  Aussi  loin  que  le  regard  s'étend,  on 
n'aperçoit  que  le  vol  des  corbeaux,  un  convoi  qui 
passe,  quelques  cavaliers  qui  courent  à  travers 
champs.  Et  le  soleil  brille,  et,  sur  les  buissons  qui 
bourgeonnent,    déjà   s'annonce  le  printemps!    « 

En  d'autres  régions,  des  soldats,  déjà,  se  sont 
mis  à  l'œuvre.   Çà  et  là,   dans    les  plaines,    on    les 


LA    RÉQUISITION    DES    BRAS  87 

aperçoit  labourant  les  terres  :  quatre  chevaux  sont 
attelés  à  une  charrue;  un  soldat  conduit  les  chevaux, 
im  autre  dirige  la  charrue.  Ils  offrent,  parfois,  leurs 
services  aux  propriétaires  :  au  Mont-Saint-Quentin, 
ils  ne  demandent,  pour  labourer  un  champ,  que  six 
francs  l'hectare.  C'est  donné,  —  mais  la  récolte  sera 
pour  eux,   et  quelle  compensation! 

A  Bouvincourt  et  à  Beaumetz,  ils  font  mieux  en- 
core :  ils  se  mettent  à  cultiver  les  terres  sans  de- 
mander la  permission  à  personne,  et  ils  veulent  en- 
suite obliger  les  maires  à  payer  le  travail  en  promet- 
tant, en  échange,  aux  habitants  le  cinquième  de  la 
récolte   : 

—  Nous  n'avons  pas  d'argent,  déclarent  les 
maires. 

Le  capitaine  leur  donne  jusqu'au  lendemain  pour 
réfléchir.  Et  ne  voyant  pas  venir  l'argent,  il  s'em- 
pare, séance  tenante,  de  toutes  les  vaches  du  pays, 
les  concentre  dans  une  ferme,  et  vend  aux  mal- 
heureux cultivateurs  le  lait  de  leurs  propres  bêtes  : 
«  Tout  est  à  nous  »,   disait  ce  capitaine. 


DEMAIN,     TOUS    AU    TRAVAIL. 

Mais,  bientôt,  la  population  elle-même  est  appelée 
à  l'ouvrage. 

A  Mesnil-en-Arrouaise  (près  de  Combles),  par 
exemple,  toutes  les  terres  sont  réquisitionnées  dès 
le  printemps  de  191 5,  et  tous  les  hommes,  toutes  les 
femmes  en  état  de  travailler  —  y  compris,  au  temps 
de  la  moisson,  les  enfants  et  les  vieillards,   —  sont 


88  LA  SOMME  SOUS   l'oCCUPATION  ALLEMANDE 

contraints  de  les  cultiver,  sans  avoir  l'espérance  d'en 
recueillir  les  fruits. 

De  temps  en  temps  le  garde,  qui  remplit  l'office 
de  crieur  public,  parcourt  les  rues  du  village  et 
transmet  les  ordres  : 

—  Demain,  à  telle  heure,  tout  le  monde  au  tra- 
vail! 

Et  le  lendemain,  à  l'heure  dite,  les  hommes,  les 
femmes  sont  réunis  à  l'école  où  des  soldats  leur 
distribuent  les  tâches  de  la  journée. 


LES    BONS    COMMUNAUX. 

Le  travail  est  obligatoire,  mais  il  est  rétribué. 
Les  hommes  gagnent  2  francs  par  jour;  les  femmes, 
de  I  franc  à  i  franc  50;  les  enfants,  suivant  leurs 
forces  de  o  fr.  50  à  i  fr.  Chaque  quinzaine,  les  sa- 
laires sont  payés  en  bons  communaux  de  la  région. 

Ces  bons  —  il  y  en  a  de  100  fr.,  de  20  fr.,  de 
10  fr.  de  5  fr.,  de  2  fr.,  de  o  fr.  50,  de  o  fr.  20, 
et  même  de  o  fr.  10  —  n'inspirent,  il  est  vrai,  qu'une 
médiocre  confiance  à  ces  ouvriers  de  la  terre  habi- 
tués à  palper  des  richesses  plus  substantielles;  mais, 
comme  ils  ont  cours  forcé,  la  facilité  d'échanger 
immédiatement  ces  papiers  contre  des  vêtements  ou 
des  vivres  apaise  un  peu  les  inquiétudes  qu'ins- 
pirent, malgré  «  le  timbre  de  la  Commission  de  con- 
trôle »,  toutes  ces  «  émissions  remboursables  aux 
Caisses  municipales  six  mois  après  la  signature  de  la 
paix   ». 


go  LA   SOMME   SOUS   L  OCCUPATION  ALLEMANDE 


* 
*  Ne 


AUTRES    PAYS,    AUTRES    SCENES. 

Les  travaux  forcés  ne  plaisent  pas  à  tout  le  monde; 
et  le  régime  qui  les  impose  se  prête, -par  sa  nature 
même,  aux  plus  criants  abus.  Tandis  qu'à  Mesnil- 
en-Arrouaise  tout  se  passe  dans  le  plus  grand  calme, 
dans  un  village  voisin,  à  Ytres,  un  officier  brutal 
malmène  la  population  :  amendes,,  jours  ou  semaines 
de  prison,  appels  nocturnes  s'y  multiplient. 

A  Punchy,  les  femm.es  sont  payées  à  raison  de 
o  fr.  60  vt  les  hommes  à  raison  de  i  franc  par 
jour;  mais  cette  somme  est  payable,  moitié  en  bons 
communaux,   moitié  en  bons  manuscrits! 

A  Assevillers,  les  hommes  restés  dans  le  pays  doi- 
vent travailler  dans  les  champs  la  nuit,  à  cause  des 
bombardements. 


JE    SUIS    FRANÇAISE,    ET   JE   NE   TE   CRAINS   PAS. 

A  Feuillères,  voici  une  jolie  scène,  crayonnée 
.'(2  juillet  191 5)  par  le  chanoine  Caron  : 

«  A  Feuillères,  il  ne  reste  que  deux  hommes  et  ce 
sont  les  femmes  et  les  jeunes  filles  qui  sont  obligées 
de  faire  toutes  les  corvées.  En  ce  moment,  elles  sont 
réquisitionnées  pour  travailler  aux  foins  dans  les 
champs.  Elles  n'y  vont  que  la  nuit  à  cause  des 
•bombes  :  elles  partent  à  8  heures  du  soir  et  revien- 
nent à  s  heures  du  matin. 


LA    RÉQUISITION    DES    BRAS  9I 

Il  y  a  quelques  jours,  on  les  conduisit  travailler 
assez  loin.  Comme  il  faisait  très  chaud,  elles  se  dirent 
entre  elles   : 

—  En  arrivant,  nous  nous  reposerons  cinq  mi- 
nutes. 

Le  soldat  qui  les  conduisait  voulut  s'y  opposer 
et  les  forcer  à  travailler  immédiatement. 

Elles  refusèrent  et  toutes  s'assirent  par  terre. 

Le  soldat  les  menaça  de  sa  baïonnette. 

Alors  l'une  d'elles  se  levant  vint  se  camper  devant 
lui,   les  bras  croisés,  et  lui  dit   : 

— Nous  ne  travaillerons  que  dans  cinq  minutes. 
Et  maintenant  frappe-moi  si  tu  l'oses.  Je  suis  Fran- 
çaise et  je  ne  te  crains  pas.  » 

LE    DRAGON    A    DES    LOISIRS... 

A  Sailly-Saillisel,  autre  scène. 

Il  y  avait,  dans  ce  village,  un  lieutenant  de  dra- 
gons allemand,  nommé  Traîné,  chargé  de  comman- 
der la  place.  Il  était,  à  ce  qu'il  racontait,  d'origine 
française  :  sa  famille,  paraît-il,  avait  quitté  notre 
pays  après  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes.  Il  ne 
connaissait,  malgré  cela,  le  français  qu'à  demi;  et 
toutes  les  fois  qu'il  avait  à  rédiger  pour  la  population 
une  ordonnance  —  ce  qui  arrivait  souvent,  car,  ayant 
quelques  loisirs,  il  en  rédigeait  beaucoup,  —  il  avait 
pris  l'habitude  d'aller  trouver  le  curé,  M.  l'abbé 
Finet,  pour  lui  demander  de  les  lui  traduire.  Le 
brave  curé,  voyant  là  un  moyen  de  rendre  à  l'oc- 
casion service  à  ses  paroissiens,  se  laissait  faire  — 
mais  pas  toujours,  ainsi  qu'on  va  le  voir. 


92     LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION*  ALLEMANDE 

TENEZ,  F... -MOI  LE  CAMP! 

Un  jour  donc,  le  lieutenant  de  dragons  Traîné 
entre  en  coup  de  vent  au  presbytère,  comme  chez 
lui,  sans  même  dire  bonjour.  Il  explique  à  M.  l'abbé 
Finet  ce  qu'il  veut.  Ce  qu'il  voulait?  Ordonner  aux 
ouvriers  de  Sailly-Saillisel  de  travailler  lo  heures 
par  jour  moyennant  un  salaire  quotidien  de  o  fr.  75, 
et,  en  outre,  les  déclarer  solidaires  les  uns  des  autres 
de  telle  façon  que  si  l'un  d'eux  manquait  ou  re- 
fusait de  travailler  tous  seraient  à  l'amende.  Ni  plus 
ni  moins! 

Devant  l'énoncé  d'un  tel  projet,  M.  le  Curé  de 
Sailly-Saillisel  ne  peut  s'empêcher  de  protester,  bien 
qu'on  ne  lui  demandât  pas  son  avis,  mais  seulement 
le  concours  de  son  orthographe  : 

—  Mais,  observe-t-il,  dans  de  pareilles  conditions, 
pas  un  ouvrier  n'acceptera  de  travailler  pour  vous! 

—  Alors,  vous,  à  leur  place,  vous  ne  travailleriez 
pas?  reprend,  d'une  voix  de  colère,  le  lieutenant  de 
dragons. 

—  Assurément  non,    réplique  l'abbé   Finet. 
Le  lieutenant  se  fâche  : 

—  Je  vais,  crie-t-il,  vous  faire  extériorer. 
Devant  cette   menace,    le   «    traducueur   »   ne   peut 

retenir  une  réplique  un  peu  vive,  et,  utilisant  un 
verbe  familier,  pittoresque  et  rude,  qu'un  évêque  élo- 
quent devait  faire  retentir  plusieurs  mois  après  sous 
les  voûtes  de  Notre-Dame,  il  montre  à  son  visiteur, 
d'un  geste  énergique,   la  porte  du  presbytère    : 

—  Tenez,   lui  dit-il,   f...-moi  le  camp! 


LA    REQUISITION    DES    BRAS  93 

C'était  une  imprudence,  raconte  aujourd'hui  M.  le 
Curé  de  Sailly-Saillisel,  je  ne  savais  pas  à  quoi 
je  m'exposais!  En  tout  cas,  l'imprudence  était  cou- 
rageuse et  fut  heureuse  comme  la  suite  le  montra. 

Le  lieutenant  de  dragons,  furieux,  quitta  le  pres- 
bytère et,  le  soir  même,  sans  l'aide  de  son  traduc- 
teur, il  publiait  une  ordonnance  dans  laquelle,  amé- 
liorant sensiblement  ses  conditions,  il  offrait  aux 
ouvriers  un  salaire  quotidien  de  i  fr.  50  avec  pro- 
messe d'augmentation,  et  sans  menace  de  mettre  tous 
les  autres  à  l'amende  si  l'un  d'eux  refusait  de  tra- 
vailler. 

SON   EXCELLENCE   LE   GÉNÉRAL  DE   DIVISION. 

Tout  le  monde,  dans  le  pays,  connaissait  cette 
histoire,  que  le  lieutenant  ne  se  faisait  pas  faute  de 
;-aconter;  et  l'on  se  demandait  avec  quelque  inquié- 
tude —  le  curé,  tout  le  premier  —  quelle  en  serait 
la  suite. 

Au  bout  d'une  huitaine  de  jours,  M.  Finet  était 
dans  sa  cour,  une  calotte  sur  la  tête  et  ses  lunettes 
sur  le  nez,  faisant  tranquillement  sa  lecture.  Voilà 
que,  soudain,  le  lieutenant  se  présente,  blême,  et, 
d'une  voix  que  la  colère  faisait  trembler,  lui  dit  : 

—  Monsieur  le  Curé,  Son  Excellence  le  général 
de  division  veut  vous  parler. 

En  effet,  le  général  était  à  la  porte  du  presby- 
tère, dehors,  avec  tout  un  état-major.  Le  curé  se 
dirige  vers  lui,  accompagné  de  «  son  »  lieutenant; 
et  ce  dernier,  prenant  la  parole,  l'accuse,  en  présence 
du  général,   de  pousser  les  ouvriers  à  la  révolte. 


94  LA   SOMME   SOUS   L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

L'abbé  Finet  veut  protester  contre  cette  accusation 
qui  s'accordait  mal  avec  les  faits;  mais  le  général 
lui  impose  silence  et  ajoute  d'un  ton  qui  ne  souf- 
frait aucune  réplique  : 

—  Vous  ferez  un  an  de  prison  dans  les  prisons 
de  l'Allemagne! 

Et,  tandis  que  tout  le  groupe,  là-dessus,  se  dis- 
perse, le  «  condamné  »  rentre  chez  lui,  se  deman- 
dant ce  qui  allait  arriver.  Voici,  en  deux  mots,,  ce 
qui  arriva.  L'ordonnance  du  lieutenant  eut,  sur  ces 
entrefaites,  une  altercation  plutôt  vive  avec  un  ar- 
tilleur qui  était  en  même  temps,  hélas!  un  de  ses... 
«  concurrents  »  et  le  tua  net  :  à  la  suite  de  cet 
événement,  les  dragons  de  l'endroit,  y  compris  le 
lieutenant,  furent  mis  à  pied,  c'est  le  cas  de  le  dire, 
et  envoyés  dans  les  tranchées  d'en  face;  et  i'on  n'en- 
tendit plus  jamais  parler  de  M.  le  lieutenant  Traîné. 
Restait  son  Excellence  le  général  de  division  :  il  ne 
donna  pas,  lui  non  plus,  de  ses  nouvelles.  A  M.  le 
Curé  de  Sailly-Saillisel  qui  s'informait  un  jour  de 
son  état  de  santé,  un  jeune  abbé  allemand  répondit 
qu'on  lui  avait  fendu  l'oreille... 


CHAPITRE  IV 
Autour  des   mairies. 


La  vie  communale. —  Une  lettre  datée  de  Guillemont.  —  Dès  le 
matin... —  Ni  dimanches  ni  fêtes.  —  Des  agents,  munis  de 
sonnettes...  —  Personnes  «  sus  nommées.  »  —  Un  homme  dans 
une  armoire.  —  Comment  !  vous  tolérez  de  pareilles  choses  !  — 
Trois  millions  s<ept  cent  vingt  mille  francs.  —  Otez  votre  cha- 
peau !  —  Il  nous  les  faut  dans  les  48  heures.  —  Qu'allons  nous 
devenir,  mon  pauvre  ami?  —  Madame,  je  viens  vous  faire  mes 
adieux. 


LA     VIE     COMMUNALE. 

Sous  l'autorité  absolue  de  la  Commandanture, 
que  deviennent  les  autorités  locales?  Quel  est  leur 
rôle?  Comment,  au  milieu  de  conjonctures  si  nou- 
velles, se  réorganise,  autour  des  mairies,  la  vie 
communale? 

,     Des  exemples  particulièrement  suggestifs  nous  le 
feront  voir. 


96  LA  SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 


UNE  LETTRE  DATEE  DE  GUILLEMONT. 


Un  curieux  «  croquis  »,  publié  par  un  journal 
français  d'après  un  correspondant  allemand  de  la 
Gazette  de  Francfort  (i),  va  nous  aider  à  saisir,  à 
ce  point  de  vue,  la  physionomie  d'un  village  envahi. 

Transportons-nous  à  Guillemont,  petit  bourg-  de 
300  habitants,  situé  à  2.500  mètres  des  tranchées 
françaises,  dans  la  région  de  Combles. 

Le  maire,  M.  Frévin,  est  malade  :  sa  femme  doit 
le  suppléer  dans  ses  fonctions.  Et,  certes,  ce  n'est 
pas  une  sinécure!  «  Il  lui  faut,  explique  ce  témoin, 
pourvoir  aux  réquisitions  de  blé,  de  paille,  d'avoine, 
de  viande,  de  bois,  de  pommes  de  terre,  écouter  les 
doléances  de  la  populaiton  qui  compte  encore  300 
têtes  —  et  quelles  têtes!  —  et  modérer  l'exigence 
de   nos   chefs.    » 

Et  Dieu  sait  de  quelles  «  exigences  »  et  de  quels 
caprices  de  tels  «  chefs   »  sont  capables! 


DES   LE  MATIN... 

Voulons-nous  savoir,  par  le  menu,  comment 
s'écoulent  alors  les  journées  d'une  «  mairesse  »? 
Ecoutons  notre  rapporteur  : 

«  Dès  le  matin,  le  commandant  procède  à  l'appel 


(i)  Journal  àa  Débats  du  7  mai  igiô. 


AUTOUR    DES    MAIRIES  97 

des  hommes,  vieillards,  enfants  ou  réformés,  pour 
régler  le  travail  du  jour.  Qu'il  neige,  qu'il  pleuve 
ou  qu'il  gèle,  la  mairesse  est  là  pour  discuter  les 
excuses  de  chacun.  Celui-ci  est  souffrant;  celui-là 
a  sa  femme  qui  accouche;  M.  Matte  doit  aller  à 
Péroone;  Mme  Beuchard  a  besoin  de  son  mari  pour 
fendre  du  bois.  I^  commandant  n'entend  pas  le  fran- 
çais, la  mairesse  ignore  l'allemand.  Pourtant,  au 
bout  d'une  demi-heure,  tout  cela  est  réglé. 

Arrive  le  médecin  militaire,  qui  doit  visiter  les 
malades  civils.  Où  habitent-ils?  La  mairesse  accom- 
pagne le  médecin  de  maison  en  maison;  elle  veille 
à  ce  que  les  chambres  soient  chaudes,  à  la  distri- 
bution des  vivres  et  des  remèdes. 

Elle  rentre  chez  elle.  Sur  huit  pièces  dont  se  com- 
pose sa  demeure,  sept  sont  occupées  par  des  soldats 
allemands;  la  dernière  sert  à  la  fois  de  chambre  à 
coucher,  de  cuisine  et  de  salle  à  manger  à  la  fa- 
mille du  maire;  elle  est  aussi  le  bureau  de  la  mairie. 
Mme  Frévin  prépare  le  repas  elle-même  et  elle  nour- 
rit encore  six  femmes  de  mobilisés,  dont  quelques- 
unes  ont  des  enfants. 

NI   DIMANCHES,    NI  FÊTES. 

A  deux  heures,  second  appel.  Pendant  l'après- 
midi,  il  faut  voir  si  les  nourrissons  ne  manquent 
pas  de  lait,  retourner  chez  les  malades  à  qui  le  mé- 
decin peut  encore  être  utile,  rendre  visite  au  curé, 
qui  est  à  demi  mourant,  pousser  jusqu'à  Ginchy,  un 
village  voisin,  où  il  n'y  a  plus  un  homme,  où  le 
pain   est   rare,    où   les    toits    sont   presque    tous   dé- 

6 


98     LA  SOMME  SOUS  L "OCCUPATION  ALLEMANDE 

truits.  La  route  n'est  pas  longue;  mais  le  voyage 
ne  se  fait  pas  sans  permission  spéciale  des  auto- 
rités allemandes,  ni  sans  risque  de  recevoir  les  gre- 
nades anglaises  et  les  shrapnells  français.  Xi  di- 
manches, ni  fêtes,  tous  les  jours  sont  jours  de  tra- 
vail. 

Et  la  mairesse  trouve  encore  le  temps  de  nettoyer 
et  de  fleurir  les  tombes,  celles  des  Français  et  celles 
des  Allemands.  Tout  est  en  ordre  chez  elle;  sa  cour 
est  la  plus  propre  du  village;  son  village  est  le 
mieux  tenu  de  toute  la  Picardie;  on  le  cite  comme 
un  modèle  dans  les  tranchées  du  front.    » 


* 
*  * 


DES   AGENTS,    MUNIS    DE    SONNETTES... 

Assurément,  ce  tableau  est  pittoresque;  mais  com- 
bien incomplet!  Et  que  d'autres  soucis  troublent  le 
sommeil  des  maires  î 

Cor\^éables  à  merci,  ils  doivent  se  tenir  prêts  à 
répondre,  à  toute  heure  du  jour  et  de  la  nuit,  aux 
appels  de  la  Commandanture. 

Le  3  octobre  191 4,  à  9  h.  1/2  du  soir,  un  agent 
de  police  vient  sonner  à  la  porte  du  presbytère  de 
Péronne,  et  chez  MM.  Liné  et  Marchandise,  chargés, 
avec  l'archiprêtre,  d'administrer  la  ville.  Tous  trois 
s'y  rendent  sans  retard,  car  tout  retard  est  péril- 
leux, et  en  se  demandant  qua^nd  et  comment  ils  en 
reviendraient.  On  les  informe  que  2.000  soldats  et 
400  chevaux  vont  arriver  incessaninisnt  et  qu'il  faut 


AUTOUR     DES    MAIRIES 


99 


les  loger.  Il  est  plus  de  lo  heures  du  soir.  Que  faire? 
Des  agents,  munis  de  sonnettes,  s'en  vont  à  tra- 
vers les  rues  de  la  ville;  ils  éveillent  en  sursaut  la 
population  et  l'avertissent  de  se  tenir  prête  à  rece- 
voir les  troupes! 


<c     PERSONNES     SUSNOMMÉES.     » 

Le  II  octobre  191 5,  à  11  h.  1/2  du  matin,  cette 
fois,  nouvelle  convocation.  M.  le  chanoine  Caron  et 
M.  Liné,  administrateur  de  Péronne,  comparaissent, 
avec  M.  Hénocque,  maire  de  Flamicourt,  devant 
le  commandant.  Il  leur  déclare  qu'ils  sont  désignés 
comme  otages  et  que,  conformément  à  une  récente 
ordonnance  affichée  sur  les  murs  et  signée  :  "von 
Below,  chef  suprême,  ils  sont  responsables,  sur  leur 
vie,  de  tout  acte  qui  tendrait  à  détruire  les  lignes 
de  chemin  de  fer. 

Et,  dès  le  surlendemain,  on  peut  lire  dans  toute 
.la  ville  ce  placard  : 

Selon  l'arrêté  de  VA.  O.  K.  2  du  i®''  ocwDre  191 5, 
les  personnes  susnommées  sont  désignées,  dans  le 
district  de  la  Commandanture  de  Péronne,  pour  être 
responsables,  par  leur  me,  de  la  sécurité  des  chemins 
de  fer  envers  V armée  allemande  : 

M.   Liné,   maire  de  Péronne, 

M.   HÉNOCQUE,   maire  de  Flamicourt, 

M.  Caron,  archiprêtre  de  Péronne. 


lOO    LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 


UN  HOMME  DANS  UNE  ARMOIRE. 

Ou  bien,  l'autorité  allemande  a  décidé  d'envoyer 
en  Allemagne,  après  une  révision  sommaire,  tous  les 
hommes  et  jeunes  gens  valides.  Le  maire  doit  s'in- 
génier pour  en  «  sauver  »  le  plus  possible;  mais,  en 
même  temps,  malheur  à  lui  si  l'un  d'eux  manque  à 
l'appel! 

Dans  une  commune  de  la  région  de  Roisel,  un 
homme,  pour  échapper  au  sort  qui  le  menace  —  et 
qui  l'épouvante  —  a  la  singulière  idée  de  se  cacher 
dans  une  armoire.  Il  est  découvert.  Et,  à  défaut  du 
maire,  absent,  c'est  son  suppléant  —  ou  plutôt  celui 
que  les  Allemands  considèrent  d'office  comme  tel  — 
qui  est  rendu  responsable  et  condamné  à  un  long  et 
douloureux  exil. 


COMMENT,   vous  TOLÉREZ  DE  PAREILLES  CHOSES. 

Des  différends,  parfois,  éclatent  entre  certains 
habitants  et  les  autorités  militaires.  Dans  ces  que- 
relles d'Allemands,  le  maire  est  appelé  à  s'inter- 
poser, défendant  les  uns,  essayant  de  calmer  la  sus- 
ceptibilité   des    autres. 

«  Un  habitant  de  Feuillancourt,  nous  rapporte  le 
chanoine  Caron  (ii  août  191 5),  demande  pour  lui  et 
sa  femme,  un  laissez-passer  pour  Cléry.  Le  Com- 
mandant remarque  que  les  noms  diffèrent.  Il  en  fait 
l'obserA'ation  au  maire  : 

—  Est-ce  que  ce  n'est  pas  le  mari  et  la  femme? 


AUTOUR    DES    MAIRIES  lOI 

—  Oui   et   non,    répond   le  maire  :    ils   vivent  en- 
semble, mais...  ils  ne  sont  pas  mariés. 

—  Comment?  En  France,  vous  tolérez  de  pareilles 
choses!    Faites-les  venir. 

Ils  arrivent  croyant  qu'on  les  appelle  pour  leur 
remettre  leur  laissez-passer. 

—  Je  vous  condamne  chacun  à  huit  jours  de  pri- 
son, leur  dit  le  commandant. 

Ahurissement  des  deux  intéressés. 

Le  maire  fait  observer  qu'ils  n'ont  pas  de  famille 
et  que  si  on  les  met  en  prison  il  n'y  aura  personne 
pour  leur  porter  à  manger. 

—  Nous   verrons  demain.    Enfermez-les    toujours. 
En  s'en  allant,  la  femme  bougonne  croyant  ne'  pas 

être  entendu   : 

—  Mais  il  ne  va  tout  de  même  pas  nous  laisser 
mourir  de  faim,  cette  crapule-là. 

Le  commandant  saisit  au  vol  le  dernier  mot.  Il  rap- 
pelle la  femme  : 

—  Comment?  vous  me  traitez  de  crapule? 
Voyant  venir  l'orag-e,   le  maire    s'empresse    d'in- 
tervenir, et  bon  enfant  : 

—  Mais  non,  mon  commandant.  Vous  n'avez  pas 
bien  compris.  Elle  a  dit  :  «  Le  commandant  n'est  pas 
une  crapule  :  il  ne  nous  laissera  pas  mourir  de  faim.  » 

Pas  très  convaincu,  le  commandant  ajoute  quatre 
jours  à  la  femme.   » 


TROIS    MILLIONS    SEPT   CENT   VINGT   MILLE    FRANCS. 

Enfin,    le  grand    supplice  :     les    contributions     de 
guerre  ! 

6. 


I02         LA   SOMME   SOUS   L'OCCUPATION  ALLEMANDE 

Pour  les  maires,  quel  casse-tête  chinois!  Plus  ils 
versent  d'argent,  plus  on  leur  en  réclame.  A  Pé- 
ronne,  en  septembre  191 4,  les  Allemands  se  con- 
tentent d'une  indemnité  de  20.000  francs.  Le  30  octo- 
bre suivant,  ils  exigent  135.000  francs  qui,  d'ail- 
leurs, se  trouvèrent,  après  d'innombrables  marchan- 
dages, réduits  à  36.000  francs,  somme  fort  honnête, 
déjà! 

Mais,  vovons  la  suite  : 


«   Jeudi  2  septembre   191 5. 

Les  Allemands  nous  demandent  une  nouvelle  con- 
tribution de  guerre. 

Ne  pouvant  plus  facilement  faire  de  réquisitions  en 
nature,  puisqu'ils  ont  épuisé  toutes  les  ressources 
des  régions  envahies,  ils  exigent  maintenant,  pour 
l'entretien  de  leurs  troupes,  une  contribution,  à  rai- 
son de  I  franc  par  soldat.  Ils  disent  que  la  pre- 
mière armée  bavaroise  comprend  62.000  hommes  et 
ils  demandent  aux  communes  occupées  par  elle  une 
somme  de  62.000  francs  par  jour  ou  1.860.000 
francs  par  mois,  avec  effet  rétroactif  jusqu'au 
!*"■  juillet.  Nous  devrions  donc  verser  actuellement 
3.720.000 'francs.   Excusez  du  peu. 

La  première  armée  occupe  quatre-vingts  com- 
munes, réparties  en  cinq  districts  :  Péronne,  Mar- 
chélepot,  Athies,  Roisel,  Epehy. 

Pour  les  besoins  de  la  cause,  le  général  Hylander 
nomme  M.  Marchandise  préfet,  avec  mission  de  no- 
tifier aux  intéressés,  de  préparer  et  de  verser  à  l'in- 
tendance la  nouvelle  contribution. 

Cette  nomination    était     communiquée     aux     00m- 


AUTOUR    DES    MAIRIES  IO3 

mandantures  depuis  huit  jours,  il  n'y  avait  que  l'in- 
téressé qui  n'en  savait  rien.  Oh!  délicatesse  alle- 
mande! 

Les  maires  et  les  conseillers  municipaux  des  deux 
districts  de  Marchélepot  et  Péromie  étaient  convo- 
qués aujourd'hui  pour  recevoir  communication  des 
exigences  allemandes  et  aviser  aux  moyens  d'y  sa- 
tisfaire. 

La  réunion,  à  laquelle  j'assistais,  eut  lieu  à  une 
heure  dans  la  salle  des  mariages  à  l'hôtel  de  ville, 
sous  la  présidence  de  M.  Marchandise,  assisté  de 
quatre  officiers  d'intendance. 

Comme  à  Curlu  <et  Estrées-Deniécourt  il  n'y  a  plus 
d'hommes,  les  commandants  de  ces  deux  communes 
ont  désigné  deux  femmes  pour  remplir  les  fonctions 
de  maire.  Elles  assistaient  à  la  réunion. 

L'assemblée  vota  la  création  de  «  bons  de  guerre  » 
que  l'autorité  acceptera  en  paiement  de  la  contribu- 
tion  qu'elle  exige.    » 

«    OTEZ   VOTRE  CHAPEAU î    » 

Et,  pour  faire  face  à  de  telles  exigences,  —  pour 
donner  ce  qu'ils  n'ont  pas,  —  quelle  patiente  ingé- 
niosité doivent  déployer  les  maires! 

Un  jour  du  mois  de  février  191 6,  M.  l'abbé  Char- 
lier,  curé-doyen  de  Roisel,  reçoit  l'ordre  de  se  pré- 
senter à  la  Commandanture.  Que  se  passait-il  en- 
core? Instruit  par  dix-huit  mois  d'une  très  dure 
expérience,  il  ne  se  le  demandait  pas  sans  inquié- 
tude. Il  se  rend  chez  le  commandant,  et,  en  traver- 
sant la  véranda  qui  donnait  accès  au  bureau  de  l'of- 


I04         LA  SOMME  SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

ficier,  il  y  examinait  les  dégâts  dont  elle  avait  souf- 
fert, lorsque,  soudain,  il  s'entend  interpeller  d'une 
voix  brutale  : 

—  Otez  votre  chapeau!  lui  criait-on. 

C'est  le  commandant  lui-même  qui  tirait  de  ses 
patriotiques  méditations  le  curé  de  Roisel  et  l'ap- 
pelait dans  une  pièce  où  déjà  étaient  réunis  le 
maire  et  deux  ou  trois  notables  de  la  commune. 


IL  NOUS  LES  FAUT  DANS  LES  48  HEURES. 

Le  commandant,  entouré  d'une  douzaine  d'offi- 
ciers, ouvre  la  séance   : 

—  Messieurs,  dit-il,  veuillez  vous  asseoir! 

Et,  avec  toutes  sortes  de  circonlocutions  oratoires, 
il  leur  annonce  qu'il  est  chargé,  par  ordre  des  auto- 
rités supérieures,  de  remplir  auprès  d'eux  une  mis- 
sion bien  fâcheuse.  Il  est  obligé  de  leur  demander 
une  contribution.  C'est  dur,  il  le  sait  bien,  mais 
c'est  la  guerre  Et,  dans  les  48  heures,  il  faut  que 
ces  messieurs  trouvent  et  lui  apportent...  54.000 
francs,  plus  s'ils  y  tiennent,  mais  pas  moins! 

Le  curé,  le  m.aire  et  les  notables,  devant  une  si 
exorbitante  prétention,  se  récrient  : 

—  Monsieur  le  Commandant,  fait  observer 
M.  l'abbé  Charlier,  une  telle  contribution  est  exa- 
gérée pour  nous  :  ces  54.000  francs  représentent 
30  francs  par  tête  d'habitant;  il  nous  sera  impossible 
de  trouver  une  telle  somme. 

L'adjudant  intervient  : 


AUTOUR    DES    MAIRIES  IO5 

—  Monsieur  le  Curé,  dit-il,  l'Eglise  est  riche  : 
vous  pouvez  contribuer. 

—  Si  vous  connaissez  un  peu  l'histoire,  réplique 
M.  Charlier,  vous  devez  savoir  que  les  églises,  au- 
jourd'hui, n'ont  plus  rien. 

—  Il  y  a  bien  encore  quelques  petites  réserves, 
observe  l'adjudant. 

Et  la  discussion  continue  : 

—  Votre  perruquier,  explique  le  commandant, 
fait  la  barbe  à  nos  soldats  :  il  peut  bien  payer 
30  francs. 

—  C'est  possible,  mais  d'autres  ne  le  peuvent  pas. 

—  Il  n'importe  :  vous  ferez  ce  que  vous  voudrez  : 
il  nous  faut  les  54.000  francs  dans  48  heures. 

Et  la  séance  est  levée. 


qu'allons-nous  devenir,  mon  pauvre  ami! 

Les  autorités  de  Roisel  étaient,  on  le  conçoit,  dans 
une  angoisse  extrêmic  : 

—  Qu'allons-nous  devenir,  mon  pauvre  ami?  de- 
mande à  M.  l'abbé  Charlier,  le  maire  de  Roisel,  à 
qui  la  guerre  enseignait  les  douceurs  de  l'union 
sacrée  :  ils  vont  brûler  le  pays  ou  nous  ^envoyer  en 
Allemagne.   Puis,  il  insinue  : 

—  Ne  pourriez- vous  pas  aller  trouver  Mme  N...? 
Et  il  cite  le  nom  d'une  vénérable  octogénaire,  bien 

connue  de  tous  les  habitants,  et  qui,  au  cours  d'une 
précédente  contribution,  avait  avancé  une  première 
fois  à  la  commune  une  somme  importante. 

—  J'essaierai,  dit  simplement  M.  le  Curé. 


I06         LA  SOMME  SOUS  l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

Et,     sans   perdre     une   minute,     il    se     rend     chez 
Mme  N... 


MADAME,     JE   VIENS    VOUS    FAIRE    MES    ADIEUX î 

—  Madame,  lui  dit-il  à  brûle-pourpoint,  je  viens 
vous  faire  mes  adieux. 

—  Vos  adieux?  Comment?  Qu'est-ce  cela  veut 
dire? 

—  Oui,  mes  adieux  :  je  vais  aller  en  Allemagne. 
?  ?? 

—  Voici  :  les  Allemands  nous  imposent  une  con- 
tribution de  guerre  exorbitante;  comme  la  commune 
ne  trouvera  pas  de  quoi  la  payer,  je  m'attends  à  ce 
qu'ils  m'emmènent,  et  je  me  prépare  à  partir. 

Mme  N...  réfléchit  un  instant  : 

—  Monsieur  le  Doyen,  dit-elle  d'une  voix  ferme, 
vous  ne  partirez  pas. 

—  Je  ne  partirai  pas?  Mais  savez-vous,  Madame, 
qu'ils    réclament   plus  de    50.000   francs? 

—  En  effet,  dit  Mme  N...,  c'est  beaucoup. 

Et,  après  une  absence  de  quelques  minutes,  elle  re- 
vient avec  une  enveloppe  qu'elle  tend  au  doyen  de 
Roi  sel  : 

—  Je  ne  puis,  lui  dit-elle  avec  regret,  vous  re- 
mettre que  cela! 

L'enveloppe  contenait  40.000  francs.  Grâce  à  cette 
avance,  généreusement  consentie  à  la  commune  de 
Roisel  par  cette  femme  de  bien,  la  contribution  de 
guerre  fut  payée. 


CHAPITRE  V 
Autour  des  clochers. 

Les  curés  picards 


Curé  par  la  grâce  de... —  Je  me  rendais  un  beau  matin.  —  «  L'a- 
pôtre de  la  Germanie.  »>  —  Les  rendez-vous  du  Parc  aux  poules. 

—  Et  comme  tout  marche  militairement. . .  —  Les  monitions  du 
factionnaire. —  Quelques  anecdotes.  —  Mais,  le  député  parti... 

—  A  Nesle  et  ailleurs.  —  Que   viennent  faire  ces   gens-là?  — 
Ambulances,  magasins,  écuries.  —    Le  roi  désire  visiter  l'église 

—  «  Ahl  vraiment!  »  dit  le  roi.  —  En  tout  cas,  il  ne  pourra  pas 
dire... —  Un  Suh  tuum  pour  la  Russie. 


CURE    PAR    LA    GRACE    DE... 

Se  souvient-on  du  curé  de  Curlu,  l'abbé  Prévost, 
à  qui  un  sous-officier  allemand  était  venu  dire,  un 
matin  d'octobre  191 4  :  «  Vous,  prendre  votre  man- 
teau? »  La  recommandatioTi  n'était  pas  inutile,  car 
le  malheureux  curé  partait,  à  son  insu,  pour  un  bien 


I08         LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATIOX  ALLEMANDE 

long  voyage,  pour  un  voyage  si  long  que  jamais  plus 
il  ne  retrouverait  debout  son  église  et  son  presby- 
tère. 

Nous  l'avons  laissé  naguère  à  Péronne.  Lui-même 
va  nous  raconter,  dans  un  récit  qui  éclaire  d'un 
jour  curieux  certain  aspects  de  l'occupation  alle- 
mande, comment  il  y  est  devenu,  par  la  grâce  de  la 
Commandanture,  «  curé  »  intérimaire  de  la  paroisse 
voisine  de  Bouchavesnes. 


JE    ME    RENDAIS,    UN    BEAU    MATLN... 

«  Voici  comment,  de  par  l'autorité  allemande  et 
avec  l'agrément  de  l'archiprêtre  de  Péronne,  je  fus, 
durant  mes  sept  mois  de  captivité,  curé  de  Boucha- 
vesnes et  aumônier  de  Bavarois  catholiques,  de  no- 
vembre 1914  au  25  avril  1915. 

C'était  au  début  de  novembre  1914.  Je  me  ren- 
dais, un  beau  matin,  au  faubourg  de  Paris  pour  y 
visiter  des  paroissiens  de  Curlu  réfugiés  là  chez  des 
parents;  je  venais  de  passer  le  pont  du  moulin  Da- 
may  quand  j'entends  une  voiture  s'arrêter  près  de 
moi   : 

—  Mon  Père,  mon  Père,  s'écrie,  en  français,  un 
sous-offîcier  bavarois,  ne  seriez-vous  point,  par 
hasard,  un  prêtre  de  Dom  Bosco?  Votre  barrette  et 
votre  barbe  me  rappellent  un  Père  de  la  iViaison  des 
Salésiens  de  Montpellier  où  j'étais  pensionnaire  étu- 
diant avant  la  guerre. 

—  Je  n'ai  pas  cet  honneur.  Monsieur  l'Officier  r 
je  suis  tout  simplement  le  petit  curé  de  Curlu,  em- 


AUTOUR    DES     CLOCHERS  IO9 

mené  ici  brutalement  le  13  octobre  par  les  Prussiens 
installés  dans  mon  presbytère.  Séparé  de  mes  pa- 
roissiens, je  fus  recueili  par  M.  le  Doyen  de  Pé- 
ronne,  chez  qui  je  loge. 

Mon  sous-officier  m'explique  qu'il  est  cantonné  à 
Bouchavesnes  et  qu'il  vient  à  Péronne,  de  la  part  de 
son  commandant  (catholique),  pour  demander  à  la 
Commandanture  de  Péronne  d'y  envoyer  chaque  di- 
manche un  prêtre  qui  y  célébrerait  les  offices  pour 
les  soldats  catholiques  de  ce  village  où  il  n'y  a  pas 
d'aumônier.  Nous  causons  un  peu  des  tristesses  de  la 
guerre  :  il  me  dit  le  bon  souvenir  qu'il  garde  des 
Pères  de  Montpellier,  puis  il  me  demandei  d'entendre 
sa  confession  :  il  sera  à  l'église  à  2  heures,  temps 
allemand. 


«   L  APOTRE  DE  LA  GERMANIE.    » 

Deux  jours  après  cette  rencontre,  mon  Bavarois 
sonne  à  la  porte  de  M.  l'Archiprêtre  et  demande  le 
curé  de  Curlu. 

—  De  par  la  Commandanture,  me  dit-il,  vous  êtes 
désigné  pour  venir  célébrer  les  offices  à  Boucha- 
vesnes, chaque  dimanche,  pour  les  soldats;  et,  avec 
l'autorisation  de  M.  le  Doyen,  vous  pourrez  aussi 
remplir  les  actes  de  votre  ministère  auprès  des  ci- 
vils; tout  est  réglé  avec  Mgr  Hoffmann,  aumônier- 
chef  de  la  division,  et  M.  le  Commandant. 

Ne  sachant  que  répondre,  j'appelle  M.  l'Archi- 
prêtre et  je  prie  le  sous-officier  d'expliquer  à  M.  le 
Doyen  ce  que  l'on  veut  de  moi.  Il  est  décidé  que  l'on 
me  prendra  en  voiture  et  que  l'on  me  ramènera  de 

7 


IIO    LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

même  toutes  les  fois  que  l'autorité  allemande  me 
demandera.  Me  voilà  donc  curé  de  Bouchavesnes  et 
aumônier  de  Bavarois!  J'aurai  tout  fait  durant  cette 
guerre!  Et  comme,  à  Curlu,  j'avais  déjà,  durant 
trois  semaines,  commencé  à  remplir  ce  genre  d'apos- 
tolat en  confessant  les  grands  blessés  allemands  qui 
étaient  soignés  dans  mon  église,  le  bon  chanoine 
Caron  me  décernera  désormais  le  titre  d^ Apôtre  de 
la  Germanie.  Il  faut  dire  qu'en  outre,  à  cause  de  ma 
vieille  barbe,  j'étais  le  confesseur  de  cinq  aumôniers 
allemands! 


LES   RENDEZ-VOUS   DU    «    PARC  AUX   POULES    )> 

Chaque  dimanche,  à  7  heures,  on  venait,  à  partir 
de  la  fin  de  novembre  191 4,  me  chercher  à  Péronne  : 
souvent,  c'est  le  sous-officier  bavarois  à  qui  je  devais 
ma  «  nomination  »  qui  avait  cette  charge.  Le  rendez- 
vous  était,  d'ordinaire,  près  du  Quinconce,  en  un 
endroit  entouré  d'un  grillage  en  fil  de  fer  où  les 
Allemands  faisaient  garder,  par  un  factionnaire  en 
armes,  de  deux  à  trois  cents  poules  destinées  à  la 
table  de  MM.  les  officiers.  (Le  sous-officier  me  di- 
sait :  «  La  voiture  vous  prendra,  à  telle  heure,  au 
Parc  aux  Poules.  ») 

A  8  heures,  on  me  descendait  à  la  porte  du 
commandant  de  place  de  Bouchavesnes;  et,  après 
l'avoir  salué,  je  me  rendais  seul  à  l'église  où  m'at- 
tendaient habituellement  trente  ou  quarante  soldats 
qui  voulaient  communier.  Je  devais  en  confesser  une 
bonne  vingtaine  :  les  autres  s'étaient  confessés  dans 
le  courant  de  la  semaine  à  un  Bénédictin  allemand. 


AUTOUR  DES  CLOCHERS  III' 

Voici  comment  j'arrivais  à  confesser  facilement  les; 
soldats  ne  parlant  pas  le  français.  Chez  ces  gens-là, 
tout  était  prévu  :  mes  pénitents  avaient,  sui"  une- 
petite  feuille  imprimée,  un  «  Examen  de  cons- 
cience »  en  allemand  et  en  français;  ils  indiquaient 
par  une  petite  croix  les  fautes  commises  et  venant 
ostensiblemient,  en  pleine  église,  se  mettre  à  genoux, 
près  de  moi,  ils  me  tendaient  leur  papier  :  je  voyais 
tout  de  suite  de  quoi  il  s'agissait.  Au  verso  de  cette 
petite  feuille  fse  trouvait  l'indication  —  an  allemand 
et  en  français,  toujours,  —  de  certaines  prières  :  je 
pouvais  sans  peine  leur  donner  une  pénitence.  Quelle- 
organisation! 

ET    COMIME     TOUT    MARCHE     MILITAIREMENT... 

A  9  heures  précises,  la  messe  commençait.  Sur  ma 
demande,  le  commandant  avait  permis  aux  civils, 
d'y  assister,  et  comme  chez  les  Allemands  tout 
marche  militairement,  lorsque  des  civils  (des  hommes)' 
y  manquaient  sans  motif  sérieux,  ils  étaient  conduits 
aux  travaux  des  champs,  le  dimanche  suivant,  sous 
la  conduite  d'un  chef  protestant  (le  service  protestant: 
avait  ordinairement  lieu  l'après-midi).  Il  y  avait  là 
aussi  une  trentaine  de  jeunes  gens  de  i6  à  20  ans  de 
Saint-Quentin  et  du  Quesnoy  (Nord)  gardés  comme 
prisonniers  et  travaillant  sur  les  routes.  Pauvres 
jeunes  gensi  Ils  étaient  parqués  dans  une  ferme 
abandonnée  où,  seul,  j'avais  le  droit  de  les  visiter. 
J'avais  obtenu  pour  eux  l'autorisation  d'assister  à 
la  messe  :  ils  y  étaient  conduits  et  gardés  par  utk 
soldat,  baïonnette  au  canon! 


112    LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

Dans  l'église,  les  soldats  occupaient  la  grande  nef  : 
les  officiers  supérieurs  se  plaçaient  près  de  la  chaire. 
Les  civils  étaient  dans  la  petite  nef  de  gauche.  Pen- 
dant la  messe,  les  soldats  chantaient  le  Kyrie,  le 
Gloria,   le  Credo,  le  Sanctus  et  VAgiitis. 

Au  prône,  on  me  faisait  réciter  la  prière  du  Pape 
pour  la  paix  :  on  m'en  avait  fait  une  traduction  en 
français.  Je  devais  aussi,  par  ordre  du  commandant, 
dire  des  prières  pour  les  soldats  morts  et  expliquer 
l'Evangile  du  jour.  Je  parlais  quelquefois  du  Sacré- 
Cœur,  de  Notre-Dame  de  Lourdes.  Ils  me  disaient 
qu'à  Munich  on  prie  aussi  devant  le  Saint-Sacrement, 
comme  à  Montmxartre;  mais  ils  étaient  forcés 
d'avouer  qu'ils  n'avaient  pas  Notre-Dame  de  Lour- 
des. Le  commandant  me  dit  un  jour  : 

—  Nous,  pour  la  guerre,  nous  avons  beaucoup  de 
canons,  beaucoup  de  soldats  très  disciplinés;  mais 
vous,  Français,  vous  avez  Notre-Dame  de  Lourdes 
et    Paray-le-Monial. 

Et  je  ne  pouvais  jamais,  sans  un  serrement  de 
cœur,  l'entendre  ajouter  avec  un  grand  geste  signi- 
ficatif : 

—  Oh!  si  la  France  officielle  savait  profiter  des 
avertissements  du  Ciel! 

Je  parlais  aussi  de  la  Terre-Sainte,  de  Jérusalem, 
où  je  suis  resté  cinq  ans  :  cela  m'ôtait  toute  tenta- 
tion de  prêcher  sur  la  guerre.  Du  reste,  j'étais 
averti  par  un  Allemand  que  mes  paroles  étaient  sur- 
veillées de  près  :  je  ne  devais  pas  oublier  que  le 
curé  de  Curlu  était  accusé  d'avoir  donné  des  rensei- 
gnements aux  Français  par  des  signaux  faits  du 
haut  du    clocher  de  son  église,    et  par    des    billets 


AUTOUR    DES    CLOCHERS  II3 

placés  dans  des  bouteilles  jetées  dans  le  courant  de 
la  Somme  et  trouvées  au  moulin  de  Fargny  par  les 
Français! 

LES    «    MUNITIONS    »   DU   FACTIONNAIRE. 

Après  la  messe,  il  fallait  donner  la  bénédiction  du 
Saint-Sacrement  :  les  soldats  chantaient  O  Salutaris, 
Ave  Maria,  Tantum  ergo.  Je  faisais  ensuite  le  caté- 
chisme aux  enfants.  Le  soldat  chargé  de  leur  surveil- 
lance pendant  les  offices  me  signalait  ceux  qui 
n'avaient  pas  été  sages;  il  se  chargeait  souvent  lui- 
même  de  leur  faire  de  vertes  monitions  et  leur  indi- 
quait la  manière  de  bien  se  tenir  à  l'église. 

A  midi,  je  prenais,  dans  les  premiers  temps,  mon 
repas  au  casino  des  officiers  :  on  m'autorisa  plus  tard 
à  les  prendre  chez  une  excellente  paroissienne, 
Mme  Magnier.  Dans  l'après-midi,  je  visitais  les  ma- 
lades. Pendant  ce  temps-là,  le  pasteur  venait,  à 
2  heures,  faire  à  l'église  le  service  pour  les  soldats 
protestants  :  il  poussa  un  jour  la  complaisance  jus- 
qu'à retarder  son  office  de  vingt  minutes  —  avec  la 
permission  du  commandant,  toujours  —  à  cause  d'un 
baptême  que  j'avais  à  faire!  Vers  5  heures  du  soir, 
après  une  journée  bien  remplie,  on  me  reconduisait 
à  Péronne. 

QUELQUES   ANECDOTES. 

«  Vers  la  fin  de  décembre,  on  m'a  demandé  un  ser- 
vice solennel  pour  les  nombreuses  victimes  d'une 
attaque  manquée  sur  Maricourt.  Les  Allemands  appe- 
laient Maricourt  «  le  tombeau  des  Bavarois  »,  et  le 


114    ^'^   SOMME  SOUS  L  OCCLPATIOX  ALLEMANDE 

moulin  de  Fargny  «  le  trou  de  la  mort  »,  tant  ils 
avaient  perdu  de  monde  en  ces  endroits. 

Un  jour,  j'étais  allé  faire  l'enterrement  d'une 
personne  de  Bouchavesnes  chez  qui  logeait  un  chef 
allemand  :  à  cet  enterrement,  il  y  avait  plusieurs 
soldats.  Voyant  le  cercueil,  couvert  de  nombreuses  et 
magnifiques  couronnes,  je  n'ai  pu  m'empêcher  de  de- 
mander d'où  elles  venaient  :  comme  certains  habi- 
tants ont  l'habitude  de  conserver  chez  eux  les  cou- 
ronnes placées  d'ordinaire  sur  les  monuments  funè- 
bres et  de  les  porter  au  cimetière  seulement  pour  le 
jour  des  morts,  les  Allemands,  qui  avaient  découvert 
ces  couronnes  dans  les  armoires  ou  les  greniers, 
n'avaient  trouvé  rien  de  mieux  que  de  les  offrir,  à 
bon  compte,  à  la  pauvre  morte! 

Un  dimanche,  pour  la  bénédiction  du  Saint-Sa- 
crement, le  soldat  qui  remplissait  la  fonction  de  sa- 
cristain m'avait  mis  sur  les  épaules  un  vieux  voile 
hors  d'usage.  Après  l'office,  je  lui  demande  ce  qu'est 
devenu  le  voile  des  dimanches  précédents  :  il  me  dit 
que,  durant  la  semaine,  un  aumônier  allemand  est 
venu  confesser  et  l'a  emporté  à  Combles,  ainsi 
qu'une  étole  et  une  bourse  pour  les  saluts.  A  mon 
retour  de  Bouchavesnes,  je  rencontrais  réguliène- 
ment  Mgr  Hoffmann,  résidant  à  Combles,  qui  reve- 
nait de  Péronne  où  il  se  rendait  chaque  dimanche.  Je 
dénonce  donc  mon  «  voleur  »  à  Mgr  Hoffmann  que 
je  salue  en  chemin  : 

—  L' aumônier ,  me  répond  le  prélat,  est  un  Prus- 
sien, vous  rentrerez  en  possession  de  vos  orne- 
ments!... 

En  effet,  le  dimanche  suivant,  voile,  étole  et  bourse 


AUTOUR    DES    CLOCHERS  II5 

étaient  revenus  à  leur  place  :  Mgr  Hoffmann  est  Ba- 
varois! » 


MAIS    LE    DÉPUTÉ    PARTL.. 

Bien  rares  sont  les  prêtres  qui,  à  l'instar  du 
«  curé  »  de  Bouchavesnes,  peuvent  aller,  accompa- 
gnés ou  non  d'une  sentinelle  armée,  dans  toutes  les 
localités  où  les  appelle  leur  ministère. 

Jusque  vers  le  15  août  191 5,  M.  l'abbé  Lacome, 
curé  de  Mesnil-en-Arrouaise,  est  autorisé  à  se  rendre 
dans  ses  annexes  de  Manancourt  et  d'Etricourt 
pour  y  célébrer  les  offices  :  il  doit  cette  faveur  à  la 
présence  d'un  aumônier  catholique  qui,  «  dans  le  ci- 
vil »,  exerçait  les  fonctions  de...  député. 

Mais  le  député  parti,  impossible  d'obtenir  un 
laissez-passer.  Le  curé  veut  savoir  pourquoi  : 

—  Parce  que  c'est  défendu,  se  contente  de  lui  ré- 
pondre le  commandant. 

C'est  ainsi  que,  pendant  des  mois,  il  n'y  eut, 
dans  les  annexes  de  Mesnil-en-Arrouaise,  ni  caté- 
chismes pour  les  enfants,  ni  visites  de  malades  et  de 
mourants,  ni  administration  des  sacrements,  ni  offi- 
ces, ni  services  d'enterrement  :  «  Les  gens  qui  mou- 
raient, on  les  enterrait  comme  des  chiens.'..   » 

En  1916,  cette  situation  devint  générale  et  ne  com- 
porta plus  que  dd  fort  rares  exceptions. 


Il6         LA  SOMME  SOUS   L^OCCUPATION  ALLEMANDE 


A  NESLE...   ET  AILLEURS. 

Sur  le  territoire  même  de  la  paroisse  principale,  les 
difficultés  sont  nombreuses. 

A  Nesle,  jusqu'en  février  191 5,  les  cortèges  fu- 
nèbres sont  considérés  comme  des  attroupements 
et,  à  ce  titre,  interdits  :  les  morts  sont  emmenés  au 
cimetière  sans  que  personne  soit  admis  à  suivre 
leur  cercueil. 

Au  début  de  mai  1916,  à  l'occasion  d'une  com- 
munion solennelle,  le  vicaire  avait  demandé  à  la  Com- 
mandanture  l'autorisation,  pour  les  enfants,  de  se 
rendre  en  procession,  suivant  l'usage,  jusqu'à  la  pe- 
tite chapelle  de  Notre-Dame  des  Remparts,  située  à 
l'intérieur  même  de  la  ville;  il  obtint  la  réponse  sui- 
vante dont  il  dut  se  contenter  : 

3-5-1916. 
A  Monsieur  Carette, 

M.  le  Commandant  ne  vous  donnera  la  réponse 
que  plus  tard,  au  sujet  de  la  procession. 

Orts-Kommandantur, 
Nesle. 


«    QUE    VIENNENT    FAIRE    CES    GENS-LA?    » 

Un  jour,  deux  paroissiens  de  Miraumont  (région 
d'Albert)  viennent  visiter  leur  curé,  M.  l'abbé 
Boyenval,   qui  les  reçoit  dans  l'unique  pièce  de  son 


AUTOUR    DES    CLOCHERS  II7 

presbytère  dont  il  pouvait  encore  disposer.  L'en- 
tretien se  prolonge.  Soudain,  la  porte  s'ouvre. 
C'est  le  médecin-inspecteur  général  du  service  de 
santé   : 

—  Sortez!  dit-il,  en  s'adressant  aux  deux  parois- 
siens de  M.   l'abbé  Boyenval. 

Et   il  les  met  à  la  porte   sans   aucune  cérémonie; 
puis,  se  tournant  vers  le  curé,  il  ajoute  : 

—  Que  viennent  faire  ces  gens-là?  Ils  ne)  viennent 
pas    comploter   contre    nous? 


AMBULANCES,  MAGASINS,  ECURIES. 

En  de  nombreuses  paroisses  les  églises  sont  en- 
levées au  culte  et  transformées  en  ambulances, 
comme  à  Monchy-Lagache  (région  de  Ham),  en 
cantonnements  pour  les  troupes  de  passage,  ou 
même  en  magasins,  comme  à  Guillemont,  ou  en 
écuries  comme  à  Etalon  (région  de  Roye)  et  Manan- 
court    (environs    de    Combles). 

A  Roisel,  le  doyen  est  contraint  d'abandonner 
son  église  dont  les  bancs  sont  démontés  et  brûlés  : 
pour  célébrer  les  offices,  il  ne  lui  reste  que  la  sa- 
cristie. Encore  en  est-il  chassé  et  doit-il  se  réfugier 
à  l'hôtel  de  ville  où  une  salle  du  deuxième  étage  est 
aménagée  en  chapelle  provisoire.  Sur  les  instances 
d'un  aumônier,  on  finit  par  lui  rendre  la  sacristie. 
Lorsqu'il  y  avait  un  enterrement,  le  corps  était 
porté  directement   au   cimetière. 

Dans  la  même  région,  à  Bernes,  le  curé  doit  se 
contenter,  pour  célébrer  la  messe,  d'un  réduit  qu'on 

7. 


Il8    LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

a  consenti  à  lui  abandonner  dans  son  propre  pres- 
bytère. 

Il  en  est  de  même  à  Guillemont,  où  le  curé,  du- 
rant l'hiver  et  le  printemps  de  191 5,  célèbre  la 
messe,  chez  lui,  sans  que  personne,  parmi  ses  pa- 
roissiens,   soit   autorisé   à  y   assister. 

A  Athies,  les  autorités  militaires  se  livrent,  dans 
l'église,  à  des  perquisitions  fréquentes  jusque  sous 
les  autels  et  dans  les  tabernacles. 

A  Flers-les-Combles,  le  curé,  à  partir  du  27  octo- 
bre 19 14,  est  relégué  dans  un  coin  de  son  presby- 
tère, occupé  dès  lors  par  un  état-m.ajor  à  la  tête 
duquel  est  un  Berlinois,  le  général  von  Pavel.  Aucun 
paroissien,  à  l'exception  des  enfants,  n'est  autorisé 
à'visiter  le  curé  qui,  de  son  côté,  ne  peut  sortir,  soit 
pour  assurer  aux  malades  les  secours  de  son  minis- 
tère, soit  pour  faire  un  enterrement,  sans  une  per- 
mission expresse! 

Dans  nombre  d'églises,  des  concerts  profanes 
sont  organisés,  à  l'heure  même  où,  parfois,  des 
offices  religieux  avaient  été  annoncés  :  des  officiers, 
des  diaconesses  protestantes,  des  infirmières  vien- 
nent, en  dépit  des  curés,  s'y  récréer  aux  sons  de  la 
musique  allemande. 


* 


LE   ROI    DESIRE    VISITER    L  EGLISE. 

T^  22  octobre  1914,  des  soldats,  en  l'absence  de 
l'archiprêtre  de  Péronne,  obtiennent  les  clefs  de  la 
tour    Saint-Jean  :    c'est    le    nom    que     l'on     donnait 


AUTOUR    DES    CLOCHERS  II9 

au  gracieux  clocher  qui  dominait  l'église.  Le  sur- 
lendemain, quatre  soldats,  l'arme  au  bras,  pénè- 
trent dans  rég"lise,  pendant  un  salut;  deux  sous- 
officiers  les  guident  :  ils  vont  monter  la  garde  dans 
la  tour  où  ils  ont  étendu  un  matelas  et  de  la 
paille.  Un  autre  soldat  monte  la  garde  sous  le  por- 
che,  à  l'intérieur. 

Tous  les  soirs  et  tous  les  matins,  durant  des  mois, 
la  même  scène  se  renouvelle. 

Le  6  février  suivant,  le  roi  de  Bavière,  qui  se 
trouvait  à  Péronne,  visite  l'église  et  y  rencontre 
l'archiprêtre. 

((  Vers  II  h.  1/2,  rapporte  le  chanoine  Caron, 
j'allai,  comme  tous  les  samedis,  porter  leis  annonces 
à  l'église.  Guillot  me  dit  qu'un  officier  venait  de  lui 
ordonner  d'ouvrir  la  porte  de  l'église  parce  que  le 
Roi  allait  arriver.  Au  même  instant,  le  Roi  entra, 
entouré  de  plusieurs  officiers  supérieurs.  L'un  d'eux 
se  détacha  du  groupe,  s'avança  vers  moi  et  me  dit  : 

—  Le  Roi  désire  visiter  l'église. 

J'allai  à  sa  rencontre  et,   m'inclinant,   je  lui  dis  : 

—  J'ai  l'honneur  de  présenter  mes  hommages 
respectueux  à  Votre  Majesté..  Je  serai  honoré  de 
l'accompagner   dans   la   visite   de   l'église. 

Nous  nous  trouvions  à  l'entrée  du  chœur  devant 
les  reliques  de  saint  Fursy.  Le  Roi  me  demanda 
quelques  explications,  puis  nous  nous  dirigeâmes 
vers  le  sanctuaire  qu'il  admira.  A  l'autel  de  la 
Sainte  Vierge  où  se  trouvait  le  Saint-Sacrement,  il 
s'agenouilla  et  fit  un  acte  d'adoration. 

La  peinture  murale  de  la  chapelle  du  Sacré-Cœur 
attira  son   attention.    Il  en   parla,    ainsi   que   des   vi- 


120         LA  SOMME  SOUS   L'OCCUPATIOX  ALLEMANDE 

traux  et  des  voûtes  qu'il  trouva  très  belles,  en  con- 
naisseur. 

«  ah!  vraiment!  »  dit  le  roi. 

A  un  moment,  k  roi  me  dit   : 

—  J'ai  remarqué  que  la  ville  a  beaucoup  souffert 
de  la  guerre.  Je  vois  avec  plaisir  que  votre  belle 
église   a   été  épargnée. 

—  Oui,  Sire,  jusqu'ici.  Mais  j'ai  peur  pour  l'ave- 
nir. Ce  matin  on  a  placé  une  mitrailleuse  sur  la 
tour.  J'ai  peur  que  ce  ne  soit  un  danger  pour 
l'église. 

—  Ah!  vraiment,   répondit-il. 
Et...  ce  fut  tout. 

Nous  étions  arrivés  au  bénitier.  Le  Roi  me  re- 
mercia.  Je  m'inclinai  et  il  sortit  avec  sa  suite. 

C'est  égal,  je  ne  m'attendais  pas  à  recevoir  le  Roi 
de  Bavière  et  à  lui  faire  visiter  l'église...  en  pan- 
toufles. Car,  en  allant  porter  les  annonces  à  l'église, 
je;  ne  prévoyais  pas  ce  qui  allait  arriver  et  j'étais  en 
costume  d'intérieur.  Ma  foi,  tant  pis!  C'était  aux 
Allemands  de  m'avertir.  Ces  gens-là  ne  savent  rien 
faire  convenablement. 


EN    TOUT    CAS,     IL     NE     POURRA     PAS     DIRE... 

La  mitrailleuse  a  été  descendue  de  la  tour.  Il 
est  probable  qu'on  ne  l'avait  montée  qu'en  vue  de 
la  visite  du  Roi  et  pour  le  cas  oij  des  aéroplanes 
français  seraient  venus  sur\^oler  Péronne  pendant  la 
revue.   Mais,  ce  qui  s'est  fait  une  fois,  peut  recom- 


AUTOUR    DES    CLOCHERS  121 

mencer,  ce  ne  sont  pas  les  scrupules  qui  étouffent 
les  Allemands.  En  tout  cas,  le  Roi  de  Bavière  ne 
pourra  pas  dire  plus  tard  qu'il  n'en  savait  rien.    » 

Le  roi  parti,  la  mitrailleuse,  naturellement,  fut 
réinstallée  sur  la  tour  Saint-Jean.  Au  mois  d'août 
suivant,  il  y  en  avait,  non  pas  une  seule,  mais  deux  : 
leurs  affûts,  visibles  de  loin,  dépassaient  la  galerie. 
Elles  y  restèrent  jusqu'au  25  novembre  191 5. 


* 
*  * 


UN  «  SUB  TUUM  »  POUR  LA  RUSSIE. 

Pauvres  clochers!  Depuis  des  mois,  ils  étaient 
muets  lorsque,  soudain,  le  4  juin  191 5,  les  cloches 
s'ébranlent  de  nouveau,  sur  l'ordre  de  la  Comman- 
danture,  et  de  joyeuses  volées  retentissent  :  les 
Allemands  venaient  de  prendre  Przemysl!  Puis,  le 
23  juin  :  —  Tiens,  disaient  ce  jour-là  les  habitants 
de  Péronne,  dissimulant  leur  tristesse  dans  un  sou- 
rire :  les  Allemands  sont  bien  gentils,  ils  sonnent  la 
fête   de   M.    le   Curé! 

Le  5  août,  pour  la  prise  de  Varsovie,  le  6  août, 
pour  la  prise  d'Ivangorod,  et  le  8  août  encore,  à 
l'occasion  de  quelque  autre  défaite  russe;  mais 
c'était  un  dimanche  :  «  Mes  frères,  dit  au  prône  de 
la  grand 'messe  M.  l'Archiprêtre  de  Péronne,  nous 
chanterons,  après  la  messe,  un  Suh  tuum  pour  la 
Russie!    » 


CHAPITRE  VI 
Autour  des  clochers. 

Les  aumôniers  allemands 


e  Commandant  baisse  pavillon.  —  Notre  Rédemptoriste  est  très 
bien.  —  J'aime  mieux  être  Français  et  pauvre. —  M.  le  Vicaire 
n'aime  pas  le  pain  blanc.  —  Pour  convertir  les  Français.  — 
Cappoucchinous.  —  Une  «  Sainte  Cène»  dans  une  église. —  Il 
conquit  jusqu'à ^a  chaisière.—  Un  curé  militaire.  —  Un  con- 
fesseur extraordinaire. —  Nous  sommes  des  Allemands.  —  M.  le 
curé  lit  les  affiches. —  Une  «<  petite  chanson.  »  —  Immédiate- 
ment et  sans  délai. 


LE     COMMANDANT    BAISSE     PAVILLON. 

Là  OÙ  l'église  leur  est  laissée,  les  curés  doivent 
en  partager  l'usage  avec  les  aumôniers  catholiques 
ou  protestants  de  l'armée  allemande.  Et  comme 
l'autorité  militaire  est  souveraine,  il  lui  arrive  d'émet- 
tre des  prétentions  qui,  par  la  force  des  choses,  dé- 
terminent   des    conflits. 


124         LA  SOMME  SOUS  l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

Voici    un   exemple    bien     suggestif  :    nous     l'em- 
pruntons  aux   notes   du   curé    de    Péronne    : 


«  Dimanche  ii  octobre  191 4,  11  h.  1/2  du  matin. 
A  9  heures,  a  eu  lieu  une  messe  militaire.  Le  com- 
mandant, naturellement,  sans  m'avertir,  avait  pris 
l'heure  de  notre  grand 'messe.  Ce  fut  le  père  Jésuite 
qui  est  chez  moi  qui  m'en  avisa.  On  ne  l'avait  pas 
consulté  non  plus  et  lui-même  était  très  ennuyé,  car 
le  commandant  lui  avait  dit  qu'il  ne  voulait  qu'une 
seule  cérémonie  à  laquelle  assisteraient  tous  les 
soldats,  sans  distinction  de  religion,  et  pendant  la- 
quelle prêtre  catholique  et  ministre  protestant  offi- 
cieraient l'un  après  l'autre.  Si  cette  manière  de 
faire  convient  aux  protestants,  elle  est  tout  à  fait 
inacceptable  pour  les  catholiques. 

Le  père  Jésuite,  qui  est  un  .homme  de  principe  et 
de  volonté,  fit  des  observations  respectueuses.  Le 
commandant  ne  voulut  rien  entendre.  Le  lendemain 
matin,  il  lui  fit  porter  une  lettre  dans  laquelle  il 
disait  que  la  décision  prise  par  la  Commandanture 
était  contraire  à  la  liberté  de  conscience  des  catho- 
liques et  des  protestants  et  que  si  elle  était  main- 
tenue il  serait  obligé,  lui  et  les  cinq  autres  aumô- 
niers catholiques  qui  sont  à  Péronne,  d'adresser 
une  protestation  au  cardinal  de  Munich,  aumônier 
général  de  l'armée  bavaroise. 

Devant  cette  fermeté,  le  commandant  baissa  pa- 
villon. Il  fut  répondu  que  les  protestants  étaient 
libres  de  ne  pas  assister  au  service  catholique  et  que 
les  catholiques  pourraient  sortir  avant  le  service  pro- 
testant.   )> 


I> 


AUTOUR  DES  CLOCHERS  I25 

NOTRE  RÉDEMPTORISTE  EST  TRÈS  BIEN. 

Voulons-nous  connaître  quelques-uns  de  ces  au- 
môniers? Un  témoin  de  leurs  exploits,  M.  l'abbé 
Lenoble,  curé  d'Estrées-Deniécourt,  nous  commu- 
nique des  notes  très  pittoresques  où  il  a  dessiné 
leur   silhouette. 

D'abord,  un  Rédemptoriste  : 

«  Petit,  trapu,  barbu,  actif,  toujours  en  chemin, 
affairé  et  crotté,  fait  des  offices  partout  :  un  véri- 
table apôtre,  simple  et  pas  gênant,  toujours  content, 
demande  calice  et  ornements,  et,  oe  qui  est  mieux, 
les    rapporte. . . 

Notre  Rédemptoriste  est  très  bien  :  ardent  (il 
braille  comme  un  diable  en  prêchant),  pieux  :  il 
assiste  à  nos  saluts  pendant  lesquels  il  reste  debout 
ou  à  genoux  par  terre,  sans  un  geste,  ni  un  mou- 
vement. 

Il  ne  déteste  pas  la  France,  mais  au  contraire 
l'admire,  semble  la  connaître.  Il  me  demande  un 
jour  les  paroles  d'un  cantique  que  l'on  vient  de 
chanter  et  qu'il  n'a  pas  très  bien  comprises,  mais 
qui  lui  plaît;  il  constate  qu'on  y  demande  à  la  Sainte 
Vierge  d'épargner  à  la  France  «  le  joug  de  l'étran- 
ger ))  et  de  «  conduire  nos  soldats  à  la  victoire  »; 
il  en  sourit,  simplement,  et  me  remercie  sans  ran- 
cune.   » 

j'aime    mieux    être    FRANÇAIS    ET    PAUVRE. 

Un  Bénédictin  : 


126         LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

«  Sait  le  français  et  l'anglais.  A  beaucoup  voyagé 
-en  France  et  en  Angleterre.  Parle  avec  admiration 
des  auteurs  français.  Déplore  la  guerre  et  les  crimes 
et  injustices  commis  par  l'armée  allemande,  les 
avoue  et  veut  nous  aider,  mais,  au  bout  de  quel- 
ques jours,  nous  fuit,  semble  très  gêné  quand  je  le 
rencontre  à  l'hôpital.  On  m'a  assuré  qu'il  aurait 
reçu  sur  les  ongles  parce  que  trop  complaisant  avec 
les  Français.  C'est  possible,  car  les  aumôniers, 
écoutés  et  vénérés  des  soldats,  sont  en  général  dé- 
daignés et  soupçonnés  des  chefs  qui  les  surveillent 
de  près.  Peut-être  n'est-ce  qu'un  «  froussard  »? 
Je  ne  sais.  N'importe  :  j'aime  mieux  être  prêtre 
■français  et  pauvre.  La  chaîne,  même  dorée,  du 
clergé  allemand  me  sourit  peu.    » 


M.    LE    VICAIRE    n'aIME    PAS    LE    PAIN    BLANC. 

Yoici   un   vicaire    de   Munich    : 

«  Tête  carrée  d'Allemand,  barbe  blonde, .  s'in- 
vite à  déjeuner  avec  nous,  ce  qu'on  lui  accorde  vo- 
lontiers. Préfère  le  pain  K.K.  au  pain  blanc.  Ne 
peut  comprendre  comment  les  catholiques  français 
ont  pu  se  tirer  de  la  Séparation  :  «  Chez  nous,  dit-il, 
nous  n'aurions  plus  eu  ni  argent,  ni  œuvres.  » 
Croit  au  succès  final  de  son  pays;  mais,  quand 
nous  essayons  de  lui  montrer  la  position  critique  de 
l'Allemagne,  se  prend  à  douter  très  sincèrement. 
Est  Bavarois  avant  tout,  vante  souvent  la  famille 
royale,   qu'il  aime,   et  ne  réussit  pas  toujours  à  ca- 


AUTOUR    DES     CLOCHERS  I27 

cher   son    dédain    pour  la    Prusse   €t    même    l'empe- 
reur.   » 

POUR  CONVERTIR  LES  FRANÇAIS. 

Et  cet  autre,  que  l'on  surnomme  «  le  curé  de 
Cléry  »,  village  où  il  exerce  auprès  des  «  civils  )> 
son  ministère   : 

«  Jeune,  élancé,  plein  d'enthousiasme,  est  fier  de 
savoir  le  français;  et,  pour  le  montrer,  prêche  cha- 
que dimanche  aux  paroissiens,  avec  force  critiques 
contre  la  France.  S'étonne  que  les  civils  délaissent 
ses  offices  et  aillent  se  confesser  ailleurs.  S'attire 
quelques  réponses  assez  vives  de  quelques  femmes 
ou  jeunes  filles  patriotes,  leur  demande  pardon,  en 
chaire,  le  dimanche  suivant,  de  les  avoir  blessées 
«  involontairement  »,  mais  ne  réussit  guère  à  se 
corriger!...    » 

«     CAPOUCCHINOUS     ». 

Enfin,    un  capucin    : 

«  Capoucchinous,  disent  les  soldats.  En  costume 
de  son  ordre,  belle  barbe,  haute  taille,  il  est  affu- 
blé d'un  chapeau  mou  aux  larges  bords,  relevé 
d'un  côté,  avec  rosette  et  large  ruban  violet  :  une 
touche  héroï-comique  dont  les  habitants  se  gaussent. 
Est  sérieux,  mystérieux  dans  sa  démarche,  d'un  pa- 
triotisme farouche  et  fanatique.  Traite  un  jour  les 
soldats  de  «  lâches  »  parce  qu'ils  ne  peuvent  pas 
<c    pourfendre    »   les    lignes   ennemies.     Sait    peu     le 


128         LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATIOX  ALLEMANDE 

français,    baragouine   mal   le   latin   et   se  fait   mieux 
comprendre  par  signes.   » 

Ce   capucin,    décidément,  était   célèbre;   car    nous 

trouvons  dans  les  notes    de  M.  le  Curé  dei  Péronne, 

à  la  date   du   3   septembre  191 5,    cet  autre  portrait 
du  P.  Jules   : 

«  Aumônier  et  capucin,  de  grande  taille;  une 
barbe  superbe,  le  tout  terminé  par  un  chapeau  tyro- 
lien que  n'avaient  certainement  pas  prévu...  les 
constitutions  franciscaines.  Il  fait  très  bien  en  carte 
postale,  et  plusieurs  illustrés  allemands  l'ont 
silhouetté.  Il  est  dans  nos  murs  depuis  le  mois  d'oc- 
tobre 1914  et  il  part  demain.  Son  champ  de  minis- 
tère était  l'hospice  où  il  avait  sa  chambre,  disait  la 
messe,  confessait  nonnes  et  infirmiers.  Signe  dis- 
tinctif  :  pieux  et  très  aimé  des  soldats.  Depuis  plus 
d'un  an  qu'il  était  ici,  il  était  presque  devenu  une 
figure  péronnaise.  Son  départ  laissera  un  vide  dans... 
la  garnison.    » 


UNE  «  SAINTE  CÈNE  »  DANS  UNE  ÉGLISE. 

Ecoutons  ici  un  autre  témoin,  M.  l'abbé  Pré- 
vost, curé  de  Curlu  —  et  de  Bouchavesnes   : 

«  A  Péronne,  nous  écrit-il,  chaque  dimanche  — 
et  quelquefois  en  semaine  —  un  service  protestant 
était  célébré  dans  l'église  Saint-Jean.  D'ordinaire, 
le  pasteur  convoquait  son  monde  vers  8  heures  du 
matin.  Une  longue  table  était  placée  à  l'entrée  du 
sanctuaire  :  c'est  là  qu'était  célébrée  «  la  cène  ». 


AUTOUR    DES    CLOCHERS  I29 

Un  beau  soir,  en  entrant  dans  mon  confession- 
nal, je  me  frappe  dans  un  tas  de  bouteilles  vides 
qui  se  brisent  avec  fracas  :  c'est  le  sacristain  du 
pasteur  qui,  après  la  cène,  avait  trouvé  commode  de 
les  déposer  là  pour  s'en  débarrasser.    » 

«  Ils  ont  employé  plus  de  six  litres  de  vin,  notait 
de  son  côté  le  chanoine  Caron  à  la  suite  d'une  de 
ces  cérémonies  :  le  lendemain,  la  nappe  d'autel  et  le 
tapis  lui-même  étaient  tout  mouillés  et  isouillés.    » 


IL    CONQUIT  JUSQU  A    LA    CHAISIERE. 

«  Le  Français,  né  malin  »,  trompait,  parfois, 
l'ennui  d'un  long  exil  en  alignant,  aux  dépens  de 
ses  maîtres,   quelques   rimes   de  guerre    : 

Pasteur,    vicaire    et    capucin, 

Tous   trois  feld-aumôniers   de  guerre. 

Dans   notre   ville,    par   le    train, 

Débarquèrent  un  beau  matin. 

Capucin,  pasteur  et  vicaire. 

Tout  droit  arrivant  de  Bavière, 

Jetèrent  un  regard  hautaiji 

Sur  Péronne  et  sa  rivière. 

Certes,    plus  fiers   qu'un   Toulousain 

Egaré    sur   la    Cannehière... 

J'eus    à   loger,    oh!    quel    honneur! 

Capucin,    vicaire   et   pasteur. 


LA    SOMME   SOUS   L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

Chaque    matin,    de    fort   bonne    heure, 

Le  vicaire  et  le  capucin 

S'en  vont,  non  loin  de  ma  demeure. 

Célébrer  Voffice   divin. 

Notre  vicaire,  un  si  bel  homme! 

Est    très    aimé    du   sacristain 

Ce  qui  n'est  que  justice,   en  somme. 

Car  il   connaît   la   façon   comme 

On  doit  honorer  le  gardien. 

Des  ornements  et  dvU  lutrin... 

Bref,  il  eut  si  belle  manière, 

Qu'il   conquit   jusqu'à  la   chaisière. 


* 


UN    «    CURE    MILITAIRE    ». 

Curés  picards  et  aumôniers  allemande  se  ren- 
dent, parfois,  de  mutuels  services,  comme  en  té- 
moigne cette  lettre  adressée,  au  début  de  1916,  au 
vicaire  de  Nesle,  M.  Tabbé  Carrette  : 

MULLER 

Kath.  Feldgeistlicher 

XVII.  A.  K. 


Car.    confrater! 

Vous  excusez,  que  je  viens  de  demander  quelque 
chose.  J'ai  donné  du  vin  pour  la  messe  à  M.  le  Curé 
de  Voyennes,  et  je  ne  pensais  pas,  que  nous-mêmes 


AUTOUR    DES    CLOCHERS  131 

—  maintenant  nous  sommes  deux  curés  militaires  — 
n'avons  pas  rien  du  tout  pour  demain.  Pouvez-vous 
donner   à   mon   ordonnanz   une    demi-houteille,    vous- 
pouvez  avoir  retour  quand  je  peux. 
Toujours  à  bon  souvenir, 

MULLER, 

Curé  militaire. 


UN    CONFESSEUR    EXTRAORDINAIRE^ 

Dans  le  hameau  de  Beaumetz,  près  de  Cartigny, 
à  partir  de  l'automne  de  1915,  il  est  impossible  à 
M.  l'abbé  Gauchin  d'obtenir  un  laissez-passer  pour 
n'importe  laquelle  des  communes  voisines.  Un  jour, 
M.  Gauchin  va  trouver  le  major  allemand  et  lui 
exprime  le  désir  de  voir  un  prêtre  pour  se  con- 
fesser : 

—  Qui  voulez-vous?  lui  demande  l'officier. 

Pour  ne  compromettre  aucun  de  ses  confrères,  si' 
facilement  suspectés  d'espionnage,  M.  l'abbé  Gau-- 
chin  se  contente  de  répondre  : 

—  Un  prêtre  catholique,  peu  m'importe  lequel. 
Huit  jours  plus  tard,  il  recevait  du  inajor  une  note 

ainsi  conçue   : 

L'aumônier  allemand  Père  Justin  Bettinger  vien- 
dra vous  confesser  demai^i  à  11  heures. 

Jusqu'à  son  départ  (21  août  1916),  le  bon  curé 
reçut,  par  la  même  voie,  de  mois  en  m^ois,  le  même.... 
avis  de  passage! 


132    LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 


«  NOUS  SOMMES  DES  ALLEMANDS...  >» 

Parmi  ces  «  curés  militaires  »,  plus  d'un  cède, 
sans  grande  lutte,  à  la  tentation  d'agir  comme  en 
pays   conquis. 

Nous  sommes  à  Quivières,  doyenné  de  Ham,  le 
25  décembre  1914.  C'est  Noël,  et  personne  ne  l'a 
oublié.  Il  est  un  peu  plus  de  10  h.  1/2;  M.  le  Curé 
chante  la  grand 'messe,  à  laquelle  assiste  à  peu  près 
toute  la  population.  Soudain,  un  mouvement  insolite 
se  produit  dans  l'église  et  domine  la  voix  des  chan- 
tres. M.  le  Curé,  qui  est  à  l'autel,  est  interpellé 
grossièrement  : 

—  Vous   êtes   un  insolent!   lui  crie   un   homme. 
Cet  homme,   M.     le  Curé  le  reconnaît  :    c'est    un 

pasteur  protestant,  attaché  comme  aumônier  aux 
armées  allemandes.  De  quoi  se  plaint-iP  Que  l'église 
soit  occupée  à  l'heure  même  qu'il  avait  fixée,  à 
l'insu  du  curé  et  de  ses  paroissiens,  pour  un  office 
destiné  aux  soldats.  Il  ne  peut  contenir  sa  colère  et, 
après  avoir  injurié  le  curé,  il  se  tourne  vers  les  pa- 
roissiens  : 

—  Nous  sommes  des  Allemands,  leur  crie-t-il,  et 
nous  le  ferons  bien  voir! 

On  le  voyait  déjà,  on  le  vit  mieux  encore.  Derrière 
le  pasteur  allemand,  se  trouvait  un  officier  allemand 
—  celui-là  même  qui  comandait  les  troupes  canton- 
nés dans  le  pays.   Il  intervient  à  son  tour  : 

—  Monsieur  le  Curé,  dit-il,  je  vous  donne  deux  mi- 
nutes   pour  évacuer   votre   population. 

Le  curé  et  ses  paroissiens  durent  céder  à  la  force. 


AUTOUR    DES    CLOCHERS  I33 

La  grand 'messe  fut  interrompue;  et  en  ce  jour  de  la 
Nativité,  le  pasteur  allemand,  demeuré  maître  de 
l'église,  put  commenter  à  loisir  devant  ses  coreli- 
gionnaires le  Pax  hominibus   honœ  voluntatis. 


M.    LE   CURE    LIT  LES   AFFICHES. 

Veut-on   un   autre  exemple? 

Chaque  dimanche,  depuis  l'occupation  allemande, 
il  y  avait  dans  l'église  de  Miraumont  —  comme 
dans  la  plupart  des  autres  —  une  messe  militaire 
pour  les  catholiques,  et  un  service  militaire  pour 
les  protestants.  Très  souvent,  dans  l'après-midi, 
l'église  était  utilisée  comme  salle  de  concert. 

Les  offices  du  dimanche  matin  étaient  célébrées 
à  des  heures  variables  sans  que  jamais  le  curé, 
M.  l'abbé  Boyenval,  fût  prévenu  de  ces  changements 
ni  par  l'aumônier,  ni  par  le  pasteur.  Il  en  était  ré- 
duit, chaque  samedi,  à  consulter  les  placards  affi- 
chés, pour  les  soldats,  à  la  porte  de  son  église.  Et 
d'après  l'heure  de  ces  deux  cérémonies,  il  détermi- 
nait l'heure  de  la  messe  paroissiale  et,  avec  la  per- 
mission des  autorités,  en  faisait  prévenir  les  habi- 
tants du  bourg  par  le  crieur  public. 

Or,  le  Samedi-Saint  de  l'année  dernière,  vers  le 
soir,  M.  le  Curé  de  Miraumont  était  allé,  comme  les 
autres  samedis,  lire  consciencieusement  l'affiche  alle- 
mande. Service  protestant,  8  h.  1/2;  messe  pour 
les  catholiques,  10  h.  1/2.  Comme  le  service  protes- 
tant, à  l'ordinaire,  ne  durait  pas  plus  de  quarante 
minutes,  M.  le  Curé  fixe  à  9  h.   1/2  la   messe    qu'il 

8 


134         LA  SOMME  SOUS   L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

comptait  chanter  pour  ses  paroissiens  et  les  pré- 
vient, comme  il  avait  coutume  de  le  faire,  par  l'or- 
g-ane  du  garde. 

UNE   «   PETITE   CHANSON    ». 

Le  lendemain  matin,  fête  de  Pâques,  première  dé- 
ception :  le  service  protestant  commence  avec  dix 
minutes  de  retard.  Vers  g  h.  1/4,  néanmoins, 
M.  l'abbé  Boyenval  se  dirige  vers  la  sacristie  :  il  y 
remarque  quelques  bouteilles  de  vin  blanc  et  quel- 
ques boîtes  d'hosties  (à  peu  près  semblables  aux 
nôtres)  et  n'est  pas  sans  concevoir  quelque  inquié- 
tude. jNIais  il  se  rassure  bientôt  en  entendant  les 
soldats  entonner  ce  que  le  pasteur  appelait,  en  son 
français,  la  «  petite  chanson  »  par  laquelle,  d'ordi- 
naire, s'achevait  la  cérémonie.  Il  ne  tarda  pas, 
d'ailleurs,  à  voir  rentrer  le  pasteur  qui,  en  l'aper- 
cevant, manifeste  un  certain  étonnement  : 

—  Mais,  dit-il,  aujourd'hui,  nous  avons  la  «  sainte 
Cène!   ». 

—  Combien   de  temps? 

—  Quarante  minutes. 


IMMEDIATEMENT    ET    SANS    DELAI. 

Qu'allait  devenir,  dans  ces  conditions,  la  messe 
chantée  de  9  h.  1/2?  M.  l'abbé  Boyenval  décide 
d'en  faire  le  sacrifice  et  de  célébrer  seulement  une 
messe  basse.  Il  peut  enfin,  vers  10  h.  10,  monter  à 
l'autel. 


AUTOUR    DES     CLOCHERS  I35 

Ses  paroissiens,  arrivés  (au  grand  désespoir  du 
pasteur)  durant  la  «  sainte  Cène  »,  remplissaient 
l'église.  La  messe  commence;  mais,  quelques  mi- 
nutes avant  lo  h.  1/2,  M.  le  Curé  de  Miraumont 
reçoit,  par  l'intermédiaire  de  son  bedeau,  l'ordre  de 
quitter  «  immédiatement  et  sans  délai  »  —  suivant 
la  formule  connue  —  le  maître-autel  où  il  célébrait  la 
messe,  et  d'aller  la  continuer  sur  un  autel  latéral 
(l'autel  de  la  Sainte  Vierge)  afin  de  faire  place  à 
l'armée  catholique  allemande.  Naturellement,  il  s'y 
refuse.  Une  fois  de  plus,  le  bedeau  est  renvoyé  à  la 
charge,  avec  menace  de  dénoncer  le  curé  à  la  Com- 
mandanture  s'il  ne  cède  pas  à  cette  deuxième  in- 
jonction. Malgré  la  menace,  le  curé  achève  la  messe 
dans  les  sentiments  que  l'on  devine  et  que  parta- 
geaient ses  paroissiens  :  c'est  ainsi  que  fut  célé- 
brée, à  Miraumont,  la  fête  de  Pâques  en  l'an  de 
grâce   191 6. 


CHAPITRE   Vri 
Autour  des  clochers. 

L'autorité  spirituelle  de  Vévêque  de  Namur 


Un  pli  cacheté. —  Nous,  év^due  de  Namur.  —  Nous  supprimons, 
Nous  dispensons, — Nous  prorogeons  parles  présentes...  —  Le 
visa  de  l'aumônier  en  chef.  —  Une  lettre  du  Nonce  de  Bruxelles, 
Sa  Sainteté  le  Pape  vous  envoie  un  secours.  —  Monsieur  le 
Doyen,  je  crois  que  c'est  fini.  —  Je  choisis  la  prison.  —  Nous 
ne  voulons  pas  connaître  l'évéque  d'Amiens. —  Netn  ! 


UN    PLI    CACHETE. 

En  temps  normal,  et,  à  plus  forte  raison,  dans 
les  situations  exceptionnelles  que  crée  la  guerre 
dans  une  paroisse,  bien  des  questions  se  posent  qu'il 
est  impossible  à  un  curé  de  résoudre,  et  pour  les- 
quelles il  lui  faut  les  conseils,  l'assistance,  l'auto- 
rité de  son  évêque. 

Mais,   quand  on  est   séparé  de  l'évéque  par  d'in- 


130    LA  SOMME  SOUS  L  CCCUPATIOX  ALLEMANDE 

franchissables    tranchées,    où    trouver     les     pouvoirs 
et  l'appui  nécessaires? 

Au  mois  de  mars  de  l'année  1916,  tous  les  curés 
de  la  région  envahie  de  la  Somme  reçurent,  par  l'in- 
termédiaire des  cornmandants  locaux,  un  pli  cacheté 
qui  allait  quelque  peu  les"  tirer  d'embarras. 


NOUS,  ÉVÊQUE  DE  NAMUR. 

Ce  pli  leur  venait  de  l'évêque  de  Namur, 
Mgr  Heylen,  qui  leur  accordait,  au  nom  du  Saint- 
Siège,  les  pouvoirs  et  les  dispenses  dont  ils  avaient 
besoin. 

Voici    ce   texte   de   cet   important  document    : 

ÉVÉCHE 
DE  NAMUR 

NOUS,  ÉVÊQUE  DE  NAMUR. 

En  vertu  des  pouvoirs  spéciaux  que  Nous  avons 
reçus  du  Saint-Siège  pour  l'administration  spirituelle 
des  parties  occupées  des  diocèses  français  qui  ne 
peuvent  plus  correspondre  avec  leurs  Evêques  : 

NOUS    SUPPRIMONS,    NOUS   DISPENSONS. 

I.  Nous  accordons,  jusqu'à  la  fin  de  la  guerre, 
les  dispenses  suivantes,  relatives  aux  préceptes  du 
jeûne  et  de  l'abstinence   : 

I.  Nous  supprimons  l'obligation  du  jeûne  et  Nous 


AUTOUR    DES    CLOCHERS  I39 

laissons  à  la  piété  des  fidèles  de  faire  ce  que  leurs 
forces  et  leurs  moyens  permettent. 

2.  Nous  autorisons  l'usage  de  la  viande,  même 
plusieurs  fois,  tous  les  jours  de  Carême,  à  l'excep- 
tion du  mercredi  des  Cendres  et  du  Vendredi-Saint. 

Nous  dispensons  de  l'oblig-ation  de  faire  maigre 
tous  les  vendredis  de  l'année;  mais  Nous  conseil- 
lons à  ceux  qui  le  peuvent  de  garder  cette  absti- 
nence. 

3.  Nous  permettons  tous  les  jours  .  Tusage  du 
beurre,   du  laitage  et  des   œufs. 

4.  Il  reste  défendu  de  manger  de  la  viande  et  du 
poisson  dans  le  même  repas,  non  seulement  tous  les 
jours  du  Carême  y  compris  les  dimanches,  mais  en- 
core tous  les  autres  jours  de  jeûne  pendant  l'année. 

S°  Eu  égard  au  petit  nombre  de  confesseurs  et 
afin  que  tous  les  fidèles  puissent  remplir  d'autant 
plus  facilement  le  devoir  pascal,  Nous  autorisons 
l'accomplissement  du  devoir  pascal  depuis  le  mer- 
credi des  Cendres  jusqu'au  dimanche  de  la  Sainte- 
Trinité   inclusivement. 

6.  Nous  engageons  tous  les  ecclésiastiques  à  pro- 
mouvoir les  exercices  de  piété  et  la  réception  fré- 
quente des  saints  sacrements  de  Pénitence  et  de 
l'Eucharistie. 

NOUS    PROROGEONS,    PAR    LES    PRÉSENTES... 

ÎI.  Nous  accordons,  durante  hello,  les  pouvoirs 
suivants  relatifs  à  l'administration  des  paroisses  : 

I.  MM.  les  Curés-Doyens  des  territoires  occupés 
—  et   à   défaut   du   doyen,     l'ecclésiastique    le    plus 


140         LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

âgé  —  sont  autorisés  à  user,  dans  l'étendue  de 
leurs  doyennés  respectifs,  des  pouvoirs  extraordi- 
naires que  Nous  avons  reçus  du  Saint-Siège,  d'ac- 
corder toutes  dispenses  d'empêchements  de  mariage, 
ceux-là  exceptés  dont  l'Eglise  n'a  pas  coutume  de 
dispenser;  ils  pourront  aussi  user  de  toutes  les 
autres  facultés  se  rapportant  à  l'administration  des 
paroisses,  qui  seront  jugées  utiles,  notamment  de 
proroger  la  juridiction,  avec  extension  aux  cas  ré- 
servées; ces  mêmes  pouvoirs,  Nous  les  accordons  aux 
curés,  chaque  fois  qu'il  y  aura  impossibilité  de  cor- 
respondre avec  le  curé-doyen. 

2.  Nous  prorogeons  par  les  présentes  les  facultés 
quelconques,  émanant  du  Saint-Siège,  obtenues  an- 
térieusement  et  qui  ont  expiré  et  expireront  durant 
la   guerre. 

3.  Nous  autorisons  les  prêtres  à  accepter  des  tren- 
tains  grégoriens  et  à  célébrer  ces  messes  sans  inter- 
ruption, le  pouvoir  étant  accordé  d'ajourner  jus- 
qu'après la  célébration  du  trentain  les  messes  fon- 
dées ou  pro  populo. 

5.  S.  S.  le  Pape  Benoît  XV  a  daigné  accorder  la 
sanatio  de  tous  les  actes  quelconques  qui  auraient 
été,  depuis  la  guerre,  entachés  d'invalidité  ou  d'ir- 
régularité. 

Donné  à  Namur,  le  15  février  191 6. 

f  Th.    Lud.,   Ep.   Namurcen. 

LE    VISA    DE    L'aUMONÏER   EN    CHEF. 

Au-dessous  des  dernières  lignes  de  ce  mandement, 
les   curés   pouvaient   lire  cette   mention   manuscrite  : 


AUTOUR    DES    CLOCHERS  I41 

Gesehen  [vu],  accompagnée  du  cachet  du  Kath.  Feld- 
Oherpfarrer  des  Westheeres;  c'était  le  visa  de  l'au- 
mônier  en  chef  des  armées  allemandes  de  TOuest, 
attestant,  au  nom  des  autorités  militaires,  la  com- 
plète innocuité  de  cet  acte  épiscopal. 


UNE  LETTRE  DU  NONCE  DE  BRUXELLES. 

A  deux  OU  trois  reprises,  Mg-r  l'Evêque  de  Namur 
fit  parvenir  aux  curés  de  la  Somme,  par  l'intermé- 
diaire  de  la  Nonciature  de  Bruxelles  et  des  com- 
mandants de  place,  une  autre  missive  dont  voici  le 
texte  : 


NONCIATURE    APOSTOLIQUE 
BRUXELLES 

Chaussée  de  Wavre,  214 


Monsieur  le   Curé, 

Je  suis  chargé  de  vous  faire  parvenir  sous  ce  pli, 
de  la  part  de  Sa  Grandeur  Monseigneur  Heylen, 
évêque   de  Namur,    la   somme    de  marcs,    qui 

vous  est  destinée. 

Cette  somme  se  décompose  ainsi  :  120  marcs  re- 
présentent, pour  les  quatre  mois  de  juin,  juillet,  août 
et  septembre,  la  somme  de  30  marcs  qui  est  allouée 
mensuellement  à  chaque  prêtre;  les  marcs  qui 


142         LA   SOMME   SOUS   L^OCCUPATION  ALLEMANDE 

restent  sont  pour  la  célébration  de  messes  que 

je  vous  prie  de  dire  le  plus  tôt  possible. 

Agréez,  Monsieur  le  Curé,  Vexpression  de  mes 
sentiments  dévoués. 

Bruxelles,  le  i^^  septembre  1916. 

f  A.  LocATELLi,  Arch.  de  Thés  s  alo  nique, 
Nonce     apostolique. 

Avec  prière  d'envoyer  au  retour  le  bulletin  de  dé- 
charge ci-joint. 

SA    SAINTETÉ    LE    PAPE... 

Un  jour  du  mois  d'avril  1916,  M.  l'abbé  Char- 
lier,  curé-doyen  de  Roisel,  reçoit  la  visite  d'un  adju- 
dant, attaché  à  la  Commandanture,  nommé  Schmitt  : 

—  C'est  Sa  Sainteté  le  Pape  qui  vous  envoie  un 
secours,  lui  dit  l'adjudant  en  lui  remettant  un  pli 
cacheté. 

Puis,  il  demande  à  M.  le  Curé  de  Roisel  d'ouvrir 
la  lettre  et  de  signer  l'accusé  de  réception  qu'elle 
contient  et  qui  doit  être  retourné  à  l'Evêché  de 
Namur. 


MONSIEUR    LE    DOYEN,    JE  CROIS    QUE    G  EST    FINI. 

Quelques  jours  après,  c'était  un  dimanche,  un 
soldat  prévient  M.  l'abbé  Charlier  qu'il  y  aura  dans 
l'ég-lise,  tout  au  début  de  la  matinée,  deux  offices  : 
l'un  catholique,  l'autre  évangélique,  et  qu'ils  seront 
terminés  pour  10  heures. 


AUTOUR    DES    CLOCHERS  I43 

C'était  préoisément  l'heure  fixée  pour  la  grand '- 
messe  à  laquelle  devaient  assister  les  paroissiens. 
Pour  éviter  toute  difficulté,  M.  le  Curé  charge  un 
enfant  de  chœur  de  surveiller  les  abords  de  l'église 
et  de  l'avertir  dès  que  l'office  des  Allemands  sera 
terminé. 

Un  peu  avant  lo  heures,  l'enfant  se  présente  : 

—  Monsieur  le  Doyen,  dit-il,  je  crois  que  c'est 
fini. 

M.  l'abbé  Charlier,  pour  s'en  assurer,  se  rend  à 
l'église,  entr'ouvre  doucement  la  porte,  n'entend 
plus  aucun  bruit  et  se  dit  :  En  effet,  c'est  fini. 

Il  se  dirige  donc,  par  une  allée  latérale,  vers  la 
sacristie.  Mais,  à  peine  est-il  entré  qu'il  entend  le 
son  d'une  musique  instrumentale  :  c'est  le  morceau 
de  sortie,  pense-t-il.  En  traversant  le  sanctuaire,  il 
aperçoit  le  pasteur  qui,  adossé  contre  l'autel  et 
tourné  vers  la  tribune  de  l'orgue,  paraissait  écou- 
ter les  musiciens.  Il  entre  doucement  à  la  sacristie, 
afin  de  s'y  préparer  à  célébrer  la  messe. 

Le  pasteur  l'y  rejoint  bientôt,  le  salue  silencieu- 
sement et  se  retire. 

A  l'issue  de  la  grand 'messe,  M.  le  Curé  rentre 
chez  lui,  se  met  à  table  —  et  reçoit  un  billet  du 
commandant  l'avertissant  qu'il  est  condamné  à 
100  marks  d'amende  ou  à  vingt  jours  de  prison 
«  pour  avoir  dérangé,  disait  le  commandant,  l'office 
évangélique  militaire.  »  On  lui  donnait,  pour  payer 
l'amende,   un  délai  de  vingt-quatre  heures. 


144      LA  SOMME  SOUS  l'occupation  allemande 


JE    CHOISIS    LA    PRISON. 

M.  le  Curé  de  Roisel  est  au  comble  de  la  surprise. 
Au  début  de  l'après-midi,  il  va  trouver  l'adjudant 
Schmitt  pour  obtenir  de  lui  quelques  explications; 
car  l'adjudant,  qui  est  protestant,  avait  assisté  le 
matin  à  l'office  évangélique  «  dérangé  »  par  le  doyen 
Mais  il  ne  le  rencontre  pas. 

Le  lendemain,  lundi,  vers  lo  heures,  il  arrive  enfin 
à  le  voir  : 

—  Ce  n'est  pas  moi,  lui  répond  l'adjudant;  c'est 
le  capitaine  qui  s'est  plaint  au  commandant,  et  le 
commandant  a  condamné. 

Il  ne  sort  pas  de  cette  argumentation   sommaire. 
De  guerre  lasse,  M.  le  Curé  de  Roisel  lui  dit  : 

—  Vous  m'avez  donné  à  choisir  entre  l'amende 
et  la  prison,  je  choisis  la  prison! 

Et  il  demande  qu'on  lui  délivre  un  laissez-passer 
pour  Epehy  afin  qu'il  puisse  demander  à  son  con- 
frère voisin  de  le  suppléer,  pendant  cette  absence 
forcée,  dans  le  service  religieux  de  la  paroisse  de 
Roisel. 

—  Vous  n'aurez  pas  de  laissez-passer  pour  Epehy, 
lui  déclare  Schmitt. 

—  Pourquoi   donc? 

—  Parce  que  vous  n'irez  pas  en  prison  :  vous 
êtes  solvable,  puisque  je  vous  ai  porté  de  l'argent 
de  N.    S.  P.   le  Pape. 

—  Je  suis  solvable,  mais  je  ne  veux  pas  payer  une 
amende  qui  m'est  infligée  injustement  et  sans  en- 
quête. 


AUTOUR    DES    CLOCHERS  I45 

—  Si  VOUS  ne  voulez  pas  vous  exécuter,    à    une 
heure  vous  serez  au  poste! 


NOUS   NE  VOULONS   PAS   CONNAITRE   L'ÉVÊQUE   d'aMIENS. 

M.  le  Curé  de  Roisel  rentre  au  presbytère  : 

—  Donnez-moi  à  manger,  dit-il  à  sa  sœur, 
parce  qu'il  peut  se  faire  qu'à  une  heure  on  vienne 
m 'emmener  au  poste. 

Mais,  à  peine  était-il  à  table,  l'adjudant  Schmitt 
se  présente,  accompagné  de  deux  gendarmes  : 

—  Monsieur,  dit-il,  vous  ne  voulez  pas  donner 
d'argent,  nous  venons  le  chercher. 

Et  les  gendarmes  prennent  par  le  bras  M.  le  Curé 
de  Roisel  qui,  voyant  qu'ils  allaient  le  fouiller,  sort 
de  sa  poche  son  portefeuille  et  le  leur  présente. 

Le  portefeuille  ne  contenait  qu'une  quarantaine 
de  francs,  en  bons  communaux. 

—  Ce  n'est  pas  assez,  dit  Schmitt,  nous  allons 
dans  votre  bureau. 

Mlle  Charlier  veut  intervenir   : 

—  Mon  frère,  dit-elle,  laissez-les  faire,  sans  cela 
ils  vous  voleront   tout. 

—  Vous,  Madame,  réplique  l'adjudant,  pas  parler 
ainsi,  ou  au  poste! 

—  Voilà  les  clefs,  dit  M.  le  Curé,  vous  pren- 
drez mon  argent  si  vous  le  voulez,  je  ne  vous  le 
donnerai   pas. 

Il  ajoute  : 

—  Il  y  a  ici  90  francs  destinés  à  Mgr  l'Evêque 
d'Amiens  pour  des  œuvres. 

0 


146         LA  SOMME  SOUS   L 'OCCUPATION  ALLEMANDE 

—  Egal,   égal. 

—  Moi,  cela  ne  m'est  pas  égal;  je  suis  doyen  et 
j'ai  des  comptes  à  rendre  à  mon  évêque. 

—  Nous  ne  voulons  pas  connaître  l'évêque 
d'Amiens! 

—  Vous  le  connaîtrez,  parce  qu'après  la  guerre 
il  y  aura  encore  une  justice,  et  il  fera  des  réclama- 
tions. 

L'adjudant,  à  ces  mots,  manifeste  quelque  embar- 
ras; mais  bien  vite  il  se  reprend,  s'empare  des 
100  marks  qu'il  convoitait,  et  s'en  va.  Mais,  dans 
sa  précipitation,  il  se  trompe,  emporte  en  trop  une 
somme  de  7  fr.  50,  et,  pour  bien  démontrer  qu'il 
est  honnête,  il  renvoie  par  un  soldat,  une  heure 
après,   ce  «   trop-perçu   ». 

nein! 

M.  le  Curé  de  Roisel  retourne  cehz  l'adjudant.  Il 
tient  en  main  une  note,  qu'il  vient  de  rédiger  à  peu 
près  en  ces  termes  : 

Je,  soussigné,  commandant  de  la  place  de  Roisel, 
reconnais  avoir  prélevé  chez  M.  le  Curé  de  Roisel, 
pour  une  amende,  une  somme  de  100  marks  dans  la- 
quelle se  trouvaient  90  francs  destinés  à  Vévêque 
d'Amiens,  pour  des  œuvres. 

Il  demande  à  l'adjudant  de  présenter  cette  feuille 
à  la  signature  du  commandant.  Mais  la  feuille  re- 
vient bientôt,  avec  cette  mention  énergique  :  Nein! 
Le  commandant  et  l'adjudant  tenaient,  visiblement, 
aux   100  marks  de  Sa  Sainteté  le  Pape. 


CHAPITRE    VIII 
Autour  des  presbytères. 


Une  «  affaire  grave  et  internationale.  »  —  Vous  allez  être  fusillé 
probablement.  —  Nous  allons  télégraphier  au  général  en  chef. 
Nous  venons  faire  une  perquisition,  —  J'y  raconte  comment 
les  Allemands  font  la  guerre.  —  Un  souterrain  dans  une  «  écu- 
rie à  poules  »  —  «  Lecureux  »  ou  «  le  curé  »?  La  tournée  des 
curés.  —  Les  uhlans  chez  les  Clarisses. 


((    AFFAIRE    GRAVE  ET    INTERNATIONALE    ». 

Dans  les  presb3'tèr€s,  il  y  a,  parfois,  des  heures 
bien  sombres. 

Ne  quittons  pas  Roisel.  Le  31  octobre  1914, 
M.  l'abbé  Charlier  est  à  l'église.  Il  y  reçoit  —  au 
confessionnal  —  la  visite  d'un  soldat  allemand  qui 
lui  remet  un  pli  de  la  Commandanture  :  c'est  une 
invitation  à  se  rendre  chez  le  commandant  «  pour 
affaire  grave  et  internationale  ». 

«    Internationale    »,    se   demande    M.    le   Curé   de 


I4S         LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

Roisel  :  qu'est-ce  que  cela  peut  bien  être?  Mais  il 
est  fort  occupé  par  la  préparation  des  fêtes  de  la 
Toussaint;  et,  quelque  désir  qu'il  ait  d'être  rensei- 
gné  sur  cette  nouvelle  histoire,  il  explique  à  l'esta- 
fette qu'il  aura  le  regret  de  ne  pouvoir  répondre  à 
l'invitation  du  commandant  que  le  surlendemain, 
2  novembre,  vers  11  heures. 


«    vous   ALLEZ  ÊTRE   FUSILLE,    PROBABLEMENT    ». 

A  l'heure  dite,  ce  jour-là,  il  se  présente  : 

—  Monsieur  le  Curé,  lui  dit  poliment  le  comman- 
dant, veuillez  vous  asseoir.  Nous  vous  demandons 
parce  que  vous  allez  être  fusillé  probablement. 

—  Fusillé!  répond  le  doyen  de  Roisel.  Pourrais-je 
au  moins  savoir  pour  quel  motif? 

—  On  va  vous  le  dire,  reprend  le  commandant. 
Et  il  explique  à  l'abbé  que  l'on  a  trouvé,   devant 

sa  porte,  des  fils  blancs  allant  d'un  pilier  à  l'autre 
et  se  dirig"eant  du  côté  de  l'église  et  de  la  maison 
des  sœurs. 

M  le  doyen  de  Roisel  intervient  : 

—  Je  ne  saisis  pas  bien,  remarque-t-il,  la  relation 
qu'il  peut  y  avoir  entre  ces  fils  et  une  condamnation 
à  mort. 

Mais  le  commandant  insiste  :  ces  fils,  explique-t-il, 
étaient  un  indice  pour  les  passants  qui  viennent  à 
Roisel.  Il  y  voit  la  preuve  que  le  presbytère  est  un 
centre  de  renseignements,  et  qu'il  doit  s'y  trouver 
des  journaux  et  des  lettres. 

—  Vous  êtes  dans  l'erreur,   affirme    le    curé    de 


AUTOUR    DES    PRESBYTERES  I49 

Roisel  :  je  n'ai  reçu,  depuis  roccupation  allemande, 
aucun  journal,  aucune  lettre. 
Et    le  commandant    : 

—  I-es  curés  ont  toujours  la  même  défense.  Ils 
disent  toujours  cela.  A  Valenciennes,  nous  avons 
fusillé  deux  prêtres  dans  les  mêmes  conditions. 

—  Puis-je  du  moins  savoir  ce  que  c'est  que  ces 
fils  blancs?  demande  M.  l'abbé  Charlier. 

L'un  des  officiers  qui  entouraient  le  commandant 
tire  alors  de  sa  poche  une  bobine  de  fil  et  la  lui 
montre.  M.  le  Curé  de  Roisel  n'a  pas  de  peine  à  y 
reconnaître  le  fil  de  coton  qu'utilisaient,  avant  la 
g-uerre,  les  nombreux  tisserands  du  pays  : 

—  Ce  n'est  pas  une  excuse,  conclut  le  com- 
mandant, vous  êtes  coupable. 


NOUS  ALLONS  TÉLÉGRAPHIER  AU  GÉNÉRAL  EN  CHEF. 

Puis,  passant  à  un  autre  chef  d'accusation,  il 
reproche  à  M.  le  Curé  de  Roisel  de  ne  pas  saluer 
les  officiers,  de  n'être  pas  respectueux  des  autorités 
allemandes  : 

—  Interrogez  sur  ce  point  les  officiers,  même 
monsieur,  à  qui  j'ai  fait  visiter  l'église,  répond 
l'abbé,  en  désignant  l'officier  qui  venait  de  lui  pré- 
senter la  bobine  de  fil. 

—  C'est  vrai,  déclare  l'officier. 

Et,  après  quelques  échanges  d'explications  sur 
des  querelles  d'une  si  extrême  gravité,  le  comman- 
dant se  lève  : 

—  Monsieur  le   Curé,    dit-il,    votre   dépo'sition    est 


150         LA  SOMME  SOUS   l'oCCUPATION  ALLEMANDE 

considérable  :    nous    allons    télégraphier   au    général 
de  Saint-Quentin  que  vous  ne  serez  pas  fusillé! 

Cette   scène   —   tragédie?  comédie?  —   avait  duré 
deux  heures. 


* 
*  * 


NOUS    VEXONS    FAIRE    UNE  PERQUISITION. 

Ces  histoires,  «  cousues  de  fil  blanc  »,  ne  sont 
pas  les  seules  qui  troublent  le  repos  des  presby- 
tères. 

Durant  l'hiver  191 4- 191 5,  les  autorités  alle- 
mandes se  livrent,  à  dix  ou  douze  reprises,  dans  le 
presbytère  de  Roisel,  à  de  minutieuses  perquisitions. 
Les  perquisitions,  naturellement,  se  font  à  l'impro- 
viste  et  sans  avertissement  préalable.  La  nuit  comme 
le  jour,  toutes  les  maisons  doivent  demeurer  ouver- 
tes, et  n'importe  quel  soldat  peut  y  entrer,  comme 
chez  lui. 

Un  jour,  vers  5  heures  du  matin,  M.  le  Curé  de 
Roisel,  qui  était  couché,  entend  du  bruit  à  la  porte 
de  sa  chambre,   sur  le  palier  du  prem.ier  étage. 

—  Qu'y  a-t-il,  demande-t-il? 

—  Ah!  Monsieur  le  Curé,  nous  venons  faire  une 
perquisition,  lui  répond  le  commandant;  car,  c'était 
lui,  et  accompagné  d'un  soldat,  il  essayait  de  se 
diriger,  à  travers  le  corridor,  à  la  lumière  d'une 
lampe  électrique. 


AUTOUR    DES    PRESBYTERES  I5I 


j'y  raconte  comment  les  allemands  font  la  guerre. 

Cette  fois,  c'est  le  grenier  qu'il  voulait  examiner. 

M.  le  Curé  de  Roisel  se  lève  à  la  hâte  et  les  y 
accompag'ne.  Dans  le  grenier  du  presbytère,  de  nom- 
breux livres  avaient  été,  au  cours  de  i>erquîsitions 
antérieures,  jetés  çà  et  là  par  les  soldats  : 

—  Vous  avez  beaucoup  de  livres,  observe  le  com- 
mandant  :  en  avez-vous   déjà  fait? 

—  Certainement,  répond  le  malicieux  abbé  qui  a 
en  effet  publié,  sur  l'une  de  ses  anciennes  paroisses, 
une  monographie  fort  étudiée. 

—  Vous  ne  pouvez  pas  me  donner  ce  livre? 

—  Impossible  :  je  n'en  ai  plus  un  seul  exemplaire. 

—  Faites-vous  encore  une  histoire? 

—  Oui,   j'en   écris  une  autre. 

—  Qu'est-ce  que  c'est? 

—  C'est  de  l'histoire  locale  :  j'y  raconte  com- 
ment les  Allemands  font  la  guerre. 


UN  souterrain  dans  l'écurie  a  poules. 

Pendant   ce   temps,    le   soldat  cherchait,    fouillait, 
perquisitionnait,  perdait  son  latin  : 

—  Que  voulez-vous  voir?  dit  enfin  M.  le  Curé  de 
Roisel.  Je  vous  le  montrerai. 

—  Vous  avez  des  souterrains,  dit  le  commandant. 

—  Je  suis  ici  depuis  vingt  ans,  je  ne  connais  pas 
de  souterrain. 

—  On  m'a  dit  qu'il  y  en  avait. 


152         LA  SOMME  SOUS   L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

—  Cherchez-les! 

On  était  descendu  dans  la  cour  du  presbytère  : 

—  Vous  avez,  demande  le  commandant,  une  écu- 
rie à  poules. 

—  Masi  oui,  j'ai  une  écurie  à  poules. 

—  Allez,  dit  l'officier  au  soldat,  en  lui  indi- 
quant,  d'un  geste,   le  poulailler. 

Le  soldat  obéit.  Il  trouve,  disposées  sur  le  sol, 
quelques  planches  destinées  à  l'aplanir,  car  1'  «  écu- 
rie à  poules  »  avait  été  établie  près  d'un  trou  dans 
lequel,  naguère,   était  déposé  le  charbon. 

Le  soldat  prend  ce  trou  pour  un  souterrain,  y 
donne  courageusement  un  coup  de  pioche  et  s'aper- 
çoit enfin  de    son  erreur. 

—  Vous  cachez  quelqu'un,  dit  encore  au  curé  le 
commandant. 

—  Non,  je  ne  cache  personne. 
La  perquisition  était  achevée. 


*  * 


«   LECUREUX   »  OU  «    LE  CURÉ  »? 

Ce  commandant,  quelques  semaines  plus  tard,  fut 
envoyé  par  ses  chefs  à  Saint-Quentin.  Il  revint  un 
jour  à  Roisel,  et,  apercevant  un  officier  logé  au  pres- 
bytère  : 

—  Vous  présenterez,  lui  dit-il,  mes  excuses  à 
M.   le  Curé. 

—  Vos  excuses?  Pourquoi? 

—  Parce  qu'il  y  a  eu  à  son  sujet  une  confusion. 


AUTOUR    DES    PRESBYTERES  I53 

On  nous  donnait  Tordre  de  perquisitionner  chez 
M.  Lecureux.  notaire  honoraire,  et  nous  avons  com- 
pris :  M.  le  Curé! 

LA   TOURNÉE   DES  CURÉS. 

Partout,  sous  des  formes  tantôt  tragiques  et 
tant  burlesques,  les  mêmes  scènes  se  reprodui- 
saient. Le  9  janvier  191 5,  M.  le  Curé  de  Péronne 
écrivait  : 

«  Ce  matin,  deux  gendarmes  soot  venus  perqui- 
sitionner chez  moi  et  chez  l'abbé  Dubois,  pour  voir 
si  nous  n'avions  pas  quelque  téléphone  secret  com- 
muniquant avec  les  lignes  françaises.  Ils  doivent 
aller  également  dans  les  presbytères  de  Doingt  et  de 
Sainte-Radegonde  :  c'est  la  tournée  des  curés.  Tou- 
jours la  monomanie  de  l'espionnage  et  leur  particu- 
lière défiance  du  clergé.  Je  dois  reconnaître  du  reste 
que  les  deux  gendarmes  ont  été  très  corrects.  Je 
connais  le  sous-officier  qui  parle  bien  le  français.  Il 
s'excusa  du  dérangement  qu'il  était  obligé  de  me 
causer  et  se  contenta  de  visiter  très  sommairement 
la  cave  et  le  grenier. 

A  un  moment,  il  me  dit  : 

—  Nous  savons  que  les  prêtres  français  sont  très 
patriotes  et  nous  sommes  obligés  de  nous  défier 
d'eux. 

—  C'est  vrai,  nous  sommes  patriotes;  mais  nous 
nous  occupons  de  notre  ministère  sans  nous  mêler  à 
la  guerre  :  nos  soldats  n'ont  pas  besoin  de  nous  pour 
la  faire...  Et  la  preuve,  ajoutai-je,  que  nous  ne  nous 
mêlons  pas  à  la  guerre,   c'est  que  depuis  que    vous 

». 


154    LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

fouillez  les  presbytères  pour  y  découvrir  des  télé- 
phones, je  suis  sûr  que  vous  n'en  avez  jamais  trouvé 
un  seul. 

—  Pardon,   nous  en  avons  trouvé. 

—  Pouvez-vous  me  dire  en  quel  endroit? 

Il  échangea  quelques  mots  avec  son  camarade,  et 
dit    : 

—  A  Flaucourt. 

Je  lui  raconte  alors  la  scène  qui  s'était  passée  à 
la  caserne  entre  M.  le  Curé  de  Flaucourt,  l'officier 
qui  l'avait  fait  arrêter  et  moi.  Rien  n'y  fit,  je  n'ar- 
rivai pas  à  convaincre  mon  interlocuteur.  » 


LES    UHLANS    CHEZ    LES     CLARISSES. 

Au  même  titre   que   les   presbytères,    les   couvents 
recevaient  la  visite  des   soldats. 

Ecoutons  encore  M.  le  Curé  de  Péronne  : 
«  Hier  (9  décembre  191 4),  vers  10  heures  du  ma- 
tin, neuf  g-endarmes  se  dirigeaient  vivement  vers  le 
haut  de  la  rue  Saint-Fursy  :  l'officier  qui  les  com- 
mandait plaça  des  sentinelles  au  coin  et  au  milieu 
de  la  rue  des  Vierges,  en  face  de  la  porte  du  cou- 
vent des  Clarisses,  et  un  peu  plus  loin  rue  Mollerue  : 
avec  les  quatre  autres  il  envahit  le  monastère.  Les 
sœurs  tourières  et  deux  dames  réfugiées  qui  se  trou- 
vaient avec  elles  furent  gardées  à  vue  dans  la  cour 
par  un  soldat,  les  autres  franchirent  la  clôture  de- 
vant  l'abbesse    qui    s'était   présentée   et    alors    com- 


AUTOUR    DES    PRESBYTERES  I55 

menaça  une  perquisition  en  règle  de  tout  le  couvent  : 
salles,  parloirs,  cellules,  tout  fut  visité;  les  gre- 
niers furent  longuement  inspectés.  Cette  odieuse  vi- 
site domiciliaire  dura  une  demi-heure,  jetant  le 
trouble  dans  le  quartier,  mettant  en  émoi  les  saintes 
filles  qui  voyaient  leur  retraite  violée  et  leurs  prières 
interrompues  sans  aucun  motif. 

Après  ce  bel  exploit,  les  Allemands  sont  tran- 
quilles :  ils  sont  sûrs  que  les  Clarisses  ne  font  pas 
d'espionnage  et  ne  correspondent  pas  avec  les  Fran- 
çais.   Ils  peuvent  dormir  en  paix!   » 


CHAPITRE  IX 
Autour  des  écoles  primaires. 


On  ouvre  l'école... lundi  prochain. —  Les  jeunes  gens  qui  vont 
deux  par  deux.  —  Eurêka!  —  Un  petit  espion.  —  Attentat  con- 
tre rarniée  allemande.  —  Un  soufflet  retentissant.  —  Bravo, 
mademoiselle!  —  M.  le  Commandant  désire... —  A  l'ombre  du 
crucifix...  —  Je  donnerai  tout  ce  qu'il  faut.  —  Voilà  le  direc- 
teur!—  Une  nomination  officielle.  —  «  Impartiallement.  »  — 
S'ils  ne  veulent  pas  obéir... —  «  Abattre  école.  » — Ce  sera  très 
bon  pour  vous  ! 


ON  OUVRE  l'École...  lundi  prochain. 

Dans  les  villes,  dans  les  villages,  que  d'inquié- 
tudes, que  d'angoisses,  parfois,  pour  les  enfants  — 
ou  à  -cause  des  enfants! 

Ici,  l'école  a  été  réquisitionnée  :  on  y  a  mis  des 
blessés,  ou  bien  des  bureaux,  ou  bien  des  chevaux. 
C'est  une  ambulance,  un  secrétariat,  une  écurie  :  ce 
n'est  plus  une  école.  On  arrive  parfois  à  la  re- 
prendre.  On  la  fait  nettoyer;  à  grand'peine,   on  re- 


I5S         LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

constitue  un  mobilier  de  fortune,  on  se  procure  des 
tables  et  des  bancs,  on  annonce  que  l'école  va  être 
ouverte...  lundi  prochain.  Et  l'avant- veille,  ou  bien 
la  veille,  des  Allemands  arrivent,  enlèvent  les  tables, 
prennent  et  scient  les  bancs,  et  s'installent,  en  maî- 
tres, à  la  place  des  enfants. 

Ailleurs,  il  n'y  a  plus  d'instituteurs,  ni  d'institu- 
trices :  il  faut  trouver  quelques  hommes  ou  jeunes 
gens,  quelques  femmes  de  bonne  volonté,  profes- 
seurs d'occasion  dont  la  présence  et  le  dévouement 
sont  pour  les  enfants  un  précieux  réconfort. 

Quand  tout  est  organisé,  il  reste  l'imprévu.  Et 
Dieu  sait  si  la  marge  est  grande! 


* 
*  * 


LES    JEUNES    GEXS    QUI    VONT   DEUX    PAR    DEUX. 

«  En  191 4,  vers  la  mi-novembre,  —  nous  citons  ici 
M.  le  Curé  de  Péronne  —  un  général  revenait  de 
Barleux  en  auto.  En  rentrant,  il  appelle  le  comman- 
dant de  place  et  lui  dit  : 

—  Je  m'étO'nne  beaucoup  :  tout  à  l'heure,  en  tra- 
versant la  Chapelette,  j'ai  vu  huit  jeunes  gens  qui 
marchaient  deux  par  deux.  Qu'est-ce  que  cela  si- 
gnifie? 

Le  commandant  répondit,  qu'il  n'en  savait  rien, 
qu'il  était  très  surpris  de  ce  que  lui  disait  le  gé- 
néral : 

—  Il  faut  vous  informer,  reprit  celui-ci,  et  me  ren- 
dre compte. 


AUTOUR    DES    ECOLES    PRIMAIRES  I59 

Le  commandant  fit  venir  l'un  des  trois  administra- 
teurs de  la  ville  : 

—  Le  général,  lui  dit-il,  a  vu  aujourd'hui  huit 
jeunes  gens  qui  marchaient  deux  par  deux,  à  la  Cha- 
pelette.  Qu'est-ce  que  cela  signifie?  Je  croyais  que 
nous  avions  envoyé  en  Allemagne  tous  les  jeunes 
gens  de  Péronne. 

L'administrateur  répondit  qu'il  s'étonniait  beau- 
coup de  ce  que  lui  disait  le  commandant,  qu'en  effet, 
les  Allemands  avaient  enlevé  tous  les  jeunes  gens  et 
qu'il  ne  devait  plus  en  rester. 

—  Il  faut  vous  informer,  répondit  celui-ci,  et  me 
rendre  compte. 

Tout  à  coup,  l'administrateur  eut  une  inspiration 
et  crut  avoir  trouvé   : 

—  Mais  ces  jeunes  gens  qui  marchaient  deux  par 
deux  à  la  Chapelette,  ce  sont  probablement  des 
jeunes  gens  qui  sont  prisonniers  civils  au  Collège  et 
qu'on  aura  envoyés  en  corvée. 

—  Non,  répondit  le  commandant,  car  dans  ce  cas, 
ils  auraient  été  accompagnés  d'un  soldat. 

—  Peut-être,  reprit  l'administrateur,  le  soldat  y 
était-il.  Mais  l'auto  allant  très  vite,  le  général  ne 
l'aura  pas  vu.  II  faut  demiander  au  général. 

Un  sous-officier  de  la  Commandanture  se  rendit 
aussitôt  chez  le  général  et  lui'  demanda  s'il  n'y  avait 
pas  un  soldat  avec  «  les  huit  jeunes  gens  qui  mar- 
chaient deux  par  deux,  à  la  Chapelette   ». 

Le  général  affirma  qu'il  n'y  avait  pas  de  soldat. 

On  était  plus  embarrassé  que  jamais. 

L'administrateur,    très  ennuyé,   fit  venir  M.    S..., 


l6o         LA   SOMME  SOUS   L'OCCUPATION  ALLEMANDE 

qui    habite    la  Chapelette    et   qui    sait    ce  qui    s'y 
passe. 

Il  le  mit  au  courant  et  lui  demanda  ce  que  pou- 
vaient bien  être  «  les  huit  jeunes  gens  qui  mar- 
chaient deux  par  deux  à  la  Chapelette   ». 


EUREKA! 

M.  S...  réfléchit  beaucoup.  Tout  à  coup,  se  frap- 
pant le  front  et  partant  d'un  grand  éclat  de  rire,  il 
s'écrie   : 

—  Eurêka!  j'ai  trouvé.  Les  huit  jeunes  gens  que 
le  général  a  vus,  marchant  deux  par  deux,  à  la  Cha- 
pelette, eh  bien!  ce  sont  les  enfants  du  quartier  qui 
revenaient  de  l'école  de  Péronne.  Je  les  ai  rencontrés 
moi-même  plusieurs  fois.  Ils  sont  sept  ou  huit  en 
effet,   et  reviennent  toujours  ensemble. 

L'administrateur,  tout  heureux  d'avoir  pu  éluci- 
der cette  grave  question,  s'en  fut  chez  le  comman- 
dant pour  lui  rendre  compte  de  son  enquête. 

Le  commandant  s'en  fut  chez  le  général  et  lui  dit  : 

— Mon  général,  je  crois  que  les  huit  jeunes    gens 

que  vous  avez  vus  «  marchant  deux  par  deux,  à  la 

Chapelette   »,   c'étaient...   les  enfants  qui  revenaient 

de  l'école  de  Péronne. 

—  Eh  bien,  répliqua  le  général,  je  ne  veux  plus 
que  les  enfants  de  la  Chapelette  aillent  à  l'école  à 
Péronne. 

Et   ainsi  fut   fait. 

Et  maintenant,  ajoute  le  chanoine  Caron,  les  Alle- 
mands peuvent  dormir  tranquilles,  en  attendant... 
qu'ils  marchent  sur  Paris    :  les  huit  jeunes  gens  de 


AUTOUR    DES    ÉCOLES    PRIMAIRES  l6l 

la  Chapelette  —  parmi  eux,  il  y  en  a  deux  qui  ont 
huit  ans  —  ne  pourront  plus  revenir  deux  par  deux 
de  l'école  de  Péronne  et  ainsi  ils  ne  pourront  pas 
aller  renseigner  l'armée  française  sur  ce  qui  se  passe 
chez  nous.  C'est  dommage,  car  il  se  passe  chez  nous 
des  choses  qui  amuseraient  bien  les  Français,  s'ils 
les  connaissaient.    » 


* 
*  * 


UN  PETIT  ESPION. 

Deux  mois  plus  tard  (25  janvier  191 5),  autre 
note  : 

«  Ce  matin,  à  la  messe  de  5  heures,  il  n'y  eut  pas 
d'enfant  de  chœur  :  il  avait  été  arrêté  par  les  Alle- 
mands. Il  venait  à  l'église  lorsque  quatre  cavaliers 
qui  traversaient  la  place  l'aperçurent.  Ils  s'élancent 
sur  lui,  l'arrêtent  et  le  conduisent  au  poste  de  La 
Commandanture. 

Il  ne  fut  relâché  qu'à  7  heures,  quand  l'officier 
d'ordonnance  du  commandant  arriva  et  put  l'in- 
terroger. Les  uhlans  l'avaient  pris  pour  un  espion. 
Pensez  donc»  il  a  onze  ans!  » 


ATTENTAT    CONTRE    L^^RMÉE    ALLEMANDE. 

Mais  la  faute,  ainsi  qu'on  va  le  voir,  n'était  pas, 
aux  uhlans. 

«  Il  y  a  quelques  jours  —  continuait  le  surlen- 
demain M.  le  Curé  de  Péronne  —  deux  administra- 


102         LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

teurs  de  la  ville  furent  appelé  d'urgence  à  la  Com- 
mandanture. 

—  Messieurs,  leur  dit  le  commandant,  un  attentat 
a  été  commis  à  Péronne  contre  l'armée  allemande. 

—  Nous  sommes  très  étonnés  de  ce  que  vous  dites, 
mon  commandant,  nous  n'avons  entendu  parler  de 
rien.     Les  agents  ne  nous  ont  rien  signalé. 

—  Hier,  reprit  le  commandant,  des  fils  de  fer  ont 
été  tendus  à  travers  la  route  du  Quinconce  dans  le 
but  évident  de  causer  des  accidents  aux  voitures  et  de 
faire  tomber  nos  cavaliers.  C'est  très  grave  et  je  vais 
sévir  contre  la   ville. 

—  Avant  que  vous  ne  preniez  une  décision,  mon 
commandant,  permettez-moi  de  faire  une  enquête. 

Le  commandant  voulut  bien  y  consentir. 

Deux  agents  furent  envoyés  dans  le  quartier  du 
Quinconce.  Ils  s'informèrent  et  interrogèrent  surtout 
les  enfants  qui  sont  partout  et  voient  tout.  Ils  ne 
tardèrent  pas  à  apprendre  que  c'était  quatre  enfants 
de  dix  à  onze  ans  de  notre  école  libre  qui  avaient 
fait  le  coup.  En  jouant,  ils  avaient  trouvé  des  ru- 
bans en  métal  qui  entouraient  le  jeu  de  paume  et 
que  probablement  les  Allemands  ont  arrachés.  Ils 
n'avaient  rien  trouvé  de  mieux  que  de  les  tendre  à 
travers  la  route...  pour  faire  une  bonne  farce  aux 
Allemands. 

UNE    BONNE    FARCE. 

Très  penauds,  les  quatre  coupables  furent  amenés 
à  la  mairie  et  traduits  devant  le  commandant  qui 
leur  fit  une  sévère  admonestation,  les  menaçant  de  la 
prison,    s'ils   recommençaient. 


AUTOUR    DES    ÉCOLES    PRIMAIRES  163 

Au  sortir  de  la  Commandanture,  l'un  des  adminis- 
trateurs les  prit  en  particulier  : 

—  Mais  enfin,  leur  dit-il,  pourquoi  avez-vous  fait 
cela? 

L'un  d'eux,  s 'enhardissant,  lui  répondit  tout  bas  : 

—  Monsieur,  c'était  pour  que  les  Allemands  se  cas- 
sent la  figure. 

Sur  leur  promesse  de  ne  plus  recommencer,  les 
quatre  bonshommes  qui  devaient  faire  courir  un  si 
grand  danger  à  l'armée  allemande  furent  relâchés.  Et 
le  commandant,  étant  donné  le  jeune  âge  des  coupa- 
bles, voulut  bien,  pour  cette  fois,  ne  pas  sévir  contre 
la  ville.    « 


UN    SOUFFLET    RETENTISSANT. 

Voici  une  autre  anecdote  qui,  dans  un  genre  tout 
différent,  n'est  pas  moins  suggestive.  Nous  recou- 
rons encore  au  témoignage  de  M.  le  Curé  de  Pé- 
ronne  (ii  août  191 5)  : 

«  Georgette  Lamy  est  une  jeune  fille  de  Biaches 
qui  vient  en  classe  au  pensionnat  Jeanne  d'Arc 
Elle  a  16  ans.  Elle  ne  porte  pas  les  Allemands  dans 
son  cœur. 

En  rentrant  de  Péronne,  l'autre  jour  elle  voit  un 
sergent-major  qui  taquinait  sa  jeune  sœur  : 

—  Monsieur,  lui  dit-elle,  je  vous  prie  de  laisser 
tranquille  ma  petite  sœur. 

Bien   que   le   ton   de  la  jeune   fille  fût   peu   enga- 


164         LA  SOMME  SOUS   L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

géant,  le  sous-officier  voulut  se  montrer  aimable 
avec  elle.  Il  s'avança  et  essaya  de  lui  prendre  la 
main    : 

—  Je  vous  défends  de  me  toucher,  s'écria-t-elle. 

Et  comme  l'Allemand  l'avait  saisie  par  le  poignet, 
elle  se  dégagea  vivement  et  lui  appliqua  le  plus  re- 
tentissant soufflet  que  face  d'Allemand  ait  jamais 
reçu. 

Il  fut  même  si  retentissant  qu'on  l'entendit...  de 
la  Commandanture. 

Et  le  lendemain,  Mlle  Georgette  fut  invitée  à 
comparaître  devant  l'autorité  militaire  pour  s'expli- 
quer sur  ses  faits  et...  surtout  son  geste. 

Après  une  semonce  paternelle  du  commandant 
et  une  défense  énergique  de  l'accusée...  par  elle- 
même,  celle-ci  fut  condamnée  à  une  heure  d'arrêts, 
pendant  quinze  jours. 

Et  voilà  pourquoi,  en  rentrant  de  Péronne 
Mlle  Georgette  se  rend  chaque  jour,  à  la  Comman- 
danture de  Biaches,  s'assied  sur  un  banc,  déplie 
tranquillement  sa  serviette  et...  apprend  ses  leçons. 
Ses  maîtresses  disent  qu'elle  ne  les  a  jamais  si 
bien  sues  que  miantenant. 


BRAVO,    ^MADEMOISELLE 


Pour  être  complet,  je  dois  ajouter  que  le  sergent- 
major  fut  condamné  à  deux  jours  de  prison.  Et 
comme  il  est  détesté  de  ses  hommes,  la  première  fois 
que  la  jeune  fille  se  rendit  à  la  Commandanture  pour 
faire  sa  pénitence,  un  groupe  de  soldats  lui  cria  : 

—  Bravo,  mademoiselle,  bravo!  » 


AUTOUR    DES    ÉCOLES    PRIMAIRES  165 


* 


M.     LE    COMMANDANT    DESIRE... 

Dans  certaines  communes,  c'est  le  clergé  —  à  dé- 
faut des  instituteurs  ou  institutrices  —  qui  est  chargé 
de  réorganiser  les  écoles. 

Au  début  de  l'année  191 5,  au  mois  de  janvier  ou 
de  février,  l'abbé  Lacorne,  curé  de  .  Mesnil-en- 
Arrouaise,  reçut  un  soir  la  visite  d'un  soldat  alle- 
mand : 

—  M.  le  Commandant  désire  que  vous  fassiez  la 
classe  aux  enfants,  lui  expliqua  brièvement  ce 
soldat. 

L'abbé  ne  demandait  pas  mieux.  Et  c'est  ainsi 
qu'à  partir  de  ce  moment  jusqu'à  l'été  de  1916,  les 
vingt  enfants  du  village,  leur  instituteur  étant  mo- 
bilisé, reçurent,  matin  et  soir,  dans  l'école  d'abord, 
puis  dans  la  grande  salle  d'un  cabaret,  les  leçons 
de  leur  curé  : 

—  Je  vous  ferai  la  classe  comme  on  me  la  faisait 
autrefois,  expliqua,  dès  le  premier  jour,  à  ses  élèves 
le  nouveau  maître  d'école. 


ET,    A  l'ombre  DU   CRUCIFIX... 

Et,  à  l'ombre  du  crucifix,  tous  ces  enfants,  guidés 
par  leur  curé,  se  préparèrent,  sous  l'œil  de  l'ennemi, 
à  devenir  d'utiles  serviteurs  de  la  France. 


i66      LA  soM^!E  SOUS  l'occupation  allemande 


JE  DONNERAI  TOUT  CE  Qu'iL  FAUT. 

A  Nesle,  dès  le  début  de  l'occupation  allemande, 
les  deux  écoles  de  garçons  et  de  filles  avaient  été 
utilisées  comme  hôpitaux.  A  aucun  point  de  vue  ces 
vacances  prolongées,  dans  une  ville  encombrée  de 
soldats,  n'étaient  bonnes  pour  les  enfants. 

Vers  la  fin  de  novembre  le  vicaire,  M,  l'abbé 
Carrette,  d'accord  avec  le  maire,  se  décide  à  aller 
offrir  au  commandant,  pour  y  établir  les  classes, 
le  patronage  des  garçons,  dont  les  bâtiments  fai- 
saient corps  avec  sa  propre  maison,  et  le  pensionnat 
catholique  de  jeunes  filles. 

L'idée  est  accueillie  avec  faveur  : 

—  Je  veux,  déclare  le  commandant,  que  les 
écoles  soient  ouvertes  le  i^*"  décembre;  je  vous  don- 
nerai tout  ce  qu'il  faut. 

Et  il  charge  l'abbé  lui-même  de  diriger  les  deux 
écoles,  et  de  chercher,  en  l'espace  de  quelques  jours, 
des  instituteurs  et  des  institutrices  de  bonne  volonté. 


VOILA      LE    DIRECTEUR! 

En  effet,  dès  le  i^""  décembre,  les  classes  de  gar- 
çons s'ouvrirent  au  patronage  —  militairement. 

Après  la  prière,  dite  par  un  enfant,  le  commandant 
se  tourne  vers  les  élèves,  et,  désignant  du  doigt 
l'abbé  Carrette   : 


AUTOUR    DES    ÉCOLES    PRIMAIRES  167 

—  Voilà,    leur  dit-il,   le  directeur! 

Et,  après  avoir  jeté  sur  l'assistance  et  le  local  un 
regard  circulaire,  il  s'en  va,  suivi  du  nouveau  direc- 
teur d'école  qui,  sur  le  seuil  de  la  porte,  l'entend  lui 
jeter  cette  promesse  : 

—  Ce  sera  très  bon  pour  vous! 


UNE   NOMINATION   OFFICIELLE. 

Les  classes  de  garçons  et  de  filles  se  faisaient  de- 
puis plusieurs  mois  sous  la  responsabilité  du  vi- 
caire qui,  un  soir  d'avril,  reçut  de  la  Commandan- 
ture  une  nomination  officielle  dont  voici  le  texte  : 

Instruction  primaire. 


A  la  suite  d'une  délibération  prise  en  séance  du 
12  avril  1916   : 

Monsieur  l'ahhé  Albert  Carrette,  vicaire,  résidant 
à  Nesle,  est  nommé  directeur  des  écoles  primaires  {de 
garçons  et  de  filles)  de  cette  ville. 

Nesle,  le  14  avril  1916. 
Orts-Kommandantur 
Nesle 

Hermann  (?)  Klein  (?)  D""  Schaach 

Commandant  de  la  ville.  Adjudant.         Aumônier  militaire,  et 

inspecteur  des  écoles. 


l68         LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATIOX  ALLEMANDE 

((    IMPARTIALLEMEXT    ». 

Avec  cette  nomination,  le  «  directeur  »  recevait  la 
communication  suivante,  que  nous  reproduisons  tex- 
tuellement : 

14  avril  1916. 

A  Monsieur  Carette! 

La  Commandanture  a  désignée  (sic)  M.  Carette 
conitne  directeur  des  écoles  des  garçons  et  des  jeunes 
filles  après  entente  avec  l'inspecteur  allemand  des 
écoles  du  pays  occupé  du  17®  corps  d'armée.  La  dis- 
tribution des  classes  à  l'école  des  jeunes  filles  est  ré- 
glée par  ordre  de  la  Commandanture  pour  : 

P«  classe  :  Mlle  Faillardat, 
IP  classe  :  Mme  Caix, 
IIP  classe  :  Mlle  Herlicq. 

La  Commandanture  prie  le  directeur  de  l'école  de 
s'assurer  que  l'enseignement  se  fera  impartialle- 
ment  dans  l'intérêt  des  élèves,  etc.. 


[Signature  illisible.) 

Orts-Kommandantur  Major  et  commandant 

Nesle.  de  la  place. 


S  ILS   NE   VEULENT  PAS  OBEIR... 

«  L'inspecteur  allemand  »  dont  il  est  question  dans 
cette  note  était  un  prêtre  catholique,   cumulant    les 


AUTOUR    DES    ÉCOLES    PRIMAIRES  169 

fonctions  d'aumônier  aux  armées  et  d'inspecteur  pri- 
maire. 

De  temps  en  temps,  il  visitait  les  écoles,  où  l'un 
de  ses  premiers  soins  avait  été  de  rétablir  le  cru- 
cifix, et  adressait  aux  enfants  et  à  leurs  maîtres  ou 
maîtresses  quelques  exhortations. 

—  S'ils  ne  veulent  pas  obéir,  avait  dit  à  l'abbé 
Carrette  le  commandant,  trois  jours  de  prison,  et  je 
donnerai  aussi. 

Le  commandant  parlait  des  instituteurs  et  insti- 
tutrices, aussi  bien  que  des  élèves! 


«   ABATTRE  ÉCOLE !    » 

Le  «  directeur  »,  naturellement,  n'eut  à  infliger  à 
personne  une  telle  peine;  mais  il  fut  bien  surpris 
lorsque,  le  8  mars  1917,  vers  10  heures  du  matin, 
il  aperçut  des  fenêtres  de  sa  chambre  (où  une  grave 
maladie  venait  de  l'enfermer)  une  vingtaine  de  sol-^ 
dats  allemands  qui,  sans  crier  gare,  se  disposaient  à 
abattre,  ni  plus,  ni  moins,  sa  propre  maison. 

L^n  homme  qui  se  trouvait  là  s'interpose  : 

—  Mais,  que  faites-vous  donc,  demande-t-il  aux 
soldats? 

—  Abattre  l'école,  répond  l'un  d'eux  au  nom  du 
groupe. 

Et  comme,  devant  l'énoncé  d'un  tel  projet,  leur 
interlocuteur   demeure   tout   ébahi    : 

—  Avez  prêté  école  à  votre  gouvernement,  expli- 
quent-ils,  votre  gouvernement  paiera. 


10 


170    LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

CE  SERA  TRÈS  BON  POUR  VOUs! 

Et,  se  dirig-eant  vers  le  Patronage  qui,  depuis 
deux  ans  et  demi,  abritait  les  petits  garçons  de  la 
ville,  ils  brisent  les  portes  et  les  fenêtres,  jettent 
dehors  le  mobilier,  le  mettent  en  pièces,  démolissent 
les  murs  à  l'aide  de  piques  et  de  béliers,  et  font 
écrouler  la  toiture  sur  ces  décombres. 

De  la  fenêtre  de  sa  chambre,  le  «  directeur 
d'école  »,  consterné,  n'en  pouvait  croire  ses  yeux  : 
mais  il  se  rappelait  —  et  enfin  comprenait  —  la  pa- 
role que  lui  avait  dite  le  commandant  de  place,  dans 
la  matinée  du  1^'  décembre  191 4  : 

—  Ce  sera  très  bon  pour  vous! 


CHAPITRE  X 
En  attendant  la  délivrance. 


Il  deviendra  petit  comme  ça  !  »  —  Lépreux  ?  —  M.  le  Curé  a  été 
obligé... —  Encore  von  Hylaader. —  Mots  et  scènes  de  la    rue. 

—  Je  vois  et  je  jubile.  —  L'arrivée  d'un  prisonnier  français. — 
Une  main  se  lève  pour  les  bénir. —  Mon  grand  chagrin...  — 
Aux  armes,  aux  armes!  —  Venez  avec  mol,  ou  je  vous  arrête. 

—  Une  manifestation  anti-germanique. —  C'est  une  affaire  de 
20.000  marks.  —  Affaire  classée?—  La  punition   du  général. 


IL   DEVIENDRA  PETIT    COMME    Ça! 

Il  y  avait  à  Mesnil-en-Arrouaise,  près  de  Combles, 
un  vieillard  presque  centenaire,  le  «  père  »  Cointe- 
ment,  né  le  6  ou  le  7  février  1817. 

De  temps  en  temps,  les  soldats  cantonnés  dans  le 
village  allaient,  pour  se  distraire,  converser  avec  lui, 
car  le  père  Cointement  avait  toujours  bon  pied,  bon 
œil  et  gardait  avec  eux  son  franc  et  pittoresque  lan- 
gage.  Un  jour,  le  commandant  en  personne  vint  le 


172         LA  SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

voir  et,  en  causant,  lui  demanda  ce  qu'il  pensait  de 
la  guerre  : 

—  Ce  que  j'en  pense,  répondit  sans  une  minute 
d'hésitation  le  brave  centenaire,  en  se  dressant  sur 
ses  deux  jambes  et  sur  sa  canne,  c'est  que  votre  em- 
pereur, quand  on  a  commencé,  il  était  grand  comme 
ça! 

Ce  disant,  le  père  Cointement  élevait  l'une  de  ses 
mains  à  la  hauteur  de  sa  tête;  et,  la  baissant  aussitôt, 
le  plus  qu'il  pouvait  au-dessous  de  ses  genoux,  il 
ajouta  : 

—  Si  la  guerre  dure  encore  un  peu,  il  deviendra 
tout  petit  comme  ça! 


* 
*  * 


LÉPREUX? 

Cette  robuste  espérance  soutenait  au  milieu  de 
leurs  épreuves  les  malheureux  sur  qui  pesait  le  joug 
ennemi.  Mais,  si  elle  adoucissait  leurs  maux,  elle  ne 
les  guérissait  pas;  et  le  long  isolement  auquel  ils 
étaient  condamnés  pesait  sur  eux  de  tout  son  poids. 

Ecoutons  les  émouvantes  doléances  du  curé  de  Pé- 
ronne  : 

ce  Nous  n'avons  le  droit  d'écrire  à  qui  que  ce 
soit  au  monde.  Nous  ne  pouvons  correspondre  ni  avec 
la  France  non  envahie,  ni  avec  les  prisonniers  civils 
ou  militaires  qui  sont  en  Allemagne,  ni  entre  nous 
dans  les  régions  occupées.  Il  nous  est  défendu  d'en- 
voyer une  lettre  d'un  village  à  l'autre  :  un  soldat  qui 
se  chargerait  d'une  correspondance  quelconque  serait 


EN  ATTENDANT  LA  DELIVRANCE         I 73 

puni.  N'est-ce  pas  nous  traiter  en  parias,  en  lépreux 
qu'on  met  en  dehors  de  la  société? 

On  est  plus  sévère  pour  nous  que  pour  les  prison- 
niers de  guerre.  Ceux-ci,  n'importe  où  ils  soient  in- 
ternés, peuvent  écrire  plusieurs  fois  par  mois  dans 
leur  pays;  nous,  nous  ne  le  pouvons  jamais.  Ils  ont 
le  droit  de  nous  écrire  à  nous-mêmes;  et,  ce  qui  est  in- 
compréhensible, nous,  nous  n'avons  pas  le  droit  de 
leur  répondre.  Aussi,  qu 'arrive- t-il?  C'est  que  ne 
recevant  jamais  de  réponse  aux  lettres  qu'ils  nous  en- 
voient, ils  se  figurent  que  nous  ne  sommes  plus  à 
Péronne  et  ils  ne  nous  écrivent  plus.  » 


M.    LE   CURE  A   ETE  OBLIGE... 

A  cette  date  (19  mai  191 5),  il  est  défendu  d'écrire, 
d'un  village  à  l'autre,  sous  peine  d'un  an  de  prison, 
et  15.000  marks  d'amende  —  sans  compter  les  peines 
applicables  à  l'espionnage! 

Il  faut,  pour  circuler,  un  laissez-passer  qui  n'est 
distribué  qu'avec  la  plus  grande  parcimonie. 

Et  si  on  l'obtient,  moyennant  finances  (de  o  fr.  10 
à  o  fr.  50,  suivant  la  distance),  on  demeure  exposé  à 
de  fort  désagréables  surprises   : 

«  Aujourd'hui  —  note,  le  18  octobre  191 5,  M.  le 
Curé  de  Péronne  —  les  personnes  qui  sont  venues  de 
la  campagne  à  Péronne  ont  eu,  en  arrivant,  une  très 
désagréable  surprise.  On  les  faisait  entrer  dans  une 
ma 'son  servant  de  poste,  et  là,  elles  étaient  forcées 
de  se  déshabiller  pour  [qu'on  puisse]  voir  si  elles 
n'avaient  pas  de  correspondance  ou  de  l'or  français. 
Quand  elles  avaient  des  billets  allemands  ou  de  l'or 

10. 


174      LA  SOMME  SOUS  l'occupation  allemande 

français,  on  les  leur  prenait  et  on  les  remboursait  en 
bons  de  guerre.  M.  le  Curé  de  Buire  a  été  obligé 
d'enlever  sa  soutane.  Faire  déshabiller  et  fouiller  des 
femmes  et  jeunes  filles  par  des  soldats  pour  leur 
extorquer  leur  argent,  voilà  encore  un  exploit  digne 
des  Prussiens.   » 

ENCORE    VON  HILANDER. 


{Passage  censuré.) 


EN  ATTENDANT  LA  DELIVRANCE         175 


* 

*  * 


MOTS  ET  SCÈNES  DE   LA  RUE. 

Heureusement,  parmi  tant  d'infortunes,  l'humeur 
demeure  vaillante;  et,  à  travers  les  larmes,  on  ne 
cesse  pas  de  percevoir  un  sourire. 

Deux  femmes,  à  Péronne,  sont  traduites,  en  mai 
191 5,  devant  la  Commandanture  :  on  les  accuse 
d'avoir  employé,  à  l'égard  des  Allemands,  une  épi- 
thète  peu  aimable.  Pour  cet  adjectif,  elles  sont  con- 
damnées, l'une  à  un  jour,  l'autre  à  sept  jours  de 
prison.  La  première  expia  son  forfait  le  jour  de  l'As- 
cension; et,  rencontrant  peu  de  jours  après  M.  le 
chanoine  Caron  : 

—  Vous  savez.  Monsieur  le  Curé,  lui  dit-elle,  le 
jour  de  l'Ascension,  je  suis  allée  à  ma  maison  de 
campagne! 

Dans  un  gros  bourg  de  la  région,  une  brave 
femime,  choquée  des  manières  grossières  de  certains 
soldats  : 

—  Vous  avez  beau  dire,  explique-t-elle  à  son  curé  : 
ces  gens-là  ne  sont  pas  finis! 


JE   VOIS...    ET   JE   JUBILE. 

Voici  une  autre  scène,  fort  agréablement  décrite 
par  M.  le  chanoine  Caron  (21  décembre  191 5)  : 

«  II  heures,  rue  Saint-Fursy,  il  pleut,  et  on  pa- 
tauge ferme,  ou  plutôt,  non,  on  patauge...  très  mou. 


176         LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

Une  grosse  auto  passe  et  m'éclabousse  sous  mon 
parapluie. 

Moi,  ça  n'avait  pas  d'importance. 

Mais  un  officier,  qui  marchait  dans  le  mêm.e  scins, 
reçoit  un  bon  jet  de  boue  sur  la  main. 

Je  vois  et...  je  jubile. 

Un  soldat  passait  qui  n'avait  plus  un  fil  de  sec,  le 
pauvre!  L'officier  fait  signe.  L'homme  s'approche, 
rectifie  la  position. 

Et  tranquillement  l'officier...  s'essuie  ou  plutôt  se 
lave  la  main  sur  sa  capote. 

Tous  deux  semblent  trouver  la  chose  naturelle. 

Il  est  certain  que  le  pauvre  garçon,  trempé  comme 
il  l'était,  avait  bien  un  peu  l'air  d'une  éponge.  Mais, 
c'est  égal,  je  ne  vois  tout  de  même  pas  un  officier 
français  esquissant  ce  geste  sur  un  petit  chasseur 
alpin!  » 


L  ARRIVEE  D  UN  PRISONNIER. 

A  certains  jours,  la  France  réapparaît,  prisonnière 
ou  blessée,  sous  les  espèces  d'un  petit  soldat;  et 
alors,  comme  on  lui  fait  fête!  Suivons  M.  le  cha- 
noine Caron  (28  novembre  191 5)   : 

«  C'était  un  petit  chasseur.  Il  faisait  partie  d'une 
patrouille;  ses  trois  camarades  furent  tués  et  lui  fut 
prisonnier  à  Foucaucourt.  Il  ne  formait  plus  qu'un 
paquet  de  boue,  mais  il  avait  l'air  crâne  quand  même. 
Son  arrivée  fut  un  événement.    Il  y  a  si  longtemps 


EN  ATTENDANT  LA  DÉLIVRANCE         177 

que  nous  ne  voyons  plus  que  des  Allemands!  Un 
Français!  Il  y  a  un  prisonnier  français!  Ces  mots 
coururent  bientôt  toute  la  ville.  Et  c'était  des  «  bon- 
jour »,  des  saluts  de  la  main  sur  son  passage!  Il 
fut  conduit  dans  la  maison  formant  le  coin  de  la  rue 
Béranger  et  de  la  rue  Saint-Sauveur  où  il  y  a  un 
poste. 

Aussitôt,  un  rassemblement  se  forme.  Une  dam.e 
et  une  jeune  fille  étaient  là  quand  il  arriva.  Sans 
s'occuper  des  deux  Allemands  qui  le  conduisent,  elles 
lui  sautent  au  cou  et  l'embrassent  sans  laçon. 

Puis,  ce  sont  les  petites  gâteries  qui  arrivent,  cho- 
colat, pièces  d'argent,  boîtes  de  conserves  : 

—  Pour  qu'il  ne  meure  pas  de  faim  dans  leur 
Allemagne,  dit  une  bonne  femme. 

—  Va,  min  fiu,  ajoute  une  autre,  feut  point  te 
faire  ed  inauvais  sang;  el  guerre  a  sera  bientôt  finie. 

Une  troisième  veut  à  toute  force  lui  donner  un 
«  cache-nez  »,  mais  ne  sait  comment  s'y  prendre. 
Elle  aperçoit  une  sœur  de  charité. 

—  Tenez  ma  sœur,  donnez-lui  :  vous,  le  Prussien, 
il  vous  laissera  faire. 

Et  le  «  cache-nez  »  arriva  à  destination. 

Inutile  de  dire  que  tous  les  gamins  sont  accourus. 

Le  trait  le  plus  joli  est  peut-être  celui  d'un  petit 
garçon  de  7  à  8  ans  qui,  les  mains  dans  les  poches, 
regardait  le  «  Français  ».  Seulement,  en  voyant  tout 
le  monde  lui  offrir  quelque  chose,  ça  lui  faisait  de  la 
peine  de  n'avoir  rien,  lui,  à  donner.  Tout  à  coup,  il 
a  une  inspiration  :  un  officier  passait  ,sur  le  trot- 
toir; il  se  précipite  et  lui  tend  la  main  : 

—  M 'sieur,  un  petit  sou,  s'il  vous  plaît? 
L'officier  lui  donne  dix  pfennig. 


178         LA   SOMME   SOUS   L'OCCUPATIOX  ALLEMANDE 

Heureux  de  l'aubaine,  l'enfant  revient,  passe  der- 
rière la  sentinelle  sans  être  vu.  Puis,  offrant  au 
chasseur  la  pièce  de  monnaie  : 

—  Tiens,  lui  dit-il,  c'est  pour  toi!  » 


UNE  MAIN  SE  LEVE  POUR  LES  BENIR. 

Souvent,  la  France  vient  sous  des  formes  plus 
émouvantes  encore.  Des  avions  survolent  les  villes 
et  les  villages;  et,  de  la  fenêtre  d'un  presbytère  une 
main  se  lève  pour  les  bénir  :  «  Je  leur  donne  toujours 
ma  bénédiction,  écrivait  le  chanoine  Caron,  pour 
que  cela  leur  porte  bonheur.  »  (i®'"  mai  1915.) 

Et  dix  jours  plus  tard  : 

«...  A  6  heures,  juste  au  sortir  du  salut,  ce  fut 
le  bouquet. 

Dans  un  ciel  d'une  pureté  parfaite,  cinq  aéroplanes 
s'avançaient  de  front,  majestueusement;  à  certains 
moments,  ils  paraissaient  en  feu  sous  les  rayons  du 
soleil  couchant.  Tout  le  monde  était  aux  fenêtres  et 
sur  le  pas  des  portes,  et  on  entendait  les  exclama- 
tions :  «  Encore  un!...  Encore  un!...  Qu'ils  sont 
beaux!  »  C'était  vrai  :  un  moment,  je  les  avais  tous 
les  cinq  au  bout  de  ma  jumelle,  c'était  superbe.  Mais, 
par  exemple,  dire  la  bordée  de  mitraille  et  d'obus 
par  laquelle  les  Allemands  les  accueillirent  est  impos- 
sible! Depuis  quelques  jours,  ils  ont  mis  des  mitrail- 
leuses partout  :  sur  la  tour,  au  château,  sur  les  rem- 
parts, dans  certaines  cours  :  tout  cela  crachait,  sans 
discontinuer.  Des  groupes  de  soldats  s'étaient  pla- 
cés de  tous  côtés,  sous  la  conduite  des  officiers,  et 
les  feux  de  salve  passaient  en  rafales,   rageusement. 


EN  ATTENDANT  LA  DÉLIVRANCE         I79 

Toutes  les  batteries  pour  aéroplanes  qui  se  trouvent 
autour  de  Péronne,  dans  ce  concert  infernal  faisaient 
la  partie  de  basse.  On  ne  s'entendait  plus. 

Les  aéroplanes  s'étaient  séparés  au-dessus  de  la 
ville.  Ils  allaient  et  venaient;  ils  évoluaient  tranquil- 
lement, gracieusement,  au  milieu  des  bombes  qui 
éclataient  partout,  sans  avoir  l'air  de  se  soucier  du 
tapage  qui  se  faisait  au-dessous  d'eux.  Et  il  en  fut 
ainsi  pendant  une  demi-heure.  Nos  yeux  se  fati- 
guaient à  suivre  leurs  lentes  évolutions;  et  aussi  plus 
d'une  larme  y  montait  en  même  temps  qu'un  frisson 
de  fierté  nous  passait  sur  le  cœur.  Oh!  il  faut  vivre 
avec  les  Allemands  pour  savoir  combien  on  aime  la 
France!  » 


MON    GRAND    CHAGRIN... 

Comme  bien  d'autres,  le  chanoine  Caron,  curé  de 
Péronne,  ne  put  que  saluer,  d'un  cœur  attendri,  ces 
premiers  messagers  de  la  délivrance.  Epuisé  par 
l'émotion,  la  fatigue,  les  privations,  il  succomba  au 
printemps  de  1916  sans  avoir  vu  de  nouveau  flot- 
ter, sur  la  cité,  le  drapeau  français.  «  Mon  grand 
chagrin,  disait-il  sur  son  lit  de  mort,  c'est  de  partir 
avant  qu'ils  d^  partent.    » 

AUX  armes!  AUX  armes! 

On  continua  d'espérer,  d'attendre  —  et  de  souffrir. 
Le  dimanche  28  mai  191 6,  au  prône  de  la  grand' 


l8o    LA  SOMME  SOUS  L "OCCUPATION  ALLEMANDE 

messe,  le  vicaire  de  Péronne,  M.  l'abbé  Dubois, 
annonce  que  le  dimanche  suivant,  4  juin,  une  messe 
sera  célébrée,  comme  les  années  précédentes,  «  pour 
la  France  et  les  nations  alliées  »,  à  l'occasion  de  la 
fête  de  Jeanne  d'Arc.  Et  il  invite  les  catholiques  .\  y 
assister  en  grand  nombre,  ainsi  qu'aux  prières  qui, 
durant  toute  la  semaine,  seront  dites  dans  l'église,, 
chaque  soir,  à  la  même  intention. 

Le  surlendemain,  mardi,  après  le  salut,  le  maîtrise 
chante  un  cantique  à  Jeanne  d'Arc  :  c'est  une  sorte 
de  récit  rythmé  de  la  vie  de  notre  héroïne  où  il  est 
rappelé  que,  pour  sauver  «  la  France  aux  abois  », 
Dieu,  naguère,  nous  envoya  la  Pucelle  :  grâce  à  cette 
miséricordieuse  intervention,  les  soldats  coururent 
aux  armes  —  «  Aux  armes,  aux  armes  »,  répétait 
l'un  des  couplets,  —  et  délivrèrent  notre  pays. 


VENEZ  AVEC  MOI,  OU  JE  VOUS  ARRETE. 

Le  vendredi  suivant,  vers  la  fin  du  jour,  M.  l'abbé 
Dubois,  au  moment  où  il  sort  de  l'église,  est  appré- 
hendé dans  la  rue  par  un  officier  qui  remplissait,  à  la 
Commandanture,  les  fonctions  de  juge  : 

—  Venez  avec  moi,  dit-il  à  l'abbé. 

M.  l'abbé  Dubois  pensait  d'abord  qu'il  voulait 
l'emmener  au  presbytère;  mais,  s'apercevant  qu'il 
n'en  prend  pas  le  chemin   : 

—  Où  me  conduisez-vous?  demande-t-il. 

— Venez  avec  moi,  lui  répond  l'officier,  ou  je  vous 
arrête. 

Le   vicaire,    depuis   plusieurs   heures,    travaillait   à 


EN  ATTENDANT  LA  DÉLIVRANCE         l8l 

l'église  OÙ  il  installait,  avec  k  concours  de  quelques 
tapissiers,  des  tentures  et  des  décorations  pour  la  fête 
du  surlendemain. 

—  Permettez  du  moins,  dit-il  au   juge,    que  j'entre 
chez  moi  un  instant. 

Et  le  juge  : 

—  Hâtez- vous  :  si,  dans  cinq  minutes,  vous  n'êtes 
pas  à  mon  bureau,  je  vous  fais  arrêter. 


UNE   MANIFESTATION   ANTI-GERMANIQUE. 

L'ordre  était  péremptoire. 

Sans  retard,  M.  l'abbé  Dubois  est  au  bureau  de 
l'officier  qui,  à  brûle-pourpoint,  l'accuse  : 

—  Il  paraît,  déclare-t-il,  que  vous  avez  organisé 
une  grande  manifestation  anti-germanique? 

Le  vicaire,  étonné,  le  regarde  sans  comprendre. 
Le  juge  insiste  : 

—  N'avez- vous  pas  organisé  une  messe  pour  la 
France  et  ses  alliés? 

—  Oui,  à  l'occasion  de  la  fête  de  Jeanne  d'Arc,  j'ai 
annoncé  cette  messe;  l'affiche  est  encore  à  l'entrée 
de  l'église,  sur  les  piliers. 

—  Cela  vous  paraît  tout  naturel. 

—  Mais  oui  :  depuis  quand  n'a-t-on  plus  le  droit 
de  prier  pour  son  pays? 

—  Vous  oubliez  que  nous  sommesl  les  maîtres,  ici. 

—  Monsieur,  je  ne  le  sais  que  trop.  Depuis  près 
de  deux  ,ans,  nous  vivons  sous  l'occupation  alle- 
mande, et  nous  avons  tous  le  plus  grand  désir  de 
vous  voir  retourner  chez  vous  le  plus  tôt  possible. 
Et,  bien  que  nous  ayons  confiance  dans  la  force  de 

11 


l82         LA   SOMME   SOUS   l'oCCUPATION  ALLEMANDE 

nos  armées,  nous  n'oublions  pas  que  Dieu  est  le 
Maître  des  événements,  et  c'est  à  lui  que  nous  nous 
adressons  pour  lui  demander  notre  délivrance. 

—  C'est  une  guerre  de  francs-tireurs  que  vous 
nous  faites  là! 

—  Quand  vos  soldats  viennent  à  l'église,  est-ce 
qu'ils  ne  prient  pas  pour  leur  pays? 

—  Prier  pour  la  France,  passe  encore  :  c'est  votre 
droit;   mais,   pour  les  Alliés,  c'est  une  provocation. 

—  Vos  soldats  ne  prient  pas  seulement  pour  eux, 
mais  pour  ceux  qui  se  battent  à  côté  d'eux. 

—  Vous  vous  trompez  :  vous  ne  devez  pas  oublier 
que  vous  êtes  placé  sous  l'autorité  allemande,  et  vous 
ne  deviez  pas  nous  provoquer. 

—  Nulle  part,  je  n'ai  vu  d'affiche  nous  interdisant 
de  prier  pour  nos  alliés.  Chaque  soir,  depuis  l'occu- 
pation, nous  récitons  une  dizaine  de  chapelet  pour  la 
France  et  ses  alliés  :  pourquoi  nous  faire  aujourd'hui 
ce  reproche? 

—  Le  chapelet  est  un  office  moins  grand  que  la 
messe. 


C  EST   UNE   AFFAIRE   DE   20.000   MARKS. 

Apr^s  cette  observation,   le  juge  continue   : 

—  N'avez-vous  pas  chanté,    mardi  soir,     un    can- 
tique à  Jeanne  d'Arc? 

—  Oui. 

—  Dans  ce  cantique,  il  y  avait  ces  mots  :  «  Aux 
armes!  Aux  armes!  » 

—  Parfaitement. 

-^  C'est  un  cri   séditieux  qui   aurait  pu   échauffer 


EN  ATTENDANT  LA  DÉLIVRANCE         183 

les  esprits,  et  les  porter,  au  sortir  de  l'église,  à  des 
représailles  contre  les  autorités  allemandes. 

—  Les  fidèles  sont  des  gens  paisibles  qui  ne  pen- 
sent pas  à  prendre  les  armes  et  laissent  ce  soin  à  nos 
soldats. 

Et  comme  le  juge  demande  le  nom  du  directeur  de 
la  maîtrise   : 

—  Ce  n'est  pas  lui  qui  est  responsable,  observe 
l'abbé  Dubois;  son  rôle  n'est  pas  de  choisir  les  canti- 
ques, mais  de  les  faire  exécuter. 

—  En  ce  cas,  conclut  le  juge,  c'est  la  ville  qui 
paiera. 

Et,  congédiant  l'abbé,  il  ajoute   : 

—  Demain,  je  vous  convoquerai  avec  M.  le  Maire  : 
c*est  une  affaire  de  20.000  marks. 


AFFAIRE  CLASSÉE? 

Le  samedi,  en  effet,  le  vicaire  de  Péronne  est 
appelé  à  la  Commandanture.  Le  maire,  convoqué,  en 
même  temps  que  lui,  n'a  pas  de  peine,  à  démontrer 
que  la  ville  ne  saurait  être  mise  en  cause  pour  un 
fait  auquel  la  municipalité  a  été  complètement  étran- 
gère. La  fête  de  Jeanne  d'Arc,  est  célébrée,  le  len- 
demain, sans  incident.  On  n'entend  plus  parler  du 
juge  et  l'abbé  se  plaît  à  espérer  que  l'affaire  est 
classée. 

Mais,  au  bout  d'une  dizaine  de  jours,  une  nouvelle 
note  parvient  à  la  mairie  :  cette  fois,  «  le  directeur 
de  la  maîtrise  et  les  membres  directeurs  de  l'église  » 
sont,  à  leur  tour,  convoqués  chez  le  juge. 

L'abbé  Dubois  se  présente,  seul  : 


184         LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATIOX  ALLEMANDE 

—  Et  les  autres  messieurs?   demande  l'officier. 

—  Quels  messieurs? 

—  Les  membres  directeurs  de  l'église.  Chaque 
curé  a  un  conseil  directeur. 

—  La  loi  de  séparation,  a  supprimé  les  conseils  de 
fabrique.  Depuis  la  mort  de  M.  l'Archiprêtre,  je  suis 
seul  responsable,  je  gère  seul  les  affaires  de  l'église. 


LA    PUNITION   DU    GÉNÉRAL. 

De  nouveau,  l'affaire  en  reste  là.  Est-elle  enterrée, 
cette  fois?  Trois  semaines  se  passent.  Le  dimanche 
25  juin,  vers  la  fin  de  l'après-midi,  au  moment  où 
s'achevait,  à  l'église,  la  procession  du  Saint-Sacre- 
ment, des  obus  tombent,  soudain,  sur  la  ville. 

Nombre  d'Allemands,  y  compris  le  juge,  s'en- 
fuient précipitamm.ent  :  bon  voyage! 

Le  bombardement  continue  durant  des  journées, 
des  nuits  entières. 

Le  6  juillet,  M.  l'abbé  Dubois  remontait  de  sa  cave 
où  il  avait  cherché  un  refuge  au  coursi  d'un  bombar- 
dement plus  intense,  lorsqu'on  frappe  à  sa  porte,  à 
coups  redoublés.  Il  s'empresse  d'ouvrir. 

C'était  le  juge  en  personne.  Soucieux  de  ne  pas 
lâcher  sa  proie,  il  était  venu  en  voiture,,  seul,  en  dé- 
pit des  obus  : 

—  Je  vous  apporte,  dit-il  à  l'abbé,  la  punition  du 
général. 

Et,   dépliant  un  papier,  il  ajoute   : 

—  Vous  êtes  condamné  à  2.000  marks  d'amende  : 
11  me  les  faut  de  suite,  et  vous  avez  une  heure  pour 


EN  ATTENDANT  LA  DÉLIVRANCE         185 

payer  :  sinon,  je  vous  emmène  en  prison  pour  trois 
mois  en  Allemagne. 

—  Je  n'ai  pas  d'argent,  déclare  le  vicaire. 

—  Vous  avez  des  valeurs.  Je  vous  donne  une 
heure,  pas  davantage. 

—  On  conservera  de  vous  un  triste  souvenir. 

—  Egal. 

L'abbé  va  consulter,  en  ville,  quelques  amis.  Tous 
croyaient  imminente  l'arrivée  des  Français  :  ils  lui 
conseillent  de  payer  l'amende. 

Le  surlendemain,  8  juillet,  sur  l'ordre  des  Alle- 
mands, toute  la  pMDpulation  évacue  la  ville,  mais  les 
Français  n'y  entrent  pas. 


LIVRE    m 


LA    DÉLIVRANCE 


CHAPITRE  PREMIER 
L'offensive  de  juillet  1916 


Aurore  sanglante.  —  On  le  fera  sauter!  —  Sur  les  routes  bom- 
bardées. —  Une  «  nomination  »  imprévue.  —  C'est  enten- 
du :  vous  déménagez?  —  Chez  le  «  Commandeur  w.  —  Pour- 
quoi punissez-vous  M.  le  curé  ?  —  C'est  fini,  et  vous  êtes 
libre.  —  J'ai  failli  mourir  de  faim.  —  Saint  Joseph  en  Egypte. 


AURORE    SANGLANTE. 

Enfin,  dès  le  mois  de  juin  1916,  l'offensive  de  Pi- 
cardie se  prépare.  C'est  le  signal  de  la  délivrance. 
Mais,  de  nouveau,  que  de  larmes  et  que  de  ruines! 
Villages  détruits  par  les  bombardements,  enlèvement 
des  hommes  valides,  exode  des  vieillards,  des  femmes 
et  des  enfants  sous  les  obus,  violences  redoublées 
d'un  ennemi  énervé  et  menacé  :  nous  ne  pouvons  dé- 
crire toutes  ces  douleurs,  toutes  ces  horreurs. 

Retenons,  suivant  notre  méthode,  quelques  traits 
caractéristiques  :  à  travers  ces  faits  il  sera  facile 
d'entrevoir  les  autres. 

11. 


igO         LA  SOMME  SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 


* 
*  * 


ON   LE   FERA   SAUTER  ! 

A  Miraumont,  vers  la  mi-juin,  un  obus  tombe  à 
quelques  mètres  d'une  maison  habitée  par  l'état- 
major  d'une  division  allemande  et  y  tue  un  homm.e, 
le  cuisinier. 

Quelques  heures  plus  tard,  le  général  rencontre  le 
curé,  M.  l'abbé  Boyenval;  et,  lui  parlant  de  l'acci- 
dent du  matin   : 

—  Ce  sont  vos  amis,  dit-il,  qui  ont  fait  cela.  C'est 
votre  clocher  qui  leur  indique  l'endroit.  On  le  fera 
sauter! 

Le  général  n'eut  pas  le  temps  de  mettre  à  exécu- 
tion cette  menace.  Peu  de  temps  après,  dans  la  nuit 
du  24  au  25  juin,  un  obus  énorme  tombe  sur  la  toi- 
ture de  l'église,  écrase  la  voûte,  les  statues,  tout  le 
mobilier,  et  ne  laisse  debout  que  les  murailles  —  et 
le  clocher. 

SUR   LES    ROUTES    BOMBARDÉES. 

Durant  ces  nuits  et  ces  journées  terribles,  les  habi- 
tants s'abritent  dans  leurs  caves,  et  n'y  échappent 
pas  tous  à  la  mort,  puisqu'un  obus  y  atteint  et  y 
ensevelit  l'un  d'eux,  M.  Turlot  —  «  M.  le  Notaire  », 
comm.e  l'appelaient  les  Allemands  —  et  en  blesse 
d'autres  grièvement. 

Enfin,  le  2"/  juin,  sous  le  bombardement,  les  pau- 
vres gens  doivent  évacuer,  par  groupes,  leur  village 


l'offensive  de  juillet   T916  191 

en  flammes,  poussant  devant  eux  les  bestiaux  qu'ils 
ont  pu  «  sauver  »,  et  qu'il  leur  faudra,  du  reste, 
abandonner  avant  d'arriver  au  terme  (provisoire)  de 
leur  exil  :  pendant  ce  temps,  on  transporte,  sur  quel- 
ques tombereaux,  leurs  vieillards  et  leurs  malades. 

Après  un  douloureux  et  dur  voyage  de  plus  de 
36  heures,  ils  arrivent  à  Aulnoye  (Nord),  d'où  on  les 
répartit,  par  groupes  d'environ  200  personnes,  dans 
trois  villages  voisins  :  Levai,  Saint-Rémi-Chaussée  et 
Monceau-Saint-Vast. 


UNE   «   NOMINATION    »  IMPREVUE. 

Leur  curé  résidait  à  Levai.  Quelle  ne  fut  pas  sa 
surprise  en  recevant,  vers  la  fin  du  mois  d'août,  une 
lettre  qu'il  eut,  au  moment  de  son  retour  en  France, 
le  regret  de  ne  pouvoir  emporter  avec  lui,  mais  dont 
il  a  facilement  reconstitué  le  texte,  de  mémoire  : 

Monsieur  le  Curé, 

En  vue  des  intérêts  religieux  de  la  paroisse  d'Ecue- 
Un,  les  prêtres  de  la  région  n'étant  pas  libres,  \uous 
voudrez  bien  au  moins  y  aller  chanter  la  messe  le  di- 
manche. Si  vous  voulez  un  changement  de  domicile, 
il  vous  sera  accordé. 

Cette  lettre  n'était  pas  signée,  comme  à  première 
vue  on  aurait  pu  le  croire,  par  un  vicaire  général  de 
Cambrai  ou  de  Lille,  mais  par  un  officier  allemand, 
nommé  Schmitt,  qui  «  commandait  »  la  région  d'Aul- 


192        LA  SOMME  SOUS  L^OCCUPATIOî^  ALLEMANDE 

noye  au  temporel  et  même,  cx>mme  on  le  voit,  au  spi- 
rituel. M.  l'abbé  Boyenval  lui  répondit  en  ces  termes  : 


Monsieur  le  Commandant, 

Pour  répondre  au  désir  de  M.  le  Commandant  et 
aux  besoins  spirituels  de  la  population  d'Ecuelin, 
j'irai  chanter  la  messe  le  dimanche  dans  cette  pa- 
roisse. 

Agréez,  etc. 

Le  dimanche  suivant,  M.  le  Curé  de  Miraumont  se 
dirige  donc  vers  sa  nouvelle  «  paroisse  ».  Mais  qui 
fut  surpris  de  l'y  voir?  C'est  le  curé  de  Saint-Aubin- 
Rivière,  chargé  par  l'autorité  religieuse  de  desservir 
Ecuelin,  son  annexe,  et  que  les  autorités  miHtaires 
allemandes  avaient  négligé  d'informer  de  la  «  no- 
mination »  qu'elles  venaient  de  faire.  C'est  ainsi 
qu'il  y  eut,  ce  dimanche-là,  deux  messes  au  lieu  d'une 
à  Ecuelin. 


4s  * 


c'est  entendu  :  vous  déménagez. 

De  Miraumont  à  Chaulnes  et  à  Roye,  dans  tous 
les  villages  atteints  par  l'offensive  et  dont  le  nombre 
augmente  à  mesure  qu'elle  progresse,  le  spectacle 
est  le  même  :  jour  et  nuit,  les  obus  tombent,  des  mai- 
sons brûlent;  quand  le  pays  devient  tout  à  fait  inhabi- 
table, la  population  reçoit  l'ordre  de  s'enfuir  vers  des 
régions  plus  sûres,  et  l'on  voit  s'organiser  de  lamen- 


l'offensive    DE    JUILLET     1916  I93 

tables  cortèges  d'hommes,  de  femmes,  de  vieillards, 
d'enfants,  d'infirmes. 


Nous  sommes  au  14  août  19 16.  La  scène  se  passe 
à  Driencourt,  petite  commune  d'environ  300  habitants 
dans  la  région  de  Roisel. 

Un  officier  allemand,  qui  remplit  les  fonctions 
d'interprète,  se  présente,  dans  la  matinée,  au  pres- 
bytère : 

—  Monsieur  le  Curé,  dit-il  à  M.  l'abbé  Blond,  il 
faut  que  votre  maison  soit  entièrement  libre  pour  de- 
main matin,  ou  bien  les  gendarmes  vont  emmèneront 
en  Allemagne. 

Quelque  peu  étonné,  M.  le  Curé  de  Driencourt 
observe   : 

—  Mai's  il  ne  reste  plus  dans  tout  le  village  une 
seule  place,  pas  même  dans  une  écurie  ou  dans  une 
grange  :   où  voulez-vous   que  je   me  loge? 

—  Où  vous  voudrez;  cherchez! 

En  cette  veille  de  l'Assomption,  le  bon  curé  n'est 
pas  à  la  fête.  Il  réfléchit,  puis  se  décide  à  aller,  dans 
l'après-midi,  demander  à  l'interprète  la  faveur  de 
différer  à  tout  le  moins  cette  «  évacuation  »  jusqu'au 
surlendemain.  Mais,  l'officier,  l'apercevant,  lui  crie, 
à  trois  mètres  de  distance  : 

—  Eh  bien,  c'est  entendu  :  vous  déménagez? 
~  Mais... 

—  Non,  non,  pas  demain  :  aujourd'hui! 

Il  fallait  s'exécuter.  M.  Blond,  cédant  à  la  force, 
commence  son  déménagement.  L'interprète  revient  le 
trouver  : 

—  Il  est  inutile  de  rien  enlever,  lui  explique-t-il; 
des  officiers  vont  venir,   ils  ne  toucheront  à  rien. 


194         LA   SOMME   SOUS   L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

A  grand 'peine,  le  pauvre  curé  obtient  d'emporter 
au  moins  son  lit,  et  il  s'en  va.  Le  surlendemain,  on 
l'autorise  à  revenir,  accompagné  d'un  soldat,  au 
presbytère.  Quelle  transformation!  Tables,  armoires, 
chaises,  etc.,  tout  avait  disparu;  seuls,  de  menus 
objets,  réputés  sans  doute  inutiles  :  livres,  statues, 
images  pieuses,  etc.,  avaient  été  jetés  pêle-mêle 
dans  le  grenier.  Tout  le  reste  avait  été  enlevé,  même 
la  soutane  des  jours  de  fête... 


CHEZ     LE     «     COMMANDEUR    ». 

Le  3  septembre  suivant,  vers  lo  heures  du  ma- 
tin, le  village  est  bom.bardé.  Les  habitants  se  réfu- 
gient dans  leurs  caves.  Une  dizaine  de  maisons  sont 
atteintes. 

A  6  heures  du  soir,  le  maire  vient  trouver  l'abbé 
Blond   : 

—  }^Ionsieur  le  Curé,  lui  dit-il,  le  «  Commandeur  » 
vous  appelle  avec  moi- 

Le  «  Commandeur  »  avait  ses  bureaux  à  plusieurs 
mètres  sous  terre,  à  l'entrée  d'un  souterrain 
creusé  sous  une  cave. 

Dès  que  le  maire  et  le  curé  se  présentent  au  seuil 
de  ces  catacombes,  l'interprète  —  un  «  gamin  » 
d'une  vingtaine  d'années  —  les   arrête    : 

—  Monsieur  le  Curé,  explique-t-il,  vous  saurez 
que,  lorsque  les  habitants  d'un  pays  font  quelque 
chose  contre  les  lois  allemandes,  c'est  vous  qui 
êtes  responsable,  et  vous  aussi,   monsieur  le  Maire. 

—  Mais  qu'ont  fait  de  mal  les  habitants,  de- 
mande l'abbé  :  ils  sont  bombardés. 


l'offensive  de  juillet   igi6  195 

—  Ça  ne  me  regarde  pas,  réplique  brutalement 
l'interprète.  Vous  allez  descendre  dans  ce  cachot. 

Et,  sans  autre  forme  de  procès,  il  l'enferme  dans 
un  réduit  souterrain  et  humide,  sans  lumière,  et  l'y 
laisse  toute  la  nuit. 


POURQUOI    PUNISSEZ-VOUS    M.    LE    CURÉ? 

Le  lendemain,  4  septembre,  à  l'aube,  le  maire, 
qui  avait  retrouvé  sa  liberté,  dit  au  «  Comman- 
deur »  : 

—  Pourquoi  punissez-vous  M.   le  Curé? 

—  J'ai  des  ordres. 

—  Combien  de  temps  le  g-arderez-vous  encore? 

—  Tant  que  durera  le  bombardement. 
Puis,   le  «   Commandeur  »   se  radoucit  : 

—  Monsieur  le  Curé,  dit-il,  tout  à  l'heure,  pour 
déjeuner,  vous  pourrez  aller  dans  la  salle  voisine. 

[La  «  salle  voisine  »,  c'était  la  cave  de  la  maison 
sous  laquelle  l 'état-major  avait  installé  ses  bu- 
reaux.] 

Puis,  il  ajoute   : 

—  Après,  vous  pourrez  circuler  dans  la  maison. 
Mais,  si  des  grenades  retombent,  vous  redescendrez 
au  cachot! 

c'est   fini,    ET    vous    ÊTES    LIBRE. 

L'abbé  Blond,  qui  ne  se  l'était  pas  fait  dire  deux 
fois,  «  circulait  dans  la  maison  »  lorsqu'il  apprend, 
vers  9  h.  1/2,  que  le  garde  champêtre  a  reçu  l'ordre 
d'inviter    tous    les    habitants    à    quitter    le    pays    au 


196    LA  SOMME  SOUS  L 'OCCUPATION  ALLEMANDE 

début  de  l'après-midi.   Il  redescend  à  la  cave  et  de- 
mande  : 

—  Puis-je,  moi  aussi,  préparer  mes  malles  pour 
partir? 

Après  un  simulacre  d'interrogatoire,  le  «  Com- 
mandeur »  et  son  interprète  lui  disent  enfin  : 

—  C'est  fini,  et  vous  êtes  libre! 
Il  n'en   demandait  pas  davantage. 

A  2  heures,  toute  la  population  du  village  est 
réunie  sur  la  place.  Chacun  s'est  chargé  de  tous  les 
paquets,  colis,  caisses  qu'il  peut  emporter.  A  5  heu- 
res, on  arrive  à  Longavesnes,  à  pied,  sous  une  pluie 
battante.  Des  Allemands  font  l'appel.  Puis,  départ 
pour  Roisel.  Là,  il  faut  laisser  colis  et  malles  :  les 
soldats  s'en  emparent  et  ne  laissent  à  chacun  que  de 
menus  paquets  ou  une  valise.  A  9  heures  du  soir, 
on  entasse  tous  ces  pauvres  gens  en  des  wagons  à 
bestiaux  où  ils  restent,  étendus  ou  accroupis  dans  la 
boue  jusqu'au  lendemain  à  midi.  Quatre  personnes 
(sur  cent  cinquante)  moururent  en  arrivant  à 
Etrœungt  (Nord). 


* 
*  * 


J  AI    FAILLI  MOURIR    DE    FAIM. 

Partout  les  mêmes  tristesses,  les  mêmes  ruines, 
les  mêmes  deuils.  Pour  nous  aider  à  les  imaginer  et 
à  les  revivre,  relevons  encore  ce?  confidences  émou- 
vantes d'un  témoin,  M.  l'abbé  Dubois,  curé  de  Fiers, 
près  de  Combles  : 


l'offensive  de  juillet  1916  197 

«  Depui'S  octobre  191 4,  désigné  comme  otage  j'ai 
été  menacé  trois  fois  du  revolver,  et  deux  fois 
d'être  emmené  en  Allemagne.  J'omets  les  tracas  quo- 
tidiens :  mon  église  envahie  et  servant  de  lazaret, 
tous  les  bancs  brûlés,  mon  presbytère  rempli  de 
Prussiens.  Ils  m'ont  tout  pris  :  chauffage,  vin, 
abeilles.  Le  général  s'est  emparé  de  la  grande  moitié 
du  presbytère,  m'a  relégué  dans  l'autre  partie  où 
j'ai  couché  quinze  mois  sur  le  plancher  de  mon  bu- 
reau. Défense  de  sortir,  même  pour  les  malades, 
sans  une  permission  écrite.  J'ai  failli  mourir  de 
faim.  Enfin,  nous  avons  eu  pour  trois  la  ration  d'un 
soldat. 


SAINT    JOSEPH    EN    EGYPTE. 

Après  deux  ans  d'esclavage  où  j'avais  un  temps 
limité  pour  dire  la  messe,  il  a  fallu  se  sauver  le  2'^ 
juin  1916  sous  les  obus. 

Je  me  suis  laissé  chasser  le  dernief  :  tous  mes  pa- 
roissiens étaient  partis.  Et  après  avoir  eu  juste  le 
temps  de  consommer  les  Saintes  Espèces  j'ai  tout 
laissé  à  la  garde  du  Bon  Dieu,  je  suis  parti  comme 
l'escargot  avec  ce  que  j'avais  sur  le  dos. 

Le  lendemain,  après  avoir  couché  sur  la  paille  dans 
l'église  de  Balencourt,  départ  pour  Bapaume;  de  Ba- 
paume  à  Marcoing  dans  un  wagon  à  bestiaux;  de 
Marcoing,  où  nous  avons  encore  couché  dans 
l'église,  à  Graincourt,  et  de  là,  quinze  jours  après,  à 
Wadencourt  (Aisne)  où  nous  sommes  restés  10 
mois  avec,  pour  nourriture,  le  ravitaillement  améri- 
cain :   250  grammes  de   pain   par  jour,   et   pour    15 


198         LA   SOMME  SOUS  l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

jours,  150  grammes  de  sucre,  de  café,  200  grammes 
de  graisse  et  un  peu  de  lard. 

Quant  au  régime  allemand,  il  faut  y  vivre  pour  le 
comprendre.  C'est  une  suite  ininterrompue  de  me- 
sures de  plus  en  plus  désagréables.  Ils  sont  défiants 
au  point  de  fouiller  les  gens  de  toutes  façons.  Ils 
ne  laissent  passer  aucune  écriture,  adresse,  impri- 
més. Ils  m'ont  empêché  de  prendre  mon  bréviaire, 
de  sorte  que,  pendant  une  semaine,  je  n'ai  dit  ni 
bréviaire,  ni  messe,  excepté  une  fois. 

C'est  la  ruine  comiplète.  J'ai  dû  accepter  des  chaus- 
sures usagées,  des  mouchoirs,  des  chemises  comme 
un  pauvre.  J'ai  pensé  bien  des  fois  à  saint  Joseph  en 
exil  en  Egypte...   » 


CHAPITRE  II 
Les  préparatifs  du  départ 


Les  «  méchants  Allemands  «  prennent  soin  des  cloches.  —  A 
Nesle,  Hombleux  et  ailleurs.  —  Monsieur,  suivez-nous  — 
»  Je  suis  le  juge  militaire.  »  —  la,  ta.  —  Déportations  en 
masses.  —  Demain,  «  partage  »  des  personnes.  —  Tout  égal, 
dit  l'officier.  —  Tous,  nous  avons  été  volés.  —  Matelas,  gout- 
tières, boutons  de   porte.  —  Jeanne  d'Arc. 


CES   «   MECHANTS  ALLEMANDS    »... 

A  Péronne,  vers  le  15  j'anvier  191 5,  M.  l'abbé 
Lenoble,  curé  d'Estrées-Deniécourt,  avait  reçu  au 
presbytère,  dont  il  était  l'hôte  depuis  quelques 
mois,   une  singulière  visite   : 

«  Un  soir,  avant  le  salut,  nous  raconte-t-il  en  des 
notes  inédites,  je  suis  seul  dans  la  cour  de  M.  l'Ar- 
chiprêtre.    Un  officier  allemand   sonn€;  j'ouvre  : 

—  C'est  vo'us,  Monsieur  le  Doyen? 

—  Je  n'ai  pas  cet  honneur. 

—  Où  est-iî? 


200    LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Ça  ne  fait  rien  :  vous  ferez  aussi  bien  l'af- 
faire. Dites-lui  que  nous  lui  amènerons  dans  quel- 
ques jours  des  cloches. 

—  Des  cloches?!! 

—  Oui,  oui,  ces  méchants  Allemands  prennent 
encore  soin  des  églises,  vous  savez. 

Cela  est  dit  avec  une  ironie! 

—  On  ne  le  croirait  pas,   répondis-je. 

—  Si,  si,  vous  verrez! 

En  effet,  quatre  jours  après,  on  amène  dans  la 
cour  du  presbytère  deux  cloches  de  Chaulnes,  deux 
d'Estrées  (la  troisième  est  restée  en  miettes  sous  les 
décombres),  trois  de  Dompierre  et  une  de  Becquin- 
court,  presque  toutes  inutilisables.  Elles  viennent  de 
la  gare,  et  l'on  voit  encore  la  place  des  étiquettes 
d'enregistrement. 

Pourquoi  reviennent-elles?  Remords?  Non,  poli- 
tique plutôt!  Désormais  les  Allemands  n'auront  plus, 
en  effet,  qu'une  manie  :  rapporter  chez  l'archiprêtre, 
en  exigeant  un  reçu,  tous  les  objets  du  culte  qu'ils 
trouveront  à  Dompierre,  Becquincourt,  Chaulnes, 
Estrées  et  même  plus  en  arrière  du  front,  à  Eterpi- 
gny,  par  exemple,  dont  presque  tous  les  ornements, 
même  les  plus  moisis,  ont  pris  le  chemin  de  Pé- 
ronne.   )> 

A    NESLE,    HOMBLEUX    ET    AILLEURS. 

Mais,  en  janvier  et  février  191 7,  que  les  temps 
sont  changés! 

A  Nesle,  une  équipe  d'Allemands  pénètre,  en  ser- 
vice  commandé,    dans   la  tour   de   l'église,   ouvre,    à 


LES  PRÉPARATIFS  DE  DÉPART  20I 

coups  de  pioche,  de  larges  baies  autour  des  abat- 
voix,  et  précipite  dans  le  vide.  Tune  après  l'autre, 
les  quatre  cloches  :  l'une  d'elles  se  brise  sur  les 
pavés  de  la  place  —  ce  qui,  fit  beaucoup  rire  les  sol- 
dats chargés   de  cette  opération. 

Dans  le  bourg  voisin  de  Hombleux,  où  le  clocher 
se  dresse  au-dessus  du  sanctuaire  de  l'église,  la 
cloche,  en  tombant,  éventre  la  toiture,  traverse  la 
voûte  avec  fracas  et  vient  ouvrir  en  deux  un  maître- 
autel  en  marbre.  Les  «  ouvriers  »,  cette  fois,  sont 
tout  penauds. 

De  Ham  à  Chaulnes,  de  Péronne  à  Roye,  d'au- 
tres équipes,  au  même  moment,  travaillent  avec  plus 
ou  moins  de  bonheur.  Au  bout  de  quelques  semai- 
nes, il  ne  reste,  dans  aucune  église,  ni  une  cloche, 
ni  un  tuyau  d'orgue. 


MONSIEUR,    suivez-nous! 

En  même  temps,  les  (sévices  contre  les  personnes 
se  renouvellent  et  s'aggravent. 

Le  lundi  19  février  1917,  vers\  le  début  de  l'après- 
midi,  M.  l'abbé  Barbe,  curé  de  Muille-Villette,  va- 
quait tranquillement  à  ses  occupations  dans  le  jar- 
din de  son  presbytère  lorsqu'il  eut  la  surprise  de 
voir  arriver  chez  lui  un  officier  ,allem,and,  accom- 
pagné d'un  interprète  qu'il  connaissait  pour  l'avoir 
rencontré  maintes  fois  à  Ham,  et  de  cinq  gen- 
darmes. Il  s'approche  pour  les  recevoir  : 


202    LA  SOMME  SûUS  L  OCCLPATiOX  ALLEMANDE 

—  Monsieur,  lui  dit  aussitôt  l'interprète,  par  ordre 
du  général,   mettez  votre  manteau  et  suivez-nous! 

Devant  cet  ordre  catégorique  et  imprévu,  le  bon 
curé  essaie  d'obtenir  quelques  explications   : 

—  Que  se  passe-t-il?  Que  me*  veut-on? 

—  Rien,   lui  répond  sèchement  l'interprète. 
L'abbé  commence  à  s'inquiéter  : 

—  Faut-il  prendre   une   couverture?   demande-t-il. 

—  Oui. 

—  De  quoi  manger? 

—  Non. 

—  Mon  bréviaire? 

—  Non. 

Et,  sans  lui  donner  le  temps  de  rien  emporter, 
ils  lui  crient  :  «  Vite,  vite  »,  l'entraînent  vers  une 
automobile  placée  devant  la  porte  du  presbytère  et 
l'y  font  monter  avec  eux.  Ils  l'emmènent  ainsi  jus- 
qu'au château-fort  de  Ham  et  l'y  îont  enferme**^ 
seul,  sans  autre  forme  de  procès. 

M.  le  Curé  de  Muille-Villette  ne  savait  que  penser. 
Huit  jours  auparavant,  une  bougie  était  restée  allu- 
mée, le  soir,  dans  l'église,  devant  la  statue  du  Sacré- 
Cœur  :  il  avait  par  mégarde,  oublié  de  l'éteindre,  et 
un  soldat  allemand  était  venu  le  lui  faire  observer  : 
était-ce  pour  ce  crime  qu'on  venait  de  le  mettre  en 
prison?  Il  eut,  durant  de  longues  heures,  tout  le 
loisir  d'y  réfléchir  :  car,  dans  cette  cellule  sombre, 
dont  tout  le  mobilier  se  composait  d'une  botte  de 
paille  étendue  sur  quelques  planches,  il  ne  put, 
comme  on  le  pense  bien,  ni  manger,  ni  dormir. 


LES    PREPARATIFS    DE    DEPART 


JE    SUIS    LE    JUGE    MILITAIRE. 

Le  lendemain,  vers  15  heures,  l'officier  qui  l'avait 
arrêté  la  veille  se  présente  : 

—  Je  suis,  lui  dit-il,  le  jug*e  militaire  :  nous  ve- 
nons vous   interroger. 

Et,  tout  de  suite,  il  commence  : 

—  Monsieur,  vous  êtes  accusé  d'avoir  communi- 
qué par  téléphone  avec  l'armée  française  à  Paris^ 
par  Noyon. 

Le  pauvre  curé  n'en  pouvait  croire  ses  oreilles  : 

—  Où  donc  était  ce  téléphone?  demande-t-il. 

—  Dans  un  immeuble. 

—  Quel  immeuble? 

Le  malheureux  «  accusé  »  ne  parvint  jamais  à  le 
savoir.  Il  apprit  en  outre  qu'on  lui  reprochait  d'avoir 
caché  un  soldat  français.  Il  essaie,  non  san^s  peine, 
de  convaincre  le  j'ug-e  qu'il  n'en  est  rien.  Et,  après 
avoir  signé  sa  déposition,  il  est  enfermé  de  nouveau, 
seul,  dans  sa  cellule  et  peut  y  poursuivre  à  loisir  sa 
long-ue   et   douloureuse   méditation    : 

—  Quarante-huit  heures  de  prison  avec  la  pers- 
pective de  la  mort,  raconte-t-il  aujourd'hui,  ça  vaut 
une  retraite  de  plus  de  six  mois! 

Cependant,  il  n'avait  pas  encore  mangé. 

Le  mercredi  il  se  décide  à  faire  demander  par 
écrit  à  la  Commandanture  de  Ham,  par  l'intermé- 
diaire de  son  geôlier,  l'autorisation  de  faire  venir  de 
la  ville  quelques  aliments.  Le  soir,  il  n'avait  pas  eu 
de  réponse. 

Le  lendemain  jeudi,  ne  sachant  que  penser,  il  de- 
mande  à  voir    un     aumônier  allemand    qu'il     avait 


204    LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

rencontré  maintes  fois  dans  sa  paroisse  :  pas  encore 
de  réponse. 

L\,    L\! 

Enfin,  le  vendredi  matin,  vers  7  heures,  la  porte 
de  la  cellule  s'ouvre  :  c'était  le  geôlier,  accompagné 
d'un  artilleur  allemand  en  résidence  à  Muille-Villette 
qui,   en  apercevant  M.  l'abbé  Barbe,  lui  dit  ; 

—  Vous,  retour. 

—  Comment,  retour?  demande  le  malheureux  curé 
qui  ne  pouvait  plus  croire  à  sa  délivrance.  A  Muille? 

—  la. 

—  Prendre  couverture? 

—  la. 

On  le  conduit  dehors,  jusqu'à  una  voiture  qui  sta- 
tionnait devant  le  château  fort  : 

—  Vous  monter! 

C'était  donc  vrai  :  il  était  sauvé,  il  rentrait  dans 
sa  paroisse.  Mais  non  :  au  passage  du  canal,  la  voi- 
ture qui  le  conduisait,  au  lieu  de  prendre  la  direction 
de  Muille-Villette,  s'engage  sur  la  route  de  Voyen- 
nes.  C'est  dans  cette  nouvelle  résidence  que 
M.  l'abbé  Barbe  eut  la  joie  d'être  «  libéré  »  par  les 
troupes  franco-anglaises.  Depuis  lors,  quand  il  ra- 
conte ces  journées  angoissantes,  le  bon  curé  ne 
manque  pas  d'ajouter  : 

—  Je  ne  vous  souhaite  pas  d'y  passer,  mais  ça 
fait  du  bien! 


LES  PRÉPARATIFS  DE  DÉPART  205 


*  * 


DÉPORTATIONS    EN    MASSE. 

A  cette  époque  s'organisent  de  nouveau,  dans  les 
bourgs,  les  villages,  les  moindres  hameaux,  les  dé- 
portations en  masse. 

«  A  Ham,  nous  écrit  M.  le  chanoine  Fouilloy, 
curé-doyen,  c'est  le  lo  février  que  l'on  a  enlevé  tous 
les  habitants  de  15  à  60  ans,  à  l'exception  des  mères 
de  famille  ayant  des  enfants  de  moins  de  15  ans.  » 
De  ce  chef,  près  ée  600  personnes  prennent,  sous 
la  conduite  de  soldats  en  armes,  le  chemin  de  l'exil. 


DEMAIN,  «  PARTAGE  ))  DES  PERSONNES. 

Nous  avons  pu  nous  procurer  le  texte  manuscrit 
d'un  ordre  des  autorités  allemandes  de  Bouvincourt, 
petit  hameau  dépendant  de  la  paroisse  de  Vraignes 
(doyenné  de  Roisel).  C'est  une  convocation  adressée 
simultanément  à  trois  personnes  —  dont  une  jeune 
fille  de  16  ans  —  habitant  à  Bouvincourt  les  maisons 
numérotées  55  et  57,  et  désignées  pour  être  sépa- 
rées des  leurs  et  emmenées  dès  le  lendemain  en 
esclavage.  Nous  reproduisons  tel  quel  ce  document, 
rédigé  en  un  français  qui  ne  pouvait  être  que  bar- 
bare : 

A  l'ordre  DU  CHEF  DE  l'ARMÊE 

Demain  matin  Partage  des  personnes,  qui  sont 
nommées  à  Vautre  côté.   Ces  personnes  doivent  être 

13 


206         LA   SOMME   SOUS   L'OCCUPATIOX  ALLEMANDE 

présent  à  g  h.  15  {heure  allemande)  —  des  autres 
personnes  sont  exclusées  —  devant  la  maison  de  la 
Commandanture.  Us  peuvent  prendre  avec  eux,  tout 
ce  qu'ils  peuvent  même  porter  avec  eux,  des  Vête- 
ments chauds,  des  couvertures,  du  pain,  des  four- 
chettes, des  cuillers,  des  couteaux,  des  provisions 
pour  un  jour. 

Celui  qui  n'est  pas  présent,  sera  aussitôt  emh 
prisonné.  Je  regrette  de  vous  faire  ce  malheur,  mais 
complaignez-vous  à  vos  compatriotes  qui  ne  voulant 
pas  faire  la  paix! 

Monsieur  le  Commandant. 

Au  verso  de  cet  ordre,  sont  inscrits  les  noms  des 
destinataires    : 

1.  Ripert  Henri,   haus   (maison),   57. 

2.  Sauvage  Emilia,  haus  [maison)  57. 

3.  Mondot  Sylvia,  haus  (maison),   55. 


TOUT  EGAL,    DIT   L  OFFICIER. 

Dans  les  foyers  à  demi  déserts  de  nos  villes  et  de 
nos  villag-es,  il  ne  reste  guère  plus  que  des  vieil- 
lards —  plus  d'un  néanmoins  fut  emmené,  par 
exemple,  l'abbé  Dupont,  curé  de  Rouy,  âgé  de  80 
ans,  —  des  infirmes  ou  des  déments,  des  femmes 
accompagnées  de  tout  jeunes  enfants. 

Et  les  ordres  d'appel  sont  immédiats  et  irrévo- 
cables. 

A  Moyencourt,  petit  village  situé  au  sud-est  de 
Nesle,  le  curé,  l'abbé  Laruelle  —  vieillard  de  84  ans. 


LES  PRÉPARATIFS  DE  DÉPART  207 

tombé  en  enfance  depuis  les  premiers  jours  de  l'in- 
vasion allemande  —  vint  à  mourir  le  ii  mars.  Le 
curé  de  Réthonvillers,  M.  l'abbé  Dobémoot,  réfugié 
avec  ses  paroissiens,  depuis  quelques  semaines,  dans 
ce  hameau  épargné  jusque-là  par  les  obus  et  l'in- 
œndie,  avait  fixé  renterrement  au  surlendemain  13 
mars,  à  10  heures.  Mais  il  fut  enlevé  par  les  Alle- 
mands le  matin  même  vers  9  heures.  Comme  il  de- 
mandait qu'on  lui  laissât  au  moins  le  temps  d'en- 
terrer son  confrère  : 

—   Tout   égal,    lui   répondit   brutalement   l'officier. 

Et  il  le  fit  emmener  sans  délai. 

Dans  toute  la  région  envahie,  il  n'est  resté  que 
six  prêtres  —  dont  un,  l'abbé  Mâche,  curé  d'Er- 
cheu,  gravement  malade,  survécut  à  peine  quelques 
jours  à  la  libération  de  sa  paroisse. 


TOUS,  NOUS  AVONS  ÉTÉ  VOLÉS. 

I 

Partout,  les  déportations  furent  précédées  de  «  ré- 
quisitions »  nombreuses  et  suivies  du  pillage  des 
maisons, 

A  Roisel,  les  habitants  s'étaient  cotisés  pour 
acheter  du  charbon  et,  dans  ce  but,  avaient  remis 
une  somme  de  1.700  ou  1.800  francs  aux  autorités 
allemandes  qui  gardèrent  l'argent  et  le  charbon. 

A  Hombleux,  au  plus  fort  de  l'hiver  —  exception- 
nellement rigoureux  en  1917  —  l'ordre  fut  donné 
d'enlever  tous  les  matelas.  Les  Allemands  en  re- 
cueillirent et  en  emportèrent  environ  500. 

Ecoutons  d'autres  témoins  : 

«  Dès  le  II  février,  écrit  M.  le  doyen  de  Ham,  le 


208    LA  SOMME  SOUS  L 'OCCUPATION  ALLEMANDE 

pillage  fut  complet  dans  les  maisons  vides.  Mes  vi- 
caires n'ont  plus  ni  sièges,  ni  couvertures,  ni  ma- 
telas. Leurs  bibliothèques  ont  été  fouillées  et  finale- 
ment abandonnées.    » 

De  son  côté,  un  mourant,  l'abbé  Mâche,  curé 
d'Ercheu,  s'exprime  ainsi  dans  une  lettre  intime,  la 
dernière  sans  doute  qu'il  ait  écrite  : 

«  La  moitié  de  la^  population  a  été  emmenée,  nous 
ne  savons  où.  Tous  nous  avons  été  dépouillés,  volés; 
on  nous  a  tout  enlevé  et  nous  n'avons  sauvé  que  le 
petit  paquet  préparé  pour  l'évacuation.   » 


MATELAS,  GOUTTIÈRES,  BOUTONS  DE  PORTE. 

Faut-il  interroger  d'autres  témoins  et  poursuivre 
cette  douloureuse,   cette  lugubre   énumération? 

Ce  qui  restait  de  chevaux  ou  de  bestiaux  dans 
les  fermes,  tout  a  été  enlevé;  de  même,  pour  les 
charrues,  les  herses,  tous  les  instruments  agricoles  : 
en  maints  villages,  la  terre  n'avait  pas  été  cultivée 
en  octobre. 

«  Tout  ce  qui  était  à  leur  goût,  il  l'ont  pris  », 
raconte  d'une  voix  terne  et  sans  avoir  même  la 
force  de  s'indigner  encore,  un  malheureux  vieillard  : 
meubles,  matelas,  lits,  tables,  linge,  ils  ont  tout  em- 
porté, même  —  comme,  par  exemple,  à  Hombleux, 
—  les  gouttières  des  maisons,  et  jusqu'aux  boutons 
de  porte. 

Dans  ce  dernier  bourg,  l'ordre  avait  été  donné  aux 
habitants  d'évacuer  le  village  vers  9  heures;  puis, 
il  y  eut  contre-ordre,  et  le  départ  fut  retardé  jus- 
qu'à II  heures  :  pendant  que  ces  m.alheureux  se  pré- 


LES  PRÉPARATIFS  DE  DÉPART  20g 

paraient  à  quitter  pour  toujours  leurs  foyers,  des 
soldats  allemands  pénétraient  dans  leurs  maisons 
afin  d'arriver  bons  premiers  au  pillage  qui  allait 
suivre  le  départ! 

JEANNE   d'arc. 

Litanie  lugubre,  qui  pourrait  durer  longtemps,  et 
qui,  cependant,  n'est  pas  complète,  puisqu'il  faut  y 
ajouter  la  destruction  systématique  des  fermes,  des 
maisons,  des  granges.  Après  le  cambriolage,  l'in- 
cendie! Il  n'y  a  manqué  —  et  encore,  pas  toujours 
—  que  le  massacre.  Mais,  pour  se  consoler,  à  Roye, 
dans  un  pensionnat  catholique  de  jeunes  filles  qu'ils 
avaient  depuis  deux  ans  transformé  en  hôpital,  ils 
ont,  la  nuit  de  leur  départ,  mis  en  pièces,  une  ma- 
gnifique statue  de  Jeanne  d'Arc  qui,  de  son  doigt 
montrant  le  cie  et  de  son  pur  regard,  parut  sans 
doute  trop  menaçante  à  ces  pionniers  d'une  Kultur 
que  toutes  les  pages  de  l'Evangile  condamnent... 


12. 


CHAPITRE  III 
En  pays  reconquis 


le  Deum  ou  marche  funèbre?  —  Un  plan  rigoureusement  étibli. 
—  Scènes  déchirantes.  —  Vols  et  déprédations.  —  Dans  les  ré- 
gions libérées.  —  A  Ham  :  Tous  les  hommes  à  l'église.  —  La 
ville  tremble.  —  Les  oiseaux  français.  —  Péronne,  le  20 
mars  1915.  —  J'ai  vu  Albert,  j'y  ai  vécu...  —  Le  feu  et  Teau.  — 
Dans  une  maison  en  ruines,  —  Un  cyclone?  —  Pet  arnica  silen" 
ita  lunce.  —  Aux  catacombes.  —  Les  gendarmes  ne  sont  pas 
rassurés.  -  Logements  pour  officiers.  — Lieux  d'asile.  —N'allez 
pas  à  Vraignes.  —  Le  Commandant  ne  dort  pas.  —  L'homme 
du  service  des  renseignements.  Où  sont  les  Allemands?  — 
Parvuli petierunt  panem. 


«  TE  DEUM  ))  OU  MARCHE  FUNEBRE? 

Enfin,  enfin,  ils  sont  partis!  Mais  nos  Te  Deum 
sont  douloureux  comme  une  marche  funèbre... 

Revenons  au  «  VHP  Rapport  présenté  à  M.  le 
Président  du  Conseil  par  la  Commission  instituée  en 
vue  de  constater  les  actes  commis  par  l'ennemi  en 


212         LA  SOMME  SOUS   L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

violation  du  droit  des  gens  (i)   »  :  nous  nous  expli- 
querons vite  cette  angoisse. 


UN    PLAN    RIGOUREUSEMENT    ÉTABLI. 

«  Nous  venons,  y  lisons-nous,  de  parcourir  une 
partie  des  régions  de  l'Oise,  de  l'Aisne  et  de  la 
Somme  qui,  après  avoir  subi  pendant  plus  de  trente 
mois,  la  domination  allemande,  ont  été  récemment 
délivrées  du  joug  le  plus  lourd  et  le  plus  odieux. 

Tout,  dans  le  spectacle  de  dévastation  que  nous 
avons  eu  sous  les  yeux,  décèle  une  méthode  si  impla- 
cable et  d'une  si  frappante  uniformité  qu'il  est  im- 
possible de  n'y  pas  voir  l'exécution  d'un  plan  rigou- 
reusement établi.  Réduction  des  citoyens  en  servi- 
tude, enlèvement  des  femmes  et  des  jeunes  filles, 
pillage  des  foyers,  anéantissement  des  villes  et  des 
villages,  ruine  de  l'industrie  par  la  destruction  des 
usines,  désolation  des  campagnes  par  le  bris  des  ins- 
truments agricoles,  l'incendie  des  fermes  et  l'abatage 
des  arbres,  tout  a  été  mis  en  œuvre  au  même  mo- 
ment et  avec  la  même  férocité,  pour  créer  la  misère, 
inspirer  la  terreur  et  faire  naître  le  désespoir.  » 


SCÈNES     DÉCHIRANTES. 

Continuons  de  feuilleter  ces  pages  expressives  et 
navrantes  et  d'y  relever  les  faits  dont  les  villes  ou 
les  villages  de  Picardie  ont  été  le  théâtre  : 

(j)  Nous  citons  I3    texte    publié    par  le   Journal    Officiel  du  18 
aTril  1917. 


EN    PAYS    RECONQUIS  :rI3 

«  C'est  à  partir  du  milieu  de  février  dernier,  c'est- 
à-dire  du  moment  oii  les  Allemands  ont  commencé 
à  préparer  leur  repli,  qu'ont  été  commis  les  actes  de 
déprédation  sauvage  qui,  connus  aujourd'hui  du 
monde  entier,   révoltent  la  conscience  universelle. 

Il  avait  été  déjà  procédé  antérieurement  à  la  dé- 
portation de  nombreux  habitants,  que  l'envahisseur, 
séparant  sans  pitié  les  familles,  envoyait  travailler  en 
Allemagne  ou  dans  le  nord  de  la  France.  Cette  me- 
sure est  devenue  générale  et  a  frappé  toutei  la  partie 
valide  de  la  population  des  deux  sexes,  de  i6  à 
60  ans,  à  l'exception  des  femmes  ayant  de  jeunes 
enfants.  Dans  toutes  les  communes,,  elle  a  été  appli- 
quée avec  la  même  dureté,  donnant  lieu  aux  scènes 
les  plus  déchirantes.  A  Ham,  parmi  les  600  per- 
sonnes emmenées,  se  trouvaient  quatre  malades  de 
l'hospice...  » 

VOLS  ET  DÉPRÉDATIONS. 

D'autres  traits  vont  compléter  ce  tableau  : 

«  A  Ham,  où  le  chef  de  la  Commandanture  s'est 
bien  gardé  de  restituer  une  table  ancienne  de  grande 
valeur  qu'il  avait  empruntée  à  la  mairie,  le  général 
von  Fleck  a  déménagé  tout  le  mobilier  de  la)  maison 
Bernot,  dans  laquelle  il  était  logé.  L'opération  a  été 
accomplie  avec  une  teTîe  perfection  que  le  général, 
à  la  fin  de  son  séjour,  n'ayant  plus  rien  pour  s'as- 
seoir, a  dû  faire  demander  des  chaises  à  la  muni- 
cipalité. 

Même  dans  les  villes  et  les  villages  qu'ils  n'ont 
pas  complètement  rasés,  les  Allemands  se  sont  achar- 


214         LA   SOMME   SOUS   L'OCCUPATION  ALLEMANDE 

nés  à  faire  disparaître  les  usines  et  à  ravager  les 
exploitations  agricoles. 

C'est  ainsi,  par  exemple,  qu'à  Roye,  où  la  ba- 
taille n'avait  causé  que  des  dégâts  réparables,  ils  ont 
incendié  les  sucreries  et  organisé  la  ruine  systéma- 
tique de  toutes  les  industries,  en  arrachant  d'abord 
le  bronze,  le  zinc,  le  plomb,  le  cuivre  et  le  laiton,  en 
enlevant  ensuite  les  pièces  mécaniques  qui  pouvaient 
avoir  quelque  valeur,  en  brisant  toutes  les  parties  en 
fonte. 

Cest  ainsi  encore  qu'à  Ham,  où  ils  ont  fait  sauter 
le  beffroi  et  le  château,  ils  ont  anéanti  par  l'explo- 
sion les  deux  sucreries  Bocquet  et  Bernot,  la  dis- 
tillerie de  Sébastopol,  la  fabrique  d'huile  Dive  et 
la  brasserie  Serré... 

Presque  partout,  les  arbres  fruitiers,  dans  la  camx- 
pagne  et  dans  les  jardins,  ont  été  abattus,  profondé- 
ment entaillés,  ou  écorcés  de  manière  à  les  faire 
périr.  Des  files  entières  de  grands  peupliers,  sciés  à 
leur  base,  jonchent  les  champs,  le  long  des  routes. 
Les  a.bords  des  villages  sont  encombrés  d'instru- 
ments agricoles  irrémédiablement  détériorés.  Près 
de  ce  qui  fut  là  gare  de  Flavy-le- Martel,  nous  avons 
vu  un  immense  verger,  entièrement  saccagé,  dans 
lequel  étaient  réunis  en  grande  quantité  des  char- 
rues, des  herses,  des  faucheuses,  des  moissonneuses, 
des  râteaux  mécaniques  et  des  semoirs  rendus  inuti- 
lisables et  endommagés  de  telle  sorte  qu'ils  ne  puis- 
sent être  réparés.  Çà  et  là,  un  certain  nombre  de 
ces  machines  avaient  été  entassées  sur  des  foyers 
d'incendie.  Les  roues  en  fer  étaient  faussées,  les  pi- 
gnons et  les  engrenages  fracassés,  les  parties  en 
bois  rongées  par  le  feu.   » 


EN  PAYS  RECONQUIS  21$ 


* 


DANS  LES  RÉGIONS  LIBÉRÉES. 

Parcourons,  nous  aussi,  à  la  isuite  de  nos  té- 
moins, ces  régions  désormais  libérées;  et,  dès  les 
premières  heures  de  cette  délivrance  —  attendue  de- 
puis trente  ou  trente-deux  mois  —  essayons  de  sai- 
sir, à  l'aide  d'exemples  précis  et  suggestifs,  des  im- 
pressions dont  rien,  plus  tard,  ne  pourrait  plus  nous 
rendre  l'étonnante  et  vivante  complexité. 


TOUS   LES    HOMMES    A    L  EGLISE. 

Un  «  témoin  militaire  »  va,  pour  commencer,  nous 
introduire  dans  la  ville  de  Ham,  dès  le  19  mars. 

«  Les  Allemands,  nous  rapporte- t-il,  ont  évacué 
Ham  dans  la  nuit  du  dimanche  18  au  lundi  19  mars. 
Leurs  préparatifs  n'étaient  pas  achevés.  Le  samedi, 
ils  firent  sonner  à  travers  la  ville  un  ordre  enjoignant 
à  tous  les  hommes,  à  partir  de  l'âge  de  quinze  ans, 
de  se  rendre,  le  lendemain  matin,  à  neuf  heures,  à 
l'église  avec  un  jour  de  vivres.  Sans  doute  comp- 
taient-ils les  emmener  à  l'arrière  avec  eux.  Quand 
les  hommes  se  présentèrent,  le  commandant  de  la 
place  les  garda  un  quart  d'heure  et  les  renvoya.  Il 
y  avait  eu  contre-ordre...  Il  profita  seulement  de 
leur  présence  à  l'église  pour  leur  adresser  une  com- 
munication qu'il  aurait  aussi  bien  fait  sonner  dans 
les  rues.  C'était  l'ordre  de  s'abriter  au  centre  de  la 


2l6         LA  SOMME  SOUS   L 'OCCUPATION  ALLEMANDE 

ville,  de  midi  à  quatre  heures,  pendant  qu'il  serait 
procédé  à  la  destruction  du  château,  du  beffroi,  des 
trois  ponts. 

LA  VILLE   TREMBLE. 

Les  habitants  déménagèrent  et  évacuèrent  hâti- 
vement les  maisons  menacées  par  l'explosion.  Puis, 
ils  attendirent  tout  l'après-midi,  anxieux.  Rien 
n'eut  lieu,  encore  un  contre-ordre  assurément. 

La  proclamation  portait  que  nul  ne  sortirait  à  par- 
tir de  six  heures  du  soir.  Peu  de  gens  se  couchèrent. 
On  savait  que  le  départ  approchait.  Les  télépho- 
nistes avaient  enlevé  leurs  fils,  ce  qui  semblait  un 
signe  d'exode  définitif. 

Entre  une  heure  et  trois  heures  du  matin,  la  ville 
tremble;  le  château  sautait.  Chacun  crut  que  sa 
maison  s'effondrait  aussi.  Les  habitants,  terrifiés, 
at4:en-dirent  le  petit  jour. 

Alors,  des  mansardes,  ils  osèrent  hasarder  un  re- 
gard. Le  beffroi  n'existait  plus.  Là-bas,  la  citadelle 
avec  ses  tours  célèbres  était  en  ruines.  Ils  descen- 
dirent; les  plus  hardis  se  risquèrent  dans  la  rue, 
marchèrent  d'abord  avec  prudence,  puis  plus  vite. 
Alors,  courant  de  tous  côtés,  ils  sentirent  qu'ils 
étaient  seuls  et  libres.  Il  était  6  h.  1/4.  Ils  se  heur- 
tèrent, à  l'entrée  et  à  la  sortie  de  la  ville,  aux 
immenses  entonnoirs  qui  barraient  la  route.  Ils  vi- 
rent, tout  autour,  les  maisons  en  miettes. 

LES    OISEAUX    FRANÇAIS. 

Tout  à  coup,  on  entendit  un  ronflement!    d'avions. 
C'étaient  quatre  appareils  français  qui  arrivaient  à 


EN    PAYS    RECONQUIS  217 

toute  vitesse,  volant  bas.  L'un  d'eux  donna  à  ces 
pauvres  gens  l'impression  de  raser  les  toits.  Ils  virent 
soudain  l'aviateur  agiter  son  bras,  leur  faire  des  si- 
gnes, les  saluer.  Ils  poussèrent  des  clameurs.  Aucun 
de  ceux  qui  nous  ont  raconté  cette  scène  n'a  pu  ache- 
ver son  récit  sans  jeter  sa  tête  dans  ses  mains  et 
sangloter. 

Alors  un  habitant  songea  qu'il  fallait  boucher  les 
entonnoirs  pour  permettre  à  nos  soldats  d'arriver. 
On  se  mit  bientôt  d'accord.  Un  appel  à  la  population 
fut  sonné  dans  les  rues  et  tout  le  monde,  vieillards, 
femmes,  enfants,  vint  jeter  des  briques,  de  la  terre, 
des  pierres,  dans  les  grands  trous.  Pour  ce  travail 
immense,  leurs  bras  étaient  impuissants.  L'-eonemi 
avait  brisé  presque  tous  les  outils  avant  de  partir. 
Ils  prenaient  la  terre  et  les  débris  à  pleines  mains 
et  les  jetaient.  Le  génie  est  venu  depuis.  Les  fem- 
mes ont  voulu  aider  nos  soldats,  ont  demandé  des 
pelles,  des  brouettes.  Elles  travaillent  avec  ardeur. 
Et  le  spectacle  nous  parut  pittoresque  mercredi, 
quand,  sous  le  soleil,  autour  de  l'entonnoir  de  la 
route  de  Saint-Sulpice,  tous,  civils  et  militaires,  tra- 
vaillant avec  le  même  entrain,  on  vit  un  gamin  mon- 
ter jusqu'au  faîte  d'un  immense  poteau  télégraphi- 
que pour  y  planter  un  drapeau  français. 

Il  ne  faut  pas  chercher  à  connaître  ce  qu'ont  dit, 
fait,  ressenti  tous  ces  malheureux  quand  ils  ont  vu 
arriver  nos  premiers  cavaliers  et,  peu  après,  nos  fan- 
tassins. Ils  sont  encore  incapables  de  parler  de  ces 
minutes  étourdissantes  sans  pleurer.  » 


13 


2l8         LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 


* 
*  * 


PERONXE,    LE    20   MARS    I917. 

Malgré  les  déportations,  malgré  les  ruines  qui  s'y 
accumulent,  Ham  —  comme  la  ville  voisine  de  Nesle 
—  a  gardé  toutes  les  apparences  d'une  cité  vivante. 
Pénétrons  dans  Péronne,  dont  les  troupes  britanni- 
ques viennent  d'achever  la  libération.  En  cette  jour- 
née du  20  mars  191 7,  quel  spectacle  tout  différent 
nous  est  réservé! 

Tous  les  ponts  qui,  naguère,  donnaient  accès  à  la 
ville  sont  détruits.  Autour  de  ces  monceaux  de  terre 
et  de  pierres,  des  fils  téléphoniques  et  télégraphi- 
ques, conservés  à  dessein,  se  mêlent,  s'epchevêtrent 
en  d'inextricables  réseaux.  Des  bombes,  dissimulées 
sous  les  décombres,  ont  été  fixées  à  certains  de  ces 
fils  et  elles  éclatent  dès  qu'ils  s'agitent  sous  la  se- 
cousse des  pieds  d'un  passant  imprévoyant.  D'au- 
tres bombes  sont  enterrées,  çà  et  là,  sur  le  terrain 
même  où  devront  s'accomplir  les  travaux  néces- 
saires pour  reconstituer  les  routes;  et  déjà,  des  sol- 
dats du  génie  ont  trouvé  la  mort  au  cours  d'une  mis- 
sion qui,  apparemment,  n'offrait  guère  de  périls. 


J  AI  vu  ALBERT,    J  Y  AI  VECU... 

Par  où  entrer?  Voici,  près  du  château,  une  pas- 
serelle jetée  à  la  hâte  pour  remplacer  le  pont-levis  : 
par  ce  pont  de  guerre,  pénétrons  dans  la  ville. 


EN    PAYS    RECONQUIS  2ig 

O  Stupeur!  «  J'ai  vu  Albert,  j'y  ai  vécu,  nous  rap- 
porte le  témoin  que  nous  suivons  pas  à  pais  dans  ce 
lugubre  voyage  :  à  côté  des  ruines  de  Péromne,  les 
ruines  d'Albert  ne  sont  rien.    » 

Dans  la  malheureuse  ville,  il  ne  reste  pour  ainsi 
dire  pas  une  maison  intacte.  Est-ce  l'œuvre  des  ca- 
nons britanniques?  Nullement.  L'artillerie  avait 
ébauché  le  travail.  Les  pionniers  allemands  l'ont 
repris,   complété,   achevé. 

Dans  les  rues  s'élèvent  à  deux,  trois,  quatre,  et 
parfois  à  cinq  mètres  de  hauteur  d'invraisemblables 
monceaux  de  décombres.  Les  façades  des  maisons 
ont  été  projetées,  comme  par  un  coup  d'épaule 
gigantesque,  sur  la  chaussée;  et  les  meubles,  les 
poutres,  les  débris  de  toute  sorte  jonchent  le  sol  : 
pour  avancer,  il  faut  escalader  ces  ruines,  au  risque 
de  tomber  dans  quelque  piège. 

LE  FEU   ET  l'eau. 

Nous  voici  sur  la  Grande  Place.  Un  groupe  de  mai- 
sons brûle  encore.  Elles  brûleront  jusqu'à  ce  que 
tout  soit  consumé.  Car  il  n'y  a  pas  d'eau.  Toutes  les 
pompes,  d'une  extrémité  à  l'autre  de  la  ville,  ont 
été  brisées  à  coups  de  massue.  Non,  pas  toutes  : 
après  bien  des  recherches,  on  a  fini  par  en  décou- 
vrir une  ou  deux  qui,  tant  bien  que  mal,  fonction- 
naient encore. 

DANS  une  maison  EN  RUINES. 

Pénétrons  dans  l'une  de  ces  maisons  en  ruines; 
dans  la  première  qui  se  présente  à  nous,  car  toutes 


220        LA  SOMME  SOUS  l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

se  ressemblent,  et  elles  ne  se  classent  plus  qu'en 
deux  catégories  :  les  maisons  incendiées,  les  mai- 
sons démolies. 

A  l'intérieur,  tout  est  brisé  :  la  vaisselle,  les 
chaises  et  les  fauteuils,  les  tables,  les  buffets,  tous 
les  meubles.  C'est  merveille  si,  en  quelque  coin,  on 
panaient  à  découvrir  un  siège  qui  tienne  sur  ses 
quatre  pieds,  un  verre  qui  ne  soit  pas  en  morceaux. 
Les  pianos  sont  ouverts  en  deux.  Dans  aucune  cham- 
bre, il  ne  reste  un  seul  matelas.  En  revanche,  on 
trouve  encore  nombre  de  sommiers;  mais,  d'un  coup 
de  pique  ou  de  baïonnette,  ils  ont  été  éventrés,  et 
leurs  ressorts  pendent  misérablement.  Voici  un  foyer, 
il  paraît  intact;  en  réalité,  il  ne  l'est  pas  :  il  y 
manque  une  pièce  essentielle,  ou  bien  une  fente  à 
peine  visible  le  rend  inutilisable.  Les  placards  sont 
défoncés,  les  rideaux  arrachés  des  fenêtres,  les  ar- 
moires à  glace  projetées  par  terre. 


UX  CYCLONE? 

Et  partout,  il  en  est  de  miême.  Pas  une  maison 
qui  n'offre  ce  spectacle  de  dévastation.  Est-ce  un 
effrayant  cyclone  qui  a  tout  bouleversé?  Est-ce  un 
tremblement  de  terre  qui  a  tout  ébranlé,  secoué,  cul- 
buté, brisé?  La  fureur  des  hommes  a,  semble-t-il, 
essayé  de  surpasser  les  grands  cataclysmes  dont  la 
nature  nous  offre  parfois  l'horrible  spectacle. 

A  l'hôtel  de  ville,  dans  la  salle  des  archives,  il  ne 
reste  pas  un  seul  livre  sur  les  rayons;  tout  est  par 
terre,  ouvert,  déchiré,  souillé  par  la  pluie  et  la  boue 
—  car  il   n'y   a   plus   de   toiture  —   piétiné  par  les; 


EN    PAYS    RECONQUIS  221 

coups  de  bottes  des  soldats  qui  ont  coopéré  à  cette 
entreprise  de  ruines. 

A  la  Banque  de  France,  dix  ou  douze  coffres-forts 
ont  été  crevés  :  ils  sont  vides. 

Voici  l'église  Saint-Jean.  Sur  la  place  voisine, 
s'élevait  la  statue  de  Marie  Fouré,  l'héroïne,  la  li- 
bératrice de  Péronne.  Le  socle  est  encore  là;  mais 
plus  de  statue. 


PER    AMICA    SILENTIA    LUNŒ. 

Et  tout  n'est  pas  fini.  Cette  nuit,  les  nuits  sui- 
vantes, au  milieu  des  «  silences  amicaux  de  la  lune  » 
dont  parlait  un  poète  antique,  —  bien  antique,  hélas! 
—  nous  entendrons  des  bruits  sourds  que,  d'abord, 
nous  aurons  quelque  peine  à  nous  expliquer'  :  c'est 
un  pan  de  mur  qui  achève  de  perdre  l'équilibre, 
c'est  une  maison  qui  s'écroule;  et  le  lendemain,  dans 
cette  rue,  ce  panorama  de  ruines  présentera  des 
aspects  tout  nouveaux,  comme  si  on  le  contemplait 
pour  la  première  fois... 

AUX   CATACOMBES. 

Si  nous  descendions  dans  les  sous-sol?  Si  nous 
essayions  de  visiter  la  ville  souterraine  qui,  depuis 
des  mois,  s'était  formée  et*  se  dissimulait  sous 
l'autre? 

En  général,  les  caves  sont  en  meilleur  état  — 
heureusement!  —  que  les  maisons.  Pour  la  plupart, 
elles     ne    sont    pas    démolies.     Elles     communiquent 


222         LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLE3,!ANDE 

entre  elles.  Par  des  brèches  ouvertes  dans  les  murs, 
on  peut  circuler  de  l'une  à  l'autre. 


LES  GENDARMES  NE  SONT  PAS  RASSURES. 

Mais  prenons  garde:  il  y  a  des  surprises. 

Voici  deux  gendarmes  français  :  dans  les  tas  de 
vaisselle  brisée  qui  partout  jonchent  le  sol  et  s'écra- 
sent sous  les  pieds,  ils  essaient  de  découvrir  quel- 
ques pièces  encore  utilisables  :  des  assiettes,  des 
pots  de  confiture  dans  lesquels  ils  pourront  donner 
à  manger  et  à  boire  aux  réfugiés  dont  on  signale 
la  présence  dans  les  villages  voisins. 

Soudain,  l'un  des  gendarmes  touche  et  déplace, 
par  m.égarde,  une  boîte  de  fer  blanc  —  quelque  boîte 
de  conserves  dont  on  retrouve  un  grand  nombre  au 
milieu  de  ces  débris.  Au  même  instant,  un  méca- 
nisme d'horlogerie  se  déclanche.  Ces  braves  jettent 
par  terre  leurs  piles  d'assiettes,  se  réfugient  tout 
près  de  là,  sous  un  escalier,  et  y  attendent  stoïque- 
ment la  mort.  Puis,  le  bruit  cesse,  le  mécanisme 
s'arrête.  A  la  lueur  d'une  lampe  électrique,  ils  se 
hasardent  à  sortir  de  leurs  cachettes,  on  n'entend 
plus  rien.   Ils  nous  montrent  la  boîte  : 

—  Surtout,  disent-ils,  n'y  touchez  pas,  ça  pour- 
rait éclater! 

LOGEMENTS  POUR  OFFICIERS. 

Poursuivons  notre  route,  mais  prenons  garde,  en 
ouvrant  une  porte,  en  déplaçant  un  meuble,  de  dé-, 
clancher  îe  mécanisme  d'une  bombe. 


EN    PAYS    RECONQUIS  223 

Voici  d'anciens  logements  d'officiers.  Dans  ces 
caves  profondes,  des  débris  jonchent  partout  le  sol. 
Elles  devaient  être  pourtant,  à  en  juger  par  ce  qui 
reste,  superbement  aménagées.  On  aperçoit  encore 
les  traces  des  installations  de  la  lumière  électrique 
et  du  téléphone.  Les  tables  de  nuit,  pour  la  plupart, 
sont  brisées.  Le  marbre  des  tables  de  toilette  a  été 
mis  en  pièces  à  coups  de  massue.  Dans  le  fond  des 
cuvettes,  on  trouve  encore  des  eaux  sales. 

Dans  certains  abris,  on  compte  jusqu'à  cinq  ou 
six  glaces  luxueuses,  des  lits,  des  tapisseries.  A 
trente  pieds  sous  terre,  voici)  un  piano  —  rendu  inu- 
tilisable, naturellement.  Dans  la  rue  du  Collège,  l'un 
de  ces  abris  souterrains  est  entièrement  tapissé  de 
soie  rose;  et  comme  il  est  impossible  de  trouver  une 
seule  chapelle,  un  seul  autel  où  l'on  puisse  célébrer 
la  messe,  un  prêtre  français  n'hésite  pas  à  le  trans- 
former en  oratoire. 


* 
*  * 


LIEUX  d'asile. 

Avant  leur  départ,  les  iMlemands  avaient  concentré 
dans  certains  bourgs,  choisis  comme  lieux  d'asile, 
la  population  de  tous  les  villages  et  hameaux  du 
voisinage  qu'ils  avaient  décidé  de  livrer  au  pil- 
lage, puis  à  rincendie.  En  de  très  petites  localités, 
à  peine  habitées  d'ordinaire  par  quelques  centaines 
de  personnes,  des  milliers  de  vieillards,  de  femmes 
et  d'enfants  se  trouvaient  réunis,  sans  abri  souvent 
et  au  surplus  sans  vivres. 


224    LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

Dans  la  soirée  du  mercredi  21  mars,  on  signale  à 
l'officier  britannique  qui  commandait  la  «  place  »  et 
les  ruines  de  Péronne  l'état  de  détresse  dans  lequel 
se  trouvent,  à  quelques  kilomètres  au  sud-est  de  la 
ville,  les  malheureux  habitants  du  village  de  Vrai- 
gnes  et  les  réfugiés  qui  étaient  venus  en  tripler  ou 
en    quadrupler   le   nombre. 


N  ALLEZ    PAS    A    VRAIGNES. 

Sans  perdre  un  instant,  le  commandant  fait  pré- 
parer deux  voitures  de  ravitaillement  —  de  ces 
voitures,  reliées  deux  à  deux,  que  les  Anglais  appel- 
lent des  limhers.  Il  allait  partir,  accompagné  d'un 
interprète  et  d'un  gendarme  français  lorsque,  par 
téléphone,  un  contre-ordre  arrive  (ce  qui  est  fré- 
quent,  dit-on,  dans  toutes  les  armées)   : 

—  N'allez  pas  à  Vraignes,  lui  mande-t-on.  Il  y 
aura  une  attaque  ce  soir,  et  peut-être  le  village 
sera-t-il  occupé  demain  par  les  Allemands. 

—  Bien,  répond  flegmatiquement  le  commandant, 
nous   attendrons. 

LE  COMMANDANT  NE  DORT  PAS. 

Mais,  la  nuit,  le  commandant  ne  dort  pas  :  il 
pense  aux  malheureux  Français  qui,  à  Vraignes, 
souffrent  de  la  faim.  Et,  dès  4  heures  du  matin  — 
ce  qui  est,  paraît-il,  admirable  pour  un  Anglais  — 
il  est  debout,  lui,  l'interprète  et  le  gendarme. 

Et  en  route  avec  les  j>etites  voitures,  chargées 
d'abondantes  rations  de  vivres! 


EN    PAYS    RECONQUIS  225 

On  arrive  à  Bouvincourt.  Il  y  avait  là,  avec  les 
habitants,  des  réfugiés  de  plusieurs  autres  villages. 
Les  malbeureux  étaient  encore  tout  émus  des  hor- 
reurs dont  ils  avaient  été  les  témoins;  et  leur  cœur 
souffrait  des  cruelles  séparations  qui'  leur  avaient  été 
imposées.  A  peine  avaient-ils  le  -nécessaire  pour  eux- 
mêmes;  et  cependant  ils  disent  à  l'officier  qui  s'offre 
à  les  ravitailler  : 

—  Nous  n'avons  besoin  de  rien  :  à  Vraignes,  ils 
sont  plus  malheureux  que  nous! 


L  HOMME    DU    SERVICE    DES    RENSEIGNEMENTS. 

Mais  à  qui  est  Vraignes?  Aux  Anglais?  Aux  Alle- 
mands? Les  pauvres  gens,  naturellement,  n'en  sa- 
vent  rien. 

La  petite  caravane  arrête  un  homme  du  service 
des  renseignements   : 

—  Peut-on  aller  à  Vraignes? 

—  Je  crois   que   oui,    répond-il. 

L'homme  du  service  de  renseignements,  toutefois, 
ne  paraît  pas  bien  fixé  sur  la  valeur  de  ces  indi- 
cations.   Mais  l'officier  décide  de  tenter  l'aventure   : 

—  Allons  à  Vraignes,  déclare-t-il. 

Un  taube  survolait  le  petit  convoi.  Soudain,  une 
grenade  éclate  à  200  mètres  de  là.  Etait-ce  une 
bombe  jetée  par  l'avion?  Ou  un  obus  lancé,  de  loin, 
par  un  canon?  Pendant  l'alerte,  le  gendarme  avait 
fait  demi-tour   :  à  quoi  bon  se  faire  tuer  pour  rien? 

Le  commandant,  lui,  pensait  à  ses  rations  de  vi- 
vres. A  aucun  prix,  il  ne  voulait  s'exposer  à  les  faire 
tomber   entre   les   mains   des   Allemands.    On    décide 

13. 


226         LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

donc  de  retourn.er  à  Bouvincourt  pvour  y  consulter  de 
nouveau  l'homme  du  senâce  des  renseignements .  On 
n'en  apprend  pas  plus  que  la  première  fois,  si  ce 
n'est  que,  sans  doute,  l'infanterie  anglaise  occupe 
Vraignes  depuis  le  matin. 


ou    SONT    LES    ALLEMANDS? 

Le  petit  groupe  part  de  nouveau,  mais  sans  les 
voitures  de  vivres  et  à  pied,  et  finit  par  arriver  aux 
abords  du  village. 

Qui  y  trouvent-ils?  Des  soldats  anglais,  flânant 
dans  les  rues,  comme  chez  eux,  les  mains  dans  les 
poches. 

—  Où  sont  les  Allemands?  demande  à  l'un  d'eux 
l'officier. 

—  Je  ne  sais  pas,  répond  le  soldat,  par  là. 

Et,  d'un  geste  de  la  main,  il  montre  la  direc- 
tion de  l'est. 

—  On  peut  entrer  dans  Vraignes? 

—  Mais  oui,  mais  oui,  pas  d'inconvénients! 


PARVULI    PETIERUNT    PANEM. 

Cette  fois,  c'est  sérieux,  l'officier,  l'interprète  et 
le  gendarme  vont  chercher  les  voitures  de  ravitail- 
lement; et,  tout  à  fait  rassurés,  ils  font  enfin  leur 
entrée  dans  le  village. 

Entrée  triomphale! 

Il  y  avait  là  exactement  1.016  personnes  qui,  de- 
puis  plus   de   deux   ans,    n'avaient  pas   vu     de    pain 


EN    PAYS    RECONQUIS  22"^ 

blanc.  Le  commandant  prend  l'un  des  pains  qu'il 
apportait,  le  coupe  en  deux  dans  toute  sa  longueur, 
le  montre  aux  enfants,  qui  le  dévoraient  des  yeux. 
Puis,  il  le  partage  en  petits  morceaux,  comme  on 
fait  dans  les  églises  pour  le  pain  bénit,  et  distribue 
à  tous  ces  petits  ces  prémices  du  pain  de  France. 


CHAPITRE  IV 
A  travers  le  «  désert  »  de  Picardie 


Doyennés    de    Mailîy-Mailtet,   Albert^  Bray, 
Combles. 


Le  coq  des  Gaules.  —  Doyenné  de  M  ail  ly -Maillet.  —  Doyenné 
d'Albert,  —  «  La  Vierge  est  tombée!  »  — Ni  une  pierre,  ni  une 
brique. —  L'œuvre  du  «  décimateur  ». —  Une  église  dans  une 
mare.  —  J'ai  toujours  célébré  la  messe... —  Vierge  Marie,  in- 
tercédez... —  Doyenné  de  Bray-sur- Somme.  —  Forum? —  Un 
dépôt  de  munitions  saute.  —  Doyenné  de  Combles.  —  Des  va- 
ches dans  une  église. —  Ici  repose  le  cœur  de... —  Quelques 
«  souvenirs  »,  —  J'ai  cherché  toute  une  matinée.  —  L'agonie 
d'une  église.  —  Émilie-Armande-Françoise.  —  La  vieille  femme 
de  Curlu.  —  Même  les  ruines  ! 


LE  COQ  DES  GAULES. 

Il  faut  nous  remettre  en  chemin  et  visiter  une 
dernière  fois  nos  villes,  nos  plaines,  nos  villages 
dévastés.  Avant  que  se  modifie  l'aspect  de  ce  pay- 
sage de  ruines,  de  ce  désert  —  le  «  désert  de  Pi- 
cardie  »  —  cherchons-y,    s'il  se  peut,   les  clochers, 


230         LA   SO.M.ME   SOUS   L''OCCUPATIOX  ALLEMANDE 

les  flèches  et  les  croix  de  fer,  surmontés  le  plus  sou- 
vent du  coq  symbolique  des  Gaules.  Combien  sont 
tomxbés!  Il  nous  reste  à  énumérer  maintenant  leurs 
blessures,  sans  phrases,  comm.e  en  un  martyrolog-e 
où,  derrière  chaque  mot,  apparaît  une  histoire  tra- 
gique. 


* 
*  * 


DOYENNE    DE    ilAILLY-MAILLET. 

Seule,  l'extrémité  nord-est  du  doyenné  de  Mailly- 
Maillet  (canton  d'Acheux,  entre  DouUens  et  Albert) 
se  trouvait  dans  le  voisinage  immédiat  de  la  ligne  de 
feu.  De  toutes  les  régions  que  nous'  allons  parcourir, 
c'est  une  de  celles  qui  ont  le  moins  souffert. 

Tout  au  nord,  l'église  de  Bayencourt  est  fort  en- 
dommagée :  tous  les  vitraux  sont  brisés,  des  cre- 
vasses s'ouvrent  dans  la  voûte,  les  arm.oires  de  la 
sacristie  sont  brisées,  les  linges  d'autel  et  les  orne- 
ments y  sont  en  parties  lacérés. 

Près  de  là,  le  4  juillet  191 6,  une  violente  explo- 
sion détruisit  complètement  l'église  de  Coigneux.  Le 
curé  parvint,  non  sans  peine,  à  retirer  des  décom- 
bres les  vases  sacrés.  Le  tabernacle  était  broyé  :  on 
pu,t  sauver  la  pierre  d'autel  et  deux  statues.  De  l'an- 
cienne église  il  ne  reste  que  deux  pans  de  murailles 
et  quelques  pierres. 

Dès  la  fin  de  191 4,  l'église  de  Colincamps  —  mo- 
deste chapelle  qui  date  de  1776  —  reçut  une  bombe 
qui  traversa  la  toiture  de  part  en  part  sans  occasion- 
ner, à  l'intérieur,  trop  de  dégâts.  Mais,  depuis  lors, 


A   TRAVERS   LE    «    DESERT    »    DE    PICARDIE  23 1 

les   vitraux   sont  brisés,    le   clocher  a  été  atteint,   le 
village  est  en  ruines. 

«  Le  12  juillet  1916,  le  clocher  de  Bertrancourt, 
nous  rapporte  M.  le  Curé,  fut  légèrement  endom- 
magé par  les  éclats  d'un  obus  tombé  sur  l'ancien 
château.  Des  pierres  s'en  détachèrent  et  atteignirent 
les  maisons  voisines.  Le  17  juillet,  plusieurs  obus 
frappèrent  une  grange,  en  face  de  l'église;  les  éclats 
rejaillirent  sur  les  fenêtres  qui  furent  toutes  brisées; 
celle  de  la  sacristie  a  été  réduite  en  miettes.  Les 
armoires  ont  été  endommagées,  plusieurs  ornements 
lacérés,  la  porte  broyée.   » 

En  191 4,  des  obus  tombés  à  proximité  de  l'église 
de  Mailly-Maillet  —  dont  le  portail  aux  statues  riche- 
ment costumées  (fin  du  xv^  siècle)  est  si  remarquable 
—  ont  respecté  l'église,  mais  brisé  tous  les  vitraux 
d'une  des  nefs  latérales.  En  191 6,  le  bourg  fut  de 
nouveau  bombardé,  et  la  population  dut  être  évacuée. 
Cinq  oiî  six  obus  pénétrèrent  dans  le  sanctuaire;  mais 
la  nef  est  intacte. 

En  revanche,  l'église  voisine  de  Beaussart  a  beau- 
coup souffert;  la  voûte  est  crevée  en  plusieurs  en- 
droits, les  fenêtres  sont  brisées. 

Des  obus  -sont  tombés  sur  Englebelmer  et  Viter- 
mont  :  plusieurs  d'entre  eux  y  ont  atteint  les  deux 
églises. 


DOYENNE    D  ALBERT. 

Au  22  octobre   1914,   un  bombardement  violent  et 
pour    ainsi    ininterrompu    avait   déjà,    dans  la    petite 


2^2         LA  SOMME  SOUS   L  OCCUPATIOX  ALLEMANDE 

cité,  détruit  près  de  300  maisons  :  la  magnifique 
église,  élevée  pierre  par  pierre  par  la  générosité  des 
pèlerins  et  à  peine  achevée,  avait  été  épargnée. 

Ce  jour-là,  un  obus  tombe  dans  la  sacristie.  Cinq 
jours  après,  le  dôme  est  traversé  par  de  nouveaux 
obus;  une  partie  de  la  charpente  s'écroule.  Le  14  no- 
vembre, les  17  et  27  décembre,  la  Basilique  est  direc- 
tement visée  et  reçoit  des  centaines  d'obus.  Des  baies 
énormes  —  qui  s'aggravent,  vers  la  mi-janvier,  sous 
les  coups  de  nouveaux  bombardements  —  s'ouvrent 
dans  le  clocher. 

«    LA    VIERGE  EST    TOMBÉE  !    » 

Le  vendredi  15  janvier,  vers  3  heures  de  l'après- 
midi,  la  coupole  vole  en  éclats,  et  la  Vierge  qui  la 
surmonte  commence  à  s'incliner  vers  la  terre. 

c(  C'est  fait,  —  écrivait  le  17  janvier  191 5,  un  bran- 
cardier militaire,  dans  une  lettre  reproduite  alors  par 
la  presse  religieuse,  —  la  Vierge  d'or  d'Albert  est 
tombée,  la  belle  Madone  au  beau  geste  d'offrande, 
qui  tendait  si  haut  dans  le  ciel  son  petit  Jésus  au 
bout  de  ses  bras  :  ils  l'ont  abattue  ce   m>atin. 

J'ai  la  gorge  serrée  de  chagrin.  Depuis  que  nous 
sommes  là,  ce  rayon  doré  qui  brillait  sur  la  tour 
rouge  et  blanche  consolait  et  nos  cœurs  et  le  triste 
horizon.  L'église,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  était  fort 
endommagée.  Mais  la  tour  restait  presque  intacte 
avec  sa  Vierge.  Or,. depuis  deux  jours,  les  Allemands 
s'acharnaient  sur  la  pauvre  Basilique,  ajourant  lar- 
gement le  clocher  à  coups  d'obus,  faisant  sauter  l'ab- 
side... Ce  matin,  ils  se  remettaient  à  l'ouvrage.  Bien- 
tôt, un  camarade  criait  : 


A   TRAVERS  LE    «    DESERT    »    DE    PICARDIE  233 

—  La  Vierge  est  tombée,   la  Vierge  est  tombée! 

J'ai  couru  au  bout  du  champ.  C'était  vrai,  No- 
tre-Dame de  Brebières  n'était  plus  là.  Oh!  les  lâ- 
ches! 

Je  me  suis  adossé  au  mur  d'une  maison  détruite 
et  je  suis  demeuré  \à,  à  regarder,  transi  de  froid, 
mais  sans  pouvoir  m'arracher  à  ce  spectacle  d'une 
mélancolie  infinie.  Plus  de  Vierge  là-haut,  à  dominer 
nos  misères;  la  Vierge,  notre  Vierge,  seule  chose 
douce  à  voir  en  ce  pays  que  la  guerre  rend  sau- 
vage! M 

A  vrai  dire,  la  Vierge  demeurait  «  là-haut  »  :  elle 
n'était  pas  abattue,  mais  penchée  horizontalement 
vers  la  terre.  Et  quelques  mois  plus  tard,  le  poète 
Théodore   Botrel  essaiera   de  traduire   en   de   beaux 


...  Et  la  Vierge  blessée, —  ô  Bonté  sans  seconde,  — 
En  chancelant,  nous  tend  son  Fils,  encore,  toujours  ! 

Et  ce  geste  est  le  vôtre  aussi,  mères  françaises  : 

Après  tant,  tant  de  jours  troublés,  de  nuits  mauvaises, 

Quand  même  rt'auriez-vous  qu'un  enfant  pour  soutien, 

Chancelantes,  le  cœur  broyé,  le  front  sévère, 

En  lui  montrant  la  France  en  pleurs  sur  son  Calvaire, 

Vous  lui  dites  :  «  Va,  monte,  ô  mon  fils...  et   meurs  bien 


* 


Suivons  maintenant,  du  nord  au  sud,  la  ligne  du 
chemin  de  fer  d'Arras  à  Albert.  Les  paroisses  situées 
à  l'est  de  cette  ligne  ont  été,  pour  la  plupart,  occu- 
pées par  l'ennemi. 


234    LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

NI  UNE  PIERRE,  NI  UNE  BRIQUE. 

L'église  de  ]Miraumont  a  été  littéralement  écrasée 
par  un  seul  obus  dans  la  nuit  du  2T  au  22  juin  1916, 
au  cours  du  bombardement  qui  précéda  la  grande 
offensive.  Seuls,  à  cette  époque,  le  clocher  et  les 
quatre  murs  restaient  debout.  A  l'autel  de  la  sainte 
\'ierge,  un  ciboire  qui  se  trouvait  dans  le  tabernacle 
avec  des  hosties  consacrées,  a  été  ouvert  par  la  se- 
cousse et  rempli  de  terre  et  de  mortier.  La  sacristie 
était  intacte.  Toutes  les  statues,  y  compris  une  belle 
statue  de  Jeanne  d'Arc,   étaient  en  pièces. 

Des  ornements,  bannières,  candélabres,  calices 
provenant  des  églises  voisines  de  Beaumont,  Grand- 
court,  Thiepval,  Ovillers,  La  Boisselle,  Pozières 
avaient  été  remis  par  les  Allemands,  vers  la  fin  de 
19 14,  à  M.  le  Curé  de  Miraumont,  à  mesure  que  ces 
églises  étaient  m.utilées  ou  détruites  :  tout  a  disparu, 
à  la  suite  des  bombardements  qui  ont  détruit  de  fond 
en  comble  toutes  les  maisons  du  village,  y  compris 
le  presbytère. 

Durant  l'automne  de  1914,  l'église  de  Beaumont 
avait  reçu  de  nombreux  obus  :  les  piliers  intérieurs 
s'étaient  écroulés,  ainsi  qu'une  partie  du  sanctuaire. 
Les  Allemands  avaient  établi,  parmi  ces  ruines,  un 
poste  de  secours. 

Nous  avons  parlé  de  l'église  de  Grandcourt  où  les 
Allem.ands,  en  octobre  191 4,  s'étaient  retranchés 
comme  en  une  forteresse.  Elle  a  été,  dès  les  premiers 
jours,  complètement  sacrifiée  :  une  baie  énorme  a 
été  ouverte  entre  la  nef  et  le  clocher  qui,  par 
un   prodi.^e   d'éouilibre,   n'était  pas   tombé  :   sur  une 


A   TRAVERS   LE    «    DÉSERT    »    DE    PICARDIE  235 

carte  postale  qui  reproduit  sans  doute  une  photogra- 
phie d 'origine  allemande,  on  aperçoit  trois  soldats, 
couverts  du  casque  à  pointe,  qui,  contemplent  cette 
ruine  lamentable.  Aujourd'hui,  il  n'en  reste  plus  rien, 
«  ni  une  pierre,  ni  une  brique  ». 

Vers  la  même  époque,  l'église  de  Courcelette  avait 
reçu  un  obus,  tombé  sur  un  bas-côté;  puis,  les  Alle- 
mands, désireux  de  l'utiliser,  l'avaient  réparée. 


L  ŒUVRE    DU    «    DECÏMATEUR     ». 

L'église  de  Thiepval,  nous  l'avons  dit,  a  été  co- 
pieusement bombardée.  Le  clocher,  dès  les  premiers 
jours,  était  démoli,  la  voûte  crevée.  Entre  ses  mu- 
railles en  ruines  qu'avait  reconstruites  ou  restau- 
rées, peu  de  temps  avant  la  Révolution  française,  le 
«  décimateur  »  de  la  région  (l'abbé  Maury,  prieur 
commendataire  de  Lihons),  une  ambulance  allemainde 
avait  été  installée  dans  les  conditions  les  plus  pré- 
caires. 

L'église  voisine  de  Pozières  a  été  entièrement  dé- 
truite dans  la  nuit  du  28  septembre  1914. 

Comme  un  grand  nombre  d'autres,  l'église  de 
Bazentin,  a  servi  d'asile  aux  évacués  des  villages 
environnants,  puis  d'ambulance  :  aujourd'hui,  elle 
est  ruinée  de  fond  en  comble. 


UNE    ÉGLISE   DANS   UNE   MARE. 

Vers  la  même  époque,  l'église  de  La  Boisselle  a 
été  jetée  par  terre  comme  un  château  de  cartes  :  les 


236         LA  SOMME  SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

pierres  sont  venues  s'abattre  violemment  dans  une 
mare  voisine. 

L'église  d'Ovillers,  dont  la  construction  remontait 
seulement  à  une  douzaine  d'années,  a  subi  le  même 
sort  :  il  n'en  rc^tc  qu'un  débris  de  piller.  Pendant 
plus  de  dix-huit  mois,  la  cloche  a  été  installée  et  uti- 
lisée par  les  Allemands  au  château  de  Miraumont,  et 
emportée  par  eux  au  moment  de  leur  départ. 

L'église  de  Mametz,  dès  l'automne  de  1914,  avait 
perdu  son  clocher  (Renaissance)  :  depuis  lors,  les  nefs 
et  le  chœur  ont  été  détruits. 

Depuis  de  longs  mois,  il  ne  reste  rien,  si  ce  n'est 
les  fondations  —  et  encore!  —  de  l'église  de  Fri- 
court  :  c'était  un  édifice  assez  élégant,  de  construc- 
tion moderne. 


* 


j'ai    toujours    célébré    LA    MESSE... 

Dans  les  anciennes  lignes  françaises  : 
En  octobre  1914,  nous  l'avons  dit,  un  obus  a 
traversé  la  toiture  de  l'église  d'Auchonvillers;  d'au- 
tres ont  démoli  la  sacristie,  enlevé  la  toiture,  abattu 
le  clocher.  A  l'intérieur,  une  cloche  gît  sous  un  tas 
de  décombres;  quelques-unes  des  colonnes  qui  sépa- 
raient les  bas-côtés  de  la  nef  se  dressent  encore  au 
milieu  de  ces  ruines.  Elle  avait  été  construite  en 
1773  en  forme  de  croix  latine  :  des  boiseries  en  dé- 
coraient  l'intérieur. 

Pendant  près  de  deux  ans,  le  village  du  Mesnil  est 
resté  à   1.500  mètres  des  tranchées  allemandes. 


A   TRAVERS  LE    «    DESERT    »   DE   PICARDIE  237 

«  Le  5  octobre  1914,  nous  écrit  M.  l'abbé  Poiré, 
curé  de  cette  paroisse,  un  obus  est  tombé  à  un  mètre 
de  rég"lise  et  a  pulvérisé  les  vitraux;  deux  autres 
petits  obus  ont  ébréché  la  tour  du  clocher. 

Vers  le  13  octobre,  une  marmite  a  fait  explosion 
sur  le  toit  de  l'église,  détruisant  la  charpente  et  la 
voûte.  Le  ehœur  seul  était  indemne.  J'ai  donc  pu 
encore  y  célébrer  les  offices  jusqu'au  9  août  191 5, 
date  de  l'évacuation  de  Mesnil.  Il  pleuvait  dans 
l'église  et  l'eau  y  ruisselait  comme  dans  la  rue,  ce 
qui  n'empêchait  pas  nos  bons  soldats  de  venir  nom- 
breux y  suivre  les  offices.  Le  samedi  de  la  Passion, 
deux  autres  obus  ont  atteint  le  chœur  de  l'église,  y 
détruisant  un  très  beau  vitrail.  J'ai  toujours  célébré 
la  messe  dans  ces  ruines,  ayant  pour  assistants  quel- 
ques officiers  et  soldats  et  une  vénérable  dame, 
vaillante  paroissienne,  qui,  malgré  les  bombarde- 
ments, au  milieu  des  sifflements  des  obus,  n'y  man- 
qua pas  un  seul  jour.  Le  presbytère  et  ses  dépen- 
dances reçurent  cinq  obus,  et  depuis  l'évacuation, 
deux  autres. 

Pendant  dix  mois  nous  avons  vécu  dans  le  voisi- 
nage de  la  mort.  Le  bombardement  de  Mesnil  com- 
mença le  29  septembre  191 4,  il  fut  violent  jusqu'au 
20  octobre  environ,  il  restait  alors  dans  le  village 
vingt-cinq  personnes,  les  autres  avaient  pris  la  fuite, 
c'était  lamentable.  Le  bombardement  ne  fit  heureuse- 
ment que  quelques  victimes,  un  homm^e  tué  d'un  éclat 
d'obus  dans  les  champs,  et  quatre  personnes  blessées 
assez  grièvement.   » 

Au  hameau  voisin  de  Martinsart,  un  obus  incen- 
diaire est  tombé  sur  le  clocher  en  191 4,  le  jour  de  la 
Toussaint. 


238         LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

A  Authuille,  la  pauvre  église  est  dans  un  état  de 
délabrement  affreux  :  la  toiture  est  ébréchée,  ouverte 
au  vent  comme  à  la  pluie. 

L'ég-lise  d'Aveluy,  de  construction  moderne,  est 
flanquée  d'une  assez  belle  tour.  Elle  a  reçu  plusieurs 
obus  qui  ont  endommagé  la  tour  et  percé  la  toiture  : 
un  premier  obus   l'avait  atteinte  le   5  jaovier   191 5. 


VIERGE    MARIE,     INTERCEDEZ... 

Le  village  de  Bouzincourt  a  été  bombardé  à  diver- 
ses reprises.  Le  14  novembre  1914,  M.  l'abbé  Bérul- 
lier,  curé  de  cette  paroisse,  récitait  une  prière  en 
français  à  l'issue  de  la  messe  basse;  au  moment  où  il 
disait  :  Vierge  Marie,  intercédez  en  notre  faveur,  un 
premier  obus  tombe  au  pied  de  l'éolise,  à  trois  mètres 
du  portail.  Cinq  verrières  ont  été  endommagées  légè- 
rement. 

A  Bécordel,  le  chœur  de  l'église  a  été  écrasé,  à 
l'automne  de  1914,  par  un  obus  qui  y  a  éclaté  après 
avoir  traversé  la  toiture.  Le  sommet  du  clocher  est 
abattu.  Il  ne  reste  là  que  des  murs  bas  et  béants  au 
milieu  d'un  amoncellement  de  ruines.  Du  côté  de  la 
porte  d'entrée,  la  partie  inférieure  du  clocher  «  tient  » 
encore. 

Au  sud  d'Albet,  l'église  de  ^^.léaulte  n'a  pas  été 
épargnée.  Des  verrières  y  ont  été  brisées;  la  toiture 
a  été  percée  de  part  en  part. 

L'église  de  Carnoy  est  aux  trois  quarts  démolie. 

D'autres  églises  du  doyenné,  comme  Millencourt 
et  Dernancourt,  sont  à  peu  près  indemnes  :  elles  ont 


A   TRAVERS   LE    «    DESERT    »    DE    PICARDIE  239 

été  occupées  en  totalité  ou  en  partie  par  des  services 
sanitaires. 


DOYENNE   DE   BRAY-SUR-SOMME. 

Voici,  en  allant  de  l'ouest  à  l'est,  les  églises  lee 
plus  éprouvées  de  ce  doyenné  : 

Dès  le  2g  août  1914,  la  paroisse  d'Etinehem  avait 
reçu  une  cinquantaine  d'obus  :  le  premier  est  tombé 
sur  le  clocher  de  l'église,  endommageant  fortement  la 
toiture  et  la  tour  du  clocher,  trouant  la  voûte,  brisant 
les  vitraux. 

En  février  19 15,  deux  obus  tombés  à  proximité  de 
l'église  de  Bray-sur-Somme,  à  quelques  mètres  du 
chœur  et  du  sanctuaire,  ont  endommagé  gravement 
les  vitraux.  Un  autre,  tombé  sur  la  tour  du  clocher, 
l'a  quelque  peu  ébréchée. 

Le  18  février  191 5,  l'église  de  Suzanne,  recons- 
truite vers  1770,  a  reçu  un  premier  obus  qui  a  troué 
la  toiture  et  la  muraille  et  brisé  les  vitraux.  Ces  pre- 
miers dommages  avaient  été  réparés  vaille  que  vaille 
avec  du  carton  bitumé  et  du  zinc.  Mais,  pendant  le 
bombardement  du  14  janvier  1916,  un  gros  obus  est 
de  nouveau  tombé,  presque  à  la  même  place,  en- 
levant une  partie  de  la  toiture,  démolissant  le  pla- 
fond, brisant  les  lustres,  les  lampes  et  même  les 
bancs.  Un  éclat  est  resté  incrusté  dans  la  porte  du 
tabernacle.  Un  autre  obus  a  éclaté,  dans  le  bas  de 
l'église,  le  30  janvier.  Pendant  ce  terrible  bombarde- 
ment, M.  le  curé  de  Suzanne  célébrait  comme  d'ofdi- 


240         LA  SOMME  SOUS  L^OCCUPATION  ALLEMANDE 

naire  la  messe  (à  laquelle  assistaient  deux  parois- 
siens); mais  il  dut  l'interrompre  précipitamment 
avant  l'Evangile. 

FORUM? 

A  Frise,  le  chœur  de  l'église  est  entièrement  dé- 
m.oîi;  tous  les  murs  sont  à  jour;  à  peine  reste-t-il 
quelques  poutres  de  la  charpente  du|  toit.  La  base  et 
quelques  murs  éventrés  du  clocher  tiennent  encore. 
Une  croix  en  fer  dont  un  bras  est  cassé,  provenant 
probablement  du  chevet  de  l'église,  et  la  lampe  du 
sanctuaire  (suspension),  ont  été  pieusement  recueil- 
lies, comme  des  reliques.  De  tout  le  village,  il  ne 
reste  qu'une  maison  habitable. 

L'église  d'Eclusier  est  entièrement  détruite  :  elle 
avait  été  reconstruite  au  xix®  siècle,  et  or^  y  conser- 
vait précieusement  d'anciennes  boiseries  (Renais- 
sance) :  on  ne  les  retrouvera  plus. 

L'église  de  Vaux,  malgré  ses  vitres  brisées  et  sa 
voûte  percée,  était  utilisée,  pendant  l'offensive  de  la 
Somme,  comme  cabinet  dentaire. 

La  vieille  église  de  Cappy  (xii®  siècle),  très  grave- 
ment menacée,  n'a  subi  que  de  légers  dégâts. 

Le  hameau  d'Herbécourt  a  été  anéanti  presque  en- 
tièrem.ent  par  l'artillerie.  De  l'église,  il  subsiste  quel- 
ques murs  tout  crevassés.  Au  milieu  des  tas  de 
pierres  amoncelées,  deux  colonnes  conjuguées,  légè- 
rement éraflées  par  les  obus,  émergent  encore,  toutes 
droites,  jusqu'à  la  corniche,  comme  on  en  voit  à 
Rome  parmi  les  ruines  du  Forum. 


A   TRAVERS  LE    «    DESERT    »    DE    PICARDIE  241 


*  * 


UN  DEPOT  DE  MUNITIONS   SAUTE.. 

Malgré  son  éloignemient  relatif  du  front,  l'église  de 
Cérisy-Gailly  n'a  pas  été  épargnée  :  dans  la^  nuit  du 
6  au  7  novembre  191 6,  l'explosion  de  plusieurs  dé- 
pôts de  munitions  a  provoqué  de  «  formidables  dé- 
tonations qui,  nous  écrivait  alors  un  témoin,  ont  fait 
trembler  le  sol.  Il  y  eut  un  tel  déplacement  d'air 
que  tout  le  village  a  été  sérieusement  endommagé  : 
les  toitures  furent  en  partie  enlevées;  les  portes  des 
maisons,  des  étables,  des  armoires,  etc.,  ont  sauté,*^ 
les  fenêtres  et  les  vitres  furent  brisés.  A  l'église,  une 
douzaine  de  fenêtres  sur  dix-sept  ont  été  broyées 
complètement,  ou"  peu  s'en  faut;  de  ce  nombre  est  la 
belle  fenêtre,  dite  de  saint  Georges  :  la  statue  du 
saint  a  été  renversée.  La  toiture,  apparemment  in- 
tacte, a  souffert  :  il  pleut  dans  l'église,  dont  les  por- 
tes, au  surplus,  ont  été  à  moitié  démolies.  Le  plafond 
de  la  sacristie  est  tombé.  » 

xA.u  cours  de  la  même  nuit,  et  pour  la  même  cause, 
les  églises  de  Chipilly,  Morlancourt.  Méricourt-sur- 
Somme  et  Sailly-Laurette  ont  perdu  la  plupart  de 
leurs  vitraux. 

A  Chuignolles,  la  charpente  du  clocher  est  à  nu,, 
les  vitraux  sont  brisés  :  l'église,  dans  son  ensemble, 
n'a  pas  trop  souffert;  mais  elle  est  ouverte  à  la  pluie 
et  au  vent. 


14 


LA   SO.I.ME   SOUS   L  OCCUPATION  ALLEMANDE 


* 
*  * 


DOYENNÉ  DE  COMBLES. 

A  l'exception  de  Maricourt,  toutes  les  paroisses  du 
doyenné  de  Combles  étaient  dans  les  lignes  alle- 
mandes. 

A  Combles,  des  pans  de  murailles,  au  milieu  des- 
quelles so'uvrent  çà  et  là  des  fenêtres  romanes,  se 
dressent  encore,  bizarrement  ,au  milieu  des  pierres 
amoncelées,  de  nombreux  obus  ont  bouleversé  le  ci- 
metière.   Le  bourg   est  en   ruines. 

A  Lesbœufs,  il  n'y  a  pas  un  mètre  carré  de  ter- 
rain qui  n'ait  reçu  un  obus.  Plus  une  maison.  De 
l'église  —  dont  la  cloche  seule  a  été  retrouvée  in- 
tacte —  il  ne  reste  pas  même  les.  ruines  :  à  la  place 
où  elle  s'élevait  naguère  passe  maintenant  une  route 
spacieuse  pour  la  construction  de  laquelle  on  a  utilisé 
tout  ce  que  l'on  a  pu  retrouver  de  décombres. 


DES    VACHES   DANS   UNE   EGLISE. 

L'église  de  Mesnil-en-Arrouaise  est  aux  trois 
quarts  démolie  :  elle  n'a  plus  de  toiture,  ni  de  clo- 
cher. La  sacristie  subsiste  encore.  Le  village  a  été 
saccagé,  puis  détruit. 

En  191 5,  les  Allemands  ont  fait  de  l'église  de 
Manancourt  une  écurie  :  après  en  avoir  enlevé  les 
tancs,  ils  y  ont  mis  d'abord  des  vaches,  puis  des  che- 
vaux. En  1916,  ils  l'ont  convertie  en  hôpital.  Le  11 
septembre  191 6,  le  village  a  été  violemment  bom- 
bardé durant  quelques  jours.   De  l'église,   il  ne  sub- 


A    TRAVERS   LE    «    DÉSERT    »    DE    PICARDIE  243 

siste  qu'une  partie  des  deux  murs  latéraux  et  le  mur 
de  l'abside,  ainsi  que  rautel  et  deux  statues  :  de 
tout  le  reste  (toiture,  clocher,  mobilier,  etc.),  il  ne 
subsiste  même  plus  les  décombres.  La  sacristie  a 
été  incendiée. 

ICI  REPOSE   LE   CŒUR  DE... 

A  Manancourt,  —  lisons-nous  dans  le  IX^  Rap- 
port de  la  Commission  d'enquête  sur  les  actes  com- 
mis par  l'ennemi  en  violation  du  droit  des  g^ens,  — 
«  dans  le  terrain  clos  servant  de  cimetière  privé  à  la 
famille  de  Rohan,  ils  (les  Allemands)  ont  enterré  un 
grand  nombre  de  leurs  soldats,  et,  chose  inconce- 
vable, installé  à  la  fois  une  cuisine  à  l'intérieur  du 
mausolée  des  Rohan,  et  des  latrines  au  milieu  de 
leurs  propres  tombes.  Dans  la  crypte,  où  règne  un 
désordre  indescriptible,  presque  toutes  les  cases  sont 
béantes.  Un  cercueil  d'enfant,  sorti  de  l'un  des  com- 
partiments, a  été  déplombé.  Un  lourd  cercueil  en 
plomb,  à  demi  tiré  d'une  autre  case,  porte  sur  son 
couvercle  des  traces  de  coups  de  ciseau.  Un  bloc  de 
miarbre,  au  milieu  duquel  se  voit  une  petite  excava- 
tion, a  été  jeté  parmi  les  décombres;  on  y  lit  cette 
inscription  :  «  Ici  repose  le  cœur  de  Mme  Amélie  de 
Musnier  de  Folleville,  comtesse  de  Boissy,  décédée  à 
Paris,  le  i6  juillet  1803,  à  l'âge  de  32  ans  et 
10  mois.   » 

QUELQUES   a    SOUVENIRS    ». 

Dans  le  hameau  voisin  d'Etricourt,  il  ne  reste 
guère  de  l'église  que  les  murailles  et,  suspendue  en 


244         LA  SOMME  SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

l'air  parmi  les  décombres,  la  chaire.  Toutes  les  mai- 
sons ont  été  systématiquement  détruites  :  dans  l'une 
d'elles  gît,  parmi  les  ruines,  un  coffre-fort  éventré. 

De  même  à  Equancourt,  où  toutes  les  maisons  ont 
été  incendiées  et  demeurent  sans  portes,  ni  fenêtres, 
ni  toitures  :  les  murs  de  l'église,  que  les  Allemands 
s'étaient  appropriée,  en  août  191 6,  sont  fort  endom- 
magés; à  l'intérieur,  la  tribune  n'a  pas  été  entière- 
ment atteinte.  De  la  toiture  et  du  plafond,  il  ne  reste 
que  la  partie  qui  recouvre  le  bas-côté  gauche.  Le 
clocher  a  disparu;  mais  la  voûte  en  pierre  et  l'esca- 
lier de  la  tour  subsistent. 

A  Ytres,  tout  a  été  saccagé,  miné,  détruit. 

Redescendons  vers  Sailly-Saillisel  :  quel  chaos! 
Littéralement,  il  n'y  reste  pas  pierre  sur  pierre.  Les 
nouvelles  routes  qui  traversent  l'emplacement  du 
village  ont  un  aspect  rougeâtre  :  elles  ont  été  em- 
pierrées avec  les  briques  dont  étaient  bâties  les  fon- 
dations des  maisons,  dont  trois  ou  quatre  à  peine 
demeurent,  comme  «  souvenirs  »,  du  côté  de  Sail- 
iisel,  mais  en  ruines  :  de  l'église,  plus  rien,  pas 
même  les  soubassements.  Des  matériaux  de  démoli- 
tion destinés  à  disparaître  eux-mêmes  bientôt,  et 
c'est  tout!  Le  2*]  août  1914,  onze  obus  étaient  tom- 
bés sur  le  clocher,  dont  un  pan  de  mur,  à  la  fin  de 

1915,  était  tombé  sur  l'église  devenue  dès  lors  inu- 
tilisable. 

Une   note   reproduite  par  la   Croix  du   23   janvier 

191 6,  nous  apprend  qu'un  prêtre-brancardier, 
M.  l'abbé  Chevreau,  curé  d'Acquigny  (Eure),  a  rap- 
porté dans  son  église  et  exposé  à  la  vénération  de 
ses  paroissiens,  un  christ  mutilé  qu'il  a  recueilli  à 
Frégicourt   :  c'est  à  peu  près  tout  ce  qu'il    a  trouvé 


A   TRAVERS  LE    «    DÉSERT    »   DE   PICARDIE  245 

dans  ce  hameau  de  150  habitants,  situé  sur  la  route 
de  Combles  à  Saillv-Saillisel. 


J  AI    CHERCHE    TOUTE    UNE    MATINEE. 

A  Rancourt,  dont  les  soldats  allemands  avaient, 
en  août  1914,  pillé  la  sacristie,  jetant  par  terre, 
<x)mme  des  chiffons,  les  ornements,  les  aubes,  les 
surplis  et  s'y  étendant  pour  dormir,  à  peine  res.te- 
t-il  une  maison,  percée,  d'ailleurs,  de  trous  d'obus. 
Le  cimetière  est  introuvable.  Des  tranchées  et  des 
cratères  de  mines  sillonnent  les  champs  voisins. 

Partout  s'offrent  à  la  vue,  dans  cette  région,  les 
mêmes  spectacles. 

A  Ginchy,  tout  le  village  est  détruit  de  fond  en 
comble.  De  nombreux  obus  ont  bouleversé  le  cime- 
tière. Dans  ces  champs  dévastés,  quelles  semences 
lèveront,  et  quand? 

A  Maurepas,  il  ne  reste  de  l'église  qu'un  frag- 
ment du  porche  et  les  cloches,  tombées  ou  abandon- 
nées près  de  la  route.  Le  village  est  totalement 
anéanti;  du  cimetière,  il  ne  reste  que  deux  caveaux 
ouverts,  —  sans  un  cercueil! 

«  Entre  Maurepas  et  Combles,  nous  écrivait  un 
témoin,  sur  le  versant  faisant  face  au  bois  de  Leuze, 
s'élevait  une  chapelle  de  Notre-Dame  de  Lourdes  : 
nous  l'avons  trouvée  démolie,  les  Allemands  en 
avaient  employé  les  pierres  pour  construire  leurs 
abris.  Les  hasards  du  bivouac  noue  y  amenèrent,  et 
je  pus  élever  mon  petit  autel  et  dire  la  messe  en 
cet   endroit   où    tant   de   générations    étaient   venues 

14. 


246         LA  SOMME  SOUS   L^OCCUPATION  ALLEMANDE 

prier    :    pendant    ce    temps,    les   obus    s'acharnaient 
sur  Combles.  » 

«  Je  suis  allé  à  Hardecourt-au-Bois,  nous  rap- 
porte un  autre  témoin.  J'y  ai  cherché  pendant  toute 
une  matinée  l'église  ou  du  moins  ce  qui  pK)uvait  en 
subsister  encore.  Et  j'ai  fini  par  découvrir,  dans  un 
trou  d'obus,  l'une  des  traverses  en  bois  auxquelles 
étaient  suspendues  les  cloches,  et  quelques  débris  de 
colonnes.  J'en  ai  conclu  que  c'est  là  que  s'élevait 
autrefois  une  église.  »  Le  cimetière  est  introuvable. 
Le  village  est  totalement  détruit. 


L  AGONIE   D  UNE    EGLISE. 

Avant  de  disparaître  entièrement,  l'église  de  Guil- 
lemont  a  subi  une  agonie  qui  dura  deux  ans.  Une 
première  fois,  le  26  septembre  191 4,  —  nous  rap- 
porte le  curé,  M.  l'abbé  Beauvais,  —  elle  est  meurtrie 
par  un  obus  qui  ouvre  dans  un  angle  de  la  tour  une 
brèche  d'environ  deux  mètres  :  les  pierres,  dans  leur 
chute,  crèvent  la  toiture;  et,  peu  à  peu,  les  pluies 
-îe  l'automne  et  de  l'hiver  feront  tomiber  le  torchis 
de  la  voûte. 

Le  29  septembre  de  la  même  année,  des  soldats 
allemands  y  sont  cantonnés  et  s'y  couchent  sur  des 
tas  de  bottes  de  blé  et  d'avoine  non  battus.  Puis, 
elle  e&t  convertie  en  magasin  et,  dès  lors,  le  culte 
y  est  interdit  :  elle  n'est  plus  qu'une  sorte  de  grange 
banale. 

Mais  cette  «  grange  »  est  encore  surmontée  d'un 
clocher.    Le    7  avril    191 5,    les    pionniers    allemands 


A    TRAVERS   LE    «    DESERT    ))    DE    PICARDIE  247 

font  sauter  le  clocher  à  la  dynamite,   sous  prétexte 
qu'il  sert  de  point  de  repère  à  l'artillerie  française. 


EMILIE-ARMANDE-FRANÇOISE. 

Enfin,  le  25  juin  1916,  au  début  de  l'offensive  de 
la  Somme,  un  g^ros  obus  frappe  la  sacristie,  en 
attendant  que  d'autres,  après  le  départ  de  la  popu- 
lation, achèvent  cette  œuvre  destructrice.  L'église 
de  Guillemont  était  un  édifice  intéressant,  de  cons- 
truction récente,  dont  l'ensemble  rappelait  l'architec- 
ture ogivale  du  xiii®  au  xiv^  siècle.  Un  morceau  de 
cloche,  portant  l'inscription  :  Emilie-Ar mande-Fran- 
çoise, et  une  bannière  de  la  confrérie  de  Notre-Dame 
de  Ix)urdes  ont  été  retrouvés  parmi  les  ruines  —  et 
«  sauvés   »! 

Le  clocher  de  l'église  de  Montauban  a  été  abattu; 
puis,  l'église  elle-même  complètement  détruite  :  au 
printemps  de  191 5,  un  officier  allemaind  en  a  rap- 
porté à  Bouchavesnes,  comme  souvenir  de  guerre, 
quelques  débris  de  la  statue  du  Sacré-Cœur!  Après 
la  reprise  du  village,  en  août  1916,  une  statue  de 
Norte-Dame  de  Lourdes,  encore  intacte,  a  été  exhu- 
mée des  décombres  et  placée  sur  un  piédestal,  seule, 
au  milieu  de  ces  ruines  désertes... 


LA  VIEILLE  FEMME  DE   CURLU. 

Nous  avons  signalé  plus  haut  la  destruction  de 
l'église  de  Maricourt  :  elle  date  du  30  septem.bre  et 
des  premiers  jours  d'octobre  191 4.  Toute  la  toiture 


248         LA  SOMME  SOUS   L'OCCUPATIOX  ALLEMANDE 

du  chœur  et  de  la  nef  est  tombée;  de  larges  baies 
s'ouvrent,  à  gauche,  dans  les  murailles.  Le  clocher 
est  démoli;  la  tribune  s'est  effondrée.  Les  cloches, 
projetées  à  terre,  ont  été  enfouies  sur  place  par  le 
bombardement.  Il  ne  reste  rien  de  l'ameublement. 
Les  bancs  ont  été  brûlés. 

L'église  de  Curlu,  dont  l'unique  et  remarquable 
bas-côté  datait  probablement  de  la  fin  du  xii®  siècle, 
a  été  transformée  en  ambulance,  nous  l'avons  dit, 
dès  l'automne  de  19 14  :  elle  avait  reçu  à  cette  épo- 
que, nombre  d'obus,  et  le  clocher,  en  particulier, 
avait  beaucoup  souffert.  Aujourd'hui,  un  christ  y 
reste  suspendu,  comme  par  miracle,  à  un  pan  de 
muraille. 

Un  soldat  qui  a  participé  à  l'attaque  du  i^^  juil- 
let 1916,  adressait  à  'M.  le  Curé  de  Curlu,  peu  de 
jours  après,   cette  description  navrante  : 

«  De  votre  pauvre  Curlu,  je  ne  puis  dire  qu'une 
chose,  c'est  qu'il  a  subi  le  tir  terrible  de  l'artil- 
lerie française  et  que,  par  conséquent,  il  ne  reste 
rien  que  des  ruines,  des  pans  de  maison.  L'église  est 
démolie,  autour  d'elle  sont  des  murs  ruinés,  des  mai- 
sons en  partie  détruites.  Quand  j'y  suis  passé,  j'ai 
remarqué  en  face  de  l'église  une  petite  chapelle 
encore  debout,  à  côté  d'un  cim.etière  peu  abîmé. 
Quant  aux  civils,  nous  n'en  avons  trouvé  aucun  :  les 
Allemands  les  avaient  fait  partir  aux  premiers  symp- 
tômes de  l'attaque.  Avant  l'attaque,  on  voyait  de 
temps  en  temps  une  vieille  femme  conduire  une  vache 
aux  champs  et  un  paysan  cultiver  son  jardin,  sans 
souci  de  la  guerre.  » 

Un  autre  témoin,  à  cette  époque,  ajoutait  :  «  J'ai 
découvert    sous    le   cimetière    de    Curlu,    d'immenses 


A   TRAVERS  LE    «    DÉSERT    »    DE   PICARDIE  249 

.salles  souterraines  avec  tables  chargées  de  cristaux, 
de  vins,  avec  piano,  chambre  et  lits  à  12  mètres  de 
profondeur,   que  les  Allemands  avaient  désertées.    » 


MÊME   LES  RUINES... 

Comme  la  plupart  des  villages  de  'Oette  région, 
Hem-Monacu  et  Le  Forest,  annexes  de  Curlu,  «  sont 
détruits  jusqu'à  dix  mètres  au-dessous  du  sol,  nous 
écrit  un  témoin,  il  ne  reste  presque  plus  trace  des 
fondations;  les  matériaux  ont  été  comme  volatilisés. 
Etiam  perler e  ruinœ!  » 


CHAPITRE  V 
A  travers  le   «  désert  »  de  Picardie 

Doyennés  de  Roiseî  et  de  Pêronne, 


C'est  à  peine  si,  dans  ce  désert...  —  Ni  une  charrue,  ni  une  herse 
—  Où  sont  les   274    habitants?... —  «Aux   enfants   de    Roisel 
morts  au  champ  d'honneur.  »  —  Lieux  d'asile.  —    Seul,  un  chat 
sauvage.  —  Cataclysme? —  Les  coloniaux  «  sauvent  »  le  bon 
Dieu.  —  Iiiter  vestibuîum  et  altare.  —   Villages  abandonnés. 


C  EST   A   PEINE    SI,    DANS    CE   DESERT... 

Poursuivons  notre  douloureux  pèlerinage.  Nous 
voici  à  la  pointe  nord-est  du  département  de  la 
Somme,  dans  la  région  dont  Roisel  est  le  centre. 
Les  ruines  s'y  accumulent;  et  c'est  à  peine  si,  dans 
oe  vaste  désert,  quelque  apparence  d'oasis  vient,  çà 
et  là,  reposer  le  regard. 

A  Fins,  les  murs  de  l'église  —  dont,  en  décembre 
1916,    les   vitraux   seuls    avaient    été    détruits    —    se 


252  ^  LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

dressent,  lamentables,  parmi  des  maisons  incendiées 
et  sans  toiture.  Ni  clocher,  ni  voûte  ne  subsistent.  Il 
n'en  reste  même  plus  les  décombres  qui,  déjà,  ont 
trouvé  leur  emploi.  Dans  le  cimetière,  les  obus  ont 
ouvert  les  tombes,  brisé  des  grilles  et  des  croix». 
Parmi  ces  ruines,  plus  un  habitant. 

Des  500  habitants  de  Sorel-le-Grand,  aucun  n'est 
là.  Leurs  maisons  sont  en  ruines;  à  peine  deux  ou 
trois  d'entre  elles  seront-elles  réparables.  Le  cime- 
tière, en  rev-anche,  est  en  très  bon  état. 

A  Heudicourt,  il  subsiste  çà  et  là  des  fragments 
de  maisons.  Le  cimetière  est  intact  :  un  caveau  y  a 
été  ouvert.  Sous  les  décombres  des  granges  ou  des. 
étables   gisent   les   instruments  agricoles. 


NI  UNE  CHARRUE,  NI  UNE  HERSE- 

Toutes  les  maisons  d'Epehy  sont  détruites,  à 
l'exception  d'une  seule,  à  l'ouest.  Elles  ont  été, 
comme  ailleurs,  minées  et  incendiées.  Le  cimetière 
a  été  respecté.  Plus  un  habitant.  Pas  un  instrument 
de  culture  n'est  utilisable. 

A  Guyencourt-Saulcourt,  tout  le  village  a  été  dé- 
truit; l'église,  la  mairie  et  les  monuments  publics 
ont  été  saccagés.  Il  ne  reste  que  des  ruines,  parmT 
lesquelles  on  ne  trouve  ni  une  charrue,  ni  une  herse 
qui  puisse  être  utilisée.  La  plupart  des  arbres  frui- 
tiers, et  d'autres  encore,  ont  été  coupés. 

A  Liéramont,  même  spectacle.  Maisons  démolies, 
ruines  désertes  où,  déjà,  commencent  à  cantonner 
des  troupes.   En  dehors  d'elles,  pas  un  habitant. 

A  Nurlu,  des  bombardements  intenses  et  prolongés 


A   TRAVERS  LE    «    DÉSERT    »   DE   PICARDIE  253 

ont  endolori,  meurtri,  écrasé  les  maisons  :  l'église 
est  par  terre.  Il  n'en  reste  qu'une  mince  partie  du 
chevet.  L'intérieur  est  rempli  de  décombres.  Le  cime- 
tière est  ravagé  par  les  obus.  Les  champs  sont  en 
friches. 

A  Aizecourt-le-Bas,  toutes  les  maisons  sont  dé- 
truites. Sur  les  250  habitants  que  l'on  comptait  dans 
3e  village  en  191 4,  pas  un  n'est  là,  en  mars  191 7. 


ou    SONT    LES    274    HABITANTS? 

Tout  près  de  là,  à  Longavesnes,  plus  une  maison. 
Où  sont  les  274  habitants  d'avant  la  guerre?  Tous 
les  arbres  sont  coupés.  Le  cimetière  a  été  dévasté  par 
les  obus.  Les  caves  elles-mêmes  sont  détruites. 

Toutes  les  maisons  de  Villers-Faucon  sont  dé- 
truites, sauf  une  seule,  située  près  de  l'église  où,  du- 
rant tout  l'été  de  1916,  avaient  cantonné  des  soldats 
•allemands. 

Dans  le  village  voisin  de  Sainte-Emilie,  un  grand 
nombre  de  machines  agricoles  :  batteuses,  charrues, 
herses,  etc.,  ont  été  rassemblées  sur  la  place  et  bri- 
sées ou  brûlées.  Toutes  les  maisons  sont  en  ruines. 

L'église  du  Ronssoy  est  entièrement  détruite.  Dans 
le  cimetière  tous  les  caveaux  ont  été  ouverts  ou 
l)risés  ainsi  que  les  chapelles.  Toutes  les  maiisons 
ont  été  systématiquement  dévastées.  Plus  un  «  ci- 
vil »  dans  ce  bourg  où  l'on  comptait  avant  la  guerr^^ 
•plus  de  1.200  habitants. 


254         LA  SOMME  SOUS   L^OCCUPATION  ALLEMANDE 


«   AUX   ENFANTS  DE   ROISEL.    » 

L'église  de  Roisel  n'est  plus  qu'un  amas  informe 
de  pierres  et  de  briques. 

Durant  l'hiver  1916-1917,  elle  avait  servi  de  la- 
zaret. Les  bancs  furent  sciés  et  brûlés.  D'un  pilier 
à  l'autre  on  avait  fixé  des  poutres,  et,  sur  ces  pou- 
tres, posé  des  planchers  :  trois  étages,  occupés  par 
les  blessés  et  les  infirmiers  ou  infirmières,  étaient 
ainsi  disposés  à  l'intérieur  de  l'église  où  l'on  avait 
installé  un  calorifère,  l'électricité  —  et  des  latrines. 
Le  confessionnal  était  utilisé  comme  guérite  par  le 
factionnaire. 

Quelques  semaines  avant  leur  départ,  les  Alle- 
mands invitèrent  M.  le  Curé  de  Roisel  et  les  habi- 
tants des  maisons  voisines  de  l'église  à  s'éloigner 
durant  quelques  heures  :  pendant  ce  temps,  ils  firent 
sauter  la  charpente  du  clocher;  la  charpente  vola  en 
éclats,  mais  la  tour  demeura  intacte. 

A  l'exception  de  quatre  ou  cinq,  toutes  les  habita- 
tions sont  détruites.  Dans  le  cimetière,  la  porte  d'un 
monument  élevé  «  aux  enfants  de  Roisel  morts  au 
champ  d'honneur  »  a  été  enfoncée,  les  dalles  du 
caveau  emportées.  D'autres  chapelles  funéraires  ont 
subi  un  sort  analogue.  Des  couronnes  y  ont  été 
prises  et  ornent  les  tombes  des  soixante-dix  soldats 
allemands   qui   sont  inhumés   dans   le  cimetière. 

Il  ne  subsiste  guère  dans  le  village  d'Hervilly 
qu'une  maison  et  une  douzaine  d'étables  ou  de 
granges  en  état  d'être  réparées.  Au  cimetière,  dans 
la  chapelle  du  caveau  de  la  famille  Carpeza  (dont  les 


A   TRAVERS  LE    «    DESERT    »    DE    PICARDIE 


o:) 


dalles  ont  été  déplacées),  on  a  retrouvé  quelques 
vases  sacrés,  parmi  lesquels  un  ostensoir  dont  les 
Allemands,  avant  de  l'abandonner,  avaient  enlevé 
les  pierres  précieuses  qui  l'ornaient. 

Au  hameau  voisin  d'Hesbécourt  aucune  m.aison 
n'est  habitable.  Tout  a  été  miné  ou  brûlé.  Les  puits 
ont  été  comblés,  et  leur  armature  extérieure  dé- 
truite. La  plupart  des  arbres  fruitiers  ont  été  coupés. 
En  revanche,  les  champs  sont  labourés  et  ensemen- 
cés :  à  l'est,  entre  les  routes  d'Hargicourt  et  de 
Jeancourt,  le  blé  lève. 

Bernes,  où  près  de  600  habitants  vivaient  paisi- 
blement avant  la  guerre,  est  totalement  détruit.  L'é- 
glise n'est  plus  qu'un  amas  de  ruines.  Les  maisons, 
les  granges  ont  été  minées,  dynamitées,  incen- 
diées. Dans  le  cimetière,  nombre  de  tombes  sont  re- 
c?ouvertes  par  les  décom.bres  de  l'église.  Plusieurs 
caveaux  ont  été  ouverts  et  visités  par  les  Allemands 
qui  avaient  creusé  sous  l'église  un  abri  dont  l'en- 
trée se  trouve  parmi  les  tombes.  Près  du  cimetière 
civil  reposent  plus  de  250  soldats  allemands  à  la 
mémoire  desquels  avait  commencé  d'être  enlevé  un 
monument  funèbre,  demeuré  inachevé. 

LIEUX    d'asile. 

Le  village  de  Vraignes  a  servi,  au  départ  des 
Allemands,  de  lieu  d'asile  :  il  est  à  peu  près  épar- 
gné. L'église,  avec  son  clocher,  y  subsiste.  A  Vrai- 
gnes, les  Anglais  ont  étayé  la  sacristie  et  un  mur 
du  bas-côté  qui  menacent  ruine.  Du  monument  élevé 
au   poète   picard   Crinon,    il   ne   reste   que   le   socle  : 


256         LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

la  Statue  a  été  enlevée,  et  tout  autour,  ks  arbres 
ont  été  coupés.  Dans  une  mare  gisent  quinze  ou 
seize  chariots  que  les  Allemands  y  ont  précipités 
après  avoir  scié  le  rayon  des  roues. 

En  revanche,  dans  le  hameau  voisin  de  Hancourt, 
toutes  les  maisons  sont  détruites  —  complètement 
pour  la  plupart.  Dans  un  champ,  voici  les  restes 
d'une  batteuse  à  vapeur  calcinés  par  l'incendie;  les 
instruments  de  culture,  épars  dans  les  rues  et  les 
cours,  ont  été  brisés. 

Voici  encore  une  oasis  :  Bouvincourt!  Sur  68 
maisons,  il  en  reste  près  de  30,  intactes.  Toutes  les 
autres  ont  été  détruites  par  des  explosifs.  L'église 
subsiste. 


SEUL,    UN    CHAT    SAUVAGE... 

A  Tincourt,  le  clocher,  seul,  est  tombé  :  la  nef 
et  le  chœur  ont  «  tenu  »  jusqu'au  bout.  Dans  ce 
village  de  700  habitants,  il  reste  environ  vingt-cinq 
maisons  en  bon  état. 

Dans  le  hameau  voisin  de  Boucly,  l'éghsc  est  par 
terre  :  le  clocher,  la  nef,  le  chœur.  Le  cimetière,  à 
l'exception  d'un  caveau  ouvert,  est  intact.  Les  mai- 
sons sont  rasées  au  niveau  du  sol.  Plus  un  ha- 
bitant. 

A  Marquaix,  tout  le  village  a  été  systématiquement 
détruit  par  les  mines  ou  par  le  feu. 

Au  Hamelet,  il  en  est  de  même  :  les  murs  d'une 
seule  ferme  sont  restés  debout;  dans  un  seul  jar- 
din les  arbres  fruitiers  n'ont  pas  été  coupés.  L'église 
n'est  plus  qu'un  amas  de  décombres. 


A   TRAVERS  LE    «    DESERT    »    DE   PICARDIE  257 

A  Driencourt,  en  mai  191 7,  quel  désert  Lugubre! 
Le  village  a  été  systématiquement  anéanti.  Plus  un 
habitant,  pas  même  un  soldat.  C'est  la  nuit.  Seul, 
avec  nos  témoins,  un  chat  sauvage  erre  parmi  les 
décombres.  La  pluie  tombe,  fine  et  drue.  Où  s'abri- 
ter? Voici,  dans  le  cimetière,  une  chapelle  funéraire  : 
entrons-y,  avec  nos  témoins,  pour  y  attendre,  dans 
le  silence  et  dans  les  ténèbres,  le  lever  du  jour.  Mais 
quel  spectacle  dd  dévastation  va  éclairer  l'aurore!  Le 
clocher  de  l'église,  dans  sa  chute,  a  écrasé  le  pres- 
bytère et,  en  même  temps,  quelques  tombes  de  sol- 
dats allemands.  On  aperçoit,  renversé  parmi  ces 
ruines,  la  solide  charpente  en  chêne  qui  supportait 
naguère  les  cloches.  Les  portes  d'entrée  sont  res- 
tées fixées  aux  murailles;  mais,  impossible  de  les 
ouvrir.  A  travers  les  baies  largement  ajourées  du 
chœur,  on  aperçoit,  à  l'intérieur  de  l'église,  des 
statues  brisées  et  l'autel  tout  couvert  de  plâtras. 
Dans  la  cour  d'une  ferme  voisine,  le  portrait  du  curé 
(comment  est-il  venu  là?)  gît  parmi  d'autres  débris 
détrempés  par  la  pluie. 

Le  village  de  Templeux-la- Fosse  est  en  ruines  : 
plus  un  habitant.  La  destruction,  là  comme  ailleurs, 
a  été  systématique.  Durant  l'été  de  1916,  l'église 
avait  servi  d'hôpital. 


CATACLYSME? 

Remontons  au  nord  de  Péronne.  Voici,  presque  à 
mi-chemin  entre  Combles  et  Roisel,  un  bourg  im- 
portant :  Moislains.  Parmi  les  maisons  détruites  par 
de  multiples  explosions,  l'église  n'a  plus  ni  toiture, 


258      LA  SOMME  SOL" S  l'occupatiox  alle:.:axde 

ni  vitraux;  le  clocher  est  décapité.  La  nef  et  le  chœur 
n'ont  point  trop  souffert. 

Mais  plus  bas,  quel  cataclysme! 

A  Bouchavesnes,  des  bombardements  prolongés 
ont  détruit  les  maisons  et  bouleversé  le  sol. 

A  Aizecourt-le-Haut,  les  maisons  sont  complète- 
ment détruites. 

De  même  à  Allaines,  où  les  obus  ont  dévasté  le 
cimetière.  De  l'église,  l'une  des  plus  anciennes  de 
la  région,  il  reste  les  quatre  murs,  crevés  par  les 
obus,  et  le  toit.  A  l'intérieur,  une  tranchée  large 
d'un  mètre  et  profonde  d'environ  deux  mètres  a  été 
creusée   depuis   la  chaire  jusqu'au  maître-autel. 

Mont-Saint-Quentin  est  broyé,  littéralement.  Les 
murs  et  la  voûte  de  l'église  sont  écroulés. 

A  Bussu,  bien  que  beaucoup  de  maisons  soient  en- 
core debout,  aucune  n'est  habitable,  ni  même  répa- 
rable :  toutes  les  toitures  ont  disparu,  ainsi  que  les 
cloisons  intérieures;  la  plupart  des  murs  sont  lé- 
zardés du  haut  en  bas  et  menacent  ruine.  Dans  le 
cimetière,  on  remarque,  sur  la  tombe  -des  soldats 
allemands,  des  monuments  funèbres  qui,  sans  doute, 
proviennent  des  ateliers  de  quelque  entrepreneur  du 
voisinage.  De  l'église,  dont  les  voûtes  se  sont  écrou- 
lées, il  reste  deux  pans  de  mur. 

Le  village  de  Cléry  est  conlplètement  anéanti.  Le 
cimetière  a  été  bouleversé  par  le  bombardement. 

Feuillères  est  en  ruines  :  le  feu  de  l'artillerie  a 
détruit  les  maisons  et  bouleversé  le  cimetière.  Le 
clocher  carré  de  l'église  est  entièrement  percé  à 
jour.  Quelques  murs  du  sanctuaire  subsistent  encore 
jusqu'au-dessus  des  fenêtres,  privées  de  vitraux  et 
béantes.   Entre  le  chœur  et  le  clocher,  la  toiture,  la 


A   TRAVERS   LE    «    DESERT    »    DE    PICARDIE  259 

voûte,  les  murailles  ne  forment  plus  qu*un  amas  in- 
forme de  matériaux  de  démolition. 

Dnns  le  hameau  voisin  de  Buscourt,  la  destruction 
est  telle  qu'il  n'y  a  même  plus  trace  de  caves. 

A  Sainte-Radegonde,  cinq  ou  six  maisons  à  peine 
semblent  réparables.  A  l'intérieur  du  hameau,  les 
routes  sont  coupées  par  des  tranchées  qui  se  prolon- 
g-ent  jusque  dans  le  cimetière  où  plusieurs  caveaux 
ont  dû  être  utilisés  comme  abris. 

Le  hameau  voisin  de  Halle  est  moins  douloureu- 
sement atteint  :  les  deux  tiers  environ  des  maisons 
sont  réparables.  Mais  les  meubles  ont  disparu,  ou 
sont  brisés.  De  nombreux  arbres  ont  été  coupés. 
Voici,  parmi  les  ruines,  un  chariot  dont  les  rayons 
des  roues  ont  été  sciés... 

A  Biaches,  on  ne  retrouve  qu'un  indescriptible 
chaos.  Dans  le  cimetière,  impossible  de  discerner 
les  tombes.  Près  de  l'ancien  mail,  sur  la  route, 
g"it,  brisée,  la  cloche  de  l'église. 


LES   COLONIAUX   «    SAUVENT    ))    LE  BON  DIEU. 

Pour  nous  reposer  un  peu  de  ces  douloureux  spec- 
tacles, relisons,  au  milieu  des  ruines  de  Flaucourt,  le 
récit  pittoresque  d'un  incident  qui  s'est  produit  en 
juillet  19 16,  au  moment  de  l'entrée'  des  troupes  colo- 
niales dans  ce  village. 

C'est  l'aumônir  de  la  division,  M.  l'abbé  Chauf- 
fert,   qui  nous  raconte  ce  trait  curieux    : 

«  Il  ne  m'est  pas  possible  de  vous  préciser  quel 
jour,   nous  écrit-il,   mais  sûrement  dans  la  première 


26o         LA  SOMME  SOUS   L''OCCUPATION  ALLEMANDE 

semaine  de  juillet,  un  de  nos  régiments  coloniaux  en- 
trait dans  le  village. 

L'église  bombardée  flambait.  Un  groupe  de  Mar- 
souins y  pénètre  et  remarque  aussitôt  aux  murs  du 
sanctuaire  un  grand  drapeau  français  avec  l' insigne 
du  Sacré-Cœur  que  les  Allemands  avaient  respecté 
depuis  191 4.  Devant  l'autel  encore  garni,  des  bou- 
quets commençaient  à  se  faner. 

Nos  hommes  entrent  dans  la  sacristie;  sur  les  meu- 
bles, des  livres  de  prière,  des  tracts,  des  cantiques 
«1  allemand.  Dans  les  armoires,  ils  trouvent  des 
calices,  des  ciboires,  des  ornements.  A  la  hâte,  ils 
enlèvent  ce  qui  leur  paraît  le  plus  précieux. 

Comme  ils  vont  sortir,  l'un  d'eux  a  l'idée  de  re- 
garder dans  le  tabernacle  :  un  ciboire  plein  d'hosties 
y  était  resté.  Le  soldat  l'enlève  et  toute  la  troupe 
repart  sous  les  obus  qui  continuent  à  pleuvoir.  Mais 
ce  n'était  pas  tout  d'avoir  sauvé  les  vases  sacrés, 
qu'allait-on  faire  de  ce  butin  précieux  repris  aux 
Boches? 

Le  combat  fini,  on  va  trouver  le  colonel,  très 
populaire  et  aimé  de  ses  Marsouins,  on  lui  expose 
le  cas.  Le  colonel  donne  l'ordre  aux  sapeurs  de 
faire  une  grande  caisse,  on  mettra  dedans  ciboires, 
calices  et  ornements  pour  envoyer  le  tout  à  l'aumô- 
nier divisionnaire. 

Restait  un  problème  embarrassant  :  le  ciboire  con- 
tenant les  saintes  espèces,  qu'allait-on  en  faire? 

—  Nous  avons  «  sauvé  »  le  Bon  Dieu  et  nous  ne 
savons  où  le  mettre!  disaient  les  coloniaux  avec  leur 
savoureux  accent  du  Midi. 

Il    faut  bien    se    débrouiller;    et    l'un    d'eux,     avi- 


A   TRAVERS  LE    «    DÉSERT    »    DE    PICAKDIE  201 

sant  sur  un  pan  de  mur  encore  debout  une  vaste 
boîte  à  lettres  qui  avait  dû,  pendant  des  mois,  con- 
tenir tout  le  courrier  de  la  garnison  allemande  : 

—  On  va  toujours  y  mettre  le  Bon  Dieu;  du 
moins  comme  cela  il  sera  tout  seul! 

Ainsi  firent  nos  Marsouins,  et  pendant  les  24  heures 
que  le  ciboire  resta  dans  ce  tabernacle  improvisé, 
on  aurait  pu  voir  de  temps  à  autre  un  de  ces 
braves  enfants  esquisser,  en  passant,  une  rapide  gé- 
nuflexion devant  la  boîte  à  lettres  de  Flaucourt! 

Quelques  jours  après,  grâce  à  la  complaisance 
d'un  payeur  aux  armées,  l'évêché  d'Amiens  rentrait 
en  possession  des  biens  de  cette  église  séquestrée 
par  l'ennemi  depuis  bientôt  deux   ans.    » 


INTER    VESTIBULUM   ET   ALTARE. 

Quels  émouvants  pèlerinages  ont  fait  les  malheu- 
reux curés  qui  sont  allés  à  la  rechercne  de  leurs 
églises  en  ruines! 

«  A  Villers-Carbonnel,  nous  écrit  un  témoin,  je 
n'ai  pas  trouvé  d'église!  » 

Le  curé  de  Doingt,  M.  l'abbé  Carton,  a  retrouvé 
la  sienne,  mais  en  quel  état! 

«  Achevée  juste  pour  la  Révolution,  écrit-il,  large, 
claire  et  gaie,  avec  de  belles  colonnes  blanches,  des 
statues  nombreuses,  un  mobilier  tout  en  chêne 
sculpté,  une  balustrade  en  marbre  blanc  pour  clore 
le  chœur,  de  riches  candélabres,  l'église  de  Doingt 
est  à   terre,    sauf   les    deux   murs   de  côté,    l'abside, 

J5. 


202         LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

l'autel  principal,  les  deux  sacristies,  maintenant  li- 
vrés  aux  injures  du  temps. 

Pour  arriver  à  l'autel,  il  m'a  fallu  gravir  un  amas 
de  décombres,  fait  de  poutres  entières,  de  morceaux 
de  plafond  ou  de  voûte,  de  débris  de  la  chaire,  de 
briques,  d'ardoises,  que  sais-je?  Les  colonnes  se 
sont  couchées  dans  ces  ruines  et  l'on  retrouve  pres- 
que en  ligne  droite,  les  grosses  pierres  rondes,  à 
j>eine  écornées  avec  leur  chapiteau  intact. 

Je  n'ai  rien  retrouvé  des  blanches  statues.  Seul 
un  ex-voto  à  Notre-Dame  de  Lourdes  a  été  replacé 
sur  le  fort  crampon  qui  fixait  la  statue  au  mur.  Par 
quelle  main?  Une  main  pieuse  d'Anglais  ou  un  geste 
narquois  d'Allemand? 

L'autel  est  à  peu  près  entier,  et  sa  blancheur  de 
marbre  s'aperçoit  de  loin  dans  la  plaine,  par  l'em- 
brasure trop  grande  de  la  nef  détruite.  Quelle  dou- 
loureuse prière  sur  ses  marches  souillées  de  plâtras 
et  de  terre  humide!  Mais  quelle  stupeur  en  face  d'un 
pareil  spectacle!  L'autel  est  dépouillé  comme  au 
Jeudi-Saiot.  Plus  de  candélabres,  plus  de  cierges, 
plus  de  crucifix! 

Cependant,  des  vestiges  de  l'ancienne  splendeur 
sont  là,  à  moitié  pourris  déjà  :  un  grand  canon  des 
jours  de  fête  sans  vitre,  des  fleurs  fanées  et  leurs 
piédestaux  gisent  à  terre,  comme  si,  avant  de  par- 
tir, une  âme  dévouée  avait  garni  l'autel  de  tout  ce 
qu'elle  n'avait  pu  cacher.  J'ai  em.porté  la  pierre 
d'autel  que  j'ai  déposée  dans  une  chambre  du  pres- 
bytère moins  touchée  que  les  autres  :  elle  est  dressée 
sur  quelques  livres  que  j'ai  ramassés  au  hasard  dans 
ma  bibliothèque   éparpillée   systématiquement,   et  un 


I 


A   TRAVERS  LE    «    DÉSERT    »    DE   PICARDIE  263 

Anglais,  émii  autant  que  moi,  a  inscrit  au  crayon  la 
recommandation  pressante  de  ne  pas  toucher  à  ces 
reliques...  » 

Dans  le  cimetière  —  ajoute  un  autre  témoin  — 
la  plupart  des  tombés  ont  été  atteintes;  çà  et  là,  des 
caveaux  sont  ouverts  :  on  aperçoit  dans  l'un  d'eux, 
les  débris  d'un  cercueil,  trois  crânes  et  quelques 
ossements  humains... 

VILLAGES    ABANDONNÉS. 

Tout  près  de  là,  dans  le  hameau  de  Flamioourt,  la 
plupart  des  'maisons,  en  dépit  du  bombardement, 
sont  restées  debout.  On  y  trouve  même  encore,  çà 
et  là,  quelques  meubles!  La  chapelle  a  été  incen- 
diée. Mais  il  y  reste,  au-dessus  de  l'autel  et  de  la 
sacristie,  un  tiers  environ  de  la  voûte  et  du  toit. 
Une  statue  de  Notre-Dame  de  Lourdes,  et  une 
autre,  assez  curieuse,  qui  représente  le  patron  des 
jardiniers,  saint  Phocas,  contemplent  paisiblement, 
du  haut  de  leur  abri,  cet  amoncellement  de  ruines. 

Dans  le  voisinage,  tout  est  à  l'avenant. 

A  Buire,  nombre  de  maisons  gardent  encore, 
très  visibles,  des  traces  de  violences  systématiques. 
Nombreuses  sont,  dans  le  cimetière,  les  tombes  des 
soldats  allemands. 

Le  hameau  de  Courcelles  est  en  majeure  partie 
détruit. 

Toutes  les  maisons  de  Cartigny  sont  en  ruines,  à 
l'exception  de  deux,  situées  dans  le  hameau  voisin 
du  Catelet  :  les  unes  ont  été  minées,  les  autres  in- 
cendiées. 


264         LA  SOMME  SOUS   l'oCCUPATION  ALLEMANDE 

Dans  une  pépinière  du  hameau  de  Baumetz, 
près  de  Cartigny,  un  bénitier  (ou  une  cuve  baptis- 
male?) d'une  hauteur  d'environ  o  m.  80,  gît  parmi 
les  herbes. 

Au  Mesnil-Bruntel,  la  plupart  des  maisons  sont 
détruites.  Quelques-unes  ont  encore  un  reste  de  toi- 
ture :  la  charpente,  du  moins,  a  résisté,  mais  non 
les  tuiles.  Nulle  part,  il  ne  reste  ni  portes,  ni  fe- 
nêtres. L'église  est  complètement  démolie,  et  le 
•cimetière  qui  l'entoure,  où  reposent  des  soldats  alle- 
mands, est  bouleversé  par  les  obus. 

A  Brie,  plus  de  traces  de  village.  A  l'exception 
d'une  seule  maison,  vide  d'ailleurs  et  sans  toiture, 
il  ne  reste  de  toutes  les  autres  qu'une  série  de  trous 
d'obus,  creusés  si  régulièrement,  nous  rapporte  un 
témoin,  qu'on  les  croirait  tracés  au  cordeau.  L'église 
est  détruite  :  ses  ruines  recouvrent  laj  majeure  partie 
du  cimetière.  Au  milieu  des  décombres  le  tabernacle 
émerge,   déformé,  bossue,  brisé... 

A  Mons-en-Chaussée,  toutes  les  maisons,  toutes 
les  granges,  à  l'exception  d'une  seule,  sont  en 
ruines,  et  tous  les  vergers  saccagés.  La  nef  prin- 
cipale et  le  clocher  de  l'église  subsistent,  mais  le 
chœur  a  été  détruit  par  une  mine  placée  au  croise- 
ment des  routes  voisines. 

En  revanche,  le  hameau  d'Estrées-en-Chaussée  a 
—  relativement  —  peu  souffert.  Des  vingt  maisons 
dont  il  se  composait,  quinze  ou  seize  sont  restées 
debout.   Et  tous  les  arbres  n'ont  pas  été  coupés... 


CHAPITRE  VI 
A  travers  le  «  désert  «  de  Picardie 

Doyennés  de  Ham,  Nés  le  et  Chaulnes. 


Doyenné  de  Ham.—  Autrefois,  aujourd'hui.  —  «  Demain,  vous 
regarderez  votre  Monchy  !  »  —  Incendies,  incendies,  incendies. 
—  Doyenné  de  Nesîe.  —  «  C'était  trop  triste  !  »  —  Seize  com- 
munes brûlées.  —  Armoire  ou  tabernacle  ?  —  Le  dimanche  du 
Lœtare.  —  Églises  et  cimetières,  —  Trois  chevaux  morts...  — 
Donarit  Spreng-Patronen.  —  Doyenné  de  Chaulnes.  —  Le  «  ca- 
veau »  est  habité.  —  La  lampe  qui  s'éteint.  —  Aux  environs  de 
Dompierre.  —  Le  commandant  sort  en  caleçon...  —  La  capote 
n°  203. 


AUTREFOIS,    AUJOURD  HUI. 

La  région  de  Ham  fut,  au  xv®  et  au  xvi®  siècle, 
le  théâtre  de  sanglants  combats  que  nos  anciens 
chroniqueurs  nous  ont  racontés  en  d'émouvants  et 
pittoresques  récits  :  épargnée,  cette  fois,  dans  son 
ensemble  par  les  obus,  elle  a  été,  en  revanche,  sys- 
tématiquement dévastée. 


266         LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

Ouvrons  le  IX®  Rapport  de  la  Commission  d'en- 
quête sur  les  actes  de  l'ennemi  contraires  au  droit 
des  gens    : 

«  Dans  le  canton  de  Ham,  y  lisoins-nous,  sur  21 
com.m.unes,  il  ne  reste  que  le  chef-lieu,  Estouilly, 
Saint-Sulpice  et  Eppeville.  Comme  nous  l'avons  in- 
diqué plus  haut,  les  localités  épargnées  servaient 
d'asile  aux  derniers  habitants  des  villages  condam- 
nés aux  flammes.  » 

Nous  avons  dit  comment,  avant  leur  départ,  les 
Allemands  firent  sauter,  à  la  dynainite,  le  château 
fort  historique  de  Ham  et  le  réduisirent  en  un  tas 
informe  de  briques  et  de  pierres.  Le  beffroi  subit  le 
même  sort,  et,  du  même  coup,  les  vitraux  de  l'église, 
atteints  par  cette  effrayante  commotion,  volèrent  en 
éclats. 


DEMAIN,  VOUS  REGARDEREZ  VOTRE  MONCHY.' 

Revenons  au  IX®  Rapport  de  la  Commission 
d'enquête  :  «  Les  Allemands,  y  lisons-nous,  avaient 
dit,  la  veille  de  leur  départ,  à  des  gens  de  Monchy- 
Lagache  : 

—  Demain,   vous  regarderez  votre  Monchy! 

Et  le  lendemain,  en  effet,   Monchy  était  en  feu.    » 

L'église  de  Monchy-Lagache  avait  été,  au  cours 
des  années  qui  ont  précédé  la  guerre,  magnifique- 
ment restaurée.  Les  Allemands  l'utilisaient  comme 
hôpital.  Avant  de  partir,  ils  l'ont  fait  sauter.  Le 
clocher  est  par  terre.  A  l'intérieur,  des  débris  de  la 
voûte  (en  briques  rouges,  enduites  de  plâtre)  rem- 
plissent   la    nef;   sur     ces    décombres    qui     s'élèvent 


A    TRAVERS   LE    «    DÉSERT    »    DE    PICARDIE  267 

jusqu'à  I  mètre  ou  i  m.  50,  on  aperçoit  encore  le 
cadran  de  l'horloge.  Les  murs  sont  ébranlés  et 
fendus,  surtout  près  du  clocher.  Le  très  beau  che- 
min de  croix  est  détruit  :  pas  un  seul  personnage 
d'une  seule  station  qui  ne  soit  broyé.  Dans  le  cime- 
tière, un  caveau  a  été  ouvert  et  habité  :  on  y  aper- 
çoit encore  des  échelles  et  divers  débris.  Les  autres 
tombes  sont  intactes.  Tout  le  village  a  été  systé- 
matiquemient  ravagé  :  huit  ou  quinze  joars  après, 
l'un  de  nos  témoins  trouve  encore  dans  sa  ferme,  à 
côté  de  ses  charrues  et  de  ses  herses  brisées,  un  seau 
de  goudron  dont  les  soldats  incendiaires  n'avaient 
sans  doute  pas  eu  le  temps  d'enduire  les  granges  et 
les  é  table  s. 

INCENDIES,    INCENDIES,    INCENDIES. 

D'Athies  un  témoin  écrit,  presque  au  lendemain 
du  désastre  :  «  Le  village  a  été  relativement  épar- 
gné, bien  des  maisons  sont  intactes,  le  cimetière  a 
été  respecté,  les  trois  calvaires  sont  encore  debout. 
Mais  l'église  a  beaucoup  souffert  :  le  clocher  s'est 
effondré,  les  toitures  sont  complètement  détruites;  les 
piliers  et  les  murs  de  la  nef  tiennent  encoire  et,  fort 
heureusement,  notre  très  beau  portail  du  xii^  siècle, 
classé  comme  monument  historique,  est  intact  :  il 
n'y  manque  pas  une  sculpture...  Le  seul  objet  qui 
subsiste  à  l'intérieur  est  un  crucifix  en  pierre  dans 
le  rétable  d'un  autel  latéral  du  côté  sud.   « 

Dans  le  hameau  voisin  de  Devise,  l'église  est  com- 
plètement  détruite. 

A  Ennemain,  deux  travées  subsistent  du  côté  de  la 
sacristie;  tout  le  toit  s'est  effondré;  le  clocher  n'est 


268         LA    SOMME   SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

plus  qu'un  amas  de  décombres.  Le  presbytère  est 
troué  comme  une  écumoire  et  perdu.  Dans  le  reste 
du  village  quelques  maisons  sont  debout,  sans  toi- 
ture,   sur   la   route   d'Athies. 

Dans  un  bois  des  environs  d'Athies  et  d'Enne- 
main,  des  officiers  anglais  ont  trouvé  un  tableau 
à  T'huile  (environ  i  m.  50  sur  i  m.  20)  représen- 
tant l'Immaculée  Conception  :  ce  tableau  très  bi-en 
conservé,  formait  la  décoration  principale  d'une  cha- 
pelle rustique  bâtie  par  les  Allemands.  Il  est  signé  : 
Du  four  aîné  1852.  Il  avait  été  enlevé  dans  la  cha- 
pelle de  Notre-Dame  des  Joies,  située  dans  le  voi- 
sinage. 

Poursuivons  notre  route.  Nous  ne  trouvons  par- 
tout que  des  ruines.  De  l'église  de  Tertry  qui  pos- 
sédait une  ancienne  et  fort  belle  abside,  il  ne 
reste  pour  ainsi  dire  rien.  Le  village  a  été  in- 
cendié. 

A  Croix-Moligneaux,  les  maisons  sont  entièrement 
détruites. 

A  Matigny,  le  seul  vestige  qui  subsiste  de  l'église 
est  une  vieille  tour  en  briques,  entièrement  lé- 
zardée. Le  village  est  détruit.  Dans  le  cimetière, 
où  deux  cyprès  ont  été  abattus,  on  compte  65  tombes 
de  soldats  allemands.  Du  presbytère,  il  ne  reste  que 
les  marches  de  la  porte  d'entrée. 

L'église  d'Y,  elle  aussi,  est  détruite,  comme  tout 
le  village.  Seul,  le  cimetière  est  intact. 

A  Quivières,  le  clocher,  dynamité,  s'est  effondré. 
Les  chapelles  et  les  fenêtres  du  transept  subsistent, 
ainsi  que  les  autels.  Dans  le  village,  plus  un  coin 
habitable. 

A    Douilly,    l'église,    la   mairie,    les    écoles,    toutes 


A   TRAVERS  LE    «    DÉSERT    »   DE    PICARDIE  269 

les  maisons  ont  été  incendiées.  De  la  vieille  église, 
en  pierre,  une  partie  de  la  tour,  quelques  arcades  et 
les  murs  de  la  nef  subsistent.  Du  chœur,  du  transept 
et  de  la  sacristie,  plus  rien. 

A  Sancourt,  trois  ou  quatre  maisons  à  peine  sont 
habitables.  L'église  subsiste. 

Les  Allemands  ont  abattu  le  clocher  de  l'église 
d'Offoy  :  dans  le  bas-côté  droit  étaient  entassés, 
pêle-mêle,  des  ornements,  candélabres,  vases  sa- 
crés, etc.,  provenant  d'une  vingtaine  d'églises  de 
la  région. 


* 
*  * 


«  c'était  trop  triste!  » 

La  petite  ville  de  Nesle  a  souffert  beaucoup 
moins  que  d'autres.  Mais  les  épreuves,  nous  l'avons 
déjà  dit,  ne  lui  ont  pas  manqué. 

Revenons  au  IX°  Rapport  de  la  Commission  d'en- 
quête : 

«  Il  n'est  pas,  y  lisons-nous,  une  seule  localité 
dont  les  habitants  des  deux  sexes,  de  i6  à  60  ans, 
arrachés  à  leurs  foyers  n'aient  été  envoyés  en  Alle- 
magne ou  dans  le  nord  de  la  France,  sans  plus 
d'égard  pour  la  douleur  des  familles  que  pour  la 
moralité  des  jeunes  filles  livrées  ainsi  aux  hasards 
les  plus  inquiétants. 

Les  scènes  auxquelles  les  déportations  donnaient 
lieu  étaient  si  déchirantes  que  les  Allemands  même 
s'en  montraient  parfois  émus.  C'est  ainsi  qu'à 
Nesle,    d'où    180   femmes   ou    jeunes    filles    et    164 


270         LA   SOMME  SOUS   l'oCCUPATION  ALLEMANDE 

hommes    ont    été   enlevés    le    17  février    dernier,    un 
officier  disait  «   n'avoir  pu  assister  au  départ  parce 
que  c'était  un  spectacle  trop  triste  ». 
Ou  encore   : 

«  A  la  fin  de  leur  séjour  à  Nesle,  les  Allemands 
qui  s'étaient  déjà  livrés  à  de  nombreux  actes  de 
pillage,  ont  achevé  le  déménagement  des  maisons 
et  ont  fait  des  opérations  particulièrement  fruc- 
tueuses dans  celles  qu'occupaient  les  officiers  supé- 
rieurs et  les  généraux. 

Dans  l'église,  ils  ont  enlevé  les  tuyaux  des  gran- 
des orgues  et,  après  avoir  brisé  les  cloches  en  les 
jetant  du  haut  du  clocher,  ils  en  ont  emporté  les 
morceaux. 

Le  docteur  Braillon,  âgé  de  soixante-dix  ans,  qui, 
pendant  quatre  mois,  s'était  prodigué  pour  soigner 
les  blessés  ennemis,  avait  été  mis  en  état  d'arres- 
tation et  transféré  en  Allemagne,  sous  un  prétexte 
grossier.  Sa  femme  eut  à  loger  un  état-major  et 
les  secrétaires  du  service  central  téléphonique. 
Avant  leur  départ,  ses  hôtes  saccagèrent  la  maison, 
brisant  les  marbres  des  m.eubles,  les  vitres  et  les 
glaces,  crevant  les  sièges  à  coups  de  couteau,  cou- 
pant dans  le  jardin  quatre-vingt-dix  poiriers  et  au- 
tant de  pieds  de  vigne,  et  contaminant  le  puits  avec 
du  fumier.  Cette  besogne  fut  accomplie  par  le  cui- 
sinier, le  chauffeur  et  les  ordonnances  des  officiers, 
avec  l'aide   des  secrétaires. 

Comme  Mme  Braillon  protestait  contre  la  des- 
truction des  toitures  de  petits  bâtiments  dépendant 
de  son  habitation,  un  lieutenant  se  contenta  de  lui 
répondre  : 


A   TRAVERS  LE    «    DESERT    »    DE    PICARDIE  27 1 

—  C'est  Tordre!  » 

C'est  en  janvier  191 7  que  furent  enlevées  les 
cloches  de  l 'église  de  Nesle.  A  cette  époque,  des 
soldats  avaient  déjà  enlevé  quelques  tuyaux  d'étain 
du  g"rand  orgue.  Le  16  mars,  d'autres  survinrent  et 
jetèrent  pêle-mêle  dans  un  camion  automobile  tous 
les  tuyaux  du  grand  et  du  petit  orgue.  Au  mois 
de  décembre  précédent,  une  bombe  d'avion  était 
tombée  sur  la  toiture,  au-dessus  du  chœur,  et  quel- 
ques débris  avaient  été  projetés  à  l'intérieur  de 
l'église. 

SEIZE     COMMUNES     BRULEES. 

«  Dans  le  canton  de  Nesle,  nous  explique  le 
IX®  Rapport  que  nous  venons  de  citer,  seize  com- 
munes ont  été  brûlées  :  celles  de  iNesie,  de  Lan- 
guevoisin,  de  Rouy-le-Grand,  de  Rouy4e-Petit,  de 
Mesnil-Saint-Nicaise  ont  seules  échappé  à  la  dévas- 
tation.  » 

A  Languevoisin,  en  février  191 7,  les  Allemands 
■enlèvent  —  sans  bons  —  literie  et  pomimes  de 
terre.  Finalement,  le  village  est  épargné,  ainsi  que 
l'église. 

La  chapelle  voisine  de  Quiquery  est  sauve  :  mais 
•une  petite  cloche  du  xvi®  siècle,  où  étaient  gravées 
d'intéressantes  inscriptions,  a  été,  comme  toutes  les 
autres,    enlevée. 

A  Hombleux,  toutes  les  maisons,  ont  été  pillées, 
puis,  à  l'exception  de  quatre  ou  cinq,  incendiées  ; 
par  un  heureux   hasard,   l'église  subsiste. 

Il  en  est  de  même  dans  les  hameaux  voisins  de 
Canisy  et   de   Grécourt. 


2-12         LA   SOMME   SOUS   L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

En  revanche,   l'ég-lise  de  BuvtTchy  est  en  ruines. 

De  l'église  de  Licourt,  il  reste  les  murs,  les  co- 
lonnes, des  fragments  de  la  voûte  (en  plâtre)  au 
transept,  le  maître-autel  en  marbre,  des  lambris 
autour  du  chœur,  des  autels  latéraux.  Les  reste 
est  broyé.  Plus  de  sacristie.  Plus  de  maison  habi- 
table. 

ARMOIRE    OU    TABERNACLE? 

A  Voyennes,  le  8  juillet  191 6,  vers  8  heures  du 
soir,  une  compagnie  allemande  pénètre  dans  l'église 
et  s'y  installe.  Naturellement,  M.  le  Curé  n'était 
pas  prévenu.  Mais,  d'une  lucarne  de  sa  maison 
oij  le  retenait  une  consigne  extrêmement  sévère,  il 
observe  le  va-et-vient  des  soldats.  C'était  un  sa- 
medi, et  il  pensait,  non  sans  une  inquiétude  fondée, 
aux    messes    du    lendemain. 

Le  dimanche  matin,  un  peu  avant  8  heures,  il  se 
présente  à  l'église,  encombrée  de  dormeurs,  et  pé- 
nètre, non  sans  peine,  jusqu'au  sanctuaire.  Heureu- 
sement, il  avait  eu  la  précaution  de  n'y  pas  laisser 
le  Saint-Sacrement.  Dans  le  tabernacle  qui  sur- 
monte le  maître-autel,  une  rapide  inspection  lui 
permet  de  découvrir  un  casque,  une  boîte  de  sar- 
dines huileuse,  des  chiffons,  etc.  Ces  hommies,  déjà, 
l'avaient  transformé  en   «   armoire   ». 

La  messe  fut  célébrée,  dans  ce  décor,  à  8  heures, 
puis  à  10  heures.  Mais,  dans  l'après-midi,  les  sol- 
dats cantonnés  dans  l'église,  jugèrent  bon  d'y 
brûler  les  fonts  baptismaux  en  bois  sculpté.  A  par- 
tir de  ce  jour.  M,  le  Curé  célébra  les  offices  dans 
le  grenier  de  son  presbytère. 


A   TRAVERS  LE    «    DESERT    ))    DE    PICARDIE  273 


LE  DIMANCHE   DU    «    LŒTARE    ». 

Quelques  mois  plus  tard,  autre  scène.  «  La  veille 
de  leur  départ,  rapporte  M.  le  Curé  de  Voyennes, 
le  dimanche  i8  mars,  à  midi  précis,  après  un  office 
religieux  ou  supposé  tel,  pour  et  par  les  Alle- 
mands, le  feu  a  été  mis  au  clocher,  qui,  du  reste, 
pour  plus  de  sûreté,  avait  été  intérieurement  bien 
goudronné  dès  le  mercredi  précédent.  Six  bombes 
bien  placées  aux  endroits  voulus  devaient  achever 
les  dégâts  du  feu.  Il  nous  reste  le  christ  qui  était  en 
face  de  la  chaire,  et  dont  la  main  droite,  seule,  a 
été  brûlée.    »  C'était  le  dimanche  du  Lœtare, 


ÉGLISES   ET    CIMETIÈRES. 

Dans  la  soirée  du  22  avril,  l'église  de  Béthen- 
court,  épargnée  jusque-là,  fut  démolie  par  l'explo- 
sion d'une  bombe  à  action  retardée  que  les  Alle- 
mands y  avaient  déposée  plus  d'un  mois  aupara- 
vant, au  moment  de  leur  retraite. 

A  Epénancourt;  l'église,  effondrée,  est  inuti- 
lisable. 

Sur  251  habitants,  il  reste,  à  Pargny,  une  seule 
famille.  A  l'exception  de  deux  maisons,  le  hameau 
est  entièrement  détruit.  Au  cimetière,  une  pierre 
tombale  a  été  enlevée,  des  caveaux  sont  descellés. 
L'église  a  reçu  des  obus,  mais  elle  «  tient  »  en- 
core. Pendant  l'hiver  1914-19x5,  tous  les  habitants, 
hommes   et   femmes,   ont   dû   travailler  sans  indem- 


2  74         LA   SOMME   SOUS   L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

nité  pour. le  compte  des  Allemands  qui,  ensuite,  les 
ont  payés  à  raison  de  o  fr.   90  par  jour. 

A  A'illecourt  (95  habitants)  toutes  Les  maisons  ont 
été  incendiées. 

«  A  Falvy,  nous  rapporte  un  témoin,  je  n'ai  pas 
trouvé  d 'église.  »  Le  village  est  détruit.  De  tous 
les  instruments  de  culture,  il  ne  reste  que  deux 
herses  et  une  charrue. 

A  jMarchélepot,  tout  est  dévasté,  ruiné.  De  l'é- 
glise,   quelques   j^ans   de   murs   subsistent. 

L'église   de   Misery   est   entièrement   détruite. 

TROIS    CHEVAUX   MORTS... 

A  Saint-Christ-Briost,  l'église  qui,  huit  jours 
avant  le  départ  des  Allemands,  servait  encore  d'hô- 
pital, ne  forme  plus,  ainsi  que  son  ancienne  tour  en 
pierres  blanches,  qu'un  tas  de  moellons  dont  les  dé- 
combres couvrent  preque  entièrement  le  cimetière. 
Les  maisons  que  le  bombardement  avait  épargnées 
ont  été  sapées  ou  incendiées. 

A  Briost,  l'église  a  été  gravement  atteinte  par 
les  obus.  Tout  autour,  le  cimetière  est  ravagé.  Au 
nord  de  l'église,  un  soldat  allemand,  dont  le  ca- 
davre est  à  peine  recouvert  de  quelques  pelletées 
de  terrCj  a  été  inhumé  dans  la  cour  d'une  ferme. 
Près  de  là,  trois  clievaux  morts  achèvent  de  se 
putréfier  (11  m.ai  1917). 

«     DONARIT    SPRENG-PATRONEN.     » 

A  Cizancourt,  les  maisons,  en  majeure  partie,  ont 
été     détruites    car    le     bombardement.     Dans    l'une 


A    TRAVERS   LE    «    DESERT    »    DE    PICARDIE  275 

d'elles,  au  sud,  on  aperçoit  encore  trois  caisses 
abandonnées  qui  contiennent  encore  des  charges 
d'explosifs.   {Donarit  Spreng-Patronen.) 

L'église  de  Morchain  est  en  ruines,  ainsi  que  le 
village.  «  Pas  un  habitant,  rapporte  un  témoin,  pas 
un  chat...  » 

Au  IMesnil-Saint-Nicaise,  nous  comptons  encore 
(6  mai  191 7)  316  habitants,  dont  les  deux  tiers  (211) 
ont  été  évacué  de  Douilly,  Quivières,  ^iHers- 
Saint-Christophe,  Ugny-l' Equipée.  Les  arbres  des 
vergers  et  des  routes  ont  été  sciés.  Nombre  de  mai- 
sons ont  été  détruites  à  la  pioche.  L'éghse  est  de- 
bout,  mais  sans  vitraux. 

Au  Petit-Mesnil,  il  ne  reste  que  12  habitants  sur 
250,  et  cinq  maisons.  Après  un  déménagement 
complet  du  mobilier,  toutes  les  autres  maisons  ont 
été  démolies  ou  incendiées. 

Dans  la  nuit  du  26  juin  19 16,  la  nef  et  le  clo- 
cher de  l'église  de  Marchélepot  ont  été  dynamités 
par  les  Allemands. 

A  Misery,  tout  est  en  ruines,  à  l'exception  de- 
deux  maisons  et  d'une  écurie.  Au  cimetière,  quel- 
ques   caveaux  ont   été  ouverts  par   les   obus. 

Le  clocher  de  Pertain  a  été  abattu,  le  5  novem- 
bre 1916,  par  l'artillerie  française.  Il  reste  un  pan 
de  clocher  et  quelques  colonnes  de  la  nef;  plus  de 
chœur.  Le  village  est  inhabitable. 

Les  églises  d'Omiécourt,  dont  la  lour  est  encore 
debout,  de  Puzeaux  et  d'Hyencourt4e-Grand  sont 
fort   endommagées    :   ces   villages   sont   détruits. 

A  Pvouy-Ie-Grand,  600  évacués  de  sept  villages 
voisins  sont  venus  s'adjoindre  aux  96  habitants  res- 


2-^6         LA   SOMME   SOUS   L 'OCCUPATION  ALLEMANDE 

•tés  dans  la  commune.  Au  début  de  191 7,  tout  le  bétail 
et  les  matelas  de  laine  ont  été  réquisitionnés  (sans 
bons).  Le  11  février,  les  archives  de  la  mairie  et  les 
ornements  de  l'église  ont  été  enlevés,  et,  le  sur- 
lendemain, 28  hommes  et  8  femmes  emmenés.  Le 
18  mars,  les  Allemands,  qui  venaient  de  partir, 
bombardent  le  village  et  démolissent  systématique- 
ment les  maisons  et  l'église. 

A  Rouy-le-Petit,  148  habitants,  pour  la  plupart 
-évacués  de  Béthencourt-sur-Somme,  Pargny,  Y, 
Douilly,  Villers-Saint-Christophe.  Le  mobilier  a  été 
volé,  ainsi  que  la  literie.  Les  maisons  et  les  granges 
■ont  été  brûlées,  l'église  pillée. 


LE    «    CAVEAU    »   EST    HABITE. 


La  plupart  des  paroisses  du  doyenné  de  Chaulnes 
sont  restées  pendant  près  de  deux  ans  dans  les  li- 
gnes ennemies. 

Nous  avons  parlé  de  l'église  de  Chaulnes,  bombar- 
-dée  en  septembre  191 4;  à  cette  époque,  ^L  le  doyen 
-de  Chaulnes  consignait  dans  ses  notes  cette  descrip- 
tion des  ruines  :  «  I^s  vitraux  si  jolis  sont  brisés... 
La  tribune  est  démolie,  le  clocher  penche,  la  coupole 
et  la  voûte  du  chœur  sont  tombées,  deux  lustres  sont 
par  terre.  Tout  est  couvert  d'une  épaisse  couche  de 
poussière,  et  les  bancs  sont  chargés  de  plâtras,  cer- 
tains d'entre  eux  sont  brisés  par  la  mitraille.   » 

La  pauvre  église  (xviii^  siècle)  a  reçu,  depuis  cette 


A   TRAVERS  LE    «    DESERT    »   DE   PICARDIE  2^*^ 

époque,  des  blessures  bien  plus  graves  encore.  En 
avril  19 17,  il  in 'en  reste  plus,  du  côté  gauche,  qu'un 
pan  de  muraille  long  de  quelques  mètres  :  tout  le 
reste,  clocher,  nefs,  etc.,  ne  forme  qu'un  tas  de 
décombres  auxquels  demeurent  fixés  des  fils  de  fer 
barbelés.  Du  presbytère  il  ne  subsiste  que  les  fon- 
dations et,  dans  le  jardin,  trois  tilleuls  encore  enve- 
loppés, comme  tout  ce  qui  émergeait  du  sol,  de  fils 
barbelés. 

Au  cimetière,  que  ne  traversait  pourtant  aucune 
tranchée,  tous  les  caveaux  avaient  été  ouverts  et 
habités  :  plus  un  cercueil;  à  leur  place,  on  voyait 
encore,  çà  et  là,  un  poêle  et  quelques  débris. 

Dès  l'automne  de  1914,  l'église  de  Lihons  a  été 
entièrement  détruite.  Certaines  parties  de  l'édifice 
dataient  du  xiii^  siècle.  Le  portail  très  élégant  était 
du  XV®.  Les  armoiries  du  prieuré  de  Lihons  et  du 
duché  de  Chaulnes  étaient  reproduites,  à  l'intérieur, 
sur  une  grille  assez  gracieuse.  Il  n'en  reste  plus 
que  des  tas  de  pierres,  vaguement  encadrées  par 
des  pans  de  murs  et  des  débris  de  boiseries  brûlées. 
Ces  décombres  subsistent-ils  même  encore,  et  les 
troupes  n'ont-elles  pas  essayé  d'en  tirer  parti?  Dé- 
tail lugubre  :  un  cahce,  provenant  de  l'église,  a  été 
retrouvé  quelques  semaines  plus  tard  sur  une  route 
et  apporté  à  Rosières,  ainsi  qu'une  patène  retrou- 
vée, elle  aussi,  par  d'autres  soldats,  dans  les  ruines 
du  village! 

En  1916,  l'église  de  Vauvilliers  a  reçu  un  certain 
nombre  d'obus. 


16 


LA    LAMPE    QUI    S  "ÉTEINT. 

Dès  le  2  décembre  1914,  les  vitraux  de  l'église 
de  Framerville  avaient  été  réduits  en  miettes.  Le 
2  mai  191 6,  un  obus  de  150  est  tombé  sur  le  clo- 
cher. «  L'explosion  fut  si  violente,  nous  rapporte  le 
curé,  M.  le  chanoine  Buquet,  que  les  deux  contre- 
forts ont  cédé  sur  toute  la  partie  supérieure  (envi- 
ron cinquante  assises  de  pierres)  et  il  y  avait  pir 
terre  plus  de  quinze  tombereaux  de  matériaux.  »  A 
l'intérieur,  l'église  était  intacte;  seule,  la  lajnpe 
du  Saint-Sacrement   s'était   éteinte. 

De  Rainecourt,  un  témoin  nous  écrivait  en  sep- 
tembre 1916  : 

«  Le  chevet  de  l'église  a  reçu  un  ou  plusieurs 
obus.  Une  énorme  baie  s'ouvre  derrière  le  maître- 
autel  qui,  du  reste,  est  dc.truit;  une  statue  de  saint 
Antoine  de  Padoue  à  demi  décapitée  gît  près  de  ces 
décombres.  La  sacristie  a  reçu  elle  aussi  un  obus  ou, 
du  moins,  des  éclats  qui  l'ont  assez  fort  endom- 
magée :  les  tiroirs  ont  été  vidés  (ils  sont  grand 
ouverts).  L'harmonium  a  été  éventré  et  les  mor- 
ceaux gisent  épars  au  milieu  du  chœur.  Le  mobilier 
de  l'église  a  été  respecté^  les  tableaux  du  chemin  de 
la  croix  sont  à  peu  près  intacts,  je  n'en  dirai  pas 
autant  des  vitraux  qui  ne  résistent  jamais  au  violent 
déplacement  d'air  causé  par  l' éclatement  des  obus.   » 

L'église  de  Proyart  a  été  atteinte  —  en  particulier 
le  clocher  —  au  cours  de  la  sanglante  bataille  qui 
s'est  livrée  dans  la  région  à  la  fin  d'août  1914. 

L'église  d'Kerleville  était  l'une  des  plus  belles  de 


A    TRAVERS   LE    «    DESERT    ))    DE    PICARDIE  279 

la  région  :  l'abside  et  le  chœur  appartenaient  à  la 
belle  période  de  l'architecture  gothique.  Elle  a  été 
furieusement  bombardée  par  les  Allemands  le  25  sep- 
tembre 1914.  La  voûte,  très  résistante,  a  tenu  bon; 
mais  la  toiture  a  pris  feu,  et  l'incendie  s'est  com- 
muniqué aux  magnifiques  boiseries  qui  décoraient 
l'église  et  à  la  chaire  en  chêne  sculpté,  vrai  chef- 
d'œuvre  dû  aux  ciseaux  de  deux  habiles  maîtres  de 
Seclin  (Nord).  Le  clocher,  en  outre,  a  été  démoli,  les 
cloches  fondues,  la  sacristie  réduite  en  cendres  avec 
les  ornements,  missels,  etc.,  à  l'exceptioni  des  vases 
sacrés  qui  avaient  été  mis  en  lieu  sûr.  Le  pauvre 
curé  n'a  survécu  que  quelques  mois  à  ce  désastre. 

Le  village  de   Foucaucourt  est  en  ruines. 

De  l'église  —  dont  certaines  parties,  fort  ancien- 
nes :  chapelles  latérales,  base  du  clocher,  fonts  bap- 
tismaux, étaient  assez  intéressantes  —  il  ne  reste 
aujourd'hui  que  des  murailles  ébréchées  et  bran- 
lantes. «  L'église  de  Foucaucourt,  nous  rapporte 
M.  le  Curé,  a  été  détruite  par  des  obus  incendiaires, 
le  27  septembre  191 4,  vers  5  heures  diu  soir.  J'étais 
occupé  à  soigner  des  blessés  lorsque  l'on  vint  me 
prévenir  qu'un  commencement  d'incendie  se  mani- 
festait dans  la  toiture.  Après  avoir,  non  sans  peine, 
rassemblé  quelques  hommes  de  bonne  volonté,  noiis 
nous  étions  mis  en  mesure,  le  maire  et  moi,  d'es- 
sayer d'éteindre  le  feu.  Mais,  devant  une  fusillade 
de  plus  en  plus  intense,  nous  dûmies  nous  retirer  et 
assister,  la  mort  dans  l'âme,  à  la  destruction  com- 
plète de  notre  chère  église.  Nous  ne  possédions,  il 
est  vrai,  au  point  de  vue  artistique,  aucun  objet  de 
valeur;  mais,  comme  la  plupart  des  églises  du  San- 


28o         LA  SOMME  SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

terre,    nous   étions   très   riches   en  ornements,    vases 
sacrés,  et  nous  ne  manquions  de  rien.   » 


AUX    ENVIRONS    DE    DOMPIERRE. 

De  Fontaine-les-Cappy,  un  témoin,  en  août  1916, 
nous  écrivait  :  «  L'église,  dont  le  chœur  a  été  dé- 
truit, s'affaisse  mollement.  Le  clocher  a  perdu  sa 
flèche.  Quatre  statues  décapitées  ont'  été  rangées  au 
fond  du  sanctuaire.  La  grotte  de  Notre-Dame  de 
Lourdes  est  à  moitié  effondrée  :  en  face,  un  prêtre- 
soldat  dit  la  messe  sur  une  table;  un  autre  soldat 
écrit  une  lettre  en  se  servant,  comme  pupitre,  des 
fonts  baptismaux,  et,  tout  près  de  là,  un  «  cuistot  » 
allume  son  feu...   » 

«  De  Fay,  ajoutait  notre  témoin,  il  ne  reste  que 
quelques  pans  de  murs  de  l'église  au  milieu  des  dé- 
combres, et,  tout  près  de  là,   un  hangar. 

La  crête,  entre  Fay  et  Fontaine-les-Cappy,  n'est 
plus  qu'un  informe  chaos.  Des  mines,  en  explosant, 
y  ont  ouvert  des  entonnoirs  énormes  :  l'un  d'eux  ne 
mesure  pas  moins  de  60  mètres  de  diamètre,  sur 
25  de  profondeur;  tout  un  hectare  de  terrain  a  été 
enlevé  et  transporté  on  ne  sait  où.  Jamais  terrain 
n'a  été  plus  bouleversé.  La  puissance  de  notre  artil- 
lerie est  fantastique.  Les  gourbis,  de  plus  de  dix 
mètres  de  profondeur,  n'ont  pas  tous  résisté  à  cette 
avalanche  de  mitraille.  » 

«  L'église  d'Assevillers  n'est  plus  qu'un  monceau 
de  pierres  d'où  émergent  quelques  pans  de  murs 
plus  ou  moins  ébranlés.  Des  morceaux  d'étoffe  dorée^ 
provenant  d'ornements  sacrés,  gisent  au  milieu  des 


A   TRAVERS  LE    «    DÉSERT    »    DE    PICARDIE  28 1 

décombres.  Le  village  n'est  pas  irasé,  comime  tant 
d'autres  :  la  carcasse  des  maisons  en  torchis  reste 
debout,  mais  dans  un  équilibre  bien  instable.  »  Le 
cimetière  est  complètement  bouleversé. 

Remontons,  avec  notre  témoin,  vers  Dompierre. 
Quel  spectacle! 

«  L'église  n'est  pas  reconnaissable  :  un  tas  de 
pierres  sans  forme.  Des  tombes  du  vieux  cimetière, 
celles-là  seules  sont  conservées  qui  sont  abritées 
immédiatement  par  ce  tas  de  pierres.  Parmi  les 
croix,  les  unes  ont  perdu  un  bras,  d'autres  le  som- 
met, d'autres  sont  tordues  ou  renversées  :  aucune 
n'est  entière. 

En  sortant  de  Dompierre  pour  aller  à  Fontaine- 
les-Cappy,  vous  trouverez  les  anciennes  premières 
lignes  allemandes,  qui  passaient  devant  et  derrière 
le  nouveau  cimetière.  Là,  des  caveaux  sont  ouverts; 
quelques-uns  sont  reliés  entre  eux  :  il  est  évident 
qu'ils  ont  été  utilisés  comme  abris.  Des  grilles  qui 
entouraient  les  tombes  ont  été  transportées  dans  les 
tranchées  afin  d'empêcher  réboulement  des  para- 
pets; un  battant  de  la  porte  d'entrée  consolide  un 
gourbi. 

Un  peu  plus  loin,  la  sucrerie  de  Dompierre  appa- 
raît comme  un  squelette,  les  cheminées  brisées,  les 
chaudières  éventrées.  Le  christ  du  carrefour  est  lui- 
même  blessé  (un  obus  lui  a  emporté  le  bras  gauche), 
et   contemple   les   ruines.    » 

Depuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites,  les  ruines 
mêmes  de  l'église  ont  disparu  :  elles  ont  été  utilisées 
pour  affermir  les  pistes  militaires. 

Tout  près  de  là,  continue  notre  témoin,  «  le  vil- 
le. 


282         LA  SOMME  SOUS   l'OCCUPATION  ALLEMANDE 

lage  de  Becquincourt  est  affreusement  bouleversé. 
Du  côté  sud-est,  l'église,  sous  laquelle  les  Allemands 
avaient  creusé  un  abri,  est  complètement  détruite; 
le  toit  délabré  gît  sur  les  décombres,  tandis  qu'un 
christ  en  bois,  dont  les  deux  bras  sont  mutilés, 
semble  attendre  qu'on  vienne  le  relever  :  je  le  place 
bien  en  vue  au  milieu  des  boiseries.  Du  côté  nord, 
les  murs  sont  encore  debout. 

Dans  le  cimetière,  autour  de  l'église,  peu  de 
tombes  sont  restées  intactes.  La  mieux  conservée 
est  celle  de  Mascré-Dobel  :  c'est  sans  doute  celle 
qu'un  journaliste  a  noinmé  «  Daspre-Morel  »,  et  que 
les  Allemands  avaient  convertie,  après  en  avoir  en- 
levé les  corps,  en  blockhaus  de  mitrailleuses  ou  abri 
de  munitions.   » 


LE    COMMANDANT    SORT,    EN   CALEÇON... 

Dans  les  notes  manuscrites  de  M.  l'abbé  Lenoble, 
curé  d'Estrées-Deniécourt,  qui,  nous  l'avons  dit,  fut 
retenu  à  Péronne  durant  tout  l'hiver  de  1914-1915, 
nous  trouvons  une  curieuse  page  sur  la  destruction  de 
l'église  d'Estrées  :  les  renseignements  qu'elle  con- 
tient sont  extraits  d'une  lettre  que  sa  domestique, 
demeurée  au  presbytère,  venait  de  lui  faire  parve- 
nir par  l'intermédiaire  d'un  cycliste  allemand  (dé- 
cembre 191 4)   : 

«  L'église  d'Estrées  n'est  plus;  elle  a  été  dynami- 
tée dimanche  dernier,  à  9  heures,  par  le  génie  boche, 
car  c'était  un  point  de  mire  pour  les  Français  tirant 
de  Foucaucourt.  La  vérité,  c'est  que,  jusqu'ici  toutes 


A   TRAVERS   LE    «    DÉSERT    »    DE    PICARDIE  283 

les  maisons   du  village   avaient  reçu  des  obus,    sauf 
l'ég-lise. 

Les  Allemands  semblent  s'être  rendu  compte, 
après   coup,    de  l'inutilité   de   cette   destruction. 

Un  capitaine  d'infanterie  qui,  à  ce  moment-là 
{9  heures),  était  encore  couché  chez  moi,  en  enten- 
dant la  détonation  formidable  —  car  nul  n'avait  été 
prévenu,  pas  même  les  soldats,  sauf  le  génie,  et  l'on 
avait  simplement  ordonné  aux  habitants  de  ne  pas 
sortir  a.vant  midi  —  sort  en  caleçon,  tout  effaré,  de- 
mandant ce  qu'il  y  a. 

En  voyant  l'église,  il  s'écrie,  en  parlant  du  com- 
mandant du  génie  : 

—  Qu'est-ce  qui  lui  prend  encore  à  cet  animal-là? 

De  fait,  il  se  montre  réellement  indigné  de  cette 
destruction  qui  ne  s'imposait  pasf  et  va  lui-même 
avec  ma  bonne  chercher  dans  la  sacristie  et  sur  l'au- 
tel, restés  presque  intacts,  les  objets  et  ornements 
qui  n'ont  pas  trop  souffert. 

L'autel  en  chêne,  avec  colonnade  ciborium  (xvi° 
siècle)  d'une  certaine  valeur,  restait  debout;  mais 
les  jours  suivants,  petit  à  petit,  les  Allemands  l'ont 
brûlé,  par  miorceaux.  Deux  des  colonnades  serviront 
à  soutenir  le  plafond  de  ma  cuisine,  qu'au  7  dé- 
cembre un  75  français  viendra  bouleverser. 

Le  reste  de  l'église  n'est  qu'un  amas  de  ruines.    » 

Le  village  a  été  co'mplètement  détruit  par  l'ar- 
tillerie. 

Des  maisons  de  Fresnes-Mazancourt,  il  ne  reste 
que  des  pans  de  murailles.  Le  cimetière  est  boule- 
versé; des  caveaux,  entièrement  vides,  paraissent 
avoir  servi  d'abris  aux  soldats. 


284         LA   SOMME   SOUS   l'OCCUPATIOX  ALLEMANDE 

A  Mazancourt,  plus  une  maison  :  à  peine  subsiste- 
t-il,  çà  et  là,  quelques  jardins. 

De  Puzeaux,   il  ne  reste  rien   :  la  destruction  est 

totale. 

LA   CAPOTE   N°    203. 

A  Berny-en-Santerre,  vers  le  15  novembre  1916, 
un  aumônier  militaire,  M.  l'abbé  Hénocque,  a  visité 
les  ruines  de  l'église  et  il  nous  en  envoie  cette  des- 
cription  navrante: 

«  A  travers  un  terrain  tamisé  de  trous  d'obus  je 
parviens  au  milieu  de  ruines  innommables.  Fort  heu- 
reusement, j'ai  consulté  la  carte  avant  de  partir  et 
je  sais  que  l'église  se  trouve  presque  à  l'angle  de 
deux  rues  de  ce  c^ui  fut  un  paisible  village,  et  près 
d'une  mare.  Mais,  des  rues,  ï\  n'y  en  a  plus  guère  : 
elles  sont,  en  effet,  couvertes  de  débris  de  toutes 
sortes,  briques,  ferraille,  portes  de  grilles  brisées, 
instruments  aratoires  en  miettes,  etc.  J'interroge 
quelques   soldats.    Personne  ne   peut  me   renseigner. 

Alors,  je  grimpe  sur  des  ruines,  et  j'aperçois  im 
tas  de  pierres  blanches  mêlées  de  briques.  Je  me  di- 
rige vers  ce  point  culminant,  je  vois  aussitôt  une 
mare,  c'est-à-dire  quelques  flaques  d'eau  verte  au 
milieu  desquelles  gisent  des  débris  d'équipements 
militaires. 

Près  de  là  se  dresse  un  autre  monceau  de  ruines  : 
pas  un  seul  pan  de  mur  n'est  resté  debout;  mais  il 
n'y  a  pas  à  s'y  méprendre  :  c'est  l'église,  car,  çà  et 
là,  j'aperçois  des  feuillets  de  livres,  un  lutrin,  des 
pages  de  missel  déchirées  et  m.ouillées,  des  débris 
de  fleurs  artificielles.   L'harmonium  en  pièces  sembie 


A   TRAVERS  LE    «    DÉSERT    »   DE   PICARDIE  285 

dominer  un  petit  monticule  formé  de  pierres,  de 
poutres  brisées,  de  barres  de  fer  tordues,  d'appli- 
ques écrasées. 

Partout  des  lambeaux  de  vêtements  militaires  alle- 
mands, des  capotes  dont  la  patte  d'épaule  j>orte  le 
n°  203,  des  gants,  des  cartouchières  garnies  de 
chargeurs  fabriqués  à  Stuttgard,  etc.  Près  de  ce 
qui  a  dû  être  le  chœur  de  l'église  un  cadavre  d'Al- 
lemand, couché  sur  le  dos,  desséché  :  on  aperçoit  des 
bottes  qui  pendent  au  bout  d'un  muscle  tendu.  La 
sacristie  se  trouvait  sans  doute  du  côté  de  l'épître, 
car,  dans  un  trou  d'obus,  j'ai  aperçu  le  drap  mor- 
tuaire à  moitié  fK>urri  et  une  loque  qui  fut  autre- 
fois  un  drap   d'or. 

Traversant  cet  amas  de  pierres,  j'arrive  au  clo- 
cher :  sous  se^  ruines,  les  cloches  isont  probable- 
ment ensevelies;  on  n'en  aperçoit  que  la  monture 
avec  les  crochets.  Sur  le  coté,  vers  le  clocher,  sur 
un  bloc  de  marbre  carré,  enterré  à  demi,  on  peut 
lire  encore  :  «  Tavernier,  1791.  »  Telle  est  mainte- 
nant l'église  de  Bemy.  » 


CHAPITRE  VII 
A  travers  le  «  désert  »  de  Picardie 

Doyennés  de  Rosières,  Moreuiï,  Montdidier,  Roye 


Doyenné  de  Rosières.  —  Les  pompiers  de  Méharicourt.  —  Le  christ 
aux  bras  coupés.  — Clochers  en  ruines.  —  Doyenné  deMoreuil. — 
Doyenné  de  Monididier.  —  i6o  coups  de  canon  sur  un  clo- 
cher. —  Souvenirs  de  guerre.  —  Doyenné  de  Roye.  —  Sur  37 
communes...  — 


LES  POMPIERS  DE  MÉHARICOURT. 

La  plupart  des  églises  du  doyenné  de  Rosières, 
qui  se  trouvent  à  l'est  de  la  route  de  Rosières  à 
Montdidier  ont  subi,  dans  les  lignes  françaises 
comme  dans  les  lignes  allemandes,  des  dommages 
terribles.  Essayons  de  les  évoquer  brièvement. 

L'église  de  Rosières  —  bel  et  spacieux  édifice,  de 
construction    toute   récente   —   a    été   bombardée   à 


288         LA  SOMME  SOUS   L 'OCCUPATION  ALLEMANDE 

maintes  reprises.  Elle  est  fortement  endommagée. 
Çà  et  là,  de  larges  baies  ont  été  ouvertes  par  les 
obus  dans  la  voûte  (près  du  transept),  ou  dans  les 
murailles.  Le  cadran  de  l'horloge  a  été  brisé,  par 
les  Allemands,  à  coups  de  marteau,  lors  de  leur 
passage  (fin  août  19 14).  Le  sanctuaire  et  les  cha- 
pelles latérales  sont  à  reconstruire,  ainsi  que  la  sa- 
cristie et  les  voûtes. 

Le  clocher  de  l'église  de  Vrély,  endommagé  de- 
puis longtemps,  est  tombé  le  5  novembre  1916. 

L'église  de  Méharicourt  est,  elle  aussi,  fort  éprou- 
vée. A  l'automne  de  191 4,  trois  obus,  crevant  l'une 
de  ses  faces  latérales,  ont,  en  éclatant,  dévasté  et 
bouleversé  le  chœur.  Depuis  cette  date,  d'autres 
bombardements  l'ont  affreusement  mutilée.  Citons 
ici  un  témoin  (septembre  191 5)  : 

«  SoUtude,  silence,  visions  de  mort.  L'église  tient 
à  peine  debout.  Une  énorme  ouverture,  au  fond  du 
chœur,  laisse  voir  le  ciel  et  entrer  la  pluie.  Un  con- 
trefort s'est  écroulé,  un  autre  descellé...  De  larges 
entailles  déchirent  toutes  les  parois.  Il  reste  une 
chapelle  latérale  à  peu  près  convenable  où  l'aumô- 
nier dit  la  messe  le  dimanche.  En  déménageant  le 
mobilier  qu'il  pouvait  encore  sauver,  il  vient  de  dé- 
couvrir douze  uniformes  de  pompiers,  dissimulés 
vraisemblablement  en  ce  saint  lieu  moins  par  dévo- 
tion que  par  crainte  des  Allemands  dont  les  bandes, 
lors    de    l'invasion,   passèrent    ici... 

«  A  mon  tour,  je  sauve  de  la  sacristie  en  per- 
dition un  camail  de  chanoine  —  vêtement  moins  sus- 
pect d'arrière-pensée  belliqueuse.  Il  est  resté,  de- 
puis la  guerre,   suspendu  à  un  clou,  dans  ce  recoin 


A   TRAVERS   LE    «    DÉSERT    »    DE    PICARDIE  289 

d'armoire.  Une  vénération  confraternelle  m'invite 
à  recueillir  cette  dépouille  que  je  rapporterai  moi- 
mêm.e  à  son  excellent  propriétaire,  un  doyen  du  voi- 
sinage.   » 

LE  CHRIST  AUX  BRAS  COUPÉS. 

A  Maucourt,  quelques  murs  de  l'église,  percés  à 
jour  par  de  nombreux  trous  d'obus,  restent  debout 
comme  par  miracle;  la  toiture  n'existe  plus,  et  le  clo- 
cher s'est  effondré,  C'était  un  monument  du 
xviii®  siècle,  où  les  architectes  avaient  conservée  quel- 
ques piliers  de  l'époque  romane;  le  chœur  avait  été 
classé  comme  monument  historique.  Les  fonts  bap- 
tismaux étaient  remarquables.  C'est  aux  derniers 
jours  de  septembre  1914  que  l'église  de  Maucourt  a 
été  détruite.  Les  débris  des  cloches  ont  été  trans- 
formés en  bagues,  crucifix,  «  souvenirs  de  guerre  » 
par  les  soldats.  En  février  1916,  la  statue  de  saint 
Jean-Baptiste  tenait  toujours  sur  son  piédestal.  Sur 
le  mur  qui  fait  face  à  la  chaire,  un  christ  en  croix 
avait  la  moitié  de  la  tête  emportée. 

«  Des  sept  calvaires  qui  s'élevaient  autour  de  la 
paroisse,  quatre  sont  brisés  et  renversés,  nous  écrit 
M.  l'abbé  Floure,  curé  de  Maucourt.  L'un  d'eux, 
vraiment  monumental  —  et  élevé,  il  y  a  quinze  ans, 
au  centre  du  cimetière,  — ^  offre  un  aspect  saisissant  : 
le  christ  a  les  deux  bras  coupés  par  les  obus,  les 
deux  bras  et  le  haut  de  la  croix  sont  emportés,  et 
il  ne  tient  plus  à  la  colonne  que  par  les  pieds,  en 
s 'inclinant  vers  la  terre.  »  Un  paroissien  de  Mau- 
oourt   a   pu   sauver   quelques     vases    et    omements 

17 


290        LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

d'église,  entre  autres  «  un  calice  dont  la  coupe  est 
déchiquetée  par  les  éclats  d'obus,  et  dont  la  patène 
est  percée  d'un  grand  trou  ». 

L'église  de  Chilly  où  les  Allemands,  dit-on,, 
avaient  installé  des  mitrailleuses,  est  restée,  durant 
près  de  deux  ans,  à  proximité  de  la  ligne  de  feu  : 
elle  est  entièrement  détruite.  L'ensemble  de  l'édi- 
fice, à  l'exception  du  clocher,  datait  du  xv®  siècle.. 


CLOCHERS   EN   RUINES- 

L'église  d'Hallu,  elle  aussi,  est  détruite,  comme,, 
du  reste,  tout  le  village. 

Du  village  de  Punchy,  il  ne  reste  que  des  ruines^ 
Dans  le  cimetière,  des  tombes,  sous  la  violence  du 
bombardement,  ont  été  ouvertes.  La  population  a  été 
évacuée  le  26  juillet  :  elle  avait  eu  à  supporter  de 
dures  épreuves.  La  circulation,  à  l'intérieur  même 
du  village,  était  interdite  sans  un  laissez-passer  qu'il 
fallait  produire  tous  les  cent  mètres.  Du  29  sep- 
tembre au  17  décembre  191 4,  tous  les  hommes  et 
jeunes  gens  avaient  été  enfermés  dans  l'église. 

A  Warvillers,  la  toiture  de  l'église  a  été  atteinte 
et  des  vitraux  brisés  :  des  offices  ont  continué  d'y 
être  célébrés.  Dans  le  cimetière,  plusieurs  tombes 
ont  été  bouleversées  par  les  obus.  Un  cimetière  mi- 
litaire a  été  établi  à  droite  de  la  route  de  Warvil- 
lers à  Beaufort. 

Le  clocher  de  l'église  de  Fouquescourt  a  été 
abattu  par  l'artillerie  française.  Nous  avons  dit  avec 
quel  courage  des  habitants  ont  essayé  de  sauver  au. 


A   TRAVERS  LE    «    DESERT    »    DE    PICARDIE  2g I 

péril  de  leur  vie,  au  cours  d'un  bombardement  vio- 
lent, les  ornements  les  plus  précieux  (25  septem- 
bre  1914). 

Les  églises  de  Fransart,  dont  la  nef  romane  (xi®- 
XII®  siècle)  était  fort  intéressante,  et  de  La  Cha- 
vatte  sont  détruites.  La  population  de  Fransart  avait 
été  évacuée  par  les  Allemands  le  8  juin  191 5.  Ces 
deux  villages  sont  détruits. 

Depuis  la  fin  de  191 4,  l'église  de  Rouvroy^en-San- 
terre  a  subi,  en  même  temps  que  tout  le  village,  de 
terribles  bombardements.  Le  clocher  a  été  jeté  par 
terre,  les  murailles  ont  été  éventrées,  une  partie  de 
la  toiture  enlevée.  Le  30  septembre  191 6,  un  nou- 
veau bombardement  a  achevé  de  démolir  la  toiture, 
ainsi  que  le  clocher;  toutes  les  statues  sont  déca- 
pitées, sauf  la  statue  du  Sacré-Cœur;  tout  l'ameu- 
blement (bancs,  etc.)  a  disparu.  Au  cimetière,  quel- 
ques brèches  dans  les  murs  de  clôture  :  tout  le  ter- 
rain libre  a  été  utilisé  pour  la  sépulture  des  mih- 
taires;  des  obus  de  fort  calibre  ont  bouleversé  quel- 
ques tombes. 

En  191 5,  les  Allemands  ont  bombardé  chaque  di- 
manche, pendant  six  semaines  consécutives,  l'église 
de  Folies  qui  reçut  une  quinzaine  d'obus  de\  150.  Le 
clocher  a  été  traversé,  mais  il  tient.  L'intérieur  est 
tout  ravagé.  L'autel  est  en  partie  démoli.  De  larges 
baies  s'ouvrent  dans  les  murs.  Dans  le  cimetière  voi- 
sin, plusieurs  caveaux  ont  été  ouverts  par  l'explo- 
sion des  obus. 

L'église  de  Bouchoir  a  reçu,  dès  le  début,  plu- 
sieurs marmites.  Le  clocher  est  tombé.  A  l'intérieur, 
une  statue  de  la  sainte  Vierge,   qui  se  dresse  dans 


292         LA  SOMME  SOUS  L 'OCCUPATION  ALLEMANDE 

une  chapelle  latérale  au-dessus  d'un  autel,  a  été  pré- 
servée, bien  qu'elle  soit  entourée  de  plusieurs  exca- 
vations d'obus. 

L 'église  de  Parvillers  est  aux  trois  quarts  démolie. 
Son  clocher,  qui  servait  d'observatoire  à  l'ennemi, 
a  été  abattu  dès  les  premiers  mois  de  la  guerre 
(octobre  1914). 

Faut-il  parler  de  Quesnoy-en-Santerre?  «  L'église 
est  éventrée  par  le  milieu,  écrivait  un  témoin  au  len- 
demain de  l'attaque  du  28  octobre  1914,  et  une  par- 
tie du  clocher  qui  subsiste  n'est  piiis  qu'un  amas  de 
pierres.  L'autre  est  en  partie  écroulée,  percée  de  mi- 
trailleuses, la  toiture  effondrée.  »  Au  lendemain  de 
la  prise  du  Quesnoy  par  les  troupes  françaises,  les 
autorités  militaires  ont  fait  transporter  dans  la  pa- 
roisse voisine  du  Quesnel  tous  les  objets  du  culte  et 
ornements  sacerdotaux  que  l'on  a  pu  retrouver 
parmi  les  ruines. 

A  Caix,  et  même  à  Bayonvillers,  à  une  assez 
grande  distance  de  la  ligne  de  feu,  les  vitraux  de 
l'église  ont  été  brisés  ou  détériorés  par  des  tirs 
d'artillerie  ou  des   bombes  d'avions. 


* 
*  * 


DOYENNE    DE    MOREUIL. 


La  pointe  extrême  de  ce  doyenné  avoisinait  la 
ligne  de  feu. 

L'église  d'Andllers,  seule,  est  dévastée.  En  octo- 
bre-novembre 1914,  les  Allemands  l'ont  furieusement 


A   TRAVERS  LE   <c   DÉSERT    »   DE   PICARDIE  293 

bombardée.  Un  obus  est  tombé  sur  la  toiture,  au- 
dessus  du  chœur  qui  a  été  entièrement  découvert  : 
en  même  temps,  une  large  baie  séparait  le  sanc- 
tuaire de  nef.  D'autres  obus  ont  réduit  en  miet- 
tes, du  côté  gauche,  les  contreforts  extérieurs  et 
mutilé,   du  côté  droit,   la  nef  latérale. 

Le  7  juin  191 5,  au  cours  d'un  nouveau  et  violent 
bombardement,  des  obus  de  fort  calibre  ont  été 
lancés  contre  l'église.  Le  mur  extérieur  de  l'abside 
s'est  écroulé  depuis  la  base  jusqu'à  la  toiture  :  à 
travers  cette  ouverture  béante  on  apercevait  au  mi- 
lieu de  l'église,  exposée  en  cet  endroit  à  la  pluie  et 
au  vent,  un  grand  christ  en  croix  qui  restait  suspendu 
à  l'une  des  murailles  du  côté  de  TEpître,  seul,  parmi 
ces  ruines. 

160    COUPS   DE    CANON    SUR    UN    CLOCHER. 

Huit  églises  du  doyenné  de  Montdidier  sont  dé- 
truites ou  sérieusement  endommagées. 

Erches,  d'abord.  Le  clocher  est  abattu  à  la  hau- 
teur de  la  nef.  La  toiture  est  largement  ajourée. 
La  voûte  s'est  effondrée.  Les  murailles  restent  de- 
bout :  mais  de  larges  trous,  derrière  l'abside  no- 
tamment, y  ont  été  ouverts  par  les  obus.  Les  débris 
des  cloches  ont  servi  à  fabriquer  des  «  bagues  » 
ou  des   «  souvenirs  »   des   tranchées. 

Le  clocher  de  l'église  d'Andechy  est  tombé  le 
14  octobre  1914,  dans  la  matinée.  Cette  opération 
a  nécessité  plus  de  cent-soixante  coups  de  canon. 
Seize  ont  atteint  le  clocher  qui,  à  la  huitième  salve,  a 
oscillé,    puis    s'est    abattu    comme  une    masse.    Les 


294         LA  SOMME  SOUS  L'OCCUPATION  ALLEMANDE 

Allemands  y  avaient  installé  des  mitrailleuses,  et, 
de  là,  prenaient  en  enfilade  les  fantassins  français. 
L'église  paraît  avoir  été  aménagée  en  forteresse  par 
l'ennemi.  Le  portail  de  l'église  d'Andechy  était,  en 
Picardie,  un  précieux  spécimen  de  l'architecture  de 
la  Renaissance. 

A  Guerbigny,  un  peu  plus  tard,  des  obus  sont 
tombés  sur  la  sacristie  y  causant  de  graves  dégâts. 

Le  clocher  de  l'église  d'Armancourt  a  été  abattu 
le  lo  janvier  igi6  :  à  une  date  antérieure,  l'église 
elle-même  avait  été  bombardée;  elle  n'a  pour  ainsi 
dire  plus  de  toiture. 

A  Lignières-les-Roye,  un  obus  a  traversé  le  clo- 
cher,  et  d'autres  la  toiture. 

SOUVENIRS    DE    GUERRE. 

A  Marquivillers,  la  voûte  de  l'église  s'est  effon- 
drée :  l'intérieur  est  jonché  de  débris.  Près  de  la 
porte  latérale,  un  très  beau  christ  en  bois,  faisant 
face  à  un  autel,  est  resté  longtemps  suspendu  par 
une  main.  Des  soldats  ont  essayé  de  lui  rendre  sa 
position  normale.  Le  clocher  de  l'église  n'est  tombé 
qu'au  dix-septième  coup  de  canon.  Une  cloche,  bri- 
sée en  morceaux,  a  été  transformée  en  «  souvenirs 
de  guerre   >'. 

Le  clocher  de  l'église  de  Grivillers  a  sauté  vers 
la  fin  de  mai  191 5  :  l'église,  dont  la  voûte  s'est 
effondrée,  est  très  gravement  atteinte. 

Sous  le  vocable  de  Notre-Dame  des  Tranchées, 
une  chapelle  souterraine,  naguère  bénite  par  Mgr  de 
Llobet,   évêque  de  Gap  et  aumônier  militaire,   a  été 


A  TRAVERS  LE   «    DÉSERT    »   DE   PICARDIE  295 

construite  à  Grivillers,  près  de  Montdidier,  sous  un 
champ  de  luzerne,  par  des  soldats  du  365®  régiment 
d'infanterie  sous  l'inspiration  de  l'un  d'eux,  l'abbé 
Ferdinand  Noël,  du  diocèse  de  Verdun  :  elle  me- 
sure 12  ou  15  mètres  de  long  sur  4  ou  5  mètres  de 
large;  sa  construction  a  demandé  trois  mois  de 
travail. 

L'église  de  Bus  a  été  traversée  par  quelques  obus. 


* 
*  * 


SUR   37   COMMUNES... 

Nous  voici  dans  le  doyenné  de  Roye.  Quel  dé- 
sastre! Sur  37  communes,  il  n'en  subsiste  que  trois  : 
Roye,  Ercheu,  Moyencourt.  Des  37  églises,  quatre 
ou  cinq  seulement  ont  échappé  à  de  graves  dom- 
mages. 

Il  ne  reste  à  peu  près  rien  des  villages  —  et  des 
églises  —  de  Fonches  et  de  Fonchettes.  La  popu- 
lation de  Fonches  a  été  évacuée  en  juin  1916.  Des 
tranchées,  bizarrement  élargies  par  les  trous  d'obus, 
sillonnent  les  champs. 

A  Curchy,  l'église  a  reçu  plusieurs  obus  ou 
bombes  qui  ont  endommagé  les  chapelles  de  la  sainte 
Vierge  et  de  saint  Médard.  Sur  300  habitants,  il 
en  reste  45.  Des  détritus  de  toute  sorte  ont  été 
jetés  dans  les  puits.  Une  douzaine  de  maisons  sont 
encore  debout. 

La  chapelle  de  Dreslincourt  a  beaucoup  souffert. 

L'église  d'Herly.  est  à  peu  près  intacte  :  seule, 
la  flèche  a  été  largement  ajourée  par  un  obus. 


296    LA  SOMME  SOUS  L 'OCCUPATION  ALLEMANDE 

A  Etalon,  les  Allemands,  au  moment  de  leur  dé- 
part, ont  démantelé,  puis  incendié  l'église  dont  ils 
avaient  fait  une  écurie. 

L'église  d'Hattencourt  est  détruite.  Le  village  a 
été  évacué  le  8  juin  191 5.  Il  n'en  subsiste  pour 
ainsi  dire  rien.  Au  11  mai  1917,  on  y  comptait 
30  habitants  (sur  365)  qui  se  logeaient,  comme  ils 
pouvaient,   dans  les  caves. 

En  191 5,  la  veille  du  dimanche  des  Rameaux,  les 
Allemands  ont  fait  sauter  le  clocher  de  l'église  de 
Liancourt-Fosse,  dont  l'artillerie  française  a  dé- 
truit,  au  surplus,  la  sacristie. 

L'église  de  Réthonvillers  a  été  détruite  entière- 
ment, à  la  fin  de  septembre,  ou  au  début  d'octo- 
bre   1914,  par  des  obus   incendiaires. 

L'église  de  Marché- Allouarde  est  intacte  :  quinze 
jours  à  peine  après  le  départ  des  Allemands,  une 
centaine  d'habitants  étaient  revenus  dans  ce  hameau 
et  cultivaient  la  terre. 

Les  églises  de  Gruny  et  Crémery,  sont  détruites. 
Dans  ce  dernier  hameau,  il  reste  le  tiers  environ 
des  habitants  (26  sur  75),  et  sept  ou  huit  maisons 
dont  aucune  n'est  intacte.  Au  cimetière,  presque 
toutes  les  pierres  tombales  sont  fendues  ou  brisées. 
Avant  leur  départ,  les  Allemands  ont  «  réquisi- 
tionné ))  blé,  volailles,   meubles,  couvertures,   draps. 

L'église  de  Fresnoy-les-Roye,  qui  possédait  de  re- 
marquables boiseries  Renaissance,  a  été  atteinte, 
nous  l'avons  dit,  à  la  fin  de  septembre  1914.  Des 
bombardements  ultérieurs  ont  achevé  de  la  détruire. 
Dans  le  village,  évacué  le  8  février  1916,  on  ne 
trouve  plus,  en  mai  191 7,  que  huit  habitants  (deux 
familles)  sur  463,  et  trois  maisons! 


A   TRAVERS  LE    «    DESERT    »    DE    PICARDIE  297 

II,  en  est  de  même  des  églises  voisines  de  Daniery 
et  Goyencourt. 

Le  village  de  Yillers-les-Roye  était  dans  les  lignes 
ennemies.  Les  Allemands,  à  la  fin  de  1914,  ont  fait 
sauter  le  clocher  de  l'église,   aujourd'hui  détruite. 

La  petite  église  de  rEchelle-Saint-Aurin  était,  au 
point  de  vue  archéologique,  l'une  des  plus  remar- 
quables de  ce  doyenné  :  c'était,  primitivement,  une 
chapelle  de  prieuré  dont  les  fragments,  d'architec- 
ture romane,  étaient  entrés,  au  xvii®  siècle,  dans  la 
construction  nouvelle.  Elle  est  aujourd'hui  en  rui- 
nes. Le  calice,  retrouvé  dans  les  décombres,  a  été 
remis,  par  les  soins  de  l'autorité  militaire,  à  l'évê- 
ché  d'Amiens.  Une  aube  dont  les  soldats  —  qui  en 
ignoraient  la  valeur  et  qui  l'avaient  retrouvée,  ma- 
culée, parmi  les  ruines  —  se  servaient  comme  d'un 
chiffon,  a  pu  être  sauvée. 

L'église  de  Billancourt  a  été  incendiée  et  entiè- 
rement détruite  le  24  septembre  1914.  Elle  datait  du 
xviii®  siècle. 

L'église   de   l'annexe,    Biarre,    n'a  pas  souffert. 

Dans  le  cours  de  l'année  1915,  un  aumônier  alle- 
mand était  hébergé,  par  ordre,  chez  un  curé  d'une 
importante  paroisse  du  doyenné  de  Roye.  L'aumô- 
nier venait  de  Roye  où,  naguère,  son  hôte  avait  été 
professeur  dans  un  collège  catholique  : 

—  A  Roye,  dit  le  curé,  il  y  a  une  bien  belle 
église. 

L'aumônier  répond  : 

—  Oui,  surtout  à  présent,  car  elle  a  pour  voûte 
le  ciel! 

Cette  église,  les  Allemands  résolurent  de  1'  «  em- 
bellir »  encore. 

17. 


298         LA  SOMME  SOUS   l'OCCUPATIOX  ALLEMANDE 

«  Pendant  la  nuit  du  17  mars  1917,  à  3  h.  45, 
les  habitants  de  Roye  —  ou  du  moins  ceux  que  les 
déportations  successives  avaient  encore  laissés  au 
logis  —  furent  réveillés  en  sursaut  par  une  détona- 
tion formidable.  Une  explosion  de  mines  faisait  sau- 
ter l'hôtel  de  ville.  Sous  quel  aspect  nous  apparaît 
aujourd'hui  ce  pacifique  monument  de  la  vie  muni- 
cipale d'autrefois  et  de  la  commune  affranchie  par 
Philippe-Auguste!  Brèches  ouvertes,  crevasses  béan- 
tes, écroulements  de  plâtras  et  de  gravats,  enchevê- 
trements de  poutres  arrachées  des  m.ortaises,  le 
beffroi  retourné  sens  dessus  dessous,  chaviré  par  un 
tas  de  pierres  et  de  planches,  quel  triomphe  pour 
M.  le  professeur  Paul  Clemen,  de  Bonn,  «  conser- 
vateur des  Beaux-Arts  «  en  Belgique  et  dans  les 
départements  de  la   France  envahie! 

Ce  docte  professeur,  qui  a  compilé  un  énorme 
ouvrage  sur  VEntretlen  des  Monuments  en  France, 
connaissait  aussi  l'église  Saint-Pierre  de  Roye,  dont 
la  façade  fut  construite  en  style  romain,  au  xii®  siè- 
cle, en  mênie  temps  que  les  flèches  monumentales  de 
Verm elles  et  de  Richebourg-1 'Avoué.  La  nef  de  cette 
église  fut  achevée  en  style  ogival,  au  commence- 
ment de  la  Renaissance  française,  à  l'époque  où 
s'élevèrent,  sur  la  plaine  de  Picardie,  dominant  l'es- 
tuaire de  la  Somme,  les  tours  de  Saint-Vulfran 
d'Abbe ville.  Les  vitraux  de  l'éghse  Saint-Pierre  de 
Roye  étaient  splendides.  L'Allemagne  savante  a 
décidé  l'anéantissement  de  ce  magnifique  décor  archi- 
tectural. Une  première  fois,  le  15  décembre  191 4,  les 
Allemands  ont  fait  sauter  avec  des  explosifs  le  clo- 
cher et  la  toiture  de  cette  église,  classée  au  nombre 
de  nos   monuments  historiques.    Dans    la    suite,    le 


A   TRAVERS  LE    «    DÉSERT    »   DE   PICARDIE  299 

17  mars  191 7,  à  la  veille  de  leur  retraite,  ils  ont 
terminé  la  destruction  de  l'édifice,  en  faisant  encore 
sauter  une  plate-forme,  haute  d'environ  35  mètres, 
qui  avait  été  épargnée  jusque-là,  et  qui  leur  servait 
d'observatoire.  La  nef  de  l'église  n'est  plus  qu'une 
débâcle  de  pierres  écroulées,  des  charpentes  écar- 
telées,  et  les  fenêtres  délicatement  ciselées  où  bril- 
lait la  féerie  multicolore  des  vitraux  s'ouvrent 
béantes,  ébréchées,  sur  le  vide...  (i)  » 

L'église  Saint-Gilles  n'a  plus  de  toiture.  Les  Alle- 
mands en  ont  enlevé  les  boiseries  et  Imême  les  bancs 
(qu'ils  ont  ensuite  remplacés  par  d'autres  en  bois 
blanc);  l'intérieur  est  en  assez  bon  état. 

L'église  de  Laucourt  était,  elle  aussi,  dans  les  li- 
gnes allemandes  :  fréquemment  bombardée,  elle  a 
fini  par  s'écrouler. 

A  Dancourt,  l'église  est  entièrement  rasée  :  à 
peine  en  est-il  resté  un  pan  de  mur.  Les  débris  en 
ont  été,  depuis  lors,  utilisés  de  cent  façons.  Dans 
le  cimetière,  quelques  tombes  subsistent. 

A  deux  cents  mètres  des  tranchées,  l'église  de 
Popincourt  a  résisté  longtemps;  elle  a  fini  par  s'af- 
faisser. 

Nous  avons  parlé  des  obus  incendiiaires  qui  ont 
dévasté,  à  la  fin  de  septembre  1914,  l'église  de 
Champien.  Il  n'en  reste  que  les  quatre  murs.  Le  car- 
relage même  a  été  enlevé  par  les  Allemands. 

A  Balâtre,  l'abside  est  en  assez  bon  état;  mais  le 
portail  et  la  tour  menacent  ruine. 

(i)  M.  Gaston  Deschamps,  Revue  des  Deux-Mondes,    15    Juillet 
1917. 


300    LA  SOMME  SOUS  L  OCCUPATION  ALLEMANDE 

Les  églises  de  Cressy-Omencourt  et  de  Moyen- 
court  sont  intactes. 

Les  vitraux  de  l'église  d'Ercheu  ont  été  brisés. 

L'église  de  Carrépuis  a  été  bombardée  :  la  toiture 
est  à  restaurer. 

L'église  de  Verpillières,  en  septembre-octobre  1914, 
servait  d'ambulance  allemande  :  elle  était  déjà  en 
fort  mauvais  état.  A  la  fin  d'août  191 5,  les  Alle- 
mands en  ont  fait  sauter  le  clocher. 

Dans  l'église  de  Roiglise,  un  obus  ou  une  bombe 
a  atteint  l'un  des  piliers  du  côté  droit.  Les  vitraux, 
des  statues,  des  candélabres  sont  brisés.  A  peine 
reste-t-il  dans  le  village  deux  ou  trois  maisons  ha- 
bitables. 

L'un  de  nos  témoins  a  déjà  raconté  l'incendie 
des  églises  de  Tilloloy  et  de  Beuvraignes. 

L'église  de  Beuvraignes  était  dans  les  lignes 
allemandes.  De  ce  bel  édifice,  qui  date  du  xiii^  siècle, 
et  qui  avait  été  souvent  restauré,  en  styles  divers, 
et  partiellement  reconstruit,  il  ne  reste  rien.  La  der- 
nière rosace  est  tombée  en  octobre  191 5.  Derrière  les 
pans  de  mur  qui  subsistaient,  les  Allemands  avaient 
dressé  un  échafaudage  où  ils  tentaient  d'installer,  la 
nuit,  leurs  mitrailleuses.  Après  leur  départ,  on  n'a 
retrouvé,  sur  l'emplacement  de  l'ancienne  église, 
qu'un  tas  de  pierres  haut  d'environ  deux  mètres. 

L'église  de  Tilloloy  était  dans  les  lignes  fran- 
çaises. C'était  une  très  remarquable  église,  classée 
comme  monument  historique  (Renaissance),  dont 
l'architecture,  l'ornementation,  l'ameublement  exci- 
taient à  juste  titre  l'admiration.  Elle  est  en  ruines. 
Durant   de  longs  mois,    il  ne  s'est  guère  passé  de 


A   TRAVERS  LE    «    DESERT    »    DE   PICARDIE  3OI 

jour  OÙ  elle  ne  soit  bombardée.  Les  unes  après  les 
autres,  les  murailles  calcinées  qui  s'obstinaient  à  res- 
ter droites  quand  même  ont  perdu  leur  équilibre  : 
il  n'en  reste  gfuère  aujourd'hui  que  la  base,  jusqu'à 
la  naissance  des  vitraux.  L'une  des  cloches  de  Til- 
loloy  —  qui,  naguère,  en  tintant  VAngelus,  invitait 
les  chrétiens  à  lever  leurs  yeux  vers  le  ciel  pour  y 
implorer  la  bonté  de  Dieu,  —  a  servi  longtemps, 
en  quelque  coin  du  front,  à  prévenir  les  soldats  que, 
de  là-haut,  un  Taube  les  menaçait. 

Tout  près  de  là,  au  milieu  des  tombes  anonymes 
qui  remplissent  les  cimetières  militaires,  on  peut  Hre 
sur  une  petite  croix  de  bois  cette  inscription  saisis- 
sante : 

JE    SUIS   MORT    POUR    QUE    TU    VIVES. 

Et,  sur  une  autre  croix  de  bois  : 

AVOIR  SOUFFERT  DEMEURE 


TABLE    DES   MATIÈRES 


Iettre-Préface  de  MGR  l'évêque    d'amiens V 

LIVRE  PREMIER 
Les  débuts 


CHAPITRE  PREMIER 

LA   MARCHE    SUR   PABIS.  —  AU   NORD   DE    LA    SOMME 

La  plaine  est  noire  d'Allemands.  — Devant  la  mairie  de  Roisel.  — 
Une  besogne  difficile. —  «Messieurs,  les  Prussiens!» —  Les 
uhlans  nous  suivent.  —  Nuit  lugubre.  —  Péronne  en  flammes,  — 
Il  me  met  le  poing  sous  le  nez.  —  Nous  ne  marchons  pas  ;  nous 
volons 3 

CHAPITRE  II 

LA  MARCHE    SUR  PARIS.  —  AU   SUD   DE  LA  SOMME 


A  Proyart,  ils  venaient  de  fusiller   un    homme.  —    Vous  logerez 
mon  état-major,  mon  curé.  —  Un  «  kolossal  »  cheval  de  labour. 


304  TABLE   DES    MATIÈRES 

— ^Mon  curé,  nous  partons.  —  Inutile  :  il  est  mort!  —  De  l'eau, 
r  de  leau!  —  Oh!  les  brigands!  ils  brûlent  ma  paroisse.  —  Otages 
^  et     victimes 15 


CHAPITRE  III 

ILS  REVIENNENT   ET   s'iNSTALLENT 

Nous  sommes  libres  :  on  s'en  va!  —  Mais  ils  reviennent,  —  L'or- 
gue de  guerre.  —  Vingt  mille  francs...  pour  commencer.  —  Cette 
brute  se  figura... —  Toute  la  ville  est  consternée. —  Je  reste 
longtemps  accoudé  à  ma  fenêtre... —  Après  le  passage  des  sau- 
terelles. —  Von  Rankie   et  von    Krupka 27 

CHAPITRE  IV 

LES   DÉPORTATIONS  EN    MASSE 

Vers  Cambrai  ou  Saint-Quentin.  —  Procession  tragique.  —  Le 
froid,  l'humidité,  la  faim.  —  De  la  cave  au  grenier. —  Vite,  au 
poste!  —  A  Pertain.  —  L'église  sert  de  prison.  —  Où  est  le  télé- 
phone?—  Je  ne  pourrai  jamais  dire...  —  Sur  un  camion  de 
brasseur.  —  Seul,  je  suis  privé...  —  Une  croix  bleue  sur  la  joue 
droite.  —  Pour  «  racheter  <>  le  doyen  de  Nesle 37 

CHAPITRE   V 

LE    SUPPLICE    LU    CURE   DE   FLAUCOURT 

Exemple.  —  Une  accusation  redoutable.  —  Le  règne  de  la  terreur. 
—  Nous  parcourons  les  chambrées...  —  Il  se  jette  dans  mes 
bras. —  Et  je  pars,  navré.  —  Alors,  ils  font  de  faux  rapports. 
Ils  m'ont  relevé  à  coups  de  crosse.  —On  nous  fouillaitde  temps 
en    temps ^7 


TABLE    DES    MATIÈRES  305 

LIVRE   II 
Sous    le   joug 


CHAPITRE  PREMIER 

LA    RÉQ_UISITION   DES   VIVRES 

Contributions,  vols,  amendes.  —  «  Prenez  le  Champagne  avec 
nous.» — Ils  leur  abandonnent  les  os.  —  «Taube»  ou  vache? 

—  Vous  croyez  qu'ils  se  troublèrent  pour  si  peu  ?  —  La  ma- 
nière allemande. -t-  Un  carême  assez  rude.  —  Le  général  Hylan- 
der  a  le  sourire. —  Une  désagréable  nouvelle.  —  Bêtes  sacrées. 

—  N'approfondissons  point  ce  mystère. —  Nous  nous  serrions 
souvent  la  ceinture.  —  Le  ravitaillement  hispano-américain.  — 
De  la  salade  à  la  graisse  fondue 59 

CHAPITRE  II 

LA  RÉQUISITION   DES    VINS    BT    SPIRITUEUX 

Un  commandant  laborieux.  —  «  Monsieur  le  curé,  vous  serez  pu- 
ni! »  Quand  serons-nous  délivrés?  —  C'est  tout  ce  que  j'avais... 
dans  ma  cave.  —  Histoire  de  la  «  mère  à  douleurs  »  —  Quel- 
ques-uns en  sont  morts,  les  pauvres!  —  De  Tutilité  d'une  lampe 
à    alcool 77 

CHAPITRE  III 

LA  RÉQUISITION    DES  BRAS 

Des  rentiers  qui  jusque-là...  —  Que  la  plaine  est  trisie!  —  De- 
main, tous  au  travail.—  Les  bons  communaux.  — Autres  pays, 


o06  TABLE    DES    MATIÈRES 

autres  scènes. —  «Je  suis  Française,  et  je  ne  te  crains  pas.  »  — 
Le  dragon  a  des  loisirs.  —  Tenez,  f...  moi  le  camp!  —  Son  Ex- 
cellence le    général    de   division 85 


CHAPITRE  IV 

AUTOUR      DES      MAIRIES 

La  vie  communale.—  Une  lettre  datée  de  Guillemont.  —  Dés  le 
matin...  —  Ni  dimanches  ni  fêtes.  —  Des  agents,  munis  de 
sonnettes...  —  Personnes  «  sus-nommées.  »  —  Un  homme  dans 
une  armoire.  —  Comment!  vous  tolérez  de  pareilles  choses!  — 
Trois  millions  sept  cent  vingt  mille  francs.  —  Otez  votre  cha- 
peau !  —  Il  nous  les  faut  dans  les  48  heures.  —  Qu'allons-nous 
devenir,  mon  pauvre  ami? —  Madame,  je  viens  vous  faire  mes 
adieux • 93 

CHAPITRE  V 

AUTOUR    DES   CLOCHERS.   —    LES  CURES  PICARDS 

Curé  par  la  grâce  de...  —  Je  me  rendais  un  beau  matin.  —  «  L'a- 
pôtre de  la  Germanie.  »  ~  Les  rendez-vous  du  Parc  aux  poules. 

—  Et  comme  tout  marche  militairement... —  Les  monitions   du 
factionnaire.  —  Quelques  anecdotes. —  Mais,  le  député  parti... 

—  A  Nesle   et  ailleurs.—  Que  viennent    faire  ces  gens-là?  — 
Ambulances,  magasins,  écuries. —  Le  roi  désire  visiter  l'église. 

—  «  Ah!  vraiment!  »  dit  le  roi.  —  En  tout  cas,  il  ne  pourra  pas 
dire...  —  Un  Sub  iuum  pour  la  Russie 107 


CHAPITRE  VI 

AUTOUR  DES   CLOCHERS.  —  LES     AUMONIERS    ALLEMANDS 

Le  Commandant  baisse  pavillon.  —  Notre  Rédemptoriste  est  très 
bien.  —  J'aime  mieux  être  Français  et  pauvre.  —  M.  le  Vicaire 


TABLE    DES    MATIERES  307 

n'aime  pas  le  pain  blanc,  —  Pour  convertir  les  Français.  — 
Cappoucchinoiis.  —  Une  «  Sainte  Cène  »  dans  une  église.  —  11 
conquit  jusqu'à  la  chaisière.  —  Un  curé  militaire.—  Un  con- 
fesseur extraordinaire.  —  Nous  sommes  des  Allemands.  —  M.  le 
curé  lit  les  affiches.  —  Une  «  petite  chanson  >> —  Immédiatement 
et  sans  délai 123 

CHAPITRE  VII 

autour    des    clochers 
l'autorité  spirituelle  db  l'évêqub  de  KAUUR. 

Un  pli  cacheté.  —  Nous,  évêque  de  Namur.  —  Nous  supprimons, 
Nous  dispensons.  —  Nous  prorogeons  par  les  présentes...  —  Le 
visa  de  l'aumônier  en  chef.  —  Une  lettre  du  Nonce  de  Bruxelles. 

—  Sa  Sainteté  le  Pape  vous  envoie  un  secours.  —  Monsieur  le 
Doyen,  je  crois  que  c'est  fini,  —  Je  choisis  la  prison.  —  Nous 
ne  voulons  pas  connaître  l'évêque  d'Amiens.  —  Neinï  .     .     137 

CHPITRE  VIII 

autour  des  presbytères 

Une  «  affaire  grave  et  internationale.» —  Vous  allez  être  fusillé 
probablement. —  Nous  allons  télégraphier  au  général  en  chef. 

—  Nous  venons  faire  une  perquisition.  —  J'y  raconte  comment 
les  Allemands  font  la  guerre.  —  Un  souterrain  dans  une  «  écu- 
rie à  poules.  »  —  «  Lecureux  »  ou  «  le  curé  »?  La  tournée  des 
curés. —  Les  uhlans  chez  les  Clarisses 147 

CHAPITRE  IX 

autour  des   écoles  primaires 

On  ouvre  l'école...  lundi  prochain.  —  Les  jeunes  gens  qui  vont 
deux  par  deux.  —  Etiréka  !  —  Un  petit  espion.  —  Attentat  con- 
tre l'armée  allemande. —  Un  soufflet  retentissant. —  Bravo, 
mademoiselle  !  —  M.  le  Commandant  désire...  —  A  l'ombre  du 


3o8  TABLE    DES    MATIÈRES 

crucifix...  —  Je  donnerai  tout  ce  qu'il  faut.  —  Voilà  le  directeur! 

—  Une  nomination  officielle.  —  «  Impartiallement.  »  —  S'ils 
ne  veulent  pas  obéir...  —  «  Abattre  école.  »  —  Ce  sera  très  bon 
pour   vous  1      .     , 157 

CHAPITRE    X 

EN    ATTENDANT  LA.  DÉLILRANCB 

«  Il  deviendra  petit  comme  ça  !  »  —  Lépreux?  —  M.  le  Curé  a  été 
obligé...  —  Encore  von  Hylander.  —  Mots  et  scènes  de  la  rue. 

—  Je  vois  et  je  jubile. —  L'arrivée  d'un  prisonnier  français.  — 
Une  main  se  lève  pour  les  bénir. —  Mon  grand  chagrin... — 
Aux  armes,  aux  armes!  —  Venez  avec  moi,  ou  je  vous  arrête. 

—  Une  manifestation  anti-germanique.  —  C'est  une  affaire  de 
20.000  marks.  —  Affaire  classée?  —  La  punition  du  général.    171 


LIVRE  III 
La    délivrance 


CHAPITRE    PREMIER 

l'offensive  de  juaLET  1916 

Aurore  sanglante.  —  On  le  fera  sauter!  —  Sur  les  routes  bom- 
bardées —  Une  «  nomination  »  imprévue.  —  C'e-^t  entendu  : 
vous  déménagez?  —  Chez  le  «  Commandeur  ».  —  Pourquoi 
punissez-vous  M,  le  curé? —  C'est  fini,  et  vous  êtes  libre.  — 
J'ai  failli  mourir  de  faim.  —  Saint  Joseph  en  Egypte.  .     .     189 

CHAPITRE  II. 

LES    PrÉPARATIFS  DU   DEPART 

Les  «  méchants   Allemands  »   prennent    soin    des   cloches.  —   A 
Nesie,  Hombleux  et  ailleurs. —  Monsieur,   suivez-nous  —  «  J 


TABLE    DES    MATIÈRES  3O9 

suis  le  juge  militaire.  »  —  /j,  t^i.  —  Déportations  en  masses.  — 
Demain,  «  partage  »  des  personnes.  —  Tout  égal,  dit  l'officier. 
—  Tous,  nous  avons  été  volés.  —  Matelas,  gouttières,  boutons 
de  porte.  —  Jeanne  d'Arc 199 


CHAPITRE    III 

EN     PAYS      RECONQ^aiS 

Te  Deum  on  marche  funèbre? —  Un  plan  rigoureusement  établi. 
—  Scènes  déchirantes.  —  Vo's  et  déprédations.  —  Dans  les  ré- 
gions libérées.  —  A  Ham  :  Tous  les  hommes  à  l'église. —  La 
ville  tremble.  —  Les  oiseaux  français.  —  Péronne,  le  20  mars 
1915. —  J'ai  vu  Albert,  j'y  ai  vécu... —  Le  feu  et  Teau.  — 
Dans  une  maison  en  ruines. —  Un  cyclone? —  Per  arnica  si- 
Untia  lunœ.  —  Aux  catacombes.  —  Les  gendarmes  ne  sont  pas 
rassurés.  —  Logements  pour  officiers.  —  Lieux  d'asile.  —  N'allez 
pas  à  Vraignes.  —  Le  Commandant  ne  dort  pas.  —  L'homme  du 
service  des  renseignements.  —  Où  sont  les  Allemands  ? —  Par- 
vuli  peiierunt  panent 211 


CHAPITRE  IV 

A  TRAVERS  LE   «  DÉSERT  »    DE  PICARDIE 

{Doyennés  de  Mailly-Maillet  Albert,  Bray,  Combles). 

Le  coq  des  Gaules.  —  Doyenné  de  Mailly-Maillei.  —  Doyenné 
d'Albert. —  «La  Vierge  est  tombée!» —  Ni  une  pierre,  ni  une 
brique.  —  L'œuvre  du  u  déciinat<;ur  ».  —  Une  église  dans  une 
mare.—  J'ai  toujours  célébré  la  messe... —  Vierge  Marie,  in- 
tercédez...—  Doyenné  de  Bray  sur-Somme, —  Forum?—  Un 
dépôt  de  munitions  saute.  —  Doyenné  de  Combles. —  Des  va- 
ches dans  une  église. —  Ici  repose  le  cœur  de... —  Quelques 
«  souvenirs  ».  —  J'ai  cherché  toute  une  matinée.  —  L'agonie 
d'une  église.—  Émilie-Armande-Françoise. —  La  vieille  femme 
de  Curlu.  —  Même  les  ruines! 220 


3IO  TABLE    DES    MATIERES 

CHAPITRE  V 

A   TRAVERS   LE   «  DESERT  »    DE    PICARDIE 

(Doyennés    de    Roisel    et    de    Péronne). 

C'est  à  peine  si,  dans  ce  désert...  —  Ni  une  charrue,  ni  une  herse 

—  Où  sont  les  274  habitants?... —  «  Aux  enfants  de  Roisej 
morts  au  champ  d'honneur.  »  —  Lieux  d'asile.  —  Seul,  un  chat 
sauvage. —  Cataclysmes?  —  Les  coloniaux  sauvent  le  bon  Dieu. 

—  Inter  vestibulum  et  altare. —  Villages  abandonnés    .     .     251 

CHAPITRE   VI 

A  TRAVERS   LE    «  DESERT  »    DE   PICARDIE 

(Doyennés    de     Ham,   Nesle  et   Chaulnes). 

Doyenné  de  Ham.  —  Autrefois,  aujourd'hui.  —  «  Demain,  vous  re- 
garderez votre  Monchy!» —    Incendies,    incendies,   incendies. 

—  Doyenné  de  Nesle. —  «Celait  trop  triste!  » —  Seize  com- 
munes brûlées. —  Armoire  ou  tabernacle?—  Le  dimanche  du 
Lœtare.  —  Églises  et  cimetières.  —  Trois  chevaux  morts...  — 
Donarit  Spreng-Patronen.  —  Doyenné  de  Chiulnes.  —  Le  «  ca- 
veau »  est  habité.  —  La  lampe  qui  s'éteint.  —  Aux  environs  de 
Dorapierre. —  Le  commandant  sort  en  caleçon... —  La  capote 
n°203 26^ 


CHAPITRE  VII 

A  TK AVERS     LE     «  DESERT  «      DE     PICARDIE 

(Doyennes  de  Rosières,  Moreuil,   Montdidier,  Roye). 

Doyenné  de  Rosières.  —  Les  pompiers  de  Méharicourt.  —  Le  christ 
aux  bras  coupés.  —  Clochers  en  ruines.  —  Doyenné  de  Moreuil. 
Doyenné  de  Montdidier.  —  160  coups  de  canon  sur  un  clo- 
cher. —  Souvenirs  de  guerre.  —  Doyenné  de  Roye.  —  Sur  37 
communes... —  «  Je  suis  mort    pour  que  tu  vives!  »     .     .     28! 


IMP.    P.    TÉQUI,   92,    RUE    DE   VALGIRARD,    PARIS. 


p.   Téqui,   libraire-éditeur,   82,   rue  Bonaparte,   Paris-Vl' 

.A  GUERRE  EN  CHAMPAGNE 

AU   DIOCÈSE  DE   CHALONS 
{Publié  sous  la  direction  de  Mgr  Tissier^  évêque  de  Châlons.) 

édition,  revue  et  augmentée  d'un  Appendice  sur  les  cruautés 
allemandes  dans  la  Marne,  d'après  les  Rapports  officiels  de  la 
Commission   d'enquête.   In-12   de  528  pages 3  50 


Cet  intéressant  volume  est  le  fruit  d'une  œuvre  collective,  car 
ael  est  l'écrivain  qui  aurait  pu  r-^uiger  tant  de  faits,  surgissant 

la  même  heure  sur  les  différents  points  du  territoire?  Tous  ces 
Dllaborateurs  ont  été  groupés  par  Mgr  Tissier,  évêque  de  Châ- 
)ns;  ils  étaient  animés  de  son  zèle  pour  l£  patrie  et  pour  la  reli- 
on. Ils  pouvaient  parler  en  connaisseurs,  en  adorateurs  fer- 
ents,  de  ces  églises  si  belles,  si  remplies  d'histoire  et  de  souvenir, 
ujourd'hui  détruites  après  avoir  pendan+  des  siècles  survécu  aux 
évolutions,  à  tous  les  cataclysmes  sociaux. 

Qui  pourrait  lire  sans  ômotion  ces  récits  de  l'invasion  à  Châ- 
)ns,  à  Epernay,  à  Vitry,  à  Maurupt-le-Montoy,  à  Sermaize,  à 
isternay,  à  Baye,  à  Mourmelon-le-Grand,  à  Sainte-Menehould,  à 
uippes,  dans  la  vallée  de  la  Tourbe  et  en  Argonne?  Tout  y  est, 
eus  pourrions  le  dire,  sublime.  (L'Avenir,  Social.) 


Mé  Calippe  :  LA  GUERRE  EN  PICARDIE,  avec  une 
préface  de  Mgr  de  la  Villerabel.  2**  édit.  1  vol.  in-12. 
Prix  :  3  fr.  50. 

Cet  ouvrage  comprend  deux  parties  :  Le  premier  passage  des 
Jlemands  (août-l5  septembre  1914),  le  retour  offensif  des  Alle- 
uands  (15  septembre-décembre  1914).  Mgr  de  la  Villerabel,  ôvêquo 
l'Amiens,  en  a  très  exactement  indiqué  le  mérite  dans  sa  lettre- 
réface.  «  Votre  patience  d'érudit,  écrit-il  à  l'auteur,  s'allie  à 
'élégance  du  littérateur.  Sans  vous  permettre  la  fantaisie,  vous 
rdonnez  avec  clarté,  vous  racontez  avec  charme  tout  ce  que 
/ous  avez  appris.  J'admire  avec  quelle  facilité  vous  fondez  en 
m  tout  harmonieux  les  récits,  les  notes  prises  au  jour  le  jour, 
es  anecdotes,  les  enquêtes  officielles,  les  témoignages  authen- 
iques.  Narrateur  ému  de  l'invasion  allemande  dans  le  diocèse 
l'Amiens,  vous  lais.sez  passer  sous  votre  plume  le  frisson  de  votre 
:œur  de  Français;  mais  votre  amour  vibrant  de  la  patrie  ne 
rouble  jamais  votre  jugement  impartial.  La  lecture  de  votre  livre 
le  réclame  aucun  effort.  Tout  y  arrive  sans  apprêt,  mais  à  point. 
V'os  sous-titres  de  chapitres  piquent  la  curiosité;  le  texte  la  satis- 
fait. »  M.  Calippe  a  eu  l'heureuse  idée  de  joindre  au  texte  une 
carte  de  Picardie  et  des  illustrations  très  soignées.  Son  livre,  qui 
îst  un  modèle  du  genre,  intéressera  tous  nos  confrères,  à  quelque 
région  qu'ils  appartiennent.  (Revue  du  Clergé  française 


p.   Téqui,  libraire-éditeur,  82,   rue  Bonaparte,  Paris-VI' 

LA    GUERRE    EN    ARTOIS 

PAROLES   ÉPISCOPALES,    DOCUMENTS,    BÉCITS 
Publié  soits  la  direction  de  S.  G.  Mgr  Lobbedey^    évêque  d'Arr 


1  vol.  in-12  illustré.  3»  édiUon.  Prix  :  3  fr.  50 


Ce  livre  raconte  la  guerre  en  un  des  pays  de  France  où  elle 
été  le  plus  intense.  L'Mstorien  est  le  vaillant  évêque  d'Arras,  i 
ses  paroles  apostoliques  et  sa  vie  héroïque,  dans  sa  ville  bomb; 
dée.  Il  s'est  documenté  aussi  près  des  témoins  les  plus  autoris 

L'inspiration  du  livre  est  donc  laite-  de  haute  doctrine  unie 
patriotisme.  On  y  admire  la  résistance  à  une  barbarie  sans  no 
dans  la  défensive  et  l'offensive;  la  vie  militaire  et  chrétienne,  da 
les  tranchées,  sur  les  champs  de  bataille,  aux  ambulances  et 
l'arrière;  les  manifestations  religieuses  et  charitables  créées  p 
la  guerre.  A  travers  la  trame  méthodique  du  récit  inédit,  se  mi 
tiplient  les  épisodes  les  plus  variés;  des  scènes  épiques  ou  fac 
lières.  des  tableaux  de  vaillance,  de  foi  et  de  charité. 

L'Artois  donne  ainsi  sa  magnifique  mesure  d'ensemble,  à  to 
les  degrés  de  la  société.  Nos  alliés  ne  sont  pas  oubliés,  —  U 
anthologie  de  poésies  locales  sur  la  guerre,  un  essai  sur  les  œ 
vres  d'art  que  celle-ci  a  inspirées  en  Artois,  fournissent  un  cb 
pitre  très  neuf.  —  Des  illustrations  choisies  font  revivre  le  désî 
tre  des  monuments,  avec  des  scènes  de  guerre 

L'ouvrage  est  divisé  en  six  livres  :  Le  Saint-Siège  et  l'Egli 
'd'Arras;  —  Le  «  Défenseur  de  la  Cité  »  (rôle  de  l'évêqu^  dans  1 
ruines,  les  ambulances,  les  sanctuaires  et  les  tranchées);  —  Dieu 
Patrie  (héroïsme  du  clergé,  avec  près  de  cent  citations,  et  décor 
tiens);  —  Le  Martyre  d'Arras  (récits  tragiques);  ■—  Sur  le  fro: 
d'Artois  (exposé  des  luttes  qui,  dans  les  offensives  de  1915,  oj 
illustré  Souchez,  Carency,  Neuville,  Ablain,  Lorette,  Vermelle 
Loos,  le  pays  de  l'Alleu,  etc.);  —  A  l'arrière  (manifestations  ( 
foi  et  de  charité,  pour  les  victimes  de  îa  guerre,  les  réfugiés,  etc. 

La  nouvelle  édition  a  mis  au  point  les  documents  historiques  • 
statistiques.  Un  appendice  d'une  cinquantaine  de  pages  Inédite, 
relate  les  faits  nouveaux  qui  se  rapportent  à  l'action  épiscopalt 
à  la  vie  religieuse  du  diocèse  et  à  la  campagne  de  la  Somme;  l'î 
lustration,  déjà  abondante  et  caractéristique,  s'est  accrue  de  cin 
nouvelles  gravures. 

Le  Souverain  Pontife,  l'épiscopat  français,  un  grand  nombre  d 
publicistes,  et  d'écrivains  et  d'historiens,  ont  loué  et  approuv 
cette  œuvre  documentaire. 

Cette  édition  a  paru  quelques  jours  avant  la  mort  subite,  s 
douloureusement  imprévue  du  vaillant  évêque;  elle  contie.Tit  don< 
ses  dernières  pensées  et  ses  derniers  actes^ 


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Echéance 


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