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LA SOMME
sous l'occupation allemande
DU MÊME AUTEUR
Saint Paul et la Cité chrétienne. Un volume in-16 de
;^27 pages, précédé d'une lettre de Mgr Dizien, évéque d'Amiens.
Paris, Bloud, 1902, 2'- édilion. (Ouvrage traduit en alle-
mand) 3 fr. ))»
Balzac ses idées sociales. In-"^. Reims, Action popu-
laire, et Paris, Lecoffre, 1906. Epuisé.
L'attitade sociale des Catholiques français au
XX' siècle. Paris, Bloud.
Tome I. — Les premiers essais de synthèse (1910). précédé d'une
préface de M. le C" Albert de Mun. . 3 fr. 50
Tome II. — Les tendances sociales des catholiques
libéraux (1911) 3 fr. 50
Tome II!. — les Progrès de la Doctrine (1912). . . 3 fr. oO
Ozanam. Un volume in 12 de 206 pages (1913), Paris, Tralin.
i" édilion 2 fr. 60
Les Psaames dans la vie liturgique. Abbaye de Ma-
redsous (Belgique j : Extrait du compte rendu de la « Semaine
liturgique », 1912.
(lL«ai.Lucha contra la Inmoralidad publica (traduccion
■ çafet?ellana de D. Placido Buylla y Lozana). xMadrid, Publica-
'"'cî'onès de la Liga conira la Pornografia, 1912.
Mgr Dizien, évêque d'Amiens (5 avril dS46-27 mars 191S).
In-lii avec portrait. Amiens, 1915. Imprimerie Grau. 3 fr. nn
La guerre en Picardie. Paris, Téqui, 2* édit. 1916. 3 fr. 50
Abbé Charles CALIPPE ^
La Somme
sous l'occupation
Allemande
27 Août 1914 - 19 Mars 1917
Préface de S. Q. Mgr de la VttLBRABEL
BVÈQUB d'aMIENS vC^ '*%.
IIBUOTHfQUES *
PARIS O^ ^^^^-^^^^ ^.
PIERRE TEQUI, LIBRAIRE-ÉDITEUR
82, RUE BONAPARTE, 82
1918
LETTRE - PRÉFACE
BVKCHÉ Amiens, le 24 novembre 1917.
D'AMIENS
Cher Monsieur le Chanoine,
Votre second volume sur la Picardie pen-
dant la guerre, que vous avez intitulé La
Somme sous V occupation allemande^ m'a
encore plus intéressé que le premier. J'y re-
trouve un écho des conversations de nos
prêtres du front, de ceux que nous avons
trouvés dans leurs paroisses après le retrait
des armées ennemies, de ceux plus nom-
breux, hélas! qui avaient été emmenés en
exil, traités en prisonniers civils et ramenés
parmi nous par l'intervention compatissante
du Saint-Père. Comme vous, j'ai entendu
leurs récits, vu leurs sanglots et leurs larmes
lorsqu'ils rappelaient certains moments plus
VI LETTRE-PRÉFACE
émouvants du drame poignant de leur cap-
tivité. Aussi je puis me porter garant de la
scrupuleuse exactitude de votre témoignage.
Votre méthode, conforme aux règles de la
plus sévère critique, donne à votre livre une
valeur documentaire qui en fera une source
précieuse pour les historiens de l'avenir.
Nous y revivons avec vous en traits sai-
sissants l'existence de nos populations et de
notre clergé pendant cette terrible occupation .
Il y a des livres sur la guerre qui vieilliront
très vite, parce qu'ils traduisent les passions
du moment. Le vôtre durera.
La modération même avec laquelle vous
vous bornez à souligner d'un mot vos récits
accentue encore l'attention minutieuse avec
laquelle vous avez noté les conversations de
nos chers rapatriés. Que de couleurs sur vo-
tre palette pour les historiens qui entrepren-
dront un jour de reproduire les scènes les
plus émouvantes de cette guerre! Certains
traits typiques ne s'inventent pas. Ils en ap-
prennent plus en un mot, en une situation,
que les plus longues dissertations sur
LETTRE-PRÉFACE VII
l'état d'âme des vainqueurs et des victimes.
Un document vous a particulièrement servi
et vous a déterminé sans doute à entrepren-
dre ce second volume. Vous possédez les
notes de M. le chanoine Caron, archiprêtre
de Péronne, mort au cours de l'occupation
allemande. Leur rédaction même constituait
un acte de courage, car les Allemands ne lui
auraient pas aisément pardonné la liberté de
S3s appréciations. Elles révèlent en même
temps beaucoup de sang-froid, puisque ces
notes ont été écrites au jour le jour, au milieu
de l'émotion provoquée par des incidents sans
cesse renouvelés. La lecture de ces pages
ajoute encore à mes regrets déjà si vifs d'avoir
perdu un auxiliaire aussi distingué.
Votre sollicitude pour les blessés de nos
nombreux hôpitaux militaires et la rédaction
dQ notre Dimanche ne vous ont point absorbé
au point d'arrêter votre plume alerte. C'est
une bonne fortune pour notre Picardie d'a-
voir trouvé un chroniqueur aussi avisé et
averti de ses malheurs. La vigueur de la race
a été trempée, comme un pur acier, par la
Vni LETTRE-PRÉFACE
série des épreuves de guerre, car au cours des
siècles, nous avons eu le redoutable hon-
neur d'être bien souvent le champ de bataille
où la France a joué ses destinées. Cette fois
encore, notre province a largement payé sa
dette à la patrie.
Pendant cette guerre, la Picardie a chanté
la première le Te Detim de la délivrance.
L'offensive de la Somme en 1916 a produit
en 191 7 le retrait des troupes allemandes. La
première aussi, elle a mesuré l'étendue de
ses ruines, et notre chant d'actions de grâces
a été mêlé de beaucoup de larmes. Nul, s'il
ne Ta vu de ses yeux, ne saurait s'imaginer
l'horreur du désert de Péronne. Votre livre
le révélera et montrera à la France protégée
par les provinces du Front ses devoirs vis-à
vis de la France qui a souffert pour la cause
commune.
Avec mes félicitations, cher Monsieur le
Chanoine, recevez l'assurance de mes senti-
ments de paternelle affection.
\ André,
Evêque d'Amiens,
LIVRE PREMIER
LES DEBUTS
CHAPITRE PREMIER
La marche sur Paris
Au nord de la Somme
La plaine est noire d'Allemands. — Devant la mairie de Roisel. —
Une besogne difficile. — « Messieurs, les Prussiens! » L«
uhlans nous suivent. — Nuit lugubre. — Péronne en flammes. — .
Il me met le poing sous le nez. — Nous ne marchons pas; nom
Tolons.
LA PLAINE EST NOIRE d'ALLEMANDS.
Le jeudi 2"/ août 1914, vers deux heures et demie
de Paprès-midi, le maire et le curé de Sailly-Saîl-
lisel — gros villag-e, alors prospère, situé à peu
près à égale distance de Bapaume et de Péronne, au
nord-est de Combles — s'entretenaient, sur la
grand'route, des événements du jour.
Un officier français se présente : « Trois mille
soldats, explique-t-il au maire, vont arriver, et il
faut leur tenir prêts des logements. »
4 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
En ce moment, passent deux cyclistes — des ci-
vils. Ils s'arrêtent, annoncent que les Français vien-
nent de remporter une importante victoire en Bel-
gique et, après une courte pause, se remettent en
chemin.
Mais, au bout de quelques minutes, les voici qui
reviennent précipitamment sur leurs pas :
— Ah! monsieur le Curé, crient-ils, la plaine est
noire d'Allemands!
En effet, une fusillade éclate, moins d'une heure
après, dans ces rues jusque-là tranquilles; de san-
glants combats s'y livrent — il y eut là plus de
quatre cents blessés — et se poursuivent jusque dans
DEVANT LA MAIRIE DE ROISEL.
Au cours de ces journées terribles, même surprise,
même épouvante, mêmes horreurs dans tous les vil-
lages, dans tous les bourgs de cette région, de Sailly-
Saillisel à Epehy, de Combles à Roisel.
A Roisel, le 28 août, deux soldats allemands,
accompagnés du garde, se présentent, baïonnette au
canon, au presbytère. Ils arrêtent le curé, M. l'abbé
Charlier, et le contraignent de les suivre jusqu'au
« Nouveau-Monde ». On désignait sous ce nom le
quartier situé à l'extrémité de la commune, vers
Templeux-le-Guérard : sur cette hauteur, d'où l'on
domine la route d'Epehy, les Anglais, la veille et
l'avant-veille, faisaient encore creuser des tranchées.
Là, en pleine rue, de nombreux officiers dévisagent
curieusement l'abbé :
LA MARCHE SUR PARIS 5
— Monsieur, lui dit le général, je vous charge de
trouver un logement pour soixante-sept officiers.
Et bien que le maire, arrivé presque en même
temps, se charge de ce soin, les deux soldats ne
lâchent pas le curé français. Ils le conduisent, à
travers les rues du bourg, jusqu'à l'hôtel de ville,
le font monter au premier étage dans la salle du
Tribunal, l'installent au balcon, dehors, et l'y enca-
drent, et, en même temps qu'ils l'obligent à con-
templer, pendant deux heures entières, l'orgueilleux
et interminable défilé des armées allemandes, ils le
donnent lui-même en spectacle — image tragique du
pays qu'ils viennent vaincre et humilier — aux
troupes qui, d'un pas tranquille et sûr, se dirigent
vers Saint-Quentin et vers Péronne.
*
* *
UNE BESOGNE DIFFICILE.
A Péronne, c'est à peine si on les attend.
Dès le dimanche précédent — 23 août — on avait,
il est vrai, commencé de s'inquiéter : ne croyait-on
pas entendre, du côté du Nord ou de l'Est, les gron-
dements du canon? « On dit que ce sont des exer-
cices qui ont lieu à La Fère pour habituer les che-
vaux au bruit de l'artillerie », notait l'abbé Jean-
Baptiste Caron, curé-archiprêtre de Péronne. « Cette
explication, observait-il, ne me paraît pas sérieuse. »
D'autre part, des Belges fugitifs, des Français
avaient traversé la ville et y avaient jeté l'effroi.
6 LA SOMME SOUS l'OCCUPATIOX ALLExMANDE
Bientôt, l'effroi s'était changé en affolement. « J'ai
circulé toute la journée, ajoutait l'abbé Caron, es-
sayant de rassurer les gens et de ranimer les cou-
rages : c'est bien difficile. »
C'était le mercredi 26 août. Dès le lendemain, le
journal de guerre du curé de Péronne exprime —
heure par heure, pour ainsi dire — dans une page
émouvante, l'angoisse croissante de la cité.
M MESSIEURS, LES PRUSSIENS! »
« Jeudi 2y août, une heure d'après-midi. — Les
troupes qui se trouvaient à Péronne — trois ou
quatre mille hommes — s'en vont. Hier soir, un
millier déjà est parti. Aujourd'hui on a évacué tous
les soldats malades de l'hospice... Mauvais sons de
cloche!
Des blessés arrivent de Cambrai qui a été pris
hier par les Allemands, paraît-il. On est venu me
chercher ce matin à 5 heures pour la clinique du
docteur André convertie en ambulance. Je suis
retourné à 11 heures et j'ai commiunié le lieutenant
de Bellomayre. En descendant, le canon grondait
terriblement dans la direction de Manancourt.
Je devais déjeuner chez l'aumônier des Clarisses,
à l'occasion de l'Adoration. Commie j'étais un peu en
retard, je dis en arrivant :
— Messieurs, dépêchons-nous de nous mettre à
table : nous ne sommes pas sûrs de terminer notre
repas.
Je ne croyais pas dire si vrai. Après le premier
LA MARCHE SUR PARIS 7
plat, on sonne; M. l'Aumônier va ouvrir et rentre
aussitôt en nous disant :
— Messieurs, les Prussiens!
Nous quittons tout et je reviens chez moi par les
rues des Chanoines et du Collège. Un détachement
d'infanterie, qui accompagnait un convoi, station-
nant sur la place de l'Arsenal, prend les armes et
s'apprête à recevoir l'ennemi. Va- ton se battre dans
les rues de Péronne? En arrivant chez moi, on me
dît que quelques chevaux échappés viennent d'arri-
ver sans cavaliers dans le faubourg de Bretagne :
c'est ce qui a causé la panique. »
LES UHLANS NOUS SUIVENT.
(( 5 heures du soir. — A partir de 2 heures, arrive,
par le faubourg de Bretagne, de la cavalerie en bon
ordre : cuirassiers, dragons, hussards. Ils disent :
les uhlans nous suivent.
En ce moment, maire, adjoints, sous-préfet, com-
missaire, agents de police, directeur de l'usine à gaz,
agent- voyer, secrétaires de mairie, etc., tous les
fonctionnaires sont partis. Il ne reste que le rece-
veur municipal, le juge de paix et M. Liné, conseil-
ler municipal. J'ai rencontré tout à l'heure ces deux
derniers sur la place. Je les ai salués et leur ai dit
que j'étais à leur disposition, s'ils avaient besoin de
moi. Ils m'ont remercié chaleureusement.
6 heures du soir. — Tout à l'heure, on a fait
sauter les réservoirs de la gare; il ne reste plus un
soldat dans Péronne; toutes les façades sont fer-
mées : c'est partout le silence de la mort. Que saint
Fursy protège sa ville!
8 LA SOMME SOUS L 'OCCUPATION ALLEMANDE
8 heures du soir. — A la prière, il y avait peu de
monde : on sent que Péronne s'est vidé depuis deux
jours. Mais comme nous avons dit avec ferveur notre
chapelet! Ceux qui sont là sont les plus courageux
de mes paroissiens : ils ont confiance et veulent
rester à leur poste. Tous, nous sentons le danger
planer sur nos têtes, mais nous sommes dans la
main de Dieu : Que sa volonté soit faite!
Pendant que je récitais la prière du soir, l'inspi-
ration m'est venue de consacrer la paroisse au Sacré-
Cœur. M'adressant aux personnes qui m'entou-
raient, je leur dis :
— Mes frères, l'heure est grave et nous avons
grand besoin du secours de Dieu. En mon nom et au
nom de la paroisse je vais consacrer la ville de Pé-
ronne au Sacré-Cœur. Je supplie Notre-Seigneur de
la protéger, de la défendre, surtout pendant la durée
de la guerre. En retour, je m'engage, comme curé
de Péronne, à propager, autant que je le pourrai,
le culte du Sacré-Cœur dans la paroisse.
Puis, je lus la Consécration de Léon XIII. »
NUIT LUGUBRE.
Le 28 août, vers une heure et demie, les obus s'en-
tre-croisent au-dessus de la ville. Les habitants se ré-
fugient dans les caves. D'heure en heure la fusil-
lade se rapproche. Que se prépare-t-il?
Feuilletons le journal de sfuerre, et arrêtons-nous
aux lignes écrites au lendemain de cette journée et
de cette nuit lugubres :
« Smnedi 29 aotU 19 14, 9 heures du matin. —
LA MARCHE SUR PARIS 9
Oh! l'horrible nuit! Jamais je ne l'oublierai! Hier, à
partir de 5 heures, les Français, écrasés au-dessus
de Péronne, se sont repliés et ont traversé la ville
en continuant de tirer. A partir de 6 h. 10, les Alle-
mands ont commencé à passer. En arrivant devant
l'hôtel de ville, ils poussaient des cris frénétiques.
La nuit, la ville resta plongée dans une obscurité
com.plète, tout le personnel de l'usine à gaz ayant
pris la fuite. Elle n'était éclairée que par la lueur des
incendies.
Le canon a grondé jusqu'à 8 heures. A chaque
instant je m'attendais à voir arriver les Allemands
au presbytère; ils ne sont pas venus : ils n'ont fait
que traverser la ville jusqu'à 11 heures. Ils n'ont
pas logé dans les maisons, mais quand une colonne
faisait halte, ne fût-ce que quelques minutes, ils
enfonçaient les façades, envahissaient les magasins
et les maisons et prenaient tout ce qui leur tombait
sous la main. »
PÉRONNE EN FLAMMES.
« A 10 h. 1/2, on sonne chez moi; je me dirige
vers la porte. A peine avais-je mis le pied dehors
que je fus comme aveuglé par une immense lueur
d'incendie. Je crois d'abord que la maison Larue et
l'église brûlent. Mais bientôt je m'aperçois que ce
sont les maisons du côté nord de la place.
Voici ce qui s'était passé :
Vers To heures, les fourgons qui traversaient la
place s'arrêtèrent : un groupe de soldats armés de
haches s'en détacha, enfonça la porte de la sous-
préfecture et y mit le feu. LTne demi-heure après
sept maisons étaient la proie des flammes. Les étin-
1,
lO LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
celles et les flammèches, poussées par un vent assez
fort, tombaient sur l'église et sur tout le quartier. A
un moment, cette pluie de feu était si violente que
les fourgons allemands qui passaient étaient obligés
de faire le tour de la statue de Marie Fouré. Depuis
six heures, le bas de la côte Saint-Fursy, depuis
la rue Mollerue jusqu'aux moulins Damay, brûlait
également ainsi que la fabrique Saint-Denis et les
fermes Cardon et Roussel. D'autres incendies au
Quinconce, au faubourg de Bretagne, à l'arsenal, à
la gare, éclairaient la nuit d'une lueur sinistre. Dans
la région, on dut croire que tout Péronne flambait.
Toute la population, terrorisée, restait enfermée
dans les maisons : sur la place, de ii heures à
I heure du matin, nous n'étions que cinq ou six
personnes. Vers i heure du matin, j'allai, avec
M. l'abbé Dubois, jusqu'aux moulins Damay : une
quinzaine de maisons achevaient de se consumer :
quatre autres brûlèrent après notre passage. Dire le
nombre de façades enfoncées est impossible.
Le drapeau français de la sous-préfecture qui,
probablement, avait désigné l'immeuble à la fureur
des All'^^mands, ne fut jamais atteint par le feu. Toute
la construction s'était effondrée, il ne restait que les
murs, et le drapeau flottait encore. A travers l'ou-
verture des fenêtres, de longues flammes jaillissaient,
poussées par le vent; elles venaient lécher la hampe,
mais elles soulevaient le drapeau qui continuait de
flotter. Il ne disparut que quand la façade s'abîma
dans le brasier. Quand je le vis tomber, je me dé-
couvris en me disant :
— Hélas! nous ne sommes peut-être pas près de le
voir de nouveau flotter sur la ville!
LA MARCHE SUR PARIS II
Seules les maisons du faubourg de Bretagne ont
été incendiées par les bombes; toutes les autres l'ont
été par les Allemands. Ils avaient aussi essayé d'in-
cendier les moulins Damay : heureusement le feu ne
prit pas. C'est la guerre telle que les sujets de l'em-
pereur Guillaume la comprennent! C'est le passage
des Barbares î »
IL ME MET LE POING SOUS LE Wz.
Ce jour-là — 29 août, — à 9 heures, un officier
se présente au presbytère. Qui cherche-t-il? L'archi-
pretre. Il l'emmène à l'hôtel de ville où se trouvent
déjà d'autres notables : MM. Liné et Laîné, conseil-
lers municipaux; M. Tabary, conseiller paroissial;
M. Carpentier, juge de paix; M. Anatole Lefebvre,
r^iceveur municipal.
On leur annonce qu'un état-major allemand va
s'installer à l'hôtel de ville, et on leur donne l'ordre
de désigner quatre otages. « En attendant qu'ils
arrivent, écrivait le soir même l'archiprêtre, on nous
conduit au poste et on nous retient prisonniers. Le
sous-officier qui commandait le poste était probable-
ment un protestant fanatique : à plusieurs reprises
il me met le poing sous le nez et me menace. »
Une demi-heure après, les otages se présentent,
et l'on rend aux six notables leur liberté. L'officier
— plus correct d'ailleurs que son subordonné — si-
gnifie toutefois au curé de Péronne qu'il est pri-
sonnier d'honneur et doit se tenir à la disposition du
commandant.
12 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMAxNDE
NOUS NE MARCHONS PAS, NOUS VOLONS.
Le surlendemain — lundi 31 août — nouvelle sur-
prise.
Laissons ici la parole à l'abbé Caron :
« A 6 heures du matin, on est venu me chercher
pour aller à l'hôtel de ville. L'officier d'ordonnance
du commandant de place me fit entrer au secréta-
riat. Là, il me dit que l'état-major allait quitter
Péronne en y laissant une faible garnison, qu'on
allait rendre la liberté aux otages et que je devais,
avec deux autres personnes, dont M. Liné, former
une commission administrative pour administrer la
ville, sous l'autorité allemande. Il me fit encore
d'autres recommandations touchant les soldats fran-
çais oui pourraient être cachés dans la ville, les
prisonniers, etc. .
Tp' lui demandai de me donner une pièce renfer-
mant les différentes injonctions qu'il venait de me
faire. Ce qu'il fit immédiatement.
Comme il me félicitait d'avoir remplacé le maire,
ce qui n'était pas exact, et me remerciait de les
avoir aidés, pendant leur séjour à Péronne, je ne
voulus pas qu'il pût croire que je l'avais fait pour
leur être agréable, et je lui dis :
— Mon lieutenant, j'aime mon pays plus que tout
au monde et j'espère encore qu'il sera victorieux,
mais je reconnais les droits des vainqueurs. Ce que
j'ai fait, je l'ai fait par devoir et dans l'intérêt de
ma paroisse.
Il sourit et me répondit :
LA MARCHE SUR PARIS [3
— Je comprends; mais la partie est perdue pour
vous. Voyez : Nous ne courons pas, nous volons.
Dans huit jours nous serons à Paris,
— C'est ce que nous verrons, lui ai-je répliqué. »
CHAPITRE II
La marche sur Paris
Au sud de la Somme
A Proyart, ils venaient de fusiller un homme Vous logerez
mon état-major, mon curé — Un « kolossal » cheval de la-
bour. — Mon curé, nous partons. Inutile : il est mort ! — De
l'eau, de Teau ! — Oh ! les brigands ! ils brûlent ma paroisse. —
Otages et victimes.
ILS VIENNENT DE FUSILLER UN HOMME.
Ils ne « courent » pas, ils volent. Tâchons de
faire comme eux et de les rejoindre, cette fois, dans
l'un des multiples villages du Santerre que sub-
mergent déjà les flots de l'invasion.
Nous voici à Framerville, au nord de Rosières.
Dans ce village de 300 habitants, nous allons ren-
contrer le témoin le plus clairvoyant et le mieux in-
formé.
l6 LA SOMME SOUS l'OCCL'PATION ALLEMANDE
Laissons parler le curé, M. l'abbé Buquet : par
ce qu'il voit nous aurons quelque idée de ce qui se
fait, à cette date, dans cette région.
K Les Allemands, nous rapporte-t-il, sont entrés
à Framerville le samedi 29 août, vers 5 h. 1/2 du
soir, après le combat dit de Proyart et qui eut pour
théâtre les communes de Proyart, Méricourt-sur-
Somme, Harbonnières, Framerville et un peu Vauvil-
1ers et Rosières.
L'ennemi a été précédé ici, g^râce aux journaux,
d'une triste réputation : aussi les jours précédents,
mais surtout dans la nuit du 28 au 29 août et
dans la matinée du 29, alors qu'on entendait le
canon se rapprocher d'heure en heure et qu'on dis-
tinguait même la fusillade, les plus braves perdaient
de leur assurance, l'affolement était contagieux et
les fuyards encombraient les routes dans un exode
précipité.
Quelle vision de misère que cette succession de
chariots, de charrettes, de voitures où l'on avait jeté
pêle-mêle, à la hâte, quelques pièces du m.obilier
familial! Et les berceaux d'enfants qu'on poussait
devant soi, derrière les voitures, et les nombreux
piétons, n'emportant, pour tout mobilier, que le ba-
luchon suspendu au bâton de voyage! Procession la-
mentable et qu'un curé, me suis-je dit, ne doit pas
présider, ni même accompagner. Je restai donc à
mon poste, et vingt-huit personnes avec moi. (Je n'ai
connu ce nom.bre que le surlendemain.)
De 2 heures à 5 heures les obus faisaient rage
dans le pays et les environs; il devenait imprudenli
de circuler dans les rues dès i heure après-midi,
car les balles sifflaient aux oreilles et s'aplatissaient
LA MARCHE SUR PARIS I7
contre les murs. Du clocher on voyait le départ des
obus français, les pièces étaient placées sur la route
d'Amiens à Péronne. A 4 h. 10 l'ordre de repli fut
donné aux troupes françaises. Vers 5 heures, la voix
du canon se taisait. Mais qu'allaient faire les Alle-
mands dans la commune? A Proyart, ils venaient
de fusiller un homme remontant de sa cave, un vieil-
lard de 74 ans qui leur demandait grâce à genoux.
Le plus simple était de faire le sacrifice de sa vie et
de s'avancer résolument. J'ouvris donc toute grande
la porte, donnant sur la rue de Lihons, et je regar-
dai monter l'artillerie allemande, fourgons, caissons,
canons, en file interminable.
vous LOGEREZ MON ÉTAT-MAJOR, MON CURÉ.
Les hommes me toisaient curieusement : dans cer-
tains regards on lisait la haine et la férocité; si j'ai
fait un jugement téméraire, que 'Dieu me le par-
donne!
A force de regarder, j'aperçus un aumônier pro-
testant à cheval. Je m'approchai de lui et lui de-
mandai quelques instants d'entretien. Avec beaucoup
de complaisance il entra de suite au presbytère. Je
lui expliquai la situation de mes paroissiens qui
avaient cédé à la panique générale et lui demandai
de m 'obtenir, du commandant de place, un sauf-
conduit pour aller le lendemain dimanche dire la
messe à Proyart :
— Très volontiers! rédigez vous-même votre sup-
plique.
Une heure plus tard, il m'apportait l'autorisation
l8 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
avec la signature du général Hildebrand, comman-
dant de place. J'étais en contact avec les autorités
et je commençais à respirer.
Pendant l'absence de l'aumônier, deux officiers
étaient venus demander chacun une chambre que
j'avais promise; mais vers 7 heures, voilà qu'arrive
dans la cour du presbytère un officiel^ supérieur.
— Mon Curé, je suis le général von Jarotzky, ca-
tholique polonais; je viens souper avec vous et cou-
cher chez vous.
— Monsieur le Général, je viens de promettre à des
officiers les deux chambres disponibles et j'ai donné
mon pain à vos soldats.
— Vous n'avez pas de pain? Eh bien! on s'en pas-
sera, on le remplacera par des pommes de terre î
Quant aux deux officiers, ils ne viendront plus, ou
bien ils s'en retourneront; vous log'erez mon état-
major, mon Curé.
Cela était dit en assez bon français, mais surtout
avec une grande bonhomie, et je sentais qu'avec un
général si accommodant, la situation ne serait pas
trop mauvaise pour le pays.
Je fis appel de suite à tous mes talents culinaires :
je commençai par rallumer le fourneau où je fis cuîre
des pommes de terre à l'eau; le pot-au-feu du matin
s'y trouvait encore, mais refroidi; je le fis réchauf-
fer. Le général et son état-major se contentèrent
de cet unique plat lacédémonien auquel j'ajoutai du
fromage, un pot de confiture et quelques fruits :
ils durent se passer de café et de thé, car je ne
trouvai ni l'un ni l'autre dans l'armoire de la cui-
sine, mais ils se rattrapèrent sur le vin. Ils parais-
saient harassés de fatigue, et l"un d'eux, le capi-
LA MARCHE SUR PARIS 19
taine, je crois, dormait en mangeant et son voisin
lui donna plusieurs coups de coude.
Aussitôt levés de table, ils demandèrent à se re-
poser; le général fit son lit tout seul; j'aidai le capi-
taine qui s'endormait; je donnai une couverture à un
lieutenant qui s'étendit sur une chaise longue; un
quatrième officier se contenta de trois bottes de
paille sur le plancher de la salle et le cinquième et
le sixième allèrent chercher un gîte ailleurs. De sim-
ples soldats me supplièrent de les laisser reposer
dans la cuisine et dans la cour sur des bottes de
paille : le presbytère était ainsi transformé en ca-
serne allemande et la sentinelle du général fit les cent
pas pendant toute la nuit.
UN « KOLOSSAL )) CHEVAL DE LABOUR.
A II heures, un aide-major vint me prendre pour
l'organisation d'un lazaret au château. Je pris mon
trousseau de clés, mais c'était bien inutile; les portes
étaient déjà ouvertes : les serrures ou même les pan-
neaux avaient cédé aux coups de crosse de ces sau-
vages. Je constatai alors qu'un obus avait éventré
le mur de la grande classe, près de la salle parois-
siale. En quelques instants, le mobilier scolaire,
tables, bureaux, pupitres, fut évacué et jeté pêle-
mêle dans les cours.
Témoin de ce vandalisme, j'essayai d'intervenir et
de faire apporter un peu plus de soin et de modé-
ration dans ce déménagement, d'ailleurs nécessaire
pour préparer les salles d'ambulance. Je perdis mon
temps.
20 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
T. es salles débarrassées, il fallait trouver des lits,
des matelas, des couvertures, du linge; l'Œuvre des
Colonies existait au château depuis 191 2, g^râce à
la munificence de Madame la marquise de Castéja.
Les enfants devaient même arriver à Framerville le
lundi 3 août 1914 : heureusement, à la gare du
Nord de Paris on les empêcha de prendre le train!
Tout leur mobilier fut réquisitionné d'office, mais il
était insuffisant. Le médecin-chef, type parfait du
surhomme, colossal, carrure de cheval de labour,
mais surtout bouffi d'orgueil, me fit demander par
son officier d'administration du linge et de la paille,
beaucoup de linge et beaucoup de paille. Je revins
au presbytère prendre ce que je pouvais fournir de
linge, et cette modeste contribution parut leur faire
plaisir. Il était déjà très tard dans la nuit et, comme
il n'y avait pas encore de blessés, je rentrai chez moi
pour prendre un peu de repos.
MON CURÉ, NOUS PARTONS.
Le dimanche 30, avant 5 heures du matin, le gé-
néral von Jarotzky frappait à ma porte :
— Mon Curé, nous partons.
Le départ, en effet, était fixé à cinq heures et
demie, je le savais de la veille. Je demandai au gé-
néral de quel côté il se dirigeait et il me répondit :
— Nous allons à Estrées.
Il me remercia de mon hospitalité et me remit sa
carte :
Thadd^us VON Jarotzky
général d'état-major
commandant la 16® brigade d'infanterie.
LA MARCHE SUR PARIS 21
INUTILE : IL EST MORT.
Peu d'instants après, je reçus la visite d'un aumô-
nier catholique qui me demanda à célébrer la messe
dans mon église; je la lui servis et lui offris ensuite
un petit déjeuner au presbytère, car une personne
dévouée m'avait ravitaillé en pain et en lait. Il
était en retard de deux heures sur ses hommes, il
enfourcha son cheval et partit précipitamment dans
la direction d'Estrées.
Je le suivis pour me rendre à Proyart, et je cons-
tatai alors avec horreur le désastre de la nuit : trois
maisons brûlées avec leurs dépendances, ainsi que
deux magnifiques granges, pleines de récoltes, appar-
tenant à d'autres propriétaires. Dans ma naïveté,
j'attribuais, en ce moment, tous ces incendies à la
bataille de la veille, et en continuant mon chemin je
plaignais, du fond de mon âme, mes pauvres pa-
roissiens qui ne trouveraient à leur retour que des
cendres et des murs calcinés.
En arrivant à l'usine de Proyart, à l'intersection
de la route d'Amiens à Péronne, je m'entendis appe-
ler au loin : c'était mon aumônier à cheval, il venait
m'avertir que quelques blessés français se trou-
vaient dans la plaine, et il m'indiquait la ligne du
tortillard entre l'usine et Framerville. Je le remerciai
vivement et me rendis en toute hâte dans la direc-
tion désignée. Mais auparavant j'avais demandé à
l'aumônier de me faire suivre par deux Allemands
qui se trouvaient à l'auberge de l'usine, afin qu'ils
portent à boire à nos pauvres soldats. Ils exécu-
22 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEALAXDE
tèrent la consigne et me suivirent en portant une
cruche d'eau fraîche.
Je n'avais pas fait plus de cinq cents mètres, lors-
que j'aperçus les pantalons rouges de nos chers sol*
dats. Il était environ 9 heures du matin, et les pau-
vres enfants étaient là, étendus à la place où ils
étaient tombés la veille : pendant toute la nuit, ils
avaient grelotté de fièvre et de froid, et maintenant
ils souffraient des ardeurs du soleil.
Je m'empressai de les mettre à l'abri avec des
bottes de blé et des javelles d'avoine; plusieurs me
disaient leur nom et leur pays, mais je n'avais pas
le temps de prendre des notes, car d'autres m'avaient
aperçu de loin et m'appelaient à grands cris. J'en
confessai plusieurs, ceux qui me paraissaient plus
sérieusement atteints
Il n'y avait pas que des blessés sur cette ligne
du tortillard, il y avait aussi quelques morts, et je
me rappelle mon émotion lorsque, à genoux près
d'un soldat dont la figure exprimait les ravages de la
souffrance, je lui prenais la main toute brûlante et
j'essayais de trouver le pouls :
— Ce n'est pas la peine, me dit son voisin; mon
camarade est mort depuis hier soir.
— Mais non, mon ami, sa main est toute chaude.
— Ohî alors, m.onsieur le Curé, c'est le soleil.
C'était vrai! je pris l'autre main, et elle était gla-
cée : le soleil depuis son lever avait réchauffé la
moitié d'un cadavre!
DE l'eau, de l'eau!
J'avais marché quelques centaines de mètres sans
plus trouver de blessés et j'arrivais à l'arrêt de Fra-
LA MARCHE SUR PARIS 23
merville, lorsque j "aperçus adossé contre l'abri, tout
près de notre légendaire Poteau, un fantassin du 60^
qui se mit à crier de toutes les forces de ses pou-
mons :
— Monsieur le Curé, je vais mourir!
Je le rassurai en lui affirmant que les agonisants
ne criaient pas si fort :
— Je meurs de soif, répéta-t-il.
Je fis signe alors à mes deux Prussiens et leur
criai en allemand :
— De l'eau, de l'eau!
Ils me firent un signe négatif et, pour bien expri-
mer leur pensée, ils tenaient leur cruche renversée,
le fond en l'air. Retourner à l'usine de Proyart,
c'était trop loin; il était plus simple de rentrer à Fra-
merville dont les premières maisons ne sont qu'à
700 mètres du tortillard. J'entrai donc dans une
cour pleine de soldats allemands, je me dirigeai
vers le puits du jardin, je remontai un seau d'eau
et je retournai auprès de mon soldat qui put se
rafraîchir à loisir. Le lendemain à l'ambulance, il
affinnait à tout venant que je lui avais sauvé la vie.
C'était exagéré, mais il avait tellement souffert de la
soif que, pendant son séjour au lazaret, il se cons-
titua lui-même l'échanson de ses camarades et se
promenait souvent une cruche d'eau à la main..
oh! les brigands! ils brûlent ma paroisse!
J'avais quitté Framerville par la rue de Proyart,
j'y rentrai par la rue d'Harbonnières et je constatai
avec plaisir que cette rue n'avait nullement souf-
fert; mais quand j'arrivai à la Crésie (vieux mot qui
2{ LA SOMME SOLS L OCCUPATION ALLEMANDE
exprime la Croix, formée par rintersection des deux
rues, au centre du village), un spectacle terrifiant
m'attendait : une belle maison du coin que j'avais
vue intacte à mon passag-e moins de trois heures au-
paravant et où se trouvaient réunis, café, épicerie,
bureau de tabac, téléphone était en flammes.
J'interroge et j'apprends que le feu a été allumé
vers lo heures avec un explosif.
On me montre dans la rue de Vauvillers deux
autres maisons brûlées que je n'avais pas vues le
matin et dont l'une avait été allumée vers minuit et
l'autre vers 6 heures du matin.
Je comprends alors toute la vérité, et maudissant
ma naïveté d'avoir attribué ces incendies au bombar-
dement de la veille:
— Oh! les brigands, m'écriai-je. Les voilà qui
brûlent ma paroisse!
J'aurais voulu courir dans la direction d'Estrées
pour rattraper le général — celui qui avait passé la
nuit au presbytère — car, lui présent, les choses
se seraient passées autrement. Mais, il était plus que
l'heure pour la messe du dimanche : je n'avais pu
aller à Proyart, il fallait au moins célébrer à Fra-
merville. Je sonnai la cloche à grande volée : il vint
un homme qui me servit la messe, une femme qui
resta jusqu'à l'Evangile et partit précipitamment en
entendant un coup de feu (c'était un nouvel incendie
qu'on allumait), et j'apercevais la moitié d'un Alle-
mand derrière un pilier de la grande nef. J'ai appris,
après la messe, que c'était l'aumônier protestant.
Cet aumônier était de bonne comiposition et me servit
plusieurs fois d'intermédiaire auprès de mon kolossal
cheval de labour. »
LA MARCHE SUR PARIS
*
* *
OTAGES ET VICTIMES,
Il n'y a pas une ville, il n'y a presque pas un vil-
lage de la région qui n'ait été, à cette époque, le
théâtre d'une scène tragique.
Le 31 août, le curé de Ham, M. le chanoine
Fouilloy, est condamné à être fusillé en même
temps que le maire et les deux adjoints : pour leur
rachat, les Allemands exigent une rançon de
10.000 francs. « Incarcérés à 5 heures du matin,
écrit l'un d'eux, nous attendions notre sentence
fmale en silence, car nous n'avions pas le droit de
parler. A 11 heures, la ville ayant payé la somme
demandée, nous fûmes rendus à la liberté. »
L'avant-veille, dans le village voisin de Matigny,
les rues étaient désertes, les maisons vides. Les Alle-
mands, en arrivant, rencontrent deux soldats an-
glais et les massacrent.
Persuadés que d'autres sont cachés avec lea
habitants derrière les fenêtres des maisons fermées,
ils appréhendent le curé, l'abbé Louchart.
Ecoutons ce témoin :
« Je fus conduit, écrit-il, par des soldats, baïon-
nette au canon, et trois officiers, revolver au poing,
dans les principales maisons. Ils enfonçaient les
portes et me poussaient devant eux dans les appar-
tements. Ils ne trouvèrent pas d'Anglais; mais comme
j'avais refusé de leur donner les renseignements
qu'ils me demandaient sur certains habitants et sur
S
26 LA SOMME SOUS L "OCCUPATION ALLEMANDE
le passage des troupes anglaises, ils me retinrent
comme otage et me firent passer la nuit au poste
au milieu de leurs soldats en armes, menaçant de me
fusiller si un coup de feu était tiré sur leurs troupes
pendant la nuit... »
Et, pour revenir à notre point de départ, le même
jour, à Sailly-Saillisel :
— Vite, monsieur le Curé, crie soudain une
femme, vite! On va fusiller Rose Méhaye!
Rose Méhaye était une pauvre femme, âgée de
60 à 65 ans, qui, depuis longtemps, ne jouissait plus
de toutes ses facultés.
L'abbé Finet se précipite dans la direction indi-
quée : il veut à tout prix sauver la malheureuse.
Mais un gendarme à cheval l'arrête et le menace de
son revolver. Une bande de soldats — sans chef —
poursuivait dans une ruelle la folle qui tombe,
frappée de plus de vingt balles.
La veille, d'autres meurtres avaient été commis
en des conditions identiques. Le châtelain, M. Miette,
avait été fusillé : il avait 61 ans. L^n domestique de
ferme, Arsène Loir, père de quatre enfants, subit
le même sort : il avait voulu empêcher des soldats
de voler un cheval dans les écuries de son maître.
Un autre, Poty, surnommé Noir, fut assommé à
coups de crosse et s'en alla mourir dans un bois
voisin.
CHAPITRE III
Us reviennent et s'installent.
Nous sommes libres : on s'en va! — Mais ils reviennent. — L'or-
gue de guerre. — Vingt mille francs... pour commencer. — Cette
brute se figura... — Toute la ville est consternée. — Je reste
longtemps accoudé à ma fenêtre... — Après le passage des sau-
terelles. — Von Ranke et von Krupka.
NOUS SOMMES LIBRES : ON S'eN VAI
Le 14 septembre 191 4, vers 4 heures de l'après-
midi, deux otages étaient « de faction » à Péronne
dans la maison de M. Franqueville : l'un était
M. Potel, Tautre, un ancien vicaire de la paroisse^
l'abbé Victor.
— En arrivant sur la place, raconte le chanoine
Caron, j'aperçois ce dernier qui gesticule au balcon et
qui m'appelle :
— Vous savez, me dit-il, nous n'avons plus de
sentinelle.
— Tant mieux!
28 LA SOM.ME SOUS L^OCCUPATION ALLEMANDE
— Que faut-il faire?
— Mais c'est bien simple : vous en aller. Vous
n'allez pas, je suppose, vous garder vous-même.
Aussitôt, il crie à son compagnon de captivité, qui
était au second étage :
— Monsieur Potel, nous sommes libres, on s'en va.
Toujours digne et correct, M. Potel répond :
— Monsieur l'Abbé, je ne suis pas habillé.
— Oh! moi, je le suis, réplique l'abbé Victor. Au
revoir!
...MAIS ILS REVIENNENT.
Cette liberté, les otages, à Péronne comme ail-
leurs, la devaient aux combattants victorieux de la
Marne.
Elle dura peu.
Dès le 19 septembre, « la situation des Français
à Péronne, note le chanoine Caron, paraît assez
précaire. Leur marche en avant est arrêtée. »
Divers symptômes trahissent les craintes des au-
torités militaires. Les jeunes gens de la classe
191 5 sont appelés d'urgence, et, dès le 21 septem-
bre, se présentent, venant des villages du Cambré-
sis. Dès le lendemain, les hommes mobilisables, de
35 à 45 ans, sont convoqués à leur tour et dirigés
sur Amiens.
Des rencontres de patrouilles ont lieu dans les
environs de la ville. Des Allemands sont signalés à
Villers-Carbonnel, à Saint-Christ. Un dragon fran-
çais est blessé près de Barleux. Des troupes fran-
çaises, dit-on, se dirigent vers Albert.
ILS REVIENNENT ET S 'INSTALLENT 29
Le 23 septembre, on se bat avec acharnement du
côté de Cartigny et de Bussu. Nos soldats battent
en retraite. « Les Allemands paraissent bien près de
Péronne. »
Et le jeudi 24, dès le matin, « changement com-
plet de décor » : une batterie d'artillerie ennemie tra-
verse la ville. Des troupes, nombreuses comme aux
jours de la première invasion, ne tardent pas à la
suivre.
L^ORGUE DE GUERRE.
Puis, c'est le canon, qu'on ne cesse plus d'en-
tendre : « Le cœur se serre; on ne peut plus man-
ger; la nuit, on dort mal parce qu'on s'attend tou-
jours à des surprises désagréables. » (26 sept.)
Et le lendemain :
« O mon Dieu, quand serons-nous débarrassés de
ce cauchemar? »
C'est un dimanche : on solennise la fête de saint
Firmin, premier évêque du diocèse d'Amiens :
« Nous n'avions pas d'organiste, mais... le canon
s'est chargé de l'accompagnement, n
VINGT MILLE FRANCS... POUR COMMENCER.
Continuons de suivre, jour par jour, dans les
notes émouvantes et précises du curé de Péronne,
l'histoire de ces angoisses.
Dès le 2g septembre, la ville est rançonnée :
« Les Allemands nous frappent d'une contribution
de guerre de 20.000 francs. La Commission admi-
30 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
nistrative s'est réunie à 9 heures pour aviser aux
moyens de se procurer cette somme. Il fallait verser
5.000 francs à 11 heures et le reste à 5 heures. On
se mit en campagne et on arriva facilement à trou-
ver ce qu'il fallait. »
CETTE BRUTE SE FIGURA...
A ces ennuis communs s'ajoutent, pour nombre
d'habitants, des vexations grossières et inattendues.
A la date du 4 octobre, le chanoine Caron écrit :
« Après l'alerte de la nuit, nouvelle émotion au
commencement de l'après-midi. Vers i heure 1/2 , on
accourt me dire que M. Marchandise et son vieux
père, âgé de 85 ans, viennent d'être arrêtés et con-
duits par les soldats à la caserne. Je cours aussitôt
à l'hôtel wSaint-Claude pour y trouver le comman-
dant de la place. Il n'y était pas. Heureusement
l'adjudant de la Commandanture, qui connaît très
bien M. Marchandise, s*y trouvait. Nous allons en-
semble à la caserne pour voir de quoi il s'agit. Au
coin de la rue Bérenger^ nous voyons revenir
M. Marchandise et son père qu'un officier avait fait
relâcher, aussitôt après leur arrivée à la caserne.
Voici ce qui s'était passé :
Un sous-officier et quatre cavaliers amenaient à
Péronne quelques habitants de Berny qu'ils avaient
arrêtés, comme ils le font partout depuis quelques
jours. En passant rue Saint-Fursy, le sous-officier
vit, à travers les rideaux de la salle à manger,
M. Charles ^larchandise qui fumait tranquillement
sa pipe. Cette brute se figura que le vieillard se
moquait de lui.. Il lance son cheval à la porte;
ILS REVIENNENT ET S INSTALLENT 31
M. Joseph Marchandise, qui a vu le geste, se pré-
sente : son père le suivait à quelques pas. A sa vue,
le sous-officier saute de cheval, s'empare de M. Mar-
chandise père, le fouille et veut l'emmener. M Joseph
Marchandise, qui ne comprend rien à ce qui se
passe, proteste, prend le bras de son père et refuse
de le quitter. On les emmène tous deux. Ce fut une
stupeur dans toute la ville quand on les vit passer
au milieu du groupe de cavaliers. A la caserne, tout
s'expliqua. Le commandant fit des excuses à
M. Marchandise et promit de punir ce brutal sous-
officier. N'empêche que, s'il s'était agi d'un pauvre
diable, auquel personne ne se serait intéressé, il
aurait été bel et bien enfermé et envoyé en Alle-
magne. Ce fait montre tout ce que peuvent avoir à
souffrir les malheureux habitants des campagnes
qui n'ont aucun moyen de défense, aucun recours
contre les caprices de ces brutes allemandes. »
TOUTE LA VILLE EST CONSTERNÉE.
Puis, voici des arrestations plus cruelles encore.
Feuilletons le journal de guerre, à la date du mardi
6 octobre :
« 7 heures du soir. . — Il est entendu que les
Allemands nous réservent tous les jours une sur-
prise désagréable. Celle d'aujourd'hui est particuliè-
rement cruelle et elle atteint toute la ville.
A une heure, la Commandanture fait publier que
tous les hommes et jeunes gens de i6 à 50 ans
doivent se rendre à la mairie à 2 heures.
Dix minutes après, soldats et gendarmes se ré-
32 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
pandent. dans les maisons et commencent les perqui-
sitions. Le presbytère n'est pas excepté. Dire l'af-
folement, les larmes des femmes est impossible.
Toute la ville est dans la consternation. Les soldats
arrêtent tous ceux qu'ils trouvent dans, les maisons
ou rencontrent dans les rues et les am.ènent à l'hôtel
de ville. Un bureau composé du commandant et d'un
major est installé dans la grande salle du haut. A
2 h. 1/2, le défilé commenoe. M. Marchandise fait
les observations et présente les réclamations des in-
téressés. Il parvient à en sauver beaucoup. Tous
ceux qui remplissent un service public sont exemptés.
A 6 h. 1/2, le bureau finit ses opérations. On prend
le nom de ceux qui n'ont pas encore été examinés.
Ils devront se présenter demain à 2 heures.
Ceux qui ont été pris n'ont pas le droit de re-
tourner chez eux. Ils ont été conduits imm^édia-
tement à la caserne. Demain, ils partiront pour
l'Allemagne.
Voilà une journée qui comptera parmi les plus
lugubres de la guerre, u
JE RESTE LONGTEMPS ACCOUDE A MA FENETRE...
Et le canon gronde toujours, et l'on attend la
fin — qui ne vient jamais.
Les soldats allemands racontent (7 octobre) qu'ils
ont Calais, Boulogne.
Quelques jours plus tard, « ils disent qu'ils vont
marcher sur Dunkerque, Calais et Boulogne pour
empêcher le débarquement des Anglais ». « Mais,
observe notre témoin, ils sont si menteurs... Ils
ILS REVIENNENT ET S''lNSTALLENT 33
avaient dit que Calais était pris, et ce n'était pas
vrai... »
Et les visions de guerre se succèdent au milieu de
très calmes et souriantes journées d'automne; nous
sommes au 13 octobre :
<c 9 heures du soir. — La journée avait été assez
calme : un coup de canon seulement de temps en
temps, lorsque tout à coup, à 8 h. 1/2, canons,
mitrailleuses, fusils commencèrent un concert in-
fernal qui dure encore. On entend sans discontinuer
le roulement sinistre des mitrailleuses, le crépite-
ment de la fusillade. A certains moments, l'éclat
des projecteurs illumine le ciel comme dans les soirs
d'été quand il éclaire sans tonner; on entend le sif-
flement des projectiles. Ce combat doit se livrer, il
me semble, du côté de Dompierre. Je reste long-
temps accoudé à ma fenêtre; le ciel est magnifique-
ment étoile, et devant ces astres qui brillent impas-
sibles, ces bruits et ces fracas de bataille sont hor-
ribles et paraissent un blasphème. »
APRÈS LE PASSAGE DES SAUTERELLES.
En même temps, une autre « guerre », à l'ar-
rière, s'accentue et s'aggrave. La note suivante est
du vendredi 16 octobre :
« Ils prennent tout, arrachent les pommes de terre
et battent le grain dont ils envoient une partie chez
eux, vident les magasins pour nourrir leurs troupes.
Dans les villages, il n'y a plus un cheval valide,
presque plus de vaches, plus de moutons. Ils expé-
dient en Allemagne tout ce qu'ils peuvent : certaine»
34 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
maisons de Péronne ont été déménagées et le mo-
bilier a été expédié à la gare. Il y avait à l'abat-
toir pour 30.000 francs de peaux vives, ils les ont
envoyées là-bas pour leurs tanneries. Quand ils par-
tiront, les régions envahies ressembleront aux ré-
gions d'Afrique après le passage des sauterelles : il
ne restera rien, m
VON RANKE ET VON KRUPKA.
Mais ne vont-ils point s'en aller bientôt? Ce jour-
là même (16 octobre), dans la matinée, une grande
et douce espérance avait fait battre les cœurs : les
Allemands ont enlevé leur drapeau qui, depuis plu-
sieurs semaines, flottait à l'hôtelde ville!
De bouche en bouche, on se répète la grande
nouvelle. Il y a, naturellement, des incrédules. Mais
eux-mêmes, furtivement, se glissent vers la place,
et, de leurs yeux ils constatent la disparition du
drapeau. Que se passe-t-il? Les « Français » vont-ils
enfin revenir, comme le 15 septembre? Il semble,
en même temps, que les Allemands, moins nom-
breux, se disposent à partir : « Les convois, note
dans son journal le curé de Péronne, paraissent se
diriger vers le faubourg de Bretagne : c'est la bonne
direction... »
Nuit fiévreuse, nuit d'attente. Mais, le lendemain,
la désillusion n'est que plus cruelle :
« Hélas! trois fois hélas! nous sommes toujours
sous l'odieuse domination des Allemands! Plus large
et plus insolent que jamais flotte leur drapeau à
l'hôtel de ville.. Comme je le pressentais, c'est un
simple changement de Commandanture qui nous a
ILS REVIENNENT ET S'iNSTALLENT 35
donné la fausse joie que nous avons éprouvée sa-
medi... »
Ce ne sont pas les armées françaises qui faisaient
à Péronne leur rentrée triomphale, mais le comman-
dant de place von Ranke qui cédait la mairie au
colonel von Kruoka.
CHAPITRE IV
Les déportations en masse.
Vers Cambrai ou Saint-Quentin. — Procession tragique. — Le
froid, l'humidité, la faim. — De la cave au grenier. — Vite,
au poste! — A Pertain. — L'église sert de prison. — Où est le
téléphone? — Je ne pourrai jamais dire... — Sur un camion d«
brasseur. — Seul, je suis privé... — Une croix bleue , sur la joue
droite.— Pour m racheter »> le doyen de Nesle.
VERS CAMBRAI OU SAINT-QUENTIN.
A cette époque, dans toutes les communes plus ou
moins rapprochées de la ligne de feu, la population
subit d'indicibles tortures.
Vers Cambrai, par Bapaume ou par Péronne, et
vers Saint-Quentin, par Nesle, Ham ou Noyon,
s'acheminent, encadrés par des soldats allemands,
de longs et lugubres cortèges.
Le !*"■ octobre, ce sont les hommes de Flaucourt
«qui sont déportés en masse : il ne reste — provi-
38 LA SOMME SOUS l'OCCUPATIOX ALLEMANDE
soirement — dans ce village que les vieillards, les
femmes et les enfants.
PROCESSION TRAGIQUE.
Le même jour, ce sont les femmes d'Ovillers-La
Boisselle et de Mametz, près d'Albert, d'Estrées-
Deniécourt, près de Chaulnes, qui sont enlevées sans
que personne les ait prévenues, sans qu'elles aient eu
le temps d'emporter un peu de linge, quelques
vêtements, des provisions. Elles doivent faire à pied,
îiTsou'à Péronne, une vingtaine de kilomètres. Parmi
elles, il y a des femmes âgées ou infirmes qu'il faut
transporter dans des voitures à bras. « Elles sont
arrivées exténuées de fatigue et mourant de faim,
notait le curé de Péronne. On les a enfermées dans
une maison inhabitée et non meublée appartenant à
M. Castex, en face de notre salle de patronage. Il
n'y a pas une chaise, pas un banc, pas un brin de
paille, pas de lumière pour la nuit. On ne traite-
rait pas des bêtes comme on traite ces malheu-
reuses. »
LE FROID, l'humidité, LA FAIM.
Puis, ce sont les hommes de Curlu, leur curé en
tête, qui se dirigent vers l'exil ensemble comme en
une procession tragique. C'est le 13 octobre. Il n'y a
plus, dans le village, que des enfants, des femmes
— et des soldats allemands.
Les hommes de Hem-Monacu partent quatre jours
après (17 octobre). Les femmes ne les suivent que le
surlendemain.
LES DEPORTATIONS EN MASSE 39
A Estrées-Deniécourt, au contraire, les femmes
avaient précédé de trois ou quatre semaines les
hommes, qui ne sont enlevés que le 27 octobre.
Dans les régions d'Albert, de Chaulnes et de Roye,
mêmes douleurs, mêmes déchirements. A Péronne,
d'octobre à décembre 1914, sur 1.320 réfugiés, il en
meurt 38. Dans la ville, note l'archiprêtre, « on ne
voit plus que des vieillards, des infirmes, des boiteux,
des groupes de vieux paysans à la barbe hirsute,
des femmes et des enfants déguenillés qui vont
mendier. »
Et quoi que fassent les Français pour soulager
cette misère, ils ne parviennent point à empêcher ces
malheureux de souffrir « du froid, de l'humidité et
de la faim. »
*
* *
DE LA CAVE AU GRENIER.
Quel angoissant, quel interminable chemin de
croix! Pour en pressentir l'horreur, il nous faut en
parcourir quelques stations.
A quelques kilomètres de Thiepval, vers l'est,
voici un hameau de 200 habitants : Bazentin. Voyons
ce qui s'y passe.
L'é9'îise est transformée en ambulance. Le curé,
M. l'abbé Fernet — vieillard de 80 ans — a la
douleur de voir les Allemands y prendre un à un
tous les bancs, les scier et les brûler. La table de
communion subit le même sort : avant de la jeter
au feu, ces gens pressés ne prennent même pas la
40 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
peine d'enlever la nappe blanche qui la garnit encore.
Le i6 octobre, tous les habitants, hommes,
femmes et enfants sont convoqués ensemble devant
le commandant. Pourquoi? Les pauvres gens l'ap-
prennent lorsque, libres enfin de rentrer chez eux,
ils trouvent leurs maisons pillées de la cave au
grenier.
VITE, AU poste!
Le lendemain, nouvelle alerte. Seuls, cette fois,
les hommes sont appelés; ils obéissent, et, croyant
partir, comme la veille, pour quelques heures, ils se
rendent au poste tels qu'ils sont, en habits de tra-
vail, sans provisions, sans argent, sans linge. Le
malheureux curé, que son âge avancé n'exempte
jîoint de ces vexations, arrive en sabots, une simple
calotte sur la tête.
Que va-t-on faire d'eux? On les entasse sur un
chariot, et on les emmène à Bapaume. Là, des offi-
ciers les accueillent avec des moqueries. On leur jette
autour d'un seau d'eau, comme à des chiens, des
boîtes de conserves que venaient de vider des sol-
dats : ces malheureux doivent, pour apaiser leur
faim, tremper quelques morceaux de pain dans l'eau
dont ils remplissaient ces gamelles improvisées et
liuileuses.
Puis, en des wagons à bestiaux, en route, les uns
pour Cambrai, d'autres pour Tx^llemagne!
LES DEPORTATIONS EN MASSE 4I
*
* *
A PERTAIN.
De la reg-ion d'Albert, descendons, à l'autre extré-
mité du département : les mêmes spectacles nous y
attendent.
Voici, par exemple, au nord de Nesle, à l'est de
Chaulnes, un village de 4 à 500 habitants, Pertain.
Interrogons le curé, M. l'abbé Marion, sur le ré-
gime de terreur dont il a été le témoin et la vic-
time.
l'église sert de prison.
« Le i" octobre, nous raconte-t-il, tous les hommes
de Pertain sont conduits à l'église qui, après avoir
servi d'hôpital, sert maintenant de prison. Là, nous
passons quinze jours et quinze nuits.
Le 4 octobre, on enlève 35 hommes de 17 à 49 ans
pour les conduire en Allemagne sans leur laisser la
faculté de prendre quoi que soit en passant devant
chez eux. Inutile de vous dire que, pendant notre
détention à l'église, on ne se gêne pas pour piller.
ou est le téléphone?
Le 15 octobre, on nous donne la faculté de re-
tourner chez nous; mais tous les jours, à 8 heures du
matin, nous devons nous rendre sur la place pour
répondre à l'appel. Après cet appel, les Allemands
42 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
donnent à chacun la part du travail qu'il aura à exé-
cuter durant la journée : je suis toutefois exempté
de travail.
Presque chaque jour, on fait des perquisitions
sous prétexte de rechercher des armes, et surtout le
téléphone. Je n'exagère pas en disant qu'ils sont
venus au moins quinze fois chez moi dans l'espace
de deux mois. Perquisitions également à l'église et
au clocher, où je dois monter plusieurs fois accom-
pagné de deux soldats, baïonnette au canon, et d'un
chef, revolver au poing.
JE NE POURRAI JAMAIS DIRE...
Vers le 25 novembre, ils prétendent que l'on a
donné des signaux du haut du clocher, et, vers
9 heures du soir, fis perquisitionnent minutieusement
dans l'église et le clocher, avec menace de me fu-
siller si l'on y trouve quelqu'un.
Dans la nuit du 2 décembre, vers 10 h. 1/2, on
frappe à coups redoublés à la porte du presbytère :
je me lève à la hâte et, à peine vêtu, on me conduit
à la porte de l'église. Quelaues instants après, arri-
vée du maire. Nous nous attendions à être fusillés; à
minuit, accompagnés de quelques soldats, on nous
oblige à aller réveiller tous les hommes du pays;
on les amène à l'église où nous restons jusqu'à
2 heures de l'après-midi. Je ne pourrai jamais vous
dire quelle nuit affreuse j'ai passé, à tel point que
je ne me souvenais plus d'avoir été dans les mai-
sons du pays et, depuis lors, je n'ai guère retrouvé
In mémoire.
LES DEPORTATIONS EN MASSE 43
SUR UN CAMION DE BRASSEUR.
Le 17 décembre, vers 3 h. 45, on vint me
faire prisonnier au presbytère et, après un quart
d'heure, on m'emmène ainsi que ma bonne à ]a
Commandîanture où on nous fait attendre dans la
cour jusqu'à 5 heures. On nous fait monter sur un
camion de brasseur pour nous conduire à Brie où
nous passons la nuit.
Le 18, à 5 heures, départ pour la gare, attente
d'une heure sous la pluie et le froid, et arrivée à
Saint-Quentin où on nous loge à l'hôtel de ville.
Le 19, toujours le soir, nous sommes à la prison.
Le 22^ vers 9 heures du soir, départ de Saint-
Quentin dans un wagon à bestiaux avec 92 pri-
sonniers civils. Nous arrivons à Landreci^s vers une
heure du matin. Là, nous sommes internés à la ca-
serne Biron où je reste jusqu'au lundi 28.
SEUL, JE SUIS PRIVÉ...
Le jour de Noël et le dimanche 27, les prisonniers,
sous la conduite des soldats, vont à la messe. Seul,
je suis privé de cette faveur. Vous ne sauriez croire
combien cette privation m'a coûté... »
UNE CROIX BLEUE SUR LA JOUE DROITE.
Dans le voisinage de Ham et de Roye, ces se-
maines, ces mois ten-ibles sont marqués d'incidents
plus tragiques encore.
'44 LA SOMME SOUS L^OCCUPATION ALLEMANDE
« Au commencement d'octobre 191 4, — nous
citons ici le VIII» Rapport présenté à M. le Prési-
dent du Conseil par la Commission instituée en vue
de constater les actes commis par l'ennemi en vio-
lation du droit des gens — des habitants de Verpil-
lières, arrêtés sous le prétexte insoutenable qu'ils
auraient entretenu des cotmmunications téléphoni-
que*; avec l'armée française, furent conduits à Avri-
court, où siégeait un conseil de guerre. A la suite de
leur comparution, douze d'entre eux furent marqués
d'une croix bleue sur la joue droite. Nous ne sommes
pas encore renseignés sur le sort de tous ces pri-
sonniers. Nous savons seulement que M. Poizeaux,
âgé de 47 ans, et M. Vasset, vieillard de 78 ans,
ont été ramenés à Verpillières et fusillés le soir
même.
Enfin, vers la même époque, M. Denicourt, de
Muillp-Villette, chez qui avaient été découverts
quelques pigeons voyageurs, a été exécuté dans un
des fossés du chntp?>ii de Ham, malgré l'intervention
du maire de cette ville, qui attestait en vaiiï que ce
malheureux n'était ni éleveur, ni membre d'aucune
société colombophile. »
*
POUR « RACHETER » LE DOYEN DE NESLE.
Que d'actes admirables de dévouement individuel
et collectif ont suscité de telles épreuves!
Le soir même du jour où le doyen de Nesle, l'abbé
Couvreur, fut enlevé par les Allemands, ses parois-
LES DEPORTATIONS EN MASSE 45
siens, pour obtenir son retour, multiplièrent les dé-
marches auprès des chefs militaires qui les ren-
voyaient, c'est le cas de le dire, de Caïphe à Hérode,
et d'Hérode à Pilate.
Dès le lendemain, le Conseil municipal protesta
officiellement contre cette arrestation.
Le vicaire, l'abbé Carrette, alla trouver lui-même
le général, et obtint de lui la promesse que le doyen
reviendrait, à la condition toutefois que la ville
versât en or la somme de 13.000 francs. En un quart
d'heure la somme fut recueillie. Mais le général
garda l'or et le prisonnier.
CHAPITRE V
Le supplice du curé de Flaucourt.
Exemple. - Une accusation redoutable. — Le règne de la terreur.
— Nous parcourons les chambrées... — Il se jette dans mes
bras. — Et je pars, navré. — Alors, ils font de faux rapports.
— Ils m'ont relevé à coups de crosse. — On nous fouillait de
tenjps en temps.
EXEMPLE.
Avant de quitter les « prisonniers civils «, essayons
de nous représenter, par un exemple typique, leur dé-
tresse. Nous n'avons que l'embarras du choix; car,
en des centaines de villages, les mêmes scènes se
reproduisent, et c'est par centaines, par milliers,
qu€ se comptent les victimes.
UNE ACCUSATION REDOUTABLE.
Ft comme rien ne vaut des témoignagfes directs,
personnels, vivants, retournons à Péronne et inter-
rogeons le chanoine Caron.
48 LA SOMME SOUS l'OCCUPATIOX ALLEMANDE
(c Comme j'étais à l'ambulance Jeanne d'Arc, nous
rapporte-t-il (i^"" octobre 191 4), M. l'aumônier des
Clarisses, encore tout ému, vient me dire que la
population de Flaucourt vient de passer, curé en
tête, avec une escorte de soldats allemands.
Je me dirige aussitôt vers la place, pour voir de
quoi il s'agit; et là, j'ai sous les yeux le spectacle
le plus triste qu'on puisse imaginer : plus de cinq
cents hommes et jeunes gens, des femmes, des en-
fants, des vieillards sont là pêle-mêle, entourés par
une cinquantaine de soldats. Il y a aussi un groupe
de prisonniers français. C'est bien l'image de la
guerre.
Après une pause d'une demi-heure, tout le monde
est conduit à la caserne. Il n'y a qu'à Flaucourt
qu'on a pris les femmes, les vieillards et les enfants.
Dans les autres villages, à Fresnes, Berny, Pres-
soir, Misery, Ablaincourt, etc., on n'a pris que les
hommes et les jeunes gens.
Les habitants de Flaucourt sont accusés d'avoir
« fait des signaux aux Français » du haut du clocher
et de « s'être mêlés au combat ». Autant de fables
ridicules!
LE RÈGNE DE LA TERREUR.
L'émotion est grande en ville, en voyant arriver
tous ces malheureux. Pour la calmer, le comman-
dant de place, à 6 heures, fait publier à son de
clochette, qu'il ne sera fait aucun mal aux pri-
sonniers civils et qu'on les renverra après la ba-
taille.
Mais est-ce vraiment dans l'intérêt des populations
LE SUPPLICE DU CURE DE FLAUCOURT 49
qu'agit l'autorité allemande? Evidemment non. La
vérité vraie, c'est que les Allemands sont d'une dé-
fiance qui dépasse tout ce qu'on peut imaginer. Ils
ne peuvent pas croire que les populations ne com-
muniquent pas avec les Français : ils fouillent les
maisons, les caves pour trouver des téléphones; ils
enlèvent les aiguilles des horloges, des clochers, sous
prétexte que les curés s'en servent pour des signes
de convention avec nos armées : c'est une véritable
hantise.
Pour obéir à cette idée fixe et pour éviter ces pré-
tendues communications avec nos soldats, ils enlè-
vent, dans les zones de bataille, les populations en-
tières de nos villages, ou du moins les hommes et
les jeunes gens, et les évacuent sur les villes qu'ils
occupent. Partout, trois personnages sont particuliè-
rement visés : le curé, le maire et l'instituteur.
C'est ainsi que beaucoup de curés sont enlevés de
leurs paroisses ou enfermés sans pouvoir sortir pour
leur ministère. Quand on leur permet de dire la
messe, on les fait accompagner par un soldat, baïon-
nette au fusil. Dans les régions où l'on se bat, c'est
le régime de la terreur.
NOUS PARCOURONS LES CHAMBRÉES.
Après le salut, je vais trouver le commandant de
place et je lui demande l'autorisation de voir M. le
Curé de Flaucourt. Il me raccorde à condition que
l'officier qui l'a amené n'y voie pas d'inconvénient.
Je me rends aussitôt à la caserne pour y trouver
celui-ci. Jamais je n'y serais arrivé, dans un pareil
50 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
tohu-bohu, si je n'étais tombé sur un petit soldat
allemand, parlant assez bien le français, secrétaire
du capitaine-payeur. Je lui explique mon affaire, et
il se met à ma disposition d'une manière très aimable.
Ensemble, nous cherchons pendant plus d'une demi-
heure : nous parcourons les chambrées, interro-
gfeons les soldats; nous allons à l'hospice, nous re-
venons à la caserne : impossible de rencontrer l'of-
ficier en question. Nous le trouvons enfin à l'hôtel
Tavernier, en train de boire du café.
Après avoir hésité longtemps, il consent à me lais-
ser voir M. le Curé de Flaucourt. Lui-même m'ac-
compag"ne à la caserne pour assister à l'entrevue.
Nous attendons dans la cour qu'on ait trouvé M, le
Curé.
Dire l'aspect que présente la caserne est impos-
sible : soldats, infirmiers, prisonniers civils, tout se
coudoie; on mange, on boit, on apporte des bles-
sés, on fait des pansements. Les malheureux éva-
cués sont groupés par commune; on les conduit
comme des troupeaux; on les parque dans des salles
séparées. Vers 6 h. 1/2, quand je cherche l'officier
h travers les chambrées, celles-ci et les escaliers ne
sont éclairés que par quelques rares bougies; on
n'y voit goutte et on risque à chaque instant d.-
culbuter. Les Allemands arrivent enfin à allumer le
gaz, et quand nous revenons, vers 7 heures, c'est
moins lugubre.
IL SE JETTE DANS MES BRAS.
M. le Curé de Flaucourt arrive enfin. II se jette
dans mes bras. Je le rassure en lui disant ce qu'on
LE SUPPLICE DU CURE DE FLAUCOURT 51
a fait publier tout à l'heure, en ville. Il me ra-
conte qu'il s'était mis dans sa cave, tellement le
canon grondait. Il y avait installé sa cuisine et il
s'éclairait avec un petit allumeur électrique dont il
se sert, la nuit, dans sa chambre pour voir l'heure.
Les soldats se précipitent dans la cave comme des
furieux; ils aperçoivent le petit allumeur électrique,
ils prétendent que c'est un téléphone, et, malgré son
grand âge, brutalisent M., le Curé et l'emmènent.
Je fais expliquer à l'officier par le petit soldat
qui m'a conduit le récit qui vient de m 'être fait.
Il est probable que les autres griefs contre les habi-
tants de Flaucourt sont de la même force. Les
Allemands ont tellement pratiqué l'espionnage
qu'ils voient des espions partout. C'est une ma-
. ladie.
ET JE PARS, NAVRÉ.
L'officier me fait comprendre que l'entrevue a
assez duré. J'adresse une dernière parole d'encou-
ragement au bon curé et je pars, navré de penser
que ce vieillard de 70 ans va passer la nuit dans une
chambrée de caserne. Encore une scène de la guerre
que je n'oublierai jamais! »
*
ALORS, ILS FONT DE FAUX RAPPORTS.
Interrogeons maintenant l'un des compagnons
d'épreuve de l'abbé Andrieux : c'est un vieillard
5- LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
de Guillemont, M. Orner Delorme. Il va nous faire,
à son tour, le récit de leurs communes souffrances :
nous reproduisons telles quelles, dans leur rude et
impressionnante simplicité, ces notes émouvantes :
« En allant chez M. l'abbé Andrieux, nous écrit-il,
les Allemands virent un allumoir électrique qu'ils
prirent pour un téléphone. M. le Curé veut leur expli-
quer qu'ils se trompent. Mais leur but était de
l'enlever. Alors, ils font de faux rapports en consé-
quence, ils le somment de leur livrer les fils télé-
phoniques. Dans l'église, ils aperçoivent la veilleuse
du sanctuaire; elle est allumée, c'est encore un
signal. Ils accusent M. le Curé de faire des signaux
du haut du clocher, et, sur le rapport lu à M. l'Abbé
lors de son interrogatoire, ils avaient écrit : « du
haut des tours ». M. l'Abbé fut arrêté comme espion.
Les Allemands lui reprochaient mille combinaisons
dont un vieillard de son âge est bien incapable,
s'ils avaient seulement voulu raisonner.
Je suis monté à Péronne dans le même wagon que
M. l'Abbé. C'était un wagon à bestiaux. Nous
avons mis quatre jours et quatre nuits pour nous
rendre en Allemagne.
Le train stationnait fréquemment. Nous étions
sans vivres : heureusement, les Belges sur notre
passage nous donnaient du pain. On avait un pain
par wagon pour 40 prisonniers, c'était peu de chose.
Chaque fois que nous croisions un train d'Alle-
miands se rendant au front, les deux irams s'arrê-
taient, et nous étions exhibés à ces Barbares, comme
prisonniers, pour les encourager. Les sentinelles si-
gnalaient M. l'Abbé, et alors les officiers montaient
dans notre wagon, l'injuriant, le raillant, faisant
LE SUPPLICE DU CURE DE FLAUCOURT 53
semblant de le mettre en joue, que n'ont-ils pas fait?
A l'arrêt d'une gare en Allemagne, un officier lui
relève brusquement la tête d'un coup de poing
sous le menton, et, lui passant un poignard sur la
gorge, il lui criait :
— Pastor, capoutl
Et les autres officiers qui l'accompagnaient hur-
laient de même : ils le font avancer dans le v^agon,
le menacent. C'était affreux.
ILS M ONT RELEVE A COUPS DE CROSSE.
En gare de Darmstadt, on fait l'appel des pri-
sonniers. Là, j'ai été séparé de M. f'Abbé. C'était
le 6 octobre. Mais je l'ai revu ensuite, et voici ce
qu'il m'a raconté :
« Alors, me disait-il, nous avons été conduits du
« camp à la prison de la ville, distante de cinq
« kilomètres. On nous a fait marcher très vite,
« j'étais exténué de fatigue. Mon pied s'est pris dans
« le bas de ma soutane, je suis tombé. Ils m'ont
« relevé à coups de crosse et giflé, et j'ai dû faire
« jusqu'au bout le reste du parcours.
« Arrivés en face de la prison, nous avons été
« pendant près de deux heures en butte — moi prin-
« cipalement, me disait-il — aux railleries de la po-
« pulation. Ceux qui connaissaient le français nous
« dirent que nous allions être fusillés dans les fossés
« de la citadelle et que, la veille, on en avait encore
« fusillé d'autres. Je me recommandai au bon Dieu,
« racontait-il, m 'attendant à comparaître bientôt de-
54 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
« vant Lui et le priant de pardonner à mes bour-
« reaux.
« Enfin, on nous introduit dans la prison oij l'on
<c nous fait verser notre argent et quitter nos habits
^c pour endosser le costume des prisonniers : on ne
<t me laisse même pas mon bréviaire.
« Je fus enfermé dans une cellule et forcé de tra-
<( vailler à faire des enveloppes.
« Nous sortions de temps en temps dans la cour,
« mais défense de causer aux autres prisonniers.
« Xous avons, disait-il, subi différents interroga-
(( toires, et j'ai été traduit devant un Conseil de
« guerre oili, après avoir réfuté les accusations por-
te tées contre moi, et échappé à mille pièges qui
« m'étaient tendus, j'ai été renvoyé au camp, le
« Conseil ne jugeant pas les accusations suffisam-
« ment graves pour m'interner dans une forteresse. »
ON NOUS FOUILLAIT DE TEMPS EN TEMPS.
Voilà le récit que 'M. l'Abbé m'a fait de ses souf-
frances. Il est rentré au camp le ig décembre : on l'a
gardé avec tous les prisonniers, sans égards pour
son grand âge et sa dignité de prêtre, jusqu'au
28 janvier 1915.
A cette époque, il nous était défendu d'avoir de
l'argent sur nous, pas même un sou. On nous
fouillait de temps en temps : un jour, ces Barbares
se sont encore acharnés sur M. TAbbé, ils l'ont
déshabillé complètement, examinant jusqu'à la dou-
blure de ses vêtements.
LE SUPPLICE DU CURE DE FLAUCOURT 55
Je le voyais chaque jour. Il supportait sa capti-
vité avec beaucoup de résignation. Il était très estimé
dans le camp, et même les prisonniers qui n'avaient
pas de religion étaient pleins d'admiration et de res-
pect pour lui. Il y avait dans sa baraque de braves
prisonniers civils du Nord qui faisaient leur possible
pour adoucir ses souffrances : ils allaient chercher sa
soupe, lui arrangeaient sa paillasse, lui lavaient son
linge.
M. l'abbé Andrieux a quitté le camp le i8 janvier :
il devait être rapatrié comme vieillard, mais il est
mort à Rastatt, victime des cruautés de ces Bar-
bares. »
LIVRE II
SOUS LE JOUG
CHAPITRE PREMIER
La réquisition des vivres.
Contributions, vols, amendes. — « Prenez le Champagne avec
non- >» — Ils leur abandonnent les os. — « Taube » ou vache ?
— Vous croyez qu'ils se troublèrent pour si peu? — La ma-
ni'^re allemande. — Un carême assez rude. — Le général
Hylander a le sourire. — Une désagréable nouvelle. — Bêtes
sacrées. — N'approfondissons point ce mystère. — Nous nous
serrions souvent la ceinture. — Le ravitaillement hispano-amé-
ricain- — De la salade à la graisse fondue.
« CONTRIBUTIONS, VOLS, AMENDES. »
Nous avons cité, d'après le Journal officiel du i8
avril 1917, le VHP Rapport de la Commission ins-
tituée, en France, pour déterminer et faire con-
naître, d'après des témoignages directs, la conduite
de l'ennemi vis-à-vis des populations du territoire
envahi.
Continuons de feuilleter ce précieux document :
« Partout, y lisons-nous,* les réquisitions ont été
6o LA SOMME SOUS L^OCCUPATION ALLEMANDE
continuelles. Les communes devant subvenir aux
frais d'entretien des troupes cantonnées sur leur ter-
ritoire ont été frappées de contributions énormes.
Pour y satisfaire, elles se sont vu imposer Tobliga-
tion, quand leurs ressources pécuniaires, ont été
épuisées, de former entre elles des unions en vue
d'émettre du papier-monnaie sous forme de bons.
Ceux des maires qui refusaient de se prêter à cette
combinaison étaient emprisonnés et envoyés en Alle-
magne. L'ennemi mettait lui-même en circulation ces
billets, auxquels il avait donné cours forcé.
Les habitants, soumis à des vexations de tout
genre, assitaient journellement au vol de quelques
denrées alimentaires qu'ils possédaient et des objets
mobiliers qui leur étaient le plus nécessaires. Dans
les magasins, chefs et soldats prélevaient comme un
dû ce qui tentait leur convoitise. C'est ainsi qu'à
Ham, dans la quincaillerie Gronier, un personnage
d'un grade élevé, qu'on dit être le grand-duc de
Hesse, vint choisir diverses marchandises pour le
oayement desquelles il se contenta de promettre un
bon qui ne fut jamais délivré.
A chaque instant, nos infortunés concitoyens
avaient à endurer de nouvelles restrictions à leurs
droits et de nouvelles atteintes à leur dignité : ordre
de rentrer chez eux le soir à 7 heures et de n'en
sortir qu'à 8 heures du matin; défense d'entretenir
de la lumière pendant la nuit dans les demeures;
injonction de saluer les officiers chapeau bas; as-
treinte au travail dans les champs; le tout sanctionné
par des peines d'emprisonnement et par des amendes
auxquelles les plus légèî-es infractions à d'innom-
LA RÉQUISITION DES VIVRES 6l
brables règlements donnaient continuellement pré-
texte. »
Essayons de fixer, à l'aide d'exemples concrets,
quelques traits de ce noir tableau d'ensemble.
*
* *
PRENEZ LE CHAMPAGNE AVEC NOUS!
Après un premier passage, aussi imprévu que ra-
pide, les Allemands font de nouveau leur entrée au
village de Sailly-Saillisel le 26 septembre 1914, dans
la soirée.
A partir de ce moment, les deux boulangeries sont
gardées par des factionnaires : il est rigoureuse-
ment défendu de vendre du pain à la population
civile.
Ce régime dura onze jours.
A la fin, M. le Curé de Sailly-Saillisel, témoin de
l'angoisse de ses paroissiens, se décida à aller pro-
tester contre cet impitoyable régime auprès du
colonel. Il le trouva joyeusement attablé en compa-
gnie de quelques officiers.
— Nous fêtons une grande victoire remportée sur
les Russes, lui explique le colonel. Prenez le Cham-
pagne avec nous.
— Mon colonel, je vous remercie, répond M. l'abbé
Finet : ce qui est pour vous un sujet de joie est pour
moi un sujet de tristesse. Je venais seulement vous
dire que, depuis l'arrivée de vos troupes, les habi-
tants de ma paroisse n'ont plus un morceau de pain.
4.
02 LA SOMME SOUS l'oCCUPATION ALLEMANDE
— Ah! VOUS n'avez pas de pain? dit l'officier, qui
paraît tout surpris. Et, immédiatement, il rédige un
ordre en français et le remet au curé. En voici le
contenu :
« Article premier, — Ordre aux boulangers de
faire du pain tous les jours pour la population civile.
« Article 2. — Défense aux boulangers de vendre
du pain aux soldats allemands. »
ILS LEUR ABANDONNENT LES OS.
Mais de tels ordres se rédigent plus facilement
qu'ils ne s'exécutent. Et bientôt, dans les villes
comme dans les villages, ces ennuis, ces privations
se multiplièrent et s'aggravèrent.
A Barleux, près de Péronne, dès les derniers
mois de 1914, les habitants, sous l'autorité d'un
commandant de place très dur, sont extrêmement
malheureux. Ils sont forcés de battre leur propre
blé sous la direction des Allemands, qui ne leur
laissent même pas le nécessaire. Pas de viande :
aux hommes et aux femmes occupés à battre le
blé, les soldats abandonnent les os des bêtes qu'ils
tuent. Ces 05,250 grammes de pain par jour et quel-
ques pommes de terre : c'est tout ce qu'on peut
trouver, dès lors, dans le pays.
« TAUBE » ou VACHE?
Dans toutes les communes, la situation n'est pas,
à cette époque, aussi grave qu'à Barleux; mais, par-
tout, elle est précaire.
LA RÉQUISITION DES VIVRES 63
A Santain, près de Bouvincourt, les Allemands
ont pris et battu tout le blé de la ferme Bnigneaux.
Ils l'ont payé avec un bon. M. Brugneaux ayant be-
soin de farine pour sa consommation personnelle
leur en demanda. Ils lui en vendirent, et il fut
obligé de payer, rubis sur l'ongle,, la farine faite avec
son blé.
A Roisel.,, M. le Curé avait pu à grand'peiïie se
procurer, po^r l'hiver, deux sacs de pommes de
terre : des Allemands viennent et s'en emparent, sans,
même lui laisser un bon.
A Punchy, près de Chaulnes,, ils récfuisLtionnexit
tout; et, en échange de ce qu'ils emportent^ ils
remettent aux habitants de faux bons où, rappKDrte
un témoin, « ils marquent fambe quand il s'agit
d'une vache ».
vous CROYEZ qu'ils SE TROUBLÈRENT POUR SI PEU?
Retournons à Péronne, et observons-y le dévelop-
pement graduel de cette misère.
A la date du 13 novembre 191 4, le chanoine Caron
écrit :
« Les Allemands ne se contentent pas de boire
notre vin, de nous dépouiller de toyt ce qu'il y a
dans les magasins. Si on les laissait faire, ils nous
enlèveraient notre morceau de pain de la bouche.
Us ont réquisitionné tout le blé de la région, et le
moulin Damay n'a plus le droit de moudre que pour
eux. Sur le blé qu'ils nous prennent, ils veulent bien
consentir, admirez leur générosité, à nous vendre (!)
64 LA SOMME SOUS l'oCCUPATIOX ALLEMANDE
quinze sacs de farine par semaine, alors qu'il en
faudrait vingt pour nourrir la population, augmentée
de quinze cents émigrés. Les boulangers arrivent
donc à grand 'peine à nous alimenter.
Or, aussitôt qu'une cuisson était faite, les soldats
se précipitaient dans les boulangeries et en enle-
vaient une partie, trouvant que le pain français bien
tendre était meilleur que leur « boule de son » si
dure. La population civile était obligée d'attendre
une autre cuisson et quelquefois de jeûner jusqu'au
lendemain. Les administrateurs se plaignirent à la
Commandanture. On afficha dans les boulangeries,
en allemand, une défense formelle de vendre aux
soldats. Vous croyez qu'ils se troublèrent pour si
peu! Ils envoyaient les enfants acheter du pain et
ils le rachetaient un sou plus cher. Il fallut encore
mettre ordre à cet abus et prendre des mesures sé-
vères contre les émigrés qui se livreraient à ce tra-
fic. »
LA MANIÈRE ALLEMANDE.
Puis, au 25 novembre :
« On placarde en ville une affiche dans laquelle
les Allemands annoncent à quelles conditions ils
pourv'oiront à notre subsistance quand ils n'auront
plus rien à manger : ce n'est pas très rassurant pour
l'avenir.
Les Allemands réinstallent l'épicerie Ménétrier, au
coin du Marché et de la rue Saint-Jean et vendent
à la population civile thé, chocolat, allumettes, ta-
bac, cigarettes, etc.. mais à des prix très élevés»
COMMISSION FOR RELIEF IN BELeiUM
. Comité Français
Commune de^ ^,^. „.„.
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demeurant „,.,™,.,.— ^ ..,.. , — ~.-.^. «.„, «„_._._
a droit, à raison d'une ration par personne présenté^ à
'Elle recevra :
1° son pain
Rations
2» les autres denrée
EfOTA. — Les personnes employée! chez autrui seionS
Inscrites à leur domicilô et non pas au domicile de la per-
sonne qui les emploie. ;
Une afflclie placée à la porte du magasin indiquera là
liste des denrées en vente pendant la quinzaine, le poids et le
prix de la ration. _^ ,.,.,-i^, i
Rations
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LA RÉQUISITION DES VIVRES 69
Piller complètement les villes, prendre tout ce qu'on
ne peut enlever de force contre des bons qui ne
coûtent rien, et puis vendre très cher et contre
argent comptant aux populations, les choses néces-
saires à la vie, c'est encore une manière allemande. »
UN CARÊME ASSEZ RUDE.
Quelques jours après, le pain est rationné (30 ncr-
vembre). La ration est, au début, de 500 grammes
par personnne et par jour; mais, à partir de février
191 5, elle sera diminuée de moitié et fixée à 250
grammes.
A l'entrée du Carême, nouvelle diminution :
« Tout à l'heure, à l'hôtel de ville, — note, le 14
février, le curé de Péronne — on nous a annoncé
que les Allemands, probablement pour se conformer
à l'esprit de l'Eglise, allaient nous imposer un
Carême assez rude. A partir de cette semaine, nous
n'aurons plus droit qu'à 185 grammes de pain, et
la viande de bœuf leur est réservée. Ils ne consen-
tent à nous abandonner que « les têtes de vaches ».
Comme on le voit, notre ordinaire va manquer de
variété et de confortable. Ce sont surtout les pau-
vres et les familles chargées d'enfants qui sont à
plaindre. Beaucoup d'émigrés ne possèdent plus
rien et ne vivent pour ainsi dire que de pain. »
LE GÉNÉRAL HYLANDER A LE SOURIRE.
Pour nous reposer de toutes ces tristesses, con-
templons cet agréable tableau :
yo LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
« Mardi 2 mars 191 5.
Le général Hylander est un génie universel : au-
cune connaissance ne lui est étrangère, l'économie
domestique n'a pas de secrets pour lui. Ajoutez à
cela une sollicitude vraiment maternelle pour ses
administrés : il pense à tout, il sait tout, il veut le
bonheur de tout le monde. Ainsi, sachant bien —
puisque c'est lui qui a pris cette m.esure — que nous
sommes condamnés au pain de seigle et à une
quantité plutôt minime, il veut au moins que la
miche que son administration bienveillante nous
octroie soit propre et fabriquée selon la formule
allemande. Est-ce que les Français savent faire le
pain! Une affiche vient donc d'être apposée sur les
murs de la ville, et, en quarante lignes bien serrées,
Hylander nous dit comment on doit composer la
pâte, la faire lever, chauffer le four, etc., pour avoir
un pain délicieux. Il n'est question que de flocons
de pommes de terre, de grumeaux, de pâte, etc.. Et
tout cela est signé : Von Hylander, commandant
allemand, général d'infanterie. Dites encore que les
Allemands ne sont pas des hommes extraordi-
naires! »
UNE DÉSAGRÉABLE NOUVELLE.
A partir du 8 mars, le pain coûte o fr. 70 et
G fr. 80 le kilogramme. Et encore n'obtient-on pas
régulièrement la quantité promise.
« 9 mai 191 5.
Nous sommes réduits à 500 grammes d'un mau-
vais pain de seigle, lourd et collant, pour trois
LA RÉQUISITION DES VIVRES Jl
jours. Et encore ne pouvons-nous pas compter ré-
g-ulièrement avec cette maigre pitance. Ainsi, une
distribution devait avoir lieu demain (lundi); elle
ne se fera que mardi. J'ai été chargé d'annoncer
cette désagréable nouvelle, ce matin, à la messe. Ce
n'est pas que la farine manque : le moulin Damay en
est plein. Mais, bien qu'ils nous la fassent payer
très cher, les Allemands ne veulent pas nous en
donner un gramme en plus de la ration à laquelle
ils nous ont condamnés. Tl est certain que le séjour
de Péronne n'est pas indiqué en ce moment aux ma-
lades qui ont besoin de faire de la suralimentation. »
BÊTES SACRÉES.
A cette époque, tout a été pris, réquisitionné, em-
porté, volé, emmagasiné, ou consommé sur place :
ce qui se mange, et aussi le reste.
Dans les villages, les noyers ont été abattus : on
en fera de si bonnes crosses de fusil! Les machines à
coudre ont été enlevées. Puis le cuivre, ks mé-
taux, les batteries de cuisine. Rien n'est perdu, pas
même les boîtes de conserves : l'un de nos témoins
a vu punir, à Boucha vesnes, un soldat parce qu'une
boîte vide manquait à l'ap^pel; et de la gare de Pé-
ronne, en janvier 1915, plusieurs wagons ont été
expédiés en Allemagne.
Depuis longtemps, les chevaux, les vaches, les
veaux, les moutons sont comptés, s'il en reste. Mais,
en 'vit^e, les b^'^'^'^^-'^nurs sont dotées d'inspecteurs
officiels qui ne dédaignent pas d'y venir, calepin en
72 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
main, y dénombrer avec soin lapins et lapines,
coqs, poules et poulets. A partir du moment où
elles sont recensées, ces bêtes deviennent sacrées :
personne n'a le droit d'y toucher, et elles n'ont pas
la liberté de mourir sans une permission spéciale de la
Commandanture. Les œufs même sont comptés à
l'avance; et quiconque a le malheur de posséder ou
de détenir une poule doit fournir à ces savants cal-
culateurs un nombre d'œufs égal à celui qu'ils ont
décidé qu'elle pondrait.
n'approfondissons point ce mystère.
Cependant, il fallait vivre, et la nécessité est ingé-
nieuse. Par quel miracle, dans certains villages,
aucun indice ne révélait-il la présence occulte d'un
lapin ou d'une poule? Et, quand tout le blé de la ré-
gion était enfermé en des granges solidement fer-
mées et cadenassées, comment des paysans, çà et
là, parvenaient-ils à se procurer du blé? N'appro-
fondissons point ce mystère : mais suivons du moins,
d'un regard ému, ces pauvres gens qui, habitués à
battre en pleine lumière le froment qu'ils avaient
récolté, en sont maintenant réduits à l'égrener à la
main, dans l'obscurité des nuits, et puis à le moudre,
secrètement, dans un moulin à café...
NOUS 'nous serrions souvent la ceinture.
Dans les petites villes, on avait d'autres res-
sources, mais* combien précaires. Interrogeons à
LA RÉQUISITION DES VIVRES 73
Nesle un de nos témoins, M. l'abbé Carrette; voici
sa réponse pittoresque et précise :
« Comment vivait-on dans la partie envahie, dans
la nôtre, tout au moins? Eh bien, on vivait comme
on pouvait, bien petitement : le soir, nous nous ser-
rions bien souvent la ceinture d'un cran.
Nous usions les quelques provisions de réserve
que les Allemands ne nous avaient pas pillées. Du
pain, on en avait de temps en temps chez les bou-
langers, venant d'eux ou, plus souvent, des Alle-
mands; alors c'était la lourde bouie de pain K.K.,
pain infect couleur d'argile. Quant à la viande nous
en avions par fraude chez les bouchers qui tuaient la
nuit, ou encore par les soldats qui s'apitoyaient
quelquefois sur notre misérable sort, ou qui en
avaient par trop pour leur consommation.
Les enfants ne furent pas trop malheureux; ils
allaient, à la sortie des classes, mendier aux cui-
sines boches, et ceux-ci, qui aimaient les enfants,
quoi qu'on en ait dit, leur donnaient très volontiers
un peu de leur portion de soupe au riz et à l'orge
et un peu de leur ragoût.
LE RAVITAILLEMENT HISPANO-AMERICAIN.
Cette vie précaire dura jusqu'au 5 juillet 191 5.
Ce jour-là on lit la première distribution du ravi-
taillement américain. Mon Dieu, quelle cohue! Mal-
gré les cartes et les numéros d'ordre, on trouvait
encore le moyen de s'insulter, de se battre, de s'in-
vectiver. Ce jour-là les servants entendirent à leur
5
74 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
adresse les épithètes les plus choisies du répertoire
Nesle-Noyon. C'était à faire reculer le diable lui-
même (i).
DE LA SALADE A LA GRAISSE FONDUE.
Le ravitaillement comportait du pain (250 gram-
mes, puis 300 grammes par jour), pain noir; des
haricots rouges; des lentilles additionnées de cail-
loux de toutes dimensions; des pois cassés; du riz
que les veaux auraient pu à bon droit nous disputer,
de la céréaiine de maïs ou écorce de maïs, pour
remplacer le vermicelle, tapioca, etc., dans le po-
tag-e; les écorces de riz pour le même usage; du
sucre plus ou moins raffiné et propre; du sel (très
bon et très propre); du café (délicieux) : nous en
avons bu de quoi faire tourner un moidin pendant
un mois; du lait concentré pwDur les vieillards de plus
de 70 ans, les enfants jusqu'à 7 ans et les malades
de toutes catégories; de la phosphatine pour les
mêmes gens; du lard d'Amérique ranci au dernier
degré : quand on avait le malheur de s'en servir
pour le pot-au-feu, on devait s'armer d'une brique,
la poser sur le couvercle du pot afin d'empêcher
la mousse enragée de le soulever; et l'odeur, mon
Dieu! Pour utiliser ce vieux cochon américain on
devait le mettre mariner dans le vinaigre quelques
jours auparavant et le faire dessaler ensuite; de la
graisse d'Amérique, exquise celle-là, pour la cui-
(i) Nous reproduisons, page 65, en fac-similé, une Carte de ri-
vres, telle qu'elle avait été établie par le Comité de ravitaillement
hispano-américain à l'usage des habitants des régions envahies.
LA REQUISITION DES VIVRES 75
sine et aussi pour assaisonner un peu la pauvre
croûte de pain des misérables vicaires le matin :
deux fois on distribua 30 grammes de vinaigre et
30 grammes d'huile par personne; à défaut de ces
deux assaisonnements on mangeait de la salade à la
graisse fondue (c'était délicieux!).
Toutes ces denrées étaient distribuées chaque se-
maine, ou tous les dix jours, sous forme de rations
par personne, et en grammes. Les rations ont varié
plusieurs fois, aussi serait-il trop long d'en donner
la liste par grammes.
Ce ravitaillement américain fonctionna assez bien
chez nous, et on peut dire qu'il fut suffisant pour
empêcher les gens de mourir de faim.. Si chaque
ménage ne s'était pas évertué à se procurer un peu
de légumes dans les jardins et les champs, nous
aurions eu bien de la misère et aussi bien plus de
victimes. »
CHAPITRE II
La réquisition des vins et spiritueux.
Un comman.iaat laborieux. — m Monsieur le curé, vous serez pu-
ni! ,> — duind sîrons-nous délivrés? — C'est tout ce que ja-
vais... dans ma cave. — Histoire de la « mère à douleurs. » —
Q_aelques-uns en sont morts, les pauvres! — De l'utilité d'une
lampe à alcool.
UN COMMANDANT LABORIEUX.
Les Allemands, nous l'avons dit, étaient arrivés
pour la première fois à Péronne dans la soirée du
28 août 1914. Le 5 septembre suivant, M. le Curé
a besoin de voir le commandant de place; il le cher-
che partout. Enfin, rapporte-t-il, « je le trouvai à
l'hôtel Saint-Claude... dans la cave, où il comptait
les bouteilles de vin! «
Ce commandant était un précurseur.
MONSIEUR LE CURE, VOUS SEREZ PUNI
Quelques semaines plus tard — c'était au début
de l'automne — un officier se présente, un di-
7b LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
manche, vers lo heures du matin, au presbytère de
Roi sel :
— Monsieur, dit-il, je viens pour les vins et spi-
ritueux.
M. l'abbé Charlier ne peut se retenir de lui dire :
— Vous en vendez?
— Non, répond sans se troubler l'inspecteur offi-
ciel des caves, je viens voir ce que vous avez.
Il demande la clef de la cave et y va, tout seul,
satisfaire sa curiosité. Bientôt, il réapparaît. Der-
rière un tas de bouteilles vides, il a trouvé quel-
ques litres de vin blanc que le pauvre curé s'était
rcser\'és pour la messe :
— Monsieur le Curé, dit-il, vous serez puni :
vous avez caché votre vin.
— Caché? Le vin est où il doit être : il est dans
ma cave.
— Oui, mais il n'est pas à sa place ordinaire.
— Le vin est à moi; je le mets où je veux.
— Nous avons le droit, réplique enfin l'officier.
Et, désignant la sœur de M. le Curé qui se trou-
vait là :
— Je dirai à Madame; allez dire votre messe.
C'était, en effet, Theure de la grand'messe. M. le
Curé se rend à l'église. Pendant ce temps, l'offi-
cier redescend à la cave et y compte les bouteilles
de vin. Et, le lendemain, il revient les prendre et
emporte en même temps — moyennant un bon de
réquisition — un tonneau de cidre. C'était la « pu-
nition w.
LA RÉQUISITION DES VINS ET SPIRITUEUX 79
* *
QUAND SERONS-NOUS DÉLIVRÉS?
Des scènes de ce genre se reproduisent partout,
dans les villages, dans les bourgs, dans les villes.
Le 30 octobre 191 4, M. le Curé de Péronne con-
signe en ces termes, dans son journal de guerre, ses
doléances :
« Depuis huit jours, un officier d'intendance,
accompagné de deux gendarmes, visite les caves.
On inscrit la quantité de vin qu'il y a, on compte
les bouteilles et on vient prendre livraison quel-
ques jours plus tard.
Souvent on fouille le sol, on crève les murs pour
voir s'il n'y a pas de cachette.
Et tout cela est envoyé dans les cantonnements
pour les officiers. Ils boivent nos vieux vins comme
de l'eau, sans discernement, mêlant tout. Est-ce
qu'ils sont capables de les apprécier? Et ce qu'ils
en absorbent! Ça les change de leur bière lourde et
épaisse. Malheureusement ils s'enivrent, ce qui aug-
mente encore leur brutalité.
De toutes les poitrines sort ce cri : Quand se-
rons-nous délivrés? »
c'est tout ce qui me RESTAIT... DANS MA CAVE.
Le 14 janvier suivant, nouvelle perquisition :
« Ma cave vient de recevoir la visite des AUe-
8o LA SOMME SOUS L "OCCUPATION ALLEMANDE
mands. Ils n'ont pas touché au vin blanc, me le lais-
sant pour la messe. Ils ont pris tout le vin roug^e :
trente -deux bouteilles. C'est tout ce qui me restait...
dans la cave. »
Puis, le 30 janvier :
« Les Allemands trouvent notre vin très bon et
ils voudraient que nos caves soient inépuisables. Ils
ne peuvent se faire à l'idée qu'il n'y en ait plus.
Pour en trouver quand même, ils perquisitionnent,
défoncent les caves, fouillent partout.
Quand ils tombent sur une « cachette », non
seulement ils la vident, mais ils frappent le proprié-
taire d'une forte amende. Au commencement le ta-
rif était de cinq francs par bouteille trouvée. Aujour-
d'hui ça augmente, c'est dix francs : l'appétit leur
vient... en buvant. M. Langoulème, du faubourg de
Bretagne, avait caché quatre cents bouteilles dans
son moulin. Il fit très bien. Mais... les Allemands
perquisitionnèrent et trouvèrent. Le malheureux vit
son vin partir et fut frappé d'une amende de 4.000
francs, avec affichage, sur les murs de la Ville.
Ce dernier point est une aimable attention des
Allemands pour nous avertir de... bien veiller sur
nos (( cachettes » et de ne pas nous laisser prendre.
Merci de l'avertissement! »
Enfin, le 19 août suivant, les habitants reçoivent,
par voie d'affiche, et sous les peines les plus sé-
vères, l'ordre d'aller déclarer à la Commandanture
tout ce qui leur reste de vin!
LA RÉQUISITION DES VINS ET SPIRITUEUX 8l
HISTOIRE DE LA « MERE A DOULEURS ».
Mais, comme les pires infortunes ont des aspects
consolants, les cabarets sont fermés.
« Dans mon villag-e (rég-ion de Combles), nous
rapporte un témoin, on aurait montré du doigt un
homme qui serait allé au café. Plus une partie de
cartes, plus rien. On n'avait vraiment pas le goût
de s'amuser.
Pendant toute la durée de l'occupation, je n'ai
jamais vu un homme ou une femme ivre. Il y avait
pourtant dans le pays quelques personnes qui
aimaient bien à « boire la goutte », — une, notam-
ment, que l'on avait surnommée la Mère à douleurs,
parce qu'à force de boire, elle avait les membres
perclus de rhumatismes. On disait d'elle :
— Qu'est-ce qu'elle va devenir, maintenant qu'elle
n'a plus sa goutte à boire?
Eh bien! au bout de quelques mois, la Mère à
douleurs allait tout à fait bien; elle courait comm€l
un lapin... »
QUELQUES-UNS EN SONT MORTS, LES PAUVRES î
D'ailleurs nous vient un autre son de cloche :
« La plupart des cafés, nous écrit du sud de la
Somme un autre témoin, sont restés ouverts pen-
dant l'invasion; deux sur l'ordre de la Commandan-
ture, et les autres un peu en fraude. Parmi les deux
ouverts par l'autorité allemande, l'un était réservé
5.
S2 LA SOMME SOUS L 'OCCUPATION ALLEMANDE
aux civils et l'autre était mixte, étant en même
tem.ps restaurant. En principe on ne devait pas y
vendre d'alcool; mais hélas! on en vendait encore et
beaucoup, car il ne faut pas oublier que nous
avions ici une distillerie d'alcools et en même temps
des marchands d'eau-de-vie dont les caves étaient
bien garnies.
Alors, vous voyez d'ici le résultat : les ivrognes
vivaient encore d'heureux jours. Quelques-uns même
en sont morts, les pauvres! Des jeunes gens qui
travaillaient pour les Allemands m'ont raconté que,
plus d'une fois, ils avaient surpris de ces ivrognes
de profession couchés ivres sous un des réservoirs à
alcool de la distillerie. Les robinets de ces immenses
tonneaux étaient fermés à clef, il est vrai; mais le
génie de l'ivrognerie avait vite fait de surmonter cet
obstacle enfantin. Xotre bonhomme, avec une vrille
spéciale, perçait le flanc du réservoir ou le fond, et
alors il s'emplissait l'estomac au point d'en crever.
Il en fut ainsi pour les alcools bon goût, c'est-à-
dire rectifiés; il en fut de même pour les alcools mau-
vais goût et infects : si bien que certains individus,
rien qu'avec leur haleine, auraient pu foudroyer des
régiments entiers, comme le font ordinairement les
vagues de gaz asphyxiant.
DE L UTILITE D UNE LAMPE A ALCOOL.
« A ce propos, il m'est arrivé un tour que vous
ne devineriez certainement pas entre mille. Eh bien,
le voici : n'ayant plus de pétrole pour l'éclairage,
LA RÉQUISITION DES VINS ET SPIRITUEUX 83
ni de gaz, j'avais employé une lampe à alcool dé-
naturé pour m'éclairer à mon bureau.
Un jour, cette malheureuse lampe de fortune vint
à fuir. Craignant une explosion, je m'en fus chez le
ferblantier pour la faire réparer. La portant toute
montée, je n'avais pas cru nécessaire d'enlever ce
qui y restait d'alcool, d'autant plus que la quantité
en était très minime (un verre à bière à peu près).
Bref, la réparation n'étant pas très importante, l'ou-
vrier m'invita à revenir une heure plus tard, pour
prendre ma lampe.
Une heure plus tard, je m'en fus donc de nou-
veau chez lui; mais en arrivant dans l'atelier quelle
ne fut pas ma stupéfaction! Au lieu de trouver un
homme heureux d'avoir fait son devoir et de me re-
mettre ma lampe bien réparée, je ne trouvais qu'un
mourant étendu par terre, râlant, se débattant, etc.
Croyant me trouver en face d'un grand malade à
absoudre, je me précipite sur lui espérant pouvoir
encore lui arracher quelque aveu de ses fautes pas-
sées. Grand Dieu! en approchant ma figure de la
sienne je fus presque renversé par l'odeur d'alcool
à brûler (mon alcool, parbleu!) Alors, ma crainte
première se changea en un fou rire. Il n'y avait
aucun péril en la demeure : il n'y avait que l'alcool
de ma lampe dans l'estomac du malheureux ivre-
mort. En inspectant celle-ci, je pus du reste me ren-
dre compte que son contenu s'était volatilisé bien
vite.
Hélas! cet exemple que je vous donnais , à choisir
entre mille vous édifie sur la façon dont se sont
comportés nos vrais ivrognes en pleine occupation
84 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
ennemie. Du reste cinq sont morts l'an dernier, l'es-
tomac complètement ravagé par ce corrosif, et deux
cette année : l'un des deux était mon fameux bon-
homme à la lampe. Par ailleurs, la privation d'al-
cool a eu aussi ses victimes. De bons vieux ivrognes
en retraite, n'ayant plus leur « petite goutte )>
comme ils disent, mouraient comme des mouches,
tant il est vrai que les grandes douleurs sont par-
fois meurtrières. »
CHAPITRE III
La réquisition des bras.
Des rentiers qui, jusque-là... — Que la plaine est triste! — De-
main, tous au travail. — Les bons communaux. — Autres pays,
autres scènes. — « Je suis Française, et je ne te crains pas. »
Le dragon a des loisirs. — Tenez, f... moi le camp ! — Son Ex-
cellence le général de division.
DES RENTIERS QUI, JUSQUE-LA...
A l'arrière de la ligne de feu, partout où la vio-
lence des combats ne rend pas toute activité impos-
sible, le travail s'organise, par l'ordre et sous la di-
rection de l'ennemi.
Dans les villes et dans nombre de villages, des
hommes, corvéables à merci, sont employés, par
groupes de trente ou quarante, à la réfection ou à
l'entretien des routes : ce sont des évacués de
toutes les communes avoisinant la ligne de feu. Ils
sont « prisonniers civils » et traités comme tels.
86 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
Parmi ces malheureux se trouvent « des rentiers
qui, jusque-là, n'ont jamais manié une pelle ». Ils
peinent tout comme les autres. Des soldats les sur-
veillent, le fusil au bras.
QUE LA PLAINE EST TRISTE!
Dans les campagnes — et dans des conditions qui,
d'une localité à l'autre, varient à l'extrême — d'au-
tres équipes s'organisent pour d'autres travaux.
Pas immédiatement, il est vrai.
Les habitants se tiennent sur la défensive : les uns
craignent de n'être pas admis à bénéficier de la ré-
colte; les autres n'ont plus de chevaux; ailleurs, il
n'y a plus d'hommes.
<c Les betteraves sont encore dans les champs,
note le curé de Péronne, à la date du i6 février
191 5; elles ne sont pas encore gelées. Les Allemands
avaient eu un moment l'idée de les arracher et de
faire marcher certaines fabriques : ils n'en ont rien
fait. Ils avaient dit aussi qu'ils ensemenceraient les
champs; ils ne l'ont pas fait davantage.
Que la plaine est triste! On n'y voit pas un seul
cultivateur; pas une terre n'est retournée : tout est
morne et désolé. Aussi loin que le regard s'étend, on
n'aperçoit que le vol des corbeaux, un convoi qui
passe, quelques cavaliers qui courent à travers
champs. Et le soleil brille, et, sur les buissons qui
bourgeonnent, déjà s'annonce le printemps! «
En d'autres régions, des soldats, déjà, se sont
mis à l'œuvre. Çà et là, dans les plaines, on les
LA RÉQUISITION DES BRAS 87
aperçoit labourant les terres : quatre chevaux sont
attelés à une charrue; un soldat conduit les chevaux,
im autre dirige la charrue. Ils offrent, parfois, leurs
services aux propriétaires : au Mont-Saint-Quentin,
ils ne demandent, pour labourer un champ, que six
francs l'hectare. C'est donné, — mais la récolte sera
pour eux, et quelle compensation!
A Bouvincourt et à Beaumetz, ils font mieux en-
core : ils se mettent à cultiver les terres sans de-
mander la permission à personne, et ils veulent en-
suite obliger les maires à payer le travail en promet-
tant, en échange, aux habitants le cinquième de la
récolte :
— Nous n'avons pas d'argent, déclarent les
maires.
Le capitaine leur donne jusqu'au lendemain pour
réfléchir. Et ne voyant pas venir l'argent, il s'em-
pare, séance tenante, de toutes les vaches du pays,
les concentre dans une ferme, et vend aux mal-
heureux cultivateurs le lait de leurs propres bêtes :
« Tout est à nous », disait ce capitaine.
DEMAIN, TOUS AU TRAVAIL.
Mais, bientôt, la population elle-même est appelée
à l'ouvrage.
A Mesnil-en-Arrouaise (près de Combles), par
exemple, toutes les terres sont réquisitionnées dès
le printemps de 191 5, et tous les hommes, toutes les
femmes en état de travailler — y compris, au temps
de la moisson, les enfants et les vieillards, — sont
88 LA SOMME SOUS l'oCCUPATION ALLEMANDE
contraints de les cultiver, sans avoir l'espérance d'en
recueillir les fruits.
De temps en temps le garde, qui remplit l'office
de crieur public, parcourt les rues du village et
transmet les ordres :
— Demain, à telle heure, tout le monde au tra-
vail!
Et le lendemain, à l'heure dite, les hommes, les
femmes sont réunis à l'école où des soldats leur
distribuent les tâches de la journée.
LES BONS COMMUNAUX.
Le travail est obligatoire, mais il est rétribué.
Les hommes gagnent 2 francs par jour; les femmes,
de I franc à i franc 50; les enfants, suivant leurs
forces de o fr. 50 à i fr. Chaque quinzaine, les sa-
laires sont payés en bons communaux de la région.
Ces bons — il y en a de 100 fr., de 20 fr., de
10 fr. de 5 fr., de 2 fr., de o fr. 50, de o fr. 20,
et même de o fr. 10 — n'inspirent, il est vrai, qu'une
médiocre confiance à ces ouvriers de la terre habi-
tués à palper des richesses plus substantielles; mais,
comme ils ont cours forcé, la facilité d'échanger
immédiatement ces papiers contre des vêtements ou
des vivres apaise un peu les inquiétudes qu'ins-
pirent, malgré « le timbre de la Commission de con-
trôle », toutes ces « émissions remboursables aux
Caisses municipales six mois après la signature de la
paix ».
go LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
*
* Ne
AUTRES PAYS, AUTRES SCENES.
Les travaux forcés ne plaisent pas à tout le monde;
et le régime qui les impose se prête, -par sa nature
même, aux plus criants abus. Tandis qu'à Mesnil-
en-Arrouaise tout se passe dans le plus grand calme,
dans un village voisin, à Ytres, un officier brutal
malmène la population : amendes,, jours ou semaines
de prison, appels nocturnes s'y multiplient.
A Punchy, les femm.es sont payées à raison de
o fr. 60 vt les hommes à raison de i franc par
jour; mais cette somme est payable, moitié en bons
communaux, moitié en bons manuscrits!
A Assevillers, les hommes restés dans le pays doi-
vent travailler dans les champs la nuit, à cause des
bombardements.
JE SUIS FRANÇAISE, ET JE NE TE CRAINS PAS.
A Feuillères, voici une jolie scène, crayonnée
.'(2 juillet 191 5) par le chanoine Caron :
« A Feuillères, il ne reste que deux hommes et ce
sont les femmes et les jeunes filles qui sont obligées
de faire toutes les corvées. En ce moment, elles sont
réquisitionnées pour travailler aux foins dans les
champs. Elles n'y vont que la nuit à cause des
•bombes : elles partent à 8 heures du soir et revien-
nent à s heures du matin.
LA RÉQUISITION DES BRAS 9I
Il y a quelques jours, on les conduisit travailler
assez loin. Comme il faisait très chaud, elles se dirent
entre elles :
— En arrivant, nous nous reposerons cinq mi-
nutes.
Le soldat qui les conduisait voulut s'y opposer
et les forcer à travailler immédiatement.
Elles refusèrent et toutes s'assirent par terre.
Le soldat les menaça de sa baïonnette.
Alors l'une d'elles se levant vint se camper devant
lui, les bras croisés, et lui dit :
— Nous ne travaillerons que dans cinq minutes.
Et maintenant frappe-moi si tu l'oses. Je suis Fran-
çaise et je ne te crains pas. »
LE DRAGON A DES LOISIRS...
A Sailly-Saillisel, autre scène.
Il y avait, dans ce village, un lieutenant de dra-
gons allemand, nommé Traîné, chargé de comman-
der la place. Il était, à ce qu'il racontait, d'origine
française : sa famille, paraît-il, avait quitté notre
pays après la révocation de l'édit de Nantes. Il ne
connaissait, malgré cela, le français qu'à demi; et
toutes les fois qu'il avait à rédiger pour la population
une ordonnance — ce qui arrivait souvent, car, ayant
quelques loisirs, il en rédigeait beaucoup, — il avait
pris l'habitude d'aller trouver le curé, M. l'abbé
Finet, pour lui demander de les lui traduire. Le
brave curé, voyant là un moyen de rendre à l'oc-
casion service à ses paroissiens, se laissait faire —
mais pas toujours, ainsi qu'on va le voir.
92 LA SOMME SOUS L OCCUPATION* ALLEMANDE
TENEZ, F... -MOI LE CAMP!
Un jour donc, le lieutenant de dragons Traîné
entre en coup de vent au presbytère, comme chez
lui, sans même dire bonjour. Il explique à M. l'abbé
Finet ce qu'il veut. Ce qu'il voulait? Ordonner aux
ouvriers de Sailly-Saillisel de travailler lo heures
par jour moyennant un salaire quotidien de o fr. 75,
et, en outre, les déclarer solidaires les uns des autres
de telle façon que si l'un d'eux manquait ou re-
fusait de travailler tous seraient à l'amende. Ni plus
ni moins!
Devant l'énoncé d'un tel projet, M. le Curé de
Sailly-Saillisel ne peut s'empêcher de protester, bien
qu'on ne lui demandât pas son avis, mais seulement
le concours de son orthographe :
— Mais, observe-t-il, dans de pareilles conditions,
pas un ouvrier n'acceptera de travailler pour vous!
— Alors, vous, à leur place, vous ne travailleriez
pas? reprend, d'une voix de colère, le lieutenant de
dragons.
— Assurément non, réplique l'abbé Finet.
Le lieutenant se fâche :
— Je vais, crie-t-il, vous faire extériorer.
Devant cette menace, le « traducueur » ne peut
retenir une réplique un peu vive, et, utilisant un
verbe familier, pittoresque et rude, qu'un évêque élo-
quent devait faire retentir plusieurs mois après sous
les voûtes de Notre-Dame, il montre à son visiteur,
d'un geste énergique, la porte du presbytère :
— Tenez, lui dit-il, f...-moi le camp!
LA REQUISITION DES BRAS 93
C'était une imprudence, raconte aujourd'hui M. le
Curé de Sailly-Saillisel, je ne savais pas à quoi
je m'exposais! En tout cas, l'imprudence était cou-
rageuse et fut heureuse comme la suite le montra.
Le lieutenant de dragons, furieux, quitta le pres-
bytère et, le soir même, sans l'aide de son traduc-
teur, il publiait une ordonnance dans laquelle, amé-
liorant sensiblement ses conditions, il offrait aux
ouvriers un salaire quotidien de i fr. 50 avec pro-
messe d'augmentation, et sans menace de mettre tous
les autres à l'amende si l'un d'eux refusait de tra-
vailler.
SON EXCELLENCE LE GÉNÉRAL DE DIVISION.
Tout le monde, dans le pays, connaissait cette
histoire, que le lieutenant ne se faisait pas faute de
;-aconter; et l'on se demandait avec quelque inquié-
tude — le curé, tout le premier — quelle en serait
la suite.
Au bout d'une huitaine de jours, M. Finet était
dans sa cour, une calotte sur la tête et ses lunettes
sur le nez, faisant tranquillement sa lecture. Voilà
que, soudain, le lieutenant se présente, blême, et,
d'une voix que la colère faisait trembler, lui dit :
— Monsieur le Curé, Son Excellence le général
de division veut vous parler.
En effet, le général était à la porte du presby-
tère, dehors, avec tout un état-major. Le curé se
dirige vers lui, accompagné de « son » lieutenant;
et ce dernier, prenant la parole, l'accuse, en présence
du général, de pousser les ouvriers à la révolte.
94 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
L'abbé Finet veut protester contre cette accusation
qui s'accordait mal avec les faits; mais le général
lui impose silence et ajoute d'un ton qui ne souf-
frait aucune réplique :
— Vous ferez un an de prison dans les prisons
de l'Allemagne!
Et, tandis que tout le groupe, là-dessus, se dis-
perse, le « condamné » rentre chez lui, se deman-
dant ce qui allait arriver. Voici, en deux mots,, ce
qui arriva. L'ordonnance du lieutenant eut, sur ces
entrefaites, une altercation plutôt vive avec un ar-
tilleur qui était en même temps, hélas! un de ses...
« concurrents » et le tua net : à la suite de cet
événement, les dragons de l'endroit, y compris le
lieutenant, furent mis à pied, c'est le cas de le dire,
et envoyés dans les tranchées d'en face; et i'on n'en-
tendit plus jamais parler de M. le lieutenant Traîné.
Restait son Excellence le général de division : il ne
donna pas, lui non plus, de ses nouvelles. A M. le
Curé de Sailly-Saillisel qui s'informait un jour de
son état de santé, un jeune abbé allemand répondit
qu'on lui avait fendu l'oreille...
CHAPITRE IV
Autour des mairies.
La vie communale. — Une lettre datée de Guillemont. — Dès le
matin... — Ni dimanches ni fêtes. — Des agents, munis de
sonnettes... — Personnes « sus nommées. » — Un homme dans
une armoire. — Comment ! vous tolérez de pareilles choses ! —
Trois millions s<ept cent vingt mille francs. — Otez votre cha-
peau ! — Il nous les faut dans les 48 heures. — Qu'allons nous
devenir, mon pauvre ami? — Madame, je viens vous faire mes
adieux.
LA VIE COMMUNALE.
Sous l'autorité absolue de la Commandanture,
que deviennent les autorités locales? Quel est leur
rôle? Comment, au milieu de conjonctures si nou-
velles, se réorganise, autour des mairies, la vie
communale?
, Des exemples particulièrement suggestifs nous le
feront voir.
96 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
UNE LETTRE DATEE DE GUILLEMONT.
Un curieux « croquis », publié par un journal
français d'après un correspondant allemand de la
Gazette de Francfort (i), va nous aider à saisir, à
ce point de vue, la physionomie d'un village envahi.
Transportons-nous à Guillemont, petit bourg- de
300 habitants, situé à 2.500 mètres des tranchées
françaises, dans la région de Combles.
Le maire, M. Frévin, est malade : sa femme doit
le suppléer dans ses fonctions. Et, certes, ce n'est
pas une sinécure! « Il lui faut, explique ce témoin,
pourvoir aux réquisitions de blé, de paille, d'avoine,
de viande, de bois, de pommes de terre, écouter les
doléances de la populaiton qui compte encore 300
têtes — et quelles têtes! — et modérer l'exigence
de nos chefs. »
Et Dieu sait de quelles « exigences » et de quels
caprices de tels « chefs » sont capables!
DES LE MATIN...
Voulons-nous savoir, par le menu, comment
s'écoulent alors les journées d'une « mairesse »?
Ecoutons notre rapporteur :
« Dès le matin, le commandant procède à l'appel
(i) Journal àa Débats du 7 mai igiô.
AUTOUR DES MAIRIES 97
des hommes, vieillards, enfants ou réformés, pour
régler le travail du jour. Qu'il neige, qu'il pleuve
ou qu'il gèle, la mairesse est là pour discuter les
excuses de chacun. Celui-ci est souffrant; celui-là
a sa femme qui accouche; M. Matte doit aller à
Péroone; Mme Beuchard a besoin de son mari pour
fendre du bois. I^ commandant n'entend pas le fran-
çais, la mairesse ignore l'allemand. Pourtant, au
bout d'une demi-heure, tout cela est réglé.
Arrive le médecin militaire, qui doit visiter les
malades civils. Où habitent-ils? La mairesse accom-
pagne le médecin de maison en maison; elle veille
à ce que les chambres soient chaudes, à la distri-
bution des vivres et des remèdes.
Elle rentre chez elle. Sur huit pièces dont se com-
pose sa demeure, sept sont occupées par des soldats
allemands; la dernière sert à la fois de chambre à
coucher, de cuisine et de salle à manger à la fa-
mille du maire; elle est aussi le bureau de la mairie.
Mme Frévin prépare le repas elle-même et elle nour-
rit encore six femmes de mobilisés, dont quelques-
unes ont des enfants.
NI DIMANCHES, NI FÊTES.
A deux heures, second appel. Pendant l'après-
midi, il faut voir si les nourrissons ne manquent
pas de lait, retourner chez les malades à qui le mé-
decin peut encore être utile, rendre visite au curé,
qui est à demi mourant, pousser jusqu'à Ginchy, un
village voisin, où il n'y a plus un homme, où le
pain est rare, où les toits sont presque tous dé-
6
98 LA SOMME SOUS L "OCCUPATION ALLEMANDE
truits. La route n'est pas longue; mais le voyage
ne se fait pas sans permission spéciale des auto-
rités allemandes, ni sans risque de recevoir les gre-
nades anglaises et les shrapnells français. Xi di-
manches, ni fêtes, tous les jours sont jours de tra-
vail.
Et la mairesse trouve encore le temps de nettoyer
et de fleurir les tombes, celles des Français et celles
des Allemands. Tout est en ordre chez elle; sa cour
est la plus propre du village; son village est le
mieux tenu de toute la Picardie; on le cite comme
un modèle dans les tranchées du front. »
*
* *
DES AGENTS, MUNIS DE SONNETTES...
Assurément, ce tableau est pittoresque; mais com-
bien incomplet! Et que d'autres soucis troublent le
sommeil des maires î
Cor\^éables à merci, ils doivent se tenir prêts à
répondre, à toute heure du jour et de la nuit, aux
appels de la Commandanture.
Le 3 octobre 191 4, à 9 h. 1/2 du soir, un agent
de police vient sonner à la porte du presbytère de
Péronne, et chez MM. Liné et Marchandise, chargés,
avec l'archiprêtre, d'administrer la ville. Tous trois
s'y rendent sans retard, car tout retard est péril-
leux, et en se demandant qua^nd et comment ils en
reviendraient. On les informe que 2.000 soldats et
400 chevaux vont arriver incessaninisnt et qu'il faut
AUTOUR DES MAIRIES
99
les loger. Il est plus de lo heures du soir. Que faire?
Des agents, munis de sonnettes, s'en vont à tra-
vers les rues de la ville; ils éveillent en sursaut la
population et l'avertissent de se tenir prête à rece-
voir les troupes!
<c PERSONNES SUSNOMMÉES. »
Le II octobre 191 5, à 11 h. 1/2 du matin, cette
fois, nouvelle convocation. M. le chanoine Caron et
M. Liné, administrateur de Péronne, comparaissent,
avec M. Hénocque, maire de Flamicourt, devant
le commandant. Il leur déclare qu'ils sont désignés
comme otages et que, conformément à une récente
ordonnance affichée sur les murs et signée : "von
Below, chef suprême, ils sont responsables, sur leur
vie, de tout acte qui tendrait à détruire les lignes
de chemin de fer.
Et, dès le surlendemain, on peut lire dans toute
.la ville ce placard :
Selon l'arrêté de VA. O. K. 2 du i®'' ocwDre 191 5,
les personnes susnommées sont désignées, dans le
district de la Commandanture de Péronne, pour être
responsables, par leur me, de la sécurité des chemins
de fer envers V armée allemande :
M. Liné, maire de Péronne,
M. HÉNOCQUE, maire de Flamicourt,
M. Caron, archiprêtre de Péronne.
lOO LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
UN HOMME DANS UNE ARMOIRE.
Ou bien, l'autorité allemande a décidé d'envoyer
en Allemagne, après une révision sommaire, tous les
hommes et jeunes gens valides. Le maire doit s'in-
génier pour en « sauver » le plus possible; mais, en
même temps, malheur à lui si l'un d'eux manque à
l'appel!
Dans une commune de la région de Roisel, un
homme, pour échapper au sort qui le menace — et
qui l'épouvante — a la singulière idée de se cacher
dans une armoire. Il est découvert. Et, à défaut du
maire, absent, c'est son suppléant — ou plutôt celui
que les Allemands considèrent d'office comme tel —
qui est rendu responsable et condamné à un long et
douloureux exil.
COMMENT, vous TOLÉREZ DE PAREILLES CHOSES.
Des différends, parfois, éclatent entre certains
habitants et les autorités militaires. Dans ces que-
relles d'Allemands, le maire est appelé à s'inter-
poser, défendant les uns, essayant de calmer la sus-
ceptibilité des autres.
« Un habitant de Feuillancourt, nous rapporte le
chanoine Caron (ii août 191 5), demande pour lui et
sa femme, un laissez-passer pour Cléry. Le Com-
mandant remarque que les noms diffèrent. Il en fait
l'obserA'ation au maire :
— Est-ce que ce n'est pas le mari et la femme?
AUTOUR DES MAIRIES lOI
— Oui et non, répond le maire : ils vivent en-
semble, mais... ils ne sont pas mariés.
— Comment? En France, vous tolérez de pareilles
choses! Faites-les venir.
Ils arrivent croyant qu'on les appelle pour leur
remettre leur laissez-passer.
— Je vous condamne chacun à huit jours de pri-
son, leur dit le commandant.
Ahurissement des deux intéressés.
Le maire fait observer qu'ils n'ont pas de famille
et que si on les met en prison il n'y aura personne
pour leur porter à manger.
— Nous verrons demain. Enfermez-les toujours.
En s'en allant, la femme bougonne croyant ne' pas
être entendu :
— Mais il ne va tout de même pas nous laisser
mourir de faim, cette crapule-là.
Le commandant saisit au vol le dernier mot. Il rap-
pelle la femme :
— Comment? vous me traitez de crapule?
Voyant venir l'orag-e, le maire s'empresse d'in-
tervenir, et bon enfant :
— Mais non, mon commandant. Vous n'avez pas
bien compris. Elle a dit : « Le commandant n'est pas
une crapule : il ne nous laissera pas mourir de faim. »
Pas très convaincu, le commandant ajoute quatre
jours à la femme. »
TROIS MILLIONS SEPT CENT VINGT MILLE FRANCS.
Enfin, le grand supplice : les contributions de
guerre !
6.
I02 LA SOMME SOUS L'OCCUPATION ALLEMANDE
Pour les maires, quel casse-tête chinois! Plus ils
versent d'argent, plus on leur en réclame. A Pé-
ronne, en septembre 191 4, les Allemands se con-
tentent d'une indemnité de 20.000 francs. Le 30 octo-
bre suivant, ils exigent 135.000 francs qui, d'ail-
leurs, se trouvèrent, après d'innombrables marchan-
dages, réduits à 36.000 francs, somme fort honnête,
déjà!
Mais, vovons la suite :
« Jeudi 2 septembre 191 5.
Les Allemands nous demandent une nouvelle con-
tribution de guerre.
Ne pouvant plus facilement faire de réquisitions en
nature, puisqu'ils ont épuisé toutes les ressources
des régions envahies, ils exigent maintenant, pour
l'entretien de leurs troupes, une contribution, à rai-
son de I franc par soldat. Ils disent que la pre-
mière armée bavaroise comprend 62.000 hommes et
ils demandent aux communes occupées par elle une
somme de 62.000 francs par jour ou 1.860.000
francs par mois, avec effet rétroactif jusqu'au
!*"■ juillet. Nous devrions donc verser actuellement
3.720.000 'francs. Excusez du peu.
La première armée occupe quatre-vingts com-
munes, réparties en cinq districts : Péronne, Mar-
chélepot, Athies, Roisel, Epehy.
Pour les besoins de la cause, le général Hylander
nomme M. Marchandise préfet, avec mission de no-
tifier aux intéressés, de préparer et de verser à l'in-
tendance la nouvelle contribution.
Cette nomination était communiquée aux 00m-
AUTOUR DES MAIRIES IO3
mandantures depuis huit jours, il n'y avait que l'in-
téressé qui n'en savait rien. Oh! délicatesse alle-
mande!
Les maires et les conseillers municipaux des deux
districts de Marchélepot et Péromie étaient convo-
qués aujourd'hui pour recevoir communication des
exigences allemandes et aviser aux moyens d'y sa-
tisfaire.
La réunion, à laquelle j'assistais, eut lieu à une
heure dans la salle des mariages à l'hôtel de ville,
sous la présidence de M. Marchandise, assisté de
quatre officiers d'intendance.
Comme à Curlu <et Estrées-Deniécourt il n'y a plus
d'hommes, les commandants de ces deux communes
ont désigné deux femmes pour remplir les fonctions
de maire. Elles assistaient à la réunion.
L'assemblée vota la création de « bons de guerre »
que l'autorité acceptera en paiement de la contribu-
tion qu'elle exige. »
« OTEZ VOTRE CHAPEAU î »
Et, pour faire face à de telles exigences, — pour
donner ce qu'ils n'ont pas, — quelle patiente ingé-
niosité doivent déployer les maires!
Un jour du mois de février 191 6, M. l'abbé Char-
lier, curé-doyen de Roisel, reçoit l'ordre de se pré-
senter à la Commandanture. Que se passait-il en-
core? Instruit par dix-huit mois d'une très dure
expérience, il ne se le demandait pas sans inquié-
tude. Il se rend chez le commandant, et, en traver-
sant la véranda qui donnait accès au bureau de l'of-
I04 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
ficier, il y examinait les dégâts dont elle avait souf-
fert, lorsque, soudain, il s'entend interpeller d'une
voix brutale :
— Otez votre chapeau! lui criait-on.
C'est le commandant lui-même qui tirait de ses
patriotiques méditations le curé de Roisel et l'ap-
pelait dans une pièce où déjà étaient réunis le
maire et deux ou trois notables de la commune.
IL NOUS LES FAUT DANS LES 48 HEURES.
Le commandant, entouré d'une douzaine d'offi-
ciers, ouvre la séance :
— Messieurs, dit-il, veuillez vous asseoir!
Et, avec toutes sortes de circonlocutions oratoires,
il leur annonce qu'il est chargé, par ordre des auto-
rités supérieures, de remplir auprès d'eux une mis-
sion bien fâcheuse. Il est obligé de leur demander
une contribution. C'est dur, il le sait bien, mais
c'est la guerre Et, dans les 48 heures, il faut que
ces messieurs trouvent et lui apportent... 54.000
francs, plus s'ils y tiennent, mais pas moins!
Le curé, le m.aire et les notables, devant une si
exorbitante prétention, se récrient :
— Monsieur le Commandant, fait observer
M. l'abbé Charlier, une telle contribution est exa-
gérée pour nous : ces 54.000 francs représentent
30 francs par tête d'habitant; il nous sera impossible
de trouver une telle somme.
L'adjudant intervient :
AUTOUR DES MAIRIES IO5
— Monsieur le Curé, dit-il, l'Eglise est riche :
vous pouvez contribuer.
— Si vous connaissez un peu l'histoire, réplique
M. Charlier, vous devez savoir que les églises, au-
jourd'hui, n'ont plus rien.
— Il y a bien encore quelques petites réserves,
observe l'adjudant.
Et la discussion continue :
— Votre perruquier, explique le commandant,
fait la barbe à nos soldats : il peut bien payer
30 francs.
— C'est possible, mais d'autres ne le peuvent pas.
— Il n'importe : vous ferez ce que vous voudrez :
il nous faut les 54.000 francs dans 48 heures.
Et la séance est levée.
qu'allons-nous devenir, mon pauvre ami!
Les autorités de Roisel étaient, on le conçoit, dans
une angoisse extrêmic :
— Qu'allons-nous devenir, mon pauvre ami? de-
mande à M. l'abbé Charlier, le maire de Roisel, à
qui la guerre enseignait les douceurs de l'union
sacrée : ils vont brûler le pays ou nous ^envoyer en
Allemagne. Puis, il insinue :
— Ne pourriez- vous pas aller trouver Mme N...?
Et il cite le nom d'une vénérable octogénaire, bien
connue de tous les habitants, et qui, au cours d'une
précédente contribution, avait avancé une première
fois à la commune une somme importante.
— J'essaierai, dit simplement M. le Curé.
I06 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
Et, sans perdre une minute, il se rend chez
Mme N...
MADAME, JE VIENS VOUS FAIRE MES ADIEUX î
— Madame, lui dit-il à brûle-pourpoint, je viens
vous faire mes adieux.
— Vos adieux? Comment? Qu'est-ce cela veut
dire?
— Oui, mes adieux : je vais aller en Allemagne.
? ??
— Voici : les Allemands nous imposent une con-
tribution de guerre exorbitante; comme la commune
ne trouvera pas de quoi la payer, je m'attends à ce
qu'ils m'emmènent, et je me prépare à partir.
Mme N... réfléchit un instant :
— Monsieur le Doyen, dit-elle d'une voix ferme,
vous ne partirez pas.
— Je ne partirai pas? Mais savez-vous, Madame,
qu'ils réclament plus de 50.000 francs?
— En effet, dit Mme N..., c'est beaucoup.
Et, après une absence de quelques minutes, elle re-
vient avec une enveloppe qu'elle tend au doyen de
Roi sel :
— Je ne puis, lui dit-elle avec regret, vous re-
mettre que cela!
L'enveloppe contenait 40.000 francs. Grâce à cette
avance, généreusement consentie à la commune de
Roisel par cette femme de bien, la contribution de
guerre fut payée.
CHAPITRE V
Autour des clochers.
Les curés picards
Curé par la grâce de... — Je me rendais un beau matin. — « L'a-
pôtre de la Germanie. »> — Les rendez-vous du Parc aux poules.
— Et comme tout marche militairement. . . — Les monitions du
factionnaire. — Quelques anecdotes. — Mais, le député parti...
— A Nesle et ailleurs. — Que viennent faire ces gens-là? —
Ambulances, magasins, écuries. — Le roi désire visiter l'église
— « Ahl vraiment! » dit le roi. — En tout cas, il ne pourra pas
dire... — Un Suh tuum pour la Russie.
CURE PAR LA GRACE DE...
Se souvient-on du curé de Curlu, l'abbé Prévost,
à qui un sous-officier allemand était venu dire, un
matin d'octobre 191 4 : « Vous, prendre votre man-
teau? » La recommandatioTi n'était pas inutile, car
le malheureux curé partait, à son insu, pour un bien
I08 LA SOMME SOUS l'OCCUPATIOX ALLEMANDE
long voyage, pour un voyage si long que jamais plus
il ne retrouverait debout son église et son presby-
tère.
Nous l'avons laissé naguère à Péronne. Lui-même
va nous raconter, dans un récit qui éclaire d'un
jour curieux certain aspects de l'occupation alle-
mande, comment il y est devenu, par la grâce de la
Commandanture, « curé » intérimaire de la paroisse
voisine de Bouchavesnes.
JE ME RENDAIS, UN BEAU MATLN...
« Voici comment, de par l'autorité allemande et
avec l'agrément de l'archiprêtre de Péronne, je fus,
durant mes sept mois de captivité, curé de Boucha-
vesnes et aumônier de Bavarois catholiques, de no-
vembre 1914 au 25 avril 1915.
C'était au début de novembre 1914. Je me ren-
dais, un beau matin, au faubourg de Paris pour y
visiter des paroissiens de Curlu réfugiés là chez des
parents; je venais de passer le pont du moulin Da-
may quand j'entends une voiture s'arrêter près de
moi :
— Mon Père, mon Père, s'écrie, en français, un
sous-offîcier bavarois, ne seriez-vous point, par
hasard, un prêtre de Dom Bosco? Votre barrette et
votre barbe me rappellent un Père de la iViaison des
Salésiens de Montpellier où j'étais pensionnaire étu-
diant avant la guerre.
— Je n'ai pas cet honneur. Monsieur l'Officier r
je suis tout simplement le petit curé de Curlu, em-
AUTOUR DES CLOCHERS IO9
mené ici brutalement le 13 octobre par les Prussiens
installés dans mon presbytère. Séparé de mes pa-
roissiens, je fus recueili par M. le Doyen de Pé-
ronne, chez qui je loge.
Mon sous-officier m'explique qu'il est cantonné à
Bouchavesnes et qu'il vient à Péronne, de la part de
son commandant (catholique), pour demander à la
Commandanture de Péronne d'y envoyer chaque di-
manche un prêtre qui y célébrerait les offices pour
les soldats catholiques de ce village où il n'y a pas
d'aumônier. Nous causons un peu des tristesses de la
guerre : il me dit le bon souvenir qu'il garde des
Pères de Montpellier, puis il me demandei d'entendre
sa confession : il sera à l'église à 2 heures, temps
allemand.
« L APOTRE DE LA GERMANIE. »
Deux jours après cette rencontre, mon Bavarois
sonne à la porte de M. l'Archiprêtre et demande le
curé de Curlu.
— De par la Commandanture, me dit-il, vous êtes
désigné pour venir célébrer les offices à Boucha-
vesnes, chaque dimanche, pour les soldats; et, avec
l'autorisation de M. le Doyen, vous pourrez aussi
remplir les actes de votre ministère auprès des ci-
vils; tout est réglé avec Mgr Hoffmann, aumônier-
chef de la division, et M. le Commandant.
Ne sachant que répondre, j'appelle M. l'Archi-
prêtre et je prie le sous-officier d'expliquer à M. le
Doyen ce que l'on veut de moi. Il est décidé que l'on
me prendra en voiture et que l'on me ramènera de
7
IIO LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
même toutes les fois que l'autorité allemande me
demandera. Me voilà donc curé de Bouchavesnes et
aumônier de Bavarois! J'aurai tout fait durant cette
guerre! Et comme, à Curlu, j'avais déjà, durant
trois semaines, commencé à remplir ce genre d'apos-
tolat en confessant les grands blessés allemands qui
étaient soignés dans mon église, le bon chanoine
Caron me décernera désormais le titre d^ Apôtre de
la Germanie. Il faut dire qu'en outre, à cause de ma
vieille barbe, j'étais le confesseur de cinq aumôniers
allemands!
LES RENDEZ-VOUS DU « PARC AUX POULES )>
Chaque dimanche, à 7 heures, on venait, à partir
de la fin de novembre 191 4, me chercher à Péronne :
souvent, c'est le sous-officier bavarois à qui je devais
ma « nomination » qui avait cette charge. Le rendez-
vous était, d'ordinaire, près du Quinconce, en un
endroit entouré d'un grillage en fil de fer où les
Allemands faisaient garder, par un factionnaire en
armes, de deux à trois cents poules destinées à la
table de MM. les officiers. (Le sous-officier me di-
sait : « La voiture vous prendra, à telle heure, au
Parc aux Poules. »)
A 8 heures, on me descendait à la porte du
commandant de place de Bouchavesnes; et, après
l'avoir salué, je me rendais seul à l'église où m'at-
tendaient habituellement trente ou quarante soldats
qui voulaient communier. Je devais en confesser une
bonne vingtaine : les autres s'étaient confessés dans
le courant de la semaine à un Bénédictin allemand.
AUTOUR DES CLOCHERS III'
Voici comment j'arrivais à confesser facilement les;
soldats ne parlant pas le français. Chez ces gens-là,
tout était prévu : mes pénitents avaient, sui" une-
petite feuille imprimée, un « Examen de cons-
cience » en allemand et en français; ils indiquaient
par une petite croix les fautes commises et venant
ostensiblemient, en pleine église, se mettre à genoux,
près de moi, ils me tendaient leur papier : je voyais
tout de suite de quoi il s'agissait. Au verso de cette
petite feuille fse trouvait l'indication — an allemand
et en français, toujours, — de certaines prières : je
pouvais sans peine leur donner une pénitence. Quelle-
organisation!
ET COMIME TOUT MARCHE MILITAIREMENT...
A 9 heures précises, la messe commençait. Sur ma
demande, le commandant avait permis aux civils,
d'y assister, et comme chez les Allemands tout
marche militairement, lorsque des civils (des hommes)'
y manquaient sans motif sérieux, ils étaient conduits
aux travaux des champs, le dimanche suivant, sous
la conduite d'un chef protestant (le service protestant:
avait ordinairement lieu l'après-midi). Il y avait là
aussi une trentaine de jeunes gens de i6 à 20 ans de
Saint-Quentin et du Quesnoy (Nord) gardés comme
prisonniers et travaillant sur les routes. Pauvres
jeunes gensi Ils étaient parqués dans une ferme
abandonnée où, seul, j'avais le droit de les visiter.
J'avais obtenu pour eux l'autorisation d'assister à
la messe : ils y étaient conduits et gardés par utk
soldat, baïonnette au canon!
112 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
Dans l'église, les soldats occupaient la grande nef :
les officiers supérieurs se plaçaient près de la chaire.
Les civils étaient dans la petite nef de gauche. Pen-
dant la messe, les soldats chantaient le Kyrie, le
Gloria, le Credo, le Sanctus et VAgiitis.
Au prône, on me faisait réciter la prière du Pape
pour la paix : on m'en avait fait une traduction en
français. Je devais aussi, par ordre du commandant,
dire des prières pour les soldats morts et expliquer
l'Evangile du jour. Je parlais quelquefois du Sacré-
Cœur, de Notre-Dame de Lourdes. Ils me disaient
qu'à Munich on prie aussi devant le Saint-Sacrement,
comme à Montmxartre; mais ils étaient forcés
d'avouer qu'ils n'avaient pas Notre-Dame de Lour-
des. Le commandant me dit un jour :
— Nous, pour la guerre, nous avons beaucoup de
canons, beaucoup de soldats très disciplinés; mais
vous, Français, vous avez Notre-Dame de Lourdes
et Paray-le-Monial.
Et je ne pouvais jamais, sans un serrement de
cœur, l'entendre ajouter avec un grand geste signi-
ficatif :
— Oh! si la France officielle savait profiter des
avertissements du Ciel!
Je parlais aussi de la Terre-Sainte, de Jérusalem,
où je suis resté cinq ans : cela m'ôtait toute tenta-
tion de prêcher sur la guerre. Du reste, j'étais
averti par un Allemand que mes paroles étaient sur-
veillées de près : je ne devais pas oublier que le
curé de Curlu était accusé d'avoir donné des rensei-
gnements aux Français par des signaux faits du
haut du clocher de son église, et par des billets
AUTOUR DES CLOCHERS II3
placés dans des bouteilles jetées dans le courant de
la Somme et trouvées au moulin de Fargny par les
Français!
LES « MUNITIONS » DU FACTIONNAIRE.
Après la messe, il fallait donner la bénédiction du
Saint-Sacrement : les soldats chantaient O Salutaris,
Ave Maria, Tantum ergo. Je faisais ensuite le caté-
chisme aux enfants. Le soldat chargé de leur surveil-
lance pendant les offices me signalait ceux qui
n'avaient pas été sages; il se chargeait souvent lui-
même de leur faire de vertes monitions et leur indi-
quait la manière de bien se tenir à l'église.
A midi, je prenais, dans les premiers temps, mon
repas au casino des officiers : on m'autorisa plus tard
à les prendre chez une excellente paroissienne,
Mme Magnier. Dans l'après-midi, je visitais les ma-
lades. Pendant ce temps-là, le pasteur venait, à
2 heures, faire à l'église le service pour les soldats
protestants : il poussa un jour la complaisance jus-
qu'à retarder son office de vingt minutes — avec la
permission du commandant, toujours — à cause d'un
baptême que j'avais à faire! Vers 5 heures du soir,
après une journée bien remplie, on me reconduisait
à Péronne.
QUELQUES ANECDOTES.
« Vers la fin de décembre, on m'a demandé un ser-
vice solennel pour les nombreuses victimes d'une
attaque manquée sur Maricourt. Les Allemands appe-
laient Maricourt « le tombeau des Bavarois », et le
114 ^'^ SOMME SOUS L OCCLPATIOX ALLEMANDE
moulin de Fargny « le trou de la mort », tant ils
avaient perdu de monde en ces endroits.
Un jour, j'étais allé faire l'enterrement d'une
personne de Bouchavesnes chez qui logeait un chef
allemand : à cet enterrement, il y avait plusieurs
soldats. Voyant le cercueil, couvert de nombreuses et
magnifiques couronnes, je n'ai pu m'empêcher de de-
mander d'où elles venaient : comme certains habi-
tants ont l'habitude de conserver chez eux les cou-
ronnes placées d'ordinaire sur les monuments funè-
bres et de les porter au cimetière seulement pour le
jour des morts, les Allemands, qui avaient découvert
ces couronnes dans les armoires ou les greniers,
n'avaient trouvé rien de mieux que de les offrir, à
bon compte, à la pauvre morte!
Un dimanche, pour la bénédiction du Saint-Sa-
crement, le soldat qui remplissait la fonction de sa-
cristain m'avait mis sur les épaules un vieux voile
hors d'usage. Après l'office, je lui demande ce qu'est
devenu le voile des dimanches précédents : il me dit
que, durant la semaine, un aumônier allemand est
venu confesser et l'a emporté à Combles, ainsi
qu'une étole et une bourse pour les saluts. A mon
retour de Bouchavesnes, je rencontrais réguliène-
ment Mgr Hoffmann, résidant à Combles, qui reve-
nait de Péronne où il se rendait chaque dimanche. Je
dénonce donc mon « voleur » à Mgr Hoffmann que
je salue en chemin :
— L' aumônier , me répond le prélat, est un Prus-
sien, vous rentrerez en possession de vos orne-
ments!...
En effet, le dimanche suivant, voile, étole et bourse
AUTOUR DES CLOCHERS II5
étaient revenus à leur place : Mgr Hoffmann est Ba-
varois! »
MAIS LE DÉPUTÉ PARTL..
Bien rares sont les prêtres qui, à l'instar du
« curé » de Bouchavesnes, peuvent aller, accompa-
gnés ou non d'une sentinelle armée, dans toutes les
localités où les appelle leur ministère.
Jusque vers le 15 août 191 5, M. l'abbé Lacome,
curé de Mesnil-en-Arrouaise, est autorisé à se rendre
dans ses annexes de Manancourt et d'Etricourt
pour y célébrer les offices : il doit cette faveur à la
présence d'un aumônier catholique qui, « dans le ci-
vil », exerçait les fonctions de... député.
Mais le député parti, impossible d'obtenir un
laissez-passer. Le curé veut savoir pourquoi :
— Parce que c'est défendu, se contente de lui ré-
pondre le commandant.
C'est ainsi que, pendant des mois, il n'y eut,
dans les annexes de Mesnil-en-Arrouaise, ni caté-
chismes pour les enfants, ni visites de malades et de
mourants, ni administration des sacrements, ni offi-
ces, ni services d'enterrement : « Les gens qui mou-
raient, on les enterrait comme des chiens.'.. »
En 1916, cette situation devint générale et ne com-
porta plus que dd fort rares exceptions.
Il6 LA SOMME SOUS L^OCCUPATION ALLEMANDE
A NESLE... ET AILLEURS.
Sur le territoire même de la paroisse principale, les
difficultés sont nombreuses.
A Nesle, jusqu'en février 191 5, les cortèges fu-
nèbres sont considérés comme des attroupements
et, à ce titre, interdits : les morts sont emmenés au
cimetière sans que personne soit admis à suivre
leur cercueil.
Au début de mai 1916, à l'occasion d'une com-
munion solennelle, le vicaire avait demandé à la Com-
mandanture l'autorisation, pour les enfants, de se
rendre en procession, suivant l'usage, jusqu'à la pe-
tite chapelle de Notre-Dame des Remparts, située à
l'intérieur même de la ville; il obtint la réponse sui-
vante dont il dut se contenter :
3-5-1916.
A Monsieur Carette,
M. le Commandant ne vous donnera la réponse
que plus tard, au sujet de la procession.
Orts-Kommandantur,
Nesle.
« QUE VIENNENT FAIRE CES GENS-LA? »
Un jour, deux paroissiens de Miraumont (région
d'Albert) viennent visiter leur curé, M. l'abbé
Boyenval, qui les reçoit dans l'unique pièce de son
AUTOUR DES CLOCHERS II7
presbytère dont il pouvait encore disposer. L'en-
tretien se prolonge. Soudain, la porte s'ouvre.
C'est le médecin-inspecteur général du service de
santé :
— Sortez! dit-il, en s'adressant aux deux parois-
siens de M. l'abbé Boyenval.
Et il les met à la porte sans aucune cérémonie;
puis, se tournant vers le curé, il ajoute :
— Que viennent faire ces gens-là? Ils ne) viennent
pas comploter contre nous?
AMBULANCES, MAGASINS, ECURIES.
En de nombreuses paroisses les églises sont en-
levées au culte et transformées en ambulances,
comme à Monchy-Lagache (région de Ham), en
cantonnements pour les troupes de passage, ou
même en magasins, comme à Guillemont, ou en
écuries comme à Etalon (région de Roye) et Manan-
court (environs de Combles).
A Roisel, le doyen est contraint d'abandonner
son église dont les bancs sont démontés et brûlés :
pour célébrer les offices, il ne lui reste que la sa-
cristie. Encore en est-il chassé et doit-il se réfugier
à l'hôtel de ville où une salle du deuxième étage est
aménagée en chapelle provisoire. Sur les instances
d'un aumônier, on finit par lui rendre la sacristie.
Lorsqu'il y avait un enterrement, le corps était
porté directement au cimetière.
Dans la même région, à Bernes, le curé doit se
contenter, pour célébrer la messe, d'un réduit qu'on
7.
Il8 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
a consenti à lui abandonner dans son propre pres-
bytère.
Il en est de même à Guillemont, où le curé, du-
rant l'hiver et le printemps de 191 5, célèbre la
messe, chez lui, sans que personne, parmi ses pa-
roissiens, soit autorisé à y assister.
A Athies, les autorités militaires se livrent, dans
l'église, à des perquisitions fréquentes jusque sous
les autels et dans les tabernacles.
A Flers-les-Combles, le curé, à partir du 27 octo-
bre 19 14, est relégué dans un coin de son presby-
tère, occupé dès lors par un état-m.ajor à la tête
duquel est un Berlinois, le général von Pavel. Aucun
paroissien, à l'exception des enfants, n'est autorisé
à'visiter le curé qui, de son côté, ne peut sortir, soit
pour assurer aux malades les secours de son minis-
tère, soit pour faire un enterrement, sans une per-
mission expresse!
Dans nombre d'églises, des concerts profanes
sont organisés, à l'heure même où, parfois, des
offices religieux avaient été annoncés : des officiers,
des diaconesses protestantes, des infirmières vien-
nent, en dépit des curés, s'y récréer aux sons de la
musique allemande.
*
LE ROI DESIRE VISITER L EGLISE.
T^ 22 octobre 1914, des soldats, en l'absence de
l'archiprêtre de Péronne, obtiennent les clefs de la
tour Saint-Jean : c'est le nom que l'on donnait
AUTOUR DES CLOCHERS II9
au gracieux clocher qui dominait l'église. Le sur-
lendemain, quatre soldats, l'arme au bras, pénè-
trent dans rég"lise, pendant un salut; deux sous-
officiers les guident : ils vont monter la garde dans
la tour où ils ont étendu un matelas et de la
paille. Un autre soldat monte la garde sous le por-
che, à l'intérieur.
Tous les soirs et tous les matins, durant des mois,
la même scène se renouvelle.
Le 6 février suivant, le roi de Bavière, qui se
trouvait à Péronne, visite l'église et y rencontre
l'archiprêtre.
(( Vers II h. 1/2, rapporte le chanoine Caron,
j'allai, comme tous les samedis, porter leis annonces
à l'église. Guillot me dit qu'un officier venait de lui
ordonner d'ouvrir la porte de l'église parce que le
Roi allait arriver. Au même instant, le Roi entra,
entouré de plusieurs officiers supérieurs. L'un d'eux
se détacha du groupe, s'avança vers moi et me dit :
— Le Roi désire visiter l'église.
J'allai à sa rencontre et, m'inclinant, je lui dis :
— J'ai l'honneur de présenter mes hommages
respectueux à Votre Majesté.. Je serai honoré de
l'accompagner dans la visite de l'église.
Nous nous trouvions à l'entrée du chœur devant
les reliques de saint Fursy. Le Roi me demanda
quelques explications, puis nous nous dirigeâmes
vers le sanctuaire qu'il admira. A l'autel de la
Sainte Vierge où se trouvait le Saint-Sacrement, il
s'agenouilla et fit un acte d'adoration.
La peinture murale de la chapelle du Sacré-Cœur
attira son attention. Il en parla, ainsi que des vi-
120 LA SOMME SOUS L'OCCUPATIOX ALLEMANDE
traux et des voûtes qu'il trouva très belles, en con-
naisseur.
« ah! vraiment! » dit le roi.
A un moment, k roi me dit :
— J'ai remarqué que la ville a beaucoup souffert
de la guerre. Je vois avec plaisir que votre belle
église a été épargnée.
— Oui, Sire, jusqu'ici. Mais j'ai peur pour l'ave-
nir. Ce matin on a placé une mitrailleuse sur la
tour. J'ai peur que ce ne soit un danger pour
l'église.
— Ah! vraiment, répondit-il.
Et... ce fut tout.
Nous étions arrivés au bénitier. Le Roi me re-
mercia. Je m'inclinai et il sortit avec sa suite.
C'est égal, je ne m'attendais pas à recevoir le Roi
de Bavière et à lui faire visiter l'église... en pan-
toufles. Car, en allant porter les annonces à l'église,
je; ne prévoyais pas ce qui allait arriver et j'étais en
costume d'intérieur. Ma foi, tant pis! C'était aux
Allemands de m'avertir. Ces gens-là ne savent rien
faire convenablement.
EN TOUT CAS, IL NE POURRA PAS DIRE...
La mitrailleuse a été descendue de la tour. Il
est probable qu'on ne l'avait montée qu'en vue de
la visite du Roi et pour le cas oij des aéroplanes
français seraient venus sur\^oler Péronne pendant la
revue. Mais, ce qui s'est fait une fois, peut recom-
AUTOUR DES CLOCHERS 121
mencer, ce ne sont pas les scrupules qui étouffent
les Allemands. En tout cas, le Roi de Bavière ne
pourra pas dire plus tard qu'il n'en savait rien. »
Le roi parti, la mitrailleuse, naturellement, fut
réinstallée sur la tour Saint-Jean. Au mois d'août
suivant, il y en avait, non pas une seule, mais deux :
leurs affûts, visibles de loin, dépassaient la galerie.
Elles y restèrent jusqu'au 25 novembre 191 5.
*
* *
UN « SUB TUUM » POUR LA RUSSIE.
Pauvres clochers! Depuis des mois, ils étaient
muets lorsque, soudain, le 4 juin 191 5, les cloches
s'ébranlent de nouveau, sur l'ordre de la Comman-
danture, et de joyeuses volées retentissent : les
Allemands venaient de prendre Przemysl! Puis, le
23 juin : — Tiens, disaient ce jour-là les habitants
de Péronne, dissimulant leur tristesse dans un sou-
rire : les Allemands sont bien gentils, ils sonnent la
fête de M. le Curé!
Le 5 août, pour la prise de Varsovie, le 6 août,
pour la prise d'Ivangorod, et le 8 août encore, à
l'occasion de quelque autre défaite russe; mais
c'était un dimanche : « Mes frères, dit au prône de
la grand 'messe M. l'Archiprêtre de Péronne, nous
chanterons, après la messe, un Suh tuum pour la
Russie! »
CHAPITRE VI
Autour des clochers.
Les aumôniers allemands
e Commandant baisse pavillon. — Notre Rédemptoriste est très
bien. — J'aime mieux être Français et pauvre. — M. le Vicaire
n'aime pas le pain blanc. — Pour convertir les Français. —
Cappoucchinous. — Une « Sainte Cène» dans une église. — Il
conquit jusqu'à ^a chaisière.— Un curé militaire. — Un con-
fesseur extraordinaire. — Nous sommes des Allemands. — M. le
curé lit les affiches. — Une «< petite chanson. » — Immédiate-
ment et sans délai.
LE COMMANDANT BAISSE PAVILLON.
Là OÙ l'église leur est laissée, les curés doivent
en partager l'usage avec les aumôniers catholiques
ou protestants de l'armée allemande. Et comme
l'autorité militaire est souveraine, il lui arrive d'émet-
tre des prétentions qui, par la force des choses, dé-
terminent des conflits.
124 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
Voici un exemple bien suggestif : nous l'em-
pruntons aux notes du curé de Péronne :
« Dimanche ii octobre 191 4, 11 h. 1/2 du matin.
A 9 heures, a eu lieu une messe militaire. Le com-
mandant, naturellement, sans m'avertir, avait pris
l'heure de notre grand 'messe. Ce fut le père Jésuite
qui est chez moi qui m'en avisa. On ne l'avait pas
consulté non plus et lui-même était très ennuyé, car
le commandant lui avait dit qu'il ne voulait qu'une
seule cérémonie à laquelle assisteraient tous les
soldats, sans distinction de religion, et pendant la-
quelle prêtre catholique et ministre protestant offi-
cieraient l'un après l'autre. Si cette manière de
faire convient aux protestants, elle est tout à fait
inacceptable pour les catholiques.
Le père Jésuite, qui est un .homme de principe et
de volonté, fit des observations respectueuses. Le
commandant ne voulut rien entendre. Le lendemain
matin, il lui fit porter une lettre dans laquelle il
disait que la décision prise par la Commandanture
était contraire à la liberté de conscience des catho-
liques et des protestants et que si elle était main-
tenue il serait obligé, lui et les cinq autres aumô-
niers catholiques qui sont à Péronne, d'adresser
une protestation au cardinal de Munich, aumônier
général de l'armée bavaroise.
Devant cette fermeté, le commandant baissa pa-
villon. Il fut répondu que les protestants étaient
libres de ne pas assister au service catholique et que
les catholiques pourraient sortir avant le service pro-
testant. )>
I>
AUTOUR DES CLOCHERS I25
NOTRE RÉDEMPTORISTE EST TRÈS BIEN.
Voulons-nous connaître quelques-uns de ces au-
môniers? Un témoin de leurs exploits, M. l'abbé
Lenoble, curé d'Estrées-Deniécourt, nous commu-
nique des notes très pittoresques où il a dessiné
leur silhouette.
D'abord, un Rédemptoriste :
« Petit, trapu, barbu, actif, toujours en chemin,
affairé et crotté, fait des offices partout : un véri-
table apôtre, simple et pas gênant, toujours content,
demande calice et ornements, et, oe qui est mieux,
les rapporte. . .
Notre Rédemptoriste est très bien : ardent (il
braille comme un diable en prêchant), pieux : il
assiste à nos saluts pendant lesquels il reste debout
ou à genoux par terre, sans un geste, ni un mou-
vement.
Il ne déteste pas la France, mais au contraire
l'admire, semble la connaître. Il me demande un
jour les paroles d'un cantique que l'on vient de
chanter et qu'il n'a pas très bien comprises, mais
qui lui plaît; il constate qu'on y demande à la Sainte
Vierge d'épargner à la France « le joug de l'étran-
ger )) et de « conduire nos soldats à la victoire »;
il en sourit, simplement, et me remercie sans ran-
cune. »
j'aime mieux être FRANÇAIS ET PAUVRE.
Un Bénédictin :
126 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
« Sait le français et l'anglais. A beaucoup voyagé
-en France et en Angleterre. Parle avec admiration
des auteurs français. Déplore la guerre et les crimes
et injustices commis par l'armée allemande, les
avoue et veut nous aider, mais, au bout de quel-
ques jours, nous fuit, semble très gêné quand je le
rencontre à l'hôpital. On m'a assuré qu'il aurait
reçu sur les ongles parce que trop complaisant avec
les Français. C'est possible, car les aumôniers,
écoutés et vénérés des soldats, sont en général dé-
daignés et soupçonnés des chefs qui les surveillent
de près. Peut-être n'est-ce qu'un « froussard »?
Je ne sais. N'importe : j'aime mieux être prêtre
■français et pauvre. La chaîne, même dorée, du
clergé allemand me sourit peu. »
M. LE VICAIRE n'aIME PAS LE PAIN BLANC.
Yoici un vicaire de Munich :
« Tête carrée d'Allemand, barbe blonde, . s'in-
vite à déjeuner avec nous, ce qu'on lui accorde vo-
lontiers. Préfère le pain K.K. au pain blanc. Ne
peut comprendre comment les catholiques français
ont pu se tirer de la Séparation : « Chez nous, dit-il,
nous n'aurions plus eu ni argent, ni œuvres. »
Croit au succès final de son pays; mais, quand
nous essayons de lui montrer la position critique de
l'Allemagne, se prend à douter très sincèrement.
Est Bavarois avant tout, vante souvent la famille
royale, qu'il aime, et ne réussit pas toujours à ca-
AUTOUR DES CLOCHERS I27
cher son dédain pour la Prusse €t même l'empe-
reur. »
POUR CONVERTIR LES FRANÇAIS.
Et cet autre, que l'on surnomme « le curé de
Cléry », village où il exerce auprès des « civils )>
son ministère :
« Jeune, élancé, plein d'enthousiasme, est fier de
savoir le français; et, pour le montrer, prêche cha-
que dimanche aux paroissiens, avec force critiques
contre la France. S'étonne que les civils délaissent
ses offices et aillent se confesser ailleurs. S'attire
quelques réponses assez vives de quelques femmes
ou jeunes filles patriotes, leur demande pardon, en
chaire, le dimanche suivant, de les avoir blessées
« involontairement », mais ne réussit guère à se
corriger!... »
« CAPOUCCHINOUS ».
Enfin, un capucin :
« Capoucchinous, disent les soldats. En costume
de son ordre, belle barbe, haute taille, il est affu-
blé d'un chapeau mou aux larges bords, relevé
d'un côté, avec rosette et large ruban violet : une
touche héroï-comique dont les habitants se gaussent.
Est sérieux, mystérieux dans sa démarche, d'un pa-
triotisme farouche et fanatique. Traite un jour les
soldats de « lâches » parce qu'ils ne peuvent pas
<c pourfendre » les lignes ennemies. Sait peu le
128 LA SOMME SOUS l'OCCUPATIOX ALLEMANDE
français, baragouine mal le latin et se fait mieux
comprendre par signes. »
Ce capucin, décidément, était célèbre; car nous
trouvons dans les notes de M. le Curé dei Péronne,
à la date du 3 septembre 191 5, cet autre portrait
du P. Jules :
« Aumônier et capucin, de grande taille; une
barbe superbe, le tout terminé par un chapeau tyro-
lien que n'avaient certainement pas prévu... les
constitutions franciscaines. Il fait très bien en carte
postale, et plusieurs illustrés allemands l'ont
silhouetté. Il est dans nos murs depuis le mois d'oc-
tobre 1914 et il part demain. Son champ de minis-
tère était l'hospice où il avait sa chambre, disait la
messe, confessait nonnes et infirmiers. Signe dis-
tinctif : pieux et très aimé des soldats. Depuis plus
d'un an qu'il était ici, il était presque devenu une
figure péronnaise. Son départ laissera un vide dans...
la garnison. »
UNE « SAINTE CÈNE » DANS UNE ÉGLISE.
Ecoutons ici un autre témoin, M. l'abbé Pré-
vost, curé de Curlu — et de Bouchavesnes :
« A Péronne, nous écrit-il, chaque dimanche —
et quelquefois en semaine — un service protestant
était célébré dans l'église Saint-Jean. D'ordinaire,
le pasteur convoquait son monde vers 8 heures du
matin. Une longue table était placée à l'entrée du
sanctuaire : c'est là qu'était célébrée « la cène ».
AUTOUR DES CLOCHERS I29
Un beau soir, en entrant dans mon confession-
nal, je me frappe dans un tas de bouteilles vides
qui se brisent avec fracas : c'est le sacristain du
pasteur qui, après la cène, avait trouvé commode de
les déposer là pour s'en débarrasser. »
« Ils ont employé plus de six litres de vin, notait
de son côté le chanoine Caron à la suite d'une de
ces cérémonies : le lendemain, la nappe d'autel et le
tapis lui-même étaient tout mouillés et isouillés. »
IL CONQUIT JUSQU A LA CHAISIERE.
« Le Français, né malin », trompait, parfois,
l'ennui d'un long exil en alignant, aux dépens de
ses maîtres, quelques rimes de guerre :
Pasteur, vicaire et capucin,
Tous trois feld-aumôniers de guerre.
Dans notre ville, par le train,
Débarquèrent un beau matin.
Capucin, pasteur et vicaire.
Tout droit arrivant de Bavière,
Jetèrent un regard hautaiji
Sur Péronne et sa rivière.
Certes, plus fiers qu'un Toulousain
Egaré sur la Cannehière...
J'eus à loger, oh! quel honneur!
Capucin, vicaire et pasteur.
LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
Chaque matin, de fort bonne heure,
Le vicaire et le capucin
S'en vont, non loin de ma demeure.
Célébrer Voffice divin.
Notre vicaire, un si bel homme!
Est très aimé du sacristain
Ce qui n'est que justice, en somme.
Car il connaît la façon comme
On doit honorer le gardien.
Des ornements et dvU lutrin...
Bref, il eut si belle manière,
Qu'il conquit jusqu'à la chaisière.
*
UN « CURE MILITAIRE ».
Curés picards et aumôniers allemande se ren-
dent, parfois, de mutuels services, comme en té-
moigne cette lettre adressée, au début de 1916, au
vicaire de Nesle, M. Tabbé Carrette :
MULLER
Kath. Feldgeistlicher
XVII. A. K.
Car. confrater!
Vous excusez, que je viens de demander quelque
chose. J'ai donné du vin pour la messe à M. le Curé
de Voyennes, et je ne pensais pas, que nous-mêmes
AUTOUR DES CLOCHERS 131
— maintenant nous sommes deux curés militaires —
n'avons pas rien du tout pour demain. Pouvez-vous
donner à mon ordonnanz une demi-houteille, vous-
pouvez avoir retour quand je peux.
Toujours à bon souvenir,
MULLER,
Curé militaire.
UN CONFESSEUR EXTRAORDINAIRE^
Dans le hameau de Beaumetz, près de Cartigny,
à partir de l'automne de 1915, il est impossible à
M. l'abbé Gauchin d'obtenir un laissez-passer pour
n'importe laquelle des communes voisines. Un jour,
M. Gauchin va trouver le major allemand et lui
exprime le désir de voir un prêtre pour se con-
fesser :
— Qui voulez-vous? lui demande l'officier.
Pour ne compromettre aucun de ses confrères, si'
facilement suspectés d'espionnage, M. l'abbé Gau--
chin se contente de répondre :
— Un prêtre catholique, peu m'importe lequel.
Huit jours plus tard, il recevait du inajor une note
ainsi conçue :
L'aumônier allemand Père Justin Bettinger vien-
dra vous confesser demai^i à 11 heures.
Jusqu'à son départ (21 août 1916), le bon curé
reçut, par la même voie, de mois en m^ois, le même....
avis de passage!
132 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
« NOUS SOMMES DES ALLEMANDS... >»
Parmi ces « curés militaires », plus d'un cède,
sans grande lutte, à la tentation d'agir comme en
pays conquis.
Nous sommes à Quivières, doyenné de Ham, le
25 décembre 1914. C'est Noël, et personne ne l'a
oublié. Il est un peu plus de 10 h. 1/2; M. le Curé
chante la grand 'messe, à laquelle assiste à peu près
toute la population. Soudain, un mouvement insolite
se produit dans l'église et domine la voix des chan-
tres. M. le Curé, qui est à l'autel, est interpellé
grossièrement :
— Vous êtes un insolent! lui crie un homme.
Cet homme, M. le Curé le reconnaît : c'est un
pasteur protestant, attaché comme aumônier aux
armées allemandes. De quoi se plaint-iP Que l'église
soit occupée à l'heure même qu'il avait fixée, à
l'insu du curé et de ses paroissiens, pour un office
destiné aux soldats. Il ne peut contenir sa colère et,
après avoir injurié le curé, il se tourne vers les pa-
roissiens :
— Nous sommes des Allemands, leur crie-t-il, et
nous le ferons bien voir!
On le voyait déjà, on le vit mieux encore. Derrière
le pasteur allemand, se trouvait un officier allemand
— celui-là même qui comandait les troupes canton-
nés dans le pays. Il intervient à son tour :
— Monsieur le Curé, dit-il, je vous donne deux mi-
nutes pour évacuer votre population.
Le curé et ses paroissiens durent céder à la force.
AUTOUR DES CLOCHERS I33
La grand 'messe fut interrompue; et en ce jour de la
Nativité, le pasteur allemand, demeuré maître de
l'église, put commenter à loisir devant ses coreli-
gionnaires le Pax hominibus honœ voluntatis.
M. LE CURE LIT LES AFFICHES.
Veut-on un autre exemple?
Chaque dimanche, depuis l'occupation allemande,
il y avait dans l'église de Miraumont — comme
dans la plupart des autres — une messe militaire
pour les catholiques, et un service militaire pour
les protestants. Très souvent, dans l'après-midi,
l'église était utilisée comme salle de concert.
Les offices du dimanche matin étaient célébrées
à des heures variables sans que jamais le curé,
M. l'abbé Boyenval, fût prévenu de ces changements
ni par l'aumônier, ni par le pasteur. Il en était ré-
duit, chaque samedi, à consulter les placards affi-
chés, pour les soldats, à la porte de son église. Et
d'après l'heure de ces deux cérémonies, il détermi-
nait l'heure de la messe paroissiale et, avec la per-
mission des autorités, en faisait prévenir les habi-
tants du bourg par le crieur public.
Or, le Samedi-Saint de l'année dernière, vers le
soir, M. le Curé de Miraumont était allé, comme les
autres samedis, lire consciencieusement l'affiche alle-
mande. Service protestant, 8 h. 1/2; messe pour
les catholiques, 10 h. 1/2. Comme le service protes-
tant, à l'ordinaire, ne durait pas plus de quarante
minutes, M. le Curé fixe à 9 h. 1/2 la messe qu'il
8
134 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
comptait chanter pour ses paroissiens et les pré-
vient, comme il avait coutume de le faire, par l'or-
g-ane du garde.
UNE « PETITE CHANSON ».
Le lendemain matin, fête de Pâques, première dé-
ception : le service protestant commence avec dix
minutes de retard. Vers g h. 1/4, néanmoins,
M. l'abbé Boyenval se dirige vers la sacristie : il y
remarque quelques bouteilles de vin blanc et quel-
ques boîtes d'hosties (à peu près semblables aux
nôtres) et n'est pas sans concevoir quelque inquié-
tude. jNIais il se rassure bientôt en entendant les
soldats entonner ce que le pasteur appelait, en son
français, la « petite chanson » par laquelle, d'ordi-
naire, s'achevait la cérémonie. Il ne tarda pas,
d'ailleurs, à voir rentrer le pasteur qui, en l'aper-
cevant, manifeste un certain étonnement :
— Mais, dit-il, aujourd'hui, nous avons la « sainte
Cène! ».
— Combien de temps?
— Quarante minutes.
IMMEDIATEMENT ET SANS DELAI.
Qu'allait devenir, dans ces conditions, la messe
chantée de 9 h. 1/2? M. l'abbé Boyenval décide
d'en faire le sacrifice et de célébrer seulement une
messe basse. Il peut enfin, vers 10 h. 10, monter à
l'autel.
AUTOUR DES CLOCHERS I35
Ses paroissiens, arrivés (au grand désespoir du
pasteur) durant la « sainte Cène », remplissaient
l'église. La messe commence; mais, quelques mi-
nutes avant lo h. 1/2, M. le Curé de Miraumont
reçoit, par l'intermédiaire de son bedeau, l'ordre de
quitter « immédiatement et sans délai » — suivant
la formule connue — le maître-autel où il célébrait la
messe, et d'aller la continuer sur un autel latéral
(l'autel de la Sainte Vierge) afin de faire place à
l'armée catholique allemande. Naturellement, il s'y
refuse. Une fois de plus, le bedeau est renvoyé à la
charge, avec menace de dénoncer le curé à la Com-
mandanture s'il ne cède pas à cette deuxième in-
jonction. Malgré la menace, le curé achève la messe
dans les sentiments que l'on devine et que parta-
geaient ses paroissiens : c'est ainsi que fut célé-
brée, à Miraumont, la fête de Pâques en l'an de
grâce 191 6.
CHAPITRE Vri
Autour des clochers.
L'autorité spirituelle de Vévêque de Namur
Un pli cacheté. — Nous, év^due de Namur. — Nous supprimons,
Nous dispensons, — Nous prorogeons parles présentes... — Le
visa de l'aumônier en chef. — Une lettre du Nonce de Bruxelles,
Sa Sainteté le Pape vous envoie un secours. — Monsieur le
Doyen, je crois que c'est fini. — Je choisis la prison. — Nous
ne voulons pas connaître l'évéque d'Amiens. — Netn !
UN PLI CACHETE.
En temps normal, et, à plus forte raison, dans
les situations exceptionnelles que crée la guerre
dans une paroisse, bien des questions se posent qu'il
est impossible à un curé de résoudre, et pour les-
quelles il lui faut les conseils, l'assistance, l'auto-
rité de son évêque.
Mais, quand on est séparé de l'évéque par d'in-
130 LA SOMME SOUS L CCCUPATIOX ALLEMANDE
franchissables tranchées, où trouver les pouvoirs
et l'appui nécessaires?
Au mois de mars de l'année 1916, tous les curés
de la région envahie de la Somme reçurent, par l'in-
termédiaire des cornmandants locaux, un pli cacheté
qui allait quelque peu les" tirer d'embarras.
NOUS, ÉVÊQUE DE NAMUR.
Ce pli leur venait de l'évêque de Namur,
Mgr Heylen, qui leur accordait, au nom du Saint-
Siège, les pouvoirs et les dispenses dont ils avaient
besoin.
Voici ce texte de cet important document :
ÉVÉCHE
DE NAMUR
NOUS, ÉVÊQUE DE NAMUR.
En vertu des pouvoirs spéciaux que Nous avons
reçus du Saint-Siège pour l'administration spirituelle
des parties occupées des diocèses français qui ne
peuvent plus correspondre avec leurs Evêques :
NOUS SUPPRIMONS, NOUS DISPENSONS.
I. Nous accordons, jusqu'à la fin de la guerre,
les dispenses suivantes, relatives aux préceptes du
jeûne et de l'abstinence :
I. Nous supprimons l'obligation du jeûne et Nous
AUTOUR DES CLOCHERS I39
laissons à la piété des fidèles de faire ce que leurs
forces et leurs moyens permettent.
2. Nous autorisons l'usage de la viande, même
plusieurs fois, tous les jours de Carême, à l'excep-
tion du mercredi des Cendres et du Vendredi-Saint.
Nous dispensons de l'oblig-ation de faire maigre
tous les vendredis de l'année; mais Nous conseil-
lons à ceux qui le peuvent de garder cette absti-
nence.
3. Nous permettons tous les jours . Tusage du
beurre, du laitage et des œufs.
4. Il reste défendu de manger de la viande et du
poisson dans le même repas, non seulement tous les
jours du Carême y compris les dimanches, mais en-
core tous les autres jours de jeûne pendant l'année.
S° Eu égard au petit nombre de confesseurs et
afin que tous les fidèles puissent remplir d'autant
plus facilement le devoir pascal, Nous autorisons
l'accomplissement du devoir pascal depuis le mer-
credi des Cendres jusqu'au dimanche de la Sainte-
Trinité inclusivement.
6. Nous engageons tous les ecclésiastiques à pro-
mouvoir les exercices de piété et la réception fré-
quente des saints sacrements de Pénitence et de
l'Eucharistie.
NOUS PROROGEONS, PAR LES PRÉSENTES...
ÎI. Nous accordons, durante hello, les pouvoirs
suivants relatifs à l'administration des paroisses :
I. MM. les Curés-Doyens des territoires occupés
— et à défaut du doyen, l'ecclésiastique le plus
140 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
âgé — sont autorisés à user, dans l'étendue de
leurs doyennés respectifs, des pouvoirs extraordi-
naires que Nous avons reçus du Saint-Siège, d'ac-
corder toutes dispenses d'empêchements de mariage,
ceux-là exceptés dont l'Eglise n'a pas coutume de
dispenser; ils pourront aussi user de toutes les
autres facultés se rapportant à l'administration des
paroisses, qui seront jugées utiles, notamment de
proroger la juridiction, avec extension aux cas ré-
servées; ces mêmes pouvoirs, Nous les accordons aux
curés, chaque fois qu'il y aura impossibilité de cor-
respondre avec le curé-doyen.
2. Nous prorogeons par les présentes les facultés
quelconques, émanant du Saint-Siège, obtenues an-
térieusement et qui ont expiré et expireront durant
la guerre.
3. Nous autorisons les prêtres à accepter des tren-
tains grégoriens et à célébrer ces messes sans inter-
ruption, le pouvoir étant accordé d'ajourner jus-
qu'après la célébration du trentain les messes fon-
dées ou pro populo.
5. S. S. le Pape Benoît XV a daigné accorder la
sanatio de tous les actes quelconques qui auraient
été, depuis la guerre, entachés d'invalidité ou d'ir-
régularité.
Donné à Namur, le 15 février 191 6.
f Th. Lud., Ep. Namurcen.
LE VISA DE L'aUMONÏER EN CHEF.
Au-dessous des dernières lignes de ce mandement,
les curés pouvaient lire cette mention manuscrite :
AUTOUR DES CLOCHERS I41
Gesehen [vu], accompagnée du cachet du Kath. Feld-
Oherpfarrer des Westheeres; c'était le visa de l'au-
mônier en chef des armées allemandes de TOuest,
attestant, au nom des autorités militaires, la com-
plète innocuité de cet acte épiscopal.
UNE LETTRE DU NONCE DE BRUXELLES.
A deux OU trois reprises, Mg-r l'Evêque de Namur
fit parvenir aux curés de la Somme, par l'intermé-
diaire de la Nonciature de Bruxelles et des com-
mandants de place, une autre missive dont voici le
texte :
NONCIATURE APOSTOLIQUE
BRUXELLES
Chaussée de Wavre, 214
Monsieur le Curé,
Je suis chargé de vous faire parvenir sous ce pli,
de la part de Sa Grandeur Monseigneur Heylen,
évêque de Namur, la somme de marcs, qui
vous est destinée.
Cette somme se décompose ainsi : 120 marcs re-
présentent, pour les quatre mois de juin, juillet, août
et septembre, la somme de 30 marcs qui est allouée
mensuellement à chaque prêtre; les marcs qui
142 LA SOMME SOUS L^OCCUPATION ALLEMANDE
restent sont pour la célébration de messes que
je vous prie de dire le plus tôt possible.
Agréez, Monsieur le Curé, Vexpression de mes
sentiments dévoués.
Bruxelles, le i^^ septembre 1916.
f A. LocATELLi, Arch. de Thés s alo nique,
Nonce apostolique.
Avec prière d'envoyer au retour le bulletin de dé-
charge ci-joint.
SA SAINTETÉ LE PAPE...
Un jour du mois d'avril 1916, M. l'abbé Char-
lier, curé-doyen de Roisel, reçoit la visite d'un adju-
dant, attaché à la Commandanture, nommé Schmitt :
— C'est Sa Sainteté le Pape qui vous envoie un
secours, lui dit l'adjudant en lui remettant un pli
cacheté.
Puis, il demande à M. le Curé de Roisel d'ouvrir
la lettre et de signer l'accusé de réception qu'elle
contient et qui doit être retourné à l'Evêché de
Namur.
MONSIEUR LE DOYEN, JE CROIS QUE G EST FINI.
Quelques jours après, c'était un dimanche, un
soldat prévient M. l'abbé Charlier qu'il y aura dans
l'ég-lise, tout au début de la matinée, deux offices :
l'un catholique, l'autre évangélique, et qu'ils seront
terminés pour 10 heures.
AUTOUR DES CLOCHERS I43
C'était préoisément l'heure fixée pour la grand '-
messe à laquelle devaient assister les paroissiens.
Pour éviter toute difficulté, M. le Curé charge un
enfant de chœur de surveiller les abords de l'église
et de l'avertir dès que l'office des Allemands sera
terminé.
Un peu avant lo heures, l'enfant se présente :
— Monsieur le Doyen, dit-il, je crois que c'est
fini.
M. l'abbé Charlier, pour s'en assurer, se rend à
l'église, entr'ouvre doucement la porte, n'entend
plus aucun bruit et se dit : En effet, c'est fini.
Il se dirige donc, par une allée latérale, vers la
sacristie. Mais, à peine est-il entré qu'il entend le
son d'une musique instrumentale : c'est le morceau
de sortie, pense-t-il. En traversant le sanctuaire, il
aperçoit le pasteur qui, adossé contre l'autel et
tourné vers la tribune de l'orgue, paraissait écou-
ter les musiciens. Il entre doucement à la sacristie,
afin de s'y préparer à célébrer la messe.
Le pasteur l'y rejoint bientôt, le salue silencieu-
sement et se retire.
A l'issue de la grand 'messe, M. le Curé rentre
chez lui, se met à table — et reçoit un billet du
commandant l'avertissant qu'il est condamné à
100 marks d'amende ou à vingt jours de prison
« pour avoir dérangé, disait le commandant, l'office
évangélique militaire. » On lui donnait, pour payer
l'amende, un délai de vingt-quatre heures.
144 LA SOMME SOUS l'occupation allemande
JE CHOISIS LA PRISON.
M. le Curé de Roisel est au comble de la surprise.
Au début de l'après-midi, il va trouver l'adjudant
Schmitt pour obtenir de lui quelques explications;
car l'adjudant, qui est protestant, avait assisté le
matin à l'office évangélique « dérangé » par le doyen
Mais il ne le rencontre pas.
Le lendemain, lundi, vers lo heures, il arrive enfin
à le voir :
— Ce n'est pas moi, lui répond l'adjudant; c'est
le capitaine qui s'est plaint au commandant, et le
commandant a condamné.
Il ne sort pas de cette argumentation sommaire.
De guerre lasse, M. le Curé de Roisel lui dit :
— Vous m'avez donné à choisir entre l'amende
et la prison, je choisis la prison!
Et il demande qu'on lui délivre un laissez-passer
pour Epehy afin qu'il puisse demander à son con-
frère voisin de le suppléer, pendant cette absence
forcée, dans le service religieux de la paroisse de
Roisel.
— Vous n'aurez pas de laissez-passer pour Epehy,
lui déclare Schmitt.
— Pourquoi donc?
— Parce que vous n'irez pas en prison : vous
êtes solvable, puisque je vous ai porté de l'argent
de N. S. P. le Pape.
— Je suis solvable, mais je ne veux pas payer une
amende qui m'est infligée injustement et sans en-
quête.
AUTOUR DES CLOCHERS I45
— Si VOUS ne voulez pas vous exécuter, à une
heure vous serez au poste!
NOUS NE VOULONS PAS CONNAITRE L'ÉVÊQUE d'aMIENS.
M. le Curé de Roisel rentre au presbytère :
— Donnez-moi à manger, dit-il à sa sœur,
parce qu'il peut se faire qu'à une heure on vienne
m 'emmener au poste.
Mais, à peine était-il à table, l'adjudant Schmitt
se présente, accompagné de deux gendarmes :
— Monsieur, dit-il, vous ne voulez pas donner
d'argent, nous venons le chercher.
Et les gendarmes prennent par le bras M. le Curé
de Roisel qui, voyant qu'ils allaient le fouiller, sort
de sa poche son portefeuille et le leur présente.
Le portefeuille ne contenait qu'une quarantaine
de francs, en bons communaux.
— Ce n'est pas assez, dit Schmitt, nous allons
dans votre bureau.
Mlle Charlier veut intervenir :
— Mon frère, dit-elle, laissez-les faire, sans cela
ils vous voleront tout.
— Vous, Madame, réplique l'adjudant, pas parler
ainsi, ou au poste!
— Voilà les clefs, dit M. le Curé, vous pren-
drez mon argent si vous le voulez, je ne vous le
donnerai pas.
Il ajoute :
— Il y a ici 90 francs destinés à Mgr l'Evêque
d'Amiens pour des œuvres.
0
146 LA SOMME SOUS L 'OCCUPATION ALLEMANDE
— Egal, égal.
— Moi, cela ne m'est pas égal; je suis doyen et
j'ai des comptes à rendre à mon évêque.
— Nous ne voulons pas connaître l'évêque
d'Amiens!
— Vous le connaîtrez, parce qu'après la guerre
il y aura encore une justice, et il fera des réclama-
tions.
L'adjudant, à ces mots, manifeste quelque embar-
ras; mais bien vite il se reprend, s'empare des
100 marks qu'il convoitait, et s'en va. Mais, dans
sa précipitation, il se trompe, emporte en trop une
somme de 7 fr. 50, et, pour bien démontrer qu'il
est honnête, il renvoie par un soldat, une heure
après, ce « trop-perçu ».
nein!
M. le Curé de Roisel retourne cehz l'adjudant. Il
tient en main une note, qu'il vient de rédiger à peu
près en ces termes :
Je, soussigné, commandant de la place de Roisel,
reconnais avoir prélevé chez M. le Curé de Roisel,
pour une amende, une somme de 100 marks dans la-
quelle se trouvaient 90 francs destinés à Vévêque
d'Amiens, pour des œuvres.
Il demande à l'adjudant de présenter cette feuille
à la signature du commandant. Mais la feuille re-
vient bientôt, avec cette mention énergique : Nein!
Le commandant et l'adjudant tenaient, visiblement,
aux 100 marks de Sa Sainteté le Pape.
CHAPITRE VIII
Autour des presbytères.
Une « affaire grave et internationale. » — Vous allez être fusillé
probablement. — Nous allons télégraphier au général en chef.
Nous venons faire une perquisition, — J'y raconte comment
les Allemands font la guerre. — Un souterrain dans une « écu-
rie à poules » — « Lecureux » ou « le curé »? La tournée des
curés. — Les uhlans chez les Clarisses.
(( AFFAIRE GRAVE ET INTERNATIONALE ».
Dans les presb3'tèr€s, il y a, parfois, des heures
bien sombres.
Ne quittons pas Roisel. Le 31 octobre 1914,
M. l'abbé Charlier est à l'église. Il y reçoit — au
confessionnal — la visite d'un soldat allemand qui
lui remet un pli de la Commandanture : c'est une
invitation à se rendre chez le commandant « pour
affaire grave et internationale ».
« Internationale », se demande M. le Curé de
I4S LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
Roisel : qu'est-ce que cela peut bien être? Mais il
est fort occupé par la préparation des fêtes de la
Toussaint; et, quelque désir qu'il ait d'être rensei-
gné sur cette nouvelle histoire, il explique à l'esta-
fette qu'il aura le regret de ne pouvoir répondre à
l'invitation du commandant que le surlendemain,
2 novembre, vers 11 heures.
« vous ALLEZ ÊTRE FUSILLE, PROBABLEMENT ».
A l'heure dite, ce jour-là, il se présente :
— Monsieur le Curé, lui dit poliment le comman-
dant, veuillez vous asseoir. Nous vous demandons
parce que vous allez être fusillé probablement.
— Fusillé! répond le doyen de Roisel. Pourrais-je
au moins savoir pour quel motif?
— On va vous le dire, reprend le commandant.
Et il explique à l'abbé que l'on a trouvé, devant
sa porte, des fils blancs allant d'un pilier à l'autre
et se dirig"eant du côté de l'église et de la maison
des sœurs.
M le doyen de Roisel intervient :
— Je ne saisis pas bien, remarque-t-il, la relation
qu'il peut y avoir entre ces fils et une condamnation
à mort.
Mais le commandant insiste : ces fils, explique-t-il,
étaient un indice pour les passants qui viennent à
Roisel. Il y voit la preuve que le presbytère est un
centre de renseignements, et qu'il doit s'y trouver
des journaux et des lettres.
— Vous êtes dans l'erreur, affirme le curé de
AUTOUR DES PRESBYTERES I49
Roisel : je n'ai reçu, depuis roccupation allemande,
aucun journal, aucune lettre.
Et le commandant :
— I-es curés ont toujours la même défense. Ils
disent toujours cela. A Valenciennes, nous avons
fusillé deux prêtres dans les mêmes conditions.
— Puis-je du moins savoir ce que c'est que ces
fils blancs? demande M. l'abbé Charlier.
L'un des officiers qui entouraient le commandant
tire alors de sa poche une bobine de fil et la lui
montre. M. le Curé de Roisel n'a pas de peine à y
reconnaître le fil de coton qu'utilisaient, avant la
g-uerre, les nombreux tisserands du pays :
— Ce n'est pas une excuse, conclut le com-
mandant, vous êtes coupable.
NOUS ALLONS TÉLÉGRAPHIER AU GÉNÉRAL EN CHEF.
Puis, passant à un autre chef d'accusation, il
reproche à M. le Curé de Roisel de ne pas saluer
les officiers, de n'être pas respectueux des autorités
allemandes :
— Interrogez sur ce point les officiers, même
monsieur, à qui j'ai fait visiter l'église, répond
l'abbé, en désignant l'officier qui venait de lui pré-
senter la bobine de fil.
— C'est vrai, déclare l'officier.
Et, après quelques échanges d'explications sur
des querelles d'une si extrême gravité, le comman-
dant se lève :
— Monsieur le Curé, dit-il, votre dépo'sition est
150 LA SOMME SOUS l'oCCUPATION ALLEMANDE
considérable : nous allons télégraphier au général
de Saint-Quentin que vous ne serez pas fusillé!
Cette scène — tragédie? comédie? — avait duré
deux heures.
*
* *
NOUS VEXONS FAIRE UNE PERQUISITION.
Ces histoires, « cousues de fil blanc », ne sont
pas les seules qui troublent le repos des presby-
tères.
Durant l'hiver 191 4- 191 5, les autorités alle-
mandes se livrent, à dix ou douze reprises, dans le
presbytère de Roisel, à de minutieuses perquisitions.
Les perquisitions, naturellement, se font à l'impro-
viste et sans avertissement préalable. La nuit comme
le jour, toutes les maisons doivent demeurer ouver-
tes, et n'importe quel soldat peut y entrer, comme
chez lui.
Un jour, vers 5 heures du matin, M. le Curé de
Roisel, qui était couché, entend du bruit à la porte
de sa chambre, sur le palier du prem.ier étage.
— Qu'y a-t-il, demande-t-il?
— Ah! Monsieur le Curé, nous venons faire une
perquisition, lui répond le commandant; car, c'était
lui, et accompagné d'un soldat, il essayait de se
diriger, à travers le corridor, à la lumière d'une
lampe électrique.
AUTOUR DES PRESBYTERES I5I
j'y raconte comment les allemands font la guerre.
Cette fois, c'est le grenier qu'il voulait examiner.
M. le Curé de Roisel se lève à la hâte et les y
accompag'ne. Dans le grenier du presbytère, de nom-
breux livres avaient été, au cours de i>erquîsitions
antérieures, jetés çà et là par les soldats :
— Vous avez beaucoup de livres, observe le com-
mandant : en avez-vous déjà fait?
— Certainement, répond le malicieux abbé qui a
en effet publié, sur l'une de ses anciennes paroisses,
une monographie fort étudiée.
— Vous ne pouvez pas me donner ce livre?
— Impossible : je n'en ai plus un seul exemplaire.
— Faites-vous encore une histoire?
— Oui, j'en écris une autre.
— Qu'est-ce que c'est?
— C'est de l'histoire locale : j'y raconte com-
ment les Allemands font la guerre.
UN souterrain dans l'écurie a poules.
Pendant ce temps, le soldat cherchait, fouillait,
perquisitionnait, perdait son latin :
— Que voulez-vous voir? dit enfin M. le Curé de
Roisel. Je vous le montrerai.
— Vous avez des souterrains, dit le commandant.
— Je suis ici depuis vingt ans, je ne connais pas
de souterrain.
— On m'a dit qu'il y en avait.
152 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
— Cherchez-les!
On était descendu dans la cour du presbytère :
— Vous avez, demande le commandant, une écu-
rie à poules.
— Masi oui, j'ai une écurie à poules.
— Allez, dit l'officier au soldat, en lui indi-
quant, d'un geste, le poulailler.
Le soldat obéit. Il trouve, disposées sur le sol,
quelques planches destinées à l'aplanir, car 1' « écu-
rie à poules » avait été établie près d'un trou dans
lequel, naguère, était déposé le charbon.
Le soldat prend ce trou pour un souterrain, y
donne courageusement un coup de pioche et s'aper-
çoit enfin de son erreur.
— Vous cachez quelqu'un, dit encore au curé le
commandant.
— Non, je ne cache personne.
La perquisition était achevée.
* *
« LECUREUX » OU « LE CURÉ »?
Ce commandant, quelques semaines plus tard, fut
envoyé par ses chefs à Saint-Quentin. Il revint un
jour à Roisel, et, apercevant un officier logé au pres-
bytère :
— Vous présenterez, lui dit-il, mes excuses à
M. le Curé.
— Vos excuses? Pourquoi?
— Parce qu'il y a eu à son sujet une confusion.
AUTOUR DES PRESBYTERES I53
On nous donnait Tordre de perquisitionner chez
M. Lecureux. notaire honoraire, et nous avons com-
pris : M. le Curé!
LA TOURNÉE DES CURÉS.
Partout, sous des formes tantôt tragiques et
tant burlesques, les mêmes scènes se reprodui-
saient. Le 9 janvier 191 5, M. le Curé de Péronne
écrivait :
« Ce matin, deux gendarmes soot venus perqui-
sitionner chez moi et chez l'abbé Dubois, pour voir
si nous n'avions pas quelque téléphone secret com-
muniquant avec les lignes françaises. Ils doivent
aller également dans les presbytères de Doingt et de
Sainte-Radegonde : c'est la tournée des curés. Tou-
jours la monomanie de l'espionnage et leur particu-
lière défiance du clergé. Je dois reconnaître du reste
que les deux gendarmes ont été très corrects. Je
connais le sous-officier qui parle bien le français. Il
s'excusa du dérangement qu'il était obligé de me
causer et se contenta de visiter très sommairement
la cave et le grenier.
A un moment, il me dit :
— Nous savons que les prêtres français sont très
patriotes et nous sommes obligés de nous défier
d'eux.
— C'est vrai, nous sommes patriotes; mais nous
nous occupons de notre ministère sans nous mêler à
la guerre : nos soldats n'ont pas besoin de nous pour
la faire... Et la preuve, ajoutai-je, que nous ne nous
mêlons pas à la guerre, c'est que depuis que vous
».
154 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
fouillez les presbytères pour y découvrir des télé-
phones, je suis sûr que vous n'en avez jamais trouvé
un seul.
— Pardon, nous en avons trouvé.
— Pouvez-vous me dire en quel endroit?
Il échangea quelques mots avec son camarade, et
dit :
— A Flaucourt.
Je lui raconte alors la scène qui s'était passée à
la caserne entre M. le Curé de Flaucourt, l'officier
qui l'avait fait arrêter et moi. Rien n'y fit, je n'ar-
rivai pas à convaincre mon interlocuteur. »
LES UHLANS CHEZ LES CLARISSES.
Au même titre que les presbytères, les couvents
recevaient la visite des soldats.
Ecoutons encore M. le Curé de Péronne :
« Hier (9 décembre 191 4), vers 10 heures du ma-
tin, neuf g-endarmes se dirigeaient vivement vers le
haut de la rue Saint-Fursy : l'officier qui les com-
mandait plaça des sentinelles au coin et au milieu
de la rue des Vierges, en face de la porte du cou-
vent des Clarisses, et un peu plus loin rue Mollerue :
avec les quatre autres il envahit le monastère. Les
sœurs tourières et deux dames réfugiées qui se trou-
vaient avec elles furent gardées à vue dans la cour
par un soldat, les autres franchirent la clôture de-
vant l'abbesse qui s'était présentée et alors com-
AUTOUR DES PRESBYTERES I55
menaça une perquisition en règle de tout le couvent :
salles, parloirs, cellules, tout fut visité; les gre-
niers furent longuement inspectés. Cette odieuse vi-
site domiciliaire dura une demi-heure, jetant le
trouble dans le quartier, mettant en émoi les saintes
filles qui voyaient leur retraite violée et leurs prières
interrompues sans aucun motif.
Après ce bel exploit, les Allemands sont tran-
quilles : ils sont sûrs que les Clarisses ne font pas
d'espionnage et ne correspondent pas avec les Fran-
çais. Ils peuvent dormir en paix! »
CHAPITRE IX
Autour des écoles primaires.
On ouvre l'école... lundi prochain. — Les jeunes gens qui vont
deux par deux. — Eurêka! — Un petit espion. — Attentat con-
tre rarniée allemande. — Un soufflet retentissant. — Bravo,
mademoiselle! — M. le Commandant désire... — A l'ombre du
crucifix... — Je donnerai tout ce qu'il faut. — Voilà le direc-
teur!— Une nomination officielle. — « Impartiallement. » —
S'ils ne veulent pas obéir... — « Abattre école. » — Ce sera très
bon pour vous !
ON OUVRE l'École... lundi prochain.
Dans les villes, dans les villages, que d'inquié-
tudes, que d'angoisses, parfois, pour les enfants —
ou à -cause des enfants!
Ici, l'école a été réquisitionnée : on y a mis des
blessés, ou bien des bureaux, ou bien des chevaux.
C'est une ambulance, un secrétariat, une écurie : ce
n'est plus une école. On arrive parfois à la re-
prendre. On la fait nettoyer; à grand'peine, on re-
I5S LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
constitue un mobilier de fortune, on se procure des
tables et des bancs, on annonce que l'école va être
ouverte... lundi prochain. Et l'avant- veille, ou bien
la veille, des Allemands arrivent, enlèvent les tables,
prennent et scient les bancs, et s'installent, en maî-
tres, à la place des enfants.
Ailleurs, il n'y a plus d'instituteurs, ni d'institu-
trices : il faut trouver quelques hommes ou jeunes
gens, quelques femmes de bonne volonté, profes-
seurs d'occasion dont la présence et le dévouement
sont pour les enfants un précieux réconfort.
Quand tout est organisé, il reste l'imprévu. Et
Dieu sait si la marge est grande!
*
* *
LES JEUNES GEXS QUI VONT DEUX PAR DEUX.
« En 191 4, vers la mi-novembre, — nous citons ici
M. le Curé de Péronne — un général revenait de
Barleux en auto. En rentrant, il appelle le comman-
dant de place et lui dit :
— Je m'étO'nne beaucoup : tout à l'heure, en tra-
versant la Chapelette, j'ai vu huit jeunes gens qui
marchaient deux par deux. Qu'est-ce que cela si-
gnifie?
Le commandant répondit, qu'il n'en savait rien,
qu'il était très surpris de ce que lui disait le gé-
néral :
— Il faut vous informer, reprit celui-ci, et me ren-
dre compte.
AUTOUR DES ECOLES PRIMAIRES I59
Le commandant fit venir l'un des trois administra-
teurs de la ville :
— Le général, lui dit-il, a vu aujourd'hui huit
jeunes gens qui marchaient deux par deux, à la Cha-
pelette. Qu'est-ce que cela signifie? Je croyais que
nous avions envoyé en Allemagne tous les jeunes
gens de Péronne.
L'administrateur répondit qu'il s'étonniait beau-
coup de ce que lui disait le commandant, qu'en effet,
les Allemands avaient enlevé tous les jeunes gens et
qu'il ne devait plus en rester.
— Il faut vous informer, répondit celui-ci, et me
rendre compte.
Tout à coup, l'administrateur eut une inspiration
et crut avoir trouvé :
— Mais ces jeunes gens qui marchaient deux par
deux à la Chapelette, ce sont probablement des
jeunes gens qui sont prisonniers civils au Collège et
qu'on aura envoyés en corvée.
— Non, répondit le commandant, car dans ce cas,
ils auraient été accompagnés d'un soldat.
— Peut-être, reprit l'administrateur, le soldat y
était-il. Mais l'auto allant très vite, le général ne
l'aura pas vu. II faut demiander au général.
Un sous-officier de la Commandanture se rendit
aussitôt chez le général et lui' demanda s'il n'y avait
pas un soldat avec « les huit jeunes gens qui mar-
chaient deux par deux, à la Chapelette ».
Le général affirma qu'il n'y avait pas de soldat.
On était plus embarrassé que jamais.
L'administrateur, très ennuyé, fit venir M. S...,
l6o LA SOMME SOUS L'OCCUPATION ALLEMANDE
qui habite la Chapelette et qui sait ce qui s'y
passe.
Il le mit au courant et lui demanda ce que pou-
vaient bien être « les huit jeunes gens qui mar-
chaient deux par deux à la Chapelette ».
EUREKA!
M. S... réfléchit beaucoup. Tout à coup, se frap-
pant le front et partant d'un grand éclat de rire, il
s'écrie :
— Eurêka! j'ai trouvé. Les huit jeunes gens que
le général a vus, marchant deux par deux, à la Cha-
pelette, eh bien! ce sont les enfants du quartier qui
revenaient de l'école de Péronne. Je les ai rencontrés
moi-même plusieurs fois. Ils sont sept ou huit en
effet, et reviennent toujours ensemble.
L'administrateur, tout heureux d'avoir pu éluci-
der cette grave question, s'en fut chez le comman-
dant pour lui rendre compte de son enquête.
Le commandant s'en fut chez le général et lui dit :
— Mon général, je crois que les huit jeunes gens
que vous avez vus « marchant deux par deux, à la
Chapelette », c'étaient... les enfants qui revenaient
de l'école de Péronne.
— Eh bien, répliqua le général, je ne veux plus
que les enfants de la Chapelette aillent à l'école à
Péronne.
Et ainsi fut fait.
Et maintenant, ajoute le chanoine Caron, les Alle-
mands peuvent dormir tranquilles, en attendant...
qu'ils marchent sur Paris : les huit jeunes gens de
AUTOUR DES ÉCOLES PRIMAIRES l6l
la Chapelette — parmi eux, il y en a deux qui ont
huit ans — ne pourront plus revenir deux par deux
de l'école de Péronne et ainsi ils ne pourront pas
aller renseigner l'armée française sur ce qui se passe
chez nous. C'est dommage, car il se passe chez nous
des choses qui amuseraient bien les Français, s'ils
les connaissaient. »
*
* *
UN PETIT ESPION.
Deux mois plus tard (25 janvier 191 5), autre
note :
« Ce matin, à la messe de 5 heures, il n'y eut pas
d'enfant de chœur : il avait été arrêté par les Alle-
mands. Il venait à l'église lorsque quatre cavaliers
qui traversaient la place l'aperçurent. Ils s'élancent
sur lui, l'arrêtent et le conduisent au poste de La
Commandanture.
Il ne fut relâché qu'à 7 heures, quand l'officier
d'ordonnance du commandant arriva et put l'in-
terroger. Les uhlans l'avaient pris pour un espion.
Pensez donc» il a onze ans! »
ATTENTAT CONTRE L^^RMÉE ALLEMANDE.
Mais la faute, ainsi qu'on va le voir, n'était pas,
aux uhlans.
« Il y a quelques jours — continuait le surlen-
demain M. le Curé de Péronne — deux administra-
102 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
teurs de la ville furent appelé d'urgence à la Com-
mandanture.
— Messieurs, leur dit le commandant, un attentat
a été commis à Péronne contre l'armée allemande.
— Nous sommes très étonnés de ce que vous dites,
mon commandant, nous n'avons entendu parler de
rien. Les agents ne nous ont rien signalé.
— Hier, reprit le commandant, des fils de fer ont
été tendus à travers la route du Quinconce dans le
but évident de causer des accidents aux voitures et de
faire tomber nos cavaliers. C'est très grave et je vais
sévir contre la ville.
— Avant que vous ne preniez une décision, mon
commandant, permettez-moi de faire une enquête.
Le commandant voulut bien y consentir.
Deux agents furent envoyés dans le quartier du
Quinconce. Ils s'informèrent et interrogèrent surtout
les enfants qui sont partout et voient tout. Ils ne
tardèrent pas à apprendre que c'était quatre enfants
de dix à onze ans de notre école libre qui avaient
fait le coup. En jouant, ils avaient trouvé des ru-
bans en métal qui entouraient le jeu de paume et
que probablement les Allemands ont arrachés. Ils
n'avaient rien trouvé de mieux que de les tendre à
travers la route... pour faire une bonne farce aux
Allemands.
UNE BONNE FARCE.
Très penauds, les quatre coupables furent amenés
à la mairie et traduits devant le commandant qui
leur fit une sévère admonestation, les menaçant de la
prison, s'ils recommençaient.
AUTOUR DES ÉCOLES PRIMAIRES 163
Au sortir de la Commandanture, l'un des adminis-
trateurs les prit en particulier :
— Mais enfin, leur dit-il, pourquoi avez-vous fait
cela?
L'un d'eux, s 'enhardissant, lui répondit tout bas :
— Monsieur, c'était pour que les Allemands se cas-
sent la figure.
Sur leur promesse de ne plus recommencer, les
quatre bonshommes qui devaient faire courir un si
grand danger à l'armée allemande furent relâchés. Et
le commandant, étant donné le jeune âge des coupa-
bles, voulut bien, pour cette fois, ne pas sévir contre
la ville. «
UN SOUFFLET RETENTISSANT.
Voici une autre anecdote qui, dans un genre tout
différent, n'est pas moins suggestive. Nous recou-
rons encore au témoignage de M. le Curé de Pé-
ronne (ii août 191 5) :
« Georgette Lamy est une jeune fille de Biaches
qui vient en classe au pensionnat Jeanne d'Arc
Elle a 16 ans. Elle ne porte pas les Allemands dans
son cœur.
En rentrant de Péronne, l'autre jour elle voit un
sergent-major qui taquinait sa jeune sœur :
— Monsieur, lui dit-elle, je vous prie de laisser
tranquille ma petite sœur.
Bien que le ton de la jeune fille fût peu enga-
164 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
géant, le sous-officier voulut se montrer aimable
avec elle. Il s'avança et essaya de lui prendre la
main :
— Je vous défends de me toucher, s'écria-t-elle.
Et comme l'Allemand l'avait saisie par le poignet,
elle se dégagea vivement et lui appliqua le plus re-
tentissant soufflet que face d'Allemand ait jamais
reçu.
Il fut même si retentissant qu'on l'entendit... de
la Commandanture.
Et le lendemain, Mlle Georgette fut invitée à
comparaître devant l'autorité militaire pour s'expli-
quer sur ses faits et... surtout son geste.
Après une semonce paternelle du commandant
et une défense énergique de l'accusée... par elle-
même, celle-ci fut condamnée à une heure d'arrêts,
pendant quinze jours.
Et voilà pourquoi, en rentrant de Péronne
Mlle Georgette se rend chaque jour, à la Comman-
danture de Biaches, s'assied sur un banc, déplie
tranquillement sa serviette et... apprend ses leçons.
Ses maîtresses disent qu'elle ne les a jamais si
bien sues que miantenant.
BRAVO, ^MADEMOISELLE
Pour être complet, je dois ajouter que le sergent-
major fut condamné à deux jours de prison. Et
comme il est détesté de ses hommes, la première fois
que la jeune fille se rendit à la Commandanture pour
faire sa pénitence, un groupe de soldats lui cria :
— Bravo, mademoiselle, bravo! »
AUTOUR DES ÉCOLES PRIMAIRES 165
*
M. LE COMMANDANT DESIRE...
Dans certaines communes, c'est le clergé — à dé-
faut des instituteurs ou institutrices — qui est chargé
de réorganiser les écoles.
Au début de l'année 191 5, au mois de janvier ou
de février, l'abbé Lacorne, curé de . Mesnil-en-
Arrouaise, reçut un soir la visite d'un soldat alle-
mand :
— M. le Commandant désire que vous fassiez la
classe aux enfants, lui expliqua brièvement ce
soldat.
L'abbé ne demandait pas mieux. Et c'est ainsi
qu'à partir de ce moment jusqu'à l'été de 1916, les
vingt enfants du village, leur instituteur étant mo-
bilisé, reçurent, matin et soir, dans l'école d'abord,
puis dans la grande salle d'un cabaret, les leçons
de leur curé :
— Je vous ferai la classe comme on me la faisait
autrefois, expliqua, dès le premier jour, à ses élèves
le nouveau maître d'école.
ET, A l'ombre DU CRUCIFIX...
Et, à l'ombre du crucifix, tous ces enfants, guidés
par leur curé, se préparèrent, sous l'œil de l'ennemi,
à devenir d'utiles serviteurs de la France.
i66 LA soM^!E SOUS l'occupation allemande
JE DONNERAI TOUT CE Qu'iL FAUT.
A Nesle, dès le début de l'occupation allemande,
les deux écoles de garçons et de filles avaient été
utilisées comme hôpitaux. A aucun point de vue ces
vacances prolongées, dans une ville encombrée de
soldats, n'étaient bonnes pour les enfants.
Vers la fin de novembre le vicaire, M, l'abbé
Carrette, d'accord avec le maire, se décide à aller
offrir au commandant, pour y établir les classes,
le patronage des garçons, dont les bâtiments fai-
saient corps avec sa propre maison, et le pensionnat
catholique de jeunes filles.
L'idée est accueillie avec faveur :
— Je veux, déclare le commandant, que les
écoles soient ouvertes le i^*" décembre; je vous don-
nerai tout ce qu'il faut.
Et il charge l'abbé lui-même de diriger les deux
écoles, et de chercher, en l'espace de quelques jours,
des instituteurs et des institutrices de bonne volonté.
VOILA LE DIRECTEUR!
En effet, dès le i^"" décembre, les classes de gar-
çons s'ouvrirent au patronage — militairement.
Après la prière, dite par un enfant, le commandant
se tourne vers les élèves, et, désignant du doigt
l'abbé Carrette :
AUTOUR DES ÉCOLES PRIMAIRES 167
— Voilà, leur dit-il, le directeur!
Et, après avoir jeté sur l'assistance et le local un
regard circulaire, il s'en va, suivi du nouveau direc-
teur d'école qui, sur le seuil de la porte, l'entend lui
jeter cette promesse :
— Ce sera très bon pour vous!
UNE NOMINATION OFFICIELLE.
Les classes de garçons et de filles se faisaient de-
puis plusieurs mois sous la responsabilité du vi-
caire qui, un soir d'avril, reçut de la Commandan-
ture une nomination officielle dont voici le texte :
Instruction primaire.
A la suite d'une délibération prise en séance du
12 avril 1916 :
Monsieur l'ahhé Albert Carrette, vicaire, résidant
à Nesle, est nommé directeur des écoles primaires {de
garçons et de filles) de cette ville.
Nesle, le 14 avril 1916.
Orts-Kommandantur
Nesle
Hermann (?) Klein (?) D"" Schaach
Commandant de la ville. Adjudant. Aumônier militaire, et
inspecteur des écoles.
l68 LA SOMME SOUS l'OCCUPATIOX ALLEMANDE
(( IMPARTIALLEMEXT ».
Avec cette nomination, le « directeur » recevait la
communication suivante, que nous reproduisons tex-
tuellement :
14 avril 1916.
A Monsieur Carette!
La Commandanture a désignée (sic) M. Carette
conitne directeur des écoles des garçons et des jeunes
filles après entente avec l'inspecteur allemand des
écoles du pays occupé du 17® corps d'armée. La dis-
tribution des classes à l'école des jeunes filles est ré-
glée par ordre de la Commandanture pour :
P« classe : Mlle Faillardat,
IP classe : Mme Caix,
IIP classe : Mlle Herlicq.
La Commandanture prie le directeur de l'école de
s'assurer que l'enseignement se fera impartialle-
ment dans l'intérêt des élèves, etc..
[Signature illisible.)
Orts-Kommandantur Major et commandant
Nesle. de la place.
S ILS NE VEULENT PAS OBEIR...
« L'inspecteur allemand » dont il est question dans
cette note était un prêtre catholique, cumulant les
AUTOUR DES ÉCOLES PRIMAIRES 169
fonctions d'aumônier aux armées et d'inspecteur pri-
maire.
De temps en temps, il visitait les écoles, où l'un
de ses premiers soins avait été de rétablir le cru-
cifix, et adressait aux enfants et à leurs maîtres ou
maîtresses quelques exhortations.
— S'ils ne veulent pas obéir, avait dit à l'abbé
Carrette le commandant, trois jours de prison, et je
donnerai aussi.
Le commandant parlait des instituteurs et insti-
tutrices, aussi bien que des élèves!
« ABATTRE ÉCOLE ! »
Le « directeur », naturellement, n'eut à infliger à
personne une telle peine; mais il fut bien surpris
lorsque, le 8 mars 1917, vers 10 heures du matin,
il aperçut des fenêtres de sa chambre (où une grave
maladie venait de l'enfermer) une vingtaine de sol-^
dats allemands qui, sans crier gare, se disposaient à
abattre, ni plus, ni moins, sa propre maison.
L^n homme qui se trouvait là s'interpose :
— Mais, que faites-vous donc, demande-t-il aux
soldats?
— Abattre l'école, répond l'un d'eux au nom du
groupe.
Et comme, devant l'énoncé d'un tel projet, leur
interlocuteur demeure tout ébahi :
— Avez prêté école à votre gouvernement, expli-
quent-ils, votre gouvernement paiera.
10
170 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
CE SERA TRÈS BON POUR VOUs!
Et, se dirig-eant vers le Patronage qui, depuis
deux ans et demi, abritait les petits garçons de la
ville, ils brisent les portes et les fenêtres, jettent
dehors le mobilier, le mettent en pièces, démolissent
les murs à l'aide de piques et de béliers, et font
écrouler la toiture sur ces décombres.
De la fenêtre de sa chambre, le « directeur
d'école », consterné, n'en pouvait croire ses yeux :
mais il se rappelait — et enfin comprenait — la pa-
role que lui avait dite le commandant de place, dans
la matinée du 1^' décembre 191 4 :
— Ce sera très bon pour vous!
CHAPITRE X
En attendant la délivrance.
Il deviendra petit comme ça ! » — Lépreux ? — M. le Curé a été
obligé... — Encore von Hylaader. — Mots et scènes de la rue.
— Je vois et je jubile. — L'arrivée d'un prisonnier français. —
Une main se lève pour les bénir. — Mon grand chagrin... —
Aux armes, aux armes! — Venez avec mol, ou je vous arrête.
— Une manifestation anti-germanique. — C'est une affaire de
20.000 marks. — Affaire classée?— La punition du général.
IL DEVIENDRA PETIT COMME Ça!
Il y avait à Mesnil-en-Arrouaise, près de Combles,
un vieillard presque centenaire, le « père » Cointe-
ment, né le 6 ou le 7 février 1817.
De temps en temps, les soldats cantonnés dans le
village allaient, pour se distraire, converser avec lui,
car le père Cointement avait toujours bon pied, bon
œil et gardait avec eux son franc et pittoresque lan-
gage. Un jour, le commandant en personne vint le
172 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
voir et, en causant, lui demanda ce qu'il pensait de
la guerre :
— Ce que j'en pense, répondit sans une minute
d'hésitation le brave centenaire, en se dressant sur
ses deux jambes et sur sa canne, c'est que votre em-
pereur, quand on a commencé, il était grand comme
ça!
Ce disant, le père Cointement élevait l'une de ses
mains à la hauteur de sa tête; et, la baissant aussitôt,
le plus qu'il pouvait au-dessous de ses genoux, il
ajouta :
— Si la guerre dure encore un peu, il deviendra
tout petit comme ça!
*
* *
LÉPREUX?
Cette robuste espérance soutenait au milieu de
leurs épreuves les malheureux sur qui pesait le joug
ennemi. Mais, si elle adoucissait leurs maux, elle ne
les guérissait pas; et le long isolement auquel ils
étaient condamnés pesait sur eux de tout son poids.
Ecoutons les émouvantes doléances du curé de Pé-
ronne :
ce Nous n'avons le droit d'écrire à qui que ce
soit au monde. Nous ne pouvons correspondre ni avec
la France non envahie, ni avec les prisonniers civils
ou militaires qui sont en Allemagne, ni entre nous
dans les régions occupées. Il nous est défendu d'en-
voyer une lettre d'un village à l'autre : un soldat qui
se chargerait d'une correspondance quelconque serait
EN ATTENDANT LA DELIVRANCE I 73
puni. N'est-ce pas nous traiter en parias, en lépreux
qu'on met en dehors de la société?
On est plus sévère pour nous que pour les prison-
niers de guerre. Ceux-ci, n'importe où ils soient in-
ternés, peuvent écrire plusieurs fois par mois dans
leur pays; nous, nous ne le pouvons jamais. Ils ont
le droit de nous écrire à nous-mêmes; et, ce qui est in-
compréhensible, nous, nous n'avons pas le droit de
leur répondre. Aussi, qu 'arrive- t-il? C'est que ne
recevant jamais de réponse aux lettres qu'ils nous en-
voient, ils se figurent que nous ne sommes plus à
Péronne et ils ne nous écrivent plus. »
M. LE CURE A ETE OBLIGE...
A cette date (19 mai 191 5), il est défendu d'écrire,
d'un village à l'autre, sous peine d'un an de prison,
et 15.000 marks d'amende — sans compter les peines
applicables à l'espionnage!
Il faut, pour circuler, un laissez-passer qui n'est
distribué qu'avec la plus grande parcimonie.
Et si on l'obtient, moyennant finances (de o fr. 10
à o fr. 50, suivant la distance), on demeure exposé à
de fort désagréables surprises :
« Aujourd'hui — note, le 18 octobre 191 5, M. le
Curé de Péronne — les personnes qui sont venues de
la campagne à Péronne ont eu, en arrivant, une très
désagréable surprise. On les faisait entrer dans une
ma 'son servant de poste, et là, elles étaient forcées
de se déshabiller pour [qu'on puisse] voir si elles
n'avaient pas de correspondance ou de l'or français.
Quand elles avaient des billets allemands ou de l'or
10.
174 LA SOMME SOUS l'occupation allemande
français, on les leur prenait et on les remboursait en
bons de guerre. M. le Curé de Buire a été obligé
d'enlever sa soutane. Faire déshabiller et fouiller des
femmes et jeunes filles par des soldats pour leur
extorquer leur argent, voilà encore un exploit digne
des Prussiens. »
ENCORE VON HILANDER.
{Passage censuré.)
EN ATTENDANT LA DELIVRANCE 175
*
* *
MOTS ET SCÈNES DE LA RUE.
Heureusement, parmi tant d'infortunes, l'humeur
demeure vaillante; et, à travers les larmes, on ne
cesse pas de percevoir un sourire.
Deux femmes, à Péronne, sont traduites, en mai
191 5, devant la Commandanture : on les accuse
d'avoir employé, à l'égard des Allemands, une épi-
thète peu aimable. Pour cet adjectif, elles sont con-
damnées, l'une à un jour, l'autre à sept jours de
prison. La première expia son forfait le jour de l'As-
cension; et, rencontrant peu de jours après M. le
chanoine Caron :
— Vous savez. Monsieur le Curé, lui dit-elle, le
jour de l'Ascension, je suis allée à ma maison de
campagne!
Dans un gros bourg de la région, une brave
femime, choquée des manières grossières de certains
soldats :
— Vous avez beau dire, explique-t-elle à son curé :
ces gens-là ne sont pas finis!
JE VOIS... ET JE JUBILE.
Voici une autre scène, fort agréablement décrite
par M. le chanoine Caron (21 décembre 191 5) :
« II heures, rue Saint-Fursy, il pleut, et on pa-
tauge ferme, ou plutôt, non, on patauge... très mou.
176 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
Une grosse auto passe et m'éclabousse sous mon
parapluie.
Moi, ça n'avait pas d'importance.
Mais un officier, qui marchait dans le mêm.e scins,
reçoit un bon jet de boue sur la main.
Je vois et... je jubile.
Un soldat passait qui n'avait plus un fil de sec, le
pauvre! L'officier fait signe. L'homme s'approche,
rectifie la position.
Et tranquillement l'officier... s'essuie ou plutôt se
lave la main sur sa capote.
Tous deux semblent trouver la chose naturelle.
Il est certain que le pauvre garçon, trempé comme
il l'était, avait bien un peu l'air d'une éponge. Mais,
c'est égal, je ne vois tout de même pas un officier
français esquissant ce geste sur un petit chasseur
alpin! »
L ARRIVEE D UN PRISONNIER.
A certains jours, la France réapparaît, prisonnière
ou blessée, sous les espèces d'un petit soldat; et
alors, comme on lui fait fête! Suivons M. le cha-
noine Caron (28 novembre 191 5) :
« C'était un petit chasseur. Il faisait partie d'une
patrouille; ses trois camarades furent tués et lui fut
prisonnier à Foucaucourt. Il ne formait plus qu'un
paquet de boue, mais il avait l'air crâne quand même.
Son arrivée fut un événement. Il y a si longtemps
EN ATTENDANT LA DÉLIVRANCE 177
que nous ne voyons plus que des Allemands! Un
Français! Il y a un prisonnier français! Ces mots
coururent bientôt toute la ville. Et c'était des « bon-
jour », des saluts de la main sur son passage! Il
fut conduit dans la maison formant le coin de la rue
Béranger et de la rue Saint-Sauveur où il y a un
poste.
Aussitôt, un rassemblement se forme. Une dam.e
et une jeune fille étaient là quand il arriva. Sans
s'occuper des deux Allemands qui le conduisent, elles
lui sautent au cou et l'embrassent sans laçon.
Puis, ce sont les petites gâteries qui arrivent, cho-
colat, pièces d'argent, boîtes de conserves :
— Pour qu'il ne meure pas de faim dans leur
Allemagne, dit une bonne femme.
— Va, min fiu, ajoute une autre, feut point te
faire ed inauvais sang; el guerre a sera bientôt finie.
Une troisième veut à toute force lui donner un
« cache-nez », mais ne sait comment s'y prendre.
Elle aperçoit une sœur de charité.
— Tenez ma sœur, donnez-lui : vous, le Prussien,
il vous laissera faire.
Et le « cache-nez » arriva à destination.
Inutile de dire que tous les gamins sont accourus.
Le trait le plus joli est peut-être celui d'un petit
garçon de 7 à 8 ans qui, les mains dans les poches,
regardait le « Français ». Seulement, en voyant tout
le monde lui offrir quelque chose, ça lui faisait de la
peine de n'avoir rien, lui, à donner. Tout à coup, il
a une inspiration : un officier passait ,sur le trot-
toir; il se précipite et lui tend la main :
— M 'sieur, un petit sou, s'il vous plaît?
L'officier lui donne dix pfennig.
178 LA SOMME SOUS L'OCCUPATIOX ALLEMANDE
Heureux de l'aubaine, l'enfant revient, passe der-
rière la sentinelle sans être vu. Puis, offrant au
chasseur la pièce de monnaie :
— Tiens, lui dit-il, c'est pour toi! »
UNE MAIN SE LEVE POUR LES BENIR.
Souvent, la France vient sous des formes plus
émouvantes encore. Des avions survolent les villes
et les villages; et, de la fenêtre d'un presbytère une
main se lève pour les bénir : « Je leur donne toujours
ma bénédiction, écrivait le chanoine Caron, pour
que cela leur porte bonheur. » (i®'" mai 1915.)
Et dix jours plus tard :
«... A 6 heures, juste au sortir du salut, ce fut
le bouquet.
Dans un ciel d'une pureté parfaite, cinq aéroplanes
s'avançaient de front, majestueusement; à certains
moments, ils paraissaient en feu sous les rayons du
soleil couchant. Tout le monde était aux fenêtres et
sur le pas des portes, et on entendait les exclama-
tions : « Encore un!... Encore un!... Qu'ils sont
beaux! » C'était vrai : un moment, je les avais tous
les cinq au bout de ma jumelle, c'était superbe. Mais,
par exemple, dire la bordée de mitraille et d'obus
par laquelle les Allemands les accueillirent est impos-
sible! Depuis quelques jours, ils ont mis des mitrail-
leuses partout : sur la tour, au château, sur les rem-
parts, dans certaines cours : tout cela crachait, sans
discontinuer. Des groupes de soldats s'étaient pla-
cés de tous côtés, sous la conduite des officiers, et
les feux de salve passaient en rafales, rageusement.
EN ATTENDANT LA DÉLIVRANCE I79
Toutes les batteries pour aéroplanes qui se trouvent
autour de Péronne, dans ce concert infernal faisaient
la partie de basse. On ne s'entendait plus.
Les aéroplanes s'étaient séparés au-dessus de la
ville. Ils allaient et venaient; ils évoluaient tranquil-
lement, gracieusement, au milieu des bombes qui
éclataient partout, sans avoir l'air de se soucier du
tapage qui se faisait au-dessous d'eux. Et il en fut
ainsi pendant une demi-heure. Nos yeux se fati-
guaient à suivre leurs lentes évolutions; et aussi plus
d'une larme y montait en même temps qu'un frisson
de fierté nous passait sur le cœur. Oh! il faut vivre
avec les Allemands pour savoir combien on aime la
France! »
MON GRAND CHAGRIN...
Comme bien d'autres, le chanoine Caron, curé de
Péronne, ne put que saluer, d'un cœur attendri, ces
premiers messagers de la délivrance. Epuisé par
l'émotion, la fatigue, les privations, il succomba au
printemps de 1916 sans avoir vu de nouveau flot-
ter, sur la cité, le drapeau français. « Mon grand
chagrin, disait-il sur son lit de mort, c'est de partir
avant qu'ils d^ partent. »
AUX armes! AUX armes!
On continua d'espérer, d'attendre — et de souffrir.
Le dimanche 28 mai 191 6, au prône de la grand'
l8o LA SOMME SOUS L "OCCUPATION ALLEMANDE
messe, le vicaire de Péronne, M. l'abbé Dubois,
annonce que le dimanche suivant, 4 juin, une messe
sera célébrée, comme les années précédentes, « pour
la France et les nations alliées », à l'occasion de la
fête de Jeanne d'Arc. Et il invite les catholiques .\ y
assister en grand nombre, ainsi qu'aux prières qui,
durant toute la semaine, seront dites dans l'église,,
chaque soir, à la même intention.
Le surlendemain, mardi, après le salut, le maîtrise
chante un cantique à Jeanne d'Arc : c'est une sorte
de récit rythmé de la vie de notre héroïne où il est
rappelé que, pour sauver « la France aux abois »,
Dieu, naguère, nous envoya la Pucelle : grâce à cette
miséricordieuse intervention, les soldats coururent
aux armes — « Aux armes, aux armes », répétait
l'un des couplets, — et délivrèrent notre pays.
VENEZ AVEC MOI, OU JE VOUS ARRETE.
Le vendredi suivant, vers la fin du jour, M. l'abbé
Dubois, au moment où il sort de l'église, est appré-
hendé dans la rue par un officier qui remplissait, à la
Commandanture, les fonctions de juge :
— Venez avec moi, dit-il à l'abbé.
M. l'abbé Dubois pensait d'abord qu'il voulait
l'emmener au presbytère; mais, s'apercevant qu'il
n'en prend pas le chemin :
— Où me conduisez-vous? demande-t-il.
— Venez avec moi, lui répond l'officier, ou je vous
arrête.
Le vicaire, depuis plusieurs heures, travaillait à
EN ATTENDANT LA DÉLIVRANCE l8l
l'église OÙ il installait, avec k concours de quelques
tapissiers, des tentures et des décorations pour la fête
du surlendemain.
— Permettez du moins, dit-il au juge, que j'entre
chez moi un instant.
Et le juge :
— Hâtez- vous : si, dans cinq minutes, vous n'êtes
pas à mon bureau, je vous fais arrêter.
UNE MANIFESTATION ANTI-GERMANIQUE.
L'ordre était péremptoire.
Sans retard, M. l'abbé Dubois est au bureau de
l'officier qui, à brûle-pourpoint, l'accuse :
— Il paraît, déclare-t-il, que vous avez organisé
une grande manifestation anti-germanique?
Le vicaire, étonné, le regarde sans comprendre.
Le juge insiste :
— N'avez- vous pas organisé une messe pour la
France et ses alliés?
— Oui, à l'occasion de la fête de Jeanne d'Arc, j'ai
annoncé cette messe; l'affiche est encore à l'entrée
de l'église, sur les piliers.
— Cela vous paraît tout naturel.
— Mais oui : depuis quand n'a-t-on plus le droit
de prier pour son pays?
— Vous oubliez que nous sommesl les maîtres, ici.
— Monsieur, je ne le sais que trop. Depuis près
de deux ,ans, nous vivons sous l'occupation alle-
mande, et nous avons tous le plus grand désir de
vous voir retourner chez vous le plus tôt possible.
Et, bien que nous ayons confiance dans la force de
11
l82 LA SOMME SOUS l'oCCUPATION ALLEMANDE
nos armées, nous n'oublions pas que Dieu est le
Maître des événements, et c'est à lui que nous nous
adressons pour lui demander notre délivrance.
— C'est une guerre de francs-tireurs que vous
nous faites là!
— Quand vos soldats viennent à l'église, est-ce
qu'ils ne prient pas pour leur pays?
— Prier pour la France, passe encore : c'est votre
droit; mais, pour les Alliés, c'est une provocation.
— Vos soldats ne prient pas seulement pour eux,
mais pour ceux qui se battent à côté d'eux.
— Vous vous trompez : vous ne devez pas oublier
que vous êtes placé sous l'autorité allemande, et vous
ne deviez pas nous provoquer.
— Nulle part, je n'ai vu d'affiche nous interdisant
de prier pour nos alliés. Chaque soir, depuis l'occu-
pation, nous récitons une dizaine de chapelet pour la
France et ses alliés : pourquoi nous faire aujourd'hui
ce reproche?
— Le chapelet est un office moins grand que la
messe.
C EST UNE AFFAIRE DE 20.000 MARKS.
Apr^s cette observation, le juge continue :
— N'avez-vous pas chanté, mardi soir, un can-
tique à Jeanne d'Arc?
— Oui.
— Dans ce cantique, il y avait ces mots : « Aux
armes! Aux armes! »
— Parfaitement.
-^ C'est un cri séditieux qui aurait pu échauffer
EN ATTENDANT LA DÉLIVRANCE 183
les esprits, et les porter, au sortir de l'église, à des
représailles contre les autorités allemandes.
— Les fidèles sont des gens paisibles qui ne pen-
sent pas à prendre les armes et laissent ce soin à nos
soldats.
Et comme le juge demande le nom du directeur de
la maîtrise :
— Ce n'est pas lui qui est responsable, observe
l'abbé Dubois; son rôle n'est pas de choisir les canti-
ques, mais de les faire exécuter.
— En ce cas, conclut le juge, c'est la ville qui
paiera.
Et, congédiant l'abbé, il ajoute :
— Demain, je vous convoquerai avec M. le Maire :
c*est une affaire de 20.000 marks.
AFFAIRE CLASSÉE?
Le samedi, en effet, le vicaire de Péronne est
appelé à la Commandanture. Le maire, convoqué, en
même temps que lui, n'a pas de peine, à démontrer
que la ville ne saurait être mise en cause pour un
fait auquel la municipalité a été complètement étran-
gère. La fête de Jeanne d'Arc, est célébrée, le len-
demain, sans incident. On n'entend plus parler du
juge et l'abbé se plaît à espérer que l'affaire est
classée.
Mais, au bout d'une dizaine de jours, une nouvelle
note parvient à la mairie : cette fois, « le directeur
de la maîtrise et les membres directeurs de l'église »
sont, à leur tour, convoqués chez le juge.
L'abbé Dubois se présente, seul :
184 LA SOMME SOUS l'OCCUPATIOX ALLEMANDE
— Et les autres messieurs? demande l'officier.
— Quels messieurs?
— Les membres directeurs de l'église. Chaque
curé a un conseil directeur.
— La loi de séparation, a supprimé les conseils de
fabrique. Depuis la mort de M. l'Archiprêtre, je suis
seul responsable, je gère seul les affaires de l'église.
LA PUNITION DU GÉNÉRAL.
De nouveau, l'affaire en reste là. Est-elle enterrée,
cette fois? Trois semaines se passent. Le dimanche
25 juin, vers la fin de l'après-midi, au moment où
s'achevait, à l'église, la procession du Saint-Sacre-
ment, des obus tombent, soudain, sur la ville.
Nombre d'Allemands, y compris le juge, s'en-
fuient précipitamm.ent : bon voyage!
Le bombardement continue durant des journées,
des nuits entières.
Le 6 juillet, M. l'abbé Dubois remontait de sa cave
où il avait cherché un refuge au coursi d'un bombar-
dement plus intense, lorsqu'on frappe à sa porte, à
coups redoublés. Il s'empresse d'ouvrir.
C'était le juge en personne. Soucieux de ne pas
lâcher sa proie, il était venu en voiture,, seul, en dé-
pit des obus :
— Je vous apporte, dit-il à l'abbé, la punition du
général.
Et, dépliant un papier, il ajoute :
— Vous êtes condamné à 2.000 marks d'amende :
11 me les faut de suite, et vous avez une heure pour
EN ATTENDANT LA DÉLIVRANCE 185
payer : sinon, je vous emmène en prison pour trois
mois en Allemagne.
— Je n'ai pas d'argent, déclare le vicaire.
— Vous avez des valeurs. Je vous donne une
heure, pas davantage.
— On conservera de vous un triste souvenir.
— Egal.
L'abbé va consulter, en ville, quelques amis. Tous
croyaient imminente l'arrivée des Français : ils lui
conseillent de payer l'amende.
Le surlendemain, 8 juillet, sur l'ordre des Alle-
mands, toute la pMDpulation évacue la ville, mais les
Français n'y entrent pas.
LIVRE m
LA DÉLIVRANCE
CHAPITRE PREMIER
L'offensive de juillet 1916
Aurore sanglante. — On le fera sauter! — Sur les routes bom-
bardées. — Une « nomination » imprévue. — C'est enten-
du : vous déménagez? — Chez le « Commandeur w. — Pour-
quoi punissez-vous M. le curé ? — C'est fini, et vous êtes
libre. — J'ai failli mourir de faim. — Saint Joseph en Egypte.
AURORE SANGLANTE.
Enfin, dès le mois de juin 1916, l'offensive de Pi-
cardie se prépare. C'est le signal de la délivrance.
Mais, de nouveau, que de larmes et que de ruines!
Villages détruits par les bombardements, enlèvement
des hommes valides, exode des vieillards, des femmes
et des enfants sous les obus, violences redoublées
d'un ennemi énervé et menacé : nous ne pouvons dé-
crire toutes ces douleurs, toutes ces horreurs.
Retenons, suivant notre méthode, quelques traits
caractéristiques : à travers ces faits il sera facile
d'entrevoir les autres.
11.
igO LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
*
* *
ON LE FERA SAUTER !
A Miraumont, vers la mi-juin, un obus tombe à
quelques mètres d'une maison habitée par l'état-
major d'une division allemande et y tue un homm.e,
le cuisinier.
Quelques heures plus tard, le général rencontre le
curé, M. l'abbé Boyenval; et, lui parlant de l'acci-
dent du matin :
— Ce sont vos amis, dit-il, qui ont fait cela. C'est
votre clocher qui leur indique l'endroit. On le fera
sauter!
Le général n'eut pas le temps de mettre à exécu-
tion cette menace. Peu de temps après, dans la nuit
du 24 au 25 juin, un obus énorme tombe sur la toi-
ture de l'église, écrase la voûte, les statues, tout le
mobilier, et ne laisse debout que les murailles — et
le clocher.
SUR LES ROUTES BOMBARDÉES.
Durant ces nuits et ces journées terribles, les habi-
tants s'abritent dans leurs caves, et n'y échappent
pas tous à la mort, puisqu'un obus y atteint et y
ensevelit l'un d'eux, M. Turlot — « M. le Notaire »,
comm.e l'appelaient les Allemands — et en blesse
d'autres grièvement.
Enfin, le 2"/ juin, sous le bombardement, les pau-
vres gens doivent évacuer, par groupes, leur village
l'offensive de juillet T916 191
en flammes, poussant devant eux les bestiaux qu'ils
ont pu « sauver », et qu'il leur faudra, du reste,
abandonner avant d'arriver au terme (provisoire) de
leur exil : pendant ce temps, on transporte, sur quel-
ques tombereaux, leurs vieillards et leurs malades.
Après un douloureux et dur voyage de plus de
36 heures, ils arrivent à Aulnoye (Nord), d'où on les
répartit, par groupes d'environ 200 personnes, dans
trois villages voisins : Levai, Saint-Rémi-Chaussée et
Monceau-Saint-Vast.
UNE « NOMINATION » IMPREVUE.
Leur curé résidait à Levai. Quelle ne fut pas sa
surprise en recevant, vers la fin du mois d'août, une
lettre qu'il eut, au moment de son retour en France,
le regret de ne pouvoir emporter avec lui, mais dont
il a facilement reconstitué le texte, de mémoire :
Monsieur le Curé,
En vue des intérêts religieux de la paroisse d'Ecue-
Un, les prêtres de la région n'étant pas libres, \uous
voudrez bien au moins y aller chanter la messe le di-
manche. Si vous voulez un changement de domicile,
il vous sera accordé.
Cette lettre n'était pas signée, comme à première
vue on aurait pu le croire, par un vicaire général de
Cambrai ou de Lille, mais par un officier allemand,
nommé Schmitt, qui « commandait » la région d'Aul-
192 LA SOMME SOUS L^OCCUPATIOî^ ALLEMANDE
noye au temporel et même, cx>mme on le voit, au spi-
rituel. M. l'abbé Boyenval lui répondit en ces termes :
Monsieur le Commandant,
Pour répondre au désir de M. le Commandant et
aux besoins spirituels de la population d'Ecuelin,
j'irai chanter la messe le dimanche dans cette pa-
roisse.
Agréez, etc.
Le dimanche suivant, M. le Curé de Miraumont se
dirige donc vers sa nouvelle « paroisse ». Mais qui
fut surpris de l'y voir? C'est le curé de Saint-Aubin-
Rivière, chargé par l'autorité religieuse de desservir
Ecuelin, son annexe, et que les autorités miHtaires
allemandes avaient négligé d'informer de la « no-
mination » qu'elles venaient de faire. C'est ainsi
qu'il y eut, ce dimanche-là, deux messes au lieu d'une
à Ecuelin.
4s *
c'est entendu : vous déménagez.
De Miraumont à Chaulnes et à Roye, dans tous
les villages atteints par l'offensive et dont le nombre
augmente à mesure qu'elle progresse, le spectacle
est le même : jour et nuit, les obus tombent, des mai-
sons brûlent; quand le pays devient tout à fait inhabi-
table, la population reçoit l'ordre de s'enfuir vers des
régions plus sûres, et l'on voit s'organiser de lamen-
l'offensive DE JUILLET 1916 I93
tables cortèges d'hommes, de femmes, de vieillards,
d'enfants, d'infirmes.
Nous sommes au 14 août 19 16. La scène se passe
à Driencourt, petite commune d'environ 300 habitants
dans la région de Roisel.
Un officier allemand, qui remplit les fonctions
d'interprète, se présente, dans la matinée, au pres-
bytère :
— Monsieur le Curé, dit-il à M. l'abbé Blond, il
faut que votre maison soit entièrement libre pour de-
main matin, ou bien les gendarmes vont emmèneront
en Allemagne.
Quelque peu étonné, M. le Curé de Driencourt
observe :
— Mai's il ne reste plus dans tout le village une
seule place, pas même dans une écurie ou dans une
grange : où voulez-vous que je me loge?
— Où vous voudrez; cherchez!
En cette veille de l'Assomption, le bon curé n'est
pas à la fête. Il réfléchit, puis se décide à aller, dans
l'après-midi, demander à l'interprète la faveur de
différer à tout le moins cette « évacuation » jusqu'au
surlendemain. Mais, l'officier, l'apercevant, lui crie,
à trois mètres de distance :
— Eh bien, c'est entendu : vous déménagez?
~ Mais...
— Non, non, pas demain : aujourd'hui!
Il fallait s'exécuter. M. Blond, cédant à la force,
commence son déménagement. L'interprète revient le
trouver :
— Il est inutile de rien enlever, lui explique-t-il;
des officiers vont venir, ils ne toucheront à rien.
194 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
A grand 'peine, le pauvre curé obtient d'emporter
au moins son lit, et il s'en va. Le surlendemain, on
l'autorise à revenir, accompagné d'un soldat, au
presbytère. Quelle transformation! Tables, armoires,
chaises, etc., tout avait disparu; seuls, de menus
objets, réputés sans doute inutiles : livres, statues,
images pieuses, etc., avaient été jetés pêle-mêle
dans le grenier. Tout le reste avait été enlevé, même
la soutane des jours de fête...
CHEZ LE « COMMANDEUR ».
Le 3 septembre suivant, vers lo heures du ma-
tin, le village est bom.bardé. Les habitants se réfu-
gient dans leurs caves. Une dizaine de maisons sont
atteintes.
A 6 heures du soir, le maire vient trouver l'abbé
Blond :
— }^Ionsieur le Curé, lui dit-il, le « Commandeur »
vous appelle avec moi-
Le « Commandeur » avait ses bureaux à plusieurs
mètres sous terre, à l'entrée d'un souterrain
creusé sous une cave.
Dès que le maire et le curé se présentent au seuil
de ces catacombes, l'interprète — un « gamin »
d'une vingtaine d'années — les arrête :
— Monsieur le Curé, explique-t-il, vous saurez
que, lorsque les habitants d'un pays font quelque
chose contre les lois allemandes, c'est vous qui
êtes responsable, et vous aussi, monsieur le Maire.
— Mais qu'ont fait de mal les habitants, de-
mande l'abbé : ils sont bombardés.
l'offensive de juillet igi6 195
— Ça ne me regarde pas, réplique brutalement
l'interprète. Vous allez descendre dans ce cachot.
Et, sans autre forme de procès, il l'enferme dans
un réduit souterrain et humide, sans lumière, et l'y
laisse toute la nuit.
POURQUOI PUNISSEZ-VOUS M. LE CURÉ?
Le lendemain, 4 septembre, à l'aube, le maire,
qui avait retrouvé sa liberté, dit au « Comman-
deur » :
— Pourquoi punissez-vous M. le Curé?
— J'ai des ordres.
— Combien de temps le g-arderez-vous encore?
— Tant que durera le bombardement.
Puis, le « Commandeur » se radoucit :
— Monsieur le Curé, dit-il, tout à l'heure, pour
déjeuner, vous pourrez aller dans la salle voisine.
[La « salle voisine », c'était la cave de la maison
sous laquelle l 'état-major avait installé ses bu-
reaux.]
Puis, il ajoute :
— Après, vous pourrez circuler dans la maison.
Mais, si des grenades retombent, vous redescendrez
au cachot!
c'est fini, ET vous ÊTES LIBRE.
L'abbé Blond, qui ne se l'était pas fait dire deux
fois, « circulait dans la maison » lorsqu'il apprend,
vers 9 h. 1/2, que le garde champêtre a reçu l'ordre
d'inviter tous les habitants à quitter le pays au
196 LA SOMME SOUS L 'OCCUPATION ALLEMANDE
début de l'après-midi. Il redescend à la cave et de-
mande :
— Puis-je, moi aussi, préparer mes malles pour
partir?
Après un simulacre d'interrogatoire, le « Com-
mandeur » et son interprète lui disent enfin :
— C'est fini, et vous êtes libre!
Il n'en demandait pas davantage.
A 2 heures, toute la population du village est
réunie sur la place. Chacun s'est chargé de tous les
paquets, colis, caisses qu'il peut emporter. A 5 heu-
res, on arrive à Longavesnes, à pied, sous une pluie
battante. Des Allemands font l'appel. Puis, départ
pour Roisel. Là, il faut laisser colis et malles : les
soldats s'en emparent et ne laissent à chacun que de
menus paquets ou une valise. A 9 heures du soir,
on entasse tous ces pauvres gens en des wagons à
bestiaux où ils restent, étendus ou accroupis dans la
boue jusqu'au lendemain à midi. Quatre personnes
(sur cent cinquante) moururent en arrivant à
Etrœungt (Nord).
*
* *
J AI FAILLI MOURIR DE FAIM.
Partout les mêmes tristesses, les mêmes ruines,
les mêmes deuils. Pour nous aider à les imaginer et
à les revivre, relevons encore ce? confidences émou-
vantes d'un témoin, M. l'abbé Dubois, curé de Fiers,
près de Combles :
l'offensive de juillet 1916 197
« Depui'S octobre 191 4, désigné comme otage j'ai
été menacé trois fois du revolver, et deux fois
d'être emmené en Allemagne. J'omets les tracas quo-
tidiens : mon église envahie et servant de lazaret,
tous les bancs brûlés, mon presbytère rempli de
Prussiens. Ils m'ont tout pris : chauffage, vin,
abeilles. Le général s'est emparé de la grande moitié
du presbytère, m'a relégué dans l'autre partie où
j'ai couché quinze mois sur le plancher de mon bu-
reau. Défense de sortir, même pour les malades,
sans une permission écrite. J'ai failli mourir de
faim. Enfin, nous avons eu pour trois la ration d'un
soldat.
SAINT JOSEPH EN EGYPTE.
Après deux ans d'esclavage où j'avais un temps
limité pour dire la messe, il a fallu se sauver le 2'^
juin 1916 sous les obus.
Je me suis laissé chasser le dernief : tous mes pa-
roissiens étaient partis. Et après avoir eu juste le
temps de consommer les Saintes Espèces j'ai tout
laissé à la garde du Bon Dieu, je suis parti comme
l'escargot avec ce que j'avais sur le dos.
Le lendemain, après avoir couché sur la paille dans
l'église de Balencourt, départ pour Bapaume; de Ba-
paume à Marcoing dans un wagon à bestiaux; de
Marcoing, où nous avons encore couché dans
l'église, à Graincourt, et de là, quinze jours après, à
Wadencourt (Aisne) où nous sommes restés 10
mois avec, pour nourriture, le ravitaillement améri-
cain : 250 grammes de pain par jour, et pour 15
198 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
jours, 150 grammes de sucre, de café, 200 grammes
de graisse et un peu de lard.
Quant au régime allemand, il faut y vivre pour le
comprendre. C'est une suite ininterrompue de me-
sures de plus en plus désagréables. Ils sont défiants
au point de fouiller les gens de toutes façons. Ils
ne laissent passer aucune écriture, adresse, impri-
més. Ils m'ont empêché de prendre mon bréviaire,
de sorte que, pendant une semaine, je n'ai dit ni
bréviaire, ni messe, excepté une fois.
C'est la ruine comiplète. J'ai dû accepter des chaus-
sures usagées, des mouchoirs, des chemises comme
un pauvre. J'ai pensé bien des fois à saint Joseph en
exil en Egypte... »
CHAPITRE II
Les préparatifs du départ
Les « méchants Allemands « prennent soin des cloches. — A
Nesle, Hombleux et ailleurs. — Monsieur, suivez-nous —
» Je suis le juge militaire. » — la, ta. — Déportations en
masses. — Demain, « partage » des personnes. — Tout égal,
dit l'officier. — Tous, nous avons été volés. — Matelas, gout-
tières, boutons de porte. — Jeanne d'Arc.
CES « MECHANTS ALLEMANDS »...
A Péronne, vers le 15 j'anvier 191 5, M. l'abbé
Lenoble, curé d'Estrées-Deniécourt, avait reçu au
presbytère, dont il était l'hôte depuis quelques
mois, une singulière visite :
« Un soir, avant le salut, nous raconte-t-il en des
notes inédites, je suis seul dans la cour de M. l'Ar-
chiprêtre. Un officier allemand sonn€; j'ouvre :
— C'est vo'us, Monsieur le Doyen?
— Je n'ai pas cet honneur.
— Où est-iî?
200 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
— Je ne sais pas.
— Ça ne fait rien : vous ferez aussi bien l'af-
faire. Dites-lui que nous lui amènerons dans quel-
ques jours des cloches.
— Des cloches?!!
— Oui, oui, ces méchants Allemands prennent
encore soin des églises, vous savez.
Cela est dit avec une ironie!
— On ne le croirait pas, répondis-je.
— Si, si, vous verrez!
En effet, quatre jours après, on amène dans la
cour du presbytère deux cloches de Chaulnes, deux
d'Estrées (la troisième est restée en miettes sous les
décombres), trois de Dompierre et une de Becquin-
court, presque toutes inutilisables. Elles viennent de
la gare, et l'on voit encore la place des étiquettes
d'enregistrement.
Pourquoi reviennent-elles? Remords? Non, poli-
tique plutôt! Désormais les Allemands n'auront plus,
en effet, qu'une manie : rapporter chez l'archiprêtre,
en exigeant un reçu, tous les objets du culte qu'ils
trouveront à Dompierre, Becquincourt, Chaulnes,
Estrées et même plus en arrière du front, à Eterpi-
gny, par exemple, dont presque tous les ornements,
même les plus moisis, ont pris le chemin de Pé-
ronne. )>
A NESLE, HOMBLEUX ET AILLEURS.
Mais, en janvier et février 191 7, que les temps
sont changés!
A Nesle, une équipe d'Allemands pénètre, en ser-
vice commandé, dans la tour de l'église, ouvre, à
LES PRÉPARATIFS DE DÉPART 20I
coups de pioche, de larges baies autour des abat-
voix, et précipite dans le vide. Tune après l'autre,
les quatre cloches : l'une d'elles se brise sur les
pavés de la place — ce qui, fit beaucoup rire les sol-
dats chargés de cette opération.
Dans le bourg voisin de Hombleux, où le clocher
se dresse au-dessus du sanctuaire de l'église, la
cloche, en tombant, éventre la toiture, traverse la
voûte avec fracas et vient ouvrir en deux un maître-
autel en marbre. Les « ouvriers », cette fois, sont
tout penauds.
De Ham à Chaulnes, de Péronne à Roye, d'au-
tres équipes, au même moment, travaillent avec plus
ou moins de bonheur. Au bout de quelques semai-
nes, il ne reste, dans aucune église, ni une cloche,
ni un tuyau d'orgue.
MONSIEUR, suivez-nous!
En même temps, les (sévices contre les personnes
se renouvellent et s'aggravent.
Le lundi 19 février 1917, vers\ le début de l'après-
midi, M. l'abbé Barbe, curé de Muille-Villette, va-
quait tranquillement à ses occupations dans le jar-
din de son presbytère lorsqu'il eut la surprise de
voir arriver chez lui un officier ,allem,and, accom-
pagné d'un interprète qu'il connaissait pour l'avoir
rencontré maintes fois à Ham, et de cinq gen-
darmes. Il s'approche pour les recevoir :
202 LA SOMME SûUS L OCCLPATiOX ALLEMANDE
— Monsieur, lui dit aussitôt l'interprète, par ordre
du général, mettez votre manteau et suivez-nous!
Devant cet ordre catégorique et imprévu, le bon
curé essaie d'obtenir quelques explications :
— Que se passe-t-il? Que me* veut-on?
— Rien, lui répond sèchement l'interprète.
L'abbé commence à s'inquiéter :
— Faut-il prendre une couverture? demande-t-il.
— Oui.
— De quoi manger?
— Non.
— Mon bréviaire?
— Non.
Et, sans lui donner le temps de rien emporter,
ils lui crient : « Vite, vite », l'entraînent vers une
automobile placée devant la porte du presbytère et
l'y font monter avec eux. Ils l'emmènent ainsi jus-
qu'au château-fort de Ham et l'y îont enferme**^
seul, sans autre forme de procès.
M. le Curé de Muille-Villette ne savait que penser.
Huit jours auparavant, une bougie était restée allu-
mée, le soir, dans l'église, devant la statue du Sacré-
Cœur : il avait par mégarde, oublié de l'éteindre, et
un soldat allemand était venu le lui faire observer :
était-ce pour ce crime qu'on venait de le mettre en
prison? Il eut, durant de longues heures, tout le
loisir d'y réfléchir : car, dans cette cellule sombre,
dont tout le mobilier se composait d'une botte de
paille étendue sur quelques planches, il ne put,
comme on le pense bien, ni manger, ni dormir.
LES PREPARATIFS DE DEPART
JE SUIS LE JUGE MILITAIRE.
Le lendemain, vers 15 heures, l'officier qui l'avait
arrêté la veille se présente :
— Je suis, lui dit-il, le jug*e militaire : nous ve-
nons vous interroger.
Et, tout de suite, il commence :
— Monsieur, vous êtes accusé d'avoir communi-
qué par téléphone avec l'armée française à Paris^
par Noyon.
Le pauvre curé n'en pouvait croire ses oreilles :
— Où donc était ce téléphone? demande-t-il.
— Dans un immeuble.
— Quel immeuble?
Le malheureux « accusé » ne parvint jamais à le
savoir. Il apprit en outre qu'on lui reprochait d'avoir
caché un soldat français. Il essaie, non san^s peine,
de convaincre le j'ug-e qu'il n'en est rien. Et, après
avoir signé sa déposition, il est enfermé de nouveau,
seul, dans sa cellule et peut y poursuivre à loisir sa
long-ue et douloureuse méditation :
— Quarante-huit heures de prison avec la pers-
pective de la mort, raconte-t-il aujourd'hui, ça vaut
une retraite de plus de six mois!
Cependant, il n'avait pas encore mangé.
Le mercredi il se décide à faire demander par
écrit à la Commandanture de Ham, par l'intermé-
diaire de son geôlier, l'autorisation de faire venir de
la ville quelques aliments. Le soir, il n'avait pas eu
de réponse.
Le lendemain jeudi, ne sachant que penser, il de-
mande à voir un aumônier allemand qu'il avait
204 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
rencontré maintes fois dans sa paroisse : pas encore
de réponse.
L\, L\!
Enfin, le vendredi matin, vers 7 heures, la porte
de la cellule s'ouvre : c'était le geôlier, accompagné
d'un artilleur allemand en résidence à Muille-Villette
qui, en apercevant M. l'abbé Barbe, lui dit ;
— Vous, retour.
— Comment, retour? demande le malheureux curé
qui ne pouvait plus croire à sa délivrance. A Muille?
— la.
— Prendre couverture?
— la.
On le conduit dehors, jusqu'à una voiture qui sta-
tionnait devant le château fort :
— Vous monter!
C'était donc vrai : il était sauvé, il rentrait dans
sa paroisse. Mais non : au passage du canal, la voi-
ture qui le conduisait, au lieu de prendre la direction
de Muille-Villette, s'engage sur la route de Voyen-
nes. C'est dans cette nouvelle résidence que
M. l'abbé Barbe eut la joie d'être « libéré » par les
troupes franco-anglaises. Depuis lors, quand il ra-
conte ces journées angoissantes, le bon curé ne
manque pas d'ajouter :
— Je ne vous souhaite pas d'y passer, mais ça
fait du bien!
LES PRÉPARATIFS DE DÉPART 205
* *
DÉPORTATIONS EN MASSE.
A cette époque s'organisent de nouveau, dans les
bourgs, les villages, les moindres hameaux, les dé-
portations en masse.
« A Ham, nous écrit M. le chanoine Fouilloy,
curé-doyen, c'est le lo février que l'on a enlevé tous
les habitants de 15 à 60 ans, à l'exception des mères
de famille ayant des enfants de moins de 15 ans. »
De ce chef, près ée 600 personnes prennent, sous
la conduite de soldats en armes, le chemin de l'exil.
DEMAIN, « PARTAGE )) DES PERSONNES.
Nous avons pu nous procurer le texte manuscrit
d'un ordre des autorités allemandes de Bouvincourt,
petit hameau dépendant de la paroisse de Vraignes
(doyenné de Roisel). C'est une convocation adressée
simultanément à trois personnes — dont une jeune
fille de 16 ans — habitant à Bouvincourt les maisons
numérotées 55 et 57, et désignées pour être sépa-
rées des leurs et emmenées dès le lendemain en
esclavage. Nous reproduisons tel quel ce document,
rédigé en un français qui ne pouvait être que bar-
bare :
A l'ordre DU CHEF DE l'ARMÊE
Demain matin Partage des personnes, qui sont
nommées à Vautre côté. Ces personnes doivent être
13
206 LA SOMME SOUS L'OCCUPATIOX ALLEMANDE
présent à g h. 15 {heure allemande) — des autres
personnes sont exclusées — devant la maison de la
Commandanture. Us peuvent prendre avec eux, tout
ce qu'ils peuvent même porter avec eux, des Vête-
ments chauds, des couvertures, du pain, des four-
chettes, des cuillers, des couteaux, des provisions
pour un jour.
Celui qui n'est pas présent, sera aussitôt emh
prisonné. Je regrette de vous faire ce malheur, mais
complaignez-vous à vos compatriotes qui ne voulant
pas faire la paix!
Monsieur le Commandant.
Au verso de cet ordre, sont inscrits les noms des
destinataires :
1. Ripert Henri, haus (maison), 57.
2. Sauvage Emilia, haus [maison) 57.
3. Mondot Sylvia, haus (maison), 55.
TOUT EGAL, DIT L OFFICIER.
Dans les foyers à demi déserts de nos villes et de
nos villag-es, il ne reste guère plus que des vieil-
lards — plus d'un néanmoins fut emmené, par
exemple, l'abbé Dupont, curé de Rouy, âgé de 80
ans, — des infirmes ou des déments, des femmes
accompagnées de tout jeunes enfants.
Et les ordres d'appel sont immédiats et irrévo-
cables.
A Moyencourt, petit village situé au sud-est de
Nesle, le curé, l'abbé Laruelle — vieillard de 84 ans.
LES PRÉPARATIFS DE DÉPART 207
tombé en enfance depuis les premiers jours de l'in-
vasion allemande — vint à mourir le ii mars. Le
curé de Réthonvillers, M. l'abbé Dobémoot, réfugié
avec ses paroissiens, depuis quelques semaines, dans
ce hameau épargné jusque-là par les obus et l'in-
œndie, avait fixé renterrement au surlendemain 13
mars, à 10 heures. Mais il fut enlevé par les Alle-
mands le matin même vers 9 heures. Comme il de-
mandait qu'on lui laissât au moins le temps d'en-
terrer son confrère :
— Tout égal, lui répondit brutalement l'officier.
Et il le fit emmener sans délai.
Dans toute la région envahie, il n'est resté que
six prêtres — dont un, l'abbé Mâche, curé d'Er-
cheu, gravement malade, survécut à peine quelques
jours à la libération de sa paroisse.
TOUS, NOUS AVONS ÉTÉ VOLÉS.
I
Partout, les déportations furent précédées de « ré-
quisitions » nombreuses et suivies du pillage des
maisons,
A Roisel, les habitants s'étaient cotisés pour
acheter du charbon et, dans ce but, avaient remis
une somme de 1.700 ou 1.800 francs aux autorités
allemandes qui gardèrent l'argent et le charbon.
A Hombleux, au plus fort de l'hiver — exception-
nellement rigoureux en 1917 — l'ordre fut donné
d'enlever tous les matelas. Les Allemands en re-
cueillirent et en emportèrent environ 500.
Ecoutons d'autres témoins :
« Dès le II février, écrit M. le doyen de Ham, le
208 LA SOMME SOUS L 'OCCUPATION ALLEMANDE
pillage fut complet dans les maisons vides. Mes vi-
caires n'ont plus ni sièges, ni couvertures, ni ma-
telas. Leurs bibliothèques ont été fouillées et finale-
ment abandonnées. »
De son côté, un mourant, l'abbé Mâche, curé
d'Ercheu, s'exprime ainsi dans une lettre intime, la
dernière sans doute qu'il ait écrite :
« La moitié de la^ population a été emmenée, nous
ne savons où. Tous nous avons été dépouillés, volés;
on nous a tout enlevé et nous n'avons sauvé que le
petit paquet préparé pour l'évacuation. »
MATELAS, GOUTTIÈRES, BOUTONS DE PORTE.
Faut-il interroger d'autres témoins et poursuivre
cette douloureuse, cette lugubre énumération?
Ce qui restait de chevaux ou de bestiaux dans
les fermes, tout a été enlevé; de même, pour les
charrues, les herses, tous les instruments agricoles :
en maints villages, la terre n'avait pas été cultivée
en octobre.
« Tout ce qui était à leur goût, il l'ont pris »,
raconte d'une voix terne et sans avoir même la
force de s'indigner encore, un malheureux vieillard :
meubles, matelas, lits, tables, linge, ils ont tout em-
porté, même — comme, par exemple, à Hombleux,
— les gouttières des maisons, et jusqu'aux boutons
de porte.
Dans ce dernier bourg, l'ordre avait été donné aux
habitants d'évacuer le village vers 9 heures; puis,
il y eut contre-ordre, et le départ fut retardé jus-
qu'à II heures : pendant que ces m.alheureux se pré-
LES PRÉPARATIFS DE DÉPART 20g
paraient à quitter pour toujours leurs foyers, des
soldats allemands pénétraient dans leurs maisons
afin d'arriver bons premiers au pillage qui allait
suivre le départ!
JEANNE d'arc.
Litanie lugubre, qui pourrait durer longtemps, et
qui, cependant, n'est pas complète, puisqu'il faut y
ajouter la destruction systématique des fermes, des
maisons, des granges. Après le cambriolage, l'in-
cendie! Il n'y a manqué — et encore, pas toujours
— que le massacre. Mais, pour se consoler, à Roye,
dans un pensionnat catholique de jeunes filles qu'ils
avaient depuis deux ans transformé en hôpital, ils
ont, la nuit de leur départ, mis en pièces, une ma-
gnifique statue de Jeanne d'Arc qui, de son doigt
montrant le cie et de son pur regard, parut sans
doute trop menaçante à ces pionniers d'une Kultur
que toutes les pages de l'Evangile condamnent...
12.
CHAPITRE III
En pays reconquis
le Deum ou marche funèbre? — Un plan rigoureusement étibli.
— Scènes déchirantes. — Vols et déprédations. — Dans les ré-
gions libérées. — A Ham : Tous les hommes à l'église. — La
ville tremble. — Les oiseaux français. — Péronne, le 20
mars 1915. — J'ai vu Albert, j'y ai vécu... — Le feu et Teau. —
Dans une maison en ruines, — Un cyclone? — Pet arnica silen"
ita lunce. — Aux catacombes. — Les gendarmes ne sont pas
rassurés. - Logements pour officiers. — Lieux d'asile. —N'allez
pas à Vraignes. — Le Commandant ne dort pas. — L'homme
du service des renseignements. Où sont les Allemands? —
Parvuli petierunt panem.
« TE DEUM )) OU MARCHE FUNEBRE?
Enfin, enfin, ils sont partis! Mais nos Te Deum
sont douloureux comme une marche funèbre...
Revenons au « VHP Rapport présenté à M. le
Président du Conseil par la Commission instituée en
vue de constater les actes commis par l'ennemi en
212 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
violation du droit des gens (i) » : nous nous expli-
querons vite cette angoisse.
UN PLAN RIGOUREUSEMENT ÉTABLI.
« Nous venons, y lisons-nous, de parcourir une
partie des régions de l'Oise, de l'Aisne et de la
Somme qui, après avoir subi pendant plus de trente
mois, la domination allemande, ont été récemment
délivrées du joug le plus lourd et le plus odieux.
Tout, dans le spectacle de dévastation que nous
avons eu sous les yeux, décèle une méthode si impla-
cable et d'une si frappante uniformité qu'il est im-
possible de n'y pas voir l'exécution d'un plan rigou-
reusement établi. Réduction des citoyens en servi-
tude, enlèvement des femmes et des jeunes filles,
pillage des foyers, anéantissement des villes et des
villages, ruine de l'industrie par la destruction des
usines, désolation des campagnes par le bris des ins-
truments agricoles, l'incendie des fermes et l'abatage
des arbres, tout a été mis en œuvre au même mo-
ment et avec la même férocité, pour créer la misère,
inspirer la terreur et faire naître le désespoir. »
SCÈNES DÉCHIRANTES.
Continuons de feuilleter ces pages expressives et
navrantes et d'y relever les faits dont les villes ou
les villages de Picardie ont été le théâtre :
(j) Nous citons I3 texte publié par le Journal Officiel du 18
aTril 1917.
EN PAYS RECONQUIS :rI3
« C'est à partir du milieu de février dernier, c'est-
à-dire du moment oii les Allemands ont commencé
à préparer leur repli, qu'ont été commis les actes de
déprédation sauvage qui, connus aujourd'hui du
monde entier, révoltent la conscience universelle.
Il avait été déjà procédé antérieurement à la dé-
portation de nombreux habitants, que l'envahisseur,
séparant sans pitié les familles, envoyait travailler en
Allemagne ou dans le nord de la France. Cette me-
sure est devenue générale et a frappé toutei la partie
valide de la population des deux sexes, de i6 à
60 ans, à l'exception des femmes ayant de jeunes
enfants. Dans toutes les communes,, elle a été appli-
quée avec la même dureté, donnant lieu aux scènes
les plus déchirantes. A Ham, parmi les 600 per-
sonnes emmenées, se trouvaient quatre malades de
l'hospice... »
VOLS ET DÉPRÉDATIONS.
D'autres traits vont compléter ce tableau :
« A Ham, où le chef de la Commandanture s'est
bien gardé de restituer une table ancienne de grande
valeur qu'il avait empruntée à la mairie, le général
von Fleck a déménagé tout le mobilier de la) maison
Bernot, dans laquelle il était logé. L'opération a été
accomplie avec une teTîe perfection que le général,
à la fin de son séjour, n'ayant plus rien pour s'as-
seoir, a dû faire demander des chaises à la muni-
cipalité.
Même dans les villes et les villages qu'ils n'ont
pas complètement rasés, les Allemands se sont achar-
214 LA SOMME SOUS L'OCCUPATION ALLEMANDE
nés à faire disparaître les usines et à ravager les
exploitations agricoles.
C'est ainsi, par exemple, qu'à Roye, où la ba-
taille n'avait causé que des dégâts réparables, ils ont
incendié les sucreries et organisé la ruine systéma-
tique de toutes les industries, en arrachant d'abord
le bronze, le zinc, le plomb, le cuivre et le laiton, en
enlevant ensuite les pièces mécaniques qui pouvaient
avoir quelque valeur, en brisant toutes les parties en
fonte.
Cest ainsi encore qu'à Ham, où ils ont fait sauter
le beffroi et le château, ils ont anéanti par l'explo-
sion les deux sucreries Bocquet et Bernot, la dis-
tillerie de Sébastopol, la fabrique d'huile Dive et
la brasserie Serré...
Presque partout, les arbres fruitiers, dans la camx-
pagne et dans les jardins, ont été abattus, profondé-
ment entaillés, ou écorcés de manière à les faire
périr. Des files entières de grands peupliers, sciés à
leur base, jonchent les champs, le long des routes.
Les a.bords des villages sont encombrés d'instru-
ments agricoles irrémédiablement détériorés. Près
de ce qui fut là gare de Flavy-le- Martel, nous avons
vu un immense verger, entièrement saccagé, dans
lequel étaient réunis en grande quantité des char-
rues, des herses, des faucheuses, des moissonneuses,
des râteaux mécaniques et des semoirs rendus inuti-
lisables et endommagés de telle sorte qu'ils ne puis-
sent être réparés. Çà et là, un certain nombre de
ces machines avaient été entassées sur des foyers
d'incendie. Les roues en fer étaient faussées, les pi-
gnons et les engrenages fracassés, les parties en
bois rongées par le feu. »
EN PAYS RECONQUIS 21$
*
DANS LES RÉGIONS LIBÉRÉES.
Parcourons, nous aussi, à la isuite de nos té-
moins, ces régions désormais libérées; et, dès les
premières heures de cette délivrance — attendue de-
puis trente ou trente-deux mois — essayons de sai-
sir, à l'aide d'exemples précis et suggestifs, des im-
pressions dont rien, plus tard, ne pourrait plus nous
rendre l'étonnante et vivante complexité.
TOUS LES HOMMES A L EGLISE.
Un « témoin militaire » va, pour commencer, nous
introduire dans la ville de Ham, dès le 19 mars.
« Les Allemands, nous rapporte- t-il, ont évacué
Ham dans la nuit du dimanche 18 au lundi 19 mars.
Leurs préparatifs n'étaient pas achevés. Le samedi,
ils firent sonner à travers la ville un ordre enjoignant
à tous les hommes, à partir de l'âge de quinze ans,
de se rendre, le lendemain matin, à neuf heures, à
l'église avec un jour de vivres. Sans doute comp-
taient-ils les emmener à l'arrière avec eux. Quand
les hommes se présentèrent, le commandant de la
place les garda un quart d'heure et les renvoya. Il
y avait eu contre-ordre... Il profita seulement de
leur présence à l'église pour leur adresser une com-
munication qu'il aurait aussi bien fait sonner dans
les rues. C'était l'ordre de s'abriter au centre de la
2l6 LA SOMME SOUS L 'OCCUPATION ALLEMANDE
ville, de midi à quatre heures, pendant qu'il serait
procédé à la destruction du château, du beffroi, des
trois ponts.
LA VILLE TREMBLE.
Les habitants déménagèrent et évacuèrent hâti-
vement les maisons menacées par l'explosion. Puis,
ils attendirent tout l'après-midi, anxieux. Rien
n'eut lieu, encore un contre-ordre assurément.
La proclamation portait que nul ne sortirait à par-
tir de six heures du soir. Peu de gens se couchèrent.
On savait que le départ approchait. Les télépho-
nistes avaient enlevé leurs fils, ce qui semblait un
signe d'exode définitif.
Entre une heure et trois heures du matin, la ville
tremble; le château sautait. Chacun crut que sa
maison s'effondrait aussi. Les habitants, terrifiés,
at4:en-dirent le petit jour.
Alors, des mansardes, ils osèrent hasarder un re-
gard. Le beffroi n'existait plus. Là-bas, la citadelle
avec ses tours célèbres était en ruines. Ils descen-
dirent; les plus hardis se risquèrent dans la rue,
marchèrent d'abord avec prudence, puis plus vite.
Alors, courant de tous côtés, ils sentirent qu'ils
étaient seuls et libres. Il était 6 h. 1/4. Ils se heur-
tèrent, à l'entrée et à la sortie de la ville, aux
immenses entonnoirs qui barraient la route. Ils vi-
rent, tout autour, les maisons en miettes.
LES OISEAUX FRANÇAIS.
Tout à coup, on entendit un ronflement! d'avions.
C'étaient quatre appareils français qui arrivaient à
EN PAYS RECONQUIS 217
toute vitesse, volant bas. L'un d'eux donna à ces
pauvres gens l'impression de raser les toits. Ils virent
soudain l'aviateur agiter son bras, leur faire des si-
gnes, les saluer. Ils poussèrent des clameurs. Aucun
de ceux qui nous ont raconté cette scène n'a pu ache-
ver son récit sans jeter sa tête dans ses mains et
sangloter.
Alors un habitant songea qu'il fallait boucher les
entonnoirs pour permettre à nos soldats d'arriver.
On se mit bientôt d'accord. Un appel à la population
fut sonné dans les rues et tout le monde, vieillards,
femmes, enfants, vint jeter des briques, de la terre,
des pierres, dans les grands trous. Pour ce travail
immense, leurs bras étaient impuissants. L'-eonemi
avait brisé presque tous les outils avant de partir.
Ils prenaient la terre et les débris à pleines mains
et les jetaient. Le génie est venu depuis. Les fem-
mes ont voulu aider nos soldats, ont demandé des
pelles, des brouettes. Elles travaillent avec ardeur.
Et le spectacle nous parut pittoresque mercredi,
quand, sous le soleil, autour de l'entonnoir de la
route de Saint-Sulpice, tous, civils et militaires, tra-
vaillant avec le même entrain, on vit un gamin mon-
ter jusqu'au faîte d'un immense poteau télégraphi-
que pour y planter un drapeau français.
Il ne faut pas chercher à connaître ce qu'ont dit,
fait, ressenti tous ces malheureux quand ils ont vu
arriver nos premiers cavaliers et, peu après, nos fan-
tassins. Ils sont encore incapables de parler de ces
minutes étourdissantes sans pleurer. »
13
2l8 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
*
* *
PERONXE, LE 20 MARS I917.
Malgré les déportations, malgré les ruines qui s'y
accumulent, Ham — comme la ville voisine de Nesle
— a gardé toutes les apparences d'une cité vivante.
Pénétrons dans Péronne, dont les troupes britanni-
ques viennent d'achever la libération. En cette jour-
née du 20 mars 191 7, quel spectacle tout différent
nous est réservé!
Tous les ponts qui, naguère, donnaient accès à la
ville sont détruits. Autour de ces monceaux de terre
et de pierres, des fils téléphoniques et télégraphi-
ques, conservés à dessein, se mêlent, s'epchevêtrent
en d'inextricables réseaux. Des bombes, dissimulées
sous les décombres, ont été fixées à certains de ces
fils et elles éclatent dès qu'ils s'agitent sous la se-
cousse des pieds d'un passant imprévoyant. D'au-
tres bombes sont enterrées, çà et là, sur le terrain
même où devront s'accomplir les travaux néces-
saires pour reconstituer les routes; et déjà, des sol-
dats du génie ont trouvé la mort au cours d'une mis-
sion qui, apparemment, n'offrait guère de périls.
J AI vu ALBERT, J Y AI VECU...
Par où entrer? Voici, près du château, une pas-
serelle jetée à la hâte pour remplacer le pont-levis :
par ce pont de guerre, pénétrons dans la ville.
EN PAYS RECONQUIS 2ig
O Stupeur! « J'ai vu Albert, j'y ai vécu, nous rap-
porte le témoin que nous suivons pas à pais dans ce
lugubre voyage : à côté des ruines de Péromne, les
ruines d'Albert ne sont rien. »
Dans la malheureuse ville, il ne reste pour ainsi
dire pas une maison intacte. Est-ce l'œuvre des ca-
nons britanniques? Nullement. L'artillerie avait
ébauché le travail. Les pionniers allemands l'ont
repris, complété, achevé.
Dans les rues s'élèvent à deux, trois, quatre, et
parfois à cinq mètres de hauteur d'invraisemblables
monceaux de décombres. Les façades des maisons
ont été projetées, comme par un coup d'épaule
gigantesque, sur la chaussée; et les meubles, les
poutres, les débris de toute sorte jonchent le sol :
pour avancer, il faut escalader ces ruines, au risque
de tomber dans quelque piège.
LE FEU ET l'eau.
Nous voici sur la Grande Place. Un groupe de mai-
sons brûle encore. Elles brûleront jusqu'à ce que
tout soit consumé. Car il n'y a pas d'eau. Toutes les
pompes, d'une extrémité à l'autre de la ville, ont
été brisées à coups de massue. Non, pas toutes :
après bien des recherches, on a fini par en décou-
vrir une ou deux qui, tant bien que mal, fonction-
naient encore.
DANS une maison EN RUINES.
Pénétrons dans l'une de ces maisons en ruines;
dans la première qui se présente à nous, car toutes
220 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
se ressemblent, et elles ne se classent plus qu'en
deux catégories : les maisons incendiées, les mai-
sons démolies.
A l'intérieur, tout est brisé : la vaisselle, les
chaises et les fauteuils, les tables, les buffets, tous
les meubles. C'est merveille si, en quelque coin, on
panaient à découvrir un siège qui tienne sur ses
quatre pieds, un verre qui ne soit pas en morceaux.
Les pianos sont ouverts en deux. Dans aucune cham-
bre, il ne reste un seul matelas. En revanche, on
trouve encore nombre de sommiers; mais, d'un coup
de pique ou de baïonnette, ils ont été éventrés, et
leurs ressorts pendent misérablement. Voici un foyer,
il paraît intact; en réalité, il ne l'est pas : il y
manque une pièce essentielle, ou bien une fente à
peine visible le rend inutilisable. Les placards sont
défoncés, les rideaux arrachés des fenêtres, les ar-
moires à glace projetées par terre.
UX CYCLONE?
Et partout, il en est de miême. Pas une maison
qui n'offre ce spectacle de dévastation. Est-ce un
effrayant cyclone qui a tout bouleversé? Est-ce un
tremblement de terre qui a tout ébranlé, secoué, cul-
buté, brisé? La fureur des hommes a, semble-t-il,
essayé de surpasser les grands cataclysmes dont la
nature nous offre parfois l'horrible spectacle.
A l'hôtel de ville, dans la salle des archives, il ne
reste pas un seul livre sur les rayons; tout est par
terre, ouvert, déchiré, souillé par la pluie et la boue
— car il n'y a plus de toiture — piétiné par les;
EN PAYS RECONQUIS 221
coups de bottes des soldats qui ont coopéré à cette
entreprise de ruines.
A la Banque de France, dix ou douze coffres-forts
ont été crevés : ils sont vides.
Voici l'église Saint-Jean. Sur la place voisine,
s'élevait la statue de Marie Fouré, l'héroïne, la li-
bératrice de Péronne. Le socle est encore là; mais
plus de statue.
PER AMICA SILENTIA LUNŒ.
Et tout n'est pas fini. Cette nuit, les nuits sui-
vantes, au milieu des « silences amicaux de la lune »
dont parlait un poète antique, — bien antique, hélas!
— nous entendrons des bruits sourds que, d'abord,
nous aurons quelque peine à nous expliquer' : c'est
un pan de mur qui achève de perdre l'équilibre,
c'est une maison qui s'écroule; et le lendemain, dans
cette rue, ce panorama de ruines présentera des
aspects tout nouveaux, comme si on le contemplait
pour la première fois...
AUX CATACOMBES.
Si nous descendions dans les sous-sol? Si nous
essayions de visiter la ville souterraine qui, depuis
des mois, s'était formée et* se dissimulait sous
l'autre?
En général, les caves sont en meilleur état —
heureusement! — que les maisons. Pour la plupart,
elles ne sont pas démolies. Elles communiquent
222 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLE3,!ANDE
entre elles. Par des brèches ouvertes dans les murs,
on peut circuler de l'une à l'autre.
LES GENDARMES NE SONT PAS RASSURES.
Mais prenons garde: il y a des surprises.
Voici deux gendarmes français : dans les tas de
vaisselle brisée qui partout jonchent le sol et s'écra-
sent sous les pieds, ils essaient de découvrir quel-
ques pièces encore utilisables : des assiettes, des
pots de confiture dans lesquels ils pourront donner
à manger et à boire aux réfugiés dont on signale
la présence dans les villages voisins.
Soudain, l'un des gendarmes touche et déplace,
par m.égarde, une boîte de fer blanc — quelque boîte
de conserves dont on retrouve un grand nombre au
milieu de ces débris. Au même instant, un méca-
nisme d'horlogerie se déclanche. Ces braves jettent
par terre leurs piles d'assiettes, se réfugient tout
près de là, sous un escalier, et y attendent stoïque-
ment la mort. Puis, le bruit cesse, le mécanisme
s'arrête. A la lueur d'une lampe électrique, ils se
hasardent à sortir de leurs cachettes, on n'entend
plus rien. Ils nous montrent la boîte :
— Surtout, disent-ils, n'y touchez pas, ça pour-
rait éclater!
LOGEMENTS POUR OFFICIERS.
Poursuivons notre route, mais prenons garde, en
ouvrant une porte, en déplaçant un meuble, de dé-,
clancher îe mécanisme d'une bombe.
EN PAYS RECONQUIS 223
Voici d'anciens logements d'officiers. Dans ces
caves profondes, des débris jonchent partout le sol.
Elles devaient être pourtant, à en juger par ce qui
reste, superbement aménagées. On aperçoit encore
les traces des installations de la lumière électrique
et du téléphone. Les tables de nuit, pour la plupart,
sont brisées. Le marbre des tables de toilette a été
mis en pièces à coups de massue. Dans le fond des
cuvettes, on trouve encore des eaux sales.
Dans certains abris, on compte jusqu'à cinq ou
six glaces luxueuses, des lits, des tapisseries. A
trente pieds sous terre, voici) un piano — rendu inu-
tilisable, naturellement. Dans la rue du Collège, l'un
de ces abris souterrains est entièrement tapissé de
soie rose; et comme il est impossible de trouver une
seule chapelle, un seul autel où l'on puisse célébrer
la messe, un prêtre français n'hésite pas à le trans-
former en oratoire.
*
* *
LIEUX d'asile.
Avant leur départ, les iMlemands avaient concentré
dans certains bourgs, choisis comme lieux d'asile,
la population de tous les villages et hameaux du
voisinage qu'ils avaient décidé de livrer au pil-
lage, puis à rincendie. En de très petites localités,
à peine habitées d'ordinaire par quelques centaines
de personnes, des milliers de vieillards, de femmes
et d'enfants se trouvaient réunis, sans abri souvent
et au surplus sans vivres.
224 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
Dans la soirée du mercredi 21 mars, on signale à
l'officier britannique qui commandait la « place » et
les ruines de Péronne l'état de détresse dans lequel
se trouvent, à quelques kilomètres au sud-est de la
ville, les malheureux habitants du village de Vrai-
gnes et les réfugiés qui étaient venus en tripler ou
en quadrupler le nombre.
N ALLEZ PAS A VRAIGNES.
Sans perdre un instant, le commandant fait pré-
parer deux voitures de ravitaillement — de ces
voitures, reliées deux à deux, que les Anglais appel-
lent des limhers. Il allait partir, accompagné d'un
interprète et d'un gendarme français lorsque, par
téléphone, un contre-ordre arrive (ce qui est fré-
quent, dit-on, dans toutes les armées) :
— N'allez pas à Vraignes, lui mande-t-on. Il y
aura une attaque ce soir, et peut-être le village
sera-t-il occupé demain par les Allemands.
— Bien, répond flegmatiquement le commandant,
nous attendrons.
LE COMMANDANT NE DORT PAS.
Mais, la nuit, le commandant ne dort pas : il
pense aux malheureux Français qui, à Vraignes,
souffrent de la faim. Et, dès 4 heures du matin —
ce qui est, paraît-il, admirable pour un Anglais —
il est debout, lui, l'interprète et le gendarme.
Et en route avec les j>etites voitures, chargées
d'abondantes rations de vivres!
EN PAYS RECONQUIS 225
On arrive à Bouvincourt. Il y avait là, avec les
habitants, des réfugiés de plusieurs autres villages.
Les malbeureux étaient encore tout émus des hor-
reurs dont ils avaient été les témoins; et leur cœur
souffrait des cruelles séparations qui' leur avaient été
imposées. A peine avaient-ils le -nécessaire pour eux-
mêmes; et cependant ils disent à l'officier qui s'offre
à les ravitailler :
— Nous n'avons besoin de rien : à Vraignes, ils
sont plus malheureux que nous!
L HOMME DU SERVICE DES RENSEIGNEMENTS.
Mais à qui est Vraignes? Aux Anglais? Aux Alle-
mands? Les pauvres gens, naturellement, n'en sa-
vent rien.
La petite caravane arrête un homme du service
des renseignements :
— Peut-on aller à Vraignes?
— Je crois que oui, répond-il.
L'homme du service de renseignements, toutefois,
ne paraît pas bien fixé sur la valeur de ces indi-
cations. Mais l'officier décide de tenter l'aventure :
— Allons à Vraignes, déclare-t-il.
Un taube survolait le petit convoi. Soudain, une
grenade éclate à 200 mètres de là. Etait-ce une
bombe jetée par l'avion? Ou un obus lancé, de loin,
par un canon? Pendant l'alerte, le gendarme avait
fait demi-tour : à quoi bon se faire tuer pour rien?
Le commandant, lui, pensait à ses rations de vi-
vres. A aucun prix, il ne voulait s'exposer à les faire
tomber entre les mains des Allemands. On décide
13.
226 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
donc de retourn.er à Bouvincourt pvour y consulter de
nouveau l'homme du senâce des renseignements . On
n'en apprend pas plus que la première fois, si ce
n'est que, sans doute, l'infanterie anglaise occupe
Vraignes depuis le matin.
ou SONT LES ALLEMANDS?
Le petit groupe part de nouveau, mais sans les
voitures de vivres et à pied, et finit par arriver aux
abords du village.
Qui y trouvent-ils? Des soldats anglais, flânant
dans les rues, comme chez eux, les mains dans les
poches.
— Où sont les Allemands? demande à l'un d'eux
l'officier.
— Je ne sais pas, répond le soldat, par là.
Et, d'un geste de la main, il montre la direc-
tion de l'est.
— On peut entrer dans Vraignes?
— Mais oui, mais oui, pas d'inconvénients!
PARVULI PETIERUNT PANEM.
Cette fois, c'est sérieux, l'officier, l'interprète et
le gendarme vont chercher les voitures de ravitail-
lement; et, tout à fait rassurés, ils font enfin leur
entrée dans le village.
Entrée triomphale!
Il y avait là exactement 1.016 personnes qui, de-
puis plus de deux ans, n'avaient pas vu de pain
EN PAYS RECONQUIS 22"^
blanc. Le commandant prend l'un des pains qu'il
apportait, le coupe en deux dans toute sa longueur,
le montre aux enfants, qui le dévoraient des yeux.
Puis, il le partage en petits morceaux, comme on
fait dans les églises pour le pain bénit, et distribue
à tous ces petits ces prémices du pain de France.
CHAPITRE IV
A travers le « désert » de Picardie
Doyennés de Mailîy-Mailtet, Albert^ Bray,
Combles.
Le coq des Gaules. — Doyenné de M ail ly -Maillet. — Doyenné
d'Albert, — « La Vierge est tombée! » — Ni une pierre, ni une
brique. — L'œuvre du « décimateur ». — Une église dans une
mare. — J'ai toujours célébré la messe... — Vierge Marie, in-
tercédez... — Doyenné de Bray-sur- Somme. — Forum? — Un
dépôt de munitions saute. — Doyenné de Combles. — Des va-
ches dans une église. — Ici repose le cœur de... — Quelques
« souvenirs », — J'ai cherché toute une matinée. — L'agonie
d'une église. — Émilie-Armande-Françoise. — La vieille femme
de Curlu. — Même les ruines !
LE COQ DES GAULES.
Il faut nous remettre en chemin et visiter une
dernière fois nos villes, nos plaines, nos villages
dévastés. Avant que se modifie l'aspect de ce pay-
sage de ruines, de ce désert — le « désert de Pi-
cardie » — cherchons-y, s'il se peut, les clochers,
230 LA SO.M.ME SOUS L''OCCUPATIOX ALLEMANDE
les flèches et les croix de fer, surmontés le plus sou-
vent du coq symbolique des Gaules. Combien sont
tomxbés! Il nous reste à énumérer maintenant leurs
blessures, sans phrases, comm.e en un martyrolog-e
où, derrière chaque mot, apparaît une histoire tra-
gique.
*
* *
DOYENNE DE ilAILLY-MAILLET.
Seule, l'extrémité nord-est du doyenné de Mailly-
Maillet (canton d'Acheux, entre DouUens et Albert)
se trouvait dans le voisinage immédiat de la ligne de
feu. De toutes les régions que nous' allons parcourir,
c'est une de celles qui ont le moins souffert.
Tout au nord, l'église de Bayencourt est fort en-
dommagée : tous les vitraux sont brisés, des cre-
vasses s'ouvrent dans la voûte, les arm.oires de la
sacristie sont brisées, les linges d'autel et les orne-
ments y sont en parties lacérés.
Près de là, le 4 juillet 191 6, une violente explo-
sion détruisit complètement l'église de Coigneux. Le
curé parvint, non sans peine, à retirer des décom-
bres les vases sacrés. Le tabernacle était broyé : on
pu,t sauver la pierre d'autel et deux statues. De l'an-
cienne église il ne reste que deux pans de murailles
et quelques pierres.
Dès la fin de 191 4, l'église de Colincamps — mo-
deste chapelle qui date de 1776 — reçut une bombe
qui traversa la toiture de part en part sans occasion-
ner, à l'intérieur, trop de dégâts. Mais, depuis lors,
A TRAVERS LE « DESERT » DE PICARDIE 23 1
les vitraux sont brisés, le clocher a été atteint, le
village est en ruines.
« Le 12 juillet 1916, le clocher de Bertrancourt,
nous rapporte M. le Curé, fut légèrement endom-
magé par les éclats d'un obus tombé sur l'ancien
château. Des pierres s'en détachèrent et atteignirent
les maisons voisines. Le 17 juillet, plusieurs obus
frappèrent une grange, en face de l'église; les éclats
rejaillirent sur les fenêtres qui furent toutes brisées;
celle de la sacristie a été réduite en miettes. Les
armoires ont été endommagées, plusieurs ornements
lacérés, la porte broyée. »
En 191 4, des obus tombés à proximité de l'église
de Mailly-Maillet — dont le portail aux statues riche-
ment costumées (fin du xv^ siècle) est si remarquable
— ont respecté l'église, mais brisé tous les vitraux
d'une des nefs latérales. En 191 6, le bourg fut de
nouveau bombardé, et la population dut être évacuée.
Cinq oiî six obus pénétrèrent dans le sanctuaire; mais
la nef est intacte.
En revanche, l'église voisine de Beaussart a beau-
coup souffert; la voûte est crevée en plusieurs en-
droits, les fenêtres sont brisées.
Des obus -sont tombés sur Englebelmer et Viter-
mont : plusieurs d'entre eux y ont atteint les deux
églises.
DOYENNE D ALBERT.
Au 22 octobre 1914, un bombardement violent et
pour ainsi ininterrompu avait déjà, dans la petite
2^2 LA SOMME SOUS L OCCUPATIOX ALLEMANDE
cité, détruit près de 300 maisons : la magnifique
église, élevée pierre par pierre par la générosité des
pèlerins et à peine achevée, avait été épargnée.
Ce jour-là, un obus tombe dans la sacristie. Cinq
jours après, le dôme est traversé par de nouveaux
obus; une partie de la charpente s'écroule. Le 14 no-
vembre, les 17 et 27 décembre, la Basilique est direc-
tement visée et reçoit des centaines d'obus. Des baies
énormes — qui s'aggravent, vers la mi-janvier, sous
les coups de nouveaux bombardements — s'ouvrent
dans le clocher.
« LA VIERGE EST TOMBÉE ! »
Le vendredi 15 janvier, vers 3 heures de l'après-
midi, la coupole vole en éclats, et la Vierge qui la
surmonte commence à s'incliner vers la terre.
c( C'est fait, — écrivait le 17 janvier 191 5, un bran-
cardier militaire, dans une lettre reproduite alors par
la presse religieuse, — la Vierge d'or d'Albert est
tombée, la belle Madone au beau geste d'offrande,
qui tendait si haut dans le ciel son petit Jésus au
bout de ses bras : ils l'ont abattue ce m>atin.
J'ai la gorge serrée de chagrin. Depuis que nous
sommes là, ce rayon doré qui brillait sur la tour
rouge et blanche consolait et nos cœurs et le triste
horizon. L'église, quoi qu'on en ait dit, était fort
endommagée. Mais la tour restait presque intacte
avec sa Vierge. Or,. depuis deux jours, les Allemands
s'acharnaient sur la pauvre Basilique, ajourant lar-
gement le clocher à coups d'obus, faisant sauter l'ab-
side... Ce matin, ils se remettaient à l'ouvrage. Bien-
tôt, un camarade criait :
A TRAVERS LE « DESERT » DE PICARDIE 233
— La Vierge est tombée, la Vierge est tombée!
J'ai couru au bout du champ. C'était vrai, No-
tre-Dame de Brebières n'était plus là. Oh! les lâ-
ches!
Je me suis adossé au mur d'une maison détruite
et je suis demeuré \à, à regarder, transi de froid,
mais sans pouvoir m'arracher à ce spectacle d'une
mélancolie infinie. Plus de Vierge là-haut, à dominer
nos misères; la Vierge, notre Vierge, seule chose
douce à voir en ce pays que la guerre rend sau-
vage! M
A vrai dire, la Vierge demeurait « là-haut » : elle
n'était pas abattue, mais penchée horizontalement
vers la terre. Et quelques mois plus tard, le poète
Théodore Botrel essaiera de traduire en de beaux
... Et la Vierge blessée, — ô Bonté sans seconde, —
En chancelant, nous tend son Fils, encore, toujours !
Et ce geste est le vôtre aussi, mères françaises :
Après tant, tant de jours troublés, de nuits mauvaises,
Quand même rt'auriez-vous qu'un enfant pour soutien,
Chancelantes, le cœur broyé, le front sévère,
En lui montrant la France en pleurs sur son Calvaire,
Vous lui dites : « Va, monte, ô mon fils... et meurs bien
*
Suivons maintenant, du nord au sud, la ligne du
chemin de fer d'Arras à Albert. Les paroisses situées
à l'est de cette ligne ont été, pour la plupart, occu-
pées par l'ennemi.
234 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
NI UNE PIERRE, NI UNE BRIQUE.
L'église de ]Miraumont a été littéralement écrasée
par un seul obus dans la nuit du 2T au 22 juin 1916,
au cours du bombardement qui précéda la grande
offensive. Seuls, à cette époque, le clocher et les
quatre murs restaient debout. A l'autel de la sainte
\'ierge, un ciboire qui se trouvait dans le tabernacle
avec des hosties consacrées, a été ouvert par la se-
cousse et rempli de terre et de mortier. La sacristie
était intacte. Toutes les statues, y compris une belle
statue de Jeanne d'Arc, étaient en pièces.
Des ornements, bannières, candélabres, calices
provenant des églises voisines de Beaumont, Grand-
court, Thiepval, Ovillers, La Boisselle, Pozières
avaient été remis par les Allemands, vers la fin de
19 14, à M. le Curé de Miraumont, à mesure que ces
églises étaient m.utilées ou détruites : tout a disparu,
à la suite des bombardements qui ont détruit de fond
en comble toutes les maisons du village, y compris
le presbytère.
Durant l'automne de 1914, l'église de Beaumont
avait reçu de nombreux obus : les piliers intérieurs
s'étaient écroulés, ainsi qu'une partie du sanctuaire.
Les Allemands avaient établi, parmi ces ruines, un
poste de secours.
Nous avons parlé de l'église de Grandcourt où les
Allem.ands, en octobre 191 4, s'étaient retranchés
comme en une forteresse. Elle a été, dès les premiers
jours, complètement sacrifiée : une baie énorme a
été ouverte entre la nef et le clocher qui, par
un prodi.^e d'éouilibre, n'était pas tombé : sur une
A TRAVERS LE « DÉSERT » DE PICARDIE 235
carte postale qui reproduit sans doute une photogra-
phie d 'origine allemande, on aperçoit trois soldats,
couverts du casque à pointe, qui, contemplent cette
ruine lamentable. Aujourd'hui, il n'en reste plus rien,
« ni une pierre, ni une brique ».
Vers la même époque, l'église de Courcelette avait
reçu un obus, tombé sur un bas-côté; puis, les Alle-
mands, désireux de l'utiliser, l'avaient réparée.
L ŒUVRE DU « DECÏMATEUR ».
L'église de Thiepval, nous l'avons dit, a été co-
pieusement bombardée. Le clocher, dès les premiers
jours, était démoli, la voûte crevée. Entre ses mu-
railles en ruines qu'avait reconstruites ou restau-
rées, peu de temps avant la Révolution française, le
« décimateur » de la région (l'abbé Maury, prieur
commendataire de Lihons), une ambulance allemainde
avait été installée dans les conditions les plus pré-
caires.
L'église voisine de Pozières a été entièrement dé-
truite dans la nuit du 28 septembre 1914.
Comme un grand nombre d'autres, l'église de
Bazentin, a servi d'asile aux évacués des villages
environnants, puis d'ambulance : aujourd'hui, elle
est ruinée de fond en comble.
UNE ÉGLISE DANS UNE MARE.
Vers la même époque, l'église de La Boisselle a
été jetée par terre comme un château de cartes : les
236 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
pierres sont venues s'abattre violemment dans une
mare voisine.
L'église d'Ovillers, dont la construction remontait
seulement à une douzaine d'années, a subi le même
sort : il n'en rc^tc qu'un débris de piller. Pendant
plus de dix-huit mois, la cloche a été installée et uti-
lisée par les Allemands au château de Miraumont, et
emportée par eux au moment de leur départ.
L'église de Mametz, dès l'automne de 1914, avait
perdu son clocher (Renaissance) : depuis lors, les nefs
et le chœur ont été détruits.
Depuis de longs mois, il ne reste rien, si ce n'est
les fondations — et encore! — de l'église de Fri-
court : c'était un édifice assez élégant, de construc-
tion moderne.
*
j'ai toujours célébré LA MESSE...
Dans les anciennes lignes françaises :
En octobre 1914, nous l'avons dit, un obus a
traversé la toiture de l'église d'Auchonvillers; d'au-
tres ont démoli la sacristie, enlevé la toiture, abattu
le clocher. A l'intérieur, une cloche gît sous un tas
de décombres; quelques-unes des colonnes qui sépa-
raient les bas-côtés de la nef se dressent encore au
milieu de ces ruines. Elle avait été construite en
1773 en forme de croix latine : des boiseries en dé-
coraient l'intérieur.
Pendant près de deux ans, le village du Mesnil est
resté à 1.500 mètres des tranchées allemandes.
A TRAVERS LE « DESERT » DE PICARDIE 237
« Le 5 octobre 1914, nous écrit M. l'abbé Poiré,
curé de cette paroisse, un obus est tombé à un mètre
de rég"lise et a pulvérisé les vitraux; deux autres
petits obus ont ébréché la tour du clocher.
Vers le 13 octobre, une marmite a fait explosion
sur le toit de l'église, détruisant la charpente et la
voûte. Le ehœur seul était indemne. J'ai donc pu
encore y célébrer les offices jusqu'au 9 août 191 5,
date de l'évacuation de Mesnil. Il pleuvait dans
l'église et l'eau y ruisselait comme dans la rue, ce
qui n'empêchait pas nos bons soldats de venir nom-
breux y suivre les offices. Le samedi de la Passion,
deux autres obus ont atteint le chœur de l'église, y
détruisant un très beau vitrail. J'ai toujours célébré
la messe dans ces ruines, ayant pour assistants quel-
ques officiers et soldats et une vénérable dame,
vaillante paroissienne, qui, malgré les bombarde-
ments, au milieu des sifflements des obus, n'y man-
qua pas un seul jour. Le presbytère et ses dépen-
dances reçurent cinq obus, et depuis l'évacuation,
deux autres.
Pendant dix mois nous avons vécu dans le voisi-
nage de la mort. Le bombardement de Mesnil com-
mença le 29 septembre 191 4, il fut violent jusqu'au
20 octobre environ, il restait alors dans le village
vingt-cinq personnes, les autres avaient pris la fuite,
c'était lamentable. Le bombardement ne fit heureuse-
ment que quelques victimes, un homm^e tué d'un éclat
d'obus dans les champs, et quatre personnes blessées
assez grièvement. »
Au hameau voisin de Martinsart, un obus incen-
diaire est tombé sur le clocher en 191 4, le jour de la
Toussaint.
238 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
A Authuille, la pauvre église est dans un état de
délabrement affreux : la toiture est ébréchée, ouverte
au vent comme à la pluie.
L'ég-lise d'Aveluy, de construction moderne, est
flanquée d'une assez belle tour. Elle a reçu plusieurs
obus qui ont endommagé la tour et percé la toiture :
un premier obus l'avait atteinte le 5 jaovier 191 5.
VIERGE MARIE, INTERCEDEZ...
Le village de Bouzincourt a été bombardé à diver-
ses reprises. Le 14 novembre 1914, M. l'abbé Bérul-
lier, curé de cette paroisse, récitait une prière en
français à l'issue de la messe basse; au moment où il
disait : Vierge Marie, intercédez en notre faveur, un
premier obus tombe au pied de l'éolise, à trois mètres
du portail. Cinq verrières ont été endommagées légè-
rement.
A Bécordel, le chœur de l'église a été écrasé, à
l'automne de 1914, par un obus qui y a éclaté après
avoir traversé la toiture. Le sommet du clocher est
abattu. Il ne reste là que des murs bas et béants au
milieu d'un amoncellement de ruines. Du côté de la
porte d'entrée, la partie inférieure du clocher « tient »
encore.
Au sud d'Albet, l'église de ^^.léaulte n'a pas été
épargnée. Des verrières y ont été brisées; la toiture
a été percée de part en part.
L'église de Carnoy est aux trois quarts démolie.
D'autres églises du doyenné, comme Millencourt
et Dernancourt, sont à peu près indemnes : elles ont
A TRAVERS LE « DESERT » DE PICARDIE 239
été occupées en totalité ou en partie par des services
sanitaires.
DOYENNE DE BRAY-SUR-SOMME.
Voici, en allant de l'ouest à l'est, les églises lee
plus éprouvées de ce doyenné :
Dès le 2g août 1914, la paroisse d'Etinehem avait
reçu une cinquantaine d'obus : le premier est tombé
sur le clocher de l'église, endommageant fortement la
toiture et la tour du clocher, trouant la voûte, brisant
les vitraux.
En février 19 15, deux obus tombés à proximité de
l'église de Bray-sur-Somme, à quelques mètres du
chœur et du sanctuaire, ont endommagé gravement
les vitraux. Un autre, tombé sur la tour du clocher,
l'a quelque peu ébréchée.
Le 18 février 191 5, l'église de Suzanne, recons-
truite vers 1770, a reçu un premier obus qui a troué
la toiture et la muraille et brisé les vitraux. Ces pre-
miers dommages avaient été réparés vaille que vaille
avec du carton bitumé et du zinc. Mais, pendant le
bombardement du 14 janvier 1916, un gros obus est
de nouveau tombé, presque à la même place, en-
levant une partie de la toiture, démolissant le pla-
fond, brisant les lustres, les lampes et même les
bancs. Un éclat est resté incrusté dans la porte du
tabernacle. Un autre obus a éclaté, dans le bas de
l'église, le 30 janvier. Pendant ce terrible bombarde-
ment, M. le curé de Suzanne célébrait comme d'ofdi-
240 LA SOMME SOUS L^OCCUPATION ALLEMANDE
naire la messe (à laquelle assistaient deux parois-
siens); mais il dut l'interrompre précipitamment
avant l'Evangile.
FORUM?
A Frise, le chœur de l'église est entièrement dé-
m.oîi; tous les murs sont à jour; à peine reste-t-il
quelques poutres de la charpente du| toit. La base et
quelques murs éventrés du clocher tiennent encore.
Une croix en fer dont un bras est cassé, provenant
probablement du chevet de l'église, et la lampe du
sanctuaire (suspension), ont été pieusement recueil-
lies, comme des reliques. De tout le village, il ne
reste qu'une maison habitable.
L'église d'Eclusier est entièrement détruite : elle
avait été reconstruite au xix® siècle, et or^ y conser-
vait précieusement d'anciennes boiseries (Renais-
sance) : on ne les retrouvera plus.
L'église de Vaux, malgré ses vitres brisées et sa
voûte percée, était utilisée, pendant l'offensive de la
Somme, comme cabinet dentaire.
La vieille église de Cappy (xii® siècle), très grave-
ment menacée, n'a subi que de légers dégâts.
Le hameau d'Herbécourt a été anéanti presque en-
tièrem.ent par l'artillerie. De l'église, il subsiste quel-
ques murs tout crevassés. Au milieu des tas de
pierres amoncelées, deux colonnes conjuguées, légè-
rement éraflées par les obus, émergent encore, toutes
droites, jusqu'à la corniche, comme on en voit à
Rome parmi les ruines du Forum.
A TRAVERS LE « DESERT » DE PICARDIE 241
* *
UN DEPOT DE MUNITIONS SAUTE..
Malgré son éloignemient relatif du front, l'église de
Cérisy-Gailly n'a pas été épargnée : dans la^ nuit du
6 au 7 novembre 191 6, l'explosion de plusieurs dé-
pôts de munitions a provoqué de « formidables dé-
tonations qui, nous écrivait alors un témoin, ont fait
trembler le sol. Il y eut un tel déplacement d'air
que tout le village a été sérieusement endommagé :
les toitures furent en partie enlevées; les portes des
maisons, des étables, des armoires, etc., ont sauté,*^
les fenêtres et les vitres furent brisés. A l'église, une
douzaine de fenêtres sur dix-sept ont été broyées
complètement, ou" peu s'en faut; de ce nombre est la
belle fenêtre, dite de saint Georges : la statue du
saint a été renversée. La toiture, apparemment in-
tacte, a souffert : il pleut dans l'église, dont les por-
tes, au surplus, ont été à moitié démolies. Le plafond
de la sacristie est tombé. »
xA.u cours de la même nuit, et pour la même cause,
les églises de Chipilly, Morlancourt. Méricourt-sur-
Somme et Sailly-Laurette ont perdu la plupart de
leurs vitraux.
A Chuignolles, la charpente du clocher est à nu,,
les vitraux sont brisés : l'église, dans son ensemble,
n'a pas trop souffert; mais elle est ouverte à la pluie
et au vent.
14
LA SO.I.ME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
*
* *
DOYENNÉ DE COMBLES.
A l'exception de Maricourt, toutes les paroisses du
doyenné de Combles étaient dans les lignes alle-
mandes.
A Combles, des pans de murailles, au milieu des-
quelles so'uvrent çà et là des fenêtres romanes, se
dressent encore, bizarrement ,au milieu des pierres
amoncelées, de nombreux obus ont bouleversé le ci-
metière. Le bourg est en ruines.
A Lesbœufs, il n'y a pas un mètre carré de ter-
rain qui n'ait reçu un obus. Plus une maison. De
l'église — dont la cloche seule a été retrouvée in-
tacte — il ne reste pas même les. ruines : à la place
où elle s'élevait naguère passe maintenant une route
spacieuse pour la construction de laquelle on a utilisé
tout ce que l'on a pu retrouver de décombres.
DES VACHES DANS UNE EGLISE.
L'église de Mesnil-en-Arrouaise est aux trois
quarts démolie : elle n'a plus de toiture, ni de clo-
cher. La sacristie subsiste encore. Le village a été
saccagé, puis détruit.
En 191 5, les Allemands ont fait de l'église de
Manancourt une écurie : après en avoir enlevé les
tancs, ils y ont mis d'abord des vaches, puis des che-
vaux. En 1916, ils l'ont convertie en hôpital. Le 11
septembre 191 6, le village a été violemment bom-
bardé durant quelques jours. De l'église, il ne sub-
A TRAVERS LE « DÉSERT » DE PICARDIE 243
siste qu'une partie des deux murs latéraux et le mur
de l'abside, ainsi que rautel et deux statues : de
tout le reste (toiture, clocher, mobilier, etc.), il ne
subsiste même plus les décombres. La sacristie a
été incendiée.
ICI REPOSE LE CŒUR DE...
A Manancourt, — lisons-nous dans le IX^ Rap-
port de la Commission d'enquête sur les actes com-
mis par l'ennemi en violation du droit des g^ens, —
« dans le terrain clos servant de cimetière privé à la
famille de Rohan, ils (les Allemands) ont enterré un
grand nombre de leurs soldats, et, chose inconce-
vable, installé à la fois une cuisine à l'intérieur du
mausolée des Rohan, et des latrines au milieu de
leurs propres tombes. Dans la crypte, où règne un
désordre indescriptible, presque toutes les cases sont
béantes. Un cercueil d'enfant, sorti de l'un des com-
partiments, a été déplombé. Un lourd cercueil en
plomb, à demi tiré d'une autre case, porte sur son
couvercle des traces de coups de ciseau. Un bloc de
miarbre, au milieu duquel se voit une petite excava-
tion, a été jeté parmi les décombres; on y lit cette
inscription : « Ici repose le cœur de Mme Amélie de
Musnier de Folleville, comtesse de Boissy, décédée à
Paris, le i6 juillet 1803, à l'âge de 32 ans et
10 mois. »
QUELQUES a SOUVENIRS ».
Dans le hameau voisin d'Etricourt, il ne reste
guère de l'église que les murailles et, suspendue en
244 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
l'air parmi les décombres, la chaire. Toutes les mai-
sons ont été systématiquement détruites : dans l'une
d'elles gît, parmi les ruines, un coffre-fort éventré.
De même à Equancourt, où toutes les maisons ont
été incendiées et demeurent sans portes, ni fenêtres,
ni toitures : les murs de l'église, que les Allemands
s'étaient appropriée, en août 191 6, sont fort endom-
magés; à l'intérieur, la tribune n'a pas été entière-
ment atteinte. De la toiture et du plafond, il ne reste
que la partie qui recouvre le bas-côté gauche. Le
clocher a disparu; mais la voûte en pierre et l'esca-
lier de la tour subsistent.
A Ytres, tout a été saccagé, miné, détruit.
Redescendons vers Sailly-Saillisel : quel chaos!
Littéralement, il n'y reste pas pierre sur pierre. Les
nouvelles routes qui traversent l'emplacement du
village ont un aspect rougeâtre : elles ont été em-
pierrées avec les briques dont étaient bâties les fon-
dations des maisons, dont trois ou quatre à peine
demeurent, comme « souvenirs », du côté de Sail-
iisel, mais en ruines : de l'église, plus rien, pas
même les soubassements. Des matériaux de démoli-
tion destinés à disparaître eux-mêmes bientôt, et
c'est tout! Le 2*] août 1914, onze obus étaient tom-
bés sur le clocher, dont un pan de mur, à la fin de
1915, était tombé sur l'église devenue dès lors inu-
tilisable.
Une note reproduite par la Croix du 23 janvier
191 6, nous apprend qu'un prêtre-brancardier,
M. l'abbé Chevreau, curé d'Acquigny (Eure), a rap-
porté dans son église et exposé à la vénération de
ses paroissiens, un christ mutilé qu'il a recueilli à
Frégicourt : c'est à peu près tout ce qu'il a trouvé
A TRAVERS LE « DÉSERT » DE PICARDIE 245
dans ce hameau de 150 habitants, situé sur la route
de Combles à Saillv-Saillisel.
J AI CHERCHE TOUTE UNE MATINEE.
A Rancourt, dont les soldats allemands avaient,
en août 1914, pillé la sacristie, jetant par terre,
<x)mme des chiffons, les ornements, les aubes, les
surplis et s'y étendant pour dormir, à peine res.te-
t-il une maison, percée, d'ailleurs, de trous d'obus.
Le cimetière est introuvable. Des tranchées et des
cratères de mines sillonnent les champs voisins.
Partout s'offrent à la vue, dans cette région, les
mêmes spectacles.
A Ginchy, tout le village est détruit de fond en
comble. De nombreux obus ont bouleversé le cime-
tière. Dans ces champs dévastés, quelles semences
lèveront, et quand?
A Maurepas, il ne reste de l'église qu'un frag-
ment du porche et les cloches, tombées ou abandon-
nées près de la route. Le village est totalement
anéanti; du cimetière, il ne reste que deux caveaux
ouverts, — sans un cercueil!
« Entre Maurepas et Combles, nous écrivait un
témoin, sur le versant faisant face au bois de Leuze,
s'élevait une chapelle de Notre-Dame de Lourdes :
nous l'avons trouvée démolie, les Allemands en
avaient employé les pierres pour construire leurs
abris. Les hasards du bivouac noue y amenèrent, et
je pus élever mon petit autel et dire la messe en
cet endroit où tant de générations étaient venues
14.
246 LA SOMME SOUS L^OCCUPATION ALLEMANDE
prier : pendant ce temps, les obus s'acharnaient
sur Combles. »
« Je suis allé à Hardecourt-au-Bois, nous rap-
porte un autre témoin. J'y ai cherché pendant toute
une matinée l'église ou du moins ce qui pK)uvait en
subsister encore. Et j'ai fini par découvrir, dans un
trou d'obus, l'une des traverses en bois auxquelles
étaient suspendues les cloches, et quelques débris de
colonnes. J'en ai conclu que c'est là que s'élevait
autrefois une église. » Le cimetière est introuvable.
Le village est totalement détruit.
L AGONIE D UNE EGLISE.
Avant de disparaître entièrement, l'église de Guil-
lemont a subi une agonie qui dura deux ans. Une
première fois, le 26 septembre 191 4, — nous rap-
porte le curé, M. l'abbé Beauvais, — elle est meurtrie
par un obus qui ouvre dans un angle de la tour une
brèche d'environ deux mètres : les pierres, dans leur
chute, crèvent la toiture; et, peu à peu, les pluies
-îe l'automne et de l'hiver feront tomiber le torchis
de la voûte.
Le 29 septembre de la même année, des soldats
allemands y sont cantonnés et s'y couchent sur des
tas de bottes de blé et d'avoine non battus. Puis,
elle e&t convertie en magasin et, dès lors, le culte
y est interdit : elle n'est plus qu'une sorte de grange
banale.
Mais cette « grange » est encore surmontée d'un
clocher. Le 7 avril 191 5, les pionniers allemands
A TRAVERS LE « DESERT )) DE PICARDIE 247
font sauter le clocher à la dynamite, sous prétexte
qu'il sert de point de repère à l'artillerie française.
EMILIE-ARMANDE-FRANÇOISE.
Enfin, le 25 juin 1916, au début de l'offensive de
la Somme, un g^ros obus frappe la sacristie, en
attendant que d'autres, après le départ de la popu-
lation, achèvent cette œuvre destructrice. L'église
de Guillemont était un édifice intéressant, de cons-
truction récente, dont l'ensemble rappelait l'architec-
ture ogivale du xiii® au xiv^ siècle. Un morceau de
cloche, portant l'inscription : Emilie-Ar mande-Fran-
çoise, et une bannière de la confrérie de Notre-Dame
de Ix)urdes ont été retrouvés parmi les ruines — et
« sauvés »!
Le clocher de l'église de Montauban a été abattu;
puis, l'église elle-même complètement détruite : au
printemps de 191 5, un officier allemaind en a rap-
porté à Bouchavesnes, comme souvenir de guerre,
quelques débris de la statue du Sacré-Cœur! Après
la reprise du village, en août 1916, une statue de
Norte-Dame de Lourdes, encore intacte, a été exhu-
mée des décombres et placée sur un piédestal, seule,
au milieu de ces ruines désertes...
LA VIEILLE FEMME DE CURLU.
Nous avons signalé plus haut la destruction de
l'église de Maricourt : elle date du 30 septem.bre et
des premiers jours d'octobre 191 4. Toute la toiture
248 LA SOMME SOUS L'OCCUPATIOX ALLEMANDE
du chœur et de la nef est tombée; de larges baies
s'ouvrent, à gauche, dans les murailles. Le clocher
est démoli; la tribune s'est effondrée. Les cloches,
projetées à terre, ont été enfouies sur place par le
bombardement. Il ne reste rien de l'ameublement.
Les bancs ont été brûlés.
L'église de Curlu, dont l'unique et remarquable
bas-côté datait probablement de la fin du xii® siècle,
a été transformée en ambulance, nous l'avons dit,
dès l'automne de 19 14 : elle avait reçu à cette épo-
que, nombre d'obus, et le clocher, en particulier,
avait beaucoup souffert. Aujourd'hui, un christ y
reste suspendu, comme par miracle, à un pan de
muraille.
Un soldat qui a participé à l'attaque du i^^ juil-
let 1916, adressait à 'M. le Curé de Curlu, peu de
jours après, cette description navrante :
« De votre pauvre Curlu, je ne puis dire qu'une
chose, c'est qu'il a subi le tir terrible de l'artil-
lerie française et que, par conséquent, il ne reste
rien que des ruines, des pans de maison. L'église est
démolie, autour d'elle sont des murs ruinés, des mai-
sons en partie détruites. Quand j'y suis passé, j'ai
remarqué en face de l'église une petite chapelle
encore debout, à côté d'un cim.etière peu abîmé.
Quant aux civils, nous n'en avons trouvé aucun : les
Allemands les avaient fait partir aux premiers symp-
tômes de l'attaque. Avant l'attaque, on voyait de
temps en temps une vieille femme conduire une vache
aux champs et un paysan cultiver son jardin, sans
souci de la guerre. »
Un autre témoin, à cette époque, ajoutait : « J'ai
découvert sous le cimetière de Curlu, d'immenses
A TRAVERS LE « DÉSERT » DE PICARDIE 249
.salles souterraines avec tables chargées de cristaux,
de vins, avec piano, chambre et lits à 12 mètres de
profondeur, que les Allemands avaient désertées. »
MÊME LES RUINES...
Comme la plupart des villages de 'Oette région,
Hem-Monacu et Le Forest, annexes de Curlu, « sont
détruits jusqu'à dix mètres au-dessous du sol, nous
écrit un témoin, il ne reste presque plus trace des
fondations; les matériaux ont été comme volatilisés.
Etiam perler e ruinœ! »
CHAPITRE V
A travers le « désert » de Picardie
Doyennés de Roiseî et de Pêronne,
C'est à peine si, dans ce désert... — Ni une charrue, ni une herse
— Où sont les 274 habitants?... — «Aux enfants de Roisel
morts au champ d'honneur. » — Lieux d'asile. — Seul, un chat
sauvage. — Cataclysme? — Les coloniaux « sauvent » le bon
Dieu. — Iiiter vestibuîum et altare. — Villages abandonnés.
C EST A PEINE SI, DANS CE DESERT...
Poursuivons notre douloureux pèlerinage. Nous
voici à la pointe nord-est du département de la
Somme, dans la région dont Roisel est le centre.
Les ruines s'y accumulent; et c'est à peine si, dans
oe vaste désert, quelque apparence d'oasis vient, çà
et là, reposer le regard.
A Fins, les murs de l'église — dont, en décembre
1916, les vitraux seuls avaient été détruits — se
252 ^ LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
dressent, lamentables, parmi des maisons incendiées
et sans toiture. Ni clocher, ni voûte ne subsistent. Il
n'en reste même plus les décombres qui, déjà, ont
trouvé leur emploi. Dans le cimetière, les obus ont
ouvert les tombes, brisé des grilles et des croix».
Parmi ces ruines, plus un habitant.
Des 500 habitants de Sorel-le-Grand, aucun n'est
là. Leurs maisons sont en ruines; à peine deux ou
trois d'entre elles seront-elles réparables. Le cime-
tière, en rev-anche, est en très bon état.
A Heudicourt, il subsiste çà et là des fragments
de maisons. Le cimetière est intact : un caveau y a
été ouvert. Sous les décombres des granges ou des.
étables gisent les instruments agricoles.
NI UNE CHARRUE, NI UNE HERSE-
Toutes les maisons d'Epehy sont détruites, à
l'exception d'une seule, à l'ouest. Elles ont été,
comme ailleurs, minées et incendiées. Le cimetière
a été respecté. Plus un habitant. Pas un instrument
de culture n'est utilisable.
A Guyencourt-Saulcourt, tout le village a été dé-
truit; l'église, la mairie et les monuments publics
ont été saccagés. Il ne reste que des ruines, parmT
lesquelles on ne trouve ni une charrue, ni une herse
qui puisse être utilisée. La plupart des arbres frui-
tiers, et d'autres encore, ont été coupés.
A Liéramont, même spectacle. Maisons démolies,
ruines désertes où, déjà, commencent à cantonner
des troupes. En dehors d'elles, pas un habitant.
A Nurlu, des bombardements intenses et prolongés
A TRAVERS LE « DÉSERT » DE PICARDIE 253
ont endolori, meurtri, écrasé les maisons : l'église
est par terre. Il n'en reste qu'une mince partie du
chevet. L'intérieur est rempli de décombres. Le cime-
tière est ravagé par les obus. Les champs sont en
friches.
A Aizecourt-le-Bas, toutes les maisons sont dé-
truites. Sur les 250 habitants que l'on comptait dans
3e village en 191 4, pas un n'est là, en mars 191 7.
ou SONT LES 274 HABITANTS?
Tout près de là, à Longavesnes, plus une maison.
Où sont les 274 habitants d'avant la guerre? Tous
les arbres sont coupés. Le cimetière a été dévasté par
les obus. Les caves elles-mêmes sont détruites.
Toutes les maisons de Villers-Faucon sont dé-
truites, sauf une seule, située près de l'église où, du-
rant tout l'été de 1916, avaient cantonné des soldats
•allemands.
Dans le village voisin de Sainte-Emilie, un grand
nombre de machines agricoles : batteuses, charrues,
herses, etc., ont été rassemblées sur la place et bri-
sées ou brûlées. Toutes les maisons sont en ruines.
L'église du Ronssoy est entièrement détruite. Dans
le cimetière tous les caveaux ont été ouverts ou
l)risés ainsi que les chapelles. Toutes les maiisons
ont été systématiquement dévastées. Plus un « ci-
vil » dans ce bourg où l'on comptait avant la guerr^^
•plus de 1.200 habitants.
254 LA SOMME SOUS L^OCCUPATION ALLEMANDE
« AUX ENFANTS DE ROISEL. »
L'église de Roisel n'est plus qu'un amas informe
de pierres et de briques.
Durant l'hiver 1916-1917, elle avait servi de la-
zaret. Les bancs furent sciés et brûlés. D'un pilier
à l'autre on avait fixé des poutres, et, sur ces pou-
tres, posé des planchers : trois étages, occupés par
les blessés et les infirmiers ou infirmières, étaient
ainsi disposés à l'intérieur de l'église où l'on avait
installé un calorifère, l'électricité — et des latrines.
Le confessionnal était utilisé comme guérite par le
factionnaire.
Quelques semaines avant leur départ, les Alle-
mands invitèrent M. le Curé de Roisel et les habi-
tants des maisons voisines de l'église à s'éloigner
durant quelques heures : pendant ce temps, ils firent
sauter la charpente du clocher; la charpente vola en
éclats, mais la tour demeura intacte.
A l'exception de quatre ou cinq, toutes les habita-
tions sont détruites. Dans le cimetière, la porte d'un
monument élevé « aux enfants de Roisel morts au
champ d'honneur » a été enfoncée, les dalles du
caveau emportées. D'autres chapelles funéraires ont
subi un sort analogue. Des couronnes y ont été
prises et ornent les tombes des soixante-dix soldats
allemands qui sont inhumés dans le cimetière.
Il ne subsiste guère dans le village d'Hervilly
qu'une maison et une douzaine d'étables ou de
granges en état d'être réparées. Au cimetière, dans
la chapelle du caveau de la famille Carpeza (dont les
A TRAVERS LE « DESERT » DE PICARDIE
o:)
dalles ont été déplacées), on a retrouvé quelques
vases sacrés, parmi lesquels un ostensoir dont les
Allemands, avant de l'abandonner, avaient enlevé
les pierres précieuses qui l'ornaient.
Au hameau voisin d'Hesbécourt aucune m.aison
n'est habitable. Tout a été miné ou brûlé. Les puits
ont été comblés, et leur armature extérieure dé-
truite. La plupart des arbres fruitiers ont été coupés.
En revanche, les champs sont labourés et ensemen-
cés : à l'est, entre les routes d'Hargicourt et de
Jeancourt, le blé lève.
Bernes, où près de 600 habitants vivaient paisi-
blement avant la guerre, est totalement détruit. L'é-
glise n'est plus qu'un amas de ruines. Les maisons,
les granges ont été minées, dynamitées, incen-
diées. Dans le cimetière, nombre de tombes sont re-
c?ouvertes par les décom.bres de l'église. Plusieurs
caveaux ont été ouverts et visités par les Allemands
qui avaient creusé sous l'église un abri dont l'en-
trée se trouve parmi les tombes. Près du cimetière
civil reposent plus de 250 soldats allemands à la
mémoire desquels avait commencé d'être enlevé un
monument funèbre, demeuré inachevé.
LIEUX d'asile.
Le village de Vraignes a servi, au départ des
Allemands, de lieu d'asile : il est à peu près épar-
gné. L'église, avec son clocher, y subsiste. A Vrai-
gnes, les Anglais ont étayé la sacristie et un mur
du bas-côté qui menacent ruine. Du monument élevé
au poète picard Crinon, il ne reste que le socle :
256 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
la Statue a été enlevée, et tout autour, ks arbres
ont été coupés. Dans une mare gisent quinze ou
seize chariots que les Allemands y ont précipités
après avoir scié le rayon des roues.
En revanche, dans le hameau voisin de Hancourt,
toutes les maisons sont détruites — complètement
pour la plupart. Dans un champ, voici les restes
d'une batteuse à vapeur calcinés par l'incendie; les
instruments de culture, épars dans les rues et les
cours, ont été brisés.
Voici encore une oasis : Bouvincourt! Sur 68
maisons, il en reste près de 30, intactes. Toutes les
autres ont été détruites par des explosifs. L'église
subsiste.
SEUL, UN CHAT SAUVAGE...
A Tincourt, le clocher, seul, est tombé : la nef
et le chœur ont « tenu » jusqu'au bout. Dans ce
village de 700 habitants, il reste environ vingt-cinq
maisons en bon état.
Dans le hameau voisin de Boucly, l'éghsc est par
terre : le clocher, la nef, le chœur. Le cimetière, à
l'exception d'un caveau ouvert, est intact. Les mai-
sons sont rasées au niveau du sol. Plus un ha-
bitant.
A Marquaix, tout le village a été systématiquement
détruit par les mines ou par le feu.
Au Hamelet, il en est de même : les murs d'une
seule ferme sont restés debout; dans un seul jar-
din les arbres fruitiers n'ont pas été coupés. L'église
n'est plus qu'un amas de décombres.
A TRAVERS LE « DESERT » DE PICARDIE 257
A Driencourt, en mai 191 7, quel désert Lugubre!
Le village a été systématiquement anéanti. Plus un
habitant, pas même un soldat. C'est la nuit. Seul,
avec nos témoins, un chat sauvage erre parmi les
décombres. La pluie tombe, fine et drue. Où s'abri-
ter? Voici, dans le cimetière, une chapelle funéraire :
entrons-y, avec nos témoins, pour y attendre, dans
le silence et dans les ténèbres, le lever du jour. Mais
quel spectacle dd dévastation va éclairer l'aurore! Le
clocher de l'église, dans sa chute, a écrasé le pres-
bytère et, en même temps, quelques tombes de sol-
dats allemands. On aperçoit, renversé parmi ces
ruines, la solide charpente en chêne qui supportait
naguère les cloches. Les portes d'entrée sont res-
tées fixées aux murailles; mais, impossible de les
ouvrir. A travers les baies largement ajourées du
chœur, on aperçoit, à l'intérieur de l'église, des
statues brisées et l'autel tout couvert de plâtras.
Dans la cour d'une ferme voisine, le portrait du curé
(comment est-il venu là?) gît parmi d'autres débris
détrempés par la pluie.
Le village de Templeux-la- Fosse est en ruines :
plus un habitant. La destruction, là comme ailleurs,
a été systématique. Durant l'été de 1916, l'église
avait servi d'hôpital.
CATACLYSME?
Remontons au nord de Péronne. Voici, presque à
mi-chemin entre Combles et Roisel, un bourg im-
portant : Moislains. Parmi les maisons détruites par
de multiples explosions, l'église n'a plus ni toiture,
258 LA SOMME SOL" S l'occupatiox alle:.:axde
ni vitraux; le clocher est décapité. La nef et le chœur
n'ont point trop souffert.
Mais plus bas, quel cataclysme!
A Bouchavesnes, des bombardements prolongés
ont détruit les maisons et bouleversé le sol.
A Aizecourt-le-Haut, les maisons sont complète-
ment détruites.
De même à Allaines, où les obus ont dévasté le
cimetière. De l'église, l'une des plus anciennes de
la région, il reste les quatre murs, crevés par les
obus, et le toit. A l'intérieur, une tranchée large
d'un mètre et profonde d'environ deux mètres a été
creusée depuis la chaire jusqu'au maître-autel.
Mont-Saint-Quentin est broyé, littéralement. Les
murs et la voûte de l'église sont écroulés.
A Bussu, bien que beaucoup de maisons soient en-
core debout, aucune n'est habitable, ni même répa-
rable : toutes les toitures ont disparu, ainsi que les
cloisons intérieures; la plupart des murs sont lé-
zardés du haut en bas et menacent ruine. Dans le
cimetière, on remarque, sur la tombe -des soldats
allemands, des monuments funèbres qui, sans doute,
proviennent des ateliers de quelque entrepreneur du
voisinage. De l'église, dont les voûtes se sont écrou-
lées, il reste deux pans de mur.
Le village de Cléry est conlplètement anéanti. Le
cimetière a été bouleversé par le bombardement.
Feuillères est en ruines : le feu de l'artillerie a
détruit les maisons et bouleversé le cimetière. Le
clocher carré de l'église est entièrement percé à
jour. Quelques murs du sanctuaire subsistent encore
jusqu'au-dessus des fenêtres, privées de vitraux et
béantes. Entre le chœur et le clocher, la toiture, la
A TRAVERS LE « DESERT » DE PICARDIE 259
voûte, les murailles ne forment plus qu*un amas in-
forme de matériaux de démolition.
Dnns le hameau voisin de Buscourt, la destruction
est telle qu'il n'y a même plus trace de caves.
A Sainte-Radegonde, cinq ou six maisons à peine
semblent réparables. A l'intérieur du hameau, les
routes sont coupées par des tranchées qui se prolon-
g-ent jusque dans le cimetière où plusieurs caveaux
ont dû être utilisés comme abris.
Le hameau voisin de Halle est moins douloureu-
sement atteint : les deux tiers environ des maisons
sont réparables. Mais les meubles ont disparu, ou
sont brisés. De nombreux arbres ont été coupés.
Voici, parmi les ruines, un chariot dont les rayons
des roues ont été sciés...
A Biaches, on ne retrouve qu'un indescriptible
chaos. Dans le cimetière, impossible de discerner
les tombes. Près de l'ancien mail, sur la route,
g"it, brisée, la cloche de l'église.
LES COLONIAUX « SAUVENT )) LE BON DIEU.
Pour nous reposer un peu de ces douloureux spec-
tacles, relisons, au milieu des ruines de Flaucourt, le
récit pittoresque d'un incident qui s'est produit en
juillet 19 16, au moment de l'entrée' des troupes colo-
niales dans ce village.
C'est l'aumônir de la division, M. l'abbé Chauf-
fert, qui nous raconte ce trait curieux :
« Il ne m'est pas possible de vous préciser quel
jour, nous écrit-il, mais sûrement dans la première
26o LA SOMME SOUS L''OCCUPATION ALLEMANDE
semaine de juillet, un de nos régiments coloniaux en-
trait dans le village.
L'église bombardée flambait. Un groupe de Mar-
souins y pénètre et remarque aussitôt aux murs du
sanctuaire un grand drapeau français avec l' insigne
du Sacré-Cœur que les Allemands avaient respecté
depuis 191 4. Devant l'autel encore garni, des bou-
quets commençaient à se faner.
Nos hommes entrent dans la sacristie; sur les meu-
bles, des livres de prière, des tracts, des cantiques
«1 allemand. Dans les armoires, ils trouvent des
calices, des ciboires, des ornements. A la hâte, ils
enlèvent ce qui leur paraît le plus précieux.
Comme ils vont sortir, l'un d'eux a l'idée de re-
garder dans le tabernacle : un ciboire plein d'hosties
y était resté. Le soldat l'enlève et toute la troupe
repart sous les obus qui continuent à pleuvoir. Mais
ce n'était pas tout d'avoir sauvé les vases sacrés,
qu'allait-on faire de ce butin précieux repris aux
Boches?
Le combat fini, on va trouver le colonel, très
populaire et aimé de ses Marsouins, on lui expose
le cas. Le colonel donne l'ordre aux sapeurs de
faire une grande caisse, on mettra dedans ciboires,
calices et ornements pour envoyer le tout à l'aumô-
nier divisionnaire.
Restait un problème embarrassant : le ciboire con-
tenant les saintes espèces, qu'allait-on en faire?
— Nous avons « sauvé » le Bon Dieu et nous ne
savons où le mettre! disaient les coloniaux avec leur
savoureux accent du Midi.
Il faut bien se débrouiller; et l'un d'eux, avi-
A TRAVERS LE « DÉSERT » DE PICAKDIE 201
sant sur un pan de mur encore debout une vaste
boîte à lettres qui avait dû, pendant des mois, con-
tenir tout le courrier de la garnison allemande :
— On va toujours y mettre le Bon Dieu; du
moins comme cela il sera tout seul!
Ainsi firent nos Marsouins, et pendant les 24 heures
que le ciboire resta dans ce tabernacle improvisé,
on aurait pu voir de temps à autre un de ces
braves enfants esquisser, en passant, une rapide gé-
nuflexion devant la boîte à lettres de Flaucourt!
Quelques jours après, grâce à la complaisance
d'un payeur aux armées, l'évêché d'Amiens rentrait
en possession des biens de cette église séquestrée
par l'ennemi depuis bientôt deux ans. »
INTER VESTIBULUM ET ALTARE.
Quels émouvants pèlerinages ont fait les malheu-
reux curés qui sont allés à la rechercne de leurs
églises en ruines!
« A Villers-Carbonnel, nous écrit un témoin, je
n'ai pas trouvé d'église! »
Le curé de Doingt, M. l'abbé Carton, a retrouvé
la sienne, mais en quel état!
« Achevée juste pour la Révolution, écrit-il, large,
claire et gaie, avec de belles colonnes blanches, des
statues nombreuses, un mobilier tout en chêne
sculpté, une balustrade en marbre blanc pour clore
le chœur, de riches candélabres, l'église de Doingt
est à terre, sauf les deux murs de côté, l'abside,
J5.
202 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
l'autel principal, les deux sacristies, maintenant li-
vrés aux injures du temps.
Pour arriver à l'autel, il m'a fallu gravir un amas
de décombres, fait de poutres entières, de morceaux
de plafond ou de voûte, de débris de la chaire, de
briques, d'ardoises, que sais-je? Les colonnes se
sont couchées dans ces ruines et l'on retrouve pres-
que en ligne droite, les grosses pierres rondes, à
j>eine écornées avec leur chapiteau intact.
Je n'ai rien retrouvé des blanches statues. Seul
un ex-voto à Notre-Dame de Lourdes a été replacé
sur le fort crampon qui fixait la statue au mur. Par
quelle main? Une main pieuse d'Anglais ou un geste
narquois d'Allemand?
L'autel est à peu près entier, et sa blancheur de
marbre s'aperçoit de loin dans la plaine, par l'em-
brasure trop grande de la nef détruite. Quelle dou-
loureuse prière sur ses marches souillées de plâtras
et de terre humide! Mais quelle stupeur en face d'un
pareil spectacle! L'autel est dépouillé comme au
Jeudi-Saiot. Plus de candélabres, plus de cierges,
plus de crucifix!
Cependant, des vestiges de l'ancienne splendeur
sont là, à moitié pourris déjà : un grand canon des
jours de fête sans vitre, des fleurs fanées et leurs
piédestaux gisent à terre, comme si, avant de par-
tir, une âme dévouée avait garni l'autel de tout ce
qu'elle n'avait pu cacher. J'ai em.porté la pierre
d'autel que j'ai déposée dans une chambre du pres-
bytère moins touchée que les autres : elle est dressée
sur quelques livres que j'ai ramassés au hasard dans
ma bibliothèque éparpillée systématiquement, et un
I
A TRAVERS LE « DÉSERT » DE PICARDIE 263
Anglais, émii autant que moi, a inscrit au crayon la
recommandation pressante de ne pas toucher à ces
reliques... »
Dans le cimetière — ajoute un autre témoin —
la plupart des tombés ont été atteintes; çà et là, des
caveaux sont ouverts : on aperçoit dans l'un d'eux,
les débris d'un cercueil, trois crânes et quelques
ossements humains...
VILLAGES ABANDONNÉS.
Tout près de là, dans le hameau de Flamioourt, la
plupart des 'maisons, en dépit du bombardement,
sont restées debout. On y trouve même encore, çà
et là, quelques meubles! La chapelle a été incen-
diée. Mais il y reste, au-dessus de l'autel et de la
sacristie, un tiers environ de la voûte et du toit.
Une statue de Notre-Dame de Lourdes, et une
autre, assez curieuse, qui représente le patron des
jardiniers, saint Phocas, contemplent paisiblement,
du haut de leur abri, cet amoncellement de ruines.
Dans le voisinage, tout est à l'avenant.
A Buire, nombre de maisons gardent encore,
très visibles, des traces de violences systématiques.
Nombreuses sont, dans le cimetière, les tombes des
soldats allemands.
Le hameau de Courcelles est en majeure partie
détruit.
Toutes les maisons de Cartigny sont en ruines, à
l'exception de deux, situées dans le hameau voisin
du Catelet : les unes ont été minées, les autres in-
cendiées.
264 LA SOMME SOUS l'oCCUPATION ALLEMANDE
Dans une pépinière du hameau de Baumetz,
près de Cartigny, un bénitier (ou une cuve baptis-
male?) d'une hauteur d'environ o m. 80, gît parmi
les herbes.
Au Mesnil-Bruntel, la plupart des maisons sont
détruites. Quelques-unes ont encore un reste de toi-
ture : la charpente, du moins, a résisté, mais non
les tuiles. Nulle part, il ne reste ni portes, ni fe-
nêtres. L'église est complètement démolie, et le
•cimetière qui l'entoure, où reposent des soldats alle-
mands, est bouleversé par les obus.
A Brie, plus de traces de village. A l'exception
d'une seule maison, vide d'ailleurs et sans toiture,
il ne reste de toutes les autres qu'une série de trous
d'obus, creusés si régulièrement, nous rapporte un
témoin, qu'on les croirait tracés au cordeau. L'église
est détruite : ses ruines recouvrent laj majeure partie
du cimetière. Au milieu des décombres le tabernacle
émerge, déformé, bossue, brisé...
A Mons-en-Chaussée, toutes les maisons, toutes
les granges, à l'exception d'une seule, sont en
ruines, et tous les vergers saccagés. La nef prin-
cipale et le clocher de l'église subsistent, mais le
chœur a été détruit par une mine placée au croise-
ment des routes voisines.
En revanche, le hameau d'Estrées-en-Chaussée a
— relativement — peu souffert. Des vingt maisons
dont il se composait, quinze ou seize sont restées
debout. Et tous les arbres n'ont pas été coupés...
CHAPITRE VI
A travers le « désert « de Picardie
Doyennés de Ham, Nés le et Chaulnes.
Doyenné de Ham.— Autrefois, aujourd'hui. — « Demain, vous
regarderez votre Monchy ! » — Incendies, incendies, incendies.
— Doyenné de Nesîe. — « C'était trop triste ! » — Seize com-
munes brûlées. — Armoire ou tabernacle ? — Le dimanche du
Lœtare. — Églises et cimetières, — Trois chevaux morts... —
Donarit Spreng-Patronen. — Doyenné de Chaulnes. — Le « ca-
veau » est habité. — La lampe qui s'éteint. — Aux environs de
Dompierre. — Le commandant sort en caleçon... — La capote
n° 203.
AUTREFOIS, AUJOURD HUI.
La région de Ham fut, au xv® et au xvi® siècle,
le théâtre de sanglants combats que nos anciens
chroniqueurs nous ont racontés en d'émouvants et
pittoresques récits : épargnée, cette fois, dans son
ensemble par les obus, elle a été, en revanche, sys-
tématiquement dévastée.
266 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
Ouvrons le IX® Rapport de la Commission d'en-
quête sur les actes de l'ennemi contraires au droit
des gens :
« Dans le canton de Ham, y lisoins-nous, sur 21
com.m.unes, il ne reste que le chef-lieu, Estouilly,
Saint-Sulpice et Eppeville. Comme nous l'avons in-
diqué plus haut, les localités épargnées servaient
d'asile aux derniers habitants des villages condam-
nés aux flammes. »
Nous avons dit comment, avant leur départ, les
Allemands firent sauter, à la dynainite, le château
fort historique de Ham et le réduisirent en un tas
informe de briques et de pierres. Le beffroi subit le
même sort, et, du même coup, les vitraux de l'église,
atteints par cette effrayante commotion, volèrent en
éclats.
DEMAIN, VOUS REGARDEREZ VOTRE MONCHY.'
Revenons au IX® Rapport de la Commission
d'enquête : « Les Allemands, y lisons-nous, avaient
dit, la veille de leur départ, à des gens de Monchy-
Lagache :
— Demain, vous regarderez votre Monchy!
Et le lendemain, en effet, Monchy était en feu. »
L'église de Monchy-Lagache avait été, au cours
des années qui ont précédé la guerre, magnifique-
ment restaurée. Les Allemands l'utilisaient comme
hôpital. Avant de partir, ils l'ont fait sauter. Le
clocher est par terre. A l'intérieur, des débris de la
voûte (en briques rouges, enduites de plâtre) rem-
plissent la nef; sur ces décombres qui s'élèvent
A TRAVERS LE « DÉSERT » DE PICARDIE 267
jusqu'à I mètre ou i m. 50, on aperçoit encore le
cadran de l'horloge. Les murs sont ébranlés et
fendus, surtout près du clocher. Le très beau che-
min de croix est détruit : pas un seul personnage
d'une seule station qui ne soit broyé. Dans le cime-
tière, un caveau a été ouvert et habité : on y aper-
çoit encore des échelles et divers débris. Les autres
tombes sont intactes. Tout le village a été systé-
matiquemient ravagé : huit ou quinze joars après,
l'un de nos témoins trouve encore dans sa ferme, à
côté de ses charrues et de ses herses brisées, un seau
de goudron dont les soldats incendiaires n'avaient
sans doute pas eu le temps d'enduire les granges et
les é table s.
INCENDIES, INCENDIES, INCENDIES.
D'Athies un témoin écrit, presque au lendemain
du désastre : « Le village a été relativement épar-
gné, bien des maisons sont intactes, le cimetière a
été respecté, les trois calvaires sont encore debout.
Mais l'église a beaucoup souffert : le clocher s'est
effondré, les toitures sont complètement détruites; les
piliers et les murs de la nef tiennent encoire et, fort
heureusement, notre très beau portail du xii^ siècle,
classé comme monument historique, est intact : il
n'y manque pas une sculpture... Le seul objet qui
subsiste à l'intérieur est un crucifix en pierre dans
le rétable d'un autel latéral du côté sud. «
Dans le hameau voisin de Devise, l'église est com-
plètement détruite.
A Ennemain, deux travées subsistent du côté de la
sacristie; tout le toit s'est effondré; le clocher n'est
268 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
plus qu'un amas de décombres. Le presbytère est
troué comme une écumoire et perdu. Dans le reste
du village quelques maisons sont debout, sans toi-
ture, sur la route d'Athies.
Dans un bois des environs d'Athies et d'Enne-
main, des officiers anglais ont trouvé un tableau
à T'huile (environ i m. 50 sur i m. 20) représen-
tant l'Immaculée Conception : ce tableau très bi-en
conservé, formait la décoration principale d'une cha-
pelle rustique bâtie par les Allemands. Il est signé :
Du four aîné 1852. Il avait été enlevé dans la cha-
pelle de Notre-Dame des Joies, située dans le voi-
sinage.
Poursuivons notre route. Nous ne trouvons par-
tout que des ruines. De l'église de Tertry qui pos-
sédait une ancienne et fort belle abside, il ne
reste pour ainsi dire rien. Le village a été in-
cendié.
A Croix-Moligneaux, les maisons sont entièrement
détruites.
A Matigny, le seul vestige qui subsiste de l'église
est une vieille tour en briques, entièrement lé-
zardée. Le village est détruit. Dans le cimetière,
où deux cyprès ont été abattus, on compte 65 tombes
de soldats allemands. Du presbytère, il ne reste que
les marches de la porte d'entrée.
L'église d'Y, elle aussi, est détruite, comme tout
le village. Seul, le cimetière est intact.
A Quivières, le clocher, dynamité, s'est effondré.
Les chapelles et les fenêtres du transept subsistent,
ainsi que les autels. Dans le village, plus un coin
habitable.
A Douilly, l'église, la mairie, les écoles, toutes
A TRAVERS LE « DÉSERT » DE PICARDIE 269
les maisons ont été incendiées. De la vieille église,
en pierre, une partie de la tour, quelques arcades et
les murs de la nef subsistent. Du chœur, du transept
et de la sacristie, plus rien.
A Sancourt, trois ou quatre maisons à peine sont
habitables. L'église subsiste.
Les Allemands ont abattu le clocher de l'église
d'Offoy : dans le bas-côté droit étaient entassés,
pêle-mêle, des ornements, candélabres, vases sa-
crés, etc., provenant d'une vingtaine d'églises de
la région.
*
* *
« c'était trop triste! »
La petite ville de Nesle a souffert beaucoup
moins que d'autres. Mais les épreuves, nous l'avons
déjà dit, ne lui ont pas manqué.
Revenons au IX° Rapport de la Commission d'en-
quête :
« Il n'est pas, y lisons-nous, une seule localité
dont les habitants des deux sexes, de i6 à 60 ans,
arrachés à leurs foyers n'aient été envoyés en Alle-
magne ou dans le nord de la France, sans plus
d'égard pour la douleur des familles que pour la
moralité des jeunes filles livrées ainsi aux hasards
les plus inquiétants.
Les scènes auxquelles les déportations donnaient
lieu étaient si déchirantes que les Allemands même
s'en montraient parfois émus. C'est ainsi qu'à
Nesle, d'où 180 femmes ou jeunes filles et 164
270 LA SOMME SOUS l'oCCUPATION ALLEMANDE
hommes ont été enlevés le 17 février dernier, un
officier disait « n'avoir pu assister au départ parce
que c'était un spectacle trop triste ».
Ou encore :
« A la fin de leur séjour à Nesle, les Allemands
qui s'étaient déjà livrés à de nombreux actes de
pillage, ont achevé le déménagement des maisons
et ont fait des opérations particulièrement fruc-
tueuses dans celles qu'occupaient les officiers supé-
rieurs et les généraux.
Dans l'église, ils ont enlevé les tuyaux des gran-
des orgues et, après avoir brisé les cloches en les
jetant du haut du clocher, ils en ont emporté les
morceaux.
Le docteur Braillon, âgé de soixante-dix ans, qui,
pendant quatre mois, s'était prodigué pour soigner
les blessés ennemis, avait été mis en état d'arres-
tation et transféré en Allemagne, sous un prétexte
grossier. Sa femme eut à loger un état-major et
les secrétaires du service central téléphonique.
Avant leur départ, ses hôtes saccagèrent la maison,
brisant les marbres des m.eubles, les vitres et les
glaces, crevant les sièges à coups de couteau, cou-
pant dans le jardin quatre-vingt-dix poiriers et au-
tant de pieds de vigne, et contaminant le puits avec
du fumier. Cette besogne fut accomplie par le cui-
sinier, le chauffeur et les ordonnances des officiers,
avec l'aide des secrétaires.
Comme Mme Braillon protestait contre la des-
truction des toitures de petits bâtiments dépendant
de son habitation, un lieutenant se contenta de lui
répondre :
A TRAVERS LE « DESERT » DE PICARDIE 27 1
— C'est Tordre! »
C'est en janvier 191 7 que furent enlevées les
cloches de l 'église de Nesle. A cette époque, des
soldats avaient déjà enlevé quelques tuyaux d'étain
du g"rand orgue. Le 16 mars, d'autres survinrent et
jetèrent pêle-mêle dans un camion automobile tous
les tuyaux du grand et du petit orgue. Au mois
de décembre précédent, une bombe d'avion était
tombée sur la toiture, au-dessus du chœur, et quel-
ques débris avaient été projetés à l'intérieur de
l'église.
SEIZE COMMUNES BRULEES.
« Dans le canton de Nesle, nous explique le
IX® Rapport que nous venons de citer, seize com-
munes ont été brûlées : celles de iNesie, de Lan-
guevoisin, de Rouy-le-Grand, de Rouy4e-Petit, de
Mesnil-Saint-Nicaise ont seules échappé à la dévas-
tation. »
A Languevoisin, en février 191 7, les Allemands
■enlèvent — sans bons — literie et pomimes de
terre. Finalement, le village est épargné, ainsi que
l'église.
La chapelle voisine de Quiquery est sauve : mais
•une petite cloche du xvi® siècle, où étaient gravées
d'intéressantes inscriptions, a été, comme toutes les
autres, enlevée.
A Hombleux, toutes les maisons, ont été pillées,
puis, à l'exception de quatre ou cinq, incendiées ;
par un heureux hasard, l'église subsiste.
Il en est de même dans les hameaux voisins de
Canisy et de Grécourt.
2-12 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
En revanche, l'ég-lise de BuvtTchy est en ruines.
De l'église de Licourt, il reste les murs, les co-
lonnes, des fragments de la voûte (en plâtre) au
transept, le maître-autel en marbre, des lambris
autour du chœur, des autels latéraux. Les reste
est broyé. Plus de sacristie. Plus de maison habi-
table.
ARMOIRE OU TABERNACLE?
A Voyennes, le 8 juillet 191 6, vers 8 heures du
soir, une compagnie allemande pénètre dans l'église
et s'y installe. Naturellement, M. le Curé n'était
pas prévenu. Mais, d'une lucarne de sa maison
oij le retenait une consigne extrêmement sévère, il
observe le va-et-vient des soldats. C'était un sa-
medi, et il pensait, non sans une inquiétude fondée,
aux messes du lendemain.
Le dimanche matin, un peu avant 8 heures, il se
présente à l'église, encombrée de dormeurs, et pé-
nètre, non sans peine, jusqu'au sanctuaire. Heureu-
sement, il avait eu la précaution de n'y pas laisser
le Saint-Sacrement. Dans le tabernacle qui sur-
monte le maître-autel, une rapide inspection lui
permet de découvrir un casque, une boîte de sar-
dines huileuse, des chiffons, etc. Ces hommies, déjà,
l'avaient transformé en « armoire ».
La messe fut célébrée, dans ce décor, à 8 heures,
puis à 10 heures. Mais, dans l'après-midi, les sol-
dats cantonnés dans l'église, jugèrent bon d'y
brûler les fonts baptismaux en bois sculpté. A par-
tir de ce jour. M, le Curé célébra les offices dans
le grenier de son presbytère.
A TRAVERS LE « DESERT )) DE PICARDIE 273
LE DIMANCHE DU « LŒTARE ».
Quelques mois plus tard, autre scène. « La veille
de leur départ, rapporte M. le Curé de Voyennes,
le dimanche i8 mars, à midi précis, après un office
religieux ou supposé tel, pour et par les Alle-
mands, le feu a été mis au clocher, qui, du reste,
pour plus de sûreté, avait été intérieurement bien
goudronné dès le mercredi précédent. Six bombes
bien placées aux endroits voulus devaient achever
les dégâts du feu. Il nous reste le christ qui était en
face de la chaire, et dont la main droite, seule, a
été brûlée. » C'était le dimanche du Lœtare,
ÉGLISES ET CIMETIÈRES.
Dans la soirée du 22 avril, l'église de Béthen-
court, épargnée jusque-là, fut démolie par l'explo-
sion d'une bombe à action retardée que les Alle-
mands y avaient déposée plus d'un mois aupara-
vant, au moment de leur retraite.
A Epénancourt; l'église, effondrée, est inuti-
lisable.
Sur 251 habitants, il reste, à Pargny, une seule
famille. A l'exception de deux maisons, le hameau
est entièrement détruit. Au cimetière, une pierre
tombale a été enlevée, des caveaux sont descellés.
L'église a reçu des obus, mais elle « tient » en-
core. Pendant l'hiver 1914-19x5, tous les habitants,
hommes et femmes, ont dû travailler sans indem-
2 74 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
nité pour. le compte des Allemands qui, ensuite, les
ont payés à raison de o fr. 90 par jour.
A A'illecourt (95 habitants) toutes Les maisons ont
été incendiées.
« A Falvy, nous rapporte un témoin, je n'ai pas
trouvé d 'église. » Le village est détruit. De tous
les instruments de culture, il ne reste que deux
herses et une charrue.
A jMarchélepot, tout est dévasté, ruiné. De l'é-
glise, quelques j^ans de murs subsistent.
L'église de Misery est entièrement détruite.
TROIS CHEVAUX MORTS...
A Saint-Christ-Briost, l'église qui, huit jours
avant le départ des Allemands, servait encore d'hô-
pital, ne forme plus, ainsi que son ancienne tour en
pierres blanches, qu'un tas de moellons dont les dé-
combres couvrent preque entièrement le cimetière.
Les maisons que le bombardement avait épargnées
ont été sapées ou incendiées.
A Briost, l'église a été gravement atteinte par
les obus. Tout autour, le cimetière est ravagé. Au
nord de l'église, un soldat allemand, dont le ca-
davre est à peine recouvert de quelques pelletées
de terrCj a été inhumé dans la cour d'une ferme.
Près de là, trois clievaux morts achèvent de se
putréfier (11 m.ai 1917).
« DONARIT SPRENG-PATRONEN. »
A Cizancourt, les maisons, en majeure partie, ont
été détruites car le bombardement. Dans l'une
A TRAVERS LE « DESERT » DE PICARDIE 275
d'elles, au sud, on aperçoit encore trois caisses
abandonnées qui contiennent encore des charges
d'explosifs. {Donarit Spreng-Patronen.)
L'église de Morchain est en ruines, ainsi que le
village. « Pas un habitant, rapporte un témoin, pas
un chat... »
Au IMesnil-Saint-Nicaise, nous comptons encore
(6 mai 191 7) 316 habitants, dont les deux tiers (211)
ont été évacué de Douilly, Quivières, ^iHers-
Saint-Christophe, Ugny-l' Equipée. Les arbres des
vergers et des routes ont été sciés. Nombre de mai-
sons ont été détruites à la pioche. L'éghse est de-
bout, mais sans vitraux.
Au Petit-Mesnil, il ne reste que 12 habitants sur
250, et cinq maisons. Après un déménagement
complet du mobilier, toutes les autres maisons ont
été démolies ou incendiées.
Dans la nuit du 26 juin 19 16, la nef et le clo-
cher de l'église de Marchélepot ont été dynamités
par les Allemands.
A Misery, tout est en ruines, à l'exception de-
deux maisons et d'une écurie. Au cimetière, quel-
ques caveaux ont été ouverts par les obus.
Le clocher de Pertain a été abattu, le 5 novem-
bre 1916, par l'artillerie française. Il reste un pan
de clocher et quelques colonnes de la nef; plus de
chœur. Le village est inhabitable.
Les églises d'Omiécourt, dont la lour est encore
debout, de Puzeaux et d'Hyencourt4e-Grand sont
fort endommagées : ces villages sont détruits.
A Pvouy-Ie-Grand, 600 évacués de sept villages
voisins sont venus s'adjoindre aux 96 habitants res-
2-^6 LA SOMME SOUS L 'OCCUPATION ALLEMANDE
•tés dans la commune. Au début de 191 7, tout le bétail
et les matelas de laine ont été réquisitionnés (sans
bons). Le 11 février, les archives de la mairie et les
ornements de l'église ont été enlevés, et, le sur-
lendemain, 28 hommes et 8 femmes emmenés. Le
18 mars, les Allemands, qui venaient de partir,
bombardent le village et démolissent systématique-
ment les maisons et l'église.
A Rouy-le-Petit, 148 habitants, pour la plupart
-évacués de Béthencourt-sur-Somme, Pargny, Y,
Douilly, Villers-Saint-Christophe. Le mobilier a été
volé, ainsi que la literie. Les maisons et les granges
■ont été brûlées, l'église pillée.
LE « CAVEAU » EST HABITE.
La plupart des paroisses du doyenné de Chaulnes
sont restées pendant près de deux ans dans les li-
gnes ennemies.
Nous avons parlé de l'église de Chaulnes, bombar-
-dée en septembre 191 4; à cette époque, ^L le doyen
-de Chaulnes consignait dans ses notes cette descrip-
tion des ruines : « I^s vitraux si jolis sont brisés...
La tribune est démolie, le clocher penche, la coupole
et la voûte du chœur sont tombées, deux lustres sont
par terre. Tout est couvert d'une épaisse couche de
poussière, et les bancs sont chargés de plâtras, cer-
tains d'entre eux sont brisés par la mitraille. »
La pauvre église (xviii^ siècle) a reçu, depuis cette
A TRAVERS LE « DESERT » DE PICARDIE 2^*^
époque, des blessures bien plus graves encore. En
avril 19 17, il in 'en reste plus, du côté gauche, qu'un
pan de muraille long de quelques mètres : tout le
reste, clocher, nefs, etc., ne forme qu'un tas de
décombres auxquels demeurent fixés des fils de fer
barbelés. Du presbytère il ne subsiste que les fon-
dations et, dans le jardin, trois tilleuls encore enve-
loppés, comme tout ce qui émergeait du sol, de fils
barbelés.
Au cimetière, que ne traversait pourtant aucune
tranchée, tous les caveaux avaient été ouverts et
habités : plus un cercueil; à leur place, on voyait
encore, çà et là, un poêle et quelques débris.
Dès l'automne de 1914, l'église de Lihons a été
entièrement détruite. Certaines parties de l'édifice
dataient du xiii^ siècle. Le portail très élégant était
du XV®. Les armoiries du prieuré de Lihons et du
duché de Chaulnes étaient reproduites, à l'intérieur,
sur une grille assez gracieuse. Il n'en reste plus
que des tas de pierres, vaguement encadrées par
des pans de murs et des débris de boiseries brûlées.
Ces décombres subsistent-ils même encore, et les
troupes n'ont-elles pas essayé d'en tirer parti? Dé-
tail lugubre : un cahce, provenant de l'église, a été
retrouvé quelques semaines plus tard sur une route
et apporté à Rosières, ainsi qu'une patène retrou-
vée, elle aussi, par d'autres soldats, dans les ruines
du village!
En 1916, l'église de Vauvilliers a reçu un certain
nombre d'obus.
16
LA LAMPE QUI S "ÉTEINT.
Dès le 2 décembre 1914, les vitraux de l'église
de Framerville avaient été réduits en miettes. Le
2 mai 191 6, un obus de 150 est tombé sur le clo-
cher. « L'explosion fut si violente, nous rapporte le
curé, M. le chanoine Buquet, que les deux contre-
forts ont cédé sur toute la partie supérieure (envi-
ron cinquante assises de pierres) et il y avait pir
terre plus de quinze tombereaux de matériaux. » A
l'intérieur, l'église était intacte; seule, la lajnpe
du Saint-Sacrement s'était éteinte.
De Rainecourt, un témoin nous écrivait en sep-
tembre 1916 :
« Le chevet de l'église a reçu un ou plusieurs
obus. Une énorme baie s'ouvre derrière le maître-
autel qui, du reste, est dc.truit; une statue de saint
Antoine de Padoue à demi décapitée gît près de ces
décombres. La sacristie a reçu elle aussi un obus ou,
du moins, des éclats qui l'ont assez fort endom-
magée : les tiroirs ont été vidés (ils sont grand
ouverts). L'harmonium a été éventré et les mor-
ceaux gisent épars au milieu du chœur. Le mobilier
de l'église a été respecté^ les tableaux du chemin de
la croix sont à peu près intacts, je n'en dirai pas
autant des vitraux qui ne résistent jamais au violent
déplacement d'air causé par l' éclatement des obus. »
L'église de Proyart a été atteinte — en particulier
le clocher — au cours de la sanglante bataille qui
s'est livrée dans la région à la fin d'août 1914.
L'église d'Kerleville était l'une des plus belles de
A TRAVERS LE « DESERT )) DE PICARDIE 279
la région : l'abside et le chœur appartenaient à la
belle période de l'architecture gothique. Elle a été
furieusement bombardée par les Allemands le 25 sep-
tembre 1914. La voûte, très résistante, a tenu bon;
mais la toiture a pris feu, et l'incendie s'est com-
muniqué aux magnifiques boiseries qui décoraient
l'église et à la chaire en chêne sculpté, vrai chef-
d'œuvre dû aux ciseaux de deux habiles maîtres de
Seclin (Nord). Le clocher, en outre, a été démoli, les
cloches fondues, la sacristie réduite en cendres avec
les ornements, missels, etc., à l'exceptioni des vases
sacrés qui avaient été mis en lieu sûr. Le pauvre
curé n'a survécu que quelques mois à ce désastre.
Le village de Foucaucourt est en ruines.
De l'église — dont certaines parties, fort ancien-
nes : chapelles latérales, base du clocher, fonts bap-
tismaux, étaient assez intéressantes — il ne reste
aujourd'hui que des murailles ébréchées et bran-
lantes. « L'église de Foucaucourt, nous rapporte
M. le Curé, a été détruite par des obus incendiaires,
le 27 septembre 191 4, vers 5 heures diu soir. J'étais
occupé à soigner des blessés lorsque l'on vint me
prévenir qu'un commencement d'incendie se mani-
festait dans la toiture. Après avoir, non sans peine,
rassemblé quelques hommes de bonne volonté, noiis
nous étions mis en mesure, le maire et moi, d'es-
sayer d'éteindre le feu. Mais, devant une fusillade
de plus en plus intense, nous dûmies nous retirer et
assister, la mort dans l'âme, à la destruction com-
plète de notre chère église. Nous ne possédions, il
est vrai, au point de vue artistique, aucun objet de
valeur; mais, comme la plupart des églises du San-
28o LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
terre, nous étions très riches en ornements, vases
sacrés, et nous ne manquions de rien. »
AUX ENVIRONS DE DOMPIERRE.
De Fontaine-les-Cappy, un témoin, en août 1916,
nous écrivait : « L'église, dont le chœur a été dé-
truit, s'affaisse mollement. Le clocher a perdu sa
flèche. Quatre statues décapitées ont' été rangées au
fond du sanctuaire. La grotte de Notre-Dame de
Lourdes est à moitié effondrée : en face, un prêtre-
soldat dit la messe sur une table; un autre soldat
écrit une lettre en se servant, comme pupitre, des
fonts baptismaux, et, tout près de là, un « cuistot »
allume son feu... »
« De Fay, ajoutait notre témoin, il ne reste que
quelques pans de murs de l'église au milieu des dé-
combres, et, tout près de là, un hangar.
La crête, entre Fay et Fontaine-les-Cappy, n'est
plus qu'un informe chaos. Des mines, en explosant,
y ont ouvert des entonnoirs énormes : l'un d'eux ne
mesure pas moins de 60 mètres de diamètre, sur
25 de profondeur; tout un hectare de terrain a été
enlevé et transporté on ne sait où. Jamais terrain
n'a été plus bouleversé. La puissance de notre artil-
lerie est fantastique. Les gourbis, de plus de dix
mètres de profondeur, n'ont pas tous résisté à cette
avalanche de mitraille. »
« L'église d'Assevillers n'est plus qu'un monceau
de pierres d'où émergent quelques pans de murs
plus ou moins ébranlés. Des morceaux d'étoffe dorée^
provenant d'ornements sacrés, gisent au milieu des
A TRAVERS LE « DÉSERT » DE PICARDIE 28 1
décombres. Le village n'est pas irasé, comime tant
d'autres : la carcasse des maisons en torchis reste
debout, mais dans un équilibre bien instable. » Le
cimetière est complètement bouleversé.
Remontons, avec notre témoin, vers Dompierre.
Quel spectacle!
« L'église n'est pas reconnaissable : un tas de
pierres sans forme. Des tombes du vieux cimetière,
celles-là seules sont conservées qui sont abritées
immédiatement par ce tas de pierres. Parmi les
croix, les unes ont perdu un bras, d'autres le som-
met, d'autres sont tordues ou renversées : aucune
n'est entière.
En sortant de Dompierre pour aller à Fontaine-
les-Cappy, vous trouverez les anciennes premières
lignes allemandes, qui passaient devant et derrière
le nouveau cimetière. Là, des caveaux sont ouverts;
quelques-uns sont reliés entre eux : il est évident
qu'ils ont été utilisés comme abris. Des grilles qui
entouraient les tombes ont été transportées dans les
tranchées afin d'empêcher réboulement des para-
pets; un battant de la porte d'entrée consolide un
gourbi.
Un peu plus loin, la sucrerie de Dompierre appa-
raît comme un squelette, les cheminées brisées, les
chaudières éventrées. Le christ du carrefour est lui-
même blessé (un obus lui a emporté le bras gauche),
et contemple les ruines. »
Depuis que ces lignes ont été écrites, les ruines
mêmes de l'église ont disparu : elles ont été utilisées
pour affermir les pistes militaires.
Tout près de là, continue notre témoin, « le vil-
le.
282 LA SOMME SOUS l'OCCUPATION ALLEMANDE
lage de Becquincourt est affreusement bouleversé.
Du côté sud-est, l'église, sous laquelle les Allemands
avaient creusé un abri, est complètement détruite;
le toit délabré gît sur les décombres, tandis qu'un
christ en bois, dont les deux bras sont mutilés,
semble attendre qu'on vienne le relever : je le place
bien en vue au milieu des boiseries. Du côté nord,
les murs sont encore debout.
Dans le cimetière, autour de l'église, peu de
tombes sont restées intactes. La mieux conservée
est celle de Mascré-Dobel : c'est sans doute celle
qu'un journaliste a noinmé « Daspre-Morel », et que
les Allemands avaient convertie, après en avoir en-
levé les corps, en blockhaus de mitrailleuses ou abri
de munitions. »
LE COMMANDANT SORT, EN CALEÇON...
Dans les notes manuscrites de M. l'abbé Lenoble,
curé d'Estrées-Deniécourt, qui, nous l'avons dit, fut
retenu à Péronne durant tout l'hiver de 1914-1915,
nous trouvons une curieuse page sur la destruction de
l'église d'Estrées : les renseignements qu'elle con-
tient sont extraits d'une lettre que sa domestique,
demeurée au presbytère, venait de lui faire parve-
nir par l'intermédiaire d'un cycliste allemand (dé-
cembre 191 4) :
« L'église d'Estrées n'est plus; elle a été dynami-
tée dimanche dernier, à 9 heures, par le génie boche,
car c'était un point de mire pour les Français tirant
de Foucaucourt. La vérité, c'est que, jusqu'ici toutes
A TRAVERS LE « DÉSERT » DE PICARDIE 283
les maisons du village avaient reçu des obus, sauf
l'ég-lise.
Les Allemands semblent s'être rendu compte,
après coup, de l'inutilité de cette destruction.
Un capitaine d'infanterie qui, à ce moment-là
{9 heures), était encore couché chez moi, en enten-
dant la détonation formidable — car nul n'avait été
prévenu, pas même les soldats, sauf le génie, et l'on
avait simplement ordonné aux habitants de ne pas
sortir a.vant midi — sort en caleçon, tout effaré, de-
mandant ce qu'il y a.
En voyant l'église, il s'écrie, en parlant du com-
mandant du génie :
— Qu'est-ce qui lui prend encore à cet animal-là?
De fait, il se montre réellement indigné de cette
destruction qui ne s'imposait pasf et va lui-même
avec ma bonne chercher dans la sacristie et sur l'au-
tel, restés presque intacts, les objets et ornements
qui n'ont pas trop souffert.
L'autel en chêne, avec colonnade ciborium (xvi°
siècle) d'une certaine valeur, restait debout; mais
les jours suivants, petit à petit, les Allemands l'ont
brûlé, par miorceaux. Deux des colonnades serviront
à soutenir le plafond de ma cuisine, qu'au 7 dé-
cembre un 75 français viendra bouleverser.
Le reste de l'église n'est qu'un amas de ruines. »
Le village a été co'mplètement détruit par l'ar-
tillerie.
Des maisons de Fresnes-Mazancourt, il ne reste
que des pans de murailles. Le cimetière est boule-
versé; des caveaux, entièrement vides, paraissent
avoir servi d'abris aux soldats.
284 LA SOMME SOUS l'OCCUPATIOX ALLEMANDE
A Mazancourt, plus une maison : à peine subsiste-
t-il, çà et là, quelques jardins.
De Puzeaux, il ne reste rien : la destruction est
totale.
LA CAPOTE N° 203.
A Berny-en-Santerre, vers le 15 novembre 1916,
un aumônier militaire, M. l'abbé Hénocque, a visité
les ruines de l'église et il nous en envoie cette des-
cription navrante:
« A travers un terrain tamisé de trous d'obus je
parviens au milieu de ruines innommables. Fort heu-
reusement, j'ai consulté la carte avant de partir et
je sais que l'église se trouve presque à l'angle de
deux rues de ce c^ui fut un paisible village, et près
d'une mare. Mais, des rues, ï\ n'y en a plus guère :
elles sont, en effet, couvertes de débris de toutes
sortes, briques, ferraille, portes de grilles brisées,
instruments aratoires en miettes, etc. J'interroge
quelques soldats. Personne ne peut me renseigner.
Alors, je grimpe sur des ruines, et j'aperçois im
tas de pierres blanches mêlées de briques. Je me di-
rige vers ce point culminant, je vois aussitôt une
mare, c'est-à-dire quelques flaques d'eau verte au
milieu desquelles gisent des débris d'équipements
militaires.
Près de là se dresse un autre monceau de ruines :
pas un seul pan de mur n'est resté debout; mais il
n'y a pas à s'y méprendre : c'est l'église, car, çà et
là, j'aperçois des feuillets de livres, un lutrin, des
pages de missel déchirées et m.ouillées, des débris
de fleurs artificielles. L'harmonium en pièces sembie
A TRAVERS LE « DÉSERT » DE PICARDIE 285
dominer un petit monticule formé de pierres, de
poutres brisées, de barres de fer tordues, d'appli-
ques écrasées.
Partout des lambeaux de vêtements militaires alle-
mands, des capotes dont la patte d'épaule j>orte le
n° 203, des gants, des cartouchières garnies de
chargeurs fabriqués à Stuttgard, etc. Près de ce
qui a dû être le chœur de l'église un cadavre d'Al-
lemand, couché sur le dos, desséché : on aperçoit des
bottes qui pendent au bout d'un muscle tendu. La
sacristie se trouvait sans doute du côté de l'épître,
car, dans un trou d'obus, j'ai aperçu le drap mor-
tuaire à moitié fK>urri et une loque qui fut autre-
fois un drap d'or.
Traversant cet amas de pierres, j'arrive au clo-
cher : sous se^ ruines, les cloches isont probable-
ment ensevelies; on n'en aperçoit que la monture
avec les crochets. Sur le coté, vers le clocher, sur
un bloc de marbre carré, enterré à demi, on peut
lire encore : « Tavernier, 1791. » Telle est mainte-
nant l'église de Bemy. »
CHAPITRE VII
A travers le « désert » de Picardie
Doyennés de Rosières, Moreuiï, Montdidier, Roye
Doyenné de Rosières. — Les pompiers de Méharicourt. — Le christ
aux bras coupés. — Clochers en ruines. — Doyenné deMoreuil. —
Doyenné de Monididier. — i6o coups de canon sur un clo-
cher. — Souvenirs de guerre. — Doyenné de Roye. — Sur 37
communes... —
LES POMPIERS DE MÉHARICOURT.
La plupart des églises du doyenné de Rosières,
qui se trouvent à l'est de la route de Rosières à
Montdidier ont subi, dans les lignes françaises
comme dans les lignes allemandes, des dommages
terribles. Essayons de les évoquer brièvement.
L'église de Rosières — bel et spacieux édifice, de
construction toute récente — a été bombardée à
288 LA SOMME SOUS L 'OCCUPATION ALLEMANDE
maintes reprises. Elle est fortement endommagée.
Çà et là, de larges baies ont été ouvertes par les
obus dans la voûte (près du transept), ou dans les
murailles. Le cadran de l'horloge a été brisé, par
les Allemands, à coups de marteau, lors de leur
passage (fin août 19 14). Le sanctuaire et les cha-
pelles latérales sont à reconstruire, ainsi que la sa-
cristie et les voûtes.
Le clocher de l'église de Vrély, endommagé de-
puis longtemps, est tombé le 5 novembre 1916.
L'église de Méharicourt est, elle aussi, fort éprou-
vée. A l'automne de 191 4, trois obus, crevant l'une
de ses faces latérales, ont, en éclatant, dévasté et
bouleversé le chœur. Depuis cette date, d'autres
bombardements l'ont affreusement mutilée. Citons
ici un témoin (septembre 191 5) :
« SoUtude, silence, visions de mort. L'église tient
à peine debout. Une énorme ouverture, au fond du
chœur, laisse voir le ciel et entrer la pluie. Un con-
trefort s'est écroulé, un autre descellé... De larges
entailles déchirent toutes les parois. Il reste une
chapelle latérale à peu près convenable où l'aumô-
nier dit la messe le dimanche. En déménageant le
mobilier qu'il pouvait encore sauver, il vient de dé-
couvrir douze uniformes de pompiers, dissimulés
vraisemblablement en ce saint lieu moins par dévo-
tion que par crainte des Allemands dont les bandes,
lors de l'invasion, passèrent ici...
« A mon tour, je sauve de la sacristie en per-
dition un camail de chanoine — vêtement moins sus-
pect d'arrière-pensée belliqueuse. Il est resté, de-
puis la guerre, suspendu à un clou, dans ce recoin
A TRAVERS LE « DÉSERT » DE PICARDIE 289
d'armoire. Une vénération confraternelle m'invite
à recueillir cette dépouille que je rapporterai moi-
mêm.e à son excellent propriétaire, un doyen du voi-
sinage. »
LE CHRIST AUX BRAS COUPÉS.
A Maucourt, quelques murs de l'église, percés à
jour par de nombreux trous d'obus, restent debout
comme par miracle; la toiture n'existe plus, et le clo-
cher s'est effondré, C'était un monument du
xviii® siècle, où les architectes avaient conservée quel-
ques piliers de l'époque romane; le chœur avait été
classé comme monument historique. Les fonts bap-
tismaux étaient remarquables. C'est aux derniers
jours de septembre 1914 que l'église de Maucourt a
été détruite. Les débris des cloches ont été trans-
formés en bagues, crucifix, « souvenirs de guerre »
par les soldats. En février 1916, la statue de saint
Jean-Baptiste tenait toujours sur son piédestal. Sur
le mur qui fait face à la chaire, un christ en croix
avait la moitié de la tête emportée.
« Des sept calvaires qui s'élevaient autour de la
paroisse, quatre sont brisés et renversés, nous écrit
M. l'abbé Floure, curé de Maucourt. L'un d'eux,
vraiment monumental — et élevé, il y a quinze ans,
au centre du cimetière, — ^ offre un aspect saisissant :
le christ a les deux bras coupés par les obus, les
deux bras et le haut de la croix sont emportés, et
il ne tient plus à la colonne que par les pieds, en
s 'inclinant vers la terre. » Un paroissien de Mau-
oourt a pu sauver quelques vases et omements
17
290 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
d'église, entre autres « un calice dont la coupe est
déchiquetée par les éclats d'obus, et dont la patène
est percée d'un grand trou ».
L'église de Chilly où les Allemands, dit-on,,
avaient installé des mitrailleuses, est restée, durant
près de deux ans, à proximité de la ligne de feu :
elle est entièrement détruite. L'ensemble de l'édi-
fice, à l'exception du clocher, datait du xv® siècle..
CLOCHERS EN RUINES-
L'église d'Hallu, elle aussi, est détruite, comme,,
du reste, tout le village.
Du village de Punchy, il ne reste que des ruines^
Dans le cimetière, des tombes, sous la violence du
bombardement, ont été ouvertes. La population a été
évacuée le 26 juillet : elle avait eu à supporter de
dures épreuves. La circulation, à l'intérieur même
du village, était interdite sans un laissez-passer qu'il
fallait produire tous les cent mètres. Du 29 sep-
tembre au 17 décembre 191 4, tous les hommes et
jeunes gens avaient été enfermés dans l'église.
A Warvillers, la toiture de l'église a été atteinte
et des vitraux brisés : des offices ont continué d'y
être célébrés. Dans le cimetière, plusieurs tombes
ont été bouleversées par les obus. Un cimetière mi-
litaire a été établi à droite de la route de Warvil-
lers à Beaufort.
Le clocher de l'église de Fouquescourt a été
abattu par l'artillerie française. Nous avons dit avec
quel courage des habitants ont essayé de sauver au.
A TRAVERS LE « DESERT » DE PICARDIE 2g I
péril de leur vie, au cours d'un bombardement vio-
lent, les ornements les plus précieux (25 septem-
bre 1914).
Les églises de Fransart, dont la nef romane (xi®-
XII® siècle) était fort intéressante, et de La Cha-
vatte sont détruites. La population de Fransart avait
été évacuée par les Allemands le 8 juin 191 5. Ces
deux villages sont détruits.
Depuis la fin de 191 4, l'église de Rouvroy^en-San-
terre a subi, en même temps que tout le village, de
terribles bombardements. Le clocher a été jeté par
terre, les murailles ont été éventrées, une partie de
la toiture enlevée. Le 30 septembre 191 6, un nou-
veau bombardement a achevé de démolir la toiture,
ainsi que le clocher; toutes les statues sont déca-
pitées, sauf la statue du Sacré-Cœur; tout l'ameu-
blement (bancs, etc.) a disparu. Au cimetière, quel-
ques brèches dans les murs de clôture : tout le ter-
rain libre a été utilisé pour la sépulture des mih-
taires; des obus de fort calibre ont bouleversé quel-
ques tombes.
En 191 5, les Allemands ont bombardé chaque di-
manche, pendant six semaines consécutives, l'église
de Folies qui reçut une quinzaine d'obus de\ 150. Le
clocher a été traversé, mais il tient. L'intérieur est
tout ravagé. L'autel est en partie démoli. De larges
baies s'ouvrent dans les murs. Dans le cimetière voi-
sin, plusieurs caveaux ont été ouverts par l'explo-
sion des obus.
L'église de Bouchoir a reçu, dès le début, plu-
sieurs marmites. Le clocher est tombé. A l'intérieur,
une statue de la sainte Vierge, qui se dresse dans
292 LA SOMME SOUS L 'OCCUPATION ALLEMANDE
une chapelle latérale au-dessus d'un autel, a été pré-
servée, bien qu'elle soit entourée de plusieurs exca-
vations d'obus.
L 'église de Parvillers est aux trois quarts démolie.
Son clocher, qui servait d'observatoire à l'ennemi,
a été abattu dès les premiers mois de la guerre
(octobre 1914).
Faut-il parler de Quesnoy-en-Santerre? « L'église
est éventrée par le milieu, écrivait un témoin au len-
demain de l'attaque du 28 octobre 1914, et une par-
tie du clocher qui subsiste n'est piiis qu'un amas de
pierres. L'autre est en partie écroulée, percée de mi-
trailleuses, la toiture effondrée. » Au lendemain de
la prise du Quesnoy par les troupes françaises, les
autorités militaires ont fait transporter dans la pa-
roisse voisine du Quesnel tous les objets du culte et
ornements sacerdotaux que l'on a pu retrouver
parmi les ruines.
A Caix, et même à Bayonvillers, à une assez
grande distance de la ligne de feu, les vitraux de
l'église ont été brisés ou détériorés par des tirs
d'artillerie ou des bombes d'avions.
*
* *
DOYENNE DE MOREUIL.
La pointe extrême de ce doyenné avoisinait la
ligne de feu.
L'église d'Andllers, seule, est dévastée. En octo-
bre-novembre 1914, les Allemands l'ont furieusement
A TRAVERS LE <c DÉSERT » DE PICARDIE 293
bombardée. Un obus est tombé sur la toiture, au-
dessus du chœur qui a été entièrement découvert :
en même temps, une large baie séparait le sanc-
tuaire de nef. D'autres obus ont réduit en miet-
tes, du côté gauche, les contreforts extérieurs et
mutilé, du côté droit, la nef latérale.
Le 7 juin 191 5, au cours d'un nouveau et violent
bombardement, des obus de fort calibre ont été
lancés contre l'église. Le mur extérieur de l'abside
s'est écroulé depuis la base jusqu'à la toiture : à
travers cette ouverture béante on apercevait au mi-
lieu de l'église, exposée en cet endroit à la pluie et
au vent, un grand christ en croix qui restait suspendu
à l'une des murailles du côté de TEpître, seul, parmi
ces ruines.
160 COUPS DE CANON SUR UN CLOCHER.
Huit églises du doyenné de Montdidier sont dé-
truites ou sérieusement endommagées.
Erches, d'abord. Le clocher est abattu à la hau-
teur de la nef. La toiture est largement ajourée.
La voûte s'est effondrée. Les murailles restent de-
bout : mais de larges trous, derrière l'abside no-
tamment, y ont été ouverts par les obus. Les débris
des cloches ont servi à fabriquer des « bagues »
ou des « souvenirs » des tranchées.
Le clocher de l'église d'Andechy est tombé le
14 octobre 1914, dans la matinée. Cette opération
a nécessité plus de cent-soixante coups de canon.
Seize ont atteint le clocher qui, à la huitième salve, a
oscillé, puis s'est abattu comme une masse. Les
294 LA SOMME SOUS L'OCCUPATION ALLEMANDE
Allemands y avaient installé des mitrailleuses, et,
de là, prenaient en enfilade les fantassins français.
L'église paraît avoir été aménagée en forteresse par
l'ennemi. Le portail de l'église d'Andechy était, en
Picardie, un précieux spécimen de l'architecture de
la Renaissance.
A Guerbigny, un peu plus tard, des obus sont
tombés sur la sacristie y causant de graves dégâts.
Le clocher de l'église d'Armancourt a été abattu
le lo janvier igi6 : à une date antérieure, l'église
elle-même avait été bombardée; elle n'a pour ainsi
dire plus de toiture.
A Lignières-les-Roye, un obus a traversé le clo-
cher, et d'autres la toiture.
SOUVENIRS DE GUERRE.
A Marquivillers, la voûte de l'église s'est effon-
drée : l'intérieur est jonché de débris. Près de la
porte latérale, un très beau christ en bois, faisant
face à un autel, est resté longtemps suspendu par
une main. Des soldats ont essayé de lui rendre sa
position normale. Le clocher de l'église n'est tombé
qu'au dix-septième coup de canon. Une cloche, bri-
sée en morceaux, a été transformée en « souvenirs
de guerre >'.
Le clocher de l'église de Grivillers a sauté vers
la fin de mai 191 5 : l'église, dont la voûte s'est
effondrée, est très gravement atteinte.
Sous le vocable de Notre-Dame des Tranchées,
une chapelle souterraine, naguère bénite par Mgr de
Llobet, évêque de Gap et aumônier militaire, a été
A TRAVERS LE « DÉSERT » DE PICARDIE 295
construite à Grivillers, près de Montdidier, sous un
champ de luzerne, par des soldats du 365® régiment
d'infanterie sous l'inspiration de l'un d'eux, l'abbé
Ferdinand Noël, du diocèse de Verdun : elle me-
sure 12 ou 15 mètres de long sur 4 ou 5 mètres de
large; sa construction a demandé trois mois de
travail.
L'église de Bus a été traversée par quelques obus.
*
* *
SUR 37 COMMUNES...
Nous voici dans le doyenné de Roye. Quel dé-
sastre! Sur 37 communes, il n'en subsiste que trois :
Roye, Ercheu, Moyencourt. Des 37 églises, quatre
ou cinq seulement ont échappé à de graves dom-
mages.
Il ne reste à peu près rien des villages — et des
églises — de Fonches et de Fonchettes. La popu-
lation de Fonches a été évacuée en juin 1916. Des
tranchées, bizarrement élargies par les trous d'obus,
sillonnent les champs.
A Curchy, l'église a reçu plusieurs obus ou
bombes qui ont endommagé les chapelles de la sainte
Vierge et de saint Médard. Sur 300 habitants, il
en reste 45. Des détritus de toute sorte ont été
jetés dans les puits. Une douzaine de maisons sont
encore debout.
La chapelle de Dreslincourt a beaucoup souffert.
L'église d'Herly. est à peu près intacte : seule,
la flèche a été largement ajourée par un obus.
296 LA SOMME SOUS L 'OCCUPATION ALLEMANDE
A Etalon, les Allemands, au moment de leur dé-
part, ont démantelé, puis incendié l'église dont ils
avaient fait une écurie.
L'église d'Hattencourt est détruite. Le village a
été évacué le 8 juin 191 5. Il n'en subsiste pour
ainsi dire rien. Au 11 mai 1917, on y comptait
30 habitants (sur 365) qui se logeaient, comme ils
pouvaient, dans les caves.
En 191 5, la veille du dimanche des Rameaux, les
Allemands ont fait sauter le clocher de l'église de
Liancourt-Fosse, dont l'artillerie française a dé-
truit, au surplus, la sacristie.
L'église de Réthonvillers a été détruite entière-
ment, à la fin de septembre, ou au début d'octo-
bre 1914, par des obus incendiaires.
L'église de Marché- Allouarde est intacte : quinze
jours à peine après le départ des Allemands, une
centaine d'habitants étaient revenus dans ce hameau
et cultivaient la terre.
Les églises de Gruny et Crémery, sont détruites.
Dans ce dernier hameau, il reste le tiers environ
des habitants (26 sur 75), et sept ou huit maisons
dont aucune n'est intacte. Au cimetière, presque
toutes les pierres tombales sont fendues ou brisées.
Avant leur départ, les Allemands ont « réquisi-
tionné )) blé, volailles, meubles, couvertures, draps.
L'église de Fresnoy-les-Roye, qui possédait de re-
marquables boiseries Renaissance, a été atteinte,
nous l'avons dit, à la fin de septembre 1914. Des
bombardements ultérieurs ont achevé de la détruire.
Dans le village, évacué le 8 février 1916, on ne
trouve plus, en mai 191 7, que huit habitants (deux
familles) sur 463, et trois maisons!
A TRAVERS LE « DESERT » DE PICARDIE 297
II, en est de même des églises voisines de Daniery
et Goyencourt.
Le village de Yillers-les-Roye était dans les lignes
ennemies. Les Allemands, à la fin de 1914, ont fait
sauter le clocher de l'église, aujourd'hui détruite.
La petite église de rEchelle-Saint-Aurin était, au
point de vue archéologique, l'une des plus remar-
quables de ce doyenné : c'était, primitivement, une
chapelle de prieuré dont les fragments, d'architec-
ture romane, étaient entrés, au xvii® siècle, dans la
construction nouvelle. Elle est aujourd'hui en rui-
nes. Le calice, retrouvé dans les décombres, a été
remis, par les soins de l'autorité militaire, à l'évê-
ché d'Amiens. Une aube dont les soldats — qui en
ignoraient la valeur et qui l'avaient retrouvée, ma-
culée, parmi les ruines — se servaient comme d'un
chiffon, a pu être sauvée.
L'église de Billancourt a été incendiée et entiè-
rement détruite le 24 septembre 1914. Elle datait du
xviii® siècle.
L'église de l'annexe, Biarre, n'a pas souffert.
Dans le cours de l'année 1915, un aumônier alle-
mand était hébergé, par ordre, chez un curé d'une
importante paroisse du doyenné de Roye. L'aumô-
nier venait de Roye où, naguère, son hôte avait été
professeur dans un collège catholique :
— A Roye, dit le curé, il y a une bien belle
église.
L'aumônier répond :
— Oui, surtout à présent, car elle a pour voûte
le ciel!
Cette église, les Allemands résolurent de 1' « em-
bellir » encore.
17.
298 LA SOMME SOUS l'OCCUPATIOX ALLEMANDE
« Pendant la nuit du 17 mars 1917, à 3 h. 45,
les habitants de Roye — ou du moins ceux que les
déportations successives avaient encore laissés au
logis — furent réveillés en sursaut par une détona-
tion formidable. Une explosion de mines faisait sau-
ter l'hôtel de ville. Sous quel aspect nous apparaît
aujourd'hui ce pacifique monument de la vie muni-
cipale d'autrefois et de la commune affranchie par
Philippe-Auguste! Brèches ouvertes, crevasses béan-
tes, écroulements de plâtras et de gravats, enchevê-
trements de poutres arrachées des m.ortaises, le
beffroi retourné sens dessus dessous, chaviré par un
tas de pierres et de planches, quel triomphe pour
M. le professeur Paul Clemen, de Bonn, « conser-
vateur des Beaux-Arts « en Belgique et dans les
départements de la France envahie!
Ce docte professeur, qui a compilé un énorme
ouvrage sur VEntretlen des Monuments en France,
connaissait aussi l'église Saint-Pierre de Roye, dont
la façade fut construite en style romain, au xii® siè-
cle, en mênie temps que les flèches monumentales de
Verm elles et de Richebourg-1 'Avoué. La nef de cette
église fut achevée en style ogival, au commence-
ment de la Renaissance française, à l'époque où
s'élevèrent, sur la plaine de Picardie, dominant l'es-
tuaire de la Somme, les tours de Saint-Vulfran
d'Abbe ville. Les vitraux de l'éghse Saint-Pierre de
Roye étaient splendides. L'Allemagne savante a
décidé l'anéantissement de ce magnifique décor archi-
tectural. Une première fois, le 15 décembre 191 4, les
Allemands ont fait sauter avec des explosifs le clo-
cher et la toiture de cette église, classée au nombre
de nos monuments historiques. Dans la suite, le
A TRAVERS LE « DÉSERT » DE PICARDIE 299
17 mars 191 7, à la veille de leur retraite, ils ont
terminé la destruction de l'édifice, en faisant encore
sauter une plate-forme, haute d'environ 35 mètres,
qui avait été épargnée jusque-là, et qui leur servait
d'observatoire. La nef de l'église n'est plus qu'une
débâcle de pierres écroulées, des charpentes écar-
telées, et les fenêtres délicatement ciselées où bril-
lait la féerie multicolore des vitraux s'ouvrent
béantes, ébréchées, sur le vide... (i) »
L'église Saint-Gilles n'a plus de toiture. Les Alle-
mands en ont enlevé les boiseries et Imême les bancs
(qu'ils ont ensuite remplacés par d'autres en bois
blanc); l'intérieur est en assez bon état.
L'église de Laucourt était, elle aussi, dans les li-
gnes allemandes : fréquemment bombardée, elle a
fini par s'écrouler.
A Dancourt, l'église est entièrement rasée : à
peine en est-il resté un pan de mur. Les débris en
ont été, depuis lors, utilisés de cent façons. Dans
le cimetière, quelques tombes subsistent.
A deux cents mètres des tranchées, l'église de
Popincourt a résisté longtemps; elle a fini par s'af-
faisser.
Nous avons parlé des obus incendiiaires qui ont
dévasté, à la fin de septembre 1914, l'église de
Champien. Il n'en reste que les quatre murs. Le car-
relage même a été enlevé par les Allemands.
A Balâtre, l'abside est en assez bon état; mais le
portail et la tour menacent ruine.
(i) M. Gaston Deschamps, Revue des Deux-Mondes, 15 Juillet
1917.
300 LA SOMME SOUS L OCCUPATION ALLEMANDE
Les églises de Cressy-Omencourt et de Moyen-
court sont intactes.
Les vitraux de l'église d'Ercheu ont été brisés.
L'église de Carrépuis a été bombardée : la toiture
est à restaurer.
L'église de Verpillières, en septembre-octobre 1914,
servait d'ambulance allemande : elle était déjà en
fort mauvais état. A la fin d'août 191 5, les Alle-
mands en ont fait sauter le clocher.
Dans l'église de Roiglise, un obus ou une bombe
a atteint l'un des piliers du côté droit. Les vitraux,
des statues, des candélabres sont brisés. A peine
reste-t-il dans le village deux ou trois maisons ha-
bitables.
L'un de nos témoins a déjà raconté l'incendie
des églises de Tilloloy et de Beuvraignes.
L'église de Beuvraignes était dans les lignes
allemandes. De ce bel édifice, qui date du xiii^ siècle,
et qui avait été souvent restauré, en styles divers,
et partiellement reconstruit, il ne reste rien. La der-
nière rosace est tombée en octobre 191 5. Derrière les
pans de mur qui subsistaient, les Allemands avaient
dressé un échafaudage où ils tentaient d'installer, la
nuit, leurs mitrailleuses. Après leur départ, on n'a
retrouvé, sur l'emplacement de l'ancienne église,
qu'un tas de pierres haut d'environ deux mètres.
L'église de Tilloloy était dans les lignes fran-
çaises. C'était une très remarquable église, classée
comme monument historique (Renaissance), dont
l'architecture, l'ornementation, l'ameublement exci-
taient à juste titre l'admiration. Elle est en ruines.
Durant de longs mois, il ne s'est guère passé de
A TRAVERS LE « DESERT » DE PICARDIE 3OI
jour OÙ elle ne soit bombardée. Les unes après les
autres, les murailles calcinées qui s'obstinaient à res-
ter droites quand même ont perdu leur équilibre :
il n'en reste gfuère aujourd'hui que la base, jusqu'à
la naissance des vitraux. L'une des cloches de Til-
loloy — qui, naguère, en tintant VAngelus, invitait
les chrétiens à lever leurs yeux vers le ciel pour y
implorer la bonté de Dieu, — a servi longtemps,
en quelque coin du front, à prévenir les soldats que,
de là-haut, un Taube les menaçait.
Tout près de là, au milieu des tombes anonymes
qui remplissent les cimetières militaires, on peut Hre
sur une petite croix de bois cette inscription saisis-
sante :
JE SUIS MORT POUR QUE TU VIVES.
Et, sur une autre croix de bois :
AVOIR SOUFFERT DEMEURE
TABLE DES MATIÈRES
Iettre-Préface de MGR l'évêque d'amiens V
LIVRE PREMIER
Les débuts
CHAPITRE PREMIER
LA MARCHE SUR PABIS. — AU NORD DE LA SOMME
La plaine est noire d'Allemands. — Devant la mairie de Roisel. —
Une besogne difficile. — «Messieurs, les Prussiens!» — Les
uhlans nous suivent. — Nuit lugubre. — Péronne en flammes, —
Il me met le poing sous le nez. — Nous ne marchons pas ; nous
volons 3
CHAPITRE II
LA MARCHE SUR PARIS. — AU SUD DE LA SOMME
A Proyart, ils venaient de fusiller un homme. — Vous logerez
mon état-major, mon curé. — Un « kolossal » cheval de labour.
304 TABLE DES MATIÈRES
— ^Mon curé, nous partons. — Inutile : il est mort! — De l'eau,
r de leau! — Oh! les brigands! ils brûlent ma paroisse. — Otages
^ et victimes 15
CHAPITRE III
ILS REVIENNENT ET s'iNSTALLENT
Nous sommes libres : on s'en va! — Mais ils reviennent, — L'or-
gue de guerre. — Vingt mille francs... pour commencer. — Cette
brute se figura... — Toute la ville est consternée. — Je reste
longtemps accoudé à ma fenêtre... — Après le passage des sau-
terelles. — Von Rankie et von Krupka 27
CHAPITRE IV
LES DÉPORTATIONS EN MASSE
Vers Cambrai ou Saint-Quentin. — Procession tragique. — Le
froid, l'humidité, la faim. — De la cave au grenier. — Vite, au
poste! — A Pertain. — L'église sert de prison. — Où est le télé-
phone?— Je ne pourrai jamais dire... — Sur un camion de
brasseur. — Seul, je suis privé... — Une croix bleue sur la joue
droite. — Pour « racheter <> le doyen de Nesle 37
CHAPITRE V
LE SUPPLICE LU CURE DE FLAUCOURT
Exemple. — Une accusation redoutable. — Le règne de la terreur.
— Nous parcourons les chambrées... — Il se jette dans mes
bras. — Et je pars, navré. — Alors, ils font de faux rapports.
Ils m'ont relevé à coups de crosse. —On nous fouillaitde temps
en temps ^7
TABLE DES MATIÈRES 305
LIVRE II
Sous le joug
CHAPITRE PREMIER
LA RÉQ_UISITION DES VIVRES
Contributions, vols, amendes. — « Prenez le Champagne avec
nous.» — Ils leur abandonnent les os. — «Taube» ou vache?
— Vous croyez qu'ils se troublèrent pour si peu ? — La ma-
nière allemande. -t- Un carême assez rude. — Le général Hylan-
der a le sourire. — Une désagréable nouvelle. — Bêtes sacrées.
— N'approfondissons point ce mystère. — Nous nous serrions
souvent la ceinture. — Le ravitaillement hispano-américain. —
De la salade à la graisse fondue 59
CHAPITRE II
LA RÉQUISITION DES VINS BT SPIRITUEUX
Un commandant laborieux. — « Monsieur le curé, vous serez pu-
ni! » Quand serons-nous délivrés? — C'est tout ce que j'avais...
dans ma cave. — Histoire de la « mère à douleurs » — Quel-
ques-uns en sont morts, les pauvres! — De Tutilité d'une lampe
à alcool 77
CHAPITRE III
LA RÉQUISITION DES BRAS
Des rentiers qui jusque-là... — Que la plaine est trisie! — De-
main, tous au travail.— Les bons communaux. — Autres pays,
o06 TABLE DES MATIÈRES
autres scènes. — «Je suis Française, et je ne te crains pas. » —
Le dragon a des loisirs. — Tenez, f... moi le camp! — Son Ex-
cellence le général de division 85
CHAPITRE IV
AUTOUR DES MAIRIES
La vie communale.— Une lettre datée de Guillemont. — Dés le
matin... — Ni dimanches ni fêtes. — Des agents, munis de
sonnettes... — Personnes « sus-nommées. » — Un homme dans
une armoire. — Comment! vous tolérez de pareilles choses! —
Trois millions sept cent vingt mille francs. — Otez votre cha-
peau ! — Il nous les faut dans les 48 heures. — Qu'allons-nous
devenir, mon pauvre ami? — Madame, je viens vous faire mes
adieux • 93
CHAPITRE V
AUTOUR DES CLOCHERS. — LES CURES PICARDS
Curé par la grâce de... — Je me rendais un beau matin. — « L'a-
pôtre de la Germanie. » ~ Les rendez-vous du Parc aux poules.
— Et comme tout marche militairement... — Les monitions du
factionnaire. — Quelques anecdotes. — Mais, le député parti...
— A Nesle et ailleurs.— Que viennent faire ces gens-là? —
Ambulances, magasins, écuries. — Le roi désire visiter l'église.
— « Ah! vraiment! » dit le roi. — En tout cas, il ne pourra pas
dire... — Un Sub iuum pour la Russie 107
CHAPITRE VI
AUTOUR DES CLOCHERS. — LES AUMONIERS ALLEMANDS
Le Commandant baisse pavillon. — Notre Rédemptoriste est très
bien. — J'aime mieux être Français et pauvre. — M. le Vicaire
TABLE DES MATIERES 307
n'aime pas le pain blanc, — Pour convertir les Français. —
Cappoucchinoiis. — Une « Sainte Cène » dans une église. — 11
conquit jusqu'à la chaisière. — Un curé militaire.— Un con-
fesseur extraordinaire. — Nous sommes des Allemands. — M. le
curé lit les affiches. — Une « petite chanson >> — Immédiatement
et sans délai 123
CHAPITRE VII
autour des clochers
l'autorité spirituelle db l'évêqub de KAUUR.
Un pli cacheté. — Nous, évêque de Namur. — Nous supprimons,
Nous dispensons. — Nous prorogeons par les présentes... — Le
visa de l'aumônier en chef. — Une lettre du Nonce de Bruxelles.
— Sa Sainteté le Pape vous envoie un secours. — Monsieur le
Doyen, je crois que c'est fini, — Je choisis la prison. — Nous
ne voulons pas connaître l'évêque d'Amiens. — Neinï . . 137
CHPITRE VIII
autour des presbytères
Une « affaire grave et internationale.» — Vous allez être fusillé
probablement. — Nous allons télégraphier au général en chef.
— Nous venons faire une perquisition. — J'y raconte comment
les Allemands font la guerre. — Un souterrain dans une « écu-
rie à poules. » — « Lecureux » ou « le curé »? La tournée des
curés. — Les uhlans chez les Clarisses 147
CHAPITRE IX
autour des écoles primaires
On ouvre l'école... lundi prochain. — Les jeunes gens qui vont
deux par deux. — Etiréka ! — Un petit espion. — Attentat con-
tre l'armée allemande. — Un soufflet retentissant. — Bravo,
mademoiselle ! — M. le Commandant désire... — A l'ombre du
3o8 TABLE DES MATIÈRES
crucifix... — Je donnerai tout ce qu'il faut. — Voilà le directeur!
— Une nomination officielle. — « Impartiallement. » — S'ils
ne veulent pas obéir... — « Abattre école. » — Ce sera très bon
pour vous 1 . , 157
CHAPITRE X
EN ATTENDANT LA. DÉLILRANCB
« Il deviendra petit comme ça ! » — Lépreux? — M. le Curé a été
obligé... — Encore von Hylander. — Mots et scènes de la rue.
— Je vois et je jubile. — L'arrivée d'un prisonnier français. —
Une main se lève pour les bénir. — Mon grand chagrin... —
Aux armes, aux armes! — Venez avec moi, ou je vous arrête.
— Une manifestation anti-germanique. — C'est une affaire de
20.000 marks. — Affaire classée? — La punition du général. 171
LIVRE III
La délivrance
CHAPITRE PREMIER
l'offensive de juaLET 1916
Aurore sanglante. — On le fera sauter! — Sur les routes bom-
bardées — Une « nomination » imprévue. — C'e-^t entendu :
vous déménagez? — Chez le « Commandeur ». — Pourquoi
punissez-vous M, le curé? — C'est fini, et vous êtes libre. —
J'ai failli mourir de faim. — Saint Joseph en Egypte. . . 189
CHAPITRE II.
LES PrÉPARATIFS DU DEPART
Les « méchants Allemands » prennent soin des cloches. — A
Nesie, Hombleux et ailleurs. — Monsieur, suivez-nous — « J
TABLE DES MATIÈRES 3O9
suis le juge militaire. » — /j, t^i. — Déportations en masses. —
Demain, « partage » des personnes. — Tout égal, dit l'officier.
— Tous, nous avons été volés. — Matelas, gouttières, boutons
de porte. — Jeanne d'Arc 199
CHAPITRE III
EN PAYS RECONQ^aiS
Te Deum on marche funèbre? — Un plan rigoureusement établi.
— Scènes déchirantes. — Vo's et déprédations. — Dans les ré-
gions libérées. — A Ham : Tous les hommes à l'église. — La
ville tremble. — Les oiseaux français. — Péronne, le 20 mars
1915. — J'ai vu Albert, j'y ai vécu... — Le feu et Teau. —
Dans une maison en ruines. — Un cyclone? — Per arnica si-
Untia lunœ. — Aux catacombes. — Les gendarmes ne sont pas
rassurés. — Logements pour officiers. — Lieux d'asile. — N'allez
pas à Vraignes. — Le Commandant ne dort pas. — L'homme du
service des renseignements. — Où sont les Allemands ? — Par-
vuli peiierunt panent 211
CHAPITRE IV
A TRAVERS LE « DÉSERT » DE PICARDIE
{Doyennés de Mailly-Maillet Albert, Bray, Combles).
Le coq des Gaules. — Doyenné de Mailly-Maillei. — Doyenné
d'Albert. — «La Vierge est tombée!» — Ni une pierre, ni une
brique. — L'œuvre du u déciinat<;ur ». — Une église dans une
mare.— J'ai toujours célébré la messe... — Vierge Marie, in-
tercédez...— Doyenné de Bray sur-Somme, — Forum?— Un
dépôt de munitions saute. — Doyenné de Combles. — Des va-
ches dans une église. — Ici repose le cœur de... — Quelques
« souvenirs ». — J'ai cherché toute une matinée. — L'agonie
d'une église.— Émilie-Armande-Françoise. — La vieille femme
de Curlu. — Même les ruines! 220
3IO TABLE DES MATIERES
CHAPITRE V
A TRAVERS LE « DESERT » DE PICARDIE
(Doyennés de Roisel et de Péronne).
C'est à peine si, dans ce désert... — Ni une charrue, ni une herse
— Où sont les 274 habitants?... — « Aux enfants de Roisej
morts au champ d'honneur. » — Lieux d'asile. — Seul, un chat
sauvage. — Cataclysmes? — Les coloniaux sauvent le bon Dieu.
— Inter vestibulum et altare. — Villages abandonnés . . 251
CHAPITRE VI
A TRAVERS LE « DESERT » DE PICARDIE
(Doyennés de Ham, Nesle et Chaulnes).
Doyenné de Ham. — Autrefois, aujourd'hui. — « Demain, vous re-
garderez votre Monchy!» — Incendies, incendies, incendies.
— Doyenné de Nesle. — «Celait trop triste! » — Seize com-
munes brûlées. — Armoire ou tabernacle?— Le dimanche du
Lœtare. — Églises et cimetières. — Trois chevaux morts... —
Donarit Spreng-Patronen. — Doyenné de Chiulnes. — Le « ca-
veau » est habité. — La lampe qui s'éteint. — Aux environs de
Dorapierre. — Le commandant sort en caleçon... — La capote
n°203 26^
CHAPITRE VII
A TK AVERS LE « DESERT « DE PICARDIE
(Doyennes de Rosières, Moreuil, Montdidier, Roye).
Doyenné de Rosières. — Les pompiers de Méharicourt. — Le christ
aux bras coupés. — Clochers en ruines. — Doyenné de Moreuil.
Doyenné de Montdidier. — 160 coups de canon sur un clo-
cher. — Souvenirs de guerre. — Doyenné de Roye. — Sur 37
communes... — « Je suis mort pour que tu vives! » . . 28!
IMP. P. TÉQUI, 92, RUE DE VALGIRARD, PARIS.
p. Téqui, libraire-éditeur, 82, rue Bonaparte, Paris-Vl'
.A GUERRE EN CHAMPAGNE
AU DIOCÈSE DE CHALONS
{Publié sous la direction de Mgr Tissier^ évêque de Châlons.)
édition, revue et augmentée d'un Appendice sur les cruautés
allemandes dans la Marne, d'après les Rapports officiels de la
Commission d'enquête. In-12 de 528 pages 3 50
Cet intéressant volume est le fruit d'une œuvre collective, car
ael est l'écrivain qui aurait pu r-^uiger tant de faits, surgissant
la même heure sur les différents points du territoire? Tous ces
Dllaborateurs ont été groupés par Mgr Tissier, évêque de Châ-
)ns; ils étaient animés de son zèle pour l£ patrie et pour la reli-
on. Ils pouvaient parler en connaisseurs, en adorateurs fer-
ents, de ces églises si belles, si remplies d'histoire et de souvenir,
ujourd'hui détruites après avoir pendan+ des siècles survécu aux
évolutions, à tous les cataclysmes sociaux.
Qui pourrait lire sans ômotion ces récits de l'invasion à Châ-
)ns, à Epernay, à Vitry, à Maurupt-le-Montoy, à Sermaize, à
isternay, à Baye, à Mourmelon-le-Grand, à Sainte-Menehould, à
uippes, dans la vallée de la Tourbe et en Argonne? Tout y est,
eus pourrions le dire, sublime. (L'Avenir, Social.)
Mé Calippe : LA GUERRE EN PICARDIE, avec une
préface de Mgr de la Villerabel. 2** édit. 1 vol. in-12.
Prix : 3 fr. 50.
Cet ouvrage comprend deux parties : Le premier passage des
Jlemands (août-l5 septembre 1914), le retour offensif des Alle-
uands (15 septembre-décembre 1914). Mgr de la Villerabel, ôvêquo
l'Amiens, en a très exactement indiqué le mérite dans sa lettre-
réface. « Votre patience d'érudit, écrit-il à l'auteur, s'allie à
'élégance du littérateur. Sans vous permettre la fantaisie, vous
rdonnez avec clarté, vous racontez avec charme tout ce que
/ous avez appris. J'admire avec quelle facilité vous fondez en
m tout harmonieux les récits, les notes prises au jour le jour,
es anecdotes, les enquêtes officielles, les témoignages authen-
iques. Narrateur ému de l'invasion allemande dans le diocèse
l'Amiens, vous lais.sez passer sous votre plume le frisson de votre
:œur de Français; mais votre amour vibrant de la patrie ne
rouble jamais votre jugement impartial. La lecture de votre livre
le réclame aucun effort. Tout y arrive sans apprêt, mais à point.
V'os sous-titres de chapitres piquent la curiosité; le texte la satis-
fait. » M. Calippe a eu l'heureuse idée de joindre au texte une
carte de Picardie et des illustrations très soignées. Son livre, qui
îst un modèle du genre, intéressera tous nos confrères, à quelque
région qu'ils appartiennent. (Revue du Clergé française
p. Téqui, libraire-éditeur, 82, rue Bonaparte, Paris-VI'
LA GUERRE EN ARTOIS
PAROLES ÉPISCOPALES, DOCUMENTS, BÉCITS
Publié soits la direction de S. G. Mgr Lobbedey^ évêque d'Arr
1 vol. in-12 illustré. 3» édiUon. Prix : 3 fr. 50
Ce livre raconte la guerre en un des pays de France où elle
été le plus intense. L'Mstorien est le vaillant évêque d'Arras, i
ses paroles apostoliques et sa vie héroïque, dans sa ville bomb;
dée. Il s'est documenté aussi près des témoins les plus autoris
L'inspiration du livre est donc laite- de haute doctrine unie
patriotisme. On y admire la résistance à une barbarie sans no
dans la défensive et l'offensive; la vie militaire et chrétienne, da
les tranchées, sur les champs de bataille, aux ambulances et
l'arrière; les manifestations religieuses et charitables créées p
la guerre. A travers la trame méthodique du récit inédit, se mi
tiplient les épisodes les plus variés; des scènes épiques ou fac
lières. des tableaux de vaillance, de foi et de charité.
L'Artois donne ainsi sa magnifique mesure d'ensemble, à to
les degrés de la société. Nos alliés ne sont pas oubliés, — U
anthologie de poésies locales sur la guerre, un essai sur les œ
vres d'art que celle-ci a inspirées en Artois, fournissent un cb
pitre très neuf. — Des illustrations choisies font revivre le désî
tre des monuments, avec des scènes de guerre
L'ouvrage est divisé en six livres : Le Saint-Siège et l'Egli
'd'Arras; — Le « Défenseur de la Cité » (rôle de l'évêqu^ dans 1
ruines, les ambulances, les sanctuaires et les tranchées); — Dieu
Patrie (héroïsme du clergé, avec près de cent citations, et décor
tiens); — Le Martyre d'Arras (récits tragiques); ■— Sur le fro:
d'Artois (exposé des luttes qui, dans les offensives de 1915, oj
illustré Souchez, Carency, Neuville, Ablain, Lorette, Vermelle
Loos, le pays de l'Alleu, etc.); — A l'arrière (manifestations (
foi et de charité, pour les victimes de îa guerre, les réfugiés, etc.
La nouvelle édition a mis au point les documents historiques •
statistiques. Un appendice d'une cinquantaine de pages Inédite,
relate les faits nouveaux qui se rapportent à l'action épiscopalt
à la vie religieuse du diocèse et à la campagne de la Somme; l'î
lustration, déjà abondante et caractéristique, s'est accrue de cin
nouvelles gravures.
Le Souverain Pontife, l'épiscopat français, un grand nombre d
publicistes, et d'écrivains et d'historiens, ont loué et approuv
cette œuvre documentaire.
Cette édition a paru quelques jours avant la mort subite, s
douloureusement imprévue du vaillant évêque; elle contie.Tit don<
ses dernières pensées et ses derniers actes^
Bibliothèques
Université d'Ottawa
Echéance
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