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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/lasylphidemodesl02pari
LA SYLPHIDE
LA SYLPHIDE
MODES, LITTÉRA.TURt:, BEÂHX-ÀUTS.
PREMIERE SERIE.
TOIJE H.
PARIS
Al 3k BVKEAIX OE I^A SIlJLPHIDE
CITE UES ITALIENS.
A MESSIEIRS
liARONDK BAZANCOUUT. UOGEK DK BEALVOIK,
RAYMOND BUUCKEU,
J. CIJAUDES-AIGUES, PIÏKE-CHEVALIEU , TAXILE UELOKD,
FÉLIX DEUltGE, ALFKEI) DES ESSARTS,
EMMANUEL GONZALÈS, LÉON GOZLAN, GEORGES GUÉNOT-LECOINTE ,
CHARLES CALEMABD DE LAFAYETTE,
STÉPIIEN DE LA MADELEINE, EDOUARD OURLIAC,
JULES ROBERT, SAMUEL ROGER,
MARQUIS DE SALVO. EDMOND TÉXIER-DARNOUT.
\ MESDAMES
BARONNE SOPHIE CONRAD, BARONNE MARIE DE L ÈPINAY,
COMTESSE FÈLICIE DE NARBONNE-PELEÏ.
Le DifL-ciL-ur
TABLE DES MATIERES.
: I
Inlrodutlion, par M. de Villdiiessaiil I
Modes, par M""' la hnronne Marie de l'Epinay -i
O que coula une pèrlie, par M. I.éon Gozian f.
Théàties, par M.*" 12
Planche 27. — Gravure de modes.
Modes , par M™' la barnnne .Marie de l'F.pinay i^i
Une Robe de niicps, première partie, par M. le baron de liaz incoui I i(i
Théâtres. M. Mécène .Marié, par G. GiiènH-I-ecoinle 22
liibliographie 2i
Planche 2R. — Gravure de modes
Modes, par M""' la baronne .Marie de l'Epinay 3ô
Vue Robe de noces, deuxième et dernière pirlie, par .M. le baron de Uazancouri. . . 2S
Pievue des TlièiUres, par .M. G. Gucnol-Lecoinle :{.'>
Planche 29. — Gravure démodes
Modes, par .M"" la baron c Marie de l'Epinay ■','
Lesdeu\ Voisins, par M. Siéphen de la Madeleine lO
Revue des Théâtres, par M. G. Guénot-I.ecoinle 1 i
Bibliographie is
Planche ;S0. — Portrjitde .M""- Euj:énie Garcia, par M. (izell.
.Modes, par .M"»' la baronne Marie de l'Epinay iU
Baden-Iiaden, à M. de Villemessanl, par .M. le marquis de Salvo .);{
Bibliographie U(l
Planche3l. — Gravure de modes.
.Modes, par M""" la baronne .Marie de l'Epinay lit
Le Vengeur des Nobles, première partie, par M. Emmanuel Goiizales (;l
Théâtres, par .M. ■"' ':>
Planche 32. — Gravure de modes.
Modes, par M""- la baronne Marie de l'Epinay 77
Le Vengeur des Nobles, deuxième partie, par M. Etnrnanuel Gonzalcs so
l'héâtres, parM. "■* S"*
Planche 33. — Gravure de modes.
Modes, par .M'"> la baronne Marie de l'Epinay H'.i
Le Vengeur des Nobles, troisième et dernière partie, par .M. Emmanuel (ionzales. . . '.)2
Artistes moderres. — IX. ">'■ Anna Thillon, par .M. G. Guénot-Lecointe lOi
Théâtres Concerts et Fêtes d'été, par M. "■ lOl
Planche 34. — Portrait de .Mme .\nna Thillon, par M.M. Bourgarel cl Vogt
.Modes, par M""' la baronne Marie de l'Epinay lO.S
l'ne Confession, par .M. Edmond Téiier-d'.\rnoul lOÎI
Restauration de la sal'e de l'Opéra, par M. G. Guénol-Lccoinle 113
Planche 35. — Gravure de modes.
-diodes, par .M""' la baronne Marie de l'Epinay Il"
Diablerie, 173'J, par .M. Félix Deriège 120
Les Artistes à Baden-Baden, à M. de Villeniess ml, par .M. le comte de ■"■ I2.i
Ihéàtres, par .M.*" . . 12.S
Planche 36. — Gravure de modes.
.Modes , par M'"' la baronne Marie de l'Epinay 12!)
Physiologie de la W.ilc , par .M"" la baronne Sophie Conrad 133
Artistes modernes. — X. .Marie faglioni, par M. G. Guénot-Lecointe 137
Théâtres, par M. ■■• 139
Planche 37. — Portrait de M"' .Marie Taglioni, par MM. Bourgarel el Gzell.
Modes, par M""- la baronne .Marie de l'Epinay .. . Hl
La Syrènc, première partie, par M. Charles Calemard de l.afayelle Hit
Ihéàtres, par .M. '• 152
Planche 3S. — (iravure de modes.
Modes par .M"" la baronne .Marie de l'Epinay " ' 153
La .S) rêne, deuxième el dernière partie, per. M. Charles Calemard de Lafayelte . . 157
Opéra, la Diabti: nmouitH.v, par -M. G. Guènot-Lecoinle 165
Planche 3!l. — (îravure de modes.
Jlodes, par M""' la baronne .Marie de l'Epinay 169
i.e tour te France, par .M. Edouard Ourliac 173
rhéàlre-Frani,ais, /.(i/iéiiimo»/ , par M. G. Guénot-Lecoinlr 177
Planche in. — Gravure de modes .
! 1
TAELE DKS VVTUaSES.
iMoïk's, piir M"" la baronne Marie (Jf ri'pinay ISI
I.es Voll' s Amours, prcinicrc partie, par M. G. Guénol-Lccuiiilc IS4
Théàlrcs, par !\I. ■■■•. ISIl
Planehe il. — Gra\ure de modes.
Modes, par iM""- la baronne Marie de l'Epinay lai
Les Toiles Amours. deu\'énie et dernière parlie, p.ir M. G. Gu(*nol-l.ecoinle . ... 196
Théâtres, par M. '•■ 204
Planche 12. — Gravure de modes.
.Modes, par M""' la baronne Marie de l'F.piiiay 205
Les cheveux du Marquis, première partie, par M. Roger de Beauvoir 2i)9
Artistes modernes.— XI. M'if lîlisaJulian, par M. Samuel Hoger 2i:i
Théâtres, Bibliographie 210
Planche 43. — Portrait de MUf Elisa Julian, par M. C.-.I. Traviés.
Modes, par M""- la baroiM)e Marie de l'Epinay 21"
Les cheveux du Marquis, deuxième et dernière partie, par .M. Roger de Beauvoir. . . 222
Opéra-Comique, /n /l'eme 7('a"»(', par M. G. Guénot-I.eçoinle 22G
Planche 44 — Gravure de modes.
Modes, par M"'<î la baronne Marie de l'Epinay 229
Le Bouton de Rose, par M"" la comtesse Félicie de Narbonne-Pelel 234
Beaux-Arts, par M. G. Gnénot-Lecointe 2:!!'
Planche 4ô. — Gravure de modes.
Modes, par M™f la baronne Marie de l'Epinay 241
Un Baiser sur la main, par M. Pitre-Chevalier 244
Artistes modernes. — XH. M"'' Pauline Leroux , par M. Jules Robert 218
Le Festival de l'Opéra, par M. Samuel Roger 2,')0
Planche 4C. — La scène de la Séduction du Diable nnninmi.t , par M. Challamel.
Modes, par M""^ la baronne Marie de l'Epinay 253
La Loge du Maestro, par M. Alfred des Essaris 258
Revue des Théâtres 2G4
Planche 47. — Gravure de modes
Modes , par M""- la baronne Marie de l'Epinay 2G5
Un Début dans la diplomatie , par M. J. Chaudes-Aiguës 268
Le village de Silvio, par M. Raymond Brucker 272
Revue des Théâtres, des Arts et de la Littérature, par M. G. Guénol-Lecointe. . . . 273
Planche 4S. — Gravure démodes.
Modes, pargM""" la baronne Marie de l'Epinay 277
Un IJébut dans la diplomatie, deuxième et dernière partie, par M. J. Chaudes-Aiguës . 280
Uu dimauche au Thiergarten, par M""" la baronne Sophie Conrad 283
Revue des Théâtres et des Arts, par M. G. Guénot-Lecointe 285
Planche 49. — Gravure de modes.
Modes, par M"" la baronne Marie de l'Epinay 289
Le Sarniate, première partie, par M. Taxile Delord 292
Théâtre-Français, le /'enc d'Eau 299
Planche 50. — Gravure de modes.
Modes, par M">"î la baronne Marie de l'Epinay 301
Le Sarniate, deuxième et dernière partie, par M. Taxile Delord .306
Revuedes Théâtres et des Concerts, par M. "'* 3ll
Planche 51. — Gravure de modes.
Modes, par M™<' la baronne Marie de l'Epinay 313
Le Rajeunissement de Phares 316
Beaux-.Arls. La Cité des Italiens, par M. Samuel Roger 320
Théâtres, par M. ••• 322
Bibliographie -323
Planche 52. — La Cité des Haliens.
ï,â SYLPHIDE
c^*v Ctvp II 4.- 1 Ui'.»,.>, //^^///.^ .'It.wcl ,*"L\.^OAav' ChotOiMil , .■> *?
DIRECTION, RUE O'HAMOVRE, 17
LA SYLPHIDE
MODES, LITTÉRATURE, BEAUX-ARTS.
lîSTRODUCTION.
IX mois se sont écoulés depuis le jour où , pour la
première fois, nous avons mêlé notre parole timide
à toutes ces grandes et éloquentes Toix de la presse
périodique. Alors nous étions encouragé par l'es-
poir du succès; maintenant, nous pouvons le dire
sans orgueil, ce succès a dépassé notre attente.
Le public a rendu justice aux nombreux efforts
que nous avons faits dans le but de nous concilier
ses sympathies; il s:iit que nous n'avons jamais
passé sous silence aucune question un peu impor-
tante dans les modes , les arts, la littérature ou le
théâtre; et il ne nous reste ^ en commençant ce
second volume, qu'à faire des vœux pour que l'a-
venir nous soit aussi favorable que le passé.
Ce n'est pas nous, d'ailleurs, qui faiblirons en chemin; ce n'est pas nous qui
reviendrons sur nos pas dans ce nouveau et laborieux pèlerinage que nous al-
lons entreprendre au milieu des piltoresques féeries de la mode, de la littéra-
ture el du grand monde. — Déjà nous avons été honoré de la collaboration
active de MM. Roger de Beauvoir, Raymond Brucker. Emile Deschamps, Léon
Escudier, Alphonse Esquiros, Alfred des Essarts, Arnould Frémy, Guénot-
Lecointe, Arsène Houssaye, Lottin de Laval, le marquis de Salvo, etc., etc.;
de M"" J. d'Abrantès, la baronne Sophie Conrad, Anna des Essarts, Juliette
Lormeau, Julia Michel, la vicomtesse de Narbonne-Pelet, Clémence Robert ; en-
fin, de tout ce qui brille et de tout ce qu'on aime dans la presse et dans le ro-
man. Voici qu'au frontispice de ce nouveau volume, Léon Gozlan inscrit le pre-
mier son nom ; après lui, le baron de Bazancourt , Emmanuel Gonzalès, AI-
LA StLPUIDE.
phonse Karr, Jules. Saiideau, Frédéric Soulié, et d'autres écrivains jeunes d'i-
magination et de cœur, nous prêteront l'appui de leur réputation et de leur
talent.
M°" la baronne Marie de l'Epinay traitera la mode avec ce goût, cette grâce
et cet esprit que l'on aime tant dans ses livres, et qu'on a tant regretté quand
cessa de paraître la Gazette des Salons, journal de modes, dont M°"^ Marie de
l'Epinay avait fait une adorable causerie de femme élégante et de femme du
monde. La Sylphide, aidée de tous les charmes du style et de toute la finesse
des aperçus de sa noble collaboratrice, va ressusciter et continuer la Gazette
des Salons , et elle espère qu'à ce titre les hauts et puissans abonnés de
M"" Marie de l'Epinay deviendront les siens.
Bien loin donc de déchoir avec le temps, le temps nous entraîne vers des
améliorations incessantes aussi bien pour le fond que pour la forme. Ce second
volume l'emportera encore sur le premier par toutes les richesses du luxe
typographique. Pour l'embellissement de nos pages nous avons acquis l'alpha-
bet monumental de MM. Lacoste père et fils qui est assurément, en ce genre, le
chef-d'œuvre de la gravure contemporaine ; c'est encore à MM. Lacoste que
nous devons d'admirables vignettes , des lettres ornées d'un charmant style
et des ornenuiis d'un goût parfait. Nous n'épargnerons rien pour que nos
encadremens et nos titres soient d'accord avec toutes ces enjolivures de l'art.
Nos gravures de modes sont confiées à de très habiles mains, nos portraits
d'artistes, tous dessinés d'après nature, seront traités avec un soin spécial, et
indépendamment de ces promesses qui seront tenues avec fidélité, car nos lec-
teurs n'ont contracté, avec nous, l'habitude d'aucun mécompte, on peut être
sûr que nous n'en resterons pas là, et que tant que l'art et le luxe progresse-
ront dans notre beau pays de France, nous n'aurons jamais dit notre dernier
mot.
Parie, 4 juillet )S4e.
Le directeur de la Sylphide,
DE VILLEMESSANT.
LA SYLPHIDE.
\o ^'^ y*ç y*^ 9' ^ y
A Madame '
4 juillol I8i0.
ous aussi, madame, vous avez abandonné ce pau-
vre Paris et vous êtes allée chercher sous d'épais
ombrages le repos et la fraîcheur qu'on ne trouve
])lus ici. Cependant, toute dédaigneuse soyez-vous
de ta grande ville, il vous faut encore en entendre
parler ; car, disons-le , que deviendrait une jolie
femme qui resterait six mois étrangère à toutes
ces délicieuses distractions qui composent la vie
parisienne ; ne se croirait-elle pas au désert de
Sahara ? Cependant, ne pensez point, je vous prie,
que cet exorde soit de ma part un reproche mal
déguisé, et que je me repente de la promesse que
je vous ai faite ; non, madame ; j'aurai , au con-
traire, tout le plaisir possible à vous entretenir des
joies mondaines que vous avez quittées ; je vous
dirai nos modes les plus nouvelles et les plus distinguées ; je vous dirai la forme
de ces robes charmantes que vous portez avec tant de grâce ; je vous dirai
comment vos beaux cheveux doivent être ornés pour plaire davantage; de
quelle façon vos jolis pieds doivent être chaussés ; et je ferai tant et si bien, qu'au
jour où vous rentrerez dans nos murs, il vous semblera n'en être pas sortie.
'Vous voyez que je m'impose une tâche pleine et entière, et je n'invoque dans
votre esprit, comme garant de mes promesses, que le souvenir du passé ! C'est
au nom de ce même passé que je réclame à mon tour cette aimable et bonne
indulgence avec laquelle vous me gâtiez autrefois. Vous le voyez, je ne pouvais
choisir une plus séduisante messagère, et ma jolie Sylphide mérite bien les
honneurs qu'on lui rend : elle qui n'etïlcure de ses ailes que les plus gra-
cieuses choses, doit trouver accès près de vous.
Que vous dirai-je de nos modes aujourd'hui ? Hélas ! avec les fleurs s'éva-
nouissent les parfums, et chaque matin Paris perd les roses de son parterre,
qu'on lui arrache à grand renfort de chevaux et de postillons : c'est vous dire
que la Mode, elle aussi, va porter ses trésors loin de nous. Elle n'est cepen-
dant pas si ingrate envers les fidèles de sa capitale qu'elle ne leur lais.se encore
I, V svi.PiiiDi;.
de quoi faire une auiiile moisson. D'ailleurs, ne gardons-nous pas tous les bons
faiseurs, et n'est-ce pas là un musée où nous voyons renaître chaque jour les
plus jolies créations?
M"" Seguin a, dans ce moment, une charmante collection de capotes et de
chapeaux en paille de riz ; c'est sans contredit les deux genres de coiffures qui
se portent le plus à celte époque de la saison. Sur les pailles de riz, rien n'est
plus gracieux qu'une écharpe écossaise aux nuances un peu claires, ou des or-
nemens tout blanc, soit en fleurs, soit en crêpe. Les capotes en dentelles sont
de la plus haute élégance; on les orne d'une guirlande de fleurs ; la nuance li-
las est très en vogue. — Beaudran qui, ainsi que vous le savez, est une aulorilé
en fait de modes, pose quelquefois sur ses capotes blanches et transparentes
une rose en crêpe ponceau, ce qui est d'un fort joli effet avec une toilette toute
blanche, relevée par une broche et des bracelets en coraux. Pour ces robes
blanches , Palmire a imaginé des corsages qui en rehaussent l'élégante
simplicité ; ils sont en cœurs assez ouverts, et plissés sur des coulisses qui for-
ment éventails : cette forme élargit la poitrine et sied à ravir. A ces robes,
qui sont toujours en organdi ou en mousseline claire, Palmire adapte des
manches à deux bouillons, séparés par un poignet, quidescendent jusqu'à mi-
bras et rendent indispensables ces charmans gants lacés de Mayer, qui a
porté l'art de ganter à sa dernière perfection ; et, disons-le, il n'y a pas de toi-
lettes parfaites , si les gants ne sont pas en harmonie avec le reste. Les gants
et la chaussure..., un homme d'esprit et de goût disait que pour lui c'était
toute la révélation de la femme distinguée.
En fait de lingerie, ce qui m'a semblé le plus nouveau est un Gchu-pélerine
avec un petit collet, qui se termine par deux longues écharpes, le tout garni de
dentelles et venant se nouer derrière la taille. Ce genre de fichu ne peut conve-
nir qu'aux femmes grandes et à la taille élancée ; et je dirai à ce propos que
les femmes doivent toujours moins s'arrêter à la mode du jour qu'à la mode
qui leur sied : les blondes, les brunes, les grandes, les petites femmes, ne
peuvent porter ni les mêmes couleurs, ni les mêmes formes. Cette réticence me
ramène tout naturellement à parler des volans, genre de garniture qui est de-
venu un écueil pour la diversité des tailles; car, je le répète, toutes les fem-
mes ne peuvent ou ne doivent point porter des volans ; aussi est-ce avec cette
entente de bon goût, que l'on retrouve toujours chez nos bonnes couturières de
Paris , qu'elles ont imaginé cette variété innombrable dans la manière de
garnir les robes. Quoi de plus joli pour une femme de taille moyenne que deux
bo\)iItons séparés par des entre deux de points à jour ou ces larges plis brodés
d'une petite valencicnnes, qui sont d'une simplicité si élégante! Les jupes ornées
sur le devant sont aussi très convenables pour les petites femmes, qui doivent
lais.ser aux plus grandes les hauts volans et tout ce qui fait masse et rapetisse.
LA SYLPHIDE.
Depuis que Ion a étendu la spécialité des châles et que l'on ne se contente
plus du classique cachemire, cette branche dindustrie apris une extension pro-
digieuse : la nuance et le tissu des châles, varient à l'égal de la nuance et du
tissu des étoffes employées à faire les robes ; il est cependant à remarquer que
les châles en tissu de soie , portés par les femmes de la haute société , sont
plutôt choisis dans les couleurs foncées : j'en excepte les châles blancs ; pour
les cachemires , les fonds gros-bleu ou noirs semblent avoir la préférence, du
moins c'est ce que j'ai cru remarquer au milieu des beautés de ce genre que
possède la maison Rosset , si connue pour être le rendez-vous privilégié des
femmes de haute distinction. Je ne quitterai pas le chapitre des châles,
sans vous dire un mot d'un objet qui s'en rapproche, je veux parler des écharpcs
revenues à la mode cet été avec une espèce de fureur ; on en fabrique dans
tous les genres possibles, mais j'ai remarqué qu'il fallait déjà un peu se défier
de celles à quadrille écossais, qui sont peut-être un peu déchues du type de
bon goût qui les distinguait d'abord; il en est ainsi de toutes les jolies choses,
elles plaisent à tous et tous s'en emparent; je crois que, pour le moment,
l'écharpe habillée que l'on doit conseiller à une femme vraiment élégante, est
une écharpe en organdi , encadrée d'une large rivière entremêlée de légères
broderies d'or et frangée de fils blancs et or ; pour les soirées à la campagne,
ces écharpes sont ravissantes. — On s'occupe beaucoup des costumes d'ama-
zones, c'est le momerit ou jamais, cependant je n'ai pas remarqué de ehange-
mens bien notables dans ce genre de toilette demi-masculine : les corsages
sont toujours plats et ouverts sur le devant pour la plupart , laissant voir une
chemisette plissée, boutonnée par six petits boutons de corail ou de perles ; le
col de la chemisette est carré et rabat sur la cravate que le bon goût exige être
noire ou ponceau foncé ; les manchettes sont unies et montant très haut sur le
poignet ; après bien des essais pour varier la coiffure, on est revenu aux cha-
peaux d'hommes, qui , s'ils ne sont point gracieux , sont encore à ce qu'il pa-
raît ce qu'il y a de plus commode. Quelquefois la robe d'amazone est ornée sur
le corsage et jusqu'au bas de la jupe de légères passementeries; mais plus
souvent on les porte tout unies. Le seul objet vraiment de luxe obligé pour ce
costume est la cravache , on en fait maintenant un objet d'écrin , et la cra-
vache de M"' de M***, qui est la femme de Paris qui monte, sans contredit, le
mieux à cheval , n'a pas coûté moins de douze mille francs ! L'or le plus ar-
tistement ciselé et les pierres les plus précieuses forment à la poignée un as-
semblage délicieux.
Voilà ce que j'avais mis en réserve pour mon bulletin de modes d'aujour-
d'hui , madame . et cependant je ne le terminerai pas sans vous parler de
deux spécialités qui, certes, doivent trouver leur place ici; d'abord, des nouveau-
tés de tous les genres qui viennent chaque jour se succéder dans les fashio-
LA SYLPHIDE.
nables magasins d(2 la Boule dOr, que vous visitiez si souvent pendant votre
séjour à Paris. Tout ce qu'il y a de gracieux , d'élégant , se trouve réuni
dans ces magasins, dont la renommée s'étend tous les jours davantage , re-
nommée qui leur est due à des titres incontestables. Ensuite, je vous dirai un
mot des magnifiques bronzes de M. Thomire, dont l'art semble arrivé à son
apogée ; rien de plus grandiose que les modèles qu'il nous offre, modèles où le
travail et la perfection du dessin ne le cèdent en rien l'un à l'autre ; aussi
M. Thomire est-il devenu le fournisseur obligé de tous ces beaux appartemens
que l'on décore aujourd'hui avec tant de luxe et de style.
]»""■ WAUIE DK I/KPINAY.
i^ %ÏUkmtute ^KP
^y^ /^>Ny
\ç yvp Q.^^ y*^ y M? 9''^ 9^^ y X 9^
CE QUE COUTA UNE PECHE .
epuis la présentation de Samuel Bernard à Louis XIV
dans les jardins de Versailles, tous les financiers met-
taient pour coiidifion tacite autrefois, lorsqu'on avait
recours à eux pour quelque gros emprunt, qu'on leur
ménagerait sans afl'ectation l'Iionneur d'une entrevue
avec le roi. L'exigence était forte; beaucoup de cour-
tisans la trouvaient monstrueuse , même sous le règne
, do Louis XV, où l'on commençait à se relâcher un
peu de la rigoureuse étiquette du règne précédent.
Cependant comme il Idlidit payer les dettes de la cour, quelque fierté qu'on eût,
on finissait par fermer les yeux sur les prétentions de tous ces hommes d'argent
et le scandale se consommait. — On connaît , par tradition , l'immense fortune
du financier Bourei. Où l'avait-il gagnée? c'est un mystère: peut-être dans le
sel, peut-être dans les grains, peut-être dans les fournitures, peut-être avec rien,
supposition la plus probable de toutes ; car fargcnt est comme Ibuile, il n'y a
qu'à en battre long-temps et avec adresse quelques gouttes pour en former des
montagnes d'écume.
Bourei , le financier était, on ne sait combien de fois , millionnaire ; et à
l'époque peu puritaine de sa prospérité, c'était sous le roi Louis XV, on disait
qu'il la dépensait bien. Il faut entendre par là qu'il avait sa petite maison du
faubourg, de nombreux amis à sa table, ses grandes entrées dans les coulisses
des théâtres lyriipies, chevaux, équipages et fines soirées dans ses salons où l'or
de ses coffres semblait avoir germé en arabesques le long des murs. Nous ne
* Celte nouvelle, de même que tous les articles que publie la Sijl]>Uide, élanl cnlicrement
inéilile, ne pourra èlre reproduite sans l'autorisation du Kirecteur el de M. I.éon Gozian.
LA .•>\L1'11IUE.
répéterons pas avec son siècle qu'il ouvrait une voie lieureuse à ses revenus en
les faisant écouler ainsi ; mais nous regretterons toujours la perte des caractères
comme le sien dans notre société sans caractères. Aujourd'hui, le financier en-
richi cache son or dans ses capitaux et ses caiiitaux dans le fond bien ténébreux
de la province ou, ce qui est pis, dans les souterrains des banques étrangères. Ce
sont des fortunes ternes ; nul ne les voit, pas même ceux qui les possèdent; ils
lèguent aux enfans des inscriptions sur Vienne ou sur Amsterdam ; et les enfans
n'en jouissent pas plus que les pères. Tout se réduit à quelques chiffres qu'on se
passe de main en main. On est mathématiquement riche. Plus de grandes folies
à faire parler toute l'Europe, et, ce qui vaut mieux, à faire travailler les artistes.
Que de tableaux ! que de tapisseries ! que do meubles ! n'exigeaient pas ces palais
d'orgueil ou de plaisir construits [)ar la finance! Nous lui devrons encore pen-
dant cinq cents ans ces milliers de dieux domestiques dont nous parons nos chemi-
nées et nos tablettes. Les hommes d'argent avaient imaginé et payé cela quelques
années avant la révolution, ce terrible déménagement pendant lequel on a cassé
le nez à tant de petits amours et les doigtsà tant de jolies bergères. Et que ne leur
doit pas aussi la littérature ! Ils se laissaient copier si complaisamment par les ro-
manciers et si facilement mettreen scène parles poètes, et sans se fâcher! Ils riaient
les premiers de leur embonpoint chinois, de leurs gros galons d'or, de leur
figure ronde et de leurs propos si pesamment alambiqués. Quel plaisir aurait-on
aujourd'hui à voir reproduit sur la scène un banquier vêtu de noir, causant avec
un avocat de son espèce des droits électoraux. — ^Entraîné dans d'excessives dé-
penses, Louis XV eut recours toute sa vie, comme son grand aïeul, aux emprunts
les plus ruineux ; tout déplorable qu'il fût, ce moyen résistait parfois. Les rem-
boursemens ne s'étaient pas cITt-ctués en toute occasion avec l'exactitude conve-
nue. Beaucoup de financiers reculaient devant le téméraire honneur de prêter
leurs pistoles au roi, elTrayés de la menace lointaine d'une banqueroute.
A cette époque de doute sur la solvabilité de la cour, il fut proposé à Bourei
<le prêter un certain nombre de millions à Louis XV, dont les coffres avaient
été mis à sec par des dépenses imprévues, comme si, roi ou particulier, de telles
dépenses ne devraient pas se prévoir les premières. Après avoir stipulé les ga-
ranties de l'emprunt, Bourei ajouta qu'il ne consentirait à obliger la cour, car le
nom du roi n'était jamais prononcé ouvertement dans ces sortes de marchés, si
on ne lui accordait pas la faveur d'être présenté au roi. Il tenait singulièrement à
im honneur dont ses descendans auraient le droit de s'enorgueillir un jour. Ne
(louvant leur laisser un nom illustré par les armes ou sous la toge, ni même un
nom grand dans les lettres, il trouverait un dédonmiagement à l'obscurité de son
origine dans l'immense retentissement que donnerait à sa vie la haute distinction
dont il était jaloux. — Le négociateur pour la cour suspendit sur-le-champ la
transaction ; il n'osa, avec raison, prendre sur lui de laisser espérer à Bourei
inie satisfaction si démesurée. Etre présenté au roi Louis XV, parler au roi 1
mais (]ue de genlilshommes de l'origine la meilleure n'auraient pas obtenu, sans
des motifs de la plus profonde gravité, l'honneur sollicité par le simple financier
Bourei.
Cependant l'intermédiaire oITicieux rapporta au gouverneur du palais et celui-
ci au premier ministre le désir ds l'orgueilleux prêteur. Prenant le roi dans un
moment de bonne humeur, le prcmiur ministre tenta d'aborder la difTirullé.
LA STLPIMDE.
Quoique très large en matière de mœurs, le roi Louis XV, il ne faudrait pas s'y
tromper, n'était pas plus maniable sur l'étiquette que Louis XIV et bien d'autres
rois dont la popularité a fait son temps. Louis XV refusa net d'abord ; c'était un
fâcheux précédent à établir; les gentilshommes ne s'encanaillaient que trop
chaque jour ; l'exemple aggraverait le mal, et le mal était des plus tristes. Chaque
chose a sa place à garder : les pins ne descendent pas dans la vallée, les astres restent
à leur place. J'ignore si le roi se servit entièrement de ces deux comparaisons;
mais, après avoir opposé un refus formel à la fantaisie de Bourei, il se montra peu
à peu moins difficile ; enfin il consentit à l'entrevue. Le vide de ses coffres plai-
dait aussi bien éloquemment pour le financier jaloux de le voir et d'échanger avec
lui quelques paroles. L'autorisation ne fut pourtant pas donnée sans réserve.
Bourei ne serait pas reçu avec la plus simple formule d'étiquette, on ne l'annon-
cerait pas, il ne serait pas noté d'avance sur le livre des réceptions, on ne le
présenterait pas au sortir de la messe ; mais le roi, en se promenant à Marly, per-
mettrait à Bourei de l'aborder et de lui offrir ses hommages.
Le lendemain, si ce n'est le jour même, les millions du financier étaient portés
sans bruit aux Tuileries. Des deux paris, la transaction était dûment consentie.
Je voudrais pouvoir dire fil à fil toutes les émotions répandues dans l'ame de
Bourei, lorsqu'il fut conduit à Marly, et placé au milieu de l'allée par où devait
passer le roi, qui, probablement, se préoccupait beaucoup moins de la rencontre.
— Quelle opération de finance avait-elle jamais tant fait battre son cœur sous
son ample gilet de satin à raie d'or ? Humann , dont l'admirable ciseau dissimule
l'âge et l'embonpoint, n'existait pas encore. Comment le regarderait le roi ? Que
lui dirait le roi ? Oh ! prévoir ses paroles, afin d'arranger dans sa tète une ré-
ponse triomphale , comme on les rapporte dans l'histoire, qui évite souvent aux
gens la peine de les faire.
Lorsqu'il vit venir lentement vers lui Louis XV, appuyé sur son jonc à pomme
d'or, Bourei perdit et son enthousiasme raisonneur et ses plus ingénieux pro-
jets de soutenir la conversation tant souhaitée. Ses jambes ondulèrent comme les
arbres plantés près de lui ; il eût été incapable de faire une addition, tant son
sang-froid l'avait quitté. Il s'en remit au hasard, et, le chapeau à la main, le
corps arrondi autant que le dessin de sa surface le permettait , il attendit le pas-
sage de Louis XV. Les princes jouaient en ce moment au mail; et les dignitaires
avaient compris que l'intention du roi était d'être seul. Décidé au sacrifice que la
nécessité lui imposait, le roi voulut s'acquitter de son engagement avec la meil-
leure grâce possible. S'arrètant devant Bourei, il ôta son chapeau et lui dit : —
« Monsieur Bourei, je me promets le plaisir d'aller manger une pêche à votre
campagne, puisque vous m'avez rendu visite à Marly. »
Et le roi était déjà loin que Bourei, foudroyé do bonheur, n'avait pas encore
trouvé une réponse à la haute et singulière marque d'estime qu'il venait de rece-
voir. Le roi de France lui avait promis d'aller manger une pèche à sa maison
de campagne ! Cela veut dire, calculait-il, que le roi déjeunera chez moi ! Je ne
sais rien d'aussi beau, d'aussi généreux, d'aussi grand dans l'histoire de France.
Quel magnifique prince ! Il ne savait pas que M"" de Sévigné en disait autant
de Louis XIV, après avoir dansé avec lui.
En rentrant à Paris , il fit part de son bonheur â tout le monde ; il écrivit à ses
correspondans sa réception à Marly; le soir, dans les coulisses de l'Opéra, il
I. \ SYLPHIDE.
n'était question que de l'iioiineur fait à Bourei. Les danseuses le voyaient déjà
ministre. Dans le bonheur, nous sommes tous un peu danseuses. Bourei n'aurait
pas été loin do |>artager leur opinion. — La nuit fut belle sur l'oreiller; le lever
du soleilie vit plus calme, tout aussi heureux, mais plus réfléchi. Le roi, mur-
murait-il , m'a promis de venir manger une pèche à ma campagne. Mais je n'ai
pas de campagne. Il faut donc que j'en achète une. Je ne puis décemment le
recevoir dans une chaumière ou dans un potager de procureur. C'est un château
qu'il me faut; et un beau cliàteau, un château près de Paris, du côté de Ver-
sailles ou de Fontainebleau. Où le trouver? Allons à la recherche d'un château,
allons! II sauta en bas du lit, ordonna qu'on mit des chevaux à sa voiture, et il
s'élança sur la route de Versailles, plein d'impatience et d'espoir.
On ne voyait pas alors comme de nos jours les grandes propriétés traînées à
l'encan judiciaire : la terre de fami le restait dans la famille comme y restaient
le portrait de l'aïeul, le fauteuil et les bijoux de l'aïeule. Bourei sonna vaine-
ment à toutes les grilles de châteaux entre Paris et Versailles; aucun n'était à
vendre. A peine rencontra-t-il plus loin, mais trop loin de la route, des proprié-
tés d'une certaine étendue. Il renonçait d'ailleurs bien vite à s'en rendre acqué-
reur en voyant les médiocres proportions des bàtimens, pauvres habitations de
gentillàtres ruinés, établis là pour être plus prés de Versailles, le grand rendez-
vous des solliciteurs. Ses excursions se tournèrent du côté de Fontainebleau.
Rien non plus sur cette longue rue de di^-huif lieues. Les bords de la Seine lui
olTriraient peut-être la propriété qu'il cherchait avec tant d'inquiétude et d'ar-
deur; il s'y porta sans délai , car l'hiver allait finir et la saison des pêches se
rapprochait d'autant. Même absence de maisons de campagne dignes de rece-
voir un roi dans ce rayon nouveau qu'il parcourait pas à pas et le front décou-
ragé. Ce n'est pas que les domaines seigneuriaux manquassent, mais pour quelle
raison lui en vendre, quand, certes, les grandes familles ne connaissaient pa*
ces atTreux reviremens de forUme dont elles sont maintenant frappées presque
tous les vingt ans? — Bourei en maigrit ; cette pêche le poursuivait nuit et jour;
il en rêvait ; elle se posait sur sa poitrine comme le cauchemar. Il n'y a pas de
petits chagrins, pas de petites douleurs. Ce n'est pas le mal qui entre dans le
cœur, c'est le cœur qui s'élargit au point de se déchirer ou se réduit à rien pour
entrer dans la forme que prend le mal ; Alexandre écartelait son cœur quand il
désirait posséder le monde; Bourei l'étouffait dans l'intérieur d'une pèche. Quelle
envie a eue le roi, se disait-il parfoir dans la déception de ses courses. Puis il se
reprenait pour dire ; Mais c'est un si grand honneur pour moi !
Un jour que, fatigué de la parfaite inutilité de ses pas, il avait traversé tout rê-
veur la forêt de Sénart et celle de Rougeaus, l'une et l'autre peuplées de riches
domaines dont tout son or ne le rendait pas maître malgré ses prières et ses pro-
positions, il arriva à un endroit qui domine la Seine, et touche à un petit village
de chaume nommé Nandy. Le ciel, l'espace, l'horizon n'ont rien de plus majes-
tueux. Derrière vous la forêt de Rougeaux, à vos pieds la Seine dont les méandres
écumeux serpentent depuis des siècles sans se tarir, et au loin une poussière de
bois, de châteaux, de bois et de châteaux encore, comme si tout cela était venu
après le soleil sur la pluie. Rois, poètes et femmes ne rêvent rien de plus riche et
de plus coloré.
Puisque personne ne veut me vendre un château, s'écria-t-iJ, à l'aspect de ce
10 LA SYLPHIDE.
beau paysage, j'en ferai bâtir un ici, dont je rendrai tous les autres jaloux. Ici
même; et un château royal, s'il en fut. Peu de jours après il achetait sans peine
le bois où il avait projeté d'ériger sa construction seigneuriale. Les architectes,
lesmarons, les jardiniers, les peintres mirent bientôt la main à rœu>Te, et ne la
retirèrent que lorsque le château et ses deux cents croisées, ses fossés, son parc,
ses parterres, ses pavillons, eurent couvert un nombre prodigieux d'arpens. Il
avait semé l'or, et les merveilles étaient sorties de terre ; car aucun sol ne résiste
à cette marne et à cet engrais. Au même endroit où Bourei avait failli se noyer
de désespoir il pouvait maintenant contempler du haut de son belvédère l'im-
mense horizon de ses forêts. Les pèches ne furent pas oubliées : réunissant en un
seul tous les vergers qu'il avait achetés pour agrandir sa propriété, il ne manqua
pas plus de pêchers que de pêches à oiïrir au roi. Son vœu le plus ardent con-
sista alors à rappeler à Louis XV'la promesse qu'il lui avait faite, il y avait un an.
Depuis un an, le roi, toujours de plus en plus endetté, au lieu de rembourser
Bourei, s'était engagé envers lui pour d'autres sommes. On le trouva moins ab-
solu lorsqu'il fut question d'accorder une seconde audience à Bourei, de son côté
moins timide à la solliciter. Cette fois il ne fut pas reçu en plein vent et comme à
la dérobée; il se montra à Versailles, dans un salon royal.— «Sire, osa dire Bou-
11 rei, la pêche est mure; mon château compte sur l'illustration de votre visite,
» promise, si votre Majesté s'en souvient, dans le parc de Marly. » Sans remar-
quer ce que signifiait le mot pèche venu à travers la phrasedeBourei, Louis XV
comprit à peu près que le financier lui rappelait une visite qu'il avait proba-
blement consentie à faire à son château.
— oTrèsbien, monsieurBourei, lui dit-il, en passant dans une autre salle; nous
» irons bientôt chasser dans votre parc. »
Autrehonncur i)lus considérable, se ditBourei; ce n'est plus une pêche que le roi
viendra cueillir dans mon domaine, c'est une chasse qu'il veut y faire. Une chasse !
Avant de raconter les nouveaux embarras où fut jeté Bourei par ce change-
ment d'idée survenu dans l'esprit du roi, il faut dire ici que le financier, quelque
puissamment riche qu'il fût, avait englouti d'effrayantes sommes dans l'achat des
terrains sur lesquels son château s'était élevé. Les restes en subsistent encore à
l'endroit que nous avons indiqué ; et un pavillon est encore debout pour attester
l'honnête orgueil de ce financier au grand cœur. Toutes construites en marbre et
en pierres de taille, les caves du château, de ce beau château qu'on démolit pen-
dant la révolution, ont résisté à la pioche : il aurait fallu employer la mine. De
distance en distance dans les bois qu'il acquit autour de son domaine, on aperçoit
encore au dessus de hautes herbes, des bornes milliaires placées là afin d'indi-
quer les mesures parcourues par ses équipages particuliers. Cette ligne de bornes
s'étendait de Paris jusqu'à son château de Bourei. La route ouverte par lui au
milieu du bois, et que devait fouler la voiture de Louis XV, se voit encore là où
les herbes sont plus rares. On dirait une voie romaine : la révolution a déjà fait
(les antiquités parmi nous.
Louis X'V^ était déjà bien vieux (juand il s'engageait si témérairement à savou-
rer une pêche en se promenant dans les jardins de son financier, et il était de
cinq ans plus vieux encore lorsque Bourei, qu'on lui présentait pour la troisième
fois, mais cette fois aux Tuileries, lui rappelait avec une assurance respectueuse
la flatteuse espérance qu'il lui avait donnée d'aller chasser dans son parc.
I,A SYLPHIDE.
Il
Celte fois, Louis XV se souvint parfaitement de sa promesse; mais avec un
esprit inûni et ce ton ravissant qu'il avait puisé dans ses conversations avec les
plus spirituelles femmes du monde; il flt remarquer à Bourei qu'il était bien
vieux pour chasser sur les terres des autres. Cependant il l'assura que s'il per-
sistait , il était prêt à ratifier ses paroles malgré l'âge et le besoin du repos. —
Confus de tant de bontés, Bourei se jetta à genoux , et protesta que si quelque
chose pouvait le consoler de n'avoir pas eu T honneur de voir le roi poursuivre le
cerf dans son domaine, c'étaient à coup sûr les paroles qu'il venait d'entendre. —
M Relevez-vous, M. Bourei, lui dit ensuite le roi , et assurez M'ne Bourei que dés
» que mes graves atteintes de goutte m'auront quitté, j'irai faire la médianoche
n à votre château, puisque la chasse m'est interdite. » — Bourei se releva et ac-
compagna le roi qui entrait dans ses petits appartemens.
Je n'ai plus rien à désirer sur la terre, pensa Bourei en quittant les Tuileries
pour regagner son hôtel. Sa Majesté s'est excusée de n'être pas venue chasser
chez moi et elle s'invite d'elle-même à une médianoche à mon château. La pêche
à cueillir dans mon jardin, ce n'était qu'un déjeuner , la chasse un diner; mais la
médianoche, c'est le souper et le bal. Sa Majesté couchera chez moi , comme
Louis XIV coucha chez le prince de Condé, à Chantilly, et chez le duc de Mont-
morency, à Écouen.
Nous avons dit les sommes ruineuses dépensées par l'excellent Bourei à la cons-
truction de son château ; nous y ajouterons, outre celles qu'il continuait à prê-
ter au roi, les sommes qu'il prodigua pour remplir son parc de cerfs et de san-
gliers. Sa fortune se trouva largement compromise ; mais l'ambition l'avait poussé
de vague en vague jusqu'au milieu de la haute mer : il était moins naïf mainte-
nant dans son désir de recevoir chez lui le roi. Pourquoi Sa Majesté n'anoblirait-
elle pas ce qu'elle avait touché ■? Pourquoi le château Bourei ne deviendrait-il pas,
le lendemain de la visite du roi, une petite seigneurie, et le maître du château
(]uelque chose aussi'? Il existait des exemples de moins justes élévations. Comme
cette idée souriait à Bourei !
Une réflexion pourtant l'inquiétait ; le roi lui avait dit : — « Monsieur Bourei,
» assurez madame Bourei que j'irai faire la médianoche à votre château. » — Ma-
dame Bourei! le roi me croit donc marié? Comment, pourquoi le détromper?
Et d'ailleurs, comment donner une médianoche sans femme "? Quelle femme
viendra à ma soirée si je n'ai pas une femme? Puis-je introduire Sa Majesté au
milieu des danseuses de l'Opéra ? Je serais un homme perdu de mœurs, je serais
déshonoré. — Après tout, se dit Bourei, il est peut-être temps de fermer ma car-
rière trop dissipée de jeune homme : j'ai eu un célibat assez agité. L'erreur du
roi ne serait-elle pas un avertissement de la Providence, qui m'appelle à contrac-
ter un mariage pur, honnête, et à goûter les joies sacrées de la famille ?
Au bout de ses raisonnemens et de ses réflexions, Bourei trouva le mariage, car
le mariage est comme la mort; il est rare qu'il se fasse long-temps attendre.
Bourei se maria. Ce fut un grand scandale dans les coulisses de l'Opéra. On se
moqua de la fin ridicule du financier; on le chansonna dans le Mercure ; il rougit
un peu ; il se résigna ensuite ; enfin, il osa se montrer en public avec sa moitié
légitime.
— Vienne le roi maintenant! s'écria Bourei, j'ai une femme pour lui faire U>s
honneurs de la médianoche où il s'est invité.
I !
! i
1
12
I.A SYLPlIinE.
Louis XV eut des rhumatismes après la goutte, de mauvaises digestions entre
la goutte et les rhumatismes ; sa santé ruinée ne se relevait pas. Chaque fois que
Bourei voulait parler de la médianoche au ministre, le ministre répondait : « Sa
» Majesté ne quitte plus Versailles; dès qu'elle ira mieux, on songera a lui re-
» mettre en mémoire votre fête. »
En attendant, la fortune du financier déclinait comme la santé du roi. Les
deux règnes finissaient. Enfin, Bourei apprit un jour, avec toute la France, que
le roi était mort de la petite vérole.
Bourei faillit aussi en mourir.
Il était écrit, dit-il en pleurant, que le roi ne mettrait pas le pied à mon châ-
teau. Ni pêche, ni chasse, ni médianoche ! et je me suis marié ! ajoutait plus bas
Bourei.
Pourtant le désir qu'avait eu le roi de manger une pèche chez Bourei avait
ruiné le financier.
Si ceux qu'égarera une partie de chasse aux limites de la forêt de Rougeaux,
voient blanchir, entre les rameaux de la clairière, la toiture aiguë d'une cons-
truction charmante, ils auront, devant leurs yeux, tout ce qui reste de la colos-
sale construction de Bourei : le pavillon qui porte son nom.
Pardonnez-lui : il aima son roi ; et, sans sa folie, personne ne connaîtrait le
financier Bourei. i.êon gozlan.
Théâtres.
ARis est mort pour le théâtre : Duprez se fait applau-
dire à Bordeaux avec un enthousiasme qui tient pres-
que de la folie. Mlle Rachel va se rendre à Lyon ; à
Londres, M"'« Gras-Dorus est la reine de tous les
concerts et de toutes les fêtes, et le violon de Théo-
dore Hauman a bien vite fait oublier dans le cœur et
l'imagination des gens de goût les fantaisies norwé-
gicnnes d'Ole-Bull. Virginie Déjazet continue à cou-
rir la province sur les ailes d'or de la gaudriole, et Odry raconte tous les soirs la
pittoresque histoire des Saltimbanques aux buveurs de faro de Bruxelles. Tandis
donc que nos grands artistes en tout genre font leur curée dans les départemens,
nous tâchons, dans ce Paris rendu si maussade par les beaux jours, de nous
ennuyer le moins possible. M. Léon Pillct a gagné son procès contre M. Spon-
tini. Maintenant que cette affaire est jugée, il faut convenir que de part et
d'autre on a eu des torts , que la direction de l'Opéra n'a point assez accordé,
et que le compositeur demandait trop. Fernand Cortès n'en est pas moins un opé-
ra sacrifié aux intempéries de la saison, à la voix de Massol et aux ignorantes
exigences des classiques de la Chambre. — Les débuts de Marié à l'Académie
Royale semblent soumis aux immuables lois du flux et du reflux ; il avait baissé
dans la Muette, il s'est relevé dans les Huguoiots.
G. GIÉNOT-LECOINTE.
[.p Diredeur DE AnLLr.MESS.\NT.
1,À SYLPHIDE
01 R CCTION, RUE D'HANOVRE, 17
LA SYLPHIDE.
t:t
A Sladaïue '"
11 juillet.
E ne sais, madame, quel temps vous aurez le
jour où cette lettre vous parviendra, mais en
vérité à l'heure où je vous l'écris, il me sembii'
que les terribles prédictions pour l'année 1840
vont commencer à s'accomplir. Le vent souffle,
la pluie bat mes vitres, brise mes pauvres fleurs,
et le froid me force à quitter mes légères robes
de la saison, pour en revêtir de plus chaudes ;
n'est-ce pas un sinistre augure, et de quel
orage cette bouderie du ciel est-elle le précur-
seur ? L'avenir nous l'apprendra ... En attendant .
permettez-moi de vous apprendre que vous ne
serez jamais mieux et plus gracieusement coif-
fée qu'avec les chapeaux de dentelles de
Bruxelles, ornés de marabouts ttls que les fait faire M"' Leclère ; ces cha-
peaux, si on les double en taffetas de couleur, doivent avoir pour ornemens
des marabouts de la même nuance que la doublure ; si le tranisparent est
blanc, les marabouts doivent l'être également. Ces chapeaux se recommandent
pour promenade de l'après-diner. Vous remai'querez sans doute que l'on a un
peu fait justice de cette exagération de dimension minime que l'on semblait
avoir adoptée pour les chapeaux, au commencement de l'année ; les femmes ont
pensé, et avec raison, que, dans ce siècle de poésie, elles perdaient inûniment
à se découvrir ainsi le front, siège de la pensée, que les poètes aiment toujours
à entourer d'un chaste voile; aussi ne voit-on plus une seule femme vraiment
distinguée avoir la moitié du visage en dehors de son chapeau. Il suffit de vi-
siter les ateliers de M"" Laure Farcoz, connue par son bon goût, pour se con-
vaincre de la vérité de mon observation. Toutes ses modes ont cette propor-
tion qui est le cachet de la distinction, et aucunes autres ne les surpassent en
élégance et en fraîcheur ; il y a dans la pose des fleurs, plumes ou rubans qui
ornent les chapeaux de sa maison, une entente de bonne grâce qu'il est plus
facile d'admirer que de décrire. Les femmes très riches et très à la mode por-
tent cette année des chapeaux tout-àfait forme cottage, en paille cousue extrê-
mement grossière, ornés de velours et d'une plume de couleur. On pourrait
3
14
LA SYLPHIDE.
(lire luxe el pauvreté en voyant cet assemblage bizarre ; cependant cette mode
n'est [las dénuée d'un certain charme pour être de bon goût ; les ornemens de
ces chapeaux doivent être pris dans les nuances foncées, le gros bleu et le gre-
nat sont les couleurs à adopter. — Je ne sais si l'essai s'en soutiendra, mais je
vois nos couturières qui, chaque jour, nous font faire un pas vers les manches
plates^ on les orne bien encore du haut, autant que l'on peut, pour dissimuler
leur nudité, mais n'est-il pas à présumer que ces ornemens tomberont un à un,
et que la manche restera dans toute sa simplicité ; j'oserais presque dire que
le jour où tombera le dernier volant, la dernière ruche , enfin le dernier ac-
cessoir des manches , sera un jour néfaste pour plusieurs ! Les beaux bras sont
choses rares, et il y aura de vives contestations.. . Que nos bonnes faiseuses se
tiennent pour averties. M""' Debaisieux me parait avoir, autant que possible,
obvié à l'inconvénient que je vous signale ici , avec un bon goût et un art tout
particuliers ; elle sait enjoliver les manches plates des robes de sa façon , de
manière à satisfaire toutes les exigences , et les femmes dont les bras n'ont
l)oint la perfection voulue pour porter la manche plate, dans toute l'étendue
du mot, trouveront dans le talent de M"" Debaisieux des ressources qui ne lais-
seront pas deviner le côté faible de leur personne ; il en est de même de la
coupe de ses robes auxquelles elle sait, tout en leur conservant l'apparence
nouvelle de la mode, donner la forme qui convient à chaque taille ; c'est un
talent qu'on ne saurait trop apprécier. — N'avez-vous point été enchantée des
gants de Mayer que je vous ai fait parvenir, et connaissez-vous rien de plus
élégant que ces ornemens qui accompagnent le poignet d'une façon si gra-
cieuse ? Depuis long-temps aucune innovation ne s'était propagée avec autant
de promptitude, c'est que le bon goût est inné chez nous, et que ce qui est
vraiment joli, est bientôt apprécié de tous. — Que vous dirai-je des coiffures en
cheveux ; elles sont de nature si variée, qu'il serait difTicile de leur assigner un
genre bien arrêté, le seul point sur lequel il y ait unanimité est la place du
chignon, aussi bas que possible... Voilà le cri de la mode, après cela, libre à
vous de composer ce chignon avec des nattes, des coques, des torsades, etc.,
cela dépend du goût de votre coiffeur ; les cheveux de devant sont indistincfe-
ment à l'anglaise, à la Berthe, en rideaux. J'ai même aperçu quelques jeunes
et jolies ûgures coiffées à la chinoise. Les grandes épingles à la vénitienne ont
[)lus de vogue que jamais, il y en a pour tous les genres de toilette ; on en voit
un grand nombre dans ce moment à grosses têtes de corail.
Les étoffes glacées qui semblaient un peu abandonnées reprennent faveur et
se partagent l'honneur de fournir les robes de promenade avec les soies écos-
saises et quadrillées; j'ai vu chez Delisle, et ce nom ne résume-t-il pas tout
ce qu'il y a d'élégant, j'ai vu des étoffes faites pour séduire les plus raisonna-
bles d'entre nous, aussi n'y rcsiste-t-on guère, car une femme est siire, lors-
LA SYLPHIDi;. IS
quelle porte une robe acquise chez M. Delisle, d'avoir toujours en nuance, en
dessin, en tissus, ce qu'il y a de plus distingué et de meilleur goût ; il en est
de même de tout ce que l'on trouve chez lui, depuis la sévère robe de grand'-
nière jusqu'à la légère et brillante écharpe de jeune fdle. Sans faire beaucoup
de chemin, je puis, en sortant de chez Delisle , faire faire à votre imagination
une halte dans un séduisant magasin tout rempli do transparence, d'objets va-
poreux et délicats, sans lesquels vous ne voulez plus vous habiller aujourd'hui ,
objets devenus indispensables et qui ont causé plus d'une insomnie féminine.
Je veux parler des dentelles de Violard. Car , il faut bien l'avouer , sans ce
dernier ornement il n'y a pas d'élégance possible : robes , châles, écharpes,
chapeaux, bonnets, tout se recouvre et s'orne de dentelles ; la nuance , le genre
d'étoffe, tout convient à la dentelle , ou plutôt la dentelle convient à tout ;
n'importe on vous la poserez , elle sera bien placée. Il y a cependant un cer-
tain choix à faire qui consiste à assortir le genre de dentelle qui sharmonie avec
telle ou telle partie de la toilette, et c'est pour se guider dans ce choix , qu'il
faut visiter la maison de M. Violard, où sont réunies tant de richesses in-
trouvables ailleurs.
Pardonnez à l'air doctoral, que je vais prendre , mais je me rappelle qu'eu
vous parlant tout-à-lheure de coiffure, j'ai omis de vous recommander Ihuile
d'Aleibiade de M. Boucherau, qui donnera à vos cheveux ce lustre , qui est un
de ses plus grands charmes et qui, en outre, par sa composition, les garantira de
tous les inconvéniens qui peuvent les atteindre. Sachez-moi gré , je vous prie,
de mon ordonnance ; car , quoique la chevelure d'.^bsalon ait causé sa mort,
exemple qu'on peut offrir comme consolation aux chauves, je vous engage à
soigner sans cesse cette belle partie de vous même, qui est , à mon gré , une
des plus séduisantes chez une femme.
Je voudrais avoir un long bulletin de causeries à ajouter à celui de ma
fashion; mais les causeries, elles aussi, se sont envolées au loin ! Les plus rap-
prochées à ma connaissance sont celles des Eaua: d'Enghien , fort à la mode
cette année et où se réunit la meilleure et la moins aventureuse partie de notre
société parisienne; une grande partie de nos célébrités littéraires s'y sont don-
né rendez-vous, et on y fait de l'esprit chaque soir en fendant les eaux de son
lac dans d'élégantes gondoles qui, au besoin, rappelleraient les nuits vénitiennes.
Les châtelains des environs reçoivent nombreuse société ; on joue la comédie,
ou forme des table;;U.'Ç parlans, ce qui nécessite des costumes et donne nais-
sance à mille inventions ingénieuses.
Dans une des belles villas qui avoisinent Montmorency, on a imaginé de repré-
senter une pastorale en plein jour, dans des jardins qui sont magnifiques-, l'essai
a parfaitement réussi, et bergers et bergères se sont promis de renouveler ce
plaisir qui avait attiré grand nombre de Ménalcas et de Tityres. Nous voilà re-
ir.
LA SYLPHIDE.
montant vers ce bon M. de Florian, qui ne se doutait pas, j'en suis certaine,
qu'on ressaisirait la houlette au dix-neuvième siècle... Si nous quittons le poi-
j'tiard pour le mouton , les Antonys seront beaucoup moins dangereux.
Oti nous annonce le départ, pour les eaux d'Allemagne, d'un de nos écri-
vains aussi célèbre par ses œuvres que par sa haute origine ; il va là étudier
des mœurs dont il nous rendra compte ensuite, je l'espère, avec le style remar-
quable que lui connaissent tous ses lecteurs. — George Sand recommence,
dit-on, un drame. — Nos gens graves sont fort occupes ici du plus ou moins
de chemins de fer qui doivent sillonner la France ; ceci ne vous importe guère,
n'est- il pas vrai ? Quant à moi, j'accorderais mon vote à celui de ces chemins
qui me donnerait la facilité d'aller vous dire en dix minutes ce qu'il me faut
deux heures pour vous écrire ; et quel charme n"aurais-je pas à vous conter
ceci à l'ombre de nos grands chênes, où il me semble vous voir efTeuillant une
fleur en pensant aux absens.... Il ne manque au tableau que le page du roi
Saint Louis épiant la jolie Brigitte. marie de l
i******
K /^ d\/6 ov6 dy^ ^\'
/6 d\/6 CT\/^ à\
UNE ROBE DE NOCES.
PREIÈRE PARUE.
A Bladame la comtesse de "°
ous avez quitté Paris , madame la comtesse ,
et vous êtes allée dans votre beau château sur
les bords de la Loire chercher l'air et la fraî-
cheur que le soleil, avec ses rayons brûlans,
nous refuse, à nous autres pauvres habitans de
la ville , qui ne pouvons comme vous, un beau
matin, prendre la fuite et dire : ^ mon ehâ-
teau. — Il nous faut rester ici et entendre une
à une toutes les voitures qui s'éloignent, il nous faut donner un dernier sou-
rire et un dernier regard à fous ces visages qui s'en vont connue font les feuilles
d'une fleur, lorsqu'un vent trop fort a passé. Aussi, est-il besoin de vous le
dire? Paris est triste, maussade, ennuyeux à périr. Vous n'êtes plus là,
mesdames, et il a perdu sa gaîté , sa joie , comme il a perdu ses tré-
sors. — Je ne vous demande pas si la campagne est belle , si le ciel
LA SVLPniDE. 17
est bleu, et si votre château aux tourelles gothiques, aux pierres noircie>
par le temps, est toujours majestueux et solennel au milieu de ces arbres qu'il
domine, et dont les cimes, quelque élevées qu'elles soient, semblent des bras de
petits enfans qui cherchent à s'élever ; je ne vous demanderai pas si vous vous
promenez le soir dans vos longues allées sablonneuses, ou si vous vous laissez
aller au courant de l'eau sur votre jolie barque pavoisée ; — ce serait me don-
ner trop de regrets, et peut-être un de ces jours vous me verrez frapper à la
porte de votre château comme un pèlerin, et vous demander quelques jours
d'hospitalité. Jusque-là, j'attends et j'espère; et je vous envoie, madame la
comtesse , l'expression de mon respectueux hommage.
En partant, quand je vous serrais la main, bien triste de vous dire adieu,
vous avez été assez bonne pour exiger que je vous donnasse des nouvelles de ce
pauvre Paris. — C'est bien de penser aux absens -, aussi les absens vous le ren-
dent. — Des nouvelles, je n'en sais pas; peut-être parce qu'il n'y en a pas ;
mais je connais une histoire qui a un mérite à mes yeux, et qui l'aura aux vô-
tres , celui d'être vraie : il n'y a pas de grands événemens et de grandes
scènes de drame à la façon des histoires de nos jours ; il y a des pensées, des
sourires et des larmes venues du cœur. N'est-ce pas là toute la vie ? — On me
l'a dite bien bas, cette histoire ; elle s'est passée il y a maintenant quelques
années ; mais vous connaissez les personnes et vous les voyez tous les jours ;
aussi je vous dirai des noms de ma fantaisie , et vous tâcherez de deviner. —
Vous avez tant de volonté, desprit et de perspicacité, que vous y parviendrez
certainement; et moi je suis si faible, qu'au besoin, peut-être, je vous aiderais
un peu.
Transportez-vous donc dans un salon où vous verrez une femme âgée et
trois jeunes filles. L'une des trois jeunes filles a dix-huit ans et s'appelle Ra-
chel; les deux autres ont, l'une douze ans, l'autre quinze. — La femme âgée te-
nait dans ses mains les deux mains deRachel, et la regardait avec cette joie et
cet orgueil d'amour maternel qu'aucune expression ne saurait rendre.
La porte s'ouvrit et un jeune homme entra.
Celui qui eût observé Rachel, eût vu son visage se colorer d'une rougeur su-
bite , et eût compris que ses mains avaient tressailli dans celles de sa mère.
Le jeune homme s'avança , tendit la main d'abord à la mère , puis à Rachel :
— Comment vous trouvez-vous ce soir, Rachel? lui dit-il.
La jeune fille lui sourit.
— Je suis un peu en retard, ajouta-t-il, mais mon père m'a retenu avec lui.
Je ne vous rapporterai pas ici la conversation qui suivit ; elle fut ce que sont
toutes les conversations; mais je vous parlerai des deux jeunes gens.
Arthur (c'est le nom du jeune homme) était fiancé à Rachel; ils avaient
IS LA SYLPHIDE.
été élevés ensemble , et ils s'aimaient tous deux sans s'être aperçus peut-être
du moment où cet amour a\ait pris naissance. — Arthur s'était livré pendant
une année à cette fougue première de la jeunesse, il connaissait déjà la vie, ses
plaisirs, ses tristesses, et, quoique bien jeune, son expérience le ramenait près
de Rachel avec enthousiasme ; car là tout était pur, calme et béni ; l'amour de
cette jeune fille était comme un second baptême que son ame recevait, et ses
yeux ne pouvaient s'éloigner du front candide de sa fiancée ; mais, cependant,
Arthur avait quelque chose de soucieux et de triste : une pensée secrète, un
souvenir peut-être.
Quant à Rachel, c'était la pureté d'un ange sur le visage d'une jeune fille.
Lorsqu'Arlhur lui avait dit : Je vous aime, elle l'avait cru sans un doute, sans un
soupçon pour le présent ou pour l'avenir; et puis elle s'était mise à l'aimer aussi,
lui disant naïvement toutes ses pensées. — La vieille mère était triste, comme
l'est toujours une mère quand approche cette heure solennelle qui doit dé-
cider de toute la vie et de tout le bonheur de son enfant. En les regar-
dant tous deux, elle essuyait en silence une larme qui avait mouillé sa joue.
Ce mouvement fut aperçu par ses enfans ; ils se mirent à genoux près d'elle :
la tendre mère les serra tous sur son cœur , et prenant à deux mains
la tête de Rachel, dont les longs cheveux bouclés cachaient presque entière-
ment le visage , elle dit d'une voix basse, comme craignant d'offenser par un
doute celui auquel elle allait confier son enfant : — Arthur , vous l'aimerez
toujours ? — Bonne mère ! sa prévoyante tendresse demandait à Arthur d'aimer
toujours ; Rachel ne lui avait demandé que d'aimer.
Un moment de silence succéda à cette interrogation d'amour maternel ;
le jeune homme avait répondu en s'agenouillant à côté de Rachel. — La vieille
femme , dominant de sa tête blanche et vénérable toutes ces jeunes fêtes in-
clinées devant elle, reprit d'une voix plus ferme :
— Je l'ai nourrie de mon lait, j'ai guidé ses premiers pas, je lui ai fait pro-
noncer son premier mot, j'ai formé son cœur ; tout en elle est mon ouvrage.
— La voilà, grande et belle, et bonne, je vous la donne ; Arthur, aimez-la;
mais à votre amour de jeune homme, mêlez quelque chose de l'amour d'une
mère ; veillez sur elle, écartez les larmes de ses yeux, les nuages de son front,
n'agitez pas son ame, faites-lui un bonheur facile et paisible. — Tenez, ajouta-
t-ellc d'une voix émue en prenant sa fille sur son cœur, et en baisant les bou-
cles de ses cheveux, — elle m'appartient encore, mais son bonheur n'est déjà
jtlus à moi ; c'est vous qui en disposez.
Et le regard pénétrant de la mère semblait vouloir sonder l'ame du jeune
homme. Arthur baissa un instant les yeux devant ce regard éloquent, mais
quand il les releva, un sentiment inconnu s'empara de tout son être ; jamais il
n'avait éprouvé ce qu'il éprouvait alors : — il pleura.
LA SYLPHIDE.
19
Oh ! comme Rachel laima pour ses larmes !
On annonça une visite. — Quelques minutes après. Arthur sortit. En
descendant l'escalier, il passa la main sur son front brûlant.
— Il le faut ! . . . dit-il, et ce soir même.
Il se dirigea vers la rue Saint-Honoré. Plusieurs fois il s'arrêta comme s'il
était en proie à de tristes réfle.xions; quelques minutes après, il reprenait sa
marche. — Quand il fut arrivé devant le n" 2'^K), il leva la tête.
Auprès dune fenêtre du quatrième étage , une jeune ûlle était assise ; elle
respirait l'air du soir, et son regard inquiet était fixé sur l'extrémité de la rue.
Cette jeune fille s'appelait Marie. — Elle souriait aussi comme Rachel . mais
son sourire était triste, car elle semblait souffrir ; elle était orpheline et pau-
vre; sa mère, en mourant, comme elle pauvre et seule, ne l'avait confiée qu'à
Dieu.
Arthur l'avait vue un jour ; sans doute qu'il avait trouvé que .ses traits
étaient réguliers,, que ses grands yeux avaient un regard triste et doux, que
ses cheveux blonds étaient brillaus et soyeux, et que les plis de sa robe noire
laissaient deviner une taille fine et gracieuse, car il revint souvent.
Elle
avait seize ans; le jour où il la vit pour la première fois, elle pleurait ; et
depuis ce temps, elle ne pleura plus : elle aima. — Arthur était beau, riche,
heureux ; on eût dit qu'il avait pris pour lui, outre sa part de bonheur, celle
destinée à l'orpheline, et que ce n'était que justice de la lui rendre.
Marie crut à ses paroles. Elle était si heureuse de croire, et elle remercia le
ciel.
Depuis quinze jours, Arthur n'était pas venu : chaque jour elle passait une
grande partie de sa journée penchée à sa fenêtre, épiant chaque passant qui,
d'uu air distrait, la regardait et continuait son chemin. Quand le jour fi-
nissait, Marie disait : — <* Il viendra ce soir. » — Et quand le >oir faisait place
à la nuit, elle disait : — «Il viendra demain. »
Elle était lasse d'espérer, la pauvre enfant ; son cœur se serrait, ses yeux se
remplissaient de larmes qui coulaient une à une sur ses joues, et glissaient sur
sa robe noire, sans qu'elle fît aucun mouvement pour les arrêter.
Mais, oh! joie, oh 1 bonheur 1! — Elle vient d'apercevoir Arthur. — Elle
s'élance vers l'escalier et tombe dans les bras du jeune homme.
— Oh ! ne me quittez plus... murmura-t-elle, j'en mourrais !
Puis, tenant toujours ses deux mains dans les siennes comme pour bien
s'assurer qu'il ne pouvait plus s'éloigner, elle l'entraîna vers un métier à ou-
vrage qui était dans un coin de sa chambre, et, comme un enfant souriant au
milieu de ses larmes, elle lui dit :
— Elle est finie, regardez, la voilà, ma robe de noce. — Je serai bien belle,
n'est-ce pas 7 aussi belle qu'heureuse ; on me croira riche comme vous. —
20 LA SYLPHIDE.
Moi, moi seule, je saurai tout ce que je dois à votre amour ; mais de temps
en temps, mon amf , vous me permettrez de révéler mon secret ; de dire : j'é-
tais pauvre, il m'a aimée, lui qui était riche.
Arthur restait immobile, pâle, les yeux fixés sur la robe, et ses lèvres trem-
blaient d'une émotion qu'il ne pouvait maîtriser. Il essaya de parler, mais les
mots s'éteignirent sur sa bouche. — Il était en proie à une souffrance cruelle.
Marie s'aperçut enfin de sa pâleur, de son trouble ; et tout le sang de la
pauvre fille reflua vers son cœur; elle ne fit pas une question, ne laissa pas
échapper un soupir, ne versa pas une larme, mais resta glacée regardant Ar-
thur ; celui-ci soutint son regard , car il ne voulait rien lui cacher.
Marie se laissa tomber sur une chaise, se couvrant le visage de ses mains :
Arthurs'assit doucement auprès d'elle. —Marie, lui dit-il, veux-tu avoir la force
de m'entendre ? — Je l'essaierai, dit-elle.
Arthur reprit : — Je veux que tu saches tout... je vais... me marier.
Un faible gémissement s'échappa de la poitrine de Marie, car elle comprit
bien que cette union projetée n'était plus avec elle -, — au bout d'un instant,
elle releva la tête et dit : — Quelle est la femme qui a le malheur de se fier à
vos sermens ?
— Accuse-moi, Marie, dit Arthur, j'aime mieux tes reproches et ta colère
que tes larmes. — Ecoute, tu sais si je t'ai aimée; j'aurais voulu te consacrer
ma vie, te donner mon nom, tout ce que je possède ; Dieu est témoin de la
vérité de mes paroles. J'ai voulu braver tous les obstacles pour rester près de
toi, Marie ; la lutte entre moi cl le monde a été terrible; j'ai combattu long-
temps; je suis vaincu. Mon père s'opposait irrévocablement à notre union ; sa
malédiction eût plané sur ma tête et sur la tienne ; la maison paternelle nous
eût été fermée, mes sœurs se seraient retirées à ton approche, car on leur a dit
de fuir l'étrangère qui entrait de force dans une famille qui la repousse : le
monde dont tu ignores les usages n'eût pas voulu de toi, la société où je vis
t'eût rejetée de son sein ; — enfin, Marie, comprends-tu ce qui nous sépare ?
— Que me demandez-vous de comprendre ? reprit douloureusement Marie
en tournant vers le jeune homme son visage trempé de larmes ; que je suis pau-
vre, que je suis orpheline, que je n'avais au monde que votre amour... que je
ne l'ai plus ! . . . Arthur, j'ai compris ! !
— Pauvre Marie, dit Arthur en joignant presque ses deux mains ; mais je
voudrais te faire sentir qu'il n'y avait pas de bonheur possible pour toi dans
cette union, que ton cœur eût été blessé, froissé, déchiré à chaque minute du
jour, que le monde n'eût compris ni ton innocence, ni mon amour, que nous
eussions souffert tous les deux.
— J'aurais pris pour moi seule votre souffrance et la mienne, reprit Marie
doucement, mais au moins vous m'auriez aimée.
L4 S^LPUIOE.
ÎI
— Oh I .Marie, dit Arthur en se laissant tomber à ses genoux, je t'aimais
comme un fou, je ne réfléchissais pas ; — pauvre femme que j'ai trompée, par-
donne-moi !
Marie ne répondit pas, mais elle laissa la tête d'Arthur se reposer sur ses ge-
noux, et ses larmes coulèrent sur les cheveux du jeune homme. — Ils souf-
fraient bien tous les deux. Long-temps la jeune fille parut absorbée dans sa dou-
leur ; puis , agitée comme si elle eût été en proie à une lutte intérieure, elle
s'écria d'une voix contractée :
— Elle doit être bien riche et bien belle, elle, que le monde vous permet
d'aimer ; — mais seulement. . . promettez-moi de ne jamais lui parler de Marie ;
ne livrez pas mon amour et mon malheur à sa pitié.
Arthur respira. Il n'aurait jamais pu prononcer le nom de Rachel de-
vant cette pauvre fille, et dans cette chambre témoin de ses premiers sermons ;
il lui eût semblé insulter à la douleur de l'une et ternir le bonheur de l'autre.
— Vous reverrai je jamais ?. . . reprit Marie qui s'efforça de donner à sa voix
du calme et de la résignation. — Arthur hésita : il n'osait répondre. — Mon
Dieu !... s'écria Marie, tout est donc fini! — La douleur avait dépassé ses
forces et son cœur se brisait. — Oui.... Adieu Marie I... adieu! dit Arthur,
je ne veux plus tromper personne. — Ils pleurèrent encore ensemble ; —
le mot tïadieu fut prononcé une dernière fois et Marie resta seule. — Toul-
à-coup elle se leva et saisit un portefeuille qu'Arthur avait laissé sur la table :
elle ne l'ouvrit pas, car elle devinait ce qu'il pouvait contenir; — et lorsqu" Ar-
thur sortait par la porte de la rue, le portefeuille tomba à ses pieds.
La rougeur subite qui avait couvert le front de Marie s'effaça bientôt et ses
joues pâlirent sous ses larmes. Elle regarda lentement autour d'elle, arrêtant les
yeux sur sa petite chambre si nue et si délabrée, elle soupira ; puis, se tournant
vers la robe tendue sur le métier : — Je la vendrai, dit-elle, et après. . . après ,
je mourrai, j'espère.
Arthur était rentré chez lui. — Il passa la nuit dans une cruelle agitation.
— Le lendemain il alla chez sa fiancée, mais il était triste et pensif malgré lui.
Deux jours se passèrent. Il y avait un bal chez la mère d'une amie d'enfance
de Rachel, et toute la journée la jeune fille y pensa. — Lorsqu'.\rthur en-
tra , elle alla à lui toute joyeuse : — Arthur, dit-elle, venez voir la jolie robe
que ma mère m'a donnée.
Arthur avait tressailli. — Il venait de reconnaître la robe brodée par Marie.
— Ce souvenir me poursuit donc jusqu'ici, dit-il en lui-même; et il s'éloigna
pour cacher son trouble. Baron de b.\zancourt.
I.A SYLPUIDE.
/'édv^ ^i'^ ^/^ o^/^ o\/^ d\/^ a\/S a\
\ç y*^ •y**^ y^ y **ç y^ y X 9^ x5^
Académie Royale de Uusiqne.
M. MÉCÈrVE MAniÉ.
L se passe, au sujet de M. Mécène Marié, des clioses
si étranges à l'Académie-Koyale, que ceux qui ont en-
tendu ce chanteur à l'Opéra- Comique et qui n'ont
point encore assisté à ses débuts sur notre première
scène, se demandent, avec une sorte d'inquiétude,
comment il a pu, de médiocre qu'il était à la place de
la Bourse, se faire presque l'émule de Dnprez à l'O-
péra. On a entendu, il est vrai , des voix étoulïées et
mal à l'aise dans de petites musiques , vibrer avec
puissance dans des partitions d'un stylo plus large; ce n'est point le cas de Ma-
rié. Je veux bien qu'il ait été détestable dans la Fille du régiment , dont le
rôle n'avait pas été écrit exprès pour sa voix, mais en conscience valait-il beau-
coup mieux dans la Symphonie, com'posée rigoureusement pour faire ressortir ses
moyens et briller ses plus belles notes? Le changement de scène ne suffit donc
pas à expliquer le problématique succès de M. Mécène Marié ; je dis problématique ,
parce qu'on ne se joue pas impunément de l'opinion et du goût publics, comme
on le fait depuis trois semaines à propos d'un ténor de province. Il y a, je ne sais
(luellc bienveillante étoile opiniâtrement attachée à cet homme : il arrive à Paris,
riche pour tout talent des innocens bravos de Metz : vite , deux théâtres se le
disputent, et celui qui le gagne n'est pas moins pauvre que celui qui le perd.
Alors , tout doucement , une transformation s'opère dans la poitrine et dans le
larynx de ce prodige : de ténor qu'il était le soir, il se réveille basse le lendemain,
et à peine avait-il eu le temps de se réjouir ou de se plaindre de cette inespérée
clé (le fa qui lui tombait du ciel , que déjà il perdait quelques notes graves pour
en gagner autant dans les gammes supérieures, et qu'à son insu encore, il se méta-
niorjjhosait en baryton. — Comment , de basse et de baryton M. Mécène Marié
est redevenu ténor? C'est une de ces mystérieuses énigmes dont le mot n'appar-
tient qu'à la Providence. — Les inégalités de la vocation du chanteur sont la fidèle
image des inégalités suprêmes de son talent. Comme on pourrait croire par r.t'
que je viens de dire et par ce que j'ai à dire encore , que je critique Marié avec
autant d'acharnement que le glorifient les jugeurs et les journaux du lustre; je
vais poser quelques questions, résultat direct des faits, et jouer à pair ou non
cette réputation de hasard. — Est-ce un chanteur digne de notre première scène,
celui qui se fait applaudir dans la Juive et presque siffler dans /a J/wci/e.' Qui,
même dans ses opéras à succès, chante un acte quelquefois seulement un air ou
l.\ SYLPHIDE.
23
une scène à peu près bien, et le reste d'une fa(;on déplorable? Qui tantôt ralentit
lo mouvement, tantôt le préci|)ite, qui jette à droite et à gauche les note» (''da-
tantes de sa voi\ et espère échapper à la médiocrité par le tapage? Qui de plus ne
rachète les graves inconvéniens de son physique par aucune noblesse d'attitude
nu de regard , et qui joue à peu près comme il chante? Est-ce un chanteur, ce-
lui qui ne peut arriver sans épuisement à la dernière phrase de son rôle, dont la
méthode est tellement nulle que très souvent l'haleine lui manque? Est-ce un
chanteur enlin, celui qui s'estimerait perdu d'honneur , si, dans le cours d'une
représentation, il ne donnait pas, par menu plaisir, un assez bon nombre de
notes fausses, et s'il ne commettait pas au moins deux ou trois canards? — Ainsi
pourtant s'est déroulée la pittoresque histoire de Marié.
Ce colossal virtuose de Metz n'a ni physionomie, ni jeu. Il possède une
voix qui entre profondément dans les oreilles, mais qui ignore le chemin du
cœur : on l'applaudit. — Il chante faux : on 1 applaudit encore. — Il dénature
des airs, des morceaux entiers : on l'applaudit toujours. — Au beau milieu d'une
gamme ou d'une vocalise, voici un couac ébourilTant qui s'épanouit ; le parterre
baisse la tète, met ses mains éraillées dans ses poches huileuses, et retient son
souffle ; mais deux ou trois mesures après, M. Mécène Marié lâche son la de
])oitrine ou son wtde tète, et les frises de l'Opéra sont ébranlées par un cataclys-
me do bravos. — Comment qualifier de pareilles avanies? — Ceux qui ont en-
tendu, de sang froid, ÎMarié dans la Juive, Guillaume- Tell, laMuette et les Hugue-
nots, trouveront dans les lignes qui précèdent le résumé exact de leurs impressions.
Marié a de la voix, ce n'est pas sa faute, car cette voix, il la dirige mal, et il s'en
sert sans ame et presque sans goût ; mais il manque de méthode, parce qu'il
ne veut pas se donner la peine, ou qu'il est incapable d'en avoir une : ainsi enga''é
dans la fausse voie d'un succès de contrebande, il n'en sortira plus que par une
chute. — J'ai dit la vérité tout entière sur Marié ; elle s'éloigne considérablement
de toutes les fables et de tous les pufTs que l'on accrédite chaque matin sur son
compte ; j'en aurais beaucoup à écrire encore, s'il me fallait expliquer combien
l'Opéra s'abaisse en'cherchant à élever cet artiste qui, à force de faire des faux
pas , tombera lourdement un de ces soirs. Laissons donc les claqueurs l'applau-
dir, laissons les journaux, qui dînent avec des billets, applaudir les claqueurs, ce
n'est pas nous qui voulons la mort des pêcheurs ; mais gardons-nous des sympathies
de la claque, gardons-nous de l'indulgence qui est la dernière des vertus que l'on
doive conseiller au public de l'Opéra, et n'oublions pas que l'Académie-Royale
n'est point un théâtre d'élèves, mais un théâtre de maîtres. Il peut bien quel-
(jucfois suflîre d'avoir une belle voix pour obtenir l'insigne honneur d'un début
sur la noble scène de la rue Lepellcticr, mais M. Mécène Marié fera bientôt,
sans doute, cette triste expérience qu'on n'y reste pas quand on a pour tout gage
de son talent qu'un pauvre la, fùt-il même de ])oitrine.
P. S. Cet article était terminé quand Marié a paru dans Robert. N'avant
point assisté à cette représentation , j'ai consulté les compte-rendus qu'en ont
faits dilTérens journaux. J'ai vu, entre autres, dans /a /'rmc, feuille parfaitement
indépendante, surtout en matière de théâtres, que Marié avait été très faible
aux deux premiers actes de ce chef-d'œuvre , mais qu'il s'était relevé avec
honneur dans les deux derniers; ailleurs j'ai lu que Robert était le triomphe de
cet inexplicable ténor, et j'ai été agité par de profondes incertitudes. — Mon
I.A ■i\LPIIIDE.
article était fait, comme jadis le siège de l'abbé V'ertot, et voilà que cet inespéré
triomphe de Marié menaçait de ruiner de fond en comble tout l'édifice de mes ar-
gumens. J'ai été trouver alors une grande et spirituelle artiste, en laquelle j'ai
foi, et ses réponses ont plus que jamais augmenté mes doutes. Elle m'a écrit ce
matin : — « Entendez encore Marié dans plusieurs rôles avant de publier cet ar-
ticle. » — J'ai désobéi. Que ma grande et noble artiste me pardonne !
G. GLÉXOT-LECOINTE.
Il y a quelques jours, on parlait beaucoup à l'Opéra, du double engagement
de M"' ïaglioniet de M"' Cerito. Aujourd'hui il n'est guère plus question que de
M"« Cerito, mais il n'est pas de merveilles que l'on invente, pas de rêves d'or
qu'on ne publie sur le compte de cette sylphide de dix-huit ans. — Duprez est
de retour de sa tournée dans les départemcus, et M'"' Gras-Dorus, que Londres
nous a rendue toute chargée de couronnes, a déjà fait sa rentrée dans Robert au
bruit des bravos qui l'accompagnent partout. — M"' Nathan-Treillet est tou-
jours en province. M"= Nau va partir pour les eaux des Pyrénées; quant à
M°" Stoltz qui est à Paris, on en parle moins que si elle était en représentations
à Philadelphie ou à New-York. — MM. Alex. Dumas et Laurey viennent de
perdre leur procès contre MM. Marliani et Dormoy ; mais les choses n'en reste-
ront pas là : il va y avoir appel, et, pour cette fois, on nous promet, sans remise,
des révélations qui seront curieuses.
UMBIilOCRAPIIIE.
Nous connaissons peu d'œuvres aussi poétiques, aussi bien senties et pensées
que les f^ierges folles de M. Alphonse Esquiros. Comme dit l'auteur, c'est un re-
gard mélancolique jeté sur des infortunes de toutes les heures; ce sont les
graves dissertations de Parent Duchàtelet et de M. Béraud , réduites aux dimen-
sions populaires des Guêpes. M. Alphonse Esquiros nous promet d'autres petits
livres sur des sujets non moins dignes d'intérêt , non moins touchans que ses
Vierges folles; nous l'engageons de toutes nos forces à ne pas manquer de
parole; il y a long-temps que M. Alphonse Esquiros a droit à toutes nos sym-
pathies.
Entre tous les volumes de vers dont notre époque abonde, il en est un surtout
(|ui mérite d'être cité et d'être lu. Victor Hugo, notre grand poète, avait lu avant
nous les Grains de sable de M"« Glara-Francia Mollard. La lettre qu'il a écrite à
cette dame, sa sœur en poésie, commence glorieusement le livre, et ne permet
plus de le fermer quand on y a jeté les yeux. Il y a, en effet, dans les vers de
M""' Mollard une vigueur de pensées, un éclat d'images et de style qu'on n'est
point habitué à rencontrer dans les œuvres de son sexe. Dans ce livre, qui est son
premier, le poète a épanché toute son ame ; ses souvenirs, ses émotions sont là
pêle-mêle, dans un beau désordre. C'est avant tout une œuvre de cœur; la raison
viendra toujours trop tôt pour jeter des cendres sur ce feu du ciel , et pour
assujétir aux lois de sa volonté symétrique , toute cette luxuriante superfé-
tation de l'amour.
Le Directeur DE VILLEMESSANT.
LA SYLPHIDE
«•'«
■(o""
^^r./.wr:/ ,/,,/r/^.^ ./ (.'iiV'' itviv.:-v.-.. ^.t\-uo».x) .'"^'/r,./.^ ,/ f.'m'Aa..^w. j
/
/
O: R E fî l*«, HUE D'HANOVRE, 17.
LA SYLPHIDE.
A Uadanie '
lii jiiillei.
01 aussi , madame, j'ai été au moment de quitter
ce pauvre Paris , et peu s'en est fallu que cette
lettre ne fut datée des eaux de Saint-Alban , où
mille séductions m'attiraient, et vers lesquelles
les gens soigneux de ma santé et de mes plaisirs
voulaient m'entraîner. Saint-Alban, comme vous
le savez , est situé près de Roanne, sur les bords
enchantés et poétiques de la Loire : comme site ,
aucun lieu ne peut offrir de plus pittoresques ef-
fets, et la nature a placé là toutes ses coquetteries
les plus raffinées ; aussi les jolies femmes. Dieu
me garde de faire un rapprochement avec la co-
quetterie de la nature , les jolies femmes, dis-je,
et une grande partie de la haute société se sont
donné rendez-vous à Saint-Alban, afin d'éprouver reflicacité de ses eaux,
dont la réputation est devenue incontestable, et que beaucoup de gens préfè-
rent à présent à ces bains fameux qu'il faut aller chercher si loin, et qui pren-
nent tant d'argent et tant de temps Mais nécessité fait loi, et malgré toute
mon envie de courir les champs, force m'a été de rester ici et de me contenter,
pour le bien de ma personne, d'acheter les eaux de Saint-Alban au dépôt de
la rue Neuve-des- Petits-Champs , qui est devenu presque aussi célèbre que
Saint-Alban lui-même.
Pour mon compte , je me suis consolée de la petite privation du voyage en
pensant que mon séjour ici me mettrait à même de continuer à vous instruire
de nos phases /'a.5/iiona6/es. Je vous dirai donc qu'il n'est pas besoin de fou-
ler aux pieds les prés et les vallons pour se rassembler un ravissant bou-
quet des fleurs simples et délicates qui s'y trouvent : M"' Lainné, noire ha-
bile fleuriste, compose dans ce moment des couronnes et des bottes de fleurs
3
26 LA SYLPHIDE.
des champs, dont l'imitation est digne de l'admiration la plus vive ; c'est l'art
porté au dernier degré en ce genre; aussi voit-on ces fleurs employées comme
ornemeiis sur les coifl'ures élégantes et recherchées qui sortent des ateliers de
M"" Dasse, dont la maison , par sa tenue de bonne compagnie et les modes
distinguées qui s'y font, est une des plus appréciées par les femmes du monde.
M"° Dasse fait sui tout dans <:e moment de petites coiffures en dentelles
pour les réunions d'été, qui sont d'une séduction extrême, ornées des fleurs
légères dont je vous parlais plus haut. Hélas! mais en ce monde on ne peut
point toujours se parer de fleurs brillantes, et que vient un temps où il faut
avoir recours aux sombres babils , je vous citerai, à cet effet, les magasins de
deuil de M. Dufresne, où l'on trouve toutes les ressources imaginables pour
l'afïligeant et inévitable costume noir. Ce qui tient à la nouveauté en laines,
soieries, étoffes composées, cachemires, etc., se trouve dans les magasins de
M. Dufresne ; on peut s'y pourvoir en un instant en deuil et demi-deuil le plus
complet, soit qu'on le veuille simple, soit qu'on le veuille recherché; et c'est
un heureux renseignement à avoir pour un momei>t où il est rare que l'on ait,
pour son compîe, le courage de s'occuper soi-même de sa toilette.
Pour passer à un sujet moins grave, et qui cependant ne laisse pas que d'a-
voir un vif intérêt pour notre amour-propre national, je vous dirai un mot de
l'horlogerie de M. Benoit, qui, d'un commun acconl , surpasse, ou tout au
moins égale l'horlogerie de Genève. Outre l'excellence de l'inaltérable préci-
sion de ses mouvemens. M- Benoit a des modèles de montres et de pendules
d'une élégance et d'un goût qui ne peuvent manquer de lui assurer un suc-
cès toujours croissant. C'est à nous de le remercier d'avoir donné à cette
branche d'industrie une perfection qui ne nous laisse plus rien à envier'
à nos voisins. — Ne devons-nous pas les mêmes éloges à M. l>ahoche-
Boin , pour la recrudescence d'élégance qui chaque jour gravit les mar-
ches de son escalier de cristal? On peut affirmer que dans son genre cette
maison est la première de Paris. Nulle autre part on ne trouvera cette perfec-
tion, celte pureté de forme et cette entente d'exécution qui se concentrent
dans les porcelaines et les cristaux de l'escalier de cristal. Il faudrait vingt
pages pour vous énumérer ces magniûques services, ces vases grandioses et
ces mille fantaisies que l'on voit chez M. Lahoche ; les Anglais eux-mêmes,
qui ont le droit d'être difficiles en fait de porcelaines, rendent hommage à
M. Lahoche et confessent que les fameuses rocailles de Windsor ont trouvé
leurs pareilles.
Le temps semble reprendre sa belle humeur, et la chaleur, qui nous avait
si brusquement quittées, fait mine de revenir; c'est le moment de vous rappeler
les sous-jupes si légères de M. Oudinot, dont l'adoption rapide s'explique par
l'ampleur toujours croissante des jupons. Les sousjupes de crinoline-Oudinot
LA SYI.I'IIIUE.
sont devenues une parlie inlu'renle de la toilette des femmes qui savent ce
qui leur sied le mieux, et nul doute que bientôt on ne jjourra plus s'habiller
convenablement sans cet accessoire aussi élégant qu'agréable à porter. — Il
en est de même des corsets de M. Josselin; je ne crois pas qu'il y ait une
femme qui, après avoir eu recours à son talent, puisse se satisfaire avec un
autre corset ; car nous savons toutes combien cet objet demande de soins
pour habiller avec grâce sans apporter la moindre gêne au corps et dans les
mouvemens. M. Josselin , qui a su obvier à tous les inconvéniens du corset
ordinaire, s'est acquis une réiiulation qui n'a plus besoin d'être célébrée.
Je pense que vous n'aurez point omis dans votre trousseau de voyage les
pantalons à la grecque, dont le bas est serré à la cheville par un poignet et
bordé d'une petite dentelle ; c'est une mode qui a le mérite d'être aussi gra-
cieuse qu'utile pour les courses alpestres. Une de mes amies vient de se faire
préparer un costume de louriste, tout en nankin, avec des ornemens de velours
noir ; l'effet en est charmant : la robe a la forme des amazones ; le corsage,
plat et montant, est garni , ainsi que la jupe, sur le devant, de boutons de
velours noir. Pour compléter cette toilette vraiment distinguée, le chapeau
est en grosse paille cousue, avec des ornemens de velours noir et une grosse
plume lourde, de nuance paille. — La lingerie est toujours la fureur du mo-
ment, et la broderie étend partout son empire ; les femmes de la société ont
même un peu abandonné la tapisserie pour broder des écharpes, des mouchoirs,
et ce qui est surtout de la haute fashion, pour broder des services de (hé, au
crochet , en coton de couleur et or. Chaque femme veut donc rapporter de sa
campagne extrà-muros son serTice de thé brodé par elle, et il y a assaut de
travail et de goût entre ces dames. — On porte beaucoup ici les canesous en
mousseline très claire avec les manches longues et flottantes, qui se mettent
par dessus des robes blanches ou de couleurs, dont le corsage est assez dé-
colleté et les manches fort courtes ; c'est une bien ancienne mode, que l'on
fait revivre comme beaucoup d'autres. Il y a aussi de ces canesous tout en ap-
plication de dentelles qui sont d'un grand luxe. Nous sommes au siècle des ex-
humations, et on vient d'en faire les honneurs aux étoffes de Barèges, que l'on
avait reléguées dans l'oubli le plus profond ; on en voit beaucoup cette année
d'unies ou de quadrillées, et les femmes les plus élégantes en font des redingotes
doublées de soie légère, serrées à la taille par de longues ceintures flottantes
qui me paraissent des toilettes fort gracieuses. — Les manches plates bouton-
nées depuis le poignet jusqu'à la moitié de l'avant-bras font très en vogue ; on
les termine en bas par une manchette formant un bouillon , invention fort
seyante à la main. — Les tabliers sont plus en faveur que jamais ; j'en ai re-
marqué dont les broderies or et soie étaient d'une richesse extraordinaire : les
fonds noirs sont les plus distingués, et il est d usage d'assortir avec le tablier
28 LA SYLPHIDE.
des mitaines de filet vert, brodées également soie et or. On porte ces tablieis
sur des robes de mousseline blanche chez soi, en petite réception du soir.
Ne serez-vous pas, madame, lorsque vous aurez lu cette lettre, tout aussi au
courant de nos us et coutumes du jour , que si vous n'aviez pas quitté votre
hôtel du faubourg Saint- Honoré? Cependant , avant de clore mon épître , je
dois répondre aux plaintes que vous vous permettez d'adresser à cet air vivi-
fiant des montages qui vous ranime , dites-vous, mais vous haie et vous gâte le
teint. En vérité, c'est grand dommage, je l'avoue, et je m'en afïligerais avec
vous si je ne savais point toutes les ressources que possède M. Guerlain pour
remédier à de tels inconvénieris. Adressez-vous donc à lui, et vous retrouverez
toute la fraîcheur de votre joli visage, comme vous trouviez cet hiver en explo-
rant ses magasins, tous ces délicieux parfums qui rappellent à s'y méprendre
les senteurs de nos plus douces fleurs. J'espère qu'en vous enseignant cette
fontaine de Jouvence, je me vais attirer de votre part mille bénédictions.
MARIE DE l'******.
UNE ROBE DE NOCES.
SECONDE ET DERMÈRE PARTIE.
A Madame la comtesse de " "
Rachel ne s'aperçut heureusement de rien.
— N'est-ce pas, dit-elle, en montrant la robe qui était étalée sur un divan,
elle est bien belle ?
Arthur ne répondit pas.
— Monsieur, ajouta Rachel en souriant et en prenant un air de grande di-
' Voir la précédente livraison, paj;;' If;.
-A SYLPHIDE.
29
gnité, vous n'oublierez pas, j'espère, que j'ai l'honneur de danser la prenaière
contredanse avec vous ?
— Non non je ne l'ai point oublié, dit Arthur d'un air distrait. A
ce soir, chère Rachel, mon père m'attend.
Et il s'éloigna rapidement. — Lorsqu'il fut dans la rue, il respira libre-
ment, car il n'avait plus peur que son émotion ne vînt à trahir son secret.
— C'est une chose affreuse, dit-il, qu'un remords. Dans cette robe faite par
Marie, et que le hasard a jetée dans les mains de Rachel, il y a la volonté de
Dieu. Elle meurt peut -être de faim, pensa-t-il... Je ne puis cependant la laisser
ainsi sans secours aucuns ; il faut que je la revoie encore, que je la supplie
d'accepter ce que je voulais lui offrir comme de la main d'un frère... Pauvre
Marie ! se dit-il encore en lui-même, j'ai été dur et cruel. — Agité par toutes
ces pensées, il se dirigea vers la rue Saint-Honoré, et bientôt il arriva devant
la perte de la maison qu'habitait Marie. — Il monta d'un pas rapide le tortueux
escalier et ouvrit brusquement la porte delà chambre; mais il ne trouva qu'une
femme âgée assise devant une table.
— Marie ! s'écria Arthur. — Ce fut le seul mot qu'il put prononcer.
— Monsieur demande sûrement la jeune fille qui demeurait ici il y a quelques
jours et que j'ai remplacée, dit l'étrangère.
Il fit signe que oui.
— Elle a quitté cette chambre.
— Oîi est-elle .^
— On ne sait pas, dit la vieille en secouant la tête dun air presque mal-
veillant.
— Elle est partie seule ?
— Seule, sans doute.
— A pied ?
La vieille leva la tête.
— Certainement, reprit-elle, à pied ; elle n'avait pas demandé sa voiture.
— Elle accompagna ces paroles d'un d'un gros rire.
— Où est-elle maintenant ? dit Arthur une seconde fois, mais si bas que la
vieille femme ne l'entendit pas, et il sortit.
Il resta quelques instans indécis et inquiet sur le seuil de la maison, re-
gardant de tous côtés avec un vague pressentiment de douleur ; puis il se jeta
dans le premier cabriolet qu'il rencontra.
Une heure après, il était au bal. — Le salon était éblouissant de lumières, de
fleurs, de parures. — L'orchestre jouait les quadrilles les plus nouveaux et
les valses les plus tourbillonnantes. Arthur debout, dans une embrasure du sa-
lon, regardait sans le voir et le comprendre le spectacle brillant et animé qui
■^0 LA SYLPHIDE.
se déployait devant lui. — Un de ses amis vint , en lui frappant sur Tépaule, le
tirer de sa rêverie.
— Sortez de vos sombres méditations, mon cher Arthur, lui dit-il, et tour-
nez vos yeux vers cette porte.
En effet, Rachel entrait belle, parée et souriante. Elle s'assit près de ses
compagnes. Aussitôt un essaim de danseurs l'entoura ; elle refusa toutes les
invitations. — Je suis priée, répondait-elle avec une joie secrète ; et des yeux
elle cherchait Arthur, car l'orchestre commençait à jouer les premières me-
sures d'un quadrille.
— C'est ma mère qui me l'a donnée, disait Rachel à une de ses amies qui
admirait les broderies de sa robe, elle est bien belle, n'est-ce pas ?
Arthur s'approchait ; il entendit ces paroles, et pour la seconde fois il vit
cette robe qui apparaissait à chaque instant devant ses yeux comme un remords
implacable. — Il s'arrêta. — Il était pâle.
Le quadrille commença. — Rachel resta seule sur la banquette où elle était
assise ; et cependant elle voyait Arthur, elle l'appelait de son regard si tendre
et si doux ; lui il était toujours immobile à quelques pas devant elle ; pas
un geste, pas un mouvement ne répondait à ses regards. Rachel ne com-
prenait rien à ce silence, à cette immobilité. — Qu'avait-il ? — A quoi
pensait-il donc ? — Pas à elle sans nul doute ; pourquoi l'oubliait-il ainsi ? —
Elle devint triste tout-à-coup, et des larmes brillèrent dans ses yeux. Pour
la première fois, une pensée amère se glissa dans son cœur à côté du nom
d'Arthur. — Si j'osais l'appeler !.. . se dit-elle. La musique fait tant de bruit,
peut-être qu'on ne me remarquerait pas... et alors elle l'appela tout bas de sa
voix la plus douce. — Il ne bougea pas : on eût dit une statue.
— Vous ne dansez pas, mademoiselle, dit un jeune homme en s'arrêtant
auprès de Rachel.
Elle rougit, hésita et balbutia : — Mon danseur m'a oubliée.
— Permettez-moi de réparer cet oubli, reprit le jeune homme.
La jeune fille jeta encore un regard suppliant sur Arthur, essuya rapidement
une larme qui brillait sur ses longs cils noirs, et suivit son danseur.
Arthur souffrait horriblement. — Celui qui eût touché ses mains, les eût
senties brûlantes comme du feu. C'est un enfer, dit-il ; — et il se précipita
dans un salon où l'on jouait, pour chercher à fuir les pensées qui l'absorbaient.
Il s'approcha de la table, s'assit, jeta de l'or devant lui ; les cartes glissaient
entre ses doigts sans fixer son attention. — Il pensait à Marie... d'abord il la
voyait pâle, suppliante, lui tendant l«s bras ; puis une aigreur secrète se mê-
lait à sa douleur. Il s'irritait contre elle. — Elle veut souffrir, se dit-il, pour
m'empêcher d'être heureux ; — puis tout-à-coup lui apparaissait aussi la gra-
LA SYLPHIDE.
31
cieuse figure de Rachel ; alors tous ses remords s'évanouissaient, et son cœur
battait damour.
Son nom répété à plusieurs reprises à son oreille, l'arracha à ses rêveries
fantastiques.
— Arthur, Arthur, lui disait un de ses arais, cesse donc de jouer, tu perds
la tête ; si ton père apprenait les folies que tu viens de faire ; où trouveras-tu
l'argent nécessaire pour payer une somme aussi considérable.^
— J'ai donc beaucoup perdu! s'écria Arthur consterné. Mon Dieu!...
surtout que Rachel ignore...
— Sois tranquille , reprit l'ami ; je connais un usurier qui n'est voleur
qu'à demi, tu as huit jours pour payer, nous arrangerons cela le plus convena-
blement possible, remets-toi de ce trouble et de cette agitation Mais au
même moment une voix de femme murmura à l'oreille d'Arthur : avant huit
jours vous aurez ma dot.
— Il se retourna. — Rachel!... s'écria-t-il, ah! Rachel!... pourrez-vous
croire .3...
Rachel , pâle, la poitrine oppressée, les yeux humides de larmes , était dé-
bout devant lui. — Silence I... murmura-t-elle, votre main, et que tout soit
oublié ! Elle s'appuya sur lui , et posant sa main tremblante sur l'épaule
d'Arthur, elle l'entraîna dans un autre salon. Arthur serra convulsivement la
main de Rachel, et lui dit tout bas d'une voix qui trahissait sa douloureuse émo-
tion.— Ne mettez plus cette robe, Rachel, je vous en supplie, elle porte
malheur.
Trois jours s'étaient passés , depuis la scène que je viens de vous raconter,
sans qu'Arthur pût avoir la moindre nouvelle de Marie. — C'était un diman-
che, Rachel était seule, elle était triste, et ses yeux avaient une expression de
mélancolie, étrangère jusque-là à son jeune et joyeux visage. — C'est qu'en
quelques jours elle avait fait du chemin dans la vie, et malgré elle , elle se sou-
venait encore de la scène du bal qu'elle ne pouvait comprendre. — La porte
de la chambre s'ouvrit et on annonça la sœur Marthe.
Rachel leva les yeux vers la sœur grise , et lui dit avec une expression de
douce bonté : — Il y a bien long-temps, ma sœur, que je ne vous ai vue.
— C'est qu'il y a beaucoup de malades à l'hôpital, répondit la jeune sœur ,
et nous ne pouvons nous éloigner ; on m'a envoyée aujourd'hui pour de-
mander à madame votre mère, qui est la bienfaitrice de notre maison , quel-
ques ornemens dont nous avons besoin pour le reposoir que nous allons pré-
parer à la porte de l'hôpital.
— Un reposoir, dit Rachel, ah! oui... , c'est aujourd'hui la Fête-Dieu. —
Cela fait du bien à nos pauvres malades , quand le bon Dieu s'arrête si près
d'eux, ajouta la sœur.
32 LA SYLPHIDE.
— Que voulez-vous , ma bonne sœur ?
— Quelques flanibeaux d'argent , mademoiselle , et si vous pouvez un peu
de mousseline ou de tulle pour le devant de l'autel.
— Tenez , dit Rachel en se levant , prenez les flambeaux de ma chambre,
et gardez-les, ma sœur : car, après avoir brûlé à côté de la croix, ils ne peuvent
plus servir à éclairer la glace dans laquelle je regarde chaque soir ma toilette;
ensuite
Rachel s'arrêta ; une idée subite venait de la frapper, et une teinte de tristesse
encore plus prononcée passa sur son front; elle s'éloigna à pas lents. — Quand
elle revint, elle tenait à la main la robe de bal que lui avait donnée sa mère.
— Je ne veux plus la mettre , dit-elle tout bas, elle porte malheur ; et elle
ajouta : — Tenez, sœur Marthe, prenez cette robe, coupez-là comme vous
voudrez, et ornez-en l'autel du reposoir.
— Cette robe est bien belle, dit Marthe, en hésitant à la prendre ; mais
Rachel secoua tristement la tête, et la sœur prit la robe en silence.
— Marthe, dit ensuite la jeune fille, savez-vous que je vais me marier .î"
— Oui, mademoiselle, je fais des vœux bien sincères pour que vous soyez
heureuse.
— Et vous , ma sœur , êtes-vous heureuse ?
— Je suis tranquille.
— Tranquille , répéta Rachel ; et sa tête se pencha sur sa poitrine , une
larme brilla dans ses yeux. — La sœur s'éloigna.
Quelques heures après, Rachel, sa mère et Arthur marchaient dans la rue ;
toutes les maisons étaient tendues de draps ou de tapisseries ; partout des fleurs
et des emblèmes pieux. — Bientôt ils arrivèrent au reposoir de l'hôpilal ; Ra-
chel avait promis à Marthe d'y aller. La jeune fille s'inclina pieusement avec
sa mère ; Arthur la regardait avec émotion. — Tout-à-coup il tressaillit et
une pâleur étrange couvrit son visage.
— C'est un songe, dit-il en passant ses deux mains sur son visage, un songe
afTreux ; encore cette robe ! . . . toujours cette robe ! . . . Dieu ne veut donc pas
qu'on oublie.
Et ses yeux restèrent fixés sur l'autel ; le nom de Marie s'élevait en feston
de fleurs au dessus du reposoir. Il cacha sa tête dans ses mains. Les passans
disaient : — « Le bon jeune homme, il prie. » — Celui qui lit au fond des
cœurs disait : — « Le cou[)able a des remords. »
Mais des chants viennent de retentir ; des roses effeuillées jonchent la
terre , l'encens s'élève en flocons parfumés ; tressaillez dans vos couches brû-
lantes et fiévreuses, malades de l'hôpital ! Dieu qui console et qui guérit , bé-
nit votre demeure... toutes les têtes s'inclinent, et l'hymne sacré chanté par
des voix de jeunes filles retentit dans les airs. — Cependant, près du reposoir
LA SYLPHIDE.
a
quelques mots se prononcent tout bas ; des groupes s'éloignent silencieuse-
ment et s'agitent. On fait place à un malheureux qui vient réclamer un asile
dans la demeure des pauvres. Le brancard s'était arrêté près du reposoir.
— Qu'il reçoive la bénédiction de Dieu, dit la sœur Marthe ^ tout à l'heure
les portes s'ouvriront.
Mais pendant que ces saintes paroles se prononcent, le rideau qui couvre le
brancard se soulève doucement, et une pâle ûgure de jeune fille se penche lan-
guissamment vers l'autel. Des cheveux blonds tombaient en désordre sur ses
épaules nues ; ses mains étaient jointes ; ses grands yeux bleus se levaient vers
le ciel , et ses lèvres murmuraient quelques mots de prière. — Ilachel et
Marthe se sentirent émues en la regardant.
Tout-à-coup la jeune fille étendit son bras amaigri , et saisisissant convul-
sivement les draperies de l'autel ; — Ma robe de noce !... s'écria-t-elle d'une
voix contractée, ma robe de noce !...
Et elle baisait les lambeaux de tulle qu'elle avait arrachés.
La procession venait de s'éloigner. — Marthe voulut faire écarter le bran-
card pour que la malade ne put pas atteindre à l'autel.
— Pauvre femme en délire, dit-elle.
Mais Rachel avait deviné ; elle venait de comprendre la scène du bal.
— Donnez-lui, donnez-lui cela, dit-elle à sœur Marthe ; elle n'est pas en dé-
lire ; elle n'est que malheureuse.... ah ! bien malheureuse, la pauvre fille !
Et elle essuya les larmes qui s'échappaient involontairement de ses yeux.
— La pauvre malade pressa la robe contre son cœur et l'inonda de ses larmes.
— Mes pressentimens ne m'ont donc pas trompée^ dit-elle ; je devais trouver
un ami le jour où je porterais cette robe ; Dieu vient à moi ; il m'appelle
Et elle joignit ses deux mains qui tremblaient, priant avec ferveur. ..
Les portes de l'hôpital s'ouvrirent. L'on transporta le brancard dans une
des salles.
Rachel pleurait pour elle et pour Marie. Toutes deux souffraient. Arthur
était appuyé contre un mur, pâle, tremblant ; il regardait la scène terrible qui
se passait devant lui. — Il vit Rachel qui s'approchait, son cœur se glaça ,
la jeune fille saisit son bras et l'entraîna rapidement ; elle franchit le seuil de
l'hôpital, puis s'arrêtant dans la salle d'entrée où Ton venait de déposer le lit de
la pauvre malade :
— Arthur, dit-elle d'une voix étouffée au milieu de ses sanglots qu'elle ne
pouvait plus contenir , Arthur , n'avez-vous rien à dire à cette infortunée ?
Arthur tomba à genoux près du lit. — La jeune malade poussa un cri , et
lui tendit ses mains.
— Mon Dieu! dit-elle, merci.... je croyais mourir sans le revoir; main-
tenant... faites de moi ce que vous voudrez.
34 LA SYLPHIDE.
Arlliur restait immobile, à genoux, sa tête cachée dans ses mains jointes .
placé entre ces. deux femmes, dont, pour lui, l'une était le passé, et l'au-
tre l'avenir ; son cœur se brisait en silence, s'humiliant devant elles et devant
Dieu; mais des sœurs grises s'avancèrent ; elles venaient chercher la malade
pour la transporter dans la salle qui lui était destinée. — Marie serra convulsive-
ment la main d'Arthur; puis elle se laissa emmener sans faire un mouvement...
Cependant au moment où elle touchait la porte, une idée parut la frapper; elle
se pencha hors du lit :
— Mademoiselle , dit-elle d'une voix faible , en se tournant vers Rachel ,
c'est pour vous qu'il m'a abandonnée. . . il ne vous a pas trompée. . . c'est bien
vous... qu'il aime!!
La porte se referma comme elle achevait ces mots.
Arthur et Rachel restèrent seuls , — tous deux pleuraient.
Quelques instans après, Marthe entra.
— L'émotion cruelle que vient d'éprouver la pauvre fille, dit-elle, a épuisé
le peu de forces qui lui restait; elle a demandé un prêtre. Dans quelques
minutes, son existence sera finie, — prions pour elle.
— Oui, dirent ensemble les voix des deux jeunes gens, prions pour la
pauvre Marie.
Huit jours après, un brillant mariage se célébrait à l'église de l'Assomption,
c'était celui d'Arthur et de Rachel.
Voilà cette histoire, madame la comtesse ; elle est triste, et elle est vraie. —
Vous connaissez Arthur, vous connaissez Rachel.
Baron de bazancourt.
LA SYLPHIDE.
35
ReTDe des Théâtres.
I oici, grâce aux soins intelligens de M. Léon Pillet, l'Aca-
, demie royale plus que jamais en voie de succès et de pros-
,^>>périté. Avec cet habile administrateur qui promet à l'O-
péra les splendides destinées du Journal de Paris qui est
mort, on ne sait plus à quoi s'en tenir sur les règles les plus vul-
gaires de la direction d'une entreprise dramatique. On se souvient
peut-être que la semaine dernière, après avoir assez long-temps
l' suspendu notre jugement sur le compte de M. Mécène Marié, nous
nous hasardâmes à dire franchement et complètement notre avis
sur ce chanteur. Cet avis, il est vrai, était loin d'être favorable,
mais après tout il se trouva fondé puisque la presse fut, en quel-
que sorte, unanime dans ses critiques, et que les journaux qui,
jusque là, s'étaient montrés les plus chauds partisans de M. Ma-
rié , ne pouvant fermer leurs oreilles à l'évidence , convinrent
qu'il avait été rfe7ft>'fa6/e dans Robert. \ l'appui de ce que j'avance, je citerai,
comme exemple, la France musicale, assez apte à prononcer en ces sortes de
matières. Or, en présence des conseils de la presse, que décide M. Pillet, qui
estime et honore la presse comme un de ses enfans qu'il n'est plus? — Il n'hésite pas,
il engage M. Marié aux appointemcns de vingt-cinq mille francs sans préjudice
des feux. Cet engagement de M. Marié va, selon toute apparence, valoir à
l'Opéra la perte de Mario qui désire depuis long-temps entrer aux Boulîes. Et voilà
comment administre l'ex-commissaire du roi, l'ex-rèdacteur en chef du Journal
de Paris, le maître des requêtes en service ordinaire ou extraordinaire, p:-u im-
porte ! — Marie Taglioni est au milieu de nous, elle va passer comme une ombre
à l'Académie royale. Ceci me remet en mémoire une nouvelle preuve de l'habi-
leté de M. Pillet. Dans le procès de M. Alexandre Dumas avec les Italiens, on se
rappelle que pour justifier l'absence d'une partie adverse, on a dit que M. Mar-
liani était à Londres avec mission d'engager M"*^* Taglioni et Cerito; prcsqu'en
même temps r.\cadémie royale faisait annoncer ailleurs qu'elle avait chargé
de ce soin M. de Boigne. Maintenant , lequel de M. Marliani ou de M. de
Boigne était l'ambassadeur accrédité de l'Opéra à Londres. M. Léon Pillet s'est
bien gardé de le dire, d'où il faut conclure que le maître des requêtes qui gou-
verne les maillots de soie et qui donne le la aux chœurs de la rue Lcpelletier,
fait de la diplomatie en partie double, ce qui lui procure l'occasion de se fairj
30
LA SYLPHIDE.
doublement jouer. — .Al'ie Cerito ne vient pas encore, et si les événemens ne
marchent pas mieux, elle ne viendra pas du tout. — Duprez va faire sa rentrée
dans les Martyrs, mais il ne se presse guère, et cela, peut-être, afin de ne pas tirer
trop brusquement JM. Mécène Marié de son rêve d'or.
La Comédie-Française est toujours abandonnée sans merci au décret de Mos-
cou et à M. Buloz ; c'est assez dire que la Thalie édentée agouise, et qu'un jour
ou l'autre nous serons convoqués à ses funérailles. Les vieux ont fini par céder
leur place aux jeunes, mais non leur part dans les dividendes de la subvention ;
on débute beaucoup sur les planches vermoulues de la rue Richelieu. A ces dé-
buts, nous ne gagnons rien, nous avons des uoms inconnus au lieu de talens
anonymes, voilà tout. — ^I. Hippolyte Lucas qui tient plus que jamais à être
directeur du Ïhéàfre-Français, quoiqu'il ignore que cette misérable sinécure ne
rapporte que dix mille francs, a proféré l'autre jour dans l'Artiste une hérésie
qui mériterait d'être relevée et confondue en détail, si la place ne manquait ici.
M. Hippolyte Lucas est d'avis que pour remettre à neuf tous les Crispins râpés,
tous les paillasses en guenille qui s'intitulent comédiens ordinaires du roi, il n'y
a qu'à prendre une centaine de mille francs sur les fonds que le budget alloue à
la littérature. On voit que pour discuter sérieusement une proposition semblable
qui n'est qu'une lourde flagornerie à l'adresse de MM. les sociétaires , il faudrait
entrer dans des considérations qui excéderaient de beaucoup les limites de cette
causerie. Je me borne donc à prendre date, quitte à revenir plus tard sur ce
chapitre si l'heure et la place me paraissent propices. Toutefois, M. Lucas me
permettra de lui répéter ce qu'il sait mieux que moi sans doute : que l'ingrati-
tude est la vertu domestique du théâtre, et que MM. les comédiens ordinaires
seront toujours infiniment moins émus de ses éloges que de la plus mince cri-
tique qu'il se permettra à leur encontre.
Cette semaine ne finira pas sans que l'Opéra-Comique nous donne l'Opéra d
la cour , pastiche arrangé pour M"" Eugénie Garcia qui , à la satisfaction de
tous, rentrera dans cette pièce, et pour quelques autres de ses camarades. —
Le Vaudeville ne se borne pas à ennuyer le public , il ennuie même ses pen-
sionnaires et tout dernièrement ce n'est qu'au moyen d'un procès que cet excel-
lent Arnal a pu obtenir de M. Trubert ses appointemens d'un mois. — Le
Gymnase a fait relâche pendant quarante ou cinquante heures pour remettre sa
salle à neuf; elle est maintenant fort convenable, lo cintre a été peint par
M. Ciceri , avec la délicatesse et le charme qui caractérisent le pinceau de cet
artiste. La pièce la plus nouvelle du répertoire a pour titre Mon gendre! C'est
un succès qui en attend d'autres. — Il y a encore eu une première représenta-
tion cette semaine, au charmant théâtre du boulevart Montmartre , et cette fois
la réussite a été complète. Le Hochet est une très spirituelle étude de mœurs
au dix-huitième siècle , au siècle des jiannicrs , des mouches et des éventails.
Le sujet n'est pas précisément neuf au théâtre ; on y a déjà souvent exploité
ces petits jeunes gens , dont les hommes ou les femmes se servent pour
dissimuler un amour sérieux, lesquels petits jeunes gens deviennent à leur tour
amoureux et maîtres au détriment de celle ou de celui qui les emploient. Telle
est en peu de mots l'intrigue de la nouvelle pièce des Variétés, intriguée et dia-
loguée très spirituellement, qui a pour auteur M. Léon , et qu'on a applaudi
beaucoup plus que si elle eût été de M. Scribe. g. guéxot-lecoime.
le Directeur DE VILLEMESSANT.
DIRECTION RUE O' HANOVRE , l7.
L\Ù\ de rhierry treres .
LA STl.i'HIUE.
il
A Uadame '
îSjiiilloi.
ous me demandez quelques ensembles de toilet-
te , madame ; rien n'est plus facile à satisfaire
que ce désir : je tous dirai donc comment une
femme vraiment distinguée doit composer son
costume, et vous nommerai quelques uns des bons
faiseurs qui doivent contribuer à l'élégance de ce
costume. Je ne vous parlerai pas de la toilette
à faire en sortant du lit , attendu que c'est tou-
jours le joli peignoir blanc orné de bouillons de
mousseline, ou celui en jaconas de couleur, garni
de bandes festonnées , qui font les frais de la pa-
rure de f avant-midi. Plus tard, pour ce qu'on
appelle promenade du matin à pied , ou en voi-
ture, une redingote en soie écossaise, ornée de-
vant de trois rangées de boutons en passementerie, montant en tablier sur la
jupe jusqu'à la ceinture, puis remontant sur le corsage en formant l'éventail: le
corsage plat derrière et devant, les manches demi larges avec un large poignet
en brassart, venant presque jusqu'au coude et boutonné par sept ou huit bou-
tons. Un mantelet de poult de soie brodé, garni d'une grosse ruche chicorée en
étoffe pareille ; puis un chapeau de paille cousue avec ornemens de velours
vert. La toilette de promenade du soir doit être plus parée : une robe en or-
gandi de nuance claire, garnie de trois volans bordés de dentelle -, un canezou
blanc élégant et brodé comme les sait faire M"' Ferrières-Penona, orné de ses
points d'Alençon, placés avec le goût qu'on ne connaît qu'à elle seule ; un man-
telet de poult de soie blanc garni d'angleterre et retenu par des nœuds de rubans
blancs; un chapeau en paille de riz orné de dentelles et d'une branche de rai/jon-
ce lilas tombant sur le côté, et dont la pose gracieuse doit faire reconnaître la
main de Maurice Beauvais. le modiste en renom dans la bonne comi agnie. La
4
as LA SYLPHIDE.
toilette de soirée , car nous avons encore des soirées, doit être une robe en or-
gandi, brodé blancet or, ou ponceau et or ; on peut la relever par des attaches
et une parure complète en coraux, montés par le fameux Pradher, le bijoutier
à la mode, et dont le talent justifie la vogue. Par dessus ce costume, il est in-
dispensable de se munir du burnous d'été de M"" Ferrières-Penona, en mous-
seline brodée, doublé d'une soie légère et garni de dentelles , qui forment un
charmant mélange avec les houppes et les torsades de soie dont le burnous est
orné. Point n'est besoin de vous dire que la coiffure doit être en cheveux ou
bien un de ces petits et légers bonnets de dentelles , qui n'ont du bonnet que
le nom, et qui s'ornent des plus délicates tleurs des champs.
Ajoutez à ces toilettes les sous-jupes de crinolineOudinot, les ombrelles-
marqmses de Verdier, chez lequel nos lions font assaut pour les cannes, et
vous serez au niveau de la plus haute fashion.
J'ai vu apparaître ou plutôt reparaître une ancienne mode à laquelle je
crie anathème : c'est celle des peignes élevés, qui m'ont toujours semblé
la plus disgracieuse chose du monde. On a beau les enrichir d'or, de ca-
mées, de corail, c'est toujours , à mon avis, un ornement qui dépare la tête
d'une femme, et qui lui ôtera toute cette grâce antique dont approche la coif-
fure d'aujourd'hui. Si ma faible voix s'élève pour blâmer les hauts peignes, en
revanche elle louera aussi fort que se pourra les jolies mitaines de peau de cou-
leur, que l'on garnit dans le haut de petites ruches de tulle ; rien n'est plus joli
que ce genre de mitaines pour porter avec les manches demi courtes des robes
transparentes- Quelques femmes fort élégantes portent des tuniques de mous-
seline brodées sur des jupes pareilles, probablement en souvenir des tuniques
de bal, si à la mode cet hiver. J'ai remarqué l'autre soir une femme extrême-
ment distinguée , qui portait, avec une toilette de mousseline toute blanche et
tout unie , une écharpe de velours noir; c'était, je vous assure, d'un charmant
effet et du meilleur goût. Je ne doute pas que cet essai ait beaucoup d'imita-
trices ; la fraîcheur des soirées nécessite absolument quelque chose de chaud
sur les épaules, et on ne peut, à mon gré, rien choisir de plus richement sim-
ple qu'une écharpe de velours.
A propos de velours , les enfans sont charmans cette année avec leurs pe-
tits spencers faits de cette étoffe, dont les manches courtes laissent à découvert
leurs jolis bras. Nulle part on n'habille les enfans avec autant de goût qu'à
Paris, les petites tilles surtout ; cependant depuis que l'on a adopté pour les
garçons l'habit de matelot, ils ont beaucoup plus de grâce qu'autrefois; une
chose qu'on n'est point encore parvenu à perfectionner, c'est leur coiffure, et
les chapeaux qui leur sont destinés, avec ces ornemens de plumes, cocardes ,
glands ou rosettes, me paraissent la plus hideuse mode qui existe. Les aris-
tarques de la mode ont , à mon sens, un grand torl, c'est celui de louer, à toit
I.A SYLPHIDE.
39
OU à travers, loul ce qui est à la mode... Il semble que ce mot, à lui seul,
comporte le bon goût, la grâce et la distinction ; loin de l;i!... la mode est
souvent fort laide, et si, au lieu d'aduler et d'encenser cette frivole déesse, on
lui disait quelquefois ses vérités, elle hésiterait un peu dans ses innovations,
consulterait les anciens de son royaume et discuterait, en son conseil privé,
les caprices si souvent renaissans auxquels elle nous soumet. N'êtes-vous point
de mon avis, madame, et ne croyez vous pas qu'une censure de la mode serait
d'un bon effet dans notre siècle de lumières, oii nous ne devons rien adopter en
aveugles, où nous analysons tout, même les découvertes les plus utiles, à
preuve cette eau Brocchieri , pour laquelle j'ai vu d'honnêtes gens prêts à
s'arracher les yeux; je ne sais si celle du docteur Chapelain , à laquelle on at-
tribue à peu près les mêmes propriétés, fera naître d'aussi violens orages?
Jusqu'à présent, je la vois généralement adoptée et préconisée , c'est presque
avouer qu'elle est infaillible ; quant à moi j'en ai pu apprécier les merveilleux
effets sur un chasseur auquel un coup de feu avait occasioné une hémorragie,
laquelle s'arrêta à l'instant à la suitede l'application de l'eau du docteur Chape-
lain. Ne riez pas de mes ordonnances, madame, et ne vous écriez pas que cha-
cunede mes It-ttres contient quelques recettes médicales ; puisque nous retour-
nons en arrière, rappelez-vous que les belles châtelaines, vos ancêtres, avaient
toutes en leur manoir une salle consacrée, que l'on nommait la pharmacie,
et où de leurs nobles et blanches mains elles pansaient les pauvres de leurs
domaines; c'est en souvenir de cet antique usage qu'après avoir égayé vos
loisirs, par mes /"as^fiont/ft/es descriptions, j'arrive insensiblement à vous en-
seigner l'art de paraître aussi bontie que belle.
Je pourrais, avec ces deux mots pour thème, vous faiie une morale de six
pages, mais les moralistes sont quelquefois ennuyeux, et ma plus grande crainte
étant de vous déplaire, je passerai à quelques sujets plus gais. Vous dirai-jeles
succès de M"'' Taglioni.? ils sont toujours les mêmes... Pourtant, croiriez-
vous que dans notre rieuse et moqueuse ville on a imaginé une caricature, re-
présentant un lapin ou un lièvre savant (je ne suis pas bien sûre lequel des deux),
costumé en bayadère ; le maître dudit quadrupède le tient par une corde nouée
autour du cou, et devant de nombreux assistans lui crie : Saute pour la
France... Saute pour la Prusse... Il passe ainsi en revue toute l'Europe, et
la bête 6nit par sauter pour la Russie ! Malgré cette petite amertume que la
préférence pour l'autocratie nous a fait concevoir contre l'incomparable dan-
seuse, les poches de l'Opéra se sont bien trouvées de son apparition à Paris- un
grand nombre de gens de la haute société ont quitté leur terre pour venir as-
sister à ses quelques représentations, et la salle de la rue Lepelletier a brillé
d'un éclat comparable à celui de ses plus beaux jours de l'hiver! Ce retour
éphémère avait ranimé notre pauvre et déserte ville, qui tressaillait d'aise à re-
i»
LA SYLPHIDE.
voir ses enfaiis ingrats lui revenir et lui demander encore du plaisir pour un
instant. A propos déplaisirs, pourquoi ne vous parlerai-je pas de ceux qui nous
restent, à nous, gens fidèles au soi parisien? pourquoi ne vous dirai -je pas que
le Chalet est un charmant concert où s'exécute une excellente musique, et Ti-
voli un frais jardin où Ton est enchanté d'aller respirer sous d'épais ombrages
et s'amuser des divertissemens multipliés qui s'y trouvent? Paris a la propriété
du Phénix, rien ne s'y anéantit ; ce que vous détruisez d'un côté renaît de l'au-
tre...; ôtez lui ses joies bruyantes, ses lustres, ses brocards de l'hiver, il vous
offrira ses bals champêtres sous des dômes de verdure, ses parures simples et
légères, les plaisirs de ses villégiatures. Des salons de Paris, la comédie et
l'opéra ont passé dans la villa B rendez-vous de nos artistes les plus en
renom. Paris est le grand foyer de lumière d'où s'échappent les rayons qui vont
vivifier tout ce qui l'entoure ; on pourrait à Paris appliquer la devise du
soleil !
Je ne vous demande pas si vous faites de la musique, je croirais commettre
un crime en en doutant un instant. Ici nous sommes au Schubert, et ses mé-
lodies se trouvent sur tous les pianos; j'ai remarqué aussi les romances de
M"' Duval Colart, jeune artiste qui annonce un grand talent déjà justifié par
de précédens succès. . marie de l
'*+♦■»♦♦
LES DEUX VOISINS.
UR la fin du dernier siècle, c'est-à-dire vers 1785,
la rue Santo Guiseppe, à Gênes, rue excentrique et
presque déserte , offrait de la hauteur voisine un
coup d'œil enchanteur, car elle ne formait guère
, f\ qu'une suite de jardins clos par des haies vives
Wf,y dont l'aspect réjouissait la vue. Deux ou trois mai-
sonnettes rompaient seules la monotonie un peu
^'' '' mélancolique de cette double nape de verdure, et
les arbres séculaires qui les encadraient d'une manière pittoresque , présen-
LA SYLPHIDE.
talent un tableau à demi champêtre dont [ilus d'un peintre de paysage avait
exploité l'ensemlile et les détails.
Le propriétaire de lune des maisons isolées au milieu de ces bosquets, où
tous les rossignols de la contrée semblaient s'être donné rendez-vous pendant
les tièdes nuits du printemps, était un bon bourgeois nommé Nicolo, qui vivait,
avec économie, du produit d'une petite rente que lui avait laissée son père^
ancien musicien dont la réputation avait jeté quelque éclat dans sa ville natale.
Le bourgeois dont il s'agit avait déjà touché cette portion de la vie qui penche
vers le déclin ; il végétait paisiblement dans la maison qui l'avait vu naître,
sans autres occupations que celles dont son jardin lui fournissait le prétexte,
sans soucis de l'avenir qui ne pouvait rien déranger au cours de sa solide et
modeste existence, sans regrets du passé qui ne lui représentait qu'une suite
assez fastidieuse de journées identiquement semblables les unes aux autres,
sans les variations que chaque saison y avait annuellement apportées.
Cet homme avait, quelques vingt ans avant l'époque dont nous parlons,
contracté une alliance avec le propriétaire de la maisonnette la plus voisine,
c'est-à-dire que les deux propriétés, arbres et moellons, avaient trouvé con-
venable de se réunir, car rintérêt seul avait été consulté dans ce mariage. Plu-
sieurs enfans en avaient été successivement le résultat ; mais, semblables à ces
plantes maladives que le moindre souflle flétrit sur leur tige, les fruits d'un
hymen aussi misérablement assorti sous les rapports du sentiment étaient
tombés avant d'avoir fleuri sous le rameau paternel. En d'autres termes, le
propriétaire de la rue Santo Guiseppe avait perdu deux enfans en bas âge sans
que sa tranquillité d'ame en fut notablement troublée, et sa femme élevait alors,
avec des soins infinis, quoique peu judicieux, le troisième qui avait cinq ans,
et dont le tempérament débile inspirait de trop justes appréhensions.
Cet enfant était presque abandonné à la tendresse maternelle qui veillait
sur sa chétive existence. Quant à son père, il avait, comme on l'aurait dit en
français, « fait son deuil » de la catastrophe inévitable dont sa progéniture
était menacée ; il la considérait avec un chagrin d'habitude comme vouée à la
mort prématurée qui avait moissonné les deux premières victimes, et il trouvait
à cet uniforme sentiment d'iuquiétudes quotidiennes d'amples distractions, et
des consolations parfaitement efïicaces dans les soins qu'exigeaient les deux
propriétés conjointes par mariage.
Mais il n'est point de positions, quelque sures qu'elles paraissent, qui soient
à l'abri de ces modiûcations qu'entraîne la marche du temps. Le propriétaire
s'était arrondi d'un coté ; mais l'enclos qui bordait sa maison de l'autre côté
appartenait à un riche voisin, qui avait toujours fait la sourde oreille aux pro-
positions d'achat qui avaient été risquées par son limitrophe. Une querelle sur-
vint entre eux , et le voisin , par forme de représailles ou de spéculation ,
LA SYLPIIIDK.
fit bâtir une maison contre celle de son ennemi , dans l'alignement de la rue.
Notre propriétaire vit avec un morne désappointement les constructions
surgir peu à peu en s'engrainant dans son immeuble ; il suivait d'un regard
désolé la formation des fenêtres qui allaient s'ouvrir et dominer son jardin, où
il ne pourrait plus désormais faire un pas sans subir linspection permanente et
souvent indiscrète d'un voisin qui entrerait jusqu'à un certain point dans les
innocens mystères de sa vie intime.
Nicolo, qui n'avait plus d'autre pensée que celle du dommage dont il était
la victime, passait incessamment la revue de tous les inconvéniens qui pouvaient
résulter d'un voisinage incommode, et il arriva, comme c'est assez l'ordinaire
en pareille circonstance, qu'aucun des cas prévus et redoutés ne se présenta
quand la maison fut achevée et mise en location. — Les habitans qui s'y in-
stallèrent se composaient d'un vieux garçon et de sa gouvernante, les deux per-
sonnes les plus paisibles et les moins curieuses qu'il fût possible de souhaiter
pour voisins. Nicolo, à demi consolé , se félicitait déjà d'avoir échappé aux
chances qui menaçaient l'indépendance de ses promenades et de ses petites allu-
res intérieures, lorsque, deux ou trois jours après l'installation des nouveaux
venus, il entendit, sur le soir, les sons d'un violon dont le voisin jouait à merveille.
Tout autre que Nicolo eût pris plaisir à écouter les modulations savantes et les
études que l'inconnu exécutait avec une rare perfection. Mais le propriétaire
avait été violoniste lui-même, c'est-à-dire que sa jeunesse s'était consumée, sous
la direction de son père, dans l'étude du violon, dont il avait lui-même donné
des leçons, et auquel il avait dit un éternel adieu en héritant du patrimoine qui
suffisait à son ambition. Il y avait quinze ans que le propriétaire n'avait touché
un archet, et loin de prendre le moindre plaisir à écouter les mélodies impro-
visées qui interrompaient si énergiquement le silence de sa solitude, il lui sem-
bla que le sommeil le gagnait plus tôt que de coutume, et il passa à pester
contre son voisin tout le temps que celui-ci consacra aux exercices dont il sem-
blait faire l'objet d'un délassement plutôt que d'un travail.
Les jours suivans ce fut bien pis : le musicien joua de son violon pendant
toute la soirée et fit même des quatuors avec quelques amis. Nicolo tomba dans
une mélancolie profonde; il se livrait parfois à des accès de dépit qui trou-
blaient le repos de la famille. Le propriétaire au désespoir chercha les moyens
d'imposer silence à son bruyant voisinage et n'en trouva pas de meilleur que
celui d'élever autel contre autel. Il tira d'un étui tout poudreux ïAmati de son
père et se mita jouer avec frénésie tous les passages de concertos qui étaient
restés dans sa mémoire. Mais cet expédient n'obtint d'autre résultat qu'un sur-
croît de peines pour Nicolo, car le voisin continuait paisiblement ses exercices,
et Nicolo, forcé comme auparavant d'entendre de la musique, avait en outre le
désagrément surérogatoire de celle qu'il faisait lui-même.
1.4 SYLPIIIOE.
ii
Le triste propriétaire sentait bien que la persévérance du remède extrême
qu'il employait pouvait seule triompher des habitudes musicales de son voisin \
mais l'état de surexcitation nerveuse où le jetèrent ses deux ou trois essais in-
fructueux ne lui permit pas de continuer une guerre dont il était vraisemblable
qu'il paierait tous les frais. — Ce fut alors que, dans le paroxisme de l'un des
accès de colère qui l'obsédaient à chaque instant, Nicolo conçut, non sans quel-
ques remords, le barbare projet d'imposer à son propre fils le supplice dont il
avait gémi lui-même pendant vingt années de sa vie. Ce dessein monstrueux
lui fut inspiré par le hasard , ce tyran de l'existence humaine , et voici
comment.
Un soir qu'il avait inutilement essayé de couvrir avec son violon les sons de
l'instrument rival et qu'il se promenait dans un découragement plein d'amer-
tume sur la terrasse de sa maison , il entendit le petit Nicolo qui promenait
l'archet sur son Amati dont il tirait des accords à faire grincer les dents d'im-
patience. L'ex-musicien, charmé de trouver un prétexte pour exhaler la bile qui
le suffoquait , courut dans sa chambre pour arracher son violon des mains de
l'enfant et le punir vertement de sa témérité. Mais en franchissant deux à deux
les marches de l'escalier, sa résolution se modifia dans le choix de la punition ,
et quand il fut arrivé en face du délinquant, il s'écria d'une voix de ton-
nerre :
— C'est donc ainsi, petit drôle, que vous touchez à ce diable d'instrument,
et sans ma permission encore ! Eh! bien, dès demain, monsieur, vous appren-
drez à jouer du violon 1 A votre âge j'exécutais déjà un concerto de Corelli
(d'infernale mémoire); mais nous travaillerons pour réparer le temps perdu.
— Je voudrais bien savoir, ajouta mentalement le propriétaire exaspéré, com-
ment le voisin s'accommodera des gammes que je lui ferai jouer pendant trois
ou quatre heures par jour.
Nicolo tint parole et l'enfant , malgré les représentations de sa mère qui
craignait pour l'organisation délicate de son fils , commença son éducation
musicale. — Mais les résultats de cette détermination prise ah irato furent
loin de répondre aux prévisions du père. Le petit Nicolo, loin de montrer les
dégoûts qu'éprouvent la plupart des enfans en présence des premières diffi-
cultés de l'art, les aborda et les combattit avec une ardeur qui étonna tout le
monde. Bientôt ses dispositions se développèrent avec une telle énergie que
Nicolo se félicita sincèrement du hasard qui avait mis en lumière une vocation
si décidée. — Les progrès de l'enfant tenaient du prodige. Non seulement il
semblait deviner ce qu'on lui enseignait, mais il faisait entendre parfois, avec
une inconcevable perfection , des éludes sur des difficultés dont son père ne
soupçonnait pas l'existence. Nicolo se perdait en conjectures sur un pareil piié-
nomène, lorsqu'il s'aperçut, un soir en revenant plus tôt que de coutume de la
A STI.PniDE.
maison de son beau-père, que son fils entretenait des communications mysté-
rieuses avec l'ennemi du repos de sa famille.
Le voisin qui n'avait pas été le dernier à remarquer les données extraordi-
naires de l'enfant, les secondait en secret pour l'amour de l'art, et rectifiait les
enseignemens parfois erronés que l'élève recevait d'un maître inexpérimenté.
Lorsque Kicolo s'éloignait de la maison, l'enfant et le voisin montaient sur la
terrasse qui surmontait les deux habitations et se livraient ensemble à une
étude, dont les résultats frappaient d'admiration jusqu'à l'habile musicien qui
les provoquait. Le propriétaire, en surprenant l'une de ces entrevues , trouva
la clé du mystère jusqu'alors inexplicable des progrès de son fils... mais on
comprend que dès ce moment le voisinage perdit tous ses inconvéniens.
Le lendemain, le violoniste faisait son entrée dans la maison de son ancien
ennemi en qualité de maître de son fils. Le reste appartient à l'histoire de l'art;
car cet homme se nommait Rolla , et l'enfant remplit , quelques années plus
tard, le monde entier de sa gloire, sous le nom de Nicolo Paganini.
STÉPHEi\ DE LA. MADELAl.NE.
RoTue des TIk'-:"!! res.
UE vous dirai-je de l'Opéra? L'Opéra aujourd'hui,
ce n'est plus M. Diiponchel, ni même M. Habeneck;
encore moins M. Léon Piliet; ce n'est ni Auber, ni
Duprez, ni Donizetti, ni Meyerbeer, c'est Marie Ta-
glioni, la gitana, la sylphide, l'ombre, la bayadére ;
c'est Marie ïaglioni qui se repose à peine sur les
planches de l'Académie-Royale, pour s'envoler bien
■vile vers les pays du Czar.Moi aussi je pourrais m'é-
crier comme tant d'autres poètes du feuilleton :
Manibus dale lilia plenis:
Purpuroos spargam flores !
« Donnez des lys à pleines mains; je veux répandre à profusion les camélias
LA SYLPHIDB.
4&
» elles roses 1 «—Mais à quoi bon recommencer un roman ou un poème tant de
fois écrit ?J- aime mieux vous apprendre que très sérieusement Duprez boude
rOpéra : Marié v est peut-être pour quelque chose ; dans tous les cas, M. Léon
PiUet, l'administraleur habile y est pour beaucoup. Vous ignorez sans doute que
par suite d'une indisposition, Duprez est revenu de Bordeaux à Paris, vingt-
quatre heures après l'expiration de son congé. M. Pillei ne s'est aucunement
formalisé de cette contravention, il s'est borné à condamner le chanteurà quatre
mille francs d'amende. Duprez s'en est vengé en tombant malade tout de bon,
et voici que maintenant, par ordre de la faculté de médecine, il se promène, la
canne à la main, fort peu soucieux de savoir ce que deviennent les Hwjuenols
ou les Martyrs. Qu'on dise donc que M. Léon Pillet ne dirige pas admirablement
l'Opéra?
Londres n'a point assez de M"^' Dorus ; on la rappelle pour un feslnal, et les
\nglais vont encore en jouir pendant quelques semaines à nos dépens. — D m'est
revenu que j'étais tombé dans une erreur grave au sujet de Marié: ce n'est pas
vingt-cinq mille francs que gagne cet incomparable ténor à l'Académie-Royale,
c'est trente-cinq milk !... Mon erreur ne prouve qu'une chose, c'est que la di-
rection de notre premier théâtre lyrique est capable de commettre toutes les sot-
tises. Il m'est aussi revenu qu'un certain nombre de ces dames avaient été très
mécontentes des quelques lignes fort inotfensives consacrées dernièrement au ta-
lent et à la voix de M. Mécène Marié. — Critiquer un aussi bel homme!... ont-
elles dit. l\ est vrai qu'en parlant de la doublure de Duprez, je ne m'attendais pas
à entrer en lice avec un Appollon du Belvédère. Si les beaux hommes arrivent à
l'Opéra, les femmes laides ou belles s'en vont. Mme Nathan-Treillet n'a point
été engagée ; M^e Stoltz est malade ; Mlle Nau est dans les Pyrénées ; sauf
Mme D°orus, nous sommes livrés aux débutantes : MHesJulian et Dobrée font
tous les honneurs du répertoire avec Mmes Elian Barthélémy et Wideman, qui
débutent, je crois, depuis la révolution de 1830. — En fait de danseuses , on ou-
blie Mlle Cérito ; MU'- Pauline Leroux ne revient pas, Lucile Grahn est toujours
malade Fanny Elssler continue son pèlerinage triomphal aux Etats-Unis, et, par
forme de compensation, on nous prodigue le printemps éternel de MHeNobletet
les mollets anonvmes de Mlle Fitz-James. Ce délabrement général dans la jeu-
nesse les vois et 'les mollets de l'Académie-Royale a fait vivement sentir à M. Pil-
let le besoin de remettre sa salle à neuf; et le Théâtre-Français, qui, en cette cir-
constance, se pique de rivalité par hasard, va en faire autant. On dépensera, dit-on.
quelques soixante mille francs à l'Opéra; à la Comédie-Française, on ne con-
naît pas le chiffre, mais il faut espérer que M. Lucas ne proposera point encore
à MM. les comédiens l'ingénieux expédient de prendre les capitaux nécessaires a
leur badigeonnage sur les fonds d'encouragement aux lettres.
D'ailleurs, les^choses empirent rue Richelieu; après les vieux et mauvais co-
médiens nous avons les débutantes jeunes et mauvaises : depuis la semaine
dernière la catastrophe s'est compliquée de deux premières représentations de
vaudevilles qui avaient très probablement été refusés à l'Ambigu. Eudojru ou le
Meunier de Harlem n'a d'autre mérite que les cheveux blonds , le visage rose et
blanc et la gentille personne de M"= Doze, eton conviendra sans peine que
M Théaulon n'est aucunement responsable de la beauté de M"' Doze. Japhet a
la recherhe d- un pire esluii vol fait par MM. Scribe et Vanderburch au capitaine
46 LA SYLPUIDE.
Marryat qu'ils ont rendu ridicule et ennuyeux pour avoir le lâche plaisir de ne
l'être pas seuls. Explique qui pourra ces contrastes étranges dont la cadu-
cité de la Comédie Française abonde ! MM. les comédiens ordinaires ou-
vrent leurs fenêtres et leurs portes, leurs coulisses et le trou du souffleur aux
vaudevilles de MM. Théaulon et Scribe, et ils ferment jusqu'aux lucarnes de leurs
greniers, et iisplacent-des gendarmes sous leur vestibule , et ils s'entourent d'un
cordon sanitaire pour échapper aux tragédies académiques et péruviennes de
M. Yiennet.
Vous croyez être quitte de M. Scribe, n'est-ce pas? Hélas ! il vous attend à
l'Opéra-Comique ; nous tombons de Scribe en Scribe ; les Grecs au moins avaient
autrefois de la variété dans leurs catastrophes, ils tombaient de Carybde en Scylla.
Il est vrai que M. Scribe est ici accompagné de circonstances aggravantes, c'est-
à-dire deM. de Saint-(ieorges. Qu'on jugeaprès cela de ce que peut être l'Opéraà
la Cour; méchant conte d'enfant qui déshonorerait la littérature, si la littérature
pouvait avoir quelque chose de commun avec les œuvres de M. de Saint-Georges.
Tout cela est bête, languissant, maussade ; tout cela sent l'eau sucrée et la Ileur
d'orange. Aussi est-ce en vain que MM. Grisar et Boïeldieu ont essayé de
coudre sur cette doublure inconsistante des airs et des morceaux d'ensemble
extraits de chefs-d'œuvre épars, dans le seul but de prouver sans doute qu'un
chef-d'œuvre ne mérite ce nom qu'à la condition expresse qu'il ne sera pas mu-
tilé. Au surplus, rOpéra-Comique n'avait pas compté sur un succès de fond avec
ce pastiche, il avait seulement espéré un succès d'auteur et il l'a obtenu. Mais
pourquoi l'Opéra-Comique, je le demande, affecte-t-il de se donner de la sorte
des allures italiennes? M"ie Eugénie Garcia est française en dépit de son nom ita-
lien ; M. Botolli, le débutant, s'appelle Boutciller sur le registre de sa paroisse,
et Chollet qui est resté chanteur français de nom et d'école, n'en a pas moins eu
une grande partie des honneurs de l'Opéra à la Cour, dont certes nous ne parle-
rions plus sans lui et Mme Eugénie Garcia.
Je crois donc utile de signaler, pendant qu'il en est temps encore, ces ten-
dances de l'Opéra-Comique vers un abus de mots et de caractère qui lui serait
tôt ou tard essentiellement préjudiciable. Il importe que notre Opéra-Comique
demeure national puisqu'on le paie pour cela , et je ne saurais accorder trop
d'éloges à la fermeté de M. de Rémusat qui a coupé court aux intrigues qui vou-
laient faire de cette belle salle Favart le patrimoine de la troupe italienne.
Je souhaite de tout mon cœur que les Bouffes restent toujours à l'Odéon,
quand ils ne nous rendraient d'autre service que celui d'empêcher cette absurde
combinaison d'un second Ttiédtre- Français. Faites-moi donc, en passant, le plai-
sir de me dire où est le premierl — Donc l'Odéon est mort pour la tragédie et la
comédie, de même que la Porte-Saint-Martin, pour le drame échevelé et les
dagues du moyen-âge. La Porte-Saijit-Martin et M. Balisson de Roùgemont, cet
honnête mélodramaturge , devaient mourir ensemble. A propos de ce double
décès, n'est-ce pas une chose effroyable de songer que M. de Roùgemont est
mort chargé de plus de pièces qu'il n'avait d'années? Maintenant, mes deux
théâtres, et vous aussi, mon estimable auteur, qui fûtes un homme de lettres et
un homme de bien , dormez en paix ! Dormez de ce même éternel sommeil au-
quel s'abandonnera bientôt Lénore du Gymnase, drame qui n'est pas un vaude-
ville, vaudeville qui serait peut-être une comédie, œuvre sans nom, jouée par
LA SYLPHIDE. )7
Bocage qui ne sait plus sur quelle scène de Paris ou du monde promener les
douleurs lï Àntony.
Je ne sais en vérité par quel fil sortir de te labyrinthe de pièces nouvelles qui
me poursuivent avec le fantastique cortège de leurs contorsions et de leurs gri-
maces : au Vaudeville, /a 7'o/ie/^(7/e du fmbuurg et tes Capriret, deux nouveau-
tés sur lesquelles il y a au moins une lourde chute, ce qui n'est pas trop, en raison
des habitudes entêtées de M. Trubert ; aus Variétés, k Fin Mot qui égaie le ré-
pertoire avec le Hochet d'une Coquette ; au Palais-Rojal Bob ou le Forgeron de
Saint-Paliick, vaudeville politique où il y a une machine infernale et des (loii-
11 ins, au demeurant, ollapodrida très divertissante, grâce à l'esprit de M.M. Paul
Duport et Deforges ; enfin à l'Ambigu, qui monte sur des échasses et devient lit-
téraire depuis le trépas de la Porte-Saint-Martin , la Croix de Malte par
M Fouchcr, mélodrameoù les beaux sentimens delà religion sont au prisesavcc
les non moins beaux sentimens de l'amour, pour être finalement conciliés comme
toutes les choses se concilient au théâtre : par un mariage. — Nous voilà au
bout; faites comme moi : respirez et dites merci 1
Du monde imaginaire du théâtre, entrons, s'il vous plaît, pour quelques instans.
dans le monde réel de la littérature et des arts. — On a beaucoup parlé, il y a
quelques semaines, d'une rencontre fortuite de MM. Eugène Pelletan et Bonnaire,
dans le jardin de George Sand. Seulement, avec ou sans dessein, on dénaturait
alors les faits. Il est bien exact que l'aggression était venue de la part de M. Bon-
naire qui avait cru, à l'exemple de l'âne de la fable, devoir exercer sa vengeance
au moyen d'un coup de pied ; mais ce qui est non moins exact, c'est que M. Pel-
letan, mis par cette attaque d'apothicaire en état de légitime délense, démontra à
l'âne, dans une argumentation très nerveuse, que le lion n'était pas mort. Cette
première leçon a même si bien réussi au spirituel écrivain, qu'il a, comme vous
savez, voulu profiter des rares dispositions de son élève pour lui en donner une
seconde en police correctionnelle. Ce procès qui promet d'être curieux, acquerra
encore un nouveau degré d'intérêt parla présence, aux débats, de M' Théodore
Bach, qui plaidera pour M. Eugène Pelletan. M' Bach viendra à Paris à l'issue
du procès criminel de M ■" LafTarge.
Tout finira donc par des chansons, il faut bien l'espérer ; il n'y a guère que le
monument de Napoléon qui ne nous promette pas les mêmes agrémens. — Au-
tour de moi, j'entends tout le monde médire de M. Marochetti. — Donner le
monument de Napoléon à un étranger : premier grief ; l'accorder à un étranger
à l'exclusion de tout concours : second grief. Sur le premier grief je répondrai :
Dans ce dix-septième siècle dont vous nous fatiguez les oreilles, Colbert, le
grand, l'immortel Colbert ne fit-il pas venir de Home, Bernini '? Sur le second, je
me permettrai de faire observer que tout en se plaignant de l'absence du con-
cours, aucun artiste ne se met en frais pour prouver au ministre qu'il a tort. On
connaît le projet de M. Marochetti, on le critique et on fait bien ; mais où sont
donc, je vous prie, les projets meilleurs"? où sont même les projets plus mau-
vais que le sien "?
On fait grand tapage d'un projet de M. Azémar. Qu'est-ce que M. Azémar,
d'abord"? et ensuite, qu'est-ce que son projet? A juger de l'homme d'après le
projet c'est bien peu de choses. Vous ne voudrez certainement pas croire que
-M. Azémar n'a inventé ni mausolée, ni cénotaphe, ni monument, ni statue, ni
48 hX SYLPHIDE.
cheval , ni cariatide , ni piédestal , il a eu la pyramidale idée de peindre les trois
grandes phases napoléoniennes sur les verrières blanches de la coupole des Inva-
lides et de son soubassement. On pourra mettre au dessous tout ce que l'on vou-
dra, M. Azémar n'y tient pas. Au besoin, pourvu qu'il ait ses vitraux peints,
il se contenterait d'une guérite. A côté de M. Azémar, M. Marochctti n'est-il
pas un Michel-Ange? — Et en vérité vous êtes bien venus de vous plaindre! car
cette réputation à la porte de laquelle des ministres vont frapper aujourd'hui,
cette réputation, c'est vous qui l'avez faite. Personne ne connaissait M. Maro-
chetti , lorsqu'il y a trois ou quatre ans, il exposa dans la cour du Louvre sa sta-
tue équestre d'Emanuel-Philibert. Et tous vous allâtes faire une station admi-
rative devant ce bronze colossal ! Et les bourgeois de Paris qui s'ameutent quand
un flâneur contemple pendant deux minutes une girouette sur une cheminée,
vinrent en foule saluer Emanuel-Philibert! Les mouleurs se le disputèrent, nos
cheminées, nos étagères , nos pendules furent embellies de ce guerrier à cheval,
et il ne vint à l'esprit de nul d'entre vous de demander ce que c'était que ce héros.
Tant mieux, car il aurait fallu répondre : — V'aincus, vous venez applaudir votre
vainqueur, cet Emanuel-Philibert dont vous êtes enchantés d'avoir fait une
pendule , a battu les armées de France à Saint-Quentin ; il a participé à cette
même victoire qui a valu à Madrid son Escurial, et c'est pour cela encore que
Turin lui a décerné ce trophée de bronze dont vous vous êtes arraché les mi-
niatures et que vous avez vu partir, ignorans que vous êtes, avec tant de re-
grets!...— On nous a souvent reproché, en France, que nous écrivions mal l'his-
toire ; on devrait bien nous répéter plus souvent que nous no la savons pas du
tout. G. GUÉNOT-LECOINTK.
niDLIOeBAPUIB.
Sous le titre de l'Abbé Olivier , M"" Clémence Robert a réuni dans un livre
du plus haut intérêt, toutes les beautés, les grandeurs, et aussi toutes les dilTicul-
tés , les souffrances de la vie du prêtre catholique au dix-neuvième siècle. On y
trouve une étude profonde de cette existence à part, avec le caractère particulier
qu'elle a dans notre âge, et une entente parfaite de ses sentimens et de ses tris-
tesses intimes , jointe à des détails curieux et altachans. — Cet ouvrage étant,
avant tout, d'actualité , le prêtre catholique est placé en regard de Y industriel et du
journaliste, ces deux puissances matérielles et intellectuelles de notre âge. Il ne
faut donc demander à ce livre aucune déclamation contre le célibat des prêtres,
que l'auteur estime, au contraire, un des pointi de doctrine qui rehausse le plus
leur état. L'amour de l'Abbé Olivier pour la jeune Marie-Rose est pris à un point
de vue nouveau et élevé. Il est donc bien vrai de dire que partout dans ce roman
les investigations les plus hardiesse réunissent à la plus délicate observation des
convenances.
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1^1 août.
T VOUS aussi, madame, vous êtes aux eaux de
Spa, et c'est au milieu de cette corbeille toute
resplendissante de fleurs, de gaze et de jolies
femmes, que vous voulez que ma Sylphide dépose
à vos pieds son tribut! Au fait, vous avez raison,
car où pourrait-elle être la mieux venue ? elle qui
vous apporte le moyen d'être plus belle encore
que vous ne l'êtes ; elle qui vous dévoile tous les
secrets de la fashion parisienne ; qui vous dit nos
causeries, nos plaisirs présens et ceux que nous
préparons pour votre retour ; elle qui vous parle
chiffons, bals, théâtres, romans, n'a-t-elle pas
droit de cité en quelques lieux que vous vous
trouviez ? Toutes ces séduisantes nouveautés ne
sont-elles pas dignes de faire sensation ? Aussi
suis-je bien tranquille sur l'accueil que vous ferez à ma diaphane voyageuse,
et fussiez-vous à rêver sur les bords murmurans de la Vesdre, fussiez-vous
au grand jour du samedi, belle et parée pour le bal de la Redoute ; rien
ne vous retiendra, j'en suis sûre, pour ouvrir les dépêches de ma jolie
messagère , toutes parfumées des senteurs de France î Et à propos de
senteurs, comment avez-vous trouvé le dernier envoi que je vous ai fait
des merveilles de Guerlain ? Il est impossible lorsqu'on parle de parfums,
que son nom ne soit pas le premier qui se présente à l'imagination ; il
est impossible aussi qu'en rencontrant de frais visages, que ni les veilles
de l'hiver, ni le hàle de l'été n'ont altérés, on ne devine pas que c'est à ses
découvertes précieuses qu'est dû ce bienfait qui , sans lui , serait encore
regardé comme une chose impossible. 11 est donc vrai et juste de proclamer
que chez lui seul se trouvent ces heureuses compositions qui, d'une manière
I
LA SYLPHIDE.
incontestable, conservent la beauté et la font naître en partie sur les Bgures qui
en sont dépourvues 5 car, avouez avec moi, que la plus laide femme du monde,
si sa peau est unie et veloutée, si son teint est blanc et reposé, aura toujours
un charme séduisant et préférable à beaucoup d'autres. Nous savons toutes
que les lotions et les crèmes de Guerlain ont cette inappréciable propriété à
laquelle il doit, à juste titre, sa réputation européenne. — Je ne sais de quel œil
vous lirez certaine nouvelle qui, quoique encore à son aurore, n'en est pas
moins une chose avérée , une chose qui, chaque jour, prendra pied de plus
en plus. Il s'agit, hélas! il faut bien vous le dire... Il s'agit... de la chute de
la guipure ! Voilà le grand mot lâché. Maintenant jetez un regard de triste
regret sur ces ornemens chéris, arrachez-les de dépit de dessus les belles
jupes de soie qu'ils ornaient si bien ; criez anathème sur le caprice de la mode,
sur son humeur tournant à tous vents, le fait n'en restera pas moins un fait...
Plus de guipure, il ne nous reste qu'à lui adresser, comme épilaphe, le
vers de Malherbe :
Et rose elle a vécu, ce que vivent les roses.
Puis à nous consoler dans les magasins de M"" Doucet, ou vous trouverez
des dentelles vieilles qui font fureur. Vous y verrez aussi de ravissantes appli-
cations de points de Bruxelles, dont les dessins créés par elle, appartiennent
exclusivement à sa maison, ce qui double leur prix eu en faisant des ornemens
exclusifs qu'on ne verra pas porter à tout le monde. — Après avoir médit de la
mode, il est bon cependant de lui rendre justice lorsqu'elle le mérite, et c'est
un devoir que je remplirai à propos des jolis chapeaux de forme Louis XIII,
inventés par M"" Séguin et qui n'ont rien perdu de leur vogue de cet hiver.
M"" Séguin, dont le talent semble renaître plus frais et plus vivace à chaque
renouvellement de saison, a su varier pour sa charmante création des cha-
peaux Louis XIII, les étoffes et les ornemens, de manière à en faire une nou-
veauté d'été, sans rien changer à cette forme gracieuse que toutes les femmes
distinguées s'étaient empressées d'adopter. Au reste, en tout ce qui concerne
les modes de sa façon. M"" Séguin trouve un encouragement dans la classe
de la haute société qui doit lui prouver combien ses efforts et son art merveil-
leux ont d'admiratrices. — Le véritable talent est toujours en honneur parmi
nous autres Françaises , renommées pour notre bon goût ; partout où nous
le trouvons , nous nous en emparons , demandez plutôt à Palmire , cette
inimitable couturière, combien de belles et nobles épaules elle emprisonne
dans les corsages dont la coupe ne se retrouve nulle part ; demandez aussi à
M. Batton, l'habile fleuriste, combien de fois il voit ravager par de blanches
mains son parterre artificiel :' 11 n'est pas jusqu'à notre transfuge sylphide,
(de rOpéra entendons-nous), qui ne soit venue moissonner roses, muguets,
I.A SYLPHIDE.
1
jasmins, et aux branches du jardin de M. I5atlon ! Uélas! pourquoi faul-il
que de si ravissantes couronnes, que des bouquets si pleins de vie et de vérité
aillent se flélrir sous le ciel glacé de la Russie !
Une nouvelle, qui me paraît occuper assez sérieusement notre monde in-
dustriel, est rétablissement de la maison de commission de M. (Uraiid :
oulre l'extension considérable qu'il donne à son genre de spéculation ,
l'énorme fonds de capitaux qui forme la base de son entreprise, semble lui
assurer une priorité incontestable sur ses devanciers ; aussi dit-on que nombre
de rivaux parmi lesquels on cite la maison Lassalh. conçoivenl quelques in-
quiétudes sur le monopole que pourrait, avec avantage, exercer M. (ii-
raud.
Vous le voyez, madame, je ne puis me défendre de mêler toujours à mes
lettres une teinte de gravité; aujourd'hui je laisse décote les ordonnances
d'IIippocrate pour vous parler commerce, cela vous prouve que je suis de mon
siècle, et que hardiment j'aborde tous les sujets: à vous de juger comment je
m'en tire...
Maintenant et toujours par suite de mon système, je vous parlerai de la
dernière représentation de M"" Taglioni ; et d'abord je vous dirai les toilettes
à part que j'y ai remarqué. On y voyait un grand nombre de canezous de
mousseline, de dentelles qui, ainsi que je vous l'ai dit dans une de mes dernières
lettres, étaient portés sur des jupes blanches et de couleur. Outre ces canezous,
il y avait aussi beaucoup de spencers d"étofi"c de soie et de velours, les nuances
prédominantes étaient le vert orné de boutons en or et l'orange avec des bou-
tons d'argent; pour les drmi-dcuil les spencers noirs ou gris avec ornemens de
jais et dentelles noires étaient du plus joli effet. Quelques grandes toilettes
étaient en poult de soie blanc, le haut des corsages orné de dentelles, le bas de
la jupe garni de volans découpés à l'emporte pièce. Beaucoup de coiffures en
cheveux avec des guirlandes de fleurs des champs. L'été étant une époque,
pendant laquelle il est de bon goût de porter fort peu de bijoux, on s'en dé-
dommage par le luxe des broches et des bracelets, ornemens admis dans le né-
gligé, comme dans les grandes parures. J'ai remarqué à l'Opéra un nouveau
modèle de bracelet, qu'on nomme l'ordre de. la Jarretière , c'est une bande
d'or qui semble se nouer sur le poignet et qui porte, écrit en petites pierres
précieuses^ la légende : /lonni suit qui mal y pense. Ces bracelets sont fout-
à-fait nouveaux, ainsi que les broches à glands. Les miniatures sont toujours
fort en vogue, plus le portrait qu'elle représente est ancien plus il a de mérite;
à présent qu'on n'attache plus assez de prix à la noblesse pour payer des par-
chemins, on achète des ancêtres pour les faire monter en broches ou en brace-
lets; bienheureuses les nombreuses familles ! J'en connais une qui a déjà vendu
deux oncles et trois cousins germains , oubliés depuis des années dans le fond
Û2 LA SYLPHIDE.
d'un tiroir. Pour compléter les toilettes de spectacle on porte beaucoup de
châles de dentelles doublés en soie de nuances claires.
A parler vrai, je vous dirai qu'à cette dernière représentation de M"' Ta-
glioni, les toilettes élégantes étaient assez clair-semées et je n'ai pu recueillir
un plus grand nombre d'observations quant à la fasliion. Le reste du spectacle
a été assez satisfaisant. On a commencé par le deuxième acte de la Juive.
Marié a une belle voix , mais il chante sans méthode , «t le dirai-je , souvent
faux, il ne se doute pas de la manière de dire le récitatif. On a été très- mala-
droit dans les louanges données à Marié ; le public trop prévenu en sa faveur ,
par certains journaux, est venu l'entendr'e avec l'esprit de critique qui est
toujours prêt à s'exercer sur celui dont on n'a entendu faire que des éloges, il
valait mieux le laisser juger: sans antécédens, on eut été beaucoup plus indul-
gent. Dans le troisième acte de la Fille du Danube , M"' Taglioni a paru
plus aérienne que jamais, elle a dansé un pas ravissant , qui a excité les plus
vifs applaudissemens. Ensuite est arrivé le premier acte des Huguenots, et là,
Marié a été d'une faiblesse extraordinaire, tandis que Dérivis et Alizard ont fait
un très grand plaisir. La soirée s'est terminée par le bal masqué de Gustave,
où M"" Taglioni a dansé un pas de la Gitana, qui m'a paru une délicieuse
chose, cependant je préfère la cachucha. Quoique quelques amateurs aient
pensé, comme moi, sur ce point, la majorité a paru fort satisfaite, et les
applaudissemens et les bouquets sont venus couvrir la danseuse à laquelle on
a redemandé deux fois le même pas... Ensuite !e brillant météore chorégra-
phique nous a fait ses adieux non pas pour remonter vers les cieux, mais tout
prosaïquement pour prendre la poste.
Parmi les joies qu'a fait naître ici le passage de M"' Taglioni, il en est
une qui nous est spécialement réservée : c'est celle de recevoir son por-
trait d'une ressemblance sans égale. L'actif et soigneux directeur de la Syl-
phide a profité du séjour de la belle danseuse, à Paris, pour faire dessiner,
par M. Jules Bourgarel, un portrait charmant qui, sous tous les rapports, ne
laisse rien à désirer. M. Guénot-Lecointe, pour seconder l'empressement à
nous plaire qui anime toujours M. de Villemessant, a promis de se charger de
la biographie qui doit accompagner le portrait. Tout cela c'est vous dire que
vous aurez une image gracieuse dont l'historique sera tracé avec un esprit fin,
distingué, et un talent d'écrire que nous connaissons si bien.
MA.RIE DE L ***'''^*
L\ SYLPeiDE.
53
BADEN-BADEN.
A. M. <!e %~illeme.ssant.
25 juillet ISiO.
ROIS fois déjà je suis venu aux eaux de Bade , et
Je puis dire qu'à mes trois visites, j'ai vu ce pays
dans des appareils bien divers. La première fois,
si ma mémoire n'est pas infidèle, c'était en 1823 :
la petite ville de Bade me parut ravissante, simple-
ment parée de tous les charmes de ses bois et de
tous lesenchantemens de sa nature sauvage et rê-
veuse. J'aimais le luxe de ses collines boisées, le
charme attaché aux souvenirs de ses vieux châ-
teaux , et je goûtai alors dans cette romantique
vallée de Bade, des jouissances qu'on ne peut ren-
dre en aucune langue. Pendant le peu de temps
que j'y passai, il me sembla que je retrempais dans
ce séjour heureux, cette vie monotone qu'on traîne
de ville en ville, de société en société, de plaisir en
plaisir : vie, habitudes , dissipations qui usent du
même coup l'imagination et le cœur.
La seconde fois, c'était après la révolution de juillet. Bade s'était embellie de
plusieurs hôtels, qui avaient, hélas! remplacé les vieux arbres entourant la pe-
tite vallée et la place du Casino. La société avait fixé ses heures d'abandon
comme celles de l'étiquette et du luxe. La mode avait agi de même et l'industrie
allemande était venue modestement prendre place à côté de quelques magasins
français aux alTiches pompeuses. On y voyait de riches équipages , de beaux che-
vaux, des femmes vêtues avec une élégance extrême, des hommes en toilettes de
ville ; enfin Bade, à ma seconde visite et suivant ma manière de voir, avait perdu
sa chère et primitive physionomie. Vainement je cherchai les impressions que j'y
avais reçues quelques années auparavant. Le prestige de cette forêt qui couvrait
tant dt> belles ruines, prestige qu'aucun embellissement artificiel ne pouvait lui
Cel ai licle élanl la propriété de la Sylphide, ne pourra cire reproduit.
54
LA SYl.PIIlDi;.
iciiilro, avait disparu à mes yeuN. Tour revenir à mes premières idées, pour
jouir de ce dont je me rappelais avoir joui, il fallait quitter le centre de ce bos-
quet qui entoure la grande construction centrale où se réunissent les étrangers,
les curieux, les malades, les joueurs, les jolies femmes, les spéculateurs, le petit
monde de Bade, et me réfugier dans les environs qui n'avaient pas encore été
atteints parla nouvelle civilisation badoise. Ce centre ou cette place, ornée des
deux côtés de boutiques en bois parmi lesquelles s'élève la tribune de l'orchestre,
ofTrait déjà, à ma seconde visite, le spectacle d'une ville à la mode. On voyait le
long de la promenade des étalages de toutes sortes ; ce n'était pas pour jouir de
l'admirable vallée de Bade qu'on s'y rendait, c'était pour se montrer ; en effet,
ce Casino, cet amphithéâtre du grand salon et cette enceinte qu'on avait choisie
pour rendez-vous, étaient la scène où chacun étalait son jeu social, sa petite va-
nité, ses sentimens de circonstance, son admiration de commande, son esprit
vrai ou faux. Le restaurant, le café, et surtout le rntige et noir dominaient tous
les autres objets extérieurs ; les beautés de la nature venaient en sous-ordre, on
les oubliait même pour rechercher les plaisirs analogues à ceux qu'on goûte
dans les salons de Paris ; et comme la politique alors se ressentait vivement du
choc de la révolution de juillet, elle venait déposer la bile engendrée par une
défaite, ou la vanité d'un triomphe dans ce lieu également fait pour calmer les
passions, et adoucir les peines. Les environs de Bade étaient pourtant dans l'état
ou je les avais laissés ; l'art n'avait pas encore osé profaner ces beaux sanctuai-
res de la forêt Noire ; lorsqu'on allait les visiter, on pouvait juger du contraste
avec le séjour des bains qui avait déjà emprunté à la vie sociale tous ses arti-
fices et son fard. Les courses au vieux château , à Eberstein, à la maison de
chasse, à la cascade, à la valléede Gernsback se faisaient comme des pèlerinages
par les amans du genre romantique et de la poésie allemande.
Pour la troisième fois me voici à Bade, où depuis neuf ans je n'avais pas mis
le pied. Avant d'arriver à l'hôtel principal, j'ai vu des deux côtés une quantité de
maisons très élégantes, la colline à droite parsemée de blanches villas , et partout
ces écriteaux: maison meublée, hôtel garni, appartement à louer, un premier pour
un garçon, un second pour une famille, écurie et remise, etc., etc. J'ai cru qu'une
colonie française avait remplacé les sujets des anciens margraves de Bade.
.\u lieu des vieux arbres qui décoraient l'entrée de la ville des eaux, je vois des
petits jardins, des cotlayesà l'anglaise, des fleurs et des potagers; plus loin, quel-
ques écoles avec cette enseigne : pensionnat de demoiselles ; le long de la petite
rivière qui traverse la ville, de nouveaux hôtels, l'hôtel de Russie, l'hôtel de
l'Europe, l'hôtel d'Angleterre, la maison Rouge, la maison Jaune, la maison
Blanche, le salon d'exposition des beaux-arts, jusqu'à un dentiste parisien!...
et partout des marchandes de modes aux afliches pompeuses : élève de Palmire,
élève de Bandran; enfin des selliers anglais, des antiquaires , des restaurans
etdes marchands de nouveautés. Toute l'ancienne vallée de Bade, si gracieuse-
ment ombragée par ses arbres touffus groupés autour de la grande place, est
transformée en quartier parisien, et soigné par des Allemands francisés, ce qui
est une puissante garantie de la propreté des maisons. Ces vertes collines qui cou-
ronnaient avec l'ombre de leurs châtaigneraies et de leurs chênes le jardin de la
grande duchesse Stéphanie, sont toutes stupéfaites des maisons qui les cou-
vrent, à côté des chemins qui vont civiliser la forêt en attendant de nouvelles
L\ SYLPIIIOR.
rues. A l'aspect de tant de métamorphoses , j'étais (enté d otiipriinter le lan-
gage de Fabricius, honteux du luxe tjui avait envahi Rome. Où sont-ils, me di-
sais-je, ces bons paysans de Baden-Baden, qui ne travaillaient que pour avoir
le nécessaire? Où sont-ils ces bons bourgeois badois qui ne songeaient jamais à
marchander à la manière française et italienne? Où est-elle cette hospitalité
qu'autrefois on accordait d'une manière si simple à tous les étrangers? Le luxe
qu'on apporte ici de France avec les mœurs, les usages , les modes, le langage
d'Outre-Rhin , cette soif immodérée du lucre ont tout changé; on pourrait bien
se tromper maintenant, et prendre Bade pour un faubourg de Paris.
Mais d'où venez-vous , monsieur, me demanda un jour un habitué de l'en-
droit, qui ne pouvait s'expliquer mon étonnement? Ne savez-vous pas qu'on ne
se rend à Bade que pour s'amuser comme on s'amuse à Paris? et mieux encore,
car ici on joue plus librement : on danse au mois de juillet dans un beau salon aux
doubles accords de l'orchestre et de la roulette ; on voit des lionnes et des tigres-
m qui arrivent de tous les côtés de l'Europe dans tout autre but que celui de
l)rendre les eaux. Que voulez- vous ? nous avons plus que jamais besoin d'émo-
tions fortes mais passagères, de spectacles nombreux, de jouissances variées. A
notre gré nous ne dépensons pas la vie assez vite , et il nous faut courir partout
où l'on aime le jeu, la danse, la table, les sentimens à peu de frais, une société à
laquelle on se mêle sans sympathie et que l'on quitte sans regrets. A quoi bon con-
tinuait le même homme à la mode qui vient tous les ans à Bade , ces rêveries
d'autrefois, ce bonheur de la campagne, cette poésie vide d'intérêt matériel? Vous
chercherez en vain ici l'ancienne petite ville de Bade toute modeste, osant à peine
élever quelques maisons au pied de son église par respect pour ce vieux bois qui
protégeait le château de ses ducs, et le sanctuaire de Dieu; vous chercherez en
vain ces anciens usages, ces mœurs simples des vieux habitans de Bade. On tra-
fique aujourd'hui sur tout; on spécule sur les passions et les plaisirs des autres,
et les Allemands eux-mêmes cèdent à ce flux civilisateur, et trouvent très pro-
fitable d'abandonner leurs anciens usages pour suivre ceux des étrangers ; aussi
entendez-vous tout le monde parler français. — A Bade , les commissionnaires,
les personnes qui servent dans les hôtels parlent français, et tout le monde achète
en français , paie en français, salue à la française, quelquefois à l'anglaise, car
la langue anglaise autorise souvent à demander des prix plus avantageux; et l'au-
tre jour, pour vous raconter ce qui arrive de temps en temps, M. M riche
banquier du grand duché, était furieux de ce qu'une dame française, qui tient
restaurant, voulait le tromper de 7fr. en lui en demandant 15 le lendemain d'un
diner, dans l'espoir que le candide Germain aurait oublié ce qu'il avait mangé
la veille. Mais elle ne savait pas à quel calculateur elle avait afTaire, et M. M....
solda son compte exact d'après la carte, et donna le surplus en anathèmes contre
la morale des restaurans français. D'ailleurs, tout se passe honnêtement au sein de
la colonie ambulante; rarement on est obligé à se conformer aux usages alle-
mands, et de se servir de la langue du pays. Comment voulez-vous après cela
que la ville de Bade ait pu conserver son ancienne physionomie. Le vieux château
a été dernièrement arrangé de manière à pouvoir y aller faire un repas fin , une
partie délicieuse dans de belles voitures à quatre chevaux. En efTet on peut se
rendre à Eberstein comme on va aux Cascine à Florence; Gersback sera bientôt
le pendant de la vallée de Bièvre ; on aura soin de donner à tous les environs de
50 I.A STI.PIlIlir.
Bade le même aspect qu'aux environs ries grandes villes, car il faut se croire par-
tout chez soi.
J'ai donc pris la fuite à Liclitenthal et, en traversant Bade pour m'y rendre ,
j'ai vu avec une douleur insigne que presque à chaque pas les maisons avaient
prosaïquement remplacé les parterres fleuris et les arbres verts , et que les rues
se prolongeaient de la sorte jusque vers l'endroit des anciens bains de rivière. A
force de maisons et de grands hôtels, on veut faire de Bade une ville de luxe, une
capitale des plaisirs d'été ; on pense à y loger cette population flottante qui quitte
au mois de mai les grandes places, les rues magnifiques, les hôtels dorés, les
spectacles où on étoulTe, les salons où on a déjà fait tant d'apparitions dans les
rauiKs d'hiver, dans les concerts pour les pauvres, pour les exilés, pour les orphe-
lins, pour les grands et petits talens ; talens qui se font entendre en hiver à Paris,
au printemps à Londres, enété dans les eaux minérales, en automne dans les villes
de province, pour recommencer avec l'hiver ce cycle éternel.
11 faut donc loger l'aristocratie devenue démocratie, la démocratie devenue
aristocratie, la finance qui appartient à toutes les classes, et qui, si elle ne prend
point le pas , prend au moins la parole en tout et sur tout; il faut loger et bien
héberger ce pêle-mêle qui se rencontre sans se heurter comme autrefois, mais
au contraire qui s'efTace à merveille dans cette fusion qui entraîne l'Europe en-
tière, impuissante à garder quelque reste des siècles passés !
Si les villes de l'antiquité, sans en excepter Rome , ont été dans leur berceau
bien moins que Bade, pourquoi l'ancienne demeure des margraves et des élec-
teurs ne deviendrait-elle une ville très étendue qui serait allemande en hiver,
française, russe, italienne, anglaise, américaine en été?... Les populations s'ac-
croissent de jour en jour, et l'émigration en Amérique n'est pas en proportion de
cette pépinière d'hommes et de femmes que la paix à tout prix qui est l'axiome po-
litique de notre dix-neuvième siècle, protège et fait grandir tous les jours. Ainsi il
faut bâtir ■ubicumquc, dans les villes, dans les campagnes. Sur les collines, dans la
plaine, bâtir comme à Parisde petites chambres pour loger de grands seigneurs,
abattre les hôtels magnifiques pour construire des cabinets qu'on vous persuade
être des salons élégans et confortables, métamorphoser, en un mot, le siècle des
qualités en celui des quantités.
Mais qu'importe! me voici à Lichtenthal, faubourg de Bade, si Bade devient
jamais une grande ville ; joli petit village qui peut avoir une réputation, une exis-
tence par son propre méiite tant que Bade n'envahira pas son domaine modeste.
— Aux pieds de mon humble demeure coule la petite rivière de l'Oelbach qui fait
assez do bruit pour mendormir, pas assez pour me réveiller, et juste ce qu'il
faut pour donner un accentàcette campagne ravissante, où un poète cueillerait à
pleines mains toutes les fleurs de poésie qui s'épanouissent mystérieusement dans
les solitudes de la forêt Noire. Moi qui ne m'entends pas en poésie, je me borne
à vous annoncer simplement le lieu de ma demeure autour de laquelle il y a en-
core de bons paysans allemands qui se préservent, sans le savoir peut-être, de
la contagion sociale qui a envahi Bade.
Il y a aussi des eaux minérales à Lichtenthal, mais elles sont encore pures. La
maison de jeu n'a pas. Dieu merci, porté ses tapis verts près de cette source, et
les enfan» du village, le long de la grande allée, restent toute la journée autour
d'une petite fontaine qui paraît faire partie d'une jolie crèche, pour ofTrir l'eau la
LA SYLPHIDE.
plus limpide aux promeneurs des deux sexes qui ont besoin de se désaltérer. On a
tant de foi en cette eau transparente et salutaire, que souvent un amant dans sa
fièvre, un joueur dans son désespoir viennent auprès des cnfans arracher le verre
de leurs mains dans l'espoir de calmer leurs soulïrances !... Pauvre jeune
homme 1 pourquoi n' est-il pas venu, lui aussi, demander au nouveau Léthé
l'oubli do ce grand malheur qui l'a fait se suicider hier ? Ce grand malheur, vous
l'imaginez bien, l'a frappé au salon du rouye et noir. Il en est sorti ruiné; et
alors, croyant que sa vie était dans son or qu'il venait de dépenser d'une faron
si folle, il voulut aussi la jeter au vent avec son dernier napoléon. En traver-
sant la place, il rencontra des femmes qui riaient, des jeunes gens qui- fumaient,
d'autres qui ordonnaient leur souper, d'autres qui attendaient leurs chevaux ; ici,
des gens heureux ; plus loin des gens qui espéraient l'être bientôt Et il dit
adieu à tout ce monde riche et content, lui désespéré et pauvre ! Et il n'avait pas
encore atteint l'extrémité du parc, et à peine la façade de l'hôtel de Bade blan-
chissait-elle devant ses regards éblouis et pleins de vertiges, que son crâne volait
en éclats sous la détente d'un pistolet. 11 y eut un moment d'émotion ; on se de-
manda quel était cet infortuné jeune homme, si jeune et si beau qui s'était tué
de la sorte. On sut qu'il était Français. On parla de ce funeste événement comme
d'une chose qui arrive souvent en pareil- cas, et puis on oublia le cadavre pour se
plaindre du temps qui contrariait le bal sur les vertes pelouses du Casino.
Je suis à Lichte^^hal le tu solus peregrinus pour tout ce qui se passe dans les
salons dorés de Baoe où se rencontrent tous les plaisirs ; mais en revanche, je
suis heureux d'entendre tous les jours une musique céleste, un chant mélo-
dieux qui purifie chaque sentiment par l'élévation de la pensée. Savez-vous
d'où viennent cette musique, ces chants des anges qui après avoir suivi les ondu-
lations des collines semées de bruyères fleuries et de fraises parfumées vibrent
à mes oreilles comme l'écho d'une harpe éolienne"? Ce divin concert s'exhale d'un
cloître de femmes, ce sont les accens des religieuses de Lichtenthal, de l'ordre de
Citeaux, soumises à une règle sévère et pourtant heureuses, très heureuses de cette
vie contemplative au milieu des fleurs qu'elles soignent sous le double sanctuaire
des collines qui sont leur bois sacré. Ces pieuses vestales , versées dans les
arts, aussi bonnes musiciennes que peintres, font hommage de leurs talens au
Créateur dont elles embellissent le culte avec leurs chants et leurs tableaux. Leur
bonheur, si différent du bonheur vulgaire, est rarement compris par la société des
eaux de Bade et n'est pas du tout apprécié par ceux qui abandonnent leur vie
aux charmes d'un jeu de hasard. Pourtant, bien des personnes qui fréquentent
cette belle église du couvent, qui viennent à la pointe du jour écouter la douce
mélodie des sœurs de Lichtenthal, accompagnée par le chant du rossignol, sortent
de la demeure de Dieu ineffablement émues et quelquefois les yeux pleins de
douces larmes ! Schreiber a fait une description charmante du couvent de Lich-
tenthal, mais tout ce qu'on en pourra dire ne sera jamais qu'une esquisse bien
pâle de la réalité, et je préfère consacrer quelques lignes à sa partie historique.
Irmengard , fille de Henri le Beau , et petite-fille de Henri le Lion , après
avoir peidu, en l-2'i-3, son époux, Germain, cinquième margrave de Bade, songea
à fonder une œuvre pieuse pour le repos du défunt et pour son propre salut.
Du haut de l'antique château des princes ses aïeux , plongeant son regard dans
la vallée solitaire que baignent les eaux de l'Oelbach, elle choisit pour y faire
iS
I.A SILPIIIOK.
bâtir un couvent de femmes et une petite (^-glise, le paradis terrestre qu'on nom-
me la vallée de Lichtentlial. Là Irmengard fit transporter les restes de son époux,
et là elle passa le reste de ses jours dans les plus austères pénitences. — Ce mo-
nastère si ancien, qui durant la guerre de succession de la branche d'Orléans fut
sauvé de la dévastation générale des troupes incendiaires de Melac , par une cir-
constance extraordinaire qu'il serait trop long de raconter ici , a échappé de
môme à la sécularisation des biens de l'église en Allemagne , grâce au grand-
duc Charles-Frédéric qui voulut qu'on respectât l'asile où reposent les cen-
dres de ses aieux... Au fond de cette vallée chérie, si reposée et si sainte
qu'on y voTidraii rêver toujours, il n'y a pourtant pas que ce couvent, que cette
musique et que cette église , où se voient les tombeaux de plusieurs margraves
et leurs statues en bois sculpté, couvertes d'anciennes armures , et cette chapelle
gothique qui dresse silencieusement ses ogives à côté de l'église et où s'élève la
statue de Rodolphe le Long, le géant des margraves; il y a encore la grande et
bienfaisante institution des orphelins et des orphelines fondée en 1834 dans l'en-
ceinte même du couvent. Le fondateur de cette institution est un homme dont
le nom est célèbre en Angleterre , et vous ignorez le seul trait de sa vie qui le
recommande à la postérité.
On se souvient, je n'en doute pas, de la réputation immense des deux
tailleurs allemands qui firent les beaux jours des dernières années de ma jeu-
nesse : Stulz à Londres , et Staub à Paris. Or, Georges Stulz était né dans le
village d'Oremberg près de la vallée de Lichtentlial, dans un de ces petits coins
de la terre, où la nature se plait à enfanter les génies, car Stulz en fait do tailleurs
était un génie. Fils d'un simple paysan , parcourant à pied l'Europe, comme font
les jeunes Allemands qui vont de ville en ville apprendre quelque métier, le pau-
vre Stulz. après avoir été apprenti d'un tailleur à Strasbourg , puis à Francfort,
impatientde voir une grande ville, vint à Londres. — Là son talent se développant
avec son goût, il fut connu et protégé par trois des premiers dandys, alors il se
logea à New-Bond-Street, et bientôt on ne parla plus de Pitt ni de Fox , on parla
de Stulz, la plus grande célébrité parmi les tailleurs de l'Europe. Le vieux Vestris,
quoique Italien , disait qu'il était le premier homme de la France ; Stulz, à bien
meilleur droit, pouvait dire qu'il était le premier tailleur du monde. Un élégant
anglais, un lion, que vous dirai-je? même les membres les plus respectables delà
chambre des communes, les lords les plus fashionables et les plus importans, con-
sidéraient Stulz comme une nécessité. Porter un habit de Stulz était un devoir
indispensable dans une ville où le code des convenances , les lois de la mode
n'admettent ni exception, ni contrôle. Georges Stulz était donc le seul despote à
Londres, l'oracle de cent mille personnes qui devaient être habillées par lui ; et
lorsque sur le continent ce fut un ton de se costumer à l'anglaise, lorsqu'un habit,
une redingote, un pantalon fait au delà du Pas-de-Calais , devint le sine qua non
de la vie élégante, alors de Naples, de Saint-Pétersbourg, de Vienne, de Rome ,
de Washington, de Paris surtout, on adressait avec force sollicitations des com-
mandes à M. Stulz. Le nom de Stulz a été respecté à la douane, ce qu'il envoyait
à ses commettans étant de première nécessité. Le chevalier Stulz , car le fils du
petit fermier d'Oremberg était déjà décoré, échangeait ses précieux coups de ci-
seaux contre des poignées de guinées ou de napoléons ; on payait à M. Stulz une
redingote, ou un habit, aussi généreusement qu'on paie de nos jours à Rubini ses
LA SYLPHIDE.
ày
cavatines, ses roulades à M">« Gras-Dorus, ses nsazourkes à Marie Taglioni. Ce-
pendant Stulz, très bon chrétien en dépit de sa fortune, n'oublia jamais les ma-
nières qui convenaient à son état; toujours poli avec les gentlemen , aimable avec
les lords, respectueux avec les comtes et les marquis, plus encore avec les ducs,
il suivait en tout le code de l'étiquette anglaise, code aussi sévère que celui de
Pékin. Stulz se fit donc aimer et estimer de la sorte, et personne ne songea à lui
en vouloir de s'être aussi prodigieusement enrichi.
En 1832, Stulz dut payer son tribut à la nature. Moins heureux que le cor-
donnier du grand Frédéric, personne ne fit son oraison funèbre, pas même les
dandys de Hyd-Park qui lui devaient une partie de leur succès et de leurs con-
quêtes! Mais ce que na pas fait l'ingratitude des hommes, les dernières volontés
de Stulz l'ont fait ; le tailleur a légué à la postérité un souvenir qui vaut le plus
bel éloge. A la veille de quitter la vie, quand déjà son cœur ne battait plus que
pour le lieu de son berceau, le chevalier Stulz voulut qu'une partie de ses richesses
fût employée à fonder dans l'enceinte du couvent de Lichtonlhal un asile pour les
orphelins, et les orphelines de son pays et des villages voisins; il pensa que la Pro-
vidence lui ayant donné les moyens d'être le soutien de ceux qui n'en avaient
aucun dans le monde, il devait s'attirer leurs bénédictions en leur léguant son or
pour les élever et leur donner un état. On jeta donc en 183V, d'après la volonté
de Stulz, les fonderaens de son œuvre pieuse, et bientôt le monument fut debout
et prêt à recevoir ses jeunes hôtes. Oh! que M. Stulz aurait été heureux s'il avait
pu entendre les accens de reconnaissance de ses enfans ! Le premier tailleur de
l'Europe qui donnait audience aux plus grands seigneurs n'aurait certainement
pas dédaigné d'habiller lui-même ses orphelins! Deux maîtres intelligens, d'un
caractère doux et d'une morale parfaite, choses qui ne sont pas rares en Allema-
gne, furent désignés pour prendre soin de soixante orphelins et orphelines accou-
rus à l'appel hospitalier de Stulz, la première année que fut ouvert l'établissement.
Des deux maîtres, maintenant il n'en reîte qu'un. M. Baumann, qui dirige seul
l'éducation de ces enfans, appartient à la société des piétistes, il vient me trouver
souvent, je vais avec lui visiter les orphelins, je me plais àconverser avec ce jeune
maître, calme, heureux, rêveur ; je tâche de comprendre son langage rempli des
plus belles images, quelquefois je le devine sans le comprendre, mais j'admire ce
cœur excellent que tout le village appelle frommer mann, l'homme sage, l'homme
pieux, l'homme intègre; je lui porte même envie, car il est si aimé de tousses
enfans qu'il ne changerait pas son état, cependant bien peu lucratif, pour la plus
belle position sociale. Croyez-vous en effet que ce soit peu de chose d'être aimé
de soixante orphelins dont il est le père, le protecteur, l'ami, le guide ? La gra-
titude de ces âmes novices, les caresses de ces enfans qui se groupent autour
de lui pour lui dire, nous vous aimons, lui font éprouver un bonheur qui n'est
comparable à aucun autre. Vous ne comprenez pas cela, peut-être; les
voyageurs qui sont ici ne comprennent pas non plus cette espèce de bonheur qui
n'a aucun prix, si on veut de l'éclat et des plaisirs mondains; mais venez à Lichten-
thal, causez avec M. Baumann, visitez le refuge des orphelins, lisez le nom de
Stulz qui en décore le frontispice, et puis entrez dans l'église du couvent dont les
voûtes saintes incessamment retentissent des accens des religieuseset de leurs in-
vocations matinales, et vons vous inclinerez avec respect devant la mémoire du
chevalier Stulz, le pâtre d'Oremberg, le premier tailleur de l'Europe et du monde.
KO l'A SYLPUIDE.
le bienfaiteur de son pays natal; vous aimerez M. Baumann, le modèle des pit''-
tistes, vous vous intéresserez au sort des orphelins, et votre cœur battra plus
doucement en écoutant les voix des sœurs de Lichtenlhal confondues dans les
hymnes d'amour au Très-Haut, et vous prierez avec elles, et vous direz que plus
heureux qu'Horace dans ses solitudes de Tibur, j'ai bien fait de choisir cette val-
lée pour asile, car moi aussi j'ai ma part de ce bonheur !
Marquis de salvo.
niBI.IOCiUAPIlIB.
Mme Marie de l'Epinay, née de Bradi, vient de publier un livre qu'on lit beau-
coup dans le grand monde, et qu'on lira davantage encore. Clara de Noirmont
est un charmant volume où l'auteur a prodigué tout ce que son imagination a de
grâce, tout ce que son esprit a de généreux et de fin, tout ce qu'il y a dans son
style de coloré et de pittoresque. Dans ce roman, qui est bien plutôt une tou-
chante histoire, M"ie Marie de l'Epinay se livre parfois sans pédantisme et sans
ennui à des considérations profondes sur notre société et notre manière d'être ;
l'élément poétique n'exclut pas chez elle la philosophie, ei Clara de Noirmont vemne
un certain nombre d'idées qui très certainement germeront plus tard et porteront
leurs fruits. Nous n'aborderons pas l'analyse de l'œuvre de Mme Marie de l'Epi-
nay; le charme de la raconter, et le désir de la bien dire nous feraient copier le
roman.
Il n'existe pas dans la librairie contemporaine de succès comparable mix Fran-
çais peints par eux— mêmes qu'édite Curmer avec tant de goût et de luxe. Loin de
ralentir la vogue de cette belle publication, le temps ne fait que l'accroître , et
tous les jours elle gagne sous le double rapport de la littérature et de l'art. Les
dessins, les vignettes, les lettres ornées sont d'un style parfait ; la gravure sur
bois lo dispute au crayon, et il y a presque autant d'esprit dans les types de Charlet
et de Gavarni que dans ceux des spirituels écrivains des Français. Lo Prisme ,
que Curmer a joint depuis quelque temps aux Français, complète avec bonheur
l'ensemble de cette piquante galerie de mœurs.
ConccriR Vlvlenue.
Jeudi prochain , une grande solennité musicale aura lieu aux concerts Vivienne.
M. Hector Berlioz y fera exécuter, par l'excellent orchestre de M. Fessy, sa
marclw funèbre et sa grande symphonie héroïque des trois jours : deux chefs-d'œu-
vre que nous avons à peine entendus au milieu du tumulte des tambours et du
pêle-mêle des cortèges, et qui promettent de réunir un auditoire nombreux et
choisi dans la belle salle et les jardins parfumés de la rue Neuve-Vivienne.
--v^
LA SYLPHIDE
•■.//'/^y^/i'-' (
■ J ( J'.ïi'lUllOI.II ") ^/^ /(''/' .
^///^^ .Vv^^
^ //,^.j.jf ^•yV/'/^/ (eDc'ucet) ( /i'f/Wi-W'',J//f (S<iJt«i')
DIRECTION, nue OHANOVBE, 17.
LA S\Ll'UU>li.
«I
A Mailame '
8 août.
'est une jolie clio.se qu'un mariage, madame,
surtout lorsque la mariée est jeune et charmante
comme celle qui vient de s'unir à M. le comte D*** .
Tout semble devoir sourire dans la vie à deux du
mariage, lorsqu'on la commence ainsi parée de
fleurs fraîches et brillantes ! Je vous parle de
(leurs parce qu'au milieu des élégantes toilettes
nuptiales de la jeune comtesse, c'est peut-être ce
qu'il y avait de plus remarquable et vous n'en se-
rez pas étonnée lorsque je vous aurai dit que ces
fleurs ravissantes sortaient de la maison toute
aristocratique de M"" Lainné. Laissez-moi vous
en faire la description, quoique je sache d'avance
que mes paroles ne pourront vous rendre qu'im-
parfaitement le gracieux ensemble que produi-
saient ces fleurs si naturelles qu'on aurait voulu les cueillir. Pour la messe,
c'était une guirlande rosière de roses blanches- 7'a(///o«(, posée assez basse sur
le front et remontant à la hauteur des oreilles pour accompagner le derrière
de la coiffure et retenir le voile qui venait avec ses plis diaphanes, compléter
cette pudique et virginale coiffure de jeune fille. Pour le soir, M""' Lainné avait
formé deux branches, composées des mêmes roses, entremêlées de bruyères
légères et de deux grappes de diamans placées au milieu ; trois branches sem-
blables retenaient au bas de la jupe les volans de dentelles d'Angleterre. Le
lendemain du mariage, c'était une guirlande composée de roses rosées et de
eitronelle, qui descendait en grappe sur le cou ; le devant de la jupe de la robe
était orné en tablier de deux guirlandes semblables, ainsi que la chevalière du
corsage. Outre ces deux parures de noces, on a bien voulu me faire voir celles
qui les accompagnaient, c'était une ravissante parure en reines Marguerites,
mêlées et assorties, avec un goût que rien ne peut vous exprimer -, puis une
6
62 LA SYLPHIDE.
autre composée de. trois roses laitues d'un admirable travail, et telles qu'on les
pourrait offrir à une jeune et jolie reine ; venaient ensuite des cartons remplis
de plumes de marabouts blancs et de séduisantes fantaisies sur lesquelles je
garderai le secret, car je les crois destinées à un grand succès cet hiver, et il
faut leur laisser toute cette fleur de nouveauté, qui doit encore grandir la ré-
putation de M"" Lainné. Pour ce fashionable mariage, les soieries venaient
toutes de la maison de la Barbe-dOr. Je n'ai pas besoin , n'est-ce pas , de
vous dire alors que tout était beau et du meilleur goût, nous savons depuis
long-temps à quoi nous en tenir à ce sujet, et nos grand'mères , qui parlaient
déjà avec admiration du beau magasin de la rue des Bourdonnais, nous ont
transmises leurs droits pour les belles galeries de la rue de Richelieu. Aussi
M. Delon voit-il se succéder chez lui les générations de jolies femmes, comme
elles voient se succéder, dans ses magasins, à chaque renouvellement de sai-
sons, ces belles et gracieuses étoffes, ces châles de soie aux nuances brillantes,
cesécharpes riches et légères, véritables types de distinction. Votre journal
favori, la Sylphide, vous envoie aujourd'hui un délicieux modèle d'amazone,
où vous reconnaîtrez la main habile d'Humann, qui est, sans contredit, devenu
un des premiers tailleurs de Paris ; il faut un grand talent pour rendre gra-
cieux ce vêtement semi-masculin adopté par les femmes pour monter à che-
val, et peu de tailleurs y réussissent ; mais Humann sait lui donner une bonne
grâce qui ne se retrouve que dans sa coupe, et nos élégantes le savent bien ;
elles n'ont, au reste, qu'à suivre en cela l'impulsion qu'inspire le bon goût et
la voie qui leur est tracée par les plus ralïinés lions dont Humann est le tailleur
préféré. Puisque me voilà anticipant sur le terrain de ces messieurs , je ne
laisserai pas échapper l'occasion de vous parler ( ce que vous pourrez .
d'ailleurs, transmettre aux beaux de votre connaissance), de vous parler, dis-
je, des cannes de Verdier dont le luxe semble s'accroître chaque jour ; il en
est de même de ces élégantes cravaches qu'il fait façonner avec tant de goût
et de légèreté, et où la matière, telle précieuse soit-elle, le cède encore à la
beauté et à la finesse du travail. Verdier compte dans sa noble clientelle les
noms les plus beaux et les plus riches.
Je suis bien aise que vous soyez de mon avis et que vous trouviez, comme
moi, que les fleurs placées tout-à-fait de côté sur les chapeaux ou posées en
couronnes sur la passe, sont d'un joli effet ; il y a dans cette manière de poser
les fleurs, quelque chose de simple et d'inattendu , qui se rapproche de la na-
ture et que je trouve on ne peut plus gracieux. Les fleurs ont l'air d'être là
comme par hasard, déposées par la main qui vient de les cueillir, et n'est-ce
pas ce que vous vous direz en voyant le charmant envoi que vous fait
M""" Dasse ? Avec quel mélange d'art et de coquetterie elle a su envelopper
dans la gaze transparente de vos capotes les fleurs les plus jolies ! Comme ces
I.V SYLPHIDE.
«3
chapeaux de paille de riz ornés de fruits délicats et de transparentes dentelles
siéront bien à votre visage ! Partout vous reconnaîtrez ce goût exquis qui pré-
side à ses modes et qui les font aussi retrouver partout où il y a des femmes
élégantes, des femmçs dont les belles épaules s'nbritent sous les magnifiques
cachemires de Rosset. Vous voili, il rae semble, tout aussi émerveillée que
nous des miracles que produisent les corsets de Josselin ! Eh quoi ! dites-vous,
point de gêne, point d'embarras, il a beau faire chaud , je ne sens aucune fa-
tigue dans mes habits... Voilà le .secret de M. Josselin, madame, c'est de
vous faire paraître toujours habillée sans que vous vous en aperceviez, c'est
de vous laisser toute la souplesse que vous devez à votre belle taille, et d'être
cependant soutenue ; voilà encore, vous dis-je, le secret de M. Jo.sselin, qui
est tout simplement un grand talent.
Vous allez peut-être me reprocher de prendre un peu le monde à l'envers,
et par la chaleur caniculaire à laquelle nous sommes depuis huit jours en proie,
vous trouverez assez mal à propos que je paile de fourrures ; mais que voulez-
vous .? l'autre soir en traversant la rue de la Paix, je n'ai pu m'empêcher d'en-
trer dans les beaux magasins de M. JuliusHanff , que plus d'une fois déjà j'a-
vais remarqués. Nous y viendrons, d'ailleurs, assez vite, croyez-le bien, à cette
époque de pelisses et de manchons, qui est aussi celle des plus beaux spectacles
et des plus pompeux raouts, et à coup sûr ce n'est pas une faute que de signa-
ler à l'avance toutes les riches pelleteries de M. Julius Hanff : ses martres
zibelines, ses martres du Canada, .son hermine et toutes ces peaux plus ou
moins précieuses dont le luxe et l'usage nous sont si familiers. M. Julius
Hanff, qui se pique d'honneur avec nos plus habiles marchandes de nouveautés
et de modes, a inventé une charmante pelisse de femme pour sortie de théâtres
ou pour promenade, que je me priverai, pour aujourd'hui, du plaisir de vous
décrire, afin de laisser à l'hiver qui s'approche toute la primeur, tous les aven-
tages et les profits de cette ingénieuse et fort élégante découverte. Sans ran-
cune donc pour les fourrures. — Une autre fois , pour vous consoler , je vous
parlerai tout à mon aise des belles porcelaines, des cristaux limpides, des verres
de Bohême et de Venise, qui font des magasins artistiques de M. Lahoche-
BoLn, au Palais-Royal, un véritable musée.
Adieu, on vient me chercher pour entendre lire les vers de Jasmin, le poète
gascon, perruquier à .\gen ; on les dit pleins desprit, de gailé, de grâce et
de sentiment. Dans ma première lettre, Je vous parlerai des productions de
celte muse patoise. Baronne marie de l'******.
Oi
LA SYLPHIDE.
LE VENGEUR DES NOBLES.
mmim vm mu a son fils.
PREMIERE PARTIE.
oy pauvre Gabriel, je vais donc te laisser à la merci
de cette merpleined'écueilsetd' orages qu'on appelle
le monde, et dont je voulais te sauver en te gardant
toujours sur mon sein , en te faisant humble et petit,
eu t'enfouissant comme un trésor précieux dans ce
village ignoré. Hélas ! la destinée a été plus forte
que moi. C'est en vain que j'ai voulu creuser un
souterrain pour y emprisonner ou plutôt y cacher
notre vie à tous les regards. Quand l'aiglon a une
seule fois entrevu le ciel transparent, il veut s'élan-
cer dans l'espace, et ne baisse pas sa fauve paupière
devant l'éclat du soleil. Dois-je te l'avouer, après
tout? je suis fiére de ta résolution. Une mère est
toujours femme, et elle ne peut s'empêcher d'être
flattée par le démon de la vanité dans son amour
pour son fils. Seulement, il me vient maintenant au cœur une grande crainte. Je
t'ai élevé pour la solitude, Gabriel ; tu as grandi dans l'ignorance des choses de la
vie; tu as vécu dans ton ame,avecla prière et l'amour, mais ton esprit est novice
et sauvage comme celui d'un enfant. J'ai fait une grande faute, j'ai commis un
crime, peut-être: car je devais penser que je ne vivrais pas éternellement , et
qu'au jour où le guide de ta jeunesse te manquerait, tu serais comme un hôte
étranger au milieu des hommes, et qu'ils ne voudraient peut-être pas t'accueillir
en frère. Toi, digne de vivre auprès du trône de Dieu, mêlé aux immortelles pha-
langes du ciel, tu pourrais périr de lassitude et d'humiliation sur le seuil d'un
l)aysan, et maudire alors le nom de ta mère. Gabriel! pardonne-moi. Cette heu-
reuse ignorance , que je révais pour ta vie isolée, deviendrait un danger et un
I. \ SYLPIlUli:.
05
vice pour ta vie active. Tu irais, poitrine dt'coiiverte, comme une dupe héroïqui',
au devant des làciietés et des liypocrisies félonnes du monde, et j'attendrais, moi,
qu'on te ra[iportàt blessé sur ton bouclier. Non ; je serais coupable de ne pa-^
l'instruire, de ne pas t'éclairer du peu que je sais sur cette terrible et difTiciic
science de la vie. Je dois redresser ta jeune intelligence éblouie et faussée [lar des
fantasmagories idéales. Dans le inonde , tu trouveras plus de ronces hérissées
sous tes pas que de fruits d'or se balançant sous les lèvres. Ici tu as eu le giand
malheur de vivre matériellement avec des paysans sournois et grossiers, et, en
rêve, avec les demi-dieux, dont les vertus chimériques ont tourné ton enthousiasme
en exaltation ridicule et creuse. 11 est donc temps de déchirer le fatal rideau qui
le cache la vérité, et de te montrer le miroir ou se reflète la face positive et vraie
de la vie humaine. Ce n'est point, du reste, en |)rofesseurque jo t'ouvrirai les por-
tes de mon cœur; je n'entends rien aux démonstrations scolastiques, et l'Évan-
gile a toujours été mon seul code de morale ; ce que tu vas lire au bas de ces li-
gnes, c'est tout simplemenl un secret de famille qui peut te servir en môme temps
de leçon d'histoire. Seulement, ne méprise pas trop, dans la loyauté de ton cœur,
les hommes que je vais te faire connaître, quand tu verras germer dans leur ami'
le levain de cette perfidie humaine que tu reproches à nos paysans ; la trahison si-
cache mieux sous des formes qui ne devraient appartenir qu'aux archanges de
Dieu. Que ce triste récit t'aprenne à marcher toujours droit et franchement dans
la ligne du devoir et à ne te jouer jamais de l'amour d'une femme, car c'est là un
trop sanglant holocauste pour pouvoir espérer le pardon du ciel. Si ton oreille est
toujours ouverte au cri de ta conscience, le bonheur descendra sur toi et le baume
que la religion versera sur tes plaies les guérira toutes, puisqu'elle a pu endormir
le remords de mes fautes et me permettre de vivre pour toi.
Cette histoire me paraît déjà bien vieille : il me semble que la chaîne de fer
des années s'est magiquement détendue pendant long- temps, ou que je suis res-
tée engourdie dans un sommeil sans rêves , et je m'étonne de n'être pas, à celte
heure, décrépite et ridée, la figure jaunie, le corps brisé et ployé sur un long
bâton. C'est que tant de jours ont passé depuis, sans que les voiles funéraires de
leurs brouillards ou les Ilots de lumière de leur soleil aient lavé sur mon cœur la
tache de la honte; sans que mes prières aient pu détacher de mon front cette
inexorable couronne d'épines que le malheur y a plantée! O jours douloureux!
consumés dans le travail et les larmes, et que j'ai comptés, minute par minute,
aux battemens de cœur, chacune de vos heures m'a été versée comme une
goutte de plomb par la main de Dieu! — Si tu savais, mon Gabriel, comme je
tremble et je rougis de faire le terrible aveu qui frissonne au bout de ma plume.
C'est qu'il me faudra baisser désormais les yeux devant toi, mon enfant , et que
c'est là un bien épouvantable sacrifice, vois-tu, le plus épouvantable de tous, que
de se condamner soi-même au mépris de son enfant. Mais je dois accepter sans
peur toutes les humiliations et ne pas arrêter lâchement le bras prêt à laisser
tomber sur moi la pierre de l'opprobre. Tu sauras tout, Gabriel, et peut-être
auras-tu plus de pitié et de pardon dans l'ame pour ta mère qu'elle n'en a trouvé
pour elle-même dans son cœur.
Ton amour pour Juliette te fera mieux comprendre ma faute et mes douleurs ;
car, sache-le bien , l'amour a passé dans l'histoire de toutes les femmes. C'est
toujours là le crime ou la vertu , l'intrigue ou l'héroïsme de leur vie ; le secret de
G(; LA SYLPUIDE.
leur pensée, la santé ou la maladie de leur cœur. C'est par l'amour qu'elles sont
heureuses et par l'amour qu'elles sont malheureuses. Elles vivent par l'amour
comme les fleurs par l'air et le soleil. La femme qui n'aime pas se flétrit au pre-
mier ouragan : c'est un être sans sexe qui n'a ni la beauté, ni l'esprit, ni l,i grâce
de la femme. Elle porte un jupon et voilà tout.
N'est-il donc pas juste, en effet , que les femmes trouvent un refuge dans ce
doux tabernacle de l'amour aux heures où les hommes sont enrôlés au profit de
la vie active et extérieure, de la vie civile; n'est-il pas naturel que celles dont
l'esprit n'est pas discipliné aux calculs de l'ambition et aux frénésies de la poli-
tique cherchent une compensation dans les tendres chimères de l'ame. Hélas!
quand j'étais jeune fille, on traçait autour des femmes un cercle de fer encore
plus étroit qu'aujourd'hui. Esclaves indolentes, vouées au couvent ou aux plaisirs
du monde, elles vivaient dans une odieuse ignorance. On cherchait à tarir en
elles les sources de l'intelligence divine : la morale du temps défendait de leur ap-
prendre à écrire. L'écriture, cette science perfide qui'permet à une femme de
répondre aux billets doux , était proscrite , et la haine de toute science fêtée
comme une vertu. A en croire les galans du jour, la moindre tache d'encre eut
perdu de réputation les doigts blancs et efiilés d'une jolie femme. L'époque allait
éclater pourtant où mes sœurs ne s'effraieraient pas de si peu , et boiraient
stoïquement un verre de sang humain, au pied de l'échafaud de leur père, quittes
à s'évanouir après ; une époque où ces femmes si frêles et si blanches se noirci-
raient les doigts aux cartouches, coucheraient sur la terre glacée, enveloppées
dans une capote de soldat , et renouvelleraient, nobles et pâles héroïnes , les mi-
racles des temps anciens. Leurs nerfs devaient bientôt s'aguerrir.
Pour moi, hélas! mon esprit fut sevré de bonne heure; mais l'éducation à la
fois libre et puritaine que je reçus ne me sauva pas du gouffre et ne me rendit pas
plus heureuse. Que je me suis repentie souvent d'avoir été si orgueilleuse de ma
science précoce et d'avoir cru avec une si naïve confiance que l'étude des livres
m'avait donné l'expérience de la vie et m'avait préparée contre les embûches de
l'esprit du mal. Hélas ! mon père avait su faire mûrir des idées dans ma jeune tète,
mais il avait oublié l'éducation de mon cœur. Du haut des cieux seulement, ma
pauvre mère pouvait veiller sur mon ame et la garantir de toute blessure. Les co-
quettes hypocrisies des jeunes filles m'étaient inconnues. Ma franchise de senti-
mens m'intcrdissait toute défiance à l'égard des autres. Jecroyais aux paroles des
lèvres comme aux paroles du cœur, et je ne savais pas soulever le masque des
fausses pensées. Mon père m'aimait d'un amour profond , mais sans faiblesse , et
que les signes extérieurs trahissaient rarement. Pour moi il eût donné sa vie : il me
sacrifia à son honneur. Sa bonté était froide, et sa vue vous glaçait comme les
brumes d'hiver. Des nuages semblaient toujours s'épaissir sur son large front, et
quand il marchait, on eût dit que son pied ne devait jamais fouler que les pampres
de l'automne.
Ma naissance avait emporté dans une tombe le dernier lambeau de son bonheur
terrestre, en coûtant la vie à la seule femme qu'il eût aimée, à ma mère. Ce sou-
venir m'était fatal. Depuis lors on ne le vit plus sourire, et souvent, à de folles
heures d'angoisse et d'ouHfl , ses bras repoussaient mes caresses innocentes connue
celles d'un meurtrier. Tu le vois, Gabriel, du premier jour où ma tète blonde
d'f^ifant se pencha joyeuse hors du berceau, une horrible fatalité pesa sur mon
l.\ SYLPHIDE.
67
front. J étais vouée au iiiallieiir 1 Qu'avais-je fait au ciel pour qu'il me jetât ainsi
toute frêle et tout aimante dans les bras d'un de ces hommes rifiides et stoiques,
taillés en fer dans l'empreinte des médailles aiiliciues, dont le cœur inflexible
garde éternellement la ride d'un souvenir, dont l'orgueil probe et austère ne sait
point plier, fût-ce devant la hache du bourreau, dont l'oreille est d'acier pour les
|irières du repentir!
.Mon père tirait vanité de son origine plébéienne ; sa famille était noble de
quatre cents ans de bourgeoisie avérés. Il avait à soutenir le poids d'une vertu de
tradition et passée en proverbe. Tous ses aïeux s'étaient légué la considération
publique comme un patrimoine sacré et inaliénable. La couronne de chêne sem-
blait inamovible sur leurs fronts. Lourde responsabilité que celle d'un nom ainsi
iionoré ; tâche difficile que celle de ne pas rester au dessous de si nobles exem-
ples ! Je crois voir encore mon père se promener à pas lents dans le grand salon
carré de notre maison de l'île Saint-Louis, au milieu de ces beaux meubles d'é-
bène incrustés d'ivoire et des tapisseries de damas violet. C'est là qu'il vivait au
milieu d'une famille de portraits qui semblaient le protéger de leurs conseils el
de leurs inspirations, et le suivre gravement du regard. Quand j'étais enfant, ces
figures si pâles et si sérieuses me faisaient grand'peur, car je pensais toujours
les voir descendre, au premier moment, de leurs immenses cadres sculptés, et
venir m'entourer ; alors je me cachais derrière mon père et je les épiais brave-
ment du coin de l'œil, courage qui servit du moins à graver impitoyablement
dans ma mémoire les moindres traits de ces farouches croquemitaines. Et plus
tard encore, quand l'enfant fut devenue jeune fille, je n'entrais jamais sans émo-
tion dans cette galerie historique de notre race. C'est que pour une femme il y
avait quelque chose de mystérieux et de terrible dans ces visages de marbre, sur
lesquels ne se glissait la teinte d'aucuns sentimens, qui semblaient tous avoir
dépouillé l'humanité pour s'idéaliser comme la personnification rigoureuse de la
justice. Ou devinerait à la première vue que le droit, le devoir, la loi avaient été
foute la croyance, toute la passion, toute la religion de ces hommes ; aussi l'hé-
ritier de leur sang et de leur pensée aimait-il à s'entourer de leur magique in-
fluence, et en contemplant ces vrais héros, éprouvés par la lutte constante du
bien et du mal, il sentait qu'il n'était pas seul au monde, qu'un passé glorieux
planait sur lui, et que son nom valait une fortune et une noblesse de prince.
Et pourtant qui lui eût dit cela en face, eùt-ce été son meilleur ami, lui eût
fait un de ces cruels outrages qui ne se pardonnent pas en ce monde.
Ma mère, fille noble, avait été maudite et déshéritée par ses parenspour s'être
mésalliée à mon père, simple bourgeois de Paris. Sa généalogie roturière ne va-
lait donc pas une fortune et une noblesse de prince.
Telle était la plaie, toujours saignante, au cœur de mon père; le continuel
souci de son esprit avait pris racine dans cette mortelle ofTense. Mais il ne voulut
pas laisser son cœur couler en vaines larmes devant les bourreaux qui l'avaient
pressuré et meurtri sans pitié sur leurs parchemins jaunis ; il voulut que cha-
cune de ses larmes fût sanglante et rejaillit sur un de ses ennemis, que chacun
de ses cris de douleur blessât leur orgueil comme un coup d'épée eût déchiré
leur poitrine.
Pendant que les prêtres laissaient tomber leurs prières sur le front pâle de ma
mère qui venait de mourir, mon père s'agenouilla devant les portraits de ses
6S LA SYLPHIDE.
ancôtres, comnio p(5ur implorer leur avis, et se demanda froidement et avec
calme, si les privilèges de la noblesse étaient réellement justes ou injustes. Dans
le secret de son ame, il manda à la barre du tribunal dont il se constituait le
juge suprême, toute la grande famille féodale. Après deux heures d'une médita-
tion douloureuse et terrible, pendant laquelle il chercha à écarter de son esprit
le voile de l'égoïsme, la question fut résolue en dernier ressort. En son ame et
conscience, il avait condamné à mort l'aristocratie. Toute la caste i)assait par
le même jugement, ou peut-être était enveloppée dans la même haine.
Dès lors la fièvre révolutionnaire saisit ce fier cerveau. Il but à la coupe im-
pure de toutes les idées nouvelles, et une fois l'esprit aveuglé par les doctrines
démagogiques, il poursuivit inflexiblement, jusqu'au terme le plus rigoureux, la
logique de ses opinions. Pour lui, l'homme disparut alors devant l'humanité
comme autrefois devant la loi. Il fit abstraction de l'homme au profit du prin-
cipe ; plus tard il devait faire abstraction de Dieu au profit delà morale. Pourtant
il n'avait pas mis Dieu à l'index dans mon éducation : car il prétendait que la
religion était la morale des femmes et la meilleure sentinelle de leur vertu, puis-
que le sentiment savait, mieux que la logique, faire brèche dans leur cœur. Tu
vois, par cet exemple et celui du père de ta Juliette, que la tolérance est fami-
lière à tous les hommes véritablement honnêtes. Du reste , la glace de son carac-
tère ne se fondait que pour moi en paroles douces et tendres.
Quand une maladie me clouait sur un lit de douleur, il veillait nuit et jour à
mon chevet, et j'étais sûre, on me réveillant, de rencontrer son regard attaché sur
moi avec amour. Alors les traits fermes et durs de son visage semblaient s'amollir
et se dilater dans une inquiète expansion, et il était réellement beau ainsi ; tu le
comprendras facilement, toi qui as vu cette noble figure dont le magnifique ca-
ractère de gravité et de haute dignité accuse la portée d'un esprit supérieur. Que
de fois je t'ai fait contempler dans ce précieux médaillon que la mort seule fera
passer de ma poitrine sur la tienne, le regard lumineux et plein de franchise aus-
tère auquel mon père soumettait les hommes comme à une pierre de louche in-
faillible, et ce front largo et blanc, terrible arsenal de pensées funestes, et toute
cette face de marbre qui paraissait devoir éclater et se briser plutôt que do
s'émouvoir dans un sentiment de pitié et do pardon.
Notre maison était une solitude plus murée qu'un couvent, un véritable tom-
beau dans lequel je mo trouvais ensevelie vivante. Quoi univers triste et borné on
me donnait là à parcourir ! Ces grandes murailles grises et désolées qui se bai-
gnaient dans un éternel brouillard, ces vastes salles, ces hauts plafonds, ce triste
jardin sans verdure, cet horizon sombre et monotone auquel mes regards étaient
condamnés, faisaient glisser sans cesse on mon ame dosombres nuages. Je n'étais
heureuse que par la prière, seule passion que mon père m'eût permise et que la
solitude fortifiait pn nui. Il ne craignit pas de détourner les ferveurs do mon ame
sur cet amour idéal, Dieu, qui, solun lui, devait me sauver des faiblesses de la
terre. A cette tolérance j'ai dû de connaître les inolTables béatitudes delà reli-
gion, qui seule a pu cicatriser mes remords. Ainsi, toile était ma vie de jeune
fille : je priais Dieu tandis que mon père pensait à briser l'autel. Je veillais avec
tendresse sur ma chère famille de fleurs, attendant qu'un rayon do soleil tombât
du ciel bleu sur notre carré de jardin et fit fleurir les fouilles au bout des braii-
clics, tandis que mon père se disait qu'il faudrait arroser de sang ces terribles se-
LA SYLPinDE.
UB
menées de !a moisson révolutionnaire et fécoiuler ce terrain civique avec des ca-
davres pour en faire surgir des enfans purs et dovyués à la démocratie. Chaque
jour, ces idées maudites rendaient son visaizc plus sombre.
Il m'embrassait plus rarement encore, et souvent il se prenait à regretter,
même devant moi, do ne point avoir un fils, un héritier qui pût porter glorieuse-
ment son nom, être le bras exécuteur de ses rôves, une ame qu'il eût initiée à
tous les secrets de sa pensée et à qui ii eût conûé le soin d'achever sa tâche de
justice iuiplacahlc, le jour où il serait tombé de lassitude. Alors, je pleurais, moi,
pauvre jeune fille qu'il jetait ainsi à la porte de tous ses vœux, et lui, ayant pitié
de mes larmes, les essuyait avec un baiser et rendait un mélancolique sourire à
mes lèvres avec une douce parole.
C'était une vie d'inquiète et indécise attente, où, sans être malheureuse, j'étais
triste, comme si le phare lointain d'un pressentiment m'eût éblouie et fait devi-
ner l'avenir dans les ténèbres de mon cœur. L'heure qui allait décider de la for-
tune de ma vie approchait.
Chaque matin, j'avais l'habitude de me rendre dans le cabinet de mon père
vers dix licures. A cette heure seulement m'était ouverte la porte du sanctuaire.
Chaque fois, je surprenais le sévère jurisconsulte accoudé sur ses livres chéris,
immobile comme une statue, pétrifié dans ses graves réflexions. Je tombais, oui -
bre légère et riante au milieu de ce cabinet solennel, dont la grande cheminée de
marbre noir portait une colossale pendule en bronze doré , ornée de l'inévitable
ïhémis, si fort à la mode à cette époque chez tous les gens de robe. L'histoire
avait fait les frais du décorde la tapisserie : là, Brutus condamnait ses fils au sup-
plice des traîtres ; ici, Hippocrate refusait les présens d'Artaxercès; plus loin,
Caton offrait son suicide en sacrifice à la déessede la Liberté, etSénèque se faisait
ouvrir les veines dans son bain. De hautes fenêtres à petits carreaux tombaient
jusqu'à terre de larges rideaux bruns qui arrêtaient la lumière du jour au passage
et faisaient sommeiller dans un continuel crépuscule tous les héroïtiues person-
nages dont je viens de te parler.
Un matin, donc, j'entrais gaîmeut dans le sombre cabinet, et j'allais embrasser
mon père, quand je m'arrêtai, tout interdite et toute honteuse, en apercevant,
penché sur le bureau de travail, un beau jeune homme qui venait de tourner
doucement la tête en m'entendant entrer. Contrairement à la coutume générale, de
longs cheveux blonds encadraient gracieusement son visage frais et rose, ses yeux
bleus semblaient caresser et sourire trop vaguement, peut-être ; mais ses lèvres
minces et pâles semblaient s'aiguiser incessamment pour le sarcasme, cette mor-
sure envenimée de l'orgueil aux abois.
Sous ce premier regard dont il m'envelopiia tout entière, je me sentis singuliè-
rement troublée, et je dirais jiresque humiliée. Jusqu'alors je n'avais réellement
pas vu d'autre homme que mon père. Je ne saurais compter pour quelque elwse
les passans de la rue; c'étaient pour moi des hommes de pierre ou des ombres,
car je n'allais à l'église que les ypux baissés et la figure cachée sous un long voile.
Un compliment, loin de me plaire, m'effrayait; loin de me faire lever la tête,
me faisait hâter ma marche. Plus d'une fois j'avais entendu une douce voix de
jeune homme admirer la petitesse chinoise de mon pied, ou deviner, sous ma
mantille de soie noire, la souplesse de ma taille ; mais pas une main n'avait ef-
Ik'uré le bout de mon gant. J'étais donc une véritable enfant. Sur ce coup d'œii-
70 LA SYLPHIDE.
rapide je devins femme. Je fus subjuguée, du moment où, pour la première fois.
le hasard m'eut faif regarder cet homme en face. Je restai clouée à ma place. Je
ne sais quel étrange rêve agitait mon esprit, mais il me semblait que cet étran-
ger était mon maitre, et qu'il me souriait comme un roi à son esclave. J'étais à
la fois heureuse et effrayée, et je sentais les larmes monter à mes paupières. Que
te dirai-je, Gabriel? mon cœur était à lui, et sans le regarder, je le voyais. Ces
souvenirs minutieux ont encore pour moi un charme douloureux que je ne sau-
rais définir.
Ce jeune homme était vêtu simplement ; mais sous son costume bourgeois per-
çait une distinction remarquable. Son port de tète démentait la qualité grossière
de ses habits. Son frac anglais, d'un noir douteux, était boutonné jusqu'au men-
ton ; mais l'aisance aristocratique de ses mouvemensennoblissaitcet extérieur pau-
vre. Tout autre, avec une pareille friperie sur le corps, eiît eu l'air d'un poète
râpé ; lui était beau comme un ange.
Mon embarras le fit d'abord sourire, puis le troubla lui- même. Pour me ren-
dre quelque assurance, il baissa lentement la tête et reprit son travail, comme un
inférieur qui n'a pas droit d'occuper votre attention, et feignit de ne plus pren-
dre garde à moi.
Mon père qui, pendant cette scène muette, était resté debout contre l'angle de
la cheminée, sourit, me tendit la main et me baisa au front. En ce moment un
rayon de soleil se glissa entre les rideaux bruns et vint tomber sur nous, éclairant
d'une joyeuse auréole le drame de cette chambre silencieuse qui venait de con-
iiuérir un nouvel hôte. Mon père se tourna vers le jeune homme et lui dit douce-
ment :
— Ne craignez pas d'être indiscret. Monsieur; à partir d'aujourd'hui, vous
êtes un enfant de la maison. Vous allez être au courant de mes affections comme
de mes affaires. Mes rêves les plus chers vous seront connus, puisque vous devez
tenir la plume sous l'inspiration de ma pensée, comme eût fait mon fils, si j'en
avais eu un. Vous voyez, Monsieur, mon unique enfant, l'orgueil de ma vie et la
joie de cette demeure solitaire. C'est un trésor que je garde tout entier pour moi,
le seul ; quant à ma vie, à ma fortune, à mes veilles, tout cela est acquis à la pa-
trie, vous le savez.
Je rougis. Le jeune étranger s'inclina profondément.
— Monsieur va s'asseoir à notre table, continua mon père en me regardant. Le
malheur l'a éprouvé sans relâche jusqu'à cette heure ; il faut espérer qu'il obtien-
dra ici une trêve de ce cruel ennemi. Camille, fais bon accueil à mon jeune se-
crétaire ; il m'est recommandé par une main bien chère, par mon ami d'enfance,
le plus honnête homme que je sache au monde, le chirurgien Delbois, qui guérit
maintenant nos pauvres blessés en Amérique. Octave est aimé de lui comme un
fils, m'écrit-il ; cette amitié me le rend déjà cher. Sa jeune imagination égaiera
d'ailleurs l'ennuie de tes longues soirées, et te fera meilleure compagnie que le
radotage d'un vieux rêveur comme moi. Vous voyez ma confiance en vous, Mon-
sieur, ajouta-t-il. Je mets ma fille sous l'égide de votre honneur. Il faut que pour
vous ce soit toujours une sœur.
Le jeune homme s'inclina une seconde fois ; moi, je fis de mon côté une révé-
rence bien cérémonieuse et bien gauche. Il sourit. Je devins rouge comme une
cerise et me trouvai plus sotte qu'auparavant. Une gêne mystérieuse s'établit
LA SYLPUIDË.
7;
entre nous. J'avais peur de regarder le protégé de M. Dubois; si l'on m'en eût
demandé la cause, je n'aurais su que répondre ; mais le fait est que je tremblais
et que je souffrais d'une souffrance bien heureuse. Si mon père eût \m devenir
femme en ce moment comme le propliùto Tirésias, il eût eu i)i!ur de ce glacial
accueil. Cet embarras réciproque, à la fois hypocrite et naïf, était le précurseur
d'une sympathie profonde. L'homme dont le regard m'avait ainsi troublée no
l)0uvait plus être à mes yeux ni frère, ni le secrétaire de mon père ; jiour moi, il
devait être Octave. Emmanuel go>zalès.
f'Aa suite à lu livraison \irocliaine.)
• — —a-' €x5>®®S<a<i
A Sladaïue ' ' '
Encor vous, encor vous, et toujours ma pensée
Vit de ce souvenir, son plus chaste aliment...
Des terrestres désirs enlin débarrassée
Mon amo rajeunie et vers vous élancée,
Se retrempe aux Ilots purs du divin sentiment.
Uu livre de l'amour j'ai tourné chaque page
Impatient lecteur qui court au dénuùment;
Mais devenu plus calme et sans doute plus sage,
Aujourd'hui je reviens à ce tendre passage.
Où l'on est amoureux sans espoir d'être amant.
Ainsi ne craignez rien ; mon amour est un vastr
Qui garde le parfum des intimes douleurs.
Je ne parlerai pas, madame, a^ec emphase
Des heures de tristesse et des heures d'extase.
Et nul ne connaîtra le secret de mes pleurs.
Vous recevrez ces vers surpris à ma paresse
Dans votre Thébaïde aux abords fréquentés...
Vous les lirez encore humides de la presse
Sans savoir seulement qu'ils sont à votre adresse
Et que mon cœur les a pour vous seule dictés.
De vos secrets pensers, quel que fut le jour, l'heure
Jamais je n'ai troublé le saint ravissement. ...
J'ai comme un étranger franchi votre demeure.
Et jamais un regard, un mot, un son qui pleure
N'ont de ma passion révélé le tourment...
72 i.A sM.riiihi;.
Auprès de vous toujours la même indilTércnce
Viendra m'enveloppcr de son manteau glace.
Je ne demande rien, pas même l'espérance,
El je veux vivre au fond de ma chère souffrance,
Itetournant dans mon cœur le trait qui l'a bk'sfé.
Et faut-il l'avouer, cette fièvre constante ,
Ce calme désespoir de mon cœur dévasté.
Ce feu qui de lui-même en mon sein s'alimente ,
Cette grande douleur sans cesse renaissante,
Ont comme des parfums d'austère volupté.
Je ferai de mon ame un temple solitaire
Où votre souvenir sera toujours debout....
Et d'ailleurs s'il est vrai que l'amour sur la terre,
î^'amour pur comme au ciel est un divin calvaire,
Eh 1 bien, j'y porterai ma croix jusques au l)out.
Et toujours et toujours votre charmante image.
Douce apparition, rêve de tous mes soirs.
Aux jours d'abattement soutiendra mon courage,
Et je verrai partout votre pâle visage
Qu'encadrent les bandeaux de vos longs cheveux noirs.
Mais aussi quelquefois, quand déborde mon ame.
Je voudrais espérer et vous dire tout bas ;
Que l'amour sans espoir est un fardeau, madame....
Et si je ne dis pas le secret de ma flamme.
C'est que mon cœur est fier et que je n'ose pas.
En temer-d'arnoit.
l.K SYLPIIIIIL.
73
LA COLONNE DE JUILLET.
E Ihéàtre nous a laissés tranquilles la semaine
dernière, il a craint la concurrence des fêtes de
juillet et il n"a pas eu tort. En elTet, tandis qu'à
l'une des extrémités de Paris, l'Opéra et la Co-
médie-Française fermaient leurs portes pour re-
crêpir leurs murs à défaut de leurs troupes, à
l'autre extrémité, un cirque s'improvisait, un
temple égyptien élevait ses monstrueux pilastres
qu'il couronnait de la façon la plus bizarre , d'un
attique grec, d'un fronton romain et d'une frise
renaissance. Nous avons assisté à cet étrange spectacle, à cet
enterrement qui ressemblait à une hécatombe païenne, à cette
cérémonie funèbre où il n'y avait ni recueillement, ni douleur,
où le temple, l'amphithéâtre, les uniformes, tout était décora-
1 tion et mensonge comme au théâtre. Nous avons eu notre part
de la poussière, des tambours, de la musique et des alertes, et
aujourd'hui, bien reposé, bien remis de nos éblouissemens et de
v?^ "°^ migraines, nous interrogeons nos souvenirs, tout ce qui
^>T S^ nous a ému, tout ce qui nous a frappé, tout ce que nous avons
^A entendu, tout ce qu'on a dit et fait autour de nous, et de huit ou
neuf heures de fièvre dans notre grande ville, il nous reste à peine à l'heure
qu'il est une étincelle de poésie. Les os de ces pauvres victimes, hier en-
core cà et là épars dans Paris, reposent maintenant sous les mêmes voûtes. Tout
est dit sur juilletet ses morts sublimes. Théophile Gautier nous a envoyé d'Espagne,
en strophes et en alexandrins, leur oraison funèbre par la poste ; demain nous
pourrons aller au Louvre sans fouler une tombe sur notre passage ; dans la pro-
chaine revue que Ton passera au Carrousel , l'ombre plaintive de Farey deman-
dant un tombeau depuis dix ans, n'errera plus autour de l'hôtel de Nantes.
Cet immense sacrifice de notre révolution dort tout entier sous la colonne de
juillet.
LA SYLnUDE.
Si donc je ne parle pas de toutes les contradiclioiis et de tous les sacrilèges de
cesfunéraillesliôroïquesqui,par tant de côtés, ressemblaient à une mascarade ; si
je ne dis pas tout ce qu'avait d'irréligieux ce sarcophage chrétien sous un monu-
ment de Mempiiis, les anges et les sphinx hurlant d'être ainsi accouplés ; si jo
n'ajoute point que la cérémonie n'était pas finie encore, que d'ignobles goujats
aux ordres des entrepreneurs du deuil enlevaient déjà toutes les toiles peintes,
toutes les guenilles rapiécées qui cachaient les échafaudages ; si je n'interroge pas
les générations de merciers, les familles de concierges, ces femmes en bonnets,
ces hommes en bottes ferrées, suisses des ministères, domestiquesdeM. le comte
de Rambuteau ou amis intimes des commissaires de polices, qui se pressaient
sur les gradins privilégiés, pour leur demander à quelles complaisances munici-
pales ils devaient leurs billets qui se vendaient quinze francs aux alentours de
la Bastille; c'est pour arriver plus vite au fait et pour consacrer q\iclques lignes
à l'inauguration de la colonne.
On sait que l'idée du monument est dû à M. Bavoux , l'emplacement à
M. Thiers je crois, l'exécution à M. Alavoine d'abord , et après son décès à
M. Duc. M. Alavoine, en son vivant (cet homme vivait beaucoup), avait d'au-
tantplus djo titres à édifier une colonne, qu'il était l'architecte de notre plus jolie
salle de spectacle, celle des Variétés. Le bronze de juillet a été coulé par MM. Soyer
et Ingé ; mesuré dans toute sa hauteur, c'est-à-dire depuis le niveau de la place
jusqu'à la tête du génie, il excède de trente pieds la colonne de la place Ven-
dôme. Maintenant, d'après ce calcul et sans même avoir vu la nouvelle colonne,
il est facile de se rendre compte des proportions. Il y a tant de socles de granit ,
de marbre et de bronze superposés les uns aux autres que la colonne de la Bas-
tille semble moins élevée que celle de la place Vendôme, sans compter que le
diamètre en est infiniment moindre, ce qui ne l'empêche pasd'avoir un chapiteau
considérablement plus épanoui et qu'on prendrait volontiers pour un parapluie
de famille. Etouffée de la sorte entre sa tète et sa base, le bronze absorbé par le
marbre, la colonne s'amincit encore à ce point qu'on a presque envie de croire
que le monument c'est le piédestal de marbre blanc.
Sauf la base , tout est éfique dans la colonne : le lion de M. Barye, qui sorten
ronde-bosse et avec un assez douteux avantage sur le bronze du socle, ressemble
au lion malade de La Fontaine ; les coqs des angles, qui rappellent misérablement
les aigles impériales, en dé|)it de leurs crêtes retroussées, n'ont pas l'air très bien
portans ; j'excepterai de cette critique les ornemens de M. Marbœiif, qui, par
bonheur, appartiennent à la nature morte. On dit beaucoup de bien des génies
du chapiteau, qui sont de M. Moine ; je ne sais jusqu'à quel point nous devons
approuver ces génies qui écartent les jambes d'une façon athlétique ; outre que ce
chapiteau, qui dans la perspective a l'air d'être corinthien , n'est |ilus d'aucun
ordre lorsqu'on le voit de près.
Quant à la grille qui entoure la plate- forme, elle est anguleuse et tourmentée
comme une balustrade de Louis XV. Nous voici au génie de M. Dumont ; c'est
du style académique et du plus pur encore! Mais mon Dieu ! ce pauvre génie qui
ressemble à un Mercure déguisé, est maigre et efflanqué comme un vélocipède
ou un cheval de race. Ce génie-là est au moins poitrinaire. Enfin que voulez-vous !
dans celte œuvre nationale, il n'y a pas jusqu'à l'Académie des inscriptions et
belles-lettn^s qui n'ait voulu commettre au-si sa petite faute ; les noms des com-
LA SYLPHIDE.
75
liattaiis sont burinés sur le fût dans deux ou trois ordres alphabétiques, de telle
sorte que si l'on en veut trouver un, il faut, à moins d'un hasard heureux, en
lire cinq cent trois autres dont on n'a que faire.
Ce qui accroît encore la mesquinerie vraiment désespérante de la colonne de
juillet, n'est le voisinage colossal de l'éléphant dont le plâtre noirci et crevassé
reste encore là, debout, pour narguer ce bronze qui étincelle à sa place. La co-
lonne de juillet a coûté 1,172,000 fr. : bonne ou mauvaise, c'est au moins une
œuvre finie. L'éléphant lui a coûté un million, et ce n'est qu'un moule dont un
fera du plâtre un de ces jours Où donc est-il le moraliste qui jadis s'abandonnait
à une tirade élégiaque sur les palais de Zénobie? et qu'il se lève de sa noble
tombe, s'il l'ose, La Bruyère, pour venir nous empêcher d'être fiers d'être Fran-
çais en regardant l'éléphant ! g. glé>ot-lecoi>te
.^^->
t qu'il y a de plus positif dans ce qui se passe aujour-
d'hui à l'Opéra, livré de fond en comble aux machi-
nistes, aux maçons et aux rapins, c'est que M. Léon
Pillet commence à douter de son entreprise, de sa
I direction , de son habileté même , hier encore tant
vantée par certains journaux. En elVet, détournons un
[instant notre pensée des ceintres enfumés, des loges
' décrépites et des banquettes vermoulues de l'Acadé-
mie Royaii', et reportons-la sur la troupe. La troupe, en vérité , est dans
le plus complet désarroi : le chant et le ballet sont également pris par la
gorge et par les jambes , et l'administration malade, comme son personnel .
en est réduite, hélas! à fonder toutes ses espérances pour la réouverture sur le
Diable amoureux. I! me parait fort douteux d'abord qu'un ballet sauve l'Opéra,
et ensuite, dans l'état actuel des choses, je me demande avec une inquiétude pro-
fonde, quelle danseuse aura à supporter les pirouettes et les entrechats de ce
succès: Mlle Pauline Leroux? — Mais Mlle Pauline Leroux est-elle bien véri-
tablement rétablie, et puis, si elle l'est, comme je le désire, oflre-t-elle toutes les
garanties d'un premier talent? — Vous voyez donc bien que votre Diable amou-
reux ne vaut pas la peine qu'on en fasse une arche de salut, et que vos ennuyeux
Mnrlijrs, en dépit de Duprez et de Mme Dorus, n'auront jamais la force d'at-
tendre qu'un succès moins contestable vienne les effacer du répertoire.
LA SYLPHIDE.
C'est alors ffu'en désespoir de cause, M. Pillet est parti pour Eins, afin de
vaincre l'obstination de Meyerbeer, qui ne veut pas se dessaisir d'une partition
à laquelle il met la dernière main. Si même je suis bien informé, l'illustre com-
positeurapporterait à son consentement des conditions un peu dures. Convaincu,
comme nous tous, que le nombre des clianteurs est infiniment restreint à l'Opéra,
et ne pouvant, en fait de voix de femmes, se contenter de la voix de Mme Dorus,
il exige , préalablement à la mise en répétitions de son nouvel opéra, l'enga-
gement de Mme Viardot-Garcia. Or, les événemens semblent prendre à tâche
de le servir : M'i>c Garcia est de retour à l'aris ; elle ne se fera entendre cette an-
née sur aucune scène d'Italie, et pour complaire à Mlle Grisi, elle n'est pas en-
gagée aux Bouffes. — Il reste à savoir si les exigences do Mme Viardot-Garcia ne
seront pas un peu trop princières ; et dans le cas où M. Pillet et Mme Garcia tom-
beraient d'accord, il n'est pas inutile de dire dès aujourd'hui qu'en signant son
engagement avec l'Opéra, Mme Viardot signera, selon toutes les apparences, l'ar-
rêt de mort de sa voix.
Il faut qu'on ne perde pas le souvenir que M"e Falcon a succombé à la peine,
que Duprez lui-même a vu ses puissans moyens ébranlés par les excès de la mu-
sique moderne, et qu'infailliblement, si elle entre à l'Académie Royale, Mme Gar-
cia, qui ne possède ni la poitrine de Cornélie Falcon, ni les poumons de Duprez,
ne manquera pas de faire tôt ou tard naufrage dans un troisième chef-d'œuvre
de l'auteur des HwjitenoU.
Interrogez les dilettanti de la génération qui a précédé la nôtre : on criait à
l'Opéra du temps de Laïs , de Nourrit père et de Dérivis, on criait du temps de
Mme Branchu; mais tous ces chanteurs, hommes et femmes, étaient autrement
constitués que les nôtres : c'étaient de vrais Hercules. — Je le dis donc , l'enga-
gement de Mme Viardot-Garcia à l'Opéra, s'il se réalise, sera une calamité pour
elle, et cependant Meyerbeer y tient : je voudrais savoir ce qu'en pense M. Pillet,
qui ne la tient pas encore.
Il n'y a plus à en douter, les Bouffes passeront leur saison prochaine à l'Odéon,
ce qui n'empêche pas que M. L'Henry, l'ancien caissier du théâtre de l'Opéra-
Comique ne soit en instance auprès du ministre pour obtenir son consentement
à une nouvelle combinaison qui amènerait l'une après l'autre toutes les troupes
de Paris au faubourg Saint-Germain. Une voiture appartenant à l'administration
transporterait chaque matin les costumes et accessoires nécessaires à la repré-
sentation du jour. La propriété du privilège serait divisée en dix parts ayant des
droits égaux. lien serait attribués à l'entrepreneur M. L'Henry, 1 au Théâtre-
Français, 1 â la Porte-Saint-Martin, 1 aux Variétés, 1 au Vaudeville,! à l'Ani-
bigu-Comique, 1 au Palais-Royal, 1 au Gymnase, 1 à la Gaîté , aux Folies-Dra-
matiques ou au Cirque. La combinaison consiste par conséquent à donner aux ha-
bitans du faubourg St-Germain tous les spectacles de tous les théâtres, et en même
temps à économiser les frais d'une troupe. Cependant, dans les devis du projet,
une somme de 2't,000 fr. est afTectée à l'institution de primes qui seraient tirées
tous les mois au sort entre les artistes qui auraient pris part aux représentations
de l'Odéon. ***
LA SYLPHIDE
yy.
Dl R ECTION , RUE D'HANOVRE, 17
LA ■>\LPIIIOE.
A Madame '
lô août.
AYANT point l'esprit tourné à la médisance, au-
jourdhui, madame, j'ai résolu de vous envoyer
un bulletin de modes pur sang, c'est-à-dire de
vous tracer un itinéraire de la fashion, de sorte
qu'en le livrant à votre couturière . elle puisse,
telles éloignées de Paris fussiez- vous toutes deux,
habiller votre gracieuse personne comme le pour-
raient faire M""" Palmire ou Debaisieux. Les gran-
des chaleurs, ainsi que vous le pensez sans peine,
ont fait disparaître tous vestiges de spencers,
mais aussi, une fois que le bon goût s'était accou-
tumé à la vue d'un corsage tranchant de couleur
avec la jupe, il fallait trouver moyen de perpétuer
cette innovation, au moins pendant quelque temps
encore. Pour cela faire. M"' Ferrières-Penona créa ces charmans canezous
de lingerie dont je vous ai si souvent fait l'éloge. On en trouve chez elle, main-
tenant, qui forment la plus élégante pnrure du monde- Il sont en organdi de
l'Inde l^ouillonné. Chaque bouillon est séparé par des bandes de tulle brodé ;
les manches courtes sont également bouillonnées ; de jolis boutons en corail
garnissent le devant du canezou et le dessus du bras ; on place les boutons sur
les entre-deux, l^e même genre de canezous se fait en tulle, alors les entre-
deux sont en mousseline brodée à jour. Ces canezous se nomment à la Victoria.
La façon des corsages de robes ne varie pas à cette époque ; on porte toujours
le corsage à châle renversé, assez décolleté ; les deux pointes du châle ve-
nant se croiser à la ceinture après avoir formé le cœur au milieu de la poitrine ;
d'autres sont plats, montant en guimpe par derrière, et plissés devant à partir
de l'épaule jusqu'à la ceinture ; ces corsages sont toujours fort découpés du
milieu de la poitrine et descendent en pointe à la ceinture ; il y a encore les
corsages à pointe, plats et décolletés, pour grande toilette , sur lesquels s'ap-
7S LA SÏLPHIDE.
pliqiient les berihes de dentelles ; puis, les corsages amazone plats et montans,
;)vec le petit revers par derrière et les trois rai)gées de boutons devant ; ces
corsages sont du plus grand négligé. — Les jupes, excepté celles des robes
du matin, sont toutes garnies; les volans, les biais, les rouleaux elles bouil-
lons se partageni la vogue ; les volans s'emploient de préférence pour les robes
d'été légères et transparentes ; les biais et les rouleaux sont réservés pour les
robes de soie ; cependant, on peut aussi leur appliquer des volans, ce qui en
fait tout de suite des robes fort élégantes ; on les enjolive le plus possible dans
le haut du bras, mais il y en a aussi qui sont dénuées de tout ornement et n'en
sont ni plus jolies, ni plus gracieuses ; ce qui atténue un peu tout ce que cette
mode peut avoir de disparate, surtout dans les premiers temps où l'œil n'y est
point encore accoutumé , c'est l'usage de Fécharpe adopté généralement. Par
ce moyen, la nudité de l'avant-bras et de l'épaule est dissimulée, et l'écharpe
donne de la grâce à la taille ; les manches à la Gabrielle sont aussi assez bien
portées et elles sont particulièrement jolies lorsqu'on les fait demi longues et
qu'on les accompagne de mitaines de filet ou de gants ornés fabriqués par le
gantier Mayer.
Vous le voyez , il ne vous reste maintenant qu'à faire tailler d'après mes
indications, et vous aurez la mode dans son apogée. Seulement comme la plus
élégante toilette doit une partie de son lustre au bon goût de la coifTure qui
l'accompagne, permettez- moi de vous indiquer quelques uns des jolis cha-
peaux que j'ai vus chez Maurice Beauvais, auquel nous devons comme remercî-
mens particuliers la pose toute distinguée et gracieuse des plumes à plat
comme on les porte cette armée. Choisissez donc entre un chapeau de crêpe
blanc, orné d'une longue plume, posée à plat sur la passe, et \enant se per-
dre en boucles par derrière; un autre, de nuance padie, sur lequel est jetée une
de ces guirlandes de fleurs mêlées et délicates des montagnes, que M. Maurice
Beauvais va en herboriste habile nous chercher au loin; un autre d'un pâle bleu
de ciel que recouvre comme un nuage transparent une voilette de dentelle, et
le tout portant un véritable cachet d'aristocratie. Les chapeaux ont générale-
ment la passe plus grande qu'à l'entrée de l'été et leur dimension me paraît
d'une convenance qui se maintiendra sans doute quelque temps ainsi; les
fonds sont toujours assez petits, mais coupés de manière à ce que le chapeau
ne soit pas par trop en arrière , ce qui donnait aux femmes une encolure si
disgracieuse. Jusqu'à présent les orneraens des chapeaux se font toujours en
étoffe pareille et en dentelle , mais l'on parle bien sourdement de reprendre
les rubans pour cet hiver et de partager la vogue de la dentelle avec la blonde ,
que nuus trouvons beaucoup trop dédaignée. La question des rubans est en-
core problématique. J'ai vu chez M. Maurice Beauvais des coiffures toutes
moyen-âge, qui vous enchanteraient si je vous en donnais un avant-goût, mais
LA SYLPHIDE.
il est encore trop lot pour vous divulguer ces précieux mystères de velours ,
de perles et de gaze dont l'apparilion est réservée aux premières solennités de
l'hiver. Lorsque je vous fiarlais tout à l'heure de la proscription des rubans, je
ne comprenais point dans cet ostracisme , les rubans de velours dont on fait
un grand usage pour les chapeaux de paille, et qui servent même en lingerie.
Je voyais ces jours-ci chez M"" Ferrières-Penona de charmans bonnets du
malin en mousseline brodée et dentelles, surchargés de petites boucles de ve-
lours violet de la largeur d'un doigt, ce qui produisiiit un fort joli effet; dans
le même magasin j'ai remarqué des peignoirs brodés d'une grande élégance,
des grands châles et échappes de mousseline, enrichis des broderies les plus
fines, des berthes et sabots en dentelles vieilles d'un travail exquis , des fichus
à pointes tombantes, des cols brochés . des manchettes , sur des modèles tout-
à-fait nouveaux. Quelle plus charmante innovation que les stores de croisées en
mousseline brodée au crochet dont les dessins représentent des kiosques, des oi-
seaux et des personnages en costumes orientaux ; ces stores m'ont paru desti-
nés à un grand succès de bonne compagnie. Ce mot de bonne compagnie me
fait penser à celle que l'on rencontre toujours aux magasins de deuil du Sablier.
On ne s'étonnera pas que la profusion et le choix d'objets de deuil que l'on
trouve dans cet établissement lui attire une aussi belle clientèle.
Les bottines-guêtres sont la chaussure du moment ; on en fait en toutes
nuances, mais les plus usitées sont le gris et le puce. — En vous parlant de la
manière de garnir les jupes, j'ai oublié de mentionner une jolie invention due à
M"' Debaisieux ; cette invention consiste à ne garnir que le bas du devant de
la jupe jusqu'aux genoux ; la garniture peut se composer de volans ou de
bouillons : on en place trois l'un au dessus de l'autre, montant en tablier -, l'ex-
trémité des garnitures est cachée sous des nœuds, qui ensuite continuent à
monter jusqu'au corsage. — La lingerie prépare pour cet hiver des robes de
bal en tulle, organdi, mousseline, brodées en or et soie, quelques unes en tulle
sont même enrichies de perles et de grains de coraux, semés dans le corps de
jupes et montés en franges. Point n'est besoin de vous dire que pour que tou-
tes ces richesses de broderies ne se perdent pas dans les plis ramassés des ju-
pons, les sous-jupes de crinoline-Oudinot sont indispensables.
Adieu ; j'ai fait comme l'abeille, qui s'en va prendre à chaque rose son miel
et son parfum ; j'ai pris à chacune des plus belles fleurs de la fashion ce qu'elle
avait de plus suave, et je vous l'envoie. — Vous m'avez demandé le nom d'un
bon facteur de pianos; j'ai pris des informations, et je m'empresse de vous en-
voyer celui de M Hesselbein, dont les instrumens ne laissent rien à désirer,
tant sur la qualité du son que sur l'ensemble de l'harmonie ; ils ont en outre le
précieux avantage de conserver l'accord.
Baronne MARIE DE l'******.
80
LA SVLPnlDE.
LE VENGEUR DES NOBLES.
mnWEÎ DT^E MERE A M FILS.
SECONDE PARTIE.
A journée fut remplie par le souvenir de celle pre-
mière entrevue , et je m'endormis, l'esprit bercé
par des songes rians. Le lendemain, quand j'entrai
chez mon père , je trouvai son jeune secrétaire
seul, penché comme la veille sur des papiers épars,
d'une main soutenant son front, de l'autre... j'al-
lais me retirer , quand je crus m'apercevoir qu'il
contemplait un portrait. Ce ne pouvait être qu'un
portrait de femme. Le démon de la jalousie m'em-
l)orta sur son aile, sans doute ; car > je ne sais com-
ment cela se fit , mais je me trouvai tout à coup
près de lui, et me penchant curieusement sur son
épaule, je regardai... C'était mon portrait, mon
1*^ portrait à moi; je fus éperdue — de joie ou de peur,
f~ je l'ignore, mais je mis ma main sur ma poitrine
pour étoulîer les batlemens de mon cœur , espé-
rant me retirer comme j'étais entrée, sans bruit, tout doucement... Vain espoir :
j'étais i)riseau piège. Octave se retourna, il ne fit pas ua geste pour me retenir,
mais il dirigea sur moi ce même regard amoureux et suppliant qu'il attachait sur
mon portrait. Nos mains se touchèrent, elles étaient brûlantes, et le frissonnement
passionné de ce contact monta jusqu'à mon cœur. Tous deux, nous baissâmes les
yeux comme de concert, n'osant nous regarder et tremblans comme la feuille que
le vent détache de sa tige. Soudain je pâlis d'une pâleur mortelle, et je sentis que
j'allais tomber dans les bras d'Octave, qui se tendait convulsivement vers moi.
Déjà il se levait de son fauteuil; j'eus peur , et faisant un effort terrible pour
échapper au danger, je m'enfuis comme une folle. Il m'avait nommée Camille ,
et moi j'avais entendu le nom d'Octave murmurer et se glisser de mes lèvres
contractées : virginal aveu d'amour!
I,\ SYLPHIDE. g|
Il n'osa ni m'arrùter, ni me suivre. Je revins, la tcHe perdue, dans ma cham-
bre, et là je pleurai à chaudes larmes , et je m'agenouillai devant mon crucifix
pour demander pardon à Dieu, comme si je l'avais oiïensé. J'aimais et je croyais
être aimée.
A partir de ce jour , l'intelligence de nos âmes fit fleurir l'arbre de notre
bonheur. Malgré la réserve queje m'imposais, notre passion s'enflammait à cha-
que geste , à chaque regard , à chacune de ces mille étincelles magnétiques qui
sont les étoiles de l'amour. Les moindres paroles s'épanouissaient en tendres al-
lusions et tombaient comme une douce rosée sur mon cœur. La Heur de ma vie
ouvrait son calice. Toutes les joies touchantes du premier amour, je les recueillais
dans leur chasteté naïve. Sans nous rien dire, nous nous entendions à merveille
pour rendre les heures plus douces et plus rapides à mon père, et pour chasser
les sombres nuées qui ridaient son front. Notre vie si calme était remplie par
tous ces petits incidens , qui deviennent pour les amans de grandes aventures.
Les divins enfantillages de la passion occupaient à la fois notre cœur et notre
esprit. Les rêves de la nuit doraient l'avenir. J'aurais voulu pouvoir otTrir à
Octave quelque sacrifice éclatant comme gage de mon amour, et je souhaitais
que nous fussions toujours ensemble ainsi. J'étais bien fière d'avoir trouvé mon
prince Charmant , comme les petites reines persécutées des contes de fées. Je
comparais notre vieille maison à ces donjons sans issue, où un enchanteur jaloux
retenait captives ces belles éplorées, aux longs cheveux d'or, aux dents de nacre,
à la taille impalpable , aux yeux de velours. Puis , je me disais que les barreaux
de fer de mon cachot s'étaient changés en guirlandes de roses et de primevères ,
et la vieille maison, qui sommeillait autrefois comme le palais de la Belle au bois
dormant, me semblait s'être réveillée toute joyeuse , toute éblouissante , toute
pleine de mélodie. Je no la reconnaissais plus , et je m'étonnais d'avoir été si
long-temps triste dans ces vastes chambres, où je rêvais maintenant avec tant de
bonheur à Octave. Puis, quand le ciel était bien pur , nous descendions au jardin
avec mon père, et chaque douce parole que nous lui adressions était pour nous
un aveu. La sympathie de nos joies et de nos douleurs, les larmes que nous arra-
chait la même lecture ou le même événement , le regard que nous jetions à la
même étoile solitaire au ciel, tout contribuait à fortifier l'intime communauté de
nos âmes. Mais hélas ! l'Eden riant de notre félicité allait bientôt se dépouiller de
ses fleurs, et perdre ses parfums; le palais enchanté de l'amour devait s'écrouler
comme tous les rêves trompeurs de la vie.
Les pioches révolutionnaires s'aiguisaient dans le silence. La traînée de pou-
dre des encyclopédistes avait pris feu. Il ne s'agissait plus de faction hostile à un
ministre, mais d'une levée de tous les esprits contre les principes éternels de la
monarchie. Chaque jour était un siècle, chaque séance de l'assemblée nationale
une bataille ou plutôt un procès gagné sur les institutions du passé, aux dépens
duquel on flattait l'avenir. Bientôt on devait voir les jacobins destituer Dieu et
puis le rétablir en fonctions, supprimer et autoriser tour à tour la religion. Mon
père s'était jeté au plus fort de la 7iiêlée. Sa parole était un tocsin de" détresse
pour le peuple et une mitraille incessante pour l'aristocratie. Octave, dont le ca-
ractère paraissait doux et timide, s'efl'rayait de cette hardiesse fanatique , et me
faisait part de ses inquiétudes et de ses regrets. Il me parlait du courage de nos
rois, de la splendeur de leur cour , du sang versé pour la France par leur brave
82
LA SYLPHIDE.
noblesse, de l'infamie qui s'attachait toujours au nom des sujets rebelles, — et
comme, en disant cela , son regard s'allumait , toute sa noble figure rayonnait
magnifiquement , je le contemplais sans l'écouter , et j'admirais sur parole tous
ses raisonnemens dans la foi naïve et sincère de mon cœur. 11 avait d'autant
moins de peine à me convertir à ses principes , que ceux de mon père m'avaient
toujours épouvantée.
Quand ce dernier revenait aigri et fatigué de l'assemblée, il s'assayait taciturne
au coin du foyer, comme un lion blessé. Nous devinions facilement que la tribune
lui avait manqué sous les pieds, et alors Octave cherchait à lutter avec ce gladia-
teur vaincu. Une seule objection fouettait la verve de mon père. Il oubliait aussitôt
son interlocuteur et laissait son esprit chevaucher, la bride sur le col. Octave
profitait de ces momens de lassitude pour provoquer les plus complètes révéla-
tions sur les plans révolutionnaires.
— Monsieur, lisez les lois, lui dit un jour mon père. Notre jurisprudence est
un arsenal diabolique. Vous faites grand bruit des privilèges et franchises des
provinces; ce sont à mes yeux les anneaux d'airain d'un collier d'esclavage. Cha-
que loi est une pointe de fer enfoncée dans les chairs du peuple. Le corps de ces
lois est un véritable cilice politique, ou plutôt un filet perfide tendu par les arai-
gnées du pouvoir et dans lequel la nation se débat en vain. Nous, ses mandataires,
nous devons proscrire tout ce passé odieux qui lui mettait le pied sur la gorge et
la laissait violer tour à tour par la royauté et par les parlemens.
— Pourtant, monsieur, me direz-vous , s'écria Octave, qui a rendu la France
noble , glorieuse , immortelle; qui lui a fait conquérir, au prix de ses veilles et
de son sang, l'unité, cet inestimable diamant de la couronne? Qui a pensionné
ses poètes et ses industriels? Qui l'a guidée au combat de son épée et l'a fécondée
pendant la paix par sa justice? Qui a donc fait tout cela, monsieur, si ce n'est la
lamille des Bourbons? Ah! la France est un patrimoine chèrement acheté, et il
serait cruel d'exercer un ostracisme aveugle contre ces majestés qui ont été les
images de Dieu sur la terre.
— Bien, jeune homme, répondit en souriant mon père. Vous parlez avec la
franche et enthousiaste poésie de votre âge ; j'aime cette loyauté qui prouve que
vous n'avez voulu voir encore que le côté doré de notre histoire. Mais en ce
temps, l'expérience doit instruire les hommes de grand matin. Ainsi donc, écou-
tez-moi. Vous me parlez des veilles et du sang que vos rois ont sacrifiés au bon-
heur de la France. Ehl bien, moi, monsieur, mes yeux se sont usés, mes traits
se sont jaunis et ridés sur les parchemins où sont inscrits les actes des parlemens,
et j'ai compté une à une les gouttes de sang et de sueur dont le peuple a payé
chaque baiser des maîtresses, chaque ode des poètes, chaque courbette des cour-
tisans de ces rois. Si vous le voulez, j'additionnerai pour vous le prix d'un sou-
rire de Gabrielle d'Estrées ; si vous le voulez, je vous dirai comment Louis XIV,
Louis le Grand, a battu monnaie sur son coffre-fort vide, lorsqu'au milieu de
son palais de Versailles, bâti de pièces d'or, il se vit à la veille de faire ban-
queroute.
— Je vous écoute, monsieur, répondit froidement Octave.
— Ce n'est pas moi qui parle en ce moment, c'est l'histoire. Louis XIV, ce roi
qui fit légitimer ses bâtards par édit du parlement, affama son peuple pour pen-
sionner royalement ses fils, déifiés princes de par l'adultère.
I.A SYLPHinE.
83
— Ce fait est sujet à contestation, je pense ?
— Nullement, monsieur. Vous pouvez lire dans les Mémoires du duc de Saint-
Simon, quatre pages naïves, qui sont une terrible accusation au sujet des famines
artificielles. Le roi fit mieux que d'engraisser ses eufans avec la faim de son peu-
ple. La charité municipale était venue au secours des pauvres : le roi vola le
produit de cette aumône. La lèpre de la mendicité troua tous les habits et les
changea en haillons, dessécha tous les corps et les rendit livides comme des ca-
davres. Le roi mit un impôt sur ces haillons et força ces squelettes ambulans à
courber leur dos nu sous la corvée. Il inventa que la pauvreté n'était pas un mal-
heur, mais une industrie, et le bâton des otTiciers royaux acheva les moribonds.
En entendant ces terribles paroles, je poussai un cri comme si mon père eût
blasphémé Pieu. Octave avait tressailU, et je l'entendis murmurer : — Que vous
adonc fait la royauté pour la calomnier ainsi! — Mais mon père continuait toujours
avec son même sang-froid étrange :
— Le duc de Bourbon fit mieux encore que le roi des dragonnades. La vue
des mendians déplaisait à sa noble maîtresse, .M""^ de Prie. On leur fit faire la
chasse par des archers suisses; on leur marqua les bras avec le feu; enfin, au
milieu des fêtes splendides de Chantilly, le contrôleur daigna écrire ces lignes
atroces : Devant être couchés sur la paille et nourris au pain et à l'eau, les pauvres
tiendront moins de place. Pendant ce temps la noblesse s'ameutait à la curée
des faveurs, et empoisonnait de ses flatteries l'esprit et le cœur du jeune roi
Louis XV.
Mon père se tut et se retira dans son cabinet. Nous restâmes seuls. Octave et
moi. Ses lèvres pâles étaient crispées par un amer sourire, comme le jour où je l'a-
vais vu pour la première fois ; mais bientôt cette expression dédaigneuse se perdit
dans la tendresse de son regard. Sa voix devint plus émue et presque tremblante
en me proposant de descendre au jardin avec lui. Quand nous fûmes sous les
arbres chétifs qui se mouraient de consomption sur ce coin de terre stérile il me
parla longuement de son amour et des mille projets qu'il ébauchait dans son es-
prit pour notre bonheur futur. Le poison de ses espérances éni\Tantes descendait
doucement dans mon cœur, je lécoutais attendrie. Quant tout-à-coup, au mo-
ment où l'ombre de la nuit venait de laisser tomber son voile sur nous, il saisit
mes mains avec un transport frénétique, imprin\a sur chacune un baiser de feu
et disparut. Cette folie me laissa long-temps rêveuse, et jusqu'au lendemain je
crus sentir la flamme de ces deux baisers brûler mon sang. Quelques jours après
une nouvelle discussion fit sortir les lames du fourreau.
— Quand les meubles de la maison craquent de vieillesse, disait mon père, il
faut faire maison nette ; quand les murailles tremblent sur leur base, il faut faire
du logis un feu de paille. Aux grands maux les grands remèdes. En politique
comme en morale, la peine du talion est chose juste : la noblesse a dévoré le
peuple pendant dix siècles, le peuple doit avoir sa revanche.
— Ceci est un cri de révolte, répliqua Octave, et la révolte est un crime.
— Il n'y a point de crimes en politique, monsieur ; des erreurs tout au plus.
La justice est éternelle et inexorable; le temps ne légitime rien à ses yeux. Or
il n'est pas juste que l'aveugle fouaille sans cesse le chien qui le fait vivre, qui
le guide et lui lèche les mains.
— Voilà une théorie qui vous mène droit à la Bastille.
s» LA SYLPIlinE.
— La Bastille est un anachronisme aujourd'hui. On n'emprisonne pas un peu-
ple. Les flancs de la Bastille ne sont plus assez larges, et ses geôliers mourraient
à la peine s'ils devaient mettre les fers aux pieds de tous ceux qui partagent mes
opinions. Quand une nation a brisé ses vieilles chaînes, ces chaînes s'allongent
en barricades et s'efTilent en épées.
— r^e peuple n'oserait pas. .
— Le peuple osera tout, car la noblesse aura peur. II trouvera son courage
dans la lâcheté de ses suzerains. La royauté ne pourra acheter de boucliers assez
forts pour la garantir ; elle pâlira sur son trône au premier murmure, et si elle
tire un coup de fusil, la balle retombera sur elle et la frappera au front.
Après avoir ainsi réfuté les objections d'Octave, mon père nous quitta pour se
rendre à l'assemblée. Le jeune secrétaire le suivit du regard jusqu'à la porte, mais
d'un regard sombre et hautain qui me parut étrange. Le dédaigneux sourire qui
contractait iiabituellement ses lèvres à la suite de ces discussions, reparut plus
altier encore, et m'effraya ainfi qu'une menace ; mais dès qu'il se fut aperçu de
mon trouble, son visage changea d'expression comme par magie, et ses yeux se
fixèrent sur moi calmes et tendres.
— Ce sont là de cruelles paroles pour uneame aussi douce que la vôtre, n'est-
ce pas, Camille, et ces pensées de haine et de vengeance doivent vous effrayer
comme des fantômes évoqués par un mauvais esprit. Quand on est aussi parfai-
tement bonne et aussi naïvement belle que vous, ma bien aimée, on ne saurait
comprendre ces horribles violences; tant, pour un noble cœur, c'est un besoin
naturel que de pardonner et d'aimer! Vous ne condamneriez pas ainsi, vous, un
pauvre roi qui n'a pas d'autre sort que d'être trop honnête homme ; vous ne
penseriez pas à puiser de l'audace dans sa résignation pour lui faire payer les
crimes prétendus de ses pères, et pour rougir vos mains blanches du sang de ses
blessures. Vous n'iriez pas insulter dans leur fils tous ces rois endormis au fond
de leurs tombes de marbre, et pourtant...
— Il est des hommes sans pitié, murmurai-je d'une voix tremblante, car j'ac-
cusais mon père.
— Oui, sans pitié, reprit Octave, et qui ne trouveront pas de pitié autour
d'eux, quand le vent du malheur viendra glacer leur ame. Mais, en vérité, c'est
folie à moi d'attrister votre esprit de pareils discours, quanti je pourrais vous
parler de notre bonheur à venir. Vous êtes la fée que Dieu a mise dans mon pa-
radis, et vous avez pris une trop large place dans mon cœur pour qu'il ne soil
point inhospitalier à toute pensée qui ne vient pas de vous ou qui ne va pas vers
vous. Souvent je me demande avîc douleur si vous croyez bien à la puissance
de mon amour ; je voudrais pouvoir vous en donner une de ces preuves écla-
tantes que les châtelaines d'autrefois exigeaient du dévoùment héroïque de leurs
chevaliers. Je voudrais êlre seul avec vous dans un désert pour vous porter
comme une enfant dans mes bras pendant de longues heures, et empêcher que vos
petits pieds ne se déchirassent aux sables étincelans !
Je souriais à toutes ces folles paroles qui tombaient comme des caresses de ses
lèvres et qui se gravaient à jamais dans mon cœur. !Mon Octave me paraissait si
noble et si beau que je ne m'étonnais nullement de lui paraître si btlie. Je l'ai-
mais trop pour pouvoir douter de son amour. J'étais sincère parce que j'étais
confiante, et faible parce que j'étais heureuse. Mais plus il s'apercevait de ma
L\ s^LFlIIOl;
86
faiblesse et plus grandissait l'eitiportcmenl de sa passion. Qiiaiid il me vit baisser
les yeux sous son regard, il me supplia de lui laisser au moins emporter cet es-
poir qu'il se serait pas seul à souffrir de son aitiour ou à lui devoir son bonheur ;
il me demanda , au nom de Dieu, de lui dire eiilin si je l'aimais : et counne je ne
sais quel vague cfl'roi retenait cet aveu sur mes lèvres, il tomba à genoux devant
moi et pleura. Je ne pus résister à ses larmes, et me peneliant vers lui, je mur-
murai à son oreille ces trois mots divins : Jevous aimel — .\ussilot sa tète se re-
dressa fière et rayonnante, ses yeux brillèrent d'un éclat singulier, il éleva lente-
ment son visage rose comme celui d'un chérubin , et ses lèvres touciièrent les
miennes.
Autant ses larmes m'avaient émue, car j'ignorais qu'un homme put pleurer,
autant cette témérité m'indigna ; c'était pour ma chasteté sauvage une insulte et
presque un crime. Je repoussai Octave avec force, et je jetai un cri de surprise
et de fierté blessée. Mes mains tremblaient de frayeur. J'étais rouge de honte et
de colère.
Il se releva aussitôt, le regard humide et repentant, et me supplia de lui par-
donner une audace qui trouvait son eicuse dans l'enivrement de son amour. Je
baissai les yeux sans pouvoir répondre. Il s'éloigna d'un air morne et consterné.
Pendant plusieurs jours nous restâmes ainsi contraints et froids l'un envers l'autre.
-Nos promenades avaient cessé; je ne voyais plus Octave qu'à l'heure des repas.
Nous nous parlions à peine, et seulement pour ne pas éveiller les soupçons de mon
père. Je demeurais, tout le jour, dans ma chambre, immobile devant ma fenêtre
ouverte; j'avais oublié la prière et le travail, mon cœur et mon esprit étaient
ailkurs. Souvent je passais de longues heures à regarder un oiseau essayer ses
petites ailes dans l'espace qu'il peuplait tout entier pour moi, jusqu'au moment
où il se perdait à l'horison. Parfois ma pensée s'attachait aussi à quelque nuage
rose qui se berçait dans l'air bleu, et quand il fuyait tout à coup, je m'écriais in-
volontairement: Petit nuage rose, où vas-tu? et pourquoi me laisses-tu seule ?
Mais le nuage ne m'écoutait guère, et au lieu de me prendre sur son aile, il re-
joignait l'oiseau. Alors seulement je sortais de ma rêverie et j'étais tout éton-
née de sentir mou visage baigné de larmes, comme si mon cœur eût lutté contre
quelque douleur réelle. Pourtant je n'avais aucun sujet de tristesse ni de joie ;
mais je restais plongée, malgré moi, dans une sorte de marasme indifférent que
le souvenir d'Octave me donnait seul la force de secouer. Parfois j'oubliais la
scène de ce baiser fatal qui m'avait effrayée comme un pressentiment, je rebâtis-
sais tous ces rêves du cœur qui me semblaient l'avenue riante du bonheur, mais,
hélas ! je ne pouvais les achever. On eût dit qu'un vide affreux, un mystère ef-
froyable se cachait au fond de ces songes trompeurs.
Du reste, j'avais religieusement gardé le secret de cet amour, qui mettait un si
grand intérêt dans ma vie calme et solitaire. Octave était bien sur de ma discré -
tion; il savait bien que je ne prendrais jamais mon père pour conlident, et qu'au
fond de l'amejenelui tenais pas rigueur. Néanmoins je voyais sa tristesse s'ac-
croître chaque jour. Quand il me parlait, il devenait soudainement pâle, et sa
voix tremblait. L'instinct de l'amour me faisait deviner sur son visage les traces
de larmes secrètement versées. Cette sympathie de souffrances, cette douleur
muette et résignée, me touchèrent ; un jour vint où je me reprochai ma cruauté.
Ilélas! c'est presque toujours la pitié et la générosité qui livrent à un amant le
8fi
LA SYLPn(DE.
cœur d'une femme-! Pour les hommes, au contraire, la séduction est bien sou-
vent un calcul. Octave avait compté, lui, sur ces combats intérieurs, surceten-
nui profond , sur cette compassion involontaire , pour affaisser ma résistance.
Il me semblait que j'étais tombée dans les ténèbres d'une prison, après avoir en-
trevu les éblouissantes clartés d'un paradis ouvert devant moi. Moname était in-
(juiète et ne pouvait plus épancher ses vagues tristesses. Je cherchais à me créer
des torts. A chaque instant, je jugeais plus sévèrement ma conduite envers Oc-
tave, et toujours ces examens de conscience finissaient parles mêmes paroles : Je
le fais souffrir pour m'avoir trop aimée !
Voilà où en était réduit mon courage, lorsqu'un jour, je remarquai avec sur-
prise le silence opiniâtre que gardaient pendant le diner Octave et mon père. Je
pensai que la séance de l'assemblée avait été fort orageuse, et que tous deux crai-
gnaient de me rendre témoin de la discussion qui devait infailliblement s'élever
entre eux. J'avais pressenti la vérité. A peine eus-je quitté le salon , que j'enten-
dis la douce voix d'Octave murmurer quelques paroles auxquelles mon père ré-
pondit avec violence. Je revins sur mes pas et j'écoutai toute tremblante. Ce que
je pus comprendre de ce dialogue brisé , c'est que mon père avait prononcé un
discours terrible qui ruinait les privilèges de la noblesse et qui avait produit une
vive impression.
Prenez garde à vous, lui dit Octave en riant, vous avez renversé la ruche
d'un coup de ])oing ; mais les abeilles ont conservé leur dard et leur venin.
Que me fait la haine et l'exaspération des nobles, répondit mon père avec
cet accent de colère froide qui m'effrayait toujours. Je les méprise trop pour les
craindre. Ils ne peuvent touchera mon honneur ; et ma conscience n'appartient
qu'à moi.
Qui sait l'avenir? reprit Octave. Il est tant d'armes invisibles et empoison-
nées pour frapper au cœur d'un homme !
Je suis pauvre et je n'ai pas peur de la mort , continua mon père. Comment
pourraient-ils donc blesser uti homme qui n'est ni un fripon ni un lâche. Je suis
invulnérable, monsieur.
En ce moment, je rouvris la porte du salon. Le singidier sourire d'Octave re-
parut sur ses lèvres. Ce'sourire fatal renfermait le secret de l'avenir, mais pou-
vais-je le deviner!
Mon père ne tarda pas à nous laisser seuls. Aux battemens de mon cœur, je
compris qu'il allait se passer entre nous une de ces scènes graves et solennelles
qui emportent les destinées. Octave s'approcha de moi lentement et me dit d'une
voix sourde , mais calme :
Vous êtes inflexible , mademoiselle. Lame do bronze de vos pères s'est ca-
chée sous ces traits si doux , sous ce front blanc et pur, et dans ce regard bleu
qui pour moi reste froid et sévère. Pourtant j'ai trouvé un moyen d'obtenir mon
pardon.
— Et quel est ce moyen , monsieur'? demandai-je toute troublée.
— Tout coupable a droit au pardon en se punissant lui-même. Je me suis con-
damné à l'exil. C'est une punition cruelle, croyez-le, Camille.
^ Que voulez-vous dire, monsieur? m'écriai-je, attendrie déjà par l'émotion
de sa voix.
— Je veux dire, mademoiselle, reprit-il froidement, que je vais partir....
LA âYLPUlUE.
87
— Paitii- ! vous Octave !
Le sang se glaça dans mes veines. Je fus altérée et comme étourdie par ce coup
de massue. Ce départ était le seul malheur que je n'avais pas |iré\u dans mes
rêves les plus sombres et les plus invraisemblables. En elTet, l'imagination désolée
s'exerce toujours à lutte»' contre des infortunes impossibles, niais elle vous laisse
sans défense contre les i)i(iùres Ti'épingle de la réalité. Je mêlais si J'ort accou-
tumée à regarder Octave comme l'hôte de notre vie , que je n'avais jamais songé
au jour où il faudrait nous séparer. Je ne pouvais lui répondre ; la voix mourait
dans mon gosier.
— Oui , continua-t-il , je soulVrc trop ici. Peut-être l'absence guérira-telle la
douleur que je suis venu chercher dans cette maison ; d'ailleurs le cœur ne bat
plus dans la poitrine des cadavres glacés, et il m'est permis d'espérer dans la
mort un remède suprême.
Je voulus lui crier : Épargnez-moi, Octave , épargnez-moi! maisjene pusque
tendre vers lui , en suppliante, mes mains jointes.
— Je devrai tout au moins à cet exil mon pardon , poursuivit-il impitoyable-
ment , car vous ne pouvez me le refuser. Croyez que j'ai un mortel regret de
vous avoir oITensée , et accordez-moi ma grâce. Les vierges romaines saluaient
de leurs doigts roses les gladiateurs qui allaient mourir. Soyez bonne comme elles.
Songez que nous ne nous reverrons plus en ce monde ; et que si jamais un mi-
racle de Dieu nous réunissait sous le même toit, nous serions des étrangers l'un
pour l'autre.
Je restai pétrifiée dans mon angoisse. J'écoutai ces paroles comme le con-
damné à mort doit écouter les prières du prêtre qui le conduit à l'échafaud.
— 'V^oas l'avez voulu ainsi, ajouta doucement Octave.
0 mensonge ! Qu'avais-je donc voulu ainsi ? Le perdre, ne plus le voir, chas-
ser tous mes joyeux rêves, souffler sur mes illusions, ne plus vivre que de souve-
nirs ! Ah ! cela n'était pas. Certes, je ne vis point l'abîme sur le bord duquel j'al-
lais me pencher, mais je l'aurais vu que j'eusse fermé les yeus.
— -Vous ne partirez pas, m'écriai-je donc à mon tour, en cherchant à maîtriser
le tremblement nerveux de mes membres. Vous ne pouvez partir, vous m'avez
dit que vous m'aimiez. Ce départ serait une trahison : dites -moi que c'était une
feinte de votre cœur.
— Je resterai, si vous l'ordonnez, répondit-il en appuyant avec affectatiou sur
ce dernier mot.
Le suppliant, en se voyant maître de mon cœur, devenait tyran. — Je vous
Vordonne, Octave, dis-je avec un sourire mouillé de larmes, car j'étais émue et
effrayée de prendre cet accent d'autorité, d'exercer pour la première fois cette
souveraine dictature de la femme qui est si dangereuse. Le sceptre n'est-il pas
une chaîne plutôt qu'une arme pour les mains débiles, et ne faut-il pas payer
bien cher le droit de donner des ordrf s ? Mais alors, je ne pensais pas à réfléchir ;
j'aimais. Qu'était la vie pour moi, si je perdais Octave? — Mais pourquoi res-
terai-je, dit-il, si vous ne me permettez pas de vous parler de mon amour. — Je
ne veux pas que vous partiez, répondis-je encore avec cet immuable entêtement
que je tenais de mon père. Et je regardai Octave pour m'assurer qu'il ne se faisait
pas un jeu de ma douleur.
ïout-à-coup les pas de mon père retentirent lourdement au bas de l'escalier.
S8
LA SVI.PUIDK.
— Ehl bien, pour-me prouver que c'est bien la voix de votre cœur que je viens
d'entendre, murmura très vite Octave, consentez à venir ce soir au jardin, quand
l'ombre aura monté de la terreau ciel.
— Je n'oserai jamais, fis-je épouvantée.
— Alors pourquoi donc me retenir ici? s'écria-t-il d'un ton farouche. Serez-
vous satisfaite de me voir mourir sous vos yeux?
La main de mon père allait toucher le bouton de la porte.
— Pour Dieu, silence, monsieur, dis-je à Octave d'une voix étouffée. Je con-
sens à tout, mais ayez pitié de mon honneur.
La porte s'ouvrit et mon père entra.
— Vous parliez bien haut, mes enfans, dit-il avec douceur.
— Comme vous aujourd'hui à l'assemblée, répondit Octave.
— Et que disiez-vous de si intéressant à Camille, mon ami?
— Je lui répétais que vous ne vous défiez pas assez de la noblesse et que votre
sécurité vous portera malheur. Toutefois, les prophètes ne vous auront pas manqué.
— Je souhaite que vous soyez un faux prophète, Octave, mais en tous cas, vous
ne serez jamais un fau\ ami. e.m.makuel goxzalês.
( f.a suite à la livraison \trochaine.j
Théâtres.
On annonce pour lundi de la semaine où nous allons entrer la réouverture de
l'Académie-Royale par les Marlijrs, avec Duprez et M"" Dorus; mais qu'on se
rassure ; ks Martyrs ne nous ennuieront pas long-temps , MmeGrasDorus étant
engagée au festival de Birmingham, qui aura lieu dans la seconde quinzaine du
mois de septembre. La décoration de l'Opéra est , dit-on , rouge et or. On s'ac-
corde à dire beaucoup de bien du rideau, qui est de JL Cambon, et qui repré-
sente Louis XIV entouré de sa cour, accordant le privilège de l'Opéra. — L'ad-
ministration de rAcadémie-Royale,qui avait fait une première faute en engageant
J\L Marié, a tenu à en commettre une seconde en n'engageant pas M. Werme-
len, que les Rouennais viennent de rappeler à grands cris. — L'événement de la
semaine à l'Opéra-Comique est le début de Mme Anna Thillon dans la Neige. — Le
public a accueilli de la façon la plus favorable celte cantatrice charmanle qui fut
pendant si long-temps la providence du théâtre de la placeVentadour, sous les traits
do Lucie et de Suzanne. — Aux Variétés, la Femme de mon Mari et les Matelots
et les Matelottes sont deux succès de très bon aloi, garantissant pour long-temps
encore la foule à ce charmant théâtre qui n'a qu'un défaut, celui de donner douze
mille francs à un aussi triste acteur que M. Brindeau. — Les pièces nouvelles
du Vaudeville meurent sur son affiche; on ne va pas même les entrevoir dans la
salle. — A propos du Gymnase, on parle beaucoup des funestes effets du magné-
tisme sur M. Scribe ; l'académicien a broché un vaudeville endormant, on l'écou-
tera de même , de la romantique aventure de M'ie Nathalie et de sa mère. Encore
une mère ! Qui nous déhvrera des mères d'actrices? — Les concerts Vivienne
sont en veine de succès. M. Hector Berlioz a donné cette semaine un second et
magnifique concert qui avait attiré l'élite de la société parisienne; la salle et les
jardins étaient combles, et l'administration nous promet pour une de ces nuits
un bal qui sera presque vénitien. ***
Le Directeur DE VILLEMESSAM.
I.A SYLPHIDE.
S»
.4 Madame '
32 aoùl.
VEZ-vous du feu dans votre grand château, ma-
dame ? Quant à moi, je vous assure très fort qu'à
l'heure où je vous écris, j'en ferais si ce n'était
la honte qui me retient ! Je me désole pour vous
de ce temps hors de saison, parce qu'il me semble
vous voir avec votre petite mine attristée, regar-
dant piteusement vos gazons humides, vos fleurs
abattues et vos grands arbres pleurant de larges
gouttes sur ces allées finement sablées que vos
petits pieds effleurent à peine. Puis, dites-moi,
par ce vilain temps, que faites-vous de vos airs
coquets que vous dissimuliez si adroitement der-
rière ces charmans évantails de Clamorgam ?
Avouez-le, vous leur devez plus d'un succès,
quand vous cachiez à demi vos beaux yeux à
l'ombre de ces brillantes peintures si richement enchâssées; quand l'ivoire à
jour de leurs branches venait rivaliser avec la finesse de vos doigts, ou que
leur laque dorée en faisait ressortir la blancheur ; alors vous sentiez tout
le prix de ce complément à votre toilette et vous faisiez là bas comme l'on fait
ici : vous votiez mille remercîraens et mille tributs d'éloges à M. Clamorgam,
dont le talent avait su mettre dans vos mains une arme de plus pour plaire.
On prépare des toilettes pour les courses du Champ-de-Mars. et M""" Le-
clère a fait pour ces jours-là de charmans chapeaux demi-toilette et demi-
saisoTi qui auront un grand succès, car ils réunissent la simplicité requise par
le bon goût pour les assemblées en plein air, et l'élégance qui distingue la
femme comme il faut. Mais hélas! le temps permettra-t-il de mettre au jour
ces jolies modes, et pourquoi notre automne se prépare-t-il sombre et plu-
vieux pour venir mettre obstacle à nos dernières velléités de parures légères
s
90 LA SYLPHIDE.
et transparentes. Aussi les robes de soie se montrent déjà très nombreuses, et
quoi qu'il soit diflTicile de rien préciser encore, on peut presque annoncer que
les brochures, les raies, les carreaux seront d'une dimension très mesurée.
On portera, comme l'année dernière, des jaspés, des pointillés, etc. Ce qui
tombera sans doute considérablement, seront les écossais, car voilà trois fois
dans ma vie où je vois l'écossais prendre avec fureur et tomber de même ; c'est
le sort des spécialités, et ce genre d'étoffe, avec ses nuances tranchées et
voyantes, peut se ranger dans la classe des choses excentriques. Comme mode
qui tombe, je suis fâchée d'avoir à vous annoncer la chute prochaine du corail !
l'imitation l'a tué ! Tout ce qui, dans la classe peu distinguée de la société, a
pu se mettre au cou des graines d'Amérique, du verre rouge ou même de la
semence de corail, l'a fait ; pourvu que ce soit rouge, cela suffisait ; vous sen-
tez que c'est le cas de retourner le vers fameux et de dire :
Tel brille au premier rang qui s'éclipse au dernier !
Aussi maintenant, à moins d'avoir des coraux remarquables, ou par leur
grosseur, ou par la manière dont ils sont taillés, on n'en porte plus ; c'est
dommage , car le soir, au bal, avec une robe de crêpe bleu , rien n'est plus
élégant ; mais comme je l'ai dit cependant, les femmes qui auront de beaux
colliers en corail, les porteront encore avec distinction. Je ne suis point éton-
née du bien que vous me dites de l'envoi d'horlogerie qui vient de nous être
fait par M. Benoît , directeur de l'horlogerie de Versailles ; tous ceux qui s'a-
dressent à M. Benoît ont les mêmes éloges à lui donner, et il est de l'honneur
national de soutenir de toute sa puissance la branche d'industrie que M. Benoît
vient d'élever à un si haut point de perfection. 11 est maintenant évident qu'il
n'a plus de rivalité à redouter avec les mouvemens si vantés de nos voisins,
et ses montres de platine sont incontestablement aussi supérieures que les plus
beaux produits de Genève ! Voilà comme, en France, tout arrive à gagner le
niveau étranger, et c'est à rousà nous grouper auprès des artistes de talent,
qui font que notre patrie n'a point à craindre de rivaux ; M. Benoît, qui vient
de remporter une de ces victoires, mérite et obtient les encouragemens et la
sympathie dus à sa persévérance et à ses talens.
Nous sommes ici dans le calme le plus stagnant en fait de fashion , les
mères de famille vivent dans l'espoir des couronnes gagnées par leurs eiifans
dans les collèges ; les pères fourbissent leurs armes pour les chasses qui vont
ouvrir -, le peu de gens qui reste ici va nous quitter incessamment pour
deux mois , et tous se disposent aux vacances ; grands et petits voient arriver
avec joie la fin du mois ! Les femmes emportent force peignoirs pour leurs
voyages; beaucoup sont en cachemire, doublés, parce que la saison qui
s'avance nécessite, à la campagne surtout, des vêtemens plus chauds ; les pci-
LA SYLPHIDE.
!)1
gnoirs en cachemire blanc, doublés en taffetas de couleur, sont ravissans ; j'en
ai vu un fout doublé de soie violette, avec les accessoires pareils, qui m'a paru
la chose la plus distinguée du monde-, on devait l'accoupler à un charmant
bonnet de dentelle, orné de velours violet, ce qui promettait la plus séduisante
demi-toilette possible. En général, rien ne dénote le bon goiU d'une femme
comme l'harmonie dans les couleurs, l'uniformité dans le costume me semble
être toujours en rapport avec l'uniformité dans les idées, et les femmes qui pen-
sent et agissent bien, mettent à leurs vétemens cet esprit d'ordre qui les rendent
si remarquables dans la société. Si j'étais homme, la manière de se mettre des
femmes influerait beaucoup sur mon opinion en ce qui les concerne ; autant je
fuirais celles qui mélangent les couleurs, portent un chapeau rose avec une robe
verte, un bonnet lilas avec une écharpe mullirolor. autant je me rapprocherais
de celles qui, vêtues de nuances douces , uniformes, préfèrent le blanc ou le
noir à cet étalage bariolé qui les fait ressembler à des bannières. Au reste,
j'ai toujours entendu les hommes de la haute société tenir à peu près ce lan-
gage, et ceux-là mêmes qui s'entendent le moins en toilettes féminines et n<^
sauraient rien préciser dans ce genre, ont une intuition du bon ou du mauvais
goût en chiffons, qui est une chose toute particulière.
Nous venons ici de célébrer la Sainle-Marie ; c'est une fête dans presque
toutes les familles, oii il est rare qu'il ne se trouve pas une personne de ce
nom. La veille de ce jour, les marchés aux fleurs sont vraiment une ravissante
promenade, et Paris tout entier semble un vaste jardin : invariablement on
rencontre , dans tous les quartiers , de gros bouquets ou des caisses de fleurs.
Cette année, il a été de mode d'offrir des paniers de fruits, et rien n'était plus
joli que ces élégantes corbeilles où les fruits de toutes les espèces étaient mé-
langés avec une mousse bien verte et bien fraîche. Outre les fleurs naturelles.
il se fait aussi à cette époque une grande consommation de fleurs artificielles,
et j'ai vu à ce propos un envoi qui était destiné à une femme en deuil, et où,
entre autres fleurs se distinguait la rose violette de M"" Lainné, la fleuriste en
vogue. Cette rose délicate et de la nuance la plus ravissante, vient apporter une
bien heureuse diversion aux fleurs portées jusqu'à présent pendant les deuils et
dont la nature ne variait pas du tout. Toutes les femmes vraiment élégantes vo-
teront des remercimens à M""" Lainné pour l'embellissement qu'elle vient d'in-
troduire dans leur toilette, car la rose violette peut également se porter en cos-
tume ordinaire ; avec du blanc, elle sera charmante et me semble destinée à un
vrai succès. Toujours même triomphe pour les plumes plates sur les chapeaux
paillassons ; il y en a aussi de fort jolis pour les jeunes personnes , doublés en
poult de soie et bordés de ruches chicorée ; le bleu de roi est la nuance la mieux
portée pour ce genre de coifTure.
Il me semble que je vous ai dit bien des choses aujourd'hui, madame, et que
LA syLPIIIDE.
ma lettre est de natuie assez variée pour satisfaire à toutes les exigences ; vous
y trouverez de la mode, de la causerie, voir même quelques réflexions philos»-
phiqv.es; n'est-ce pas de quoi satisfaire tous les goûts ? Je l'espère, et me repo-
sant dans cette sécurité, je vous quitte pour aujourd'hui. M. DE l'******.
LE VENGEUR DES NOBLES.
COMIDEIE D'Ij^E MERE A m FILS.
TROISIÈME ET DER?(IÈRE PARTIE.
LLE vint bien vite cette nuit fatale ! Oh ! jusqu'à
mon dernier soupir je nie rappellerai chaque minute
de cette heure qui a marqué comme un crime dans
ma vie. Paris s'endormait. L'ombre m'enveloppait
comme un linceul. Des lambeaux de nuages noirs
rayaient le ciel et s'accrochaient aux angles des
maisons voisines. L'air était imprégné de cette cha-
leur lourde et humide, funeste rosée du tonnerre,
qui oppresse le cœur comme le clapotement des
vagues sur les grèves de la mer. Le vent sifflait avec
un bruit lamentable ; mais rien ne pouvait elfrayer
ma passion insensée. Je descendis furtivement le
grand escalier, retenant mon souffle à chaque pas et
n'osant regarder derrière moi, car il me semblait
toujours qu'une main de marbre allait se poser sur
mon épaule et m'arrêter. Le frôlement de ma robe
me faisait tressaillir. Enfin , j'arrivai dans le jardin.
Octave m'attendait, immobile contre le mur. Il me prit brusquement dans ses
bras et m'entraîna vers un banc de gazon où nous avions coutume de nous as-
seoir. — Oh ! si vous n'étiez pas venue ! dit-il d'un son de voix profond.
Il jeta son manteau sur le banc de gazon, et s'agenouillant devant moi, il me
regarda avec adoration. — Que vous êtes belle ! murmura-t-il.
LA SYLPHIDE.
93
Je levai les yeux en souriant, car le cœur d'une jeune fille se laisse facilement
enivrer par le poison de la vanité; mais quelle fut ma surprise! C'était bien la
vois d'Octave que j'entendais ; c'était bien son noble visage que je devinais mal-
tiré les ténèbres; mais Octave ne portait plus le pauvre costume de secrétaire in-
time de mon père. Il était magnifiquement vêtu comme ces grands seigneurs qui
se trouvaient parfois sur mon passage à l'église. Des boutons dediamans brillaient
sur son habit de velours noir. Des manchettes de dentelle tombaient sur ses
mains blanches. Qu'il était beau ! et l'avouerai-je, je l'aimai mieux ainsi que sous
ses vètemens modestes de chaque jour Je cédai, malgré moi, à cet instinct im-
périeux qui pousse toujours vers le clinquant et l'oripeau les esprits les plus fai-
bles et les plus naïfs. La beauté physique, l'éclat extérieur n'ont-ils pas toujours,
pour nous autres, pauvres femmes, des poésies magnétiques qui nous font rêver
la beauté morale 1 Pourquoi les enfans et les jeunes filles ralTolent-ils de
l'uniforme ?
Je sus gré à Octave de cette transformation singulière comme d'une attention
délicate, et ne songeai point à lui en demander compte. Que m'importait, d'ail-
leurs, ce mystère, si c'était un mystère? Pouvais-je penser à autre chose qu'à
mon amour? J'oubliai même de demander à Octave pourquoi il avait exigé cette
entrevue, ou peut-être n'en eus-je pas le courage. Je devinais trop bien sa réponse.
Pourtant il gardait le silence, mais il réchauffait mes mains froides dans les
siennes, il me pénétrait l'ame de ses regards, sa tête s'appuyait frémissante sur
mes genoux ; il parlait à mon cœur et à mes sens par ses caresses éloquentes.
Mon sein segonfiait, oppressé. Des larmes involontaires montaient à mes yeux. Je
me sentais heureuse et j'avais peur. Pourquoi ? Dieu seul le sait, lui qui a mis
dans notre ame ces vagues terreurs, augures du malheur. Ma pensée s'alourdis-
sait. Des idées confuses glissaient dans mon cerveau. Le vent apportait à nos
oreilles les hurlemens importuns des chiens vaguant dans les rues désertes. Puis,
fout-à-coup, les sons faux et criards d'un violon de noce, vinrent mêler à ce con-
cert leur harmonie discordante. Non. je ne pourrais te dire l'impression cruelle
que je ressentis en entendant ces clameurs plaintives qui dominaient les notes fê-
lées du ménétrier, dans le silence de la nuit. Je pensai qu'à la même heure, une
jeune ouvrière, aimée et honorée dans sa famille, riait et dansait aux bras
de son mari, sans nul souci des vains rêves de l'avenir, et qu'une pauvre men-
diante, exténuée de faim, se couchait peut-être dans le ruisseau pour ne plus se
relever. J'enviais presque la joie vulgaire de la jeune fille qui pourrait dire devant
tous sans rougir : «J'aime cet homme qui le premier a pressé mes lèvres sur ses
lèvres : car c'est mon mari. » Elle pouvait être fiêre d'aimer; elle était épouse.
Moi, je devais cacher mon amour dans la nuit, car il était coupable. Dans ma rê-
verie, j'avais oublié Octave. Je ne pus m'empêcher dem'êcrier tristement :
— A quelques pas d'ici danse une jeune fille heureuse.
— Heureuse! fit Octave avec un rire amère. Dans huit jours son mari la battra,
et dans six mois elle sejetteraà l'eau ou tendra la main aux passans.
— Où donc est le bonheur ? dis-je alors en frissonnant.
— Dans l'amour, Camille, répondit-il avec passion. Il ne faut pas le chercher
ailleurs. C'est l'amour qui donne le courage, l'ambition, la gloire; c'est lui qui
fait un dieu d'un homme et un ange d'une femme ; c'est lui qui a hérité de la ba-
guette des fées et qui sait changer le grenier en palais et la misère en richesse ;
94 LA SYLPHIDE.
c'est lui aussi qui nous venge, ajouta-t-il d'une voix sombre, mieux que le poi-
gnard et le poison.
Octave avait repris toute son assurance qui exerçait sur moi une étrange fas-
cination. Je l'eusse mieux aimé troublé, ému, rêveur comme moi, mais je trem-
blais sous son regard et sa parole, mais je n'osais résister à ses brûlantes étreintes;
car c'était un de ces hommes résolus auxquels tout obstacle donne une énergie
nouvelle.
— Oui je vous aime, s'écria-t-il, je vous aime, Camille, d'un amour égoïste,
absolu, jaloux : si un homme devait effleurer seulement vos longs cheveux de ces
lèvres je le tuerais. Je vous aime parce que vous êtes aussi douce et aussi naïve
que belle, parce que vous avez vécudans la solitude, ignorante même des caresses
d'une mère, et n'aimant que Dieu. Oh ! que vous êtes difTérente de ces femmes
du monde dont l'amour hardi se couronne de diainans, se glisse derrière les
charmilles embaumées, se traîne en gondoles, ou danse le menuet sous les yeux
de toute une cour, parce que l'amour pour elles n'est que plaisir, trafic ou vanité.
Vous êtes si chaste et si pure que je me sens meilleur en vous voyant -, vous êtes
si belle, que je comprends la félicité éternelle des anges agenouillés devant Dieu.
Vous êtes Dieu pour moi, et vous voir, c'est le bonheur et la vie.
Oh ! misérables âmes que nous sommes 1 Octave, en me parlant ainsi, renouve-
lait vingt fois l'offense pour laquelle j'avais cru devoir l'exiler de mon cœur, et
je ne le repoussais plus. Je sentais sur mon front la flamme de son haleine, et je
me cachais le visage de mes deux mains, comme font les enfans, croyant me
bien défendre ainsi contre ces transports qui brûlaient mon sang.
— Loin de vous, je souffre, Camille, reprit Octave, et pourtant votre souvenir
est au fond de toutes mes pensées. Partout où je vais, dans les fêtes et dans les
lieux déserts, je suis triste, parce que je porte partout mon amour avec moi.
Le monde entier, à mes yeux, est renfermé dans ce coin de jardin sombre et dé-
pouillé, où je sens battre ton cœur contre mon coeur, trembler ta main dans
ma main, où je puis boire le souffle de tes lèvres, en te disant : je t'aime !
En même temps, il m'enleva dans ses bras. L'éclair d'un désir furieux
passa dans son regard. On eût dit qu'il saisissait une proie. Tout son corps
frémissait.
— Camille ! cria sa voix avec un accent indéfinissable.
J'eus peur ; mais ses bras me pressèrent dans une étreinte plus violente. Un
soupir s'échappa de ma poitrine oppressée, et ma tête se pencha sur son épaule,
tandis que mes yeux cherchaient encore le ciel.
Une seule étoile y brillait au dessus de nous , et menacée par un cercle de nuages
noirs (jui se rétrécissait de plus en plus, il me vint une idée étrange. Je pensai que
c'était ma mère qui, sous la forme d'une blanche étoile, veillait sur moi par l'ordre
de Dieu. Mais presque aussitôt l'étoile sombra sous les nuages. Je me dis alors
que le ciel se fermait pour moi, que tout m'abandonnait, et je fermai les yeux.
Octave appuya ses lèvres sur mes paupières abaissées.
Pourtant mon bon ange luttait encore pour mon salut. Je rouvris les yeux, en
tressaillant, et j'entrevis soudainement, comme une autre étoile protectrice, une
clarté dans les ténèbres. C'était la petite fenêtre du cabinet de travail de mon
père, dont la lumière d'une lampe faisait flamboyer le vitrage. Je crus voir tom-
ber sur moi le regard courroucé du rigide patriote, prêt à méjuger. Je raidis mes
I.A SVLPDIIIE.
bras contre la poitrine d'Octave, pour me dégager du cercle de fer dans lequel il
me tenait enchaînée, et je me levai droite, éperdue. L'effroi chassa la passion de
mon cœur, et alors seulement je compris ma faute. Mon père n'avait pas encore
achevé sa veille laborieuse, il travaillait, dans la paix de sa conscience, calme,
heureux, rêvant peut-être à sa fille qu'il croyait endormie d'un chaste sommeil,
et sa fille veillait, elle aussi, elle veillait pour son déshonneur ! Je ne pus que
tomber à genoux et tendre mes mains vers la fenêtre étoilée, en criaut: pardon,
mon père, et vous merci, mon Dieu!
Mais aussitôt les bras d'Octave se glissèrent autour de ma taille et me relevè-
rent doucement, tandis que l'insensé me demandait : Qu'as-tu donc, Camille?
Je lui montrai du doigt cette fenêtre qui scintillait toujours dans la nuit comme
un phare de sauvegarde.
— Eh! bien , dit Octave.
— Eh ! bien , monsieur, ne comprenez-vous donc rien .' Mon père est encore
debout, vous dis-je. Un soupçon peut lui venir. S'il voulait bénir le sommeil de
sa fille, s'il voulait déposer sur son front le baiser du soir , s'il entrait dans ma
chambre et qu'il la trouvât déserte...
Je sentis une sueur glacée sur tous mes membres, à cette horrible pensée.
— Enfant ! fit Octave avec un singulier sourire. Et il me pressa plus passion-
nément sur sa poitrine en ajoutant : Rassurez-vous, Camille ! pourquoi ces vaines
frayeurs"? ne suis-je pas là pour te défendre...
— Contre mon père, n'est-ce pas? m'écriai-je avec un accent de mépris.
— Oui, contre votre père , répondit-il durement. Puis il essaya d'adoucir le
sens odieux de cette parole en continuant d'une voix moins farouche : — Contre
Dieu, contre le monde entier!
— Laissez-moi , monsieur, repris-je avec efTort. Vous me faites horreur.
J'espérais me sauver eu irritant son orgueil.
— Vous ne m'échapperez pas, dit-il froidement.
Tout mon sang reflua vers mon cœur.
— Qu'espérez-vous donc, monsieur? murmurai-je ; me retenir de force, peut-
être? Ce serait là un noble triomphe!
— De force ou de gré, vous resterez ici, Camille, car je vous aime.
La peur joignit mes mains tremblantes. Le front pâle, je fixai mon regard trou-
blé sur la fenêtre, redoutant de voir ma dernière espérance s'éteindre dans l'om-
bre. La fenêtre rayonnait toujours.
— Ah! dis-je avec égarement , vous ne m'aimez pas comme je vous aimais.
Octave. Vous m'aimez, parce que vous me trouvez belle ; je suis l'idole de vos
yeux, mais non pas la maîtresse de votre cœur, puisque vous n'avez pas pitié de
mes larmes.
Il ne répondit pas.
— Encore une fois, monsieur, m'écriai-je indignée, si vous u'êtes pas un lâche,
si vous ne voulez pas porter la main sur une femme, livrez-moi passage.
Il resta immobile devant moi et il posa brutalement sa main sur mon épaule,
comme pour me repousser.
— Vous me faites mal, monsieur, lui dis-je alors avec douceur. Toute mon
énergie était brisée et afl'aissée par cette lutte horrible.
— Et moi , dit Octave, croyez-vous que je ne souffre pas ? A mon tour, écoutez-
96 LA STLPUIDE.
moi. Vous me dites que vous m'aimez. Et qu'appelez-vous donc amour? Est-ce
m'aimer que de me laisser brûler vos mains de mes baisers, caresser votre doux
visage de mes regards, frôler vos cheveux de ma joue ardente, et quand la passion
bout dans mes veines, de me dire : Détournez-vous de ma route, monsieur, et
livrez-moi passage. Et vous croyez que sur ce mot, moi qui vous tenais palpi-
tante contre mon cœur, j'ouvrirai les bras comme un esclave soumis, et que je
vous laisserai partir, sans savoir si jamais nous nous reverrons ainsi seuls dans la
nuit? Oh ! non ; on ne joue pas ainsi avec mon amour. Ce manège de coquette
doit me trouver inflexible ; et, d'ailleurs, je ne vois pas ce qu'il y a de si noble et
de si courageux à m'accabler de votre colère, en m'appelant monsieur ! moi qui
tout-à-l'heure était agenouillé devant vous, et que vous appeliez Octave !
Lâche cœur ! je trouvai presque qu'il avait raison ; mais je voulus combattre
ma propre faiblesse, et je répondis :
— Si je jette un seul cri, mon père sera dans ce jardin avant que vous ayez pu
songer à un moyen de fuite.
— Croyez donc votre bon génie! fit Octave en ricanant ; mais n'oubliez pas
qu'il deviendra aussitôt votre juge et votre bourreau. Ce sera là un étrange té-
moin pour notre rendez-vous d'amour. En l'appelant à votre secours, c'est la
mort que vous appelez sur votre tète, car il vous tuera.
— Que m'importe de mourir! m'écriai-je avec désespoir, si je meurs inno-
cente !
La lumière vacilla sur le vitrage, tandis qu'une ombre s'y dessinait.
— Vous ne mourrez pas, Camille ; car je tuerais votre père avant que sa main
effleurât votre robe.
— Si jamais vous m'avez aimée, fis-je épouvantée, en saisissant avec violence
le bras d'Octave, jurez-moi que vous ne toucherez pas à un cheveu de mon père.
Voulez-vous donc que je sois une fille parricide !
Eh ! bien, alors, c'est lui qui me tuera, dit Octave , car je serai lâche devant
votre père, Camille. Et puisque vous ne m'aimez plus, la mort me sera douce,
et cette mort, du moins, ne vous causera ni larmes ni remords.
— Ah! vous n'avez pas de pitié, m'écriai-je. Tout mon courage fondait en
larmes, et je nie sentais défaillir.
— Camille! murmura Octave.
Par un dernier elTort , je regardais la fenêtre lumineuse. Sa clarté s'éteignit
tout à coup comme ces étoiles qui tombent de la couronne azurée du ciel. Je
ne sais comment cela se fit, mais je retombai à moitié évanouie dans les bras
d'Octave. Il avait frappé sur mon cœur avec le nom de mon père, et cette terreur
qui devait me sauver, m'avait perdue. Le talisman que j'invoquais avait servi
d'arme pour briser ma résistance...
Qui oserait deviner les effroyables sensations qui déchirèrent toutes les fibres
de mon cœur, le lendemain de cette nuit maudite? ,1'étais comme étourdie de
ma chute et je ne voyais pas clair dans mon malheur. D'abord je souffris cruel-
lement à la vue d'Octave, lui qui n'avait pas craint de me sacrifier comme une
victime à la fièvre de ses désirs. Un instant je crus le haïr. Mais bientôt, la gé-
nérosité naturelle à nos pauvres âmes l'emporta sur mon ressentiment. Je cessai
de regretter ma faiblesse, dans l'espoir qu'elle serait un lien sacré qui attacherait
la vie d'Octave à la mienne. C'est ainsi que je commençais à enterrer mes re-
,A SYLPHIDE.
mords dans le secret de mon cœur, mais Dieu me réservait un coup terrible qui
devait les réveiller
Trois jours s'étaient écoulés; le soir de la quatrième journée, le dîner fut
triste et silencieux. Une pensée secrète semblait préoccuper 1" esprit d'Oclave et
de mon père, et retenir les paroles sur leurs lèvres. Tout à coup ce dernier se
leva brusquement et dit :
— Faites vos adieux à Camille, Octave! puisque ce départ est malheureuse-
ment nécessaire, il ne faut pas épuiser notre courage en frais de sensiblerie. Les
larmes ne signifient rien dans les crises de la vie, elles prouvent tout au plus
l'irritabilité du système nerveux chez ceux qui les versent. Vous savez quels re-
grets vous allez laisser dans deux cœurs qui vous ont sincèrement aimé. Une
balle anglaise vous attend peut-être là-bas, mais il est beau de mourir pour une
cause héroïque.
Je ne pouvais croire aux paroles que j'entendais ; mes yeux s'attachèrent avec
l'expression d'un étonnement désespéré au visage pâle d'Octave. Il évita mes
regards.
— Monsieur Octave nous faire ses adieux"? dis-je d'une voix tremblante.
— Delbois est dangereusement malade, répondit mon père ; comme il se trouve
seul au milieu d'étrangers, les soins d'un ami lui sont nécessaires. Octave, en
obéissant ainsi sans retard et sans hésitation à la prière d'un homme qui ne sera
peut-être plus qu'un cadavre à son arrivée, remplit un devoir sacré. On ne doit
jamais marchander avec son dévoûment.
Les mortelles douleurs font monter à l'anie une audace singulière. Au lieu
d'abattre votre courage, elles soufflent dans tout votre être un esprit de révolte.
La blessure ouverte dans votre cœur irrite votre orgueil ; vous éprouvez alors
une joie sombre et amère à lutter pied à pied, pour garder un lambeau d'espoir
ou pour aspirer tout votre malheur ; vous vous enivrez avec délices de tout le
fiel qui vous est versé, vous voudriez que la nature fit mugir la voix de ses tem-
pêtes pour sympathiser avec l'orage de votre arae. Enfin, votre front se relève
électriquement pour faire face à l'ennemi, quitte à être foudroyé comme celui de
l'archange. Dieu sans doute me donna la force d'écouter sans mourir les paroles
de mon père, et de répondre hardiment :
— M. Octave oublierait-il que nous aussi, nous sommes ses amis, et que son
héroïsme nous coûtera des larmes cruelles? Il est de belles actions que tout homme
n'a pas le droit d'accomplir.
Ces mots étaient une énigme pour mon père ; mais je voulais entendre la voix
d'Octave, m'assurer qu'elle ne tremblait pas, qu'elle était calme comme son vi-
sage, que pas un tressaillement ne troublait la paix de son cœur; mais ses lèvres
ne daignèrent pas s'entr'ouvrir. L'habile tortureur laissait à mon père les fatigues
des phrases banales et le regardait avec son abominable sourire.
— Pardonnez à l'indiscrétion dé ma fille, reprit ce dernier, ou plutôt regar-
dez-la comme une preuve de l'afîection de sœur qu'elle vous a vouée. Pour moi,
je vous blâme, mon enfant, ajouta-t-il en me jetant un coup-d'œil sévère ; Oc-
tave agit en honnête homme ; il n'abandonne ses amis, tranquilles et heureux,
que pour aller consoler de ses paroles ou de ses larmes un ami malheureux,
abandonné, prêta mourir. Lui reprocher une si noble et généreuse action, ce
serait faire preuve d'un bien misérable égoisme! Partez, Octave, nous vous sui-
!>S I.A SYLPHIDE.
vrons de cœur dans ce long voyage, et votre souvenir ne cessera pas d'habiter
cette maison, de vivre dans nos pensées et d'errer sur les lèvres de Camille,
quand elle priera Dieu.
Oh ! l'horrible supplice ! nous étions heureux et tranquilles, avait dit mon
père, tranquilles et heureux 1 si j'avais pu d'un mot ou d'un geste lui montrer la
vérité fatale qui tremblait dans mon cœur, ses cheveux eussent blanchi comme
ceux d'un vieillard. Octave, disait-il, devait nous laisser un doux souvenir.
Hélas ! c'était le souvenir de la honte et du déshonneur qu'il devait nous laisser !
11 allait, !e lâche bourreau, mouiller de quelques larmes le linceul ou la tombe
d'un ami, et son départ assassinait une femme. Ces reproches, que mon père
accusait d'indiscrétion, n'avais-je pas bien chèrement acheté le droit de les adres-
ser à Octave ; mais que pouvais-je dire encore? Le frémissement convulsif qui
secouait mes membres était une parole assez désespérée, mais cet homme, si
jeune et si beau, n'avait pas de regard pour ma souffrance. La présence de mon
père, qui croyait en moi plus qu'en Dieu, clouait sur mes lèvres le cri de ma
honte. Je baissai la tète, comme si j'eusse senti mes pieds s'enfoncer lentement
dans le froid sépulcre et je fermai les yeux. Le condamné ne ferme -t-il pas les
siens quand sa tête a touché le billot !
— Venez avec moi, Octave, dit mon père, je veux vous remettre tous mes
papiers pour Delbois et nos amis d'Amérique.
Je restai immobile et froide comme une statue de marbre. Quand le bruit de
leurs pas s'éteignit, je crus que la vie se retirait de moi. Le coup qui m'avait
frappée était au dessus de mes forces. Tous mes rêves, tous mes espoirs , toutes
les joies du passé tombaient à la fois de leur piédestal pour se faner dans une
mare de sang. Car je ne voyais plus qu'une chose au milieu du vide qui se faisait
autour de moi, c'était la mort, le suicide ! Pouvoir mourir avant de perdre l'es-
time de mon père, avant de devoir m'agenouiller devant sa colère, voilà le bon-
heur suprême que j'ambitionnais ! Mais quand je pensais que peut-être il me
tuerait de sa main, un froid mortel glaçait jusqu'à la racine de mes cheveux.
Te dirais-je pourtant la dernière et lâche illusion qui se tenait tapie au plus
profond de mon ame? Eh ! bien, oui, j'osai encore penser que la cruauté d'Octave
n'était qu'un jeu, une épreuve, que sais-je, moi ; le motif d'une semblable tra-
hison me semblait si incompréhensible que je ne pouvais y ajouter foi. Toute ma
vie se cramponna â cette pensée qui était sa planche de salut ; à force de la ca-
resser dans mon esprit, je fus persuadée. Je passai de mon profond désespoir à
une joie insensée ; je riais de ma terreur ; j'attendais qu'Octave vînt implorer mon
pardon. J'épiais son retour.
Folle que j'étais ! Il parut enfin, mais il traversa le salon sans me voir. Mon
cœur ne battait plus. Je courus vers Octave et pris ses mains dans les miennes,
sans rien dire. 11 me repoussa. Je me laissai tomber à ses pieds, pâle et mourante,
en lui disant d'une voix éteinte : — Il est donc bien glorieux de tuer une pauvre
fille qui a commis le crime de vous aimer. Oh ! je voudrais mourir ici, pour vous
laisser un plus libre passage.
Il me regarda avec une attention singulière. — Votre crime n'est pas de
m'avoir aimé, répondit-il, — Quel est donc ce crime? m'écriai-je; que vous
ai-je fait? de quoi m'accusez-vous? pouvez-vous me condamner sans me dire au
moins pour quelle faute je meurs? et de quelle faute me suis-je rendue coupable,
LV SYI-PHIUC.
si ce n'est de cet amour? On vous aura trompé, Octave, soyez en sur. Oh! dites-
moi la vérité. Je me justifierai. Vous avez bien cru ceux qui m'ont accusée. Ne
me croirez-vous pas, moi (]ui vous aime et qui pleure à vos pieds?
Octave souriait en m'écoulant. — Comme elle ressemble à son père, dit-il ab-
sorbé dans une pensée profonde, et qu'il m'est duu\ de voir le sang de cet homme
tressaillir devant moi dans les veines de son enfant; l'honneur de cet homme
s'humilier et s'avilir devant moi dans les prières et les sanglots de sa Camille !
La parole, le geste, le regard, tout en lui s'exaltait dans un tel sentiment de
haine, que je fus épouvantée. Il reprit son sang-froid et me répondit doucement :
— Personne ne vous a accusée, Camille. Pourtant Dieu lui-même ne pourrait
vous justifier d'un crime qui n'est pas le vôtre, mais que vous devez expier par
le malheur de voire vie entière.
Tout ce que je pus comprendre de ces phrases obscures, c'est que Octave était
inflexible. — Ainsi donc, lui dis-je, tous avez tout oublié. Noire amour n'est
|iius même un souvenir. — Notre amour 1 répliqua-t-il froidement. Vous ai-je
jamais aimée, Camille. Je vous l'ai dit, il est vrai, mais deviez-vous me croire ?
Le sang me monta au visage sur le coup de celle insulte, et je me relevai
droite en regardant l'as.^iassin jusqu'au fond des yeux. — Vous êtes un lâche lui
criai-je. — Ah ! reprit-il avec joie, 1 a me de votre père s'éveille enfin en vous.
Dieu soit loué ; c'est ce que j'attendais. Il m'eiit été pénible de terrasser une vic-
time sans résistance; mais voilà le rugissement de la lionne qui commence ! —
La lionne se laissera frapper par vous, monsieur, fis-je avec dédain. — Je ne suis
pas un manant, mademoiselle, et j'attendrai que voire père vienne m'ouvrir lui-
même celte porte si bien gardée. Il trouvera peut-être votre afTection de sœur un
peu exagérée.
Celte froide ironie me révolta. La lutte avait épuisé mes forces ; ma voix san-
glota dans des larmes soudaines. — Non , m'écriai-je, il est impossible que ce
départ soit une vérité ! Pardonne-moi, Octave, si j'ai pu le croire coupable de
celte lâcheté. Tu ne saurais me repousser ainsi, dans celle maison dont chaque
pierre est un témoin que mon amour pourrait invoquer; sainte demeure où je
suis née, où j'ai vécu chaste et innocente ; aulel de mes prières d'enfant, qui pour
moi se convertira en prison ou en tombe, si vous m'abandonnez, Octave. N'est-
ce pas ici que vos regards furtifs ont troublé mon cœur, que vos paroles d'amour
ont murmuré à mon oreille, que vous m'avez poursuivie de vos soupirs et de vos
larmes, sous l'œil de mon père. Hélas ! toute cette maison est peuplée de cet
amour qui m'a perdue. Et s'il faut, pour vous toucher, faire appel à mon dés-
honneur, ajoutai-je en enlrainant avec force Octave vers la fenêtre ouverte, c'est
en vous montrant ce jardin où j'aurais dû mourir, que je vous demanderai si vous
serez sans pitié !
Ma vie était suspendue à ses lèvres. Son cœur fut remué ; l'émotion brisa l'af-
freux sourire qui crispait les coins de sa bouche. Je fis un dernier etTort. Là,
sous ces arbres, il y a un terrible secret, la honte d'une famille. Ici, dans ton
cœur, Octave, il y a l'honneur de cette famille. Tu peux faire grâce ou tu peux
condamner. Si moi seule je devais souffrir de ton arrêt , je ne t'implorerais pas.
Si je te prie à genoux. Octave, si je pleure comme une pauvre misérable sans
ame, c'est pour le nom sans tache de mon père. L'amante ne te retient pas, c'est
la fille coupable qui embrasse vos pieds, monsieur, pour que son crime ne re-
100
LA SYLPHIDE.
tombe point, comme une (létrissure impie, sur la vertu de son père. — Votre père,
interrompit Octave, dont le regard redevint glacé, j'aurais tort, en eiïet, d'oublier
ce que je lui dois. Il a tenu dans sa parole tout l'avenir de ma vie. — Savez-vous,
ajouta-t-il en chiffonnant avec distraction le bout de ses manchettes, que vous
joueriez à ravir la tragédie bourgeoise, ma chère amie !
Tout était fini entre nous. L'orgueil de ma race se réveilla dans mon cœur.
— Puisque les larmes que répand une femme sur la poussière de vos bottes,
ne sont pour vous qu'un sujet de sarcasme, allez , monsieur, je vous précéderai,
lui dis-je. Je vous ouvrirai moi-même cette porte. Je ne ramperai plus sur mes
genoux, je ne me laisserai plus outrager, mais je saurai mourir, en expiation de
votre crime.
— Je vous aime ainsi, répondit- il. La faiblesse des femmes les fait trop fortes.
Votre fierté me rend tout mon courage.
Je marchai d'un pas ferme devant'Iui. Ma main ouvrit, sans trembler, la porte
de la rue. Quand Octave eut touché le pavé du pied, il se retourna. Mon cœur se
brisa à ce moment suprême.
— Camille, je t'aime, me dit-il de sa voix d'or ; mais une nécessité impérieuse
me chasse de cette maison. ïu ne me crois pas : j'ai mérité cette défiance. Mais
voici un gage de ma dernière parole. Cet anneau est à toi. Consulte-le quand tu
voudras m'appeler à ton secours. Le chaton renferme un nom et une adresse.
Je ne répondis pas, mais chaque mot de cet adieu se grava dans mon cœur. Je
regardai Octave s'éloigner : c'était ma vie qui s'en allait. A chacun de ses pas,
ma poitrine était plus oppressée. Quand il eut dépassé l'angle de la rue, j'eus à
peine la force de pousser la porte pour me cacher aux regards curieux des pas-
sans, et je m'affaissai contre le mur du corridor.
Mon père me trouva évanouie, froide, la tète cachée sous mes cheveux épars.
Souffres-tu? medemanda-t-il avec inquiétude.
— Le froid m'a saisie, répondis-je.
La chaleur était extrême. Mon père hocha la tête. J'avais le délire. Quand je
me réveillai de ma douleur, l'anneau , que je ne croyais pas avoir accepté, serrait
un de mes doigts de son cercle d'or, et je le portai frénétiquement à mes lèvres.
E."HMANUEL GONZALÈS.
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DIRECTION RUE DHANOVRt.17
11*. de Tki"r/ K"">.
LA SYLPHIDE. lOl
IX.
H'" Anna Thillon.
u commencement de la Restauration, une très hono-
rable famille anglaise, dont la fortune avait été grave-
ment compromise par les dernières guerres de l'Em-
pire, vint s'établir au Havre. Cette famille, dont le
chef était mort aux Indes, se composait d'une mère
et de ses deux filles, l'une fort jeune, l'autre encore
enfant. Par un de ces hasards que la Providence jette
au milieu des actes les plus ordinaires de notre vie
pour contribuer à l'exécution suprême de ses des-
seins, le banquier chargé du soin des revenus de cette intéressante famille, était
président de la Société philharmonique, récemment fondée au Havre parM. Thil-
lon, chef d orchestre du théâtre. Peu à peu, les rapports du financier avec ses
clientes s'entourèrent de je ne sais quels charmes sympathiques qui en firent un
ami de la maison. A force d'admirer chaque jour ces deux blondes filles aussi
belles que rêveuses, il sut que Tainée, élève de Cramer et des autres grands
maîtres de l'époque, possédait déjà un fort remarquable talent sur le piano, et
que la cadette, trop jeune pour avoir aucune vocation bien décidée, au-
cune notion précise de l'art, se plaisait à gazouiller incessamment, sans but, et
comme une véritable fauvette qu'elle était. — Un jour, entre autres, à Londres,
tandis qu'elle chantait, sans y songer, la ballade li'Obéron, un homme qui
passait demanda la permission d'entrer, prit la petite fille sur ses genoux, puis,
entre deux baisers pleins d'elïusion, lui dit :
— Bel ange, tu seras artiste !
L'homme portait le nom illustre de Carle-Maria de \>'eber, et il mourut peu de
temps après ; l'enfant s'appelait Anna.
Le banquier donc ne manqua point d'apprendre à >L Thillon ce qu'il savait
de ces deux jeunes et intéressantes musiciennes, et M. Thillon, à son tour, brûla
du désir de les connaître. Les liaisons se font vite en provmce, surtout entre ar-
tistes et gens de cœur : le chef d'orchestre de la Société philharmonique ne tarda
pas à être aussi bien accueilli de la famille anglaise que le banquier lui-même.
Les dispositions précoces de la petite Anna et les merveilleuses qualités de voix
qui, prématurément se développaient en elle, le surprirent au point qu'il de-
manda, comme une grâce, à sa mère, de diriger son éducation musicale. Cepen-
dant Anna, dont le cœur s'échauffait de plus en ])lus au contact du feu sacré
faisait des progrès rapides; l'étude fécondait, épanouissait dans une sève exubé-
rante ces semences précieuses que la nature avait mises en elle. Bientôt elle en
sut assez pour se faire entendre, avec sa sœur, à la Société philharmonique où
l'on applaudit, tout à la fois, le talent miraculeux et les grâces enfantines des
deux blondes filles d'Albion. Ce fut un beau jour que celui-là, car de cet instant,
103
L^ syLPniDE.
la jeune virtuose tressaillant sous le tumulte magnétique des bravos, posa un pied
sur l'avenir, en murmurant au fond de son cœur : — Il m'appartient.
Qu'ajouterai-je? Avec chaque nouveau soleil , M. Thillon voyait grandir son
Anna en savoir et en beauté ; si bien qu'un soir il tomba en adoration devant
elle, à l'exemple de Pygmalion devant sa statue, et demanda sa main. Mais la
blonde Anna, devenue femme, ne s'était pas pour cela complètement faite artiste,
du moins au gré de son mari; et M. Thillon, à tous les désirs de son épouse
chérie, qui se sentait violemment entraînée vers le théâtre, lui manifestait des
craintes, exagérées sans doute, mais qui faisaient de profondes blessures aux es-
pérances de l'artiste. Lasse enfin , non pas de travailler toujours , mais de tou-
jours attendre, M""" Anna Thillon dit à son maître :
Essayons ! J'ai du courage et de la confiance pour nous deux et il me tarde
de connaître le dernier mot de ma destinée.
Us partirent donc pour Clermont , pèlerins de l'amour et de l'art , tout pleins
des souvenirs du passé, des émotions ineffables du présent, et s' abandonnant du
fond de l'ame aux rêves de l'avenir. — Durant six mois , M""^ Thillon , fauvette
égarée loin de son nid , remplit les montagnes de l'Auvergne de ses douces can-
tilènes ; mais par delà les montagnes , par delà les vallées , sa voix avait un
écho , et Ponchard , frère du chanteur et directeur du théâtre de Nantes, accou-
rut bien vite pour lui faire signer un engagement dans sa troupe.
C'est seulement à Nantes que M"' Anna Thillon a pris sur la scène le rang qui
convient à son originalité si suave, à son talent si frais. Pendant deux ans , les
Nantais n'ont pas cessé de l'applaudir dans les rôles de l'opéra-comique et du
"rand opéra qu'elle a abordé avec un égal bonheur : l'Ambassadrice et le Cheval de
/Jronie étaient surtout ses triomphes, et elle a laissé dans le Barbier, le Mauvais
OEil, la Juive et le Domino noir de très gracieux souvenirs. — Le départ de
M"' Thillon fut considéré par la jeunesse dorée et par les amateurs du théâtre de
Nantes comme ime calamité publique. Mais un pareil talent, ainsi à son début
et dans toute la fraîcheur de ses années premières, ne pouvait demeurer en pro-
vince et M. Auténor .loly eut hâte de l'attacher au théâtre de la Renaissance.
Ici commence, à vrai dire, l'histoire artistique de Mme Anna Thillon ; en moins
de troisannécs, cette blanche étoile de l'Opéra-Comique avait opéré sa révolution,
elle avait parcouru ce cercle sacramentel dont Paris est le dernier point; ainsi
tous ses efforts et ceux de son mari, ainsi toutes leurs espérances communes
s'étaient magnifiquement réalisées. Car ce serait une injustice de passer sous
silence la part réelle que peut, que doit même revendiquer M. Thillon dans
les succès de sa femme. Il ne faut point oublier qu'il a été son seul maître , au
Havre, à Clermont et à Nantes ; que c'est lui qui lui a tout enseigné, depuis le
chant et les traditions scéniques, jusqu'à la langue française, dont elle ne connais-
sait encore que quelques mots, mémo après son mariage. Toutefois, la venue de
Mme Thillon ne pouvait être un événement dans une ville comme Paris, qui fait
tiint de bruit à elle seule, qu'elle ne peut entendre les bruits qui s'élèvent autour
d'elle. Quand la jeune cantatrice parut dans Lady Melvil, il y eut dans la foule
une sorte de murmure approbateur. — D'où vient-elle? comment se nomme-
t_elle? C'était déjà la moitié d'une réputation. — L'Eau merveilleuse fut pour
MmeThillon une occasion admirable de déployer tout ce qu'il y a en elle de co-
quetterie charmante et d'esprit. On ne demanda plus d'où elle venait, mais tout
I.A SYLPHIDE.
10»
le monde voulut aller la voir et l'entendre, et Gavarni croqua sa silhouette, en
attendant , ce qui lui arrivera un de ces jours, que Dantan moule sa statuette.
Aujourd'hui c'est le tour de doux de nos amis, Jules Bourgarel et Charles Vogt ,
jeunes artistes d'imagination et de cœur, qui viennent d'achever son portrait
d'une ressemblance adorable *. — Vint ensuite Lucie de Lammermoor, et l'opéra
deDonizetti, cela est incontestable, a fait la fortune artistique de Mme Thillon,
qui elle-même a procuré pendant quelques mois, dans son rôle de Lucie et dans
ses deux rôles de la Chaste Su:anne,dei recettes considérables à ce pauvre théâtre
de la Renaissance, qui, malgré cela, n'a pu vivre, parce que dès son premier jour,
il avait été frappé de discrédit et d'impuissance en réalisant la province au milieu
de Paris. — Après le désastre de la Renaissance, l'Opéra-Comique a songé à at-
tirer à lui le débris charmant qui errait çà et là dans nos chefs-lieux de France au
soulHe capricieux du destin.
L'Opéra-Comique est selon moi la dernière phase ascendante de la fortune de
Mme Thillon. La ydge, rajeunie pour elle par M. Auber, nous l'a montrée ce
(ju'elle est, ce que je lui souhaite do toujours être, gracieuse, enjouée, blonde et
belle, affichant quelquefois un adorable embarrasde gestes et de paroles, chantant
et vocalisant avec une grâce et une légèreté qui lui sont propres, en un mot, ayant
son talent , son individualité, sa réputation et son succès à elle. C'est une de ces
natures privilégiées et rares qui possèdent une double puissance sur le public. On
est subjugué par la beauté de Mme Thillon avant de l'être par sa voix, et elle n'a
point encore ouvert la bouche qu'on a envie décrier bravo ! à ses lèvres de corail
et à ses grands yeux de velours. — Deux opéras nouveaux, dit-on, s'achèvent ex-
près pour sa voix ; en attendant, sans cesser de travailler avec son mari. M"'» Anna
Thillon prend des leçons de trait de Bordogni, et déjà l'on a pu se convaincre .
dans son passage de la Renaissance à l'Opéra-Comique, des progrès notables que
lui a fait faire l'habile professeur italien. C'est dans la salle où chantèrent
M"" Favart et Saint-Aubin , belles toutes deux, toutes deux gracieuses et spiri-
tuelles, qu'il convenait que Mme Anna Thillon, blonde fée au long regard, à la
voix angélique , leur sœur peut-être , dans cette relation intime et mystérieuse
des générations entre elles, vînt enchanter nos oreilles et charmer nos cœurs, à
cette même place où un demi-siècle auparavant, nos pères tressaillaient d'aise
et battaient des mains. Levez-vous donc, ombres tutélaires de Clairval, de Michu,
de Narbonne et de Chenard ; vous aussi, blancs fantômes de la Dugazon chérie,
d'Adeline sa sœur et de cette Carline qu'ils aimaient tant, écartez le marbre
rompu de vos tombes, soulevez vos gazons flétris, et venez, revêtus de vos plus
beaux habits de fête, parés et radieux comme aux soirs de vos plus éclatans
triomphes, assister au spectacle de votre doux Opéra-Comique qui ressuscite
sous les traits divins de Mme Anna Thillon. g. glénot-lecointe.
• La Sylphide publie aujourd'hui même ce portrait , qui est sa propriété.
104 LA SYLPHIDE.
Théâtres.
Il n'a été question durant toute celte semaine, dans le grand monde, que de la
réouverture de l'Académie royale restaurée par MM. Cambon etCicéri, et de la
rentrée de Duprez. I.e manque d'espace nous force, à notre grand regret, d'a-
journer l'article que nous avions préparé sur cette réouverture. Réservant donc
notre jugement et notre critique, nous nous bornerons pour aujourd'hui à cons-
tater que la salle rajeunie de l'Opéra, qui est d'une extrême richesse, sinon d'un
goût parfait, était comble aux deux premières représentations de Duprez , les
Martyrs et les Huguenots. Duprez a encore chanté Guillaume vendredi ; par
conséquent, il a paru trois fois en huit jours; il semble que c'est beaucoup trop.
Quoi qu'il en soit , Duprez nous est revenu avec sa voix bien reposée , plus
fraîche, plus vibrante et plus dramatique que jamais. Duprez est le premier chan-
teur du monde. Il est juste de comprendre dans nos éloges le beau talent et la
voix si souple et si perlée de Mme Gras-Dorus. On ne saurait trop le répéter, la
fortune de la direction actuelle de l'Opéra est tout entière entre les mains de ces
deux grands artistes. — M'ieJulian a fort bien chanté le rôle de Valentine , il lui
manque encore l'énergie et l'ame; espérons que ces deux qualitéslui viendront. —
Dérivis, dans le rôle du comte de Nevers , a fait beaucoup de plaisir, à l'inverse
de Serda, qui a chanté ou plutôt déchanté comme on ne se le permet pas en pro-
vince.— On annonce que Duprez va aborder Robert; c'est à coup sûr un nou-
veau triomphe qu'il se prépare, car Duprez n'est pas homme à se fourvoyer. —
Mlle Rachel est à Lyon , où elle obtient les plus grands succès. — Aux Varié-
tés, toujours du monde en dépit de la chaleur. — M. Roger de Reauvoir achève,
pour le théâtre de la place de la Bourse, une pièce tirée du charmant roman qu'il
a publié dans le Siècle, sous le titre du Neveu du Meunier. Il ne fallait rien moins
qu'un écrivain et un homme d'esprit comme M. Roger de Reauvoir pour rendre
à la joie et au succès ce triste théâtre qu'on nomme le Vaudeville. **'
Concerts et fètea d'été.
La foule profile des derniers jours que la bande noire des entrepreneurs et des
maçons laisse à ce beau parc de Tivoli qui, bientôt, disparaîtra pour faire place
à un quartier nouveau, comme a disparu l'ancien Tivoli sur les gazons duquel
s'est élevé la rue de Londres et les bureaux du chemin de fer de Saint-Germain.
Il y avait affluence ces deux derniers dimanches, et, sans aucun doute, si le
temps le permet, la réunion sera nombreuse et brillante à la fête italienne qu'on
nous prépare pour samedi 22 août. M. Pontet, le directeur de Tivoli, n'épargne
aucune peine, aucune dépense, pour que son magnifique jardin devienne le ren-
dez-vous de la bonne et de l'élégante société. — Ce que nous venons de dire des
fêtes de Tivoli, s'applique également à celles du Ranelagh qui n'a plus, lui aussi,
que quelques bals à offrir à ses nombreux habitués. — Les mercredi, vendredi et
dimanche les concerts Vivienne continuent à être très fréquentés, et l'orchestre
de M. Fessy ne cesse de faire des progrès en exécution et en ensemble. L'admi-
nistration des concerts Vivienne annonce depuis quelque temps sur son affiche
une fête de nuit , que nous aurons sans doute au premier soir, et qui nous donnera
un avant-goùt des joyeuses fêtes de l'hiver.
LA SYLPHIDE
DIRECTION, RUL P'HANOVRE , 17.
LA SYLPHIDE.
I0&
A Uadame '
39 août.
E me sens l'esprit tout disposé à vous parler
modes aujourd'hui, Madame, et à entrer avec
vous dans les détails minutieux de mon avant-
dernière lettre. Il me semble que vous en tirâtes
un assez bon profit, pour que je ne craigne
point de vous en envoyer une pareille. Quoique
nous soyons fort pauvres en modes à cette
heure, la réouverture de l'Opéra a cependant
fait éclore quelques jolies choses. J'ai remar-
qué de petits chapeaux en crêpe à bords relevés
et ornés de plumes, qui me révélaient le talent
de M"^ Lejay, dont l'ancienne maison, en sui-
vant la nouvelle impulsion et en quittant le rez-
de-chaussée pour le premier, a prouvé que
l'adoption des idées nouvelles était compatible avec le goût distingué que l'on a
toujours remarqué dans ses modes. M°" Lejay avait fait aussi pour cette solen-
nité des capotes de gaze toute diaphane ornées déplumes posées à plat. Les
coifîures en dentelles et fleurs dominaient ; ces coiffures se posent toujours for!
en arrière et les fleurs touchent le menton ; la plupart de ces bonnets ont des
barbes qui descendent presque au bas du buste. J'ai aperçu un bonnet en den-
telles noires de deuil, orné de la rose violette de M°" Lainné, qui était d'un très
bon effet. On fait dans ce moment de fort jolis chapeaux en paille d'Italie, dont
je vais essayer de vous donner la description: la passe est, comme elles le sont
toutes, assez courte du front, très descendante des côtés, et coupée carrément :
un tout petit liseré de velours borde cette passe et une bande de velours de la
largeur de deux doigts est appliquée dessus à la distance d'un doigt du bord ;
un biais de velours en torsade est gracieusement posé sur le fond du chapeau et
vient faire un nœud écharpe sur le côté ; le bavolet est également en velours ;
106
LA SYLPHIDE.
le complément de ce chapeau vraiment élégant est un oiseau de paradis ; les
velours foncés sont seuls bien employés pour les modes: gros-bleu, gros-vert,
grenat marron, sont à peu près les seules nuances distinguées. Pour le matin,
on fait des coiffes de lingerie en dentelles, tulles et rubans, auxquelles on lâche
de donner une forme campagnarde en élevant un peu le fond et en laissant les
papillons presque plats. Je ne terminerai point ce paragraphe de coiffures sans
vous parler de M"" Laure Farcoz , modiste à laquelle on s'accorde généra-
lement à trouver beaucoup de goût ; nul doute que son mérite, qui est réel, ne
la conduise bientôt dans la route que parcourent déjà no« notabilités fashiona-
bles ; il n'y a rien de tel que de bien faire pour arriver au pinacle. — On porte
des redingotes en gros de Naples rayé couleur sur couleur, qui sont fort jolies ;
le corsage est à dos plat, les devans plissés de l'épaule jusqu'à la ceinture ; la
jupe, excessivement ample et longue, est ouverte devant, et les deux montans
garnis d'une grosse ruche chicorée en étoffe laissant apercevoir une jupe d'or-
gandi garnie d'un seul volant assez bas, festonné à dents de loup et tuyauté au
gros fer ; le haut des poignets et le haut des manches est orné de ruches pa-
reilles à celles qui garnissent le devant de la jupe, mais moins grosses ; la taille
est serrée par une longue ceinture de rubans assortis de couleur à la robe. La
même façon de robe se porte en mousseline blanche avec des ruches de tulle,
ou quelquefois, ce qui est fort élégant, les devants de la redingote, et souvent
tout le tour, sont ornés d'une haute broderie en laine verte ou de couleurs va-
riées 5 on les porte aussi brodés en blanc.5 avec cette toilette, lorsqu'elle est
toute blanche, les rubans écossais ou chinés sont indispensables ; on cherche
alors à les assortir à la nuance du chapeau ou de l'écharpe. Lorsque ces redin-
gotes sont en mousseline, on garnit le haut du corsage d'une petite ruche en
tulle ou d'une dentelle descendant en colerette : lorsqu'elles sont en soie, on
porte par dessus un fichu à revers dont les pointes descendent jusqu'à la cein-
ture. Voilà à peu près, en fait de robes, la seule nouveauté du moment ; du reste
les corsages plats à cœur, ceux plissés et croisés, ceux plissés droit, se soutien-
nent toujours ; les manches offrent toutes les dimensions, depuis celles plates
tout-à-fait jusqu'à celles larges et flottantes ; les canezous blancs et transparens
sont plus en vogue que jamais; et les jupes offrent toujours, comme garni-
tures, les volans , les biais, les bouillons. — La mode a vraiment une élasticité
toute particulière, et elle permet de porter dans ce moment tout qui sied le
mieux, dans les formes comme dans la nature des étoffes et de leurs dessins.
La maison Deslile, qui certes est une autorité dans son genre, est une preuve
évidente de ce que je vous dis ; là, on trouve les étoffes les plus fêtées par nos
grand'mères, comme celles les plus nouvelles de nos jours : lepékin fleureté, avec
ces colonnes autour desquelles grimpent ces gracieuses branches de feuillages ;
le chiné, le flambé, etc., sont entassés pêle-mêle avec le pointillé, X armure, le
LA SYI.PHIDB.
107
barége, le satin rachel et le crêpe mazagran ; soit que vous soyez grande ou
petite, on vous offre de petits ou de grands dessins, etl'onn'estastreintàaucun
genre particulier ; de cette facilité à se mettre selon sa tournure et son visage,
résulte une élégance presque générale très remarquable, il faut maintenant
qu'une femme ait bien mauvais goût pour ne point savoir choisir sa toilette.
— On porte pendant les grandes chaleurs des écharpes en mousseline ou en or-
gandi toutes garnies de dentelles qui sont fort élégantes sur les toilettes blanches;
les écharpes l'emportent décidément sur les châles, qui cependant vont repa-
raître avec les premiers froids ; ce sera toujours des cachemires ou des châles
de satin et de velours doublés.
Les gants à la mode sont brodés et lacés, d'autres sont fermés au poignet
par des boutons doubles en pierres précieuses, de sorte que l'on a trois ou quatre
paires de boutons qui servent pour tous les gants. Permettez-moi de vous
donner ici deux ou trois modèles de toilettes, qui vous montreront en gros, ce
que je viens de vous décrire en détails. — Robe du matin en mousseline ou
cachemirienne bleu de roi ; corsage plat montant , avec quatre rangs de bou-
tons en velours noir raontans en évantail , le corsage légèrement à pointe ;
manches tout-à-fait plates, boutonnées jusqu'à la moitié de l'avant-bras par des
boutons également en velours noir ; petit col en guipure ; chapeau paillasson
orné de velours bleu ; manchettes en batiste unie; bottines-guêtres noires. —
Toilette de promenade du soir : robe de mousseline, la jupe garnie de trois
volans, ornés en bas d'une broderie à dessins de feuillages courans et bordés
d'une petite dentelle ; au dessus de chaque volant une broderie faite sur le corps
de jupe et pareille à celle des volans; corsage demi-guimpe , bouillonné à bra-
celets brodés ; manches demi-larges ; chapeau en paille de riz orné de branches
de feuilles de chêne et de glands ; longue écharpe de soie gros-vert garnie de
hautes franges-turques. — Toilette de dîner : jupe en organdi rose, garnie de
deux volans festonnés à larges dents ; canezou à la Victoria, avec garniture de
boutons en perles , manches courtes , bouillonnées justes au bras ; mitaine de
filet blanc brodées en or ; longue et flottante ceinture de taffetas rose effilé;
coiffure en cheveux, avec de longues épingles vénitiennes en perles. — Toilette
de soirée : robe en organdi brodée de gros pois en coton blanc entourés d'un
cordonnet en or, la jupe relevée sur le côté par un gros bouquet de fleurs des
champs ; corsage carré et plissé décolleté, garni autour en haut de deux bouil-
lons d'étoffe pareille à la robe et séparés par un chef en or ; les manches fort
courtes, ornées de deux bouillons pareils à ceux du corsage ; ceinture flottante
blanche et or ; gants demi-longs, bordés d'une petite gance d'or terminée par
deux glands en or ; coiffure bandeaux retenus par un cercle d'or sur le front ;
dans le chignon , placé très bas derrière la tête , un bouquet de fleurs des
champs. Voilà, madame, quatre ensembles de toilettes où vous trouverez de
'98 LA SYLPHIDE.
quoi glaner , en les imitant vous serez sûre d'être en harmonie avec la parfaite
compagnie et le parfait bon goût. Pas n'est besoin d'ajouter, que pour donner
la dernière main à ces parures, la sous-jupe Oudinot est de toute nécessité.
Une spécialité qui doit trouver place ici , Madame, est la spécialité embrassée
par M. Tachy, au Père de famille. M. Tachy a réuni dans sa maison tout ce
qu'il est possible d'imaginer en fait d'objets pour confectionner les travaux à
l'aiguille dont il est tant d'usage pour les femmes élégantes de s'occuper main-
tenant. Tous les ouvrages en tapisseries , broderies sur cannevas ou sur étoffe,
bourses, filets, applications de velours, broderies en laine, soie, chenille, se
trouvent échantillonnés chez M. Tachy; ces mêmes ouvrages sont enseignés
avec un soin tout particulier. Entre les plus commodes et les plus ravissantes
chosesque l'on trouve dans la maison de M. Tachy, je citerai ce qu'il appelle une
mercerie, c'est un élégant petit coffre où est renfermé l'assortiment le plus
complet de tout ce dont une femme peut avoir besoin pour travailler pendant le
courant d'une année : fil, soie, laine, aiguilles, épingles, petits instrumens de
travail, dé, ciseaux, etc. , enfin tout ce que l'imagination la plus ingénieuse peut
créer, se trouve dans ces merceries, auxquelles le nom sied à ravir . Viennent en-
suite les sachets magnifiques pour serrer les châles , les mouchoirs et les gants,
sachets parfumés des admirables senteurs de Guerlain , dont on ne saurait
trop recommander l'usage aux belles Parisiennes , qui peut-être négligent trop
l'usage des parfums. M. Guerlain, les sait composer d'une manière si suave , il
leur laisse si bien tout l'arôme de la fleur, qu'il semble que l'on respire le par-
fum d'un bouquet nouvellement arraché du jardin. De cette façon , les éma-
nations embaumées des compositions de M. Guerlain n'ont point le danger
d'agir sur les nerfs, au contraire, ils entourent d'un prestige plein de charme
l'habitation d'une femme distinguée et la font deviner avant de la voir. L'habi-
tude des odeurs est très en usage parmi les dames anglaises, prenons-leur donc
cette mode, à elles qui nous en prirent tant d'autres. J'arrive au bout de mon
papier. Madame, sans avoir pu vous dire un mot de causeries, je me réserve ce
plaisir pour la prochaine fois , ainsi que celui de vous décrire une ravissante
toilette de mariée que j'ai vu ce matin et que je reverrai ce soir.
Baronne marie de l******.
.\ SYLPHIDE.
10!)
UNE CONFESSION.
A M. le comte de 4.'
ous rappelez-vous, mon ami, nos conversations
d'il y a quelques années où nous jouions avec les
idées les plus saintes, les plus sacrées et les plus
austères, comme des écoliers avec leurs cerceaux et
'eurs toupies, où, sans avoir rien vu, rien lu, rien
appris, notre imagination courait à bride abattue
dans le champ tout grand ouvert des témérités con-
temporaines. Quels naïfs malfaiteurs nous faisions !
Quels innocens coupables, en vérité!... Comme
nous étions bien les fils de ce quart de siècle dont
le berceau , comme celui de Moïse a surnagé à la
surface des eaux après la tempête... Génération ex-
piatoire qui a fait ses premiers pas au milieu des
débris d'une société disparue et qui cherche depuis
vingt-cinq ans son chemin sans pouvoir le trouver.
- Nos pères, vieux soldats qui avaient oublié Dieu
pour l'Empereur, nous avaient appris autrefois, en nous berçant sur leurs genoux,
les chansons de Béranger en guise de prières ; nous avions bien entendu s'entre-
choquer à nos oreilles des mots étranges de liberté et d'indépendance, et pen-
dant ce temps-là, les vieilles traditions des aveux étaient balayées par l'ouragan
philosophique. — Dans l'intervalle qui sépare l'enfance de la jeunesse, nous
avions vu tomber une couronne et toute une royale génération disparaître. — Le
trône avait suivi l'autel. — Les rois s'en étaient allés après les dieux. — Et nous
autres, héritiers de la logique voltairienne, à la vue de cet étrange spectacle, au
lieu de pleurer et de gémir, nous riions, nous chantions, nous trouvions la partie
intéressante et nous mettions à tort et à travers sur la rouge ou la noire de cette
Ce fragment esl eitruil d'un roman que l'auteur publiera cet hiver.
110 LA SYLPHIDE.
roulette des événcmens. Si, par hasard, on nous parlait de Dieu, nous haussions
les épaules et nous disions comme le poète : // n'est jilus rien par delà les étoiles;
nous savions qu'il ne faut que trois planches de sapin pour racommoder un trône ;
nous injurions les femmes sans Souvenir de nos mères, nous plaisantions de tout,
nous chantions sur tout, nous faisions des paradoxes et quelquefois des ca-
lembours.
Mais comme nous avons été punis, tous tant que nous sommes, de cette folie
et de ces extravagantes illusions!... L'impitoyable logique des faits et des idées
nous a forcés de rentrer peu à peu, chacun à son tour, dans le diflîcile sentier
des obligations humaines. Le premier moment de délire passé et l'âge de raison
venu quoiqu'un peu tard, nous avons été contraints de reconnaître les lois éter-
nelles qui régissent le monde. Les Sicambres de vingt ans ont courbé la tète de-
vant les grandes choses autrefois profanes ; extatiques athées, nous avons fris-
sonné à la pensée que le ciel pouvait être vide. . . Révolutionnaires de salon , nous
nous sommes soumis aux idées d'autorité et de supériorité sociales... Don Juans
en sucre d'orge, notre ame s'est fondue sous le regard de la première femme qui
a bien voulu nous sourire; enfin, mon ami , il faut le dire , quoi qu'il en puisse
coûter à notre amour-propre, nous sommes meilleurs que nous voulions le
paraître.
Ainsi, ne pleurons donc plus sur nos rêves envolés, sur nos croyances éva-
nouies, notre ame n'a pas perdu l'épanouissement des premiers jours, et elle
abrite encore l'harmonieuse couvée des illusions de la jeunesse ; en vain, nous
avons voulu arracher brin à brin les premières fleurs de la vie, elles ont rejeté de
plus vigoureuses pousses sur cette terre féconde du cœur arrosée par nos larmes.
— Le bouclier du septicisme nous a fatigués sans nous défendre, nous l'avons
délaissé comme une armure inutile; l'homme, quoi qu'il fasse, est toujours
homme et il ne peut échapper à la domination des éternels sentimens que Dieu
a déposés en lui.
Vous connaissez ma vie dans ses plus humbles détails, je suis arrivé jusqu'à
vingt-cinq ans sans avoir jamais éprouvé pour les femmes autre chose qu'une
curiosité vague et observatrice. Les plus belles, et les plus charmantes, et les plus
aimées produisaient sur moi le même effet que les grandes choses de l'art.... les
belles statues par exemple. — Je les aimais pour la beauté plastique des foimes,
la grâce des contours, la sévérité du dessin ; j'avais pour ces créatures si frêles,
si délicates et si gracieuses une sorte d'admiration payenne, un amour de peintre
et de statuaire.... Je me souviens d'avoir dit un jour à un amoureux qui me
montrait la femme de ses rêves: — Mon cher monsieur, elle est belle, mais les
épaules sont mauvaises et le bras n'est pas attaché... — En un mot, je n'avais jamais
compris dans toute sa plénitude ce sentiment divin qui s'appelle l'amour.... et
qui transporte la pensée dans les plus lointaines sphères de l'idéalité.... J'étais
fier de mon indifférence philosophique et vraiment il y avait de quoi...; car j'a-
vais vu avec le calme et le sang froid d'un artiste qui contemple un tableau, les
femmes les plus renommées de la société parisienne. Je les avais toutes analy-
sées comme on fait d'une étude académique, notant les défauts, signalant les
qualités et ne comprenant de la femme que le côté matériel, à la manière des
Orientaux. Jusque là, comme vous voyez, les femmes n'avaient été pour moi
qu'un objet de curiosité toujours nouvelle, quelque chose de suave comme une
LA SYLPUIOE.
111
fleur et de moins beau que les Vénus grecques. J'étais, selon que vous lejugerez
convenable, un stupidc nabab indien ou un jeune payen du temps d'Alcibiade.
Cette appréciation , quelque ridicule qu'elle puisse paraître, n'a rien d'exagéré :
jamais le regard ou le sourire d'une femme ne m'avaient fait frissonner ; jamais
je n'avais connu ces longues cslases, ces mystiques élans de l'ame à travers les
nuages d'or de l'infini. Je me demandais quelquefois la cause des larmes de
Saint- Preux, et je ne comprenais rien à la douloureuse mélancolie d'Obermann.
Il y a deux mois environ, je fus présenté à Mme Je X., que je ne connaissais
pas... C'est une femme du ton le plus aimable, dont la beauté ne frappe pas tout
d'abord quoiqu'elle soit d'une nature très distinguée. — Mme de X. est grande,
bien faite et a dans son maintien une dignité facile qui n'a aucun rapport, je vous
prie de le croire, avec la raideur des grandes duchesses de l'arrière-boutique; sa
figure pâle est empreinte d'une rêveuse tristesse qui la fait aimer à la première
vue. — J'éprouvai, aussitôt que je la vis, une émotion indéfinissable dont je ne
saurais pas encore me rendre compte, et lorsque, pour la première fois, son re-
gard rencontra le mien, je baissai les yeux involontairement et me pris à rougir
sans savoir pourquoi ; vousl'avouerai-je, mon ami, en dix minutes j'étais changé.
Je ne vous dirai pas par quels secrets rapports s'était opérée cette subite trans-
formation, mais ce qui est bien certain, c'est que, lorsque je quittai Mme de X...,
j'en étais profondément amoureux.
Quel philosophe ! quel grand connaisseur du cœur humain pourra venir ex-
pliquer le mystère de l'amour.' Est-ce un sentiment immortel qui sommeille
dans le cœur de l'homme et se développe sous l'influence d'un regard comme la
fleur entrouvre son calice aux premiers baisers du soleil? Est-ce un vulgaire
caprice qui naît de rien et qui meurt de tout? Est-ce une certaine disposition de
l'ame qui se sent attirée vers une autre ame par ce fluide aimanté dont parle'nt les
mystiques? Résoudra qui pourra le problème. Saint Martinet Emmanuel Swen-
denborg se sont perdus dans les détours des digressions psychologiques pour ex-
pliquer ce phénomène inexplicable. Tous les grands sentimens ont une source
inconnue. L'idée de l'amour échappe à l'analyse comme l'idée de Dieu.
Dans les quinze jours qui suivirent cette première entrevue , j'éprouvai un
bien-être inconnu ; je me sentais attaché à la vie par im lien invisible. J'étais
débarrassé de ces idées mélancoliques dont le retour périodique accablait mon
ame. Ma pensée.'qui, depuis quelques années, retombait continuellementsur elle-
même comme le rocher de Sysiphe , s'était élancée tout d'un coup vers cette
femme céleste rencontrée par hasard. Je la voyais partout et toujours, avec ses
joues pâles, ses cheveux noirs et ses yeux dont le regard pénétrait si avant dans
mon cœur. Je ne vivais plus que par elle et pour elle...; et je l'associais malgré
moi à tous les actes de ma vie. En songeant à Mme deX..., je bâtissais les rêves
les plus étranges etles plus enthousiastes. J'aurais fait dix lieues pour lui apporter
la fleur qu'elle aimait... J'aurais donné quinze années de ma vie pour causer une
heure avec elle ; je me sentais cette foi robuste, cette foi héroïque dont parle l'E-
criture ; celte foi qui soumet tout, qui exhausse les vallées et applanit les mon-
tagnes.
J'allai la revoir plusieurs fois ; elle me recevait avec cette grâce qui ne l'aban-
donne pas un instant; elle me parlait de ses jours d'enfance, des douleurs de sa
jeunesse et des religieuses coutumes de sa Bretagne ; le timbre métallique de sa
112 LA SYLPHIDE.
voix résonnait à mon cœur comme une musique bien-aimée. J'étais si ému que
je craignais de ne pouvoir retenir mes larmes dans mes paupières ; quelquefois
j'aurais voulu tomber à ses genoux, lui demander pardon de mon amour et don-
ner un libre cours à mes pleurs... Mais je n'osais remuer...; j'articulais des mots
sans suite... des phrases inachevées. Je balbutiais comme un collégien qui récite
sa leçon; je me trouvais petit et je me méprisais presque en me comparante elle.
O puissance de l'amour î est-ce donc un de tes effets d'enlever à l'homme jusqu'à
la conscience de sa propre valeur !
Quand je revenais chez moi, j'étais triste et désolé... son image me poursuivait
partout... En vain je voulais l'engloutira tout jamais dans l'oubli le plus profond
de mon cœur, cette image douce et pâle reparaissait toujours à la cîme de mes
souvenirs. Bientôt ma souffrance devint si insupportable, que je m'habituai à
regarder cet amour comme une expiation... Quelquefois, je rappelais à moi toute
mon énergie, je me relevais pour lutter contre la domination tyrannique de cette
pensée toujours présente... Je faisais des efforts inouïs pour terrasser cet impla-
cable souvenir, mais cette révolte impuissante ne servait qu'à me donner une
idée de ma faiblesse. J'étais conijneun esclave qui a tenté de briser ses chaînes et
qui retombe plus triste et plus énervé qu'auparavaut.
Un soir, je résolus de tenter un grand coup.... Je me connaissais assez pour
savoir que je n'oseraisjamaislui parler de mon amour. — Je pris un terme moyen
et je lui écrivis ; oui , mon ami , je lui envoyai une lettre par la poste, comme un
clerc de notaire ou un sous-lieutenant d'infanterie... Cette lettre, maintenant
que j'y songe, était un vrai chef-d'œuvre de stupiditésentimentale. — Je lui adres-
sai quatre pages de banalités qu'elle aura sans doute à peine parcourues... et j'a-
vais tout un poème dans mon cœur... Le lendemain, je pris mon courage à deux
mains, je retournai chez elle, elle m'accueillit comme par le passé, me parla de
ma lettre et m'engagea à renoncer à mes enfantillages... Je ne sais, en vérité ce
que je lui répondis tant j'étais troublé et hors de moi mais je suis à me de-
mander aujourd'hui comment, en la quittant, je ne me suis pas fait sauter la
cervelle.
A l'heureoù je vous écris, elle a quitté Paris; elle est allé passer les der-
niers jours de la belle saison dans un château de la Beauce ou de la Normandie.
Si nous étions encore au temps des transformations pastorales, je crois que je
me déguiserais en paysan pour lavoir glisser le soir dans quelque allée, rêveuse,
respirant les parfums des premières brises de l'automne , ou suivant d'un œil
distrait les ramiers noirs égarés dans l'azur du ciel.
Après son départ , je suis allé voir la maison qu'elle habitait aux environs
de Paris. — Je ne vous dirai pas l'immense tristesse qui s'empara de mon ame à
la vue de ces contrevans fermés, de ce jardin morne et solitaire où je m'étais
quelquefois promené avec elle... La campagne elle-même, si belle et si florissante
à cette époque de la saison, m'apparaissait comme une de ces grandes solitudes
désolées qui semblent frappées parla main de Dieu... Je restai long-temps à con-
templer cette demeure dont l'aspect abandonné réveillait en moi des souffrances
assoupies, et, vaincu par la douleur, je m'enfuis en jetant un dernier regard sur
ce tombeau de mes espérances.
Je ne vous demande pas ce que vous penserez de moi après la lecture de
cette lettre, vous me plaindrez parce que vous m'aimez et que vous savez que je
LA SVLPBIDB.
113
souflre Cet amour sans espoir est si profondément enraciné dans mon
cœur, que la haine et même le mépris de Mn'e de X ne pourraient un ins-
tant l'ébranler : les grandes impressions ne meurent pas au cœur de l'homme, et
la souffrance est l'éternel aliment de l'amour.
Adieu, ne m'oubliez pas et aimez-moi, Arthur.
EDM. TEXIER-D ARNOUT.
Restauration de la salle de l'Opéra.
:j,-v_ L est incontestable que la salle de l'Opéra,
T^-: restaurée , dorée et argentée comme elle
"l'est aujourd'hui , offre un aspect majes-
I, tueux et solennel : le premier sentiment
Si_i ' que l'on éprouve en y entrant a quelque
I chose de recueilli et de grave; ces magnifiques colonnes,
ces chapiteaux et ces entablemens qui étincellent , ce
plafond mythologique, plein de nuages , d'allégories, de
belles lignes architecturales et de Qeurs , ce velours et
ces tentures rouges de l'intérieur des loges ne manquent
assurément pas d'un certain caractère de grandeur et de
richesse. Placez dans ces stalles et à tous ces étages super-
posés les uns au dessus des autres, la cour enrubannée
de Louis XIV , non pas du Louis XIV dévot, mais du
Louis XIV de Mme de Lavallière, avec ses maréchaux,
ses ducs , ses marquis , ses intendans et ses artistes , ses
fermiers généraux et ses grands écrivains , Mme de la
Sablière , Mme de Sévigné , et au dessus d'elles , Ninon
de Lenclos, la plus belle et la plus adorée de toutes ; et peut-être vous croirez-
vous à Versailles qui aura élargi l'enceinte de sou théâtre pour mieux fêter son
grand roi. Mais si vous écartez de votre imagination tous les prestiges du souve-
rain , si de ce dix-septième siècle où vous vous étiez endormi avec tant de
charmes, vous vous réveillez dans le dix-neuvième, alors vous maudirez les ha-
114 LA SVLPBIDE.
bits noirs et étriqués de notre génération , les toilettes bourgeoises de nos du-
chesses, et vous direz que , pas plus que les banquiers d'aujourd'hui ne valent
les traitans d'autrefois, pas davantage l'Académie Royale , telle qu'on vient de
nous la refaire, ne convient à notre luse et à nos mœurs. On croirait, en vérité,
qu'incapables, en fait d'art surtout , de rien produire par nous-mêmes , nous ne
pouvons vivre que d'emprunts, et que ce n'est qu'en fouillant dans les anciens
âges que nous trouvons moyen d'embellir et de cultiver le nôtre.
J'approuve, comme beaucoup d'autres, l'idée d'associer l'histoire au théâtre,
et je préférerais infiniment le rideau classique actuel de l'Opéra à l'ancienne toile
juive qui n'était, tout au plus, qu'une fantaisie sans but; si cette fois encore on
ne s'était évertué, comme à plaisir, à donner de fausses notions aux spectateurs.
Au bas du tableau de M. Gosse, on lit cette inscription : • — « Le roi Louis XIIII
» autorise, par lettres patentes du mois de mars 1672, le sieur Lulli à établir
» une académie royale de musique dans sa bonne ville de Paris. » — Après
cela, il n'est pas un seul des agens de change abonné à l'Opéra, qui ne se per-
suade savoir admirablement son histoire, et qui ne soit convaincu que le genre
lyrique date, en France, de l'an de grâce 1672. J'en demande pardon à MM. les
agens de change, mais c'est une erreur manifeste, et les académiciens de la rue
Lepelletier ont commis là deux fautes énormes : un anachronisme d'abord, et
ensuite une injustice criante. Ce fut l'abbé Perrin qui imagina, le premier, de
donner des opéras français à l'imitation de ceux d'Italie, et qui obtint, en 1669,
un privilège du roi pour fonder une académie royale. Il est même assez curieux
que ce soit un prêtre qui ait donné à notre France son théâtre le plus mondain.
Il est vrai que douze ou treize ans après, l'abbé Perrin s'étant brouillé avec ses
associés, céda son privilège à Lulli, en 1672. Ce n'est donc pas au Florentin
Lulli , mais au Lyonnais Perrin que la France doit son Opéra. Cette rectification
vaut bien la peine qu'on la signale.
Quant au rideau, qui retrace et consacre l'acte important delà fondation d'une
académie royale de musique sous Louis XIV, je ne sais vraiment s'il mérite
un examen sérieux ; la bordure est en disproportion totale avec le tableau , qui
n'offre que des tons secs et ternes dans le voisinage des ornemens bleus et or du
cadre; la frange dorée du bas achève d'écraser les couleurs ; enfin , la scène de
M. Gosse, où j'ai remarqué un bon nombre de perruques en crins de cheval et de
jambes raides, produit l'effet d'une aquarelle perdue sur une monstrueuse tapis-
serie. Cependant, avec un peu de bonne volonté, tout cela s'explique : le tableau est
de M. Gosse, et l'encadrement de M. Cambon. Or, M. Cambon ne s'est nullement
occupé de savoir ce que son confrère avait fait, et pas davantage de raccorder ses
ornemens avec le sujet principal. C'est encore là un des incomparables profits
des collaborations. J'allais oublier de dire qu'au dessus du tableau figure l'écus-
son royal aux doubles LL, supporté par des renommées qu'abritent des aigles,
symboles des victoires du Rhin , de ces victoires qui faisaient dire à l'effronté
Despréaux :
Grand roi cesse de vaincre ou je cesse d'écrire!
Pour ce qui 3st de la salle, les ornemens en ont été composés par MM. Cam-
bon etDerchy. Lesbalustres de la première galerie sont entièrement dorés sur
fond rouge ; les attributs du théâtre sont peints en je ne sais quelle couleur jau-
L.V SYLPHIDE.
Il.'i
nâtre sur le devant des premières loges ; les secondes sont ornées de masque»
et de rinceaux dans le même style ; je serais embarrassé de dire ce que repré-
sentent les troisièmes. Le plafond, œuvre de M. Zara, est divisé en quatre par-
ties, indiquées par les entrecolonnemens dont les tambours et ceux des avant-
scènes sont peints en une sorte de point de tapisserie orientale, tout exprès in-
venté par M. Debret , et qui manque absolument de noblesse. — Les quatre
grandes divisions du plafond, séparées par autant de portiques romains, repré-
sentent des scènes allégoriques de l'Olympe.
Dans la partie, directement située au dessus du rideau, la Gloire couronne la
Poésie, et au dessous on lit, dans un cartouche, les noms de Benserade, Perrin et
Quinault. — Isaacde Benserade qui s'étaitfait un fort estimablenom par son sonnet
de Job, à cette époque de littérature facile où un sonnet valait un long poème,
s'était, en outre, acquis une grande renommée dans les ballets; il mourut au mois
d'octobre 1690, poursuivi jusqu'à son dernier soupir par la déplorable passion des
coqs à l'âne. J'ai déjà parlé de Perrin qui s'éteignit en 1680, ne laissant après
lui que de médians ouvrages, entre autres une traduction en vers de Y Enéide.
Huit ans après, Quinault, le grand Quinault, l'auteur de Roland et à'Armide, qui
avait été domestique et qui finit par être académicien , suivit Perrin dans la
tombe. — Dans la partie opposée du plafond, Terpsichore et ses sœurs se livrent
à leurs danses passionnées, et dans le cartouche brillent en lettres d'or les noms
de Beauchamp, Ballon et Pécourt ; tous ces sauteurs-là, hormis peut-être le sieur
Ballon , premier danseur de S.M.Louis XIV , sont entièrement morts pour l'histoire.
— Dans la partie de gauche, en regardant la scène, les divinités païennes qui
présidaient à la peinture, resplendissent au millieu de leurs nuages blancs et
bleus ; à leurs pieds on lit : Torelli , Vicarini , Milet Francisque. Les deux pre-
miers, je l'imagine, ne sont connus de personne ; ils peignaient sans doute des
fleuves et des palais grecs qui se sont perdus dans la nuit des temps, avec les per-
ruques à marteaux et les souliers à boucles; quant au deruier, me voici encore
contraint de présenter mes excuses à MM. les décorateurs et les agens de change,
mais il ne s'appelait pas Milet Francisque, il portait le nom de Francisque Mile :
né à Anvers en 16i4, il devint professeur à notre école royale de peinture et
mourut à Paris en 1680. — La division de droite est consacrée à l'apothéose de
la Musique. Les noms do Kossi, de Gambert et de Lulli sont inscrits dans le car-
touche. De ces trois compositeurs nous ne conn lissons guère que Jean-Baptiste
Lulli, le meilleur violoniste et le plus grand musicien de son époque, né à Flo-
rence et mort à Paris en 168". Sous les portiques intermédiaires sont peintes
en grisaille, la Poésie, la Musique, la Danse et la Peinture; aux angles supé-
rieurs, des génies accroupis, dont la carnation lie de vin rappelle les satyres et
les faunes de Jordaens, relèvent d'énormes tapisseries pour laisser voir des nuages
bleus et des divinités roses : c'est du Boucher tout pur ; au dessous, d'autres gé-
nies, couleur de plâtre, tiennent des guirlandes dans lesquelles sont scrupuleuse-
ment tressées toutes les roses et toutes les marguerites de Watteau ; enfin, dans
les tympans des petits ceintres, qui surmontent les entrecolonnemens, brillent des
soleils avec la devise du grand roi, nec pluribus i.mp.^r, tenue par des attributs
romains qui représentent la Guerre et la Victoire, l'Abondance et la Paix, le
Théâtre, les Arts, au fait, à peu près tout ce que l'on veut.
J'ai décrit beaucoup de choses à propos du plafond de M. Zara, et cependant
lin
LA STLPHIDE.
je n'ai point parlé de ses rosaces immenses, de ses bustes, de ses vases de fleurs,
de ses galeries marbrées et de ses médaillons, eoBn des mille ornemens qui four-
millent dans son décor. Vu du parterre, le plafond de M. Zara,qui d'ailleurs ap-
partient à l'école de Lebrun, satisfait le regard par une harmonie assez bien en-
tendue de composition et de couleur, mais cela ne l' empêche pas d'avoir certai-
nes apparences de lourdeur , de surcharge et de pêle-mêle qui deviennent de
moins en moins irrécusables au fur et à mesure que l'on s'en rapproche.
Le foyer est alTreux, c'est un long corridor, sombre, mesquin, marbré comme
un établissement de bain ou un salon de restaurateur ; moins le plafond qui est
de M. Cicéri, on y chercherait en vain un vestige d'art ou de goût. J'ai entendu
critiquer ce plafond, mais il me semble, à moi, que la composition et l'exécution
en sont d'une légèreté rares, le vert et l'or y dominent, et peut-être le jugerait-
on mieux , si le foyer de l'Opéra était éclairé par des girandolles et des lustres
plus éclatans que les façons de lampes sépulcrales qui y brûlent.
En somme ,1a restauration de l'Opéra n'a fait ni reculer ni avancer l'art chez
nous; elle l'a laissé au point où elle l'avait pris, c'est-à-dire dans un état près—
qu'incurable de torpeur et d'impuissance. Si cette restauration pouvait prouver
quelque chose, elle démontrerait que nous avons poussé très loin aujourd'hui
le talent de consacrer des sommes considérables à des travaux très imparfaits , et
que la promptitude et la médiocrité sont deux vertus qui s'allient merveilleuse-
ment chez nos artistes. Par malheur, les questions d'art ne sont pas des ques-
tions de temps, et la décoration d'une salle de spectacle ne saurait s'assimiler,
dans aucun cas, à une course au clocher. Qu'ajouterais-je? Ce n'est point assez
que les résultats soient mauvais, s'ils ne sont pas détestables ; la conception, l'idée
première fjlle-même, vicieuse dans son principe, a été faussée chemin faisant;
on a voulu rendre à César ce qui appartenait à César , sans réfléchir que la
construction de l'Opéra s'oppose aux ornemens dans le style de Louis XIV; on
a voulu continuer l'école de Lebrun, et au milieu du labeur, le pinceau a tourné,
s'est empâté, est devenu boursoufflé et mignard ; d'une décadence on est tombé
dans une autre, et l'on a fait un pastiche où Louis XIV et Louis XV hurlent d'être
accouplés. — La moralité de cette histoire qui ressemble tant à une fable , est.
celle-ci ; Le replâtrage de l'Opéra a coûté une centaine de mille francs.
G. GLÉNOT-LECOINTE.
.'tcadémie Royale lie Hlnsique.
L' Académie-Royale présentait un douloureux spectacle mercredi dernier.
Alexis Dupont faisait, dans le rôle du Comte Ory, ses adieux au parterre, qui , je
vous jure, ne l'a pas rappelé. On dit que M. Alexis Dupont va consacrer au ser-
vice de l'Eglise la voix qu'il n'a plus à l'Opéra. Il a raison.
Soyez chaiure plulôl, si c'est voire métier !
MlleNau, par charité sans doute, avait supprimé beaucoup de ses moyens,
afin d'être, autant que possible, d'accord avec M. Alexis Dupont. Quant à
M"e Elian, dans le rôle du page , je lui conseille d'y renoncer, ou bien je l'en-
gage à demander tout de suite une place d'enfant de chœur quelconque à No-
tre-Dame-dc-Lorette ou à Saint-Koch. — Cette rare réunion de talens était
applaudie par une réunion non moins rare de claqueurs, de femmes de chambre
et de marchands de billets. Il eût été difficile de trouver dans la salle au-delà d'une
demi-douzaine de paires de gants , en y comprenant les miens.
DE VILLEMESSANT.
Le Directeur DE VILLEMESSANT.
LA SYLPHIDE
DIRECTION, BUL D'HANOVRE, 17
LA STLPHIUK.
A Haitame "
5 septeiiibrr.
ESTEZ SOUS VOS grands arbres , madame, restez
au bord de vos frais ruisseaux, et prenez en pitié
les pauvres habitans de la capitale à l'heure où je
vous écris ! Si vous voyiez ce ciel sans nuages ,
ces toits briilans et ces pavés poudreux, combien
vous béniriez la Providence qui vous donne des
voûtes de verdure et des tapis de gazon ! IN'ous vi-
vons vraiment ici depuis quelques jours dans une
atmosphère digne de l'Afrique, et un Bédouin ne
s'y trouverait point dépaysé ; c'est le cas de dire
que nous n'avons rien perdu pour attendre , et
que si le chaud est arrivé un peu tard, il n'a point
laissé en route de sa bonne volonté. C'est à peine
si un peu d'air, glissant sous nos balcons, vient
agiter les stores de nos fenêtres ; aussi passons-nous les jours étendues sur
des divans, et telle que pourrait le faire la femme la plus orientale de l'univers !
Vous comprenez que pour s'étendre ainsi au beau milieu du jour, avec une
toilette qui attend des visites, le corset de M. Josselin est seul admissible, car il
est le seul qui permette de prendre toutes les positions sans qu'il en résulte de
gène et sans que l'apparence de la parure en souffre. On ne saurait trop re-
mercier M. Josselin du soin qu'il apporte au bien être et à l'élégance des for-
mes par la façon précieuse de ses corsets.
Cette recrudescence du chaud a chassé les quelques chapeaux d'étoffes épais-
ses qui s'étaient déjà montrés; on revient plus que jamais aux capotes trans-
parentes de M™" Seguin, qui excelle si bien dans ce genre de modes; j'ai vu,
sorties de ses magasins , une capote bouillonnée , soufre, ornée de trois lys
d'eau, qui était charmante ; une autre en dentelle et crêpe blanc , non moins
élégante. Ce que l'on remarque dans les modes de M"" Seguin, c'est la dis-
10
lis LA SYLPHIDE.
tinction et le bon goût, deux élémens qui lui assurent toujours un brillant
succès.
Je ne saurais vous signaler aujourd'hui aucun changement dans la coupe des
robes; la saison est trop avancée pour qu'on se permette des innovations qui
passeraient inaperçues , et chaque couturière attend , pour mettre au jour ses
idées nouvelles, que l'heure de la grande métamorphose ait sonnée, c'est-à-
dire que les cloches de la Toussaint aient appris à nos belles fugitives que le
plaisir n'est plus aux champs, mais bien parmi nous. Toute la variété des robes
consiste donc dans la manière de les orner, et c'est là où se reconnaît le génie
d'une bonne faiseuse ; j'ai remarqué que M"" Debaisieux possédait parfaitement
ce talent, et qu'une robe ornée par ses mains paraissait une nouveauté toute
charmante, quoique la forme en soit la même que celle adoptée par la mode;
elle a le mérite de savoir choisir et placer les accessoires d'une façon toute
gracieuse. Si je ne craignais de vous voir me rejeter aux calendes grecques, je
vous dirais un mot des beaux cachemires de M. Rosset; mais vous allez crier
que par le temps qui court, vous ne voulez entendre parler que gaze et mous-
seline... Hélas ! madame, ne faites point comme la cigale de la fable et pensez
un peu à l'avenir...; pensez aux soirées fraîches de l'automne, à vos belles et
frileuses épaules, et hâtez-vous de faire un choix dans la maison Rosset , telle-
ment en vogue aujourd'hui, qu'une femme distinguée ne peut plus aller ailleurs
chercher ces cachemires moelleux, aux dessins si riches et si variés.
En dépit de toutes les créations, les cachemires resteront toujours un des
plus beaux ornemens de la toilette des femmes vraiment élégantes , et per-
sonne ne comprend mieux cette exigence que M. Rosset, à en juger par la
beauté des châles qu'offre l'assortiment de sa maison. Il est toujours bon , je
l'ai dit souvent , de s'adresser aux fournisseurs spéciaux de chaque chose ,
c'est pourquoi après avoir cité M. Rosset pour les cachemires , je nommerai
M. Mayer pour la spécialité des gants. Il paraît que je ne suis pas seule à faire
son éloge et qu'une dame bien plus haute que moi a su apprécier son talent
comme gantier. Il ne s'agit de rien moins que de l'impératrice de Russie qui
l'a fait venir à Ems pour prendre mesure de son impériale nma, et de celle de
la princesse Olga, et lui a commandé cent douzaines de paires de gants ! ! C'est
un succès, comme vous le voyez, qui me dispense de tout commentaire! Il
m'en resterait beaucoup à faire sur la maison de M. Dufresne , si connue
pour sa spécialité de deuil; chacun sait combien dans ce moment douloureux
où on vient de perdre un objet aimé, il est cruel de penser au soin de sa toi-
lette. iM. Dufresne a su comprendre toute cette délicatesse, et la moindre ex-
plication suffît pour que le deuil le plus complet , le plus simple ;, ou le plus
riche vous parvienne sans que vous soyez obligée de vous en occuper. Puis,
si on va soi-même chez M. Dufresne , on est frappé du ton exquis qui règne
LA SYLPHIDE.
119
autour de vous, chacun respecte le triste motif de votre douleur et semble y
prendre part; c'est un mérite si rare que ce sentiment des convenances, que
je me plais à vous le signaler. A propos d'indication , il en est une bien pré-
cieuse à donner aux habitans des provinces qui souvent n'ont point à Paris de
correspondans en état de choisir les objets en tous genres dont il peuvent avoir
besoin : c'est donc leur rendre un vrai service que leur indiquer la maison
de commission Giraud, établissement tout de confiance, créé par un homme de
capacité et de bon goût; les personnes qui composent déjà sa nombreuse clien-
telle ont trouvé en M. Giraud la promptitude et l'intégrité portées au plus
haut degré.
Ne vous ai-je point promis, madame , la description d'une jolie robe de
mariée ? je suis de parole, en voici le détail : — Le matin, une robe de gros de
Naples blanc, garnie de deux volans, ou plutôt de deux biais simples, découpés
à dents fort larges, bordées d'un elTilé et peu creuses; ce biais ou volant est
seulement froncé en pince au dessus de chaque dent, ce qui lui fait prendre
la forme d'une coquille, et produit le plus joli effet que vous puissiez ima-
giner. Le corsage à pointe , plat jusqu'à la moitié de la poitrine et le haut
froncé en draperie, les draperies venant se perdre de chaque côté dans une
nervure; la coiffure en barbes de dentelles d'Angleterre. Le soir, une robe de
crêpe blanc avec trois volants de points, relevés sur le côté par trois bouquets
de reines marguerites à feuillages de velours ; sur la tête, une couronne en
fleurs semblables; pour bijoux des diamans. Il y avait à ce mariage, qui se
faisait à la campagne , un fort beau souper, dont le service en porcelaines et
cristaux , avait été offert par une vieille parente en présent de noces à la ma-
riée ;,je ne saurais vous dire la magnificence de ce service qui sortait de chez
M. Lahoche-Boin, les peintures en étaient admirables et rappelaient le vieux
Sèvres, les cristaux rivalisaient avec ceux de Bohême. La maison de M. La-
hoche-Boin se recommande depuis si long-temps aux gens de goût, sous le
nom de l'escalier de cristal, qu'il est inutile d'en faire l'éloge; cependant en
voyant la variété et la quantité des merveilles qui ornent ses magasins, on se
sent toujours saisi d'une admiration nouvelle.
Puisque vous médites que vous allez aux bains de Boulogne, permettez-
moi de vous charger de mes complimens pour M. le baron d'Ordre , un des
poètes les plus distingués de la province, et qui, bien qu'il soit d'un âge avancé,
conserve encore toute la fraîcheur de la jeunesse. Ses vers, dont la facture est
irréprochable , sont pleins de sentiment et de chaleur ; on aime à les relire
parce qu'on y trouve sans cesse des images vraies et touchantes, et qu'on ne se
lasse pas de la poésie qui vient du cœur. Baronne marie de l******
I2ft
I.A SYLPHIDE.
DIABLERIE.
I9SS
ÉTAIT vraiment une nouveauté piquante que le bal
de l'Opéra , ouvert pour la première fois en 171(j
par ordre du tyran aimable qui s'appela le Régent.
Là, moyennant un écu, tous les lundis, mercredis
et samedis , l'on pouvait venir causer familière-
ment avec les marquises les plus nobles, les plus
belles, les plus spirituelles de la cour, les conduire
à la danse, s'associer à leur charmant libertinage,
si coquet, si parfumé d'ambre , couronné de fleurs
et drapé de soie; s'introduire enfin dans cette an-
tichambre commune, sur laquelle s'ouvraient les
portes des boudoirs les mieux fréquentés. Ce plai-
sir, trop dévergondé peut-être, fut menacé de dis-
grâce , quand succéda au ministère du duc de
Bourbon l'administration dévote du cardinal de
Fleury. Mais si l'éminence emprisonna les appe-
lans et réduisit les rentes , elle respecta le bal ;
il fut impossible d'en éviter les séductions avec une simple grâce sulTisante,
suivant la doctrine alors en fdveur du vénérable Molina.
On touchait à la fin de janvier 1729. Des flots étincelaus de plumes, de satin,
(le paillettes s'agitaient, se tourmentaient comme une mer que bouleverse l'orage,
au bruit des symphonies de Philidor et de Francœur. Vous savez comme elle est
excitante à l'oreille, enivrante au cerveau, la voix d'un orchestre qui chante en
cadence sous l'archet de ses violons, qui verse sur vous i)ar les ouvertures sono-
res de ses dûtes et de ses trompettes des gammes pressées, des ritournelles hale-
tantes, dont les basses guident vos pas, dont l'harmonie exalte vos désirs, sur-
tout quand vous avez une main blanche dans vos mains, quand vous serrez sur
votre poitrine une poitrine passionnée , qui vous comnumi(pie son souffle et
LA SVLPniOE.
121
sa vie.... Eh! bien, deux cents musiciens ébranlent la salle, mille femmes,
toutes belles , toutes jeunes enlacent de leurs bras de jeunes hommes éperdus.
Aussi néglige-t-on le menuet et la sarabande antique , et cette masse brillante
tourbillonne-t-elle avec rage, emportée par un infernal fandango.
Au sommet de l'escalier qui conduisait de la salle de danse aux couloirs, deux
personnes contemplaient un instant le coup d'oeil du bal. L'une était une Ita-
lienne très accorte, dont un corsage de satin noir lacé par devant serrait la taille,
et qui, sous sa robe de mousseline peinte, laissait voir une jambe fine et un pied
prodigieusement svelte et léger. L'autre, jeune étourdi de quinze à seize ans, aux
mouvcmens brusques, à l'humeur pétulante, portait l'habit de Scaramouche , et
serrait de fort prés sa dame, qui du reste ne s'en formalisait pas.
Tout-à-coup un bel Espagnol, en habit bleu de ciel, enjamba lestement l'esca-
lier, aborda les nouveaux venus la toque à la main, et dit à Scaramouche d'une
voix flutée :
— Bonjour, l'abbé.
— Ahl pour le coup tu as menti, mon noble hidalgo, répliqua celui-ci con-
trefaisant l'accent railleur de Polichinelle; à moins que tu ne veuilles engager
dans les ordres cette jolie Tyrolienne que j'ai sous le bras.
— Vraiment, vénérable chanoine. Ne soupais-tu pas hier au soir chez la comtesse
de Férioles? N'es-tu point parti dans la voiture du maréchal d'Huxelles, le vieux
Titon de cette Aurore très édentée? Ne couches-tu pas, mon pauvre comte, sous
les vieilles housses que des amis te donnent, tant tu grelottes la nuit, quand tu ne
trouves pas d'un côté ou d'un autre à te blottir sous la plume d'un édrcdon?
— Qui t'a si bien instruit, beau masque, s'écria l'abbé comte de Bernis, en
saisaissant son interlocuteur aux épaules?
— Je suis le diable, et tu deviendras cardinal, Scaramouche bien-aimé, fit
l'inconnu en pirouettant sur le talon.
C'était là un véritable démon du dix-huitième siècle, plein de politesse et d'en-
joûment, un démon comme devaient être ceux qui se cachaient pour séduire les
hommes sous l'enveloppe des Parabére et des Châteauroux. Sa pirouette ache-
vée, il s'approcha de la fraîche bergère des Alpes que conduisait l'abbé, et d'une
voix mielleuse :
— Certain seigneur, poursuivit-il, portait un nom magnifique et ne possédait pas
un sou. Il épousa la fille d'un financier, toucha sa dot, et partit sans consommer
le mariage, oubliant le quolibet sentencieux du bon Henri IV, que vous savez.
Mais le prince de Soubise, qui connaît mieux son histoire de France...
— Je vous fais grâce du reste de l'anecdote , gentil Satan.
La dame dit ; Satan se tut.
En effet, l'abbé de Bernis conduisait, pendant cette nuit, au bal de l'Opéra, la
fille du banquier le plus célèbre de la régence, Marie-Anne Crozat, qu'avait
abandonnée le comte d'Evreux, son mari, colonel-général de cavalerie, le jour
même de leurs noces, et que le prince de Soubise avait consolée de son mieux.
— Oui, s'écria l'esprit malin après un moment de silence, je m'appelle Asta-
roth ; je suis le diable des intrigues, des passions à la mode, des actrices, des
dévotes, des coquettes, des abbés de cour et des maris trompés. Tous ces
hommes, toutes ces femmes, les uns si ardens à l'attaque, les autres si promptes
à la réplique, tout ce monde des petits-soupers, qui roule sur l'or, qui s'enivre de
132 LA S\Lfn<DE.
vieux vins de France et s'endort dans les bras du plaisir, ce sont mes sujets, les
plus belles créatures du ciel, mes sujets, à moi, qui ne changerais pas mon scep-
tre pour celui de la glorieuse intelligence , qui guide les étoiles au firmament...
L'ange des ténèbres alors se prit à poursuivre dans la foule, de son œil de
lynx, chacun des êtres affolés qui se ruaient en cadence, et les montrant de son
doigt fluet et mince, il déroulait devant ses interlocuteurs je ne sais quel tableau
bizarre d'arlequinades et de crimes, de boulTonneries triviales, de vengeances
sanglantes et d'adultères de bonne société. Sa vois tremblait, sa parole devenait
retentissante, figurée comme 1 inspiration d'un poète ; l'ivresse de l'orgueil enflait
sa poitrine et colorait ses joues; il saisit le bras de Scaramouche, et décrivant de
sa main un cercle autour de lui :
— Cherche, ajouta-t-il, dans toute l'étendue qu'embrassent tes regards, parmi
cette multitude de zéphirs qui agitent si amoureusement là-bas leurs ailes de
papillons, cherche l'existence la plus triste et la plus solitaire, et je trouverai sur
elle quelque anecdote à la Ilabutin, quelque aventure saisissante à te raconter.
Voyons, fit le jeune comte, que dis- tu de ce petit domino paille, à la cou-
ronne de bleuets, qui se penche languissammentsur sa loge et semble s'abandon-
ner à de sombres regrets?
Astaroth se prit à rire comme un fou, et passant du sublime au plaisant avec
cette facilité sceptique qui caractérise ses pareils:
— Tu choisis bien, parbleu, répondit-il ; car son masque de velours cache le
minois séducteur d'Antoinette d'Estaing , marquise de Saint-Sulpico , sous la
robe de laquelle le duc de Bourbon et le comte de Charolais mirent un pétard,
après l'avoir enivrée chez madame de Prie. On lui fit les vers suivans :
Le grand portail de Saint-Sulpice,
Scaramouche écoutait, le diable avait disparu.
Le lendemain de cette élrange rencontre, comme Mme d'Évreux, assise auprès
de son feu, se reposait des fatigues de la nuit, un homme se présenta devant elle,
portant sous son bras une petite cassette, comme les Juifsavaientaccoutumé. Elle
fut surprise de celte visite que personne n'avait annoncée; mais l'individu mit
fin à son étonnement en lui disant :
— Madame, je suis le démon que vous connaissez.
Alors la comtesse put examiner à son aise la figure du suppôt de Satan, que
certaines âmes militantes de ce monde eussent trouvée passablement de leur goût.
Ses traits, comme on pense bien, n'avaient plus ni la fraiclieur de la jeunesse, ni
le calme de l'innocence. Il avait été beau, mais son œil brillait d'un feu cynique,
mais la circonférence en était gonflée par les veilles et les fatigues, et quand un
sourire venait à contracter ses lèvres, elles laissaient voir deux incisives blanches
et crochues, qui le faisaient ressembler à un satyre au commencement d'iuie or-
gie. Du reste, c'était toujours le même diable, sachant vivre à quelque chose près,
et pour son âge assez bien conservé.
Il mit sa cassette aux pieds de la dame, l'ouvrit, et découvrant à ses yeux les
bijoux les plus riches et les plus artistement travaillés, de grosses perles orien-
tales, des diaiTians où miroitait la lumière en reflets éblouissans, il l'observa avec
curiosité, secoua la tête et dit :
I. \ SYLPIlIDr.
123
— 11 va vous paraître assez nouveau, sans doute, qu'un pur esprit se passionne
pour les charmes d'une simple mortelle. Mais je me place au dessus de ma
position, et je vous aime comme un diable, et vous poursuis depuis deux ans,
avec fureur, à la ville, en voyage, au bal, dans ces fêtes bruyantes par lesquelles
vous préludez, aimables humains, aux châtimens que la justice divine vous pré-
pare en enfer. —Je ne m'arrêterai pas long-temps aux préliminaires, madame;
mes occupations ne me permettent pas la périphrase, et mon habitude de lire au
fond des consciences me pousse toujours droit au fait. — Toutes les femmes que
j'ai prises pour maîtresses, je les ai comblées de richesses, je leur ai procuré une
inefTable vie de plaisirs : du nombre se trouvent Aspasio , Plirynée, Lais, et l'in-
comparable Ninon de l'Enclos. Je pourrais vous énumérer les autres, mais vous
ne comprendriez pas leurs noms hébreux , cophtes, arabes, chinois ou autrichiens.
— Eh ! bien, mon amour pour elles n'égala jamais celui que je ressens pour vous.
Jugez par là, madame, des prodiges que j'opérerais en votre faveur. Oui, dites
un mot, fit le démon en poussant du pied la cassette , et ces bijoux vous appar-
tiendront, et de toutes les femmes vous deviendrez la plus heureuse , la plus con-
stamment adorée.
Le premier sentiment de la comtesse d'Evreux, en voyant les richesses conte-
nues dans le coffre de son amant, avait été la joie. Elle eut peur à l'entendre par-
ler; elle chercha à lui trouver le pied fourchu du diable ; mais l'inconnu était
doué d'une jambe irréprochable, couverte d'un bas de soie parfaitement tendu,
et la déclinaison de son pied se contournait à ravirsous la boucle de diamans qui
réunissait les attaches d'un soulier merveilleusement svelte, d'un vrai soulier
d'abbé. Elle résolut néanmoins de l'éloigner sans scandale, et répondit :
— Vous allez vite en affaire, démon bien-aimé des dames; vos discours sont
un peu de l'autre monde, et vous semblez ignorer les précautions oratoires si
utilement employées parmi nous. Cependant, comme je vous crois de qualité et
de vielle race, je ne veux pas vous congédier sans espérance. Revenez dans huit
jours: d'ici-là je réfléchirai.
Astaroth reprit sa boi'te, recommanda le silence, comme première condition de
l'accomplissement de ses promesses, tira sa révérence et disparut.
Le piésident de Tunis, un des frères de M""- d'Evreux, n'avait que trois dé-
fauts mignons , pour lesquels le persécutait l'injuste fortune. Il aimait les femmes,
le vin et le jeu: goûts fort naturels, puisqu'il était homme, robin et presque
grand seigneur. Toutefois, ses billets s'escomptaient à vingt-cinq pour cent , et ses
créanciers prenaient avec lui un ton de plus en plus impertinent. La comtesse
choisit pour conseil ce magistrat vénérable, et lui conta son aventure, ajoutant
qu'il y avait bien deux millions de valeurs dans la cassette du soupirant.
A ce mot le président se jeta au cou de sa sœur bien-aimée.
— Ahl chère amie, lui dit-il, où sont les hommes capables de faire de pa-
reilles galanteries? Et tu n'as pas accepté sur l'heure"? Que veux-tu de mieux?
Des plaisirs inconnus , la protection du diable et deux millions! 1 Oh ! jour du
ciel , deux millions pour payer nos dettes et jouer un brelan d'enfer ! N'est-ce pas
le paradis que t'ofîre Satan?
Mme d'Evreux fut persuadée.
Cependant l'esprit malin tint parole, et huit jours après, à la même heure,
avec la même boîte et de la même manière que la première fois , il se présenta
124 - I>A SYLPHIDE.
devant la comtesse qui le reçut avec un aimable sourire , et le fit asseoir auprès
d'elle, dans un petit boudoir circulaire, dont les glaces, les divans, le jour mysté-
rieux sollicitaient au plaisir. Mais l'enveloppe humaine sous laquelle se cachait
l'ange des ténèbres, n'avait plus le sourire et le regard de sa première visite. Il
était soucieux et austère ; par sa bouche, un torrent de fiel semblait prêt à débor-
der. Il rompit enfin le silence et d'un accent courroucé :
— Madame , demanda-t-il , que vous avais-je recommandé? la discrétion , je
crois.
■ — C'est vrai, joyeux Astaroth.
Astaroth bondit, s'élança du divan et vint s'accroupir sur son coffre au mi-
lieu de l'appartement.
— Eh ! bien, sécria-t-il, M. de Tunis ne sait-il pas tout, proposition et pro-
messes? Ne suis-je pas compromis aux yeux de tous les mousquetaires, de tous
les cadets, évêques et petits-maîtres de la France, moi, le génie par excellence des
habiles séductions, qui n'aurai pu gagner une femme qu'en lui montrant de l'or
comme un épais financier. Mais le nom d' Astaroth est un nom perdu, un nom
qui fera sourire de pitié les nonnains et les moines, que la cour de Satan pour-
suivra éternellement de ses sarcasmes et doit écraser de mépris. Prenez garde,
madame, hurla le diable en agitant sa perruque à frimats, une première révéla-
tion, çà été pour moi le déshonneur et mon amour vous pardonne; une seconde,
pour vous, ce serait la mort, une mort prompte, terrible, que vos prières ne dé-
tourneraient pas. Adieu, noble comtesse : au revoir dans l'autre monde !...
Et l'esprit disparut.
Le soir même, sur le témoignage d'un laquais de madame d'Evreux, une ga-
geure de mille louis fut adjugée au chevalier de Fiesque. 11 avait parié de faire
succomber avec de l'or la femme de Paris qui en possédait le plus.
Quant à la comtesse, elle tomba dans une noire mélancolie. La duchesse de
Mazarin lui ayant arraché l'aveu de ses peines et le récit de son aventure, ses
inquiétudes redoublèrent. Elle devint d'une pâleur et d'une faiblesse excessives et
mourut au bout de sis mois, laissant la réputation d'une des femmes les plus ac-
complies de son temps.
Quelques jours après son enterrement, deux ofliciers de mousquetaires se bat-
taient en duel derrière la caserne de la Bastille. Un d'eux tomba : c'était le che-
valier de Fiesque, le diable malencontreux de cette histoire ; l'autre s'appelait
baron de Chastel, frère de l'infortunée comtesse, et l'ainé des fils de M. Crozat.
Extrait des Mémoires inédits de Vabbé de Foisenon, communiqué par
FÉLIX DERIÈGR.
LA SVLFBIDE.
136
LES ARTISTES A BADEN-BADEN.
A 11. «te Villemessant.
3àaoùl IS40.
É>ÉRAi,EMENT, à Paris, on se fait d'étranges
idées sur les villes de bains; les artistes, plus
que d'autres , sont sujets à s'y méprendre , et
moi-même je suis à peine revenu de l'erreur
commune qui porte à croire que le bonheur
suprême existe aux eaux , et que l'on peut impunément, sans
tomber dans le désespoir ou dans l'ennui, se promener, dan-
^ser, perdre son argent ou entendre de la musique pendant
douze grands mois de l'année. 11 serait au moins superflu
de vous faire la description de Baden-Baden après M. le
marquis de Salvo ; mais je vous parlerai des artistes , des res-
sources qu'ils trouvent dans cette ville et les alentours, de
la manière dont on s'y amuse ; et maintenant que la saison
touche presque à son terme , mes remarques, portant sur un
ensemble de faits accomplis, ne manqueront peut-être pas d'un certain intérêt,
qui les fera bien venir.
Il est deux points sur lesquels il me parait indispensable de fixer l'attention :
d'abord, le nombre de nos artistes, instrumentistes ou chanteurs, augmente tous
les jours dans une proportion efTroyable; et quand je dis «os ar«/s<es, je me trom-
pe; je devrais écrire les artistes de tous les pays qui, de même que les hirondelles,
se forment en bandes à certaines époques des saisons , et émigrent en caravanes
compactes, voyageant d'ailleurs en fort mauvais accord, partout où il y a du so-
leil, de l'or et des gens qui n'ont rien à faire. Voyez plutôt : au mois de décem-
bre, nous avons à Paris une nuée d'hirondelles italiennes, françaises, belges, bo-
hémiennes, allemandes , anglaises, espagnoles, qui jouent du violon , du piano ,
du violoncelle, qui chantent ou qui ne chantent pas. .\vril, au milieu des derniè-
res brumes de l'hiver, laisse percer un vague rayon de son soleil sans chaleur,
vite les hirondelles prennent leur vol pour aller s'abattre sur la Tour eu les toits
aristocratiques du West-End. Trois mois après, quand Londres est dépeuplé et ne
conserve plus que ses dieux protecteurs, que les immuables pénates de ses foyers,
le brouillard et le gin, les hirondelles s'échappentencore, et, passant pardessus la
France sans daignersaluer de l'aile le plus mince clocher de village, elles tombent
en nuées désolantes comme les sauterelles d'Egypte sur ces pauvres petits duchés
d'Allemagne, où de pauvres petites altesses ont de pauvres petits bourgs, qu'elles
commettent l'enfantillage d'appeler des capitales. Puis enfin, avec les derniers jours
de septembre, il faut dire adieu au Rhin ; alors comme l'automne n'est pas en-
core fini et que l'hiver cependant farde à venir, les hirondelles, toutes plus ou
moins prises au dépourvu, se disséminent un peu à droite, un peu à gauche,
vont rendre visite à leur famille ou voir leurs enl'ans en nourrice, à moins qu'elles
n'aillent faire un tour en Russie. Le plus grand nombre, contraint de revenir au
quartier général de Paris, se livre dans la solitude à l'intéressant exercice des*
13G I.A SYLPHIDE.
gammes chromatiqueset achromatiques, jusqu'à cette heure si impatieinmenf atten-
due OÙ recommencent les soirées et les concerts. Telle est aujourd'hui l'existence
des artistes sans en excepter un, depuis les plus illustres jusqu'à ceux qui ven-
dent leurs instrumens et mettent leur garde-robe en gage, pour tenter la chance
en Europe, au lieu de suivre le conseil de La Fontaine et d'attendre la fortune dans
leur mansarde.
Quant à la vie du grand monde qui est le second fait utile à constater, elle
est à peu de chose près la même. A peine les jeûnes du Carême ont-ils mis un
terme aux splendides raouts et aux réceptions officielles, que' chacun fait ses
préparatifs pour quitter Paris : ceux-ci vont à leur campagne , ceux-là partent
pour les eaux ; ces derniers, qui ne veulent ou qui ne peuvent aller ni à la cam-
pagne ni aux eaux, ferment leurs persiennes et font la cuisine chez eux, jusqu'à
ce qu'une bonne idée leur tombe du ciel ou leur monte de la loge du portier. Au
demeurant, toute cette société de cachemires et de gants jaunes s'évanouit avec
le retour des roses. J'approuve de tout mon cœur les barons ou les comtes qui
possèdent des châteaux dans la Normandie ou dans la Beauce , et qui , pendant
une bonne moitié de l'année, vont y chasser sur leurs terres, y pêcher à la ligne,
et parfois rêver tristement au règne défunt des galanteries féodales. Au moins
ces gens-là se reposent de leur paradoxale existence de l'hiver; petit à petit, le
tintement des contredanses et le grondement monotone du piano s'éloignent de leur
oreille; ils oublient les BouO'es et leurs fioritures, l'Opéra et son tapage; entou-
rés de délices patriarchales , ils ne font plus de la nuit le jour: ils se couchent
quand la lune projette sa pâle et vacillante lumière sur leurs tourelles lézardées ,
ils se lèvent aussitôt que l'aurore fait trembler la rosée aux chênes majestueux de
leur parc. Doux sommeil! réveil plus douxl Aussi, lorsque revient novembre et
qu'une chaise de poste les dépose dans la cour de leur hôtel , voyez comme ils sont
dispos et frais, et avec quelle nouvelle et juvénile ardeur ils vont s'abandonner
aux frénétiques joies de l'hiver! Je vous le dis, ces comtes et ces barons sont les
heureux du siècle, et ils se portent mieux, croyez-le bien, que tous leurs amis
qui ont été se guérir de maux qu'ils n'avaient pas, àWiesbaden ou à Aix-la-Cha-
pelle.
Mais hélas! il faut l'avouer , pour beaucoip de personnes, les eaux tiennent
lieu du manoir qui leur manque, et cette manie des eaux thermales est dégénérée
chez nous en une véritable contagion. Nous avons en France presque autant de
villes de bains que de départemens. Il doit y en avoir en Suisse ; il y en a à coup
sûr en Sardaigne , elles ne manquent pas en Belgique , et l'Allemagne en re-
gorge. — Aller prendre les eaux en France, fi donc! c'est mauvais genre puis-
qu'on ne sort pas de chez soi. — La bonne société ne fraie point avec les Sa-
voyards. — La Belgique, c'est toujours la France. — Et la foule de se porter
dans les duchés de Bade et de Nassau, en Prusse, en Autriche , que sais-je?
partout en Allemagne où il y a une bicoque et une mare. — Tout ce monde-là qui
n'a d'autre maladie, je vous le répète, que celle de ne point posséder de terre ,
se soucie infiniment moins de se baigner ou de boire de mauvaise eau ferrugi-
neuse que de danser, de faire de la politique ou des conquêtes, en un mot que de
continuer sous le soleil d'Allemagne , ce qu'il faisait à la clarté des girandolles
de Paris. On enjambe donc cent cinquante ou deux cents lieues pour se retrou-
ver avec ses connaissances du faubourg Saint-Honoréou de la Chaussé-d'Antin,
I.V SYLPHIDE.
et M. de V... finit dans le salon de réunion de Baden-Baden le roman qu'il avait
commencé dans le boudoir do M"'= de L... rue Saint-Dominique.
Réduite à ces proportions, la vie des bains n'est autre chose que la vie pari-
sienne d'hiver, moins les calorifères et les burnous ; et comme on danse beaucoup
dans nos salons, comme on y fait, hélas ! beaucoup de musique, les artistes ont été
tout naturellement portés à croire qu'ils ne seraient pas moins bien reçus que
les ménétriers dans le grand-duché de Bade. Ce que je vais dire pourra n'être
pas fort à l'avantage de nos lions et de nos lionnes émigrés sur les rives pitto-
resques du Rhin, mais les artistes se sont trompés de la façon la plus grossière :
à Baden-Baden, où je suis, on va au bal et très peu au concert; on préfère le
plus méchant quadrille à la symphonie la plus admirable; en fait de musique, on
ne jure que par Musard et Strauss.
Vous allez crier à l'exagération : attendez quelques minutes, je vous prie. Lislz
est venu à Baden-Baden, Listz, le poète rêveur du piano, tout chargé de l'or delà
Grande-Bretagne , de son sabre de Pesth et des louanges entièrement gratuites
de Paris, où il a donné un concert pour rien, afin de n'avoir pas la honte de le
faire payer moins d'un louis ; eh! bien, Listz s'est fait entendre deux fois et à
peine comptait-il autour de lui un auditoire d'improvisateur italien ou de jonour
de flûte. Où Listz n'a pu glaner, que voulez-vous que d'autres aient recueilli ?
Thalberg , le grand Sigismond Tlialberg est arrivé à son tour, mais il lui a sufli
d'un coup d'œil pour pressentir son public ; comme Jérémie, il a versé d'abon-
dantes larmes sur Jérusalem, et il a pris la fuite incognito. Le célèbre violoniste
Théodore Hauman devait donner un concert avec Henri Ilerz ; mais le jour
même où ce concert devait avoir lieu , Herz a reçu la triste nouvelle de la mort
de son père, qui l'a immédiatement contraint de partir. — De tout ceci il résulte
que les hoimeurs de la saison ont été en grande partie pour Ole-Bull qui a donné
deux concerts, l'un à Baden-Baden, et l'autre au théâtre de AViesbaden. Ole-Bull
était accompagné d'une jeune et jolie cantatrice que vous avez, plusieurs fois,
entendue cet hiver , dans les salons et chez Henri Herz. M"" AJarie Willès a
très gracieusement secondé le violoniste norwégien ; à Wiesbaden surtout, elle
a beaucoup été applaudie dans le grand air de Roberto d Evrmx, et dans un duo
de Torquato Tasso. Je n'oublierai pas de vous dire ijue la toilette de M"" Marie
Willès a obtenu presque autant de succès que sa voix, parmi les Busses et les
Anglais qui encombrent le duché de Nassau. — Ponchard nous annonce un con-
cert pour jeudi ; je doute qu'il soit plus heureux que ceux qui l'ont précédé,
d'autant plus que tout le monde ici répète que Ponchard, qui est un excellent pro-
fesseur, ferait mieux de nous donner de bons élèves, que de chercher à nous
prouver qu'il ne chante plus.
Voilà Baden-Baden pour les artistes, Baden-Baden en déshabillé, Baden-
Baden tel que l'ont fait notre civilisation ennuyée et nos usages absurdes. En-
core, remarquez bien, s'il vous plaît, que sans l'impératrice de Russie qui a par-
couru toutes les sources thermales avoisinant le Rhin, les artistes n'auraient
même pas trouvé en Allemagne cette quasi hospitalité, dont certes ils ne se van-
teront pas. Or, il est au moins douteux que l'impératrice vienne tous les ans à
Bade ; après cela je vous laisse à vous-même le soin d'apprécier la perspective
qui s'offre aux artistes, grands et petits, dans cette terre classique de la flânerie ,
de la verdure et des contredanses Comte de *"**. ■
.1
i i
128
LA SYLPHIDE.
L'Académie royale va reprendre Stradella avec M'"* Stoltz : c'est donc pour
que ce malheureux opéra tombe une seconde fois? — On annonce , pour le 6 de
ce mois la réouverture du Théâtre-Français qui inaugurera sa salle restaurée par
un drame que M. Eugène Sue a coupé dans un de ses romans -.Latréaumont.
Voici maintenant que l'on procède à la rue Kichelieu comme au boulevart; on
ne fera plus des comédies ou des mélodrames qu'avec des livres. — La reprise
de Joconde profite autant, malgré la chaleur , à l'Opéra-Comique que les débuts
de M™" Thillon. — Aux Variétés, les pièces nouvelles se suivent avec les succès;
il y a long-temps qu'une administration dramatique n'avait donné de pareils
exemples d'activité et d'intelligence. La rentrée de Vcrnet a encore augmenté la
foule à ce charmant théâtre, et l'hiver n'arrivera jamais assez vite pour nous per-
mettre d'assister à toutes les nouveautés joyeuses qu'il tient en réserve. — La
rentrée d'Achard au Palais-lloyal et le prochain retour de Déjazet entretieiment
le public dans la douce habitude qu'il a prise de cet agréable rendez-vous. — Le
Vaudeville infecte les restaurans à trente-deux sous de ses billets au rabais , sans
compter pour cela un garçon perruquier de plus au nombre doses spectateurs.
Dimanche dernier, il y a eu au Ranelagh une grande matinée musicale et
dramatique, au bénéfice de la caisse d'association des artistes dramatiques. Dé-
rivis et Mlle Dobrée ont fort bien chanté un duo de Fernand Cortez. Après ce suc -
ces, Dérivis a encore trouvé moyen de se faire applaudir dans l'Ange déchu. Le
surplus des bravos a été partagé entre M™" Potier, qui a fait beaucoup de plai-
sir dans la cavatine de Robert ; Henri , dans des couplets de Régine , et Achard
dans des romances de M"» Loïsa Puget. — A propos de M"» Loïsa Puget, cette
dame , qui n'a pu attirer personne à ses concerts de l'hiver dernier, en donne
un , samedi 5 , au Ranelagh. Elle veut, cette fois, tenter la chance extrà-muros.
Nous n'en sommes pas moins portés à croire que M"e Loïsa Puget serait plus
siire de la fortune si elle faisait donner son concert par un autre , et surtout si
elle n'effrayait pas d'avance le monde , en aimonjant sur son alliche qu'elle
chantera ses romances elle-même. ***
Le Directeur DE VILLEMESSANT.
LA STLI-BIDC.
I5S
A Madame *"
12 septembre.
ODS vivons dans un monde incertain et fatal...
Je me rappelle qu'au temps où je faisais des vers,
madame, j'en avais fait un qui disait cela, et je
l'applique aux tristes choses qui nous entourent,
choses qui viennent chaque jour troubler notre
repos et mettre en fuite les élémens poétiques
dont nous avons tant besoin, nous autres pauvres
écrivains, qui voulons du calme et du silence pour
recueillir nos pensées fugitives et vous les trans-
mettre. Hier, au milieu des clameurs de l'émeute
qui naissait et du tambour qui battait, je me de-
mandais ce que deviendrait mon courrier d'au-
jourd'hui, et je me voyais déjà ainsi à la discorde
au lieu de deviser avec vous sur les jolies fantai-
sies du jour; mais Dieu aidant, la bourrasque me
parait passée, ou tout au moins assez calmée pour que je rouvre les ailes de ma
Sylphide et que je l'envoie vous porter mon bulletin de la semaine. Le fait le
plus nouveau est l'annonce de la prochaine ouverture des magasins de soieries
de Thiébaud-Guichard et compagnie, qui doivent occuper le rez-de-chaussée de
l'hôtel qui forme l'angle de la rue de Grammont et du boulevart : la situation,
comme vous le voyez, est des plus avantageuses, et je sais de bonne part que
le contenu vaudra bien le contenant ; on parle de dessins et de dispositions de
brochés qui ont été créés spécialement pour cette maison, et qui donneront à ses
nouveautés un cachet tout particulier. Je connais bon nombre de femmes qui
retardent leurs acquisitions jusqu'à l'ouverture de ces magasins, qui aura lieu
du 2o au 50 de ce mois. En parlant soieries, je me trouve tout naturellement
portée à rappeler à votre souvenir la maison de M. Delon, à la BarbedOr:
c'est une si ancienne renommée, qu'il n'est pas besoin de l'indiquer aux per-
Y41^èlS&Si^
130 LA SYLPHIDE.
sonnes de bon goût ; cependant je viens de voir, chez lui , des robes de cor-
beilles si jolies, que j'en suis tout enchantée. Le fond de ces robes est un gros
grain magnifique, de nuances très variées, sur lequel sont jetés des bouquets
brochés en relief, aux couleurs naturelles, d'une délicatesse et d'un brillant
admirables ; ces robes sont les plus jolies que j'aie vues dans ce genre-, elles sont
dignes de porter les belles dentelles de M"" Ferrières-Penona, dont la maison
de haute lingerie occupe un rang si élevé dans la fashion aristocratique. C'est
sans doute pour ne point mentir à cette dénomination, que M°" Penona nous
prépare le manteau Louis XIV, dont je ne veux pas vous déflorer la surprise en
vous détaillant tout ce qu'il aura d'attrayantes séductions : je puis seulement
vous prédire que jamais création plus élégante ne sut orner même vos épaules,
et que vous aurez autant de plaisir à vous en voir parée, qu'à regarder votre joli
visage sous la forme gracieuse d'un des chapeaux de Beaudrant ou de Maurice
Beauvais, ces deux oracles de la mode ; je vois d'ici le séduisant effet que pro-
duira, à la sortie des Italiens, votre toilette composée d'un manteau Louis XÏV
et d'une de ces coiffures historiques que Maurice Beauvais exécute avec ce
talent de précision et de bonne grâce qui n'appartient qu'à lui : car M. Beau-
vais ne fait point du métier, il fait de l'art, et se livre à une étude conscien-
cieuse des modes du temps passé, ce qui assure à ses coiffures la certitude de
faire époque. Je vous disais bien que ce célèbre modiste voulait relever le règne
des rubans, il suffisait pour cela qu'il les employât dans ses créations, et l'on
voit déjà chez lui les rubans à reflets changeans, ceux si légers à bords de
dentelles, et une nouveauté toute charmante qui est le ruban peluche à fleurs.
Comme je vous l'avais prédit, les blondes reprendront' aussi faveur sur les
coiffures de l'hiver ; il est juste que chaque saison ait sa dentelle, et celle de
soie qui, disons-le, sied infiniment mieux que celle de fil, devait reprendre un
rang dont on l'avait un peu trop éloigné ; Maurice Beauvais a fait faire des
blondes pour sa maison, dont les dessins égyptiens rehaussés d'or et d'orne-
mens de couleur sont du plus magnifique effet.
Je suis heureuse de voir par vos lettres et vos demandes d'envoi que vous
avez compris certain paragraphe d un de mes derniers bulletins concernant
l'article des parfums, et c'est avec plaisir que j'ai été choisir dans les magasins
odorans de M. Guerlain , tous les objets que vous désiriez -, je vous recommande
en particulier la lotion de Gowland, l'eau de Toilette et la pâte aux Quatre
Semences pour la conservation de votre teint que vos courses d'amazone doivent
un peu endommager. Puisque, je le vois, vous faites cas de mes recommandations
et que vous avez aussi , sur mes avis , adopté les sous-jupes d'Oudinot , sans les-
quelles il n'y a plus de tournures possibles, permettez-moi de vous parler d'une
semblable spécialité, qui ne le cède en rien à la première pour la légèreté et le
moelleux du bouffant ; je dois ajouter, et ceci sous le manteau de la cheminée,
LA. SYLPHIDE. |:)l
que les sous-jupes à tournure de M. Delannoy, rue Montmartre, 182, ont
l'inappréciable avantage d'être d'un prix modéré auquel toute bourse peut at-
teindre. Pour un objet de toilette, dont la vanité ne saurait tirer aucun parti
puisqu'il est occulte et qu'il ne sert en rien à l'éclat extérieur de celle qui le
porte, il était essentiel d'en modérer le prix , sans cependant lui ôter du mé-
rite de l'usage auquel il est destiné; M. Delannoy a résolu ce problème, il a
fait pour nous des jupes légères , bouffantes et solides que nous pourrons nous
procurer, sans trop écorner la caisse de nos fonds secrets, ou sans trop faire
crier anathème à des maris grondeurs ! A propos de maris, j'espère que la ma-
gnifique canne de Verdier que j'ai envoyée au vôtre a dû faire sensation dans
vos environs ; elle était des plus belles de ce fameux faiseur, le premier dans son
genre, comme l'est dans le sien M. Richard-Laurent. Les hommes condamnés
à l'éternel habit noir semblent, on le dirait, chercher à se dédommager de leur
sombre costume du soir sur les brillantes couleurs qu'ils adoptent pour leur
vêtement du matin. Rien donc de plus riche , de plus brillant, de plus varié que
les robes de chambres de Richard-Laurent, auquel la mode a donné droit de
créer, d'innover, pour ce vêtement d'avant midi. Aussi toute l'aristocratie du
dandysme s'adresse-t-elle à M. Richard-Laurent avec une aveugle confiance
pour ce déshabillé auquel les jeunes gens d'aujourd'hui attachent une grande
importance.
Le soin de la toilette de l'intérieur m'a toujours paru une chose très essen-
tielle, surtout en ménage ; on ne comprendrait peut-être pas combien d'époux
ont dû l'affaiblissement de leur affection mutuelle à l'abandon et à la négligence
dans laquelle ils laissaient leur personne vis-à-vis l'un de l'autre ; il faut,
hélas ! que notre nature fragile soit un peu prise par les yeux, le cœur seul ne
suffit pas ; aussi dirai-je toujours à une femme : — Soignez-vous, parez-vous
pour votre mari, il est le premier auquel vous devez chercher à plaire. Mais les
femmes comprennent cela, et je les vois vêtues chez elles de la manière la plus
gracieuse : dans ce moment elles portent des robes blanches en organdi à
manches courtes ou demi-courtes, le corsage bouillonné à la Victoria ; de pe-
tits tabliers verts ou lilas, garnis d'effilés, et des mitaines de soie de nuance as-
sortie au tablier : souvent la jupe est garnie de deux ou trois bouillons ruban-
nés avec nœuds de la nuance du tablier , superposés l'un au dessus de l'autre.
Les jupes, en général, se portent un peu moins amples ; les manches plates,
froncées et coulissées depuis le haut jusqu'en bas, sont fort en vogue. — Les
écharpes de soie de couleur , toutes bordées de chicorée pareille, ont pris une
grande extension ; c'est une fantaisie que les femmes s'accordent pour achever
la saison d'été. — Il y a aussi comme nouveauté les chapeaux en crêpe brodés
de soie plate ; je ne pense pas que cette mode, surtout à l'époque où elle paraît,
prenne une grande extension : elle est lourde et de peu d'effet. La mode de
/32
LA SYLPHIDE.
poser les plumes à plat ne se ralentit point ,11 y a tout à présumer qu'elle se
conservera cet hiver sur les chapeaux de velours et de satin.
Puisque je suis sur l'intéressant chapitre des modes , permettez-moi , mada-
me, de rappeler à votre souvenir l'ancienne et opulente maison Lemonnier,
dont la réputation est traditionnelle dans le quartier Saint-Honoré. Les maga-
sins de Lemonnier-Pelvey sont le rendez-vous de la meilleure compagnie et de
la plus haute élégance, et certainement il n'y a pas exagération de ma part à
dire que ce sont plutôt des salons que des magasins. Là, jamais la mode n'est
en arrière, jamais non plus elle ne se pique d'être en avance ; ce qui l'empê-
che de tomber dans ces aventureux hasards et ces tentatives malheureuses de
quelques autres maisons. Lemonnier-Pelvey, dans ses créations toujours gra-
cieuses et fraîches, toujours coquettes et élégantes, se conforme, avant tout,
aux goûts, aux caprices charmans et au tact exquis de sbn aristocratique clien-
telle. Une a'utre fois, je ne me bornerai pas. à des généralités; nous aborderons
ensemble quelques détails ; je vous dirai ce qu'a fait et ce que prépare Lemon-
nier-Pelvey : ses chapeaux, ses capotes, ses coiffures de tout genre ; ce jour-là,
je vous jure, j'écrirai vite et le temps passera de même. ,
En vous parlant tout à l'heure , madame, des précautions à prendre pour
votre teint, et de la nécessité de soigner sa personne dans l'intérieur de sa
maison, je pensais à la négligence de plusieurs mères , qui s'occupent à peine
d'un des soins les plus urgens pour une jeune fille , qui est celui des dents. Il
faut bien le dire : point de beauté véritable sans de belles et blanches dents !
De combien de manières les poètes et les romanciers n'ont-ils pas chanté les
perles , la nacre, l'ivoire encadrée dans deux lèvres de roses et de corail ! Si
l'art du parfumeur nous est si utile, combien ne l'est pas plus encore celui du
dentiste ! .Vous qui habitez la province, madame, enseignez donc à ceux qui
viennent à Paris chercher l'utile et l'agréable, enseignez-leur, dis-je, le dentiste
par excellence, M. Hattute, passage des Petits-Pères, 5. Aux coquettes, vous
direz qu'en sortant de ses mains elles auront un attrait de plus ; aux poltronnes,
que ses opérations chirurgicales sont faites si habilement et si légèrement,
qu'on s'en aperçoit à peine. A défaut de science, je ne puis, vous le comprenez,
entrer dans certains détails médicaux que je traiterais sans doute fort mal,
mais je dis ce que j'ai vu et ce que beaucoup m'ont répété.
J'ôte mon grave bonnet de docteur pour vous dire adieu, madame, à vous
la femme aux blonds cheveux, à la robe diaphane et aux dents de perles , que
tous aiment à voir sourire ! Baronne marie de j,'******.
I. V SYLPHIDE.
«33
PHYSIOLOGIE DE LA VALSE.
i 1 a-t-.l depius lourd et de plus gauche
que la philosophie, et que peut-on voir
de plus vif et de plus gracieux que la
valse? Cependant la philosophie eî la
valse nous viennent toutes deux de l'Ailema-ne
I patrie commune de Hegel et de Strauss ^ Le'
premier nous enseigne, en paroles obscures et
souvent inintelligibles , à nous connaître nous
et la nature qui nous environne : le second tout
en se servant du langage le plus séduisant et
_ plus facile a comprendre, nous engage, au contraire
a nous oublier nous-mêmes dans l'enivrement de la
danse. Ce n est pas l'Allemagne seule qui nous olFre une
telle contradict:on. Selon les sages lois de h nature H
api^artient aux beaux-arts de réprimer les élans d'un ca
ractere naturel trop impétueux, oud'exciter à la ^aîféles
rement réservé à la musrq^/Ïà^atls^eïïon'""- ^T''''' ''' P'^^"-"^"
des danses et des c..ansorpo^^.::rrsr;rv:^Crf er;;!;;^^^^^^^^
avec le caractère général et les habitudes de la nation Chez les npnn
les chansons sont gaies et les danses vives : chez les- peup|^^eTr^^
les^c^hansons portent un cachet mélancolique , les daU sont t^^lT^:^
Voyez les danses des 'peuples bouilL^ d;wre Xe^"" hTseltt" '^'""^
écoutez leurs chants, ils sont tous mélancoliaue^s TesnL' meneuses;
litamsetdes Vénitiens, les deux races lesX' 'Serire"^^^^^^^^^^^
presque tous en mineur. La danse nationa-e^des Françai: , îf To^tredtr "
loi . LA SYLPHIDE.
sans remonter même au menuet , de grave mémoire — est si monotone et si
pacifique dans son allure , qu'en la voyant exécuter pour la première fois on se
demande si l'on est réellement au milieu de la nation la plus folle et la plus agitée
de l'Europe. Dans les romances françaises , vous entendrez toujours quelques
phrases mélancoliques. Nous passons sous silence la musique des couplets de
vaudeville et des chansons satiriques; elle ne prend pas naissance parmi le
peuple , et n'a d'ailleurs aucune importance. Il serait impossible de retenir ou
de fredonner cette musique sans les paroles spirituelles et piquantes qui l'ac-
compagnent.
La valse est une spécialité incontestable de l'Allemagne. Toute la jeunesse de
ce pays, dispersée dans ses vingt-cinq universités, jeunesse qui passe toute la se-
maine assise à ses cours, a besoin de trouver le dimanche une distraction capable
d'effacer en un instant les ennuis de six jours consacrés à étudier Hegel et une
science aride et fatigante. En Allemagne, si on n'aimait pas la valse on oublierait
de rire, on oublierait de s'amuser et peut-être d'aimer. Le caractère flegmatique
des Allemands exige à toute force cette danse étourdissante et impétueuse.
Une autre preuve certaine de ce besoin d'une danse vive et gaie dans un pays
habité par nn peuple froid et sérieux, c'est le transport avec lequel la valse fut
reçue en Angleterre, où elle avait été introduite par le duc de Devonshire. Les
Anglais avaient beau construire des machines à vapeur, se promener en pyros-
caphes et en wagons, lire leurs interminables journaux, ils s'ennuyaient et bail-
laient. La valse parut : tout se mit à tourner, et les timides Anglaises, qui rou-
gissent quand on leur offre à table une cuisse de poulet, ces mêmes Anglaises se
lancèrent dans la valse avec fureur ; elles valsèrent avec tout le laisser-aller des
Allemandes.
Schiller, dans une de ses poésies les plus connues, s'élève impitoyablement
contre la valse; il dit qu'une danse pareille ne convient point à une nation décente,
grave, sérieuse et profonde comme les Allemands. Ces lignes du poète immortel
ne prouveront autre chose à la postérité la plus reculée, sinon que Schiller fut le
plus anti musical des fils de Teutonia et qu'il ne comprît nullement les effeLs
et l'influence d'un art sur un autre art. Heureusement, aucun des nombreux
imitateurs de Schiller ne l'a copié dans ses invectives contre la valse; il faut dire,
pour l'honneur de l'Allemagne, que les écrivains d'aujourd'hui traitent tout dif-
féremment ce sujet. L'un d'eux dit : « La valse rend parfaitement nos idées sur
l'amour pur et chaste d'une union conjugale, deux êtres s'avancent en se tenant
embrassés, ils rencontrent bien des obstacles dans leur course, mais ils parviennent
facilement à les vaincre par l'harmonie qui règne dans tous leurs mouvemens.
N'est-ce point là la parfaite image d'une union conjugale qui se prolonge durant
toute la vie, malgré les épreuves et les contrariétés qui entravent la carrière des
époux? C'est d'ordinaire au bal et pendant une valse qu'une jeune fille en Alle-
magne confesse sans honte les sentimens les plus secrets et fait l'aveu d'un amour
qu'elle n'avait confié jusqu'alors qu'à elle-même. Une preuve de la signification
pure et chaste qu'on donne à la valse en Allemagne, c'est que plus une jeune
fille est innocente, plus elle se livre avec facilité à celte danse séduisante sans
que personne n'y trouve à redire ; taudis que de voir valser une femme mariée y
produit toujours une impression fâcheuse, surtout depuis qu'on a adopté la ma-
nière de valser d'aujourd'hui. » — Après cette définition du sens profond qu'on af-
LA !<^L^UIDE. l.'JÔ
lâche à la valse, nous comprenons le caractère changeant de sa musique. Pareille
à la vie humaine, tantôt gaie, tantôt triste, la valse contient en elle-niènie des
parties d'un genre tout différent; elle est tantôt douce, tantôt gaie, tantôt pen-
sive, tantôt tendre, tantôt belliqueuse, et après avoir subi tous ces changernens,
elle revient à son idée première, à son thème fondamental. — Ainsi , dans
la valse, il y a unité et liaison, et c'est par cette raison qu'une valse, introduite
dans une musique d'opéra, produit toujours une forte impression sur les auditeurs ;
tout le monde la comprend, parce qu'elle ne manque jamais d'exprimer une idée
profonde en langue générale. Quelle ravissante mélodie que la valse de Freyschutz
et celle de la Fille du Danube, que la gracieuse Taglioni exécute dans les airs ! Les
tableaux vivans,si fort à la mode à Pétersbourg sont représentés sur le drand-
Théàtre de cette ville, au son des valses de Strauss et de Labitzkv ; aussi ces
valses pleines d'originalité et de grâce vivifient les tableaux ; elles animent le
chant dans l'opéra, la danse dans les ballets, et pénètrent jusqu'au fond de
l'ame, quelle quesoit la disposition dans laquelle on se trouve, parce que chacune
d'elles renferme, comme la vie humaine, de la tristesse et de la joie, de la ten-
dresse et de la force.
Toutes les valses ne sont pas néanmoins tailléessur le modèle de celles de Strauss-
elles ont souvent une physionomie et un type bien différens, et une valse ren-
ferme quelquefois im récit tout entier. Je citerai pour exemple l'une des créations
les plus connues de Weber, le morceau qu'il a intitulé lui-même \ Intitation à
la valse. C'est un petit poème tout entier. On croit voir le danseur s'approcher
de la danseuse, la saluer respectueusement et solliciter la faveur de valser avec
elle. Il profite de l'entraînement delà valse pour lui déclarer l'amour quelle lui
inspire. Elle lui répond avec la réserve qui convient à son sexe. Il redouble de
passion ; elle finit par l'écouter et se livre à tout ce que cette danse a de délirant
et de voluptueux. Il la ramène enfin à sa place et reprend pour la remercier, le
langage décent qu'imposent le monde et ses obligations. — Il y a encore des valses
lentes et mélancoliques ; on ne les danse pas, mais on les joue sur le piano et on
les écoute dans les concerts L'immortel Beethoven nous en a donné de magni-
fiques preuves : elles sont à la valse ce que sont les poésies de Béranger à la
chanson. Il y en a une que toute l'Allemagne, d'un commun accord, a nommée
la Valse du Désir Sehnsuchts Walzer). On l'entend partout; elle apparaît comme
un ange gardien dans les instansde douleur, quand le regard se tourne involon-
tairement vers le ciel et que la pensée dépasse au loin les limites des montagnes
vaporeuses, au-delà desquelles une jeune imagination va chercher l'être chéri
dont le sort l'a séparé, ou bien encore l'idéal céleste qu'elle s'est créé. — Si vers le
soir vous vous trouvez dans cette triste disposition de l'ame et si vous éprouvez
un penchant invincible à la mélancolie, mettez-vous à votre piano, jouez la
valse de Beethoven, et bientôt vos yeux se rempliront de larmes; continuez à
la jouer et vous vous sentirez soulagé ; votre cœur se livrera à une sensation
pleine de douceur : vous espérerez. Il est à remarquer que cette valse ne se
composait, dans le principe, que de deux parties ; tout-à-coup on la joua par-
tout avec une troisième. On n'a jamais su qui a fait cette troisième partie ; elle
a sans doute pris naissance au milieu du peuple qui compléta ainsi l'œuvre du
grand compositeur. La Dernière Pensée de Weber est également une valse du
genre sublime , une ode musicale. ^ Les valses de Strauss ont leur caractère
136
LA SYLPHIDE.
spécial, mais pour en doiitier une juste idée, il faudrait raconter la vie folle et
insouciante du Viennois. Quiconque a été dans la capitale de l'Autriche, con-
viendra que là seulement on peut voir des gens parfaitement satisfaits de leur
existence. Sur les bords rians du Danube, dans une contrée fertile, au milieu
d'une foule d'établissemens destinés uniquement aux amusemens populaires, tout
le monde rit, tout le monde danse, tout le monde s'amuse. Il faut cependant se
garder de croire que la joyeuse population de Vienne soit entièrement étrangère
à la vie intellectuelle : bien loin de là, à Vienne plus qu'ailleurs, vous trouverez
de l'imagination, des talens créateurs et des esprits poétiques toujours prêts à ad-
mirer ce qui est beau et à apprécier ce qui est bon ; mais il faut convenir que
cette imagination, ces talens, cet esprit sont principalement portés à embellir la
vie matérielle et que c'est |)ar cette raison que tout le monde, à Vienne, s'occupe
de musique, art si éminemment sensuel et sans lequel l'existence serait froide
et décolorée. Au milieu d'une population aussi musicale, des mélodies nouvelles
et originales doivent sans cesse prendre naissance, et on les entend partout, dans
les rues, aux promenades, à toutes les assemblées. Que reste-t-il à faire à Strauss,
ce génie de la valse ? Comment ne saisirait-il pas de son archet magique toutes
ces mélodies? et comment ne les fondrait-il pas dans ses valses? Aussi ces der-
nières portent-elles toutes l'empreinte du caractère joyeux du Viennois, ainsi
que de la sensation agréable que nous éprouvons chaque fois que nos vœux les
plus chers sont remplis. Aucun tourment, aucun chagrin n'agite Strauss ; il ne
désire rien, il ne vit que de chants, et par le moyen de ses inimitables valses, il
transporte ses auditeurs dans cet état indéfinissable qui précède un doux som-
meil et que les faiseurs de prose de ce monde ont nommé l'assoupissement. Ne
cherchez pas dans Strauss la mélancolie du désir qui fait tendre les bras vers
un avenir lointain. Jouir du présent, voilà toute son ambition; il n'en connaît
pas d'autre : mais n'est-ce pas là la plus douce philosophie ?
Baronne sophie coxrad.
V
<jy
DIRECTION RUE D 'HANOVRE , 17.
Ulk.J. TWrtj (r.rts
LA SYLPHIDE.
u:
Ai'fxsf is M'Oimsrss.
Marie Ta^Iioni.
ERSONNE ne croira sans doute qu'il entre dans nos
intentions de recommencer ici, à la suite de tant
d'autres plus habiles, une appréciation artistique du
talentetdes succès de Marie ïaglioni. llsufliraitdes
regrets universels qu'après son départ elle a laissés
parmi nous, du vide opéré à l'Opéra par son ab-
sence et que jusqu'à ce jour personne n'a i)u ou n'a
osé remplir ; il suffirait de cette religion de souve-
nir et d'amour, dont nous entourons la gracieuse
fée de près ou de loin, pour prouver à la dernière
évidence que Marie Taglioni tient toujours dans ses
blanches mains le sceptre chorégraphique, et que
comme Calypso entre ses nymphes, elle continue à
dépasser de la tête toutes ses sœurs en Terpsichore.
Oui, la Gitana bienaimée domine eu souveraine
le genre qu'elle a créé ; venue en France après
Sip^i' le règne de cinq ou sis écoles, celles-ci usées par
le temps, celles-là, par le ridicule plus inexorable encore que les années , ce ne
fut point autour d'elle qu'elle chercha ses exemples et ses maîtres ; son père seul
eut le droit de lui donner des leçons : son imagination et son cœur firent le reste.
Douée d'un admirable instinct poétique, Marie devina, par ce qu'on n avait
point essayé encore, tout ce qui lui restait à faire, et, loin de reculer devant une
aussi rude tâche, elle puisa de nouvelles forces dans les difficultés même de l'en-
treprise, pour la pousser victorieusement vers cette régénération qui lui
était assignée dans l'avenir. L'un après l'autre, les abus ou les traditions vicieuses
disparurent sous son pied homérique ; à la lourdeur et au ton raide des mouve-
mens elle fit succéder les grâces aériennes ; pour nous elle renouvela les poses et
le divin sourire de la statuaire antique, et ce ne fut pas sans exciter d'unanimes
surprises qu'elle nous enseigna, par ses prodiges de tous les soirs, que la chasteté
des allures, la dignité du maintien, le doux prestige de la rêverie pouvaient par-
faitement se concilier avec la robe de gaze, les roses et le maillot de soie de la
danseuse. Ce qui distingue avant tout Marie, ce qui la place au premier rang
dans l'art qu'elle cultive avec tant de charmes et dont elle a si adorablement
reculé les limites, c'est cette pudeur presque angélique, ce parfum d'innocence,
cette ineffable retenue du désir qu'elle a su apporter au milieu de l'ambre et des
cantharides du théâtre. Si Dieu et ses saints pouvaient nous pardonner la danse,
je ne doute pas que ce serait à la considération de Marie Taglioni, et je suis
certain que les anges et les amours, fraternellement confondus, lui feront un
138 I.A SYLPHIDE.
escalierde leurs ailes lorsque, nouvelle sœur de charité, elle montera prendre sa
place au paradis.
Quoiqu'il en soit, il est incontestable que notre chère et blonde danseuse
possédait dès le premier jour toutes les qualités merveilleuses et la ravissante
individualité qui élèvent aujourd'hui sa réputation si haut ; je veux bien admet-
tre que, depuis, l'étude, l'expérience etla diversité des tentatives ont perfectionné,
modifié peut-être ses moyens ; mais il n'en demeure pas moins évident que les
vocations, du genre surtout de celle de Marie Taglioni, ne sauraient venir de la
terre, elles descendent en ligne directe du ciel. Il peut bien y avoir des maîtres
pour diriger ces organisations d'élite, mais je défie qu'on trouve quelque part un
professeur pour les créer. Comment donc expliquer alors les peines sans nom-
bre, les obstacles en quelque sorte insurmontables que Marie eut à vaincre pour
se révéler sur notre première scène lyrique? Qui dira pour quel motif, pour
quelle suprême raison d'Etat, celle qui devait être à la fois la gloire et la fortune
de l'Académie royale, fut obligée, pèlerine de grâce et de poésie, de se mor-
fondre dans la rue et de frapper trois fois à sa porte avant qu'elle s'ouvrît de-
vant elle?
Et remarquez bien que Marie n'était déjà plus une débutante ; son apparition
avait ému l'Autriche, la Bavière et le Wurtemberg ; Vienne, Munich et Stutt-
gardt avaient battu des mains à cette fée toute blonde et toute légère, que l'Alle-
magne philosophique et rêveuse, l'Allemagne qui se plaît beaucoup plus aux ri-
chesses du fond qu'aux délices de la forme, admirait sans trop la comprendre. —
Ainsi , en 1822 , Vienne l'avait vn paraître pour la première fois sur le
théâtre de la Porte-d'Italie, dans un ballet de son père : La Réception dunenym-
phe au temple de Terpsichore, dont Rossini avait arrangé la musique. — A Munich,
elle inaugura en 1825 le théâtre, en remplissant le principal rôle dans un ballet
ayant pour titre : La Nouvelle Amazone. — L'année suivante , elle se rendit à
Stuttgardt où elle se fit applaudir jusqu'en 1829. Durant cet intervalle, cha-
que hiver elle venait â Paris, et deux fois elle s'en retourna les larmes aux yeux
et le désespoir dans le cœur, et ce ne fut que la dernière année , qu'à force de
prières, elle obtint de M. de Larochefoucault la permission de débuter dans un
pas de deux du Sicilien, ballet d'Anatole, avec son frère, qui, depuis^est devenu
premier danseur et maître de ballets au Théâtre-Royal de Berlin. — Pour Marie,
paraître c'était réussir. Au mois de janvier 1830 elle entra triomphalement à
l'Opéra, effaçant toutes ses rivales, faisant honte aux administrateurs stupides
qui, après avoir eu le triste courage de reconduire, l'avaient accueillie malgré
eux, et régénérant , pythonisse aux transparentes aîles , le culte d'un art
trop long-temps perverti.
Dans le cours de sa brillante carrière chez nous, Marie a compté plus de cou-
ronnes encore que de créations. Faut-il rappeler combien de bravos, d'éloges et
de fleurs lui ont valu ses divers rôles dans le Dieu et la Bayadère, Guillaume-Tell,
Robert-le-Diable, Nathalie, la Sylphide, la Fille du Danube et la Révolte au Sérail?
— Nous nous promettions de la conserver et de l'applaudir encore pendant long-
temps, lorsqu'cn 1837, n'ayant malheureusement pu s'entendre avec l'adminis-
tration nouvelle, dont M. Duponchel était le chef, Marie Taglioni se crut obligée
d'abandonner l'Opéra. Un engagement lui fut bien vite offert de la part du czar,
dont depuis plusieurs années elle excitait la convoitise ; et à peine arrivée à Pé-
LA SYLPHIDE.
139
tersbourg, son engagement, qui n'était d'abord que de trois ans, fut renouvelé
sur l'heure môme pour cinq, .\insi fut irrévocablement consommée, pour un cer-
tain laps de temps au moins, la catastrophe chorégraphique de l'Opéra.
Mais en dépit des chaînes d'or que le czar a faites à notre sylphide, malgré la
courte durée à Pétersbourg des saisons dramaticiues, qui n'embrassent que l'hi-
ver, c'est-à-dire du 1er octobre au 1er mars, Marie n'en est pas moins incessam-
ment obsédée par le désir de revenir au milieu de nous. En vain son père a com-
posé pour elle en Russie ses plus beaux ballets : Miranda , la Gitana, la Créole
l'Omhnei VEvumeur de Mer; en vain, comme l'oiseau du ciel qui la jalouse, elle
parcourt l'Europe tant que durent les mois du soleil et des fleurs, volant de
Londres à Dublin, et de Dublin à Hambourg ; en vain de royales amitiés l'hono-
rent, et la grande-duchesse do Mccklcmbourg, sœur de l'impératrice de Russie,
qui lui a donné une parure de turquoises de plus de 15,000 fr., veut la revoir
tous les ans à Doberran, capitale de son duché romantique ; en vain des majestés
et des altesses lui sourient à l'étranger. Marie Taglioni songe toujours à la France,
à son ciel bleu , à ces chauds et passionnés soirs de l'hiver. Que lui importe
d'être une blanche fdie du Nord, d'être née à Stockholm? c'est^à Paris qu'elle
veut vivre, c'est à Paris qu'elle veut qu'on l'aime et qu'on la couronne. Ainsi, un
autre poète, Torquato Tasso , rêva jusqu'à sa dernière heure le triomphe du
^^P'*<^'«- G. GUÉNOT-LECOINTE.
de change
E dramatique procès de Mme Lafarge est la seule chose à
laquelle pensent, en ce moment, ceux qui ont le bonheur de
ne point s'occuper de politique. Trouvez donc, en effet, un
roman ou un drame qui puisse lutter avec les péripéties
étranges, pressées, romanesques, que
chaque jour les estafettes ou la poste
nous apportent de Tulle au grand ga-
lop? A défaut ;des yeux qui ne sau-
raient percer l'espace, toutes les pen-
sées sont fixées sur une cour d'assises :
_ ^ o^ on joue à pair ou non l'innocence de
-Sf\\ \\\ Mme Lafarge ; tandis que des agens
se ruinent à la Bourse sur la question d'Orient, des Anglais parient
140 LA SYLPHIDE.
trois contre un pour l'acquittement, et qui plus est pour la réhabilitation de Marie
Capelle.
Après cela demandez des nouvelles de l'ouverture du Théâtre-Français , de
la rentrée de M"« Rachel , de la reprise de Stradella , de la voix de plus
en plus anonyme de M"" StoUz ou des mollets non moins inconnus de Mlle Fitz-
James. Contes jaunes que tout cela ! Encore une fois le vent n'est pas au
théâtre, il n'y a plus qu'une scène tragique en France, c'est celle que pré-
side M. le conseiller Barny dans le département de h Corrèze. Il faut donc laisser
passer cette fièvre de la curiosité et de l'attente , bien plus impérieuse en
vérité ! que la justice du Roi et même que celle de Dieu.
Une autre fois donc je vous parlerai du monde de la littérature et des arts ;
nous irons nous asseoir dans une stalle et apprécier tout à notre aise la restaura-
tion plus ou moins bien entendue du Théâtre-Français. Nous demanderons à
M. Léon Pillet comment il dort et comment il dîne ; si Fanny Elssler revient, s'il
est vrai qu'il nous ménage pour cet hiver l'odieuse surprise d'un opéra nouveau
deM. Donizetti?... — Quant à nous, nous avons reçu des nouvelles de Lucile
Grahn ; la charmante fée est toujours aux eaux de Bourbonne, et elle commence
à former quelque espoir de guérison. Dérivis, lui, qui n'a jamais été malade
pour nos plaisirs, prend un congé d'un mois jusqu'au 10 octobre. La province,
certainement, ne le laissera pas tranquille; et, dans tous les cas , nous sommes
sûr que les vacances de Dérivis ne seront perdues ni pour sa voix ni pour
son art.
Nous aurions aussi voulu rendre compte d'une première représentation, et par
conséquent d'un nouveau succès au théâtre des Variétés ; mais force nous est
de remettre à une autre fois uos éloges du Chevalier du Guet, car il nous reste à
peine assez de place pour annoncer aux artistes, nos amis et nos frères, le retour
à Paris de Théodore Hauman , qui a trouvé en Belgique un digne appréciateur
de son admirable talent dans la personne du roi. Théodore Hauman est au-
jourd'hui chevalier de l'ordre Léopold. Ainsi se trouve réalisé déjà une partie
du vœu formé par nous, lorsque la Sylphide publia, il y a quelques mois, la bio-
graphie de ce célèbre violoniste.
Tivoli annonce chaque dimanche sa dernière fête; il n'est, hélas! que trop vrai
que la fin de la saison sera le terme de l'existence de ce beau parc ; aussi, comme
de vrais enfans que nous sommes, nous nous prenons à regretter ce que bientôt
nous n'aurons plus ; nous nous empressons d'aller faire des promenades d'adieu
à Tivoli. Sterne, en vérité, dans ses pérégrinations sentimentales avec ou sans
l'illustre caporal Trimm , était moins désolé que nous quand nous dansons une
contredanse ou que nous tirons à l'oiseau bleu. — Les concerts Musard, sous
l'habile contrôle de l'administration nouvelle , se relèvent de jour en jour. 11 y a
foule presque tous les soirs. D'ici au 10 octobre, nous assure-t-on, la salle d'hi-
ver sera construite sans nécessiter aucun relâche, et on l'inaugurera par un
grand concert de M. Hector Berlioz. '**.
LA SYLPHIDE
I /^yyr.J {0^c(a.iiii<yy] r/ (:^'i^^xi^iii<,i) /^ry/y/^/^y^/^ ^/f-y//^/y^,/^/^ ( .''Il f tO.xj.ie )
DIRECTION RUE D'HANOVRE, 17
LA SYLl-aiDE.
Ml
A Madame '
19 sepleiiilirc.
^'^1 L VOUS souvient peut-être, madame , de ce temps
"'' heureux où, petites filles, nous lisions toutes deux,
au coin dun bon feu dliiver. blotties dans un même
;rand fauteuil , ces contes de fée si merveilleux,
pour lesquels nous n'avions ni assez d'yeux , ni
assez d'oreilles. Vous souvient-il des brillantes des-
criptions des palais occupés par les princesses
de ces contes, palais que nous revoyions dans nos
rêves, mais que jamais la réalité n'avait montrés à -
nos regards? Eh I bien, ce que nous aurions cher-
ché en vain à cette époque, l'art et le talent nous
l'offrent aujourd'hui. Un architecte, M. Lemaire,
dont le génie a plus de pouvoir que toutes les
baguettes magiques créées par Perrault, vient de
faire bâtir «ne maison d'or! "Se criez pas à l'exa-
gération, c'est ainsi qu'on s'exprime ici, lorsqu'd s'agit du magnifique hô-
tel que M. Lemaire a fait élever au coin de la rue Laffitte et du boulevart.
Vous dire l'aspect de cette maison, qui attire les regards de tout Paris, serait
difficile. Figurez-vous une tente de satin blanc, revêtue d'un réseau d'or : des
encadremens de portes ornés des sculptures les plus admirables ; des fenêtres
d'un seul panneau de glace, dont la limpidité cristalline reflète et laisse aper-
cevoir les dorures et le luxe des ornemens de l'intérieur ; les balcons faits d une
dentelle d'or aux dessins les plus délicats forment une transparente ceinture à
tout ce prestigieux ensemble d'une élégance et d'un style dont on n'avait pas
d'idée jusqu'à présent. On ne saurait trop louer et encourager l'habile nova-
teur, dont le nom va devenir à jamais célèbre, et lui demander de ne point s'ar-
rêter en si beau chemin sur la route nouvelle qu'il vient d'ouvrir à l'art archi-
tectural, et qui contribue si puissamment à l'embellissement de notre beau
13
142 LA SYLPHIDE.
Paris. Honneur aux artistes de progrès! M. Lemaire doit occuper une des
premières places parmi eux. Cette maison, tout excentrique, va être habitée
par tout le haut commerce, et les notabilités de la fashion y viennent fixer leur
résidence. Je n'ai pas besoin de vous dire alors comment ma Sylphide y a
choisi son nid, nid tout de plumes , de fleurs et de parfums ; c'est dans ce
sanctuaire, qui semble créé pour sa diaphane personne, que la. Sylphide
repliera ses blanches ailes derrière les riches portières héraldiques en velours
et tapisserie de M. Tachy, surmontées de son écusson, à elle la noble fille du
ciel ; c'est devant ces brillans panneaux de glace qu'elle essaiera , avant de
vous les transmettre, les ravissans bonnets de Beaudrant, les chapeaux si pleins
de goût de M"" Basse, et les élégantes robes d'Augustine; c'est dans ce pres-
tigieux séjour qu'elle ornera ses bras délicats et son long col de cygne des bi-
joux merveilleux de M. Jannisset, et qu'elle réglera, combinera, décidera les
arrêts qui doivent vous faire belle cet hiver. Dans ce nouveau séjour, où la. Syl-
phide va se trouver entourée de tous les élémens à son usage, elle sera plus
que jamais à portée de vous instruire des projets futurs de celle Mode, si in-
constante et si fugitive, qu'il faut vraiment la saisir au vol ; aussi lui enten-
drez-vous souvent battre des ailes , car elle veut que rien ne lui échappe :
fashion, bruits de ville et de théâtres, curieuse et parleuse comme son sexe,
elle voit tout et répète tout. Le premier soin de la Sylppide va être de vous
envoyer une belle lithographie représentant son nouveau gîte. On aime à peu-
pler son esprit de l'image des lieux habités par ceux que l'on préfère, et l'ac-
cueil que la jolie messagère reçoit de vous lui donne le droit de s'arroger ce
titre.
Voilà un vilain froid , qui fait fuir les derniers buveurs d'eau et les bai-
gneurs les plus intrépides ; on ne pense pourtant point à rentrer encore dans
Paris , mais on s'achemine vers les châteaux qui sont encombrés de belles vi-
siteuses et de chasseurs diligens. Le costume de ces derniers ne varie pas , c'est
toujours l'habit ou la jacquette de drap rouge ou vert avec boutons de métal
ou de nacre, et la casquette-jocAey. Les femmes élégantes qui suivent habi-
tuellement la chasse à cheval , portent l'amazone en velours, gros violet ou
gros bleu , avec boutons de jais noir ; les manches tout-à-fait plates, bouton-
nées du poignet au coude ; la colerette plissée plutôt que le col rabattu. Rien
n'est plus joli pour le retour de chasse que les robes-religieuses inventées par
M"° Augustine ; il y a dans cette forme , semi-robe, semi-peignoir, un laisser-
aller charmant pour la campagne -, on peut les faire également en soie ou en étoffe
de laine unie, ce qui, en les doublant, forme un vêtement chaud et approprié à
la saison. Sous ces robes ouvertes, les sous-jupes de M. Delannoy sont indis-
pensables , en ce qu'elles empêchent les deux montans de la robe de se re-
joindre, ce qui avait toujours lieu jusqu'à présent et annulait l'efFet gracieux
I.A S^LIMIIIIb.
du parJcîSus trauchaut sur le dessous blanc. Plus la vogue des jupes bouffantes
de M. Delannoy prend de l'extension , plus on en apprécie les avantages , et
chaque jour ne peut qu'accroître ce succès, qui marche de pair avec celui des
sous-jupes de M. Oudinot.
Malgré les bruits de guerre, les appréhensions de bourse , l'hiver s'annonce
comme devant être on ne peut plus brillant ; les préparatifs de nos fameux fai-
seurs et faiseuses sont de la plus haute élégance. On prépare des robes de soi-
rées entièrement en points, cousues appliquées , sur des dessous de satin blanc,
lilas, bleu, rose ; ces robes sont ouvertes devant ; le bas de la jupe est garni
d'un gros bouillon en satin de nuance pareille à la doublure, qui vient garnir
aussi, en s'amoindrissant, les deux montans de la jupe; sur ce bouillon, sont
posées, de distance en distance, des rangées de grosses perles blanches; ces
toilettes produisent le plus bel effet et ne seront portées que par la haute aris-
tocratie. On fait également desécharpes àe points, doublées de même, qui se
mettront avec ces robes , seulement ce sera une large bande de points qui les
garnira tout autour, au lieu d'être un bouillon de satin. Les perles , ainsi qu'il
en était déjà l'année dernière, domineront dans les parures de cet hiver; les
coraux seront aussi employés, comme je vous lai déjà dit , mais seulement ceux
taillés en camées.
La lingerie s'occupe de broderies en coton et or sur des organdis des Indes,
qui sont une magnifique chose. J'ai vu une robe, toute brodée enzig-zags régu-
liers, au crochet, or et ponceau, qui faisait le plus bel effet du monde. Le luxe
des mouchoirs s'accroîtrait encore si c'était possible, j'en ai remarqué d'exces-
sivement distingués en batiste la plus fine, bordés d'un large ourlet , simple-
ment surmonté d'une rivière assez étroite, faite avec du fil d'or ; point de den-
telles ni autres ornemens. — II est un joli accessoire de toilette que Ion nomme
colliers orientaux et qui se font tout bonnement à Paris et dans beaucoup de
salons, par de blanches mains toutes françaises. Ce sont des petites boules de
bois léger que l'on recouvre d'un travail de soie ponceau et séparées de distance
en distance par des boules d'égale grosseur en or ou imitation d'or mat. Ces
colliers sont terminés par deux glands à longues franges en soie or et ponceau.
C'est surtout aux jeunes personnes que je signale ces colliers qui sont d'une
simplicité fort élégante , qu'elles peuvent faire elles-mêmes dans leurs loisirs ,
aidées des conseils éclairés de M. Tachy.
Nous voilà donc, madame, en voie de fortifications... Nous raisonnerons
bientôt poternes, bastions , créneaux , chevaux de frises, comme les dames du
moyen âge ; la garde nationale va se trouver métamorphosée en autant de
chevaliers défendant leurs murailles, et cela va nous donner un petit air d'hé-
roïnes de citadelles qui ne nous messiera pas du tout. En attendant que l'on
pose la première pierre de cette muraille d'enceinte , dont l'étendue me paraît
144 LA SYLPHIDE.
digne de celle des Chinois , les esprits sont toujours préoccupés du drame du
Glandier, drame dont chaque nouvel acte fait naître des émotions nouvelles ;
on me contait, à propos de cet empoisonnement célèhre , qu'à l'époque où se
jugea le procès de la Brinvilliers — empoisonnement non moins célèbre — les
journaux se bornant à quelques feuilles qui ne dépassaient guère les barrières
de Paris, les provinces reculées ignoraient quelquefois pendant des mois en-
tiers les nouvelles de la capitale. Or, il advint qu'un ami de la malheureuse
marquise arriva à Paris de je ne sais quelle ville éloignée , trois ou quatre
jours après son exécution. Ainsi qu'il en avait l'habitude il se rendit chez elle
le jour même de son arrivée à l'heure du dîner ; il avait déjà franchi le seuil
de la porte de l'hôtel et se trouvait au milieu de la cour, lorsque le concierge
le rappela: — Monsieur, où allez-vous.^ — Chez M"'" la marquise de Brin-
villiers.— Mais , monsieur... — Ah! je sais qu'elle y est toujours à cette
heure- ci. — Mais monsieur ne sait donc pas — Quoi, rustre.^ — Que
madame la marquise.... a été exécutée pour avoir empoisonné tel, tel, tel....
— Ah bah ! eh bien j'avais beaucoup d'amitié et d'estime pour elle, mais j'en
rabats beaucoup, oh! j'en rabats beaucoup... Que diable, où vais-je aller dîner
alors? — Voilà ce qui s'appelle prendre les choses philosophiquement. — La litté-
rature sommeille, ou plutôt veille , mais veille dans le silence et le recueillement,
pour laisser échapper plus tard les fruits recueillis à l'ombre des grands ar-
bres, sur la cîme des rochers alpestres ou au bord des tranquilles ruisseaux.
Le poète rêveur et penseur ramassant chaque feuille jaunie et chassée par
le vent d'automne , y lit inscrite une pensée triste ou rieuse , qu'il confie à un
album fidèle, dont il nous donnera plus tard les pages détachées ; je pourrais
à ce sujet commettre quelques indiscrétions , car plusieurs poètes ont bien
voulu m'initier à ces mystères poétiques, où l'ame et l'esprit ont tant de part,
et je pourrais entre autres vous dire le titre d'un charmant volume que va pu-
blier une de nos jeunes poètes. M"" Mélanie de Grandmaison , dont la plume
nous a déjà révélé toute la grâce et le talent, mais ce titre est le secret de la
jeune fille, laissez-la vous le dire elle-même , il aura bien plus de prix à vos
yeux. On répète un vaudeville en trois actes de M""" Ancelot; M. Paul Fou-
ché fait un drame sur un sujet corse ; le spirituel traducteur des œuvres de
Faust s'occupe aussi de la confection d'un drame... Vous allez me dire que je
ne parle que pour l'avenir , mais l'avenir n'est-ce pas l'espérance ? et si vous
connaissez quelque chose de mieux que cela, dites-le moi.
f.A SYLPniUK.
Ho
LA SYRENE.
PREMIÈRE PARUE.
I.
lie Vautour.
EUF heures venaient de sonner à l'église de San-
Benedito ; une chaise de poste s'arrêta dans une rue
silencieuse, où une seule maison semblait veiller en-
core à cette heure déjà indue pour les paisibles
bourgeois d'un des quartiers les plus retirés de Ve-
nise. — Un homme descendit de la voiture ; entra
dans la maison, ordonna brièvement qu'on eût à lui
préparer à souper, à lui réserver un lit, à lui porter
du feu ; et se jeta sur un immense sofa sans plus
tenir compte des gens qui se trouvaient là, que s'il
ne les eût pas aperçus. — Cette maison était donc
un hôtel ; la pièce où s'impatronisait si cavalière-
ment l'étranger, servant de salle d'attente à tous
les voyageurs, précédait la salle à manger, et, dans
la salle à manger, un certain luxe rare dans les au-
berges d'Italie, satisfaisait raisonnablement le re-
gard.— L'arrivant à qui l'on venait d'apporter du
l'eu, et qui avait méthodiquement bourré une énorme et bizarre pipe turque au
long cou d'ambre, se mit à aspirer et à rendre la fumée par larges et fréquentes
bouffées, jusqu'à ce qu'il eût répandu autour de lui un épais nuage, où il sembla
s'enfermer pour narguer l'examen des autres voyageurs. Après cette première
hostilité contre la curiosité de ses voisins, il s'étendit complètement sur le sofa,
leva les yeux au plafond, les ferma bientôt, et sembla dormir, en continuant à
savourer le féroce tabac dont l'àpreté saisissait à la gorge les plus intrépides fu-
146
I,A SYLPHIDE.
meurs. La vulgarité du détail de tout ceci n'empêcha pourtant pas que l'atten-
tion de toiilos les personnes présentes dans le salon commun se concentrât
promptemcnt sur l'impertinent inconnu. Pour lui, il ne daigna même pas inter-
rompre du regard l'analyse, à coup sûr peu bienveillante, dont il devenait le très
problématique objet. Il laissa donc aux plus lents tout le loisir d'étudier sa per-
sonnalité insolite et bizarre, et aussi celui de se rendre compte de l'impression
qu'elle produisait.
C'était un homme de trente ans, plus vieux dans sa pensée que dans ses an-
nées ; anguleux de tout point, grand assez, maigre et musclé sur les os; un de
ces hommes dont la force gît dans l'élan, le bond et l'élasticité des attaches ; —
belle et robuste vigueur de tous les âges, qu'on rencontre souvent chez les gens
de montagnes, en de petits vieillards secs, éternels et de fer. Ses cheveux étaient
blonds ou à peu près, dans cette teinte hardie, afTectionnéo de llubens ; mais pour
sa barbe, taillée en pointe et précisément à la Van Dyck , elle passait sous une
gradation vaguement fondue, du blond au fauve, et du fauve au roux brûlé, par
le ton le plus chaud. Un front impudent , des yeux gris-clair d'une beauté vague
et d'une impatiente énergie, un nez aquilin, long et mince, à l'aile mobile et dé-
tachée, une bouche pleine de sarcasme et pourtant sans sourire, toutes les ac-
centuations d'un caractère irascible, impérieux et passionné, — la pétulance et
la vie exubérante du détail, dans un ensemble usé et presque flétri, — c'était là
une figure peu avenante, une figure éminemment contractible et heurtée, et qui,
malgré tout, avait encore son charme : une certaine grâce sauvage, et, pour ainsi
dire, brutale.
Tel était l'hiéroglyphe quedéchifTraient lentement, et chacun selon sa mesure,
tous les braves voyageurs interrompus dans leur insignifiante causerie, par l'ar-
rivée de l'inconnu. Le caractère le plus saillant de cette tête était cependant fa-
cile à saisir, et tous avaient déjà compris son analogie véritable avec une tête
d'oisoau de proie. L'un d'eux allait à coup sûr trouver une formule générale à
toutes ces observations individuelles, et avait déjà dit à demi-voix, avec une
ironie contrainte et comme timorée : « Ovulpaio * , » lorsqu'un domestique
de l'hôtel ouvrit la porte, une lettre à la main, et demanda haut, en entrant : —
Il fignor Ovulpaio? — L'inconnu bondit du sofa avec une élasticité de chat
sauvage , se redressa devant le voyageur qui venait de pressentir avec une
si étrange exactitude le nom qu'on lui donnait , et lui fit baisser les yeux
sous un regard d'un instant qui perçait à jour. — C'était un regard aigu, magné-
tique ; dardant avec une indicible puissance ce fluide impérieux qui réalise la
fascination et que personne n'a le droit de nier, parce que chacun en a plus ou
moins, dans sa vie, subi la mystérieuse influence. Du reste, le voyageur était
pâle encore, et n'avait pas osé lever de nouveau les yeux, que déjà il signor
Ovulpaio marchait vers la porte, prenait le pli qu'on venait lui remettre, et on
brisait négligemment le cachet, comme s'il n'eût point mis la moindre intention
dans son regard, comme s'il ne se fût point aperçu de la commotion rapide que
ce regard avait si visiblement produite.
Au même instant, un nouveau personnage entrait au milieu du commun si-
Vaulour.
l.A S\LI"IIII)K.
li)
leiicc. — C'était un joli jeune homme, mis à la dernière mode de Fiance, d'une
co(]uetterie quelque peu féminine, adorableineiit ganté, et au demeurant d'une
beauté assez insignifiante. A peine cùt-il jclé un coup d'œil sur les convives qui
allaient probablement partager son rejias, qu'il s'avança, avec un cri do surprise
vers celui qu'on venait de désigner sous le nom du seigneur Ovulpaïo, en lui ten-
dant la main.
Les doux amis prirent place devant une tabiffà deux couverts.
— Tu t'ennuies donc et tu voyages? dit Alexandre, le nouvel arrivé; eh ! bien,
Léon, car c'est, je crois, Léon qu'on te nomme quelquelois, tu arrives à pro-
pos! Cette nuit, plaisir et joie chez la déesse de ce pays. Elle s'ennuie, la pauvre
fille; elle a du chagrin. Enfin, nous allons au bal et je t'y présente. Tu feras
coimalssance avec la plus séduisante créature de l'Italie. Jléfie-toi ! elle fascine,
elle enivre , elle endort, elle tue ! Vous feriez un drôle de couple à vous deux ;
moi, j'en suis fou. C'est la Syrène. — J'allais t'offrir de t'y conduire aujour-
d'hui, répondit Léon, et il montra à son ami le billet qu'il venait de recevoir.
Après l'avoirparcouru, Alexandre avait regardé la suscription : — Ovulpaïo!...
s'écria-t-il,c'est donc toi le Vautour? c'est toile personnage mystérieux, satani-
que et fatal, qui a dévoré, il y a trois mois, le cœur de notre pauvre Syrène? Vous
vous étiez mutuellement fascinés? J'aurais dû m'en douter. Je m'en serais douté
si j'y avais songé ! et je ne m'étonne plus; mais tu as tué son amant, un bien
beau capitaine, quand tu as quitté pour elle cette délicieuse petite duchesse qui
t'idolâtrait? — Ah ! pardieu, mais depuis que je suis ici je n'entends parler que
du Vautour, fit l'Ovulpaïo.
Tu viendras donc, ne fût-ce que pour voir son nouvel amant? dit Alexandre.
— Qui ça. — Un grand raide. — Il l'aime? — Fou! — .Elle? — Non. — Je le
savais. — Fat ! Je crois t'avoir dit que ta ligure ne me revenait pas ce soir?
Alexandre se leva gravement, fut se mirer dans une glace, et revint en disant :
— Ma foi ! l'Ovulpaïo me semble difficile 1 — Partons 1 dit le Vautour. — Et ils
partirent.
IL
lia Syrène.
La villa Bianca déroulait à trois lieues de la ville son double éventail de peu-
pliers. Quel rêve de poète ou d'amant eût valu ce divin caprice éclos pour
l'amour et la poésie, dais la plus délicieuse vallée transaliwne, au soulHe d'un
désir de celle qu'on nommait la Syrène? C'était, tout à l'entour d'un petit palais
arabe, et sous les terrasses touffues qui le ceignaient de fleurs, une merdefeuil-
lée, onduleuse et chantante. Les tièdes brises d'automne, tout embeaumées
d(S parfums du pin d'Italie, de l'oranger, du citronier, — humides encore des
baisers de l'Adriatique, — enivrans de souvenirs et d'arômes, berçaient en mille
endroits d'innombrabl"s hamacs de verdure où ruisselaient en notes clapotantes
les vagues mélodies du soir. La campanule bleue grimpait aux colonnettes d'un
kiosqueaérien ; la grande mauve baisait de ses lèvres rosées le pied d'une nymphe
deCanova;des chèvrefeuilles touffus dardaient leurs mille langues changeantes
dans les découpures à jour d'un pavillon mauresques; d'odorantes giroflées des-
lis LA SYLPHIDE.
siiiaicnt leurs arabesques d'or sur des fonds de verdure; la serpentile diaprée
mêlait ses bizarres festons sous une dentelle ogivale de pierre , aux fantaisies des
vitrails coloriés d'un boudoir perdu dans l'ombrage ; d'énormes cactus, couleur
d'aurore, empourpraient le gazon; sur le gazon, des cygnes égaraient leur cou-
vée d'albâtre en quittant les bassins où une Léda antique trempait des pieds
charmans; qu'un cygne vînt alors lécher le beau corps grec, la plume ne le cédait
pas au marbre de Parcs, et le groupe d'un instant réalisait l'amoureuse poésie
de la fable payenne, et les grenadiers, les magnoliers, les myrthes, les jasmins
jonchaient le sol ou émaillaienl les bassins de fleurs ; et les étoiles, ces fl.eurs du
ciel, endormaient sur les gazons ou berçaient sur les eaux leurs rayons allangiiis.
Cependant, tandis que les apprêts delà fête animaient le palais, tandis que des
milliers de verres coloriés, s'allumant à la fois, étoilaient le feuillage; dans un
coin sombre encore, couchée sur des jonchées de roses, à demi vêtue dans son
peignoir de gaze entr 'ouvert, — la Syrène pleurait.
Que pleurait-elle, la pauvre fdie, lasplendide beauté? Quel vague ennui ignoré
d'elle-même, trempait ainsi son œil que la volupté seule avait noyé tant de fois?
Pourquoi pleurons-nous tous sans cause, sans le savoir, sans le vouloir? — Si sa
jambe nue, plus ravissante que celle de la nymphe de Canota, si sa gorge que la
gaze ne couvre déjà plus et qui s'épanouit comme celle de la Léda antique, si
tout ce corps plus beau qu'un songe , ainsi courbé , ainsi posé, forme le tableau
le plus agaçant, le plus magniflque et le plus désirable qui se puisse admirer ; — la
coquetterie n'y est pour rien, et si tout cela resplendit de toute beauté, c'est bien
à son insu, — elle pleure! — Pourquoi pleurent les reines? pourquoi pleurent les
courtisannes , ces reines d'un jour?
Son amant est là, mais elle ne le voit pas; elle n'a pas souffert depuis la veille
qu'il lui dît un seul mot; elle lui a ordonné de se taire et il s'est tu. Il la dévore
du regard ; — cette beauté est de celle qui sont toujours nouvelles, môme pour
un amant. — Il admire, il se tait, et, Dieu nous garde I il est bien prêt de pleurer.
Alexandre avait eu raison, le marquis Andréa était fou de la Syrène. Quant à
elle, elle avait bien cru avoir pour lui, la velléité d'un désir , mais cela n'avait pas
duré ; l'impérieuse Syrène à qui peut-être un amour sévère avait fait un grand
vide, était retombée dans son vague ennui, dans ses vagues tristesses, et il lui
était arrivé plusieurs fois de pleurer. — Il eut fallu plaindre le marquis , car la
Syrène n'était pas une femme qu'on aimât impunément , comme une heure d'a-
mour, comme un caprice adorable, comme une capricieuse folie. La nom qu'on
lui donnait ne disait rien de trop ; la gamme de la passion était en elle la plus
séduisante et la plus dangereuse mélodie ; son nom disait donc vrai.
C'était la tête de la Fornarina de Kaphaol sur le corps ondoyant de la Madeleine
duCorrège. C'était cettemagniliqueampleur dans le relief, cette fierté du contour,
cet épanouissement universel de la beauté dans chaque partie et dans toutes les
parties, qui résultent do la richesse infinie du détail dans la riche harmonie de
l'ensemble ; surprises ravissantes pour l'œil dans chaque ligne et dans chaque
trait, fondu splendide et moelleux, sans sursaut ni violence, distingué, imprévu
et, cependant, tellement limpide dans son accord , tellement d'accord dans sa
variété, qu'on eût dit de chaque partie un chef-dœuvio spécial rêvé par un
poète né de Phidias et de la Muse, pour la perfection de sa Galathée ; un rêve
de chair, une chair de marbre, telle était la Syrène. Sa nuque était puis-
LA SYLPHIDE.
149
santé, des cheveux follets, crépelés et charmans , ombraient de mobiles ha-
chures les méplats transparens d'une peau azurée, et descendaient en imper-
ceptibles réseaux, jusqu'à la naissance d'une épaule largement évasée, velou-
teuse, odorante et charnue ; sa gorge naissait un peu bas peut-être, mais c'est
là un caractère magnifique et royal, quand le haut de la poitrine n'en souflre pas,
qu'il n'a ni vide, ni maigreur, etque sa surface se bombe avec une majesté pro-
gressive et hardie; l'allure en prend une dignité vivace, et je ne sais quoi d'in-
solemment beau, de fier dans l'impudence, que la sculpture paraîtra toujours avoir
exagéré lors même qu'elle n'en aura donné que la vérité. Mais, la suprême valeur,
la toute puissance de cette forme exquise, gisait dans la saillie des hanches, dans
le développement magnifiquement onde de la taille ; on sentait se dessiner sous
la draperie quelque chose de précis et de superbe : le fini le plus gracieux
dans le modelé le plus sévère ; du reste, les pieds et les mains , quoique
d'une admirable élégance et dune belle perfection, liés par les plus molles atta-
ches, n'étaient pas de ces prodigesde délicatesse etde ténuité, grandes mignatures
qu'on admire presque toujours, et qui, aux yeux delartiste unitaireet harmonien,
jurent pourtant avec un riche ensemble. Comme on le voit, ce galbe marmoréen,
cette beauté palpable, c'étaient la forme et la fierté payennes. L'art catholique, le
spiritualisme pensif , sa raideur sublime et sa mystique maigreur, la grâce mor-
tuaire et claustrale de la statuaire des tombeaux n'avaient rien de commun avec
cette magnificence passionnée et cette vigueur charnelle.
La limpidité dans la richesse, tel était donc le caractère le plus vrai d'un si
rare caractère. — Comme tous ceux qui l'avaient vue l'avaient adorée ! — Le
tour du marquis était venu , et on le sait déjà, peu s'en fallait qu'il ne dût en
pleurer. 11 se hasarda pourtant â la fin, et il fit observer à la belle rêveuse dont
on avait dit qu'elle devait être la reine des caprices et le caprice des rois, il fit
humblement observer que l'heure était avancée, que les invités se pressaient déjà
dans les jardins, et que celle qui devait présider était encore dans son négligé in-
time. — La Syrène se leva nonchalante et boudeuse ; prit sans mot dire le bras
du marquis, lequel pour un seul mot l'eût appelée marquise, et s'achemina vers
ses appartemens , déjà fort ennuyée des convives qu'elle n'avait pas encore vus,
de la fête qui commençait à peine, et surtout du marquis dont les assiduités lui
agaçaient horriblement les nerfs.
La Syrène n'avait pas encore été vue; les femmes se hâtaient donc de régner
avant son arrivée , chacune d'elles étant bien sûre qu'il faudrait lui céder bientôt
cette éphémère gloire d'avoir été la plus belle ; mais les hommes que les enivre -
mens de l'heure et du lieu épanouissaient au désir, attendaient avec une impa-
tiente avidité cette séduction proverbiale qui parfois avait tant fait souffrir.
— Enfin, elle parut. — Elle se savait si belle qu'elle en oubliait pour un mo-
ment d'être triste. — Son front, du plus pur hellénisme, était entièrement dé-
couvert, et ses tempes s'ombraient mollement sous l'ondoiement de deux magni-
fiques torsades de cheveux châtains, tordus et ramassés vers l'oreille qui fléchis-
sait au poids. Son œil vert de mer, cet œil inénarrable dont la fascination infaillible
eût suffi pour lui conquérir son nom, rayonnait chaud, humide et doré sous l'arc
grec de ses bruns sourcils, et semblait nager dans un vague et irrésistible sourire;
son nez, d'un jet charmant, aspirait à pleines et délicates narines les émanations
voluptueuses et le balsamique encens de cette nuit en fleurs ; la bouche entrou-
140 LA SYLPHIDE.
verte aux baisers comme un odorant calice, semblait altérée des ineffables aspi-
rations de l'amour, et le menton formait, par la courbe la plus-harmonieuse,
l'ovale fondant de cette incomparable figure. Les épaules étaient demi-nues encore,
et le drap d'une robe de velours incarnat s'épandait royalement à plis abondans et
faciles sur de splendides contours. Enfin la distinction était le sceau suprême de
ce chef-d'œuvre de noblesse dans la simplicité. — Dételle sorte qu'à côté de cette
femme, les plus belles parurent, non pas laides, mais vulgaires.
Pour les hommes, ils trouvaient l'extase devant cette beauté exubérante et
prodigue qui semblait s'irradier, darder et se répandre. C'est le propre de ces na-
tures mixtes, ni blondes ni brunes, mais qui empruntent de la blonde le vague
noyé du regard, la grâce indécise, la suavité féline et sinueuse du mouvement,
tandis qu'elles ont de la brune la vigueur du dessin et la force.
La Syrène avait traversé les flots capricieux du bal, et déjà lassée d'hommages,
s'était échappée tout-à-coup dans un massif d'orangers. Là, cachée pour un ins-
tant , elle s'était assise sur une borne de mousse, en vue d'une des avenues de
peupliers qui conduisait à la ville ; elle regardait tristement le chemin ; elle atten-
dait.— Qu'attendait-elle, et ne l'ignorait-elle pas elle-même?
Tout-à coup les hennissemens prolongés d'un cheval la tirèrent de sa rêveuse
somnolence ; puis, elle put bientôt distinguer le galop précipité de deux cava-
liers, et sanssavoir pourquoi, bondissante et le sein gonllé, elle s'élança vers une
poterne masquée par des arbustes, et regarda passer comme l'éclair, et descendre
au pied d'un des perrons de marbre , les deux nocturnes visiteurs. Alors , in-
quiète et heureuse elle remonta dans les salons qui avoisinaient le plus l'en-
trée , prodiguant sur ses pas l'ivresse de son sourire et le magnétisme de son
regard. Jamais elle n'avait été plus belle, jamais elle n'avait paru si affable et si
encourageante à tous les aveux, et jamais aussi elle n'avait été si indifférente à
toutes les adorations, si étrangère à tous les efforts de ses adorateurs ; enfin, deux
nouveaux arrivans se présentèrent et pénétrèrent jusqu'à elle pour la saluer.
— Alexandre de Rastain, qui nous ramène l'Ovulpaïo. — Ces mots circulèrent
à l'instant , et des groupes nombreux , mais de femmes surtout , se pressèrent à
les regarder avec une curiosité mystérieuse. — On savait que l'homme, qu'on
nommait le Vautour, n'était désigné même par ses amis, et ne semblait connu
que sous cette bizarre appellation. La Syrène ne l'avait jamais nommé autrement ;
et l'on savait aussi que, quelques mois avant, il avait soufflé de terribles orages
dans la vie insoucieuse de cette reine de beauté. La belle Vénitienne, rude tyran
jusque-là, était devenue esclave à son tour. Deux puissances égales dans ce qu'on
était bien obligé d'appeler les fluides magnétiques , s'étaient rencontrées en ces
deux étranges créatures. Les plus prodigieuses analogies existaient sans doute
entre ces organisations exceptionnelles ; seulement, celle à qui l'habitude de la
volonté était plus familière, celle de l'homme qui semblait trempée d'un acier
unique, avait dû dominer. Alors des luttes bien nouvelles pour la Syrène qui se
débattait sous un irrésistible empire , avaient éclaté dans leur passagère union ;
une nature aussi vivace que celle-là n'avait pas plié sans résistance ; l'orgueil
enfin, bien plutôt que l'amour, s'était forcé à rompre, quand ils avaient rompu.
Ils s'étaient séparés un soir par une querelle d'un caractère nouveau pour eux,
une querelle froide, ironique, presque décente, et l'on pourrait dire, — à l'amia-
ble, — et ils allaient pour la première fois, dans un bal , se revoir et se parler.
I.A SYLPHIDB.
151
La Syréne, on l'a compris sans doute, s'était trouvée surprise par ce vague et
inquiet état de l'ame, où l'on ne démêle pas le regret dans l'ennui, et où, après
lestourmensdela passion, à force de vouloir le croire, on peut se persuader qu'on
est guéri d'amour. Mais tous ses elTorts avaient mal réussi ; mais toutes les diver-
sions l'avaient distraite à peine ; mais sans se l'avouer, elle ne comptait déjà plus
sur aucune des tentatives dont cette fête nocturne était la plus récente. L'idée lui
en était venue du marquis, et peut-être à cette cause, l'idée avait-elle été prise
en dégoût avant l'exécution. La belle exigeante en voulait à ce pauvre et bien
innocenlamant, de ce qu'il ne prenait pas une place qu'elle déclarait et voulait
croire libre, de ce qu'il ne savait pas mieux remplir une ame qui faisait tout elle-
même pour se donner en dépossédant un souvenir; de son côté, le marquis s'é-
puisait en inventions toutes mal accueillies, et tandis qu'il désespérait de vaincre
ce fantôme du passé qui pesait si lourdement sur le présent, tandis que sa fatuité
d'homme irrésistible et son impuissance en face de résistances infiniment trop
opiniâtres, le forçaient dans des combats mutuels à de pénibles aveux ; — la Sy-
réne désespérait aussi, n'avait jjIus foi en son propre vouloir, et s'abandonnant à
son mélancolique et indolent dédain de toute chose, opposait une inertie toute
passive à tout ce qu'on essayait pour elle de prévenances, d'hommages, de dis-
tractions, de fêtes et de plaisir.
Le Vautour, pour s'épargner les incertitudes, les demi-mesures, les demi-
avances que suggère la passion avide de part et d'autre, ou de réconciliation ou
de plus incisive rupture, était parti dès la querelle dont il a été parlé. Il était
allé demander, pour son ame, à la mer ses orageuses joies ; et dans les nuits fié-
vreuses qu'il avait passées à veiller sur le pont d'un vaisseau , il lui avait bien
fallu s'avouer que la seule image de femme persistante à passer au travers de ses
songes, était celle de l'inexplicable Syrène.
Enfin, il était revenu, incertain de lui-même, dédaigneux du passé, insouciant
de l'avenir, étrange et mystérieux comme on l'avait déjà connu, poète amer et
fatal peut-être, qui prenait la vie pour son roman sinistre, et souvent la mer pour
son poème sombre. Dans ses jours d'ennui, et à tout hasard, la Syrène avait fait
remettre quelques insignifians bonjours, à l'hôtel de son Ovulpaïo ; c'est ainsi
qu'en arrivant , le Vautour avait trouvé précisément et à point, l'engagement à
la fête. — Si la Syrène ne s'était pas avoué qu'elle l'attendait sans y croire, et
(lue lui seul pouvait être, pour elle, un événement dans le bal, toujours est-il,
qu'elle fut vivement émue, et s'en voulut presque de ne savoir trop le déguiser,
quand le Vautour s'approcha pour lui baiser la main. — C'est qu'il lui avait pris
la main, négligemment et sans y regarder, tandis qu'il fouettait son front, et faisait
ramper son œil troublé, sous l'éclair vibrant et acéré de ce regard qui n'était
qu'à lui ; du reste il l'avait saluée avec cette courtoisie respectueuse qui est une
bienséance devant toutes les femmes, et un acte de suprême bon goût devant celles
de qui on est censé n'avoir plus rien à obtenir.
— Ben,ben venuto, lui dit-elle avec toute sa grâce. —Et lui, alors, s'apprivol-
sant à sourire : — La beauté est meilleure pour vous, que vous saus doute pour
vos amans , elle vous est toujours fidèle. — Ma fidélité !... Vous, du moins , vous
ne sauriez vous en plaindre ; les autres.... tous les autres. —Merci de cela, dit-
d en la regardant fixement, et merci d'avoir songé à moi quand vous réunissiez
vos amis, j'en suis, et du fond du cœur. - Ton cœur? Vautour ! lui dit-elle tout
152
LA S'VLPHIDE.
bas. Elle le regarda avec une ironie grave et presque douloureuse, et puis elle
ajouta, comme voulant se reprendre et paraître insouciante : — Vous êtes si ai-
mable qu'il faut bien avoir pour vous l'amitié quand on n'a plus l'amour.
Le marquis s'était rapproché. La Syréne le désigna d'un rapide coup d'œil au
V^autour, en disant : — Il vago *.
CHARLES CALEMARD DE LAFAYETTE.
(Im suite à la livraison prochaiite).
i-<êXS>@&&S'-=~-'
On cause beaucoup à l'heure qu'il est, dans le monde dramatique, mais on ne
travaille guère. Ce ne sont partout que bruits de foyer et secrets de comédie. A
l'Académie-Royale, M. Léon Pillet, qui avait fondé toutes ses espérances sur
un ballet, et hypothéqué toutes ses recettes sur les tibias de M"'' Pauline Leroux,
a failli voir, ces jours derniers, ses espérances, ses recettes et les tibias convales-
cens de M^^" Pauline Leroux s'engloutir dans une trappe. En vérité 1 le Diable s'en
mêle et ne se soucie pas d'être amoureux. C'est probablement à cause de cela
que M. Léon Pillet, maître des requêtes et membre de la Société des gens de
lettres, s'est décidé à écrire un petit acte, l'OEil de verre, que nous avons vu l'un
de ces derniers soirs voltiger et se brûler au gaz du Vaudeville comme un pa-
pillon. Ce serait peut-être ici le cas de parler de toutes les tristes comédies qui,
çà et là sur différentes scènes, s'éteignent avec le lustre, de tous ces accablans
vaudevilles qui se cassent le nez sur la rampe , mais une causerie de théâtre ne
doit jamais dégénérer en oraison funèbre.
M"'e Gras-Dorus vient encore de prendre un congé, et voici, jusque vers le
milieu du mois prochain, l'Opéra réduit à chanter faux au moins deux fois par
semaine. — Fanny Elssler est, dit-on, à Munich, et ne tardera pas à reparaître
au milieu de nous. M. Pillet a bien besoin de la Cracovienne et de la Cachucha pour
se refaire les mollets qui lui manquent. — Aux Bouffes, qui seront encore cette
année à l'Odéon , il est moins que jamais question de l'engagement de Mi'e Garcia-
Viardot. La Grisi et une autre prima que l'on cherche feront les frais de la sai-
son. — La restauration de la Comédie-Française ayant été exécutée sous les or-
dres immédiats de M. Fontaine, n'est pas une œuvre d'art et par conséquent ne
saurait être appréciée d'une façon sérieuse. On parle de la représentation pro-
chaine de Toussaint Louverture, le drame depuis si long-temps attendu de M. de
•Lamartine. — L'Automate de Vaucanson est un assez joli petit acte , où M'Ie Dar-
cicr chante à ravir, et qui attire le monde à l'Opéra-Comique toutes les fois qu'il
figure sur l'afliche à côté do l'Opéra à la Cour ou de la Neige. — La comédie de
M. Lockroy, le Chevalier du Guet, remplit tous les soirs, depuis une semaine,
la charmante salle des Variétés.
Et voilà tout ce que nous avons pu recueillir aujourd'hui pour les menus-plai-
sirs de vos boudoirs. ***
* I.'ani.inl.
Le Directeur DE VILLEMESSANT.
LÀ SYLPHIDE
^t'f^l^ />î«yv-*îV/«»r/
DIRtCTION, RUC D'HANOVRE. 17
I.A SYLPBlUb.
Ià3
A Madame '"
'2(j iiepleiiibre.
1 VOUS portiez une houletle, madame, je débute-
rais aujourd'hui en vous chantant ce vieux re-
frain : // pleut, il pleut, bergère ! car la pluie
tombe par lorrens, et on dirait que les cataractes
du ciel se sont ouvertes sur nos têtes ; nous avons
raffales sur raffales, ouragans sur ouragans, et
si cela continue, force sera d'invoquer une se-
conde arche de Noé, pour nous sauver d'un second
déluge. Cependant, ce temps, tel affreux qu'il
soit, n'empêche pas bon nombre de nos provin-
ciaux de venir à Paris, finir le temps des va-
cances, et si à cette époque les Parisiens fuient
la ville, tout ce qui est hors la ville y rentre ;
c'est, je vous assure, l'heure des apparitions gro-
tesques et surprenantes. On rencontre, par les
rues, de nouveaux débarqués qui portent le plan de Paris déployé comme une
bannière, et cherchent à orienter leurs courses vagabondes. Le Guide parisien
joue aussi un grand rôle entre les mains de tous ceux qui viennent de cent lieues
de loin, et qui n'ont ici ni parent, ni ami pour leur servir de cicérone. Je joue
dans ce moment le rôle de ce personnage près d'un couple de bons cousins qui
s'avisent de venir ici d'Ajaccio pour ravitailler leur toilette ! Vous jugez qu'il
doit y avoir beaucoup à faire ! aussi mon métier de pilote est loin d'être à son
terme, et je m'en plaindrais fort peut-être, si cela ne me mettait à même de
visiter tous nos magasins où je ferai amples provisions de remarques pour vous
les transmettre ensuite. Voulez -vous savoir nos courses de ce jour : d'abord
chez M"' Laure Farcoz, où nous avons choisi , entre beaucoup d'autres, une
capote en poult de soie violet évêque, ruchée de chicorée et doublée de couleur
13
154 LA SYLPHIDE.
paille; puis un joli chapeau blanc, un peu évasé, avec une plume couchée
blanche, frangée de bleu ; ces deux coiffures étaient fort élégantes. — De là nous
sommes allés prendre deux bonnets chez M"" Leclère, qui, vous le savez, est
remplie de goût : l'un en blonde à dessins égyptiens et orné d'une couronne
(le petites roses sans feuilles, qui forme bandeau sur le haut du front et se
rejoint derrière la tète, au dessus du chignon ; ce bonnet est extrêmement
gracieux ; l'autre est en dentelle , orné de marguerites aux feuillages de
velours, et tous deux forment de charmantes coiffures. Nous nous sommes
réservé de venir faire une commande de chapeaux à M"" Leclère dont le ta-
lent perce chaque jour davantage. — Après avoir paré la tête d'une manière ir-
réprochable, nous avons été trouver la célèbre couturière Palmire, et la non
moins élégante faiseuse M""" Debaisieux, pour la confection de plusieurs robes ;
là j'ai vu quantité de manches plaies, tout-à-fait justes ; le haut est générale-
ment orné , soit d'un large pli en biais surmonté d'une gance , soit d'une
frange ou d'un bouillon qui vient un peu déguiser la nudité du bras ; les jupes
sont moins amples que l'année dernière, mais les garnitures qu'on leur applique
presque à toutes dissimulent cette diminulion dans l'ampleur qui n'est point
perceptible à l'œil. Un genre de garniture, qui m'a semblé fort élégant, se
ompose de deux larges plis en biais, alternés avec deux ruches chicorée -,
cette garniture nécessite une taille assez élevée, ou bien il faut la faire dans
des proportions plus minimes. M""" Debaisieux s'occupait de la façon d'une
redingote de taffetas gris glacé de blanc, fermée sur le côté par deux rangées
de coques contrariées de pose, qui était très gracieuse : le corsage montant était
plat derrière, et le devant, à partir des épaules, plissé comme dans un pei-
gnoir ; les manches justes avec deux rangées de coques dans le haut. — Nous
avons fait une charmante halte dans le ravissant parterre de M°" Lainné qui,
à l'approche de la saison d'hiver, prépare les plus adorables créations ; avec
la grâce délicate qu'elle met dans toutes ses œuvres, M"" Lainné vient de com-
poser de délicieuses guirlandes de soirées, en roses et rubans ; il n'est pas une
femme qui, après avoir vu ces coiffures, n'en désire posséder une pour ses
toilettes de spectacle ou de bals. Au reste, le succès de M"' Lainné est chose
incontestable, et soit par le choix et la perfection de ses fleurs , soit par la
bonne grâce toute distinguée dont elle sait les offrir, elle est devenue une des
plus aristocratiques fleuristes.
Pour réparer un peu les traces que la route avait laissées sur la figure de
ma voyageuse, je l'ai conduite chez Guerlain , où nous avons bientôt trouvé
le remède à appliquer au mal ; nous avons fait ample provision de ses merveil-
leuses lotions, si prisées même par les étrangers, de ses baumes rafraichissans ,
et comme luxe, nous nous sommes munis de ses parfums aux suaves émana-
tions qui remplissent un appartement de la plus douce senteur, sans que les
LA SYLPHIDE. 155
nerfs les plus délicats en souffrent le moindrement.— Nous avons été aussi faire
une petite revue chez iM. Clamorgam , maison en renommée pour les beaux
éventails : la collection qu'il prépare pour cet hiver m'a paru des plus luxueuses :
les plus belles et les plus tines peintures y sont encadrées dans l'ivoire incrusté
d'or, dans la laque brillante et la nacre qui chatoie; cette collection déven-
tails, une des plus complètes qui soit à Paris, semble un musée en miniature
et qui mérite les éloges des gens de goût qui savent apprécier lart par-
tout où il se trouve. Mon étrangère était tout ébahie à la vue de ces mer-
veilles de différens genres que renferme notre capitale , et une invention qui
ne l'a pas moins séduite que toutes les choses nouvelles, pour elle , que je ve-
nais de lui faire voir, a été les sous-jupes Oudinot et Delannoy ; en examinant
les productions de ce dernier, elle a, avec son instinct de femme, compris
quiln'y avait pas d'élégance et de tournure possibles sans cet accessoire de toi-
lette; aussi une de nos premières acquisitions a été une sous-jupe Delannoy.
dont le succès ne peut plus être contesté. — Après ce prélude à la toilette fémi-
nine, il a fallu un peu nous occuper du costume masculin ; pour cela faire,
nous nous sommes adressés à M. Blay-Lafitte , le digne successeur de lan-
cienne maison Berchut. J'ai appris là que les paletots seraient encore en
vogue cet hiver ; les plus élégans seront en drap blanc-gris, ou marron-clair ;
la taille juste, les poches placées très bas et les boutons fort larges. Les ha-
bits noirs seront les plus distingués , la coupe des collets sera basse , les basques
très larges, car nous tournons, autant que possible, autour de l'habit à la fran-
çaise. Les pantalons seront un peu moins étroits que l'année dernière, excepté
les pantalons de bal. Pour la grande toilette, les gilets se porteront de nuances
foncées , toujours la forme à chàle. Il y a dans ce moment, pour les hommes,
un grand luxe de cravates; on les porte assez habituellement longues à cette
époque , ce qui permet de les laisser voir dans presque toute leur étendue. Les
fonds de satin noir, marron, gros vert, gros bleu, avec brochures blanches ou
paille, dessins de bouquets détachés, mais rapprochés, sont les plus distingués
et les mieux portés. Les chapeaux sont toujours aussi laids que de coutume,
les rebords sont plats tout autour.— Dans nos emplettes, nous n'avons, comme
vous pouvez bien le croire, point oublié xM. Benoit, horloger, chez lequel
mon mcnage a trouvé d'abord les plus jolies et les plus élégantes montres
possibles, puis des pendules dans ce style si recherché aujourd'hui et dont
M. Benoit possède les plus beaux modèles. Mais tout cet extérieur séduisant
des œuvres de M. Benoit n'aurait point fait seul sa réputation , s'il n'était
parvenu à fabriquer ses mouvemens d'horlogerie d'une manière qui les rende
supérieurs aux mouvemens de Genève. — Après avoir, comme vous le
voyez , fait la bonne part à ma famille , je me suis occupée de votre commis-
sion et suis allée chez M"' Lejeay, dont le talent justifie bien votre prédi-
I5C
LA SYLPHIDE.
lection pour elle, vous choisir un ravissant chapeau en poult de soie paille,
orné d'une branche d'asters lilas , posée avec un goût qui révèle toute la dis-
tinclion des modes de M"" Lejeay, dont la maison compte depuis si long-temps
une clientelle prise dans les femmes de la meilleure compagnie. M"" Lejeay pré-
l)are en ce moment les coiffures de la saison qui va s'ouvrir ; je me réserve
de vous en reparler plus tard , car au commencement d'octobre seulement
la fashion, pour toute espèce de spécialité, sera fixée. Tout ce que je vous di-
rais aujourd'hui se bornerait à des à peu prés sur lesquels il faudrait revenir ;
mieux vaut attendre et parler vrai. — Seulement je vous signalerai la maison
de fourrures de M. Gon comme la première de toutes celles qui exercent cette
spécialité à Paris. Les plus grands succès sont réservés à M. Gon pour cet hi-
ver; grâce à lui, le règne delà fourrure va recommencer.
Je ne terminerai pas cette lettre sans un peu de causerie et sans vous conter
l'aventure arrivée à un de nos poètes, M. Antony D...., pendant nos dernières
petites émeutes. Ce poète, que chacun admire pour ses œuvres si pleines de
sensibilité et que chacun aime pour la bonté de son ame, s'en allait soigner un
ami malade au faubourg Saint-Marceau, et pour cela faire était obligé de tra-
verser des rues remplies d'ouvriers. 11 cheminait en rêvant ou cherchant une
rime peut-être , lorsqu'il alla se jeter au milieu d'un groupe qui discutait hau-
tement sur ses intérêts. Comme cette hardiesse semblait ne pouvoir provenir
que d'un des leurs, voilà les coalisés entourant, pressant le poète et le conju-
rant de devenir leur conseil, leur chef de harangue. Grand était l'embarras de
M. D... Cependant il fallait prendre un parti et pour trancher la difficulté, le
voilà, avec l'esprit philantropique qu'on lui connaît, entamant un beau discours
sur l'horreur des guerres civiles, encourageant ses auditeurs à aller bien plutôt
combattre les Russes et les Anglais. . . Mais alors, ce furent des huées, des houras,
des trépignemens : on siffla dans des clés, on cria à l'espion] et ce ne fut qu'à
grand'peine que notre poète se tira sain et sauf des mains de ces désappointés.
Comme il revenait chez lui le soir, il est rencontré par un noble pair , pro-
priétaire d'un grand journal et qu'accompagnaient deux autres personnes d'une
assez confortable allure. Comme on le pense bien, le poète n'eut rien de plus
pressé que de conter son aventure. C'est égal, répétait-il, je suis content, j'ai
fait mon devoir : je leur ai dit qu'il ne fallait se battre que contre ces infâmes
Russes et ces chiens d'Anglaisl... — Mon cher D..., dit alors le journaliste en
désignant les deux personnes qui étaient à ses côtés, je vous présente M. . . , atta-
ché à l'ambassale anglaise, et M..., attaché à l'ambassade russe ! Cette petite
histoire dont je vous garantis toute l'authenticité , a beaucoup égayé , ici ,
notre grand mond^
Baronne marie de l'*
LA SYLPHIDE.
167
LA SYRENE.
DEIXIÈME El DELMÉRE PARTIE.
m.
Ijes Cartes et les Dés.
>"E contraction légère fronça la bouclie du Vautour,
et il lui en resta sur les lèvres quoique chose comme
un impertinent et imperceptible sourire. Il se re-
tourna vers le marquis , en regardant la Syréne,
et lui dit, mais le plus poliment du monde : — C'est
vous, monsieur, qui êtes l'heureux possesseur de
tant de charmes; appréciez-la, monsieur, elle vaut
de l'or. — Ce que je n'apprécie pas toujours, dit
sèchement le marquis, ce sont les conseils du pre-
mier venu. — Le premier venu peut quelquefois en
donner d'utiles au dernier, fit le Vautour; puis il
ajouta négligemment: et au demeurant, j'aime mieux
avoir à donner un conseil qu'une leçon. — Reste à
savoir, dit le marquis, si j'accepterais l'une plutôt
que l'autre.
Alexandre de Rastain arrivait en ce moment près
d'eux. — Eh! bien, dit-ii au Vautour, on te deman-
dait tout à l'heure au jeu; et tenez ! voilà une table
inoccupée déjà. — Seigneur marquis, dit le Vautour en touchant du doigt le
tapis vert; nous essayons-nous d'abord sur ce terrain-là? — C'est un avant-
propos tout comme un autre, répondit le marquis. Et vraiment il n'eût pas été
fàchè de mettre dans l'embarras un homme dont on ne connaissait guère les res-
Voir plus haut, page l-iâ.
las
LA SYLrUIDE.
sources et avec lequel du reste il pouvait avoir d'un moment à l'autre une tout
autre partie. Si l'Ovulpaïo devait perdre avec lui, s'il devait, entraîné par la
furie de la passion, dépasser ce dont il pourrait s'acquitter immédiatement, le
cas échéant d'un duel, la meilleure position se trouvait toute faite au marquis;
l'Ovulpaïo aurait nécessairement l'air d'un débiteur qui se bat contre un homme
qu'il ne peut pas payer. Pour lui, marquis, en admettant contre sa chance habi-
tuelle les plus funestes retours, il ne pouvait prévoir des pertes au dessus de sa
position ; il était donc charmé de l'offre ainsi faite. — Les deux rivaux prirent
place ; le Vautour tira d'un portefeuille une poignée de billets de banque et dit au
marquis: — Votre jeu, seigneur?... — Sera le vôtre, fît le marquis. — Mon
Dieu! ceci si vous le trouvez bon, dit le Vautour, en chiffonnant les billets entas-
sés. — Le marquis fut quelque peu surpris; il y avait là une vingtaine de mille
francs en papier d'Angleterre, de France ou d'Italie; c'était gros jeu pour com-
mencer ; mais son plan s'en trouvait mieux servi, et il tira un portefeuille de sa
poche en disant : — Cela ira donc ainsi. — La Syrène s'était rapprochée des
joueurs; elle se pencha sur le siège du Vautour, et lui dit , en jetant sur le tapis
une charmante bourse pleine de florins d'or: — Je parie cela pour vous, seigneur
Ôvulpaïo. — Contre moi? dit le marquis avec reproche. — Ben si vede * , dit-
elle, et elle s'éloigna. — Le Vautour perdit avec une promptitude étrange; ils-
recommencèrent à peu près sur le même enjeu; le Vautour perdit encore, et
deux fois encore après, si bien qu'il était au jeu d'environ cent mille francs à la
première demi-heure.
La Syrène était revenue, et avait encore parié pour le Vautour au dernier coup
qu'il perdait. Mais elle avait cru voir que le portefeuille où il avait puisé jusque-
là était vide ; alors elle se pencha vers lui, et glissa sur ses genoux un petit sou-
venir. Le Vautour la comprit, mais il ne crut pas avoir besoin de ce secours. —
Merci ! lui dit-il tout bas ; il feignit de ramasser le souvenir comme si elle l'eût
laissé tomber sans s'en apercevoir, et le lui rendit en s'excusant de la mauvaise
chance qu'il lui faisait partager. Du reste, il ne laissait paraître aucune émotion ;
c'est qu'il était au fond assez maître de lui ; il avait assez jugé le jeu de son ad-
versaire, et se trouvait trop supérieur pour n'être pas sûr de gagner quand il
voudrait. Le marquis désirait surtout l'entraîner à jouer sur parole ; pour en ar-
river là, lui voyant au doigt un énorme diamant : — Ce bijou , lui dit-il, vaut
certainement notre enjeu , vous plaît-il de l'aventurer à la chance ? — Non encore,
dit le Vautour en souriant ; mais tenez , et il tira de sa poche un poignard
de la plus bizarre richesse ; l'acier tordu comme une flamme ressemblait à un
petit serpent ondulé, et une magnifique éniéraude brillait à la monture comme la
tête du serpent ; voici un bijou contre lequel Elzéar, le Juif de Venise , échange
volontiers mille ducats. — Je tiendrai le double de ce que prête le Juif, si
vous le permettez?— Va, comme il est dit! reprit le Vautour; et le Vautour
perdit de nouveau. —Voyons alors la bague, dit-il, et il la retirade son doigt. —
La Syrène arrivait ; elle pâlit et sembla souflrir en voyant cet enjeu ; elle se pen-
cha encore vers le Vautour ; elle avait traversé la fête et elle revenait avec une
seconde bourse; elle chercha à la lui remettre ; mais il n'eut pas l'air de s'en
douter, et ne s'y prélapas. — Alors elle jeta sa bourse sur le tapis, en di-
* Il pariil bien.
I.A SM l'IlIDE.
15!)
sant avec humeur au marquis : — Je vmix rattraper ce que vous me gagnez. —
Le Vautour la regarda en souriant, tandis qu'elle lui disait tout bas en désignant
la bague : — C'est bien mal !
Le marquis semblait examiner le bijou ; en le tournant, il pressa un ressort, la
bague s'ouvrit, et il y vit descheveux châtains; il devint pâle; la Syrèiie avait rougi.
— Je la gagnerai, dit-il entre ses dents. — ÎNous verrons, répondit de même le Vau-
tour ; et il prêta à son jeu une attention profonde qui lui avait manqué jusque-là.
La veine changea, et il gagna cette partie aussi rapidement qu'il avait perdu les
précédentes. La Syrène gagnait aussi. — Je vous jouerai maintenant ces deux
enjeux, dit-elle au marquis, contre ce poignard que vous avez devant vous. —
L'Ovulpaïo gagna encore; la Syrène prit le poignard et le cacha aussitôt dans sa
gorge en s'éloignant du jeu. Le manjuis seul l'avait vue faire. — Dès ce mo-
ment, le malheureux marquis n'eut plus la pensée à la partie qu'il jouait, et il
perdit avec une désespérante continuité. On quitta les cartes pour les dés, les dès
pour les caries, et on reprit les dés. Les enjeux s'augmentèrent ; bientôt le mar-
quis perdit des sommes énormes ; il se trouvait dans la position qu'il avait voulu
faire à son adversaire. Il doubla donc pour se racquitter, et il doubla encore. La
danse avait cessé dans ce salon ; d'innombrables curieux se pressaient autour de
cette table, où se jouait peut-être la vie d'un homme. Un silence mortuaire ré-
gnait, et Ton n'entendait dans cette vaste galerie que le mouvement des dés et le
souffle des deux joueurs. Ils jouaient depuis long-temps sur parole. Une sueur
livide couvrait le front du marquis, et les muscles de sa face marquaient par des
contractions convulsives la mesure de la musique qu'on devinait au loin ; ses
yeux étaient plus phosphorescens ; il ne regardait rien. En se penchant près de
lui, on eût distingué peut-être les battemens de son cœur où se dilatait rapide-
ment l'anévrisme. Le marquis était brave et c'était un homme d'honneur. L'or-
gueil de son nom lui semblait créer des devoirs. Au moment où il perdait sa for-
tune , il pensait à cela. Puis il voulait se venger de cet homme qu'il abhorrait
d'instinct; comment faire, s'il ne se racquittait pas? — L'Ovulpaïo était im-
passible; cependant, comme les pertes du marquis croissaient sans cesse, comme
il le voyait violemment agité , il lui proposa de faire continuer la partie par
deux de leurs amis respectifs.
— Nous continuerons si vous le voulez bien, dit le marquis. — Alors ce fut une
perpétuelle série de revers toujours nouveaux dans son jeu. On étudiait son ame
sur son visage, et son visage prenait insensiblement l'atonie du sommeil. Tout-
à-coup, dans une partie où ils jouaient une fortune entière, après des alternati-
ves à peu près égales, le marquis prit l'avance ; il respira et leva les yeux pour
la première fois ; il n'y avait qu'un seul coup de dés qui i)ùt faire gagner le Vau-
tour : or, le Vautour agita nonchalamment la main; tous les spectateurs avides
se penchèrent en même temps; ce mouvement n'avait pas même interrompu le
bruit de la respiration des joueurs; alors le marquis bondit et se dressa, plus
blême que Lazarre ; un souffle anhélant sortit de toutes les poitrines , l'Ovulpaïo
avait amené six et trois; il avait gagné !
— Je n'ai plus rien, dit sourdement le marquis, en regardant son adversaire
d'un œil hébété; et il retomba sur son siège. — Monsieur... dit le Vautour.
— Je n'ai plus rien , répéta le marquis. — Il passa sa main sur son front ,
sembla rattraper sa pensée, et dit au Vautour : — Demain , vous recevrez
IGO
LA SYLPHIDE.
les titres de tous mes biens et la cession de tous mes droits. — Monsieur, dit le
Vautour à demi-voix , je puis vous offrir votre revanche... — Je n'ai plus rien,
murmura le marquis. — Votre revanche, dit plus bas le Vautour... La Syrène
s'était approchée du marquis , elle soutenait sa tête contre son sein, elle en
avait pitié. Elle lui baisa le front. L'Ovulpaïo frissonna, puis sourit. Le mar-
quis se ranima sous ce baiser de femme , et la tète ainsi renversée, il regarda le
Vautour: il avait entendu le mot de revanche, mais il ne s'en rendait pas compte.
— Monsieur, votre revanche... dit-on encore, et on ajouta tout bas : Votre
maîtresse contre ce que j'ai gagné !...
Les deux mains du marquis se crispèrent ; il se leva à moitié et avança ses deux
bras vers l'Ovulpaïo comme s'il eût voulu l'étrangler ; la Syrène le serra contre
sa poitrine et lui sourit du regard ; elle l'aimait presque en ce moment , ruiné
ainsi, et ainsi furieux. Mais le marquis, en levant les yeux, rencontra ceux des
spectateurs et puis ceux du Vautour : ceux des spectateurs n'avaient ni sympa-
thie ni compassion ; il n'avait plus là-dedans un ami :on le croyait fou, le voyant
se lever de la sorte; ceux du Vautour étaient d'un froid d'acier, ils ne disaient
rien, ne demandaient rien, ils attendaient. Le marquis retomba sur son siège. Il
avait senti un tranchant de rasoir lui courir sur le front ; en se rappelant ce qu'il
avait perdu, il se demandait s'il pouvait tout payer. Alors, avec la féroce humi-
hté du désespoir, il dit au Vautour d'une voix basse et étouffée : — Vous dites,
monsieur!... — La Syrène contre ce que vous perdez.
La Syrène seule avait entendu ; elle jeta au Vautour un regard de haine ; et
quand le marquis dit d'une voix mourante : — Allons! — elle le regarda dans les
yeux, se recula de lui avec mépris, et alla tomber sur un fauteuil voisin, avec un
cri d'indignation et de dégoût. — Les spectateurs gardaient le même silence ; ils
ignoraient tous l'enjeu de cette partie, mais ils sentaient bien qu'il devait y avoir
quelque chose de terrible et de mortel dans le secret de ces deux hommes. —
La partie ne fut pas plus longue ni plus disputée que les autres ; en deux minutes
le Vautour avait gagné. Alors, le marquis redevint gentilhomme. Il se leva avec
le calme d'une résignation suprême ; les groupes se fendirent devant lui pour lui
livrer passage , il avait la démarche assurée, le regard ferme; il passa lentement.
Je ne sais cequ'il en eût été du Vautour s'il avait eu rang dans la foule, mais tous
dans la foule baissèrent les yeux sous les yeux du marquis.
Quelques minutes après, le bal recommençait dans le salon même où venait
de se jouer cette muette tragédie. Combien de mortelles douleurs une valse cou-
doie ou foule aux pieds dans une fête ! Après deux ou trois quadrilles , personne
ne songeait au marquis, excepté la Syrène et le Vautour, peut-être. — Le Vau-
tour était debout, adossé vers une croisée ; il semblait profondément occupé à
examiner le tissu de la bourse que la Syrène avait laissée sur la table ; mais qui
donc eût pu dire où fuyait sa pensée'? — La Syrène vint à passer. Le Vautour
leva les yeux, chercha les siens, les trouva, les troubla. Alors il lui tendit la main;
elle hésita un instant et lui dit tout d' un coup : — Eh ! bien , oui ! à vous ! puis-
qu'j'i m'a jouée, lui, mon marquis... ou mon valet; c'est bien ! Mais n'allez pas
croireque je vous aime encore. — Ça, lui dit gravement le Vautour , jouons-nous
donc, entre nous deux, les sottes farces de la vie? Qui voulez- vous trom-
per? As-tu donc oublié que je ne crois à rien, et moins à ce qu'on me dit qu'à
tout autre chose"? Rien ne ment plus que l'apparence, si ce n'est la science ; rien
LA SYLPHIDE.
lUI
plus que la science, si ce n'est la parole humaine. Prends-toi donc en pitié, s'il faut
pour ton bonheur que je croie un mot que tu auras dit. — Vautour I tu sonnes
toujours plus creux qu'une tombe. — Et peut-être la tombe et moi disons-nous
seuls le vrai. — Tu crois encore que je t'aime? — Non. — Tu le crois, et je ne
t'aime plus; et je l'ai aimé, lui, je l'aimais tout à l'heure; m'as-tu vu l'embras-
ser?— Tais-toi. — Je ne t'aime plus; je n'aime plus rien;je n'aime rien sur
terre; je ne t'aime pas!... — Le Vautour l'avait entraînée vers une terrasse om-
bragée, il la tenait par la taille , elle se cambrait sur son bras, et tandis qu'il in-
clinait lentement la tète sur le front de sa belle compagne , elle s'était laissée aller
peu à peu à boire son souffle et à percevoir son regard ; lorsque enfin elle en subit
toute la puissance, quand la chaude lueur de la fascination pesa complètement
sur elle, elle s'abandonna presque entièrement au bras qui la portait, et parlant
à mots entrecoupés, de cette voix comme involontaire qui répond dans le som-
nambulisme : — Je ne t'aime pas... dit-elle; non, je ne l'aime pas.., mais c'est
encore là tout ce que j'aime au monde!...
Le Vautour était arrivé près du kiosque qu'abritaient les bosquets. Les par-
fums, la nuit, cette poésie de la beauté, les musiques au loin, l'émanation fécon-
dante et énergique de la nature, agaçaient en lui toutes les fibres humaines.
La Syrène s'enveloppait aussi dans ce milieu , dans cette atmosphère qu'elle
créait autour d'elle et dont elle s'enivrait la première. Ils s'étaient embrasés au
même foyer, au même magnétisme impétueux ; ils entrèrent. Puis elle s'assit
près de lui sur un divan : — Oh I lui disait-elle, j'ai beau faire et j'ai heau men-
tir, je t'aime! je t'aime ! Ovulpaïo, oui , je t'aime! Tiens, quand je t'ai revu, ton
œil m'a pénétré jusqu'à l'ame. Mais qu'as-tu donc sur moi? grand Dieu! quel
étrange empire vous ai-je laissé prendre, à vous, sans le vouloir, sans le savoir,
qu'un mot de vous me fasse frissonner, et que vos regards traversent tout mon
corps, comme une furieuse caresse, ou comme une vague terreur? Dois-je mou-
rir pour vous? Ne puis-je vivre qu'en vous? Et pourquoi cela est-il ainsi? Vau-
tour! tu me tiens dans ta serre, qui donc es-tu? — Ton esclave, enfant , et ton
maître. — Ton maître et non pas le mien ; car je t'aime aussi , entends-tu pas? et
je ne veux pas t'aimer. — Il était grave et il ajouta : — Sur mon ame ! je t'aime
et je dois t'en plaindre. — Et elle : Ne m'en plains pas , j'en veux mourir !
Tout l'amour qui peut briiler une ame vibrait dans ces deux mots.
Le passé, l'idée du passé me ronge , dit-il lentement , et le présent n'est pas à
moi; est-ce que je veux t'aimer? Tiens, vois-tu! la Syrène, l'heure est sombre
comme un cœur de femme, et toute chose ment dans la nuit comme dans l'amour.
Quête semble de la mort après avoir aimé? M'y voudrais-tu bien suivre? — Dans
la mort, dans l'enfer ! — Tu m'as donné ta fête, veux-tu venir voir la mienne?
— Où, quand et comme tu l'auras voulu ; sans que je demande : Pourquoi? sans
que je dise : Assez !
La première lueur de l'aurore les avait déjà salués ; tout-à-coup la porte s'ouvrit
brusquement et le marquis parut; sa face était livide; il alla au Vautour, lui
remit un portefeuille, et lui dit d'une voix sourde : — Seigneur, voilà ma dette.
— Il se retourna vers la Syrène, dont la bouche aspirait le souffle du Vautour. 11
était blanc, il devint jaune; il marcha à elle, lui tendit la main ; et comme elle
était si émue qu'elle le reconnaissait à peine et semblait ne pas le voir , il la
162
LA SYLPHIDE.
saisit convulsivement par la taille, et colla un baiser de fantôme, un baiser aride
et glacé sur cette bouche humide de sourire et d'amour. — Le Vautour rugit et
bondit jusqu'à lui ; mais il ne fut pas si prompt que le marquis n'eût le temps de
prendre dans le sein de la Syrène le poignard qu'il y savait caché, et de s'en percer
le cœur. — Le Vautour, de sa main de fer, ne saisit et ne fit crier que le bras
d'un cadavre. Le cadavre tomba lourdement. Le Vautour ramassa le poignard,
le serra sur son sein, souleva dans ses bras jusqu'à ses yeux la Syrène qui allait
s'évanouir, sembla lui commander la force, et reprit : — Où, quand et comme
tu l'auras voulu, me disais-lu tout-à-l'heure? — Tout-à-l' heure et toujours. —
.\lors, partons!
Il l'entraîna, en repoussant du pied le cadavre du marquis , qui barrait le
passage.
IV
lia Uer.
I t
Quand vint le soir, ils avaient atteint une plage déserte où le flot murmurait
en mourant sur une mer de sable. — Vois, lui dit-il, vois là bas ma barque,
frêle coquille où le vent de la tempête pourra bercer la mort. — Vas-tu vou-
loir m'y suivre ? — Ovulpaio, sois mon amant, moi, je serai ta servante ; je ne
sais plus que t' obéir. — Et si j'allais t'aimer?.... Mon amour est comme le tien ,
la Syrène, on en meurt. — Aime-moi, fallût-il en mourir? — Ils se turent.
Lui semblait dévorer l'espace ; on eût dit que son regard fascinait un autre
regard au fond de l'infini. Il était sombre et fier comme un vainqueur farouche,
comme un dompteur superbe, et la mer écumait à ses pieds, et la rude cavale
hérissait sa crinière blanche en piaffant sur les grèves. Bientôt la barque brune
glissa comme un serpent marin sur la crête des flots, la Syrène était à demi-cou-
chée sur un tapis des Indes, et debout, le Vautour agitant comme un balancier
la barre du rameur, dont chaque extrémité s'élargissait en aile, à peine effleu-
rait d'un mouvement rapide et régulier la surface clapotante des eaux. La barque
étroite et légère semblait voler dans l'ombre. A voir de loin l'étrange silhouette
de l'embarcation et l'oscillante ligne où le Vautour, debout, se dessinait en noir,
on eût dit une apparition vague et fuyante, un fantôme des mers. Quand la rive
fut loin, le Vautour fit de sa barre un mât, il y appendit une voile et le vent les
poussa sur les flots. Alors le sombre amant se coucha près de l'amante, parta-
geant entre elle et l'espace les profusions de son regard.
Le Vautour avait presque souri; il regardait la Syrène, et parcourait d'un œil
complaisant tant de beauté plus belle encore de tant de passion. — La Syrène
pleura. — Oh! parle, disait-elle, parle! je ne sais pas sijesaisbien te comprendre,
mais ta parole m'enivre, mais quand tu dis amour, mon cœur répond bonheur,
mais j'aime et tout mon corps frémit quand je t'êcoute ! Ai-je besoin de com-
prendre autre chose? Que me faut-il de plus? et qu'ai-je à savoir davantage ?
Laisse-toi m'aimer... cela seul est divin. . . sais-tu ! l'amour est dieu! — Elle se
dressa vers lui, en lui offrant sa bouche où tremblait le désir. 11 la repoussa dou-
cement, leva aussi la tête, et se laissant lui-môme aimer, oublier et vivre :
— Vois! lui dit-il, avec une harmonie d'accent qu'elle ne lui avait jamais con-
nue, avec une musique plus douce que la parole humaine, et tandis qu'elle pieu-
1,A SYLPHIDE.
163
rait d'amour : — Vois! là haut, la lune à denii-cachée sourit comme un œil
amoureux sous l'humide paupière d'un nuage transparent; ici, sous les bai-
sers des brises, la vague palpite et frissonne comme un sein qui se pâme ; loin,
loin là bas, — la mer, de sa lèvre ècumante, va mouiller le golfe qui l'invite, et,
berçant sa plainte harmonieuse, se roule en murmurant sous lui ; le Ilot, comme
une langue avide, lèche chaque contour de la rive embaumée, et la nuit, reine
voilée, ouvrant pour les amans le splendide écrin du ciel , écoute chanter toute
chose et soupirer dans les airs l'èpithalame du monde. — Tout cela est donc le
sourire de l'amour; et puisque tout l'accueille et murnmre son bruit , donne ,
donne-moi donc ta lèvre, ô la plus belle! donne-moi ton baiser, ô Syrène! et
meure l'univers!
Les sons mourans, les ravons trembleurs, les étoiles dans la nue, leur reflet
dans les eaus, tout charmait leur grand silence, et l'ombre prodiguait sur les (lots
ses plus divins enchantemens. — Ils aimèrent !
S'ils avaient souffert, ils n'en gardèrent pas un regret dans ces heures.
S'ils s'étaient voué de mutuelles haines, ils n'eurent des larmes que pour en
pleurer. Ils pleurèrent ; lui comme elle et pour elle. — Qu'on vante donc sa force
(|u'on croie en soi, qu'on voue un culte à cette déesse douteuse et superbe : îa
Volonté! vienne alors une femme belle comme Judith, fière et puissante aussi-
vienne la Syrène, et le Vautour s'agenouille devant une femme et mouille d'une
larme plus rare encore ce sein à l'idéale perfection où bat un cœur gonflé. Ra-
conte-t-on ces heures, et comment les redire? qui donc, plus tard, s'en est bien
souvenu ?
Après le délire, ce furent les ivresses de l'amour; et elle lui disait tout ce que
son ame avait eu de mystères. Long-temps elle parla ; il écoutait. Tous deux sem-
blaient heureux.— Oh ! va, pas un autre que toi, lui dit-elle à la fin, je n'ai pu
aimer que toi!... Folle que j'étais, j'ai voulu essayer, aimer ailleurs...— Le front
du Vautour se rembrunit tout-à-coup. — Je lésais, dit-il amèrement, merci ! -^
Oh ! mais je ne pouvais pas, dit-elle avec toutes les grâces de l'amour. Je le
sais encore; mais je ne dois pas vous en dire merci. — Mon Dieu! mon Dieu!
pourquoi ce nuage sur ton front ?... N'as-tu pas oublié, dit-elle, avec un cri de
déchirante terreur? Elle retombait de toutes les hauteurs de son rêve du ciel sur
l'angle aigu de la réalité. Son ame s'y brisa. La pauvre fille venait de retrouver
le passé tout entier sur le front de son amant. Alors elle trembla comme la feuille
caril lui répondait: —Oublier? quoi?... Jen'oublie pas, moi. — Elle san^lotta:
Déjà! déjà! Quoi! silôt?... Que va-t-il faire de mon bonheur? — Je me ressou-
viens, te dis-je...je t'ai trop aimée tout à l'heure, et je suis jaloux du passé ; ja-
loux du passé, reprit-il lentement, c'est-à-dire des jours qui ne m'ont pas appar-
tenu ; des nuits amoureuses où la lunea souri, comme tout à l'heure elle souriait-
des parfums qui ont grisé les amans comme ils nous grisaient tout à l'heure ; des
murmures, des chants, des harmonies, de ces mille enchantemens de la mer et
des bois, des bosquets et des grottes, où mon souvenir fut bafloué , d'où mon
nom fut chassé.— Oh ! l'as-tu jamais pu croire?— Elle tremblait dans les convul-
sions de son vague efl'roi, sous l'œil désespéré du Vautour. — Et lui , toujours
impitoyable, à voix sourde et comme se parlant à lui-même : Jaloux du passé
c'est-à-dire de ces hommes à qui vous avez déjà dit votre serment d'amour. —
Non ! non 1 je te le jure!— Lui ne la regardait déjà plus; son œil buvait la mer.
164 I.A SYLPHIDE.
La mer roulait plus haut ses vagues; le ciel s'était fait noir; de lointaines ru-
meurs commencèrent à gronder. Alors, une joie étrange illumina la face du
Vautour ; le sinistre poète avait flairé l'ouragan.
Tout-à-coup un long éclair jaillit, comme une épée d'archange, de son fourreau
de nuages; le tranchant acéré sembla couper la face du Vautour, et le Vautour
ne ferma même pas la paupière, son œil rendit éclair pour éclair ; il souriait î\
demi, et long-temps il rêva. La Syrène était à ses pieds, pâle, immobile et n'o-
sant lui parler. La grande voix du tonnerre bondit enfin au milieu du morne si-
lence. L'Ovulpalo se leva. La tempête l'avait grisé; il riait et rugissait dans sa
farouche ivresse. Mais, soudain, au milieu d'un sourire, la Syrène le vit presser
une main impatiente sur son front, comme s'il eût voulu secouer quelque idée
importune. Un instant après, la môme impression rapide sembla l'agiter encore ;
et enfin, d'une voix brève, inéluctable et fatale: — Je n'ai pu oublier cette femme,
dit-il, — elle mourra !
Cette ame impitoyable s'était sentie vaincue, domptée, esclave ; elle pressen-
tait un maître, elle rêvait du sang. — Ployer sous une femme ! l'orgueil se ré-
voltait , il aimait mieux la tuer. Elle leva vers lui son œil plein de reproche et
d'amour. Et lui, répondant brusquement aux questions de ce regard : — Ne me
disais-tu pas que tu en voulais mourir? — Oui! oui 1 s'écria-t-elle, mais heureuse,
aimée! Oui, mourir! Mais mourir au milie^a du bonheur — Eh! bien, viens! luidit-il.
et il mit dans ce cri une indicible puissance de passion , de force et de volonté.
Il l'attira de l'œil, la courba sous son regard, la fit ramper jusqu'à lui, et la
reçut, demi-morte, amoureuse, sur son sein presque ému. Alors leurs lèvres se
rapprochèrent dans une frénétique étreinte, aux étincelantes clartés de la foudre
et aux fanfares furieuses du tonnerre ; et, tandis que la Syrène pâle déjà comme
une statue des tombes, s'anéantissait prête à défaillir, le Vautour releva la tête et
murmura tout bas : Non! non ! je l'aimerais encore et je ne veux pas l'aimer.
Alors, saisissant son petit poignard, il entoura de son bras armé l'amante éper-
due, la saisit sous le sein gauche, et, entre deux éclairs, la frappa raide au cœur.
La Syrène poussa à peine un cri , mordit par un dernier baiser la lèvre du
Vautour et tomba aux pieds de son meurtrier en lui jetant, dans un regard hu-
mide, l'adieu d'amour et de pardon. — Le Vautour se pencha vers le cadavre,
et, après quelques minutes d'une sombre contemplation , mêlant aux éclats de la
foudre un hurlement terrible : — Oh! je l'aimais! s'écria-t-il d'une voix funè-
bre et pleine d'épouvante; et il s'élanja dans les flots en repoussant du pied la
barque qui sombra.
Quand vint le jour, un homme était assis, mouillé encore et, à demi-vètu, sur
un rocher de la grève. Il contemplait la mer. C'était l'Ovulpaio ; moitié nageant,
moitié porté par la vague, il avait été jeté sur les galets du rivage ; de là il avait
savouré la tempête en rugissant avec elle. Le calme vint avec le jour ; le premier
rayon du soleil interrompit la rêverie sinistre. Alors, l'Ovulpaio prit à son doigt
un anneau qu'il regarda long-temps. Il chercha ensuite le portefeuille que lui
avait remis le marquis; il l'ouvrit, ne s'arrêta pas à lire les papiers et les titres
qu'il contenait, mais il fixa les yeux sur un billet où il trouva ces mots : « A la
Syrène, — Adieu ! adieu! ô trop aimée. — Prends garde! et ne sache jamais par
)) lui qu'il est un amour dont on meurt : moi je le sais par toi. Andréa. «
LA SYLPHIDE.
165
Elle n'aurait pas oublié cet homme, j'ai bien fait, murmura le Vautour. —
Syrènc, ajoufa-t-il, la nuit do tenipt^te est mon symbole , conmie la nuit de fête
('tait le lien: à toutes deux il fallait un cadavre. Et, après une pause : — Oh ! je
l'aimais, par la mort, je l'aimais! — Dès ce jour, plus d'amour dans ma vie !....
Mer! à toi le dernier! Et il jeta sa bague à la mer; puis il prit son poignard,
qui suait humide encore dans son fourreau sanglant; il l'essuya lentement —
et parfit. ciiables calemabd de lafavette.
^^
rgii.ATiti.)>.
d^
Académie Royale de llnsiqne.
lùE DIABLE AMOUREUX, ballet-panlomime en trois actes et huit tableaux, par MM. de saint-
GEORGES et MAZILIER, musique de MM. beinoist et rebeh , décors de SIM. philastre
et CAMBOx. — Rentrée de Mademoiselle Pauline leroux.
> pauvre écrivain qui avait prédit la révolution de 93
et qui plus tard signa sa prédiction de son sang en
portant sa tète sur l'échafaud, Cazotte, l'un des beaux
esprits de la cour de Louis XV, a écrit un petit livre
fantastique dans le genre de ceux de Matliurin, livre
qui est encore à l'heure qu'il est un véritable chef-
d'œuvre, que l'on relit avec plaisir, auquel on s'inté-
resse comme à une histoire authentique et touchante,
et qui a pour titre Le Diable Amourcujc. — La fantai-
sie de Cazotte a inspiré à M. de Saint-Georges l'idée de son brdlet; les princi-
paux développemens s'y retrouvent , et ce n'est pas nous assurément qui ferons
à M. de Saint-Georges un reproche de cet ingénieux plagiat. Ce n'est pas nous
qui assimilerons une œuvre chorégraphique à une comédie ou à un drame :
pourvu que les scènes se déroulent sans effort, qu'elles s'expliquent les unes
les autres, que la grâce et la variété dominent, toutes les conditions, toutes
les régies du ballet sont rigoureusement observées ; à ce prix , il lui est loisible
de choisir son sujet où bon lui semble, dans le roman ou l'histoire, dans la poésie
ou le théâtre, et quand par hasard il le rencontre tout préparé comme dans la
charmante rêverie de Cazotte, il aurait tort, très grand tort de ne pas mettre la
main dessus. — C'est déjà un fort rare mérite, qu'on le croie bien, de savoir
transporter l'intérêt d'un livre devant une rampe, et lorsqu'on y joint des dé-
I6G LA SYLPHIDE.
tails heureux et des tableaux qui plaisent, lorsqu'on parvient à communiquer
à la pantomine de l'intelligence et presque de l'esprit, on a accompli une tâche
assez de fois manquée pour que l'on s'en félicite si , d'aventure , le succès
vous tend les bras.
Qu'on imagine donc un pays quelconque : l'Italie, par exemple, et quelque
chose qui ressemble à la palazzina Lazarini, si la palazzlna Lazarini est aussi
belle que M. Janin nous l'a faite; c'est-à-dire de magnifiques couronnemens de
verdure, des pavillons de pierres blanches, des nappes d'eau bleue, du soleil et
du marbre, et au milieu de toutcela, une coartisannequi fait semblant d'aimer un
fds de famille, une façon de comte Ory. Quant à l'époque, prenez que ce soit le
quinzième siècle, Jérôme de Prague ou Jean IIuss, le bon temps des Bohémiens
et des schismatiques brûlés vifs. Donc, notre fils de famille a toutes les vertus de
son espèce : il est joueur, libertin, plein de caprices, mais en définitive iî est ver-
tueux. Il aime sa courtisanne, il aime une sœur de lait qu'il retrouve à l'heure
où il y pensait le moins; puis, séparée de l'une et dédaignée par l'autre, il joue
et perd tout ce qu'il a. C'est le cas d'appeler le diable à son aide. Le diable vient
sous les apparences d'un page mignon qui dissimule à peine les adorables formes
d'une femme. Et le diable fait fen^sne tombe amoureux du mauvais sujet. A ce
compte-là trois des plus ravissantes créatures perdent la tète pour lui ; on pour-
rait même y ajouter une petite paysanne à laquelle il fait la cour toutes les fois
que l'occasion s'en présente et qui ne lui en veut pas pour cela. — Maintenant
j'en aurais beaucoup trop à dire s'il me fallait raconter les merveilles de ces huit
tableaux qui se succèdent pour faire triompher la vertu dans la triple individualité
du fils de famille, de la sœur de lait et du diable. — Qu'il suffise de savoir que le
diable, après avoir tout tenté pour détacher le don Juan de sa courtisanne et de sa
sœur de lait, finit par se débarrasser de la première, dont il fait la favorite d'un
vieil imbécile de visir à Ispahan, et par lui permettre de donner sa main à la se-
conde; après quoi il meurt d'amour. Alors purifié par cet amour et par le rosaire
et la croix que la jeune fille a mis autour de son cou , alors redevenu belle et
blanche femme , le diable abandonne à jamais les ténébreuses profondeurs de
Beelsébuth et monte au paradis pour chanter avec les anges.
Encore une fois, cela n'est qu'un scénario très rapide et très imparfait du Diable
Amoureux qu'il m'aurait fallu plusieurs pages pour raconter. — ^I"" Pauline
Leroux, cette charmante danseuse qu'un accident éloignait depuis plusieurs an-
nées de la scène de ses succès, a fait sa rentrée avec un éclat, un bonheur et une
verve dont, certes, on gardera long-temps le souvenir. Il semble que l'absence,
au lieu d'avoir été préjudiciable à M"" Pauline Leroux, a augmenté, développé
en elle, cette légèreté, cet aplomb et ces traditions précieuses de la noble école
dont elle a toujours été l'un des plus gracieux interprètes. Tour à tour page et
femme, amoureuse et bayadère.elle a su approprier à chaque scène le caractère
qui lui convenait, sans rien perdre de sa délicate mignardise ; elle a su com-
prendre chaque travestissement et chaque rôle avec un à-propos et une finesse
incomparable. W^« Pauline Leroux est, en quelque sorte, tout le ballet, c'est le
Dens intcrfit de l'action : c'est elle qui fait marcher la pièce, entrant dans une
(rappe, sortant par l'autre, d'homme se métamorphosant en femme dans l'inter-
I valle d'une seconde, tantôt descendant dans l'enfer, tantôt montant au ciel, et
belle et spirituelle, et partout et toujours. Car voici à la fin une danseuse fran-
LA SYLPHIDE.
IG7
çaise qui mime avec notre esprit, qui danse avec notre esprit , vive, pétu-
lante, pleine d'agacerie et de malice, mais pleine surtout de désespoir et d'amoui .
Ici c'est le Chérubin de Beaumarchais qui lutine et se cache; plus loin c'est la
fiévreuse Ândalouse qui livre cours à ses transports dans une cachucha pas-
sionnée, et là-bas, devant les coupoles d'Ispahan qui s'arrondissent dans un ciel
bleu et les minarets superbes qui se reflètent sur les eaux dorées du Bosphore,
c'est la bayadère avec sa ceinture d'or, sa tunique de gaze et ses paillettes d'ar-
gent, qui s'oublie elle-même dans une étourdissante saltarcUe. Parlerai -je de cette
touchante scène d'amour, la première fois qu'elle voit son amant et qu'elle en est
éprise? Essaierai-je de rendre l'effet produit par ce pas de deux diabolique où
elle fascine la courtisanne ? J'aime mieux dire qu'après la chute du rideau on ii
rappelé M"<^ Pauline Leroux, qui par excès do modestie, sans doute, a beaucoup
hésité à venir. Un bouquet est tombé à ses pieds, et ainsi, rien n'a manqué au
triomphe de la danseuse. Elle a retrouvé du mémo coup tous les bravos et toutes
les fleurs de ses beaux soirs, ce qui prouverait, au besoin , qu'à défaut d'autres
vertus, on a la mémoire du eœur à l'Opéra.
Le Diable Amoureux a d'ailleurs été monté avec un luxe inouiet dont tout l'hon-
neur doit revenir à M. Léon Pillet; car le Diable Amoureux appartient à sa di-
rection, il ne lui provient pas d'un héritage. C'est M. Pillet qui a voulu que
ces décors fussent si beaux, que ces comparses et ces coryphées fussent si splen-
didement vêtus; c'est par ses ordres que toutes les femmesdu corps de ballet se
sont partagées ces centaines d'aunes de satin et de gaze, ces magnifiques costu-
mes de péris, de houris, d'aimées , ces résilles de soie et d'or, toute cette profu-
sion , tout ce luxe de l'Orient, réalisé, comme par défi , sur une des histoires
que la belle Schéhérazaade contait si bien. — La villa du premier tableau, ^a cha-
pelle avec le grand escalier taillé dans le roc, du quatrième, le bazar d'Ispahan
au sixième, et, enfin, le dernier tableau, l'Enfer et la Terre, sont peut-être les
plus remarquables décors qui aient été peints par M.M. Philastre et Cambon,
les décorateurs infatigables. — Quanta la musique, le premier et le dernier acte
sont de M. Benoist ; le second est de M. Réber; MM. Benoist et Rèber sont,
je crois , deux élèves du Conservatoire. Leur musique est généralement belle,
souvent grandiose, toujours appropriée aux scènes qu'elle a mission d'expliquerou
de traduire. Comme il n'est guère possible à une première représentation de prê-
ter une égale attention à tout, je ne saurais aujourd'hui entrer dans une appré-
ciation plus complète de la musique de MM. Benoist et Réber. J'ai entendu
((uelques personnes lui reprocher de n'être pas assez fournie d'airs connus, de
n'avoir pas mis à contribution M. Grisar et M"" Loïsa Puget. Je crois, pour ma
part, que ce qui manque en plagiats à MM. Réber et Renoist, ils l'ont amplement
gagné en expression dramatique; sous ce rapport, je ne saurais trop les féliciter
d'être entrés dans une voie d'art que la paresse avait, jusqu'à présent, faitdéserter
à beaucoup d'autres. — On reproche encore au Diable Amoureux d'offrir, ça et
là, des réminiscences du Diable Boiteux, de la Sylphide. Cela n'a rien de surpre-
nant, cela même doit être. Un exemple entre mille le prouvera : il n'y a, dans
la pantomime, qu'une seule manière d'exprimer une scène d'amour; combien en
compte-on dans le chant et dans la poésie, plus riche encore? Qu'importe donc
que certaines parties d'une œuvre chorégraphique reportent la pensée sur un
ballet précédent? Ce qui est nécessaire, avant tout , c'est que cette œuvre soit
168
l.\ SYLPHIDE.
bien conçue, bien conduite, bien comprise ; que les pas en soient originaux et
hardiment dessinés ; que la légèreté et la grâce soient partout : dans le corps de
ballet, dans les coryphées, dans les premiers sujets. Tout cela se trouve-t-il dans
foD/aft/e £oî7eua;? Et si tout cela s'y trouve, comme il faut bien en convenir,
n'est-ce pas là un des plus splendides succès chorégraphiques, le plus beau peut-
être dont r Académie-Royale ait, jusqu'à ce jour, offert l'exemple ?
G. GUÉNOT-LECOINTB.
On se souvient sans doute de cette belle représentation au bénéfice des Polo-
nais qui fut donnée l'hiver dernier dans la salle Ventadour par la plus brillante
aristocratie de la capitale. Le 17 de ce mois , au château de V*** près de Senlis,
des ducs et des marquises se sont encore procuré les menus plaisirs d'une re-
présentation dramatique. Tout ce que Senlis compte d'élégant et de distingué
s'était donné rendez-vous au château deV***; le parc était encombré d'équi-
pages aux riches armoiries , et la foule se pressait aux abords d'un théâtre beau-
coup trop petit pour contenir autant de monde; mais enfin, tant bien que mal,
on a trouvé place , et le spectacle a commencé par La Première Ride , où une
jeune et charmante marquise a développé un talent d'ingénue que la Comédie-
Française envierait. Puis est venu le Roman d'une Heure, où deux nobles dames,
que nous avons déjà applaudies à la Renaissance, remplissaient les rôles de Lucile
et de Lisette. Mme A"***'*", brune et ravissante femme dont la magnifique
chevelure noire était retenue par un chaperon de roses , a été l'objet d'une
adoration universelle ; et elle a chanté la romance de Sara d'une façon qui
a enlevé tous les suffrages. Les Femmes romantiques ont terminé la fête. Le
comte et la comtesse de J'*** ont été inimitables sous les traits de Figeac et de
Mlle de Vieille-Roche. — Quelques morceaux de musique instrumentale ont
prolongé fort agréablement cette soirée à laquelle un ambigu délicieux a mis fin.
La petite salle de spectacle était royalement éclairée , et au milieu de toutes les
riches toilettes , les jolies femmes et les fraîches roses de notre beau pays de
France , brillait de tout son éclat une fleur exotique , la ravissante comtesse
de P**.
Dimanche, 27 septembre, Hurteaux donne une grande matinée vocale et ins-
trumentale dans la belle salle de M. Henri Herz. On y entendra, en le comptant.
Marié , Levasseur, Boulanger, et M™" Thillon et Widemann. La partie instru-
mentale sera remplie par MUe Venitet MM. Venit, Koken et Rignault. La com-
position de ce concert est un sûr garant de son succès.
Le Directeur DE VILLEMESSANT.
LA SYLPHIDE
'^■'t/., ,„./^, „,r. f,'^,„,/^/Jfi/., //>^/</r.> -rfl/^rf/. .')liimlj,- -r,'fr /rl.t'r,^ '/ '//<^"y'
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DIRECTION, RUC P'HANOVRC, 17.
LA SYLPHIDE.
I(,'J
A Hadame '"
ii octobre.
IDÈLB à ma promesse, madame, je vais continuer
la fashionable énuméntion que j'avais commen-
cée dans ma dernière lettre. Point n'est besoin
de vous rappeler, je pense, que c'est en société de
deux barbares que je fais mes excursions. Au
' reste, mes barbares ont des yeux, des cheveux et
des dents qui feraient envie à plus d'un habitant
éclos sur le sol parisien, et si ce n'est la Faldella
que regrette ma parente et le costume de Frvsc
= après lequel soupire son mari, ils sont déjà l'un et
l'autre acclimatés ici aussi bien que quiconque !
Vous savez que nous explorons les spécialités
de tous les genres, celles en renom, bien entendu ;
or, aujourd'hui nous avons commencé par les mo-
distes , et nous nous sommes tout naturellement guidés , par instinct , chez
Maurice Beauvais qui prépare pour cet hiver les plus délicieuses coiffures
moyen-âge qui se puissent voir ; le velours, les dentelles d'or et d'argent , les
perles et tout ce que l'art et la nature produisent de plus séduisant, vient s'as-
sembler, se rapprocher, sous la baguette magique de Maurice Beauvais.
Ces coiffures sont faites avec une entente de goût et de bonne compagnie qui
ne peut échapper aux vrais connaisseurs. Toutes ces formes, prises d'après
d'anciens dessins, sont ajustées aux goûts de nos jours avec un talent si réel
que c'est à peine si on s'aperçoit des nuances qui les ont modifiées. Maurice
Beauvais vient de composer des capotes plissées en velours , innovation qu'on
n'avait point vu jusqu'à présent, et qui auront un grand succès parmi les
femmes de la haute société. — Ensuite est venue M°" Basse , la modiste aux
manières suaves et distinguées ; ses modes portent le cachet de distinction qu'on
14
17(1 LA SYLPIIiDE.
remarque dans toute sa personne ; nulle autre ne sait mieux qu'elle assortir les
couleurs et poser les ornemens d'un chapeau ; elle a dans ce moment de char-
mantes capotes de satin dont lapasse, entièrement doublée de points , forme
autour du visage une transparente auréole qui sied à ravir ; puis d'autres cha-
peaux de salin blanc tout unis, d'une simplicité ravissante, et ornés d'une
I ' plume à plat posée avec une grâce inimitable. — Je vous citerai à côté de ces
deux noms, sur le mérite desquels on ne peut élever un doute, celui de
i Lucy Hocquet, dont la réputation est faite depuis long-temps. Il a dans ce
moment la plus séduisante collection de capotes de ville qui se puisse voir,'
j 1 c'est un vrai musée de fashion. Chaque objet est le sujet d'un désir, il faut
! aller visiter les magasins de Lucy Hocquet pour s'imaginer la diversité des
j j -: modes qu'il a su créer pour cette époque de transition où Indite mode est si
' j difTicile à saisir. — M"" Debaisieux a exécuté une partie des commatule» que
j j nous lui avions faites; parmi elles se trouve une redingote de mousseline ca-
î i chemire, couleur nankin , boutonnée sur le devant avec de larges boutons de
passementerie noire ; le devant du corsage est orné de passementeries et de
boutons qui sont disposés en éventails; les manches, tout-à-fait justes, sont
boutonnées jusqu'au coude , mais les boutons «ont [ilus petits que ceux du corps
delà robe. Une autre robe en reps ottoman, couleur bois et blanc, est garnie de
deuxrangsde/jincesbouffantes, les manches à la Françoise de Fo/j?, le corsage
croisé, à plis fermés et arrêtés. Dans l'envoi de M"' Debaisieux se trouvait
un spencer en velours gros-bleu, garni au bas de la taille d'un rang de frarjges
torses; un autre rang de franges posé à l'emmanchure et retombant sur la
manche qui est juste à VJmadis ; cette frangtj est haute de cinq doigts. A la
fin de la saison délé , rien n'est plus joli, pour les jeunes personnes surtout,
que ces spencers sur des jupes de batiste d'Ecosse très fines , garnies de cinq
ou six larges plis ou d'un égal nombre de rangs de jours. Les jupes ornées
d'accessoires trans[)arens ont mille fois plus d'élégance depuis que les sous-
jupes Oudinot etDelannoy ont été adoptées.
Delanuoy, qui a trouvé le moyen de disposer ses corps de jupes de manière
à ce que le bouffant ne remonte jamais, a aussi le talent de faire, que ne se rap-
prochant point des jambes, le bas de la jupe déplace dans toute son étendue
le genre de garniture dont elle est ornée ; la bonne grâce des toilettes a gagné
cent pour cent depuis que l'on porte les sous-jupes Delannoy. Elles serviront
aussi à faire apprécier encore mieux la magnificence des étoffes de la maison
Delisle, qui, dès les premiers jours du mois d'octobre, ouvre la saison
d'hiver par l'apparition des nouveautés les plus élégantes. Les dessins, les
nuances et l'ensemble des soieries de Delisle, ont cette année une distinctiou
et un charme qui ne lecèdera en rien à l'admiration qu'elles provoquent tou-
jours chez les vrais connaisseurs. Cette maison, la première de Paris, sans
I
LA SYLPHIDE. F7I
contredit, s'inspirant toujours de son créateur, nous montre une suite et une
persévérance d'ingénieuses productions qui ne lai.'sent aucun soutiait à former.
J'ai i^jà remarqué dans ces belles galeries des écharpesde velours dont le fond
est uni et les deux tiers écossais. Rien n'est plus joli que celte diversité de cou-
leurs dans le rebuté de ces écharpes. La maison Delisle possède aussi à elle
les châles longs en velours impérial, qui sont certes la plus belle chose que
l'on ait vue depuis long-temps ; avec les robes de soie, ce châle compose la toi-
lette la plus distinguée qu'une femme puisse porter. Je n'ai point, dans mes ex-
cursions, négligé, comme vous le pensez bien, la maison pour deuil de Du-
fiesne ; j'ai voulu faire voir à l'étrangère, comment, à Paris, on pouvait en un
instant et sur une simple commande, avoir le deuil le plus complet et même le
plus élégant possible; nous savons combien toutes les étoffes pour deuil
de Dufresne, soit en laine , soit en soie, sont belles et de bon goût; ses
écharpes, ses châles, ne le cèdent point au reste, et nous sommes, comme
toujours, sortis de ces magasins aussi satisfaits de ce qu'ils renferment que de
ceux qui en font les honneurs.
Une des choses qui, ici, a le plus émerveillé ma parente, est la perfection
des corsets de Josselin ! Elle est d'un pays où le corset est presque inconnu,
même de nom, et l'admirable système de Josselin lui a paru un prodige.
H est vrai de dire que jamais l'art d'aider à la beauté de la taille, ou d'en ca-
cher les défectuosités, n'a été, porté plus loin que dans les corsets Josselin;
les femmes ont trouvé en lui, non seulement un auxiliaire à leur beauté, mais
encore à leur bien-être. A propos de bien-être, je ne passerai point sous si-
lence la visite que nous avons faite à Gon qui s'occupe , avec la plus grande
activité, de notre bien-être de l'hiver, c'est-à-dire de nos confortables enve-
loppes de fourrures ; cette année , comme toutes les autres , Gon a les plus
magnifiques fourrures, et je crois difficile à ses confrères de lutter avec lui
j pour la beauté du choix des peaux qu'il fait venir de toutes les parties du
nord. Pour cet hiver, pendant lequel on portera beaucoup de bandes de
fourrures au bas des jupes, Gon a une ample fourniture de garnitures de
robes toutes plus belles les unes que les autres. Les mantilles, les pelisses, les
écharpes et tout ce qui constitue le costume pour la sortie des bals, est chez
lui d'une élégance remarquable, c'est à lui que nous devons la résurrection
des calèches, objet si utile et si commode. Enfin, que vous dirai-je des maga-
sins de Gon, si ce n'est qu'ils nous offrent, pour cet hiver, tant de belles et
bonnes ressources contre le froid, qu'on a chaud rien qu'à les regarder. — Vous
qui aimez tant à venir vous reposer, madame, dans les belles serres artificielles
de nos fleuristes, combien vous vous trouveriez heureuse et à votre gré , dans
les salons d'une fleuriste qui, s'élevant sous le patronage de Beaudrant, réa-
lisera, je n'en doute pas, tous ces beaux rêves de fleurs dont je vous ai souvent
172 • I,A SYI.PlllDIÎ.
entendu parler. Constantin est un fleuriste de grand talent, toutes ses pro-
ductions sont ravissantes de fraîcheur et de finesse dans le travail, c'est la fleur
prise sur le fait, si je puis m'exprimer ainsi, et les papillons s'y tromperaient ;
puis, toutes ces belles branches, on les va voir dans un prestigieux appartement
qui semble encore les faire paraître plus belles, dans un appartement décoré
par MM. Compagnon et Winter, qui poursuivent, à grands pas, leur carrière
de succès, et ont laissé bien loin derrière eux Meurice et tous les autres tapis-
siers de la capitale ; un des beaux fleurons de leur couronne est l'arrangement
de l'Opéra-Comique, dont l'élégance surpasse ce que nous avions vu jusqu'a-
lors ; il ne se fera pas maintenant une belle salle de spectacle à Paris, que l'on
n'appelle, pour y concourir, MM. Compagnon et Winter, dont le talent ne
peut redouter aucuns rivaux. Cette dernière phrase, j'ai grande envie aussi de
l'appliquer à Guerlain, le parfumeur par excellence, car loin d'user la répu-
tation, comme il arrive souvent à certaines maisons en renom , Guerlain sem-
ble chaque jour ajouter un mérite de plus à la sienne.
Quoique les modes masculines ne soient peut-être pas tout-à-fait de ma
compétence, j'ai ainsi que toute femme, je pense, un certain tact qui ne me
trompe point sur ceux de ces messieurs qui savent se mettre avec plus ou
moins d'élégance. Je trouve, par exemple , que les habits à larges basques et
emboîtant la hanche sont mille fois plus élégans que les habits en queue de
morue (pardon de la comparaison peu poétique), que l'on portait il y a quel-
que temps. Les habits d'aujourd'hui ont un certain air bossu qui sent son grand
seigneur à faire plaisir, et enlève au costume masculin cette apparence chétive
et nue qui faisait peine à voir. Oui, disons-le, les modes masculines s'amélio-
rent et un des tailleurs de Paris qui contribuera le plus à les régénérer est
Barde, dont l'incessante disposition tend à un progrès vers le bien qui lui
mérite toute la reconnaissance de sa nombreuse et fashionable clientelle.
Barde vient de faire , pour le parent que vous savez , un par-dessus blanc
d'un genre tout nouveau et d'une richesse extrême : c'est un modèle qui fera
époque et donnera suite à tous ceux que produit Barde. Il est depuis long-
temps accoutumé à donner à la mode un élan et un cachet qui lui sont parti-
culiers et qui font deviner à l'inspection seule de la tournure , qu'on se fait
habiller chez lui ; avec un costume de Barde et une des belles cannes de Ver-
dier, vous pouvez faire un gentleman du plus épais bourgeois de la cité. Re-
commandez donc Barde à ceux de nos lions qui ont besoin d'un peu d'aide
pour plaire, et recommandez à nos lionnes qui tiennent à l'élégance de leurs
mains, les gants ornés deMayer; sous cette fine et délicate enveloppe ,
il n'est pas de mains qui ne paraissent charmantes : on dirait, à voir toutes les
plus élégantes femmes de Paris faire dès à présent chez lui leur provision
d'hiver, qu'elles craignent de voir s'épuiser cette mine qui leur est si précieuse.
LA SYLPHIDE.
173
lieureusement que le talent de Mayer est inépuisable et quil y en aura pour
tout le monde.
Ilélas! s'il en était ainsi de tontes choses , ce même monde murmurerait
moins qu'il ne le fait I Mais ch;icun dé.Mre ce qu'il ne peut avoir, la femme
blonde regrette de ne pouvoir porter du rose , la hrune voudrait s'envelopper
de bleu, les campagnardes rêvent la ville, et les citadines soupirent après un
petit coin de gazon pour reposer leurs pieds endoloris par nos pavés 1 Dans un
cercle plus étendu, les hommes ne sont pas plus satisfaits de leur position dans
la vie; et qui voudrait être avocat, député, ministre, qui n'est que propriétaire ,
électeur ou poète... Baronne marie de l******.
! i
LE TOUR DE FRANCE.
ETTE fantaisie de voir du pays me prit un jour aussi.
J'étais las de Paris, et d'ailleurs, par la littérature
intime et pittoresque qui court, il n'était pas dé-
cent à un jeune homme bien né de n'avoir point con-
templé les beautés du monde, au moins jusqu'à Cor-
beilou à Arpajon. Je renvoyai long-temps mon projet,
enchaîné par de tyranniques occupations; mais en-
fin, un beau jour, je rompis en visière à tous mes
devoirs, c'était le seul moyen, et je partis muni de la malédiction de tous mes
proches, ce qui ne peut jamais nuire en pareil cas. J'avais compté sur le bruit de
la voiture et la pureté d'une soirée d'été pour étouffer mes scrupules , mais à
peine la dihgence avait-elle franchi le Pont-Xeuf , que le ciel s'assombrit. Les
nuages crevèrent, et le vent, la grêle, la pluie firent rage de telle sorte, qu'occupé
comme je l'étais de la gravité de mon équipée, il me fut impossible de ne pas re-
connaître dans cette tempête des signes terribles de la colère du ciel. Peu s'en
fallut qu'en passant par devant les maisons du quai des Tournelles, qui semblaient
;el article élanl ia prupriélé de la Sylphide, ne pourra être reproduit.
174 _ LA SYLPHIDE.
pleurer mon départ de toutes leurs gouttières, je n'abandonnasse ma place
pour regagner mon logis; mais le souvenir de mon bagage dûment enseveli sous
la vache me traversa l'esprit , puis enfm une de ces résolutions subites qui déci-
dent des grands événemens me ranima tout à coup. Je fermai les yeux et je dis
comme un héros antique : Allons !
C'est qu'il ne s'agissait pas là d'une simple partie de campagne , d'un simple
pélerinageà Montmorency, comme en font les littérateurs qui écrivent des voya-
ges en Espagne et en Syrie. Je ne mo proposais rien moins que mon tour de
France , c'est-à-dire deux mois de voyage, deux mois loin du couvert paternel,
dans des pays inconnus , avec des visages étrangers, livré sans défense à tous les
coups du sort et sans beaucoup d'argent. On conviendra que c'était là une situa-
tion solennelle pour un brave garçon qui avait pour habitude de coucher le plus
souvent chez lui , et qui n'avait traversé la France qu'une fois, tout enfant, dans
une bonne chaise de poste et sur les genoux de sa mère. Tant y a que je me
sentais prêt à pleurer, et que cette bonne ville de Paris, qui fuyait derrière nous,
prenait à mes yeux une valeur que je ne lui avais jamais soupçonnée. Heureu-
sement nous étions en pleine campagne, et le ciel était redevenu beau : nous
passions près d'Alfort. En cet endroit, !a route est bordée d'un magnifique rang
d'ormeaux. L'eau de pluie ruisselait encore sur les feuilles, étincelant çà et là
aux lueurs du soleil couchant, et les oiseaux réveillés, recommençaient à chanter
sous les branches. L'air était plein de rayons humides, et je me laissai aller d'a-
bord à ce spectacle, le nez au vent, les yeux au loin sur la plaine, dans le ciel
sondant tous les horizons et m'enivrant aux bonnes senteurs des herbes mouillées.
J'étais, je ne sais si je l'ai dit, juché sur l'impériale , et comme le couchant s'é-
teignait peu à peu, et que les deux rangées d'ormeaux, de plus en plu4 sombres,
s'allongeaient avec quelque monotonie, je finis par m'apcrcevoir que j'étais assis
entre le conducteur et un monsieur en redingote bleue. C'était le moment d'en-
trer en conversation. Je demandai au conducteur le nom d'un village de la route,
et le monsieur en redingote bleue m'expliqua le but de son voyage, en sorte que
je fus obligé de lui dire où j'allais. Nous allions ensemble jusqu'à Chàlons. Le
conducteur se mit à siffler un air de chasse, et le jour était tout-à-fait tombé,
q\ie nous entrions à Melun, la première ville que nous dussions rencontrer.
Il était neuf heures du soir. Le but studieux de mon voyage me revint en mé-
moire. Je pris machinalement un crayon dans ma poche, et j'écarquillai mes yeux
en entrant dans là première allée de maisons qui faisait suite à la route et qui devait
invariablement s'appeler la Grand' Rue. Je cherchais des monumens, je voulais
saisir au passage la physionomie de l'endroit ; mais, hélas! il était nuit close, les
boutiques étaient fermées ou illuminées d'une chandelle derrière la vitre. Quel-
qui s jeunes filles causaient et riaient aux éclats, groupées devant leurporte, et des
officiers de la garnison les lorgnaient au passage en se promenant à petits pas.
Il y avait dans tout cela une bonne odeur de petite ville et de province qui ne me
déplut pas. La diligence s'arrêta à une auberge qui devait certainement s'appeler
le Cheval Blanc ou le Lion d'Or, et comme on n'y laissait pas le loisir de s'y arrê-
ter long-temps, je ne pus considérer à mon aise que la boutique de pâtissier qui
en décorait la devanture, en sorte que je n'observai rien de bien remarquable à
Melun, si ce n'est une brioche monstrueuse surmontée d'une rose, et la pâtissière,
dont le nez était extrêmement rouge.
LA SYLPHIDE.
175
A peine remontés en voilure, mon voisin en redingote bleue et le conducteur
iirent pour dormir ces préparatifs toujours si douloureux à ceux qui n'en ont pas
envie. Dès lors, commencèrent pour moi ces mille trihiilations (jui feront toujours
regretter à l'esprit le plus déterminé aux avenliircs, d'avoir (juitlé son chez soi.
Imaginez que j'avais religieusement endossé l'équipage connu de l'artiste de
vaudeville en voyage. J'avais la blouse exigée, la cravate à lu Colin, et le simple,
le trop simple i)antalon de toile ; imaginez encore (pie j'avais compté sur une nuit
pure, tiède, étoilée, et sur les lueurs mélancoliques de la lune pour défrayer poé-
tiquement mes insomnies. Or, vers dix beures du soir, mon voisin, bien enve-
loppé dans son manteau, ronflait à perdre baleine , le conducteur s'éveillait juste
aux relais, et la lune ayant absorbé tout ce que mon esprit pouvait lui fournir
d'extases, mes yeux s'appesantirent, je me sentis glacé et subjugué par le som-
meil. Je m'ailaissai sur les coussins, mais une bise aiguë me soufllait au visage,
la fralcbeur de la nuit me pénétrait jusqu'aux os, et je grelottais à faire ])ilié à
tout autie qu'à des compagnons fourrés et endormis. La fatigue l'emporta enfin
et je me laissai aller à un sommeil pénible qui n'éteignit pas, s'il m'en souvient,
le sentiment d'un froid incisif Je m'éveillai au point du jour, comme nous tra-
versions Pont-cur-Yonnc , devant l'un des p'us ravissans paysages que j'aie vus
de ma vie : c'était un petit bourg avec autant d'arbres que de maisons , jeté sur
une rivière bordée de grands peupliers ; d'épaisses vapeurs condensées par l'air
de la nuit, de larges rideaux de brouillard se dressaient sur l'eau, décliiraiit leurs
pans, çà et là, aux brandies des saules qui trempaient dans le courant comme des
panaches, et laissant voir à travers des trouées, tantôt un petit toit de chaume
penché sur la rivière, tantôt l'escalier de bois et la roue d'un moulin à eau ; ajou-
tez à cela l'a'ur pâle, le ciel limpide et la fraîcheur d'une matinée de la belle
saison, bien accommodée à ce tableau délicieux, mais qui pourtant m'empêcha
d'en goûter à fond toutes les beautés. J'étais moulu, morfondu et mouillé de
rosée jiiS(|u'à la moelle.
Il ne le faut point nier, et je l'ai expérimenté bien des fois depuis, les facultés
poétiques sont assujéties aux plus tristes instincts du corps. Les cordes de la lyre
se taisent sous l'impression de la faim ou du froid, comme sous un archet sans
colophane, et la iireniiére obligation d'un homme littéraire, qui se met en devoir
de sentir les magnificences de la nature ou de chanter la mort d'un être chéri,
est, sans contredit, un gilet de flanelle et un excellent repas. Dieu saittoutceqre
les lettres et les sciences ont perdu, tout ce que nos voyageurs modernes ont ou-
blié de sensations grandioses et de vénérables monumens , par suite d'un relai
trop long_temps désiré, et toutes les merveilles sauvages ou architecturales qui
out cédé le pas dans leurs impressions à un dîner de table-d'hôte ou à un lit bien
bassiné.
(Juant à moi, mon enthousiasme s'épanouit de rechef aux premiers rayons du
soleil ; je descendis un moment sur la route et je me réchaullai, tout d'abord, en
marchant à grands pas derrière la voiture. La journée allait être superbe, et, sur
mon ame, en repassant à cette heure, au coin de mon feu , les souvenirs de ce
beau chemin , je suis encore d'avis que les plus graves incommodités d'un
voyage n'en ba ancent pas les jouissances.
Sans doute, il est cruel de marcher cinq ou six heure», de faire douze à quinze
lieues sans avoir autre chose sous les yeux que des landes plates et dépouillées
176
LA SYLPniDE.
qui se fondent à l'horizon avec un ciel gris; il est cruel de passer en revue , toute
une journée, quinze à dix-huit cents |)oniniiers ou noyers rangés le long du che-
min et coupés de temps à autre par une borne milliaire en guise de chef défile.
Sans doute, il est pénible d'en être réduit, pour unique point de vue , au nez
barbouillé de tabac de son voisin, et d'avoir à méditer tout une après midi sur
les poils qu'il a dans l'oreille et la clé de montre qui se berce sur son gousset; il
est douloureux de l'entendre tousser, s'il est asthmatique, fredonner, s'il est offi-
cier, faire des calembourgs, s'il est commis voyageur, ronfler, s'il est marchand
de bœufs ; il est douloureux d'être éclaboussé par ses bribes s'il mange, et de le
j)orter sur ses épaules s'il dort; il est monotone d'être oncagé dans une lourde
machine, tendrement accouplé à des êtres insociables, suant s'il fait chaud, ge-
lant s'il fait froid, et cahoté nuit et jour sans sommeil et sans repos. Mais aussi ,
(juand le pays est beau et que le soleil se met en fête sur votre passage, quand
l'horizon se peuple d'accidens heureux, quelles extases à contempler les ondula-
tions d'une vigne jaune, aux rayons de midi, sur la pente d'un coteau; les divers
aspects d'une vallée qu'on embrasse d'un regard, et les tons verdoyans d'un pâ-
turage qui se déploie semé de bouquets d'arbres ! Quel charme à surprendre, au
bord de la route, une petite maison en briques, avec sa porte verte, sa cheminée
qui fume et sa fenêtre tapissée de jasmin où une grosse fille rit entre les feuilles
à côté d'une cage de bouvreuils ! Quelles douces rêveries à suivre au loin dans la
plaine un homme qui marche pas à pas derricee sa charrue dans les sillons , quel-
ques paysannes accroupies au lavoir, ou des bœufs à travers les luzernes avec
un enfant demi-nu qui dort auprès !
Nous arrivâmes à cinq heures du matin à Sens où nous n'eûmes pas le temps
d'admirer de larges boulevarts plantés d'ormeaux, de vieux remparts romains
avec une porte à plein centre qui donnaient à la ville un bon air d'antiquité et la
façade de la cathédrale retirée au fond d'une place. Comme je n'avais pas vu
grand'chose à Melun parce qu'il faisait trop nuit, je ne vis rien de plus à Sens ,
parce qu'il ne faisait pas assez jour. Les maisons étaient fermées comme celles
du reste de la chrétienté à cette heure, et les mœurs des habitans me parurent se
réduire à colporter des tasses de lait le long des voitures. La grande rue où s'était
arrêtée la diligence fut en un moment barrée par une vingtaine de femmes dans
un appareil très matinal, avec une grande écuelle à la main dont on ne distin-
guait pas la forme tout d'abord, qui vantèrent à grands cris leur lait chaud ! Si,
pendant les vingtminutes qu'elles demeurèrent là avec nous au grand air, un mal-
heureux voyageur, exténué, se laissait affriander , elles lui posaient d'abord cette
jatte sur les bras et fouillaient dans la poche de leur tablier d'où elles retiraient
deux ou trois morceaux de sucre mêlés à des mies de pain, des étuis et des co-
quilles de noix. Je trouvai l'usage barbare, et comme j'hésitais à user de ce cor-
dial, le conducteur me frappa sur l'épaale et me fit signe de le suivre vers une
boutique entr'ouverte avec un air de grande faveur. C'était un cabaret de pure
souche. Rien n'y manquait : la haute cheminée, la lampe de nuit dans un coin,
le plâtre de Napoléon sur le chambranle, le plancher de noires solives, la com-
plainte du Juif Errant sur le mur, le lit blanc et bleu dans le fond , et les trois
cantines rangées sur un comptoir gras. On nous versa un alcool rougeàtre. —
Buvez-moi ça, dit le conducteur et vous serez remis, j'en réponds. — J'en avalai
bravement la moitié d'un trait. Mais cet elTroyable breuvage, en tombant dans
l,\ S>XPHIDE.
177
mon estomac libre, ébranla jusqu'à ma dernière fibre. Je dissimulai mes douleurs,
et, comme par habitude, je versai le reste dans un verre d'eau pour en délayer
l'àcrcté. J'avais seulement compliqué mon martyre , et je ne saurais vous dire
quel horrible goût me pénétra le corps avec celte eau glacée; je regagnai la voi-
ture l'oreille basse, plus sérieux que jamais et avec des nausées atroces en sur-
plus.
Une heure après nous galopions sur la grande route , et en cet endroit de mon
Odyssée, le cœur et l'estomac noyés d'amertume , je me disais ce que le lecteur
ne manquera pas de se dire aussi : que jusqu'alors je n'avais rien rencontré qui fût
particulièrement remarquable, C'est une chose en effet qu'on ne se représente
pas assez avant de partir pour de lointaines expéditions , que rien ne ressemble
tant à une ville qu'une autre ville, et à une campagne qu'une autre campagne.
Il est certain que tout ce que je voyais d'arbres, de prairies, de moissons, avait
de grands rapports avec ce que j'avais déjà vu , et que toutes les magnificences
champêtres que j'admirais au cœur de la Bourgogne, j'aurais pu les admirer pa -
reilleniont dans la banlieue de Paris.
Après tout, le grand chemin où l'on me cahotait, simulait, à faire pitié, la route
de Sceaux ou de Saint-Denis. Les rues de Sens m'avaient paru alignées dans les
proportions exactes de la rue MoulTetard. Les maisons y étaient aussi sales et les
femmes que j'avais vues aussi laides. L'eau-de-vie même de cette ville sur-
passait tout ce qu'on vend de plus exécrable dans ce genre à nos barrières. Les
paysans de la contrée parlaient un aussi bon français que les épiciers de la rue
aux Ours, et ce fat un cruel moment pour moi quand je vins à m'avouer qu'après
avoir fait soixante lieues pour voir des pays et des usages nouveaux, il ne tenait
qu'à moi de me croire encore à la barrière de la Cunette ou à Bagnolet
EDOCARD OIRI.IAC.
Théâtre-Français.
Latbéal'uo.nt , pièce en cinq acles el en prose, par .MM. ProsperDin.alx el Eugène Sue.
A chasse , la pêche et tous les menus plaisirs
de l'automne, nous faisaient depuis long-temps
oublier la Comédie-Française qui pourtant
s'agitait de mille manières afin d'attirer notre
attention : un jour, remettant sa salleàneuf;
un autre, nous rendant Rachel avec toutes les
splendeurs de la tragédie classique ; mais c'é-
tait en vain. On s'est occupé pendant assez de
mois de MM. les comédiens ordinaires , de
M. Buloz, et du décret de Moscou, il était donc
^^^^="' tout naturel que jusqu'à nouvel ordre on laissât
la discorde souffler toutes les chandelles derrière le rideau vert de la salle Riche-
lieu.— Cependant il arriva qu'un soir M. Buloz, le Suisse qui, pour me servir de
la pittoresque phrase de M. de Balzac, a compris la littérature en portier, se prit à
réfléchir qu'il y avait urgence de frapper un grand coup pour ramener à la Co-
I.& SYLPUIDE.
niédie-Française ce public volage qui semblait prendre à tâche d'en éviter de
plus en plus le chemin. Dans ce même temps, M. Eugène Sue , qui avait fait un
assez mauvais drame avec un livre qui n'est pas excellent, était fort indécis de sa-
voir où il le ferait jouer. Latréaumont avait été destiné d'abord à la Renaissance:
la fortune ayant fermé sa porte à M. Anténor Joly, M. Joly dut à son tour fer-
mer celle de son théâtre, et M. Eugène Sue, contre toute attente, ne fut pas infi-
niment chagriné de cette catastrophe. Son drame, composé pour la Renaissance,
ne convenait pas moins à la Porte-Saint-Martin ; mais au moment même où le
glorieux romancier mettait le pied sous le péristyle, M. Han;l partait pour la
Syrie, pour la Grèce, je ne sais pour où, beaucoup plus chargé que feu Bias, car
il emportait avec lui M"e Georges et tous les accessoires de la Tour de Nesle.
Pour le coup, M Eugène Sue ne fut pas maître de son indignation ; elle éclata
dans un anathéme qui ne saurait guère se comparer, à la différence près des
sexes, qu'à celui de Camille dans les Horaces, et après avoir demandé au ciel la
mort de l'art dramatique en France, il achevait, dans un douloureux soupir,
son dernier vers :
Moi seul en élre cause et mourir de plaisir !
Quand il se sentit frappé sur l'épaule , c'était M, Buloz, c'était le portier de la
Comédie-Française qui venait offrir un asile à Latréaumont proscrit. Leurs deux
âmes se fondirent dans un embrassement sympathique ; ils se traitèrent récipro-
quement de sauveur . eux qui ne devaient sauver personne, mais bien, faire sau-
ver tout le monde; et le drame de JVI. Sue contraint, par force majeure, d'entrer
au Théâtre-Français, puisque la Porte-Saint-Martin et la Renaissance n'étaient
plus là pour le recevoir, fut mis en plein cours de répétition. Alors le Suisse qui
tient 1 emploi de commissaire royal dans cette distribution de rôles que MM. les
comédiens ordinaires remplissent si mal, s'extasia sur les magnificences de ce
chef-d'œuvre. Les éloges ne tarirent pas. C'est beau ! c'est admirable! c'est su-
blime!... — Vint le soir de la première représentation , et ces oracles du goût ,
ces Mécènes de la littérature et du théâtre ne furent plus que de vrais niais. Ce
qu'ils avaient trouvé beau, admirable, sublime, était affligeant, absurde , ridi-
cule aux yeux de tous ; et les sifflets qui déjà avaient préludé par quelques
vagues accords au second acte, poursuivirent jusqu'au dernier une symphonie
concertante du plus parfait ensemble. Telle est l'histoire de Latréaumont à la-
quelle pourtant il manque encore un chapitre.
Ce chapitre, le voici. La lourde chute de Latréaumont était un coup de grâce
pour la pauvre Comédie qui en a déjà tant reçu. M. Buloz sortit de sa loge de con-
cierge et courut au domicile de tous les grands journaux auxquels il remit une
réclame composée par M. Sue peut-être, à son défaut par, un ami , et dans tous
les cas, par un maladroit ; cette réclame, qui voudrait être une apologie, n'est pas
autre chose qu'une oraison funèbre. On y annonce que des coupures ontété faites,
mais ces coupures ne rendent pas iafreawnmnt meilleur, elles abrègent seulement
la durée du concert des sifflets. On y fait l'éloge de M. Beauvallet et de Mlle Doze;
mais la grosse voix de M. Beauvallet ne donne pas à la pièce do M. Sue l'intérêt
et le style qui lui manquent. Que M. Beauvallet soit superbe dans Latréaumont,
c'est d'abord ce dont il est permis de douter à plus d'un titre; ensuite, cela n'empê-
che pas que ledit M. Beauvallet n'ait pris un rôle dont M. Monrose n'a pas voulu
LA SYLPHIDE.
et qui n'a été oITert à ce même M. Monrose, que dans l'impossibilité de le donner
à M. Frederick Lfmaitre. Quant à M'ieDoze, ses dix-sept ans, ses grands yeux
bleus et son adorable chevelure blonde ne sauraient dans aucun cas constituer un
succès littéraire au profit de M. Sué ; il se peut qu'on eût sifllé davantage si elle
n'eût pas été là.
Après l'accueil un peu leste qui a été fait à l'œuvre de M. Eugène Sue, le
détail le moins important est, à coup sûr, l'analyse. A quoi bon en effet raconter
une histoire qui n'aura pas de lendemain? — La conspiration du colonel Latréau-
mont, sous Louis XIV, est, à quelijues détails près, la conspiration contempo-
raine du général Mallet. Lalréaumont était un adroit ambitieux qui circonvint
un imbéeille, fils d'un grand capitaine , le chevalier de Rohan , dont le nom est i
dissimulé dans la pièce sous celui de prince de Clierny. Il voulait réaliser pour les
provinces du royaume de France, l'organisation des villes libres de la Hanse, et il
prétendait commencer par la Normandie. Un projet aussi fou avorta, il ne pouvait
en être autrement. Dans le drame de M. Sue, Latréaumont est trahi , tombe
frappé de deux coups de feu et le prince de Cherny est fait prisonnier. Dans
l'histoire, le chevalier de Rohan porta sa tête sur l'échafaud, et le colonel La-
tréaumont mourut courageusement sur le champ de bataille où son audace avait
trouvé beau de lutter contre la grandeur et les soldats de Louis XIV.
Comme sujet et comme exécution, tout ceci assurément est fort triste ; il y a
néanmoins quelque chose de plus triste encore : c'est que ce mauvais ouvrage qui
aura le sort de Cosiina , de Japhct à la recherche dun père, et de toutes ces dé-
solantes platitudes qui depuis quelque temps font les frais du répertoire de
notre première scène; c'est, je le répète, que Latréaumont n'a été représenté au
Théâtre-Français que faute de pouvoir l'être ailleurs. Le théâtre et les auteurs
actuels sont un pis-aller pour M. Eugène Sue. Et quand un théâtre est tombé à
ce point, quand pour y arriver, au lieu de monter il faut descendre, quand tous
ceux qui pourraient, sinon lui rendre sa splendeur au moins l'empêcher de mou-
rir, s'éloignent de lui et se taisent, quand au dedans et au dehors tout conspire
sa ruine, lorsque les hommes et les choses se tournent contre lui , lorsque enfin
les événemens et les fautes tour-à-tour le poursuivent et l'accablent avec une
désespérante fatalité, on se demande s'il est bien possible que nous ayons encore
une littérature dramatique en France, et si notre comédie et notre drame ne
vont pas dormir d'un éternel sommeil sous le tardif monument que l'on élève à
la mémoire de notre grand Molière? g. guénot-lecoixte.
P. S. Depuis trois jours, M"*" Mars aolTiciellement notifié sa retraite à la Co-
médie-Française. Ainsi , au propre comme au figuré , tout s'éteint, tout meurt
autour de ce malheureux théâtre !
Nous avons entendu, vendredi dernier, à l'Institut, la répétition de la grande
scène dramatique de M. Bazin, le lauréat du Conservatoire. Cette scène, dont
le dialogue plein de sentiment et de poésie a été composé par M. Emile Des-
champs, et qui s'intitule à llnstitut , Loïse de Montfort, prendra, la semaine pro-
chaine, sur l'afliche de l'Opéra, le titre d' Une Suit delà Li/juc, carM. Léon Pilletaeu
l'excellente idée d'ouvrir les portes de l'Académie royale à M. Bazin, en lui per-
! I
I :
180 LA SYLPHIDE.
mettant d'y faire entendre louvi âge qui lui a valu sa couronne. Cette belle scène
a pour interprêtes trois chanteurs distingués : Marié , Dérivis et M'we Stoitz. Nous
dirons notre dernier mot sur l'œuvre remarquable de M. Bazin, quand le public
aura été appelé à la connaître et, sans aucun doute, à l'applaudir.
Maintenant, continuons à nous enquérir de ce qui se passe à l'Opéra et ail-
leurs. On parle des prochains débuts sur notre première scène lyrique d'un ténor
et d'une basse , M. Paulin et M. Baroilhet. Quelques fragmens de l'opéra nou-
veau de M. Donizetti, l'Ange de Nisida sont déjà distribués. M"e de Rieux, que
nous avons entendue il y a quelques mois , obtient, dit-on, les plus grands succès
en Italie, surtout dans les opéras français ; cela ne prouve qu'une chose, c'est
que les Italiens ne sont pas plus forts pour chanter nos opéras, que nous pour
chanter les leurs. — Les BoufTes ont ouvert jeudi à l'Odéon avec Lucia di
Lamermoor, Rubini,Taniburini et Mme Persiani. — L'Opéra-Comique réussit avec {
Mme Thillon et des reprises dans le nouveau et l'ancien répertoire , en attendant \
Jeanne de Naples, de MM. Monpou et Bordèse. — Quitte ou Double , du Vaudeville, j
est une de ces plates et absurdes pièces, remplies de dialogues pâteux et de mari-
vaudage malsain , comme M. Ancelot sait si bien les faire. Pour sauver cette
ennuyeuse farce, il a fallu tout l'esprit et la grâce de Taigny et de sa femme.
L'administration du 'Vaudeville, dans le but de faire expiera M. et Mme Taigny
leurs succès dans les départemens, n'a rien trouvé de mieux que de les condam-
ner à une comédie forcée de M. Ancelot, que le parterre a laissée passer à cause
d'eux. — Le Chevalier du Guet, ^,race à Lafoiit, est la pièceà la mode; tout le monde
Va aux Variétés. — Le Palais-Royal nous a rendu Déjazet , c'est-à-dire qu'il a
rempli jusqu'aux combles sa salle qui jouit de l'heureux privilège de n'être jamais
vide. — La Porte-Saint-Martin est fermée depuis six mois, tant mieux. Dans cet
intervalle une demi-douzaine de directeurs, au moins, auraient trouvé moyen de
s'y ruiner. La Porte-Saint-Martin peut être considérée comme le temple de Ja-
nus de la prospérité dramatique. — A la Gaîté, la Chouette et la Colombe sous les
traits de Mmes Mélanie et Amy, attirent chaque soir le public du boulevart. ^—
Samedi dernier, le Cirque a fait la réouverture de sa salle d'hiver par le Mirliton
enchanté, pièce qui aura tout le succès des fameuses Pilules du Diable. — A l'Am-
bigu et aux Folies-Dramatiques qui viennent de donner une nouvelle pièce de
MM.Cogniard, toujours foule, de même qu'à la Porte-Saint-Antoine. ***
Concerts 'Vivieiiiie.
L'administration de ces concerts déploie une activité digne des plus grands
éloges ; elle pré|)are en ce moment, pour la saison d'hiver , une salle avec une
décoration nouvelle, qui est due au pinceau d'un de nos plus habiles peintres en
décors. Toutes ces prévenances de l'administration, jointes à l'excellent orches-
tre de Fessy, ne peuvent manquer de conserver la foule aux Concerts Vivienne.
Le Directeur DE VILLEMESSANT.
(
I
LA SYLPHIDE
DIRECTION. RUE D-HANOVMC, 17.
LA SYLPHIDE.
IRI
A Madame
10 octobre.
I I
I
I 1
N ne peut plus se faire illusion , madame , voici
venir l'hiver ! Malgré le soleil qui brille derrière
nos vitres , la bise est arrivée. C'est donc le
moment de visiter les magasins de Rosset, qui
nous offre un choix si splendide de magnifiques
cachemires, ces châles de transition entre l'été
et l'hiver. Vous savez tout ce qu'ont de séduisant
ceux de Rosset, avec leurs riches dessins sur
ces fonds d'un tissu si fin et si moelleux ; on ne
rencontre plus une femme distinguée qui ne pare
ses épaules d'un des châles aristocratiques de
Rosset , accessoire obligé des toilettes de pro-
menade aux Tuileries. Bientôt viendront les man-
telets à capuchon , charmante invention qui per-
pétuera les écharpes gracieuses que portaient
les femmes cet été; ces mantelets se font en satin, bordés de velours; plus
tard on les fera en velours bordés de fourrures : le capuchon, retombant sur
les épaules comme celui des burnous , se termine de même par un gland ; les
plus distingués sont en satin et velours de pareille nuance ; quelques femmes
les portent en satin noir bordés de velours écossais.
Les fourrures, au reste, n'attendront pas long-temps leur tour; je n'en veux
pour preuve que l'activité avec laquelle Auprêtre se prépare à faire les honneurs
de la saison. Non-seulement le succès l'oblige à agrandir ses beaux magasins
rue Saint-Honoré, 261 . mais encore il faut, pour .satisfaire à tous les besoins de
sa clientelle, qu'il établisse un dépôt rue Saint-Honoré . 55, chez Bougenaux,
qui est lui-même un excellent fourreur. Ce qui recommande surtout Auprêtre
à notre attention, ce sont moins ses riches pelleteries que les manchons aéri-
fères pour lesquels il a obtenu un brevet. Qu'on se garde bien, toutefois, de
182 ' LA SYLPniDB.
se méprendre sur cette dénomination de manchons aérifères; on n'en doit pas
conclure que ce sont des manchons froids, et pour prévenir toute erreur, je
me hâte d'en donner l'explication : Auprêtre a inventé des manchons aussi
chauds et aussi douillets que tous ceux qu'on a inventés et que l'on inventera ^
mais ces manchons se garnissent avec de l'air au lieu de plumes ou de crin. Il
en résulte plusieurs avantages : d'abord une plus grande légèreté , ensuite
l'absence de tout affaissement, et, enfin , l'impossibilité pour ces mêmes man-
chons d'être la proie des mites et des vers. C'est là, on en conviendra, une
invention utile autant qu'agréable , et dont on doit savoir un gré infini à
Auprêtre.
Les étoffes de tissus et de dessins anciens seront très en vogue cet hiver ;
les taffetas Pompadour, Fontanges, La f'allière se reproduisent plus luxueux
que jamais ; ils se mélangent au crêpe Racket, au crêpe de Palestine, au crêpe
ottoman, aux moirés, et chaque jour maintenant ajoute un nom à cette nomencla-
ture, que j'ai, pour mon compte, été puiser aujourd'hui chez Thiébaud Guichard,
dont la maison possède tous les objets que je viens de vous énumérer, d'une
beauté qui ne laisse rien à reprendre. Il en est de même de la maison Delon, qui
commence à étaler les richesses de l'hiver. Les soieries de \aBarbe-d'Or n'ont
plus besoin d'éloges ; depuis long-temps leur renommée se soutient si
fraîche, si vivace, que les femmes vont là les yeux fermés, sûres qu'on prenant
au hasard, elles tomberont toujours sur ce qu'il y a de plus distingué. Avec les
étoffes anciennes, les anciennes coiffures... ., les unes ne peuvent aller sans les i j
autres... C'est en comparant sans doute cette harmonie si désirable dans la
toilette féminine, que M"'^ Séguin a préparé ses jolies coiffures du temps passé
pour cet hiver. Le chapeau Louis XIV qu'elle a créé et qu'elle continue avec
bonheur, ne peut manquer d'avoir un immense succès. On avait parlé un ins-
tant de reprendre très sérieusement les paniers; mais. Dieu merci ! cette
idée me semble abandonnée, et ou se contentera des jupes bouffantes d'Oudi-
not et de Delannoy ; ce dernier, dont le succès va toujours croissant, a été
obligé, pour satisfaire sa nombreuse clientelle, d'établir un dépôt de ses sous-
jupes rue Montmartre. Je me rappelle d'avoir été une des premières à vous
parler de la vogue que prendraient les productions de Delannoy, dont le prix
modéré et le mérite égal de ses sous-jupes lui donnent une supériorité incontes-
table sur les autres faiseurs. Ce mot de faiseur me rappelle Richard-Laurent,
qui, comme faiseur pour la spécialité des gilets, jouit d'une renommée que per-
sonne ne peut lui disputer. Il sera de mode d'étaler cet hiver un grand luxe
pour cette partie de la toilette masculine, et , dans cette prévision , Richard-
Laurent prépare des gilets qui n'auront pas leurs pareils ; il a surtout un assor-
timent de gilets en velours qui m'a semblé d'une beauté remarquable.
Il se livre un combat à outrance entre les manches larges et les manches
! I
LA sM.pnint.
183
justes; il serait encore difTicile de prévoir auxquelles restera la victoire, car
elles se relèvent et tombent chacune à leur tour. Ce qu'on peut dire de plus
vrai aujourd'hui , c'est que les unes et les autres se portent également : môme
dans les manches courtes, cette balance existe. On voit beaucoup de manches
courtes aux robes de soirées, qui sont bouillonnées de deux ou trois bouillons,
lesquels sont partagés par des bracelets ou une rangée de petites rosettes en
rubans; d'autres, tout-à-fait justes, avec le sabot simplement relevé par un
nœud de ruban ou une agrafe en camée ou pierreries. On pourrait prononcer
à peu près le même jugement dans les garnitures des robes, car celles qui sont
destinées aux courses à pied sont généralement dépourvues de volans, tandis
que les robes habillées en ont toutes. On a fort sagement compris que des vo-
lans, dans une rue boueuse de l'hiver, serait chose aussi incommode que peu
gracieuse à l'œil, et on les remplace par un large ourlet ou des plis en biais.
Je ne puis m'empècher de déplorer ici une tendance vers le bariolé qui me
semble poindre terriblement grosse à l'horizon de la mode. Il est déjà à re-
marquer que bon nombre de capotes ont la doublure d'une autre nuance que le
dessus ; passe encore pour les chapeaux, surtout lorsque l'on marie le rose et
le noir, le violet et le paille, le blanc et le bleu ; mais j'ai vu de hideux assem-
blages qui m'ont fait frémir pour les suites, surfout si on les applique aux
vêtemens et si l'on y mêle les couleurs tranchantes. Une mode charmante est
celle des peignoirs du matin , dont les manches relevées à la religieuse dont
vous devez vous rappeler que la Sylphide a donné le premier modèle, laissent
voir des manches en batiste, gaufrées à la façon des surplis, serrées au bras
par un petit poignet brodé et garni dune valencienne.
11 est à remarquer, madame, que dans ce temps où les titres et les blasons
semblent exercer une plus que minime influence dans la société , c'est à qui
fera graver , broder, dessiner ses armoiries sur tous les objets en usage pour
le service; il n'est pas jusqu'au plus petit bourgeois qui, à défaut d'écusson, ne
mette aux quatre coins de ses mouchoirs, serviettes , etc., son chiffre en
hasardant même quelquefois un petit bout de couronne. Au fait , Chapron a
poussé à un point de perfection si incroyable la spécialité des mouchoirs ,
long-temps laissés en oubli . qu'il faut bien désormais que le mouchoir joue
dans notre toilette un rôle aussi important que la dentelle ou le cachemire.
En ouvrant de nouveaux magasins ou plutôt de splendides salons , rue de la
Paix, T, à la Sublime Porte, Chapron a voulu que dans sa maison tout mar-
chât de pair avec le succès. 11 n'y a pas en effet jusqu'à sa Sublime Porte qui
ne lui ait valu un brevet. Cette porte s'ouvre d'elle-même : c'est une merveille
qui sert de péristyle à une multitude d'autres merveilles de batiste, de mous-
seline, de dentelles et de broderies. Le mouchoir héraldique de Chapron est
une belle chose entre toutes les belles choses dont aujourd'hui nous sommes
li
184
LA SYLPHIDE.
fières; ses mouchoirs brodés, garnis, ses chiffres, ses impressions, enfin toutes
les variétés charmantes de sa spécialité, que Chapron a su mettre au niveau des
coquetteries les plus modestes, lui assurent dans son genre une renommée que
la concurrence aura pour l'avenir beaucoup de peine à égaler.
Les mouchoirs de Chapron me ramènent plus que jamais aux idées de
blason et de noblesse qui m'étaient suggérées en visitant les magasins de
Lahoche-Boin , qui a les plus délicieux services de table façon vieux Sèvres en
porcelaine peinte et armoiries qui se puissent voir. L'élégance et le luxe des
objets qui se trouvent à l'Escalier de cristal , permettent de deviner tout ce
que ces services doivent avoir de séduisant ; aussi beaucoup de riches familles,
en rentrant à Paris, en font-elles l'acquisition pour les soupers et grands dîners
de l'hiver; on ne néglige pas non plus les mille accessoires de si bon goût qui
se remarquent chez Lahoche, et dont les vrais amateurs de cristaux et de por-
celaine aiment à orner leurs appartemens. Baronne marie de l"
.^^,^,^,^^<
s'arrête
LES FOLLES AMOURS.
LIVRE PREMIER.
Uadame de Melcy.
I.
UR la route de Bourges à Gien, à peu de distance du
domaine de Fussy, lorsque Von s'enfonce à droite
dans les terres plates et silencieuses qui bordent le
chemin et qui n'ont d'autre parure , aux plus beaux
jours de l'été, que les sainfoins et les luzernes ; der-
rière le clocher bleu d'un village dont on cherche
vainement le nom sur la carte de France, el dont la
généalogie n'est même pas précise dans le pays ; on
devant des fossés qui n'ont plus d'eau, que tapissent péle-mèle des ronces
LA SYLPHIDE.
18&
et des boutons d'or, et que domine une grille continue dont la porte principale ,
bizarrement tourmentée à son sommet, conserve un certain aspect Louis XV
qui fait plaisir à voir. Il y a bien encore au bas de cette porte une espèce de pont-
levis rouillé sur ses gonds, et dont les planches se sont pourries sans changer de
place. Doux souvenir! On avait des ponts-lcvis au temps joyeux de Pliilippe
d'Orléans, non par nécessité , mais par éti(piette. On s'en serait servi peut-être
pour barrer le passage aux maris; mais comme les maris étaient alors fort
bien élevés , les ponts-levis ne se levaient jamais : d'où il ne faut pas rigou-
reusement conclure que si le pont de Nelcy ne se remue pas davantage mainte-
nant, ce soit pour la même cause.
Lorsqu'on traverse ce pont et cette porte indifféremment ouverts à tous les
moutons, les touristes et les ânes du Berry, je ne sais quels suaves et calmes
pensers vous descendent dans le cœur du haut des ombrages que çà et là per-
cent à joarles tremblans rayons du soleil. Le luxe de cette verdure, le chant des
oiseaux, les senteurs mélangées des chênes, des ormes, des peupliers et des aca-
cias dilatent l'imagination et ouvrent l'ame. On devient poète à son insu. — Au
bout de ce parc, il y a un jardin anglais, des tapis verts, des pelouses, des eaux
murmurantes et un château qui n'a pas de tourelles, mais qui est tout fier de
ses hautes fenêtres , do ses balcons qui font le ventre , de ses spacieux corridors
et dp ses salons Pompadour avec des dessus de porte de Boucher et des médail-
lons de M. Watteau.
Ce château avait pour hôtes durant les dernières années de la Restauration , ses
nobles propriétaires : M. etMmedeNelcy. M. de Nelcy, ami d'enfance de M. de
Villèle, avait occupé un poste d'une importance très haute sous le long ministère de
cet homme d'Etat ; puis il avait en même temps que lui abandonné les allaires ,
s'était retiré dans son château et n'avait plus reparu aux Tuileries depuis l'avé-
nement de Charles X. En quittant la politique , M. de Nelcy avait éprouvé l'ir-
résistible besoin de porter la somme de ses afl'ections ailleurs, et il s'était marié.
Doué d'un âge assez miir et d'une fortune modeste, vivant à peu de chose prés ,
depuis la perte de son emploi , des redevances de ses fermiers qui n'étaient
pas lourdes , réalisant de tous points Yaurea mediocritas d'Horace , il fut très
réservé dans son choix. M. de Nelcy, sur le conseil de quelques vieux camarades,
serra les nœuds de l'hymen en homme de goût, tenant à ce que le mariage qui
doit être un paradis ne soit pas un purgatoire. Il emprunta à un département
voisin une demoiselle majeure qui lui appporta un beau nom , des souvenirs de
famille qui dataient de Louis XIV, dans l'avenir, quelques espérances collatérales,
et pour le présent , une dot qui consistait en un cabinet d'antiquités et une galerie
de tableaux délaissés par feu M. le marquis de Rancé , son père. On devine ce
qu'était la galerie formée par un gentilhomme de province : des pastiches bar-
bouillés par des élèves de Greuze, des esquisses de gens inconnus, des scènes reli-
gieuses réparées par des marchands de couleur, des moutons du Berry attribués
à Wouwermans et des enseignes de cabarets pompeusement signées Teniers
ou Claude Lorrain. Quant aux antiquités , c'étaient des vases plus ou moins ava-
riés , ramassés au coin des bornes peut-être , en grande partie dans des greniers
féodaux , et dont , dans tous les cas , un fort petit nombre avait eu l'honneur de
voir le jour à Herculanum , à Syracuse ou en Étrurie. — M'ie Anysie de Rancé
transporta donc dans le domicile conjugal son bouquet de Heurs d'oranger et la
186 LA SYLI'HlDE.
fortune Je son père tristement métamorphosée en aunes de toiles et en mor-
ceaux de faïence; et ils tirent tout leur possible pour vivre heureux.
M. et 'M'"'' de Nelcy en étaient là du roman de leur mariage, lorsqu'un matin
on leur annonça la visite de M. Pierre Durand et de son lils. Ce Pierre Durand
avait obtenu de M. de Nelcy, à l'époque de sa splendeur, une place dans la mu-
nicipalité de sa ville et ime bourse au collège pour son fils. Or, ce même fils ve-
nait d'achever ses études , et les principes de la latinité du beau siècle d'Auguste
et de l'harmonieuse langue d'Homère que lui avaient successivement inculqués
une demi-douzaine de pantins affublés de robes noires et coiflès du litre de pro-
fesseur, avaient si bien profité chez lui, qu'il avait acquis un fort remarquable
talent dans le dessin et qu'il venait de se faire recevoir bachelier pour être à
même d'exercer avec plus de succès le métier de peintre. M. de Nelcy parla fort
longuement de l'utilité des études classiques et des nombreux avantages qu'elles
présentent pour la santé ; M. Durand le laissa dire, sa position d'employé mu-
nicipal ne lui permettant pas d'avoir une opinion. M""" de Nelcy remarqua que
Tiburce , le fils Durand , avait des bas bleus qui n'étaient pas beaux . et Ti-
burce , se permettant à la dérobée un de ces regards de séminariste si fréquens
chez les eunuques qui sortent du sérail universitaire, remarqua à son tour que
Mme de Nelcy avait des yeux noirs qui brillaient beaucoup; puis, comme il
était très embarrassé de ses mains et do ses regards, M. Tiburce, il se mit à passer
en revue les innombrables croûtes du feu marquis de Rancé qui salissaient les
nmrs du château de Nelcy. — Tandis que M. do Nelcy continuait à expliquer à
Pierre Durand comme quoi les Lettres de Cicèron à Atticus étaient un excellent
préservatif contre le danger des mauvaises connaissances et les chutes de cheval,
Tiburce tomba en extase devant un portrait de femme à mi corps dont la carna-
tion vive et espagnole, les belles lignes des épaules et du cou se dessinaient sur
un fond noir auquel les tons vaguement rougeàtres du costume donnaient un ma-
gnifique relief. — M. de Nelcy avait terminé sa harangue et félicité Durand sur
la vocation de son fils, que Tiburce était encore devant le portrait les yeux
fixes et la bouche ouverte. Il fallut le tirer de son abrutissante contemplation,
pour lui faire remplir les devoirs que la civilité puérile impose. Tiburce salua
^gauchement M. et Mme de Nelcy, renversa trois chaises sur son passage, déchira
son pantalon à la rampe de l'escalier et arriva tout étourdi jusqu'au milieu du
parc avec son père qui, finalement impatienté de toutes ses maladresses, lui dit
en lui secouant le bras .
— Mais qu'as-tu donc, Tiburce ?
— Elle a de bien beaux yeux noirs, papa I
Pierre Durand, auquel sa position d'employé municipal donnait des droits sur
son fils, puiqu'elle lui permettait de subvenir aux frais de son voyage à Paris,
voulut avoir l'explication de cette réponse. Mais toute son éloquence de père et
d'employé municipal échoua. Tiburce prononçait des mots sans suite, parlait tan-
tôt d'un portrait, tantôt d'une femme, dessinait dans l'air avec son doigt, se livrait
à mille folies et quelquefois restait des heures entières à regarder un point dans
l'espace. Cette surexcitation, tant soit peu anormale, n'avait d'ailleurs rien enlevé
aux facultés intellectuelles de Tiburce, il buvait, dormait et mangeait comme à
l'ordinaire. — Pierre Durand conduisit son fils à la diligence, persuadé que c'était la
passion de la peinture qui lui dérangeait ainsi le cerveau. M. Durand embrassa son
LA SYLPHIDE. 187
fils avec une effusion patriarehale, lui recommanda de conjurer les accidens de Paris
par la lecture des Lettres à Atticus, et l'aida à monter sur l' impériale : Tiburce vou-
lait déjà voyager en artiste. Quelques minutes après ,1a diligence descendait au
grand trot la rue d'Auron , tandis que Pierre Durand , cet excellent homme,
souhaitait du geste, à son fds, du plus loin qu'il pouvait le voir, bonne fortune et
bon courage , dans cette grande ville où lui-même il n'était jamais allé.
II.
Que dire de l'arrivée de Tiburce à Paris '? Elle ressemble à celle de tous les
jeunes gensdesoti âge et de son caractère. Ce fut un niais, une véritable queue
rouge pendant cinq ou six semaines. Il n'y a pas de langue pour exprimer les
farces, déboires, les ignominies de tout genre dont il fut la victime dans l'atelier
du peintre célèbre auquel l'avait adressé le beau-frère du préfet de son endroit ;
tant qu'à la fin Tiburce releva la tète, et que ce sang généreux dont on a tou-
jours quelques gouttes dans les veines aux premiers ])as de la jeunesse, bouillonna
vigoureusement en lui. Ce fut là l'heure suprême où il rejeta avec dégoût l'inno-
cente défroque du collégien pour endosser à tout jamais la livrée monotone du
monde. Il apprit qu'il fallait mentir avecles femmes et se vanter avec les hommes;
que la conscience bien plutôt que l'or était une chimère, la vertu un paradoxe, —
et que les beaux yeux noirs étaient nombreux.
Cette crise une fois passée, la vie d'atelier fut douce à Tiburce ; la morale de
convention qu'on y prêchait passa dans son esprit à l'état de dogme. Du moment
qu'il ne se crut plus forcé de croire à rien, il fit bon marché de son cœur qui ne
fut plus que. son esclave et qui dut obéira toutes ses fantaisies et ses passagères
affections. De chaque chose, ici-bas, il ne vit plus que la forme; il se garda de
pénétrer au-delà de la surface. II s'habitua avec une facilité infinie à ne plus vi-
vre que de lendemains ; amis d'un jour, plaisirs, maîtresses d'un jour, il ne donna
qu'un jour aux plus saintes occupations de ce monde. — Tiburce écrivit des let-
tres d'un épouvantable scepticisme, d'une moquerie désespérante à son pauvre
père, qui, heureusement, ne les comprit pas. Cependant, il ne faut point que l'on
s'y trompe, il y avait beaucoup de fanfaronnades dans la façon d'agir de Tiburce.
Par instant, le remords, les indécisions vertueuses essayaient de prendre le
dessus; mais vite il appelaità son aide l'amour-propreet l'orgueil, et se punissait
des péchés qu'il avait craint de commettre en en faisant de plus gros — Donc,
Tiburce s'amusait beaucoup et ne travaillait guère; pour ne pas perdre entière-
ment son temps, il se fit affilier à la société des carbonari; il vanta Paul-Louis,
qu'il ne connaissait pas , se fit un des plus fervens apôtres de Benjamin Constant
et s'abonna au National. A l'atelier, il décerna l'ostracisme contre la peinture
d'histoire et la peinture de genre, et il ne voulut plus faire que de la peinture po-
litique. On lui offrit de dessiner un Marins, il préféra croquer un volontaire du
Camp de la Lune. Tiburce était devenu féroce; il conspuait la monarchie dans les
estaminets, et voulait adresser une pétition à la chambre pour que l'on mît en
opéras toutes les chansons de Bérenger. A l'inverse de M. de Xelcy, il désertales
femmes et se jeta à corps perdu dans les bras décharnés de la politique.
Tiburce fit la révolution de juillet; c'est-à-dire, il se hasarda à mettre le nez
188 _ LA SYLPHIDE.
dans la rue le second jour. Ayant vu tomber à ses côtés un homme frappé à
mort, et s'apercevant de plus qu'il faisait très chaud, cette double considération
refroidit notablement son enthousiasme. Il remonta à son cinquième étage d'où
il ne sortit plus que cinq jours après, sous préteste qu'il était fort occupé à com-
poser des Scènes populaires et philanthropi(|uesdu Directoire. Tiburce, pour avoir
de la sorte sauvé la patrie et la charte, méritait bien une récompense : il la de-
manda ; on lui fit, par hasard, la justice de la lui refuser. Ce fut alors que le fils
de Pierre Durand sentit l'impérieux besoin de respirer l'air natal.
Tiburce retourna dans son cher Berry ; mais que d'événemens , mon Dieu !
son père était devenu sous-préfet, et M. de Nelcy était mort; oui, mort de peur,
mort de la crainte de voir après juillet recommencer l'émigration dont l'avait tant
effrayé son père. Ainsi placé entre la fortune et une tombe, un souvenir et un
nom de femme revinrent, sur une brise embaumée du manoir de Nelcy, cares-
ser le cœur de Tiburce.
Et le matin suivant il sonnait.à la arille solitaire.
III,
Rêves d'amour ! qui jamais expliquera vos inconcevables influences ? Tiburce
traverse le parc , et sur sa tête les peupliers agitent avec un doux murmure
leurs feuilles chatoyantes, les acacias laissent pendre sur son front leurs grap-
pes blanches et roses ; tant de fraîcheur , tant de, solitude le régénère : il
s'arrête, et presque malgré lui le voilà revenu à ses premiers beaux jours , à
ses premières illusions! Il réfléchit que son ame est fanée comme les pauvres
feuilles que son pied foule ; il se demande avec effroi si son cœur est déjà mort
aux amours? Et pour toute réponse deux grosses larmes roulent dans ses yeux.
Ainsi alTligé et rêveur, Tiburce s'avançait sur le perron du château, quand
M<«« de Nelcy vint à sa rencontre. Tiburce salua avec respect ; la châtelaine
lui tendit sa blanche main. — Le veuvage n'avait aucunement altéré les traits de j
Mme (Je Nelcy, qui avait accepté avec une résignation évangélique la croix
qu'il avait plu à Dieu de lui envoyer. Le deuil lui allait à ravir. Mm" de Nelcy
avait compté ses trente et un ans avec les feuilles que le vent de la dernière
automne avait arrachées aux arbres de son parc ; c'était une belle nature
ample et aristocratique , une figure pâle mais animée, encadrée dans des ban-
deaux de cheveux noirs , sur lesquels la lumière miroitait comme sur du satin.
Si Tiburce avait pu ressembler par quelque endroit à Jean-.lacques , on com-
parerait volontiers M""- de Nelcy à Mme de Varens. Aussi , voyant tant de
noblesse unie à tant de grâce, Tiburce gardait un anxieux silence, et se laissait
conduire comme un enfant. Mi"" de Nelcy jouissait de son trouble, et à dessein
sans doute, elle l'amena dans son salon jusque devant le portrait qui l'avait si
étrangement fasciné lors de sa dernière visite.
Levant les yeux, Tiburce reconnut cette toile et tressaillit. — C'est bien là ,
se disait-il , le pinceau de Mignard ; mais comment se fait-il qu'à plus d'un
siècle et demi d'intervafle ce portrait ressemble autant à M^^e de Nelcy"? — La
belle veuve avait deviné , et , faisant asseoir Tiburce à côté d'elle , elle lui raconta,
avec ce son deyolx que les femmes savent si bien prendre lorsqu'il leur plaît de
I, \ SYI.PIllllK ISil
séduire, comment cette admirable page de Mignard était le portrait d'une de ses
aïeules, vicomtesse de Raiicé , amie intime de Mme de Montbazon et presque
aussi belle que cette reine de beauté du grand siècle. Les héritages et les révolu-
tions avaient fait éprouver de nombreuses vicissitudes à ce portrait ; il était
tombé , sans qu'on pût s'expliquer de quelle manière , entre les mains de Saiut-
Evremont qui en avait fait cadeau à Helvétius, fort bel homme et grand ama-
teur de femmes, comme on sait; et enfin , le feu marquis de Rancé avait acheté,
moyennant un prix fort modique, le portrait de sa parente au petit-fds d'un
obscur encyclopédiste , devenu brocanteur par la faute de Voltaire et de Rous-
seau. — Mme de \elcy se complaisait dans ces détails qui lui donnaient le
temps d'examiner à loisir Tiburce , lequel, de son côté , lui accordait toute
latitude . parce qu'il gagnait presque autant qu'elle à ce répit , et que peu à peu
son intrépidité et son adresse prenaient le dessus.
Tiburce était d'ailleurs changé tout à son avantage : les bottes vernies avaient
succédé aux bas bleus; il avait toute la distinction et l'aisance d'un artiste qui n'a
pas tourné ledos aux usages du beau monde, et de plus, Tiburce était blond: il ne
réfléchissait pas à cet avantage qui était solennel, décisif, aux yeux de la veuve,
ce qui sera facilement comprisquand on saura que défunt M. de Nelcy étaitbrun.
Tiburce aurait été un homme complet s'il n'avait pas eu vingt-deux ans ; cinij
ou six années de pluset on en aurait fait quelque chose. Néanmoins, M™" de Nelcy,
avec cette charité touchante qui distingue son sexe depuis Antigone, se décida à
lui trouver un emploi.
jjrae (Je Nelcy n'avait guère pleuré son époux : d'abord parce que les pleurs
font vieillir, et ensuite parce qu'on vieillit assez vite lorsqu'on est veuve et que
l'on a trente et un ans. L'arrivée de Tiburce qui ne tenait pas beaucoup de place,
combla, dès le premier jour, le vide, d'ailleurs assez minime, que la mort de
M. de Nelcy avait laissé dans le cœur de sa compagne. Anysie de Nelcy avait
glorieusement gagné ses grades sur le champ de bataille de la société : demoi-
selle, puis femme, puis veuve ; en devenant maîtresse d'elle-même, il lui était
certes bien permis d'être la maîtresse de l'amant de son choix. Le monde n'avait
rien à voir là dedans; c'est rarement son approbation qui rend heureux.
Quant à Tiburce, jamais il n'avait été aussi bien servi par les circonstances :
il tombait dans le manoir de Nelcy précisément à l'heure où les afTections de la
châtelaine étaient impatientes de rencontrer un objet auquel attacher leurs capri-
cieuses lianes. Peut-être, sans la venue du jeune rapin , la descendante de la
belle vicomtesse de Rancé , ainsi bannie dans ses terres et comme séquestrée du
reste du monde, eût-elle commis la même faute que Mme de Yarens , dont on
parlait il y a un instant. Quelle barre ignominieuse sur le superbe blason de
Nelcy! Si l'on ajoute que la noble veuve n'avait vu Paris que fort jeune, à la dé-
robée pour ainsi dire, et sous le contrôle d'un vieux tuteur maussade, car
Anysie était restée orpheline de bonne heure; on s'expliquera sans peine les sym-
pathies qui l'entraînaient vers Tiburce , qu'elle avait vu , même avant son entrée
dans le monde, et sur lequel elle exerçait une certaine autorité morale , sans
compter l'empire absolu de sa beauté. — Pour Tiburce, il avait entrevu dès le
premier moment que la connaissance de Mme de Nelcy ne pouvait être pour lui
la. continuation du roman de ses fugitives amours , et que ce n'était pas en se
donnant des manières de roué et des allures de mauvais sujet qu'il viendrait à
190 LA SYLPHIDE.
bout d'elle. Une fois remis de ses craintes , il sut , dans cette première visite , être
timide et bavarda propos. Tiburoe et Mme de Nelcy effleurèrent tous les sujets
et ne s'arrêtèrent positivement à aucun. On sondait le terrain de part et d'autre ;
on préludait par de petites escarmouches au grand combat de l'amour.
Quand Tiburce eut dit adieu à Mine de Nelcy, la châtelaine se prit à penser
que Paris était un bien incomparable séjour, puisqu'il pouvait ainsi polir en quel-
ques mois une nature aussi barbare qui l'était celle de ïiburce avant son départ
du Berry; et Tiburce réfléchit en heurtant du pied les pâquerettes blanches qui
diapraient les gazons de la pelouse que les yeux noirs de M"" de Nelcy étaient
encore plus beaux que les yeux noirs du portrait de Mignard.
Solitude de la province, paix ineffable du manoir, splendeurs du ciel, gazouil-
lemens de la terre et des bois , magnificence étoilée des nuits, que vous fûtes
douces à l'imagination de Tiburce! Quel beau livre il écrivit dans son cœur sous
la dictée de ses émotions et de ses souvenirs I II sentait bien que tôt ou tard
M"* de Nelcy serait sa maîtresse ; mais soit raffinement, soit inquiétude, il re-
culait cette heure céleste afin de caresser plus long-temps sa chimère. Lui
Tiburce, lui pauvre peintre , l'amant d'une grande damel II y avait là de quoi
mourir de joie. — Et Tiburce voulait vivre. — Chaque jour donc il retournait
au château; et chaque jour ses visites étaient plus longues, chaque jour il cueil-
lait une fleur nouvelle dans le chemin parfumé des amours. — Il avait serré la
main de M^e de Nelcy, puis il s'était hasardé à la baiser; de la main il avait ga-
gné la taille, de la taille il avait atteint le front ; un soir même il effleura de sa
lèvre cet œil noir qui avait manqué à Mignard pour composer un chef-d'œuvre.
Trois mois se passèrent ainsi.
Il n'y avait plus de feuilles aux arbres, le givre faisait grelotter les bran-
ches. M'"e de Nelcy et Tiburce prolongeaient leurs veillées sentimentales ,
plongés en de douillettes bergères, quelquefois assis sur la même méridienne ,
devant un bon feu de bois de chêne, qui pétillait dans la haute cheminée de
marbre. Tous deux ils attendaient quelque chose , et bien souvent , sans
oser se le dire , ils s'ennuiaient d'attendre!... Si bien qu'un soir Tiburce vint
prendre place à côté de sa belle amie, tenant en main un livre qu'il avait trouvé
sur un prie-dieu. C'était un romande Crébdlon fils : Le Canapé. Tiburce se
mit à lire , de temjis à autre M°"^ de Nelcy se penchait vers lui avec un ravissant
abandon , tandis que sur le cadran de la pendule l'inflexible aiguille tournait
toujours.
— J'aime ce roman , j'aime votre voix , j'aime lisez encore, Tiburce 1 di-
sait M""^ de Nelcy avec un indéfinissable accent.
Mais comme Tiburce pressentait que quelque chose d'étrange allait s'ac-
complir, son cœur se mit à battre avec violence, et l'idée du bonheur imprima à
tons ses membres un tremblement si convulsif que le livre échappa de ses mains.
— La pendule marquait alors une heure du matin et la tète de M"'" de Nelcy
était appuyée sur l'épaule de Tiburce.
Tiburce tomba aux genoux de M""^ de Nelcy.
Le lendemain , en entrant dans le salon avec sa souveraine, Tiburco trouva le
livre par terre, à la même place que la veille.
— Achevons-nous ce roman?.... dit-il à M""" do Nelcy.
LA SYLPHIDE.
lyi
— Non , lui répondit la femme lieureuse avec un doux sourire ; je le sais main-
tenant par cœur! G. GLÉ>OT-LECOIME.
(La tuile à la livraison prochaine.)
EXDAM la semaine qui vient de s écouler, la poli-
tique a un instant tenté de faire invasion à l'Opéra :
heureusement ce coup de main des claqueurs de la
guerre a tout prix a cédé devant une demi-dou-
zaine de gardes municipaux. On en sera quitte pour
supprimer pendant quelques jours sur l'afflche de
l'Académie Royale les opéras qui nous rendraient
trop fiers d'être Français en regardant la colonne :
Guillaume Tell , la Muette. .M. de Rémusat ne saurait trop recommander la re-
présentation des Martyrs, s'il veut que la foule n'aille pas rue Lepelletier. —
Mercredi dernier, ainsi que nous l'avions dit , a eu lieu avec un plein succès la
représentation de la scène lyrique de M. F. Bazin. Loyse de Montfort , couron-
née quelques jours auparavant à l'Institut. M. Bazin a augmenté son œuvre pour
le théâtre de quelques morceaux d'ensemble qui la complètent et en font un acte
qui , chanté comme il l'est par Dérivis, .Marié et M™e Stoltz , occupera une fort
honorable place au répertoire. — D'ailleurs , le Diable amoureux et M'ie Pauline
Leroux font toujours les beaux soirs de l'Opéra.
M"e Mars est rentrée à la Comédie-Française; cette rentrée a achevé de met-
tre Latréaitmont en oubli. On parle de différentes tragédies féminines qui sont
à l'étude; à cela se bornent les nouvelles de la rue Richelieu. — A l'Odéon, on
n'est pas sans quelque inquiétude sur la saison chantante que les Bouffes nous
apprêtent; Rubini et Tamburini chantent un peu comme des grands seigneurs
qui se soucient plus de la croix que des bravos ; ils accordent au public une ca-
vatine, un duo, un air di bravura par soirée , et pour le surplus ils s'en moquent,
ou à peu près. M^e Persiani est un talent très inégal. L'autre soir une diva Man-
cini a débuté dans la Norma avec un assez douteux succès. Toutefois prenons
patience et attendons.
192" l,A SYLPHIDE.
Un M. Sainte-Foy a débuté à l'Opéra-Coniique; il n'y a pas grand'chose
encore à en dire, et d'ailleurs l'Opéra-Comique n'a pas besoin de débiitans pour
remplir sa magnifique salie. Euzet, de la Renaissance, est, dit-on, engagé par
M. Crosnicr. — On n'entend parler partout que du théâtre des Variétés et du
Chevalier du guet. — Volnys et sa femme sont rentrés au Gymnase dans Clé-
mence et la Grand' Mère. — Le Palais-Royal répète un vaudeville de Bernard-
Léon. Ce sera un succès si la pièce est aussi amusante que l'acteur. — M™*^ An-
celot dispute à son mari le droit de faire représenter de pitoyables pièces;
Marguerite est quelque chose de presque aussi ennuyeux que Quitte ou double.
Assurément M. et M™» Ancelot sont des époux assortis pour fabriquer de mau-
vais vaudevilles. On répète tout bas que ce même M. Ancelot s'est associé
dans la direction du Vaudeville avec MM. Trubert [et Bouffé. Avec trois tètes
pareilles le théâtre df^ la place de la Bourse n'a pas trois jours à vivre.
— Mais voici bien une autre nouvelle, la Porte-Saint-Martin va rouvrir d'ici à
peu de jours , sous la direction de qui ? je vous le donne à deviner en mille. Ce
sont les frères Cogniard qui vont gouverner les destinées de cette malheureuse
scène. Ainsi , le théâtre dont les gens qui n'ont rien à dire réclamaient à
grands cris l'ouverture dans l'intérêt du drame littéraire en France ; le théâtre
où M. de Balzac se proposait de faire oublier la catastrophe de Vautrin est
abandonné aux mains de deux membres de la société des auteurs dramati-
ques , qui n'ont jamais fait que des vaudevilles et des mélodrames à grand
orchestre. Il est diffîcile de justifier une semblable inconséquence. De deux
choses l'une : ou le besoin se faisait impérieusement sentir d'une scène digne
des Àntony, des Térésa et des Ruy-Btas futurs, et alors ce n'est pas à MM. Co-
gniard qu'il fallait la confier, car il n'est rien de commun entre MM. Cogniard
et MM. Hugo et Dumas; ou la Porte-Saint-Martin ne sera qu'une concurrence
de l'Ambigu , de la Gaîté , des Folies-Dramatiques, voire même du Cirque, où
les susdits MM. Cogniard ont obtenu de fort nombreux succès, mais pour les-
quels MM. Hugo et Dumas n'ont jamais rien écrit que nous sachions, et dans
ce cas , était-ce bien sincèrement la peine d'offrir de nouveaux débouchés
aux produits déjà si exubérans de la basse littérature ?
Nous devons donc en conclure , d'une façon comme de l'autre, que le théâtre
de la Porte-Saint-Martin ne ressuscite que pour mourir, selon toute apparence,
le troisième jour, la troisième semaine ou , au plus tard, le troisième mois. Sans
doute on nous accusera de ne pas plaider ici la cause des machinistes, des allu-
meurs de quinquets et de tous les rats plus ou moins blonds, plus ou moins jeu-
nes qui vivent des coulisses. Nous répondrons qu'il n'y a rien d'aussi absurde à
notre gré, qu'une philantropie mal comprise, et que nous ne trouvons pas moins
ridicules les mauvaises raisons qui ont été mises en avant pour maintenir l'exis-
tence, ou plutôt pour perpétuer l'agonie de la Porte-Sainir-Martin, que tous les
axiomes vertueux dont cet honnête M. Bouilly a doté notre âge. Quoi qu'il arrive,
nous sommes encore d'avis, et nous craignons trop, hélas ! que l'expérience ne
vienne bientôt nous donner gain de cause, que la démolition de la Porte-Saint-
Martin eût profité à tout le monde : aux théâtres voisins , au public et, par dessus
tout, à la rue de Bondy, dont les abords eussent été de la sorte élargis et puri-
fiés d'une façon entièrement convenable. ***
Le Directeur DE VILLEMESSANT.
) •
lA SYLPHIDE
DIRECTION, RUe O HANOVRE, IT.
LA SYLPHIDE.
103
A Madame '
1" odobre.
voir le beau soleil, qui se joue derrière mes ri-
deaux, madame, on se croirait aux approches du
printemps; mais, hélas! il n'en est rien. Ce ciel
pur, ces légers nuages argentés , ces rayons lu-
mineux, tout cela, c'est le chant du cygne, mo-
dulé par la nature . au moment où elle va revê-
tir ces crêpes sombres de l'hiver; au moment où
tout ce luxe extérieur, bienfait de la Providence,
va s'affaiblir et s'éteindre pour faire place aux ar-
tificielles décorations de l'intérieur. Quand les
frais gazons des champs jauniront , les moelleux
tapis d'Aubusson viendront semer de fleurs le
passage des belles Parisiennes : aux brillans éclats
du soleil succédera le feu des lustres et des candé-
labres ; au miroir mobile des ruisseaux, la limpidité des glaces de Saint-Gobin ;
et si le vent du Nord vient arracher une à une les feuilles de la haute char-
mille, réduit mystérieux des plus douces méditations, à l'abri derrière les ri-
ches portières de Tachy. de poétiques émotions viendront encore effleurer le
cœur. Paris est le lieu du monde où on prend le mieux son parti sur la perte
de l'été et du beau temps qu'il entraine avec lui : tant déplaisirs viennent rem-
placer ceux que donne la verte saison , qu'en vérité ce serait dépenser ses re-
grets en pure perte que de ne se point consoler avec ce qui nous reste. Rien
qu'à voir les préparatifs de nos sommités fashionables , il y a de quoi faire ou-
blier toutes les prairies et tous les bocages de la terre. Comment croire qu'il y
a quelque chose à regietter. lorsqu'on visite les beaux magasins de Lemonnier-
Pelvey, et qu'une fois introduit dans son ravissant boudoir de satin, on se plait
à choisir parmi toutes ces créations aristocratiques, le chapeau, le bonnet qui
16
194
LA SYLPHIDE.
doit aller faire sensation aux Italiens ou à l'Opéra? Lemonnier-Pelvey a cette
année, comme toutes les autres, fait preuve du goût qui a su attirer à sa mai-
son une belle et noble clientelle. Il a dans ce moment des chapeaux en velours
de la forme la plus gracieuse, sur lesquels est jeté d'une manière toute sé-
duisante un bouquet de fleurs également en velours, où un coquet nœud de
ruban en velours épingle, qui se laisse voir à demi sous la voilette de blonde.
Ses bonnets, de la forme la plus agaçante, viennent, ainsi que les coiffures de
fantaisie, faire concurrence à ces charmans chapeaux. — Je viens de voir de
si belles compositions chez M"" Ferrières-Penona, que je ne puis résister au
désir de vous en parler ; c'était toute une fashionable cargaison destinée pour
la Russie ; les robes de velours, de moire, de satin, de velours épingle, brodées
en soie et argent, et garnies de dentelles d'argent ; des manteaux en velours,
des châles burnous en satin brodés en chenille, des écharpes en velours, etc.
M"" Penona, à laquelle nous devons déjà l'élégant manteau Louis XIV, semble
ne pas devoir s'arrêter en si beau chemin . A cet envoi de toilettes vraiment roya-
les étaient jointes des caisses toutes remplies des modes délicates et distinguées,
sorties des mains de M°"' Lejay- Vous savez combien M'"' Lejay excelle dans
l'art de donner une forme gracieuse à toutes ses modes ; combien ses fleurs
sont artistement posées ; combien ses rubans sont heureusement choisis. Il y
avait dans cet envoi beaucoup de chapeaux en velours , un grand nombre de
capotes, dont une, entre autres , en satin vert-émeraude, doublée de satin
blanc et ornée de pensées en velours, était une ravissante coiffure. — Palmire
continue toujours la suite de ses succès ; e.lle terminait hier une magnifique
robe en satin bleu, broché couleur sur couleur, garnie d'un haut volant de den-
telle de soie et ornée de pagodes et de berthes assortise. Sur ces dentelles, le
travail le plus exquis représentait les armoiries de la noble femme à laquelle el-
les étaient destinées. Voilà un luxe vraiment princier. Palmire orne quelquefois le
devant du jupon de ses redingotes en velours, de trois rangs de boutons faits
en velours perlé; elle emploie en général assez volontiers les cordelières , les
brandebourgs, les torsades et les franges ; les cordelières et cordons dont se
sert Palmire comme accessoires pour relever les larges manches pagodes ,
sont habituellement en soie et or ou argent. Sous toutes ces robes, cette cou-
turière en renom exige les sous-jupes Oudinot, ou celles de Delannoy auxquelles
elle donne la préférence ; ces sous-jupes plus légères et plus souples donnent
au jupon de dessous beaucoup plus de grâce dans le tombant des plis , aussi
cette préférence de Palmire emplit-elle les magasins de Delannoy (rue Mont-
martre, 182), des plus élégantes femmes de Paris. La célèbre faiseuse a aussi
jeté le gant cette année à Gon, c'est là où elle vient prendre toutes ses
fourrures -, il est vrai de dire que Gon justifie pleinement la préférence qui lui
est accordée; il possède les plus belles fourrures possibles, et un envoi de plus
I.A SYl.rilllIL.
de cent mille francs vient de lui être f;iit de Paissie; ses martres zibelines sont
admirables, ses hermines, renards bleu, etc., sont on ne peut plus remarqua-
bles ; ses magasins offrent dans ce moment le plus bel assortiment de bur-
nous, mantelets; ses pelisses de velours doublées de satin avec leur petit ca-
puchon à gland d'or, sont la plus séduisante chose du monde; ses gants et «es
pèlerines de jeunes filles garnis de cygne dénotent le goût le plus exquis,-
Gon est donc, sans contredit , celui de nos fourreurs qui entend le mieux sa
partie. J'en pourrais dire autant de Chapron pour la spécialité des mou-
choirs , depuis le plus simple jusqu'au plus splendide , depuis le mouchoir
de trois francs jusqu'à celui qui eu coûte raille; Chapron a la plus belle
collection de ces mouchoirs , dont la mode a fait maintenant un des objets
les plus essentiels de la toilette d une femme du monde : distinction de dessins,
finesse de travail , beauté des dentelles, Chapron a tout compris et tout exé-
cuté ! En parlant de ces mouchoirs, je ne puis oublier leur accessoire obligé, je
veux dire les parfums inimitables de Guerlain , suaves et pénétrantes odeurs
qui se répandent en profusion sur la fine batiste et qu'ils imprègnent d'une
senteur délicate et irrésistible. — Les montres , qui pendant quelque temps
avaient été presque proscrites de la toilette et que l'on portait par utilité, plu-
tôt que par élégance, reprennent une très remarquable faveur ; on doit ce re-
tour à la mode des montres, dont on peut faire un vrai bijou de toilette, à
Benoît, horloger, dont le talent dans le mécanisme de l'horlogerie ne le
cède en rien au bon goût des ornemens ; nous avons de Benoit des modèles
de montres et de pendules qui sont de vrais chefs-d'œuvre, et nous n'enten-
drons plus désormais célébrer l'horlogerie genevoise sans pouvoir sûrement
lui opposer celle dont le travail assidu de Benoît a doté notre pays.
Chaque jour nous emmène ces belles et fraîches Anglaises qui paraient nos
promenades : les dames parisieimes doivent donc redoubler de soin pour nous
les faire oublier: elles doivent ne point négliger le grand réparateur des visages.
Guerlain, et le grand conservateur des belles dents, Hattute, qui compte
parmi sa clientelle toutes les nobles dames du faubourg Saint-Germain.
Hattute est le dentiste à la mode et on peut affirmer que son talent ne fait
jamais défaut à sa réputation. C'est un mérite aujourd'hui , alors que les cote-
ries, la camaraderie viennent souvent louer ce qui est est fort peu louable. J'au-
rais, en littérature surtout , mille exemples pareils à vous citer, mais pourquoi
découvrir la plaie de son voisin , l'amour du prochain est une belle chose,
usons-en ; les belles choses sont si rares ! Baronne marie de l'***-"**
136
LA SÏLPniDE.
LES FOLLES AMOURS.
LIVRE PREMIER*.
Madame de ^^elcy.
IV.
IBURCE et M"ie de Nelcy , tout entiers à leurs
mutuels épanchemens , ne comptaient plus ni les
jours ni les semaines , et l'hiver se passa de la
sorte , plein du soleil et des fleurs de l'amour.
M™" de Nelcy acheva son deuil dans la lune de
miel de l'inclination , du caprice peut-être; on
jettera néanmoins un voile épais sur les pre-
miers temps qui suivirent la veillée dont un
roman de Crébillon fils avait si bien occupé la
première partie, et dont la seconde appartient au domaine des accidens qui
se devinent beaucoup plus qu'ils ne se racontent.
Quand le calme fut un peu revenu dans l'ame de M"»" de Nelcy et de Ti-
burce , les deux amans , comme c'est l'habitude , se firent leurs confidences
réciproques. — Tiburce avoua à sa chère maîtresse qu'il avait emporté du
Berry son image adorée ; que son souvenir l'avait suivi au milieu do ses joies
les plus turbulentes ; que pour elle il avait abandonné Paris, que pour elle il
vivrait éternellement en province et que son aaiour était d'autant plus viôlenl
qu'il l'avait vu entouré de plus d'impossibilités ou d'obstacles. — Il y avait
presque autant de vérités que do mensonges dans les paroles de Tiburce. Les
femmes sont , d'habitude, plus franches que nous en amour, surtout au point de
vue des détails. I^I™" de Nelcy confessa donc à Tiburce, qu'elle l'avait trouvé un
jieu ridicule lors de sa visite avec son père ; mais ensuite quand il était revenu
seul, riche des beaux usages et des manières aisées qu'il avait été prendre à
Paris , elle n'avait pas été maîtresse de son étonnement. L'étonnement s'était
changé en émotion , l'émotion avait elle-même pris un autre caractère , la sym-
' Voir [jIus haul, page I8i.
LA SYLPHIDE.
1»1
pathie , l'amitié, l'amour sans doute et le Canapé de Crébillon fils avait fait le
reste. Pour dénoûment à tout ceci, Tiburce se jetait au cou de M<ne de Neicy.
Il se figurait être certain de son bonheur, parce qu'il mentait à une femme qui
avait l'innocence de le croire ou qui faisait semblant , et il ne voyait pas que
cette femme , à son insu peut-être, abusait de lui et se trompait elle-même.
En cédant à l'amour de Tiburce, Mme de Nelcy s'était deux fois fait illusion :
elle prisait Tiburce au-delà de sa valeur . tandis qu'elle ne s'estimait pas assez
elle-même ; ne connaissant guère que la province , elle ignorait infiniment
le monde , et réduite depuis longues années au triste et monotone entourage
du manoir de Rancé et en dernier lieu, du château de Nelcy, ce n'étaient ni son
vieux tuteur, ni les pavsans. ni défunt son époux qui avaient pris à tâche de lui
donner des notions complètes de la société et de ses mœurs. Mme de Nelcy, ainsi
malade dans ses affections et ses vagues espérances, s'était adonnée à la lecture
des romans avec une passion qui tenait du délire. Ces livres qui chaque jour et à
chaque heure pour ainsi dire lui créaient un monde, des événemens et des amis
nouveaux, avaient rempli soncerveau et son cœur des rêves les plusextravagans.
Le roman était devenu pour elle une religion; à force de lire des contes, son ame
impressionnable et trop long-temps retenue les avait transformés en autant
d'histoires réelles. Elle avait pleuré un si grand nombre de femmes malheu-
reuses et de jeunes filles sacrifiées; elle avait planté tant de croix sur les tombes
des vierges trompées et des adultères vertueuses dont son oreille avait recueilli
le dernier, soupir que son imagination était devenue une espèce de cimetière. Ce
n'étaient pas là , du reste, les seules idées fausses que Mme de Nelcy eût puisées
dans la lecture des romans; elle y avait encore appris que pour être méchant ou
stupide , il faut être époux; quo pour être beau et aimé il suffit de n'avoir pas de
famille, pas d'argent et pas d'état ; que pour réussir il est nécessaire d'entrer le
moins possible par les portes et de toujours sortir par les fenêtres; enfin , et c'é-
tait là surtout ce qui désolait Mme de Nelcy, elle avait peur d'elle-même , osait à
peine se regarder et doutait de sa destinée et de ses rêves à force d'avoir trem-
blé sous les blasphèmes, les imprécations et les ignominies dont tout romancier
contemporain se croit tenu de charger la tête de la femme de trente ans.
Depuis deux ans cet âge fatal avait fermé son cycle pour' Mme de Nelcy, et
depuis deux ans elle s'écoutait gémir, elle se plaignait aux bois , aux fleurs, aux
mille beautés du jour et de la nuit de son mal imaginaire. Cependant, se disait-
elle quelquefois , pour reprendre courage et battre le roman en appelant la
poésie à son aide , quel âge avait donc la belle maîtresse du marquis de Racan
lorsqu'il lui adressa ces vers si doux :
Tircis, il faut songer à prendre la retraite,
La course de nos jours est plus qu'à demi faile;
L'âge insensiblement nous conduit à la mort,
Il est temps de jouir des délices du port.
11 me semble, réfléchissait mélancoliquement Mme de Nelcy, que l'heure de
midi n'a point encore sonné pour moi; loin de me sentir mourir, j'éprouve au
contraire un ineffable besoin de vi^Te, et comment rentrerais-je au port puisque
je n'en suis pas encore sortie?... — Par malheur, comme tout s'enchaînait dans
l'histoire intime de Mme de Nelcy, de même qu'elle éprouvait un charme indicible
198 LA SYLPHIBB.
à se persuadef qu'un mâri était un niais et un amant un aventurier adorable, il
fallait bieh qu'elle admit, sous peine de fouler aus pieds toutes les croyances qui
dérivaient de la même source, que la fetnme de trente ans était à jamais morte
pour les amours. Un miracle pouvait seul la sauver de l'arrêt de mort décerné
contre ses trente-deux ans par la littérature moderne. M")* de Nelcy poussa la
superstition jusqu'à penser que ce miracle c'était Tiburce. Et Tiburce se laissa
faire.
Ce qui venait de se passer ressemblait pour lui à un songe : à peine de re^
tour dans le Berry, la tête pleine de ses immondes amours d'atelier, beaucoup
plus mauvais, usé et blasé qu'avant son départ , il sonne à une porte par fantai-
sie, par désœuvrement, et cette porte s'ouvre. Une femme le reçoit comme le
Messie de son ame, le rédempteur de ses tribulations et de ses angoisses, l'être
divin qui va la laver de toutes les souillures du mariage; et lui, trouvant une
passion là où il ne venait chercher qu'un bonjour, surpris, confondu au point
d'en devenir timide et persévérant dans cette timidité, vertu du hasard, du mo-
ment qu'il devine qu'elle lui sera d'un efficace concours, domine le faible cœur
de Mme de Nelcy à force de ne point paraître ce qu'il est. — Au réveil, il se
demande s'il est bien vrai qu'il soit l'amant heureux de cette grande dame, il
s'admire, il se glorifie dans son œuvre. Voici un amour qui, du premier pas, ef-
face toutes ses autres amours : il entre à peine dans la vie et le voilà maître sou-
verain d'une femme de trente ans !
Ici commence entre Mme de Nelcy et Tiburce une lutte étrange. L'hiver s'était
passé dans les amours , le printemps fleurit de même; Tiburce alla faire une ra-
pide visite à son père M. le sous-préfet , et cette absence d'une semaine aug-
menta d'un nouveau feu les mutuelles ardeurs de Tiburce et de sa maîtresse.
Mme de Staël a écrit quelque part que l'amour est àeVégoïsme à deux; il paraît
que Tiburce, qui était fort égoïste àun, n'approuva pas complètement la justesse
de cette maxime. Peu à peu la solitude du manoir de Nelcy gagna son cœur, qui
eut grande envie de devenir désert. C'étaient toujours les mêmes grappes aux
acacias , les mêmes marguerites dans les gazons , et combien , mon Dieu ! en
avait-il effeuillées de ces sympathiques fleurs avec Mme de Nelcy 1 Quant au
parc, ses allées, ses massifs et ses points de vue ne cessaient pas d'être les mêmes;
à côté de lui , loin de lui , il entendait continuellement la voix de sa maîtresse
dire : — Je t'aime!... — Cela devenait d'une monotonie désespérante. A moins
de continuer les élégies de Catulle sur le petit oiseau de Lesbie, il fallait à Ti-
burce un changement de scène , sans quoi l'amour s'envolait à tire d'aile.
Tiburce proposa à sa chère maîtresse de faire un voyage à Paris. A cette pro-
position naturellement faite par Tiburce, qui n'y voyait aucune idée mauvaise ,
Mme de Nelcy faillit se trouver mal. Aller à Paris ! mais, pour une femme de
trente-deux ans, c'était marcher à son propre supplice, c'était courir de gaîté
d'ame à son ignominie et à sa perte. Mme de Nelcy était encore dans toute la
virginité de ses impressions premières; il y avait un certain nombre de mois que
celles de Tiburce erraient par les carrefours. — La veuve résista donc de toute
son énergie , cette résistance ne fit qu'enflammer les désirs impatiens de Ti-
burce. Déjà il se voyait à Paris affichant sa maîtresse , et , sous prétexte de la
distraire , la conduisant dans tous les théâtres et les promenades publiques. Il
évoquait les unes après les autres, devant lui, les ombres moqueuses de ses ca-
LA SYLPHIDE. 199
marâdès d'atelier pour leur montrer avec orgueil sa compagne, et leur demander
s'il ne valait pas mieux qu'eux tous, lui qui avait eu a^sez de mérite pour attirer
les regards et fixer les affections d'une femme comme M™* de Nelcy?
La guerre fut longue, acharnée et de part et d'autre implacable : après avoir
épuisé tous les argumens et usé toutes ses caresses, M™e de Nelcy pleura ; Ti-
burce lui tourna le dos et en fit autant. M™e de Nelcy, qui avait toujours été
d'avis qu'un mari boudeur était la pire chose du monde, eut l'insigne faiblesse
de revenir la première à l'amant qui la délaissait.
— Tiburce, lui dit-elle en lui prenant la main, quel mal vousai-je fait, mon
ami, pour ainsi vouloir me jeter, malgré moi, dans ce tourbillon du monde que je
ne puis aimer, puisque ce ne serait qu'en retranchant quelque chose aux tendres
sentimens que je vous porte? Nous sommes si bien dans ce château ! cette soli-
tude se peuple et s'anime de nos souvenirs ! Les bruits de la ville expirent à nos
pieds pour ne laisser monter au ciel que les chants de bonheur qui débordent
en nous. Ne vous rappelez-vous donc plus, Tiburce, nos saintes promenades, la
nuit, lorsque nous n'entendions que le murmure des feuilles et de l'eau , lorsque
les blanches étoiles tremblaient au dessus de nos têtes comme ma main dans votre
main , quand vous me disiez : Toujours! et quand je vous répondais : Tou-
jours !... Mon Dieu 1 Tiburce, est-ce que toujours ! ce serait pour vous un hiver,
un été, un rayon de soleil ou de lune, un caprice que la satisfaction elTace?...
Mais non ! je sais que vous m'aimez ; je suis aussi sûre de votre attachement que
de moi-même ; ainsi, Tiburce, que mes plaintes ne vous offensent point; revenez
à la raison et à moi, et nous resterons dans ce vieux château, mon ami; nous y
resterons pour mieux nous appartenir , et afin que les fausses joies du monde ne
viennent pas se mêlera nos joies.
Tiburce ne répondait rien, et Mme de Nelcy, inquiète, l'interrogeait de mille
manières, le pressait, le conjurait ; Tiburce, alors, las de ces obsessions, prenait
la parole :
— Pourquoi, madame, lui disait-il, remplir ainsi votre imagination de chi-
mères? Loin de voir dans ce voyage à Paris, que je propose, une preuve nou-
velle de mon affection et de ma confiance, vous y trouvez un motif de craintes
puériles. Je ne veux pourtant pas qu'il soit dit , ô ma bien-aimée! que mon
amour jaloux vous a condamnée à la retraite. Jeune et belle , il n'y a rien de
commun entre la province et vous; et ici, vous n'êtes même pas dans la province,
vous êtes dans un endroit qui peut à la rigueur s'appeler un château pendant
deux ou trois semaines , mais qu'il faut bien nommer une prison ou un cloître si
l'on y reste plus long-temps, et vous n'êtes faite ni pour la prison ni pour le
cloître. Vos facultés si nobles , votre intelligence si haute, s'épuisent dans le
néant et l'ennui. Aimer, c'est Tivre! On vit ne qu'à Paris, madame !
La pauvre Mme de Nelcy ne savait que répondre à ces raisons spécieuses ;
elle se rejetait dans le passé, et toujours poursuivie par l'épouvantable cau-
chemar qui lui représentait comme un enfer , à cause de ses trente-deux ans ,
ce Paris où elle allait devenir vieille femme en y mettant le pied, elle suppliait
Tiburce , par leurs amours de la veille , de ne point jeter au vent leurs amours
du lendemain. — Tiburce fut inexorable. L'automne arrivait à grands pas , et
l'amant de M'"*' de Nelcy , qui n'elait plus exclusivement réchauffé par sa
passion, eut une effroyable peur du froid. Il devint plus pressant, quelquefois
200 LA SYLPHIDE.
même il se hasarda jusqu'à la menace. M""" de Nelcy, que Dieu châtiait du peu
d'amour qu'elle avait eu pour son mari , en la faisant l'esclave d'un enfant
mal élevé, eut l'affreux courage de lui obéir. Une fois ou deux seulement elle
objecta l'équivoque de la position dans laquelle ils allaient être à Paris : au châ-
teau , on avait pu prendre Tiburce pour un hôte , et d'ailleurs les voisinages
étaient si éloignés et les communications si rares, que la présence d'un étranger
au manoir de Nelcy pouvait fort bien n'être connue que du jardinier et des ser-
viteurs, gens auxquels on fait croire ce qu'on veut ; mais à Paris il était impos-
sible que les choses restassent sur le même pied. — Tiburce répondit qu'il
fallait passer outre devant une difficulté aussi peu importante, et qu'il se char-
geait de concilier toutes les exigences.
Qu'il soit fait ainsi que vous le voulez !... murmura douloureusement M""' de
Nelcy.
Quelques jours après les roues d'une chaise de poste , dans laquelle étaient
Tiburce et sa pauvre maîtresse , broyaient avec un bruit sombre les feuilles
mortes qui jonchaient la grande allée du parc de Nelcy. Lorsque la chaise de
poste eut franchi le pont , M^e de Nelcy regarda une dernière fois le vieux castel
où elle ne laissait qu'une tombe sans fleurs et sans souvenir, puis abaissant ses
beaux yeux noirs sur Tiburce qui fredonnait un air d'opéra, elle lui dit au
milieu de sanglots entrecoupés, et cachant sa figure dans son mouchoir :
— Tiburce , vous ne m'aimez plus !
V.
Combien elles furent tristes les premières lieues de ce voyage ! Malgré toute
la vanité qu'éprouvait Tiburce de dominer de la sorte Mme de Nelcy, il luttait
faiblement contre les remords que lui inspiraient sa conduite et la façon presque
brutale dont il abusait de l'amour de sa maîtresse. La douleur de Mme de
Nelcy jointe aux fatigues de la route la rendit assez sérieusement malade pour
qu'il fût indispensable de faire une halte à Orléans. La chaise de poste s'arrêta
devant le meilleur hôtel , on fit venir le premier médecin du lieu , et des soins
promptement administrés ne tardèrent pas à être suivis d'un résultat heureux.
Au bout do quelques jours Mme de Nelcy fut à même de continuer son voyage.
Cependant, on ne parlait alors dans la ville que d'une cantatrice de Paris, qui
était venue y donner quelques représentations. La Démétria faisait revivre à Or-
léans les mœurs chevaleresques de Milan et de Venise ; chaque soir au théâtre
on l'ensevelissait sous les couronnes, et toutes les voix et les guitares de la
ville avaient été mises en réquisition pour l'honorer après le spectacle, sous les
fenêtres de son hôtel , de sérénades , qu'en toute autre circonstance l'autorité
aurait réprimées comme des charivaris. Les beaux esprits du lieu ne se firent
pas non plus faute de madrigaux ni d'acrostiches , tant qu'à force de galanteries
et de sérénades l'hospitalité des Orléanais devint fort lourde à l'esprit et
aux oreilles de la Démétria. — Or, la Démétria habitait le même hôtel que
Mme de Nelcy et une rencontre tout-à-fait fortuite fit renouveler entre la cantatrice
et la veuve une connaissance qui datait de loin. En effet, la Démétria qui ne s'ap-
pelait d'abord dans le monde bourgeois où elle était née, qu'Eugénie Verneuil,
était sortie du couvent l'année même où Mme de Nelcy y était entrée. Ces deux
natures sympathisaient par des points, incomplets sans doute, mais néanmoins
LA s^LP^IOE. 201
très intimes, puisque dès lors, malgré l'incertitude des caractères et la différence
des âges, elles se comprirent et s'aimèrent. — Cependant après les premières
effusions de la rencontre les deux amies furent obligées de se séparer une seconde
fois, mais non sans bien se promettre de se revoir. La Démétria no pouvait dis-
traire un jour de sa tournée, etTiburce avait hâte d'être à Paris-
Cette seconde partie du voyage fut moins lugubre. Souvent le sourire errait
surles joues pâles de Mme de Nelcy. Elle réQéchissait peut-être à la Démétria i
qui, malgré ses quarante ans, était couronnée comme une jeune fille et fêtée
comme une reine; ce qui lui était une occasion de conclure qu'il pourrait bien
rester quelques hommages pour elle qui n'avait que trente-deux ans ; mais pres-
que aussitôt il lui venait à l'idée que le prestige qui entoure les artistes était
pour beaucoup dans les triomphes de la Démétria, et alors l'argument était
moins concluant, son front se chargeait de nuages et Tiburce la voyant triste
lui disait :
— Amie, la voiture vous fatiguerait-elle ?
Cette prévenance produisait l'effet d'un remords dans le cœur de Mme de Nelcv
qui ne répondait à Tiburce qu'en lui serrant la main et en le regardant avec ten-
dresse.
M™« de Nelcy etTiburce louèrent un appartement garni rue de Provence. Le sys-
tème de distribution intérieure, usité dans les maisons parisiennes, sauve à ravir
les apparences. Tiburce et M™e de Nelcy eurent chacun son chez soi, et le portier
n'eut rien à y voir. L'allégresse de Tiburce ne saurait se peindre ; il était rede-
venu complaisant et amoureux; on le rencontrait partout avec M""^ de Xelcy ; il
abordait de force les gens qui , par discrétion , faisaient semblant de ne le pas
voir. Il se vengeait des dédains de ceux-ci et des vanteries de ceux-là par les yeux
noirs de sa maîtresse. Quelques uns de ses camarades , imbus encore des sots
préjugés des commis-voyageurs, disaient bien : — C'est une femme de trente ans,
fi donc ! — Mais, en général, M^e de Nelcy fut remarquée, et elle ne fut pas la
dernière à s'apercevoir de l'effet qu'elle produisait. Bientôt elle fut aussi exagé-
rée dans ses joies qu'elle l'avait été dans ses craintes ; toutefois, elle devina , sans
que personne le lui apprît, que le premier devoir d'une femme était de concen-
trer soigneusement toutes ses impressions en elle et de ne leur donner cour.-;
qu'au fur et à mesure des circonstances et des besoins. — La première vertu que
Mm^de Xelcy dut au séjour de la capitale fut donc une dissimulation exquise ; elle
écouta, observa, compara, rêva et n'en dit rien à personne ; son front ne réflé -
chit pas un seul instant les pensées vagabondes qui agitaient son cœur; elle resta
devant Tiburce, qui ne songeait guère à douter d'elle, tant le passé lui semblait
un sûr garant de l'avenir, impassible et blanche comme un marbre. Mais sous
cette cendre, que la main passionnée de Tiburce trouvait toujours chaude, cou-
vait un brasier ardent.
M™<" de Nelcy s'aperçut avec indignation que Tiburce la donnait en spectacle
et que son amour-propre, beaucoup plus que son amour, était en jeu dans cette
exhibition de toutes les heures. La connaissance de Tiburce la compromettait
chaque jour davantage aux yeux du monde; la faute qu'elle commettait avec ce
jeune homme était inexcusable ; avec lui elle n'avait rien à gagner et elle avait
tout à perdre; Tiburce était un égoïste qui tenait à elle par orgueil autant que pnr
paresse. Déjà au château de Nelcy elle avait quelquefois eu les mêmes idées ,
t,
202 . '-A SYLPHIDE. ! S
\
mais comme alors Tiburce ne pouvait entrer en parallèle ni avec son jardinier, j'
ni avec son garde champêtre, elle s'était étourdie sur ses défauts et avait demandé [;
à l'amour de lui faire grâce des regrets. A Paris la comparaison tua Tiburce.
Quand Mme de Nelcy vit à ses côtés tant d'hommes qui valaient cent fois son
amant et qu'un seul regard rendait heureux; quand elle vit se courber devant elle
de fières intelligences, de nobles artistes, des gens enfin de l'attachement desquels
elle pouvait tirer vanité, Tiburce se rapetissa de toute la grandeur des autres et,
demi-dieu détrôné, tomba lourdement du piédestal qu'elle lui avait élevé dans son
cœur. Ainsi qu'il arrive toujours en pareil cas , Tiburce sans y prendre garde,
amoncela griefs sur griefs , fautes sur fautes ; il fit le valet à contretemps et le
maître plus mal à propos ; il pleura quand il aurait fallu rire ; 11 arriva tout
joyeux un jour où il aurait dû être triste. Ce n'est pas tout: il critiquait avec
amertume ceux qui plaisaient à sa maîtresse, et en revanche il était de l'avis de
tous ceux qui l'ennuiaient. Si bien que Mme de Nelcy se rappelant ses tyrannies
et son odieuse conduite dans le Berry , ses violences et ses dédains, la scène de
la chaise de poste et jusqu'à la loi qu'il lui avait imposée de venir à Paris, le prit
en aversion profonde.
Il avait suffi de deux mois pour opérer ce revirement colossal dans les
idées de Mme de Nelcy ; il est vrai que la conduite de plus en plus extrava-
gante de Tiburce, les assiduités de plus en plus courtoises de ses amis, et surtout
l'atmosphère de Paris qui avait dilaté et étendu les fibres sensibles et la roma-
nesque imagination de la belle veuve y furent pour beaucoup. Tiburce avait eu
quelques instans d'adresse au château de Nelcy ; à Paris il était impossible qu'il
fût plus fort que ses maîtres : il succomba. — Et ce qu'il y a de pire en cette his-
toire , qui se rencontre trop souvent hélas! c'est qu'il fut lui-même l'artisan
de ses malheurs, qu'il précipita hors mesure le dénoùment de son drame,
et qu'il eut besoin d'une persévérance surhumaine pour vaincre le hasard qui
s'obstinait à le favoriser. — Donc , tandis qu'il s'endormait dans une sécurité
perfide, chaque heure détachait davantage de lui sa maîtresse. Tiburce s'épuisait
à inventer de nouveaux plaisirs, et Mme de Nelcy à imaginer de nouvelles ruses.
Son embarras, son chagrin n'étaient pas de ne plus aimer Tiburce, mais de le lui
dire. Sur ces entrefaites la Pémétria, qui était revenue de sa tournée en pro-
vince, lui rendit visite. La conversation tomba par mégarde sur Tiburce , et la
cantatrice , sans aucune idée méchante, le traita de gamin. Ce mot jeté à l'aven-
ture fit rougir Mme de Nelcy : elle eut honte d'elle-même et de ses amours de la
veille, et de cet instant fut prononcée dans son cœur la déchéance du malheureux
Tiburce. Il ne s'agissait plus que de lui signifier son arrêt en évitant une scène
|)énible; ce fut l'affaire de vingt-quatre heures. j
Un soir, en revenant de son atelier où il était resté plus tard que de coutume, i
Tiburce fut surpris du silence inaccoutumé qui régnait dans l'appartement de la
rue de Provence. Il s'étonna que, contre son habitude, M'™ de Nelcy n'accourût
pas à sa rencontre. L'imagination s'effraie vite, et, sans se rendre compte de rien,
Tiburce sentit un frisson glacial lui pénétrer tous les membres; en moins d'une
seconde, son existence et ses amours passées lui revinrent à la mémoire avec le
souvenir de son indifférence et de ses torts... — Si M™ de Nelcy l'avait aban-
donné j)our le punir?... Oh! non, ce serait un crime...! — Tiburce ne put s'ar-
rêter à cette idée, elle lui était insupportable. En traversant le salon, l'œil hagard
( i.\ SM.i-iilut. oq:j
et la tète pleine de vertiges, il fut comme fasciné par un carré de papier blanc qui
brillait d'un éclat affreux sur le marbre noir du guéridon , et l'on juge combien
de fois les larmes obscHreirent ses yeux avant tjd'il pût lire jusqu'au bout cette
froide lettre :
A monsieur Tibiirce Durand ,
<i >'ousallez beaucoup m'en vouloir, mon ami, de la résolution extrême que j'ai
l)rise, mais croyez bien qu'il m'en coûte autant qu'à vous-même de vous dire
adieu. Long-temps j'ai combattu les impérieuses nécessités de ma position et de
cette rupture, et et ce n'est pas sans verserd'abondantes larmes que je vous laisse
ces tristes lignes.— Sans doute, mon pauvre Tiburce, vous allez être bien déses-
péré, mais cette raison, en vous si puissanteet si haute, ne tardera pas à vous pré-
tersonaide. —Vous réfléchirez à l'inégalité de nos âges et à celle non moins
grande de nos caractères ; vous comprendrez que votre avenir autant que le mien
se perdait dans nos folles amours; vous m'oublierez au milieu de ce monde où
de si beaux succès vous attendent, et moi, de prés ou de loin, j'assisterai à l'édi -
lication de votre gloire, je la hâterai de mes prières et de mes vœux. — Mainte-
nant, Tiburce, pour votre repos et pour le mien, ne cherchez pas à savoir ce que
je suis devenue. Nous nous retrouverons un jour peut-être , lorsque l'amour se
sera éteint entre nous, et qu'ayant efl'acé de votre cœurl'iraage de votreancienne
maîtresse, vous ne verrez plus en moi que votre meilleure amie,
«1 AXYSIE DE .>ELCV. )i
Tiburce, qui était beaucoup moins un Werther qu'un Des Grieux, froissa
violemment cette lettre; pourtant, il ne se fit pas sauter la cervelle, il ne sauta
pas davantage parla fenêtre, il courut à la porte delà chambre à coucher de
Mme de Nelcy : elle était fermée. . . Tiburce frappa en furieux , tant et si bien qu'à
j la fin la porte céda. Mais le portier était monté au bruit de ce tapage nocturne,
I et ce fut en présence de l'implacable concierge protestant qu'il ne savait rien
de toute cette aventure, que Tiburce pénétra dans la demeure de sa maîtresse
et la trouva vide. Pas un chapeau, pas une robe; tout avait disparu: il ne restait
qu'un livre jeté dans un coin: le Canapé, de .M. Joliot de Crébillon fils, dont
MraedeNelcy, dans sa précipitation, avait déchiré les dernières pages pour
cacheter la lettre à Tiburce...
— Ainsi passe l'amour du monde!.... dit Tiburce en jetant ud regard de dé-
solation sur le roman mutilé.
Et il tomba presque évanoui dans un fauteuil. Le portier le mit au lit ; il eut
la fièvre trois joursde suite. Le quatrième, au matin, comme il entrait en conva-
lescence et se préparait à battre tous les arrondissemens de Paris pour retrouver
son infidèle, ce vampire de concierge lui remit une lettre qui exhalait une
insupportable odeur d'ambre ; la suscription était bien d'une écriture de femme,
mais non pas de celle de Mme ^a Nelcy ; le cachet représentait une crysalide en -
tourée de cette devise : plis d'a.mours oie de jours. Tiburce brisa la cire ; il
n'y avait pas de lettre sous l'enveloppe , mais seulement le coupon d'une stalle
d'orchestre aux Italiens pour le jour suivant. — Tiburce , malade encore
se traîna le lendemain au théâtre. Il était à peine assis , qu'en promenant
autour de lui ses yeux éteints, il reconnut, dans une baignoire d' avant-
scène. M"^ de Nelcy, qui causait avec un homme fort remarquable de manières et
204 . LA SYLPHIDE. ^
d'extérieur. Tiburce bondit dans sa Stalle; ce mouvement le fit distinguer par
M"'" de Nelcy qui, aussitôt se cachant derrière son éventail, se hâta de quitter
la loge. Elle était partie lorsque Tiburce, s'élançant dans le corridor, se présenta
à la porte de la baignoire. . . Le pauvre amant fut bien forcé de conclure que ce n'é-
tait pas elle qui l'avait convié à cet exécrable rendez-vous. Mais alors qui donc
était-ce?... — Tiburce , hors d'haleine, arriva sous le péristyle au moment où un
élégant coupé partait au grand trot. — Tout est fini!... soupire-t-il; nos amours
ont marché presque aussi vite. — Et, quand il eut perdu de vue la voiture qu'il lui
était impossible de suivre, il regarda l'affiche. — On jouait ce soir-là le Pirate ' .
G. GUÉNOT-LECOINTE.
Thëàtpes.
Nous avons entendu avec un grand plaisir la scène lyrique de M. Bazin à
l'Opéra; la presse entière a été unanime pour accorder au jeune lauréat les élo-
ges qu'il mérite, et les chanteurs ont eu aussi leur part des bravos que d'ailleurs
Dérivis et M^e Stoltz méritent à tous les égards. Dimanche, un jeune et élégant
danseur a débuté dans la Juive par un pas de deux avec M'i<^ Blangy. M. Tous-
saint possède tontes les qualités et les ressources de son emploi : vigueur, légè-
reté, grâce , souplesse , il a laissé deviner dès sa première apparition tout le
parti que pourra tirer de son talent une administration aussi habile que celle de
l'Académie royale. — Le beau monde revient de la campagne; c'est surtout aux
Bouffes qu'on s'en aperçoit. Voici bien décidément M. Dormoy qui déploie pour
nos plaisirs une activité infatigable. La Lucia et la Norma avaient ouvert la
saison ; jeudi devait avoir lieu la reprise de I Puritani avec la Grisi, Eubini,
Tamburini et Lablache ; une indisposition l'a empêchée. — L'Opéra-Comique i
vient de donner la Reine Jeanne. N'ayant pu assister encore à la représentation
de cet important ouvrage, nous remettons à la semaine prochaine notre analyse
et notre jugement. — Il paraît que le théâtre de la Renaissance va s'ouvrir d'ici à
peu de jours sous la direction de M. Anténor Joly, qui partagera le sceptre
administratif avec Frèdérick-Lemaître et Serres. Le chant sera rii;oureusement
banni de cette scène ressuscitée. Notons pour mémoire que le drame et le mélo-
drame qui se portaient fort mal avec deux théâtres de moins ne se porteront cer-
tainement pas mieux avec la Renaissance et la Porte-Saint-Martin de plus. — Il
est difficile de parler d'une première représentation aux Variétés sans constater un
succès ; c'est tout ce que nous pouvons dire du Mendiant, charmant vaudeville
en deux actes de MM. Saintine, Ouvert et Lauzane, qui est venu mercredi der-
nier demander au parterre une aumône que celui-ci lui a généreusement accordée
— Au Palais-Royal, Toby-le-Sorcier fait beaucoup rire ; c'est la faute de Tousez.
* Celte hisloire de madame de Nelcy, au point où nous la laissons , forme un tout assez
complet pour qu'il soit permis de n'en pas donner la suite. Les Folles Amours comprendront
un volume qu'il serait impossible à la Sylphide, en raison de son cadre, de publier tout en-
tier; plus tard, peut-èlre, en ferons-nous encore connaître quelques fragmens. note du dib.
LA SYLPHIDE.
Î05
A II allante "
22 octobre.
uiSQUE VOUS voilà toute décidée, madame, à
prolonger indéfiniment votre rôle de châtelaine ,
je suis, moi , forcée de tailler ma plume de mon
mieux , pour vous faire autant que possible ou-
blier tous les plai>irs qui vous attendaient à Pa-
ris ! Je me sens toute fière , je vous jure , d'être
appelée à la haute mission de charmer vos lon-
gues veillées et d'amener , par mes histoires du
grand monde , le sourire sur vos lèvres ; j'aurai
peut-être fort à faire pour cela, les jours où vous
vous direz : — On s'amuse là l)as sans -moi..; on
danse et je n'y suis pas... ; au lieu du divin chant
des Italiens , le bruit de la tourmente dans les
montagnes...; à la place des girandoles et des dé-
corations féeriques du grand Opéra , rien que la
lune brillant sur le givre de la forêt!...- Vous vous direz tout cela, madame, et
ma Svr.PHiDE dans ces momens néfastes ne sera-t-elle pas de dépit jetée bien
loin devons.^ Mais vous la reprendrez vite, car vous êtes curieuse, comme
nous le sommes toutes, et vous voudrez assister, au moins en imagination, à
toutes les séduisantes réunions auxquelles ma messagère tâchera de vous initier.
Vous désirerez voir par la pensée ces belles et resplendissantes toilettes de nos
élégantes Parisiennes: car malgré les bruits de guerre, les questions d'Espa-
gne, d'Orient , les fortifications et les assassinats, les préparatifs de l'hiver
sont plus somptueux que jamais, et si Paris doit périr, comme on le dit, dans
cette fameuse année 1840, ce sera englouti sous un déluge de gaze d'argent ,
de dentelles , de fleurs et de rubans...
En attendant cette fin du monde, qui n'a rien d'effrayant sous l'aspect où
je vous la présente, je reviens non comme Sancho à mes moutons, mais à mes
17
20G
LA SYLPHIDE.
chiffons. Je commence mon /asAiona6/e bulletin en vous pariant de la maison
Richard et C% magnifique magasin qui vient d'ouvrir rue Richelieu, au premier,
et où se trouvent en profusion les plus hautes nouveautés. Les soieries de cette
maison sont admirables comme tissus et les dessins ont un genre de distinction
tout particulier. On y confectionne dans le style le plus relevé les châles,
burnous, robes de bals, mantelets, etc., etc. Les étoffes de fantaisie, les tissus
de tous genres pour le négligé , les toilettes de ville , de promenade , de bal
offrent un mélange et un ensemble des plus charmantes fantaisies. Je ne doute
pas qu'en ouvrant sous de si heureux auspices, la maison Richard et C% dont
l'élégance intérieure répond à la beauté des objets qu'elle renferme, ne soit ap-
pelée à un succès aussi prorapt que durable. — On voit bien, madame, à la de-
mande de fourrures que vous me faites , que vous allez être exposée à cette
bise du nord que l'on ressent si violemment dans les campagnes , et nul doute
que vous ne prévoyez quelques parties en traîneaux , quand la neige glacée
sera venue recouvrir vos champs encore verts. Afin que rien ne manque à la
beauté et à l'élégance de mon envoi, je me suis adressée à Auprêtre et Rouge-
neaux-LoUey, rueSt-Honoré, 261, et même rue, 55: ces messieurs, attendu leur
nombreuse clientèle ayant deux magasins , quoique associés. Vous allez être
ravie , je suis sûre , de tous les magnifiques vêteraens fourrés que je vous
adresse, et entre autres objets des manchons aériens , vrais prodiges dont rien
n'avait donné l'idée jusqu'alors. Légèreté, chaleur, distinction, tout est réuni
dans ces manchons qui ne se trouvent que chez ces deux fourreurs. — Vous ver-
rez que j'ai joint à ma caisse de fourrures, en manière de surprise, un charmant
chapeau de M"" Leclère en velours brun orné de pareil et d'une fleur aussi en
velours, modèle de perfection sortant des ateliers de Constantin ; et à propos de
ce dernier , madame , permettez-moi de relever une erreur d'imprimerie faite
dans la Sylphide sur ce fleuriste; j'ai dit que la maison de Constantin était
dans le voisinage de Reaudrant et non sous son patronage ; un article sur le-
quel l'imprimerie n'a point fait d'erreur, c'est l'éloge des ouvrages de Constan-
tin : ils ne laissent rien à désirer, et ses ravissans magasins décorés et tapissés
par Compagnon et Winter sont le rendez-vous de la plus élégante partie
des femmes à la mode.
La mode ! madame , ce mot est un prestigieux talisman qui vieillit les jeunes
choses et rajeunit les plus vieilles ! Voyez plutôt les magasins d'antiquités du fa-
meux Monbro ! Autrefois vous eussiez passé dédaigneuse devant ce que vous
auriez nommé une pauvre boutique de bric-à-brac ; aujourd'hui, vous vous ar-
rêtez ébahie, envieuse, désireuse de ces buffets gothiques, de ces crédences,
de ces casiers contournés , de ces étagères aux colonnes torses, de ces bahuts
que vous laissiez méprisés, couverts dépoussière, dans le fond d'un grenier!
Avec sou art régénérateur et créateur, Monbro étale à vos yeux tous ces ob-
I,A SYI.PIIIDK. 507
jets, brillans comme au jour de leur première gloire , comme au temps où ils
ornaient les hautes salles de nos aïeux ! A cette époque de retour vers les meu-
bles antiques, Monbro est devenu un véritable artiste dont on ne saurait trop
louer le zèle et le talent, et déplus on est étonné des prix modérés qu'il affecte
à chacun de ses meubles ; c'est à tort qu'on a accusé ce marchand d'antiquités
d'être fort cher ; faisant tout réparer ou fabriquer dans ses ateliers, il a la fa-
cilité de donner à bien meilleur marché que tout autre.
Vous m'écrivez, madame, que vous craignez de n'avoir pas même l'avant-
goùt d'un bal pour cet hiver. Quoi ! pas la moindre petite sauterie chez le sous-
préfet de votre chef- lieu ! pas la plus mince noce ! Cela me paraît impossible,
et cela ne doit pas être ainsi , car il faut bien que vous ayez le plaisir de voir
votre jolie main sous un des merveilleux gants de bal de Mayer ; vous admire-
rez la bonne grâce, l'élégance que ce célèbre ganlier donne à la main, au
poignet, au bras. Une fois que l'on a été ganté par Mayer , on ne peut plus
l'être par un autre : aussi est-il bien avéré qu'il aura la vogue tout cet hiver. —
Et Clamorgam, madame , êtes-vous aussi impitoyablement condamnée à ne
point faire connaissance avec ces gracieux éventails , à contempler ces mi-
ijnonnes et Ones peintures encadrées dans la laque , la nacre et l'ivoire .î' Non,
cela ne se peut, et vous danserez en dépit de tout. — Je suis aise que vous
ayez fait comprendre à vos voisines de châteaux, qu'elles ne pouvaient s'ha-
biller sans les sous-jupes Oudiiiot ou Deiannoy. Ce dernier m'a dit avoir reçu
une commande de province , qui venait de vos côtés , et qu'il vous doit sans
doute : je suis d'avance sûre de son succès.
Voulez-vous, aujourd'hui que la mode paraît un peu moins incertaine, que
je vous donne en gros quelques idées sur les toilettes à venir? D'abord, les
robes de velours seront en grande vogue : la guipure se portera dessus en
ornemens avec beaucoup de succès. La moire des Odalisques est une superbe
étoffe destinée aux robes de cour. La conque marine aux filets chatoyans fait
de charmantes redingotes de promenade. Viennent aussi les tissus flânasses,
palmés, égyptiés, chinés, sablés ou de granit , qui seront fort à la mode. Pour
bal, on portera la mousseline de l'Inde brodée au crochet, coton et or, le crêpe
brodé en soie plate et le tulle lamé. Les manches plates ont pris pied, mais
seulement pour les robes négligées : pour les toilettes et les demi-toilettes, on
fait des manches façonnées selon le goût de la couturière ; les manches à la
I religieuse sont, dans ce genre, les plus élégantes ; les manches bouillonnées
j demi-longues sont fort gracieuses. Les jupes sont longues et larges ; les corsa-
j ges non habillés, plats et niontans ; les corsages habillés, à pointes, drapés ou
j plats, très décolletés, pour recevoir une berihe de dentelle. Les châles de ca-
chemire longs reprennent faveur et sont préférés aux châles carrés du même
genre. Les châles de velours sont parfaitement bien portés, ainsi que les échar-
20R
LA SVLPHIDE.
pes de même étoffe. Les chapeaux de salin, de gros d'Afrique, de velours,
sont les plus en vogue : les ca[)otes plissées sont les seules coiffures qui se dou-
blent en nuances non pareilles au dessus. Les formes sont toujours basses,
mais un peu plus grandes que cet été.
Voici, madame, l'Hvant-coureur d'un bulletin plus étendu, qui viendra
quand la fashion le sera elle-même davantage. En attendant, permettez-moi de
vous dire , non pas comme le disait à l'imprudente cigale l'égoïste fourmi :
dansez maintenant; mais, puisque vous ne pouvez danser, au moins chantez!...
Charmez vos loisirs, votre solilude par une suave et douce musique, et feuil-
letez à cet effet lAlbum de M. Jean Machaeli , qui sera dédié à la Sylphide.
Cet Album, qui se compose de six méditations, a un caractère musical varié
qui rappelle la musique allemande et italienne. La première, le Roi de Thulé,
est une espèce de récitatif brillant, suivi d'un air naïf et d'un chant accentué,
comme dans les airs populaires. Une Plainte et une Feuille sont deux mor-
ceaux empreints de mélancolie et de douceur. Madeleine et le Fils du Sei-
gneur ont plus de vivacité, mais moins de sentiment. Douceur et Prière est un
grand et large morceau, fort dramatique, terminé par une prière d'une mélo-
die pleine de religiosité. Ces méditations musicales, chantées avec accompa-
gnement de piano ou de harpe, instrument qui revient fort à la mode , seront du
plus bel effet. Les paroles sont de MM. Pitre Chevalier , Henri Raynal et
Samuel Roger.
J'avais mille choses à vous dire, madame, mille causeries à vous faire ; mais
la matière première et fondamentale de cette lettre l'a emporté sur les détails
de la vie parisienne, si accentuée et si mobile : à un autre jour les bruits de
salon, dont, hélas I le son ne peut vous atteindre.
Baronne marie de l'*»***^'.
LA SYLPHIDE.
203
I
LES CHEVEUX DU MARQUIS
PfSElllEUE PARTIE.
E marquis d'Arnouville , chez lequel j'ai chasse-
bien des fois en Picardie, était un drôle de corps. Il
n'avait guère plus de soixante-douze ans quand il
mourut; c'était déjà bien honnête pour un vieux
fat qui avait la prétention de rester jeune. Il s'é-
teignit dans sa terre de Floxiconrt , près d'A-
miens, ayant encore du rouge aux pommettes et
un fouet de Palmcr entre les doigts : il avait
chassé la veille avec M. de Clermont-Tonnerre
pendant six heures, et ne mourut que de son mé-
decin , qui le saigna très mal à propos.
Le marquis d'Arnouville était d'une des meil-
leures familles de Picardie; il avait vu les beaux
jours du Directoire et aurait pu , au besoin, en
écrire les fastes; il avait été surtout homme à
, . bonnes fortunes, d'abord parce qu'on le jugeait
beau et b,en fait, puis parce qu'il n'épargnait en rien l'argent dès qu'il
ZlTT '1 ^'"''" ^"^ "'''"'''' ''^"''- " ^^^" «» *«"^ à tour des mai-
hIT'h K '^'''"''\''/'' '■•"'■■q^es , des tableaux de Chardin, des vases de la
Chme, des breloques de fruits rares, des joncs fabuleux et diamantés , des taba-
tie es qu, fa.sa.ent envie. Il avait aidé Carie Vernet dans l'idée de ses Incroya-
avec' vlr' •""' '^/°'"^^'"« « Brèvannes, et causé de l'art de la danse
vestris ; j ai su depuis que c'était même de lui que venait ce bel onjTc dont
• Celte nouvelle étanl inédile et apparler.ani à la sylphide, ne pourra être reproduite.
310 LA SYLrilIOE.
Mme Tallien faisait montre à son index du pied gauche, quand la mode de porter
des bagues aux doigts de pied était dans son paroxisme. Le marquis d'Arnouville,
s'il faut le dire, fit enfin beaucoup de folies, mais principalement à Longchamps.
Les jours de Longchamps, le marquis dépensait au moinsquatremillelivres.il
avait uu carrosse en porcelaine presque aussi beau que l'ancien carrosse de Mme de
Valentinois, des jockeis vert-pomme et deux beaux nègres en livrée derrière l'é-
quipage. Quant à ce qui se voyait dedans, cela pouvait consister d'ordinaire en
trois ou quatre filles d'Opéra ou de la Comédie-Italienne, à qui M. le marquis
cédait pour ce jour-là sa voiture. Ces déesses étaient tenues à le récompenser de
ce sacrifice en le lorgnant tout le temps de la promenade , sans le quitter dune
seconde, de la lorgnette, pendant qu'il cavalcadait aux côtés du char. 11 va sans
dire que toutes les toilettes de ces créatures étaient payées, ainsi que leurs éven-
tails et leurs bouquets, ce qui n'était pas la chose la moins coûteuse de l'équipe-
ment. La voiture du marquis offrait à l'extérieur la forme ordinaire de toutes les
voitures, quoiqu'elle s'elfilàt légèrement en gondole : mais au dedans c'était un
berceau miraculeux. Les côtés étaient treillissés en barreaux verts sur fond or ,
les fruits et les fleurs en porcelaine, les coussins garnis de sachets tout à l'en-
tour. C'était un arôme, un écrin, un véritable paradis 1 Le sellier Corsange, qui
avait fait cette voiture incomparable, n'avait pu résister à sculpter son nom sur
l'essieu. En 1830, quelques jours après juillet, un lord en racheta tous les pan-
neaux pour les faire servir à son boudoir.
Le marquis porta quelque temps la poudre. Cela était dommage , en vérité ,
car la poudre, cette neige uniforme sous laquelle se pavanaient et se déguisaient
même toutes les têtes, laissa ignorer long-temps chez le marquis les plus beaux
cheveux du monde, des cheveux d'un blond fin que plus d'une femme lui aurait
certes enviés. Quand le règne de la poudre eut cessé, les cheveux de M. d'Arnou-
ville reparurent dans tout leur éclat. Ce n'est pas que le marquis fût jeune, non,
ma foi, mais il semblait à peine avoir vieilfi, La pommade qu'il employait pour
dissimuler ses rides lui rendait la peau lisse et souple ; ses habits étaient toujours
delà meilleure coupe, son linge du plus pur éclat. 11 avait Humann pour
tailleur. 11 montait à cheval comme aux plus beaux temps de sa jeunesse ; il
avaitdescorrespondancesamoureusesetfamilieres.il y a de ces natures heu-
reuses et fortement trempées sur lesquelles la dent du temps ne peut rien ; elles
fleurissent et rayonnent jusqu'à leur dernier beau jour. Ainsi était le marquis
d'Arnouville; et quand la déchéance de la poudre lui laissa, vers quarante-se^jt
ans, cette belle chevelure blonde, on ne douta pas un seul instant qu'il n'eût
hérité de quelque secret de sa mère, liée sans doute avec Cagliostro.
Il y en eut d'autres qui aimèrent mieux supposer tout placidement que c'était
une perruque.
Les jeunes en furent jaloux , les vieux menacèrent leur coiffeur de le quitter
s'il ne leur donnait , sous huit jours, une perruque semblable à celle du mar-
quis.
Les coiffeurs qui n'y comprenaient rien s'arrachèrent les cheveux de dé-
sespoir.
Sur ces entrefaites , il y eut une dame d'un certain âge qui s'éprit violem-
ment du marquis d'Arnouville...
LA SYLPHIDE. 2||
C'était sous la Restauration; la dame donnait des bals , elle n'était plus belle ,
mais fort entourée dans le monde , elle conservait de vieux et jeunes soupirans ,
et représentait fort bien dans une loge d'Opéra. Le marquis se montra sensible à
ses prévenances, il y a mieux , il y crut. Je ne comprendrai jamais comment il y
a des femmes qui se jouent par coquetterie de certains visages et de certains
hommes , ne doit-on pas respecter les ruines qui intéressent"? L'art avec lequel
le marquis avait calculé sa vie et tous les ressorts de sa machine , était, à coup
sûr, un art fort intéressant; appliquez cet art à la politique ou à la diplomatie , le
marquis d'Arnouville eût été un fort grand homme. Cependant la comtesse de
V.... trouva plaisant de le mystifier en l'embarrassant, et voici ce qu'elle imagina:
Les cheveux du marquis déroutaient toutes les conjectures de son cercle.
Elle résolut d'être assez tendre pour le faire tomber dans un piège amoureux,
assez belle pour l'y retenir et lui demander une boucle de ses cheveux in-
croyables. Elle comptait peut-être de là les envoyer à l'Académie des Sciences,
où il se trouve par hasard quelques chimistes et beaucoup de perruques.
Ceci une fois imaginé par la comtesse, elle l'exécuta de la façon la plus
simple. D'abord elle se rendit justice , et mit un masque pour paraître belle,
le masque est la beauté des femmes qui n'en ont plus ; la comtesse de V.... se
masqua .
Les bals masqués de l'Opéra l'ennuyèrent bientôt , elle voulut essayer de la
séduction du costume.
C'était le temps des bals costumés à la cour, elle eut soin d'aller trouver
-M. Duponche! , qui dessinait alors tous les costumes devant servir aux quadrilles
du pavillon Marsan.
Elle choisit un costume du temps de Louis XIII , qui devait lui aller à ravir...
Le marquis , l'un des habitués les plus brillans de ces beaux quadrille» , prit
un costume d'écuyer, sous lequel il ressemblait tant bien que mal à un ami
de M. de Cinq-Mars.
Le bal de Mn"-Ma duchesse de Berry fut ce qu'il était toujours, ce fut un
bal tout autre que ceux que donne aujourd'hui M. Rotschild. On n'y vit point
de parapluies et de socques articulés attendant leurs propriétaires dans l'an-
tichambre comme aux bals parlementaires de M. Dupin , et l'on y soupa
mieux qu'à certains bals royaux où l'on sert pourtant du gigot à l'ail. La
comtesse de V n'en fut pas moins une femme assez ridicule sous ses affi-
quets du temps passé ; elle avait, je crois, la prétention de représenter tout uni-
ment Mlle d'Humières. On en rit beaucoup; mais, comme on lui savait de l'esprit,
on n'osa pas en rire trop haut.
A ce bal , on put aussi distinguera tournure originale de M. d'Arnouville
Comme il se moquait assez ouvertement de tout ce qui n'était pas le dix-huitième
siècle, il conserva audacieusement des bagues de toutes sortes à ses doigts, dans
son costume à la Gondy ou à la Cinq-Mars , fit craquer magnifiquement sa ta-
batière, où figurait une fort belle personne peinte par Halle, et ne songea pas
même à échanger cette tabatière contre un drageoir.
Il lui était enjoint par la comtesse, qui pour cela lui avait écrit le matin la plus
jolie épitre du monde, de danser avec elle la première contredanse, de tenir son
bouquet, son mouchoir, son éventail , et en général tout ce que tient au bal le
cavalier-servant le moins douteux. Les cheveux frisés , la bouche vermeille
212
LA SYLPHIDE.
et le teint doucement épanoui, le marquis d'Arnouville parut aux danseuses et
aux danseurs un véritable comte de Saint-Germain. Les lorgnons ne le quit-
taient plus , on ne causait que de sa chevelure mirobolante, qu'un poète des
bonnes lettres compara ingénieusement à la queue de la comète. M. Bignan ,
de toutes les académies, applaudit à ce joli trait.
Le marquis essuya le fou de cette attention générale avec une belle résigna-
tion Il n'était pas si distrait par les yeux de la comtesse qu'il n'entendît de
temps à autre certaines voix de femmes lui dévoiler les fils de la conspiration,
tout en ne parlant qu'à demi-voix à la comtesse.... Le souper fini (et le marquis y
avait été charmant), la vieille duchesse de G fut la première qui entama
M. d'Arnouville; elle lui demanda quelle odeur il mettait à ses cheveux ?
— Aucune , madame la duchesse , répondit-il sèchement , cela sent le
teinturier.
Ce propos était d'autant plus cruel que la duchesse de G .... était connue pour
se teindre depuis long-temps. C'était peut-être un propos de coquette à coquette ,
mais quoi qu'il en fût, il déconcerta les rieurs. Le marquis passa négligemment la
main dans sa chevelure , et M. Bignan murmura : Flavus Àpollo.
La comtesse fut la seule qui ne désespéra point du succès. Son orgueil, plus
que son amour, y était engagé. Elle redoubla donc ses agaceries et finit par de-
mander à M. d'Arnouville une faveur insigne, une boucle de ses cheveux.
— En voici une, madame, j'avais prévenu votre désir
Et sans répliquer une minute, M. d'Arnouville tira de sa poche un petit papier
rose, cacheté de ses armes qu'il remit galamment à la comtesse.
En le recevant, elle n'y tint plus , et malgré le bal , malgré l'irrévérence de
cet examen , la comtesse ouvrit le papier rose dans lequel elle trouva une boucle
do cheveux blonds qu'elle compara bien vite avec ceux du marquis d'Arnouville.
Ceux-ci ressemblaient à la boucle d'une façon triomphante.
Cependant le marquis demeura modeste sur le soplia ; il parla d'autre chose
et ne donna pas grande attention à ce manège. Quand il lui sembla convenable
de se retirer, il offrit sa voiture à la comtesse de V... et accepta le triomphe qui
suivit cette aventure plutôt qu'il ne le brusqua. Les marquis du dix-huitième
siècle étaient glorieux; celui-ci se résigna à son bonheur.
L'aventure des cheveux ne tarda pas à faire du bruit; la comtesse de V... ne
put tenir sa langue bien long-temps : le secret d'une femme heureuse devient
trop souvent le secret de tout le monde. Les cheveux du marquis, conservés mi-
raculeusement par lui à l'aide de quelque pommade inconnue, le mirent en
vogue ; il reçut des déclarations. Les femmes n'en pouvaient pas revenir, d'au-
tant qu'il prenait plaisir à leur montrer lui-même des correspondances anté-
rieures et plus de cinquante billets ainsi conçus :
« Soijez assez gracieux , mon dur marquis , pour m'emoyer une boucle de vos
cheveux ; vous recevrez en éihange une boucle d;s miens. Je pense que vous me devez
cela ; ainsi f envoie chez vous , etc. , etc. »
Le marquis semblait avoir exaucé les vœux de ces dames (et de chacune
•encore 1 ). La seule inspection des lettres de femmes qu'il possédait prouvait aux
intéressées qu'il n'avait rien négligé dans le temps pour les contenter sur cet
article. On trouvait dans son secrétaire (qui était, par parenthèse, en beau
laque de Chine) des réponses semblables :
m^ mwmwmEmi
DIRECTION RUE D'HANOVRE , 17.
LA SYLPninE. vi:!
« Vous êtes divin ,• vous avez souscrit à ma dtmande et pris en pitié mon enfan-
tillage. Je tenais à ces cheveux ; tb ne me quitteront qu'avec ta vie. »
En suivant ce dossier de lettres par ordre chronologique { car, en homme
rangé, le marquis les avait soigneusement numérotées et datéesj, on arrivait à
quelques unes voisines, hélas! du dénoùment, et qui ne manquaient pas de
parler encore des cheveux du marquis d'Arnouville.
u Ingrat , perfide, vous m'abandonnez: je ne veux rien garder qui rous ail
appartenu : ma femme de chambre a l'ordre de vous remettre ce roffret , où tout
trouverez vos lettres et vos cheveux. Ayez soin de me renvoyer également mes lettres
et ma natte blonde. Adieu pour la vie!
Que prouvait cette étude de la vie d'un homme à bonnes fortunes? Ou'il
avait su garder plus de cheveux que de maîtresses : c'est en ceci que M. d'Ar-
nouville était un homme rare et incomparable. Il n'était pas fort bien dans ses
alTaires depuis quelque temps , et la perspective d'un amour commode et riche .
peut-être même le profit d'un mariage intéressé, le déterminèrent à s'attacher
au char de la comtesse. La terre de cette dame était en Picardie : on y jouait
assez gros jeu et on y recevait beaucoup; on y chassait, et le marquis chassait
encore ; on y mangeait bien , et il était gros mangeur. On comprendra donc
facilement que , malgré la bonne cinquantaine d'années que la comtesse de V...
avait par devers elle, le marquis d'Arnouville vint s'établir à son château ; qu'il
y prit ses aises et y mena bonne vie. La comtesse de V... le trouvait décidé-
ment fort aimable : il y avait des instans où elle songeait même à faire un jour
la folie de l'épouser. Le marquis d'Arnouville avait bien compté là-dessus; il
arriva donc à la campagnî de M™« de V... avec Gédéon , son valet de chambre ,
attaché depuis trois ans à son service. roger de beacvoir.
(La suite à la livraison prochaine.)
A123S21S m saillis 3
XL
H"' Elîsa Jnlian.
HEz toute personne appartenant au public, n'importe
à qœl titre, il y a deux côtés à considérer, le plus sou-
vent *.rès dissemblables ; en rapport, presque jamais :
le côt^ du personnage, le côté de l'individu; la per-
sonnepublique, la personne privée. Poète, orateur,
, artiste chacun présente cette double face, et si au
théàtrt , l'acteur est toujours par son extérieur en
harmoiie avec son rôle , et par son rôle en harmonie
avec son extérieur, en revanche, lans la vie réelle, le contraste est pour ainsi
dire perpétuel entre les individus e les rôles, et tel qui s'est créé d'avance un
type d'après les écrits ou les actiois d'un homme qu'il n'a pas vu, s'expose le
plus souvent à de singuliers désapp>intemens et à de bizarres désillusions lors-
qu'il vient à confronter son idéal ave la vérité.
Ce que je vous en dis, du reste, n'<st que par façon de parler très générale, et
1
?|4 . I-A SYLPHIDE.
seulement pour vous faire comprendre en vertu de quelle division, ayant à vous
parler de M'i'Elisa Julian, je veux commencer par vous raconter sa personne
avant de vous entretenir de son talent.
M'i"^ Elisa Julian est de taille moyenne, mais bien prise, élégante et fort noble.
Elle a eu peu de frais à faire pour s'incarner les délicieuses créations de la naïve
Alice, de l'enthousiaste Rachel et de la tendre et héroïque Yalentine. Rien d'aussi
beau que les yeus de la jeune cantatrice, si ce n'est une magnifique chevelure
noire comme l'aile d'un corbeau, et qui encadre délicieusement une figure ovale,
dont le teint, par ses tons pâles et chauds, nous représente, dans tout son roma-
nesque, un type complet de la beauté méridionale. Je ne puis mieux faire, au sur-
plus, que de vous renvoyer, pour le complément de ma description, au portrait
qui accompagne cette notice, portrait charmant comme le modèle et digne de l'ha-
bile crayon de notre ami Traviès. — M"»" Elisa Julian est née à Bordeaux, et cela
est tout simple, car il n'y a rien dans ce monde que pour les méridionaux :
talent, esprit, beauté et pouvoir ; si vousen doutiez, je vous renverraisà M. ïhier.';,
qui le disait un jour à l'un de ses amis, méridional comme lui. On ne peut guère
se dispenser de croire M. Thiers sur parole. Les parens de la jeuie Elisa apparte-
naient au commerce, et son père, amateur fort distingué, put remarquer tout
d'abord chez la future prima dona, un amour extrême de la musique joint à une
intelligence assez remarquable pour que l'on ne pût se dispenser de la considérer
comme une vocation. M. Julian fut donc le premier maître de sa fille, et lorsqu'il
vint s'établira Paris, il y a peu d'années, la jeune Elisa entra au Conservatoire.
Elle fut dirigée d'abord par Martin -, puis, à la mort de ce dernier, MM. Bordogni
et Michelot conïinuèrent à développer le talent naissaift qui semblait tant pro-
mettre et qui a si bien su tenir. Le brillant résultat qu'/ls ont obtenu prouve à la
fois et la supériorité des maîtres et la distinction rare de l'élève. M'i'" Julian eut
tous les succès que l'on obtient au Conservatoire; prx de solfège d'abord; puis
second et enfin premier prix de chant. Mais ce n'étaitpoint à la scène que se des-
tinait la jeune fauvette bordelaise, et sans l'avis plei/i de goût et de sagesse dont
nous devons remercier MM. Bordogni et Michelot, h carrière de l'enseignement
eut enseveli un talent digne de la première scène lyr/que du monde. La vie que je
vous raconte fut simple, bien simple, et après l'avoi/ lue, vous admirerez comme
moi la rare intelligence et l'inspiration véritable de'a jeune artistequi trouva dans
son cœur seulement, et par une subite révélation les accens d'Alice, de Rachel
et de Valentine. C'est par le premier de ces troii rôles, difliciles entre les plus
dilTiciles, que débuta M'ie Elisa Julian, au mois d/mai dernier. Essayer ses pre-
i miers pas sur la scène de l'Opéra, c'était se risqi|Er sur un terrain glissant, c'était
; s'embarquer, comme disaient les poètes classiques, sur une mer féconde en nau-
frages. Mais sur celte mer-là, or^fait naufrage iurtout par la faute du navire, et
M'ii^' Julian n'avait rien à craindre de ce coté; ^ie arriva donc à bon port, toutes
voiles dehors et poussée i)ar la brise embauméi du succès. Après le rôle d'Alice,
I dans Robert, ceux de Rachel, dans la Juive, /t de Valentine, dans les Hugue-
nots, furent courageusement abordés, et deux iouveaux succès vinrent couronner
le premier. C'est ainsi que ]M1'<? Julian sut, toit d'abord, prendre place parmi les
I talens que le public adopte et que la critique fespecte.
' .Mais pour apprécier dignement un succe obtenu dans des rôles écrits par
Halévy et Meyerbeer, il faut être soi-mént quelque peu artiste et savoir l'im-
I
I !
t
.■
LA SYLPII1I>K. îl5
inense difficulté qu'ont à vaincre nos chanteurs pour nous faire comprendre et
admirer le génie de l'un et le talent de l'autre. J'ai souvent entendu comparer
les artistes français aux artistes italiens et vanter les seconds aux dépens des
premiers, chose très logique chez une nation occupée exclusivement à exal-
ter tout ce que ses voisins lui envoient. Pour ne pas s'exposer à prononcer et à
répéter un jugement léger et injuste, il faudrait entendre les artistes italiens
chanter de la musique allemande. Les maîtres d'au-delà des .\lpes écrivent
surtout pour la voix humaine; ils en ont étudié tous les secrets, toutes les
ressources, et leurs mélodies, pleines d'une molle douceur et d'une élégante
complaisance , semblent se placer d'elles-mêmes dans les inflexions et les mou-
vemens les plus naturels à leur instrument chéri. Les maîtres allemands, au
contraire, attentifs surtout à leur propre pensée, curieux de combinaisons bi-
zarres , ne font que de rares concessions à l'exécutant , et ce n'est que par une
lutte obstinée , où plus d'un talent trouve sa ruine , que nos artistes peuvent
s'emparer de ces mélodies âpres , sauvages , de mesure hachée et presque tou-
jours dépourvues de ce balancement onduleux et de cette grâce tout italienne
dont le grand écueil est la fadeur. Pour chanter Rossini, Bellini, Donizetti , il
faut être seulement un homme de talent; mais pour chanter Meyerbeer et
Ilalévy, il faut être quelque peu sorcier. Gardez-vous de croire, du reste, que
l'en aie moins d'admiration pour les deux hommes célèbres qui ont si dignement
occupé notre scène lyrique et l'ont maintenue au premier rang dans le monde
artistique de l'Europe; j'ai voulu seulement augmenter !a petite dose de charité
musicale dont il faut se munir en entrant dans la salle de la rue Lepelletier et
vous faire adopter, comme jugement en dernier ressort sur la question , cette
parole d'une femme de goût et d'esprit : « J'aime mieux entendre de la musique
allemande , mais j'aime mieux chanter de la musique italienne. »
Après cette petite digression , qui cependant m'a paru nécessaire , revenons à
Mlle Eiisa Julian et disons à sa gloire qu'elle a su se rendre maîtresse des
phrases musicales les plus rétives. Semblable à Roger, qui sut dompter l'hippo-
griffe, elle a transformé en esclaves soumises les trois créations aussi rebelles
qu'admirables qu'on îui a confiées. Il est vrai que U"<f Julian a trouvé dans
l'instrument que la nature lui a donné un auxiliaire digne de son talent. Sa voix
est un soprano grave , participant dans les notes d'en bas de la sonorité d'un
contralto et s'élevant jusqu'aux dernières limites de féchelle vocale avec une
sûreté, une justesse et un brillant qui peuvent être égalés, mais jamais dé-
passés. Le timbre de ce bel organe est ferme, éclatant, et les vocalisations les
plus légères ne l'étonnent pas plus que les accens les plus dramatiques. A tous
ces avantages , iMH'-" Julian en joint un autre bien précieux pour l'immense
vaisseau de l'Opéra , celui do ne se fatiguer jamais et de pouvoir impunément
pousser jusqu'à l'extrême le volume de sa voix. Quant à son jeu , il est drama-
tique et dénote une ame véritablement artiste et pourvue de cette sensibilité
sympathique où se trouve le secret d'émouvoir.
Mais le moment est arrivé où , biographe et lecteur, il faut nous séparer de
M"f Elisa Julian. Que pourrions-nous lui souhaiter en la quittant, afin d'adoucir
par quelque vœu bienveillant l'amertume de toute séparation ? Sa personne est
charmante, sa voix pénétrante et pure, son talent bien accueilli! Après avoir
bien cherché, nous ne pourrons lui souhaiter qu'un rôle nouveau et qui nous
permette de renouveler les fleurs de sa jeune couronne. samuel roger.
2IG
LA SYI-PIIIDE.
fliéàtresi.
Les bonnes nouvelles sont nombreuses à l'Opéra. On active les répétitions do
la Favorite, qui n'est pas autre chose que l'Ange de M'aida de M. Donizettiqui,
dit-on , a pris à cœur de nous faire oublier les Martyrs par un chef-d'œuvre.
Malgré le succès toujours croissant du Diable amoureux et de Ml'e Pauline Le-
roux, M. Léon Pillet n'en attend pas moins avec impatience le retour de Fanny
Elssler, sur laquelle on compte d'un jour à l'autre. Meyerbeer a enfin promis
son grand opéra, et l'Académie-Royale en a tressailli de joie jusque dans ses fon-
demens. Il est question pour le soir de la Toussaint d'un vrai concert allemand.
M. Berlioz envahirait la scène de l'Opéra avec quatre ou cinq cents musiciens,
et ferait exécuter cette musique olympique que vous savez. Cependant il paraît
qu'il y a schisme dans l'orchestre et que parmi les musiciens tous ne sont pas
d'accord; ce n'est pas la première fois que pareille chose arrive.
Mardi a eu lieu , aux Italiens , la première représentation de la reprise de la
Sonnambula de Bellini, avec Rubiui et M"ie Persiani; ce nouveau chef-d'œuvre
n'a pas été moins applaudi que iVorma. Avec la reprise des Puritains, M.Dormoy,
auquel on ne fera certainement pas le reproche de manquer ni d'activité, ni de
zèle, nous annonce la première représentation d'un opéra nouveau Lucrezia
Borgia. — INIme Damoreau est rentrée à l'Opéra-Comique.
P. S. Le manque d'espace nous oblige à remettre à la semaine prochaine
l'article que nous avons consacré à la première représentation de la Reine Jeanne.
à l'Opéra-Comique. Nous ne pouvons que constater aujourd'hui un très beau
succès.
UIBIylOCnAPIB EE .
Notre collaborateur, M. Stéphen de la Madelaine , vient de publier, sous le titre
de PHYSIOLOGIE DU ciiAiNT, un excellent volumc où il a réuni toutes les observations
qu'il a été à même de recueillir dans une carrière presque toujours consacrée, à
l'art théorique ou pratique. Ex-récitant à la chapelle royale et à la musique
particulière de Charles X, M. Stéphen do la Madelaine était mieux en position
que tout autre , par le mocde dans lequel il a vécu , par lesévénemens qu'il a vu
s'accomplir autour de lui , et surtout par les longues et consciencieuses études
qu'il a faites, d'écrire la Physiologie du chant , ouvrage si indispensable dans une
époque où les physiologies sont à la mode. Il faudrait plus de place qu'il nenous
en reste pour apprécier à sa juste valeur le livre de M. de la Madelaine , qui,
tour à tour, traite avec un sentiment et un goût parfaits de l'enseignement public
et particulier du chant , du mécanisme de la voix et des études transcendantes de
la vocale , des divers caractères de la vocale , et enfin des compositeurs et de la
critique. La ])artie didactique de cet ouvrage est habilement dissimulée sous les
charmantes apparences de la causerie. M. Stéphen do la Madelaine, qui est avant
tout un homme d'esprit , raconte bien plutôt qu'il n'enseigne , et presque à chaque
page de la Physiologie du chant , ce sont des anecdotes , des histoires ou des
souvenirs qui vous conduisent au dernier chapitre, pour ainsi dire sans qu'on
s'en aperçoive. Aussi le volume de M. Stéphen de la Madelaine s'est-il du premier
jour concilié toutes les faveurs , cl sa Physiologie régnera encore en souveraine,
quand beaucoup d'autres auront disparu.
Le Directeur DE VlLLEMESSANï.
,l?«l
LA SYLPHIDE
' f'/'-^yi/rry ,/< ( C'i'.x.i,.. V.^.Mii ) ' ' V - ^ ( lO.-lVlt ) r'' /, /^'„ i/t^ ,/? )
oiRCCriON.nuf: dm^movre i7
LA SVLI-HIDE.
217
A Sladaine '
31 octobre.
ORÉE , madame , souffle sur nous toutes ses
tempêtes et les froides pluies d'octobre sont ve-
nues éteindre les derniers rêvons du soleil! Toute
vie du dehors a cessé et c'est aux richesses de
l'art à remplacer celles de la nature. Si les appa-
rences ne sont point trompeuses, et si la politique
nous tient un peu en joie, nous aurons un hiver
brillant, les bonnes faiseuses telles que Palmire
préparent de somptueuses toilettes, toilettes faites
des belles étoffes de Delisle , chez lequel cette
."innée plus que jamais un goût exquis a présidé
au choix des assortimens; une innovation ou plu-
tôt une résurrection tout élégante viendra en-
core cette année embellir et faire ressortir les
soieries de Delisle , c'est l'adoption des fourrures pour garnitures de robes!
Quoi de plus joli , de plus vraiment luxueux , qu'une haute bande d'hermine
garnissant le bas d'une robe en velours gros bleu , vert ou grenat? quoi de
plus riche que la marte avec ses longs poils soyeux et brillans se détachant sur
le satin blanc, et le vaporeux chinchilla ondoyant avec ses nuances chatoyan-
tes sur un satin couleur de rose ou bleu. J'ai déjà pu apprécier le mérite
de la fourrure alliée aux soieries dans le magasin spécial de Gon , notre
fashionable fourreur. Je crois pouvoir vous assurer que sa maison l'emporte
cette année sur toutes les autres pour la confection des manteaux de cour ,
pelisses , burnous , sorties de bal , pèlerines de satin brodées en chenilles et
manches pareilles. Gon , qui s'est entièrement adonné à celte spécialité, ne
peut manquer d'y réussir, on fait toujours bien quand on s'applique à un seul
genre de choses , et c'est ce principe qui fait redouter pour M""" Hermel et
I I
218 ' LA SYLPHIDE. ,
Alexandrine un certain mélange de modes et de manteaux , deux genres qui se
trouveront , je crois , fort mal ensemble et par conséquent courront risque de
ne réussir ni l'un , ni l'autre. Du reste , ces dames ne vendent qu'à l'étranger ,
car l'aristocratie française a trop bon goût pour acheter chez M"" Hermel et
Alexandrine quand elles ont Palmire et Camille.
Les chapeaux et les capotes de Lemonnier-Pelvey sont à l'heure qu'il est
l'objet de toutes les préférences. Lemonnier-Pelvey entend à merveille les co-
quettes et innombrables variations de la coiffure. Il a remplacé pour l'hiver ses
capotes en dentelle de la belle saison par d'adorables chapeaux de velours ou
de soie plus ou moins richement ornés, et surtout par ses capotes plissées, tran-
chant couleur sur couleur , qui sont bien en vérité la nouveauté la plus ingé-
nieuse du moment. — Une autre nouveauté, qui n'obtient pas moins de vo-
gue, est le burnous algérien de M""= Jacob ; il est impossible d'allier plus de
grâce à plus de richesse , aussi les commandes arrivent-elles de toutes parts à
M"' Jacob.
J'ai lieu de croire, madame, que vous avez été contente des deux cha-
peaux pris chez Laure Farcoz? Celte modiste a une simplicité gracieuse
et cependant élégante qui doit vous plaire ; comme femme de bon goût vous
devez préférer ses modes à sa quasi homonyme Laure , du boulevart des
Italiens, dont la clientelle peu choisie aime davantage les chapeaux voyans et
de formes outrées. Si je n'étais jamais si heureuse que lorsque vous voulez
bien me charger de vos envois, je vous dirais de vous adresser à la maison de
Commission parisienne Giraud et C". Cette maison, de la probité et de l'exac-
titude la plus parfaite, est tenue par des gens d'un goût fort distingué ; tous les
objets de toilette, d'ameublemens , d'arts et même de science , sont expédiés
aux risques et périls de Giraud. Déjà la province et l'étranger ont fait les
plus heureux essais de ces envois , et vous ne sauriez croire l'extension qu'a
prise cette industrie , si commode pour les personnes qui n'ont point de cor-
respondans à Paris; j'ai vu des trousseaux entiers envoyés pour mariage par
la maison Giraud, des caisses contenant de ravissantes toilettes de bal , depuis
les bas de soie brodés jusqu'à la guirlande de fleurs, il n'y avait plus qu'à s'ha-
biller ; pour les femmes élégantes de province c'est une chose sans prix.
Il me prend envie, madame , de vous envoyer, par lettre, quelques uns des
modèles, que vous devrez copier. Les jolies gravures de l\ Sylphide ne peu-
vent pas vous les offrir tous, permettez-moi de leur adjoindre un petit supplé-
ment pris en haut lieu : ce sont des modes qui ne seront portées que par des
femmes vraiment élégantes.
Peignoir du matin en crêpe Racket lie de vin, bordé de six rangs de ve-
lours noir de la largeur d'un doigt et espacé , ces velours doivent garnir le
bas et les deux montans de la jupe; manches à la religieuse, très larges ,
LA SYLPHIDE. 210
relevées jusqu'à la moitié du bras et laissant voir les manches de dessous en
batiste gauffrée ; petite collerette plate en batiste avec légère broderie et
une valencienne très basse-, cordelière algérienne en soie noire et lie de
vin; pantoufles de velours noir brodées de cordonnet lie de vin et or ; mou-
choir batiste à petites vignettes , de chez Chapron ; bonnet de mousseline
brodé , sans aucuns rubans , orné de deux barbes en dentelle , relevées sur
le sommet de la tête par une épingle d'or. — Pour sortie du matin. Douil-
lette en satin marron, ornée sur le devant de la jupe et du corsage d'une passe-
menterie à réseaux légers-, manches larges et grand col pèlerine, petit col et
manchettes en grosse guipure ; châle de velours noir doublé en satin blanc et
bordé de marte , attaché au cou par une agraffe en or à glands ; chapeau en
velours vert plissé, orné d'une plume blanche plate couchée ; bottines noires ;
gants paille lacés et garnis d'efïilé; mouchoir garni de valencienne et ourlet
plat; manchon aérien d'Auprètre et Bougenaux-Lolley. — Robe de dîner en
ville. Tissu chatoyant rose et violet garni de deux volans -, corsage drapé de-
vant et derrière à pointe; sur le bracelet du milieu de la poitrine, sept petites
rosettes en velours violet ; les manches plates avec de petits jockeis en velours
violet; cordelière en chenille et glands violets; écharpe en velours violet; bonnet
de blonde à dessins égyptiens avec une guirlande de petites roses , ceignant le
haut du front et venant se rejoindre derrière la tête ; mouchoir héraldique
avec points d'Angleterre. — Robe de soirée , en satin rose garnie d'une haute
bande de chinchilla; corsage plat décolleté à pointe, berthe en chinchilla,
descendant en pointe sur le corsage au milieu de la poitrine et du dos , avec
des nœuds de satin rose au bas de chaque pointe et sur les épaules. Manches
courtes plates, bordées d'une bande de fourrure; chapeau Louis XV en velours
rose avec marabouts blancs ; gants blancs avec ornemens en perles. — Robe
de bal, en crêpe abricot doublé de soie pareille , corsage à pointe à drape-
ries arrêtées du haut ; pour garniture un gros bouillon de crêpe coupé de
distance en distance par des branches de feuillages en velours vert ; manches
courtes à bouillons, entre chaque bouillon, une branches de feuilles serrant le
bras en bracelets ; sur le devant du corsage , une branche de feuilles et une
guirlande pareille dans les cheveux. Pour bijoux, Tagraffe, le collier, les
bracelets en émeraudes. Voilà, madame, des modèles à suivre; les étoffes
viennent de chez Delisle et les façons a[ipartiennent à Palmire , point n'est
besoin d'y ajouter d'autres éloges. Maintenant voulez-vous un peu de modes
généralisées?
La lingerie a les cols russes brodés sur le devant de la poitrine avec de
petites garnitures en dentelles; les cols d'amazones en batiste brodée;
les robes de mousseline de l'Inde avec les volans brodés et d'admirables
points à jour. Les broderies en chenilles sont fort en vogue sur étoffes de
220 • LA SYLPHIDE.
soie ou crêpes ; les passementeries se font d'une légèreté excessive et sont bien
portées. Les châles, les écharpes en velours, ouattés avec hautes franges en
chenilles, partagent la faveur avec les cachemires longs. Les burnous se portent
fort courts, presque toujours doublés de nuances tranchantes avec le dessus ;
on les fait ornés tout autour d'un revers liseré de même nuance que la dou-
blure ; une rangée de gros boutons ferme le devant ; ces boutons sont en pas-
sementerie et composés des deux nuances du dessus et de la doublure. Les
manteaux, quoique plus longs que les burnous , sont cependant bien plus courts
que les années précédentes ; on en garnit le tour ainsi que le haut, d'un volant
en étoffe pareille ; ceux en salin se garnissent ainsi; ceux de velours ont une
haute frange ou une dentelle ; quand la médiocrité de la fortune force à por-
ter le manteau en étoffe de laine, il faut le faire le plus simple possible. Lt s
femmes d'une haute élégance portent pour sortie de bal ou de spectacle, des
pelisses à capuchon en satin blanc, garnies d'une angleterre ou de belles four-
rures. Les chapeaux en velours brun, gros vert ou gros bleu sont les plus dis-
tingués ; on les orne de plumes posées à plat ou de fleurs en velours. Un char-
mant chapeau se fait en velours noir avec plume couleur de rose et doublure de
satin de même nuance. Après le velours plain, le gros d'Afrique est ce que
l'on peut porter de mieux. Quelques chapeaux ont la voilette en filet. On porte
dans la chambre de jolis bonnets en chenille et rubans. Les bonnets modistes
n'ont guère de forme arrêtée ; les uns sont plats sur le front, tandis que
d'autres, au contraire, sont surmontés d'un cône en blonde ; d'autres ont
la forme des cornettes de vieilles et sont échancrés en pointe, les papillons
sont collés sur la joue et montent jusqu'au haut de l'échancrure en diminuant ;
ces bonnets ont habituellement le fond entouré d'une guirlande de fleurs et
sont sans ornemens autour du visage; ils nécessitent absolument les cheveux
en bandeaux, au reste celte coiffure semble la plus généralement adoptée-
Les robes du matin ont toutes les manches flottantes, les robes demi-habillées
les manches tout-à-fait plates, et les robes parées, lorsqu'elles ne sont pas à
manches courtes, les ont à petits bouillons en travers ou en longueur du bras,
froncées sur des gances. Avec les manches courtes, on porte des mitaines en
peau de couleur, on les garnit de dentelles blanches ou noires, de franges de
soie, de nattes de perles avec glands , de gance d'or et même de fourrures ou
de petites couronnes de fleurs très pressées. Les camées et les turquoises sont
les bijoux à la mode ; les bracelets d'or parsemés d'une pluie de petites tur-
ouoises sont choisis par les femmes distinguées ; le corail a beaucoup perdu de
sa vogue et ne fait plus guère partie d'un écrin aristocratique. A propos d'écrin,
il en est un rempli des plus fraîches et des plus suaves pierreries, c'est celui
de la fleuriste en vogue. M"" Lainné ; ses bijoux à elle sont de ceux que nous
offre le parterre le mieux cultivé ou la prairie la plus émaillée ; rien de plus
LA. SYLPniDK. 2:1
séduisant que ses fleurs se balançant sur leur tige comme au souffle d'un léger
vent ; rien de plus gracieux que ses couronnes de rosières, si jolies sur un front
de jeune fille. Les cpuvies de M""" Lainné auront certainement cet hiver les
honneurs des plus belles fêles , car leur imitation est la nature même.
Vous me demandez, madame, quelques mots sur les modes masculines, il n'y
a en effet que quelques mots à dire sur ce sujet. Le paletot ou pardessus est
à peu près le seul vêtement qui occupe aujourd'hui ces messieurs, dont un grand
nombre n'ont point encore cessé la guerre contre les lièvres ou les lapins.
Blay-Lafitte, successeur de Berchut, dont la maison est une des meilleures
de Paris , a de charmans modèles de pardessus que nous fera voir la Sylphide
dans son prochain numéro. Le bon goût et le talent de Blay-Lafitte sont trop
connus de nos dandys pour que ses coupes ne soient pas adoptées comme
type.
Nos causeries sont assez pâles, la guerre , l'Orient , les fortifications tien-
nent l'esprit tendu d'une façon fort peu joyeuse. Les femmes parlent politique
et demandent la paix pour lamour des marcliandises anglaises , puis elles pré-
fèrent le bruit des violons à celui du canon , ce qui n'est pas défendu. Les
théâtres cherchent à se remonter , mais je ne sais où le bât les blesse , ils ne
volent que d'une aile ! Les sujets manquent, les amoureux sont assez laids , les
amoureuses parlent du nez et serrent les dents ; pour s'aimer et se le dire ,
même à la scène, il faut quelque chose de plus inspirateur. Celle pauvre Re-
naissance va donc relancer sa barque à la mer. Dieu la protège! M. Scribe
donne un verre d'eau à la Comédie-Française , qui en a aussi grand besoin que
le pauvre Quasimodo, le jour où le fit boire la gentille Esméraidal Point en-
core de soirées... Les salons sont solitaires... Le vendredi on voit assez bonne
compagnie au concert Valentino , où l'excellente exécution des œuvres de
Beethoven attire beaucoup de monde. La littérature est fort silencieuse, point
de romans nouveaux... Ce ne sont pourtant point les écrivains qui manquent,
mais les éditeurs qui déjà, il y a quelque temps, n'entendaient plus que d'une
oreille, sont aujourd'hui totalement sourds à la voix du pauvre romancier ! Les
manuscrits dorment sur les rayons poudreux et attendent le jour de la résur-
rection de la librairie qui a sa vallée de Josaphat dans quelque coin sans doute.
Le magnétisme est une des distractions à la mode du moment. De toutes les
villes d'Europe, nous arrivent des magnétiseurs accompagnés de sybilles plus
ou moins prophétiques ; fort heureusement que le baquet de Mesmer ne fait
plus partie du matériel somnambulique. Le charlatanisme a mis à profit d'une
manière déplorable cette tendance de notre siècle au merveilleux , le magné-
tisme qui, bien dirigé, peut devenir, je crois, un puissant auxiliaire à la science
de la médecine , est exploité aujourd'hui par devrais jongleurs, auquels il ne
manque que des gobelets et une grosse caisse Avez-vous lu, madame la Fin
222
I,A SYLPHIDE.
des temps tic M. Biireste? Si vous aimez à coMiiaître l'avenir, vous y trouverez
du plaisir; mais liélas ! vous n'y verrez pas que vous viendrez parmi nous rire
et danser cet hiver, et que vous importe le reste?
Baronne marie de l'******.
LES CHEVEUX DU MARQUIS.
DEUXIÈME ET DERMREPARTir.
II
ÉDÊON mérite bien que nous en disions ici deux mots.
C'était un garçon dont la force musculaire égalait
presque un taureau dans son enfance; mais comme
il s'était livré de bonne heure aussi à des études par-
ticulières et suivies sur l'alcool , il en résultait qu'il
était devenu aussi mince qu'une latte d'arlequin.
Gédéon jouait du violon et n'allait jamais à la
Chambre : il ne lisait pas le Moniteur et fréquentait
pou rOpéra-Comique; il trouvait qu'on ne s'amusait
décemment qu'au café des Aveugles.
Le café des Aveugles faisait rage en ce temps-là.
Gédéon y volait de belle en belle et de petit verre en
petit verre. Il était beau de stature sinon d'am-
pleur : on le prenait à la mise pour quelque valet de
bonne maison.
Si le marquis d'Arnouville n'était pas mécontent
de Gédéon ; son valet , en revanche, était fort con-
tent de son maître. Gédéon le trouvait commode en ce sens que le marquis
était presque toujours dehors , habitant fort rarement son choz lui, comme tous
Voir plus linul, page 209.
LA SYLPHIDE. 223
les célibataires jeunes ou vieux , barbons ou follets. Ce parti pris de sortir et
de ne jamais resler comme un bas de laine au coin de sa cheminée allait à
merveille à Godéon. Il jouait du violon pendant ce temps-là ou continuait ses
élucubrations scientiluiues sur les liqueurs au café des Aveugles , où il soupait,
buvant plus qu'il ne mangeait évidemment.
L'éthisie de Gédéon , ainsi que nous avons dit, n'en était pas moins une chose
certaine. Le malheureux en était venu à mettre des escarpins pour des pan-
toulïles , et les gilets du marquis lui auraient servi de redingotes.
Tel était l'état normal de Gédéon, quand il arriva à la terre de la comtesse de
V..., la plus belle terre où, de mémoire d'homme, on ait pu chasser depuis
Louis XIII jusqu'à nos jours.
En s'y installant, à la suite du marquis son maître, Gédéon, pareil au jeune
homme de l'élégie, triste et mourant à son aurore, comptait beaucoup sur cet air
pur et nouveau pour lui. Il se gazouillait intérieurement à lui-même mille pas-
torales plus charmantes les unes que les autres. Il se promettait do ne plus re-
tomber dans ses erreurs bacchiques et alcooliques; il rêvait de bergères et de
gazons. Ces gazons et ces bergères dont rêvait Gédéon n'étaient pas ceux et celles
en carton peint du café des Aveugles ; c'étaient les véritables pelouses du vrai
pays de Gédéon , la Touraine. Je pourrais ici vous parler de la Touraine , que
les poêles et les courriers de malle-poste appellent \o jardin de la France, mais
j'aime mieux vous dire que Gédéon était parti de son pays, parce qu'il était
amoureux.
Mon Dieu ! oui, amoureux, comme on l'est toujours en quittant une résidence
quelconque. Lisez Ovide, que Gédéon n'avait point lu, Ovide de abscntid.
L'absence de Gédéon laissait sa cousine Javotte désespérée. Javotte avait
spéculé peut-être sur les belles formes de Gédéon ; elle se disait que plus tard,
après leur hymen, il ferait un beau valet de chambre, et le maraud devenait valet
de chambre avant l'hymen, il avait quitté la Touraine, Javotte , tout ce qu'il
avait de joie, d'amour et d'espoir ! Ingrat Gédéon !
Doublement ingrat, puisqu'au bout de huit jours il avait déjà oublié Javotte !
Recommandé au marquis d'Arnouville par un vieux garde-chasse, il était entré
à son service, et pour se distraire de ses chagrins, il avait eu recours à la fiole
des consolations; il avait bu comme une éponge au café des .\veugles.
De sorte que peu à peu Gédéon avait pris l'absence de sa cousine en patience ;
il voltigeait, il papillonnait , et se donnait des bosses affreuses au restaurant, le
tout en raison d'un amour contrarié. D'agréables bourgeons donnaient à son nez
aquilin un brevet irrécusable de fils de Bacchus ; il avait l'air le plus souvent d'un
commis aux vivres qui ne sait plus retrouver sa route. Son maître le nourrissait à
souhait. Excei)té Javotte, qu'avait-il à désirer"? Cependant son caractère était
sombre... Il ne parlait que de lutins et de revenans.
On pensa d'abord qu'il était fou, mais comme un beau diable il persista dans
ses dires. Gédéon, ainsi que tous les domestiques du château, demeurait sous les
combles. Ce jour- là, plus que tout autre (on était au mois de juin], la chaleur s'y
faisait sentir. Gédéon , en chemise , s'épongeait agréablement ; il usait sur son
propre chef l'huile à la vanille de son maître, et se lavait les mains sans trop de
scrupules avec la pâte d'amandes de M. le marquis, selon l'usage immémorial des
domestiques, quand, in;ensiblement, en se rapprochant de la glace, Gédéon s'a-
224 . LA SYLI'IIIDE.
perçut d'un malheur horrible, en se tâtant le sinciput , et il s'écria : C'est cela,
c'est mon fantôme !
Use laissa retomber ensuite douloureusement sur son lit... D'autres domesti-
ques entrèrent bientôt dans la chambre de Gédéon ; la nouvelle de cet évanouis-
sement vint bien vite aux oreilles des maîtres du château, qui prenaient alors le
frais sous un magnifique quinconce planté par Lenôtre. M. d'Arnouville parut
plus affecté que tout autre, et il se dirigea vers cette chambre avec une sollici-
tude particulière, dès qu'on lui eut dit que Gédéon le demandait Ces dames
trouvèrent le dévoûment du marquis admirable, mais elles demeurèrent...
Toutefois , en demeurant, elles n'avaient pas renoncé au marquis, qui leur
racontait alors je ne sais plus quelle histoire , de sorte que trouvant son ab-
sence un peu trop prolongée , elles avisèrent qu'elles pourraient au moins écou-
ter dans un petit grenier voisin de la chambre de Gédéon ce que le marquis
pouvait y dire d'intéressant et d'agréable.
La comtesse de V...., on le pressent bien , n'avait pas voulu perdre sa part
dune si belle expédition. Elle était inquiète au suprême degré de cette absence.
Ce cher marquis , disait-elle , il ne sait donc pas que nous avons ici des
fièvres. S'exposer ainsi ! et cela pour un domestique ! On laisse ces gens-là
crever comme des chiens, c est leur état.
— Il est certain, reprit M^e d'A assez belle femme, qui n'était pas
fâchée de molester la comtesse , que l'empressement du marquis était visible...
Que diable peuvent-ils se dire dans cette chambre?
— Attendez, mesdames! dit le docteur B..., qui avait approché l'oreille delà
cloison ; voici le marquis et son valet de chambre qui ont l'air de se quereller. Je
ne me trompe pas , le marquis élève la voix. . Prêtez l'oreille comme moi , et
surtout faites silence , si vous pouvez...
Pour comprendre l'altercation réelle dont le docteur B .. voulait parler, il faut
se reporter à quelques minutes auparavant.
Le marquis venait d'entrer dans la chambre de son domestique. Il l'avait
trouvé couché ou plutôt roulé dans un drap , l'infortuné Gédéon y maudissait sa
cruelle destinée depuis un quart d'heure. Il regardait ses bras amaigris, et ne
pouvait s'empêcher de les soulever hors la couverture ; il passait aussi de temps
à autres sa main dans ses cheveux, avec des grimaces diaboliques.... Le marquis
le prit d'abord pour un possédé.
Ces contorsions apaisées, Gédéon, qui avait pardessus le marché la face très
rouge, finit par entamer avec le marquis le dialogue suivant , empreint de cette
volubilité que donne la fièvre :
— Je vous en supplie, monsieur le marquis, donnez-moi mon congé !
— Et pourquoi cela, Gédéon?
— Pour deux raisons , monsieur le marquis : d'abord le dérangement de ma
santé, et puis je ne saurais y suffire....
— A quoi ne saurais-tu suffîrc, Gédéon ?
— Je ne veux plus m'en taire, monsieur le marquis, j'ai besoin do l'air natal.
— Tu as besoin de ne plus boire de l'eau-de-vie, ivrogne, et voilà tout.
— Écoutez, monsieur le marquis , j'ai une chose à vous apprendre. J'ai des
lutins après moi
LA SYLPHIDE. 22n
— Dos lutins? Alil ça, es-tu fou?
— Ma parole d'honneur! monsieur le marquis.
— Et qu'est-ce (ju'ils te veulent ces lutins?
— Ils me veulent? ils veulent ma mort I monsieur le marquis. Imaginez-
vous qu'à certaines époques et à certaines nuits ils viennent s'attaquer à moi
avec des ciseaux Oh ! Dieu de Dieu , j'entends encore le grincement du fer
sur mon crâne....
Gédéon porta alors la main à sat^te comme par un geste instinctif, ayant l'air
d'y chercher plusieurs toulTes de cheveux qui manquaient.
— Ah! ça, Gédéon , reprit le marquis, e.'cplique-toi. Tu me dis avoir affaire
à des esprits, je veux bien le croire; mais, par Dieu! que peuvent-ils t'enlever?
— Puisque vous voulez le savoir, monsieur le marquis , ils m'enlèvent mes
cheveux. Cette nuit encore il m'en est parti une mèche, voyez plutôt....
Et Gédéon, pâle comme une feuille de papier Weynen, fit voir au marquis la
trace du ciseau en ajoutant :
— C'est un sort, monsieur le marquis, il faut que je respire l'air natal, que
je me délivre de cet affreux cauchemar Donnez-moi mon congé , je vous
en prie.
— Monsieur Gédéon , reprit le marquis en affectant un air grave, je vous
donne l'ordre de vous taire sur tout ceci. L'affaire me parait de conséquence et
j'en parlerai aux autorités ; et, bien que vous m'affirmiez que pareilles visites de
lutins vous aient été rendues également à Paris dans mon hôtel , je vous pro-
mets de les faire cesser.... Quant à votre congé
— Mon congé, monsieur le marquis, vous me l'accordez, n'est-ce pas que
vous me l'accordez? D'abord, je ne vous ai fait qu'une confidence, mais je dois
vous dire, monsieur le marquis, que j'aime Javotte. J'en suis éperdu.
— Ah ! tu aimes Javotte ? Eh! bien, fit le marquis en lui donnant un rouleau
de six louis qu'il avait gagné la veille au comte C...., voilà ce que je donne
à Javotte....
La vue des louis rendit du cœur à Gédéon. Il fit au marquis mille protestations
et en vint à lui dire :
— Monsieur le marquis, vous ne m'en voudrez pas de tout ceci, mais écoutez
donc, je tiens à mes cheveux. C'est tout simple ; après tout, Javotte m'aime avec
cela. Tenez, voyez-vous, reprit Gédéon en s'enhardissant, il n'y a qu'à vous que
je les céderais, monsieur le marquis.
— Et que veux-tu que j'en fasse, mon cher Gédéon ?
— Parbleu 1 ce qu'en fait le fantôme. Il les prend et les roule ensuite dans une
jolie petite papillotte.... Celle de cette nuit était verte....
Des éclats de rire ébranlèrent en ce moment la cloison. On se roulait, on tré-
pignait; le marquis et Gédéon distinguèrent pourtant ces mots : L'infdine ! le
perfide! prononcés par M™' d'A.... une des dernières victimes du marquis.
— Ecoute, Gédéon, dit le marquis en élevant exprés la voix, je t'ai donné six
louis pour ta dot avec Javotte, maintenant je te donne ton congé ; je t'ai pris
assez de cheveux pour choisir une autre tète à mon service.
— Est-il possible, comment 1 vous étiez le lutin?
— Cela pourrait être. Apprends une chose, c'est que si un homme à bonnes
fortunes donnait aux femmes tous les cheveux qu'on lui demande, il serait chauve
•.2U
LA SYLPHIDE.
au bout de l'année. J'en connais un, mon cher Gédéon, qui a pour habitude de
choisir un garçon soit de Normandie, soit du Poitou, l'œil à fleur de tète, les
sourcils elles cheveux abondans. C'est là-dessus qu'il taille et coupe comme un
tailleur sur son patron. Qu'en dis-tu? Peut-être, Gédéon, n'étais-tu pas assez
fort pour te mettre au niveau de ce maître-là. Il lui a donc fallu user de ruse et
te raser pendant ton sommeil. C'est la fable de Samson et de Dalhila.
— C'est votre histoire, infâme, cria la comtesse de V.... qui entra résolument
dans la chambre. Ah ! vous me trompiez 1
— Vous nous trompiez, dit à son tour M^'d'A....
— Sauve qui peut ! dit le marquis, elles ont entendu ma confession 1 Ce n'est
pas bien, mesdames, je n'avais choisi que Gédéon pour confesseur !
ROGEfi DE BEAUVOIR.
Opéra -Comique.
L A RUINE JEANNE, opéra-Comique en trois actes, paroles de MM. leuven et biïunswick,
musique de MM. moxpoi' et bobdèse.
N fait d'opéras-comiques, il ne faut plus douter de rien,
et il n'y a pas de raisons pour que MM. Leuven et
Brunswick ne taillent un de ces jours un poème dans
la Lucrèce Borgia, de M. Hugo, ou la Tour de Nesle, de
M. Dumas. Je ne chercherai pasà savoir combien il a
fallu de persévérance et d'efforts pour découvrir un li-
vret d'opéra-comique dans l'histoire de cette afîreuse
Jeanne de Naples qui s'abandonnait, vers la fin du
moyen-âge, tantôt en Sicile, tantôt en Provence, à des loisirs pareils à ceu\ de
Marguerite de Bourgogne. Jeanne assassina deux ou trois maris et se fitétoulTer
par le dernier. Il était temps. Ce n'est pas, on le pense bien, dans cet ordre
d'idées et de faits que les auteurs ont été puiser leurs inspirations. Ils ont sup-
posé que tandis que Jeanne s'oubliait dans les délices de la Provence, un de ses
cousins, le prince Durazzo, aidé de l'hôtelier Lillo, chef des lazzaroni , soulevait
les Napolitains dans le but de lui arracher la couronne. C'est au milieu de ces
événemens que la reine Jeanne, déguisée en pèlerine, arrive au château d'Aversa,
LA SYLPHIDE. 227
à quelques lieues de sa capitale. Vainement Jeanne se fait connaître, Durazzo ne
s'émeut point et la fait parder à vue dans son propre palais; suivant toutes les
apparences, Jeanne aurait cessé de vivre le soir même, si Durazzo ne
trouvait là un noble, victime de la vengeance du dernier roi André et qu'il croit
de son parti. Mais le prince de Tarente qui a failli passer toute sa vie en prison
pour avoir osé ramasser une fleur tombée de la tète de la reine, est amoureux
de Jeanne qui le paie de retour. Ils feignent donc de partir et de faire naufrage
en route; puis ils rentrent secrètement à Naples. Tarente déguisé en improvisa-
teur et Jeanne en bohémienne, tandis qu'un des fidèles de la reine a été chercher
sa flotte en Provence. Il s'agit donc de retarder l'accomplissement des projets de
Durazzo. On circonvient Lillo qui, à force de prédictions et de sortilèges se laisse
persuader, fait jeter Durazzo en prison et proclamer la bohémienne reine de
Sicile sous le nom de Thérésa l''^, avec l'espérance de partager le trône en
devenant son mari. Cependant la flotte de Jeanne tarde à venir et Lillo est
plus pressant que jamais ; il oublie sa petite cousine Pépa et veut entrer en pos-
session réelle auprès de la bohémienne. Seule avec le lazzaroni et ainsi forcée
dans ses derniers retranchemens, la bohémienne le repousse avec mépris et le
fait tomber à ses pieds en lui disant : — Je suis la reine Jeanne !... — En ce mo-
ment les chevaliers provençaux envahissent le palais et délivrent Jeanne qui
promet tout son amour au prince de Tarente.
Il est difficile vraiment d'imaginer quelque chose de plus invraisemblable et de
plus futile que cette intrigue ; mais MM. Monpou et Bordèse ont lutté avec bon-
heur contre l'ingratitude du poème; leur musique est gracieuse, facile, drama-
tique très souvent , presque toujours appropriée au sentiment de la scène. On
rencontre même çà et là quelques mélodies originales ; les chœurs n'abondent
pas , mais les morceaux d'ensemble sont traités avec un soin tout spécial ; le trio
de la bonne aventure, au second acte, est coupé d'une façon charmante. L'air de
Pépa, au troisième acte , fort bien chanté par MU'" Darcier, ne manque ni de
rhythme, ni de fraîcheur. Enfin , je vous le répète, toute cette musique est vive,
animée, légère ; peu importe, après cela, qu'elle soit ou non féconde en réminis-
cences. On l'entend avec plaisir, on l'applaudit , le sucés va grandissant tou-
jours ; que demandent de plus MM. Monpou et Bordèse?
Toutefois, on ne peut se le dissimuler, M™»^ Eugénie Garcia n'est point encore
parfaitement remise de sa maladie ; sa voix , dans quelques notes, n'a plus cet
éclat et ce mordant des premières représentations d' Eva. Botelli tient bien la
scène, chante avec goût , mais avec monotonie peut-être ; il me semble se plaire
dans un mezza voce, qui produit à la longue l'effet d'un instrument dont on
jouerait toujours dans le ton naturel. Mocker est fort occupé dans cet opéra ; il
parle beaucoup, mange encore plus, chante un peu : somme toute , c'est un suc-
cès pour lui , car Mocker déploie dans le rôle de Lillo de l'intelligence et du co-
mique. Quant à M"*" Darcier, nous savons peu d'actrice aussi gracieuse , aussi
spirituelle et aussi pleine qu'elle de pétulance et de fînesse. M""-' Favart de-
vait ressembler à M"" Darcier par quelques points , si ce que nos pères et feu
La Harpe nous ont raconté de cette dame est vrai.
G. GUÉNOT-LECOINTE.
C'est bien décidément dimanche que l'Opéra nous donne son grand festival
228 LA SYLPHIDE.
que dirigera M. Hector Berlioz. Le schisme s'est apaisé parmi les musiciens :
l'harmonie dont on avait si grand besoin pour pareille fête est revenue. Tant
mieux. La scène et l'orchestre seront disposés de manière à recevoir les quatre
cent cinquante exécutans , chanteurs et instrumentistes. Le futur festival de la
Toussaint nous rappelle celui qui a dernièrement eu lieu à Birmingham, et dont
Mme Gras-Dorus a été une des gloires. Notre habile cantatrice, sans pren-
dre le temps d'épuiser ses triomphes en Angleteri-e , est venue les recommencer
à Paris, et sa rentrée a eu lieu à l'Académie royale au milieu de ces applaudisse-
mensdont elle a depuis long-temps contracté la douce habitude. — Il est ques-
tion, et c'est avec la joie la plus sincère joie, que nous répétons ce bruit, de soi-
rées d'art, d'élégance, de talent, de toutes les aristocraties enfin, que M. Léon
Piilet a l'intention de donner très prochainement. Le directeur de l'Académie
ouvrirait une fois la semaine ses salons au plus beau et au plus spirituel monde
de Paris, au monde des grands artistes dans tous les genres. — Thérèse Elssler est
de retour à Paris et nous fait espérer sous très peu de jours sa ravissante sœur
Fanny. — Lucile Grahn est revenue des eaux de Bourbonne, et la triste et belle
sylphide n'en est encore qu'à des espérances de rétablissement.
Dérivis a quitté Paris la semaine dernière pour se rendre à Lyon où l'atten-
dent ses premiers succès. — Albert, le nouveau maître de ballet de l'Opéra,
arrange les divertissemens de la Favorite et prépare le Corsaire, ballet dans le-
quel il remplira le principal rôle. On parle aussi des Noces de Gamache, avec
Elle et Barrez. — Il ne serait pas impossible que M. Auber achevât en ce mo-
ment lui opéra pour l' Académie-Royale. — Les Puritains ont obtenu aux Bouffes
cet étourdissant triomphe qu'ils provoquent toujours. La semaine prochaine, sans
doute, M. Dornioy nous donnera la première représentation de la Lucrezia Bor-
gia de Donnizetti, donton dit presque autant de bien que de la Lucia. — Juliette,
aux Variétés, est un charmant petit drame queMii« Eugénie Sauvage joue avec
le sentiment le plus parlait.
Correispontlunce.
.4 Monsieur le directeur de la Sylphide.
Monsieur le directeur ,
Le dernier numéro de votre estimable journal a bien voulu s'exprimer de la ma-
nière la plus flatteuse au sujet de V Album de M. Jean Michaëli, dont je suis l'éditeur.
Mais cependant, il s'est glissé dans la rédaction une double erreur que je vous prie
(le vouloir bien reparer. V Album de M. Michaëli n'est point encore en vente et ne
sera livré au public que dans le courant du mois de décembre. L'annoncer comme
ayant déjà paru m'expose à des demandes auxquelles je ne suis point en mesure de
satisfaire ; quant à la dédicace de l'ouvrage, c'est par une confusion, qui n'a rien que
lie fort naturel , qu'elle a clé attribuée à la Sylphide; ce n'est point V Album ûi:
M. Michaëli, mais bien les contredanses pyrriques qui, ainsi que le journal la Presse
la déjà annoncé, doivent être dédiées à la Stlphide et chantées à son concert du
10 décembre.
Agréez, etc. Théophile AUBERT,
éditeur, rue Kivienne.
LA SYLPHIDE
OIRLCTION, RUE D'HANOVRC, 17
LA SVLPUIDE.
22U
.% Madame
Jeadi, 6 novembre.
ADAMi'. , VOUS m'avez demandé de la mode aili-
que, mon Dieu que ne le faisiez-vous plus tôt!...
Vous m'ouvrez là un beau champ, je vous jure ;
et en le parcourant j'y ramasserai une ample
moisson ! Le monde qui y lai.«sesans cesse tomber
des épis nombreux me pardonnera cette récoite :
S car le monde a cela de bon, que chacun s'y croit
toujours compris dans l'exception du mal ; c'est
fout-à-fait l'homme de l'Évangile , qui voit la
paille dans l'œil de son voisin et n'aperçoit pas
lapoutre quiest dans le sien l Que de gens à pou-
tre, mon Dieu!... On ne rencontre que cela !
Aussi , puis-je marcher hardiment , sans crainte
de froisser personne. Quand j'aurai dit que
^*^ M°" *** est superbement ridicule avec ses cin-
quante ans et sa couronne rosière; que M***, qui se cambre dans un tilbury,
en jouant le jeune lion, a soixante ans passés et des petites-filles à marier,
personne ne se reconnaîtra au milieu de toutes ces étoiles. M"' dira :— Ah .'
c'est ma voisine ! M *** s'écriera : — C'est mon voisin ! Douce quiétude , qui
me permet d'aiguiser ma plume sur la meule de la vérité , sans crainte de me
faire un ennemi de plus !
Avant d'arriver à la critique , qui est un chapitre envahissant, et qu'on
arrête avec difficulté , permettez-moi , avec l'impartialité que vous me con-
naissez , de faire un petit chapitre sur les bonnes choses, car il y en a encore
au milieu de tant de mauvaises qui nous environnent ! Au nombre des belles
nouveautés que la saison d'hiver nous amène , une des plus remarquables sans
contredit , est celle que nous offre Maurice-Beauvais dans ses chapeaux
]9
230
I, A SVLrflIDE.
résilles : Ggurez-vous un chapeau de satin Manc, rose, bleu ou violet, et d'une
délicieuse forme, recouvert d'un réseau de soie passemen(é, d'une délicatesse
et d'un travail dont je ne puis vous donner l'idée ; sur quelques uns de
ces chapeaux, la résille , dépassant le bord de la passe, forme un entourage à
jours qui sied au visage de la manière la plus merveilleuse. On orne ces cha-
peaux de plumes ou de marabouts noués. J'avoue que depuis long-temps je
n'avais vu une mode aussi éminemment distinguée et aussi riche que celle-là.
Nul doute que les femmes de la haute société ne s'emparent exclusivement
de celte nouveauté, qui ne convient qu'à elles par l'entourage de toilette
qu'elle réclame ; déjà la duchesse d'Orléans et la princesse Clémentine ont
prouvé la vérité de mon assertion , en portant les premiers chapeaux résilles
deMaurlce-Beauvais. — Je ne sais si je vous ai déjà parlé des magasins de
soieries de Richard ? En s'associant M""" Potier, dont vous connaissez depuis
long-temps le talent, la maison Richard-Potier va résumer à elle seule h: fond
et la forme. Les nouveautés de Richard, dont le choix, la richesse et la v.iriété
ne laissent i-ien à désirer, deviendront sous la coupe habile de M'"'' Potier les
vètemens les plus élégans. Cette idée de joindre la confection à la vente des
étofïes, est d'un rare avantage pour l'acheteur ; elle est prise aux Anglais, qui
s'y entendent. Par l'élégance de ses salons, le bon ton qui y règne et la beauté
des objets qui s'y trouvent , ce nouvel établissement ne peut manquer de de-
venir le rendez-vous de la meilleure compagnie.
A propos de bonne compagnie, vous ne sauriez croire combien elle appré-
cie et adopte les manchons aériens d'Auprêtre et de Bougenaux-LoUey; les
femmes distinguées n'en veulent point cette année porter d'autres, et comme
ces maisons sont les seules où on les trouve, elles ont peine à suffire à leurs
nombreuses demandes ; depuis long-temps je n'ai vu une vogue aus.si complète,
mais je dois ajouter que rien n'est plus gracieux, plus léger et en même temps
plus chaud que ces manchons. Vous comprenez que de cet élégant accessoire
de toilette, ne peut sortir qu'un mouchoir de Chapron; tout adonné à
cette spécialité, Chapron a réalisé dans ce genre ce qu'on pouvait imaginer de
plus riche et de plus coquet; il a dans ce moment de superbes mouchoirs aux
armes de la duchesse de Berry ; ne trouvez-vous pas quelque chose de gra-
cieusement ingénieux à avoir rappelé sur un mouchoir le souvenir de l'exilée i'
N'est-ce pas le mouchuir qui recueille les larmes de celui qui abandonne son
pays, et encore le mouchoir avec lequel on lui fait un dernier signe d'adieu ? —
Toujours le même succès dans les magasins de deuil de Dufresne, parce qu'on
y trouve toujours les mêmes belles et bonnes choses et les mêmes bonnes ma-
nières. Dufresne a dans ce moment pour la nouvelle saison , des pelisses, des
burnous , des châles ouatés et îout ce qui concerne le deuil d'hiver du meil-
leur goût et des formes les plus variées; comme il est des positions dans la
i.A sti.riiiDi;. 231
vie, oïl, même en deuil, on est obligé de se parer, le magasin du Sahlier offre à
sa nombreuse clientelle les plus riches comme les plus simples étoffes ; le mol
riche me rappelle que rien ne l'est plus que les magasins de Rosset, tout
tendus qu'ils sont ainsi qu'une somptueuse tente orientale, de cachemires aux
couleurs variées , avec leurs palmes ,', leurs dessins bigarrés de mille nuances
brillantes, qui semblent un tissu de pierreries! Quoi qu'on dise, quoi qu'on
invente, quoiqu'on fasse en velours, en soie, en peluche, les châles les plus
élégans, ceux en cachemire, seront toujours le nec plus ultra du bon goût et
seront adoptés de préférence à tout par les femmes de l'aristocratie. M. Dé-
midoff vient d'en mettre trente dans la corbeille de sa future. Vous voyez si
leur règne s'efface. Plusieurs de ces châles sortaientde chezRosset. — La bonne
et ancienne maison de la Barbe d'orne fait point défaut à sa réputation et ne
craint pas de rivales; ses étoffes, dans lesquelles on retrouve toujours le bon
goût et la distinction, se font remarquer par leurs nuances et leurs dessins si
bien choisis. Les pékins de laine, les taffetas satinés, jiacrés , la moire des
Odalisques , les tissus palmés, flammés , perlés et les velours et brocards de
Delon sont recherchés pour les toilettes les plus élégantes. Sous ces étoffes
d'hiver plus lourdes que celles que l'on vient de quitter , les sous-jupes bouf-
fantes d'Oudinot et de Delannoy sont plus indispensables que jamais, car aujour-
d'hui une femme dont les vêtemens tombent plats autour d'elle, semble tout-à-fait
manquer de bonne grâce et de tournure. C'est en se basant sur cette exi-
gence du moment, que Delannoy a entrepris d'une manière toute spéciale la
confection des jupes de dessous; j'ai vu, fabriqués par lui, des tissus charraans
qui rappellent les piqués anglais et soutiennent parfaitement les robes. Le prix
de ces jupes qui varie inQniment, leur laisse, dans la modicité, le même
avantage.
Dans ma prochaine lettre, je vous parlerai d'une nouvelle invention de De-
lannoy, qui, certes, fera époque dans les fastes de la mode ; on en parlera com-
me on parle des merveilles de Guerlain , de ses philtres de beauté, de ses par-
fums si doux, si suaves, qu'il n'est pas une femme, fût-elle la plus nerveuse du
monde, qui ne puisse en porter, en mêler à l'air qu'elle respire. Il est des odeurs
que les femmes de la société doivent éviter, parce qu'elles sont prohibées par
la bonne compagnie; mais je suis d'avis que les parfums sont partie essentielle
de la poésie qui environne une jolie femme. Rien ne provoque le souvenir comme
les odeurs : en présence, elles enivrent ; en l'absence, elles consolent. Les par-
fums ont, comme les sons, une signification qui leur appartient ; il y a une
langue des parfums comme une langue dans la musique. Les parfums sont donc
une des expressions de la poésie, au moyen desquels les pensées se traduisent
au dehors. Avant de clore celte série des bonnes choses qui ne veulent point de
critique, je vous dirai tout le bien que je pense d'objets nécessaires aussi au
23Î _ I. A SYi.raiDK.
bagage d'une jolie femme. Ce sont les porcelaines et les cristaux de Lalioche-
Boin. Quoi de plus joli que ces vases de forme antique , que ces coupes gra-
cieuses, découpures d'or posées par la main des fées sur le cristal de nuances
variées? Comment résister à un délicieux tète à tcle en vieux Sèvres? à ces
services peints et armoiries comme les avaient nos anciens pairs du royaume?
et à tous ces riens, légers ornemens qui font d'un appartement l'élégance et le
bon goût? La renommée de VEscalier de cristal, lequel fut une des premières
merveilles dans son genre, non seulement se soutient immobile au milieu des
adversaires qui s'élèvent de toutes parts à son imitation, mais les domine de
toute sa supériorité. — Voilà bien des éloges, direz-vous, madame , pour un
article de critique ! Sans doute, mais à tout seigneur tout honneur, et il faut
rendre justice à qui de droit. D'ailleurs, je n'ai point l'intention de faire de la
personnalité , et je jetterai mon blâme bien plutôt aux choses qu'aux in-
dividus ; les individus faisant les choses , chacun en prendra sa part. Je vous
parlerai d'abord de certaines alliances monstrueuses que la mode tolère et dont
le bon goût devrait faire justice. Le bleu et le rose sont affreux; le rose et le
vert, la plus commune chose du monde; l'orange et le bleu, jurent'étrange-
ment, et cependant, chapeaux, châles, mantelets, burnous, offrent souvent ce
désastreux mélange.
Parce que la mode nous prescrit celte année des nuances tranchées, il ne
s'en suit pas que toutes peuvent s'allier ensemble. Mettez le citron et le
violet, cerise et paille, vert et bois, enfin que toujours une des nuances, par sa
douceur, atténue la vivacité de l'autre : le noir et le blanc s'harmonient avec
toutes les couleurs, et il n'est pas besoin de rien signaler à cet égard. On porte
beaucoup de manches plates, ce qui ne veut pas dire que toutes les femmes doi-
vent en porter. Les beaux bras sont fort rares, les dos ressortans assez fré-
quens : habillez-moi une femme aux bras maigres , aux épaules voûtées, avec
des manches plates, et vous aurez le scarabé le plus histoire naturelle qui se
soit vu. Il y a mille accessoires à ajouter aux manches, qui obvient à l'incon-
vénient que je viens de démontrer : bouillons, jockeis, sabots en pardessus,
manches à la religieuse, tout cela est joli, élégant, et si ce n'est pas d'une ac-
tualité aussi immédiate que les amadis, c'est tout au moins beaucoup plus lo-
gique. Quoique l'on ne porte plus les chapeaux aussi étriqués que l'année der-
nière^ cependant leur dimension est plutôt moindre que grande ; eh ! bien, j'ai
remarqué que c'étaient surtout les femmes dont le visage était le plus fort qui
portaient les plus petits chapeaux et se coiffaient le plus en arrière ; il en ré-
sulte que le nez se trouve entièrement à découvert, et que rien n'est moins gra-
cieux; j'engage les femmes qui ont de gros visages et des traits bien développés
à se regarder dans leur miroir de manière à apprécier l'effet d'un nez isolé vu
de profil. Les couturières, les modistes, n'osent point faire de semblables ré-
LA SYLPBIUE. 233
flexions aux femmes de leur clientelle ; ce serait s'exposer à les perdre, et Ta-
mour du beau ne peut pas les porter à ce point d'abnégation. Si l'heure ne me
pressait pas, je vous développerais ici tout un système, sur le genre de contrôle
que je voudrais voir exercer sur la toilette par un aréopage digne d'en juger ;
ce serait une cour d'amour d'un nouveau genre, et qui ne manquerait pas dun
certain mérite.
A propos de cour d'amour , on parle d'un salon présidé par un bas-bleu, et
qui va s'ouvrir aux premières lueurs des soirées. On y fera des lectures et un
ouvrage en commun , dont le prix est destiné au soulagement de quelque in-
fortune littéraire, et Dieu sait s'il en manque par le temps qui court! Jamais
siècle ne fut moins poétique , et jamais siècle ne produisit autant de poètes !
Est-ce l'ambition ou la poésie qui les pousse.^ Je vous le demande ; quant à
moi , au chélif mérite de leurs œavres, j'opinerais pour le premier de ces deux
mobiles. Il y a cependant des exceptions à faire, et j'ai lu cette semaine des
vers de deux jeunes auteurs qui m'ont un peu raccommodé avec la rime.
M. Pessoneau, esprit à la poésie expansive et souffrante, ame religieuse qui
aime à chanter le ciel et l'espoir qu'il envoie ; puis M. Paul Juillerat, qui vient
de publier les Solitudes, où on sent à chaque vers une verve brillante , un en-
thousiasme qui le mènera loin , mais qui aujourd'hui déborde comme le fleuve
que l'orage a grossi ; quand le calme est venu, le fleuve coule bleu et limpide,
et reflète l'azur des cieux sans taches; encore un peu de temps, et M. Paul
Juillerat en arrivera là.
Il n'est bruit que du Festival de l'Opéra, la Sylphide vous en parlera mieux
que moi sans doute ; je ne sais ce que la jolie messagère en pense ; j'y ai re-
marqué des baillemens très prolongés ; mais les baillemens sont une chose telle-
ment communicative, qu'il suffit d'un mal intentionné pour faire bailler toute
une salle, et qu'est-ce qui n'a pas un ennemi au milieu de deux mille personnes ?
Le fameux peintre sur porcelaine et émaux , Constantin, vient de quitter Paris
pourretourner àRome. Il était venu ici pour nous apporter un ouvrage fort inté-
ressant sur Vy^rt de la peinture en Italie ; reçu par tous nos littérateurs avec
la distinction due à son magnifique talent et à son noble caractère si bien
connu , Constantin a trouvé dans notre beau Paris les plus sympathiques
appréciations à son œuvre littéraire. C'est un livre indispensable aux artistes
qui veulent aller étudier l'art en Italie , et agréable aux gens du monde, à la
portée desquels l'auteur a eu le bon esprit de le mettre. Que dites-vous de celte
longue lettre , madame , c'est une sorte de panorama , où je vous ai fait passer
en revue des choses peut-être bien étonnées de se trouver ensemble , mais
nous sommes à une époque où les spécialités ennuient, et où il faut faire un
peu de tout : subissez-en les conséquences.
Baronne .marie de lépinay.
r-u
LA KVLPIIIDE.
LE BOUTON DE ROSE.
ARMi les auditeurs de l'un de ces concerts où l'on
va pour tuer le temps, sous prétexte d'entendre de
la musitiue qu'on se garderait bien d'écouter, était
un jeune officier qui , à la scintillante lumière
des lustres rêvait soleil et printemps, grâce à un
frais bouton de rose tombé d'une blanche main
dans la sienne.
Etait-ce là tout ce qu'il avait obtenu? L'his-
toire n'en dit rien. — Etait-ce le souvenir ou
l'espérance qui se mêlait à ce suave parfum pour
enivrer notre héros? N'importe! avant de con-
naître ses secrets , il faut au moins savoir son
nom. — Or, ce jeune lion était Arthur de îs'eu-
bourg, depuis six mois à Paris, où il dépensait
libéralement sa fortune et sa jeunesse.
11 fut tiré de sa voluptueuse rêverie par le son
-'^^S^f^èv^ d'une voix timide et suppliante , d'une voix de
femme qui disait : — Monsieur, j'ai une grâce à vous demander. — C'était une
femme de ce certain âge si peu avoué : une simplicité extrême était la seule
chose remarquable en elle.
— Parlez sans crainte , Madame , que voulez-vous ?
— Me donneriez-vous ce beau bouton de rose !
— C'est un vrai sacrifice que vous demandez-là , dit Arthur en souriant
avec un peu de fatuité peut-être ; — mais s'il vous fait tant de plaisir
— Merci 1 vous êtes bon , cela m'enhardit et m'encourage ; oui, j'oserai vous
demander de vouloir bien me reconduire chez moi. Ah ! fit-elle d'un ton
de dignité ofîensée ; de la pitié, mais pas de mépris 1 Je suis si malheu-
reuse. — Son émotion lui coupa la parole.
Arthur regarda sa montre ; — j'ai une demi-heure à moi , cela vous sufTit-il ?
— ■ Oui ! suivez-moi , je passe la première pour la préparer à vous voir.
Elle l'introduisit peu de momens après dans une assez belle maisou. Arrivés
.\ SYLPIlIDi;.
2:li
au troisième étage, elle le pria d'attendre dans une antichambre, et revint un
instant après lui ouvrir la porte d'un appartement dont l'ameuhlement annonrait
une aisance qui ressemblait au luxe. Là, Arthur reconnut son bouton de rose
entre les mains d'une jeune fille aussi fraîche , aussi belle que la lleur dont elle
aspirait avec délices la douce odeur. Sa beauté avait un éclat saisissant , dont
Arthur ressentit toute l'influence ; enfin , rompant ce charme fascinateur, il in-
terrogea la mère du regard.
— Voilà , dit-elle , la personne pour laquelle je vous ai amené ici !
— Parlez donc, mademoiselle , dit Arthur, que puis-je pour votre service"?
Elle ne répondit pas , et continua à respirer avec une joie naïve la délicieuse
odeur de la belle rose.
— Mesdames , dit Arthur stupéfait , je commence à croire que vous voulez
vous amuser à mes dépens , et m' intriguer sans masques; je trouve que cette
plaisanterie s'est assez prolongée.... En achevant ces mots, il voulut se retirer,
mais la jeune fille , qui n'avait pas encore parlé, fit un mouvement convulsif, et
debout, les yeux enflammés, la contenance ûère et impérieuse , elle lui fit si-
gne de rester.
La mère se jeta en pleurant aux genoux d'Arthur : — Ce mouvement vous ap-
prend ce que je n'osais dire, s'écriat-elle 1 le fatal secret vous est enfin connu !
ma pauvre fille , vous le voyez! . . . elle est folle !
Arthur frissonna.
La jeune fille, absorbée par la rose et l'aspect d'Arthur, semblait ne pas com-
prendre sa mère.
— Oui ! elle est folle 1 et c'est vous qui en êtes la cause involontaire. — Elle
vous a vu souvent vous ne l'avez jamais remarquée, occupé que vous étiez
de la personne chez laqueUe ma pauvre fille vous rencontra tout un hiver. Elle ne
vit que vous au milieu de la foule. Vous ne regardiez que la femme frivole dont
la vanité jouissait de vos hommages, en proportion de la jalousie qu'ils pou-
vaient inspirer, et qui prenait plaisir à exalter sa froide imagination , en déchi-
rant le cœur de ma fille, par le récit de vos assiduités et de vos soins. — Trop
douloureusement frappée par ces funestes confidences, sa tête se troubla comme
son cœur. De toutes ses facultés , elle n'a conservé que celle d'aimer. — J'ai
d'abord ignoré son mal, j'aurais voulu pouvoir en douter toujours. — Mon-
sieur ! comprenez-vous ce que c'est que le dévoùment d'une mère ! Eh ! bien ,
si vous savez comprendre cet immense, cet égoïste amour, vous concevrez
peut-être que rien ne put me paraître impossible pour sauver ma fille ! Après
avoir éprouvé l'insuflîsance de tous les soins, de tous les secours, j'immolai
toute dignité , tout scrupule, pour recourir au seul remède efficace ! Votre pré-
sence avait fait le mal , c'était votre présence qui seule pouvait le réparer I Oh !
combien il m'en a coûté pour vaincre mes répugnances, cette réserve , cette
délicatesse que l'instinct naturel et les habitudes de toute une vie m'avaient
rendues inhérentes ! — Je les surmontai par amour maternel, et je me suis vouée
dès lors à la plus étrange mission qu'ait jamais pu remplir une mère! Je vous
ai cherché I je vous ai suivi ; je savais bien devoir vous rencontrer, et je n'ai osé
vous demander d'abord que ce bouton de rose.
— Je ne comprends rien à tout ceci, dit .\rthur, et ne puis guère y voir qu'une
mystification !
23C LA SVLPHlDti.
— Ah ! dit la mère avec véhémence, quel déplorable rôle aurais-je donc choisi?
Quoi ! vous supposeriez qu'il y ait au monde un autre intérêt que celui de la vie
de son enfant, pour porter une mère à de telles démarches? mais j'aurais préféré
mille fois me jeter au feu pour elle ! Sacrifier toute dignité, perdre ma propre
estime ! Ah ! il faut que la vie de ma fille en soit le prix !
Arthur, muet, immobile, se sentait fasciné par ces deux femmes. La beauté
enchanteresse de la jeune folle , les énergiques paroles de l'amour maternel en
délire , lui faisaient éprouver des impressions magnétiques dont il ne pouvait se
rendre compte.
— Ne nous craignez pas ! dit la mère, mais aimez-la , ou du moins qu'elle
le croie; qu'elle vous voie et vous entende, cela suffira pour lui rendre un calme
que nous mettrons à profit pour la ramener à la raison.
— Madame, dit Arthur ébranlé, et se défiant peut-être plus encore de lui-
même que d'elle, la demi-heure est écoulée, on m'attend chez moi, il faut que Je
parte, et il jeta un regard de douce pitié sur la folle qui se jeta entre lui et la
porte.
— Je reviendrai , je reviendrai bientôt, dit-il en s' esquivant, tandis que des
8ons plaintifs remplissaient l'appartement qu'il venait de quitter. Il se promit de
ne parler à personne de cette bizarre aventure , déjà même il l'avait en partie
oubliée, lorsqu'à huit jours d'intervalle, il fut encore abordé par la même femme
dont la profonde tristesse le frappa sans le surprendre.
— Vous ne reviendrez pas, dit-elle , et ma fille mourra ! et je mourrai aussi
avec elle ! Oh 1 personne ne survivra pour vous faire des reproches ; votre con-
science seule vous demandera compte d'une vie dontvous étiez l'arbitre.
— Madame, je dois vous avouer l'extrême perplexité où je suis : j'ai des senli-
mens qui ne me permettent ni d'être votre dupe, ni de vous tromper. Ma probité,
mon honneur m'obligent à vous déclarer qui si j'évite la vue de votre fille , c'est
parte qu'elle m'a fait une impression assez vive pour que j'en redoute les suites ;
je pourrais l'aimer, et cette passion serait fatale à tous deux ; je tiens à remplir
les vues de ma famille , et je dois faire un mariage de son choix.
— Ahl s'écria la mère avec désespoir, ce que je vous demande pour elle, si naïve
et si pure dans sa funeste exaltation , ce n'est qu'une illusion du cœur, qu'un ali-
ment à son imagination trop ardente. Si vous l'aviez vue vous regretter, vous
attendre avec calme et confiance pendant quelques heures ! si vous la voyiez à
présent dans un désespoir morne et déchirant , qui me navre le cœur , vous en
auriez pitié!
— Elle souffre donc réellement? dit Arthur. Je vous suis alors : advienne
que pourra !
Quand la jeune fille vit entrer le bien-aimé qu'elle attendait sans l'espérer, sa
physionomie s'illumina d'un vif rayon de bonheur. Ses yeux hagards se fixèrent
avec une douceur angélique sur Arthur et elle jeta avec une grâce enfantine le
bouton de rose fané. — 11 me portait malheur, s'écria-t-elle, il m'empêchait de
vous voir.
— Mon Dieu ! dit la mère, voilà depuis huit jours les premiers mots qu'elle a
dit, sans pleurer!
Arthur, à l'aspect de cette charmante folle , oubliait toutes ses appréhen-
sions ; il jouissait de l'effet salutaire qu'il produisait sur elle. Après quelques
LA SYLPniDIi. 2;57
discours, d'abord incohérens, la jeune fille redevint calme; ses idées eurent
une lucidité qui pouvait donner quelque illusion sur l'état de son esprit. Ses
paroles étaient naïves, douces et affectueuses , empreintes d'inie sorte d'origi-
nalité qui leur donnait un charme piquant et neuf. Arthur éprouvait pour
elle un intérêt (jui s'accroissait de moniens en momens. Cette simple et malheu-
reuse enfant avait autant de réserve dans les manières que d'abandon dans les
sentimens, et cette sorte de sauvagerie instinctive repoussait en attirant. L'ima-
gination dominait en elle tontes les autres facultés, et l'cKtase intellectuelle était
une des plus puissantes sensations (pi'elle pût éprouver, .\rthur comprit dés lors
que sa propre générosité ne serait pas l'unique sauve-garde decettejeimc fille.
— Arthur, disait-elle, les mains croisées, dans une attitude fervente ; Arthur!
vous ne savez pas? j'aime bien ma mère, mais elle n'est prés de moi qu'en votre
absence; et, quand vous êtes là, je ne la vois plus; au lieu que je vous vois tou-
jours quand vous n'êtes plus là! On m'a dit qu'il fallait prier Dieu ; eh ! bien, j'ai
demandé à I>ieu la jiermission de vous adorer à sa place.
Ce langage mystique et exalté alarmait Arthur : vainement il voulut l'amener
à des idées plus terrestres; elle répondit : — Arthur, laissez-moi ! quand vous
touchez ma main, cela me brûle et me fait mal ; il me semble que je ne vous
vois plus ; laissez-moi ! vous m'empêchez de penser à vous.
Arthur la regardait avec un sentiment indéfinissable de pitié , d'admiration,
de tendre sollicitude. Elle lui sourit ingénuement, et , s'asseya'nt près du jeune
homme qui la laissa faire comme un oiseau qu'on craint d'efTaroucher , elle lui
parla avec calme ; la sérénité peinte sur cette céleste et fraîche figure lui donnait
l'air d'un ange. Ce fut le tour d'.\rthur de ne plusse croire sur la terre... — Cette
divine enfant lui dévoilait avec candeur les replis de son ame innocente et pure ;
elle lui disait la première impression qu'elle avait reçue en le voyant. C'était l'ère
de ses souvenirs. Elle croyait n'avoir commencé à vivre que depuis qu'elle avait
commencé à aimer et à souffrir. Enfin, sa mère profita de ce moment de trêve à
son mal pour lui parler raison et obtenir d'elle quelques concessions relatives à
sa guérison. Elle promit tout ce qui lui fut prescrit par Arthur, qui la quitta en
lui jurant de revenir si elle était docile à sa mère.
Arthur avait bon cœur; il s'intéressait à cetle étrange bonne œuvre -, et puis il
faut convenir que, pour un jeune homme, blasé sur bien des sensations, désenchanté
de bien des sentimens, il y avait là quelque chose de frappant et d'extraordinaire
qui pouvait l'attacher. Il se dévoua donc à aller faire assiduement ses visites
comme médecin. Mais le seul salaire qu'il en retirât étaient les actions de grâce
de la mère reconnaissante, car la jeune fille, recouvrant chaque jour un degré
de raison, devenait à la fois plus tendre et plus timide, et Arthur ressentit réel-
lement ce respect qu'il s'était promis de témoigner.
La mère voulait que l'ascendant d'Arthur sur sa fille servît à sa guérison, et
elle ne perdait pas de vue ce but un seul instant. Si elle la voyait parler sen-
sément , elle lui disait : — Chère Ida , tu feras ce que je te demande , si tu
neveux pas lui faire de peine. — Et Ida , douce et soumise, promettait, en
embrassant sa mère, de faire toutce que voudrait Arthur. Et la mère, en recon-
duisant Arthur, lui disait avec effusion : — Vos visites charitables seront récom-
pensées un jour par Dieu ! Je le prierai tant pour vous avec ma fille , quand elle
sera tout-à-fait guérie!
238
LA SVI.rUIDE.
Mais Arthur pensait , en s'en allant :
— Inconcevable et égoïste femme ! Quand sa fille sera rétablie, elle n'aura plus
pour moi que des prières , tandis que je me dévoue... que je me mets en grand
danger d'aimer...
Il arriva une fois plus tard que de coutume, près d'Ida qu'il trouva seule, rêveuse,
mais tout-à-fait calme. Elle le reçut avec un bonheur contenu, une tendresse
réservée qui annonçaient des prémices de raison dont Arthur, étrange bizarrerie
(lu cœur, fut presque mécontent : il sentit que son rôle touchait au dénoûment,
et c'était au moment où l'intérêt était le plus vif. Un égoïsnie barbare lui inspira
des paroles passionnées, et des transports d'amour dont l'effet fut prompt et
imprévu. Les idées d'Ida en devinrent plus claires et plus justes. — Là femme
reprit le dessus sur l'ange, elle sentit la crise sans chercher à l'éviter, voyant
qu'elle avait tout à craindre, et craignant par dessus tout de ne plus le revoir ;
elle n'était ni aveuglée, ni enivrée, mais dévouée et soumise. — Cette abnégation,
cet abandon volontaire, pénétrèrent l'ame d'Arthur. Sa loyale délicatesse s'alarma
pour cette pauvre fille qui lui avait été donnée en proie, et dont il rougit de faire
sa victime; il s'arracha brusquement d'auprès d'Ida surprise, mais non irritée.
Pour la première fois , elle ne le retint pas ; toutefois sa physionomie inquiète
refléta une expression si touchante, qu'Arthur, par une réaction de nobles
sentimens, fut heureux de lui voir cette lueur de raison qui l' éclairait sur leur
position et lui faisait apprécier sa conduite.
Mais la peine avec laquelle il la quitta, lui fit connaître enfin son cœur. — .le
crois, hélas 1 se dit-il , ne lui avoir rendu sa raison qu'aux dépens de la mienne !
Par une mélancolique journée d'automne, Arthur de retour à Paris après une
absence de deux ans, donnait le bras à une jeune femme fort élégante et peu jolie,
blasée sur les plaisirs de Paris et fatiguée du bal de la veille.
— Que faire de nouveau aujourd'hui"? disait-elle languissamment à Arthur. Où
me mènerez-vous ? — Aux Tuileries, au bois de Boulogne ?
— Oh! c'est insipide, ennuyeux! toujours du monde, des toilettes, des
voitures ! Pourquoi n'irions-nous pas au Père-Lachaise , cela du moins ferait
diversion. — Comme vous voudrez, on s'ennuie partout!
Arrivés à ce célèbre cimetière, ils examinèrent avec assez d'intérêt, d'abord cet
Elysée où surgissent à chaque pas tant de souvenirs évoqués par des noms puis-
sans. Le tombeau d'Héloiso et d'Abeilard frappa la jeune femme, mais comme
objet d'art, comme étude.
— Eh! bien, on se lasse de tout! dit-elle. Voyez il y a encore ici de la mono-
tonie ! Mais voilà de bien .superbes fleurs !
Arthur jeta des yeux distraits sur les touffes de roses qui s'élevaient à leurs
pieds, et découvrit une pierre toute blanche sur laquelle on lisait un seul nom:
Ida, et au dessous trois mots : Vertu Er amoie.
— Ce rosier vous a piqué? demanda sa compagne. — Oui, je me suis fait mal !
— L'emphase de toutes ces épitaphes me déplaît , continua la noble dame,
mais j'aime le parfum de ces roses, j'aime cette pierre blanche et cette inscription
si courte et si mélancolique; c'est la tombe d'une jeune fille sans doute?...
— Et peut-être, murmura Arthur en étoufl'ant un gros soupir, il y a tout un
roman derrière ces trois mots : Vertu et amoib !
Comtesse Félicie de Nabbonne-Pelet.
LA SYLPIIIbl!.
23»
Revue des Beaiix-.frts.
E temps est à la |)luie, au froid et à la brume ,• le
temps est maussade, malingre ; le temps est à tout
ce que l'on veut, hormis aux beaux-art*. Pourtant
bien des semaines se sont écoulées sans que nous
ayons touché un mot de ce chapitre; nous avons
laissé s'accomplir en silence une foule de petits
événemcns qui voulaient s'épanouir au soleil et
|iii sont tristement morts dans l'ombre ; et aujour-
d'hui, en jetant un regard sur ce passé qui devrait
être si riche et qui se montre, hélasl si déguenillé,
?/^ si honteux et si pauvre, c'est à peine si nous y trouvons de
quoi faire les frais de quelques lignes et psalmodier un De pro-
fundis en l'honneur de tous ces vains bruits, ces nouvelles mes-
(piines et ces gloires éteintes. — Pendant im mois, à peu près,
l'École des Beaux-Arts nous a ennuyé avec ses concours, ses
expositions et ses envois de Rome; elle a mis le comble à ses
méfaits, par la séance solennelle, où M. Raoul Rochette , assez
triste pédant de l'Institut, nous oflre chaque année le touchant
spectacle d'une institution nationale dévorée par le schisme, et
ne se gênant pas pour blâmer grossièrement, rue des Petits-Au-
gustins, ce que fait le directeur de son Académie à la Villa- Médici. Si nous
n'avons rien dit des envois des élèves de .M. Ingres, si nous nous sommes tù sur
le concours et les expositions de peinture, de gravure, de sculpture et d archi-
tecture pour les prix de Rome , c'est qu'en conscience il n'y avait pas de meil-
leur éloge à en faire.
Du moment (|ue l'on veut aborder la critique au sujet de rÉcole des Beaux-
Arts, il faut blâmer tout le monde, les professeurs et les élèves , tout jusqu'à
l'institution. En elTet, d'année en année, les résultats deviennent pires, c'est le
pp;'ora])r(or/?)i(.s d'Horace, pris au pied de la lettre. Xous écrivions à ce sujet en
1839. — «Pourquoi, .s'il vous plail, depuis le commencement du dix-septième
siècle, les élèves de l'Académie vont-ils invariablement à Rome et pas ailleurs?
Il y aura deux-cent-cinquante ans bientôt qu'à la fin de chaque automne le lauréat
de France s'achemine, par les glaces du Simplon ou du Saint-Gothard, vers la
cité des apôtres, et qu'à Dom d'Ossola il ôte respectueusement sa casquette en
l'honneur du laurier de Virgile dont il n'a que faire et des horizons rouges qu'il
ne devine pas encore, mais dont plus tard il abusera tout à son aise. Il me semble
pourtant que nous avons eu tout le loisir d'explorer les merveilles italiques , et
qu'elles nous sont aujourd'hui assez connues. Qui de nous ignore le golfe bleu de
Naples, et Chiaia sa promenade verte? Nous savons par cœur les palais de marbre
de Venise et son lion ailé et ses gondoles noires; nous savons le doux nom de
Cynthie, le murmure de l'Arno, les sept collines, le temple de la Fortune Virile,
l'autel de Junon Watuta et le tombeau de Bibulus. Nous avons aimé dans la
vallée de Tibur, nous avons vu les étoiles pàhr à travers des pleins -ceintresébré-
\
240 . '-A >■» Li'iiIOK.
elles et mcuisus du Colysùc. Nous avons bu le vin de Falerne dans des amphores
de CoriiiHie, et nous avons elTeuillé sur la gorge de nos maîtresses toutes les roses
de Paestum. » — C'est-à-dire qu'en fait de beaux-arts nous n'en finissons pas
avec le règne des vieilles choses , et que des abus de tout genre, abus de préju-
gés, d'entêtement et de routine dévorent une institution que ses tiraillemcns
intérieurs mettent à deux doigts de sa perte. Donc, comme il n'y avait que du
mal à écrire cette année de l'Ecole des Beaux-Arls, par un scrupule tout-à-fait
philantropique il nous a semblé bon do ne dire la vérité que le plus tard pos-
sible.
Si les envois de Rome sont détestables , en revanche, M. Ingres, qui a décou-
vert de fort beaux restes de statuaire antique dans les jardins de la Villa-Mé-
dici , nous a envoyé sa Stratonice, qui a été achetée, comme l'on sait , par
Monseigneur le duc d'Orléans. La Stratonirc qui sera sans doute un des plus di-
gnes ornemens, sinon le plus digne du prochain Salon, a été déposée au pavillon
Marsan. Après le détail plein de sentiment et de goût qui a été donné de ce chef-
d' œuvre, parM. Eugène Pelletan dans /a /"resse , il ne reste plus qu'à former des
vœux pour que la Slratimiie soit bientôt exposée aux regards et à l'admiration
de tous. — Le monument élevé par la France à son enfant , Claude Gelée, dit
le Lorrain, dans l'église de Saint-Louis-des-Français à Rome, est un de ces actes
qui glorifient autant la mémoire de l'artiste qui en est l'objet, qu'ils honorent
un grand peuple à l'étranger. — Mais hélas ! pourquoi faut-il quitler Claudi;
Lorrain et M. Ingres pour nous heurter aux lourdes et épaisses inventions de
M. Marochetti. Certes, autant que qui que ce soit, nous avons rendu justice à ce
sculpteur. Maisen vérité, après tous ses essais infructueux pour sanctifier la mé-
moire de Napoléon, nous ne concevons pas comment le ministre s'acharne à ne
point mettre le tombeau du grand empereur au concours; quoique le concours
ne prouve pas grand'chose pour nous , attendu, entre autres motifs, que les glo-
rieux chefs-d'œuvre de Raphaël et de Michel-Ange n'en sont pas le résultat. On
se rappelle sans doule qu'un premier projet de M. Marochetti, édifié en planches
et en carton sous la coupole des Invalides, fut démoli aussitôt que les ouvriers y
eurent mis la dernière main ; ce projet absurde était cependant une modification
considérablement revue et corrigée de celui dont on avait donné la description
au public. Voici, à l'heure qu'il est, que M. Marochetti a permise un lithographe
de reproduire sa pensée dernière, et rien de plus grotesque, je vous jure , que ce
Napoléon romain grimpé sur un piédestal cosmopolite, où la lourde architec-
ture égyptienne donne des coups de poing à celle de Léon X.
Ainsi, en comptant bien, c'est la troisième fois que M. Marochetti commet une
bévue énorme; malgré cela, c'est en partie pour lui que nous allons imaginer des
fêtes olympiques, que nous allons dépasser la Grèce et ressuciter Homère : jetant
un pont sur la Seine, dressant les statues colossales de nos rois de toutes les races
dans l'avenue de Neuilly, afin de faire saluerpar huit siècles de souverains, ce mê-
me capitaine immortel que quarante siècles ont contemplé du haut des Pyramides.
Ainsi M. Marochetti qui est étranger, nous entraine dans un sacrilège national
et nous fait dépenser nos millions, démolir à moitié une église et renverser un
maitre-autel qui est un monument, pour mettre à sa place une caricature et
nous rendre la risée du monde! c. gl'É>ot-lecoi>te.
Le nirecleur : DE VII.LEMESSANT.
t.A SVI.I'HIUL
n\
A Madiiiui'
7 oclolni".
A Toussaint, avec son triste lendemain, madame,
est venue clore la saison d'été- Maintenant, Paris
reprendra peu à peu son air de fête à lui, c'est-à-
dire que les salons vont s'illuminer , les parquets
se couvrir de tapis et les escaliers se remplir de
fleurs. Il y a bien encore quelques familles qui
resteront dans leurs terres et ne reviendront qu'a-
près avoir allumé la bûche de Noël, mais ces fa-
milles font exception , et bien plus tôt les affaires
ou les plaisirs reiieupleront la c;i[iitale. Ce retour
|à Paris est déjà visible lorsqu'on visite les belles
galeries S;iinte-Anrie, où s'empressent de se ren-
dre , aussitôt leur arrivée, nos femmes les plus
éléptanles, celles, par exemple, qui se fout habil-
ler chez Palmire et qui savent que la maison Delisle est toujours la première
en nom inscrite dans les fastes de la Mode. Vous donnerai-je des détails sur
quelques unes des étoffes que j'ai remarquées chez Delisle? Voilà déjà le repu
diamnnté, dont le fond est rose, lilas, bleu ou paille , et broché en blanc des
petites fleurs les plus délicates. Lere/js de Jupiter, les dessins ressemblent aux
lignes seri)entantes du tonnerre et sont couleur de feu, orange, flamme de
punch, sur des fonds de nuances très foncées. Vorienlale, étoffe moelleuse et
légère, rayée d'un mélange de toutes nuances, rappelant les couleurs écos-
saises. Le scarabée, étoffe chatoyante, dans les nuances des ailes de l'animal
dont elle porte le nom. L'étoffe jV/rrfinferc m'a paru une des plus jolies nou-
veautés de l'année ; elle rappelle absolument les jupes des jardinières de Wal-
teau, rayées en toutes nuances avec des petits bouquets parsemés. Comme tou-
jours, les armures brochées sont une étoffe t jul-à-fait adoptée pour les demi-
20
242 . LA SYLPHIDE.
toilettes. Les velours mauresques, les satins égyptiens, les chinés nuancés, les
reps argentés, les satins Poinpadour, les petites sylphides, les gazes d'argent,
les organdis brodés, tout cela est d'un goût et d'une nouveauté exquise chez
Delisle.
A propos de cette dernière étoffe, je vous citerai une charmante robe bro-
dée en or, argent et soie plate de couleur , dont le haut volant était brodé et
festonné de la même façon ; je ne saurais vous dire combien cette robe légère,
transparente , avec ses broderies brillantes et de diverses nuances , avait de
prestige; on eût dit les ailes d'un papillon, on la nomme robe féerique et elle
rappelle, en effet, la toilette des princesses des Mille et une Nuits l Je n'ai pas
besoin de vous vanter la beauté des cachemires, l'élégance et le genre tout
particulier des écharpes en soie ou en velours de Delisle, de sa cape vénitienne,
mantelet de forme charmante. Le nom de Delisle offre toute sécurité, lors-
qu'il s'agit de bon goût et de distinction, aussi est-ce pour cela qu'il a adopté
pour ses étoffes si riches les fourrures de Gon, dont le succès va toujours crois-
sant : l'art du fourreur n'est point un vain mot , et il y a dans l'arrangement,
l'assemblage des pelleteries un certain faire qui dénote l'homme de bon goût
ou simplement celui qui fait de l'industrie. On peut à juste titre placer Gon
dans la première catégorie dont je viens de parler, et la nombreuse et fashio-
nable clientelle qui afflue dans ses magasins, vient encore corroborer mon as-
sertion. Si quelques gens sans talent en imposent quelquefois à la mullitude, la
multitude finit toujours par discerner le bon du mauvais : voyez plutôt comme
elle a su , au préjudice de beaucoup d'autres fleuristes , prendre le chemin du
joli et frais parterre de M"" Lainné, dont les manières élégantes, autant que la
perfection des (leurs, lui attirent toutes les jolies femmes de Paris. Ce qui sort
de chez M"^ Lainné a un parfum de délicatesse et de bonne compagnie si re-
marquable qu'on ne peut s'y tromper. N'en est-il pas de même des modes de
M°" Dasse , de ses chapeaux dont les coupes et les accessoires ne peuvent
convenir qu'aux femmes les plus distinguées? Quoi de plus séduisant que les
chapeaux de velours qu'elle a dans ce moment avec leurs torsades à glands d'or
et leurs longues plumes tombantes.? Ces chapeaux ont la passe assez petite ,
courte du front , très descendante sur les joues et échancrée des oreilles ; la
gance en or est tournée autour d'un rouleau de velours qui orne le fond du
chapeau, les glands retombent à droite, la |ilume retombe sur le côté gaiiche.
Les velours gros bleu, vert, violet brun capucin, sont employés de préférence
par M"'' Dasse, qui excelle à donner aux bonnets habillés une grâce parlicu-
lière. Je dois, avant de terminer ce paragraphe des coiffures, vous mentionner
les charmantes capotes de Lucy Hocqutt, dont la forme , les ornemens et les
nuances assorties, ont pris une vogue très remarquable. On ne i)eut se
passer maintenant d'une capote de Lucy Hocquet, pas plus que d'un mouchoir
I
! I.A SYI.PIlinE. 213
(1i'Clia[)ron... horsdclà poini de salut.' Si vous nous faites la description d'une
toilette distinguée perlée par M""" ***; si vous vanlfz la coupe, l'étoffe de sa
robe, son chapeau : — Avait-elle un Chapron ? vous demande-t-on. Malheur à
sa réputation d'élégance si vous ne répondez pas : — Oui.
Les hommes qui ont pris à la campagne une douce et commode habitude de
déshabille reviennent avec peine aux vêtemens justes et serrés qu'impose la vie
mondaine de Paris ; aussi les voit-on conserver le plus tard possible dans la
journée, la comforlable robe de chambre de Richard-Laurent, tailleur tout spé-
cial pour ce genre de costume. Richard-Laurent emploie à cet effet les plus
riches damas de soie, les satins brochés et les étoffes de laine en beaux tissus
aussi variés de nuances que de dessins. Les gilets fort éiégans sont obligés avec
la robe de chambre, aussi les trouve-l-on dans la même maison parfaitement
assortis et tous d'un choix fort distingué , avec ce costume qui permet de
recevoir chez soi. Ce n'est guère que vers les quatre heures, pour aller faire
des visites, que nos dandys revêtent les habits de ville; alors ils s'arment du
jonc de Verdier, bijou indispensable dont la tête d'or indique de loin toute la
distinction. Pour justifier la réputation de lion , il fnut encore avoir, suspen-
due à une fine et délicate chaîne, une des merveilles de Benoit , une élégante
et riche montre avec laquelle on ne craint jamais d'arriver trop tard au rendez-
vous , car les montres de Benoît sont aussi bonnes que belles.
Il semblerait que les dentelles permettront cet hiver à d'autres fantaisies de
reprendre un petit coin dans les fastes de la Mode. La gaze , dédaignée depuis
long-temps, reparaît cette année avec sa gracieuse et diaphane apparence. On
en voit déjà un grand nombre, sur le fond blanc desquelles sont brochées des
raies ou lignes satinées, bleu, rose, paille ; d'autres où se mêlent de légers
fils d'or ou d'argent et qu'on appelle gazes Diane à cause de leur faible brillant
qui rappelle les pâles rayons de la lune ; on fera avec ces gazes de charmantes
tuniques, sur des dessous de satin, et on les ornera de bouquets de fleurs, ou
de franges en plumes, en chenille ou en effilé. On prépare beaucoup de courts
maniels en velours, qui seront d'une grande élégance, et dont la petite dimen-
sion permettra de voir tout le bas de la robe ; ils sont en velours de nuances
aussi variées que le caprice, doublés de satin blanc ou assortis au dessus , bor-
dés d'un galon d'or, de passementeries à jours et fermés par une cordelière
également en or. Beaucoup de nos faiseurs emploient cette année la chenille en
profusion, comme fleurs ou comme ornemens ; on en fait des guirlandes en-
tières ; mêlée à l'or, aux perles, la chenille est d'un charmant effet dans les che-
veux. A propos de cheveux , je vois avec plaisir que les chignons prennent une
voie un peu ascendante, et que les femmes commencent à comprendre que
les cheveux sont faits pour rester sur la tète et non pas pour reposer sur le
cou. La bonne grâce et l'élégance y gagneront du tout au tout. Voyez un peu,
2«
LA S'il.l'IllDK.
VOUS, maJame, qui aimez lesfomics antiques, comment , dans la Vénus de Mé-
dicis, on a placé les cheveux de derrière? N'est ce pas un modèle à suivre?
Mais, hélas! nous sommes dans un temps d'exagération et non d'imilation. Ce
sont les valets jouant aux grands seigneurs! Nos jeunes hommes, lorsqu'ils
ont une pointe de barbe au menton , se croient tous des François I" , et ils
oublient que ce prince courtois et galant avait autre chose de courtois et de ga-
lant que la barbe! Baronne marie de i,'******.
UN 3ÂISER SUE LA MAIN.
Cîalanterip du %IV siècle.
mine et
que son
DUT le monde connàilJcaiinetkMoiitfurl, rhéroïquc
duchesse du Bretagne. Il n'est pas permis à un Bre-
ton de supposer le contraire, encore moins à un au-
teur qui s'est fait l'historien de cette femme illustre.
^ Tout le monde sait avec quel courage, si doulou-
reusement renouvelé de nos jours, elle soutint les
Ifîg droits légitimes de son époux et de son fds, dans la
célèbre querelle des comtes de Montfort et de Blois,
sur la succession de la Bretagne. Mais, ce que tout
le monde n'est peut-être pas obligé de savoir égale-
ment, ce que les historiens et les poètes ont beau-
coup trop négligé de nous dire , c'est que l'amazone
armoricaine garda toutes les grâces de son sexe en
«'appropriant toutes les qualités du nôtre, et que,
si elle devint le chevalier le plus intrépide de son
armée, elle ne cessa jamais d'être la plus aimable
dame de sa cour. Oui, la longue robe bordée d'her-
le hennin de fine dentelle allaient à Jeanne de Montfort tout aussi bien
armure historique ; et lorsque les chevaliers bretons et anglais la voyaient
L\ SYLPHIDE. 245
passer devant leurs rangs, son enfant sur ses bras et son page à ses côtés, ou bien
s'asseoir au milieu d'eux, dans le château d'Hennebond, sa couronne d'or sur la
tête et sa blanche levrette à ses genoux, ils ne la trouvaient pas moins charmante
que les ravisseurs de son duché ne la trouvaient terrible, quand, montée sur son
palefroi rapide, le casque au front et la lance au point:, elle donnait, comme dit
messire d'Argcntré, au plus épais des escadrons de guerre.»
Aussi la belle duchesse avait-elle autant d'adorateurs — style de l'époque —
qu'elle pouvait compter de partisans, et faisait-elle autant de victimes autour d'elle
avec ses grands yeux noirs etses cheveux tressés à la Berthe, qu'elle abattait d'en-
nemis sur le champ de bataille avec la foudroyante épée de son mari. Toutefois,
hâtons-nous de le dire à l'honneur de l'aimable héroïne, tous ces adorateurs en
furent quittes pour les coups d'estoc et de taille donnés en son nom à ses adver-
saires, lesquels payèrent toujours seuls, de cette manière, les frais de ces inno-
centes galanteries.
Mais de tous ces nobles champions de la duchesse, quel était le plus amoureux
et le plus vaillant? Quoique cela coûte à dire en français, il faut s'y résigner :
c'était le chevalier Gauthier de Mauny, ce Clisson de la Grande-Bretagne !
Placé par sounom, comme par ses services, en première ligne auprès de Jeanne,
Mauny l'avait d'autant plus promptement aimée, qu'il lui avait été permis de la
mieux connaître. Le jour même de son arrivée à Ilennebond, il avait adopté les
couleurs de la duchesse; le lendemain, suivant l'usage de la chevalerie, il l'avait
déclarée la dame de ses pensées, et chaque jour, il allait en son honneurrompre
quelques lances contre les assiégeans. Du reste, il avait ses privilèges, et Dieu
sait combien ils étaient doux ! Quand la comtesse se préparait à combattre, c'était
Maunv qui éprouvait ses armes. Quand il y avait un coup à recevoir pour elle,
c'était Mauny qui se trouvait là; et quand elle descendait de cheval après la ba-
taille, c'était Mauny qui lui donnait la main ! Un soir même, bonheur inoui ! Ih
guerrière ayant reçu une blessure que Mauny n'avait pas eu le temps de prévenir,
elle était tombée évanouie dans ses bras , et il l'avait portée ainsi jusqu'au
château !
Si quelquefois, encouragé par ces faveurs, le chevalier osait en réclamer de plus
grandes, le nom du comte de Montfort — tant qu'il vécut —, elplus tard le crêpe
qui flottait au casque de la veuve, rappelaient assez que la femme n'appartiendrait
jamais qu'à son mari, que la mère n'appartiendrait jamais qu'à .son enfant. Ce-
pendant l'histoire qu'on va lire prouvera que Mauny obtint un jour une récom-
pense signalée ; et pour en apprécier toute la valeur, il faut se garder d'oublier
une chose: c'est qu'il n'est pas question ici des mœurs de la cour de Louis XIV,
mais bien des mœurs bretonnes au siècle delà chevalerie.
C'était par une matinée de juillet de l'an 1343, Jeanne préparait ses chevaliers
au combat en leur donnant à diner dans le château d'Hennebond. L'élite de son
armée était là rassemblée autour d'elle; les seigneurs de Kergorlay, de Quélen ,
de Tinténiac , de Cadoudal , tous ces noms si bien portés encore, figuraient à
droite de la duchesse, tandis que Gauthier de Mauny était assis à sa gauche . en
tète de tous les seigneurs d'outre-mer.
Au moment de quitter la table, les chevaliers portaient des santés à leur sou-
veraine, lorsqu'un écuyer entra tout effaré dans la salle.
— Qu'y a-t-il? demandèrent les convives d'une seide voix.
s I
•2iG ■ . LA NYLPIIIDE. -
— Est-ce que les assiégeans ne nous attendent pas ? dit Tinténiac.
— Ou Charles de Blois , ajouta Cadoudal , a-t-il déjà entendu ses quatre
messes?
L'écuyer reprenait haleine et chacun le regardait avec impatience.
— Parlez, lui dit vivement la duchesse , parlez I
L'écuyer raconta en frémissant : qu'un bataillon fidèle, arrivant d' Au ray, ve-
nait d'être surpris par don Luii d'Espagne, que les trois chevaliers qui le com-
mandaient étaient tombés au pouvoir du pirate, et qu'ils allaient être mis à mort
devant les remparts, si la place ne se rendait avant une heure.
— Nos frères à mort! s'écrièrent les Bretons, cITrayés pour la première fois, et
se levant tous ensemble de table ; car la condition mise au salut des captifs n'é-
tait à leurs yeux qu'une sanglante plaisanterie.
— A mort, mes trois chevaliers ! répéta la duchesse en se levant à son tour.
Et son regard enflammé alla demander au cœur de chacun :
— Est-il vrai que ces braves seront mis à mort ?
— Non? s'écria, la première, une voix que le lecteur reconnaît; non , ils ne
mourront pas. Madame! j'en jure par mon patron et par vous-même.
Mauny se tourna en même temps vers la duchesse , en tirant sa longue épée
du fourreau. Tous les chevaliers l'imitèrent par un mouvement unanime; et un
sourire doux et fier vint les remercier l'un après l'autre.
Mauny crut remarquer que ce sourire était plus tendre à son égard , et cette
préférence l'anima du plus ardent espoir.
— Madame, dit-il à Jeanne, en lui jetant un regard plus éloquent que ses pa-
roles , que donnerez-vous au chevalier qui sauvera les prisonniers de don Luiz?
Une légère rougeur effleura les joues de la duchesse ; puis elle se tourna vers
Mauny sans relever les yeux :
— Ce chevalier prendra devant tous un baiser sur ma main , répondit-elle
avec un héroïque sourire.
— Ainsi donc, s'écria Mauny, Tépée haute; gloire au plus vaillant, messei-
gneurs !... Et Bretagne à la belle duchesse !
— Bretagne à la belle duchesse! répétèrent tous les chevaliers.
Et, s'élançant ensemble à ce cri de guerre , ils disparurent précipitamment de
la salle...
Jeanne se pencha bientôt à une fenêtre , et elle regarda du côté de la plaine.
Elle vit un escadron de cavaliers franchir les portes de la ville , galopant , bride
abattue, vers le camp de Charles de Blois; et, à travers le tourbillon de pous-
sière qui les enveloppait , elle distingua «a couleur au casque qui devan(;ait les
autres...
Pendant près d'une demi-heure, un de ces nuages qui portent la foudre sem-
bla courir sur le camp de Charles de Blois. De moment en moment, les casques
et les cuirasses, les épées et les haches d'armes, y jetaient de sinistres éclairs. Le
désordre et l'efîroi qui suivent une surprise paraissaient agiter l'armée ennemie.
Des cris confus s'élevaient dans les airs, et arrivaient jusqu'aux remparts d'IIen-
nebond, d'où partaient des cris d'un autre genre... Bientôt cette confusion , ce
nuage , ces éclairs et ces clameurs se concentrèrent devant les tentes de Luiz
d'Espagne; et là, la mêlée devint si épaisse , si noire et si terrible, qu'il fut im-
possible d'y rien distinguer pendant quelques minutes. Enfin un seul cri , un cri
LA SYLPHIDE.
247
de victoire, un seul bataillon , celui des chevaliers de Jeanne , jaillirent de tous
ces bruits et de toute cette poussière; et les mêmes cavaliers qui avaient franchi
la plaine, une heure auparavant, s'y élancèrent de nouveau, revenant vers le
château dUcnnebond... Seulement les rangs de ces chevaliers semblaient fort
éciaircis, et les regards amis qui hâtaient leur retour, les voix fidèles qui les ap-
pelaient de loin, se voilaient de crainte et d'inquiétude
— Combien de morts chez vous? leur demandèrent les gardes de la ville.
— Dix! répondit le premier qui passait.
— Et combien chez les Espagnols?...
— Tous! — Bretagne à la belle duchesse !
— Bretagne à la belle duchesse! reprirent toutes les voix ensemble.
Et l'escadron vainqueur continua de galoper vers le château.
Au moment où le pont-levis s'abaissait devant les chevaliers, la duchesse
de Montfort y parut, les comptant d'un regard alarmé...
Le premier qu'elle reconnut fut r.authier de Mauny, tout couvert de poussière
et chancelant sur son cheval.
Il mit lentement pied â (erre, fit ouvrir les rangs à ses compagnons, et montra
les trois prisonniers encore chargés de chaînes.
— Frères, leur demanda-t-il d'ime voix affaiblie, dites à Madame la duchesse
qui vous a sauvés "?
A peine avait-il achevé ces mots, que les trois captifs prononçaient son nom.
répété par tous les chevaliers.
Alors Jeanne de Montfort fit un pas vers Gauthier de Mauny ; il se mit res-
pectueusement à genoux devant elle, et, en présence de tous ses compagnons, il
lui baisa la main....
Mais, quand il voulut se relever, les forces lui manquèrent: il fit signe à son
écuyer de le soutenir, car le sang jaillissait de dessous sa cuirasse....
— Grand Dieu! s'écria la duchesse, vous êtes blessé, messirel
Et, s'empressant de le soutenir elle-même, elle étancha le sang avec son
écharpe.
— Ce n'est rien !... répondit Gauthier, qui retrouva aussitôt sa vigueur.
Puis, s'entourant avec bonheur de l'étoffe précieuse :
— Voici tout ce qu'il faut pour me guérir d'ici à demain ! ajouta-t-il d'un ton
chevaleresque ; et après-demain. Madame, poursuivit-il avec feu, je sens que
j'aurai la force de chasser tous vos ennemis d'Hennebond, si vous voulez seule-
ment m'octroyer sur la joue ce que vousvene: de me bailler sur la main d'Argentré).
La duchesse répondit au rhevalier par un sourire qui équivalait à une pro-
messe ; mais elle s'en dégagea dés le lendemain en allant de sa personne incen-
dier le camp ennemi. Faute de pouvoir mériter davantage, Mauny se contenta
donc de ce baiser sur la main, jusqu'au jour où il eut le bonheur de mourir pour
Jeanne, et d'emporter dans la tombe une larme de ses yeux.
FITRE-CHEVALIER.
34S
I I
LA SYLPHIDE,
AMIillB WlllllS-
XII.
Pauline lieroux.
ot'TE l'ambition de certains lioinines de science est
de retracer, le plus fidèlement possible, la vie, les
aptitudes physiques, les mœurs, en un mot, la bio-
graphie de ces petits êtres charmans que l'on
nomme les papillons.
Et quand la liste des sujets est épuisée pour
eux , quand ils les ont classés selon leur beauté et
selon leur couleur , et que nous venons à lire ,
par hasard, cette longue énumération , nous ne
pouvons manquer de la trouver incomplète ; car vous oubliez, monsieur le sa-
vant, vous oubliez de nous dépeindre toutes ces fées aux mille couleurs qui peu-
plent le monde ailé de l'Opéra, Ces papillons-là sont bien, avouez-le, aussi lé-
gers, aussi gracieux, aussi magnifiques que les vôtres.
L'Opéra, à l'heure qu'il est, ne ressemble plus à l'Olympe antique : il est de-
venu un paradis orientai. Vous n'y voyez plusquelasvelte coupole des mosquées,
ou les palanquins de l'Indoustan, ou l'aspect harmonieux des jardins de l'Arabie,
où croissent le palmier, le myrte, et l'aloés. Les visions des Mille et une Nuits
s'y retrouvent en action. On croitrèver, aune représentation du i>ia(;/eawoure«a^,
par exemple : derrière la rampe s'agite un autre monde que le monde réel. —
L'héroïne de ce nouveau ballet, c'est MH"" Pauline Leroux.
Hélas ! puisque la divine Taglioni s'est envolée sous d'autres cieux ; puisque
nous sommes condamnés à vivre une année tout entière sans revoir cette belli-
queuse Azélie , qui commandait les charmantes révoltées du sérail , sans admi-
rer cette voluptueuse Sylphide, notre patronne, que la terre semblait indigne de
porter, — remercions Urielle , remercions-la mille et mille fois, car elle seule a
su nous rappeler Taglioni. — Il faut bien que nous vous disions quelques
mots sur M"e Pauline Leroux, qui a donné tant de charmes au personnage
d'Urielle.
Le goût de la danse était inné en elle. Etantencore tout enfant, elle sautillait,
elle agitait ses jolis petits pieds , et cherchait déjà des poses gracieuses. Il était
impossible que M"e Paidine Leroux n'obéit pas à une vocation aussi prononcée.
— On dirait qu'il y a une double voix providentielle qui s'adresse à chacun en
particulier, àson entrée dans la vie. D'une part, cette voix lui cria : — Tu as tant de
grâce dans ta personne, tu as tant de souplesse dans les mouvemens, que tu dois
un jour briller parmi ces fées terrestres , que le public inonde de bravos et de
couronnes. — Puis , la même voix ajouta : — 11 faut surmonter toutes les diffi-
cultés pour atteindre le but.
Et la petite Pauline entra aussitôt chez M. Coulon père , qui , par des leçons
fort suivies, la mit à même d'avoir de brillans débuts à l'Opéra. Peu après, elle
se rendit à Londres où elle créa les rôles de la Somnambule, et de Fénclla , dans
la Mnettede Portici. Sa réputation croissait de jour en jour ; mais, comme dit
le poète :
Londres n'a que de l'ur , Paris a le succès.
FRANCE LITTERAIRE
Wi)um ae TOpèrc NM
;.i''
Qiallamel àaprès AlopKe.
Imp
d'Auberlt':'"'
CUlamel Editeur 1- Rae lAtbaye.
hA ST&FKIfil.
ell
M'."^-PAUL[NE LEROUX ET M>; ELIE,
LA SYLPHIDE. 249
Aussi la jeune danseuse revint-elle bien vite à Paris , qui devait ajouter de
brillantes (leurs à sa couronne d'artiste. En l'absence de M'i^' Taglioni, elle joua
Azélie.dans /a Recolle aa Sérail; l'épreuve était difficile : personne, jusqu'alors,
n'avait osé aborder un de ses rôles. MH^ Pauline Leroux triompha, et lesapplau-
dissemens lui apprirent qu'on lui savait gré de cette hardiesse, et qu'elle n'avait
pas trop présumé de son taient.
Le Diable Boticux continua le succès de M'Ie Pauline Leroux. On lui avait
confié tous les rôles de Mlle Taglioni. Mais un grave événement vint inter-
rompre sa brillante carrière : elle devait jouer la Fille du Danube , lorsque, pen-
dant une répétition de ce ballet, elle se blessa au (endon d'Achille. M'ic Pauline
Leroux resta donc plus de deux ans éloignée de la scène, et même assez dange-
reusement malade. Elle était absente, mais on ne l'avait pas oubliée ; elle res-
semblait à ces images animées qui apparaissent dans les songes et dort le souvenir
poursuit jusqu'à une nouvelle a[>parition.
Sa rentrée a été une ovation. Grâce à M'ie Pauline Leroux , le Diable amou-
reux a été adopté par le public. Vous en connaissez la fable; vous savez
quT'rielle a quitté l'enfer pour s'exposer aux tourmens amoureux , et que sa
présence a quelque chose de magnétique , qui touche et soumet les cœurs de
ceux qui l'approchent. Je ne vous rappellerai que la scène merveilleuse de séduc-
tion. Le pacha, rôle rendu avec une grande vérité par M. Elle, est venu au mar-
ché pour acheter une esclave: une seule lui a plu. Mais Urielle se présente. A
sa vue le vieux pacha ne peutétoutîer l'émotion qu'il éprouve; son cœur bat, son
regard brille et s'anime ; il la contemple avec passion; il semble que les rides du
vieillard s'etTacent, et que la jeunesse revient dans ses membres engourdis par l'âge.
Puis, au moment où il ne peut plus se contenir, au moment où ses bras veulent
l'étreindre , voici qu'elle lui échappe par un de ces mouvemens qu'il est impos-
sible de décrire, et qui tiennent des gestes gracieux d'une petite chatte. L'a-
mour du pacha s'accroît de cette résistance : tout à l'heure il n'était que séduit ;
maintenant il est amoureux éperdu. Comment supporter des regards si adorables!
N'y a-t-il pas dans cette pose d" Urielle une volupté , chaste pour ainsi dire, et
désespérante I A peine laisse-t-elle deviner le sentiment qui l'anime. Tantôt elle
sourit amoureusement; tantôt le dédain erre sur ses lèvres; tantôt son regard
est triste et mélancolique. C'est la Coquetterie personnifiée. Il y a tout un poème
dans celte scène de séduction.
Il fallait conserver le souvenir d'une pose aussi délicieuse. Le crayon re-
produit plus éloquemment que ne le ferait la parole , ce combat muet de la
passion ; car le dessin est aussi la pantomime de la pensée : il exprime exté-
rieurement. En inspirant comme elle l'a fait , l'artiste, M»" Pauline Leroux a
ajouté une dernière fleur à sa couronne *. jlxes uobert.
' M. Challamel , l'habile directeur delà Fmtice linéraire , à commencé avec boiilieur la
série de lithographies qu'il appelle r.^/i(i?n de (Opéra. En confiante JI. .\lophe le soin de
dessiner la Scène de iéduciion, il savait avec quelle perfection l'artiste s'en acquitterai!. Il
promet la principale scène de la Faioriie , opéra de Onnizetli , dans lequel M"" Stollz
remplira le premier rôe. La Sylphide , que M. de Villemessant a créée et à laquelle il a
préparé un si bel a\enir,ne pouvait mieux faire qued'eniprunterâ la France liiiéraire le dou-
ble portrait de M"- Pauline Leroui et d'Klie, dessin qui obtient le plus grand succès dans le
monde artistique et fashionable. acte dl réd.
2:^0
I.A SYLPHIDE.
I.E FESTIVAI. DE I.'OFX:nA.
iMANCHK, à l'Opéra, la réunion était nombreuse et
;^ brillante; la solennité musicale de ce grand jour
?;i avait attiré un auditoire sérieux et digne d'entendre
î^ la musique grave dont on avait à peu près exclu-
lii: sivement composé le concert. Gluck, Haendel et
I^B Palestrina représentaient glorieusement la vieille
école, etpi. Berlioz, dont les ouvrages formaient
à eux seuls les deux tiers du programme, était le
digne champion de l'école moderne. Nous ne dirons
rien de la musique des vieux maîtres ; elle a con-
quis une place incontestée parmi ces chefs-d'œuvre
à l'admiration desquels on est heureux de pouvoir
s'abandonner sans réserve et sans analyse; nous
craignons seulement que les oreilles du public
n'aient pu trouver une complète sympathie pour
un style si différent de celui qu'elles sont accoutu-
mées d'entendre chaque jour, et qu'un petit nombre d'élus seulement ait en-
tièrement compris et sincèrement applaudi l'architecture harmonieuse de
Haendel et de Palestrina , et les phrases régulières et fortement rhythmées de
V I phi génie en Taurick. — Nous nous étendrons plus longuement sur les compositions
musicales de M. Berlioz. Il occupe dans l'estime publique nn rang distingué et
mérité, et c'est un diîvoir pour la critique que d'analyser sincèrement et sans
autre considération que celle de la vérité, des œuvres de style élevé, et qui font
véritablement honneur à l'école française. La musique religieuse de M. Berlioz
est fort belle. Le Dies îrœ, en particulier, est un morceau de premier ordre.
L'impression de l'auditoire a été profonde et s'est manifestée par des applau-
dissemens sans restriction. Peut-être M. Berlioz a-t-il montré dans cette œuvre
un peu trop de goût pour les effets de sonorité ; mais nous n'osons lui en faire
le reproche, car, s'il se permet de trop fréquentes excursions dans cette région
de l'art musical , il y découvre des mines fécondes et avant lui inexplorées.
L\ SYLPHIDE 2âl
Nous admirons profondément le Dies irœ de M Berlioz ; mais, pour èlre fidèle à
la vérité, nous sommes obligé de faire plus d'une réserve en parlant de la sym-
phonie de Roméo et de la marche funèbre composée pour le cortège dejuillet.
Quelques uns peut-être nous trouveront sévère , mais nous espérons que le plus
grand nombre ne nous trouvera que justes.
Il y a, selon nous, un défaut dans le génie musical de M. Berlioz; ce défaut
c'est le manque d'abondance dans l'invention mélodique. Le style religieux n'est
pas fort exigeant pour les mélodies ; il ne peut s'en passer entièrement bien en-
tendu, et ne peut que gagner à leur présence, mais il n'en demande que de simples,
de graves, de lentes, encore sont-elles tellement dissimulées et couvertes [lar
l'harmonie, que la musique religieuse semble le plus sou vent n'être qu'une combi-
naison de marches d'harmonie simultanées. Avec du mouvement, des modula-
lions, toutes les ressources de l'ensemble et de la sonorité, on pvut aller fort loin
dans le domaine de la musique sacrée. Dans la musique libre, les exigences de
l'oreille sont tout autres. L'invention mélodique , cette qualité sublime que
Kossini possède à tel point qu'il s'en est souvent autorisé pour se dispenser des
autres, est de rigueur et doit être féconde sous peine de fatiguer le public et de
donner aux ouvrages d'un auteur les allures d'un perpétuel quatuor. En musique,
comme dans les autres arts, il n'y a point d'intérêt sans unité; et si la musique
sacrée qui a des lois à part, tire de l'absence même de la mélodie ou de son brise-
ment perpétuel, un caractère vague et mystérieux, conforme à l'impression reli-
gieuse, il faut quelque chpse de plus clair et de plus positif dans les autres compo-
sitions. Lorsque l'idée se transforme d'instans en instans, que les accompagnemens
se renversent sans fin, que les instrumens se passent la mélodie les uns aux autres
comme les joueurs de paume se renvoient la balle, il est impossible, à moins
I d'avoir l'oreille exercée d'un harmoniste, de suivre le compositeur dans ses
allures tortueuses. Il est incompris, et doit l'être, car il sort de la loi générale
imposée à l'art qui veut se faire aimer, même d'un public asse.; restreint.
La mélodie de ^L Berlioz a l'haleine courte, elle s'essouffle au bout de peu d'ins-
tans et s'arrête; alors une autre prend la place et ne la conserve que pour la céder
à une nouvelle sœur qui doit expirer le moment d'après. Peut-être est-ce seule-
ment par système que M. Berlioz a adopté ce style bizarre. Nous le souhaitons
sincèrement, car il pourrait le modifier, et s'il consentait à simplifier ses œuvres
et à se donner moins de peine pour produire plus d'effet, nous le rangerions sans
hésiter parmi nos plus grands compositeurs. Cependant, malgré les reproches
que nous croyons devoir faire à certaines œuvres de M. Berlioz, on y rencontre
des beautés, et si, dans le programme du Festival , les vivans avaient été plus
hospitaliers pour les morts, la soirée n'aurait pas encouru le reproche d'un pou
de longueur.
Quant à l'exécution, nous sommes heureux de pouvoir lui donner les éloges les
plus complets. M""" Stoltz, M"' Widemann, et surtout Massol, ont prouvé une
grande intelligence de Gluck et l'ont traduit avec le cœur autant qu'avec la voix.
L'immense orchestre a été dirigé avec beaucoup d'ensemble par M. Berlioz lui-
même, et toutes ces grandes masses ont marché avec une perfection qui ne fait
pas moins d'honneur à l'armée qu'au général. Les chœurs, bien conduits, ont
chanté comme les chœurs chantent trop rarement à l'Opéra. En somme, cette
soirée a été fort belle, et si de. pareilles solennités revenaient plus souvent, le
242
LA ^^Ll■liII)K.
goût du public pourrait acquérir une véritable éducation, et les intérèls de l'urt
musical seraient dignement administrés.
La Ltinrzia Uorfjii, deDonizetti obtient le plus brillant succès au\ Italiens ;
trois représentations viennent de se succéder sans en amortir le charme , et
M. Dor voy trouve, dans l'empressement du public, la meilleure récompense de
son activité et de son zèle. — L'apparition de Duprez dans Ruhr, t est un événe-
ment d'une haute importance : nous ne pouvons aujourd'hui que constater son
triomphe. Samuel roger.
^^fr^^ii ■
E soleil, avant de disparaître, soulève parfois encore le
sombre voile qui commence à le couvrir, et répand
sur nous ses plus beaux rayons. Les feuilles jaunies
essaient de revivre et so parent d'une teinte pleine
de poé.sie, comme le dernier regard d'une jeune fdle.
Les routes, sillonnées en tous sens par les revcnans,
retentissent des piaffemens des chevaux et des clic-
clac des postillons. Les chaises de poste encombrent
les abords de Paris, et déversent chaque jour une foule de gens harassés, dont
les formes disparaissent sous les bonnets et les vêtemens plus ou moins bizarres,
qu'ils rapportent d'Espagne ou d'Italie, de Russie ou d'Allemagne.
Chacun d'eux a fait provision d'une foule d'aventures neuves , piquantes,
originales, contenant la matière de plusieurs in-octavo déjà publiés. Il est du
suprême bon goût d'arriver d'Orient, et l'insurgé du Liban est à primo en ce mo-
ment.Mais n'est pas insurgé du Liban qui veut! Un teint brûlé parle soleil, une
barbe fanatiquement inculte, une profonde cicatrice quelque part , n'imi)or(e
oij, sont indispensables pour bien remplir l'emploi. Nous recommandons le comte
de M"'" , comme le type le plus parfait en ce genre. Il pousse la perfection
jusqu'à parler parfaitement une langue admirable , que personne ne comprend.
Il est impossible d'être plus insurgé que lui.
En attendant , tout se prépare pour rendre l'hiver brillant et original. On se
préoccupe vivement d'une concurrence que M. le comte de Castellanc veut faire
à l'Académie française. Son hôtel du faubourg Saint-Honoré, tout hérissé de
statues qui lui donnent l'aspect d'im atelier de moulage, servira de palais à l'a-
réopage illustre! Douze célébrités littéraires et artistiques, du plus beau sexe, sont
déjà choisies pour former la tige des immortelles. Des prix seront décernés, et les
jeunes lauréats auront droit à l'immortalité aussitôt le décès des fondatrices.
Les statuts de ce nouveau corps ne sont pas entièrement arrêtés, mais il est pro-
bable qu'avant peu, la France comptera une grande institution de plus. L'un des
obstacles qui s'opposent encore à l'installation dèfmitive de la nouvelle Aca-
démie , est la difficulté qu'on éprouve à lui donner une désignation convenable.
M. de T , ()ui se pose en successeur du marquis de Bièvre , désire qu'on
inscrive sur le fronton du palais académique : Bonneterie, Mercerie, etc. Et
quand on lui adresse le pourquoi obligé , il répond : — C'est qu'on y trouvera des
bas bleus! d s.
Le Directeur : DE VILLEMKSSANT
LA SYLPHIDE
^'/.-f^r,,,^., A l .■'H'. rjll.in,:ili-l i.'j à<K->.' )A'r/f.J r/ ///„^,/r,',> ,/' ( ,''11'!'' l'iii.l ii.il i llf ) , ^''/^^v/ r/^/
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Ol RCCTIO N , c ITC DCS ITALICDS,
l.A N\ I.I'IIIIU.
25:i
A lla(lani«-
i'2 ocloljri-
^ véritable miracle, madame, c'est de voir comme
d'un jour à l'autre, les magasins de Paris s'em-
plissent ; ou dirait que d'heure en lieure le dieu
de la mode, frappant la terre de son pied chaussé
de satin rose, en fait surgir toutes les mille fantai-
sies qu'exige l'élégance. Aussi, après avoir fait ,
lorsque le temps le permet , deux ou trois tours
de grande allée aux Tuileries, les femmes de la
société s'en vont faire une fasliionable flânerie,
dans ces belles galeries où se déploient devant
elles les séduisantes étoffes de la saison ; dans
ces salons dorés où , derrière les panneaux de
glace, sont déposées les gracieuses coilfures qui
doivent les rendre plus belles. Voulez-vous que
nous les suivions ensemble dans un de ces pèlerinages, où l'on va sans gourde
ni bâton, et d'où l'on rapporte plus que des coquilles?.... Nous voici d'abord
chez Thiébaud-Guichard , aux magasins des Italiens , où est étalée sur les
conn)loirs une si grande multitude d'étoffes de toutes sortes, de toutes nuan-
ces , que de loin on les dirait surchargés de Ikurs. Parmi ces belles étoffes,
nous choisirons quelques types parliculiers pour les examiner davantage. Voilà
déjà pour faire de charmantes robes de ville, le reps cachemire, violet, feutre,
nankin ; les péhins (jlacés à carreaux brillans d'un si joli effet ; les daiiphines
avec leurs petits dessins brochés sur fonds croisés ; l'albanaise, étoffe pleine
d'élégance, à rayures transversales, formée d'un seul filet noir ou de tout autre
nuance foncée sur des fonds de satin. Pour robes de dîner, le velours popeline,
violet, marron; le velours égnpiien formant des dessins bizarres. Pour robes
254 • LA SYLPHIDE.
de soirée : le pékin persan à reflet d'or broché sur fond blanc, cerise, bleu,
vert ; le pékin renaissance, le barège diamanlé bleu de ciel et blanc, groseille
et blanc, ponceau et blanc. Rien n'est d'un plus joli effet que ces points
blancs semés sur les tissus où ils forment comme de petites pointes de diamans.
Le crêpe gaufré jardinière avec ses petites colonnettes peintes de mille fleurs
aux nuances variées dans le genre chinois ; le satin spouliné, riche et splendide
étoffe brochée de bouquets de fleurs en soie plate, or et argent. Puis viendront
en masse toutes les étofl"es que la mode peut créer, avec des dessins apparte-
nant en propre à la maison ; les velours pleins de foutes nuances dans les plus
belles comme dans les moindres qualités; de magnifiques cachemires français;
les écharpes, châles, burnous, mantelets aux formes les plus nouvelles. Vous
voyez, d'après cette énumération , que la maison Thiébaud-Guichard est appe-
lée aux plus grands succès , car rien n'y est négligé pour cela : on a pensé à
tout, aux petites comme aux grandes fortunes ; la femme la plus simple com-
me la plus élégante y est également satisfaite. Si le contenu apporte avec lui
cette perfectibilité, il en est de même du contenant; les magasins ne laissent
rien à désirer sous le rapport du luxe et du comfortable. Le cabinet destiné à
juger de l'effet des étoffes à la lumière est une véritable oasis d'art et de bon
goût ; de forme ronde, le plafond est en stuc avec filets d'or et les murs
tendus d'étoffe blanche Pompadour ; ce petit sanctuaire, éclairé par des bou-
gies, m'a paru d'une aristocratie et d'un goût exquis; partout des calorifères
qui répandent la plus douce chaleur. Enûn, rien ne manque à mon gré aux ma-
gasins des Italiens pour en faire cet hiver le rendez-vous de la meilleure com-
pagnie.
Vous voyez, madame, à la longueur de ce paragraphe, que j'étais inspirée
par mon sujet, et encore n'ai-je pas tout dit , mais il me faut bien réserver un
peu de place pour d'autres noms qui méritent aussi les honneurs de quelques
lignes, comme celui de M°" Debaisieux , l'élégante couturière à laquelle on ne
saurait mieux faire que de confier les belles étoffes que je viens d'énumérer.
M"" Debaisieux, vous le savez, a le génie le plus inventif du monde ; ses coupes
ont une grâce, un je ne sais quoi qui lui appartient et qui font que ses robes se
devinent fout de suite ; son talent est jeune , si je puis m'exprimer ainsi , et
convient aux femmes qui ne veulent point être mises comme toutes , mais
veulent être distinguées parmi toutes.
M™" Debaisieux emploie beaucoup de fourrures , soit sur les robes
de velours, soit sur les robes d'étofles de soie, car décidément la fourrure tt
toujours la fourrure, voilà le grand luxe de l'année. Aussi y a-t-il foule chez
Gon le fourreur en vogue, pour se munir dès à présent, de palatines, pelisses ,
pèlerines de bal et, entre autres belles choses, de ses manchons d'hermine,
d'une élégance et d'une distinction si remarquables, que Gon seul peut les avoir
LA $Yi.pninE. î5â
ainsi, comme Cliapron peut seul avoir ces admiraMes mouchoirs, objets de l'en-
vie de toutes les femmes et qui sont autant désirés que l'étaient au commence-
ment de l'année les broches avec miniature, devenues une vraie fureur. Heureu-
sement, si on ne peut |ilus faire des portra Is qui aient deux cents ans, le talent
de Cliapron est plein de vitalité , et son zèle veille à la satisf;iction de toutes
les élégantes que ses mouchoirs empCchent de dormir, et qu'elles voient dans
leurs songes parfumés des senteurs de Guerlain. Nous nous arrêterons
un instant chez trois de nos modistes, dont chacune a sans contredit droit à
un petit examen. M""" Huguenet-Lej;iy, qui fait, pour soirées, de ravissans cha-
peaux, dont le fond est tressé en résille et sur lesquels se posent trois plumes
nouées; ces chapeaux ont un grand cachet d'élégance et seront fort en vogue
pour remplacer les petits bords dont on peut annoncer la décadence. Outre
cette coiffure toute spéciale dans ses magasins, M™' IIuguenet-Lejay a, comme
toujours, le plus élégant choix de chapeaux , capotes, bonnets , modes qui ont
depuis long- temps acquis une juste célébrité à sa maison. Les chapeaux en
satin ornés sur le côté de pattes et boutons en velours sont une des plus jolies
inventions de l'année. Il est juste aussi de s'occuper des modes élégantes et
bien connues de M"" Séguin , dont les formes gracieuses et jeunes sont bien
faites pour séduire. Personne mieux que M°" Séguin ne saisit avec habileté
le genre convenable à chaque physionomie et ne sait mieux l'entente des
couleurs : une femme est toujours jolie avec un chapeau d,^ M°" Séguin. Il me
reste à vous parler pour clore ce chapitre de modes, de M""' Lecière , qui a un
talent remarquable pour la façon des bonnets et qui sait parfaitement chiffon-
ner h gaze, la blonde, le tulle mélangés aux fleurs délicates, aux roses pom-
pons. Elle a des bonnets qui me rappellent les formes renaissance, plats sur le
front avec des (lots de blondes partant du milieu de la joue ; d'autres plats
aussi, fermés de trois hautes bandes de dentelles posées à plat et légèrement
soulevées vers le bas de la joue par des roses sans feuilles ; deux de ces roses
sont posées à droite, trois autres sont posées à gauche , une des roses retour-
nant derrière le bonnet; pas un seul ruban. Ce bonnet était charmantet ces roses
d'une délicatesse et d'une finesse extrêmes venaient des beaux magasins du fleu-
riste Constantin, dont le nom est tout artistique aujourd'hui pour sa spécialité.
Constantin est un homme de talent, ses créations ont une fraîcheur et un na-
turel qui prouvent son entente et son habileté, non seulement comme fleuriste,
mais comme botaniste, car on pourrait étudier la nature, sur les pétales , les
étamines, les corolles de ses fleurs; ses guirlandes sont montées avec un goût
remarquable et de chaque branche de fleurs , on croit sentir s'exhaler le par-
fum. J'arrive à deux spécialités qui se placent ensemble sous ma plume, car
toutes deux me rappellent la bonne grâce dans les poses du corps et l'élégance
dans la tournure-, je veux parler des corsets Josselin et des jupes Oudinot et
25fi
i.A s-s i.i'iiiDr:.
Delannoy. Josseliii vient encore de perfectionner le mécanisme de ses res-
sorts et pir là de mettre la dernière main à sa réputation européenne comme
faiseur de corset ; il faut le dire , toutes les tailles prennent, sous les corsets
de Josselin , la grâce et la souplesse que leur enlèvent habituellement les autres
corsets. Les personnes souffrantesy trouvent un énorme soulagement, et celles
qui n'ont besoin qued'un simple soutien, un embellissement notable. Josselin a
créé avec un égal bonheur le corset du matin, celui des grandes toilettes, et le
corset de cheval pour lequel personne avant lui n'avait pu réussir.
Après les jupons crinoline d'Oudinot , voilà , grâce à Delannoy, une inven-
tion qui fera époque : il s'agit d'une étoffe souple, légère, transparente, et ce-
pendant raide, bouffante, ferme, qui soutiendra merveilleusement les étoffes,
ne se cassera pas dans les plis et leur laissera toujours cette ondulation si dé-
sirable. J'ai vu l'étoffe et ses effets, mais je ne vous dirai pas de quoi elle se
compose, ceci étant le secret de Delannoy ; ce qu'il y a de positif, c'est que le
mérite de ces jupes est réel et la matière précieuse , puisque chaque jupe vaut
cent francs.
Vous voyez , madame, que chaque jour l'industrie est en progrès , et que
l'esprit du siècle tend à la perfection : il est curieux de rapprocher sur ce
point les différentes époques , et le premier sujet pris au hasard nous en four-
nitle moyen. Vous vous rappelez, par exemple, d'avoir vu les papiers à ten-
tures que l'on faisait il y a quarante ou cinquante ans? Combien la matière,
était grossière, et de quels affreux dessins n'étaienl-ils pas surchargés.? Voyez
aujourd'hui le pas immense qu'a fait cette industrie , et arrêtons-nous un
in.stant au passage Choiseul, devant les magasins de Prol, dont la maison
est la première de Paris. Tous ces papiers , avec leurs fonds satinés , soyeux,
chatoyans, ne sont-ils pas autant de trompe l'œil , qui nous représentent
les plus belles tentures d'étoffes? ne croit-on pas que ces larges plis vont se
mouvoir au plus léger vent , que ces draperies se soulèvent , que ces longues
for jades de soie avec leurs riches glands vont s'agiter? tous ces dessins ne
vous semblent- ils pas autant de riches broderies d'or ou d'argent, de pein-
tures faites par les premiers maîtres? Quanta moi, je ne passe jamais de-
vant les magasins de Prot sans m'y sentir retenue, par u:i sentiment d'admi-
ration de cette imitation rare des belles choses, que je ne trouve nulle
part aussi parfaite que chez lui. Aussi Prot est-il le fournisseur des plus
aristocratiques maisons de Paris ; c'est le marchand de papiers de tenture
à la mode.
A la mode , ce mot n'est-il point à Paris le plus précieux de tous les ta-
lismans , et ne faut-il pas que ce mot s'étende à toutes choses? On n'aime que
la musique à la mode , l'acteur, l'auteur à la mode , le médecin à la mode ,
le dentiste à la mode. . . Hattute se trouve dans cette dernière catégorie , et
LA SYLPHIDE.
357
on va chez lui pour tout ce qui concerne la conservation et la beauté des
dents , comme on allait chez le docteur Alibert, dès que la peau était altérée
par la^moindre irruption. Or, si le talent d'Alibert était le motif de sa vogue
univers'elle , on peut en dire autant d'Hattute, auquel les plus élégantes
femmes de Paris , les mères soigneuses de la beauté de leurs filles, ac-
cordent la plus honorable confiance. Je suis donc loin de me récrier contre
la nécessité d'être à la mode pour réussir ; quand je vois comme dans Hat-
tute , le talent justifier la vogue; je dis alors que c'est justice, et qu'il faudrait
qu'il en fût ainsi de chaque chose. Malheureusement le monde n'est point
ainsi fait, et il accorde souvent ses couronnes à qui ne les mérite guère. Les
grands génies vivent la plupart du temps ignorés.... Beethoven ne fut re-
connu grand qu'après sa mort ! C'est un peu tard pour briller ! — Il est
fâcheux que la chose la plus passagère soit celle qui se passe le plus faci-
lement de promesses pour être remarquée.... Je veux parler de la beauté : ce
mérite a son langage à lui seul ; il est le plus éloquent de tous et le plus
persuasif. Dernièrement à la sortie du Théâtre-Italien , je remarquai une
femme grande, svelte , superbe, aux traits antiques ; sa robe en moire blan-
che, dont le corsage drapé était retenu par des agraffes en turquoises, laissait
voir les plus belles épaules ; deux hauts volans appoints , relevés de distance
en distance par des choux en satin bleu, donnaient à sa taille une noblesse
infinie ; sa tête majestueuse portait un de ces turbans comme les fait Maurice-
Beauvais , en velours bleu avec de longs effilés d'or. Cette femme était su-
perbe, personne ne la connaissait , personne ne pouvait dire son nom , elle
était étrangère, mais chacun la louait, l'admirait, on la suivait à l'envi. Ne vous
en étonnez pas ; la beauté est de tous les pays, de tous les goûts et de tous les
%^s. Baronne marie de l******
25S
LA SYLl'llIOE.
LA LOGE DU MAESTRO.
I.
iNQ jeunes cavaliers suivaient la route qui conduit
de Milan au lac Majeur. Le spectacle des magnifi-
cences de la nature semblait ne frapper ni ieurs
yeux, ni leur cœur; en vain, sur leur passage, les
grands peupliers agitaient-ils des murailles mobiles
de verdure, en vain les montagnes leur envoyaient-
elles des bouffées de ces senteurs exquises qui ne
se prodiguent qu'aux pâtres ignorans; ni le bruis-
sement des eaux du lac, ni le doux tremblement
des feuilles, ni les splendeurs d'un soleil d'or, pla-
nant dans les champs de l'azur, n'avaient le pou-
voir de rendre à la douce sérénité de leur âge ces
voyageurs qui gardaient un profond silence. Leur
front mélancolique se penchait vers la terre , et
leur main distraite oubliait d'activer la marche des
chevaux, qui , vaincus par la chaleur du jour, pa-
raissaient faire la sieste tout en cheminant.
Cependant, celui qui s' avançait le premier, reprenait parfois de l'énergie et
excitait le pas de sa monture par une sorte de cri sauvage. Bientôt il était hors
de la vue de ses compagnons, et puis il les attendait en gourmandant leur len-
teur. Son impaîience ne connut plus de bornes lorsqu'on fut arrivé à peu de dis-
tance d'une petite maison qui dressait avec grâce ses tourelles aiguës et (aillées
en évidoir, sa galerie aérienne, couverte d'images de saints et d'arabesques. Des
touffes de lauriers-roses, de faux ébéniers aux grappes d'or, des lilas, cachaient
le pied de cette poétique habitation et montaient jusqu'aux fenêtres comme
pour offrir à des êtres chéris le tribut charmant de leurs parfums.
Aucun mouvement ne régnait dans cette maison : ni bruit de voix sur le per-
L\ SYLPHIDE. 259
ion de marbre, ni fumée au dessus de la terrasse , ni accoi-ds d'instriimens, ni
aboiemens de lévriers, rien de ce qui indique la vie et la riciiesse.
Le premier des cinq voyageurs tira un son faible mais prolongé d'un cor d"i-
voire qu'une chaîne d'acier suspendait à son cou. Aussitôt s'ouvrit une porte
étroite chargée de sculptures et hérissée de clous dorés. Un nègre, à la physio-
nomie toute mystérieuse, vint prendre les chevaux, pendant qu'un vieux major-
dome, aux cheveux blancs et au visage austère, introduisait les voyageurs dans
une pièce qui ressemblait à une chapelle. En effet, des vitraux coloriés irisaient
les rayons du soleil ; une lampe d'argent, aux branches longues et tordues, des-
cendait d'une des solives du plafond; de larges tapisseries, aux figures bizarres,
cachaient lesportes, et, dans le coin le plus sombre de cette salle, était un clavecin
surmonté des rangées inégales d un jeu d'orgues ; un clavecin 1 ami qui peuple la
solitude, voix harmonieuse, toujours prête à vibrer sous des doigts inspirés.
Une portière s'entr'ouvrit; un homme jeune encore , et dont le riche costume
annonçait des habitudes de luxe, parut et fit de la main un salut protecteur. Em-
brassant d'un regard rapide le cercle qui l'entourait et le pressait de questions :
— Bonjour, Nobili, dit-il ; bonjour, Veranza, mes deux maëstri, et toiPaulo,
le brillant chanteur de la cathédrale, vous aussi Ortus et Fausto, soyez les bien-
venus!
— Oh ! s'écria Nobili, ce jeune homme fougueux qui avait témoigné tant d'im-
patience d'arriver : cher marquis Ascanio, ne nous parlez que de notre ami, de
notre maître à tous, notre Ludovisi. Qu'avez-vous à nous apprendre ?
— Rien de nouveau, mais je no puis me le dissimuler, Ludovisi se meurt;
tandis que son corps perd une partie des forces nécessaires à la vie, la flamme
dévorante de son esprit continue à jeter une lueur aussi vive, et bientôt l'aliment
lui manquera.
Les jeunes gens se consultèrent des yeux, la consternation se répandit sur leurs
traits.
— Ah ! dit le bouillant Nobili, je savais bien que nous serions ici trop tard.
Il eût fallu ne pas le quitter, ne pas écouter ses prières...
— Après tout, reprit le marquis, le seul eimemi de notre maës ro , c'est lui-
même. Les maux qui blessent son cœur partent de sa tête. Il n'avait qu'à vouloir
être heureux. Celte maison que mon amitié lui prétait, nos soins à tous, un sort
garanti par son talent, n'était-ce pas assez pour le présent et pour l'avenir ?
— Oui, répondit Veranza, mais vous ne parlez point du passé. Il est des dou-
leurs âpres et tenaces qui prennent racine et n'ont pas disparu lors même qu'on
croit les avoir arrachées. En vain le bonheur a-t-il lui sur le champ de la vie,
ces douleurs enfouies au fond du sol poussent tout-à-coup de nouveaux rejetons
et étouffent la moisson de la joie et de l'espérance. Ainsi les secousses de l'exis-
tence ont été quelquefois trop fortes, pour qu'on ose jamais se fier à la prospérité
et prendre place à son propre banquet. Nous avons toujours ignoré les vingt
premières années de Ludovisi : mais elles étaient écrites sur son front plissé,
dans ses yeux fatigués, sur sa bouche pâlie, dans sa parole pleine à la fois de
doute et de ferveur. Hélas! messires, cette noble intelligence s'éteindra avant
l'heure...
Paulo qui venait de se retourner fit signe à 'Veranza de se taire : car en ce mo-
ment la tapisserie était soulevée par la main du nègre, et le jeune malade entrait
260 LA SYLPHIDE.
lentement, appuyé sur le bras de la comtesse Théana, sœur du marquis.
A voir le beau Ludovisi avec ses yeux bleus comme le ciel, avec ses longs
cheveux blonds tombant en boucles irrégulières autour de son col amaigri, avec
sa taille légèrement inclinée : à voir aussi la ravissante Théana avec son teint de
cygne sous des cheveux noirs comme le plumage de l'aisle , avec sa taille petite
et gracieuse et cette dignité affable que lui donnaient l'élévation de sa pensée et
la bonté de son cœur, on se sentait saisi à la fois d'admiration et de respect. Ce
malade était la réalisation vivante des martyrs d'autrefois, et sa protectrice rappe-
lait les anges secourables qui, la palme verte à la main, venaient au moment de
la défaillance assister les élus de Dieu. La comtesse n'eût pas eu des soins plus
affectueux pour un enfant chéri. Forte par l'amitié, elle soutenait le pas vacillant
de Ludovisi, elle lui disait de ces mots qu'une femme seule sait trouver, qui ne
sentent pas l'exagération et raniment l'espérance. Il y avait tant de sérénité sur
son beau front, qu'elle semblait avoir lu dans les pages de l'avenir et désarmé le
sort par ses ferventes prières. Auprès d'elle enfin il n'eût pas été possible d'avoir
peur.
Les amis de Ludovisi l'entourèrent et lui prodiguèrent des marques d'intérêt
qui pouvaient , en frappant son imagination , devenir dangereuses. La comtesse
Théana se chargea de répondre et de rassurer les jeunes gens sur l'état de leur
frère ; mais un rire amer interrompit ses bienveillantes paroles. Ludovisi, agitant
doucement la tète, dit d'une voix faible :
— Pardonnez-moi, madame, le doute que je viens d'exprimer, c'est qu'au
moment où j'ai tant d'adieux à faire, je ne me suis pas senti le courage de laisser
à mes amis une fausse illusion. J'ai trop peu de temps à les voir encore pour leur
permettre de me parler d'avenir. Chaque minute qui s'écoule m'entraine loin
d'eux comme une victime liée au char du triomphateur. Il y a dans le Saint Livre
un mot qui m'a toujours frappé ; ce mot, le voici : «Bientôt vous ne me verrez
plus! » Oh ! c'est ainsi ; on est parmi les siens, on sent, on respire ; soudain on a
disparu , et chacun de son côté entre dans un tombeau , celui de l'Eternité , ou
celui de la Douleur. .. . Après tout , il ne faut pas tant me plaindre , je ne laisse
point derrière moi les inconsolables regrets d'une mère, ni la pâleur d'une fian-
cée ; ma vie s'est écoulée solitaire, et sans vos sympathies elle eût fini de même.
Ne me pleurez pas ! enveloppé de ma robe de splendeur, je vais remonter, pauvre
orphelin , vers mon père d'en haut; je vais me trouver dans la grande famille
des anges! Musicien ignoré, les concerts célestes me livreront leurs enchan-
temens inconnus!
Nobili s'écria : — Songe que la jeunesse a toujours un reste de force.
Un regard affectueux fut la réponse de Ludovisi.
Se replongeant dans ses souvenirs, il reprit : — Oh ! comme la vie est lourde et
fatigante lorsqu'on la commence dans l'isolement! Mon enfance a été sevrée de
baisers. Souffrant dès le berceau , j'ai eu tout de suite l'âge d'homme, celui du
malheur ; ne me dites donc plus que je suis jeune ; vous ne me connaissez pas.
Je vous ai donné mon cœur, mais je ne vous ai pas donné mon secret; j'ai été
parmi vous comme un voyageur qu'on aime, que l'on comble de soins, mais
dont le nom et l'origine restent ignorés de ses hôtes ; et que je sois venu du Nord
ou du Midi , j'aurai été de toutes manières un oiseau de passage. Il m'était doux
cependant de vivre parmi vous, d'apporter un peu de miel à la ruche des travail-
LA âVLPUIOE.
36 f
leurs. Ames exaltées, intelligences au dessus des hommes, je vous remercie de
m'avoir appelé votre frère , de m'avoir fait entrer dans le cercle lumineux qui
vous entoure!
Sur un signe de la comtesse le nègre sortit et il reparut bientôt avec un coffret
qu'il déposa aux pieds du maestro, l'ne espèce de joie mêlée d'un rayon d'or-
gueil, anima les traits de Ludovisi. Recueillant ses forces et priant ses amis de
s'approcher, il leur dit:
— Vous allez avoir le dernier mot de mon existence, je vais mettre entre vos
mains le seul anneau qui me lie à ce monde. O Nobili, Veranza, Ortus , Paulo,
Fausto ! vous m'avez souvent reproché de dédaigner la postérité et de jeter au
vent les improvisations rai)ides de mes heures inspirées ; n'est-ce pas qu'ils se
trompaient , cher marquis ? u'est-ce pas, madame, qu'ils me jugeaient mal "? j'ai
composé un opéra !...
— Un opéra? s'écrièrent les jeunes musiciens.
— Pardonnez-moi mon audace. Si je n'avais pas prévu ma lin prochaine,
j'eusse attendu de longues années pour donner un corps, une forme à des rêve-
ries, à des caprices. Mais il est si péniblede mourir tout entier ! .... Possédé du
besoin de la gloire au moment même où je devais le mieux en comprendre le
néant, j'ai voulu me fonder un monument dont ma tombe sera le piédestal.
— Ludovisi, dit d'une voix énme la comtesse, écartez ces images lugubres et
ne songez qu'au noble fruit de vos travaux.
L'enthousiasme se peignit sur les traits du maestro. Lui qui tout à l'heure n'as-
pirait qu'à l'immortalité du ciel, il parut possédé du désir de gagner l'iumiortalité
de la terre. Saisissant les manuscrits il les déroula successivement.
— Vous voici, mes chères pensées ; gracieuses fantaisies, harmonies sauvages,
gamme de joie et de douleur, qui, avec ses tons difl'érens , s'est chantée dans
mon ame ! Vous ai-je prêté la vie que je perds moi-même"? Créature d'argile,
ai-je taillé dans le marbre éternel '?
— Ludovisi, dit avec inspiration la belle comtesse, je vous prophétise la gloire...
et vous en savourerez la douceur.
Le musicien attacha sur Théana un regard que le.s assistans prirent pour l'ex-
pression de la reconnaissance, mais dans lequel on eût pu lire un autre senti-
ment.
— Me promettez-vous, amis , de recueillir mon œuvre, de braver pour elle
les dédains insultans des hommes?
Tous s'écrièrent : — Nous en faisons le serment devant Dieu!
— D'ailleurs, ajouta le marquis, mon crédit seul t'ouvrirait les portes de la
Scala.
— J'ai une dernière demande à vous adresser... celle-là est folle, mais quand
l'ame s'en va, la raison peut la suivre. Jurez-moi de faire réserver, le jour de la
première représentation, une loge pour moi, pour moi seul...
— Une loge ! répéta chacun des assistans.
— Une loge ! dit avec joie Théana... Vous espérez donc rester parmi nous? . .
— Ai-je parlé de cela? Non, je désire seulement que mes prérogatives d'au-
teur soient toutes respectées... Cette loge restera sombre et silencieuse, les ri-
deaux en seront exactement fermés: il y fera nuit comme dans ma tombe...
Eh! bien, qui sait? peut-être sera-t-il permise mon ame de redevenir sensible
262
I.A SYLPHIDE.
aux émotions do la terre... Peut-être, fantôme invisible, pourrai-je me détacher
de mon nouveau séjour et re])rendre place à côté des hommes ; ombre de moi-
même, retrouver ma vie dans les chants animés qui rempliront l'enceinte, et à
ma cendre réunir celle de la gloire d'ici-bas.
Tous les yeux étaient baignés de larmes, on n'avait pas la force de répondre.
Ludovisi renouvela sa prière d'un ton chagrin ; rien comme les malades ne
ressemble aux enfans avec leurs caprices.
Après avoir reçu de tous l'assurance qu'il serait fait selon ses désirs, le jeune
maestro parut retrouver des forces nouvelles. Il se lova de lui-même et se diri-
gea vers le clavecin, accompagné plutôt que soutenu par Théana.
— Madame la comtesse, j'ose invoquer le secours de votre belle voix.... dai-
gnez me donner un avant-goljt des harmonies du ciel.
Théana passa la main sur son front, puis prenant le cahier que lui présentait
Ludovisi, elle essaya un air d'une touchante simplicité.
A mesure que la voix sonore de la comtesse faisait vibrer les notes, une sorte
d'extase s'emparait de l'assemblée. On eût dit une révélation de Dieu. Sous les
doigts fiévreux du nuisicien, les touches du clavecin rendaient des sons magiques
et inconnus; tantôt la basse mugissante rappelait les roulemens du tonnerre,
tantôt une pluie de petites notes venait rafraîchir le cœur, telle qu'une cascade
avec ses myriades de gouttes d'eau, de perles humides. La musique remplissait
toute la salle; il semblait qu'elle agitât les tapisseries, qu'elle prêtât même la vie
aux figurines de chêne sculptées sur les boiseries et aux saints coloriés sur les
vitraux. Et toujours, toujours Ludovisi précipitait l'impétuosité de son jeu ; ime
force secrète animait ses mains ; toute la vie qui abandonnait son corps s'était
portée sur ces interprêtes fidèles de son inspiration. Et toujours, toujours
Ludovisi parcovu-ait le clavier retentissant...
Soudain il frappa un accord final et il retomba en arrière, les deux bras éten-
dus, la tète renversée sur le dossier de son fauteuil : on se précipita.... pas assez
tôt pour recevoir son dernier souffle.
IL
Trois mois s'étaient écoulés. Une foule immense se pressait sous les portiques
et dans les loges de la Scala. Tout Milan était accouru pour entendre l'œuvre de
Ludovisi, de même qu'autrefois les habitans de la Ville Éternelle inondaient les
degrés de marbre <lu Cirque, lorsque la voix d'un empereur les convoquait au
spectacle des Jeux. Jamais œuvre de maître célèbre ne causa une plus ardente
curiosité. Les regards, fixés sur le rideau, cherchaient en quelque sorte à percer
cette barrière mystérieuse afin de pénétrer plus tôt dans le monde enchanté où
Ludovisi devait introduire les spectateurs. Le nom du jeune homme se posait sur
toutes les lèvres ; ses infortunes attendrissaient tous les cœurs. On se montrait
avec sympathie les jeunes amis du musicien , Nobili, Veranza , Fausto , Ortus et
Paulo, qui, debout \)vès de l'orchestre, et vêtus d'habits de deuil, portaient al-
ternativement leurs yeux d'une loge où figurait seul le marquis Ascanio, aune
autre loge dont les draperies de soie étaient exactement fermées : c'était la loge du
Maestro.... Ainsi étaient accomplies les volontés dernières de Ludovisi. On lui
donnait, le même soir, l'éclat d'une représentation et le coin obscur qu'il avait
réclamé; à la fois, le bruit et le silence, la lumière et l'ombre.
I !
1. \ SYi.i'jnui, 263
Ses amis ne pouvaient s'empêcher de contempler sans cesse cette loge téné-
breuse, et cependant ils ne l'apercevaient qu'à travers les larmes qui leur brû-
laient les paupières.
Le signal fut donné. Bientôt l'harmonie vint porter l'enthousiasme dans lame
des auditeur,^. C'étaient des frémissemens inconnus, puis des transports bruyans,
et le nom de Ludovisi se mêlait à tous les bravos d'un peuple ipii admire avec
fanatisme, mais dont l'exaltation aime à changer d'objet.
Tout-à-coup les amis de Ludovisi se penchèrent les uns vers les autres avec
une sorte de mouvement de surprise et même d'efl'roi.
— As-tu bien vu"? demanda Nobili à Fausto ?
— Oui, j'ai vu les rideaux s'agiter.
— Dans la loge du maestro , n'est-ce pas? dit Paulo.
Ortus ajouta : — Peut-être n'est-ce qu'une erreur de nos yeux. D'ailleurs, le
moindre souille suflit pour mouvoir ce léger rideau.
— Un souflle ! s'écria Nobili Et si notre cher Ludovisi s'était, selon son
désir, détaché d'un autre monde pour revenir un instant sur la terre Si son
ame avait repris son enveloppe mortelle.... S'il était là.... près de nous, lui que
nous pleurons, entendant les applaudissemens que la foule prodigue à ses inspira-
tions sublimes.... Regarde bien , Veranza, voyez tous; les rideaux se sont encore
agités. Au moment où les acclamations retentissaient dans toute la salle, une
main a saisi ce voile et l'a secoué vivement.
— Oui, répondit Veranza, c'est l'ame de notre ami, nous n'en saurions douter.
Oh ! l'opéra va se terminer; sortons, sortons. Frères, à la loge du maestro !
Bientôt ils furent arrivés au couloir; les dernières mesures du finale étaient
chantées par le chœur et accompagnées par l'orchestre et les bravos de trois
mille spectateurs. Nul ne remarqua le trouble empreint sur les traits des cinq
jeunes hommes. Xobili avait la clé delà loge; il la plaça dans la serrure. Cepen-
dant une sorte de terreur superstitieuse arrêta son bras.
— Ne craignez-vous paS; dit-il, que nous ne commettions un sacrilège? Si
notre apparition allait troubler la dernière joie de Ludovisi?...
— Ouvre! notre présence ne saurait lui déplaire.
Nobili fit tourner la clé, la porte glissa doucement. Au même instant un cri
étouffé retentit dans la loge. A travers la demi-obscurité, les jeunes artistes cru-
rent voir un corps tomber à la renverse. Nobili s'élança : ses mains rencontrèrent
une taille fine et frôlèrent une robe de satin.
— Des flambeaux, s'écria-t-il, des flambeaux !
Bientôt le couloir fut inondé de lumières. On reconnut alors la belle Théana,
qui, s'étant procuré à prix d'or une clé de la loge du maestro, avait voulu mourir
en présence du triomphe de son bien-aimé et sous le souffle d'un fantôme chéri.
Dieu l'avait exaucée en la rappelant à lui tout épuisée des émotions de cette
glorieuse soirée. Les cinq amis se prosternèrent, et Nobili fit entendre ces
paroles : j i
— Frères! nous ne nous étions pas trompés , l'ame d'un ange était ici et elle
vient de s'envoler. alfkeddes essarts.
264
Replie des TBiéàtren.
Le succès de la Luirezia Borgia se consolide aux Italiens; il y a au premier
acte deux chœurs qui obtiennent régulièrement les hormeurs du lis. Le morceau
capital du second acte est le trio entre Tamburini , Mario et MHc Grisi que l'on
fait répéter toujours. La romance de Mario au dernier acte a été pour lui l'oi-
casion d'un véritable triomphe. Jamais nous ne l'avions entendu chanter avec
autant de sentiment et de poésie. M"'-' Grisi, Lablacho et Tamburini soutiennent
fie toute leur puissance la partition do Donizetti ; pour prononcer un jugement
impartial sur le compte de Mlle Blanchi, il nous importe de l'entendre dans un
autre opéra. La mise en scène , les décors et les costumes de Lncrezia ont été
l'objet d'un luxe auquel jusqu'à ce jour les Italiens ne nous avaient pas habitué
et dont tout l'honneur doit revenir à M. Dormoy.
Nous avons entendu dire l'autre soir au foyer de l'Opéra qu'on allait adminis-
trer, en guise de viatique à la Comédie-Française qui agonise, une pièce en cinq
actes de M. Scribe. Pauvre Comédie! elle est dans le cas de mourir pendant l'o-
pération. Une autre remarque que l'on ne manquera pas de consigner dans les
annales dramatiques, c'est qu'on a choisi le moment où le Théâtre-Français
allait le plus mal pour augmenter du double les appointemens du commissaire
royal, iM. Buloz. Où allons-nous, mon Dieu! si l'on encourage ainsi l'assassinat?
Des bruits d'une nature assez fâcheuse avaient couru sur le compte de l'Opéra-
Comique ; dans ces bruits on mêlait , avec assez peu de ménagemens, les noms
(le IMM. Auber, Crosnier, et de Mmes Damoreau et Thillon. Nous nous sommes
abstenu de prendre part à un débat qui ne nous paraissait pas suffisamment clair
et nous avons bien fait. Il est évident aujourd'hui que ce n'est pas M. Auber qui
a montré de l'ingratitude envers ISI""-' Damoreau en accordant à son préjudice un
rôle dmgénuc à M""^ Thillon dans son opéra futur, mais que c'est tout simple-
ment M""^ Damoreau qui s'indigne de ce que M. Auber a osé trouver M°" Thil-
lon plus jeune qu'elle. Sur quoi, Mme Damoreau a immédiatement pris sa re-
traite pour le mois d'avril prochain. Nous en félicitons Mme Damoreau pour son
nom et pour sa gloire; les services qu'elle a rendus à l'art, ceux qu'elle peut lui
rendre encore au Conservatoire , sont des titres suffisans à la gratitude pu-
blique et qu'il est inutile d'atténuer en chantant Zaïiclla, malgré la voix qui s'en-
vole, et en jouant les ingénues en dépit de l'âge qui grimace. — M. Crosnier
traite aussi, assure-t-on, pour la résiliation do l'engagement de Mme Eugénie
Garcia que la voix, hélas! quitte avant la jeunesse; il ne s'agit plus que de fuor
le dédit, et c'est là où l'on commence à ne pas s'entendre.
Théodore Hauman, notre grand, notre sublime violoniste, sublime et grand
surtout depuis que Paganini est mort, se prépare à donner, dans la salle Vivietinc,
un concert qui ne pourra être que magnifique, puisque c'est lui qui en fera les
honneurs. Selon toutes les apparences , c'est au commencement de la semaine
prochaine que Théodore Hauman nous conviera à cette soirée artistique, où il y
aura foule, nous n'en saurions douter, si tons les admirateurs de son be.iu taleiil
s'y donnent rendez-vous.
LA SYLPHIDE
DIRECTION . RUE D'HANOVRE. 17.
I.A s\ r.I'IIlDE
li.h
\ Uailnme
14 oflobrc.
L me souvient , madame , que dans ma dernière
lettre nous avons effleuré quelques unes des mer-
veilles de Thiébaud-Guichard ; mais comme cha-
que jour cette maison nous offre de nouvelles ma-
tières à explorer, avec votre permission nous
ferons encore utie station dans les élégans et com-
fortables magasins des Italiens, où nous sommes
en trop bonne compagnie pour ne point nous
plaire. Je vous désignerai pour peignoir du ma-
tin l'alpaga broché avec ses fonds gris parsemés
de petites palmes cachemire , puis les mérinos
chinés et palmés. Pour robes de ville : le jaspé,
fond blanc, verl ou marron , broché d'une petite
fleur ponceau. Pour robes parées , la moire
orientale, la conque marine, dont les reflets rap-
pellent ceux de la nacre; enfin ce que la soie mélangée à lor, à Targent, à la
laine, peut offrir de plus beau , se trouve chez Thiébaud-Guichard , et sa
maison est, aristocratiquement parlant, une des plus en vogue de Paris. On
peut placer au même rang celle de M°" Ferrières-Penona , à laquelle s'adres-
sent les femmes les plus éléganles, lorsqu'il faut choisir manteaux, pelisses,
robes de cour, toilettes de velours que l'on veut enrichir des plus beaux points
d'AIençon ; M"' Penona a l'entente du goût de chacune de ses belles clientes ;
elle sait ce qui convient à chaque femme comme ce qui convient à chaque
pays, aussi est-elle tout autant recherchée à l'étranger qu'à Paris. A propos
d'étranger, j'ai eu l'occasion de voir un envoi qu'y faisait Lemonnier-Pelvey, le
modiste en vogue, et dont le passé répond du présent et de l'avenir ; j'ai re-
marqué, entre autres jolies choses, un petit chapeau en velours blanc, orné
266 _ LA S1LPHIDE.
d'une louffe de marabouts, noués de fils d'or, qui était la plus jolie coiffure de
soirée qu'on puisse voir. Un autre , moins habillé , en velours vert doublé de
velours blanc, avec une plume verte couchée ; ce chapeau était plein de dis-
tinction.
Les coiffures de soirées et les bonnets de Lemonnier n'ont pas moins de
bonne grâce et d'élégance que ses chapeaux. Personne ne sait mieux que lui
chiffonner un lurban et mélanger avec plus de talent le tulle, la gaze, la blonde
aux fleurs et aux plumes. Il me semble, madame, qu'il y a long-temps que je
ne vous ai dit un mot de Mayer, aujourd'hui le gantier européen , car de par-
tout lui arrivent des demandes, et quiconque a vu ses gants n'en veut plus porter
d'autres. Il n'y a sortes de jolies inventions que Mayer ne crée pour rendre ses
gants de la plus exquise élégance, et si l'on disait autrefois : — Il n'est pas de
femme parfaitement mise si elle n'est bien gantée. . . ! maintenant il faut ajouter :
— Si elle n'est gantée par Mayer ! — Certes, on ne pourra faire à une femme
un plus agréable présent en élrennes que de lui donner un des charmans sa-
chets de Tachy, rempli de gants assortis par Mayer. Si vous saviez, à propos
de Tachy, madame, le délicieux magasin que le sien? C'est à n'en point sortir
lorsqu'on y est entré. On trouve là, en ouvrages de femmes, tout ce qui est
fait et tout ce qui est à faire ; on vous enseigne avec une bonne grâce si encou-
rageante, que les plus paresseuses s'y laissent prendre. Tachy, avec un goût
parfait, est descendu aux plus petits détails, comme il a su s'élever aux plus
riches choses; et l'enfant qui veut faire pour sa mère un modeste travail, trouve
à s'y satisfaire, comme la femme qui médite un somptueux ouvrage pour décorer
son appartement intime ; c'est donc là où il faut envoyer aux approches du jour
de l'an, les travailleuses qui font véritablement elles-mêmes leurs offrandes, et
celles qui veulent passer pour de laborieuses donneuses : Tachy a bien fait de
placer sa maison sous le patronage du Père de Famille , il en a toute la pré-
voyance. Les maris aiment à envoyer chez lui leurs,femmes, tandis qu'eux vont
clioisir chez Monhro de délicieux meubles à serrer Vouvrage, tels qu'en avait
autrefois la reine Mathilde lorsqu'elle faisait ces fameuses tapisseries destinées
à perpétuer la gloire de son époux.
On s'imagine difTicilemcnt à quelles recherches artistiques a dû se livrer
Monhro pour réunir autant de meubles anciens , et qui font de ses magasins
un musée d'hi.stoire. Malgré la magnificence des dorures, de l'ébène incrusté
et des marqueteries de Monbro , on est étonné du bon marché dont il se con-
tente , et vous pensez que ce désir de gain raisonnable , joint à la beauté et à
l'élégance tout historique des objets, attire les amateurs de ces sortes de
choses qui sont aujourd'hui plus en vogue que jamais. Ce qui dislingue la vé-
ritable aristocratie , c'est la tendance à revenir vers le goût de ses pères.
Mais Monbro n'est pas le seul à attirer vers lui l'élite de la société parisienne.
r.A SYLPHIDE. 2U7
il faut aussi mentionner Vac!;er fils, d'ancienne et bonne mémoire, dont les
meubles ont acquis celte réputation de véritable élégance que rien ne peut
venir leur enlever.
Chiffonnons un peu, madame, si vous le voulez bien, et parlons modes, pures
modes , comme les femmes aiment à le faire lorsqu'on leur laisse un moment
de loisir, les pieds appuyés sur les chenets. Vous m'avez demandé si les spen-
cers étaient toujours en faveur ? Je vous répondrai que plus que jamais on les
a adoptés, en velours noir, gros vert, gros bleu; ils sont charmans, faits à
l'rtwirtcone avec deux rangs de boutons sur la poitrine, les manches plates
boutonnées jusqu'au coude , et celte manche s'arrondissant en pale sur le
dessus de la main, comme étaient autrefois les mitons. Les spencers ont été et
sont une fantaisie charmante, mais je ne les conseille que de nuances foncées
et sur des robes blanches et transparentes : avec les jupes de couleur ils cessent
d'être distingués. Je dirai aussi que pour être portée avec un spencer, la jupe
doit être dépourvue de garnitures saillantes et bouffantes , parce que le corps
se trouve alors coupé en trois parties distinctes, et qu'il faut être colossale-
raent grande pour supporter cela. Les bouillons, les volans doivent donc
être proscrits , et l'on doit porter, au bas de la jupe, des entre-deux à
jours, des broderies faisant le tour du jupon ou montant en dessinant la tunique.
Je ne saurais vous dire la multiplicité de genres de garnitures qui vont ap-
paraître cet hiver, c'est un champ vaste que la mode a ouvert aux couturières,
et elles en profitent, je vous jure. Les étoffes, les plumes, les fleurs, les perles,
elles s'emparent de tout : gare aux femmes qui ne sauront pas choisir une bonne
faiseuse ! car la forme des robes ayant à peine changé , toute la nouveauté et la
distinction du costume féminin se sont réfugiées dans les garnitures. On portera
cet hiver beaucoup de coiffures modistes , ce qui diffère des bonnets ; ces
coiffures sont une écharpe, une pointe, des bandes de blonde ou de dentelles,
des morceaux de velours jetés au hasard où viennent se mêler des fleurs , des
plumes, des cordons et des franges en or ou des rubans ; en cela comme dans
les garnitures, le talent du faiseur fait tout, car il faut une main habile. Ces
coiffures doivent être spéciales, selon les figures auxquelles elles sont destinées.
Pour obvier aux désagrémens qu'ont les manches plates pour certaines femmes,
qui cependant veulent en porter envers et contre tout, même en grande toilette,
on y ajoute des crevées, soit en velours, soit en satin, quelquefois on fait ces
crevées en étoffes transparentes, mais alors il faut se décider à ne les porter
qu'une fois, car du moment qu'elles sont amollies, elles deviennent affreuses et
donnent l'air vieux à la robe la plus neuve.
On fait de fort jolis manteaux garnis d'une petite bande de fourrures , aux-
quels sont attachés des mantelets au lieu de collets ; ces mantelets ont des plis
arrêtés sur les épaules et la poitrine, et tombent par devant jusqu'aux genoux :
I
1
2CS
l.A SYLPIIIDU.
c'est jusqu'à [irésentla plus jolie forme que j'aie encore vue. On porte immen-
sément de bijoux ; les femmes se surchargent les bras, comme le font les In-
diennes, de r,ings de perles blanches, de grains de corail, de perles d'or, de
chaînes ; enfin, on ne s'en tient plus au bracelet classique, tout sert à en faire:
il y a de l'élégance et de la richesse dans cette mode, mais il faut pour cela de
jolis bras ; avec le cotitraire, on est parfaitement ridicule.
Baronne marie de l'******.
UN DÉBUT DANS LA DIPLOMATIE.
PREMIERE PARTIE.
'uOMME propose et Dieu dispose, dit le proverbe ;
et le proverbe a parfaitement raison. Quand je
songe par quelle singulière aventure je fus poussé
^^ dans la carrière diplomatique, je ne puis m'empè-
) cher de penser que la Providence agit beaucoup
i plus directement que nous-mêmes sur nos desti-
nées.
Je venais d'entrer dans ma vingt-deuxième an-
née et de rompre avec une maîtresse infidèle dont
'avais été amoureux fou durant sis grands mois.
encore , il me
Après quelques jours donnés au regret de mes illusions et à la tris-
tesse, je m'étais juré , un beau matin, d'éviter désormais toute
occasion d'attachement sérieux, de fuir comme la peste jusqu'aux
apparences de la passion. Courir les bals, les théâtres, les maisons
de jeu ; monter à cheval , tirer le pistolet , ou me griser, accom-
pagné de mes amis, en quelque club, en quelque taverne, là se
bornèrent mes plans d'avenir. Un héritage assez considérable
que je venais de faire , me permettant de me livrer à mon goût
naturel pour la dépense , je pus bientôt mettre mes nouveaux
projets à exécution. — Dès le matin, les yeux à moitié fermés
fallait prêter l'oreille au récit des milles prouesses accomplies la
i.A SYi.pniuii. 2Ci)
veille par mes compagnons de débauche, puis, lo cigarre à la bouclie, m' occuper
avec eux du moyen le plus convenable de tuer la journée. A midi, raisonnable-
ment gris déjà, nous allions arpenter à cheval Regent-Street ou Hyde-Park trois!
ou quatre heures durant , après quoi , ayant repris nos forces dans quelques fla-
cons du meilleur vin do France , nous quittions la table pour Kiny's-Tliéâtre
ou Covent-Garden : nos nuits, il n'est pas besoin que j'en parle; on devine où, les
trois quarts du temps, nous les passions.
Je menais cette folle existence depuis déjà un certain temps, lorsque je ren-
contrai dans le monde lady Buckelgar, femme de lord Buckelgar, ambassadeur en
congé. Pour que l'on puisse comprendre la révolution que cette femme opéra en
moi , il est nécessaire que je la dépeigne. Lydia, tel était son nom de baptême ,
avait plutôt trente ans que vingt-cinq , bien qu'elle parût en avoir vingt-cinq à
peine. C'était une magnifique créature , grande , admirablement bien faite, sé-
rieuse et froide comme un marbre. Ses pieds ni ses mains n'ont jamais eu leurs
pareils, je le soupçonne. Tous les traits de son visage, d'une régularité divine ,
défiaient la critique la plus exercée. Un front blanc, élevé et calme , surmonté
d'une forêt de cheveux noirs, luisans comme du satin ; des yeux démesurément
longs, fiers, ardens quoique humides ; un nez mince et éfilé , avec deux narines
transparentes et mobiles conimes des ailes d'oiseau ; des lèvres pures et vermeil-
les, légèrement épaisses, toujours sévères ; que dirais-je encore? Une Vénus anti-
que et une vierge moderne réunies. On était frappé d'abord, près de lady Buckel-
gar, par un air de hauteur que je ne saurais rendre, et qui faisait qu'on ne la
regardait qu'en tremblant. L'idée ne venait pas de lui adresser de ces fades
complimens dont on abuse avec les autres femmes, car elle avait une manière de
parler si glaciale, que c'est à peine si ceux à qui elle s'adressait , conservaient
assez de forces pour lui répondre. Du reste, elle n'ouvrait la bouche que rare-
ment. J'avouerai, sans plus tarder, qu'à peine eus-je vu Lydia, j'éprouvai ce que
l'on éprouve au début de toutes les passions sérieuses et profondes, un grand vide
et un inexplicable ennui. Mes amis me devinrent tout-à-coup insupportables , et
je pris le parti de ne les plus voir. Ne leur donnant plus de dîners, ne tenant plus
mes chevaux ni ma bourse à leur service, je fus bientôt débarrassé d'eux. Libre,
alors, j'évitai de fréquenter les lieux publics ou les salons qu'ils fréquentaient eux-
mêmes. Je changeai de logement et me créai de nouvelles habitudes. Je fis tout
ce qui était nécessaire enfin pour rompre le cercle dans lequel j'avais récem-
ment enfermé ma vie. L'image de Lydia, cependant, me poursuivait sans pitié.
Ainsi que cela m'était déjà arrivé dans ma passion précédente, j'étais sous le
poids d'ime infernale obsession. Je voyais Lydia en quelque lieu que je fusse.
Quand je lisais, entre le livre et mes yeux, Lydia passait calme et hautaine , me
jetant à peine un regard. Quand j'écrivais, le nom de Lydia tombait de ma plume.
Mon œil distinct errait-il vaguement sur quelque tableau accroché à la muraille ,
ce tableau m'offrait le visage de Lydia? Il y avait en ceci beaucoup de ma faute :
car, dès après ma réforme , mon seul plaisir et mon occupation unique avaient
été de suivre Lydia de maison en maison , comme un chien qui va où va son
maître. M'étant fait piésenter successivement dans toutes les réunions où j'espé-
rais de rencontrer la jeune femme, je ne manquais pas unjour de réception. Pen-
dant ce temps-là, chacun s'étonnait de mon changement de conduite; mille ver-
sions différentes couraient à ce sujet : les uns affirmaient que ma santé, détériorée,
270 LA SYLPHIDE.
exigeait impérieusement un régime; d'autres soutenaient que c'était, de ma part,
originalité pure, envie de faire parler de moi, ingénieux procédé pour entretenir
la curiosité publique. Les plus habiles donnaient à entendre que j'étais ruiné. On
ne sera pas surpris, du reste, que j'eusse réussi à cacher le motif véritable de ma
conversion à une vie plus régulière , quand on saura qu'après six mois du ma-
nège dont jo viens de parler, je n'avais pas encore adressé une seule fois la pa-
role à lady Buckelgar . Pourquoi cela? parce que le souvenir de ma dernière
mésaventure me faisait peur, et que je répugnais à une nouvelle épreuve. — Aime
Lydia en silence, me disais-je. Si elle doit t'aimer un jour, elle devinera bien ce
qui se passe dans ton ame, et quelque chose vous poussera fatalement l'un vers
l'autre. — Je m'étais persuadé , d'ailleurs , que , quoi qu'on fasse , la durée d'un
amour ne saurait dépasser certaines limites. Chaque jour qui s'écoulait sans que
je me fusse déclaré me semblait véritablement un jour de gagné pour mon
amour.
Grâce à ce beau raisonnement, je ne cherchais donc pas à causer avec Lydia';
bien mieux, j'en évitais les occasions. Pendantque tout le monde, autour de moi,
remuait et s'agitait, ceux-ci pour le jeu, ceux-là pour la danse, moi, assis dans
un coin , je suivais du regard le moindre mouvement de Lydia. J'étais heureux
de la voir ôter son gant pour passer sa belle main sur son front, ou effeuiller le
bouquet de fleur» qui dormait sur ses genoux, ou se détourner fièrement à quel-
que parole prononcée tout-à-coup d'une voix trop haute , ou pencher sa noble
tête sur son épaule avec un air rêveur. — Un jour, cependant, à un regard pres-
que irrité qu'elle lança vers moi, ayant compris que j'étais deviné, je pris sur-le-
champ la résolution de ne plus aller dans le monde. — Il y a mille autres moyens
de voir Lydia, pensais-je. Puisque ma discrète assiduité lui déplaît, poussons à
bout le rôle d'abnégation que jo me suis imposé. Évitons de me montrer à ses
yeux. En persistant dans une conduite qui la blesse, je risquerais de mériter sa
haine: lâchons qu'il n'en soit point ainsi. Qu'elle ignore, désormais, si j'existe;
que ses beaux yeux n'aient plus à s'enflammer de colère en rencontrant les
miens.
Dès ce jour, je cessai complètement toute visite ; je me mis à vivre tout-à-fait
seul , dans un perpétuel tête-à-tête avec l'image de Lydia. Mes journées se
passaient à lui écrire dos lettres brûlantes que je me lisais à moi-même tout en
larmes, et que je déchirais ensuite en mille petits morceaux ; ou bien , m'imagi-
nant que Lydia consentait à m'écrirc , je composais moi-même ses réponses ,
tantôt railleuses et impitoyables, tantôt compatissantes et bonnes, mais arrivant
toujours à une désespérante conclusion. Je m'agenouillais alors devant une forme
imaginaire, qui m'offrait les traits de Lydia, et je lui jurais, malgré ses rigueurs,
un attachement éternel. Le soir venu , j'allais courir les théâtres jusqu'à ce que
je me fusse assuré que Lydia s'y trouvait ou non. Quand ma bonne étoile me la
faisait rencontrer, je m'asseyais à une des places vers lesquelles son regard pou-
vait le moins aisément se diriger, et jusqu'à l'instant de son départ, je ne bou-
geais non plus qu'une statue. Le printemps venu , ce n'est plus au spectacle que
je rencontrais Lydia , mais aux environs de Londres, sur la grande route de
Brighton , sa promenade favorite. Vers neuf à dix heures du soir, elle allait or-
dinairement respirer, en calèche découverte, la fraîcheur de cette belle cami)agnc.
Pour jouir lentement de sa promenade, sans doute, Lydia ordonnait toujours à
L\ SYLPHIDE.
son cocher d'aller au pas. Elle était presque toujours seule dans sa voiture. Moi,
qui savais son habitude , je ne manquais jamais de me rendre à cheval , à l'heure
susdite, sur le chemin de Briglilon. Du plus loin que j'apercevais sa voiture, que
j'aurais reconnue entre mille autres, je m'engageais dans quelque sentier voisin
pour lui laisser prendre les devants; puis, revenant sur mes pas, et réglant l'al-
lure de mon cheval sur la vitesse ou la lenteur des siens, je la suivais, en proie à un
délire que je ne saurais exprimer. .\ la distance où je me tenais, je ne voyais
guère de Lydia que son voile soulevé par la brise ; mais combien cette seule vue
me comblait d'aise ! Eve, notre charmante mère, ne tressaillit certainement pas
il'unejoie plus vive quand elle mordit au fruit défendu.
l ne quinzaine de jours s'étskicnt écoulés sans autres événemens dans mon
amour que des scènes pareilles à celle-ci, lorsqu'un soir, après avoir, comme
j d'ordinaire, écouté Lydia faire de la musique, la fantaisie me prit de m'asseoir
au bord de la Tamise pour jouir quelques heures encore de la beauté de la nuit.
^ En songeant à la situation étrange où je me trouvais, je me demandais s'il n'y
i avait pas folie à aimer ainsi d'un amour muet une femme dont je n'obtiendrais
jamais rien, pas même un regard compatissant, et quel parti me restait à prendre ;
je ne pouvais me dissimuler qu'il était trop tard pour retourner en arrière, que
ma passion avait dans mon cœur des racines trop profondes pour que je pusse
espérer de l'en arracher. Mille projets divers se présentèrent à ma pensée, qui
tous vinrent se briser, l'un après l'autre, contre l'idée du suicide. Oui, le suicide,
en ce moment, m'apparut comme le seul dénoùment possible de ma passion. —
Eh! bien, soit, m'écriai-je ; j'aimerai Lydia tant que j'aurai la force de souffrir.
Le jour où la souffrance l'emportera sur mes forces, j'irai droit à Lydia, je lui
avouerai mon amour pour elle, et si elle me repousse, je me tuerai.
Comme je me disposais à me lever, j'entendis un bruit dans l'herbe, tout près
de moi. J'écartai doucement les branches d'un saule qui m'enveloppaient, et je
vis lady Buckelgar à quelques pas de moi. Elle était vêtue de noir, sa figure grave
et sérieuse respirait un mortel ennui. Une de ses mains virilement posée sur sa
hanche, et l'autre main pendante , elle s'avançait lentement, l'oeil attaché à la
terre, les cheveux épars; à quoi pensait-elle"? Quel rêve occupait cette ame or-
gueilleuse? Je ne sais. En la voyant approcher, je sentis un frisson rapide courir
par tout mon corps, et une sueur froide m'inonda. Il y eut un moment où Lydia
s'arrêta, sans toutefois changer d'attitude. Le désir me vint tout-à-coup de pro-
fiter d'une occasion si belle, de me jeter à ses pieds et de lui ouvrir mon ame,
sauf à me précipiter dans la Tamise si mon aveu était mal reçu. Je faisais déjà
un mouvement pour exécuter ma résolution désespérée ; mais Lydia, tirée de sa
rêverie parle bruit des branches, leva les yeux vers le saule sous lequel j'étais
couché. — Qui est là? dit-elle d'une voix ferme. — Mon courage m'aljandonna.
Tremblant comme si j'eusse été un malfaiteur, je serrai mes lèvres l'une contre
l'autre aQn de ne pas donner passage au souffle de ma poitrine, et je fermai les
yeux. — Qui est là? répéta Lydia en avançant avec hardiesse. — Nulle réponse
ne lui arrivant, elle crut sans doute que le vent seul avait agité les feuilles du saule,
et elle continua sa promenade d'un pas aussi calme qu'auparavant. Quant à moi,
épouvanté du sang-froid de cette femme, je me hâtai de fuir à toutes jambes, dès
qu'elle fut assez éloignée pour ne me point entendre. Et quelques heures après,
tout tremblant encore, j'étais sur la route de Londres.
2T2 • LA SYLPHIDE.
A dater de cette scène, je menai durant deux grands mois, c'est-à-dire jusqu'à
l'entrée de l'hiver, l'existence la plus déplorable. Je ne vis personne que mes do-
mestiques, et encore avaient-ils l'ordre exprès, sous peine d'être chassés, de n'en-
trer chez moi qu'à l'appel de la sonnette. Bref, ne mangeant pas, ne dormant pas,
j'arrivai promptement à un état de démoralisation voisin de la folie. Un jour, ce-
pendant, averti de la saison par le froid, j'ordonnai à mon valet de chambre de
faire du feu dans mon cabinet et d'aller ensuite s'informer, d'une façon adroite,
si lady Buckelgar était revenue de la campagne. Un quart-d'heure après, j'appris
en effet que Lydia était de retour à Londres depuis quelques jours, et une heure
ne s'était pas écoulée encore que j'étais dans son antichambre.
— Milady ne peut recevoir, monsieur, me dit un de ses gens.
Je mis la main à la poche et en tirai deux guinées que je glissai dans la main
du drôle pour toute réponse. Le coquin se hâta de fuir, sans doute pour être eri
état de prouver son alibi, en cas de reproches de sa maîtresse. — Alors, j'ouvris
résolument la porte d'un boudoir que, tout en s' éloignant, le valet m'avait indi-
qué du doigt comme le lieu où je trouverais milady.
Lydia était à son piano quand j'entrai. j. chaldes-aigles.
( L(t fin à la lirmison prochaine.)
FRAGMENT.
Dieu, toi dont la splendeur fait l'éclat de nos jours,
Source toujours féconde en eaux vives d'amours.
Par des bourgeons nouveaux, rends sa sève à la branche ,
Dirige un rayon d'or vers ce beau lys qui penche,
Et des parfums de grâce, au monde éparpillés.
Fais refleurir. Seigneur, nos rameaux dépouillés!....
Voici ta croix.... voici, de l'église rustique.
Le clocher qui bourdonne un chant mélancolique;
Et du sein des brouillards que perce le soleil ,
Le coq, dont la voix claire à l'heure du réveil ,
Prosterne aux pieds du Christ le disciple parjure !
L'exilé se reproche, hélas! la même injure.
Il prie ! il est ému par ces simples concerts
Ses regards, par-delà vingt clos de halliers verts.
Tout au fond du val sombre ont reconnu la ferme
Où des fatalités il croit toucher le terme ;
Où sa mère, efi veillant, pour lui verse despleurs;
Où peut-être elle dort sous un tertre de fleurs ,
Près du lit de martyre où son fds prit naissance!
L'aspect de son berceau lui rend son innocence;
Et dans l'extase ardente, avec charme arrêté,
Il verse, en frémissant, des pleurs de volupté.
Joyeuse d'être enfin au sépulcre ravie.
Son amc, qui retourne aux sources de la vie.
! 1
1 I
: I
I.A .SYLPHIDE. 27:!
Court sur l'onde qui roule à travers les roseaux ,
Suit dans leur clair miroir des triangles d'oiseaux .
j . Dont l'escadron léger plonge -i perte de vue
! I Sous les vagues du neuve, en volant vers lanue.
i ' L'astre dont l'orbe monte en un vaste horizon.
Dore aux Oancs des coteaux les bois en floraison ;
Et, criblant tout le val de ses (lèches sans nombre.
Du village endormi par degrés chasse l'ombre.
I ; L'exilé s'agenouille, il n'est plus orphelin !
j I Les tic-tacs mesurés et sourds du vieux moulin ,
l ' Les madriers en croix sur sa face crayeuse.
Sa lucarne encor sombre où tremble une veilleuse ,
Son toit de chaume hostile aux froids des longs hivers.
Et, comme un tabernacle isolé dans les airs.
Grâce aux doubles étais de sa lourde charpente,
Son corps de logement où la vigne serpente
En thyrses de raisins mêlés à des lilas
Dont les pampres émus groupent leurs entrelacs ;
Que de charme en ce cadre où l'air n'a plus de borne!
-Mais sans le vieux moulin tout lui semblerait morne;
Et de son bruit vulgaire il se sent attendri,
Carce rhythme au berceau calma son premier cri !...
Au cylindre en rumeur d'où l'eau coule et ruisselle.
D'éclairs multiplies le moulin étincelle.
Il baigne son visage au courant, dont les plis
Qu'entrechoque la vague ou que l'air a polis
Sous les moires de l'onde au souffle d'un caprice
Bouleversent les traits de la frivole esquisse.
De sveltes peupliers aux quatre angles du mur
Fiers d'élancer leur cime au donjon dans l'azur.
Planent royalement sur la campagne entière '
C'est un Berghem sorti d'un pinceau de lumière.
KAYMOXD BRCCKEB.
A
Revue des Tliéà(res, des Arts et de la Kiittérature.
N événement grave à l'Académie royale, c'est l'appa-
rition de Duprez dans Robert. Quand il fut question,
^ dans le public, du désir qu'avait notre grand rhan-
Ueur d'aborder un rôle si peu fait pour lui , les uns ne voii-
f lurent pas y croire , les autres affirmèrent qu'il ne réussirait pas;
ces derniers , et c'étaient les plus raisonnables , furent d'avis que
puisque Duprez, qui se connaissait un peu en chant et en musi-
que , se décidait à prendre ce rôle après avoir aussi long-temps
attendu , c'est qu'il était sûr du succès. Telle était notre pensée à nous-
mème , telles étaient nos espérances. Nous doutons que Duprez persiste
à considérer comme un triomphe l'accueil qu'il reçoit dans Robert le Diable; mais
I
2λ _ LA SYLPHIDE.
c'est pour nous un devoir de faire l'aveu, ([u'en ce qui concerne l'opinion que
nous nous étions formée de lui , nous nous sommes trompé. Duprez lutte contre
deux obstacles qui, pour tout autre , seraient insurmontables: la musique du
mailre, qui semble se plaire presqu'à chaque note à contrarier sa voix, et les ha-
bitudes traditionnelles du public qui , cent fois et plus , ayant entendu chanter
ce rôle par Nourrit, ne soufTre pas qu'on y introduise la plus légère mo-
dification, fût-elle même un progrès ou une beauté nouvelle. La plupart des
effets produits par Nourrit , au moyen de la voix de tète , sont rendus à
l'aide de la voix de poitrine par Duprez, qui ne s'estime pas davantage tenu de
reproduire avec une fidélité scrupuleuse les transitions et les points d'orgue de
son prédécesseur. Il est certain, par exemple, que la sicilienne de Nourrit n'est
pas celle de Duprez ; que Nourrit chantait tout autrement que Duprez le fameux
Des chevaliers de ma patrie, et lo duo qui suit avec Bertram. Je me demande aussi
pourquoi Duprez a passé le duo du second acte : Avec honte voyez ma peine ; est-
ce à cause de lui ou de la cantatrice? — Mais, d'un autre côté, il faut bien conve-
nir qu'il est impossible de mieux phraserque Duprez; il nous a fait découvrir des
richesses jusqu'alors inconnues dans les récitatifs deMeyerbeer; il a été très
beau dans le trio sans accompagnement du troisième acte ; très beau encore dans
son entrée au quatrième : Du mayique rameau qui s'abaisse sur eux , et dans la
cantilène: Quellcest fcp//c.' Enfin, le chef-d'œuvre de la puissance de la voix hu-
maine est, sans contredit, son invocation : Isabelle! Isabelle!
Dans le duo et le trio du dernier acte, Duprez a eu des momens sublimes. Mais,
encore une fois, ces manifestations éparses de l'incontestable talent d'un homme
ne constituent pas un succès tel qu'il en faut un à Duprez; elles ne compensent
pas ses inégalités, ses transpositions et surtout les elTorts immenses qu'il est obligé
de faire pour ne pas rendre un rôle tel qu'il nous le faut depuis que Nourrit nous
l'a appris par cœur. Robert le Diable est pour Duprez un tour de force qui dure
cinq heures !... Nous, qui sommes au nombre de ses admirateurs les i)lus sincères,
nous ne lui souhaitons pas deux autres triomphes pareils ; outre que sa voix pour-
rait s'y trouver gravement compromise, il nous semble probable que le parterre
no lui continuerait pas les ovations qu'il mérite si bien dans/fs Huguenots et dans
la Juive. ^ — Que d'autres, donc, crient au succès; que d'autres rappellent Du-
prez ; nous, nous voyons avec peine cet admirable chanteur entre les mains duquel
reposent toutes les destinées de l'Académie royale, immoler ses moyens, sa re-
nommée, peut-être, à une vaine question d'amour-propre. — M"»" Dorus a été
cette inimitable Alice que l'on connaît. Mii<î Dobrée qui remplaçait Mlle Nau,
avec laquelle, dit-on, l'administration est en train de rompre, a un beau timbre
de voix, des notes magnifiques, mais on s'aperçoit à la scène qu'elle n'a pas encore
complètement oublié son Conservatoire. — On parle d'une restauration générale
(le la troupe, que M. Léon Pillet veut faire à la fin de l'année théâtrale : on com-
prend dans l'ostracisme qui sera décerné contre les médiocrités sans nombre qui
encombrent l'Opéra, des talens assez élevés et assez utiles pour que, jusqu'à nou-
vel ordre, nous refusions d'y croire.
Maintenant, s'il faut une fois par hasard dire la vérité sur ce qui se passe, il
nous semble que les destinées de l'art dramatique sont tant soit peu aventurées
en France. Dans ce naufrage général de la tragédie, du drame, de la comédie et
du vaudeville, le chant seul paraissait avoir quelques chances de salut, et voici que
I
l.\ SYLPHIDE. 275
tout le inonde peut signaler dans léchant les symptômes d"une agonie prochaine.
Il y a un bouleversement universel des genres : l'Opéra-Comique débute au
grand Opéra dans la personne de Marié ; Mme Eugénie Garcia , dont la place
était fixée à l'Académie royale , a préféré le théâtre de la place de la Bourse
d'abord , et ensuite la salle Favart. Les Italiens prennent à tâche de chanter en
français, et les Français déchanter en italien; nous avons déjà dit que M. Bolelli
de rOpéra-Comique s'appelle tout bonnement Bouteiller; et tandis qu'on annonce
l'apparition future à l'Opéra d'un Anglais qui a ajouté un i à son nom, pour en
faire Burdini, une jeune Italieime de la Chaussée-d'Antin ou du faubourg Pois-
sonnière vient de débuter aux Bouffes sous le nom de Blanchi, .\insi , confusion
de genres, confusion de noms, confusion de personnes; nous avons tous les con-
trastes et toutes les anomalies en fait de chant, et certes il faut croire que les
temps de l'Apocalypse sont venus. On parle de nouveaux talens qui doivent
surgir, l'Académie royale va bientôt nous faire entendre M. Bnroilhet ,
M. Burdini, M. Paulin, Mlle Loeve, M"*^ Hadingua Heinefetter?En attendant les
jeunes qui doivent venir, les vieux s'en vont; Gardel , l'ancien maître de ballet
impérial a rendu l'aine. 51. Dornioy ne se dispose guère à en faire autant, à en
juger par l'activité qu'il déploie dans sa direction des Italiens; car sans donner
au succès de Lucrezia le temps d'être confirmé par tous les dilettantes, il a fait
reprendre cette semaine VElisird'atnore.
L'admission à la Chambre de .M. de Mesgrigny, inspecteur général des haras
de France, occupait beaucoup lundi soir le respectable corps des rats à l'Aca-
démie royale. — Un camarade d'enfance de M. de Mesgrigny qui a fait avec lui
ses premières armes aux petits soupers de Trianon et aux nuits d Hclvetius, m'a
dit que l'on apprêtait, dans un ouvrage dont le titre est encore un mystère, un
double rôle de cantatrice et de danseuse à Mlle Nathalie Fitz-James. — En at-
tendant que M. Meyerbeer mette son opéra à l'étude, il veut bien nous en dire le
nom; ce chef-d'œuvre sera intitulé les Anabaptistes. — Fanny Elssler est de retour
et nous comptons avant peu vous en donner de bonnes nouvelles. — Quoi qu'il en
soit, Mlle Révilly ne dé'oute plus à l'Opéra, c'est à l'Opéra-Comique qu'elle va se
faire entendre, par suite de cette indécision désespérante dont nous causions tout
à l'heure. — On s'est beaucoup occupé cette semaine de la messe en musique
chantée dimanche dernier dans la cathédrale de Versailles, par Rubini, son neveu
Gallinari, compositeur distingué, Mussalti et le baron Lariss , et de la bénédiction
pontificale qui a été accordée à ces artistes par monseigneur l'évèque. — Deux
pièces nouvelles maintiennent la vogue aux deux théâtres de vaudevilles qui la
méritent le mieux ; les Variétés remplissent leur salle tous les soirs avec le Fla-
grant délit, et le Palais-Royal fait de même avec l'Amour en commandite.
Bien qu'aucune dépêche télégraphique n'annonce encore le retour de la Belle-
Poule, les préparatifs pour la réception des cendres de N'apoléon se poursuivent
avec une activité remarquable. Les trente-deux statues qui doivent ornera droite
et à gauche, sur l'esplanade des Invalides, le passage du char impérial, ont été
commencées hier. Elles se font en grande partie sur place. Avec le piédestal, cha-
cune de ces statues aura près de sept mètres de hauteur. Voici, parmi les rois et
généraux, les personnages qu'on a choisis, et leur ordre de placement : Rang de
droite, en sortantdes Invalides, Clovis, Charles-Martel, Philippe-Auguste, Char-
les V, Jeainic d'Arc, Louis Xil, Bayard. Louis XIV, Turennc, Duguay-Trouin,
376 LA SM.I'IIIDE.
iloche, Latour-iJ'Aiivi'rgne,KelIerman,NeY,Jour(lan etLobau. Rang de gauche,
en sortant également de la grille des Invalides, Charleniagne, Huges-Capet, Vau-
ban, Marceau, Desaix, Kléber.Lannes, Masséna, Mortier et Macdonald, duc de
Tarente. Lesarlistes nommés pour modeler tous ces grands sujets d'histoire sont
MM. Bosio neveu, Maindron, Brion, Husson, Lanneau, Robinet, Armand Tous-
saint, Juley, Lévèque, Jouffroy, Cavelier, Simart, Brun, Klagmann, Garaud,
Briantaîné, Schey, Etes et Dantan.
Par jugement arbitral , Alphonse Karr est aujourd'hui dépossédé de ce titre des
Glépes qu'il a rendu si populaire à force de raison , d'indépendance et d'esprit.
Quelques personnes avaient paru craindre que ces petits livres , si mordans et si
lins, ne fussent désormais des livres sans nom; Alphonse Karr a écrit le sien
sur la première page, et dès-lors toutes les inquiétudes ont cessé. Pour un titre
mort, une belle gloire littéraire apparaît! Nous gagnons trop au stupide juge-
ment de MM. les arbitres pour avoir le droit de nous plaindre. Il n'y a donc
rien de changé que le titre dans la publication si originale d'Alphonse Karr. Ce
seront toujours, comme par le passé, de petits in-trente-deux bien gais , bien
impartiaux , bien satyriques. Encore une fois, MM. les arbitres, il n'y a d'écon-
duits en cette affaire que vous et le marchand que vous nommez un éditeur.
Puisque nous voilà sans y penser au chapitre de la littérature, nous nous
garderons bien d'oublier les deux volumes que M. Edouard Ourliac vient de
publier sous les titres de Suzanne et la Confession de IS'azarille. M. Ourliac est
un jeune écrivain plein de sentiment et desprit, plein à la fois, ce qui est rare ,
de passion el de galté. L'histoire de Susanne est une bien simple et bien touchante
histoire qui fait pleurer presque sans le vouloir, qui intéresse et qui attache sans
se donner de peine pour ce'a ; Suzanne enfin est un roman de la bonne
école qui emprunte toutes ses ressources à un ordre d'idées naturel et vrai , qui
évite le double écueil du sentimentalisme niais ou du mélodrame brutal. Suzanne
est une jeune et belle cantatrice qui , entraînée par cette fatalité dont tant de
femmes, hélas ! sont victimes, dédaigne un riche mariage pour devenir la maî-
tresse et ensuite la servante d'un bel esprit, ou, si on le préfère, d'un grand
homme de province, qui la fait mourir dans un grenier. L'analyse qui a été faite
de Suzcaine, par M. de Balzac, dans sa Revue parisienne , cette analyse , malgré
ses instans de mauvaise humeur et souvent même d'injustice , nous dispense de
plus longs éloges. M. E. Ourliac a consacré le second volume de sa publication à de.';
contes dans le goût de Voltaire, où il a jeté son esprit à pleine main : Collinet est
un chef-d'œuvre, et la Confession de Nazarilleres^tire d'un bout à l'autre la plus
douce philosophie. g. guénot-lecoente.
Concert de Tbëodore Uanman.
Dans les premiers jours de la semaine où nous allons entrer, Théodore Hau-
man , dont le beau talent sur le violon n'a plus d'égal aujourd'hui , donnera ,
dans la salle des concerts Vivienne, une grande soirée musicale au profit des
malheureux inondés de Lyon. L'initiative des bonnes actions a toujours appar-
tenu aux grands artistes.
Le Dirtriciir : DE VILLEMESSANT.
^- f
^>
\
•59
LA syiPHIl>E
I.CITE OE8 ITALIE M!
I.A SYI.PIIIBE.
A lladaiiK-
I!) novembre.
ANS cette vie, il n'y a qu'heur et mallieur , ma-
dame ; les bruits de guerre , (jui ont si fort ef-
frayés les pauvres mères , ont réjoui un grand
nombre de filles un peu attardées sur le chapitre
du mariage, et j'en connais plusieurs qui viennent
d'allumer le flambeau de l'hymen, ce à quoi elles
avaient presque tristement renoncé, je vous jure !
Aussi, est-ce un grand mouvement dans les fa-
milles, c'est à qui mettra en avant sa légion d'hé-
ritières ; on les pare , on les pomponne de son
mieux, et, dans chaque danseur, on croit voir un
époux ; les couturières ne suffisent point à faire
toutes les robes qui leur sont commandées.
iM"° de Moismont, la couturière aristocratique,
excelle dans les toilettes de mariage qui, vous le savez, demandent un tact tout
particulier, car il les faut noblement élégantes, sans apparence de colifichets.
Au moyen du talent de M"' de Moismont, cet écueil n'est pointa redouter,
car son excellent goût, si bien d'accord avec ses manières distinguées en ont
fait la protégée de la Mode , journal qui a toutes les sympathies de r.A Svr.-
PHYDE, puisqu'il s'adresse au même cercle d abonnés. J'ai vu sortir des ate-
liers de M"" de Moismont, pour la future comtesse de M***, une robe en moire
blanche, garnie de deux volans d'Angleterre qui remontaient sur le côté gauche
de la jupe où ils étaient retenus par deux nœuds de velours blanc; le corsage
plat, assez montant, était orné de barbes d'Angleterre légèrement froncées, qui
descendaient en pointe derrière et devant jusqu'à la ceinture; les manches lon-
gues, plates, avaient sur le côté du bras, depuis le poignet jusqu'au coude, des
crevées en dentelles, entre chaque crevée, la manche faisait patte, attachée par
2:5
a: s
LA SVLPBIDE.
des boutons en velours blanc ; au lieu de chàle une longue écharpe en dentelle
doublée de moire et garnie de trois volans de dentelles ; cette toilette était
digne de celle qui devait la porter et de celle qui l'avait faite. On avait donné
à la jeune comtesse la plus magniDque corbeille du monde, et je n'aurai ja-
mais fini de vous en énumérer le contenu : j'y ai vu les éventails si recherchés
de Clamorgam, avec leurs suaves peintures, que fait si bien renaître l'entou-
rage du laque avec les figures d'or, l'ivoire, travaillé à jours comme les plus
fines dentelles, rehaussé par des dessins dorés en bosses, d'autres incrustés de
pierres précieuses, d'autres en nacre aux reflets chatoyans.
La renommée de Clamorgam ne peut que s'accroître encore cet hiver , car
plus que jamais il a apporté à sa spécialité des éventails un soin et un goût ir-
réprochables. Les fourrures en vogue n'avaient point, comme vous le pensez
bien, été oubliées dans la liste des présens de noce; Auprêtre-Pellevrault et
Bougenaux-Loiley avaient été mis à contribution: leur hermine, kur martre
zibeline, chinchilla, renard bleu, etc., etc., pour garnitures de robes, et toutes
leurs pelisses, mantekts-péit rines si gracieuses de formes et d'ornemens trô-
naient dans cette belle corbeille, avec le manchon aérien, devenu indispensable
à toute femme élégante. Venaient ensuite les délicieux mouchoirs de Chapron
et vous ne sauriez croire ce que dans toutes ces broderies , on avait trouvé
moyen de mettre de délicats emblèmes, mêlés aux fleurs, aux blasons... Il y
avait pour une journée à regarder la diversité de ces mouchoirs , dont aucun
des dessins, soi( broderies, soit vignettes ne se ressemblaient. Comme accom-
pagnement obligé se trouvaient près de ces mouchoirs les essences de Guer-
lain, le parfumeur des femmes de la bonne compagnie, ses sachets parfumés
et toutes les eaux précieuses de la toilette composées par lui , étaient en pro-
fusion et comme une chose dont on ne peut trop avoir. Beaucoup de coiffures
comme on en portera cet hiver avaient été offertes à la jeune mariée , les unes
en brocard or et vert, bleu et argent , les unes tournées en turbans , d'autres
faites d'après des dessins gothiques, il y en avait aussi de plus légères en den-
telles ou en blondes, ornées de roses en mousseline sans feuilles, ou de fleurs
en vélo irs et chenille. On prépare pour cet hiver, de hautes bordures en filet
de chenille terminées par une frange qui seront d'un bel effet sur les robes de
satin; j'ai vu une de ces bordures dont chaque maille était serrée par une perle
avec des perles mêlées aux franges, qui m'a paru une riche et belle chose ; elle
était en chenille rose sur une robe de satin blanc; pour le haut du corsage et
les manches on avait fait aussi de pareilles bordures beaucoup plus basses. La
coiffure destinée à élre portée avec cette robe était une guirlatule de petites'
feuilles de vignes en velours rose et les grappes en perles.
H y aura aussi des bas de jupes de robes ou de tuniques en tulle, bordés en
chenilles ; quoique ce soit i n peu lourd, c'est cependant joli, mais il faut choisir
LA S^l^PHIDE. 279
de légers dessii.s et des fleurs dont les pétales ne soient pas rapprochés, afin
qu'il y ait le plus de transparence possible. Depuis quilques années, la mode a
laissé, selon moi, une grande licence s'introduire dans son code; je veux dire
que les danseuses portent également des robes épaisses ou transparentes, et
cela me parait Hve un conlre-sens et un manque de goût. La danse veut le plus
de légèreté possible dans les vètemens, et la jilus riche étofle, du moment
qu'elle est compacte, ne convient qu'aux toilettes de femmes assises. Or, donc,
pour le bal, le crêpe, le tulle, la gaze, l'organdi, les fleurs et les rubans ; puis,
pour les femmes lapisseriea, celles qui parent le fond des salons, tout le luxe
des soies et des brocards. Il en est de même de la coifl'ure ; pour la danse, elle
doit être composée de fleurs, de bijoux, tout se qui peut enfin se mélanger aux
cheveux; mais les coiffures montées, les plumes qui s'agitent, les barbes qui
pendent, sont des accessoires dénués de grâce dans l'agitation d'un galop ou
d'une valse de Strauss. A propos de danse, nous avons ici un professeur de
piano logé dans le môme palais que la Sylphide, et que protégeront sans doute
ses ailes blanches. Ce professeur a découvert la méthode d'enseigner en trente
leçons, à bien exécuter des quadrilles ; avouons que c'est un talent précieux et
que tout le monde voudra acquérir, puisqu'on n'est plus obligé d'y consacrer des
années, comme cela était, alors que nous étions petites filles, et qu'avant de
jouer le bon roi Dagobert, il nous fallait pâlir sur des gammes , pendant au
moins un lustre.
Il circule ici dans le monde industriel, une nouvelle qui va intéresser au plus
haut point la province, qui depuis quelque temps s'achemine à prendre des ha-
bitudes de toilettes parisiennes, qui exigent dans la capitale des mandataires
aussi fidèles que complaisans. On parle d'une maison de commission qui fera
trembler sur leurs bases celles établies jusqu'à présent, car par une entente
nouvelle, elle expédiera ses marchandises aux acheteurs, au même prix que
s'ils les tenaient de la première main et avec la facture de la maison même où
les achats auront été /"aits. Vous comprenez l'immense bénéfice qui en résultera
pour les personnes qui, désireuses, de se fournir à Paris, ont toujours, en
sus, le droit de commission à payer. La personne qui a conçu le projet de cette
maison et qui sera à sa tête, se recommande au public sous tous les rapports :
délicatesse dans les marchés, distinction du goût dans le choix des objets,
exactitude dans les envois, tout se trouvera compris dans cette nouvelle affaire.
A peine connue, elle a déjà recueilli les sympathies et les encouragemens de l'aris-
tocratie, qui prolongeant maintenant plus que jamais son séjour dans les châ-
teaux, a un besoin extrême d'avoir ici des mandataires sur lesquels elle puisse
compter en tout et pour tout. Cette maison sera tout-à-fait sous le patronage de
LA Sylphide. Je suis sûre, madame, que vous mettrez cette bonne occasion à
profit et que bien vite vous allez me demander quand je lèverai le mys-
280
LA SYLPHIDE.
1ère dont j'enveloppe encore ma nouvelle? Je vous promets de vous tenir au
courant de ceci comme je le fais de toutes choses. Ne suis-je pas fidèle à mon
mandat et se crée-t-il un chiffon, se pose-t-il une fleur dans ce beau Paris que
vous regrettez si bien, que vous n'en soyez instruite ? Il serait ingrat à vous de
ne pas au moins me reconnaître le mérite de l'exactitude.
Baronne MARIE de l******.
UN DÉBUT DANS LA DIPLOMATIE.
DEU.\IEME ET DERME PARTIE".
trer leva sur moi les yeux d'un air de
Hant ce jour-là fort sombre, elle fit un
qui signifiait le désir de savoir qui se
vançai de quelques pas sans prononcer une pa-
role. Elle se leva brusquement alors
de son piano, et, tendant la main vers
d'épais rideaux qu'elle écarta pour
laisser pénétrer le jour : — Qui est
là? dit-elle du même ton que le soir
où j'étais caché sous le saule. — A ce
mot, qui me rappela toute une succes-
sion d'impressions accablantes , je
sentis mes jambes fléchir. Mais, exalté par la fièvre, je repris subitement un
courage presque féroce.
— C'est moi ! m'écriai-je d'une voix vibrante ; moi qui souffre depuis un an à
cause de vous, milady, et qui vais mourir.
— Ah ! c'est vous, monsieur ; que me voulez-vous ?
— Je viens vous demander la faveur d'un entretien, milady, qui sera le pre-
mier et le dernier.
Accoutumé enfin à l'obscurité de l'appartement dans lequel je me trouvais,
mon regard put étudier la physionomie de Lydia : elle était grave,'dédaigneuse,
' Voir plus haut page 268.
I. \ SYLPHIDE.
281
pleine d'une sécurité presque insolente. Ce sang-froid, loin de produire sur moi
son eiïet ordinaire, m'irrita, et m'asseyant résolument dans un fauteuil, en face
de la jeune femme qui fixait sur moi des yeux où perçait plus d'inùiffércnce que
décolère : — Je suis, lui dis-je, l'homme qui vous suivait comme votre ombre,
il y a un an ; je suis l'homme qu'un regard sévère de vous a tenu volontairement
depuis, à une respectueuse distance. Je suis un homme qui vous aime, milady,
et qui sait qu'il n'a rien à espérer.
— Monsieur, me répondit Lydia sans se déconcerter le moins du monûc, je
m'étonne que vous osiez vous présenter devant moi d'une façon aussi inconve-
nante que TOUS le faites. On vous a dit probablement que je désirais ne recevoir
personne ; vous n'attendrez donc pas, je pense, que je vous prie de sortir. — Par-
lant ainsi, elle levait le bras pour atteindre le cordon d'une sonnette ; je l'arrêtai
à temps.
— Milady, lui répondis-je sans pouvoir contenir mes larmes; ayez pitié de
moi : ne viens-je pas de vous dire que je vais mourir?
— Comédie ou folie, reprit-elle, c'en est assez !
— Oh ! oui, milady, vous avez raison : je suis fou. Mais comment ne le serais-
je pas? Oh! j'ai gardé le silence tant que j'ai pu ; mais aujourd'hui, me taire
plus long-temps, serait au dessus de mes forces. Oui, continuai-je en me préci-
pitant à ses genoux, je vous aime ! Et maintenant que je vous ai révélé mon se-
cret, milady, je n'ai plus qu'à implorer mon pardon à mains jointes, et à me
coucher dans le tombeau.
Lydia fit un geste d'impatience : — fou à lier ! niurmura-t-elle. Et elle se remit
paisiblement à son piano.
Rentré cher moi, j'écrivis deu.v lettres: l'une d'adieux, à lady Buckelgar ;
l'autre à un ami, où j'établissais, comme raison de mon suicide, le dérangement
de ma fortune, après quoi je me lâchai, dans la tète un coup de pistolet.
Fort heureusement, la balle, je ne sais trop de quelle façon, fit tout le tour de
mon crâne et s'alla loger derrière ma tète sans me tuer. Un vieux médecin , an-
cien ami de ma famille, me donna ses soins en cette circonstance. La nature
particulière de ma blessure mit sa science fort à l'épreuve. Il se tira très bien de
l'épreuve toutefois, en me tirant d'affaire comme un habile homme qu'il était.
Au bout de quinze jours, ma blessure étant tout-à-fait cicatrisée, l'image de Ly-
dia me revint à l'esprit aussi nette, aussi saillante que jamais. Plusieurs fois même
son nom s'échappa de ma bouche ; si bien que mon docteur, qui avait conçu quel-
ques doutes sur ma détermination violente, nie parla un jour ainsi : « — Vous voilà
très bien quant à la santé du corps ; la fièvre a cédé, votre blessure est fermée le
mieux du monde, et je ne désespère pas de vous mener au bal avant la fin de
l'hiver. Mais, pour cela, il faut que vous ayez en moi une confiance entière, et
que vous m'appreniez une foule de choses que j'ignore ; par exemple, comment
vous vint la tragique idée qui a failli avoir pour vous des suites si funestes, et ce
que c'est que cette Lydia dont, pendant votre maladie, vous murmuriez le nom
si fréquemment. »
Ne pouvant résister à une demande ainsi formulée, je contai à mon docteur
toute l'histoire de ma passion, depuis sa naissance jusqu'au moment de là catas-
trophe. Il m'écouta sans dire un seul mot, et évita depuis lors de remettre la con-
versation sur ce sujet. Seulement, un mois après ma confidence, il vint chez moi
2S2 I.A sVLPniDE.
d'assez bonne heure , et, me tendant une lettre : — Voici, dit-il , une invitation
L'critc que je vous apporte de la part de la duchesse de Newterford, qui donne ce
soir même un grand bal masqué. La duchesse serait charmée de vous compter
parmi ses danseurs: ce sont ses propres paroles que je vous rapporte. Tâchez donc
de vous procurer un déguisement avant neuf heures, car, neuf heures sonnant,
je reviendrai vous chercher.
Le docteur fut exact au rendez-vous.
En entrant dans les salons delà duchesse de Newterford , nous fûmes comme
asphyxiés, tant la chaleur était extrême et la foule considérable. Je ne làchaispas
le bras de mon docteur qui, paraissant avoir les habitudes de la maison, me con-
duisit, après m'avoir fait traverser plusieurs pièces aussi encombrées de monde
les unes que les autres à un petit boudoir fort élégamment meublé et donnant
sur un jardin.
— Tout à l'heure, me dit-il, vous viendrez ici pour causer avec elle; vous
serez plus à l'aise que partout ailleurs. — Avec qui causer, lui dis-je? — Avec la
femme que je vous désignerai dans quelques minutes. Suivez-moi. Tout-à-coup
le docteur s'arrêta en me serrant le bras avec force :
— Vous voyez cette femme déguisée en Vénitienne, me dit-il ; ne la perdez
pas de vue jusqu'à ce que vous puissiez la trouver seule. Conduisez-la alors, sans
qu'elle s'en doute, dans le boudoir d'où nous venons. Une fois là, faites tomber la
conversation sur le chapitre des suicides, surtout des suicides par amour, et de-
mandez-lui ce qu'elle en pense.
— Mais cette femme? dis-je vivement au docteur, qui donc est-elle?
Le docteur s'éloigna sans satisfaire ma curiosité sur ce point.
Après une grande heure d'allées et de venues, je me trouvai enfin tête-à-tête
avec la femme inconnue , dans le lieu désigné par le docteur. J'avais réussi à
mettre la conversation sur le chapitre de§ suicides, lorsque l'inconnue m'in-
terrompit :
— Sot sujetde causerie que celui-là, me dit-elle; changeons en, s'il te plait.
— Ma belle, lui répondis-je , est-ce donc à dire que tu n'as jamais inspiré de
véritable passion?
— Tu n'es pas sorcier, reprit-elle en riant.
Je ripostai vivement; elle ne resta pas muette. Bref, les choses allèrent si loin,
que ma Vénitienne, pour me donner, dit-elle, une opinion plus favorable de ses
charmes, voulut me conter une anecdote qui allait m' apprendre tout leur pouvoir.
Elle commençait à peine son récit, que je sentis un vertige me gagner le cer-
veau. Que l'on juge de ce que je devais éprouver : le suicide que racontait cette
femme, c'était précisément le mien. Cette femme, par conséquent, ne pouvait
être que lady Buckelgar.
— Comment trouves-tu cette histoire? fit-elle lorsqu'elle fut au bout.
— Milady, lui dis-je fort ému, est-ce que vous ne voyez pas quelquefois
l'ombre de ce jeune homme dans vos rêves? L'eussiez-vous aimé s'il ne IVit pas
Tnort ?
— Hélas ! soupira Lydia, peut-être !
J'arrachai mon masque.
— Répondez plus franchement, milady, car l'homme qui vous interroge est
celni-là même qui a voulu se tuer par amour pour vous.
L\ S\LI>MIUK.
28:î
Lady Buckelgar resta un moment muette de suprise; puis, sans découvrir son
visage :
— Taisez-vous, dit-elle, et suivez-moi.
Quelques minutes après, je me trouvais en face de lord Buckelgar, à qui sa
femme me présenta en se démasquant.
— Milord. lui dit-elle, le ministre vous a demandé de lui désigner vous-même
quelqu'un qu'il pût nommer premier secrétaire de votre ambassade : voici mon-
sieur, à qui le voyage de Saint-Pétersbourg ne fait pas peur; il me serait très
agréable que votre choix s'arrêtât sur lui.
Lord Buckelgar s'inclina en signe d'assentiment, et le lendemain même je reçus
ma nomination odicielle au poste sollicité pour moi par Lydia. Singulière façon,
n'est-il pas vrai, d'entrer dans la carrière diplomatique !
J. CHALDES-AIGLES.
UN DIMANCHE AU THIERGARTEN.
Uœurs allemande!,.
HAOïE nation s'amuse à sa manière. Le Français
chante et bavarde ; il n'y a pas de plaisir pour hii,
s'il ne peut causer, discuter; voire même se dispu-
ter. L'.Vnglais boit et mange; il ne connaît pas de
délassement sans roastbeef et porter ; mais r.\lle-
mand préfère les amiisemens contemplatifs ; il
aime à être assis bien tranquillement, un verre di-
bierre devant lui ; il aime à voir les autres s'amu-
ser et à jouir de leur gaîté. Le mouvement et le
bruit lui déplaisent ; il ne se donne aucune peine
pour être aimable ; il déteste la coquetterie, les
soupirs , les œillades et tous ces passetemps de
l'aniOLir, qui occupent une si grande place dans
l'existence dun Français.
Voulez-vous coonaitre les plaisirs des Berli-
nois ? Allez un dimanche au Thiergarten, grand
parc destiné jadis à la chasse, et qui n'est plus
qu'une promenade. Dès di^ heures du matin, vous verrez des groupes de dames
et de messieurs se diriger le long des Linden, veTs la porte de Brandebourg, prés
de laquelle se trouve le bienheureux Thiergarten. C'est un immense jardin, très
simple, sillonné de sentiers étroits, mais bien entretenus, et parsemé d arbres
centenaires, qui vous mettent parfaitement à l'abri du soleil ; on n'y voit ni mo-
rmmens, ni grottes, ni hermitages, ni petits ponts. Sous chaque arbre, il y a une
table entourée de chaises, prêtes à recevoir les familles d'honnêtes bourgeois qui
viennent s'y délasser des travaux de la semaine. Des garçons de café bien mis
circulent entre les tables et attendent les ordres des visiteurs.
284
LA SYLPHIDE.
A l'entrée du parc, où vous ne remarquez pas de voitures, vous êtes tenté
de croire qu'il n'y a personne ; mais vous êtes détrompé bientôt ; il y a foule,
et cette foule est venue modestement à pied, par économie. C'est ce qui donne
à cette promenade un aspect original. Ici tout le monde est fatigué, tout le monde
se repose, personne ne se promène. Chacun veut s'amuser sans faire de frais
d'argent, d'amabilité, ni de force. C'est une méthode dont on ne saurait trop
faire l'éloge.
Le Thiergarten offre un spectacle ravissant. Sous chaque arbre, derrière
chaque table est installée une famille : père, mère, enfans. Comme ces tables
sont très rapprochées, et que les figures des jeunes filles sort presque toutes
d'une fraîcheur remarquable, on dirait une guirlande de roses vivantes. Mais
que font tous ces braves gens? Ils boivent de la bière. Non seulement les
hommes, mais les femmes, et môme les petites fdies ont chacune devant elle un
énorme widerkomm, contenant le classique breuvage des Teutons, et elles ne se
lassent pas d'appliquer à ses larges bords leurs lèvres rosées. Les yeux de ces
dames quittent parfois le verre de bière pour errer sur les passans, mais c'est
toujours en dessous et à la dérobée. Les femmes de Berlin sont en général belles,
grandes, bien faites ; elles ont la peau blanche comme du lait, et leur teint est
frais et animé. Quand on arrive de France ou d'Italie , où l'on n'a vu , pour
ainsi dire, que des cheveux , des yeux noirs et des teints bruns , on est frappé
du contraste, car ici on ne voit que tresses blondes, yeux bleus et visages blancs.
Berlin offre un bien plus grand nombre de beautés régulières que Paris , où les
femmes brillent plutôt par la grâce , la vivacité et l'art de se bien mettre. Les
Berlinoises seraient charmantes, si elles pouvaient se décider à se mouvoir et à
parler d'après leur propre impulsion , au lieu de suivre toujours d'anciens pré-
ceptes, et de s'occuper éternellement des lois de la bienséance.
Au Thiergarten , on les voit s'asseoir de côté afin de pouvoir regarder les pro-
meneurs sans en avoir l'air. Les hommes, pour se venger de cette pruderie, font
de même et ne les regardent que par hasard. Elles s'en dédommagent en exami-
nant les autres femmes de la tête au pieds. Aussitôt qu'une nouvelle famille vient
chercher une table, les toilettes sont détaillées , critiquées ou louées sans gêne.
J'étais avec un Parisien vêtu à la dernière mode, Humann s'était surpassé pour
lui ; il fallait voir l'empressement avec lequel les dandys indigènes le suivaient, le
regardaient , examinaient les moindres détails de sa toilette. Les élégans de Ber-
lin ne savent pas se mettre; ils ont toujours sur eux un mélange de couleurs,
que tout homme de goût évite avec soin. Ils affectionnent les gilets rouges , les
cravattes vertes, les habits bleu clair. Ils en est de même des femmes : elles por-
tent des robes bigarrées , des ceintures et des souliers de couleur ; elles cachent
leurs tailles sous d'amples châles, et leurs chapeaux sont de véritables parterres
de fleurs. Les plus jolis visages sont écrasés par cette profusion d'ornemens. A
Berlin on ignore totalement l'art de faire valoir une taille élégante. Une seule
mode m'y a plu , c'est celle d'avoir les bras découverts, mais il faut être Alle-
m^ande pour pouvoir s'y conformer. Toutes les jeunes femmes portent des man-
ches courtes et des gants en peau jaune qui n'arrivent pas au coude. Il faut pour
cela avoir, comme elle , le bras blanc, rond et fait à l'image de celui des statues
grecques. Peut-être aussi, faut-il attribuer cette perfection ù l'usage d'exposer
cette partie du corps, dès l'enfance, au contact de l'air.
I.A SYLPHIDE.
286
Je le répète, au premier abord , on croirait que la promenade du Thiergarten
est monotone et ennuyeuse? mais il n'en est rien. De toutes parts une musique
vive et brillante se fait entendre, à chaque instant de nouvelles figures arrivent,
qui remplacent les premières ; au Thiergarten, on est comme au spectacle, isolé
et cc[)endant en société. Je suivis l'exemple général et me fis donner de la bière.
Je trouvai que le voisinage de tous ces jolis yeux bleus et de ces beaux bras nus
donnait une saveur toute particulière à mon breuvage que je dégustai avec len-
teur et réflexion.
Vers neuf heures du soir, le parc commencée devenir désert ; la foule se dirige
do nouveau vers la porte de Brandebourg et rentre en ville. Arrivé sous tes
Tilleuls, on commence à rire et à causer; les promeneurs se racontent des anec-
dotes, secommuni(juent leurs remarques sur les petits événemens du joiu". On
dirait des écoliers sortant de la classe, ou des ouvriers rentrant chez eux.
Le Thiergarten est vide. Faites-en le tour, rien ne révèle la présence récente
d'un millier de promeneurs. Les chaises ne sont pas déplacées, le gazon n'est
pas foulé, les tables sont propres ; vous n'apercevez pas un cliiflTon de papier, pas
une épingle sur les sentiers. Tel le jardin était le matin, tel il est le soir ; c'est
que les Berlinois s'amusent avec ordre et tranquillité, ils n'oublient et ne perdent
rien. L'exactitude allemande les suit jusque dans le sanctuaire de leurs amuse-
mens, dans cet étrange Thiergarten, où l'on se rend sans un grand plaisir, où l'on
reste sans éprouver une grande jouissance, et qu'on ne saurait cependant quitter
sans regret. Baronne sophie co>bad.
ICeviiv des 'riiéàtre^ et des Arts.
ous avons entendu, il y a peu de jours, M. Marié dans
la Muette, et nous devons avouer que ce chanteur, à
l'égard duquel on nous avait pourtant reproché d'avoir
été trop sévère dans le principe , au lieu de faire des
progrès, baisse chaque jour davantage. Puisque nous
sommes sur le chapitre des aveux, nous y ajouterons
que nous avons été induit en erreur quand nous avons
annoncé le retour de Fanny Elssler à Paris. Fanny est
encore dans le Nouveau-Monde, elle vogue sur l'Océan, tantôt à droite, tantôt à
gauche, héroïne d'une foule de romans, de contes, de puiTs, que tour-à-tour
les voyageurs ou la presse étrangère se font un vrai plaisir d'accréditer sur son
compte. Tandis que M. Léon Pillet attend Fanny Elssler, le Journal de Francfort
nous apprend qu'elle ne reviendra pas en Europe avant le printemps prochain et
que les amateurs de la Cachucha, qui sont nombreux, à ce qu'il paraît, à la Ha-
vane, lui ont offert cent mille francs pour passer un mois avec eux.
Dans le courant de cette semaine, la Comédie-Française va donner une repré-
sentation au bénéfice de Cartigny l'un de ses anciens sociétaires en retraite.
Cartigny est un des comédiens de la vieille école, c'est-à-dire de la bonne, qui
aurait pu rendre encore de nombreux services à l'art et à ses camarades ; mais
286 LA SYLPHIDE.
comme depuis iong-temps le théâtre de la rue Richelieu jouit presque sans par-
tage du privilège des sottises, on s'est empressé, il y a sept ou huit ans, de re-
mercier Cartigny. Or, il ne serait pas impossible aujourd'hui que cette tardive
marque de reconnaissance donnée à l'ancien sociétaire ne fut un acheminement
à sa rentrée au sein de la Comédie-Française. En effet, la maladie de Monrose,
que l'on avait cru un instant en voie de convalescence, semble devoir l'arracher
définitivement à la scène, et ce serait, sans aucun doute, un trop lourd fardeau
pour Samson que de cumuler l'emploi de Monrose avec le sien. Cartigny profi-
terait donc de l'héritage, et le Théâtre-Français n'aurait peut-être pas à s'en
plaindre. Nous avons connu Cartigny directeur du théâtre royal de Bruxelles, où
il a laissé, en dépit de quelques fautes, d'assez beaux souvenirs d'administration.
Comédien et administrateur, Cartigny pourrait peut-être donner d'excellens
conseils à ses camarades s'ils consentent à l'écouter, mais c'est là une espérance
à laquelle on ne doit s'abandonner qu'avec beaucoup de réserve.
La reprise de Lestocq, à l'Opéra-ComJque continue pour ce charmant théâtre, la
vogue qui ne l'a point quitté depuis son ouverture. Le succès do Lestocq, soutenu
par les grâces de Mme Thillon, le chant et le jeu de Chollet, donne à l'adminis-
tration lo temps de préparer avec toute l'importance qu'elle y attache, les deux
opéras d'Auber et d'Adam, à l'aide desquels elle compte moissonner l'or cet hi-
ver. M"" Damoreau est toujours mécontente, M. Crosnier n'est pas très satisfait
et M. Auber se plaint; tel est le dernier bulletin de cette campagne de cancans,
dont nous avons déjà fait connaître les principales escarmouches.
Que dire de la Renaissance, hélas! qui ne renaît pas? On a donné tous les
directeurs à ce pauvre théâtre de la place Ventadour, comme à la Comédie
Française; mais il paraît que les directeurs ne sont pas plus viables que l'entre-
prise elle-n?ème ; ce devait être un second Théâtre-Français , c'est-à-dire , si je
compte bien , un quatrième ou un cinquième , car la porte Saint-Martin , qui va
ouvrir, l'Ambigu et la Gaîté , peuvent bien aussi revendiquer cet honneur, s'il a
tant de charmes pour la Renaissance. Quoi qu'il en soit, le mélodrame avec ses
cheveux mal peignés n'est point installé encore à la place 'Ventadour, que déjà on
dresse le programme des saturnales carnavalesques qui doivent y avoir lieu. Que
sortira-t-il de tout cela? — La porte Saint-Martin achève, sous la direction des
frères Cogniard, la composition de sa troupe qui ne s'annonce pas sous de bien
favorables augures : d'une part, les directeurs ont peu d'argent ou tiennent à
économiser beaucoup ; de l'autre, certains engagemens ont été imposés par le
ministre , toujours un point de vue philantropique, le pire des points de vue dans
les affaires d'art. Il en résulte que la troupe ainsi organisée ne présente qu'un en-
semble assez douteux. Les meilleurs acteurs de l'ancienne troupe sont à l'é-
tranger ou ont pris des engagemens dans d'autres théâtres de la capitale ; il ne
reste, à peu de chose près, que les sujets secondaires, ce qui explique pourquoi
le maximum des appointemens fixés par la direction Cogniard n'excède pas deux
mille francs. — Le Palais-Royal vient de représenter une petite bluette : Je con-
nais les Femmes, qui n'a pas obtenu tout le succès de ses nouveautés précédentes ;
mais le Palais-Royal est assez riche de son propre fonds pour avoir le moyen
d'essuyer en passant un petit échec. — La foule est toujours aux Variétés. —
Lazare le Pàfrc fait fortune à l'Ambigu, et le Mirliton est plus que jamais aubou-
levart du crime la pièce en faveur.
LA S^LI'IIIUE.
28:
Çà et là, depuis quelque temps, les arts se manifestent par des essais qui, pour
n'être pas entièrement heureux, n'en constituent pas moins une espérance pour
l'avenir. Les fresques peintes dans une des chapelles de Saint-Ciermain-l'Auxer-
rois.par M. Victor Mettez, sont, à coup sûr, une des tentatives les plus hardies
de l'époque. Pour ressusciter, après tant de travaux infructueux, un style que
l'école vénitienne a porté à un si haut degré de splendeur, il a fallu plus que du
talent, il a fallu de la persévérance et du courage. A ce titre, M. Victor Mottez
ne saurait être trop encouragé. Sa composition, divisée en deux parties, et qui
occupe tout un des pans du mur ogival de la chapelle, représente la Charité.
Je n'entrerai pas dans une description et une analyse qui me feraient dépas-
ser les limites de cet article, je me bornerai à dire que l'œuvre de M. .Mottez qui
renferme des qualités éminentes, et qui sera désormais un excellent sujet d'é-
tude, est encore une bonne et généreuse action. En elTet, M. Mottez ne s'est
pas contenté d'aborder un travail qui, d'avance, semblait promettre un résultat
négatif, il a exécuté ses froS(]ues à ses risques et périls, et dans ce dévoij-
ment si honorable à l'église et à l'art, M. Victor Mottez, a été secondé par sa
mère et par M. Lassus, l'intelligent réparateur des ruines de Saint-dermain-
l'Auxerrois. — On ne dit pas autant de bien du baptistère peint par M. A. Ro-
ger dans l'église rte Notre-Dame-de -Lorette, Sans doute, on ne saurait mécon-
naître le talent de M. Roger, pas plus que son intelligence et son goût ; cepen-
dant de l'aveu d'un grand nombre de personnes, son baptistère laisse beaucoup
à reprendre, on lui reproche un ton indécis et terne, et, peut-être un sucroitde
composition, d'ornemens et d'emblèmes. Au surplus, ce n'est pas la dernière
fois que nous aurons à nous occuper de l'œuvre de M. Roger ; il y a tant de
choses à dire encore sur Notre-Dame-de-Lorette, qu'il faudra bien revenir au
baptistère de M. .\. Roger, et nous ferons savoir alors si l'opinion publique a
subi quelques modiGcations.
Il y a peu de jours, nous lisions dans les journaux les lignes suivantes :
» M. Blouet vient d'achever la composition d'après laquelle MM. Séchan,
Feuchères et autres, décorateurs du Grand-Opéra , sont chargés d'exécuter les
grands décors qui , à l'occasion de la translation des cendres de l'empereur Na-
poléon, doivent orner l'arc-de-triomphe de la barrière de l'Etoile. Voici le ré-
sumé exact de cette composition : L'empereur , vêtu en grand costume impérial
comme au jour de son sacre, se tient debout devant son trône. A ses côtés sont
deux génies qui lui présentent, l'un une épée, l'autre une palme. Ce groupe est
])osé sur un immense socle, orné de guirlandes et de trophées d'armes de toutes
espèces, rappelant toutes les batailles et victoires de Napoléon, et surmonté en-
suite d'un aigle à chaque angle. Puis, aux angles extrêmes du monument sont
deux grandes renommées à cheval, représentant la gloire et la grandeur. Quant
à l'ensemble de l'arc-de-triomphe, depuis la plate-forme jusqu'à terre, il sera dé-
coré de trophées de drapeaux de toutes les nations conquises , de "uirlandes et
de festons, à la manière des anciens. La statue de l'empereur aura vingt-cinq pieds
de hauteur. «
J'en conclus que si nous honorons la mémoire du grand empereur à force de
charpentes, de bois, de cartons et de toiles peintes, nous ferons incontestable-
ment du retour de ses cendres quelque chose qui ressemblera aux foires de
Saint-Cloud ou des Loges. Et pourquoi donc cacher l'arc-de-triomphe au cala-
288 • LA SYLPHIDE.
falque impérial ? pourquoi mettre les festons et les astragales de Scudéry à
la place des noms glorieux d'x\usterlitz ou de Friediand ? Toutes ces pompes dé-
ployées sur le passage du cortège funèbre ne seront donc que mensonge? Ici
des colosses en plâtre que l'on démolira le lendemain ; là des allégories vulgaires
grossièrement peintes sur de la toile d'emballage ; et puis encore dans la cour
royale des Invalides la défroque de cet absurde temple égyptien des dernières
fêtes de Juillet. En vérité , même avec nos morts les plus illustres, nous mettons
le théâtre dans la rue.
L'épée du comte de Paris dont il fut tant question il y a quelques mois est ter-
minée à l'heure qu'il est. C'est, assure- t-on, un chef-d'œvvre de composition et
de ciselure; ce qui achève d'en faire un chef-d'œuvre, c'est qu'on a oublié au
nombre de ses inscriptions la phrase fameuse deM. deRambuteaujecrois: — «Qu'il
ne s'en serve jamais ! » — On a remplacé ces mots par ceux qui suivent : « Au
comte deParis, sa ville natale. » — et par ceux-ci : — « Urbs dédit, patriœpro-
sit; la ville l'a donnée, qu'elle serve à la patrie. » — Mais, ô muses de la Seine,
chantons de moins grandes choses ! Vous avez remarqué sans donte chez Susse,
chez Giroux, dans tous ces musées en miniature, où l'art envoie de |)etits chefs-
d'œuvre au jour le jour, une statuette dont la grâce, la légèreté et la poésie sont
inexprimables. En voici l'histoire. L'hymne chanté par tout Paris à la cachmha
de Fanny Elssler réveilla un matin Marie Taglioni à Saint-Pétersbourg. Le soir
elle parut sur le Théâtre-Royal dans un costume nouveau ; sur son front trem-
blait le pâle croissant de Phœbé, sa tunique blanche qui descendait à peine jus-
qu'aux genoux, laissait voir la jambe et le pied le plus accompli de l'Olympe; dans
sa main gauche, coquettement posée derrière sa taille, elle tenait son arc ; de la
droite elle jouait avec une llêche et son pied effleurait les roses sans les flétrir; En-
dymion l'eût adorée ainsi, car c'était Diane, la Diane de Virgile, la Diane chasse-
resse qui venait défier en passion et en volupté chaste làcachucha de Fanny.
L'empereur battit des mains , jeta des fleurs et des diamans à la sylphide, et
voulut qu'une statuette rappelât éternellement à sa mémoire les charmes que lui
avait fait éprouver le pas de Diane. Un artiste de vingt ans à peine, M. A. Ma-
réchal , se chargea de cette tâche difficile : d'autant plus difficile que l'empereur
et la danseuse voulaient que la statuette représentât Diane dans sa pose la plus
légère , que cette pose offrît de frappantes analogies avec celle de la ravissante
statuette de Barre, et qu'en outre Marie Taglioni exigeait que ce petit chef-
d'œuvre fût son portrait fidèle. M. A. Maréchal , avec un bonheur et un talent
dont on ne saurait trop le féliciter, a surmonté du premier coup tous ces obsta-
cles : la statuette de Diane , image ravissante de Marie Taglioni , orne les
appartemens de tous les princes et princesses de la famille impériale de Rus-
sie. C'est donc avec confiance que nous le disons; après un pareil succès, M. A.
Maréchal ne saurait s'arrêter en si beau chemin , la statuaire compte sur lui ,
comme il a droit de compter sur elle et siu' l'avenir.
G. GUÉNOT-LECOISTE.
LA. SYLPHIDE
^U'^i^ftr.) l'^/'r^/^'/;',^ iT^^/yi^r,/,, .//f^r/^,f</fyr //^ '/ffV^ ( .')U<viilli:£ l'Biaii.'.xù) ; ( '/r/yr.- ^.-r (cO^l'ul'c )
I, CITE OCS ITALIENS
LA SM.I'IllDt:.
389
A 8Iit<t:<]uc
! I
21 novembre.
ASSUREZ-VOUS, je vous prie, madame, sur les
funestes prédictions de 1840! Le temps s'écoule
ft chaque chose est encore à sa place , voire
même le Rhône et la Saône qui ont fini par
rentrer dans leur ht ! Cependant , il y a encore
(le jolies peureuses à Paris, qui vivent dans une
grande inquiétude des six semaines qui nous res-
tent à snhir de cette année néfaste; elles donne-
raient beaucoup pour avoir déjà entendu sonner la
dernière heure du mois de décembre. Il y a pour-
tant lieu d'espérer que les émotions des étrennes
chasseront toutes ces idées noires, et que l'agila-
liou de l'attente du grand jour fera oublier les
appréhensions de l'avenir. Pour ces surprises, qui
valent tant de cajoleries aux maris , il est bon de
signaler la maison Richard-Potier, riche magasin de soieries, où, dans l'espace
d'une journée, on choisit, on achète et on fait confectionner la plus élégante robe
du monde , ce qui est d'un inappréciable mérite , surtout lorsque , comme
chez Richard-Potier, la bonté des étoffes est jointe au goût et à la distinction
des coupes. Le nom de M"° Potier, connu depuis si long-temps, est le sûr ga-
rant de cette assertion. Là, vous trouverez le reps impérial, le tissu de Smyrne,
le tissu Zeila, et tout ce que la soierie, le crêpe, la gaze, offrent de plus sé-
duisant ! Or, un mari qui veut donner ses étrennes en toilettes, doit s'adresser
d'abord à Richard-Potier ; puis de là, pour que rien ne manque à l'élégance du
costume, se rendre chez le fashionnaliie modiste Lemonnier-Pelvey, car pour
accompagner de si jolies robes, le chapeau, le bonnet, le turban, ne doivent pas
rester en arrière de bonne grâce et d'élégance. Les modes de Lemonnier con-
23
r
!
;90 . LA S1LPU1DE.
servent toujours le goût remarquable de sa maison -, elles n'appartiennent à per-
sonne et n'ont rien de cette banalité si commune aujourd'hui. Lui seul sait
poser une plume ornée, tourner la torsade d'un turban de cette façon , poser
une fleur avec celte délicatesse exquise. Puis, les petits bonnets, qui mieux-
que lui sait les chiffonnera l'air du visage? disposer les dentelles, les blondes
de telle sorte que la tête semble auréolée d'une légère vapeur ? Mais tout ce
que je viens de décrire ne suffit pas, il faut encore à cette toilette son der-
nier cachet de bon goût , le mouchoir de Chapron..., avec ses blasons, ses
chiffres brodés, avec ses rivières de jours, ses dessins gothiques, ses dentelles
aristocratiques et ses délicates vignettes ; car, je l'ai déjà dit, Chapron a décou-
vert une mine inépuisable que les femmes distinguées sauront bien exploiter à
leur profit.
Vous m'avez , madame, chargée d'acquisitions pour le mois de janvier, et
vous voudriez bien , dites-vous, avoir à offrir à chacune de vos voisines un sou-
venir venant tout droit de la capitale. Au milieu de la multitude de jolies
choses que ce moment va faire surgir, je serai sans doute un peu embarrassée,
cependant je ne m'en rendrai pas moins à votre désir, et pour cela faire, je re-
double d'attention dans mes excursions. J'ai donc avisé, en visitant les maga-
sins de VEscalier de cristal certains objets qui pourront bien faire partie de
mon envoi ; de ces petits riens, qui sont beaucoup lorsqu'ils sortent de chez
Lahoche-Boin. Vous connaissez le goût exquis qu'il déploie dans tout ce qui
se trouve chez lui , depuis les plus beaux services peints en vieux Sèvres, les
cabarets de forme si élégante, les vases de Chine , les superbes cornes de cris-
tal à mille facettes montées sur bronze , les flacons à pointes de diamans, jus-
qu'aux délicieux petits porte-plumes en rocaille ; Lahoche-Boin se reconnaît
par son goût et la distinction de ses choix, et sa maison est sans contredit,
pour les porcelaines et les cristaux, la première de Paris, comme l'est celle de
Vacher Qls pour les meubles. Notre célèbre comédienne Rachel a eu recours à
ses talens pour la confection de son mobilier : l'héroïne de Racine ne pouvait
se meubler comme une actrice de vaudeville ; elle voulait dans les formes,
dans le choix des étoffes, quelque chose de grave, de sérieux et de solen-
nel comne son talent. Vacher a parfaitement compris toutes ces nuances, et le
mobilier de Rachel est encore une preuve que la renommée du célèbre faiseur
n'est point usurpée. J'ai grande envie, madame , de faire provision pour votre
province des petites merveilles en papeterie que nous offre Marion. A Paris,
où les jolies choses foisonnent, Marion a trouvé moyen d'étonner encore par
les prodiges de ses papiers, et rien n'est plus délicieux que ses magasins, à
l'heure où je vous parle. Si vous saviez que de douces choses on se sent l'envie
d'écrire sur ces charmans papiers si joliment décorés , sur ces feuilles blanches
et satinées qu'encadrent les plus fines dentelles ! Quel plaisir de voir sa lettre
t.A SYr.pninE. 291
recouverle d une de ces enveloppes gauffrées avec guirlande de fleurs et de
feuillages, de la cacheter avec cette cire odorante et ces jolies camées qui
jouent l'antique ! Il rae semble que, sur le papier Marion , on ne doit lire que
des paroles ce tendresse ou d'affection.
On commence à voir quelques parures à I Opéra et aux Italiens. A une des
dernières soirées des Bouffes , j'ai remarqué une femme en robe de Pékin-
Ficloire^ dont le fond capucine, broché de petites fleurettes noires, était fort
élégant ; un haut volant en dentelle noire, surmonté d'un rang de coques en
ruban de satin capucine, garnissait le bas du jupon; les manches courtes,
plates, étaient garnies de sabots en dentelles noires, ornés de coques comme le
volant ; le corsage, drapé , était garni d'une petite dentelle debout , et une
écharpe en satin capucine, recouverte de dentelle noire et garnie de trois vo-
lans de dentelle, complétait cette toilette de fort bon goût, l'ne coiffure
en velours noir, perles et plumes blanches, prêtait un éclat particulier a
tout ce costume , qui ne convient qu'à une femme fort grande et fort blanche .
Une jeune personne charmante avait un spencer en velours violet assez décol-
leté, orné de passementeries d'un très fin travail, les manches plates, longues,
étaient rattachées depuis le poignet jusqu'au coude par des passementeries qui
laissaient entre les deux parties de la manche assez d'espace pour faire res-
sortir des crevées en organdi qui simulaient la manche de dessous; la jupe était
en organdi blanc, garnie de trois ruches de tulle espacées, de moyenne
grosseur ; une longue ceinture flottante eu velours violet serrait la taille ; la
coiffure en bandeaux, chignon à la grecque, orné de velours violet et d'épingles
à têtes d'or guillochées mat et brillant. A la sortie du spectacle, on jeta sur
les épaules de l'une de ces femmes une pelisse en satin blanc , doublée de
satin rose et garnie de cygne; sur l'autre, une pelisse en satin noir doublée de
cerise et garnie de chinchilla. Ce genre de pelisse est le plus distingué cet
hiver, pour sortie de bal ou de spectacle. On parle de faire beaucoup de mu-
sique de salon, et les maîtresses de maison sont déjà en quête de musiciens et
de bonne musique^, ce qui est plus rare. Nul doute que parmi la musique qui
sera chosie par les vrais amateurs, VyJlbum de Jean Michaeli n'ait le premier
rang. Cet album, dont je vous ai déjà parlé , je crois, va être très prochaine-
ment publié. Le succès qu'ont obtenues les premières mélodies de M. Michaeli,
ne TOUS laissera pas de doute sur la vogue qui attend celles-ci. L'auteur y a
déployé une grande puissance de musique poétique et une originalité qui
donne à chacune de ses compositions un cachet tout particulier que savent si
bien apprécier les dilcttanti. Suave et passionnée, selon le sentiment qu'elle
veut exprimer, la musique de M. Michaeli a aussi le rhythme léger et presti-
gieux des airs de danse nationale. Vous n"avez pas oublié , j'en suis sûre , ces
charmantes contredanses aux sons desquelles, dans nos beaux bals de l'hiver
i I
292
LA SYLPHIDE.
dernier, vous vous élanciez joyeuse et animée, et vous chanterez avec charme
la belle musique de celui auquel vous devez la reconnaissance de nos plaisirs
passés. Baronne marie de l'******.
LE SARMATEJ'
PREMIERE PARTIE.
l'extréinité de Paris, dans une rue solitaire, s'élève
une maison exclusivement habitée par des peintres.
Deux corps de logis séparés par une vaste cour la
composent, chaque étage renferme cinq ou six ate-
liers dont la porte s'ouvre sur un corridor disposé
en long comme dans les couvens du nioyen-àge ;
toutes les écoles vivent fraternellement dans cette
espèce de phalanstère bâti par un spéculateur in-
telligent. Les pinceaux ascétiques des disciples de
M. Ingres , les palettes luxuriantes des imitateurs
de Delacroix reposent en paix sous le même toit,
échangeant des avis et des conseils mutuels. La
vierge timide des premiers temps du christianisme
' essaie de donner queUjues leçons de dessin à la cour-
tisane vénitienne, tandis que celle-ci cherche à lui ré-
véler l'art difficile des couleurs. C'est entre les deux
systèmes, une réciprocité perpétuelle de bons pro-
cédés. Le paysage, les marines, les aquarelles, le genre, l'histoire ne sont séparés
que par une cloison. Le moyen-âge, la renaissance, le dix-huitième siècle se
serrent la main dans l'escalier, se font des visites et ne craignent pas de se dire
les secrets de leur chevalet. Les hostilités ne commencent qu'à l'époque du Salon;
alors la discussion est permise, le rigorisme des principes reparait, l'intolérance
{") Celle nouvelle élonl inédile el apparlenanl à la svlpuide, ne pourra élro leprodulle.
LA SYLPniDE.
293
est à l'ordre du jour, dans tous les ateliers; la maison des artistes est en proie à
une atîreuse guerre civile de sarcasmes et de quolibets, l'aile des Capulets n'a
exposé que des omelettes encadrées, l'étage des Montaigus a rempli toute une
travée de profils au gratin, et mille autres plaisanteries que la colère des partis
qui agitent le monde des beaux-arts ont rendues banales aujourd'hui. Pendant
deux mois, l'exaspération est à son comble; mais dès que l'exposition est fermée,
l'ancienne fraternité revient, le calme renaît; le moyen-âge remet sa dague au
fourreau, les petits abbés Pompadour font trêve à leurs médisances, les peintres
de marine disent à leurs flots irrités: Vous n'irez pas plus loin! Les inimitiés
cessent et chacun observe scrupuleusement la trêve du Louvre.
Malgré le mauvais vernis jeté sur les artistes de ce temps-ci parles vaudevilles
et les romans, n'allez pas croire que cette maison soit plus bruyante qu'ime autre ;
le plus paisiblehabitant du Marais pourrait en faire sa demeure. C est à peine si, quel-
quefois dans la jouruée, le silence qui règne dans les corridors est troublé par la ri-
tournelle d'une cavatine, souvenir du dernier opéra que le peintre fredonne avant
de se mettre à l'ouvrage. L'édifice renferme plusieurs pianos; mais recouverts d'un
tapis vert, surchargés de cartons, de portefeuilles, de boites à couleur, ils sont pas-
sés depuis long-temps à l'état de simples tables. Leurs touches disloquées n'ont plus
fait entendre un son depuis la mort de Garât. La guitare est le seul instrument
qui retentisse à de rares intervalles. Pour un peintre la guitare est presque un
meuble indispensable. Un tableau napolitain ou espagnol peut-il être complet sans
mandoline? Quelques artistes ne se contentent pas de faire poser leur guitare, ils
en jouent pour ressembler à leurs héros, ou bien lorsque l'ennui d'une attente
trop prolongée leur conseille la romance consolatrice : paradoxe innocent, délas-
sement éphémère que la brise qui souffle de Montmartre emporte bientôt sur ses
ailes complaisantes ! Des marchands de couleurs, des éditeurs, un vieillard qui
après avoir été doge, connétable, ou empereur, va oublier son règne d'une séance
au cabaret voisin, des modèles d'un autre âge et d'un autre sexe , parfois une
jeune femme au voile baissé, à la démarche furtive, timide Fornarine qui se glisse
chez son Raphaël, voilà les seuls individus que l'on rencontre dans cette demeure.
On se croirait dans un séminaire, si une vague odeur de Maryland, répandue à
tous les étages, une gaze mobile, nuage imperceptible attaché à chaque plafond ,
ne trahissaient les occupations profanes des habitans.
Si jamais portier mérita le respect de ses locataires, c'est à coup sûr celui de
cette maison. Le père Lambernier a près de soixante-dix ans ; mais sa taille droite
et élevée, son œil brillant, ses traits fortement caractérisés, sont loin d'annoncer
la décrépitude.
Poli , sans affectation , tolérant, sans manquer de fermeté, connaissant les se-
crets les plus intimes de tous les ateliers , sans jamais abuser de ses propres dé-
couvertes ou des confidences qu'on est obligé de lui faire, Lambernier est chéri
de tous ses administrés, car la maison étant une colonie, le concierge devient né-
cessairement administrateur. Sa loge est située au fond d'une cour peuplée de
statues; de quelque côté qu'il jette les yeux , il ne rencontre que des Dieux ou
des Déesses. Au nord son regard est borné par le Silence en plâtre élevant mys-
térieusement son doigt au niveau de sa bouche ; au midi par le Courage, aigui-
sant un fer de lance sur une borne milliaire; à l'est par la Sagesse, formulée par
une femme nue, et un hibou ; à l'ouest par la Beauté, représentée aussi par une
I !
ÎOi i.A .syLPiiiin:.
femme nue sans hibou. Ce voisinage doit nécessairement prédisposer son ame à
la pratique des hautes vertus et des nobles jouissances. Comme contrepoids à cet
entourage mythologique, l'intérieur de la loge est tapissé de croquis et même de
tableaux , témoignages irréfragables de sa bonne intelligence avec ses locataires.
Des archers jouant leur âme aux dés, des haltes de Gitanos au milieu d'un car-
refour, des anges déchus se rongeant les ongles, mille autres compositions bi-
zarres forment ce musée de la reconnaissance , au milieu duquel on remarque
certaines toiles qui ne sont pas sans valeur. Cependant ces peintures contras-
tent avec l'aspect général de l'ameublement. Le lit , les fauteuils , la pendule où
une Amphytrite du directoire emporte les heures sur un cadran en conque ma-
rine, traîné par deux tritons , les fleurs passées contenues dans des vases d'albâ-
tre, tout cela a un air de dignité et de grandeur déchue qui fait ressortir encore
davantage la furie romantique de la galerie. C'est là que Lambernier et sa femme
achèvent paisiblement leur carrière , renouvelant sous les yeux d'une génération
insoucieuse l'histoire do Philémon et Baucis. Le dimanche , sur les quatre heu-
res du soir, lorsque les deux époux libres de tout soin domestique s'acheminent,
dans tout l'éclat d'un costume qui fut de mode il y a trente ans, vers le lieu de
leur promenade hebdomadaire , on ne peut s'empêcher de les regarder avec at-
tendrissement, et l'on éprouve involontairement le désir de connaître par quelle
suite d'infortunes ce couple auguste était descendu à la condition où on le
voit réduit.
Lucien Guérin habite cette maison : c'est un jeune peintre dont on aime le
talent autant que le caractère. Ennemi des charges, ses plaisanteries sont tou-
jours pleines d'esprit et de goût, chose rare, et surtout parmi les gens de sa pro-
fession. Sans autre défaut qu'une mobilité extrême, on n'éprouve aucune peine
à le voir changer de sentiment, parce que toutes ces vicissitudes ont un ca'':het
de vérité qui étonne. Son imagination facile n'est jamais en défaut pour embellir
les objets de son admiration passagère. Comme tous les hommes bons, c'est sur-
tout dans ses égaremens qu'on l'aime. Je frappais, il y a quelques jours, à la porte
de son atelier. Après une assez longue attente, j'allais me retirer mécontent
d'une course inutile, lorsqu'en me retournant, j'aperçus le père Lambernier qui,
tranquillement appuyé sur son balai, semblait épier le résultat de mes tenta-
tives.
— Frappez plus fort, me dit-il, votre ami, M. Lucien Guérin, est chez lui ;
il y a un instant seulement que je viens de lui porter une lettre !
Je recommençai â carillonner déplus belle; Lambernier me regardait toujours.
Des pas se firent entendre dans l'appartement de Lucien.
— Bon, le voilà qui vient vous ouvrir. Je commençais à craindre qu'il ne fût
endormi ; c'est qu'alors, le réveiller n'aurait pas été chose facile. Resterez-vous
long-temps chez M. Lucien ?
— Une heure ou deux, je pense, â moins que ce ne soit jusqu'à ce soir. Mais
pourquoi me faites-vous cette question, père Lambernier?
— Vous le saurez bientôt ; en attendant je cours donner le mot d'ordre à ma
femme, afin que personne ne vienne vous déranger. Le vieillard s'éloigna en
souriant mystérieusement. Je le suivis pendant quelque temps des yeux pour
lâcher de me rendre compte des motifs d'une curiosité bien étonnante chez un
portier aussi grave ; mais bientôt la voix de Lucien vint m'arracher à mon in-
LA SVLI'IlIIlt.
ans
fructueux examen. —Entrez donc, s'éeriait-il ; est-ce que par hasard vous me
tiendriez rancune de vous avoir fait attendre. Oublions le passé, mon ami, et
venez consoler le plus malheureux des mortels. Lucien fit un geste comme pour
se précipiter dans mes bras.
L'atelier dans lequel nous nous trouvions en ce moment offrait les traces d'un
bouleversement général. Le chevalet était renversé, les morceaux d'une toile la-
cérée jonchaient le parquet, un trophéed" armes, chef-d'œuvre de patience archi-
tecturale, venait de s'écrouler sous les coups d'une main furibonde ; une guitare
brisée témoignait, tristement penchée entre les bras d'un mannequin, de la vio-
lence du coup qui lui avait percé le cœur ; des fragmens de plâtre surgissaient ça et
là au milieu decet océan de débris. J'avais reconnu dans la toile déchirée l'esquisse
d'un tableau dont Lucien, après plusieurs mois de sollicitations, de visites, de dé-
marches de tous les genres, avait obtenu la commande ; d'un tableau dont il par-
lait sans cesse, dont il raffolait, auquel il travaillait sans relâche, et qui devait,
disait-il, mettre le sceau à sa réputation. Consterné à la vue d'un si grand désastre,
je n'osais interroger Lucien, et je briilais d'avoir la clé de ce mystère.
— Vous ne me consolez pas, me dit enfin Lucien, après quelques minutes de
silence, à quoi donc servent les amis"?
— Je ne demande pas mieux que de m'associer à toutes vos douleurs, mais
encore faut-il savoir en quoi elles. consistent?
— Vous ne le devinez pas ?
— Ma foi non ! A moins que quelque rival jaloux ne se soit introduit ici en
votre absence pour détruire le fruit de vos travaux, rien ne peut m'expliquer
— Eh ! bien, je m'en vais tout vous dire, et vous sentirez alors combienj'ai du
souffrir. Vous savez quel soin, quel amour, quelles espérances ont présidé
à la composition de mon Martyre de Sainte- Euphémie. Depuis deux mois que j'ai
la parole du ministre qu'un tableau me serait commandé, et qu'on m'en laisserait
le sujet, tous mes personnages étaient esquissés, la tête de la sainte était achevée,
jamais ma main n'avait été plus heureuse, je crayonnais des anges chargés de
palmes, et il me semblait que ces palmes étaient pour moi ; j'étais sûr de faire un
chef-d'œuvre quand j'ai reçu une lettre du ministre.
—Qui vous annonce probablement qu'il ne faut plus compter sur la commande
promise.
— Vous n'y êtes pas.
— Ou bien qu'il faut songer à travailler sur un autre sujet !
— Encore moins.
— Alors expliquez-vous, car, en vérité, je commence à ne plus rien compren-
dre à votre colère.
— Cette lettre, reprit Lucien, au comble du désespoir, cette lettre que Lam-
bernier m'a remise tout à l'heure, que j'ai brûlée, et dont j'ai jeté les cendres au
vent, cette lettre m'annonce que mon tableau est destiné à l'église paroissiale de
Barbezieux. Vous croyez travailler pour la postérité, pas du tout, c'est pour la
Charente-Inférieure. Plutôt mille fois ne plus toucher un pinceau de ma vie !
— C'est que vous ne savez pas, continua Lucien, en se promenant à grands pas
au milieu de l'atelier, tout ce qu'il y a de barbarie dans cette décision. Me priver
démon tableau; c'estcomme si Fon séparait un amant de sa maîtresse . Cette sainte,
dont j'ai retracé l'image, je ne me suis pas contenté de la peindre, j'en suis amou-
■mi
LA SYLPHIDE.
leux. Quand j'entreprendrai un autre ouvrage, j'irai demander l'inspiration à ce-
lui-ci, comme on puise une flamme nouvelle dans le souvenir de ses anciennes
amours. Ne vous est-il jamais arrivé de tressaillir en rencontrant une femme
que vous avez aimée autrefois ; ce tressaillement, ce sont nos premiers tableaux
qui nous le donnent, à nous, artistes. Quand je voudrai éprouver celte émotion,
il me faudra monter en diligence et courir à Barbezieus, où ma sainte sera relé-
guée au milieu de quelque église délabrée sans jour ni soleil. La lettre est for-
melle, c'est dans la grande nef, près du chœur, que mon martyr doit être placé:
je succède à quelque vieille toile qui tombait en ruines. Consumez -vous donc à
penser la nuit, et à travailler le jour, pour obtenir un pareil résultat. Je ne veux
pas avoir , de mon vivant , les honneurs des catacombes , je ne veux point
assister à mes propres funérailles ! Je renonce à la commande de l'État et à la sé-
pulture de Barbezieus !
C'est en vain qu'on aurait tenté, en lui citant l'exemple de tous les grands
peintres de l'époque, de faire sentir à Lucien la folie de sa colère. Toute remon-
trance aurait été inutile en ce moment. Ce nom de Barbezieux avait sonné à son
oreille apportant avec lui comme un lointain et vague écho de Carpentras et de
Brives-la-Gaillarde. Il fallait laisser au temps le soin d'effacer cette première
impression. Sûr que le peintre exaspéré reviendrait à de meilleurs sentimens, et
que la Charente-Inférieure ne serait pas privée d'un Lucien Guérin, je cherchai
à le consoler en partageant son indignation. C'était le seul moyen de le ramener.
Une espèce d'abattement avait succédé à sa fougue première. Quand nous eûmes
réparé, autant que cela était possible, le dégât qu'il avait commis, nous restâmes
pendant quelques minutes plongés dans le silence. Lucien devait éprouver au
fond une certaine honte de la fureur assez ridicule qu'il venait de manifester, et
aussi un remords d'avoir détruit d'un seul coup le travail de plus de deux mois ;
son premier soin fut de donner à ses regrets une issue détournée ; il fit tous ses
efforts pour se tromper lui-même. — Au surplus, me dit -il, je dois être content
de la décision du ministre, car, de toute manière, je n'aurais pas achevé ce ta-
bleau. Avant de recevoir cette lettre, j'étais décidé à partir pour le Midi. Le cli-
mat de Paris me tue; il me faut de lair, du soleil, de la chaleur. Je serais sûr de
tomber malade si je restais un mois de plus au milieu de ces brouillards.
— Et dans quelle ville fixerez-vous vos pénates; est-ce à Nice ?
— Ma foi, non ; Nice offre tous les désagrémens d'un lieu d'asile. Les banque-
routiers, les faussaires, les escrocs du Midi s'y réfugient au milieu des jasmins
et des orangers. C'est Bruxelles en serre chaude.
— Il vous reste alors Pise et Naples.
— Je me garderais bien de faire un pareil choix. Pise est une ville trop mélan-
colique; ses rues désertes, ses palais inhabités, son cimetière monumental se
dressent comme autant d'avertissemens muets qui apprennent au malade la fra-
gilité de l'existence humaine. A défaut de la phthisie, c'est le spleen qui vous tue.
Quant à Naples, cette ville offre de trop grandes distractions. Comment suivre un
régime sous ce ciel pur, au milieu de cette population ardente, en face de cette mer
parfumée A Naples on meurt à force de ne pas se croire malade. L'asile que j'ai
choisi n'offre aucun de ces inconvéniens. Sur ce coin de terre perdu à l'ime des
extrémités de la France croissent les produits des latitudes les plus tempérées;
les rossignols chantent le soir entre les branches des grenadiers; les jeunes filles
I.A SYLPHIDE. 297
et les jeunes gens causent d'amour, tandis que des fleurs d'oranger, présage d'un
mariage prochain, tombent sur leur tête du haut des arbres agités par la brise ;
les moissonneurs, quand vient midi , trouvent un ahri à l'ombre circulaire d'un
palmier. Ce pays est une Italie en miniature ; une Espagne d'une lieue carrée ;
quelques arpens empruntés à l'Afrique. La mer qui baigne cetEden départemental
n'a jamais de tempêtes; son ciel ne connaît pas les nuages ; il y pleut un peu
moins qu en Egypte, c'est-à-dire jamais ; le rude mistral s'enveloppe de gazes
légères, et se déguise en zéphyr pour traverser cette terre privilégiée. Con-
naissez-vous cette contrée? O mon ami , c'est là qu'il faut vivre, c'est là qu'il
faut mourir.
— De toutes les villes de France, Hyères est la seule qui réponde au signale-
ment de cette ballade; mais j'avoue que je ne désire nullement y vivre, et encore
moins y mourir.
— C'est que, comme moi, vous n'avez pas passé trois mois à Ilyéres. Ah ! mon
ami, c'est la plus heureuse époque de ma vie. Figurez-vous une ville dont la
tranquillité n'est jamais troublée, si ce n'est quelquefois par l'écho lointain d'un
coup de canon parti de Toulon. Un galérien s'est échappé du bagne. Les paysans
des cliaiimières isolées ferment leur porte le soir, les enfans sentent leur cœur
battre à la vue de chaque mendiant qui passe avec cet air sinistre qu'ont tous les
pauvres sur un grand chemin. Le lendemain , le galérien est arrêté , et la cité
rentre dans toute la béatitude de son calme. Les habilans reçoivent les malades
chez eux à titre de pensionnaires ; aussi les femmes d'Hyères ont-elles la dou-
ceur et la modestie des religieuses , on les prendrait pour des sœurs de charité.
Quand deux amies se rencontrent, elles se parlent à voix basse , comme si elles
étaient devant les rideaux d'un moribond. Les bourgeois se racontent leurs petits
bonheurs au cercle, le soir. L'un a reçu, la veille, une pulmonie arrivée dans une
voiture à quatre chevaux, avec une suite nombreuse ; l'autre attend pour le len-
demain une phthisie qui a retenu deux étages pour elle et toute sa famille. Tous
ces honnêtes citadins ont vu mourir chez eux une foule d'individus de tout à'jc,
de tout sexe, de toute position. Comment craindre la mort après cela? L'habitant
d'Hyères finit d'ailleurs par se persuader qu'il n'y a que les étrangers qui puis-
sent mourir dans son pays, et, protégé par le climat, doucement bercé par ce léger
paradoxe, il succombe à quatre-vingt-dix ans, sans s'en douter et sans le croire.
La Faculté ne devrait pas conseiller aus malades d'autre séjour que celui d'Hyè-
res; ce n'est pas une ville, c'est une oasis de santé. Malgré votre air sceptique ,
c'est là que j'irai réparer mes forces épuisées, et oublier Barbezieuxen contem-
plant la Méditerranée.
Les exagérations passionnées auxquelles Lucien s'était livré en apprenant la
décision ministérielle cachaient une peine réelle. L'auteur du 3fartijre de Sainle-
Euphcmie s'était persuadé que son tableau ne pouvait être destiné qu'à une église
de Paris ; en le reléguant à Barbezieus, on avait blessé son amour propre de la
manière la plus sensible et la plus inattendue. A la colère avait succédé le désir
de la solitude, sentiment naturel à tous ceux qui se croient victimes d'une injus-
tice. Il eût été inutile et môme dangereux de chicaner Lucien sur l'admiration
toute nouvelle qu'il éprouvait pour la ville d'Hyères. En d'autres termes, il avait
maudit ce pays et juré de n'y plus reparaître de sa vie ; mais le malheur lui avait
fait oublier ce serment. Après le désespoir auquel il venait de se livrer, il lui fallait
I
I
i !
298 LA SYLPHIDE.
un sujet quelconque d'enthousiasme; le souvenir d'Hyères s'était présenté le
premier à son esprit, et il s'était emparé de ce prétexte dont il menaçait de se
servir pendant fort long-temps, si trois coups frappés directement à sa porte ne
l'eussent interrompu au moment où il allait recommencer ses doléances sur sa
santé, et ses hyperboliques tirades en faveur d'une ville, dont la plus grande gloire
est d'avoir donné naissance à Massillon. La manière dont on avait frappé me
parut suspecte.
— Vous attendez quelqu'un, dis-jeen souriant à Lucien, je me retire.
— Non restez, répondit celui-ci , après avoir jeté un regard sur sa pendule.
Ce ne peut être qu'un importun, ou un.... mais puisque vous êtes le plus près de
la porte, examinez à travers le trou de la serrure, et sans faire le moindre bruit,
quelle est la physionomie du visiteur.
— Je n'aperçois qu'une redingote qui traîne jusqu'au talon et deux brelo-
ques, répondis-je après quelques minutes d'examen.
— Une redingote qui traîne jusqu'au talon. C'est un créancier; maudit Lam-
bernier, il a oublié la consigne 1
En ce moment les trois coups résonnèrent de nouveau, accompagnés de la
voix de Lambernier qui demandait à être introduit. Lucien poussa un soupir de
soulagement.
Le vieillard était dans tout l'éclat de son costume dominical : une cravate de
mousseline blanche s'arrondissait en rosette sur sa chemise dont une épingle en
corail retenait les mille petits plis; les pans d'une de ces vastes redingotes appe-
lées faquincs, du sobriquet de ceux qui les portaient sous le directoire, cachaient
à demi son pantalon café au lait; une chaîne d'or terminée par deux noix d'Amé-
rique sortait de dessous un gilet blanc majestueusement ouvert. Après s'être
excusé de venir ainsi troubler notre entretien, Lambernier nous prévint qu'il
avait un petit service à nous demander.
— Parlez, s'écria Lucien, auquel la présence de Lambernier et la splendeur
de sa toilette avaient fait oublier ses projets de voyage, mon épée et mes pin-
ceaux sont à votre disposition, et si vous avez besoin d'une plume, voici mon ami
qui écrit.
— Je le sais, répondit Lambernier en me regardant, et c'est pour cela que je
suis monté; j'ai une petite pétition à adresser au gouvernement; si Monsieur
voulait s'en charger, ce serait l'affaire d'un quart d'heure et je pourrais porter
ce soir mon placet au concierge du ministre qui m'a promis de le lui remettre en
personne.
— Comment, reprit Lucien, vous voulez nous quitter, et pourquoi cela, Lam-
bernier, voyons, que manque-t-il à votre bonheur ? Tous vos locataires vous
aiment, vous avez une loge entourée de statues, et peuplée de tableaux, vous
possédez un Lucien Guérin, première manière, nous nous privons tous d'avoir
des chiens parce que nous savons que votre femme ne les aime pas. et vous allez
échanger cette position que tous les portiers vous envient, contre les grâces in-
certaines du pouvoir; vous briguez la faveur de tirer le cordon de la tyrannie ;
prenez garde, Lambernier, votre ambition vous perdra ; vous sollicitez une place
à Paris, sans doute, eh! bien, le miiiislre vous nommera concierge du musée
de Barbezieux I
— Ce ne serait pas un si grand malheur, reprit Lambernier qui ne savait trop
I.A S't LPIllDE
:99
comment prendre cette apostrophe moitié sérieuse, moitié bouffonne; mais vous
avez tort, monsieur Lucien, de me condamner sans m'enteiidre. La faveur que
j'ambitionne n'est que temporaire, elle ne doit pas m'éloigiier de la maison ; je
ne serai employé du gouvernement que pendant un jour, peut-être même pen-
dant deux ou trois heures ; ainsi vous voyez que mes désirs sont bien modestes.
— Voyons, apprenez-nous ce que vous voulez qu'on vous nomme'?
— Empereur d'Occident. taxile delord.
{La fin à la iirvcliaiiic luiuisoii).
I !
Théâtre-Français.
Lii VERiiE D'EAi' OU LES EFFETS ET LES CAiSES, Comédie historiquc en cinq acles cl en
prose , par M. scRUtE.
NFix la Comédie-Française vient de mettre la main
sur un succès. Le Verre d'Eau de M. Scribe , est le
verre d'eau de l'Evangile qui portera profit au cen-
ç,^^ tuple. La place nous manque pour apprécier, com-
me elle le mérite, la pièce nouvelle du plus fécond
de nos vaudevillistes. \ous devons nous borner à dire
que M. Scribe a emprunté son sujet au Siècle de
Louis XIV, par Voltaire, et, certes, il aurait pu
choisir une plus mauvaise source. Le régne du grand roi touchait à son déclin ;
après ses glorieuses campagnes de Flandre, il s'était fait battre à Malplaquet, et
insensiblement palissait ce soleil qui, d'abord , n'avait pas eu d'égal. LinQuence
de l'Angleterre était pour beaucoup dans tous ces revers; le duc de INIarlborough,
qui gouvernait la reine Anne, par sa femme, était notre ennemi le plus implaca-
ble; et il fallut pour amener le traité d'Utrecht et la pais avec la France que
lord Brolingbroke renversât le désastreux pouvoir de Marlborough.
Comment Brolingbroke succéda-t-il à Marlborough, c'est là le nœud, le fond
de la comédie de M. Scribe : une maladresse feinte ou involontaire de la duchesse
qui répandit un verre d'eau sur la robe de la favorite qui devait lui succéder,
verre d'eau que M. Scribe fait renverser sur le manteau même de la reine, amena
cette importante révolution.
C'est sur cette donnée très sommaire que M. Scribe a basé son intrigue ; une
! 1
i
300
LA SyLMIIUE.
foule de petits incidens, de péripéties, de mots heureux et d'allusions s' y croisent
depuis le premier acte jusqu'au dernier : l'attention et l'intérêt sont de la sorte
constamment tenus en haleine; enfin , on y reconnaît d'un bout à l'autre la
grande habileté scénique et l'esprit de l'auteur de Bertrand et Raton. — La manière
dont est jouée la pièce sufiirait d'ailleurs à en assurer le succès. M"" Mante,
Plessis et Dose ont parfaitement compris et rendu leurs rôles. Menjaud , dans le
personnage important et difficile de lord Bolingbroke, a fait preuve d'un rare ta-
lent de comédien ; nous n'en dirons pas autant de Maillart, dont le physique ju-
rait presque à chaque scène avec les intrigues amoureuses dont M. Scribe s'est
plu à le rendre le fortuné héros.
Après d'aussi complets éloges du Verre d'Eau, on nous permettra peut-être
de hasarder quelques légères remarques. — Quelle nécessité y avait-il pour
M. Scribe de dire au public que sa comédie était historique? Ce n'est pas là, que
je sache , ce qui fait le succès d'une pièce au théâtre; et, au surplus, sa comédie
historique ment quelque peu à l'histoire, à laquelle elle n'a recours que pour au-
tant que ses traditions ne la gênent pas. Ensuite pourquoi avoir ajouté ce second
titre : ou ks Effets et les Causes ? Est-ce pour nous répéter ce que les Mathieu
Lœnsberg et lus alnianachs plus ou moins triples nous ont redit à satiété : que
souvent on a vu de petites causes enfanter d'énormes résultats? — Mais encore
une fois, ce ne sont là que des observations de détail d'une importance fort se-
condaire. — Ce qui est incontestable, c'est que le succès existe, succès d'argent,
succès durable, succès, en un mot, comme il en faut un à la Comédie-Français»,
pour se survivre à elle-même, et pour nous faire croire qu'un premier Théâtre-
Français est encore possible en France.
Encore un succès aux Italiens, VElisir d'Amorc, quoique inférieur, selon nous,
au Philtre d'Auber n'en est pas moins un tour de force, et presque un chef-
d'œuvre, lorsque l'on songe que c'est la première tentative qu'ait faite M. Doni-
zetti, dans la musique bouffe. Il n'y a au monde que M'"<i Persiani, pour chanter
la romance finale ; Mario est tout à fait à son aise avec cette musique douce et
expressive qui lui va si bien; quant à Tamburini et à Lablache, il y a long-
temps qu'on a épuisé pour eux tous les éloges.
Concerts Vtvienne.
L'administration, animée d'un zèle qui ne se dément pas, appelle dans les
rangs de ses solistes, tous les lauréats du Conservatoire. Ainsi l'on a entendu,
dans les derniers concerts, des artistes pleins de talent qui ont puissamment
contribué à fixer le public et à maintenir la vogue de ce bel établissement. Parmi
les derniers, on a surtout remarqué M. Schwœderlé qui, dans un concerto de
Viotti, a rappelé les belles et larges méthodes de Kreutzer et de Baillot, et une
qualité rare dans la nouvelle école. Les diliettanti ont accueilli, avec un em-
pressement qui fait honneur au goût de l'époque, les concerts du jeudi dont
la deuxième partie est entièrement consacrée à des morceaux de musique reli-
gieuse. On a surtout apjjlaudi, jeudi dernier, un Mcvjnificat à grand orchestre,
par .M. Miné, organiste de Saint-Koch, et un solo d'orgue-orcheslre, exécuté
l>ai' M. Aikan.
Le nirccicur : DE VILLEAlIiSSANT.
LÀ SYLPHIDE
I.CITC OCS ITALIENS
I. \ >\ I.I'IIIIIE
A Uadniue '
2G iiovi-nthrc.
.N coiiiinence à bien sentir le fioid . madame,
et je pense que vous n"ê(es pas plus que nous .
dans vos montagnes, exempte des incroyables dé-
^__ cliainemens du temps... Ici. les ouragans se suc-
"^ cèdent dans une progression effrayanle, et la
t, pluie, le vent, la grêle se partagent les nuits et
7 les jours. Nous sommes vraiment en plein hiver,
quoiqu'en dise le calendrier, et les femmes sont
jieu disposées à attendre le 21 janvier pour prendre
les fourruies et les véte;uens chauds que com-
mande la rigueur de la saison. Celte année même,
plutôt que de coutume, j'ai vu afiparaitrc les
manchons et je suis sûre que nous devons en partie
^ cc:te adoption prématurée à la ravissante inven-
:«^ tion des manchons aériens dAujiréti'e-Pellevïaull
1 1 Bougenau.\-Lolley, auxquels pas une femme élégante n'a pu résister. Vous
savez comment une mode prend à Paris : ou on la saisit avec fureur, ou on la
délaisse avec dédain : les mftnclwns aériens se sont trouvés dans le premier cas,
et c'était à qui en aurait la i)reniière. Au reste, celle invention c^t digne de la
réputation de ses auteurs, dont l\ Sylphide, dans sa gravure daujourdimi,
nous montre toute l'élégance des foutrurfs. Nous devons donc des remerci-
mens à Auprétre-Pellevrault et Bougennuxl.oliey, car, grâce à eux. nous sont
rendues ces riches et belles fourrures qui ornaient avec un luxe si pompeux les
costumes de velours du moyen âge, et, disons-le, rien n'est beau et ne sied aux
femmes comme une toilette en velours et fourrures. — J ai à vous parler très
longuement aujourd'hui, madame, de la maison de commission Giroud de Gand.
2i
I i
Wi • I.A SVI.S'IÎIDE.
dont je vous avais fait pressentir rapparition dans une de mes dernières lettres ;
cette maison est destinée à rendre de si grands services aux provinces et aux
pays étrangers, que je ne saurais trop vous en détailler l'utilité, à vous qui pen-
dant long- temps encore devez vivre éloignée de Paris- C'est dans la fashionable
rue Laffitte que la maison Giroud de Gand a élu domicile, pensant que le
voisinage de celte élégante Sylphide, que vnus aimez tant, jetterait sur
elle ce parfimi de bonne compagnie qui s'échappe des blanches ailes de la
jolie messagère. Le moment ne pouvait être mieux choisi que celui où nous
nous trouvons aujourd'hui pour l'ouverture de cette nouvelle maison de com-
mission. L'approche du jour de l'an fait naître mille besoins, mille désirs, mille
exigences ; pour soi et pour les autres, c'est un temps de renouvellement gé-
néral. A cette époque, on veut parer sa maison, sa personne, ses amis; les
grands dîners, les bals, les soirées, les présens que sais-je, moi .^ ce dont on
se passait toute l'année devient une nécessité alors, et comme rien n'est beau,
rien n'est complet que ce qui vient de Paris, c'est à Paris qu'il se faut adresser.
Quel bonheur doi.c de trouver une maison dont la probité et la distinction
marchent de pair, et qui se charge de nous expédier, sur un simple mot, tout
ce qui peut nous complaire et nous être utile; meubles, bijoux, toilettes,
modes.
La maison Giroud de Gand comprend tout ; elle n'exige même pas de ces
explications minutieuses qui rendent quelquefois les demandes par lettres si
ditTiciles à exécuter. Si l'on veut faire un présent en toilette, en disant l'âge,
et un peu de l'extérieur de la personne, on est sûr de voir arriver le cos-
tume le plus convenable et le plus distingué. Pour meubles, en désignant tel
ou (tl genre, il en est de même, et ainsi de suite. Vous conviendrez que rien
ne peut être plus agréable aux gens éloignés de Paris, que ce système simplifié,
mais qui avait besoin d'être mis en pratique par des personnes d'un goûte! d'une
capacité très reconnus. La maison Giroud de Gand ne se sert que chez les meil-
leurs faiseurs, et envoie à l'appui de toutes ses acquisitions les factures du mar-
chand lui-même. Ainsi on ne peut, par ce moyen, douter que l'on ne soit coiffé par
Beaudraiit ; qu'on n'ait reçu , en présent , une des délicieuses coiffures de
-Maurice-Beauvais, une des aristocratiques robes de Palmire ! Il me semble
'.[u'une des circonstances dans laquelle l'utilité d'une maison comme celle
que je vous cite, deviendra incontestable, sera, par exemple, un mariage.
Vous rappelez-vous les tourmens inQnis que nous éprouvâmes lors du ma-
riage de notre cousine L***, quand, de cinquante lieues de Paris, il nous fal-
lut écrire aux difTérens marchands, qui devaient coopérer à la composi-
tion du trousseau et de la corbeii!e , c'élait à en perdre la tête. .\vec la
ressource de la maison Giroud de Gand il suffira de dire : je veux mettre tant
au trousseau, tant à la corbeille, et on sera sûr d'avoir chacune de ces spé-
i.A SM.piiinE. 303
cialités aussi complète et d'un choix ;iussi distingué que si chaque ol)jet avait
été ciioisi par soi-même. Je suis sûre que ma nouvelle, que je vous prie de pro-
pager, va réjouir toutes les mères qui marient leurs filles en province, tous
les futurs qui ne savaient à quel saint se vouer pour leurs présens de noces, et
toutes les jolies femmes auxquelles leurs maris donnent des étrennes. Ces mes-
sieurs n'auront plus d'excuses pour reculer devant les acquisitions parisien-
nes.
Quoique la plupart des salons de Paris ne soient point encore ouverts , ce-
pendant on a pu déjà juger, aux réceptions des ministres et des amhassadeurs,
que les modes de I hiver seront très brillantes et surtout très variées, car
toutes les étotfes, soieries, laines, mousseline, crêpe, gaze, en feront partie :
la lingerie même n'en sera pas exclue. Il y a des mantilles en organdi très fin
brodé avec dentelles qui sont d'un charmant effel , les pagodes et les man-
chettes à garnitures retombantes pareilles , tout cela sera charmant sur les
toilettes de soie. Les canezous très décolletés , dont les broderies et les den-
telles forment brandebourgs sur la poitrine, sont un objet rempli d'élégance
et seront parfaitement portés pour petites soirées. La broderie est tout-à-fait
de mode cette année ; on brode le crêpe en soie , le satin en chenille, l'or-
gandi en laine de couleur, en coton, en or. Beaucoup de tuniques portées sur
du satin ou du poult de soie blanc , ont le tour et le montant brodés ;
cette mode est charmante pour les petites femmes , auxquelles les garnitures
bouffantes ne sient pas du tout.
La blonde reprend décidément faveur, et on doit s'en applaudir, car rien ne
donne plus d'éclat à une toilette et même à une femme que ce brillant de la
soie allié à la transparence du réseau. Les modistes en font déjà des coiffures,
et Palmireen orne souvent les robes de satin de sa façon. La dentelle, pour
cela, est loin d'être négligée, et même la guipure, dont la renommée avait fai-
bli un instant, se relève pour mieux orner les robes de velours, sur lesquelles
I elle est toujours dun si bel effet ; il est donc à présumer qu'encore cet hiver la
guipure fera partie des élégantes toilettes. Sur ces dernières, il est de bon goût,
au théâtre et dans les réunions, de porter des écharpes de dentelles noires ou
blanches ; le bas de ces écharpes offre souvent des dessins palmes-cachemire,
ou elles sont garnies de deux ou trois volans également en dentelle ; quelque-
fois ces écharpes sont doublées de taffetas, mais on les porte également dans
leur transparence. On a, en vérité, bien de la peine à préciser la mode , car
jamais on ne lui laissa plus de latitude; excepté quelques genres tout-à-fait ar-
rêtés, comme les tailles longues, les jupes très bouffantes, les chapeaux bas
de forme, tout se porte, et le goût décide de la toilette d'une femme. Pour les
coiffures en cheveux, par exemple, le chignon doit être placé très bas; mais
une fois ce point posé, les cheveux du devant de la figure peuvent être en ban-
•i»i . I.A SYLMUDE.
deaux, frisés ;tr;iiigiaiseou nattés en Bertlie, sans que la mode la plus exigeante
puisse y trouver h redire. Le bonnet ou le ciiapeau doit un peu influer sur
l'arrangement des cheveux ; avec les coiffures historiques de Maurice-Beau-
vais, les cheveux doivent être en Berthe ou bandeaux bouffaus, parce que c'est
la coiffure du temps ; avec les petits bonnets placés très en ari'ière de la tète,
les anglaises sont très gracieuses, parce que l'on ramène dans les boucles quel-
ques branches de fleurs , ce qui est toujours fort seyant ; avec les chapeaux
rapprochés des joues , les bandeaux avec la féronnière sont ce que l'on peut
peut porter de mieux. Pour ornemens de coiffures de bal, les fleurs en velours,
chenille, soie, mousseline, se montent en branches détachées ou en couronne
Pompadottr, guirlandes Ccrt-s. Il y a une jolie coiffure que l'on nomme coif-
fure Néléne; elle est composée d'une résille en mailles d'or ; terminée sur le
côté par deux glands d'or, elle enveloppe le derrière de la tête; devant, un
l)ouquet de marabout blanc retombe avec grâce ; pour placer dans les chignons
à la grecque , on fait de ravissantes petites aigrettes blanches et or, qui sont
d'un charmant effet dans les cheveux noirs.
J'ajouterai à celte lettre, madame, quelques uns de ces modèles , dont vous
m'avez dit aimer à recevoir l'envoi ; comme je prends mes détails chez Pal-
mire, nous ne pouvons pas désirer puiser nos renseignemens à une source plus
pure. Pour procéder par ordre , je vous montrerai d'abord une jolie paresseuse
qui se trouve bien dans la robe de chambre et qui y reste le plus tard possible.
Cette robe de chambre, aussi, est plus jolie que bien des grandes toilettes. Elle
est en levantine couleur lie de vin, toute garnie d'une bande de martre-, le dos
est plat, le devant se serre à volonté, et tout le corsage est recouvert d'une
pèlerine qui forme mantelet et descend jusqu'au genou. Cette pèlerine, égale-
ment garnie en fourrure , peut se mettre à volonté par devant sous la corde-
lière de soie qui serre la taille, ou se laisser flottante ; les manches sont larges
et ouvertes, rattachées de distance en distance par de petites gances à glands -,
sous cette robe , qui est ouverte, bien entendu , se laisse voir un jupon de
mousseline enrichi des plus belles broderies et bordé d'une petite dentelle
dentelée; autour du cou une ruche poinia d'espnl; un bonnet en dentelle
forme paysanne, avec des ornemens en petits velours lie de vin. Cela s'appelle
être chez soi en bonnet de nuit ! — Pour sortie, une robe en satin noir, gar-
nie de deux volans bordés de velours noir, manches plates, manchette gantelet,
avec une dentelle retombant sur les mains; corsage plat, à pointe , échancré
en cœur ; rabat en angleterre, petite pointe en peluche écossaise; chapeau de
velours bleu avec plumes mouchetées ; burnous en levantine café brûlé, doublé
de satin bleu, tous les ornemens en velours bleu, boutonné par deux rangs de
boutons en velours bleu. — Toilette de dîner : robe en moire d'Orient, fond
scabieuse, brochée de petites fleurs bleues, formant ramage avec des feuillages
I.* syi.niiDi:.
■!0r>
noirs ; la jupe ornée en (ablier de dentelles noires et de nœuds de rubans
bleus; manches demi-courtes plates ; pagodes et Berthe en dentelles noires,
retenues par des nœuds de ruban bleu ; coiffure en dentelles noires et sca-
bieuses rattachée par des épingles en pierreries. — Toilette de soirée : robe
en tissu Dély, fond blanc orangé, semée de bouquets orange; la jupe garnie
d'un haut volant de blonde remontant sur le côté avec une large agrafe en
camée; corsage drapé en pointe, avec mantille en blonde et orné de camées ;
manches courtes formant un bouillon et ornées de blondes relevées par un
camée ; coiffure en velours orange, mélangée de perles et de plumes blanches
avec barbes en blondes. — Toilettes de bal : robe en crêpe citron; la jupe
garnie de trois rangs de ruches, alternativement composées de ruches en crêpe
citron et iilas ; chaque ruche, dans sa nuance , doit avoir la longueur de la
main; les manches courtes, le corsage orné de petites ruches pareilles ■ rien
n'est plus frais et plus jeune que cette toilette ; dans les cheveux, une couronne
de violettes de Parme et de jonquilles ; une parure en peiles blanches et un
rang de perles dans le chignon, tourné à la grecque.
Voilà, j'espère, madame, un bulletin auquel il ne manquera rien quand j'y
aurai ajouté un nouvel éloge de X Album de Michaëli, que le nom seul de l'au-
teur fait déjà demander de toutes parts pour étrennes : ces six ravissantes Mé-
ditations musicales , avec leur belle reliure en velours , ou chagrin et or, for-
ment certainement l'hommage le plus aristocratique qui .se puisse offrir aux
belles personnes qui vous ressemblent, madame
Baronne marie de j,'******.
I
sou
LA SYr.PIlIDE.
I :
LE SARMATE.
DEUXIÈME ET DERMÉRE PARTIE .
ous partîmes tous les deux d'un violent éclat de
rire , et la même idée traversa en même temps
notre cerveau. Le pauvre Lambernier est devenu
fou, voilà ce que nous pensâmes à la fois. Il était
difficile d'expliquer autrement le singulier désir
dont le vieillard demandait la réalisation au minis-
tre. Cependant, il nous considérait attentivement ,
et avec un certain embarras , sans avoir l'air de
comprendre d'où venait notre gaîté. Enfin , Lucien
réussit à resaisir son sang-froid, et s'avançant vers
le vieillard, il lui dit d'un ton aussi sérieux que pos-
sible:— Père Lambernier, votre demande est juste,
rt je m'y associe ; nul plus que vous n'est digne de
la haule position que vous demandez, mais le mi-
nistre n'a rien à voir dans tout ceci : c'est le Pape
que regardent ces sortes d'afîaires. Allez à Rome,
et si sa sainteté veut vous accorder l'investiture de
l'empire d'Occident, je suis persuadé qu'elle fera
un ciioix excellent. Partez donc et revenez-nous Empereur; vous pouvez même,
par la môme occasion, vous faire sacrer roi des Lombards, votre front est assez
vaste pour supporter le poids d(! deux couronnes !
— Vous vous moquerez donc toujours de moi , reprit Lambernier; heureuse-
ment ce n'est pas à vous, M. Lucien, que je m'adresse, mais à votre ami. Tenez,
dit-il en se tournant vers moi, voilà des certificats qui parlent en ma faveur, et
si cela ne suffit pas, je vous ferai en peu de mots ma biographie : il y a dans ma
vie bien des faits qui prouvent que je suis digne du rôle que je veux rem-
l)lir.
Vi)ir plu- h.'iMl paiie 292.
I. A sv:.fiiiui:. :;n7
Rica ni dans la voix, ni dans Il-s gestes, ni dans le regard de Lambernier n'an-
nonçait la folie dont nous le supposions atteint, tresl là du reste un des caractères
particuliersdes moiiomaniosdece genre. LcsJésus-Clirist, les Tainerlan, les César
de toutes les maisons de .santé sont les gens les plus raisonnaliles du monde ; ils
ne pèchent que par un seul point, celui de se croire dieux, conquérans ou dicta-
teurs. Lambernier nous sembla [luiivoir être classé dans cette catégorie , et nous
ne trouvâmes aucun inconvénient à le laisser parler. La proposition quil venait
de nous faire contentait d'ailleurs trop bien chez nous une curiosité de vieille
date, pour que nous ne nous empressions pas d'en profiter. J'assurai donc le|)ére
Lambernier du secours que je pourrais puiser pour rédiger sa pétition dans la
connaissance de sa vie; il me remercia de ma bonne volonté, et après s'être assis
dans un fauteuil, sur l'invitation de Lucien, il commença en ces termes :
Je ne vous dirai rien de mes commencemens , ils ressemblent à tous ceux des
gens de ma condition, avec cette dilîcrence qu'à vingt ans je savais lire et écrire.
Je faisais partie delà maison du prince de Conti. Dans les premiers temps do la
révolution, le prince fit des réformes, et renvoya plusieurs de ses gens. Je fus du
nombre. Me voilà donc sur le pavé , avec quelques écus pour toute ressource.
A[)rès plusieurs jours inutilement employés à me pourvoir d'une place , je ren-
trais tristementchez moi, songeant au moment prochain où mes finances seraient
totalement épuisées, lorsque je fus acosté par un de mes anciens camarades qui
avait quitté la maison quelque lem()S avant moi , et qui, à en juger par sa mine
prospère, avait assez bien réussi dans le monde.
C'était du reste un garçon fort intelligent, ayant beaucoup voyagé, surfout dans
l'Orient où il avait accompagné le dernier ambassadeur en Perse, et ne se mon-
trant jamais embarrassé de l'avenir. Il avait toujours été bienveillant pour moi.
et il m'était resté attaché malgré l'éloignement, comme il le fit voir en cette cir-
constance. Après avoir échangé quelques confidences sur notre position mutuelle,
je lui fis part de mon cas, en lui demandant s'il ne pourrait pas me procurer quel-
que bonne condition semblable à celle que je venais de perdre. Il n'y faut plus
songer, me répondit Verdier, — tel était son nom, — la noblesse émigré, le temps
des domestiques est passé; mais que cela ne t'inquiète pas, j'ai ton afi'aire.ïu sais,
ou plutôt tu ne sais pas, car tu ne m'as pas l'air d'être au courant des alTaires
publiques, que rassemblée nationale vient d'ordonner une grande fête pour célé-
brer la fédération de tous les dêpartemens, le baron Anacharis Clootz, au nom
de tous les peuples qui gémissent sous le joug de l'esclavage, a demandé que les
étrangers fussent admis à cette fédération ; sa pétition a été accueillie, et en ce
moment il cherihe partout des peuples opprimés pour les conduire à la barre de
l'assemblée nationale. On a réuni déjà des Grecs, des Polonais, des Egvptiens,
des Romains, desChaldéens, des Partîtes, des Scythes, des Esclavons: comme
j'ai vu la Perse, c'est moi qui représente le peuple Chaldéen, et comme je sais
(pi'il manque encore un Sarniate, je me charge de te faire agréer en cette qua-
lité ; tu seras nourri tant que dureront les fêtes, et tu recevras deux assignats de
cinq livres par jour : ce sera toujours quelque chose en attendant mieux. — Mais
comment ferais-je pour parler sarmate ? demandai-je à Verdier. — Rassure-toi,
on ne t'en demande pas tant; tu es blond et tu as cinq pieds six pouces, cela
sutïit; trouve toi ici demain matin, et je te présenterai au directeur des peuples
opprimés.
I
LA sYLPiiinr.
I !
Je n'eus garde de manquer au rendez-vous. Après un bon déjeûner qu'il paya,
Verdier me conduisit chez un individu nommé Cuveilher, qui s'était chargé,
moyennant un prix convenu , de fournir au baron Cloofztous les peuples oppri-
més dont il pourrait avoir besoin , et à leur apprendre à bien remplir leur rôle.
Après être resté pendant quelques secondes à me considérer de la tête aux pieds,
Cuveilher déclara que rien ne s'opposait à mon admission , que j'étais un peuple
très présentable, et il me nomma Sarmate. En me congédiant, il me remit un
petit livre qu'il me recommanda de lire attentivement. Méditez bien ceci, me
dit-il en partant, tâchez de retenir ce que vous lirez , étudiez la nature, et vous
serez un Sarmate parfait.
Rentré chez moi, je m'empressai d'ouvrir le livre de Cuveilher. J'y lus que
les Sarmates étaient un peuple indomptable, qui habitait dos climats glacés, s'ha-
billait de peaux de tigres et se nourrissait de lait de jument aigri. Je méditai
profondément sur tout cela, comme me l'avait recommandé Cuveilher, mais je
ne savais comment faire pour étudier la nature. Je voulus me mettre au régime
du lait de jument aigri, mais je ne pus m'en procurer. Quelques jours avant la
cérémonie, Cuveilher me fit appeler. — Eh! bien, me dit-il, c'est bientôt le grand
jour; êtes-vous au courant de votre affaire, avez-vous étudié la nature, est-ce
un vrai Sarmate qui s'offre à ma vue, êtes-vous bien indomptable? Voyons,
penchez votre tête sur l'épaule droite , regardez fièrement le ciel , levez le bras
comme si vous vouliez frapper la tyrannie , rejetez votre corps en arrière , fron-
cez les sourcils , c'est cela , vous y êtes, vous serez un des peuples opprimés qui
me feront le plus d'honneur. Etudiez la nature, il n'y a que cela pour opérer des
prodiges, voilà ce que je dis à chaque instant à mes élèves, et vous voyez bien
que j'ai raison. En trois jours j'ai fait d'un Parisien un Sarmate. — J'appris plus
tard que Cuveilher était professeur de pantomime et de déclamation.
Le jour de la fédération, nous nous rendîmes tous à l'assemblée nationale dans
nos costumes respectifs. J'avais un tricot couleur de chair pour pantalon, une
peau de tigre pour veste, et un arc à la main ; Verdier, qui était à mon côté,
portait une peau do mouton , un bonnet pointu , des brodequins rouges et un
bâton de berger. En sa qualité de Chaldéen, il avait de plus une superbe barbe
blanche, en commémoration des patriarches. Le baron Clootz marchait à notre
tète en costume prussien. Arrivé devant la barre, il adressa une superbe harangue
à l'assemblée, qui admit tous les peuples opprimés aux honneurs de la séance. Ces
honneurs durèrent près de trois heures , pendant lesquelles je ne cessai pas
d'être indomptable un seul instant.
Cuveilher me prit en amitié ainsi que Verdier ; il nous promit de s'intéresser à
nous. Comme il devint très influent dans l'organisation des fêtes de la républi-
que, il s'adressait à nous toutes les fois qu'il avait besoin d'acolytes. Quand il fal-
lait un génie dans une cérémonie quelconque, j'étais toujours le premier sur la
liste de Cuveilher. Verdier remplissait l'emploi des génies inférieurs, parce qu'il
était plus laid que moi. C'est ainsi qu'à l'enterrement de Marat j'étais le génie
du dévoùment, et Verdier celui de l'obscurantisme. Cette différence de position
ne nuisait pas à nos relations amicales ; d'ailleurs, la paie était la même. Le dé-
voùment et l'obscurantisme recevaient également un modeste assignat et un bon
de deux livres de pain. Cela ne nous empêchait de servir la patrie avec dévoù-
ment, et je puis dire, sans amour-propre, que Verdier et moi avons été les deux
meilleurs génies de la république.
I.\ SVLPIIIDK.
30U
Je vécus ainsi jusqu'au consulat, soil en figurant dans les cérémonies publi-
ques, soit dans les pièces de circonstance que l'on jouait presque chaque soir alors
et qui nécessitaient toujours une augmentation dans le personnel. Dans ces dra-
mes où l'on représentait l'histoire de nos armées, ma bonne mine me fit toujours
|ilacer parmi les Français, J'ai du moins la consolation de ne m'étre jamais battu
contre mes compatriotes. C'est à cette époque que j'ai goûté pour la première fois
les douceurs et les inquiétudes de l'amour. On représentait dans ce temps-là au
Théàtre-de-la-Cité, dans le local où est situé le Prado, un mimodrame sur la
bataille de Alarengo ; au dernier acte, le génie de la France, tenant un flambeau à
la main, montait dans une gloire, tandis qu'une foule de nations vaincues étaient
prosternées à ses pieds. En ma qualité de génie delà France, j'étais obligé de jetter
des regards pleins de fierté et do noblesse sur les victimes de mon triomphe ; le
premier soir, je m'aperçus que la seconde nation de gauche levait timidement ses
yeux inclinés vers la poussière pour me regarder. Il faut avouer que je méritais
bien de tiser les regards de la beauté: un casque d'or brillait sur ma tète, une tu-
nique semée de paillettes d'argent serrait étroitement ma taille, des pantalons
collans dessinaient les contours harmonieux d'une jambe qui aurait pu poser de-
vant David, et des cothurnes rouges complétaient le tableau. Ajoutez à cela un
visage martial comme la France, des yeux pleins de feu, un sourire lier, et vous
comprendrez que je n'étais i)as indigne d'attirer l'attention dune nation vaincue.
De mon côté j'eus plus d'une fois l'occasion de considérer, du haut de ma gloire,
les secrètes perfections de celle que je venais de conquérir. Je me hasardai un jour
à demander au régisseur des renseignemens sur son compte : — Savez-vous, lui
dis-je, en affectant un air dégagé, comment se nomme la seconde nation de
gauche ?
— C'est l'Autriche, me répondit-il?
— Et comment s'appelle l'Autriche.
— Catherine Fournier,
Je ne pus en savoir davantage ce soir là. Le lendemain, j'appris sa demeure,
je lui écrivis ; elle me permit de venir la voir, et je lui promis de l'épouser après
que le succès du mimodrame aurait été épuisé. Elle me promit de son côté de
quitter le théâtre, et de renoncer aux chances périlleuses de sa profession.
Beîla gérant alii , tu fcUx aitstria uitbe.
Murmura Lucien. C'est l'Autriche qui fait mon ménage , quel honneur pour
moi 1
— Jugez quelle devait être notre impatience, continua Lambernier, ce mal-
heureux mimodrame eût cent cinquante représentations. Enfin notre union fut
célébrée, non pas à Paris, mais dans la patrie de ma femme, à Barbezieux.
Lucien tressaillit.
Il me semble encore assister à cette heureuse cérémonie. Les églises venaient
d'être rendues au culte, celle de Barbezieux s'ouvrait pour la première fois pour
célébrer notre mariage, les cloches semblaient résonner plus joyeusement,
les fleurs des autels répandaient un parfum plus doux, l'encens s'élevait plus ra-
pidement au milieu de la nef. J'éprouvai comme une csi;èce de honte d'avoir
assisté aux fêtes de la Déesse de la Raison, et d'y avoir joué un rôle. Depuis ce
moment, l'église de Barbezieux n'est pas sortie un seul instant de ma mémoire.
i !
310 . I-A SYLPHIDE.
Je crois toujours la voir avec les grands accacias qui répandent leurs fleurs jus-
ques sur le parvis , avec le jour qui se glisse à travers ses fenêtres élevées, et le
maître-autel illuminé. C'est, sans contredit, une des plus jolies églises de France.
Je me rappellerai, tantque je vivrai, le tableau placé dans la grande nef près du
chœur. Il y avait là une tète de vierge si bien érdairée, qu'on eût dit qu'elle al-
lait sortir de son cadre et vous bénir de ses propres mains.
Je jetai involontairement un coup d'œil sur Lucien , et je l'aperçus contem-
plant, avec un regard de regret, la tête de Sainte-Euphémie qui , du parquet où
elle était étendue, semblait lui sourire tristement.
— A mon retour à Paris, je trouvai mon ami le Chaldéen qui, grâces à la pro-
tection de Cuveilher, avait obtenu une permission de crieut public, et qui exploi-
tait les victoires de nos armées dans les rues. Il me conseilla d'aller voir notre
protecteur; le professeur de déclamation devenu employé du Musée, se ressou-
vint du Sarmate, et grâces à lui j'obtins une place au Louvre. A la Restauration,
je fus renvoyé comme bonapartiste , et je m'estimai heureux de trouver pour
asile celte loge, où, quoique vous en disiez, je compte mourir en paix , mais non
pas sans acquitter ma dette envers la mémoire du grand homme auquel j'ai dû
pendant si long-temps une existence honorable. Verdier qui a repris son ancien
métier depuis la révolution de juillet, m'a appris l'autre jour qu'une grande cé-
rémonie devait avoir lieu pour les funérailles de l'empereur. Le journal qu'il
vendait annonçait la veille qu'on avait résolu de faire passer le cercueil de Napo-
léon à travers une haie de grands hommes, parmi lesquels figurait Gharlemagne
empereur d'Occident. C'est cette place que j'ai résolu de demander: vous savez
maintenant si ma vie me donne quelques droits à cette faveur. Voici en outre
des certificats qui attesteront que dans les peuples opprimés, dans les génies , ou
les employés du Louvre, j'ai toujours mérité la confiance de mes chefs, et l'esti-
me de mes concitoyens. D'ailleurs je ne demande aucun salaire, et vous pouvez
annoncer au ministre, dans la pétition que je vous prie de me rédiger, mon inten-
tion inébranlable de consacrer ma paie de Gharlemagne aux frais de la guerre , si
elle a lieu. Trop heureux de pouvoir acquitter à la fois mes dettes envers l'em-
pereur et envers la patrie!
Après cette péroraison, qui ne laissait pas d'avoir quelque chose de touchant, il
ne nous restait qu'un devoir à remplir, celui d'absoudre Lambernier du reproche
de folie, et de l'éclairer sur la nature de la cérémonie dont lui avait parlé Verdier.
Mais nos efforts demeurèrent sans résultat; il ne voulut jamais croire que les
grands hommes qui devaient recevoir l'empereur fussent des statues. II se retira
persuadé que nous voulions le mystifier, et que son ami seul disait la vérité.
Pour ne pas incriminer la bonne foi du Chaldéen, nous sommes obligés de suppo-
ser qu'il était victime de la même erreur. — Eh ! bien , dis-je à Lucien , quand
l'heure de nous séparer fut venue, faut-il que je vous fasse mes adieux ; partez-
vous toujours ?
— Non, me répondit-il en souriant, Lambernier m'a réconcilié avec Barbe-
zieux. Je recommencerai mon tableau, il n'en sera pas plus mauvais pour cela ,
et au printemi)S prochain nous irons juger de l'eiTet qu'il produit, et de la vérité
des descriptions de l'empereur d'Occident.
A l'heure qu'il est, le ministre a dû recevoir la fantastique pétition de Lam-
bernier; car, au coin de la rue, je l'aperçus qui entrait dans l'échoppe d'un
I. A itVLI'IIIUi:
an
liciivain public. Hion n'avait pu changer l'idée fixe du vieillard. Malgré nos assu-
rances réilérées, il était resté indomptable. Ce que c'est que d'avoir été Sarmatc
une fois dans sa vie. ïaxile dkloiu).
RevMe des 'fhéàtrcs.
I I
^'ÏV'
I quelque chose au monde peut adoucir les effroya-
bles malheurs qui viennent de fondre sur nos dépar-
tcniens du Midi, c'est la promptitude, la simultanéité,
I • zèle avec lesquels , de toutes parts , les souscrip-
iiins s'organisent. La charité publique, ardente à se
manifester, prend toutes sortes de formes : à Lyon
n'avait-on pas été jusqu'à parler d'un bal au profit
des inondés ! iMais où donc eussiez-vous dansé ,
miséricordieux pliilanlropes? sur des bateaux ou sur les toits de vos maisons
submergées. Quoi qu'il en soit, du moment que la bonne œuvre subsiste , il faut
l'accueillir et en faire l'éloge ; et c'est avec une émotion bien douce que , chaque
jour, nous sommes témoins des bonnes actions sans nombre qui s'accomplissent
pour soulager ces incalculables infortunes. La direction de l'Opéra , on le pense
bien, n'a pas été la dernière à vouloir porter sa part dans cette grande aumône
publique. Déjà même, M. Léon l'iliet s'apprêtait à annoncer une représenlation
au bénéfice des inondés , quand M. Boissy-d'Anglas et M. Chapuys de Montla-
ville , membres de la Chambre des députés et présidens de la commission des se-
cours, accompagnés de M. Louis Viardot , sont venus lui demander ses princi-
paux chanteurs pour un Festival , qui doit avoir lieu dans la salle Ventadour.
^Ime Pauline Garcia-Viardot, que depuis un an nous n'avons pas eu le plaisir
d'entendre, figure en tète des artistes qui concourront à cette solennité impor-
tante; on y entendra aussi Mine firas-Dorus qui , sous le double rapport du
talent et de la complaisance, ne l'a jamais cédé à personne.
Le festival de la salle Ventadour n'empêchera pas M. Léon Piiletdc donner
aussi à l'Académie royale une représentation extraordinaire. Les Italiens en
donneront une dimanche, dans laquelle M. Dormoy a voulu qu'on entendît l'é-
lite de sa troupe : on jouera Lucrezia Borgia et le troisième acte de la Lutia, avec
312 . i.A s\Li'Hii>n.
tous les chanteurs. Il est impossible aux Italiens de reconnaître plus noblement
l'hospitalité qu'ils reçoivent chez nous. L'Opéra-Comique a payé son tribut la
semaine dernière. Le premier dimanche du mois de décembre, Théodore Haii-
man, le prince des violons, se fera entendre, à la même intention, dans la salle Vi-
vienne. Enfin, je vous le répète, et sans compter l'indemnité de cinq millions votée
par les Chambres, le produit des souscriptions qui se forment partout jusqu'à l'i-
Iranger, jusque dans la ville de Bruxelles, tous les théâtres, tous les concerts se
partageront glorieusement l'honneur de consoler nos pauvres inondés du Midi.
Maintenant, s'il vous plaît, revenons à l'Opéra et à ce qui s'y passe. Les dan-
seuses débutent avant les cantatrices promises, mais Mme (luy-Stéphan n'em-
|)êche pas qu'on attende avec impatience l'apparition de M'ie Drouart et de
Mlle HeinefTetter ; Serda, dont on ne s'occupait guère, a rompu avec l'adminis-
tration , à moins que l'administration n'ait rompu avec lui ; les rôles de son ré-
pertoire seront chantés par Inchindi. C'est un progrès. — On parle delà première
représentation de la Favorite pour le 2 décembre. La nouvelle nous semble pré-
maturée. — A l'Opéra-Comique, tandis que de lourds engagemcns, entre autres
celui de Mme Eugénie Garcia, se résilient, d'autres engagemens moins onéreu\
se contractent. Miip Henri et M'ie Descot font définitivement partie de la troupe ;
et quant à Mme Eugénie Garcia, depuis qu'elle n'est plus à l'Opéra-Co-
mique, elle a. dit-on, retrouvé toute sa voix, (^est le moment ou jamais, pour
l'Académie royale, de faire une tentative auprès d'elle. La Rose de Péronuc,
opéra de M. Adam, sera représentée dans les premiers jours du mois prochain.
Les succès obtenus parMUe Rossià la Scala dans il Pirata, ont engagé, à ce qu'on
assure, M. Auber à attendre le retour de cette cantatrice pour mettre son opérai
à l'étude. M'iiL' Annaïhillon va écrire avec un brillant sur la glace de sa loge :
Souvent Auber varie,
Bien folle csl qui s'y fie I
A moins d'un nouvel ajournement, c'est le 28 du mois prochain que la Portc-
Saint-Martin fera sa réouverture. Le succès de Lazarre le Pâtre continue
à l'Ambigu qui s'occupe de monter une revue de l'année ayant pour titre, 1rs
Giiépes de 1840. — L'Argent, la Gloire et les Femmes, vaudeville à spectacle, est
maintenant la pièce en vogue au théâtre des Folies-Dramatiques. — La Porte-
Saint-Antoine promet à son public une grande féerie mêlée de couplets. ***
Conceris de SISI. H. Herz et I>abnrro.
L'inauguration des Concerts par abonnement , dirigés |>ar MM. II. Ilerz et La -
barre, aura définitivement lieu dimanche prochain, à 2 heures précises. M"ic Pau-
line Viardot-Garcia chantera trois fois ; on entendre en outre MM. Ponciiard et
Allard, et M. II. Herz exécutera le beau septuor de Huniniel et sa nouvelle fan-
taisie sur V niisir (rÂwore. — S'adresser pour les abonnemens et la location des
stalles, à la manufacture de pianos de M. H. Herz, rue de la Victoire, 38, cl
chez les marchands de musique.
I.K Direclein- : DE VIM.E.MKSSANT
I.A SVI.nilDE
3i:i
.4 Madame
2S novembre.
N temps des plus l)izarres régne ici, madame :
hier, la pluie par (orrens, le vent par rafales;
aujourd'hui , un ciel pur , un soleil radieux ,
qui nous apparaît entre deux eaux, comme le sou-
rire d'une femme sous les larmes. Hier, la ville
déserte ; pas une ame dans les rues : aujourd'hui,
les promenades, les boulevarts regorgeant de
monde, de jolies femmes venant donner l'étrenne
de leurs toilettes d'hiver. J'ai remarqué aux Tui-
leries quelques uns des chapeaux de iM"" Seguin,
faciles à reconnaître par leur forme élégante et
leurs ornemens de bon goût : l'un en velours vio-
let doublé de velours épingle /)«(//<> et orné d'une
plume plate couchée, également de nuance paille :
un autre en satin blanc, avec un bouquet de marabouts courts et touffus,
placé très bas, sur le côté, et lout ie chapeau si bien enveloppé dans sa voilette
(\s blonde à barbes, que rien n'était plus gracieux à voir. M"" Seguin fait
dans ce moment des coiffures en rubans de velours brodés d'or, avec de haule.«
franges, qui sont de la dernière élégance; dans ses bonnets, elle place les
fleurs de M"" Lainné, dont le nom est tout-à-fait devenu une autorité; aussi,
que de jolies créations elle nous offre; comme toutes ces fleurs tremblent lé-
gèrement sur leurs branches 1 comme ces pétales sont légères 1 comme ce pis-
til est parfumé. Ne dirait-on pas la nature.^ Ces bouquets Lo J'aU'uJrc, ces
couronnes Pompadour, comme elles siéent bien à toutes les femmes, ainsi que
ces petits panaches or et plumes blanches, une des dernières créations de
M"" I.aiiuié ! l'ne dos plus jolies fommps de Pcris a imaginé de toujours porter
314 • LA SYLPHIDE.
avec les fleurs de M"" Lainné, une essence de celle même fleur, prise chez
Guerlain. Chaque fois qu'elle cueille une fleur à ce parterre artificiel, elle va
chez le célèbre parfumeur pour assortir le parfum de ses fleurs. Cette idée a
une entente de bonne compagnie qui aura certainement des imilalrices, sur-
tout avec la suavité et la vérité des essences de Guerlain, qui laissent croire
aux émanations de la fleur elle-même. C'est sur la fine batiste des mouchoirs
Chapron que la belle ra/fmée dont je vous parle laisse tomber quelques gouttes
de son flacon magique, sur ces mouchoirs dont les coins s'étalent dans tout
leur luxe, sur les somptueuses robes de l'hiver dont le satin et le brillant font
eacore lessortir les merveilleuses broderies écussonnées avec la légende, et
dont les jours le disputent à la plus délicate dentelle.
Comme je vous l'ai déjà dit , la chenille joue un grand rôle cet hiver -, les
robes en satin uni, en satin broché, en sont très souvent ornées, et rien n'est
plus gracieux que deux volans de chenille , dont le haut , tressé en réseaux,
laisse apercevoir le brillant du satin sur lequel, plus bas , la frange joue mol-
lement ; les pagodes, la berthe se font de même. On comprend que l'exigence
des garnitures doit donner lieu à mille inventions nouvelles , et la forme des
robes n'ayant, pour ainsi dire , pas changé , les couturières appliquent tout
leur talent à varier le genre des garnitures. J'ai vu chez une de nos bonnes fai-
seuses une charmante robe en satin blanc, garnie de seize très petits rouleaux
en velours orange ; le corsage à pointe était bordé , à la taille , d'un rouleau
orange et sur la poitrine et le dos se trouvaient plusieurs nervures pareilles ;
des pagodes et une berlhe en dentelle complétaient cette toilette de bon goût,
qui devait être portée avec une coiffure de velours orange , satin blanc et
longs effilés argent. Il ne faut pas qu'à force de se mettre l'esprit à la torture
pour trouver des garnitures nouvelles, on tombe dans l'exagération , et c'est
ce qui arrivera si on n'y prend garde. J'ai remarqué, par exemple, des burnous
bordés d'entre deux en passementerie à jour : cela n'a rien ni d'élégant , ni
de joli , et ôte à ce vêtement l'aspect chaudement comfortable pour lequel il
est créé; le transparent, dans cette saison, n'est admissible que pour le bal, etje
le trouve ravissant sur une robe d'organdi, comme celle que vient de se faire
faire la jeune duchesse de V***. Lajupe est tout unie jusqu'au genou ; mais là
commence une série de rivières à jour encadrées d'or, surmontant deux volans
également à jour et or, qui sont la plus ravissante chose du monde ; le cor-
sage et les manches courtes sont ornées de même ; point de rubans , point de
ceinture ,• seulement une raagniSque chaîne d'or suspendue à une plaque d'or
formant épingle et attachée sur la poitrine ; celte chaîne est terminée par
deux boules d'or, d'un travail précieux, qui contiennent des odeurs, ce
bijou excentriqnCj et que l'on cherchera sans doute à imiter ici , vient de
Perse.
I.A SYl-PHinE. 3|3
Une invention anglaise, et que vient d'apporler à Paris lady S..., aura pro-
bablement aussi (les imitateurs à Paris : ce sont des parures en porcelaine.
LadyS... m'a montré deux de ces parures, l'une en petites roses ponpons ,
l'autre en sourenir de moi, cette dernière surtout était ravissante de délica-
tesse et de teinte ; les feuilles , les figes, sotit en or , et tout cela est monté à
charnière avec un goût particulier; ces parures ne sont , à la vérité, que des
parures de fantaisie , mais' elles sont cliarmantes. On assure que l'on portera
cet hiver des souliers brodés : ce serait une chose très conséquente avec nos
costumes de brocard et de velours brodés en or, car le soulier uni est tout-à-
fait en désharmonie avec une pareille toilette et sent le déshabillé. La seule
chose qui fera reculer sera peut-être que les souliers brodés, grossissant le
pied, les femmes hésiteront à en porter. On voit quelques robes en drap , ce
qui devait nécessairement arriver avec les manches justes et les corsages plats
à l'amazone ; sur ces robes, les passementeries adaptées au corsage et au
devant de la jupe sont d'un très joli etfel. Lorsque l'on trouve le drap trop
lourd pour ce genre de robe, on le remplace par le mérinos qui est très en vo-
gue cette année. Vorange et la nuance capucine ont remplacé leponceau et le
cerise, qui sont presque abandonnés : ce sont des couleurs dont il faut prendre
garde de faire un abus et que l'on doit atténuer par beaucoup de blanc, car elles
durcissent et noircissent la peau. — Le concert Saint-Honoré , dont la bonne
musique attire le vendredi beaucoup de monde , est assez souvent visité par
les femmes du faubourg Saint-Germain, et Ion y voit quelques toilettes de
bon goiit. La comtesse de M.... y était vendredi avec une robe et un châle de
velours noir doublé de satin blanc et le tout garni de chinchilla ; son chapeau
en velours noir était orné d'une plume blanche ; son châle retenu par une
agrafe en magnifiques diamans. Celte toilette demi habillée était de bon
goût, madame, et telle que vous la porteriez en pareille occasion.
Baronne marie de l'******
316
LA SYLPUIDE,
LE RAJEUNISSEMENT DE PHARES/
Un certain jour, qu'il n'avait rien à faire,
On m'a conlé que Jupin vers la terre
Baissa les yeux : il vit que les mortels,
Jadis dévols, négligeaient ses autels ;
Ils priaient peu, leur offrande était rare,
El d'encens même on se montrait avare.
De ces mépris fcrt offensé, Jupin
De son tonnerre armait déjà sa main.
Quand sur Memphis il a porté la vue ;
Il y découvre aux pieds de sa statue
Un citoyen humblement prosterné :
De ses présens l'aulcl était orné.
Là, chaque jour, par un pieux usage.
Aux immortels il offrait son hommage.
Et d'un cœur pur le tribut et les vœux.
Quoique Minerve et Ccrès à ses yeux
Eussent là haut une sûre inQuence,
Qu'il connut Mars pour un dieu d'importance.
De leur crédit sans chercher le secours,
A Jupin seul il s'adressait toujours :
— Grand Jupiter, disait-il, mes années
Jusqu'à présent ont coulé fortunées ;
Long-temps admis dans le palais des rois.
J'ai partagé les trésors, les emplois;
Et maintenant, dans un repos prospère.
Tranquillement j'achève ma carrière.
Soixante hivers ont blanchi mes cheveux ;
Mon seul regret, hélas! c'est d'être vieux;
Que si j'étais!... inutile prière !
Ne formons point un souhait téméraire
(") Ce petit conte à la façon de Voltaire, où l'on retrouve son tour heureux et de plus une
morale douce dont le ph losojjhe de Fernay n'avait guère contiacté l'habitude, est l'œuvre d'un
académicien de province, mort depuis quelques années et qui sans cela, pcut-clre, aurait oc-
cupé toul aussi solidement qu'un autre un fauteuil aui Quatre-Nations. l.a forme de ce coule
a pu vieillir mais la giace des détails lui esl toujours rcsde. mote uiî i, \ nÉOiCTio.v.
LA SyLPIIIOE.
317
Qui des dieux mèiue excède le pouvoir.
— Tout doucement! c'est ce qu'il faudra voir,
Uil Jupiter, au reproche sensible;
A ma puissance il n'est rien d'impossible.
Et dès demain tout Memphis le saura.
J'en fais serment : holà! Mercure, holà!..
Tiens, à genoux tu vois là-bas cet homme':'
Va le trouver, c'est Phares qu'on le nomme.
Tu lui diras qu'il n'a qu'à souhaiter.
Que quatre fois je veux le contenter;
Sa piété mérite récompense.
Prends ton bonnet, vole et fais diligence.
— Mercure entend, il part, il est rendu.
Devant Phares, à son aspect ému,
Il se présente, et d'un riant visage.
En peu de mots il remplit son message.
— Que tes désirs soient fixés promplement;
Par quatre fois à ton commandement
Tu trouveras ma baguette docile;
Explique-toi. — La tâche est difficile,
Fils de Maia; sachez que de ses jours
Phares voudrait recommencer le cours.
— Rien que cela ? — Sans doute. — Eh ! bien, quel âge
Demandes-tu? — Sept ans; pas davantage.
Et ma raison par dessus le marché.
— Il dit. Mercure à peine l'a touché.
Sa taille s'est à l'instant abaissée,
De son menton la barbe est effacée :
Front ingénu, cheveux blonds et teint frais;
C'est un enfant, cet enfant est Phares.
Chez ses amis il court, plein d'allégresse.
Faire briller les dons de sa jeunesse.
En le voyant, chacun rit aux éclats.
— Qui, vous! Phares? vous vous moquez! —Non pas.
Mes bons amis, c'est bien lui, je vous jure.
Pour moi les dieux ont changé la nature;
Leur messager m'est venu rajeunir :
J'ai du passé gardé le souvenir.
Dans un corps neuf mon esprit est le même.
Mon cœur aussi, c'est toujours vous qu'il aime :
Embrassons-nous. — Mon ami, lui dit-on.
Jeune Phares, si tel est votre nom.
Nous admirons votre métamorphose,
Et vous faisons compliment de la chose;
Mais croyez-moi, chaque âge a ses plaisirs,
Graves discours occupent nos loisirs ;
Nous sommes vieux, notre raine est revèche ;
Pour vos sept ans la morale est trop sèche.
- A ce discours, Phares déconcerté.
'Voulut répondre, et sur un ton llûté.
Fit éclater sa petite colère.
— Vous vous fâchez! le mauvais caractère !
315 LA SYLPHIDE.
Joli bambin, qui tranchez du Caton,
Apaisez-vous ; vous aurez du bonbon.
Comment! encor? Phares ou non , qu'imporle !
Vite, mettez cet enfanta la porte;
Il est têtu, malin, hargneux, bavard,
Et valait mieux quand il était vieillard.
D'un tel accueil indigné, comme on pense.
Phares s'éloigne et trouve que l'enfance
Peut-être à tort fut l'objet de son choix ,
Et qu'il n'est bon d'être enfant qu'une fois.
Sans publier chez d'autres le prodige ,
Vers sa maison sa marche se dirige ;
Nirza, sa nièce, y faisait son séjour :
— Je vais, dit-il, l'éprouvera mon tour;
Nirza rae plait, elle est jeune, elle est belle :
Je la verrai; si je suis aimé d'elle.
Charmant espoir pour mon cœur soulagé ,
De mes amis je seiai bien vengé !
Jusqu'à sa nièce il parvient sans obstacle :
— Je suis Phares ; le ciel, p;ir un miracle,
Trompant la Parque et son triste ciseau.
Lui fait pour moi regarnir son fuseau.
Homme par lame, enfant par le visage.
De nouveaux jours vont èlre mon partage;
Beauté charmante, ô vous que je chéris 1
Acceptez-les, j'en connaîtrai le prix ;
Dites un mot et demain l'hyménée
A votre sort joindra ma destinée.
— Quoi! vous seriez Phares? — Assurément,
Et ce Phares est le plus tendre amant.
— Ah ! dit Nirza, cessez ce badinage ;
D'un jeune enfant prenez mieux le langage.
Le mot d'amour à vos lèvres sied mal ;
Enlre nous deux l'âge est trop inégal.
— Quel âge donc faudrait-il pour vous plaire?
Vingt ans. — Eh ! bien je les aurai, ma chère.
Phares au temple arrive en quatre sauts.
Tombe à genoux, et baise les carreaux :
— Grand Jupiter, exaucez ma prière ,
De mes sept ans la somme est trop légère ,
J'ai réfléchi, j'en veux treize de plus.
Qui feront vingt... — Les vingt ans sont venus.
Il a senti s'allonger sa figure,
Dans un moment s'est accrue sa stature ;
Il sort du temple et retourne à Nirza.
Pour son malheur trop tard il arriva.
Un beau jeune homme, aux genoux de sa nièce.
Sollicitait l'aveu de sa tendresse;
On l'écoulait, n'en soyons pas surpris.
Car il avait ses vingt ans accomplis.
; I
I.A SYLPDIUB. 3r9
Phares, prudent, sut maîtriser sa rage;
Tout se passa sans trouble et sans carnage.
— Je travaillais, dit-il, à mon malheur,
Quand à raniourj'abandonnai mon cœur.
Je l'ai connu dans mon adolescence;
Séduit, hélas 1 par la douce espérance.
Ce qu"on obtient vaut-il ce que l'on perdf
J'ai peu joui, quand J'ai beaucoup souffert.
Peines, d'amour souvent sont le cortège;
Trompeuses Deurs environnent le piège ;
Pour l'éviter il n'est qu'un moyen sur.
EmpressoHS-nous d'entrer dans l'âge mùr.
Deux fois vingt ans, c'est l'été de la vie ;
Soyons un homme et servons la patrie.
Au sein du temple il a porté ses pas ;
Vers Jupiter lève aussitôt les bras.
Et Jupiter, sachant ce qui l'amène.
Laisse sur lui tomber la quarantaine.
Déjà le bruit du double changement
Dans la ciiè circule cependant.
11 sort du temple, on le suit, on s'attroupe ,
Les envieux autour de lui font groupe.
Chacun se dit : Je l'aurais reconnu.
Oui, le voilà tel que nous l'avons vu.
Bref, en cent lieux diversement contée,
Jusques au roi la nouvelle est portée.
De ce prodige il voulut voir l'objet;
Phares arrive : — Oui, je crois en effet
Que c'est lui-même ; approchez de mon trône.
Que j'examine un peu votre personne.
L'ayant toisé, le monarque lui dit :
— Ah! c'est donc vous, quand votre roi vieillit.
De rajeunir qui prenez la licence !
Peut-on plus loin pousser l'impertinence '
— C'est Jupiter. — Jupiter est un dieu ,
Mais chacun doit commander en son lieu ;
Demain, Phares, mettez-vous en voyage.
Et dès ce soir faites votre équipage ;•
Je ne veux point qu'on voie en mes Etats
Des citoyens qui ne vieillissent pas.
Phares sortit : vous soupçonnez sans doute
Que du saint temple il a repris la roule.
A peine entré : — Tout puissant protecteur,
Grand Jupiter, rendez-moi le bonheur.
Je l'ai perdu; tout me fuit, on m'oublie...
— Je vais combler, dit le dieu, ton envie ;
Tes jours heureux. Phares, je te les rends ;
Sors de ce temple avec tes soixante ans !
.•520
LA sYLPiiini;.
LA CITE DES ITALIENS.
A critique architecturale , comme toutes les critiques,
peut se faire à des points de vue très différens, et ses
j'igeniens doivent varier nécessairement aussi souveht
(jue ses points de vue. Si nous nous plaçons dans les
légions élevées de l'esthétique et dans le domaine sans
limites de l'absolu et du beau idéal, qui pourra trouver
urace devant notre sévérité? A l'exception des chefs-
il œuvre des Grecs et de quelques ouvrages des Romains
et des temps de la Renaissance, toutes les productions de l'architecture ne seront
que des ébauches imparfaites d'une idée fautive, et le mépris dictera le plus
souvent nos rigoureux arrêts. Mais si, plus justes, nous voulons tenir compte des
exigences du temps, entrer dans la pensée de l'artiste, et surtout ne pas oublier
que le génie de l'architecture, au lieu d'avoir, comme ses frères, un libre
essor dans la région de la fantaisie, est asservi le plus souvent par les exigences
nombreuses do l'utile et du comfortable, notre indulgence deviendra grande, nos
jugemens seront plus vrais, et notre critique impartiale aura chance d'obtenir
quelque crédit sur le''petit nombre d'esprits entreprenans qui cherchent des routes
nouvelles.
Pour appliquer ces idées générales aux ouvrages de notre époque, et spéciale-
ment à ia grande construction de M. Victor Lemaire, examinons un peu quelles
sont nos mœurs, l'état de nos fortunes, notre goût artistique, et enfin quelles con-
sidérations nombreuses ont dû influencer les plans d'un homme qui , le premier
de nos jours, a tenté d'introduire dans un édifice, destiné à desimpies particu-
liers, les magnificences d'une habitation princière. De nos jours, il est bien peu
de familles, après toutes les épreuves des révolutions et l'effet continu de notre
loi sur les partages, qui aient pu conserver assez de fortune pour habiter de
vastes et somptueuses demeures ; avec les existences, les habitations ont dû se
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I.A SYI.PIIinE.
331
rétrécir, et comme le goût du comfortablo et du la\e a grandi par lelTet de ia
civilisation, comme les exigences de l'esprit des lionimes de nos jours sont aug-
mentées, tandis que le pouvoir de les réaliser diminuait, il a fallu trouver, en ar-
chitecture, une sorte de composition entre le goût du siècle i)our le commode el
le magnifique, et la situation moyenne de la plupart des fortunes. Cette composi-
tion , ce juste milieu architectural , si j'ose me servir de celte expression, vient
d'être réalisée avec bonheur [)ar l'habile architecte de la (^ité <lcs Italiens.
C'est à l'angle formé par la rue Laffitte et le boulevart que s'élève cette grande
ruche dorée. Extérieurement, on peut distinguer trois façades très distinctes:
l'une donnant à la fois sur le boulevart et sur la rue Laffitte , les deux autres sur
la rue LaKitte seulement. Ces deux dernières sont plus élégantes ipie riches. Nous
approuvons complètement le goût qui a présidé à leur construction. La maison
du milieu, surtout, celle qui ouvre ses deux larges portes sur une cour vaste et
bien aérée , se dislingue par quatre statues de génies féminins où nous avons re-
marqué des beautés, et de charmantes colonnettes dans le goût de la Renaissance.
Les fenêtres de chacun des trois étages sont encadrées par des ornemens légers,
et deux petits génies gracieusement assis dans les frontons invitent à entrer dans
cette riche demeure. Les voûtes de la double porte sont très ornées , sans avoir
cependant rien d'affecté ni de lourd en aucune manière. La cour est fort belle, et
offre à lœil sept façades différentes. Au milieu de cette cour taillée en carré long
s'élève une fontaine de marbre au dessus de laquelle une jeune nymphe couchée
joue avec une chèvre suivie de son petit chevreau ; ce groupe en bronze, dû au
talent de M. (îarraud , est plein d'élégance et de légèreté.
Parlons maintenant de la maison du boulevart, pour laquelle ont été réunies
toutes les somptuosités de l'art et du luxe. Depuis le rez-de-chaussée jusqu'aux
mansardes , l'or , le marbre et les sculptures se mêlent et se disputent l'attention.
La partie véritablement remarquable de ce riche ensemble , c'est une frise qui se
prolonge au dessus des fenêtres i!u rez-de-chaussée. AHL Lechesne frères dont le
ciseau a taillé ce chef-d'œuvre d'élégance, ont su entremêler dans une guirlande
de feuillages toutes sortes d'animaux et de fruits. On ne saurait s'imaginer com-
bien il y a de mouvement et de vie dans celle arche de Noé d'un nouveau genre.
Au dessus de la frise se trouvent des médaillons portés dans des cartouches où la
richesse des ornemens n'a pas fait oublier le bon goût. En élevant la vue succes-
sivement , les balcons dorés , les fenêtres , autour desquelles courent des entou-
rages de guirlandes légères, les mansardes, disposées en retraite et également
ornées, tout enfin vous avertit qu'ui>e même pensée règne dans ce somptueux
ensemble, sans exclure la variété. A l'intérieur, ce grand édifice est divisé en un
grand nombre d'appartcmens commodément distribués; les vestibules, les es-
caliers sont disposés de manière à satisfaire les exigences les plus difficiles , et
nous croyons vraiment impossible de mieux concilier tous les goûts du public de
nos jours.
N'y a t-il ce[)cndant rien à critiquer dans la création de >L Victor Lemaire ?
Ne pourrait-on pas reprendre plus d'un défaut dans cette œuvre où la richesse
a quelquefois envahi le domaine de l'art? N'y a-t-il pas manque d'unité dans
cette disposition de trois façades extérieurement, et de sept autres intérieure-
ment? Le style architectural est-il pur? Nous sommes loin de le penser ; mais
nous ne croyons point que ce soit au constructeur de la Cité des Italiens qu'il faille
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325
I.A SYLPIIIIIË.
adresser des reproches ; c'est à l'art tout entier tel qu'il s'est fait de nos jours ;
c'est au goût du siècle, c'est, enfin, au plus puissant entrepreneur de notre
temps, c'est à l'État qu'il faut s'en prendre de la corruption de notre style d'ar-
chitecture. Reprocherons-nous le mélange des styles à la Cité des Italiens quand
li'S palais des Beaux-Arts et du quai d'Orsay ont donné l'exemple ? Trouverons-
nous l'emploi des dorures de mauvais goût quand la dorure a envahi la place de
la Concorde, l'intérieur de la Madeleine, et s'est allé percher jusque sur la co-
lonne de Juillet! Plaignons-nous d'un siècle où tout est mélange de matériaux
dissemblables et hétérogènes, dans l'art comme dans la politique et les mœurs ;
plaignons-nous d'un siècle où chaque œuvre semble une collection d'échantil-
lons d'œuvres différentes 1 mais gardons-nous bien de faire le procès à la pensée
d'un simple particulier quand il faudrait mettre en cause la pensée publique
tout entière.
Pour conclure, nous croyons devoir un juste tribut d'éloges à la pensée de
M. Lemaire et au talent distingué des artistes qui, guidés par lui, ont concouru
à la réaliser. De semblables édifices ornent dignement notre grande cité, et l'art
prendrait une grande place parmi nous si chaque construction nouvelle en ap-
pelait ainsi au ciseau de nos sculpteurs. Mais à quelle sorte d'habitans peut être
destinée cette magnifique demeure, située au centre du mouvement parisien et
voisine de tous les lieux de réunion pour la population élégante et riche. Nous
la croyons tout-à-fait propre à devenir une sorte de temple du commerce, une
espèce de rendez-vous universel pour la mode française, et où la riche exposition
des produits de notre industrie compléterait dignement l'éclat de tout l'en-
semble. Déjà le premier exemple a été donné, et nous ne croyons pas compro-
mettre notre jugement en annonçant qu'il sera promptement suivi, et que la Cité
des Italiens est destinée à devenir, en quelque sorte, par ses pompes indus-
trielles, le palais de Versailles du oommerce parisien.
SAMUEL ItOGEIi.
C'est le 28 de ce mois qu'a lieu à la salle Ventadour le festival au bénéfice des
inondés de Lyon, dont nous avons déjà parlé. La composition de la fètc promet
de piquer vivement la curiosité des dilletantes. M. de Bériot sur le violon, 1\I. La-
barre, sur la harpe , feront les prodiges qui leur sont habituels. Le chant sera
représenté avec tout l'honneur qui lui convient par mesdames Pauline Viardot-
LA SYLPHIDE. 333
Garcia et Gras-Dorus. Outre le huitième psaume do Marcello , dans lequel
M"" Pauline Viardot-Garcia s"est tant fait applaudir l'hiver dernier dans la salle
de Herz, la célèbre diva chantera la Voix de la Charité, stances composées exprès
pour la circonstance, par M. Alphonse de Lamartine, et dont la musique est de
M. Auber. — Ainsi, toutes les chances heureuses se réunissent pour nous donner
l'espoir que le festival de la Renaissance remplira noblement son but , et que le
public ne manquera point au généreux appel de la Commission des secours et de
nos premiers artistes.
-Notre directeur a reçu une lettre de MM. Cogniard frères, par laquelle les fu-
turs directeurs de la Porte-Saint-Martin signalent une erreur que nous avons
commise en disant que le maximum des appoiutemens dans leur troupe s'élevait
à deux mille francs. Nous sommes tout disposé à reconnaître noire erreur ; nous
n'hésitons pas un instant à ajouter foi à la parole de MM. Cogniard de préférence
au bruit dont nous nous étions fait l'écho ; mais en revanche , MM. Cogniard
voudront bien convenir que si , dans tout ce que nous avons écrit sur le théâtre
de la Porte-Saint-Martin, nous n'avons péché que par ce seul point, leur rectifi-
cation partielle n'en laisse pas moins à nos raisons toute leur vérité désespérante.
Au surplus, nous n'avons aucun motif d'être hostile à M.M. Cogniard ; plus d'une
fois nous nous sommes plu à constater leurs succès dramatiques, et si nous avons
aventuré quelques réflexions préalables sur le théâtre qu'ils vont diriger, c'est
uniquement dans l'intérêt de l'art. Maintenant, que la Porte-Saint- Martin ouvre
et réussisse , ce sera un miracle; mais, enfin, par l'époque dans laquelle nous
vivons, on a vu des choses plus extraordinaires, et la Sylphide, MM. Cogniard
peuvent en être certains, ne manquera pas de constater ce succès.
biiii.io(;raphii:.
La Hbrairie est bien pauvre , hélas! elle boude les écrivains qui lui gardent
rancune, et c'est merveille, lorsque par hasard apparaissent à l'horizon des cabi-
nets de lecture le titre d'un ouvrage nouveau et le nom d'un auteur aimé. Ce
bonheur, de plus en plus rare, nous arrive aujourd'hui : M. Arsène Hous-
saye publie deuxcharmans volumes qu'il intitule : les Onze .Maîtresses délaissées;
ce sont autant d'histoires pleines d'esprit et de passion , de mélancolie et de gaité
douce. Sterne, Hofïïnann, Jules Janin, se rencontrent tour à tour sbus la plume
de M. Houssaye, qui a su s'approprier quelques unes des faces de ces ingénieux
écrivains , sans abdiquer sa personnalité propre. Les femmes liront les Onze
Maîtresses délaissées jjour pleurer ces pauvres folles; les hommes les liront aussi
pour rire d'elles. — La prose poétique de M. Houssaye nous est une transition
facile pour arriver aux Premières Fleurs de M. Jules de Gères : avant de l'a-
voir parcouru , on est d'abord flatté par le luxe aristocratique de ce recueil.
M. Julesde Gères, avec une modestie peu commune, n'a pas cru devoir décorer
son livre de la moindre préface larmoyante, de la plus mince auto-biographie.
Seulement dans sa première pièce intitulée Proterox , dérivé grec qui si-
gnifie, Ava)it la moisson, le poète prend la peine de nous instruire qu'il ne dit
pas son dernier mot dans ce premier recueil et qu'il est capable de chanter des
choses plus hautes et plus dignes que les bois et les fleurs, les regrets d'un
324
LA SYLPHIDE.
amant ou les espérances d'une jeune fille. En effet, Virgile chanta Mœlibée et
Tityre, Amaryllis et Ménalca, avant de faire résonner sur son luth le grand
nom de Troie, les amours de Didon et les infortunes d'Enée. Les premières /leurs
de M. Jules de Gères appartiennent donc à la poésie douce, fugitive et rêveuse.
Le poète y marche un peu à l'aventure, sans trop savoir à quelle école il don-
nera la préférence. Ainsi , quelques unes de ses descriptions rappellent Delisle,
tandis qu'ailleurs, par la forme ou le tour de la pensée on voit qu'il a lu llugo,
Lamartine, Sainte-Beuve; comme toute œuvre de début , les premières flairs se
font remarquer par la superfétation, l'abondance. Il y a quelques mois , Victor
Hugo nous disait à nous-même : — « En commençant , mon plus grand bon-
heur était de publier un livre ; aujourd'hui, je ne m'y décide qu'à regret.» — Quoi
qu'il en soit , M. Jules de Gères possède tout ce qu'il faut pour faire un poète :
il est jeune, il a de la couleur, de l'imagination , des rhythmes heureux et sou-
vent des pensées philosophiques que le vers exprime avec bonheur comme dans
ces deux strophes :
Ce qu'il faul craindre, hélas ! quand la vieillesse arrive
Ce n'est pas tanl le fronl par les rides plissé;
C'est d'être venu seul du fond de son passé.
De n'avoir plus de feuille à son rameau glacé,
D'avoir, en descendant, oublié chaque rive!
Heureux l'arbre et le cœur qui savent retenir
Jusqu'aux froids de l'hiver, jusqu'aux |;laces de l'âge.
Leur plus douce mémoire et leur plus frais ombrage.
Sans qu'ils aient à pleurer dans ce fatal vojage
I/un, une feuille morte, et l'autre, un souvenir.
Cette citation est le meilleur éloge que nous puissions faire de la forme et du
fond des Premières Fleurs, de M. Jules de Gères. *'*
ouR la seconde fois, nous venons remercier le pu-
blic de l'encourageant accueil qu'il a bien voulu faire
à notre Sylphide; pour la seconde fois, jetant un
regard sur notre passé , nous avons quelque droit
peut-être d'en concevoir de l'orgueil. Plus que ja-
mais les grands talens dans tous les genres se rap-
prochent de nous, et le volume qui va suivre celui-
ci , prouvera , nous en avons l'espoir, que nous ne reculons devant aucune
peine, devant aucune dépense pour justifier et pour augmenter, s'il est pos-
sible, notre succès.
Le Dirrv(cw\
DE VlLLliMESSANT.
Piiris, 28 novembre 18'(0.
FI.N l)i: TO.ME UEi:\ni.\iE.
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