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Full text of "La Sylphide : modes, littérature, beaux-arts"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lasylphidemodesl02pari 


LA  SYLPHIDE 


LA  SYLPHIDE 


MODES,   LITTÉRA.TURt:,  BEÂHX-ÀUTS. 


PREMIERE  SERIE. 


TOIJE  H. 


PARIS 


Al  3k      BVKEAIX     OE     I^A     SIlJLPHIDE 

CITE  UES  ITALIENS. 


A    MESSIEIRS 

liARONDK   BAZANCOUUT.   UOGEK    DK  BEALVOIK, 

RAYMOND  BUUCKEU, 

J.   CIJAUDES-AIGUES,  PIÏKE-CHEVALIEU ,    TAXILE    UELOKD, 

FÉLIX  DEUltGE,    ALFKEI)   DES   ESSARTS, 

EMMANUEL  GONZALÈS,   LÉON   GOZLAN,    GEORGES  GUÉNOT-LECOINTE , 

CHARLES CALEMABD  DE  LAFAYETTE, 

STÉPIIEN   DE  LA  MADELEINE,  EDOUARD  OURLIAC, 

JULES  ROBERT,   SAMUEL  ROGER, 

MARQUIS  DE  SALVO.  EDMOND  TÉXIER-DARNOUT. 


\    MESDAMES 


BARONNE  SOPHIE  CONRAD,  BARONNE  MARIE  DE  L  ÈPINAY, 
COMTESSE  FÈLICIE  DE  NARBONNE-PELEÏ. 


Le  DifL-ciL-ur 


TABLE   DES   MATIERES. 


:    I 


Inlrodutlion,  par  M.  de  Villdiiessaiil I 

Modes,  par  M""'  la  hnronne  Marie  de  l'Epinay -i 

O  que  coula  une  pèrlie,  par  M.  I.éon  Gozian f. 

Théàties,  par  M.*" 12 

Planche  27.  —  Gravure  de  modes. 

Modes  ,  par  M™'  la  barnnne  .Marie  de  l'F.pinay i^i 

Une  Robe  de  niicps,  première  partie,  par  M.  le  baron  de  liaz  incoui  I i(i 

Théâtres.  M.  Mécène  .Marié,  par  G.  GiiènH-I-ecoinle 22 

liibliographie 2i 

Planche  2R.  —  Gravure  de  modes 

Modes,  par  M""' la  baronne  .Marie  de  l'Epinay 3ô 

Vue  Robe  de  noces,  deuxième  et  dernière  pirlie,  par  .M.   le  baron  de  Uazancouri.      .      .  2S 

Pievue  des  TlièiUres,  par  .M.  G.  Gucnol-Lecoinle :{.'> 

Planche  29.  — Gravure  démodes 

Modes,  par  .M""   la  baron  c  Marie  de  l'Epinay ■',' 

Lesdeu\  Voisins,  par  M.  Siéphen  de  la  Madeleine lO 

Revue  des  Théâtres,  par  M.  G.  Guénot-I.ecoinle 1  i 

Bibliographie is 

Planche  ;S0. —  Portrjitde  .M""- Euj:énie  Garcia,  par  M.  (izell. 

.Modes,  par  .M"»'  la  baronne  Marie  de  l'Epinay iU 

Baden-Iiaden,  à  M.  de  Villemessanl,  par  .M.  le  marquis  de  Salvo .);{ 

Bibliographie U(l 

Planche3l.  — Gravure  de  modes. 

.Modes,  par  M"""  la  baronne  .Marie  de  l'Epinay lit 

Le  Vengeur  des  Nobles,  première  partie,  par  M.  Emmanuel  Goiizales (;l 

Théâtres,  par  .M.  ■"' ':> 

Planche  32.  —  Gravure  de  modes. 

Modes,  par  M""-  la  baronne  Marie  de  l'Epinay 77 

Le  Vengeur  des  Nobles,  deuxième  partie,  par  M.  Etnrnanuel  Gonzalcs so 

l'héâtres,  parM.  "■* S"* 

Planche  33.  —  Gravure  de  modes. 

Modes,  par  .M'">  la  baronne  Marie  de  l'Epinay H'.i 

Le  Vengeur  des  Nobles,  troisième  et  dernière  partie,  par  .M.  Emmanuel  (ionzales.  .     .  '.)2 

Artistes  moderres. —  IX.  ">'■  Anna  Thillon,  par  .M.  G.  Guénot-Lecointe lOi 

Théâtres  Concerts  et  Fêtes  d'été,  par  M.  "■ lOl 

Planche  34.  —  Portrait  de  .Mme  .\nna  Thillon,  par  M.M.  Bourgarel  cl  Vogt 

.Modes,  par  M""'  la  baronne  Marie  de  l'Epinay lO.S 

l'ne  Confession,  par  .M.  Edmond  Téiier-d'.\rnoul lOÎI 

Restauration  de  la  sal'e  de  l'Opéra,  par  M.  G.  Guénol-Lccoinle 113 

Planche  35.  —  Gravure  de  modes. 

-diodes,  par  .M""' la  baronne  Marie  de  l'Epinay Il" 

Diablerie,  173'J,  par  .M.  Félix  Deriège 120 

Les  Artistes  à  Baden-Baden,  à  M.  de  Villeniess  ml,  par  .M.  le  comte  de    ■"■ I2.i 

Ihéàtres,  par  .M.*" .     .  12.S 

Planche  36.  — Gravure  de  modes. 

.Modes ,  par  M'"' la  baronne  Marie  de  l'Epinay 12!) 

Physiologie  de  la  W.ilc  ,  par  .M""  la  baronne  Sophie  Conrad 133 

Artistes  modernes. —  X.  .Marie  faglioni,  par  M.  G.  Guénot-Lecointe 137 

Théâtres,  par  M.  ■■• 139 

Planche  37.  —  Portrait  de  M"'  .Marie  Taglioni,  par  MM.  Bourgarel  el  Gzell. 

Modes,  par  M""- la  baronne  .Marie  de  l'Epinay ..     .  Hl 

La  Syrènc,  première  partie,  par  M.  Charles  Calemard  de  l.afayelle Hit 

Ihéàtres,  par  .M.  '• 152 

Planche  3S.  —  (iravure  de  modes. 

Modes  par  .M""  la  baronne  .Marie  de  l'Epinay "     ' 153 

La  .S)  rêne,  deuxième  el  dernière  partie,  per. M.  Charles  Calemard  de  Lafayelte     .     .  157 

Opéra,  la  Diabti:  nmouitH.v,  par -M.  G.  Guènot-Lecoinle 165 

Planche  3!l.  —  (îravure  de  modes. 

Jlodes,  par  M""'  la  baronne  .Marie  de  l'Epinay 169 

i.e  tour  te  France,  par  .M.  Edouard  Ourliac 173 

rhéàlre-Frani,ais,  /.(i/iéiiimo»/ ,  par  M.  G.  Guénot-Lecoinlr 177 

Planche  in.  —  Gravure  de  modes . 


!    1 


TAELE    DKS  VVTUaSES. 

iMoïk's,  piir  M""  la  baronne  Marie  (Jf  ri'pinay ISI 

I.es  Voll' s  Amours,  prcinicrc  partie,  par  M.  G.  Guénol-Lccuiiilc IS4 

Théàlrcs,  par  !\I.  ■■■•. ISIl 

Planehe  il.  —  Gra\ure  de  modes. 

Modes,  par  iM""- la  baronne  Marie  de  l'Epinay lai 

Les  Toiles  Amours.  deu\'énie  et  dernière  parlie,  p.ir  M.  G.  Gu(*nol-l.ecoinle  .      ...  196 

Théâtres,  par  M. '•■ 204 

Planche  12.  —  Gravure  de  modes. 

.Modes,  par  M""' la  baronne  Marie  de  l'F.piiiay 205 

Les  cheveux  du  Marquis,  première  partie,  par  M.  Roger  de  Beauvoir 2i)9 

Artistes  modernes.— XI.  M'if  lîlisaJulian,  par  M.  Samuel  Hoger 2i:i 

Théâtres,  Bibliographie 210 

Planche  43.  —  Portrait  de  MUf  Elisa  Julian,  par  M.  C.-.I.  Traviés. 

Modes,  par  M""- la  baroiM)e  Marie  de  l'Epinay 21" 

Les  cheveux  du  Marquis,  deuxième  et  dernière  partie,  par  .M.  Roger  de  Beauvoir.     .     .  222 

Opéra-Comique, /n /l'eme  7('a"»(',  par  M.  G.  Guénot-I.eçoinle 22G 

Planche  44  —  Gravure  de  modes. 

Modes,  par  M"'<î  la  baronne  Marie  de  l'Epinay 229 

Le  Bouton  de  Rose,  par  M""  la  comtesse  Félicie  de  Narbonne-Pelel 234 

Beaux-Arts,  par  M.  G.  Gnénot-Lecointe 2:!!' 

Planche  4ô.  —  Gravure  de  modes. 

Modes,  par  M™f  la  baronne  Marie  de  l'Epinay 241 

Un  Baiser  sur  la  main,  par  M.  Pitre-Chevalier 244 

Artistes  modernes. —  XH.  M"''  Pauline  Leroux  ,  par  M.  Jules  Robert 218 

Le  Festival  de  l'Opéra,  par  M.  Samuel  Roger 2,')0 

Planche  4C.  —  La  scène  de  la  Séduction  du  Diable  nnninmi.t ,  par  M.  Challamel. 

Modes,  par  M""^  la  baronne  Marie  de  l'Epinay 253 

La  Loge  du  Maestro,  par  M.  Alfred  des  Essaris 258 

Revue  des  Théâtres 2G4 

Planche  47.  —  Gravure  de  modes 

Modes  ,  par  M""-  la  baronne  Marie  de  l'Epinay 2G5 

Un  Début  dans  la  diplomatie  ,  par  M.  J.  Chaudes-Aiguës 268 

Le  village  de  Silvio,  par  M.  Raymond  Brucker 272 

Revue  des  Théâtres,  des  Arts  et  de  la  Littérature,  par  M.  G.  Guénol-Lecointe.     .     .     .  273 
Planche  4S.  —  Gravure  démodes. 

Modes,  pargM"""  la  baronne  Marie  de  l'Epinay 277 

Un  IJébut  dans  la  diplomatie,  deuxième  et  dernière  partie,  par  M.  J.  Chaudes-Aiguës     .  280 

Uu  dimauche  au  Thiergarten,  par  M"""  la  baronne  Sophie  Conrad 283 

Revue  des  Théâtres  et  des  Arts,  par  M.  G.  Guénot-Lecointe 285 

Planche  49.  — Gravure  de  modes. 

Modes,  par  M""   la  baronne  Marie  de  l'Epinay 289 

Le  Sarniate,  première  partie,  par  M.  Taxile  Delord 292 

Théâtre-Français,  le  /'enc  d'Eau 299 

Planche  50.  —  Gravure  de  modes. 

Modes,  par  M">"î  la  baronne  Marie  de  l'Epinay 301 

Le  Sarniate,  deuxième  et  dernière  partie,  par  M.  Taxile  Delord .306 

Revuedes  Théâtres  et  des  Concerts,  par  M.  "'* 3ll 

Planche  51. — Gravure  de  modes. 

Modes,  par  M™<' la  baronne  Marie  de  l'Epinay 313 

Le  Rajeunissement  de  Phares 316 

Beaux-.Arls.  La  Cité  des  Italiens,  par  M.  Samuel  Roger 320 

Théâtres,  par  M.  ••• 322 

Bibliographie -323 

Planche  52.  —  La  Cité  des  Haliens. 


ï,â  SYLPHIDE 

c^*v    Ctvp  II  4.- 1  Ui'.»,.>,  //^^///.^  .'It.wcl  ,*"L\.^OAav'    ChotOiMil  ,  .■>  *? 


DIRECTION,    RUE    O'HAMOVRE,    17 


LA  SYLPHIDE 


MODES,    LITTÉRATURE,   BEAUX-ARTS. 


lîSTRODUCTION. 


IX  mois  se  sont  écoulés  depuis  le  jour  où ,  pour  la 
première  fois,  nous  avons  mêlé  notre  parole  timide 
à  toutes  ces  grandes  et  éloquentes  Toix  de  la  presse 
périodique.  Alors  nous  étions  encouragé  par  l'es- 
poir du  succès;  maintenant,  nous  pouvons  le  dire 
sans  orgueil,  ce  succès  a  dépassé  notre  attente. 
Le  public  a  rendu  justice  aux  nombreux  efforts 
que  nous  avons  faits  dans  le  but  de  nous  concilier 
ses  sympathies;  il  s:iit  que  nous  n'avons  jamais 
passé  sous  silence  aucune  question  un  peu  impor- 
tante dans  les  modes ,  les  arts,  la  littérature  ou  le 
théâtre;  et  il  ne  nous  reste ^  en  commençant  ce 
second  volume,  qu'à  faire  des  vœux  pour  que  l'a- 
venir nous  soit  aussi  favorable  que  le  passé. 
Ce  n'est  pas  nous,  d'ailleurs,  qui  faiblirons  en  chemin;  ce  n'est  pas  nous  qui 
reviendrons  sur  nos  pas  dans  ce  nouveau  et  laborieux  pèlerinage  que  nous  al- 
lons entreprendre  au  milieu  des  piltoresques  féeries  de  la  mode,  de  la  littéra- 
ture el  du  grand  monde.  —  Déjà  nous  avons  été  honoré  de  la  collaboration 
active  de  MM.  Roger  de  Beauvoir,  Raymond  Brucker.  Emile  Deschamps,  Léon 
Escudier,  Alphonse  Esquiros,  Alfred  des  Essarts,  Arnould  Frémy,  Guénot- 
Lecointe,  Arsène  Houssaye,  Lottin  de  Laval,  le  marquis  de  Salvo,  etc.,  etc.; 
de  M""  J.  d'Abrantès,  la  baronne  Sophie  Conrad,  Anna  des  Essarts,  Juliette 
Lormeau,  Julia  Michel,  la  vicomtesse  de  Narbonne-Pelet,  Clémence  Robert  ;  en- 
fin, de  tout  ce  qui  brille  et  de  tout  ce  qu'on  aime  dans  la  presse  et  dans  le  ro- 
man. Voici  qu'au  frontispice  de  ce  nouveau  volume,  Léon  Gozlan  inscrit  le  pre- 
mier son  nom  ;  après  lui,  le  baron  de  Bazancourt ,  Emmanuel  Gonzalès,  AI- 


LA    StLPUIDE. 


phonse  Karr,  Jules.  Saiideau,  Frédéric  Soulié,  et  d'autres  écrivains  jeunes  d'i- 
magination et  de  cœur,  nous  prêteront  l'appui  de  leur  réputation  et  de  leur 
talent. 

M°"  la  baronne  Marie  de  l'Epinay  traitera  la  mode  avec  ce  goût,  cette  grâce 
et  cet  esprit  que  l'on  aime  tant  dans  ses  livres,  et  qu'on  a  tant  regretté  quand 
cessa  de  paraître  la  Gazette  des  Salons,  journal  de  modes,  dont  M°"^  Marie  de 
l'Epinay  avait  fait  une  adorable  causerie  de  femme  élégante  et  de  femme  du 
monde.  La  Sylphide,  aidée  de  tous  les  charmes  du  style  et  de  toute  la  finesse 
des  aperçus  de  sa  noble  collaboratrice,  va  ressusciter  et  continuer  la  Gazette 
des  Salons ,  et  elle  espère  qu'à  ce  titre  les  hauts  et  puissans  abonnés  de 
M""  Marie  de  l'Epinay  deviendront  les  siens. 

Bien  loin  donc  de  déchoir  avec  le  temps,  le  temps  nous  entraîne  vers  des 
améliorations  incessantes  aussi  bien  pour  le  fond  que  pour  la  forme.  Ce  second 
volume  l'emportera  encore  sur  le  premier  par  toutes  les  richesses  du  luxe 
typographique.  Pour  l'embellissement  de  nos  pages  nous  avons  acquis  l'alpha- 
bet monumental  de  MM.  Lacoste  père  et  fils  qui  est  assurément,  en  ce  genre,  le 
chef-d'œuvre  de  la  gravure  contemporaine  ;  c'est  encore  à  MM.  Lacoste  que 
nous  devons  d'admirables  vignettes  ,  des  lettres  ornées  d'un  charmant  style 
et  des  ornenuiis  d'un  goût  parfait.  Nous  n'épargnerons  rien  pour  que  nos 
encadremens  et  nos  titres  soient  d'accord  avec  toutes  ces  enjolivures  de  l'art. 
Nos  gravures  de  modes  sont  confiées  à  de  très  habiles  mains,  nos  portraits 
d'artistes,  tous  dessinés  d'après  nature,  seront  traités  avec  un  soin  spécial,  et 
indépendamment  de  ces  promesses  qui  seront  tenues  avec  fidélité,  car  nos  lec- 
teurs n'ont  contracté,  avec  nous,  l'habitude  d'aucun  mécompte,  on  peut  être 
sûr  que  nous  n'en  resterons  pas  là,  et  que  tant  que  l'art  et  le  luxe  progresse- 
ront dans  notre  beau  pays  de  France,  nous  n'aurons  jamais  dit  notre  dernier 
mot. 

Parie,  4  juillet  )S4e. 

Le  directeur  de  la  Sylphide, 

DE  VILLEMESSANT. 


LA   SYLPHIDE. 


\o  ^'^  y*ç  y*^  9' ^  y 


A  Madame  ' 


4  juillol  I8i0. 


ous  aussi,  madame,  vous  avez  abandonné  ce  pau- 
vre Paris  et  vous  êtes  allée  chercher  sous  d'épais 
ombrages  le  repos  et  la  fraîcheur  qu'on  ne  trouve 
])lus  ici.  Cependant,  toute  dédaigneuse  soyez-vous 
de  ta  grande  ville,  il  vous  faut  encore  en  entendre 
parler  ;  car,  disons-le ,  que  deviendrait  une  jolie 
femme  qui  resterait  six  mois  étrangère  à  toutes 
ces  délicieuses  distractions  qui  composent  la  vie 
parisienne  ;  ne  se  croirait-elle  pas  au  désert  de 
Sahara  ?  Cependant,  ne  pensez  point,  je  vous  prie, 
que  cet  exorde  soit  de  ma  part  un  reproche  mal 
déguisé,  et  que  je  me  repente  de  la  promesse  que 
je  vous  ai  faite  ;  non,  madame  ;  j'aurai ,  au  con- 
traire, tout  le  plaisir  possible  à  vous  entretenir  des 
joies  mondaines  que  vous  avez  quittées  ;  je  vous 
dirai  nos  modes  les  plus  nouvelles  et  les  plus  distinguées  ;  je  vous  dirai  la  forme 
de  ces  robes  charmantes  que  vous  portez  avec  tant  de  grâce  ;  je  vous  dirai 
comment  vos  beaux  cheveux  doivent  être  ornés  pour  plaire  davantage;  de 
quelle  façon  vos  jolis  pieds  doivent  être  chaussés  ;  et  je  ferai  tant  et  si  bien,  qu'au 
jour  où  vous  rentrerez  dans  nos  murs,  il  vous  semblera  n'en  être  pas  sortie. 
'Vous  voyez  que  je  m'impose  une  tâche  pleine  et  entière,  et  je  n'invoque  dans 
votre  esprit,  comme  garant  de  mes  promesses,  que  le  souvenir  du  passé  !  C'est 
au  nom  de  ce  même  passé  que  je  réclame  à  mon  tour  cette  aimable  et  bonne 
indulgence  avec  laquelle  vous  me  gâtiez  autrefois.  Vous  le  voyez,  je  ne  pouvais 
choisir  une  plus  séduisante  messagère,  et  ma  jolie  Sylphide  mérite  bien  les 
honneurs  qu'on  lui  rend  :  elle  qui  n'etïlcure  de  ses  ailes  que  les  plus  gra- 
cieuses choses,  doit  trouver  accès  près  de  vous. 

Que  vous  dirai-je  de  nos  modes  aujourd'hui  ?  Hélas  !  avec  les  fleurs  s'éva- 
nouissent les  parfums,  et  chaque  matin  Paris  perd  les  roses  de  son  parterre, 
qu'on  lui  arrache  à  grand  renfort  de  chevaux  et  de  postillons  :  c'est  vous  dire 
que  la  Mode,  elle  aussi,  va  porter  ses  trésors  loin  de  nous.  Elle  n'est  cepen- 
dant pas  si  ingrate  envers  les  fidèles  de  sa  capitale  qu'elle  ne  leur  lais.se  encore 


I,  V  svi.PiiiDi;. 


de  quoi  faire  une  auiiile  moisson.  D'ailleurs,  ne  gardons-nous  pas  tous  les  bons 
faiseurs,  et  n'est-ce  pas  là  un  musée  où  nous  voyons  renaître  chaque  jour  les 
plus  jolies  créations? 

M""  Seguin  a,  dans  ce  moment,  une  charmante  collection  de  capotes  et  de 
chapeaux  en  paille  de  riz  ;  c'est  sans  contredit  les  deux  genres  de  coiffures  qui 
se  portent  le  plus  à  celte  époque  de  la  saison.  Sur  les  pailles  de  riz,  rien  n'est 
plus  gracieux  qu'une  écharpe  écossaise  aux  nuances  un  peu  claires,  ou  des  or- 
nemens  tout  blanc,  soit  en  fleurs,  soit  en  crêpe.  Les  capotes  en  dentelles  sont 
de  la  plus  haute  élégance;  on  les  orne  d'une  guirlande  de  fleurs  ;  la  nuance  li- 
las  est  très  en  vogue.  —  Beaudran  qui,  ainsi  que  vous  le  savez,  est  une  aulorilé 
en  fait  de  modes,  pose  quelquefois  sur  ses  capotes  blanches  et  transparentes 
une  rose  en  crêpe  ponceau,  ce  qui  est  d'un  fort  joli  effet  avec  une  toilette  toute 
blanche,  relevée  par  une  broche  et  des  bracelets  en  coraux.  Pour  ces  robes 
blanches  ,  Palmire  a  imaginé  des  corsages  qui  en  rehaussent  l'élégante 
simplicité  ;  ils  sont  en  cœurs  assez  ouverts,  et  plissés  sur  des  coulisses  qui  for- 
ment éventails  :  cette  forme  élargit  la  poitrine  et  sied  à  ravir.  A  ces  robes, 
qui  sont  toujours  en  organdi  ou  en  mousseline  claire,  Palmire  adapte  des 
manches  à  deux  bouillons,  séparés  par  un  poignet,  quidescendent  jusqu'à  mi- 
bras  et  rendent  indispensables  ces  charmans  gants  lacés  de  Mayer,  qui  a 
porté  l'art  de  ganter  à  sa  dernière  perfection  ;  et,  disons-le,  il  n'y  a  pas  de  toi- 
lettes parfaites ,  si  les  gants  ne  sont  pas  en  harmonie  avec  le  reste.  Les  gants 
et  la  chaussure...,  un  homme  d'esprit  et  de  goût  disait  que  pour  lui  c'était 
toute  la  révélation  de  la  femme  distinguée. 

En  fait  de  lingerie,  ce  qui  m'a  semblé  le  plus  nouveau  est  un  Gchu-pélerine 
avec  un  petit  collet,  qui  se  termine  par  deux  longues  écharpes,  le  tout  garni  de 
dentelles  et  venant  se  nouer  derrière  la  taille.  Ce  genre  de  fichu  ne  peut  conve- 
nir qu'aux  femmes  grandes  et  à  la  taille  élancée  ;  et  je  dirai  à  ce  propos  que 
les  femmes  doivent  toujours  moins  s'arrêter  à  la  mode  du  jour  qu'à  la  mode 
qui  leur  sied  :  les  blondes,  les  brunes,  les  grandes,  les  petites  femmes,  ne 
peuvent  porter  ni  les  mêmes  couleurs,  ni  les  mêmes  formes.  Cette  réticence  me 
ramène  tout  naturellement  à  parler  des  volans,  genre  de  garniture  qui  est  de- 
venu un  écueil  pour  la  diversité  des  tailles;  car,  je  le  répète,  toutes  les  fem- 
mes ne  peuvent  ou  ne  doivent  point  porter  des  volans  ;  aussi  est-ce  avec  cette 
entente  de  bon  goût,  que  l'on  retrouve  toujours  chez  nos  bonnes  couturières  de 
Paris ,  qu'elles  ont  imaginé  cette  variété  innombrable  dans  la  manière  de 
garnir  les  robes.  Quoi  de  plus  joli  pour  une  femme  de  taille  moyenne  que  deux 
bo\)iItons  séparés  par  des  entre  deux  de  points  à  jour  ou  ces  larges  plis  brodés 
d'une  petite  valencicnnes,  qui  sont  d'une  simplicité  si  élégante!  Les  jupes  ornées 
sur  le  devant  sont  aussi  très  convenables  pour  les  petites  femmes,  qui  doivent 
lais.ser  aux  plus  grandes  les  hauts  volans  et  tout  ce  qui  fait  masse  et  rapetisse. 


LA  SYLPHIDE. 


Depuis  que  Ion  a  étendu  la  spécialité  des  châles  et  que  l'on  ne  se  contente 
plus  du  classique  cachemire,  cette  branche  dindustrie  apris  une  extension  pro- 
digieuse :  la  nuance  et  le  tissu  des  châles,  varient  à  l'égal  de  la  nuance  et  du 
tissu  des  étoffes  employées  à  faire  les  robes  ;  il  est  cependant  à  remarquer  que 
les  châles  en  tissu  de  soie ,  portés  par  les  femmes  de  la  haute  société ,  sont 
plutôt  choisis  dans  les  couleurs  foncées  :  j'en  excepte  les  châles  blancs  ;  pour 
les  cachemires ,  les  fonds  gros-bleu  ou  noirs  semblent  avoir  la  préférence,  du 
moins  c'est  ce  que  j'ai  cru  remarquer  au  milieu  des  beautés  de  ce  genre  que 
possède  la  maison  Rosset ,  si  connue  pour  être  le  rendez-vous  privilégié  des 
femmes  de  haute  distinction.  Je  ne  quitterai  pas  le  chapitre  des  châles, 
sans  vous  dire  un  mot  d'un  objet  qui  s'en  rapproche,  je  veux  parler  des  écharpcs 
revenues  à  la  mode  cet  été  avec  une  espèce  de  fureur  ;  on  en  fabrique  dans 
tous  les  genres  possibles,  mais  j'ai  remarqué  qu'il  fallait  déjà  un  peu  se  défier 
de  celles  à  quadrille  écossais,  qui  sont  peut-être  un  peu  déchues  du  type  de 
bon  goût  qui  les  distinguait  d'abord;  il  en  est  ainsi  de  toutes  les  jolies  choses, 
elles  plaisent  à  tous  et  tous  s'en  emparent;  je  crois  que,  pour  le  moment, 
l'écharpe  habillée  que  l'on  doit  conseiller  à  une  femme  vraiment  élégante,  est 
une  écharpe  en  organdi ,  encadrée  d'une  large  rivière  entremêlée  de  légères 
broderies  d'or  et  frangée  de  fils  blancs  et  or  ;  pour  les  soirées  à  la  campagne, 
ces  écharpes  sont  ravissantes.  —  On  s'occupe  beaucoup  des  costumes  d'ama- 
zones, c'est  le  momerit  ou  jamais,  cependant  je  n'ai  pas  remarqué  de  ehange- 
mens  bien  notables  dans  ce  genre  de  toilette  demi-masculine  :  les  corsages 
sont  toujours  plats  et  ouverts  sur  le  devant  pour  la  plupart ,  laissant  voir  une 
chemisette  plissée,  boutonnée  par  six  petits  boutons  de  corail  ou  de  perles  ;  le 
col  de  la  chemisette  est  carré  et  rabat  sur  la  cravate  que  le  bon  goût  exige  être 
noire  ou  ponceau  foncé  ;  les  manchettes  sont  unies  et  montant  très  haut  sur  le 
poignet  ;  après  bien  des  essais  pour  varier  la  coiffure,  on  est  revenu  aux  cha- 
peaux d'hommes,  qui ,  s'ils  ne  sont  point  gracieux  ,  sont  encore  à  ce  qu'il  pa- 
raît ce  qu'il  y  a  de  plus  commode.  Quelquefois  la  robe  d'amazone  est  ornée  sur 
le  corsage  et  jusqu'au  bas  de  la  jupe  de  légères  passementeries;  mais  plus 
souvent  on  les  porte  tout  unies.  Le  seul  objet  vraiment  de  luxe  obligé  pour  ce 
costume  est  la  cravache ,  on  en  fait  maintenant  un  objet  d'écrin ,  et  la  cra- 
vache de  M"'  de  M***,  qui  est  la  femme  de  Paris  qui  monte,  sans  contredit,  le 
mieux  à  cheval ,  n'a  pas  coûté  moins  de  douze  mille  francs  !  L'or  le  plus  ar- 
tistement  ciselé  et  les  pierres  les  plus  précieuses  forment  à  la  poignée  un  as- 
semblage délicieux. 

Voilà  ce  que  j'avais  mis  en  réserve  pour  mon  bulletin  de  modes  d'aujour- 
d'hui ,  madame .  et  cependant  je  ne  le  terminerai  pas  sans  vous  parler  de 
deux  spécialités  qui,  certes,  doivent  trouver  leur  place  ici;  d'abord,  des  nouveau- 
tés de  tous  les  genres  qui  viennent  chaque  jour  se  succéder  dans  les  fashio- 


LA    SYLPHIDE. 


nables  magasins  d(2  la  Boule  dOr,  que  vous  visitiez  si  souvent  pendant  votre 
séjour  à  Paris.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  gracieux ,  d'élégant ,  se  trouve  réuni 
dans  ces  magasins,  dont  la  renommée  s'étend  tous  les  jours  davantage  ,  re- 
nommée qui  leur  est  due  à  des  titres  incontestables.  Ensuite,  je  vous  dirai  un 
mot  des  magnifiques  bronzes  de  M.  Thomire,  dont  l'art  semble  arrivé  à  son 
apogée  ;  rien  de  plus  grandiose  que  les  modèles  qu'il  nous  offre,  modèles  où  le 
travail  et  la  perfection  du  dessin  ne  le  cèdent  en  rien  l'un  à  l'autre  ;  aussi 
M.  Thomire  est-il  devenu  le  fournisseur  obligé  de  tous  ces  beaux  appartemens 
que  l'on  décore  aujourd'hui  avec  tant  de  luxe  et  de  style. 

]»""■  WAUIE  DK  I/KPINAY. 


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CE    QUE   COUTA  UNE  PECHE  . 

epuis  la  présentation  de  Samuel  Bernard  à  Louis  XIV 
dans  les  jardins  de  Versailles,  tous  les  financiers  met- 
taient pour  coiidifion  tacite  autrefois,  lorsqu'on  avait 
recours  à  eux  pour  quelque  gros  emprunt,  qu'on  leur 
ménagerait  sans  afl'ectation  l'Iionneur  d'une  entrevue 
avec  le  roi.  L'exigence  était  forte;  beaucoup  de  cour- 
tisans la  trouvaient  monstrueuse ,  même  sous  le  règne 
,  do  Louis  XV,  où  l'on  commençait  à  se  relâcher  un 
peu  de  la  rigoureuse  étiquette  du  règne  précédent. 
Cependant  comme  il  Idlidit  payer  les  dettes  de  la  cour,  quelque  fierté  qu'on  eût, 
on  finissait  par  fermer  les  yeux  sur  les  prétentions  de  tous  ces  hommes  d'argent 
et  le  scandale  se  consommait. —  On  connaît ,  par  tradition  ,  l'immense  fortune 
du  financier  Bourei.  Où  l'avait-il  gagnée?  c'est  un  mystère:  peut-être  dans  le 
sel,  peut-être  dans  les  grains,  peut-être  dans  les  fournitures,  peut-être  avec  rien, 
supposition  la  plus  probable  de  toutes  ;  car  fargcnt  est  comme  Ibuile,  il  n'y  a 
qu'à  en  battre  long-temps  et  avec  adresse  quelques  gouttes  pour  en  former  des 
montagnes  d'écume. 

Bourei ,  le  financier  était,  on  ne  sait  combien  de  fois  ,  millionnaire  ;  et  à 
l'époque  peu  puritaine  de  sa  prospérité,  c'était  sous  le  roi  Louis  XV,  on  disait 
qu'il  la  dépensait  bien.  Il  faut  entendre  par  là  qu'il  avait  sa  petite  maison  du 
faubourg,  de  nombreux  amis  à  sa  table,  ses  grandes  entrées  dans  les  coulisses 
des  théâtres  lyriipies,  chevaux,  équipages  et  fines  soirées  dans  ses  salons  où  l'or 
de  ses  coffres  semblait  avoir  germé  en  arabesques  le  long  des  murs.  Nous  ne 


*  Celte  nouvelle,  de  même  que  tous  les  articles  que  publie  la  Sijl]>Uide,  élanl  cnlicrement 
inéilile,  ne  pourra  èlre  reproduite  sans  l'autorisation  du  Kirecteur  el  de  M.  I.éon  Gozian. 


LA   .•>\L1'11IUE. 


répéterons  pas  avec  son  siècle  qu'il  ouvrait  une  voie  lieureuse  à  ses  revenus  en 
les  faisant  écouler  ainsi  ;  mais  nous  regretterons  toujours  la  perte  des  caractères 
comme  le  sien  dans  notre  société  sans  caractères.  Aujourd'hui,  le  financier  en- 
richi cache  son  or  dans  ses  capitaux  et  ses  caiiitaux  dans  le  fond  bien  ténébreux 
de  la  province  ou,  ce  qui  est  pis,  dans  les  souterrains  des  banques  étrangères.  Ce 
sont  des  fortunes  ternes  ;  nul  ne  les  voit,  pas  même  ceux  qui  les  possèdent;  ils 
lèguent  aux  enfans  des  inscriptions  sur  Vienne  ou  sur  Amsterdam  ;  et  les  enfans 
n'en  jouissent  pas  plus  que  les  pères.  Tout  se  réduit  à  quelques  chiffres  qu'on  se 
passe  de  main  en  main.  On  est  mathématiquement  riche.  Plus  de  grandes  folies 
à  faire  parler  toute  l'Europe,  et,  ce  qui  vaut  mieux,  à  faire  travailler  les  artistes. 
Que  de  tableaux  !  que  de  tapisseries  !  que  do  meubles  !  n'exigeaient  pas  ces  palais 
d'orgueil  ou  de  plaisir  construits  [)ar  la  finance!  Nous  lui  devrons  encore  pen- 
dant cinq  cents  ans  ces  milliers  de  dieux  domestiques  dont  nous  parons  nos  chemi- 
nées et  nos  tablettes.  Les  hommes  d'argent  avaient  imaginé  et  payé  cela  quelques 
années  avant  la  révolution,  ce  terrible  déménagement  pendant  lequel  on  a  cassé 
le  nez  à  tant  de  petits  amours  et  les  doigtsà  tant  de  jolies  bergères.  Et  que  ne  leur 
doit  pas  aussi  la  littérature  !  Ils  se  laissaient  copier  si  complaisamment  par  les  ro- 
manciers et  si  facilement  mettreen  scène  parles  poètes,  et  sans  se  fâcher!  Ils  riaient 
les  premiers  de  leur  embonpoint  chinois,  de  leurs  gros  galons  d'or,  de  leur 
figure  ronde  et  de  leurs  propos  si  pesamment  alambiqués.  Quel  plaisir  aurait-on 
aujourd'hui  à  voir  reproduit  sur  la  scène  un  banquier  vêtu  de  noir,  causant  avec 
un  avocat  de  son  espèce  des  droits  électoraux.  — ^Entraîné  dans  d'excessives  dé- 
penses, Louis  XV  eut  recours  toute  sa  vie,  comme  son  grand  aïeul,  aux  emprunts 
les  plus  ruineux  ;  tout  déplorable  qu'il  fût,  ce  moyen  résistait  parfois.  Les  rem- 
boursemens  ne  s'étaient  pas  cITt-ctués  en  toute  occasion  avec  l'exactitude  conve- 
nue. Beaucoup  de  financiers  reculaient  devant  le  téméraire  honneur  de  prêter 
leurs  pistoles  au  roi,  elTrayés  de  la  menace  lointaine  d'une  banqueroute. 

A  cette  époque  de  doute  sur  la  solvabilité  de  la  cour,  il  fut  proposé  à  Bourei 
<le  prêter  un  certain  nombre  de  millions  à  Louis  XV,  dont  les  coffres  avaient 
été  mis  à  sec  par  des  dépenses  imprévues,  comme  si,  roi  ou  particulier,  de  telles 
dépenses  ne  devraient  pas  se  prévoir  les  premières.  Après  avoir  stipulé  les  ga- 
ranties de  l'emprunt,  Bourei  ajouta  qu'il  ne  consentirait  à  obliger  la  cour,  car  le 
nom  du  roi  n'était  jamais  prononcé  ouvertement  dans  ces  sortes  de  marchés,  si 
on  ne  lui  accordait  pas  la  faveur  d'être  présenté  au  roi.  Il  tenait  singulièrement  à 
im  honneur  dont  ses  descendans  auraient  le  droit  de  s'enorgueillir  un  jour.  Ne 
(louvant  leur  laisser  un  nom  illustré  par  les  armes  ou  sous  la  toge,  ni  même  un 
nom  grand  dans  les  lettres,  il  trouverait  un  dédonmiagement  à  l'obscurité  de  son 
origine  dans  l'immense  retentissement  que  donnerait  à  sa  vie  la  haute  distinction 
dont  il  était  jaloux. — Le  négociateur  pour  la  cour  suspendit  sur-le-champ  la 
transaction  ;  il  n'osa,  avec  raison,  prendre  sur  lui  de  laisser  espérer  à  Bourei 
inie  satisfaction  si  démesurée.  Etre  présenté  au  roi  Louis  XV,  parler  au  roi  1 
mais  (]ue  de  genlilshommes  de  l'origine  la  meilleure  n'auraient  pas  obtenu,  sans 
des  motifs  de  la  plus  profonde  gravité,  l'honneur  sollicité  par  le  simple  financier 
Bourei. 

Cependant  l'intermédiaire  oITicieux  rapporta  au  gouverneur  du  palais  et  celui- 
ci  au  premier  ministre  le  désir  ds  l'orgueilleux  prêteur.  Prenant  le  roi  dans  un 
moment  de  bonne  humeur,   le  prcmiur  ministre  tenta  d'aborder  la  difTirullé. 


LA   STLPIMDE. 


Quoique  très  large  en  matière  de  mœurs,  le  roi  Louis  XV,  il  ne  faudrait  pas  s'y 
tromper,  n'était  pas  plus  maniable  sur  l'étiquette  que  Louis  XIV  et  bien  d'autres 
rois  dont  la  popularité  a  fait  son  temps.  Louis  XV  refusa  net  d'abord  ;  c'était  un 
fâcheux  précédent  à  établir;  les  gentilshommes  ne  s'encanaillaient  que  trop 
chaque  jour  ;  l'exemple  aggraverait  le  mal,  et  le  mal  était  des  plus  tristes.  Chaque 
chose  a  sa  place  à  garder  :  les  pins  ne  descendent  pas  dans  la  vallée,  les  astres  restent 
à  leur  place.  J'ignore  si  le  roi  se  servit  entièrement  de  ces  deux  comparaisons; 
mais,  après  avoir  opposé  un  refus  formel  à  la  fantaisie  de  Bourei,  il  se  montra  peu 
à  peu  moins  difficile  ;  enfin  il  consentit  à  l'entrevue.  Le  vide  de  ses  coffres  plai- 
dait aussi  bien  éloquemment  pour  le  financier  jaloux  de  le  voir  et  d'échanger  avec 
lui  quelques  paroles.  L'autorisation  ne  fut  pourtant  pas  donnée  sans  réserve. 
Bourei  ne  serait  pas  reçu  avec  la  plus  simple  formule  d'étiquette,  on  ne  l'annon- 
cerait pas,  il  ne  serait  pas  noté  d'avance  sur  le  livre  des  réceptions,  on  ne  le 
présenterait  pas  au  sortir  de  la  messe  ;  mais  le  roi,  en  se  promenant  à  Marly,  per- 
mettrait à  Bourei  de  l'aborder  et  de  lui  offrir  ses  hommages. 

Le  lendemain,  si  ce  n'est  le  jour  même,  les  millions  du  financier  étaient  portés 
sans  bruit  aux  Tuileries.  Des  deux  paris,  la  transaction  était  dûment  consentie. 
Je  voudrais  pouvoir  dire  fil  à  fil  toutes  les  émotions  répandues  dans  l'ame  de 
Bourei,  lorsqu'il  fut  conduit  à  Marly,  et  placé  au  milieu  de  l'allée  par  où  devait 
passer  le  roi,  qui,  probablement,  se  préoccupait  beaucoup  moins  de  la  rencontre. 
—  Quelle  opération  de  finance  avait-elle  jamais  tant  fait  battre  son  cœur  sous 
son  ample  gilet  de  satin  à  raie  d'or  ?  Humann  ,  dont  l'admirable  ciseau  dissimule 
l'âge  et  l'embonpoint,  n'existait  pas  encore.  Comment  le  regarderait  le  roi  ?  Que 
lui  dirait  le  roi  ?  Oh  !  prévoir  ses  paroles,  afin  d'arranger  dans  sa  tète  une  ré- 
ponse triomphale  ,  comme  on  les  rapporte  dans  l'histoire,  qui  évite  souvent  aux 
gens  la  peine  de  les  faire. 

Lorsqu'il  vit  venir  lentement  vers  lui  Louis  XV,  appuyé  sur  son  jonc  à  pomme 
d'or,  Bourei  perdit  et  son  enthousiasme  raisonneur  et  ses  plus  ingénieux  pro- 
jets de  soutenir  la  conversation  tant  souhaitée.  Ses  jambes  ondulèrent  comme  les 
arbres  plantés  près  de  lui  ;  il  eût  été  incapable  de  faire  une  addition,  tant  son 
sang-froid  l'avait  quitté.  Il  s'en  remit  au  hasard,  et,  le  chapeau  à  la  main,  le 
corps  arrondi  autant  que  le  dessin  de  sa  surface  le  permettait ,  il  attendit  le  pas- 
sage de  Louis  XV.  Les  princes  jouaient  en  ce  moment  au  mail;  et  les  dignitaires 
avaient  compris  que  l'intention  du  roi  était  d'être  seul.  Décidé  au  sacrifice  que  la 
nécessité  lui  imposait,  le  roi  voulut  s'acquitter  de  son  engagement  avec  la  meil- 
leure grâce  possible.  S'arrètant  devant  Bourei,  il  ôta  son  chapeau  et  lui  dit  :  — 
«  Monsieur  Bourei,  je  me  promets  le  plaisir  d'aller  manger  une  pêche  à  votre 
campagne,  puisque  vous  m'avez  rendu  visite  à  Marly.  » 

Et  le  roi  était  déjà  loin  que  Bourei,  foudroyé  do  bonheur,  n'avait  pas  encore 
trouvé  une  réponse  à  la  haute  et  singulière  marque  d'estime  qu'il  venait  de  rece- 
voir. Le  roi  de  France  lui  avait  promis  d'aller  manger  une  pèche  à  sa  maison 
de  campagne  !  Cela  veut  dire,  calculait-il,  que  le  roi  déjeunera  chez  moi  !  Je  ne 
sais  rien  d'aussi  beau,  d'aussi  généreux,  d'aussi  grand  dans  l'histoire  de  France. 
Quel  magnifique  prince  !  Il  ne  savait  pas  que  M""  de  Sévigné  en  disait  autant 
de  Louis  XIV,  après  avoir  dansé  avec  lui. 

En  rentrant  à  Paris ,  il  fit  part  de  son  bonheur  â  tout  le  monde  ;  il  écrivit  à  ses 
correspondans  sa   réception  à  Marly;  le  soir,  dans  les  coulisses  de  l'Opéra,  il 


I.  \    SYLPHIDE. 


n'était  question  que  de  l'iioiineur  fait  à  Bourei.  Les  danseuses  le  voyaient  déjà 
ministre.  Dans  le  bonheur,  nous  sommes  tous  un  peu  danseuses.  Bourei  n'aurait 
pas  été  loin  do  |>artager  leur  opinion.  —  La  nuit  fut  belle  sur  l'oreiller;  le  lever 
du  soleilie  vit  plus  calme,  tout  aussi  heureux,  mais  plus  réfléchi. Le  roi,  mur- 
murait-il ,  m'a  promis  de  venir  manger  une  pèche  à  ma  campagne.  Mais  je  n'ai 
pas  de  campagne.  Il  faut  donc  que  j'en  achète  une.  Je  ne  puis  décemment  le 
recevoir  dans  une  chaumière  ou  dans  un  potager  de  procureur.  C'est  un  château 
qu'il  me  faut;  et  un  beau  cliàteau,  un  château  près  de  Paris,  du  côté  de  Ver- 
sailles ou  de  Fontainebleau.  Où  le  trouver?  Allons  à  la  recherche  d'un  château, 
allons!  II  sauta  en  bas  du  lit,  ordonna  qu'on  mit  des  chevaux  à  sa  voiture,  et  il 
s'élança  sur  la  route  de  Versailles,  plein  d'impatience  et  d'espoir. 

On  ne  voyait  pas  alors  comme  de  nos  jours  les  grandes  propriétés  traînées  à 
l'encan  judiciaire  :  la  terre  de  fami  le  restait  dans  la  famille  comme  y  restaient 
le  portrait  de  l'aïeul,  le  fauteuil  et  les  bijoux  de  l'aïeule.  Bourei  sonna  vaine- 
ment à  toutes  les  grilles  de  châteaux  entre  Paris  et  Versailles;  aucun  n'était  à 
vendre.  A  peine  rencontra-t-il  plus  loin,  mais  trop  loin  de  la  route,  des  proprié- 
tés d'une  certaine  étendue.  Il  renonçait  d'ailleurs  bien  vite  à  s'en  rendre  acqué- 
reur en  voyant  les  médiocres  proportions  des  bàtimens,  pauvres  habitations  de 
gentillàtres  ruinés,  établis  là  pour  être  plus  prés  de  Versailles,  le  grand  rendez- 
vous  des  solliciteurs.  Ses  excursions  se  tournèrent  du  côté  de  Fontainebleau. 
Rien  non  plus  sur  cette  longue  rue  de  di^-huif  lieues.  Les  bords  de  la  Seine  lui 
olTriraient  peut-être  la  propriété  qu'il  cherchait  avec  tant  d'inquiétude  et  d'ar- 
deur; il  s'y  porta  sans  délai ,  car  l'hiver  allait  finir  et  la  saison  des  pêches  se 
rapprochait  d'autant.  Même  absence  de  maisons  de  campagne  dignes  de  rece- 
voir un  roi  dans  ce  rayon  nouveau  qu'il  parcourait  pas  à  pas  et  le  front  décou- 
ragé. Ce  n'est  pas  que  les  domaines  seigneuriaux  manquassent,  mais  pour  quelle 
raison  lui  en  vendre,  quand,  certes,  les  grandes  familles  ne  connaissaient  pa* 
ces  atTreux  reviremens  de  forUme  dont  elles  sont  maintenant  frappées  presque 
tous  les  vingt  ans?  —  Bourei  en  maigrit  ;  cette  pêche  le  poursuivait  nuit  et  jour; 
il  en  rêvait  ;  elle  se  posait  sur  sa  poitrine  comme  le  cauchemar.  Il  n'y  a  pas  de 
petits  chagrins,  pas  de  petites  douleurs.  Ce  n'est  pas  le  mal  qui  entre  dans  le 
cœur,  c'est  le  cœur  qui  s'élargit  au  point  de  se  déchirer  ou  se  réduit  à  rien  pour 
entrer  dans  la  forme  que  prend  le  mal  ;  Alexandre  écartelait  son  cœur  quand  il 
désirait  posséder  le  monde;  Bourei  l'étouffait  dans  l'intérieur  d'une  pèche.  Quelle 
envie  a  eue  le  roi,  se  disait-il  parfoir  dans  la  déception  de  ses  courses.  Puis  il  se 
reprenait  pour  dire  ;  Mais  c'est  un  si  grand  honneur  pour  moi  ! 

Un  jour  que,  fatigué  de  la  parfaite  inutilité  de  ses  pas,  il  avait  traversé  tout  rê- 
veur la  forêt  de  Sénart  et  celle  de  Rougeaus,  l'une  et  l'autre  peuplées  de  riches 
domaines  dont  tout  son  or  ne  le  rendait  pas  maître  malgré  ses  prières  et  ses  pro- 
positions, il  arriva  à  un  endroit  qui  domine  la  Seine,  et  touche  à  un  petit  village 
de  chaume  nommé  Nandy.  Le  ciel,  l'espace,  l'horizon  n'ont  rien  de  plus  majes- 
tueux. Derrière  vous  la  forêt  de  Rougeaux,  à  vos  pieds  la  Seine  dont  les  méandres 
écumeux  serpentent  depuis  des  siècles  sans  se  tarir,  et  au  loin  une  poussière  de 
bois,  de  châteaux,  de  bois  et  de  châteaux  encore,  comme  si  tout  cela  était  venu 
après  le  soleil  sur  la  pluie.  Rois,  poètes  et  femmes  ne  rêvent  rien  de  plus  riche  et 
de  plus  coloré. 

Puisque  personne  ne  veut  me  vendre  un  château,  s'écria-t-iJ,  à  l'aspect  de  ce 


10  LA    SYLPHIDE. 

beau  paysage,  j'en  ferai  bâtir  un  ici,  dont  je  rendrai  tous  les  autres  jaloux.  Ici 
même;  et  un  château  royal,  s'il  en  fut.  Peu  de  jours  après  il  achetait  sans  peine 
le  bois  où  il  avait  projeté  d'ériger  sa  construction  seigneuriale.  Les  architectes, 
lesmarons,  les  jardiniers,  les  peintres  mirent  bientôt  la  main  à  rœu>Te,  et  ne  la 
retirèrent  que  lorsque  le  château  et  ses  deux  cents  croisées,  ses  fossés,  son  parc, 
ses  parterres,  ses  pavillons,  eurent  couvert  un  nombre  prodigieux  d'arpens.  Il 
avait  semé  l'or,  et  les  merveilles  étaient  sorties  de  terre  ;  car  aucun  sol  ne  résiste 
à  cette  marne  et  à  cet  engrais.  Au  même  endroit  où  Bourei  avait  failli  se  noyer 
de  désespoir  il  pouvait  maintenant  contempler  du  haut  de  son  belvédère  l'im- 
mense horizon  de  ses  forêts.  Les  pèches  ne  furent  pas  oubliées  :  réunissant  en  un 
seul  tous  les  vergers  qu'il  avait  achetés  pour  agrandir  sa  propriété,  il  ne  manqua 
pas  plus  de  pêchers  que  de  pêches  à  oiïrir  au  roi.  Son  vœu  le  plus  ardent  con- 
sista alors  à  rappeler  à  Louis  XV'la  promesse  qu'il  lui  avait  faite,  il  y  avait  un  an. 

Depuis  un  an,  le  roi,  toujours  de  plus  en  plus  endetté,  au  lieu  de  rembourser 
Bourei,  s'était  engagé  envers  lui  pour  d'autres  sommes.  On  le  trouva  moins  ab- 
solu lorsqu'il  fut  question  d'accorder  une  seconde  audience  à  Bourei,  de  son  côté 
moins  timide  à  la  solliciter.  Cette  fois  il  ne  fut  pas  reçu  en  plein  vent  et  comme  à 
la  dérobée;  il  se  montra  à  Versailles,  dans  un  salon  royal.— «Sire,  osa  dire  Bou- 
11  rei,  la  pêche  est  mure;  mon  château  compte  sur  l'illustration  de  votre  visite, 
»  promise,  si  votre  Majesté  s'en  souvient,  dans  le  parc  de  Marly.  »  Sans  remar- 
quer ce  que  signifiait  le  mot  pèche  venu  à  travers  la  phrasedeBourei,  Louis  XV 
comprit  à  peu  près  que  le  financier  lui  rappelait  une  visite  qu'il  avait  proba- 
blement consentie  à  faire  à  son  château. 

—  oTrèsbien,  monsieurBourei,  lui  dit-il,  en  passant  dans  une  autre  salle;  nous 
»  irons  bientôt  chasser  dans  votre  parc.  » 

Autrehonncur  i)lus  considérable,  se  ditBourei;  ce  n'est  plus  une  pêche  que  le  roi 
viendra  cueillir  dans  mon  domaine,  c'est  une  chasse  qu'il  veut  y  faire.  Une  chasse  ! 

Avant  de  raconter  les  nouveaux  embarras  où  fut  jeté  Bourei  par  ce  change- 
ment d'idée  survenu  dans  l'esprit  du  roi,  il  faut  dire  ici  que  le  financier,  quelque 
puissamment  riche  qu'il  fût,  avait  englouti  d'effrayantes  sommes  dans  l'achat  des 
terrains  sur  lesquels  son  château  s'était  élevé.  Les  restes  en  subsistent  encore  à 
l'endroit  que  nous  avons  indiqué  ;  et  un  pavillon  est  encore  debout  pour  attester 
l'honnête  orgueil  de  ce  financier  au  grand  cœur.  Toutes  construites  en  marbre  et 
en  pierres  de  taille,  les  caves  du  château,  de  ce  beau  château  qu'on  démolit  pen- 
dant la  révolution,  ont  résisté  à  la  pioche  :  il  aurait  fallu  employer  la  mine.  De 
distance  en  distance  dans  les  bois  qu'il  acquit  autour  de  son  domaine,  on  aperçoit 
encore  au  dessus  de  hautes  herbes,  des  bornes  milliaires  placées  là  afin  d'indi- 
quer les  mesures  parcourues  par  ses  équipages  particuliers.  Cette  ligne  de  bornes 
s'étendait  de  Paris  jusqu'à  son  château  de  Bourei.  La  route  ouverte  par  lui  au 
milieu  du  bois,  et  que  devait  fouler  la  voiture  de  Louis  XV,  se  voit  encore  là  où 
les  herbes  sont  plus  rares.  On  dirait  une  voie  romaine  :  la  révolution  a  déjà  fait 
(les  antiquités  parmi  nous. 

Louis  X'V^  était  déjà  bien  vieux  (juand  il  s'engageait  si  témérairement  à  savou- 
rer une  pêche  en  se  promenant  dans  les  jardins  de  son  financier,  et  il  était  de 
cinq  ans  plus  vieux  encore  lorsque  Bourei,  qu'on  lui  présentait  pour  la  troisième 
fois,  mais  cette  fois  aux  Tuileries,  lui  rappelait  avec  une  assurance  respectueuse 
la  flatteuse  espérance  qu'il  lui  avait  donnée  d'aller  chasser  dans  son  parc. 


I,A    SYLPHIDE. 


Il 


Celte  fois,  Louis  XV  se  souvint  parfaitement  de  sa  promesse;  mais  avec  un 
esprit  inûni  et  ce  ton  ravissant  qu'il  avait  puisé  dans  ses  conversations  avec  les 
plus  spirituelles  femmes  du  monde;  il  flt  remarquer  à  Bourei  qu'il  était  bien 
vieux  pour  chasser  sur  les  terres  des  autres.  Cependant  il  l'assura  que  s'il  per- 
sistait ,  il  était  prêt  à  ratifier  ses  paroles  malgré  l'âge  et  le  besoin  du  repos.  — 
Confus  de  tant  de  bontés,  Bourei  se  jetta  à  genoux  ,  et  protesta  que  si  quelque 
chose  pouvait  le  consoler  de  n'avoir  pas  eu  T  honneur  de  voir  le  roi  poursuivre  le 
cerf  dans  son  domaine,  c'étaient  à  coup  sûr  les  paroles  qu'il  venait  d'entendre. — 
M  Relevez-vous,  M.  Bourei,  lui  dit  ensuite  le  roi ,  et  assurez  M'ne  Bourei  que  dés 
»  que  mes  graves  atteintes  de  goutte  m'auront  quitté,  j'irai  faire  la  médianoche 
n  à  votre  château,  puisque  la  chasse  m'est  interdite.  »  — Bourei  se  releva  et  ac- 
compagna le  roi  qui  entrait  dans  ses  petits  appartemens. 

Je  n'ai  plus  rien  à  désirer  sur  la  terre,  pensa  Bourei  en  quittant  les  Tuileries 
pour  regagner  son  hôtel.  Sa  Majesté  s'est  excusée  de  n'être  pas  venue  chasser 
chez  moi  et  elle  s'invite  d'elle-même  à  une  médianoche  à  mon  château.  La  pêche 
à  cueillir  dans  mon  jardin,  ce  n'était  qu'un  déjeuner  ,  la  chasse  un  diner;  mais  la 
médianoche,  c'est  le  souper  et  le  bal.  Sa  Majesté  couchera  chez  moi ,  comme 
Louis  XIV  coucha  chez  le  prince  de  Condé,  à  Chantilly,  et  chez  le  duc  de  Mont- 
morency, à  Écouen. 

Nous  avons  dit  les  sommes  ruineuses  dépensées  par  l'excellent  Bourei  à  la  cons- 
truction de  son  château  ;  nous  y  ajouterons,  outre  celles  qu'il  continuait  à  prê- 
ter au  roi,  les  sommes  qu'il  prodigua  pour  remplir  son  parc  de  cerfs  et  de  san- 
gliers. Sa  fortune  se  trouva  largement  compromise  ;  mais  l'ambition  l'avait  poussé 
de  vague  en  vague  jusqu'au  milieu  de  la  haute  mer  :  il  était  moins  naïf  mainte- 
nant dans  son  désir  de  recevoir  chez  lui  le  roi.  Pourquoi  Sa  Majesté  n'anoblirait- 
elle  pas  ce  qu'elle  avait  touché  ■?  Pourquoi  le  château  Bourei  ne  deviendrait-il  pas, 
le  lendemain  de  la  visite  du  roi,  une  petite  seigneurie,  et  le  maître  du  château 
(]uelque  chose  aussi'?  Il  existait  des  exemples  de  moins  justes  élévations.  Comme 
cette  idée  souriait  à  Bourei  ! 

Une  réflexion  pourtant  l'inquiétait  ;  le  roi  lui  avait  dit  :  —  «  Monsieur  Bourei, 
»  assurez  madame  Bourei  que  j'irai  faire  la  médianoche  à  votre  château.  » — Ma- 
dame Bourei!  le  roi  me  croit  donc  marié?  Comment,  pourquoi  le  détromper? 
Et  d'ailleurs,  comment  donner  une  médianoche  sans  femme  "?  Quelle  femme 
viendra  à  ma  soirée  si  je  n'ai  pas  une  femme?  Puis-je  introduire  Sa  Majesté  au 
milieu  des  danseuses  de  l'Opéra  ?  Je  serais  un  homme  perdu  de  mœurs,  je  serais 
déshonoré.  —  Après  tout,  se  dit  Bourei,  il  est  peut-être  temps  de  fermer  ma  car- 
rière trop  dissipée  de  jeune  homme  :  j'ai  eu  un  célibat  assez  agité.  L'erreur  du 
roi  ne  serait-elle  pas  un  avertissement  de  la  Providence,  qui  m'appelle  à  contrac- 
ter un  mariage  pur,  honnête,  et  à  goûter  les  joies  sacrées  de  la  famille  ? 

Au  bout  de  ses  raisonnemens  et  de  ses  réflexions,  Bourei  trouva  le  mariage,  car 
le  mariage  est  comme  la  mort;  il  est  rare  qu'il  se  fasse  long-temps  attendre. 
Bourei  se  maria.  Ce  fut  un  grand  scandale  dans  les  coulisses  de  l'Opéra.  On  se 
moqua  de  la  fin  ridicule  du  financier;  on  le  chansonna  dans  le  Mercure  ;  il  rougit 
un  peu  ;  il  se  résigna  ensuite  ;  enfin,  il  osa  se  montrer  en  public  avec  sa  moitié 
légitime. 

—  Vienne  le  roi  maintenant!  s'écria  Bourei,  j'ai  une  femme  pour  lui  faire  U>s 
honneurs  de  la  médianoche  où  il  s'est  invité. 


I      ! 
!      i 

1 


12 


I.A    SYLPlIinE. 


Louis  XV  eut  des  rhumatismes  après  la  goutte,  de  mauvaises  digestions  entre 
la  goutte  et  les  rhumatismes  ;  sa  santé  ruinée  ne  se  relevait  pas.  Chaque  fois  que 
Bourei  voulait  parler  de  la  médianoche  au  ministre,  le  ministre  répondait  :  «  Sa 
»  Majesté  ne  quitte  plus  Versailles;  dès  qu'elle  ira  mieux,  on  songera  a  lui  re- 
»  mettre  en  mémoire  votre  fête.  » 

En  attendant,  la  fortune  du  financier  déclinait  comme  la  santé  du  roi.  Les 
deux  règnes  finissaient.  Enfin,  Bourei  apprit  un  jour,  avec  toute  la  France,  que 
le  roi  était  mort  de  la  petite  vérole. 

Bourei  faillit  aussi  en  mourir. 

Il  était  écrit,  dit-il  en  pleurant,  que  le  roi  ne  mettrait  pas  le  pied  à  mon  châ- 
teau. Ni  pêche,  ni  chasse,  ni  médianoche  !  et  je  me  suis  marié  !  ajoutait  plus  bas 
Bourei. 

Pourtant  le  désir  qu'avait  eu  le  roi  de  manger  une  pèche  chez  Bourei  avait 
ruiné  le  financier. 

Si  ceux  qu'égarera  une  partie  de  chasse  aux  limites  de  la  forêt  de  Rougeaux, 
voient  blanchir,  entre  les  rameaux  de  la  clairière,  la  toiture  aiguë  d'une  cons- 
truction charmante,  ils  auront,  devant  leurs  yeux,  tout  ce  qui  reste  de  la  colos- 
sale construction  de  Bourei  :  le  pavillon  qui  porte  son  nom. 

Pardonnez-lui  :  il  aima  son  roi  ;  et,  sans  sa  folie,  personne  ne  connaîtrait  le 
financier  Bourei.  i.êon  gozlan. 


Théâtres. 


ARis  est  mort  pour  le  théâtre  :  Duprez  se  fait  applau- 
dire  à  Bordeaux  avec  un  enthousiasme  qui  tient  pres- 
que de  la  folie.  Mlle  Rachel  va  se  rendre  à  Lyon  ;  à 
Londres,  M"'«  Gras-Dorus  est  la  reine  de  tous  les 
concerts  et  de  toutes  les  fêtes,  et  le  violon  de  Théo- 
dore Hauman  a  bien  vite  fait  oublier  dans  le  cœur  et 
l'imagination  des  gens  de  goût  les  fantaisies  norwé- 
gicnnes  d'Ole-Bull.  Virginie  Déjazet  continue  à  cou- 
rir la  province  sur  les  ailes  d'or  de  la  gaudriole,  et  Odry  raconte  tous  les  soirs  la 
pittoresque  histoire  des  Saltimbanques  aux  buveurs  de  faro  de  Bruxelles.  Tandis 
donc  que  nos  grands  artistes  en  tout  genre  font  leur  curée  dans  les  départemens, 
nous  tâchons,  dans  ce  Paris  rendu  si  maussade  par  les  beaux  jours,  de  nous 
ennuyer  le  moins  possible.  M.  Léon  Pillct  a  gagné  son  procès  contre  M.  Spon- 
tini.  Maintenant  que  cette  affaire  est  jugée,  il  faut  convenir  que  de  part  et 
d'autre  on  a  eu  des  torts  ,  que  la  direction  de  l'Opéra  n'a  point  assez  accordé, 
et  que  le  compositeur  demandait  trop.  Fernand  Cortès  n'en  est  pas  moins  un  opé- 
ra sacrifié  aux  intempéries  de  la  saison,  à  la  voix  de  Massol  et  aux  ignorantes 
exigences  des  classiques  de  la  Chambre.  —  Les  débuts  de  Marié  à  l'Académie 
Royale  semblent  soumis  aux  immuables  lois  du  flux  et  du  reflux  ;  il  avait  baissé 
dans  la  Muette,  il  s'est  relevé  dans  les  Huguoiots. 

G.   GIÉNOT-LECOINTE. 


[.p  Diredeur  DE  AnLLr.MESS.\NT. 


1,À  SYLPHIDE 


01  R  CCTION,   RUE     D'HANOVRE,    17 


LA   SYLPHIDE. 


t:t 


A  Sladaïue  '" 


11  juillet. 


E  ne  sais,  madame,  quel  temps  vous  aurez  le 
jour  où  cette  lettre  vous  parviendra,  mais  en 
vérité  à  l'heure  où  je  vous  l'écris,  il  me  sembii' 
que  les  terribles  prédictions  pour  l'année  1840 
vont  commencer  à  s'accomplir.  Le  vent  souffle, 
la  pluie  bat  mes  vitres,  brise  mes  pauvres  fleurs, 
et  le  froid  me  force  à  quitter  mes  légères  robes 
de  la  saison,  pour  en  revêtir  de  plus  chaudes  ; 
n'est-ce  pas  un  sinistre  augure,  et  de  quel 
orage  cette  bouderie  du  ciel  est-elle  le  précur- 
seur ?  L'avenir  nous  l'apprendra ...  En  attendant . 
permettez-moi  de  vous  apprendre  que  vous  ne 
serez  jamais  mieux  et  plus  gracieusement  coif- 
fée qu'avec    les    chapeaux    de   dentelles   de 
Bruxelles,  ornés  de  marabouts  ttls  que  les  fait  faire  M"'  Leclère  ;  ces  cha- 
peaux, si  on  les  double  en  taffetas  de  couleur,  doivent  avoir  pour  ornemens 
des  marabouts  de  la  même  nuance  que  la  doublure  ;  si  le  tranisparent  est 
blanc,  les  marabouts  doivent  l'être  également.  Ces  chapeaux  se  recommandent 
pour  promenade  de  l'après-diner.  Vous  remai'querez  sans  doute  que  l'on  a  un 
peu  fait  justice  de  cette  exagération  de  dimension  minime  que  l'on  semblait 
avoir  adoptée  pour  les  chapeaux,  au  commencement  de  l'année  ;  les  femmes  ont 
pensé,  et  avec  raison,  que,  dans  ce  siècle  de  poésie,  elles  perdaient  inûniment 
à  se  découvrir  ainsi  le  front,  siège  de  la  pensée,  que  les  poètes  aiment  toujours 
à  entourer  d'un  chaste  voile;  aussi  ne  voit-on  plus  une  seule  femme  vraiment 
distinguée  avoir  la  moitié  du  visage  en  dehors  de  son  chapeau.  Il  suffit  de  vi- 
siter les  ateliers  de  M""  Laure  Farcoz,  connue  par  son  bon  goût,  pour  se  con- 
vaincre de  la  vérité  de  mon  observation.  Toutes  ses  modes  ont  cette  propor- 
tion qui  est  le  cachet  de  la  distinction,  et  aucunes  autres  ne  les  surpassent  en 
élégance  et  en  fraîcheur  ;  il  y  a  dans  la  pose  des  fleurs,  plumes  ou  rubans  qui 
ornent  les  chapeaux  de  sa  maison,  une  entente  de  bonne  grâce  qu'il  est  plus 
facile  d'admirer  que  de  décrire.  Les  femmes  très  riches  et  très  à  la  mode  por- 
tent cette  année  des  chapeaux  tout-àfait  forme  cottage,  en  paille  cousue  extrê- 
mement grossière,  ornés  de  velours  et  d'une  plume  de  couleur.  On  pourrait 

3 


14 


LA   SYLPHIDE. 


(lire  luxe  el  pauvreté  en  voyant  cet  assemblage  bizarre  ;  cependant  cette  mode 
n'est  [las  dénuée  d'un  certain  charme  pour  être  de  bon  goût  ;  les  ornemens  de 
ces  chapeaux  doivent  être  pris  dans  les  nuances  foncées,  le  gros  bleu  et  le  gre- 
nat sont  les  couleurs  à  adopter.  —  Je  ne  sais  si  l'essai  s'en  soutiendra,  mais  je 
vois  nos  couturières  qui,  chaque  jour,  nous  font  faire  un  pas  vers  les  manches 
plates^  on  les  orne  bien  encore  du  haut,  autant  que  l'on  peut,  pour  dissimuler 
leur  nudité,  mais  n'est-il  pas  à  présumer  que  ces  ornemens  tomberont  un  à  un, 
et  que  la  manche  restera  dans  toute  sa  simplicité  ;  j'oserais  presque  dire  que 
le  jour  où  tombera  le  dernier  volant,  la  dernière  ruche  ,  enfin  le  dernier  ac- 
cessoir  des  manches ,  sera  un  jour  néfaste  pour  plusieurs  !  Les  beaux  bras  sont 
choses  rares,  et  il  y  aura  de  vives  contestations.. .  Que  nos  bonnes  faiseuses  se 
tiennent  pour  averties.  M""'  Debaisieux  me  parait  avoir,  autant  que  possible, 
obvié  à  l'inconvénient  que  je  vous  signale  ici ,  avec  un  bon  goût  et  un  art  tout 
particuliers  ;  elle  sait  enjoliver  les  manches  plates  des  robes  de  sa  façon ,  de 
manière  à  satisfaire  toutes  les  exigences ,  et  les  femmes  dont  les  bras  n'ont 
l)oint  la  perfection  voulue  pour  porter  la  manche  plate,  dans  toute  l'étendue 
du  mot,  trouveront  dans  le  talent  de  M""  Debaisieux  des  ressources  qui  ne  lais- 
seront pas  deviner  le  côté  faible  de  leur  personne  ;  il  en  est  de  même  de  la 
coupe  de  ses  robes  auxquelles  elle  sait,  tout  en  leur  conservant  l'apparence 
nouvelle  de  la  mode,  donner  la  forme  qui  convient  à  chaque  taille  ;  c'est  un 
talent  qu'on  ne  saurait  trop  apprécier.  —  N'avez-vous  point  été  enchantée  des 
gants  de  Mayer  que  je  vous  ai  fait  parvenir,  et  connaissez-vous  rien  de  plus 
élégant  que  ces  ornemens  qui  accompagnent  le  poignet  d'une  façon  si  gra- 
cieuse ?  Depuis  long-temps  aucune  innovation  ne  s'était  propagée  avec  autant 
de  promptitude,  c'est  que  le  bon  goût  est  inné  chez  nous,  et  que  ce  qui  est 
vraiment  joli,  est  bientôt  apprécié  de  tous. — Que  vous  dirai-je  des  coiffures  en 
cheveux  ;  elles  sont  de  nature  si  variée,  qu'il  serait  difTicile  de  leur  assigner  un 
genre  bien  arrêté,  le  seul  point  sur  lequel  il  y  ait  unanimité  est  la  place  du 
chignon,  aussi  bas  que  possible...  Voilà  le  cri  de  la  mode,  après  cela,  libre  à 
vous  de  composer  ce  chignon  avec  des  nattes,  des  coques,  des  torsades,  etc., 
cela  dépend  du  goût  de  votre  coiffeur  ;  les  cheveux  de  devant  sont  indistincfe- 
ment  à  l'anglaise,  à  la  Berthe,  en  rideaux.  J'ai  même  aperçu  quelques  jeunes 
et  jolies  ûgures  coiffées  à  la  chinoise.  Les  grandes  épingles  à  la  vénitienne  ont 
[)lus  de  vogue  que  jamais,  il  y  en  a  pour  tous  les  genres  de  toilette  ;  on  en  voit 
un  grand  nombre  dans  ce  moment  à  grosses  têtes  de  corail. 

Les  étoffes  glacées  qui  semblaient  un  peu  abandonnées  reprennent  faveur  et 
se  partagent  l'honneur  de  fournir  les  robes  de  promenade  avec  les  soies  écos- 
saises et  quadrillées;  j'ai  vu  chez  Delisle,  et  ce  nom  ne  résume-t-il  pas  tout 
ce  qu'il  y  a  d'élégant,  j'ai  vu  des  étoffes  faites  pour  séduire  les  plus  raisonna- 
bles d'entre  nous,  aussi  n'y  rcsiste-t-on  guère,  car  une  femme  est  siire,  lors- 


LA    SYLPHIDi;.  IS 

quelle  porte  une  robe  acquise  chez  M.  Delisle,  d'avoir  toujours  en  nuance,  en 
dessin,  en  tissus,  ce  qu'il  y  a  de  plus  distingué  et  de  meilleur  goût  ;  il  en  est 
de  même  de  tout  ce  que  l'on  trouve  chez  lui,  depuis  la  sévère  robe  de  grand'- 
nière  jusqu'à  la  légère  et  brillante  écharpe  de  jeune  fdle.  Sans  faire  beaucoup 
de  chemin,  je  puis,  en  sortant  de  chez  Delisle ,  faire  faire  à  votre  imagination 
une  halte  dans  un  séduisant  magasin  tout  rempli  do  transparence,  d'objets  va- 
poreux et  délicats,  sans  lesquels  vous  ne  voulez  plus  vous  habiller  aujourd'hui , 
objets  devenus  indispensables  et  qui  ont  causé  plus  d'une  insomnie  féminine. 
Je  veux  parler  des  dentelles  de  Violard.  Car ,  il  faut  bien  l'avouer ,  sans  ce 
dernier  ornement  il  n'y  a  pas  d'élégance  possible  :  robes ,  châles,  écharpes, 
chapeaux,  bonnets,  tout  se  recouvre  et  s'orne  de  dentelles  ;  la  nuance ,  le  genre 
d'étoffe,  tout  convient  à  la  dentelle ,  ou  plutôt  la  dentelle  convient  à  tout  ; 
n'importe  on  vous  la  poserez  ,  elle  sera  bien  placée.  Il  y  a  cependant  un  cer- 
tain choix  à  faire  qui  consiste  à  assortir  le  genre  de  dentelle  qui  sharmonie  avec 
telle  ou  telle  partie  de  la  toilette,  et  c'est  pour  se  guider  dans  ce  choix  ,  qu'il 
faut  visiter  la  maison  de  M.  Violard,  où  sont  réunies  tant  de  richesses  in- 
trouvables ailleurs. 

Pardonnez  à  l'air  doctoral,  que  je  vais  prendre  ,  mais  je  me  rappelle  qu'eu 
vous  parlant  tout-à-lheure  de  coiffure,  j'ai  omis  de  vous  recommander  Ihuile 
d'Aleibiade  de  M.  Boucherau,  qui  donnera  à  vos  cheveux  ce  lustre ,  qui  est  un 
de  ses  plus  grands  charmes  et  qui,  en  outre,  par  sa  composition,  les  garantira  de 
tous  les  inconvéniens  qui  peuvent  les  atteindre.  Sachez-moi  gré  ,  je  vous  prie, 
de  mon  ordonnance  ;  car  ,  quoique  la  chevelure  d'.^bsalon  ait  causé  sa  mort, 
exemple  qu'on  peut  offrir  comme  consolation  aux  chauves,  je  vous  engage  à 
soigner  sans  cesse  cette  belle  partie  de  vous  même,  qui  est ,  à  mon  gré ,  une 
des  plus  séduisantes  chez  une  femme. 

Je  voudrais  avoir  un  long  bulletin  de  causeries  à  ajouter  à  celui  de  ma 
fashion;  mais  les  causeries,  elles  aussi,  se  sont  envolées  au  loin  !  Les  plus  rap- 
prochées à  ma  connaissance  sont  celles  des  Eaua:  d'Enghien ,  fort  à  la  mode 
cette  année  et  où  se  réunit  la  meilleure  et  la  moins  aventureuse  partie  de  notre 
société  parisienne;  une  grande  partie  de  nos  célébrités  littéraires  s'y  sont  don- 
né rendez-vous,  et  on  y  fait  de  l'esprit  chaque  soir  en  fendant  les  eaux  de  son 
lac  dans  d'élégantes  gondoles  qui,  au  besoin,  rappelleraient  les  nuits  vénitiennes. 
Les  châtelains  des  environs  reçoivent  nombreuse  société  ;  on  joue  la  comédie, 
ou  forme  des  table;;U.'Ç  parlans,  ce  qui  nécessite  des  costumes  et  donne  nais- 
sance à  mille  inventions  ingénieuses. 

Dans  une  des  belles  villas  qui  avoisinent  Montmorency,  on  a  imaginé  de  repré- 
senter une  pastorale  en  plein  jour,  dans  des  jardins  qui  sont  magnifiques-,  l'essai 
a  parfaitement  réussi,  et  bergers  et  bergères  se  sont  promis  de  renouveler  ce 
plaisir  qui  avait  attiré  grand  nombre  de  Ménalcas  et  de  Tityres.  Nous  voilà  re- 


ir. 


LA  SYLPHIDE. 


montant  vers  ce  bon  M.  de  Florian,  qui  ne  se  doutait  pas,  j'en  suis  certaine, 
qu'on  ressaisirait  la  houlette  au  dix-neuvième  siècle...  Si  nous  quittons  le  poi- 
j'tiard  pour  le  mouton ,  les  Antonys  seront  beaucoup  moins  dangereux. 

Oti  nous  annonce  le  départ,  pour  les  eaux  d'Allemagne,  d'un  de  nos  écri- 
vains aussi  célèbre  par  ses  œuvres  que  par  sa  haute  origine  ;  il  va  là  étudier 
des  mœurs  dont  il  nous  rendra  compte  ensuite,  je  l'espère,  avec  le  style  remar- 
quable que  lui  connaissent  tous  ses  lecteurs.  —  George  Sand  recommence, 
dit-on,  un  drame.  —  Nos  gens  graves  sont  fort  occupes  ici  du  plus  ou  moins 
de  chemins  de  fer  qui  doivent  sillonner  la  France  ;  ceci  ne  vous  importe  guère, 
n'est-  il  pas  vrai  ?  Quant  à  moi,  j'accorderais  mon  vote  à  celui  de  ces  chemins 
qui  me  donnerait  la  facilité  d'aller  vous  dire  en  dix  minutes  ce  qu'il  me  faut 
deux  heures  pour  vous  écrire  ;  et  quel  charme  n"aurais-je  pas  à  vous  conter 
ceci  à  l'ombre  de  nos  grands  chênes,  où  il  me  semble  vous  voir  efTeuillant  une 
fleur  en  pensant  aux  absens....  Il  ne  manque  au  tableau  que  le  page  du  roi 
Saint  Louis  épiant  la  jolie  Brigitte.  marie  de  l 


i****** 


K /^  d\/6  ov6  dy^  ^\' 


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UNE  ROBE  DE  NOCES. 

PREIÈRE  PARUE. 


A    Bladame   la    comtesse  de  "° 


ous  avez  quitté  Paris ,  madame  la  comtesse , 
et  vous  êtes  allée  dans  votre  beau  château  sur 
les  bords  de  la  Loire  chercher  l'air  et  la  fraî- 
cheur que  le  soleil,  avec  ses  rayons  brûlans, 
nous  refuse,  à  nous  autres  pauvres  habitans  de 
la  ville  ,  qui  ne  pouvons  comme  vous,  un  beau 
matin,  prendre  la  fuite  et  dire  :  ^  mon  ehâ- 
teau.  —  Il  nous  faut  rester  ici  et  entendre  une 
à  une  toutes  les  voitures  qui  s'éloignent,  il  nous  faut  donner  un  dernier  sou- 
rire et  un  dernier  regard  à  fous  ces  visages  qui  s'en  vont  connue  font  les  feuilles 
d'une  fleur,  lorsqu'un  vent  trop  fort  a  passé.  Aussi,  est-il  besoin  de  vous  le 
dire?  Paris  est  triste,  maussade,  ennuyeux  à  périr.  Vous  n'êtes  plus  là, 
mesdames,  et  il  a  perdu  sa  gaîté  ,  sa  joie ,  comme  il  a  perdu  ses  tré- 
sors. —  Je   ne    vous   demande  pas  si   la  campagne  est  belle ,    si  le  ciel 


LA   SVLPniDE.  17 

est  bleu,  et  si  votre  château  aux  tourelles  gothiques,  aux  pierres  noircie> 
par  le  temps,  est  toujours  majestueux  et  solennel  au  milieu  de  ces  arbres  qu'il 
domine,  et  dont  les  cimes,  quelque  élevées  qu'elles  soient,  semblent  des  bras  de 
petits  enfans  qui  cherchent  à  s'élever  ;  je  ne  vous  demanderai  pas  si  vous  vous 
promenez  le  soir  dans  vos  longues  allées  sablonneuses,  ou  si  vous  vous  laissez 
aller  au  courant  de  l'eau  sur  votre  jolie  barque  pavoisée  ;  —  ce  serait  me  don- 
ner trop  de  regrets,  et  peut-être  un  de  ces  jours  vous  me  verrez  frapper  à  la 
porte  de  votre  château  comme  un  pèlerin,  et  vous  demander  quelques  jours 
d'hospitalité.  Jusque-là,  j'attends  et  j'espère;  et  je  vous  envoie,  madame  la 
comtesse  ,  l'expression  de  mon  respectueux  hommage. 

En  partant,  quand  je  vous  serrais  la  main,  bien  triste  de  vous  dire  adieu, 
vous  avez  été  assez  bonne  pour  exiger  que  je  vous  donnasse  des  nouvelles  de  ce 
pauvre  Paris.  —  C'est  bien  de  penser  aux  absens  -,  aussi  les  absens  vous  le  ren- 
dent. —  Des  nouvelles,  je  n'en  sais  pas;  peut-être  parce  qu'il  n'y  en  a  pas  ; 
mais  je  connais  une  histoire  qui  a  un  mérite  à  mes  yeux,  et  qui  l'aura  aux  vô- 
tres ,  celui  d'être  vraie  :  il  n'y  a  pas  de  grands  événemens  et  de  grandes 
scènes  de  drame  à  la  façon  des  histoires  de  nos  jours  ;  il  y  a  des  pensées,  des 
sourires  et  des  larmes  venues  du  cœur.  N'est-ce  pas  là  toute  la  vie  ?  —  On  me 
l'a  dite  bien  bas,  cette  histoire  ;  elle  s'est  passée  il  y  a  maintenant  quelques 
années  ;  mais  vous  connaissez  les  personnes  et  vous  les  voyez  tous  les  jours  ; 
aussi  je  vous  dirai  des  noms  de  ma  fantaisie ,  et  vous  tâcherez  de  deviner.  — 
Vous  avez  tant  de  volonté,  desprit  et  de  perspicacité,  que  vous  y  parviendrez 
certainement;  et  moi  je  suis  si  faible,  qu'au  besoin,  peut-être,  je  vous  aiderais 
un  peu. 

Transportez-vous  donc  dans  un  salon  où  vous  verrez  une  femme  âgée  et 
trois  jeunes  filles.  L'une  des  trois  jeunes  filles  a  dix-huit  ans  et  s'appelle  Ra- 
chel;  les  deux  autres  ont,  l'une  douze  ans,  l'autre  quinze. —  La  femme  âgée  te- 
nait dans  ses  mains  les  deux  mains  deRachel,  et  la  regardait  avec  cette  joie  et 
cet  orgueil  d'amour  maternel  qu'aucune  expression  ne  saurait  rendre. 

La  porte  s'ouvrit  et  un  jeune  homme  entra. 

Celui  qui  eût  observé  Rachel,  eût  vu  son  visage  se  colorer  d'une  rougeur  su- 
bite ,  et  eût  compris  que  ses  mains  avaient  tressailli  dans  celles  de  sa  mère. 

Le  jeune  homme  s'avança ,  tendit  la  main  d'abord  à  la  mère ,  puis  à  Rachel  : 

—  Comment  vous  trouvez-vous  ce  soir,  Rachel?  lui  dit-il. 
La  jeune  fille  lui  sourit. 

—  Je  suis  un  peu  en  retard,  ajouta-t-il,  mais  mon  père  m'a  retenu  avec  lui. 

Je  ne  vous  rapporterai  pas  ici  la  conversation  qui  suivit  ;  elle  fut  ce  que  sont 
toutes  les  conversations;  mais  je  vous  parlerai  des  deux  jeunes  gens. 

Arthur  (c'est  le  nom  du  jeune  homme)  était  fiancé  à  Rachel;  ils  avaient 


IS  LA   SYLPHIDE. 

été  élevés  ensemble ,  et  ils  s'aimaient  tous  deux  sans  s'être  aperçus  peut-être 
du  moment  où  cet  amour  a\ait  pris  naissance.  — Arthur  s'était  livré  pendant 
une  année  à  cette  fougue  première  de  la  jeunesse,  il  connaissait  déjà  la  vie,  ses 
plaisirs,  ses  tristesses,  et,  quoique  bien  jeune,  son  expérience  le  ramenait  près 
de  Rachel  avec  enthousiasme  ;  car  là  tout  était  pur,  calme  et  béni  ;  l'amour  de 
cette  jeune  fille  était  comme  un  second  baptême  que  son  ame  recevait,  et  ses 
yeux  ne  pouvaient  s'éloigner  du  front  candide  de  sa  fiancée  ;  mais,  cependant, 
Arthur  avait  quelque  chose  de  soucieux  et  de  triste  :  une  pensée  secrète,  un 
souvenir  peut-être. 

Quant  à  Rachel,  c'était  la  pureté  d'un  ange  sur  le  visage  d'une  jeune  fille. 
Lorsqu'Arlhur  lui  avait  dit  :  Je  vous  aime,  elle  l'avait  cru  sans  un  doute,  sans  un 
soupçon  pour  le  présent  ou  pour  l'avenir;  et  puis  elle  s'était  mise  à  l'aimer  aussi, 
lui  disant  naïvement  toutes  ses  pensées.  —  La  vieille  mère  était  triste,  comme 
l'est  toujours  une  mère  quand  approche  cette  heure  solennelle  qui  doit  dé- 
cider de  toute  la  vie  et  de  tout  le  bonheur  de  son  enfant.  En  les  regar- 
dant tous  deux,  elle  essuyait  en  silence  une  larme  qui  avait  mouillé  sa  joue. 
Ce  mouvement  fut  aperçu  par  ses  enfans  ;  ils  se  mirent  à  genoux  près  d'elle  : 
la  tendre  mère  les  serra  tous  sur  son  cœur ,  et  prenant  à  deux  mains 
la  tête  de  Rachel,  dont  les  longs  cheveux  bouclés  cachaient  presque  entière- 
ment le  visage  ,  elle  dit  d'une  voix  basse,  comme  craignant  d'offenser  par  un 
doute  celui  auquel  elle  allait  confier  son  enfant  :  —  Arthur ,  vous  l'aimerez 
toujours  ?  —  Bonne  mère  !  sa  prévoyante  tendresse  demandait  à  Arthur  d'aimer 
toujours  ;  Rachel  ne  lui  avait  demandé  que  d'aimer. 

Un  moment  de  silence  succéda  à  cette  interrogation  d'amour  maternel  ; 
le  jeune  homme  avait  répondu  en  s'agenouillant  à  côté  de  Rachel.  —  La  vieille 
femme ,  dominant  de  sa  tête  blanche  et  vénérable  toutes  ces  jeunes  fêtes  in- 
clinées devant  elle,  reprit  d'une  voix  plus  ferme  : 

—  Je  l'ai  nourrie  de  mon  lait,  j'ai  guidé  ses  premiers  pas,  je  lui  ai  fait  pro- 
noncer son  premier  mot,  j'ai  formé  son  cœur  ;  tout  en  elle  est  mon  ouvrage. 
—  La  voilà,  grande  et  belle,  et  bonne,  je  vous  la  donne  ;  Arthur,  aimez-la; 
mais  à  votre  amour  de  jeune  homme,  mêlez  quelque  chose  de  l'amour  d'une 
mère  ;  veillez  sur  elle,  écartez  les  larmes  de  ses  yeux,  les  nuages  de  son  front, 
n'agitez  pas  son  ame,  faites-lui  un  bonheur  facile  et  paisible.  —  Tenez,  ajouta- 
t-ellc  d'une  voix  émue  en  prenant  sa  fille  sur  son  cœur,  et  en  baisant  les  bou- 
cles de  ses  cheveux,  —  elle  m'appartient  encore,  mais  son  bonheur  n'est  déjà 
jtlus  à  moi  ;  c'est  vous  qui  en  disposez. 

Et  le  regard  pénétrant  de  la  mère  semblait  vouloir  sonder  l'ame  du  jeune 
homme.  Arthur  baissa  un  instant  les  yeux  devant  ce  regard  éloquent,  mais 
quand  il  les  releva,  un  sentiment  inconnu  s'empara  de  tout  son  être  ;  jamais  il 
n'avait  éprouvé  ce  qu'il  éprouvait  alors  :  —  il  pleura. 


LA   SYLPHIDE. 


19 


Oh  !  comme  Rachel  laima  pour  ses  larmes  ! 

On  annonça  une  visite.  —  Quelques  minutes  après.  Arthur  sortit.  En 
descendant  l'escalier,  il  passa  la  main  sur  son  front  brûlant. 

—  Il  le  faut  ! . . .  dit-il,  et  ce  soir  même. 

Il  se  dirigea  vers  la  rue  Saint-Honoré.  Plusieurs  fois  il  s'arrêta  comme  s'il 
était  en  proie  à  de  tristes  réfle.xions;  quelques  minutes  après,  il  reprenait  sa 
marche.  —  Quand  il  fut  arrivé  devant  le  n"  2'^K),  il  leva  la  tête. 

Auprès  dune  fenêtre  du  quatrième  étage ,  une  jeune  ûlle  était  assise  ;  elle 
respirait  l'air  du  soir,  et  son  regard  inquiet  était  fixé  sur  l'extrémité  de  la  rue. 
Cette  jeune  fille  s'appelait  Marie.  —  Elle  souriait  aussi  comme  Rachel .  mais 
son  sourire  était  triste,  car  elle  semblait  souffrir  ;  elle  était  orpheline  et  pau- 
vre; sa  mère,  en  mourant,  comme  elle  pauvre  et  seule,  ne  l'avait  confiée  qu'à 
Dieu. 

Arthur  l'avait  vue  un  jour  ;  sans  doute  qu'il  avait  trouvé  que  .ses  traits 
étaient  réguliers,,  que  ses  grands  yeux  avaient  un  regard  triste  et  doux,  que 
ses  cheveux  blonds  étaient  brillaus  et  soyeux,  et  que  les  plis  de  sa  robe  noire 


laissaient  deviner  une  taille  fine  et  gracieuse,  car  il  revint  souvent. 


Elle 


avait  seize  ans;  le  jour  où  il  la  vit  pour  la  première  fois,  elle  pleurait  ;  et 
depuis  ce  temps,  elle  ne  pleura  plus  :  elle  aima.  —  Arthur  était  beau,  riche, 
heureux  ;  on  eût  dit  qu'il  avait  pris  pour  lui,  outre  sa  part  de  bonheur,  celle 
destinée  à  l'orpheline,  et  que  ce  n'était  que  justice  de  la  lui  rendre. 

Marie  crut  à  ses  paroles.  Elle  était  si  heureuse  de  croire,  et  elle  remercia  le 
ciel. 

Depuis  quinze  jours,  Arthur  n'était  pas  venu  :  chaque  jour  elle  passait  une 
grande  partie  de  sa  journée  penchée  à  sa  fenêtre,  épiant  chaque  passant  qui, 
d'uu  air  distrait,  la  regardait  et  continuait  son  chemin.  Quand  le  jour  fi- 
nissait, Marie  disait  :  —  <*  Il  viendra  ce  soir.  »  —  Et  quand  le  >oir  faisait  place 
à  la  nuit,  elle  disait  :  —  «Il  viendra  demain.  » 

Elle  était  lasse  d'espérer,  la  pauvre  enfant  ;  son  cœur  se  serrait,  ses  yeux  se 
remplissaient  de  larmes  qui  coulaient  une  à  une  sur  ses  joues,  et  glissaient  sur 
sa  robe  noire,  sans  qu'elle  fît  aucun  mouvement  pour  les  arrêter. 

Mais,  oh!  joie,  oh  1  bonheur  1!  —  Elle  vient  d'apercevoir  Arthur.  —  Elle 
s'élance  vers  l'escalier  et  tombe  dans  les  bras  du  jeune  homme. 

—  Oh  !  ne  me  quittez  plus...  murmura-t-elle,  j'en  mourrais  ! 

Puis,  tenant  toujours  ses  deux  mains  dans  les  siennes  comme  pour  bien 
s'assurer  qu'il  ne  pouvait  plus  s'éloigner,  elle  l'entraîna  vers  un  métier  à  ou- 
vrage qui  était  dans  un  coin  de  sa  chambre,  et,  comme  un  enfant  souriant  au 
milieu  de  ses  larmes,  elle  lui  dit  : 

—  Elle  est  finie,  regardez,  la  voilà,  ma  robe  de  noce.  —  Je  serai  bien  belle, 
n'est-ce  pas  7  aussi  belle  qu'heureuse  ;  on  me  croira  riche  comme  vous.  — 


20  LA  SYLPHIDE. 

Moi,  moi  seule,  je  saurai  tout  ce  que  je  dois  à  votre  amour  ;  mais  de  temps 
en  temps,  mon  amf ,  vous  me  permettrez  de  révéler  mon  secret  ;  de  dire  :  j'é- 
tais pauvre,  il  m'a  aimée,  lui  qui  était  riche. 

Arthur  restait  immobile,  pâle,  les  yeux  fixés  sur  la  robe,  et  ses  lèvres  trem- 
blaient d'une  émotion  qu'il  ne  pouvait  maîtriser.  Il  essaya  de  parler,  mais  les 
mots  s'éteignirent  sur  sa  bouche.  — Il  était  en  proie  à  une  souffrance  cruelle. 

Marie  s'aperçut  enfin  de  sa  pâleur,  de  son  trouble  ;  et  tout  le  sang  de  la 
pauvre  fille  reflua  vers  son  cœur;  elle  ne  fit  pas  une  question,  ne  laissa  pas 
échapper  un  soupir,  ne  versa  pas  une  larme,  mais  resta  glacée  regardant  Ar- 
thur ;  celui-ci  soutint  son  regard ,  car  il  ne  voulait  rien  lui  cacher. 

Marie  se  laissa  tomber  sur  une  chaise,  se  couvrant  le  visage  de  ses  mains  : 
Arthurs'assit  doucement  auprès  d'elle. —Marie,  lui  dit-il,  veux-tu  avoir  la  force 
de  m'entendre  ?  —  Je  l'essaierai,  dit-elle. 

Arthur  reprit  :  —  Je  veux  que  tu  saches  tout...  je  vais...  me  marier. 

Un  faible  gémissement  s'échappa  de  la  poitrine  de  Marie,  car  elle  comprit 
bien  que  cette  union  projetée  n'était  plus  avec  elle  -,  —  au  bout  d'un  instant, 
elle  releva  la  tête  et  dit  :  —  Quelle  est  la  femme  qui  a  le  malheur  de  se  fier  à 
vos  sermens  ? 

—  Accuse-moi,  Marie,  dit  Arthur,  j'aime  mieux  tes  reproches  et  ta  colère 
que  tes  larmes.  — Ecoute,  tu  sais  si  je  t'ai  aimée;  j'aurais  voulu  te  consacrer 
ma  vie,  te  donner  mon  nom,  tout  ce  que  je  possède  ;  Dieu  est  témoin  de  la 
vérité  de  mes  paroles.  J'ai  voulu  braver  tous  les  obstacles  pour  rester  près  de 
toi,  Marie  ;  la  lutte  entre  moi  cl  le  monde  a  été  terrible;  j'ai  combattu  long- 
temps; je  suis  vaincu.  Mon  père  s'opposait  irrévocablement  à  notre  union  ;  sa 
malédiction  eût  plané  sur  ma  tête  et  sur  la  tienne  ;  la  maison  paternelle  nous 
eût  été  fermée,  mes  sœurs  se  seraient  retirées  à  ton  approche,  car  on  leur  a  dit 
de  fuir  l'étrangère  qui  entrait  de  force  dans  une  famille  qui  la  repousse  :  le 
monde  dont  tu  ignores  les  usages  n'eût  pas  voulu  de  toi,  la  société  où  je  vis 
t'eût  rejetée  de  son  sein  ;  —  enfin,  Marie,  comprends-tu  ce  qui  nous  sépare  ? 

—  Que  me  demandez-vous  de  comprendre  ?  reprit  douloureusement  Marie 
en  tournant  vers  le  jeune  homme  son  visage  trempé  de  larmes  ;  que  je  suis  pau- 
vre, que  je  suis  orpheline,  que  je  n'avais  au  monde  que  votre  amour...  que  je 
ne  l'ai  plus  ! . . .  Arthur,  j'ai  compris  !  ! 

—  Pauvre  Marie,  dit  Arthur  en  joignant  presque  ses  deux  mains  ;  mais  je 
voudrais  te  faire  sentir  qu'il  n'y  avait  pas  de  bonheur  possible  pour  toi  dans 
cette  union,  que  ton  cœur  eût  été  blessé,  froissé,  déchiré  à  chaque  minute  du 
jour,  que  le  monde  n'eût  compris  ni  ton  innocence,  ni  mon  amour,  que  nous 
eussions  souffert  tous  les  deux. 

—  J'aurais  pris  pour  moi  seule  votre  souffrance  et  la  mienne,  reprit  Marie 
doucement,  mais  au  moins  vous  m'auriez  aimée. 


L4   S^LPUIOE. 


ÎI 


—  Oh  I  .Marie,  dit  Arthur  en  se  laissant  tomber  à  ses  genoux,  je  t'aimais 
comme  un  fou,  je  ne  réfléchissais  pas  ;  — pauvre  femme  que  j'ai  trompée,  par- 
donne-moi ! 

Marie  ne  répondit  pas,  mais  elle  laissa  la  tête  d'Arthur  se  reposer  sur  ses  ge- 
noux, et  ses  larmes  coulèrent  sur  les  cheveux  du  jeune  homme.  —  Ils  souf- 
fraient bien  tous  les  deux.  Long-temps  la  jeune  fille  parut  absorbée  dans  sa  dou- 
leur ;  puis ,  agitée  comme  si  elle  eût  été  en  proie  à  une  lutte  intérieure,  elle 
s'écria  d'une  voix  contractée  : 

—  Elle  doit  être  bien  riche  et  bien  belle,  elle,  que  le  monde  vous  permet 
d'aimer  ;  —  mais  seulement. . .  promettez-moi  de  ne  jamais  lui  parler  de  Marie  ; 
ne  livrez  pas  mon  amour  et  mon  malheur  à  sa  pitié. 

Arthur  respira.  Il  n'aurait  jamais  pu  prononcer  le  nom  de  Rachel  de- 
vant cette  pauvre  fille,  et  dans  cette  chambre  témoin  de  ses  premiers  sermons  ; 
il  lui  eût  semblé  insulter  à  la  douleur  de  l'une  et  ternir  le  bonheur  de  l'autre. 

—  Vous  reverrai  je  jamais  ?. . .  reprit  Marie  qui  s'efforça  de  donner  à  sa  voix 
du  calme  et  de  la  résignation.  —  Arthur  hésita  :  il  n'osait  répondre.  —  Mon 
Dieu  !...  s'écria  Marie,  tout  est  donc  fini!  — La  douleur  avait  dépassé  ses 
forces  et  son  cœur  se  brisait.  —  Oui....  Adieu  Marie  I...  adieu!  dit  Arthur, 
je  ne  veux  plus  tromper  personne.  —  Ils  pleurèrent  encore  ensemble  ;  — 
le  mot  tïadieu  fut  prononcé  une  dernière  fois  et  Marie  resta  seule.  —  Toul- 
à-coup  elle  se  leva  et  saisit  un  portefeuille  qu'Arthur  avait  laissé  sur  la  table  : 
elle  ne  l'ouvrit  pas,  car  elle  devinait  ce  qu'il  pouvait  contenir;  —  et  lorsqu" Ar- 
thur sortait  par  la  porte  de  la  rue,  le  portefeuille  tomba  à  ses  pieds. 

La  rougeur  subite  qui  avait  couvert  le  front  de  Marie  s'effaça  bientôt  et  ses 
joues  pâlirent  sous  ses  larmes.  Elle  regarda  lentement  autour  d'elle,  arrêtant  les 
yeux  sur  sa  petite  chambre  si  nue  et  si  délabrée,  elle  soupira  ;  puis,  se  tournant 
vers  la  robe  tendue  sur  le  métier  :  —  Je  la  vendrai,  dit-elle,  et  après. . .  après , 
je  mourrai,  j'espère. 

Arthur  était  rentré  chez  lui.  —  Il  passa  la  nuit  dans  une  cruelle  agitation. 
—  Le  lendemain  il  alla  chez  sa  fiancée,  mais  il  était  triste  et  pensif  malgré  lui. 
Deux  jours  se  passèrent.  Il  y  avait  un  bal  chez  la  mère  d'une  amie  d'enfance 
de  Rachel,  et  toute  la  journée  la  jeune  fille  y  pensa.  —  Lorsqu'.\rthur  en- 
tra ,  elle  alla  à  lui  toute  joyeuse  :  —  Arthur,  dit-elle,  venez  voir  la  jolie  robe 
que  ma  mère  m'a  donnée. 

Arthur  avait  tressailli.  —  Il  venait  de  reconnaître  la  robe  brodée  par  Marie. 

—  Ce  souvenir  me  poursuit  donc  jusqu'ici,  dit-il  en  lui-même;  et  il  s'éloigna 
pour  cacher  son  trouble.  Baron  de  b.\zancourt. 


I.A    SYLPUIDE. 


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\ç  y*^  •y**^  y^  y  **ç  y^  y  X  9^  x5^ 


Académie  Royale  de   Uusiqne. 

M.    MÉCÈrVE    MAniÉ. 

L  se  passe,  au  sujet  de  M.  Mécène  Marié,  des  clioses 
si  étranges  à  l'Académie-Koyale,  que  ceux  qui  ont  en- 
tendu ce  chanteur  à  l'Opéra- Comique  et  qui  n'ont 
point  encore  assisté  à  ses  débuts  sur  notre  première 
scène,  se  demandent,  avec  une  sorte  d'inquiétude, 
comment  il  a  pu,  de  médiocre  qu'il  était  à  la  place  de 
la  Bourse,  se  faire  presque  l'émule  de  Dnprez  à  l'O- 
péra. On  a  entendu,  il  est  vrai ,  des  voix  étoulïées  et 
mal  à  l'aise  dans  de  petites  musiques ,  vibrer  avec 
puissance  dans  des  partitions  d'un  stylo  plus  large;  ce  n'est  point  le  cas  de  Ma- 
rié. Je  veux  bien  qu'il  ait  été  détestable  dans  la  Fille  du  régiment ,  dont  le 
rôle  n'avait  pas  été  écrit  exprès  pour  sa  voix,  mais  en  conscience  valait-il  beau- 
coup mieux  dans  la  Symphonie,  com'posée  rigoureusement  pour  faire  ressortir  ses 
moyens  et  briller  ses  plus  belles  notes?  Le  changement  de  scène  ne  suffit  donc 
pas  à  expliquer  le  problématique  succès  de  M.  Mécène  Marié  ;  je  dis  problématique , 
parce  qu'on  ne  se  joue  pas  impunément  de  l'opinion  et  du  goût  publics,  comme 
on  le  fait  depuis  trois  semaines  à  propos  d'un  ténor  de  province.  Il  y  a,  je  ne  sais 
(luellc  bienveillante  étoile  opiniâtrement  attachée  à  cet  homme  :  il  arrive  à  Paris, 
riche  pour  tout  talent  des  innocens  bravos  de  Metz  :  vite  ,  deux  théâtres  se  le 
disputent,  et  celui  qui  le  gagne  n'est  pas  moins  pauvre  que  celui  qui  le  perd. 
Alors  ,  tout  doucement ,  une  transformation  s'opère  dans  la  poitrine  et  dans  le 
larynx  de  ce  prodige  :  de  ténor  qu'il  était  le  soir,  il  se  réveille  basse  le  lendemain, 
et  à  peine  avait-il  eu  le  temps  de  se  réjouir  ou  de  se  plaindre  de  cette  inespérée 
clé  (le  fa  qui  lui  tombait  du  ciel ,  que  déjà  il  perdait  quelques  notes  graves  pour 
en  gagner  autant  dans  les  gammes  supérieures,  et  qu'à  son  insu  encore,  il  se  méta- 
niorjjhosait  en  baryton.  —  Comment ,  de  basse  et  de  baryton  M.  Mécène  Marié 
est  redevenu  ténor?  C'est  une  de  ces  mystérieuses  énigmes  dont  le  mot  n'appar- 
tient qu'à  la  Providence. — Les  inégalités  de  la  vocation  du  chanteur  sont  la  fidèle 
image  des  inégalités  suprêmes  de  son  talent.  Comme  on  pourrait  croire  par  r.t' 
que  je  viens  de  dire  et  par  ce  que  j'ai  à  dire  encore ,  que  je  critique  Marié  avec 
autant  d'acharnement  que  le  glorifient  les  jugeurs  et  les  journaux  du  lustre;  je 
vais  poser  quelques  questions,  résultat  direct  des  faits,  et  jouer  à  pair  ou  non 
cette  réputation  de  hasard. —  Est-ce  un  chanteur  digne  de  notre  première  scène, 
celui  qui  se  fait  applaudir  dans  la  Juive  et  presque  siffler  dans /a  J/wci/e.' Qui, 
même  dans  ses  opéras  à  succès,  chante  un  acte  quelquefois  seulement  un  air  ou 


l.\   SYLPHIDE. 


23 


une  scène  à  peu  près  bien,  et  le  reste  d'une  fa(;on  déplorable?  Qui  tantôt  ralentit 
lo  mouvement,  tantôt  le  préci|)ite,  qui  jette  à  droite  et  à  gauche  les  note»  (''da- 
tantes de  sa  voi\  et  espère  échapper  à  la  médiocrité  par  le  tapage?  Qui  de  plus  ne 
rachète  les  graves  inconvéniens  de  son  physique  par  aucune  noblesse  d'attitude 
nu  de  regard  ,  et  qui  joue  à  peu  près  comme  il  chante?  Est-ce  un  chanteur,  ce- 
lui qui  ne  peut  arriver  sans  épuisement  à  la  dernière  phrase  de  son  rôle,  dont  la 
méthode  est  tellement  nulle  que  très  souvent  l'haleine  lui  manque?  Est-ce  un 
chanteur  enlin,  celui  qui  s'estimerait  perdu  d'honneur ,  si,  dans  le  cours  d'une 
représentation,  il  ne  donnait  pas,  par  menu  plaisir,  un  assez  bon  nombre  de 
notes  fausses,  et  s'il  ne  commettait  pas  au  moins  deux  ou  trois  canards?  —  Ainsi 
pourtant  s'est  déroulée  la  pittoresque  histoire  de  Marié. 

Ce  colossal  virtuose  de  Metz  n'a  ni  physionomie,  ni  jeu.  Il  possède  une 
voix  qui  entre  profondément  dans  les  oreilles,  mais  qui  ignore  le  chemin  du 
cœur  :  on  l'applaudit.  —  Il  chante  faux  :  on  1  applaudit  encore.  —  Il  dénature 
des  airs,  des  morceaux  entiers  :  on  l'applaudit  toujours.  —  Au  beau  milieu  d'une 
gamme  ou  d'une  vocalise,  voici  un  couac  ébourilTant  qui  s'épanouit  ;  le  parterre 
baisse  la  tète,  met  ses  mains  éraillées  dans  ses  poches  huileuses,  et  retient  son 
souffle  ;  mais  deux  ou  trois  mesures  après,  M.  Mécène  Marié  lâche  son  la  de 
])oitrine  ou  son  wtde  tète,  et  les  frises  de  l'Opéra  sont  ébranlées  par  un  cataclys- 
me do  bravos.  —  Comment  qualifier  de  pareilles  avanies? —  Ceux  qui  ont  en- 
tendu, de  sang  froid,  ÎMarié dans  la  Juive,  Guillaume- Tell,  laMuette  et  les  Hugue- 
nots, trouveront  dans  les  lignes  qui  précèdent  le  résumé  exact  de  leurs  impressions. 
Marié  a  de  la  voix,  ce  n'est  pas  sa  faute,  car  cette  voix,  il  la  dirige  mal,  et  il  s'en 
sert  sans  ame  et  presque  sans  goût  ;  mais  il  manque  de  méthode,  parce  qu'il 
ne  veut  pas  se  donner  la  peine,  ou  qu'il  est  incapable  d'en  avoir  une  :  ainsi  enga''é 
dans  la  fausse  voie  d'un  succès  de  contrebande,  il  n'en  sortira  plus  que  par  une 
chute.  —  J'ai  dit  la  vérité  tout  entière  sur  Marié  ;  elle  s'éloigne  considérablement 
de  toutes  les  fables  et  de  tous  les  pufTs  que  l'on  accrédite  chaque  matin  sur  son 
compte  ;  j'en  aurais  beaucoup  à  écrire  encore,  s'il  me  fallait  expliquer  combien 
l'Opéra  s'abaisse  en'cherchant  à  élever  cet  artiste  qui,  à  force  de  faire  des  faux 
pas ,  tombera  lourdement  un  de  ces  soirs.  Laissons  donc  les  claqueurs  l'applau- 
dir, laissons  les  journaux,  qui  dînent  avec  des  billets,  applaudir  les  claqueurs,  ce 
n'est  pas  nous  qui  voulons  la  mort  des  pêcheurs  ;  mais  gardons-nous  des  sympathies 
de  la  claque,  gardons-nous  de  l'indulgence  qui  est  la  dernière  des  vertus  que  l'on 
doive  conseiller  au  public  de  l'Opéra,  et  n'oublions  pas  que  l'Académie-Royale 
n'est  point  un  théâtre  d'élèves,  mais  un  théâtre  de  maîtres.  Il  peut  bien  quel- 
(jucfois  suflîre  d'avoir  une  belle  voix  pour  obtenir  l'insigne  honneur  d'un  début 
sur  la  noble  scène  de  la  rue  Lepellcticr,  mais  M.  Mécène  Marié  fera  bientôt, 
sans  doute,  cette  triste  expérience  qu'on  n'y  reste  pas  quand  on  a  pour  tout  gage 
de  son  talent  qu'un  pauvre  la,  fùt-il  même  de  ])oitrine. 

P.  S.  Cet  article  était  terminé  quand  Marié  a  paru  dans  Robert.  N'avant 
point  assisté  à  cette  représentation  ,  j'ai  consulté  les  compte-rendus  qu'en  ont 
faits  dilTérens  journaux.  J'ai  vu,  entre  autres,  dans  /a /'rmc,  feuille  parfaitement 
indépendante,  surtout  en  matière  de  théâtres,  que  Marié  avait  été  très  faible 
aux  deux  premiers  actes  de  ce  chef-d'œuvre ,  mais  qu'il  s'était  relevé  avec 
honneur  dans  les  deux  derniers;  ailleurs  j'ai  lu  que  Robert  était  le  triomphe  de 
cet  inexplicable  ténor,  et  j'ai  été  agité  par  de  profondes  incertitudes.  — Mon 


I.A   ■i\LPIIIDE. 


article  était  fait,  comme  jadis  le  siège  de  l'abbé  V'ertot,  et  voilà  que  cet  inespéré 
triomphe  de  Marié  menaçait  de  ruiner  de  fond  en  comble  tout  l'édifice  de  mes  ar- 
gumens.  J'ai  été  trouver  alors  une  grande  et  spirituelle  artiste,  en  laquelle  j'ai 
foi,  et  ses  réponses  ont  plus  que  jamais  augmenté  mes  doutes.  Elle  m'a  écrit  ce 
matin  :  —  «  Entendez  encore  Marié  dans  plusieurs  rôles  avant  de  publier  cet  ar- 
ticle. »  —  J'ai  désobéi.  Que  ma  grande  et  noble  artiste  me  pardonne  ! 

G.    GLÉXOT-LECOINTE. 

Il  y  a  quelques  jours,  on  parlait  beaucoup  à  l'Opéra,  du  double  engagement 
de  M"'  ïaglioniet  de  M"'  Cerito.  Aujourd'hui  il  n'est  guère  plus  question  que  de 
M"«  Cerito,  mais  il  n'est  pas  de  merveilles  que  l'on  invente,  pas  de  rêves  d'or 
qu'on  ne  publie  sur  le  compte  de  cette  sylphide  de  dix-huit  ans.  —  Duprez  est 
de  retour  de  sa  tournée  dans  les  départemcus,  et  M'"'  Gras-Dorus,  que  Londres 
nous  a  rendue  toute  chargée  de  couronnes,  a  déjà  fait  sa  rentrée  dans  Robert  au 
bruit  des  bravos  qui  l'accompagnent  partout.  —  M"'  Nathan-Treillet  est  tou- 
jours en  province.  M"=  Nau  va  partir  pour  les  eaux  des  Pyrénées;  quant  à 
M°"  Stoltz  qui  est  à  Paris,  on  en  parle  moins  que  si  elle  était  en  représentations 
à  Philadelphie  ou  à  New-York.  —  MM.  Alex.  Dumas  et  Laurey  viennent  de 
perdre  leur  procès  contre  MM.  Marliani  et  Dormoy  ;  mais  les  choses  n'en  reste- 
ront pas  là  :  il  va  y  avoir  appel,  et,  pour  cette  fois,  on  nous  promet,  sans  remise, 
des  révélations  qui  seront  curieuses. 


UMBIilOCRAPIIIE. 

Nous  connaissons  peu  d'œuvres  aussi  poétiques,  aussi  bien  senties  et  pensées 
que  les  f^ierges  folles  de  M.  Alphonse  Esquiros.  Comme  dit  l'auteur,  c'est  un  re- 
gard mélancolique  jeté  sur  des  infortunes  de  toutes  les  heures;  ce  sont  les 
graves  dissertations  de  Parent  Duchàtelet  et  de  M.  Béraud  ,  réduites  aux  dimen- 
sions populaires  des  Guêpes.  M.  Alphonse  Esquiros  nous  promet  d'autres  petits 
livres  sur  des  sujets  non  moins  dignes  d'intérêt ,  non  moins  touchans  que  ses 
Vierges  folles;  nous  l'engageons  de  toutes  nos  forces  à  ne  pas  manquer  de 
parole;  il  y  a  long-temps  que  M.  Alphonse  Esquiros  a  droit  à  toutes  nos  sym- 
pathies. 

Entre  tous  les  volumes  de  vers  dont  notre  époque  abonde,  il  en  est  un  surtout 
(|ui  mérite  d'être  cité  et  d'être  lu.  Victor  Hugo,  notre  grand  poète,  avait  lu  avant 
nous  les  Grains  de  sable  de  M"«  Glara-Francia  Mollard.  La  lettre  qu'il  a  écrite  à 
cette  dame,  sa  sœur  en  poésie,  commence  glorieusement  le  livre,  et  ne  permet 
plus  de  le  fermer  quand  on  y  a  jeté  les  yeux.  Il  y  a,  en  effet,  dans  les  vers  de 
M""' Mollard  une  vigueur  de  pensées,  un  éclat  d'images  et  de  style  qu'on  n'est 
point  habitué  à  rencontrer  dans  les  œuvres  de  son  sexe.  Dans  ce  livre,  qui  est  son 
premier,  le  poète  a  épanché  toute  son  ame  ;  ses  souvenirs,  ses  émotions  sont  là 
pêle-mêle,  dans  un  beau  désordre.  C'est  avant  tout  une  œuvre  de  cœur;  la  raison 
viendra  toujours  trop  tôt  pour  jeter  des  cendres  sur  ce  feu  du  ciel ,  et  pour 
assujétir  aux  lois  de  sa  volonté  symétrique ,  toute  cette  luxuriante  superfé- 
tation  de  l'amour. 


Le  Directeur  DE  VILLEMESSANT. 


LA  SYLPHIDE 


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O:  R  E  fî  l*«,    HUE     D'HANOVRE,    17. 


LA   SYLPHIDE. 


A  Uadanie  ' 


lii  jiiillei. 


01  aussi ,  madame,  j'ai  été  au  moment  de  quitter 
ce  pauvre  Paris ,  et  peu  s'en  est  fallu  que  cette 
lettre  ne  fut  datée  des  eaux  de  Saint-Alban  ,  où 
mille  séductions  m'attiraient,  et  vers  lesquelles 
les  gens  soigneux  de  ma  santé  et  de  mes  plaisirs 
voulaient  m'entraîner.  Saint-Alban,  comme  vous 
le  savez ,  est  situé  près  de  Roanne,  sur  les  bords 
enchantés  et  poétiques  de  la  Loire  :  comme  site , 
aucun  lieu  ne  peut  offrir  de  plus  pittoresques  ef- 
fets, et  la  nature  a  placé  là  toutes  ses  coquetteries 
les  plus  raffinées  ;  aussi  les  jolies  femmes.  Dieu 
me  garde  de  faire  un  rapprochement  avec  la  co- 
quetterie de  la  nature ,  les  jolies  femmes,  dis-je, 
et  une  grande  partie  de  la  haute  société  se  sont 
donné  rendez-vous  à  Saint-Alban,  afin  d'éprouver  reflicacité  de  ses  eaux, 
dont  la  réputation  est  devenue  incontestable,  et  que  beaucoup  de  gens  préfè- 
rent à  présent  à  ces  bains  fameux  qu'il  faut  aller  chercher  si  loin,  et  qui  pren- 
nent tant  d'argent  et  tant  de  temps Mais  nécessité  fait  loi,  et  malgré  toute 

mon  envie  de  courir  les  champs,  force  m'a  été  de  rester  ici  et  de  me  contenter, 
pour  le  bien  de  ma  personne,  d'acheter  les  eaux  de  Saint-Alban  au  dépôt  de 
la  rue  Neuve-des- Petits-Champs  ,  qui  est  devenu  presque  aussi  célèbre  que 
Saint-Alban  lui-même. 

Pour  mon  compte ,  je  me  suis  consolée  de  la  petite  privation  du  voyage  en 
pensant  que  mon  séjour  ici  me  mettrait  à  même  de  continuer  à  vous  instruire 
de  nos  phases /'a.5/iiona6/es.  Je  vous  dirai  donc  qu'il  n'est  pas  besoin  de  fou- 
ler aux  pieds  les  prés  et  les  vallons  pour  se  rassembler  un  ravissant  bou- 
quet des  fleurs  simples  et  délicates  qui  s'y  trouvent  :  M"'  Lainné,  noire  ha- 
bile fleuriste,  compose  dans  ce  moment  des  couronnes  et  des  bottes  de  fleurs 

3 


26  LA   SYLPHIDE. 

des  champs,  dont  l'imitation  est  digne  de  l'admiration  la  plus  vive  ;  c'est  l'art 
porté  au  dernier  degré  en  ce  genre;  aussi  voit-on  ces  fleurs  employées  comme 
ornemeiis  sur  les  coifl'ures  élégantes  et  recherchées  qui  sortent  des  ateliers  de 
M""  Dasse,  dont  la  maison ,  par  sa  tenue  de  bonne  compagnie  et  les  modes 
distinguées  qui  s'y  font,  est  une  des  plus  appréciées  par  les  femmes  du  monde. 
M"°  Dasse  fait  sui  tout  dans  <:e  moment  de  petites  coiffures  en  dentelles 
pour  les  réunions  d'été,  qui  sont  d'une  séduction  extrême,  ornées  des  fleurs 
légères  dont  je  vous  parlais  plus  haut.  Hélas!  mais  en  ce  monde  on  ne  peut 
point  toujours  se  parer  de  fleurs  brillantes,  et  que  vient  un  temps  où  il  faut 
avoir  recours  aux  sombres  babils ,  je  vous  citerai,  à  cet  effet,  les  magasins  de 
deuil  de  M.  Dufresne,  où  l'on  trouve  toutes  les  ressources  imaginables  pour 
l'afïligeant  et  inévitable  costume  noir.  Ce  qui  tient  à  la  nouveauté  en  laines, 
soieries,  étoffes  composées,  cachemires,  etc.,  se  trouve  dans  les  magasins  de 
M.  Dufresne  ;  on  peut  s'y  pourvoir  en  un  instant  en  deuil  et  demi-deuil  le  plus 
complet,  soit  qu'on  le  veuille  simple,  soit  qu'on  le  veuille  recherché;  et  c'est 
un  heureux  renseignement  à  avoir  pour  un  momei>t  où  il  est  rare  que  l'on  ait, 
pour  son  compîe,  le  courage  de  s'occuper  soi-même  de  sa  toilette. 

Pour  passer  à  un  sujet  moins  grave,  et  qui  cependant  ne  laisse  pas  que  d'a- 
voir un  vif  intérêt  pour  notre  amour-propre  national,  je  vous  dirai  un  mot  de 
l'horlogerie  de  M.  Benoit,  qui,  d'un  commun  acconl ,  surpasse,  ou  tout  au 
moins  égale  l'horlogerie  de  Genève.  Outre  l'excellence  de  l'inaltérable  préci- 
sion de  ses  mouvemens.  M-  Benoit  a  des  modèles  de  montres  et  de  pendules 
d'une  élégance  et  d'un  goût  qui  ne  peuvent  manquer  de  lui  assurer  un  suc- 
cès toujours  croissant.  C'est  à  nous  de  le  remercier  d'avoir  donné  à  cette 
branche  d'industrie  une  perfection  qui  ne  nous  laisse  plus  rien  à  envier' 
à  nos  voisins.  —  Ne  devons-nous  pas  les  mêmes  éloges  à  M.  l>ahoche- 
Boin ,  pour  la  recrudescence  d'élégance  qui  chaque  jour  gravit  les  mar- 
ches de  son  escalier  de  cristal?  On  peut  affirmer  que  dans  son  genre  cette 
maison  est  la  première  de  Paris.  Nulle  autre  part  on  ne  trouvera  cette  perfec- 
tion, celte  pureté  de  forme  et  cette  entente  d'exécution  qui  se  concentrent 
dans  les  porcelaines  et  les  cristaux  de  l'escalier  de  cristal.  Il  faudrait  vingt 
pages  pour  vous  énumérer  ces  magniûques  services,  ces  vases  grandioses  et 
ces  mille  fantaisies  que  l'on  voit  chez  M.  Lahoche  ;  les  Anglais  eux-mêmes, 
qui  ont  le  droit  d'être  difficiles  en  fait  de  porcelaines,  rendent  hommage  à 
M.  Lahoche  et  confessent  que  les  fameuses  rocailles  de  Windsor  ont  trouvé 
leurs  pareilles. 

Le  temps  semble  reprendre  sa  belle  humeur,  et  la  chaleur,  qui  nous  avait 
si  brusquement  quittées,  fait  mine  de  revenir;  c'est  le  moment  de  vous  rappeler 
les  sous-jupes  si  légères  de  M.  Oudinot,  dont  l'adoption  rapide  s'explique  par 
l'ampleur  toujours  croissante  des  jupons.  Les  sousjupes  de  crinoline-Oudinot 


LA  SYI.I'IIIUE. 


sont  devenues  une  parlie  inlu'renle  de  la  toilette  des  femmes  qui  savent  ce 
qui  leur  sied  le  mieux,  et  nul  doute  que  bientôt  on  ne  jjourra  plus  s'habiller 
convenablement  sans  cet  accessoire  aussi  élégant  qu'agréable  à  porter.  —  Il 
en  est  de  même  des  corsets  de  M.  Josselin;  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  une 
femme  qui,  après  avoir  eu  recours  à  son  talent,  puisse  se  satisfaire  avec  un 
autre  corset  ;  car  nous  savons  toutes  combien  cet  objet  demande  de  soins 
pour  habiller  avec  grâce  sans  apporter  la  moindre  gêne  au  corps  et  dans  les 
mouvemens.  M.  Josselin ,  qui  a  su  obvier  à  tous  les  inconvéniens  du  corset 
ordinaire,  s'est  acquis  une  réiiulation  qui  n'a  plus  besoin  d'être  célébrée. 

Je  pense  que  vous  n'aurez  point  omis  dans  votre  trousseau  de  voyage  les 
pantalons  à  la  grecque,  dont  le  bas  est  serré  à  la  cheville  par  un  poignet  et 
bordé  d'une  petite  dentelle  ;  c'est  une  mode  qui  a  le  mérite  d'être  aussi  gra- 
cieuse qu'utile  pour  les  courses  alpestres.  Une  de  mes  amies  vient  de  se  faire 
préparer  un  costume  de  louriste,  tout  en  nankin,  avec  des  ornemens  de  velours 
noir  ;  l'effet  en  est  charmant  :  la  robe  a  la  forme  des  amazones  ;  le  corsage, 
plat  et  montant,  est  garni ,  ainsi  que  la  jupe,  sur  le  devant,  de  boutons  de 
velours  noir.  Pour  compléter  cette  toilette  vraiment  distinguée,  le  chapeau 
est  en  grosse  paille  cousue,  avec  des  ornemens  de  velours  noir  et  une  grosse 
plume  lourde,  de  nuance  paille.  —  La  lingerie  est  toujours  la  fureur  du  mo- 
ment, et  la  broderie  étend  partout  son  empire  ;  les  femmes  de  la  société  ont 
même  un  peu  abandonné  la  tapisserie  pour  broder  des  écharpes,  des  mouchoirs, 
et  ce  qui  est  surtout  de  la  haute  fashion,  pour  broder  des  services  de  (hé,  au 
crochet ,  en  coton  de  couleur  et  or.  Chaque  femme  veut  donc  rapporter  de  sa 
campagne  extrà-muros  son  serTice  de  thé  brodé  par  elle,  et  il  y  a  assaut  de 
travail  et  de  goût  entre  ces  dames.  —  On  porte  beaucoup  ici  les  canesous  en 
mousseline  très  claire  avec  les  manches  longues  et  flottantes,  qui  se  mettent 
par  dessus  des  robes  blanches  ou  de  couleurs,  dont  le  corsage  est  assez  dé- 
colleté et  les  manches  fort  courtes  ;  c'est  une  bien  ancienne  mode,  que  l'on 
fait  revivre  comme  beaucoup  d'autres.  Il  y  a  aussi  de  ces  canesous  tout  en  ap- 
plication de  dentelles  qui  sont  d'un  grand  luxe.  Nous  sommes  au  siècle  des  ex- 
humations, et  on  vient  d'en  faire  les  honneurs  aux  étoffes  de  Barèges,  que  l'on 
avait  reléguées  dans  l'oubli  le  plus  profond  ;  on  en  voit  beaucoup  cette  année 
d'unies  ou  de  quadrillées,  et  les  femmes  les  plus  élégantes  en  font  des  redingotes 
doublées  de  soie  légère,  serrées  à  la  taille  par  de  longues  ceintures  flottantes 
qui  me  paraissent  des  toilettes  fort  gracieuses.  —  Les  manches  plates  bouton- 
nées depuis  le  poignet  jusqu'à  la  moitié  de  l'avant-bras  font  très  en  vogue  ;  on 
les  termine  en  bas  par  une  manchette  formant  un  bouillon ,  invention  fort 
seyante  à  la  main.  —  Les  tabliers  sont  plus  en  faveur  que  jamais  ;  j'en  ai  re- 
marqué dont  les  broderies  or  et  soie  étaient  d'une  richesse  extraordinaire  :  les 
fonds  noirs  sont  les  plus  distingués,  et  il  est  d  usage  d'assortir  avec  le  tablier 


28  LA   SYLPHIDE. 

des  mitaines  de  filet  vert,  brodées  également  soie  et  or.  On  porte  ces  tablieis 
sur  des  robes  de  mousseline  blanche  chez  soi,  en  petite  réception  du  soir. 

Ne  serez-vous  pas,  madame,  lorsque  vous  aurez  lu  cette  lettre,  tout  aussi  au 
courant  de  nos  us  et  coutumes  du  jour ,  que  si  vous  n'aviez  pas  quitté  votre 
hôtel  du  faubourg  Saint- Honoré?  Cependant ,  avant  de  clore  mon  épître ,  je 
dois  répondre  aux  plaintes  que  vous  vous  permettez  d'adresser  à  cet  air  vivi- 
fiant des  montages  qui  vous  ranime ,  dites-vous,  mais  vous  haie  et  vous  gâte  le 
teint.  En  vérité,  c'est  grand  dommage,  je  l'avoue,  et  je  m'en  afïligerais  avec 
vous  si  je  ne  savais  point  toutes  les  ressources  que  possède  M.  Guerlain  pour 
remédier  à  de  tels  inconvénieris.  Adressez-vous  donc  à  lui,  et  vous  retrouverez 
toute  la  fraîcheur  de  votre  joli  visage,  comme  vous  trouviez  cet  hiver  en  explo- 
rant ses  magasins,  tous  ces  délicieux  parfums  qui  rappellent  à  s'y  méprendre 
les  senteurs  de  nos  plus  douces  fleurs.  J'espère  qu'en  vous  enseignant  cette 
fontaine  de  Jouvence,  je  me  vais  attirer  de  votre  part  mille  bénédictions. 

MARIE    DE    l'******. 


UNE   ROBE  DE  NOCES. 

SECONDE  ET  DERMÈRE  PARTIE. 

A    Madame  la   comtesse  de  "  " 

Rachel  ne  s'aperçut  heureusement  de  rien. 

—  N'est-ce  pas,  dit-elle,  en  montrant  la  robe  qui  était  étalée  sur  un  divan, 
elle  est  bien  belle  ? 

Arthur  ne  répondit  pas. 

—  Monsieur,  ajouta  Rachel  en  souriant  et  en  prenant  un  air  de  grande  di- 


'  Voir  la  précédente  livraison,  paj;;'  If;. 


-A   SYLPHIDE. 


29 


gnité,  vous  n'oublierez  pas,  j'espère,  que  j'ai  l'honneur  de  danser  la  prenaière 
contredanse  avec  vous  ? 

—  Non non je  ne  l'ai  point  oublié,  dit  Arthur  d'un  air  distrait.  A 

ce  soir,  chère  Rachel,  mon  père  m'attend. 

Et  il  s'éloigna  rapidement.  —  Lorsqu'il  fut  dans  la  rue,  il  respira  libre- 
ment, car  il  n'avait  plus  peur  que  son  émotion  ne  vînt  à  trahir  son  secret. 

—  C'est  une  chose  affreuse,  dit-il,  qu'un  remords.  Dans  cette  robe  faite  par 
Marie,  et  que  le  hasard  a  jetée  dans  les  mains  de  Rachel,  il  y  a  la  volonté  de 
Dieu.  Elle  meurt  peut -être  de  faim,  pensa-t-il...  Je  ne  puis  cependant  la  laisser 
ainsi  sans  secours  aucuns  ;  il  faut  que  je  la  revoie  encore,  que  je  la  supplie 
d'accepter  ce  que  je  voulais  lui  offrir  comme  de  la  main  d'un  frère...  Pauvre 
Marie  !  se  dit-il  encore  en  lui-même,  j'ai  été  dur  et  cruel.  —  Agité  par  toutes 
ces  pensées,  il  se  dirigea  vers  la  rue  Saint-Honoré,  et  bientôt  il  arriva  devant 
la  perte  de  la  maison  qu'habitait  Marie.  —  Il  monta  d'un  pas  rapide  le  tortueux 
escalier  et  ouvrit  brusquement  la  porte  delà  chambre;  mais  il  ne  trouva  qu'une 
femme  âgée  assise  devant  une  table. 

—  Marie  ! s'écria  Arthur.  —  Ce  fut  le  seul  mot  qu'il  put  prononcer. 

—  Monsieur  demande  sûrement  la  jeune  fille  qui  demeurait  ici  il  y  a  quelques 
jours  et  que  j'ai  remplacée,  dit  l'étrangère. 

Il  fit  signe  que  oui. 

—  Elle  a  quitté  cette  chambre. 

—  Oîi  est-elle  .^ 

—  On  ne  sait  pas,  dit  la  vieille  en  secouant  la  tête  dun  air  presque  mal- 
veillant. 

—  Elle  est  partie  seule  ? 

—  Seule,  sans  doute. 

—  A  pied  ? 

La  vieille  leva  la  tête. 

—  Certainement,  reprit-elle,  à  pied  ;  elle  n'avait  pas  demandé  sa  voiture. 
—  Elle  accompagna  ces  paroles  d'un  d'un  gros  rire. 

—  Où  est-elle  maintenant  ?  dit  Arthur  une  seconde  fois,  mais  si  bas  que  la 
vieille  femme  ne  l'entendit  pas,  et  il  sortit. 

Il  resta  quelques  instans  indécis  et  inquiet  sur  le  seuil  de  la  maison,  re- 
gardant de  tous  côtés  avec  un  vague  pressentiment  de  douleur  ;  puis  il  se  jeta 
dans  le  premier  cabriolet  qu'il  rencontra. 


Une  heure  après,  il  était  au  bal. —  Le  salon  était  éblouissant  de  lumières,  de 
fleurs,  de  parures.  —  L'orchestre  jouait  les  quadrilles  les  plus  nouveaux  et 
les  valses  les  plus  tourbillonnantes.  Arthur  debout,  dans  une  embrasure  du  sa- 
lon, regardait  sans  le  voir  et  le  comprendre  le  spectacle  brillant  et  animé  qui 


■^0  LA   SYLPHIDE. 

se  déployait  devant  lui.  —  Un  de  ses  amis  vint ,  en  lui  frappant  sur  Tépaule,  le 
tirer  de  sa  rêverie. 

—  Sortez  de  vos  sombres  méditations,  mon  cher  Arthur,  lui  dit-il,  et  tour- 
nez vos  yeux  vers  cette  porte. 

En  effet,  Rachel  entrait  belle,  parée  et  souriante.  Elle  s'assit  près  de  ses 
compagnes.  Aussitôt  un  essaim  de  danseurs  l'entoura  ;  elle  refusa  toutes  les 
invitations.  —  Je  suis  priée,  répondait-elle  avec  une  joie  secrète  ;  et  des  yeux 
elle  cherchait  Arthur,  car  l'orchestre  commençait  à  jouer  les  premières  me- 
sures d'un  quadrille. 

—  C'est  ma  mère  qui  me  l'a  donnée,  disait  Rachel  à  une  de  ses  amies  qui 
admirait  les  broderies  de  sa  robe,  elle  est  bien  belle,  n'est-ce  pas  ? 

Arthur  s'approchait  ;  il  entendit  ces  paroles,  et  pour  la  seconde  fois  il  vit 
cette  robe  qui  apparaissait  à  chaque  instant  devant  ses  yeux  comme  un  remords 
implacable.  —  Il  s'arrêta.  —  Il  était  pâle. 

Le  quadrille  commença.  —  Rachel  resta  seule  sur  la  banquette  où  elle  était 
assise  ;  et  cependant  elle  voyait  Arthur,  elle  l'appelait  de  son  regard  si  tendre 
et  si  doux  ;  lui  il  était  toujours  immobile  à  quelques  pas  devant  elle  ;  pas 
un  geste,  pas  un  mouvement  ne  répondait  à  ses  regards.  Rachel  ne  com- 
prenait rien  à  ce  silence,  à  cette  immobilité.  —  Qu'avait-il  ?  —  A  quoi 
pensait-il  donc  ?  —  Pas  à  elle  sans  nul  doute  ;  pourquoi  l'oubliait-il  ainsi  ?  — 
Elle  devint  triste  tout-à-coup,  et  des  larmes  brillèrent  dans  ses  yeux.  Pour 
la  première  fois,  une  pensée  amère  se  glissa  dans  son  cœur  à  côté  du  nom 
d'Arthur.  —  Si  j'osais  l'appeler  !.. .  se  dit-elle.  La  musique  fait  tant  de  bruit, 
peut-être  qu'on  ne  me  remarquerait  pas...  et  alors  elle  l'appela  tout  bas  de  sa 
voix  la  plus  douce.  —  Il  ne  bougea  pas  :  on  eût  dit  une  statue. 

—  Vous  ne  dansez  pas,  mademoiselle,  dit  un  jeune  homme  en  s'arrêtant 
auprès  de  Rachel. 

Elle  rougit,  hésita  et  balbutia  :  —  Mon  danseur  m'a  oubliée. 

—  Permettez-moi  de  réparer  cet  oubli,  reprit  le  jeune  homme. 

La  jeune  fille  jeta  encore  un  regard  suppliant  sur  Arthur,  essuya  rapidement 
une  larme  qui  brillait  sur  ses  longs  cils  noirs,  et  suivit  son  danseur. 

Arthur  souffrait  horriblement.  — Celui  qui  eût  touché  ses  mains,  les  eût 
senties  brûlantes  comme  du  feu.  C'est  un  enfer,  dit-il  ;  —  et  il  se  précipita 
dans  un  salon  où  l'on  jouait,  pour  chercher  à  fuir  les  pensées  qui  l'absorbaient. 
Il  s'approcha  de  la  table,  s'assit,  jeta  de  l'or  devant  lui  ;  les  cartes  glissaient 
entre  ses  doigts  sans  fixer  son  attention.  —  Il  pensait  à  Marie...  d'abord  il  la 
voyait  pâle,  suppliante,  lui  tendant  l«s  bras  ;  puis  une  aigreur  secrète  se  mê- 
lait à  sa  douleur.  Il  s'irritait  contre  elle.  —  Elle  veut  souffrir,  se  dit-il,  pour 
m'empêcher  d'être  heureux  ;  —  puis  tout-à-coup  lui  apparaissait  aussi  la  gra- 


LA   SYLPHIDE. 


31 


cieuse  figure  de  Rachel  ;  alors  tous  ses  remords  s'évanouissaient,  et  son  cœur 
battait  damour. 

Son  nom  répété  à  plusieurs  reprises  à  son  oreille,  l'arracha  à  ses  rêveries 
fantastiques. 

—  Arthur,  Arthur,  lui  disait  un  de  ses  arais,  cesse  donc  de  jouer,  tu  perds 
la  tête  ;  si  ton  père  apprenait  les  folies  que  tu  viens  de  faire  ;  où  trouveras-tu 
l'argent  nécessaire  pour  payer  une  somme  aussi  considérable.^ 

—  J'ai  donc  beaucoup  perdu!  s'écria  Arthur  consterné.  Mon  Dieu!... 
surtout  que  Rachel  ignore... 

—  Sois  tranquille  ,  reprit  l'ami  ;  je  connais  un  usurier  qui  n'est  voleur 
qu'à  demi,  tu  as  huit  jours  pour  payer,  nous  arrangerons  cela  le  plus  convena- 
blement possible,  remets-toi  de  ce  trouble  et  de  cette  agitation  Mais  au 
même  moment  une  voix  de  femme  murmura  à  l'oreille  d'Arthur  :  avant  huit 
jours  vous  aurez  ma  dot. 

—  Il  se  retourna.  —  Rachel!...  s'écria-t-il,  ah!  Rachel!...  pourrez-vous 
croire  .3... 

Rachel ,  pâle,  la  poitrine  oppressée,  les  yeux  humides  de  larmes  ,  était  dé- 
bout devant  lui. —  Silence I...  murmura-t-elle,  votre  main,  et  que  tout  soit 
oublié  !  Elle  s'appuya  sur  lui ,  et  posant  sa  main  tremblante  sur  l'épaule 
d'Arthur,  elle  l'entraîna  dans  un  autre  salon.  Arthur  serra  convulsivement  la 
main  de  Rachel,  et  lui  dit  tout  bas  d'une  voix  qui  trahissait  sa  douloureuse  émo- 
tion.—  Ne  mettez  plus  cette  robe,  Rachel,  je  vous  en  supplie,  elle  porte 
malheur. 

Trois  jours  s'étaient  passés ,  depuis  la  scène  que  je  viens  de  vous  raconter, 
sans  qu'Arthur  pût  avoir  la  moindre  nouvelle  de  Marie.  — C'était  un  diman- 
che, Rachel  était  seule,  elle  était  triste,  et  ses  yeux  avaient  une  expression  de 
mélancolie,  étrangère  jusque-là  à  son  jeune  et  joyeux  visage. — C'est  qu'en 
quelques  jours  elle  avait  fait  du  chemin  dans  la  vie,  et  malgré  elle ,  elle  se  sou- 
venait encore  de  la  scène  du  bal  qu'elle  ne  pouvait  comprendre.  — La  porte 
de  la  chambre  s'ouvrit  et  on  annonça  la  sœur  Marthe. 

Rachel  leva  les  yeux  vers  la  sœur  grise ,  et  lui  dit  avec  une  expression  de 
douce  bonté  :  —  Il  y  a  bien  long-temps,  ma  sœur,  que  je  ne  vous  ai  vue. 

—  C'est  qu'il  y  a  beaucoup  de  malades  à  l'hôpital,  répondit  la  jeune  sœur , 
et  nous  ne  pouvons  nous  éloigner  ;  on  m'a  envoyée  aujourd'hui  pour  de- 
mander à  madame  votre  mère,  qui  est  la  bienfaitrice  de  notre  maison ,  quel- 
ques ornemens  dont  nous  avons  besoin  pour  le  reposoir  que  nous  allons  pré- 
parer à  la  porte  de  l'hôpital. 

—  Un  reposoir,  dit  Rachel,  ah!  oui... ,  c'est  aujourd'hui  la  Fête-Dieu. — 
Cela  fait  du  bien  à  nos  pauvres  malades  ,  quand  le  bon  Dieu  s'arrête  si  près 
d'eux,  ajouta  la  sœur. 


32  LA  SYLPHIDE. 

—  Que  voulez-vous ,  ma  bonne  sœur  ? 

—  Quelques  flanibeaux  d'argent ,  mademoiselle ,  et  si  vous  pouvez  un  peu 
de  mousseline  ou  de  tulle  pour  le  devant  de  l'autel. 

—  Tenez  ,  dit  Rachel  en  se  levant ,  prenez  les  flambeaux  de  ma  chambre, 
et  gardez-les,  ma  sœur  :  car,  après  avoir  brûlé  à  côté  de  la  croix,  ils  ne  peuvent 
plus  servir  à  éclairer  la  glace  dans  laquelle  je  regarde  chaque  soir  ma  toilette; 
ensuite 

Rachel  s'arrêta  ;  une  idée  subite  venait  de  la  frapper,  et  une  teinte  de  tristesse 
encore  plus  prononcée  passa  sur  son  front;  elle  s'éloigna  à  pas  lents. — Quand 
elle  revint,  elle  tenait  à  la  main  la  robe  de  bal  que  lui  avait  donnée  sa  mère. 

— Je  ne  veux  plus  la  mettre  ,  dit-elle  tout  bas,  elle  porte  malheur  ;  et  elle 
ajouta  :  — Tenez,  sœur  Marthe,  prenez  cette  robe,  coupez-là  comme  vous 
voudrez,  et  ornez-en  l'autel  du  reposoir. 

—  Cette  robe  est  bien  belle,  dit  Marthe,  en  hésitant  à  la  prendre  ;  mais 
Rachel  secoua  tristement  la  tête,  et  la  sœur  prit  la  robe  en  silence. 

—  Marthe,  dit  ensuite  la  jeune  fille,  savez-vous  que  je  vais  me  marier  .î" 

—  Oui,  mademoiselle,  je  fais  des  vœux  bien  sincères  pour  que  vous  soyez 
heureuse. 

—  Et  vous ,  ma  sœur  ,  êtes-vous  heureuse  ? 

—  Je  suis  tranquille. 

—  Tranquille  ,  répéta  Rachel  ;  et  sa  tête  se  pencha  sur  sa  poitrine  ,  une 
larme  brilla  dans  ses  yeux.  —  La  sœur  s'éloigna. 

Quelques  heures  après,  Rachel,  sa  mère  et  Arthur  marchaient  dans  la  rue  ; 
toutes  les  maisons  étaient  tendues  de  draps  ou  de  tapisseries  ;  partout  des  fleurs 
et  des  emblèmes  pieux.  —  Bientôt  ils  arrivèrent  au  reposoir  de  l'hôpilal  ;  Ra- 
chel avait  promis  à  Marthe  d'y  aller.  La  jeune  fille  s'inclina  pieusement  avec 
sa  mère  ;  Arthur  la  regardait  avec  émotion.  —  Tout-à-coup  il  tressaillit  et 
une  pâleur  étrange  couvrit  son  visage. 

—  C'est  un  songe,  dit-il  en  passant  ses  deux  mains  sur  son  visage,  un  songe 
afTreux  ;  encore  cette  robe  ! . . .  toujours  cette  robe  ! . . .  Dieu  ne  veut  donc  pas 
qu'on  oublie. 

Et  ses  yeux  restèrent  fixés  sur  l'autel  ;  le  nom  de  Marie  s'élevait  en  feston 
de  fleurs  au  dessus  du  reposoir.  Il  cacha  sa  tête  dans  ses  mains.  Les  passans 
disaient  :  —  «  Le  bon  jeune  homme,  il  prie.  »  —  Celui  qui  lit  au  fond  des 
cœurs  disait  :  —  «  Le  cou[)able  a  des  remords.  » 

Mais  des  chants  viennent  de  retentir  ;  des  roses  effeuillées  jonchent  la 
terre ,  l'encens  s'élève  en  flocons  parfumés  ;  tressaillez  dans  vos  couches  brû- 
lantes et  fiévreuses,  malades  de  l'hôpital  !  Dieu  qui  console  et  qui  guérit ,  bé- 
nit votre  demeure...  toutes  les  têtes  s'inclinent,  et  l'hymne  sacré  chanté  par 
des  voix  de  jeunes  filles  retentit  dans  les  airs.  —  Cependant,  près  du  reposoir 


LA   SYLPHIDE. 


a 


quelques  mots  se  prononcent  tout  bas  ;  des  groupes  s'éloignent  silencieuse- 
ment et  s'agitent.  On  fait  place  à  un  malheureux  qui  vient  réclamer  un  asile 
dans  la  demeure  des  pauvres.  Le  brancard  s'était  arrêté  près  du  reposoir. 

—  Qu'il  reçoive  la  bénédiction  de  Dieu,  dit  la  sœur  Marthe  ^  tout  à  l'heure 
les  portes  s'ouvriront. 

Mais  pendant  que  ces  saintes  paroles  se  prononcent,  le  rideau  qui  couvre  le 
brancard  se  soulève  doucement,  et  une  pâle  ûgure  de  jeune  fille  se  penche  lan- 
guissamment  vers  l'autel.  Des  cheveux  blonds  tombaient  en  désordre  sur  ses 
épaules  nues  ;  ses  mains  étaient  jointes  ;  ses  grands  yeux  bleus  se  levaient  vers 
le  ciel ,  et  ses  lèvres  murmuraient  quelques  mots  de  prière.  —  Ilachel  et 
Marthe  se  sentirent  émues  en  la  regardant. 

Tout-à-coup  la  jeune  fille  étendit  son  bras  amaigri ,  et  saisisissant  convul- 
sivement les  draperies  de  l'autel  ;  — Ma  robe  de  noce  !...  s'écria-t-elle  d'une 
voix  contractée,  ma  robe  de  noce  !... 

Et  elle  baisait  les  lambeaux  de  tulle  qu'elle  avait  arrachés. 

La  procession  venait  de  s'éloigner.  —  Marthe  voulut  faire  écarter  le  bran- 
card pour  que  la  malade  ne  put  pas  atteindre  à  l'autel. 

—  Pauvre  femme  en  délire,  dit-elle. 

Mais  Rachel  avait  deviné  ;  elle  venait  de  comprendre  la  scène  du  bal. 

—  Donnez-lui,  donnez-lui  cela,  dit-elle  à  sœur  Marthe  ;  elle  n'est  pas  en  dé- 
lire ;  elle  n'est  que  malheureuse....  ah  !  bien  malheureuse,  la  pauvre  fille  ! 

Et  elle  essuya  les  larmes  qui  s'échappaient  involontairement  de  ses  yeux. 
—  La  pauvre  malade  pressa  la  robe  contre  son  cœur  et  l'inonda  de  ses  larmes. 

—  Mes  pressentimens  ne  m'ont  donc  pas  trompée^  dit-elle  ;  je  devais  trouver 
un  ami  le  jour  où  je  porterais  cette  robe  ;  Dieu  vient  à  moi  ;  il  m'appelle 

Et  elle  joignit  ses  deux  mains  qui  tremblaient,  priant  avec  ferveur. .. 

Les  portes  de  l'hôpital  s'ouvrirent.  L'on  transporta  le  brancard  dans  une 
des  salles. 

Rachel  pleurait  pour  elle  et  pour  Marie.  Toutes  deux  souffraient.  Arthur 
était  appuyé  contre  un  mur,  pâle,  tremblant  ;  il  regardait  la  scène  terrible  qui 
se  passait  devant  lui.  —  Il  vit  Rachel  qui  s'approchait,  son  cœur  se  glaça  , 
la  jeune  fille  saisit  son  bras  et  l'entraîna  rapidement  ;  elle  franchit  le  seuil  de 
l'hôpital,  puis  s'arrêtant  dans  la  salle  d'entrée  où  Ton  venait  de  déposer  le  lit  de 
la  pauvre  malade  : 

—  Arthur,  dit-elle  d'une  voix  étouffée  au  milieu  de  ses  sanglots  qu'elle  ne 
pouvait  plus  contenir ,  Arthur ,  n'avez-vous  rien  à  dire  à  cette  infortunée  ? 

Arthur  tomba  à  genoux  près  du  lit.  —  La  jeune  malade  poussa  un  cri ,  et 
lui  tendit  ses  mains. 

—  Mon  Dieu!  dit-elle,  merci....  je  croyais  mourir  sans  le  revoir;  main- 
tenant... faites  de  moi  ce  que  vous  voudrez. 


34  LA    SYLPHIDE. 

Arlliur  restait  immobile,  à  genoux,  sa  tête  cachée  dans  ses  mains  jointes . 
placé  entre  ces. deux  femmes,  dont,  pour  lui,  l'une  était  le  passé,  et  l'au- 
tre l'avenir  ;  son  cœur  se  brisait  en  silence,  s'humiliant  devant  elles  et  devant 
Dieu;  mais  des  sœurs  grises  s'avancèrent  ;  elles  venaient  chercher  la  malade 
pour  la  transporter  dans  la  salle  qui  lui  était  destinée. — Marie  serra  convulsive- 
ment la  main  d'Arthur;  puis  elle  se  laissa  emmener  sans  faire  un  mouvement... 
Cependant  au  moment  où  elle  touchait  la  porte,  une  idée  parut  la  frapper;  elle 
se  pencha  hors  du  lit  : 

—  Mademoiselle ,  dit-elle  d'une  voix  faible ,  en  se  tournant  vers  Rachel , 
c'est  pour  vous  qu'il  m'a  abandonnée. . .  il  ne  vous  a  pas  trompée. . .  c'est  bien 
vous...  qu'il  aime!! 

La  porte  se  referma  comme  elle  achevait  ces  mots. 

Arthur  et  Rachel  restèrent  seuls ,  —  tous  deux  pleuraient. 

Quelques  instans  après,  Marthe  entra. 

—  L'émotion  cruelle  que  vient  d'éprouver  la  pauvre  fille,  dit-elle,  a  épuisé 
le  peu  de  forces  qui  lui  restait;  elle  a  demandé  un  prêtre.  Dans  quelques 
minutes,  son  existence  sera  finie,  — prions  pour  elle. 

—  Oui,  dirent  ensemble  les  voix  des  deux  jeunes  gens,  prions  pour  la 
pauvre  Marie. 

Huit  jours  après,  un  brillant  mariage  se  célébrait  à  l'église  de  l'Assomption, 
c'était  celui  d'Arthur  et  de  Rachel. 

Voilà  cette  histoire,  madame  la  comtesse  ;  elle  est  triste,  et  elle  est  vraie. — 
Vous  connaissez  Arthur,  vous  connaissez  Rachel. 

Baron  de  bazancourt. 


LA   SYLPHIDE. 


35 


ReTDe  des   Théâtres. 

I  oici,  grâce  aux  soins  intelligens  de  M.  Léon  Pillet,  l'Aca- 

,  demie  royale  plus  que  jamais  en  voie  de  succès  et  de  pros- 
,^>>périté.  Avec  cet  habile  administrateur  qui  promet  à  l'O- 
péra les  splendides  destinées  du  Journal  de  Paris  qui  est 
mort,  on  ne  sait  plus  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  règles  les  plus  vul- 
gaires de  la  direction  d'une  entreprise  dramatique.  On  se  souvient 
peut-être  que  la  semaine  dernière,  après  avoir  assez  long-temps 
l' suspendu  notre  jugement  sur  le  compte  de  M.  Mécène  Marié,  nous 
nous  hasardâmes  à  dire  franchement  et  complètement  notre  avis 
sur  ce  chanteur.  Cet  avis,  il  est  vrai,  était  loin  d'être  favorable, 
mais  après  tout  il  se  trouva  fondé  puisque  la  presse  fut,  en  quel- 
que sorte,  unanime  dans  ses  critiques,  et  que  les  journaux  qui, 
jusque  là,  s'étaient  montrés  les  plus  chauds  partisans  de  M.  Ma- 
rié ,  ne  pouvant  fermer  leurs  oreilles  à  l'évidence  ,  convinrent 
qu'il  avait  été  rfe7ft>'fa6/e  dans  Robert.  \  l'appui  de  ce  que  j'avance,  je  citerai, 
comme  exemple,  la  France  musicale,  assez  apte  à  prononcer  en  ces  sortes  de 
matières.  Or,  en  présence  des  conseils  de  la  presse,  que  décide  M.  Pillet,  qui 
estime  et  honore  la  presse  comme  un  de  ses  enfans  qu'il  n'est  plus? — Il  n'hésite  pas, 
il  engage  M.  Marié  aux  appointemcns  de  vingt-cinq  mille  francs  sans  préjudice 
des  feux.  Cet  engagement  de  M.  Marié  va,  selon  toute  apparence,  valoir  à 
l'Opéra  la  perte  de  Mario  qui  désire  depuis  long-temps  entrer  aux  Boulîes.  Et  voilà 
comment  administre  l'ex-commissaire  du  roi,  l'ex-rèdacteur  en  chef  du  Journal 
de  Paris,  le  maître  des  requêtes  en  service  ordinaire  ou  extraordinaire,  p:-u  im- 
porte !  —  Marie  Taglioni  est  au  milieu  de  nous,  elle  va  passer  comme  une  ombre 
à  l'Académie  royale.  Ceci  me  remet  en  mémoire  une  nouvelle  preuve  de  l'habi- 
leté de  M.  Pillet.  Dans  le  procès  de  M.  Alexandre  Dumas  avec  les  Italiens,  on  se 
rappelle  que  pour  justifier  l'absence  d'une  partie  adverse,  on  a  dit  que  M.  Mar- 
liani  était  à  Londres  avec  mission  d'engager  M"*^*  Taglioni  et  Cerito;  prcsqu'en 
même  temps  r.\cadémie  royale  faisait  annoncer  ailleurs  qu'elle  avait  chargé 
de  ce  soin  M.  de  Boigne.  Maintenant ,  lequel  de  M.  Marliani  ou  de  M.  de 
Boigne  était  l'ambassadeur  accrédité  de  l'Opéra  à  Londres.  M.  Léon  Pillet  s'est 
bien  gardé  de  le  dire,  d'où  il  faut  conclure  que  le  maître  des  requêtes  qui  gou- 
verne les  maillots  de  soie  et  qui  donne  le  la  aux  chœurs  de  la  rue  Lcpelletier, 
fait  de  la  diplomatie  en  partie  double,  ce  qui  lui  procure  l'occasion  de  se  fairj 


30 


LA   SYLPHIDE. 


doublement  jouer.  —  .Al'ie  Cerito  ne  vient  pas  encore,  et  si  les  événemens  ne 
marchent  pas  mieux,  elle  ne  viendra  pas  du  tout.  —  Duprez  va  faire  sa  rentrée 
dans  les  Martyrs,  mais  il  ne  se  presse  guère,  et  cela,  peut-être,  afin  de  ne  pas  tirer 
trop  brusquement  JM.  Mécène  Marié  de  son  rêve  d'or. 

La  Comédie-Française  est  toujours  abandonnée  sans  merci  au  décret  de  Mos- 
cou et  à  M.  Buloz  ;  c'est  assez  dire  que  la  Thalie  édentée  agouise,  et  qu'un  jour 
ou  l'autre  nous  serons  convoqués  à  ses  funérailles.  Les  vieux  ont  fini  par  céder 
leur  place  aux  jeunes,  mais  non  leur  part  dans  les  dividendes  de  la  subvention  ; 
on  débute  beaucoup  sur  les  planches  vermoulues  de  la  rue  Richelieu.  A  ces  dé- 
buts, nous  ne  gagnons  rien,  nous  avons  des  uoms  inconnus  au  lieu  de  talens 
anonymes,  voilà  tout.  —  ^I.  Hippolyte  Lucas  qui  tient  plus  que  jamais  à  être 
directeur  du  Ïhéàfre-Français,  quoiqu'il  ignore  que  cette  misérable  sinécure  ne 
rapporte  que  dix  mille  francs,  a  proféré  l'autre  jour  dans  l'Artiste  une  hérésie 
qui  mériterait  d'être  relevée  et  confondue  en  détail,  si  la  place  ne  manquait  ici. 
M.  Hippolyte  Lucas  est  d'avis  que  pour  remettre  à  neuf  tous  les  Crispins  râpés, 
tous  les  paillasses  en  guenille  qui  s'intitulent  comédiens  ordinaires  du  roi,  il  n'y 
a  qu'à  prendre  une  centaine  de  mille  francs  sur  les  fonds  que  le  budget  alloue  à 
la  littérature.  On  voit  que  pour  discuter  sérieusement  une  proposition  semblable 
qui  n'est  qu'une  lourde  flagornerie  à  l'adresse  de  MM.  les  sociétaires  ,  il  faudrait 
entrer  dans  des  considérations  qui  excéderaient  de  beaucoup  les  limites  de  cette 
causerie.  Je  me  borne  donc  à  prendre  date,  quitte  à  revenir  plus  tard  sur  ce 
chapitre  si  l'heure  et  la  place  me  paraissent  propices.  Toutefois,  M.  Lucas  me 
permettra  de  lui  répéter  ce  qu'il  sait  mieux  que  moi  sans  doute  :  que  l'ingrati- 
tude est  la  vertu  domestique  du  théâtre,  et  que  MM.  les  comédiens  ordinaires 
seront  toujours  infiniment  moins  émus  de  ses  éloges  que  de  la  plus  mince  cri- 
tique qu'il  se  permettra  à  leur  encontre. 

Cette  semaine  ne  finira  pas  sans  que  l'Opéra-Comique  nous  donne  l'Opéra  d 
la  cour ,  pastiche  arrangé  pour  M""  Eugénie  Garcia  qui ,  à  la  satisfaction  de 
tous,  rentrera  dans  cette  pièce,  et  pour  quelques  autres  de  ses  camarades.  — 
Le  Vaudeville  ne  se  borne  pas  à  ennuyer  le  public  ,  il  ennuie  même  ses  pen- 
sionnaires et  tout  dernièrement  ce  n'est  qu'au  moyen  d'un  procès  que  cet  excel- 
lent Arnal  a  pu  obtenir  de  M.  Trubert  ses  appointemens  d'un  mois.  —  Le 
Gymnase  a  fait  relâche  pendant  quarante  ou  cinquante  heures  pour  remettre  sa 
salle  à  neuf;  elle  est  maintenant  fort  convenable,  lo  cintre  a  été  peint  par 
M.  Ciceri ,  avec  la  délicatesse  et  le  charme  qui  caractérisent  le  pinceau  de  cet 
artiste.  La  pièce  la  plus  nouvelle  du  répertoire  a  pour  titre  Mon  gendre!  C'est 
un  succès  qui  en  attend  d'autres.  —  Il  y  a  encore  eu  une  première  représenta- 
tion cette  semaine,  au  charmant  théâtre  du  boulevart  Montmartre  ,  et  cette  fois 
la  réussite  a  été  complète.  Le  Hochet  est  une  très  spirituelle  étude  de  mœurs 
au  dix-huitième  siècle  ,  au  siècle  des  jiannicrs  ,  des  mouches  et  des  éventails. 
Le  sujet  n'est  pas  précisément  neuf  au  théâtre  ;  on  y  a  déjà  souvent  exploité 
ces  petits  jeunes  gens ,  dont  les  hommes  ou  les  femmes  se  servent  pour 
dissimuler  un  amour  sérieux,  lesquels  petits  jeunes  gens  deviennent  à  leur  tour 
amoureux  et  maîtres  au  détriment  de  celle  ou  de  celui  qui  les  emploient.  Telle 
est  en  peu  de  mots  l'intrigue  de  la  nouvelle  pièce  des  Variétés,  intriguée  et  dia- 
loguée  très  spirituellement,  qui  a  pour  auteur  M.  Léon  ,  et  qu'on  a  applaudi 
beaucoup  plus  que  si  elle  eût  été  de  M.  Scribe.  g.  guéxot-lecoime. 


le  Directeur  DE  VILLEMESSANT. 


DIRECTION       RUE      O'  HANOVRE   ,    l7. 

L\Ù\   de  rhierry  treres . 


LA    STl.i'HIUE. 


il 


A  Uadame  ' 


îSjiiilloi. 


ous  me  demandez  quelques  ensembles  de  toilet- 
te ,  madame  ;  rien  n'est  plus  facile  à  satisfaire 
que  ce  désir  :  je  tous  dirai  donc  comment  une 
femme  vraiment  distinguée  doit  composer  son 
costume,  et  vous  nommerai  quelques  uns  des  bons 
faiseurs  qui  doivent  contribuer  à  l'élégance  de  ce 
costume.  Je  ne  vous  parlerai  pas  de  la  toilette 
à  faire  en  sortant  du  lit ,  attendu  que  c'est  tou- 
jours le  joli  peignoir  blanc  orné  de  bouillons  de 
mousseline,  ou  celui  en  jaconas  de  couleur,  garni 
de  bandes  festonnées ,  qui  font  les  frais  de  la  pa- 
rure de  f avant-midi.  Plus  tard,  pour  ce  qu'on 
appelle  promenade  du  matin  à  pied ,  ou  en  voi- 
ture, une  redingote  en  soie  écossaise,  ornée  de- 
vant de  trois  rangées  de  boutons  en  passementerie,  montant  en  tablier  sur  la 
jupe  jusqu'à  la  ceinture,  puis  remontant  sur  le  corsage  en  formant  l'éventail:  le 
corsage  plat  derrière  et  devant,  les  manches  demi  larges  avec  un  large  poignet 
en  brassart,  venant  presque  jusqu'au  coude  et  boutonné  par  sept  ou  huit  bou- 
tons. Un  mantelet  de  poult  de  soie  brodé,  garni  d'une  grosse  ruche  chicorée  en 
étoffe  pareille  ;  puis  un  chapeau  de  paille  cousue  avec  ornemens  de  velours 
vert.  La  toilette  de  promenade  du  soir  doit  être  plus  parée  :  une  robe  en  or- 
gandi de  nuance  claire,  garnie  de  trois  volans  bordés  de  dentelle  -,  un  canezou 
blanc  élégant  et  brodé  comme  les  sait  faire  M"'  Ferrières-Penona,  orné  de  ses 
points  d'Alençon,  placés  avec  le  goût  qu'on  ne  connaît  qu'à  elle  seule  ;  un  man- 
telet de  poult  de  soie  blanc  garni  d'angleterre  et  retenu  par  des  nœuds  de  rubans 
blancs;  un  chapeau  en  paille  de  riz  orné  de  dentelles  et  d'une  branche  de  rai/jon- 
ce  lilas  tombant  sur  le  côté,  et  dont  la  pose  gracieuse  doit  faire  reconnaître  la 
main  de  Maurice  Beauvais.  le  modiste  en  renom  dans  la  bonne  comi  agnie.  La 

4 


as  LA   SYLPHIDE. 

toilette  de  soirée ,  car  nous  avons  encore  des  soirées,  doit  être  une  robe  en  or- 
gandi, brodé  blancet  or,  ou  ponceau  et  or  ;  on  peut  la  relever  par  des  attaches 
et  une  parure  complète  en  coraux,  montés  par  le  fameux  Pradher,  le  bijoutier 
à  la  mode,  et  dont  le  talent  justifie  la  vogue.  Par  dessus  ce  costume,  il  est  in- 
dispensable de  se  munir  du  burnous  d'été  de  M""  Ferrières-Penona,  en  mous- 
seline brodée,  doublé  d'une  soie  légère  et  garni  de  dentelles ,  qui  forment  un 
charmant  mélange  avec  les  houppes  et  les  torsades  de  soie  dont  le  burnous  est 
orné.  Point  n'est  besoin  de  vous  dire  que  la  coiffure  doit  être  en  cheveux  ou 
bien  un  de  ces  petits  et  légers  bonnets  de  dentelles ,  qui  n'ont  du  bonnet  que 
le  nom,  et  qui  s'ornent  des  plus  délicates  tleurs  des  champs. 

Ajoutez  à  ces  toilettes  les  sous-jupes  de  crinolineOudinot,  les  ombrelles- 
marqmses  de  Verdier,  chez  lequel  nos  lions  font  assaut  pour  les  cannes,  et 
vous  serez  au  niveau  de  la  plus  haute  fashion. 

J'ai  vu  apparaître  ou  plutôt  reparaître  une  ancienne  mode  à  laquelle  je 
crie  anathème  :  c'est  celle  des  peignes  élevés,  qui  m'ont  toujours  semblé 
la  plus  disgracieuse  chose  du  monde.  On  a  beau  les  enrichir  d'or,  de  ca- 
mées, de  corail,  c'est  toujours ,  à  mon  avis,  un  ornement  qui  dépare  la  tête 
d'une  femme,  et  qui  lui  ôtera  toute  cette  grâce  antique  dont  approche  la  coif- 
fure d'aujourd'hui.  Si  ma  faible  voix  s'élève  pour  blâmer  les  hauts  peignes,  en 
revanche  elle  louera  aussi  fort  que  se  pourra  les  jolies  mitaines  de  peau  de  cou- 
leur, que  l'on  garnit  dans  le  haut  de  petites  ruches  de  tulle  ;  rien  n'est  plus  joli 
que  ce  genre  de  mitaines  pour  porter  avec  les  manches  demi  courtes  des  robes 
transparentes-  Quelques  femmes  fort  élégantes  portent  des  tuniques  de  mous- 
seline brodées  sur  des  jupes  pareilles,  probablement  en  souvenir  des  tuniques 
de  bal,  si  à  la  mode  cet  hiver.  J'ai  remarqué  l'autre  soir  une  femme  extrême- 
ment distinguée ,  qui  portait,  avec  une  toilette  de  mousseline  toute  blanche  et 
tout  unie ,  une  écharpe  de  velours  noir;  c'était,  je  vous  assure,  d'un  charmant 
effet  et  du  meilleur  goût.  Je  ne  doute  pas  que  cet  essai  ait  beaucoup  d'imita- 
trices ;  la  fraîcheur  des  soirées  nécessite  absolument  quelque  chose  de  chaud 
sur  les  épaules,  et  on  ne  peut,  à  mon  gré,  rien  choisir  de  plus  richement  sim- 
ple qu'une  écharpe  de  velours. 

A  propos  de  velours ,  les  enfans  sont  charmans  cette  année  avec  leurs  pe- 
tits spencers  faits  de  cette  étoffe,  dont  les  manches  courtes  laissent  à  découvert 
leurs  jolis  bras.  Nulle  part  on  n'habille  les  enfans  avec  autant  de  goût  qu'à 
Paris,  les  petites  tilles  surtout  ;  cependant  depuis  que  l'on  a  adopté  pour  les 
garçons  l'habit  de  matelot,  ils  ont  beaucoup  plus  de  grâce  qu'autrefois;  une 
chose  qu'on  n'est  point  encore  parvenu  à  perfectionner,  c'est  leur  coiffure,  et 
les  chapeaux  qui  leur  sont  destinés,  avec  ces  ornemens  de  plumes,  cocardes , 
glands  ou  rosettes,  me  paraissent  la  plus  hideuse  mode  qui  existe.  Les  aris- 
tarques  de  la  mode  ont ,  à  mon  sens,  un  grand  torl,  c'est  celui  de  louer,  à  toit 


I.A  SYLPHIDE. 


39 


OU  à  travers,  loul  ce  qui  est  à  la  mode...  Il  semble  que  ce  mot,  à  lui  seul, 
comporte  le  bon  goût,  la  grâce  et  la  distinction  ;  loin  de  l;i!...  la  mode  est 
souvent  fort  laide,  et  si,  au  lieu  d'aduler  et  d'encenser  cette  frivole  déesse,  on 
lui  disait  quelquefois  ses  vérités,  elle  hésiterait  un  peu  dans  ses  innovations, 
consulterait  les  anciens  de  son  royaume  et  discuterait,  en  son  conseil  privé, 
les  caprices  si  souvent  renaissans  auxquels  elle  nous  soumet.  N'êtes-vous  point 
de  mon  avis,  madame,  et  ne  croyez  vous  pas  qu'une  censure  de  la  mode  serait 
d'un  bon  effet  dans  notre  siècle  de  lumières,  oii  nous  ne  devons  rien  adopter  en 
aveugles,  où  nous  analysons  tout,  même  les  découvertes  les  plus  utiles,  à 
preuve  cette  eau  Brocchieri ,  pour  laquelle  j'ai  vu  d'honnêtes  gens  prêts  à 
s'arracher  les  yeux;  je  ne  sais  si  celle  du  docteur  Chapelain ,  à  laquelle  on  at- 
tribue à  peu  près  les  mêmes  propriétés,  fera  naître  d'aussi  violens  orages? 
Jusqu'à  présent,  je  la  vois  généralement  adoptée  et  préconisée  ,  c'est  presque 
avouer  qu'elle  est  infaillible  ;  quant  à  moi  j'en  ai  pu  apprécier  les  merveilleux 
effets  sur  un  chasseur  auquel  un  coup  de  feu  avait  occasioné  une  hémorragie, 
laquelle  s'arrêta  à  l'instant  à  la  suitede  l'application  de  l'eau  du  docteur  Chape- 
lain. Ne  riez  pas  de  mes  ordonnances,  madame,  et  ne  vous  écriez  pas  que  cha- 
cunede  mes  It-ttres  contient  quelques  recettes  médicales  ;  puisque  nous  retour- 
nons en  arrière,  rappelez-vous  que  les  belles  châtelaines,  vos  ancêtres,  avaient 
toutes  en  leur  manoir  une  salle  consacrée,  que  l'on  nommait  la  pharmacie, 
et  où  de  leurs  nobles  et  blanches  mains  elles  pansaient  les  pauvres  de  leurs 
domaines;  c'est  en  souvenir  de  cet  antique  usage  qu'après  avoir  égayé  vos 
loisirs,  par  mes /"as^fiont/ft/es  descriptions,  j'arrive  insensiblement  à  vous  en- 
seigner l'art  de  paraître  aussi  bontie  que  belle. 

Je  pourrais,  avec  ces  deux  mots  pour  thème,  vous  faiie  une  morale  de  six 
pages,  mais  les  moralistes  sont  quelquefois  ennuyeux,  et  ma  plus  grande  crainte 
étant  de  vous  déplaire,  je  passerai  à  quelques  sujets  plus  gais.  Vous  dirai-jeles 
succès  de  M"''  Taglioni.?  ils  sont  toujours  les  mêmes...  Pourtant,  croiriez- 
vous  que  dans  notre  rieuse  et  moqueuse  ville  on  a  imaginé  une  caricature,  re- 
présentant un  lapin  ou  un  lièvre  savant  (je  ne  suis  pas  bien  sûre  lequel  des  deux), 
costumé  en  bayadère  ;  le  maître  dudit  quadrupède  le  tient  par  une  corde  nouée 
autour  du  cou,  et  devant  de  nombreux  assistans  lui  crie  :  Saute  pour  la 
France...  Saute  pour  la  Prusse...  Il  passe  ainsi  en  revue  toute  l'Europe,  et 
la  bête  6nit  par  sauter  pour  la  Russie  !  Malgré  cette  petite  amertume  que  la 
préférence  pour  l'autocratie  nous  a  fait  concevoir  contre  l'incomparable  dan- 
seuse, les  poches  de  l'Opéra  se  sont  bien  trouvées  de  son  apparition  à  Paris-  un 
grand  nombre  de  gens  de  la  haute  société  ont  quitté  leur  terre  pour  venir  as- 
sister à  ses  quelques  représentations,  et  la  salle  de  la  rue  Lepelletier  a  brillé 
d'un  éclat  comparable  à  celui  de  ses  plus  beaux  jours  de  l'hiver!  Ce  retour 
éphémère  avait  ranimé  notre  pauvre  et  déserte  ville,  qui  tressaillait  d'aise  à  re- 


i» 


LA  SYLPHIDE. 


voir  ses  enfaiis  ingrats  lui  revenir  et  lui  demander  encore  du  plaisir  pour  un 
instant.  A  propos  déplaisirs,  pourquoi  ne  vous  parlerai-je  pas  de  ceux  qui  nous 
restent,  à  nous,  gens  fidèles  au  soi  parisien?  pourquoi  ne  vous  dirai -je  pas  que 
le  Chalet  est  un  charmant  concert  où  s'exécute  une  excellente  musique,  et  Ti- 
voli un  frais  jardin  où  Ton  est  enchanté  d'aller  respirer  sous  d'épais  ombrages 
et  s'amuser  des  divertissemens  multipliés  qui  s'y  trouvent?  Paris  a  la  propriété 
du  Phénix,  rien  ne  s'y  anéantit  ;  ce  que  vous  détruisez  d'un  côté  renaît  de  l'au- 
tre...; ôtez  lui  ses  joies  bruyantes,  ses  lustres,  ses  brocards  de  l'hiver,  il  vous 
offrira  ses  bals  champêtres  sous  des  dômes  de  verdure,  ses  parures  simples  et 
légères,  les  plaisirs  de  ses  villégiatures.  Des  salons  de  Paris,  la  comédie  et 

l'opéra  ont  passé  dans  la  villa  B rendez-vous  de  nos  artistes  les  plus  en 

renom.  Paris  est  le  grand  foyer  de  lumière  d'où  s'échappent  les  rayons  qui  vont 
vivifier  tout  ce  qui  l'entoure  ;  on  pourrait  à  Paris  appliquer  la  devise  du 
soleil  ! 

Je  ne  vous  demande  pas  si  vous  faites  de  la  musique,  je  croirais  commettre 
un  crime  en  en  doutant  un  instant.  Ici  nous  sommes  au  Schubert,  et  ses  mé- 
lodies se  trouvent  sur  tous  les  pianos;  j'ai  remarqué  aussi  les  romances  de 
M"'  Duval  Colart,  jeune  artiste  qui  annonce  un  grand  talent  déjà  justifié  par 
de  précédens  succès.    .  marie  de  l 


'*+♦■»♦♦ 


LES  DEUX  VOISINS. 

UR  la  fin  du  dernier  siècle,  c'est-à-dire  vers  1785, 
la  rue  Santo  Guiseppe,  à  Gênes,  rue  excentrique  et 
presque  déserte ,  offrait  de  la  hauteur  voisine  un 
coup  d'œil  enchanteur,  car  elle  ne  formait  guère 
,  f\  qu'une  suite  de  jardins  clos  par   des  haies  vives 
Wf,y  dont  l'aspect  réjouissait  la  vue.  Deux  ou  trois  mai- 
sonnettes rompaient  seules  la  monotonie  un  peu 
^''  ''     mélancolique  de  cette  double  nape  de  verdure,  et 
les  arbres  séculaires  qui  les  encadraient  d'une  manière  pittoresque ,  présen- 


LA    SYLPHIDE. 


talent  un  tableau  à  demi  champêtre  dont  [ilus  d'un  peintre  de  paysage  avait 
exploité  l'ensemlile  et  les  détails. 

Le  propriétaire  de  lune  des  maisons  isolées  au  milieu  de  ces  bosquets,  où 
tous  les  rossignols  de  la  contrée  semblaient  s'être  donné  rendez-vous  pendant 
les  tièdes  nuits  du  printemps,  était  un  bon  bourgeois  nommé  Nicolo,  qui  vivait, 
avec  économie,  du  produit  d'une  petite  rente  que  lui  avait  laissée  son  père^ 
ancien  musicien  dont  la  réputation  avait  jeté  quelque  éclat  dans  sa  ville  natale. 
Le  bourgeois  dont  il  s'agit  avait  déjà  touché  cette  portion  de  la  vie  qui  penche 
vers  le  déclin  ;  il  végétait  paisiblement  dans  la  maison  qui  l'avait  vu  naître, 
sans  autres  occupations  que  celles  dont  son  jardin  lui  fournissait  le  prétexte, 
sans  soucis  de  l'avenir  qui  ne  pouvait  rien  déranger  au  cours  de  sa  solide  et 
modeste  existence,  sans  regrets  du  passé  qui  ne  lui  représentait  qu'une  suite 
assez  fastidieuse  de  journées  identiquement  semblables  les  unes  aux  autres, 
sans  les  variations  que  chaque  saison  y  avait  annuellement  apportées. 

Cet  homme  avait,  quelques  vingt  ans  avant  l'époque  dont  nous  parlons, 
contracté  une  alliance  avec  le  propriétaire  de  la  maisonnette  la  plus  voisine, 
c'est-à-dire  que  les  deux  propriétés,  arbres  et  moellons,  avaient  trouvé  con- 
venable de  se  réunir,  car  rintérêt  seul  avait  été  consulté  dans  ce  mariage.  Plu- 
sieurs enfans  en  avaient  été  successivement  le  résultat  ;  mais,  semblables  à  ces 
plantes  maladives  que  le  moindre  souflle  flétrit  sur  leur  tige,  les  fruits  d'un 
hymen  aussi  misérablement  assorti  sous  les  rapports  du  sentiment  étaient 
tombés  avant  d'avoir  fleuri  sous  le  rameau  paternel.  En  d'autres  termes,  le 
propriétaire  de  la  rue  Santo  Guiseppe  avait  perdu  deux  enfans  en  bas  âge  sans 
que  sa  tranquillité  d'ame  en  fut  notablement  troublée,  et  sa  femme  élevait  alors, 
avec  des  soins  infinis,  quoique  peu  judicieux,  le  troisième  qui  avait  cinq  ans, 
et  dont  le  tempérament  débile  inspirait  de  trop  justes  appréhensions. 

Cet  enfant  était  presque  abandonné  à  la  tendresse  maternelle  qui  veillait 
sur  sa  chétive  existence.  Quant  à  son  père,  il  avait,  comme  on  l'aurait  dit  en 
français,  «  fait  son  deuil  »  de  la  catastrophe  inévitable  dont  sa  progéniture 
était  menacée  ;  il  la  considérait  avec  un  chagrin  d'habitude  comme  vouée  à  la 
mort  prématurée  qui  avait  moissonné  les  deux  premières  victimes,  et  il  trouvait 
à  cet  uniforme  sentiment  d'iuquiétudes  quotidiennes  d'amples  distractions,  et 
des  consolations  parfaitement  efïicaces  dans  les  soins  qu'exigeaient  les  deux 
propriétés  conjointes  par  mariage. 

Mais  il  n'est  point  de  positions,  quelque  sures  qu'elles  paraissent,  qui  soient 
à  l'abri  de  ces  modiûcations  qu'entraîne  la  marche  du  temps.  Le  propriétaire 
s'était  arrondi  d'un  coté  ;  mais  l'enclos  qui  bordait  sa  maison  de  l'autre  côté 
appartenait  à  un  riche  voisin,  qui  avait  toujours  fait  la  sourde  oreille  aux  pro- 
positions d'achat  qui  avaient  été  risquées  par  son  limitrophe.  Une  querelle  sur- 
vint entre  eux  ,  et  le  voisin ,  par  forme  de  représailles  ou  de  spéculation  , 


LA    SYLPIIIDK. 


fit  bâtir  une  maison  contre  celle  de  son  ennemi ,  dans  l'alignement  de  la  rue. 

Notre  propriétaire  vit  avec  un  morne  désappointement  les  constructions 
surgir  peu  à  peu  en  s'engrainant  dans  son  immeuble  ;  il  suivait  d'un  regard 
désolé  la  formation  des  fenêtres  qui  allaient  s'ouvrir  et  dominer  son  jardin,  où 
il  ne  pourrait  plus  désormais  faire  un  pas  sans  subir  linspection  permanente  et 
souvent  indiscrète  d'un  voisin  qui  entrerait  jusqu'à  un  certain  point  dans  les 
innocens  mystères  de  sa  vie  intime. 

Nicolo,  qui  n'avait  plus  d'autre  pensée  que  celle  du  dommage  dont  il  était 
la  victime,  passait  incessamment  la  revue  de  tous  les  inconvéniens  qui  pouvaient 
résulter  d'un  voisinage  incommode,  et  il  arriva,  comme  c'est  assez  l'ordinaire 
en  pareille  circonstance,  qu'aucun  des  cas  prévus  et  redoutés  ne  se  présenta 
quand  la  maison  fut  achevée  et  mise  en  location.  —  Les  habitans  qui  s'y  in- 
stallèrent se  composaient  d'un  vieux  garçon  et  de  sa  gouvernante,  les  deux  per- 
sonnes les  plus  paisibles  et  les  moins  curieuses  qu'il  fût  possible  de  souhaiter 
pour  voisins.  Nicolo,  à  demi  consolé  ,  se  félicitait  déjà  d'avoir  échappé  aux 
chances  qui  menaçaient  l'indépendance  de  ses  promenades  et  de  ses  petites  allu- 
res intérieures,  lorsque,  deux  ou  trois  jours  après  l'installation  des  nouveaux 
venus,  il  entendit,  sur  le  soir,  les  sons  d'un  violon  dont  le  voisin  jouait  à  merveille. 
Tout  autre  que  Nicolo  eût  pris  plaisir  à  écouter  les  modulations  savantes  et  les 
études  que  l'inconnu  exécutait  avec  une  rare  perfection.  Mais  le  propriétaire 
avait  été  violoniste  lui-même,  c'est-à-dire  que  sa  jeunesse  s'était  consumée,  sous 
la  direction  de  son  père,  dans  l'étude  du  violon,  dont  il  avait  lui-même  donné 
des  leçons,  et  auquel  il  avait  dit  un  éternel  adieu  en  héritant  du  patrimoine  qui 
suffisait  à  son  ambition.  Il  y  avait  quinze  ans  que  le  propriétaire  n'avait  touché 
un  archet,  et  loin  de  prendre  le  moindre  plaisir  à  écouter  les  mélodies  impro- 
visées qui  interrompaient  si  énergiquement  le  silence  de  sa  solitude,  il  lui  sem- 
bla que  le  sommeil  le  gagnait  plus  tôt  que  de  coutume,  et  il  passa  à  pester 
contre  son  voisin  tout  le  temps  que  celui-ci  consacra  aux  exercices  dont  il  sem- 
blait faire  l'objet  d'un  délassement  plutôt  que  d'un  travail. 

Les  jours  suivans  ce  fut  bien  pis  :  le  musicien  joua  de  son  violon  pendant 
toute  la  soirée  et  fit  même  des  quatuors  avec  quelques  amis.  Nicolo  tomba  dans 
une  mélancolie  profonde;  il  se  livrait  parfois  à  des  accès  de  dépit  qui  trou- 
blaient le  repos  de  la  famille.  Le  propriétaire  au  désespoir  chercha  les  moyens 
d'imposer  silence  à  son  bruyant  voisinage  et  n'en  trouva  pas  de  meilleur  que 
celui  d'élever  autel  contre  autel.  Il  tira  d'un  étui  tout  poudreux  ïAmati  de  son 
père  et  se  mita  jouer  avec  frénésie  tous  les  passages  de  concertos  qui  étaient 
restés  dans  sa  mémoire.  Mais  cet  expédient  n'obtint  d'autre  résultat  qu'un  sur- 
croît de  peines  pour  Nicolo,  car  le  voisin  continuait  paisiblement  ses  exercices, 
et  Nicolo,  forcé  comme  auparavant  d'entendre  de  la  musique,  avait  en  outre  le 
désagrément  surérogatoire  de  celle  qu'il  faisait  lui-même. 


1.4   SYLPIIIOE. 


ii 


Le  triste  propriétaire  sentait  bien  que  la  persévérance  du  remède  extrême 
qu'il  employait  pouvait  seule  triompher  des  habitudes  musicales  de  son  voisin  \ 
mais  l'état  de  surexcitation  nerveuse  où  le  jetèrent  ses  deux  ou  trois  essais  in- 
fructueux ne  lui  permit  pas  de  continuer  une  guerre  dont  il  était  vraisemblable 
qu'il  paierait  tous  les  frais.  —  Ce  fut  alors  que,  dans  le  paroxisme  de  l'un  des 
accès  de  colère  qui  l'obsédaient  à  chaque  instant,  Nicolo  conçut,  non  sans  quel- 
ques remords,  le  barbare  projet  d'imposer  à  son  propre  fils  le  supplice  dont  il 
avait  gémi  lui-même  pendant  vingt  années  de  sa  vie.  Ce  dessein  monstrueux 
lui  fut  inspiré  par  le  hasard ,  ce  tyran  de  l'existence  humaine  ,  et  voici 
comment. 

Un  soir  qu'il  avait  inutilement  essayé  de  couvrir  avec  son  violon  les  sons  de 
l'instrument  rival  et  qu'il  se  promenait  dans  un  découragement  plein  d'amer- 
tume sur  la  terrasse  de  sa  maison ,  il  entendit  le  petit  Nicolo  qui  promenait 
l'archet  sur  son  Amati  dont  il  tirait  des  accords  à  faire  grincer  les  dents  d'im- 
patience. L'ex-musicien,  charmé  de  trouver  un  prétexte  pour  exhaler  la  bile  qui 
le  suffoquait ,  courut  dans  sa  chambre  pour  arracher  son  violon  des  mains  de 
l'enfant  et  le  punir  vertement  de  sa  témérité.  Mais  en  franchissant  deux  à  deux 
les  marches  de  l'escalier,  sa  résolution  se  modifia  dans  le  choix  de  la  punition  , 
et  quand  il  fut  arrivé  en  face  du  délinquant,  il  s'écria  d'une  voix  de  ton- 
nerre : 

—  C'est  donc  ainsi,  petit  drôle,  que  vous  touchez  à  ce  diable  d'instrument, 
et  sans  ma  permission  encore  !  Eh!  bien,  dès  demain,  monsieur,  vous  appren- 
drez à  jouer  du  violon  1  A  votre  âge  j'exécutais  déjà  un  concerto  de  Corelli 
(d'infernale  mémoire);  mais  nous  travaillerons  pour  réparer  le  temps  perdu. 
—  Je  voudrais  bien  savoir,  ajouta  mentalement  le  propriétaire  exaspéré,  com- 
ment le  voisin  s'accommodera  des  gammes  que  je  lui  ferai  jouer  pendant  trois 
ou  quatre  heures  par  jour. 

Nicolo  tint  parole  et  l'enfant ,  malgré  les  représentations  de  sa  mère  qui 
craignait  pour  l'organisation  délicate  de  son  fils ,  commença  son  éducation 
musicale.  —  Mais  les  résultats  de  cette  détermination  prise  ah  irato  furent 
loin  de  répondre  aux  prévisions  du  père.  Le  petit  Nicolo,  loin  de  montrer  les 
dégoûts  qu'éprouvent  la  plupart  des  enfans  en  présence  des  premières  diffi- 
cultés de  l'art,  les  aborda  et  les  combattit  avec  une  ardeur  qui  étonna  tout  le 
monde.  Bientôt  ses  dispositions  se  développèrent  avec  une  telle  énergie  que 
Nicolo  se  félicita  sincèrement  du  hasard  qui  avait  mis  en  lumière  une  vocation 
si  décidée.  —  Les  progrès  de  l'enfant  tenaient  du  prodige.  Non  seulement  il 
semblait  deviner  ce  qu'on  lui  enseignait,  mais  il  faisait  entendre  parfois,  avec 
une  inconcevable  perfection ,  des  éludes  sur  des  difficultés  dont  son  père  ne 
soupçonnait  pas  l'existence.  Nicolo  se  perdait  en  conjectures  sur  un  pareil  piié- 
nomène,  lorsqu'il  s'aperçut,  un  soir  en  revenant  plus  tôt  que  de  coutume  de  la 


A   STI.PniDE. 


maison  de  son  beau-père,  que  son  fils  entretenait  des  communications  mysté- 
rieuses avec  l'ennemi  du  repos  de  sa  famille. 

Le  voisin  qui  n'avait  pas  été  le  dernier  à  remarquer  les  données  extraordi- 
naires de  l'enfant,  les  secondait  en  secret  pour  l'amour  de  l'art,  et  rectifiait  les 
enseignemens  parfois  erronés  que  l'élève  recevait  d'un  maître  inexpérimenté. 
Lorsque  Kicolo  s'éloignait  de  la  maison,  l'enfant  et  le  voisin  montaient  sur  la 
terrasse  qui  surmontait  les  deux  habitations  et  se  livraient  ensemble  à  une 
étude,  dont  les  résultats  frappaient  d'admiration  jusqu'à  l'habile  musicien  qui 
les  provoquait.  Le  propriétaire,  en  surprenant  l'une  de  ces  entrevues ,  trouva 
la  clé  du  mystère  jusqu'alors  inexplicable  des  progrès  de  son  fils...  mais  on 
comprend  que  dès  ce  moment  le  voisinage  perdit  tous  ses  inconvéniens. 

Le  lendemain,  le  violoniste  faisait  son  entrée  dans  la  maison  de  son  ancien 
ennemi  en  qualité  de  maître  de  son  fils.  Le  reste  appartient  à  l'histoire  de  l'art; 
car  cet  homme  se  nommait  Rolla  ,  et  l'enfant  remplit ,  quelques  années  plus 
tard,  le  monde  entier  de  sa  gloire,  sous  le  nom  de  Nicolo  Paganini. 

STÉPHEi\   DE  LA.  MADELAl.NE. 


RoTue  des   TIk'-:"!! res. 


UE  vous  dirai-je  de  l'Opéra?  L'Opéra  aujourd'hui, 
ce  n'est  plus  M.  Diiponchel,  ni  même  M.  Habeneck; 
encore  moins  M.  Léon  Piliet;  ce  n'est  ni  Auber,  ni 
Duprez,  ni  Donizetti,  ni  Meyerbeer,  c'est  Marie  Ta- 
glioni,  la  gitana,  la  sylphide,  l'ombre,  la  bayadére  ; 
c'est  Marie  ïaglioni  qui  se  repose  à  peine  sur  les 
planches  de  l'Académie-Royale,  pour  s'envoler  bien 
■vile  vers  les  pays  du  Czar.Moi  aussi  je  pourrais  m'é- 
crier  comme  tant  d'autres  poètes  du  feuilleton  : 

Manibus  dale  lilia  plenis: 

Purpuroos  spargam  flores  ! 

«  Donnez  des  lys  à  pleines  mains;  je  veux  répandre  à  profusion  les  camélias 


LA   SYLPHIDB. 


4& 


»  elles  roses  1  «—Mais  à  quoi  bon  recommencer  un  roman  ou  un  poème  tant  de 
fois  écrit  ?J- aime  mieux  vous  apprendre  que  très  sérieusement  Duprez  boude 
rOpéra  :  Marié  v  est  peut-être  pour  quelque  chose  ;  dans  tous  les  cas,  M.  Léon 
PiUet,  l'administraleur  habile  y  est  pour  beaucoup.  Vous  ignorez  sans  doute  que 
par  suite  d'une  indisposition,  Duprez  est  revenu  de  Bordeaux  à  Paris,  vingt- 
quatre  heures  après  l'expiration  de  son  congé.  M.  Pillei  ne  s'est  aucunement 
formalisé  de  cette  contravention,  il  s'est  borné  à  condamner  le  chanteurà  quatre 
mille  francs  d'amende.  Duprez  s'en  est  vengé  en  tombant  malade  tout  de  bon, 
et  voici  que  maintenant,  par  ordre  de  la  faculté  de  médecine,  il  se  promène,  la 
canne  à  la  main,  fort  peu  soucieux  de  savoir  ce  que  deviennent  les  Hwjuenols 
ou  les  Martyrs.  Qu'on  dise  donc  que  M.  Léon  Pillet  ne  dirige  pas  admirablement 

l'Opéra? 

Londres  n'a  point  assez  de  M"^'  Dorus  ;  on  la  rappelle  pour  un  feslnal,  et  les 
\nglais  vont  encore  en  jouir  pendant  quelques  semaines  à  nos  dépens.  —  D  m'est 
revenu  que  j'étais  tombé  dans  une  erreur  grave  au  sujet  de  Marié:  ce  n'est  pas 
vingt-cinq  mille  francs  que  gagne  cet  incomparable  ténor  à  l'Académie-Royale, 
c'est  trente-cinq  milk  !...  Mon  erreur  ne  prouve  qu'une  chose,  c'est  que  la  di- 
rection de  notre  premier  théâtre  lyrique  est  capable  de  commettre  toutes  les  sot- 
tises. Il  m'est  aussi  revenu  qu'un  certain  nombre  de  ces  dames  avaient  été  très 
mécontentes  des  quelques  lignes  fort  inotfensives  consacrées  dernièrement  au  ta- 
lent et  à  la  voix  de  M.  Mécène  Marié.  —  Critiquer  un  aussi  bel  homme!...  ont- 
elles  dit.  l\  est  vrai  qu'en  parlant  de  la  doublure  de  Duprez,  je  ne  m'attendais  pas 
à  entrer  en  lice  avec  un  Appollon  du  Belvédère.  Si  les  beaux  hommes  arrivent  à 
l'Opéra,  les  femmes  laides  ou  belles  s'en  vont.  Mme  Nathan-Treillet  n'a  point 
été  engagée  ;  M^e  Stoltz  est  malade  ;  Mlle  Nau  est  dans  les  Pyrénées  ;  sauf 
Mme  D°orus,  nous  sommes  livrés  aux  débutantes  :  MHesJulian  et  Dobrée  font 
tous  les  honneurs  du  répertoire  avec  Mmes  Elian  Barthélémy  et  Wideman,  qui 
débutent,  je  crois,  depuis  la  révolution  de  1830.  —  En  fait  de  danseuses ,  on  ou- 
blie Mlle  Cérito  ;  MU'- Pauline  Leroux  ne  revient  pas,  Lucile  Grahn  est  toujours 
malade  Fanny  Elssler  continue  son  pèlerinage  triomphal  aux  Etats-Unis,  et,  par 
forme  de  compensation,  on  nous  prodigue  le  printemps  éternel  de  MHeNobletet 
les  mollets  anonvmes  de  Mlle  Fitz-James.  Ce  délabrement  général  dans  la  jeu- 
nesse les  vois  et 'les  mollets  de  l'Académie-Royale  a  fait  vivement  sentir  à  M.  Pil- 
let le  besoin  de  remettre  sa  salle  à  neuf;  et  le  Théâtre-Français,  qui,  en  cette  cir- 
constance, se  pique  de  rivalité  par  hasard,  va  en  faire  autant.  On  dépensera,  dit-on. 
quelques  soixante  mille  francs  à  l'Opéra;  à  la  Comédie-Française,  on  ne  con- 
naît pas  le  chiffre,  mais  il  faut  espérer  que  M.  Lucas  ne  proposera  point  encore 
à  MM.  les  comédiens  l'ingénieux  expédient  de  prendre  les  capitaux  nécessaires  a 
leur  badigeonnage  sur  les  fonds  d'encouragement  aux  lettres. 

D'ailleurs,  les^choses  empirent  rue  Richelieu;  après  les  vieux  et  mauvais  co- 
médiens nous  avons  les  débutantes  jeunes  et  mauvaises  :  depuis  la  semaine 
dernière  la  catastrophe  s'est  compliquée  de  deux  premières  représentations  de 
vaudevilles  qui  avaient  très  probablement  été  refusés  à  l'Ambigu.  Eudojru  ou  le 
Meunier  de  Harlem  n'a  d'autre  mérite  que  les  cheveux  blonds ,  le  visage  rose  et 
blanc  et  la  gentille  personne  de  M"=  Doze,  eton  conviendra  sans  peine  que 
M  Théaulon  n'est  aucunement  responsable  de  la  beauté  de  M"'  Doze.  Japhet  a 
la  recherhe  d- un  pire  esluii  vol  fait  par  MM.  Scribe  et  Vanderburch  au  capitaine 


46  LA   SYLPUIDE. 

Marryat  qu'ils  ont  rendu  ridicule  et  ennuyeux  pour  avoir  le  lâche  plaisir  de  ne 
l'être  pas  seuls.  Explique  qui  pourra  ces  contrastes  étranges  dont  la  cadu- 
cité de  la  Comédie  Française  abonde  !  MM.  les  comédiens  ordinaires  ou- 
vrent leurs  fenêtres  et  leurs  portes,  leurs  coulisses  et  le  trou  du  souffleur  aux 
vaudevilles  de  MM.  Théaulon  et  Scribe,  et  ils  ferment  jusqu'aux  lucarnes  de  leurs 
greniers,  et  iisplacent-des  gendarmes  sous  leur  vestibule  ,  et  ils  s'entourent  d'un 
cordon  sanitaire  pour  échapper  aux  tragédies  académiques  et  péruviennes  de 
M.  Yiennet. 

Vous  croyez  être  quitte  de  M.  Scribe,  n'est-ce  pas?  Hélas  !  il  vous  attend  à 
l'Opéra-Comique  ;  nous  tombons  de  Scribe  en  Scribe  ;  les  Grecs  au  moins  avaient 
autrefois  de  la  variété  dans  leurs  catastrophes,  ils  tombaient  de  Carybde  en  Scylla. 
Il  est  vrai  que  M.  Scribe  est  ici  accompagné  de  circonstances  aggravantes,  c'est- 
à-dire  deM.  de  Saint-(ieorges.  Qu'on  jugeaprès  cela  de  ce  que  peut  être  l'Opéraà 
la  Cour;  méchant  conte  d'enfant  qui  déshonorerait  la  littérature,  si  la  littérature 
pouvait  avoir  quelque  chose  de  commun  avec  les  œuvres  de  M.  de  Saint-Georges. 
Tout  cela  est  bête,  languissant,  maussade  ;  tout  cela  sent  l'eau  sucrée  et  la  Ileur 
d'orange.  Aussi  est-ce  en  vain  que  MM.  Grisar  et  Boïeldieu  ont  essayé  de 
coudre  sur  cette  doublure  inconsistante  des  airs  et  des  morceaux  d'ensemble 
extraits  de  chefs-d'œuvre  épars,  dans  le  seul  but  de  prouver  sans  doute  qu'un 
chef-d'œuvre  ne  mérite  ce  nom  qu'à  la  condition  expresse  qu'il  ne  sera  pas  mu- 
tilé. Au  surplus,  rOpéra-Comique  n'avait  pas  compté  sur  un  succès  de  fond  avec 
ce  pastiche,  il  avait  seulement  espéré  un  succès  d'auteur  et  il  l'a  obtenu.  Mais 
pourquoi  l'Opéra-Comique,  je  le  demande,  affecte-t-il  de  se  donner  de  la  sorte 
des  allures  italiennes?  M"ie  Eugénie  Garcia  est  française  en  dépit  de  son  nom  ita- 
lien ;  M.  Botolli,  le  débutant,  s'appelle  Boutciller  sur  le  registre  de  sa  paroisse, 
et  Chollet  qui  est  resté  chanteur  français  de  nom  et  d'école,  n'en  a  pas  moins  eu 
une  grande  partie  des  honneurs  de  l'Opéra  à  la  Cour,  dont  certes  nous  ne  parle- 
rions plus  sans  lui  et  Mme  Eugénie  Garcia. 

Je  crois  donc  utile  de  signaler,  pendant  qu'il  en  est  temps  encore,  ces  ten- 
dances de  l'Opéra-Comique  vers  un  abus  de  mots  et  de  caractère  qui  lui  serait 
tôt  ou  tard  essentiellement  préjudiciable.  Il  importe  que  notre  Opéra-Comique 
demeure  national  puisqu'on  le  paie  pour  cela  ,  et  je  ne  saurais  accorder  trop 
d'éloges  à  la  fermeté  de  M.  de  Rémusat  qui  a  coupé  court  aux  intrigues  qui  vou- 
laient faire  de  cette  belle  salle  Favart  le  patrimoine  de  la  troupe  italienne. 

Je  souhaite  de  tout  mon  cœur  que  les  Bouffes  restent  toujours  à  l'Odéon, 
quand  ils  ne  nous  rendraient  d'autre  service  que  celui  d'empêcher  cette  absurde 
combinaison  d'un  second  Ttiédtre- Français.  Faites-moi  donc,  en  passant,  le  plai- 
sir de  me  dire  où  est  le  premierl  —  Donc  l'Odéon  est  mort  pour  la  tragédie  et  la 
comédie,  de  même  que  la  Porte-Saint-Martin,  pour  le  drame  échevelé  et  les 
dagues  du  moyen-âge.  La  Porte-Saijit-Martin  et  M.  Balisson  de  Roùgemont,  cet 
honnête  mélodramaturge  ,  devaient  mourir  ensemble.  A  propos  de  ce  double 
décès,  n'est-ce  pas  une  chose  effroyable  de  songer  que  M.  de  Roùgemont  est 
mort  chargé  de  plus  de  pièces  qu'il  n'avait  d'années?  Maintenant,  mes  deux 
théâtres,  et  vous  aussi,  mon  estimable  auteur,  qui  fûtes  un  homme  de  lettres  et 
un  homme  de  bien  ,  dormez  en  paix  !  Dormez  de  ce  même  éternel  sommeil  au- 
quel s'abandonnera  bientôt  Lénore  du  Gymnase,  drame  qui  n'est  pas  un  vaude- 
ville,  vaudeville  qui  serait  peut-être  une  comédie,  œuvre  sans  nom,  jouée  par 


LA   SYLPHIDE.  )7 

Bocage  qui  ne  sait  plus  sur  quelle  scène  de   Paris   ou  du  monde  promener  les 
douleurs  lï Àntony. 

Je  ne  sais  en  vérité  par  quel  fil  sortir  de  te  labyrinthe  de  pièces  nouvelles  qui 
me  poursuivent  avec  le  fantastique  cortège  de  leurs  contorsions  et  de  leurs  gri- 
maces :  au  Vaudeville, /a 7'o/ie/^(7/e  du  fmbuurg  et  tes  Capriret,  deux  nouveau- 
tés sur  lesquelles  il  y  a  au  moins  une  lourde  chute,  ce  qui  n'est  pas  trop,  en  raison 
des  habitudes  entêtées  de  M.  Trubert  ;  aus  Variétés,  k  Fin  Mot  qui  égaie  le  ré- 
pertoire avec  le  Hochet  d'une  Coquette  ;  au  Palais-Rojal  Bob  ou  le  Forgeron  de 
Saint-Paliick,  vaudeville  politique  où  il  y  a  une  machine  infernale  et  des  (loii- 
11  ins,  au  demeurant,  ollapodrida  très  divertissante,  grâce  à  l'esprit  de  M.M.  Paul 
Duport  et  Deforges  ;  enfin  à  l'Ambigu,  qui  monte  sur  des  échasses  et  devient  lit- 
téraire depuis  le  trépas  de  la  Porte-Saint-Martin ,  la  Croix  de  Malte  par 
M  Fouchcr,  mélodrameoù  les  beaux  sentimens  delà  religion  sont  au  prisesavcc 
les  non  moins  beaux  sentimens  de  l'amour,  pour  être  finalement  conciliés  comme 
toutes  les  choses  se  concilient  au  théâtre  :  par  un  mariage.  — Nous  voilà  au 
bout;  faites  comme  moi  :  respirez  et  dites  merci  1 

Du  monde  imaginaire  du  théâtre,  entrons,  s'il  vous  plaît,  pour  quelques  instans. 
dans  le  monde  réel  de  la  littérature  et  des  arts.  —  On  a  beaucoup  parlé,  il  y  a 
quelques  semaines,  d'une  rencontre  fortuite  de  MM.  Eugène  Pelletan  et  Bonnaire, 
dans  le  jardin  de  George  Sand.  Seulement,  avec  ou  sans  dessein,  on  dénaturait 
alors  les  faits.  Il  est  bien  exact  que  l'aggression  était  venue  de  la  part  de  M.  Bon- 
naire qui  avait  cru,  à  l'exemple  de  l'âne  de  la  fable,  devoir  exercer  sa  vengeance 
au  moyen  d'un  coup  de  pied  ;  mais  ce  qui  est  non  moins  exact,  c'est  que  M.  Pel- 
letan, mis  par  cette  attaque  d'apothicaire  en  état  de  légitime  délense,  démontra  à 
l'âne,  dans  une  argumentation  très  nerveuse,  que  le  lion  n'était  pas  mort.  Cette 
première  leçon  a  même  si  bien  réussi  au  spirituel  écrivain,  qu'il  a,  comme  vous 
savez,  voulu  profiter  des  rares  dispositions  de  son  élève  pour  lui  en  donner  une 
seconde  en  police  correctionnelle.  Ce  procès  qui  promet  d'être  curieux,  acquerra 
encore  un  nouveau  degré  d'intérêt  parla  présence,  aux  débats,  de  M'  Théodore 
Bach,  qui  plaidera  pour  M.  Eugène  Pelletan.  M'  Bach  viendra  à  Paris  à  l'issue 
du  procès  criminel  de  M  ■"  LafTarge. 

Tout  finira  donc  par  des  chansons,  il  faut  bien  l'espérer  ;  il  n'y  a  guère  que  le 
monument  de  Napoléon  qui  ne  nous  promette  pas  les  mêmes  agrémens.  —  Au- 
tour de  moi,  j'entends  tout  le  monde  médire  de  M.  Marochetti. — Donner  le 
monument  de  Napoléon  à  un  étranger  :  premier  grief  ;  l'accorder  à  un  étranger 
à  l'exclusion  de  tout  concours  :  second  grief.  Sur  le  premier  grief  je  répondrai  : 
Dans  ce  dix-septième  siècle  dont  vous  nous  fatiguez  les  oreilles,  Colbert,  le 
grand,  l'immortel  Colbert  ne  fit-il  pas  venir  de  Home,  Bernini  '?  Sur  le  second,  je 
me  permettrai  de  faire  observer  que  tout  en  se  plaignant  de  l'absence  du  con- 
cours, aucun  artiste  ne  se  met  en  frais  pour  prouver  au  ministre  qu'il  a  tort.  On 
connaît  le  projet  de  M.  Marochetti,  on  le  critique  et  on  fait  bien  ;  mais  où  sont 
donc,  je  vous  prie,  les  projets  meilleurs"?  où  sont  même  les  projets  plus  mau- 
vais que  le  sien  "? 

On  fait  grand  tapage  d'un  projet  de  M.  Azémar.  Qu'est-ce  que  M.  Azémar, 
d'abord"?  et  ensuite,  qu'est-ce  que  son  projet?  A  juger  de  l'homme  d'après  le 
projet  c'est  bien  peu  de  choses.  Vous  ne  voudrez  certainement  pas  croire  que 
-M.  Azémar  n'a  inventé  ni  mausolée,  ni  cénotaphe,  ni   monument,  ni  statue,  ni 


48  hX  SYLPHIDE. 

cheval ,  ni  cariatide ,  ni  piédestal ,  il  a  eu  la  pyramidale  idée  de  peindre  les  trois 
grandes  phases  napoléoniennes  sur  les  verrières  blanches  de  la  coupole  des  Inva- 
lides et  de  son  soubassement.  On  pourra  mettre  au  dessous  tout  ce  que  l'on  vou- 
dra, M.  Azémar  n'y  tient  pas.  Au  besoin,  pourvu  qu'il  ait  ses  vitraux  peints, 
il  se  contenterait  d'une  guérite.  A  côté  de  M.  Azémar,  M.  Marochctti  n'est-il 
pas  un  Michel-Ange? —  Et  en  vérité  vous  êtes  bien  venus  de  vous  plaindre!  car 
cette  réputation  à  la  porte  de  laquelle  des  ministres  vont  frapper  aujourd'hui, 
cette  réputation,  c'est  vous  qui  l'avez  faite.  Personne  ne  connaissait  M.  Maro- 
chetti ,  lorsqu'il  y  a  trois  ou  quatre  ans,  il  exposa  dans  la  cour  du  Louvre  sa  sta- 
tue équestre  d'Emanuel-Philibert.  Et  tous  vous  allâtes  faire  une  station  admi- 
rative  devant  ce  bronze  colossal  !  Et  les  bourgeois  de  Paris  qui  s'ameutent  quand 
un  flâneur  contemple  pendant  deux  minutes  une  girouette  sur  une  cheminée, 
vinrent  en  foule  saluer  Emanuel-Philibert!  Les  mouleurs  se  le  disputèrent,  nos 
cheminées,  nos  étagères  ,  nos  pendules  furent  embellies  de  ce  guerrier  à  cheval, 
et  il  ne  vint  à  l'esprit  de  nul  d'entre  vous  de  demander  ce  que  c'était  que  ce  héros. 
Tant  mieux,  car  il  aurait  fallu  répondre  :  —  V'aincus,  vous  venez  applaudir  votre 
vainqueur,  cet  Emanuel-Philibert  dont  vous  êtes  enchantés  d'avoir  fait  une 
pendule ,  a  battu  les  armées  de  France  à  Saint-Quentin  ;  il  a  participé  à  cette 
même  victoire  qui  a  valu  à  Madrid  son  Escurial,  et  c'est  pour  cela  encore  que 
Turin  lui  a  décerné  ce  trophée  de  bronze  dont  vous  vous  êtes  arraché  les  mi- 
niatures et  que  vous  avez  vu  partir,  ignorans  que  vous  êtes,  avec  tant  de  re- 
grets!...— On  nous  a  souvent  reproché,  en  France,  que  nous  écrivions  mal  l'his- 
toire ;  on  devrait  bien  nous  répéter  plus  souvent  que  nous  no  la  savons  pas  du 

tout.  G.    GUÉNOT-LECOINTK. 


niDLIOeBAPUIB. 

Sous  le  titre  de  l'Abbé  Olivier  ,  M""  Clémence  Robert  a  réuni  dans  un  livre 
du  plus  haut  intérêt,  toutes  les  beautés,  les  grandeurs,  et  aussi  toutes  les  dilTicul- 
tés  ,  les  souffrances  de  la  vie  du  prêtre  catholique  au  dix-neuvième  siècle.  On  y 
trouve  une  étude  profonde  de  cette  existence  à  part,  avec  le  caractère  particulier 
qu'elle  a  dans  notre  âge,  et  une  entente  parfaite  de  ses  sentimens  et  de  ses  tris- 
tesses intimes  ,  jointe  à  des  détails  curieux  et  altachans.  —  Cet  ouvrage  étant, 
avant  tout,  d'actualité ,  le  prêtre  catholique  est  placé  en  regard  de  Y  industriel  et  du 
journaliste,  ces  deux  puissances  matérielles  et  intellectuelles  de  notre  âge.  Il  ne 
faut  donc  demander  à  ce  livre  aucune  déclamation  contre  le  célibat  des  prêtres, 
que  l'auteur  estime,  au  contraire,  un  des  pointi  de  doctrine  qui  rehausse  le  plus 
leur  état.  L'amour  de  l'Abbé  Olivier  pour  la  jeune  Marie-Rose  est  pris  à  un  point 
de  vue  nouveau  et  élevé.  Il  est  donc  bien  vrai  de  dire  que  partout  dans  ce  roman 
les  investigations  les  plus  hardiesse  réunissent  à  la  plus  délicate  observation  des 
convenances. 


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LA   SYLPIIIDK. 


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A  Uadame  "* 

1^1  août. 

T  VOUS  aussi,  madame,  vous  êtes  aux  eaux  de 
Spa,  et  c'est  au  milieu  de  cette  corbeille  toute 
resplendissante  de  fleurs,  de  gaze  et  de  jolies 
femmes,  que  vous  voulez  que  ma  Sylphide  dépose 
à  vos  pieds  son  tribut!  Au  fait,  vous  avez  raison, 
car  où  pourrait-elle  être  la  mieux  venue  ?  elle  qui 
vous  apporte  le  moyen  d'être  plus  belle  encore 
que  vous  ne  l'êtes  ;  elle  qui  vous  dévoile  tous  les 
secrets  de  la  fashion  parisienne  ;  qui  vous  dit  nos 
causeries,  nos  plaisirs  présens  et  ceux  que  nous 
préparons  pour  votre  retour  ;  elle  qui  vous  parle 
chiffons,   bals,   théâtres,  romans,  n'a-t-elle  pas 
droit  de  cité  en  quelques  lieux  que  vous  vous 
trouviez  ?  Toutes  ces  séduisantes  nouveautés  ne 
sont-elles  pas  dignes  de  faire  sensation  ?  Aussi 
suis-je  bien  tranquille  sur  l'accueil  que  vous  ferez  à  ma  diaphane  voyageuse, 
et  fussiez-vous  à  rêver  sur  les  bords  murmurans  de  la  Vesdre,  fussiez-vous 
au  grand  jour  du  samedi,  belle  et  parée  pour  le  bal  de  la  Redoute  ;   rien 
ne  vous  retiendra,  j'en  suis  sûre,  pour  ouvrir  les  dépêches  de  ma  jolie 
messagère ,  toutes  parfumées  des  senteurs  de   France  î    Et   à  propos  de 
senteurs,  comment  avez-vous  trouvé  le  dernier  envoi  que  je  vous  ai  fait 
des  merveilles  de  Guerlain  ?  Il  est  impossible  lorsqu'on  parle  de  parfums, 
que  son  nom  ne  soit  pas  le  premier  qui  se  présente  à  l'imagination  ;  il 
est  impossible  aussi  qu'en  rencontrant  de  frais  visages,   que  ni  les  veilles 
de  l'hiver,  ni  le  hàle  de  l'été  n'ont  altérés,  on  ne  devine  pas  que  c'est  à  ses 
découvertes  précieuses  qu'est   dû  ce  bienfait  qui  ,    sans  lui ,  serait  encore 
regardé  comme  une  chose  impossible.  11  est  donc  vrai  et  juste  de  proclamer 
que  chez  lui  seul  se  trouvent  ces  heureuses  compositions  qui,  d'une  manière 


I 


LA   SYLPHIDE. 


incontestable,  conservent  la  beauté  et  la  font  naître  en  partie  sur  les  Bgures  qui 
en  sont  dépourvues  5  car,  avouez  avec  moi,  que  la  plus  laide  femme  du  monde, 
si  sa  peau  est  unie  et  veloutée,  si  son  teint  est  blanc  et  reposé,  aura  toujours 
un  charme  séduisant  et  préférable  à  beaucoup  d'autres.  Nous  savons  toutes 
que  les  lotions  et  les  crèmes  de  Guerlain  ont  cette  inappréciable  propriété  à 
laquelle  il  doit,  à  juste  titre,  sa  réputation  européenne. — Je  ne  sais  de  quel  œil 
vous  lirez  certaine  nouvelle  qui,  quoique  encore  à  son  aurore,  n'en  est  pas 
moins  une  chose  avérée  ,  une  chose  qui,  chaque  jour,  prendra  pied  de  plus 
en  plus.  Il  s'agit,  hélas!  il  faut  bien  vous  le  dire...  Il  s'agit...  de  la  chute  de 
la  guipure  !  Voilà  le  grand  mot  lâché.  Maintenant  jetez  un  regard  de  triste 
regret  sur  ces  ornemens  chéris,  arrachez-les  de  dépit  de  dessus  les  belles 
jupes  de  soie  qu'ils  ornaient  si  bien  ;  criez  anathème  sur  le  caprice  de  la  mode, 
sur  son  humeur  tournant  à  tous  vents,  le  fait  n'en  restera  pas  moins  un  fait... 
Plus  de  guipure,  il  ne  nous  reste  qu'à  lui  adresser,  comme  épilaphe,  le 
vers  de  Malherbe  : 

Et  rose  elle  a  vécu,  ce  que  vivent  les  roses. 

Puis  à  nous  consoler  dans  les  magasins  de  M""  Doucet,  ou  vous  trouverez 
des  dentelles  vieilles  qui  font  fureur.  Vous  y  verrez  aussi  de  ravissantes  appli- 
cations de  points  de  Bruxelles,  dont  les  dessins  créés  par  elle,  appartiennent 
exclusivement  à  sa  maison,  ce  qui  double  leur  prix  eu  en  faisant  des  ornemens 
exclusifs  qu'on  ne  verra  pas  porter  à  tout  le  monde. — Après  avoir  médit  de  la 
mode,  il  est  bon  cependant  de  lui  rendre  justice  lorsqu'elle  le  mérite,  et  c'est 
un  devoir  que  je  remplirai  à  propos  des  jolis  chapeaux  de  forme  Louis  XIII, 
inventés  par  M""  Séguin  et  qui  n'ont  rien  perdu  de  leur  vogue  de  cet  hiver. 
M""  Séguin,  dont  le  talent  semble  renaître  plus  frais  et  plus  vivace  à  chaque 
renouvellement  de  saison,  a  su  varier  pour  sa  charmante  création  des  cha- 
peaux Louis  XIII,  les  étoffes  et  les  ornemens,  de  manière  à  en  faire  une  nou- 
veauté d'été,  sans  rien  changer  à  cette  forme  gracieuse  que  toutes  les  femmes 
distinguées  s'étaient  empressées  d'adopter.  Au  reste,  en  tout  ce  qui  concerne 
les  modes  de  sa  façon.  M""  Séguin  trouve  un  encouragement  dans  la  classe 
de  la  haute  société  qui  doit  lui  prouver  combien  ses  efforts  et  son  art  merveil- 
leux ont  d'admiratrices. — Le  véritable  talent  est  toujours  en  honneur  parmi 
nous  autres  Françaises ,  renommées  pour  notre  bon  goût  ;  partout  où  nous 
le  trouvons ,  nous  nous  en  emparons ,  demandez  plutôt  à  Palmire ,  cette 
inimitable  couturière,  combien  de  belles  et  nobles  épaules  elle  emprisonne 
dans  les  corsages  dont  la  coupe  ne  se  retrouve  nulle  part  ;  demandez  aussi  à 
M.  Batton,  l'habile  fleuriste,  combien  de  fois  il  voit  ravager  par  de  blanches 
mains  son  parterre  artificiel  :'  11  n'est  pas  jusqu'à  notre  transfuge  sylphide, 
(de  rOpéra  entendons-nous),  qui  ne  soit  venue  moissonner  roses,  muguets, 


I.A   SYLPHIDE. 


1 


jasmins,  et  aux  branches  du  jardin  de  M.  I5atlon  !  Uélas!  pourquoi  faul-il 
que  de  si  ravissantes  couronnes,  que  des  bouquets  si  pleins  de  vie  et  de  vérité 
aillent  se  flélrir  sous  le  ciel  glacé  de  la  Russie  ! 

Une  nouvelle,  qui  me  paraît  occuper  assez  sérieusement  notre  monde  in- 
dustriel, est  rétablissement  de  la  maison  de  commission  de  M.  (Uraiid  : 
oulre  l'extension  considérable  qu'il  donne  à  son  genre  de  spéculation  , 
l'énorme  fonds  de  capitaux  qui  forme  la  base  de  son  entreprise,  semble  lui 
assurer  une  priorité  incontestable  sur  ses  devanciers  ;  aussi  dit-on  que  nombre 
de  rivaux  parmi  lesquels  on  cite  la  maison  Lassalh.  conçoivenl  quelques  in- 
quiétudes sur  le  monopole  que  pourrait,  avec  avantage,  exercer  M.  (ii- 
raud. 

Vous  le  voyez,  madame,  je  ne  puis  me  défendre  de  mêler  toujours  à  mes 
lettres  une  teinte  de  gravité;  aujourd'hui  je  laisse  décote  les  ordonnances 
d'IIippocrate  pour  vous  parler  commerce,  cela  vous  prouve  que  je  suis  de  mon 
siècle,  et  que  hardiment  j'aborde  tous  les  sujets:  à  vous  de  juger  comment  je 
m'en  tire... 

Maintenant  et  toujours  par  suite  de  mon  système,  je  vous  parlerai  de  la 
dernière  représentation  de  M""  Taglioni  ;  et  d'abord  je  vous  dirai  les  toilettes 
à  part  que  j'y  ai  remarqué.  On  y  voyait  un  grand  nombre  de  canezous  de 
mousseline,  de  dentelles  qui,  ainsi  que  je  vous  l'ai  dit  dans  une  de  mes  dernières 
lettres,  étaient  portés  sur  des  jupes  blanches  et  de  couleur.  Outre  ces  canezous, 
il  y  avait  aussi  beaucoup  de  spencers  d"étofi"c  de  soie  et  de  velours,  les  nuances 
prédominantes  étaient  le  vert  orné  de  boutons  en  or  et  l'orange  avec  des  bou- 
tons d'argent;  pour  les  drmi-dcuil  les  spencers  noirs  ou  gris  avec  ornemens  de 
jais  et  dentelles  noires  étaient  du  plus  joli  effet.  Quelques  grandes  toilettes 
étaient  en  poult  de  soie  blanc,  le  haut  des  corsages  orné  de  dentelles,  le  bas  de 
la  jupe  garni  de  volans  découpés  à  l'emporte  pièce.  Beaucoup  de  coiffures  en 
cheveux  avec  des  guirlandes  de  fleurs  des  champs.  L'été  étant  une  époque, 
pendant  laquelle  il  est  de  bon  goût  de  porter  fort  peu  de  bijoux,  on  s'en  dé- 
dommage par  le  luxe  des  broches  et  des  bracelets,  ornemens  admis  dans  le  né- 
gligé, comme  dans  les  grandes  parures.  J'ai  remarqué  à  l'Opéra  un  nouveau 
modèle  de  bracelet,  qu'on  nomme  l'ordre  de.  la  Jarretière ,  c'est  une  bande 
d'or  qui  semble  se  nouer  sur  le  poignet  et  qui  porte,  écrit  en  petites  pierres 
précieuses^  la  légende  :  /lonni  suit  qui  mal  y  pense.  Ces  bracelets  sont  fout- 
à-fait  nouveaux,  ainsi  que  les  broches  à  glands.  Les  miniatures  sont  toujours 
fort  en  vogue,  plus  le  portrait  qu'elle  représente  est  ancien  plus  il  a  de  mérite; 
à  présent  qu'on  n'attache  plus  assez  de  prix  à  la  noblesse  pour  payer  des  par- 
chemins, on  achète  des  ancêtres  pour  les  faire  monter  en  broches  ou  en  brace- 
lets; bienheureuses  les  nombreuses  familles  !  J'en  connais  une  qui  a  déjà  vendu 
deux  oncles  et  trois  cousins  germains ,  oubliés  depuis  des  années  dans  le  fond 


Û2  LA   SYLPHIDE. 

d'un  tiroir.  Pour  compléter  les  toilettes  de  spectacle  on  porte  beaucoup  de 
châles  de  dentelles  doublés  en  soie  de  nuances  claires. 

A  parler  vrai,  je  vous  dirai  qu'à  cette  dernière  représentation  de  M"'  Ta- 
glioni,  les  toilettes  élégantes  étaient  assez  clair-semées  et  je  n'ai  pu  recueillir 
un  plus  grand  nombre  d'observations  quant  à  la  fasliion.  Le  reste  du  spectacle 
a  été  assez  satisfaisant.  On  a  commencé  par  le  deuxième  acte  de  la  Juive. 
Marié  a  une  belle  voix ,  mais  il  chante  sans  méthode ,  «t  le  dirai-je ,  souvent 
faux,  il  ne  se  doute  pas  de  la  manière  de  dire  le  récitatif.  On  a  été  très- mala- 
droit dans  les  louanges  données  à  Marié  ;  le  public  trop  prévenu  en  sa  faveur , 
par  certains  journaux,  est  venu  l'entendr'e  avec  l'esprit  de  critique  qui  est 
toujours  prêt  à  s'exercer  sur  celui  dont  on  n'a  entendu  faire  que  des  éloges,  il 
valait  mieux  le  laisser  juger:  sans  antécédens,  on  eut  été  beaucoup  plus  indul- 
gent. Dans  le  troisième  acte  de  la  Fille  du  Danube  ,  M"'  Taglioni  a  paru 
plus  aérienne  que  jamais,  elle  a  dansé  un  pas  ravissant ,  qui  a  excité  les  plus 
vifs  applaudissemens.  Ensuite  est  arrivé  le  premier  acte  des  Huguenots,  et  là, 
Marié  a  été  d'une  faiblesse  extraordinaire,  tandis  que  Dérivis  et  Alizard  ont  fait 
un  très  grand  plaisir.  La  soirée  s'est  terminée  par  le  bal  masqué  de  Gustave, 
où  M""  Taglioni  a  dansé  un  pas  de  la  Gitana,  qui  m'a  paru  une  délicieuse 
chose,  cependant  je  préfère  la  cachucha.  Quoique  quelques  amateurs  aient 
pensé,  comme  moi,  sur  ce  point,  la  majorité  a  paru  fort  satisfaite,  et  les 
applaudissemens  et  les  bouquets  sont  venus  couvrir  la  danseuse  à  laquelle  on 
a  redemandé  deux  fois  le  même  pas...  Ensuite  !e  brillant  météore  chorégra- 
phique nous  a  fait  ses  adieux  non  pas  pour  remonter  vers  les  cieux,  mais  tout 
prosaïquement  pour  prendre  la  poste. 

Parmi  les  joies  qu'a  fait  naître  ici  le  passage  de  M"'  Taglioni,  il  en  est 
une  qui  nous  est  spécialement  réservée  :  c'est  celle  de  recevoir  son  por- 
trait d'une  ressemblance  sans  égale.  L'actif  et  soigneux  directeur  de  la  Syl- 
phide a  profité  du  séjour  de  la  belle  danseuse,  à  Paris,  pour  faire  dessiner, 
par  M.  Jules  Bourgarel,  un  portrait  charmant  qui,  sous  tous  les  rapports,  ne 
laisse  rien  à  désirer.  M.  Guénot-Lecointe,  pour  seconder  l'empressement  à 
nous  plaire  qui  anime  toujours  M.  de  Villemessant,  a  promis  de  se  charger  de 
la  biographie  qui  doit  accompagner  le  portrait.  Tout  cela  c'est  vous  dire  que 
vous  aurez  une  image  gracieuse  dont  l'historique  sera  tracé  avec  un  esprit  fin, 
distingué,  et  un  talent  d'écrire  que  nous  connaissons  si  bien. 


MA.RIE  DE  L  ***'''^* 


L\   SYLPeiDE. 


53 


BADEN-BADEN. 

A.  M.  <!e  %~illeme.ssant. 


25  juillet  ISiO. 


ROIS  fois  déjà  je  suis  venu  aux  eaux  de  Bade ,  et 
Je  puis  dire  qu'à  mes  trois  visites,  j'ai  vu  ce  pays 
dans  des  appareils  bien  divers.  La  première  fois, 
si  ma  mémoire  n'est  pas  infidèle,  c'était  en  1823  : 
la  petite  ville  de  Bade  me  parut  ravissante,  simple- 
ment parée  de  tous  les  charmes  de  ses  bois  et  de 
tous  lesenchantemens  de  sa  nature  sauvage  et  rê- 
veuse. J'aimais  le  luxe  de  ses  collines  boisées,  le 
charme  attaché  aux  souvenirs  de  ses  vieux  châ- 
teaux ,  et  je  goûtai  alors  dans  cette  romantique 
vallée  de  Bade,  des  jouissances  qu'on  ne  peut  ren- 
dre en  aucune  langue.  Pendant  le  peu  de  temps 
que  j'y  passai,  il  me  sembla  que  je  retrempais  dans 
ce  séjour  heureux,  cette  vie  monotone  qu'on  traîne 
de  ville  en  ville,  de  société  en  société,  de  plaisir  en 
plaisir  :  vie,  habitudes  ,  dissipations  qui  usent  du 
même  coup  l'imagination  et  le  cœur. 
La  seconde  fois,  c'était  après  la  révolution  de  juillet.  Bade  s'était  embellie  de 
plusieurs  hôtels,  qui  avaient,  hélas!  remplacé  les  vieux  arbres  entourant  la  pe- 
tite vallée  et  la  place  du  Casino.  La  société  avait  fixé  ses  heures  d'abandon 
comme  celles  de  l'étiquette  et  du  luxe.  La  mode  avait  agi  de  même  et  l'industrie 
allemande  était  venue  modestement  prendre  place  à  côté  de  quelques  magasins 
français  aux  alTiches  pompeuses.  On  y  voyait  de  riches  équipages  ,  de  beaux  che- 
vaux, des  femmes  vêtues  avec  une  élégance  extrême,  des  hommes  en  toilettes  de 
ville  ;  enfin  Bade,  à  ma  seconde  visite  et  suivant  ma  manière  de  voir,  avait  perdu 
sa  chère  et  primitive  physionomie.  Vainement  je  cherchai  les  impressions  que  j'y 
avais  reçues  quelques  années  auparavant.  Le  prestige  de  cette  forêt  qui  couvrait 
tant  dt>  belles  ruines,  prestige  qu'aucun  embellissement  artificiel  ne  pouvait  lui 

Cel  ai  licle  élanl  la  propriété  de  la  Sylphide,  ne  pourra  cire  reproduit. 


54 


LA    SYl.PIIlDi;. 


iciiilro,  avait  disparu  à  mes  yeuN.  Tour  revenir  à  mes  premières  idées,  pour 
jouir  de  ce  dont  je  me  rappelais  avoir  joui,  il  fallait  quitter  le  centre  de  ce  bos- 
quet qui  entoure  la  grande  construction  centrale  où  se  réunissent  les  étrangers, 
les  curieux,  les  malades,  les  joueurs,  les  jolies  femmes,  les  spéculateurs,  le  petit 
monde  de  Bade,  et  me  réfugier  dans  les  environs  qui  n'avaient  pas  encore  été 
atteints  parla  nouvelle  civilisation  badoise.  Ce  centre  ou  cette  place,  ornée  des 
deux  côtés  de  boutiques  en  bois  parmi  lesquelles  s'élève  la  tribune  de  l'orchestre, 
ofTrait  déjà,  à  ma  seconde  visite,  le  spectacle  d'une  ville  à  la  mode.  On  voyait  le 
long  de  la  promenade  des  étalages  de  toutes  sortes  ;  ce  n'était  pas  pour  jouir  de 
l'admirable  vallée  de  Bade  qu'on  s'y  rendait,  c'était  pour  se  montrer  ;  en  effet, 
ce  Casino,  cet  amphithéâtre  du  grand  salon  et  cette  enceinte  qu'on  avait  choisie 
pour  rendez-vous,  étaient  la  scène  où  chacun  étalait  son  jeu  social,  sa  petite  va- 
nité, ses  sentimens  de  circonstance,  son  admiration  de  commande,  son  esprit 
vrai  ou  faux.  Le  restaurant,  le  café,  et  surtout  le  rntige  et  noir  dominaient  tous 
les  autres  objets  extérieurs  ;  les  beautés  de  la  nature  venaient  en  sous-ordre,  on 
les  oubliait  même  pour  rechercher  les  plaisirs  analogues  à  ceux  qu'on  goûte 
dans  les  salons  de  Paris  ;  et  comme  la  politique  alors  se  ressentait  vivement  du 
choc  de  la  révolution  de  juillet,  elle  venait  déposer  la  bile  engendrée  par  une 
défaite,  ou  la  vanité  d'un  triomphe  dans  ce  lieu  également  fait  pour  calmer  les 
passions,  et  adoucir  les  peines.  Les  environs  de  Bade  étaient  pourtant  dans  l'état 
ou  je  les  avais  laissés  ;  l'art  n'avait  pas  encore  osé  profaner  ces  beaux  sanctuai- 
res de  la  forêt  Noire  ;  lorsqu'on  allait  les  visiter,  on  pouvait  juger  du  contraste 
avec  le  séjour  des  bains  qui  avait  déjà  emprunté  à  la  vie  sociale  tous  ses  arti- 
fices et  son  fard.  Les  courses  au  vieux  château ,  à  Eberstein,  à  la  maison  de 
chasse,  à  la  cascade,  à  la  valléede  Gernsback  se  faisaient  comme  des  pèlerinages 
par  les  amans  du  genre  romantique  et  de  la  poésie  allemande. 

Pour  la  troisième  fois  me  voici  à  Bade,  où  depuis  neuf  ans  je  n'avais  pas  mis 
le  pied.  Avant  d'arriver  à  l'hôtel  principal,  j'ai  vu  des  deux  côtés  une  quantité  de 
maisons  très  élégantes,  la  colline  à  droite  parsemée  de  blanches  villas  ,  et  partout 
ces  écriteaux:  maison  meublée,  hôtel  garni,  appartement  à  louer,  un  premier  pour 
un  garçon,  un  second  pour  une  famille,  écurie  et  remise,  etc.,  etc.  J'ai  cru  qu'une 
colonie  française  avait  remplacé  les  sujets  des  anciens  margraves  de  Bade. 
.\u  lieu  des  vieux  arbres  qui  décoraient  l'entrée  de  la  ville  des  eaux,  je  vois  des 
petits  jardins,  des  cotlayesà  l'anglaise,  des  fleurs  et  des  potagers;  plus  loin,  quel- 
ques écoles  avec  cette  enseigne  :  pensionnat  de  demoiselles  ;  le  long  de  la  petite 
rivière  qui  traverse  la  ville,  de  nouveaux  hôtels,  l'hôtel  de  Russie,  l'hôtel  de 
l'Europe,  l'hôtel  d'Angleterre,  la  maison  Rouge,  la  maison  Jaune,  la  maison 
Blanche,  le  salon  d'exposition  des  beaux-arts,  jusqu'à  un  dentiste  parisien!... 
et  partout  des  marchandes  de  modes  aux  afliches  pompeuses  :  élève  de  Palmire, 
élève  de  Bandran;  enfin  des  selliers  anglais,  des  antiquaires ,  des  restaurans 
etdes  marchands  de  nouveautés.  Toute  l'ancienne  vallée  de  Bade,  si  gracieuse- 
ment ombragée  par  ses  arbres  touffus  groupés  autour  de  la  grande  place,  est 
transformée  en  quartier  parisien,  et  soigné  par  des  Allemands  francisés,  ce  qui 
est  une  puissante  garantie  de  la  propreté  des  maisons.  Ces  vertes  collines  qui  cou- 
ronnaient avec  l'ombre  de  leurs  châtaigneraies  et  de  leurs  chênes  le  jardin  de  la 
grande  duchesse  Stéphanie,  sont  toutes  stupéfaites  des  maisons  qui  les  cou- 
vrent, à  côté  des  chemins  qui  vont  civiliser  la  forêt  en  attendant  de  nouvelles 


L\   SYLPIIIOR. 


rues.  A  l'aspect  de  tant  de  métamorphoses ,  j'étais  (enté  d  otiipriinter  le  lan- 
gage de  Fabricius,  honteux  du  luxe  tjui  avait  envahi  Rome.  Où  sont-ils,  me  di- 
sais-je,  ces  bons  paysans  de  Baden-Baden,  qui  ne  travaillaient  que  pour  avoir 
le  nécessaire?  Où  sont-ils  ces  bons  bourgeois  badois  qui  ne  songeaient  jamais  à 
marchander  à  la  manière  française  et  italienne?  Où  est-elle  cette  hospitalité 
qu'autrefois  on  accordait  d'une  manière  si  simple  à  tous  les  étrangers?  Le  luxe 
qu'on  apporte  ici  de  France  avec  les  mœurs,  les  usages  ,  les  modes,  le  langage 
d'Outre-Rhin  ,  cette  soif  immodérée  du  lucre  ont  tout  changé;  on  pourrait  bien 
se  tromper  maintenant,  et  prendre  Bade  pour  un  faubourg  de  Paris. 

Mais  d'où  venez-vous ,  monsieur,  me  demanda  un  jour  un  habitué  de  l'en- 
droit, qui  ne  pouvait  s'expliquer  mon  étonnement?  Ne  savez-vous  pas  qu'on  ne 
se  rend  à  Bade  que  pour  s'amuser  comme  on  s'amuse  à  Paris?  et  mieux  encore, 
car  ici  on  joue  plus  librement  :  on  danse  au  mois  de  juillet  dans  un  beau  salon  aux 
doubles  accords  de  l'orchestre  et  de  la  roulette  ;  on  voit  des  lionnes  et  des  tigres- 
m  qui  arrivent  de  tous  les  côtés  de  l'Europe  dans  tout  autre  but  que  celui  de 
l)rendre  les  eaux.  Que  voulez- vous  ?  nous  avons  plus  que  jamais  besoin  d'émo- 
tions fortes  mais  passagères,  de  spectacles  nombreux,  de  jouissances  variées.  A 
notre  gré  nous  ne  dépensons  pas  la  vie  assez  vite  ,  et  il  nous  faut  courir  partout 
où  l'on  aime  le  jeu,  la  danse,  la  table,  les  sentimens  à  peu  de  frais,  une  société  à 
laquelle  on  se  mêle  sans  sympathie  et  que  l'on  quitte  sans  regrets.  A  quoi  bon  con- 
tinuait le  même  homme  à  la  mode  qui  vient  tous  les  ans  à  Bade  ,  ces  rêveries 
d'autrefois,  ce  bonheur  de  la  campagne,  cette  poésie  vide  d'intérêt  matériel?  Vous 
chercherez  en  vain  ici  l'ancienne  petite  ville  de  Bade  toute  modeste,  osant  à  peine 
élever  quelques  maisons  au  pied  de  son  église  par  respect  pour  ce  vieux  bois  qui 
protégeait  le  château  de  ses  ducs,  et  le  sanctuaire  de  Dieu;  vous  chercherez  en 
vain  ces  anciens  usages,  ces  mœurs  simples  des  vieux  habitans  de  Bade.  On  tra- 
fique aujourd'hui  sur  tout;  on  spécule  sur  les  passions  et  les  plaisirs  des  autres, 
et  les  Allemands  eux-mêmes  cèdent  à  ce  flux  civilisateur,  et  trouvent  très  pro- 
fitable d'abandonner  leurs  anciens  usages  pour  suivre  ceux  des  étrangers  ;  aussi 
entendez-vous  tout  le  monde  parler  français.  —  A  Bade  ,  les  commissionnaires, 
les  personnes  qui  servent  dans  les  hôtels  parlent  français,  et  tout  le  monde  achète 
en  français  ,  paie  en  français,  salue  à  la  française,  quelquefois  à  l'anglaise,  car 
la  langue  anglaise  autorise  souvent  à  demander  des  prix  plus  avantageux;  et  l'au- 
tre jour,  pour  vous  raconter  ce  qui  arrive  de  temps  en  temps,  M.  M riche 

banquier  du  grand  duché,  était  furieux  de  ce  qu'une  dame  française,  qui  tient 
restaurant,  voulait  le  tromper  de  7fr.  en  lui  en  demandant  15  le  lendemain  d'un 
diner,  dans  l'espoir  que  le  candide  Germain  aurait  oublié  ce  qu'il  avait  mangé 
la  veille.  Mais  elle  ne  savait  pas  à  quel  calculateur  elle  avait  afTaire,  et  M.  M.... 
solda  son  compte  exact  d'après  la  carte,  et  donna  le  surplus  en  anathèmes  contre 
la  morale  des  restaurans  français.  D'ailleurs,  tout  se  passe  honnêtement  au  sein  de 
la  colonie  ambulante;  rarement  on  est  obligé  à  se  conformer  aux  usages  alle- 
mands, et  de  se  servir  de  la  langue  du  pays.  Comment  voulez-vous  après  cela 
que  la  ville  de  Bade  ait  pu  conserver  son  ancienne  physionomie.  Le  vieux  château 
a  été  dernièrement  arrangé  de  manière  à  pouvoir  y  aller  faire  un  repas  fin  ,  une 
partie  délicieuse  dans  de  belles  voitures  à  quatre  chevaux.  En  efTet  on  peut  se 
rendre  à  Eberstein  comme  on  va  aux  Cascine  à  Florence;  Gersback  sera  bientôt 
le  pendant  de  la  vallée  de  Bièvre  ;  on  aura  soin  de  donner  à  tous  les  environs  de 


50  I.A   STI.PIlIlir. 

Bade  le  même  aspect  qu'aux  environs  ries  grandes  villes,  car  il  faut  se  croire  par- 
tout chez  soi. 

J'ai  donc  pris  la  fuite  à  Liclitenthal  et,  en  traversant  Bade  pour  m'y  rendre  , 
j'ai  vu  avec  une  douleur  insigne  que  presque  à  chaque  pas  les  maisons  avaient 
prosaïquement  remplacé  les  parterres  fleuris  et  les  arbres  verts  ,  et  que  les  rues 
se  prolongeaient  de  la  sorte  jusque  vers  l'endroit  des  anciens  bains  de  rivière.  A 
force  de  maisons  et  de  grands  hôtels,  on  veut  faire  de  Bade  une  ville  de  luxe,  une 
capitale  des  plaisirs  d'été  ;  on  pense  à  y  loger  cette  population  flottante  qui  quitte 
au  mois  de  mai  les  grandes  places,  les  rues  magnifiques,  les  hôtels  dorés,  les 
spectacles  où  on  étoulTe,  les  salons  où  on  a  déjà  fait  tant  d'apparitions  dans  les 
rauiKs  d'hiver,  dans  les  concerts  pour  les  pauvres,  pour  les  exilés,  pour  les  orphe- 
lins, pour  les  grands  et  petits  talens  ;  talens  qui  se  font  entendre  en  hiver  à  Paris, 
au  printemps  à  Londres,  enété  dans  les  eaux  minérales,  en  automne  dans  les  villes 
de  province,  pour  recommencer  avec  l'hiver  ce  cycle  éternel. 

11  faut  donc  loger  l'aristocratie  devenue  démocratie,  la  démocratie  devenue 
aristocratie,  la  finance  qui  appartient  à  toutes  les  classes,  et  qui,  si  elle  ne  prend 
point  le  pas ,  prend  au  moins  la  parole  en  tout  et  sur  tout;  il  faut  loger  et  bien 
héberger  ce  pêle-mêle  qui  se  rencontre  sans  se  heurter  comme  autrefois,  mais 
au  contraire  qui  s'efTace  à  merveille  dans  cette  fusion  qui  entraîne  l'Europe  en- 
tière, impuissante  à  garder  quelque  reste  des  siècles  passés  ! 

Si  les  villes  de  l'antiquité,  sans  en  excepter  Rome  ,  ont  été  dans  leur  berceau 
bien  moins  que  Bade,  pourquoi  l'ancienne  demeure  des  margraves  et  des  élec- 
teurs ne  deviendrait-elle  une  ville  très  étendue  qui  serait  allemande  en  hiver, 
française,  russe,  italienne,  anglaise,  américaine  en  été?...  Les  populations  s'ac- 
croissent de  jour  en  jour,  et  l'émigration  en  Amérique  n'est  pas  en  proportion  de 
cette  pépinière  d'hommes  et  de  femmes  que  la  paix  à  tout  prix  qui  est  l'axiome  po- 
litique de  notre  dix-neuvième  siècle,  protège  et  fait  grandir  tous  les  jours.  Ainsi  il 
faut  bâtir  ■ubicumquc,  dans  les  villes,  dans  les  campagnes.  Sur  les  collines,  dans  la 
plaine,  bâtir  comme  à  Parisde  petites  chambres  pour  loger  de  grands  seigneurs, 
abattre  les  hôtels  magnifiques  pour  construire  des  cabinets  qu'on  vous  persuade 
être  des  salons  élégans  et  confortables,  métamorphoser,  en  un  mot,  le  siècle  des 
qualités  en  celui  des  quantités. 

Mais  qu'importe!  me  voici  à  Lichtenthal,  faubourg  de  Bade,  si  Bade  devient 
jamais  une  grande  ville  ;  joli  petit  village  qui  peut  avoir  une  réputation,  une  exis- 
tence par  son  propre  méiite  tant  que  Bade  n'envahira  pas  son  domaine  modeste. 
—  Aux  pieds  de  mon  humble  demeure  coule  la  petite  rivière  de  l'Oelbach  qui  fait 
assez  do  bruit  pour  mendormir,  pas  assez  pour  me  réveiller,  et  juste  ce  qu'il 
faut  pour  donner  un  accentàcette  campagne  ravissante,  où  un  poète  cueillerait  à 
pleines  mains  toutes  les  fleurs  de  poésie  qui  s'épanouissent  mystérieusement  dans 
les  solitudes  de  la  forêt  Noire.  Moi  qui  ne  m'entends  pas  en  poésie,  je  me  borne 
à  vous  annoncer  simplement  le  lieu  de  ma  demeure  autour  de  laquelle  il  y  a  en- 
core de  bons  paysans  allemands  qui  se  préservent,  sans  le  savoir  peut-être,  de 
la  contagion  sociale  qui  a  envahi  Bade. 

Il  y  a  aussi  des  eaux  minérales  à  Lichtenthal,  mais  elles  sont  encore  pures.  La 
maison  de  jeu  n'a  pas.  Dieu  merci,  porté  ses  tapis  verts  près  de  cette  source,  et 
les  enfan»  du  village,  le  long  de  la  grande  allée,  restent  toute  la  journée  autour 
d'une  petite  fontaine  qui  paraît  faire  partie  d'une  jolie  crèche,  pour  ofTrir  l'eau  la 


LA   SYLPHIDE. 


plus  limpide  aux  promeneurs  des  deux  sexes  qui  ont  besoin  de  se  désaltérer.  On  a 
tant  de  foi  en  cette  eau  transparente  et  salutaire,  que  souvent  un  amant  dans  sa 
fièvre,  un  joueur  dans  son  désespoir  viennent  auprès  des  cnfans  arracher  le  verre 
de  leurs  mains  dans  l'espoir  de  calmer  leurs  soulïrances  !...  Pauvre  jeune 
homme  1  pourquoi  n' est-il  pas  venu,  lui  aussi,  demander  au  nouveau  Léthé 
l'oubli  do  ce  grand  malheur  qui  l'a  fait  se  suicider  hier  ?  Ce  grand  malheur,  vous 
l'imaginez  bien,  l'a  frappé  au  salon  du  rouye  et  noir.  Il  en  est  sorti  ruiné;  et 
alors,  croyant  que  sa  vie  était  dans  son  or  qu'il  venait  de  dépenser  d'une  faron 
si  folle,  il  voulut  aussi  la  jeter  au  vent  avec  son  dernier  napoléon.  En  traver- 
sant la  place,  il  rencontra  des  femmes  qui  riaient,  des  jeunes  gens  qui- fumaient, 
d'autres  qui  ordonnaient  leur  souper,  d'autres  qui  attendaient  leurs  chevaux  ;  ici, 

des  gens  heureux  ;  plus  loin  des  gens  qui  espéraient  l'être  bientôt Et  il  dit 

adieu  à  tout  ce  monde  riche  et  content,  lui  désespéré  et  pauvre  !  Et  il  n'avait  pas 
encore  atteint  l'extrémité  du  parc,  et  à  peine  la  façade  de  l'hôtel  de  Bade  blan- 
chissait-elle devant  ses  regards  éblouis  et  pleins  de  vertiges,  que  son  crâne  volait 
en  éclats  sous  la  détente  d'un  pistolet.  11  y  eut  un  moment  d'émotion  ;  on  se  de- 
manda quel  était  cet  infortuné  jeune  homme,  si  jeune  et  si  beau  qui  s'était  tué 
de  la  sorte.  On  sut  qu'il  était  Français.  On  parla  de  ce  funeste  événement  comme 
d'une  chose  qui  arrive  souvent  en  pareil-  cas,  et  puis  on  oublia  le  cadavre  pour  se 
plaindre  du  temps  qui  contrariait  le  bal  sur  les  vertes  pelouses  du  Casino. 

Je  suis  à  Lichte^^hal  le  tu  solus  peregrinus  pour  tout  ce  qui  se  passe  dans  les 
salons  dorés  de  Baoe  où  se  rencontrent  tous  les  plaisirs  ;  mais  en  revanche,  je 
suis  heureux  d'entendre  tous  les  jours  une  musique  céleste,  un  chant  mélo- 
dieux qui  purifie  chaque  sentiment  par  l'élévation  de  la  pensée.  Savez-vous 
d'où  viennent  cette  musique,  ces  chants  des  anges  qui  après  avoir  suivi  les  ondu- 
lations des  collines  semées  de  bruyères  fleuries  et  de  fraises  parfumées  vibrent 
à  mes  oreilles  comme  l'écho  d'une  harpe  éolienne"?  Ce  divin  concert  s'exhale  d'un 
cloître  de  femmes,  ce  sont  les  accens  des  religieuses  de  Lichtenthal,  de  l'ordre  de 
Citeaux,  soumises  à  une  règle  sévère  et  pourtant  heureuses,  très  heureuses  de  cette 
vie  contemplative  au  milieu  des  fleurs  qu'elles  soignent  sous  le  double  sanctuaire 
des  collines  qui  sont  leur  bois  sacré.  Ces  pieuses  vestales ,  versées  dans  les 
arts,  aussi  bonnes  musiciennes  que  peintres,  font  hommage  de  leurs  talens  au 
Créateur  dont  elles  embellissent  le  culte  avec  leurs  chants  et  leurs  tableaux.  Leur 
bonheur,  si  différent  du  bonheur  vulgaire,  est  rarement  compris  par  la  société  des 
eaux  de  Bade  et  n'est  pas  du  tout  apprécié  par  ceux  qui  abandonnent  leur  vie 
aux  charmes  d'un  jeu  de  hasard.  Pourtant,  bien  des  personnes  qui  fréquentent 
cette  belle  église  du  couvent,  qui  viennent  à  la  pointe  du  jour  écouter  la  douce 
mélodie  des  sœurs  de  Lichtenthal,  accompagnée  par  le  chant  du  rossignol,  sortent 
de  la  demeure  de  Dieu  ineffablement  émues  et  quelquefois  les  yeux  pleins  de 
douces  larmes  !  Schreiber  a  fait  une  description  charmante  du  couvent  de  Lich- 
tenthal, mais  tout  ce  qu'on  en  pourra  dire  ne  sera  jamais  qu'une  esquisse  bien 
pâle  de  la  réalité,  et  je  préfère  consacrer  quelques  lignes  à  sa  partie  historique. 

Irmengard  ,  fille  de  Henri  le  Beau  ,  et  petite-fille  de  Henri  le  Lion  ,  après 
avoir  peidu,  en  l-2'i-3,  son  époux,  Germain,  cinquième  margrave  de  Bade,  songea 
à  fonder  une  œuvre  pieuse  pour  le  repos  du  défunt  et  pour  son  propre  salut. 
Du  haut  de  l'antique  château  des  princes  ses  aïeux ,  plongeant  son  regard  dans 
la  vallée  solitaire  que  baignent  les  eaux  de  l'Oelbach,  elle  choisit  pour  y  faire 


iS 


I.A    SILPIIIOK. 


bâtir  un  couvent  de  femmes  et  une  petite  (^-glise,  le  paradis  terrestre  qu'on  nom- 
me la  vallée  de  Lichtentlial.  Là  Irmengard  fit  transporter  les  restes  de  son  époux, 
et  là  elle  passa  le  reste  de  ses  jours  dans  les  plus  austères  pénitences.  — Ce  mo- 
nastère si  ancien,  qui  durant  la  guerre  de  succession  de  la  branche  d'Orléans  fut 
sauvé  de  la  dévastation  générale  des  troupes  incendiaires  de  Melac ,  par  une  cir- 
constance extraordinaire  qu'il  serait  trop  long  de  raconter  ici ,  a  échappé  de 
môme  à  la  sécularisation  des  biens  de  l'église  en  Allemagne ,  grâce  au  grand- 
duc  Charles-Frédéric  qui  voulut  qu'on  respectât  l'asile  où  reposent  les  cen- 
dres de  ses  aieux...  Au  fond  de  cette  vallée  chérie,  si  reposée  et  si  sainte 
qu'on  y  voTidraii  rêver  toujours,  il  n'y  a  pourtant  pas  que  ce  couvent,  que  cette 
musique  et  que  cette  église  ,  où  se  voient  les  tombeaux  de  plusieurs  margraves 
et  leurs  statues  en  bois  sculpté,  couvertes  d'anciennes  armures ,  et  cette  chapelle 
gothique  qui  dresse  silencieusement  ses  ogives  à  côté  de  l'église  et  où  s'élève  la 
statue  de  Rodolphe  le  Long,  le  géant  des  margraves;  il  y  a  encore  la  grande  et 
bienfaisante  institution  des  orphelins  et  des  orphelines  fondée  en  1834  dans  l'en- 
ceinte même  du  couvent.  Le  fondateur  de  cette  institution  est  un  homme  dont 
le  nom  est  célèbre  en  Angleterre  ,  et  vous  ignorez  le  seul  trait  de  sa  vie  qui  le 
recommande  à  la  postérité. 

On  se  souvient,  je  n'en  doute  pas,  de  la  réputation  immense  des  deux 
tailleurs  allemands  qui  firent  les  beaux  jours  des  dernières  années  de  ma  jeu- 
nesse :  Stulz  à  Londres ,  et  Staub  à  Paris.  Or,  Georges  Stulz  était  né  dans  le 
village  d'Oremberg  près  de  la  vallée  de  Lichtentlial,  dans  un  de  ces  petits  coins 
de  la  terre,  où  la  nature  se  plait  à  enfanter  les  génies,  car  Stulz  en  fait  do  tailleurs 
était  un  génie.  Fils  d'un  simple  paysan  ,  parcourant  à  pied  l'Europe,  comme  font 
les  jeunes  Allemands  qui  vont  de  ville  en  ville  apprendre  quelque  métier,  le  pau- 
vre Stulz.  après  avoir  été  apprenti  d'un  tailleur  à  Strasbourg  ,  puis  à  Francfort, 
impatientde  voir  une  grande  ville,  vint  à  Londres. — Là  son  talent  se  développant 
avec  son  goût,  il  fut  connu  et  protégé  par  trois  des  premiers  dandys,  alors  il  se 
logea  à  New-Bond-Street,  et  bientôt  on  ne  parla  plus  de  Pitt  ni  de  Fox ,  on  parla 
de  Stulz,  la  plus  grande  célébrité  parmi  les  tailleurs  de  l'Europe.  Le  vieux  Vestris, 
quoique  Italien  ,  disait  qu'il  était  le  premier  homme  de  la  France  ;  Stulz,  à  bien 
meilleur  droit,  pouvait  dire  qu'il  était  le  premier  tailleur  du  monde.  Un  élégant 
anglais,  un  lion,  que  vous  dirai-je?  même  les  membres  les  plus  respectables  delà 
chambre  des  communes,  les  lords  les  plus  fashionables  et  les  plus  importans,  con- 
sidéraient Stulz  comme  une  nécessité.  Porter  un  habit  de  Stulz  était  un  devoir 
indispensable  dans  une  ville  où  le  code  des  convenances ,  les  lois  de  la  mode 
n'admettent  ni  exception,  ni  contrôle.  Georges  Stulz  était  donc  le  seul  despote  à 
Londres,  l'oracle  de  cent  mille  personnes  qui  devaient  être  habillées  par  lui  ;  et 
lorsque  sur  le  continent  ce  fut  un  ton  de  se  costumer  à  l'anglaise,  lorsqu'un  habit, 
une  redingote,  un  pantalon  fait  au  delà  du  Pas-de-Calais ,  devint  le  sine  qua  non 
de  la  vie  élégante,  alors  de  Naples,  de  Saint-Pétersbourg,  de  Vienne,  de  Rome  , 
de  Washington,  de  Paris  surtout,  on  adressait  avec  force  sollicitations  des  com- 
mandes à  M.  Stulz.  Le  nom  de  Stulz  a  été  respecté  à  la  douane,  ce  qu'il  envoyait 
à  ses  commettans  étant  de  première  nécessité.  Le  chevalier  Stulz  ,  car  le  fils  du 
petit  fermier  d'Oremberg  était  déjà  décoré,  échangeait  ses  précieux  coups  de  ci- 
seaux contre  des  poignées  de  guinées  ou  de  napoléons  ;  on  payait  à  M.  Stulz  une 
redingote,  ou  un  habit,  aussi  généreusement  qu'on  paie  de  nos  jours  à  Rubini  ses 


LA    SYLPHIDE. 


ày 


cavatines,  ses  roulades  à  M">«  Gras-Dorus,  ses  nsazourkes  à  Marie  Taglioni.  Ce- 
pendant Stulz,  très  bon  chrétien  en  dépit  de  sa  fortune,  n'oublia  jamais  les  ma- 
nières qui  convenaient  à  son  état;  toujours  poli  avec  les  gentlemen  ,  aimable  avec 
les  lords,  respectueux  avec  les  comtes  et  les  marquis,  plus  encore  avec  les  ducs, 
il  suivait  en  tout  le  code  de  l'étiquette  anglaise,  code  aussi  sévère  que  celui  de 
Pékin.  Stulz  se  fit  donc  aimer  et  estimer  de  la  sorte,  et  personne  ne  songea  à  lui 
en  vouloir  de  s'être  aussi  prodigieusement  enrichi. 

En  1832,  Stulz  dut  payer  son  tribut  à  la  nature.  Moins  heureux  que  le  cor- 
donnier du  grand  Frédéric,  personne  ne  fit  son  oraison  funèbre,  pas  même  les 
dandys  de  Hyd-Park  qui  lui  devaient  une  partie  de  leur  succès  et  de  leurs  con- 
quêtes! Mais  ce  que  na  pas  fait  l'ingratitude  des  hommes,  les  dernières  volontés 
de  Stulz  l'ont  fait  ;  le  tailleur  a  légué  à  la  postérité  un  souvenir  qui  vaut  le  plus 
bel  éloge.  A  la  veille  de  quitter  la  vie,  quand  déjà  son  cœur  ne  battait  plus  que 
pour  le  lieu  de  son  berceau,  le  chevalier  Stulz  voulut  qu'une  partie  de  ses  richesses 
fût  employée  à  fonder  dans  l'enceinte  du  couvent  de  Lichtonlhal  un  asile  pour  les 
orphelins,  et  les  orphelines  de  son  pays  et  des  villages  voisins;  il  pensa  que  la  Pro- 
vidence lui  ayant  donné  les  moyens  d'être  le  soutien  de  ceux  qui  n'en  avaient 
aucun  dans  le  monde,  il  devait  s'attirer  leurs  bénédictions  en  leur  léguant  son  or 
pour  les  élever  et  leur  donner  un  état.  On  jeta  donc  en  183V,  d'après  la  volonté 
de  Stulz,  les  fonderaens  de  son  œuvre  pieuse,  et  bientôt  le  monument  fut  debout 
et  prêt  à  recevoir  ses  jeunes  hôtes.  Oh!  que  M.  Stulz  aurait  été  heureux  s'il  avait 
pu  entendre  les  accens  de  reconnaissance  de  ses  enfans  !  Le  premier  tailleur  de 
l'Europe  qui  donnait  audience  aux  plus  grands  seigneurs  n'aurait  certainement 
pas  dédaigné  d'habiller  lui-même  ses  orphelins!  Deux  maîtres  intelligens,  d'un 
caractère  doux  et  d'une  morale  parfaite,  choses  qui  ne  sont  pas  rares  en  Allema- 
gne, furent  désignés  pour  prendre  soin  de  soixante  orphelins  et  orphelines  accou- 
rus à  l'appel  hospitalier  de  Stulz,  la  première  année  que  fut  ouvert  l'établissement. 
Des  deux  maîtres,  maintenant  il  n'en  reîte qu'un.  M.  Baumann,  qui  dirige  seul 
l'éducation  de  ces  enfans,  appartient  à  la  société  des  piétistes,  il  vient  me  trouver 
souvent,  je  vais  avec  lui  visiter  les  orphelins,  je  me  plais  àconverser  avec  ce  jeune 
maître,  calme,  heureux,  rêveur  ;  je  tâche  de  comprendre  son  langage  rempli  des 
plus  belles  images,  quelquefois  je  le  devine  sans  le  comprendre,  mais  j'admire  ce 
cœur  excellent  que  tout  le  village  appelle  frommer  mann,  l'homme  sage,  l'homme 
pieux,  l'homme  intègre;  je  lui  porte  même  envie,  car  il  est  si  aimé  de  tousses 
enfans  qu'il  ne  changerait  pas  son  état,  cependant  bien  peu  lucratif,  pour  la  plus 
belle  position  sociale.  Croyez-vous  en  effet  que  ce  soit  peu  de  chose  d'être  aimé 
de  soixante  orphelins  dont  il  est  le  père,  le  protecteur,  l'ami,  le  guide  ?  La  gra- 
titude de  ces  âmes  novices,  les  caresses  de  ces  enfans  qui  se  groupent  autour 
de  lui  pour  lui  dire,  nous  vous  aimons,  lui  font  éprouver  un  bonheur  qui  n'est 
comparable  à  aucun  autre.  Vous  ne  comprenez  pas  cela,  peut-être;  les 
voyageurs  qui  sont  ici  ne  comprennent  pas  non  plus  cette  espèce  de  bonheur  qui 
n'a  aucun  prix,  si  on  veut  de  l'éclat  et  des  plaisirs  mondains;  mais  venez  à Lichten- 
thal,  causez  avec  M.  Baumann,  visitez  le  refuge  des  orphelins,  lisez  le  nom  de 
Stulz  qui  en  décore  le  frontispice,  et  puis  entrez  dans  l'église  du  couvent  dont  les 
voûtes  saintes  incessamment  retentissent  des  accens  des  religieuseset  de  leurs  in- 
vocations matinales,  et  vons  vous  inclinerez  avec  respect  devant  la  mémoire  du 
chevalier  Stulz,  le  pâtre  d'Oremberg,  le  premier  tailleur  de  l'Europe  et  du  monde. 


KO  l'A   SYLPUIDE. 

le  bienfaiteur  de  son  pays  natal;  vous  aimerez  M.  Baumann,  le  modèle  des  pit''- 
tistes,  vous  vous  intéresserez  au  sort  des  orphelins,  et  votre  cœur  battra  plus 
doucement  en  écoutant  les  voix  des  sœurs  de  Lichtenlhal  confondues  dans  les 
hymnes  d'amour  au  Très-Haut,  et  vous  prierez  avec  elles,  et  vous  direz  que  plus 
heureux  qu'Horace  dans  ses  solitudes  de  Tibur,  j'ai  bien  fait  de  choisir  cette  val- 
lée pour  asile,  car  moi  aussi  j'ai  ma  part  de  ce  bonheur  ! 

Marquis  de  salvo. 


niBI.IOCiUAPIlIB. 


Mme  Marie  de  l'Epinay,  née  de  Bradi,  vient  de  publier  un  livre  qu'on  lit  beau- 
coup dans  le  grand  monde,  et  qu'on  lira  davantage  encore.  Clara  de  Noirmont 
est  un  charmant  volume  où  l'auteur  a  prodigué  tout  ce  que  son  imagination  a  de 
grâce,  tout  ce  que  son  esprit  a  de  généreux  et  de  fin,  tout  ce  qu'il  y  a  dans  son 
style  de  coloré  et  de  pittoresque.  Dans  ce  roman,  qui  est  bien  plutôt  une  tou- 
chante histoire,  M"ie  Marie  de  l'Epinay  se  livre  parfois  sans  pédantisme  et  sans 
ennui  à  des  considérations  profondes  sur  notre  société  et  notre  manière  d'être  ; 
l'élément  poétique  n'exclut  pas  chez  elle  la  philosophie,  ei  Clara  de  Noirmont  vemne 
un  certain  nombre  d'idées  qui  très  certainement  germeront  plus  tard  et  porteront 
leurs  fruits.  Nous  n'aborderons  pas  l'analyse  de  l'œuvre  de  Mme  Marie  de  l'Epi- 
nay; le  charme  de  la  raconter,  et  le  désir  de  la  bien  dire  nous  feraient  copier  le 
roman. 

Il  n'existe  pas  dans  la  librairie  contemporaine  de  succès  comparable  mix  Fran- 
çais peints  par  eux— mêmes  qu'édite  Curmer  avec  tant  de  goût  et  de  luxe.  Loin  de 
ralentir  la  vogue  de  cette  belle  publication,  le  temps  ne  fait  que  l'accroître  ,  et 
tous  les  jours  elle  gagne  sous  le  double  rapport  de  la  littérature  et  de  l'art.  Les 
dessins,  les  vignettes,  les  lettres  ornées  sont  d'un  style  parfait  ;  la  gravure  sur 
bois  lo  dispute  au  crayon,  et  il  y  a  presque  autant  d'esprit  dans  les  types  de  Charlet 
et  de  Gavarni  que  dans  ceux  des  spirituels  écrivains  des  Français.  Lo  Prisme  , 
que  Curmer  a  joint  depuis  quelque  temps  aux  Français,  complète  avec  bonheur 
l'ensemble  de  cette  piquante  galerie  de  mœurs. 


ConccriR  Vlvlenue. 

Jeudi  prochain ,  une  grande  solennité  musicale  aura  lieu  aux  concerts  Vivienne. 
M.  Hector  Berlioz  y  fera  exécuter,  par  l'excellent  orchestre  de  M.  Fessy,  sa 
marclw  funèbre  et  sa  grande  symphonie  héroïque  des  trois  jours  :  deux  chefs-d'œu- 
vre que  nous  avons  à  peine  entendus  au  milieu  du  tumulte  des  tambours  et  du 
pêle-mêle  des  cortèges,  et  qui  promettent  de  réunir  un  auditoire  nombreux  et 
choisi  dans  la  belle  salle  et  les  jardins  parfumés  de  la  rue  Neuve-Vivienne. 


--v^ 


LA  SYLPHIDE 


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DIRECTION,    nue     OHANOVBE,    17. 


LA   S\Ll'UU>li. 


«I 


A  Mailame  ' 


8  août. 


'est  une  jolie  clio.se  qu'un  mariage,  madame, 
surtout  lorsque  la  mariée  est  jeune  et  charmante 
comme  celle  qui  vient  de  s'unir  à  M.  le  comte  D*** . 
Tout  semble  devoir  sourire  dans  la  vie  à  deux  du 
mariage,  lorsqu'on  la  commence  ainsi  parée  de 
fleurs  fraîches  et  brillantes  !  Je  vous  parle  de 
(leurs  parce  qu'au  milieu  des  élégantes  toilettes 
nuptiales  de  la  jeune  comtesse,  c'est  peut-être  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  remarquable  et  vous  n'en  se- 
rez pas  étonnée  lorsque  je  vous  aurai  dit  que  ces 
fleurs  ravissantes  sortaient  de  la  maison  toute 
aristocratique  de  M""  Lainné.  Laissez-moi  vous 
en  faire  la  description,  quoique  je  sache  d'avance 
que  mes  paroles  ne  pourront  vous  rendre  qu'im- 
parfaitement le  gracieux  ensemble  que  produi- 
saient ces  fleurs  si  naturelles  qu'on  aurait  voulu  les  cueillir.  Pour  la  messe, 
c'était  une  guirlande  rosière  de  roses  blanches- 7'a(///o«(,  posée  assez  basse  sur 
le  front  et  remontant  à  la  hauteur  des  oreilles  pour  accompagner  le  derrière 
de  la  coiffure  et  retenir  le  voile  qui  venait  avec  ses  plis  diaphanes,  compléter 
cette  pudique  et  virginale  coiffure  de  jeune  fille.  Pour  le  soir,  M""'  Lainné  avait 
formé  deux  branches,  composées  des  mêmes  roses,  entremêlées  de  bruyères 
légères  et  de  deux  grappes  de  diamans  placées  au  milieu  ;  trois  branches  sem- 
blables retenaient  au  bas  de  la  jupe  les  volans  de  dentelles  d'Angleterre.  Le 
lendemain  du  mariage,  c'était  une  guirlande  composée  de  roses  rosées  et  de 
eitronelle,  qui  descendait  en  grappe  sur  le  cou  ;  le  devant  de  la  jupe  de  la  robe 
était  orné  en  tablier  de  deux  guirlandes  semblables,  ainsi  que  la  chevalière  du 
corsage.  Outre  ces  deux  parures  de  noces,  on  a  bien  voulu  me  faire  voir  celles 
qui  les  accompagnaient,  c'était  une  ravissante  parure  en  reines  Marguerites, 
mêlées  et  assorties,  avec  un  goût  que  rien  ne  peut  vous  exprimer  -,  puis  une 

6 


62  LA    SYLPHIDE. 

autre  composée  de. trois  roses  laitues  d'un  admirable  travail,  et  telles  qu'on  les 
pourrait  offrir  à  une  jeune  et  jolie  reine  ;  venaient  ensuite  des  cartons  remplis 
de  plumes  de  marabouts  blancs  et  de  séduisantes  fantaisies  sur  lesquelles  je 
garderai  le  secret,  car  je  les  crois  destinées  à  un  grand  succès  cet  hiver,  et  il 
faut  leur  laisser  toute  cette  fleur  de  nouveauté,  qui  doit  encore  grandir  la  ré- 
putation de  M""  Lainné.  Pour  ce  fashionable  mariage,  les  soieries  venaient 
toutes  de  la  maison  de  la  Barbe-dOr.  Je  n'ai  pas  besoin ,  n'est-ce  pas ,  de 
vous  dire  alors  que  tout  était  beau  et  du  meilleur  goût,  nous  savons  depuis 
long-temps  à  quoi  nous  en  tenir  à  ce  sujet,  et  nos  grand'mères ,  qui  parlaient 
déjà  avec  admiration  du  beau  magasin  de  la  rue  des  Bourdonnais,  nous  ont 
transmises  leurs  droits  pour  les  belles  galeries  de  la  rue  de  Richelieu.  Aussi 
M.  Delon  voit-il  se  succéder  chez  lui  les  générations  de  jolies  femmes,  comme 
elles  voient  se  succéder,  dans  ses  magasins,  à  chaque  renouvellement  de  sai- 
sons, ces  belles  et  gracieuses  étoffes,  ces  châles  de  soie  aux  nuances  brillantes, 
cesécharpes  riches  et  légères,  véritables  types  de  distinction.  Votre  journal 
favori,  la  Sylphide,  vous  envoie  aujourd'hui  un  délicieux  modèle  d'amazone, 
où  vous  reconnaîtrez  la  main  habile  d'Humann,  qui  est,  sans  contredit,  devenu 
un  des  premiers  tailleurs  de  Paris  ;  il  faut  un  grand  talent  pour  rendre  gra- 
cieux ce  vêtement  semi-masculin  adopté  par  les  femmes  pour  monter  à  che- 
val, et  peu  de  tailleurs  y  réussissent  ;  mais  Humann  sait  lui  donner  une  bonne 
grâce  qui  ne  se  retrouve  que  dans  sa  coupe,  et  nos  élégantes  le  savent  bien  ; 
elles  n'ont,  au  reste,  qu'à  suivre  en  cela  l'impulsion  qu'inspire  le  bon  goût  et 
la  voie  qui  leur  est  tracée  par  les  plus  ralïinés  lions  dont  Humann  est  le  tailleur 
préféré.  Puisque  me  voilà  anticipant  sur  le  terrain  de  ces  messieurs ,  je  ne 
laisserai  pas  échapper  l'occasion  de  vous  parler  (  ce  que  vous  pourrez . 
d'ailleurs,  transmettre  aux  beaux  de  votre  connaissance),  de  vous  parler,  dis- 
je,  des  cannes  de  Verdier  dont  le  luxe  semble  s'accroître  chaque  jour  ;  il  en 
est  de  même  de  ces  élégantes  cravaches  qu'il  fait  façonner  avec  tant  de  goût 
et  de  légèreté,  et  où  la  matière,  telle  précieuse  soit-elle,  le  cède  encore  à  la 
beauté  et  à  la  finesse  du  travail.  Verdier  compte  dans  sa  noble  clientelle  les 
noms  les  plus  beaux  et  les  plus  riches. 

Je  suis  bien  aise  que  vous  soyez  de  mon  avis  et  que  vous  trouviez,  comme 
moi,  que  les  fleurs  placées  tout-à-fait  de  côté  sur  les  chapeaux  ou  posées  en 
couronnes  sur  la  passe,  sont  d'un  joli  effet  ;  il  y  a  dans  cette  manière  de  poser 
les  fleurs,  quelque  chose  de  simple  et  d'inattendu  ,  qui  se  rapproche  de  la  na- 
ture et  que  je  trouve  on  ne  peut  plus  gracieux.  Les  fleurs  ont  l'air  d'être  là 
comme  par  hasard,  déposées  par  la  main  qui  vient  de  les  cueillir,  et  n'est-ce 
pas  ce  que  vous  vous  direz  en  voyant  le  charmant  envoi  que  vous  fait 
M"""  Dasse  ?  Avec  quel  mélange  d'art  et  de  coquetterie  elle  a  su  envelopper 
dans  la  gaze  transparente  de  vos  capotes  les  fleurs  les  plus  jolies  !  Comme  ces 


I.V   SYLPHIDE. 


«3 


chapeaux  de  paille  de  riz  ornés  de  fruits  délicats  et  de  transparentes  dentelles 
siéront  bien  à  votre  visage  !  Partout  vous  reconnaîtrez  ce  goût  exquis  qui  pré- 
side à  ses  modes  et  qui  les  font  aussi  retrouver  partout  où  il  y  a  des  femmes 
élégantes,  des  femmçs  dont  les  belles  épaules  s'nbritent  sous  les  magnifiques 
cachemires  de  Rosset.  Vous  voili,  il  rae  semble,  tout  aussi  émerveillée  que 
nous  des  miracles  que  produisent  les  corsets  de  Josselin  !  Eh  quoi  !  dites-vous, 
point  de  gêne,  point  d'embarras,  il  a  beau  faire  chaud ,  je  ne  sens  aucune  fa- 
tigue dans  mes  habits...  Voilà  le  .secret  de  M.  Josselin,  madame,  c'est  de 
vous  faire  paraître  toujours  habillée  sans  que  vous  vous  en  aperceviez,  c'est 
de  vous  laisser  toute  la  souplesse  que  vous  devez  à  votre  belle  taille,  et  d'être 
cependant  soutenue  ;  voilà  encore,  vous  dis-je,  le  secret  de  M.  Jo.sselin,  qui 
est  tout  simplement  un  grand  talent. 

Vous  allez  peut-être  me  reprocher  de  prendre  un  peu  le  monde  à  l'envers, 
et  par  la  chaleur  caniculaire  à  laquelle  nous  sommes  depuis  huit  jours  en  proie, 
vous  trouverez  assez  mal  à  propos  que  je  paile  de  fourrures  ;  mais  que  voulez- 
vous .?  l'autre  soir  en  traversant  la  rue  de  la  Paix,  je  n'ai  pu  m'empêcher  d'en- 
trer dans  les  beaux  magasins  de  M.  JuliusHanff ,  que  plus  d'une  fois  déjà  j'a- 
vais remarqués.  Nous  y  viendrons,  d'ailleurs,  assez  vite,  croyez-le  bien,  à  cette 
époque  de  pelisses  et  de  manchons,  qui  est  aussi  celle  des  plus  beaux  spectacles 
et  des  plus  pompeux  raouts,  et  à  coup  sûr  ce  n'est  pas  une  faute  que  de  signa- 
ler à  l'avance  toutes  les  riches  pelleteries  de  M.  Julius  Hanff  :  ses  martres 
zibelines,  ses  martres  du  Canada,  .son  hermine  et  toutes  ces  peaux  plus  ou 
moins  précieuses  dont  le  luxe  et  l'usage  nous  sont  si  familiers.  M.  Julius 
Hanff,  qui  se  pique  d'honneur  avec  nos  plus  habiles  marchandes  de  nouveautés 
et  de  modes,  a  inventé  une  charmante  pelisse  de  femme  pour  sortie  de  théâtres 
ou  pour  promenade,  que  je  me  priverai,  pour  aujourd'hui,  du  plaisir  de  vous 
décrire,  afin  de  laisser  à  l'hiver  qui  s'approche  toute  la  primeur,  tous  les  aven- 
tages  et  les  profits  de  cette  ingénieuse  et  fort  élégante  découverte.  Sans  ran- 
cune donc  pour  les  fourrures.  —  Une  autre  fois ,  pour  vous  consoler  ,  je  vous 
parlerai  tout  à  mon  aise  des  belles  porcelaines,  des  cristaux  limpides,  des  verres 
de  Bohême  et  de  Venise,  qui  font  des  magasins  artistiques  de  M.  Lahoche- 
BoLn,  au  Palais-Royal,  un  véritable  musée. 

Adieu,  on  vient  me  chercher  pour  entendre  lire  les  vers  de  Jasmin,  le  poète 
gascon,  perruquier  à  .\gen  ;  on  les  dit  pleins  desprit,  de  gailé,  de  grâce  et 
de  sentiment.  Dans  ma  première  lettre,  Je  vous  parlerai  des  productions  de 
celte  muse  patoise.  Baronne  marie  de  l'******. 


Oi 


LA  SYLPHIDE. 


LE  VENGEUR    DES    NOBLES. 

mmim  vm  mu  a  son  fils. 


PREMIERE    PARTIE. 

oy  pauvre  Gabriel,  je  vais  donc  te  laisser  à  la  merci 
de  cette  merpleined'écueilsetd' orages  qu'on  appelle 
le  monde,  et  dont  je  voulais  te  sauver  en  te  gardant 
toujours  sur  mon  sein ,  en  te  faisant  humble  et  petit, 
eu  t'enfouissant  comme  un  trésor  précieux  dans  ce 
village  ignoré.  Hélas  !  la  destinée  a  été  plus  forte 
que  moi.  C'est  en  vain  que  j'ai  voulu  creuser  un 
souterrain  pour  y  emprisonner  ou  plutôt  y  cacher 
notre  vie  à  tous  les  regards.  Quand  l'aiglon  a  une 
seule  fois  entrevu  le  ciel  transparent,  il  veut  s'élan- 
cer dans  l'espace,  et  ne  baisse  pas  sa  fauve  paupière 
devant  l'éclat  du  soleil.  Dois-je  te  l'avouer,  après 
tout?  je  suis  fiére  de  ta  résolution.  Une  mère  est 
toujours  femme,  et  elle  ne  peut  s'empêcher  d'être 
flattée  par  le  démon  de  la  vanité  dans  son  amour 
pour  son  fils.  Seulement,  il  me  vient  maintenant  au  cœur  une  grande  crainte.  Je 
t'ai  élevé  pour  la  solitude,  Gabriel  ;  tu  as  grandi  dans  l'ignorance  des  choses  de  la 
vie;  tu  as  vécu  dans  ton  ame,avecla  prière  et  l'amour,  mais  ton  esprit  est  novice 
et  sauvage  comme  celui  d'un  enfant.  J'ai  fait  une  grande  faute,  j'ai  commis  un 
crime,  peut-être:  car  je  devais  penser  que  je  ne  vivrais  pas  éternellement ,  et 
qu'au  jour  où  le  guide  de  ta  jeunesse  te  manquerait,  tu  serais  comme  un  hôte 
étranger  au  milieu  des  hommes,  et  qu'ils  ne  voudraient  peut-être  pas  t'accueillir 
en  frère.  Toi,  digne  de  vivre  auprès  du  trône  de  Dieu,  mêlé  aux  immortelles  pha- 
langes du  ciel,  tu  pourrais  périr  de  lassitude  et  d'humiliation  sur  le  seuil  d'un 
l)aysan,  et  maudire  alors  le  nom  de  ta  mère.  Gabriel!  pardonne-moi.  Cette  heu- 
reuse ignorance  ,  que  je  révais  pour  ta  vie  isolée,  deviendrait  un  danger  et  un 


I.  \   SYLPIlUli:. 


05 


vice  pour  ta  vie  active.  Tu  irais,  poitrine  dt'coiiverte,  comme  une  dupe  héroïqui', 
au  devant  des  làciietés  et  des  liypocrisies  félonnes  du  monde,  et  j'attendrais,  moi, 
qu'on  te  ra[iportàt  blessé  sur  ton  bouclier.  Non  ;  je  serais  coupable  de  ne  pa-^ 
l'instruire,  de  ne  pas  t'éclairer  du  peu  que  je  sais  sur  cette  terrible  et  difTiciic 
science  de  la  vie.  Je  dois  redresser  ta  jeune  intelligence  éblouie  et  faussée  [lar  des 
fantasmagories  idéales.  Dans  le  inonde  ,  tu  trouveras  plus  de  ronces  hérissées 
sous  tes  pas  que  de  fruits  d'or  se  balançant  sous  les  lèvres.  Ici  tu  as  eu  le  giand 
malheur  de  vivre  matériellement  avec  des  paysans  sournois  et  grossiers,  et,  en 
rêve,  avec  les  demi-dieux,  dont  les  vertus  chimériques  ont  tourné  ton  enthousiasme 
en  exaltation  ridicule  et  creuse.  11  est  donc  temps  de  déchirer  le  fatal  rideau  qui 
le  cache  la  vérité,  et  de  te  montrer  le  miroir  ou  se  reflète  la  face  positive  et  vraie 
de  la  vie  humaine.  Ce  n'est  point,  du  reste,  en  |)rofesseurque  jo  t'ouvrirai  les  por- 
tes de  mon  cœur;  je  n'entends  rien  aux  démonstrations  scolastiques,  et  l'Évan- 
gile a  toujours  été  mon  seul  code  de  morale  ;  ce  que  tu  vas  lire  au  bas  de  ces  li- 
gnes, c'est  tout  simplemenl  un  secret  de  famille  qui  peut  te  servir  en  môme  temps 
de  leçon  d'histoire.  Seulement,  ne  méprise  pas  trop,  dans  la  loyauté  de  ton  cœur, 
les  hommes  que  je  vais  te  faire  connaître,  quand  tu  verras  germer  dans  leur  ami' 
le  levain  de  cette  perfidie  humaine  que  tu  reproches  à  nos  paysans  ;  la  trahison  si- 
cache  mieux  sous  des  formes  qui  ne  devraient  appartenir  qu'aux  archanges  de 
Dieu.  Que  ce  triste  récit  t'aprenne  à  marcher  toujours  droit  et  franchement  dans 
la  ligne  du  devoir  et  à  ne  te  jouer  jamais  de  l'amour  d'une  femme,  car  c'est  là  un 
trop  sanglant  holocauste  pour  pouvoir  espérer  le  pardon  du  ciel.  Si  ton  oreille  est 
toujours  ouverte  au  cri  de  ta  conscience,  le  bonheur  descendra  sur  toi  et  le  baume 
que  la  religion  versera  sur  tes  plaies  les  guérira  toutes,  puisqu'elle  a  pu  endormir 
le  remords  de  mes  fautes  et  me  permettre  de  vivre  pour  toi. 

Cette  histoire  me  paraît  déjà  bien  vieille  :  il  me  semble  que  la  chaîne  de  fer 
des  années  s'est  magiquement  détendue  pendant  long- temps,  ou  que  je  suis  res- 
tée engourdie  dans  un  sommeil  sans  rêves  ,  et  je  m'étonne  de  n'être  pas,  à  celte 
heure,  décrépite  et  ridée,  la  figure  jaunie,  le  corps  brisé  et  ployé  sur  un  long 
bâton.  C'est  que  tant  de  jours  ont  passé  depuis,  sans  que  les  voiles  funéraires  de 
leurs  brouillards  ou  les  Ilots  de  lumière  de  leur  soleil  aient  lavé  sur  mon  cœur  la 
tache  de  la  honte;  sans  que  mes  prières  aient  pu  détacher  de  mon  front  cette 
inexorable  couronne  d'épines  que  le  malheur  y  a  plantée!  O  jours  douloureux! 
consumés  dans  le  travail  et  les  larmes,  et  que  j'ai  comptés,  minute  par  minute, 
aux  battemens  de  cœur,  chacune  de  vos  heures  m'a  été  versée  comme  une 
goutte  de  plomb  par  la  main  de  Dieu!  —  Si  tu  savais,  mon  Gabriel,  comme  je 
tremble  et  je  rougis  de  faire  le  terrible  aveu  qui  frissonne  au  bout  de  ma  plume. 
C'est  qu'il  me  faudra  baisser  désormais  les  yeux  devant  toi,  mon  enfant ,  et  que 
c'est  là  un  bien  épouvantable  sacrifice,  vois-tu,  le  plus  épouvantable  de  tous,  que 
de  se  condamner  soi-même  au  mépris  de  son  enfant.  Mais  je  dois  accepter  sans 
peur  toutes  les  humiliations  et  ne  pas  arrêter  lâchement  le  bras  prêt  à  laisser 
tomber  sur  moi  la  pierre  de  l'opprobre.  Tu  sauras  tout,  Gabriel,  et  peut-être 
auras-tu  plus  de  pitié  et  de  pardon  dans  l'ame  pour  ta  mère  qu'elle  n'en  a  trouvé 
pour  elle-même  dans  son  cœur. 

Ton  amour  pour  Juliette  te  fera  mieux  comprendre  ma  faute  et  mes  douleurs  ; 
car,  sache-le  bien  ,  l'amour  a  passé  dans  l'histoire  de  toutes  les  femmes.  C'est 
toujours  là  le  crime  ou  la  vertu  ,  l'intrigue  ou  l'héroïsme  de  leur  vie  ;  le  secret  de 


G(;  LA   SYLPUIDE. 

leur  pensée,  la  santé  ou  la  maladie  de  leur  cœur.  C'est  par  l'amour  qu'elles  sont 
heureuses  et  par  l'amour  qu'elles  sont  malheureuses.  Elles  vivent  par  l'amour 
comme  les  fleurs  par  l'air  et  le  soleil.  La  femme  qui  n'aime  pas  se  flétrit  au  pre- 
mier ouragan  :  c'est  un  être  sans  sexe  qui  n'a  ni  la  beauté,  ni  l'esprit,  ni  l,i  grâce 
de  la  femme.  Elle  porte  un  jupon  et  voilà  tout. 

N'est-il  donc  pas  juste,  en  effet ,  que  les  femmes  trouvent  un  refuge  dans  ce 
doux  tabernacle  de  l'amour  aux  heures  où  les  hommes  sont  enrôlés  au  profit  de 
la  vie  active  et  extérieure,  de  la  vie  civile;  n'est-il  pas  naturel  que  celles  dont 
l'esprit  n'est  pas  discipliné  aux  calculs  de  l'ambition  et  aux  frénésies  de  la  poli- 
tique cherchent  une  compensation  dans  les  tendres  chimères  de  l'ame.  Hélas! 
quand  j'étais  jeune  fille,  on  traçait  autour  des  femmes  un  cercle  de  fer  encore 
plus  étroit  qu'aujourd'hui.  Esclaves  indolentes,  vouées  au  couvent  ou  aux  plaisirs 
du  monde,  elles  vivaient  dans  une  odieuse  ignorance.  On  cherchait  à  tarir  en 
elles  les  sources  de  l'intelligence  divine  :  la  morale  du  temps  défendait  de  leur  ap- 
prendre à  écrire.  L'écriture,  cette  science  perfide  qui'permet  à  une  femme  de 
répondre  aux  billets  doux  ,  était  proscrite  ,  et  la  haine  de  toute  science  fêtée 
comme  une  vertu.  A  en  croire  les  galans  du  jour,  la  moindre  tache  d'encre  eut 
perdu  de  réputation  les  doigts  blancs  et  efiilés  d'une  jolie  femme.  L'époque  allait 
éclater  pourtant  où  mes  sœurs  ne  s'effraieraient  pas  de  si  peu ,  et  boiraient 
stoïquement  un  verre  de  sang  humain,  au  pied  de  l'échafaud  de  leur  père,  quittes 
à  s'évanouir  après  ;  une  époque  où  ces  femmes  si  frêles  et  si  blanches  se  noirci- 
raient les  doigts  aux  cartouches,  coucheraient  sur  la  terre  glacée,  enveloppées 
dans  une  capote  de  soldat ,  et  renouvelleraient,  nobles  et  pâles  héroïnes ,  les  mi- 
racles des  temps  anciens.  Leurs  nerfs  devaient  bientôt  s'aguerrir. 

Pour  moi,  hélas!  mon  esprit  fut  sevré  de  bonne  heure;  mais  l'éducation  à  la 
fois  libre  et  puritaine  que  je  reçus  ne  me  sauva  pas  du  gouffre  et  ne  me  rendit  pas 
plus  heureuse.  Que  je  me  suis  repentie  souvent  d'avoir  été  si  orgueilleuse  de  ma 
science  précoce  et  d'avoir  cru  avec  une  si  naïve  confiance  que  l'étude  des  livres 
m'avait  donné  l'expérience  de  la  vie  et  m'avait  préparée  contre  les  embûches  de 
l'esprit  du  mal.  Hélas  !  mon  père  avait  su  faire  mûrir  des  idées  dans  ma  jeune  tète, 
mais  il  avait  oublié  l'éducation  de  mon  cœur.  Du  haut  des  cieux  seulement,  ma 
pauvre  mère  pouvait  veiller  sur  mon  ame  et  la  garantir  de  toute  blessure.  Les  co- 
quettes hypocrisies  des  jeunes  filles  m'étaient  inconnues.  Ma  franchise  de  senti- 
mens  m'intcrdissait  toute  défiance  à  l'égard  des  autres.  Jecroyais  aux  paroles  des 
lèvres  comme  aux  paroles  du  cœur,  et  je  ne  savais  pas  soulever  le  masque  des 
fausses  pensées.  Mon  père  m'aimait  d'un  amour  profond  ,  mais  sans  faiblesse  ,  et 
que  les  signes  extérieurs  trahissaient  rarement.  Pour  moi  il  eût  donné  sa  vie  :  il  me 
sacrifia  à  son  honneur.  Sa  bonté  était  froide,  et  sa  vue  vous  glaçait  comme  les 
brumes  d'hiver.  Des  nuages  semblaient  toujours  s'épaissir  sur  son  large  front,  et 
quand  il  marchait,  on  eût  dit  que  son  pied  ne  devait  jamais  fouler  que  les  pampres 
de  l'automne. 

Ma  naissance  avait  emporté  dans  une  tombe  le  dernier  lambeau  de  son  bonheur 
terrestre,  en  coûtant  la  vie  à  la  seule  femme  qu'il  eût  aimée,  à  ma  mère.  Ce  sou- 
venir m'était  fatal.  Depuis  lors  on  ne  le  vit  plus  sourire,  et  souvent,  à  de  folles 
heures  d'angoisse  et  d'ouHfl ,  ses  bras  repoussaient  mes  caresses  innocentes  connue 
celles  d'un  meurtrier.  Tu  le  vois,  Gabriel,  du  premier  jour  où  ma  tète  blonde 
d'f^ifant  se  pencha  joyeuse  hors  du  berceau,  une  horrible  fatalité  pesa  sur  mon 


l.\   SYLPHIDE. 


67 


front.  J  étais  vouée  au  iiiallieiir  1  Qu'avais-je  fait  au  ciel  pour  qu'il  me  jetât  ainsi 
toute  frêle  et  tout  aimante  dans  les  bras  d'un  de  ces  hommes  rifiides  et  stoiques, 
taillés  en  fer  dans  l'empreinte  des  médailles  aiiliciues,  dont  le  cœur  inflexible 
garde  éternellement  la  ride  d'un  souvenir,  dont  l'orgueil  probe  et  austère  ne  sait 
point  plier,  fût-ce  devant  la  hache  du  bourreau,  dont  l'oreille  est  d'acier  pour  les 
|irières  du  repentir! 

.Mon  père  tirait  vanité  de  son  origine  plébéienne  ;  sa  famille  était  noble  de 
quatre  cents  ans  de  bourgeoisie  avérés.  Il  avait  à  soutenir  le  poids  d'une  vertu  de 
tradition  et  passée  en  proverbe.  Tous  ses  aïeux  s'étaient  légué  la  considération 
publique  comme  un  patrimoine  sacré  et  inaliénable.  La  couronne  de  chêne  sem- 
blait inamovible  sur  leurs  fronts.  Lourde  responsabilité  que  celle  d'un  nom  ainsi 
iionoré  ;  tâche  difficile  que  celle  de  ne  pas  rester  au  dessous  de  si  nobles  exem- 
ples !  Je  crois  voir  encore  mon  père  se  promener  à  pas  lents  dans  le  grand  salon 
carré  de  notre  maison  de  l'île  Saint-Louis,  au  milieu  de  ces  beaux  meubles  d'é- 
bène  incrustés  d'ivoire  et  des  tapisseries  de  damas  violet.  C'est  là  qu'il  vivait  au 
milieu  d'une  famille  de  portraits  qui  semblaient  le  protéger  de  leurs  conseils  el 
de  leurs  inspirations,  et  le  suivre  gravement  du  regard.  Quand  j'étais  enfant,  ces 
figures  si  pâles  et  si  sérieuses  me  faisaient  grand'peur,  car  je  pensais  toujours 
les  voir  descendre,  au  premier  moment,  de  leurs  immenses  cadres  sculptés,  et 
venir  m'entourer  ;  alors  je  me  cachais  derrière  mon  père  et  je  les  épiais  brave- 
ment du  coin  de  l'œil,  courage  qui  servit  du  moins  à  graver  impitoyablement 
dans  ma  mémoire  les  moindres  traits  de  ces  farouches  croquemitaines.  Et  plus 
tard  encore,  quand  l'enfant  fut  devenue  jeune  fille,  je  n'entrais  jamais  sans  émo- 
tion dans  cette  galerie  historique  de  notre  race.  C'est  que  pour  une  femme  il  y 
avait  quelque  chose  de  mystérieux  et  de  terrible  dans  ces  visages  de  marbre,  sur 
lesquels  ne  se  glissait  la  teinte  d'aucuns  sentimens,  qui  semblaient  tous  avoir 
dépouillé  l'humanité  pour  s'idéaliser  comme  la  personnification  rigoureuse  de  la 
justice.  Ou  devinerait  à  la  première  vue  que  le  droit,  le  devoir,  la  loi  avaient  été 
foute  la  croyance,  toute  la  passion,  toute  la  religion  de  ces  hommes  ;  aussi  l'hé- 
ritier de  leur  sang  et  de  leur  pensée  aimait-il  à  s'entourer  de  leur  magique  in- 
fluence, et  en  contemplant  ces  vrais  héros,  éprouvés  par  la  lutte  constante  du 
bien  et  du  mal,  il  sentait  qu'il  n'était  pas  seul  au  monde,  qu'un  passé  glorieux 
planait  sur  lui,  et  que  son  nom  valait  une  fortune  et  une  noblesse  de  prince. 

Et  pourtant  qui  lui  eût  dit  cela  en  face,  eùt-ce  été  son  meilleur  ami,  lui  eût 
fait  un  de  ces  cruels  outrages  qui  ne  se  pardonnent  pas  en  ce  monde. 

Ma  mère,  fille  noble,  avait  été  maudite  et  déshéritée  par  ses  parenspour  s'être 
mésalliée  à  mon  père,  simple  bourgeois  de  Paris.  Sa  généalogie  roturière  ne  va- 
lait donc  pas  une  fortune  et  une  noblesse  de  prince. 

Telle  était  la  plaie,  toujours  saignante,  au  cœur  de  mon  père;  le  continuel 
souci  de  son  esprit  avait  pris  racine  dans  cette  mortelle  ofTense.  Mais  il  ne  voulut 
pas  laisser  son  cœur  couler  en  vaines  larmes  devant  les  bourreaux  qui  l'avaient 
pressuré  et  meurtri  sans  pitié  sur  leurs  parchemins  jaunis  ;  il  voulut  que  cha- 
cune de  ses  larmes  fût  sanglante  et  rejaillit  sur  un  de  ses  ennemis,  que  chacun 
de  ses  cris  de  douleur  blessât  leur  orgueil  comme  un  coup  d'épée  eût  déchiré 
leur  poitrine. 

Pendant  que  les  prêtres  laissaient  tomber  leurs  prières  sur  le  front  pâle  de  ma 
mère  qui  venait  de  mourir,  mon  père  s'agenouilla  devant  les  portraits  de  ses 


6S  LA  SYLPHIDE. 

ancôtres,  comnio  p(5ur  implorer  leur  avis,  et  se  demanda  froidement  et  avec 
calme,  si  les  privilèges  de  la  noblesse  étaient  réellement  justes  ou  injustes.  Dans 
le  secret  de  son  ame,  il  manda  à  la  barre  du  tribunal  dont  il  se  constituait  le 
juge  suprême,  toute  la  grande  famille  féodale.  Après  deux  heures  d'une  médita- 
tion douloureuse  et  terrible,  pendant  laquelle  il  chercha  à  écarter  de  son  esprit 
le  voile  de  l'égoïsme,  la  question  fut  résolue  en  dernier  ressort.  En  son  ame  et 
conscience,  il  avait  condamné  à  mort  l'aristocratie.  Toute  la  caste  i)assait  par 
le  même  jugement,  ou  peut-être  était  enveloppée  dans  la  même  haine. 

Dès  lors  la  fièvre  révolutionnaire  saisit  ce  fier  cerveau.  Il  but  à  la  coupe  im- 
pure de  toutes  les  idées  nouvelles,  et  une  fois  l'esprit  aveuglé  par  les  doctrines 
démagogiques,  il  poursuivit  inflexiblement,  jusqu'au  terme  le  plus  rigoureux,  la 
logique  de  ses  opinions.  Pour  lui,  l'homme  disparut  alors  devant  l'humanité 
comme  autrefois  devant  la  loi.  Il  fit  abstraction  de  l'homme  au  profit  du  prin- 
cipe ;  plus  tard  il  devait  faire  abstraction  de  Dieu  au  profit  delà  morale.  Pourtant 
il  n'avait  pas  mis  Dieu  à  l'index  dans  mon  éducation  :  car  il  prétendait  que  la 
religion  était  la  morale  des  femmes  et  la  meilleure  sentinelle  de  leur  vertu,  puis- 
que le  sentiment  savait,  mieux  que  la  logique,  faire  brèche  dans  leur  cœur.  Tu 
vois,  par  cet  exemple  et  celui  du  père  de  ta  Juliette,  que  la  tolérance  est  fami- 
lière à  tous  les  hommes  véritablement  honnêtes.  Du  reste  ,  la  glace  de  son  carac- 
tère ne  se  fondait  que  pour  moi  en  paroles  douces  et  tendres. 

Quand  une  maladie  me  clouait  sur  un  lit  de  douleur,  il  veillait  nuit  et  jour  à 
mon  chevet,  et  j'étais  sûre,  on  me  réveillant,  de  rencontrer  son  regard  attaché  sur 
moi  avec  amour.  Alors  les  traits  fermes  et  durs  de  son  visage  semblaient  s'amollir 
et  se  dilater  dans  une  inquiète  expansion,  et  il  était  réellement  beau  ainsi  ;  tu  le 
comprendras  facilement,  toi  qui  as  vu  cette  noble  figure  dont  le  magnifique  ca- 
ractère de  gravité  et  de  haute  dignité  accuse  la  portée  d'un  esprit  supérieur.  Que 
de  fois  je  t'ai  fait  contempler  dans  ce  précieux  médaillon  que  la  mort  seule  fera 
passer  de  ma  poitrine  sur  la  tienne,  le  regard  lumineux  et  plein  de  franchise  aus- 
tère auquel  mon  père  soumettait  les  hommes  comme  à  une  pierre  de  louche  in- 
faillible, et  ce  front  largo  et  blanc,  terrible  arsenal  de  pensées  funestes,  et  toute 
cette  face  de  marbre  qui  paraissait  devoir  éclater  et  se  briser  plutôt  que  do 
s'émouvoir  dans  un  sentiment  de  pitié  et  do  pardon. 

Notre  maison  était  une  solitude  plus  murée  qu'un  couvent,  un  véritable  tom- 
beau dans  lequel  je  mo  trouvais  ensevelie  vivante.  Quoi  univers  triste  et  borné  on 
me  donnait  là  à  parcourir  !  Ces  grandes  murailles  grises  et  désolées  qui  se  bai- 
gnaient dans  un  éternel  brouillard,  ces  vastes  salles,  ces  hauts  plafonds,  ce  triste 
jardin  sans  verdure,  cet  horizon  sombre  et  monotone  auquel  mes  regards  étaient 
condamnés,  faisaient  glisser  sans  cesse  on  mon  ame  dosombres  nuages.  Je  n'étais 
heureuse  que  par  la  prière,  seule  passion  que  mon  père  m'eût  permise  et  que  la 
solitude  fortifiait  pn  nui.  Il  ne  craignit  pas  de  détourner  les  ferveurs  do  mon  ame 
sur  cet  amour  idéal,  Dieu,  qui,  solun  lui,  devait  me  sauver  des  faiblesses  de  la 
terre.  A  cette  tolérance  j'ai  dû  de  connaître  les  inolTables  béatitudes  delà  reli- 
gion, qui  seule  a  pu  cicatriser  mes  remords.  Ainsi,  toile  était  ma  vie  de  jeune 
fille  :  je  priais  Dieu  tandis  que  mon  père  pensait  à  briser  l'autel.  Je  veillais  avec 
tendresse  sur  ma  chère  famille  de  fleurs,  attendant  qu'un  rayon  do  soleil  tombât 
du  ciel  bleu  sur  notre  carré  de  jardin  et  fit  fleurir  les  fouilles  au  bout  des  braii- 
clics,  tandis  que  mon  père  se  disait  qu'il  faudrait  arroser  de  sang  ces  terribles  se- 


LA   SYLPinDE. 


UB 


menées  de  !a  moisson  révolutionnaire  et  fécoiuler  ce  terrain  civique  avec  des  ca- 
davres pour  en  faire  surgir  des  enfans  purs  et  dovyués  à  la  démocratie.  Chaque 
jour,  ces  idées  maudites  rendaient  son  visaizc  plus  sombre. 

Il  m'embrassait  plus  rarement  encore,  et  souvent  il  se  prenait  à  regretter, 
même  devant  moi,  do  ne  point  avoir  un  fils,  un  héritier  qui  pût  porter  glorieuse- 
ment son  nom,  être  le  bras  exécuteur  de  ses  rôves,  une  ame  qu'il  eût  initiée  à 
tous  les  secrets  de  sa  pensée  et  à  qui  ii  eût  conûé  le  soin  d'achever  sa  tâche  de 
justice  iuiplacahlc,  le  jour  où  il  serait  tombé  de  lassitude.  Alors,  je  pleurais,  moi, 
pauvre  jeune  fille  qu'il  jetait  ainsi  à  la  porte  de  tous  ses  vœux,  et  lui,  ayant  pitié 
de  mes  larmes,  les  essuyait  avec  un  baiser  et  rendait  un  mélancolique  sourire  à 
mes  lèvres  avec  une  douce  parole. 

C'était  une  vie  d'inquiète  et  indécise  attente,  où,  sans  être  malheureuse,  j'étais 
triste,  comme  si  le  phare  lointain  d'un  pressentiment  m'eût  éblouie  et  fait  devi- 
ner l'avenir  dans  les  ténèbres  de  mon  cœur.  L'heure  qui  allait  décider  de  la  for- 
tune de  ma  vie  approchait. 

Chaque  matin,  j'avais  l'habitude  de  me  rendre  dans  le  cabinet  de  mon  père 
vers  dix  licures.  A  cette  heure  seulement  m'était  ouverte  la  porte  du  sanctuaire. 
Chaque  fois,  je  surprenais  le  sévère  jurisconsulte  accoudé  sur  ses  livres  chéris, 
immobile  comme  une  statue,  pétrifié  dans  ses  graves  réflexions.  Je  tombais,  oui  - 
bre  légère  et  riante  au  milieu  de  ce  cabinet  solennel,  dont  la  grande  cheminée  de 
marbre  noir  portait  une  colossale  pendule  en  bronze  doré  ,  ornée  de  l'inévitable 
ïhémis,  si  fort  à  la  mode  à  cette  époque  chez  tous  les  gens  de  robe.  L'histoire 
avait  fait  les  frais  du  décorde  la  tapisserie  :  là,  Brutus  condamnait  ses  fils  au  sup- 
plice des  traîtres  ;  ici,  Hippocrate  refusait  les  présens  d'Artaxercès;  plus  loin, 
Caton  offrait  son  suicide  en  sacrifice  à  la  déessede  la  Liberté,  etSénèque  se  faisait 
ouvrir  les  veines  dans  son  bain.  De  hautes  fenêtres  à  petits  carreaux  tombaient 
jusqu'à  terre  de  larges  rideaux  bruns  qui  arrêtaient  la  lumière  du  jour  au  passage 
et  faisaient  sommeiller  dans  un  continuel  crépuscule  tous  les  héroïtiues  person- 
nages dont  je  viens  de  te  parler. 

Un  matin,  donc,  j'entrais  gaîmeut  dans  le  sombre  cabinet,  et  j'allais  embrasser 
mon  père,  quand  je  m'arrêtai,  tout  interdite  et  toute  honteuse,  en  apercevant, 
penché  sur  le  bureau  de  travail,  un  beau  jeune  homme  qui  venait  de  tourner 
doucement  la  tête  en  m'entendant  entrer.  Contrairement  à  la  coutume  générale,  de 
longs  cheveux  blonds  encadraient  gracieusement  son  visage  frais  et  rose,  ses  yeux 
bleus  semblaient  caresser  et  sourire  trop  vaguement,  peut-être  ;  mais  ses  lèvres 
minces  et  pâles  semblaient  s'aiguiser  incessamment  pour  le  sarcasme,  cette  mor- 
sure envenimée  de  l'orgueil  aux  abois. 

Sous  ce  premier  regard  dont  il  m'envelopiia  tout  entière,  je  me  sentis  singuliè- 
rement troublée,  et  je  dirais  jiresque  humiliée.  Jusqu'alors  je  n'avais  réellement 
pas  vu  d'autre  homme  que  mon  père.  Je  ne  saurais  compter  pour  quelque  elwse 
les  passans  de  la  rue;  c'étaient  pour  moi  des  hommes  de  pierre  ou  des  ombres, 
car  je  n'allais  à  l'église  que  les  ypux  baissés  et  la  figure  cachée  sous  un  long  voile. 
Un  compliment,  loin  de  me  plaire,  m'effrayait;  loin  de  me  faire  lever  la  tête, 
me  faisait  hâter  ma  marche.  Plus  d'une  fois  j'avais  entendu  une  douce  voix  de 
jeune  homme  admirer  la  petitesse  chinoise  de  mon  pied,  ou  deviner,  sous  ma 
mantille  de  soie  noire,  la  souplesse  de  ma  taille  ;  mais  pas  une  main  n'avait  ef- 
Ik'uré  le  bout  de  mon  gant.  J'étais  donc  une  véritable  enfant.  Sur  ce  coup  d'œii- 


70  LA    SYLPHIDE. 

rapide  je  devins  femme.  Je  fus  subjuguée,  du  moment  où,  pour  la  première  fois. 
le  hasard  m'eut  faif  regarder  cet  homme  en  face.  Je  restai  clouée  à  ma  place.  Je 
ne  sais  quel  étrange  rêve  agitait  mon  esprit,  mais  il  me  semblait  que  cet  étran- 
ger était  mon  maitre,  et  qu'il  me  souriait  comme  un  roi  à  son  esclave.  J'étais  à 
la  fois  heureuse  et  effrayée,  et  je  sentais  les  larmes  monter  à  mes  paupières.  Que 
te  dirai-je,  Gabriel?  mon  cœur  était  à  lui,  et  sans  le  regarder,  je  le  voyais.  Ces 
souvenirs  minutieux  ont  encore  pour  moi  un  charme  douloureux  que  je  ne  sau- 
rais définir. 

Ce  jeune  homme  était  vêtu  simplement  ;  mais  sous  son  costume  bourgeois  per- 
çait une  distinction  remarquable.  Son  port  de  tète  démentait  la  qualité  grossière 
de  ses  habits.  Son  frac  anglais,  d'un  noir  douteux,  était  boutonné  jusqu'au  men- 
ton ;  mais  l'aisance  aristocratique  de  ses  mouvemensennoblissaitcet  extérieur  pau- 
vre. Tout  autre,  avec  une  pareille  friperie  sur  le  corps,  eiît  eu  l'air  d'un  poète 
râpé  ;  lui  était  beau  comme  un  ange. 

Mon  embarras  le  fit  d'abord  sourire,  puis  le  troubla  lui-  même.  Pour  me  ren- 
dre quelque  assurance,  il  baissa  lentement  la  tête  et  reprit  son  travail,  comme  un 
inférieur  qui  n'a  pas  droit  d'occuper  votre  attention,  et  feignit  de  ne  plus  pren- 
dre garde  à  moi. 

Mon  père  qui,  pendant  cette  scène  muette,  était  resté  debout  contre  l'angle  de 
la  cheminée,  sourit,  me  tendit  la  main  et  me  baisa  au  front.  En  ce  moment  un 
rayon  de  soleil  se  glissa  entre  les  rideaux  bruns  et  vint  tomber  sur  nous,  éclairant 
d'une  joyeuse  auréole  le  drame  de  cette  chambre  silencieuse  qui  venait  de  con- 
iiuérir  un  nouvel  hôte.  Mon  père  se  tourna  vers  le  jeune  homme  et  lui  dit  douce- 
ment : 

—  Ne  craignez  pas  d'être  indiscret.  Monsieur;  à  partir  d'aujourd'hui,  vous 
êtes  un  enfant  de  la  maison.  Vous  allez  être  au  courant  de  mes  affections  comme 
de  mes  affaires.  Mes  rêves  les  plus  chers  vous  seront  connus,  puisque  vous  devez 
tenir  la  plume  sous  l'inspiration  de  ma  pensée,  comme  eût  fait  mon  fils,  si  j'en 
avais  eu  un.  Vous  voyez,  Monsieur,  mon  unique  enfant,  l'orgueil  de  ma  vie  et  la 
joie  de  cette  demeure  solitaire.  C'est  un  trésor  que  je  garde  tout  entier  pour  moi, 
le  seul  ;  quant  à  ma  vie,  à  ma  fortune,  à  mes  veilles,  tout  cela  est  acquis  à  la  pa- 
trie, vous  le  savez. 

Je  rougis.  Le  jeune  étranger  s'inclina  profondément. 

—  Monsieur  va  s'asseoir  à  notre  table,  continua  mon  père  en  me  regardant.  Le 
malheur  l'a  éprouvé  sans  relâche  jusqu'à  cette  heure  ;  il  faut  espérer  qu'il  obtien- 
dra ici  une  trêve  de  ce  cruel  ennemi.  Camille,  fais  bon  accueil  à  mon  jeune  se- 
crétaire ;  il  m'est  recommandé  par  une  main  bien  chère,  par  mon  ami  d'enfance, 
le  plus  honnête  homme  que  je  sache  au  monde,  le  chirurgien  Delbois,  qui  guérit 
maintenant  nos  pauvres  blessés  en  Amérique.  Octave  est  aimé  de  lui  comme  un 
fils,  m'écrit-il  ;  cette  amitié  me  le  rend  déjà  cher.  Sa  jeune  imagination  égaiera 
d'ailleurs  l'ennuie  de  tes  longues  soirées,  et  te  fera  meilleure  compagnie  que  le 
radotage  d'un  vieux  rêveur  comme  moi.  Vous  voyez  ma  confiance  en  vous,  Mon- 
sieur, ajouta-t-il.  Je  mets  ma  fille  sous  l'égide  de  votre  honneur.  Il  faut  que  pour 
vous  ce  soit  toujours  une  sœur. 

Le  jeune  homme  s'inclina  une  seconde  fois  ;  moi,  je  fis  de  mon  côté  une  révé- 
rence bien  cérémonieuse  et  bien  gauche.  Il  sourit.  Je  devins  rouge  comme  une 
cerise  et  me  trouvai  plus  sotte  qu'auparavant.  Une  gêne  mystérieuse  s'établit 


LA   SYLPUIDË. 


7; 


entre  nous.  J'avais  peur  de  regarder  le  protégé  de  M.  Dubois;  si  l'on  m'en  eût 
demandé  la  cause,  je  n'aurais  su  que  répondre  ;  mais  le  fait  est  que  je  tremblais 
et  que  je  souffrais  d'une  souffrance  bien  heureuse.  Si  mon  père  eût  \m  devenir 
femme  en  ce  moment  comme  le  propliùto  Tirésias,  il  eût  eu  i)i!ur  de  ce  glacial 
accueil.  Cet  embarras  réciproque,  à  la  fois  hypocrite  et  naïf,  était  le  précurseur 
d'une  sympathie  profonde.  L'homme  dont  le  regard  m'avait  ainsi  troublée  no 
l)0uvait  plus  être  à  mes  yeux  ni  frère,  ni  le  secrétaire  de  mon  père  ;  jiour  moi,  il 
devait  être  Octave.  Emmanuel  go>zalès. 

f'Aa  suite  à  lu  livraison  \irocliaine.) 


•  — —a-' €x5>®®S<a<i 


A  Sladaïue  '  '  ' 

Encor  vous,  encor  vous,  et  toujours  ma  pensée 

Vit  de  ce  souvenir,  son  plus  chaste  aliment... 

Des  terrestres  désirs  enlin  débarrassée 

Mon  amo  rajeunie  et  vers  vous  élancée, 

Se  retrempe  aux  Ilots  purs  du  divin  sentiment. 

Uu  livre  de  l'amour  j'ai  tourné  chaque  page 
Impatient  lecteur  qui  court  au  dénuùment; 
Mais  devenu  plus  calme  et  sans  doute  plus  sage, 
Aujourd'hui  je  reviens  à  ce  tendre  passage. 
Où  l'on  est  amoureux  sans  espoir  d'être  amant. 

Ainsi  ne  craignez  rien  ;  mon  amour  est  un  vastr 
Qui  garde  le  parfum  des  intimes  douleurs. 
Je  ne  parlerai  pas,  madame,  a^ec  emphase 
Des  heures  de  tristesse  et  des  heures  d'extase. 
Et  nul  ne  connaîtra  le  secret  de  mes  pleurs. 

Vous  recevrez  ces  vers  surpris  à  ma  paresse 
Dans  votre  Thébaïde  aux  abords  fréquentés... 
Vous  les  lirez  encore  humides  de  la  presse 
Sans  savoir  seulement  qu'ils  sont  à  votre  adresse 
Et  que  mon  cœur  les  a  pour  vous  seule  dictés. 


De  vos  secrets  pensers,  quel  que  fut  le  jour,  l'heure 
Jamais  je  n'ai  troublé  le  saint  ravissement. ... 
J'ai  comme  un  étranger  franchi  votre  demeure. 
Et  jamais  un  regard,  un  mot,  un  son  qui  pleure 
N'ont  de  ma  passion  révélé  le  tourment... 


72  i.A  sM.riiihi;. 

Auprès  de  vous  toujours  la  même  indilTércnce 
Viendra  m'enveloppcr  de  son  manteau  glace. 
Je  ne  demande  rien,  pas  même  l'espérance, 
El  je  veux  vivre  au  fond  de  ma  chère  souffrance, 
Itetournant  dans  mon  cœur  le  trait  qui  l'a  bk'sfé. 

Et  faut-il  l'avouer,  cette  fièvre  constante , 
Ce  calme  désespoir  de  mon  cœur  dévasté. 
Ce  feu  qui  de  lui-même  en  mon  sein  s'alimente , 
Cette  grande  douleur  sans  cesse  renaissante, 
Ont  comme  des  parfums  d'austère  volupté. 

Je  ferai  de  mon  ame  un  temple  solitaire 

Où  votre  souvenir  sera  toujours  debout.... 

Et  d'ailleurs  s'il  est  vrai  que  l'amour  sur  la  terre, 

î^'amour  pur  comme  au  ciel  est  un  divin  calvaire, 

Eh  1  bien,  j'y  porterai  ma  croix  jusques  au  l)out. 

Et  toujours  et  toujours  votre  charmante  image. 

Douce  apparition,  rêve  de  tous  mes  soirs. 

Aux  jours  d'abattement  soutiendra  mon  courage, 

Et  je  verrai  partout  votre  pâle  visage 

Qu'encadrent  les  bandeaux  de  vos  longs  cheveux  noirs. 

Mais  aussi  quelquefois,  quand  déborde  mon  ame. 

Je  voudrais  espérer  et  vous  dire  tout  bas  ; 

Que  l'amour  sans  espoir  est  un  fardeau,  madame.... 

Et  si  je  ne  dis  pas  le  secret  de  ma  flamme. 

C'est  que  mon  cœur  est  fier  et  que  je  n'ose  pas. 

En    temer-d'arnoit. 


l.K    SYLPIIIIIL. 


73 


LA  COLONNE   DE  JUILLET. 


E  Ihéàtre  nous  a  laissés  tranquilles  la  semaine 
dernière,  il  a  craint  la  concurrence  des  fêtes  de 
juillet  et  il  n"a  pas  eu  tort.  En  elTet,  tandis  qu'à 
l'une  des  extrémités  de  Paris,  l'Opéra  et  la  Co- 
médie-Française fermaient  leurs  portes  pour  re- 
crêpir  leurs  murs  à  défaut  de  leurs  troupes,  à 
l'autre  extrémité,  un  cirque  s'improvisait,  un 
temple  égyptien  élevait  ses  monstrueux  pilastres 
qu'il  couronnait  de  la  façon  la  plus  bizarre  ,  d'un 
attique  grec,  d'un  fronton  romain  et  d'une  frise 
renaissance.  Nous  avons  assisté  à  cet  étrange  spectacle,  à  cet 
enterrement  qui  ressemblait  à  une  hécatombe  païenne,  à  cette 
cérémonie  funèbre  où  il  n'y  avait  ni  recueillement,  ni  douleur, 
où  le  temple,  l'amphithéâtre,  les  uniformes,  tout  était  décora- 
1  tion  et  mensonge  comme  au  théâtre.  Nous  avons  eu  notre  part 
de  la  poussière,  des  tambours,  de  la  musique  et  des  alertes,  et 
aujourd'hui,  bien  reposé,  bien  remis  de  nos  éblouissemens  et  de 
v?^  "°^  migraines,  nous  interrogeons  nos  souvenirs,  tout  ce  qui 
^>T  S^  nous  a  ému,  tout  ce  qui  nous  a  frappé,  tout  ce  que  nous  avons 
^A  entendu,  tout  ce  qu'on  a  dit  et  fait  autour  de  nous,  et  de  huit  ou 
neuf  heures  de  fièvre  dans  notre  grande  ville,  il  nous  reste  à  peine  à  l'heure 
qu'il  est  une  étincelle  de  poésie.  Les  os  de  ces  pauvres  victimes,  hier  en- 
core cà  et  là  épars  dans  Paris,  reposent  maintenant  sous  les  mêmes  voûtes.  Tout 
est  dit  sur  juilletet  ses  morts  sublimes. Théophile  Gautier  nous  a  envoyé  d'Espagne, 
en  strophes  et  en  alexandrins,  leur  oraison  funèbre  par  la  poste  ;  demain  nous 
pourrons  aller  au  Louvre  sans  fouler  une  tombe  sur  notre  passage  ;  dans  la  pro- 
chaine revue  que  Ton  passera  au  Carrousel ,  l'ombre  plaintive  de  Farey  deman- 
dant un  tombeau  depuis  dix  ans,  n'errera  plus  autour  de  l'hôtel  de  Nantes. 
Cet  immense  sacrifice  de  notre  révolution  dort  tout  entier  sous  la  colonne  de 
juillet. 


LA    SYLnUDE. 


Si  donc  je  ne  parle  pas  de  toutes  les  contradiclioiis  et  de  tous  les  sacrilèges  de 
cesfunéraillesliôroïquesqui,par  tant  de  côtés, ressemblaient  à  une  mascarade  ;  si 
je  ne  dis  pas  tout  ce  qu'avait  d'irréligieux  ce  sarcophage  chrétien  sous  un  monu- 
ment de  Mempiiis,  les  anges  et  les  sphinx  hurlant  d'être  ainsi  accouplés  ;  si  jo 
n'ajoute  point  que  la  cérémonie  n'était  pas  finie  encore,  que  d'ignobles  goujats 
aux  ordres  des  entrepreneurs  du  deuil  enlevaient  déjà  toutes  les  toiles  peintes, 
toutes  les  guenilles  rapiécées  qui  cachaient  les  échafaudages  ;  si  je  n'interroge  pas 
les  générations  de  merciers,  les  familles  de  concierges,  ces  femmes  en  bonnets, 
ces  hommes  en  bottes  ferrées,  suisses  des  ministères,  domestiquesdeM.  le  comte 
de  Rambuteau  ou  amis  intimes  des  commissaires  de  polices,  qui  se  pressaient 
sur  les  gradins  privilégiés,  pour  leur  demander  à  quelles  complaisances  munici- 
pales ils  devaient  leurs  billets  qui  se  vendaient  quinze  francs  aux  alentours  de 
la  Bastille;  c'est  pour  arriver  plus  vite  au  fait  et  pour  consacrer  q\iclques  lignes 
à  l'inauguration  de  la  colonne. 

On  sait  que  l'idée  du  monument  est  dû  à  M.  Bavoux ,  l'emplacement  à 
M.  Thiers  je  crois,  l'exécution  à  M.  Alavoine  d'abord  ,  et  après  son  décès  à 
M.  Duc.  M.  Alavoine,  en  son  vivant  (cet  homme  vivait  beaucoup),  avait  d'au- 
tantplus  djo  titres  à  édifier  une  colonne,  qu'il  était  l'architecte  de  notre  plus  jolie 
salle  de  spectacle,  celle  des  Variétés.  Le  bronze  de  juillet  a  été  coulé  par  MM.  Soyer 
et  Ingé  ;  mesuré  dans  toute  sa  hauteur,  c'est-à-dire  depuis  le  niveau  de  la  place 
jusqu'à  la  tête  du  génie,  il  excède  de  trente  pieds  la  colonne  de  la  place  Ven- 
dôme. Maintenant,  d'après  ce  calcul  et  sans  même  avoir  vu  la  nouvelle  colonne, 
il  est  facile  de  se  rendre  compte  des  proportions.  Il  y  a  tant  de  socles  de  granit , 
de  marbre  et  de  bronze  superposés  les  uns  aux  autres  que  la  colonne  de  la  Bas- 
tille semble  moins  élevée  que  celle  de  la  place  Vendôme,  sans  compter  que  le 
diamètre  en  est  infiniment  moindre,  ce  qui  ne  l'empêche  pasd'avoir  un  chapiteau 
considérablement  plus  épanoui  et  qu'on  prendrait  volontiers  pour  un  parapluie 
de  famille.  Etouffée  de  la  sorte  entre  sa  tète  et  sa  base,  le  bronze  absorbé  par  le 
marbre,  la  colonne  s'amincit  encore  à  ce  point  qu'on  a  presque  envie  de  croire 
que  le  monument  c'est  le  piédestal  de  marbre  blanc. 

Sauf  la  base  ,  tout  est  éfique  dans  la  colonne  :  le  lion  de  M.  Barye,  qui  sorten 
ronde-bosse  et  avec  un  assez  douteux  avantage  sur  le  bronze  du  socle,  ressemble 
au  lion  malade  de  La  Fontaine  ;  les  coqs  des  angles,  qui  rappellent  misérablement 
les  aigles  impériales,  en  dé|)it  de  leurs  crêtes  retroussées,  n'ont  pas  l'air  très  bien 
portans  ;  j'excepterai  de  cette  critique  les  ornemens  de  M.  Marbœiif,  qui,  par 
bonheur,  appartiennent  à  la  nature  morte.  On  dit  beaucoup  de  bien  des  génies 
du  chapiteau,  qui  sont  de  M.  Moine  ;  je  ne  sais  jusqu'à  quel  point  nous  devons 
approuver  ces  génies  qui  écartent  les  jambes  d'une  façon  athlétique  ;  outre  que  ce 
chapiteau,  qui  dans  la  perspective  a  l'air  d'être  corinthien  ,  n'est  |ilus  d'aucun 
ordre  lorsqu'on  le  voit  de  près. 

Quant  à  la  grille  qui  entoure  la  plate- forme,  elle  est  anguleuse  et  tourmentée 
comme  une  balustrade  de  Louis  XV.  Nous  voici  au  génie  de  M.  Dumont  ;  c'est 
du  style  académique  et  du  plus  pur  encore!  Mais  mon  Dieu  !  ce  pauvre  génie  qui 
ressemble  à  un  Mercure  déguisé,  est  maigre  et  efflanqué  comme  un  vélocipède 
ou  un  cheval  de  race.  Ce  génie-là  est  au  moins  poitrinaire.  Enfin  que  voulez-vous  ! 
dans  celte  œuvre  nationale,  il  n'y  a  pas  jusqu'à  l'Académie  des  inscriptions  et 
belles-lettn^s  qui  n'ait  voulu  commettre  au-si  sa  petite  faute  ;  les  noms  des  com- 


LA    SYLPHIDE. 


75 


liattaiis  sont  burinés  sur  le  fût  dans  deux  ou  trois  ordres  alphabétiques,  de  telle 
sorte  que  si  l'on  en  veut  trouver  un,  il  faut,  à  moins  d'un  hasard  heureux,  en 
lire  cinq  cent  trois  autres  dont  on  n'a  que  faire. 

Ce  qui  accroît  encore  la  mesquinerie  vraiment  désespérante  de  la  colonne  de 
juillet,  n'est  le  voisinage  colossal  de  l'éléphant  dont  le  plâtre  noirci  et  crevassé 
reste  encore  là,  debout,  pour  narguer  ce  bronze  qui  étincelle  à  sa  place.  La  co- 
lonne de  juillet  a  coûté  1,172,000  fr.  :  bonne  ou  mauvaise,  c'est  au  moins  une 
œuvre  finie.  L'éléphant  lui  a  coûté  un  million,  et  ce  n'est  qu'un  moule  dont  un 
fera  du  plâtre  un  de  ces  jours  Où  donc  est-il  le  moraliste  qui  jadis  s'abandonnait 
à  une  tirade  élégiaque  sur  les  palais  de  Zénobie?  et  qu'il  se  lève  de  sa  noble 
tombe,  s'il  l'ose,  La  Bruyère,  pour  venir  nous  empêcher  d'être  fiers  d'être  Fran- 
çais en  regardant  l'éléphant  !  g.  glé>ot-lecoi>te 


.^^-> 


t  qu'il  y  a  de  plus  positif  dans  ce  qui  se  passe  aujour- 
d'hui à  l'Opéra,  livré  de  fond  en  comble  aux  machi- 
nistes, aux  maçons  et  aux  rapins,  c'est  que  M.  Léon 
Pillet  commence  à  douter  de  son  entreprise,  de  sa 
I  direction  ,  de  son  habileté  même  ,  hier  encore  tant 
vantée  par  certains  journaux.  En  elVet,  détournons  un 
[instant  notre  pensée  des  ceintres  enfumés,  des  loges 
'  décrépites  et  des  banquettes  vermoulues  de  l'Acadé- 
mie Royaii',  et   reportons-la   sur    la    troupe.    La  troupe,  en    vérité ,  est  dans 
le   plus  complet  désarroi  :   le  chant  et  le  ballet  sont  également  pris  par   la 
gorge  et  par  les  jambes ,  et  l'administration   malade,  comme  son  personnel . 
en  est  réduite,  hélas!  à  fonder  toutes  ses  espérances  pour  la  réouverture  sur  le 
Diable  amoureux.  I!  me  parait  fort  douteux  d'abord  qu'un  ballet  sauve  l'Opéra, 
et  ensuite,  dans  l'état  actuel  des  choses,  je  me  demande  avec  une  inquiétude  pro- 
fonde, quelle  danseuse  aura  à  supporter  les  pirouettes  et  les  entrechats  de  ce 
succès:  Mlle  Pauline  Leroux?  —  Mais  Mlle  Pauline  Leroux  est-elle  bien  véri- 
tablement rétablie,  et  puis,  si  elle  l'est,  comme  je  le  désire,  oflre-t-elle  toutes  les 
garanties  d'un  premier  talent?  —  Vous  voyez  donc  bien  que  votre  Diable  amou- 
reux ne  vaut  pas  la  peine  qu'on  en  fasse  une  arche  de  salut,  et  que  vos  ennuyeux 
Mnrlijrs,  en  dépit  de  Duprez  et  de  Mme  Dorus,  n'auront  jamais  la  force  d'at- 
tendre qu'un  succès  moins  contestable  vienne  les  effacer  du  répertoire. 


LA   SYLPHIDE. 


C'est  alors  ffu'en  désespoir  de  cause,  M.  Pillet  est  parti  pour  Eins,  afin  de 
vaincre  l'obstination  de  Meyerbeer,  qui  ne  veut  pas  se  dessaisir  d'une  partition 
à  laquelle  il  met  la  dernière  main.  Si  même  je  suis  bien  informé,  l'illustre  com- 
positeurapporterait  à  son  consentement  des  conditions  un  peu  dures.  Convaincu, 
comme  nous  tous,  que  le  nombre  des  clianteurs  est  infiniment  restreint  à  l'Opéra, 
et  ne  pouvant,  en  fait  de  voix  de  femmes,  se  contenter  de  la  voix  de  Mme  Dorus, 
il  exige  ,  préalablement  à  la  mise  en  répétitions  de  son  nouvel  opéra,  l'enga- 
gement de  Mme  Viardot-Garcia.  Or,  les  événemens  semblent  prendre  à  tâche 
de  le  servir  :  M'i>c  Garcia  est  de  retour  à  l'aris  ;  elle  ne  se  fera  entendre  cette  an- 
née sur  aucune  scène  d'Italie,  et  pour  complaire  à  Mlle  Grisi,  elle  n'est  pas  en- 
gagée aux  Bouffes.  —  Il  reste  à  savoir  si  les  exigences  do  Mme  Viardot-Garcia  ne 
seront  pas  un  peu  trop  princières  ;  et  dans  le  cas  où  M.  Pillet  et  Mme  Garcia  tom- 
beraient d'accord,  il  n'est  pas  inutile  de  dire  dès  aujourd'hui  qu'en  signant  son 
engagement  avec  l'Opéra,  Mme  Viardot  signera,  selon  toutes  les  apparences,  l'ar- 
rêt de  mort  de  sa  voix. 

Il  faut  qu'on  ne  perde  pas  le  souvenir  que  M"e  Falcon  a  succombé  à  la  peine, 
que  Duprez  lui-même  a  vu  ses  puissans  moyens  ébranlés  par  les  excès  de  la  mu- 
sique moderne,  et  qu'infailliblement,  si  elle  entre  à  l'Académie  Royale,  Mme  Gar- 
cia, qui  ne  possède  ni  la  poitrine  de  Cornélie  Falcon,  ni  les  poumons  de  Duprez, 
ne  manquera  pas  de  faire  tôt  ou  tard  naufrage  dans  un  troisième  chef-d'œuvre 
de  l'auteur  des  HwjitenoU. 

Interrogez  les  dilettanti  de  la  génération  qui  a  précédé  la  nôtre  :  on  criait  à 
l'Opéra  du  temps  de  Laïs  ,  de  Nourrit  père  et  de  Dérivis,  on  criait  du  temps  de 
Mme  Branchu;  mais  tous  ces  chanteurs,  hommes  et  femmes,  étaient  autrement 
constitués  que  les  nôtres  :  c'étaient  de  vrais  Hercules.  —  Je  le  dis  donc ,  l'enga- 
gement de  Mme  Viardot-Garcia  à  l'Opéra,  s'il  se  réalise,  sera  une  calamité  pour 
elle,  et  cependant  Meyerbeer  y  tient  :  je  voudrais  savoir  ce  qu'en  pense  M.  Pillet, 
qui  ne  la  tient  pas  encore. 

Il  n'y  a  plus  à  en  douter,  les  Bouffes  passeront  leur  saison  prochaine  à  l'Odéon, 
ce  qui  n'empêche  pas  que  M.  L'Henry,  l'ancien  caissier  du  théâtre  de  l'Opéra- 
Comique  ne  soit  en  instance  auprès  du  ministre  pour  obtenir  son  consentement 
à  une  nouvelle  combinaison  qui  amènerait  l'une  après  l'autre  toutes  les  troupes 
de  Paris  au  faubourg  Saint-Germain.  Une  voiture  appartenant  à  l'administration 
transporterait  chaque  matin  les  costumes  et  accessoires  nécessaires  à  la  repré- 
sentation du  jour.  La  propriété  du  privilège  serait  divisée  en  dix  parts  ayant  des 
droits  égaux.  lien  serait  attribués  à  l'entrepreneur  M.  L'Henry,  1  au  Théâtre- 
Français,  1  â  la  Porte-Saint-Martin,  1  aux  Variétés,  1  au  Vaudeville,!  à  l'Ani- 
bigu-Comique,  1  au  Palais-Royal,  1  au  Gymnase,  1  à  la  Gaîté ,  aux  Folies-Dra- 
matiques ou  au  Cirque.  La  combinaison  consiste  par  conséquent  à  donner  aux  ha- 
bitans  du  faubourg  St-Germain  tous  les  spectacles  de  tous  les  théâtres,  et  en  même 
temps  à  économiser  les  frais  d'une  troupe.  Cependant,  dans  les  devis  du  projet, 
une  somme  de  2't,000  fr.  est  afTectée  à  l'institution  de  primes  qui  seraient  tirées 
tous  les  mois  au  sort  entre  les  artistes  qui  auraient  pris  part  aux  représentations 
de  l'Odéon.  *** 


LA   SYLPHIDE 


yy. 


Dl  R  ECTION  ,   RUE     D'HANOVRE,    17 


LA   ■>\LPIIIOE. 


A  Madame  ' 


lô  août. 


AYANT  point  l'esprit  tourné  à  la  médisance,  au- 
jourdhui,  madame,  j'ai  résolu  de  vous  envoyer 
un  bulletin  de  modes  pur  sang,  c'est-à-dire  de 
vous  tracer  un  itinéraire  de  la  fashion,  de  sorte 
qu'en  le  livrant  à  votre  couturière  .  elle  puisse, 
telles  éloignées  de  Paris  fussiez-  vous  toutes  deux, 
habiller  votre  gracieuse  personne  comme  le  pour- 
raient faire  M"""  Palmire  ou  Debaisieux.  Les  gran- 
des chaleurs,  ainsi  que  vous  le  pensez  sans  peine, 
ont  fait  disparaître  tous  vestiges  de  spencers, 
mais  aussi,  une  fois  que  le  bon  goût  s'était  accou- 
tumé à  la  vue  d'un  corsage  tranchant  de  couleur 
avec  la  jupe,  il  fallait  trouver  moyen  de  perpétuer 
cette  innovation,  au  moins  pendant  quelque  temps 
encore.  Pour  cela  faire.  M"'  Ferrières-Penona  créa  ces  charmans  canezous 
de  lingerie  dont  je  vous  ai  si  souvent  fait  l'éloge.  On  en  trouve  chez  elle,  main- 
tenant, qui  forment  la  plus  élégante  pnrure  du  monde-  Il  sont  en  organdi  de 
l'Inde  l^ouillonné.  Chaque  bouillon  est  séparé  par  des  bandes  de  tulle  brodé  ; 
les  manches  courtes  sont  également  bouillonnées  ;  de  jolis  boutons  en  corail 
garnissent  le  devant  du  canezou  et  le  dessus  du  bras  ;  on  place  les  boutons  sur 
les  entre-deux,  l^e  même  genre  de  canezous  se  fait  en  tulle,  alors  les  entre- 
deux sont  en  mousseline  brodée  à  jour.  Ces  canezous  se  nomment  à  la  Victoria. 
La  façon  des  corsages  de  robes  ne  varie  pas  à  cette  époque  ;  on  porte  toujours 
le  corsage  à  châle  renversé,  assez  décolleté  ;  les  deux  pointes  du  châle  ve- 
nant se  croiser  à  la  ceinture  après  avoir  formé  le  cœur  au  milieu  de  la  poitrine  ; 
d'autres  sont  plats,  montant  en  guimpe  par  derrière,  et  plissés  devant  à  partir 
de  l'épaule  jusqu'à  la  ceinture  ;  ces  corsages  sont  toujours  fort  découpés  du 
milieu  de  la  poitrine  et  descendent  en  pointe  à  la  ceinture  ;  il  y  a  encore  les 
corsages  à  pointe,  plats  et  décolletés,  pour  grande  toilette  ,    sur  lesquels  s'ap- 


7S  LA  SÏLPHIDE. 

pliqiient  les  berihes  de  dentelles  ;  puis,  les  corsages  amazone  plats  et  montans, 
;)vec  le  petit  revers  par  derrière  et  les  trois  rai)gées  de  boutons  devant  ;  ces 
corsages  sont  du  plus  grand  négligé.  —  Les  jupes,  excepté  celles  des  robes 
du  matin,  sont  toutes  garnies;  les  volans,  les  biais,  les  rouleaux  elles  bouil- 
lons se  partageni  la  vogue  ;  les  volans  s'emploient  de  préférence  pour  les  robes 
d'été  légères  et  transparentes  ;  les  biais  et  les  rouleaux  sont  réservés  pour  les 
robes  de  soie  ;  cependant,  on  peut  aussi  leur  appliquer  des  volans,  ce  qui  en 
fait  tout  de  suite  des  robes  fort  élégantes  ;  on  les  enjolive  le  plus  possible  dans 
le  haut  du  bras,  mais  il  y  en  a  aussi  qui  sont  dénuées  de  tout  ornement  et  n'en 
sont  ni  plus  jolies,  ni  plus  gracieuses  ;  ce  qui  atténue  un  peu  tout  ce  que  cette 
mode  peut  avoir  de  disparate,  surtout  dans  les  premiers  temps  où  l'œil  n'y  est 
point  encore  accoutumé ,  c'est  l'usage  de  Fécharpe  adopté  généralement.  Par 
ce  moyen,  la  nudité  de  l'avant-bras  et  de  l'épaule  est  dissimulée,  et  l'écharpe 
donne  de  la  grâce  à  la  taille  ;  les  manches  à  la  Gabrielle  sont  aussi  assez  bien 
portées  et  elles  sont  particulièrement  jolies  lorsqu'on  les  fait  demi  longues  et 
qu'on  les  accompagne  de  mitaines  de  filet  ou  de  gants  ornés  fabriqués  par  le 
gantier  Mayer. 

Vous  le  voyez  ,  il  ne  vous  reste  maintenant  qu'à  faire  tailler  d'après  mes 
indications,  et  vous  aurez  la  mode  dans  son  apogée.  Seulement  comme  la  plus 
élégante  toilette  doit  une  partie  de  son  lustre  au  bon  goût  de  la  coifTure  qui 
l'accompagne,  permettez- moi  de  vous  indiquer  quelques  uns  des  jolis  cha- 
peaux que  j'ai  vus  chez  Maurice  Beauvais,  auquel  nous  devons  comme  remercî- 
mens  particuliers  la  pose  toute  distinguée  et  gracieuse  des  plumes  à  plat 
comme  on  les  porte  cette  armée.  Choisissez  donc  entre  un  chapeau  de  crêpe 
blanc,  orné  d'une  longue  plume,  posée  à  plat  sur  la  passe,  et  \enant  se  per- 
dre en  boucles  par  derrière;  un  autre,  de  nuance  padie,  sur  lequel  est  jetée  une 
de  ces  guirlandes  de  fleurs  mêlées  et  délicates  des  montagnes,  que  M.  Maurice 
Beauvais  va  en  herboriste  habile  nous  chercher  au  loin;  un  autre  d'un  pâle  bleu 
de  ciel  que  recouvre  comme  un  nuage  transparent  une  voilette  de  dentelle,  et 
le  tout  portant  un  véritable  cachet  d'aristocratie.  Les  chapeaux  ont  générale- 
ment la  passe  plus  grande  qu'à  l'entrée  de  l'été  et  leur  dimension  me  paraît 
d'une  convenance  qui  se  maintiendra  sans  doute  quelque  temps  ainsi;  les 
fonds  sont  toujours  assez  petits,  mais  coupés  de  manière  à  ce  que  le  chapeau 
ne  soit  pas  par  trop  en  arrière ,  ce  qui  donnait  aux  femmes  une  encolure  si 
disgracieuse.  Jusqu'à  présent  les  orneraens  des  chapeaux  se  font  toujours  en 
étoffe  pareille  et  en  dentelle ,  mais  l'on  parle  bien  sourdement  de  reprendre 
les  rubans  pour  cet  hiver  et  de  partager  la  vogue  de  la  dentelle  avec  la  blonde  , 
que  nuus  trouvons  beaucoup  trop  dédaignée.  La  question  des  rubans  est  en- 
core problématique.  J'ai  vu  chez  M.  Maurice  Beauvais  des  coiffures  toutes 
moyen-âge,  qui  vous  enchanteraient  si  je  vous  en  donnais  un  avant-goût,  mais 


LA  SYLPHIDE. 


il  est  encore  trop  lot  pour  vous  divulguer  ces  précieux  mystères  de  velours , 
de  perles  et  de  gaze  dont  l'apparilion  est  réservée  aux  premières  solennités  de 
l'hiver.  Lorsque  je  vous  fiarlais  tout  à  l'heure  de  la  proscription  des  rubans,  je 
ne  comprenais  point  dans  cet  ostracisme  ,  les  rubans  de  velours  dont  on  fait 
un  grand  usage  pour  les  chapeaux  de  paille,  et  qui  servent  même  en  lingerie. 
Je  voyais  ces  jours-ci  chez  M""  Ferrières-Penona  de  charmans  bonnets  du 
malin  en  mousseline  brodée  et  dentelles,  surchargés  de  petites  boucles  de  ve- 
lours violet  de  la  largeur  d'un  doigt,  ce  qui  produisiiit  un  fort  joli  effet;  dans 
le  même  magasin  j'ai  remarqué  des  peignoirs  brodés  d'une  grande  élégance, 
des  grands  châles  et  échappes  de  mousseline,  enrichis  des  broderies  les  plus 
fines,  des  berthes  et  sabots  en  dentelles  vieilles  d'un  travail  exquis ,  des  fichus 
à  pointes  tombantes,  des  cols  brochés .  des  manchettes ,  sur  des  modèles  tout- 
à-fait  nouveaux.  Quelle  plus  charmante  innovation  que  les  stores  de  croisées  en 
mousseline  brodée  au  crochet  dont  les  dessins  représentent  des  kiosques, des  oi- 
seaux et  des  personnages  en  costumes  orientaux  ;  ces  stores  m'ont  paru  desti- 
nés à  un  grand  succès  de  bonne  compagnie.  Ce  mot  de  bonne  compagnie  me 
fait  penser  à  celle  que  l'on  rencontre  toujours  aux  magasins  de  deuil  du  Sablier. 
On  ne  s'étonnera  pas  que  la  profusion  et  le  choix  d'objets  de  deuil  que  l'on 
trouve  dans  cet  établissement  lui  attire  une  aussi  belle  clientèle. 

Les  bottines-guêtres  sont  la  chaussure  du  moment  ;  on  en  fait  en  toutes 
nuances,  mais  les  plus  usitées  sont  le  gris  et  le  puce.  —  En  vous  parlant  de  la 
manière  de  garnir  les  jupes,  j'ai  oublié  de  mentionner  une  jolie  invention  due  à 
M"'  Debaisieux  ;  cette  invention  consiste  à  ne  garnir  que  le  bas  du  devant  de 
la  jupe  jusqu'aux  genoux  ;  la  garniture  peut  se  composer  de  volans  ou  de 
bouillons  :  on  en  place  trois  l'un  au  dessus  de  l'autre,  montant  en  tablier  -,  l'ex- 
trémité des  garnitures  est  cachée  sous  des  nœuds,  qui  ensuite  continuent  à 
monter  jusqu'au  corsage.  —  La  lingerie  prépare  pour  cet  hiver  des  robes  de 
bal  en  tulle,  organdi,  mousseline,  brodées  en  or  et  soie,  quelques  unes  en  tulle 
sont  même  enrichies  de  perles  et  de  grains  de  coraux,  semés  dans  le  corps  de 
jupes  et  montés  en  franges.  Point  n'est  besoin  de  vous  dire  que  pour  que  tou- 
tes ces  richesses  de  broderies  ne  se  perdent  pas  dans  les  plis  ramassés  des  ju- 
pons, les  sous-jupes  de  crinoline-Oudinot  sont  indispensables. 

Adieu  ;  j'ai  fait  comme  l'abeille,  qui  s'en  va  prendre  à  chaque  rose  son  miel 
et  son  parfum  ;  j'ai  pris  à  chacune  des  plus  belles  fleurs  de  la  fashion  ce  qu'elle 
avait  de  plus  suave,  et  je  vous  l'envoie.  —  Vous  m'avez  demandé  le  nom  d'un 
bon  facteur  de  pianos;  j'ai  pris  des  informations,  et  je  m'empresse  de  vous  en- 
voyer celui  de  M  Hesselbein,  dont  les  instrumens  ne  laissent  rien  à  désirer, 
tant  sur  la  qualité  du  son  que  sur  l'ensemble  de  l'harmonie  ;  ils  ont  en  outre  le 
précieux  avantage  de  conserver  l'accord. 

Baronne  MARIE  DE  l'******. 


80 


LA  SVLPnlDE. 


LE   VENGEUR    DES    NOBLES. 

mnWEÎ  DT^E  MERE  A  M  FILS. 

SECONDE   PARTIE. 

A  journée  fut  remplie  par  le  souvenir  de  celle  pre- 
mière entrevue  ,  et  je  m'endormis,  l'esprit  bercé 
par  des  songes  rians.  Le  lendemain,  quand  j'entrai 
chez  mon  père  ,  je  trouvai  son  jeune  secrétaire 
seul,  penché  comme  la  veille  sur  des  papiers  épars, 
d'une  main  soutenant  son  front,  de  l'autre...  j'al- 
lais me  retirer ,  quand  je  crus  m'apercevoir  qu'il 
contemplait  un  portrait.  Ce  ne  pouvait  être  qu'un 
portrait  de  femme.  Le  démon  de  la  jalousie  m'em- 
l)orta  sur  son  aile,  sans  doute  ;  car >  je  ne  sais  com- 
ment cela  se  fit ,  mais  je  me  trouvai  tout  à  coup 
près  de  lui,  et  me  penchant  curieusement  sur  son 
épaule,  je  regardai...  C'était  mon  portrait,  mon 
1*^  portrait  à  moi;  je  fus  éperdue  —  de  joie  ou  de  peur, 
f~  je  l'ignore,  mais  je  mis  ma  main  sur  ma  poitrine 
pour  étoulîer  les  batlemens  de  mon  cœur  ,  espé- 
rant me  retirer  comme  j'étais  entrée,  sans  bruit,  tout  doucement...  Vain  espoir  : 
j'étais  i)riseau  piège.  Octave  se  retourna,  il  ne  fit  pas  ua  geste  pour  me  retenir, 
mais  il  dirigea  sur  moi  ce  même  regard  amoureux  et  suppliant  qu'il  attachait  sur 
mon  portrait.  Nos  mains  se  touchèrent,  elles  étaient  brûlantes,  et  le  frissonnement 
passionné  de  ce  contact  monta  jusqu'à  mon  cœur.  Tous  deux,  nous  baissâmes  les 
yeux  comme  de  concert,  n'osant  nous  regarder  et  tremblans  comme  la  feuille  que 
le  vent  détache  de  sa  tige.  Soudain  je  pâlis  d'une  pâleur  mortelle,  et  je  sentis  que 
j'allais  tomber  dans  les  bras  d'Octave,  qui  se  tendait  convulsivement  vers  moi. 
Déjà  il  se  levait  de  son  fauteuil;  j'eus  peur ,  et  faisant  un  effort  terrible  pour 
échapper  au  danger,  je  m'enfuis  comme  une  folle.  Il  m'avait  nommée  Camille  , 
et  moi  j'avais  entendu  le  nom  d'Octave  murmurer  et  se  glisser  de  mes  lèvres 
contractées  :  virginal  aveu  d'amour! 


I,\   SYLPHIDE.  g| 

Il  n'osa  ni  m'arrùter,  ni  me  suivre.  Je  revins,  la  tcHe  perdue,  dans  ma  cham- 
bre, et  là  je  pleurai  à  chaudes  larmes  ,  et  je  m'agenouillai  devant  mon  crucifix 
pour  demander  pardon  à  Dieu,  comme  si  je  l'avais  oiïensé.  J'aimais  et  je  croyais 
être  aimée. 

A  partir  de  ce  jour  ,  l'intelligence  de  nos  âmes  fit  fleurir  l'arbre  de  notre 
bonheur.  Malgré  la  réserve  queje  m'imposais,  notre  passion  s'enflammait  à  cha- 
que geste  ,  à  chaque  regard  ,  à  chacune  de  ces  mille  étincelles  magnétiques  qui 
sont  les  étoiles  de  l'amour.  Les  moindres  paroles  s'épanouissaient  en  tendres  al- 
lusions et  tombaient  comme  une  douce  rosée  sur  mon  cœur.  La  Heur  de  ma  vie 
ouvrait  son  calice.  Toutes  les  joies  touchantes  du  premier  amour,  je  les  recueillais 
dans  leur  chasteté  naïve.  Sans  nous  rien  dire,  nous  nous  entendions  à  merveille 
pour  rendre  les  heures  plus  douces  et  plus  rapides  à  mon  père,  et  pour  chasser 
les  sombres  nuées  qui  ridaient  son  front.  Notre  vie  si  calme  était  remplie  par 
tous  ces  petits  incidens  ,  qui  deviennent  pour  les  amans  de  grandes  aventures. 
Les  divins  enfantillages  de  la  passion  occupaient  à  la  fois  notre  cœur  et  notre 
esprit.  Les  rêves  de  la  nuit  doraient  l'avenir.  J'aurais  voulu  pouvoir  otTrir  à 
Octave  quelque  sacrifice  éclatant  comme  gage  de  mon  amour,  et  je  souhaitais 
que  nous  fussions  toujours  ensemble  ainsi.  J'étais  bien  fière  d'avoir  trouvé  mon 
prince  Charmant ,  comme  les  petites  reines  persécutées  des  contes  de  fées.  Je 
comparais  notre  vieille  maison  à  ces  donjons  sans  issue,  où  un  enchanteur  jaloux 
retenait  captives  ces  belles  éplorées,  aux  longs  cheveux  d'or,  aux  dents  de  nacre, 
à  la  taille  impalpable  ,  aux  yeux  de  velours.  Puis  ,  je  me  disais  que  les  barreaux 
de  fer  de  mon  cachot  s'étaient  changés  en  guirlandes  de  roses  et  de  primevères  , 
et  la  vieille  maison,  qui  sommeillait  autrefois  comme  le  palais  de  la  Belle  au  bois 
dormant,  me  semblait  s'être  réveillée  toute  joyeuse  ,  toute  éblouissante  ,  toute 
pleine  de  mélodie.  Je  no  la  reconnaissais  plus  ,  et  je  m'étonnais  d'avoir  été  si 
long-temps  triste  dans  ces  vastes  chambres,  où  je  rêvais  maintenant  avec  tant  de 
bonheur  à  Octave.  Puis,  quand  le  ciel  était  bien  pur ,  nous  descendions  au  jardin 
avec  mon  père,  et  chaque  douce  parole  que  nous  lui  adressions  était  pour  nous 
un  aveu.  La  sympathie  de  nos  joies  et  de  nos  douleurs,  les  larmes  que  nous  arra- 
chait la  même  lecture  ou  le  même  événement ,  le  regard  que  nous  jetions  à  la 
même  étoile  solitaire  au  ciel,  tout  contribuait  à  fortifier  l'intime  communauté  de 
nos  âmes.  Mais  hélas  !  l'Eden  riant  de  notre  félicité  allait  bientôt  se  dépouiller  de 
ses  fleurs,  et  perdre  ses  parfums;  le  palais  enchanté  de  l'amour  devait  s'écrouler 
comme  tous  les  rêves  trompeurs  de  la  vie. 

Les  pioches  révolutionnaires  s'aiguisaient  dans  le  silence.  La  traînée  de  pou- 
dre des  encyclopédistes  avait  pris  feu.  Il  ne  s'agissait  plus  de  faction  hostile  à  un 
ministre,  mais  d'une  levée  de  tous  les  esprits  contre  les  principes  éternels  de  la 
monarchie.  Chaque  jour  était  un  siècle,  chaque  séance  de  l'assemblée  nationale 
une  bataille  ou  plutôt  un  procès  gagné  sur  les  institutions  du  passé,  aux  dépens 
duquel  on  flattait  l'avenir.  Bientôt  on  devait  voir  les  jacobins  destituer  Dieu  et 
puis  le  rétablir  en  fonctions,  supprimer  et  autoriser  tour  à  tour  la  religion.  Mon 
père  s'était  jeté  au  plus  fort  de  la  7iiêlée.  Sa  parole  était  un  tocsin  de"  détresse 
pour  le  peuple  et  une  mitraille  incessante  pour  l'aristocratie.  Octave,  dont  le  ca- 
ractère paraissait  doux  et  timide,  s'efl'rayait  de  cette  hardiesse  fanatique  ,  et  me 
faisait  part  de  ses  inquiétudes  et  de  ses  regrets.  Il  me  parlait  du  courage  de  nos 
rois,  de  la  splendeur  de  leur  cour  ,  du  sang  versé  pour  la  France  par  leur  brave 


82 


LA  SYLPHIDE. 


noblesse,  de  l'infamie  qui  s'attachait  toujours  au  nom  des  sujets  rebelles,  — et 
comme,  en  disant  cela  ,  son  regard  s'allumait ,  toute  sa  noble  figure  rayonnait 
magnifiquement ,  je  le  contemplais  sans  l'écouter  ,  et  j'admirais  sur  parole  tous 
ses  raisonnemens  dans  la  foi  naïve  et  sincère  de  mon  cœur.  11  avait  d'autant 
moins  de  peine  à  me  convertir  à  ses  principes  ,  que  ceux  de  mon  père  m'avaient 
toujours  épouvantée. 

Quand  ce  dernier  revenait  aigri  et  fatigué  de  l'assemblée,  il  s'assayait  taciturne 
au  coin  du  foyer,  comme  un  lion  blessé.  Nous  devinions  facilement  que  la  tribune 
lui  avait  manqué  sous  les  pieds,  et  alors  Octave  cherchait  à  lutter  avec  ce  gladia- 
teur vaincu.  Une  seule  objection  fouettait  la  verve  de  mon  père.  Il  oubliait  aussitôt 
son  interlocuteur  et  laissait  son  esprit  chevaucher,  la  bride  sur  le  col.  Octave 
profitait  de  ces  momens  de  lassitude  pour  provoquer  les  plus  complètes  révéla- 
tions sur  les  plans  révolutionnaires. 

—  Monsieur,  lisez  les  lois,  lui  dit  un  jour  mon  père.  Notre  jurisprudence  est 
un  arsenal  diabolique.  Vous  faites  grand  bruit  des  privilèges  et  franchises  des 
provinces;  ce  sont  à  mes  yeux  les  anneaux  d'airain  d'un  collier  d'esclavage.  Cha- 
que loi  est  une  pointe  de  fer  enfoncée  dans  les  chairs  du  peuple.  Le  corps  de  ces 
lois  est  un  véritable  cilice  politique,  ou  plutôt  un  filet  perfide  tendu  par  les  arai- 
gnées du  pouvoir  et  dans  lequel  la  nation  se  débat  en  vain.  Nous,  ses  mandataires, 
nous  devons  proscrire  tout  ce  passé  odieux  qui  lui  mettait  le  pied  sur  la  gorge  et 
la  laissait  violer  tour  à  tour  par  la  royauté  et  par  les  parlemens. 

—  Pourtant,  monsieur,  me  direz-vous  ,  s'écria  Octave,  qui  a  rendu  la  France 
noble  ,  glorieuse ,  immortelle;  qui  lui  a  fait  conquérir,  au  prix  de  ses  veilles  et 
de  son  sang,  l'unité,  cet  inestimable  diamant  de  la  couronne?  Qui  a  pensionné 
ses  poètes  et  ses  industriels?  Qui  l'a  guidée  au  combat  de  son  épée  et  l'a  fécondée 
pendant  la  paix  par  sa  justice?  Qui  a  donc  fait  tout  cela,  monsieur,  si  ce  n'est  la 
lamille  des  Bourbons?  Ah!  la  France  est  un  patrimoine  chèrement  acheté,  et  il 
serait  cruel  d'exercer  un  ostracisme  aveugle  contre  ces  majestés  qui  ont  été  les 
images  de  Dieu  sur  la  terre. 

—  Bien,  jeune  homme,  répondit  en  souriant  mon  père.  Vous  parlez  avec  la 
franche  et  enthousiaste  poésie  de  votre  âge  ;  j'aime  cette  loyauté  qui  prouve  que 
vous  n'avez  voulu  voir  encore  que  le  côté  doré  de  notre  histoire.  Mais  en  ce 
temps,  l'expérience  doit  instruire  les  hommes  de  grand  matin.  Ainsi  donc,  écou- 
tez-moi. Vous  me  parlez  des  veilles  et  du  sang  que  vos  rois  ont  sacrifiés  au  bon- 
heur de  la  France.  Ehl  bien,  moi,  monsieur,  mes  yeux  se  sont  usés,  mes  traits 
se  sont  jaunis  et  ridés  sur  les  parchemins  où  sont  inscrits  les  actes  des  parlemens, 
et  j'ai  compté  une  à  une  les  gouttes  de  sang  et  de  sueur  dont  le  peuple  a  payé 
chaque  baiser  des  maîtresses,  chaque  ode  des  poètes,  chaque  courbette  des  cour- 
tisans de  ces  rois.  Si  vous  le  voulez,  j'additionnerai  pour  vous  le  prix  d'un  sou- 
rire de  Gabrielle  d'Estrées  ;  si  vous  le  voulez,  je  vous  dirai  comment  Louis  XIV, 
Louis  le  Grand,  a  battu  monnaie  sur  son  coffre-fort  vide,  lorsqu'au  milieu  de 
son  palais  de  Versailles,  bâti  de  pièces  d'or,  il  se  vit  à  la  veille  de  faire  ban- 
queroute. 

—  Je  vous  écoute,  monsieur,  répondit  froidement  Octave. 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  parle  en  ce  moment,  c'est  l'histoire.  Louis  XIV,  ce  roi 
qui  fit  légitimer  ses  bâtards  par  édit  du  parlement,  affama  son  peuple  pour  pen- 
sionner royalement  ses  fils,  déifiés  princes  de  par  l'adultère. 


I.A   SYLPHinE. 


83 


—  Ce  fait  est  sujet  à  contestation,  je  pense  ? 

—  Nullement,  monsieur.  Vous  pouvez  lire  dans  les  Mémoires  du  duc  de  Saint- 
Simon,  quatre  pages  naïves,  qui  sont  une  terrible  accusation  au  sujet  des  famines 
artificielles.  Le  roi  fit  mieux  que  d'engraisser  ses  eufans  avec  la  faim  de  son  peu- 
ple. La  charité  municipale  était  venue  au  secours  des  pauvres  :  le  roi  vola  le 
produit  de  cette  aumône.  La  lèpre  de  la  mendicité  troua  tous  les  habits  et  les 
changea  en  haillons,  dessécha  tous  les  corps  et  les  rendit  livides  comme  des  ca- 
davres. Le  roi  mit  un  impôt  sur  ces  haillons  et  força  ces  squelettes  ambulans  à 
courber  leur  dos  nu  sous  la  corvée.  Il  inventa  que  la  pauvreté  n'était  pas  un  mal- 
heur, mais  une  industrie,  et  le  bâton  des  otTiciers  royaux  acheva  les  moribonds. 

En  entendant  ces  terribles  paroles,  je  poussai  un  cri  comme  si  mon  père  eût 
blasphémé  Pieu.  Octave  avait  tressailU,  et  je  l'entendis  murmurer  :  — Que  vous 
adonc  fait  la  royauté  pour  la  calomnier  ainsi!  — Mais  mon  père  continuait  toujours 
avec  son  même  sang-froid  étrange  : 

—  Le  duc  de  Bourbon  fit  mieux  encore  que  le  roi  des  dragonnades.  La  vue 
des  mendians  déplaisait  à  sa  noble  maîtresse,  .M""^  de  Prie.  On  leur  fit  faire  la 
chasse  par  des  archers  suisses;  on  leur  marqua  les  bras  avec  le  feu;  enfin,  au 
milieu  des  fêtes  splendides  de  Chantilly,  le  contrôleur  daigna  écrire  ces  lignes 
atroces  :  Devant  être  couchés  sur  la  paille  et  nourris  au  pain  et  à  l'eau,  les  pauvres 
tiendront  moins  de  place.  Pendant  ce  temps  la  noblesse  s'ameutait  à  la  curée 
des  faveurs,  et  empoisonnait  de  ses  flatteries  l'esprit  et  le  cœur  du  jeune  roi 
Louis  XV. 

Mon  père  se  tut  et  se  retira  dans  son  cabinet.  Nous  restâmes  seuls.  Octave  et 
moi.  Ses  lèvres  pâles  étaient  crispées  par  un  amer  sourire,  comme  le  jour  où  je  l'a- 
vais vu  pour  la  première  fois  ;  mais  bientôt  cette  expression  dédaigneuse  se  perdit 
dans  la  tendresse  de  son  regard.  Sa  voix  devint  plus  émue  et  presque  tremblante 
en  me  proposant  de  descendre  au  jardin  avec  lui.  Quand  nous  fûmes  sous  les 
arbres  chétifs  qui  se  mouraient  de  consomption  sur  ce  coin  de  terre  stérile  il  me 
parla  longuement  de  son  amour  et  des  mille  projets  qu'il  ébauchait  dans  son  es- 
prit pour  notre  bonheur  futur.  Le  poison  de  ses  espérances  éni\Tantes  descendait 
doucement  dans  mon  cœur,  je  lécoutais  attendrie.  Quant  tout-à-coup,  au  mo- 
ment où  l'ombre  de  la  nuit  venait  de  laisser  tomber  son  voile  sur  nous,  il  saisit 
mes  mains  avec  un  transport  frénétique,  imprin\a  sur  chacune  un  baiser  de  feu 
et  disparut.  Cette  folie  me  laissa  long-temps  rêveuse,  et  jusqu'au  lendemain  je 
crus  sentir  la  flamme  de  ces  deux  baisers  brûler  mon  sang.  Quelques  jours  après 
une  nouvelle  discussion  fit  sortir  les  lames  du  fourreau. 

—  Quand  les  meubles  de  la  maison  craquent  de  vieillesse,  disait  mon  père,  il 
faut  faire  maison  nette  ;  quand  les  murailles  tremblent  sur  leur  base,  il  faut  faire 
du  logis  un  feu  de  paille.  Aux  grands  maux  les  grands  remèdes.  En  politique 
comme  en  morale,  la  peine  du  talion  est  chose  juste  :  la  noblesse  a  dévoré  le 
peuple  pendant  dix  siècles,  le  peuple  doit  avoir  sa  revanche. 

—  Ceci  est  un  cri  de  révolte,  répliqua  Octave,  et  la  révolte  est  un  crime. 

—  Il  n'y  a  point  de  crimes  en  politique,  monsieur  ;  des  erreurs  tout  au  plus. 
La  justice  est  éternelle  et  inexorable;  le  temps  ne  légitime  rien  à  ses  yeux.  Or 
il  n'est  pas  juste  que  l'aveugle  fouaille  sans  cesse  le  chien  qui  le  fait  vivre,  qui 
le  guide  et  lui  lèche  les  mains. 

—  Voilà  une  théorie  qui  vous  mène  droit  à  la  Bastille. 


s»  LA   SYLPIlinE. 

—  La  Bastille  est  un  anachronisme  aujourd'hui.  On  n'emprisonne  pas  un  peu- 
ple. Les  flancs  de  la  Bastille  ne  sont  plus  assez  larges,  et  ses  geôliers  mourraient 
à  la  peine  s'ils  devaient  mettre  les  fers  aux  pieds  de  tous  ceux  qui  partagent  mes 
opinions.  Quand  une  nation  a  brisé  ses  vieilles  chaînes,  ces  chaînes  s'allongent 
en  barricades  et  s'efTilent  en  épées. 

—  r^e  peuple  n'oserait  pas.  . 

—  Le  peuple  osera  tout,  car  la  noblesse  aura  peur.  II  trouvera  son  courage 
dans  la  lâcheté  de  ses  suzerains.  La  royauté  ne  pourra  acheter  de  boucliers  assez 
forts  pour  la  garantir  ;  elle  pâlira  sur  son  trône  au  premier  murmure,  et  si  elle 
tire  un  coup  de  fusil,  la  balle  retombera  sur  elle  et  la  frappera  au  front. 

Après  avoir  ainsi  réfuté  les  objections  d'Octave,  mon  père  nous  quitta  pour  se 
rendre  à  l'assemblée.  Le  jeune  secrétaire  le  suivit  du  regard  jusqu'à  la  porte,  mais 
d'un  regard  sombre  et  hautain  qui  me  parut  étrange.  Le  dédaigneux  sourire  qui 
contractait  iiabituellement  ses  lèvres  à  la  suite  de  ces  discussions,  reparut  plus 
altier  encore,  et  m'effraya  ainfi  qu'une  menace  ;  mais  dès  qu'il  se  fut  aperçu  de 
mon  trouble,  son  visage  changea  d'expression  comme  par  magie,  et  ses  yeux  se 
fixèrent  sur  moi  calmes  et  tendres. 

—  Ce  sont  là  de  cruelles  paroles  pour  uneame  aussi  douce  que  la  vôtre,  n'est- 
ce  pas,  Camille,  et  ces  pensées  de  haine  et  de  vengeance  doivent  vous  effrayer 
comme  des  fantômes  évoqués  par  un  mauvais  esprit.  Quand  on  est  aussi  parfai- 
tement bonne  et  aussi  naïvement  belle  que  vous,  ma  bien  aimée,  on  ne  saurait 
comprendre  ces  horribles  violences;  tant,  pour  un  noble  cœur,  c'est  un  besoin 
naturel  que  de  pardonner  et  d'aimer!  Vous  ne  condamneriez  pas  ainsi,  vous,  un 
pauvre  roi  qui  n'a  pas  d'autre  sort  que  d'être  trop  honnête  homme  ;  vous  ne 
penseriez  pas  à  puiser  de  l'audace  dans  sa  résignation  pour  lui  faire  payer  les 
crimes  prétendus  de  ses  pères,  et  pour  rougir  vos  mains  blanches  du  sang  de  ses 
blessures.  Vous  n'iriez  pas  insulter  dans  leur  fils  tous  ces  rois  endormis  au  fond 
de  leurs  tombes  de  marbre,  et  pourtant... 

—  Il  est  des  hommes  sans  pitié,  murmurai-je  d'une  voix  tremblante,  car  j'ac- 
cusais mon  père. 

—  Oui,  sans  pitié,  reprit  Octave,  et  qui  ne  trouveront  pas  de  pitié  autour 
d'eux,  quand  le  vent  du  malheur  viendra  glacer  leur  ame.  Mais,  en  vérité,  c'est 
folie  à  moi  d'attrister  votre  esprit  de  pareils  discours,  quanti  je  pourrais  vous 
parler  de  notre  bonheur  à  venir.  Vous  êtes  la  fée  que  Dieu  a  mise  dans  mon  pa- 
radis, et  vous  avez  pris  une  trop  large  place  dans  mon  cœur  pour  qu'il  ne  soil 
point  inhospitalier  à  toute  pensée  qui  ne  vient  pas  de  vous  ou  qui  ne  va  pas  vers 
vous.  Souvent  je  me  demande  avîc  douleur  si  vous  croyez  bien  à  la  puissance 
de  mon  amour  ;  je  voudrais  pouvoir  vous  en  donner  une  de  ces  preuves  écla- 
tantes que  les  châtelaines  d'autrefois  exigeaient  du  dévoùment  héroïque  de  leurs 
chevaliers.  Je  voudrais  êlre  seul  avec  vous  dans  un  désert  pour  vous  porter 
comme  une  enfant  dans  mes  bras  pendant  de  longues  heures,  et  empêcher  que  vos 
petits  pieds  ne  se  déchirassent  aux  sables  étincelans  ! 

Je  souriais  à  toutes  ces  folles  paroles  qui  tombaient  comme  des  caresses  de  ses 
lèvres  et  qui  se  gravaient  à  jamais  dans  mon  cœur.  !Mon  Octave  me  paraissait  si 
noble  et  si  beau  que  je  ne  m'étonnais  nullement  de  lui  paraître  si  btlie.  Je  l'ai- 
mais trop  pour  pouvoir  douter  de  son  amour.  J'étais  sincère  parce  que  j'étais 
confiante,  et  faible  parce  que  j'étais  heureuse.  Mais  plus  il  s'apercevait  de  ma 


L\  s^LFlIIOl; 


86 


faiblesse  et  plus  grandissait  l'eitiportcmenl  de  sa  passion.  Qiiaiid  il  me  vit  baisser 
les  yeux  sous  son  regard,  il  me  supplia  de  lui  laisser  au  moins  emporter  cet  es- 
poir qu'il  se  serait  pas  seul  à  souffrir  de  son  aitiour  ou  à  lui  devoir  son  bonheur  ; 
il  me  demanda  ,  au  nom  de  Dieu,  de  lui  dire  eiilin  si  je  l'aimais  :  et  counne  je  ne 
sais  quel  vague  cfl'roi  retenait  cet  aveu  sur  mes  lèvres,  il  tomba  à  genoux  devant 
moi  et  pleura.  Je  ne  pus  résister  à  ses  larmes,  et  me  peneliant  vers  lui,  je  mur- 
murai à  son  oreille  ces  trois  mots  divins  :  Jevous  aimel  —  .\ussilot  sa  tète  se  re- 
dressa fière  et  rayonnante,  ses  yeux  brillèrent  d'un  éclat  singulier,  il  éleva  lente- 
ment son  visage  rose  comme  celui  d'un  chérubin ,  et  ses  lèvres  touciièrent  les 
miennes. 

Autant  ses  larmes  m'avaient  émue,  car  j'ignorais  qu'un  homme  put  pleurer, 
autant  cette  témérité  m'indigna  ;  c'était  pour  ma  chasteté  sauvage  une  insulte  et 
presque  un  crime.  Je  repoussai  Octave  avec  force,  et  je  jetai  un  cri  de  surprise 
et  de  fierté  blessée.  Mes  mains  tremblaient  de  frayeur.  J'étais  rouge  de  honte  et 
de  colère. 

Il  se  releva  aussitôt,  le  regard  humide  et  repentant,  et  me  supplia  de  lui  par- 
donner une  audace  qui  trouvait  son  eicuse  dans  l'enivrement  de  son  amour.  Je 
baissai  les  yeux  sans  pouvoir  répondre.  Il  s'éloigna  d'un  air  morne  et  consterné. 
Pendant  plusieurs  jours  nous  restâmes  ainsi  contraints  et  froids  l'un  envers  l'autre. 
-Nos  promenades  avaient  cessé;  je  ne  voyais  plus  Octave  qu'à  l'heure  des  repas. 
Nous  nous  parlions  à  peine,  et  seulement  pour  ne  pas  éveiller  les  soupçons  de  mon 
père.  Je  demeurais,  tout  le  jour,  dans  ma  chambre,  immobile  devant  ma  fenêtre 
ouverte;  j'avais  oublié  la  prière  et  le  travail,  mon  cœur  et  mon  esprit  étaient 
ailkurs.  Souvent  je  passais  de  longues  heures  à  regarder  un  oiseau  essayer  ses 
petites  ailes  dans  l'espace  qu'il  peuplait  tout  entier  pour  moi,  jusqu'au  moment 
où  il  se  perdait  à  l'horison.  Parfois  ma  pensée  s'attachait  aussi  à  quelque  nuage 
rose  qui  se  berçait  dans  l'air  bleu,  et  quand  il  fuyait  tout  à  coup,  je  m'écriais  in- 
volontairement: Petit  nuage  rose,  où  vas-tu?  et  pourquoi  me  laisses-tu  seule  ? 
Mais  le  nuage  ne  m'écoutait  guère,  et  au  lieu  de  me  prendre  sur  son  aile,  il  re- 
joignait l'oiseau.  Alors  seulement  je  sortais  de  ma  rêverie  et  j'étais  tout  éton- 
née de  sentir  mou  visage  baigné  de  larmes,  comme  si  mon  cœur  eût  lutté  contre 
quelque  douleur  réelle.  Pourtant  je  n'avais  aucun  sujet  de  tristesse  ni  de  joie  ; 
mais  je  restais  plongée,  malgré  moi,  dans  une  sorte  de  marasme  indifférent  que 
le  souvenir  d'Octave  me  donnait  seul  la  force  de  secouer.  Parfois  j'oubliais  la 
scène  de  ce  baiser  fatal  qui  m'avait  effrayée  comme  un  pressentiment,  je  rebâtis- 
sais tous  ces  rêves  du  cœur  qui  me  semblaient  l'avenue  riante  du  bonheur,  mais, 
hélas  !  je  ne  pouvais  les  achever.  On  eût  dit  qu'un  vide  affreux,  un  mystère  ef- 
froyable se  cachait  au  fond  de  ces  songes  trompeurs. 

Du  reste,  j'avais  religieusement  gardé  le  secret  de  cet  amour,  qui  mettait  un  si 
grand  intérêt  dans  ma  vie  calme  et  solitaire.  Octave  était  bien  sur  de  ma  discré  - 
tion;  il  savait  bien  que  je  ne  prendrais  jamais  mon  père  pour  conlident,  et  qu'au 
fond  de  l'amejenelui  tenais  pas  rigueur.  Néanmoins  je  voyais  sa  tristesse  s'ac- 
croître chaque  jour.  Quand  il  me  parlait,  il  devenait  soudainement  pâle,  et  sa 
voix  tremblait.  L'instinct  de  l'amour  me  faisait  deviner  sur  son  visage  les  traces 
de  larmes  secrètement  versées.  Cette  sympathie  de  souffrances,  cette  douleur 
muette  et  résignée,  me  touchèrent  ;  un  jour  vint  où  je  me  reprochai  ma  cruauté. 
Ilélas!  c'est  presque  toujours  la  pitié  et  la  générosité  qui  livrent  à  un  amant  le 


8fi 


LA   SYLPn(DE. 


cœur  d'une  femme-!  Pour  les  hommes,  au  contraire,  la  séduction  est  bien  sou- 
vent un  calcul.  Octave  avait  compté,  lui,  sur  ces  combats  intérieurs,  surceten- 
nui  profond  ,  sur  cette  compassion  involontaire ,  pour  affaisser  ma  résistance. 
Il  me  semblait  que  j'étais  tombée  dans  les  ténèbres  d'une  prison,  après  avoir  en- 
trevu les  éblouissantes  clartés  d'un  paradis  ouvert  devant  moi.  Moname  était  in- 
(juiète  et  ne  pouvait  plus  épancher  ses  vagues  tristesses.  Je  cherchais  à  me  créer 
des  torts.  A  chaque  instant,  je  jugeais  plus  sévèrement  ma  conduite  envers  Oc- 
tave, et  toujours  ces  examens  de  conscience  finissaient  parles  mêmes  paroles  :  Je 
le  fais  souffrir  pour  m'avoir  trop  aimée  ! 

Voilà  où  en  était  réduit  mon  courage,  lorsqu'un  jour,  je  remarquai  avec  sur- 
prise le  silence  opiniâtre  que  gardaient  pendant  le  diner  Octave  et  mon  père.  Je 
pensai  que  la  séance  de  l'assemblée  avait  été  fort  orageuse,  et  que  tous  deux  crai- 
gnaient de  me  rendre  témoin  de  la  discussion  qui  devait  infailliblement  s'élever 
entre  eux.  J'avais  pressenti  la  vérité.  A  peine  eus-je  quitté  le  salon  ,  que  j'enten- 
dis la  douce  voix  d'Octave  murmurer  quelques  paroles  auxquelles  mon  père  ré- 
pondit avec  violence.  Je  revins  sur  mes  pas  et  j'écoutai  toute  tremblante.  Ce  que 
je  pus  comprendre  de  ce  dialogue  brisé  ,  c'est  que  mon  père  avait  prononcé  un 
discours  terrible  qui  ruinait  les  privilèges  de  la  noblesse  et  qui  avait  produit  une 
vive  impression. 

Prenez  garde  à  vous,  lui  dit  Octave  en  riant,  vous  avez  renversé  la  ruche 

d'un  coup  de  ])oing  ;  mais  les  abeilles  ont  conservé  leur  dard  et  leur  venin. 

Que  me  fait  la  haine  et  l'exaspération  des  nobles,  répondit  mon  père  avec 

cet  accent  de  colère  froide  qui  m'effrayait  toujours.  Je  les  méprise  trop  pour  les 
craindre.  Ils  ne  peuvent  touchera  mon  honneur  ;  et  ma  conscience  n'appartient 
qu'à  moi. 

Qui  sait  l'avenir?  reprit  Octave.  Il  est  tant  d'armes  invisibles  et  empoison- 
nées pour  frapper  au  cœur  d'un  homme  ! 

Je  suis  pauvre  et  je  n'ai  pas  peur  de  la  mort ,  continua  mon  père.  Comment 

pourraient-ils  donc  blesser  uti  homme  qui  n'est  ni  un  fripon  ni  un  lâche.  Je  suis 
invulnérable,  monsieur. 

En  ce  moment,  je  rouvris  la  porte  du  salon.  Le  singidier  sourire  d'Octave  re- 
parut sur  ses  lèvres.  Ce'sourire  fatal  renfermait  le  secret  de  l'avenir,  mais  pou- 
vais-je  le  deviner! 

Mon  père  ne  tarda  pas  à  nous  laisser  seuls.  Aux  battemens  de  mon  cœur,  je 
compris  qu'il  allait  se  passer  entre  nous  une  de  ces  scènes  graves  et  solennelles 
qui  emportent  les  destinées.  Octave  s'approcha  de  moi  lentement  et  me  dit  d'une 
voix  sourde  ,  mais  calme  : 

Vous  êtes  inflexible  ,  mademoiselle.  Lame  do  bronze  de  vos  pères  s'est  ca- 
chée sous  ces  traits  si  doux ,  sous  ce  front  blanc  et  pur,  et  dans  ce  regard  bleu 
qui  pour  moi  reste  froid  et  sévère.  Pourtant  j'ai  trouvé  un  moyen  d'obtenir  mon 
pardon. 

—  Et  quel  est  ce  moyen  ,  monsieur'?  demandai-je  toute  troublée. 

—  Tout  coupable  a  droit  au  pardon  en  se  punissant  lui-même.  Je  me  suis  con- 
damné à  l'exil.  C'est  une  punition  cruelle,  croyez-le,  Camille. 

^  Que  voulez-vous  dire,  monsieur?  m'écriai-je,  attendrie  déjà  par  l'émotion 
de  sa  voix. 

—  Je  veux  dire,  mademoiselle,  reprit-il  froidement,  que  je  vais  partir.... 


LA   âYLPUlUE. 


87 


—  Paitii-  !  vous  Octave  ! 

Le  sang  se  glaça  dans  mes  veines.  Je  fus  altérée  et  comme  étourdie  par  ce  coup 
de  massue.  Ce  départ  était  le  seul  malheur  que  je  n'avais  pas  |iré\u  dans  mes 
rêves  les  plus  sombres  et  les  plus  invraisemblables.  En  elTet,  l'imagination  désolée 
s'exerce  toujours  à  lutte»'  contre  des  infortunes  impossibles,  niais  elle  vous  laisse 
sans  défense  contre  les  i)i(iùres  Ti'épingle  de  la  réalité.  Je  mêlais  si  J'ort  accou- 
tumée à  regarder  Octave  comme  l'hôte  de  notre  vie  ,  que  je  n'avais  jamais  songé 
au  jour  où  il  faudrait  nous  séparer.  Je  ne  pouvais  lui  répondre  ;  la  voix  mourait 
dans  mon  gosier. 

—  Oui  ,  continua-t-il ,  je  soulVrc  trop  ici.  Peut-être  l'absence  guérira-telle  la 
douleur  que  je  suis  venu  chercher  dans  cette  maison  ;  d'ailleurs  le  cœur  ne  bat 
plus  dans  la  poitrine  des  cadavres  glacés,  et  il  m'est  permis  d'espérer  dans  la 
mort  un  remède  suprême. 

Je  voulus  lui  crier  :  Épargnez-moi,  Octave ,  épargnez-moi!  maisjene  pusque 
tendre  vers  lui ,  en  suppliante,  mes  mains  jointes. 

—  Je  devrai  tout  au  moins  à  cet  exil  mon  pardon  ,  poursuivit-il  impitoyable- 
ment ,  car  vous  ne  pouvez  me  le  refuser.  Croyez  que  j'ai  un  mortel  regret  de 
vous  avoir  oITensée  ,  et  accordez-moi  ma  grâce.  Les  vierges  romaines  saluaient 
de  leurs  doigts  roses  les  gladiateurs  qui  allaient  mourir.  Soyez  bonne  comme  elles. 
Songez  que  nous  ne  nous  reverrons  plus  en  ce  monde  ;  et  que  si  jamais  un  mi- 
racle de  Dieu  nous  réunissait  sous  le  même  toit,  nous  serions  des  étrangers  l'un 
pour  l'autre. 

Je  restai  pétrifiée  dans  mon  angoisse.  J'écoutai  ces  paroles  comme  le  con- 
damné à  mort  doit  écouter  les  prières  du  prêtre  qui  le  conduit  à  l'échafaud. 

—  'V^oas  l'avez  voulu  ainsi,  ajouta  doucement  Octave. 

0  mensonge  !  Qu'avais-je  donc  voulu  ainsi  ?  Le  perdre,  ne  plus  le  voir,  chas- 
ser tous  mes  joyeux  rêves,  souffler  sur  mes  illusions,  ne  plus  vivre  que  de  souve- 
nirs !  Ah  !  cela  n'était  pas.  Certes,  je  ne  vis  point  l'abîme  sur  le  bord  duquel  j'al- 
lais me  pencher,  mais  je  l'aurais  vu  que  j'eusse  fermé  les  yeus. 

— -Vous  ne  partirez  pas,  m'écriai-je  donc  à  mon  tour,  en  cherchant  à  maîtriser 
le  tremblement  nerveux  de  mes  membres.  Vous  ne  pouvez  partir,  vous  m'avez 
dit  que  vous  m'aimiez.  Ce  départ  serait  une  trahison  :  dites -moi  que  c'était  une 
feinte  de  votre  cœur. 

—  Je  resterai,  si  vous  l'ordonnez,  répondit-il  en  appuyant  avec  affectatiou  sur 
ce  dernier  mot. 

Le  suppliant,  en  se  voyant  maître  de  mon  cœur,  devenait  tyran.  —  Je  vous 
Vordonne,  Octave,  dis-je  avec  un  sourire  mouillé  de  larmes,  car  j'étais  émue  et 
effrayée  de  prendre  cet  accent  d'autorité,  d'exercer  pour  la  première  fois  cette 
souveraine  dictature  de  la  femme  qui  est  si  dangereuse.  Le  sceptre  n'est-il  pas 
une  chaîne  plutôt  qu'une  arme  pour  les  mains  débiles,  et  ne  faut-il  pas  payer 
bien  cher  le  droit  de  donner  des  ordrf  s  ?  Mais  alors,  je  ne  pensais  pas  à  réfléchir  ; 
j'aimais.  Qu'était  la  vie  pour  moi,  si  je  perdais  Octave?  —  Mais  pourquoi  res- 
terai-je,  dit-il,  si  vous  ne  me  permettez  pas  de  vous  parler  de  mon  amour.  —  Je 
ne  veux  pas  que  vous  partiez,  répondis-je  encore  avec  cet  immuable  entêtement 
que  je  tenais  de  mon  père.  Et  je  regardai  Octave  pour  m'assurer  qu'il  ne  se  faisait 
pas  un  jeu  de  ma  douleur. 

ïout-à-coup  les  pas  de  mon  père  retentirent  lourdement  au  bas  de  l'escalier. 


S8 


LA   SVI.PUIDK. 


—  Ehl  bien,  pour-me  prouver  que  c'est  bien  la  voix  de  votre  cœur  que  je  viens 
d'entendre,  murmura  très  vite  Octave,  consentez  à  venir  ce  soir  au  jardin,  quand 
l'ombre  aura  monté  de  la  terreau  ciel. 

—  Je  n'oserai  jamais,  fis-je  épouvantée. 

—  Alors  pourquoi  donc  me  retenir  ici?  s'écria-t-il  d'un  ton  farouche.  Serez- 
vous  satisfaite  de  me  voir  mourir  sous  vos  yeux? 

La  main  de  mon  père  allait  toucher  le  bouton  de  la  porte. 

—  Pour  Dieu,  silence,  monsieur,  dis-je  à  Octave  d'une  voix  étouffée.  Je  con- 
sens à  tout,  mais  ayez  pitié  de  mon  honneur. 

La  porte  s'ouvrit  et  mon  père  entra. 

—  Vous  parliez  bien  haut,  mes  enfans,  dit-il  avec  douceur. 

—  Comme  vous  aujourd'hui  à  l'assemblée,  répondit  Octave. 

—  Et  que  disiez-vous  de  si  intéressant  à  Camille,  mon  ami? 

—  Je  lui  répétais  que  vous  ne  vous  défiez  pas  assez  de  la  noblesse  et  que  votre 
sécurité  vous  portera  malheur.  Toutefois,  les  prophètes  ne  vous  auront  pas  manqué. 

—  Je  souhaite  que  vous  soyez  un  faux  prophète,  Octave,  mais  en  tous  cas,  vous 
ne  serez  jamais  un  fau\  ami.  e.m.makuel  goxzalês. 

(  f.a  suite  à  la  livraison  \trochaine.j 


Théâtres. 

On  annonce  pour  lundi  de  la  semaine  où  nous  allons  entrer  la  réouverture  de 
l'Académie-Royale  par  les  Marlijrs,  avec  Duprez  et  M""  Dorus;  mais  qu'on  se 
rassure  ;  ks  Martyrs  ne  nous  ennuieront  pas  long-temps ,  MmeGrasDorus  étant 
engagée  au  festival  de  Birmingham,  qui  aura  lieu  dans  la  seconde  quinzaine  du 
mois  de  septembre.  La  décoration  de  l'Opéra  est ,  dit-on  ,  rouge  et  or.  On  s'ac- 
corde à  dire  beaucoup  de  bien  du  rideau,  qui  est  de  JL  Cambon,  et  qui  repré- 
sente Louis  XIV  entouré  de  sa  cour,  accordant  le  privilège  de  l'Opéra.  —  L'ad- 
ministration de  rAcadémie-Royale,qui  avait  fait  une  première  faute  en  engageant 
J\L  Marié,  a  tenu  à  en  commettre  une  seconde  en  n'engageant  pas  M.  Werme- 
len,  que  les  Rouennais  viennent  de  rappeler  à  grands  cris.  —  L'événement  de  la 
semaine  à  l'Opéra-Comique  est  le  début  de  Mme  Anna  Thillon  dans  la  Neige. — Le 
public  a  accueilli  de  la  façon  la  plus  favorable  celte  cantatrice  charmanle  qui  fut 
pendant  si  long-temps  la  providence  du  théâtre  de  la  placeVentadour,  sous  les  traits 
do  Lucie  et  de  Suzanne.  —  Aux  Variétés,  la  Femme  de  mon  Mari  et  les  Matelots 
et  les  Matelottes  sont  deux  succès  de  très  bon  aloi,  garantissant  pour  long-temps 
encore  la  foule  à  ce  charmant  théâtre  qui  n'a  qu'un  défaut,  celui  de  donner  douze 
mille  francs  à  un  aussi  triste  acteur  que  M.  Brindeau.  —  Les  pièces  nouvelles 
du  Vaudeville  meurent  sur  son  affiche;  on  ne  va  pas  même  les  entrevoir  dans  la 
salle.  —  A  propos  du  Gymnase,  on  parle  beaucoup  des  funestes  effets  du  magné- 
tisme sur  M.  Scribe  ;  l'académicien  a  broché  un  vaudeville  endormant,  on  l'écou- 
tera  de  même  ,  de  la  romantique  aventure  de  M'ie  Nathalie  et  de  sa  mère.  Encore 
une  mère  !  Qui  nous  déhvrera  des  mères  d'actrices?  —  Les  concerts  Vivienne 
sont  en  veine  de  succès.  M.  Hector  Berlioz  a  donné  cette  semaine  un  second  et 
magnifique  concert  qui  avait  attiré  l'élite  de  la  société  parisienne;  la  salle  et  les 
jardins  étaient  combles,  et  l'administration  nous  promet  pour  une  de  ces  nuits 
un  bal  qui  sera  presque  vénitien.  *** 


Le  Directeur  DE  VILLEMESSAM. 


I.A   SYLPHIDE. 


S» 


.4  Madame  ' 


32  aoùl. 


VEZ-vous  du  feu  dans  votre  grand  château,  ma- 
dame ?  Quant  à  moi,  je  vous  assure  très  fort  qu'à 
l'heure  où  je  vous  écris,  j'en  ferais  si  ce  n'était 
la  honte  qui  me  retient  !  Je  me  désole  pour  vous 
de  ce  temps  hors  de  saison,  parce  qu'il  me  semble 
vous  voir  avec  votre  petite  mine  attristée,  regar- 
dant piteusement  vos  gazons  humides,  vos  fleurs 
abattues  et  vos  grands  arbres  pleurant  de  larges 
gouttes  sur  ces  allées  finement  sablées  que  vos 
petits  pieds  effleurent  à  peine.   Puis,  dites-moi, 
par  ce  vilain  temps,  que  faites-vous  de  vos  airs 
coquets  que  vous  dissimuliez  si  adroitement  der- 
rière   ces  charmans  évantails  de  Clamorgam  ? 
Avouez-le,   vous  leur  devez  plus  d'un  succès, 
quand  vous  cachiez  à  demi  vos  beaux  yeux  à 
l'ombre  de  ces  brillantes  peintures  si  richement  enchâssées;  quand  l'ivoire  à 
jour  de  leurs  branches  venait  rivaliser  avec  la  finesse  de  vos  doigts,  ou  que 
leur  laque  dorée  en  faisait  ressortir  la  blancheur  ;  alors  vous  sentiez  tout 
le  prix  de  ce  complément  à  votre  toilette  et  vous  faisiez  là  bas  comme  l'on  fait 
ici  :  vous  votiez  mille  remercîraens  et  mille  tributs  d'éloges  à  M.  Clamorgam, 
dont  le  talent  avait  su  mettre  dans  vos  mains  une  arme  de  plus  pour  plaire. 
On  prépare  des  toilettes  pour  les  courses  du   Champ-de-Mars.  et  M"""  Le- 
clère  a  fait  pour  ces  jours-là  de  charmans  chapeaux  demi-toilette  et  demi- 
saisoTi  qui  auront  un  grand  succès,  car  ils  réunissent  la  simplicité  requise  par 
le  bon  goût  pour  les  assemblées  en  plein  air,  et  l'élégance  qui  distingue  la 
femme  comme  il  faut.  Mais  hélas!  le  temps  permettra-t-il  de  mettre  au  jour 
ces  jolies  modes,  et  pourquoi  notre  automne  se  prépare-t-il  sombre  et  plu- 
vieux pour  venir  mettre  obstacle  à  nos  dernières  velléités  de  parures  légères 

s 


90  LA   SYLPHIDE. 

et  transparentes.  Aussi  les  robes  de  soie  se  montrent  déjà  très  nombreuses,  et 
quoi  qu'il  soit  diflTicile  de  rien  préciser  encore,  on  peut  presque  annoncer  que 
les  brochures,  les  raies,  les  carreaux  seront  d'une  dimension  très  mesurée. 
On  portera,  comme  l'année  dernière,  des  jaspés,  des  pointillés,  etc.  Ce  qui 
tombera  sans  doute  considérablement,  seront  les  écossais,  car  voilà  trois  fois 
dans  ma  vie  où  je  vois  l'écossais  prendre  avec  fureur  et  tomber  de  même  ;  c'est 
le  sort  des  spécialités,  et  ce  genre  d'étoffe,  avec  ses  nuances  tranchées  et 
voyantes,  peut  se  ranger  dans  la  classe  des  choses  excentriques.  Comme  mode 
qui  tombe,  je  suis  fâchée  d'avoir  à  vous  annoncer  la  chute  prochaine  du  corail  ! 
l'imitation  l'a  tué  !  Tout  ce  qui,  dans  la  classe  peu  distinguée  de  la  société,  a 
pu  se  mettre  au  cou  des  graines  d'Amérique,  du  verre  rouge  ou  même  de  la 
semence  de  corail,  l'a  fait  ;  pourvu  que  ce  soit  rouge,  cela  suffisait  ;  vous  sen- 
tez que  c'est  le  cas  de  retourner  le  vers  fameux  et  de  dire  : 
Tel  brille  au  premier  rang  qui  s'éclipse  au  dernier  ! 

Aussi  maintenant,  à  moins  d'avoir  des  coraux  remarquables,  ou  par  leur 
grosseur,  ou  par  la  manière  dont  ils  sont  taillés,  on  n'en  porte  plus  ;  c'est 
dommage ,  car  le  soir,  au  bal,  avec  une  robe  de  crêpe  bleu ,  rien  n'est  plus 
élégant  ;  mais  comme  je  l'ai  dit  cependant,  les  femmes  qui  auront  de  beaux 
colliers  en  corail,  les  porteront  encore  avec  distinction.  Je  ne  suis  point  éton- 
née du  bien  que  vous  me  dites  de  l'envoi  d'horlogerie  qui  vient  de  nous  être 
fait  par  M.  Benoît ,  directeur  de  l'horlogerie  de  Versailles  ;  tous  ceux  qui  s'a- 
dressent à  M.  Benoît  ont  les  mêmes  éloges  à  lui  donner,  et  il  est  de  l'honneur 
national  de  soutenir  de  toute  sa  puissance  la  branche  d'industrie  que  M.  Benoît 
vient  d'élever  à  un  si  haut  point  de  perfection.  11  est  maintenant  évident  qu'il 
n'a  plus  de  rivalité  à  redouter  avec  les  mouvemens  si  vantés  de  nos  voisins, 
et  ses  montres  de  platine  sont  incontestablement  aussi  supérieures  que  les  plus 
beaux  produits  de  Genève  !  Voilà  comme,  en  France,  tout  arrive  à  gagner  le 
niveau  étranger,  et  c'est  à  rousà  nous  grouper  auprès  des  artistes  de  talent, 
qui  font  que  notre  patrie  n'a  point  à  craindre  de  rivaux  ;  M.  Benoît,  qui  vient 
de  remporter  une  de  ces  victoires,  mérite  et  obtient  les  encouragemens  et  la 
sympathie  dus  à  sa  persévérance  et  à  ses  talens. 

Nous  sommes  ici  dans  le  calme  le  plus  stagnant  en  fait  de  fashion ,  les 
mères  de  famille  vivent  dans  l'espoir  des  couronnes  gagnées  par  leurs  eiifans 
dans  les  collèges  ;  les  pères  fourbissent  leurs  armes  pour  les  chasses  qui  vont 
ouvrir  -,  le  peu  de  gens  qui  reste  ici  va  nous  quitter  incessamment  pour 
deux  mois ,  et  tous  se  disposent  aux  vacances  ;  grands  et  petits  voient  arriver 
avec  joie  la  fin  du  mois  !  Les  femmes  emportent  force  peignoirs  pour  leurs 
voyages;  beaucoup  sont  en  cachemire,  doublés,  parce  que  la  saison  qui 
s'avance  nécessite,  à  la  campagne  surtout,  des  vêtemens  plus  chauds  ;  les  pci- 


LA  SYLPHIDE. 


!)1 


gnoirs  en  cachemire  blanc,  doublés  en  taffetas  de  couleur,  sont  ravissans  ;  j'en 
ai  vu  un  fout  doublé  de  soie  violette,  avec  les  accessoires  pareils,  qui  m'a  paru 
la  chose  la  plus  distinguée  du  monde-,  on  devait  l'accoupler  à  un  charmant 
bonnet  de  dentelle,  orné  de  velours  violet,  ce  qui  promettait  la  plus  séduisante 
demi-toilette  possible.  En  général,  rien  ne  dénote  le  bon  goiU  d'une  femme 
comme  l'harmonie  dans  les  couleurs,  l'uniformité  dans  le  costume  me  semble 
être  toujours  en  rapport  avec  l'uniformité  dans  les  idées,  et  les  femmes  qui  pen- 
sent et  agissent  bien,  mettent  à  leurs  vétemens  cet  esprit  d'ordre  qui  les  rendent 
si  remarquables  dans  la  société.  Si  j'étais  homme,  la  manière  de  se  mettre  des 
femmes  influerait  beaucoup  sur  mon  opinion  en  ce  qui  les  concerne  ;  autant  je 
fuirais  celles  qui  mélangent  les  couleurs,  portent  un  chapeau  rose  avec  une  robe 
verte,  un  bonnet  lilas  avec  une  écharpe  mullirolor.  autant  je  me  rapprocherais 
de  celles  qui,  vêtues  de  nuances  douces  ,  uniformes,  préfèrent  le  blanc  ou  le 
noir  à  cet  étalage  bariolé  qui  les  fait  ressembler  à  des  bannières.  Au  reste, 
j'ai  toujours  entendu  les  hommes  de  la  haute  société  tenir  à  peu  près  ce  lan- 
gage, et  ceux-là  mêmes  qui  s'entendent  le  moins  en  toilettes  féminines  et  n<^ 
sauraient  rien  préciser  dans  ce  genre,  ont  une  intuition  du  bon  ou  du  mauvais 
goût  en  chiffons,  qui  est  une  chose  toute  particulière. 

Nous  venons  ici  de  célébrer  la  Sainle-Marie  ;  c'est  une  fête  dans  presque 
toutes  les  familles,  oii  il  est  rare  qu'il  ne  se  trouve  pas  une  personne  de  ce 
nom.  La  veille  de  ce  jour,  les  marchés  aux  fleurs  sont  vraiment  une  ravissante 
promenade,  et  Paris  tout  entier  semble  un  vaste  jardin  :  invariablement  on 
rencontre ,  dans  tous  les  quartiers ,  de  gros  bouquets  ou  des  caisses  de  fleurs. 
Cette  année,  il  a  été  de  mode  d'offrir  des  paniers  de  fruits,  et  rien  n'était  plus 
joli  que  ces  élégantes  corbeilles  où  les  fruits  de  toutes  les  espèces  étaient  mé- 
langés avec  une  mousse  bien  verte  et  bien  fraîche.  Outre  les  fleurs  naturelles. 
il  se  fait  aussi  à  cette  époque  une  grande  consommation  de  fleurs  artificielles, 
et  j'ai  vu  à  ce  propos  un  envoi  qui  était  destiné  à  une  femme  en  deuil,  et  où, 
entre  autres  fleurs  se  distinguait  la  rose  violette  de  M""  Lainné,  la  fleuriste  en 
vogue.  Cette  rose  délicate  et  de  la  nuance  la  plus  ravissante,  vient  apporter  une 
bien  heureuse  diversion  aux  fleurs  portées  jusqu'à  présent  pendant  les  deuils  et 
dont  la  nature  ne  variait  pas  du  tout.  Toutes  les  femmes  vraiment  élégantes  vo- 
teront des  remercimens  à  M"""  Lainné  pour  l'embellissement  qu'elle  vient  d'in- 
troduire dans  leur  toilette,  car  la  rose  violette  peut  également  se  porter  en  cos- 
tume ordinaire  ;  avec  du  blanc,  elle  sera  charmante  et  me  semble  destinée  à  un 
vrai  succès.  Toujours  même  triomphe  pour  les  plumes  plates  sur  les  chapeaux 
paillassons  ;  il  y  en  a  aussi  de  fort  jolis  pour  les  jeunes  personnes ,  doublés  en 
poult  de  soie  et  bordés  de  ruches  chicorée  ;  le  bleu  de  roi  est  la  nuance  la  mieux 
portée  pour  ce  genre  de  coifTure. 

Il  me  semble  que  je  vous  ai  dit  bien  des  choses  aujourd'hui,  madame,  et  que 


LA   syLPIIIDE. 


ma  lettre  est  de  natuie  assez  variée  pour  satisfaire  à  toutes  les  exigences  ;  vous 
y  trouverez  de  la  mode,  de  la  causerie,  voir  même  quelques  réflexions  philos»- 
phiqv.es;  n'est-ce  pas  de  quoi  satisfaire  tous  les  goûts  ?  Je  l'espère,  et  me  repo- 
sant dans  cette  sécurité,  je  vous  quitte  pour  aujourd'hui.     M.  DE  l'******. 


LE   VENGEUR    DES    NOBLES. 

COMIDEIE  D'Ij^E  MERE  A  m  FILS. 

TROISIÈME  ET  DER?(IÈRE  PARTIE. 


LLE  vint  bien  vite  cette  nuit  fatale  !  Oh  !  jusqu'à 
mon  dernier  soupir  je  nie  rappellerai  chaque  minute 
de  cette  heure  qui  a  marqué  comme  un  crime  dans 
ma  vie.  Paris  s'endormait.  L'ombre  m'enveloppait 
comme  un  linceul.  Des  lambeaux  de  nuages  noirs 
rayaient  le  ciel  et  s'accrochaient  aux  angles  des 
maisons  voisines.  L'air  était  imprégné  de  cette  cha- 
leur lourde  et  humide,  funeste  rosée  du  tonnerre, 
qui  oppresse  le  cœur  comme  le  clapotement  des 
vagues  sur  les  grèves  de  la  mer.  Le  vent  sifflait  avec 
un  bruit  lamentable  ;  mais  rien  ne  pouvait  elfrayer 
ma  passion  insensée.  Je  descendis  furtivement  le 
grand  escalier,  retenant  mon  souffle  à  chaque  pas  et 
n'osant  regarder  derrière  moi,  car  il  me  semblait 
toujours  qu'une  main  de  marbre  allait  se  poser  sur 
mon  épaule  et  m'arrêter.  Le  frôlement  de  ma  robe 
me  faisait  tressaillir.  Enfin  ,  j'arrivai  dans  le  jardin. 
Octave  m'attendait,  immobile  contre  le  mur.  Il  me  prit  brusquement  dans  ses 
bras  et  m'entraîna  vers  un  banc  de  gazon  où  nous  avions  coutume  de  nous  as- 
seoir. —  Oh  !  si  vous  n'étiez  pas  venue  !  dit-il  d'un  son  de  voix  profond. 

Il  jeta  son  manteau  sur  le  banc  de  gazon,  et  s'agenouillant  devant  moi,  il  me 
regarda  avec  adoration.  —  Que  vous  êtes  belle  !  murmura-t-il. 


LA   SYLPHIDE. 


93 


Je  levai  les  yeux  en  souriant,  car  le  cœur  d'une  jeune  fille  se  laisse  facilement 
enivrer  par  le  poison  de  la  vanité;  mais  quelle  fut  ma  surprise!  C'était  bien  la 
vois  d'Octave  que  j'entendais  ;  c'était  bien  son  noble  visage  que  je  devinais  mal- 
tiré  les  ténèbres;  mais  Octave  ne  portait  plus  le  pauvre  costume  de  secrétaire  in- 
time de  mon  père.  Il  était  magnifiquement  vêtu  comme  ces  grands  seigneurs  qui 
se  trouvaient  parfois  sur  mon  passage  à  l'église.  Des  boutons  dediamans  brillaient 
sur  son  habit  de  velours  noir.  Des  manchettes  de  dentelle  tombaient  sur  ses 
mains  blanches.  Qu'il  était  beau  !  et  l'avouerai-je,  je  l'aimai  mieux  ainsi  que  sous 
ses  vètemens  modestes  de  chaque  jour  Je  cédai,  malgré  moi,  à  cet  instinct  im- 
périeux qui  pousse  toujours  vers  le  clinquant  et  l'oripeau  les  esprits  les  plus  fai- 
bles et  les  plus  naïfs.  La  beauté  physique,  l'éclat  extérieur  n'ont-ils  pas  toujours, 
pour  nous  autres,  pauvres  femmes,  des  poésies  magnétiques  qui  nous  font  rêver 
la  beauté  morale  1  Pourquoi  les  enfans  et  les  jeunes  filles  ralTolent-ils  de 
l'uniforme  ? 

Je  sus  gré  à  Octave  de  cette  transformation  singulière  comme  d'une  attention 
délicate,  et  ne  songeai  point  à  lui  en  demander  compte.  Que  m'importait,  d'ail- 
leurs, ce  mystère,  si  c'était  un  mystère?  Pouvais-je  penser  à  autre  chose  qu'à 
mon  amour?  J'oubliai  même  de  demander  à  Octave  pourquoi  il  avait  exigé  cette 
entrevue,  ou  peut-être  n'en  eus-je  pas  le  courage.  Je  devinais  trop  bien  sa  réponse. 

Pourtant  il  gardait  le  silence,  mais  il  réchauffait  mes  mains  froides  dans  les 
siennes,  il  me  pénétrait  l'ame  de  ses  regards,  sa  tête  s'appuyait  frémissante  sur 
mes  genoux  ;  il  parlait  à  mon  cœur  et  à  mes  sens  par  ses  caresses  éloquentes. 
Mon  sein  segonfiait,  oppressé.  Des  larmes  involontaires  montaient  à  mes  yeux.  Je 
me  sentais  heureuse  et  j'avais  peur.  Pourquoi  ?  Dieu  seul  le  sait,  lui  qui  a  mis 
dans  notre  ame  ces  vagues  terreurs,  augures  du  malheur.  Ma  pensée  s'alourdis- 
sait. Des  idées  confuses  glissaient  dans  mon  cerveau.  Le  vent  apportait  à  nos 
oreilles  les  hurlemens  importuns  des  chiens  vaguant  dans  les  rues  désertes.  Puis, 
fout-à-coup,  les  sons  faux  et  criards  d'un  violon  de  noce,  vinrent  mêler  à  ce  con- 
cert leur  harmonie  discordante.  Non.  je  ne  pourrais  te  dire  l'impression  cruelle 
que  je  ressentis  en  entendant  ces  clameurs  plaintives  qui  dominaient  les  notes  fê- 
lées du  ménétrier,  dans  le  silence  de  la  nuit.  Je  pensai  qu'à  la  même  heure,  une 
jeune  ouvrière,  aimée  et  honorée  dans  sa  famille,  riait  et  dansait  aux  bras 
de  son  mari,  sans  nul  souci  des  vains  rêves  de  l'avenir,  et  qu'une  pauvre  men- 
diante, exténuée  de  faim,  se  couchait  peut-être  dans  le  ruisseau  pour  ne  plus  se 
relever.  J'enviais  presque  la  joie  vulgaire  de  la  jeune  fille  qui  pourrait  dire  devant 
tous  sans  rougir  :  «J'aime  cet  homme  qui  le  premier  a  pressé  mes  lèvres  sur  ses 
lèvres  :  car  c'est  mon  mari.  »  Elle  pouvait  être  fiêre  d'aimer;  elle  était  épouse. 
Moi,  je  devais  cacher  mon  amour  dans  la  nuit,  car  il  était  coupable.  Dans  ma  rê- 
verie, j'avais  oublié  Octave.  Je  ne  pus  m'empêcher  dem'êcrier  tristement  : 

—  A  quelques  pas  d'ici  danse  une  jeune  fille  heureuse. 

—  Heureuse!  fit  Octave  avec  un  rire  amère.  Dans  huit  jours  son  mari  la  battra, 
et  dans  six  mois  elle  sejetteraà  l'eau  ou  tendra  la  main  aux  passans. 

—  Où  donc  est  le  bonheur  ?  dis-je  alors  en  frissonnant. 

—  Dans  l'amour,  Camille,  répondit-il  avec  passion.  Il  ne  faut  pas  le  chercher 
ailleurs.  C'est  l'amour  qui  donne  le  courage,  l'ambition,  la  gloire;  c'est  lui  qui 
fait  un  dieu  d'un  homme  et  un  ange  d'une  femme  ;  c'est  lui  qui  a  hérité  de  la  ba- 
guette des  fées  et  qui  sait  changer  le  grenier  en  palais  et  la  misère  en  richesse  ; 


94  LA  SYLPHIDE. 

c'est  lui  aussi  qui  nous  venge,  ajouta-t-il  d'une  voix  sombre,  mieux  que  le  poi- 
gnard et  le  poison. 

Octave  avait  repris  toute  son  assurance  qui  exerçait  sur  moi  une  étrange  fas- 
cination. Je  l'eusse  mieux  aimé  troublé,  ému,  rêveur  comme  moi,  mais  je  trem- 
blais sous  son  regard  et  sa  parole,  mais  je  n'osais  résister  à  ses  brûlantes  étreintes; 
car  c'était  un  de  ces  hommes  résolus  auxquels  tout  obstacle  donne  une  énergie 
nouvelle. 

—  Oui  je  vous  aime,  s'écria-t-il,  je  vous  aime,  Camille,  d'un  amour  égoïste, 
absolu,  jaloux  :  si  un  homme  devait  effleurer  seulement  vos  longs  cheveux  de  ces 
lèvres  je  le  tuerais.  Je  vous  aime  parce  que  vous  êtes  aussi  douce  et  aussi  naïve 
que  belle,  parce  que  vous  avez  vécudans  la  solitude,  ignorante  même  des  caresses 
d'une  mère,  et  n'aimant  que  Dieu.  Oh  !  que  vous  êtes  difTérente  de  ces  femmes 
du  monde  dont  l'amour  hardi  se  couronne  de  diainans,  se  glisse  derrière  les 
charmilles  embaumées,  se  traîne  en  gondoles,  ou  danse  le  menuet  sous  les  yeux 
de  toute  une  cour,  parce  que  l'amour  pour  elles  n'est  que  plaisir,  trafic  ou  vanité. 
Vous  êtes  si  chaste  et  si  pure  que  je  me  sens  meilleur  en  vous  voyant  -,  vous  êtes 
si  belle,  que  je  comprends  la  félicité  éternelle  des  anges  agenouillés  devant  Dieu. 
Vous  êtes  Dieu  pour  moi,  et  vous  voir,  c'est  le  bonheur  et  la  vie. 

Oh  !  misérables  âmes  que  nous  sommes  1  Octave,  en  me  parlant  ainsi,  renouve- 
lait vingt  fois  l'offense  pour  laquelle  j'avais  cru  devoir  l'exiler  de  mon  cœur,  et 
je  ne  le  repoussais  plus.  Je  sentais  sur  mon  front  la  flamme  de  son  haleine,  et  je 
me  cachais  le  visage  de  mes  deux  mains,  comme  font  les  enfans,  croyant  me 
bien  défendre  ainsi  contre  ces  transports  qui  brûlaient  mon  sang. 

—  Loin  de  vous,  je  souffre,  Camille,  reprit  Octave,  et  pourtant  votre  souvenir 
est  au  fond  de  toutes  mes  pensées.  Partout  où  je  vais,  dans  les  fêtes  et  dans  les 
lieux  déserts,  je  suis  triste,  parce  que  je  porte  partout  mon  amour  avec  moi. 
Le  monde  entier,  à  mes  yeux,  est  renfermé  dans  ce  coin  de  jardin  sombre  et  dé- 
pouillé, où  je  sens  battre  ton  cœur  contre  mon  coeur,  trembler  ta  main  dans 
ma  main,  où  je  puis  boire  le  souffle  de  tes  lèvres,  en  te  disant  :  je  t'aime  ! 

En  même  temps,  il  m'enleva  dans  ses  bras.  L'éclair  d'un  désir  furieux 
passa  dans  son  regard.  On  eût  dit  qu'il  saisissait  une  proie.  Tout  son  corps 
frémissait. 

—  Camille  !  cria  sa  voix  avec  un  accent  indéfinissable. 

J'eus  peur  ;  mais  ses  bras  me  pressèrent  dans  une  étreinte  plus  violente.  Un 
soupir  s'échappa  de  ma  poitrine  oppressée,  et  ma  tête  se  pencha  sur  son  épaule, 
tandis  que  mes  yeux  cherchaient  encore  le  ciel. 

Une  seule  étoile  y  brillait  au  dessus  de  nous ,  et  menacée  par  un  cercle  de  nuages 
noirs  (jui  se  rétrécissait  de  plus  en  plus,  il  me  vint  une  idée  étrange.  Je  pensai  que 
c'était  ma  mère  qui,  sous  la  forme  d'une  blanche  étoile,  veillait  sur  moi  par  l'ordre 
de  Dieu.  Mais  presque  aussitôt  l'étoile  sombra  sous  les  nuages.  Je  me  dis  alors 
que  le  ciel  se  fermait  pour  moi,  que  tout  m'abandonnait,  et  je  fermai  les  yeux. 
Octave  appuya  ses  lèvres  sur  mes  paupières  abaissées. 

Pourtant  mon  bon  ange  luttait  encore  pour  mon  salut.  Je  rouvris  les  yeux,  en 
tressaillant,  et  j'entrevis  soudainement,  comme  une  autre  étoile  protectrice,  une 
clarté  dans  les  ténèbres.  C'était  la  petite  fenêtre  du  cabinet  de  travail  de  mon 
père,  dont  la  lumière  d'une  lampe  faisait  flamboyer  le  vitrage.  Je  crus  voir  tom- 
ber sur  moi  le  regard  courroucé  du  rigide  patriote,  prêt  à  méjuger.  Je  raidis  mes 


I.A   SVLPDIIIE. 


bras  contre  la  poitrine  d'Octave,  pour  me  dégager  du  cercle  de  fer  dans  lequel  il 
me  tenait  enchaînée,  et  je  me  levai  droite,  éperdue.  L'effroi  chassa  la  passion  de 
mon  cœur,  et  alors  seulement  je  compris  ma  faute.  Mon  père  n'avait  pas  encore 
achevé  sa  veille  laborieuse,  il  travaillait,  dans  la  paix  de  sa  conscience,  calme, 
heureux,  rêvant  peut-être  à  sa  fille  qu'il  croyait  endormie  d'un  chaste  sommeil, 
et  sa  fille  veillait,  elle  aussi,  elle  veillait  pour  son  déshonneur  !  Je  ne  pus  que 
tomber  à  genoux  et  tendre  mes  mains  vers  la  fenêtre  étoilée,  en  criaut:  pardon, 
mon  père,  et  vous  merci,  mon  Dieu! 

Mais  aussitôt  les  bras  d'Octave  se  glissèrent  autour  de  ma  taille  et  me  relevè- 
rent doucement,  tandis  que  l'insensé  me  demandait  :  Qu'as-tu  donc,  Camille? 

Je  lui  montrai  du  doigt  cette  fenêtre  qui  scintillait  toujours  dans  la  nuit  comme 
un  phare  de  sauvegarde. 

—  Eh!  bien  ,  dit  Octave. 

—  Eh  !  bien ,  monsieur,  ne  comprenez-vous  donc  rien .'  Mon  père  est  encore 
debout,  vous  dis-je.  Un  soupçon  peut  lui  venir.  S'il  voulait  bénir  le  sommeil  de 
sa  fille,  s'il  voulait  déposer  sur  son  front  le  baiser  du  soir ,  s'il  entrait  dans  ma 
chambre  et  qu'il  la  trouvât  déserte... 

Je  sentis  une  sueur  glacée  sur  tous  mes  membres,  à  cette  horrible  pensée. 

—  Enfant  !  fit  Octave  avec  un  singulier  sourire.  Et  il  me  pressa  plus  passion- 
nément sur  sa  poitrine  en  ajoutant  :  Rassurez-vous,  Camille  !  pourquoi  ces  vaines 
frayeurs"?  ne  suis-je  pas  là  pour  te  défendre... 

—  Contre  mon  père,  n'est-ce  pas?  m'écriai-je  avec  un  accent  de  mépris. 

—  Oui,  contre  votre  père  ,  répondit-il  durement.  Puis  il  essaya  d'adoucir  le 
sens  odieux  de  cette  parole  en  continuant  d'une  voix  moins  farouche  :  —  Contre 
Dieu,  contre  le  monde  entier! 

—  Laissez-moi ,  monsieur,  repris-je  avec  efTort.  Vous  me  faites  horreur. 
J'espérais  me  sauver  eu  irritant  son  orgueil. 

—  Vous  ne  m'échapperez  pas,  dit-il  froidement. 
Tout  mon  sang  reflua  vers  mon  cœur. 

—  Qu'espérez-vous  donc,  monsieur?  murmurai-je  ;  me  retenir  de  force,  peut- 
être?  Ce  serait  là  un  noble  triomphe! 

—  De  force  ou  de  gré,  vous  resterez  ici,  Camille,  car  je  vous  aime. 

La  peur  joignit  mes  mains  tremblantes.  Le  front  pâle,  je  fixai  mon  regard  trou- 
blé sur  la  fenêtre,  redoutant  de  voir  ma  dernière  espérance  s'éteindre  dans  l'om- 
bre. La  fenêtre  rayonnait  toujours. 

—  Ah!  dis-je  avec  égarement ,  vous  ne  m'aimez  pas  comme  je  vous  aimais. 
Octave.  Vous  m'aimez,  parce  que  vous  me  trouvez  belle  ;  je  suis  l'idole  de  vos 
yeux,  mais  non  pas  la  maîtresse  de  votre  cœur,  puisque  vous  n'avez  pas  pitié  de 
mes  larmes. 

Il  ne  répondit  pas. 

—  Encore  une  fois,  monsieur,  m'écriai-je  indignée,  si  vous  u'êtes  pas  un  lâche, 
si  vous  ne  voulez  pas  porter  la  main  sur  une  femme,  livrez-moi  passage. 

Il  resta  immobile  devant  moi  et  il  posa  brutalement  sa  main  sur  mon  épaule, 
comme  pour  me  repousser. 

—  Vous  me  faites  mal,  monsieur,  lui  dis-je  alors  avec  douceur.  Toute  mon 
énergie  était  brisée  et  afl'aissée  par  cette  lutte  horrible. 

—  Et  moi ,  dit  Octave,  croyez-vous  que  je  ne  souffre  pas  ?  A  mon  tour,  écoutez- 


96  LA   STLPUIDE. 

moi.  Vous  me  dites  que  vous  m'aimez.  Et  qu'appelez-vous  donc  amour?  Est-ce 
m'aimer  que  de  me  laisser  brûler  vos  mains  de  mes  baisers,  caresser  votre  doux 
visage  de  mes  regards,  frôler  vos  cheveux  de  ma  joue  ardente,  et  quand  la  passion 
bout  dans  mes  veines,  de  me  dire  :  Détournez-vous  de  ma  route,  monsieur,  et 
livrez-moi  passage.  Et  vous  croyez  que  sur  ce  mot,  moi  qui  vous  tenais  palpi- 
tante contre  mon  cœur,  j'ouvrirai  les  bras  comme  un  esclave  soumis,  et  que  je 
vous  laisserai  partir,  sans  savoir  si  jamais  nous  nous  reverrons  ainsi  seuls  dans  la 
nuit?  Oh  !  non  ;  on  ne  joue  pas  ainsi  avec  mon  amour.  Ce  manège  de  coquette 
doit  me  trouver  inflexible  ;  et,  d'ailleurs,  je  ne  vois  pas  ce  qu'il  y  a  de  si  noble  et 
de  si  courageux  à  m'accabler  de  votre  colère,  en  m'appelant  monsieur  !  moi  qui 
tout-à-l'heure  était  agenouillé  devant  vous,  et  que  vous  appeliez  Octave  ! 

Lâche  cœur  !  je  trouvai  presque  qu'il  avait  raison  ;  mais  je  voulus  combattre 
ma  propre  faiblesse,  et  je  répondis  : 

—  Si  je  jette  un  seul  cri,  mon  père  sera  dans  ce  jardin  avant  que  vous  ayez  pu 
songer  à  un  moyen  de  fuite. 

—  Croyez  donc  votre  bon  génie!  fit  Octave  en  ricanant  ;  mais  n'oubliez  pas 
qu'il  deviendra  aussitôt  votre  juge  et  votre  bourreau.  Ce  sera  là  un  étrange  té- 
moin pour  notre  rendez-vous  d'amour.  En  l'appelant  à  votre  secours,  c'est  la 
mort  que  vous  appelez  sur  votre  tète,  car  il  vous  tuera. 

—  Que  m'importe  de  mourir!  m'écriai-je  avec  désespoir,  si  je  meurs  inno- 
cente ! 

La  lumière  vacilla  sur  le  vitrage,  tandis  qu'une  ombre  s'y  dessinait. 

—  Vous  ne  mourrez  pas,  Camille  ;  car  je  tuerais  votre  père  avant  que  sa  main 
effleurât  votre  robe. 

—  Si  jamais  vous  m'avez  aimée,  fis-je  épouvantée,  en  saisissant  avec  violence 
le  bras  d'Octave,  jurez-moi  que  vous  ne  toucherez  pas  à  un  cheveu  de  mon  père. 
Voulez-vous  donc  que  je  sois  une  fille  parricide  ! 

Eh  !  bien,  alors,  c'est  lui  qui  me  tuera,  dit  Octave  ,  car  je  serai  lâche  devant 
votre  père,  Camille.  Et  puisque  vous  ne  m'aimez  plus,  la  mort  me  sera  douce, 
et  cette  mort,  du  moins,  ne  vous  causera  ni  larmes  ni  remords. 

—  Ah!  vous  n'avez  pas  de  pitié,  m'écriai-je.  Tout  mon  courage  fondait  en 
larmes,  et  je  nie  sentais  défaillir. 

—  Camille!  murmura  Octave. 

Par  un  dernier  elTort ,  je  regardais  la  fenêtre  lumineuse.  Sa  clarté  s'éteignit 
tout  à  coup  comme  ces  étoiles  qui  tombent  de  la  couronne  azurée  du  ciel.  Je 
ne  sais  comment  cela  se  fit,  mais  je  retombai  à  moitié  évanouie  dans  les  bras 
d'Octave.  Il  avait  frappé  sur  mon  cœur  avec  le  nom  de  mon  père,  et  cette  terreur 
qui  devait  me  sauver,  m'avait  perdue.  Le  talisman  que  j'invoquais  avait  servi 
d'arme  pour  briser  ma  résistance... 

Qui  oserait  deviner  les  effroyables  sensations  qui  déchirèrent  toutes  les  fibres 
de  mon  cœur,  le  lendemain  de  cette  nuit  maudite?  ,1'étais  comme  étourdie  de 
ma  chute  et  je  ne  voyais  pas  clair  dans  mon  malheur.  D'abord  je  souffris  cruel- 
lement à  la  vue  d'Octave,  lui  qui  n'avait  pas  craint  de  me  sacrifier  comme  une 
victime  à  la  fièvre  de  ses  désirs.  Un  instant  je  crus  le  haïr.  Mais  bientôt,  la  gé- 
nérosité naturelle  à  nos  pauvres  âmes  l'emporta  sur  mon  ressentiment.  Je  cessai 
de  regretter  ma  faiblesse,  dans  l'espoir  qu'elle  serait  un  lien  sacré  qui  attacherait 
la  vie  d'Octave  à  la  mienne.  C'est  ainsi  que  je  commençais  à  enterrer  mes  re- 


,A   SYLPHIDE. 


mords  dans  le  secret  de  mon  cœur,  mais  Dieu  me  réservait  un  coup  terrible  qui 
devait  les  réveiller 

Trois  jours  s'étaient  écoulés;  le  soir  de  la  quatrième  journée,  le  dîner  fut 
triste  et  silencieux.  Une  pensée  secrète  semblait  préoccuper  1" esprit  d'Oclave  et 
de  mon  père,  et  retenir  les  paroles  sur  leurs  lèvres.  Tout  à  coup  ce  dernier  se 
leva  brusquement  et  dit  : 

—  Faites  vos  adieux  à  Camille,  Octave!  puisque  ce  départ  est  malheureuse- 
ment nécessaire,  il  ne  faut  pas  épuiser  notre  courage  en  frais  de  sensiblerie.  Les 
larmes  ne  signifient  rien  dans  les  crises  de  la  vie,  elles  prouvent  tout  au  plus 
l'irritabilité  du  système  nerveux  chez  ceux  qui  les  versent.  Vous  savez  quels  re- 
grets vous  allez  laisser  dans  deux  cœurs  qui  vous  ont  sincèrement  aimé.  Une 
balle  anglaise  vous  attend  peut-être  là-bas,  mais  il  est  beau  de  mourir  pour  une 
cause  héroïque. 

Je  ne  pouvais  croire  aux  paroles  que  j'entendais  ;  mes  yeux  s'attachèrent  avec 
l'expression  d'un  étonnement  désespéré  au  visage  pâle  d'Octave.  Il  évita  mes 
regards. 

—  Monsieur  Octave  nous  faire  ses  adieux"?  dis-je  d'une  voix  tremblante. 

—  Delbois  est  dangereusement  malade,  répondit  mon  père  ;  comme  il  se  trouve 
seul  au  milieu  d'étrangers,  les  soins  d'un  ami  lui  sont  nécessaires.  Octave,  en 
obéissant  ainsi  sans  retard  et  sans  hésitation  à  la  prière  d'un  homme  qui  ne  sera 
peut-être  plus  qu'un  cadavre  à  son  arrivée,  remplit  un  devoir  sacré.  On  ne  doit 
jamais  marchander  avec  son  dévoûment. 

Les  mortelles  douleurs  font  monter  à  l'anie  une  audace  singulière.  Au  lieu 
d'abattre  votre  courage,  elles  soufflent  dans  tout  votre  être  un  esprit  de  révolte. 
La  blessure  ouverte  dans  votre  cœur  irrite  votre  orgueil  ;  vous  éprouvez  alors 
une  joie  sombre  et  amère  à  lutter  pied  à  pied,  pour  garder  un  lambeau  d'espoir 
ou  pour  aspirer  tout  votre  malheur  ;  vous  vous  enivrez  avec  délices  de  tout  le 
fiel  qui  vous  est  versé,  vous  voudriez  que  la  nature  fit  mugir  la  voix  de  ses  tem- 
pêtes pour  sympathiser  avec  l'orage  de  votre  arae.  Enfin,  votre  front  se  relève 
électriquement  pour  faire  face  à  l'ennemi,  quitte  à  être  foudroyé  comme  celui  de 
l'archange.  Dieu  sans  doute  me  donna  la  force  d'écouter  sans  mourir  les  paroles 
de  mon  père,  et  de  répondre  hardiment  : 

—  M.  Octave  oublierait-il  que  nous  aussi,  nous  sommes  ses  amis,  et  que  son 
héroïsme  nous  coûtera  des  larmes  cruelles?  Il  est  de  belles  actions  que  tout  homme 
n'a  pas  le  droit  d'accomplir. 

Ces  mots  étaient  une  énigme  pour  mon  père  ;  mais  je  voulais  entendre  la  voix 
d'Octave,  m'assurer  qu'elle  ne  tremblait  pas,  qu'elle  était  calme  comme  son  vi- 
sage, que  pas  un  tressaillement  ne  troublait  la  paix  de  son  cœur;  mais  ses  lèvres 
ne  daignèrent  pas  s'entr'ouvrir.  L'habile  tortureur  laissait  à  mon  père  les  fatigues 
des  phrases  banales  et  le  regardait  avec  son  abominable  sourire. 

—  Pardonnez  à  l'indiscrétion  dé  ma  fille,  reprit  ce  dernier,  ou  plutôt  regar- 
dez-la comme  une  preuve  de  l'afîection  de  sœur  qu'elle  vous  a  vouée.  Pour  moi, 
je  vous  blâme,  mon  enfant,  ajouta-t-il  en  me  jetant  un  coup-d'œil  sévère  ;  Oc- 
tave agit  en  honnête  homme  ;  il  n'abandonne  ses  amis,  tranquilles  et  heureux, 
que  pour  aller  consoler  de  ses  paroles  ou  de  ses  larmes  un  ami  malheureux, 
abandonné,  prêta  mourir.  Lui  reprocher  une  si  noble  et  généreuse  action,  ce 
serait  faire  preuve  d'un  bien  misérable  égoisme!  Partez,  Octave,  nous  vous  sui- 


!>S  I.A   SYLPHIDE. 

vrons  de  cœur  dans  ce  long  voyage,  et  votre  souvenir  ne  cessera  pas  d'habiter 
cette  maison,  de  vivre  dans  nos  pensées  et  d'errer  sur  les  lèvres  de  Camille, 
quand  elle  priera  Dieu. 

Oh  !  l'horrible  supplice  !  nous  étions  heureux  et  tranquilles,  avait  dit  mon 
père,  tranquilles  et  heureux  1  si  j'avais  pu  d'un  mot  ou  d'un  geste  lui  montrer  la 
vérité  fatale  qui  tremblait  dans  mon  cœur,  ses  cheveux  eussent  blanchi  comme 
ceux  d'un  vieillard.  Octave,  disait-il,  devait  nous  laisser  un  doux  souvenir. 
Hélas  !  c'était  le  souvenir  de  la  honte  et  du  déshonneur  qu'il  devait  nous  laisser  ! 
11  allait,  !e  lâche  bourreau,  mouiller  de  quelques  larmes  le  linceul  ou  la  tombe 
d'un  ami,  et  son  départ  assassinait  une  femme.  Ces  reproches,  que  mon  père 
accusait  d'indiscrétion,  n'avais-je  pas  bien  chèrement  acheté  le  droit  de  les  adres- 
ser à  Octave  ;  mais  que  pouvais-je  dire  encore?  Le  frémissement  convulsif  qui 
secouait  mes  membres  était  une  parole  assez  désespérée,  mais  cet  homme,  si 
jeune  et  si  beau,  n'avait  pas  de  regard  pour  ma  souffrance.  La  présence  de  mon 
père,  qui  croyait  en  moi  plus  qu'en  Dieu,  clouait  sur  mes  lèvres  le  cri  de  ma 
honte.  Je  baissai  la  tète,  comme  si  j'eusse  senti  mes  pieds  s'enfoncer  lentement 
dans  le  froid  sépulcre  et  je  fermai  les  yeux.  Le  condamné  ne  ferme -t-il  pas  les 
siens  quand  sa  tête  a  touché  le  billot  ! 

—  Venez  avec  moi,  Octave,  dit  mon  père,  je  veux  vous  remettre  tous  mes 
papiers  pour  Delbois  et  nos  amis  d'Amérique. 

Je  restai  immobile  et  froide  comme  une  statue  de  marbre.  Quand  le  bruit  de 
leurs  pas  s'éteignit,  je  crus  que  la  vie  se  retirait  de  moi.  Le  coup  qui  m'avait 
frappée  était  au  dessus  de  mes  forces.  Tous  mes  rêves,  tous  mes  espoirs  ,  toutes 
les  joies  du  passé  tombaient  à  la  fois  de  leur  piédestal  pour  se  faner  dans  une 
mare  de  sang.  Car  je  ne  voyais  plus  qu'une  chose  au  milieu  du  vide  qui  se  faisait 
autour  de  moi,  c'était  la  mort,  le  suicide  !  Pouvoir  mourir  avant  de  perdre  l'es- 
time de  mon  père,  avant  de  devoir  m'agenouiller  devant  sa  colère,  voilà  le  bon- 
heur suprême  que  j'ambitionnais  !  Mais  quand  je  pensais  que  peut-être  il  me 
tuerait  de  sa  main,  un  froid  mortel  glaçait  jusqu'à  la  racine  de  mes  cheveux. 

Te  dirais-je  pourtant  la  dernière  et  lâche  illusion  qui  se  tenait  tapie  au  plus 
profond  de  mon  ame?  Eh  !  bien,  oui,  j'osai  encore  penser  que  la  cruauté  d'Octave 
n'était  qu'un  jeu,  une  épreuve,  que  sais-je,  moi  ;  le  motif  d'une  semblable  tra- 
hison me  semblait  si  incompréhensible  que  je  ne  pouvais  y  ajouter  foi.  Toute  ma 
vie  se  cramponna  â  cette  pensée  qui  était  sa  planche  de  salut  ;  à  force  de  la  ca- 
resser dans  mon  esprit,  je  fus  persuadée.  Je  passai  de  mon  profond  désespoir  à 
une  joie  insensée  ;  je  riais  de  ma  terreur  ;  j'attendais  qu'Octave  vînt  implorer  mon 
pardon.  J'épiais  son  retour. 

Folle  que  j'étais  !  Il  parut  enfin,  mais  il  traversa  le  salon  sans  me  voir.  Mon 
cœur  ne  battait  plus.  Je  courus  vers  Octave  et  pris  ses  mains  dans  les  miennes, 
sans  rien  dire.  11  me  repoussa.  Je  me  laissai  tomber  à  ses  pieds,  pâle  et  mourante, 
en  lui  disant  d'une  voix  éteinte  :  —  Il  est  donc  bien  glorieux  de  tuer  une  pauvre 
fille  qui  a  commis  le  crime  de  vous  aimer.  Oh  !  je  voudrais  mourir  ici,  pour  vous 
laisser  un  plus  libre  passage. 

Il  me  regarda  avec  une  attention  singulière.  —  Votre  crime  n'est  pas  de 
m'avoir  aimé,  répondit-il,  —  Quel  est  donc  ce  crime?  m'écriai-je;  que  vous 
ai-je  fait?  de  quoi  m'accusez-vous?  pouvez-vous  me  condamner  sans  me  dire  au 
moins  pour  quelle  faute  je  meurs?  et  de  quelle  faute  me  suis-je  rendue  coupable, 


LV   SYI-PHIUC. 


si  ce  n'est  de  cet  amour?  On  vous  aura  trompé,  Octave,  soyez  en  sur.  Oh!  dites- 
moi  la  vérité.  Je  me  justifierai.  Vous  avez  bien  cru  ceux  qui  m'ont  accusée.  Ne 
me  croirez-vous  pas,  moi  (]ui  vous  aime  et  qui  pleure  à  vos  pieds? 

Octave  souriait  en  m'écoulant.  —  Comme  elle  ressemble  à  son  père,  dit-il  ab- 
sorbé dans  une  pensée  profonde,  et  qu'il  m'est  duu\  de  voir  le  sang  de  cet  homme 
tressaillir  devant  moi  dans  les  veines  de  son  enfant;  l'honneur  de  cet  homme 
s'humilier  et  s'avilir  devant  moi  dans  les  prières  et  les  sanglots  de  sa  Camille  ! 

La  parole,  le  geste,  le  regard,  tout  en  lui  s'exaltait  dans  un  tel  sentiment  de 
haine,  que  je  fus  épouvantée.  Il  reprit  son  sang-froid  et  me  répondit  doucement  : 
—  Personne  ne  vous  a  accusée,  Camille.  Pourtant  Dieu  lui-même  ne  pourrait 
vous  justifier  d'un  crime  qui  n'est  pas  le  vôtre,  mais  que  vous  devez  expier  par 
le  malheur  de  voire  vie  entière. 

Tout  ce  que  je  pus  comprendre  de  ces  phrases  obscures,  c'est  que  Octave  était 
inflexible.  —  Ainsi  donc,  lui  dis-je,  tous  avez  tout  oublié.  Noire  amour  n'est 
|iius  même  un  souvenir.  —  Notre  amour  1  répliqua-t-il  froidement.  Vous  ai-je 
jamais  aimée,  Camille.  Je  vous  l'ai  dit,  il  est  vrai,  mais  deviez-vous  me  croire  ? 

Le  sang  me  monta  au  visage  sur  le  coup  de  celle  insulte,  et  je  me  relevai 
droite  en  regardant  l'as.^iassin  jusqu'au  fond  des  yeux.  —  Vous  êtes  un  lâche  lui 
criai-je.  —  Ah  !  reprit-il  avec  joie,  1  a  me  de  votre  père  s'éveille  enfin  en  vous. 
Dieu  soit  loué  ;  c'est  ce  que  j'attendais.  Il  m'eiit  été  pénible  de  terrasser  une  vic- 
time sans  résistance;  mais  voilà  le  rugissement  de  la  lionne  qui  commence  !  — 
La  lionne  se  laissera  frapper  par  vous,  monsieur,  fis-je  avec  dédain.  —  Je  ne  suis 
pas  un  manant,  mademoiselle,  et  j'attendrai  que  voire  père  vienne  m'ouvrir  lui- 
même  celte  porte  si  bien  gardée.  Il  trouvera  peut-être  votre  afTection  de  sœur  un 
peu  exagérée. 

Celte  froide  ironie  me  révolta.  La  lutte  avait  épuisé  mes  forces  ;  ma  voix  san- 
glota dans  des  larmes  soudaines.  — Non  ,  m'écriai-je,  il  est  impossible  que  ce 
départ  soit  une  vérité  !  Pardonne-moi,  Octave,  si  j'ai  pu  le  croire  coupable  de 
celte  lâcheté.  Tu  ne  saurais  me  repousser  ainsi,  dans  celle  maison  dont  chaque 
pierre  est  un  témoin  que  mon  amour  pourrait  invoquer;  sainte  demeure  où  je 
suis  née,  où  j'ai  vécu  chaste  et  innocente  ;  aulel  de  mes  prières  d'enfant,  qui  pour 
moi  se  convertira  en  prison  ou  en  tombe,  si  vous  m'abandonnez,  Octave.  N'est- 
ce  pas  ici  que  vos  regards  furtifs  ont  troublé  mon  cœur,  que  vos  paroles  d'amour 
ont  murmuré  à  mon  oreille,  que  vous  m'avez  poursuivie  de  vos  soupirs  et  de  vos 
larmes,  sous  l'œil  de  mon  père.  Hélas  !  toute  cette  maison  est  peuplée  de  cet 
amour  qui  m'a  perdue.  Et  s'il  faut,  pour  vous  toucher,  faire  appel  à  mon  dés- 
honneur, ajoutai-je  en  enlrainant  avec  force  Octave  vers  la  fenêtre  ouverte,  c'est 
en  vous  montrant  ce  jardin  où  j'aurais  dû  mourir,  que  je  vous  demanderai  si  vous 
serez  sans  pitié  ! 

Ma  vie  était  suspendue  à  ses  lèvres.  Son  cœur  fut  remué  ;  l'émotion  brisa  l'af- 
freux sourire  qui  crispait  les  coins  de  sa  bouche.  Je  fis  un  dernier  etTort. Là, 

sous  ces  arbres,  il  y  a  un  terrible  secret,  la  honte  d'une  famille.  Ici,  dans  ton 
cœur,  Octave,  il  y  a  l'honneur  de  cette  famille.  Tu  peux  faire  grâce  ou  tu  peux 
condamner.  Si  moi  seule  je  devais  souffrir  de  ton  arrêt ,  je  ne  t'implorerais  pas. 
Si  je  te  prie  à  genoux.  Octave,  si  je  pleure  comme  une  pauvre  misérable  sans 
ame,  c'est  pour  le  nom  sans  tache  de  mon  père.  L'amante  ne  te  retient  pas,  c'est 
la  fille  coupable  qui  embrasse  vos  pieds,  monsieur,  pour  que  son  crime  ne  re- 


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LA  SYLPHIDE. 


tombe  point,  comme  une  (létrissure  impie,  sur  la  vertu  de  son  père.  —  Votre  père, 
interrompit  Octave,  dont  le  regard  redevint  glacé,  j'aurais  tort,  en  eiïet,  d'oublier 
ce  que  je  lui  dois.  Il  a  tenu  dans  sa  parole  tout  l'avenir  de  ma  vie.  —  Savez-vous, 
ajouta-t-il  en  chiffonnant  avec  distraction  le  bout  de  ses  manchettes,  que  vous 
joueriez  à  ravir  la  tragédie  bourgeoise,  ma  chère  amie  ! 

Tout  était  fini  entre  nous.  L'orgueil  de  ma  race  se  réveilla  dans  mon  cœur. 

—  Puisque  les  larmes  que  répand  une  femme  sur  la  poussière  de  vos  bottes, 
ne  sont  pour  vous  qu'un  sujet  de  sarcasme,  allez  ,  monsieur,  je  vous  précéderai, 
lui  dis-je.  Je  vous  ouvrirai  moi-même  cette  porte.  Je  ne  ramperai  plus  sur  mes 
genoux,  je  ne  me  laisserai  plus  outrager,  mais  je  saurai  mourir,  en  expiation  de 
votre  crime. 

—  Je  vous  aime  ainsi,  répondit- il.  La  faiblesse  des  femmes  les  fait  trop  fortes. 
Votre  fierté  me  rend  tout  mon  courage. 

Je  marchai  d'un  pas  ferme  devant'Iui.  Ma  main  ouvrit,  sans  trembler,  la  porte 
de  la  rue.  Quand  Octave  eut  touché  le  pavé  du  pied,  il  se  retourna.  Mon  cœur  se 
brisa  à  ce  moment  suprême. 

—  Camille,  je  t'aime,  me  dit-il  de  sa  voix  d'or  ;  mais  une  nécessité  impérieuse 
me  chasse  de  cette  maison.  ïu  ne  me  crois  pas  :  j'ai  mérité  cette  défiance.  Mais 
voici  un  gage  de  ma  dernière  parole.  Cet  anneau  est  à  toi.  Consulte-le  quand  tu 
voudras  m'appeler  à  ton  secours.  Le  chaton  renferme  un  nom  et  une  adresse. 

Je  ne  répondis  pas,  mais  chaque  mot  de  cet  adieu  se  grava  dans  mon  cœur.  Je 
regardai  Octave  s'éloigner  :  c'était  ma  vie  qui  s'en  allait.  A  chacun  de  ses  pas, 
ma  poitrine  était  plus  oppressée.  Quand  il  eut  dépassé  l'angle  de  la  rue,  j'eus  à 
peine  la  force  de  pousser  la  porte  pour  me  cacher  aux  regards  curieux  des  pas- 
sans,  et  je  m'affaissai  contre  le  mur  du  corridor. 

Mon  père  me  trouva  évanouie,  froide,  la  tète  cachée  sous  mes  cheveux  épars. 

Souffres-tu?  medemanda-t-il  avec  inquiétude. 

—  Le  froid  m'a  saisie,  répondis-je. 

La  chaleur  était  extrême.  Mon  père  hocha  la  tête.  J'avais  le  délire.  Quand  je 
me  réveillai  de  ma  douleur,  l'anneau ,  que  je  ne  croyais  pas  avoir  accepté,  serrait 
un  de  mes  doigts  de  son  cercle  d'or,  et  je  le  portai  frénétiquement  à  mes  lèvres. 

E."HMANUEL  GONZALÈS. 


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DIRECTION      RUE     DHANOVRt.17 

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LA   SYLPHIDE.  lOl 

IX. 

H'"  Anna  Thillon. 

u  commencement  de  la  Restauration,  une  très  hono- 
rable famille  anglaise,  dont  la  fortune  avait  été  grave- 
ment compromise  par  les  dernières  guerres  de  l'Em- 
pire, vint  s'établir  au  Havre.  Cette  famille,  dont  le 
chef  était  mort  aux  Indes,  se  composait  d'une  mère 
et  de  ses  deux  filles,  l'une  fort  jeune,  l'autre  encore 
enfant.  Par  un  de  ces  hasards  que  la  Providence  jette 
au  milieu  des  actes  les  plus  ordinaires  de  notre  vie 
pour  contribuer  à  l'exécution  suprême  de  ses  des- 
seins, le  banquier  chargé  du  soin  des  revenus  de  cette  intéressante  famille,  était 
président  de  la  Société  philharmonique,  récemment  fondée  au  Havre  parM.  Thil- 
lon, chef  d  orchestre  du  théâtre.  Peu  à  peu,  les  rapports  du  financier  avec  ses 
clientes  s'entourèrent  de  je  ne  sais  quels  charmes  sympathiques  qui  en  firent  un 
ami  de  la  maison.  A  force  d'admirer  chaque  jour  ces  deux  blondes  filles  aussi 
belles  que  rêveuses,  il  sut  que  Tainée,  élève  de  Cramer  et  des  autres  grands 
maîtres  de  l'époque,  possédait  déjà  un  fort  remarquable  talent  sur  le  piano,  et 
que  la  cadette,  trop  jeune  pour  avoir  aucune  vocation  bien  décidée,  au- 
cune notion  précise  de  l'art,  se  plaisait  à  gazouiller  incessamment,  sans  but,  et 
comme  une  véritable  fauvette  qu'elle  était.  —  Un  jour,  entre  autres,  à  Londres, 
tandis  qu'elle  chantait,  sans  y  songer,  la  ballade  li'Obéron,  un  homme  qui 
passait  demanda  la  permission  d'entrer,  prit  la  petite  fille  sur  ses  genoux,  puis, 
entre  deux  baisers  pleins  d'elïusion,  lui  dit  : 
—  Bel  ange,  tu  seras  artiste  ! 

L'homme  portait  le  nom  illustre  de  Carle-Maria  de  \>'eber,  et  il  mourut  peu  de 
temps  après  ;  l'enfant  s'appelait  Anna. 

Le  banquier  donc  ne  manqua  point  d'apprendre  à  >L  Thillon  ce  qu'il  savait 
de  ces  deux  jeunes  et  intéressantes  musiciennes,  et  M.  Thillon,  à  son  tour,  brûla 
du  désir  de  les  connaître.  Les  liaisons  se  font  vite  en  provmce,  surtout  entre  ar- 
tistes et  gens  de  cœur  :  le  chef  d'orchestre  de  la  Société  philharmonique  ne  tarda 
pas  à  être  aussi  bien  accueilli  de  la  famille  anglaise  que  le  banquier  lui-même. 
Les  dispositions  précoces  de  la  petite  Anna  et  les  merveilleuses  qualités  de  voix 
qui,  prématurément  se  développaient  en  elle,  le  surprirent  au  point  qu'il  de- 
manda, comme  une  grâce,  à  sa  mère,  de  diriger  son  éducation  musicale.  Cepen- 
dant Anna,  dont  le  cœur  s'échauffait  de  plus  en  ])lus  au  contact  du  feu  sacré 
faisait  des  progrès  rapides;  l'étude  fécondait,  épanouissait  dans  une  sève  exubé- 
rante ces  semences  précieuses  que  la  nature  avait  mises  en  elle.  Bientôt  elle  en 
sut  assez  pour  se  faire  entendre,  avec  sa  sœur,  à  la  Société  philharmonique  où 
l'on  applaudit,  tout  à  la  fois,  le  talent  miraculeux  et  les  grâces  enfantines  des 
deux  blondes  filles  d'Albion.  Ce  fut  un  beau  jour  que  celui-là,  car  de  cet  instant, 


103 


L^  syLPniDE. 


la  jeune  virtuose  tressaillant  sous  le  tumulte  magnétique  des  bravos,  posa  un  pied 
sur  l'avenir,  en  murmurant  au  fond  de  son  cœur  :  —  Il  m'appartient. 

Qu'ajouterai-je?  Avec  chaque  nouveau  soleil ,  M.  Thillon  voyait  grandir  son 
Anna  en  savoir  et  en  beauté  ;  si  bien  qu'un  soir  il  tomba  en  adoration  devant 
elle,  à  l'exemple  de  Pygmalion  devant  sa  statue,  et  demanda  sa  main.  Mais  la 
blonde  Anna,  devenue  femme,  ne  s'était  pas  pour  cela  complètement  faite  artiste, 
du  moins  au  gré  de  son  mari;  et  M.  Thillon,  à  tous  les  désirs  de  son  épouse 
chérie,  qui  se  sentait  violemment  entraînée  vers  le  théâtre,  lui  manifestait  des 
craintes,  exagérées  sans  doute,  mais  qui  faisaient  de  profondes  blessures  aux  es- 
pérances de  l'artiste.  Lasse  enfin ,  non  pas  de  travailler  toujours  ,  mais  de  tou- 
jours attendre,  M"""  Anna  Thillon  dit  à  son  maître  : 

Essayons  !  J'ai  du  courage  et  de  la  confiance  pour  nous  deux  et  il  me  tarde 

de  connaître  le  dernier  mot  de  ma  destinée. 

Us  partirent  donc  pour  Clermont ,  pèlerins  de  l'amour  et  de  l'art ,  tout  pleins 
des  souvenirs  du  passé,  des  émotions  ineffables  du  présent,  et  s' abandonnant  du 
fond  de  l'ame  aux  rêves  de  l'avenir.  —  Durant  six  mois  ,  M""^  Thillon  ,  fauvette 
égarée  loin  de  son  nid  ,  remplit  les  montagnes  de  l'Auvergne  de  ses  douces  can- 
tilènes  ;  mais  par  delà  les  montagnes  ,  par  delà  les  vallées ,  sa  voix  avait  un 
écho  ,  et  Ponchard  ,  frère  du  chanteur  et  directeur  du  théâtre  de  Nantes,  accou- 
rut bien  vite  pour  lui  faire  signer  un  engagement  dans  sa  troupe. 

C'est  seulement  à  Nantes  que  M"'  Anna  Thillon  a  pris  sur  la  scène  le  rang  qui 
convient  à  son  originalité  si  suave,  à  son  talent  si  frais.  Pendant  deux  ans  ,  les 
Nantais  n'ont  pas  cessé  de  l'applaudir  dans  les  rôles  de  l'opéra-comique  et  du 
"rand  opéra  qu'elle  a  abordé  avec  un  égal  bonheur  :  l'Ambassadrice  et  le  Cheval  de 
/Jronie  étaient  surtout  ses  triomphes,  et  elle  a  laissé  dans  le  Barbier,  le  Mauvais 
OEil,  la  Juive  et  le  Domino  noir  de  très  gracieux  souvenirs.  —  Le  départ  de 
M"'  Thillon  fut  considéré  par  la  jeunesse  dorée  et  par  les  amateurs  du  théâtre  de 
Nantes  comme  ime  calamité  publique.  Mais  un  pareil  talent,  ainsi  à  son  début 
et  dans  toute  la  fraîcheur  de  ses  années  premières,  ne  pouvait  demeurer  en  pro- 
vince et  M.  Auténor  .loly  eut  hâte  de  l'attacher  au  théâtre  de  la  Renaissance. 

Ici  commence,  à  vrai  dire,  l'histoire  artistique  de  Mme  Anna  Thillon  ;  en  moins 
de  troisannécs, cette  blanche  étoile  de  l'Opéra-Comique  avait  opéré  sa  révolution, 
elle  avait  parcouru  ce  cercle  sacramentel  dont  Paris  est  le  dernier  point;  ainsi 
tous  ses  efforts  et  ceux  de  son  mari,  ainsi  toutes  leurs  espérances  communes 
s'étaient  magnifiquement  réalisées.  Car  ce  serait  une  injustice  de  passer  sous 
silence  la  part  réelle  que  peut,  que  doit  même  revendiquer  M.  Thillon  dans 
les  succès  de  sa  femme.  Il  ne  faut  point  oublier  qu'il  a  été  son  seul  maître  ,  au 
Havre,  à  Clermont  et  à  Nantes  ;  que  c'est  lui  qui  lui  a  tout  enseigné,  depuis  le 
chant  et  les  traditions  scéniques,  jusqu'à  la  langue  française,  dont  elle  ne  connais- 
sait encore  que  quelques  mots,  mémo  après  son  mariage.  Toutefois,  la  venue  de 
Mme  Thillon  ne  pouvait  être  un  événement  dans  une  ville  comme  Paris,  qui  fait 
tiint  de  bruit  à  elle  seule,  qu'elle  ne  peut  entendre  les  bruits  qui  s'élèvent  autour 
d'elle.  Quand  la  jeune  cantatrice  parut  dans  Lady  Melvil,  il  y  eut  dans  la  foule 
une  sorte  de  murmure  approbateur.  —  D'où  vient-elle?  comment  se  nomme- 

t_elle? C'était  déjà  la  moitié  d'une  réputation.  —  L'Eau  merveilleuse  fut  pour 

MmeThillon  une  occasion  admirable  de  déployer  tout  ce  qu'il  y  a  en  elle  de  co- 
quetterie charmante  et  d'esprit.  On  ne  demanda  plus  d'où  elle  venait,  mais  tout 


I.A   SYLPHIDE. 


10» 


le  monde  voulut  aller  la  voir  et  l'entendre,  et  Gavarni  croqua  sa  silhouette,  en 
attendant ,  ce  qui  lui  arrivera  un  de  ces  jours,  que  Dantan  moule  sa  statuette. 
Aujourd'hui  c'est  le  tour  de  doux  de  nos  amis,  Jules  Bourgarel  et  Charles  Vogt , 
jeunes  artistes  d'imagination  et  de  cœur,  qui  viennent  d'achever  son  portrait 
d'une  ressemblance  adorable  *.  —  Vint  ensuite  Lucie  de  Lammermoor,  et  l'opéra 
deDonizetti,  cela  est  incontestable,  a  fait  la  fortune  artistique  de  Mme  Thillon, 
qui  elle-même  a  procuré  pendant  quelques  mois,  dans  son  rôle  de  Lucie  et  dans 
ses  deux  rôles  de  la  Chaste  Su:anne,dei  recettes  considérables  à  ce  pauvre  théâtre 
de  la  Renaissance,  qui,  malgré  cela,  n'a  pu  vivre,  parce  que  dès  son  premier  jour, 
il  avait  été  frappé  de  discrédit  et  d'impuissance  en  réalisant  la  province  au  milieu 
de  Paris.  —  Après  le  désastre  de  la  Renaissance,  l'Opéra-Comique  a  songé  à  at- 
tirer à  lui  le  débris  charmant  qui  errait  çà  et  là  dans  nos  chefs-lieux  de  France  au 
soulHe  capricieux  du  destin. 

L'Opéra-Comique  est  selon  moi  la  dernière  phase  ascendante  de  la  fortune  de 
Mme  Thillon.  La  ydge,  rajeunie  pour  elle  par  M.  Auber,  nous  l'a  montrée  ce 
(ju'elle  est,  ce  que  je  lui  souhaite  do  toujours  être,  gracieuse,  enjouée,  blonde  et 
belle,  affichant  quelquefois  un  adorable  embarrasde  gestes  et  de  paroles,  chantant 
et  vocalisant  avec  une  grâce  et  une  légèreté  qui  lui  sont  propres,  en  un  mot,  ayant 
son  talent ,  son  individualité,  sa  réputation  et  son  succès  à  elle.  C'est  une  de  ces 
natures  privilégiées  et  rares  qui  possèdent  une  double  puissance  sur  le  public.  On 
est  subjugué  par  la  beauté  de  Mme  Thillon  avant  de  l'être  par  sa  voix,  et  elle  n'a 
point  encore  ouvert  la  bouche  qu'on  a  envie  décrier  bravo  !  à  ses  lèvres  de  corail 
et  à  ses  grands  yeux  de  velours.  —  Deux  opéras  nouveaux,  dit-on,  s'achèvent  ex- 
près pour  sa  voix  ;  en  attendant,  sans  cesser  de  travailler  avec  son  mari.  M"'»  Anna 
Thillon  prend  des  leçons  de  trait  de  Bordogni,  et  déjà  l'on  a  pu  se  convaincre  . 
dans  son  passage  de  la  Renaissance  à  l'Opéra-Comique,  des  progrès  notables  que 
lui  a  fait   faire  l'habile  professeur  italien.  C'est   dans  la  salle  où  chantèrent 
M""  Favart  et  Saint-Aubin  ,  belles  toutes  deux,  toutes  deux  gracieuses  et  spiri- 
tuelles, qu'il  convenait  que  Mme  Anna  Thillon,  blonde  fée  au  long  regard,  à  la 
voix  angélique ,  leur  sœur  peut-être  ,  dans  cette  relation  intime  et  mystérieuse 
des  générations  entre  elles,  vînt  enchanter  nos  oreilles  et  charmer  nos  cœurs,  à 
cette  même  place  où  un  demi-siècle  auparavant,  nos  pères  tressaillaient  d'aise 
et  battaient  des  mains.  Levez-vous  donc,  ombres  tutélaires  de  Clairval,  de  Michu, 
de  Narbonne  et  de  Chenard  ;   vous  aussi,  blancs  fantômes  de  la  Dugazon  chérie, 
d'Adeline  sa  sœur  et  de  cette  Carline  qu'ils  aimaient  tant,  écartez  le  marbre 
rompu  de  vos  tombes,  soulevez  vos  gazons  flétris,  et  venez,  revêtus  de  vos  plus 
beaux  habits  de  fête,  parés  et  radieux  comme  aux  soirs  de  vos  plus  éclatans 
triomphes,  assister  au  spectacle  de  votre  doux  Opéra-Comique  qui  ressuscite 
sous  les  traits  divins  de  Mme  Anna  Thillon.  g.  glénot-lecointe. 


•  La  Sylphide  publie  aujourd'hui  même  ce  portrait ,  qui  est  sa  propriété. 


104  LA   SYLPHIDE. 


Théâtres. 


Il  n'a  été  question  durant  toute  celte  semaine,  dans  le  grand  monde,  que  de  la 
réouverture  de  l'Académie  royale  restaurée  par  MM.  Cambon  etCicéri,  et  de  la 
rentrée  de  Duprez.  I.e  manque  d'espace  nous  force,  à  notre  grand  regret,  d'a- 
journer l'article  que  nous  avions  préparé  sur  cette  réouverture.  Réservant  donc 
notre  jugement  et  notre  critique,  nous  nous  bornerons  pour  aujourd'hui  à  cons- 
tater que  la  salle  rajeunie  de  l'Opéra,  qui  est  d'une  extrême  richesse,  sinon  d'un 
goût  parfait,  était  comble  aux  deux  premières  représentations  de  Duprez  ,  les 
Martyrs  et  les  Huguenots.  Duprez  a  encore  chanté  Guillaume  vendredi  ;  par 
conséquent,  il  a  paru  trois  fois  en  huit  jours;  il  semble  que  c'est  beaucoup  trop. 
Quoi  qu'il  en  soit ,  Duprez  nous  est  revenu  avec  sa  voix  bien  reposée ,  plus 
fraîche,  plus  vibrante  et  plus  dramatique  que  jamais.  Duprez  est  le  premier  chan- 
teur du  monde.  Il  est  juste  de  comprendre  dans  nos  éloges  le  beau  talent  et  la 
voix  si  souple  et  si  perlée  de  Mme  Gras-Dorus.  On  ne  saurait  trop  le  répéter,  la 
fortune  de  la  direction  actuelle  de  l'Opéra  est  tout  entière  entre  les  mains  de  ces 
deux  grands  artistes. — M'ieJulian  a  fort  bien  chanté  le  rôle  de  Valentine  ,  il  lui 
manque  encore  l'énergie  et  l'ame;  espérons  que  ces  deux  qualitéslui  viendront. — 
Dérivis,  dans  le  rôle  du  comte  de  Nevers ,  a  fait  beaucoup  de  plaisir,  à  l'inverse 
de  Serda,  qui  a  chanté  ou  plutôt  déchanté  comme  on  ne  se  le  permet  pas  en  pro- 
vince.—  On  annonce  que  Duprez  va  aborder  Robert;  c'est  à  coup  sûr  un  nou- 
veau triomphe  qu'il  se  prépare,  car  Duprez  n'est  pas  homme  à  se  fourvoyer.  — 
Mlle  Rachel  est  à  Lyon  ,  où  elle  obtient  les  plus  grands  succès.  —  Aux  Varié- 
tés, toujours  du  monde  en  dépit  de  la  chaleur.  —  M.  Roger  de  Reauvoir  achève, 
pour  le  théâtre  de  la  place  de  la  Bourse,  une  pièce  tirée  du  charmant  roman  qu'il 
a  publié  dans  le  Siècle,  sous  le  titre  du  Neveu  du  Meunier.  Il  ne  fallait  rien  moins 
qu'un  écrivain  et  un  homme  d'esprit  comme  M.  Roger  de  Reauvoir  pour  rendre 
à  la  joie  et  au  succès  ce  triste  théâtre  qu'on  nomme  le  Vaudeville.  **' 

Concerts  et  fètea  d'été. 

La  foule  profile  des  derniers  jours  que  la  bande  noire  des  entrepreneurs  et  des 
maçons  laisse  à  ce  beau  parc  de  Tivoli  qui,  bientôt,  disparaîtra  pour  faire  place 
à  un  quartier  nouveau,  comme  a  disparu  l'ancien  Tivoli  sur  les  gazons  duquel 
s'est  élevé  la  rue  de  Londres  et  les  bureaux  du  chemin  de  fer  de  Saint-Germain. 
Il  y  avait  affluence  ces  deux  derniers  dimanches,  et,  sans  aucun  doute,  si  le 
temps  le  permet,  la  réunion  sera  nombreuse  et  brillante  à  la  fête  italienne  qu'on 
nous  prépare  pour  samedi  22  août.  M.  Pontet,  le  directeur  de  Tivoli,  n'épargne 
aucune  peine,  aucune  dépense,  pour  que  son  magnifique  jardin  devienne  le  ren- 
dez-vous de  la  bonne  et  de  l'élégante  société.  —  Ce  que  nous  venons  de  dire  des 
fêtes  de  Tivoli,  s'applique  également  à  celles  du  Ranelagh  qui  n'a  plus,  lui  aussi, 
que  quelques  bals  à  offrir  à  ses  nombreux  habitués.  —  Les  mercredi,  vendredi  et 
dimanche  les  concerts  Vivienne  continuent  à  être  très  fréquentés,  et  l'orchestre 
de  M.  Fessy  ne  cesse  de  faire  des  progrès  en  exécution  et  en  ensemble.  L'admi- 
nistration des  concerts  Vivienne  annonce  depuis  quelque  temps  sur  son  affiche 
une  fête  de  nuit ,  que  nous  aurons  sans  doute  au  premier  soir,  et  qui  nous  donnera 
un  avant-goùt  des  joyeuses  fêtes  de  l'hiver. 


LA  SYLPHIDE 


DIRECTION,    RUL    P'HANOVRE   ,    17. 


LA   SYLPHIDE. 


I0& 


A  Uadame  ' 


39  août. 


E  me  sens  l'esprit  tout  disposé  à  vous  parler 
modes  aujourd'hui,  Madame,  et  à  entrer  avec 
vous  dans  les  détails  minutieux  de  mon  avant- 
dernière  lettre.  Il  me  semble  que  vous  en  tirâtes 
un  assez  bon  profit,  pour  que  je  ne  craigne 
point  de  vous  en  envoyer  une  pareille.  Quoique 
nous  soyons  fort  pauvres  en  modes  à  cette 
heure,  la  réouverture  de  l'Opéra  a  cependant 
fait  éclore  quelques  jolies  choses.  J'ai  remar- 
qué de  petits  chapeaux  en  crêpe  à  bords  relevés 
et  ornés  de  plumes,  qui  me  révélaient  le  talent 
de  M"^  Lejay,  dont  l'ancienne  maison,  en  sui- 
vant la  nouvelle  impulsion  et  en  quittant  le  rez- 
de-chaussée  pour  le  premier,  a  prouvé  que 
l'adoption  des  idées  nouvelles  était  compatible  avec  le  goût  distingué  que  l'on  a 
toujours  remarqué  dans  ses  modes.  M°"  Lejay  avait  fait  aussi  pour  cette  solen- 
nité des  capotes  de  gaze  toute  diaphane  ornées  déplumes  posées  à  plat.  Les 
coifîures  en  dentelles  et  fleurs  dominaient  ;  ces  coiffures  se  posent  toujours  for! 
en  arrière  et  les  fleurs  touchent  le  menton  ;  la  plupart  de  ces  bonnets  ont  des 
barbes  qui  descendent  presque  au  bas  du  buste.  J'ai  aperçu  un  bonnet  en  den- 
telles noires  de  deuil,  orné  de  la  rose  violette  de  M°"  Lainné,  qui  était  d'un  très 
bon  effet.  On  fait  dans  ce  moment  de  fort  jolis  chapeaux  en  paille  d'Italie,  dont 
je  vais  essayer  de  vous  donner  la  description:  la  passe  est,  comme  elles  le  sont 
toutes,  assez  courte  du  front,  très  descendante  des  côtés,  et  coupée  carrément  : 
un  tout  petit  liseré  de  velours  borde  cette  passe  et  une  bande  de  velours  de  la 
largeur  de  deux  doigts  est  appliquée  dessus  à  la  distance  d'un  doigt  du  bord  ; 
un  biais  de  velours  en  torsade  est  gracieusement  posé  sur  le  fond  du  chapeau  et 
vient  faire  un  nœud  écharpe  sur  le  côté  ;  le  bavolet  est  également  en  velours  ; 


106 


LA  SYLPHIDE. 


le  complément  de  ce  chapeau  vraiment  élégant  est  un  oiseau  de  paradis  ;  les 
velours  foncés  sont  seuls  bien  employés  pour  les  modes:  gros-bleu,  gros-vert, 
grenat  marron,  sont  à  peu  près  les  seules  nuances  distinguées.  Pour  le  matin, 
on  fait  des  coiffes  de  lingerie  en  dentelles,  tulles  et  rubans,  auxquelles  on  lâche 
de  donner  une  forme  campagnarde  en  élevant  un  peu  le  fond  et  en  laissant  les 
papillons  presque  plats.  Je  ne  terminerai  point  ce  paragraphe  de  coiffures  sans 
vous  parler  de  M""  Laure  Farcoz ,  modiste  à  laquelle  on  s'accorde  généra- 
lement à  trouver  beaucoup  de  goût  ;  nul  doute  que  son  mérite,  qui  est  réel,  ne 
la  conduise  bientôt  dans  la  route  que  parcourent  déjà  no«  notabilités  fashiona- 
bles  ;  il  n'y  a  rien  de  tel  que  de  bien  faire  pour  arriver  au  pinacle.  —  On  porte 
des  redingotes  en  gros  de  Naples  rayé  couleur  sur  couleur,  qui  sont  fort  jolies  ; 
le  corsage  est  à  dos  plat,  les  devans  plissés  de  l'épaule  jusqu'à  la  ceinture  ;  la 
jupe,  excessivement  ample  et  longue,  est  ouverte  devant,  et  les  deux  montans 
garnis  d'une  grosse  ruche  chicorée  en  étoffe  laissant  apercevoir  une  jupe  d'or- 
gandi garnie  d'un  seul  volant  assez  bas,  festonné  à  dents  de  loup  et  tuyauté  au 
gros  fer  ;  le  haut  des  poignets  et  le  haut  des  manches  est  orné  de  ruches  pa- 
reilles à  celles  qui  garnissent  le  devant  de  la  jupe,  mais  moins  grosses  ;  la  taille 
est  serrée  par  une  longue  ceinture  de  rubans  assortis  de  couleur  à  la  robe.  La 
même  façon  de  robe  se  porte  en  mousseline  blanche  avec  des  ruches  de  tulle, 
ou  quelquefois,  ce  qui  est  fort  élégant,  les  devants  de  la  redingote,  et  souvent 
tout  le  tour,  sont  ornés  d'une  haute  broderie  en  laine  verte  ou  de  couleurs  va- 
riées 5  on  les  porte  aussi  brodés  en  blanc.5  avec  cette  toilette,  lorsqu'elle  est 
toute  blanche,  les  rubans  écossais  ou  chinés  sont  indispensables  ;  on  cherche 
alors  à  les  assortir  à  la  nuance  du  chapeau  ou  de  l'écharpe.  Lorsque  ces  redin- 
gotes sont  en  mousseline,  on  garnit  le  haut  du  corsage  d'une  petite  ruche  en 
tulle  ou  d'une  dentelle  descendant  en  colerette  :  lorsqu'elles  sont  en  soie,  on 
porte  par  dessus  un  fichu  à  revers  dont  les  pointes  descendent  jusqu'à  la  cein- 
ture. Voilà  à  peu  près,  en  fait  de  robes,  la  seule  nouveauté  du  moment  ;  du  reste 
les  corsages  plats  à  cœur,  ceux  plissés  et  croisés,  ceux  plissés  droit,  se  soutien- 
nent toujours  ;  les  manches  offrent  toutes  les  dimensions,  depuis  celles  plates 
tout-à-fait  jusqu'à  celles  larges  et  flottantes  ;  les  canezous  blancs  et  transparens 
sont  plus  en  vogue  que  jamais;  et  les  jupes  offrent  toujours,  comme  garni- 
tures, les  volans ,  les  biais,  les  bouillons.  — La  mode  a  vraiment  une  élasticité 
toute  particulière,  et  elle  permet  de  porter  dans  ce  moment  tout  qui  sied  le 
mieux,  dans  les  formes  comme  dans  la  nature  des  étoffes  et  de  leurs  dessins. 
La  maison  Deslile,  qui  certes  est  une  autorité  dans  son  genre,  est  une  preuve 
évidente  de  ce  que  je  vous  dis  ;  là,  on  trouve  les  étoffes  les  plus  fêtées  par  nos 
grand'mères,  comme  celles  les  plus  nouvelles  de  nos  jours  :  lepékin  fleureté,  avec 
ces  colonnes  autour  desquelles  grimpent  ces  gracieuses  branches  de  feuillages  ; 
le  chiné,  le  flambé,  etc.,  sont  entassés  pêle-mêle  avec  le  pointillé,  X armure,  le 


LA   SYI.PHIDB. 


107 


barége,  le  satin  rachel  et  le  crêpe  mazagran  ;  soit  que  vous  soyez  grande  ou 
petite,  on  vous  offre  de  petits  ou  de  grands  dessins,  etl'onn'estastreintàaucun 
genre  particulier  ;  de  cette  facilité  à  se  mettre  selon  sa  tournure  et  son  visage, 
résulte  une  élégance  presque  générale  très  remarquable,  il  faut  maintenant 
qu'une  femme  ait  bien  mauvais  goût  pour  ne  point  savoir  choisir  sa  toilette. 
—  On  porte  pendant  les  grandes  chaleurs  des  écharpes  en  mousseline  ou  en  or- 
gandi toutes  garnies  de  dentelles  qui  sont  fort  élégantes  sur  les  toilettes  blanches; 
les  écharpes  l'emportent  décidément  sur  les  châles,  qui  cependant  vont  repa- 
raître avec  les  premiers  froids  ;  ce  sera  toujours  des  cachemires  ou  des  châles 
de  satin  et  de  velours  doublés. 

Les  gants  à  la  mode  sont  brodés  et  lacés,  d'autres  sont  fermés  au  poignet 
par  des  boutons  doubles  en  pierres  précieuses,  de  sorte  que  l'on  a  trois  ou  quatre 
paires  de  boutons  qui  servent  pour  tous  les  gants.  Permettez-moi  de  vous 
donner  ici  deux  ou  trois  modèles  de  toilettes,  qui  vous  montreront  en  gros,  ce 
que  je  viens  de  vous  décrire  en  détails.  —  Robe  du  matin  en  mousseline  ou 
cachemirienne  bleu  de  roi  ;  corsage  plat  montant ,  avec  quatre  rangs  de  bou- 
tons en  velours  noir  raontans  en  évantail ,  le  corsage  légèrement  à  pointe  ; 
manches  tout-à-fait  plates,  boutonnées  jusqu'à  la  moitié  de  l'avant-bras  par  des 
boutons  également  en  velours  noir  ;  petit  col  en  guipure  ;  chapeau  paillasson 
orné  de  velours  bleu  ;  manchettes  en  batiste  unie;  bottines-guêtres  noires.  — 
Toilette  de  promenade  du  soir  :  robe  de  mousseline,  la  jupe  garnie  de  trois 
volans,  ornés  en  bas  d'une  broderie  à  dessins  de  feuillages  courans  et  bordés 
d'une  petite  dentelle  ;  au  dessus  de  chaque  volant  une  broderie  faite  sur  le  corps 
de  jupe  et  pareille  à  celle  des  volans;  corsage  demi-guimpe ,  bouillonné  à  bra- 
celets brodés  ;  manches  demi-larges  ;  chapeau  en  paille  de  riz  orné  de  branches 
de  feuilles  de  chêne  et  de  glands  ;  longue  écharpe  de  soie  gros-vert  garnie  de 
hautes  franges-turques.  —  Toilette  de  dîner  :  jupe  en  organdi  rose,  garnie  de 
deux  volans  festonnés  à  larges  dents  ;  canezou  à  la  Victoria,  avec  garniture  de 
boutons  en  perles ,  manches  courtes ,  bouillonnées  justes  au  bras  ;  mitaine  de 
filet  blanc  brodées  en  or  ;  longue  et  flottante  ceinture  de  taffetas  rose  effilé; 
coiffure  en  cheveux,  avec  de  longues  épingles  vénitiennes  en  perles.  —  Toilette 
de  soirée  :  robe  en  organdi  brodée  de  gros  pois  en  coton  blanc  entourés  d'un 
cordonnet  en  or,  la  jupe  relevée  sur  le  côté  par  un  gros  bouquet  de  fleurs  des 
champs  ;  corsage  carré  et  plissé  décolleté,  garni  autour  en  haut  de  deux  bouil- 
lons d'étoffe  pareille  à  la  robe  et  séparés  par  un  chef  en  or  ;  les  manches  fort 
courtes,  ornées  de  deux  bouillons  pareils  à  ceux  du  corsage  ;  ceinture  flottante 
blanche  et  or  ;  gants  demi-longs,  bordés  d'une  petite  gance  d'or  terminée  par 
deux  glands  en  or  ;  coiffure  bandeaux  retenus  par  un  cercle  d'or  sur  le  front  ; 
dans  le  chignon ,  placé  très  bas  derrière  la  tête  ,  un  bouquet  de  fleurs  des 
champs.  Voilà,  madame,  quatre  ensembles  de  toilettes  où  vous  trouverez  de 


'98  LA   SYLPHIDE. 

quoi  glaner ,  en  les  imitant  vous  serez  sûre  d'être  en  harmonie  avec  la  parfaite 
compagnie  et  le  parfait  bon  goût.  Pas  n'est  besoin  d'ajouter,  que  pour  donner 
la  dernière  main  à  ces  parures,  la  sous-jupe  Oudinot  est  de  toute  nécessité. 
Une  spécialité  qui  doit  trouver  place  ici ,  Madame,  est  la  spécialité  embrassée 
par  M.  Tachy,  au  Père  de  famille.  M.  Tachy  a  réuni  dans  sa  maison  tout  ce 
qu'il  est  possible  d'imaginer  en  fait  d'objets  pour  confectionner  les  travaux  à 
l'aiguille  dont  il  est  tant  d'usage  pour  les  femmes  élégantes  de  s'occuper  main- 
tenant. Tous  les  ouvrages  en  tapisseries  ,  broderies  sur  cannevas  ou  sur  étoffe, 
bourses,  filets,  applications  de  velours,  broderies  en  laine,  soie,  chenille,  se 
trouvent  échantillonnés  chez  M.  Tachy;  ces  mêmes  ouvrages  sont  enseignés 
avec  un  soin  tout  particulier.  Entre  les  plus  commodes  et  les  plus  ravissantes 
chosesque  l'on  trouve  dans  la  maison  de  M.  Tachy,  je  citerai  ce  qu'il  appelle  une 
mercerie,  c'est  un  élégant  petit  coffre  où  est  renfermé  l'assortiment  le  plus 
complet  de  tout  ce  dont  une  femme  peut  avoir  besoin  pour  travailler  pendant  le 
courant  d'une  année  :  fil,  soie,  laine,  aiguilles,  épingles,  petits  instrumens  de 
travail,  dé,  ciseaux,  etc. ,  enfin  tout  ce  que  l'imagination  la  plus  ingénieuse  peut 
créer,  se  trouve  dans  ces  merceries,  auxquelles  le  nom  sied  à  ravir .  Viennent  en- 
suite les  sachets  magnifiques  pour  serrer  les  châles ,  les  mouchoirs  et  les  gants, 
sachets  parfumés  des  admirables  senteurs  de  Guerlain ,  dont  on  ne  saurait 
trop  recommander  l'usage  aux  belles  Parisiennes ,  qui  peut-être  négligent  trop 
l'usage  des  parfums.  M.  Guerlain,  les  sait  composer  d'une  manière  si  suave ,  il 
leur  laisse  si  bien  tout  l'arôme  de  la  fleur,  qu'il  semble  que  l'on  respire  le  par- 
fum d'un  bouquet  nouvellement  arraché  du  jardin.  De  cette  façon ,  les  éma- 
nations embaumées  des  compositions  de  M.  Guerlain  n'ont  point  le  danger 
d'agir  sur  les  nerfs,  au  contraire,  ils  entourent  d'un  prestige  plein  de  charme 
l'habitation  d'une  femme  distinguée  et  la  font  deviner  avant  de  la  voir.  L'habi- 
tude des  odeurs  est  très  en  usage  parmi  les  dames  anglaises,  prenons-leur  donc 
cette  mode,  à  elles  qui  nous  en  prirent  tant  d'autres.  J'arrive  au  bout  de  mon 
papier.  Madame,  sans  avoir  pu  vous  dire  un  mot  de  causeries,  je  me  réserve  ce 
plaisir  pour  la  prochaine  fois ,  ainsi  que  celui  de  vous  décrire  une  ravissante 
toilette  de  mariée  que  j'ai  vu  ce  matin  et  que  je  reverrai  ce  soir. 

Baronne  marie  de  l******. 


.\   SYLPHIDE. 


10!) 


UNE  CONFESSION. 

A  M.  le   comte  de  4.' 


ous  rappelez-vous,  mon  ami,  nos  conversations 
d'il  y  a  quelques  années  où  nous  jouions  avec  les 
idées  les  plus  saintes,  les  plus  sacrées  et  les  plus 
austères,  comme  des  écoliers  avec  leurs  cerceaux  et 
'eurs  toupies,  où,  sans  avoir  rien  vu,  rien  lu,  rien 
appris,  notre  imagination  courait  à  bride  abattue 
dans  le  champ  tout  grand  ouvert  des  témérités  con- 
temporaines. Quels  naïfs  malfaiteurs  nous  faisions  ! 
Quels  innocens  coupables,  en  vérité!...  Comme 
nous  étions  bien  les  fils  de  ce  quart  de  siècle  dont 
le  berceau  ,  comme  celui  de  Moïse  a  surnagé  à  la 
surface  des  eaux  après  la  tempête...  Génération  ex- 
piatoire qui  a  fait  ses  premiers  pas  au  milieu  des 
débris  d'une  société  disparue  et  qui  cherche  depuis 
vingt-cinq  ans  son  chemin  sans  pouvoir  le  trouver. 
-  Nos  pères,  vieux  soldats  qui  avaient  oublié  Dieu 
pour  l'Empereur,  nous  avaient  appris  autrefois,  en  nous  berçant  sur  leurs  genoux, 
les  chansons  de  Béranger  en  guise  de  prières  ;  nous  avions  bien  entendu  s'entre- 
choquer à  nos  oreilles  des  mots  étranges  de  liberté  et  d'indépendance,  et  pen- 
dant ce  temps-là,  les  vieilles  traditions  des  aveux  étaient  balayées  par  l'ouragan 
philosophique.  —  Dans  l'intervalle  qui  sépare  l'enfance  de  la  jeunesse,  nous 
avions  vu  tomber  une  couronne  et  toute  une  royale  génération  disparaître.  —  Le 
trône  avait  suivi  l'autel.  —  Les  rois  s'en  étaient  allés  après  les  dieux.  —  Et  nous 
autres,  héritiers  de  la  logique  voltairienne,  à  la  vue  de  cet  étrange  spectacle,  au 
lieu  de  pleurer  et  de  gémir,  nous  riions,  nous  chantions,  nous  trouvions  la  partie 
intéressante  et  nous  mettions  à  tort  et  à  travers  sur  la  rouge  ou  la  noire  de  cette 


Ce  fragment  esl  eitruil  d'un  roman  que  l'auteur  publiera  cet  hiver. 


110  LA   SYLPHIDE. 

roulette  des  événcmens.  Si,  par  hasard,  on  nous  parlait  de  Dieu,  nous  haussions 
les  épaules  et  nous  disions  comme  le  poète  :  //  n'est  jilus  rien  par  delà  les  étoiles; 
nous  savions  qu'il  ne  faut  que  trois  planches  de  sapin  pour  racommoder  un  trône  ; 
nous  injurions  les  femmes  sans  Souvenir  de  nos  mères,  nous  plaisantions  de  tout, 
nous  chantions  sur  tout,  nous  faisions  des  paradoxes  et  quelquefois  des  ca- 
lembours. 

Mais  comme  nous  avons  été  punis,  tous  tant  que  nous  sommes,  de  cette  folie 
et  de  ces  extravagantes  illusions!...  L'impitoyable  logique  des  faits  et  des  idées 
nous  a  forcés  de  rentrer  peu  à  peu,  chacun  à  son  tour,  dans  le  diflîcile  sentier 
des  obligations  humaines.  Le  premier  moment  de  délire  passé  et  l'âge  de  raison 
venu  quoiqu'un  peu  tard,  nous  avons  été  contraints  de  reconnaître  les  lois  éter- 
nelles qui  régissent  le  monde.  Les  Sicambres  de  vingt  ans  ont  courbé  la  tète  de- 
vant les  grandes  choses  autrefois  profanes  ;  extatiques  athées,  nous  avons  fris- 
sonné à  la  pensée  que  le  ciel  pouvait  être  vide. . .  Révolutionnaires  de  salon ,  nous 
nous  sommes  soumis  aux  idées  d'autorité  et  de  supériorité  sociales...  Don  Juans 
en  sucre  d'orge,  notre  ame  s'est  fondue  sous  le  regard  de  la  première  femme  qui 
a  bien  voulu  nous  sourire;  enfin,  mon  ami ,  il  faut  le  dire  ,  quoi  qu'il  en  puisse 
coûter  à  notre  amour-propre,  nous  sommes  meilleurs  que  nous  voulions  le 
paraître. 

Ainsi,  ne  pleurons  donc  plus  sur  nos  rêves  envolés,  sur  nos  croyances  éva- 
nouies, notre  ame  n'a  pas  perdu  l'épanouissement  des  premiers  jours,  et  elle 
abrite  encore  l'harmonieuse  couvée  des  illusions  de  la  jeunesse  ;  en  vain,  nous 
avons  voulu  arracher  brin  à  brin  les  premières  fleurs  de  la  vie,  elles  ont  rejeté  de 
plus  vigoureuses  pousses  sur  cette  terre  féconde  du  cœur  arrosée  par  nos  larmes. 
—  Le  bouclier  du  septicisme  nous  a  fatigués  sans  nous  défendre,  nous  l'avons 
délaissé  comme  une  armure  inutile;  l'homme,  quoi  qu'il  fasse,  est  toujours 
homme  et  il  ne  peut  échapper  à  la  domination  des  éternels  sentimens  que  Dieu 
a  déposés  en  lui. 

Vous  connaissez  ma  vie  dans  ses  plus  humbles  détails,  je  suis  arrivé  jusqu'à 
vingt-cinq  ans  sans  avoir  jamais  éprouvé  pour  les  femmes  autre  chose  qu'une 
curiosité  vague  et  observatrice.  Les  plus  belles,  et  les  plus  charmantes,  et  les  plus 
aimées  produisaient  sur  moi  le  même  effet  que  les  grandes  choses  de  l'art....  les 
belles  statues  par  exemple.  — Je  les  aimais  pour  la  beauté  plastique  des  foimes, 
la  grâce  des  contours,  la  sévérité  du  dessin  ;  j'avais  pour  ces  créatures  si  frêles, 
si  délicates  et  si  gracieuses  une  sorte  d'admiration  payenne,  un  amour  de  peintre 
et  de  statuaire....  Je  me  souviens  d'avoir  dit  un  jour  à  un  amoureux  qui  me 
montrait  la  femme  de  ses  rêves:  — Mon  cher  monsieur,  elle  est  belle,  mais  les 
épaules  sont  mauvaises  et  le  bras  n'est  pas  attaché... — En  un  mot,  je  n'avais  jamais 
compris  dans  toute  sa  plénitude  ce  sentiment  divin  qui  s'appelle  l'amour....  et 
qui  transporte  la  pensée  dans  les  plus  lointaines  sphères  de  l'idéalité....  J'étais 
fier  de  mon  indifférence  philosophique  et  vraiment  il  y  avait  de  quoi...;  car  j'a- 
vais vu  avec  le  calme  et  le  sang  froid  d'un  artiste  qui  contemple  un  tableau,  les 
femmes  les  plus  renommées  de  la  société  parisienne.  Je  les  avais  toutes  analy- 
sées comme  on  fait  d'une  étude  académique,  notant  les  défauts,  signalant  les 
qualités  et  ne  comprenant  de  la  femme  que  le  côté  matériel,  à  la  manière  des 
Orientaux.  Jusque  là,  comme  vous  voyez,  les  femmes  n'avaient  été  pour  moi 
qu'un  objet  de  curiosité  toujours  nouvelle,  quelque  chose  de  suave  comme  une 


LA   SYLPUIOE. 


111 


fleur  et  de  moins  beau  que  les  Vénus  grecques.  J'étais,  selon  que  vous  lejugerez 
convenable,  un  stupidc  nabab  indien  ou  un  jeune  payen  du  temps  d'Alcibiade. 

Cette  appréciation ,  quelque  ridicule  qu'elle  puisse  paraître,  n'a  rien  d'exagéré  : 
jamais  le  regard  ou  le  sourire  d'une  femme  ne  m'avaient  fait  frissonner  ;  jamais 
je  n'avais  connu  ces  longues  cslases,  ces  mystiques  élans  de  l'ame  à  travers  les 
nuages  d'or  de  l'infini.  Je  me  demandais  quelquefois  la  cause  des  larmes  de 
Saint- Preux,  et  je  ne  comprenais  rien  à  la  douloureuse  mélancolie  d'Obermann. 

Il  y  a  deux  mois  environ,  je  fus  présenté  à  Mme  Je  X.,  que  je  ne  connaissais 
pas...  C'est  une  femme  du  ton  le  plus  aimable,  dont  la  beauté  ne  frappe  pas  tout 
d'abord  quoiqu'elle  soit  d'une  nature  très  distinguée.  —  Mme  de  X.  est  grande, 
bien  faite  et  a  dans  son  maintien  une  dignité  facile  qui  n'a  aucun  rapport,  je  vous 
prie  de  le  croire,  avec  la  raideur  des  grandes  duchesses  de  l'arrière-boutique;  sa 
figure  pâle  est  empreinte  d'une  rêveuse  tristesse  qui  la  fait  aimer  à  la  première 
vue. — J'éprouvai,  aussitôt  que  je  la  vis,  une  émotion  indéfinissable  dont  je  ne 
saurais  pas  encore  me  rendre  compte,  et  lorsque,  pour  la  première  fois,  son  re- 
gard rencontra  le  mien,  je  baissai  les  yeux  involontairement  et  me  pris  à  rougir 
sans  savoir  pourquoi  ;  vousl'avouerai-je,  mon  ami,  en  dix  minutes  j'étais  changé. 
Je  ne  vous  dirai  pas  par  quels  secrets  rapports  s'était  opérée  cette  subite  trans- 
formation, mais  ce  qui  est  bien  certain,  c'est  que,  lorsque  je  quittai  Mme  de  X..., 
j'en  étais  profondément  amoureux. 

Quel  philosophe  !  quel  grand  connaisseur  du  cœur  humain  pourra  venir  ex- 
pliquer le  mystère  de  l'amour.'  Est-ce  un  sentiment  immortel  qui  sommeille 
dans  le  cœur  de  l'homme  et  se  développe  sous  l'influence  d'un  regard  comme  la 
fleur  entrouvre  son  calice  aux  premiers  baisers  du  soleil?  Est-ce  un  vulgaire 
caprice  qui  naît  de  rien  et  qui  meurt  de  tout?  Est-ce  une  certaine  disposition  de 
l'ame  qui  se  sent  attirée  vers  une  autre  ame  par  ce  fluide  aimanté  dont  parle'nt  les 
mystiques?  Résoudra  qui  pourra  le  problème.  Saint  Martinet  Emmanuel  Swen- 
denborg  se  sont  perdus  dans  les  détours  des  digressions  psychologiques  pour  ex- 
pliquer ce  phénomène  inexplicable.  Tous  les  grands  sentimens  ont  une  source 
inconnue.  L'idée  de  l'amour  échappe  à  l'analyse  comme  l'idée  de  Dieu. 

Dans  les  quinze  jours  qui  suivirent  cette  première  entrevue  ,  j'éprouvai  un 
bien-être  inconnu  ;  je  me  sentais  attaché  à  la  vie  par  im  lien  invisible.  J'étais 
débarrassé  de  ces  idées  mélancoliques  dont  le  retour  périodique  accablait  mon 
ame.  Ma  pensée.'qui,  depuis  quelques  années,  retombait  continuellementsur  elle- 
même  comme  le  rocher  de  Sysiphe ,  s'était  élancée  tout  d'un  coup  vers  cette 
femme  céleste  rencontrée  par  hasard.  Je  la  voyais  partout  et  toujours,  avec  ses 
joues  pâles,  ses  cheveux  noirs  et  ses  yeux  dont  le  regard  pénétrait  si  avant  dans 
mon  cœur.  Je  ne  vivais  plus  que  par  elle  et  pour  elle...;  et  je  l'associais  malgré 
moi  à  tous  les  actes  de  ma  vie.  En  songeant  à  Mme  deX...,  je  bâtissais  les  rêves 
les  plus  étranges  etles  plus  enthousiastes.  J'aurais  fait  dix  lieues  pour  lui  apporter 
la  fleur  qu'elle  aimait...  J'aurais  donné  quinze  années  de  ma  vie  pour  causer  une 
heure  avec  elle  ;  je  me  sentais  cette  foi  robuste,  cette  foi  héroïque  dont  parle  l'E- 
criture ;  celte  foi  qui  soumet  tout,  qui  exhausse  les  vallées  et  applanit  les  mon- 
tagnes. 

J'allai  la  revoir  plusieurs  fois  ;  elle  me  recevait  avec  cette  grâce  qui  ne  l'aban- 
donne pas  un  instant;  elle  me  parlait  de  ses  jours  d'enfance,  des  douleurs  de  sa 
jeunesse  et  des  religieuses  coutumes  de  sa  Bretagne  ;  le  timbre  métallique  de  sa 


112  LA   SYLPHIDE. 

voix  résonnait  à  mon  cœur  comme  une  musique  bien-aimée.  J'étais  si  ému  que 
je  craignais  de  ne  pouvoir  retenir  mes  larmes  dans  mes  paupières  ;  quelquefois 
j'aurais  voulu  tomber  à  ses  genoux,  lui  demander  pardon  de  mon  amour  et  don- 
ner un  libre  cours  à  mes  pleurs...  Mais  je  n'osais  remuer...;  j'articulais  des  mots 
sans  suite...  des  phrases  inachevées.  Je  balbutiais  comme  un  collégien  qui  récite 
sa  leçon;  je  me  trouvais  petit  et  je  me  méprisais  presque  en  me  comparante  elle. 
O  puissance  de  l'amour  î  est-ce  donc  un  de  tes  effets  d'enlever  à  l'homme  jusqu'à 
la  conscience  de  sa  propre  valeur  ! 

Quand  je  revenais  chez  moi,  j'étais  triste  et  désolé...  son  image  me  poursuivait 
partout...  En  vain  je  voulais  l'engloutira  tout  jamais  dans  l'oubli  le  plus  profond 
de  mon  cœur,  cette  image  douce  et  pâle  reparaissait  toujours  à  la  cîme  de  mes 
souvenirs.  Bientôt  ma  souffrance  devint  si  insupportable,  que  je  m'habituai  à 
regarder  cet  amour  comme  une  expiation...  Quelquefois,  je  rappelais  à  moi  toute 
mon  énergie,  je  me  relevais  pour  lutter  contre  la  domination  tyrannique  de  cette 
pensée  toujours  présente...  Je  faisais  des  efforts  inouïs  pour  terrasser  cet  impla- 
cable souvenir,  mais  cette  révolte  impuissante  ne  servait  qu'à  me  donner  une 
idée  de  ma  faiblesse.  J'étais  conijneun  esclave  qui  a  tenté  de  briser  ses  chaînes  et 
qui  retombe  plus  triste  et  plus  énervé  qu'auparavaut. 

Un  soir,  je  résolus  de  tenter  un  grand  coup....  Je  me  connaissais  assez  pour 
savoir  que  je  n'oseraisjamaislui  parler  de  mon  amour. — Je  pris  un  terme  moyen 
et  je  lui  écrivis  ;  oui ,  mon  ami ,  je  lui  envoyai  une  lettre  par  la  poste,  comme  un 
clerc  de  notaire  ou  un  sous-lieutenant  d'infanterie...  Cette  lettre,  maintenant 
que  j'y  songe,  était  un  vrai  chef-d'œuvre  de  stupiditésentimentale. — Je  lui  adres- 
sai quatre  pages  de  banalités  qu'elle  aura  sans  doute  à  peine  parcourues...  et  j'a- 
vais tout  un  poème  dans  mon  cœur...  Le  lendemain,  je  pris  mon  courage  à  deux 
mains,  je  retournai  chez  elle,  elle  m'accueillit  comme  par  le  passé,  me  parla  de 
ma  lettre  et  m'engagea  à  renoncer  à  mes  enfantillages...  Je  ne  sais,  en  vérité  ce 
que  je  lui  répondis  tant  j'étais  troublé  et  hors  de  moi mais  je  suis  à  me  de- 
mander aujourd'hui  comment,  en  la  quittant,  je  ne  me  suis  pas  fait  sauter  la 
cervelle. 

A  l'heureoù  je  vous  écris,  elle  a  quitté  Paris;  elle  est  allé  passer  les  der- 
niers jours  de  la  belle  saison  dans  un  château  de  la  Beauce  ou  de  la  Normandie. 
Si  nous  étions  encore  au  temps  des  transformations  pastorales,  je  crois  que  je 
me  déguiserais  en  paysan  pour  lavoir  glisser  le  soir  dans  quelque  allée,  rêveuse, 
respirant  les  parfums  des  premières  brises  de  l'automne ,  ou  suivant  d'un  œil 
distrait  les  ramiers  noirs  égarés  dans  l'azur  du  ciel. 

Après  son  départ ,  je  suis  allé  voir  la  maison  qu'elle  habitait  aux  environs 
de  Paris.  —  Je  ne  vous  dirai  pas  l'immense  tristesse  qui  s'empara  de  mon  ame  à 
la  vue  de  ces  contrevans  fermés,  de  ce  jardin  morne  et  solitaire  où  je  m'étais 
quelquefois  promené  avec  elle...  La  campagne  elle-même,  si  belle  et  si  florissante 
à  cette  époque  de  la  saison,  m'apparaissait  comme  une  de  ces  grandes  solitudes 
désolées  qui  semblent  frappées  parla  main  de  Dieu...  Je  restai  long-temps  à  con- 
templer cette  demeure  dont  l'aspect  abandonné  réveillait  en  moi  des  souffrances 
assoupies,  et,  vaincu  par  la  douleur,  je  m'enfuis  en  jetant  un  dernier  regard  sur 
ce  tombeau  de  mes  espérances. 

Je  ne  vous  demande  pas  ce  que  vous  penserez  de  moi  après  la  lecture  de 
cette  lettre,  vous  me  plaindrez  parce  que  vous  m'aimez  et  que  vous  savez  que  je 


LA   SVLPBIDB. 


113 


souflre Cet   amour  sans   espoir  est  si  profondément  enraciné  dans   mon 

cœur,  que  la  haine  et  même  le  mépris  de  Mn'e  de  X ne   pourraient  un  ins- 
tant l'ébranler  :  les  grandes  impressions  ne  meurent  pas  au  cœur  de  l'homme,  et 
la  souffrance  est  l'éternel  aliment  de  l'amour. 
Adieu,  ne  m'oubliez  pas  et  aimez-moi,  Arthur. 


EDM.  TEXIER-D  ARNOUT. 


Restauration  de   la  salle  de  l'Opéra. 


:j,-v_  L  est  incontestable  que  la  salle  de  l'Opéra, 
T^-:  restaurée ,  dorée  et  argentée  comme  elle 
"l'est  aujourd'hui ,  offre  un  aspect  majes- 
I,  tueux  et  solennel  :   le  premier  sentiment 
Si_i  '  que  l'on  éprouve  en  y  entrant  a  quelque 
I  chose  de  recueilli  et  de  grave;  ces  magnifiques  colonnes, 
ces  chapiteaux  et  ces  entablemens  qui  étincellent ,  ce 
plafond  mythologique,  plein  de  nuages  ,  d'allégories,  de 
belles  lignes  architecturales  et  de  Qeurs ,  ce  velours  et 
ces  tentures  rouges  de  l'intérieur  des  loges  ne  manquent 
assurément  pas  d'un  certain  caractère  de  grandeur  et  de 
richesse.  Placez  dans  ces  stalles  et  à  tous  ces  étages  super- 
posés les  uns  au  dessus  des  autres,  la  cour  enrubannée 
de  Louis  XIV  ,  non  pas  du  Louis  XIV  dévot,  mais  du 
Louis  XIV  de  Mme  de  Lavallière,  avec  ses  maréchaux, 
ses  ducs  ,  ses  marquis  ,  ses  intendans  et  ses  artistes  ,  ses 
fermiers  généraux  et  ses  grands  écrivains  ,  Mme  de  la 
Sablière ,  Mme  de  Sévigné  ,  et  au  dessus  d'elles  ,  Ninon 
de  Lenclos,  la  plus  belle  et  la  plus  adorée  de  toutes  ;  et  peut-être  vous  croirez- 
vous  à  Versailles  qui  aura  élargi  l'enceinte  de  sou  théâtre  pour  mieux  fêter  son 
grand  roi.  Mais  si  vous  écartez  de  votre  imagination  tous  les  prestiges  du  souve- 
rain ,  si  de  ce  dix-septième  siècle  où  vous  vous  étiez  endormi   avec  tant  de 
charmes,  vous  vous  réveillez  dans  le  dix-neuvième,  alors  vous  maudirez  les  ha- 


114  LA   SVLPBIDE. 

bits  noirs  et  étriqués  de  notre  génération  ,  les  toilettes  bourgeoises  de  nos  du- 
chesses, et  vous  direz  que  ,  pas  plus  que  les  banquiers  d'aujourd'hui  ne  valent 
les  traitans  d'autrefois,  pas  davantage  l'Académie  Royale  ,  telle  qu'on  vient  de 
nous  la  refaire,  ne  convient  à  notre  luse  et  à  nos  mœurs.  On  croirait,  en  vérité, 
qu'incapables,  en  fait  d'art  surtout ,  de  rien  produire  par  nous-mêmes  ,  nous  ne 
pouvons  vivre  que  d'emprunts,  et  que  ce  n'est  qu'en  fouillant  dans  les  anciens 
âges  que  nous  trouvons  moyen  d'embellir  et  de  cultiver  le  nôtre. 

J'approuve,  comme  beaucoup  d'autres,  l'idée  d'associer  l'histoire  au  théâtre, 
et  je  préférerais  infiniment  le  rideau  classique  actuel  de  l'Opéra  à  l'ancienne  toile 
juive  qui  n'était,  tout  au  plus,  qu'une  fantaisie  sans  but;  si  cette  fois  encore  on 
ne  s'était  évertué,  comme  à  plaisir,  à  donner  de  fausses  notions  aux  spectateurs. 
Au  bas  du  tableau  de  M.  Gosse,  on  lit  cette  inscription  :  • —  «  Le  roi  Louis  XIIII 
»  autorise,  par  lettres  patentes  du  mois  de  mars  1672,  le  sieur  Lulli  à  établir 
»  une  académie  royale  de  musique  dans  sa  bonne  ville  de  Paris.  »  —  Après 
cela,  il  n'est  pas  un  seul  des  agens  de  change  abonné  à  l'Opéra,  qui  ne  se  per- 
suade savoir  admirablement  son  histoire,  et  qui  ne  soit  convaincu  que  le  genre 
lyrique  date,  en  France,  de  l'an  de  grâce  1672.  J'en  demande  pardon  à  MM.  les 
agens  de  change,  mais  c'est  une  erreur  manifeste,  et  les  académiciens  de  la  rue 
Lepelletier  ont  commis  là  deux  fautes  énormes  :  un  anachronisme  d'abord,  et 
ensuite  une  injustice  criante.  Ce  fut  l'abbé  Perrin  qui  imagina,  le  premier,  de 
donner  des  opéras  français  à  l'imitation  de  ceux  d'Italie,  et  qui  obtint,  en  1669, 
un  privilège  du  roi  pour  fonder  une  académie  royale.  Il  est  même  assez  curieux 
que  ce  soit  un  prêtre  qui  ait  donné  à  notre  France  son  théâtre  le  plus  mondain. 
Il  est  vrai  que  douze  ou  treize  ans  après,  l'abbé  Perrin  s'étant  brouillé  avec  ses 
associés,  céda  son  privilège  à  Lulli,  en  1672.  Ce  n'est  donc  pas  au  Florentin 
Lulli ,  mais  au  Lyonnais  Perrin  que  la  France  doit  son  Opéra.  Cette  rectification 
vaut  bien  la  peine  qu'on  la  signale. 

Quant  au  rideau,  qui  retrace  et  consacre  l'acte  important  delà  fondation  d'une 
académie  royale  de  musique  sous  Louis  XIV,  je  ne  sais  vraiment  s'il  mérite 
un  examen  sérieux  ;  la  bordure  est  en  disproportion  totale  avec  le  tableau  ,  qui 
n'offre  que  des  tons  secs  et  ternes  dans  le  voisinage  des  ornemens  bleus  et  or  du 
cadre;  la  frange  dorée  du  bas  achève  d'écraser  les  couleurs  ;  enfin  ,  la  scène  de 
M.  Gosse,  où  j'ai  remarqué  un  bon  nombre  de  perruques  en  crins  de  cheval  et  de 
jambes  raides,  produit  l'effet  d'une  aquarelle  perdue  sur  une  monstrueuse  tapis- 
serie. Cependant,  avec  un  peu  de  bonne  volonté,  tout  cela  s'explique  :  le  tableau  est 
de  M.  Gosse,  et  l'encadrement  de  M.  Cambon.  Or,  M.  Cambon  ne  s'est  nullement 
occupé  de  savoir  ce  que  son  confrère  avait  fait,  et  pas  davantage  de  raccorder  ses 
ornemens  avec  le  sujet  principal.  C'est  encore  là  un  des  incomparables  profits 
des  collaborations.  J'allais  oublier  de  dire  qu'au  dessus  du  tableau  figure  l'écus- 
son  royal  aux  doubles  LL,  supporté  par  des  renommées  qu'abritent  des  aigles, 
symboles  des  victoires  du  Rhin ,  de  ces  victoires  qui  faisaient  dire  à  l'effronté 
Despréaux  : 

Grand  roi  cesse  de  vaincre  ou  je  cesse  d'écrire! 

Pour  ce  qui  3st  de  la  salle,  les  ornemens  en  ont  été  composés  par  MM.  Cam- 
bon etDerchy.  Lesbalustres  de  la  première  galerie  sont  entièrement  dorés  sur 
fond  rouge  ;  les  attributs  du  théâtre  sont  peints  en  je  ne  sais  quelle  couleur  jau- 


L.V   SYLPHIDE. 


Il.'i 


nâtre  sur  le  devant  des  premières  loges  ;  les  secondes  sont  ornées  de  masque» 
et  de  rinceaux  dans  le  même  style  ;  je  serais  embarrassé  de  dire  ce  que  repré- 
sentent les  troisièmes.  Le  plafond,  œuvre  de  M.  Zara,  est  divisé  en  quatre  par- 
ties, indiquées  par  les  entrecolonnemens  dont  les  tambours  et  ceux  des  avant- 
scènes  sont  peints  en  une  sorte  de  point  de  tapisserie  orientale,  tout  exprès  in- 
venté par  M.  Debret ,  et  qui  manque  absolument  de  noblesse.  —  Les  quatre 
grandes  divisions  du  plafond,  séparées  par  autant  de  portiques  romains,  repré- 
sentent des  scènes  allégoriques  de  l'Olympe. 

Dans  la  partie,  directement  située  au  dessus  du  rideau,  la  Gloire  couronne  la 
Poésie,  et  au  dessous  on  lit,  dans  un  cartouche,  les  noms  de  Benserade,  Perrin  et 
Quinault. — Isaacde  Benserade  qui  s'étaitfait  un  fort  estimablenom  par  son  sonnet 
de  Job,  à  cette  époque  de  littérature  facile  où  un  sonnet  valait  un  long  poème, 
s'était,  en  outre,  acquis  une  grande  renommée  dans  les  ballets;  il  mourut  au  mois 
d'octobre  1690,  poursuivi  jusqu'à  son  dernier  soupir  par  la  déplorable  passion  des 
coqs  à  l'âne.  J'ai  déjà  parlé  de  Perrin  qui  s'éteignit  en  1680,  ne  laissant  après 
lui  que  de  médians  ouvrages,  entre  autres  une  traduction  en  vers  de  Y  Enéide. 
Huit  ans  après,  Quinault,  le  grand  Quinault,  l'auteur  de  Roland  et  à'Armide,  qui 
avait  été  domestique  et  qui  finit  par  être  académicien  ,  suivit  Perrin  dans  la 
tombe.  — Dans  la  partie  opposée  du  plafond,  Terpsichore  et  ses  sœurs  se  livrent 
à  leurs  danses  passionnées,  et  dans  le  cartouche  brillent  en  lettres  d'or  les  noms 
de  Beauchamp,  Ballon  et  Pécourt  ;  tous  ces  sauteurs-là,  hormis  peut-être  le  sieur 
Ballon ,  premier  danseur  de  S.M.Louis  XIV ,  sont  entièrement  morts  pour  l'histoire. 
—  Dans  la  partie  de  gauche,  en  regardant  la  scène,  les  divinités  païennes  qui 
présidaient  à  la  peinture,  resplendissent  au  millieu  de  leurs  nuages  blancs  et 
bleus  ;  à  leurs  pieds  on  lit  :  Torelli ,  Vicarini ,  Milet  Francisque.  Les  deux  pre- 
miers, je  l'imagine,  ne  sont  connus  de  personne  ;   ils  peignaient  sans  doute  des 
fleuves  et  des  palais  grecs  qui  se  sont  perdus  dans  la  nuit  des  temps,  avec  les  per- 
ruques à  marteaux  et  les  souliers  à  boucles;  quant  au  deruier,  me  voici  encore 
contraint  de  présenter  mes  excuses  à  MM.  les  décorateurs  et  les  agens  de  change, 
mais  il  ne  s'appelait  pas  Milet  Francisque,  il  portait  le  nom  de  Francisque  Mile  : 
né  à  Anvers  en  16i4,  il  devint  professeur  à  notre  école  royale  de  peinture  et 
mourut  à  Paris  en  1680.  —  La  division  de  droite  est  consacrée  à  l'apothéose  de 
la  Musique.  Les  noms  do  Kossi,  de  Gambert  et  de  Lulli  sont  inscrits  dans  le  car- 
touche. De  ces  trois  compositeurs  nous  ne  conn  lissons  guère  que  Jean-Baptiste 
Lulli,  le  meilleur  violoniste  et  le  plus  grand  musicien  de  son  époque,  né  à  Flo- 
rence et  mort  à  Paris  en  168".   Sous  les  portiques  intermédiaires  sont  peintes 
en  grisaille,  la  Poésie,  la  Musique,  la  Danse  et  la  Peinture;  aux  angles  supé- 
rieurs,  des  génies  accroupis,  dont  la  carnation  lie  de  vin  rappelle  les  satyres  et 
les  faunes  de  Jordaens,  relèvent  d'énormes  tapisseries  pour  laisser  voir  des  nuages 
bleus  et  des  divinités  roses  :  c'est  du  Boucher  tout  pur  ;  au  dessous,  d'autres  gé- 
nies, couleur  de  plâtre,  tiennent  des  guirlandes  dans  lesquelles  sont  scrupuleuse- 
ment tressées  toutes  les  roses  et  toutes  les  marguerites  de  Watteau  ;  enfin,  dans 
les  tympans  des  petits  ceintres,  qui  surmontent  les  entrecolonnemens,  brillent  des 
soleils  avec  la  devise  du  grand  roi,  nec  pluribus  i.mp.^r,  tenue  par  des  attributs 
romains  qui  représentent  la  Guerre  et  la  Victoire,  l'Abondance  et  la  Paix,  le 
Théâtre,  les  Arts,  au  fait,  à  peu  près  tout  ce  que  l'on  veut. 
J'ai  décrit  beaucoup  de  choses  à  propos  du  plafond  de  M.  Zara,  et  cependant 


lin 


LA   STLPHIDE. 


je  n'ai  point  parlé  de  ses  rosaces  immenses,  de  ses  bustes,  de  ses  vases  de  fleurs, 
de  ses  galeries  marbrées  et  de  ses  médaillons,  eoBn  des  mille  ornemens  qui  four- 
millent dans  son  décor.  Vu  du  parterre,  le  plafond  de  M.  Zara,qui  d'ailleurs  ap- 
partient à  l'école  de  Lebrun,  satisfait  le  regard  par  une  harmonie  assez  bien  en- 
tendue de  composition  et  de  couleur,  mais  cela  ne  l' empêche  pas  d'avoir  certai- 
nes apparences  de  lourdeur  ,  de  surcharge  et  de  pêle-mêle  qui  deviennent  de 
moins  en  moins  irrécusables  au  fur  et  à  mesure  que  l'on  s'en  rapproche. 

Le  foyer  est  alTreux,  c'est  un  long  corridor,  sombre,  mesquin,  marbré  comme 
un  établissement  de  bain  ou  un  salon  de  restaurateur  ;  moins  le  plafond  qui  est 
de  M.  Cicéri,  on  y  chercherait  en  vain  un  vestige  d'art  ou  de  goût.  J'ai  entendu 
critiquer  ce  plafond,  mais  il  me  semble,  à  moi,  que  la  composition  et  l'exécution 
en  sont  d'une  légèreté  rares,  le  vert  et  l'or  y  dominent,  et  peut-être  le  jugerait- 
on  mieux  ,  si  le  foyer  de  l'Opéra  était  éclairé  par  des  girandolles  et  des  lustres 
plus  éclatans  que  les  façons  de  lampes  sépulcrales  qui  y  brûlent. 

En  somme  ,1a  restauration  de  l'Opéra  n'a  fait  ni  reculer  ni  avancer  l'art  chez 
nous;  elle  l'a  laissé  au  point  où  elle  l'avait  pris,  c'est-à-dire  dans  un  état  près— 
qu'incurable  de  torpeur  et  d'impuissance.  Si  cette  restauration  pouvait  prouver 
quelque  chose,  elle  démontrerait  que  nous  avons  poussé  très  loin  aujourd'hui 
le  talent  de  consacrer  des  sommes  considérables  à  des  travaux  très  imparfaits ,  et 
que  la  promptitude  et  la  médiocrité  sont  deux  vertus  qui  s'allient  merveilleuse- 
ment chez  nos  artistes.  Par  malheur,  les  questions  d'art  ne  sont  pas  des  ques- 
tions de  temps,  et  la  décoration  d'une  salle  de  spectacle  ne  saurait  s'assimiler, 
dans  aucun  cas,  à  une  course  au  clocher.  Qu'ajouterais-je?  Ce  n'est  point  assez 
que  les  résultats  soient  mauvais,  s'ils  ne  sont  pas  détestables  ;  la  conception,  l'idée 
première  fjlle-même,  vicieuse  dans  son  principe,  a  été  faussée  chemin  faisant; 
on  a  voulu  rendre  à  César  ce  qui  appartenait  à  César  ,  sans  réfléchir  que  la 
construction  de  l'Opéra  s'oppose  aux  ornemens  dans  le  style  de  Louis  XIV;  on 
a  voulu  continuer  l'école  de  Lebrun,  et  au  milieu  du  labeur,  le  pinceau  a  tourné, 
s'est  empâté,  est  devenu  boursoufflé  et  mignard  ;  d'une  décadence  on  est  tombé 
dans  une  autre,  et  l'on  a  fait  un  pastiche  où  Louis  XIV  et  Louis  XV  hurlent  d'être 
accouplés.  —  La  moralité  de  cette  histoire  qui  ressemble  tant  à  une  fable  ,  est. 
celle-ci  ;  Le  replâtrage  de  l'Opéra  a  coûté  une  centaine  de  mille  francs. 

G.    GLÉNOT-LECOINTE. 


.'tcadémie  Royale  lie  Hlnsique. 

L' Académie-Royale  présentait  un  douloureux  spectacle  mercredi  dernier. 
Alexis  Dupont  faisait,  dans  le  rôle  du  Comte  Ory,  ses  adieux  au  parterre,  qui ,  je 
vous  jure,  ne  l'a  pas  rappelé.  On  dit  que  M.  Alexis  Dupont  va  consacrer  au  ser- 
vice de  l'Eglise  la  voix  qu'il  n'a  plus  à  l'Opéra.  Il  a  raison. 
Soyez  chaiure  plulôl,  si  c'est  voire  métier  ! 

MlleNau,  par  charité  sans  doute,  avait  supprimé  beaucoup  de  ses  moyens, 
afin  d'être,  autant  que  possible,  d'accord  avec  M.  Alexis  Dupont.  Quant  à 
M"e  Elian,  dans  le  rôle  du  page  ,  je  lui  conseille  d'y  renoncer,  ou  bien  je  l'en- 
gage à  demander  tout  de  suite  une  place  d'enfant  de  chœur  quelconque  à  No- 
tre-Dame-dc-Lorette  ou  à  Saint-Koch.  —  Cette  rare  réunion  de  talens  était 
applaudie  par  une  réunion  non  moins  rare  de  claqueurs,  de  femmes  de  chambre 
et  de  marchands  de  billets.  Il  eût  été  difficile  de  trouver  dans  la  salle  au-delà  d'une 
demi-douzaine  de  paires  de  gants  ,  en  y  comprenant  les  miens. 

DE  VILLEMESSANT. 


Le  Directeur  DE  VILLEMESSANT. 


LA   SYLPHIDE 


DIRECTION,    BUL    D'HANOVRE,    17 


LA   STLPHIUK. 


A  Haitame  " 


5  septeiiibrr. 


ESTEZ  SOUS  VOS  grands  arbres ,  madame,  restez 
au  bord  de  vos  frais  ruisseaux,  et  prenez  en  pitié 
les  pauvres  habitans  de  la  capitale  à  l'heure  où  je 
vous  écris  !  Si  vous  voyiez  ce  ciel  sans  nuages , 
ces  toits  briilans  et  ces  pavés  poudreux,  combien 
vous  béniriez  la  Providence  qui  vous  donne  des 
voûtes  de  verdure  et  des  tapis  de  gazon  !  IN'ous  vi- 
vons vraiment  ici  depuis  quelques  jours  dans  une 
atmosphère  digne  de  l'Afrique,  et  un  Bédouin  ne 
s'y  trouverait  point  dépaysé  ;  c'est  le  cas  de  dire 
que  nous  n'avons  rien  perdu  pour  attendre ,  et 
que  si  le  chaud  est  arrivé  un  peu  tard,  il  n'a  point 
laissé  en  route  de  sa  bonne  volonté.  C'est  à  peine 
si  un  peu  d'air,  glissant  sous  nos  balcons,  vient 
agiter  les  stores  de  nos  fenêtres  ;  aussi  passons-nous  les  jours  étendues  sur 
des  divans,  et  telle  que  pourrait  le  faire  la  femme  la  plus  orientale  de  l'univers  ! 
Vous  comprenez  que  pour  s'étendre  ainsi  au  beau  milieu  du  jour,  avec  une 
toilette  qui  attend  des  visites,  le  corset  de  M.  Josselin  est  seul  admissible,  car  il 
est  le  seul  qui  permette  de  prendre  toutes  les  positions  sans  qu'il  en  résulte  de 
gène  et  sans  que  l'apparence  de  la  parure  en  souffre.  On  ne  saurait  trop  re- 
mercier M.  Josselin  du  soin  qu'il  apporte  au  bien  être  et  à  l'élégance  des  for- 
mes par  la  façon  précieuse  de  ses  corsets. 

Cette  recrudescence  du  chaud  a  chassé  les  quelques  chapeaux  d'étoffes  épais- 
ses qui  s'étaient  déjà  montrés;  on  revient  plus  que  jamais  aux  capotes  trans- 
parentes de  M™"  Seguin,  qui  excelle  si  bien  dans  ce  genre  de  modes;  j'ai  vu, 
sorties  de  ses  magasins  ,  une  capote  bouillonnée ,  soufre,  ornée  de  trois  lys 
d'eau,  qui  était  charmante  ;  une  autre  en  dentelle  et  crêpe  blanc ,  non  moins 
élégante.  Ce  que  l'on  remarque  dans  les  modes  de  M""  Seguin,  c'est  la  dis- 

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lis  LA  SYLPHIDE. 

tinction  et  le  bon  goût,  deux  élémens  qui  lui  assurent  toujours  un  brillant 
succès. 

Je  ne  saurais  vous  signaler  aujourd'hui  aucun  changement  dans  la  coupe  des 
robes;  la  saison  est  trop  avancée  pour  qu'on  se  permette  des  innovations  qui 
passeraient  inaperçues ,  et  chaque  couturière  attend ,  pour  mettre  au  jour  ses 
idées  nouvelles,  que  l'heure  de  la  grande  métamorphose  ait  sonnée,  c'est-à- 
dire  que  les  cloches  de  la  Toussaint  aient  appris  à  nos  belles  fugitives  que  le 
plaisir  n'est  plus  aux  champs,  mais  bien  parmi  nous.  Toute  la  variété  des  robes 
consiste  donc  dans  la  manière  de  les  orner,  et  c'est  là  où  se  reconnaît  le  génie 
d'une  bonne  faiseuse  ;  j'ai  remarqué  que  M""  Debaisieux  possédait  parfaitement 
ce  talent,  et  qu'une  robe  ornée  par  ses  mains  paraissait  une  nouveauté  toute 
charmante,  quoique  la  forme  en  soit  la  même  que  celle  adoptée  par  la  mode; 
elle  a  le  mérite  de  savoir  choisir  et  placer  les  accessoires  d'une  façon  toute 
gracieuse.  Si  je  ne  craignais  de  vous  voir  me  rejeter  aux  calendes  grecques,  je 
vous  dirais  un  mot  des  beaux  cachemires  de  M.  Rosset;  mais  vous  allez  crier 
que  par  le  temps  qui  court,  vous  ne  voulez  entendre  parler  que  gaze  et  mous- 
seline... Hélas  !  madame,  ne  faites  point  comme  la  cigale  de  la  fable  et  pensez 
un  peu  à  l'avenir...;  pensez  aux  soirées  fraîches  de  l'automne,  à  vos  belles  et 
frileuses  épaules,  et  hâtez-vous  de  faire  un  choix  dans  la  maison  Rosset ,  telle- 
ment en  vogue  aujourd'hui,  qu'une  femme  distinguée  ne  peut  plus  aller  ailleurs 
chercher  ces  cachemires  moelleux,  aux  dessins  si  riches  et  si  variés. 

En  dépit  de  toutes  les  créations,  les  cachemires  resteront  toujours  un  des 
plus  beaux  ornemens  de  la  toilette  des  femmes  vraiment  élégantes ,  et  per- 
sonne ne  comprend  mieux  cette  exigence  que  M.  Rosset,  à  en  juger  par  la 
beauté  des  châles  qu'offre  l'assortiment  de  sa  maison.  Il  est  toujours  bon ,  je 
l'ai  dit  souvent ,  de  s'adresser  aux  fournisseurs  spéciaux  de  chaque  chose , 
c'est  pourquoi  après  avoir  cité  M.  Rosset  pour  les  cachemires ,  je  nommerai 
M.  Mayer  pour  la  spécialité  des  gants.  Il  paraît  que  je  ne  suis  pas  seule  à  faire 
son  éloge  et  qu'une  dame  bien  plus  haute  que  moi  a  su  apprécier  son  talent 
comme  gantier.  Il  ne  s'agit  de  rien  moins  que  de  l'impératrice  de  Russie  qui 
l'a  fait  venir  à  Ems  pour  prendre  mesure  de  son  impériale  nma,  et  de  celle  de 
la  princesse  Olga,  et  lui  a  commandé  cent  douzaines  de  paires  de  gants  !  !  C'est 
un  succès,  comme  vous  le  voyez,  qui  me  dispense  de  tout  commentaire!  Il 
m'en  resterait  beaucoup  à  faire  sur  la  maison  de  M.  Dufresne ,  si  connue 
pour  sa  spécialité  de  deuil;  chacun  sait  combien  dans  ce  moment  douloureux 
où  on  vient  de  perdre  un  objet  aimé,  il  est  cruel  de  penser  au  soin  de  sa  toi- 
lette. iM.  Dufresne  a  su  comprendre  toute  cette  délicatesse,  et  la  moindre  ex- 
plication suffît  pour  que  le  deuil  le  plus  complet ,  le  plus  simple  ;,  ou  le  plus 
riche  vous  parvienne  sans  que  vous  soyez  obligée  de  vous  en  occuper.  Puis, 
si  on  va  soi-même  chez  M.  Dufresne  ,  on  est  frappé  du  ton  exquis  qui  règne 


LA   SYLPHIDE. 


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autour  de  vous,  chacun  respecte  le  triste  motif  de  votre  douleur  et  semble  y 
prendre  part;  c'est  un  mérite  si  rare  que  ce  sentiment  des  convenances,  que 
je  me  plais  à  vous  le  signaler.  A  propos  d'indication  ,  il  en  est  une  bien  pré- 
cieuse à  donner  aux  habitans  des  provinces  qui  souvent  n'ont  point  à  Paris  de 
correspondans  en  état  de  choisir  les  objets  en  tous  genres  dont  il  peuvent  avoir 
besoin  :  c'est  donc  leur  rendre  un  vrai  service  que  leur  indiquer  la  maison 
de  commission  Giraud,  établissement  tout  de  confiance,  créé  par  un  homme  de 
capacité  et  de  bon  goût;  les  personnes  qui  composent  déjà  sa  nombreuse  clien- 
telle  ont  trouvé  en  M.  Giraud  la  promptitude  et  l'intégrité  portées  au  plus 
haut  degré. 

Ne  vous  ai-je  point  promis,  madame  ,  la  description  d'une  jolie  robe  de 
mariée  ?  je  suis  de  parole,  en  voici  le  détail  :  —  Le  matin,  une  robe  de  gros  de 
Naples  blanc,  garnie  de  deux  volans,  ou  plutôt  de  deux  biais  simples,  découpés 
à  dents  fort  larges,  bordées  d'un  elTilé  et  peu  creuses;  ce  biais  ou  volant  est 
seulement  froncé  en  pince  au  dessus  de  chaque  dent,  ce  qui  lui  fait  prendre 
la  forme  d'une  coquille,  et  produit  le  plus  joli  effet  que  vous  puissiez  ima- 
giner. Le  corsage  à  pointe ,  plat  jusqu'à  la  moitié  de  la  poitrine  et  le  haut 
froncé  en  draperie,  les  draperies  venant  se  perdre  de  chaque  côté  dans  une 
nervure;  la  coiffure  en  barbes  de  dentelles  d'Angleterre.  Le  soir,  une  robe  de 
crêpe  blanc  avec  trois  volants  de  points,  relevés  sur  le  côté  par  trois  bouquets 
de  reines  marguerites  à  feuillages  de  velours  ;  sur  la  tête,  une  couronne  en 
fleurs  semblables;  pour  bijoux  des  diamans.  Il  y  avait  à  ce  mariage,  qui  se 
faisait  à  la  campagne ,  un  fort  beau  souper,  dont  le  service  en  porcelaines  et 
cristaux ,  avait  été  offert  par  une  vieille  parente  en  présent  de  noces  à  la  ma- 
riée ;,je  ne  saurais  vous  dire  la  magnificence  de  ce  service  qui  sortait  de  chez 
M.  Lahoche-Boin,  les  peintures  en  étaient  admirables  et  rappelaient  le  vieux 
Sèvres,  les  cristaux  rivalisaient  avec  ceux  de  Bohême.  La  maison  de  M.  La- 
hoche-Boin se  recommande  depuis  si  long-temps  aux  gens  de  goût,  sous  le 
nom  de  l'escalier  de  cristal,  qu'il  est  inutile  d'en  faire  l'éloge;  cependant  en 
voyant  la  variété  et  la  quantité  des  merveilles  qui  ornent  ses  magasins,  on  se 
sent  toujours  saisi  d'une  admiration  nouvelle. 

Puisque  vous  médites  que  vous  allez  aux  bains  de  Boulogne,  permettez- 
moi  de  vous  charger  de  mes  complimens  pour  M.  le  baron  d'Ordre ,  un  des 
poètes  les  plus  distingués  de  la  province,  et  qui,  bien  qu'il  soit  d'un  âge  avancé, 
conserve  encore  toute  la  fraîcheur  de  la  jeunesse.  Ses  vers,  dont  la  facture  est 
irréprochable ,  sont  pleins  de  sentiment  et  de  chaleur  ;  on  aime  à  les  relire 
parce  qu'on  y  trouve  sans  cesse  des  images  vraies  et  touchantes,  et  qu'on  ne  se 
lasse  pas  de  la  poésie  qui  vient  du  cœur.  Baronne  marie  de  l****** 


I2ft 


I.A   SYLPHIDE. 


DIABLERIE. 


I9SS 


ÉTAIT  vraiment  une  nouveauté  piquante  que  le  bal 
de  l'Opéra ,  ouvert  pour  la  première  fois  en  171(j 
par  ordre  du  tyran  aimable  qui  s'appela  le  Régent. 
Là,  moyennant  un  écu,  tous  les  lundis,  mercredis 
et  samedis ,  l'on  pouvait  venir  causer  familière- 
ment avec  les  marquises  les  plus  nobles,  les  plus 
belles,  les  plus  spirituelles  de  la  cour,  les  conduire 
à  la  danse,  s'associer  à  leur  charmant  libertinage, 
si  coquet,  si  parfumé  d'ambre ,  couronné  de  fleurs 
et  drapé  de  soie;  s'introduire  enfin  dans  cette  an- 
tichambre commune,  sur  laquelle  s'ouvraient  les 
portes  des  boudoirs  les  mieux  fréquentés.  Ce  plai- 
sir, trop  dévergondé  peut-être,  fut  menacé  de  dis- 
grâce ,  quand  succéda  au  ministère  du  duc  de 
Bourbon  l'administration  dévote  du  cardinal  de 
Fleury.  Mais  si  l'éminence  emprisonna  les  appe- 
lans  et  réduisit  les  rentes  ,  elle  respecta  le  bal  ; 
il  fut  impossible  d'en  éviter  les  séductions  avec  une  simple  grâce  sulTisante, 
suivant  la  doctrine  alors  en  fdveur  du  vénérable  Molina. 

On  touchait  à  la  fin  de  janvier  1729.  Des  flots  étincelaus  de  plumes,  de  satin, 
(le  paillettes  s'agitaient,  se  tourmentaient  comme  une  mer  que  bouleverse  l'orage, 
au  bruit  des  symphonies  de  Philidor  et  de  Francœur.  Vous  savez  comme  elle  est 
excitante  à  l'oreille,  enivrante  au  cerveau,  la  voix  d'un  orchestre  qui  chante  en 
cadence  sous  l'archet  de  ses  violons,  qui  verse  sur  vous  i)ar  les  ouvertures  sono- 
res de  ses  dûtes  et  de  ses  trompettes  des  gammes  pressées,  des  ritournelles  hale- 
tantes, dont  les  basses  guident  vos  pas,  dont  l'harmonie  exalte  vos  désirs,  sur- 
tout quand  vous  avez  une  main  blanche  dans  vos  mains,  quand  vous  serrez  sur 
votre  poitrine  une  poitrine  passionnée ,  qui  vous  comnumi(pie  son  souffle  et 


LA   SVLPniOE. 


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sa  vie....  Eh!  bien,  deux  cents  musiciens  ébranlent  la  salle,  mille  femmes, 
toutes  belles  ,  toutes  jeunes  enlacent  de  leurs  bras  de  jeunes  hommes  éperdus. 
Aussi  néglige-t-on  le  menuet  et  la  sarabande  antique  ,  et  cette  masse  brillante 
tourbillonne-t-elle  avec  rage,  emportée  par  un  infernal  fandango. 

Au  sommet  de  l'escalier  qui  conduisait  de  la  salle  de  danse  aux  couloirs,  deux 
personnes  contemplaient  un  instant  le  coup  d'oeil  du  bal.  L'une  était  une  Ita- 
lienne très  accorte,  dont  un  corsage  de  satin  noir  lacé  par  devant  serrait  la  taille, 
et  qui,  sous  sa  robe  de  mousseline  peinte,  laissait  voir  une  jambe  fine  et  un  pied 
prodigieusement  svelte  et  léger.  L'autre,  jeune  étourdi  de  quinze  à  seize  ans,  aux 
mouvcmens  brusques,  à  l'humeur  pétulante,  portait  l'habit  de  Scaramouche  ,  et 
serrait  de  fort  prés  sa  dame,  qui  du  reste  ne  s'en  formalisait  pas. 

Tout-à-coup  un  bel  Espagnol,  en  habit  bleu  de  ciel,  enjamba  lestement  l'esca- 
lier, aborda  les  nouveaux  venus  la  toque  à  la  main,  et  dit  à  Scaramouche  d'une 
voix  flutée  : 

—  Bonjour,  l'abbé. 

—  Ahl  pour  le  coup  tu  as  menti,  mon  noble  hidalgo,  répliqua  celui-ci  con- 
trefaisant l'accent  railleur  de  Polichinelle;  à  moins  que  tu  ne  veuilles  engager 
dans  les  ordres  cette  jolie  Tyrolienne  que  j'ai  sous  le  bras. 

— Vraiment,  vénérable  chanoine.  Ne  soupais-tu  pas  hier  au  soir  chez  la  comtesse 
de  Férioles?  N'es-tu  point  parti  dans  la  voiture  du  maréchal  d'Huxelles,  le  vieux 
Titon  de  cette  Aurore  très  édentée?  Ne  couches-tu  pas,  mon  pauvre  comte,  sous 
les  vieilles  housses  que  des  amis  te  donnent,  tant  tu  grelottes  la  nuit,  quand  tu  ne 
trouves  pas  d'un  côté  ou  d'un  autre  à  te  blottir  sous  la  plume  d'un  édrcdon? 

—  Qui  t'a  si  bien  instruit,  beau  masque,  s'écria  l'abbé  comte  de  Bernis,  en 
saisaissant  son  interlocuteur  aux  épaules? 

—  Je  suis  le  diable,  et  tu  deviendras  cardinal,  Scaramouche  bien-aimé,  fit 
l'inconnu  en  pirouettant  sur  le  talon. 

C'était  là  un  véritable  démon  du  dix-huitième  siècle,  plein  de  politesse  et  d'en- 
joûment,  un  démon  comme  devaient  être  ceux  qui  se  cachaient  pour  séduire  les 
hommes  sous  l'enveloppe  des  Parabére  et  des  Châteauroux.  Sa  pirouette  ache- 
vée, il  s'approcha  de  la  fraîche  bergère  des  Alpes  que  conduisait  l'abbé,  et  d'une 
voix  mielleuse  : 

— Certain  seigneur,  poursuivit-il,  portait  un  nom  magnifique  et  ne  possédait  pas 
un  sou.  Il  épousa  la  fille  d'un  financier,  toucha  sa  dot,  et  partit  sans  consommer 
le  mariage,  oubliant  le  quolibet  sentencieux  du  bon  Henri  IV,  que  vous  savez. 
Mais  le  prince  de  Soubise,  qui  connaît  mieux  son  histoire  de  France... 

—  Je  vous  fais  grâce  du  reste  de  l'anecdote  ,  gentil  Satan. 
La  dame  dit  ;  Satan  se  tut. 

En  effet,  l'abbé  de  Bernis  conduisait,  pendant  cette  nuit,  au  bal  de  l'Opéra,  la 
fille  du  banquier  le  plus  célèbre  de  la  régence,  Marie-Anne  Crozat,  qu'avait 
abandonnée  le  comte  d'Evreux,  son  mari,  colonel-général  de  cavalerie,  le  jour 
même  de  leurs  noces,  et  que  le  prince  de  Soubise  avait  consolée  de  son  mieux. 

—  Oui,  s'écria  l'esprit  malin  après  un  moment  de  silence,  je  m'appelle  Asta- 
roth  ;  je  suis  le  diable  des  intrigues,  des  passions  à  la  mode,  des  actrices,  des 
dévotes,  des  coquettes,  des  abbés  de  cour  et  des  maris  trompés.  Tous  ces 
hommes,  toutes  ces  femmes,  les  uns  si  ardens  à  l'attaque,  les  autres  si  promptes 
à  la  réplique,  tout  ce  monde  des  petits-soupers,  qui  roule  sur  l'or,  qui  s'enivre  de 


132  LA    S\Lfn<DE. 

vieux  vins  de  France  et  s'endort  dans  les  bras  du  plaisir,  ce  sont  mes  sujets,  les 
plus  belles  créatures  du  ciel,  mes  sujets,  à  moi,  qui  ne  changerais  pas  mon  scep- 
tre pour  celui  de  la  glorieuse  intelligence  ,  qui  guide  les  étoiles  au  firmament... 
L'ange  des  ténèbres  alors  se  prit  à  poursuivre  dans  la  foule,  de  son  œil  de 
lynx,  chacun  des  êtres  affolés  qui  se  ruaient  en  cadence,  et  les  montrant  de  son 
doigt  fluet  et  mince,  il  déroulait  devant  ses  interlocuteurs  je  ne  sais  quel  tableau 
bizarre  d'arlequinades  et  de  crimes,  de  boulTonneries  triviales,  de  vengeances 
sanglantes  et  d'adultères  de  bonne  société.  Sa  vois  tremblait,  sa  parole  devenait 
retentissante,  figurée  comme  1  inspiration  d'un  poète  ;  l'ivresse  de  l'orgueil  enflait 
sa  poitrine  et  colorait  ses  joues;  il  saisit  le  bras  de  Scaramouche,  et  décrivant  de 
sa  main  un  cercle  autour  de  lui  : 

—  Cherche,  ajouta-t-il,  dans  toute  l'étendue  qu'embrassent  tes  regards,  parmi 
cette  multitude  de  zéphirs  qui  agitent  si  amoureusement  là-bas  leurs  ailes  de 
papillons,  cherche  l'existence  la  plus  triste  et  la  plus  solitaire,  et  je  trouverai  sur 
elle  quelque  anecdote  à  la  Ilabutin,  quelque  aventure  saisissante  à  te  raconter. 

Voyons,  fit  le  jeune  comte,  que  dis- tu  de  ce  petit  domino  paille,  à  la  cou- 
ronne de  bleuets,  qui  se  penche  languissammentsur  sa  loge  et  semble  s'abandon- 
ner à  de  sombres  regrets? 

Astaroth  se  prit  à  rire  comme  un  fou,  et  passant  du  sublime  au  plaisant  avec 
cette  facilité  sceptique  qui  caractérise  ses  pareils: 

—  Tu  choisis  bien,  parbleu,  répondit-il  ;  car  son  masque  de  velours  cache  le 
minois  séducteur  d'Antoinette  d'Estaing  ,  marquise  de  Saint-Sulpico  ,  sous  la 
robe  de  laquelle  le  duc  de  Bourbon  et  le  comte  de  Charolais  mirent  un  pétard, 
après  l'avoir  enivrée  chez  madame  de  Prie.  On  lui  fit  les  vers  suivans  : 

Le  grand  portail  de  Saint-Sulpice, 


Scaramouche  écoutait,  le  diable  avait  disparu. 

Le  lendemain  de  cette  élrange  rencontre,  comme  Mme  d'Évreux,  assise  auprès 
de  son  feu,  se  reposait  des  fatigues  de  la  nuit,  un  homme  se  présenta  devant  elle, 
portant  sous  son  bras  une  petite  cassette,  comme  les  Juifsavaientaccoutumé.  Elle 
fut  surprise  de  celte  visite  que  personne  n'avait  annoncée;  mais  l'individu  mit 
fin  à  son  étonnement  en  lui  disant  : 

—  Madame,  je  suis  le  démon  que  vous  connaissez. 

Alors  la  comtesse  put  examiner  à  son  aise  la  figure  du  suppôt  de  Satan,  que 
certaines  âmes  militantes  de  ce  monde  eussent  trouvée  passablement  de  leur  goût. 
Ses  traits,  comme  on  pense  bien,  n'avaient  plus  ni  la  fraiclieur  de  la  jeunesse,  ni 
le  calme  de  l'innocence.  Il  avait  été  beau,  mais  son  œil  brillait  d'un  feu  cynique, 
mais  la  circonférence  en  était  gonflée  par  les  veilles  et  les  fatigues,  et  quand  un 
sourire  venait  à  contracter  ses  lèvres,  elles  laissaient  voir  deux  incisives  blanches 
et  crochues,  qui  le  faisaient  ressembler  à  un  satyre  au  commencement  d'iuie  or- 
gie. Du  reste,  c'était  toujours  le  même  diable,  sachant  vivre  à  quelque  chose  près, 
et  pour  son  âge  assez  bien  conservé. 

Il  mit  sa  cassette  aux  pieds  de  la  dame,  l'ouvrit,  et  découvrant  à  ses  yeux  les 
bijoux  les  plus  riches  et  les  plus  artistement  travaillés,  de  grosses  perles  orien- 
tales, des  diaiTians  où  miroitait  la  lumière  en  reflets  éblouissans,  il  l'observa  avec 
curiosité,  secoua  la  tête  et  dit  : 


I.  \    SYLPIlIDr. 


123 


—  11  va  vous  paraître  assez  nouveau,  sans  doute,  qu'un  pur  esprit  se  passionne 
pour  les  charmes  d'une  simple  mortelle.  Mais  je  me  place  au  dessus  de  ma 
position,  et  je  vous  aime  comme  un  diable,  et  vous  poursuis  depuis  deux  ans, 
avec  fureur,  à  la  ville,  en  voyage,  au  bal,  dans  ces  fêtes  bruyantes  par  lesquelles 
vous  préludez,  aimables  humains,  aux  châtimens  que  la  justice  divine  vous  pré- 
pare en  enfer. —Je  ne  m'arrêterai  pas  long-temps  aux  préliminaires,  madame; 
mes  occupations  ne  me  permettent  pas  la  périphrase,  et  mon  habitude  de  lire  au 
fond  des  consciences  me  pousse  toujours  droit  au  fait.  —  Toutes  les  femmes  que 
j'ai  prises  pour  maîtresses,  je  les  ai  comblées  de  richesses,  je  leur  ai  procuré  une 
inefTable  vie  de  plaisirs  :  du  nombre  se  trouvent  Aspasio  ,  Plirynée,  Lais,  et  l'in- 
comparable Ninon  de  l'Enclos.  Je  pourrais  vous  énumérer  les  autres,  mais  vous 
ne  comprendriez  pas  leurs  noms  hébreux ,  cophtes,  arabes,  chinois  ou  autrichiens. 
—  Eh  !  bien,  mon  amour  pour  elles  n'égala  jamais  celui  que  je  ressens  pour  vous. 
Jugez  par  là,  madame,  des  prodiges  que  j'opérerais  en  votre  faveur.  Oui,  dites 
un  mot,  fit  le  démon  en  poussant  du  pied  la  cassette ,  et  ces  bijoux  vous  appar- 
tiendront, et  de  toutes  les  femmes  vous  deviendrez  la  plus  heureuse ,  la  plus  con- 
stamment adorée. 

Le  premier  sentiment  de  la  comtesse  d'Evreux,  en  voyant  les  richesses  conte- 
nues dans  le  coffre  de  son  amant,  avait  été  la  joie.  Elle  eut  peur  à  l'entendre  par- 
ler; elle  chercha  à  lui  trouver  le  pied  fourchu  du  diable  ;  mais  l'inconnu  était 
doué  d'une  jambe  irréprochable,  couverte  d'un  bas  de  soie  parfaitement  tendu, 
et  la  déclinaison  de  son  pied  se  contournait  à  ravirsous  la  boucle  de  diamans  qui 
réunissait  les  attaches  d'un  soulier  merveilleusement  svelte,  d'un  vrai  soulier 
d'abbé.  Elle  résolut  néanmoins  de  l'éloigner  sans  scandale,  et  répondit  : 

—  Vous  allez  vite  en  affaire,  démon  bien-aimé  des  dames;  vos  discours  sont 
un  peu  de  l'autre  monde,  et  vous  semblez  ignorer  les  précautions  oratoires  si 
utilement  employées  parmi  nous.  Cependant,  comme  je  vous  crois  de  qualité  et 
de  vielle  race,  je  ne  veux  pas  vous  congédier  sans  espérance.  Revenez  dans  huit 
jours:  d'ici-là  je  réfléchirai. 

Astaroth  reprit  sa  boi'te,  recommanda  le  silence,  comme  première  condition  de 
l'accomplissement  de  ses  promesses,  tira  sa  révérence  et  disparut. 

Le  piésident  de  Tunis,  un  des  frères  de  M""-  d'Evreux,  n'avait  que  trois  dé- 
fauts mignons ,  pour  lesquels  le  persécutait  l'injuste  fortune.  Il  aimait  les  femmes, 
le  vin  et  le  jeu:  goûts  fort  naturels,  puisqu'il  était  homme,   robin  et  presque 
grand  seigneur.  Toutefois,  ses  billets  s'escomptaient  à  vingt-cinq  pour  cent ,  et  ses 
créanciers  prenaient  avec  lui  un  ton  de  plus  en  plus  impertinent.  La  comtesse 
choisit  pour  conseil  ce  magistrat  vénérable,  et  lui  conta  son  aventure,  ajoutant 
qu'il  y  avait  bien  deux  millions  de  valeurs  dans  la  cassette  du  soupirant. 
A  ce  mot  le  président  se  jeta  au  cou  de  sa  sœur  bien-aimée. 
—  Ahl  chère  amie,  lui  dit-il,  où  sont  les  hommes  capables  de  faire  de  pa- 
reilles galanteries?  Et  tu  n'as  pas  accepté  sur  l'heure"?  Que  veux-tu  de  mieux? 
Des  plaisirs  inconnus  ,  la  protection  du  diable  et  deux  millions!  1  Oh  !  jour  du 
ciel ,  deux  millions  pour  payer  nos  dettes  et  jouer  un  brelan  d'enfer  !  N'est-ce  pas 
le  paradis  que  t'ofîre  Satan? 
Mme  d'Evreux  fut  persuadée. 

Cependant  l'esprit  malin  tint  parole,  et  huit  jours  après,  à  la  même  heure, 
avec  la  même  boîte  et  de  la  même  manière  que  la  première  fois ,  il  se  présenta 


124  -  I>A   SYLPHIDE. 

devant  la  comtesse  qui  le  reçut  avec  un  aimable  sourire  ,  et  le  fit  asseoir  auprès 
d'elle,  dans  un  petit  boudoir  circulaire,  dont  les  glaces,  les  divans,  le  jour  mysté- 
rieux sollicitaient  au  plaisir.  Mais  l'enveloppe  humaine  sous  laquelle  se  cachait 
l'ange  des  ténèbres,  n'avait  plus  le  sourire  et  le  regard  de  sa  première  visite.  Il 
était  soucieux  et  austère  ;  par  sa  bouche,  un  torrent  de  fiel  semblait  prêt  à  débor- 
der. Il  rompit  enfin  le  silence  et  d'un  accent  courroucé  : 

—  Madame  ,  demanda-t-il ,  que  vous  avais-je  recommandé?  la  discrétion  ,  je 
crois. 

■ —  C'est  vrai,  joyeux  Astaroth. 

Astaroth  bondit,  s'élança  du  divan  et  vint  s'accroupir  sur  son  coffre  au  mi- 
lieu de  l'appartement. 

—  Eh  !  bien,  sécria-t-il,  M.  de  Tunis  ne  sait-il  pas  tout,  proposition  et  pro- 
messes? Ne  suis-je  pas  compromis  aux  yeux  de  tous  les  mousquetaires,  de  tous 
les  cadets,  évêques  et  petits-maîtres  de  la  France,  moi,  le  génie  par  excellence  des 
habiles  séductions,  qui  n'aurai  pu  gagner  une  femme  qu'en  lui  montrant  de  l'or 
comme  un  épais  financier.  Mais  le  nom  d' Astaroth  est  un  nom  perdu,  un  nom 
qui  fera  sourire  de  pitié  les  nonnains  et  les  moines,  que  la  cour  de  Satan  pour- 
suivra éternellement  de  ses  sarcasmes  et  doit  écraser  de  mépris.  Prenez  garde, 
madame,  hurla  le  diable  en  agitant  sa  perruque  à  frimats,  une  première  révéla- 
tion, çà  été  pour  moi  le  déshonneur  et  mon  amour  vous  pardonne;  une  seconde, 
pour  vous,  ce  serait  la  mort,  une  mort  prompte,  terrible,  que  vos  prières  ne  dé- 
tourneraient pas.  Adieu,  noble  comtesse  :  au  revoir  dans  l'autre  monde  !... 

Et  l'esprit  disparut. 

Le  soir  même,  sur  le  témoignage  d'un  laquais  de  madame  d'Evreux,  une  ga- 
geure de  mille  louis  fut  adjugée  au  chevalier  de  Fiesque.  11  avait  parié  de  faire 
succomber  avec  de  l'or  la  femme  de  Paris  qui  en  possédait  le  plus. 

Quant  à  la  comtesse,  elle  tomba  dans  une  noire  mélancolie.  La  duchesse  de 
Mazarin  lui  ayant  arraché  l'aveu  de  ses  peines  et  le  récit  de  son  aventure,  ses 
inquiétudes  redoublèrent.  Elle  devint  d'une  pâleur  et  d'une  faiblesse  excessives  et 
mourut  au  bout  de  sis  mois,  laissant  la  réputation  d'une  des  femmes  les  plus  ac- 
complies de  son  temps. 

Quelques  jours  après  son  enterrement,  deux  ofliciers  de  mousquetaires  se  bat- 
taient en  duel  derrière  la  caserne  de  la  Bastille.  Un  d'eux  tomba  :  c'était  le  che- 
valier de  Fiesque,  le  diable  malencontreux  de  cette  histoire  ;  l'autre  s'appelait 
baron  de  Chastel,  frère  de  l'infortunée  comtesse,  et  l'ainé  des  fils  de  M.  Crozat. 
Extrait  des  Mémoires  inédits  de  Vabbé  de  Foisenon,  communiqué  par 

FÉLIX   DERIÈGR. 


LA   SVLFBIDE. 


136 


LES  ARTISTES  A  BADEN-BADEN. 


A  11.  «te  Villemessant. 

3àaoùl  IS40. 

É>ÉRAi,EMENT,  à  Paris,  on  se  fait  d'étranges 
idées  sur  les  villes  de  bains;  les  artistes,  plus 
que  d'autres  ,  sont  sujets  à  s'y  méprendre  ,  et 
moi-même  je  suis  à  peine  revenu  de  l'erreur 
commune  qui  porte  à  croire  que  le  bonheur 
suprême  existe  aux  eaux  ,  et  que  l'on  peut  impunément,  sans 
tomber  dans  le  désespoir  ou  dans  l'ennui,  se  promener,  dan- 
^ser,  perdre  son  argent  ou  entendre  de  la  musique  pendant 
douze  grands  mois  de  l'année.  11  serait  au  moins  superflu 
de  vous  faire  la  description  de  Baden-Baden  après  M.  le 
marquis  de  Salvo  ;  mais  je  vous  parlerai  des  artistes ,  des  res- 
sources qu'ils  trouvent  dans  cette  ville  et  les  alentours,  de 
la  manière  dont  on  s'y  amuse  ;  et  maintenant  que  la  saison 
touche  presque  à  son  terme  ,  mes  remarques,  portant  sur  un 
ensemble  de  faits  accomplis,  ne  manqueront  peut-être  pas  d'un  certain  intérêt, 
qui  les  fera  bien  venir. 

Il  est  deux  points  sur  lesquels  il  me  parait  indispensable  de  fixer  l'attention  : 
d'abord,  le  nombre  de  nos  artistes,  instrumentistes  ou  chanteurs,  augmente  tous 
les  jours  dans  une  proportion  efTroyable;  et  quand  je  dis  «os  ar«/s<es,  je  me  trom- 
pe; je  devrais  écrire  les  artistes  de  tous  les  pays  qui,  de  même  que  les  hirondelles, 
se  forment  en  bandes  à  certaines  époques  des  saisons  ,  et  émigrent  en  caravanes 
compactes,  voyageant  d'ailleurs  en  fort  mauvais  accord,  partout  où  il  y  a  du  so- 
leil, de  l'or  et  des  gens  qui  n'ont  rien  à  faire.  Voyez  plutôt  :  au  mois  de  décem- 
bre, nous  avons  à  Paris  une  nuée  d'hirondelles  italiennes,  françaises,  belges,  bo- 
hémiennes, allemandes  ,  anglaises,  espagnoles,  qui  jouent  du  violon  ,  du  piano  , 
du  violoncelle,  qui  chantent  ou  qui  ne  chantent  pas.  .\vril,  au  milieu  des  derniè- 
res brumes  de  l'hiver,  laisse  percer  un  vague  rayon  de  son  soleil  sans  chaleur, 
vite  les  hirondelles  prennent  leur  vol  pour  aller  s'abattre  sur  la  Tour  eu  les  toits 
aristocratiques  du  West-End.  Trois  mois  après,  quand  Londres  est  dépeuplé  et  ne 
conserve  plus  que  ses  dieux  protecteurs,  que  les  immuables  pénates  de  ses  foyers, 
le  brouillard  et  le  gin,  les  hirondelles  s'échappentencore,  et,  passant  pardessus  la 
France  sans  daignersaluer  de  l'aile  le  plus  mince  clocher  de  village,  elles  tombent 
en  nuées  désolantes  comme  les  sauterelles  d'Egypte  sur  ces  pauvres  petits  duchés 
d'Allemagne,  où  de  pauvres  petites  altesses  ont  de  pauvres  petits  bourgs,  qu'elles 
commettent  l'enfantillage  d'appeler  des  capitales.  Puis  enfin,  avec  les  derniers  jours 
de  septembre,  il  faut  dire  adieu  au  Rhin  ;  alors  comme  l'automne  n'est  pas  en- 
core fini  et  que  l'hiver  cependant  farde  à  venir,  les  hirondelles,  toutes  plus  ou 
moins  prises  au  dépourvu,  se  disséminent  un  peu  à  droite,  un  peu  à  gauche, 
vont  rendre  visite  à  leur  famille  ou  voir  leurs  enl'ans  en  nourrice,  à  moins  qu'elles 
n'aillent  faire  un  tour  en  Russie.  Le  plus  grand  nombre,  contraint  de  revenir  au 
quartier  général  de  Paris,  se  livre  dans  la  solitude  à  l'intéressant  exercice  des* 


13G  I.A   SYLPHIDE. 

gammes  chromatiqueset  achromatiques,  jusqu'à  cette  heure  si  impatieinmenf  atten- 
due OÙ  recommencent  les  soirées  et  les  concerts.  Telle  est  aujourd'hui  l'existence 
des  artistes  sans  en  excepter  un,  depuis  les  plus  illustres  jusqu'à  ceux  qui  ven- 
dent leurs  instrumens  et  mettent  leur  garde-robe  en  gage,  pour  tenter  la  chance 
en  Europe,  au  lieu  de  suivre  le  conseil  de  La  Fontaine  et  d'attendre  la  fortune  dans 
leur  mansarde. 

Quant  à  la  vie  du  grand  monde  qui  est  le  second  fait  utile  à  constater,  elle 
est  à  peu  de  chose  près  la  même.  A  peine  les  jeûnes  du  Carême  ont-ils  mis  un 
terme  aux  splendides  raouts  et  aux  réceptions  officielles,  que'  chacun  fait  ses 
préparatifs  pour  quitter  Paris  :  ceux-ci  vont  à  leur  campagne ,  ceux-là  partent 
pour  les  eaux  ;  ces  derniers,  qui  ne  veulent  ou  qui  ne  peuvent  aller  ni  à  la  cam- 
pagne ni  aux  eaux,  ferment  leurs  persiennes  et  font  la  cuisine  chez  eux,  jusqu'à 
ce  qu'une  bonne  idée  leur  tombe  du  ciel  ou  leur  monte  de  la  loge  du  portier.  Au 
demeurant,  toute  cette  société  de  cachemires  et  de  gants  jaunes  s'évanouit  avec 
le  retour  des  roses.  J'approuve  de  tout  mon  cœur  les  barons  ou  les  comtes  qui 
possèdent  des  châteaux  dans  la  Normandie  ou  dans  la  Beauce ,  et  qui ,  pendant 
une  bonne  moitié  de  l'année,  vont  y  chasser  sur  leurs  terres,  y  pêcher  à  la  ligne, 
et  parfois  rêver  tristement  au  règne  défunt  des  galanteries  féodales.  Au  moins 
ces  gens-là  se  reposent  de  leur  paradoxale  existence  de  l'hiver;  petit  à  petit,  le 
tintement  des  contredanses  et  le  grondement  monotone  du  piano  s'éloignent  de  leur 
oreille;  ils  oublient  les  BouO'es  et  leurs  fioritures,  l'Opéra  et  son  tapage;  entou- 
rés de  délices  patriarchales  ,  ils  ne  font  plus  de  la  nuit  le  jour:  ils  se  couchent 
quand  la  lune  projette  sa  pâle  et  vacillante  lumière  sur  leurs  tourelles  lézardées  , 
ils  se  lèvent  aussitôt  que  l'aurore  fait  trembler  la  rosée  aux  chênes  majestueux  de 
leur  parc.  Doux  sommeil!  réveil  plus  douxl  Aussi,  lorsque  revient  novembre  et 
qu'une  chaise  de  poste  les  dépose  dans  la  cour  de  leur  hôtel ,  voyez  comme  ils  sont 
dispos  et  frais,  et  avec  quelle  nouvelle  et  juvénile  ardeur  ils  vont  s'abandonner 
aux  frénétiques  joies  de  l'hiver!  Je  vous  le  dis,  ces  comtes  et  ces  barons  sont  les 
heureux  du  siècle,  et  ils  se  portent  mieux,  croyez-le  bien,  que  tous  leurs  amis 
qui  ont  été  se  guérir  de  maux  qu'ils  n'avaient  pas,  àWiesbaden  ou  à  Aix-la-Cha- 
pelle. 

Mais  hélas!  il  faut  l'avouer  ,  pour  beaucoip  de  personnes,  les  eaux  tiennent 
lieu  du  manoir  qui  leur  manque,  et  cette  manie  des  eaux  thermales  est  dégénérée 
chez  nous  en  une  véritable  contagion.  Nous  avons  en  France  presque  autant  de 
villes  de  bains  que  de  départemens.  Il  doit  y  en  avoir  en  Suisse  ;  il  y  en  a  à  coup 
sûr  en  Sardaigne ,  elles  ne  manquent  pas  en  Belgique ,  et  l'Allemagne  en  re- 
gorge. —  Aller  prendre  les  eaux  en  France,  fi  donc!  c'est  mauvais  genre  puis- 
qu'on ne  sort  pas  de  chez  soi.  —  La  bonne  société  ne  fraie  point  avec  les  Sa- 
voyards. —  La  Belgique,  c'est  toujours  la  France.  —  Et  la  foule  de  se  porter 
dans  les  duchés  de  Bade  et  de  Nassau,  en  Prusse,  en  Autriche  ,  que  sais-je? 
partout  en  Allemagne  où  il  y  a  une  bicoque  et  une  mare. — Tout  ce  monde-là  qui 
n'a  d'autre  maladie,  je  vous  le  répète,  que  celle  de  ne  point  posséder  de  terre  , 
se  soucie  infiniment  moins  de  se  baigner  ou  de  boire  de  mauvaise  eau  ferrugi- 
neuse que  de  danser,  de  faire  de  la  politique  ou  des  conquêtes,  en  un  mot  que  de 
continuer  sous  le  soleil  d'Allemagne  ,  ce  qu'il  faisait  à  la  clarté  des  girandolles 
de  Paris.  On  enjambe  donc  cent  cinquante  ou  deux  cents  lieues  pour  se  retrou- 
ver avec  ses  connaissances  du  faubourg  Saint-Honoréou  de  la  Chaussé-d'Antin, 


I.V   SYLPHIDE. 


et  M.  de  V...  finit  dans  le  salon  de  réunion  de  Baden-Baden  le  roman  qu'il  avait 
commencé  dans  le  boudoir  do  M"'=  de  L...  rue  Saint-Dominique. 

Réduite  à  ces  proportions,  la  vie  des  bains  n'est  autre  chose  que  la  vie  pari- 
sienne d'hiver,  moins  les  calorifères  et  les  burnous  ;  et  comme  on  danse  beaucoup 
dans  nos  salons,  comme  on  y  fait,  hélas  !  beaucoup  de  musique,  les  artistes  ont  été 
tout  naturellement  portés  à  croire  qu'ils  ne  seraient  pas  moins  bien  reçus  que 
les  ménétriers  dans  le  grand-duché  de  Bade.  Ce  que  je  vais  dire  pourra  n'être 
pas  fort  à  l'avantage  de  nos  lions  et  de  nos  lionnes  émigrés  sur  les  rives  pitto- 
resques du  Rhin,  mais  les  artistes  se  sont  trompés  de  la  façon  la  plus  grossière  : 
à  Baden-Baden,  où  je  suis,  on  va  au  bal  et  très  peu  au  concert;  on  préfère  le 
plus  méchant  quadrille  à  la  symphonie  la  plus  admirable;  en  fait  de  musique,  on 
ne  jure  que  par  Musard  et  Strauss. 

Vous  allez  crier  à  l'exagération  :  attendez  quelques  minutes,  je  vous  prie.  Lislz 
est  venu  à  Baden-Baden,  Listz,  le  poète  rêveur  du  piano,  tout  chargé  de  l'or  delà 
Grande-Bretagne ,  de  son  sabre  de  Pesth  et  des  louanges  entièrement  gratuites 
de  Paris,  où  il  a  donné  un  concert  pour  rien,  afin  de  n'avoir  pas  la  honte  de  le 
faire  payer  moins  d'un  louis  ;  eh!  bien,   Listz  s'est  fait  entendre  deux  fois  et  à 
peine  comptait-il  autour  de  lui  un  auditoire  d'improvisateur  italien  ou  de  jonour 
de  flûte.  Où  Listz  n'a  pu  glaner,  que  voulez-vous  que  d'autres  aient  recueilli  ? 
Thalberg ,  le  grand  Sigismond  Tlialberg  est  arrivé  à  son  tour,  mais  il  lui  a  sufli 
d'un  coup  d'œil  pour  pressentir  son  public  ;  comme  Jérémie,  il  a  versé  d'abon- 
dantes larmes  sur  Jérusalem,  et  il  a  pris  la  fuite  incognito.  Le  célèbre  violoniste 
Théodore  Hauman   devait  donner  un  concert  avec  Henri  Ilerz  ;  mais  le  jour 
même  où  ce  concert  devait  avoir  lieu  ,  Herz  a  reçu  la  triste  nouvelle  de  la  mort 
de  son  père,  qui  l'a  immédiatement  contraint  de  partir.  — De  tout  ceci  il  résulte 
que  les  hoimeurs  de  la  saison  ont  été  en  grande  partie  pour  Ole-Bull  qui  a  donné 
deux  concerts,  l'un  à  Baden-Baden,  et  l'autre  au  théâtre  de  AViesbaden.  Ole-Bull 
était  accompagné  d'une  jeune  et  jolie  cantatrice  que  vous  avez,  plusieurs  fois, 
entendue  cet  hiver ,  dans  les  salons  et  chez  Henri  Herz.  M""  AJarie  Willès  a 
très  gracieusement  secondé  le  violoniste  norwégien  ;  à  Wiesbaden  surtout,  elle 
a  beaucoup  été  applaudie  dans  le  grand  air  de  Roberto  d  Evrmx,  et  dans  un  duo 
de  Torquato  Tasso.  Je  n'oublierai  pas  de  vous  dire  ijue  la  toilette  de  M""  Marie 
Willès  a  obtenu  presque  autant  de  succès  que  sa  voix,  parmi  les  Busses  et  les 
Anglais  qui  encombrent  le  duché  de  Nassau.  — Ponchard  nous  annonce  un  con- 
cert pour  jeudi  ;  je  doute  qu'il  soit  plus  heureux  que  ceux  qui  l'ont  précédé, 
d'autant  plus  que  tout  le  monde  ici  répète  que  Ponchard,  qui  est  un  excellent  pro- 
fesseur, ferait   mieux  de  nous  donner  de  bons  élèves,  que  de  chercher  à  nous 
prouver  qu'il  ne  chante  plus. 

Voilà  Baden-Baden  pour  les  artistes,  Baden-Baden  en  déshabillé,  Baden- 
Baden  tel  que  l'ont  fait  notre  civilisation  ennuyée  et  nos  usages  absurdes.  En- 
core, remarquez  bien,  s'il  vous  plaît,  que  sans  l'impératrice  de  Russie  qui  a  par- 
couru toutes  les  sources  thermales  avoisinant  le  Rhin,  les  artistes  n'auraient 
même  pas  trouvé  en  Allemagne  cette  quasi  hospitalité,  dont  certes  ils  ne  se  van- 
teront pas.  Or,  il  est  au  moins  douteux  que  l'impératrice  vienne  tous  les  ans  à 
Bade  ;  après  cela  je  vous  laisse  à  vous-même  le  soin  d'apprécier  la  perspective 
qui  s'offre  aux  artistes,  grands  et  petits,  dans  cette  terre  classique  de  la  flânerie  , 
de  la  verdure  et  des  contredanses  Comte  de  *"**.  ■ 


.1 


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128 


LA   SYLPHIDE. 


L'Académie  royale  va  reprendre  Stradella  avec  M'"*  Stoltz  :  c'est  donc  pour 
que  ce  malheureux  opéra  tombe  une  seconde  fois? —  On  annonce  ,  pour  le  6  de 
ce  mois  la  réouverture  du  Théâtre-Français  qui  inaugurera  sa  salle  restaurée  par 
un  drame  que  M.  Eugène  Sue  a  coupé  dans  un  de  ses  romans  -.Latréaumont. 
Voici  maintenant  que  l'on  procède  à  la  rue  Kichelieu  comme  au  boulevart;  on 
ne  fera  plus  des  comédies  ou  des  mélodrames  qu'avec  des  livres.  —  La  reprise 
de  Joconde  profite  autant,  malgré  la  chaleur ,  à  l'Opéra-Comique  que  les  débuts 
de  M™"  Thillon.  — Aux  Variétés,  les  pièces  nouvelles  se  suivent  avec  les  succès; 
il  y  a  long-temps  qu'une  administration  dramatique  n'avait  donné  de  pareils 
exemples  d'activité  et  d'intelligence.  La  rentrée  de  Vcrnet  a  encore  augmenté  la 
foule  à  ce  charmant  théâtre,  et  l'hiver  n'arrivera  jamais  assez  vite  pour  nous  per- 
mettre d'assister  à  toutes  les  nouveautés  joyeuses  qu'il  tient  en  réserve.  —  La 
rentrée  d'Achard  au  Palais-lloyal  et  le  prochain  retour  de  Déjazet  entretieiment 
le  public  dans  la  douce  habitude  qu'il  a  prise  de  cet  agréable  rendez-vous. —  Le 
Vaudeville  infecte  les  restaurans  à  trente-deux  sous  de  ses  billets  au  rabais  ,  sans 
compter  pour  cela  un  garçon  perruquier  de  plus  au  nombre  doses  spectateurs. 

Dimanche  dernier,  il  y  a  eu  au  Ranelagh  une  grande  matinée  musicale  et 
dramatique,  au  bénéfice  de  la  caisse  d'association  des  artistes  dramatiques.  Dé- 
rivis  et  Mlle  Dobrée  ont  fort  bien  chanté  un  duo  de  Fernand  Cortez.  Après  ce  suc  - 
ces,  Dérivis  a  encore  trouvé  moyen  de  se  faire  applaudir  dans  l'Ange  déchu.  Le 
surplus  des  bravos  a  été  partagé  entre  M™"  Potier,  qui  a  fait  beaucoup  de  plai- 
sir dans  la  cavatine  de  Robert  ;  Henri ,  dans  des  couplets  de  Régine ,  et  Achard 
dans  des  romances  de  M"»  Loïsa  Puget.  —  A  propos  de  M"»  Loïsa  Puget,  cette 
dame  ,  qui  n'a  pu  attirer  personne  à  ses  concerts  de  l'hiver  dernier,  en  donne 
un ,  samedi  5  ,  au  Ranelagh.  Elle  veut,  cette  fois,  tenter  la  chance  extrà-muros. 
Nous  n'en  sommes  pas  moins  portés  à  croire  que  M"e  Loïsa  Puget  serait  plus 
siire  de  la  fortune  si  elle  faisait  donner  son  concert  par  un  autre  ,  et  surtout  si 
elle  n'effrayait  pas  d'avance  le  monde  ,  en  aimonjant  sur  son  alliche  qu'elle 
chantera  ses  romances  elle-même.  *** 


Le  Directeur  DE  VILLEMESSANT. 


LA   STLI-BIDC. 


I5S 


A  Madame  *" 


12  septembre. 


ODS  vivons  dans  un  monde  incertain  et  fatal... 
Je  me  rappelle  qu'au  temps  où  je  faisais  des  vers, 
madame,  j'en  avais  fait  un  qui  disait  cela,  et  je 
l'applique  aux  tristes  choses  qui  nous  entourent, 
choses  qui  viennent  chaque  jour  troubler  notre 
repos  et  mettre  en  fuite  les  élémens  poétiques 
dont  nous  avons  tant  besoin,  nous  autres  pauvres 
écrivains,  qui  voulons  du  calme  et  du  silence  pour 
recueillir  nos  pensées  fugitives  et  vous  les  trans- 
mettre. Hier,  au  milieu  des  clameurs  de  l'émeute 
qui  naissait  et  du  tambour  qui  battait,  je  me  de- 
mandais ce  que  deviendrait  mon  courrier  d'au- 
jourd'hui, et  je  me  voyais  déjà  ainsi  à  la  discorde 
au  lieu  de  deviser  avec  vous  sur  les  jolies  fantai- 
sies du  jour;  mais  Dieu  aidant,  la  bourrasque  me 
parait  passée,  ou  tout  au  moins  assez  calmée  pour  que  je  rouvre  les  ailes  de  ma 
Sylphide  et  que  je  l'envoie  vous  porter  mon  bulletin  de  la  semaine.  Le  fait  le 
plus  nouveau  est  l'annonce  de  la  prochaine  ouverture  des  magasins  de  soieries 
de  Thiébaud-Guichard  et  compagnie,  qui  doivent  occuper  le  rez-de-chaussée  de 
l'hôtel  qui  forme  l'angle  de  la  rue  de  Grammont  et  du  boulevart  :  la  situation, 
comme  vous  le  voyez,  est  des  plus  avantageuses,  et  je  sais  de  bonne  part  que 
le  contenu  vaudra  bien  le  contenant  ;  on  parle  de  dessins  et  de  dispositions  de 
brochés  qui  ont  été  créés  spécialement  pour  cette  maison,  et  qui  donneront  à  ses 
nouveautés  un  cachet  tout  particulier.  Je  connais  bon  nombre  de  femmes  qui 
retardent  leurs  acquisitions  jusqu'à  l'ouverture  de  ces  magasins,  qui  aura  lieu 
du  2o  au  50  de  ce  mois.  En  parlant  soieries,  je  me  trouve  tout  naturellement 
portée  à  rappeler  à  votre  souvenir  la  maison  de  M.  Delon,  à  la  BarbedOr: 
c'est  une  si  ancienne  renommée,  qu'il  n'est  pas  besoin  de  l'indiquer  aux  per- 


Y41^èlS&Si^ 


130  LA  SYLPHIDE. 

sonnes  de  bon  goût  ;  cependant  je  viens  de  voir,  chez  lui ,  des  robes  de  cor- 
beilles si  jolies,  que  j'en  suis  tout  enchantée.  Le  fond  de  ces  robes  est  un  gros 
grain  magnifique,  de  nuances  très  variées,  sur  lequel  sont  jetés  des  bouquets 
brochés  en  relief,  aux  couleurs  naturelles,  d'une  délicatesse  et  d'un  brillant 
admirables  ;  ces  robes  sont  les  plus  jolies  que  j'aie  vues  dans  ce  genre-,  elles  sont 
dignes  de  porter  les  belles  dentelles  de  M""  Ferrières-Penona,  dont  la  maison 
de  haute  lingerie  occupe  un  rang  si  élevé  dans  la  fashion  aristocratique.  C'est 
sans  doute  pour  ne  point  mentir  à  cette  dénomination,  que  M°"  Penona  nous 
prépare  le  manteau  Louis  XIV,  dont  je  ne  veux  pas  vous  déflorer  la  surprise  en 
vous  détaillant  tout  ce  qu'il  aura  d'attrayantes  séductions  :  je  puis  seulement 
vous  prédire  que  jamais  création  plus  élégante  ne  sut  orner  même  vos  épaules, 
et  que  vous  aurez  autant  de  plaisir  à  vous  en  voir  parée,  qu'à  regarder  votre  joli 
visage  sous  la  forme  gracieuse  d'un  des  chapeaux  de  Beaudrant  ou  de  Maurice 
Beauvais,  ces  deux  oracles  de  la  mode  ;  je  vois  d'ici  le  séduisant  effet  que  pro- 
duira, à  la  sortie  des  Italiens,  votre  toilette  composée  d'un  manteau  Louis  XÏV 
et  d'une  de  ces  coiffures  historiques  que  Maurice  Beauvais  exécute  avec  ce 
talent  de  précision  et  de  bonne  grâce  qui  n'appartient  qu'à  lui  :  car  M.  Beau- 
vais ne  fait  point  du  métier,  il  fait  de  l'art,  et  se  livre  à  une  étude  conscien- 
cieuse des  modes  du  temps  passé,  ce  qui  assure  à  ses  coiffures  la  certitude  de 
faire  époque.  Je  vous  disais  bien  que  ce  célèbre  modiste  voulait  relever  le  règne 
des  rubans,  il  suffisait  pour  cela  qu'il  les  employât  dans  ses  créations,  et  l'on 
voit  déjà  chez  lui  les  rubans  à  reflets  changeans,  ceux  si  légers  à  bords  de 
dentelles,  et  une  nouveauté  toute  charmante  qui  est  le  ruban  peluche  à  fleurs. 
Comme  je  vous  l'avais  prédit,  les  blondes  reprendront' aussi  faveur  sur  les 
coiffures  de  l'hiver  ;  il  est  juste  que  chaque  saison  ait  sa  dentelle,  et  celle  de 
soie  qui,  disons-le,  sied  infiniment  mieux  que  celle  de  fil,  devait  reprendre  un 
rang  dont  on  l'avait  un  peu  trop  éloigné  ;  Maurice  Beauvais  a  fait  faire  des 
blondes  pour  sa  maison,  dont  les  dessins  égyptiens  rehaussés  d'or  et  d'orne- 
mens  de  couleur  sont  du  plus  magnifique  effet. 

Je  suis  heureuse  de  voir  par  vos  lettres  et  vos  demandes  d'envoi  que  vous 
avez  compris  certain  paragraphe  d  un  de  mes  derniers  bulletins  concernant 
l'article  des  parfums,  et  c'est  avec  plaisir  que  j'ai  été  choisir  dans  les  magasins 
odorans  de  M.  Guerlain ,  tous  les  objets  que  vous  désiriez  -,  je  vous  recommande 
en  particulier  la  lotion  de  Gowland,  l'eau  de  Toilette  et  la  pâte  aux  Quatre 
Semences  pour  la  conservation  de  votre  teint  que  vos  courses  d'amazone  doivent 
un  peu  endommager.  Puisque,  je  le  vois,  vous  faites  cas  de  mes  recommandations 
et  que  vous  avez  aussi ,  sur  mes  avis ,  adopté  les  sous-jupes  d'Oudinot ,  sans  les- 
quelles il  n'y  a  plus  de  tournures  possibles,  permettez-moi  de  vous  parler  d'une 
semblable  spécialité,  qui  ne  le  cède  en  rien  à  la  première  pour  la  légèreté  et  le 
moelleux  du  bouffant  ;  je  dois  ajouter,  et  ceci  sous  le  manteau  de  la  cheminée, 


LA.   SYLPHIDE.  |:)l 


que  les  sous-jupes  à  tournure  de  M.  Delannoy,  rue  Montmartre,  182,  ont 
l'inappréciable  avantage  d'être  d'un  prix  modéré  auquel  toute  bourse  peut  at- 
teindre. Pour  un  objet  de  toilette,  dont  la  vanité  ne  saurait  tirer  aucun  parti 
puisqu'il  est  occulte  et  qu'il  ne  sert  en  rien  à  l'éclat  extérieur  de  celle  qui  le 
porte,  il  était  essentiel  d'en  modérer  le  prix  ,  sans  cependant  lui  ôter  du  mé- 
rite de  l'usage  auquel  il  est  destiné;  M.  Delannoy  a  résolu  ce  problème,  il  a 
fait  pour  nous  des  jupes  légères ,  bouffantes  et  solides  que  nous  pourrons  nous 
procurer,  sans  trop  écorner  la  caisse  de  nos  fonds  secrets,  ou  sans  trop  faire 
crier  anathème  à  des  maris  grondeurs  !  A  propos  de  maris,  j'espère  que  la  ma- 
gnifique canne  de  Verdier  que  j'ai  envoyée  au  vôtre  a  dû  faire  sensation  dans 
vos  environs  ;  elle  était  des  plus  belles  de  ce  fameux  faiseur,  le  premier  dans  son 
genre,  comme  l'est  dans  le  sien  M.  Richard-Laurent.  Les  hommes  condamnés 
à  l'éternel  habit  noir  semblent,  on  le  dirait,  chercher  à  se  dédommager  de  leur 
sombre  costume  du  soir  sur  les  brillantes  couleurs  qu'ils  adoptent  pour  leur 
vêtement  du  matin.  Rien  donc  de  plus  riche ,  de  plus  brillant,  de  plus  varié  que 
les  robes  de  chambres  de  Richard-Laurent,  auquel  la  mode  a  donné  droit  de 
créer,  d'innover,  pour  ce  vêtement  d'avant  midi.  Aussi  toute  l'aristocratie  du 
dandysme  s'adresse-t-elle  à  M.  Richard-Laurent  avec  une  aveugle  confiance 
pour  ce  déshabillé  auquel  les  jeunes  gens  d'aujourd'hui  attachent  une  grande 
importance. 

Le  soin  de  la  toilette  de  l'intérieur  m'a  toujours  paru  une  chose  très  essen- 
tielle, surtout  en  ménage  ;  on  ne  comprendrait  peut-être  pas  combien  d'époux 
ont  dû  l'affaiblissement  de  leur  affection  mutuelle  à  l'abandon  et  à  la  négligence 
dans  laquelle  ils  laissaient  leur  personne  vis-à-vis  l'un  de  l'autre  ;  il  faut, 
hélas  !  que  notre  nature  fragile  soit  un  peu  prise  par  les  yeux,  le  cœur  seul  ne 
suffit  pas  ;  aussi  dirai-je  toujours  à  une  femme  :  —  Soignez-vous,  parez-vous 
pour  votre  mari,  il  est  le  premier  auquel  vous  devez  chercher  à  plaire.  Mais  les 
femmes  comprennent  cela,  et  je  les  vois  vêtues  chez  elles  de  la  manière  la  plus 
gracieuse  :  dans  ce  moment  elles  portent  des  robes  blanches  en  organdi  à 
manches  courtes  ou  demi-courtes,  le  corsage  bouillonné  à  la  Victoria  ;  de  pe- 
tits tabliers  verts  ou  lilas,  garnis  d'effilés,  et  des  mitaines  de  soie  de  nuance  as- 
sortie au  tablier  :  souvent  la  jupe  est  garnie  de  deux  ou  trois  bouillons  ruban- 
nés  avec  nœuds  de  la  nuance  du  tablier  ,  superposés  l'un  au  dessus  de  l'autre. 
Les  jupes,  en  général,  se  portent  un  peu  moins  amples  ;  les  manches  plates, 
froncées  et  coulissées  depuis  le  haut  jusqu'en  bas,  sont  fort  en  vogue.  — Les 
écharpes  de  soie  de  couleur ,  toutes  bordées  de  chicorée  pareille,  ont  pris  une 
grande  extension  ;  c'est  une  fantaisie  que  les  femmes  s'accordent  pour  achever 
la  saison  d'été.  —  Il  y  a  aussi  comme  nouveauté  les  chapeaux  en  crêpe  brodés 
de  soie  plate  ;  je  ne  pense  pas  que  cette  mode,  surtout  à  l'époque  où  elle  paraît, 
prenne  une  grande  extension  :  elle  est  lourde  et  de  peu  d'effet.  La  mode  de 


/32 


LA   SYLPHIDE. 


poser  les  plumes  à  plat  ne  se  ralentit  point  ,11  y  a  tout  à  présumer  qu'elle  se 
conservera  cet  hiver  sur  les  chapeaux  de  velours  et  de  satin. 

Puisque  je  suis  sur  l'intéressant  chapitre  des  modes ,  permettez-moi ,  mada- 
me, de  rappeler  à  votre  souvenir  l'ancienne  et  opulente  maison  Lemonnier, 
dont  la  réputation  est  traditionnelle  dans  le  quartier  Saint-Honoré.  Les  maga- 
sins de  Lemonnier-Pelvey  sont  le  rendez-vous  de  la  meilleure  compagnie  et  de 
la  plus  haute  élégance,  et  certainement  il  n'y  a  pas  exagération  de  ma  part  à 
dire  que  ce  sont  plutôt  des  salons  que  des  magasins.  Là,  jamais  la  mode  n'est 
en  arrière,  jamais  non  plus  elle  ne  se  pique  d'être  en  avance  ;  ce  qui  l'empê- 
che de  tomber  dans  ces  aventureux  hasards  et  ces  tentatives  malheureuses  de 
quelques  autres  maisons.  Lemonnier-Pelvey,  dans  ses  créations  toujours  gra- 
cieuses et  fraîches,  toujours  coquettes  et  élégantes,  se  conforme,  avant  tout, 
aux  goûts,  aux  caprices  charmans  et  au  tact  exquis  de  sbn  aristocratique  clien- 
telle.  Une  a'utre  fois,  je  ne  me  bornerai  pas. à  des  généralités;  nous  aborderons 
ensemble  quelques  détails  ;  je  vous  dirai  ce  qu'a  fait  et  ce  que  prépare  Lemon- 
nier-Pelvey :  ses  chapeaux,  ses  capotes,  ses  coiffures  de  tout  genre  ;  ce  jour-là, 
je  vous  jure,  j'écrirai  vite  et  le  temps  passera  de  même.  , 

En  vous  parlant  tout  à  l'heure  ,  madame,  des  précautions  à  prendre  pour 
votre  teint,  et  de  la  nécessité  de  soigner  sa  personne  dans  l'intérieur  de  sa 
maison,  je  pensais  à  la  négligence  de  plusieurs  mères  ,  qui  s'occupent  à  peine 
d'un  des  soins  les  plus  urgens  pour  une  jeune  fille ,  qui  est  celui  des  dents.  Il 
faut  bien  le  dire  :  point  de  beauté  véritable  sans  de  belles  et  blanches  dents  ! 
De  combien  de  manières  les  poètes  et  les  romanciers  n'ont-ils  pas  chanté  les 
perles ,  la  nacre,  l'ivoire  encadrée  dans  deux  lèvres  de  roses  et  de  corail  !  Si 
l'art  du  parfumeur  nous  est  si  utile,  combien  ne  l'est  pas  plus  encore  celui  du 
dentiste  !  .Vous  qui  habitez  la  province,  madame,  enseignez  donc  à  ceux  qui 
viennent  à  Paris  chercher  l'utile  et  l'agréable,  enseignez-leur,  dis-je,  le  dentiste 
par  excellence,  M.  Hattute,  passage  des  Petits-Pères,  5.  Aux  coquettes,  vous 
direz  qu'en  sortant  de  ses  mains  elles  auront  un  attrait  de  plus  ;  aux  poltronnes, 
que  ses  opérations  chirurgicales  sont  faites  si  habilement  et  si  légèrement, 
qu'on  s'en  aperçoit  à  peine.  A  défaut  de  science,  je  ne  puis,  vous  le  comprenez, 
entrer  dans  certains  détails  médicaux  que  je  traiterais  sans  doute  fort  mal, 
mais  je  dis  ce  que  j'ai  vu  et  ce  que  beaucoup  m'ont  répété. 

J'ôte  mon  grave  bonnet  de  docteur  pour  vous  dire  adieu,  madame,  à  vous 
la  femme  aux  blonds  cheveux,  à  la  robe  diaphane  et  aux  dents  de  perles ,  que 
tous  aiment  à  voir  sourire  !  Baronne  marie  de  j,'******. 


I.  V   SYLPHIDE. 


«33 


PHYSIOLOGIE    DE  LA  VALSE. 


i  1  a-t-.l  depius  lourd  et  de  plus  gauche 
que  la  philosophie,  et  que  peut-on  voir 
de  plus  vif  et  de  plus  gracieux  que   la 
valse?  Cependant  la  philosophie  eî    la 
valse  nous  viennent  toutes  deux  de  l'Ailema-ne 
I  patrie  commune  de  Hegel  et  de   Strauss  ^  Le' 
premier  nous  enseigne,  en  paroles  obscures  et 
souvent  inintelligibles  ,  à  nous  connaître     nous 
et  la  nature  qui  nous  environne  :  le  second    tout 
en  se  servant  du  langage  le  plus   séduisant  et 
_    plus  facile  a  comprendre,  nous  engage,  au  contraire 
a   nous  oublier  nous-mêmes  dans  l'enivrement  de  la 
danse.  Ce  n  est  pas  l'Allemagne  seule  qui  nous  olFre  une 
telle  contradict:on.  Selon  les  sages  lois  de  h  nature    H 
api^artient  aux  beaux-arts  de  réprimer  les  élans  d'un  ca 
ractere  naturel  trop  impétueux,  oud'exciter  à  la  ^aîféles 

rement  réservé  à  la  musrq^/Ïà^atls^eïïon'""-  ^T'''''  '''  P'^^"-"^" 

des  danses  et  des  c..ansorpo^^.::rrsr;rv:^Crf  er;;!;;^^^^^^^^ 

avec  le  caractère  général  et  les  habitudes  de  la  nation   Chez  les  npnn 

les  chansons  sont  gaies  et  les  danses  vives  :  chez  les- peup|^^eTr^^ 

les^c^hansons  portent   un  cachet  mélancolique  ,   les  daU  sont  t^^lT^:^ 

Voyez  les  danses  des 'peuples  bouilL^  d;wre  Xe^""  hTseltt" '^'""^ 
écoutez  leurs  chants,  ils  sont  tous  mélancoliaue^s   TesnL'  meneuses; 

litamsetdes  Vénitiens,  les  deux   races  lesX' 'Serire"^^^^^^^^^^^ 
presque  tous  en  mineur.  La  danse  nationa-e^des  Françai: ,  îf  To^tredtr  " 


loi  .  LA   SYLPHIDE. 

sans  remonter  même  au  menuet ,  de  grave  mémoire  —  est  si  monotone  et  si 
pacifique  dans  son  allure  ,  qu'en  la  voyant  exécuter  pour  la  première  fois  on  se 
demande  si  l'on  est  réellement  au  milieu  de  la  nation  la  plus  folle  et  la  plus  agitée 
de  l'Europe.  Dans  les  romances  françaises  ,  vous  entendrez  toujours  quelques 
phrases  mélancoliques.  Nous  passons  sous  silence  la  musique  des  couplets  de 
vaudeville  et  des  chansons  satiriques;  elle  ne  prend  pas  naissance  parmi  le 
peuple  ,  et  n'a  d'ailleurs  aucune  importance.  Il  serait  impossible  de  retenir  ou 
de  fredonner  cette  musique  sans  les  paroles  spirituelles  et  piquantes  qui  l'ac- 
compagnent. 

La  valse  est  une  spécialité  incontestable  de  l'Allemagne.  Toute  la  jeunesse  de 
ce  pays,  dispersée  dans  ses  vingt-cinq  universités,  jeunesse  qui  passe  toute  la  se- 
maine assise  à  ses  cours,  a  besoin  de  trouver  le  dimanche  une  distraction  capable 
d'effacer  en  un  instant  les  ennuis  de  six  jours  consacrés  à  étudier  Hegel  et  une 
science  aride  et  fatigante.  En  Allemagne,  si  on  n'aimait  pas  la  valse  on  oublierait 
de  rire,  on  oublierait  de  s'amuser  et  peut-être  d'aimer.  Le  caractère  flegmatique 
des  Allemands  exige  à  toute  force  cette  danse  étourdissante  et  impétueuse. 
Une  autre  preuve  certaine  de  ce  besoin  d'une  danse  vive  et  gaie  dans  un  pays 
habité  par  nn  peuple  froid  et  sérieux,  c'est  le  transport  avec  lequel  la  valse  fut 
reçue  en  Angleterre,  où  elle  avait  été  introduite  par  le  duc  de  Devonshire.  Les 
Anglais  avaient  beau  construire  des  machines  à  vapeur,  se  promener  en  pyros- 
caphes  et  en  wagons,  lire  leurs  interminables  journaux,  ils  s'ennuyaient  et  bail- 
laient. La  valse  parut  :  tout  se  mit  à  tourner,  et  les  timides  Anglaises,  qui  rou- 
gissent quand  on  leur  offre  à  table  une  cuisse  de  poulet,  ces  mêmes  Anglaises  se 
lancèrent  dans  la  valse  avec  fureur  ;  elles  valsèrent  avec  tout  le  laisser-aller  des 
Allemandes. 

Schiller,  dans  une  de  ses  poésies  les  plus  connues,  s'élève  impitoyablement 
contre  la  valse;  il  dit  qu'une  danse  pareille  ne  convient  point  à  une  nation  décente, 
grave,  sérieuse  et  profonde  comme  les  Allemands.  Ces  lignes  du  poète  immortel 
ne  prouveront  autre  chose  à  la  postérité  la  plus  reculée,  sinon  que  Schiller  fut  le 
plus  anti  musical  des  fils  de  Teutonia  et  qu'il  ne  comprît  nullement  les  effeLs 
et  l'influence  d'un  art  sur  un  autre  art.  Heureusement,  aucun  des  nombreux 
imitateurs  de  Schiller  ne  l'a  copié  dans  ses  invectives  contre  la  valse;  il  faut  dire, 
pour  l'honneur  de  l'Allemagne,  que  les  écrivains  d'aujourd'hui  traitent  tout  dif- 
féremment ce  sujet.  L'un  d'eux  dit  :  «  La  valse  rend  parfaitement  nos  idées  sur 
l'amour  pur  et  chaste  d'une  union  conjugale,  deux  êtres  s'avancent  en  se  tenant 
embrassés,  ils  rencontrent  bien  des  obstacles  dans  leur  course,  mais  ils  parviennent 
facilement  à  les  vaincre  par  l'harmonie  qui  règne  dans  tous  leurs  mouvemens. 
N'est-ce  point  là  la  parfaite  image  d'une  union  conjugale  qui  se  prolonge  durant 
toute  la  vie,  malgré  les  épreuves  et  les  contrariétés  qui  entravent  la  carrière  des 
époux?  C'est  d'ordinaire  au  bal  et  pendant  une  valse  qu'une  jeune  fille  en  Alle- 
magne confesse  sans  honte  les  sentimens  les  plus  secrets  et  fait  l'aveu  d'un  amour 
qu'elle  n'avait  confié  jusqu'alors  qu'à  elle-même.  Une  preuve  de  la  signification 
pure  et  chaste  qu'on  donne  à  la  valse  en  Allemagne,  c'est  que  plus  une  jeune 
fille  est  innocente,  plus  elle  se  livre  avec  facilité  à  celte  danse  séduisante  sans 
que  personne  n'y  trouve  à  redire  ;  taudis  que  de  voir  valser  une  femme  mariée  y 
produit  toujours  une  impression  fâcheuse,  surtout  depuis  qu'on  a  adopté  la  ma- 
nière de  valser  d'aujourd'hui.  » — Après  cette  définition  du  sens  profond  qu'on  af- 


LA   !<^L^UIDE.  l.'JÔ 

lâche  à  la  valse,  nous  comprenons  le  caractère  changeant  de  sa  musique.  Pareille 
à  la  vie  humaine,  tantôt  gaie,  tantôt  triste,  la  valse  contient  en  elle-niènie  des 
parties  d'un  genre  tout  différent;  elle  est  tantôt  douce,  tantôt  gaie,  tantôt  pen- 
sive, tantôt  tendre,  tantôt  belliqueuse,  et  après  avoir  subi  tous  ces  changernens, 
elle  revient  à  son  idée  première,  à  son  thème  fondamental.  —  Ainsi  ,  dans 
la  valse,  il  y  a  unité  et  liaison,  et  c'est  par  cette  raison  qu'une  valse,  introduite 
dans  une  musique  d'opéra,  produit  toujours  une  forte  impression  sur  les  auditeurs  ; 
tout  le  monde  la  comprend,  parce  qu'elle  ne  manque  jamais  d'exprimer  une  idée 
profonde  en  langue  générale.  Quelle  ravissante  mélodie  que  la  valse  de  Freyschutz 
et  celle  de  la  Fille  du  Danube,  que  la  gracieuse  Taglioni  exécute  dans  les  airs  !  Les 
tableaux  vivans,si  fort  à  la  mode  à  Pétersbourg  sont  représentés  sur  le  drand- 
Théàtre  de  cette  ville,  au  son  des  valses  de  Strauss  et  de  Labitzkv  ;  aussi  ces 
valses  pleines  d'originalité  et  de  grâce  vivifient  les  tableaux  ;  elles  animent  le 
chant  dans  l'opéra,  la  danse  dans  les  ballets,  et  pénètrent  jusqu'au  fond  de 
l'ame,  quelle  quesoit  la  disposition  dans  laquelle  on  se  trouve,  parce  que  chacune 
d'elles  renferme,  comme  la  vie  humaine,  de  la  tristesse  et  de  la  joie,  de  la  ten- 
dresse et  de  la  force. 

Toutes  les  valses  ne  sont  pas  néanmoins  tailléessur  le  modèle  de  celles  de  Strauss- 
elles  ont  souvent  une  physionomie  et  un  type  bien  différens,  et  une  valse  ren- 
ferme quelquefois  im  récit  tout  entier.  Je  citerai  pour  exemple  l'une  des  créations 
les  plus  connues  de  Weber,   le  morceau  qu'il  a  intitulé  lui-même  \ Intitation  à 
la  valse.  C'est  un  petit  poème  tout  entier.  On  croit  voir  le  danseur  s'approcher 
de  la  danseuse,  la  saluer  respectueusement  et  solliciter  la  faveur  de  valser  avec 
elle.  Il  profite  de  l'entraînement  delà  valse  pour  lui  déclarer  l'amour  quelle  lui 
inspire.  Elle  lui  répond  avec  la  réserve  qui  convient  à  son  sexe.  Il  redouble  de 
passion  ;  elle  finit  par  l'écouter  et  se  livre  à  tout  ce  que  cette  danse  a  de  délirant 
et  de  voluptueux.  Il  la  ramène  enfin  à  sa  place  et  reprend  pour  la  remercier,  le 
langage  décent  qu'imposent  le  monde  et  ses  obligations.  —  Il  y  a  encore  des  valses 
lentes  et  mélancoliques  ;  on  ne  les  danse  pas,  mais  on  les  joue  sur  le  piano  et  on 
les  écoute  dans  les  concerts    L'immortel  Beethoven  nous  en  a  donné  de  magni- 
fiques preuves  :  elles  sont  à  la  valse  ce  que  sont  les  poésies  de  Béranger  à  la 
chanson.  Il  y  en  a  une  que  toute  l'Allemagne,  d'un  commun  accord,  a  nommée 
la  Valse  du  Désir  Sehnsuchts  Walzer).  On  l'entend  partout;  elle  apparaît  comme 
un  ange  gardien  dans  les  instansde  douleur,  quand  le  regard  se  tourne  involon- 
tairement vers  le  ciel  et  que  la  pensée  dépasse  au  loin  les  limites  des  montagnes 
vaporeuses,  au-delà  desquelles  une  jeune  imagination  va  chercher  l'être  chéri 
dont  le  sort  l'a  séparé, ou  bien  encore  l'idéal  céleste  qu'elle  s'est  créé. — Si  vers  le 
soir  vous  vous  trouvez  dans  cette  triste  disposition  de  l'ame  et  si  vous  éprouvez 
un  penchant  invincible  à  la  mélancolie,   mettez-vous  à  votre  piano,  jouez  la 
valse  de  Beethoven,  et  bientôt  vos  yeux  se  rempliront  de  larmes;  continuez  à 
la  jouer  et  vous  vous  sentirez  soulagé  ;  votre  cœur  se  livrera  à  une  sensation 
pleine  de  douceur  :  vous  espérerez.  Il  est  à  remarquer  que  cette  valse  ne  se 
composait,  dans  le  principe,  que  de  deux  parties  ;  tout-à-coup  on  la  joua  par- 
tout avec  une  troisième.  On  n'a  jamais  su  qui  a  fait  cette  troisième  partie  ;  elle 
a  sans  doute  pris  naissance  au  milieu  du  peuple  qui  compléta  ainsi  l'œuvre  du 
grand   compositeur.  La  Dernière  Pensée  de  Weber  est  également  une  valse  du 
genre  sublime  ,  une  ode  musicale.  ^  Les  valses  de  Strauss  ont  leur  caractère 


136 


LA   SYLPHIDE. 


spécial,  mais  pour  en  doiitier  une  juste  idée,  il  faudrait  raconter  la  vie  folle  et 
insouciante  du  Viennois.  Quiconque  a  été  dans  la  capitale  de  l'Autriche,  con- 
viendra que  là  seulement  on  peut  voir  des  gens  parfaitement  satisfaits  de  leur 
existence.  Sur  les  bords  rians  du  Danube,  dans  une  contrée  fertile,  au  milieu 
d'une  foule  d'établissemens  destinés  uniquement  aux  amusemens  populaires,  tout 
le  monde  rit,  tout  le  monde  danse,  tout  le  monde  s'amuse.  Il  faut  cependant  se 
garder  de  croire  que  la  joyeuse  population  de  Vienne  soit  entièrement  étrangère 
à  la  vie  intellectuelle  :  bien  loin  de  là,  à  Vienne  plus  qu'ailleurs,  vous  trouverez 
de  l'imagination,  des  talens  créateurs  et  des  esprits  poétiques  toujours  prêts  à  ad- 
mirer ce  qui  est  beau  et  à  apprécier  ce  qui  est  bon  ;  mais  il  faut  convenir  que 
cette  imagination,  ces  talens,  cet  esprit  sont  principalement  portés  à  embellir  la 
vie  matérielle  et  que  c'est  |)ar  cette  raison  que  tout  le  monde,  à  Vienne,  s'occupe 
de  musique,  art  si  éminemment  sensuel  et  sans  lequel  l'existence  serait  froide 
et  décolorée.  Au  milieu  d'une  population  aussi  musicale,  des  mélodies  nouvelles 
et  originales  doivent  sans  cesse  prendre  naissance,  et  on  les  entend  partout,  dans 
les  rues,  aux  promenades,  à  toutes  les  assemblées.  Que  reste-t-il  à  faire  à  Strauss, 
ce  génie  de  la  valse  ?  Comment  ne  saisirait-il  pas  de  son  archet  magique  toutes 
ces  mélodies?  et  comment  ne  les  fondrait-il  pas  dans  ses  valses?  Aussi  ces  der- 
nières portent-elles  toutes  l'empreinte  du  caractère  joyeux  du  Viennois,  ainsi 
que  de  la  sensation  agréable  que  nous  éprouvons  chaque  fois  que  nos  vœux  les 
plus  chers  sont  remplis.  Aucun  tourment,  aucun  chagrin  n'agite  Strauss  ;  il  ne 
désire  rien,  il  ne  vit  que  de  chants,  et  par  le  moyen  de  ses  inimitables  valses,  il 
transporte  ses  auditeurs  dans  cet  état  indéfinissable  qui  précède  un  doux  som- 
meil et  que  les  faiseurs  de  prose  de  ce  monde  ont  nommé  l'assoupissement.  Ne 
cherchez  pas  dans  Strauss  la  mélancolie  du  désir  qui  fait  tendre  les  bras  vers 
un  avenir  lointain.  Jouir  du  présent,  voilà  toute  son  ambition;  il  n'en  connaît 
pas  d'autre  :  mais  n'est-ce  pas  là  la  plus  douce  philosophie  ? 

Baronne  sophie  coxrad. 


V 


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DIRECTION      RUE    D 'HANOVRE  ,   17. 

Ulk.J.  TWrtj    (r.rts 


LA   SYLPHIDE. 


u: 


Ai'fxsf is  M'Oimsrss. 


Marie  Ta^Iioni. 

ERSONNE  ne  croira  sans  doute  qu'il  entre  dans  nos 
intentions  de  recommencer  ici,  à  la  suite  de  tant 
d'autres  plus  habiles,  une  appréciation  artistique  du 
talentetdes  succès  de  Marie  ïaglioni.  llsufliraitdes 
regrets  universels  qu'après  son  départ  elle  a  laissés 
parmi  nous,  du  vide  opéré  à  l'Opéra  par  son  ab- 
sence et  que  jusqu'à  ce  jour  personne  n'a  i)u  ou  n'a 
osé  remplir  ;  il  suffirait  de  cette  religion  de  souve- 
nir et  d'amour,  dont  nous  entourons  la  gracieuse 
fée  de  près  ou  de  loin,  pour  prouver  à  la  dernière 
évidence  que  Marie  Taglioni  tient  toujours  dans  ses 
blanches  mains  le  sceptre  chorégraphique,  et  que 
comme  Calypso  entre  ses  nymphes,  elle  continue  à 
dépasser  de  la  tête  toutes  ses  sœurs  en  Terpsichore. 
Oui,  la  Gitana  bienaimée  domine  eu  souveraine 
le  genre  qu'elle  a  créé  ;  venue  en  France  après 
Sip^i'  le  règne  de  cinq  ou  sis  écoles,  celles-ci  usées  par 
le  temps,  celles-là,  par  le  ridicule  plus  inexorable  encore  que  les  années  ,  ce  ne 
fut  point  autour  d'elle  qu'elle  chercha  ses  exemples  et  ses  maîtres  ;  son  père  seul 
eut  le  droit  de  lui  donner  des  leçons  :  son  imagination  et  son  cœur  firent  le  reste. 
Douée  d'un  admirable  instinct  poétique,  Marie  devina,  par  ce  qu'on  n  avait 
point  essayé  encore,  tout  ce  qui  lui  restait  à  faire,  et,  loin  de  reculer  devant  une 
aussi  rude  tâche,  elle  puisa  de  nouvelles  forces  dans  les  difficultés  même  de  l'en- 
treprise,   pour   la   pousser  victorieusement   vers    cette    régénération   qui  lui 
était  assignée  dans  l'avenir.  L'un  après  l'autre,  les  abus  ou  les  traditions  vicieuses 
disparurent  sous  son  pied  homérique  ;  à  la  lourdeur  et  au  ton  raide   des  mouve- 
mens  elle  fit  succéder  les  grâces  aériennes  ;  pour  nous  elle  renouvela  les  poses  et 
le  divin  sourire  de  la  statuaire  antique,  et  ce  ne  fut  pas  sans  exciter  d'unanimes 
surprises  qu'elle  nous  enseigna,  par  ses  prodiges  de  tous  les  soirs,  que  la  chasteté 
des  allures,  la  dignité  du  maintien,  le  doux  prestige  de  la  rêverie  pouvaient  par- 
faitement se  concilier  avec  la  robe  de  gaze,  les  roses  et  le  maillot  de  soie  de  la 
danseuse.  Ce  qui  distingue  avant  tout  Marie,  ce  qui  la  place  au  premier   rang 
dans  l'art  qu'elle  cultive  avec  tant  de  charmes  et  dont  elle  a  si  adorablement 
reculé  les  limites,  c'est  cette  pudeur  presque  angélique,  ce  parfum  d'innocence, 
cette  ineffable  retenue  du  désir  qu'elle  a  su  apporter  au  milieu  de  l'ambre  et  des 
cantharides  du  théâtre.  Si  Dieu  et  ses  saints  pouvaient  nous  pardonner  la  danse, 
je  ne  doute  pas  que  ce  serait  à  la  considération  de  Marie  Taglioni,  et  je   suis 
certain  que  les  anges  et  les  amours,   fraternellement  confondus,   lui  feront  un 


138  I.A   SYLPHIDE. 

escalierde  leurs  ailes  lorsque,  nouvelle  sœur  de  charité,  elle  montera  prendre  sa 
place  au  paradis. 

Quoiqu'il  en  soit,  il  est  incontestable  que  notre  chère  et  blonde  danseuse 
possédait  dès  le  premier  jour  toutes  les  qualités  merveilleuses  et  la  ravissante 
individualité  qui  élèvent  aujourd'hui  sa  réputation  si  haut  ;  je  veux  bien  admet- 
tre que,  depuis,  l'étude,  l'expérience  etla  diversité  des  tentatives  ont  perfectionné, 
modifié  peut-être  ses  moyens  ;  mais  il  n'en  demeure  pas  moins  évident  que  les 
vocations,  du  genre  surtout  de  celle  de  Marie  Taglioni,  ne  sauraient  venir  de  la 
terre,  elles  descendent  en  ligne  directe  du  ciel.  Il  peut  bien  y  avoir  des  maîtres 
pour  diriger  ces  organisations  d'élite,  mais  je  défie  qu'on  trouve  quelque  part  un 
professeur  pour  les  créer.  Comment  donc  expliquer  alors  les  peines  sans  nom- 
bre, les  obstacles  en  quelque  sorte  insurmontables  que  Marie  eut  à  vaincre  pour 
se  révéler  sur  notre  première  scène  lyrique?  Qui  dira  pour  quel  motif,  pour 
quelle  suprême  raison  d'Etat,  celle  qui  devait  être  à  la  fois  la  gloire  et  la  fortune 
de  l'Académie  royale,  fut  obligée,  pèlerine  de  grâce  et  de  poésie,  de  se  mor- 
fondre dans  la  rue  et  de  frapper  trois  fois  à  sa  porte  avant  qu'elle  s'ouvrît  de- 
vant elle? 

Et  remarquez  bien  que  Marie  n'était  déjà  plus  une  débutante  ;  son  apparition 
avait  ému  l'Autriche,  la  Bavière  et  le  Wurtemberg  ;  Vienne,  Munich  et  Stutt- 
gardt  avaient  battu  des  mains  à  cette  fée  toute  blonde  et  toute  légère,  que  l'Alle- 
magne philosophique  et  rêveuse,  l'Allemagne  qui  se  plaît  beaucoup  plus  aux  ri- 
chesses du  fond  qu'aux  délices  de  la  forme,  admirait  sans  trop  la  comprendre.  — 
Ainsi ,  en  1822 ,  Vienne  l'avait  vn  paraître  pour  la  première  fois  sur  le 
théâtre  de  la  Porte-d'Italie,  dans  un  ballet  de  son  père  :  La  Réception  dunenym- 
phe  au  temple  de  Terpsichore,  dont  Rossini  avait  arrangé  la  musique. —  A  Munich, 
elle  inaugura  en  1825  le  théâtre,  en  remplissant  le  principal  rôle  dans  un  ballet 
ayant  pour  titre  :  La  Nouvelle  Amazone.  —  L'année  suivante ,  elle  se  rendit  à 
Stuttgardt  où  elle  se  fit  applaudir  jusqu'en  1829.  Durant  cet  intervalle,  cha- 
que hiver  elle  venait  â  Paris,  et  deux  fois  elle  s'en  retourna  les  larmes  aux  yeux 
et  le  désespoir  dans  le  cœur,  et  ce  ne  fut  que  la  dernière  année  ,  qu'à  force  de 
prières,  elle  obtint  de  M.  de  Larochefoucault  la  permission  de  débuter  dans  un 
pas  de  deux  du  Sicilien,  ballet  d'Anatole,  avec  son  frère,  qui,  depuis^est  devenu 
premier  danseur  et  maître  de  ballets  au  Théâtre-Royal  de  Berlin. — Pour  Marie, 
paraître  c'était  réussir.  Au  mois  de  janvier  1830  elle  entra  triomphalement  à 
l'Opéra,  effaçant  toutes  ses  rivales,  faisant  honte  aux  administrateurs  stupides 
qui,  après  avoir  eu  le  triste  courage  de  reconduire,  l'avaient  accueillie  malgré 
eux,  et  régénérant ,  pythonisse  aux  transparentes  aîles  ,  le  culte  d'un  art 
trop  long-temps  perverti. 

Dans  le  cours  de  sa  brillante  carrière  chez  nous,  Marie  a  compté  plus  de  cou- 
ronnes encore  que  de  créations.  Faut-il  rappeler  combien  de  bravos,  d'éloges  et 
de  fleurs  lui  ont  valu  ses  divers  rôles  dans  le  Dieu  et  la  Bayadère,  Guillaume-Tell, 
Robert-le-Diable,  Nathalie,  la  Sylphide,  la  Fille  du  Danube  et  la  Révolte  au  Sérail? 
—  Nous  nous  promettions  de  la  conserver  et  de  l'applaudir  encore  pendant  long- 
temps, lorsqu'cn  1837,  n'ayant  malheureusement  pu  s'entendre  avec  l'adminis- 
tration nouvelle,  dont  M.  Duponchel  était  le  chef,  Marie  Taglioni  se  crut  obligée 
d'abandonner  l'Opéra.  Un  engagement  lui  fut  bien  vite  offert  de  la  part  du  czar, 
dont  depuis  plusieurs  années  elle  excitait  la  convoitise  ;  et  à  peine  arrivée  à  Pé- 


LA   SYLPHIDE. 


139 


tersbourg,  son  engagement,  qui  n'était  d'abord  que  de  trois  ans,  fut  renouvelé 
sur  l'heure  môme  pour  cinq,  .\insi  fut  irrévocablement  consommée,  pour  un  cer- 
tain laps  de  temps  au  moins,  la  catastrophe  chorégraphique  de  l'Opéra. 

Mais  en  dépit  des  chaînes  d'or  que  le  czar  a  faites  à  notre  sylphide,  malgré  la 
courte  durée  à  Pétersbourg  des  saisons  dramaticiues,  qui  n'embrassent  que  l'hi- 
ver, c'est-à-dire  du  1er  octobre  au  1er  mars,  Marie  n'en  est  pas  moins  incessam- 
ment obsédée  par  le  désir  de  revenir  au  milieu  de  nous.  En  vain  son  père  a  com- 
posé pour  elle  en  Russie  ses  plus  beaux  ballets  :  Miranda  ,  la  Gitana,  la  Créole 
l'Omhnei  VEvumeur  de  Mer;  en  vain,  comme  l'oiseau  du  ciel  qui  la  jalouse,  elle 
parcourt  l'Europe  tant  que  durent  les  mois  du  soleil  et  des  fleurs,  volant  de 
Londres  à  Dublin,  et  de  Dublin  à  Hambourg  ;  en  vain  de  royales  amitiés  l'hono- 
rent, et  la  grande-duchesse  do  Mccklcmbourg,  sœur  de  l'impératrice  de  Russie, 
qui  lui  a  donné  une  parure  de  turquoises  de  plus  de  15,000  fr.,  veut  la  revoir 
tous  les  ans  à  Doberran,  capitale  de  son  duché  romantique  ;  en  vain  des  majestés 
et  des  altesses  lui  sourient  à  l'étranger.  Marie  Taglioni  songe  toujours  à  la  France, 
à  son  ciel  bleu  ,  à  ces  chauds  et  passionnés  soirs  de  l'hiver.  Que  lui  importe 
d'être  une  blanche  fdie  du  Nord,  d'être  née  à  Stockholm?  c'est^à  Paris  qu'elle 
veut  vivre,  c'est  à  Paris  qu'elle  veut  qu'on  l'aime  et  qu'on  la  couronne.  Ainsi,  un 
autre  poète,  Torquato  Tasso  ,   rêva  jusqu'à  sa  dernière  heure  le  triomphe  du 

^^P'*<^'«-  G.  GUÉNOT-LECOINTE. 


de  change 


E  dramatique  procès  de  Mme  Lafarge  est  la  seule  chose  à 
laquelle  pensent,  en  ce  moment,  ceux  qui  ont  le  bonheur  de 
ne  point  s'occuper  de  politique.  Trouvez  donc,  en  effet,  un 
roman  ou  un  drame  qui  puisse   lutter  avec   les   péripéties 
étranges,  pressées,  romanesques,  que 
chaque  jour  les  estafettes  ou  la  poste 
nous  apportent  de  Tulle  au  grand  ga- 
lop? A  défaut  ;des  yeux  qui  ne  sau- 
raient percer  l'espace,  toutes  les  pen- 
sées sont  fixées  sur  une  cour  d'assises  : 
_  ^    o^     on  joue  à  pair  ou  non  l'innocence  de 
-Sf\\  \\\    Mme  Lafarge  ;  tandis  que  des  agens 
se  ruinent  à  la  Bourse  sur  la  question  d'Orient,  des  Anglais  parient 


140  LA   SYLPHIDE. 

trois  contre  un  pour  l'acquittement,  et  qui  plus  est  pour  la  réhabilitation  de  Marie 
Capelle. 

Après  cela  demandez  des  nouvelles  de  l'ouverture  du  Théâtre-Français  ,  de 
la  rentrée  de  M"«  Rachel  ,  de  la  reprise  de  Stradella ,  de  la  voix  de  plus 
en  plus  anonyme  de  M""  StoUz  ou  des  mollets  non  moins  inconnus  de  Mlle  Fitz- 
James.  Contes  jaunes  que  tout  cela  !  Encore  une  fois  le  vent  n'est  pas  au 
théâtre,  il  n'y  a  plus  qu'une  scène  tragique  en  France,  c'est  celle  que  pré- 
side M.  le  conseiller  Barny  dans  le  département  de  h  Corrèze.  Il  faut  donc  laisser 
passer  cette  fièvre  de  la  curiosité  et  de  l'attente ,  bien  plus  impérieuse  en 
vérité  !  que  la  justice  du  Roi  et  même  que  celle  de  Dieu. 

Une  autre  fois  donc  je  vous  parlerai  du  monde  de  la  littérature  et  des  arts  ; 
nous  irons  nous  asseoir  dans  une  stalle  et  apprécier  tout  à  notre  aise  la  restaura- 
tion plus  ou  moins  bien  entendue  du  Théâtre-Français.  Nous  demanderons  à 
M.  Léon  Pillet  comment  il  dort  et  comment  il  dîne  ;  si  Fanny  Elssler  revient,  s'il 
est  vrai  qu'il  nous  ménage  pour  cet  hiver  l'odieuse  surprise  d'un  opéra  nouveau 
deM.  Donizetti?...  —  Quant  à  nous,  nous  avons  reçu  des  nouvelles  de  Lucile 
Grahn  ;  la  charmante  fée  est  toujours  aux  eaux  de  Bourbonne,  et  elle  commence 
à  former  quelque  espoir  de  guérison.  Dérivis,  lui,  qui  n'a  jamais  été  malade 
pour  nos  plaisirs,  prend  un  congé  d'un  mois  jusqu'au  10  octobre.  La  province, 
certainement,  ne  le  laissera  pas  tranquille;  et,  dans  tous  les  cas ,  nous  sommes 
sûr  que  les  vacances  de  Dérivis  ne  seront  perdues  ni  pour  sa  voix  ni  pour 
son  art. 

Nous  aurions  aussi  voulu  rendre  compte  d'une  première  représentation,  et  par 
conséquent  d'un  nouveau  succès  au  théâtre  des  Variétés  ;  mais  force  nous  est 
de  remettre  à  une  autre  fois  uos  éloges  du  Chevalier  du  Guet,  car  il  nous  reste  à 
peine  assez  de  place  pour  annoncer  aux  artistes,  nos  amis  et  nos  frères,  le  retour 
à  Paris  de  Théodore  Hauman  ,  qui  a  trouvé  en  Belgique  un  digne  appréciateur 
de  son  admirable  talent  dans  la  personne  du  roi.  Théodore  Hauman  est  au- 
jourd'hui chevalier  de  l'ordre  Léopold.  Ainsi  se  trouve  réalisé  déjà  une  partie 
du  vœu  formé  par  nous,  lorsque  la  Sylphide  publia,  il  y  a  quelques  mois,  la  bio- 
graphie de  ce  célèbre  violoniste. 

Tivoli  annonce  chaque  dimanche  sa  dernière  fête;  il  n'est,  hélas!  que  trop  vrai 
que  la  fin  de  la  saison  sera  le  terme  de  l'existence  de  ce  beau  parc  ;  aussi,  comme 
de  vrais  enfans  que  nous  sommes,  nous  nous  prenons  à  regretter  ce  que  bientôt 
nous  n'aurons  plus  ;  nous  nous  empressons  d'aller  faire  des  promenades  d'adieu 
à  Tivoli.  Sterne,  en  vérité,  dans  ses  pérégrinations  sentimentales  avec  ou  sans 
l'illustre  caporal  Trimm ,  était  moins  désolé  que  nous  quand  nous  dansons  une 
contredanse  ou  que  nous  tirons  à  l'oiseau  bleu.  —  Les  concerts  Musard,  sous 
l'habile  contrôle  de  l'administration  nouvelle  ,  se  relèvent  de  jour  en  jour.  11  y  a 
foule  presque  tous  les  soirs.  D'ici  au  10  octobre,  nous  assure-t-on,  la  salle  d'hi- 
ver sera  construite  sans  nécessiter  aucun  relâche,  et  on  l'inaugurera  par  un 
grand  concert  de  M.  Hector  Berlioz.  '**. 


LA   SYLPHIDE 

I     /^yyr.J    {0^c(a.iiii<yy]  r/   (:^'i^^xi^iii<,i)   /^ry/y/^/^y^/^  ^/f-y//^/y^,/^/^    (  .''Il  f  tO.xj.ie  ) 


DIRECTION      RUE     D'HANOVRE,    17 


LA   SYLl-aiDE. 


Ml 


A  Madame  ' 


19  sepleiiilirc. 


^'^1  L  VOUS  souvient  peut-être,  madame ,  de  ce  temps 
"''  heureux  où,  petites  filles,  nous  lisions  toutes  deux, 
au  coin  dun  bon  feu  dliiver.  blotties  dans  un  même 
;rand  fauteuil ,  ces  contes  de  fée  si  merveilleux, 
pour  lesquels  nous  n'avions  ni  assez  d'yeux ,  ni 
assez  d'oreilles.  Vous  souvient-il  des  brillantes  des- 
criptions des  palais  occupés  par  les  princesses 
de  ces  contes,  palais  que  nous  revoyions  dans  nos 
rêves,  mais  que  jamais  la  réalité  n'avait  montrés  à  - 
nos  regards? Eh  I  bien,  ce  que  nous  aurions  cher- 
ché en  vain  à  cette  époque,  l'art  et  le  talent  nous 
l'offrent  aujourd'hui.  Un  architecte,  M.  Lemaire, 
dont  le  génie  a  plus  de  pouvoir  que  toutes  les 
baguettes  magiques  créées  par  Perrault,  vient  de 
faire  bâtir  «ne  maison  d'or!  "Se  criez  pas  à  l'exa- 
gération, c'est  ainsi  qu'on  s'exprime  ici,   lorsqu'd  s'agit  du  magnifique  hô- 
tel que  M.  Lemaire  a  fait  élever  au  coin  de  la  rue  Laffitte  et  du  boulevart. 
Vous  dire  l'aspect  de  cette  maison,  qui  attire  les  regards  de  tout  Paris,  serait 
difficile.  Figurez-vous  une  tente  de  satin  blanc,  revêtue  d'un  réseau  d'or  :  des 
encadremens  de  portes  ornés  des  sculptures  les  plus  admirables  ;  des  fenêtres 
d'un  seul  panneau  de  glace,  dont  la  limpidité  cristalline  reflète  et  laisse  aper- 
cevoir les  dorures  et  le  luxe  des  ornemens  de  l'intérieur  ;  les  balcons  faits  d  une 
dentelle  d'or  aux  dessins  les  plus  délicats  forment  une  transparente  ceinture  à 
tout  ce  prestigieux  ensemble  d'une  élégance  et  d'un  style  dont  on  n'avait  pas 
d'idée  jusqu'à  présent.  On  ne  saurait  trop  louer  et  encourager  l'habile  nova- 
teur, dont  le  nom  va  devenir  à  jamais  célèbre,  et  lui  demander  de  ne  point  s'ar- 
rêter en  si  beau  chemin  sur  la  route  nouvelle  qu'il  vient  d'ouvrir  à  l'art  archi- 
tectural, et  qui  contribue  si  puissamment  à  l'embellissement  de  notre  beau 

13 


142  LA  SYLPHIDE. 

Paris.  Honneur  aux  artistes  de  progrès!  M.  Lemaire  doit  occuper  une  des 
premières  places  parmi  eux.  Cette  maison,  tout  excentrique,  va  être  habitée 
par  tout  le  haut  commerce,  et  les  notabilités  de  la  fashion  y  viennent  fixer  leur 
résidence.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  alors  comment  ma  Sylphide  y  a 
choisi  son  nid,  nid  tout  de  plumes  ,  de  fleurs  et  de  parfums  ;  c'est  dans  ce 
sanctuaire,  qui  semble  créé  pour  sa  diaphane  personne,  que  la.  Sylphide 
repliera  ses  blanches  ailes  derrière  les  riches  portières  héraldiques  en  velours 
et  tapisserie  de  M.  Tachy,  surmontées  de  son  écusson,  à  elle  la  noble  fille  du 
ciel  ;  c'est  devant  ces  brillans  panneaux  de  glace  qu'elle  essaiera ,  avant  de 
vous  les  transmettre,  les  ravissans  bonnets  de  Beaudrant,  les  chapeaux  si  pleins 
de  goût  de  M""  Basse,  et  les  élégantes  robes  d'Augustine;  c'est  dans  ce  pres- 
tigieux séjour  qu'elle  ornera  ses  bras  délicats  et  son  long  col  de  cygne  des  bi- 
joux merveilleux  de  M.  Jannisset,  et  qu'elle  réglera,  combinera,  décidera  les 
arrêts  qui  doivent  vous  faire  belle  cet  hiver.  Dans  ce  nouveau  séjour,  où  la.  Syl- 
phide va  se  trouver  entourée  de  tous  les  élémens  à  son  usage,  elle  sera  plus 
que  jamais  à  portée  de  vous  instruire  des  projets  futurs  de  celle  Mode,  si  in- 
constante et  si  fugitive,  qu'il  faut  vraiment  la  saisir  au  vol  ;  aussi  lui  enten- 
drez-vous  souvent  battre  des  ailes ,  car  elle  veut  que  rien  ne  lui  échappe  : 
fashion,  bruits  de  ville  et  de  théâtres,  curieuse  et  parleuse  comme  son  sexe, 
elle  voit  tout  et  répète  tout.  Le  premier  soin  de  la  Sylppide  va  être  de  vous 
envoyer  une  belle  lithographie  représentant  son  nouveau  gîte.  On  aime  à  peu- 
pler son  esprit  de  l'image  des  lieux  habités  par  ceux  que  l'on  préfère,  et  l'ac- 
cueil que  la  jolie  messagère  reçoit  de  vous  lui  donne  le  droit  de  s'arroger  ce 
titre. 

Voilà  un  vilain  froid ,  qui  fait  fuir  les  derniers  buveurs  d'eau  et  les  bai- 
gneurs les  plus  intrépides  ;  on  ne  pense  pourtant  point  à  rentrer  encore  dans 
Paris ,  mais  on  s'achemine  vers  les  châteaux  qui  sont  encombrés  de  belles  vi- 
siteuses et  de  chasseurs  diligens.  Le  costume  de  ces  derniers  ne  varie  pas ,  c'est 
toujours  l'habit  ou  la  jacquette  de  drap  rouge  ou  vert  avec  boutons  de  métal 
ou  de  nacre,  et  la  casquette-jocAey.  Les  femmes  élégantes  qui  suivent  habi- 
tuellement la  chasse  à  cheval ,  portent  l'amazone  en  velours,  gros  violet  ou 
gros  bleu ,  avec  boutons  de  jais  noir  ;  les  manches  tout-à-fait  plates,  bouton- 
nées du  poignet  au  coude  ;  la  colerette  plissée  plutôt  que  le  col  rabattu.  Rien 
n'est  plus  joli  pour  le  retour  de  chasse  que  les  robes-religieuses  inventées  par 
M"°  Augustine  ;  il  y  a  dans  cette  forme ,  semi-robe,  semi-peignoir,  un  laisser- 
aller  charmant  pour  la  campagne  -,  on  peut  les  faire  également  en  soie  ou  en  étoffe 
de  laine  unie,  ce  qui,  en  les  doublant,  forme  un  vêtement  chaud  et  approprié  à 
la  saison.  Sous  ces  robes  ouvertes,  les  sous-jupes  de  M.  Delannoy  sont  indis- 
pensables ,  en  ce  qu'elles  empêchent  les  deux  montans  de  la  robe  de  se  re- 
joindre, ce  qui  avait  toujours  lieu  jusqu'à  présent  et  annulait  l'efFet  gracieux 


I.A    S^LIMIIIIb. 


du  parJcîSus  trauchaut  sur  le  dessous  blanc.  Plus  la  vogue  des  jupes  bouffantes 
de  M.  Delannoy  prend  de  l'extension ,  plus  on  en  apprécie  les  avantages ,  et 
chaque  jour  ne  peut  qu'accroître  ce  succès,  qui  marche  de  pair  avec  celui  des 
sous-jupes  de  M.  Oudinot. 

Malgré  les  bruits  de  guerre,  les  appréhensions  de  bourse ,  l'hiver  s'annonce 
comme  devant  être  on  ne  peut  plus  brillant  ;  les  préparatifs  de  nos  fameux  fai- 
seurs et  faiseuses  sont  de  la  plus  haute  élégance.  On  prépare  des  robes  de  soi- 
rées entièrement  en  points,  cousues  appliquées ,  sur  des  dessous  de  satin  blanc, 
lilas,  bleu,  rose  ;  ces  robes  sont  ouvertes  devant  ;  le  bas  de  la  jupe  est  garni 
d'un  gros  bouillon  en  satin  de  nuance  pareille  à  la  doublure,  qui  vient  garnir 
aussi,  en  s'amoindrissant,  les  deux  montans  de  la  jupe;  sur  ce  bouillon,  sont 
posées,  de  distance  en  distance,  des  rangées  de  grosses  perles  blanches;  ces 
toilettes  produisent  le  plus  bel  effet  et  ne  seront  portées  que  par  la  haute  aris- 
tocratie. On  fait  également  desécharpes  àe points,  doublées  de  même,  qui  se 
mettront  avec  ces  robes ,  seulement  ce  sera  une  large  bande  de  points  qui  les 
garnira  tout  autour,  au  lieu  d'être  un  bouillon  de  satin.  Les  perles  ,  ainsi  qu'il 
en  était  déjà  l'année  dernière,  domineront  dans  les  parures  de  cet  hiver;  les 
coraux  seront  aussi  employés,  comme  je  vous  lai  déjà  dit ,  mais  seulement  ceux 
taillés  en  camées. 

La  lingerie  s'occupe  de  broderies  en  coton  et  or  sur  des  organdis  des  Indes, 
qui  sont  une  magnifique  chose.  J'ai  vu  une  robe,  toute  brodée  enzig-zags  régu- 
liers, au  crochet,  or  et  ponceau,  qui  faisait  le  plus  bel  effet  du  monde.  Le  luxe 
des  mouchoirs  s'accroîtrait  encore  si  c'était  possible,  j'en  ai  remarqué  d'exces- 
sivement distingués  en  batiste  la  plus  fine,  bordés  d'un  large  ourlet ,  simple- 
ment surmonté  d'une  rivière  assez  étroite,  faite  avec  du  fil  d'or  ;  point  de  den- 
telles ni  autres  ornemens. — II  est  un  joli  accessoire  de  toilette  que  Ion  nomme 
colliers  orientaux  et  qui  se  font  tout  bonnement  à  Paris  et  dans  beaucoup  de 
salons,  par  de  blanches  mains  toutes  françaises.  Ce  sont  des  petites  boules  de 
bois  léger  que  l'on  recouvre  d'un  travail  de  soie  ponceau  et  séparées  de  distance 
en  distance  par  des  boules  d'égale  grosseur  en  or  ou  imitation  d'or  mat.  Ces 
colliers  sont  terminés  par  deux  glands  à  longues  franges  en  soie  or  et  ponceau. 
C'est  surtout  aux  jeunes  personnes  que  je  signale  ces  colliers  qui  sont  d'une 
simplicité  fort  élégante  ,  qu'elles  peuvent  faire  elles-mêmes  dans  leurs  loisirs , 
aidées  des  conseils  éclairés  de  M.  Tachy. 

Nous  voilà  donc,  madame,  en  voie  de  fortifications...  Nous  raisonnerons 
bientôt  poternes,  bastions ,  créneaux ,  chevaux  de  frises,  comme  les  dames  du 
moyen  âge  ;  la  garde  nationale  va  se  trouver  métamorphosée  en  autant  de 
chevaliers  défendant  leurs  murailles,  et  cela  va  nous  donner  un  petit  air  d'hé- 
roïnes de  citadelles  qui  ne  nous  messiera  pas  du  tout.  En  attendant  que  l'on 
pose  la  première  pierre  de  cette  muraille  d'enceinte ,  dont  l'étendue  me  paraît 


144  LA    SYLPHIDE. 

digne  de  celle  des  Chinois ,  les  esprits  sont  toujours  préoccupés  du  drame  du 
Glandier,  drame  dont  chaque  nouvel  acte  fait  naître  des  émotions  nouvelles  ; 
on  me  contait,  à  propos  de  cet  empoisonnement  célèhre  ,  qu'à  l'époque  où  se 
jugea  le  procès  de  la  Brinvilliers  —  empoisonnement  non  moins  célèbre  —  les 
journaux  se  bornant  à  quelques  feuilles  qui  ne  dépassaient  guère  les  barrières 
de  Paris,  les  provinces  reculées  ignoraient  quelquefois  pendant  des  mois  en- 
tiers  les  nouvelles  de  la  capitale.  Or,  il  advint  qu'un  ami  de  la  malheureuse 
marquise  arriva  à  Paris  de  je  ne  sais  quelle  ville  éloignée ,  trois  ou  quatre 
jours  après  son  exécution.  Ainsi  qu'il  en  avait  l'habitude  il  se  rendit  chez  elle 
le  jour  même  de  son  arrivée  à  l'heure  du  dîner  ;  il  avait  déjà  franchi  le  seuil 
de  la  porte  de  l'hôtel  et  se  trouvait  au  milieu  de  la  cour,  lorsque  le  concierge 
le  rappela:  —  Monsieur,  où  allez-vous.^ —  Chez  M"'"  la  marquise  de  Brin- 
villiers.—  Mais ,  monsieur...  —  Ah!  je  sais  qu'elle  y  est  toujours  à  cette 

heure- ci.  — Mais  monsieur  ne  sait  donc  pas —  Quoi,  rustre.^  —  Que 

madame  la  marquise....  a  été  exécutée  pour  avoir  empoisonné  tel,  tel,  tel.... 
—  Ah  bah  !  eh  bien  j'avais  beaucoup  d'amitié  et  d'estime  pour  elle,  mais  j'en 
rabats  beaucoup,  oh!  j'en  rabats  beaucoup...  Que  diable,  où  vais-je  aller  dîner 
alors? — Voilà  ce  qui  s'appelle  prendre  les  choses  philosophiquement. — La  litté- 
rature sommeille,  ou  plutôt  veille ,  mais  veille  dans  le  silence  et  le  recueillement, 
pour  laisser  échapper  plus  tard  les  fruits  recueillis  à  l'ombre  des  grands  ar- 
bres, sur  la  cîme  des  rochers  alpestres  ou  au  bord  des  tranquilles  ruisseaux. 
Le  poète  rêveur  et  penseur  ramassant  chaque  feuille  jaunie  et  chassée  par 
le  vent  d'automne ,  y  lit  inscrite  une  pensée  triste  ou  rieuse ,  qu'il  confie  à  un 
album  fidèle,  dont  il  nous  donnera  plus  tard  les  pages  détachées  ;  je  pourrais 
à  ce  sujet  commettre  quelques  indiscrétions ,  car  plusieurs  poètes  ont  bien 
voulu  m'initier  à  ces  mystères  poétiques,  où  l'ame  et  l'esprit  ont  tant  de  part, 
et  je  pourrais  entre  autres  vous  dire  le  titre  d'un  charmant  volume  que  va  pu- 
blier une  de  nos  jeunes  poètes.  M""  Mélanie  de  Grandmaison  ,  dont  la  plume 
nous  a  déjà  révélé  toute  la  grâce  et  le  talent,  mais  ce  titre  est  le  secret  de  la 
jeune  fille,  laissez-la  vous  le  dire  elle-même ,  il  aura  bien  plus  de  prix  à  vos 
yeux.  On  répète  un  vaudeville  en  trois  actes  de  M"""  Ancelot;  M.  Paul  Fou- 
ché  fait  un  drame  sur  un  sujet  corse  ;  le  spirituel  traducteur  des  œuvres  de 
Faust  s'occupe  aussi  de  la  confection  d'un  drame...  Vous  allez  me  dire  que  je 
ne  parle  que  pour  l'avenir ,  mais  l'avenir  n'est-ce  pas  l'espérance  ?  et  si  vous 
connaissez  quelque  chose  de  mieux  que  cela,  dites-le  moi. 


f.A   SYLPniUK. 


Ho 


LA  SYRENE. 


PREMIÈRE  PARUE. 
I. 

lie  Vautour. 

EUF  heures  venaient  de  sonner  à  l'église  de  San- 
Benedito  ;  une  chaise  de  poste  s'arrêta  dans  une  rue 
silencieuse,  où  une  seule  maison  semblait  veiller  en- 
core à  cette  heure  déjà  indue  pour  les  paisibles 
bourgeois  d'un  des  quartiers  les  plus  retirés  de  Ve- 
nise. —  Un  homme  descendit  de  la  voiture  ;  entra 
dans  la  maison,  ordonna  brièvement  qu'on  eût  à  lui 
préparer  à  souper,  à  lui  réserver  un  lit,  à  lui  porter 
du  feu  ;  et  se  jeta  sur  un  immense  sofa  sans  plus 
tenir  compte  des  gens  qui  se  trouvaient  là,  que  s'il 
ne  les  eût  pas  aperçus.  —  Cette  maison  était  donc 
un  hôtel  ;  la  pièce  où  s'impatronisait  si  cavalière- 
ment l'étranger,  servant  de  salle  d'attente  à  tous 
les  voyageurs,  précédait  la  salle  à  manger,  et,  dans 
la  salle  à  manger,  un  certain  luxe  rare  dans  les  au- 
berges d'Italie,  satisfaisait  raisonnablement  le  re- 
gard.—  L'arrivant  à  qui  l'on  venait  d'apporter  du 
l'eu,  et  qui  avait  méthodiquement  bourré  une  énorme  et  bizarre  pipe  turque  au 
long  cou  d'ambre,  se  mit  à  aspirer  et  à  rendre  la  fumée  par  larges  et  fréquentes 
bouffées,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  répandu  autour  de  lui  un  épais  nuage,  où  il  sembla 
s'enfermer  pour  narguer  l'examen  des  autres  voyageurs.  Après  cette  première 
hostilité  contre  la  curiosité  de  ses  voisins,  il  s'étendit  complètement  sur  le  sofa, 
leva  les  yeux  au  plafond,  les  ferma  bientôt,  et  sembla  dormir,  en  continuant  à 
savourer  le  féroce  tabac  dont  l'àpreté  saisissait  à  la  gorge  les  plus  intrépides  fu- 


146 


I,A   SYLPHIDE. 


meurs.  La  vulgarité  du  détail  de  tout  ceci  n'empêcha  pourtant  pas  que  l'atten- 
tion de  toiilos  les  personnes  présentes  dans  le  salon  commun  se  concentrât 
promptemcnt  sur  l'impertinent  inconnu.  Pour  lui,  il  ne  daigna  même  pas  inter- 
rompre du  regard  l'analyse,  à  coup  sûr  peu  bienveillante,  dont  il  devenait  le  très 
problématique  objet.  Il  laissa  donc  aux  plus  lents  tout  le  loisir  d'étudier  sa  per- 
sonnalité insolite  et  bizarre,  et  aussi  celui  de  se  rendre  compte  de  l'impression 
qu'elle  produisait. 

C'était  un  homme  de  trente  ans,  plus  vieux  dans  sa  pensée  que  dans  ses  an- 
nées ;  anguleux  de  tout  point,  grand  assez,  maigre  et  musclé  sur  les  os;  un  de 
ces  hommes  dont  la  force  gît  dans  l'élan,  le  bond  et  l'élasticité  des  attaches  ;  — 
belle  et  robuste  vigueur  de  tous  les  âges,  qu'on  rencontre  souvent  chez  les  gens 
de  montagnes,  en  de  petits  vieillards  secs,  éternels  et  de  fer.  Ses  cheveux  étaient 
blonds  ou  à  peu  près,  dans  cette  teinte  hardie,  afTectionnéo  de  llubens  ;  mais  pour 
sa  barbe,  taillée  en  pointe  et  précisément  à  la  Van  Dyck  ,  elle  passait  sous  une 
gradation  vaguement  fondue,  du  blond  au  fauve,  et  du  fauve  au  roux  brûlé,  par 
le  ton  le  plus  chaud.  Un  front  impudent ,  des  yeux  gris-clair  d'une  beauté  vague 
et  d'une  impatiente  énergie,  un  nez  aquilin,  long  et  mince,  à  l'aile  mobile  et  dé- 
tachée, une  bouche  pleine  de  sarcasme  et  pourtant  sans  sourire,  toutes  les  ac- 
centuations d'un  caractère  irascible,  impérieux  et  passionné,  —  la  pétulance  et 
la  vie  exubérante  du  détail,  dans  un  ensemble  usé  et  presque  flétri,  —  c'était  là 
une  figure  peu  avenante,  une  figure  éminemment  contractible  et  heurtée,  et  qui, 
malgré  tout,  avait  encore  son  charme  :  une  certaine  grâce  sauvage,  et,  pour  ainsi 
dire,  brutale. 

Tel  était  l'hiéroglyphe  quedéchifTraient  lentement,  et  chacun  selon  sa  mesure, 
tous  les  braves  voyageurs  interrompus  dans  leur  insignifiante  causerie,  par  l'ar- 
rivée de  l'inconnu.  Le  caractère  le  plus  saillant  de  cette  tête  était  cependant  fa- 
cile à  saisir,  et  tous  avaient  déjà  compris  son  analogie  véritable  avec  une  tête 
d'oisoau  de  proie.  L'un  d'eux  allait  à  coup  sûr  trouver  une  formule  générale  à 
toutes  ces  observations  individuelles,  et  avait  déjà  dit  à  demi-voix,  avec  une 
ironie  contrainte  et  comme  timorée  :  «  Ovulpaio  * ,  »  lorsqu'un  domestique 
de  l'hôtel  ouvrit  la  porte,  une  lettre  à  la  main,  et  demanda  haut,  en  entrant  :  — 
Il  fignor  Ovulpaio?  —  L'inconnu  bondit  du  sofa  avec  une  élasticité  de  chat 
sauvage  ,  se  redressa  devant  le  voyageur  qui  venait  de  pressentir  avec  une 
si  étrange  exactitude  le  nom  qu'on  lui  donnait ,  et  lui  fit  baisser  les  yeux 
sous  un  regard  d'un  instant  qui  perçait  à  jour.  —  C'était  un  regard  aigu,  magné- 
tique ;  dardant  avec  une  indicible  puissance  ce  fluide  impérieux  qui  réalise  la 
fascination  et  que  personne  n'a  le  droit  de  nier,  parce  que  chacun  en  a  plus  ou 
moins,  dans  sa  vie,  subi  la  mystérieuse  influence.  Du  reste,  le  voyageur  était 
pâle  encore,  et  n'avait  pas  osé  lever  de  nouveau  les  yeux,  que  déjà  il  signor 
Ovulpaio  marchait  vers  la  porte,  prenait  le  pli  qu'on  venait  lui  remettre,  et  on 
brisait  négligemment  le  cachet,  comme  s'il  n'eût  point  mis  la  moindre  intention 
dans  son  regard,  comme  s'il  ne  se  fût  point  aperçu  de  la  commotion  rapide  que 
ce  regard  avait  si  visiblement  produite. 

Au  même  instant,  un  nouveau  personnage  entrait  au  milieu  du  commun  si- 


Vaulour. 


l.A   S\LI"IIII)K. 


li) 


leiicc.  —  C'était  un  joli  jeune  homme,  mis  à  la  dernière  mode  de  Fiance,  d'une 
co(]uetterie  quelque  peu  féminine,  adorableineiit  ganté,  et  au  demeurant  d'une 
beauté  assez  insignifiante.  A  peine  cùt-il  jclé  un  coup  d'œil  sur  les  convives  qui 
allaient  probablement  partager  son  rejias,  qu'il  s'avança,  avec  un  cri  do  surprise 
vers  celui  qu'on  venait  de  désigner  sous  le  nom  du  seigneur  Ovulpaïo,  en  lui  ten- 
dant la  main. 

Les  doux  amis  prirent  place  devant  une  tabiffà  deux  couverts. 

—  Tu  t'ennuies  donc  et  tu  voyages?  dit  Alexandre,  le  nouvel  arrivé;  eh  !  bien, 
Léon,  car  c'est,  je  crois,  Léon  qu'on  te  nomme  quelquelois,  tu  arrives  à  pro- 
pos! Cette  nuit,  plaisir  et  joie  chez  la  déesse  de  ce  pays.  Elle  s'ennuie,  la  pauvre 
fille;  elle  a  du  chagrin.  Enfin,  nous  allons  au  bal  et  je  t'y  présente.  Tu  feras 
coimalssance  avec  la  plus  séduisante  créature  de  l'Italie.  Jléfie-toi  !  elle  fascine, 
elle  enivre  ,  elle  endort,  elle  tue  !  Vous  feriez  un  drôle  de  couple  à  vous  deux  ; 
moi,  j'en  suis  fou.  C'est  la  Syrène.  —  J'allais  t'offrir  de  t'y  conduire  aujour- 
d'hui, répondit  Léon,  et  il  montra  à  son  ami  le  billet  qu'il  venait  de  recevoir. 

Après  l'avoirparcouru,  Alexandre  avait  regardé  la  suscription  : — Ovulpaïo!... 
s'écria-t-il,c'est  donc  toi  le  Vautour? c'est  toile  personnage  mystérieux,  satani- 
que  et  fatal,  qui  a  dévoré,  il  y  a  trois  mois,  le  cœur  de  notre  pauvre  Syrène?  Vous 
vous  étiez  mutuellement  fascinés?  J'aurais  dû  m'en  douter.  Je  m'en  serais  douté 
si  j'y  avais  songé  !  et  je  ne  m'étonne  plus;  mais  tu  as  tué  son  amant,  un  bien 
beau  capitaine,  quand  tu  as  quitté  pour  elle  cette  délicieuse  petite  duchesse  qui 
t'idolâtrait?  —  Ah  !  pardieu,  mais  depuis  que  je  suis  ici  je  n'entends  parler  que 
du  Vautour,  fit  l'Ovulpaïo. 

Tu  viendras  donc,  ne  fût-ce  que  pour  voir  son  nouvel  amant?  dit  Alexandre. 

—  Qui  ça.  —  Un  grand  raide.  — Il  l'aime?  —  Fou!  —  .Elle?  — Non.  —  Je  le 
savais. —  Fat  !  Je  crois  t'avoir  dit  que  ta  ligure  ne  me  revenait  pas  ce  soir? 

Alexandre  se  leva  gravement,  fut  se  mirer  dans  une  glace,  et  revint  en  disant  : 

—  Ma  foi  !  l'Ovulpaïo  me  semble  difficile  1  —  Partons  1  dit  le  Vautour.  —  Et  ils 
partirent. 

IL 
lia  Syrène. 


La  villa  Bianca  déroulait  à  trois  lieues  de  la  ville  son  double  éventail  de  peu- 
pliers. Quel  rêve  de  poète  ou  d'amant  eût  valu  ce  divin  caprice  éclos  pour 
l'amour  et  la  poésie,  dais  la  plus  délicieuse  vallée  transaliwne,  au  soulHe  d'un 
désir  de  celle  qu'on  nommait  la  Syrène?  C'était,  tout  à  l'entour  d'un  petit  palais 
arabe,  et  sous  les  terrasses  touffues  qui  le  ceignaient  de  fleurs,  une  merdefeuil- 
lée,  onduleuse  et  chantante.  Les  tièdes  brises  d'automne,  tout  embeaumées 
d(S  parfums  du  pin  d'Italie,  de  l'oranger,  du  citronier,  —  humides  encore  des 
baisers  de  l'Adriatique,  —  enivrans  de  souvenirs  et  d'arômes,  berçaient  en  mille 
endroits  d'innombrabl"s  hamacs  de  verdure  où  ruisselaient  en  notes  clapotantes 
les  vagues  mélodies  du  soir.  La  campanule  bleue  grimpait  aux  colonnettes  d'un 
kiosqueaérien  ;  la  grande  mauve  baisait  de  ses  lèvres  rosées  le  pied  d'une  nymphe 
deCanova;des  chèvrefeuilles  touffus  dardaient  leurs  mille  langues  changeantes 
dans  les  découpures  à  jour  d'un  pavillon  mauresques;  d'odorantes  giroflées  des- 


lis  LA   SYLPHIDE. 

siiiaicnt  leurs  arabesques  d'or  sur  des  fonds  de  verdure;  la  serpentile  diaprée 
mêlait  ses  bizarres  festons  sous  une  dentelle  ogivale  de  pierre  ,  aux  fantaisies  des 
vitrails  coloriés  d'un  boudoir  perdu  dans  l'ombrage  ;  d'énormes  cactus,  couleur 
d'aurore,  empourpraient  le  gazon;  sur  le  gazon,  des  cygnes  égaraient  leur  cou- 
vée d'albâtre  en  quittant  les  bassins  où  une  Léda  antique  trempait  des  pieds 
charmans;  qu'un  cygne  vînt  alors  lécher  le  beau  corps  grec,  la  plume  ne  le  cédait 
pas  au  marbre  de  Parcs,  et  le  groupe  d'un  instant  réalisait  l'amoureuse  poésie 
de  la  fable  payenne,  et  les  grenadiers,  les  magnoliers,  les  myrthes,  les  jasmins 
jonchaient  le  sol  ou  émaillaienl  les  bassins  de  fleurs  ;  et  les  étoiles,  ces  fl.eurs  du 
ciel,  endormaient  sur  les  gazons  ou  berçaient  sur  les  eaux  leurs  rayons  allangiiis. 

Cependant,  tandis  que  les  apprêts  delà  fête  animaient  le  palais,  tandis  que  des 
milliers  de  verres  coloriés,  s'allumant  à  la  fois,  étoilaient  le  feuillage;  dans  un 
coin  sombre  encore,  couchée  sur  des  jonchées  de  roses,  à  demi  vêtue  dans  son 
peignoir  de  gaze  entr 'ouvert,  —  la  Syrène  pleurait. 

Que  pleurait-elle,  la  pauvre  fdie,  lasplendide  beauté?  Quel  vague  ennui  ignoré 
d'elle-même,  trempait  ainsi  son  œil  que  la  volupté  seule  avait  noyé  tant  de  fois? 
Pourquoi  pleurons-nous  tous  sans  cause,  sans  le  savoir,  sans  le  vouloir?  —  Si  sa 
jambe  nue,  plus  ravissante  que  celle  de  la  nymphe  de  Canota,  si  sa  gorge  que  la 
gaze  ne  couvre  déjà  plus  et  qui  s'épanouit  comme  celle  de  la  Léda  antique,  si 
tout  ce  corps  plus  beau  qu'un  songe  ,  ainsi  courbé ,  ainsi  posé,  forme  le  tableau 
le  plus  agaçant,  le  plus  magniflque  et  le  plus  désirable  qui  se  puisse  admirer  ;  —  la 
coquetterie  n'y  est  pour  rien,  et  si  tout  cela  resplendit  de  toute  beauté,  c'est  bien 
à  son  insu,  — elle  pleure! — Pourquoi  pleurent  les  reines?  pourquoi  pleurent  les 
courtisannes ,  ces  reines  d'un  jour? 

Son  amant  est  là,  mais  elle  ne  le  voit  pas;  elle  n'a  pas  souffert  depuis  la  veille 
qu'il  lui  dît  un  seul  mot;  elle  lui  a  ordonné  de  se  taire  et  il  s'est  tu.  Il  la  dévore 
du  regard  ;  —  cette  beauté  est  de  celle  qui  sont  toujours  nouvelles,  môme  pour 
un  amant.  —  Il  admire,  il  se  tait,  et,  Dieu  nous  garde  I  il  est  bien  prêt  de  pleurer. 

Alexandre  avait  eu  raison,  le  marquis  Andréa  était  fou  de  la  Syrène.  Quant  à 
elle,  elle  avait  bien  cru  avoir  pour  lui,  la  velléité  d'un  désir  ,  mais  cela  n'avait  pas 
duré  ;  l'impérieuse  Syrène  à  qui  peut-être  un  amour  sévère  avait  fait  un  grand 
vide,  était  retombée  dans  son  vague  ennui,  dans  ses  vagues  tristesses,  et  il  lui 
était  arrivé  plusieurs  fois  de  pleurer.  —  Il  eut  fallu  plaindre  le  marquis  ,  car  la 
Syrène  n'était  pas  une  femme  qu'on  aimât  impunément ,  comme  une  heure  d'a- 
mour, comme  un  caprice  adorable,  comme  une  capricieuse  folie.  La  nom  qu'on 
lui  donnait  ne  disait  rien  de  trop  ;  la  gamme  de  la  passion  était  en  elle  la  plus 
séduisante  et  la  plus  dangereuse  mélodie  ;  son  nom  disait  donc  vrai. 

C'était  la  tête  de  la  Fornarina  de  Kaphaol  sur  le  corps  ondoyant  de  la  Madeleine 
duCorrège.  C'était  cettemagniliqueampleur  dans  le  relief,  cette  fierté  du  contour, 
cet  épanouissement  universel  de  la  beauté  dans  chaque  partie  et  dans  toutes  les 
parties,  qui  résultent  do  la  richesse  infinie  du  détail  dans  la  riche  harmonie  de 
l'ensemble  ;  surprises  ravissantes  pour  l'œil  dans  chaque  ligne  et  dans  chaque 
trait,  fondu  splendide  et  moelleux,  sans  sursaut  ni  violence,  distingué,  imprévu 
et,  cependant,  tellement  limpide  dans  son  accord  ,  tellement  d'accord  dans  sa 
variété,  qu'on  eût  dit  de  chaque  partie  un  chef-dœuvio  spécial  rêvé  par  un 
poète  né  de  Phidias  et  de  la  Muse,  pour  la  perfection  de  sa  Galathée  ;  un  rêve 
de  chair,  une  chair  de  marbre,  telle  était    la  Syrène.  Sa  nuque   était  puis- 


LA   SYLPHIDE. 


149 


santé,  des  cheveux  follets,  crépelés  et  charmans  ,  ombraient  de  mobiles  ha- 
chures les  méplats  transparens  d'une  peau  azurée,  et  descendaient  en  imper- 
ceptibles réseaux,  jusqu'à  la  naissance  d'une  épaule  largement  évasée,  velou- 
teuse,  odorante  et  charnue  ;  sa  gorge  naissait  un  peu  bas  peut-être,  mais  c'est 
là  un  caractère  magnifique  et  royal,  quand  le  haut  de  la  poitrine  n'en  souflre  pas, 
qu'il  n'a  ni  vide,  ni  maigreur,  etque  sa  surface  se  bombe  avec  une  majesté  pro- 
gressive et  hardie;  l'allure  en  prend  une  dignité  vivace,  et  je  ne  sais  quoi  d'in- 
solemment beau,  de  fier  dans  l'impudence,  que  la  sculpture  paraîtra  toujours  avoir 
exagéré  lors  même  qu'elle  n'en  aura  donné  que  la  vérité.  Mais,  la  suprême  valeur, 
la  toute  puissance  de  cette  forme  exquise,  gisait  dans  la  saillie  des  hanches,  dans 
le  développement  magnifiquement  onde  de  la  taille  ;  on  sentait  se  dessiner  sous 
la  draperie  quelque  chose  de  précis  et  de  superbe  :  le  fini  le  plus  gracieux 
dans  le  modelé  le  plus  sévère  ;  du  reste,  les  pieds  et  les  mains ,  quoique 
d'une  admirable  élégance  et  dune  belle  perfection,  liés  par  les  plus  molles  atta- 
ches, n'étaient  pas  de  ces  prodigesde  délicatesse  etde  ténuité,  grandes  mignatures 
qu'on  admire  presque  toujours,  et  qui,  aux  yeux  delartiste  unitaireet  harmonien, 
jurent  pourtant  avec  un  riche  ensemble.  Comme  on  le  voit,  ce  galbe  marmoréen, 
cette  beauté  palpable,  c'étaient  la  forme  et  la  fierté  payennes.  L'art  catholique,  le 
spiritualisme  pensif  ,  sa  raideur  sublime  et  sa  mystique  maigreur,  la  grâce  mor- 
tuaire et  claustrale  de  la  statuaire  des  tombeaux  n'avaient  rien  de  commun  avec 
cette  magnificence  passionnée  et  cette  vigueur  charnelle. 

La  limpidité  dans  la  richesse,  tel  était  donc  le  caractère  le  plus  vrai  d'un  si 
rare  caractère.  —  Comme  tous  ceux  qui  l'avaient  vue  l'avaient  adorée  !  —  Le 
tour  du  marquis  était  venu  ,  et  on  le  sait  déjà,  peu  s'en  fallait  qu'il  ne  dût  en 
pleurer.  11  se  hasarda  pourtant  â  la  fin,  et  il  fit  observer  à  la  belle  rêveuse  dont 
on  avait  dit  qu'elle  devait  être  la  reine  des  caprices  et  le  caprice  des  rois,  il  fit 
humblement  observer  que  l'heure  était  avancée,  que  les  invités  se  pressaient  déjà 
dans  les  jardins,  et  que  celle  qui  devait  présider  était  encore  dans  son  négligé  in- 
time. —  La  Syrène  se  leva  nonchalante  et  boudeuse  ;  prit  sans  mot  dire  le  bras 
du  marquis,  lequel  pour  un  seul  mot  l'eût  appelée  marquise,  et  s'achemina  vers 
ses  appartemens  ,  déjà  fort  ennuyée  des  convives  qu'elle  n'avait  pas  encore  vus, 
de  la  fête  qui  commençait  à  peine,  et  surtout  du  marquis  dont  les  assiduités  lui 
agaçaient  horriblement  les  nerfs. 

La  Syrène  n'avait  pas  encore  été  vue;  les  femmes  se  hâtaient  donc  de  régner 
avant  son  arrivée  ,  chacune  d'elles  étant  bien  sûre  qu'il  faudrait  lui  céder  bientôt 
cette  éphémère  gloire  d'avoir  été  la  plus  belle  ;  mais  les  hommes  que  les  enivre - 
mens  de  l'heure  et  du  lieu  épanouissaient  au  désir,  attendaient  avec  une  impa- 
tiente avidité  cette  séduction  proverbiale  qui  parfois  avait  tant  fait  souffrir. 
—  Enfin,  elle  parut.  —  Elle  se  savait  si  belle  qu'elle  en  oubliait  pour  un  mo- 
ment d'être  triste.  —  Son  front,  du  plus  pur  hellénisme,  était  entièrement  dé- 
couvert, et  ses  tempes  s'ombraient  mollement  sous  l'ondoiement  de  deux  magni- 
fiques torsades  de  cheveux  châtains,  tordus  et  ramassés  vers  l'oreille  qui  fléchis- 
sait au  poids.  Son  œil  vert  de  mer,  cet  œil  inénarrable  dont  la  fascination  infaillible 
eût  suffi  pour  lui  conquérir  son  nom,  rayonnait  chaud,  humide  et  doré  sous  l'arc 
grec  de  ses  bruns  sourcils,  et  semblait  nager  dans  un  vague  et  irrésistible  sourire; 
son  nez,  d'un  jet  charmant,  aspirait  à  pleines  et  délicates  narines  les  émanations 
voluptueuses  et  le  balsamique  encens  de  cette  nuit  en  fleurs  ;  la  bouche  entrou- 


140  LA   SYLPHIDE. 

verte  aux  baisers  comme  un  odorant  calice,  semblait  altérée  des  ineffables  aspi- 
rations de  l'amour,  et  le  menton  formait,  par  la  courbe  la  plus-harmonieuse, 
l'ovale  fondant  de  cette  incomparable  figure.  Les  épaules  étaient  demi-nues  encore, 
et  le  drap  d'une  robe  de  velours  incarnat  s'épandait  royalement  à  plis  abondans  et 
faciles  sur  de  splendides  contours.  Enfin  la  distinction  était  le  sceau  suprême  de 
ce  chef-d'œuvre  de  noblesse  dans  la  simplicité.  —  Dételle  sorte  qu'à  côté  de  cette 
femme,  les  plus  belles  parurent,  non  pas  laides,  mais  vulgaires. 

Pour  les  hommes,  ils  trouvaient  l'extase  devant  cette  beauté  exubérante  et 
prodigue  qui  semblait  s'irradier,  darder  et  se  répandre.  C'est  le  propre  de  ces  na- 
tures mixtes,  ni  blondes  ni  brunes,  mais  qui  empruntent  de  la  blonde  le  vague 
noyé  du  regard,  la  grâce  indécise,  la  suavité  féline  et  sinueuse  du  mouvement, 
tandis  qu'elles  ont  de  la  brune  la  vigueur  du  dessin  et  la  force. 

La  Syrène  avait  traversé  les  flots  capricieux  du  bal,  et  déjà  lassée  d'hommages, 
s'était  échappée  tout-à-coup  dans  un  massif  d'orangers.  Là,  cachée  pour  un  ins- 
tant ,  elle  s'était  assise  sur  une  borne  de  mousse,  en  vue  d'une  des  avenues  de 
peupliers  qui  conduisait  à  la  ville  ;  elle  regardait  tristement  le  chemin  ;  elle  atten- 
dait.—  Qu'attendait-elle,  et  ne  l'ignorait-elle  pas  elle-même? 

Tout-à  coup  les  hennissemens  prolongés  d'un  cheval  la  tirèrent  de  sa  rêveuse 
somnolence  ;  puis,  elle  put  bientôt  distinguer  le  galop  précipité  de  deux  cava- 
liers, et  sanssavoir  pourquoi,  bondissante  et  le  sein  gonllé,  elle  s'élança  vers  une 
poterne  masquée  par  des  arbustes,  et  regarda  passer  comme  l'éclair,  et  descendre 
au  pied  d'un  des  perrons  de  marbre  ,  les  deux  nocturnes  visiteurs.  Alors  ,  in- 
quiète et  heureuse  elle  remonta  dans  les  salons  qui  avoisinaient  le  plus  l'en- 
trée ,  prodiguant  sur  ses  pas  l'ivresse  de  son  sourire  et  le  magnétisme  de  son 
regard.  Jamais  elle  n'avait  été  plus  belle,  jamais  elle  n'avait  paru  si  affable  et  si 
encourageante  à  tous  les  aveux,  et  jamais  aussi  elle  n'avait  été  si  indifférente  à 
toutes  les  adorations,  si  étrangère  à  tous  les  efforts  de  ses  adorateurs  ;  enfin,  deux 
nouveaux  arrivans  se  présentèrent  et  pénétrèrent  jusqu'à  elle  pour  la  saluer. 

—  Alexandre  de  Rastain,  qui  nous  ramène  l'Ovulpaïo.  —  Ces  mots  circulèrent 
à  l'instant ,  et  des  groupes  nombreux  ,  mais  de  femmes  surtout ,  se  pressèrent  à 
les  regarder  avec  une  curiosité  mystérieuse.  — On  savait  que  l'homme,  qu'on 
nommait  le  Vautour,  n'était  désigné  même  par  ses  amis,  et  ne  semblait  connu 
que  sous  cette  bizarre  appellation.  La  Syrène  ne  l'avait  jamais  nommé  autrement  ; 
et  l'on  savait  aussi  que,  quelques  mois  avant,  il  avait  soufflé  de  terribles  orages 
dans  la  vie  insoucieuse  de  cette  reine  de  beauté.  La  belle  Vénitienne,  rude  tyran 
jusque-là,  était  devenue  esclave  à  son  tour.  Deux  puissances  égales  dans  ce  qu'on 
était  bien  obligé  d'appeler  les  fluides  magnétiques  ,  s'étaient  rencontrées  en  ces 
deux  étranges  créatures.  Les  plus  prodigieuses  analogies  existaient  sans  doute 
entre  ces  organisations  exceptionnelles  ;  seulement,  celle  à  qui  l'habitude  de  la 
volonté  était  plus  familière,  celle  de  l'homme  qui  semblait  trempée  d'un  acier 
unique,  avait  dû  dominer.  Alors  des  luttes  bien  nouvelles  pour  la  Syrène  qui  se 
débattait  sous  un  irrésistible  empire  ,  avaient  éclaté  dans  leur  passagère  union  ; 
une  nature  aussi  vivace  que  celle-là  n'avait  pas  plié  sans  résistance  ;  l'orgueil 
enfin,  bien  plutôt  que  l'amour,  s'était  forcé  à  rompre,  quand  ils  avaient  rompu. 
Ils  s'étaient  séparés  un  soir  par  une  querelle  d'un  caractère  nouveau  pour  eux, 
une  querelle  froide,  ironique,  presque  décente,  et  l'on  pourrait  dire,  —  à  l'amia- 
ble, —  et  ils  allaient  pour  la  première  fois,  dans  un  bal ,  se  revoir  et  se  parler. 


I.A   SYLPHIDB. 


151 


La  Syréne,  on  l'a  compris  sans  doute,  s'était  trouvée  surprise  par  ce  vague  et 
inquiet  état  de  l'ame,  où  l'on  ne  démêle  pas  le  regret  dans  l'ennui,  et  où,  après 
lestourmensdela  passion,  à  force  de  vouloir  le  croire,  on  peut  se  persuader  qu'on 
est  guéri  d'amour.  Mais  tous  ses  elTorts  avaient  mal  réussi  ;  mais  toutes  les  diver- 
sions l'avaient  distraite  à  peine  ;  mais  sans  se  l'avouer,  elle  ne  comptait  déjà  plus 
sur  aucune  des  tentatives  dont  cette  fête  nocturne  était  la  plus  récente.  L'idée  lui 
en  était  venue  du  marquis,  et  peut-être  à  cette  cause,  l'idée  avait-elle  été  prise 
en  dégoût  avant  l'exécution.  La  belle  exigeante  en  voulait  à  ce  pauvre  et  bien 
innocenlamant,  de  ce  qu'il  ne  prenait  pas  une  place  qu'elle  déclarait  et  voulait 
croire  libre,  de  ce  qu'il  ne  savait  pas  mieux  remplir  une  ame  qui  faisait  tout  elle- 
même  pour  se  donner  en  dépossédant  un  souvenir;  de  son  côté,  le  marquis  s'é- 
puisait en  inventions  toutes  mal  accueillies,  et  tandis  qu'il  désespérait  de  vaincre 
ce  fantôme  du  passé  qui  pesait  si  lourdement  sur  le  présent,  tandis  que  sa  fatuité 
d'homme  irrésistible  et  son  impuissance  en  face  de  résistances  infiniment  trop 
opiniâtres,  le  forçaient  dans  des  combats  mutuels  à  de  pénibles  aveux  ;  —  la  Sy- 
réne désespérait  aussi,  n'avait  jjIus  foi  en  son  propre  vouloir,  et  s'abandonnant  à 
son  mélancolique  et  indolent  dédain  de  toute  chose,  opposait  une  inertie  toute 
passive  à  tout  ce  qu'on  essayait  pour  elle  de  prévenances,  d'hommages,  de  dis- 
tractions, de  fêtes  et  de  plaisir. 

Le  Vautour,  pour  s'épargner  les  incertitudes,  les  demi-mesures,  les  demi- 
avances  que  suggère  la  passion  avide  de  part  et  d'autre,  ou  de  réconciliation  ou 
de  plus  incisive  rupture,  était  parti  dès  la  querelle  dont  il  a  été  parlé.  Il  était 
allé  demander,  pour  son  ame,  à  la  mer  ses  orageuses  joies  ;  et  dans  les  nuits  fié- 
vreuses qu'il  avait  passées  à  veiller  sur  le  pont  d'un  vaisseau ,  il  lui  avait  bien 
fallu  s'avouer  que  la  seule  image  de  femme  persistante  à  passer  au  travers  de  ses 
songes,  était  celle  de  l'inexplicable  Syrène. 

Enfin,  il  était  revenu,  incertain  de  lui-même,  dédaigneux  du  passé,  insouciant 
de  l'avenir,  étrange  et  mystérieux  comme  on  l'avait  déjà  connu,  poète  amer  et 
fatal  peut-être,  qui  prenait  la  vie  pour  son  roman  sinistre,  et  souvent  la  mer  pour 
son  poème  sombre.  Dans  ses  jours  d'ennui,  et  à  tout  hasard,  la  Syrène  avait  fait 
remettre  quelques  insignifians  bonjours,  à  l'hôtel  de  son  Ovulpaïo  ;  c'est  ainsi 
qu'en  arrivant ,  le  Vautour  avait  trouvé  précisément  et  à  point,  l'engagement  à 
la  fête.  —  Si  la  Syrène  ne  s'était  pas  avoué  qu'elle  l'attendait  sans  y  croire,  et 
(lue  lui  seul  pouvait  être,  pour  elle,  un  événement  dans  le  bal,  toujours  est-il, 
qu'elle  fut  vivement  émue,  et  s'en  voulut  presque  de  ne  savoir  trop  le  déguiser, 
quand  le  Vautour  s'approcha  pour  lui  baiser  la  main.  —  C'est  qu'il  lui  avait  pris 
la  main,  négligemment  et  sans  y  regarder,  tandis  qu'il  fouettait  son  front,  et  faisait 
ramper  son  œil  troublé,  sous  l'éclair  vibrant  et  acéré  de  ce  regard  qui  n'était 
qu'à  lui  ;  du  reste  il  l'avait  saluée  avec  cette  courtoisie  respectueuse  qui  est  une 
bienséance  devant  toutes  les  femmes,  et  un  acte  de  suprême  bon  goût  devant  celles 
de  qui  on  est  censé  n'avoir  plus  rien  à  obtenir. 

— Ben,ben  venuto,  lui  dit-elle  avec  toute  sa  grâce. —Et  lui,  alors,  s'apprivol- 
sant  à  sourire  :  —  La  beauté  est  meilleure  pour  vous,  que  vous  saus  doute  pour 
vos  amans ,  elle  vous  est  toujours  fidèle.  —  Ma  fidélité  !...  Vous,  du  moins  ,  vous 
ne  sauriez  vous  en  plaindre  ;  les  autres....  tous  les  autres.  —Merci  de  cela,  dit- 
d  en  la  regardant  fixement,  et  merci  d'avoir  songé  à  moi  quand  vous  réunissiez 
vos  amis,  j'en  suis,  et  du  fond  du  cœur.  -  Ton  cœur?  Vautour  !  lui  dit-elle  tout 


152 


LA   S'VLPHIDE. 


bas.  Elle  le  regarda  avec  une  ironie  grave  et  presque  douloureuse,  et  puis  elle 
ajouta,  comme  voulant  se  reprendre  et  paraître  insouciante  :  — Vous  êtes  si  ai- 
mable qu'il  faut  bien  avoir  pour  vous  l'amitié  quand  on   n'a  plus  l'amour. 

Le  marquis  s'était  rapproché.  La  Syréne  le  désigna  d'un  rapide  coup  d'œil  au 
V^autour,  en  disant  :  —  Il  vago  *. 

CHARLES  CALEMARD  DE  LAFAYETTE. 

(Im  suite  à  la  livraison  prochaiite). 


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On  cause  beaucoup  à  l'heure  qu'il  est,  dans  le  monde  dramatique,  mais  on  ne 
travaille  guère.  Ce  ne  sont  partout  que  bruits  de  foyer  et  secrets  de  comédie.  A 
l'Académie-Royale,  M.  Léon  Pillet,  qui  avait  fondé  toutes  ses  espérances  sur 
un  ballet,  et  hypothéqué  toutes  ses  recettes  sur  les  tibias  de  M"''  Pauline  Leroux, 
a  failli  voir,  ces  jours  derniers,  ses  espérances,  ses  recettes  et  les  tibias  convales- 
cens  de  M^^"  Pauline  Leroux  s'engloutir  dans  une  trappe.  En  vérité  1  le  Diable  s'en 
mêle  et  ne  se  soucie  pas  d'être  amoureux.  C'est  probablement  à  cause  de  cela 
que  M.  Léon  Pillet,  maître  des  requêtes  et  membre  de  la  Société  des  gens  de 
lettres,  s'est  décidé  à  écrire  un  petit  acte,  l'OEil  de  verre,  que  nous  avons  vu  l'un 
de  ces  derniers  soirs  voltiger  et  se  brûler  au  gaz  du  Vaudeville  comme  un  pa- 
pillon. Ce  serait  peut-être  ici  le  cas  de  parler  de  toutes  les  tristes  comédies  qui, 
çà  et  là  sur  différentes  scènes,  s'éteignent  avec  le  lustre,  de  tous  ces  accablans 
vaudevilles  qui  se  cassent  le  nez  sur  la  rampe ,  mais  une  causerie  de  théâtre  ne 
doit  jamais  dégénérer  en  oraison  funèbre. 

M"'e  Gras-Dorus  vient  encore  de  prendre  un  congé,  et  voici,  jusque  vers  le 
milieu  du  mois  prochain,  l'Opéra  réduit  à  chanter  faux  au  moins  deux  fois  par 
semaine.  —  Fanny  Elssler  est,  dit-on,  à  Munich,  et  ne  tardera  pas  à  reparaître 
au  milieu  de  nous.  M.  Pillet  a  bien  besoin  de  la  Cracovienne et  de  la  Cachucha  pour 
se  refaire  les  mollets  qui  lui  manquent.  — Aux  Bouffes,  qui  seront  encore  cette 
année  à  l'Odéon ,  il  est  moins  que  jamais  question  de  l'engagement  de  Mi'e  Garcia- 
Viardot.  La  Grisi  et  une  autre  prima  que  l'on  cherche  feront  les  frais  de  la  sai- 
son. —  La  restauration  de  la  Comédie-Française  ayant  été  exécutée  sous  les  or- 
dres immédiats  de  M.  Fontaine,  n'est  pas  une  œuvre  d'art  et  par  conséquent  ne 
saurait  être  appréciée  d'une  façon  sérieuse.  On  parle  de  la  représentation  pro- 
chaine de  Toussaint  Louverture,  le  drame  depuis  si  long-temps  attendu  de  M.  de 
•Lamartine.  —  L'Automate  de  Vaucanson  est  un  assez  joli  petit  acte  ,  où  M'Ie  Dar- 
cicr  chante  à  ravir,  et  qui  attire  le  monde  à  l'Opéra-Comique  toutes  les  fois  qu'il 
figure  sur  l'afliche  à  côté  do  l'Opéra  à  la  Cour  ou  de  la  Neige.  —  La  comédie  de 
M.  Lockroy,  le  Chevalier  du  Guet,  remplit  tous  les  soirs,  depuis  une  semaine, 
la  charmante  salle  des  Variétés. 

Et  voilà  tout  ce  que  nous  avons  pu  recueillir  aujourd'hui  pour  les  menus-plai- 
sirs de  vos  boudoirs.  *** 

*  I.'ani.inl. 


Le  Directeur  DE  VILLEMESSANT. 


LÀ  SYLPHIDE 


^t'f^l^  />î«yv-*îV/«»r/ 


DIRtCTION,    RUC     D'HANOVRE.    17 


I.A    SYLPBlUb. 


Ià3 


A  Madame  '" 


'2(j  iiepleiiibre. 


1  VOUS  portiez  une  houletle,  madame,  je  débute- 
rais aujourd'hui  en  vous  chantant  ce  vieux  re- 
frain :  //  pleut,  il  pleut,  bergère  !  car  la  pluie 
tombe  par  lorrens,  et  on  dirait  que  les  cataractes 
du  ciel  se  sont  ouvertes  sur  nos  têtes  ;  nous  avons 
raffales  sur  raffales,  ouragans  sur  ouragans,  et 
si  cela  continue,  force  sera  d'invoquer  une  se- 
conde arche  de  Noé,  pour  nous  sauver  d'un  second 
déluge.  Cependant,  ce  temps,  tel  affreux  qu'il 
soit,  n'empêche  pas  bon  nombre  de  nos  provin- 
ciaux de  venir  à  Paris,  finir  le  temps  des  va- 
cances, et  si  à  cette  époque  les  Parisiens  fuient 
la  ville,  tout  ce  qui  est  hors  la  ville  y  rentre  ; 
c'est,  je  vous  assure,  l'heure  des  apparitions  gro- 
tesques et  surprenantes.  On  rencontre,  par  les 
rues,  de  nouveaux  débarqués  qui  portent  le  plan  de  Paris  déployé  comme  une 
bannière,  et  cherchent  à  orienter  leurs  courses  vagabondes.  Le  Guide  parisien 
joue  aussi  un  grand  rôle  entre  les  mains  de  tous  ceux  qui  viennent  de  cent  lieues 
de  loin,  et  qui  n'ont  ici  ni  parent,  ni  ami  pour  leur  servir  de  cicérone.  Je  joue 
dans  ce  moment  le  rôle  de  ce  personnage  près  d'un  couple  de  bons  cousins  qui 
s'avisent  de  venir  ici  d'Ajaccio  pour  ravitailler  leur  toilette  !  Vous  jugez  qu'il 
doit  y  avoir  beaucoup  à  faire  !  aussi  mon  métier  de  pilote  est  loin  d'être  à  son 
terme,  et  je  m'en  plaindrais  fort  peut-être,  si  cela  ne  me  mettait  à  même  de 
visiter  tous  nos  magasins  où  je  ferai  amples  provisions  de  remarques  pour  vous 
les  transmettre  ensuite.  Voulez -vous  savoir  nos  courses  de  ce  jour  :  d'abord 
chez  M"'  Laure  Farcoz,  où  nous  avons  choisi ,  entre  beaucoup  d'autres,  une 
capote  en  poult  de  soie  violet  évêque,  ruchée  de  chicorée  et  doublée  de  couleur 

13 


154  LA   SYLPHIDE. 

paille;  puis  un  joli  chapeau  blanc,  un  peu  évasé,  avec  une  plume  couchée 
blanche,  frangée  de  bleu  ;  ces  deux  coiffures  étaient  fort  élégantes. — De  là  nous 
sommes  allés  prendre  deux  bonnets  chez  M""  Leclère,  qui,  vous  le  savez,  est 
remplie  de  goût  :  l'un  en  blonde  à  dessins  égyptiens  et  orné  d'une  couronne 
(le  petites  roses  sans  feuilles,  qui  forme  bandeau  sur  le  haut  du  front  et  se 
rejoint  derrière  la  tète,  au  dessus  du  chignon  ;  ce  bonnet  est  extrêmement 
gracieux  ;  l'autre  est  en  dentelle ,  orné  de  marguerites  aux  feuillages  de 
velours,  et  tous  deux  forment  de  charmantes  coiffures.  Nous  nous  sommes 
réservé  de  venir  faire  une  commande  de  chapeaux  à  M""  Leclère  dont  le  ta- 
lent perce  chaque  jour  davantage. — Après  avoir  paré  la  tête  d'une  manière  ir- 
réprochable, nous  avons  été  trouver  la  célèbre  couturière  Palmire,  et  la  non 
moins  élégante  faiseuse  M"""  Debaisieux,  pour  la  confection  de  plusieurs  robes  ; 
là  j'ai  vu  quantité  de  manches  plaies,  tout-à-fait  justes  ;  le  haut  est  générale- 
ment orné ,  soit  d'un  large  pli  en  biais  surmonté  d'une  gance  ,  soit  d'une 
frange  ou  d'un  bouillon  qui  vient  un  peu  déguiser  la  nudité  du  bras  ;  les  jupes 
sont  moins  amples  que  l'année  dernière,  mais  les  garnitures  qu'on  leur  applique 
presque  à  toutes  dissimulent  cette  diminulion  dans  l'ampleur  qui  n'est  point 
perceptible  à  l'œil.  Un  genre  de  garniture,  qui  m'a  semblé  fort  élégant,  se 
ompose  de  deux  larges  plis  en  biais,  alternés  avec  deux  ruches  chicorée  -, 
cette  garniture  nécessite  une  taille  assez  élevée,  ou  bien  il  faut  la  faire  dans 
des  proportions  plus  minimes.  M"""  Debaisieux  s'occupait  de  la  façon  d'une 
redingote  de  taffetas  gris  glacé  de  blanc,  fermée  sur  le  côté  par  deux  rangées 
de  coques  contrariées  de  pose,  qui  était  très  gracieuse  :  le  corsage  montant  était 
plat  derrière,  et  le  devant,  à  partir  des  épaules,  plissé  comme  dans  un  pei- 
gnoir ;  les  manches  justes  avec  deux  rangées  de  coques  dans  le  haut.  —  Nous 
avons  fait  une  charmante  halte  dans  le  ravissant  parterre  de  M°"  Lainné  qui, 
à  l'approche  de  la  saison  d'hiver,  prépare  les  plus  adorables  créations  ;  avec 
la  grâce  délicate  qu'elle  met  dans  toutes  ses  œuvres,  M""  Lainné  vient  de  com- 
poser de  délicieuses  guirlandes  de  soirées,  en  roses  et  rubans  ;  il  n'est  pas  une 
femme  qui,  après  avoir  vu  ces  coiffures,  n'en  désire  posséder  une  pour  ses 
toilettes  de  spectacle  ou  de  bals.  Au  reste,  le  succès  de  M"'  Lainné  est  chose 
incontestable,  et  soit  par  le  choix  et  la  perfection  de  ses  fleurs  ,  soit  par  la 
bonne  grâce  toute  distinguée  dont  elle  sait  les  offrir,  elle  est  devenue  une  des 
plus  aristocratiques  fleuristes. 

Pour  réparer  un  peu  les  traces  que  la  route  avait  laissées  sur  la  figure  de 
ma  voyageuse,  je  l'ai  conduite  chez  Guerlain ,  où  nous  avons  bientôt  trouvé 
le  remède  à  appliquer  au  mal  ;  nous  avons  fait  ample  provision  de  ses  merveil- 
leuses lotions,  si  prisées  même  par  les  étrangers,  de  ses  baumes  rafraichissans , 
et  comme  luxe,  nous  nous  sommes  munis  de  ses  parfums  aux  suaves  émana- 
tions qui  remplissent  un  appartement  de  la  plus  douce  senteur,  sans  que  les 


LA   SYLPHIDE.  155 


nerfs  les  plus  délicats  en  souffrent  le  moindrement.— Nous  avons  été  aussi  faire 
une  petite  revue  chez  iM.  Clamorgam ,   maison  en  renommée  pour  les  beaux 
éventails  :  la  collection  qu'il  prépare  pour  cet  hiver  m'a  paru  des  plus  luxueuses  : 
les  plus  belles  et  les  plus  tines  peintures  y  sont  encadrées  dans  l'ivoire  incrusté 
d'or,  dans  la  laque  brillante  et  la  nacre  qui  chatoie;  cette  collection  déven- 
tails,  une  des  plus  complètes  qui  soit  à  Paris,  semble  un  musée  en  miniature 
et  qui  mérite  les  éloges  des  gens  de  goût  qui  savent  apprécier  lart  par- 
tout où  il  se  trouve.  Mon  étrangère  était  tout  ébahie  à  la  vue  de  ces  mer- 
veilles de  différens  genres  que  renferme  notre  capitale ,  et  une  invention  qui 
ne  l'a  pas  moins  séduite  que  toutes  les  choses  nouvelles,  pour  elle ,  que  je  ve- 
nais de  lui  faire  voir,  a  été  les  sous-jupes  Oudinot  et  Delannoy  ;  en  examinant 
les  productions  de  ce  dernier,  elle  a,  avec  son  instinct  de  femme,  compris 
quiln'y  avait  pas  d'élégance  et  de  tournure  possibles  sans  cet  accessoire  de  toi- 
lette; aussi  une  de  nos  premières  acquisitions  a  été  une  sous-jupe  Delannoy. 
dont  le  succès  ne  peut  plus  être  contesté.  —  Après  ce  prélude  à  la  toilette  fémi- 
nine, il  a  fallu  un  peu  nous  occuper  du  costume  masculin  ;  pour  cela  faire, 
nous  nous  sommes  adressés  à  M.  Blay-Lafitte ,  le  digne  successeur  de  lan- 
cienne  maison   Berchut.  J'ai  appris  là  que  les  paletots  seraient  encore  en 
vogue  cet  hiver  ;  les  plus  élégans  seront  en  drap  blanc-gris,  ou  marron-clair  ; 
la  taille  juste,  les  poches  placées  très  bas  et  les  boutons  fort  larges.  Les  ha- 
bits noirs  seront  les  plus  distingués ,  la  coupe  des  collets  sera  basse ,  les  basques 
très  larges,  car  nous  tournons,  autant  que  possible,  autour  de  l'habit  à  la  fran- 
çaise. Les  pantalons  seront  un  peu  moins  étroits  que  l'année  dernière,  excepté 
les  pantalons  de  bal.  Pour  la  grande  toilette,  les  gilets  se  porteront  de  nuances 
foncées ,  toujours  la  forme  à  chàle.  Il  y  a  dans  ce  moment,  pour  les  hommes, 
un  grand  luxe  de  cravates;  on  les  porte  assez  habituellement  longues  à  cette 
époque  ,  ce  qui  permet  de  les  laisser  voir  dans  presque  toute  leur  étendue.  Les 
fonds  de  satin  noir,  marron,  gros  vert,  gros  bleu,  avec  brochures  blanches  ou 
paille,  dessins  de  bouquets  détachés,  mais  rapprochés,  sont  les  plus  distingués 
et  les  mieux  portés.  Les  chapeaux  sont  toujours  aussi  laids  que  de  coutume, 
les  rebords  sont  plats  tout  autour.— Dans  nos  emplettes,  nous  n'avons,  comme 
vous  pouvez  bien  le  croire,  point  oublié  xM.  Benoit,  horloger,  chez  lequel 
mon  mcnage  a  trouvé  d'abord  les  plus  jolies  et  les  plus  élégantes   montres 
possibles,  puis  des  pendules  dans  ce  style  si  recherché  aujourd'hui  et  dont 
M.  Benoit  possède  les  plus  beaux  modèles.  Mais  tout  cet  extérieur  séduisant 
des  œuvres  de  M.  Benoit  n'aurait  point  fait  seul  sa  réputation ,  s'il  n'était 
parvenu  à  fabriquer  ses  mouvemens  d'horlogerie  d'une  manière  qui  les  rende 
supérieurs  aux  mouvemens  de  Genève.  —    Après  avoir,   comme  vous  le 
voyez ,  fait  la  bonne  part  à  ma  famille  ,  je  me  suis  occupée  de  votre  commis- 
sion et  suis  allée  chez  M"'  Lejeay,  dont  le  talent  justifie  bien  votre  prédi- 


I5C 


LA    SYLPHIDE. 


lection  pour  elle,  vous  choisir  un  ravissant  chapeau  en  poult  de  soie  paille, 
orné  d'une  branche  d'asters  lilas ,  posée  avec  un  goût  qui  révèle  toute  la  dis- 
tinclion  des  modes  de  M""  Lejeay,  dont  la  maison  compte  depuis  si  long-temps 
une  clientelle  prise  dans  les  femmes  de  la  meilleure  compagnie.  M""  Lejeay  pré- 
l)are  en  ce  moment  les  coiffures  de  la  saison  qui  va  s'ouvrir  ;  je  me  réserve 
de  vous  en  reparler  plus  tard ,  car  au  commencement  d'octobre  seulement 
la  fashion,  pour  toute  espèce  de  spécialité,  sera  fixée.  Tout  ce  que  je  vous  di- 
rais aujourd'hui  se  bornerait  à  des  à  peu  prés  sur  lesquels  il  faudrait  revenir  ; 
mieux  vaut  attendre  et  parler  vrai.  —  Seulement  je  vous  signalerai  la  maison 
de  fourrures  de  M.  Gon  comme  la  première  de  toutes  celles  qui  exercent  cette 
spécialité  à  Paris.  Les  plus  grands  succès  sont  réservés  à  M.  Gon  pour  cet  hi- 
ver; grâce  à  lui,  le  règne  delà  fourrure  va  recommencer. 

Je  ne  terminerai  pas  cette  lettre  sans  un  peu  de  causerie  et  sans  vous  conter 
l'aventure  arrivée  à  un  de  nos  poètes,  M.  Antony  D....,  pendant  nos  dernières 
petites  émeutes.  Ce  poète,  que  chacun  admire  pour  ses  œuvres  si  pleines  de 
sensibilité  et  que  chacun  aime  pour  la  bonté  de  son  ame,  s'en  allait  soigner  un 
ami  malade  au  faubourg  Saint-Marceau,  et  pour  cela  faire  était  obligé  de  tra- 
verser des  rues  remplies  d'ouvriers.  11  cheminait  en  rêvant  ou  cherchant  une 
rime  peut-être ,  lorsqu'il  alla  se  jeter  au  milieu  d'un  groupe  qui  discutait  hau- 
tement sur  ses  intérêts.  Comme  cette  hardiesse  semblait  ne  pouvoir  provenir 
que  d'un  des  leurs,  voilà  les  coalisés  entourant,  pressant  le  poète  et  le  conju- 
rant de  devenir  leur  conseil,  leur  chef  de  harangue.  Grand  était  l'embarras  de 
M.  D...  Cependant  il  fallait  prendre  un  parti  et  pour  trancher  la  difficulté,  le 
voilà,  avec  l'esprit  philantropique  qu'on  lui  connaît,  entamant  un  beau  discours 
sur  l'horreur  des  guerres  civiles,  encourageant  ses  auditeurs  à  aller  bien  plutôt 
combattre  les  Russes  et  les  Anglais. . .  Mais  alors,  ce  furent  des  huées,  des  houras, 
des  trépignemens  :  on  siffla  dans  des  clés,  on  cria  à  l'espion]  et  ce  ne  fut  qu'à 
grand'peine  que  notre  poète  se  tira  sain  et  sauf  des  mains  de  ces  désappointés. 
Comme  il  revenait  chez  lui  le  soir,  il  est  rencontré  par  un  noble  pair  ,  pro- 
priétaire d'un  grand  journal  et  qu'accompagnaient  deux  autres  personnes  d'une 
assez  confortable  allure.  Comme  on  le  pense  bien,  le  poète  n'eut  rien  de  plus 
pressé  que  de  conter  son  aventure.  C'est  égal,  répétait-il,  je  suis  content,  j'ai 
fait  mon  devoir  :  je  leur  ai  dit  qu'il  ne  fallait  se  battre  que  contre  ces  infâmes 
Russes  et  ces  chiens  d'Anglaisl... —  Mon  cher  D...,  dit  alors  le  journaliste  en 
désignant  les  deux  personnes  qui  étaient  à  ses  côtés,  je  vous  présente  M. . . ,  atta- 
ché à  l'ambassale  anglaise,  et  M...,  attaché  à  l'ambassade  russe  !  Cette  petite 
histoire  dont  je  vous  garantis  toute  l'authenticité ,   a  beaucoup  égayé  ,  ici , 


notre  grand  mond^ 


Baronne  marie  de  l'* 


LA  SYLPHIDE. 


167 


LA  SYRENE. 


DEIXIÈME  El  DELMÉRE  PARTIE. 


m. 


Ijes  Cartes  et  les  Dés. 


>"E  contraction  légère  fronça  la  bouclie  du  Vautour, 
et  il  lui  en  resta  sur  les  lèvres  quoique  chose  comme 
un  impertinent  et  imperceptible  sourire.  Il  se  re- 
tourna vers  le  marquis ,  en  regardant  la  Syréne, 
et  lui  dit,  mais  le  plus  poliment  du  monde  :  — C'est 
vous,  monsieur,  qui  êtes  l'heureux  possesseur  de 
tant  de  charmes;  appréciez-la,  monsieur,  elle  vaut 
de  l'or.  —  Ce  que  je  n'apprécie  pas  toujours,  dit 
sèchement  le  marquis,  ce  sont  les  conseils  du  pre- 
mier venu.  —  Le  premier  venu  peut  quelquefois  en 
donner  d'utiles  au  dernier,  fit  le  Vautour;  puis  il 
ajouta  négligemment:  et  au  demeurant,  j'aime  mieux 
avoir  à  donner  un  conseil  qu'une  leçon.  —  Reste  à 
savoir,  dit  le  marquis,  si  j'accepterais  l'une  plutôt 
que  l'autre. 

Alexandre  de  Rastain  arrivait  en  ce  moment  près 
d'eux.  — Eh!  bien,  dit-ii  au  Vautour,  on  te  deman- 
dait tout  à  l'heure  au  jeu;  et  tenez  !  voilà  une  table 
inoccupée  déjà.  —  Seigneur  marquis,  dit  le  Vautour  en  touchant  du  doigt  le 
tapis  vert;  nous  essayons-nous  d'abord  sur  ce  terrain-là?  —  C'est  un  avant- 
propos  tout  comme  un  autre,  répondit  le  marquis.  Et  vraiment  il  n'eût  pas  été 
fàchè  de  mettre  dans  l'embarras  un  homme  dont  on  ne  connaissait  guère  les  res- 


Voir  plus  haut,  page  l-iâ. 


las 


LA   SYLrUIDE. 


sources  et  avec  lequel  du  reste  il  pouvait  avoir  d'un  moment  à  l'autre  une  tout 
autre  partie.  Si  l'Ovulpaïo  devait  perdre  avec  lui,  s'il  devait,  entraîné  par  la 
furie  de  la  passion,  dépasser  ce  dont  il  pourrait  s'acquitter  immédiatement,  le 
cas  échéant  d'un  duel,  la  meilleure  position  se  trouvait  toute  faite  au  marquis; 
l'Ovulpaïo  aurait  nécessairement  l'air  d'un  débiteur  qui  se  bat  contre  un  homme 
qu'il  ne  peut  pas  payer.  Pour  lui,  marquis,  en  admettant  contre  sa  chance  habi- 
tuelle les  plus  funestes  retours,  il  ne  pouvait  prévoir  des  pertes  au  dessus  de  sa 
position  ;  il  était  donc  charmé  de  l'offre  ainsi  faite.  —  Les  deux  rivaux  prirent 
place  ;  le  Vautour  tira  d'un  portefeuille  une  poignée  de  billets  de  banque  et  dit  au 
marquis:  — Votre  jeu,  seigneur?...  — Sera  le  vôtre,  fît  le  marquis.  —  Mon 
Dieu!  ceci  si  vous  le  trouvez  bon,  dit  le  Vautour,  en  chiffonnant  les  billets  entas- 
sés. —  Le  marquis  fut  quelque  peu  surpris;  il  y  avait  là  une  vingtaine  de  mille 
francs  en  papier  d'Angleterre,  de  France  ou  d'Italie;  c'était  gros  jeu  pour  com- 
mencer ;  mais  son  plan  s'en  trouvait  mieux  servi,  et  il  tira  un  portefeuille  de  sa 
poche  en  disant  :  —  Cela  ira  donc  ainsi.  —  La  Syrène  s'était  rapprochée  des 
joueurs;  elle  se  pencha  sur  le  siège  du  Vautour,  et  lui  dit ,  en  jetant  sur  le  tapis 
une  charmante  bourse  pleine  de  florins  d'or:  — Je  parie  cela  pour  vous,  seigneur 
Ôvulpaïo.  —  Contre  moi?  dit  le  marquis  avec  reproche.  —  Ben  si  vede  * ,  dit- 
elle,  et  elle  s'éloigna. —  Le  Vautour  perdit  avec  une  promptitude  étrange;  ils- 
recommencèrent  à  peu  près  sur  le  même  enjeu;  le  Vautour  perdit  encore,  et 
deux  fois  encore  après,  si  bien  qu'il  était  au  jeu  d'environ  cent  mille  francs  à  la 
première  demi-heure. 

La  Syrène  était  revenue,  et  avait  encore  parié  pour  le  Vautour  au  dernier  coup 
qu'il  perdait.  Mais  elle  avait  cru  voir  que  le  portefeuille  où  il  avait  puisé  jusque- 
là  était  vide  ;  alors  elle  se  pencha  vers  lui,  et  glissa  sur  ses  genoux  un  petit  sou- 
venir. Le  Vautour  la  comprit,  mais  il  ne  crut  pas  avoir  besoin  de  ce  secours.  — 
Merci  !  lui  dit-il  tout  bas  ;  il  feignit  de  ramasser  le  souvenir  comme  si  elle  l'eût 
laissé  tomber  sans  s'en  apercevoir,  et  le  lui  rendit  en  s'excusant  de  la  mauvaise 
chance  qu'il  lui  faisait  partager.  Du  reste,  il  ne  laissait  paraître  aucune  émotion  ; 
c'est  qu'il  était  au  fond  assez  maître  de  lui  ;  il  avait  assez  jugé  le  jeu  de  son  ad- 
versaire, et  se  trouvait  trop  supérieur  pour  n'être  pas  sûr  de  gagner  quand  il 
voudrait.  Le  marquis  désirait  surtout  l'entraîner  à  jouer  sur  parole  ;  pour  en  ar- 
river là,  lui  voyant  au  doigt  un  énorme  diamant  :  —  Ce  bijou  ,  lui  dit-il,  vaut 
certainement  notre  enjeu ,  vous  plaît-il  de  l'aventurer  à  la  chance  ?  —  Non  encore, 
dit  le  Vautour  en  souriant  ;  mais  tenez ,  et  il  tira  de  sa  poche  un  poignard 
de  la  plus  bizarre  richesse  ;  l'acier  tordu  comme  une  flamme  ressemblait  à  un 
petit  serpent  ondulé,  et  une  magnifique éniéraude  brillait  à  la  monture  comme  la 
tête  du  serpent  ;  voici  un  bijou  contre  lequel  Elzéar,  le  Juif  de  Venise ,  échange 
volontiers  mille  ducats.  —  Je  tiendrai  le  double  de  ce  que  prête  le  Juif,  si 
vous  le  permettez?— Va,  comme  il  est  dit!  reprit  le  Vautour;  et  le  Vautour 
perdit  de  nouveau. —Voyons  alors  la  bague,  dit-il,  et  il  la  retirade  son  doigt.  — 
La  Syrène  arrivait  ;  elle  pâlit  et  sembla  souflrir  en  voyant  cet  enjeu  ;  elle  se  pen- 
cha encore  vers  le  Vautour  ;  elle  avait  traversé  la  fête  et  elle  revenait  avec  une 
seconde  bourse;  elle  chercha  à  la  lui  remettre  ;  mais  il  n'eut  pas  l'air  de  s'en 
douter,  et  ne  s'y  prélapas.  —   Alors  elle  jeta  sa   bourse  sur  le  tapis,  en   di- 


*  Il  pariil  bien. 


I.A   SM  l'IlIDE. 


15!) 


sant  avec  humeur  au  marquis  :  —  Je  vmix  rattraper  ce  que  vous  me  gagnez.  — 
Le  Vautour  la  regarda  en  souriant,  tandis  qu'elle  lui  disait  tout  bas  en  désignant 
la  bague  :  — C'est  bien  mal  ! 

Le  marquis  semblait  examiner  le  bijou  ;  en  le  tournant,  il  pressa  un  ressort,  la 
bague  s'ouvrit,  et  il  y  vit  descheveux  châtains;  il  devint  pâle;  la  Syrèiie  avait  rougi. 
— Je  la  gagnerai,  dit-il  entre  ses  dents. — ÎNous  verrons,  répondit  de  même  le  Vau- 
tour ;  et  il  prêta  à  son  jeu  une  attention  profonde  qui  lui  avait  manqué  jusque-là. 
La  veine  changea,  et  il  gagna  cette  partie  aussi  rapidement  qu'il  avait  perdu  les 
précédentes.  La  Syrène  gagnait  aussi. — Je  vous  jouerai  maintenant  ces  deux 
enjeux,  dit-elle  au  marquis,  contre  ce  poignard  que  vous  avez  devant  vous.  — 
L'Ovulpaïo  gagna  encore;  la  Syrène  prit  le  poignard  et  le  cacha  aussitôt  dans  sa 
gorge  en  s'éloignant  du  jeu.  Le  manjuis  seul   l'avait  vue  faire.  —  Dès  ce  mo- 
ment, le  malheureux  marquis  n'eut  plus  la  pensée  à  la  partie  qu'il  jouait,  et  il 
perdit  avec  une  désespérante  continuité.  On  quitta  les  cartes  pour  les  dés,  les  dès 
pour  les  caries,  et  on  reprit  les  dés.  Les  enjeux  s'augmentèrent  ;  bientôt  le  mar- 
quis perdit  des  sommes  énormes  ;  il  se  trouvait  dans  la  position  qu'il  avait  voulu 
faire  à  son  adversaire.  Il  doubla  donc  pour  se  racquitter,  et  il  doubla  encore.  La 
danse  avait  cessé  dans  ce  salon  ;  d'innombrables  curieux  se  pressaient  autour  de 
cette  table,  où  se  jouait  peut-être  la  vie  d'un  homme.  Un  silence  mortuaire  ré- 
gnait, et  Ton  n'entendait  dans  cette  vaste  galerie  que  le  mouvement  des  dés  et  le 
souffle  des  deux  joueurs.  Ils  jouaient  depuis  long-temps  sur  parole.  Une  sueur 
livide  couvrait  le  front  du  marquis,  et  les  muscles  de  sa  face  marquaient  par  des 
contractions  convulsives  la  mesure  de  la  musique  qu'on  devinait  au  loin  ;   ses 
yeux  étaient  plus  phosphorescens  ;  il  ne  regardait  rien.  En  se  penchant  près  de 
lui,  on  eût  distingué  peut-être  les  battemens  de  son  cœur  où  se  dilatait  rapide- 
ment l'anévrisme.  Le  marquis  était  brave  et  c'était  un  homme  d'honneur.  L'or- 
gueil de  son  nom  lui  semblait  créer  des  devoirs.  Au  moment  où  il  perdait  sa  for- 
tune ,  il  pensait  à  cela.  Puis  il  voulait  se  venger  de  cet  homme  qu'il  abhorrait 
d'instinct;  comment  faire,  s'il   ne  se   racquittait  pas? —  L'Ovulpaïo  était  im- 
passible; cependant,  comme  les  pertes  du  marquis  croissaient  sans  cesse,  comme 
il  le  voyait  violemment  agité  ,  il  lui  proposa  de  faire  continuer  la  partie  par 
deux  de  leurs  amis  respectifs. 

—  Nous  continuerons  si  vous  le  voulez  bien,  dit  le  marquis. — Alors  ce  fut  une 
perpétuelle  série  de  revers  toujours  nouveaux  dans  son  jeu.  On  étudiait  son  ame 
sur  son  visage,  et  son  visage  prenait  insensiblement  l'atonie  du  sommeil.  Tout- 
à-coup,  dans  une  partie  où  ils  jouaient  une  fortune  entière,  après  des  alternati- 
ves à  peu  près  égales,  le  marquis  prit  l'avance  ;  il  respira  et  leva  les  yeux  pour 
la  première  fois  ;  il  n'y  avait  qu'un  seul  coup  de  dés  qui  i)ùt  faire  gagner  le  Vau- 
tour :  or,  le  Vautour  agita  nonchalamment  la  main;  tous  les  spectateurs  avides 
se  penchèrent  en  même  temps;  ce  mouvement  n'avait  pas  même  interrompu  le 
bruit  de  la  respiration  des  joueurs;  alors  le  marquis  bondit  et  se  dressa,  plus 
blême  que  Lazarre  ;  un  souffle  anhélant  sortit  de  toutes  les  poitrines ,  l'Ovulpaïo 
avait  amené  six  et  trois;  il  avait  gagné  ! 

—  Je  n'ai  plus  rien,  dit  sourdement  le  marquis,  en  regardant  son  adversaire 
d'un  œil  hébété;  et  il  retomba  sur  son  siège.  — Monsieur...  dit  le  Vautour. 
—  Je  n'ai  plus  rien  ,  répéta  le  marquis.  —  Il  passa  sa  main  sur  son  front , 
sembla   rattraper  sa  pensée,  et  dit  au  Vautour  :  —  Demain  ,  vous  recevrez 


IGO 


LA   SYLPHIDE. 


les  titres  de  tous  mes  biens  et  la  cession  de  tous  mes  droits.  —  Monsieur,  dit  le 
Vautour  à  demi-voix  ,  je  puis  vous  offrir  votre  revanche...  —  Je  n'ai  plus  rien, 
murmura  le  marquis.  — Votre  revanche,  dit  plus  bas  le  Vautour...  La  Syrène 
s'était  approchée  du  marquis ,  elle  soutenait  sa  tête  contre  son  sein,  elle  en 
avait  pitié.  Elle  lui  baisa  le  front.  L'Ovulpaïo  frissonna,  puis  sourit.  Le  mar- 
quis se  ranima  sous  ce  baiser  de  femme  ,  et  la  tète  ainsi  renversée,  il  regarda  le 
Vautour:  il  avait  entendu  le  mot  de  revanche,  mais  il  ne  s'en  rendait  pas  compte. 

—  Monsieur,  votre  revanche...  dit-on  encore,  et  on  ajouta  tout  bas  :  Votre 
maîtresse  contre  ce  que  j'ai  gagné  !... 

Les  deux  mains  du  marquis  se  crispèrent  ;  il  se  leva  à  moitié  et  avança  ses  deux 
bras  vers  l'Ovulpaïo  comme  s'il  eût  voulu  l'étrangler  ;  la  Syrène  le  serra  contre 
sa  poitrine  et  lui  sourit  du  regard  ;  elle  l'aimait  presque  en  ce  moment ,  ruiné 
ainsi,  et  ainsi  furieux.  Mais  le  marquis,  en  levant  les  yeux,  rencontra  ceux  des 
spectateurs  et  puis  ceux  du  Vautour  :  ceux  des  spectateurs  n'avaient  ni  sympa- 
thie ni  compassion  ;  il  n'avait  plus  là-dedans  un  ami  :on  le  croyait  fou,  le  voyant 
se  lever  de  la  sorte;  ceux  du  Vautour  étaient  d'un  froid  d'acier,  ils  ne  disaient 
rien,  ne  demandaient  rien,  ils  attendaient.  Le  marquis  retomba  sur  son  siège.  Il 
avait  senti  un  tranchant  de  rasoir  lui  courir  sur  le  front  ;  en  se  rappelant  ce  qu'il 
avait  perdu,  il  se  demandait  s'il  pouvait  tout  payer.  Alors,  avec  la  féroce  humi- 
hté  du  désespoir,  il  dit  au  Vautour  d'une  voix  basse  et  étouffée  :  —  Vous  dites, 
monsieur!...  —  La  Syrène  contre  ce  que  vous  perdez. 

La  Syrène  seule  avait  entendu  ;  elle  jeta  au  Vautour  un  regard  de  haine  ;  et 
quand  le  marquis  dit  d'une  voix  mourante  :  —  Allons!  —  elle  le  regarda  dans  les 
yeux,  se  recula  de  lui  avec  mépris,  et  alla  tomber  sur  un  fauteuil  voisin,  avec  un 
cri  d'indignation  et  de  dégoût.  —  Les  spectateurs  gardaient  le  même  silence  ;  ils 
ignoraient  tous  l'enjeu  de  cette  partie,  mais  ils  sentaient  bien  qu'il  devait  y  avoir 
quelque  chose  de  terrible  et  de  mortel  dans  le  secret  de  ces  deux  hommes.  — 
La  partie  ne  fut  pas  plus  longue  ni  plus  disputée  que  les  autres  ;  en  deux  minutes 
le  Vautour  avait  gagné.  Alors,  le  marquis  redevint  gentilhomme.  Il  se  leva  avec 
le  calme  d'une  résignation  suprême  ;  les  groupes  se  fendirent  devant  lui  pour  lui 
livrer  passage  ,  il  avait  la  démarche  assurée,  le  regard  ferme;  il  passa  lentement. 
Je  ne  sais  cequ'il  en  eût  été  du  Vautour  s'il  avait  eu  rang  dans  la  foule,  mais  tous 
dans  la  foule  baissèrent  les  yeux  sous  les  yeux  du  marquis. 

Quelques  minutes  après,  le  bal  recommençait  dans  le  salon  même  où  venait 
de  se  jouer  cette  muette  tragédie.  Combien  de  mortelles  douleurs  une  valse  cou- 
doie ou  foule  aux  pieds  dans  une  fête  !  Après  deux  ou  trois  quadrilles  ,  personne 
ne  songeait  au  marquis,  excepté  la  Syrène  et  le  Vautour,  peut-être.  — Le  Vau- 
tour était  debout,  adossé  vers  une  croisée  ;  il  semblait  profondément  occupé  à 
examiner  le  tissu  de  la  bourse  que  la  Syrène  avait  laissée  sur  la  table  ;  mais  qui 
donc  eût  pu  dire  où  fuyait  sa  pensée'?  —  La  Syrène  vint  à  passer.  Le  Vautour 
leva  les  yeux,  chercha  les  siens,  les  trouva,  les  troubla.  Alors  il  lui  tendit  la  main; 
elle  hésita  un  instant  et  lui  dit  tout  d' un  coup  :  —  Eh  !  bien ,  oui  !  à  vous  !  puis- 
qu'j'i  m'a  jouée,  lui,  mon  marquis...  ou  mon  valet;  c'est  bien  !  Mais  n'allez  pas 
croireque  je  vous  aime  encore.  —  Ça,  lui  dit  gravement  le  Vautour  ,  jouons-nous 
donc,  entre  nous  deux,  les  sottes  farces  de  la  vie?  Qui  voulez- vous  trom- 
per? As-tu  donc  oublié  que  je  ne  crois  à  rien,  et  moins  à  ce  qu'on  me  dit  qu'à 
tout  autre  chose"?  Rien  ne  ment  plus  que  l'apparence,  si  ce  n'est  la  science  ;  rien 


LA   SYLPHIDE. 


lUI 


plus  que  la  science,  si  ce  n'est  la  parole  humaine.  Prends-toi  donc  en  pitié,  s'il  faut 
pour  ton  bonheur  que  je  croie  un  mot  que  tu  auras  dit.  —  Vautour  I  tu  sonnes 
toujours  plus  creux  qu'une  tombe. — Et  peut-être  la  tombe  et  moi  disons-nous 
seuls  le  vrai. — Tu  crois  encore  que  je  t'aime?  —  Non.  — Tu  le  crois,  et  je  ne 
t'aime  plus;  et  je  l'ai  aimé,  lui,  je  l'aimais  tout  à  l'heure;  m'as-tu  vu  l'embras- 
ser?—  Tais-toi. — Je  ne  t'aime  plus;  je  n'aime  plus  rien;je  n'aime  rien  sur 
terre;  je  ne  t'aime  pas!...  —  Le  Vautour  l'avait  entraînée  vers  une  terrasse  om- 
bragée, il  la  tenait  par  la  taille  ,  elle  se  cambrait  sur  son  bras,  et  tandis  qu'il  in- 
clinait lentement  la  tète  sur  le  front  de  sa  belle  compagne  ,  elle  s'était  laissée  aller 
peu  à  peu  à  boire  son  souffle  et  à  percevoir  son  regard  ;  lorsque  enfin  elle  en  subit 
toute  la  puissance,  quand  la  chaude  lueur  de  la  fascination  pesa  complètement 
sur  elle,  elle  s'abandonna  presque  entièrement  au  bras  qui  la  portait,  et  parlant 
à  mots  entrecoupés,  de  cette  voix  comme  involontaire  qui  répond  dans  le  som- 
nambulisme :  — Je  ne  t'aime  pas...  dit-elle;  non,  je  ne  l'aime  pas..,  mais  c'est 
encore  là  tout  ce  que  j'aime  au  monde!... 

Le  Vautour  était  arrivé  près  du  kiosque  qu'abritaient  les  bosquets.  Les  par- 
fums, la  nuit,  cette  poésie  de  la  beauté,  les  musiques  au  loin,  l'émanation  fécon- 
dante et  énergique  de  la  nature,  agaçaient  en  lui  toutes  les  fibres  humaines. 
La  Syrène  s'enveloppait  aussi  dans  ce  milieu  ,  dans  cette  atmosphère  qu'elle 
créait  autour  d'elle  et  dont  elle  s'enivrait  la  première.  Ils  s'étaient  embrasés  au 
même  foyer,  au  même  magnétisme  impétueux  ;  ils  entrèrent.  Puis  elle  s'assit 
près  de  lui  sur  un  divan  :  —  Oh  I  lui  disait-elle,  j'ai  beau  faire  et  j'ai  heau  men- 
tir, je  t'aime!  je  t'aime  !  Ovulpaïo,  oui ,  je  t'aime!  Tiens,  quand  je  t'ai  revu,  ton 
œil  m'a  pénétré  jusqu'à  l'ame.  Mais  qu'as-tu  donc  sur  moi?  grand  Dieu!  quel 
étrange  empire  vous  ai-je  laissé  prendre,  à  vous,  sans  le  vouloir,  sans  le  savoir, 
qu'un  mot  de  vous  me  fasse  frissonner,  et  que  vos  regards  traversent  tout  mon 
corps,  comme  une  furieuse  caresse,  ou  comme  une  vague  terreur?  Dois-je  mou- 
rir pour  vous?  Ne  puis-je  vivre  qu'en  vous?  Et  pourquoi  cela  est-il  ainsi?  Vau- 
tour! tu  me  tiens  dans  ta  serre,  qui  donc  es-tu?  —  Ton  esclave,  enfant ,  et  ton 
maître.  —  Ton  maître  et  non  pas  le  mien  ;  car  je  t'aime  aussi ,  entends-tu  pas?  et 
je  ne  veux  pas  t'aimer.  —  Il  était  grave  et  il  ajouta  :  —  Sur  mon  ame  !  je  t'aime 

et  je  dois  t'en  plaindre.  —  Et  elle  :  Ne  m'en  plains  pas  ,  j'en  veux  mourir  !  

Tout  l'amour  qui  peut  briiler  une  ame  vibrait  dans  ces  deux  mots. 

Le  passé,  l'idée  du  passé  me  ronge ,  dit-il  lentement ,  et  le  présent  n'est  pas  à 
moi;  est-ce  que  je  veux  t'aimer?  Tiens,  vois-tu!  la  Syrène,  l'heure  est  sombre 
comme  un  cœur  de  femme,  et  toute  chose  ment  dans  la  nuit  comme  dans  l'amour. 
Quête  semble  de  la  mort  après  avoir  aimé?  M'y  voudrais-tu  bien  suivre? — Dans 
la  mort,  dans  l'enfer  !  —  Tu  m'as  donné  ta  fête,  veux-tu  venir  voir  la  mienne? 
—  Où,  quand  et  comme  tu  l'auras  voulu  ;  sans  que  je  demande  :  Pourquoi?  sans 
que  je  dise  :  Assez  ! 


La  première  lueur  de  l'aurore  les  avait  déjà  salués  ;  tout-à-coup  la  porte  s'ouvrit 
brusquement  et  le  marquis  parut;  sa  face  était  livide;  il  alla  au  Vautour,  lui 
remit  un  portefeuille,  et  lui  dit  d'une  voix  sourde  :  —  Seigneur,  voilà  ma  dette. 
—  Il  se  retourna  vers  la  Syrène,  dont  la  bouche  aspirait  le  souffle  du  Vautour.  11 
était  blanc,  il  devint  jaune;  il  marcha  à  elle,  lui  tendit  la  main  ;  et  comme  elle 
était  si  émue  qu'elle  le  reconnaissait  à  peine   et  semblait  ne  pas  le  voir  ,  il  la 


162 


LA  SYLPHIDE. 


saisit  convulsivement  par  la  taille,  et  colla  un  baiser  de  fantôme,  un  baiser  aride 
et  glacé  sur  cette  bouche  humide  de  sourire  et  d'amour.  —  Le  Vautour  rugit  et 
bondit  jusqu'à  lui  ;  mais  il  ne  fut  pas  si  prompt  que  le  marquis  n'eût  le  temps  de 
prendre  dans  le  sein  de  la  Syrène  le  poignard  qu'il  y  savait  caché,  et  de  s'en  percer 
le  cœur.  —  Le  Vautour,  de  sa  main  de  fer,  ne  saisit  et  ne  fit  crier  que  le  bras 
d'un  cadavre.  Le  cadavre  tomba  lourdement.  Le  Vautour  ramassa  le  poignard, 
le  serra  sur  son  sein,  souleva  dans  ses  bras  jusqu'à  ses  yeux  la  Syrène  qui  allait 
s'évanouir,  sembla  lui  commander  la  force,  et  reprit  :  —  Où,  quand  et  comme 
tu  l'auras  voulu,  me  disais-lu  tout-à-l'heure?  — Tout-à-l' heure  et  toujours.  — 
.\lors,  partons! 

Il  l'entraîna,  en   repoussant  du  pied  le  cadavre  du  marquis ,  qui   barrait  le 
passage. 

IV 
lia  Uer. 


I     t 


Quand  vint  le  soir,  ils  avaient  atteint  une  plage  déserte  où  le  flot  murmurait 
en  mourant  sur  une  mer  de  sable.  —  Vois,  lui  dit-il,  vois  là  bas  ma  barque, 
frêle  coquille  où  le  vent  de  la  tempête  pourra  bercer  la  mort.  —  Vas-tu  vou- 
loir m'y  suivre  ?  —  Ovulpaio,  sois  mon  amant,  moi,  je  serai  ta  servante  ;  je  ne 
sais  plus  que  t' obéir.  —  Et  si  j'allais  t'aimer?....  Mon  amour  est  comme  le  tien  , 
la  Syrène,  on  en  meurt.  —  Aime-moi,  fallût-il  en  mourir?  —  Ils  se  turent. 

Lui  semblait  dévorer  l'espace  ;  on  eût  dit  que  son  regard  fascinait  un  autre 
regard  au  fond  de  l'infini.  Il  était  sombre  et  fier  comme  un  vainqueur  farouche, 
comme  un  dompteur  superbe,  et  la  mer  écumait  à  ses  pieds,  et  la  rude  cavale 
hérissait  sa  crinière  blanche  en  piaffant  sur  les  grèves.  Bientôt  la  barque  brune 
glissa  comme  un  serpent  marin  sur  la  crête  des  flots,  la  Syrène  était  à  demi-cou- 
chée  sur  un  tapis  des  Indes,  et  debout,  le  Vautour  agitant  comme  un  balancier 
la  barre  du  rameur,  dont  chaque  extrémité  s'élargissait  en  aile,  à  peine  effleu- 
rait d'un  mouvement  rapide  et  régulier  la  surface  clapotante  des  eaux.  La  barque 
étroite  et  légère  semblait  voler  dans  l'ombre.  A  voir  de  loin  l'étrange  silhouette 
de  l'embarcation  et  l'oscillante  ligne  où  le  Vautour,  debout,  se  dessinait  en  noir, 
on  eût  dit  une  apparition  vague  et  fuyante,  un  fantôme  des  mers.  Quand  la  rive 
fut  loin,  le  Vautour  fit  de  sa  barre  un  mât,  il  y  appendit  une  voile  et  le  vent  les 
poussa  sur  les  flots.  Alors  le  sombre  amant  se  coucha  près  de  l'amante,  parta- 
geant entre  elle  et  l'espace  les  profusions  de  son  regard. 

Le  Vautour  avait  presque  souri;  il  regardait  la  Syrène,  et  parcourait  d'un  œil 
complaisant  tant  de  beauté  plus  belle  encore  de  tant  de  passion.  —  La  Syrène 
pleura. — Oh!  parle,  disait-elle,  parle!  je  ne  sais  pas  sijesaisbien  te  comprendre, 
mais  ta  parole  m'enivre,  mais  quand  tu  dis  amour,  mon  cœur  répond  bonheur, 
mais  j'aime  et  tout  mon  corps  frémit  quand  je  t'êcoute  !  Ai-je  besoin  de  com- 
prendre autre  chose?  Que  me  faut-il  de  plus?  et  qu'ai-je  à  savoir  davantage  ? 
Laisse-toi  m'aimer...  cela  seul  est  divin. . .  sais-tu  !  l'amour  est  dieu!  — Elle  se 
dressa  vers  lui,  en  lui  offrant  sa  bouche  où  tremblait  le  désir.  11  la  repoussa  dou- 
cement, leva  aussi  la  tête,  et  se  laissant  lui-môme  aimer,  oublier  et  vivre  : 

—  Vois!  lui  dit-il,  avec  une  harmonie  d'accent  qu'elle  ne  lui  avait  jamais  con- 
nue, avec  une  musique  plus  douce  que  la  parole  humaine,  et  tandis  qu'elle  pieu- 


1,A    SYLPHIDE. 


163 


rait  d'amour  : — Vois!  là  haut,  la  lune  à  denii-cachée  sourit  comme  un  œil 
amoureux  sous  l'humide  paupière  d'un  nuage  transparent;  ici,  sous  les  bai- 
sers des  brises,  la  vague  palpite  et  frissonne  comme  un  sein  qui  se  pâme  ;  loin, 
loin  là  bas,  — la  mer,  de  sa  lèvre  ècumante,  va  mouiller  le  golfe  qui  l'invite,  et, 
berçant  sa  plainte  harmonieuse,  se  roule  en  murmurant  sous  lui  ;  le  Ilot,  comme 
une  langue  avide,  lèche  chaque  contour  de  la  rive  embaumée,  et  la  nuit,  reine 
voilée,  ouvrant  pour  les  amans  le  splendide  écrin  du  ciel ,  écoute  chanter  toute 
chose  et  soupirer  dans  les  airs  l'èpithalame  du  monde.  —  Tout  cela  est  donc  le 
sourire  de  l'amour;  et  puisque  tout  l'accueille  et  murnmre  son  bruit ,  donne  , 
donne-moi  donc  ta  lèvre,  ô  la  plus  belle!  donne-moi  ton  baiser,  ô  Syrène!  et 
meure  l'univers! 

Les  sons  mourans,  les  ravons  trembleurs,  les  étoiles  dans  la  nue,  leur  reflet 
dans  les  eaus,  tout  charmait  leur  grand  silence,  et  l'ombre  prodiguait  sur  les  (lots 
ses  plus  divins  enchantemens.  —  Ils  aimèrent  ! 

S'ils  avaient  souffert,  ils  n'en  gardèrent  pas  un  regret  dans  ces  heures. 

S'ils  s'étaient  voué  de  mutuelles  haines,  ils  n'eurent  des  larmes  que  pour  en 
pleurer.  Ils  pleurèrent  ;  lui  comme  elle  et  pour  elle. — Qu'on  vante  donc  sa  force 
(|u'on  croie  en  soi,  qu'on  voue  un  culte  à  cette  déesse  douteuse  et  superbe  :  îa 
Volonté!  vienne  alors  une  femme  belle  comme  Judith,  fière  et  puissante  aussi- 
vienne  la  Syrène,  et  le  Vautour  s'agenouille  devant  une  femme  et  mouille  d'une 

larme  plus  rare  encore  ce  sein  à  l'idéale  perfection  où  bat  un  cœur  gonflé. Ra- 

conte-t-on  ces  heures,  et  comment  les  redire? qui  donc,  plus  tard,  s'en  est  bien 
souvenu  ? 

Après  le  délire,  ce  furent  les  ivresses  de  l'amour;  et  elle  lui  disait  tout  ce  que 
son  ame  avait  eu  de  mystères.  Long-temps  elle  parla  ;  il  écoutait.  Tous  deux  sem- 
blaient heureux.— Oh  !  va,  pas  un  autre  que  toi,  lui  dit-elle  à  la  fin,  je  n'ai  pu 
aimer  que  toi!...  Folle  que  j'étais,  j'ai  voulu  essayer,  aimer  ailleurs...— Le  front 
du  Vautour  se  rembrunit  tout-à-coup.  —  Je  lésais,  dit-il  amèrement,  merci  !  -^ 

Oh  !  mais  je  ne  pouvais  pas,  dit-elle  avec  toutes  les  grâces  de  l'amour. Je  le 

sais  encore;  mais  je  ne  dois  pas  vous  en  dire  merci.  —  Mon  Dieu!  mon  Dieu! 
pourquoi  ce  nuage  sur  ton  front  ?...  N'as-tu  pas  oublié,  dit-elle,  avec  un  cri  de 
déchirante  terreur?  Elle  retombait  de  toutes  les  hauteurs  de  son  rêve  du  ciel  sur 
l'angle  aigu  de  la  réalité.  Son  ame  s'y  brisa.  La  pauvre  fille  venait  de  retrouver 
le  passé  tout  entier  sur  le  front  de  son  amant.  Alors  elle  trembla  comme  la  feuille 
caril  lui  répondait:  —Oublier?  quoi?...  Jen'oublie  pas,  moi.  — Elle  san^lotta: 
Déjà!  déjà!  Quoi!  silôt?...  Que  va-t-il  faire  de  mon  bonheur?  — Je  me  ressou- 
viens, te  dis-je...je  t'ai  trop  aimée  tout  à  l'heure,  et  je  suis  jaloux  du  passé  ;  ja- 
loux du  passé,  reprit-il  lentement,  c'est-à-dire  des  jours  qui  ne  m'ont  pas  appar- 
tenu ;  des  nuits  amoureuses  où  la  lunea  souri,  comme  tout  à  l'heure  elle  souriait- 
des  parfums  qui  ont  grisé  les  amans  comme  ils  nous  grisaient  tout  à  l'heure  ;  des 
murmures,  des  chants,  des  harmonies,  de  ces  mille  enchantemens  de  la  mer  et 
des  bois,  des  bosquets  et  des  grottes,  où  mon  souvenir  fut  bafloué  ,  d'où  mon 
nom  fut  chassé.— Oh  !  l'as-tu  jamais  pu  croire?— Elle  tremblait  dans  les  convul- 
sions de  son  vague  efl'roi,  sous  l'œil  désespéré  du  Vautour.  —  Et  lui ,  toujours 
impitoyable,  à  voix  sourde  et  comme  se  parlant  à  lui-même  :  Jaloux  du  passé 
c'est-à-dire  de  ces  hommes  à  qui  vous  avez  déjà  dit  votre  serment  d'amour.  — 
Non  !  non  1  je  te  le  jure!— Lui  ne  la  regardait  déjà  plus;  son  œil  buvait  la  mer. 


164  I.A   SYLPHIDE. 

La  mer  roulait  plus  haut  ses  vagues;  le  ciel  s'était  fait  noir;  de  lointaines  ru- 
meurs commencèrent  à  gronder.  Alors,  une  joie  étrange  illumina  la  face  du 
Vautour  ;  le  sinistre  poète  avait  flairé  l'ouragan. 

Tout-à-coup  un  long  éclair  jaillit,  comme  une  épée  d'archange,  de  son  fourreau 
de  nuages;  le  tranchant  acéré  sembla  couper  la  face  du  Vautour,  et  le  Vautour 
ne  ferma  même  pas  la  paupière,  son  œil  rendit  éclair  pour  éclair  ;  il  souriait  î\ 
demi,  et  long-temps  il  rêva.  La  Syrène  était  à  ses  pieds,  pâle,  immobile  et  n'o- 
sant lui  parler.  La  grande  voix  du  tonnerre  bondit  enfin  au  milieu  du  morne  si- 
lence. L'Ovulpalo  se  leva.  La  tempête  l'avait  grisé;  il  riait  et  rugissait  dans  sa 
farouche  ivresse.  Mais,  soudain, au  milieu  d'un  sourire,  la  Syrène  le  vit  presser 
une  main  impatiente  sur  son  front,  comme  s'il  eût  voulu  secouer  quelque  idée 
importune.  Un  instant  après,  la  môme  impression  rapide  sembla  l'agiter  encore  ; 
et  enfin,  d'une  voix  brève,  inéluctable  et  fatale: — Je  n'ai  pu  oublier  cette  femme, 
dit-il,  —  elle  mourra  ! 

Cette  ame  impitoyable  s'était  sentie  vaincue,  domptée,  esclave  ;  elle  pressen- 
tait un  maître,  elle  rêvait  du  sang.  —  Ployer  sous  une  femme  !  l'orgueil  se  ré- 
voltait ,  il  aimait  mieux  la  tuer.  Elle  leva  vers  lui  son  œil  plein  de  reproche  et 
d'amour.  Et  lui,  répondant  brusquement  aux  questions  de  ce  regard  :  —  Ne  me 
disais-tu  pas  que  tu  en  voulais  mourir? — Oui!  oui  1  s'écria-t-elle,  mais  heureuse, 
aimée!  Oui,  mourir!  Mais  mourir  au  milie^a  du  bonheur — Eh!  bien,  viens!  luidit-il. 
et  il  mit  dans  ce  cri  une  indicible  puissance  de  passion  ,  de  force  et  de  volonté. 
Il  l'attira  de  l'œil,  la  courba  sous  son  regard,  la  fit  ramper  jusqu'à  lui,   et  la 
reçut,  demi-morte,  amoureuse,  sur  son  sein  presque  ému.  Alors  leurs  lèvres  se 
rapprochèrent  dans  une  frénétique  étreinte,  aux  étincelantes  clartés  de  la  foudre 
et  aux  fanfares  furieuses  du  tonnerre  ;  et,  tandis  que  la  Syrène  pâle  déjà  comme 
une  statue  des  tombes,  s'anéantissait  prête  à  défaillir,  le  Vautour  releva  la  tête  et 
murmura  tout  bas  :  Non!  non  !  je  l'aimerais  encore  et  je  ne  veux  pas  l'aimer. 
Alors,  saisissant  son  petit  poignard,  il  entoura  de  son  bras  armé  l'amante  éper- 
due, la  saisit  sous  le  sein  gauche,  et,  entre  deux  éclairs,  la  frappa  raide  au  cœur. 
La  Syrène  poussa  à  peine  un  cri ,  mordit  par  un  dernier  baiser  la  lèvre  du 
Vautour  et  tomba  aux  pieds  de  son  meurtrier  en  lui  jetant,  dans  un  regard  hu- 
mide, l'adieu  d'amour  et  de  pardon.  —  Le  Vautour  se  pencha  vers  le  cadavre, 
et,  après  quelques  minutes  d'une  sombre  contemplation ,  mêlant  aux  éclats  de  la 
foudre  un  hurlement  terrible  :  —  Oh!  je  l'aimais!  s'écria-t-il  d'une  voix  funè- 
bre et  pleine  d'épouvante;  et  il  s'élanja  dans  les  flots  en  repoussant  du  pied  la 
barque  qui  sombra. 

Quand  vint  le  jour,  un  homme  était  assis,  mouillé  encore  et,  à  demi-vètu,  sur 
un  rocher  de  la  grève.  Il  contemplait  la  mer.  C'était  l'Ovulpaio  ;  moitié  nageant, 
moitié  porté  par  la  vague,  il  avait  été  jeté  sur  les  galets  du  rivage  ;  de  là  il  avait 
savouré  la  tempête  en  rugissant  avec  elle.  Le  calme  vint  avec  le  jour  ;  le  premier 
rayon  du  soleil  interrompit  la  rêverie  sinistre.  Alors,  l'Ovulpaio  prit  à  son  doigt 
un  anneau  qu'il  regarda  long-temps.  Il  chercha  ensuite  le  portefeuille  que  lui 
avait  remis  le  marquis;  il  l'ouvrit,  ne  s'arrêta  pas  à  lire  les  papiers  et  les  titres 
qu'il  contenait,  mais  il  fixa  les  yeux  sur  un  billet  où  il  trouva  ces  mots  :  «  A  la 
Syrène,  —  Adieu  !  adieu!  ô  trop  aimée.  — Prends  garde!  et  ne  sache  jamais  par 
))  lui  qu'il  est  un  amour  dont  on  meurt  :  moi  je  le  sais  par  toi.      Andréa.  « 


LA   SYLPHIDE. 


165 


Elle  n'aurait  pas  oublié  cet  homme,  j'ai  bien  fait,  murmura  le  Vautour.  — 
Syrènc,  ajoufa-t-il,  la  nuit  do  tenipt^te  est  mon  symbole  ,  conmie  la  nuit  de  fête 
('tait  le  lien:  à  toutes  deux  il  fallait  un  cadavre.  Et,  après  une  pause  :  —  Oh  !  je 
l'aimais,  par  la  mort,  je  l'aimais!  —  Dès  ce  jour,  plus  d'amour  dans  ma  vie  !.... 
Mer!  à  toi  le  dernier!  Et  il  jeta  sa  bague  à  la  mer;  puis  il  prit  son  poignard, 
qui  suait  humide  encore  dans  son  fourreau  sanglant;  il  l'essuya  lentement  — 
et  parfit.  ciiables  calemabd  de  lafavette. 


^^ 


rgii.ATiti.)>. 


d^ 


Académie   Royale  de   llnsiqne. 

lùE  DIABLE  AMOUREUX,  ballet-panlomime  en  trois  actes  et  huit  tableaux,  par  MM.  de  saint- 
GEORGES  et  MAZILIER,  musique  de  MM.  beinoist  et  rebeh  ,  décors  de  SIM.  philastre 
et  CAMBOx.  —  Rentrée  de  Mademoiselle  Pauline  leroux. 

>  pauvre  écrivain  qui  avait  prédit  la  révolution  de  93 
et  qui  plus  tard  signa  sa  prédiction  de  son  sang  en 
portant  sa  tète  sur  l'échafaud,  Cazotte,  l'un  des  beaux 
esprits  de  la  cour  de  Louis  XV,  a  écrit  un  petit  livre 
fantastique  dans  le  genre  de  ceux  de  Matliurin,  livre 
qui  est  encore  à  l'heure  qu'il  est  un  véritable  chef- 
d'œuvre,  que  l'on  relit  avec  plaisir,  auquel  on  s'inté- 
resse comme  à  une  histoire  authentique  et  touchante, 
et  qui  a  pour  titre  Le  Diable  Amourcujc.  —  La  fantai- 
sie de  Cazotte  a  inspiré  à  M.  de  Saint-Georges  l'idée  de  son  brdlet;  les  princi- 
paux développemens  s'y  retrouvent ,  et  ce  n'est  pas  nous  assurément  qui  ferons 
à  M.  de  Saint-Georges  un  reproche  de  cet  ingénieux  plagiat.  Ce  n'est  pas  nous 
qui  assimilerons  une  œuvre  chorégraphique  à  une  comédie  ou  à  un  drame  : 
pourvu  que  les  scènes  se  déroulent  sans  effort,  qu'elles  s'expliquent  les  unes 
les  autres,  que  la  grâce  et  la  variété  dominent,  toutes  les  conditions,  toutes 
les  régies  du  ballet  sont  rigoureusement  observées  ;  à  ce  prix ,  il  lui  est  loisible 
de  choisir  son  sujet  où  bon  lui  semble,  dans  le  roman  ou  l'histoire,  dans  la  poésie 
ou  le  théâtre,  et  quand  par  hasard  il  le  rencontre  tout  préparé  comme  dans  la 
charmante  rêverie  de  Cazotte,  il  aurait  tort,  très  grand  tort  de  ne  pas  mettre  la 
main  dessus. — C'est  déjà  un  fort  rare  mérite,  qu'on  le  croie  bien,  de  savoir 
transporter  l'intérêt  d'un  livre  devant  une  rampe,  et  lorsqu'on  y  joint  des  dé- 


I6G  LA   SYLPHIDE. 

tails  heureux  et  des  tableaux  qui  plaisent,  lorsqu'on  parvient  à  communiquer 
à  la  pantomine  de  l'intelligence  et  presque  de  l'esprit,  on  a  accompli  une  tâche 
assez  de  fois  manquée  pour  que  l'on  s'en  félicite  si ,  d'aventure  ,  le  succès 
vous  tend  les  bras. 

Qu'on  imagine  donc  un  pays  quelconque  :  l'Italie,  par  exemple,  et  quelque 
chose  qui  ressemble  à  la  palazzina  Lazarini,  si  la  palazzlna  Lazarini  est  aussi 
belle  que  M.  Janin  nous  l'a  faite;  c'est-à-dire  de  magnifiques  couronnemens  de 
verdure,  des  pavillons  de  pierres  blanches,  des  nappes  d'eau  bleue,  du  soleil  et 
du  marbre,  et  au  milieu  de  toutcela,  une  coartisannequi  fait  semblant  d'aimer  un 
fds  de  famille,  une  façon  de  comte  Ory.  Quant  à  l'époque,  prenez  que  ce  soit  le 
quinzième  siècle,  Jérôme  de  Prague  ou  Jean  IIuss,  le  bon  temps  des  Bohémiens 
et  des  schismatiques  brûlés  vifs.  Donc,  notre  fils  de  famille  a  toutes  les  vertus  de 
son  espèce  :  il  est  joueur,  libertin,  plein  de  caprices,  mais  en  définitive  iî  est  ver- 
tueux. Il  aime  sa  courtisanne,  il  aime  une  sœur  de  lait  qu'il  retrouve  à  l'heure 
où  il  y  pensait  le  moins;  puis,  séparée  de  l'une  et  dédaignée  par  l'autre,  il  joue 
et  perd  tout  ce  qu'il  a.  C'est  le  cas  d'appeler  le  diable  à  son  aide.  Le  diable  vient 
sous  les  apparences  d'un  page  mignon  qui  dissimule  à  peine  les  adorables  formes 
d'une  femme.  Et  le  diable  fait  fen^sne  tombe  amoureux  du  mauvais  sujet.  A  ce 
compte-là  trois  des  plus  ravissantes  créatures  perdent  la  tète  pour  lui  ;  on  pour- 
rait même  y  ajouter  une  petite  paysanne  à  laquelle  il  fait  la  cour  toutes  les  fois 
que  l'occasion  s'en  présente  et  qui  ne  lui  en  veut  pas  pour  cela.  —  Maintenant 
j'en  aurais  beaucoup  trop  à  dire  s'il  me  fallait  raconter  les  merveilles  de  ces  huit 
tableaux  qui  se  succèdent  pour  faire  triompher  la  vertu  dans  la  triple  individualité 
du  fils  de  famille,  de  la  sœur  de  lait  et  du  diable.  —  Qu'il  suffise  de  savoir  que  le 
diable,  après  avoir  tout  tenté  pour  détacher  le  don  Juan  de  sa  courtisanne  et  de  sa 
sœur  de  lait,  finit  par  se  débarrasser  de  la  première,  dont  il  fait  la  favorite  d'un 
vieil  imbécile  de  visir  à  Ispahan,  et  par  lui  permettre  de  donner  sa  main  à  la  se- 
conde; après  quoi  il  meurt  d'amour.  Alors  purifié  par  cet  amour  et  par  le  rosaire 
et  la  croix  que  la  jeune  fille  a  mis  autour  de  son  cou  ,  alors  redevenu  belle  et 
blanche  femme  ,  le  diable  abandonne  à  jamais  les  ténébreuses  profondeurs  de 
Beelsébuth  et  monte  au  paradis  pour  chanter  avec  les  anges. 

Encore  une  fois,  cela  n'est  qu'un  scénario  très  rapide  et  très  imparfait  du  Diable 
Amoureux  qu'il  m'aurait  fallu  plusieurs  pages  pour  raconter.  —  ^I""  Pauline 
Leroux,  cette  charmante  danseuse  qu'un  accident  éloignait  depuis  plusieurs  an- 
nées de  la  scène  de  ses  succès,  a  fait  sa  rentrée  avec  un  éclat,  un  bonheur  et  une 
verve  dont,  certes,  on  gardera  long-temps  le  souvenir.  Il  semble  que  l'absence, 
au  lieu  d'avoir  été  préjudiciable  à  M""  Pauline  Leroux,  a  augmenté,  développé 
en  elle,  cette  légèreté,  cet  aplomb  et  ces  traditions  précieuses  de  la  noble  école 
dont  elle  a  toujours  été  l'un  des  plus  gracieux  interprètes.  Tour  à  tour  page  et 
femme,  amoureuse  et  bayadère.elle  a  su  approprier  à  chaque  scène  le  caractère 
qui  lui  convenait,  sans  rien  perdre  de  sa  délicate  mignardise  ;  elle  a  su  com- 
prendre chaque  travestissement  et  chaque  rôle  avec  un  à-propos  et  une  finesse 
incomparable.  W^«  Pauline  Leroux  est,  en  quelque  sorte,  tout  le  ballet,  c'est  le 
Dens  intcrfit  de  l'action  :  c'est  elle  qui  fait  marcher  la  pièce,  entrant  dans  une 
(rappe,  sortant  par  l'autre,  d'homme  se  métamorphosant  en  femme  dans  l'inter- 
I  valle  d'une  seconde,  tantôt  descendant  dans  l'enfer,  tantôt  montant  au  ciel,  et 

belle  et  spirituelle,  et  partout  et  toujours.  Car  voici  à  la  fin  une  danseuse  fran- 


LA  SYLPHIDE. 


IG7 


çaise  qui  mime  avec  notre  esprit,  qui  danse  avec  notre  esprit ,  vive,  pétu- 
lante, pleine  d'agacerie  et  de  malice,  mais  pleine  surtout  de  désespoir  et  d'amoui . 
Ici  c'est  le  Chérubin  de  Beaumarchais  qui  lutine  et  se  cache;  plus  loin  c'est  la 
fiévreuse  Ândalouse  qui  livre  cours  à  ses  transports  dans  une  cachucha  pas- 
sionnée, et  là-bas,  devant  les  coupoles  d'Ispahan  qui  s'arrondissent  dans  un  ciel 
bleu  et  les  minarets  superbes  qui  se  reflètent  sur  les  eaux  dorées  du  Bosphore, 
c'est  la  bayadère  avec  sa  ceinture  d'or,  sa  tunique  de  gaze  et  ses  paillettes  d'ar- 
gent, qui  s'oublie  elle-même  dans  une  étourdissante  saltarcUe.  Parlerai -je  de  cette 
touchante  scène  d'amour,  la  première  fois  qu'elle  voit  son  amant  et  qu'elle  en  est 
éprise?  Essaierai-je  de  rendre  l'effet  produit  par  ce  pas  de  deux  diabolique  où 
elle  fascine  la  courtisanne  ?  J'aime  mieux  dire  qu'après  la  chute  du  rideau  on  ii 
rappelé  M"<^  Pauline  Leroux,  qui  par  excès  do  modestie,  sans  doute,  a  beaucoup 
hésité  à  venir.  Un  bouquet  est  tombé  à  ses  pieds,  et  ainsi,  rien  n'a  manqué  au 
triomphe  de  la  danseuse.  Elle  a  retrouvé  du  mémo  coup  tous  les  bravos  et  toutes 
les  fleurs  de  ses  beaux  soirs,  ce  qui  prouverait,  au  besoin  ,  qu'à  défaut  d'autres 
vertus,  on  a  la  mémoire  du  eœur  à  l'Opéra. 

Le  Diable  Amoureux  a  d'ailleurs  été  monté  avec  un  luxe  inouiet  dont  tout  l'hon- 
neur doit  revenir  à  M.  Léon  Pillet;  car  le  Diable  Amoureux  appartient  à  sa  di- 
rection, il  ne  lui  provient  pas  d'un  héritage.  C'est  M.  Pillet  qui  a   voulu  que 
ces  décors  fussent  si  beaux,  que  ces  comparses  et  ces  coryphées  fussent  si  splen- 
didement vêtus;  c'est  par  ses  ordres  que  toutes  les  femmesdu  corps  de  ballet  se 
sont  partagées  ces  centaines  d'aunes  de  satin  et  de  gaze,  ces  magnifiques  costu- 
mes de  péris,  de  houris,  d'aimées  ,  ces  résilles  de  soie  et  d'or,  toute  cette  profu- 
sion ,    tout  ce  luxe  de  l'Orient,  réalisé,  comme  par  défi  ,  sur  une  des  histoires 
que  la  belle  Schéhérazaade  contait  si  bien. — La  villa  du  premier  tableau,  ^a  cha- 
pelle avec  le  grand  escalier  taillé  dans  le  roc,  du  quatrième,  le  bazar  d'Ispahan 
au  sixième,  et,  enfin,  le  dernier  tableau,  l'Enfer  et  la  Terre,  sont  peut-être  les 
plus  remarquables  décors  qui  aient  été  peints  par  M.M.  Philastre  et  Cambon, 
les  décorateurs  infatigables.  — Quanta  la  musique,  le  premier  et  le  dernier  acte 
sont  de  M.  Benoist  ;  le  second  est  de  M.  Réber;  MM.  Benoist  et  Rèber  sont, 
je  crois  ,  deux  élèves  du  Conservatoire.  Leur  musique  est  généralement  belle, 
souvent  grandiose,  toujours  appropriée  aux  scènes  qu'elle  a  mission  d'expliquerou 
de  traduire.  Comme  il  n'est  guère  possible  à  une  première  représentation  de  prê- 
ter une  égale  attention  à  tout,  je  ne  saurais  aujourd'hui  entrer  dans  une  appré- 
ciation plus  complète  de  la  musique  de  MM.  Benoist  et  Réber.  J'ai  entendu 
((uelques  personnes  lui  reprocher  de  n'être  pas  assez  fournie  d'airs  connus,  de 
n'avoir  pas  mis  à  contribution  M.  Grisar  et  M""  Loïsa  Puget.  Je  crois,  pour  ma 
part,  que  ce  qui  manque  en  plagiats  à  MM.  Réber  et  Renoist,  ils  l'ont  amplement 
gagné  en  expression  dramatique;  sous  ce  rapport,  je  ne  saurais  trop  les  féliciter 
d'être  entrés  dans  une  voie  d'art  que  la  paresse  avait,  jusqu'à  présent,  faitdéserter 
à  beaucoup  d'autres.  —  On  reproche  encore  au  Diable  Amoureux  d'offrir,  ça  et 
là,  des  réminiscences  du  Diable  Boiteux,  de  la  Sylphide.  Cela  n'a  rien  de  surpre- 
nant, cela  même  doit  être.  Un  exemple  entre  mille  le  prouvera  :  il  n'y  a,  dans 
la  pantomime,  qu'une  seule  manière  d'exprimer  une  scène  d'amour;  combien  en 
compte-on  dans  le  chant  et  dans  la  poésie,  plus  riche  encore?  Qu'importe  donc 
que  certaines  parties  d'une  œuvre  chorégraphique   reportent  la  pensée  sur  un 
ballet  précédent?  Ce  qui  est  nécessaire,  avant  tout ,  c'est  que  cette  œuvre  soit 


168 


l.\  SYLPHIDE. 


bien  conçue,  bien  conduite,  bien  comprise  ;  que  les  pas  en  soient  originaux  et 
hardiment  dessinés  ;  que  la  légèreté  et  la  grâce  soient  partout  :  dans  le  corps  de 
ballet,  dans  les  coryphées,  dans  les  premiers  sujets.  Tout  cela  se  trouve-t-il  dans 
foD/aft/e  £oî7eua;?  Et  si  tout  cela  s'y  trouve,  comme  il  faut  bien  en  convenir, 
n'est-ce  pas  là  un  des  plus  splendides  succès  chorégraphiques,  le  plus  beau  peut- 
être  dont  r  Académie-Royale  ait,  jusqu'à  ce  jour,  offert  l'exemple  ? 

G.  GUÉNOT-LECOINTB. 


On  se  souvient  sans  doute  de  cette  belle  représentation  au  bénéfice  des  Polo- 
nais qui  fut  donnée  l'hiver  dernier  dans  la  salle  Ventadour  par  la  plus  brillante 
aristocratie  de  la  capitale.  Le  17  de  ce  mois  ,  au  château  de  V***  près  de  Senlis, 
des  ducs  et  des  marquises  se  sont  encore  procuré  les  menus  plaisirs  d'une  re- 
présentation dramatique.  Tout  ce  que  Senlis  compte  d'élégant  et  de  distingué 
s'était  donné  rendez-vous  au  château  deV***;  le  parc  était  encombré  d'équi- 
pages aux  riches  armoiries ,  et  la  foule  se  pressait  aux  abords  d'un  théâtre  beau- 
coup trop  petit  pour  contenir  autant  de  monde;  mais  enfin,  tant  bien  que  mal, 
on  a  trouvé  place  ,  et  le  spectacle  a  commencé  par  La  Première  Ride ,  où  une 
jeune  et  charmante  marquise  a  développé  un  talent  d'ingénue  que  la  Comédie- 
Française  envierait.  Puis  est  venu  le  Roman  d'une  Heure,  où  deux  nobles  dames, 
que  nous  avons  déjà  applaudies  à  la  Renaissance,  remplissaient  les  rôles  de  Lucile 
et  de  Lisette.  Mme  A"***'*",  brune  et  ravissante  femme  dont  la  magnifique 
chevelure  noire  était  retenue  par  un  chaperon  de  roses ,  a  été  l'objet  d'une 
adoration  universelle  ;  et  elle  a  chanté  la  romance  de  Sara  d'une  façon  qui 
a  enlevé  tous  les  suffrages.  Les  Femmes  romantiques  ont  terminé  la  fête.  Le 
comte  et  la  comtesse  de  J'***  ont  été  inimitables  sous  les  traits  de  Figeac  et  de 
Mlle  de  Vieille-Roche.  —  Quelques  morceaux  de  musique  instrumentale  ont 
prolongé  fort  agréablement  cette  soirée  à  laquelle  un  ambigu  délicieux  a  mis  fin. 
La  petite  salle  de  spectacle  était  royalement  éclairée ,  et  au  milieu  de  toutes  les 
riches  toilettes ,  les  jolies  femmes  et  les  fraîches  roses  de  notre  beau  pays  de 
France ,  brillait  de  tout  son  éclat  une  fleur  exotique ,  la  ravissante  comtesse 
de  P**. 


Dimanche,  27  septembre,  Hurteaux  donne  une  grande  matinée  vocale  et  ins- 
trumentale dans  la  belle  salle  de  M.  Henri  Herz.  On  y  entendra,  en  le  comptant. 
Marié  ,  Levasseur,  Boulanger,  et  M™"  Thillon  et  Widemann.  La  partie  instru- 
mentale sera  remplie  par  MUe  Venitet  MM.  Venit,  Koken  et  Rignault.  La  com- 
position de  ce  concert  est  un  sûr  garant  de  son  succès. 


Le  Directeur  DE  VILLEMESSANT. 


LA   SYLPHIDE 


'^■'t/.,    ,„./^,  „,r.    f,'^,„,/^/Jfi/.,   //>^/</r.>     -rfl/^rf/.       .')liimlj,-       -r,'fr    /rl.t'r,^ '/ '//<^"y' 


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DIRECTION,    RUC     P'HANOVRC,    17. 


LA  SYLPHIDE. 


I(,'J 


A  Hadame  '" 


ii  octobre. 


IDÈLB  à  ma  promesse,  madame,  je  vais  continuer 
la  fashionable  énuméntion  que  j'avais  commen- 
cée dans  ma  dernière  lettre.  Point  n'est  besoin 
de  vous  rappeler,  je  pense,  que  c'est  en  société  de 
deux  barbares  que  je  fais  mes  excursions.  Au 
'  reste,  mes  barbares  ont  des  yeux,  des  cheveux  et 
des  dents  qui  feraient  envie  à  plus  d'un  habitant 
éclos  sur  le  sol  parisien,  et  si  ce  n'est  la  Faldella 
que  regrette  ma  parente  et  le  costume  de  Frvsc 
=  après  lequel  soupire  son  mari,  ils  sont  déjà  l'un  et 
l'autre  acclimatés  ici  aussi  bien  que  quiconque  ! 

Vous  savez  que  nous  explorons  les  spécialités 
de  tous  les  genres,  celles  en  renom,  bien  entendu  ; 
or,  aujourd'hui  nous  avons  commencé  par  les  mo- 
distes ,  et  nous  nous  sommes  tout  naturellement  guidés ,  par  instinct ,  chez 
Maurice  Beauvais  qui  prépare  pour  cet  hiver  les  plus  délicieuses  coiffures 
moyen-âge  qui  se  puissent  voir  ;  le  velours,  les  dentelles  d'or  et  d'argent ,  les 
perles  et  tout  ce  que  l'art  et  la  nature  produisent  de  plus  séduisant,  vient  s'as- 
sembler, se  rapprocher,  sous  la  baguette  magique  de  Maurice  Beauvais. 
Ces  coiffures  sont  faites  avec  une  entente  de  goût  et  de  bonne  compagnie  qui 
ne  peut  échapper  aux  vrais  connaisseurs.  Toutes  ces  formes,  prises  d'après 
d'anciens  dessins,  sont  ajustées  aux  goûts  de  nos  jours  avec  un  talent  si  réel 
que  c'est  à  peine  si  on  s'aperçoit  des  nuances  qui  les  ont  modifiées.  Maurice 
Beauvais  vient  de  composer  des  capotes  plissées  en  velours ,  innovation  qu'on 
n'avait  point  vu  jusqu'à  présent,  et  qui  auront  un  grand  succès  parmi  les 
femmes  de  la  haute  société.  —  Ensuite  est  venue  M°"  Basse ,  la  modiste  aux 
manières  suaves  et  distinguées  ;  ses  modes  portent  le  cachet  de  distinction  qu'on 

14 


17(1  LA   SYLPIIiDE. 


remarque  dans  toute  sa  personne  ;  nulle  autre  ne  sait  mieux  qu'elle  assortir  les 
couleurs  et  poser  les  ornemens  d'un  chapeau  ;  elle  a  dans  ce  moment  de  char- 
mantes capotes  de  satin  dont  lapasse,  entièrement  doublée  de  points ,  forme 
autour  du  visage  une  transparente  auréole  qui  sied  à  ravir  ;  puis  d'autres  cha- 
peaux de  salin  blanc  tout  unis,  d'une  simplicité  ravissante,  et  ornés  d'une 
I    '  plume  à  plat  posée  avec  une  grâce  inimitable.  —  Je  vous  citerai  à  côté  de  ces 

deux  noms,   sur  le  mérite  desquels  on  ne  peut  élever  un  doute,  celui  de 
i  Lucy  Hocquet,  dont  la  réputation  est  faite  depuis  long-temps.  Il  a  dans  ce 

moment  la  plus  séduisante  collection  de  capotes  de  ville  qui  se  puisse  voir,' 
j    1  c'est  un  vrai  musée  de  fashion.  Chaque  objet  est  le  sujet  d'un  désir,  il  faut 

!  aller  visiter  les  magasins  de   Lucy  Hocquet  pour  s'imaginer  la  diversité  des 

j    j  -:         modes  qu'il  a  su  créer  pour  cette  époque  de  transition  où  Indite  mode  est  si 
'    j  difTicile  à  saisir. —  M""  Debaisieux  a  exécuté  une  partie  des  commatule»  que 

j   j  nous  lui  avions  faites; parmi  elles  se  trouve  une  redingote  de  mousseline  ca- 

î   i  chemire,  couleur  nankin ,  boutonnée  sur  le  devant  avec  de  larges  boutons  de 

passementerie  noire  ;  le  devant  du  corsage  est  orné  de  passementeries  et  de 
boutons  qui  sont  disposés  en  éventails;  les  manches,  tout-à-fait  justes,  sont 
boutonnées  jusqu'au  coude ,  mais  les  boutons  «ont  [ilus  petits  que  ceux  du  corps 
delà  robe.  Une  autre  robe  en  reps  ottoman,  couleur  bois  et  blanc,  est  garnie  de 
deuxrangsde/jincesbouffantes,  les  manches  à  la  Françoise  de  Fo/j?,  le  corsage 
croisé,  à  plis  fermés  et  arrêtés.  Dans  l'envoi  de  M"' Debaisieux  se  trouvait 
un  spencer  en  velours  gros-bleu,  garni  au  bas  de  la  taille  d'un  rang  de  frarjges 
torses;  un  autre  rang  de  franges  posé  à  l'emmanchure  et  retombant  sur  la 
manche  qui  est  juste  à  VJmadis  ;  cette  frangtj  est  haute  de  cinq  doigts.  A  la 
fin  de  la  saison  délé ,  rien  n'est  plus  joli,  pour  les  jeunes  personnes  surtout, 
que  ces  spencers  sur  des  jupes  de  batiste  d'Ecosse  très  fines ,  garnies  de  cinq 
ou  six  larges  plis  ou  d'un  égal  nombre  de  rangs  de  jours.  Les  jupes  ornées 
d'accessoires  trans[)arens  ont  mille  fois  plus  d'élégance  depuis  que  les  sous- 
jupes  Oudinot  etDelannoy  ont  été  adoptées. 

Delanuoy,  qui  a  trouvé  le  moyen  de  disposer  ses  corps  de  jupes  de  manière 
à  ce  que  le  bouffant  ne  remonte  jamais,  a  aussi  le  talent  de  faire,  que  ne  se  rap- 
prochant point  des  jambes,  le  bas  de  la  jupe  déplace  dans  toute  son  étendue 
le  genre  de  garniture  dont  elle  est  ornée  ;  la  bonne  grâce  des  toilettes  a  gagné 
cent  pour  cent  depuis  que  l'on  porte  les  sous-jupes  Delannoy.  Elles  serviront 
aussi  à  faire  apprécier  encore  mieux  la  magnificence  des  étoffes  de  la  maison 
Delisle,  qui,  dès  les  premiers  jours  du  mois  d'octobre,  ouvre  la  saison 
d'hiver  par  l'apparition  des  nouveautés  les  plus  élégantes.  Les  dessins,  les 
nuances  et  l'ensemble  des  soieries  de  Delisle,  ont  cette  année  une  distinctiou 
et  un  charme  qui  ne  lecèdera  en  rien  à  l'admiration  qu'elles  provoquent  tou- 
jours chez  les  vrais  connaisseurs.  Cette  maison,  la  première  de  Paris,  sans 


I 


LA   SYLPHIDE.  F7I 

contredit,  s'inspirant  toujours  de  son  créateur,  nous  montre  une  suite  et  une 
persévérance  d'ingénieuses  productions  qui  ne  lai.'sent  aucun  soutiait  à  former. 
J'ai  i^jà  remarqué  dans  ces  belles  galeries  des  écharpesde  velours  dont  le  fond 
est  uni  et  les  deux  tiers  écossais.  Rien  n'est  plus  joli  que  celte  diversité  de  cou- 
leurs dans  le  rebuté  de  ces  écharpes.  La  maison  Delisle  possède  aussi  à  elle 
les  châles  longs  en  velours  impérial,  qui  sont  certes  la  plus  belle  chose  que 
l'on  ait  vue  depuis  long-temps  ;  avec  les  robes  de  soie,  ce  châle  compose  la  toi- 
lette la  plus  distinguée  qu'une  femme  puisse  porter.  Je  n'ai  point,  dans  mes  ex- 
cursions, négligé,  comme  vous  le  pensez  bien,  la  maison  pour  deuil  de  Du- 
fiesne ;  j'ai  voulu  faire  voir  à  l'étrangère,  comment,  à  Paris,  on  pouvait  en  un 
instant  et  sur  une  simple  commande,  avoir  le  deuil  le  plus  complet  et  même  le 
plus  élégant  possible;  nous  savons  combien  toutes  les  étoffes  pour  deuil 
de  Dufresne,  soit  en  laine  ,  soit  en  soie,  sont  belles  et  de  bon  goût;  ses 
écharpes,  ses  châles,  ne  le  cèdent  point  au  reste,  et  nous  sommes,  comme 
toujours,  sortis  de  ces  magasins  aussi  satisfaits  de  ce  qu'ils  renferment  que  de 
ceux  qui  en  font  les  honneurs. 

Une  des  choses  qui,  ici,  a  le  plus  émerveillé  ma  parente,  est  la  perfection 
des  corsets  de  Josselin  !  Elle  est  d'un  pays  où  le  corset  est  presque  inconnu, 
même  de  nom,  et  l'admirable  système  de  Josselin  lui  a  paru  un  prodige. 
H  est  vrai  de  dire  que  jamais  l'art  d'aider  à  la  beauté  de  la  taille,  ou  d'en  ca- 
cher les  défectuosités,  n'a  été, porté  plus  loin  que  dans  les  corsets  Josselin; 
les  femmes  ont  trouvé  en  lui,  non  seulement  un  auxiliaire  à  leur  beauté,  mais 
encore  à  leur  bien-être.  A  propos  de  bien-être,  je  ne  passerai  point  sous  si- 
lence la  visite  que  nous  avons  faite  à  Gon  qui  s'occupe ,  avec  la  plus  grande 
activité,  de  notre  bien-être  de  l'hiver,  c'est-à-dire  de  nos  confortables  enve- 
loppes de  fourrures  ;  cette  année ,  comme  toutes  les  autres ,  Gon  a  les  plus 
magnifiques  fourrures,  et  je  crois  difficile  à  ses  confrères  de  lutter  avec  lui 
j  pour  la  beauté  du  choix  des  peaux  qu'il  fait  venir  de  toutes  les  parties  du 

nord.  Pour  cet  hiver,  pendant  lequel  on  portera  beaucoup  de  bandes  de 
fourrures  au  bas  des  jupes,  Gon  a  une  ample  fourniture  de  garnitures  de 
robes  toutes  plus  belles  les  unes  que  les  autres.  Les  mantilles,  les  pelisses,  les 
écharpes  et  tout  ce  qui  constitue  le  costume  pour  la  sortie  des  bals,  est  chez 
lui  d'une  élégance  remarquable,  c'est  à  lui  que  nous  devons  la  résurrection 
des  calèches,  objet  si  utile  et  si  commode.  Enfin,  que  vous  dirai-je  des  maga- 
sins de  Gon,  si  ce  n'est  qu'ils  nous  offrent,  pour  cet  hiver,  tant  de  belles  et 
bonnes  ressources  contre  le  froid,  qu'on  a  chaud  rien  qu'à  les  regarder. — Vous 
qui  aimez  tant  à  venir  vous  reposer,  madame,  dans  les  belles  serres  artificielles 
de  nos  fleuristes,  combien  vous  vous  trouveriez  heureuse  et  à  votre  gré ,  dans 
les  salons  d'une  fleuriste  qui,  s'élevant  sous  le  patronage  de  Beaudrant,  réa- 
lisera, je  n'en  doute  pas,  tous  ces  beaux  rêves  de  fleurs  dont  je  vous  ai  souvent 


172  •  I,A   SYI.PlllDIÎ. 

entendu  parler.  Constantin  est  un  fleuriste  de  grand  talent,  toutes  ses  pro- 
ductions sont  ravissantes  de  fraîcheur  et  de  finesse  dans  le  travail,  c'est  la  fleur 
prise  sur  le  fait,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  et  les  papillons  s'y  tromperaient  ; 
puis,  toutes  ces  belles  branches,  on  les  va  voir  dans  un  prestigieux  appartement 
qui  semble  encore  les  faire  paraître  plus  belles,  dans  un  appartement  décoré 
par  MM.  Compagnon  et  Winter,  qui  poursuivent,  à  grands  pas,  leur  carrière 
de  succès,  et  ont  laissé  bien  loin  derrière  eux  Meurice  et  tous  les  autres  tapis- 
siers de  la  capitale  ;  un  des  beaux  fleurons  de  leur  couronne  est  l'arrangement 
de  l'Opéra-Comique,  dont  l'élégance  surpasse  ce  que  nous  avions  vu  jusqu'a- 
lors ;  il  ne  se  fera  pas  maintenant  une  belle  salle  de  spectacle  à  Paris,  que  l'on 
n'appelle,  pour  y  concourir,  MM.  Compagnon  et  Winter,  dont  le  talent  ne 
peut  redouter  aucuns  rivaux.  Cette  dernière  phrase,  j'ai  grande  envie  aussi  de 
l'appliquer  à  Guerlain,  le  parfumeur  par  excellence,  car  loin  d'user  la  répu- 
tation, comme  il  arrive  souvent  à  certaines  maisons  en  renom ,  Guerlain  sem- 
ble chaque  jour  ajouter  un  mérite  de  plus  à  la  sienne. 

Quoique  les  modes  masculines  ne  soient  peut-être  pas  tout-à-fait  de  ma 
compétence,  j'ai  ainsi  que  toute  femme,  je  pense,  un  certain  tact  qui  ne  me 
trompe  point  sur  ceux  de  ces  messieurs  qui  savent  se  mettre  avec  plus  ou 
moins  d'élégance.  Je  trouve,  par  exemple  ,  que  les  habits  à  larges  basques  et 
emboîtant  la  hanche  sont  mille  fois  plus  élégans  que  les  habits  en  queue  de 
morue  (pardon  de  la  comparaison  peu  poétique),  que  l'on  portait  il  y  a  quel- 
que temps.  Les  habits  d'aujourd'hui  ont  un  certain  air  bossu  qui  sent  son  grand 
seigneur  à  faire  plaisir,  et  enlève  au  costume  masculin  cette  apparence  chétive 
et  nue  qui  faisait  peine  à  voir.  Oui,  disons-le,  les  modes  masculines  s'amélio- 
rent et  un  des  tailleurs  de  Paris  qui  contribuera  le  plus  à  les  régénérer  est 
Barde,  dont  l'incessante  disposition  tend  à  un  progrès  vers  le  bien  qui  lui 
mérite  toute  la  reconnaissance  de  sa  nombreuse  et  fashionable  clientelle. 
Barde  vient  de  faire ,  pour  le  parent  que  vous  savez ,  un  par-dessus  blanc 
d'un  genre  tout  nouveau  et  d'une  richesse  extrême  :  c'est  un  modèle  qui  fera 
époque  et  donnera  suite  à  tous  ceux  que  produit  Barde.  Il  est  depuis  long- 
temps accoutumé  à  donner  à  la  mode  un  élan  et  un  cachet  qui  lui  sont  parti- 
culiers et  qui  font  deviner  à  l'inspection  seule  de  la  tournure ,  qu'on  se  fait 
habiller  chez  lui  ;  avec  un  costume  de  Barde  et  une  des  belles  cannes  de  Ver- 
dier,  vous  pouvez  faire  un  gentleman  du  plus  épais  bourgeois  de  la  cité.  Re- 
commandez donc  Barde  à  ceux  de  nos  lions  qui  ont  besoin  d'un  peu  d'aide 
pour  plaire,  et  recommandez  à  nos  lionnes  qui  tiennent  à  l'élégance  de  leurs 
mains,  les  gants  ornés  deMayer;  sous  cette  fine  et  délicate  enveloppe , 
il  n'est  pas  de  mains  qui  ne  paraissent  charmantes  :  on  dirait,  à  voir  toutes  les 
plus  élégantes  femmes  de  Paris  faire  dès  à  présent  chez  lui  leur  provision 
d'hiver,  qu'elles  craignent  de  voir  s'épuiser  cette  mine  qui  leur  est  si  précieuse. 


LA   SYLPHIDE. 


173 


lieureusement  que  le  talent  de  Mayer  est  inépuisable  et quil  y  en  aura  pour 
tout  le  monde. 

Ilélas!  s'il  en  était  ainsi  de  tontes  choses ,  ce  même  monde  murmurerait 
moins  qu'il  ne  le  fait  I  Mais  ch;icun  dé.Mre  ce  qu'il  ne  peut  avoir,  la  femme 
blonde  regrette  de  ne  pouvoir  porter  du  rose  ,  la  hrune  voudrait  s'envelopper 
de  bleu,  les  campagnardes  rêvent  la  ville,  et  les  citadines  soupirent  après  un 
petit  coin  de  gazon  pour  reposer  leurs  pieds  endoloris  par  nos  pavés  1  Dans  un 
cercle  plus  étendu,  les  hommes  ne  sont  pas  plus  satisfaits  de  leur  position  dans 
la  vie;  et  qui  voudrait  être  avocat,  député,  ministre,  qui  n'est  que  propriétaire , 
électeur  ou  poète...  Baronne  marie  de  l******. 


!    i 


LE  TOUR   DE   FRANCE. 


ETTE  fantaisie  de  voir  du  pays  me  prit  un  jour  aussi. 
J'étais  las  de  Paris,  et  d'ailleurs,  par  la  littérature 
intime  et  pittoresque  qui  court,  il  n'était  pas  dé- 
cent à  un  jeune  homme  bien  né  de  n'avoir  point  con- 
templé les  beautés  du  monde,  au  moins  jusqu'à  Cor- 
beilou  à  Arpajon.  Je  renvoyai  long-temps  mon  projet, 
enchaîné  par  de  tyranniques  occupations;  mais  en- 
fin, un  beau  jour,  je  rompis  en  visière  à  tous  mes 
devoirs,  c'était  le  seul  moyen,  et  je  partis  muni  de  la  malédiction  de  tous  mes 
proches,  ce  qui  ne  peut  jamais  nuire  en  pareil  cas.  J'avais  compté  sur  le  bruit  de 
la  voiture  et  la  pureté  d'une  soirée  d'été  pour  étouffer  mes  scrupules ,  mais  à 
peine  la  dihgence  avait-elle  franchi  le  Pont-Xeuf ,  que  le  ciel  s'assombrit.  Les 
nuages  crevèrent,  et  le  vent,  la  grêle,  la  pluie  firent  rage  de  telle  sorte,  qu'occupé 
comme  je  l'étais  de  la  gravité  de  mon  équipée,  il  me  fut  impossible  de  ne  pas  re- 
connaître dans  cette  tempête  des  signes  terribles  de  la  colère  du  ciel.  Peu  s'en 
fallut  qu'en  passant  par  devant  les  maisons  du  quai  des  Tournelles,  qui  semblaient 


;el  article  élanl  ia  prupriélé  de  la  Sylphide,  ne  pourra  être  reproduit. 


174  _  LA   SYLPHIDE. 

pleurer  mon  départ  de  toutes  leurs  gouttières,  je  n'abandonnasse  ma  place 
pour  regagner  mon  logis;  mais  le  souvenir  de  mon  bagage  dûment  enseveli  sous 
la  vache  me  traversa  l'esprit ,  puis  enfm  une  de  ces  résolutions  subites  qui  déci- 
dent des  grands  événemens  me  ranima  tout  à  coup.  Je  fermai  les  yeux  et  je  dis 
comme  un  héros  antique  :  Allons  ! 

C'est  qu'il  ne  s'agissait  pas  là  d'une  simple  partie  de  campagne  ,  d'un  simple 
pélerinageà  Montmorency,  comme  en  font  les  littérateurs  qui  écrivent  des  voya- 
ges en  Espagne  et  en  Syrie.  Je  ne  mo  proposais  rien  moins  que  mon  tour  de 
France  ,  c'est-à-dire  deux  mois  de  voyage,  deux  mois  loin  du  couvert  paternel, 
dans  des  pays  inconnus ,  avec  des  visages  étrangers,  livré  sans  défense  à  tous  les 
coups  du  sort  et  sans  beaucoup  d'argent.  On  conviendra  que  c'était  là  une  situa- 
tion solennelle  pour  un  brave  garçon  qui  avait  pour  habitude  de  coucher  le  plus 
souvent  chez  lui  ,  et  qui  n'avait  traversé  la  France  qu'une  fois,  tout  enfant,  dans 
une  bonne  chaise  de  poste  et  sur  les  genoux  de  sa  mère.  Tant  y  a  que  je  me 
sentais  prêt  à  pleurer,  et  que  cette  bonne  ville  de  Paris,  qui  fuyait  derrière  nous, 
prenait  à  mes  yeux  une  valeur  que  je  ne  lui  avais  jamais  soupçonnée.  Heureu- 
sement nous  étions  en  pleine  campagne,  et  le  ciel  était  redevenu  beau  :  nous 
passions  près  d'Alfort.  En  cet  endroit,  !a  route  est  bordée  d'un  magnifique  rang 
d'ormeaux.  L'eau  de  pluie  ruisselait  encore  sur  les  feuilles,  étincelant  çà  et  là 
aux  lueurs  du  soleil  couchant,  et  les  oiseaux  réveillés,  recommençaient  à  chanter 
sous  les  branches.  L'air  était  plein  de  rayons  humides,  et  je  me  laissai  aller  d'a- 
bord à  ce  spectacle,  le  nez  au  vent,  les  yeux  au  loin  sur  la  plaine,  dans  le  ciel 
sondant  tous  les  horizons  et  m'enivrant  aux  bonnes  senteurs  des  herbes  mouillées. 
J'étais,  je  ne  sais  si  je  l'ai  dit,  juché  sur  l'impériale  ,  et  comme  le  couchant  s'é- 
teignait peu  à  peu,  et  que  les  deux  rangées  d'ormeaux,  de  plus  en  plu4  sombres, 
s'allongeaient  avec  quelque  monotonie,  je  finis  par  m'apcrcevoir  que  j'étais  assis 
entre  le  conducteur  et  un  monsieur  en  redingote  bleue.  C'était  le  moment  d'en- 
trer en  conversation.  Je  demandai  au  conducteur  le  nom  d'un  village  de  la  route, 
et  le  monsieur  en  redingote  bleue  m'expliqua  le  but  de  son  voyage,  en  sorte  que 
je  fus  obligé  de  lui  dire  où  j'allais.  Nous  allions  ensemble  jusqu'à  Chàlons.  Le 
conducteur  se  mit  à  siffler  un  air  de  chasse,  et  le  jour  était  tout-à-fait  tombé, 
q\ie  nous  entrions  à  Melun,  la  première  ville  que  nous  dussions  rencontrer. 

Il  était  neuf  heures  du  soir.  Le  but  studieux  de  mon  voyage  me  revint  en  mé- 
moire. Je  pris  machinalement  un  crayon  dans  ma  poche,  et  j'écarquillai  mes  yeux 
en  entrant  dans  là  première  allée  de  maisons  qui  faisait  suite  à  la  route  et  qui  devait 
invariablement  s'appeler  la  Grand' Rue.  Je  cherchais  des  monumens,  je  voulais 
saisir  au  passage  la  physionomie  de  l'endroit  ;  mais,  hélas!  il  était  nuit  close,  les 
boutiques  étaient  fermées  ou  illuminées  d'une  chandelle  derrière  la  vitre.  Quel- 
qui  s  jeunes  filles  causaient  et  riaient  aux  éclats,  groupées  devant  leurporte,  et  des 
officiers  de  la  garnison  les  lorgnaient  au  passage  en  se  promenant  à  petits  pas. 
Il  y  avait  dans  tout  cela  une  bonne  odeur  de  petite  ville  et  de  province  qui  ne  me 
déplut  pas.  La  diligence  s'arrêta  à  une  auberge  qui  devait  certainement  s'appeler 
le  Cheval  Blanc  ou  le  Lion  d'Or,  et  comme  on  n'y  laissait  pas  le  loisir  de  s'y  arrê- 
ter long-temps,  je  ne  pus  considérer  à  mon  aise  que  la  boutique  de  pâtissier  qui 
en  décorait  la  devanture,  en  sorte  que  je  n'observai  rien  de  bien  remarquable  à 
Melun,  si  ce  n'est  une  brioche  monstrueuse  surmontée  d'une  rose,  et  la  pâtissière, 
dont  le  nez  était  extrêmement  rouge. 


LA   SYLPHIDE. 


175 


A  peine  remontés  en  voilure,  mon  voisin  en  redingote  bleue  et  le  conducteur 
iirent  pour  dormir  ces  préparatifs  toujours  si  douloureux  à  ceux  qui  n'en  ont  pas 
envie.  Dès  lors,  commencèrent  pour  moi  ces  mille  trihiilations  (jui  feront  toujours 
regretter  à  l'esprit  le  plus  déterminé  aux  avenliircs,  d'avoir  (juitlé  son  chez  soi. 
Imaginez  que  j'avais  religieusement  endossé  l'équipage  connu  de  l'artiste  de 
vaudeville  en  voyage.  J'avais  la  blouse  exigée,  la  cravate  à  lu  Colin,  et  le  simple, 
le  trop  simple  i)antalon  de  toile  ;  imaginez  encore  (pie  j'avais  compté  sur  une  nuit 
pure,  tiède,  étoilée,  et  sur  les  lueurs  mélancoliques  de  la  lune  pour  défrayer  poé- 
tiquement mes  insomnies.  Or,  vers  dix  beures  du  soir,  mon  voisin,  bien  enve- 
loppé dans  son  manteau,  ronflait  à  perdre  baleine  ,  le  conducteur  s'éveillait  juste 
aux  relais,  et  la  lune  ayant  absorbé  tout  ce  que  mon  esprit  pouvait  lui  fournir 
d'extases,  mes  yeux  s'appesantirent,  je  me  sentis  glacé  et  subjugué  par  le  som- 
meil. Je  m'ailaissai  sur  les  coussins,  mais  une  bise  aiguë  me  soufllait  au  visage, 
la  fralcbeur  de  la  nuit  me  pénétrait  jusqu'aux  os,  et  je  grelottais  à  faire  ])ilié  à 
tout  autie  qu'à  des  compagnons  fourrés  et  endormis.  La  fatigue  l'emporta  enfin 
et  je  me  laissai  aller  à  un  sommeil  pénible  qui  n'éteignit  pas,  s'il  m'en  souvient, 
le  sentiment  d'un  froid  incisif  Je  m'éveillai  au  point  du  jour,  comme  nous  tra- 
versions Pont-cur-Yonnc  ,  devant  l'un  des  p'us  ravissans  paysages  que  j'aie  vus 
de  ma  vie  :  c'était  un  petit  bourg  avec  autant  d'arbres  que  de  maisons ,  jeté  sur 
une  rivière  bordée  de  grands  peupliers  ;  d'épaisses  vapeurs  condensées  par  l'air 
de  la  nuit,  de  larges  rideaux  de  brouillard  se  dressaient  sur  l'eau,  décliiraiit  leurs 
pans,  çà  et  là,  aux  brandies  des  saules  qui  trempaient  dans  le  courant  comme  des 
panaches,  et  laissant  voir  à  travers  des  trouées,  tantôt  un  petit  toit  de  chaume 
penché  sur  la  rivière,  tantôt  l'escalier  de  bois  et  la  roue  d'un  moulin  à  eau  ;  ajou- 
tez à  cela  l'a'ur  pâle,  le  ciel  limpide  et  la  fraîcheur  d'une  matinée  de  la  belle 
saison,  bien  accommodée  à  ce  tableau  délicieux,  mais  qui  pourtant  m'empêcha 
d'en  goûter  à  fond  toutes  les  beautés.  J'étais  moulu,  morfondu  et  mouillé  de 
rosée  jiiS(|u'à  la  moelle. 

Il  ne  le  faut  point  nier,  et  je  l'ai  expérimenté  bien  des  fois  depuis,  les  facultés 
poétiques  sont  assujéties  aux  plus  tristes  instincts  du  corps.  Les  cordes  de  la  lyre 
se  taisent  sous  l'impression  de  la  faim  ou  du  froid,  comme  sous  un  archet  sans 
colophane,  et  la  iireniiére  obligation  d'un  homme  littéraire,  qui  se  met  en  devoir 
de  sentir  les  magnificences  de  la  nature  ou  de  chanter  la  mort  d'un  être  chéri, 
est,  sans  contredit,  un  gilet  de  flanelle  et  un  excellent  repas.  Dieu  saittoutceqre 
les  lettres  et  les  sciences  ont  perdu,  tout  ce  que  nos  voyageurs  modernes  ont  ou- 
blié de  sensations  grandioses  et  de  vénérables  monumens  ,  par  suite  d'un  relai 
trop  long_temps  désiré,  et  toutes  les  merveilles  sauvages  ou  architecturales  qui 
out  cédé  le  pas  dans  leurs  impressions  à  un  dîner  de  table-d'hôte  ou  à  un  lit  bien 
bassiné. 

(Juant  à  moi,  mon  enthousiasme  s'épanouit  de  rechef  aux  premiers  rayons  du 
soleil  ;  je  descendis  un  moment  sur  la  route  et  je  me  réchaullai,  tout  d'abord,  en 
marchant  à  grands  pas  derrière  la  voiture.  La  journée  allait  être  superbe,  et,  sur 
mon  ame,  en  repassant  à  cette  heure,  au  coin  de  mon  feu  ,  les  souvenirs  de  ce 
beau  chemin  ,  je  suis  encore  d'avis  que  les  plus  graves  incommodités  d'un 
voyage  n'en  ba  ancent  pas  les  jouissances. 

Sans  doute,  il  est  cruel  de  marcher  cinq  ou  six  heure»,  de  faire  douze  à  quinze 
lieues  sans  avoir  autre  chose  sous  les  yeux  que  des  landes  plates  et  dépouillées 


176 


LA  SYLPniDE. 


qui  se  fondent  à  l'horizon  avec  un  ciel  gris;  il  est  cruel  de  passer  en  revue  ,  toute 
une  journée,  quinze  à  dix-huit  cents  |)oniniiers  ou  noyers  rangés  le  long  du  che- 
min et  coupés  de  temps  à  autre  par  une  borne  milliaire  en  guise  de  chef  défile. 
Sans  doute,  il  est  pénible  d'en  être  réduit,  pour  unique  point  de  vue  ,  au  nez 
barbouillé  de  tabac  de  son  voisin,  et  d'avoir  à  méditer  tout  une  après  midi  sur 
les  poils  qu'il  a  dans  l'oreille  et  la  clé  de  montre  qui  se  berce  sur  son  gousset;  il 
est  douloureux  de  l'entendre  tousser,  s'il  est  asthmatique,  fredonner,  s'il  est  offi- 
cier, faire  des  calembourgs,  s'il  est  commis  voyageur,  ronfler,  s'il  est  marchand 
de  bœufs  ;  il  est  douloureux  d'être  éclaboussé  par  ses  bribes  s'il  mange,  et  de  le 
j)orter  sur  ses  épaules  s'il  dort;  il  est  monotone  d'être  oncagé  dans  une  lourde 
machine,  tendrement  accouplé  à  des  êtres  insociables,  suant  s'il  fait  chaud,  ge- 
lant s'il  fait  froid,  et  cahoté  nuit  et  jour  sans  sommeil  et  sans  repos.  Mais  aussi , 
(juand  le  pays  est  beau  et  que  le  soleil  se  met  en  fête  sur  votre  passage,  quand 
l'horizon  se  peuple  d'accidens  heureux,  quelles  extases  à  contempler  les  ondula- 
tions d'une  vigne  jaune,  aux  rayons  de  midi,  sur  la  pente  d'un  coteau;  les  divers 
aspects  d'une  vallée  qu'on  embrasse  d'un  regard,  et  les  tons  verdoyans  d'un  pâ- 
turage qui  se  déploie  semé  de  bouquets  d'arbres  !  Quel  charme  à  surprendre,  au 
bord  de  la  route,  une  petite  maison  en  briques,  avec  sa  porte  verte,  sa  cheminée 
qui  fume  et  sa  fenêtre  tapissée  de  jasmin  où  une  grosse  fille  rit  entre  les  feuilles 
à  côté  d'une  cage  de  bouvreuils  !  Quelles  douces  rêveries  à  suivre  au  loin  dans  la 
plaine  un  homme  qui  marche  pas  à  pas  derricee  sa  charrue  dans  les  sillons ,  quel- 
ques paysannes  accroupies  au  lavoir,  ou  des  bœufs  à  travers  les  luzernes  avec 
un  enfant  demi-nu   qui  dort  auprès  ! 

Nous  arrivâmes  à  cinq  heures  du  matin  à  Sens  où  nous  n'eûmes  pas  le  temps 
d'admirer  de  larges  boulevarts  plantés  d'ormeaux,  de  vieux  remparts  romains 
avec  une  porte  à  plein  centre  qui  donnaient  à  la  ville  un  bon  air  d'antiquité  et  la 
façade  de  la  cathédrale  retirée  au  fond  d'une  place.  Comme  je  n'avais  pas  vu 
grand'chose  à  Melun  parce  qu'il  faisait  trop  nuit,  je  ne  vis  rien  de  plus  à  Sens  , 
parce  qu'il  ne  faisait  pas  assez  jour.  Les  maisons  étaient  fermées  comme  celles 
du  reste  de  la  chrétienté  à  cette  heure,  et  les  mœurs  des  habitans  me  parurent  se 
réduire  à  colporter  des  tasses  de  lait  le  long  des  voitures.  La  grande  rue  où  s'était 
arrêtée  la  diligence  fut  en  un  moment  barrée  par  une  vingtaine  de  femmes  dans 
un  appareil  très  matinal,  avec  une  grande  écuelle  à  la  main  dont  on  ne  distin- 
guait pas  la  forme  tout  d'abord,  qui  vantèrent  à  grands  cris  leur  lait  chaud  !  Si, 
pendant  les  vingtminutes  qu'elles  demeurèrent  là  avec  nous  au  grand  air,  un  mal- 
heureux voyageur,  exténué,  se  laissait  affriander  ,  elles  lui  posaient  d'abord  cette 
jatte  sur  les  bras  et  fouillaient  dans  la  poche  de  leur  tablier  d'où  elles  retiraient 
deux  ou  trois  morceaux  de  sucre  mêlés  à  des  mies  de  pain,  des  étuis  et  des  co- 
quilles de  noix.  Je  trouvai  l'usage  barbare,  et  comme  j'hésitais  à  user  de  ce  cor- 
dial, le  conducteur  me  frappa  sur  l'épaale  et  me  fit  signe  de  le  suivre  vers  une 
boutique  entr'ouverte  avec  un  air  de  grande  faveur.  C'était  un  cabaret  de  pure 
souche.  Rien  n'y  manquait  :  la  haute  cheminée,  la  lampe  de  nuit  dans  un  coin, 
le  plâtre  de  Napoléon  sur  le  chambranle,  le  plancher  de  noires  solives,  la  com- 
plainte du  Juif  Errant  sur  le  mur,  le  lit  blanc  et  bleu  dans  le  fond  ,  et  les  trois 
cantines  rangées  sur  un  comptoir  gras.  On  nous  versa  un  alcool  rougeàtre.  — 
Buvez-moi  ça,  dit  le  conducteur  et  vous  serez  remis,  j'en  réponds. — J'en  avalai 
bravement  la  moitié  d'un  trait.  Mais  cet  elTroyable  breuvage,  en  tombant  dans 


l,\   S>XPHIDE. 


177 


mon  estomac  libre,  ébranla  jusqu'à  ma  dernière  fibre.  Je  dissimulai  mes  douleurs, 
et,  comme  par  habitude,  je  versai  le  reste  dans  un  verre  d'eau  pour  en  délayer 
l'àcrcté.  J'avais  seulement  compliqué  mon  martyre  ,  et  je  ne  saurais  vous  dire 
quel  horrible  goût  me  pénétra  le  corps  avec  celte  eau  glacée;  je  regagnai  la  voi- 
ture l'oreille  basse,  plus  sérieux  que  jamais  et  avec  des  nausées  atroces  en  sur- 
plus. 

Une  heure  après  nous  galopions  sur  la  grande  route  ,  et  en  cet  endroit  de  mon 
Odyssée,  le  cœur  et  l'estomac  noyés  d'amertume ,  je  me  disais  ce  que  le  lecteur 
ne  manquera  pas  de  se  dire  aussi  :  que  jusqu'alors  je  n'avais  rien  rencontré  qui  fût 
particulièrement  remarquable,  C'est  une  chose  en  effet  qu'on  ne  se  représente 
pas  assez  avant  de  partir  pour  de  lointaines  expéditions  ,  que  rien  ne  ressemble 
tant  à  une  ville  qu'une  autre  ville,  et  à  une  campagne  qu'une  autre  campagne. 
Il  est  certain  que  tout  ce  que  je  voyais  d'arbres,  de  prairies,  de  moissons,  avait 
de  grands  rapports  avec  ce  que  j'avais  déjà  vu  ,  et  que  toutes  les  magnificences 
champêtres  que  j'admirais  au  cœur  de  la  Bourgogne,  j'aurais  pu  les  admirer  pa  - 
reilleniont  dans  la  banlieue  de  Paris. 

Après  tout,  le  grand  chemin  où  l'on  me  cahotait,  simulait,  à  faire  pitié,  la  route 
de  Sceaux  ou  de  Saint-Denis.  Les  rues  de  Sens  m'avaient  paru  alignées  dans  les 
proportions  exactes  de  la  rue  MoulTetard.  Les  maisons  y  étaient  aussi  sales  et  les 
femmes  que  j'avais  vues  aussi  laides.  L'eau-de-vie  même  de  cette  ville  sur- 
passait tout  ce  qu'on  vend  de  plus  exécrable  dans  ce  genre  à  nos  barrières.  Les 
paysans  de  la  contrée  parlaient  un  aussi  bon  français  que  les  épiciers  de  la  rue 
aux  Ours,  et  ce  fat  un  cruel  moment  pour  moi  quand  je  vins  à  m'avouer  qu'après 
avoir  fait  soixante  lieues  pour  voir  des  pays  et  des  usages  nouveaux,  il  ne  tenait 
qu'à  moi  de  me  croire  encore  à  la  barrière  de  la  Cunette  ou  à  Bagnolet 

EDOCARD    OIRI.IAC. 


Théâtre-Français. 

Latbéal'uo.nt  ,  pièce  en  cinq  acles  el  en  prose,  par  .MM.  ProsperDin.alx  el  Eugène  Sue. 


A  chasse ,  la  pêche  et  tous  les  menus  plaisirs 
de  l'automne,  nous  faisaient  depuis  long-temps 
oublier  la  Comédie-Française  qui  pourtant 
s'agitait  de  mille  manières  afin  d'attirer  notre 
attention  :  un  jour,  remettant  sa  salleàneuf; 
un  autre,  nous  rendant  Rachel  avec  toutes  les 
splendeurs  de  la  tragédie  classique  ;  mais  c'é- 
tait en  vain.  On  s'est  occupé  pendant  assez  de 
mois  de  MM.  les  comédiens  ordinaires  ,  de 
M.  Buloz,  et  du  décret  de  Moscou,  il  était  donc 
^^^^="'  tout  naturel  que  jusqu'à  nouvel  ordre  on  laissât 
la  discorde  souffler  toutes  les  chandelles  derrière  le  rideau  vert  de  la  salle  Riche- 
lieu.—  Cependant  il  arriva  qu'un  soir  M.  Buloz,  le  Suisse  qui,  pour  me  servir  de 
la  pittoresque  phrase  de  M.  de  Balzac,  a  compris  la  littérature  en  portier,  se  prit  à 
réfléchir  qu'il  y  avait  urgence  de  frapper  un  grand  coup  pour  ramener  à  la  Co- 


I.&   SYLPUIDE. 


niédie-Française  ce  public  volage  qui  semblait  prendre  à  tâche  d'en  éviter  de 
plus  en  plus  le  chemin.  Dans  ce  même  temps,  M.  Eugène  Sue  ,  qui  avait  fait  un 
assez  mauvais  drame  avec  un  livre  qui  n'est  pas  excellent,  était  fort  indécis  de  sa- 
voir où  il  le  ferait  jouer.  Latréaumont  avait  été  destiné  d'abord  à  la  Renaissance: 
la  fortune  ayant  fermé  sa  porte  à  M.  Anténor  Joly,  M.  Joly  dut  à  son  tour  fer- 
mer celle  de  son  théâtre,  et  M.  Eugène  Sue,  contre  toute  attente,  ne  fut  pas  infi- 
niment chagriné  de  cette  catastrophe.  Son  drame,  composé  pour  la  Renaissance, 
ne  convenait  pas  moins  à  la  Porte-Saint-Martin  ;  mais  au  moment  même  où  le 
glorieux  romancier  mettait  le  pied  sous  le  péristyle,  M.  Han;l  partait  pour  la 
Syrie,  pour  la  Grèce,  je  ne  sais  pour  où,  beaucoup  plus  chargé  que  feu  Bias,  car 
il  emportait  avec  lui  M"e  Georges  et  tous  les  accessoires  de  la  Tour  de  Nesle. 

Pour  le  coup,  M  Eugène  Sue  ne  fut  pas  maître  de  son  indignation  ;  elle  éclata 
dans  un  anathéme  qui  ne  saurait  guère  se  comparer,  à  la  différence  près  des 
sexes,  qu'à  celui  de  Camille  dans  les  Horaces,  et  après  avoir  demandé  au  ciel  la 
mort  de  l'art  dramatique  en  France,  il  achevait,  dans  un  douloureux  soupir, 
son  dernier  vers  : 

Moi  seul  en  élre  cause  et  mourir  de  plaisir  ! 

Quand  il  se  sentit  frappé  sur  l'épaule  ,  c'était  M,  Buloz,  c'était  le  portier  de  la 
Comédie-Française  qui  venait  offrir  un  asile  à  Latréaumont  proscrit.  Leurs  deux 
âmes  se  fondirent  dans  un  embrassement  sympathique  ;  ils  se  traitèrent  récipro- 
quement de  sauveur  .  eux  qui  ne  devaient  sauver  personne,  mais  bien,  faire  sau- 
ver tout  le  monde;  et  le  drame  de  JVI.  Sue  contraint,  par  force  majeure,  d'entrer 
au  Théâtre-Français,  puisque  la  Porte-Saint-Martin  et  la  Renaissance  n'étaient 
plus  là  pour  le  recevoir,  fut  mis  en  plein  cours  de  répétition.  Alors  le  Suisse  qui 
tient  1  emploi  de  commissaire  royal  dans  cette  distribution  de  rôles  que  MM.  les 
comédiens  ordinaires  remplissent  si  mal,  s'extasia  sur  les  magnificences  de  ce 
chef-d'œuvre.  Les  éloges  ne  tarirent  pas.  C'est  beau  !  c'est  admirable!  c'est  su- 
blime!... —  Vint  le  soir  de  la  première  représentation  ,  et  ces  oracles  du  goût , 
ces  Mécènes  de  la  littérature  et  du  théâtre  ne  furent  plus  que  de  vrais  niais.  Ce 
qu'ils  avaient  trouvé  beau,  admirable,  sublime,  était  affligeant,  absurde  ,  ridi- 
cule aux  yeux  de  tous  ;  et  les  sifflets  qui  déjà  avaient  préludé  par  quelques 
vagues  accords  au  second  acte,  poursuivirent  jusqu'au  dernier  une  symphonie 
concertante  du  plus  parfait  ensemble.  Telle  est  l'histoire  de  Latréaumont  à  la- 
quelle pourtant  il  manque  encore  un  chapitre. 

Ce  chapitre,  le  voici.  La  lourde  chute  de  Latréaumont  était  un  coup  de  grâce 
pour  la  pauvre  Comédie  qui  en  a  déjà  tant  reçu.  M.  Buloz  sortit  de  sa  loge  de  con- 
cierge et  courut  au  domicile  de  tous  les  grands  journaux  auxquels  il  remit  une 
réclame  composée  par  M.  Sue  peut-être,  à  son  défaut  par,  un  ami ,  et  dans  tous 
les  cas,  par  un  maladroit  ;  cette  réclame,  qui  voudrait  être  une  apologie,  n'est  pas 
autre  chose  qu'une  oraison  funèbre.  On  y  annonce  que  des  coupures  ontété  faites, 
mais  ces  coupures  ne  rendent  pas  iafreawnmnt  meilleur,  elles  abrègent  seulement 
la  durée  du  concert  des  sifflets.  On  y  fait  l'éloge  de  M.  Beauvallet  et  de  Mlle  Doze; 
mais  la  grosse  voix  de  M.  Beauvallet  ne  donne  pas  à  la  pièce  do  M.  Sue  l'intérêt 
et  le  style  qui  lui  manquent.  Que  M.  Beauvallet  soit  superbe  dans  Latréaumont, 
c'est  d'abord  ce  dont  il  est  permis  de  douter  à  plus  d'un  titre;  ensuite, cela  n'empê- 
che pas  que  ledit  M.  Beauvallet  n'ait  pris  un  rôle  dont  M.  Monrose  n'a  pas  voulu 


LA    SYLPHIDE. 


et  qui  n'a  été  oITert  à  ce  même  M.  Monrose,  que  dans  l'impossibilité  de  le  donner 
à  M.  Frederick  Lfmaitre.  Quant  à  M'ieDoze,  ses  dix-sept  ans,  ses  grands  yeux 
bleus  et  son  adorable  chevelure  blonde  ne  sauraient  dans  aucun  cas  constituer  un 
succès  littéraire  au  profit  de  M.  Sué  ;  il  se  peut  qu'on  eût  sifllé  davantage  si  elle 
n'eût  pas  été  là. 

Après  l'accueil  un  peu  leste  qui  a  été  fait  à  l'œuvre  de  M.  Eugène  Sue,  le 
détail  le  moins  important  est,  à  coup  sûr,  l'analyse.  A  quoi  bon  en  effet  raconter 
une  histoire  qui  n'aura  pas  de  lendemain? — La  conspiration  du  colonel  Latréau- 
mont,  sous  Louis  XIV,  est,  à  quelijues  détails  près,  la  conspiration  contempo- 
raine du  général  Mallet.  Lalréaumont  était  un  adroit  ambitieux  qui  circonvint 
un  imbéeille,  fils  d'un  grand  capitaine ,  le  chevalier  de  Rohan  ,  dont  le  nom  est  i 

dissimulé  dans  la  pièce  sous  celui  de  prince  de  Clierny.  Il  voulait  réaliser  pour  les 
provinces  du  royaume  de  France,  l'organisation  des  villes  libres  de  la  Hanse,  et  il 
prétendait  commencer  par  la  Normandie.  Un  projet  aussi  fou  avorta,  il  ne  pouvait 
en  être  autrement.  Dans  le  drame  de  M.  Sue,  Latréaumont  est  trahi  ,  tombe 
frappé  de  deux  coups  de  feu  et  le  prince  de  Cherny  est  fait  prisonnier.  Dans 
l'histoire,  le  chevalier  de  Rohan  porta  sa  tête  sur  l'échafaud,  et  le  colonel  La- 
tréaumont mourut  courageusement  sur  le  champ  de  bataille  où  son  audace  avait 
trouvé  beau  de  lutter  contre  la  grandeur  et  les  soldats  de  Louis  XIV. 

Comme  sujet  et  comme  exécution,  tout  ceci  assurément  est  fort  triste  ;  il  y  a 
néanmoins  quelque  chose  de  plus  triste  encore  :  c'est  que  ce  mauvais  ouvrage  qui 
aura  le  sort  de  Cosiina  ,  de  Japhct  à  la  recherche  dun  père,  et  de  toutes  ces  dé- 
solantes platitudes  qui  depuis  quelque  temps  font  les  frais  du  répertoire  de 
notre  première  scène;  c'est,  je  le  répète,  que  Latréaumont  n'a  été  représenté  au 
Théâtre-Français  que  faute  de  pouvoir  l'être  ailleurs.  Le  théâtre  et  les  auteurs 
actuels  sont  un  pis-aller  pour  M.  Eugène  Sue.  Et  quand  un  théâtre  est  tombé  à 
ce  point,  quand  pour  y  arriver,  au  lieu  de  monter  il  faut  descendre,  quand  tous 
ceux  qui  pourraient,  sinon  lui  rendre  sa  splendeur  au  moins  l'empêcher  de  mou- 
rir, s'éloignent  de  lui  et  se  taisent,  quand  au  dedans  et  au  dehors  tout  conspire 
sa  ruine,  lorsque  les  hommes  et  les  choses  se  tournent  contre  lui ,  lorsque  enfin 
les  événemens  et  les  fautes  tour-à-tour  le  poursuivent  et  l'accablent  avec  une 
désespérante  fatalité,  on  se  demande  s'il  est  bien  possible  que  nous  ayons  encore 
une  littérature  dramatique  en  France,  et  si  notre  comédie  et  notre  drame  ne 
vont  pas  dormir  d'un  éternel  sommeil  sous  le  tardif  monument  que  l'on  élève  à 
la  mémoire  de  notre  grand  Molière?  g.  guénot-lecoixte. 

P.  S.  Depuis  trois  jours,  M"*"  Mars  aolTiciellement  notifié  sa  retraite  à  la  Co- 
médie-Française. Ainsi ,  au  propre  comme  au  figuré  ,  tout  s'éteint,  tout  meurt 
autour  de  ce  malheureux  théâtre  ! 


Nous  avons  entendu,  vendredi  dernier,  à  l'Institut,  la  répétition  de  la  grande 
scène  dramatique  de  M.  Bazin,  le  lauréat  du  Conservatoire.  Cette  scène,  dont 
le  dialogue  plein  de  sentiment  et  de  poésie  a  été  composé  par  M.  Emile  Des- 
champs, et  qui  s'intitule  à  llnstitut ,  Loïse  de  Montfort,  prendra,  la  semaine  pro- 
chaine, sur  l'afliche  de  l'Opéra,  le  titre  d' Une  Suit  delà  Li/juc,  carM.  Léon  Pilletaeu 
l'excellente  idée  d'ouvrir  les  portes  de  l'Académie  royale  à  M.  Bazin,  en  lui  per- 


!    I 

I  : 


180  LA  SYLPHIDE. 


mettant  d'y  faire  entendre  louvi  âge  qui  lui  a  valu  sa  couronne.  Cette  belle  scène 
a  pour  interprêtes  trois  chanteurs  distingués  :  Marié ,  Dérivis  et  M'we  Stoitz.  Nous 
dirons  notre  dernier  mot  sur  l'œuvre  remarquable  de  M.  Bazin,  quand  le  public 
aura  été  appelé  à  la  connaître  et,  sans  aucun  doute,  à  l'applaudir. 


Maintenant,  continuons  à  nous  enquérir  de  ce  qui  se  passe  à  l'Opéra  et  ail- 
leurs. On  parle  des  prochains  débuts  sur  notre  première  scène  lyrique  d'un  ténor 
et  d'une  basse  ,  M.  Paulin  et  M.  Baroilhet.  Quelques  fragmens  de  l'opéra  nou- 
veau de  M.  Donizetti,  l'Ange  de  Nisida  sont  déjà  distribués.  M"e  de  Rieux,  que 
nous  avons  entendue  il  y  a  quelques  mois  ,  obtient,  dit-on,  les  plus  grands  succès 
en  Italie,  surtout  dans  les  opéras  français  ;  cela  ne  prouve  qu'une  chose,  c'est 
que  les  Italiens  ne  sont  pas  plus  forts  pour  chanter  nos  opéras,  que  nous  pour 
chanter  les  leurs.  —  Les  BoufTes  ont  ouvert  jeudi  à  l'Odéon  avec  Lucia  di 
Lamermoor,  Rubini,Taniburini  et  Mme  Persiani. — L'Opéra-Comique  réussit  avec  { 

Mme  Thillon  et  des  reprises  dans  le  nouveau  et  l'ancien  répertoire  ,  en  attendant  \ 

Jeanne  de  Naples,  de  MM.  Monpou  et  Bordèse. —  Quitte  ou  Double ,  du  Vaudeville,  j 

est  une  de  ces  plates  et  absurdes  pièces,  remplies  de  dialogues  pâteux  et  de  mari- 
vaudage malsain ,  comme  M.  Ancelot  sait  si  bien  les  faire.  Pour  sauver  cette 
ennuyeuse  farce,  il  a  fallu  tout  l'esprit  et  la  grâce  de  Taigny  et  de  sa  femme. 
L'administration  du 'Vaudeville,  dans  le  but  de  faire  expiera  M.  et  Mme  Taigny 
leurs  succès  dans  les  départemens,  n'a  rien  trouvé  de  mieux  que  de  les  condam- 
ner à  une  comédie  forcée  de  M.  Ancelot,  que  le  parterre  a  laissée  passer  à  cause 
d'eux. — Le  Chevalier  du  Guet,  ^,race  à  Lafoiit,  est  la  pièceà  la  mode;  tout  le  monde 
Va  aux  Variétés.  —  Le  Palais-Royal  nous  a  rendu  Déjazet ,  c'est-à-dire  qu'il  a 
rempli  jusqu'aux  combles  sa  salle  qui  jouit  de  l'heureux  privilège  de  n'être  jamais 
vide.  —  La  Porte-Saint-Martin  est  fermée  depuis  six  mois,  tant  mieux.  Dans  cet 
intervalle  une  demi-douzaine  de  directeurs,  au  moins,  auraient  trouvé  moyen  de 
s'y  ruiner.  La  Porte-Saint-Martin  peut  être  considérée  comme  le  temple  de  Ja- 
nus  de  la  prospérité  dramatique.  — A  la  Gaîté,  la  Chouette  et  la  Colombe  sous  les 
traits  de  Mmes  Mélanie  et  Amy,  attirent  chaque  soir  le  public  du  boulevart.  ^— 
Samedi  dernier,  le  Cirque  a  fait  la  réouverture  de  sa  salle  d'hiver  par  le  Mirliton 
enchanté,  pièce  qui  aura  tout  le  succès  des  fameuses  Pilules  du  Diable.  — A  l'Am- 
bigu et  aux  Folies-Dramatiques  qui  viennent  de  donner  une  nouvelle  pièce  de 
MM.Cogniard,  toujours  foule,  de  même  qu'à  la  Porte-Saint-Antoine.  *** 


Concerts  'Vivieiiiie. 

L'administration  de  ces  concerts  déploie  une  activité  digne  des  plus  grands 
éloges  ;  elle  pré|)are  en  ce  moment,  pour  la  saison  d'hiver  ,  une  salle  avec  une 
décoration  nouvelle,  qui  est  due  au  pinceau  d'un  de  nos  plus  habiles  peintres  en 
décors.  Toutes  ces  prévenances  de  l'administration,  jointes  à  l'excellent  orches- 
tre de  Fessy,  ne  peuvent  manquer  de  conserver  la  foule  aux  Concerts  Vivienne. 


Le  Directeur  DE  VILLEMESSANT. 


( 


I 


LA   SYLPHIDE 


DIRECTION.    RUE     D-HANOVMC,    17. 


LA   SYLPHIDE. 


IRI 


A  Madame 


10  octobre. 


I     I 
I 


I     1 


N  ne  peut  plus  se  faire  illusion ,  madame ,  voici 
venir  l'hiver  !  Malgré  le  soleil  qui  brille  derrière 
nos  vitres ,  la  bise  est  arrivée.  C'est  donc  le 
moment  de  visiter  les  magasins  de  Rosset,  qui 
nous  offre  un  choix  si  splendide  de  magnifiques 
cachemires,  ces  châles  de  transition  entre  l'été 
et  l'hiver.  Vous  savez  tout  ce  qu'ont  de  séduisant 
ceux  de  Rosset,  avec  leurs  riches  dessins  sur 
ces  fonds  d'un  tissu  si  fin  et  si  moelleux  ;  on  ne 
rencontre  plus  une  femme  distinguée  qui  ne  pare 
ses  épaules  d'un  des  châles  aristocratiques  de 
Rosset ,  accessoire  obligé  des  toilettes  de  pro- 
menade aux  Tuileries.  Bientôt  viendront  les  man- 
telets  à  capuchon  ,  charmante  invention  qui  per- 
pétuera les  écharpes  gracieuses  que  portaient 
les  femmes  cet  été;  ces  mantelets  se  font  en  satin,  bordés  de  velours;  plus 
tard  on  les  fera  en  velours  bordés  de  fourrures  :  le  capuchon,  retombant  sur 
les  épaules  comme  celui  des  burnous ,  se  termine  de  même  par  un  gland  ;  les 
plus  distingués  sont  en  satin  et  velours  de  pareille  nuance  ;  quelques  femmes 
les  portent  en  satin  noir  bordés  de  velours  écossais. 

Les  fourrures,  au  reste,  n'attendront  pas  long-temps  leur  tour;  je  n'en  veux 
pour  preuve  que  l'activité  avec  laquelle  Auprêtre  se  prépare  à  faire  les  honneurs 
de  la  saison.  Non-seulement  le  succès  l'oblige  à  agrandir  ses  beaux  magasins 
rue  Saint-Honoré,  261 .  mais  encore  il  faut,  pour  .satisfaire  à  tous  les  besoins  de 
sa  clientelle,  qu'il  établisse  un  dépôt  rue  Saint-Honoré .  55,  chez  Bougenaux, 
qui  est  lui-même  un  excellent  fourreur.  Ce  qui  recommande  surtout  Auprêtre 
à  notre  attention,  ce  sont  moins  ses  riches  pelleteries  que  les  manchons  aéri- 
fères  pour  lesquels  il  a  obtenu  un  brevet.  Qu'on  se  garde  bien,  toutefois,  de 


182  '  LA  SYLPniDB. 

se  méprendre  sur  cette  dénomination  de  manchons  aérifères;  on  n'en  doit  pas 
conclure  que  ce  sont  des  manchons  froids,  et  pour  prévenir  toute  erreur,  je 
me  hâte  d'en  donner  l'explication  :  Auprêtre  a  inventé  des  manchons  aussi 
chauds  et  aussi  douillets  que  tous  ceux  qu'on  a  inventés  et  que  l'on  inventera  ^ 
mais  ces  manchons  se  garnissent  avec  de  l'air  au  lieu  de  plumes  ou  de  crin.  Il 
en  résulte  plusieurs  avantages  :  d'abord  une  plus  grande  légèreté ,  ensuite 
l'absence  de  tout  affaissement,  et,  enfin  ,  l'impossibilité  pour  ces  mêmes  man- 
chons d'être  la  proie  des  mites  et  des  vers.  C'est  là,  on  en  conviendra,  une 
invention  utile  autant  qu'agréable ,  et  dont  on  doit  savoir  un  gré  infini  à 
Auprêtre. 

Les  étoffes  de  tissus  et  de  dessins  anciens  seront  très  en  vogue  cet  hiver  ; 
les  taffetas  Pompadour,  Fontanges,  La  f'allière  se  reproduisent  plus  luxueux 
que  jamais  ;  ils  se  mélangent  au  crêpe  Racket,  au  crêpe  de  Palestine,  au  crêpe 
ottoman,  aux  moirés,  et  chaque  jour  maintenant  ajoute  un  nom  à  cette  nomencla- 
ture, que  j'ai,  pour  mon  compte,  été  puiser  aujourd'hui  chez  Thiébaud  Guichard, 
dont  la  maison  possède  tous  les  objets  que  je  viens  de  vous  énumérer,  d'une 
beauté  qui  ne  laisse  rien  à  reprendre.  Il  en  est  de  même  de  la  maison  Delon,  qui 
commence  à  étaler  les  richesses  de  l'hiver.  Les  soieries  de  \aBarbe-d'Or  n'ont 
plus  besoin  d'éloges  ;  depuis  long-temps  leur  renommée  se  soutient  si 
fraîche,  si  vivace,  que  les  femmes  vont  là  les  yeux  fermés,  sûres  qu'on  prenant 
au  hasard,  elles  tomberont  toujours  sur  ce  qu'il  y  a  de  plus  distingué.  Avec  les 
étoffes  anciennes,  les  anciennes  coiffures... .,  les  unes  ne  peuvent  aller  sans  les  i    j 

autres...  C'est  en  comparant  sans  doute  cette  harmonie  si  désirable  dans  la 
toilette  féminine,  que  M"'^  Séguin  a  préparé  ses  jolies  coiffures  du  temps  passé 
pour  cet  hiver.  Le  chapeau  Louis  XIV  qu'elle  a  créé  et  qu'elle  continue  avec 
bonheur,  ne  peut  manquer  d'avoir  un  immense  succès.  On  avait  parlé  un  ins- 
tant de  reprendre  très  sérieusement  les  paniers;  mais.  Dieu  merci  !  cette 
idée  me  semble  abandonnée,  et  ou  se  contentera  des  jupes  bouffantes  d'Oudi- 
not  et  de  Delannoy  ;  ce  dernier,  dont  le  succès  va  toujours  croissant,  a  été 
obligé,  pour  satisfaire  sa  nombreuse  clientelle,  d'établir  un  dépôt  de  ses  sous- 
jupes  rue  Montmartre.  Je  me  rappelle  d'avoir  été  une  des  premières  à  vous 
parler  de  la  vogue  que  prendraient  les  productions  de  Delannoy,  dont  le  prix 
modéré  et  le  mérite  égal  de  ses  sous-jupes  lui  donnent  une  supériorité  incontes- 
table sur  les  autres  faiseurs.  Ce  mot  de  faiseur  me  rappelle  Richard-Laurent, 
qui,  comme  faiseur  pour  la  spécialité  des  gilets,  jouit  d'une  renommée  que  per- 
sonne ne  peut  lui  disputer.  Il  sera  de  mode  d'étaler  cet  hiver  un  grand  luxe 
pour  cette  partie  de  la  toilette  masculine,  et ,  dans  cette  prévision ,  Richard- 
Laurent  prépare  des  gilets  qui  n'auront  pas  leurs  pareils  ;  il  a  surtout  un  assor- 
timent de  gilets  en  velours  qui  m'a  semblé  d'une  beauté  remarquable. 

Il  se  livre  un  combat  à  outrance  entre  les  manches  larges  et  les  manches 


!  I 


LA  sM.pnint. 


183 


justes;  il  serait  encore  difTicile  de  prévoir  auxquelles  restera  la  victoire,  car 
elles  se  relèvent  et  tombent  chacune  à  leur  tour.  Ce  qu'on  peut  dire  de  plus 
vrai  aujourd'hui ,  c'est  que  les  unes  et  les  autres  se  portent  également  :  môme 
dans  les  manches  courtes,  cette  balance  existe.  On  voit  beaucoup  de  manches 
courtes  aux  robes  de  soirées,  qui  sont  bouillonnées  de  deux  ou  trois  bouillons, 
lesquels  sont  partagés  par  des  bracelets  ou  une  rangée  de  petites  rosettes  en 
rubans;  d'autres,  tout-à-fait  justes,  avec  le  sabot  simplement  relevé  par  un 
nœud  de  ruban  ou  une  agrafe  en  camée  ou  pierreries.  On  pourrait  prononcer 
à  peu  près  le  même  jugement  dans  les  garnitures  des  robes,  car  celles  qui  sont 
destinées  aux  courses  à  pied  sont  généralement  dépourvues  de  volans,  tandis 
que  les  robes  habillées  en  ont  toutes.  On  a  fort  sagement  compris  que  des  vo- 
lans, dans  une  rue  boueuse  de  l'hiver,  serait  chose  aussi  incommode  que  peu 
gracieuse  à  l'œil,  et  on  les  remplace  par  un  large  ourlet  ou  des  plis  en  biais. 
Je  ne  puis  m'empècher  de  déplorer  ici  une  tendance  vers  le  bariolé  qui  me 
semble  poindre  terriblement  grosse  à  l'horizon  de  la  mode.  Il  est  déjà  à  re- 
marquer que  bon  nombre  de  capotes  ont  la  doublure  d'une  autre  nuance  que  le 
dessus  ;  passe  encore  pour  les  chapeaux,  surtout  lorsque  l'on  marie  le  rose  et 
le  noir,  le  violet  et  le  paille,  le  blanc  et  le  bleu  ;  mais  j'ai  vu  de  hideux  assem- 
blages qui  m'ont  fait  frémir  pour  les  suites,  surfout  si  on  les  applique  aux 
vêtemens  et  si  l'on  y  mêle  les  couleurs  tranchantes.  Une  mode  charmante  est 
celle  des  peignoirs  du  matin  ,  dont  les  manches  relevées  à  la  religieuse  dont 
vous  devez  vous  rappeler  que  la  Sylphide  a  donné  le  premier  modèle,  laissent 
voir  des  manches  en  batiste,  gaufrées  à  la  façon  des  surplis,  serrées  au  bras 
par  un  petit  poignet  brodé  et  garni  dune  valencienne. 

11  est  à  remarquer,  madame,  que  dans  ce  temps  où  les  titres  et  les  blasons 
semblent  exercer  une  plus  que  minime  influence  dans  la  société ,  c'est  à  qui 
fera  graver ,  broder,  dessiner  ses  armoiries  sur  tous  les  objets  en  usage  pour 
le  service;  il  n'est  pas  jusqu'au  plus  petit  bourgeois  qui,  à  défaut  d'écusson,  ne 
mette  aux  quatre  coins  de  ses  mouchoirs,  serviettes  ,  etc.,  son  chiffre  en 
hasardant  même  quelquefois  un  petit  bout  de  couronne.  Au  fait ,  Chapron  a 
poussé  à  un  point  de  perfection  si  incroyable  la  spécialité  des  mouchoirs , 
long-temps  laissés  en  oubli .  qu'il  faut  bien  désormais  que  le  mouchoir  joue 
dans  notre  toilette  un  rôle  aussi  important  que  la  dentelle  ou  le  cachemire. 
En  ouvrant  de  nouveaux  magasins  ou  plutôt  de  splendides  salons ,  rue  de  la 
Paix,  T,  à  la  Sublime  Porte,  Chapron  a  voulu  que  dans  sa  maison  tout  mar- 
chât de  pair  avec  le  succès.  11  n'y  a  pas  en  effet  jusqu'à  sa  Sublime  Porte  qui 
ne  lui  ait  valu  un  brevet.  Cette  porte  s'ouvre  d'elle-même  :  c'est  une  merveille 
qui  sert  de  péristyle  à  une  multitude  d'autres  merveilles  de  batiste,  de  mous- 
seline, de  dentelles  et  de  broderies.  Le  mouchoir  héraldique  de  Chapron  est 
une  belle  chose  entre  toutes  les  belles  choses  dont  aujourd'hui  nous  sommes 


li 


184 


LA   SYLPHIDE. 


fières;  ses  mouchoirs  brodés,  garnis,  ses  chiffres,  ses  impressions,  enfin  toutes 
les  variétés  charmantes  de  sa  spécialité,  que  Chapron  a  su  mettre  au  niveau  des 
coquetteries  les  plus  modestes,  lui  assurent  dans  son  genre  une  renommée  que 
la  concurrence  aura  pour  l'avenir  beaucoup  de  peine  à  égaler. 

Les  mouchoirs  de  Chapron  me  ramènent  plus  que  jamais  aux  idées  de 
blason  et  de  noblesse  qui  m'étaient  suggérées  en  visitant  les  magasins  de 
Lahoche-Boin ,  qui  a  les  plus  délicieux  services  de  table  façon  vieux  Sèvres  en 
porcelaine  peinte  et  armoiries  qui  se  puissent  voir.  L'élégance  et  le  luxe  des 
objets  qui  se  trouvent  à  l'Escalier  de  cristal ,  permettent  de  deviner  tout  ce 
que  ces  services  doivent  avoir  de  séduisant  ;  aussi  beaucoup  de  riches  familles, 
en  rentrant  à  Paris,  en  font-elles  l'acquisition  pour  les  soupers  et  grands  dîners 
de  l'hiver;  on  ne  néglige  pas  non  plus  les  mille  accessoires  de  si  bon  goût  qui 
se  remarquent  chez  Lahoche,  et  dont  les  vrais  amateurs  de  cristaux  et  de  por- 
celaine aiment  à  orner  leurs  appartemens.     Baronne  marie  de  l" 


.^^,^,^,^^< 


s'arrête 


LES   FOLLES  AMOURS. 

LIVRE  PREMIER. 

Uadame  de  Melcy. 

I. 

UR  la  route  de  Bourges  à  Gien,  à  peu  de  distance  du 
domaine  de  Fussy,  lorsque  Von  s'enfonce  à  droite 
dans  les  terres  plates  et  silencieuses  qui  bordent  le 
chemin  et  qui  n'ont  d'autre  parure  ,  aux  plus  beaux 
jours  de  l'été,  que  les  sainfoins  et  les  luzernes  ;  der- 
rière le  clocher  bleu  d'un  village  dont  on  cherche 
vainement  le  nom  sur  la  carte  de  France,  el  dont  la 
généalogie  n'est  même  pas  précise  dans  le  pays  ;  on 
devant  des  fossés  qui  n'ont  plus  d'eau,  que  tapissent  péle-mèle des  ronces 


LA   SYLPHIDE. 


18& 


et  des  boutons  d'or,  et  que  domine  une  grille  continue  dont  la  porte  principale , 
bizarrement  tourmentée  à  son  sommet,  conserve  un  certain  aspect  Louis  XV 
qui  fait  plaisir  à  voir.  Il  y  a  bien  encore  au  bas  de  cette  porte  une  espèce  de  pont- 
levis  rouillé  sur  ses  gonds,  et  dont  les  planches  se  sont  pourries  sans  changer  de 
place.  Doux  souvenir!  On  avait  des  ponts-lcvis  au  temps  joyeux  de  Pliilippe 
d'Orléans,  non  par  nécessité  ,  mais  par  éti(piette.  On  s'en  serait  servi  peut-être 
pour  barrer  le  passage  aux  maris;  mais  comme  les  maris  étaient  alors  fort 
bien  élevés ,  les  ponts-levis  ne  se  levaient  jamais  :  d'où  il  ne  faut  pas  rigou- 
reusement conclure  que  si  le  pont  de  Nelcy  ne  se  remue  pas  davantage  mainte- 
nant, ce  soit  pour  la  même  cause. 

Lorsqu'on  traverse  ce  pont  et  cette  porte  indifféremment  ouverts  à  tous  les 
moutons,  les  touristes  et  les  ânes  du  Berry,  je  ne  sais  quels  suaves  et  calmes 
pensers  vous  descendent  dans  le  cœur  du  haut  des  ombrages  que  çà  et  là  per- 
cent à  joarles  tremblans  rayons  du  soleil.  Le  luxe  de  cette  verdure,  le  chant  des 
oiseaux,  les  senteurs  mélangées  des  chênes,  des  ormes,  des  peupliers  et  des  aca- 
cias dilatent  l'imagination  et  ouvrent  l'ame.  On  devient  poète  à  son  insu.  — Au 
bout  de  ce  parc,  il  y  a  un  jardin  anglais,  des  tapis  verts,  des  pelouses,  des  eaux 
murmurantes  et  un  château  qui  n'a  pas  de  tourelles,  mais  qui  est  tout  fier  de 
ses  hautes  fenêtres  ,  do  ses  balcons  qui  font  le  ventre ,  de  ses  spacieux  corridors 
et  dp  ses  salons  Pompadour  avec  des  dessus  de  porte  de  Boucher  et  des  médail- 
lons de  M.  Watteau. 

Ce  château  avait  pour  hôtes  durant  les  dernières  années  de  la  Restauration ,  ses 
nobles  propriétaires  :  M.  etMmedeNelcy.  M.  de  Nelcy,  ami  d'enfance  de  M.  de 
Villèle,  avait  occupé  un  poste  d'une  importance  très  haute  sous  le  long  ministère  de 
cet  homme  d'Etat  ;  puis  il  avait  en  même  temps  que  lui  abandonné  les  allaires  , 
s'était  retiré  dans  son  château  et  n'avait  plus  reparu  aux  Tuileries  depuis  l'avé- 
nement  de  Charles  X.  En  quittant  la  politique ,  M.  de  Nelcy  avait  éprouvé  l'ir- 
résistible besoin  de  porter  la  somme  de  ses  afl'ections  ailleurs,  et  il  s'était  marié. 
Doué  d'un  âge  assez  miir  et  d'une  fortune  modeste,  vivant  à  peu  de  chose  prés  , 
depuis  la  perte  de  son  emploi  ,  des  redevances  de  ses  fermiers  qui  n'étaient 
pas  lourdes ,  réalisant  de  tous  points  Yaurea  mediocritas  d'Horace  ,  il  fut  très 
réservé  dans  son  choix.  M.  de  Nelcy,  sur  le  conseil  de  quelques  vieux  camarades, 
serra  les  nœuds  de  l'hymen  en  homme  de  goût,  tenant  à  ce  que  le  mariage  qui 
doit  être  un  paradis  ne  soit  pas  un  purgatoire.  Il  emprunta  à  un  département 
voisin  une  demoiselle  majeure  qui  lui  appporta  un  beau  nom  ,  des  souvenirs  de 
famille  qui  dataient  de  Louis XIV,  dans  l'avenir,  quelques  espérances  collatérales, 
et  pour  le  présent ,  une  dot  qui  consistait  en  un  cabinet  d'antiquités  et  une  galerie 
de  tableaux  délaissés  par  feu  M.  le  marquis  de  Rancé  ,  son  père.  On  devine  ce 
qu'était  la  galerie  formée  par  un  gentilhomme  de  province  :  des  pastiches  bar- 
bouillés par  des  élèves  de  Greuze,  des  esquisses  de  gens  inconnus,  des  scènes  reli- 
gieuses réparées  par  des  marchands  de  couleur,  des  moutons  du  Berry  attribués 
à  Wouwermans  et  des  enseignes  de  cabarets  pompeusement  signées  Teniers 
ou  Claude  Lorrain.  Quant  aux  antiquités ,  c'étaient  des  vases  plus  ou  moins  ava- 
riés ,  ramassés  au  coin  des  bornes  peut-être ,  en  grande  partie  dans  des  greniers 
féodaux  ,  et  dont ,  dans  tous  les  cas ,  un  fort  petit  nombre  avait  eu  l'honneur  de 
voir  le  jour  à  Herculanum  ,  à  Syracuse  ou  en  Étrurie.  —  M'ie  Anysie  de  Rancé 
transporta  donc  dans  le  domicile  conjugal  son  bouquet  de  Heurs  d'oranger  et  la 


186  LA   SYLI'HlDE. 

fortune  Je  son  père  tristement  métamorphosée  en  aunes  de  toiles  et  en  mor- 
ceaux de  faïence;  et  ils  tirent  tout  leur  possible  pour  vivre  heureux. 

M.  et  'M'"''  de  Nelcy  en  étaient  là  du  roman  de  leur  mariage,  lorsqu'un  matin 
on  leur  annonça  la  visite  de  M.  Pierre  Durand  et  de  son  lils.  Ce  Pierre  Durand 
avait  obtenu  de  M.  de  Nelcy,  à  l'époque  de  sa  splendeur,  une  place  dans  la  mu- 
nicipalité de  sa  ville  et  ime  bourse  au  collège  pour  son  fils.  Or,  ce  même  fils  ve- 
nait d'achever  ses  études  ,  et  les  principes  de  la  latinité  du  beau  siècle  d'Auguste 
et  de  l'harmonieuse  langue  d'Homère  que  lui  avaient  successivement  inculqués 
une  demi-douzaine  de  pantins  affublés  de  robes  noires  et  coiflès  du  litre  de  pro- 
fesseur, avaient  si  bien  profité  chez  lui,  qu'il  avait  acquis  un  fort  remarquable 
talent  dans  le  dessin  et  qu'il  venait  de  se  faire  recevoir  bachelier  pour  être  à 
même  d'exercer  avec  plus  de  succès  le  métier  de  peintre.  M.  de  Nelcy  parla  fort 
longuement  de  l'utilité  des  études  classiques  et  des  nombreux  avantages  qu'elles 
présentent  pour  la  santé  ;  M.  Durand  le  laissa  dire,  sa  position  d'employé  mu- 
nicipal ne  lui  permettant  pas  d'avoir  une  opinion.  M"""  de  Nelcy  remarqua  que 
Tiburce ,  le  fils  Durand ,  avait  des  bas  bleus  qui  n'étaient  pas  beaux .  et  Ti- 
burce  ,  se  permettant  à  la  dérobée  un  de  ces  regards  de  séminariste  si  fréquens 
chez  les  eunuques  qui  sortent  du  sérail  universitaire,  remarqua  à  son  tour  que 
Mme  de  Nelcy  avait  des  yeux  noirs  qui  brillaient  beaucoup;  puis,  comme  il 
était  très  embarrassé  de  ses  mains  et  do  ses  regards,  M.  Tiburce,  il  se  mit  à  passer 
en  revue  les  innombrables  croûtes  du  feu  marquis  de  Rancé  qui  salissaient  les 
nmrs  du  château  de  Nelcy.  — Tandis  que  M.  do  Nelcy  continuait  à  expliquer  à 
Pierre  Durand  comme  quoi  les  Lettres  de  Cicèron  à  Atticus  étaient  un  excellent 
préservatif  contre  le  danger  des  mauvaises  connaissances  et  les  chutes  de  cheval, 
Tiburce  tomba  en  extase  devant  un  portrait  de  femme  à  mi  corps  dont  la  carna- 
tion vive  et  espagnole,  les  belles  lignes  des  épaules  et  du  cou  se  dessinaient  sur 
un  fond  noir  auquel  les  tons  vaguement  rougeàtres  du  costume  donnaient  un  ma- 
gnifique relief.  —  M.  de  Nelcy  avait  terminé  sa  harangue  et  félicité  Durand  sur 
la  vocation  de  son  fils,  que  Tiburce  était  encore  devant  le  portrait  les  yeux 
fixes  et  la  bouche  ouverte.  Il  fallut  le  tirer  de  son  abrutissante  contemplation, 
pour  lui  faire  remplir  les  devoirs  que  la  civilité  puérile  impose.  Tiburce  salua 
^gauchement  M.  et  Mme  de  Nelcy,  renversa  trois  chaises  sur  son  passage,  déchira 
son  pantalon  à  la  rampe  de  l'escalier  et  arriva  tout  étourdi  jusqu'au  milieu  du 
parc  avec  son  père  qui,  finalement  impatienté  de  toutes  ses  maladresses,  lui  dit 
en  lui  secouant  le  bras . 

—  Mais  qu'as-tu  donc,  Tiburce  ? 

—  Elle  a  de  bien  beaux  yeux  noirs,  papa  I 

Pierre  Durand,  auquel  sa  position  d'employé  municipal  donnait  des  droits  sur 
son  fils,  puiqu'elle  lui  permettait  de  subvenir  aux  frais  de  son  voyage  à  Paris, 
voulut  avoir  l'explication  de  cette  réponse.  Mais  toute  son  éloquence  de  père  et 
d'employé  municipal  échoua.  Tiburce  prononçait  des  mots  sans  suite,  parlait  tan- 
tôt d'un  portrait,  tantôt  d'une  femme,  dessinait  dans  l'air  avec  son  doigt,  se  livrait 
à  mille  folies  et  quelquefois  restait  des  heures  entières  à  regarder  un  point  dans 
l'espace.  Cette  surexcitation,  tant  soit  peu  anormale,  n'avait  d'ailleurs  rien  enlevé 
aux  facultés  intellectuelles  de  Tiburce,  il  buvait,  dormait  et  mangeait  comme  à 
l'ordinaire. — Pierre  Durand  conduisit  son  fils  à  la  diligence,  persuadé  que  c'était  la 
passion  de  la  peinture  qui  lui  dérangeait  ainsi  le  cerveau.  M.  Durand  embrassa  son 


LA   SYLPHIDE.  187 

fils  avec  une  effusion  patriarehale,  lui  recommanda  de  conjurer  les  accidens  de  Paris 
par  la  lecture  des  Lettres  à  Atticus,  et  l'aida  à  monter  sur  l' impériale  :  Tiburce  vou- 
lait déjà  voyager  en  artiste.  Quelques  minutes  après  ,1a  diligence  descendait  au 
grand  trot  la  rue  d'Auron  ,  tandis  que  Pierre  Durand  ,  cet  excellent  homme, 
souhaitait  du  geste,  à  son  fds,  du  plus  loin  qu'il  pouvait  le  voir,  bonne  fortune  et 
bon  courage  ,  dans  cette  grande  ville  où  lui-même  il  n'était  jamais  allé. 

II. 

Que  dire  de  l'arrivée  de  Tiburce  à  Paris  '?  Elle  ressemble  à  celle  de  tous  les 
jeunes  gensdesoti  âge  et  de  son  caractère.  Ce  fut  un  niais,  une  véritable  queue 
rouge  pendant  cinq  ou  six  semaines.  Il  n'y  a  pas  de  langue  pour  exprimer  les 
farces,  déboires,  les  ignominies  de  tout  genre  dont  il  fut  la  victime  dans  l'atelier 
du  peintre  célèbre  auquel  l'avait  adressé  le  beau-frère  du  préfet  de  son  endroit  ; 
tant  qu'à  la  fin  Tiburce  releva  la  tète,  et  que  ce  sang  généreux  dont  on  a  tou- 
jours quelques  gouttes  dans  les  veines  aux  premiers  ])as  de  la  jeunesse,  bouillonna 
vigoureusement  en  lui.  Ce  fut  là  l'heure  suprême  où  il  rejeta  avec  dégoût  l'inno- 
cente défroque  du  collégien  pour  endosser  à  tout  jamais  la  livrée  monotone  du 
monde.  Il  apprit  qu'il  fallait  mentir  avecles  femmes  et  se  vanter  avec  les  hommes; 
que  la  conscience  bien  plutôt  que  l'or  était  une  chimère,  la  vertu  un  paradoxe, — 
et  que  les  beaux  yeux  noirs  étaient  nombreux. 

Cette  crise  une  fois  passée,  la  vie  d'atelier  fut  douce  à  Tiburce  ;  la  morale  de 
convention  qu'on  y  prêchait  passa  dans  son  esprit  à  l'état  de  dogme.  Du  moment 
qu'il  ne  se  crut  plus  forcé  de  croire  à  rien,  il  fit  bon  marché  de  son  cœur  qui  ne 
fut  plus  que. son  esclave  et  qui  dut  obéira  toutes  ses  fantaisies  et  ses  passagères 
affections.  De  chaque  chose,  ici-bas,  il  ne  vit  plus  que  la  forme;  il  se  garda  de 
pénétrer  au-delà  de  la  surface.  II  s'habitua  avec  une  facilité  infinie  à  ne  plus  vi- 
vre que  de  lendemains  ;  amis  d'un  jour,  plaisirs,  maîtresses  d'un  jour,  il  ne  donna 
qu'un  jour  aux  plus  saintes  occupations  de  ce  monde.  — Tiburce  écrivit  des  let- 
tres d'un  épouvantable  scepticisme,  d'une  moquerie  désespérante  à  son  pauvre 
père,  qui,  heureusement,  ne  les  comprit  pas.  Cependant,  il  ne  faut  point  que  l'on 
s'y  trompe,  il  y  avait  beaucoup  de  fanfaronnades  dans  la  façon  d'agir  de  Tiburce. 
Par  instant,  le  remords,  les  indécisions  vertueuses  essayaient  de  prendre  le 
dessus;  mais  vite  il  appelaità  son  aide  l'amour-propreet  l'orgueil,  et  se  punissait 
des  péchés  qu'il  avait  craint  de  commettre  en  en  faisant  de  plus  gros  —  Donc, 
Tiburce  s'amusait  beaucoup  et  ne  travaillait  guère;  pour  ne  pas  perdre  entière- 
ment son  temps,  il  se  fit  affilier  à  la  société  des  carbonari;  il  vanta  Paul-Louis, 
qu'il  ne  connaissait  pas  ,  se  fit  un  des  plus  fervens  apôtres  de  Benjamin  Constant 
et  s'abonna  au  National.  A  l'atelier,  il  décerna  l'ostracisme  contre  la  peinture 
d'histoire  et  la  peinture  de  genre,  et  il  ne  voulut  plus  faire  que  de  la  peinture  po- 
litique. On  lui  offrit  de  dessiner  un  Marins,  il  préféra  croquer  un  volontaire  du 
Camp  de  la  Lune.  Tiburce  était  devenu  féroce;  il  conspuait  la  monarchie  dans  les 
estaminets,  et  voulait  adresser  une  pétition  à  la  chambre  pour  que  l'on  mît  en 
opéras  toutes  les  chansons  de  Bérenger.  A  l'inverse  de  M.  de  Xelcy,  il  désertales 
femmes  et  se  jeta  à  corps  perdu  dans  les  bras  décharnés  de  la  politique. 

Tiburce  fit  la  révolution  de  juillet;  c'est-à-dire,  il  se  hasarda  à  mettre  le  nez 


188  _  LA   SYLPHIDE. 

dans  la  rue  le  second  jour.  Ayant  vu  tomber  à  ses  côtés  un  homme  frappé  à 
mort,  et  s'apercevant  de  plus  qu'il  faisait  très  chaud,  cette  double  considération 
refroidit  notablement  son  enthousiasme.  Il  remonta  à  son  cinquième  étage  d'où 
il  ne  sortit  plus  que  cinq  jours  après,  sous  préteste  qu'il  était  fort  occupé  à  com- 
poser des  Scènes  populaires  et  philanthropi(|uesdu  Directoire.  Tiburce,  pour  avoir 
de  la  sorte  sauvé  la  patrie  et  la  charte,  méritait  bien  une  récompense  :  il  la  de- 
manda ;  on  lui  fit,  par  hasard,  la  justice  de  la  lui  refuser.  Ce  fut  alors  que  le  fils 
de  Pierre  Durand  sentit  l'impérieux  besoin  de  respirer  l'air  natal. 

Tiburce  retourna  dans  son  cher  Berry  ;  mais  que  d'événemens ,  mon  Dieu  ! 
son  père  était  devenu  sous-préfet,  et  M.  de  Nelcy  était  mort;  oui,  mort  de  peur, 
mort  de  la  crainte  de  voir  après  juillet  recommencer  l'émigration  dont  l'avait  tant 
effrayé  son  père.  Ainsi  placé  entre  la  fortune  et  une  tombe,  un  souvenir  et  un 
nom  de  femme  revinrent,  sur  une  brise  embaumée  du  manoir  de  Nelcy,  cares- 
ser le  cœur  de  Tiburce. 

Et  le  matin  suivant  il  sonnait.à  la  arille  solitaire. 


III, 

Rêves  d'amour  !  qui  jamais  expliquera  vos  inconcevables  influences  ?  Tiburce 
traverse  le  parc  ,  et  sur  sa  tête  les  peupliers  agitent  avec  un  doux  murmure 
leurs  feuilles  chatoyantes,  les  acacias  laissent  pendre  sur  son  front  leurs  grap- 
pes blanches  et  roses  ;  tant  de  fraîcheur ,  tant  de,  solitude  le  régénère  :  il 
s'arrête,  et  presque  malgré  lui  le  voilà  revenu  à  ses  premiers  beaux  jours ,  à 
ses  premières  illusions!  Il  réfléchit  que  son  ame  est  fanée  comme  les  pauvres 
feuilles  que  son  pied  foule  ;  il  se  demande  avec  effroi  si  son  cœur  est  déjà  mort 
aux  amours?  Et  pour  toute  réponse  deux  grosses  larmes  roulent  dans  ses  yeux. 

Ainsi  alTligé  et  rêveur,  Tiburce  s'avançait  sur  le  perron  du  château,  quand 
M<««  de  Nelcy  vint  à  sa  rencontre.  Tiburce  salua  avec  respect  ;  la  châtelaine 
lui  tendit  sa  blanche  main.  —  Le  veuvage  n'avait  aucunement  altéré  les  traits  de  j 

Mme  (Je  Nelcy,  qui  avait  accepté  avec  une  résignation  évangélique  la  croix 
qu'il  avait  plu  à  Dieu  de  lui  envoyer.  Le  deuil  lui  allait  à  ravir.  Mm"  de  Nelcy 
avait  compté  ses  trente  et  un  ans  avec  les  feuilles  que  le  vent  de  la  dernière 
automne  avait  arrachées  aux  arbres  de  son  parc  ;  c'était  une  belle  nature 
ample  et  aristocratique  ,  une  figure  pâle  mais  animée,  encadrée  dans  des  ban- 
deaux de  cheveux  noirs  ,  sur  lesquels  la  lumière  miroitait  comme  sur  du  satin. 
Si  Tiburce  avait  pu  ressembler  par  quelque  endroit  à  Jean-.lacques ,  on  com- 
parerait volontiers  M""-  de  Nelcy  à  Mme  de  Varens.  Aussi ,  voyant  tant  de 
noblesse  unie  à  tant  de  grâce,  Tiburce  gardait  un  anxieux  silence,  et  se  laissait 
conduire  comme  un  enfant.  Mi""  de  Nelcy  jouissait  de  son  trouble,  et  à  dessein 
sans  doute,  elle  l'amena  dans  son  salon  jusque  devant  le  portrait  qui  l'avait  si 
étrangement  fasciné  lors  de  sa  dernière  visite. 

Levant  les  yeux,  Tiburce  reconnut  cette  toile  et  tressaillit.  —  C'est  bien  là  , 
se  disait-il ,  le  pinceau  de  Mignard  ;  mais  comment  se  fait-il  qu'à  plus  d'un 
siècle  et  demi  d'intervafle  ce  portrait  ressemble  autant  à  M^^e  de  Nelcy"?  —  La 
belle  veuve  avait  deviné ,  et ,  faisant  asseoir  Tiburce  à  côté  d'elle ,  elle  lui  raconta, 
avec  ce  son  deyolx  que  les  femmes  savent  si  bien  prendre  lorsqu'il  leur  plaît  de 


I,  \    SYI.PIllllK  ISil 

séduire,  comment  cette  admirable  page  de  Mignard  était  le  portrait  d'une  de  ses 
aïeules,  vicomtesse  de  Raiicé ,  amie  intime  de  Mme  de  Montbazon  et  presque 
aussi  belle  que  cette  reine  de  beauté  du  grand  siècle.  Les  héritages  et  les  révolu- 
tions avaient  fait  éprouver  de  nombreuses  vicissitudes  à  ce  portrait  ;  il  était 
tombé  ,  sans  qu'on  pût  s'expliquer  de  quelle  manière ,  entre  les  mains  de  Saiut- 
Evremont  qui  en  avait  fait  cadeau  à  Helvétius,  fort  bel  homme  et  grand  ama- 
teur de  femmes,  comme  on  sait;  et  enfin  ,  le  feu  marquis  de  Rancé  avait  acheté, 
moyennant  un  prix  fort  modique,  le  portrait  de  sa  parente  au  petit-fds  d'un 
obscur  encyclopédiste  ,  devenu  brocanteur  par  la  faute  de  Voltaire  et  de  Rous- 
seau. —  Mme  de  \elcy  se  complaisait  dans  ces  détails  qui  lui  donnaient  le 
temps  d'examiner  à  loisir  Tiburce ,  lequel,  de  son  côté ,  lui  accordait  toute 
latitude  .  parce  qu'il  gagnait  presque  autant  qu'elle  à  ce  répit ,  et  que  peu  à  peu 
son  intrépidité  et  son  adresse  prenaient  le  dessus. 

Tiburce  était  d'ailleurs  changé  tout  à  son  avantage  :  les  bottes  vernies  avaient 
succédé  aux  bas  bleus;  il  avait  toute  la  distinction  et  l'aisance  d'un  artiste  qui  n'a 
pas  tourné  ledos  aux  usages  du  beau  monde,  et  de  plus,  Tiburce  était  blond:  il  ne 
réfléchissait  pas  à  cet  avantage  qui  était  solennel,  décisif,  aux  yeux  de  la  veuve, 
ce  qui  sera  facilement  comprisquand  on  saura  que  défunt  M.  de  Nelcy  étaitbrun. 
Tiburce  aurait  été  un  homme  complet  s'il  n'avait  pas  eu  vingt-deux  ans  ;  cinij 
ou  six  années  de  pluset  on  en  aurait  fait  quelque  chose.  Néanmoins,  M™"  de  Nelcy, 
avec  cette  charité  touchante  qui  distingue  son  sexe  depuis  Antigone,  se  décida  à 
lui  trouver  un  emploi. 

jjrae  (Je  Nelcy  n'avait  guère  pleuré  son  époux  :  d'abord  parce  que  les  pleurs 
font  vieillir,  et  ensuite  parce  qu'on  vieillit  assez  vite  lorsqu'on  est  veuve  et  que 
l'on  a  trente  et  un  ans.  L'arrivée  de  Tiburce  qui  ne  tenait  pas  beaucoup  de  place, 
combla,  dès  le  premier  jour,  le  vide,  d'ailleurs  assez  minime,  que  la  mort  de 
M.  de  Nelcy  avait  laissé  dans  le  cœur  de  sa  compagne.  Anysie  de  Nelcy  avait 
glorieusement  gagné  ses  grades  sur  le  champ  de  bataille  de  la  société  :  demoi- 
selle, puis  femme,  puis  veuve  ;  en  devenant  maîtresse  d'elle-même,  il  lui  était 
certes  bien  permis  d'être  la  maîtresse  de  l'amant  de  son  choix.  Le  monde  n'avait 
rien  à  voir  là  dedans;  c'est  rarement  son  approbation  qui  rend  heureux. 

Quant  à  Tiburce,  jamais  il  n'avait  été  aussi  bien  servi  par  les  circonstances  : 
il  tombait  dans  le  manoir  de  Nelcy  précisément  à  l'heure  où  les  afTections  de  la 
châtelaine  étaient  impatientes  de  rencontrer  un  objet  auquel  attacher  leurs  capri- 
cieuses lianes.  Peut-être,  sans  la  venue  du  jeune  rapin  ,  la  descendante  de  la 
belle  vicomtesse  de  Rancé ,  ainsi  bannie  dans  ses  terres  et  comme  séquestrée  du 
reste  du  monde,  eût-elle  commis  la  même  faute  que  Mme  de  Yarens  ,  dont  on 
parlait  il  y  a  un  instant.  Quelle  barre  ignominieuse  sur  le  superbe  blason  de 
Nelcy!  Si  l'on  ajoute  que  la  noble  veuve  n'avait  vu  Paris  que  fort  jeune,  à  la  dé- 
robée pour  ainsi  dire,  et  sous  le  contrôle  d'un  vieux  tuteur  maussade,  car 
Anysie  était  restée  orpheline  de  bonne  heure;  on  s'expliquera  sans  peine  les  sym- 
pathies qui  l'entraînaient  vers  Tiburce ,  qu'elle  avait  vu  ,  même  avant  son  entrée 
dans  le  monde,  et  sur  lequel  elle  exerçait  une  certaine  autorité  morale ,  sans 
compter  l'empire  absolu  de  sa  beauté.  —  Pour  Tiburce,  il  avait  entrevu  dès  le 
premier  moment  que  la  connaissance  de  Mme  de  Nelcy  ne  pouvait  être  pour  lui 
la.  continuation  du  roman  de  ses  fugitives  amours  ,  et  que  ce  n'était  pas  en  se 
donnant  des  manières  de  roué  et  des  allures  de  mauvais   sujet  qu'il  viendrait  à 


190  LA   SYLPHIDE. 

bout  d'elle.  Une  fois  remis  de  ses  craintes ,  il  sut ,  dans  cette  première  visite ,  être 
timide  et  bavarda  propos.  Tiburoe  et  Mme  de  Nelcy  effleurèrent  tous  les  sujets 
et  ne  s'arrêtèrent  positivement  à  aucun.  On  sondait  le  terrain  de  part  et  d'autre  ; 
on  préludait  par  de  petites  escarmouches  au  grand  combat  de  l'amour. 

Quand  Tiburce  eut  dit  adieu  à  Mine  de  Nelcy,  la  châtelaine  se  prit  à  penser 
que  Paris  était  un  bien  incomparable  séjour,  puisqu'il  pouvait  ainsi  polir  en  quel- 
ques mois  une  nature  aussi  barbare  qui  l'était  celle  de  ïiburce  avant  son  départ 
du  Berry;  et  Tiburce  réfléchit  en  heurtant  du  pied  les  pâquerettes  blanches  qui 
diapraient  les  gazons  de  la  pelouse  que  les  yeux  noirs  de  M""  de  Nelcy  étaient 
encore  plus  beaux  que  les  yeux  noirs  du  portrait  de  Mignard. 

Solitude  de  la  province,  paix  ineffable  du  manoir,  splendeurs  du  ciel,  gazouil- 
lemens  de  la  terre  et  des  bois ,  magnificence  étoilée  des  nuits,  que  vous  fûtes 
douces  à  l'imagination  de  Tiburce!  Quel  beau  livre  il  écrivit  dans  son  cœur  sous 
la  dictée  de  ses  émotions  et  de  ses  souvenirs  I  II  sentait  bien  que  tôt  ou  tard 
M"*  de  Nelcy  serait  sa  maîtresse  ;  mais  soit  raffinement,  soit  inquiétude,  il  re- 
culait cette  heure  céleste  afin  de  caresser  plus  long-temps  sa  chimère.  Lui 
Tiburce,  lui  pauvre  peintre  ,  l'amant  d'une  grande  damel  II  y  avait  là  de  quoi 
mourir  de  joie.  —  Et  Tiburce  voulait  vivre.  — Chaque  jour  donc  il  retournait 
au  château;  et  chaque  jour  ses  visites  étaient  plus  longues,  chaque  jour  il  cueil- 
lait une  fleur  nouvelle  dans  le  chemin  parfumé  des  amours.  —  Il  avait  serré  la 
main  de  M^e  de  Nelcy,  puis  il  s'était  hasardé  à  la  baiser;  de  la  main  il  avait  ga- 
gné la  taille,  de  la  taille  il  avait  atteint  le  front  ;  un  soir  même  il  effleura  de  sa 
lèvre  cet  œil  noir  qui  avait  manqué  à  Mignard  pour  composer  un  chef-d'œuvre. 

Trois  mois  se  passèrent  ainsi. 

Il  n'y  avait  plus  de  feuilles  aux  arbres,  le  givre  faisait  grelotter  les  bran- 
ches. M'"e  de  Nelcy  et  Tiburce  prolongeaient  leurs  veillées  sentimentales  , 
plongés  en  de  douillettes  bergères,  quelquefois  assis  sur  la  même  méridienne  , 
devant  un  bon  feu  de  bois  de  chêne,  qui  pétillait  dans  la  haute  cheminée  de 
marbre.  Tous  deux  ils  attendaient  quelque  chose ,  et  bien  souvent ,  sans 
oser  se  le  dire ,  ils  s'ennuiaient  d'attendre!...  Si  bien  qu'un  soir  Tiburce  vint 
prendre  place  à  côté  de  sa  belle  amie,  tenant  en  main  un  livre  qu'il  avait  trouvé 
sur  un  prie-dieu.  C'était  un  romande  Crébdlon  fils  :  Le  Canapé.  Tiburce  se 
mit  à  lire  ,  de  temjis  à  autre  M°"^  de  Nelcy  se  penchait  vers  lui  avec  un  ravissant 
abandon  ,  tandis  que  sur  le  cadran  de  la  pendule  l'inflexible  aiguille  tournait 
toujours. 

—  J'aime  ce  roman  ,  j'aime  votre  voix  ,  j'aime lisez  encore,  Tiburce  1  di- 
sait M""^  de  Nelcy  avec  un  indéfinissable  accent. 

Mais  comme  Tiburce  pressentait  que  quelque  chose  d'étrange  allait  s'ac- 
complir, son  cœur  se  mit  à  battre  avec  violence,  et  l'idée  du  bonheur  imprima  à 
tons  ses  membres  un  tremblement  si  convulsif  que  le  livre  échappa  de  ses  mains. 

—  La  pendule  marquait  alors  une  heure  du  matin  et  la  tète  de  M"'"  de  Nelcy 
était  appuyée  sur  l'épaule  de  Tiburce. 

Tiburce  tomba  aux  genoux  de  M""^  de  Nelcy. 

Le  lendemain  ,  en  entrant  dans  le  salon  avec  sa  souveraine,  Tiburco  trouva  le 
livre  par  terre,  à  la  même  place  que  la  veille. 

—  Achevons-nous  ce  roman?....  dit-il  à  M"""  do  Nelcy. 


LA    SYLPHIDE. 


lyi 


—  Non  ,  lui  répondit  la  femme  lieureuse  avec  un  doux  sourire  ;  je  le  sais  main- 
tenant par  cœur!  G.   GLÉ>OT-LECOIME. 

(La  tuile  à  la  livraison  prochaine.) 


EXDAM  la  semaine  qui  vient  de  s  écouler,  la  poli- 
tique a  un  instant  tenté  de  faire  invasion  à  l'Opéra  : 
heureusement  ce  coup  de  main  des  claqueurs  de  la 
guerre  a  tout  prix  a  cédé  devant  une  demi-dou- 
zaine de  gardes  municipaux.  On  en  sera  quitte  pour 
supprimer  pendant  quelques  jours  sur  l'afflche  de 
l'Académie  Royale  les  opéras  qui  nous  rendraient 
trop  fiers  d'être  Français  en  regardant  la  colonne  : 
Guillaume  Tell ,  la  Muette.  .M.  de  Rémusat  ne  saurait  trop  recommander  la  re- 
présentation des  Martyrs,  s'il  veut  que  la  foule  n'aille  pas  rue  Lepelletier. — 
Mercredi  dernier,  ainsi  que  nous  l'avions  dit ,  a  eu  lieu  avec  un  plein  succès  la 
représentation  de  la  scène  lyrique  de  M.  F.  Bazin.  Loyse  de  Montfort ,  couron- 
née quelques  jours  auparavant  à  l'Institut.  M.  Bazin  a  augmenté  son  œuvre  pour 
le  théâtre  de  quelques  morceaux  d'ensemble  qui  la  complètent  et  en  font  un  acte 
qui ,  chanté  comme  il  l'est  par  Dérivis,  .Marié  et  M™e  Stoltz  ,  occupera  une  fort 
honorable  place  au  répertoire.  —  D'ailleurs  ,  le  Diable  amoureux  et  M'ie  Pauline 
Leroux  font  toujours  les   beaux  soirs  de  l'Opéra. 

M"e  Mars  est  rentrée  à  la  Comédie-Française;  cette  rentrée  a  achevé  de  met- 
tre Latréaitmont  en  oubli.  On  parle  de  différentes  tragédies  féminines  qui  sont 
à  l'étude;  à  cela  se  bornent  les  nouvelles  de  la  rue  Richelieu.  —  A  l'Odéon,  on 
n'est  pas  sans  quelque  inquiétude  sur  la  saison  chantante  que  les  Bouffes  nous 
apprêtent;  Rubini  et  Tamburini  chantent  un  peu  comme  des  grands  seigneurs 
qui  se  soucient  plus  de  la  croix  que  des  bravos  ;  ils  accordent  au  public  une  ca- 
vatine,  un  duo,  un  air  di  bravura  par  soirée ,  et  pour  le  surplus  ils  s'en  moquent, 
ou  à  peu  près.  M^e  Persiani  est  un  talent  très  inégal.  L'autre  soir  une  diva  Man- 
cini  a  débuté  dans  la  Norma  avec  un  assez  douteux  succès.  Toutefois  prenons 
patience  et  attendons. 


192"  l,A  SYLPHIDE. 

Un  M.  Sainte-Foy  a  débuté  à  l'Opéra-Coniique;  il  n'y  a  pas  grand'chose 
encore  à  en  dire,  et  d'ailleurs  l'Opéra-Comique  n'a  pas  besoin  de  débiitans  pour 
remplir  sa  magnifique  salie.  Euzet,  de  la  Renaissance,  est,  dit-on, engagé  par 
M.  Crosnicr.  —  On  n'entend  parler  partout  que  du  théâtre  des  Variétés  et  du 
Chevalier  du  guet.  —  Volnys  et  sa  femme  sont  rentrés  au  Gymnase  dans  Clé- 
mence et  la  Grand'  Mère.  —  Le  Palais-Royal  répète  un  vaudeville  de  Bernard- 
Léon.  Ce  sera  un  succès  si  la  pièce  est  aussi  amusante  que  l'acteur.  —  M™*^  An- 
celot  dispute  à  son  mari  le  droit  de  faire  représenter  de  pitoyables  pièces; 
Marguerite  est  quelque  chose  de  presque  aussi  ennuyeux  que  Quitte  ou  double. 
Assurément  M.  et  M™»  Ancelot  sont  des  époux  assortis  pour  fabriquer  de  mau- 
vais vaudevilles.  On  répète  tout  bas  que  ce  même  M.  Ancelot  s'est  associé 
dans  la  direction  du  Vaudeville  avec  MM.  Trubert  [et  Bouffé.  Avec  trois  tètes 
pareilles  le  théâtre  df^  la  place  de  la  Bourse  n'a  pas  trois  jours  à  vivre. 

— Mais  voici  bien  une  autre  nouvelle,  la  Porte-Saint-Martin  va  rouvrir  d'ici  à 
peu  de  jours ,  sous  la  direction  de  qui  ?  je  vous  le  donne  à  deviner  en  mille.  Ce 
sont  les  frères  Cogniard  qui  vont  gouverner  les  destinées  de  cette  malheureuse 
scène.  Ainsi ,  le  théâtre  dont  les  gens  qui  n'ont  rien  à  dire  réclamaient  à 
grands  cris  l'ouverture  dans  l'intérêt  du  drame  littéraire  en  France  ;  le  théâtre 
où  M.  de  Balzac  se  proposait  de  faire  oublier  la  catastrophe  de  Vautrin  est 
abandonné  aux  mains  de  deux  membres  de  la  société  des  auteurs  dramati- 
ques ,  qui  n'ont  jamais  fait  que  des  vaudevilles  et  des  mélodrames  à  grand 
orchestre.  Il  est  diffîcile  de  justifier  une  semblable  inconséquence.  De  deux 
choses  l'une  :  ou  le  besoin  se  faisait  impérieusement  sentir  d'une  scène  digne 
des  Àntony,  des  Térésa  et  des  Ruy-Btas  futurs,  et  alors  ce  n'est  pas  à  MM.  Co- 
gniard qu'il  fallait  la  confier,  car  il  n'est  rien  de  commun  entre  MM.  Cogniard 
et  MM.  Hugo  et  Dumas;  ou  la  Porte-Saint-Martin  ne  sera  qu'une  concurrence 
de  l'Ambigu  ,  de  la  Gaîté  ,  des  Folies-Dramatiques,  voire  même  du  Cirque,  où 
les  susdits  MM.  Cogniard  ont  obtenu  de  fort  nombreux  succès,  mais  pour  les- 
quels MM.  Hugo  et  Dumas  n'ont  jamais  rien  écrit  que  nous  sachions,  et  dans 
ce  cas  ,  était-ce  bien  sincèrement  la  peine  d'offrir  de  nouveaux  débouchés 
aux  produits   déjà  si  exubérans  de  la  basse  littérature  ? 

Nous  devons  donc  en  conclure  ,  d'une  façon  comme  de  l'autre,  que  le  théâtre 
de  la  Porte-Saint-Martin  ne  ressuscite  que  pour  mourir,  selon  toute  apparence, 
le  troisième  jour,  la  troisième  semaine  ou  ,  au  plus  tard,  le  troisième  mois.  Sans 
doute  on  nous  accusera  de  ne  pas  plaider  ici  la  cause  des  machinistes,  des  allu- 
meurs de  quinquets  et  de  tous  les  rats  plus  ou  moins  blonds,  plus  ou  moins  jeu- 
nes qui  vivent  des  coulisses.  Nous  répondrons  qu'il  n'y  a  rien  d'aussi  absurde  à 
notre  gré,  qu'une  philantropie  mal  comprise,  et  que  nous  ne  trouvons  pas  moins 
ridicules  les  mauvaises  raisons  qui  ont  été  mises  en  avant  pour  maintenir  l'exis- 
tence, ou  plutôt  pour  perpétuer  l'agonie  de  la  Porte-Sainir-Martin,  que  tous  les 
axiomes  vertueux  dont  cet  honnête  M.  Bouilly  a  doté  notre  âge.  Quoi  qu'il  arrive, 
nous  sommes  encore  d'avis,  et  nous  craignons  trop,  hélas  !  que  l'expérience  ne 
vienne  bientôt  nous  donner  gain  de  cause,  que  la  démolition  de  la  Porte-Saint- 
Martin  eût  profité  à  tout  le  monde  :  aux  théâtres  voisins ,  au  public  et,  par  dessus 
tout,  à  la  rue  de  Bondy,  dont  les  abords  eussent  été  de  la  sorte  élargis  et  puri- 
fiés d'une  façon  entièrement  convenable.  *** 


Le  Directeur  DE  VILLEMESSANT. 


)    • 


lA   SYLPHIDE 


DIRECTION,  RUe    O    HANOVRE,    IT. 


LA   SYLPHIDE. 


103 


A  Madame  ' 


1"  odobre. 


voir  le  beau  soleil,  qui  se  joue  derrière  mes  ri- 
deaux, madame,  on  se  croirait  aux  approches  du 
printemps;  mais,  hélas!  il  n'en  est  rien.  Ce  ciel 
pur,  ces  légers  nuages  argentés ,  ces  rayons  lu- 
mineux, tout  cela,  c'est  le  chant  du  cygne,  mo- 
dulé par  la  nature .  au  moment  où  elle  va  revê- 
tir ces  crêpes  sombres  de  l'hiver;  au  moment  où 
tout  ce  luxe  extérieur,  bienfait  de  la  Providence, 
va  s'affaiblir  et  s'éteindre  pour  faire  place  aux  ar- 
tificielles décorations  de  l'intérieur.  Quand  les 
frais  gazons  des  champs  jauniront ,  les  moelleux 
tapis  d'Aubusson  viendront  semer  de  fleurs  le 
passage  des  belles  Parisiennes  :  aux  brillans  éclats 
du  soleil  succédera  le  feu  des  lustres  et  des  candé- 
labres ;  au  miroir  mobile  des  ruisseaux,  la  limpidité  des  glaces  de  Saint-Gobin  ; 
et  si  le  vent  du  Nord  vient  arracher  une  à  une  les  feuilles  de  la  haute  char- 
mille, réduit  mystérieux  des  plus  douces  méditations,  à  l'abri  derrière  les  ri- 
ches portières  de  Tachy.  de  poétiques  émotions  viendront  encore  effleurer  le 
cœur.  Paris  est  le  lieu  du  monde  où  on  prend  le  mieux  son  parti  sur  la  perte 
de  l'été  et  du  beau  temps  qu'il  entraine  avec  lui  :  tant  déplaisirs  viennent  rem- 
placer ceux  que  donne  la  verte  saison ,  qu'en  vérité  ce  serait  dépenser  ses  re- 
grets en  pure  perte  que  de  ne  se  point  consoler  avec  ce  qui  nous  reste.  Rien 
qu'à  voir  les  préparatifs  de  nos  sommités  fashionables ,  il  y  a  de  quoi  faire  ou- 
blier toutes  les  prairies  et  tous  les  bocages  de  la  terre.  Comment  croire  qu'il  y 
a  quelque  chose  à  regietter.  lorsqu'on  visite  les  beaux  magasins  de  Lemonnier- 
Pelvey,  et  qu'une  fois  introduit  dans  son  ravissant  boudoir  de  satin,  on  se  plait 
à  choisir  parmi  toutes  ces  créations  aristocratiques,  le  chapeau,  le  bonnet  qui 

16 


194 


LA   SYLPHIDE. 


doit  aller  faire  sensation  aux  Italiens  ou  à  l'Opéra?  Lemonnier-Pelvey  a  cette 
année,  comme  toutes  les  autres,  fait  preuve  du  goût  qui  a  su  attirer  à  sa  mai- 
son une  belle  et  noble  clientelle.  Il  a  dans  ce  moment  des  chapeaux  en  velours 
de  la  forme  la  plus  gracieuse,  sur  lesquels  est  jeté  d'une  manière  toute  sé- 
duisante un  bouquet  de  fleurs  également  en  velours,  où  un  coquet  nœud  de 
ruban  en  velours  épingle,  qui  se  laisse  voir  à  demi  sous  la  voilette  de  blonde. 
Ses  bonnets,  de  la  forme  la  plus  agaçante,  viennent,  ainsi  que  les  coiffures  de 
fantaisie,  faire  concurrence  à  ces  charmans  chapeaux.  —  Je  viens  de  voir  de 
si  belles  compositions  chez  M""  Ferrières-Penona,  que  je  ne  puis  résister  au 
désir  de  vous  en  parler  ;  c'était  toute  une  fashionable  cargaison  destinée  pour 
la  Russie  ;  les  robes  de  velours,  de  moire,  de  satin,  de  velours  épingle,  brodées 
en  soie  et  argent,  et  garnies  de  dentelles  d'argent  ;  des  manteaux  en  velours, 
des  châles  burnous  en  satin  brodés  en  chenille,  des  écharpes  en  velours,  etc. 
M""  Penona,  à  laquelle  nous  devons  déjà  l'élégant  manteau  Louis  XIV,  semble 
ne  pas  devoir  s'arrêter  en  si  beau  chemin .  A  cet  envoi  de  toilettes  vraiment  roya- 
les étaient  jointes  des  caisses  toutes  remplies  des  modes  délicates  et  distinguées, 
sorties  des  mains  de  M°"'  Lejay-  Vous  savez  combien  M'"'  Lejay  excelle  dans 
l'art  de  donner  une  forme  gracieuse  à  toutes  ses  modes  ;  combien  ses  fleurs 
sont  artistement  posées  ;  combien  ses  rubans  sont  heureusement  choisis.  Il  y 
avait  dans  cet  envoi  beaucoup  de  chapeaux  en  velours ,  un  grand  nombre  de 
capotes,  dont  une,  entre  autres ,  en  satin  vert-émeraude,  doublée  de  satin 
blanc  et  ornée  de  pensées  en  velours,  était  une  ravissante  coiffure. —  Palmire 
continue  toujours  la  suite  de  ses  succès  ;  e.lle  terminait  hier  une  magnifique 
robe  en  satin  bleu,  broché  couleur  sur  couleur,  garnie  d'un  haut  volant  de  den- 
telle de  soie  et  ornée  de  pagodes  et  de  berthes  assortise.  Sur  ces  dentelles,  le 
travail  le  plus  exquis  représentait  les  armoiries  de  la  noble  femme  à  laquelle  el- 
les étaient  destinées.  Voilà  un  luxe  vraiment  princier.  Palmire  orne  quelquefois  le 
devant  du  jupon  de  ses  redingotes  en  velours,  de  trois  rangs  de  boutons  faits 
en  velours  perlé;  elle  emploie  en  général  assez  volontiers  les  cordelières ,  les 
brandebourgs,  les  torsades  et  les  franges  ;  les  cordelières  et  cordons  dont  se 
sert  Palmire  comme  accessoires  pour  relever  les  larges  manches  pagodes , 
sont  habituellement  en  soie  et  or  ou  argent.  Sous  toutes  ces  robes,  cette  cou- 
turière en  renom  exige  les  sous-jupes  Oudinot,  ou  celles  de  Delannoy  auxquelles 
elle  donne  la  préférence  ;  ces  sous-jupes  plus  légères  et  plus  souples  donnent 
au  jupon  de  dessous  beaucoup  plus  de  grâce  dans  le  tombant  des  plis ,  aussi 
cette  préférence  de  Palmire  emplit-elle  les  magasins  de  Delannoy  (rue  Mont- 
martre, 182),  des  plus  élégantes  femmes  de  Paris.  La  célèbre  faiseuse  a  aussi 
jeté  le  gant  cette  année  à  Gon,  c'est  là  où  elle  vient  prendre  toutes  ses 
fourrures  -,  il  est  vrai  de  dire  que  Gon  justifie  pleinement  la  préférence  qui  lui 
est  accordée;  il  possède  les  plus  belles  fourrures  possibles,  et  un  envoi  de  plus 


I.A    SYl.rilllIL. 


de  cent  mille  francs  vient  de  lui  être  f;iit  de  Paissie;  ses  martres  zibelines  sont 
admirables,  ses  hermines,  renards  bleu,  etc.,  sont  on  ne  peut  plus  remarqua- 
bles ;  ses  magasins  offrent  dans  ce  moment  le  plus  bel  assortiment  de  bur- 
nous, mantelets;  ses  pelisses  de  velours  doublées  de  satin  avec  leur  petit  ca- 
puchon à  gland  d'or,  sont  la  plus  séduisante  chose  du  monde;  ses  gants  et  «es 
pèlerines  de  jeunes  filles  garnis  de  cygne  dénotent  le  goût  le  plus  exquis,- 
Gon  est  donc,  sans  contredit ,  celui  de  nos  fourreurs  qui  entend  le  mieux  sa 
partie.  J'en  pourrais  dire  autant  de  Chapron  pour  la  spécialité  des  mou- 
choirs ,  depuis  le  plus  simple  jusqu'au  plus  splendide  ,  depuis  le  mouchoir 
de  trois  francs  jusqu'à  celui  qui  eu  coûte  raille;  Chapron  a  la  plus  belle 
collection  de  ces  mouchoirs  ,  dont  la  mode  a  fait  maintenant  un  des  objets 
les  plus  essentiels  de  la  toilette  d  une  femme  du  monde  :  distinction  de  dessins, 
finesse  de  travail ,  beauté  des  dentelles,  Chapron  a  tout  compris  et  tout  exé- 
cuté !  En  parlant  de  ces  mouchoirs,  je  ne  puis  oublier  leur  accessoire  obligé,  je 
veux  dire  les  parfums  inimitables  de  Guerlain  ,  suaves  et  pénétrantes  odeurs 
qui  se  répandent  en  profusion  sur  la  fine  batiste  et  qu'ils  imprègnent  d'une 
senteur  délicate  et  irrésistible.  —  Les  montres  ,  qui  pendant  quelque  temps 
avaient  été  presque  proscrites  de  la  toilette  et  que  l'on  portait  par  utilité,  plu- 
tôt que  par  élégance,  reprennent  une  très  remarquable  faveur  ;  on  doit  ce  re- 
tour à  la  mode  des  montres,  dont  on  peut  faire  un  vrai  bijou  de  toilette,  à 
Benoît,  horloger,  dont  le  talent  dans  le  mécanisme  de  l'horlogerie  ne  le 
cède  en  rien  au  bon  goût  des  ornemens  ;  nous  avons  de  Benoit  des  modèles 
de  montres  et  de  pendules  qui  sont  de  vrais  chefs-d'œuvre,  et  nous  n'enten- 
drons plus  désormais  célébrer  l'horlogerie  genevoise  sans  pouvoir  sûrement 
lui  opposer  celle  dont  le  travail  assidu  de  Benoît  a  doté  notre  pays. 

Chaque  jour  nous  emmène  ces  belles  et  fraîches  Anglaises  qui  paraient  nos 
promenades  :  les  dames  parisieimes  doivent  donc  redoubler  de  soin  pour  nous 
les  faire  oublier:  elles  doivent  ne  point  négliger  le  grand  réparateur  des  visages. 
Guerlain,  et  le  grand  conservateur  des  belles  dents,  Hattute,  qui  compte 
parmi  sa  clientelle  toutes  les  nobles  dames  du  faubourg  Saint-Germain. 
Hattute  est  le  dentiste  à  la  mode  et  on  peut  affirmer  que  son  talent  ne  fait 
jamais  défaut  à  sa  réputation.  C'est  un  mérite  aujourd'hui ,  alors  que  les  cote- 
ries, la  camaraderie  viennent  souvent  louer  ce  qui  est  est  fort  peu  louable.  J'au- 
rais, en  littérature  surtout ,  mille  exemples  pareils  à  vous  citer,  mais  pourquoi 
découvrir  la  plaie  de  son  voisin ,  l'amour  du  prochain  est  une  belle  chose, 
usons-en  ;  les  belles  choses  sont  si  rares  !       Baronne  marie  de  l'***-"** 


136 


LA   SÏLPniDE. 


LES   FOLLES  AMOURS. 

LIVRE  PREMIER*. 

Madame  de  ^^elcy. 
IV. 

IBURCE  et  M"ie  de  Nelcy  ,  tout  entiers  à  leurs 
mutuels  épanchemens  ,  ne  comptaient  plus  ni  les 
jours  ni  les  semaines  ,  et  l'hiver  se  passa  de  la 
sorte  ,  plein  du  soleil  et  des  fleurs  de  l'amour. 
M™"  de  Nelcy  acheva  son  deuil  dans  la  lune  de 
miel  de  l'inclination  ,  du  caprice  peut-être;  on 
jettera  néanmoins  un  voile  épais  sur  les  pre- 
miers temps  qui  suivirent  la  veillée  dont  un 
roman  de  Crébillon  fils  avait  si  bien  occupé  la 
première  partie,  et  dont  la  seconde  appartient  au  domaine  des  accidens  qui 
se  devinent  beaucoup  plus  qu'ils  ne  se  racontent. 

Quand  le  calme  fut  un  peu  revenu  dans  l'ame  de  M"»"  de  Nelcy  et  de  Ti- 
burce  ,  les  deux  amans  ,  comme  c'est  l'habitude  ,  se  firent  leurs  confidences 
réciproques.  —  Tiburce  avoua  à  sa  chère  maîtresse  qu'il  avait  emporté  du 
Berry  son  image  adorée  ;  que  son  souvenir  l'avait  suivi  au  milieu  do  ses  joies 
les  plus  turbulentes  ;  que  pour  elle  il  avait  abandonné  Paris,  que  pour  elle  il 
vivrait  éternellement  en  province  et  que  son  aaiour  était  d'autant  plus  viôlenl 
qu'il  l'avait  vu  entouré  de  plus  d'impossibilités  ou  d'obstacles.  —  Il  y  avait 
presque  autant  de  vérités  que  do  mensonges  dans  les  paroles  de  Tiburce.  Les 
femmes  sont  ,  d'habitude,  plus  franches  que  nous  en  amour,  surtout  au  point  de 
vue  des  détails.  I^I™"  de  Nelcy  confessa  donc  à  Tiburce,  qu'elle  l'avait  trouvé  un 
jieu  ridicule  lors  de  sa  visite  avec  son  père  ;  mais  ensuite  quand  il  était  revenu 
seul,  riche  des  beaux  usages  et  des  manières  aisées  qu'il  avait  été  prendre  à 
Paris ,  elle  n'avait  pas  été  maîtresse  de  son  étonnement.  L'étonnement  s'était 
changé  en  émotion  ,  l'émotion  avait  elle-même  pris  un  autre  caractère  ,  la  sym- 


'  Voir  [jIus  haul,  page  I8i. 


LA  SYLPHIDE. 


1»1 


pathie  ,  l'amitié,  l'amour  sans  doute  et  le  Canapé  de  Crébillon  fils  avait  fait  le 
reste.  Pour  dénoûment  à  tout  ceci,  Tiburce  se  jetait  au  cou  de  M<ne  de  Neicy. 
Il  se  figurait  être  certain  de  son  bonheur,  parce  qu'il  mentait  à  une  femme  qui 
avait  l'innocence  de  le  croire  ou  qui  faisait  semblant ,  et  il  ne  voyait  pas  que 
cette   femme  ,  à  son  insu  peut-être,  abusait  de  lui  et  se  trompait  elle-même. 

En  cédant  à  l'amour  de  Tiburce,  Mme  de  Nelcy  s'était  deux  fois  fait  illusion  : 
elle  prisait  Tiburce  au-delà  de  sa  valeur  .  tandis  qu'elle  ne  s'estimait  pas  assez 
elle-même  ;  ne  connaissant  guère  que  la  province  ,  elle  ignorait  infiniment 
le  monde  ,  et  réduite  depuis  longues  années  au  triste  et  monotone  entourage 
du  manoir  de  Rancé  et  en  dernier  lieu,  du  château  de  Nelcy,  ce  n'étaient  ni  son 
vieux  tuteur,  ni  les  pavsans.  ni  défunt  son  époux  qui  avaient  pris  à  tâche  de  lui 
donner  des  notions  complètes  de  la  société  et  de  ses  mœurs.  Mme  de  Nelcy, ainsi 
malade  dans  ses  affections  et  ses  vagues  espérances,  s'était  adonnée  à  la  lecture 
des  romans  avec  une  passion  qui  tenait  du  délire.  Ces  livres  qui  chaque  jour  et  à 
chaque  heure  pour  ainsi  dire  lui  créaient  un  monde,  des  événemens  et  des  amis 
nouveaux,  avaient  rempli  soncerveau  et  son  cœur  des  rêves  les  plusextravagans. 
Le  roman  était  devenu  pour  elle  une  religion;  à  force  de  lire  des  contes,  son  ame 
impressionnable  et  trop  long-temps  retenue  les  avait  transformés  en  autant 
d'histoires  réelles.  Elle  avait  pleuré  un  si  grand  nombre  de  femmes  malheu- 
reuses et  de  jeunes  filles  sacrifiées;  elle  avait  planté  tant  de  croix  sur  les  tombes 
des  vierges  trompées  et  des  adultères  vertueuses  dont  son  oreille  avait  recueilli 
le  dernier,  soupir  que  son  imagination  était  devenue  une  espèce  de  cimetière.  Ce 
n'étaient  pas  là  ,  du  reste,  les  seules  idées  fausses  que  Mme  de  Nelcy  eût  puisées 
dans  la  lecture  des  romans;  elle  y  avait  encore  appris  que  pour  être  méchant  ou 
stupide  ,  il  faut  être  époux;  quo  pour  être  beau  et  aimé  il  suffit  de  n'avoir  pas  de 
famille,  pas  d'argent  et  pas  d'état  ;  que  pour  réussir  il  est  nécessaire  d'entrer  le 
moins  possible  par  les  portes  et  de  toujours  sortir  par  les  fenêtres;  enfin  ,  et  c'é- 
tait là  surtout  ce  qui  désolait  Mme  de  Nelcy,  elle  avait  peur  d'elle-même  ,  osait  à 
peine  se  regarder  et  doutait  de  sa  destinée  et  de  ses  rêves  à  force  d'avoir  trem- 
blé sous  les  blasphèmes,  les  imprécations  et  les  ignominies  dont  tout  romancier 
contemporain  se  croit  tenu  de  charger  la  tête  de  la  femme  de  trente  ans. 

Depuis  deux  ans  cet  âge  fatal  avait  fermé  son  cycle  pour' Mme  de  Nelcy,  et 
depuis  deux  ans  elle  s'écoutait  gémir,  elle  se  plaignait  aux  bois  ,  aux  fleurs,  aux 
mille  beautés  du  jour  et  de  la  nuit  de  son  mal  imaginaire.  Cependant,  se  disait- 
elle  quelquefois ,  pour  reprendre  courage  et  battre  le  roman  en  appelant  la 
poésie  à  son  aide  ,  quel  âge  avait  donc  la  belle  maîtresse  du  marquis  de  Racan 
lorsqu'il  lui  adressa  ces  vers  si  doux  : 


Tircis,  il  faut  songer  à  prendre  la  retraite, 
La  course  de  nos  jours  est  plus  qu'à  demi  faile; 
L'âge  insensiblement  nous  conduit  à  la  mort, 
Il  est  temps  de  jouir  des  délices  du  port. 

11  me  semble,  réfléchissait  mélancoliquement  Mme  de  Nelcy,  que  l'heure  de 
midi  n'a  point  encore  sonné  pour  moi;  loin  de  me  sentir  mourir,  j'éprouve  au 
contraire  un  ineffable  besoin  de  vi^Te,  et  comment  rentrerais-je  au  port  puisque 
je  n'en  suis  pas  encore  sortie?...  —  Par  malheur,  comme  tout  s'enchaînait  dans 
l'histoire  intime  de  Mme  de  Nelcy,  de  même  qu'elle  éprouvait  un  charme  indicible 


198  LA   SYLPHIBB. 

à  se  persuadef  qu'un  mâri  était  un  niais  et  un  amant  un  aventurier  adorable,  il 
fallait  bieh  qu'elle  admit,  sous  peine  de  fouler  aus  pieds  toutes  les  croyances  qui 
dérivaient  de  la  même  source,  que  la  fetnme  de  trente  ans  était  à  jamais  morte 
pour  les  amours.  Un  miracle  pouvait  seul  la  sauver  de  l'arrêt  de  mort  décerné 
contre  ses  trente-deux  ans  par  la  littérature  moderne.  M")*  de  Nelcy  poussa  la 
superstition  jusqu'à  penser  que  ce  miracle  c'était  Tiburce.  Et  Tiburce  se  laissa 
faire. 

Ce  qui  venait  de  se  passer  ressemblait  pour  lui  à  un  songe  :  à  peine  de  re^ 
tour  dans  le  Berry,  la  tête  pleine  de  ses  immondes  amours  d'atelier,  beaucoup 
plus  mauvais,  usé  et  blasé  qu'avant  son  départ ,  il  sonne  à  une  porte  par  fantai- 
sie, par  désœuvrement,  et  cette  porte  s'ouvre.  Une  femme  le  reçoit  comme  le 
Messie  de  son  ame,  le  rédempteur  de  ses  tribulations  et  de  ses  angoisses,  l'être 
divin  qui  va  la  laver  de  toutes  les  souillures  du  mariage;  et  lui,  trouvant  une 
passion  là  où  il  ne  venait  chercher  qu'un  bonjour,  surpris,  confondu  au  point 
d'en  devenir  timide  et  persévérant  dans  cette  timidité,  vertu  du  hasard,  du  mo- 
ment qu'il  devine  qu'elle  lui  sera  d'un  efficace  concours,  domine  le  faible  cœur 
de  Mme  de  Nelcy  à  force  de  ne  point  paraître  ce  qu'il  est.  —  Au  réveil,  il  se 
demande  s'il  est  bien  vrai  qu'il  soit  l'amant  heureux  de  cette  grande  dame,  il 
s'admire,  il  se  glorifie  dans  son  œuvre.  Voici  un  amour  qui,  du  premier  pas,  ef- 
face toutes  ses  autres  amours  :  il  entre  à  peine  dans  la  vie  et  le  voilà  maître  sou- 
verain d'une  femme  de  trente  ans  ! 

Ici  commence  entre  Mme  de  Nelcy  et  Tiburce  une  lutte  étrange.  L'hiver  s'était 
passé  dans  les  amours  ,  le  printemps  fleurit  de  même;  Tiburce  alla  faire  une  ra- 
pide visite  à  son  père  M.  le  sous-préfet ,  et  cette  absence  d'une  semaine  aug- 
menta d'un  nouveau  feu  les  mutuelles  ardeurs  de  Tiburce  et  de  sa  maîtresse. 
Mme  de  Staël  a  écrit  quelque  part  que  l'amour  est  àeVégoïsme  à  deux;  il  paraît 
que  Tiburce,  qui  était  fort  égoïste  àun,  n'approuva  pas  complètement  la  justesse 
de  cette  maxime.  Peu  à  peu  la  solitude  du  manoir  de  Nelcy  gagna  son  cœur,  qui 
eut  grande  envie  de  devenir  désert.  C'étaient  toujours  les  mêmes  grappes  aux 
acacias  ,  les  mêmes  marguerites  dans  les  gazons  ,  et  combien  ,  mon  Dieu  !  en 
avait-il  effeuillées  de  ces  sympathiques  fleurs  avec  Mme  de  Nelcy  1  Quant  au 
parc,  ses  allées,  ses  massifs  et  ses  points  de  vue  ne  cessaient  pas  d'être  les  mêmes; 
à  côté  de  lui  ,  loin  de  lui ,  il  entendait  continuellement  la  voix  de  sa  maîtresse 
dire  :  —  Je  t'aime!...  —  Cela  devenait  d'une  monotonie  désespérante.  A  moins 
de  continuer  les  élégies  de  Catulle  sur  le  petit  oiseau  de  Lesbie,  il  fallait  à  Ti- 
burce un   changement  de  scène  ,  sans  quoi  l'amour  s'envolait  à  tire  d'aile. 

Tiburce  proposa  à  sa  chère  maîtresse  de  faire  un  voyage  à  Paris.  A  cette  pro- 
position naturellement  faite  par  Tiburce,  qui  n'y  voyait  aucune  idée  mauvaise  , 
Mme  de  Nelcy  faillit  se  trouver  mal.  Aller  à  Paris  !  mais,  pour  une  femme  de 
trente-deux  ans,  c'était  marcher  à  son  propre  supplice,  c'était  courir  de  gaîté 
d'ame  à  son  ignominie  et  à  sa  perte.  Mme  de  Nelcy  était  encore  dans  toute  la 
virginité  de  ses  impressions  premières;  il  y  avait  un  certain  nombre  de  mois  que 
celles  de  Tiburce  erraient  par  les  carrefours.  — La  veuve  résista  donc  de  toute 
son  énergie  ,  cette  résistance  ne  fit  qu'enflammer  les  désirs  impatiens  de  Ti- 
burce. Déjà  il  se  voyait  à  Paris  affichant  sa  maîtresse  ,  et ,  sous  prétexte  de  la 
distraire  ,  la  conduisant  dans  tous  les  théâtres  et  les  promenades  publiques.  Il 
évoquait  les  unes  après  les  autres,  devant  lui,  les  ombres  moqueuses  de  ses  ca- 


LA   SYLPHIDE.  199 

marâdès  d'atelier  pour  leur  montrer  avec  orgueil  sa  compagne,  et  leur  demander 
s'il  ne  valait  pas  mieux  qu'eux  tous,  lui  qui  avait  eu  a^sez  de  mérite  pour  attirer 
les  regards  et  fixer  les  affections  d'une  femme  comme  M™*  de  Nelcy? 

La  guerre  fut  longue,  acharnée  et  de  part  et  d'autre  implacable  :  après  avoir 
épuisé  tous  les  argumens  et  usé  toutes  ses  caresses,  M™e  de  Nelcy  pleura  ;  Ti- 
burce  lui  tourna  le  dos  et  en  fit  autant.  M™e  de  Nelcy,  qui  avait  toujours  été 
d'avis  qu'un  mari  boudeur  était  la  pire  chose  du  monde,  eut  l'insigne  faiblesse 
de  revenir  la  première  à  l'amant  qui  la  délaissait. 

—  Tiburce,  lui  dit-elle  en  lui  prenant  la  main,  quel  mal  vousai-je  fait,  mon 
ami,  pour  ainsi  vouloir  me  jeter,  malgré  moi,  dans  ce  tourbillon  du  monde  que  je 
ne  puis  aimer,  puisque  ce  ne  serait  qu'en  retranchant  quelque  chose  aux  tendres 
sentimens  que  je  vous  porte?  Nous  sommes  si  bien  dans  ce  château  !  cette  soli- 
tude se  peuple  et  s'anime  de  nos  souvenirs  !  Les  bruits  de  la  ville  expirent  à  nos 
pieds  pour  ne  laisser  monter  au  ciel  que  les  chants  de  bonheur  qui  débordent 
en  nous.  Ne  vous  rappelez-vous  donc  plus,  Tiburce,  nos  saintes  promenades,  la 
nuit,  lorsque  nous  n'entendions  que  le  murmure  des  feuilles  et  de  l'eau  ,  lorsque 
les  blanches  étoiles  tremblaient  au  dessus  de  nos  têtes  comme  ma  main  dans  votre 
main  ,  quand  vous  me  disiez  :  Toujours! et  quand  je  vous  répondais  :  Tou- 
jours !...  Mon  Dieu  1  Tiburce,  est-ce  que  toujours  !  ce  serait  pour  vous  un  hiver, 
un  été,  un  rayon  de  soleil  ou  de  lune,  un  caprice  que  la  satisfaction  elTace?... 
Mais  non  !  je  sais  que  vous  m'aimez  ;  je  suis  aussi  sûre  de  votre  attachement  que 
de  moi-même  ;  ainsi,  Tiburce,  que  mes  plaintes  ne  vous  offensent  point;  revenez 
à  la  raison  et  à  moi,  et  nous  resterons  dans  ce  vieux  château,  mon  ami;  nous  y 
resterons  pour  mieux  nous  appartenir  ,  et  afin  que  les  fausses  joies  du  monde  ne 
viennent  pas  se  mêlera  nos  joies. 

Tiburce  ne  répondait  rien,  et  Mme  de  Nelcy,  inquiète,  l'interrogeait  de  mille 
manières,  le  pressait,  le  conjurait  ;  Tiburce,  alors,  las  de  ces  obsessions,  prenait 
la  parole  : 

—  Pourquoi,  madame,  lui  disait-il,  remplir  ainsi  votre  imagination  de  chi- 
mères? Loin  de  voir  dans  ce  voyage  à  Paris,  que  je  propose,  une  preuve  nou- 
velle de  mon  affection  et  de  ma  confiance,  vous  y  trouvez  un  motif  de  craintes 
puériles.  Je  ne  veux  pourtant  pas  qu'il  soit  dit ,  ô  ma  bien-aimée!  que  mon 
amour  jaloux  vous  a  condamnée  à  la  retraite.  Jeune  et  belle  ,  il  n'y  a  rien  de 
commun  entre  la  province  et  vous;  et  ici,  vous  n'êtes  même  pas  dans  la  province, 
vous  êtes  dans  un  endroit  qui  peut  à  la  rigueur  s'appeler  un  château  pendant 
deux  ou  trois  semaines  ,  mais  qu'il  faut  bien  nommer  une  prison  ou  un  cloître  si 
l'on  y  reste  plus  long-temps,  et  vous  n'êtes  faite  ni  pour  la  prison  ni  pour  le 
cloître.  Vos  facultés  si  nobles ,  votre  intelligence  si  haute,  s'épuisent  dans  le 
néant  et  l'ennui.  Aimer,  c'est  Tivre!  On  vit  ne  qu'à  Paris,  madame  ! 

La  pauvre  Mme  de  Nelcy  ne  savait  que  répondre  à  ces  raisons  spécieuses  ; 
elle  se  rejetait  dans  le  passé,  et  toujours  poursuivie  par  l'épouvantable  cau- 
chemar qui  lui  représentait  comme  un  enfer  ,  à  cause  de  ses  trente-deux  ans  , 
ce  Paris  où  elle  allait  devenir  vieille  femme  en  y  mettant  le  pied,  elle  suppliait 
Tiburce  ,  par  leurs  amours  de  la  veille  ,  de  ne  point  jeter  au  vent  leurs  amours 
du  lendemain. —  Tiburce  fut  inexorable.  L'automne  arrivait  à  grands  pas  ,  et 
l'amant  de  M'"*'  de  Nelcy  ,  qui  n'elait  plus  exclusivement  réchauffé  par  sa 
passion,  eut  une  effroyable  peur  du  froid.  Il  devint  plus  pressant,  quelquefois 


200  LA  SYLPHIDE. 

même  il  se  hasarda  jusqu'à  la  menace.  M"""  de  Nelcy,  que  Dieu  châtiait  du  peu 
d'amour  qu'elle  avait  eu  pour  son  mari ,  en  la  faisant  l'esclave  d'un  enfant 
mal  élevé,  eut  l'affreux  courage  de  lui  obéir.  Une  fois  ou  deux  seulement  elle 
objecta  l'équivoque  de  la  position  dans  laquelle  ils  allaient  être  à  Paris  :  au  châ- 
teau ,  on  avait  pu  prendre  Tiburce  pour  un  hôte ,  et  d'ailleurs  les  voisinages 
étaient  si  éloignés  et  les  communications  si  rares,  que  la  présence  d'un  étranger 
au  manoir  de  Nelcy  pouvait  fort  bien  n'être  connue  que  du  jardinier  et  des  ser- 
viteurs, gens  auxquels  on  fait  croire  ce  qu'on  veut  ;  mais  à  Paris  il  était  impos- 
sible que  les  choses  restassent  sur  le  même  pied.  —  Tiburce  répondit  qu'il 
fallait  passer  outre  devant  une  difficulté  aussi  peu  importante,  et  qu'il  se  char- 
geait de  concilier  toutes  les  exigences. 

Qu'il  soit  fait  ainsi  que  vous  le  voulez  !...  murmura  douloureusement  M""'  de 
Nelcy. 

Quelques  jours  après  les  roues  d'une  chaise  de  poste  ,  dans  laquelle  étaient 
Tiburce  et  sa  pauvre  maîtresse ,  broyaient  avec  un  bruit  sombre  les  feuilles 
mortes  qui  jonchaient  la  grande  allée  du  parc  de  Nelcy.  Lorsque  la  chaise  de 
poste  eut  franchi  le  pont ,  M^e  de  Nelcy  regarda  une  dernière  fois  le  vieux  castel 
où  elle  ne  laissait  qu'une  tombe  sans  fleurs  et  sans  souvenir,  puis  abaissant  ses 
beaux  yeux  noirs  sur  Tiburce  qui  fredonnait  un  air  d'opéra,  elle  lui  dit  au 
milieu  de  sanglots  entrecoupés,  et  cachant  sa  figure  dans  son  mouchoir  : 

—  Tiburce  ,  vous  ne  m'aimez  plus  ! 

V. 

Combien  elles  furent  tristes  les  premières  lieues  de  ce  voyage  !  Malgré  toute 
la  vanité  qu'éprouvait  Tiburce  de  dominer  de  la  sorte  Mme  de  Nelcy,  il  luttait 
faiblement  contre  les  remords  que  lui  inspiraient  sa  conduite  et  la  façon  presque 
brutale  dont  il  abusait  de  l'amour  de  sa  maîtresse.  La  douleur  de  Mme  de 
Nelcy  jointe  aux  fatigues  de  la  route  la  rendit  assez  sérieusement  malade  pour 
qu'il  fût  indispensable  de  faire  une  halte  à  Orléans.  La  chaise  de  poste  s'arrêta 
devant  le  meilleur  hôtel ,  on  fit  venir  le  premier  médecin  du  lieu  ,  et  des  soins 
promptement  administrés  ne  tardèrent  pas  à  être  suivis  d'un  résultat  heureux. 
Au  bout  do  quelques  jours  Mme  de  Nelcy  fut  à  même  de  continuer  son  voyage. 

Cependant,  on  ne  parlait  alors  dans  la  ville  que  d'une  cantatrice  de  Paris,  qui 
était  venue  y  donner  quelques  représentations.  La  Démétria  faisait  revivre  à  Or- 
léans les  mœurs  chevaleresques  de  Milan  et  de  Venise  ;  chaque  soir  au  théâtre 
on  l'ensevelissait  sous  les  couronnes,  et  toutes  les  voix  et  les  guitares  de  la 
ville  avaient  été  mises  en  réquisition  pour  l'honorer  après  le  spectacle,  sous  les 
fenêtres  de  son  hôtel ,  de  sérénades ,  qu'en  toute  autre  circonstance  l'autorité 
aurait  réprimées  comme  des  charivaris.  Les  beaux  esprits  du  lieu  ne  se  firent 
pas  non  plus  faute  de  madrigaux  ni  d'acrostiches ,  tant  qu'à  force  de  galanteries 
et  de  sérénades  l'hospitalité  des  Orléanais  devint  fort  lourde  à  l'esprit  et 
aux  oreilles  de  la  Démétria. — Or,  la  Démétria  habitait  le  même  hôtel  que 
Mme  de  Nelcy  et  une  rencontre  tout-à-fait  fortuite  fit  renouveler  entre  la  cantatrice 
et  la  veuve  une  connaissance  qui  datait  de  loin.  En  effet,  la  Démétria  qui  ne  s'ap- 
pelait d'abord  dans  le  monde  bourgeois  où  elle  était  née,  qu'Eugénie  Verneuil, 
était  sortie  du  couvent  l'année  même  où  Mme  de  Nelcy  y  était  entrée.  Ces  deux 
natures  sympathisaient  par  des  points,  incomplets  sans  doute,  mais  néanmoins 


LA  s^LP^IOE.  201 

très  intimes,  puisque  dès  lors,  malgré  l'incertitude  des  caractères  et  la  différence 
des  âges,  elles  se  comprirent  et  s'aimèrent.  —  Cependant  après  les  premières 
effusions  de  la  rencontre  les  deux  amies  furent  obligées  de  se  séparer  une  seconde 
fois,  mais  non  sans  bien  se  promettre  de  se  revoir.  La  Démétria  no  pouvait  dis- 
traire un  jour  de  sa  tournée,  etTiburce  avait  hâte  d'être  à  Paris- 
Cette  seconde  partie  du  voyage  fut  moins  lugubre.  Souvent  le  sourire  errait 
surles  joues  pâles  de  Mme  de  Nelcy.  Elle  réQéchissait  peut-être  à  la  Démétria  i 

qui,  malgré  ses  quarante  ans,  était  couronnée  comme  une  jeune  fille  et  fêtée 
comme  une  reine;  ce  qui  lui  était  une  occasion  de  conclure  qu'il  pourrait  bien 
rester  quelques  hommages  pour  elle  qui  n'avait  que  trente-deux  ans  ;  mais  pres- 
que aussitôt  il  lui  venait  à  l'idée  que  le  prestige  qui  entoure  les  artistes  était 
pour  beaucoup  dans  les  triomphes  de  la  Démétria,  et  alors  l'argument  était 
moins  concluant,  son  front  se  chargeait  de  nuages  et  Tiburce  la  voyant  triste 
lui  disait  : 
—  Amie,  la  voiture  vous  fatiguerait-elle  ? 

Cette  prévenance  produisait  l'effet  d'un  remords  dans  le  cœur  de  Mme  de  Nelcv 
qui  ne  répondait  à  Tiburce  qu'en  lui  serrant  la  main  et  en  le  regardant  avec  ten- 
dresse. 

M™«  de  Nelcy  etTiburce  louèrent  un  appartement  garni  rue  de  Provence.  Le  sys- 
tème de  distribution  intérieure,  usité  dans  les  maisons  parisiennes,  sauve  à  ravir 
les  apparences.  Tiburce  et  M™e  de  Nelcy  eurent  chacun  son  chez  soi,  et  le  portier 
n'eut  rien  à  y  voir.  L'allégresse  de  Tiburce  ne  saurait  se  peindre  ;  il  était  rede- 
venu complaisant  et  amoureux;  on  le  rencontrait  partout  avec  M""^  de  Xelcy  ;  il 
abordait  de  force  les  gens  qui ,  par  discrétion  ,  faisaient  semblant  de  ne  le  pas 
voir.  Il  se  vengeait  des  dédains  de  ceux-ci  et  des  vanteries  de  ceux-là  par  les  yeux 
noirs  de  sa  maîtresse.  Quelques  uns  de  ses  camarades ,  imbus  encore  des  sots 
préjugés  des  commis-voyageurs,  disaient  bien  :  — C'est  une  femme  de  trente  ans, 
fi  donc  !  — Mais,  en  général,  M^e  de  Nelcy  fut  remarquée,  et  elle  ne  fut  pas  la 
dernière  à  s'apercevoir  de  l'effet  qu'elle  produisait.  Bientôt  elle  fut  aussi  exagé- 
rée dans  ses  joies  qu'elle  l'avait  été  dans  ses  craintes  ;  toutefois,  elle  devina ,  sans 
que  personne  le  lui  apprît,  que  le  premier  devoir  d'une  femme  était  de  concen- 
trer soigneusement  toutes  ses  impressions  en  elle  et  de  ne  leur  donner  cour.-; 
qu'au  fur  et  à  mesure  des  circonstances  et  des  besoins.  —  La  première  vertu  que 
Mm^de  Xelcy  dut  au  séjour  de  la  capitale  fut  donc  une  dissimulation  exquise  ;  elle 
écouta,  observa,  compara,  rêva  et  n'en  dit  rien  à  personne  ;  son  front  ne  réflé  - 
chit  pas  un  seul  instant  les  pensées  vagabondes  qui  agitaient  son  cœur;  elle  resta 
devant  Tiburce,  qui  ne  songeait  guère  à  douter  d'elle,  tant  le  passé  lui  semblait 
un  sûr  garant  de  l'avenir,  impassible  et  blanche  comme  un  marbre.  Mais  sous 
cette  cendre,  que  la  main  passionnée  de  Tiburce  trouvait  toujours  chaude,  cou- 
vait un  brasier  ardent. 

M™<"  de  Nelcy  s'aperçut  avec  indignation  que  Tiburce  la  donnait  en  spectacle 
et  que  son  amour-propre,  beaucoup  plus  que  son  amour,  était  en  jeu  dans  cette 
exhibition  de  toutes  les  heures.  La  connaissance  de  Tiburce  la  compromettait 
chaque  jour  davantage  aux  yeux  du  monde;  la  faute  qu'elle  commettait  avec  ce 
jeune  homme  était  inexcusable  ;  avec  lui  elle  n'avait  rien  à  gagner  et  elle  avait 
tout  à  perdre;  Tiburce  était  un  égoïste  qui  tenait  à  elle  par  orgueil  autant  que  pnr 
paresse.  Déjà  au  château  de  Nelcy  elle  avait  quelquefois  eu  les  mêmes  idées , 


t, 

202  .  '-A  SYLPHIDE.  !     S 

\ 

mais  comme  alors  Tiburce  ne  pouvait  entrer  en  parallèle  ni  avec  son  jardinier,  j' 

ni  avec  son  garde  champêtre,  elle  s'était  étourdie  sur  ses  défauts  et  avait  demandé  [; 

à  l'amour  de  lui  faire  grâce  des  regrets.  A  Paris  la  comparaison  tua  Tiburce. 
Quand  Mme  de  Nelcy  vit  à  ses  côtés  tant  d'hommes  qui  valaient  cent  fois  son 
amant  et  qu'un  seul  regard  rendait  heureux;  quand  elle  vit  se  courber  devant  elle 
de  fières  intelligences,  de  nobles  artistes,  des  gens  enfin  de  l'attachement  desquels 
elle  pouvait  tirer  vanité,  Tiburce  se  rapetissa  de  toute  la  grandeur  des  autres  et, 
demi-dieu  détrôné,  tomba  lourdement  du  piédestal  qu'elle  lui  avait  élevé  dans  son 
cœur.  Ainsi  qu'il  arrive  toujours  en  pareil  cas  ,  Tiburce  sans  y  prendre  garde, 
amoncela  griefs  sur  griefs  ,  fautes  sur  fautes  ;  il  fit  le  valet  à  contretemps  et  le 
maître  plus  mal  à  propos  ;  il  pleura  quand  il  aurait  fallu  rire  ;  11  arriva  tout 
joyeux  un  jour  où  il  aurait  dû  être  triste.  Ce  n'est  pas  tout:  il  critiquait  avec 
amertume  ceux  qui  plaisaient  à  sa  maîtresse,  et  en  revanche  il  était  de  l'avis  de 
tous  ceux  qui  l'ennuiaient.  Si  bien  que  Mme  de  Nelcy  se  rappelant  ses  tyrannies 
et  son  odieuse  conduite  dans  le  Berry  ,  ses  violences  et  ses  dédains,  la  scène  de 
la  chaise  de  poste  et  jusqu'à  la  loi  qu'il  lui  avait  imposée  de  venir  à  Paris,  le  prit 
en  aversion  profonde. 

Il  avait  suffi  de  deux  mois  pour  opérer  ce  revirement  colossal  dans  les 
idées  de  Mme  de  Nelcy  ;  il  est  vrai  que  la  conduite  de  plus  en  plus  extrava- 
gante de  Tiburce,  les  assiduités  de  plus  en  plus  courtoises  de  ses  amis,  et  surtout 
l'atmosphère  de  Paris  qui  avait  dilaté  et  étendu  les  fibres  sensibles  et  la  roma- 
nesque imagination  de  la  belle  veuve  y  furent  pour  beaucoup.  Tiburce  avait  eu 
quelques  instans  d'adresse  au  château  de  Nelcy  ;  à  Paris  il  était  impossible  qu'il 
fût  plus  fort  que  ses  maîtres  :  il  succomba.  — Et  ce  qu'il  y  a  de  pire  en  cette  his- 
toire ,  qui  se  rencontre  trop  souvent  hélas!  c'est  qu'il  fut  lui-même  l'artisan 
de  ses  malheurs,  qu'il  précipita  hors  mesure  le  dénoùment  de  son  drame, 
et  qu'il  eut  besoin  d'une  persévérance  surhumaine  pour  vaincre  le  hasard  qui 
s'obstinait  à  le  favoriser.  —  Donc  ,  tandis  qu'il  s'endormait  dans  une  sécurité 
perfide,  chaque  heure  détachait  davantage  de  lui  sa  maîtresse.  Tiburce  s'épuisait 
à  inventer  de  nouveaux  plaisirs,  et  Mme  de  Nelcy  à  imaginer  de  nouvelles  ruses. 
Son  embarras,  son  chagrin  n'étaient  pas  de  ne  plus  aimer  Tiburce,  mais  de  le  lui 
dire.  Sur  ces  entrefaites  la  Pémétria,  qui  était  revenue  de  sa  tournée  en  pro- 
vince, lui  rendit  visite.  La  conversation  tomba  par  mégarde  sur  Tiburce  ,  et  la 
cantatrice  ,  sans  aucune  idée  méchante,  le  traita  de  gamin.  Ce  mot  jeté  à  l'aven- 
ture fit  rougir  Mme  de  Nelcy  :  elle  eut  honte  d'elle-même  et  de  ses  amours  de  la 
veille,  et  de  cet  instant  fut  prononcée  dans  son  cœur  la  déchéance  du  malheureux 
Tiburce.  Il  ne  s'agissait  plus  que  de  lui  signifier  son  arrêt  en  évitant  une  scène 
|)énible;  ce  fut  l'affaire  de  vingt-quatre  heures.  j 

Un  soir,  en  revenant  de  son  atelier  où  il  était  resté  plus  tard  que  de  coutume,  i 

Tiburce  fut  surpris  du  silence  inaccoutumé  qui  régnait  dans  l'appartement  de  la 
rue  de  Provence.  Il  s'étonna  que,  contre  son  habitude,  M'™  de  Nelcy  n'accourût 
pas  à  sa  rencontre.  L'imagination  s'effraie  vite,  et,  sans  se  rendre  compte  de  rien, 
Tiburce  sentit  un  frisson  glacial  lui  pénétrer  tous  les  membres;  en  moins  d'une 
seconde,  son  existence  et  ses  amours  passées  lui  revinrent  à  la  mémoire  avec  le 
souvenir  de  son  indifférence  et  de  ses  torts...  —  Si  M™  de  Nelcy  l'avait  aban- 
donné j)our  le  punir?...  Oh!  non,  ce  serait  un  crime...! — Tiburce  ne  put  s'ar- 
rêter à  cette  idée,  elle  lui  était  insupportable.  En  traversant  le  salon,  l'œil  hagard 


(  i.\  SM.i-iilut.  oq:j 

et  la  tète  pleine  de  vertiges,  il  fut  comme  fasciné  par  un  carré  de  papier  blanc  qui 
brillait  d'un  éclat  affreux  sur  le  marbre  noir  du  guéridon  ,  et  l'on  juge  combien 
de  fois  les  larmes  obscHreirent  ses  yeux  avant  tjd'il  pût  lire  jusqu'au  bout  cette 
froide  lettre  : 

A  monsieur  Tibiirce  Durand  , 

<i  >'ousallez  beaucoup  m'en  vouloir,  mon  ami,  de  la  résolution  extrême  que  j'ai 
l)rise,  mais  croyez  bien  qu'il  m'en  coûte  autant  qu'à  vous-même  de  vous  dire 
adieu.  Long-temps  j'ai  combattu  les  impérieuses  nécessités  de  ma  position  et  de 
cette  rupture,  et  et  ce  n'est  pas  sans  verserd'abondantes  larmes  que  je  vous  laisse 
ces  tristes  lignes.— Sans  doute,  mon  pauvre  Tiburce,  vous  allez  être  bien  déses- 
péré, mais  cette  raison,  en  vous  si  puissanteet  si  haute,  ne  tardera  pas  à  vous  pré- 
tersonaide.  —Vous  réfléchirez  à  l'inégalité  de  nos  âges  et  à  celle  non  moins 
grande  de  nos  caractères  ;  vous  comprendrez  que  votre  avenir  autant  que  le  mien 
se  perdait  dans  nos  folles  amours;  vous  m'oublierez  au  milieu  de  ce  monde  où 
de  si  beaux  succès  vous  attendent,  et  moi,  de  prés  ou  de  loin,  j'assisterai  à  l'édi  - 
lication  de  votre  gloire,  je  la  hâterai  de  mes  prières  et  de  mes  vœux.  — Mainte- 
nant, Tiburce,  pour  votre  repos  et  pour  le  mien,  ne  cherchez  pas  à  savoir  ce  que 
je  suis  devenue.  Nous  nous  retrouverons  un  jour  peut-être  ,  lorsque  l'amour  se 
sera  éteint  entre  nous,  et  qu'ayant  efl'acé  de  votre  cœurl'iraage  de  votreancienne 
maîtresse,  vous  ne  verrez  plus  en  moi  que  votre  meilleure  amie, 

«1  AXYSIE  DE   .>ELCV.   )i 

Tiburce,  qui  était  beaucoup   moins  un  Werther  qu'un  Des  Grieux,   froissa 
violemment  cette  lettre;  pourtant,  il  ne  se  fit  pas  sauter  la  cervelle,  il  ne  sauta 
pas  davantage  parla  fenêtre,  il  courut  à  la  porte  delà  chambre  à  coucher  de 
Mme  de  Nelcy  :  elle  était  fermée. . .  Tiburce  frappa  en  furieux ,  tant  et  si  bien  qu'à 
j  la  fin  la  porte  céda.  Mais  le  portier  était  monté  au  bruit  de  ce  tapage  nocturne, 

I  et  ce  fut  en  présence  de  l'implacable  concierge  protestant  qu'il  ne  savait  rien 

de  toute  cette  aventure,  que  Tiburce  pénétra  dans  la  demeure  de  sa  maîtresse 
et  la  trouva  vide.  Pas  un  chapeau,  pas  une  robe;  tout  avait  disparu:  il  ne  restait 
qu'un  livre  jeté  dans  un  coin:  le  Canapé,  de  .M.  Joliot  de  Crébillon  fils,  dont 
MraedeNelcy,  dans  sa  précipitation,  avait  déchiré  les  dernières  pages  pour 
cacheter  la  lettre  à  Tiburce... 

—  Ainsi  passe  l'amour  du  monde!....  dit  Tiburce  en  jetant  ud  regard  de  dé- 
solation sur  le  roman  mutilé. 

Et  il  tomba  presque  évanoui  dans  un  fauteuil.  Le  portier  le  mit  au  lit  ;  il  eut 
la  fièvre  trois  joursde  suite.  Le  quatrième,  au  matin,  comme  il  entrait  en  conva- 
lescence et  se  préparait  à  battre  tous  les  arrondissemens  de  Paris  pour  retrouver 
son  infidèle,  ce  vampire  de  concierge  lui  remit  une  lettre  qui  exhalait  une 
insupportable  odeur  d'ambre  ;  la  suscription  était  bien  d'une  écriture  de  femme, 
mais  non  pas  de  celle  de  Mme  ^a  Nelcy  ;  le  cachet  représentait  une  crysalide  en  - 
tourée  de  cette  devise  :  plis  d'a.mours  oie  de  jours.  Tiburce  brisa  la  cire  ;  il 
n'y  avait  pas  de  lettre  sous  l'enveloppe  ,  mais  seulement  le  coupon  d'une  stalle 
d'orchestre  aux  Italiens  pour  le  jour  suivant.  —  Tiburce ,  malade  encore 
se  traîna  le  lendemain  au  théâtre.  Il  était  à  peine  assis  ,  qu'en  promenant 
autour  de  lui  ses  yeux  éteints,  il  reconnut,  dans  une  baignoire  d' avant- 
scène.  M"^  de  Nelcy,  qui  causait  avec  un  homme  fort  remarquable  de  manières  et 


204  .  LA  SYLPHIDE.  ^ 

d'extérieur.  Tiburce  bondit  dans  sa  Stalle;  ce  mouvement  le  fit  distinguer  par 
M"'"  de  Nelcy  qui,  aussitôt  se  cachant  derrière  son  éventail,  se  hâta  de  quitter 
la  loge.  Elle  était  partie  lorsque  Tiburce,  s'élançant  dans  le  corridor,  se  présenta 
à  la  porte  de  la  baignoire. . .  Le  pauvre  amant  fut  bien  forcé  de  conclure  que  ce  n'é- 
tait pas  elle  qui  l'avait  convié  à  cet  exécrable  rendez-vous.  Mais  alors  qui  donc 
était-ce?... —  Tiburce  ,  hors  d'haleine,  arriva  sous  le  péristyle  au  moment  où  un 
élégant  coupé  partait  au  grand  trot.  —  Tout  est  fini!...  soupire-t-il;  nos  amours 
ont  marché  presque  aussi  vite. — Et,  quand  il  eut  perdu  de  vue  la  voiture  qu'il  lui 
était  impossible  de  suivre,  il  regarda  l'affiche. —  On  jouait  ce  soir-là  le  Pirate  ' . 

G.  GUÉNOT-LECOINTE. 


Thëàtpes. 

Nous  avons  entendu  avec  un  grand  plaisir  la  scène  lyrique  de  M.  Bazin  à 
l'Opéra;  la  presse  entière  a  été  unanime  pour  accorder  au  jeune  lauréat  les  élo- 
ges qu'il  mérite,  et  les  chanteurs  ont  eu  aussi  leur  part  des  bravos  que  d'ailleurs 
Dérivis  et  M^e  Stoltz  méritent  à  tous  les  égards.  Dimanche,  un  jeune  et  élégant 
danseur  a  débuté  dans  la  Juive  par  un  pas  de  deux  avec  M'i<^  Blangy.  M.  Tous- 
saint possède  tontes  les  qualités  et  les  ressources  de  son  emploi  :  vigueur,  légè- 
reté, grâce ,  souplesse ,  il  a  laissé  deviner  dès  sa  première  apparition  tout  le 
parti  que  pourra  tirer  de  son  talent  une  administration  aussi  habile  que  celle  de 
l'Académie  royale.  — Le  beau  monde  revient  de  la  campagne;  c'est  surtout  aux 
Bouffes  qu'on  s'en  aperçoit.  Voici  bien  décidément  M.  Dormoy  qui  déploie  pour 
nos  plaisirs  une  activité  infatigable.  La  Lucia  et  la  Norma  avaient  ouvert  la 
saison  ;  jeudi  devait  avoir  lieu  la  reprise  de  I  Puritani  avec  la  Grisi,  Eubini, 
Tamburini  et  Lablache  ;  une  indisposition  l'a  empêchée.  —  L'Opéra-Comique  i 

vient  de  donner  la  Reine  Jeanne.  N'ayant  pu  assister  encore  à  la  représentation 
de  cet  important  ouvrage,  nous  remettons  à  la  semaine  prochaine  notre  analyse 
et  notre  jugement.  —  Il  paraît  que  le  théâtre  de  la  Renaissance  va  s'ouvrir  d'ici  à 
peu  de  jours  sous  la  direction  de  M.  Anténor  Joly,  qui  partagera  le  sceptre 
administratif  avec  Frèdérick-Lemaître  et  Serres.  Le  chant  sera  rii;oureusement 
banni  de  cette  scène  ressuscitée.  Notons  pour  mémoire  que  le  drame  et  le  mélo- 
drame qui  se  portaient  fort  mal  avec  deux  théâtres  de  moins  ne  se  porteront  cer- 
tainement pas  mieux  avec  la  Renaissance  et  la  Porte-Saint-Martin  de  plus.  —  Il 
est  difficile  de  parler  d'une  première  représentation  aux  Variétés  sans  constater  un 
succès  ;  c'est  tout  ce  que  nous  pouvons  dire  du  Mendiant,  charmant  vaudeville 
en  deux  actes  de  MM.  Saintine,  Ouvert  et  Lauzane,  qui  est  venu  mercredi  der- 
nier demander  au  parterre  une  aumône  que  celui-ci  lui  a  généreusement  accordée 
—  Au  Palais-Royal,  Toby-le-Sorcier  fait  beaucoup  rire  ;  c'est  la  faute  de  Tousez. 


*  Celte  hisloire  de  madame  de  Nelcy,  au  point  où  nous  la  laissons  ,  forme  un  tout  assez 
complet  pour  qu'il  soit  permis  de  n'en  pas  donner  la  suite.  Les  Folles  Amours  comprendront 
un  volume  qu'il  serait  impossible  à  la  Sylphide,  en  raison  de  son  cadre,  de  publier  tout  en- 
tier; plus  tard,  peut-èlre,  en  ferons-nous  encore  connaître  quelques  fragmens.  note  du  dib. 


LA   SYLPHIDE. 


Î05 


A  II  allante  " 


22  octobre. 


uiSQUE  VOUS  voilà  toute  décidée,  madame,  à 
prolonger  indéfiniment  votre  rôle  de  châtelaine , 
je  suis,  moi ,  forcée  de  tailler  ma  plume  de  mon 
mieux ,  pour  vous  faire  autant  que  possible  ou- 
blier tous  les  plai>irs  qui  vous  attendaient  à  Pa- 
ris !  Je  me  sens  toute  fière ,  je  vous  jure ,  d'être 
appelée  à  la  haute  mission  de  charmer  vos  lon- 
gues veillées  et  d'amener ,  par  mes  histoires  du 
grand  monde ,  le  sourire  sur  vos  lèvres  ;  j'aurai 
peut-être  fort  à  faire  pour  cela,  les  jours  où  vous 
vous  direz  :  —  On  s'amuse  là  l)as  sans  -moi..;  on 
danse  et  je  n'y  suis  pas...  ;  au  lieu  du  divin  chant 
des  Italiens ,  le  bruit  de  la  tourmente  dans  les 
montagnes...;  à  la  place  des  girandoles  et  des  dé- 
corations féeriques  du  grand  Opéra  ,  rien  que  la 
lune  brillant  sur  le  givre  de  la  forêt!...-  Vous  vous  direz  tout  cela,  madame,  et 
ma  Svr.PHiDE  dans  ces  momens  néfastes  ne  sera-t-elle  pas  de  dépit  jetée  bien 
loin  devons.^  Mais  vous  la  reprendrez  vite,  car  vous  êtes  curieuse,  comme 
nous  le  sommes  toutes,  et  vous  voudrez  assister,  au  moins  en  imagination,  à 
toutes  les  séduisantes  réunions  auxquelles  ma  messagère  tâchera  de  vous  initier. 
Vous  désirerez  voir  par  la  pensée  ces  belles  et  resplendissantes  toilettes  de  nos 
élégantes  Parisiennes:  car  malgré  les  bruits  de  guerre,  les  questions  d'Espa- 
gne, d'Orient ,  les  fortifications  et  les  assassinats,  les  préparatifs  de  l'hiver 
sont  plus  somptueux  que  jamais,  et  si  Paris  doit  périr,  comme  on  le  dit,  dans 
cette  fameuse  année  1840,  ce  sera  englouti  sous  un  déluge  de  gaze  d'argent , 
de  dentelles ,  de  fleurs  et  de  rubans... 

En  attendant  cette  fin  du  monde,  qui  n'a  rien  d'effrayant  sous  l'aspect  où 
je  vous  la  présente,  je  reviens  non  comme  Sancho  à  mes  moutons,  mais  à  mes 

17 


20G 


LA   SYLPHIDE. 


chiffons.  Je  commence  mon  /asAiona6/e  bulletin  en  vous  pariant  de  la  maison 
Richard  et  C%  magnifique  magasin  qui  vient  d'ouvrir  rue  Richelieu,  au  premier, 
et  où  se  trouvent  en  profusion  les  plus  hautes  nouveautés.  Les  soieries  de  cette 
maison  sont  admirables  comme  tissus  et  les  dessins  ont  un  genre  de  distinction 
tout  particulier.  On  y  confectionne  dans  le  style  le  plus  relevé  les  châles, 
burnous,  robes  de  bals,  mantelets,  etc.,  etc.  Les  étoffes  de  fantaisie,  les  tissus 
de  tous  genres  pour  le  négligé ,  les  toilettes  de  ville  ,  de  promenade  ,  de  bal 
offrent  un  mélange  et  un  ensemble  des  plus  charmantes  fantaisies.  Je  ne  doute 
pas  qu'en  ouvrant  sous  de  si  heureux  auspices,  la  maison  Richard  et  C%  dont 
l'élégance  intérieure  répond  à  la  beauté  des  objets  qu'elle  renferme,  ne  soit  ap- 
pelée à  un  succès  aussi  prorapt  que  durable.  —  On  voit  bien,  madame,  à  la  de- 
mande de  fourrures  que  vous  me  faites ,  que  vous  allez  être  exposée  à  cette 
bise  du  nord  que  l'on  ressent  si  violemment  dans  les  campagnes ,  et  nul  doute 
que  vous  ne  prévoyez  quelques  parties  en  traîneaux ,  quand  la  neige  glacée 
sera  venue  recouvrir  vos  champs  encore  verts.  Afin  que  rien  ne  manque  à  la 
beauté  et  à  l'élégance  de  mon  envoi,  je  me  suis  adressée  à  Auprêtre  et  Rouge- 
neaux-LoUey,  rueSt-Honoré,  261,  et  même  rue,  55:  ces  messieurs,  attendu  leur 
nombreuse  clientèle  ayant  deux  magasins ,  quoique  associés.  Vous  allez  être 
ravie ,  je  suis  sûre ,  de  tous  les  magnifiques  vêteraens  fourrés  que  je  vous 
adresse,  et  entre  autres  objets  des  manchons  aériens ,  vrais  prodiges  dont  rien 
n'avait  donné  l'idée  jusqu'alors.  Légèreté,  chaleur,  distinction,  tout  est  réuni 
dans  ces  manchons  qui  ne  se  trouvent  que  chez  ces  deux  fourreurs. — Vous  ver- 
rez que  j'ai  joint  à  ma  caisse  de  fourrures,  en  manière  de  surprise,  un  charmant 
chapeau  de  M""  Leclère  en  velours  brun  orné  de  pareil  et  d'une  fleur  aussi  en 
velours,  modèle  de  perfection  sortant  des  ateliers  de  Constantin  ;  et  à  propos  de 
ce  dernier ,  madame ,  permettez-moi  de  relever  une  erreur  d'imprimerie  faite 
dans  la  Sylphide  sur  ce  fleuriste;  j'ai  dit  que  la  maison  de  Constantin  était 
dans  le  voisinage  de  Reaudrant  et  non  sous  son  patronage  ;  un  article  sur  le- 
quel l'imprimerie  n'a  point  fait  d'erreur,  c'est  l'éloge  des  ouvrages  de  Constan- 
tin :  ils  ne  laissent  rien  à  désirer,  et  ses  ravissans  magasins  décorés  et  tapissés 
par  Compagnon  et  Winter  sont  le  rendez-vous  de  la  plus  élégante  partie 
des  femmes  à  la  mode. 

La  mode  !  madame ,  ce  mot  est  un  prestigieux  talisman  qui  vieillit  les  jeunes 
choses  et  rajeunit  les  plus  vieilles  !  Voyez  plutôt  les  magasins  d'antiquités  du  fa- 
meux Monbro  !  Autrefois  vous  eussiez  passé  dédaigneuse  devant  ce  que  vous 
auriez  nommé  une  pauvre  boutique  de  bric-à-brac  ;  aujourd'hui,  vous  vous  ar- 
rêtez ébahie,  envieuse,  désireuse  de  ces  buffets  gothiques,  de  ces  crédences, 
de  ces  casiers  contournés ,  de  ces  étagères  aux  colonnes  torses,  de  ces  bahuts 
que  vous  laissiez  méprisés,  couverts  dépoussière,  dans  le  fond  d'un  grenier! 
Avec  sou  art  régénérateur  et  créateur,  Monbro  étale  à  vos  yeux  tous  ces  ob- 


I,A   SYI.PIIIDK.  507 

jets,  brillans  comme  au  jour  de  leur  première  gloire  ,  comme  au  temps  où  ils 
ornaient  les  hautes  salles  de  nos  aïeux  !  A  cette  époque  de  retour  vers  les  meu- 
bles antiques,  Monbro  est  devenu  un  véritable  artiste  dont  on  ne  saurait  trop 
louer  le  zèle  et  le  talent,  et  déplus  on  est  étonné  des  prix  modérés  qu'il  affecte 
à  chacun  de  ses  meubles  ;  c'est  à  tort  qu'on  a  accusé  ce  marchand  d'antiquités 
d'être  fort  cher  ;  faisant  tout  réparer  ou  fabriquer  dans  ses  ateliers,  il  a  la  fa- 
cilité de  donner  à  bien  meilleur  marché  que  tout  autre. 

Vous  m'écrivez,  madame,  que  vous  craignez  de  n'avoir  pas  même  l'avant- 
goùt  d'un  bal  pour  cet  hiver.  Quoi  !  pas  la  moindre  petite  sauterie  chez  le  sous- 
préfet  de  votre  chef- lieu  !  pas  la  plus  mince  noce  !  Cela  me  paraît  impossible, 
et  cela  ne  doit  pas  être  ainsi ,  car  il  faut  bien  que  vous  ayez  le  plaisir  de  voir 
votre  jolie  main  sous  un  des  merveilleux  gants  de  bal  de  Mayer  ;  vous  admire- 
rez la  bonne  grâce,  l'élégance  que  ce  célèbre  ganlier  donne  à  la  main,  au 
poignet,  au  bras.  Une  fois  que  l'on  a  été  ganté  par  Mayer ,  on  ne  peut  plus 
l'être  par  un  autre  :  aussi  est-il  bien  avéré  qu'il  aura  la  vogue  tout  cet  hiver. — 
Et  Clamorgam,  madame  ,  êtes-vous  aussi  impitoyablement  condamnée  à  ne 
point  faire  connaissance  avec  ces  gracieux  éventails  ,  à  contempler  ces  mi- 
ijnonnes  et  Ones  peintures  encadrées  dans  la  laque  ,  la  nacre  et  l'ivoire  .î'  Non, 
cela  ne  se  peut,  et  vous  danserez  en  dépit  de  tout.  —  Je  suis  aise  que  vous 
ayez  fait  comprendre  à  vos  voisines  de  châteaux,  qu'elles  ne  pouvaient  s'ha- 
biller sans  les  sous-jupes  Oudiiiot  ou  Deiannoy.  Ce  dernier  m'a  dit  avoir  reçu 
une  commande  de  province ,  qui  venait  de  vos  côtés ,  et  qu'il  vous  doit  sans 
doute  :  je  suis  d'avance  sûre  de  son  succès. 

Voulez-vous,  aujourd'hui  que  la  mode  paraît  un  peu  moins  incertaine,  que 
je  vous  donne  en  gros  quelques  idées  sur  les  toilettes  à  venir?  D'abord,  les 
robes  de  velours  seront  en  grande  vogue  :  la  guipure  se  portera  dessus  en 
ornemens  avec  beaucoup  de  succès.  La  moire  des  Odalisques  est  une  superbe 
étoffe  destinée  aux  robes  de  cour.  La  conque  marine  aux  filets  chatoyans  fait 
de  charmantes  redingotes  de  promenade.  Viennent  aussi  les  tissus  flânasses, 
palmés,  égyptiés,  chinés,  sablés  ou  de  granit ,  qui  seront  fort  à  la  mode.  Pour 
bal,  on  portera  la  mousseline  de  l'Inde  brodée  au  crochet,  coton  et  or,  le  crêpe 
brodé  en  soie  plate  et  le  tulle  lamé.  Les  manches  plates  ont  pris  pied,  mais 
seulement  pour  les  robes  négligées  :  pour  les  toilettes  et  les  demi-toilettes,  on 
fait  des  manches  façonnées  selon  le  goût  de  la  couturière  ;  les  manches  à  la 
I  religieuse  sont,  dans  ce  genre,  les  plus  élégantes  ;  les  manches  bouillonnées 

j  demi-longues  sont  fort  gracieuses.  Les  jupes  sont  longues  et  larges  ;  les  corsa- 

j  ges  non  habillés,  plats  et  niontans  ;  les  corsages  habillés,  à  pointes,  drapés  ou 

j  plats,  très  décolletés,  pour  recevoir  une  berihe  de  dentelle.  Les  châles  de  ca- 

chemire longs  reprennent  faveur  et  sont  préférés  aux  châles  carrés  du  même 
genre.  Les  châles  de  velours  sont  parfaitement  bien  portés,  ainsi  que  les  échar- 


20R 


LA   SVLPHIDE. 


pes  de  même  étoffe.  Les  chapeaux  de  salin,  de  gros  d'Afrique,  de  velours, 
sont  les  plus  en  vogue  :  les  ca[)otes  plissées  sont  les  seules  coiffures  qui  se  dou- 
blent en  nuances  non  pareilles  au  dessus.  Les  formes  sont  toujours  basses, 
mais  un  peu  plus  grandes  que  cet  été. 

Voici,  madame,  l'Hvant-coureur  d'un  bulletin  plus  étendu,  qui  viendra 
quand  la  fashion  le  sera  elle-même  davantage.  En  attendant,  permettez-moi  de 
vous  dire ,  non  pas  comme  le  disait  à  l'imprudente  cigale  l'égoïste  fourmi  : 
dansez  maintenant;  mais,  puisque  vous  ne  pouvez  danser,  au  moins  chantez!... 
Charmez  vos  loisirs,  votre  solilude  par  une  suave  et  douce  musique,  et  feuil- 
letez à  cet  effet  lAlbum  de  M.  Jean  Machaeli ,  qui  sera  dédié  à  la  Sylphide. 
Cet  Album,  qui  se  compose  de  six  méditations,  a  un  caractère  musical  varié 
qui  rappelle  la  musique  allemande  et  italienne.  La  première,  le  Roi  de  Thulé, 
est  une  espèce  de  récitatif  brillant,  suivi  d'un  air  naïf  et  d'un  chant  accentué, 
comme  dans  les  airs  populaires.  Une  Plainte  et  une  Feuille  sont  deux  mor- 
ceaux empreints  de  mélancolie  et  de  douceur.  Madeleine  et  le  Fils  du  Sei- 
gneur ont  plus  de  vivacité,  mais  moins  de  sentiment.  Douceur  et  Prière  est  un 
grand  et  large  morceau,  fort  dramatique,  terminé  par  une  prière  d'une  mélo- 
die pleine  de  religiosité.  Ces  méditations  musicales,  chantées  avec  accompa- 
gnement de  piano  ou  de  harpe,  instrument  qui  revient  fort  à  la  mode ,  seront  du 
plus  bel  effet.  Les  paroles  sont  de  MM.  Pitre  Chevalier  ,  Henri  Raynal  et 
Samuel  Roger. 

J'avais  mille  choses  à  vous  dire,  madame,  mille  causeries  à  vous  faire  ;  mais 
la  matière  première  et  fondamentale  de  cette  lettre  l'a  emporté  sur  les  détails 
de  la  vie  parisienne,  si  accentuée  et  si  mobile  :  à  un  autre  jour  les  bruits  de 
salon,  dont,  hélas I  le  son  ne  peut  vous  atteindre. 

Baronne  marie  de  l'*»***^'. 


LA   SYLPHIDE. 


203 


I 


LES  CHEVEUX  DU  MARQUIS 

PfSElllEUE  PARTIE. 


E  marquis  d'Arnouville ,  chez  lequel  j'ai  chasse- 
bien  des  fois  en  Picardie,  était  un  drôle  de  corps.  Il 
n'avait  guère  plus  de  soixante-douze  ans  quand  il 
mourut;  c'était  déjà  bien  honnête  pour  un  vieux 
fat  qui  avait  la  prétention  de  rester  jeune.  Il  s'é- 
teignit dans  sa  terre  de  Floxiconrt ,  près  d'A- 
miens, ayant  encore  du  rouge  aux  pommettes  et 
un  fouet  de  Palmcr  entre  les  doigts  :  il  avait 
chassé  la  veille  avec  M.  de  Clermont-Tonnerre 
pendant  six  heures,  et  ne  mourut  que  de  son  mé- 
decin ,   qui  le  saigna  très  mal   à  propos. 

Le  marquis  d'Arnouville  était  d'une  des  meil- 
leures familles  de  Picardie;  il  avait  vu  les  beaux 
jours  du  Directoire  et  aurait  pu ,  au  besoin,  en 
écrire  les  fastes;  il  avait  été  surtout  homme  à 

,  .  bonnes  fortunes,  d'abord  parce   qu'on  le  jugeait 

beau   et  b,en  fait,  puis  parce  qu'il   n'épargnait  en    rien   l'argent   dès    qu'il 

ZlTT  '1  ^'"''"  ^"^  "'''"''''  ''^"''-  "  ^^^"  «»  *«"^  à  tour  des  mai- 
hIT'h  K  '^'''"''\''/''  '■•"'■■q^es  ,  des  tableaux  de  Chardin,  des  vases  de  la 
Chme,  des  breloques  de  fruits  rares,  des  joncs  fabuleux  et  diamantés  ,  des  taba- 
tie  es  qu,  fa.sa.ent  envie.  Il  avait  aidé  Carie  Vernet  dans  l'idée  de  ses  Incroya- 
avec' vlr'  •""'  '^/°'"^^'"«  «  Brèvannes,  et  causé  de  l'art  de  la  danse 
vestris  ;  j  ai  su  depuis  que  c'était  même  de  lui  que  venait  ce  bel  onjTc  dont 

•  Celte  nouvelle  étanl  inédile  et  apparler.ani  à  la  sylphide,  ne  pourra  être  reproduite. 


310  LA    SYLrilIOE. 

Mme  Tallien  faisait  montre  à  son  index  du  pied  gauche,  quand  la  mode  de  porter 
des  bagues  aux  doigts  de  pied  était  dans  son  paroxisme.  Le  marquis  d'Arnouville, 
s'il  faut  le  dire,  fit  enfin  beaucoup  de  folies,  mais  principalement  à  Longchamps. 
Les  jours  de  Longchamps,  le  marquis  dépensait  au  moinsquatremillelivres.il 
avait  uu  carrosse  en  porcelaine  presque  aussi  beau  que  l'ancien  carrosse  de  Mme  de 
Valentinois,  des  jockeis  vert-pomme  et  deux  beaux  nègres  en  livrée  derrière  l'é- 
quipage. Quant  à  ce  qui  se  voyait  dedans,  cela  pouvait  consister  d'ordinaire  en 
trois  ou  quatre  filles  d'Opéra  ou  de  la  Comédie-Italienne,  à  qui  M.  le  marquis 
cédait  pour  ce  jour-là  sa  voiture.  Ces  déesses  étaient  tenues  à  le  récompenser  de 
ce  sacrifice  en  le  lorgnant  tout  le  temps  de  la  promenade ,  sans  le  quitter  dune 
seconde,  de  la  lorgnette,  pendant  qu'il  cavalcadait  aux  côtés  du  char.  11  va  sans 
dire  que  toutes  les  toilettes  de  ces  créatures  étaient  payées,  ainsi  que  leurs  éven- 
tails et  leurs  bouquets,  ce  qui  n'était  pas  la  chose  la  moins  coûteuse  de  l'équipe- 
ment. La  voiture  du  marquis  offrait  à  l'extérieur  la  forme  ordinaire  de  toutes  les 
voitures,  quoiqu'elle  s'elfilàt  légèrement  en  gondole  :  mais  au  dedans  c'était  un 
berceau  miraculeux.  Les  côtés  étaient  treillissés  en  barreaux  verts  sur  fond  or  , 
les  fruits  et  les  fleurs  en  porcelaine,  les  coussins  garnis  de  sachets  tout  à  l'en- 
tour.  C'était  un  arôme,  un  écrin,  un  véritable  paradis  1  Le  sellier  Corsange,  qui 
avait  fait  cette  voiture  incomparable,  n'avait  pu  résister  à  sculpter  son  nom  sur 
l'essieu.  En  1830,  quelques  jours  après  juillet,  un  lord  en  racheta  tous  les  pan- 
neaux pour  les  faire  servir  à  son  boudoir. 

Le  marquis  porta  quelque  temps  la  poudre.  Cela  était  dommage  ,  en  vérité  , 
car  la  poudre,  cette  neige  uniforme  sous  laquelle  se  pavanaient  et  se  déguisaient 
même  toutes  les  têtes,  laissa  ignorer  long-temps  chez  le  marquis  les  plus  beaux 
cheveux  du  monde,  des  cheveux  d'un  blond  fin  que  plus  d'une  femme  lui  aurait 
certes  enviés.  Quand  le  règne  de  la  poudre  eut  cessé,  les  cheveux  de  M.  d'Arnou- 
ville reparurent  dans  tout  leur  éclat.  Ce  n'est  pas  que  le  marquis  fût  jeune,  non, 
ma  foi,  mais  il  semblait  à  peine  avoir  vieilfi,  La  pommade  qu'il  employait  pour 
dissimuler  ses  rides  lui  rendait  la  peau  lisse  et  souple  ;  ses  habits  étaient  toujours 
delà  meilleure  coupe,  son  linge  du  plus  pur  éclat.  11  avait  Humann  pour 
tailleur.  11  montait  à  cheval  comme  aux  plus  beaux  temps  de  sa  jeunesse  ;  il 
avaitdescorrespondancesamoureusesetfamilieres.il  y  a  de  ces  natures  heu- 
reuses et  fortement  trempées  sur  lesquelles  la  dent  du  temps  ne  peut  rien  ;  elles 
fleurissent  et  rayonnent  jusqu'à  leur  dernier  beau  jour.  Ainsi  était  le  marquis 
d'Arnouville;  et  quand  la  déchéance  de  la  poudre  lui  laissa,  vers  quarante-se^jt 
ans,  cette  belle  chevelure  blonde,  on  ne  douta  pas  un  seul  instant  qu'il  n'eût 
hérité  de  quelque  secret  de  sa  mère,  liée  sans  doute  avec  Cagliostro. 

Il  y  en  eut  d'autres  qui  aimèrent  mieux  supposer  tout  placidement  que  c'était 
une  perruque. 

Les  jeunes  en  furent  jaloux  ,  les  vieux  menacèrent  leur  coiffeur  de  le  quitter 
s'il  ne  leur  donnait ,  sous  huit  jours,  une  perruque  semblable  à  celle  du  mar- 
quis. 

Les  coiffeurs  qui  n'y  comprenaient  rien  s'arrachèrent  les  cheveux  de  dé- 
sespoir. 

Sur  ces  entrefaites ,  il  y  eut  une  dame  d'un  certain  âge  qui  s'éprit  violem- 
ment du  marquis  d'Arnouville... 


LA  SYLPHIDE.  2|| 

C'était  sous  la  Restauration;  la  dame  donnait  des  bals ,  elle  n'était  plus  belle , 
mais  fort  entourée  dans  le  monde ,  elle  conservait  de  vieux  et  jeunes  soupirans  , 
et  représentait  fort  bien  dans  une  loge  d'Opéra.  Le  marquis  se  montra  sensible  à 
ses  prévenances,  il  y  a  mieux  ,  il  y  crut.  Je  ne  comprendrai  jamais  comment  il  y 
a  des  femmes  qui  se  jouent  par  coquetterie  de  certains  visages  et  de  certains 
hommes  ,  ne  doit-on  pas  respecter  les  ruines  qui  intéressent"?  L'art  avec  lequel 
le  marquis  avait  calculé  sa  vie  et  tous  les  ressorts  de  sa  machine  ,  était,  à  coup 
sûr,  un  art  fort  intéressant;  appliquez  cet  art  à  la  politique  ou  à  la  diplomatie  ,  le 
marquis  d'Arnouville  eût  été  un  fort  grand  homme.  Cependant  la  comtesse  de 
V....  trouva  plaisant  de  le  mystifier  en  l'embarrassant,  et  voici  ce  qu'elle  imagina: 

Les  cheveux  du  marquis  déroutaient  toutes  les  conjectures  de  son  cercle. 
Elle  résolut  d'être  assez  tendre  pour  le  faire  tomber  dans  un  piège  amoureux, 
assez  belle  pour  l'y  retenir  et  lui  demander  une  boucle  de  ses  cheveux  in- 
croyables. Elle  comptait  peut-être  de  là  les  envoyer  à  l'Académie  des  Sciences, 
où  il  se  trouve  par  hasard  quelques  chimistes  et  beaucoup  de  perruques. 

Ceci  une  fois  imaginé  par  la  comtesse,  elle  l'exécuta  de  la  façon  la  plus 
simple.  D'abord  elle  se  rendit  justice  ,  et  mit  un  masque  pour  paraître  belle, 
le  masque  est  la  beauté  des  femmes  qui  n'en  ont  plus  ;  la  comtesse  de  V....  se 
masqua . 

Les  bals  masqués  de  l'Opéra  l'ennuyèrent  bientôt ,  elle  voulut  essayer  de  la 
séduction  du  costume. 

C'était  le  temps  des  bals  costumés  à  la  cour,  elle  eut  soin  d'aller  trouver 
-M.  Duponche! ,  qui  dessinait  alors  tous  les  costumes  devant  servir  aux  quadrilles 
du  pavillon  Marsan. 

Elle  choisit  un  costume  du  temps  de  Louis  XIII ,  qui  devait  lui  aller  à  ravir... 

Le  marquis  ,  l'un  des  habitués  les  plus  brillans  de  ces  beaux  quadrille»  ,  prit 
un  costume  d'écuyer,  sous  lequel  il  ressemblait  tant  bien  que  mal  à  un  ami 
de  M.  de  Cinq-Mars. 

Le  bal  de  Mn"-Ma  duchesse  de  Berry  fut  ce  qu'il  était  toujours,  ce  fut  un 
bal  tout  autre  que  ceux  que  donne  aujourd'hui  M.  Rotschild.  On  n'y  vit  point 
de  parapluies  et  de  socques  articulés  attendant  leurs  propriétaires  dans  l'an- 
tichambre comme  aux  bals  parlementaires  de  M.  Dupin  ,  et  l'on  y  soupa 
mieux  qu'à  certains  bals  royaux  où  l'on   sert  pourtant  du  gigot  à  l'ail.   La 

comtesse  de  V n'en  fut  pas  moins  une  femme  assez  ridicule  sous  ses  affi- 

quets  du  temps  passé  ;  elle  avait,  je  crois,  la  prétention  de  représenter  tout  uni- 
ment Mlle  d'Humières.  On  en  rit  beaucoup;  mais,  comme  on  lui  savait  de  l'esprit, 
on  n'osa  pas  en  rire  trop  haut. 

A  ce  bal ,  on  put  aussi  distinguera  tournure  originale  de  M.  d'Arnouville 

Comme  il  se  moquait  assez  ouvertement  de  tout  ce  qui  n'était  pas  le  dix-huitième 
siècle,  il  conserva  audacieusement  des  bagues  de  toutes  sortes  à  ses  doigts,  dans 
son  costume  à  la  Gondy  ou  à  la  Cinq-Mars ,  fit  craquer  magnifiquement  sa  ta- 
batière, où  figurait  une  fort  belle  personne  peinte  par  Halle,  et  ne  songea  pas 
même  à  échanger  cette  tabatière  contre  un  drageoir. 

Il  lui  était  enjoint  par  la  comtesse,  qui  pour  cela  lui  avait  écrit  le  matin  la  plus 
jolie  épitre  du  monde,  de  danser  avec  elle  la  première  contredanse,  de  tenir  son 
bouquet,  son  mouchoir,  son  éventail ,  et  en  général  tout  ce  que  tient  au  bal  le 
cavalier-servant  le  moins  douteux.  Les  cheveux  frisés  ,    la  bouche  vermeille 


212 


LA   SYLPHIDE. 


et  le  teint  doucement  épanoui,  le  marquis  d'Arnouville  parut  aux  danseuses  et 
aux  danseurs  un  véritable  comte  de  Saint-Germain.  Les  lorgnons  ne  le  quit- 
taient plus  ,  on  ne  causait  que  de  sa  chevelure  mirobolante,  qu'un  poète  des 
bonnes  lettres  compara  ingénieusement  à  la  queue  de  la  comète.  M.  Bignan  , 
de  toutes  les  académies,  applaudit  à  ce  joli  trait. 

Le  marquis  essuya  le  fou  de  cette  attention  générale  avec  une  belle  résigna- 
tion  Il  n'était  pas  si  distrait  par  les  yeux  de  la  comtesse  qu'il  n'entendît  de 

temps  à  autre  certaines  voix  de  femmes  lui  dévoiler  les  fils  de  la  conspiration, 
tout  en  ne  parlant  qu'à  demi-voix  à  la  comtesse....  Le  souper  fini  (et  le  marquis  y 

avait  été  charmant),  la  vieille  duchesse  de  G fut   la  première  qui  entama 

M.  d'Arnouville;  elle  lui  demanda  quelle  odeur  il  mettait  à  ses  cheveux  ? 

—  Aucune ,  madame  la  duchesse ,  répondit-il  sèchement  ,  cela  sent  le 
teinturier. 

Ce  propos  était  d'autant  plus  cruel  que  la  duchesse  de  G  ....  était  connue  pour 
se  teindre  depuis  long-temps.  C'était  peut-être  un  propos  de  coquette  à  coquette  , 
mais  quoi  qu'il  en  fût,  il  déconcerta  les  rieurs.  Le  marquis  passa  négligemment  la 
main  dans  sa  chevelure  ,  et  M.  Bignan  murmura  :  Flavus  Àpollo. 

La  comtesse  fut  la  seule  qui  ne  désespéra  point  du  succès.  Son  orgueil,  plus 
que  son  amour,  y  était  engagé.  Elle  redoubla  donc  ses  agaceries  et  finit  par  de- 
mander à  M.  d'Arnouville  une  faveur  insigne,  une  boucle  de  ses  cheveux. 

—  En  voici  une,  madame,  j'avais  prévenu  votre  désir 

Et  sans  répliquer  une  minute,  M.  d'Arnouville  tira  de  sa  poche  un  petit  papier 
rose,  cacheté  de  ses  armes  qu'il  remit  galamment  à  la  comtesse. 

En  le  recevant,  elle  n'y  tint  plus  ,  et  malgré  le  bal ,  malgré  l'irrévérence  de 
cet  examen  ,  la  comtesse  ouvrit  le  papier  rose  dans  lequel  elle  trouva  une  boucle 
do  cheveux  blonds  qu'elle  compara  bien  vite  avec  ceux  du  marquis  d'Arnouville. 
Ceux-ci  ressemblaient  à  la  boucle  d'une  façon  triomphante. 

Cependant  le  marquis  demeura  modeste  sur  le  soplia  ;  il  parla  d'autre  chose 
et  ne  donna  pas  grande  attention  à  ce  manège.  Quand  il  lui  sembla  convenable 
de  se  retirer,  il  offrit  sa  voiture  à  la  comtesse  de  V...  et  accepta  le  triomphe  qui 
suivit  cette  aventure  plutôt  qu'il  ne  le  brusqua.  Les  marquis  du  dix-huitième 
siècle  étaient  glorieux;  celui-ci  se  résigna  à  son  bonheur. 

L'aventure  des  cheveux  ne  tarda  pas  à  faire  du  bruit;  la  comtesse  de  V...  ne 
put  tenir  sa  langue  bien  long-temps  :  le  secret  d'une  femme  heureuse  devient 
trop  souvent  le  secret  de  tout  le  monde.  Les  cheveux  du  marquis,  conservés  mi- 
raculeusement par  lui  à  l'aide  de  quelque  pommade  inconnue,  le  mirent  en 
vogue  ;  il  reçut  des  déclarations.  Les  femmes  n'en  pouvaient  pas  revenir,  d'au- 
tant qu'il  prenait  plaisir  à  leur  montrer  lui-même  des  correspondances  anté- 
rieures et  plus  de  cinquante  billets  ainsi  conçus  : 

«  Soijez  assez  gracieux ,  mon  dur  marquis  ,  pour  m'emoyer  une  boucle  de  vos 
cheveux  ;  vous  recevrez  en  éihange  une  boucle  d;s  miens.  Je  pense  que  vous  me  devez 
cela  ;  ainsi  f  envoie  chez  vous ,  etc. ,  etc.  » 

Le  marquis  semblait  avoir  exaucé  les  vœux  de  ces  dames  (et  de  chacune 

•encore  1  ).  La  seule  inspection  des  lettres  de  femmes  qu'il  possédait  prouvait  aux 

intéressées  qu'il  n'avait  rien  négligé  dans  le  temps  pour  les  contenter  sur  cet 

article.  On  trouvait  dans  son  secrétaire  (qui  était,  par  parenthèse,  en  beau 

laque  de  Chine)  des  réponses  semblables  : 


m^  mwmwmEmi 


DIRECTION     RUE      D'HANOVRE    ,    17. 


LA  SYLPninE.  vi:! 

«  Vous  êtes  divin  ,•  vous  avez  souscrit  à  ma  dtmande  et  pris  en  pitié  mon  enfan- 
tillage. Je  tenais  à  ces  cheveux  ;  tb  ne  me  quitteront  qu'avec  ta  vie.  » 

En  suivant  ce  dossier  de  lettres  par  ordre  chronologique  { car,  en  homme 
rangé,  le  marquis  les  avait  soigneusement  numérotées  et  datéesj,  on  arrivait  à 
quelques  unes  voisines,  hélas!  du  dénoùment,  et  qui  ne  manquaient  pas  de 
parler  encore  des  cheveux  du  marquis  d'Arnouville. 

u  Ingrat ,  perfide,  vous  m'abandonnez:  je  ne  veux  rien  garder  qui  rous  ail 
appartenu  :  ma  femme  de  chambre  a  l'ordre  de  vous  remettre  ce  roffret ,  où  tout 
trouverez  vos  lettres  et  vos  cheveux.  Ayez  soin  de  me  renvoyer  également  mes  lettres 
et  ma  natte  blonde.  Adieu  pour  la  vie! 

Que  prouvait  cette  étude  de  la  vie  d'un  homme  à  bonnes  fortunes?  Ou'il 
avait  su  garder  plus  de  cheveux  que  de  maîtresses  :  c'est  en  ceci  que  M.  d'Ar- 
nouville était  un  homme  rare  et  incomparable.  Il  n'était  pas  fort  bien  dans  ses 
alTaires  depuis  quelque  temps  ,  et  la  perspective  d'un  amour  commode  et  riche  . 
peut-être  même  le  profit  d'un  mariage  intéressé,  le  déterminèrent  à  s'attacher 
au  char  de  la  comtesse.  La  terre  de  cette  dame  était  en  Picardie  :  on  y  jouait 
assez  gros  jeu  et  on  y  recevait  beaucoup;  on  y  chassait,  et  le  marquis  chassait 
encore  ;  on  y  mangeait  bien ,  et  il  était  gros  mangeur.  On  comprendra  donc 
facilement  que  ,  malgré  la  bonne  cinquantaine  d'années  que  la  comtesse  de  V... 
avait  par  devers  elle,  le  marquis  d'Arnouville  vint  s'établir  à  son  château  ;  qu'il 
y  prit  ses  aises  et  y  mena  bonne  vie.  La  comtesse  de  V...  le  trouvait  décidé- 
ment fort  aimable  :  il  y  avait  des  instans  où  elle  songeait  même  à  faire  un  jour 
la  folie  de  l'épouser.  Le  marquis  d'Arnouville  avait  bien  compté  là-dessus;  il 
arriva  donc  à  la  campagnî  de  M™«  de  V...  avec  Gédéon  ,  son  valet  de  chambre  , 
attaché  depuis  trois  ans  à  son  service.  roger  de  beacvoir. 

(La  suite  à  la  livraison  prochaine.) 


A123S21S  m  saillis  3 

XL 
H"'  Elîsa  Jnlian. 

HEz toute  personne  appartenant  au  public,  n'importe 
à  qœl  titre,  il  y  a  deux  côtés  à  considérer,  le  plus  sou- 
vent *.rès  dissemblables  ;  en  rapport,  presque  jamais  : 
le  côt^  du  personnage,  le  côté  de  l'individu;  la  per- 
sonnepublique,  la  personne  privée.  Poète,  orateur, 
,  artiste  chacun  présente  cette  double  face,  et  si  au 
théàtrt ,  l'acteur  est  toujours  par  son  extérieur  en 
harmoiie  avec  son  rôle  ,  et  par  son  rôle  en  harmonie 
avec  son  extérieur,  en  revanche,  lans  la  vie  réelle,  le  contraste  est  pour  ainsi 
dire  perpétuel  entre  les  individus  e  les  rôles,  et  tel  qui  s'est  créé  d'avance  un 
type  d'après  les  écrits  ou  les  actiois  d'un  homme  qu'il  n'a  pas  vu,  s'expose  le 
plus  souvent  à  de  singuliers  désapp>intemens  et  à  de  bizarres  désillusions  lors- 
qu'il vient  à  confronter  son  idéal  ave  la  vérité. 
Ce  que  je  vous  en  dis,  du  reste,  n'<st  que  par  façon  de  parler  très  générale,  et 


1 


?|4  .  I-A   SYLPHIDE. 

seulement  pour  vous  faire  comprendre  en  vertu  de  quelle  division,  ayant  à  vous 
parler  de  M'i'Elisa  Julian,  je  veux  commencer  par  vous  raconter  sa  personne 
avant  de  vous  entretenir  de  son  talent. 

M'i"^  Elisa  Julian  est  de  taille  moyenne,  mais  bien  prise,  élégante  et  fort  noble. 
Elle  a  eu  peu  de  frais  à  faire  pour  s'incarner  les  délicieuses  créations  de  la  naïve 
Alice,  de  l'enthousiaste  Rachel  et  de  la  tendre  et  héroïque  Yalentine.  Rien  d'aussi 
beau  que  les  yeus  de  la  jeune  cantatrice,  si  ce  n'est  une  magnifique  chevelure 
noire  comme  l'aile  d'un  corbeau,  et  qui  encadre  délicieusement  une  figure  ovale, 
dont  le  teint,  par  ses  tons  pâles  et  chauds,  nous  représente,  dans  tout  son  roma- 
nesque, un  type  complet  de  la  beauté  méridionale.  Je  ne  puis  mieux  faire,  au  sur- 
plus, que  de  vous  renvoyer,  pour  le  complément  de  ma  description,  au  portrait 
qui  accompagne  cette  notice,  portrait  charmant  comme  le  modèle  et  digne  de  l'ha- 
bile crayon  de  notre  ami  Traviès. —  M"»"  Elisa  Julian  est  née  à  Bordeaux,  et  cela 
est  tout  simple,  car  il  n'y  a  rien  dans  ce  monde  que  pour  les  méridionaux  : 
talent,  esprit, beauté  et  pouvoir  ;  si  vousen  doutiez,  je  vous  renverraisà  M.  ïhier.';, 
qui  le  disait  un  jour  à  l'un  de  ses  amis,  méridional  comme  lui.  On  ne  peut  guère 
se  dispenser  de  croire  M.  Thiers  sur  parole.  Les  parens  de  la  jeuie  Elisa  apparte- 
naient au  commerce,  et  son  père,  amateur  fort  distingué,  put  remarquer  tout 
d'abord  chez  la  future  prima  dona,  un  amour  extrême  de  la  musique  joint  à  une 
intelligence  assez  remarquable  pour  que  l'on  ne  pût  se  dispenser  de  la  considérer 
comme  une  vocation.  M.  Julian  fut  donc  le  premier  maître  de  sa  fille,  et  lorsqu'il 
vint  s'établira  Paris,  il  y  a  peu  d'années,  la  jeune  Elisa  entra  au  Conservatoire. 
Elle  fut  dirigée  d'abord  par  Martin  -,  puis,  à  la  mort  de  ce  dernier,  MM.  Bordogni 
et  Michelot  conïinuèrent  à  développer  le  talent  naissaift  qui  semblait  tant  pro- 
mettre et  qui  a  si  bien  su  tenir.  Le  brillant  résultat  qu'/ls  ont  obtenu  prouve  à  la 
fois  et  la  supériorité  des  maîtres  et  la  distinction  rare  de  l'élève.  M'i'"  Julian  eut 
tous  les  succès  que  l'on  obtient  au  Conservatoire;  prx  de  solfège  d'abord;  puis 
second  et  enfin  premier  prix  de  chant.  Mais  ce  n'étaitpoint  à  la  scène  que  se  des- 
tinait la  jeune  fauvette  bordelaise,  et  sans  l'avis  plei/i  de  goût  et  de  sagesse  dont 
nous  devons  remercier  MM.  Bordogni  et  Michelot,  h  carrière  de  l'enseignement 
eut  enseveli  un  talent  digne  de  la  première  scène  lyr/que  du  monde.  La  vie  que  je 
vous  raconte  fut  simple,  bien  simple,  et  après  l'avoi/  lue,  vous  admirerez  comme 
moi  la  rare  intelligence  et  l'inspiration  véritable  de'a  jeune  artistequi  trouva  dans 
son  cœur  seulement,  et  par  une  subite  révélation  les  accens  d'Alice,  de  Rachel 
et  de  Valentine.  C'est  par  le  premier  de  ces  troii  rôles,  difliciles  entre  les  plus 
dilTiciles,  que  débuta  M'ie  Elisa  Julian,  au  mois  d/mai  dernier.  Essayer  ses  pre- 

i  miers  pas  sur  la  scène  de  l'Opéra,  c'était  se  risqi|Er  sur  un  terrain  glissant,  c'était 

;  s'embarquer,  comme  disaient  les  poètes  classiques,  sur  une  mer  féconde  en  nau- 

frages. Mais  sur  celte  mer-là,  or^fait  naufrage  iurtout  par  la  faute  du  navire,  et 
M'ii^'  Julian  n'avait  rien  à  craindre  de  ce  coté;  ^ie  arriva  donc  à  bon  port,  toutes 
voiles  dehors  et  poussée  i)ar  la  brise  embauméi  du  succès.  Après  le  rôle  d'Alice, 

I  dans  Robert,  ceux  de  Rachel,  dans  la  Juive,  /t  de  Valentine,  dans  les  Hugue- 

nots, furent  courageusement  abordés,  et  deux  iouveaux  succès  vinrent  couronner 
le  premier.  C'est  ainsi  que  ]M1'<?  Julian  sut,  toit  d'abord,  prendre  place  parmi  les 

I  talens  que  le  public  adopte  et  que  la  critique  fespecte. 

'  .Mais  pour  apprécier  dignement  un  succe  obtenu  dans  des  rôles  écrits  par 

Halévy  et  Meyerbeer,  il  faut  être  soi-mént  quelque  peu  artiste  et  savoir  l'im- 


I 


I     ! 


t 

.■ 


LA    SYLPII1I>K.  îl5 

inense  difficulté  qu'ont  à  vaincre  nos  chanteurs  pour  nous  faire  comprendre  et 
admirer  le  génie  de  l'un  et  le  talent  de  l'autre.  J'ai  souvent  entendu  comparer 
les  artistes  français  aux  artistes  italiens  et  vanter  les  seconds  aux  dépens  des 
premiers,  chose  très  logique  chez  une  nation  occupée  exclusivement  à  exal- 
ter tout  ce  que  ses  voisins  lui  envoient.  Pour  ne  pas  s'exposer  à  prononcer  et  à 
répéter  un  jugement  léger  et  injuste,  il  faudrait  entendre  les  artistes  italiens 
chanter  de  la  musique  allemande.  Les  maîtres  d'au-delà  des  .\lpes  écrivent 
surtout  pour  la  voix  humaine;  ils  en  ont  étudié  tous  les  secrets,  toutes  les 
ressources,  et  leurs  mélodies,  pleines  d'une  molle  douceur  et  d'une  élégante 
complaisance ,  semblent  se  placer  d'elles-mêmes  dans  les  inflexions  et  les  mou- 
vemens  les  plus  naturels  à  leur  instrument  chéri.  Les  maîtres  allemands,  au 
contraire,  attentifs  surtout  à  leur  propre  pensée,  curieux  de  combinaisons  bi- 
zarres ,  ne  font  que  de  rares  concessions  à  l'exécutant ,  et  ce  n'est  que  par  une 
lutte  obstinée  ,  où  plus  d'un  talent  trouve  sa  ruine  ,  que  nos  artistes  peuvent 
s'emparer  de  ces  mélodies  âpres  ,  sauvages  ,  de  mesure  hachée  et  presque  tou- 
jours dépourvues  de  ce  balancement  onduleux  et  de  cette  grâce  tout  italienne 
dont  le  grand  écueil  est  la  fadeur.  Pour  chanter  Rossini,  Bellini,  Donizetti ,  il 
faut  être  seulement  un  homme  de  talent;  mais  pour  chanter  Meyerbeer  et 
Ilalévy,  il  faut  être  quelque  peu  sorcier.  Gardez-vous  de  croire,  du  reste,  que 
l'en  aie  moins  d'admiration  pour  les  deux  hommes  célèbres  qui  ont  si  dignement 
occupé  notre  scène  lyrique  et  l'ont  maintenue  au  premier  rang  dans  le  monde 
artistique  de  l'Europe;  j'ai  voulu  seulement  augmenter  !a  petite  dose  de  charité 
musicale  dont  il  faut  se  munir  en  entrant  dans  la  salle  de  la  rue  Lepelletier  et 
vous  faire  adopter,  comme  jugement  en  dernier  ressort  sur  la  question  ,  cette 
parole  d'une  femme  de  goût  et  d'esprit  :  «  J'aime  mieux  entendre  de  la  musique 
allemande  ,  mais  j'aime  mieux  chanter  de  la  musique  italienne.  » 

Après  cette  petite  digression  ,  qui  cependant  m'a  paru  nécessaire  ,  revenons  à 
Mlle  Eiisa  Julian  et  disons  à  sa  gloire  qu'elle  a  su  se  rendre  maîtresse  des 
phrases  musicales  les  plus  rétives.  Semblable  à  Roger,  qui  sut  dompter  l'hippo- 
griffe, elle  a  transformé  en  esclaves  soumises  les  trois  créations  aussi  rebelles 
qu'admirables  qu'on  îui  a  confiées.  Il  est  vrai  que  U"<f  Julian  a  trouvé  dans 
l'instrument  que  la  nature  lui  a  donné  un  auxiliaire  digne  de  son  talent.  Sa  voix 
est  un  soprano  grave  ,  participant  dans  les  notes  d'en  bas  de  la  sonorité  d'un 
contralto  et  s'élevant  jusqu'aux  dernières  limites  de  féchelle  vocale  avec  une 
sûreté,  une  justesse  et  un  brillant  qui  peuvent  être  égalés,  mais  jamais  dé- 
passés. Le  timbre  de  ce  bel  organe  est  ferme,  éclatant,  et  les  vocalisations  les 
plus  légères  ne  l'étonnent  pas  plus  que  les  accens  les  plus  dramatiques.  A  tous 
ces  avantages  ,  iMH'-"  Julian  en  joint  un  autre  bien  précieux  pour  l'immense 
vaisseau  de  l'Opéra ,  celui  do  ne  se  fatiguer  jamais  et  de  pouvoir  impunément 
pousser  jusqu'à  l'extrême  le  volume  de  sa  voix.  Quant  à  son  jeu  ,  il  est  drama- 
tique et  dénote  une  ame  véritablement  artiste  et  pourvue  de  cette  sensibilité 
sympathique  où  se  trouve  le  secret  d'émouvoir. 

Mais  le  moment  est  arrivé  où ,  biographe  et  lecteur,  il  faut  nous  séparer  de 
M"f  Elisa  Julian.  Que  pourrions-nous  lui  souhaiter  en  la  quittant,  afin  d'adoucir 
par  quelque  vœu  bienveillant  l'amertume  de  toute  séparation  ?  Sa  personne  est 
charmante,  sa  voix  pénétrante  et  pure,  son  talent  bien  accueilli!  Après  avoir 
bien  cherché,  nous  ne  pourrons  lui  souhaiter  qu'un  rôle  nouveau  et  qui  nous 
permette  de  renouveler  les  fleurs  de  sa  jeune  couronne.  samuel  roger. 


2IG 


LA  SYI-PIIIDE. 


fliéàtresi. 

Les  bonnes  nouvelles  sont  nombreuses  à  l'Opéra.  On  active  les  répétitions  do 
la  Favorite,  qui  n'est  pas  autre  chose  que  l'Ange  de  M'aida  de  M.  Donizettiqui, 
dit-on  ,  a  pris  à  cœur  de  nous  faire  oublier  les  Martyrs  par  un  chef-d'œuvre. 
Malgré  le  succès  toujours  croissant  du  Diable  amoureux  et  de  Ml'e  Pauline  Le- 
roux, M.  Léon  Pillet  n'en  attend  pas  moins  avec  impatience  le  retour  de  Fanny 
Elssler,  sur  laquelle  on  compte  d'un  jour  à  l'autre.  Meyerbeer  a  enfin  promis 
son  grand  opéra,  et  l'Académie-Royale  en  a  tressailli  de  joie  jusque  dans  ses  fon- 
demens.  Il  est  question  pour  le  soir  de  la  Toussaint  d'un  vrai  concert  allemand. 
M.  Berlioz  envahirait  la  scène  de  l'Opéra  avec  quatre  ou  cinq  cents  musiciens, 
et  ferait  exécuter  cette  musique  olympique  que  vous  savez.  Cependant  il  paraît 
qu'il  y  a  schisme  dans  l'orchestre  et  que  parmi  les  musiciens  tous  ne  sont  pas 
d'accord;  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  pareille  chose  arrive. 

Mardi  a  eu  lieu  ,  aux  Italiens  ,  la  première  représentation  de  la  reprise  de  la 
Sonnambula  de  Bellini,  avec  Rubiui  et  M"ie  Persiani;  ce  nouveau  chef-d'œuvre 
n'a  pas  été  moins  applaudi  que  iVorma.  Avec  la  reprise  des  Puritains,  M.Dormoy, 
auquel  on  ne  fera  certainement  pas  le  reproche  de  manquer  ni  d'activité,  ni  de 
zèle,  nous  annonce  la  première  représentation  d'un  opéra  nouveau  Lucrezia 
Borgia.  —  INIme  Damoreau  est  rentrée  à  l'Opéra-Comique. 

P.  S.  Le  manque  d'espace  nous  oblige  à  remettre  à  la  semaine  prochaine 
l'article  que  nous  avons  consacré  à  la  première  représentation  de  la  Reine  Jeanne. 
à  l'Opéra-Comique.  Nous  ne  pouvons  que  constater  aujourd'hui  un  très  beau 
succès. 


UIBIylOCnAPIB  EE . 

Notre  collaborateur,  M.  Stéphen  de  la  Madelaine ,  vient  de  publier,  sous  le  titre 
de  PHYSIOLOGIE  DU  ciiAiNT,  un  excellent  volumc  où  il  a  réuni  toutes  les  observations 
qu'il  a  été  à  même  de  recueillir  dans  une  carrière  presque  toujours  consacrée,  à 
l'art  théorique  ou  pratique.  Ex-récitant  à  la  chapelle  royale  et  à  la  musique 
particulière  de  Charles  X,  M.  Stéphen  do  la  Madelaine  était  mieux  en  position 
que  tout  autre  ,  par  le  mocde  dans  lequel  il  a  vécu  ,  par  lesévénemens  qu'il  a  vu 
s'accomplir  autour  de  lui ,  et  surtout  par  les  longues  et  consciencieuses  études 
qu'il  a  faites,  d'écrire  la  Physiologie  du  chant ,  ouvrage  si  indispensable  dans  une 
époque  où  les  physiologies  sont  à  la  mode.  Il  faudrait  plus  de  place  qu'il  nenous 
en  reste  pour  apprécier  à  sa  juste  valeur  le  livre  de  M.  de  la  Madelaine  ,  qui, 
tour  à  tour,  traite  avec  un  sentiment  et  un  goût  parfaits  de  l'enseignement  public 
et  particulier  du  chant ,  du  mécanisme  de  la  voix  et  des  études  transcendantes  de 
la  vocale  ,  des  divers  caractères  de  la  vocale ,  et  enfin  des  compositeurs  et  de  la 
critique.  La  ])artie  didactique  de  cet  ouvrage  est  habilement  dissimulée  sous  les 
charmantes  apparences  de  la  causerie.  M.  Stéphen  do  la  Madelaine,  qui  est  avant 
tout  un  homme  d'esprit ,  raconte  bien  plutôt  qu'il  n'enseigne  ,  et  presque  à  chaque 
page  de  la  Physiologie  du  chant ,  ce  sont  des  anecdotes ,  des  histoires  ou  des 
souvenirs  qui  vous  conduisent  au  dernier  chapitre,  pour  ainsi  dire  sans  qu'on 
s'en  aperçoive.  Aussi  le  volume  de  M.  Stéphen  de  la  Madelaine  s'est-il  du  premier 
jour  concilié  toutes  les  faveurs  ,  cl  sa  Physiologie  régnera  encore  en  souveraine, 
quand  beaucoup  d'autres  auront  disparu. 


Le  Directeur  DE  VlLLEMESSANï. 


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LA   SYLPHIDE 


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LA   SVLI-HIDE. 


217 


A  Sladaine  ' 


31  octobre. 


ORÉE ,  madame ,  souffle  sur  nous  toutes  ses 
tempêtes  et  les  froides  pluies  d'octobre  sont  ve- 
nues éteindre  les  derniers  rêvons  du  soleil!  Toute 
vie  du  dehors  a  cessé  et  c'est  aux  richesses  de 
l'art  à  remplacer  celles  de  la  nature.  Si  les  appa- 
rences ne  sont  point  trompeuses,  et  si  la  politique 
nous  tient  un  peu  en  joie,  nous  aurons  un  hiver 
brillant,  les  bonnes  faiseuses  telles  que  Palmire 
préparent  de  somptueuses  toilettes,  toilettes  faites 
des  belles  étoffes  de  Delisle ,  chez  lequel  cette 
."innée  plus  que  jamais  un  goût  exquis  a  présidé 
au  choix  des  assortimens;  une  innovation  ou  plu- 
tôt une  résurrection  tout  élégante  viendra  en- 
core cette  année  embellir  et  faire  ressortir  les 
soieries  de  Delisle ,  c'est  l'adoption  des  fourrures  pour  garnitures  de  robes! 
Quoi  de  plus  joli ,  de  plus  vraiment  luxueux  ,  qu'une  haute  bande  d'hermine 
garnissant  le  bas  d'une  robe  en  velours  gros  bleu  ,  vert  ou  grenat?  quoi  de 
plus  riche  que  la  marte  avec  ses  longs  poils  soyeux  et  brillans  se  détachant  sur 
le  satin  blanc,  et  le  vaporeux  chinchilla  ondoyant  avec  ses  nuances  chatoyan- 
tes sur  un  satin  couleur  de  rose  ou  bleu.  J'ai  déjà  pu  apprécier  le  mérite 
de  la  fourrure  alliée  aux  soieries  dans  le  magasin  spécial  de  Gon  ,  notre 
fashionable  fourreur.  Je  crois  pouvoir  vous  assurer  que  sa  maison  l'emporte 
cette  année  sur  toutes  les  autres  pour  la  confection  des  manteaux  de  cour , 
pelisses ,  burnous ,  sorties  de  bal ,  pèlerines  de  satin  brodées  en  chenilles  et 
manches  pareilles.  Gon  ,  qui  s'est  entièrement  adonné  à  celte  spécialité,  ne 
peut  manquer  d'y  réussir,  on  fait  toujours  bien  quand  on  s'applique  à  un  seul 
genre  de  choses ,  et  c'est  ce  principe  qui  fait  redouter  pour  M"""  Hermel  et 


I   I 


218  '  LA   SYLPHIDE.  , 

Alexandrine  un  certain  mélange  de  modes  et  de  manteaux ,  deux  genres  qui  se 
trouveront ,  je  crois ,  fort  mal  ensemble  et  par  conséquent  courront  risque  de 
ne  réussir  ni  l'un ,  ni  l'autre.  Du  reste  ,  ces  dames  ne  vendent  qu'à  l'étranger , 
car  l'aristocratie  française  a  trop  bon  goût  pour  acheter  chez  M""  Hermel  et 
Alexandrine  quand  elles  ont  Palmire  et  Camille. 

Les  chapeaux  et  les  capotes  de  Lemonnier-Pelvey  sont  à  l'heure  qu'il  est 
l'objet  de  toutes  les  préférences.  Lemonnier-Pelvey  entend  à  merveille  les  co- 
quettes et  innombrables  variations  de  la  coiffure.  Il  a  remplacé  pour  l'hiver  ses 
capotes  en  dentelle  de  la  belle  saison  par  d'adorables  chapeaux  de  velours  ou 
de  soie  plus  ou  moins  richement  ornés,  et  surtout  par  ses  capotes  plissées,  tran- 
chant couleur  sur  couleur  ,  qui  sont  bien  en  vérité  la  nouveauté  la  plus  ingé- 
nieuse du  moment.  —  Une  autre  nouveauté,  qui  n'obtient  pas  moins  de  vo- 
gue, est  le  burnous  algérien  de  M""=  Jacob  ;  il  est  impossible  d'allier  plus  de 
grâce  à  plus  de  richesse ,  aussi  les  commandes  arrivent-elles  de  toutes  parts  à 
M"'  Jacob. 

J'ai  lieu  de  croire,  madame,  que  vous  avez  été  contente  des  deux  cha- 
peaux pris  chez  Laure  Farcoz?  Celte  modiste  a  une  simplicité  gracieuse 
et  cependant  élégante  qui  doit  vous  plaire  ;  comme  femme  de  bon  goût  vous 
devez  préférer  ses  modes  à  sa  quasi  homonyme  Laure ,  du  boulevart  des 
Italiens,  dont  la  clientelle  peu  choisie  aime  davantage  les  chapeaux  voyans  et 
de  formes  outrées.  Si  je  n'étais  jamais  si  heureuse  que  lorsque  vous  voulez 
bien  me  charger  de  vos  envois,  je  vous  dirais  de  vous  adresser  à  la  maison  de 
Commission  parisienne  Giraud  et  C".  Cette  maison,  de  la  probité  et  de  l'exac- 
titude la  plus  parfaite,  est  tenue  par  des  gens  d'un  goût  fort  distingué  ;  tous  les 
objets  de  toilette,  d'ameublemens ,  d'arts  et  même  de  science ,  sont  expédiés 
aux  risques  et  périls  de  Giraud.  Déjà  la  province  et  l'étranger  ont  fait  les 
plus  heureux  essais  de  ces  envois ,  et  vous  ne  sauriez  croire  l'extension  qu'a 
prise  cette  industrie ,  si  commode  pour  les  personnes  qui  n'ont  point  de  cor- 
respondans  à  Paris;  j'ai  vu  des  trousseaux  entiers  envoyés  pour  mariage  par 
la  maison  Giraud,  des  caisses  contenant  de  ravissantes  toilettes  de  bal ,  depuis 
les  bas  de  soie  brodés  jusqu'à  la  guirlande  de  fleurs,  il  n'y  avait  plus  qu'à  s'ha- 
biller ;  pour  les  femmes  élégantes  de  province  c'est  une  chose  sans  prix. 

Il  me  prend  envie,  madame ,  de  vous  envoyer,  par  lettre,  quelques  uns  des 
modèles,  que  vous  devrez  copier.  Les  jolies  gravures  de  l\  Sylphide  ne  peu- 
vent pas  vous  les  offrir  tous,  permettez-moi  de  leur  adjoindre  un  petit  supplé- 
ment pris  en  haut  lieu  :  ce  sont  des  modes  qui  ne  seront  portées  que  par  des 
femmes  vraiment  élégantes. 

Peignoir  du  matin  en  crêpe  Racket  lie  de  vin,  bordé  de  six  rangs  de  ve- 
lours noir  de  la  largeur  d'un  doigt  et  espacé ,  ces  velours  doivent  garnir  le 
bas  et  les  deux  montans  de  la  jupe;  manches  à  la  religieuse,  très  larges  , 


LA   SYLPHIDE.  210 

relevées  jusqu'à  la  moitié  du  bras  et  laissant  voir  les  manches  de  dessous  en 
batiste  gauffrée  ;  petite  collerette  plate  en  batiste  avec  légère  broderie  et 
une  valencienne  très  basse-,  cordelière  algérienne  en  soie  noire  et  lie  de 
vin;  pantoufles  de  velours  noir  brodées  de  cordonnet  lie  de  vin  et  or  ;  mou- 
choir batiste  à  petites  vignettes ,  de  chez  Chapron  ;  bonnet  de  mousseline 
brodé ,  sans  aucuns  rubans ,  orné  de  deux  barbes  en  dentelle ,  relevées  sur 
le  sommet  de  la  tête  par  une  épingle  d'or.  —  Pour  sortie  du  matin.  Douil- 
lette en  satin  marron,  ornée  sur  le  devant  de  la  jupe  et  du  corsage  d'une  passe- 
menterie à  réseaux  légers-,  manches  larges  et  grand  col  pèlerine,  petit  col  et 
manchettes  en  grosse  guipure  ;  châle  de  velours  noir  doublé  en  satin  blanc  et 
bordé  de  marte ,  attaché  au  cou  par  une  agraffe  en  or  à  glands  ;  chapeau  en 
velours  vert  plissé,  orné  d'une  plume  blanche  plate  couchée  ;  bottines  noires  ; 
gants  paille  lacés  et  garnis  d'efïilé;  mouchoir  garni  de  valencienne  et  ourlet 
plat;  manchon  aérien  d'Auprètre  et  Bougenaux-Lolley.  —  Robe  de  dîner  en 
ville.  Tissu  chatoyant  rose  et  violet  garni  de  deux  volans  -,  corsage  drapé  de- 
vant et  derrière  à  pointe;  sur  le  bracelet  du  milieu  de  la  poitrine,  sept  petites 
rosettes  en  velours  violet  ;  les  manches  plates  avec  de  petits  jockeis  en  velours 
violet;  cordelière  en  chenille  et  glands  violets;  écharpe  en  velours  violet;  bonnet 
de  blonde  à  dessins  égyptiens  avec  une  guirlande  de  petites  roses ,  ceignant  le 
haut  du  front  et  venant  se  rejoindre  derrière  la  tête  ;  mouchoir  héraldique 
avec  points  d'Angleterre.  —  Robe  de  soirée  ,  en  satin  rose  garnie  d'une  haute 
bande  de  chinchilla;  corsage  plat  décolleté  à  pointe,  berthe  en  chinchilla, 
descendant  en  pointe  sur  le  corsage  au  milieu  de  la  poitrine  et  du  dos ,  avec 
des  nœuds  de  satin  rose  au  bas  de  chaque  pointe  et  sur  les  épaules.  Manches 
courtes  plates,  bordées  d'une  bande  de  fourrure;  chapeau  Louis  XV  en  velours 
rose  avec  marabouts  blancs  ;  gants  blancs  avec  ornemens  en  perles.  —  Robe 
de  bal,  en  crêpe  abricot  doublé  de  soie  pareille ,  corsage  à  pointe  à  drape- 
ries arrêtées  du  haut  ;  pour  garniture  un  gros  bouillon  de  crêpe  coupé  de 
distance  en  distance  par  des  branches  de  feuillages  en  velours  vert  ;  manches 
courtes  à  bouillons,  entre  chaque  bouillon,  une  branches  de  feuilles  serrant  le 
bras  en  bracelets  ;  sur  le  devant  du  corsage ,  une  branche  de  feuilles  et  une 
guirlande  pareille  dans  les  cheveux.  Pour  bijoux,  Tagraffe,  le  collier,  les 
bracelets  en  émeraudes.  Voilà,  madame,  des  modèles  à  suivre;  les  étoffes 
viennent  de  chez  Delisle  et  les  façons  a[ipartiennent  à  Palmire ,  point  n'est 
besoin  d'y  ajouter  d'autres  éloges.  Maintenant  voulez-vous  un  peu  de  modes 
généralisées? 

La  lingerie  a  les  cols  russes  brodés  sur  le  devant  de  la  poitrine  avec  de 
petites  garnitures  en  dentelles;  les  cols  d'amazones  en  batiste  brodée; 
les  robes  de  mousseline  de  l'Inde  avec  les  volans  brodés  et  d'admirables 
points  à  jour.  Les  broderies  en  chenilles  sont  fort  en  vogue  sur  étoffes  de 


220  •  LA   SYLPHIDE. 

soie  ou  crêpes  ;  les  passementeries  se  font  d'une  légèreté  excessive  et  sont  bien 
portées.  Les  châles,  les  écharpes  en  velours,  ouattés  avec  hautes  franges  en 
chenilles,  partagent  la  faveur  avec  les  cachemires  longs.  Les  burnous  se  portent 
fort  courts,  presque  toujours  doublés  de  nuances  tranchantes  avec  le  dessus  ; 
on  les  fait  ornés  tout  autour  d'un  revers  liseré  de  même  nuance  que  la  dou- 
blure ;  une  rangée  de  gros  boutons  ferme  le  devant  ;  ces  boutons  sont  en  pas- 
sementerie et  composés  des  deux  nuances  du  dessus  et  de  la  doublure.  Les 
manteaux,  quoique  plus  longs  que  les  burnous ,  sont  cependant  bien  plus  courts 
que  les  années  précédentes  ;  on  en  garnit  le  tour  ainsi  que  le  haut,  d'un  volant 
en  étoffe  pareille  ;  ceux  en  salin  se  garnissent  ainsi;  ceux  de  velours  ont  une 
haute  frange  ou  une  dentelle  ;  quand  la  médiocrité  de  la  fortune  force  à  por- 
ter le  manteau  en  étoffe  de  laine,  il  faut  le  faire  le  plus  simple  possible.  Lt  s 
femmes  d'une  haute  élégance  portent  pour  sortie  de  bal  ou  de  spectacle,  des 
pelisses  à  capuchon  en  satin  blanc,  garnies  d'une  angleterre  ou  de  belles  four- 
rures. Les  chapeaux  en  velours  brun,  gros  vert  ou  gros  bleu  sont  les  plus  dis- 
tingués ;  on  les  orne  de  plumes  posées  à  plat  ou  de  fleurs  en  velours.  Un  char- 
mant chapeau  se  fait  en  velours  noir  avec  plume  couleur  de  rose  et  doublure  de 
satin  de  même  nuance.  Après  le  velours  plain,  le  gros  d'Afrique  est  ce  que 
l'on  peut  porter  de  mieux.  Quelques  chapeaux  ont  la  voilette  en  filet.  On  porte 
dans  la  chambre  de  jolis  bonnets  en  chenille  et  rubans.  Les  bonnets  modistes 
n'ont  guère  de  forme  arrêtée  ;  les  uns  sont  plats  sur  le  front,  tandis  que 
d'autres,  au  contraire,  sont  surmontés  d'un  cône  en  blonde  ;  d'autres  ont 
la  forme  des  cornettes  de  vieilles  et  sont  échancrés  en  pointe,  les  papillons 
sont  collés  sur  la  joue  et  montent  jusqu'au  haut  de  l'échancrure  en  diminuant  ; 
ces  bonnets  ont  habituellement  le  fond  entouré  d'une  guirlande  de  fleurs  et 
sont  sans  ornemens  autour  du  visage;  ils  nécessitent  absolument  les  cheveux 
en  bandeaux,  au  reste  celte  coiffure  semble  la  plus  généralement  adoptée- 
Les  robes  du  matin  ont  toutes  les  manches  flottantes,  les  robes  demi-habillées 
les  manches  tout-à-fait  plates,  et  les  robes  parées,  lorsqu'elles  ne  sont  pas  à 
manches  courtes,  les  ont  à  petits  bouillons  en  travers  ou  en  longueur  du  bras, 
froncées  sur  des  gances.  Avec  les  manches  courtes,  on  porte  des  mitaines  en 
peau  de  couleur,  on  les  garnit  de  dentelles  blanches  ou  noires,  de  franges  de 
soie,  de  nattes  de  perles  avec  glands ,  de  gance  d'or  et  même  de  fourrures  ou 
de  petites  couronnes  de  fleurs  très  pressées.  Les  camées  et  les  turquoises  sont 
les  bijoux  à  la  mode  ;  les  bracelets  d'or  parsemés  d'une  pluie  de  petites  tur- 
ouoises  sont  choisis  par  les  femmes  distinguées  ;  le  corail  a  beaucoup  perdu  de 
sa  vogue  et  ne  fait  plus  guère  partie  d'un  écrin  aristocratique.  A  propos  d'écrin, 
il  en  est  un  rempli  des  plus  fraîches  et  des  plus  suaves  pierreries,  c'est  celui 
de  la  fleuriste  en  vogue.  M""  Lainné  ;  ses  bijoux  à  elle  sont  de  ceux  que  nous 
offre  le  parterre  le  mieux  cultivé  ou  la  prairie  la  plus  émaillée  ;  rien  de  plus 


LA.   SYLPniDK.  2:1 

séduisant  que  ses  fleurs  se  balançant  sur  leur  tige  comme  au  souffle  d'un  léger 
vent  ;  rien  de  plus  gracieux  que  ses  couronnes  de  rosières,  si  jolies  sur  un  front 
de  jeune  fille.  Les  cpuvies  de  M"""  Lainné  auront  certainement  cet  hiver  les 
honneurs  des  plus  belles  fêles ,  car  leur    imitation   est   la  nature   même. 

Vous  me  demandez,  madame,  quelques  mots  sur  les  modes  masculines,  il  n'y 
a  en  effet  que  quelques  mots  à  dire  sur  ce  sujet.  Le  paletot  ou  pardessus  est 
à  peu  près  le  seul  vêtement  qui  occupe  aujourd'hui  ces  messieurs,  dont  un  grand 
nombre  n'ont  point  encore  cessé  la  guerre  contre  les  lièvres  ou  les  lapins. 
Blay-Lafitte,  successeur  de  Berchut,  dont  la  maison  est  une  des  meilleures 
de  Paris ,  a  de  charmans  modèles  de  pardessus  que  nous  fera  voir  la  Sylphide 
dans  son  prochain  numéro.  Le  bon  goût  et  le  talent  de  Blay-Lafitte  sont  trop 
connus  de  nos  dandys  pour  que  ses  coupes  ne  soient  pas  adoptées  comme 
type. 

Nos  causeries  sont  assez  pâles,  la  guerre ,  l'Orient ,  les  fortifications  tien- 
nent l'esprit  tendu  d'une  façon  fort  peu  joyeuse.  Les  femmes  parlent  politique 
et  demandent  la  paix  pour  lamour  des  marcliandises  anglaises ,  puis  elles  pré- 
fèrent le  bruit  des  violons  à  celui  du  canon ,  ce  qui  n'est  pas  défendu.  Les 
théâtres  cherchent  à  se  remonter ,  mais  je  ne  sais  où  le  bât  les  blesse ,  ils  ne 
volent  que  d'une  aile  !  Les  sujets  manquent,  les  amoureux  sont  assez  laids ,  les 
amoureuses  parlent  du  nez  et  serrent  les  dents  ;  pour  s'aimer  et  se  le  dire , 
même  à  la  scène,  il  faut  quelque  chose  de  plus  inspirateur.  Celle  pauvre  Re- 
naissance va  donc  relancer  sa  barque  à  la  mer.  Dieu  la  protège!  M.  Scribe 
donne  un  verre  d'eau  à  la  Comédie-Française ,  qui  en  a  aussi  grand  besoin  que 
le  pauvre  Quasimodo,  le  jour  où  le  fit  boire  la  gentille  Esméraidal  Point  en- 
core de  soirées...  Les  salons  sont  solitaires...  Le  vendredi  on  voit  assez  bonne 
compagnie  au  concert  Valentino  ,  où  l'excellente  exécution  des  œuvres  de 
Beethoven  attire  beaucoup  de  monde.  La  littérature  est  fort  silencieuse,  point 
de  romans  nouveaux...  Ce  ne  sont  pourtant  point  les  écrivains  qui  manquent, 
mais  les  éditeurs  qui  déjà,  il  y  a  quelque  temps,  n'entendaient  plus  que  d'une 
oreille,  sont  aujourd'hui  totalement  sourds  à  la  voix  du  pauvre  romancier  !  Les 
manuscrits  dorment  sur  les  rayons  poudreux  et  attendent  le  jour  de  la  résur- 
rection de  la  librairie  qui  a  sa  vallée  de  Josaphat  dans  quelque  coin  sans  doute. 
Le  magnétisme  est  une  des  distractions  à  la  mode  du  moment.  De  toutes  les 
villes  d'Europe,  nous  arrivent  des  magnétiseurs  accompagnés  de  sybilles  plus 
ou  moins  prophétiques  ;  fort  heureusement  que  le  baquet  de  Mesmer  ne  fait 
plus  partie  du  matériel  somnambulique.  Le  charlatanisme  a  mis  à  profit  d'une 
manière  déplorable  cette  tendance  de  notre  siècle  au  merveilleux  ,  le  magné- 
tisme qui,  bien  dirigé,  peut  devenir,  je  crois,  un  puissant  auxiliaire  à  la  science 
de  la  médecine ,  est  exploité  aujourd'hui  par  devrais  jongleurs,  auquels  il  ne 
manque  que  des  gobelets  et  une  grosse  caisse  Avez-vous  lu,  madame  la  Fin 


222 


I,A   SYLPHIDE. 


des  temps  tic  M.  Biireste?  Si  vous  aimez  à  coMiiaître  l'avenir,  vous  y  trouverez 
du  plaisir;  mais  liélas  !  vous  n'y  verrez  pas  que  vous  viendrez  parmi  nous  rire 
et  danser  cet  hiver,  et  que  vous  importe  le  reste? 

Baronne  marie  de  l'******. 


LES  CHEVEUX  DU  MARQUIS. 

DEUXIÈME  ET  DERMREPARTir. 
II 

ÉDÊON  mérite  bien  que  nous  en  disions  ici  deux  mots. 

C'était  un  garçon  dont  la  force  musculaire  égalait 
presque  un  taureau  dans  son  enfance;  mais  comme 
il  s'était  livré  de  bonne  heure  aussi  à  des  études  par- 
ticulières et  suivies  sur  l'alcool ,  il  en  résultait  qu'il 
était  devenu  aussi  mince  qu'une  latte  d'arlequin. 

Gédéon  jouait  du  violon  et  n'allait  jamais  à  la 
Chambre  :  il  ne  lisait  pas  le  Moniteur  et  fréquentait 
pou  rOpéra-Comique;  il  trouvait  qu'on  ne  s'amusait 
décemment  qu'au  café  des  Aveugles. 

Le  café  des  Aveugles  faisait  rage  en  ce  temps-là. 
Gédéon  y  volait  de  belle  en  belle  et  de  petit  verre  en 
petit  verre.  Il  était  beau  de  stature  sinon  d'am- 
pleur :  on  le  prenait  à  la  mise  pour  quelque  valet  de 
bonne  maison. 

Si  le  marquis  d'Arnouville  n'était  pas  mécontent 
de  Gédéon  ;  son  valet ,  en  revanche,  était  fort  con- 
tent de  son  maître.  Gédéon  le  trouvait  commode  en  ce  sens  que  le  marquis 
était  presque  toujours  dehors  ,  habitant  fort  rarement  son  choz  lui,  comme  tous 


Voir  plus  linul,  page  209. 


LA   SYLPHIDE.  223 

les  célibataires  jeunes  ou  vieux  ,  barbons  ou  follets.  Ce  parti  pris  de  sortir  et 
de  ne  jamais  resler  comme  un  bas  de  laine  au  coin  de  sa  cheminée  allait  à 
merveille  à  Godéon.  Il  jouait  du  violon  pendant  ce  temps-là  ou  continuait  ses 
élucubrations  scientiluiues  sur  les  liqueurs  au  café  des  Aveugles  ,  où  il  soupait, 
buvant  plus  qu'il  ne  mangeait  évidemment. 

L'éthisie  de  Gédéon  ,  ainsi  que  nous  avons  dit,  n'en  était  pas  moins  une  chose 
certaine.  Le  malheureux  en  était  venu  à  mettre  des  escarpins  pour  des  pan- 
toulïles ,  et  les  gilets  du  marquis  lui  auraient  servi  de  redingotes. 

Tel  était  l'état  normal  de  Gédéon,  quand  il  arriva  à  la  terre  de  la  comtesse  de 
V...,  la  plus  belle  terre  où,  de  mémoire  d'homme,  on  ait  pu  chasser  depuis 
Louis  XIII  jusqu'à  nos  jours. 

En  s'y  installant,  à  la  suite  du  marquis  son  maître,  Gédéon,  pareil  au  jeune 
homme  de  l'élégie,  triste  et  mourant  à  son  aurore,  comptait  beaucoup  sur  cet  air 
pur  et  nouveau  pour  lui.  Il  se  gazouillait  intérieurement  à  lui-même  mille  pas- 
torales plus  charmantes  les  unes  que  les  autres.  Il  se  promettait  do  ne  plus  re- 
tomber dans  ses  erreurs  bacchiques  et  alcooliques;  il  rêvait  de  bergères  et  de 
gazons.  Ces  gazons  et  ces  bergères  dont  rêvait  Gédéon  n'étaient  pas  ceux  et  celles 
en  carton  peint  du  café  des  Aveugles  ;  c'étaient  les  véritables  pelouses  du  vrai 
pays  de  Gédéon  ,  la  Touraine.  Je  pourrais  ici  vous  parler  de  la  Touraine ,  que 
les  poêles  et  les  courriers  de  malle-poste  appellent  \o  jardin  de  la  France,  mais 
j'aime  mieux  vous  dire  que  Gédéon  était  parti  de  son  pays,  parce  qu'il  était 
amoureux. 

Mon  Dieu  !  oui,  amoureux,  comme  on  l'est  toujours  en  quittant  une  résidence 
quelconque.  Lisez  Ovide,  que  Gédéon  n'avait  point  lu,  Ovide  de  abscntid. 

L'absence  de  Gédéon  laissait  sa  cousine  Javotte  désespérée.  Javotte  avait 
spéculé  peut-être  sur  les  belles  formes  de  Gédéon  ;  elle  se  disait  que  plus  tard, 
après  leur  hymen,  il  ferait  un  beau  valet  de  chambre,  et  le  maraud  devenait  valet 
de  chambre  avant  l'hymen,  il  avait  quitté  la  Touraine,  Javotte  ,  tout  ce  qu'il 
avait  de  joie,  d'amour  et  d'espoir  !  Ingrat  Gédéon  ! 

Doublement  ingrat,  puisqu'au  bout  de  huit  jours  il  avait  déjà  oublié  Javotte  ! 
Recommandé  au  marquis  d'Arnouville  par  un  vieux  garde-chasse,  il  était  entré 
à  son  service,  et  pour  se  distraire  de  ses  chagrins,  il  avait  eu  recours  à  la  fiole 
des  consolations;  il  avait  bu  comme  une  éponge  au  café  des  .\veugles. 

De  sorte  que  peu  à  peu  Gédéon  avait  pris  l'absence  de  sa  cousine  en  patience  ; 
il  voltigeait,  il  papillonnait ,  et  se  donnait  des  bosses  affreuses  au  restaurant,  le 
tout  en  raison  d'un  amour  contrarié.  D'agréables  bourgeons  donnaient  à  son  nez 
aquilin  un  brevet  irrécusable  de  fils  de  Bacchus  ;  il  avait  l'air  le  plus  souvent  d'un 
commis  aux  vivres  qui  ne  sait  plus  retrouver  sa  route.  Son  maître  le  nourrissait  à 
souhait.  Excei)té  Javotte,  qu'avait-il  à  désirer"?  Cependant  son  caractère  était 
sombre...  Il  ne  parlait  que  de  lutins  et  de  revenans. 

On  pensa  d'abord  qu'il  était  fou,  mais  comme  un  beau  diable  il  persista  dans 
ses  dires.  Gédéon,  ainsi  que  tous  les  domestiques  du  château,  demeurait  sous  les 
combles.  Ce  jour- là,  plus  que  tout  autre  (on  était  au  mois  de  juin],  la  chaleur  s'y 
faisait  sentir.  Gédéon  ,  en  chemise  ,  s'épongeait  agréablement  ;  il  usait  sur  son 
propre  chef  l'huile  à  la  vanille  de  son  maître,  et  se  lavait  les  mains  sans  trop  de 
scrupules  avec  la  pâte  d'amandes  de  M.  le  marquis,  selon  l'usage  immémorial  des 
domestiques,  quand,  in;ensiblement,  en  se  rapprochant  de  la  glace,  Gédéon  s'a- 


224  .  LA    SYLI'IIIDE. 

perçut  d'un  malheur  horrible,  en  se  tâtant  le  sinciput ,  et  il  s'écria  :  C'est  cela, 
c'est  mon  fantôme  ! 

Use  laissa  retomber  ensuite  douloureusement  sur  son  lit...  D'autres  domesti- 
ques entrèrent  bientôt  dans  la  chambre  de  Gédéon  ;  la  nouvelle  de  cet  évanouis- 
sement vint  bien  vite  aux  oreilles  des  maîtres  du  château,  qui  prenaient  alors  le 
frais  sous  un  magnifique  quinconce  planté  par  Lenôtre.  M.  d'Arnouville  parut 
plus  affecté  que  tout  autre,  et  il  se  dirigea  vers  cette  chambre  avec  une  sollici- 
tude particulière,  dès  qu'on  lui  eut  dit  que  Gédéon  le  demandait Ces  dames 

trouvèrent  le  dévoûment  du  marquis  admirable,  mais  elles  demeurèrent... 

Toutefois  ,  en  demeurant,  elles  n'avaient  pas  renoncé  au  marquis,  qui  leur 
racontait  alors  je  ne  sais  plus  quelle  histoire  ,  de  sorte  que  trouvant  son  ab- 
sence un  peu  trop  prolongée  ,  elles  avisèrent  qu'elles  pourraient  au  moins  écou- 
ter dans  un  petit  grenier  voisin  de  la  chambre  de  Gédéon  ce  que  le  marquis 
pouvait  y  dire  d'intéressant  et  d'agréable. 

La  comtesse  de  V....,  on  le  pressent  bien  ,  n'avait  pas  voulu  perdre  sa  part 
dune  si  belle  expédition.  Elle  était  inquiète  au  suprême  degré  de  cette  absence. 

Ce  cher  marquis ,  disait-elle  ,  il  ne  sait  donc  pas  que  nous  avons  ici  des 

fièvres.  S'exposer  ainsi  !  et  cela  pour  un  domestique  !   On  laisse    ces  gens-là 
crever  comme  des  chiens,  c  est  leur  état. 

—  Il  est  certain,  reprit  M^e  d'A assez  belle  femme,  qui   n'était   pas 

fâchée  de  molester  la  comtesse  ,  que  l'empressement  du  marquis  était  visible... 
Que  diable  peuvent-ils  se  dire  dans  cette  chambre? 

—  Attendez,  mesdames!  dit  le  docteur  B...,  qui  avait  approché  l'oreille  delà 
cloison  ;  voici  le  marquis  et  son  valet  de  chambre  qui  ont  l'air  de  se  quereller.  Je 
ne  me  trompe  pas  ,  le  marquis  élève  la  voix.  .  Prêtez  l'oreille  comme  moi ,  et 
surtout  faites  silence  ,  si  vous  pouvez... 

Pour  comprendre  l'altercation  réelle  dont  le  docteur  B  ..  voulait  parler,  il  faut 
se  reporter  à  quelques  minutes  auparavant. 

Le  marquis  venait  d'entrer  dans  la  chambre  de  son  domestique.  Il  l'avait 
trouvé  couché  ou  plutôt  roulé  dans  un  drap  ,  l'infortuné  Gédéon  y  maudissait  sa 
cruelle  destinée  depuis  un  quart  d'heure.  Il  regardait  ses  bras  amaigris,  et  ne 
pouvait  s'empêcher  de  les  soulever  hors  la  couverture  ;  il  passait  aussi  de  temps 
à  autres  sa  main  dans  ses  cheveux,  avec  des  grimaces  diaboliques....  Le  marquis 
le  prit  d'abord  pour  un  possédé. 

Ces  contorsions  apaisées,  Gédéon,  qui  avait  pardessus  le  marché  la  face  très 
rouge,  finit  par  entamer  avec  le  marquis  le  dialogue  suivant ,  empreint  de  cette 
volubilité  que  donne  la  fièvre  : 

—  Je  vous  en  supplie,  monsieur  le  marquis,  donnez-moi  mon  congé  ! 

—  Et  pourquoi  cela,  Gédéon? 

—  Pour  deux  raisons  ,  monsieur  le  marquis  :  d'abord  le  dérangement  de  ma 
santé,  et  puis  je  ne  saurais  y  suffire.... 

—  A  quoi  ne  saurais-tu  suffîrc,  Gédéon  ? 

—  Je  ne  veux  plus  m'en  taire,  monsieur  le  marquis,  j'ai  besoin  do  l'air  natal. 

—  Tu  as  besoin  de  ne  plus  boire  de  l'eau-de-vie,  ivrogne,  et  voilà  tout. 

—  Écoutez,  monsieur  le  marquis  ,  j'ai  une  chose  à  vous  apprendre.  J'ai  des 
lutins  après  moi 


LA   SYLPHIDE.  22n 

—  Dos  lutins?  Alil  ça,  es-tu  fou? 

—  Ma  parole  d'honneur!  monsieur  le  marquis. 

—  Et  qu'est-ce  (ju'ils  te  veulent  ces  lutins? 

—  Ils  me  veulent?  ils  veulent  ma  mort  I  monsieur  le  marquis.  Imaginez- 
vous  qu'à  certaines  époques  et  à  certaines   nuits  ils  viennent  s'attaquer  à  moi 

avec  des  ciseaux Oh  !  Dieu  de  Dieu  ,  j'entends  encore  le  grincement  du   fer 

sur  mon  crâne.... 

Gédéon  porta  alors  la  main  à  sat^te  comme  par  un  geste  instinctif,  ayant  l'air 
d'y  chercher  plusieurs  toulTes  de  cheveux  qui  manquaient. 

—  Ah!  ça,  Gédéon  ,  reprit  le  marquis,  e.'cplique-toi.  Tu  me  dis  avoir  affaire 
à  des  esprits,  je  veux  bien  le  croire;  mais,  par  Dieu!  que  peuvent-ils  t'enlever? 

—  Puisque  vous  voulez  le  savoir,  monsieur  le  marquis  ,  ils  m'enlèvent  mes 
cheveux.  Cette  nuit  encore  il  m'en  est  parti  une  mèche,  voyez  plutôt.... 

Et  Gédéon,  pâle  comme  une  feuille  de  papier  Weynen,  fit  voir  au  marquis  la 
trace  du  ciseau  en  ajoutant  : 

—  C'est  un  sort,  monsieur  le  marquis,  il  faut  que  je  respire  l'air  natal,  que 

je  me  délivre  de  cet  affreux  cauchemar Donnez-moi  mon  congé ,  je  vous 

en  prie. 

—  Monsieur  Gédéon  ,  reprit  le  marquis  en  affectant  un  air  grave,  je  vous 
donne  l'ordre  de  vous  taire  sur  tout  ceci.  L'affaire  me  parait  de  conséquence  et 
j'en  parlerai  aux  autorités  ;  et,  bien  que  vous  m'affirmiez  que  pareilles  visites  de 
lutins  vous  aient  été  rendues  également  à  Paris  dans  mon  hôtel ,  je  vous  pro- 
mets de  les  faire  cesser....  Quant  à  votre  congé 

—  Mon  congé,  monsieur  le  marquis,  vous  me  l'accordez,  n'est-ce  pas  que 
vous  me  l'accordez?  D'abord,  je  ne  vous  ai  fait  qu'une  confidence,  mais  je  dois 
vous  dire,  monsieur  le  marquis,  que  j'aime  Javotte.  J'en  suis  éperdu. 

—  Ah  !  tu  aimes  Javotte  ?  Eh!  bien,  fit  le  marquis  en  lui  donnant  un  rouleau 
de  six  louis  qu'il  avait  gagné  la  veille  au  comte  C....,  voilà  ce  que  je  donne 
à  Javotte.... 

La  vue  des  louis  rendit  du  cœur  à  Gédéon.  Il  fit  au  marquis  mille  protestations 
et  en  vint  à  lui  dire  : 

—  Monsieur  le  marquis,  vous  ne  m'en  voudrez  pas  de  tout  ceci,  mais  écoutez 
donc,  je  tiens  à  mes  cheveux.  C'est  tout  simple  ;  après  tout,  Javotte  m'aime  avec 
cela.  Tenez,  voyez-vous,  reprit  Gédéon  en  s'enhardissant,  il  n'y  a  qu'à  vous  que 
je  les  céderais,  monsieur  le  marquis. 

—  Et  que  veux-tu  que  j'en  fasse,  mon  cher  Gédéon  ? 

—  Parbleu  1  ce  qu'en  fait  le  fantôme.  Il  les  prend  et  les  roule  ensuite  dans  une 
jolie  petite  papillotte....  Celle  de  cette  nuit  était  verte.... 

Des  éclats  de  rire  ébranlèrent  en  ce  moment  la  cloison.  On  se  roulait,  on  tré- 
pignait; le  marquis  et  Gédéon  distinguèrent  pourtant  ces  mots  :  L'infdine  !  le 
perfide!  prononcés  par  M™'  d'A....  une  des  dernières  victimes  du  marquis. 

—  Ecoute,  Gédéon,  dit  le  marquis  en  élevant  exprés  la  voix,  je  t'ai  donné  six 
louis  pour  ta  dot  avec  Javotte,  maintenant  je  te  donne  ton  congé  ;  je  t'ai  pris 
assez  de  cheveux  pour  choisir  une  autre  tète  à  mon  service. 

—  Est-il  possible,  comment  1  vous  étiez  le  lutin? 

—  Cela  pourrait  être.  Apprends  une  chose,  c'est  que  si  un  homme  à  bonnes 
fortunes  donnait  aux  femmes  tous  les  cheveux  qu'on  lui  demande,  il  serait  chauve 


•.2U 


LA   SYLPHIDE. 


au  bout  de  l'année.  J'en  connais  un,  mon  cher  Gédéon,  qui  a  pour  habitude  de 
choisir  un  garçon  soit  de  Normandie,  soit  du  Poitou,  l'œil  à  fleur  de  tète,  les 
sourcils  elles  cheveux  abondans.  C'est  là-dessus  qu'il  taille  et  coupe  comme  un 
tailleur  sur  son  patron.  Qu'en  dis-tu?  Peut-être,  Gédéon,  n'étais-tu  pas  assez 
fort  pour  te  mettre  au  niveau  de  ce  maître-là.  Il  lui  a  donc  fallu  user  de  ruse  et 
te  raser  pendant  ton  sommeil.  C'est  la  fable  de  Samson  et  de  Dalhila. 

—  C'est  votre  histoire,  infâme,  cria  la  comtesse  de  V....  qui  entra  résolument 
dans  la  chambre.  Ah  !  vous  me  trompiez  1 

—  Vous  nous  trompiez,  dit  à  son  tour  M^'d'A.... 

—  Sauve  qui  peut  !  dit  le  marquis,  elles  ont  entendu  ma  confession  1  Ce  n'est 
pas  bien,  mesdames,  je  n'avais  choisi  que  Gédéon  pour  confesseur  ! 

ROGEfi   DE    BEAUVOIR. 


Opéra -Comique. 

L  A  RUINE  JEANNE,  opéra-Comique  en  trois  actes,  paroles  de  MM.  leuven  et  biïunswick, 
musique  de  MM.  moxpoi'  et  bobdèse. 

N  fait  d'opéras-comiques,  il  ne  faut  plus  douter  de  rien, 
et  il  n'y  a  pas  de  raisons  pour  que  MM.  Leuven  et 
Brunswick  ne  taillent  un  de  ces  jours  un  poème  dans 
la  Lucrèce  Borgia,  de  M.  Hugo,  ou  la  Tour  de  Nesle,  de 
M.  Dumas.  Je  ne  chercherai  pasà  savoir  combien  il  a 
fallu  de  persévérance  et  d'efforts  pour  découvrir  un  li- 
vret d'opéra-comique  dans  l'histoire  de  cette  afîreuse 
Jeanne  de  Naples  qui  s'abandonnait,  vers  la  fin  du 
moyen-âge,  tantôt  en  Sicile,  tantôt  en  Provence,  à  des  loisirs  pareils  à  ceu\  de 
Marguerite  de  Bourgogne.  Jeanne  assassina  deux  ou  trois  maris  et  se  fitétoulTer 
par  le  dernier.  Il  était  temps.  Ce  n'est  pas,  on  le  pense  bien,  dans  cet  ordre 
d'idées  et  de  faits  que  les  auteurs  ont  été  puiser  leurs  inspirations.  Ils  ont  sup- 
posé que  tandis  que  Jeanne  s'oubliait  dans  les  délices  de  la  Provence,  un  de  ses 
cousins,  le  prince  Durazzo,  aidé  de  l'hôtelier  Lillo,  chef  des  lazzaroni ,  soulevait 
les  Napolitains  dans  le  but  de  lui  arracher  la  couronne.  C'est  au  milieu  de  ces 
événemens  que  la  reine  Jeanne,  déguisée  en  pèlerine,  arrive  au  château  d'Aversa, 


LA   SYLPHIDE.  227 

à  quelques  lieues  de  sa  capitale.  Vainement  Jeanne  se  fait  connaître,  Durazzo  ne 
s'émeut  point  et  la  fait  parder  à  vue  dans  son  propre  palais;  suivant  toutes  les 
apparences,  Jeanne  aurait  cessé  de  vivre  le  soir  même,  si  Durazzo  ne 
trouvait  là  un  noble,  victime  de  la  vengeance  du  dernier  roi  André  et  qu'il  croit 
de  son  parti.  Mais  le  prince  de  Tarente  qui  a  failli  passer  toute  sa  vie  en  prison 
pour  avoir  osé  ramasser  une  fleur  tombée  de  la  tète  de  la  reine,  est  amoureux 
de  Jeanne  qui  le  paie  de  retour.  Ils  feignent  donc  de  partir  et  de  faire  naufrage 
en  route;  puis  ils  rentrent  secrètement  à  Naples.  Tarente  déguisé  en  improvisa- 
teur et  Jeanne  en  bohémienne,  tandis  qu'un  des  fidèles  de  la  reine  a  été  chercher 
sa  flotte  en  Provence.  Il  s'agit  donc  de  retarder  l'accomplissement  des  projets  de 
Durazzo.  On  circonvient  Lillo  qui,  à  force  de  prédictions  et  de  sortilèges  se  laisse 
persuader,  fait  jeter  Durazzo  en  prison  et  proclamer  la  bohémienne  reine  de 
Sicile  sous  le  nom  de  Thérésa  l''^,  avec  l'espérance  de  partager  le  trône  en 
devenant  son  mari.  Cependant  la  flotte  de  Jeanne  tarde  à  venir  et  Lillo  est 
plus  pressant  que  jamais  ;  il  oublie  sa  petite  cousine  Pépa  et  veut  entrer  en  pos- 
session réelle  auprès  de  la  bohémienne.  Seule  avec  le  lazzaroni  et  ainsi  forcée 
dans  ses  derniers  retranchemens,  la  bohémienne  le  repousse  avec  mépris  et  le 
fait  tomber  à  ses  pieds  en  lui  disant  :  — Je  suis  la  reine  Jeanne  !...  —  En  ce  mo- 
ment les  chevaliers  provençaux  envahissent  le  palais  et  délivrent  Jeanne  qui 
promet  tout  son  amour  au  prince  de  Tarente. 

Il  est  difficile  vraiment  d'imaginer  quelque  chose  de  plus  invraisemblable  et  de 
plus  futile  que  cette  intrigue  ;  mais  MM.  Monpou  et  Bordèse  ont  lutté  avec  bon- 
heur contre  l'ingratitude  du  poème;  leur  musique  est  gracieuse,  facile,  drama- 
tique très  souvent ,  presque  toujours  appropriée  au  sentiment  de  la  scène.  On 
rencontre  même  çà  et  là  quelques  mélodies  originales  ;  les  chœurs  n'abondent 
pas ,  mais  les  morceaux  d'ensemble  sont  traités  avec  un  soin  tout  spécial  ;  le  trio 
de  la  bonne  aventure,  au  second  acte,  est  coupé  d'une  façon  charmante.  L'air  de 
Pépa,  au  troisième  acte  ,  fort  bien  chanté  par  MU'"  Darcier,  ne  manque  ni  de 
rhythme,  ni  de  fraîcheur.  Enfin  ,  je  vous  le  répète,  toute  cette  musique  est  vive, 
animée,  légère  ;  peu  importe,  après  cela,  qu'elle  soit  ou  non  féconde  en  réminis- 
cences. On  l'entend  avec  plaisir,  on  l'applaudit ,  le  sucés  va  grandissant  tou- 
jours ;  que  demandent  de  plus  MM.  Monpou  et  Bordèse? 

Toutefois,  on  ne  peut  se  le  dissimuler,  M™»^  Eugénie  Garcia  n'est  point  encore 
parfaitement  remise  de  sa  maladie  ;  sa  voix  ,  dans  quelques  notes,  n'a  plus  cet 
éclat  et  ce  mordant  des  premières  représentations  d' Eva.  Botelli  tient  bien  la 
scène,  chante  avec  goût ,  mais  avec  monotonie  peut-être  ;  il  me  semble  se  plaire 
dans  un  mezza  voce,  qui  produit  à  la  longue  l'effet  d'un  instrument  dont  on 
jouerait  toujours  dans  le  ton  naturel.  Mocker  est  fort  occupé  dans  cet  opéra  ;  il 
parle  beaucoup,  mange  encore  plus,  chante  un  peu  :  somme  toute  ,  c'est  un  suc- 
cès pour  lui ,  car  Mocker  déploie  dans  le  rôle  de  Lillo  de  l'intelligence  et  du  co- 
mique. Quant  à  M"*"  Darcier,  nous  savons  peu  d'actrice  aussi  gracieuse  ,  aussi 
spirituelle  et  aussi  pleine  qu'elle  de  pétulance  et  de  fînesse.  M""-'  Favart  de- 
vait ressembler  à  M""  Darcier  par  quelques  points  ,  si  ce  que  nos  pères  et  feu 
La  Harpe  nous  ont  raconté  de  cette  dame  est  vrai. 

G.    GUÉNOT-LECOINTE. 


C'est  bien  décidément  dimanche  que  l'Opéra  nous  donne  son  grand  festival 


228  LA  SYLPHIDE. 

que  dirigera  M.  Hector  Berlioz.  Le  schisme  s'est  apaisé  parmi  les  musiciens  : 
l'harmonie  dont  on  avait  si  grand  besoin  pour  pareille  fête  est  revenue.  Tant 
mieux.  La  scène  et  l'orchestre  seront  disposés  de  manière  à  recevoir  les  quatre 
cent  cinquante  exécutans ,  chanteurs  et  instrumentistes.  Le  futur  festival  de  la 
Toussaint  nous  rappelle  celui  qui  a  dernièrement  eu  lieu  à  Birmingham,  et  dont 
Mme  Gras-Dorus  a  été  une  des  gloires.  Notre  habile  cantatrice,  sans  pren- 
dre le  temps  d'épuiser  ses  triomphes  en  Angleteri-e ,  est  venue  les  recommencer 
à  Paris,  et  sa  rentrée  a  eu  lieu  à  l'Académie  royale  au  milieu  de  ces  applaudisse- 
mensdont  elle  a  depuis  long-temps  contracté  la  douce  habitude.  —  Il  est  ques- 
tion, et  c'est  avec  la  joie  la  plus  sincère  joie,  que  nous  répétons  ce  bruit,  de  soi- 
rées d'art,  d'élégance,  de  talent,  de  toutes  les  aristocraties  enfin,  que  M.  Léon 
Piilet  a  l'intention  de  donner  très  prochainement.  Le  directeur  de  l'Académie 
ouvrirait  une  fois  la  semaine  ses  salons  au  plus  beau  et  au  plus  spirituel  monde 
de  Paris,  au  monde  des  grands  artistes  dans  tous  les  genres. — Thérèse  Elssler  est 
de  retour  à  Paris  et  nous  fait  espérer  sous  très  peu  de  jours  sa  ravissante  sœur 
Fanny.  —  Lucile  Grahn  est  revenue  des  eaux  de  Bourbonne,  et  la  triste  et  belle 
sylphide  n'en  est  encore  qu'à  des  espérances  de  rétablissement. 

Dérivis  a  quitté  Paris  la  semaine  dernière  pour  se  rendre  à  Lyon  où  l'atten- 
dent ses  premiers  succès.  —  Albert,  le  nouveau  maître  de  ballet  de  l'Opéra, 
arrange  les  divertissemens  de  la  Favorite  et  prépare  le  Corsaire,  ballet  dans  le- 
quel il  remplira  le  principal  rôle.  On  parle  aussi  des  Noces  de  Gamache,  avec 
Elle  et  Barrez.  —  Il  ne  serait  pas  impossible  que  M.  Auber  achevât  en  ce  mo- 
ment lui  opéra  pour  l' Académie-Royale.  — Les  Puritains  ont  obtenu  aux  Bouffes 
cet  étourdissant  triomphe  qu'ils  provoquent  toujours.  La  semaine  prochaine,  sans 
doute,  M.  Dornioy  nous  donnera  la  première  représentation  de  la  Lucrezia  Bor- 
gia  de  Donnizetti,  donton  dit  presque  autant  de  bien  que  de  la  Lucia.  —  Juliette, 
aux  Variétés,  est  un  charmant  petit  drame  queMii«  Eugénie  Sauvage  joue  avec 
le  sentiment  le  plus  parlait. 


Correispontlunce. 

.4  Monsieur  le  directeur  de  la  Sylphide. 

Monsieur  le  directeur , 

Le  dernier  numéro  de  votre  estimable  journal  a  bien  voulu  s'exprimer  de  la  ma- 
nière la  plus  flatteuse  au  sujet  de  V Album  de  M.  Jean  Michaëli,  dont  je  suis  l'éditeur. 
Mais  cependant,  il  s'est  glissé  dans  la  rédaction  une  double  erreur  que  je  vous  prie 
(le  vouloir  bien  reparer.  V Album  de  M.  Michaëli  n'est  point  encore  en  vente  et  ne 
sera  livré  au  public  que  dans  le  courant  du  mois  de  décembre.  L'annoncer  comme 
ayant  déjà  paru  m'expose  à  des  demandes  auxquelles  je  ne  suis  point  en  mesure  de 
satisfaire  ;  quant  à  la  dédicace  de  l'ouvrage,  c'est  par  une  confusion,  qui  n'a  rien  que 
lie  fort  naturel  ,  qu'elle  a  clé  attribuée  à  la  Sylphide;  ce  n'est  point  V  Album  ûi: 
M.  Michaëli,  mais  bien  les  contredanses pyrriques  qui,  ainsi  que  le  journal  la  Presse 
la  déjà  annoncé,  doivent  être  dédiées  à  la  Stlphide  et  chantées  à  son  concert  du 
10  décembre. 

Agréez,  etc.  Théophile  AUBERT, 

éditeur,  rue  Kivienne. 


LA   SYLPHIDE 


OIRLCTION,    RUE     D'HANOVRC,    17 


LA   SVLPUIDE. 


22U 


.%   Madame 


Jeadi,  6  novembre. 


ADAMi'. ,  VOUS  m'avez  demandé  de  la  mode  aili- 
que,  mon  Dieu  que  ne  le  faisiez-vous  plus  tôt!... 
Vous  m'ouvrez  là  un  beau  champ,  je  vous  jure  ; 
et  en  le  parcourant  j'y  ramasserai  une  ample 
moisson  !  Le  monde  qui  y  lai.«sesans  cesse  tomber 
des  épis  nombreux  me  pardonnera  cette  récoite  : 
S  car  le  monde  a  cela  de  bon,  que  chacun  s'y  croit 
toujours  compris  dans  l'exception  du  mal  ;  c'est 
fout-à-fait  l'homme  de  l'Évangile  ,  qui  voit  la 
paille  dans  l'œil  de  son  voisin  et  n'aperçoit  pas 
lapoutre  quiest  dans  le  sien  l  Que  de  gens  à  pou- 
tre, mon  Dieu!...  On  ne  rencontre  que  cela  ! 
Aussi ,  puis-je  marcher  hardiment ,  sans  crainte 
de  froisser  personne.  Quand  j'aurai  dit  que 
^*^  M°"  ***  est  superbement  ridicule  avec  ses  cin- 
quante ans  et  sa  couronne  rosière;  que  M***,  qui  se  cambre  dans  un  tilbury, 
en  jouant  le  jeune  lion,  a  soixante  ans  passés  et  des  petites-filles  à  marier, 
personne  ne  se  reconnaîtra  au  milieu  de  toutes  ces  étoiles.  M"'  dira  :—  Ah  .' 
c'est  ma  voisine  !  M  ***  s'écriera  :  —  C'est  mon  voisin  !  Douce  quiétude  ,  qui 
me  permet  d'aiguiser  ma  plume  sur  la  meule  de  la  vérité ,  sans  crainte  de  me 
faire  un  ennemi  de  plus  ! 

Avant  d'arriver  à  la  critique ,  qui  est  un  chapitre  envahissant,  et  qu'on 
arrête  avec  difficulté ,  permettez-moi ,  avec  l'impartialité  que  vous  me  con- 
naissez ,  de  faire  un  petit  chapitre  sur  les  bonnes  choses,  car  il  y  en  a  encore 
au  milieu  de  tant  de  mauvaises  qui  nous  environnent  !  Au  nombre  des  belles 
nouveautés  que  la  saison  d'hiver  nous  amène  ,  une  des  plus  remarquables  sans 
contredit  ,  est  celle  que  nous  offre  Maurice-Beauvais   dans   ses  chapeaux 

]9 


230 


I, A    SVLrflIDE. 


résilles  :  Ggurez-vous  un  chapeau  de  satin  Manc,  rose,  bleu  ou  violet,  et  d'une 
délicieuse  forme,  recouvert  d'un  réseau  de  soie  passemen(é,  d'une  délicatesse 
et  d'un  travail  dont  je  ne  puis  vous  donner  l'idée  ;  sur  quelques  uns  de 
ces  chapeaux,  la  résille  ,  dépassant  le  bord  de  la  passe,  forme  un  entourage  à 
jours  qui  sied  au  visage  de  la  manière  la  plus  merveilleuse.  On  orne  ces  cha- 
peaux de  plumes  ou  de  marabouts  noués.  J'avoue  que  depuis  long-temps  je 
n'avais  vu  une  mode  aussi  éminemment  distinguée  et  aussi  riche  que  celle-là. 
Nul  doute  que  les  femmes  de  la  haute  société  ne  s'emparent  exclusivement 
de  celte  nouveauté,  qui  ne  convient  qu'à  elles  par  l'entourage  de  toilette 
qu'elle  réclame  ;  déjà  la  duchesse  d'Orléans  et  la  princesse  Clémentine  ont 
prouvé  la  vérité  de  mon  assertion  ,  en  portant  les  premiers  chapeaux  résilles 
deMaurlce-Beauvais.  —  Je  ne  sais  si  je  vous  ai  déjà  parlé  des  magasins  de 
soieries  de  Richard  ?  En  s'associant  M"""  Potier,  dont  vous  connaissez  depuis 
long-temps  le  talent,  la  maison  Richard-Potier  va  résumer  à  elle  seule  h:  fond 
et  la  forme.  Les  nouveautés  de  Richard,  dont  le  choix,  la  richesse  et  la  v.iriété 
ne  laissent  i-ien  à  désirer,  deviendront  sous  la  coupe  habile  de  M'"''  Potier  les 
vètemens  les  plus  élégans.  Cette  idée  de  joindre  la  confection  à  la  vente  des 
étofïes,  est  d'un  rare  avantage  pour  l'acheteur  ;  elle  est  prise  aux  Anglais,  qui 
s'y  entendent.  Par  l'élégance  de  ses  salons,  le  bon  ton  qui  y  règne  et  la  beauté 
des  objets  qui  s'y  trouvent ,  ce  nouvel  établissement  ne  peut  manquer  de  de- 
venir le  rendez-vous  de  la  meilleure  compagnie. 

A  propos  de  bonne  compagnie,  vous  ne  sauriez  croire  combien  elle  appré- 
cie et  adopte  les  manchons  aériens  d'Auprêtre  et  de  Bougenaux-LoUey;  les 
femmes  distinguées  n'en  veulent  point  cette  année  porter  d'autres,  et  comme 
ces  maisons  sont  les  seules  où  on  les  trouve,  elles  ont  peine  à  suffire  à  leurs 
nombreuses  demandes  ;  depuis  long-temps  je  n'ai  vu  une  vogue  aus.si  complète, 
mais  je  dois  ajouter  que  rien  n'est  plus  gracieux,  plus  léger  et  en  même  temps 
plus  chaud  que  ces  manchons.  Vous  comprenez  que  de  cet  élégant  accessoire 
de  toilette,  ne  peut  sortir  qu'un  mouchoir  de  Chapron;  tout  adonné  à 
cette  spécialité,  Chapron  a  réalisé  dans  ce  genre  ce  qu'on  pouvait  imaginer  de 
plus  riche  et  de  plus  coquet;  il  a  dans  ce  moment  de  superbes  mouchoirs  aux 
armes  de  la  duchesse  de  Berry  ;  ne  trouvez-vous  pas  quelque  chose  de  gra- 
cieusement ingénieux  à  avoir  rappelé  sur  un  mouchoir  le  souvenir  de  l'exilée  i' 
N'est-ce  pas  le  mouchuir  qui  recueille  les  larmes  de  celui  qui  abandonne  son 
pays,  et  encore  le  mouchoir  avec  lequel  on  lui  fait  un  dernier  signe  d'adieu  ?  — 
Toujours  le  même  succès  dans  les  magasins  de  deuil  de  Dufresne,  parce  qu'on 
y  trouve  toujours  les  mêmes  belles  et  bonnes  choses  et  les  mêmes  bonnes  ma- 
nières. Dufresne  a  dans  ce  moment  pour  la  nouvelle  saison  ,  des  pelisses,  des 
burnous ,  des  châles  ouatés  et  îout  ce  qui  concerne  le  deuil  d'hiver  du  meil- 
leur goût  et  des  formes  les  plus  variées;  comme  il  est  des  positions  dans  la 


i.A  sti.riiiDi;.  231 

vie,  oïl,  même  en  deuil,  on  est  obligé  de  se  parer,  le  magasin  du  Sahlier  offre  à 
sa  nombreuse  clientelle  les  plus  riches  comme  les  plus  simples  étoffes  ;  le  mol 
riche  me  rappelle  que  rien  ne  l'est  plus  que  les  magasins  de  Rosset,  tout 
tendus  qu'ils  sont  ainsi  qu'une  somptueuse  tente  orientale,  de  cachemires  aux 
couleurs  variées ,  avec  leurs  palmes ,',  leurs  dessins  bigarrés  de  mille  nuances 
brillantes,  qui  semblent  un  tissu  de  pierreries!  Quoi  qu'on  dise,  quoi  qu'on 
invente,  quoiqu'on  fasse  en  velours,  en  soie,  en  peluche,  les  châles  les  plus 
élégans,  ceux  en  cachemire,  seront  toujours  le  nec  plus  ultra  du  bon  goût  et 
seront  adoptés  de  préférence  à  tout  par  les  femmes  de  l'aristocratie.  M.  Dé- 
midoff  vient  d'en  mettre  trente  dans  la  corbeille  de  sa  future.  Vous  voyez  si 
leur  règne  s'efface.  Plusieurs  de  ces  châles  sortaientde  chezRosset. — La  bonne 
et  ancienne  maison  de  la  Barbe  d'orne  fait  point  défaut  à  sa  réputation  et  ne 
craint  pas  de  rivales;  ses  étoffes,  dans  lesquelles  on  retrouve  toujours  le  bon 
goût  et  la  distinction,  se  font  remarquer  par  leurs  nuances  et  leurs  dessins  si 
bien  choisis.  Les  pékins  de  laine,  les  taffetas  satinés,  jiacrés ,  la  moire  des 
Odalisques  ,  les  tissus  palmés,  flammés ,  perlés  et  les  velours  et  brocards  de 
Delon  sont  recherchés  pour  les  toilettes  les  plus  élégantes.  Sous  ces  étoffes 
d'hiver  plus  lourdes  que  celles  que  l'on  vient  de  quitter ,  les  sous-jupes  bouf- 
fantes d'Oudinot  et  de  Delannoy  sont  plus  indispensables  que  jamais,  car  aujour- 
d'hui une  femme  dont  les  vêtemens  tombent  plats  autour  d'elle,  semble  tout-à-fait 
manquer  de  bonne  grâce  et  de  tournure.  C'est  en  se  basant  sur  cette  exi- 
gence du  moment,  que  Delannoy  a  entrepris  d'une  manière  toute  spéciale  la 
confection  des  jupes  de  dessous;  j'ai  vu,  fabriqués  par  lui,  des  tissus  charraans 
qui  rappellent  les  piqués  anglais  et  soutiennent  parfaitement  les  robes.  Le  prix 
de  ces  jupes  qui  varie  inQniment,  leur  laisse,  dans  la  modicité,  le  même 
avantage. 

Dans  ma  prochaine  lettre,  je  vous  parlerai  d'une  nouvelle  invention  de  De- 
lannoy, qui,  certes,  fera  époque  dans  les  fastes  de  la  mode  ;  on  en  parlera  com- 
me on  parle  des  merveilles  de  Guerlain ,  de  ses  philtres  de  beauté,  de  ses  par- 
fums si  doux,  si  suaves,  qu'il  n'est  pas  une  femme,  fût-elle  la  plus  nerveuse  du 
monde,  qui  ne  puisse  en  porter,  en  mêler  à  l'air  qu'elle  respire.  Il  est  des  odeurs 
que  les  femmes  de  la  société  doivent  éviter,  parce  qu'elles  sont  prohibées  par 
la  bonne  compagnie;  mais  je  suis  d'avis  que  les  parfums  sont  partie  essentielle 
de  la  poésie  qui  environne  une  jolie  femme.  Rien  ne  provoque  le  souvenir  comme 
les  odeurs  :  en  présence,  elles  enivrent  ;  en  l'absence,  elles  consolent.  Les  par- 
fums ont,  comme  les  sons,  une  signification  qui  leur  appartient  ;  il  y  a  une 
langue  des  parfums  comme  une  langue  dans  la  musique.  Les  parfums  sont  donc 
une  des  expressions  de  la  poésie,  au  moyen  desquels  les  pensées  se  traduisent 
au  dehors.  Avant  de  clore  celte  série  des  bonnes  choses  qui  ne  veulent  point  de 
critique,  je  vous  dirai  tout  le  bien  que  je  pense  d'objets  nécessaires  aussi  au 


23Î  _  I.  A  SYi.raiDK. 

bagage  d'une  jolie  femme.  Ce  sont  les  porcelaines  et  les  cristaux  de  Lalioche- 
Boin.  Quoi  de  plus  joli  que  ces  vases  de  forme  antique ,  que  ces  coupes  gra- 
cieuses, découpures  d'or  posées  par  la  main  des  fées  sur  le  cristal  de  nuances 
variées?  Comment  résister  à  un  délicieux  tète  à  tcle  en  vieux  Sèvres?  à  ces 
services  peints  et  armoiries  comme  les  avaient  nos  anciens  pairs  du  royaume? 
et  à  tous  ces  riens,  légers  ornemens  qui  font  d'un  appartement  l'élégance  et  le 
bon  goût?  La  renommée  de  VEscalier  de  cristal,  lequel  fut  une  des  premières 
merveilles  dans  son  genre,  non  seulement  se  soutient  immobile  au  milieu  des 
adversaires  qui  s'élèvent  de  toutes  parts  à  son  imitation,  mais  les  domine  de 
toute  sa  supériorité.  —  Voilà  bien  des  éloges,  direz-vous,  madame  ,  pour  un 
article  de  critique  !  Sans  doute,  mais  à  tout  seigneur  tout  honneur,  et  il  faut 
rendre  justice  à  qui  de  droit.  D'ailleurs,  je  n'ai  point  l'intention  de  faire  de  la 
personnalité ,  et  je  jetterai  mon  blâme  bien  plutôt  aux  choses  qu'aux  in- 
dividus ;  les  individus  faisant  les  choses ,  chacun  en  prendra  sa  part.  Je  vous 
parlerai  d'abord  de  certaines  alliances  monstrueuses  que  la  mode  tolère  et  dont 
le  bon  goût  devrait  faire  justice.  Le  bleu  et  le  rose  sont  affreux;  le  rose  et  le 
vert,  la  plus  commune  chose  du  monde;  l'orange  et  le  bleu,  jurent'étrange- 
ment,  et  cependant,  chapeaux,  châles,  mantelets,  burnous,  offrent  souvent  ce 
désastreux  mélange. 

Parce  que  la  mode  nous  prescrit  celte  année  des  nuances  tranchées,  il  ne 
s'en  suit  pas  que  toutes  peuvent  s'allier  ensemble.  Mettez  le  citron  et  le 
violet,  cerise  et  paille,  vert  et  bois,  enfin  que  toujours  une  des  nuances,  par  sa 
douceur,  atténue  la  vivacité  de  l'autre  :  le  noir  et  le  blanc  s'harmonient  avec 
toutes  les  couleurs,  et  il  n'est  pas  besoin  de  rien  signaler  à  cet  égard.  On  porte 
beaucoup  de  manches  plates,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  que  toutes  les  femmes  doi- 
vent en  porter.  Les  beaux  bras  sont  fort  rares,  les  dos  ressortans  assez  fré- 
quens  :  habillez-moi  une  femme  aux  bras  maigres ,  aux  épaules  voûtées,  avec 
des  manches  plates,  et  vous  aurez  le  scarabé  le  plus  histoire  naturelle  qui  se 
soit  vu.  Il  y  a  mille  accessoires  à  ajouter  aux  manches,  qui  obvient  à  l'incon- 
vénient que  je  viens  de  démontrer  :  bouillons,  jockeis,  sabots  en  pardessus, 
manches  à  la  religieuse,  tout  cela  est  joli,  élégant,  et  si  ce  n'est  pas  d'une  ac- 
tualité aussi  immédiate  que  les  amadis,  c'est  tout  au  moins  beaucoup  plus  lo- 
gique. Quoique  l'on  ne  porte  plus  les  chapeaux  aussi  étriqués  que  l'année  der- 
nière^ cependant  leur  dimension  est  plutôt  moindre  que  grande  ;  eh  !  bien,  j'ai 
remarqué  que  c'étaient  surtout  les  femmes  dont  le  visage  était  le  plus  fort  qui 
portaient  les  plus  petits  chapeaux  et  se  coiffaient  le  plus  en  arrière  ;  il  en  ré- 
sulte que  le  nez  se  trouve  entièrement  à  découvert,  et  que  rien  n'est  moins  gra- 
cieux; j'engage  les  femmes  qui  ont  de  gros  visages  et  des  traits  bien  développés 
à  se  regarder  dans  leur  miroir  de  manière  à  apprécier  l'effet  d'un  nez  isolé  vu 
de  profil.  Les  couturières,  les  modistes,  n'osent  point  faire  de  semblables  ré- 


LA   SYLPBIUE.  233 

flexions  aux  femmes  de  leur  clientelle  ;  ce  serait  s'exposer  à  les  perdre,  et  Ta- 
mour  du  beau  ne  peut  pas  les  porter  à  ce  point  d'abnégation.  Si  l'heure  ne  me 
pressait  pas,  je  vous  développerais  ici  tout  un  système,  sur  le  genre  de  contrôle 
que  je  voudrais  voir  exercer  sur  la  toilette  par  un  aréopage  digne  d'en  juger  ; 
ce  serait  une  cour  d'amour  d'un  nouveau  genre,  et  qui  ne  manquerait  pas  dun 
certain  mérite. 

A  propos  de  cour  d'amour ,  on  parle  d'un  salon  présidé  par  un  bas-bleu,  et 
qui  va  s'ouvrir  aux  premières  lueurs  des  soirées.  On  y  fera  des  lectures  et  un 
ouvrage  en  commun ,  dont  le  prix  est  destiné  au  soulagement  de  quelque  in- 
fortune littéraire,  et  Dieu  sait  s'il  en  manque  par  le  temps  qui  court!  Jamais 
siècle  ne  fut  moins  poétique ,  et  jamais  siècle  ne  produisit  autant  de  poètes  ! 
Est-ce  l'ambition  ou  la  poésie  qui  les  pousse.^  Je  vous  le  demande  ;  quant  à 
moi ,  au  chélif  mérite  de  leurs  œavres,  j'opinerais  pour  le  premier  de  ces  deux 
mobiles.  Il  y  a  cependant  des  exceptions  à  faire,  et  j'ai  lu  cette  semaine  des 
vers  de  deux  jeunes  auteurs  qui  m'ont  un  peu  raccommodé  avec  la  rime. 
M.  Pessoneau,  esprit  à  la  poésie  expansive  et  souffrante,  ame  religieuse  qui 
aime  à  chanter  le  ciel  et  l'espoir  qu'il  envoie  ;  puis  M.  Paul  Juillerat,  qui  vient 
de  publier  les  Solitudes,  où  on  sent  à  chaque  vers  une  verve  brillante  ,  un  en- 
thousiasme qui  le  mènera  loin ,  mais  qui  aujourd'hui  déborde  comme  le  fleuve 
que  l'orage  a  grossi  ;  quand  le  calme  est  venu,  le  fleuve  coule  bleu  et  limpide, 
et  reflète  l'azur  des  cieux  sans  taches;  encore  un  peu  de  temps,  et  M.  Paul 
Juillerat  en  arrivera  là. 

Il  n'est  bruit  que  du  Festival  de  l'Opéra,  la  Sylphide  vous  en  parlera  mieux 
que  moi  sans  doute  ;  je  ne  sais  ce  que  la  jolie  messagère  en  pense  ;  j'y  ai  re- 
marqué des  baillemens  très  prolongés  ;  mais  les  baillemens  sont  une  chose  telle- 
ment communicative,  qu'il  suffit  d'un  mal  intentionné  pour  faire  bailler  toute 
une  salle,  et  qu'est-ce  qui  n'a  pas  un  ennemi  au  milieu  de  deux  mille  personnes  ? 
Le  fameux  peintre  sur  porcelaine  et  émaux ,  Constantin,  vient  de  quitter  Paris 
pourretourner  àRome.  Il  était  venu  ici  pour  nous  apporter  un  ouvrage  fort  inté- 
ressant sur  Vy^rt  de  la  peinture  en  Italie  ;  reçu  par  tous  nos  littérateurs  avec 
la  distinction  due  à  son  magnifique  talent  et  à  son  noble  caractère  si  bien 
connu ,  Constantin  a  trouvé  dans  notre  beau  Paris  les  plus  sympathiques 
appréciations  à  son  œuvre  littéraire.  C'est  un  livre  indispensable  aux  artistes 
qui  veulent  aller  étudier  l'art  en  Italie  ,  et  agréable  aux  gens  du  monde,  à  la 
portée  desquels  l'auteur  a  eu  le  bon  esprit  de  le  mettre.  Que  dites-vous  de  celte 
longue  lettre ,  madame ,  c'est  une  sorte  de  panorama ,  où  je  vous  ai  fait  passer 
en  revue  des  choses  peut-être  bien  étonnées  de  se  trouver  ensemble ,  mais 
nous  sommes  à  une  époque  où  les  spécialités  ennuient,  et  où  il  faut  faire  un 
peu  de  tout  :  subissez-en  les  conséquences. 

Baronne  .marie  de  lépinay. 


r-u 


LA   KVLPIIIDE. 


LE  BOUTON  DE  ROSE. 


ARMi  les  auditeurs  de  l'un  de  ces  concerts  où  l'on 
va  pour  tuer  le  temps,  sous  prétexte  d'entendre  de 
la  musitiue  qu'on  se  garderait  bien  d'écouter,  était 
un  jeune  officier  qui ,  à  la  scintillante  lumière 
des  lustres  rêvait  soleil  et  printemps,  grâce  à  un 
frais  bouton  de  rose  tombé  d'une  blanche  main 
dans  la  sienne. 

Etait-ce  là  tout  ce  qu'il  avait  obtenu?  L'his- 
toire n'en  dit  rien.  —  Etait-ce  le  souvenir  ou 
l'espérance  qui  se  mêlait  à  ce  suave  parfum  pour 
enivrer  notre  héros?  N'importe!  avant  de  con- 
naître ses  secrets  ,  il  faut  au  moins  savoir  son 
nom.  —  Or,  ce  jeune  lion  était  Arthur  de  îs'eu- 
bourg,  depuis  six  mois  à  Paris,  où  il  dépensait 
libéralement  sa  fortune  et  sa  jeunesse. 

11  fut  tiré  de  sa  voluptueuse  rêverie  par  le  son 
-'^^S^f^èv^  d'une  voix  timide  et  suppliante ,  d'une  voix  de 
femme  qui  disait  :  —  Monsieur,  j'ai  une  grâce  à  vous  demander.  —  C'était  une 
femme  de  ce  certain  âge  si  peu  avoué  :  une  simplicité  extrême  était  la  seule 
chose  remarquable  en  elle. 

—  Parlez  sans  crainte  ,  Madame  ,  que  voulez-vous  ? 

—  Me  donneriez-vous  ce  beau  bouton  de  rose  ! 

—  C'est  un  vrai  sacrifice  que  vous  demandez-là  ,  dit  Arthur  en  souriant 
avec  un  peu  de  fatuité  peut-être  ;  — mais  s'il  vous  fait  tant  de  plaisir 

—  Merci  1  vous  êtes  bon  ,  cela  m'enhardit  et  m'encourage  ;  oui,  j'oserai  vous 
demander  de  vouloir  bien  me  reconduire  chez  moi.  Ah  !  fit-elle  d'un  ton 
de  dignité  ofîensée  ;  de  la  pitié,  mais  pas  de  mépris  1  Je  suis  si  malheu- 
reuse. —  Son  émotion  lui  coupa  la  parole. 

Arthur  regarda  sa  montre  ;  — j'ai  une  demi-heure  à  moi ,  cela  vous  sufTit-il  ? 
— ■  Oui  !  suivez-moi ,  je  passe  la  première  pour  la  préparer  à  vous  voir. 
Elle  l'introduisit  peu  de  momens  après  dans  une  assez  belle  maisou.  Arrivés 


.\   SYLPIlIDi;. 


2:li 


au  troisième  étage,  elle  le  pria  d'attendre  dans  une  antichambre,  et  revint  un 
instant  après  lui  ouvrir  la  porte  d'un  appartement  dont  l'ameuhlement  annonrait 
une  aisance  qui  ressemblait  au  luxe.  Là,  Arthur  reconnut  son  bouton  de  rose 
entre  les  mains  d'une  jeune  fille  aussi  fraîche ,  aussi  belle  que  la  lleur  dont  elle 
aspirait  avec  délices  la  douce  odeur.  Sa  beauté  avait  un  éclat  saisissant ,  dont 
Arthur  ressentit  toute  l'influence  ;  enfin  ,  rompant  ce  charme  fascinateur,  il  in- 
terrogea la  mère  du  regard. 

—  Voilà ,  dit-elle ,  la  personne  pour  laquelle  je  vous  ai  amené  ici  ! 

—  Parlez  donc,  mademoiselle  ,  dit  Arthur,  que  puis-je  pour  votre  service"? 
Elle  ne  répondit  pas  ,  et  continua  à  respirer  avec  une  joie  naïve   la  délicieuse 

odeur  de  la  belle  rose. 

—  Mesdames  ,  dit  Arthur  stupéfait ,  je  commence  à  croire  que  vous  voulez 
vous  amuser  à  mes  dépens  ,  et  m' intriguer  sans  masques;  je  trouve  que  cette 
plaisanterie  s'est  assez  prolongée....  En  achevant  ces  mots,  il  voulut  se  retirer, 
mais  la  jeune  fille  ,  qui  n'avait  pas  encore  parlé,  fit  un  mouvement  convulsif,  et 
debout,  les  yeux  enflammés,  la  contenance  ûère  et  impérieuse  ,  elle  lui  fit  si- 
gne de  rester. 

La  mère  se  jeta  en  pleurant  aux  genoux  d'Arthur  :  —  Ce  mouvement  vous  ap- 
prend ce  que  je  n'osais  dire,  s'écriat-elle  1  le  fatal  secret  vous  est  enfin  connu  ! 
ma  pauvre  fille  ,  vous  le  voyez! . . .  elle  est  folle  ! 

Arthur  frissonna. 

La  jeune  fille,  absorbée  par  la  rose  et  l'aspect  d'Arthur,  semblait  ne  pas  com- 
prendre sa  mère. 

—  Oui  !  elle  est  folle  1  et  c'est  vous  qui  en  êtes  la  cause  involontaire.  —  Elle 

vous  a  vu  souvent vous  ne  l'avez  jamais  remarquée,  occupé  que  vous  étiez 

de  la  personne  chez  laqueUe  ma  pauvre  fille  vous  rencontra  tout  un  hiver.  Elle  ne 
vit  que  vous  au  milieu  de  la  foule.  Vous  ne  regardiez  que  la  femme  frivole  dont 
la  vanité  jouissait  de  vos  hommages,  en  proportion  de  la  jalousie  qu'ils  pou- 
vaient inspirer,  et  qui  prenait  plaisir  à  exalter  sa  froide  imagination ,  en  déchi- 
rant le  cœur  de  ma  fille,  par  le  récit  de  vos  assiduités  et  de  vos  soins.  —  Trop 
douloureusement  frappée  par  ces  funestes  confidences,  sa  tête  se  troubla  comme 
son  cœur.  De  toutes  ses  facultés  ,  elle  n'a  conservé  que  celle  d'aimer.  —  J'ai 
d'abord  ignoré  son  mal,  j'aurais  voulu  pouvoir  en  douter  toujours.  —  Mon- 
sieur !  comprenez-vous  ce  que  c'est  que  le  dévoùment  d'une  mère  !  Eh  !  bien  , 
si  vous  savez  comprendre  cet  immense,  cet  égoïste  amour,  vous  concevrez 
peut-être  que  rien  ne  put  me  paraître  impossible  pour  sauver  ma  fille  !  Après 
avoir  éprouvé  l'insuflîsance  de  tous  les  soins,  de  tous  les  secours,  j'immolai 
toute  dignité  ,  tout  scrupule,  pour  recourir  au  seul  remède  efficace  !  Votre  pré- 
sence avait  fait  le  mal ,  c'était  votre  présence  qui  seule  pouvait  le  réparer  I  Oh  ! 
combien  il  m'en  a  coûté  pour  vaincre  mes  répugnances,  cette  réserve  ,  cette 
délicatesse  que  l'instinct  naturel  et  les  habitudes  de  toute  une  vie  m'avaient 
rendues  inhérentes  !  — Je  les  surmontai  par  amour  maternel,  et  je  me  suis  vouée 
dès  lors  à  la  plus  étrange  mission  qu'ait  jamais  pu  remplir  une  mère!  Je  vous 
ai  cherché  I  je  vous  ai  suivi  ;  je  savais  bien  devoir  vous  rencontrer,  et  je  n'ai  osé 
vous  demander  d'abord  que  ce  bouton  de  rose. 

—  Je  ne  comprends  rien  à  tout  ceci,  dit  .\rthur,  et  ne  puis  guère  y  voir  qu'une 
mystification  ! 


23C  LA   SVLPHlDti. 

—  Ah  !  dit  la  mère  avec  véhémence,  quel  déplorable  rôle  aurais-je  donc  choisi? 
Quoi  !  vous  supposeriez  qu'il  y  ait  au  monde  un  autre  intérêt  que  celui  de  la  vie 
de  son  enfant,  pour  porter  une  mère  à  de  telles  démarches?  mais  j'aurais  préféré 
mille  fois  me  jeter  au  feu  pour  elle  !  Sacrifier  toute  dignité,  perdre  ma  propre 
estime  !  Ah  !  il  faut  que  la  vie  de  ma  fille  en  soit  le  prix  ! 

Arthur,  muet,  immobile,  se  sentait  fasciné  par  ces  deux  femmes.  La  beauté 
enchanteresse  de  la  jeune  folle ,  les  énergiques  paroles  de  l'amour  maternel  en 
délire ,  lui  faisaient  éprouver  des  impressions  magnétiques  dont  il  ne  pouvait  se 
rendre  compte. 

—  Ne  nous  craignez  pas  !  dit  la  mère,  mais  aimez-la ,  ou  du  moins  qu'elle 
le  croie;  qu'elle  vous  voie  et  vous  entende,  cela  suffira  pour  lui  rendre  un  calme 
que  nous  mettrons  à  profit  pour  la  ramener  à  la  raison. 

—  Madame,  dit  Arthur  ébranlé,  et  se  défiant  peut-être  plus  encore  de  lui- 
même  que  d'elle,  la  demi-heure  est  écoulée,  on  m'attend  chez  moi,  il  faut  que  Je 
parte,  et  il  jeta  un  regard  de  douce  pitié  sur  la  folle  qui  se  jeta  entre  lui  et  la 
porte. 

—  Je  reviendrai ,  je  reviendrai  bientôt,  dit-il  en  s' esquivant,  tandis  que  des 
8ons  plaintifs  remplissaient  l'appartement  qu'il  venait  de  quitter.  Il  se  promit  de 
ne  parler  à  personne  de  cette  bizarre  aventure  ,  déjà  même  il  l'avait  en  partie 
oubliée,  lorsqu'à  huit  jours  d'intervalle,  il  fut  encore  abordé  par  la  même  femme 
dont  la  profonde  tristesse  le  frappa  sans  le  surprendre. 

—  Vous  ne  reviendrez  pas,  dit-elle  ,  et  ma  fille  mourra  !  et  je  mourrai  aussi 
avec  elle  !  Oh  1  personne  ne  survivra  pour  vous  faire  des  reproches  ;  votre  con- 
science seule  vous  demandera  compte  d'une  vie  dontvous  étiez  l'arbitre. 

—  Madame,  je  dois  vous  avouer  l'extrême  perplexité  où  je  suis  :  j'ai  des  senli- 
mens  qui  ne  me  permettent  ni  d'être  votre  dupe,  ni  de  vous  tromper.  Ma  probité, 
mon  honneur  m'obligent  à  vous  déclarer  qui  si  j'évite  la  vue  de  votre  fille  ,  c'est 
parte  qu'elle  m'a  fait  une  impression  assez  vive  pour  que  j'en  redoute  les  suites  ; 
je  pourrais  l'aimer,  et  cette  passion  serait  fatale  à  tous  deux  ;  je  tiens  à  remplir 
les  vues  de  ma  famille  ,  et  je  dois  faire  un  mariage  de  son  choix. 

— Ahl  s'écria  la  mère  avec  désespoir,  ce  que  je  vous  demande  pour  elle,  si  naïve 
et  si  pure  dans  sa  funeste  exaltation  ,  ce  n'est  qu'une  illusion  du  cœur,  qu'un  ali- 
ment à  son  imagination  trop  ardente.  Si  vous  l'aviez  vue  vous  regretter,  vous 
attendre  avec  calme  et  confiance  pendant  quelques  heures  !  si  vous  la  voyiez  à 
présent  dans  un  désespoir  morne  et  déchirant ,  qui  me  navre  le  cœur  ,  vous  en 
auriez  pitié! 

—  Elle  souffre  donc  réellement?  dit  Arthur.  Je  vous  suis  alors  :  advienne 
que  pourra  ! 

Quand  la  jeune  fille  vit  entrer  le  bien-aimé  qu'elle  attendait  sans  l'espérer,  sa 
physionomie  s'illumina  d'un  vif  rayon  de  bonheur.  Ses  yeux  hagards  se  fixèrent 
avec  une  douceur  angélique  sur  Arthur  et  elle  jeta  avec  une  grâce  enfantine  le 
bouton  de  rose  fané.  — 11  me  portait  malheur,  s'écria-t-elle,  il  m'empêchait  de 
vous  voir. 

—  Mon  Dieu  !  dit  la  mère,  voilà  depuis  huit  jours  les  premiers  mots  qu'elle  a 
dit,  sans  pleurer! 

Arthur,  à  l'aspect  de  cette  charmante  folle ,  oubliait  toutes  ses  appréhen- 
sions ;  il  jouissait  de  l'effet  salutaire  qu'il  produisait  sur  elle.  Après  quelques 


LA  SYLPniDIi.  2;57 

discours,  d'abord  incohérens,  la  jeune  fille  redevint  calme;  ses  idées  eurent 
une  lucidité  qui  pouvait  donner  quelque  illusion  sur  l'état  de  son  esprit.  Ses 
paroles  étaient  naïves,  douces  et  affectueuses  ,  empreintes  d'inie  sorte  d'origi- 
nalité qui  leur  donnait  un  charme  piquant  et  neuf.  Arthur  éprouvait  pour 
elle  un  intérêt  (jui  s'accroissait  de  moniens  en  momens.  Cette  simple  et  malheu- 
reuse enfant  avait  autant  de  réserve  dans  les  manières  que  d'abandon  dans  les 
sentimens,  et  cette  sorte  de  sauvagerie  instinctive  repoussait  en  attirant.  L'ima- 
gination dominait  en  elle  tontes  les  autres  facultés,  et  l'cKtase  intellectuelle  était 
une  des  plus  puissantes  sensations  (pi'elle  pût  éprouver,  .\rthur  comprit  dés  lors 
que  sa  propre  générosité  ne  serait  pas  l'unique  sauve-garde  decettejeimc  fille. 

— Arthur,  disait-elle,  les  mains  croisées,  dans  une  attitude  fervente  ;  Arthur! 
vous  ne  savez  pas?  j'aime  bien  ma  mère,  mais  elle  n'est  prés  de  moi  qu'en  votre 
absence;  et,  quand  vous  êtes  là,  je  ne  la  vois  plus;  au  lieu  que  je  vous  vois  tou- 
jours quand  vous  n'êtes  plus  là!  On  m'a  dit  qu'il  fallait  prier  Dieu  ;  eh  !  bien, j'ai 
demandé  à  I>ieu  la  jiermission  de  vous  adorer  à  sa  place. 

Ce  langage  mystique  et  exalté  alarmait  Arthur  :  vainement  il  voulut  l'amener 
à  des  idées  plus  terrestres;  elle  répondit  :  —  Arthur,  laissez-moi  !  quand  vous 
touchez  ma  main,  cela  me  brûle  et  me  fait  mal  ;  il  me  semble  que  je  ne  vous 
vois  plus  ;  laissez-moi  !  vous  m'empêchez  de  penser  à  vous. 

Arthur  la  regardait  avec  un  sentiment  indéfinissable  de  pitié  ,  d'admiration, 
de  tendre  sollicitude.  Elle  lui  sourit  ingénuement,  et ,  s'asseya'nt  près  du  jeune 
homme  qui  la  laissa  faire  comme  un  oiseau  qu'on  craint  d'efTaroucher ,  elle  lui 
parla  avec  calme  ;  la  sérénité  peinte  sur  cette  céleste  et  fraîche  figure  lui  donnait 
l'air  d'un  ange.  Ce  fut  le  tour  d'.\rthur  de  ne  plusse  croire  sur  la  terre... — Cette 
divine  enfant  lui  dévoilait  avec  candeur  les  replis  de  son  ame  innocente  et  pure  ; 
elle  lui  disait  la  première  impression  qu'elle  avait  reçue  en  le  voyant.  C'était  l'ère 
de  ses  souvenirs.  Elle  croyait  n'avoir  commencé  à  vivre  que  depuis  qu'elle  avait 
commencé  à  aimer  et  à  souffrir.  Enfin,  sa  mère  profita  de  ce  moment  de  trêve  à 
son  mal  pour  lui  parler  raison  et  obtenir  d'elle  quelques  concessions  relatives  à 
sa  guérison.  Elle  promit  tout  ce  qui  lui  fut  prescrit  par  Arthur,  qui  la  quitta  en 
lui  jurant  de  revenir  si  elle  était  docile  à  sa  mère. 

Arthur  avait  bon  cœur;  il  s'intéressait  à  cetle  étrange  bonne  œuvre  -,  et  puis  il 
faut  convenir  que,  pour  un  jeune  homme,  blasé  sur  bien  des  sensations,  désenchanté 
de  bien  des  sentimens,  il  y  avait  là  quelque  chose  de  frappant  et  d'extraordinaire 
qui  pouvait  l'attacher.  Il  se  dévoua  donc  à  aller  faire  assiduement  ses  visites 
comme  médecin.  Mais  le  seul  salaire  qu'il  en  retirât  étaient  les  actions  de  grâce 
de  la  mère  reconnaissante,  car  la  jeune  fille,  recouvrant  chaque  jour  un  degré 
de  raison,  devenait  à  la  fois  plus  tendre  et  plus  timide,  et  Arthur  ressentit  réel- 
lement ce  respect  qu'il  s'était  promis  de  témoigner. 

La  mère  voulait  que  l'ascendant  d'Arthur  sur  sa  fille  servît  à  sa  guérison,  et 
elle  ne  perdait  pas  de  vue  ce  but  un  seul  instant.  Si  elle  la  voyait  parler  sen- 
sément ,  elle  lui  disait  :  —  Chère  Ida  ,  tu  feras  ce  que  je  te  demande  ,  si  tu 
neveux  pas  lui  faire  de  peine. — Et  Ida ,  douce  et  soumise,  promettait,  en 
embrassant  sa  mère,  de  faire  toutce  que  voudrait  Arthur.  Et  la  mère,  en  recon- 
duisant Arthur,  lui  disait  avec  effusion  :  — Vos  visites  charitables  seront  récom- 
pensées un  jour  par  Dieu  !  Je  le  prierai  tant  pour  vous  avec  ma  fille  ,  quand  elle 
sera  tout-à-fait  guérie! 


238 


LA  SVI.rUIDE. 


Mais  Arthur  pensait ,  en  s'en  allant  : 

—  Inconcevable  et  égoïste  femme  !  Quand  sa  fille  sera  rétablie,  elle  n'aura  plus 
pour  moi  que  des  prières  ,  tandis  que  je  me  dévoue...  que  je  me  mets  en  grand 
danger  d'aimer... 

Il  arriva  une  fois  plus  tard  que  de  coutume,  près  d'Ida  qu'il  trouva  seule,  rêveuse, 
mais  tout-à-fait  calme.  Elle  le  reçut  avec  un  bonheur  contenu,  une  tendresse 
réservée  qui  annonçaient  des  prémices  de  raison  dont  Arthur,  étrange  bizarrerie 
(lu  cœur,  fut  presque  mécontent  :  il  sentit  que  son  rôle  touchait  au  dénoûment, 
et  c'était  au  moment  où  l'intérêt  était  le  plus  vif.  Un  égoïsnie  barbare  lui  inspira 
des  paroles  passionnées,  et  des  transports  d'amour  dont  l'effet  fut  prompt  et 
imprévu.  Les  idées  d'Ida  en  devinrent  plus  claires  et  plus  justes. —  Là  femme 
reprit  le  dessus  sur  l'ange,  elle  sentit  la  crise  sans  chercher  à  l'éviter,  voyant 
qu'elle  avait  tout  à  craindre,  et  craignant  par  dessus  tout  de  ne  plus  le  revoir  ; 
elle  n'était  ni  aveuglée,  ni  enivrée,  mais  dévouée  et  soumise.  — Cette  abnégation, 
cet  abandon  volontaire,  pénétrèrent  l'ame  d'Arthur.  Sa  loyale  délicatesse  s'alarma 
pour  cette  pauvre  fille  qui  lui  avait  été  donnée  en  proie,  et  dont  il  rougit  de  faire 
sa  victime;  il  s'arracha  brusquement  d'auprès  d'Ida  surprise,  mais  non  irritée. 
Pour  la  première  fois  ,  elle  ne  le  retint  pas  ;  toutefois  sa  physionomie  inquiète 
refléta  une  expression  si  touchante,  qu'Arthur,  par  une  réaction  de  nobles 
sentimens,  fut  heureux  de  lui  voir  cette  lueur  de  raison  qui  l' éclairait  sur  leur 
position  et  lui  faisait  apprécier  sa  conduite. 

Mais  la  peine  avec  laquelle  il  la  quitta,  lui  fit  connaître  enfin  son  cœur.  —  .le 
crois,  hélas  1  se  dit-il ,  ne  lui  avoir  rendu  sa  raison  qu'aux  dépens  de  la  mienne  ! 


Par  une  mélancolique  journée  d'automne,  Arthur  de  retour  à  Paris  après  une 
absence  de  deux  ans,  donnait  le  bras  à  une  jeune  femme  fort  élégante  et  peu  jolie, 
blasée  sur  les  plaisirs  de  Paris  et  fatiguée  du  bal  de  la  veille. 

—  Que  faire  de  nouveau  aujourd'hui"?  disait-elle  languissamment  à  Arthur.  Où 
me  mènerez-vous  ? —  Aux  Tuileries,  au  bois  de  Boulogne  ? 

—  Oh!  c'est  insipide,  ennuyeux!  toujours  du  monde,  des  toilettes,  des 
voitures  !  Pourquoi  n'irions-nous  pas  au  Père-Lachaise  ,  cela  du  moins  ferait 
diversion.  — Comme  vous  voudrez,  on  s'ennuie  partout! 

Arrivés  à  ce  célèbre  cimetière,  ils  examinèrent  avec  assez  d'intérêt,  d'abord  cet 
Elysée  où  surgissent  à  chaque  pas  tant  de  souvenirs  évoqués  par  des  noms  puis- 
sans.  Le  tombeau  d'Héloiso  et  d'Abeilard  frappa  la  jeune  femme,  mais  comme 
objet  d'art,  comme  étude. 

—  Eh!  bien,  on  se  lasse  de  tout!  dit-elle.  Voyez  il  y  a  encore  ici  de  la  mono- 
tonie !  Mais  voilà  de  bien  .superbes  fleurs  ! 

Arthur  jeta  des  yeux  distraits  sur  les  touffes  de  roses  qui  s'élevaient  à  leurs 
pieds,  et  découvrit  une  pierre  toute  blanche  sur  laquelle  on  lisait  un  seul  nom: 
Ida,  et  au  dessous  trois  mots  :  Vertu  Er  amoie. 

—  Ce  rosier  vous  a  piqué?  demanda  sa  compagne. —  Oui,  je  me  suis  fait  mal  ! 

—  L'emphase  de  toutes  ces  épitaphes  me  déplaît ,  continua  la  noble  dame, 
mais  j'aime  le  parfum  de  ces  roses,  j'aime  cette  pierre  blanche  et  cette  inscription 
si  courte  et  si  mélancolique;  c'est  la  tombe  d'une  jeune  fille  sans  doute?... 

—  Et  peut-être,  murmura  Arthur  en  étoufl'ant  un  gros  soupir,  il  y  a  tout  un 
roman  derrière  ces  trois  mots  :  Vertu  et  amoib  ! 

Comtesse  Félicie  de  Nabbonne-Pelet. 


LA   SYLPIIIbl!. 


23» 


Revue  des  Beaiix-.frts. 


E  temps  est  à  la  |)luie,  au  froid  et  à  la  brume  ,•  le 
temps  est  maussade,  malingre  ;  le  temps  est  à  tout 
ce  que  l'on  veut,  hormis  aux  beaux-art*.  Pourtant 
bien  des  semaines  se  sont  écoulées  sans  que  nous 
ayons  touché  un  mot  de  ce  chapitre;  nous  avons 
laissé  s'accomplir  en  silence  une  foule  de  petits 
événemcns  qui  voulaient  s'épanouir  au  soleil  et 
|iii  sont  tristement  morts  dans  l'ombre  ;  et  aujour- 
d'hui, en  jetant  un  regard  sur  ce  passé  qui  devrait 
être  si  riche  et  qui  se  montre,  hélasl  si  déguenillé, 
?/^  si  honteux  et  si  pauvre,  c'est  à  peine  si  nous  y  trouvons  de 
quoi  faire  les  frais  de  quelques  lignes  et  psalmodier  un  De  pro- 
fundis  en  l'honneur  de  tous  ces  vains  bruits,  ces  nouvelles  mes- 
(piines  et  ces  gloires  éteintes.  — Pendant  im  mois,  à  peu  près, 
l'École  des  Beaux-Arts  nous  a  ennuyé  avec  ses  concours,  ses 
expositions  et  ses  envois  de  Rome;  elle  a  mis  le  comble  à  ses 
méfaits,  par  la  séance  solennelle,  où  M.  Raoul  Rochette  ,  assez 
triste  pédant  de  l'Institut,  nous  oflre  chaque  année  le  touchant 
spectacle  d'une  institution  nationale  dévorée  par  le  schisme,  et 
ne  se  gênant  pas  pour  blâmer  grossièrement,  rue  des  Petits-Au- 
gustins,  ce  que  fait  le  directeur  de  son  Académie  à  la  Villa- Médici.  Si  nous 
n'avons  rien  dit  des  envois  des  élèves  de  .M.  Ingres,  si  nous  nous  sommes  tù  sur 
le  concours  et  les  expositions  de  peinture,  de  gravure,  de  sculpture  et  d  archi- 
tecture pour  les  prix  de  Rome  ,  c'est  qu'en  conscience  il  n'y  avait  pas  de  meil- 
leur éloge  à  en  faire. 

Du  moment  (|ue  l'on  veut  aborder  la  critique  au  sujet  de  rÉcole  des  Beaux- 
Arts,  il  faut  blâmer  tout  le  monde,  les  professeurs  et  les  élèves  ,  tout  jusqu'à 
l'institution.  En  elTet,  d'année  en  année,  les  résultats  deviennent  pires,  c'est  le 
pp;'ora])r(or/?)i(.s  d'Horace,  pris  au  pied  de  la  lettre.  Xous  écrivions  à  ce  sujet  en 
1839.  —  «Pourquoi,  .s'il  vous  plail,  depuis  le  commencement  du  dix-septième 
siècle,  les  élèves  de  l'Académie  vont-ils  invariablement  à  Rome  et  pas  ailleurs? 
Il  y  aura  deux-cent-cinquante  ans  bientôt  qu'à  la  fin  de  chaque  automne  le  lauréat 
de  France  s'achemine,  par  les  glaces  du  Simplon  ou  du  Saint-Gothard,  vers  la 
cité  des  apôtres,  et  qu'à  Dom  d'Ossola  il  ôte  respectueusement  sa  casquette  en 
l'honneur  du  laurier  de  Virgile  dont  il  n'a  que  faire  et  des  horizons  rouges  qu'il 
ne  devine  pas  encore,  mais  dont  plus  tard  il  abusera  tout  à  son  aise.  Il  me  semble 
pourtant  que  nous  avons  eu  tout  le  loisir  d'explorer  les  merveilles  italiques  ,  et 
qu'elles  nous  sont  aujourd'hui  assez  connues.  Qui  de  nous  ignore  le  golfe  bleu  de 
Naples,  et  Chiaia  sa  promenade  verte?  Nous  savons  par  cœur  les  palais  de  marbre 
de  Venise  et  son  lion  ailé  et  ses  gondoles  noires;  nous  savons  le  doux  nom  de 
Cynthie,  le  murmure  de  l'Arno,  les  sept  collines,  le  temple  de  la  Fortune  Virile, 
l'autel  de  Junon  Watuta  et  le  tombeau  de  Bibulus.  Nous  avons  aimé  dans  la 
vallée  de  Tibur,  nous  avons  vu  les  étoiles  pàhr  à  travers  des  pleins -ceintresébré- 


\ 


240  .  '-A  >■»  Li'iiIOK. 

elles  et  mcuisus  du  Colysùc.  Nous  avons  bu  le  vin  de  Falerne  dans  des  amphores 
de  CoriiiHie,  et  nous  avons  elTeuillé  sur  la  gorge  de  nos  maîtresses  toutes  les  roses 
de  Paestum.  »  — C'est-à-dire  qu'en  fait  de  beaux-arts  nous  n'en  finissons  pas 
avec  le  règne  des  vieilles  choses  ,  et  que  des  abus  de  tout  genre,  abus  de  préju- 
gés, d'entêtement  et  de  routine  dévorent  une  institution  que  ses  tiraillemcns 
intérieurs  mettent  à  deux  doigts  de  sa  perte.  Donc,  comme  il  n'y  avait  que  du 
mal  à  écrire  cette  année  de  l'Ecole  des  Beaux-Arls,  par  un  scrupule  tout-à-fait 
philantropique  il  nous  a  semblé  bon  do  ne  dire  la  vérité  que  le  plus  tard  pos- 
sible. 

Si  les  envois  de  Rome  sont  détestables  ,  en  revanche,  M.  Ingres,  qui  a  décou- 
vert de  fort  beaux  restes  de  statuaire  antique  dans  les  jardins  de  la  Villa-Mé- 
dici ,  nous  a  envoyé  sa  Stratonice,  qui  a  été  achetée,  comme  l'on  sait  ,  par 
Monseigneur  le  duc  d'Orléans.  La  Stratonirc  qui  sera  sans  doute  un  des  plus  di- 
gnes ornemens,  sinon  le  plus  digne  du  prochain  Salon,  a  été  déposée  au  pavillon 
Marsan.  Après  le  détail  plein  de  sentiment  et  de  goût  qui  a  été  donné  de  ce  chef- 
d' œuvre,  parM.  Eugène  Pelletan  dans /a /"resse ,  il  ne  reste  plus  qu'à  former  des 
vœux  pour  que  la  Slratimiie  soit  bientôt  exposée  aux  regards  et  à  l'admiration 
de  tous.  —  Le  monument  élevé  par  la  France  à  son  enfant ,  Claude  Gelée,  dit 
le  Lorrain,  dans  l'église  de  Saint-Louis-des-Français  à  Rome,  est  un  de  ces  actes 
qui  glorifient  autant  la  mémoire  de  l'artiste  qui  en  est  l'objet,  qu'ils  honorent 
un  grand  peuple  à  l'étranger.  —  Mais  hélas  !  pourquoi  faut-il  quitler  Claudi; 
Lorrain  et  M.  Ingres  pour  nous  heurter  aux  lourdes  et  épaisses  inventions  de 
M.  Marochetti.  Certes,  autant  que  qui  que  ce  soit,  nous  avons  rendu  justice  à  ce 
sculpteur.  Maisen  vérité,  après  tous  ses  essais  infructueux  pour  sanctifier  la  mé- 
moire de  Napoléon,  nous  ne  concevons  pas  comment  le  ministre  s'acharne  à  ne 
point  mettre  le  tombeau  du  grand  empereur  au  concours;  quoique  le  concours 
ne  prouve  pas  grand'chose  pour  nous  ,  attendu,  entre  autres  motifs,  que  les  glo- 
rieux chefs-d'œuvre  de  Raphaël  et  de  Michel-Ange  n'en  sont  pas  le  résultat.  On 
se  rappelle  sans  doule  qu'un  premier  projet  de  M.  Marochetti,  édifié  en  planches 
et  en  carton  sous  la  coupole  des  Invalides,  fut  démoli  aussitôt  que  les  ouvriers  y 
eurent  mis  la  dernière  main  ;  ce  projet  absurde  était  cependant  une  modification 
considérablement  revue  et  corrigée  de  celui  dont  on  avait  donné  la  description 
au  public.  Voici,  à  l'heure  qu'il  est,  que  M.  Marochetti  a  permise  un  lithographe 
de  reproduire  sa  pensée  dernière,  et  rien  de  plus  grotesque,  je  vous  jure ,  que  ce 
Napoléon  romain  grimpé  sur  un  piédestal  cosmopolite,  où  la  lourde  architec- 
ture égyptienne  donne  des  coups  de  poing  à  celle  de  Léon  X. 

Ainsi,  en  comptant  bien,  c'est  la  troisième  fois  que  M.  Marochetti  commet  une 
bévue  énorme;  malgré  cela,  c'est  en  partie  pour  lui  que  nous  allons  imaginer  des 
fêtes  olympiques,  que  nous  allons  dépasser  la  Grèce  et  ressuciter  Homère  :  jetant 
un  pont  sur  la  Seine,  dressant  les  statues  colossales  de  nos  rois  de  toutes  les  races 
dans  l'avenue  de  Neuilly,  afin  de  faire  saluerpar  huit  siècles  de  souverains,  ce  mê- 
me capitaine  immortel  que  quarante  siècles  ont  contemplé  du  haut  des  Pyramides. 
Ainsi  M.  Marochetti  qui  est  étranger,  nous  entraine  dans  un  sacrilège  national 
et  nous  fait  dépenser  nos  millions,  démolir  à  moitié  une  église  et  renverser  un 
maitre-autel  qui  est  un  monument,  pour  mettre  à  sa  place  une  caricature  et 
nous  rendre  la  risée  du  monde!  c.  gl'É>ot-lecoi>te. 


Le  nirecleur  :  DE  VII.LEMESSANT. 


t.A    SVI.I'HIUL 


n\ 


A    Madiiiui' 


7  oclolni". 

A  Toussaint,  avec  son  triste  lendemain,  madame, 
est  venue  clore  la  saison  d'été-  Maintenant,  Paris 
reprendra  peu  à  peu  son  air  de  fête  à  lui,  c'est-à- 
dire  que  les  salons  vont  s'illuminer ,  les  parquets 
se  couvrir  de  tapis  et  les  escaliers  se  remplir  de 
fleurs.  Il  y  a  bien  encore  quelques  familles  qui 
resteront  dans  leurs  terres  et  ne  reviendront  qu'a- 
près avoir  allumé  la  bûche  de  Noël,  mais  ces  fa- 
milles font  exception  ,  et  bien  plus  tôt  les  affaires 
ou  les  plaisirs  reiieupleront  la  c;i[iitale.  Ce  retour 
|à  Paris  est  déjà  visible  lorsqu'on  visite  les  belles 
galeries  S;iinte-Anrie,  où  s'empressent  de  se  ren- 
dre ,  aussitôt  leur  arrivée,  nos  femmes  les  plus 
éléptanles,  celles,  par  exemple,  qui  se  fout  habil- 
ler chez  Palmire  et  qui  savent  que  la  maison  Delisle  est  toujours  la  première 
en  nom  inscrite  dans  les  fastes  de  la  Mode.  Vous  donnerai-je  des  détails  sur 
quelques  unes  des  étoffes  que  j'ai  remarquées  chez  Delisle?  Voilà  déjà  le  repu 
diamnnté,  dont  le  fond  est  rose,  lilas,  bleu  ou  paille  ,  et  broché  en  blanc  des 
petites  fleurs  les  plus  délicates.  Lere/js  de  Jupiter,  les  dessins  ressemblent  aux 
lignes  seri)entantes  du  tonnerre  et  sont  couleur  de  feu,  orange,  flamme  de 
punch,  sur  des  fonds  de  nuances  très  foncées.  Vorienlale,  étoffe  moelleuse  et 
légère,  rayée  d'un  mélange  de  toutes  nuances,  rappelant  les  couleurs  écos- 
saises. Le  scarabée,  étoffe  chatoyante,  dans  les  nuances  des  ailes  de  l'animal 
dont  elle  porte  le  nom.  L'étoffe  jV/rrfinferc  m'a  paru  une  des  plus  jolies  nou- 
veautés de  l'année  ;  elle  rappelle  absolument  les  jupes  des  jardinières  de  Wal- 
teau,  rayées  en  toutes  nuances  avec  des  petits  bouquets  parsemés.  Comme  tou- 
jours, les  armures  brochées  sont  une  étoffe  t  jul-à-fait  adoptée  pour  les  demi- 

20 


242  .  LA   SYLPHIDE. 

toilettes.  Les  velours  mauresques,  les  satins  égyptiens,  les  chinés  nuancés,  les 
reps  argentés,  les  satins  Poinpadour,  les  petites  sylphides,  les  gazes  d'argent, 
les  organdis  brodés,  tout  cela  est  d'un  goût  et  d'une  nouveauté  exquise  chez 
Delisle. 

A  propos  de  cette  dernière  étoffe,  je  vous  citerai  une  charmante  robe  bro- 
dée en  or,  argent  et  soie  plate  de  couleur ,  dont  le  haut  volant  était  brodé  et 
festonné  de  la  même  façon  ;  je  ne  saurais  vous  dire  combien  cette  robe  légère, 
transparente ,  avec  ses  broderies  brillantes  et  de  diverses  nuances ,  avait  de 
prestige;  on  eût  dit  les  ailes  d'un  papillon,  on  la  nomme  robe  féerique  et  elle 
rappelle,  en  effet,  la  toilette  des  princesses  des  Mille  et  une  Nuits  l  Je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  vanter  la  beauté  des  cachemires,  l'élégance  et  le  genre  tout 
particulier  des  écharpes  en  soie  ou  en  velours  de  Delisle,  de  sa  cape  vénitienne, 
mantelet  de  forme  charmante.  Le  nom  de  Delisle  offre  toute  sécurité,  lors- 
qu'il s'agit  de  bon  goût  et  de  distinction,  aussi  est-ce  pour  cela  qu'il  a  adopté 
pour  ses  étoffes  si  riches  les  fourrures  de  Gon,  dont  le  succès  va  toujours  crois- 
sant :  l'art  du  fourreur  n'est  point  un  vain  mot ,  et  il  y  a  dans  l'arrangement, 
l'assemblage  des  pelleteries  un  certain  faire  qui  dénote  l'homme  de  bon  goût 
ou  simplement  celui  qui  fait  de  l'industrie.  On  peut  à  juste  titre  placer  Gon 
dans  la  première  catégorie  dont  je  viens  de  parler,  et  la  nombreuse  et  fashio- 
nable  clientelle  qui  afflue  dans  ses  magasins,  vient  encore  corroborer  mon  as- 
sertion. Si  quelques  gens  sans  talent  en  imposent  quelquefois  à  la  mullitude,  la 
multitude  finit  toujours  par  discerner  le  bon  du  mauvais  :  voyez  plutôt  comme 
elle  a  su  ,  au  préjudice  de  beaucoup  d'autres  fleuristes ,  prendre  le  chemin  du 
joli  et  frais  parterre  de  M""  Lainné,  dont  les  manières  élégantes,  autant  que  la 
perfection  des  (leurs,  lui  attirent  toutes  les  jolies  femmes  de  Paris.  Ce  qui  sort 
de  chez  M"^  Lainné  a  un  parfum  de  délicatesse  et  de  bonne  compagnie  si  re- 
marquable qu'on  ne  peut  s'y  tromper.  N'en  est-il  pas  de  même  des  modes  de 
M°"  Dasse  ,  de  ses  chapeaux  dont  les  coupes  et  les  accessoires  ne  peuvent 
convenir  qu'aux  femmes  les  plus  distinguées?  Quoi  de  plus  séduisant  que  les 
chapeaux  de  velours  qu'elle  a  dans  ce  moment  avec  leurs  torsades  à  glands  d'or 
et  leurs  longues  plumes  tombantes.?  Ces  chapeaux  ont  la  passe  assez  petite , 
courte  du  front  ,  très  descendante  sur  les  joues  et  échancrée  des  oreilles  ;  la 
gance  en  or  est  tournée  autour  d'un  rouleau  de  velours  qui  orne  le  fond  du 
chapeau,  les  glands  retombent  à  droite,  la  |ilume  retombe  sur  le  côté  gaiiche. 
Les  velours  gros  bleu,  vert,  violet  brun  capucin,  sont  employés  de  préférence 
par  M"''  Dasse,  qui  excelle  à  donner  aux  bonnets  habillés  une  grâce  parlicu- 
lière.  Je  dois,  avant  de  terminer  ce  paragraphe  des  coiffures,  vous  mentionner 
les  charmantes  capotes  de  Lucy  Hocqutt,  dont  la  forme ,  les  ornemens  et  les 
nuances  assorties,  ont  pris  une  vogue  très  remarquable.  On  ne  i)eut  se 
passer  maintenant  d'une  capote  de  Lucy  Hocquet,  pas  plus  que  d'un  mouchoir 


I 

!  I.A    SYI.PIlinE.  213 

(1i'Clia[)ron...  horsdclà  poini  de  salut.'  Si  vous  nous  faites  la  description  d'une 
toilette  distinguée  perlée  par  M"""  ***;  si  vous  vanlfz  la  coupe,  l'étoffe  de  sa 
robe,  son  chapeau  :  —  Avait-elle  un  Chapron  ?  vous  demande-t-on.  Malheur  à 
sa  réputation  d'élégance  si  vous  ne  répondez  pas  :  —  Oui. 

Les  hommes  qui  ont  pris  à  la  campagne  une  douce  et  commode  habitude  de 
déshabille  reviennent  avec  peine  aux  vêtemens  justes  et  serrés  qu'impose  la  vie 
mondaine  de  Paris  ;  aussi  les  voit-on  conserver  le  plus  tard  possible  dans  la 
journée,  la  comforlable  robe  de  chambre  de  Richard-Laurent,  tailleur  tout  spé- 
cial pour  ce  genre  de  costume.  Richard-Laurent  emploie  à  cet  effet  les  plus 
riches  damas  de  soie,  les  satins  brochés  et  les  étoffes  de  laine  en  beaux  tissus 
aussi  variés  de  nuances  que  de  dessins.  Les  gilets  fort  éiégans  sont  obligés  avec 
la  robe  de  chambre,  aussi  les  trouve-l-on  dans  la  même  maison  parfaitement 
assortis  et  tous  d'un  choix  fort  distingué ,  avec  ce  costume  qui  permet  de 
recevoir  chez  soi.  Ce  n'est  guère  que  vers  les  quatre  heures,  pour  aller  faire 
des  visites,  que  nos  dandys  revêtent  les  habits  de  ville;  alors  ils  s'arment  du 
jonc  de  Verdier,  bijou  indispensable  dont  la  tête  d'or  indique  de  loin  toute  la 
distinction.  Pour  justifier  la  réputation  de  lion  ,  il  fnut  encore  avoir,  suspen- 
due à  une  fine  et  délicate  chaîne,  une  des  merveilles  de  Benoit ,  une  élégante 
et  riche  montre  avec  laquelle  on  ne  craint  jamais  d'arriver  trop  tard  au  rendez- 
vous  ,  car  les  montres  de  Benoît  sont  aussi  bonnes  que  belles. 

Il  semblerait  que  les  dentelles  permettront  cet  hiver  à  d'autres  fantaisies  de 
reprendre  un  petit  coin  dans  les  fastes  de  la  Mode.  La  gaze ,  dédaignée  depuis 
long-temps,  reparaît  cette  année  avec  sa  gracieuse  et  diaphane  apparence.  On 
en  voit  déjà  un  grand  nombre,  sur  le  fond  blanc  desquelles  sont  brochées  des 
raies  ou  lignes  satinées,  bleu,  rose,  paille  ;  d'autres  où  se  mêlent  de  légers 
fils  d'or  ou  d'argent  et  qu'on  appelle  gazes  Diane  à  cause  de  leur  faible  brillant 
qui  rappelle  les  pâles  rayons  de  la  lune  ;  on  fera  avec  ces  gazes  de  charmantes 
tuniques,  sur  des  dessous  de  satin,  et  on  les  ornera  de  bouquets  de  fleurs,  ou 
de  franges  en  plumes,  en  chenille  ou  en  effilé.  On  prépare  beaucoup  de  courts 
maniels  en  velours,  qui  seront  d'une  grande  élégance,  et  dont  la  petite  dimen- 
sion permettra  de  voir  tout  le  bas  de  la  robe  ;  ils  sont  en  velours  de  nuances 
aussi  variées  que  le  caprice,  doublés  de  satin  blanc  ou  assortis  au  dessus ,  bor- 
dés d'un  galon  d'or,  de  passementeries  à  jours  et  fermés  par  une  cordelière 
également  en  or.  Beaucoup  de  nos  faiseurs  emploient  cette  année  la  chenille  en 
profusion,  comme  fleurs  ou  comme  ornemens  ;  on  en  fait  des  guirlandes  en- 
tières ;  mêlée  à  l'or,  aux  perles,  la  chenille  est  d'un  charmant  effet  dans  les  che- 
veux. A  propos  de  cheveux ,  je  vois  avec  plaisir  que  les  chignons  prennent  une 
voie  un  peu  ascendante,  et  que  les  femmes  commencent  à  comprendre  que 
les  cheveux  sont  faits  pour  rester  sur  la  tète  et  non  pas  pour  reposer  sur  le 
cou.  La  bonne  grâce  et  l'élégance  y  gagneront  du  tout  au  tout.  Voyez  un  peu, 


2« 


LA    S'il.l'IllDK. 


VOUS,  maJame,  qui  aimez  lesfomics  antiques,  comment ,  dans  la  Vénus  de  Mé- 
dicis,  on  a  placé  les  cheveux  de  derrière?  N'est  ce  pas  un  modèle  à  suivre? 
Mais,  hélas!  nous  sommes  dans  un  temps  d'exagération  et  non  d'imilation.  Ce 
sont  les  valets  jouant  aux  grands  seigneurs!  Nos  jeunes  hommes,  lorsqu'ils 
ont  une  pointe  de  barbe  au  menton ,  se  croient  tous  des  François  I"  ,  et  ils 
oublient  que  ce  prince  courtois  et  galant  avait  autre  chose  de  courtois  et  de  ga- 
lant que  la  barbe!  Baronne  marie  de  i,'******. 


UN  3ÂISER  SUE  LA  MAIN. 


Cîalanterip  du  %IV  siècle. 


mine  et 
que  son 


DUT  le  monde  connàilJcaiinetkMoiitfurl,  rhéroïquc 
duchesse  du  Bretagne.  Il  n'est  pas  permis  à  un  Bre- 
ton de  supposer  le  contraire,  encore  moins  à  un  au- 
teur qui  s'est  fait  l'historien  de  cette  femme  illustre. 
^  Tout  le  monde  sait  avec  quel  courage,  si  doulou- 
reusement renouvelé  de  nos  jours,  elle  soutint  les 
Ifîg  droits  légitimes  de  son  époux  et  de  son  fds,  dans  la 
célèbre  querelle  des  comtes  de  Montfort  et  de  Blois, 
sur  la  succession  de  la  Bretagne.  Mais,  ce  que  tout 
le  monde  n'est  peut-être  pas  obligé  de  savoir  égale- 
ment, ce  que  les  historiens  et  les  poètes  ont  beau- 
coup trop  négligé  de  nous  dire  ,  c'est  que  l'amazone 
armoricaine  garda  toutes  les  grâces  de  son  sexe  en 
«'appropriant  toutes  les  qualités  du  nôtre,  et  que, 
si  elle  devint  le  chevalier  le  plus  intrépide  de  son 
armée,  elle  ne  cessa  jamais  d'être  la  plus  aimable 
dame  de  sa  cour.  Oui,  la  longue  robe  bordée  d'her- 
le  hennin  de  fine  dentelle  allaient  à  Jeanne  de  Montfort  tout  aussi  bien 
armure  historique  ;  et  lorsque  les  chevaliers  bretons  et  anglais  la  voyaient 


L\    SYLPHIDE.  245 

passer  devant  leurs  rangs,  son  enfant  sur  ses  bras  et  son  page  à  ses  côtés,  ou  bien 
s'asseoir  au  milieu  d'eux,  dans  le  château  d'Hennebond,  sa  couronne  d'or  sur  la 
tête  et  sa  blanche  levrette  à  ses  genoux,  ils  ne  la  trouvaient  pas  moins  charmante 
que  les  ravisseurs  de  son  duché  ne  la  trouvaient  terrible,  quand,  montée  sur  son 
palefroi  rapide,  le  casque  au  front  et  la  lance  au  point:,  elle  donnait,  comme  dit 
messire  d'Argcntré,  au  plus  épais  des  escadrons  de  guerre.» 

Aussi  la  belle  duchesse  avait-elle  autant  d'adorateurs  —  style  de  l'époque  — 
qu'elle  pouvait  compter  de  partisans,  et  faisait-elle  autant  de  victimes  autour  d'elle 
avec  ses  grands  yeux  noirs  etses  cheveux  tressés  à  la  Berthe,  qu'elle  abattait  d'en- 
nemis sur  le  champ  de  bataille  avec  la  foudroyante  épée  de  son  mari.  Toutefois, 
hâtons-nous  de  le  dire  à  l'honneur  de  l'aimable  héroïne,  tous  ces  adorateurs  en 
furent  quittes  pour  les  coups  d'estoc  et  de  taille  donnés  en  son  nom  à  ses  adver- 
saires, lesquels  payèrent  toujours  seuls,  de  cette  manière,  les  frais  de  ces  inno- 
centes galanteries. 

Mais  de  tous  ces  nobles  champions  de  la  duchesse,  quel  était  le  plus  amoureux 
et  le  plus  vaillant?  Quoique  cela  coûte  à  dire  en  français,  il  faut  s'y  résigner  : 
c'était  le  chevalier  Gauthier  de  Mauny,  ce  Clisson  de  la  Grande-Bretagne  ! 

Placé  par  sounom,  comme  par  ses  services,  en  première  ligne  auprès  de  Jeanne, 
Mauny  l'avait  d'autant  plus  promptement  aimée,  qu'il  lui  avait  été  permis  de  la 
mieux  connaître.  Le  jour  même  de  son  arrivée  à  Ilennebond,  il  avait  adopté  les 
couleurs  de  la  duchesse;  le  lendemain,  suivant  l'usage  de  la  chevalerie,  il  l'avait 
déclarée  la  dame  de  ses  pensées,  et  chaque  jour,  il  allait  en  son  honneurrompre 
quelques  lances  contre  les  assiégeans.  Du  reste,  il  avait  ses  privilèges,  et  Dieu 
sait  combien  ils  étaient  doux  !  Quand  la  comtesse  se  préparait  à  combattre,  c'était 
Maunv  qui  éprouvait  ses  armes.  Quand  il  y  avait  un  coup  à  recevoir  pour  elle, 
c'était  Mauny  qui  se  trouvait  là;  et  quand  elle  descendait  de  cheval  après  la  ba- 
taille, c'était  Mauny  qui  lui  donnait  la  main  !  Un  soir  même,  bonheur  inoui  !  Ih 
guerrière  ayant  reçu  une  blessure  que  Mauny  n'avait  pas  eu  le  temps  de  prévenir, 
elle  était  tombée  évanouie  dans  ses  bras  ,  et  il  l'avait  portée  ainsi  jusqu'au 
château  ! 

Si  quelquefois,  encouragé  par  ces  faveurs,  le  chevalier  osait  en  réclamer  de  plus 
grandes,  le  nom  du  comte  de  Montfort  — tant  qu'il  vécut  —,  elplus  tard  le  crêpe 
qui  flottait  au  casque  de  la  veuve,  rappelaient  assez  que  la  femme  n'appartiendrait 
jamais  qu'à  son  mari,  que  la  mère  n'appartiendrait  jamais  qu'à  .son  enfant.  Ce- 
pendant l'histoire  qu'on  va  lire  prouvera  que  Mauny  obtint  un  jour  une  récom- 
pense signalée  ;  et  pour  en  apprécier  toute  la  valeur,  il  faut  se  garder  d'oublier 
une  chose:  c'est  qu'il  n'est  pas  question  ici  des  mœurs  de  la  cour  de  Louis  XIV, 
mais  bien  des  mœurs  bretonnes  au  siècle  delà  chevalerie. 

C'était  par  une  matinée  de  juillet  de  l'an  1343,  Jeanne  préparait  ses  chevaliers 
au  combat  en  leur  donnant  à  diner  dans  le  château  d'Hennebond.  L'élite  de  son 
armée  était  là  rassemblée  autour  d'elle;  les  seigneurs  de  Kergorlay,  de  Quélen  , 
de  Tinténiac  ,  de  Cadoudal ,  tous  ces  noms  si  bien  portés  encore,  figuraient  à 
droite  de  la  duchesse,  tandis  que  Gauthier  de  Mauny  était  assis  à  sa  gauche .  en 
tète  de  tous  les  seigneurs  d'outre-mer. 

Au  moment  de  quitter  la  table,  les  chevaliers  portaient  des  santés  à  leur  sou- 
veraine, lorsqu'un  écuyer  entra  tout  effaré  dans  la  salle. 

—  Qu'y  a-t-il?  demandèrent  les  convives  d'une  seide  voix. 


s  I 


•2iG  ■     .  LA   NYLPIIIDE.       - 

—  Est-ce  que  les  assiégeans  ne  nous  attendent  pas  ?  dit  Tinténiac. 

—  Ou  Charles  de  Blois  ,  ajouta  Cadoudal ,  a-t-il  déjà  entendu  ses  quatre 
messes? 

L'écuyer  reprenait  haleine  et  chacun  le  regardait  avec  impatience. 

—  Parlez,  lui  dit  vivement  la  duchesse  ,  parlez  I 

L'écuyer  raconta  en  frémissant  :  qu'un  bataillon  fidèle,  arrivant  d' Au ray,  ve- 
nait d'être  surpris  par  don  Luii  d'Espagne,  que  les  trois  chevaliers  qui  le  com- 
mandaient étaient  tombés  au  pouvoir  du  pirate,  et  qu'ils  allaient  être  mis  à  mort 
devant  les  remparts,  si  la  place  ne  se  rendait  avant  une  heure. 

—  Nos  frères  à  mort!  s'écrièrent  les  Bretons,  cITrayés  pour  la  première  fois,  et 
se  levant  tous  ensemble  de  table  ;  car  la  condition  mise  au  salut  des  captifs  n'é- 
tait à  leurs  yeux  qu'une  sanglante  plaisanterie. 

—  A  mort,  mes  trois  chevaliers  !  répéta  la  duchesse  en  se  levant  à  son  tour. 
Et  son  regard  enflammé  alla  demander  au  cœur  de  chacun  : 

—  Est-il  vrai  que  ces  braves  seront  mis  à  mort  ? 

—  Non?  s'écria,  la  première,  une  voix  que  le  lecteur  reconnaît;  non  ,  ils  ne 
mourront  pas.  Madame!  j'en  jure  par  mon  patron  et  par  vous-même. 

Mauny  se  tourna  en  même  temps  vers  la  duchesse  ,  en  tirant  sa  longue  épée 
du  fourreau.  Tous  les  chevaliers  l'imitèrent  par  un  mouvement  unanime;  et  un 
sourire  doux  et  fier  vint  les  remercier  l'un  après  l'autre. 

Mauny  crut  remarquer  que  ce  sourire  était  plus  tendre  à  son  égard  ,  et  cette 
préférence  l'anima  du  plus  ardent  espoir. 

—  Madame,  dit-il  à  Jeanne,  en  lui  jetant  un  regard  plus  éloquent  que  ses  pa- 
roles ,  que  donnerez-vous  au  chevalier  qui  sauvera  les  prisonniers  de  don  Luiz? 

Une  légère  rougeur  effleura  les  joues  de  la  duchesse  ;  puis  elle  se  tourna  vers 
Mauny  sans  relever  les  yeux  : 

—  Ce  chevalier  prendra  devant  tous  un  baiser  sur  ma  main ,  répondit-elle 
avec  un  héroïque  sourire. 

—  Ainsi  donc,  s'écria  Mauny,  Tépée  haute;  gloire  au  plus  vaillant,  messei- 
gneurs  !...  Et  Bretagne  à  la  belle  duchesse  ! 

—  Bretagne  à  la  belle  duchesse!  répétèrent  tous  les  chevaliers. 

Et,  s'élançant  ensemble  à  ce  cri  de  guerre  ,  ils  disparurent  précipitamment  de 
la  salle... 

Jeanne  se  pencha  bientôt  à  une  fenêtre ,  et  elle  regarda  du  côté  de  la  plaine. 
Elle  vit  un  escadron  de  cavaliers  franchir  les  portes  de  la  ville  ,  galopant ,  bride 
abattue,  vers  le  camp  de  Charles  de  Blois;  et,  à  travers  le  tourbillon  de  pous- 
sière qui  les  enveloppait ,  elle  distingua  «a  couleur  au  casque  qui  devan(;ait  les 
autres... 

Pendant  près  d'une  demi-heure,  un  de  ces  nuages  qui  portent  la  foudre  sem- 
bla courir  sur  le  camp  de  Charles  de  Blois.  De  moment  en  moment,  les  casques 
et  les  cuirasses,  les  épées  et  les  haches  d'armes,  y  jetaient  de  sinistres  éclairs.  Le 
désordre  et  l'efîroi  qui  suivent  une  surprise  paraissaient  agiter  l'armée  ennemie. 
Des  cris  confus  s'élevaient  dans  les  airs,  et  arrivaient  jusqu'aux  remparts  d'IIen- 
nebond,  d'où  partaient  des  cris  d'un  autre  genre...  Bientôt  cette  confusion  ,  ce 
nuage  ,  ces  éclairs  et  ces  clameurs  se  concentrèrent  devant  les  tentes  de  Luiz 
d'Espagne;  et  là,  la  mêlée  devint  si  épaisse  ,  si  noire  et  si  terrible,  qu'il  fut  im- 
possible d'y  rien  distinguer  pendant  quelques  minutes.  Enfin  un  seul  cri  ,  un  cri 


LA   SYLPHIDE. 


247 


de  victoire,  un  seul  bataillon  ,  celui  des  chevaliers  de  Jeanne  ,  jaillirent  de  tous 
ces  bruits  et  de  toute  cette  poussière;  et  les  mêmes  cavaliers  qui  avaient  franchi 
la  plaine,  une  heure  auparavant,  s'y  élancèrent  de  nouveau,  revenant  vers  le 
château  dUcnnebond...  Seulement  les  rangs  de  ces  chevaliers  semblaient  fort 
éciaircis,  et  les  regards  amis  qui  hâtaient  leur  retour,  les  voix  fidèles  qui  les  ap- 
pelaient de  loin,  se  voilaient  de  crainte  et  d'inquiétude 

—  Combien  de  morts  chez  vous?  leur  demandèrent  les  gardes  de  la  ville. 

—  Dix!  répondit  le  premier  qui  passait. 

—  Et  combien  chez  les  Espagnols?... 

—  Tous!  —  Bretagne  à  la  belle  duchesse  ! 

—  Bretagne  à  la  belle  duchesse!  reprirent  toutes  les  voix  ensemble. 
Et  l'escadron  vainqueur  continua  de  galoper  vers  le  château. 

Au  moment  où  le  pont-levis  s'abaissait  devant  les  chevaliers,  la  duchesse 
de  Montfort  y  parut,  les  comptant  d'un  regard  alarmé... 

Le  premier  qu'elle  reconnut  fut  r.authier  de  Mauny,  tout  couvert  de  poussière 
et  chancelant  sur  son  cheval. 

Il  mit  lentement  pied  â  (erre,  fit  ouvrir  les  rangs  à  ses  compagnons,  et  montra 
les  trois  prisonniers  encore  chargés  de  chaînes. 

—  Frères,  leur  demanda-t-il  d'ime  voix  affaiblie,  dites  à  Madame  la  duchesse 
qui  vous  a  sauvés  "? 

A  peine  avait-il  achevé  ces  mots,  que  les  trois  captifs  prononçaient  son  nom. 
répété  par  tous  les  chevaliers. 

Alors  Jeanne  de  Montfort  fit  un  pas  vers  Gauthier  de  Mauny  ;  il  se  mit  res- 
pectueusement à  genoux  devant  elle,  et,  en  présence  de  tous  ses  compagnons,  il 
lui  baisa  la  main.... 

Mais,  quand  il  voulut  se  relever,  les  forces  lui  manquèrent:  il  fit  signe  à  son 
écuyer  de  le  soutenir,  car  le  sang  jaillissait  de  dessous  sa  cuirasse.... 

—  Grand  Dieu!  s'écria  la  duchesse,  vous  êtes  blessé,  messirel 

Et,  s'empressant  de  le  soutenir  elle-même,  elle  étancha  le  sang  avec  son 
écharpe. 

—  Ce  n'est  rien  !...  répondit  Gauthier,  qui  retrouva  aussitôt  sa  vigueur. 
Puis,  s'entourant  avec  bonheur  de  l'étoffe  précieuse  : 

—  Voici  tout  ce  qu'il  faut  pour  me  guérir  d'ici  à  demain  !  ajouta-t-il  d'un  ton 
chevaleresque  ;  et  après-demain.  Madame,  poursuivit-il  avec  feu,  je  sens  que 
j'aurai  la  force  de  chasser  tous  vos  ennemis  d'Hennebond,  si  vous  voulez  seule- 
ment m'octroyer  sur  la  joue  ce  que  vousvene:  de  me  bailler  sur  la  main  d'Argentré). 

La  duchesse  répondit  au  rhevalier  par  un  sourire  qui  équivalait  à  une  pro- 
messe ;  mais  elle  s'en  dégagea  dés  le  lendemain  en  allant  de  sa  personne  incen- 
dier le  camp  ennemi.  Faute  de  pouvoir  mériter  davantage,  Mauny  se  contenta 
donc  de  ce  baiser  sur  la  main,  jusqu'au  jour  où  il  eut  le  bonheur  de  mourir  pour 
Jeanne,  et  d'emporter  dans  la  tombe  une  larme  de  ses  yeux. 


FITRE-CHEVALIER. 


34S 


I     I 


LA    SYLPHIDE, 

AMIillB  WlllllS- 

XII. 

Pauline  lieroux. 

ot'TE  l'ambition  de  certains  lioinines  de  science  est 
de  retracer,  le  plus  fidèlement  possible,  la  vie,  les 
aptitudes  physiques,  les  mœurs, en  un  mot,  la  bio- 
graphie de  ces  petits  êtres  charmans  que  l'on 
nomme  les  papillons. 

Et  quand  la  liste  des  sujets  est  épuisée  pour 
eux  ,  quand  ils  les  ont  classés  selon  leur  beauté  et 
selon  leur  couleur ,  et  que  nous  venons  à  lire  , 
par  hasard,  cette  longue  énumération ,  nous  ne 
pouvons  manquer  de  la  trouver  incomplète  ;  car  vous  oubliez,  monsieur  le  sa- 
vant, vous  oubliez  de  nous  dépeindre  toutes  ces  fées  aux  mille  couleurs  qui  peu- 
plent le  monde  ailé  de  l'Opéra,  Ces  papillons-là  sont  bien,  avouez-le,  aussi  lé- 
gers, aussi  gracieux,  aussi  magnifiques  que  les  vôtres. 

L'Opéra,  à  l'heure  qu'il  est,  ne  ressemble  plus  à  l'Olympe  antique  :  il  est  de- 
venu un  paradis  orientai.  Vous  n'y  voyez  plusquelasvelte  coupole  des  mosquées, 
ou  les  palanquins  de  l'Indoustan,  ou  l'aspect  harmonieux  des  jardins  de  l'Arabie, 
où  croissent  le  palmier,  le  myrte,  et  l'aloés.  Les  visions  des  Mille  et  une  Nuits 
s'y  retrouvent  en  action. On  croitrèver,  aune  représentation  du  i>ia(;/eawoure«a^, 
par  exemple  :  derrière  la  rampe  s'agite  un  autre  monde  que  le  monde  réel.  — 
L'héroïne  de  ce  nouveau  ballet,  c'est  MH""  Pauline  Leroux. 

Hélas  !  puisque  la  divine  Taglioni  s'est  envolée  sous  d'autres  cieux  ;  puisque 
nous  sommes  condamnés  à  vivre  une  année  tout  entière  sans  revoir  cette  belli- 
queuse Azélie  ,  qui  commandait  les  charmantes  révoltées  du  sérail ,  sans  admi- 
rer cette  voluptueuse  Sylphide,  notre  patronne,  que  la  terre  semblait  indigne  de 
porter,  —  remercions  Urielle  ,  remercions-la  mille  et  mille  fois,  car  elle  seule  a 
su  nous  rappeler  Taglioni.  —  Il  faut  bien  que  nous  vous  disions  quelques 
mots  sur  M"e  Pauline  Leroux,  qui  a  donné  tant  de  charmes  au  personnage 
d'Urielle. 

Le  goût  de  la  danse  était  inné  en  elle.  Etantencore  tout  enfant,  elle  sautillait, 
elle  agitait  ses  jolis  petits  pieds  ,  et  cherchait  déjà  des  poses  gracieuses.  Il  était 
impossible  que  M"e  Paidine  Leroux  n'obéit  pas  à  une  vocation  aussi  prononcée. 
—  On  dirait  qu'il  y  a  une  double  voix  providentielle  qui  s'adresse  à  chacun  en 
particulier,  àson  entrée  dans  la  vie.  D'une  part,  cette  voix  lui  cria  : — Tu  as  tant  de 
grâce  dans  ta  personne,  tu  as  tant  de  souplesse  dans  les  mouvemens,  que  tu  dois 
un  jour  briller  parmi  ces  fées  terrestres  ,  que  le  public  inonde  de  bravos  et  de 
couronnes.  — Puis  ,  la  même  voix  ajouta  :  — 11  faut  surmonter  toutes  les  diffi- 
cultés pour  atteindre  le  but. 

Et  la  petite  Pauline  entra  aussitôt  chez  M.  Coulon  père  ,  qui ,  par  des  leçons 
fort  suivies,  la  mit  à  même  d'avoir  de  brillans  débuts  à  l'Opéra.  Peu  après,  elle 
se  rendit  à  Londres  où  elle  créa  les  rôles  de  la  Somnambule,  et  de  Fénclla  ,  dans 
la  Mnettede  Portici.  Sa  réputation  croissait  de  jour  en  jour  ;  mais,  comme  dit 
le  poète  : 

Londres  n'a  que  de  l'ur  ,   Paris  a  le  succès. 


FRANCE  LITTERAIRE 


Wi)um  ae  TOpèrc  NM 


;.i'' 


Qiallamel  àaprès  AlopKe. 


Imp 


d'Auberlt':'"' 


CUlamel  Editeur  1- Rae  lAtbaye. 


hA  ST&FKIfil. 


ell 


M'."^-PAUL[NE  LEROUX  ET  M>;  ELIE, 


LA   SYLPHIDE.  249 

Aussi  la  jeune  danseuse  revint-elle  bien  vite  à  Paris ,  qui  devait  ajouter  de 
brillantes  (leurs  à  sa  couronne  d'artiste.  En  l'absence  de  M'i^'  Taglioni,  elle  joua 
Azélie.dans /a  Recolle aa Sérail;  l'épreuve  était  difficile  :  personne,  jusqu'alors, 
n'avait  osé  aborder  un  de  ses  rôles.  MH^  Pauline  Leroux  triompha,  et  lesapplau- 
dissemens  lui  apprirent  qu'on  lui  savait  gré  de  cette  hardiesse,  et  qu'elle  n'avait 
pas  trop  présumé  de  son  taient. 

Le  Diable  Boticux  continua  le  succès  de  M'Ie  Pauline  Leroux.  On  lui  avait 
confié  tous  les  rôles  de  Mlle  Taglioni.  Mais  un  grave  événement  vint  inter- 
rompre sa  brillante  carrière  :  elle  devait  jouer  la  Fille  du  Danube ,  lorsque,  pen- 
dant une  répétition  de  ce  ballet,  elle  se  blessa  au  (endon  d'Achille.  M'ic  Pauline 
Leroux  resta  donc  plus  de  deux  ans  éloignée  de  la  scène,  et  même  assez  dange- 
reusement malade.  Elle  était  absente,  mais  on  ne  l'avait  pas  oubliée  ;  elle  res- 
semblait à  ces  images  animées  qui  apparaissent  dans  les  songes  et  dort  le  souvenir 
poursuit  jusqu'à  une  nouvelle  a[>parition. 

Sa  rentrée  a  été  une  ovation.  Grâce  à  M'ie  Pauline  Leroux  ,  le  Diable  amou- 
reux a  été  adopté  par  le  public.  Vous  en  connaissez  la  fable;  vous  savez 
quT'rielle  a  quitté  l'enfer  pour  s'exposer  aux  tourmens  amoureux ,  et  que  sa 
présence  a  quelque  chose  de  magnétique  ,  qui  touche  et  soumet  les  cœurs  de 
ceux  qui  l'approchent. Je  ne  vous  rappellerai  que  la  scène  merveilleuse  de  séduc- 
tion. Le  pacha,  rôle  rendu  avec  une  grande  vérité  par  M.  Elle,  est  venu  au  mar- 
ché pour  acheter  une  esclave:  une  seule  lui  a  plu.  Mais  Urielle  se  présente.  A 
sa  vue  le  vieux  pacha  ne  peutétoutîer  l'émotion  qu'il  éprouve;  son  cœur  bat,  son 
regard  brille  et  s'anime  ;  il  la  contemple  avec  passion;  il  semble  que  les  rides  du 
vieillard  s'etTacent,  et  que  la  jeunesse  revient  dans  ses  membres  engourdis  par  l'âge. 
Puis,  au  moment  où  il  ne  peut  plus  se  contenir,  au  moment  où  ses  bras  veulent 
l'étreindre  ,  voici  qu'elle  lui  échappe  par  un  de  ces  mouvemens  qu'il  est  impos- 
sible de  décrire,  et  qui  tiennent  des  gestes  gracieux  d'une  petite  chatte.  L'a- 
mour du  pacha  s'accroît  de  cette  résistance  :  tout  à  l'heure  il  n'était  que  séduit  ; 
maintenant  il  est  amoureux  éperdu.  Comment  supporter  des  regards  si  adorables! 
N'y  a-t-il  pas  dans  cette  pose  d" Urielle  une  volupté  ,  chaste  pour  ainsi  dire,  et 
désespérante  I  A  peine  laisse-t-elle  deviner  le  sentiment  qui  l'anime.  Tantôt  elle 
sourit  amoureusement;  tantôt  le  dédain  erre  sur  ses  lèvres;  tantôt  son  regard 
est  triste  et  mélancolique.  C'est  la  Coquetterie  personnifiée.  Il  y  a  tout  un  poème 
dans  celte  scène  de  séduction. 

Il  fallait  conserver  le  souvenir  d'une  pose  aussi  délicieuse.  Le  crayon  re- 
produit plus  éloquemment  que  ne  le  ferait  la  parole ,  ce  combat  muet  de  la 
passion  ;  car  le  dessin  est  aussi  la  pantomime  de  la  pensée  :  il  exprime  exté- 
rieurement. En  inspirant  comme  elle  l'a  fait ,  l'artiste,  M»"  Pauline  Leroux  a 
ajouté  une  dernière  fleur  à  sa  couronne  *.  jlxes  uobert. 

'  M.  Challamel ,  l'habile  directeur  delà  Fmtice  linéraire ,  à  commencé  avec  boiilieur  la 
série  de  lithographies  qu'il  appelle  r.^/i(i?n  de  (Opéra.  En  confiante  JI.  .\lophe  le  soin  de 
dessiner  la  Scène  de  iéduciion,  il  savait  avec  quelle  perfection  l'artiste  s'en  acquitterai!.  Il 
promet  la  principale  scène  de  la  Faioriie  ,  opéra  de  Onnizetli ,  dans  lequel  M""  Stollz 
remplira  le  premier  rôe.  La  Sylphide  ,  que  M.  de  Villemessant  a  créée  et  à  laquelle  il  a 
préparé  un  si  bel  a\enir,ne  pouvait  mieux  faire  qued'eniprunterâ  la  France  liiiéraire  le  dou- 
ble portrait  de  M"-  Pauline  Leroui  et  d'Klie,  dessin  qui  obtient  le  plus  grand  succès  dans  le 
monde  artistique  et  fashionable.  acte  dl  réd. 


2:^0 


I.A   SYLPHIDE. 


I.E  FESTIVAI.   DE  I.'OFX:nA. 


iMANCHK,  à  l'Opéra,  la  réunion  était  nombreuse  et 
;^  brillante;  la  solennité  musicale  de  ce  grand  jour 
?;i  avait  attiré  un  auditoire  sérieux  et  digne  d'entendre 
î^  la  musique  grave  dont  on  avait  à  peu  près  exclu- 
lii:  sivement  composé  le  concert.  Gluck,  Haendel  et 
I^B  Palestrina  représentaient  glorieusement  la  vieille 
école,  etpi.  Berlioz,  dont  les  ouvrages  formaient 
à  eux  seuls  les  deux  tiers  du  programme,  était  le 
digne  champion  de  l'école  moderne.  Nous  ne  dirons 
rien  de  la  musique  des  vieux  maîtres  ;  elle  a  con- 
quis une  place  incontestée  parmi  ces  chefs-d'œuvre 
à  l'admiration  desquels  on  est  heureux  de  pouvoir 
s'abandonner  sans  réserve  et  sans  analyse;  nous 
craignons  seulement  que  les  oreilles  du  public 
n'aient  pu  trouver  une  complète  sympathie  pour 
un  style  si  différent  de  celui  qu'elles  sont  accoutu- 
mées d'entendre  chaque  jour,  et  qu'un  petit  nombre  d'élus  seulement  ait  en- 
tièrement compris  et  sincèrement  applaudi  l'architecture  harmonieuse  de 
Haendel  et  de  Palestrina  ,  et  les  phrases  régulières  et  fortement  rhythmées  de 
V I phi  génie  en  Taurick. — Nous  nous  étendrons  plus  longuement  sur  les  compositions 
musicales  de  M.  Berlioz.  Il  occupe  dans  l'estime  publique  nn  rang  distingué  et 
mérité,  et  c'est  un  diîvoir  pour  la  critique  que  d'analyser  sincèrement  et  sans 
autre  considération  que  celle  de  la  vérité,  des  œuvres  de  style  élevé,  et  qui  font 
véritablement  honneur  à  l'école  française.  La  musique  religieuse  de  M.  Berlioz 
est  fort  belle.  Le  Dies  îrœ,  en  particulier,  est  un  morceau  de  premier  ordre. 
L'impression  de  l'auditoire  a  été  profonde  et  s'est  manifestée  par  des  applau- 
dissemens  sans  restriction.  Peut-être  M.  Berlioz  a-t-il  montré  dans  cette  œuvre 
un  peu  trop  de  goût  pour  les  effets  de  sonorité  ;  mais  nous  n'osons  lui  en  faire 
le  reproche,  car,  s'il  se  permet  de  trop  fréquentes  excursions  dans  cette  région 
de  l'art  musical ,   il    y  découvre  des  mines  fécondes  et  avant  lui  inexplorées. 


L\    SYLPHIDE  2âl 

Nous  admirons  profondément  le  Dies  irœ  de  M  Berlioz  ;  mais,  pour  èlre  fidèle  à 
la  vérité,  nous  sommes  obligé  de  faire  plus  d'une  réserve  en  parlant  de  la  sym- 
phonie de  Roméo  et  de  la  marche  funèbre  composée  pour  le  cortège  dejuillet. 
Quelques  uns  peut-être  nous  trouveront  sévère  ,  mais  nous  espérons  que  le  plus 
grand  nombre  ne  nous  trouvera  que  justes. 

Il  y  a,  selon  nous,  un  défaut  dans  le  génie  musical  de  M.  Berlioz;  ce  défaut 
c'est  le  manque  d'abondance  dans  l'invention  mélodique.  Le  style  religieux  n'est 
pas  fort  exigeant  pour  les  mélodies  ;  il  ne  peut  s'en  passer  entièrement  bien  en- 
tendu, et  ne  peut  que  gagner  à  leur  présence,  mais  il  n'en  demande  que  de  simples, 
de  graves,  de  lentes,  encore  sont-elles  tellement  dissimulées  et  couvertes  [lar 
l'harmonie,  que  la  musique  religieuse  semble  le  plus  sou  vent  n'être  qu'une  combi- 
naison de  marches  d'harmonie  simultanées.  Avec  du  mouvement,  des  modula- 
lions,  toutes  les  ressources  de  l'ensemble  et  de  la  sonorité,  on  pvut  aller  fort  loin 
dans  le  domaine  de  la  musique  sacrée.  Dans  la  musique  libre,  les  exigences  de 
l'oreille  sont  tout  autres.  L'invention  mélodique ,  cette  qualité  sublime  que 
Kossini  possède  à  tel  point  qu'il  s'en  est  souvent  autorisé  pour  se  dispenser  des 
autres,  est  de  rigueur  et  doit  être  féconde  sous  peine  de  fatiguer  le  public  et  de 
donner  aux  ouvrages  d'un  auteur  les  allures  d'un  perpétuel  quatuor.  En  musique, 
comme  dans  les  autres  arts,  il  n'y  a  point  d'intérêt  sans  unité;  et  si  la  musique 
sacrée  qui  a  des  lois  à  part,  tire  de  l'absence  même  de  la  mélodie  ou  de  son  brise- 
ment perpétuel,  un  caractère  vague  et  mystérieux,  conforme  à  l'impression  reli- 
gieuse, il  faut  quelque  chpse  de  plus  clair  et  de  plus  positif  dans  les  autres  compo- 
sitions. Lorsque  l'idée  se  transforme  d'instans  en  instans,  que  les  accompagnemens 
se  renversent  sans  fin,  que  les  instrumens  se  passent  la  mélodie  les  uns  aux  autres 
comme  les  joueurs  de  paume  se  renvoient  la  balle,  il  est  impossible,  à  moins 
I  d'avoir  l'oreille  exercée  d'un  harmoniste,  de  suivre  le  compositeur  dans  ses 

allures  tortueuses.  Il  est  incompris,  et  doit  l'être,  car  il  sort  de  la  loi  générale 
imposée  à  l'art  qui  veut  se  faire  aimer,  même  d'un  public  asse.;  restreint. 

La  mélodie  de  ^L  Berlioz  a  l'haleine  courte,  elle  s'essouffle  au  bout  de  peu  d'ins- 
tans et  s'arrête;  alors  une  autre  prend  la  place  et  ne  la  conserve  que  pour  la  céder 
à  une  nouvelle  sœur  qui  doit  expirer  le  moment  d'après.  Peut-être  est-ce  seule- 
ment par  système  que  M.  Berlioz  a  adopté  ce  style  bizarre.  Nous  le  souhaitons 
sincèrement,  car  il  pourrait  le  modifier,  et  s'il  consentait  à  simplifier  ses  œuvres 
et  à  se  donner  moins  de  peine  pour  produire  plus  d'effet,  nous  le  rangerions  sans 
hésiter  parmi  nos  plus  grands  compositeurs.  Cependant,  malgré  les  reproches 
que  nous  croyons  devoir  faire  à  certaines  œuvres  de  M.  Berlioz,  on  y  rencontre 
des  beautés,  et  si,  dans  le  programme  du  Festival  ,  les  vivans  avaient  été  plus 
hospitaliers  pour  les  morts,  la  soirée  n'aurait  pas  encouru  le  reproche  d'un  pou 
de  longueur. 

Quant  à  l'exécution,  nous  sommes  heureux  de  pouvoir  lui  donner  les  éloges  les 
plus  complets.  M"""  Stoltz,  M"'  Widemann,  et  surtout  Massol,  ont  prouvé  une 
grande  intelligence  de  Gluck  et  l'ont  traduit  avec  le  cœur  autant  qu'avec  la  voix. 
L'immense  orchestre  a  été  dirigé  avec  beaucoup  d'ensemble  par  M.  Berlioz  lui- 
même,  et  toutes  ces  grandes  masses  ont  marché  avec  une  perfection  qui  ne  fait 
pas  moins  d'honneur  à  l'armée  qu'au  général.  Les  chœurs,  bien  conduits,  ont 
chanté  comme  les  chœurs  chantent  trop  rarement  à  l'Opéra.  En  somme,  cette 
soirée  a  été  fort  belle,  et  si  de. pareilles  solennités  revenaient  plus  souvent,  le 


242 


LA  ^^Ll■liII)K. 


goût  du  public  pourrait  acquérir  une  véritable  éducation,  et  les  intérèls  de  l'urt 
musical  seraient  dignement  administrés. 

La  Ltinrzia  Uorfjii,  deDonizetti  obtient  le  plus  brillant  succès  au\  Italiens  ; 
trois  représentations  viennent  de  se  succéder  sans  en  amortir  le  charme  ,  et 
M.  Dor  voy  trouve,  dans  l'empressement  du  public,  la  meilleure  récompense  de 
son  activité  et  de  son  zèle.  —  L'apparition  de  Duprez  dans  Ruhr,  t  est  un  événe- 
ment d'une  haute  importance  :  nous  ne  pouvons  aujourd'hui  que  constater  son 
triomphe.  Samuel  roger. 


^^fr^^ii ■ 


E  soleil,  avant  de  disparaître,  soulève  parfois  encore  le 
sombre  voile  qui  commence  à  le  couvrir,  et  répand 
sur  nous  ses  plus  beaux  rayons.  Les  feuilles  jaunies 
essaient  de  revivre  et  so  parent  d'une  teinte  pleine 
de  poé.sie,  comme  le  dernier  regard  d'une  jeune  fdle. 
Les  routes,  sillonnées  en  tous  sens  par  les  revcnans, 
retentissent  des  piaffemens  des  chevaux  et  des  clic- 
clac  des  postillons.  Les  chaises  de  poste  encombrent 
les  abords  de  Paris,  et  déversent  chaque  jour  une  foule  de  gens  harassés,  dont 
les  formes  disparaissent  sous  les  bonnets  et  les  vêtemens  plus  ou  moins  bizarres, 
qu'ils  rapportent  d'Espagne  ou  d'Italie,  de  Russie  ou  d'Allemagne. 

Chacun  d'eux  a  fait  provision  d'une  foule  d'aventures  neuves  ,  piquantes, 
originales,  contenant  la  matière  de  plusieurs  in-octavo  déjà  publiés.  Il  est  du 
suprême  bon  goût  d'arriver  d'Orient,  et  l'insurgé  du  Liban  est  à  primo  en  ce  mo- 
ment.Mais  n'est  pas  insurgé  du  Liban  qui  veut!  Un  teint  brûlé  parle  soleil,  une 
barbe  fanatiquement  inculte,  une  profonde  cicatrice  quelque  part ,  n'imi)or(e 
oij,  sont  indispensables  pour  bien  remplir  l'emploi.  Nous  recommandons  le  comte 
de  M"'" ,  comme  le  type  le  plus  parfait  en  ce  genre.  Il  pousse  la  perfection 
jusqu'à  parler  parfaitement  une  langue  admirable  ,  que  personne  ne  comprend. 
Il  est  impossible  d'être  plus  insurgé  que  lui. 

En  attendant ,  tout  se  prépare  pour  rendre  l'hiver  brillant  et  original.  On  se 
préoccupe  vivement  d'une  concurrence  que  M.  le  comte  de  Castellanc  veut  faire 
à  l'Académie  française.  Son  hôtel  du  faubourg  Saint-Honoré,  tout  hérissé  de 
statues  qui  lui  donnent  l'aspect  d'im  atelier  de  moulage,  servira  de  palais  à  l'a- 
réopage illustre!  Douze  célébrités  littéraires  et  artistiques,  du  plus  beau  sexe,  sont 
déjà  choisies  pour  former  la  tige  des  immortelles.  Des  prix  seront  décernés,  et  les 
jeunes  lauréats  auront  droit  à  l'immortalité  aussitôt  le  décès  des  fondatrices. 
Les  statuts  de  ce  nouveau  corps  ne  sont  pas  entièrement  arrêtés,  mais  il  est  pro- 
bable qu'avant  peu,  la  France  comptera  une  grande  institution  de  plus.  L'un  des 
obstacles  qui  s'opposent  encore  à  l'installation  dèfmitive  de  la  nouvelle  Aca- 
démie ,  est  la  difficulté  qu'on  éprouve  à  lui  donner  une  désignation   convenable. 

M.  de  T ,  ()ui  se  pose  en  successeur    du  marquis   de   Bièvre  ,  désire  qu'on 

inscrive  sur  le  fronton  du  palais  académique  :  Bonneterie,  Mercerie,  etc.  Et 
quand  on  lui  adresse  le  pourquoi  obligé  ,  il  répond  : — C'est  qu'on  y  trouvera  des 
bas  bleus!  d s. 


Le  Directeur  :  DE  VILLEMKSSANT 


LA   SYLPHIDE 

^'/.-f^r,,,^.,     A      l    .■'H'.    rjll.in,:ili-l     i.'j     à<K->.'  )A'r/f.J  r/ ///„^,/r,',>     ,/'       (   ,''11'!'' l'iii.l  ii.il  i  llf    )  ,  ^''/^^v/  r/^/ 

c 


Ol  RCCTIO  N  ,  c  ITC    DCS     ITALICDS, 


l.A    N\  I.I'IIIIU. 


25:i 


A    lla(lani«- 


i'2  ocloljri- 


^  véritable  miracle,  madame,  c'est  de  voir  comme 
d'un  jour  à  l'autre,  les  magasins  de  Paris  s'em- 
plissent ;  ou  dirait  que  d'heure  en  lieure  le  dieu 
de  la  mode,  frappant  la  terre  de  son  pied  chaussé 
de  satin  rose,  en  fait  surgir  toutes  les  mille  fantai- 
sies qu'exige  l'élégance.  Aussi,  après  avoir  fait , 
lorsque  le  temps  le  permet ,  deux  ou  trois  tours 
de  grande  allée  aux  Tuileries,  les  femmes  de  la 
société  s'en  vont  faire  une  fasliionable  flânerie, 
dans  ces  belles  galeries  où  se  déploient  devant 
elles  les  séduisantes  étoffes  de  la  saison  ;  dans 
ces  salons  dorés  où ,  derrière  les  panneaux  de 
glace,  sont  déposées  les  gracieuses  coilfures  qui 
doivent  les  rendre  plus  belles.  Voulez-vous  que 
nous  les  suivions  ensemble  dans  un  de  ces  pèlerinages,  où  l'on  va  sans  gourde 
ni  bâton,  et  d'où  l'on  rapporte  plus  que  des  coquilles?....  Nous  voici  d'abord 
chez  Thiébaud-Guichard ,  aux  magasins  des  Italiens ,  où  est  étalée  sur  les 
conn)loirs  une  si  grande  multitude  d'étoffes  de  toutes  sortes,  de  toutes  nuan- 
ces ,  que  de  loin  on  les  dirait  surchargés  de  Ikurs.  Parmi  ces  belles  étoffes, 
nous  choisirons  quelques  types  parliculiers  pour  les  examiner  davantage.  Voilà 
déjà  pour  faire  de  charmantes  robes  de  ville,  le  reps  cachemire,  violet,  feutre, 
nankin  ;  les  péhins  (jlacés  à  carreaux  brillans  d'un  si  joli  effet  ;  les  daiiphines 
avec  leurs  petits  dessins  brochés  sur  fonds  croisés  ;  l'albanaise,  étoffe  pleine 
d'élégance,  à  rayures  transversales,  formée  d'un  seul  filet  noir  ou  de  tout  autre 
nuance  foncée  sur  des  fonds  de  satin.  Pour  robes  de  dîner,  le  velours  popeline, 
violet,  marron;  le  velours  égnpiien  formant  des  dessins  bizarres.  Pour  robes 


254  •  LA   SYLPHIDE. 

de  soirée  :  le  pékin  persan  à  reflet  d'or  broché  sur  fond  blanc,  cerise,  bleu, 
vert  ;  le  pékin  renaissance,  le  barège  diamanlé  bleu  de  ciel  et  blanc,  groseille 
et  blanc,  ponceau  et  blanc.  Rien  n'est  d'un  plus  joli  effet  que  ces  points 
blancs  semés  sur  les  tissus  où  ils  forment  comme  de  petites  pointes  de  diamans. 
Le  crêpe  gaufré  jardinière  avec  ses  petites  colonnettes  peintes  de  mille  fleurs 
aux  nuances  variées  dans  le  genre  chinois  ;  le  satin  spouliné,  riche  et  splendide 
étoffe  brochée  de  bouquets  de  fleurs  en  soie  plate,  or  et  argent.  Puis  viendront 
en  masse  toutes  les  étofl"es  que  la  mode  peut  créer,  avec  des  dessins  apparte- 
nant en  propre  à  la  maison  ;  les  velours  pleins  de  foutes  nuances  dans  les  plus 
belles  comme  dans  les  moindres  qualités;  de  magnifiques  cachemires  français; 
les  écharpes,  châles,  burnous,  mantelets  aux  formes  les  plus  nouvelles.  Vous 
voyez,  d'après  cette  énumération ,  que  la  maison  Thiébaud-Guichard  est  appe- 
lée aux  plus  grands  succès ,  car  rien  n'y  est  négligé  pour  cela  :  on  a  pensé  à 
tout,  aux  petites  comme  aux  grandes  fortunes  ;  la  femme  la  plus  simple  com- 
me la  plus  élégante  y  est  également  satisfaite.  Si  le  contenu  apporte  avec  lui 
cette  perfectibilité,  il  en  est  de  même  du  contenant;  les  magasins  ne  laissent 
rien  à  désirer  sous  le  rapport  du  luxe  et  du  comfortable.  Le  cabinet  destiné  à 
juger  de  l'effet  des  étoffes  à  la  lumière  est  une  véritable  oasis  d'art  et  de  bon 
goût  ;  de  forme  ronde,  le  plafond  est  en  stuc  avec  filets  d'or  et  les  murs 
tendus  d'étoffe  blanche  Pompadour  ;  ce  petit  sanctuaire,  éclairé  par  des  bou- 
gies, m'a  paru  d'une  aristocratie  et  d'un  goût  exquis;  partout  des  calorifères 
qui  répandent  la  plus  douce  chaleur.  Enûn,  rien  ne  manque  à  mon  gré  aux  ma- 
gasins des  Italiens  pour  en  faire  cet  hiver  le  rendez-vous  de  la  meilleure  com- 
pagnie. 

Vous  voyez,  madame,  à  la  longueur  de  ce  paragraphe,  que  j'étais  inspirée 
par  mon  sujet,  et  encore  n'ai-je  pas  tout  dit ,  mais  il  me  faut  bien  réserver  un 
peu  de  place  pour  d'autres  noms  qui  méritent  aussi  les  honneurs  de  quelques 
lignes,  comme  celui  de  M°"  Debaisieux ,  l'élégante  couturière  à  laquelle  on  ne 
saurait  mieux  faire  que  de  confier  les  belles  étoffes  que  je  viens  d'énumérer. 
M""  Debaisieux,  vous  le  savez,  a  le  génie  le  plus  inventif  du  monde  ;  ses  coupes 
ont  une  grâce,  un  je  ne  sais  quoi  qui  lui  appartient  et  qui  font  que  ses  robes  se 
devinent  fout  de  suite  ;  son  talent  est  jeune ,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi ,  et 
convient  aux  femmes  qui  ne  veulent  point  être  mises  comme  toutes ,  mais 
veulent  être  distinguées  parmi  toutes. 

M™"  Debaisieux  emploie  beaucoup  de  fourrures ,  soit  sur  les  robes 
de  velours,  soit  sur  les  robes  d'étofles  de  soie,  car  décidément  la  fourrure  tt 
toujours  la  fourrure,  voilà  le  grand  luxe  de  l'année.  Aussi  y  a-t-il  foule  chez 
Gon  le  fourreur  en  vogue,  pour  se  munir  dès  à  présent,  de  palatines,  pelisses  , 
pèlerines  de  bal  et,  entre  autres  belles  choses,  de  ses  manchons  d'hermine, 
d'une  élégance  et  d'une  distinction  si  remarquables,  que  Gon  seul  peut  les  avoir 


LA  $Yi.pninE.  î5â 

ainsi,  comme  Cliapron  peut  seul  avoir  ces  admiraMes  mouchoirs,  objets  de  l'en- 
vie de  toutes  les  femmes  et  qui  sont  autant  désirés  que  l'étaient  au  commence- 
ment de  l'année  les  broches  avec  miniature,  devenues  une  vraie  fureur.  Heureu- 
sement, si  on  ne  peut  |ilus  faire  des  portra  Is  qui  aient  deux  cents  ans,  le  talent 
de  Cliapron  est  plein  de  vitalité  ,  et  son  zèle  veille  à  la  satisf;iction  de  toutes 
les  élégantes  que  ses  mouchoirs  empCchent  de  dormir,  et  qu'elles  voient  dans 
leurs  songes   parfumés  des  senteurs  de    Guerlain.   Nous   nous  arrêterons 
un  instant  chez  trois  de  nos  modistes,  dont  chacune  a  sans  contredit  droit  à 
un  petit  examen.  M"""  Huguenet-Lej;iy,  qui  fait,  pour  soirées,  de  ravissans  cha- 
peaux, dont  le  fond  est  tressé  en  résille  et  sur  lesquels  se  posent  trois  plumes 
nouées;  ces  chapeaux  ont  un  grand  cachet  d'élégance  et  seront  fort  en  vogue 
pour  remplacer  les  petits  bords  dont  on  peut  annoncer  la  décadence.  Outre 
cette  coiffure  toute  spéciale  dans  ses  magasins,  M™'  IIuguenet-Lejay  a,  comme 
toujours,  le  plus  élégant  choix  de  chapeaux ,  capotes,  bonnets ,  modes  qui  ont 
depuis  long- temps  acquis  une  juste  célébrité  à  sa  maison.  Les  chapeaux  en 
satin  ornés  sur  le  côté  de  pattes  et  boutons  en  velours  sont  une  des  plus  jolies 
inventions  de  l'année.  Il  est  juste  aussi  de  s'occuper  des  modes  élégantes  et 
bien  connues  de  M""  Séguin ,  dont  les  formes  gracieuses  et  jeunes  sont  bien 
faites  pour  séduire.  Personne  mieux  que  M°"  Séguin  ne  saisit  avec  habileté 
le  genre  convenable  à  chaque  physionomie   et  ne  sait  mieux  l'entente  des 
couleurs  :  une  femme  est  toujours  jolie  avec  un  chapeau  d,^  M°"  Séguin.  Il  me 
reste  à  vous  parler  pour  clore  ce  chapitre  de  modes,  de  M""'  Lecière ,  qui  a  un 
talent  remarquable  pour  la  façon  des  bonnets  et  qui  sait  parfaitement  chiffon- 
ner h  gaze,  la  blonde,  le  tulle  mélangés  aux  fleurs  délicates,  aux  roses  pom- 
pons. Elle  a  des  bonnets  qui  me  rappellent  les  formes  renaissance,  plats  sur  le 
front  avec  des  (lots  de  blondes  partant  du  milieu  de  la  joue  ;  d'autres  plats 
aussi,  fermés  de  trois  hautes  bandes  de  dentelles  posées  à  plat  et  légèrement 
soulevées  vers  le  bas  de  la  joue  par  des  roses  sans  feuilles  ;  deux  de  ces  roses 
sont  posées  à  droite,  trois  autres  sont  posées  à  gauche ,  une  des  roses  retour- 
nant derrière  le  bonnet;  pas  un  seul  ruban.  Ce  bonnet  était  charmantet  ces  roses 
d'une  délicatesse  et  d'une  finesse  extrêmes  venaient  des  beaux  magasins  du  fleu- 
riste Constantin,  dont  le  nom  est  tout  artistique  aujourd'hui  pour  sa  spécialité. 
Constantin  est  un  homme  de  talent,  ses  créations  ont  une  fraîcheur  et  un  na- 
turel qui  prouvent  son  entente  et  son  habileté,  non  seulement  comme  fleuriste, 
mais  comme  botaniste,  car  on  pourrait  étudier  la  nature,  sur  les  pétales ,  les 
étamines,  les  corolles  de  ses  fleurs;  ses  guirlandes  sont  montées  avec  un  goût 
remarquable  et  de  chaque  branche  de  fleurs ,  on  croit  sentir  s'exhaler  le  par- 
fum. J'arrive  à  deux  spécialités  qui  se  placent  ensemble  sous  ma  plume,  car 
toutes  deux  me  rappellent  la  bonne  grâce  dans  les  poses  du  corps  et  l'élégance 
dans  la  tournure-,  je  veux  parler  des  corsets  Josselin  et  des  jupes  Oudinot  et 


25fi 


i.A  s-s  i.i'iiiDr:. 


Delannoy.  Josseliii  vient  encore  de  perfectionner  le  mécanisme  de  ses  res- 
sorts et  pir  là  de  mettre  la  dernière  main  à  sa  réputation  européenne  comme 
faiseur  de  corset  ;  il  faut  le  dire ,  toutes  les  tailles  prennent,  sous  les  corsets 
de  Josselin ,  la  grâce  et  la  souplesse  que  leur  enlèvent  habituellement  les  autres 
corsets.  Les  personnes  souffrantesy  trouvent  un  énorme  soulagement,  et  celles 
qui  n'ont  besoin  qued'un  simple  soutien,  un  embellissement  notable.  Josselin  a 
créé  avec  un  égal  bonheur  le  corset  du  matin,  celui  des  grandes  toilettes,  et  le 
corset  de  cheval  pour  lequel  personne  avant  lui  n'avait  pu  réussir. 

Après  les  jupons  crinoline  d'Oudinot ,  voilà ,  grâce  à  Delannoy,  une  inven- 
tion qui  fera  époque  :  il  s'agit  d'une  étoffe  souple,  légère,  transparente,  et  ce- 
pendant raide,  bouffante,  ferme,  qui  soutiendra  merveilleusement  les  étoffes, 
ne  se  cassera  pas  dans  les  plis  et  leur  laissera  toujours  cette  ondulation  si  dé- 
sirable. J'ai  vu  l'étoffe  et  ses  effets,  mais  je  ne  vous  dirai  pas  de  quoi  elle  se 
compose,  ceci  étant  le  secret  de  Delannoy  ;  ce  qu'il  y  a  de  positif,  c'est  que  le 
mérite  de  ces  jupes  est  réel  et  la  matière  précieuse ,  puisque  chaque  jupe  vaut 
cent  francs. 

Vous  voyez  ,  madame,  que  chaque  jour  l'industrie  est  en  progrès  ,  et  que 
l'esprit  du  siècle  tend  à  la  perfection  :  il  est  curieux  de  rapprocher  sur  ce 
point  les  différentes  époques  ,  et  le  premier  sujet  pris  au  hasard  nous  en  four- 
nitle  moyen.  Vous  vous  rappelez,  par  exemple,  d'avoir  vu  les  papiers  à  ten- 
tures que  l'on  faisait  il  y  a  quarante  ou  cinquante  ans?  Combien  la  matière, 
était  grossière,  et  de  quels  affreux  dessins  n'étaienl-ils  pas  surchargés.?  Voyez 
aujourd'hui  le  pas  immense  qu'a  fait  cette  industrie  ,  et  arrêtons-nous  un 
in.stant  au  passage  Choiseul,  devant  les  magasins  de  Prol,  dont  la  maison 
est  la  première  de  Paris.  Tous  ces  papiers ,  avec  leurs  fonds  satinés ,  soyeux, 
chatoyans,  ne  sont-ils  pas  autant  de  trompe  l'œil  ,  qui  nous  représentent 
les  plus  belles  tentures  d'étoffes?  ne  croit-on  pas  que  ces  larges  plis  vont  se 
mouvoir  au  plus  léger  vent ,  que  ces  draperies  se  soulèvent ,  que  ces  longues 
for  jades  de  soie  avec  leurs  riches  glands  vont  s'agiter?  tous  ces  dessins  ne 
vous  semblent- ils  pas  autant  de  riches  broderies  d'or  ou  d'argent,  de  pein- 
tures faites  par  les  premiers  maîtres?  Quanta  moi,  je  ne  passe  jamais  de- 
vant les  magasins  de  Prot  sans  m'y  sentir  retenue,  par  u:i  sentiment  d'admi- 
ration de  cette  imitation  rare  des  belles  choses,  que  je  ne  trouve  nulle 
part  aussi  parfaite  que  chez  lui.  Aussi  Prot  est-il  le  fournisseur  des  plus 
aristocratiques  maisons  de  Paris  ;  c'est  le  marchand  de  papiers  de  tenture 
à  la  mode. 

A  la  mode  ,  ce  mot  n'est-il  point  à  Paris  le  plus  précieux  de  tous  les  ta- 
lismans ,  et  ne  faut-il  pas  que  ce  mot  s'étende  à  toutes  choses?  On  n'aime  que 
la  musique  à  la  mode ,  l'acteur,  l'auteur  à  la  mode  ,  le  médecin  à  la  mode , 
le  dentiste  à  la  mode.  . .  Hattute  se  trouve  dans  cette  dernière  catégorie  ,  et 


LA   SYLPHIDE. 


357 


on  va  chez  lui  pour  tout  ce  qui  concerne  la  conservation  et  la  beauté  des 
dents  ,  comme  on  allait  chez  le  docteur  Alibert,  dès  que  la  peau  était  altérée 
par  la^moindre  irruption.  Or,  si  le  talent  d'Alibert  était  le  motif  de  sa  vogue 
univers'elle ,  on  peut  en  dire  autant  d'Hattute,  auquel  les  plus  élégantes 
femmes  de  Paris  ,  les  mères  soigneuses  de  la  beauté  de  leurs  filles,  ac- 
cordent la  plus  honorable  confiance.  Je  suis  donc  loin  de  me  récrier  contre 
la  nécessité  d'être  à  la  mode  pour  réussir  ;  quand  je  vois  comme  dans  Hat- 
tute  ,  le  talent  justifier  la  vogue;  je  dis  alors  que  c'est  justice,  et  qu'il  faudrait 
qu'il  en  fût  ainsi  de  chaque  chose.  Malheureusement  le  monde  n'est  point 
ainsi  fait,  et  il  accorde  souvent  ses  couronnes  à  qui  ne  les  mérite  guère.  Les 
grands  génies  vivent  la  plupart  du  temps  ignorés....  Beethoven  ne  fut  re- 
connu grand  qu'après  sa  mort  !  C'est  un  peu  tard  pour  briller  !  —  Il  est 
fâcheux  que  la  chose  la  plus  passagère  soit  celle  qui  se  passe  le  plus  faci- 
lement de  promesses  pour  être  remarquée....  Je  veux  parler  de  la  beauté  :  ce 
mérite  a  son  langage  à  lui  seul  ;  il  est  le  plus  éloquent  de  tous  et  le  plus 
persuasif.  Dernièrement  à  la  sortie  du  Théâtre-Italien ,  je  remarquai  une 
femme  grande,  svelte ,  superbe,  aux  traits  antiques  ;  sa  robe  en  moire  blan- 
che, dont  le  corsage  drapé  était  retenu  par  des  agraffes  en  turquoises,  laissait 
voir  les  plus  belles  épaules  ;  deux  hauts  volans  appoints ,  relevés  de  distance 
en  distance  par  des  choux  en  satin  bleu,  donnaient  à  sa  taille  une  noblesse 
infinie  ;  sa  tête  majestueuse  portait  un  de  ces  turbans  comme  les  fait  Maurice- 
Beauvais ,  en  velours  bleu  avec  de  longs  effilés  d'or.  Cette  femme  était  su- 
perbe, personne  ne  la  connaissait ,  personne  ne  pouvait  dire  son  nom  ,  elle 
était  étrangère,  mais  chacun  la  louait,  l'admirait,  on  la  suivait  à  l'envi.  Ne  vous 
en  étonnez  pas  ;  la  beauté  est  de  tous  les  pays,  de  tous  les  goûts  et  de  tous  les 
%^s.  Baronne  marie  de  l****** 


25S 


LA    SYLl'llIOE. 


LA  LOGE  DU  MAESTRO. 

I. 

iNQ  jeunes  cavaliers  suivaient  la  route  qui  conduit 
de  Milan  au  lac  Majeur.  Le  spectacle  des  magnifi- 
cences de  la  nature  semblait  ne  frapper  ni  ieurs 
yeux,  ni  leur  cœur;  en  vain,  sur  leur  passage,  les 
grands  peupliers  agitaient-ils  des  murailles  mobiles 
de  verdure,  en  vain  les  montagnes  leur  envoyaient- 
elles  des  bouffées  de  ces  senteurs  exquises  qui  ne 
se  prodiguent  qu'aux  pâtres  ignorans;  ni  le  bruis- 
sement des  eaux  du  lac,  ni  le  doux  tremblement 
des  feuilles,  ni  les  splendeurs  d'un  soleil  d'or,  pla- 
nant dans  les  champs  de  l'azur,  n'avaient  le  pou- 
voir de  rendre  à  la  douce  sérénité  de  leur  âge  ces 
voyageurs  qui  gardaient  un  profond  silence.  Leur 
front  mélancolique  se  penchait  vers  la  terre ,  et 
leur  main  distraite  oubliait  d'activer  la  marche  des 
chevaux,  qui ,  vaincus  par  la  chaleur  du  jour,  pa- 
raissaient faire  la  sieste  tout  en  cheminant. 
Cependant,  celui  qui  s' avançait  le  premier,  reprenait  parfois  de  l'énergie  et 
excitait  le  pas  de  sa  monture  par  une  sorte  de  cri  sauvage.  Bientôt  il  était  hors 
de  la  vue  de  ses  compagnons,  et  puis  il  les  attendait  en  gourmandant  leur  len- 
teur. Son  impaîience  ne  connut  plus  de  bornes  lorsqu'on  fut  arrivé  à  peu  de  dis- 
tance d'une  petite  maison  qui  dressait  avec  grâce  ses  tourelles  aiguës  et  (aillées 
en  évidoir,  sa  galerie  aérienne,  couverte  d'images  de  saints  et  d'arabesques.  Des 
touffes  de  lauriers-roses,  de  faux  ébéniers  aux  grappes  d'or,  des  lilas,  cachaient 
le  pied  de  cette  poétique  habitation  et  montaient  jusqu'aux  fenêtres  comme 
pour  offrir  à  des  êtres  chéris  le  tribut  charmant  de  leurs  parfums. 
Aucun  mouvement  ne  régnait  dans  cette  maison  :  ni  bruit  de  voix  sur  le  per- 


L\   SYLPHIDE.  259 

ion  de  marbre,  ni  fumée  au  dessus  de  la  terrasse  ,  ni  accoi-ds  d'instriimens,  ni 
aboiemens  de  lévriers,  rien  de  ce  qui  indique  la  vie  et  la  riciiesse. 

Le  premier  des  cinq  voyageurs  tira  un  son  faible  mais  prolongé  d'un  cor  d"i- 
voire  qu'une  chaîne  d'acier  suspendait  à  son  cou.  Aussitôt  s'ouvrit  une  porte 
étroite  chargée  de  sculptures  et  hérissée  de  clous  dorés.  Un  nègre,  à  la  physio- 
nomie toute  mystérieuse,  vint  prendre  les  chevaux,  pendant  qu'un  vieux  major- 
dome, aux  cheveux  blancs  et  au  visage  austère,  introduisait  les  voyageurs  dans 
une  pièce  qui  ressemblait  à  une  chapelle.  En  effet,  des  vitraux  coloriés  irisaient 
les  rayons  du  soleil  ;  une  lampe  d'argent,  aux  branches  longues  et  tordues,  des- 
cendait d'une  des  solives  du  plafond;  de  larges  tapisseries,  aux  figures  bizarres, 
cachaient  lesportes,  et,  dans  le  coin  le  plus  sombre  de  cette  salle,  était  un  clavecin 
surmonté  des  rangées  inégales  d  un  jeu  d'orgues  ;  un  clavecin  1  ami  qui  peuple  la 
solitude,  voix  harmonieuse,  toujours  prête  à  vibrer  sous  des  doigts  inspirés. 

Une  portière  s'entr'ouvrit;  un  homme  jeune  encore  ,  et  dont  le  riche  costume 
annonçait  des  habitudes  de  luxe,  parut  et  fit  de  la  main  un  salut  protecteur.  Em- 
brassant d'un  regard  rapide  le  cercle  qui  l'entourait  et  le  pressait  de  questions  : 

—  Bonjour,  Nobili,  dit-il  ;  bonjour,  Veranza,  mes  deux  maëstri,  et  toiPaulo, 
le  brillant  chanteur  de  la  cathédrale,  vous  aussi  Ortus  et  Fausto,  soyez  les  bien- 
venus! 

—  Oh  !  s'écria  Nobili,  ce  jeune  homme  fougueux  qui  avait  témoigné  tant  d'im- 
patience d'arriver  :  cher  marquis  Ascanio,  ne  nous  parlez  que  de  notre  ami,  de 
notre  maître  à  tous,  notre  Ludovisi.  Qu'avez-vous  à  nous  apprendre  ? 

—  Rien  de  nouveau,  mais  je  no  puis  me  le  dissimuler,  Ludovisi  se  meurt; 
tandis  que  son  corps  perd  une  partie  des  forces  nécessaires  à  la  vie,  la  flamme 
dévorante  de  son  esprit  continue  à  jeter  une  lueur  aussi  vive,  et  bientôt  l'aliment 
lui  manquera. 

Les  jeunes  gens  se  consultèrent  des  yeux,  la  consternation  se  répandit  sur  leurs 
traits. 

—  Ah  !  dit  le  bouillant  Nobili,  je  savais  bien  que  nous  serions  ici  trop  tard. 
Il  eût  fallu  ne  pas  le  quitter,  ne  pas  écouter  ses  prières... 

—  Après  tout,  reprit  le  marquis,  le  seul  eimemi  de  notre  maës  ro  ,  c'est  lui- 
même.  Les  maux  qui  blessent  son  cœur  partent  de  sa  tête.  Il  n'avait  qu'à  vouloir 
être  heureux.  Celte  maison  que  mon  amitié  lui  prétait,  nos  soins  à  tous,  un  sort 
garanti  par  son  talent,  n'était-ce  pas  assez  pour  le  présent  et  pour  l'avenir  ? 

—  Oui,  répondit  Veranza,  mais  vous  ne  parlez  point  du  passé.  Il  est  des  dou- 
leurs âpres  et  tenaces  qui  prennent  racine  et  n'ont  pas  disparu  lors  même  qu'on 
croit  les  avoir  arrachées.  En  vain  le  bonheur  a-t-il  lui  sur  le  champ  de  la  vie, 
ces  douleurs  enfouies  au  fond  du  sol  poussent  tout-à-coup  de  nouveaux  rejetons 
et  étouffent  la  moisson  de  la  joie  et  de  l'espérance.  Ainsi  les  secousses  de  l'exis- 
tence ont  été  quelquefois  trop  fortes,  pour  qu'on  ose  jamais  se  fier  à  la  prospérité 
et  prendre  place  à  son  propre  banquet.  Nous  avons  toujours  ignoré  les  vingt 
premières  années  de  Ludovisi  :  mais  elles  étaient  écrites  sur  son  front  plissé, 
dans  ses  yeux  fatigués,  sur  sa  bouche  pâlie,  dans  sa  parole  pleine  à  la  fois  de 
doute  et  de  ferveur.  Hélas!  messires,  cette  noble  intelligence  s'éteindra  avant 
l'heure... 

Paulo  qui  venait  de  se  retourner  fit  signe  à  'Veranza  de  se  taire  :  car  en  ce  mo- 
ment la  tapisserie  était  soulevée  par  la  main  du  nègre,  et  le  jeune  malade  entrait 


260  LA   SYLPHIDE. 

lentement,  appuyé  sur  le  bras  de  la  comtesse  Théana,  sœur  du  marquis. 

A  voir  le  beau  Ludovisi  avec  ses  yeux  bleus  comme  le  ciel,  avec  ses  longs 
cheveux  blonds  tombant  en  boucles  irrégulières  autour  de  son  col  amaigri,  avec 
sa  taille  légèrement  inclinée  :  à  voir  aussi  la  ravissante  Théana  avec  son  teint  de 
cygne  sous  des  cheveux  noirs  comme  le  plumage  de  l'aisle  ,  avec  sa  taille  petite 
et  gracieuse  et  cette  dignité  affable  que  lui  donnaient  l'élévation  de  sa  pensée  et 
la  bonté  de  son  cœur,  on  se  sentait  saisi  à  la  fois  d'admiration  et  de  respect.  Ce 
malade  était  la  réalisation  vivante  des  martyrs  d'autrefois,  et  sa  protectrice  rappe- 
lait les  anges  secourables  qui,  la  palme  verte  à  la  main,  venaient  au  moment  de 
la  défaillance  assister  les  élus  de  Dieu.  La  comtesse  n'eût  pas  eu  des  soins  plus 
affectueux  pour  un  enfant  chéri.  Forte  par  l'amitié,  elle  soutenait  le  pas  vacillant 
de  Ludovisi,  elle  lui  disait  de  ces  mots  qu'une  femme  seule  sait  trouver,  qui  ne 
sentent  pas  l'exagération  et  raniment  l'espérance.  Il  y  avait  tant  de  sérénité  sur 
son  beau  front,  qu'elle  semblait  avoir  lu  dans  les  pages  de  l'avenir  et  désarmé  le 
sort  par  ses  ferventes  prières.  Auprès  d'elle  enfin  il  n'eût  pas  été  possible  d'avoir 
peur. 

Les  amis  de  Ludovisi  l'entourèrent  et  lui  prodiguèrent  des  marques  d'intérêt 
qui  pouvaient ,  en  frappant  son  imagination  ,  devenir  dangereuses.  La  comtesse 
Théana  se  chargea  de  répondre  et  de  rassurer  les  jeunes  gens  sur  l'état  de  leur 
frère  ;  mais  un  rire  amer  interrompit  ses  bienveillantes  paroles.  Ludovisi,  agitant 
doucement  la  tète,  dit  d'une  voix  faible  : 

—  Pardonnez-moi,  madame,  le  doute  que  je  viens  d'exprimer,  c'est  qu'au 
moment  où  j'ai  tant  d'adieux  à  faire,  je  ne  me  suis  pas  senti  le  courage  de  laisser 
à  mes  amis  une  fausse  illusion.  J'ai  trop  peu  de  temps  à  les  voir  encore  pour  leur 
permettre  de  me  parler  d'avenir.  Chaque  minute  qui  s'écoule  m'entraine  loin 
d'eux  comme  une  victime  liée  au  char  du  triomphateur.  Il  y  a  dans  le  Saint  Livre 
un  mot  qui  m'a  toujours  frappé  ;  ce  mot,  le  voici  :  «Bientôt  vous  ne  me  verrez 
plus!  »  Oh  !  c'est  ainsi  ;  on  est  parmi  les  siens,  on  sent,  on  respire  ;  soudain  on  a 
disparu  ,  et  chacun  de  son  côté  entre  dans  un  tombeau  ,  celui  de  l'Eternité ,  ou 
celui  de  la  Douleur. .. .  Après  tout ,  il  ne  faut  pas  tant  me  plaindre ,  je  ne  laisse 
point  derrière  moi  les  inconsolables  regrets  d'une  mère,  ni  la  pâleur  d'une  fian- 
cée ;  ma  vie  s'est  écoulée  solitaire,  et  sans  vos  sympathies  elle  eût  fini  de  même. 
Ne  me  pleurez  pas  !  enveloppé  de  ma  robe  de  splendeur,  je  vais  remonter,  pauvre 
orphelin  ,  vers  mon  père  d'en  haut;  je  vais  me  trouver  dans  la  grande  famille 
des  anges!  Musicien  ignoré,  les  concerts  célestes  me  livreront  leurs  enchan- 
temens  inconnus! 

Nobili  s'écria  :  —  Songe  que  la  jeunesse  a  toujours  un  reste  de  force. 

Un  regard  affectueux  fut  la  réponse  de  Ludovisi. 

Se  replongeant  dans  ses  souvenirs,  il  reprit  :  — Oh  !  comme  la  vie  est  lourde  et 
fatigante  lorsqu'on  la  commence  dans  l'isolement!  Mon  enfance  a  été  sevrée  de 
baisers.  Souffrant  dès  le  berceau ,  j'ai  eu  tout  de  suite  l'âge  d'homme,  celui  du 
malheur  ;  ne  me  dites  donc  plus  que  je  suis  jeune  ;  vous  ne  me  connaissez  pas. 
Je  vous  ai  donné  mon  cœur,  mais  je  ne  vous  ai  pas  donné  mon  secret;  j'ai  été 
parmi  vous  comme  un  voyageur  qu'on  aime,  que  l'on  comble  de  soins,  mais 
dont  le  nom  et  l'origine  restent  ignorés  de  ses  hôtes  ;  et  que  je  sois  venu  du  Nord 
ou  du  Midi ,  j'aurai  été  de  toutes  manières  un  oiseau  de  passage.  Il  m'était  doux 
cependant  de  vivre  parmi  vous,  d'apporter  un  peu  de  miel  à  la  ruche  des  travail- 


LA   âVLPUIOE. 


36  f 


leurs.  Ames  exaltées,  intelligences  au  dessus  des  hommes,  je  vous  remercie  de 
m'avoir  appelé  votre  frère ,  de  m'avoir  fait  entrer  dans  le  cercle  lumineux  qui 

vous  entoure! 

Sur  un  signe  de  la  comtesse  le  nègre  sortit  et  il  reparut  bientôt  avec  un  coffret 
qu'il  déposa  aux  pieds  du  maestro,  l'ne  espèce  de  joie  mêlée  d'un  rayon  d'or- 
gueil, anima  les  traits  de  Ludovisi.  Recueillant  ses  forces  et  priant  ses  amis  de 
s'approcher,  il  leur  dit: 

—  Vous  allez  avoir  le  dernier  mot  de  mon  existence,  je  vais  mettre  entre  vos 
mains  le  seul  anneau  qui  me  lie  à  ce  monde.  O  Nobili,  Veranza,  Ortus  ,  Paulo, 
Fausto  !  vous  m'avez  souvent  reproché  de  dédaigner  la  postérité  et  de  jeter  au 
vent  les  improvisations  rai)ides  de  mes  heures  inspirées  ;  n'est-ce  pas  qu'ils  se 
trompaient ,  cher  marquis  ?  u'est-ce  pas,  madame,  qu'ils  me  jugeaient  mal  "?  j'ai 
composé  un  opéra  !... 

—  Un  opéra?  s'écrièrent  les  jeunes  musiciens. 

—  Pardonnez-moi  mon  audace.  Si  je  n'avais  pas  prévu  ma  lin  prochaine, 
j'eusse  attendu  de  longues  années  pour  donner  un  corps,  une  forme  à  des  rêve- 
ries, à  des  caprices.  Mais  il  est  si  péniblede  mourir  tout  entier  !  ....  Possédé  du 
besoin  de  la  gloire  au  moment  même  où  je  devais  le  mieux  en  comprendre  le 
néant,  j'ai  voulu  me  fonder  un  monument  dont  ma  tombe  sera  le  piédestal. 

—  Ludovisi,  dit  d'une  voix  énme  la  comtesse,  écartez  ces  images  lugubres  et 
ne  songez  qu'au  noble  fruit  de  vos  travaux. 

L'enthousiasme  se  peignit  sur  les  traits  du  maestro.  Lui  qui  tout  à  l'heure  n'as- 
pirait qu'à  l'immortalité  du  ciel,  il  parut  possédé  du  désir  de  gagner  l'iumiortalité 
de  la  terre.  Saisissant  les  manuscrits  il  les  déroula  successivement. 

—  Vous  voici,  mes  chères  pensées  ;  gracieuses  fantaisies,  harmonies  sauvages, 
gamme  de  joie  et  de  douleur,  qui,  avec  ses  tons  difl'érens ,  s'est  chantée  dans 
mon  ame  !  Vous  ai-je  prêté  la  vie  que  je  perds  moi-même"?  Créature  d'argile, 
ai-je  taillé  dans  le  marbre  éternel  '? 

—  Ludovisi,  dit  avec  inspiration  la  belle  comtesse,  je  vous  prophétise  la  gloire... 
et  vous  en  savourerez  la  douceur. 

Le  musicien  attacha  sur  Théana  un  regard  que  le.s  assistans  prirent  pour  l'ex- 
pression de  la  reconnaissance,  mais  dans  lequel  on  eût  pu  lire  un  autre  senti- 
ment. 

—  Me  promettez-vous,  amis  ,  de  recueillir  mon  œuvre,  de  braver  pour  elle 
les  dédains  insultans  des  hommes? 

Tous  s'écrièrent  :  —  Nous  en  faisons  le  serment  devant  Dieu! 

—  D'ailleurs,  ajouta  le  marquis,  mon  crédit  seul  t'ouvrirait  les  portes  de  la 
Scala. 

—  J'ai  une  dernière  demande  à  vous  adresser...  celle-là  est  folle,  mais  quand 
l'ame  s'en  va,  la  raison  peut  la  suivre.  Jurez-moi  de  faire  réserver,  le  jour  de  la 
première  représentation,  une  loge  pour  moi,  pour  moi  seul... 

—  Une  loge  !  répéta  chacun  des  assistans. 

—  Une  loge  !  dit  avec  joie  Théana...  Vous  espérez  donc  rester  parmi  nous?  . . 

—  Ai-je  parlé  de  cela?  Non,  je  désire  seulement  que  mes  prérogatives  d'au- 
teur soient  toutes  respectées...  Cette  loge  restera  sombre  et  silencieuse,  les  ri- 
deaux en  seront  exactement  fermés:  il  y  fera  nuit  comme  dans  ma  tombe... 
Eh!  bien,  qui  sait?  peut-être  sera-t-il  permise  mon  ame  de  redevenir  sensible 


262 


I.A   SYLPHIDE. 


aux  émotions  do  la  terre...  Peut-être,  fantôme  invisible,  pourrai-je  me  détacher 
de  mon  nouveau  séjour  et  re])rendre  place  à  côté  des  hommes  ;  ombre  de  moi- 
même,  retrouver  ma  vie  dans  les  chants  animés  qui  rempliront  l'enceinte,  et  à 
ma  cendre  réunir  celle  de  la  gloire  d'ici-bas. 

Tous  les  yeux  étaient  baignés  de  larmes,  on  n'avait  pas  la  force  de  répondre. 
Ludovisi  renouvela  sa  prière  d'un  ton  chagrin  ;  rien  comme  les  malades  ne 
ressemble  aux  enfans  avec  leurs  caprices. 

Après  avoir  reçu  de  tous  l'assurance  qu'il  serait  fait  selon  ses  désirs,  le  jeune 
maestro  parut  retrouver  des  forces  nouvelles.  Il  se  lova  de  lui-même  et  se  diri- 
gea vers  le  clavecin,  accompagné  plutôt  que  soutenu  par  Théana. 

—  Madame  la  comtesse,  j'ose  invoquer  le  secours  de  votre  belle  voix....  dai- 
gnez me  donner  un  avant-goljt  des  harmonies  du  ciel. 

Théana  passa  la  main  sur  son  front,  puis  prenant  le  cahier  que  lui  présentait 
Ludovisi,  elle  essaya  un  air  d'une  touchante  simplicité. 

A  mesure  que  la  voix  sonore  de  la  comtesse  faisait  vibrer  les  notes,  une  sorte 
d'extase  s'emparait  de  l'assemblée.  On  eût  dit  une  révélation  de  Dieu.  Sous  les 
doigts  fiévreux  du  nuisicien,  les  touches  du  clavecin  rendaient  des  sons  magiques 
et  inconnus;  tantôt  la  basse  mugissante  rappelait  les  roulemens  du  tonnerre, 
tantôt  une  pluie  de  petites  notes  venait  rafraîchir  le  cœur,  telle  qu'une  cascade 
avec  ses  myriades  de  gouttes  d'eau,  de  perles  humides.  La  musique  remplissait 
toute  la  salle;  il  semblait  qu'elle  agitât  les  tapisseries,  qu'elle  prêtât  même  la  vie 
aux  figurines  de  chêne  sculptées  sur  les  boiseries  et  aux  saints  coloriés  sur  les 
vitraux.  Et  toujours,  toujours  Ludovisi  précipitait  l'impétuosité  de  son  jeu  ;  ime 
force  secrète  animait  ses  mains  ;  toute  la  vie  qui  abandonnait  son  corps  s'était 
portée  sur  ces  interprêtes  fidèles  de  son  inspiration.  Et  toujours,  toujours 
Ludovisi  parcovu-ait  le  clavier  retentissant... 

Soudain  il  frappa  un  accord  final  et  il  retomba  en  arrière,  les  deux  bras  éten- 
dus, la  tète  renversée  sur  le  dossier  de  son  fauteuil  :  on  se  précipita.... pas  assez 
tôt  pour  recevoir  son  dernier  souffle. 


IL 

Trois  mois  s'étaient  écoulés.  Une  foule  immense  se  pressait  sous  les  portiques 
et  dans  les  loges  de  la  Scala.  Tout  Milan  était  accouru  pour  entendre  l'œuvre  de 
Ludovisi,  de  même  qu'autrefois  les  habitans  de  la  Ville  Éternelle  inondaient  les 
degrés  de  marbre  <lu  Cirque,  lorsque  la  voix  d'un  empereur  les  convoquait  au 
spectacle  des  Jeux.  Jamais  œuvre  de  maître  célèbre  ne  causa  une  plus  ardente 
curiosité.  Les  regards,  fixés  sur  le  rideau,  cherchaient  en  quelque  sorte  à  percer 
cette  barrière  mystérieuse  afin  de  pénétrer  plus  tôt  dans  le  monde  enchanté  où 
Ludovisi  devait  introduire  les  spectateurs.  Le  nom  du  jeune  homme  se  posait  sur 
toutes  les  lèvres  ;  ses  infortunes  attendrissaient  tous  les  cœurs.  On  se  montrait 
avec  sympathie  les  jeunes  amis  du  musicien  ,  Nobili,  Veranza  ,  Fausto ,  Ortus  et 
Paulo,  qui,  debout  \)vès  de  l'orchestre,  et  vêtus  d'habits  de  deuil,  portaient  al- 
ternativement leurs  yeux  d'une  loge  où  figurait  seul  le  marquis  Ascanio,  aune 
autre  loge  dont  les  draperies  de  soie  étaient  exactement  fermées  :  c'était  la  loge  du 
Maestro....  Ainsi  étaient  accomplies  les  volontés  dernières  de  Ludovisi.  On  lui 
donnait,  le  même  soir,  l'éclat  d'une  représentation  et  le  coin  obscur  qu'il  avait 
réclamé;  à  la  fois,  le  bruit  et  le  silence,  la  lumière  et  l'ombre. 


I      ! 


1. \  SYi.i'jnui,  263 

Ses  amis  ne  pouvaient  s'empêcher  de  contempler  sans  cesse  cette  loge  téné- 
breuse, et  cependant  ils  ne  l'apercevaient  qu'à  travers  les  larmes  qui  leur  brû- 
laient les  paupières. 

Le  signal  fut  donné.  Bientôt  l'harmonie  vint  porter  l'enthousiasme  dans  lame 
des  auditeur,^.  C'étaient  des  frémissemens  inconnus,  puis  des  transports  bruyans, 
et  le  nom  de  Ludovisi  se  mêlait  à  tous  les  bravos  d'un  peuple  ipii  admire  avec 
fanatisme,  mais  dont  l'exaltation  aime  à  changer  d'objet. 

Tout-à-coup  les  amis  de  Ludovisi  se  penchèrent  les  uns  vers  les  autres  avec 
une  sorte  de  mouvement  de  surprise  et  même  d'efl'roi. 

—  As-tu  bien  vu"?  demanda  Nobili  à  Fausto  ? 

—  Oui,  j'ai  vu  les  rideaux  s'agiter. 

—  Dans  la  loge  du  maestro  ,  n'est-ce  pas?  dit  Paulo. 
Ortus  ajouta  :  — Peut-être  n'est-ce  qu'une  erreur  de  nos  yeux.  D'ailleurs,  le 

moindre  souille  suflit  pour  mouvoir  ce  léger  rideau. 

—  Un  souflle  !  s'écria  Nobili Et  si  notre  cher  Ludovisi  s'était,  selon  son 

désir,  détaché  d'un  autre  monde  pour  revenir  un  instant  sur  la  terre Si  son 

ame  avait  repris  son  enveloppe  mortelle....  S'il  était  là....  près  de  nous,  lui  que 
nous  pleurons,  entendant  les  applaudissemens  que  la  foule  prodigue  à  ses  inspira- 
tions sublimes....  Regarde  bien  ,  Veranza,  voyez  tous;  les  rideaux  se  sont  encore 
agités.  Au  moment  où  les  acclamations  retentissaient  dans  toute  la  salle,  une 
main  a  saisi  ce  voile  et  l'a  secoué  vivement. 

—  Oui,  répondit  Veranza,  c'est  l'ame  de  notre  ami,  nous  n'en  saurions  douter. 
Oh  !  l'opéra  va  se  terminer;  sortons,  sortons.  Frères,  à  la  loge  du  maestro  ! 

Bientôt  ils  furent  arrivés  au  couloir;  les  dernières  mesures  du  finale  étaient 
chantées  par  le  chœur  et  accompagnées  par  l'orchestre  et  les  bravos  de  trois 
mille  spectateurs.  Nul  ne  remarqua  le  trouble  empreint  sur  les  traits  des  cinq 
jeunes  hommes.  Xobili  avait  la  clé  delà  loge;  il  la  plaça  dans  la  serrure.  Cepen- 
dant une  sorte  de  terreur  superstitieuse  arrêta  son  bras. 

—  Ne  craignez-vous  paS;  dit-il,  que  nous  ne  commettions  un  sacrilège?  Si 
notre  apparition  allait  troubler  la  dernière  joie  de  Ludovisi?... 

—  Ouvre!  notre  présence  ne  saurait  lui  déplaire. 
Nobili  fit  tourner  la  clé,  la  porte  glissa  doucement.  Au  même  instant  un  cri 

étouffé  retentit  dans  la  loge.  A  travers  la  demi-obscurité,  les  jeunes  artistes  cru- 
rent voir  un  corps  tomber  à  la  renverse.  Nobili  s'élança  :  ses  mains  rencontrèrent 
une  taille  fine  et  frôlèrent  une  robe  de  satin. 

—  Des  flambeaux,  s'écria-t-il,  des  flambeaux  ! 
Bientôt  le  couloir  fut  inondé  de  lumières.  On  reconnut  alors  la  belle  Théana, 

qui,  s'étant  procuré  à  prix  d'or  une  clé  de  la  loge  du  maestro,  avait  voulu  mourir 
en  présence  du  triomphe  de  son  bien-aimé  et  sous  le  souffle  d'un  fantôme  chéri. 
Dieu  l'avait  exaucée  en  la  rappelant  à  lui  tout  épuisée  des  émotions  de  cette 
glorieuse  soirée.  Les  cinq  amis  se  prosternèrent,  et  Nobili  fit  entendre  ces 
paroles  :  j    i 

—  Frères!  nous  ne  nous  étions  pas  trompés  ,  l'ame  d'un  ange  était  ici  et  elle 
vient  de  s'envoler.  alfkeddes  essarts. 


264 


Replie  des  TBiéàtren. 


Le  succès  de  la  Luirezia  Borgia  se  consolide  aux  Italiens;  il  y  a  au  premier 
acte  deux  chœurs  qui  obtiennent  régulièrement  les  hormeurs  du  lis.  Le  morceau 
capital  du  second  acte  est  le  trio  entre  Tamburini ,  Mario  et  MHc  Grisi  que  l'on 
fait  répéter  toujours.  La  romance  de  Mario  au  dernier  acte  a  été  pour  lui  l'oi- 
casion  d'un  véritable  triomphe.  Jamais  nous  ne  l'avions  entendu  chanter  avec 
autant  de  sentiment  et  de  poésie.  M"'-'  Grisi,  Lablacho  et  Tamburini  soutiennent 
fie  toute  leur  puissance  la  partition  do  Donizetti  ;  pour  prononcer  un  jugement 
impartial  sur  le  compte  de  Mlle  Blanchi,  il  nous  importe  de  l'entendre  dans  un 
autre  opéra.  La  mise  en  scène  ,  les  décors  et  les  costumes  de  Lncrezia  ont  été 
l'objet  d'un  luxe  auquel  jusqu'à  ce  jour  les  Italiens  ne  nous  avaient  pas  habitué 
et  dont  tout  l'honneur  doit  revenir  à  M.  Dormoy. 

Nous  avons  entendu  dire  l'autre  soir  au  foyer  de  l'Opéra  qu'on  allait  adminis- 
trer, en  guise  de  viatique  à  la  Comédie-Française  qui  agonise,  une  pièce  en  cinq 
actes  de  M.  Scribe.  Pauvre  Comédie!  elle  est  dans  le  cas  de  mourir  pendant  l'o- 
pération. Une  autre  remarque  que  l'on  ne  manquera  pas  de  consigner  dans  les 
annales  dramatiques,  c'est  qu'on  a  choisi  le  moment  où  le  Théâtre-Français 
allait  le  plus  mal  pour  augmenter  du  double  les  appointemens  du  commissaire 
royal,  iM.  Buloz.  Où  allons-nous,  mon  Dieu!  si  l'on  encourage  ainsi  l'assassinat? 

Des  bruits  d'une  nature  assez  fâcheuse  avaient  couru  sur  le  compte  de  l'Opéra- 
Comique  ;  dans  ces  bruits  on  mêlait ,  avec  assez  peu  de  ménagemens,  les  noms 
(le  IMM.  Auber,  Crosnier,  et  de  Mmes  Damoreau  et  Thillon.  Nous  nous  sommes 
abstenu  de  prendre  part  à  un  débat  qui  ne  nous  paraissait  pas  suffisamment  clair 
et  nous  avons  bien  fait.  Il  est  évident  aujourd'hui  que  ce  n'est  pas  M.  Auber  qui 
a  montré  de  l'ingratitude  envers  ISI""-'  Damoreau  en  accordant  à  son  préjudice  un 
rôle  dmgénuc  à  M""^  Thillon  dans  son  opéra  futur,  mais  que  c'est  tout  simple- 
ment M""^  Damoreau  qui  s'indigne  de  ce  que  M.  Auber  a  osé  trouver  M°"  Thil- 
lon plus  jeune  qu'elle.  Sur  quoi,  Mme  Damoreau  a  immédiatement  pris  sa  re- 
traite pour  le  mois  d'avril  prochain.  Nous  en  félicitons  Mme  Damoreau  pour  son 
nom  et  pour  sa  gloire;  les  services  qu'elle  a  rendus  à  l'art,  ceux  qu'elle  peut  lui 
rendre  encore  au  Conservatoire ,  sont  des  titres  suffisans  à  la  gratitude  pu- 
blique et  qu'il  est  inutile  d'atténuer  en  chantant  Zaïiclla,  malgré  la  voix  qui  s'en- 
vole, et  en  jouant  les  ingénues  en  dépit  de  l'âge  qui  grimace.  —  M.  Crosnier 
traite  aussi,  assure-t-on,  pour  la  résiliation  do  l'engagement  de  Mme  Eugénie 
Garcia  que  la  voix,  hélas!  quitte  avant  la  jeunesse;  il  ne  s'agit  plus  que  de  fuor 
le  dédit,  et  c'est  là  où  l'on  commence  à  ne  pas  s'entendre. 

Théodore  Hauman,  notre  grand,  notre  sublime  violoniste,  sublime  et  grand 
surtout  depuis  que  Paganini  est  mort,  se  prépare  à  donner,  dans  la  salle  Vivietinc, 
un  concert  qui  ne  pourra  être  que  magnifique,  puisque  c'est  lui  qui  en  fera  les 
honneurs.  Selon  toutes  les  apparences  ,  c'est  au  commencement  de  la  semaine 
prochaine  que  Théodore  Hauman  nous  conviera  à  cette  soirée  artistique,  où  il  y 
aura  foule,  nous  n'en  saurions  douter,  si  tons  les  admirateurs  de  son  be.iu  taleiil 
s'y  donnent  rendez-vous. 


LA  SYLPHIDE 


DIRECTION  .    RUE     D'HANOVRE.    17. 


I.A    s\  r.I'IIlDE 


li.h 


\    Uailnme 


14  oflobrc. 


L  me  souvient ,  madame  ,  que  dans  ma  dernière 
lettre  nous  avons  effleuré  quelques  unes  des  mer- 
veilles de  Thiébaud-Guichard  ;  mais  comme  cha- 
que jour  cette  maison  nous  offre  de  nouvelles  ma- 
tières à  explorer,  avec  votre  permission  nous 
ferons  encore  utie  station  dans  les  élégans  et  com- 
fortables  magasins  des  Italiens,  où  nous  sommes 
en  trop  bonne  compagnie  pour  ne  point  nous 
plaire.  Je  vous  désignerai  pour  peignoir  du  ma- 
tin l'alpaga  broché  avec  ses  fonds  gris  parsemés 
de  petites  palmes  cachemire ,  puis  les  mérinos 
chinés  et  palmés.  Pour  robes  de  ville  :  le  jaspé, 
fond  blanc,  verl  ou  marron ,  broché  d'une  petite 
fleur  ponceau.  Pour  robes  parées ,  la  moire 
orientale,  la  conque  marine,  dont  les  reflets  rap- 
pellent ceux  de  la  nacre;  enfin  ce  que  la  soie  mélangée  à  lor,  à  Targent,  à  la 
laine,  peut  offrir  de  plus  beau ,  se  trouve  chez  Thiébaud-Guichard ,  et  sa 
maison  est,  aristocratiquement  parlant,  une  des  plus  en  vogue  de  Paris.  On 
peut  placer  au  même  rang  celle  de  M°"  Ferrières-Penona  ,  à  laquelle  s'adres- 
sent les  femmes  les  plus  éléganles,  lorsqu'il  faut  choisir  manteaux,  pelisses, 
robes  de  cour,  toilettes  de  velours  que  l'on  veut  enrichir  des  plus  beaux  points 
d'AIençon  ;  M"'  Penona  a  l'entente  du  goût  de  chacune  de  ses  belles  clientes  ; 
elle  sait  ce  qui  convient  à  chaque  femme  comme  ce  qui  convient  à  chaque 
pays,  aussi  est-elle  tout  autant  recherchée  à  l'étranger  qu'à  Paris.  A  propos 
d'étranger,  j'ai  eu  l'occasion  de  voir  un  envoi  qu'y  faisait  Lemonnier-Pelvey,  le 
modiste  en  vogue,  et  dont  le  passé  répond  du  présent  et  de  l'avenir  ;  j'ai  re- 
marqué, entre  autres  jolies  choses,  un  petit  chapeau  en  velours  blanc,  orné 


266  _  LA  S1LPHIDE. 

d'une  louffe  de  marabouts,  noués  de  fils  d'or,  qui  était  la  plus  jolie  coiffure  de 
soirée  qu'on  puisse  voir.  Un  autre ,  moins  habillé ,  en  velours  vert  doublé  de 
velours  blanc,  avec  une  plume  verte  couchée  ;  ce  chapeau  était  plein  de  dis- 
tinction. 

Les  coiffures  de  soirées  et  les  bonnets  de  Lemonnier  n'ont  pas  moins  de 
bonne  grâce  et  d'élégance  que  ses  chapeaux.  Personne  ne  sait  mieux  que  lui 
chiffonner  un  lurban  et  mélanger  avec  plus  de  talent  le  tulle,  la  gaze,  la  blonde 
aux  fleurs  et  aux  plumes.  Il  me  semble,  madame,  qu'il  y  a  long-temps  que  je 
ne  vous  ai  dit  un  mot  de  Mayer,  aujourd'hui  le  gantier  européen  ,  car  de  par- 
tout lui  arrivent  des  demandes,  et  quiconque  a  vu  ses  gants  n'en  veut  plus  porter 
d'autres.  Il  n'y  a  sortes  de  jolies  inventions  que  Mayer  ne  crée  pour  rendre  ses 
gants  de  la  plus  exquise  élégance,  et  si  l'on  disait  autrefois  :  — Il  n'est  pas  de 
femme  parfaitement  mise  si  elle  n'est  bien  gantée. . .  !  maintenant  il  faut  ajouter  : 
—  Si  elle  n'est  gantée  par  Mayer  !  — Certes,  on  ne  pourra  faire  à  une  femme 
un  plus  agréable  présent  en  élrennes  que  de  lui  donner  un  des  charmans  sa- 
chets de  Tachy,  rempli  de  gants  assortis  par  Mayer.  Si  vous  saviez,  à  propos 
de  Tachy,  madame,  le  délicieux  magasin  que  le  sien?  C'est  à  n'en  point  sortir 
lorsqu'on  y  est  entré.  On  trouve  là,  en  ouvrages  de  femmes,  tout  ce  qui  est 
fait  et  tout  ce  qui  est  à  faire  ;  on  vous  enseigne  avec  une  bonne  grâce  si  encou- 
rageante, que  les  plus  paresseuses  s'y  laissent  prendre.  Tachy,  avec  un  goût 
parfait,  est  descendu  aux  plus  petits  détails,  comme  il  a  su  s'élever  aux  plus 
riches  choses;  et  l'enfant  qui  veut  faire  pour  sa  mère  un  modeste  travail,  trouve 
à  s'y  satisfaire,  comme  la  femme  qui  médite  un  somptueux  ouvrage  pour  décorer 
son  appartement  intime  ;  c'est  donc  là  où  il  faut  envoyer  aux  approches  du  jour 
de  l'an,  les  travailleuses  qui  font  véritablement  elles-mêmes  leurs  offrandes,  et 
celles  qui  veulent  passer  pour  de  laborieuses  donneuses  :  Tachy  a  bien  fait  de 
placer  sa  maison  sous  le  patronage  du  Père  de  Famille ,  il  en  a  toute  la  pré- 
voyance. Les  maris  aiment  à  envoyer  chez  lui  leurs,femmes,  tandis  qu'eux  vont 
clioisir  chez  Monhro  de  délicieux  meubles  à  serrer  Vouvrage,  tels  qu'en  avait 
autrefois  la  reine  Mathilde  lorsqu'elle  faisait  ces  fameuses  tapisseries  destinées 
à  perpétuer  la  gloire  de  son  époux. 

On  s'imagine  difTicilemcnt  à  quelles  recherches  artistiques  a  dû  se  livrer 
Monhro  pour  réunir  autant  de  meubles  anciens ,  et  qui  font  de  ses  magasins 
un  musée  d'hi.stoire.  Malgré  la  magnificence  des  dorures,  de  l'ébène  incrusté 
et  des  marqueteries  de  Monbro  ,  on  est  étonné  du  bon  marché  dont  il  se  con- 
tente ,  et  vous  pensez  que  ce  désir  de  gain  raisonnable ,  joint  à  la  beauté  et  à 
l'élégance  tout  historique  des  objets,  attire  les  amateurs  de  ces  sortes  de 
choses  qui  sont  aujourd'hui  plus  en  vogue  que  jamais.  Ce  qui  dislingue  la  vé- 
ritable aristocratie ,  c'est  la  tendance  à  revenir  vers  le  goût  de  ses  pères. 
Mais  Monbro  n'est  pas  le  seul  à  attirer  vers  lui  l'élite  de  la  société  parisienne. 


r.A    SYLPHIDE.  2U7 

il  faut  aussi  mentionner  Vac!;er  fils,  d'ancienne  et  bonne  mémoire,  dont  les 
meubles  ont  acquis  celte  réputation  de  véritable  élégance  que  rien  ne  peut 
venir  leur  enlever. 

Chiffonnons  un  peu,  madame,  si  vous  le  voulez  bien,  et  parlons  modes,  pures 
modes ,  comme  les  femmes  aiment  à  le  faire  lorsqu'on  leur  laisse  un  moment 
de  loisir,  les  pieds  appuyés  sur  les  chenets.  Vous  m'avez  demandé  si  les  spen- 
cers étaient  toujours  en  faveur  ?  Je  vous  répondrai  que  plus  que  jamais  on  les 
a  adoptés,  en  velours  noir,  gros  vert,  gros  bleu;  ils  sont  charmans,  faits  à 
l'rtwirtcone  avec  deux  rangs  de  boutons  sur  la  poitrine,  les  manches  plates 
boutonnées  jusqu'au  coude ,  et  celte  manche  s'arrondissant  en  pale  sur  le 
dessus  de  la  main,  comme  étaient  autrefois  les  mitons.  Les  spencers  ont  été  et 
sont  une  fantaisie  charmante,  mais  je  ne  les  conseille  que  de  nuances  foncées 
et  sur  des  robes  blanches  et  transparentes  :  avec  les  jupes  de  couleur  ils  cessent 
d'être  distingués.  Je  dirai  aussi  que  pour  être  portée  avec  un  spencer,  la  jupe 
doit  être  dépourvue  de  garnitures  saillantes  et  bouffantes  ,  parce  que  le  corps 
se  trouve  alors  coupé  en  trois  parties  distinctes,  et  qu'il  faut  être  colossale- 
raent  grande  pour  supporter  cela.  Les  bouillons,  les  volans  doivent  donc 
être  proscrits  ,  et  l'on  doit  porter,  au  bas  de  la  jupe,  des  entre-deux  à 
jours,  des  broderies  faisant  le  tour  du  jupon  ou  montant  en  dessinant  la  tunique. 

Je  ne  saurais  vous  dire  la  multiplicité  de  genres  de  garnitures  qui  vont  ap- 
paraître cet  hiver,  c'est  un  champ  vaste  que  la  mode  a  ouvert  aux  couturières, 
et  elles  en  profitent,  je  vous  jure.  Les  étoffes,  les  plumes,  les  fleurs,  les  perles, 
elles  s'emparent  de  tout  :  gare  aux  femmes  qui  ne  sauront  pas  choisir  une  bonne 
faiseuse  !  car  la  forme  des  robes  ayant  à  peine  changé ,  toute  la  nouveauté  et  la 
distinction  du  costume  féminin  se  sont  réfugiées  dans  les  garnitures.  On  portera 
cet  hiver  beaucoup  de  coiffures  modistes ,  ce  qui  diffère  des  bonnets  ;  ces 
coiffures  sont  une  écharpe,  une  pointe,  des  bandes  de  blonde  ou  de  dentelles, 
des  morceaux  de  velours  jetés  au  hasard  où  viennent  se  mêler  des  fleurs ,  des 
plumes,  des  cordons  et  des  franges  en  or  ou  des  rubans  ;  en  cela  comme  dans 
les  garnitures,  le  talent  du  faiseur  fait  tout,  car  il  faut  une  main  habile.  Ces 
coiffures  doivent  être  spéciales,  selon  les  figures  auxquelles  elles  sont  destinées. 
Pour  obvier  aux  désagrémens  qu'ont  les  manches  plates  pour  certaines  femmes, 
qui  cependant  veulent  en  porter  envers  et  contre  tout,  même  en  grande  toilette, 
on  y  ajoute  des  crevées,  soit  en  velours,  soit  en  satin,  quelquefois  on  fait  ces 
crevées  en  étoffes  transparentes,  mais  alors  il  faut  se  décider  à  ne  les  porter 
qu'une  fois,  car  du  moment  qu'elles  sont  amollies,  elles  deviennent  affreuses  et 
donnent  l'air  vieux  à  la  robe  la  plus  neuve. 

On  fait  de  fort  jolis  manteaux  garnis  d'une  petite  bande  de  fourrures ,  aux- 
quels sont  attachés  des  mantelets  au  lieu  de  collets  ;  ces  mantelets  ont  des  plis 
arrêtés  sur  les  épaules  et  la  poitrine,  et  tombent  par  devant  jusqu'aux  genoux  : 


I 


1 


2CS 


l.A   SYLPIIIDU. 


c'est  jusqu'à  [irésentla  plus  jolie  forme  que  j'aie  encore  vue.  On  porte  immen- 
sément de  bijoux  ;  les  femmes  se  surchargent  les  bras,  comme  le  font  les  In- 
diennes, de  r,ings  de  perles  blanches,  de  grains  de  corail,  de  perles  d'or,  de 
chaînes  ;  enfin,  on  ne  s'en  tient  plus  au  bracelet  classique,  tout  sert  à  en  faire: 
il  y  a  de  l'élégance  et  de  la  richesse  dans  cette  mode,  mais  il  faut  pour  cela  de 
jolis  bras  ;  avec  le  cotitraire,  on  est  parfaitement  ridicule. 

Baronne  marie  de  l'******. 


UN  DÉBUT  DANS  LA  DIPLOMATIE. 

PREMIERE  PARTIE. 

'uOMME  propose  et  Dieu  dispose,  dit  le  proverbe  ; 
et  le  proverbe  a  parfaitement  raison.   Quand  je 
songe  par  quelle  singulière  aventure  je  fus  poussé 
^^  dans  la  carrière  diplomatique,  je  ne  puis  m'empè- 
)  cher  de  penser  que  la  Providence  agit  beaucoup 
i  plus  directement  que  nous-mêmes  sur  nos  desti- 
nées. 

Je  venais  d'entrer  dans  ma  vingt-deuxième  an- 
née et  de  rompre  avec  une  maîtresse  infidèle  dont 


'avais  été  amoureux  fou  durant  sis  grands  mois. 


encore ,  il  me 


Après  quelques  jours  donnés  au  regret  de  mes  illusions  et  à  la  tris- 
tesse, je  m'étais  juré  ,  un  beau  matin,  d'éviter  désormais  toute 
occasion  d'attachement  sérieux,  de  fuir  comme  la  peste  jusqu'aux 
apparences  de  la  passion.  Courir  les  bals,  les  théâtres,  les  maisons 
de  jeu  ;  monter  à  cheval ,  tirer  le  pistolet ,  ou  me  griser,  accom- 
pagné de  mes  amis,  en  quelque  club,  en  quelque  taverne,  là  se 
bornèrent  mes  plans  d'avenir.  Un  héritage  assez  considérable 
que  je  venais  de  faire  ,  me  permettant  de  me  livrer  à  mon  goût 
naturel  pour  la  dépense  ,  je  pus  bientôt  mettre  mes  nouveaux 
projets  à  exécution.  — Dès  le  matin,  les  yeux  à  moitié  fermés 
fallait  prêter  l'oreille  au  récit  des  milles  prouesses   accomplies  la 


i.A  SYi.pniuii.  2Ci) 

veille  par  mes  compagnons  de  débauche,  puis,  lo  cigarre  à  la  bouclie,  m' occuper 
avec  eux  du  moyen  le  plus  convenable  de  tuer  la  journée.  A  midi,  raisonnable- 
ment gris  déjà,  nous  allions  arpenter  à  cheval  Regent-Street  ou  Hyde-Park  trois! 
ou  quatre  heures  durant ,  après  quoi ,  ayant  repris  nos  forces  dans  quelques  fla- 
cons du  meilleur  vin  do  France  ,  nous  quittions  la  table  pour  Kiny's-Tliéâtre 
ou  Covent-Garden  :  nos  nuits,  il  n'est  pas  besoin  que  j'en  parle;  on  devine  où,  les 
trois  quarts  du  temps,  nous  les  passions. 

Je  menais  cette  folle  existence  depuis  déjà  un  certain  temps,  lorsque  je  ren- 
contrai dans  le  monde  lady  Buckelgar,  femme  de  lord  Buckelgar,  ambassadeur  en 
congé.  Pour  que  l'on  puisse  comprendre  la  révolution  que  cette  femme  opéra  en 
moi ,  il  est  nécessaire  que  je  la  dépeigne.  Lydia,  tel  était  son  nom  de  baptême  , 
avait  plutôt  trente  ans  que  vingt-cinq  ,  bien  qu'elle  parût  en  avoir  vingt-cinq  à 
peine.  C'était  une  magnifique  créature  ,  grande  ,  admirablement  bien  faite,  sé- 
rieuse et  froide  comme  un  marbre.  Ses  pieds  ni  ses  mains  n'ont  jamais  eu  leurs 
pareils,  je  le  soupçonne.  Tous  les  traits  de  son  visage,  d'une  régularité  divine  , 
défiaient  la  critique  la  plus  exercée.  Un  front  blanc,  élevé  et  calme ,  surmonté 
d'une  forêt  de  cheveux  noirs,  luisans  comme  du  satin  ;  des  yeux  démesurément 
longs,  fiers,  ardens  quoique  humides  ;  un  nez  mince  et  éfilé  ,  avec  deux  narines 
transparentes  et  mobiles  conimes  des  ailes  d'oiseau  ;  des  lèvres  pures  et  vermeil- 
les, légèrement  épaisses,  toujours  sévères  ;  que  dirais-je  encore?  Une  Vénus  anti- 
que et  une  vierge  moderne  réunies.  On  était  frappé  d'abord,  près  de  lady  Buckel- 
gar, par  un  air  de  hauteur  que  je  ne  saurais  rendre,  et  qui  faisait  qu'on  ne  la 
regardait  qu'en  tremblant.  L'idée  ne  venait  pas  de  lui  adresser  de  ces  fades 
complimens  dont  on  abuse  avec  les  autres  femmes,  car  elle  avait  une  manière  de 
parler  si  glaciale,  que  c'est  à  peine  si  ceux  à  qui  elle  s'adressait ,  conservaient 
assez  de  forces  pour  lui  répondre.  Du  reste,  elle  n'ouvrait  la  bouche  que  rare- 
ment. J'avouerai,  sans  plus  tarder,  qu'à  peine  eus-je  vu  Lydia,  j'éprouvai  ce  que 
l'on  éprouve  au  début  de  toutes  les  passions  sérieuses  et  profondes,  un  grand  vide 
et  un  inexplicable  ennui.  Mes  amis  me  devinrent  tout-à-coup  insupportables  ,  et 
je  pris  le  parti  de  ne  les  plus  voir.  Ne  leur  donnant  plus  de  dîners,  ne  tenant  plus 
mes  chevaux  ni  ma  bourse  à  leur  service,  je  fus  bientôt  débarrassé  d'eux.  Libre, 
alors,  j'évitai  de  fréquenter  les  lieux  publics  ou  les  salons  qu'ils  fréquentaient  eux- 
mêmes.  Je  changeai  de  logement  et  me  créai  de  nouvelles  habitudes.  Je  fis  tout 
ce  qui  était  nécessaire  enfin  pour  rompre  le  cercle  dans  lequel  j'avais  récem- 
ment enfermé  ma  vie.  L'image  de  Lydia,  cependant,  me  poursuivait  sans  pitié. 
Ainsi  que  cela  m'était  déjà  arrivé  dans  ma  passion  précédente,  j'étais  sous  le 
poids  d'ime  infernale  obsession.  Je  voyais  Lydia  en  quelque  lieu  que  je  fusse. 
Quand  je  lisais,  entre  le  livre  et  mes  yeux,  Lydia  passait  calme  et  hautaine  ,  me 
jetant  à  peine  un  regard.  Quand  j'écrivais,  le  nom  de  Lydia  tombait  de  ma  plume. 
Mon  œil  distinct  errait-il  vaguement  sur  quelque  tableau  accroché  à  la  muraille  , 
ce  tableau  m'offrait  le  visage  de  Lydia?  Il  y  avait  en  ceci  beaucoup  de  ma  faute  : 
car,  dès  après  ma  réforme  ,  mon  seul  plaisir  et  mon  occupation  unique  avaient 
été  de  suivre  Lydia  de  maison  en  maison  ,  comme  un  chien  qui  va  où  va  son 
maître.  M'étant  fait  piésenter  successivement  dans  toutes  les  réunions  où  j'espé- 
rais de  rencontrer  la  jeune  femme,  je  ne  manquais  pas  unjour  de  réception.  Pen- 
dant ce  temps-là,  chacun  s'étonnait  de  mon  changement  de  conduite;  mille  ver- 
sions différentes  couraient  à  ce  sujet  :  les  uns  affirmaient  que  ma  santé,  détériorée, 


270  LA    SYLPHIDE. 

exigeait  impérieusement  un  régime;  d'autres  soutenaient  que  c'était,  de  ma  part, 
originalité  pure,  envie  de  faire  parler  de  moi,  ingénieux  procédé  pour  entretenir 
la  curiosité  publique.  Les  plus  habiles  donnaient  à  entendre  que  j'étais  ruiné.  On 
ne  sera  pas  surpris,  du  reste,  que  j'eusse  réussi  à  cacher  le  motif  véritable  de  ma 
conversion  à  une  vie  plus  régulière ,  quand  on  saura  qu'après  six  mois  du  ma- 
nège dont  jo  viens  de  parler,  je  n'avais  pas  encore  adressé  une  seule  fois  la  pa- 
role à  lady  Buckelgar  .  Pourquoi  cela?  parce  que  le  souvenir  de  ma  dernière 
mésaventure  me  faisait  peur,  et  que  je  répugnais  à  une  nouvelle  épreuve.  —  Aime 
Lydia  en  silence,  me  disais-je.  Si  elle  doit  t'aimer  un  jour,  elle  devinera  bien  ce 
qui  se  passe  dans  ton  ame,  et  quelque  chose  vous  poussera  fatalement  l'un  vers 
l'autre.  — Je  m'étais  persuadé  ,  d'ailleurs  ,  que  ,  quoi  qu'on  fasse ,  la  durée  d'un 
amour  ne  saurait  dépasser  certaines  limites.  Chaque  jour  qui  s'écoulait  sans  que 
je  me  fusse  déclaré  me  semblait  véritablement  un  jour  de  gagné  pour  mon 
amour. 

Grâce  à  ce  beau  raisonnement,  je  ne  cherchais  donc  pas  à  causer  avec  Lydia'; 
bien  mieux,  j'en  évitais  les  occasions.  Pendantque  tout  le  monde,  autour  de  moi, 
remuait  et  s'agitait,  ceux-ci  pour  le  jeu,  ceux-là  pour  la  danse,  moi,  assis  dans 
un  coin  ,  je  suivais  du  regard  le  moindre  mouvement  de  Lydia.  J'étais  heureux 
de  la  voir  ôter  son  gant  pour  passer  sa  belle  main  sur  son  front,  ou  effeuiller  le 
bouquet  de  fleur»  qui  dormait  sur  ses  genoux,  ou  se  détourner  fièrement  à  quel- 
que parole  prononcée  tout-à-coup  d'une  voix  trop  haute ,  ou  pencher  sa  noble 
tête  sur  son  épaule  avec  un  air  rêveur.  —  Un  jour,  cependant,  à  un  regard  pres- 
que irrité  qu'elle  lança  vers  moi,  ayant  compris  que  j'étais  deviné,  je  pris  sur-le- 
champ  la  résolution  de  ne  plus  aller  dans  le  monde.  —  Il  y  a  mille  autres  moyens 
de  voir  Lydia,  pensais-je.  Puisque  ma  discrète  assiduité  lui  déplaît,  poussons  à 
bout  le  rôle  d'abnégation  que  jo  me  suis  imposé.  Évitons  de  me  montrer  à  ses 
yeux.  En  persistant  dans  une  conduite  qui  la  blesse,  je  risquerais  de  mériter  sa 
haine:  lâchons  qu'il  n'en  soit  point  ainsi.  Qu'elle  ignore,  désormais,  si  j'existe; 
que  ses  beaux  yeux  n'aient  plus  à  s'enflammer  de  colère  en  rencontrant  les 
miens. 

Dès  ce  jour,  je  cessai  complètement  toute  visite  ;  je  me  mis  à  vivre  tout-à-fait 
seul ,  dans  un  perpétuel  tête-à-tête  avec  l'image  de  Lydia.  Mes  journées  se 
passaient  à  lui  écrire  dos  lettres  brûlantes  que  je  me  lisais  à  moi-même  tout  en 
larmes,  et  que  je  déchirais  ensuite  en  mille  petits  morceaux  ;  ou  bien  ,  m'imagi- 
nant  que  Lydia  consentait  à  m'écrirc  ,  je  composais  moi-même  ses  réponses  , 
tantôt  railleuses  et  impitoyables,  tantôt  compatissantes  et  bonnes,  mais  arrivant 
toujours  à  une  désespérante  conclusion.  Je  m'agenouillais  alors  devant  une  forme 
imaginaire,  qui  m'offrait  les  traits  de  Lydia,  et  je  lui  jurais,  malgré  ses  rigueurs, 
un  attachement  éternel.  Le  soir  venu  ,  j'allais  courir  les  théâtres  jusqu'à  ce  que 
je  me  fusse  assuré  que  Lydia  s'y  trouvait  ou  non.  Quand  ma  bonne  étoile  me  la 
faisait  rencontrer,  je  m'asseyais  à  une  des  places  vers  lesquelles  son  regard  pou- 
vait le  moins  aisément  se  diriger,  et  jusqu'à  l'instant  de  son  départ,  je  ne  bou- 
geais non  plus  qu'une  statue.  Le  printemps  venu  ,  ce  n'est  plus  au  spectacle  que 
je  rencontrais  Lydia  ,  mais  aux  environs  de  Londres,  sur  la  grande  route  de 
Brighton  ,  sa  promenade  favorite.  Vers  neuf  à  dix  heures  du  soir,  elle  allait  or- 
dinairement respirer,  en  calèche  découverte,  la  fraîcheur  de  cette  belle  cami)agnc. 
Pour  jouir  lentement  de  sa  promenade,  sans  doute,  Lydia  ordonnait  toujours  à 


L\   SYLPHIDE. 


son  cocher  d'aller  au  pas.  Elle  était  presque  toujours  seule  dans  sa  voiture.  Moi, 
qui  savais  son  habitude ,  je  ne  manquais  jamais  de  me  rendre  à  cheval ,  à  l'heure 
susdite,  sur  le  chemin  de  Briglilon.  Du  plus  loin  que  j'apercevais  sa  voiture,  que 
j'aurais  reconnue  entre  mille  autres,  je  m'engageais  dans  quelque  sentier  voisin 
pour  lui  laisser  prendre  les  devants;  puis,  revenant  sur  mes  pas,  et  réglant  l'al- 
lure de  mon  cheval  sur  la  vitesse  ou  la  lenteur  des  siens,  je  la  suivais,  en  proie  à  un 
délire  que  je  ne  saurais  exprimer.  .\  la  distance  où  je  me  tenais,  je  ne  voyais 
guère  de  Lydia  que  son  voile  soulevé  par  la  brise  ;  mais  combien  cette  seule  vue 
me  comblait  d'aise  !  Eve,  notre  charmante  mère,  ne  tressaillit  certainement  pas 
il'unejoie  plus  vive  quand  elle  mordit  au  fruit  défendu. 

l  ne  quinzaine  de  jours  s'étskicnt  écoulés  sans  autres  événemens  dans  mon 

amour  que  des  scènes  pareilles  à  celle-ci,  lorsqu'un  soir,  après  avoir,  comme 

j  d'ordinaire,  écouté  Lydia  faire  de  la  musique,  la  fantaisie  me  prit  de  m'asseoir 

au  bord  de  la  Tamise  pour  jouir  quelques  heures  encore  de  la  beauté  de  la  nuit. 

^  En  songeant  à  la  situation  étrange  où  je  me  trouvais,  je  me  demandais  s'il  n'y 

i  avait  pas  folie  à  aimer  ainsi  d'un  amour  muet  une  femme  dont  je  n'obtiendrais 

jamais  rien,  pas  même  un  regard  compatissant,  et  quel  parti  me  restait  à  prendre  ; 

je  ne  pouvais  me  dissimuler  qu'il  était  trop  tard  pour  retourner  en  arrière,  que 

ma  passion  avait  dans  mon  cœur  des  racines  trop  profondes  pour  que  je  pusse 

espérer  de  l'en  arracher.  Mille  projets  divers  se  présentèrent  à  ma  pensée,  qui 

tous  vinrent  se  briser,  l'un  après  l'autre,  contre  l'idée  du  suicide.  Oui,  le  suicide, 

en  ce  moment,  m'apparut  comme  le  seul  dénoùment  possible  de  ma  passion. — 

Eh!  bien,  soit,  m'écriai-je  ;  j'aimerai  Lydia  tant  que  j'aurai  la  force  de  souffrir. 

Le  jour  où  la  souffrance  l'emportera  sur  mes  forces,  j'irai  droit  à  Lydia,  je  lui 

avouerai  mon  amour  pour  elle,  et  si  elle  me  repousse,  je  me  tuerai. 

Comme  je  me  disposais  à  me  lever,  j'entendis  un  bruit  dans  l'herbe,  tout  près 
de  moi.  J'écartai  doucement  les  branches  d'un  saule  qui  m'enveloppaient,  et  je 
vis  lady  Buckelgar  à  quelques  pas  de  moi.  Elle  était  vêtue  de  noir,  sa  figure  grave 
et  sérieuse  respirait  un  mortel  ennui.  Une  de  ses  mains  virilement  posée  sur  sa 
hanche,  et  l'autre  main  pendante  ,  elle  s'avançait  lentement,  l'oeil  attaché  à  la 
terre,  les  cheveux  épars;  à  quoi  pensait-elle"?  Quel  rêve  occupait  cette  ame  or- 
gueilleuse? Je  ne  sais.  En  la  voyant  approcher,  je  sentis  un  frisson  rapide  courir 
par  tout  mon  corps,  et  une  sueur  froide  m'inonda.  Il  y  eut  un  moment  où  Lydia 
s'arrêta,  sans  toutefois  changer  d'attitude.  Le  désir  me  vint  tout-à-coup  de  pro- 
fiter d'une  occasion  si  belle,  de  me  jeter  à  ses  pieds  et  de  lui  ouvrir  mon  ame, 
sauf  à  me  précipiter  dans  la  Tamise  si  mon  aveu  était  mal  reçu.  Je  faisais  déjà 
un  mouvement  pour  exécuter  ma  résolution  désespérée  ;  mais  Lydia,  tirée  de  sa 
rêverie  parle  bruit  des  branches,  leva  les  yeux  vers  le  saule  sous  lequel  j'étais 
couché.  —  Qui  est  là?  dit-elle  d'une  voix  ferme.  — Mon  courage  m'aljandonna. 
Tremblant  comme  si  j'eusse  été  un  malfaiteur,  je  serrai  mes  lèvres  l'une  contre 
l'autre  aQn  de  ne  pas  donner  passage  au  souffle  de  ma  poitrine,  et  je  fermai  les 
yeux.  —  Qui  est  là?  répéta  Lydia  en  avançant  avec  hardiesse.  —  Nulle  réponse 
ne  lui  arrivant,  elle  crut  sans  doute  que  le  vent  seul  avait  agité  les  feuilles  du  saule, 
et  elle  continua  sa  promenade  d'un  pas  aussi  calme  qu'auparavant.  Quant  à  moi, 
épouvanté  du  sang-froid  de  cette  femme,  je  me  hâtai  de  fuir  à  toutes  jambes,  dès 
qu'elle  fut  assez  éloignée  pour  ne  me  point  entendre.  Et  quelques  heures  après, 
tout  tremblant  encore,  j'étais  sur  la  route  de  Londres. 


2T2  •  LA   SYLPHIDE. 

A  dater  de  cette  scène,  je  menai  durant  deux  grands  mois,  c'est-à-dire  jusqu'à 
l'entrée  de  l'hiver,  l'existence  la  plus  déplorable.  Je  ne  vis  personne  que  mes  do- 
mestiques, et  encore  avaient-ils  l'ordre  exprès,  sous  peine  d'être  chassés,  de  n'en- 
trer chez  moi  qu'à  l'appel  de  la  sonnette.  Bref,  ne  mangeant  pas,  ne  dormant  pas, 
j'arrivai  promptement  à  un  état  de  démoralisation  voisin  de  la  folie.  Un  jour,  ce- 
pendant, averti  de  la  saison  par  le  froid,  j'ordonnai  à  mon  valet  de  chambre  de 
faire  du  feu  dans  mon  cabinet  et  d'aller  ensuite  s'informer,  d'une  façon  adroite, 
si  lady  Buckelgar  était  revenue  de  la  campagne.  Un  quart-d'heure  après,  j'appris 
en  effet  que  Lydia  était  de  retour  à  Londres  depuis  quelques  jours,  et  une  heure 
ne  s'était  pas  écoulée  encore  que  j'étais  dans  son  antichambre. 

—  Milady  ne  peut  recevoir,  monsieur,  me  dit  un  de  ses  gens. 

Je  mis  la  main  à  la  poche  et  en  tirai  deux  guinées  que  je  glissai  dans  la  main 
du  drôle  pour  toute  réponse.  Le  coquin  se  hâta  de  fuir,  sans  doute  pour  être  eri 
état  de  prouver  son  alibi,  en  cas  de  reproches  de  sa  maîtresse.  —  Alors,  j'ouvris 
résolument  la  porte  d'un  boudoir  que,  tout  en  s' éloignant,  le  valet  m'avait  indi- 
qué du  doigt  comme  le  lieu  où  je  trouverais  milady. 

Lydia  était  à  son  piano  quand  j'entrai.  j.  chaldes-aigles. 

( L(t  fin  à  la  lirmison  prochaine.) 


FRAGMENT. 


Dieu,  toi  dont  la  splendeur  fait  l'éclat  de  nos  jours, 

Source  toujours  féconde  en  eaux  vives  d'amours. 

Par  des  bourgeons  nouveaux,  rends  sa  sève  à  la  branche , 

Dirige  un  rayon  d'or  vers  ce  beau  lys  qui  penche, 

Et  des  parfums  de  grâce,  au  monde  éparpillés. 

Fais  refleurir.  Seigneur,  nos  rameaux  dépouillés!.... 

Voici  ta  croix....  voici,  de  l'église  rustique. 

Le  clocher  qui  bourdonne  un  chant  mélancolique; 

Et  du  sein  des  brouillards  que  perce  le  soleil , 

Le  coq,  dont  la  voix  claire  à  l'heure  du  réveil , 

Prosterne  aux  pieds  du  Christ  le  disciple  parjure  ! 

L'exilé  se  reproche,  hélas!  la  même  injure. 

Il  prie  !  il  est  ému  par  ces  simples  concerts 

Ses  regards,  par-delà  vingt  clos  de  halliers  verts. 

Tout  au  fond  du  val  sombre  ont  reconnu  la  ferme 

Où  des  fatalités  il  croit  toucher  le  terme  ; 

Où  sa  mère,  efi  veillant,  pour  lui  verse  despleurs; 

Où  peut-être  elle  dort  sous  un  tertre  de  fleurs  , 

Près  du  lit  de  martyre  où  son  fds  prit  naissance! 

L'aspect  de  son  berceau  lui  rend  son  innocence; 

Et  dans  l'extase  ardente,  avec  charme  arrêté, 

Il  verse,  en  frémissant,  des  pleurs  de  volupté. 

Joyeuse  d'être  enfin  au  sépulcre  ravie. 

Son  amc,  qui  retourne  aux  sources  de  la  vie. 


!  1 

1  I 

:    I 


I.A   .SYLPHIDE.  27:! 


Court  sur  l'onde  qui  roule  à  travers  les  roseaux  , 
Suit  dans  leur  clair  miroir  des  triangles  d'oiseaux  . 
j    .  Dont  l'escadron  léger  plonge  -i  perte  de  vue 

!    I  Sous  les  vagues  du  neuve,  en  volant  vers  lanue. 

i    '  L'astre  dont  l'orbe  monte  en  un  vaste  horizon. 

Dore  aux  Oancs  des  coteaux  les  bois  en  floraison  ; 
Et,  criblant  tout  le  val  de  ses  (lèches  sans  nombre. 
Du  village  endormi  par  degrés  chasse  l'ombre. 
I    ;  L'exilé  s'agenouille,  il  n'est  plus  orphelin  ! 

j    I  Les  tic-tacs  mesurés  et  sourds  du  vieux  moulin  , 

l    '  Les  madriers  en  croix  sur  sa  face  crayeuse. 

Sa  lucarne  encor  sombre  où  tremble  une  veilleuse  , 

Son  toit  de  chaume  hostile  aux  froids  des  longs  hivers. 

Et,  comme  un  tabernacle  isolé  dans  les  airs. 

Grâce  aux  doubles  étais  de  sa  lourde  charpente, 

Son  corps  de  logement  où  la  vigne  serpente 

En  thyrses  de  raisins  mêlés  à  des  lilas 

Dont  les  pampres  émus  groupent  leurs  entrelacs  ; 

Que  de  charme  en  ce  cadre  où  l'air  n'a  plus  de  borne! 

-Mais  sans  le  vieux  moulin  tout  lui  semblerait  morne; 

Et  de  son  bruit  vulgaire  il  se  sent  attendri, 

Carce  rhythme  au  berceau  calma  son  premier  cri  !... 

Au  cylindre  en  rumeur  d'où  l'eau  coule  et  ruisselle. 

D'éclairs  multiplies  le  moulin  étincelle. 

Il  baigne  son  visage  au  courant,  dont  les  plis 

Qu'entrechoque  la  vague  ou  que  l'air  a  polis 

Sous  les  moires  de  l'onde  au  souffle  d'un  caprice 

Bouleversent  les  traits  de  la  frivole  esquisse. 

De  sveltes  peupliers  aux  quatre  angles  du  mur 

Fiers  d'élancer  leur  cime  au  donjon  dans  l'azur. 

Planent  royalement  sur  la  campagne  entière  ' 

C'est  un  Berghem  sorti  d'un  pinceau  de  lumière. 

KAYMOXD  BRCCKEB. 


A 


Revue  des  Tliéà(res,  des  Arts  et  de  la  Kiittérature. 

N  événement  grave  à  l'Académie  royale,  c'est  l'appa- 
rition de  Duprez  dans  Robert.  Quand   il  fut  question, 
^  dans  le  public,  du  désir  qu'avait  notre  grand  rhan- 
Ueur  d'aborder  un  rôle  si  peu   fait  pour  lui  ,  les  uns   ne   voii- 
f  lurent  pas  y  croire  ,  les  autres  affirmèrent  qu'il  ne  réussirait  pas; 
ces  derniers ,  et  c'étaient  les  plus  raisonnables  ,  furent  d'avis  que 
puisque  Duprez,  qui  se  connaissait  un  peu  en  chant  et  en  musi- 
que ,  se  décidait  à  prendre  ce  rôle  après  avoir  aussi  long-temps 
attendu ,  c'est  qu'il  était  sûr  du  succès.  Telle  était  notre  pensée  à  nous- 
mème ,  telles  étaient  nos  espérances.  Nous  doutons  que  Duprez  persiste 
à  considérer  comme  un  triomphe  l'accueil  qu'il  reçoit  dans  Robert  le  Diable;  mais 


I 


2λ  _  LA  SYLPHIDE. 

c'est  pour  nous  un  devoir  de  faire  l'aveu,  ([u'en  ce  qui  concerne  l'opinion  que 
nous  nous  étions  formée  de  lui ,  nous  nous  sommes  trompé.  Duprez  lutte  contre 
deux  obstacles  qui,  pour  tout  autre  ,  seraient  insurmontables:  la  musique  du 
mailre,  qui  semble  se  plaire  presqu'à  chaque  note  à  contrarier  sa  voix,  et  les  ha- 
bitudes traditionnelles  du  public  qui  ,  cent  fois  et  plus  ,  ayant  entendu  chanter 
ce  rôle  par  Nourrit,  ne  soufTre  pas  qu'on  y  introduise  la  plus  légère  mo- 
dification, fût-elle  même  un  progrès  ou  une  beauté  nouvelle.  La  plupart  des 
effets  produits  par  Nourrit ,  au  moyen  de  la  voix  de  tète  ,  sont  rendus  à 
l'aide  de  la  voix  de  poitrine  par  Duprez,  qui  ne  s'estime  pas  davantage  tenu  de 
reproduire  avec  une  fidélité  scrupuleuse  les  transitions  et  les  points  d'orgue  de 
son  prédécesseur.  Il  est  certain,  par  exemple,  que  la  sicilienne  de  Nourrit  n'est 
pas  celle  de  Duprez  ;  que  Nourrit  chantait  tout  autrement  que  Duprez  le  fameux 
Des  chevaliers  de  ma  patrie,  et  lo  duo  qui  suit  avec  Bertram.  Je  me  demande  aussi 
pourquoi  Duprez  a  passé  le  duo  du  second  acte  :  Avec  honte  voyez  ma  peine  ;  est- 
ce  à  cause  de  lui  ou  de  la  cantatrice?  —  Mais,  d'un  autre  côté,  il  faut  bien  conve- 
nir qu'il  est  impossible  de  mieux  phraserque  Duprez;  il  nous  a  fait  découvrir  des 
richesses  jusqu'alors  inconnues  dans  les  récitatifs  deMeyerbeer;  il  a  été  très 
beau  dans  le  trio  sans  accompagnement  du  troisième  acte  ;  très  beau  encore  dans 
son  entrée  au  quatrième  :  Du  mayique  rameau  qui  s'abaisse  sur  eux ,  et  dans  la 
cantilène:  Quellcest  fcp//c.' Enfin,  le  chef-d'œuvre  de  la  puissance  de  la  voix  hu- 
maine est, sans  contredit,  son  invocation  :  Isabelle!  Isabelle! 

Dans  le  duo  et  le  trio  du  dernier  acte,  Duprez  a  eu  des  momens  sublimes.  Mais, 
encore  une  fois,  ces  manifestations  éparses  de  l'incontestable  talent  d'un  homme 
ne  constituent  pas  un  succès  tel  qu'il  en  faut  un  à  Duprez;  elles  ne  compensent 
pas  ses  inégalités,  ses  transpositions  et  surtout  les  elTorts  immenses  qu'il  est  obligé 
de  faire  pour  ne  pas  rendre  un  rôle  tel  qu'il  nous  le  faut  depuis  que  Nourrit  nous 
l'a  appris  par  cœur.  Robert  le  Diable  est  pour  Duprez  un  tour  de  force  qui  dure 
cinq  heures  !...  Nous,  qui  sommes  au  nombre  de  ses  admirateurs  les  i)lus  sincères, 
nous  ne  lui  souhaitons  pas  deux  autres  triomphes  pareils  ;  outre  que  sa  voix  pour- 
rait s'y  trouver  gravement  compromise,  il  nous  semble  probable  que  le  parterre 
no  lui  continuerait  pas  les  ovations  qu'il  mérite  si  bien  dans/fs  Huguenots  et  dans 
la  Juive.  ^ —  Que  d'autres,  donc,  crient  au  succès;  que  d'autres  rappellent  Du- 
prez ;  nous,  nous  voyons  avec  peine  cet  admirable  chanteur  entre  les  mains  duquel 
reposent  toutes  les  destinées  de  l'Académie  royale,  immoler  ses  moyens,  sa  re- 
nommée, peut-être,  à  une  vaine  question  d'amour-propre.  —  M"»"  Dorus  a  été 
cette  inimitable  Alice  que  l'on  connaît.  Mii<î  Dobrée  qui  remplaçait  Mlle  Nau, 
avec  laquelle,  dit-on,  l'administration  est  en  train  de  rompre,  a  un  beau  timbre 
de  voix,  des  notes  magnifiques,  mais  on  s'aperçoit  à  la  scène  qu'elle  n'a  pas  encore 
complètement  oublié  son  Conservatoire.  — On  parle  d'une  restauration  générale 
(le  la  troupe,  que  M.  Léon  Pillet  veut  faire  à  la  fin  de  l'année  théâtrale  :  on  com- 
prend dans  l'ostracisme  qui  sera  décerné  contre  les  médiocrités  sans  nombre  qui 
encombrent  l'Opéra,  des  talens  assez  élevés  et  assez  utiles  pour  que,  jusqu'à  nou- 
vel ordre,  nous  refusions  d'y  croire. 

Maintenant,  s'il  faut  une  fois  par  hasard  dire  la  vérité  sur  ce  qui  se  passe,  il 
nous  semble  que  les  destinées  de  l'art  dramatique  sont  tant  soit  peu  aventurées 
en  France.  Dans  ce  naufrage  général  de  la  tragédie,  du  drame,  de  la  comédie  et 
du  vaudeville,  le  chant  seul  paraissait  avoir  quelques  chances  de  salut,  et  voici  que 


I 


l.\   SYLPHIDE.  275 

tout  le  inonde  peut  signaler  dans  léchant  les  symptômes  d"une  agonie  prochaine. 
Il  y  a  un  bouleversement  universel  des  genres  :  l'Opéra-Comique  débute  au 
grand  Opéra  dans  la  personne  de  Marié  ;  Mme  Eugénie  Garcia ,  dont  la  place 
était  fixée  à  l'Académie  royale  ,  a  préféré  le  théâtre  de  la  place  de  la  Bourse 
d'abord  ,  et  ensuite  la  salle  Favart.  Les  Italiens  prennent  à  tâche  de  chanter  en 
français,  et  les  Français  déchanter  en  italien;  nous  avons  déjà  dit  que  M.  Bolelli 
de  rOpéra-Comique  s'appelle  tout  bonnement  Bouteiller;  et  tandis  qu'on  annonce 
l'apparition  future  à  l'Opéra  d'un  Anglais  qui  a  ajouté  un  i  à  son  nom,  pour  en 
faire  Burdini,  une  jeune  Italieime  de  la  Chaussée-d'Antin  ou  du  faubourg  Pois- 
sonnière vient  de  débuter  aux  Bouffes  sous  le  nom  de  Blanchi,  .\insi ,  confusion 
de  genres,  confusion  de  noms,  confusion  de  personnes;  nous  avons  tous  les  con- 
trastes et  toutes  les  anomalies  en  fait  de  chant,  et  certes  il  faut  croire  que  les 
temps  de  l'Apocalypse  sont  venus.  On  parle  de  nouveaux  talens  qui  doivent 
surgir,  l'Académie  royale  va  bientôt  nous  faire  entendre  M.  Bnroilhet , 
M.  Burdini,  M.  Paulin,  Mlle  Loeve,  M"*^  Hadingua  Heinefetter?En  attendant  les 
jeunes  qui  doivent  venir,  les  vieux  s'en  vont;  Gardel ,  l'ancien  maître  de  ballet 
impérial  a  rendu  l'aine.  51.  Dornioy  ne  se  dispose  guère  à  en  faire  autant,  à  en 
juger  par  l'activité  qu'il  déploie  dans  sa  direction  des  Italiens;  car  sans  donner 
au  succès  de  Lucrezia  le  temps  d'être  confirmé  par  tous  les  dilettantes,  il  a  fait 
reprendre  cette  semaine  VElisird'atnore. 

L'admission  à  la  Chambre  de  .M.  de  Mesgrigny,  inspecteur  général  des  haras 
de  France,  occupait  beaucoup  lundi  soir  le  respectable  corps  des  rats  à  l'Aca- 
démie royale.  —  Un  camarade  d'enfance  de  M.  de  Mesgrigny  qui  a  fait  avec  lui 
ses  premières  armes  aux  petits  soupers  de  Trianon  et  aux  nuits  d  Hclvetius,  m'a 
dit  que  l'on  apprêtait,  dans  un  ouvrage  dont  le  titre  est  encore  un  mystère,  un 
double  rôle  de  cantatrice  et  de  danseuse  à  Mlle  Nathalie  Fitz-James.  — En  at- 
tendant que  M.  Meyerbeer  mette  son  opéra  à  l'étude,  il  veut  bien  nous  en  dire  le 
nom;  ce  chef-d'œuvre  sera  intitulé  les  Anabaptistes. — Fanny  Elssler  est  de  retour 
et  nous  comptons  avant  peu  vous  en  donner  de  bonnes  nouvelles. — Quoi  qu'il  en 
soit,  Mlle  Révilly  ne  dé'oute  plus  à  l'Opéra,  c'est  à  l'Opéra-Comique  qu'elle  va  se 
faire  entendre,  par  suite  de  cette  indécision  désespérante  dont  nous  causions  tout 
à  l'heure.  —  On  s'est  beaucoup  occupé  cette  semaine  de  la  messe  en  musique 
chantée  dimanche  dernier  dans  la  cathédrale  de  Versailles,  par  Rubini,  son  neveu 
Gallinari,  compositeur  distingué,  Mussalti  et  le  baron  Lariss  ,  et  de  la  bénédiction 
pontificale  qui  a  été  accordée  à  ces  artistes  par  monseigneur  l'évèque.  —  Deux 
pièces  nouvelles  maintiennent  la  vogue  aux  deux  théâtres  de  vaudevilles  qui  la 
méritent  le  mieux  ;  les  Variétés  remplissent  leur  salle  tous  les  soirs  avec  le  Fla- 
grant délit,  et  le  Palais-Royal  fait  de  même  avec  l'Amour  en  commandite. 

Bien  qu'aucune  dépêche  télégraphique  n'annonce  encore  le  retour  de  la  Belle- 
Poule,  les  préparatifs  pour  la  réception  des  cendres  de  N'apoléon  se  poursuivent 
avec  une  activité  remarquable.  Les  trente-deux  statues  qui  doivent  ornera  droite 
et  à  gauche,  sur  l'esplanade  des  Invalides,  le  passage  du  char  impérial,  ont  été 
commencées  hier.  Elles  se  font  en  grande  partie  sur  place.  Avec  le  piédestal,  cha- 
cune de  ces  statues  aura  près  de  sept  mètres  de  hauteur.  Voici,  parmi  les  rois  et 
généraux,  les  personnages  qu'on  a  choisis,  et  leur  ordre  de  placement  :  Rang  de 
droite,  en  sortantdes  Invalides,  Clovis,  Charles-Martel,  Philippe-Auguste,  Char- 
les V,  Jeainic  d'Arc,  Louis  Xil,  Bayard.  Louis  XIV,  Turennc,  Duguay-Trouin, 


376  LA    SM.I'IIIDE. 

iloche,  Latour-iJ'Aiivi'rgne,KelIerman,NeY,Jour(lan  etLobau.  Rang  de  gauche, 
en  sortant  également  de  la  grille  des  Invalides,  Charleniagne,  Huges-Capet,  Vau- 
ban,  Marceau,  Desaix,  Kléber.Lannes,  Masséna,  Mortier  et  Macdonald,  duc  de 
Tarente.  Lesarlistes  nommés  pour  modeler  tous  ces  grands  sujets  d'histoire  sont 
MM.  Bosio  neveu,  Maindron,  Brion,  Husson,  Lanneau,  Robinet,  Armand  Tous- 
saint, Juley,  Lévèque,  Jouffroy,  Cavelier,  Simart,  Brun,  Klagmann,  Garaud, 
Briantaîné,  Schey,  Etes  et  Dantan. 

Par  jugement  arbitral ,  Alphonse  Karr  est  aujourd'hui  dépossédé  de  ce  titre  des 
Glépes  qu'il  a  rendu  si  populaire  à  force  de  raison  ,  d'indépendance  et  d'esprit. 
Quelques  personnes  avaient  paru  craindre  que  ces  petits  livres ,  si  mordans  et  si 
lins,  ne  fussent  désormais  des  livres  sans  nom;  Alphonse  Karr  a  écrit  le  sien 
sur  la  première  page,  et  dès-lors  toutes  les  inquiétudes  ont  cessé.  Pour  un  titre 
mort,  une  belle  gloire  littéraire  apparaît!  Nous  gagnons  trop  au  stupide  juge- 
ment de  MM.  les  arbitres  pour  avoir  le  droit  de  nous  plaindre.  Il  n'y  a  donc 
rien  de  changé  que  le  titre  dans  la  publication  si  originale  d'Alphonse  Karr.  Ce 
seront  toujours,  comme  par  le  passé,  de  petits  in-trente-deux  bien  gais  ,  bien 
impartiaux ,  bien  satyriques.  Encore  une  fois,  MM.  les  arbitres,  il  n'y  a  d'écon- 
duits  en  cette  affaire  que  vous  et  le  marchand  que  vous  nommez  un  éditeur. 

Puisque  nous  voilà  sans  y  penser  au  chapitre  de  la  littérature,  nous  nous 
garderons  bien  d'oublier  les  deux  volumes  que  M.  Edouard  Ourliac  vient  de 
publier  sous  les  titres  de  Suzanne  et  la  Confession  de  IS'azarille.  M.  Ourliac  est 
un  jeune  écrivain  plein  de  sentiment  et  desprit,  plein  à  la  fois,  ce  qui  est  rare  , 
de  passion  el  de  galté.  L'histoire  de  Susanne  est  une  bien  simple  et  bien  touchante 
histoire  qui  fait  pleurer  presque  sans  le  vouloir,  qui  intéresse  et  qui  attache  sans 
se  donner  de  peine  pour  ce'a  ;  Suzanne  enfin  est  un  roman  de  la  bonne 
école  qui  emprunte  toutes  ses  ressources  à  un  ordre  d'idées  naturel  et  vrai ,  qui 
évite  le  double  écueil  du  sentimentalisme  niais  ou  du  mélodrame  brutal.  Suzanne 
est  une  jeune  et  belle  cantatrice  qui  ,  entraînée  par  cette  fatalité  dont  tant  de 
femmes,  hélas  !  sont  victimes,  dédaigne  un  riche  mariage  pour  devenir  la  maî- 
tresse et  ensuite  la  servante  d'un  bel  esprit,  ou,  si  on  le  préfère,  d'un  grand 
homme  de  province,  qui  la  fait  mourir  dans  un  grenier.  L'analyse  qui  a  été  faite 
de  Suzcaine,  par  M.  de  Balzac,  dans  sa  Revue  parisienne  ,  cette  analyse  ,  malgré 
ses  instans  de  mauvaise  humeur  et  souvent  même  d'injustice  ,  nous  dispense  de 
plus  longs  éloges.  M.  E.  Ourliac  a  consacré  le  second  volume  de  sa  publication  à  de.'; 
contes  dans  le  goût  de  Voltaire,  où  il  a  jeté  son  esprit  à  pleine  main  :  Collinet  est 
un  chef-d'œuvre,  et  la  Confession  de  Nazarilleres^tire  d'un  bout  à  l'autre  la  plus 
douce  philosophie.  g.  guénot-lecoente. 

Concert  de  Tbëodore  Uanman. 

Dans  les  premiers  jours  de  la  semaine  où  nous  allons  entrer,  Théodore  Hau- 
man ,  dont  le  beau  talent  sur  le  violon  n'a  plus  d'égal  aujourd'hui  ,  donnera  , 
dans  la  salle  des  concerts  Vivienne,  une  grande  soirée  musicale  au  profit  des 
malheureux  inondés  de  Lyon.  L'initiative  des  bonnes  actions  a  toujours  appar- 
tenu aux  grands  artistes. 


Le  Dirtriciir  :   DE  VILLEMESSANT. 


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\ 


•59 


LA  syiPHIl>E 


I.CITE     OE8    ITALIE  M! 


I.A   SYI.PIIIBE. 


A    lladaiiK- 


I!)  novembre. 

ANS  cette  vie,  il  n'y  a  qu'heur  et  mallieur ,  ma- 
dame ;  les  bruits  de  guerre ,  (jui  ont  si  fort  ef- 
frayés les  pauvres  mères ,  ont  réjoui  un  grand 
nombre  de  filles  un  peu  attardées  sur  le  chapitre 
du  mariage,  et  j'en  connais  plusieurs  qui  viennent 
d'allumer  le  flambeau  de  l'hymen,  ce  à  quoi  elles 
avaient  presque  tristement  renoncé,  je  vous  jure  ! 
Aussi,  est-ce  un  grand  mouvement  dans  les  fa- 
milles, c'est  à  qui  mettra  en  avant  sa  légion  d'hé- 
ritières ;  on  les  pare  ,  on  les  pomponne  de  son 
mieux,  et,  dans  chaque  danseur,  on  croit  voir  un 
époux  ;  les  couturières  ne  suffisent  point  à  faire 
toutes  les  robes  qui  leur  sont  commandées. 
iM"°  de  Moismont,  la  couturière  aristocratique, 
excelle  dans  les  toilettes  de  mariage  qui,  vous  le  savez,  demandent  un  tact  tout 
particulier,  car  il  les  faut  noblement  élégantes,  sans  apparence  de  colifichets. 
Au  moyen  du  talent  de  M"'  de  Moismont,  cet  écueil  n'est  pointa  redouter, 
car  son  excellent  goût,  si  bien  d'accord  avec  ses  manières  distinguées  en  ont 
fait  la  protégée  de  la  Mode  ,  journal  qui  a  toutes  les  sympathies  de  r.A  Svr.- 
PHYDE,  puisqu'il  s'adresse  au  même  cercle  d  abonnés.  J'ai  vu  sortir  des  ate- 
liers de  M""  de  Moismont,  pour  la  future  comtesse  de  M***,  une  robe  en  moire 
blanche,  garnie  de  deux  volans  d'Angleterre  qui  remontaient  sur  le  côté  gauche 
de  la  jupe  où  ils  étaient  retenus  par  deux  nœuds  de  velours  blanc;  le  corsage 
plat,  assez  montant,  était  orné  de  barbes  d'Angleterre  légèrement  froncées,  qui 
descendaient  en  pointe  derrière  et  devant  jusqu'à  la  ceinture;  les  manches  lon- 
gues, plates,  avaient  sur  le  côté  du  bras,  depuis  le  poignet  jusqu'au  coude,  des 
crevées  en  dentelles,  entre  chaque  crevée,  la  manche  faisait  patte,  attachée  par 

2:5 


a:  s 


LA   SVLPBIDE. 


des  boutons  en  velours  blanc  ;  au  lieu  de  chàle  une  longue  écharpe  en  dentelle 
doublée  de  moire  et  garnie  de  trois  volans  de  dentelles  ;  cette  toilette  était 
digne  de  celle  qui  devait  la  porter  et  de  celle  qui  l'avait  faite.  On  avait  donné 
à  la  jeune  comtesse  la  plus  magniDque  corbeille  du  monde,  et  je  n'aurai  ja- 
mais fini  de  vous  en  énumérer  le  contenu  :  j'y  ai  vu  les  éventails  si  recherchés 
de  Clamorgam,  avec  leurs  suaves  peintures,  que  fait  si  bien  renaître  l'entou- 
rage du  laque  avec  les  figures  d'or,  l'ivoire,  travaillé  à  jours  comme  les  plus 
fines  dentelles,  rehaussé  par  des  dessins  dorés  en  bosses,  d'autres  incrustés  de 
pierres  précieuses,  d'autres  en  nacre  aux  reflets  chatoyans. 

La  renommée  de  Clamorgam  ne  peut  que  s'accroître  encore  cet  hiver ,  car 
plus  que  jamais  il  a  apporté  à  sa  spécialité  des  éventails  un  soin  et  un  goût  ir- 
réprochables. Les  fourrures  en  vogue  n'avaient  point,  comme  vous  le  pensez 
bien,  été  oubliées  dans  la  liste  des  présens  de  noce;  Auprêtre-Pellevrault  et 
Bougenaux-Loiley  avaient  été  mis  à  contribution:  leur  hermine,  kur  martre 
zibeline,  chinchilla,  renard  bleu,  etc.,  etc.,  pour  garnitures  de  robes,  et  toutes 
leurs  pelisses,  mantekts-péit  rines  si  gracieuses  de  formes  et  d'ornemens  trô- 
naient dans  cette  belle  corbeille,  avec  le  manchon  aérien,  devenu  indispensable 
à  toute  femme  élégante.  Venaient  ensuite  les  délicieux  mouchoirs  de  Chapron 
et  vous  ne  sauriez  croire  ce  que  dans  toutes  ces  broderies ,  on  avait  trouvé 
moyen  de  mettre  de  délicats  emblèmes,  mêlés  aux  fleurs,  aux  blasons...  Il  y 
avait  pour  une  journée  à  regarder  la  diversité  de  ces  mouchoirs ,  dont  aucun 
des  dessins,  soi(  broderies,  soit  vignettes  ne  se  ressemblaient.  Comme  accom- 
pagnement obligé  se  trouvaient  près  de  ces  mouchoirs  les  essences  de  Guer- 
lain, le  parfumeur  des  femmes  de  la  bonne  compagnie,  ses  sachets  parfumés 
et  toutes  les  eaux  précieuses  de  la  toilette  composées  par  lui ,  étaient  en  pro- 
fusion et  comme  une  chose  dont  on  ne  peut  trop  avoir.  Beaucoup  de  coiffures 
comme  on  en  portera  cet  hiver  avaient  été  offertes  à  la  jeune  mariée ,  les  unes 
en  brocard  or  et  vert,  bleu  et  argent ,  les  unes  tournées  en  turbans ,  d'autres 
faites  d'après  des  dessins  gothiques,  il  y  en  avait  aussi  de  plus  légères  en  den- 
telles ou  en  blondes,  ornées  de  roses  en  mousseline  sans  feuilles,  ou  de  fleurs 
en  vélo  irs  et  chenille.  On  prépare  pour  cet  hiver,  de  hautes  bordures  en  filet 
de  chenille  terminées  par  une  frange  qui  seront  d'un  bel  effet  sur  les  robes  de 
satin;  j'ai  vu  une  de  ces  bordures  dont  chaque  maille  était  serrée  par  une  perle 
avec  des  perles  mêlées  aux  franges,  qui  m'a  paru  une  riche  et  belle  chose  ;  elle 
était  en  chenille  rose  sur  une  robe  de  satin  blanc;  pour  le  haut  du  corsage  et 
les  manches  on  avait  fait  aussi  de  pareilles  bordures  beaucoup  plus  basses.  La 
coiffure  destinée  à  élre  portée  avec  cette  robe  était  une  guirlatule  de  petites' 
feuilles  de  vignes  en  velours  rose  et  les  grappes  en  perles. 

H  y  aura  aussi  des  bas  de  jupes  de  robes  ou  de  tuniques  en  tulle,  bordés  en 
chenilles  ;  quoique  ce  soit  i  n  peu  lourd,  c'est  cependant  joli,  mais  il  faut  choisir 


LA    S^l^PHIDE.  279 

de  légers  dessii.s  et  des  fleurs  dont  les  pétales  ne  soient  pas  rapprochés,  afin 
qu'il  y  ait  le  plus  de  transparence  possible.  Depuis  quilques  années,  la  mode  a 
laissé,  selon  moi,  une  grande  licence  s'introduire  dans  son  code;  je  veux  dire 
que  les  danseuses  portent  également  des  robes  épaisses  ou  transparentes,  et 
cela  me  parait  Hve  un  conlre-sens  et  un  manque  de  goût.  La  danse  veut  le  plus 
de  légèreté  possible  dans  les  vètemens,  et  la  jilus  riche  étofle,  du  moment 
qu'elle  est  compacte,  ne  convient  qu'aux  toilettes  de  femmes  assises.  Or,  donc, 
pour  le  bal,  le  crêpe,  le  tulle,  la  gaze,  l'organdi,  les  fleurs  et  les  rubans  ;  puis, 
pour  les  femmes  lapisseriea,  celles  qui  parent  le  fond  des  salons,  tout  le  luxe 
des  soies  et  des  brocards.  Il  en  est  de  même  de  la  coifl'ure  ;  pour  la  danse,  elle 
doit  être  composée  de  fleurs,  de  bijoux,  tout  se  qui  peut  enfin  se  mélanger  aux 
cheveux;  mais  les  coiffures  montées,  les  plumes  qui  s'agitent,  les  barbes  qui 
pendent,  sont  des  accessoires  dénués  de  grâce  dans  l'agitation  d'un  galop  ou 
d'une  valse  de  Strauss.  A  propos  de  danse,  nous  avons  ici  un  professeur  de 
piano  logé  dans  le  môme  palais  que  la  Sylphide,  et  que  protégeront  sans  doute 
ses  ailes  blanches.  Ce  professeur  a  découvert  la  méthode  d'enseigner  en  trente 
leçons,  à  bien  exécuter  des  quadrilles  ;  avouons  que  c'est  un  talent  précieux  et 
que  tout  le  monde  voudra  acquérir,  puisqu'on  n'est  plus  obligé  d'y  consacrer  des 
années,  comme  cela  était,  alors  que  nous  étions  petites  filles,  et  qu'avant  de 
jouer  le  bon  roi  Dagobert,  il  nous  fallait  pâlir  sur  des  gammes ,  pendant  au 
moins  un  lustre. 

Il  circule  ici  dans  le  monde  industriel,  une  nouvelle  qui  va  intéresser  au  plus 
haut  point  la  province,  qui  depuis  quelque  temps  s'achemine  à  prendre  des  ha- 
bitudes de  toilettes  parisiennes,  qui  exigent  dans  la  capitale  des  mandataires 
aussi  fidèles  que  complaisans.  On  parle  d'une  maison  de  commission  qui  fera 
trembler  sur  leurs  bases  celles  établies  jusqu'à  présent,  car  par  une  entente 
nouvelle,  elle  expédiera  ses  marchandises  aux  acheteurs,  au  même  prix  que 
s'ils  les  tenaient  de  la  première  main  et  avec  la  facture  de  la  maison  même  où 
les  achats  auront  été  /"aits.  Vous  comprenez  l'immense  bénéfice  qui  en  résultera 
pour  les  personnes  qui,  désireuses,  de  se  fournir  à  Paris,  ont  toujours,  en 
sus,  le  droit  de  commission  à  payer.  La  personne  qui  a  conçu  le  projet  de  cette 
maison  et  qui  sera  à  sa  tête,  se  recommande  au  public  sous  tous  les  rapports  : 
délicatesse  dans  les  marchés,  distinction  du  goût  dans  le  choix  des  objets, 
exactitude  dans  les  envois,  tout  se  trouvera  compris  dans  cette  nouvelle  affaire. 
A  peine  connue,  elle  a  déjà  recueilli  les  sympathies  et  les  encouragemens  de  l'aris- 
tocratie, qui  prolongeant  maintenant  plus  que  jamais  son  séjour  dans  les  châ- 
teaux, a  un  besoin  extrême  d'avoir  ici  des  mandataires  sur  lesquels  elle  puisse 
compter  en  tout  et  pour  tout.  Cette  maison  sera  tout-à-fait  sous  le  patronage  de 
LA  Sylphide.  Je  suis  sûre,  madame,  que  vous  mettrez  cette  bonne  occasion  à 
profit  et  que  bien  vite  vous  allez  me  demander  quand  je  lèverai  le  mys- 


280 


LA   SYLPHIDE. 


1ère  dont  j'enveloppe  encore  ma  nouvelle?  Je  vous  promets  de  vous  tenir  au 
courant  de  ceci  comme  je  le  fais  de  toutes  choses.  Ne  suis-je  pas  fidèle  à  mon 
mandat  et  se  crée-t-il  un  chiffon,  se  pose-t-il  une  fleur  dans  ce  beau  Paris  que 
vous  regrettez  si  bien,  que  vous  n'en  soyez  instruite  ?  Il  serait  ingrat  à  vous  de 
ne  pas  au  moins  me  reconnaître  le  mérite  de  l'exactitude. 

Baronne  MARIE  de  l******. 


UN  DÉBUT  DANS  LA  DIPLOMATIE. 

DEU.\IEME  ET  DERME  PARTIE". 

trer  leva  sur  moi  les  yeux  d'un  air  de 
Hant  ce  jour-là  fort  sombre,  elle  fit  un 
qui  signifiait  le  désir  de  savoir  qui  se 
vançai  de  quelques  pas  sans  prononcer  une  pa- 
role. Elle  se  leva  brusquement  alors 
de  son  piano,  et,  tendant  la  main  vers 
d'épais  rideaux  qu'elle  écarta  pour 
laisser  pénétrer  le  jour  :  —  Qui  est 
là?  dit-elle  du  même  ton  que  le  soir 
où  j'étais  caché  sous  le  saule.  —  A  ce 
mot,  qui  me  rappela  toute  une  succes- 
sion d'impressions  accablantes  ,  je 
sentis  mes  jambes  fléchir.  Mais,  exalté  par  la  fièvre,  je  repris  subitement  un 
courage  presque  féroce. 

—  C'est  moi  !  m'écriai-je  d'une  voix  vibrante  ;  moi  qui  souffre  depuis  un  an  à 
cause  de  vous,  milady,  et  qui  vais  mourir. 

—  Ah  !  c'est  vous,  monsieur  ;  que  me  voulez-vous  ? 

—  Je  viens  vous  demander  la  faveur  d'un  entretien,  milady,  qui  sera  le  pre- 
mier et  le  dernier. 

Accoutumé  enfin  à  l'obscurité  de  l'appartement  dans  lequel  je  me  trouvais, 
mon  regard  put  étudier  la  physionomie  de  Lydia  :  elle  était  grave,'dédaigneuse, 


'  Voir  plus  haut  page  268. 


I.  \   SYLPHIDE. 


281 


pleine  d'une  sécurité  presque  insolente.  Ce  sang-froid,  loin  de  produire  sur  moi 
son  eiïet  ordinaire,  m'irrita,  et  m'asseyant  résolument  dans  un  fauteuil,  en  face 
de  la  jeune  femme  qui  fixait  sur  moi  des  yeux  où  perçait  plus  d'inùiffércnce  que 
décolère  :  — Je  suis,  lui  dis-je,  l'homme  qui  vous  suivait  comme  votre  ombre, 
il  y  a  un  an  ;  je  suis  l'homme  qu'un  regard  sévère  de  vous  a  tenu  volontairement 
depuis,  à  une  respectueuse  distance.  Je  suis  un  homme  qui  vous  aime,  milady, 
et  qui  sait  qu'il  n'a  rien  à  espérer. 

—  Monsieur,  me  répondit  Lydia  sans  se  déconcerter  le  moins  du  monûc,  je 
m'étonne  que  vous  osiez  vous  présenter  devant  moi  d'une  façon  aussi  inconve- 
nante que  TOUS  le  faites.  On  vous  a  dit  probablement  que  je  désirais  ne  recevoir 
personne  ;  vous  n'attendrez  donc  pas,  je  pense,  que  je  vous  prie  de  sortir. —  Par- 
lant ainsi,  elle  levait  le  bras  pour  atteindre  le  cordon  d'une  sonnette  ;  je  l'arrêtai 
à  temps. 

—  Milady,  lui  répondis-je  sans  pouvoir  contenir  mes  larmes;  ayez  pitié  de 
moi  :  ne  viens-je  pas  de  vous  dire  que  je  vais  mourir? 

—  Comédie  ou  folie,  reprit-elle,  c'en  est  assez  ! 

—  Oh  !  oui,  milady,  vous  avez  raison  :  je  suis  fou.  Mais  comment  ne  le  serais- 
je  pas?  Oh!  j'ai  gardé  le  silence  tant  que  j'ai  pu  ;  mais  aujourd'hui,  me  taire 
plus  long-temps,  serait  au  dessus  de  mes  forces.  Oui,  continuai-je  en  me  préci- 
pitant à  ses  genoux,  je  vous  aime  !  Et  maintenant  que  je  vous  ai  révélé  mon  se- 
cret, milady,  je  n'ai  plus  qu'à  implorer  mon  pardon  à  mains  jointes,  et  à  me 
coucher  dans  le  tombeau. 

Lydia  fit  un  geste  d'impatience  :  —  fou  à  lier  !  niurmura-t-elle.  Et  elle  se  remit 
paisiblement  à  son  piano. 

Rentré  cher  moi,  j'écrivis  deu.v  lettres:  l'une  d'adieux,  à  lady  Buckelgar  ; 
l'autre  à  un  ami,  où  j'établissais,  comme  raison  de  mon  suicide,  le  dérangement 
de  ma  fortune,  après  quoi  je  me  lâchai,  dans  la  tète  un  coup  de  pistolet. 

Fort  heureusement,  la  balle,  je  ne  sais  trop  de  quelle  façon,  fit  tout  le  tour  de 
mon  crâne  et  s'alla  loger  derrière  ma  tète  sans  me  tuer.  Un  vieux  médecin  ,  an- 
cien ami  de  ma  famille,  me  donna  ses  soins  en  cette  circonstance.  La  nature 
particulière  de  ma  blessure  mit  sa  science  fort  à  l'épreuve.  Il  se  tira  très  bien  de 
l'épreuve  toutefois,  en  me  tirant  d'affaire  comme  un  habile  homme  qu'il  était. 
Au  bout  de  quinze  jours,  ma  blessure  étant  tout-à-fait  cicatrisée,  l'image  de  Ly- 
dia me  revint  à  l'esprit  aussi  nette,  aussi  saillante  que  jamais.  Plusieurs  fois  même 
son  nom  s'échappa  de  ma  bouche  ;  si  bien  que  mon  docteur,  qui  avait  conçu  quel- 
ques doutes  sur  ma  détermination  violente,  nie  parla  un  jour  ainsi  :  « — Vous  voilà 
très  bien  quant  à  la  santé  du  corps  ;  la  fièvre  a  cédé,  votre  blessure  est  fermée  le 
mieux  du  monde,  et  je  ne  désespère  pas  de  vous  mener  au  bal  avant  la  fin  de 
l'hiver.  Mais,  pour  cela,  il  faut  que  vous  ayez  en  moi  une  confiance  entière,  et 
que  vous  m'appreniez  une  foule  de  choses  que  j'ignore  ;  par  exemple,  comment 
vous  vint  la  tragique  idée  qui  a  failli  avoir  pour  vous  des  suites  si  funestes,  et  ce 
que  c'est  que  cette  Lydia  dont,  pendant  votre  maladie,  vous  murmuriez  le  nom 
si  fréquemment.  » 

Ne  pouvant  résister  à  une  demande  ainsi  formulée,  je  contai  à  mon  docteur 
toute  l'histoire  de  ma  passion,  depuis  sa  naissance  jusqu'au  moment  de  là  catas- 
trophe. Il  m'écouta  sans  dire  un  seul  mot,  et  évita  depuis  lors  de  remettre  la  con- 
versation sur  ce  sujet.  Seulement,   un  mois  après  ma  confidence,  il  vint  chez  moi 


2S2  I.A    sVLPniDE. 

d'assez  bonne  heure  ,  et,  me  tendant  une  lettre  :  —  Voici,  dit-il ,  une  invitation 
L'critc  que  je  vous  apporte  de  la  part  de  la  duchesse  de  Newterford,  qui  donne  ce 
soir  même  un  grand  bal  masqué.  La  duchesse  serait  charmée  de  vous  compter 
parmi  ses  danseurs:  ce  sont  ses  propres  paroles  que  je  vous  rapporte.  Tâchez  donc 
de  vous  procurer  un  déguisement  avant  neuf  heures,  car,  neuf  heures  sonnant, 
je  reviendrai  vous  chercher. 

Le  docteur  fut  exact  au  rendez-vous. 

En  entrant  dans  les  salons  delà  duchesse  de  Newterford ,  nous  fûmes  comme 
asphyxiés,  tant  la  chaleur  était  extrême  et  la  foule  considérable.  Je  ne  làchaispas 
le  bras  de  mon  docteur  qui,  paraissant  avoir  les  habitudes  de  la  maison,  me  con- 
duisit, après  m'avoir  fait  traverser  plusieurs  pièces  aussi  encombrées  de  monde 
les  unes  que  les  autres  à  un  petit  boudoir  fort  élégamment  meublé  et  donnant 
sur  un  jardin. 

—  Tout  à  l'heure,  me  dit-il,  vous  viendrez  ici  pour  causer  avec  elle;  vous 
serez  plus  à  l'aise  que  partout  ailleurs.  —  Avec  qui  causer,  lui  dis-je?  —  Avec  la 
femme  que  je  vous  désignerai  dans  quelques  minutes.  Suivez-moi.  Tout-à-coup 
le  docteur  s'arrêta  en  me  serrant  le  bras  avec  force  : 

—  Vous  voyez  cette  femme  déguisée  en  Vénitienne,  me  dit-il  ;  ne  la  perdez 
pas  de  vue  jusqu'à  ce  que  vous  puissiez  la  trouver  seule.  Conduisez-la  alors,  sans 
qu'elle  s'en  doute,  dans  le  boudoir  d'où  nous  venons.  Une  fois  là,  faites  tomber  la 
conversation  sur  le  chapitre  des  suicides,  surtout  des  suicides  par  amour,  et  de- 
mandez-lui ce  qu'elle  en  pense. 

—  Mais  cette  femme?  dis-je  vivement  au  docteur,  qui  donc  est-elle? 
Le  docteur  s'éloigna  sans  satisfaire  ma  curiosité  sur  ce  point. 

Après  une  grande  heure  d'allées  et  de  venues,  je  me  trouvai  enfin  tête-à-tête 
avec  la  femme  inconnue ,  dans  le  lieu  désigné  par  le  docteur.  J'avais  réussi  à 
mettre  la  conversation  sur  le  chapitre  de§  suicides,  lorsque  l'inconnue  m'in- 
terrompit : 

—  Sot  sujetde  causerie  que  celui-là,  me  dit-elle;  changeons  en,  s'il  te  plait. 

—  Ma  belle,  lui  répondis-je  ,  est-ce  donc  à  dire  que  tu  n'as  jamais  inspiré  de 
véritable  passion? 

—  Tu  n'es  pas  sorcier,  reprit-elle  en  riant. 

Je  ripostai  vivement;  elle  ne  resta  pas  muette.  Bref,  les  choses  allèrent  si  loin, 
que  ma  Vénitienne,  pour  me  donner,  dit-elle,  une  opinion  plus  favorable  de  ses 
charmes,  voulut  me  conter  une  anecdote  qui  allait  m' apprendre  tout  leur  pouvoir. 
Elle  commençait  à  peine  son  récit,  que  je  sentis  un  vertige  me  gagner  le  cer- 
veau. Que  l'on  juge  de  ce  que  je  devais  éprouver  :  le  suicide  que  racontait  cette 
femme,  c'était  précisément  le  mien.  Cette  femme,  par  conséquent,  ne  pouvait 
être  que  lady  Buckelgar. 

—  Comment  trouves-tu  cette  histoire?  fit-elle  lorsqu'elle  fut  au  bout. 

—  Milady,  lui  dis-je  fort  ému,  est-ce  que  vous  ne  voyez  pas  quelquefois 
l'ombre  de  ce  jeune  homme  dans  vos  rêves?  L'eussiez-vous  aimé  s'il  ne  IVit  pas 
Tnort  ? 

—  Hélas  !  soupira  Lydia,  peut-être  ! 
J'arrachai  mon  masque. 

—  Répondez  plus  franchement,  milady,  car  l'homme  qui  vous  interroge  est 
celni-là  même  qui  a  voulu  se  tuer  par  amour  pour  vous. 


L\   S\LI>MIUK. 


28:î 


Lady  Buckelgar  resta  un  moment  muette  de  suprise;  puis,  sans  découvrir  son 
visage  : 

—  Taisez-vous,  dit-elle,  et  suivez-moi. 

Quelques  minutes  après,  je  me  trouvais  en  face  de  lord  Buckelgar,  à  qui  sa 
femme  me  présenta  en  se  démasquant. 

—  Milord.  lui  dit-elle,  le  ministre  vous  a  demandé  de  lui  désigner  vous-même 
quelqu'un  qu'il  pût  nommer  premier  secrétaire  de  votre  ambassade  :  voici  mon- 
sieur, à  qui  le  voyage  de  Saint-Pétersbourg  ne  fait  pas  peur;  il  me  serait  très 
agréable  que  votre  choix  s'arrêtât  sur  lui. 

Lord  Buckelgar  s'inclina  en  signe  d'assentiment,  et  le  lendemain  même  je  reçus 
ma  nomination  odicielle  au  poste  sollicité  pour  moi  par  Lydia.  Singulière  façon, 
n'est-il  pas  vrai,  d'entrer  dans  la  carrière  diplomatique  ! 

J.    CHALDES-AIGLES. 


UN   DIMANCHE  AU  THIERGARTEN. 

Uœurs  allemande!,. 

HAOïE  nation  s'amuse  à  sa  manière.  Le  Français 
chante  et  bavarde  ;  il  n'y  a  pas  de  plaisir  pour  hii, 
s'il  ne  peut  causer,  discuter;  voire  même  se  dispu- 
ter. L'.Vnglais  boit  et  mange;  il  ne  connaît  pas  de 
délassement  sans  roastbeef  et  porter  ;  mais  r.\lle- 
mand  préfère  les  amiisemens  contemplatifs  ;  il 
aime  à  être  assis  bien  tranquillement,  un  verre  di- 
bierre  devant  lui  ;  il  aime  à  voir  les  autres  s'amu- 
ser et  à  jouir  de  leur  gaîté.  Le  mouvement  et  le 
bruit  lui  déplaisent  ;  il  ne  se  donne  aucune  peine 
pour  être  aimable  ;  il  déteste  la  coquetterie,  les 
soupirs ,  les  œillades  et  tous  ces  passetemps  de 
l'aniOLir,  qui  occupent  une  si  grande  place  dans 
l'existence  dun  Français. 

Voulez-vous  coonaitre  les  plaisirs  des  Berli- 
nois ?  Allez  un  dimanche  au  Thiergarten,  grand 
parc  destiné  jadis  à  la  chasse,  et  qui  n'est  plus 
qu'une  promenade.  Dès  di^  heures  du  matin,  vous  verrez  des  groupes  de  dames 
et  de  messieurs  se  diriger  le  long  des  Linden,  veTs  la  porte  de  Brandebourg,  prés 
de  laquelle  se  trouve  le  bienheureux  Thiergarten.  C'est  un  immense  jardin,  très 
simple,  sillonné  de  sentiers  étroits,  mais  bien  entretenus,  et  parsemé  d  arbres 
centenaires,  qui  vous  mettent  parfaitement  à  l'abri  du  soleil  ;  on  n'y  voit  ni  mo- 
rmmens,  ni  grottes,  ni  hermitages,  ni  petits  ponts.  Sous  chaque  arbre,  il  y  a  une 
table  entourée  de  chaises,  prêtes  à  recevoir  les  familles  d'honnêtes  bourgeois  qui 
viennent  s'y  délasser  des  travaux  de  la  semaine.  Des  garçons  de  café  bien  mis 
circulent  entre  les  tables  et  attendent  les  ordres  des  visiteurs. 


284 


LA  SYLPHIDE. 


A  l'entrée  du  parc,  où  vous  ne  remarquez  pas  de  voitures,  vous  êtes  tenté 
de  croire  qu'il  n'y  a  personne  ;  mais  vous  êtes  détrompé  bientôt  ;  il  y  a  foule, 
et  cette  foule  est  venue  modestement  à  pied,  par  économie.  C'est  ce  qui  donne 
à  cette  promenade  un  aspect  original.  Ici  tout  le  monde  est  fatigué,  tout  le  monde 
se  repose,  personne  ne  se  promène.  Chacun  veut  s'amuser  sans  faire  de  frais 
d'argent,  d'amabilité,  ni  de  force.  C'est  une  méthode  dont  on  ne  saurait  trop 
faire  l'éloge. 

Le  Thiergarten  offre  un  spectacle  ravissant.  Sous  chaque  arbre,  derrière 
chaque  table  est  installée  une  famille  :  père,  mère,  enfans.  Comme  ces  tables 
sont  très  rapprochées,  et  que  les  figures  des  jeunes  filles  sort  presque  toutes 
d'une  fraîcheur  remarquable,  on  dirait  une  guirlande  de  roses  vivantes.  Mais 
que  font  tous  ces  braves  gens?  Ils  boivent  de  la  bière.  Non  seulement  les 
hommes,  mais  les  femmes,  et  môme  les  petites  fdies  ont  chacune  devant  elle  un 
énorme  widerkomm,  contenant  le  classique  breuvage  des  Teutons,  et  elles  ne  se 
lassent  pas  d'appliquer  à  ses  larges  bords  leurs  lèvres  rosées.  Les  yeux  de  ces 
dames  quittent  parfois  le  verre  de  bière  pour  errer  sur  les  passans,  mais  c'est 
toujours  en  dessous  et  à  la  dérobée.  Les  femmes  de  Berlin  sont  en  général  belles, 
grandes,  bien  faites  ;  elles  ont  la  peau  blanche  comme  du  lait,  et  leur  teint  est 
frais  et  animé.  Quand  on  arrive  de  France  ou  d'Italie ,  où  l'on  n'a  vu  ,  pour 
ainsi  dire,  que  des  cheveux  ,  des  yeux  noirs  et  des  teints  bruns ,  on  est  frappé 
du  contraste,  car  ici  on  ne  voit  que  tresses  blondes,  yeux  bleus  et  visages  blancs. 
Berlin  offre  un  bien  plus  grand  nombre  de  beautés  régulières  que  Paris  ,  où  les 
femmes  brillent  plutôt  par  la  grâce  ,  la  vivacité  et  l'art  de  se  bien  mettre.  Les 
Berlinoises  seraient  charmantes,  si  elles  pouvaient  se  décider  à  se  mouvoir  et  à 
parler  d'après  leur  propre  impulsion  ,  au  lieu  de  suivre  toujours  d'anciens  pré- 
ceptes, et  de  s'occuper  éternellement  des  lois  de  la  bienséance. 

Au  Thiergarten  ,  on  les  voit  s'asseoir  de  côté  afin  de  pouvoir  regarder  les  pro- 
meneurs sans  en  avoir  l'air.  Les  hommes,  pour  se  venger  de  cette  pruderie,  font 
de  même  et  ne  les  regardent  que  par  hasard.  Elles  s'en  dédommagent  en  exami- 
nant les  autres  femmes  de  la  tête  au  pieds.  Aussitôt  qu'une  nouvelle  famille  vient 
chercher  une  table,  les  toilettes  sont  détaillées  ,  critiquées  ou  louées  sans  gêne. 
J'étais  avec  un  Parisien  vêtu  à  la  dernière  mode,  Humann  s'était  surpassé  pour 
lui  ;  il  fallait  voir  l'empressement  avec  lequel  les  dandys  indigènes  le  suivaient,  le 
regardaient ,  examinaient  les  moindres  détails  de  sa  toilette.  Les  élégans  de  Ber- 
lin ne  savent  pas  se  mettre;  ils  ont  toujours  sur  eux  un  mélange  de  couleurs, 
que  tout  homme  de  goût  évite  avec  soin.  Ils  affectionnent  les  gilets  rouges  ,  les 
cravattes  vertes,  les  habits  bleu  clair.  Ils  en  est  de  même  des  femmes  :  elles  por- 
tent des  robes  bigarrées ,  des  ceintures  et  des  souliers  de  couleur  ;  elles  cachent 
leurs  tailles  sous  d'amples  châles,  et  leurs  chapeaux  sont  de  véritables  parterres 
de  fleurs.  Les  plus  jolis  visages  sont  écrasés  par  cette  profusion  d'ornemens.  A 
Berlin  on  ignore  totalement  l'art  de  faire  valoir  une  taille  élégante.  Une  seule 
mode  m'y  a  plu  ,  c'est  celle  d'avoir  les  bras  découverts,  mais  il  faut  être  Alle- 
m^ande  pour  pouvoir  s'y  conformer.  Toutes  les  jeunes  femmes  portent  des  man- 
ches courtes  et  des  gants  en  peau  jaune  qui  n'arrivent  pas  au  coude.  Il  faut  pour 
cela  avoir,  comme  elle  ,  le  bras  blanc,  rond  et  fait  à  l'image  de  celui  des  statues 
grecques.  Peut-être  aussi,  faut-il  attribuer  cette  perfection  ù  l'usage  d'exposer 
cette  partie  du  corps,  dès  l'enfance,  au  contact  de  l'air. 


I.A   SYLPHIDE. 


286 


Je  le  répète,  au  premier  abord ,  on  croirait  que  la  promenade  du  Thiergarten 
est  monotone  et  ennuyeuse?  mais  il  n'en  est  rien.  De  toutes  parts  une  musique 
vive  et  brillante  se  fait  entendre,  à  chaque  instant  de  nouvelles  figures  arrivent, 
qui  remplacent  les  premières  ;  au  Thiergarten,  on  est  comme  au  spectacle,  isolé 
et  cc[)endant  en  société.  Je  suivis  l'exemple  général  et  me  fis  donner  de  la  bière. 
Je  trouvai  que  le  voisinage  de  tous  ces  jolis  yeux  bleus  et  de  ces  beaux  bras  nus 
donnait  une  saveur  toute  particulière  à  mon  breuvage  que  je  dégustai  avec  len- 
teur et  réflexion. 

Vers  neuf  heures  du  soir,  le  parc  commencée  devenir  désert  ;  la  foule  se  dirige 
do  nouveau  vers  la  porte  de  Brandebourg  et  rentre  en  ville.  Arrivé  sous  tes 
Tilleuls,  on  commence  à  rire  et  à  causer;  les  promeneurs  se  racontent  des  anec- 
dotes, secommuni(juent  leurs  remarques  sur  les  petits  événemens  du  joiu".  On 
dirait  des  écoliers  sortant  de  la  classe,  ou  des  ouvriers  rentrant  chez  eux. 

Le  Thiergarten  est  vide.  Faites-en  le  tour,  rien  ne  révèle  la  présence  récente 
d'un  millier  de  promeneurs.  Les  chaises  ne  sont  pas  déplacées,  le  gazon  n'est 
pas  foulé,  les  tables  sont  propres  ;  vous  n'apercevez  pas  un  cliiflTon  de  papier,  pas 
une  épingle  sur  les  sentiers.  Tel  le  jardin  était  le  matin,  tel  il  est  le  soir  ;  c'est 
que  les  Berlinois  s'amusent  avec  ordre  et  tranquillité,  ils  n'oublient  et  ne  perdent 
rien.  L'exactitude  allemande  les  suit  jusque  dans  le  sanctuaire  de  leurs  amuse- 
mens,  dans  cet  étrange  Thiergarten,  où  l'on  se  rend  sans  un  grand  plaisir,  où  l'on 
reste  sans  éprouver  une  grande  jouissance,  et  qu'on  ne  saurait  cependant  quitter 
sans  regret.  Baronne  sophie  co>bad. 


ICeviiv  des  'riiéàtre^  et  des  Arts. 


ous  avons  entendu,  il  y  a  peu  de  jours,  M.  Marié  dans 
la  Muette,  et  nous  devons  avouer  que  ce  chanteur,  à 
l'égard  duquel  on  nous  avait  pourtant  reproché  d'avoir 
été  trop  sévère  dans  le  principe  ,  au  lieu  de  faire  des 
progrès,  baisse  chaque  jour  davantage.  Puisque  nous 
sommes  sur  le  chapitre  des  aveux,  nous  y  ajouterons 
que  nous  avons  été  induit  en  erreur  quand  nous  avons 
annoncé  le  retour  de  Fanny  Elssler  à  Paris.  Fanny  est 
encore  dans  le  Nouveau-Monde,  elle  vogue  sur  l'Océan,  tantôt  à  droite,  tantôt  à 
gauche,  héroïne  d'une  foule  de  romans,  de  contes,  de  puiTs,  que  tour-à-tour 
les  voyageurs  ou  la  presse  étrangère  se  font  un  vrai  plaisir  d'accréditer  sur  son 
compte.  Tandis  que  M.  Léon  Pillet  attend  Fanny  Elssler,  le  Journal  de  Francfort 
nous  apprend  qu'elle  ne  reviendra  pas  en  Europe  avant  le  printemps  prochain  et 
que  les  amateurs  de  la  Cachucha,  qui  sont  nombreux,  à  ce  qu'il  paraît,  à  la  Ha- 
vane, lui  ont  offert  cent  mille  francs  pour  passer  un  mois  avec  eux. 

Dans  le  courant  de  cette  semaine,  la  Comédie-Française  va  donner  une  repré- 
sentation au  bénéfice  de  Cartigny  l'un  de  ses  anciens  sociétaires  en  retraite. 
Cartigny  est  un  des  comédiens  de  la  vieille  école,  c'est-à-dire  de  la  bonne,  qui 
aurait  pu  rendre  encore  de  nombreux  services  à  l'art  et  à  ses  camarades  ;  mais 


286  LA   SYLPHIDE. 

comme  depuis  iong-temps  le  théâtre  de  la  rue  Richelieu  jouit  presque  sans  par- 
tage du  privilège  des  sottises,  on  s'est  empressé,  il  y  a  sept  ou  huit  ans,  de  re- 
mercier Cartigny.  Or,  il  ne  serait  pas  impossible  aujourd'hui  que  cette  tardive 
marque  de  reconnaissance  donnée  à  l'ancien  sociétaire  ne  fut  un  acheminement 
à  sa  rentrée  au  sein  de  la  Comédie-Française.  En  effet,  la  maladie  de  Monrose, 
que  l'on  avait  cru  un  instant  en  voie  de  convalescence,  semble  devoir  l'arracher 
définitivement  à  la  scène,  et  ce  serait,  sans  aucun  doute,  un  trop  lourd  fardeau 
pour  Samson  que  de  cumuler  l'emploi  de  Monrose  avec  le  sien.  Cartigny  profi- 
terait donc  de  l'héritage,  et  le  Théâtre-Français  n'aurait  peut-être  pas  à  s'en 
plaindre.  Nous  avons  connu  Cartigny  directeur  du  théâtre  royal  de  Bruxelles,  où 
il  a  laissé,  en  dépit  de  quelques  fautes,  d'assez  beaux  souvenirs  d'administration. 
Comédien  et  administrateur,  Cartigny  pourrait  peut-être  donner  d'excellens 
conseils  à  ses  camarades  s'ils  consentent  à  l'écouter,  mais  c'est  là  une  espérance 
à  laquelle  on  ne  doit  s'abandonner  qu'avec  beaucoup  de  réserve. 

La  reprise  de  Lestocq,  à  l'Opéra-ComJque  continue  pour  ce  charmant  théâtre,  la 
vogue  qui  ne  l'a  point  quitté  depuis  son  ouverture.  Le  succès  do  Lestocq,  soutenu 
par  les  grâces  de  Mme  Thillon,  le  chant  et  le  jeu  de  Chollet,  donne  à  l'adminis- 
tration lo  temps  de  préparer  avec  toute  l'importance  qu'elle  y  attache,  les  deux 
opéras  d'Auber  et  d'Adam,  à  l'aide  desquels  elle  compte  moissonner  l'or  cet  hi- 
ver. M""  Damoreau  est  toujours  mécontente,  M.  Crosnier  n'est  pas  très  satisfait 
et  M.  Auber  se  plaint;  tel  est  le  dernier  bulletin  de  cette  campagne  de  cancans, 
dont  nous  avons  déjà  fait  connaître  les  principales  escarmouches. 

Que  dire  de  la  Renaissance,  hélas!  qui  ne  renaît  pas?  On  a  donné  tous  les 
directeurs  à  ce  pauvre  théâtre  de  la  place  Ventadour,  comme  à  la  Comédie 
Française;  mais  il  paraît  que  les  directeurs  ne  sont  pas  plus  viables  que  l'entre- 
prise elle-n?ème  ;  ce  devait  être  un  second  Théâtre-Français  ,  c'est-à-dire ,  si  je 
compte  bien  ,  un  quatrième  ou  un  cinquième  ,  car  la  porte  Saint-Martin  ,  qui  va 
ouvrir,  l'Ambigu  et  la  Gaîté  ,  peuvent  bien  aussi  revendiquer  cet  honneur,  s'il  a 
tant  de  charmes  pour  la  Renaissance.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  mélodrame  avec  ses 
cheveux  mal  peignés  n'est  point  installé  encore  à  la  place  'Ventadour,  que  déjà  on 
dresse  le  programme  des  saturnales  carnavalesques  qui  doivent  y  avoir  lieu.  Que 
sortira-t-il  de  tout  cela?  —  La  porte  Saint-Martin  achève,  sous  la  direction  des 
frères  Cogniard,  la  composition  de  sa  troupe  qui  ne  s'annonce  pas  sous  de  bien 
favorables  augures  :  d'une  part,  les  directeurs  ont  peu  d'argent  ou  tiennent  à 
économiser  beaucoup  ;  de  l'autre,  certains  engagemens  ont  été  imposés  par  le 
ministre ,  toujours  un  point  de  vue  philantropique,  le  pire  des  points  de  vue  dans 
les  affaires  d'art.  Il  en  résulte  que  la  troupe  ainsi  organisée  ne  présente  qu'un  en- 
semble assez  douteux.  Les  meilleurs  acteurs  de  l'ancienne  troupe  sont  à  l'é- 
tranger ou  ont  pris  des  engagemens  dans  d'autres  théâtres  de  la  capitale  ;  il  ne 
reste,  à  peu  de  chose  près,  que  les  sujets  secondaires,  ce  qui  explique  pourquoi 
le  maximum  des  appointemens  fixés  par  la  direction  Cogniard  n'excède  pas  deux 
mille  francs.  —  Le  Palais-Royal  vient  de  représenter  une  petite  bluette  :  Je  con- 
nais les  Femmes,  qui  n'a  pas  obtenu  tout  le  succès  de  ses  nouveautés  précédentes  ; 
mais  le  Palais-Royal  est  assez  riche  de  son  propre  fonds  pour  avoir  le  moyen 
d'essuyer  en  passant  un  petit  échec.  —  La  foule  est  toujours  aux  Variétés.  — 
Lazare  le  Pàfrc  fait  fortune  à  l'Ambigu,  et  le  Mirliton  est  plus  que  jamais  aubou- 
levart  du  crime  la  pièce  en  faveur. 


LA    S^LI'IIIUE. 


28: 


Çà  et  là,  depuis  quelque  temps,  les  arts  se  manifestent  par  des  essais  qui,  pour 
n'être  pas  entièrement  heureux,  n'en  constituent  pas  moins  une  espérance  pour 
l'avenir.  Les  fresques  peintes  dans  une  des  chapelles  de  Saint-Ciermain-l'Auxer- 
rois.par  M.  Victor  Mettez,  sont,  à  coup  sûr,  une  des  tentatives  les  plus  hardies 
de  l'époque.  Pour  ressusciter,  après  tant  de  travaux  infructueux,  un  style  que 
l'école  vénitienne  a  porté  à  un  si  haut  degré  de  splendeur,  il  a  fallu  plus  que  du 
talent,  il  a  fallu  de  la  persévérance  et  du  courage.  A  ce  titre,  M.  Victor  Mottez 
ne  saurait  être  trop  encouragé.  Sa  composition,  divisée  en  deux  parties,  et  qui 
occupe  tout  un  des  pans  du  mur  ogival  de  la  chapelle,  représente  la  Charité. 

Je  n'entrerai  pas  dans  une  description  et  une  analyse  qui  me  feraient  dépas- 
ser les  limites  de  cet  article,  je  me  bornerai  à  dire  que  l'œuvre  de  M.  .Mottez  qui 
renferme  des  qualités  éminentes,  et  qui  sera  désormais  un  excellent  sujet  d'é- 
tude, est  encore  une  bonne  et  généreuse  action.  En  elTet,  M.  Mottez  ne  s'est 
pas  contenté  d'aborder  un  travail  qui,  d'avance,  semblait  promettre  un  résultat 
négatif,  il  a  exécuté  ses  froS(]ues  à  ses  risques  et  périls,  et  dans  ce  dévoij- 
ment  si  honorable  à  l'église  et  à  l'art,  M.  Victor  Mottez,  a  été  secondé  par  sa 
mère  et  par  M.  Lassus,  l'intelligent  réparateur  des  ruines  de  Saint-dermain- 
l'Auxerrois.  —  On  ne  dit  pas  autant  de  bien  du  baptistère  peint  par  M.  A.  Ro- 
ger dans  l'église  rte  Notre-Dame-de  -Lorette,  Sans  doute,  on  ne  saurait  mécon- 
naître le  talent  de  M.  Roger,  pas  plus  que  son  intelligence  et  son  goût  ;  cepen- 
dant de  l'aveu  d'un  grand  nombre  de  personnes,  son  baptistère  laisse  beaucoup 
à  reprendre,  on  lui  reproche  un  ton  indécis  et  terne,  et,  peut-être  un  sucroitde 
composition,  d'ornemens  et  d'emblèmes.  Au  surplus,  ce  n'est  pas  la  dernière 
fois  que  nous  aurons  à  nous  occuper  de  l'œuvre  de  M.  Roger  ;  il  y  a  tant  de 
choses  à  dire  encore  sur  Notre-Dame-de-Lorette,  qu'il  faudra  bien  revenir  au 
baptistère  de  M.  .\.  Roger,  et  nous  ferons  savoir  alors  si  l'opinion  publique  a 
subi  quelques  modiGcations. 

Il  y  a  peu  de  jours,  nous  lisions  dans  les  journaux  les  lignes  suivantes  : 

»  M.  Blouet  vient  d'achever  la  composition  d'après  laquelle  MM.  Séchan, 
Feuchères  et  autres,  décorateurs  du  Grand-Opéra  ,  sont  chargés  d'exécuter  les 
grands  décors  qui ,  à  l'occasion  de  la  translation  des  cendres  de  l'empereur  Na- 
poléon, doivent  orner  l'arc-de-triomphe  de  la  barrière  de  l'Etoile.  Voici  le  ré- 
sumé exact  de  cette  composition  :  L'empereur  ,  vêtu  en  grand  costume  impérial 
comme  au  jour  de  son  sacre,  se  tient  debout  devant  son  trône.  A  ses  côtés  sont 
deux  génies  qui  lui  présentent,  l'un  une  épée,  l'autre  une  palme.  Ce  groupe  est 
])osé  sur  un  immense  socle,  orné  de  guirlandes  et  de  trophées  d'armes  de  toutes 
espèces,  rappelant  toutes  les  batailles  et  victoires  de  Napoléon,  et  surmonté  en- 
suite d'un  aigle  à  chaque  angle.  Puis,  aux  angles  extrêmes  du  monument  sont 
deux  grandes  renommées  à  cheval,  représentant  la  gloire  et  la  grandeur.  Quant 
à  l'ensemble  de  l'arc-de-triomphe,  depuis  la  plate-forme  jusqu'à  terre,  il  sera  dé- 
coré de  trophées  de  drapeaux  de  toutes  les  nations  conquises  ,  de  "uirlandes  et 
de  festons,  à  la  manière  des  anciens.  La  statue  de  l'empereur  aura  vingt-cinq  pieds 
de  hauteur.  « 

J'en  conclus  que  si  nous  honorons  la  mémoire  du  grand  empereur  à  force  de 
charpentes,  de  bois,  de  cartons  et  de  toiles  peintes,  nous  ferons  incontestable- 
ment du  retour  de  ses  cendres  quelque  chose  qui  ressemblera  aux  foires  de 
Saint-Cloud  ou  des  Loges.  Et  pourquoi  donc  cacher  l'arc-de-triomphe  au  cala- 


288  •  LA    SYLPHIDE. 

falque  impérial  ?  pourquoi  mettre  les  festons  et  les  astragales  de  Scudéry  à 
la  place  des  noms  glorieux  d'x\usterlitz  ou  de  Friediand  ?  Toutes  ces  pompes  dé- 
ployées sur  le  passage  du  cortège  funèbre  ne  seront  donc  que  mensonge?  Ici 
des  colosses  en  plâtre  que  l'on  démolira  le  lendemain  ;  là  des  allégories  vulgaires 
grossièrement  peintes  sur  de  la  toile  d'emballage  ;  et  puis  encore  dans  la  cour 
royale  des  Invalides  la  défroque  de  cet  absurde  temple  égyptien  des  dernières 
fêtes  de  Juillet.  En  vérité  ,  même  avec  nos  morts  les  plus  illustres,  nous  mettons 
le  théâtre  dans  la  rue. 

L'épée  du  comte  de  Paris  dont  il  fut  tant  question  il  y  a  quelques  mois  est  ter- 
minée à  l'heure  qu'il  est.  C'est,  assure- t-on,  un  chef-d'œvvre  de  composition  et 
de  ciselure;  ce  qui  achève  d'en  faire  un  chef-d'œuvre,  c'est  qu'on  a  oublié  au 
nombre  de  ses  inscriptions  la  phrase  fameuse  deM.  deRambuteaujecrois: — «Qu'il 
ne  s'en  serve  jamais  !  »  —  On  a  remplacé  ces  mots  par  ceux  qui  suivent  :  «  Au 
comte  deParis,  sa  ville  natale.  »  — et  par  ceux-ci  :  —  «  Urbs  dédit,  patriœpro- 
sit;  la  ville  l'a  donnée,  qu'elle  serve  à  la  patrie.  »  —  Mais,  ô  muses  de  la  Seine, 
chantons  de  moins  grandes  choses  !  Vous  avez  remarqué  sans  donte  chez  Susse, 
chez  Giroux,  dans  tous  ces  musées  en  miniature,  où  l'art  envoie  de  |)etits  chefs- 
d'œuvre  au  jour  le  jour,  une  statuette  dont  la  grâce,  la  légèreté  et  la  poésie  sont 
inexprimables.  En  voici  l'histoire.  L'hymne  chanté  par  tout  Paris  à  la  cachmha 
de  Fanny  Elssler  réveilla  un  matin  Marie  Taglioni  à  Saint-Pétersbourg.  Le  soir 
elle  parut  sur  le  Théâtre-Royal  dans  un  costume  nouveau  ;  sur  son  front  trem- 
blait le  pâle  croissant  de  Phœbé,  sa  tunique  blanche  qui  descendait  à  peine  jus- 
qu'aux genoux,  laissait  voir  la  jambe  et  le  pied  le  plus  accompli  de  l'Olympe;  dans 
sa  main  gauche,  coquettement  posée  derrière  sa  taille,  elle  tenait  son  arc  ;  de  la 
droite  elle  jouait  avec  une  llêche  et  son  pied  effleurait  les  roses  sans  les  flétrir;  En- 
dymion  l'eût  adorée  ainsi,  car  c'était  Diane,  la  Diane  de  Virgile,  la  Diane  chasse- 
resse qui  venait  défier  en  passion  et  en  volupté  chaste  làcachucha  de  Fanny. 

L'empereur  battit  des  mains  ,  jeta  des  fleurs  et  des  diamans  à  la  sylphide,  et 
voulut  qu'une  statuette  rappelât  éternellement  à  sa  mémoire  les  charmes  que  lui 
avait  fait  éprouver  le  pas  de  Diane.  Un  artiste  de  vingt  ans  à  peine,  M.  A.  Ma- 
réchal ,  se  chargea  de  cette  tâche  difficile  :  d'autant  plus  difficile  que  l'empereur 
et  la  danseuse  voulaient  que  la  statuette  représentât  Diane  dans  sa  pose  la  plus 
légère ,  que  cette  pose  offrît  de  frappantes  analogies  avec  celle  de  la  ravissante 
statuette  de  Barre,  et  qu'en  outre  Marie  Taglioni  exigeait  que  ce  petit  chef- 
d'œuvre  fût  son  portrait  fidèle.  M.  A.  Maréchal ,  avec  un  bonheur  et  un  talent 
dont  on  ne  saurait  trop  le  féliciter,  a  surmonté  du  premier  coup  tous  ces  obsta- 
cles :  la  statuette  de  Diane ,  image  ravissante  de  Marie  Taglioni ,  orne  les 
appartemens  de  tous  les  princes  et  princesses  de  la  famille  impériale  de  Rus- 
sie. C'est  donc  avec  confiance  que  nous  le  disons;  après  un  pareil  succès,  M.  A. 
Maréchal  ne  saurait  s'arrêter  en  si  beau  chemin  ,  la  statuaire  compte  sur  lui  , 
comme  il  a  droit  de  compter  sur  elle  et  siu'  l'avenir. 

G.    GUÉNOT-LECOISTE. 


LA.  SYLPHIDE 

^U'^i^ftr.)  l'^/'r^/^'/;',^  iT^^/yi^r,/,,  .//f^r/^,f</fyr  //^  '/ffV^        (  .')U<viilli:£    l'Biaii.'.xù)  ;  ( '/r/yr.- ^.-r    (cO^l'ul'c  ) 


I, CITE     OCS     ITALIENS 


LA    SM.I'IllDt:. 


389 


A    8Iit<t:<]uc 


!     I 


21  novembre. 

ASSUREZ-VOUS,  je  vous  prie,  madame,  sur  les 
funestes  prédictions  de  1840!  Le  temps  s'écoule 
ft  chaque  chose  est  encore  à  sa  place ,    voire 
même  le  Rhône  et  la  Saône  qui  ont  fini  par 
rentrer  dans  leur  ht  !  Cependant ,  il  y  a  encore 
(le  jolies  peureuses  à  Paris,  qui  vivent  dans  une 
grande  inquiétude  des  six  semaines  qui  nous  res- 
tent à  snhir  de  cette  année  néfaste;  elles  donne- 
raient beaucoup  pour  avoir  déjà  entendu  sonner  la 
dernière  heure  du  mois  de  décembre.  Il  y  a  pour- 
tant lieu  d'espérer  que  les  émotions  des  étrennes 
chasseront  toutes  ces  idées  noires,  et  que  l'agila- 
liou  de  l'attente  du  grand  jour  fera  oublier  les 
appréhensions  de  l'avenir.  Pour  ces  surprises,  qui 
valent  tant  de  cajoleries  aux  maris ,  il  est  bon  de 
signaler  la  maison  Richard-Potier,  riche  magasin  de  soieries,  où,  dans  l'espace 
d'une  journée,  on  choisit,  on  achète  et  on  fait  confectionner  la  plus  élégante  robe 
du  monde ,  ce  qui  est  d'un  inappréciable  mérite ,  surtout  lorsque ,  comme 
chez  Richard-Potier,  la  bonté  des  étoffes  est  jointe  au  goût  et  à  la  distinction 
des  coupes.  Le  nom  de  M"°  Potier,  connu  depuis  si  long-temps,  est  le  sûr  ga- 
rant de  cette  assertion.  Là,  vous  trouverez  le  reps  impérial,  le  tissu  de  Smyrne, 
le  tissu  Zeila,  et  tout  ce  que  la  soierie,  le  crêpe,  la  gaze,  offrent  de  plus  sé- 
duisant !  Or,  un  mari  qui  veut  donner  ses  étrennes  en  toilettes,  doit  s'adresser 
d'abord  à  Richard-Potier  ;  puis  de  là,  pour  que  rien  ne  manque  à  l'élégance  du 
costume,  se  rendre  chez  le  fashionnaliie  modiste  Lemonnier-Pelvey,  car  pour 
accompagner  de  si  jolies  robes,  le  chapeau,  le  bonnet,  le  turban,  ne  doivent  pas 
rester  en  arrière  de  bonne  grâce  et  d'élégance.  Les  modes  de  Lemonnier  con- 

23 


r 


! 


;90  .  LA   S1LPU1DE. 

servent  toujours  le  goût  remarquable  de  sa  maison  -,  elles  n'appartiennent  à  per- 
sonne et  n'ont  rien  de  cette  banalité  si  commune  aujourd'hui.  Lui  seul  sait 
poser  une  plume  ornée,  tourner  la  torsade  d'un  turban  de  cette  façon ,  poser 
une  fleur  avec  celte  délicatesse  exquise.  Puis,  les  petits  bonnets,  qui  mieux- 
que  lui  sait  les  chiffonnera  l'air  du  visage?  disposer  les  dentelles,  les  blondes 
de  telle  sorte  que  la  tête  semble  auréolée  d'une  légère  vapeur  ?  Mais  tout  ce 
que  je  viens  de  décrire  ne  suffit  pas,  il  faut  encore  à  cette  toilette  son  der- 
nier cachet  de  bon  goût  ,  le  mouchoir  de  Chapron...,  avec  ses  blasons,  ses 
chiffres  brodés,  avec  ses  rivières  de  jours,  ses  dessins  gothiques,  ses  dentelles 
aristocratiques  et  ses  délicates  vignettes  ;  car,  je  l'ai  déjà  dit,  Chapron  a  décou- 
vert une  mine  inépuisable  que  les  femmes  distinguées  sauront  bien  exploiter  à 
leur  profit. 

Vous  m'avez  ,  madame,  chargée  d'acquisitions  pour  le  mois  de  janvier,  et 
vous  voudriez  bien ,  dites-vous,  avoir  à  offrir  à  chacune  de  vos  voisines  un  sou- 
venir venant  tout  droit  de  la  capitale.  Au  milieu  de  la  multitude  de  jolies 
choses  que  ce  moment  va  faire  surgir,  je  serai  sans  doute  un  peu  embarrassée, 
cependant  je  ne  m'en  rendrai  pas  moins  à  votre  désir,  et  pour  cela  faire,  je  re- 
double d'attention  dans  mes  excursions.  J'ai  donc  avisé,  en  visitant  les  maga- 
sins de  VEscalier  de  cristal  certains  objets  qui  pourront  bien  faire  partie  de 
mon  envoi  ;  de  ces  petits  riens,  qui  sont  beaucoup  lorsqu'ils  sortent  de  chez 
Lahoche-Boin.  Vous  connaissez  le  goût  exquis  qu'il  déploie  dans  tout  ce  qui 
se  trouve  chez  lui ,  depuis  les  plus  beaux  services  peints  en  vieux  Sèvres,  les 
cabarets  de  forme  si  élégante,  les  vases  de  Chine ,  les  superbes  cornes  de  cris- 
tal à  mille  facettes  montées  sur  bronze ,  les  flacons  à  pointes  de  diamans,  jus- 
qu'aux délicieux  petits  porte-plumes  en  rocaille  ;  Lahoche-Boin  se  reconnaît 
par  son  goût  et  la  distinction  de  ses  choix,  et  sa  maison  est  sans  contredit, 
pour  les  porcelaines  et  les  cristaux,  la  première  de  Paris,  comme  l'est  celle  de 
Vacher  Qls  pour  les  meubles.  Notre  célèbre  comédienne  Rachel  a  eu  recours  à 
ses  talens  pour  la  confection  de  son  mobilier  :  l'héroïne  de  Racine  ne  pouvait 
se  meubler  comme  une  actrice  de  vaudeville  ;  elle  voulait  dans  les  formes, 
dans  le  choix  des  étoffes,  quelque  chose  de  grave,  de  sérieux  et  de  solen- 
nel comne  son  talent.  Vacher  a  parfaitement  compris  toutes  ces  nuances,  et  le 
mobilier  de  Rachel  est  encore  une  preuve  que  la  renommée  du  célèbre  faiseur 
n'est  point  usurpée.  J'ai  grande  envie,  madame ,  de  faire  provision  pour  votre 
province  des  petites  merveilles  en  papeterie  que  nous  offre  Marion.  A  Paris, 
où  les  jolies  choses  foisonnent,  Marion  a  trouvé  moyen  d'étonner  encore  par 
les  prodiges  de  ses  papiers,  et  rien  n'est  plus  délicieux  que  ses  magasins,  à 
l'heure  où  je  vous  parle.  Si  vous  saviez  que  de  douces  choses  on  se  sent  l'envie 
d'écrire  sur  ces  charmans  papiers  si  joliment  décorés ,  sur  ces  feuilles  blanches 
et  satinées  qu'encadrent  les  plus  fines  dentelles  !  Quel  plaisir  de  voir  sa  lettre 


t.A  SYr.pninE.  291 

recouverle  d  une  de  ces  enveloppes  gauffrées  avec  guirlande  de  fleurs  et  de 
feuillages,  de  la  cacheter  avec  cette  cire  odorante  et  ces  jolies  camées  qui 
jouent  l'antique  !  Il  rae  semble  que,  sur  le  papier  Marion ,  on  ne  doit  lire  que 
des  paroles  ce  tendresse  ou  d'affection. 

On  commence  à  voir  quelques  parures  à  I  Opéra  et  aux  Italiens.  A  une  des 
dernières  soirées  des  Bouffes ,  j'ai  remarqué  une  femme  en  robe  de  Pékin- 
Ficloire^  dont  le  fond  capucine,  broché  de  petites  fleurettes  noires,  était  fort 
élégant  ;  un  haut  volant  en  dentelle  noire,  surmonté  d'un  rang  de  coques  en 
ruban  de  satin  capucine,  garnissait  le  bas  du  jupon;  les  manches  courtes, 
plates,  étaient  garnies  de  sabots  en  dentelles  noires,  ornés  de  coques  comme  le 
volant  ;  le  corsage,  drapé ,  était  garni  d'une  petite  dentelle  debout ,  et  une 
écharpe  en  satin  capucine,  recouverte  de  dentelle  noire  et  garnie  de  trois  vo- 
lans  de  dentelle,  complétait  cette  toilette  de  fort  bon  goût,   l'ne  coiffure 
en  velours  noir,  perles  et  plumes  blanches,  prêtait  un  éclat  particulier  a 
tout  ce  costume ,  qui  ne  convient  qu'à  une  femme  fort  grande  et  fort  blanche . 
Une  jeune  personne  charmante  avait  un  spencer  en  velours  violet  assez  décol- 
leté, orné  de  passementeries  d'un  très  fin  travail,  les  manches  plates,  longues, 
étaient  rattachées  depuis  le  poignet  jusqu'au  coude  par  des  passementeries  qui 
laissaient  entre  les  deux  parties  de  la  manche  assez  d'espace  pour  faire  res- 
sortir des  crevées  en  organdi  qui  simulaient  la  manche  de  dessous;  la  jupe  était 
en   organdi  blanc,  garnie  de  trois  ruches  de  tulle  espacées,  de  moyenne 
grosseur  ;  une  longue  ceinture  flottante  eu  velours  violet  serrait  la  taille  ;  la 
coiffure  en  bandeaux,  chignon  à  la  grecque,  orné  de  velours  violet  et  d'épingles 
à  têtes  d'or  guillochées  mat  et  brillant.  A  la  sortie  du  spectacle,  on  jeta  sur 
les  épaules  de  l'une  de  ces  femmes  une  pelisse  en  satin  blanc ,  doublée  de 
satin  rose  et  garnie  de  cygne;  sur  l'autre,  une  pelisse  en  satin  noir  doublée  de 
cerise  et  garnie  de  chinchilla.  Ce  genre  de  pelisse  est  le  plus  distingué  cet 
hiver,  pour  sortie  de  bal  ou  de  spectacle.  On  parle  de  faire  beaucoup  de  mu- 
sique de  salon,  et  les  maîtresses  de  maison  sont  déjà  en  quête  de  musiciens  et 
de  bonne  musique^,  ce  qui  est  plus  rare.  Nul  doute  que  parmi  la  musique  qui 
sera  chosie  par  les  vrais  amateurs,  VyJlbum  de  Jean  Michaeli  n'ait  le  premier 
rang.  Cet  album,  dont  je  vous  ai  déjà  parlé ,  je  crois,  va  être  très  prochaine- 
ment publié.  Le  succès  qu'ont  obtenues  les  premières  mélodies  de  M.  Michaeli, 
ne  TOUS  laissera  pas  de  doute  sur  la  vogue  qui  attend  celles-ci.  L'auteur  y  a 
déployé  une  grande  puissance  de  musique  poétique  et  une  originalité  qui 
donne  à  chacune  de  ses  compositions  un  cachet  tout  particulier  que  savent  si 
bien  apprécier  les  dilcttanti.  Suave  et  passionnée,  selon  le  sentiment  qu'elle 
veut  exprimer,  la  musique  de  M.  Michaeli  a  aussi  le  rhythme  léger  et  presti- 
gieux des  airs  de  danse  nationale.  Vous  n"avez  pas  oublié ,  j'en  suis  sûre ,  ces 
charmantes  contredanses  aux  sons  desquelles,  dans  nos  beaux  bals  de  l'hiver 


i    I 


292 


LA   SYLPHIDE. 


dernier,  vous  vous  élanciez  joyeuse  et  animée,  et  vous  chanterez  avec  charme 
la  belle  musique  de  celui  auquel  vous  devez  la  reconnaissance  de  nos  plaisirs 
passés.  Baronne  marie  de  l'******. 


LE     SARMATEJ' 

PREMIERE  PARTIE. 

l'extréinité  de  Paris,  dans  une  rue  solitaire,  s'élève 
une  maison  exclusivement  habitée  par  des  peintres. 
Deux  corps  de  logis  séparés  par  une  vaste  cour  la 
composent,  chaque  étage  renferme  cinq  ou  six  ate- 
liers dont  la  porte  s'ouvre  sur  un  corridor  disposé 
en  long  comme  dans  les  couvens  du  nioyen-àge  ; 
toutes  les  écoles  vivent  fraternellement  dans  cette 
espèce  de  phalanstère  bâti  par  un  spéculateur  in- 
telligent. Les  pinceaux  ascétiques  des  disciples  de 
M.  Ingres  ,  les  palettes  luxuriantes  des  imitateurs 
de  Delacroix  reposent  en  paix  sous  le  même  toit, 
échangeant  des  avis  et  des  conseils  mutuels.  La 
vierge  timide  des  premiers  temps  du  christianisme 
'  essaie  de  donner  queUjues  leçons  de  dessin  à  la  cour- 
tisane vénitienne,  tandis  que  celle-ci  cherche  à  lui  ré- 
véler l'art  difficile  des  couleurs.  C'est  entre  les  deux 
systèmes,  une  réciprocité  perpétuelle  de  bons  pro- 
cédés. Le  paysage,  les  marines,  les  aquarelles,  le  genre,  l'histoire  ne  sont  séparés 
que  par  une  cloison.  Le  moyen-âge,  la  renaissance,  le  dix-huitième  siècle  se 
serrent  la  main  dans  l'escalier,  se  font  des  visites  et  ne  craignent  pas  de  se  dire 
les  secrets  de  leur  chevalet.  Les  hostilités  ne  commencent  qu'à  l'époque  du  Salon; 
alors  la  discussion  est  permise,  le  rigorisme  des  principes  reparait,  l'intolérance 


{")  Celle  nouvelle  élonl  inédile  el  apparlenanl  à  la  svlpuide,  ne  pourra  élro  leprodulle. 


LA   SYLPniDE. 


293 


est  à  l'ordre  du  jour, dans  tous  les  ateliers;  la  maison  des  artistes  est  en  proie  à 
une  atîreuse  guerre  civile  de  sarcasmes  et  de  quolibets,  l'aile  des  Capulets  n'a 
exposé  que  des  omelettes  encadrées,  l'étage  des  Montaigus  a  rempli  toute  une 
travée  de  profils  au  gratin,  et  mille  autres  plaisanteries  que  la  colère  des  partis 
qui  agitent  le  monde  des  beaux-arts  ont  rendues  banales  aujourd'hui.  Pendant 
deux  mois,  l'exaspération  est  à  son  comble;  mais  dès  que  l'exposition  est  fermée, 
l'ancienne  fraternité  revient,  le  calme  renaît;  le  moyen-âge  remet  sa  dague  au 
fourreau,  les  petits  abbés  Pompadour  font  trêve  à  leurs  médisances,  les  peintres 
de  marine  disent  à  leurs  flots  irrités:  Vous  n'irez  pas  plus  loin!  Les  inimitiés 
cessent  et  chacun  observe  scrupuleusement  la  trêve  du  Louvre. 

Malgré  le  mauvais  vernis  jeté  sur  les  artistes  de  ce  temps-ci  parles  vaudevilles 
et  les  romans,  n'allez  pas  croire  que  cette  maison  soit  plus  bruyante  qu'ime  autre  ; 
le  plus  paisiblehabitant  du  Marais  pourrait  en  faire  sa  demeure.  C  est  à  peine  si,  quel- 
quefois dans  la  jouruée,  le  silence  qui  règne  dans  les  corridors  est  troublé  par  la  ri- 
tournelle d'une  cavatine,  souvenir  du  dernier  opéra  que  le  peintre  fredonne  avant 
de  se  mettre  à  l'ouvrage.  L'édifice  renferme  plusieurs  pianos;  mais  recouverts  d'un 
tapis  vert,  surchargés  de  cartons,  de  portefeuilles,  de  boites  à  couleur,  ils  sont  pas- 
sés depuis  long-temps  à  l'état  de  simples  tables.  Leurs  touches  disloquées  n'ont  plus 
fait  entendre  un  son  depuis  la  mort  de  Garât.  La  guitare  est  le  seul  instrument 
qui  retentisse  à  de  rares  intervalles.  Pour  un  peintre  la  guitare  est  presque  un 
meuble  indispensable.  Un  tableau  napolitain  ou  espagnol  peut-il  être  complet  sans 
mandoline?  Quelques  artistes  ne  se  contentent  pas  de  faire  poser  leur  guitare,  ils 
en  jouent  pour  ressembler  à  leurs  héros,  ou  bien  lorsque  l'ennui  d'une  attente 
trop  prolongée  leur  conseille  la  romance  consolatrice  :  paradoxe  innocent,  délas- 
sement éphémère  que  la  brise  qui  souffle  de  Montmartre  emporte  bientôt  sur  ses 
ailes  complaisantes  !  Des  marchands  de  couleurs,  des  éditeurs,  un  vieillard  qui 
après  avoir  été  doge,  connétable,  ou  empereur,  va  oublier  son  règne  d'une  séance 
au  cabaret  voisin,  des  modèles  d'un  autre  âge  et  d'un  autre  sexe  ,  parfois  une 
jeune  femme  au  voile  baissé,  à  la  démarche  furtive,  timide  Fornarine  qui  se  glisse 
chez  son  Raphaël,  voilà  les  seuls  individus  que  l'on  rencontre  dans  cette  demeure. 
On  se  croirait  dans  un  séminaire,  si  une  vague  odeur  de  Maryland,  répandue  à 
tous  les  étages,  une  gaze  mobile,  nuage  imperceptible  attaché  à  chaque  plafond  , 
ne  trahissaient  les  occupations  profanes  des  habitans. 

Si  jamais  portier  mérita  le  respect  de  ses  locataires,  c'est  à  coup  sûr  celui  de 
cette  maison.  Le  père  Lambernier  a  près  de  soixante-dix  ans  ;  mais  sa  taille  droite 
et  élevée,  son  œil  brillant,  ses  traits  fortement  caractérisés,  sont  loin  d'annoncer 
la  décrépitude. 

Poli ,  sans  affectation  ,  tolérant,  sans  manquer  de  fermeté,  connaissant  les  se- 
crets les  plus  intimes  de  tous  les  ateliers  ,  sans  jamais  abuser  de  ses  propres  dé- 
couvertes ou  des  confidences  qu'on  est  obligé  de  lui  faire,  Lambernier  est  chéri 
de  tous  ses  administrés,  car  la  maison  étant  une  colonie,  le  concierge  devient  né- 
cessairement administrateur.  Sa  loge  est  située  au  fond  d'une  cour  peuplée  de 
statues;  de  quelque  côté  qu'il  jette  les  yeux  ,  il  ne  rencontre  que  des  Dieux  ou 
des  Déesses.  Au  nord  son  regard  est  borné  par  le  Silence  en  plâtre  élevant  mys- 
térieusement son  doigt  au  niveau  de  sa  bouche  ;  au  midi  par  le  Courage,  aigui- 
sant un  fer  de  lance  sur  une  borne  milliaire;  à  l'est  par  la  Sagesse,  formulée  par 
une  femme  nue,  et  un  hibou  ;  à  l'ouest  par  la  Beauté,  représentée  aussi  par  une 


I    ! 


ÎOi  i.A  .syLPiiiin:. 

femme  nue  sans  hibou.  Ce  voisinage  doit  nécessairement  prédisposer  son  ame  à 
la  pratique  des  hautes  vertus  et  des  nobles  jouissances.  Comme  contrepoids  à  cet 
entourage  mythologique,  l'intérieur  de  la  loge  est  tapissé  de  croquis  et  même  de 
tableaux  ,  témoignages  irréfragables  de  sa  bonne  intelligence  avec  ses  locataires. 
Des  archers  jouant  leur  âme  aux  dés,  des  haltes  de  Gitanos  au  milieu  d'un  car- 
refour, des  anges  déchus  se  rongeant  les  ongles,  mille  autres  compositions  bi- 
zarres forment  ce  musée  de  la  reconnaissance  ,  au  milieu  duquel  on  remarque 
certaines  toiles  qui  ne  sont  pas  sans  valeur.  Cependant  ces  peintures  contras- 
tent avec  l'aspect  général  de  l'ameublement.  Le  lit ,  les  fauteuils  ,  la  pendule  où 
une  Amphytrite  du  directoire  emporte  les  heures  sur  un  cadran  en  conque  ma- 
rine, traîné  par  deux  tritons  ,  les  fleurs  passées  contenues  dans  des  vases  d'albâ- 
tre, tout  cela  a  un  air  de  dignité  et  de  grandeur  déchue  qui  fait  ressortir  encore 
davantage  la  furie  romantique  de  la  galerie.  C'est  là  que  Lambernier  et  sa  femme 
achèvent  paisiblement  leur  carrière  ,  renouvelant  sous  les  yeux  d'une  génération 
insoucieuse  l'histoire  do  Philémon  et  Baucis.  Le  dimanche  ,  sur  les  quatre  heu- 
res du  soir,  lorsque  les  deux  époux  libres  de  tout  soin  domestique  s'acheminent, 
dans  tout  l'éclat  d'un  costume  qui  fut  de  mode  il  y  a  trente  ans,  vers  le  lieu  de 
leur  promenade  hebdomadaire ,  on  ne  peut  s'empêcher  de  les  regarder  avec  at- 
tendrissement, et  l'on  éprouve  involontairement  le  désir  de  connaître  par  quelle 
suite  d'infortunes  ce  couple  auguste  était  descendu  à  la  condition  où  on  le 
voit  réduit. 

Lucien  Guérin  habite  cette  maison  :  c'est  un  jeune  peintre  dont  on  aime  le 
talent  autant  que  le  caractère.  Ennemi  des  charges,  ses  plaisanteries  sont  tou- 
jours pleines  d'esprit  et  de  goût,  chose  rare,  et  surtout  parmi  les  gens  de  sa  pro- 
fession. Sans  autre  défaut  qu'une  mobilité  extrême,  on  n'éprouve  aucune  peine 
à  le  voir  changer  de  sentiment,  parce  que  toutes  ces  vicissitudes  ont  un  ca'':het 
de  vérité  qui  étonne.  Son  imagination  facile  n'est  jamais  en  défaut  pour  embellir 
les  objets  de  son  admiration  passagère.  Comme  tous  les  hommes  bons,  c'est  sur- 
tout dans  ses  égaremens  qu'on  l'aime.  Je  frappais,  il  y  a  quelques  jours,  à  la  porte 
de  son  atelier.  Après  une  assez  longue  attente,  j'allais  me  retirer  mécontent 
d'une  course  inutile,  lorsqu'en  me  retournant,  j'aperçus  le  père  Lambernier  qui, 
tranquillement  appuyé  sur  son  balai,  semblait  épier  le  résultat  de  mes  tenta- 
tives. 

—  Frappez  plus  fort,  me  dit-il,  votre  ami,  M.  Lucien  Guérin,  est  chez  lui  ; 
il  y  a  un  instant  seulement  que  je  viens  de  lui  porter  une  lettre  ! 

Je  recommençai  â carillonner  déplus  belle;  Lambernier  me  regardait  toujours. 
Des  pas  se  firent  entendre  dans  l'appartement  de  Lucien. 

—  Bon,  le  voilà  qui  vient  vous  ouvrir.  Je  commençais  à  craindre  qu'il  ne  fût 
endormi  ;  c'est  qu'alors,  le  réveiller  n'aurait  pas  été  chose  facile.  Resterez-vous 
long-temps  chez  M.  Lucien  ? 

—  Une  heure  ou  deux,  je  pense,  â  moins  que  ce  ne  soit  jusqu'à  ce  soir.  Mais 
pourquoi  me  faites-vous  cette  question,  père  Lambernier? 

—  Vous  le  saurez  bientôt  ;  en  attendant  je  cours  donner  le  mot  d'ordre  à  ma 
femme,  afin  que  personne  ne  vienne  vous  déranger.  Le  vieillard  s'éloigna  en 
souriant  mystérieusement.  Je  le  suivis  pendant  quelque  temps  des  yeux  pour 
lâcher  de  me  rendre  compte  des  motifs  d'une  curiosité  bien  étonnante  chez  un 
portier  aussi  grave  ;  mais  bientôt  la  voix  de  Lucien  vint  m'arracher  à  mon  in- 


LA   SVLI'IlIIlt. 


ans 


fructueux  examen.  —Entrez  donc,  s'éeriait-il  ;  est-ce  que  par  hasard  vous  me 
tiendriez  rancune  de  vous  avoir  fait  attendre.  Oublions  le  passé,  mon  ami,  et 
venez  consoler  le  plus  malheureux  des  mortels.  Lucien  fit  un  geste  comme  pour 
se  précipiter  dans  mes  bras. 

L'atelier  dans  lequel  nous  nous  trouvions  en  ce  moment  offrait  les  traces  d'un 
bouleversement  général.  Le  chevalet  était  renversé,  les  morceaux  d'une  toile  la- 
cérée jonchaient  le  parquet,  un  trophéed" armes,  chef-d'œuvre  de  patience  archi- 
tecturale, venait  de  s'écrouler  sous  les  coups  d'une  main  furibonde  ;  une  guitare 
brisée  témoignait,  tristement  penchée  entre  les  bras  d'un  mannequin,  de  la  vio- 
lence du  coup  qui  lui  avait  percé  le  cœur  ;  des  fragmens  de  plâtre  surgissaient  ça  et 
là  au  milieu  decet  océan  de  débris.  J'avais  reconnu  dans  la  toile  déchirée  l'esquisse 
d'un  tableau  dont  Lucien,  après  plusieurs  mois  de  sollicitations,  de  visites,  de  dé- 
marches de  tous  les  genres,  avait  obtenu  la  commande  ;  d'un  tableau  dont  il  par- 
lait sans  cesse,  dont  il  raffolait,  auquel  il  travaillait  sans  relâche,  et  qui  devait, 
disait-il,  mettre  le  sceau  à  sa  réputation.  Consterné  à  la  vue  d'un  si  grand  désastre, 
je  n'osais  interroger  Lucien,  et  je  briilais  d'avoir  la  clé  de  ce  mystère. 

—  Vous  ne  me  consolez  pas,  me  dit  enfin  Lucien,  après  quelques  minutes  de 
silence,  à  quoi  donc  servent  les  amis"? 

—  Je  ne  demande  pas  mieux  que  de  m'associer  à  toutes  vos  douleurs,  mais 
encore  faut-il  savoir  en  quoi  elles. consistent? 

— Vous  ne  le  devinez  pas  ? 

—  Ma  foi  non  !  A  moins  que  quelque  rival  jaloux  ne  se  soit  introduit  ici  en 
votre  absence  pour  détruire  le  fruit  de  vos  travaux,  rien  ne  peut  m'expliquer 

—  Eh  !  bien,  je  m'en  vais  tout  vous  dire,  et  vous  sentirez  alors  combienj'ai  du 
souffrir.  Vous  savez  quel  soin,  quel  amour,  quelles  espérances  ont  présidé 
à  la  composition  de  mon  Martyre  de  Sainte- Euphémie.  Depuis  deux  mois  que  j'ai 
la  parole  du  ministre  qu'un  tableau  me  serait  commandé,  et  qu'on  m'en  laisserait 
le  sujet,  tous  mes  personnages  étaient  esquissés,  la  tête  de  la  sainte  était  achevée, 
jamais  ma  main  n'avait  été  plus  heureuse,  je  crayonnais  des  anges  chargés  de 
palmes,  et  il  me  semblait  que  ces  palmes  étaient  pour  moi  ;  j'étais  sûr  de  faire  un 
chef-d'œuvre  quand  j'ai  reçu  une  lettre  du  ministre. 

—Qui  vous  annonce  probablement  qu'il  ne  faut  plus  compter  sur  la  commande 
promise. 

—  Vous  n'y  êtes  pas. 

—  Ou  bien  qu'il  faut  songer  à  travailler  sur  un  autre  sujet  ! 

—  Encore  moins. 

—  Alors  expliquez-vous,  car,  en  vérité,  je  commence  à  ne  plus  rien  compren- 
dre à  votre  colère. 

—  Cette  lettre,  reprit  Lucien,  au  comble  du  désespoir,  cette  lettre  que  Lam- 
bernier  m'a  remise  tout  à  l'heure,  que  j'ai  brûlée,  et  dont  j'ai  jeté  les  cendres  au 
vent,  cette  lettre  m'annonce  que  mon  tableau  est  destiné  à  l'église  paroissiale  de 
Barbezieux.  Vous  croyez  travailler  pour  la  postérité,  pas  du  tout,  c'est  pour  la 
Charente-Inférieure.  Plutôt  mille  fois  ne  plus  toucher  un  pinceau  de  ma  vie  ! 

—  C'est  que  vous  ne  savez  pas,  continua  Lucien,  en  se  promenant  à  grands  pas 
au  milieu  de  l'atelier,  tout  ce  qu'il  y  a  de  barbarie  dans  cette  décision.  Me  priver 
démon  tableau;  c'estcomme  si  Fon  séparait  un  amant  de  sa  maîtresse .  Cette  sainte, 
dont  j'ai  retracé  l'image,  je  ne  me  suis  pas  contenté  de  la  peindre,  j'en  suis  amou- 


■mi 


LA  SYLPHIDE. 


leux.  Quand  j'entreprendrai  un  autre  ouvrage,  j'irai  demander  l'inspiration  à  ce- 
lui-ci, comme  on  puise  une  flamme  nouvelle  dans  le  souvenir  de  ses  anciennes 
amours.  Ne  vous  est-il  jamais  arrivé  de  tressaillir  en  rencontrant  une  femme 
que  vous  avez  aimée  autrefois  ;  ce  tressaillement,  ce  sont  nos  premiers  tableaux 
qui  nous  le  donnent,  à  nous,  artistes.  Quand  je  voudrai  éprouver  celte  émotion, 
il  me  faudra  monter  en  diligence  et  courir  à  Barbezieus,  où  ma  sainte  sera  relé- 
guée au  milieu  de  quelque  église  délabrée  sans  jour  ni  soleil.  La  lettre  est  for- 
melle, c'est  dans  la  grande  nef,  près  du  chœur,  que  mon  martyr  doit  être  placé: 
je  succède  à  quelque  vieille  toile  qui  tombait  en  ruines.  Consumez -vous  donc  à 
penser  la  nuit,  et  à  travailler  le  jour,  pour  obtenir  un  pareil  résultat.  Je  ne  veux 
pas  avoir  ,  de  mon  vivant ,  les  honneurs  des  catacombes ,  je  ne  veux  point 
assister  à  mes  propres  funérailles  !  Je  renonce  à  la  commande  de  l'État  et  à  la  sé- 
pulture de  Barbezieus  ! 

C'est  en  vain  qu'on  aurait  tenté,  en  lui  citant  l'exemple  de  tous  les  grands 
peintres  de  l'époque,  de  faire  sentir  à  Lucien  la  folie  de  sa  colère.  Toute  remon- 
trance aurait  été  inutile  en  ce  moment.  Ce  nom  de  Barbezieux  avait  sonné  à  son 
oreille  apportant  avec  lui  comme  un  lointain  et  vague  écho  de  Carpentras  et  de 
Brives-la-Gaillarde.  Il  fallait  laisser  au  temps  le  soin  d'effacer  cette  première 
impression.  Sûr  que  le  peintre  exaspéré  reviendrait  à  de  meilleurs  sentimens,  et 
que  la  Charente-Inférieure  ne  serait  pas  privée  d'un  Lucien  Guérin,  je  cherchai 
à  le  consoler  en  partageant  son  indignation.  C'était  le  seul  moyen  de  le  ramener. 
Une  espèce  d'abattement  avait  succédé  à  sa  fougue  première.  Quand  nous  eûmes 
réparé,  autant  que  cela  était  possible,  le  dégât  qu'il  avait  commis,  nous  restâmes 
pendant  quelques  minutes  plongés  dans  le  silence.  Lucien  devait  éprouver  au 
fond  une  certaine  honte  de  la  fureur  assez  ridicule  qu'il  venait  de  manifester,  et 
aussi  un  remords  d'avoir  détruit  d'un  seul  coup  le  travail  de  plus  de  deux  mois  ; 
son  premier  soin  fut  de  donner  à  ses  regrets  une  issue  détournée  ;  il  fit  tous  ses 
efforts  pour  se  tromper  lui-même.  —  Au  surplus,  me  dit -il,  je  dois  être  content 
de  la  décision  du  ministre,  car,  de  toute  manière,  je  n'aurais  pas  achevé  ce  ta- 
bleau. Avant  de  recevoir  cette  lettre,  j'étais  décidé  à  partir  pour  le  Midi.  Le  cli- 
mat de  Paris  me  tue;  il  me  faut  de  lair,  du  soleil,  de  la  chaleur.  Je  serais  sûr  de 
tomber  malade  si  je  restais  un  mois  de  plus  au  milieu  de  ces  brouillards. 

—  Et  dans  quelle  ville  fixerez-vous  vos  pénates;  est-ce  à  Nice  ? 

—  Ma  foi,  non  ;  Nice  offre  tous  les  désagrémens  d'un  lieu  d'asile.  Les  banque- 
routiers, les  faussaires,  les  escrocs  du  Midi  s'y  réfugient  au  milieu  des  jasmins 
et  des  orangers.  C'est  Bruxelles  en  serre  chaude. 

—  Il  vous  reste  alors  Pise  et  Naples. 

—  Je  me  garderais  bien  de  faire  un  pareil  choix.  Pise  est  une  ville  trop  mélan- 
colique; ses  rues  désertes,  ses  palais  inhabités,  son  cimetière  monumental  se 
dressent  comme  autant  d'avertissemens  muets  qui  apprennent  au  malade  la  fra- 
gilité de  l'existence  humaine.  A  défaut  de  la  phthisie,  c'est  le  spleen  qui  vous  tue. 
Quant  à  Naples,  cette  ville  offre  de  trop  grandes  distractions.  Comment  suivre  un 
régime  sous  ce  ciel  pur,  au  milieu  de  cette  population  ardente,  en  face  de  cette  mer 
parfumée  A  Naples  on  meurt  à  force  de  ne  pas  se  croire  malade.  L'asile  que  j'ai 
choisi  n'offre  aucun  de  ces  inconvéniens.  Sur  ce  coin  de  terre  perdu  à  l'ime  des 
extrémités  de  la  France  croissent  les  produits  des  latitudes  les  plus  tempérées; 
les  rossignols  chantent  le  soir  entre  les  branches  des  grenadiers;  les  jeunes  filles 


I.A    SYLPHIDE.  297 

et  les  jeunes  gens  causent  d'amour,  tandis  que  des  fleurs  d'oranger,  présage  d'un 
mariage  prochain,  tombent  sur  leur  tête  du  haut  des  arbres  agités  par  la  brise  ; 
les  moissonneurs,  quand  vient  midi  ,  trouvent  un  ahri  à  l'ombre  circulaire  d'un 
palmier.  Ce  pays  est  une  Italie  en  miniature  ;  une  Espagne  d'une  lieue  carrée  ; 
quelques  arpens  empruntés  à  l'Afrique.  La  mer  qui  baigne  cetEden  départemental 
n'a  jamais  de  tempêtes;  son  ciel  ne  connaît  pas  les  nuages  ;  il  y  pleut  un  peu 
moins  qu  en  Egypte,  c'est-à-dire  jamais  ;  le  rude  mistral  s'enveloppe  de  gazes 
légères,  et  se  déguise  en  zéphyr  pour  traverser  cette  terre  privilégiée.  Con- 
naissez-vous cette  contrée?  O  mon  ami ,  c'est  là  qu'il  faut  vivre,  c'est  là  qu'il 
faut  mourir. 

—  De  toutes  les  villes  de  France,  Hyères  est  la  seule  qui  réponde  au  signale- 
ment de  cette  ballade;  mais  j'avoue  que  je  ne  désire  nullement  y  vivre,  et  encore 
moins  y  mourir. 

—  C'est  que,  comme  moi,  vous  n'avez  pas  passé  trois  mois  à  Ilyéres.  Ah  !  mon 
ami,  c'est  la  plus  heureuse  époque  de  ma  vie.  Figurez-vous  une  ville  dont  la 
tranquillité  n'est  jamais  troublée,  si  ce  n'est  quelquefois  par  l'écho  lointain  d'un 
coup  de  canon  parti  de  Toulon.  Un  galérien  s'est  échappé  du  bagne.  Les  paysans 
des  cliaiimières  isolées  ferment  leur  porte  le  soir,  les  enfans  sentent  leur  cœur 
battre  à  la  vue  de  chaque  mendiant  qui  passe  avec  cet  air  sinistre  qu'ont  tous  les 
pauvres  sur  un  grand  chemin.  Le  lendemain  ,  le  galérien  est  arrêté  ,  et  la  cité 
rentre  dans  toute  la  béatitude  de  son  calme.  Les  habilans  reçoivent  les  malades 
chez  eux  à  titre  de  pensionnaires  ;  aussi  les  femmes  d'Hyères  ont-elles  la  dou- 
ceur et  la  modestie  des  religieuses  ,  on  les  prendrait  pour  des  sœurs  de  charité. 
Quand  deux  amies  se  rencontrent,  elles  se  parlent  à  voix  basse  ,  comme  si  elles 
étaient  devant  les  rideaux  d'un  moribond.  Les  bourgeois  se  racontent  leurs  petits 
bonheurs  au  cercle,  le  soir.  L'un  a  reçu,  la  veille,  une  pulmonie  arrivée  dans  une 
voiture  à  quatre  chevaux,  avec  une  suite  nombreuse  ;  l'autre  attend  pour  le  len- 
demain une  phthisie  qui  a  retenu  deux  étages  pour  elle  et  toute  sa  famille.  Tous 
ces  honnêtes  citadins  ont  vu  mourir  chez  eux  une  foule  d'individus  de  tout  à'jc, 
de  tout  sexe,  de  toute  position.  Comment  craindre  la  mort  après  cela?  L'habitant 
d'Hyères  finit  d'ailleurs  par  se  persuader  qu'il  n'y  a  que  les  étrangers  qui  puis- 
sent mourir  dans  son  pays,  et,  protégé  par  le  climat,  doucement  bercé  par  ce  léger 
paradoxe,  il  succombe  à  quatre-vingt-dix  ans,  sans  s'en  douter  et  sans  le  croire. 
La  Faculté  ne  devrait  pas  conseiller  aus  malades  d'autre  séjour  que  celui  d'Hyè- 
res; ce  n'est  pas  une  ville,  c'est  une  oasis  de  santé.  Malgré  votre  air  sceptique  , 
c'est  là  que  j'irai  réparer  mes  forces  épuisées,  et  oublier  Barbezieuxen  contem- 
plant la  Méditerranée. 

Les  exagérations  passionnées  auxquelles  Lucien  s'était  livré  en  apprenant  la 
décision  ministérielle  cachaient  une  peine  réelle.  L'auteur  du  3fartijre  de  Sainle- 
Euphcmie  s'était  persuadé  que  son  tableau  ne  pouvait  être  destiné  qu'à  une  église 
de  Paris  ;  en  le  reléguant  à  Barbezieus,  on  avait  blessé  son  amour  propre  de  la 
manière  la  plus  sensible  et  la  plus  inattendue.  A  la  colère  avait  succédé  le  désir 
de  la  solitude,  sentiment  naturel  à  tous  ceux  qui  se  croient  victimes  d'une  injus- 
tice. Il  eût  été  inutile  et  môme  dangereux  de  chicaner  Lucien  sur  l'admiration 
toute  nouvelle  qu'il  éprouvait  pour  la  ville  d'Hyères.  En  d'autres  termes,  il  avait 
maudit  ce  pays  et  juré  de  n'y  plus  reparaître  de  sa  vie  ;  mais  le  malheur  lui  avait 
fait  oublier  ce  serment.  Après  le  désespoir  auquel  il  venait  de  se  livrer,  il  lui  fallait 


I 

I 

i     ! 


298  LA   SYLPHIDE. 

un  sujet  quelconque  d'enthousiasme;  le  souvenir  d'Hyères  s'était  présenté  le 
premier  à  son  esprit,  et  il  s'était  emparé  de  ce  prétexte  dont  il  menaçait  de  se 
servir  pendant  fort  long-temps,  si  trois  coups  frappés  directement  à  sa  porte  ne 
l'eussent  interrompu  au  moment  où  il  allait  recommencer  ses  doléances  sur  sa 
santé,  et  ses  hyperboliques  tirades  en  faveur  d'une  ville,  dont  la  plus  grande  gloire 
est  d'avoir  donné  naissance  à  Massillon.  La  manière  dont  on  avait  frappé  me 
parut  suspecte. 

—  Vous  attendez  quelqu'un,  dis-jeen  souriant  à  Lucien,  je  me  retire. 

—  Non  restez,  répondit  celui-ci ,  après  avoir  jeté  un  regard  sur  sa  pendule. 
Ce  ne  peut  être  qu'un  importun,  ou  un....  mais  puisque  vous  êtes  le  plus  près  de 
la  porte,  examinez  à  travers  le  trou  de  la  serrure,  et  sans  faire  le  moindre  bruit, 
quelle  est  la  physionomie  du  visiteur. 

—  Je  n'aperçois  qu'une  redingote  qui  traîne  jusqu'au  talon  et  deux  brelo- 
ques, répondis-je  après  quelques  minutes  d'examen. 

—  Une  redingote  qui  traîne  jusqu'au  talon.  C'est  un  créancier;  maudit  Lam- 
bernier,  il  a  oublié  la  consigne  1 

En  ce  moment  les  trois  coups  résonnèrent  de  nouveau,  accompagnés  de  la 
voix  de  Lambernier  qui  demandait  à  être  introduit.  Lucien  poussa  un  soupir  de 
soulagement. 

Le  vieillard  était  dans  tout  l'éclat  de  son  costume  dominical  :  une  cravate  de 
mousseline  blanche  s'arrondissait  en  rosette  sur  sa  chemise  dont  une  épingle  en 
corail  retenait  les  mille  petits  plis;  les  pans  d'une  de  ces  vastes  redingotes  appe- 
lées faquincs,  du  sobriquet  de  ceux  qui  les  portaient  sous  le  directoire,  cachaient 
à  demi  son  pantalon  café  au  lait;  une  chaîne  d'or  terminée  par  deux  noix  d'Amé- 
rique sortait  de  dessous  un  gilet  blanc  majestueusement  ouvert.  Après  s'être 
excusé  de  venir  ainsi  troubler  notre  entretien,  Lambernier  nous  prévint  qu'il 
avait  un  petit  service  à  nous  demander. 

—  Parlez,  s'écria  Lucien,  auquel  la  présence  de  Lambernier  et  la  splendeur 
de  sa  toilette  avaient  fait  oublier  ses  projets  de  voyage,  mon  épée  et  mes  pin- 
ceaux sont  à  votre  disposition,  et  si  vous  avez  besoin  d'une  plume,  voici  mon  ami 
qui  écrit. 

—  Je  le  sais,  répondit  Lambernier  en  me  regardant,  et  c'est  pour  cela  que  je 
suis  monté;  j'ai  une  petite  pétition  à  adresser  au  gouvernement;  si  Monsieur 
voulait  s'en  charger,  ce  serait  l'affaire  d'un  quart  d'heure  et  je  pourrais  porter 
ce  soir  mon  placet  au  concierge  du  ministre  qui  m'a  promis  de  le  lui  remettre  en 
personne. 

—  Comment,  reprit  Lucien,  vous  voulez  nous  quitter,  et  pourquoi  cela,  Lam- 
bernier, voyons,  que  manque-t-il  à  votre  bonheur  ?  Tous  vos  locataires  vous 
aiment,  vous  avez  une  loge  entourée  de  statues,  et  peuplée  de  tableaux,  vous 
possédez  un  Lucien  Guérin,  première  manière,  nous  nous  privons  tous  d'avoir 
des  chiens  parce  que  nous  savons  que  votre  femme  ne  les  aime  pas.  et  vous  allez 
échanger  cette  position  que  tous  les  portiers  vous  envient,  contre  les  grâces  in- 
certaines du  pouvoir;  vous  briguez  la  faveur  de  tirer  le  cordon  de  la  tyrannie  ; 
prenez  garde,  Lambernier,  votre  ambition  vous  perdra  ;  vous  sollicitez  une  place 
à  Paris,  sans  doute,  eh!  bien,  le  miiiislre  vous  nommera  concierge  du  musée 
de  Barbezieux  I 

—  Ce  ne  serait  pas  un  si  grand  malheur,  reprit  Lambernier  qui  ne  savait  trop 


I.A    S't  LPIllDE 


:99 


comment  prendre  cette  apostrophe  moitié  sérieuse,  moitié  bouffonne;  mais  vous 
avez  tort,  monsieur  Lucien,  de  me  condamner  sans  m'enteiidre.  La  faveur  que 
j'ambitionne  n'est  que  temporaire,  elle  ne  doit  pas  m'éloigiier  de  la  maison  ;  je 
ne  serai  employé  du  gouvernement  que  pendant  un  jour,  peut-être  même  pen- 
dant deux  ou  trois  heures  ;  ainsi  vous  voyez  que  mes  désirs  sont  bien  modestes. 

—  Voyons,  apprenez-nous  ce  que  vous  voulez  qu'on  vous  nomme'? 

—  Empereur  d'Occident.  taxile  delord. 

{La  fin  à  la  iirvcliaiiic  luiuisoii). 


I    ! 


Théâtre-Français. 

Lii  VERiiE  D'EAi'  OU   LES  EFFETS  ET  LES  CAiSES,  Comédie  historiquc  en  cinq  acles  cl  en 

prose  ,  par  M.  scRUtE. 

NFix  la  Comédie-Française  vient  de  mettre  la  main 
sur  un  succès.  Le  Verre  d'Eau  de  M.  Scribe  ,  est  le 
verre  d'eau  de  l'Evangile  qui  portera  profit  au  cen- 
ç,^^  tuple.  La  place  nous  manque  pour  apprécier,  com- 
me elle  le  mérite,  la  pièce  nouvelle  du  plus  fécond 
de  nos  vaudevillistes.  \ous  devons  nous  borner  à  dire 
que  M.  Scribe  a  emprunté  son  sujet  au  Siècle  de 
Louis  XIV,  par  Voltaire,  et,  certes,  il  aurait  pu 
choisir  une  plus  mauvaise  source.  Le  régne  du  grand  roi  touchait  à  son  déclin  ; 
après  ses  glorieuses  campagnes  de  Flandre,  il  s'était  fait  battre  à  Malplaquet,  et 
insensiblement  palissait  ce  soleil  qui,  d'abord  ,  n'avait  pas  eu  d'égal.  LinQuence 
de  l'Angleterre  était  pour  beaucoup  dans  tous  ces  revers;  le  duc  de  INIarlborough, 
qui  gouvernait  la  reine  Anne,  par  sa  femme,  était  notre  ennemi  le  plus  implaca- 
ble; et  il  fallut  pour  amener  le  traité  d'Utrecht  et  la  pais  avec  la  France  que 
lord  Brolingbroke  renversât  le  désastreux  pouvoir  de  Marlborough. 

Comment  Brolingbroke  succéda-t-il  à  Marlborough,  c'est  là  le  nœud,  le  fond 
de  la  comédie  de  M.  Scribe  :  une  maladresse  feinte  ou  involontaire  de  la  duchesse 
qui  répandit  un  verre  d'eau  sur  la  robe  de  la  favorite  qui  devait  lui  succéder, 
verre  d'eau  que  M.  Scribe  fait  renverser  sur  le  manteau  même  de  la  reine,  amena 
cette  importante  révolution. 

C'est  sur  cette  donnée  très  sommaire  que  M.  Scribe  a  basé  son  intrigue  ;  une 


!    1 


i 


300 


LA   SyLMIIUE. 


foule  de  petits  incidens,  de  péripéties,  de  mots  heureux  et  d'allusions  s' y  croisent 
depuis  le  premier  acte  jusqu'au  dernier  :  l'attention  et  l'intérêt  sont  de  la  sorte 
constamment  tenus  en  haleine;  enfin  ,  on  y  reconnaît  d'un  bout  à  l'autre  la 
grande  habileté  scénique  et  l'esprit  de  l'auteur  de  Bertrand  et  Raton. — La  manière 
dont  est  jouée  la  pièce  sufiirait  d'ailleurs  à  en  assurer  le  succès.  M""  Mante, 
Plessis  et  Dose  ont  parfaitement  compris  et  rendu  leurs  rôles.  Menjaud ,  dans  le 
personnage  important  et  difficile  de  lord  Bolingbroke,  a  fait  preuve  d'un  rare  ta- 
lent de  comédien  ;  nous  n'en  dirons  pas  autant  de  Maillart,  dont  le  physique  ju- 
rait presque  à  chaque  scène  avec  les  intrigues  amoureuses  dont  M.  Scribe  s'est 
plu  à  le  rendre  le  fortuné  héros. 

Après  d'aussi  complets  éloges  du  Verre  d'Eau,  on  nous  permettra  peut-être 
de  hasarder  quelques  légères  remarques.  —  Quelle  nécessité  y  avait-il  pour 
M.  Scribe  de  dire  au  public  que  sa  comédie  était  historique?  Ce  n'est  pas  là,  que 
je  sache  ,  ce  qui  fait  le  succès  d'une  pièce  au  théâtre;  et,  au  surplus,  sa  comédie 
historique  ment  quelque  peu  à  l'histoire,  à  laquelle  elle  n'a  recours  que  pour  au- 
tant que  ses  traditions  ne  la  gênent  pas.  Ensuite  pourquoi  avoir  ajouté  ce  second 
titre  :  ou  ks  Effets  et  les  Causes  ?  Est-ce  pour  nous  répéter  ce  que  les  Mathieu 
Lœnsberg  et  lus  alnianachs  plus  ou  moins  triples  nous  ont  redit  à  satiété  :  que 
souvent  on  a  vu  de  petites  causes  enfanter  d'énormes  résultats?  —  Mais  encore 
une  fois,  ce  ne  sont  là  que  des  observations  de  détail  d'une  importance  fort  se- 
condaire. —  Ce  qui  est  incontestable,  c'est  que  le  succès  existe,  succès  d'argent, 
succès  durable,  succès,  en  un  mot,  comme  il  en  faut  un  à  la  Comédie-Français», 
pour  se  survivre  à  elle-même,  et  pour  nous  faire  croire  qu'un  premier  Théâtre- 
Français  est  encore  possible  en  France. 

Encore  un  succès  aux  Italiens,  VElisir  d'Amorc,  quoique  inférieur,  selon  nous, 
au  Philtre  d'Auber  n'en  est  pas  moins  un  tour  de  force,  et  presque  un  chef- 
d'œuvre,  lorsque  l'on  songe  que  c'est  la  première  tentative  qu'ait  faite  M.  Doni- 
zetti,  dans  la  musique  bouffe.  Il  n'y  a  au  monde  que  M'"<i  Persiani,  pour  chanter 
la  romance  finale  ;  Mario  est  tout  à  fait  à  son  aise  avec  cette  musique  douce  et 
expressive  qui  lui  va  si  bien;  quant  à  Tamburini  et  à  Lablache,  il  y  a  long- 
temps qu'on  a  épuisé  pour  eux  tous  les  éloges. 

Concerts  Vtvienne. 

L'administration,  animée  d'un  zèle  qui  ne  se  dément  pas,  appelle  dans  les 
rangs  de  ses  solistes,  tous  les  lauréats  du  Conservatoire.  Ainsi  l'on  a  entendu, 
dans  les  derniers  concerts,  des  artistes  pleins  de  talent  qui  ont  puissamment 
contribué  à  fixer  le  public  et  à  maintenir  la  vogue  de  ce  bel  établissement.  Parmi 
les  derniers,  on  a  surtout  remarqué  M.  Schwœderlé  qui,  dans  un  concerto  de 
Viotti,  a  rappelé  les  belles  et  larges  méthodes  de  Kreutzer  et  de  Baillot,  et  une 
qualité  rare  dans  la  nouvelle  école.  Les  diliettanti  ont  accueilli,  avec  un  em- 
pressement qui  fait  honneur  au  goût  de  l'époque,  les  concerts  du  jeudi  dont 
la  deuxième  partie  est  entièrement  consacrée  à  des  morceaux  de  musique  reli- 
gieuse. On  a  surtout  apjjlaudi,  jeudi  dernier,  un  Mcvjnificat  à  grand  orchestre, 
par  .M.  Miné,  organiste  de  Saint-Koch,  et  un  solo  d'orgue-orcheslre,  exécuté 
l>ai'  M.  Aikan. 


Le  nirccicur  :  DE  VILLEAlIiSSANT. 


LÀ  SYLPHIDE 


I.CITC     OCS     ITALIENS 


I.  \    >\  I.I'IIIIIE 


A    Uadniue  ' 


2G  iiovi-nthrc. 


.N  coiiiinence  à  bien  sentir  le  fioid  .  madame, 
et  je  pense  que  vous  n"ê(es  pas  plus  que  nous . 
dans  vos  montagnes,  exempte  des  incroyables  dé- 
^__  cliainemens  du  temps...  Ici.  les  ouragans  se  suc- 
"^  cèdent  dans  une  progression  effrayanle,  et  la 
t,  pluie,  le  vent,  la  grêle  se  partagent  les  nuits  et 
7  les  jours.  Nous  sommes  vraiment  en  plein  hiver, 
quoiqu'en  dise  le  calendrier,  et  les  femmes  sont 
jieu  disposées  à  attendre  le  21  janvier  pour  prendre 
les  fourruies  et  les  véte;uens  chauds  que  com- 
mande la  rigueur  de  la  saison.  Celte  année  même, 
plutôt  que  de  coutume,  j'ai  vu  afiparaitrc  les 
manchons  et  je  suis  sûre  que  nous  devons  en  partie 
^  cc:te  adoption  prématurée  à  la  ravissante  inven- 
:«^  tion  des  manchons  aériens  dAujiréti'e-Pellevïaull 
1 1  Bougenau.\-Lolley,  auxquels  pas  une  femme  élégante  n'a  pu  résister.  Vous 
savez  comment  une  mode  prend  à  Paris  :  ou  on  la  saisit  avec  fureur,  ou  on  la 
délaisse  avec  dédain  :  les  mftnclwns  aériens  se  sont  trouvés  dans  le  premier  cas, 
et  c'était  à  qui  en  aurait  la  i)reniière.  Au  reste,  celle  invention  c^t  digne  de  la 
réputation  de  ses  auteurs,  dont  l\  Sylphide,  dans  sa  gravure  daujourdimi, 
nous  montre  toute  l'élégance  des  foutrurfs.  Nous  devons  donc  des  remerci- 
mens  à  Auprétre-Pellevrault  et  Bougennuxl.oliey,  car,  grâce  à  eux.  nous  sont 
rendues  ces  riches  et  belles  fourrures  qui  ornaient  avec  un  luxe  si  pompeux  les 
costumes  de  velours  du  moyen  âge,  et,  disons-le,  rien  n'est  beau  et  ne  sied  aux 
femmes  comme  une  toilette  en  velours  et  fourrures.  —  J  ai  à  vous  parler  très 
longuement  aujourd'hui,  madame,  de  la  maison  de  commission  Giroud  de  Gand. 


2i 


I  i 


Wi  •  I.A    SVI.S'IÎIDE. 

dont  je  vous  avais  fait  pressentir  rapparition  dans  une  de  mes  dernières  lettres  ; 
cette  maison  est  destinée  à  rendre  de  si  grands  services  aux  provinces  et  aux 
pays  étrangers,  que  je  ne  saurais  trop  vous  en  détailler  l'utilité,  à  vous  qui  pen- 
dant long- temps  encore  devez  vivre  éloignée  de  Paris-  C'est  dans  la  fashionable 
rue  Laffitte  que  la  maison  Giroud  de  Gand  a  élu  domicile,  pensant  que  le 
voisinage  de  celte  élégante  Sylphide,  que  vnus  aimez  tant,  jetterait  sur 
elle  ce  parfimi  de  bonne  compagnie  qui  s'échappe  des  blanches  ailes  de  la 
jolie  messagère.  Le  moment  ne  pouvait  être  mieux  choisi  que  celui  où  nous 
nous  trouvons  aujourd'hui  pour  l'ouverture  de  cette  nouvelle  maison  de  com- 
mission. L'approche  du  jour  de  l'an  fait  naître  mille  besoins,  mille  désirs,  mille 
exigences  ;  pour  soi  et  pour  les  autres,  c'est  un  temps  de  renouvellement  gé- 
néral. A  cette  époque,  on  veut  parer  sa  maison,  sa  personne,  ses  amis;   les 

grands  dîners,  les  bals,  les  soirées,  les  présens que  sais-je,  moi  .^  ce  dont  on 

se  passait  toute  l'année  devient  une  nécessité  alors,  et  comme  rien  n'est  beau, 
rien  n'est  complet  que  ce  qui  vient  de  Paris,  c'est  à  Paris  qu'il  se  faut  adresser. 
Quel  bonheur  doi.c  de  trouver  une  maison  dont  la  probité  et  la  distinction 
marchent  de  pair,  et  qui  se  charge  de  nous  expédier,  sur  un  simple  mot,  tout 
ce  qui  peut  nous  complaire  et  nous  être  utile;  meubles,  bijoux,  toilettes, 
modes. 

La  maison  Giroud  de  Gand  comprend  tout  ;  elle  n'exige  même  pas  de  ces 
explications  minutieuses  qui  rendent  quelquefois  les  demandes  par  lettres  si 
ditTiciles  à  exécuter.  Si  l'on  veut  faire  un  présent  en  toilette,  en  disant  l'âge, 
et  un  peu  de  l'extérieur  de  la  personne,  on  est  sûr  de  voir  arriver  le  cos- 
tume le  plus  convenable  et  le  plus  distingué.  Pour  meubles,  en  désignant  tel 
ou  (tl  genre,  il  en  est  de  même,  et  ainsi  de  suite.  Vous  conviendrez  que  rien 
ne  peut  être  plus  agréable  aux  gens  éloignés  de  Paris,  que  ce  système  simplifié, 
mais  qui  avait  besoin  d'être  mis  en  pratique  par  des  personnes  d'un  goûte!  d'une 
capacité  très  reconnus.  La  maison  Giroud  de  Gand  ne  se  sert  que  chez  les  meil- 
leurs faiseurs,  et  envoie  à  l'appui  de  toutes  ses  acquisitions  les  factures  du  mar- 
chand lui-même.  Ainsi  on  ne  peut,  par  ce  moyen,  douter  que  l'on  ne  soit  coiffé  par 
Beaudraiit  ;  qu'on  n'ait  reçu ,  en  présent ,  une  des  délicieuses  coiffures  de 
-Maurice-Beauvais,  une  des  aristocratiques  robes  de  Palmire  !  Il  me  semble 
'.[u'une  des  circonstances  dans  laquelle  l'utilité  d'une  maison  comme  celle 
que  je  vous  cite,  deviendra  incontestable,  sera,  par  exemple,  un  mariage. 
Vous  rappelez-vous  les  tourmens  inQnis  que  nous  éprouvâmes  lors  du  ma- 
riage de  notre  cousine  L***,  quand,  de  cinquante  lieues  de  Paris,  il  nous  fal- 
lut écrire  aux  difTérens  marchands,  qui  devaient  coopérer  à  la  composi- 
tion du  trousseau  et  de  la  corbeii!e  ,  c'élait  à  en  perdre  la  tête.  .\vec  la 
ressource  de  la  maison  Giroud  de  Gand  il  suffira  de  dire  :  je  veux  mettre  tant 
au  trousseau,  tant  à  la  corbeille,  et  on  sera  sûr  d'avoir  chacune  de  ces  spé- 


i.A  SM.piiinE.  303 

cialités  aussi  complète  et  d'un  choix  ;iussi  distingué  que  si  chaque  ol)jet  avait 
été  ciioisi  par  soi-même.  Je  suis  sûre  que  ma  nouvelle,  que  je  vous  prie  de  pro- 
pager, va  réjouir  toutes  les  mères  qui  marient  leurs  filles  en  province,  tous 
les  futurs  qui  ne  savaient  à  quel  saint  se  vouer  pour  leurs  présens  de  noces,  et 
toutes  les  jolies  femmes  auxquelles  leurs  maris  donnent  des  étrennes.  Ces  mes- 
sieurs n'auront  plus  d'excuses  pour  reculer  devant  les  acquisitions  parisien- 
nes. 

Quoique  la  plupart  des  salons  de  Paris  ne  soient  point  encore  ouverts ,  ce- 
pendant on  a  pu  déjà  juger,  aux  réceptions  des  ministres  et  des  amhassadeurs, 
que  les  modes  de  I  hiver  seront  très  brillantes  et  surtout  très  variées,  car 
toutes  les  étotfes,  soieries,  laines,  mousseline,  crêpe,  gaze,  en  feront  partie  : 
la  lingerie  même  n'en  sera  pas  exclue.  Il  y  a  des  mantilles  en  organdi  très  fin 
brodé  avec  dentelles  qui  sont  d'un  charmant  effel ,  les  pagodes  et  les  man- 
chettes à  garnitures  retombantes  pareilles ,  tout  cela  sera  charmant  sur  les 
toilettes  de  soie.  Les  canezous  très  décolletés  ,  dont  les  broderies  et  les  den- 
telles forment  brandebourgs  sur  la  poitrine,  sont  un  objet  rempli  d'élégance 
et  seront  parfaitement  portés  pour  petites  soirées.  La  broderie  est  tout-à-fait 
de  mode  cette  année  ;  on  brode  le  crêpe  en  soie ,  le  satin  en  chenille,  l'or- 
gandi en  laine  de  couleur,  en  coton,  en  or.  Beaucoup  de  tuniques  portées  sur 
du  satin  ou  du  poult  de  soie  blanc ,  ont  le  tour  et  le  montant  brodés  ; 
cette  mode  est  charmante  pour  les  petites  femmes  ,  auxquelles  les  garnitures 
bouffantes  ne  sient  pas  du  tout. 

La  blonde  reprend  décidément  faveur,  et  on  doit  s'en  applaudir,  car  rien  ne 
donne  plus  d'éclat  à  une  toilette  et  même  à  une  femme  que  ce  brillant  de  la 
soie  allié  à  la  transparence  du  réseau.  Les  modistes  en  font  déjà  des  coiffures, 
et  Palmireen  orne  souvent  les  robes  de  satin  de  sa  façon.  La  dentelle,  pour 
cela,  est  loin  d'être  négligée,  et  même  la  guipure,  dont  la  renommée  avait  fai- 
bli un  instant,  se  relève  pour  mieux  orner  les  robes  de  velours,  sur  lesquelles 
I  elle  est  toujours  dun  si  bel  effet  ;  il  est  donc  à  présumer  qu'encore  cet  hiver  la 

guipure  fera  partie  des  élégantes  toilettes.  Sur  ces  dernières,  il  est  de  bon  goût, 
au  théâtre  et  dans  les  réunions,  de  porter  des  écharpes  de  dentelles  noires  ou 
blanches  ;  le  bas  de  ces  écharpes  offre  souvent  des  dessins  palmes-cachemire, 
ou  elles  sont  garnies  de  deux  ou  trois  volans  également  en  dentelle  ;  quelque- 
fois ces  écharpes  sont  doublées  de  taffetas,  mais  on  les  porte  également  dans 
leur  transparence.  On  a,  en  vérité,  bien  de  la  peine  à  préciser  la  mode ,  car 
jamais  on  ne  lui  laissa  plus  de  latitude;  excepté  quelques  genres  tout-à-fait  ar- 
rêtés, comme  les  tailles  longues,  les  jupes  très  bouffantes,  les  chapeaux  bas 
de  forme,  tout  se  porte,  et  le  goût  décide  de  la  toilette  d'une  femme.  Pour  les 
coiffures  en  cheveux,  par  exemple,  le  chignon  doit  être  placé  très  bas;  mais 
une  fois  ce  point  posé,  les  cheveux  du  devant  de  la  figure  peuvent  être  en  ban- 


•i»i  .  I.A   SYLMUDE. 

deaux,  frisés  ;tr;iiigiaiseou  nattés  en  Bertlie,  sans  que  la  mode  la  plus  exigeante 
puisse  y  trouver  h  redire.  Le  bonnet  ou  le  ciiapeau  doit  un  peu  influer  sur 
l'arrangement  des  cheveux  ;  avec  les  coiffures  historiques  de  Maurice-Beau- 
vais,  les  cheveux  doivent  être  en  Berthe  ou  bandeaux  bouffaus,  parce  que  c'est 
la  coiffure  du  temps  ;  avec  les  petits  bonnets  placés  très  en  ari'ière  de  la  tète, 
les  anglaises  sont  très  gracieuses,  parce  que  l'on  ramène  dans  les  boucles  quel- 
ques branches  de  fleurs ,  ce  qui  est  toujours  fort  seyant  ;  avec  les  chapeaux 
rapprochés  des  joues ,  les  bandeaux  avec  la  féronnière  sont  ce  que  l'on  peut 
peut  porter  de  mieux.  Pour  ornemens  de  coiffures  de  bal,  les  fleurs  en  velours, 
chenille,  soie,  mousseline,  se  montent  en  branches  détachées  ou  en  couronne 
Pompadottr,  guirlandes  Ccrt-s.  Il  y  a  une  jolie  coiffure  que  l'on  nomme  coif- 
fure Néléne;  elle  est  composée  d'une  résille  en  mailles  d'or  ;  terminée  sur  le 
côté  par  deux  glands  d'or,  elle  enveloppe  le  derrière  de  la  tête;  devant,  un 
l)ouquet  de  marabout  blanc  retombe  avec  grâce  ;  pour  placer  dans  les  chignons 
à  la  grecque ,  on  fait  de  ravissantes  petites  aigrettes  blanches  et  or,  qui  sont 
d'un  charmant  effet  dans  les  cheveux  noirs. 

J'ajouterai  à  celte  lettre,  madame,  quelques  uns  de  ces  modèles ,  dont  vous 
m'avez  dit  aimer  à  recevoir  l'envoi  ;  comme  je  prends  mes  détails  chez  Pal- 
mire,  nous  ne  pouvons  pas  désirer  puiser  nos  renseignemens  à  une  source  plus 
pure.  Pour  procéder  par  ordre ,  je  vous  montrerai  d'abord  une  jolie  paresseuse 
qui  se  trouve  bien  dans  la  robe  de  chambre  et  qui  y  reste  le  plus  tard  possible. 
Cette  robe  de  chambre,  aussi,  est  plus  jolie  que  bien  des  grandes  toilettes.  Elle 
est  en  levantine  couleur  lie  de  vin,  toute  garnie  d'une  bande  de  martre-,  le  dos 
est  plat,  le  devant  se  serre  à  volonté,  et  tout  le  corsage  est  recouvert  d'une 
pèlerine  qui  forme  mantelet  et  descend  jusqu'au  genou.  Cette  pèlerine,  égale- 
ment garnie  en  fourrure ,  peut  se  mettre  à  volonté  par  devant  sous  la  corde- 
lière de  soie  qui  serre  la  taille,  ou  se  laisser  flottante  ;  les  manches  sont  larges 
et  ouvertes,  rattachées  de  distance  en  distance  par  de  petites  gances  à  glands  -, 
sous  cette  robe ,  qui  est  ouverte,  bien  entendu ,  se  laisse  voir  un  jupon  de 
mousseline  enrichi  des  plus  belles  broderies  et  bordé  d'une  petite  dentelle 
dentelée;  autour  du  cou  une  ruche  poinia  d'espnl;  un  bonnet  en  dentelle 
forme  paysanne,  avec  des  ornemens  en  petits  velours  lie  de  vin.  Cela  s'appelle 
être  chez  soi  en  bonnet  de  nuit  !  —  Pour  sortie,  une  robe  en  satin  noir,  gar- 
nie de  deux  volans  bordés  de  velours  noir,  manches  plates,  manchette  gantelet, 
avec  une  dentelle  retombant  sur  les  mains;  corsage  plat,  à  pointe  ,  échancré 
en  cœur  ;  rabat  en  angleterre,  petite  pointe  en  peluche  écossaise;  chapeau  de 
velours  bleu  avec  plumes  mouchetées  ;  burnous  en  levantine  café  brûlé,  doublé 
de  satin  bleu,  tous  les  ornemens  en  velours  bleu,  boutonné  par  deux  rangs  de 
boutons  en  velours  bleu.  —  Toilette  de  dîner  :  robe  en  moire  d'Orient,  fond 
scabieuse,  brochée  de  petites  fleurs  bleues,  formant  ramage  avec  des  feuillages 


I.*  syi.niiDi:. 


■!0r> 


noirs  ;  la  jupe  ornée  en  (ablier  de  dentelles  noires  et  de  nœuds  de  rubans 
bleus;  manches  demi-courtes  plates  ;  pagodes  et  Berthe  en  dentelles  noires, 
retenues  par  des  nœuds  de  ruban  bleu  ;  coiffure  en  dentelles  noires  et  sca- 
bieuses  rattachée  par  des  épingles  en  pierreries.  —  Toilette  de  soirée  :  robe 
en  tissu  Dély,  fond  blanc  orangé,  semée  de  bouquets  orange;  la  jupe  garnie 
d'un  haut  volant  de  blonde  remontant  sur  le  côté  avec  une  large  agrafe  en 
camée;  corsage  drapé  en  pointe,  avec  mantille  en  blonde  et  orné  de  camées  ; 
manches  courtes  formant  un  bouillon  et  ornées  de  blondes  relevées  par  un 
camée  ;  coiffure  en  velours  orange,  mélangée  de  perles  et  de  plumes  blanches 
avec  barbes  en  blondes.  —  Toilettes  de  bal  :  robe  en  crêpe  citron;  la  jupe 
garnie  de  trois  rangs  de  ruches,  alternativement  composées  de  ruches  en  crêpe 
citron  et  iilas  ;  chaque  ruche,  dans  sa  nuance  ,  doit  avoir  la  longueur  de  la 
main;  les  manches  courtes,  le  corsage  orné  de  petites  ruches  pareilles  ■  rien 
n'est  plus  frais  et  plus  jeune  que  cette  toilette  ;  dans  les  cheveux,  une  couronne 
de  violettes  de  Parme  et  de  jonquilles  ;  une  parure  en  peiles  blanches  et  un 
rang  de  perles  dans  le  chignon,  tourné  à  la  grecque. 

Voilà,  j'espère,  madame,  un  bulletin  auquel  il  ne  manquera  rien  quand  j'y 
aurai  ajouté  un  nouvel  éloge  de  X Album  de  Michaëli,  que  le  nom  seul  de  l'au- 
teur fait  déjà  demander  de  toutes  parts  pour  étrennes  :  ces  six  ravissantes  Mé- 
ditations musicales ,  avec  leur  belle  reliure  en  velours ,  ou  chagrin  et  or,  for- 
ment certainement  l'hommage  le  plus  aristocratique  qui  .se  puisse  offrir  aux 

belles  personnes  qui  vous  ressemblent,  madame 

Baronne  marie  de  j,'******. 


I 


sou 


LA  SYr.PIlIDE. 


I    : 


LE  SARMATE. 

DEUXIÈME  ET  DERMÉRE  PARTIE  . 

ous  partîmes  tous  les  deux  d'un  violent  éclat  de 
rire ,  et  la  même  idée  traversa  en  même  temps 
notre  cerveau.  Le  pauvre  Lambernier  est  devenu 
fou,  voilà  ce  que  nous  pensâmes  à  la  fois.  Il  était 
difficile  d'expliquer  autrement  le  singulier  désir 
dont  le  vieillard  demandait  la  réalisation  au  minis- 
tre. Cependant,  il  nous  considérait  attentivement  , 
et  avec  un  certain  embarras ,  sans  avoir  l'air  de 
comprendre  d'où  venait  notre  gaîté.  Enfin  ,  Lucien 
réussit  à  resaisir  son  sang-froid,  et  s'avançant  vers 
le  vieillard,  il  lui  dit  d'un  ton  aussi  sérieux  que  pos- 
sible:—  Père  Lambernier,  votre  demande  est  juste, 
rt  je  m'y  associe  ;  nul  plus  que  vous  n'est  digne  de 
la  haule  position  que  vous  demandez,  mais  le  mi- 
nistre n'a  rien  à  voir  dans  tout  ceci  :  c'est  le  Pape 
que  regardent  ces  sortes  d'afîaires.  Allez  à  Rome, 
et  si  sa  sainteté  veut  vous  accorder  l'investiture  de 
l'empire  d'Occident,  je  suis  persuadé  qu'elle  fera 
un  ciioix  excellent.  Partez  donc  et  revenez-nous  Empereur;  vous  pouvez  même, 
par  la  môme  occasion,  vous  faire  sacrer  roi  des  Lombards,  votre  front  est  assez 
vaste  pour  supporter  le  poids  d(!  deux  couronnes  ! 

—  Vous  vous  moquerez  donc  toujours  de  moi ,  reprit  Lambernier;  heureuse- 
ment ce  n'est  pas  à  vous,  M.  Lucien,  que  je  m'adresse,  mais  à  votre  ami.  Tenez, 
dit-il  en  se  tournant  vers  moi,  voilà  des  certificats  qui  parlent  en  ma  faveur,  et 
si  cela  ne  suffit  pas,  je  vous  ferai  en  peu  de  mots  ma  biographie  :  il  y  a  dans  ma 
vie  bien  des  faits  qui  prouvent  que  je  suis  digne  du  rôle  que  je  veux  rem- 
l)lir. 


Vi)ir  plu-  h.'iMl  paiie  292. 


I.  A  sv:.fiiiui:.  :;n7 

Rica  ni  dans  la  voix,  ni  dans  Il-s  gestes,  ni  dans  le  regard  de  Lambernier  n'an- 
nonçait la  folie  dont  nous  le  supposions  atteint,  tresl  là  du  reste  un  des  caractères 
particuliersdes  moiiomaniosdece  genre.  LcsJésus-Clirist,  les  Tainerlan,  les  César 
de  toutes  les  maisons  de  .santé  sont  les  gens  les  plus  raisonnaliles  du  monde  ;  ils 
ne  pèchent  que  par  un  seul  point,  celui  de  se  croire  dieux,  conquérans  ou  dicta- 
teurs. Lambernier  nous  sembla  [luiivoir  être  classé  dans  cette  catégorie  ,  et  nous 
ne  trouvâmes  aucun  inconvénient  à  le  laisser  parler.  La  proposition  quil  venait 
de  nous  faire  contentait  d'ailleurs  trop  bien  chez  nous  une  curiosité  de  vieille 
date,  pour  que  nous  ne  nous  empressions  pas  d'en  profiter.  J'assurai  donc  le|)ére 
Lambernier  du  secours  que  je  pourrais  puiser  pour  rédiger  sa  pétition  dans  la 
connaissance  de  sa  vie;  il  me  remercia  de  ma  bonne  volonté,  et  après  s'être  assis 
dans  un  fauteuil,  sur  l'invitation  de  Lucien,  il  commença  en  ces  termes  : 

Je  ne  vous  dirai  rien  de  mes  commencemens  ,  ils  ressemblent  à  tous  ceux  des 
gens  de  ma  condition,  avec  cette  dilîcrence  qu'à  vingt  ans  je  savais  lire  et  écrire. 
Je  faisais  partie  delà  maison  du  prince  de  Conti.  Dans  les  premiers  temps  do  la 
révolution,  le  prince  fit  des  réformes,  et  renvoya  plusieurs  de  ses  gens.  Je  fus  du 
nombre.  Me  voilà  donc  sur  le  pavé  ,  avec  quelques  écus  pour  toute  ressource. 
A[)rès  plusieurs  jours  inutilement  employés  à  me  pourvoir  d'une  place  ,  je  ren- 
trais tristementchez  moi,  songeant  au  moment  prochain  où  mes  finances  seraient 
totalement  épuisées,  lorsque  je  fus  acosté  par  un  de  mes  anciens  camarades  qui 
avait  quitté  la  maison  quelque  lem()S  avant  moi  ,  et  qui,  à  en  juger  par  sa  mine 
prospère,  avait  assez  bien  réussi  dans  le  monde. 

C'était  du  reste  un  garçon  fort  intelligent,  ayant  beaucoup  voyagé,  surfout  dans 
l'Orient  où  il  avait  accompagné  le  dernier  ambassadeur  en  Perse,  et  ne  se  mon- 
trant jamais  embarrassé  de  l'avenir.   Il  avait  toujours  été  bienveillant  pour  moi. 
et  il  m'était  resté  attaché  malgré  l'éloignement,  comme  il  le  fit  voir  en  cette  cir- 
constance. Après  avoir  échangé  quelques  confidences  sur  notre  position  mutuelle, 
je  lui  fis  part  de  mon  cas,  en  lui  demandant  s'il  ne  pourrait  pas  me  procurer  quel- 
que bonne  condition  semblable  à  celle  que  je  venais  de  perdre.  Il  n'y  faut  plus 
songer,  me  répondit  Verdier, —  tel  était  son  nom,  —  la  noblesse  émigré,  le  temps 
des  domestiques  est  passé;  mais  que  cela  ne  t'inquiète  pas,  j'ai  ton  afi'aire.ïu  sais, 
ou  plutôt  tu  ne  sais  pas,  car  tu  ne  m'as  pas  l'air  d'être  au  courant  des  alTaires 
publiques,  que  rassemblée  nationale  vient  d'ordonner  une  grande  fête  pour  célé- 
brer la  fédération  de  tous  les  dêpartemens,  le  baron  Anacharis  Clootz,  au  nom 
de  tous  les  peuples  qui  gémissent  sous  le  joug  de  l'esclavage,  a  demandé  que  les 
étrangers  fussent  admis  à  cette  fédération  ;  sa  pétition  a  été  accueillie,  et  en  ce 
moment  il  cherihe  partout  des  peuples  opprimés  pour  les  conduire  à  la  barre  de 
l'assemblée  nationale.  On  a  réuni  déjà  des  Grecs,  des  Polonais,  des  Egvptiens, 
des  Romains,  desChaldéens,  des  Partîtes,  des  Scythes,  des  Esclavons:  comme 
j'ai  vu  la  Perse,  c'est  moi  qui  représente  le  peuple  Chaldéen,  et  comme  je  sais 
(pi'il  manque  encore  un  Sarniate,  je  me  charge  de  te  faire  agréer  en  cette  qua- 
lité ;  tu  seras  nourri  tant  que  dureront  les  fêtes,  et  tu  recevras  deux  assignats  de 
cinq  livres  par  jour  :  ce  sera  toujours  quelque  chose  en  attendant  mieux.  — Mais 
comment  ferais-je  pour  parler  sarmate  ?  demandai-je  à  Verdier.  —  Rassure-toi, 
on  ne  t'en  demande  pas  tant;  tu  es  blond  et  tu  as  cinq  pieds  six  pouces,  cela 
sutïit;  trouve  toi  ici  demain  matin,  et  je  te  présenterai  au  directeur  des  peuples 
opprimés. 


I 


LA  sYLPiiinr. 


I    ! 


Je  n'eus  garde  de  manquer  au  rendez-vous.  Après  un  bon  déjeûner  qu'il  paya, 
Verdier  me  conduisit  chez  un  individu  nommé  Cuveilher,  qui  s'était  chargé, 
moyennant  un  prix  convenu  ,  de  fournir  au  baron  Cloofztous  les  peuples  oppri- 
més dont  il  pourrait  avoir  besoin  ,  et  à  leur  apprendre  à  bien  remplir  leur  rôle. 
Après  être  resté  pendant  quelques  secondes  à  me  considérer  de  la  tête  aux  pieds, 
Cuveilher  déclara  que  rien  ne  s'opposait  à  mon  admission  ,  que  j'étais  un  peuple 
très  présentable,  et  il  me  nomma  Sarmate.  En  me  congédiant,  il  me  remit  un 
petit  livre  qu'il  me  recommanda  de  lire  attentivement.  Méditez  bien  ceci,  me 
dit-il  en  partant,  tâchez  de  retenir  ce  que  vous  lirez  ,  étudiez  la  nature,  et  vous 
serez  un  Sarmate  parfait. 

Rentré  chez  moi,  je  m'empressai  d'ouvrir  le  livre  de  Cuveilher.  J'y  lus  que 
les  Sarmates  étaient  un  peuple  indomptable,  qui  habitait  dos  climats  glacés,  s'ha- 
billait de  peaux  de  tigres  et  se  nourrissait  de  lait  de  jument  aigri.  Je  méditai 
profondément  sur  tout  cela,  comme  me  l'avait  recommandé  Cuveilher,  mais  je 
ne  savais  comment  faire  pour  étudier  la  nature.  Je  voulus  me  mettre  au  régime 
du  lait  de  jument  aigri,  mais  je  ne  pus  m'en  procurer.  Quelques  jours  avant  la 
cérémonie,  Cuveilher  me  fit  appeler.  —  Eh!  bien,  me  dit-il,  c'est  bientôt  le  grand 
jour;  êtes-vous  au  courant  de  votre  affaire,  avez-vous  étudié  la  nature,  est-ce 
un  vrai  Sarmate  qui  s'offre  à  ma  vue,  êtes-vous  bien  indomptable?  Voyons, 
penchez  votre  tête  sur  l'épaule  droite  ,  regardez  fièrement  le  ciel  ,  levez  le  bras 
comme  si  vous  vouliez  frapper  la  tyrannie  ,  rejetez  votre  corps  en  arrière ,  fron- 
cez les  sourcils ,  c'est  cela ,  vous  y  êtes,  vous  serez  un  des  peuples  opprimés  qui 
me  feront  le  plus  d'honneur.  Etudiez  la  nature,  il  n'y  a  que  cela  pour  opérer  des 
prodiges,  voilà  ce  que  je  dis  à  chaque  instant  à  mes  élèves,  et  vous  voyez  bien 
que  j'ai  raison.  En  trois  jours  j'ai  fait  d'un  Parisien  un  Sarmate.  —  J'appris  plus 
tard  que  Cuveilher  était  professeur  de  pantomime  et  de  déclamation. 

Le  jour  de  la  fédération,  nous  nous  rendîmes  tous  à  l'assemblée  nationale  dans 
nos  costumes  respectifs.  J'avais  un  tricot  couleur  de  chair  pour  pantalon,  une 
peau  de  tigre  pour  veste,  et  un  arc  à  la  main  ;  Verdier,  qui  était  à  mon  côté, 
portait  une  peau  do  mouton  ,  un  bonnet  pointu  ,  des  brodequins  rouges  et  un 
bâton  de  berger.  En  sa  qualité  de  Chaldéen,  il  avait  de  plus  une  superbe  barbe 
blanche,  en  commémoration  des  patriarches.  Le  baron  Clootz  marchait  à  notre 
tète  en  costume  prussien.  Arrivé  devant  la  barre,  il  adressa  une  superbe  harangue 
à  l'assemblée,  qui  admit  tous  les  peuples  opprimés  aux  honneurs  de  la  séance.  Ces 
honneurs  durèrent  près  de  trois  heures  ,  pendant  lesquelles  je  ne  cessai  pas 
d'être  indomptable  un  seul  instant. 

Cuveilher  me  prit  en  amitié  ainsi  que  Verdier  ;  il  nous  promit  de  s'intéresser  à 
nous.  Comme  il  devint  très  influent  dans  l'organisation  des  fêtes  de  la  républi- 
que, il  s'adressait  à  nous  toutes  les  fois  qu'il  avait  besoin  d'acolytes.  Quand  il  fal- 
lait un  génie  dans  une  cérémonie  quelconque,  j'étais  toujours  le  premier  sur  la 
liste  de  Cuveilher.  Verdier  remplissait  l'emploi  des  génies  inférieurs,  parce  qu'il 
était  plus  laid  que  moi.  C'est  ainsi  qu'à  l'enterrement  de  Marat  j'étais  le  génie 
du  dévoùment,  et  Verdier  celui  de  l'obscurantisme.  Cette  différence  de  position 
ne  nuisait  pas  à  nos  relations  amicales  ;  d'ailleurs,  la  paie  était  la  même.  Le  dé- 
voùment et  l'obscurantisme  recevaient  également  un  modeste  assignat  et  un  bon 
de  deux  livres  de  pain.  Cela  ne  nous  empêchait  de  servir  la  patrie  avec  dévoù- 
ment, et  je  puis  dire,  sans  amour-propre,  que  Verdier  et  moi  avons  été  les  deux 
meilleurs  génies  de  la  république. 


I.\    SVLPIIIDK. 


30U 


Je  vécus  ainsi  jusqu'au  consulat,  soil  en  figurant  dans  les  cérémonies  publi- 
ques, soit  dans  les  pièces  de  circonstance  que  l'on  jouait  presque  chaque  soir  alors 
et  qui  nécessitaient  toujours  une  augmentation  dans  le  personnel.  Dans  ces  dra- 
mes où  l'on  représentait  l'histoire  de  nos  armées,  ma  bonne  mine  me  fit  toujours 
|ilacer  parmi  les  Français,  J'ai  du  moins  la  consolation  de  ne  m'étre  jamais  battu 
contre  mes  compatriotes.  C'est  à  cette  époque  que  j'ai  goûté  pour  la  première  fois 
les  douceurs  et  les  inquiétudes  de  l'amour.  On  représentait  dans  ce  temps-là  au 
Théàtre-de-la-Cité,  dans  le  local  où  est  situé  le  Prado,  un  mimodrame  sur  la 
bataille  de  Alarengo  ;  au  dernier  acte,  le  génie  de  la  France,  tenant  un  flambeau  à 
la  main,  montait  dans  une  gloire,  tandis  qu'une  foule  de  nations  vaincues  étaient 
prosternées  à  ses  pieds.  En  ma  qualité  de  génie  delà  France,  j'étais  obligé  de  jetter 
des  regards  pleins  de  fierté  et  do  noblesse  sur  les  victimes  de  mon  triomphe  ;  le 
premier  soir,  je  m'aperçus  que  la  seconde  nation  de  gauche  levait  timidement  ses 
yeux  inclinés  vers  la  poussière  pour  me  regarder.  Il  faut  avouer  que  je  méritais 
bien  de  tiser  les  regards  de  la  beauté:  un  casque  d'or  brillait  sur  ma  tète,  une  tu- 
nique semée  de  paillettes  d'argent  serrait  étroitement  ma  taille,  des  pantalons 
collans  dessinaient  les  contours  harmonieux  d'une  jambe  qui  aurait  pu  poser  de- 
vant David,  et  des  cothurnes  rouges  complétaient  le  tableau.  Ajoutez  à  cela  un 
visage  martial  comme  la  France,  des  yeux  pleins  de  feu,  un  sourire  lier,  et  vous 
comprendrez  que  je  n'étais  i)as  indigne  d'attirer  l'attention  dune  nation  vaincue. 
De  mon  côté  j'eus  plus  d'une  fois  l'occasion  de  considérer,  du  haut  de  ma  gloire, 
les  secrètes  perfections  de  celle  que  je  venais  de  conquérir.  Je  me  hasardai  un  jour 
à  demander  au  régisseur  des  renseignemens  sur  son  compte  :  — Savez-vous,  lui 
dis-je,  en  affectant  un  air  dégagé,  comment  se  nomme  la  seconde  nation  de 
gauche  ? 

—  C'est  l'Autriche,  me  répondit-il? 

—  Et  comment  s'appelle  l'Autriche. 

—  Catherine  Fournier, 

Je  ne  pus  en  savoir  davantage  ce  soir  là.  Le  lendemain,  j'appris  sa  demeure, 
je  lui  écrivis  ;  elle  me  permit  de  venir  la  voir,  et  je  lui  promis  de  l'épouser  après 
que  le  succès  du  mimodrame  aurait  été  épuisé.  Elle  me  promit  de  son  côté  de 
quitter  le  théâtre,  et  de  renoncer  aux  chances  périlleuses  de  sa  profession. 

Beîla  gérant  alii  ,  tu  fcUx  aitstria  uitbe. 

Murmura  Lucien.  C'est  l'Autriche  qui  fait  mon  ménage ,  quel  honneur  pour 
moi  1 

—  Jugez  quelle  devait  être  notre  impatience,  continua  Lambernier,  ce  mal- 
heureux mimodrame  eût  cent  cinquante  représentations.  Enfin  notre  union  fut 
célébrée,  non  pas  à  Paris,  mais  dans  la  patrie  de  ma  femme,  à  Barbezieux. 

Lucien  tressaillit. 

Il  me  semble  encore  assister  à  cette  heureuse  cérémonie.  Les  églises  venaient 
d'être  rendues  au  culte,  celle  de  Barbezieux  s'ouvrait  pour  la  première  fois  pour 
célébrer  notre  mariage,  les  cloches  semblaient  résonner  plus  joyeusement, 
les  fleurs  des  autels  répandaient  un  parfum  plus  doux,  l'encens  s'élevait  plus  ra- 
pidement au  milieu  de  la  nef.  J'éprouvai  comme  une  csi;èce  de  honte  d'avoir 
assisté  aux  fêtes  de  la  Déesse  de  la  Raison,  et  d'y  avoir  joué  un  rôle.  Depuis  ce 
moment,  l'église  de  Barbezieux  n'est  pas  sortie  un  seul  instant  de  ma  mémoire. 


i     ! 


310  .  I-A  SYLPHIDE. 

Je  crois  toujours  la  voir  avec  les  grands  accacias  qui  répandent  leurs  fleurs  jus- 
ques  sur  le  parvis  ,  avec  le  jour  qui  se  glisse  à  travers  ses  fenêtres  élevées,  et  le 
maître-autel  illuminé.  C'est,  sans  contredit,  une  des  plus  jolies  églises  de  France. 
Je  me  rappellerai,  tantque  je  vivrai,  le  tableau  placé  dans  la  grande  nef  près  du 
chœur.  Il  y  avait  là  une  tète  de  vierge  si  bien  érdairée,  qu'on  eût  dit  qu'elle  al- 
lait sortir  de  son  cadre  et  vous  bénir  de  ses  propres  mains. 

Je  jetai  involontairement  un  coup  d'œil  sur  Lucien ,  et  je  l'aperçus  contem- 
plant, avec  un  regard  de  regret,  la  tête  de  Sainte-Euphémie  qui ,  du  parquet  où 
elle  était  étendue,  semblait  lui  sourire  tristement. 

—  A  mon  retour  à  Paris,  je  trouvai  mon  ami  le  Chaldéen  qui,  grâces  à  la  pro- 
tection de  Cuveilher,  avait  obtenu  une  permission  de  crieut  public,  et  qui  exploi- 
tait les  victoires  de  nos  armées  dans  les  rues.  Il  me  conseilla  d'aller  voir  notre 
protecteur;  le  professeur  de  déclamation  devenu  employé  du  Musée,  se  ressou- 
vint du  Sarmate,  et  grâces  à  lui  j'obtins  une  place  au  Louvre.  A  la  Restauration, 
je  fus  renvoyé  comme  bonapartiste  ,  et  je  m'estimai  heureux  de  trouver  pour 
asile  celte  loge,  où,  quoique  vous  en  disiez,  je  compte  mourir  en  paix  ,  mais  non 
pas  sans  acquitter  ma  dette  envers  la  mémoire  du  grand  homme  auquel  j'ai  dû 
pendant  si  long-temps  une  existence  honorable.  Verdier  qui  a  repris  son  ancien 
métier  depuis  la  révolution  de  juillet,  m'a  appris  l'autre  jour  qu'une  grande  cé- 
rémonie devait  avoir  lieu  pour  les  funérailles  de  l'empereur.  Le  journal  qu'il 
vendait  annonçait  la  veille  qu'on  avait  résolu  de  faire  passer  le  cercueil  de  Napo- 
léon à  travers  une  haie  de  grands  hommes,  parmi  lesquels  figurait  Gharlemagne 
empereur  d'Occident.  C'est  cette  place  que  j'ai  résolu  de  demander:  vous  savez 
maintenant  si  ma  vie  me  donne  quelques  droits  à  cette  faveur.  Voici  en  outre 
des  certificats  qui  attesteront  que  dans  les  peuples  opprimés,  dans  les  génies  ,  ou 
les  employés  du  Louvre,  j'ai  toujours  mérité  la  confiance  de  mes  chefs,  et  l'esti- 
me de  mes  concitoyens.  D'ailleurs  je  ne  demande  aucun  salaire,  et  vous  pouvez 
annoncer  au  ministre,  dans  la  pétition  que  je  vous  prie  de  me  rédiger,  mon  inten- 
tion inébranlable  de  consacrer  ma  paie  de  Gharlemagne  aux  frais  de  la  guerre ,  si 
elle  a  lieu.  Trop  heureux  de  pouvoir  acquitter  à  la  fois  mes  dettes  envers  l'em- 
pereur et  envers  la  patrie! 

Après  cette  péroraison,  qui  ne  laissait  pas  d'avoir  quelque  chose  de  touchant,  il 
ne  nous  restait  qu'un  devoir  à  remplir,  celui  d'absoudre  Lambernier  du  reproche 
de  folie,  et  de  l'éclairer  sur  la  nature  de  la  cérémonie  dont  lui  avait  parlé  Verdier. 
Mais  nos  efforts  demeurèrent  sans  résultat;  il  ne  voulut  jamais  croire  que  les 
grands  hommes  qui  devaient  recevoir  l'empereur  fussent  des  statues.  II  se  retira 
persuadé  que  nous  voulions  le  mystifier,  et  que  son  ami  seul  disait  la  vérité. 
Pour  ne  pas  incriminer  la  bonne  foi  du  Chaldéen,  nous  sommes  obligés  de  suppo- 
ser qu'il  était  victime  de  la  même  erreur.  — Eh  !  bien  ,  dis-je  à  Lucien  ,  quand 
l'heure  de  nous  séparer  fut  venue,  faut-il  que  je  vous  fasse  mes  adieux  ;  partez- 
vous  toujours  ? 

—  Non,  me  répondit-il  en  souriant,  Lambernier  m'a  réconcilié  avec  Barbe- 
zieux.  Je  recommencerai  mon  tableau,  il  n'en  sera  pas  plus  mauvais  pour  cela  , 
et  au  printemi)S  prochain  nous  irons  juger  de  l'eiTet  qu'il  produit,  et  de  la  vérité 
des  descriptions  de  l'empereur  d'Occident. 

A  l'heure  qu'il  est,  le  ministre  a  dû  recevoir  la  fantastique  pétition  de  Lam- 
bernier; car,  au  coin  de  la  rue,  je  l'aperçus  qui  entrait  dans  l'échoppe  d'un 


I.  A    itVLI'IIIUi: 


an 


liciivain  public.  Hion  n'avait  pu  changer  l'idée  fixe  du  vieillard.  Malgré  nos  assu- 
rances réilérées,  il  était  resté  indomptable.  Ce  que  c'est  que  d'avoir  été  Sarmatc 
une  fois  dans  sa  vie.  ïaxile  dkloiu). 


RevMe  des  'fhéàtrcs. 


I    I 


^'ÏV' 


I  quelque  chose  au  monde  peut  adoucir  les  effroya- 
bles malheurs  qui  viennent  de  fondre  sur  nos  dépar- 
tcniens  du  Midi,  c'est  la  promptitude,  la  simultanéité, 
I  •  zèle  avec  lesquels  ,  de  toutes  parts  ,  les  souscrip- 
iiins  s'organisent.  La  charité  publique,  ardente  à  se 
manifester,  prend  toutes  sortes  de  formes  :  à  Lyon 
n'avait-on  pas  été  jusqu'à  parler  d'un  bal  au  profit 
des  inondés  !  iMais  où  donc  eussiez-vous  dansé  , 
miséricordieux  pliilanlropes?  sur  des  bateaux  ou  sur  les  toits  de  vos  maisons 
submergées.  Quoi  qu'il  en  soit,  du  moment  que  la  bonne  œuvre  subsiste  ,  il  faut 
l'accueillir  et  en  faire  l'éloge  ;  et  c'est  avec  une  émotion  bien  douce  que ,  chaque 
jour,  nous  sommes  témoins  des  bonnes  actions  sans  nombre  qui  s'accomplissent 
pour  soulager  ces  incalculables  infortunes.  La  direction  de  l'Opéra  ,  on  le  pense 
bien,  n'a  pas  été  la  dernière  à  vouloir  porter  sa  part  dans  cette  grande  aumône 
publique.  Déjà  même,  M.  Léon  l'iliet  s'apprêtait  à  annoncer  une  représenlation 
au  bénéfice  des  inondés  ,  quand  M.  Boissy-d'Anglas  et  M.  Chapuys  de  Montla- 
ville  ,  membres  de  la  Chambre  des  députés  et  présidens  de  la  commission  des  se- 
cours, accompagnés  de  M.  Louis  Viardot ,  sont  venus  lui  demander  ses  princi- 
paux chanteurs  pour  un  Festival ,  qui  doit  avoir  lieu  dans  la  salle  Ventadour. 
^Ime  Pauline  Garcia-Viardot,  que  depuis  un  an  nous  n'avons  pas  eu  le  plaisir 
d'entendre,  figure  en  tète  des  artistes  qui  concourront  à  cette  solennité  impor- 
tante; on  y  entendra  aussi  Mine  firas-Dorus  qui  ,  sous  le  double  rapport  du 
talent  et  de  la  complaisance,  ne  l'a  jamais  cédé  à  personne. 

Le  festival  de  la  salle  Ventadour  n'empêchera  pas  M.  Léon  Piiletdc  donner 
aussi  à  l'Académie  royale  une  représentation  extraordinaire.  Les  Italiens  en 
donneront  une  dimanche,  dans  laquelle  M.  Dormoy  a  voulu  qu'on  entendît  l'é- 
lite de  sa  troupe  :  on  jouera  Lucrezia  Borgia  et  le  troisième  acte  de  la  Lutia,  avec 


312  .  i.A  s\Li'Hii>n. 

tous  les  chanteurs.  Il  est  impossible  aux  Italiens  de  reconnaître  plus  noblement 
l'hospitalité  qu'ils  reçoivent  chez  nous.  L'Opéra-Comique  a  payé  son  tribut  la 
semaine  dernière.  Le  premier  dimanche  du  mois  de  décembre,  Théodore  Haii- 
man,  le  prince  des  violons,  se  fera  entendre,  à  la  même  intention,  dans  la  salle  Vi- 
vienne.  Enfin,  je  vous  le  répète,  et  sans  compter  l'indemnité  de  cinq  millions  votée 
par  les  Chambres,  le  produit  des  souscriptions  qui  se  forment  partout  jusqu'à  l'i- 
Iranger,  jusque  dans  la  ville  de  Bruxelles,  tous  les  théâtres,  tous  les  concerts  se 
partageront  glorieusement  l'honneur  de  consoler  nos  pauvres  inondés  du  Midi. 

Maintenant,  s'il  vous  plaît,  revenons  à  l'Opéra  et  à  ce  qui  s'y  passe.  Les  dan- 
seuses débutent  avant  les  cantatrices  promises,  mais  Mme  (luy-Stéphan  n'em- 
|)êche  pas  qu'on  attende  avec  impatience  l'apparition  de  M'ie  Drouart  et  de 
Mlle  HeinefTetter  ;  Serda,  dont  on  ne  s'occupait  guère,  a  rompu  avec  l'adminis- 
tration ,  à  moins  que  l'administration  n'ait  rompu  avec  lui  ;  les  rôles  de  son  ré- 
pertoire seront  chantés  par  Inchindi.  C'est  un  progrès. — On  parle  delà  première 
représentation  de  la  Favorite  pour  le  2  décembre.  La  nouvelle  nous  semble  pré- 
maturée. —  A  l'Opéra-Comique,  tandis  que  de  lourds  engagemcns,  entre  autres 
celui  de  Mme  Eugénie  Garcia,  se  résilient,  d'autres  engagemens  moins  onéreu\ 
se  contractent.  Miip  Henri  et  M'ie  Descot  font  définitivement  partie  de  la  troupe  ; 
et  quant  à  Mme  Eugénie  Garcia,  depuis  qu'elle  n'est  plus  à  l'Opéra-Co- 
mique, elle  a.  dit-on,  retrouvé  toute  sa  voix,  (^est  le  moment  ou  jamais,  pour 
l'Académie  royale,  de  faire  une  tentative  auprès  d'elle.  La  Rose  de  Péronuc, 
opéra  de  M.  Adam,  sera  représentée  dans  les  premiers  jours  du  mois  prochain. 
Les  succès  obtenus  parMUe  Rossià  la  Scala  dans  il  Pirata,  ont  engagé,  à  ce  qu'on 
assure,  M.  Auber  à  attendre  le  retour  de  cette  cantatrice  pour  mettre  son  opérai 
à  l'étude.  M'iiL'  Annaïhillon  va  écrire  avec  un  brillant  sur  la  glace  de  sa  loge  : 

Souvent  Auber  varie, 
Bien  folle  csl  qui  s'y  fie  I 

A  moins  d'un  nouvel  ajournement,  c'est  le  28  du  mois  prochain  que  la  Portc- 
Saint-Martin  fera  sa  réouverture.  Le  succès  de  Lazarre  le  Pâtre  continue 
à  l'Ambigu  qui  s'occupe  de  monter  une  revue  de  l'année  ayant  pour  titre,  1rs 
Giiépes  de  1840.  —  L'Argent,  la  Gloire  et  les  Femmes,  vaudeville  à  spectacle,  est 
maintenant  la  pièce  en  vogue  au  théâtre  des  Folies-Dramatiques.  — La  Porte- 
Saint-Antoine  promet  à  son  public  une  grande  féerie  mêlée  de  couplets.       *** 


Conceris  de   SISI.  H.    Herz  et  I>abnrro. 

L'inauguration  des  Concerts  par  abonnement ,  dirigés  |>ar  MM.  II.  Ilerz  et  La  - 
barre,  aura  définitivement  lieu  dimanche  prochain,  à  2  heures  précises.  M"ic  Pau- 
line Viardot-Garcia  chantera  trois  fois  ;  on  entendre  en  outre  MM.  Ponciiard  et 
Allard,  et  M.  II.  Herz  exécutera  le  beau  septuor  de  Huniniel  et  sa  nouvelle  fan- 
taisie sur  V niisir  (rÂwore.  —  S'adresser  pour  les  abonnemens  et  la  location  des 
stalles,  à  la  manufacture  de  pianos  de  M.  H.  Herz,  rue  de  la  Victoire,  38,  cl 
chez  les  marchands  de  musique. 


I.K  Direclein-  :   DE  VIM.E.MKSSANT 


I.A    SVI.nilDE 


3i:i 


.4    Madame 


2S  novembre. 

N  temps  des  plus  l)izarres  régne  ici,  madame  : 
hier,  la  pluie  par  (orrens,  le  vent  par  rafales; 
aujourd'hui  ,  un  ciel  pur  ,  un  soleil  radieux , 
qui  nous  apparaît  entre  deux  eaux,  comme  le  sou- 
rire d'une  femme  sous  les  larmes.  Hier,  la  ville 
déserte  ;  pas  une  ame  dans  les  rues  :  aujourd'hui, 
les  promenades,  les  boulevarts  regorgeant  de 
monde,  de  jolies  femmes  venant  donner  l'étrenne 
de  leurs  toilettes  d'hiver.  J'ai  remarqué  aux  Tui- 
leries quelques  uns  des  chapeaux  de  iM""  Seguin, 
faciles  à  reconnaître  par  leur  forme  élégante  et 
leurs  ornemens  de  bon  goût  :  l'un  en  velours  vio- 
let doublé  de  velours  épingle /)«(//<>  et  orné  d'une 
plume  plate  couchée,  également  de  nuance  paille  : 
un  autre  en  satin  blanc,  avec  un  bouquet  de  marabouts  courts  et  touffus, 
placé  très  bas,  sur  le  côté,  et  lout  ie  chapeau  si  bien  enveloppé  dans  sa  voilette 
(\s  blonde  à  barbes,  que  rien  n'était  plus  gracieux  à  voir.  M""  Seguin  fait 
dans  ce  moment  des  coiffures  en  rubans  de  velours  brodés  d'or,  avec  de  haule.« 
franges,  qui  sont  de  la  dernière  élégance;  dans  ses  bonnets,  elle  place  les 
fleurs  de  M""  Lainné,  dont  le  nom  est  tout-à-fait  devenu  une  autorité;  aussi, 
que  de  jolies  créations  elle  nous  offre;  comme  toutes  ces  fleurs  tremblent  lé- 
gèrement sur  leurs  branches  1  comme  ces  pétales  sont  légères  1  comme  ce  pis- 
til est  parfumé.  Ne  dirait-on  pas  la  nature.^  Ces  bouquets  Lo  J'aU'uJrc,  ces 
couronnes  Pompadour,  comme  elles  siéent  bien  à  toutes  les  femmes,  ainsi  que 
ces  petits  panaches  or  et  plumes  blanches,  une  des  dernières  créations  de 
M""  I.aiiuié  !  l'ne  dos  plus  jolies  fommps  de  Pcris  a  imaginé  de  toujours  porter 


314  •  LA   SYLPHIDE. 

avec  les  fleurs  de  M""  Lainné,  une  essence  de  celle  même  fleur,  prise  chez 
Guerlain.  Chaque  fois  qu'elle  cueille  une  fleur  à  ce  parterre  artificiel,  elle  va 
chez  le  célèbre  parfumeur  pour  assortir  le  parfum  de  ses  fleurs.  Cette  idée  a 
une  entente  de  bonne  compagnie  qui  aura  certainement  des  imilalrices,  sur- 
tout avec  la  suavité  et  la  vérité  des  essences  de  Guerlain,  qui  laissent  croire 
aux  émanations  de  la  fleur  elle-même.  C'est  sur  la  fine  batiste  des  mouchoirs 
Chapron  que  la  belle  ra/fmée  dont  je  vous  parle  laisse  tomber  quelques  gouttes 
de  son  flacon  magique,  sur  ces  mouchoirs  dont  les  coins  s'étalent  dans  tout 
leur  luxe,  sur  les  somptueuses  robes  de  l'hiver  dont  le  satin  et  le  brillant  font 
eacore  lessortir  les  merveilleuses  broderies  écussonnées  avec  la  légende,  et 
dont  les  jours  le  disputent  à  la  plus  délicate  dentelle. 

Comme  je  vous  l'ai  déjà  dit ,  la  chenille  joue  un  grand  rôle  cet  hiver  -,  les 
robes  en  satin  uni,  en  satin  broché,  en  sont  très  souvent  ornées,  et  rien  n'est 
plus  gracieux  que  deux  volans  de  chenille  ,  dont  le  haut ,  tressé  en  réseaux, 
laisse  apercevoir  le  brillant  du  satin  sur  lequel,  plus  bas ,  la  frange  joue  mol- 
lement ;  les  pagodes,  la  berthe  se  font  de  même.  On  comprend  que  l'exigence 
des  garnitures  doit  donner  lieu  à  mille  inventions  nouvelles ,  et  la  forme  des 
robes  n'ayant,  pour  ainsi  dire ,  pas  changé  ,  les  couturières  appliquent  tout 
leur  talent  à  varier  le  genre  des  garnitures.  J'ai  vu  chez  une  de  nos  bonnes  fai- 
seuses une  charmante  robe  en  satin  blanc,  garnie  de  seize  très  petits  rouleaux 
en  velours  orange  ;  le  corsage  à  pointe  était  bordé  ,  à  la  taille ,  d'un  rouleau 
orange  et  sur  la  poitrine  et  le  dos  se  trouvaient  plusieurs  nervures  pareilles  ; 
des  pagodes  et  une  berlhe  en  dentelle  complétaient  cette  toilette  de  bon  goût, 
qui  devait  être  portée  avec  une  coiffure  de  velours  orange ,  satin  blanc  et 
longs  effilés  argent.  Il  ne  faut  pas  qu'à  force  de  se  mettre  l'esprit  à  la  torture 
pour  trouver  des  garnitures  nouvelles,  on  tombe  dans  l'exagération  ,  et  c'est 
ce  qui  arrivera  si  on  n'y  prend  garde.  J'ai  remarqué,  par  exemple,  des  burnous 
bordés  d'entre  deux  en  passementerie  à  jour  :  cela  n'a  rien  ni  d'élégant ,  ni 
de  joli ,  et  ôte  à  ce  vêtement  l'aspect  chaudement  comfortable  pour  lequel  il 
est  créé;  le  transparent,  dans  cette  saison,  n'est  admissible  que  pour  le  bal,  etje 
le  trouve  ravissant  sur  une  robe  d'organdi,  comme  celle  que  vient  de  se  faire 
faire  la  jeune  duchesse  de  V***.  Lajupe  est  tout  unie  jusqu'au  genou  ;  mais  là 
commence  une  série  de  rivières  à  jour  encadrées  d'or,  surmontant  deux  volans 
également  à  jour  et  or,  qui  sont  la  plus  ravissante  chose  du  monde  ;  le  cor- 
sage et  les  manches  courtes  sont  ornées  de  même  ;  point  de  rubans  ,  point  de 
ceinture  ,•  seulement  une  raagniSque  chaîne  d'or  suspendue  à  une  plaque  d'or 
formant  épingle  et  attachée  sur  la  poitrine  ;  celte  chaîne  est  terminée  par 
deux  boules  d'or,  d'un  travail  précieux,  qui  contiennent  des  odeurs,  ce 
bijou  excentriqnCj  et  que  l'on  cherchera  sans  doute  à  imiter  ici ,  vient  de 
Perse. 


I.A   SYl-PHinE.  3|3 

Une  invention  anglaise,  et  que  vient  d'apporler  à  Paris  lady  S...,  aura  pro- 
bablement aussi  (les  imitateurs  à  Paris  :  ce  sont  des  parures  en  porcelaine. 
LadyS...  m'a  montré  deux  de  ces  parures,  l'une  en  petites  roses  ponpons , 
l'autre  en  sourenir  de  moi,  cette  dernière  surtout  était  ravissante  de  délica- 
tesse et  de  teinte  ;  les  feuilles ,  les  figes,  sotit  en  or ,  et  tout  cela  est  monté  à 
charnière  avec  un  goût  particulier;  ces  parures  ne  sont ,  à  la  vérité,  que  des 
parures  de  fantaisie ,  mais'  elles  sont  cliarmantes.   On  assure  que  l'on  portera 
cet  hiver  des  souliers  brodés  :  ce  serait  une  chose  très  conséquente  avec  nos 
costumes  de  brocard  et  de  velours  brodés  en  or,  car  le  soulier  uni  est  tout-à- 
fait  en  désharmonie  avec  une  pareille  toilette  et  sent  le  déshabillé.  La  seule 
chose  qui  fera   reculer  sera  peut-être  que  les  souliers  brodés,  grossissant  le 
pied,  les  femmes  hésiteront  à  en  porter.  On  voit  quelques  robes  en  drap ,  ce 
qui  devait  nécessairement  arriver  avec  les  manches  justes  et  les  corsages  plats 
à  l'amazone  ;   sur  ces  robes,   les  passementeries  adaptées  au  corsage  et  au 
devant  de  la  jupe  sont  d'un  très  joli  etfel.  Lorsque  l'on  trouve  le  drap  trop 
lourd  pour  ce  genre  de  robe,  on  le  remplace  par  le  mérinos  qui  est  très  en  vo- 
gue cette  année.  Vorange  et  la  nuance  capucine  ont  remplacé  leponceau  et  le 
cerise,  qui  sont  presque  abandonnés  :  ce  sont  des  couleurs  dont  il  faut  prendre 
garde  de  faire  un  abus  et  que  l'on  doit  atténuer  par  beaucoup  de  blanc,  car  elles 
durcissent  et  noircissent  la  peau.  —  Le  concert  Saint-Honoré ,  dont  la  bonne 
musique  attire  le  vendredi  beaucoup  de  monde ,  est  assez  souvent  visité  par 
les  femmes  du  faubourg  Saint-Germain,  et  Ion  y  voit  quelques  toilettes  de 
bon  goiit.  La  comtesse  de  M.... y  était  vendredi  avec  une  robe  et  un  châle  de 
velours  noir  doublé  de  satin  blanc  et  le  tout  garni  de  chinchilla  ;  son  chapeau 
en  velours  noir  était  orné  d'une  plume  blanche  ;  son  châle  retenu  par  une 
agrafe  en  magnifiques  diamans.  Celte  toilette  demi  habillée   était  de  bon 
goût,  madame,  et  telle  que  vous  la  porteriez  en  pareille  occasion. 

Baronne  marie  de  l'****** 


316 


LA   SYLPUIDE, 


LE  RAJEUNISSEMENT  DE  PHARES/ 

Un  certain  jour,  qu'il  n'avait  rien  à  faire, 

On  m'a  conlé  que  Jupin  vers  la  terre 

Baissa  les  yeux  :  il  vit  que  les  mortels, 

Jadis  dévols,  négligeaient  ses  autels  ; 

Ils  priaient  peu,  leur  offrande  était  rare, 

El  d'encens  même  on  se  montrait  avare. 

De  ces  mépris  fcrt  offensé,  Jupin 

De  son  tonnerre  armait  déjà  sa  main. 

Quand  sur  Memphis  il  a  porté  la  vue  ; 

Il  y  découvre  aux  pieds  de  sa  statue 

Un  citoyen  humblement  prosterné  : 

De  ses  présens  l'aulcl  était  orné. 

Là,  chaque  jour,  par  un  pieux  usage. 

Aux  immortels  il  offrait  son  hommage. 

Et  d'un  cœur  pur  le  tribut  et  les  vœux. 

Quoique  Minerve  et  Ccrès  à  ses  yeux 

Eussent  là  haut  une  sûre  inQuence, 

Qu'il  connut  Mars  pour  un  dieu  d'importance. 

De  leur  crédit  sans  chercher  le  secours, 

A  Jupin  seul  il  s'adressait  toujours  : 

—  Grand  Jupiter,  disait-il,  mes  années 

Jusqu'à  présent  ont  coulé  fortunées  ; 

Long-temps  admis  dans  le  palais  des  rois. 

J'ai  partagé  les  trésors,  les  emplois; 

Et  maintenant,  dans  un  repos  prospère. 

Tranquillement  j'achève  ma  carrière. 

Soixante  hivers  ont  blanchi  mes  cheveux  ; 

Mon  seul  regret,  hélas!  c'est  d'être  vieux; 

Que  si  j'étais!...  inutile  prière  ! 

Ne  formons  point  un  souhait  téméraire 


(")  Ce  petit  conte  à  la  façon  de  Voltaire,  où  l'on  retrouve  son  tour  heureux  et  de  plus  une 
morale  douce  dont  le  ph  losojjhe  de  Fernay  n'avait  guère  contiacté  l'habitude,  est  l'œuvre  d'un 
académicien  de  province,  mort  depuis  quelques  années  et  qui  sans  cela,  pcut-clre,  aurait  oc- 
cupé toul  aussi  solidement  qu'un  autre  un  fauteuil  aui  Quatre-Nations.  l.a  forme  de  ce  coule 
a  pu  vieillir  mais  la  giace  des  détails  lui  esl  toujours  rcsde.  mote  uiî  i,  \  nÉOiCTio.v. 


LA   SyLPIIIOE. 


317 


Qui  des  dieux  mèiue  excède  le  pouvoir. 

—  Tout  doucement!  c'est  ce  qu'il  faudra  voir, 
Uil  Jupiter,  au  reproche  sensible; 

A  ma  puissance  il  n'est  rien  d'impossible. 
Et  dès  demain  tout  Memphis  le  saura. 
J'en  fais  serment  :  holà!  Mercure,  holà!.. 
Tiens,  à  genoux  tu  vois  là-bas  cet  homme':' 
Va  le  trouver,  c'est  Phares  qu'on  le  nomme. 
Tu  lui  diras  qu'il  n'a  qu'à  souhaiter. 
Que  quatre  fois  je  veux  le  contenter; 
Sa  piété  mérite  récompense. 
Prends  ton  bonnet,  vole  et  fais  diligence. 

—  Mercure  entend,  il  part,  il  est  rendu. 
Devant  Phares,  à  son  aspect  ému, 

Il  se  présente,  et  d'un  riant  visage. 

En  peu  de  mots  il  remplit  son  message. 

—  Que  tes  désirs  soient  fixés  promplement; 
Par  quatre  fois  à  ton  commandement 

Tu  trouveras  ma  baguette  docile; 
Explique-toi.  —  La  tâche  est  difficile, 
Fils  de  Maia;  sachez  que  de  ses  jours 
Phares  voudrait  recommencer  le  cours. 

—  Rien  que  cela  ?  —  Sans  doute.  —  Eh  !  bien,  quel  âge 
Demandes-tu?  —  Sept  ans;  pas  davantage. 

Et  ma  raison  par  dessus  le  marché. 

—  Il  dit.  Mercure  à  peine  l'a  touché. 
Sa  taille  s'est  à  l'instant  abaissée, 
De  son  menton  la  barbe  est  effacée  : 
Front  ingénu,  cheveux  blonds  et  teint  frais; 
C'est  un  enfant,  cet  enfant  est  Phares. 
Chez  ses  amis  il  court,  plein  d'allégresse. 
Faire  briller  les  dons  de  sa  jeunesse. 

En  le  voyant,  chacun  rit  aux  éclats. 

—  Qui,  vous!  Phares?  vous  vous  moquez!  —Non  pas. 
Mes  bons  amis,  c'est  bien  lui,  je  vous  jure. 

Pour  moi  les  dieux  ont  changé  la  nature; 

Leur  messager  m'est  venu  rajeunir  : 

J'ai  du  passé  gardé  le  souvenir. 

Dans  un  corps  neuf  mon  esprit  est  le  même. 

Mon  cœur  aussi,  c'est  toujours  vous  qu'il  aime  : 

Embrassons-nous.  —  Mon  ami,  lui  dit-on. 

Jeune  Phares,  si  tel  est  votre  nom. 

Nous  admirons  votre  métamorphose, 

Et  vous  faisons  compliment  de  la  chose; 

Mais  croyez-moi,  chaque  âge  a  ses  plaisirs, 

Graves  discours  occupent  nos  loisirs  ; 

Nous  sommes  vieux,  notre  raine  est  revèche  ; 

Pour  vos  sept  ans  la  morale  est  trop  sèche. 

-  A  ce  discours,  Phares  déconcerté. 
'Voulut  répondre,  et  sur  un  ton  llûté. 
Fit  éclater  sa  petite  colère. 

—  Vous  vous  fâchez!  le  mauvais  caractère  ! 


315  LA  SYLPHIDE. 

Joli  bambin,  qui  tranchez  du  Caton, 
Apaisez-vous  ;  vous  aurez  du  bonbon. 
Comment!  encor?  Phares  ou  non  ,  qu'imporle  ! 
Vite,  mettez  cet  enfanta  la  porte; 
Il  est  têtu,  malin,  hargneux,  bavard, 
Et  valait  mieux  quand  il  était  vieillard. 

D'un  tel  accueil  indigné,  comme  on  pense. 
Phares  s'éloigne  et  trouve  que  l'enfance 
Peut-être  à  tort  fut  l'objet  de  son  choix , 
Et  qu'il  n'est  bon  d'être  enfant  qu'une  fois. 
Sans  publier  chez  d'autres  le  prodige  , 
Vers  sa  maison  sa  marche  se  dirige  ; 
Nirza,  sa  nièce,  y  faisait  son  séjour  : 

—  Je  vais,  dit-il,  l'éprouvera  mon  tour; 
Nirza  rae  plait,  elle  est  jeune,  elle  est  belle  : 
Je  la  verrai;  si  je  suis  aimé  d'elle. 
Charmant  espoir  pour  mon  cœur  soulagé , 
De  mes  amis  je  seiai  bien  vengé  ! 
Jusqu'à  sa  nièce  il  parvient  sans  obstacle  : 

—  Je  suis  Phares  ;  le  ciel,  p;ir  un  miracle, 
Trompant  la  Parque  et  son  triste  ciseau. 
Lui  fait  pour  moi  regarnir  son  fuseau. 
Homme  par  lame,  enfant  par  le  visage. 

De  nouveaux  jours  vont  èlre  mon  partage; 
Beauté  charmante,  ô  vous  que  je  chéris  1 
Acceptez-les,  j'en  connaîtrai  le  prix  ; 
Dites  un  mot  et  demain  l'hyménée 
A  votre  sort  joindra  ma  destinée. 

—  Quoi!  vous  seriez  Phares?  —  Assurément, 
Et  ce  Phares  est  le  plus  tendre  amant. 

—  Ah  !  dit  Nirza,  cessez  ce  badinage  ; 
D'un  jeune  enfant  prenez  mieux  le  langage. 
Le  mot  d'amour  à  vos  lèvres  sied  mal  ; 
Enlre  nous  deux  l'âge  est  trop  inégal. 

—  Quel  âge  donc  faudrait-il  pour  vous  plaire? 
Vingt  ans.  —  Eh  !  bien  je  les  aurai,  ma  chère. 

Phares  au  temple  arrive  en  quatre  sauts. 
Tombe  à  genoux,  et  baise  les  carreaux  : 

—  Grand  Jupiter,  exaucez  ma  prière  , 

De  mes  sept  ans  la  somme  est  trop  légère  , 

J'ai  réfléchi,  j'en  veux  treize  de  plus. 

Qui  feront  vingt...  —  Les  vingt  ans  sont  venus. 

Il  a  senti  s'allonger  sa  figure, 

Dans  un  moment  s'est  accrue  sa  stature  ; 

Il  sort  du  temple  et  retourne  à  Nirza. 

Pour  son  malheur  trop  tard  il  arriva. 

Un  beau  jeune  homme,  aux  genoux  de  sa  nièce. 

Sollicitait  l'aveu  de  sa  tendresse; 

On  l'écoulait,  n'en  soyons  pas  surpris. 

Car  il  avait  ses  vingt  ans  accomplis. 


;     I 


I.A   SYLPDIUB.  3r9 


Phares,  prudent,  sut  maîtriser  sa  rage; 
Tout  se  passa  sans  trouble  et  sans  carnage. 

—  Je  travaillais,  dit-il,  à  mon  malheur, 
Quand  à  raniourj'abandonnai  mon  cœur. 
Je  l'ai  connu  dans  mon  adolescence; 
Séduit,  hélas  1  par  la  douce  espérance. 

Ce  qu"on  obtient  vaut-il  ce  que  l'on  perdf 
J'ai  peu  joui,  quand  J'ai  beaucoup  souffert. 
Peines,  d'amour  souvent  sont  le  cortège; 
Trompeuses  Deurs  environnent  le  piège  ; 
Pour  l'éviter  il  n'est  qu'un  moyen  sur. 
EmpressoHS-nous  d'entrer  dans  l'âge  mùr. 
Deux  fois  vingt  ans,  c'est  l'été  de  la  vie  ; 
Soyons  un  homme  et  servons  la  patrie. 

Au  sein  du  temple  il  a  porté  ses  pas  ; 
Vers  Jupiter  lève  aussitôt  les  bras. 
Et  Jupiter,  sachant  ce  qui  l'amène. 
Laisse  sur  lui  tomber  la  quarantaine. 

Déjà  le  bruit  du  double  changement 
Dans  la  ciiè  circule  cependant. 
11  sort  du  temple,  on  le  suit,  on  s'attroupe  , 
Les  envieux  autour  de  lui  font  groupe. 
Chacun  se  dit  :  Je  l'aurais  reconnu. 
Oui,  le  voilà  tel  que  nous  l'avons  vu. 
Bref,  en  cent  lieux  diversement  contée, 
Jusques  au  roi  la  nouvelle  est  portée. 
De  ce  prodige  il  voulut  voir  l'objet; 
Phares  arrive  :  —  Oui,  je  crois  en  effet 
Que  c'est  lui-même  ;  approchez  de  mon  trône. 
Que  j'examine  un  peu  votre  personne. 
L'ayant  toisé,  le  monarque  lui  dit  : 

—  Ah!  c'est  donc  vous,  quand  votre  roi  vieillit. 
De  rajeunir  qui  prenez  la  licence  ! 

Peut-on  plus  loin  pousser  l'impertinence  ' 

—  C'est  Jupiter.  —  Jupiter  est  un  dieu  , 
Mais  chacun  doit  commander  en  son  lieu  ; 
Demain,  Phares,  mettez-vous  en  voyage. 
Et  dès  ce  soir  faites  votre  équipage  ;• 

Je  ne  veux  point  qu'on  voie  en  mes  Etats 
Des  citoyens  qui  ne  vieillissent  pas. 

Phares  sortit  :  vous  soupçonnez  sans  doute 
Que  du  saint  temple  il  a  repris  la  roule. 
A  peine  entré  :  —  Tout  puissant  protecteur, 
Grand  Jupiter,  rendez-moi  le  bonheur. 
Je  l'ai  perdu;  tout  me  fuit,  on  m'oublie... 

—  Je  vais  combler,  dit  le  dieu,  ton  envie  ; 
Tes  jours  heureux.  Phares,  je  te  les  rends  ; 
Sors  de  ce  temple  avec  tes  soixante  ans  ! 


.•520 


LA  sYLPiiini;. 


LA  CITE  DES  ITALIENS. 


A  critique  architecturale ,  comme  toutes  les  critiques, 
peut  se  faire  à  des  points  de  vue  très  différens,  et  ses 
j'igeniens  doivent  varier  nécessairement  aussi  souveht 
(jue  ses  points  de  vue.  Si  nous  nous  plaçons  dans  les 
légions  élevées  de  l'esthétique  et  dans  le  domaine  sans 
limites  de  l'absolu  et  du  beau  idéal,  qui  pourra  trouver 
urace  devant  notre  sévérité?  A  l'exception  des  chefs- 
il  œuvre  des  Grecs  et  de  quelques  ouvrages  des  Romains 
et  des  temps  de  la  Renaissance,  toutes  les  productions  de  l'architecture  ne  seront 
que  des  ébauches  imparfaites  d'une  idée  fautive,  et  le  mépris  dictera  le  plus 
souvent  nos  rigoureux  arrêts.  Mais  si,  plus  justes,  nous  voulons  tenir  compte  des 
exigences  du  temps,  entrer  dans  la  pensée  de  l'artiste,  et  surtout  ne  pas  oublier 
que  le  génie  de  l'architecture,  au  lieu  d'avoir,  comme  ses  frères,  un  libre 
essor  dans  la  région  de  la  fantaisie,  est  asservi  le  plus  souvent  par  les  exigences 
nombreuses  do  l'utile  et  du  comfortable,  notre  indulgence  deviendra  grande,  nos 
jugemens  seront  plus  vrais,  et  notre  critique  impartiale  aura  chance  d'obtenir 
quelque  crédit  sur  le''petit  nombre  d'esprits  entreprenans  qui  cherchent  des  routes 
nouvelles. 

Pour  appliquer  ces  idées  générales  aux  ouvrages  de  notre  époque,  et  spéciale- 
ment à  ia  grande  construction  de  M.  Victor  Lemaire,  examinons  un  peu  quelles 
sont  nos  mœurs,  l'état  de  nos  fortunes,  notre  goût  artistique,  et  enfin  quelles  con- 
sidérations nombreuses  ont  dû  influencer  les  plans  d'un  homme  qui ,  le  premier 
de  nos  jours,  a  tenté  d'introduire  dans  un  édifice,  destiné  à  desimpies  particu- 
liers, les  magnificences  d'une  habitation  princière.  De  nos  jours,  il  est  bien  peu 
de  familles,  après  toutes  les  épreuves  des  révolutions  et  l'effet  continu  de  notre 
loi  sur  les  partages,  qui  aient  pu  conserver  assez  de  fortune  pour  habiter  de 
vastes  et  somptueuses  demeures  ;  avec  les  existences,  les  habitations  ont  dû  se 


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I.A    SYI.PIIinE. 


331 


rétrécir,  et  comme  le  goût  du  comfortablo  et  du  la\e  a  grandi  par  lelTet  de  ia 
civilisation,  comme  les  exigences  de  l'esprit  des  lionimes  de  nos  jours  sont  aug- 
mentées, tandis  que  le  pouvoir  de  les  réaliser  diminuait,  il  a  fallu  trouver,  en  ar- 
chitecture, une  sorte  de  composition  entre  le  goût  du  siècle  i)our  le  commode  el 
le  magnifique,  et  la  situation  moyenne  de  la  plupart  des  fortunes.  Cette  composi- 
tion ,  ce  juste  milieu  architectural ,  si  j'ose  me  servir  de  celte  expression,  vient 
d'être  réalisée  avec  bonheur  [)ar  l'habile  architecte  de  la  (^ité  <lcs  Italiens. 

C'est  à  l'angle  formé  par  la  rue  Laffitte  et  le  boulevart  que  s'élève  cette  grande 
ruche  dorée.  Extérieurement,  on  peut  distinguer  trois  façades  très  distinctes: 
l'une  donnant  à  la  fois  sur  le  boulevart  et  sur  la  rue  Laffitte ,  les  deux  autres  sur 
la  rue  LaKitte  seulement.  Ces  deux  dernières  sont  plus  élégantes  ipie  riches.  Nous 
approuvons  complètement  le  goût  qui  a  présidé  à  leur  construction.  La  maison 
du  milieu,  surtout,  celle  qui  ouvre  ses  deux  larges  portes  sur  une  cour  vaste  et 
bien  aérée  ,  se  dislingue  par  quatre  statues  de  génies  féminins  où  nous  avons  re- 
marqué des  beautés,  et  de  charmantes  colonnettes  dans  le  goût  de  la  Renaissance. 
Les  fenêtres  de  chacun  des  trois  étages  sont  encadrées  par  des  ornemens  légers, 
et  deux  petits  génies  gracieusement  assis  dans  les  frontons  invitent  à  entrer  dans 
cette  riche  demeure.  Les  voûtes  de  la  double  porte  sont  très  ornées  ,  sans  avoir 
cependant  rien  d'affecté  ni  de  lourd  en  aucune  manière.  La  cour  est  fort  belle,  et 
offre  à  lœil  sept  façades  différentes.  Au  milieu  de  cette  cour  taillée  en  carré  long 
s'élève  une  fontaine  de  marbre  au  dessus  de  laquelle  une  jeune  nymphe  couchée 
joue  avec  une  chèvre  suivie  de  son  petit  chevreau  ;  ce  groupe  en  bronze,  dû  au 
talent  de  M.  (îarraud  ,  est  plein  d'élégance  et  de  légèreté. 

Parlons  maintenant  de  la  maison  du  boulevart,  pour  laquelle  ont  été  réunies 
toutes  les  somptuosités  de  l'art  et  du  luxe.  Depuis  le  rez-de-chaussée  jusqu'aux 
mansardes  ,  l'or  ,  le  marbre  et  les  sculptures  se  mêlent  et  se  disputent  l'attention. 
La  partie  véritablement  remarquable  de  ce  riche  ensemble  ,  c'est  une  frise  qui  se 
prolonge  au  dessus  des  fenêtres  i!u  rez-de-chaussée.  AHL  Lechesne  frères  dont  le 
ciseau  a  taillé  ce  chef-d'œuvre  d'élégance,  ont  su  entremêler  dans  une  guirlande 
de  feuillages  toutes  sortes  d'animaux  et  de  fruits.  On  ne  saurait  s'imaginer  com- 
bien il  y  a  de  mouvement  et  de  vie  dans  celle  arche  de  Noé  d'un  nouveau  genre. 
Au  dessus  de  la  frise  se  trouvent  des  médaillons  portés  dans  des  cartouches  où  la 
richesse  des  ornemens  n'a  pas  fait  oublier  le  bon  goût.  En  élevant  la  vue  succes- 
sivement ,  les  balcons  dorés ,  les  fenêtres  ,  autour  desquelles  courent  des  entou- 
rages de  guirlandes  légères,  les  mansardes,  disposées  en  retraite  et  également 
ornées,  tout  enfin  vous  avertit  qu'ui>e  même  pensée  règne  dans  ce  somptueux 
ensemble,  sans  exclure  la  variété.  A  l'intérieur,  ce  grand  édifice  est  divisé  en  un 
grand  nombre  d'appartcmens  commodément  distribués;  les  vestibules,  les  es- 
caliers sont  disposés  de  manière  à  satisfaire  les  exigences  les  plus  difficiles ,  et 
nous  croyons  vraiment  impossible  de  mieux  concilier  tous  les  goûts  du  public  de 
nos  jours. 

N'y  a  t-il  ce[)cndant  rien  à  critiquer  dans  la  création  de  >L  Victor  Lemaire  ? 
Ne  pourrait-on  pas  reprendre  plus  d'un  défaut  dans  cette  œuvre  où  la  richesse 
a  quelquefois  envahi  le  domaine  de  l'art?  N'y  a-t-il  pas  manque  d'unité  dans 
cette  disposition  de  trois  façades  extérieurement,  et  de  sept  autres  intérieure- 
ment? Le  style  architectural  est-il  pur?  Nous  sommes  loin  de  le  penser  ;  mais 
nous  ne  croyons  point  que  ce  soit  au  constructeur  de  la  Cité  des  Italiens  qu'il  faille 


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325 


I.A    SYLPIIIIIË. 


adresser  des  reproches  ;  c'est  à  l'art  tout  entier  tel  qu'il  s'est  fait  de  nos  jours  ; 
c'est  au  goût  du  siècle,  c'est,  enfin,  au  plus  puissant  entrepreneur  de  notre 
temps,  c'est  à  l'État  qu'il  faut  s'en  prendre  de  la  corruption  de  notre  style  d'ar- 
chitecture. Reprocherons-nous  le  mélange  des  styles  à  la  Cité  des  Italiens  quand 
li'S  palais  des  Beaux-Arts  et  du  quai  d'Orsay  ont  donné  l'exemple  ?  Trouverons- 
nous  l'emploi  des  dorures  de  mauvais  goût  quand  la  dorure  a  envahi  la  place  de 
la  Concorde,  l'intérieur  de  la  Madeleine,  et  s'est  allé  percher  jusque  sur  la  co- 
lonne de  Juillet!  Plaignons-nous  d'un  siècle  où  tout  est  mélange  de  matériaux 
dissemblables  et  hétérogènes,  dans  l'art  comme  dans  la  politique  et  les  mœurs  ; 
plaignons-nous  d'un  siècle  où  chaque  œuvre  semble  une  collection  d'échantil- 
lons d'œuvres  différentes  1  mais  gardons-nous  bien  de  faire  le  procès  à  la  pensée 
d'un  simple  particulier  quand  il  faudrait  mettre  en  cause  la  pensée  publique 
tout  entière. 

Pour  conclure,  nous  croyons  devoir  un  juste  tribut  d'éloges  à  la  pensée  de 
M.  Lemaire  et  au  talent  distingué  des  artistes  qui,  guidés  par  lui,  ont  concouru 
à  la  réaliser.  De  semblables  édifices  ornent  dignement  notre  grande  cité,  et  l'art 
prendrait  une  grande  place  parmi  nous  si  chaque  construction  nouvelle  en  ap- 
pelait ainsi  au  ciseau  de  nos  sculpteurs.  Mais  à  quelle  sorte  d'habitans  peut  être 
destinée  cette  magnifique  demeure,  située  au  centre  du  mouvement  parisien  et 
voisine  de  tous  les  lieux  de  réunion  pour  la  population  élégante  et  riche.  Nous 
la  croyons  tout-à-fait  propre  à  devenir  une  sorte  de  temple  du  commerce,  une 
espèce  de  rendez-vous  universel  pour  la  mode  française,  et  où  la  riche  exposition 
des  produits  de  notre  industrie  compléterait  dignement  l'éclat  de  tout  l'en- 
semble. Déjà  le  premier  exemple  a  été  donné,  et  nous  ne  croyons  pas  compro- 
mettre notre  jugement  en  annonçant  qu'il  sera  promptement  suivi,  et  que  la  Cité 
des  Italiens  est  destinée  à  devenir,  en  quelque  sorte,  par  ses  pompes  indus- 
trielles, le  palais  de  Versailles  du  oommerce  parisien. 

SAMUEL  ItOGEIi. 


C'est  le  28  de  ce  mois  qu'a  lieu  à  la  salle  Ventadour  le  festival  au  bénéfice  des 
inondés  de  Lyon,  dont  nous  avons  déjà  parlé.  La  composition  de  la  fètc  promet 
de  piquer  vivement  la  curiosité  des  dilletantes.  M.  de  Bériot  sur  le  violon,  1\I. La- 
barre,  sur  la  harpe  ,  feront  les  prodiges  qui  leur  sont  habituels.  Le  chant  sera 
représenté  avec  tout  l'honneur  qui  lui  convient  par  mesdames  Pauline  Viardot- 


LA   SYLPHIDE.  333 

Garcia  et  Gras-Dorus.  Outre  le  huitième  psaume  do  Marcello ,  dans  lequel 
M""  Pauline  Viardot-Garcia  s"est  tant  fait  applaudir  l'hiver  dernier  dans  la  salle 
de  Herz,  la  célèbre  diva  chantera  la  Voix  de  la  Charité,  stances  composées  exprès 
pour  la  circonstance,  par  M.  Alphonse  de  Lamartine,  et  dont  la  musique  est  de 
M.  Auber.  — Ainsi,  toutes  les  chances  heureuses  se  réunissent  pour  nous  donner 
l'espoir  que  le  festival  de  la  Renaissance  remplira  noblement  son  but ,  et  que  le 
public  ne  manquera  point  au  généreux  appel  de  la  Commission  des  secours  et  de 
nos  premiers  artistes. 

-Notre  directeur  a  reçu  une  lettre  de  MM.  Cogniard  frères,  par  laquelle  les  fu- 
turs directeurs  de  la  Porte-Saint-Martin  signalent  une  erreur  que  nous  avons 
commise  en  disant  que  le  maximum  des  appoiutemens  dans  leur  troupe  s'élevait 
à  deux  mille  francs.  Nous  sommes  tout  disposé  à  reconnaître  noire  erreur  ;  nous 
n'hésitons  pas  un  instant  à  ajouter  foi  à  la  parole  de  MM.  Cogniard  de  préférence 
au  bruit  dont  nous  nous  étions  fait  l'écho  ;  mais  en  revanche ,  MM.  Cogniard 
voudront  bien  convenir  que  si ,  dans  tout  ce  que  nous  avons  écrit  sur  le  théâtre 
de  la  Porte-Saint-Martin,  nous  n'avons  péché  que  par  ce  seul  point,  leur  rectifi- 
cation partielle  n'en  laisse  pas  moins  à  nos  raisons  toute  leur  vérité  désespérante. 
Au  surplus,  nous  n'avons  aucun  motif  d'être  hostile  à  M.M.  Cogniard  ;  plus  d'une 
fois  nous  nous  sommes  plu  à  constater  leurs  succès  dramatiques,  et  si  nous  avons 
aventuré  quelques  réflexions  préalables  sur  le  théâtre  qu'ils  vont  diriger,  c'est 
uniquement  dans  l'intérêt  de  l'art.  Maintenant,  que  la  Porte-Saint- Martin  ouvre 
et  réussisse  ,  ce  sera  un  miracle;  mais,  enfin,  par  l'époque  dans  laquelle  nous 
vivons,  on  a  vu  des  choses  plus  extraordinaires,  et  la  Sylphide,  MM.  Cogniard 
peuvent  en  être  certains,  ne  manquera  pas  de  constater  ce  succès. 


biiii.io(;raphii:. 

La  Hbrairie  est  bien  pauvre ,  hélas!  elle  boude  les  écrivains  qui  lui  gardent 
rancune,  et  c'est  merveille,  lorsque  par  hasard  apparaissent  à  l'horizon  des  cabi- 
nets de  lecture  le  titre  d'un  ouvrage  nouveau  et  le  nom  d'un  auteur  aimé.  Ce 
bonheur,  de  plus  en  plus  rare,  nous  arrive  aujourd'hui  :  M.  Arsène  Hous- 
saye  publie  deuxcharmans  volumes  qu'il  intitule  :  les  Onze  .Maîtresses  délaissées; 
ce  sont  autant  d'histoires  pleines  d'esprit  et  de  passion  ,  de  mélancolie  et  de  gaité 
douce.  Sterne,  Hofïïnann,  Jules  Janin,  se  rencontrent  tour  à  tour  sbus  la  plume 
de  M.  Houssaye,  qui  a  su  s'approprier  quelques  unes  des  faces  de  ces  ingénieux 
écrivains  ,  sans  abdiquer  sa  personnalité  propre.  Les  femmes  liront  les  Onze 
Maîtresses  délaissées  jjour  pleurer  ces  pauvres  folles;  les  hommes  les  liront  aussi 
pour  rire  d'elles.  —  La  prose  poétique  de  M.  Houssaye  nous  est  une  transition 
facile  pour  arriver  aux  Premières  Fleurs  de  M.  Jules  de  Gères  :  avant  de  l'a- 
voir parcouru  ,  on  est  d'abord  flatté  par  le  luxe  aristocratique  de  ce  recueil. 
M.  Julesde  Gères,  avec  une  modestie  peu  commune,  n'a  pas  cru  devoir  décorer 
son  livre  de  la  moindre  préface  larmoyante,  de  la  plus  mince  auto-biographie. 
Seulement  dans  sa  première  pièce  intitulée  Proterox  ,  dérivé  grec  qui  si- 
gnifie, Ava)it  la  moisson,  le  poète  prend  la  peine  de  nous  instruire  qu'il  ne  dit 
pas  son  dernier  mot  dans  ce  premier  recueil  et  qu'il  est  capable  de  chanter  des 
choses  plus  hautes  et  plus  dignes  que  les  bois  et  les  fleurs,  les  regrets  d'un 


324 


LA   SYLPHIDE. 


amant  ou  les  espérances  d'une  jeune  fille.  En  effet,  Virgile  chanta  Mœlibée  et 
Tityre,  Amaryllis  et  Ménalca,  avant  de  faire  résonner  sur  son  luth  le  grand 
nom  de  Troie,  les  amours  de  Didon  et  les  infortunes  d'Enée.  Les  premières  /leurs 
de  M.  Jules  de  Gères  appartiennent  donc  à  la  poésie  douce,  fugitive  et  rêveuse. 
Le  poète  y  marche  un  peu  à  l'aventure,  sans  trop  savoir  à  quelle  école  il  don- 
nera la  préférence.  Ainsi ,  quelques  unes  de  ses  descriptions  rappellent  Delisle, 
tandis  qu'ailleurs,  par  la  forme  ou  le  tour  de  la  pensée  on  voit  qu'il  a  lu  llugo, 
Lamartine,  Sainte-Beuve;  comme  toute  œuvre  de  début ,  les  premières  flairs  se 
font  remarquer  par  la  superfétation,  l'abondance.  Il  y  a  quelques  mois  ,  Victor 
Hugo  nous  disait  à  nous-même  :  —  «  En  commençant ,  mon  plus  grand  bon- 
heur était  de  publier  un  livre  ;  aujourd'hui,  je  ne  m'y  décide  qu'à  regret.» —  Quoi 
qu'il  en  soit ,  M.  Jules  de  Gères  possède  tout  ce  qu'il  faut  pour  faire  un  poète  : 
il  est  jeune,  il  a  de  la  couleur,  de  l'imagination  ,  des  rhythmes  heureux  et  sou- 
vent des  pensées  philosophiques  que  le  vers  exprime  avec  bonheur  comme  dans 
ces  deux  strophes  : 

Ce  qu'il  faul  craindre,  hélas  !  quand  la  vieillesse  arrive 
Ce  n'est  pas  tanl  le  fronl  par  les  rides  plissé; 
C'est  d'être  venu  seul  du  fond  de  son  passé. 
De  n'avoir  plus  de  feuille  à  son  rameau  glacé, 
D'avoir,  en  descendant,  oublié  chaque  rive! 

Heureux  l'arbre  et  le  cœur  qui  savent  retenir 
Jusqu'aux  froids  de  l'hiver,  jusqu'aux  |;laces  de  l'âge. 
Leur  plus  douce  mémoire  et  leur  plus  frais  ombrage. 
Sans  qu'ils  aient  à  pleurer  dans  ce  fatal  vojage 
I/un,  une  feuille  morte,  et  l'autre,  un  souvenir. 

Cette  citation  est  le  meilleur  éloge  que  nous  puissions  faire  de  la  forme  et  du 
fond  des  Premières  Fleurs,  de  M.  Jules  de  Gères.  *'* 


ouR  la  seconde  fois,  nous  venons  remercier  le  pu- 
blic de  l'encourageant  accueil  qu'il  a  bien  voulu  faire 
à  notre  Sylphide;  pour  la  seconde  fois,  jetant  un 
regard  sur  notre  passé ,  nous  avons  quelque  droit 
peut-être  d'en  concevoir  de  l'orgueil.  Plus  que  ja- 
mais les  grands  talens  dans  tous  les  genres  se  rap- 
prochent de  nous,  et  le  volume  qui  va  suivre  celui- 
ci  ,  prouvera ,  nous  en  avons  l'espoir,  que  nous  ne  reculons  devant  aucune 
peine,  devant  aucune  dépense  pour  justifier  et  pour  augmenter,  s'il  est  pos- 
sible, notre  succès. 

Le  Dirrv(cw\ 

DE  VlLLliMESSANT. 
Piiris,  28  novembre  18'(0. 


FI.N    l)i:    TO.ME   UEi:\ni.\iE. 


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