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Full text of "La terreur en Bavière"

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Terreur  en  Bavière. 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

Boston  Library  Consortium  Member  Libraries 


http://www.archive.org/details/laterreurenbaviOOgota 


AMBROISE    GOT 


La  Terreur 
en  Bavière 


H^»-^IK 


Librairie  académique  PBRRIN  et  C". 


LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 


OUVRAGES  DU  MEME  AUTEUR 


L'Allemagne  après  la  Débâcle.  (Imprimerie  Strasbourgeoise, 

Strasbourg.  Paris.) 
La    Contre-révolution    allemande.     (Imprimerie    Strasbour- 

geoise.  Paris.) 
Henry  Becque,  sa  vie  et  son  œuvre.  (Crès  et  Cie   Paris.) 
L'Allemagne  a  l'œuvre.  (Imprimerie  Strasbourgeoise.) 
The  case  of  Miss  Cavell.  (Hodder  and  Stoughton.  Londres.) 
L'affaire  Miss  Cavell.  (Plon-Nourrit  et  Cie.) 
L'Avenir  des  relations  franco-allemandes  (Et.  Chiron). 


E.    GREVIN  IMPKIMEKIK  DK    LAGNY 


AMBROISE    GOT 


LA 


PARIS 

LIBRAIRIE  ACADÉMIQUE 

PERRIN  ET   Cie,   LIBRAIRES-ÉDITEURS 

35,    QUAI    DES    GR  A  N  D  S  -  A  U  G  U  S  T  IN  S  ,    35 

1922 

Tous  droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés  pour  tous  pays. 


C  l  < 


Copyright  by  Perrin  et  CM,  1922, 


PREFACE 


Si  j'ai  choisi  comme  sujet  d'études,  dans  l'histoire 
déjà  si  embrouillée  de  la  Révolution  allemande,  l'épi- 
sode de  la  Commune  bavaroise,  c'est  en  premier  lieu 
parce  qu'elle  est  peu  connue  à  l'étranger,  mai  définie  en 
Allemagne  même,  en  deuxième  lieu  qu'elle  m'a  semblé 
le  phénomène  le  plus  caractéristique  de  l'ère  révolu- 
tionnaire, autant  par  l'intensité  du  mouvement,  par  ses 
origines  et  ses  répercussions  que  par  l'originalité  des 
types  qui  l'attisèrent  et  en  prirent  la  direction. 

Alors  que,  pour  des  raisons  diverses,  généralement  à 
cause  de  l'indifférence  de  la  grande  masse  de  la  popu- 
lation et  aussi  de  la  tiédeur  de  certains  chefs,  les  tenta- 
tives spartakistes  échouaient  ailleurs,  en  Bavière,  où  le 
terrain  semblait  pourtant  moins  bien  préparé,  les  com- 
munistes réussirent  à  établir  pendant  quelques  semaines 
une  dictature  en  tous  points  semblable  à  celle  qui  sévit 
encore  en  Russie  et  qui,  à  la  même  époque,  subjuguait 
la  Hongrie. 

Il  est  vrai  que  ce  ne  fut  qu'une  caricature  du  sovié- 


VIII  PRÉFACE 

moinslibéral  de  l'Allemagne  et  le  plus  anti-démocratique. 
Nous  en  sommes  pour  une  bonne  part  responsables, 
car  depuis  la  signature  de  l'armistice  nous  y  avons 
toléré  les  manifestations  les  plus  outrancières  dans 
l'illusion  absurde  qu'elles  évolueraient  en  noire  faveur, 
sans  que  nous  ayons  besoin  de  dire  un  mot  ou  de 
faire  un  geste.  Gomme  il  fallait  s'y  attendre,  le  machia- 
vélisme des  pangermanistes  les  a  savamment  utilisées 
dans  le  sens  de  leurs  fins  particulières. 

Et  aujourd'hui  nous  en  sommes  réduits  à  multiplier 
nos  intimations,  dont  le  moins  que  l'on  puisse  dire, 
c'est  qu'elles  restent  généralement  sans  effet  quand  on 
ne  les  tourne  pas  ouvertement  en  dérision. 

•3:- 

J'ai  été  de  longs  mois  après  l'armistice,  en  Suisse  et 
en  Allemagne,  le  témoin  impuissant  et  attristé  de 
l'inertie  et  de  l'impéritie  de  nos  gouvernants  autant  que 
de  nos  services  de  propagande.  C'est  ainsi  que  j'ai  pu 
assister  à  l'explosion  de  la  crise  communiste  de  Munich, 
en  connaître  les  animateurs,  en  analyser  les  tenants  et 
les  aboutissants.  Il  est  difficile  de  trouver  un  cas  patho- 
logique —  cette  crise  relève  de  la  pathologie  —  aussi 
curieux  et  aussi  «  ramassé  »,  aussi  complet  dans  ses 
développements  et  surtout  aussi  fructueux  par  ses  suites. 

L'Allemagne  a  mis  une  espèce  de  pudeur  à  voiler 
devant  le  monde  les  turpitudes  qui  s'accomplirent  à 
Munich  pendant  cette  ineffable  saturnale  K  à  laquelle 
succéda  une  terreur  blanche  plus  sanguinaire  et,  si 
c'est  possible,  plus  abjecte  encore. 

1.  Ceci  s'applique  surtout  à  la  terreur  blanche,  dont  les  for- 
faits ont  été  soigneusement  dissimulés. 


PREFACE  IX 

A  mon  sa  aucun  historien  allemand  n'a  encore  relaté 
les  insanités  des  uns,  ni  les  forfaits  des  autres  et  les 
seuls  documents  dont  j'ai  pu  disposer  sont,  avec  mes 
observations  personnelles  et  les  témoignages  directs  de 
certains  acteurs  du  drame,  les  recueils  des  manifestes 
de  la  Première  Révolution  et  de  la  Commune,  arides  et 
froides  compilations  malaisées  à  dépouiller  k 

Mais  pour  reconstituer  le  grand  drame,  j'ai  surtout  eu 
recours  aux  dépositions  telles  qu'elles  ont  été  enregistrées 
au  cours  des  innombrables  procès  qui  ont  suivi  la 
répression  du  communisme.  La  confrontation  de  ces 
dépositions  m'a  permis  d'élaguer  toutes  les  légendes 
qui  se  sont  constituées  au  lendemain  du  drame  et  de  ne 
retenir  que  les  faits  patents,  corroborés  par  plusieurs 
témoins  2. 

Sans  parti-pris,  sans  prévention,  je  me  suis  appliqué 
à  arracher  la  vérité  de  la  gaine  de  contradictions  où 
trop  sbuvent  elle  était  étranglée.  Si  j'ai  contribué  à  pro- 
jeter un  peu  de  lumière  sur  Tune  des  tragédies  les  plus 
affreuses  et  les  moins  connues  de  notre  époque,  je  serai 

1  Die  NeueZeii  in  Bayern,  par  le  docteur  Franz-August  Schmidt, 
Munich. 

Die  Zeil  der  zweiten  Révolution  in  Bayern,  par  le  docteur  Franz- 
August  Schmidt,  Munich. 

Die  Munchener  Raeterepublik ,  par  Marx  Gerstl,  Munich. 

Citons  encore  un  pamphlet  sans  grande  valeur  historique,  édité 
par  la  Freiheit,  Berlin  :  Die  Munchener  Tragoedie,  pour  les 
besoins  de  la  propagande  socialiste,  et  un  cahier  illustré  tout  à 
fait  superficiel:  Ein  Jahr  baynsche  Révolution,  par  Emil  Herold, 
Munich. 

Les  débats  des  procès  du  comte  Arco  et  de  Lindner  ont  été 
reproduits  dans  leurs  grandes  lignes  en  deux  fascicules  édités  par 
le  Verlag  der  polilischen  Zeitfragen,  Munich. 

2.  Ceci  s'applique  aussi  bien  aux  faits  qu'aux  propos  tenus  par 
les  acteurs  de  la  tragédie,  rigoureusement  traduits  et  exactement 
situés. 


X  PREFACE 

satisfait,  mais  ma  satisfaction  ne  sera  parfaite  que  si  je 
parviens  à  attirer  l'attention  de  mes  lecteurs  sur  les 
périls  immenses  du  communisme...  qui  comporte  à 
l'arrière-plan  le  danger  non  moins  redoutable  de  la 
Réaction  allemande. 

Ambkoise  Got. 


CHAPITRE  PREMIER 
LE  COMMUNISME  MUNIGHOIS 


SES    ORIGINES    ET   SES    PHASES 


La  formidable  explosion  communiste  dont  la  réper- 
cussion a  bouleversé  la  Bavière  pendant  des  mois  et  la 
secoue  encore  aujourd'hui  n'a  pas  été  aussi  spontanée 
qu'un  examen  superficiel  pourrait  le  faire  accroire.  Elle 
émane  de  causes  lointaines  dues  à  la  guerre,  autant  que 
déraisons  immédiates  procédant  du  désœuvrement  et 
de  la  propagande  bolcheviste. 

La  défaite  a  laissé  l'Allemagne  désorientée  et  décou- 
ragée, en  quête  d'un  idéal  qui  lui  échappe,  en  proie  à 
tous  les  courants  démoralisateurs.  C'est  à  la  faveur  de 
cette  Ziellosigkeit,  de  ce  désemparement  général,  que  le 
soviétisme  a  pu  être  infusé  dans  certaines  régions  qui 
semblaient  parfaitement  immunisées,  de  même  qu'il  y 
a  des  maladies  malignes,  témoin  la  grippe  dite  espa- 
gnole, qui  s'attaquent  aux  individus  les  plus  sains  et 
les  plus  vigoureux. 

En  outre  la  défaite  a  mis  sur  le  pavé  des  centaines  de 


12  LA   TERREUR    EN   BAVIÈRE 

mille  jeunes  gens  et  hommes  qui  durant  quatre  ans  et 
demi  avaient  désappris  de  travailler,  pis  que  cela,  qui 
avaient  perdu  le  goût  du  travail.  Ces  démobilisés  vont  être 
jetés  en  pâture  à  la  corruption  des  théories  nouvelles  qui 
leur  promettent  un  maximum  de  bonheur  au  prix  d'un 
moindre  effort.  Les  masses  escomptent  du  mirage  sovié- 
tique une  rapide  amélioration  de  leur  détresse  écono- 
mique. Elles  se  figurent  naïvement  que  le  bolchevisme 
leur  permettra  d'échapper  aux  suites  de  la  débâcle  de 
leurs  armes,  qu'il  leur  donnera  des  denrées  alimentaires 
à  satiété,  qu'il  réalisera  surtout  leur  idéal  d'un  paradis 
matériel,  exacerbé  par  les  longues  et  dures  privations 
d'une  guerre  interminable  qui  n'a  tenu  aucune  pro- 
messe. 

La  première  révolution,  celle  de  novembre  1918,  n'a 
pas  rempli  les  espérances  du  peuple.  La  situation  éco- 
nomique ne  s'est  améliorée  ni  en  Bavière  ni  dans  les 
autres  Etats  du  Reich.  Au  contraire,  à  cause  de  la  démo- 
bilisation, du  chômage  et  de  l'engourdissement  de 
toutes  les  forces  productrices,  elle  a  tendance  à  s'ag- 
graver. L'Allemagne  attend  dans  une  sorte  de  léthargie 
que  le  conclave  de  Versailles  lui  communique  les  condi- 
tions de  paix.  Cette  léthargie  à  l'endroit  des  problèmes 
extérieurs  fait  place  en  revanche  à  une  véritable  ébulli- 
tion  pour  tout  ce  qui  touche  les  intérêts  immédiats, 
ceux  du  moment.  Les  Allemands  les  plus  placides,  saisis 
d'un  énervement  maladif,  s'agitent,  se  bousculent, 
besognent  dans  le  vide  sans  savoir  au  juste  ce  qu'ils 
font  ni  où  ils  vont. 

Fatalement  ils  sont  victimes  des  doctrines  extrémistes 
qu'alimente  le  rouble  russe.  L^s  agitateurs  ont  beau  jeu 
à  évoquer  aux  yeux  d'un  peuple  mille  fois  dupé,  bafoué, 
dont  l'aveuglement  est,  croirait-on,  incurable,  les  mer- 
veilles d'une  organisation  inconnue  qui  supprimera 
toutes  les  inégalités  sociales  et  donnera  enfin  le  pouvoir 
au  prolétariat.  Dans  l'ère  nouvelle  plus  de  rationnement, 


LE    COMMUNISME    MUNICHOIS  13 

plus  de  mercantis,  plus  de  militarisme  !  Voilà  les  aspi- 
rations du  peuple  et  voilà  ce  que,  dans  son  égarement, 
il  attend  du  régime  nouveau. 

Les  milliers  d'aventuriers  que  la  guerre  a  mis  à  jour 
et  qui,  par  suite  du  désarmement,  se  trouvent  sans 
emploi,  vont  devenir  tout  naturellement  les  soldats  de 
l'armée  de  Spartacus,  pas  tant  par  conviction  révolu- 
tionnaire que  par  besoin  acquis  de  donner  des  coups 
et  d'en  recevoir.  Le  même  courant  qui,  après  la  chute 
de  Napoléon,  portait  aux  conspirations  les  demi-soldes, 
toutes  les  oreilles  fendues  du  Premier  Empire,  aiguille 
la  jeunesse  allemande  vers  le  spartakisme...  ou  la  réac- 
tion, vers  l'Armée  Rouge  ou  vers  les  corps  francs. 

La  contagion  de  Moscou  et  aussi  la  proclamation  du 
soviétisme  en  Hongrie  sont  pour  la  Bavière  d'irrésis- 
tibles stimulants.  L'Autriche  est  chancelante  et  les  pro- 
phètes bolchevistes  prévoient  sa  chute  à  bref  délai.  Dès 
lors  toute  l'Europe  centrale  sera  inévitablement  sovié- 
tisée;  et  le  système  des  Conseils  triomphera  bientôt  par- 
tout. Il  va  de  soi  que  ce  triomphe  nous  dépouillera  de 
tous  les  bénéfices  de  notre  victoire,  à  moins  de  recom- 
mencer une  nouvelle  guerre  contre  l'Europe  orientale  et 
centrale  liguées,  soudées  par  une  même  foi.  Au  demeu- 
rant nous  ne  tarderons  pas  à  succomber  au  même  mal 
envahisseur,  et  la  Weltr évolution,  la  révolution  mon- 
diale, mettra  d'accord  tous  les  ennemis  d'hier.  C'est  le 
capitalisme  qui  fera  seul  les  frais  de  cette  grande  vic- 
toire. 

Voilà  les  arguments  captieux  dont  on  leurre  les  cer- 
velles anémiées  par  la  guerre  et  qui  sont  accueillis  sans 
caution,  avec  enthousiasme. 

Par  surcroît  on  raconte  aux  bons  Munichois  que  le 
soviétisme  a  été  proclamé  en  Serbie,  qu'une  grève  géné- 
rale va  éclater  en  Wurtemberg,  que  le  bassin  de  la  Ruhr 
est  aux  prises  avec  un  formidable  mouvement  ouvrier 
et  qu'en  Saxe   on  s'apprête  à  déclencher,  comme  en 


44  LA   TERREUR    EN   BAVIERE 

Bavière)  une  deuxième  révolution  d'allure  soviétique. 
Les  travailleurs  bavarois,  dont  l'esprit  critique  est 
narcotisé  et  parmi  lesquels  il  y  a  une  énorme  propor- 
tion de  Prussiens  et  d'étrangers,  se  laissent  aisément 
séduire  par  ces  ragots.  Il  y  a  beau  jour  que  leur  siège 
est  fait.  Et  ils  se  prêtent  d'autant  plus  volontiers  à  cette 
mystification  colossale  qu'aucune  résistance  ne  se  mani- 
feste parmi  les  autres  partis,  qu'en  particulier  l'attitude 
ambiguë  de  la  social-démocratie  majoritaire,  qui  cons- 
titue le  gouvernement  légal,  issu  des  élections,  et  qui 
devrait  galvaniser  l'opposition,  vient  en  somme  étayer 
la  thèse  des  partisans  de  la  Raelerepublik*. 

N'est-ce  pas  en  effet  dans  ce  parti  que  le  soviétisme 
recrute  quelques-uns  de  ses  défenseurs  les  plus  ardents, 
pour  n'en  citer  qu'un  :  l'instituteur  Niekisch,  président 
du  Congrès  des  Conseils?  N'est-ce  pas  Niekisch  qui  ins- 
pire à  Augsbourg  la  motion  par  laquelle  on  réclame 
sans  retard  la  proclamation  de  la  République  des  Con- 
seils? Le  ministre  social-démocrate  Schneppenhorst  n'a- 
t-il  p-as,  de  son  côté,  déclaré  devant  témoins  qu'il  met- 
trait sa  tête  en  jeu  pour  réaliser  la  République  des  Con- 
seils en  Bavière  septentrionale?  Et  un  autre  ministre, 
Segitz,  n'a-t-il  pas  déclaré  le  4  avril  1919,  au  cours  d'une 
séance  du  cabinet,  qu'il  était  disposé,  sous  réserve  de 
l'approbation  de  son  parti,  à  participer  au  gouvernement 
soviétique?  La  duplicité  des  social-démocrates  qui  agis- 
saient de  connivence  avec  Berlin  est  telle  qu'on  a  pu 
parler  d'un  plan  astucieux,  élaboré  jusque  dans  ses 
moindres  particularités,  pour  faire  éclater  prématuré- 
ment la  révolution  et  la  vouer  ainsi  à  un  avortement 
inéluctable- 
Délabrement  moral  doublé  du  désœuvrement  maté- 
riel, relâchement  de  toutes  les  facultés  de  contrôle,  soif 
d'arrivisme  des  uns  et  veulerie  des  autres,  vague  de 

1.  République  des  Conseils  ou  des  soviets. 


Lfi    COMMUNISME   MOMCUOlS  4  5 

matérialisme  et  aspirations  imprécises,  emballement 
effréné  sans  l'ombre  de  mysticisme  et  contagion  des 
théories  moscovites,  illusionnisme  périlleux  des  foules 
et  appât  du  gain  des  chefs,  tels  sont  les  mobiles  et  les 
stigmates  du  bouleversement  de  Munich. 

La  part  véritablement  énorme,  disproportionnée  avec 
leur  nombre,  que  prennent  les  Juifs  dans  la  Commune 
bavaroise,  est  telle  que,  même  si  l'on  n'est  pas  antisé- 
mite, en  tant  qu'historien  impartial,  on  est  obligé  delà 
relever.  Gomme  en  Russie  et  en  Hongrie,  à  Munich  ce  sont 
des  israélites,  en  très  grande  majorité  étrangers  à  la 
Bavière,  qui  constituent  le  ferment  actif  le  plus  viru- 
lent de  la  révolution. 

Qu'ils  s'appellent,  au  hasard  de  la  plume,  Kurt  Eisner, 
alias  Salomon  Kuschovsky,  Jaffé,  Fechenbach,  Tôlier, 
Kronauer,  Landauer,  Levien,  Leviné,  Ret  Marut,  Simon 
ou  Sontheimer,  —  et  nous  en  sautons  —  qu'ils  soient  les 
acteurs  de  la  première  ou  de  la  deuxième  révolution, 
les  grands  animateurs  ou  les  illuminés,  les  fanatiques, 
et  aussi  quelques  modérés  —  il  sied  de  le  reconnaître  — 
presque  tous  sont  des  fidèles  du  rite  mosaïque. 

Pour  les  Juifs  de  l'Orient  et  de  l'Europe  centrale  la 
révolution  n'est  que  la  juste  revanche  des  oppressions 
et  des  persécutions  séculaires,  le  redressement  soudain 
d'une  race  qui,  bien  quelle  ait  dû  se  plier,  depuis  son 
exode,  sous  le  joug  étranger,  loin  d'abdiquer  son  carac- 
tère propre  n'a  fait  qu'accumuler,  comme  en  une  pile 
électrique,  les  passions  les  plus  farouches  qu'elle  va 
décharger,  au  lendemain  de  la  guerre,  c'est-à-dire  à  un 
moment  d'affaiblissement  social,  sur  notre  méchante 
civilisation. 

Il  importe  de  souligner  que  jamais,  sans  l'adjuvant 
juif,  la  révolution  allemande  n'eut  été  possible,  car  par 


16  LA   TERREUR    EN    BAVIÈRE 

sa  nature  le  Germain  est  essentiellement  anti-révolu- 
tionnaire, soumis  à  la  discipline,  façonné  par  des  siècles 
d'ordre  et  de  subordination,  rebelle  à  tout  bouleverse- 
ment. La  guerre  et  la  défaite  ont  fourni  aux  agitateurs 
bolchevistes  ou  juifs  un  terrain  propice  où  faire  germer 
leurs  idées  ;  le  marasme  économique  aidant,  ils  ont 
réussi  à  implanter,  pour  peu  de  temps,  leurs  théories 
étrangères. 

Mais  ces  théories  ne  pouvaient  se  développer  ni  fructi- 
fier sur  un  soi  mal  préparé  et  déjà  après  quelques  mois  on 
s'aperçut  que  la  révolution  allemande  avait  avorté.  Elle 
avait  avorté  parce  que  le  changement  politique  n'avait 
pas  abouti  à  une  transformation  parallèle,  de  puissance 
égale,  de  la  mentalité  des  habitants.  Ce  ne  fut  qu'une 
mystification  parce  que,  l'ivresse  du  premier  instant 
dissipée,  la  grande  masse  du  peuple  allemand  reconnut 
que  la  révolution  ne  lui  apportait  pas  le  bénéfice  d'ordre 
moral,  politique,  avant  tout  matériel,  qu'il  se  croyait 
autorisé  à  en  retirer.  C'avait  été  une  mauvaise  affaire  î 

Et  voilà  pourquoi,  après  quelques  soubresauts, 
l'Europe,  stupéfaite  et  indignée,  vit  l'oligarchie  réac- 
tionnaire reprendre,  tel  un  raz  de  marée,  tout  le  terrain 
que  l'invasion  socialiste  ou  communiste  lui  avait  ravi. 
Le  rétablissement  de  l'ordre  ancien  sans  kaiser,  —  mais 
qu'importe  puisque  le  kaiser  n'est  qu'une  effigie?  — 
faillit  s'opérer  en  mars  1920  avec  autant  de  célérité  que 
le  coup  d'Etat  de  novembre  1918,  provoqué,  en  premier 
lieu,  ne  nous  lassons  pas  de  le  répéter,  par  la  débâcle  de 
l'armée  allemande. 

La  crise  communiste  de  Munich  jalonne  d'une  pierre 
pourpre  la  brève  histoire  de  la  révolution  allemande.  Le 
régime  soviétique  qui  fut  instauré  à  Munich  en  avril 
1919,  à  la  suite  des  événements  que  nous  allons  relater, 
était,  dès  ses  débuts,  frappé  d'infirmité,  tant  par  le 


LE   COMMUNISME   MUNICHOiS  17 

caractère  des  personnes  qui  prirent  la  tête  du  mouve- 
ment que  par  la  nature  nettement  anti-révolutionnaire 
de  la  grande  masse  des  Bavarois. 

Le  paysan  bavarois,  bon  catholique,  docile  aux  injonc- 
tions de  son  curé  et  rangé  à  la  Loi  de  l'Eglise,  person- 
nage terre  à  terre  incapable  de  s'emballer  pour  une 
idée,  fût-elle  communiste,  surtout  dans  un  Etat  où  la  pro- 
priété rurale  est  singulièrement  lotie  entre  les  petits 
paysans,  ne  pouvait  s'enthousiasmer  pour  le  léninisme 
que  certains  étrangers  prétendaient  importer  de  vive 
force  dans  le. pays. 

Déjà  le  tribun  Kurt  Eisner  sentait,  à  la  veille  de  son 
assassinat,  sa  popularité  décroître.  Aux  yeux  des  indi- 
gènes n'était-il  pas  un  juif  berlinois  originaire  d'un 
ghetto  de  Galicie  ou  de  Bohême?  Kurt  Eisner  dont  le 
parti  —  socialiste  indépendant  —  venait  de  remporter 
aux  élections  une  cuisante  déconfiture,  blackboulé  lui- 
même  à  l'Assemblée  Nationale,  était  condamné  à  céder 
les  rênes  du  pouvoir  à  la  majorité.  On  allègue  que  dans 
cette  alternative,  navré  de  voir  sombrer  son  utopie 
d'une  république  socialiste,  suivant  des  conseils  perni- 
cieux, il  s'était  abandonné  au  bolchevisme  :  Kurt  Eisner, 
pour  rester  au  pouvoir,  projetait  l'institution  d'une  dic- 
tature prolétarienne  analogue  à  celle  de  Moscou. 

Il  est  assassiné  à  son  retour  de  Berne  le  21  février 
1919  par  le  comte  Areo,  porte-glaive  des  réactionnaires 
qu'épouvantaient  ses  révélations  sur  les  responsabilités 
de  la  guerre  et  qui  lui  en  voulaient  mortellement  du 
«  maxime  mea  culpa  »  qu'il  venait  de  prononcer  au  Con- 
grès Socialiste  International. 

A  la  mort  d'Eisner  succède  une  période  chaotique 
durant  laquelle  les  agitateurs  bolchevistes  préparent  la 
proclamation  de  la  Baeterepublik.  Cette  période  confuse, 
qui  abonde  en  meetings,  en  démonstrations  et  en  mani- 
festes bariolés,  va  du  21  février  au  7  avril.  Elle  est  aussi 
riche  en  extravagances  que  pauvre  en  actions  d'éclat;  et 


18  LA   TERREUR  EN  BAVIÈRE 

les  mille  fils  qui  s'y  enchevêtrent,  les  innombrables 
intérêts  qui  s'y  opposent  et  s'entrechoquent  sont  parfois 
difficiles  à  dévider. 

La  mort  d'Eisner  déchaîne  toutes  les  passions  latentes  ; 
le  gouvernement  essentiellement  social-démocrate,  qui 
se  forme  avec  Hoffmann  à  sa  tête,  se  heurte  dès  son 
avènement  à  l'hostilité  de  la  droite,  autant  que  de  la 
gauche.  Les  G.  0.  S'1  qui  subsistent  ne  veulent  pas 
renoncer  si  facilement  à  .leur  droit  de  contrôle.  Une 
tourbe  d'intrigants  s'est  introduite  en  Bavière,  à  la 
faveur  de  la  nonchalance  dont  faisait  preuve  le  gouver- 
nement de  Kuft  Eisner.  Toute  la  lie  de  Schwabing2, 
alliée  à  la  population  ouvrière  des  grandes  usines  Krupp 
fondées  à  Munich  pendant  la  guerre  —  la  plupart  des 
Prussiens  —  n'attend  qu'une  occasion  propice  pour  ren- 
verser Hoffmann. 

Le  coup  de  main  qui  se  prépare  sera  facilité  par  le 
manque  d'une  armée.  La  première  préoccupation 
d'Eisner,  adversaire  farouche  de  tout  militarisme,  avait 
été,  en  effet,  de  démobiliser  l'armée  bavaroise,  mieux 
que  cela,  de  démilitariser  la  Bavière.  Le  ministre  Ross- 
haupter,  soutenu  par  Auer  et  Timm,  tenta  vainement  à 
deux  reprises  d'organiser  une  milice  républicaine,  bap- 
tisée d'abord  <(  Volkswe/ir  »  puis  «  Bûrgerwehr  »,  qui 
demeura  embryonnaire  3. 

Les  fauteurs  de  désordres  en  profitent  pour  exercer 
un  véritable  despotisme  sur  le  gouvernement  légal 
Hoffmann.  Peu  à  peu  le  Comité  exécutif  des  G.  0.  S., 
qui  s'appuie  sur  des  bandes  armées,  tend  à  s'arroger  le 
pouvoir  exécutif  et  le  sept  avril,  dans  un  moment  de 
confusion,  s'installe  à  la  place  du  cabinet  de  coalition. 

A  la  suite  de  ce  coup  d'Etat  les  membres  du  gouver- 
nement qui  sont  encore  à  Munich  s'enfuient  à  Nurem- 

1.  Conseils  d'ouvriers  et  de  soldats. 

2.  Quartier  munichois  que  l'on  peut  comparer  à  Montmartre. 

3.  Garde  du, peuple,  puis  garde  de  citoyens. 


LE   COMMUNISME    MUNICHOIS  19 

berg,  puis  à  Bamberg,  en  Bavière  septentrionale,  pen- 
dant qu'un  régime  léniniste  est  inauguré  à  Munich. 

Ce  ne  sont  pas  les  chefs  ni  les  adhérents  qui  font 
défaut  au  nouvel  organe  :  ils  sourdent  de  partout,  de 
tous  les  cloaques  qui  se  déversant  dans  l'Isar,  ils  sont 
vomis  par  les  taudis  de  Schwabing  qui  est  le  quartier 
général  de  la  bohème  et  du  vice,  ils  accourent  de  tous 
les^oins  de  la  Bavière  et  aussi  des  autres  régions  de 
l'Allemagne.  Munich  va  jouer'  dans  ce  pays  le  même 
rôle  de  ferment  que  Budapest  en  Hongrie.  La  Bavière  va 
se  placer  au  poste  le  plus  avancé  du  soviétisme  dans 
l'Europe  Occidentale. 

Les  Russes  Levien,  Leviné-Niessen,  Towia  Axelrod, 
tous  chargés  par  Lénine  de  diriger  la  propagande  sovié- 
tique, se  portent  d'emblée  au  premier  plan.  A  côté  d'eux 
surgit  un  essaim  de  chevaliers  d'industrie  et  ^'aven- 
turiers de  haut  vol  :  l'anarchiste  Landauer.  le  bohème 
Miihsam,  gibier  des  maisons  de  détention,  apte  à  toutes 
les  besognes,  poète  à  ses  heures,  de  préférence  entre- 
preneur de  démolition  sociale,  le  docteur  Wadier,  ci- 
devant  pangermaniste,  converti  au  communisme  pour 
des  raisons  qui  n'avaient  rien  d'idéal,  le  coiffeur  Max 
Strobl  qui  dirige  la  Commission  «  contre-révolution- 
naire »,  le  docteur  Otto  Neurath ,  ressortissant  autri- 
chien, lequel  se  met  en  tête  d'élaborer  un  vaste  pro- 
gramme de  socialisation,  le  docteur  Lipp,  un  fou  furieux, 
interné  deux  fois  dans  une  maison  de  santé,  l'apôtre 
Ernst  Tôlier,  étudiant  neurasthénique  en  rupture  de 
ban,  affolé  par  la  guerre  autant  que  par  les  idées  nou- 
velles qu'il  n'a  pas  encore  assimilées,  et  d'autres  com- 
parses innombrables. 

Voici  les  sinistres  figures  crachées  par  la  révolution  : 
Y Oberkommandant  Iglhofer  ou  Eglhofer  (on  trouve  les 
deux  orthographes),  le  charpentier  Johannes  Schicklho- 
fer,  l'un  des  principaux  Râdelsfùhrer  (meneurs),  le 
commis  Fritz  Seidel   qui   s'est  couvert   d'infamie   par 


20  LA   TERREQR   EN   BAVIÈRE 

l'assassinat  des  otages,  l'employé  des  tramways  Haus- 
mann  «  commandant  intérimaire  )>  au  lycée  Luitpold, 
le  marchand  Georg  Pfister,  troisième  commandant  au 
lycée,  car  dans  cette  heureuse  république  tout  le 
monde  voulait  commander  alors  que  personne  ne  vou- 
lait obéir. 

C'est  de  ceux-ci  et  de  leurs  séides  que  nous  nous  occu- 
perons plus  loin,  de  tous  ceux  qui  ont  participé  à  l'abo- 
minable <(  tragédie  de  Munich  »,  comme  on  l'appelle 
désormais  en  Allemagne,  die  Mùnchner  Tragoedie,  car 
c'est  bien  d'une  tragédie  qu'il  s'agit,  une  de  ces  horri- 
bles tragédies  dont  le  public  italien  du  Cinquecento  était 
si  friand  et  qui  se  dénouent  dans  ie  stupre,  le  viol,  le 
sang  et  la  folie... 


Si  court  que  soit  le  régime  soviétique  en  Bavière,  ou 
plutôt  à  Munich,  il  est  aisé  d'y  discerner  quatre  grandes 
phases  qui  figurent  la  parabole  du  soviétisme  :  du  7  au 
13  avril,  où  avorte  un  mouvement  contre-révolution-  , 
naire  mal  agencé,  nous  n'avons  encore  devant  nous 
qu'un  soviétisme  tempéré,  celui  des  socialistes  indépen- 
dants auxquels  s'étaient  joints  des  hommes  de  bonne 
volonté^  des  révolutionnaires  de  première  heure,  ou  des 
anarchistes,  à  l'affût  d'expériences  sociales  ;  ensuite  de 
l'émeute  du  13  avril,  matée  le  même  jour,  ce  gouverne- 
ment jugé  trop  faible,  trop  timoré,  est  jeté  au  rancart 
par  la  dictature  communiste  qui  dure  jusqu'au  °21.  C'est 
le  pôle  de  la  parabole.  Les  meneurs  du  mouvement  sont 
les  propagandistes  russes  assoiffés  de  réformes  radi- 
cales, de  chambardement  total  et  de  sang.  Pour  les  uns 
cette  ère  inaugure  la  «  troisième  révolution  bavaroise  ». 
Pour  les  purs,  les  communistes  intégraux,  c'est  «  la 
Révolution  »  tout  court,  celle  qui  compte,  car  elle 
implante   la   dictature   du  prolétariat,  en   vérité   celle 


LE   COMMUNISME   MUNICHOIS  %\ 

d'une  horde  d'aventuriers  de  tout  poil  et  de  tout  plu- 
mage. 

La  terreur  qui  règne  sur  Munich  et  aussi  l'approche 
de  la  Garde  Blanche,  engendrent  une  réaction  qui 
aboutit  à  rétablissement  de  la  dictature  des  Conseils 
d'exploitation,  dictature  d'une  journée  —  le  28  avril  — 
à  laquelle  succède  la  dictature  de  l'armée  rouge  qui  se 
prolonge  du  29  avril  au  premier  mai  sous  l'impulsion 
d'Eglhofer  que  dirigent  encore  en  sourdine  les  agents 
russes.  Ces  deux  dictatures  marquent  le  déclin  du  sovié- 
tisme  que  vont  étouffer  sans  pitié  les  troupes  du  général 
von  Oven. 


Les  différents  partis  qui  représentent  la  Bavière  à  la 
Diète  et  au  Reichstag  sont,  en  partant  de  l'aile  droite  : 
les  conservateurs  nationalistes,  les  conservateurs  modé- 
rés, baptisés  «  populistes  »  (anciens  nationaux-libé- 
raux), les  populistes  chrétiens  bavarois,  qui  sont  une 
émanation  du  centre  catholique  allemand,  les  démo- 
crates, les  social-démocrates  de  droite  ou  majoritaires, 
les  ligueurs  paysans  (Bauernbïindler)  à  tendances  socia- 
listes, les  socialistes  indépendants  qui  penchent  vers 
l'extrême  gauche,  les  communistes  que  l'on  appelle 
aussi  spartakistes,  surtout  quand  ils  sont  partisans  de 
l'action  directe,  encore  que  le  Parti  communiste  se  soit 
officiellement  accolé  le  titre  de  Spartakusbuncl,  c'est-à- 
dire  «  Ligue  de  Spartacus.  » 

Les  partis  de  droite  sont,  dès  l'abord,  éliminés,  de 
sorte  que  la  bataille  se  livre  entre  les  éléments  de  gauche. 
Le  Centre  même,  qui  représente  pourtant  la  fraction 
politique  bavaroise  la  plus  importante  par  son  nombre 
et  aussi  par  son  influence,  est  réduit  au  rôle  ingrat  de 
spectateur.  La  participation  des  démocrates  à  la  lutte 
est  également  très  effacée. 

Ce  sont  les  social-démocrates,  les  ligueurs  paysans 


22  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

les  socialistes  indépendants  et  les  communistes  qui  s'ef- 
forcent, tour  à  tour,  à  conquérir  le  pouvoir,  les  ligueurs 
paysans  faisant  plutôt  fonction  de  comparses. 

Tous  ces  partis  adhèrent  au  soviétisme,  c'est-à-dire 
au  gouvernement  des  Conseils  ^,  à  des  degrés  plus  ou 
moins  virulents  :  les  uns,  les  social-démocrates,  opinent 
pour  un  soviétisme  mitigé  en  harmonie  avec  le  parle- 
ment qui  conserverait  la  haute  main  sur  les  affaires 
politiques  du  pays,  un  soviétisme  en  somme  purement 
économique,  les  autres,  les  socialistes  indépendants, 
militent  en  faveur  d'une  dictature  des  Conseils  modérés, 
sans  violence  ni  mesures  trop  brusques,  un  soviétisme 
à  retardement,  tandis  que  les  communistes  veulent 
inaugurer  par  la  terreur  le  soviétisme  intégral.  Avec  eux 
pas  d'atermoiements  ni  de  demi-mesures  :  ils  récla- 
ment l'application  immédiate  de  la  forme  la  plus  radi- 
cale du  communisme,  tel  qu'il  est  conçu  à  Moscou. 


1.  On  trouvera  dans  Y  Allemagne  à  VOEuvre,  ch.  xm  et  xv,  des 
détails  circonstanciés  sur  les  conseils  d'entreprise  et  sur  le  conseil 
économique  national  en  Allemagne,  sur  la  façon  dont  ce  pays  a 
gu  exploiter  le  soviétisme  russe  en  le  dépouillant  de  son  venin  et 
en  l'adaptant  aux  conditions  particulières  de  l'économie  alle- 
mande. Sur  les  nuances  qui  séparent  les  socialistes,  les  commu- 
nistes et  les  spartakistes,  cf.  le  ch.  x  de  Y  Allemagne  après  la 
Débâcle. 


CHAPITRE  II 


KURT  EISNER 


Le  6  ou  le  7  novembre  1918  des  suppléments  propa- 
gent dans  la  Bahnhofstrasse  de  Zurich,  où  je  me  trou- 
vais, la  nouvelle  que  la  République  vient  d'être  pro- 
clamée en  Bavière  par  Kurt  Eisner,  inconnu  pour 
l'étranger  et  aussi  pour  la  plupart  des  Allemands.  Emu 
autant  qu'abasourdi  je  me  précipite  au  téléphone  pour 
communiquer  la  sensationnelle  nouvelle  au  professeur 
Foerster  qui  juchait  très  loin  de  la  ville,  tout  en  haut  du 
Susenberg,  dans  un  site  riant,  à  cinq  pas  de  la  forêt.  Je 
lui  apprends  tout  rayonnant  l'heureuse  nouvelle,  croyant 
lui  causer  une  grosse  surprise.  A  mon  étonnement, 
Foerster  d'une  voix  calme,  bien  qu'il  dût  être  très  agité, 
compléta  mon  renseignement  :  «  Vous  pouvez  également 
vous  congratuler  avec  moi.  On  vient  de  me  télégraphier 
de  Munich  pour  me  demander  si  j'étais  disposé  à  repré- 
senter la  Bavière  en  Suisse,  et  j'ai  accepté.  Je  n'attends 
que  mes  lettres  de  créance  pour  me  rendre  à  mon  poste, 
à  Berne.  » 

Mais  Foerster,  ministre  plénipotentiaire,  n'agréajamais 
le  titre  d'Excellence  dont  certains  flagorneurs  lui  prodi- 
guaient des  rasades... 


24  LA    TERREUR    EN   BAVIÈRE 


•k-  •* 


Kurt  Eisner  n'était  pas  davantage  entiché  de  grades  et 
de  préséances,  et  au  pouvoir,  il  ne  perdit  rien  de  sa 
modestie  ni  de  son  humeur  primesautière. 

Rédacteur  de  la  Frankfurter  Zeitung  en  1892  —  ii  avait 
alors  25  ans,  —  du  Vorwaerts  en  1893,  c'est  une  nature  géné- 
reuse et  bouillonnante,  ardente  à  se  dépenser,  un  huma- 
nitaire outrancier,  un  idéologue  échevelé.  Lorsque  je  le 
rencontrai  à  Berne,  en  février  1919,  au  Congrès  socia- 
liste international,  il  avait  manifestement  souffert  des 
longues  privations  de  la  prison  où  on  l'avait  enfermé  à 
la  suite  de  la  grève  générale  en  janvier  1918,  prélude  de 
la  Révolution,  mais  son  esprit  était  demeuré  vif,  pétil- 
lant, acerbe.  Kurt  Eisner  recelait  dans  son  corps  chétif 
et  sous  une  enveloppe  frêle  un  tempérament  combatif, 
une  âme  d'apôtre. 

Il  était  farci  de  mille  projets,  les  uns  pratiques  et 
réalisables,  les  autres  absolument  utopiques  et  nébu- 
leux. Il  ne  doutait  ni  des  uns  ni  des  autres.  C'est  ainsi 
qu'il  entendait  réformer  sur  de  nouvelles  bases  le  par- 
lementarisme corrompu  dont  il  ne  se  promettait  plus  rien 
de  bon,  peut-être  à  cause  de  son  échec  et  de  celui  de 
ses  amis  socialistes  indépendants  aux  élections  de 
janvier  1919  à  l'Assemblée  Nationale,  ainsi  qu'à  la  Diète 
de  Bavière.  Il  voulait  substituer  à  ce  régime  celui  des 
conseils  :  conseils  d'ouvriers,  de  soldats  et  de  paysans, 
qui  s'inspirent  du  système  corporatif  du  moyen  âge.  C'est 
dire  qu'il  versait  dans  un  soviétisme  radical  et  que  s'il 
n'eût  pas  été  assassiné  il  aurait  dû,  ou  bien  se  dessaisir 
du  pouvoir,  ou  alors  instituer  la  dictature  du  prolétariat 
dont  il  me  fit  longuement  l'apologie  sur  le  Gurten  *. 


\.  Montagne  qui  surplombe  Berne.  Cf.  pour  les  détails  de  cette 
excursion  l'Allemagne  après  la  Débâcle,  p.  47  et  suivantes. 


KCJRT    EISNER  25 

L'attitude  de  la  presse  bavaroise  lui  déplaisait,  il  en 
redoutait  la  tactique  d'embuscades  et  s'évertuait  à  ne 
pas  choir  dans  les  perfides  chausse-trapes  qu'on  dressait 
sur  son  chemin  ;  c'est  pourquoi  avec  son  secrétaire 
Fechenbach  il  étudiait  les  moyens  propres  à  éviter  les 
guets-apens,  les  attaques  brusquées,  tout  en  faisant 
/pénétrer  son  point  de  vue  dans  les  masses.  Selon  son 
expression  il  voulait  «  détoxiquer  »  la  presse.  En  vertu 
de  ce  principe  il  préconisait  l'obligation,  pour  les  jour- 
naux de  tous  les  partis,  de  publier  journellement  un 
éditorial  issu  par  les  départements  ministériels.  Je 
crois  même  que  ce  projet,  vraiment  peu  libéral,  et 
digne  des  bolchevistes  qui  ont  supprimé  radicalement 
la  liberté  de  la  presse,  avait  reçu  un  commencement 
d'application,  ce  qui  ne  contribua  pas  à  accroître  la 
popularité  d'Eisner,  bien  au  contraire.  Ses  ennemis 
affirmèrent  qu'il  voulait  être  glorifié,  encensé  à  jet 
continu. 

Certes  il  était  mal  entouré  et  mai  conseillé.  Adulé  par 
les  uns,  vilipendé  par  les  autres,  il  lui  était  malaisé  de 
trouver  le  chemin  de  la  médiocrité  dorée.  Ce  n'étaient 
pas  les  bonnes  intentions  qui  lui  manquaient,  c'était 
surtout  la  possibilité  de  les  exécuter.  En  Foerster,  devenu 
ministre  plénipotentiaire  de  Bavière  à  Berne,  qui  du 
reste  répudiait  catégoriquement  les  doctrines  bolche- 
vistes, il  avait  trouvé  un  guide  remarquable  pour  sa 
politique  extérieure;  malheureusement,  pris  tout  entier 
par  les  nécessités  de  l'heure,  obligé  de  faire  front  à  ses 
multiples  ennemis,  de  résoudre  en  un  tournemain  les 
innombrables  problèmes  — -  véritable  quadrature  de 
cercle  —  que  lui  laissait  le  lourd  héritage  de  la  guerre  et 
de  la  monarchie,  il  n'eut  jamais  le  loisir  de  se  dédier 
à  tête  reposée  à  l'étude  des  rapports  bourrés  de  faits, 
d'idées  et  de  suggestions  que  lui  adressait  Foerster.  Que 
de  fois  ce  dernier  ne  s'est-il  pas  plaint  de  l'inutilité  de 
ses  efforts  auprès  d'Eisner  î 


26  .  LA   TERREUR    EN   BAVIÈRE 


*    -5 


Sa  bonne  volonté  est  immense,  ses  moyens  sont  insuf- 
fisants. Il  poursuit  de  toutes  ses  forces  le  châtiment  des 
coupables  de  la  guerre,  flétrit  avec  indignation  tous  les 
socialistes  «  kaiseristes  »  du  genre  de  Scheidemann, 
David,  Sudekum,  toutesles  créatures  de  l'Ancien  Ptégime 
dont  le  Nouveau  n'a  pu  se  débarrasser  :  Erzberger, 
Soif  ;  il  rompt  bruyamment  le  27  novembre  1918  avec 
Berlin,  plutôt  que  de  s'asseoir  à  la  même  table  que  les 
délégués  corrompus  du  Reich,  et  jure  ses  grands  dieux 
que,  si  l'Empire  n'est  pas  mieux  représenté  aux  négo- 
ciations de  paix,  la  Bavière  signera  une  paix  séparée 
avec  l'Entente. 

Le  premier  signal  du  séparatisme  est  donné.  C'est  un 
geste  à  notre  adresse  auquel  nous  ne  daignons  pas 
répondre.  Il  le  réitérera  plus  tard  sans  plus  de  succès. 

A  Berlin  on  ne  le  prend  pas  d'abord  au  sérieux,  on  rit 
en  catimini  de  ses  débordements,  on  l'appelle  un  char- 
latan, un  guignol  ;  on  s'efforce  de  le  tourner  en  ridicule 
devant  l'opinion  publique. 

On  rit  beaucoup  moins  quand  il  publia  les  documents 
«  Lerchenfeld*  »  si  accablants  pour  l'Allemagne  quant 
aux  origines  delaguerre.  Cette  divulgation,  par  laquelle 
il  montrait  à  son  pays  le  chemin  de  Damas,  n'était  au 
demeurant  qu'un  essai  timide  sur  la  voie  des  révéla- 
tions, car  Eisner  avait  le  ferme  propos  de  publier  tous 
les  documents    secrets    des    archives   bavaroises    sur 

1.  Il  s'agit  en  réalité  d'un  rapport  du  conseiller  de  légation 
von  Schoen  qui  en  juillet  1914  remplaçait, à  titreintermédiaire,  à 
Berlin  le  ministre  de  Bavière,  comte  Lerchenfeld  :  ce  rapport  éta- 
blit sans  équivoque  possible  que  l'ultimatum  de  l'Autriche  à  la 
Serbie,  lequel  fut  la  cause  primordiale  de  la  guerre,  avait  été 
approuvé  par  les  milieux  officiels  de  Berlin  et  que  même  son 
libellé  avait  subi  l'influence  de  Berlin.  On  a  prétendu  depuis  que  la 
publication  d'Eisner  était  tronquée  et  par  conséquent  tendancieuse. 


KURT    EISNER  27 

lavant-guerre  et  la  guerre  même.  L'émoi  fut  grand  dans 
les  chancelleries  berlinoises  à  l'annonce  de  ses  «'  fras- 
ques. »  Décidément  cet  emballé,  féru  d'humanité, 
pouvait  devenir  un  être  dangereux.  Dorénavant  on  le 
surveille  de  près  et  les  réactionnaires  surtout,  qui  sont 
en  cause,  guettent  ses  moindres  faits  et  gestes,  prêts  à 
lui  porter  le  croc-en-jambe  fatal. 

Il  n'a  pas  que  des  ennemis  à  Berlin  :  tout  le  cabinet 
bavarois  est  contre  lui.  Le  ministre  de  l'intérieur  Auer 
est  l'un  de  ses  ennemis  acharnés.  Eisner,  sentant  ou  du 
moins  soupçonnant  cette  désaffection,  cherche  des 
appuis. 

A  Berne  il  me  confia  son  admiration  éperdue  pour  la 
France  et  pour  notre  Révolution  de  1789.  Longtemps 
avant  de  venir  en  Suisse,  il  avait  à  plusieurs  reprises 
tenté  de  s'aboucher  avec  des  personnages  officiels 
français,  il  avait  sollicité  de  nous  un  traitement  de 
faveur  pour  la  Bavière.  Si  nous  l'avions  un  tant  soit 
peu  aidé,  il  eût  été  le  meilleur  instrument  du  sépara- 
tisme bavarois  et  ce  qui,  aujourd'hui,  semble  devenu 
chose  impossible,  aurait  peut-être  pu  être  réalisé  à  cette 
époque,  à  la  faveur  du  profond  ressentiment  que  nour- 
rissait la  Bavière  contre  la  Prusse  et  aussi  des  pertur- 
bations qu'avait  entraînées  la  révolution.  En  tout  cas 
il  est  certain  qu'une  sage  politique  économique  nous 
eût  valu  des  amitiés  précieuses  en  Bavière. 

Au  lieu  de  cela  nous  avons  ignoré  toutes  les  tentatives 
d'Eisner,  opposant  un  silence  dédaigneux  à  ses  propo- 
sitions les  mieux  intentionnnées,  pour  n'en  citer  qu'une, 
celle  qui  concernait  l'échange  des  prisonniers  de  guerre 
contre  une  armée  de  travailleurs  auxiliaires. 

Car  Eisner  —  c'était  là  un  des  points  essentiels  de  sa 
doctrine  —  prêchait  constamment  la  nécessité  des  répa- 
rations. Le  renouveau  moral  de  l'Allemagne  ne  serait 
complet  que  le  jour  où  elle  aurait  expié  sa  faute  jusqu'à 
l'extrême  mesure  de  ses  forces.  Kurt  Eisner  se  rendait 


28  LÀ    ÏERREUK    EN   BAVIÈRE 

parfaitement  compte  de  la  somme  de  souffrances  qu'avait 
déchaînées  sa  patrie  —  le  malheureux  n'en  avait-il 
pas  pâti  lui-même?  — ■  et  de  la  montagne  de  haine 
qu'elle  avait  entassée.  C'est  pourquoi  il  voulait  briser 
définitivement  avec  la  politique  funeste  du  passé  et 
cartes  sur  table  jouer  avec  nous  le  plus  franc  des  jeux. 

Dès  qu'il  eût  déclanché  le  6  novembre  1918,  à  Munich, 
sa  révolution  qui  servit  de  modèle  à  celle  des  autres 
Etats  et  qui  fit  tache  d'huile  par  toute  l'Allemagne1,  il 
n'eut  plus  qu'une  marotte  en  tête  :  rencontrer  Clemen- 
ceau, lui  parler  longuement,  à  cœur  ouvert,  lui  expli- 
quer la  situation  de  l'Allemagne  et  celle  de  la  Bavière 
en  particulier. 

L'ingénu  se  faisait  fort  de  le  retourner  comme  on 
retourne  une  galette  î  Tout  le  long  de  décembre,  en 
janvier  et  en  février,  je  suis  assailli  —  d'autres  aussi 
sans  doute  —  de  sollicitations  émanant  d'Eisner  et  que 
de  multiples  émissaires  transmettent.  ïi  voudrait  parier 
à  Clemenceau.  ïl  rêve  d'une  paix  séparée  entre  la  France 
et  la  Bavière,  car  il  est  intimement  convaincu  que  le 
grand  ennemi  de  la  paix  en  Europe  demeure  la  Prusse. 
Il  se  pose  en  champion  du  séparatisme  que  nous  refu- 
sons de  soutenir. 

Rebuté  par  Clemenceau,  qui  a  d'autres  chats  à  fouetter 
et  qu'absorbe  son  duel  avec  Wilson  et  Lioyd  George, 
Eisner  se  rabat  sur  un  homme  de  confiance  de  Clemen- 
ceau :  «  Que  l'on  m'envoie  un  homme  de  confiance, 
gémit-il,  afin  que  je  puisse  lui  exposer  les  vœux  de  la 
Bavière  !  » 


Des  rapports  partent  pour  Paris,  des  courriers  circu- 
lent, l'homme  de  confiance  de  Clemenceaune  bouge  pas. 

1.  Notons  cependant  que  les  insurrections  de  matelots  dans  les 
ports  de  guerre  sont  antérieures  à  la  révolution  de  Munich  et  en 
sont  indépendantes. 


KUUÏ    E1SNER  £9 

<(  Ecoutez  à  larges  oreilles,  mais  gardez-vous  bien 
d'agir  î  »  Tel  est  le  mot  d'ordre  qui  part  des  chancel- 
leries. 

Notre  stupide  abstentionnisme  nous  faisait  perdre  en 
ce  moment  tous  les  avantages  que  nous  étions  en  droit 
d'escompter  de  notre  victoire,  que  nous  avions  le  devoir 
de  tirer  de  la  révolution  allemande.  La  faute  impar- 
donnable qui  fut  commise  à  ce  moment  n'est  plus  répa- 
rable aujourd'hui. 

Et  pourtant  Kurt  Eisner  ne  se  décourageait  pas  ;  il  ne 
se  lassait  pas  de  revenir  à  la  charge  et  finalement  c'est 
pour  se  mettre  enrapportavec  un  «  Vertrauensmann  »  de 
Clemenceau,  beaucoup  plus  que  pour  participer  au 
Congrès  socialiste  international  de  Berne,  qu'il  se 
décida,  bravant  la  neige,  les  frimas  et  les  rhumatismes,  à 
venir  en  Suisse  dans  les  premiers  jours  de  février  1919. 

Le  parfait  homme  de  confiance  de  Clemenceau,  j'ai 
dit  Pierre  Bûcher,  ne  se  trouvait  plus  en  Helvétie,  et 
c'est  grand  dommage,  quand  se  produisirent  ces  événe- 
ments. Pierre  Bûcher,  exalté  par  la  libération  de  l'Alsace 
et  de  la  Lorraine,  s'était,  dès  l'armistice,  précipité  à 
Strasbourg,  sa  ville  natale,  où  d'emblée  il  mit  son 
dévouement,  toute  son  ardeur,  sa  foi  patriotique  et  sa 
force  combative  au  service  de  la  cause  française.  Incon- 
testablement il  eût  mieux  servi  cette  cause  en  Suisse, 
autant  par  sa  connaissance  des  questions  allemandes  que 
par  l'influence  qu'il  exerçait  sur  Clemenceau  et  sur 
l'ambiance  de  ce  dernier,  on  peut  dire  sur  tous  nos 
hommes  d'Etat,  sans  distinction  de  nuances,  dont  il  était 
le  conseiller  le  plus  écouté. 

Le  départ  de  Bûcher  créa  un  vide  qui  ne  fut  pas 
comblé  et  ses  auxiliaires  les  plus  entreprenants  et  les 
plus  avisés  s'en  trouvèrent  désemparés.  On  se  figurait 
à  Paris  que  la  fin  de  la  guerre  marquerait  la  fin  des 
hostilités,  alors  qu'en  réalité  ce  n'est  qu'après  l'armis- 
tice que  fut  livrée  la  grande  bataille  diplomatique,  où 


30  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

nous  eûmes  le  dessous,  faute  de  moyens,  faute  de 
l'avoir  préparée,  et  aussi  —  il  faut  bien  le  répéter  — 
faute  de  prévision.  Il  serait  intéressant  d'étudier  ce 
que  firent  nos  services  de  propagande  après  l'armis- 
tice... Ils  estimèrent  sans  doute,  qu'après  le  rude  coup 
de  collier  de  la  guerre,  ils  avaient  droit  à  uu  repos 
de  longue  haleine  si  l'on  en  juge  par  les  pitoyables 
résultats  que  nous  avons  obtenus.  Nous  avons  «  réalisé  » 
la  guerre,  au  terme  propre  du  mot,  nous  n'avons  pas  su 
réaliser  la  paix. 


Dans  tous  ses  actes  Eisner  faisait  étalage  d'une  can- 
deur politique  qui  ne  le  rendait  pas  apte  à  résoudre  les 
vastes  problèmes.  Son  idéologie  prédisposait  en  sa 
faveur  tous  ceux  qui  avaient  l'occasion  de  l'approcher, 
mais  eu  même  temps  elle  entravait  sa  vision  de  la  juste 
réalité,  interposant  un  écran  entre  ses  conceptions  et  le 
monde  extérieur,  reflétant  les  hommes  et  les  choses 
sous  un  aspect  trop  conforme  à  ses  espérances  et  à 
ses  illusions. 

Déjà  cette  politique  —  nous  l'avons  vu  —  lui  avait 
ménagé  maints  mécomptes,  néanmoins  il  restait  opti- 
miste invétéré,  idéaliste  incorrigible.  Tous  ceux  qui 
eurent  l'insigne  privilège  d'entendre  sa  parole  éloquente 
à  Berne1  restèrent  captivés  par  la  force  de  sa  conviction 
autant  que  par  sa  foi  en  un  avenir  meilleur,  la  foi  iné- 
branlable et  contagieuse  de  l'apôtre.  Il  prenait,  hélas! 
ses  rêves  pour  des  réalités  :  paix  permanente,  désarme- 
ment, réconciliation  sans  rancœur  des  ennemis  d'hier. 
Dans  son  messianisme  béat  il  ne  se  doutait  pas  que  la 
méfiance  des  uns  autant  que  la  duplicité  des  autres 
allaient  lui  infliger  le  plus  brutal  des  démentis. 

1.  Où  il  assista  du  3  au  il  février  au  Congrès  socialiste  inter- 
national. 


KURT    EISNER  31 

Sa  condamnation  de  la  politique  allemande,  sa  pro- 
clamation publique  de  la  faute  de  son  pays,  furent  sans 
contredit  le  moment  le  plus  émouvant  de  tout  le  Congrès. 
Dans  un  silence  religieux  les  congressistes,  même 
ceux  qui  ne  le  comprenaient  pas,  buvaient  littéralement 
ses  paroles.  Il  était  étrange  de  voir  cet  homme  si  fra- 
gile, aux  gestes  menus,  étriqués,  trouver  des  accents  si 
vigoureux  pour  flageller  les  Hohenzollern  et  leurs  sup- 
pôts. Ne  l'a-t-on  pas  appelé  lui  aussi  un  flagellant?  N'a- 
t-on  pas  prétendu  qu'il  éprouvait  une  jouissance  rare, 
douloureuse,  à  se  flageller  en  public? 

En  vérité  c'était  toute  son  âme  qui  vibrait  derrière 
ses  yeux  très  tendres,  très  doux,  qu'allumait  parfois  la 
flamme  de  la  colère.  Pour  lui,  c'en  était  fait  de  l'Ancien 
Régime  ;  jamais  plus  fa  Monarchie  ne  reviendrait  en 
Allemagne,  jamais  plus  la  réaction  ne  triompherait 
dans  ce  pays,  ni  le  militarisme,  ni  le  pangermanisme... 
Pourtant,  après  avoir  buriné  à  l'eau-forte  tes  crimes  de 
l'Allemagne,  un  sombre  pressentiment  l'assaillit  :  «  Je 
viens  de  signer  mon  propre  arrêt  de  mort  »,  dit-il  à  ses 
confidents.  Désormais,  bien  qu'il  n'en  laissât  rien  voir, 
cette  idée  le  hanta  tout  le  temps  de  son  séjour.  Reçut-il 
une  ou  plusieurs  lettres  anonymes,  où  on  le  menaçait 
de  mort?... 


Sans  peine,  sans  effort  de  mémoire,  je  revois  Kurt 
Eisner  dans  une  petite  taverne  de  Berne  où  je  l'avais 
fait  rencontrer  à  Albert  Thomas  et  à  Renaudel.  L'hôte, 
l'hôtesse  et  sa  servante,  en  proie  à  une  émotion  indi- 
cible, avaient  complètement  perdu  la  tête;  ils  couraient 
de  droite  et  de  gauche,  se  dépensant  en  efforts  inutiles 
pour  servir  le  Herr  Ministerpraesident  de  Bavière.  On 
nous  avait  assigné  un  Kollegzimmer,  une  salle  où  se 
réunissent  les  étudiants  et  les  associations  sportives. 
Il  fallait  traverser  le  restaurant  pour   s'y  rendre.  On 


32  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

imagine  la  curiosité  que  suscita  notre  passage.  Les 
Spiessbùrger  de  Berne,  oubliant  leurs  cruches  de  bière, 
leurs  saucisses  et  leurs  choucroutes,  nous  considéraient 
avec  des  yeux  ébahis.  Jamais  l'estaminet  n'avait  été  à 
pareil  honneur. 

Albert  Thomas  et  Renaudel,  les  premiers  arrivés,  se 
mirent  à  scruter  tous  les  objets  hétéroclites  qui  pen- 
daient aux  murs  :  photos  jaunies,  pots  monumentaux 
en  étain,  cruchons  de  faïence,  brocs  enluminés, 
rapières  studiantines  entrecroisées,  côtoyant  des  cornes 
d'abondance,  qui  symbolisent  des  concours  victorieux. 

Eisner  voûté,  frileux,  enveloppé  dans  une  houppe- 
lande élimée  survient  peu  après  accompagné  de  son 
secrétaire,  le  verbeux  Fechenbach,  la  serviette  de  son 
maître,  gorgée  de  papiers  et  de  documents,  sous  le  bras. 
Certes  le  scribe  se  pavane  plus  que  le  tribun  dont  les 
allures  modestes,  effacées,  contrastent  avec  la  détermi- 
nation et  la  fierté  de  gallinacé  qui  se  lisent  sur  la  face 
rougeaude  de  Fechenbach. 

Kurt  Eisner  a  une  tête  de  vieux  savant,  un  buste  frêie 
légèrement  courbé,  des  pieds  menus,  des  bras  grêles, 
des  menottes  de  petit  enfant,  des  oreilles  minuscules  et 
un  nez  malin  un  tantinet  retroussé.  Une  barbe  de 
fleuve  argentée  encadre  un  visage  serein  à  la  peau 
blanche,  transparente,  marbrée  de  veines  bleuâtres  ; 
ses  yeux  gris  sont  rêveurs  sous  le  lorgnon  embué,  qu'il 
essuie  constamment  d'un  geste  coutumier.  Il  a  un  front 
haut,  très  lisse,  découvert,  bordé  par  une  couronne  de 
cheveux  blancs  bien  peignés,  rejetés  sur  les  deux  côtés 
de  la  tête. 

Pas  de  présentations,  car  ces  messieurs  ont  déjà  fait 
connaissance  au  congrès.  On  s'assied  sans  cérémonie  : 
Eisner  à  un  bout  de  la  table,  Fechenbach  à  l'autre, 
devant  moi  Thomas  et  Ftenaudel,  à  côté  de  moi  un 
membre  de  la  Légation  de  Bavière.  Le  menu  est  frugal  : 
des  entrecôtes  aux  pommes  frites  arrosées  de  Chianti. 


KURT    EISNER  33 

Tandis  que  Renaudel,  la  tête  puissante,  plantée  par  un 
cou  écourté  sur  de  larges  épaules,  le  visage  empâté, 
engloutit  d'énormes  portions,  Albert  Thomas,  plus  félin, 
plus  sec,  plus  nerveux,  avale  ses  bouchées  à  petits  coups 
rapides.  Eisner  est  lent  et  gourd,  ses  gestes  sont 
gauches,  malhabiles;  il  est  presque  aussi  sobre  que  le 
vaisseau  du  désert. 

Nous  causons  à  bâtons  rompus.  Aucune  gêne,  aucune 
contrainte  ;  la  plus  franche  cordialité  règne  pendant  le 
repas.  La  question  des  prisonniers  de  guerre  allemands 
défraie  les  débuts  de  la  conversation.  Kurt  Eisner  nous 
relate  que  les  épouses  et  les  mères  bavaroises  l'assaillent 
de  leurs  récriminations  dans  toutes  ses  tournées  de  con- 
férences. Maintenant  que  la  guerre  est  finie,  elles  ne 
comprennent  pas  les  tergiversations  de  l'Entente  à  leur 
rendre  leurs  maris  et  leurs  enfants. 

Albert  Thomas  l'écoute  avec  attention  ;  il  a  les  yeux 
vifs,  aiguisés,  perçants  comme  une  vrille  sous  le  pince- 
nez;  d'un  mouvement  familier  de  la  main  il  ramène 
continuellement  sa  barbe  de  faune  sous  le  menton.  Il  a 
l'esprit  pétillant,  la  riposte  alerte,  et  bondit  tel  un  clown, 
en  pirouettant,  sur  les  arguments  de  ses  interlocuteurs, 
les  escamote,  jongle  avec,  saisit  mille  nuances,  devine 
à  l'avance  les  ripostes  que  prépare  l'adversaire,  fond 
sur  lui,  le  pourfend  ou  le  caresse  à  son  ahurissement. 
Jamais  sa  dialectique  n'est  à  court  de  réparties,  sa  cui- 
rasse n'a  pas  de  défaut  et  sa  faculté  d'adaptation  tient  du 
prodige.  Il  est  aux  aguets  des  moindres  faiblesses  de  son 
partenaire;  il  voit  tout,  entend  tout,  digère  tout,  même 
les  coups  de  boutoir.  C'est  un  homme  merveilleux... 

Albert  Thomas  comprend  l'allemand.  Jadis  il  a  fait 
un  long  séjour  à  Berlin  ;  il  le  parle  avec  un  fort  accent 
français,  mais  il  parvient  à  exprimer  ses  idées  assez 
correctement.  Quant  à  Renaudel  il  n'entend  goutte  aux 
déclarations  d'Eisner  dont  le  français  clopinant  n'est 
décidément  pas  à  la  hauteur  de  la  discussion^  Iï  faut 

3 


34  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

donc  que  je  m'improvise  truchement  et  que  je  prête 
une  perche  complaisante  aux  uns  et  aux  autres.  Cette 
traduction  est  un  trébuchet  dangereux  quand  on  a 
affaire  à  des  orateurs  aussi  diserts  que  mes  commen- 
saux. Heureusement  que  le  membre  de  la  légation 
bavaroise,  Gustav  Biffe,  qui  entend  également  bien  les 
deux  langues,  peut  de  temps  à  autre  venir  à  la  res- 
cousse et  rétablir  ainsi  l'équilibre  un  moment  dérangé. 

Eisner  insiste  pour  que  les  deux  leaders  socialistes 
s'entremettent  à  Paris  en  faveur  de  la  Bavière,  pour  que 
ce  pays  soit  écouté  à  la  Conférence  de  la  Paix,  que  ses 
délégués  particuliers  puissent  faire  entendre  leurs  voix. 
Il  sentait  déjà  l'isolement  où  la  Prusse  tendait  à  placer 
la  Bavière  et  pour  contre-balancer  l'hégémonie  grandis- 
sante de  Berlin  il  ne  voyait  qu'Un  remède  :  un  traite- 
ment de  faveur  pour  ce  pays,  la  restitution  de  sa  liberté 
d'action  diplomatique,  son  admission  à  titre  consultatif 
à  la  Conférence  ;  bref  il  estimait  qu'il  fallait  déboucher 
les  voies  obstruées  du  séparatisme  bavarois. 

Son  insistance  n'aboutit  à  aucun  résultat  positif.  Il 
serait  curieux  d'entendre  de  la  bouche  d'Albert  Thomas 
et  de  Renaudel  ce  qu'il  advint  des  propositions  d'Eisner. 
Furent-elles  plaidées  devant  Quidedroit?...  Tant  il  y  a 
qu'aucun  représentant  de  la  Bavière  ne  fut  convoqué 
à  Paris  et  que  dans  la  délégation  allemande  de  la  paix  il 
n'y  avait  pas  un  seul  Bavarois.  Notre  laisser-faire  consa- 
crait la  mainmise  définitive  delà  Prusse  sur  la  Bavière... 

Dans  le  Kollegzimmer  de  l'estaminet  la  conversation 
se  déroule,  au  milieu  d'inévitables  quiproquos,  émaillée 
de  bons  mots  et  de  saillies  où  Eisner  étincelle.  Les 
sujets  politiques  et  économiques  sont  tour  à  tour 
abordés.  Thomas  et  Renaudel  sont  loin  de  partager 
l'optimisme  de  leur  interlocuteur.  Les  «  camarades  » 
majoritaires  allemands  qui  participent  au  Congrès  :  les 
Wels,  les  Hermann  Mùller,  les  Molkenbuhr  sont  là  pour 
les  confirmer  dans  leur  scepticisme. 


KURT   EISNER  35 

Cependant  comme  Thomas,  les  yeux  fureteurs,  l'inter- 
roge sur  le  désarmement  de  l'Allemagne  et  sur  les  pos- 
sibilités d'un  redressement  militaire,  Eisner  se  lance  à 
corps  perdu  dans  une  profession  de  foi  anti-militariste  : 
«  On  est  en  train,  nous  dit-il,  d'organiser  en  Prusse  des 
corps  francs  destinés  à  nos  frontières  orientales  et  à 
quelque  aventure  en  Pays  Balte  K  Des  racoleurs  prus- 
siens ont  tenté  à  plusieurs  reprises  de  recruter  des 
Bavarois  pour  cette  équipée.  Nous  y  avons  opposé  notre 
veto  formel.  Chez  nous  les  paysans  et  surtout  tous  ceux 
qui  ont  fait  campagne  nourrissent  une  haine  inextin- 
guible contre  la  guerre.  Croyez-moi,  nous  sommes  à 
tout  jamais  guéris  du  militarisme  et  de  ses  excès  2.  Il 
n'y  a  que  la  Prusse  qui  soit  incorrigible.  C'est  là  que  se 
trouve  la  racine  du  mal  et  c'est  là  qu'il  faut  l'extirper». 

Il  se  fait  tard.  La  journée  de  demain  est  lourdement 
chargée.  Eisner  doit  encore,  dans  sa  chambre  d'hôtel, 
expédier  mainte  affaire  courante.  Une  horloge  égrène 
pesamment,  comme  à  regret,  ses  onze  coups...  Des  pro- 
messes sont  échangées  et  Thomas  qui  rentre  le  soir 
même  à  Paris  formule  des  vœux  sincères  pour  la  réus- 
site d'Eisner.  Nous  sortons,  salués  par  un  étourdissant 
coup  de  bonnet  de  l'hôtelier,  par  les  interminables 
révérences  de  l'hôtesse  et  le  regard  éperdu  de  la  ser- 
vante qui  ne  s'est  pas  encore  remise  de  son  vertige. 
Dans  le  noir  des  ruelles  de  Berne  lourdes  du  mystère 
qu'aggravent  encore  les  arceaux  de  ses  maisons  ventrues, 
boursouflées,  dont  les  façades  se  découpent  en  hauts 
pignons,  nous  nous  séparons... 

Si  Kurt  Eisner  avait  eu  la  main  heureuse  en  distin- 

4.  Cf.  la  contre-révolution  allemande,  chap.  xvn. 
2.  Quelle  illusion  au  pays  de  YOrgesch! 


36  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

guant  Foerster  pour  la  légation  de  Berne,  il  serait 
hasardeux  d'affirmer  qu'il  montra  la  même  dextérité 
dans  le  choix  de  son  entourage.  De  louches  intrigants, 
qui  cherchent  à  le  circonvenir,  rôdent  autour  des 
ministères  et  finissent  par  se  glisser  jusqu'auprès 
d'Eisner. 

Son  secrétaire  particulier,  Fechenbach,  qui  est  cer- 
tainement animé  des  meilleures  intentions,  est  un 
jeune  étudiant  qui  s'est  égaré  dans  les,  buissons  de  la 
politique  et  qui  n'a  ni  le  talent,  ni  l'expérience  qui 
conviennent  au  conseiller  d'un  chef  d'Etat.  ïl  compense 
la  modestie  d'Eisner  par  son  ambition  démesurée,  sa 
soif  de  paraître  et  son  besoin  de  parader  :  «  Je  suis  le 
secrétaire  de  M.  le  Ministerpraesident !  disait-il  à  la 
ronde,  et  pour  bien  se  prouver  qu'il  l'était,  lesté  d'une 
immense  serviette,  il  était  constamment,  comme  un 
lévrier,  sur  les  talons  d'Eisner.  ïl  ne  le  quittait  pas 
d'une  semelle  et,  pour  obtenir  un  mot  du  tribun,  il 
fallait  passer  sous  ses  fourches  caudines. 

Ce  n'était  pas  un  méchant  garçon  d'humeur  acariâtre  ; 
sa  face  poupine  de  juif  campagnard  aux  pommettes 
saillantes  et  colorées  respirait  la  satisfaction  intérieure, 
une  confiance  déraisonnable  en  l'avenir.  Il  ne  jurait  que 
par  son  Dieu  Eisner  et  il  croyait,  dur  comme  les  Alpes 
de  Bavière,  qu'il  ne  décherrait  jamais.  Lui  qui  eût  dû 
mettre  Eisner  en  garde  contre  les  illusions,  dont  il  avait 
une  cargaison,  l'affermissait  tout  au  contraire  dans  son 
idéalisme  désordonné.  C'est  ce  mépris  des  contin- 
gences et  de  la  réalité  qui,  en  somme,  a  perdu  Eisner  et 
dans  cette  chute  ses  conseillers  endossent  eux  aussi  une 
large  part  de  responsabilité. 

Parmi  ces  conseillers,  —  que  je  n'ai  pas  la  prétention' 
de  connaître  tous,  mais  ceux  que  j'ai  vus  et  qui  étaient 
les  favoris  du  maître  suffisent  pour  faire  mon  siège  — 
je  n'oublierai  jamais  le  personnage  qui  faisait  comme 
courrier  la  navette  entre  Munich  et  Berne.  Cet  individu, 


KURT    EISNEP.  37 

auquel  Eisner  témoigna  en  ma  présence  de  grandes 
marques  de  déférence  et  d'amitié,  était  un  petit  youpin 
sordide,  graisseux,  visqueux  à  souhait  et  même  au  delà, 
affublé  d'une  lévite  déteinte,  usée  jusqu'à  la  trame, 
achetée  au  rabais  chez  le  plus  souillard  des  brocanteurs 
de  Munich.  Ses  yeux  chassieux  étaient  d'un  indéfinis- 
sable coloris,  son  visage  jaunâtre,  aux  traits  encore 
jeunes  et  déjà  flétris,  était  ceint  d'une  barbe  hirsute 
que  jamais  rasoir  ne  profana;  sous  sa  peau  onctueuse 
coulait  un  sang  que  l'on  devinait  appauvri,  émacié, 
vicié;  une  ébauche  de  bigoudis  aux  tempes,  ces  véné- 
rables [mèches  en  colimaçons  appelées  paillés  dans  la 
terminologie  hébraïque  qui  tire-bouchonnent  pieuse- 
ment sur  les  joues  flasques  des  observants  du  /cocher, 
le  rite  juif  le  plus  orthodoxe  et  qui  sont  de  véritables 
trapèzes  à  poux,  complétait  la  ressemblance  du  «  cour- 
rier royal  »  avec  le  fameux  Shylock. 

Quel  émoi  quand  cet  étrange  émissaire,  aux  émana- 
nations  de  bouc,  échappé,  eût-on  juré,  d'un  ghetto  de 
Galicie,  pénétrait  dans  les  luxueux  salons  du  Bernerhof, 
réceptacle  sacré  de  la  vieille  diplomatie  !  Quels  coups 
d'œil  irrités  ou  méprisants  laissaient  tomber  sur  cet 
intrus  indifférent,  rebelle  à  toutes  les  rebuffades,  les 
aristocrates  sommeliers,  gentilshommes  de  table  et  de 
lit,  léchés,  vernis,  reluisants  de  la  semelle  de  leurs 
bottes  jusqu'à  leurs  crânes  pointus  inclusivement. 

Le  nom  du  courrier  m'est  sorti  de  la  mémoire,  mais 
jamais,  au  grand  jamais,  ne  s'effacera  la  vision  de  ce 
type  mystérieux  d'Asiate  fanatique  que  l'éruption  bol- 
cheviste  avait  vomi  en  Helvétie. 


Lorsque  Eisner  vint  avec  Fechenbach  en  Suisse,  il 
emporta  une  somme  de  cinq  mille  marks  pour  couvrir 
ses  débours.  Ce  montant,  emprunté  au  Trésor,  fut  porté 


38  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

au  budget  sous  le  titre  de  «  besoins  d'affaires  et  voyages 
de  service  ;  cinq  mille  marks,  cela  faisait  au  taux  du 
change  de  l'époque  environ  deux  mille  sept  cents 
francs.  Pendant  la  dizaine  de  jours  qu'Eisner  resta 
en  voyage  avec  son  secrétaire,  il  ne  déboursa  que 
cette  allocation.  Voilà  à  quoi  se  réduisent  toutes  les 
dépenses  somptuaires  qu'on  lui  a  reprochées.  A  l'hôtel 
Bernerhof  où  il  est  descendu,  il  se  contente  d'une 
modeste  chambre  qu'il  partage  avec  son  secrétaire.  Elle 
est  si  exiguë  et  si  simple,  que,  faute  de  salon,  il  doit 
recevoir  ses  innombrables  visiteurs  et  quémandeurs 
dans  les  salons  de  l'hôtel,  sous  les  yeux  des  badauds 
et  des  mouchards.  Il  vit  comme  un  ascète,  se  prive  de 
tout,  accepte  des  invitations,  mais,  par  excès  d'économie 
patriotique,  se  garde  soigneusement  de  les  rendre.  A 
cet  endroit  sa  mémoire  est  muette. 

Il  me  souvient  qu'il  m'avait  invité  une  fois  à  déjeuner 
de  compagnie  à  l'hôtel.  Ignorant  cette  particularité 
d'Eisner,  je  me  présente  à  l'heure  dite.  Eisner,  non  sans 
marquer  quelque  surprise  —  il  avait  complètement 
oublié  l'invitation  —  me  fait  le  meilleur  accueil.  Nous 
nous  asseyons  dans  la  salle  à  manger.  Il  y  avait  à  la 
table  le  professeur  Foerster,  le  docteur  Muehlon, 
l'ancien  directeur  de  Krupp,  dont  on  connaît  les  sensa- 
tionnelles révélations  sur  les  origines  de  la  guerre, 
Eisner,  ^Fechenbach  et  d'autres  «  invités  »,  de  mon 
cru  sans  doute.  Le  déjeuner  fat  assaisonné  de  bons 
mots,  de  phrases  spirituelles  et  de  pensées  profondes. 
La  face  tourmentée  du  docteur  Muehlon  contrastait  avec 
la  belle  tête  pensive  du  professeur  Foerster  et  l'air 
inspiré  de  Kurt  Eisner.  Je  ne  fus  pas  peu  étonné  de  voir 
le  «  convive  »  Muehlon  commander  une  bouteille  de  vin 
qu'il  distribua  à  la  ronde  et  à  la  fin  du  repas,  ma  surprise 
fut  encore  plus  grande,  de  voir  s'éclipser  Kurt  Eisner 
suivi  bientôt  de  son  fidèle  serviteur.  Chaque  «  invité  » 
paya  son  écot  ce  jour-là,  et  personne  n'en  voulut  du 


KURT  EISNER  39 

reste  au  sympathique  Eisner,  qui  thésaurisait  pour  le 
Volksstaat i  de  Bavière. 

Les  fonds  qu'il  avait  emportés  étaient  sacrés  et  il 
rognait  sur  la  moindre  dépense,  ne  consentant  que  sur 
les  plus  pressantes  instances  de  ses  amis  à  renouveler 
une  garde-robe  qui  tombait  en  lambeaux,  et  encore  ne 
consentit-il  à  acheter  que  quelques  lainages  indispen- 
sables pour  le  préserver  du  froid  rigoureux  qui  sévis- 
sait à  Berne. 

*  * 

Après  sa  mort  on  lui  a  fait  un  gros  grief  d'avoir 
emporté  ces  cinq  mille  marks,  et,  pour  se  venger  de  ses 
divulgations  gênantes  de  documents,  la  Commission  des 
finances  de  la  Diète  de  Bavière  a  contesté  son  droit  à 
une  indemnité  de  voyagé.  Les  adversaires  de  Kurt  Eisner 
prétendirent  qu'il  s'était  rendu  à  Berne,  non  pas  en  sa 
qualité  officielle  de  Président  du  Conseil  bavarois,  mais 
comme  délégué  du  Parti  Socialiste  Indépendant. 

Je  ne  sais  ce  qu'il  est  advenu  de  cette  réclamation 
aussi  stupide  que  monstrueuse  sur  la  tombe  d'un 
homme  tombé  au  champ  d'honneur  ;  je  ne  sais  si  ces 
horribles  corbeaux  ont  obtenu  gain  de  cause  et  si  la 
veuve  d'Eisner  a  été  obligée  de  rembourser  la  somme 
ridicule  de  cinq  mille  marks  dans  un  budget  qui  se 
chiffre  par  centaines  de  millions,  mais  je  puis  affirmer 
ici,  en  toute  sincérité,  que  Kurt  Eisner  en  Suisse  a 
beaucoup  plus  travaillé  pour  la  Bavière,  pour  toute 
l'Allemagne  que  pour  son  parti,  qu'il  s'est  évertué  à 
amender  les  dispositions  de  l'Entente  vis-à-vis  de  son 
pays,  à  seule  fin  d'obtenir  un  Traité  de  paix  qui  ne 
serait  pas  trop  césarien,  à  nous  convaincre  de  la  néces- 
sité de  lever  le  blocus,  de  ravitailler  l'Allemagne  et  de 

1.  Textuellement  :  Etat  du  peuple  de  Bavière,  appellation  offi- 
cielle de  la  République.  * 


40  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

rapatrier  les  prisonniers  allemands.  Tout  le  temps  qu'il 
était  à  Berne  il  a  accompli  une  œuvre  éminemment  patrio- 
tique; encore  que  sa  politique  intérieure  fût  entachée  de 
faiblesse  et  d'hésitations,  que  Kurt  Eisner  lui-même 
inclinât  vers  le  soviétisme,  cela  ne  nous  empêchera  pas 
d'affirmer  qu'il  était  profondément  idéaliste,  illuminé 
même  et  qu'il  travaillait  avant  tout  à  la  transformation 
morale  de  son  pays. 

Il  est  déplorable  qu'il  n'y  ait  pas  eu  plusieurs  Kurt 
Eisner  à  la  tête  de  la  Révolution  allemande,  qu'il  n'ait 
pas  été  mieux  soutenu  par  ses  compatriotes  et  aussi 
par  nous. 


CHAPITRE  îlï 

L'ASSASSINAT  D'EISNER 
ET  SES  SUITES  IMMÉDIATES 


Avant  de  rentrer  à  Munich,  Eisner  s'arrête  à  Baie  où 
il  donne  une  dernière  conférence.  Il  est  plein  d'ap- 
préhensions. Les  mauvaises  nouvelles  se  sont  amon- 
celées, et  la  calomnie  s'est  donné  libre  carrière  :  en 
son  absence  la  presse  allemande  n'a-t-elle  pas  eu  le 
front  d'affirmer  qu'Eisner  s'était  opposé  à  la  libération 
des  prisonniers  de  guerre  allemands  !  C'est  en  vain  qu'il 
s'élève  avec  indignation  contre  ces  diffamations  dans 
un  compte  rendu  du  13  février  sur  la  Conférence  de 
Berne. 

Non  seulement  sa  résipiscence  n'a  pas  trouvé  l'appro- 
bation de  la  grande  majorité  de  ses  compatriotes,  mais 
par  surcroît  il  a  senti  grandir  pendant  son  absence 
l'hostilité  des  ministres  de  son  cabinet,  en  particulier 
du  Ministre  de  l'Intérieur  Àuer,  à  la  fois  le  plus  capable 
et  le  plus  intrigant.    * 

Auer,  qui  s'applique  à  renverser  Eisner,  a  été  ren- 
seigné très  exactement  sur  l'activité  de  ce  dernier  en 
Suisse  et  il  exploite  savamment  toutes  les  informations 


42  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

que  lui  transmet  un  agent  aussi  dévoué  que  délié.  Cet 
agent,  qui  est  doublé  d'un  ambitieux,  n'a-t-il  pas  conçu 
le  plan  de  former  un  nouveau  gouvernement  allemand 
dont  les  vedettes  seraient  Foerster,  Muehlon,  Auer,  et 
lui-même  bien  entendu.  Ce  triumvirat  élargi,  ou  plutôt 
ce  quatuor,  serait  qualifié  pour  signer  la  paix  au  nom 
de  l'Allemagne.  La  personne  bien  intentionnée  qui  a 
élaboré  d'abord  ce  projet  n'oublie  qu'une  chose,  à  vrai 
dire  essentielle  :  c'est  que  Foerster  et  Muehlon,  personœ 
gratee  auprès  de  l'Entente,  ne  sont  guère  connus  en 
Allemagne  où  ils  ne  sont  affiliés  à  aucun  parti.  Certes 
leur  accession  au  pouvoir  marquerait  pour  leur  pays 
l'inauguration  d'une  ère  démocratique,  à  l'exclusion  de 
toute  tendance  extrémiste  émanant  de  la  droite  ou  de 
la  gauche,  elle  signifierait  le  calme,  l'apaisement  des 
esprits  et  impliquerait  aussi  pour  l'Allemagne  la  pro- 
messe d'un  avenir  meilleur  ;  mais  ces  candidatures, 
sans  notre  intervention  que  l'on  sollicite,  sont  vouées  à 
Tavortement  ;  le  dessein  de  l'homme  de  confiance  d'Auer 
semble  irréalisable. 

Néanmoins  il  se  met  en  campagne;  il  part  en  même 
temps  qu'Eisner,  se  proposant  de  sonder  les  gouverne- 
ments des  divers  Etats  allemands  et  les  députés  qui 
sont  réunis  à  Weimar. 

Le  seul  fait  qu'Eisner,  l'idéologue,  est  exclu  de  cette 
combinaison,  prouve  combien  on  se  méfie  de  ses  projets 
et  de  ses  accointances  possibles  avec  Moscou.  Si  pareille 
méfiance  règne  contre  lui  dans'  des  cercles  instruits, 
éclairés,  libéraux,  on  se  doute  des  sentiments  que 
peuvent  nourrir  contre  lui  les  centristes  et  les  réaction- 
naires bavarois. 

Pour  que  ce  projet  prît  corps,  qu'il  eût  quelque 
chance  de  succès,  il  fallait  le  soutien  de  l'Entente.  Or, 
là  encore  nous  nous  sommes  complètement  désintéressés 
de  la  constitution  du  gouvernement  allemand.  Sous  cou- 
leur de  ne  pas  vouloir  nous  immiscer  dans  les  affaires 


l'assassinat  d'eisner  et  ses  suites  immédiates     43 

internes  de  l'Allemagne,  nous  avons  assisté  à  la  cristal- 
lisation progressive  de  toutes  les  forces  anti-démocra- 
tiques, de  tous  les  courants  hostiles  à  la  paix  et  en 
particulier  à  la  France  * . 

Certes,  ce  projet  pouvait  paraître  à  première  vue  sau- 
grenu, mais  il  n'était  pas  absolument  irréalisable. 
Etendu  vers  la  gauche,  embrassant  des  socialistes  non 
tarés  (genre  Bernstein,  Kautsky  et  même  Breitscheid), 
des  néo-révisionnistes  de  la  couleur  de  Cohen,  des 
démocrates  comme  Gerlach  et  des  pacifistes  profondé- 
ment républicains  à  la  manière  de  Foerster  et  de  Muehlon, 
ce  gouvernement,  appuyé  par  nous,  constitué  sous  notre 
égide,  eût  pu  être  viable...  Et  aujourd'hui  nous  ne  nous 
trouverions  pas  en  présence  d'une  Allemagne  rétive, 
hérissée  de  mauvaise  foi,  lourde  de  menaces. 

Abandonnés  à  eux-mêmes  les  «  futuristes  »,  non  pas 
au  sens  péjoratif  du  mot,  étaient  impuissants  contre  les 
«  passéistes  »,  dont  la  guerre  avait  laissé  l'armature 
intacte.  Avec  notre  aide  ils  eussent  pu  sans  contredit 
aiguiller  sur  des  voies  nouvelles  une  Allemagne  que  la 
défaite  avait  atteinte  dans  ses  œuvres  vives. 

La  combinaison  nous  fut  soumise,  d'autres  plus  tard 
également.  Jamais  il  n'y  fut  donné  suite.  Nos  diplo- 
mates d'après-guerre  se  montraient  ainsi  les  dignes 
émules  de  ceux  d'avant-guerre. 

•55- 
*    * 

Eisner  est  ouvertement  combattu  par  les  ministres  de 
son  cabinet,  par  les  étudiants  qui  diffusent  des  pam- 
phlets contre  lui,  par  les  journaux  —  sauf  la  socialiste 
Mûnchner  Post  —  qui  refusent  d'enregistrer  les  comptes 
rendus  des  débats  du  Congrès  des  conseils  de  soldats,  de 


i.    J'ai   tenté  de    caractériser   cette   évolution    fatale  dans   la 
«  Contre-révolution  allemande  ». 


44  LA    TERREUR   EN   BAVIÈRE 

paysans  et  d'ouvriers.  A  ia  faveur  de  son  absence,  Auer, 
qui  agit  pour  le  compte  du  gouvernement  du  Volksstaal 
Êayerny  a  convoqué  le  12  février,  pour  le  21  février,  la 
Diète  de  Bavière  élue  le  12  janvier  et  le  2  février. 

Les  quinze  jours  qui  précèdent  l'ouverture  de  la 
Diète  sont  gros  d'orage.  Le  ministre  des  affaires  mili- 
taires, Rosshaupter,  a  promulgué  un  décret  aux  fins  de 
créer  une  milice  propre  à  combattre  les  menées  bolché- 
vistes  et  spartakistes;  des  cortèges  tumultueux  défilent 
dans  les  rues  de  Munich,  des  troubles  communistes 
éclatent  à  Nuremberg.  Le  Congrès  des  conseils  qui  siège 
en  permanence  pose  au  gouvernement  un  ultimatum 
expirant  le  17  février  :  il  faut  annuler  le  décret  concer- 
nant les  milices  et  soumettre  désormais  tous  les  arrêtés 
à  la  ratification  préalable  du  Comité  exécutif  des  con- 
seils. 

Le  dualisme  entre  le  gouvernement  et  les  conseils 
s'accentue.  ïl  s'aggravera  jusqu'à  la  proclamation  de  la 
république  soviétique. 

Le  cabinet  et  le  ministre  Rosshaupter  s'inclinent 
devant  la  détermination  des  conseils;  sans  doute  pour 
gagner  du  temps,  et  éviter  ainsi  la  dissolution  de  la 
Diète,  ils  acceptent  dans  ses  grandes  lignes  les  six  points 
de  l'ultimatum. 

Le  19  février,  deux  jours  avant  l'ouverture  de  la 
Diète,  une  bande  de  matelots  bavarois  au  nombre  de 
six  cents  environ,  provenant  de  Wilhelmshaven  et  des- 
tinés à  être  démobilisés,  à  l'instigation  d'un  mystérieux 
«  Comité  pour  ia  protection  du  Landtag  »  derrière  lequel 
on  soupçonne,  non  sans  apparence  de  raison,  Auer,  le 
docteur  Heim,  «  roi  des  paysans  »,chef  du  Centre  bava- 
rois, et  même  le  prince  Joachim  de  Prusse,  qui  se  trou- 
vait <(  fortuitement  »  à  Munich,  s'empare  de  tous  les 
principaux  édifices  publics  et  arrête  pour  quelques 
heures  le  commandant  de  la  ville  ainsi  que  plusieurs 
membres  du  Congrès  des  Conseils.  Le  putsch  des  mate- 


l'assassinat  d'eisner  et  ses  suites  immédiates     45 

lots  est  toutefois  éteint  sans  encombre.  Le  même  jour 
on  les  persuade  à  battre  en  retraite  et  à  remettre  en 
liberté  tous  leurs  détenus. 

Quatre-vingt-dix-sept  et  demi  pour  cent  des  électeurs 
bavarois  se  sont  prononcés  contre  Eisner  à  la  votation 
du  12  janvier;  les  Socialistes  Indépendants,  dont  il  est 
le  chef,  malgré  leur  agitation,  n'ont  réuni  que  deux  et 
demi  pour  cent  des  suffrages.  Alors  qu'ils  n'ont  que 
trois  mandats  au  Parlement  ils  disposent  dans  le  minis- 
tère d'un  nombre  égal  de  sièges  :  trois  sur  huit.  Cette 
proportion  est  anormale  ;  elle  ne  peut  se  prolonger.  Les 
social-démocrates,  qui  ont  la  majorité  des  électeurs 
derrière  eux,  ont  invité  vainement  Eisner  à  démission- 
ner. Il  se  cramponne  au  pouvoir  et  on  répand  le  bruit 
qu'il  a  l'intention  de  dissoudre  la  Diète  pour  constituer 
un  gouvernement  des  conseils  dont  il  est  certain  d'avoir 
l'appui. 

Le  °10  avril,  pour  parer  à  ce  coup  d'Etat  que  l'on  pres- 
sent, le  conseil  des  ministres  décide  de  remettre  sa 
démission  collective  à  la  Diète  qui  sera  chargée  de  cons- 
tituer un  nouveau  gouvernement. 

Grâce  à  ce  stratagème  Eisner  sera  éliminé.  Pour  com- 
bien de  temps?  Lui  qui  a  tous  les  éléments  explosifs  de 
la  capitale  derrière  lui,  qu'auréole  la  gloire  des  révolu- 
tionnaires de  la  première  heure,  qu'acclament  les  foules, 
qu'adulent  les  conseils  d'ouvriers,  de  soldats  et  de 
paysans,  se  laissera- t~il  reléguer  au  deuxième  plan?  Se 
résignera- 1— il  à  renoncer  sans  combat  aux  ivresses  du 
pouvoir? 

*  * 

L'un  de  ses  ennemis  de  la  première  heure  qui  consi- 
dèrent le  Juif  Kurb  Eisner  comme  un  tyran  dont  le  malé- 
fice écrase  leur  pays  et  le  vouent  à  la  décadence,  appar- 
tient à  un*1  des  plus  anciennes  familles  aristocratiques 


46  LÀ   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

de  Bavière,  c'est  le  comte  Arco-Valley,  étudiant  à  l'Uni- 
versité de  Munich. 

Promu  officier  pendant  la  guerre,  imbu  de  tous  les 
préjugés  de  sa  caste  et  de  son  éducation,  Arco,  après  la 
débâcle,  s'est  remis  à  ses  études  de  droit.  Dans  la  cor- 
poration d'étudiants  à  laquelle  il  est  affilié  comme  il 
sied,  il  cultive  les  réminiscences  du  passé,  l'âge  d'or  des 
balafres,  des  duels  appelés  Mensur  et  des  nocturnes 
beuveries  baptisées  euphémiquement  kommers.  Avec 
ses  amis  il.  fronde  le  nouveau  régime  et  s'exaspère  à 
l'idée  qu'un  Juif  abject,  qui  n'est  même  pas  d'origine 
allemande,  un  méprisable  social-démocrate,  dirige  les 
destinées  de  la  catholique  Bavière,  laquelle  devrait  être 
l'apanage  incontesté  des  Wittelsbach  et  des  cléricaux. 

Il  rumine  des  projets  de  vengeance.  Le  discours  d'Eis- 
ner  au  Congrès  de  Berne,  machiavéliquement  dénaturé 
et  propagé,  le  détermine  à  son  acte  sanguinaire.  Plu- 
sieurs jours  avant  le  retour  du  tribun  il  est  résolu  à 
l'assassiner,  parce  qu'il  estime  qu'Eisner  est  un  malheur 
pour  la  Bavière. 

Il  prépare  son  crime  dans  tous  les  détails  avec  un 
sang-froid  digne  d'une  action  moins  vile,  et  la  veille,  en 
compagnie  de  ses  amis  intimes,  auxquels  il  prétend 
n'avoir  rien  communiqué  de  ses  sinistres  desseins,  il 
passe  une  joyeuse  et  bachique  soirée. 

Rentré  dans  sa  pension,  il  prie  la  fille  de  chambre  de 
le  réveiller  de  bonne  heure  et  de  lui  préparer  un  bain  le 
lendemain,  car  il  a  l'intention  de  se  rendre  à  l'ouverture 
de  la  Diète  «  à  seule  fin,  ajoute-t-il  posément,  d'y  revol- 
vériser  Kurt  Eisner  ».  Arco  est  gai,  légèrement  pris  de 
boisson,  et  la  jeune  fille,  habituée  aux  galéjades  des 
étudiants,  à  leurs  «  Witz  »  de  brasserie,  tient  ces  pro- 
pos pour  une  fanfaronnade  de  mauvais  goût. 

Pourtant  avant  de  se  coucher,  il  recommande  encore 
à  la  servante  de  mettre  de  côté  du  linge  chaud.  «  Pour- 
quoi'; »  demande-t-elle.  Et  sans  hésitation  il  réplique  : 


l'assassinat  d'eisner  et  ses  suites  immédiates     47 

«  Parce  qu'après   l'assassinat  je   serai  emprisonné  et 
vous  n'ignorez  pas  qu'il  fait  bien  froid  dans  les  cachots!  » 

La  jeune  fille  se  contente  de  sourire  de  cette  nouvelle 
vanterie  et,  persuadée  qu'elle  a  affaire  à  un  mauvais 
plaisantin,  elle  va  se  coucher. 

Par  quelle  bizarre  hallucination  exécute-t-elle  ponc- 
tuellement le  matin  du  vendredi  21  février  —  jour  de 
mauvais  augure  —  tous  les  ordres  que  le  comte  Arco 
lui  avait  impartis  quelques  heures  auparavant?  Pour- 
quoi, au  lieu  de  l'éveiller  de  bonne  heure,  ne  le  laissâ- 
t-elle pas  cuver  son  trop-plein  de  vin  ou  de  bière?...  La 
fatalité  voulut  que  le  comte  Arco  se  levât  assez  tôt  pour 
rencontrer  Eisner  sur  son  chemin... 

Son  bain,  sa  toilette  qu'il  soigne  plus  que  de  cou- 
tume, peut-être  un  recul  inconscient,  un  remords  tardif, 
qu'il  va  surmonter,  l'ont  mis  quelque  peu  en  retard. 

Mais  comme  il  n'entend  rien  laisser  au  hasard,  avant 
de  se  mettre  en  route  il  téléphone  au  Ministère  des 
Affaires  Etrangères  —  Eisner  cumulait  la  Présidence  du 
Conseil  et  les  Affaires  Etrangères  —  puis  à  la  Diète  pour 
savoir  quand  Eisner  quitterait  le  ministère  et  à  quelle 
heure  la  séance  serait  ouverte.'  Puis,  une  flamme  d'in- 
domptable résolution  dans  les  yeux,  il  s'en  va,  laissant 
cette  fois  la  servante  terrifiée,  ne  pouvant  encore  croire 
à  la  possibilité  d'une  chose  aussi  affreuse. 

Elle  est  à  tel  point  pétrifiée  qu'elle  n'a  pas  non  plus 
l'idée  de  prévenir  la  police,  de  téléphoner  au  poste  le 
plus  rapproché  ou,  ce  qui  eût  été  plus  simple,  de  se 
jeter  au  travers  du  fanatique  Arco. 

D'autant  plus  qu'en  partant  celui-ci  déclare  tranquil- 
lement :  «  J'ai  encore  de  la  chance.  Le  Landtag  (Diète) 
ne  s'ouvre  qu'à  dix  heures.  » 

Arco,  le  revolver  dans  la  poche  du  pardessus,  flâne 
dans  les  rues  que  doit  suivre  Eisner  pour  se  rendre  au 
Parlement. 

Il  a  une  tête   caractéristique  de  Korpsstudent,  d'un 


48  LA   TERREUR   EN  BAVIERE 

étudiant  de  corporation,  fils  de  junker,  insuffisamment 
garni  de  Schmisse  (balafres)  à  cause  de  la  guerre  qui  a 
brutalement  coupé  court  ses  études  universitaires.  Il 
est  le  type  accompli  de  l'étudiant  qui  pioche  conscien- 
cieusement et  qui  se  livre  avec  ardeur  aux  libations 
rituelles,  obligatoires  sous  peine  de  carence,  des  corps 
qui  fournissent  à  l'Allemagne  ses  diplomates  et  ses 
fonctionnaires. 

Sa  chevelure  trop  pommadée  laisse  à  découvert  un 
front  haut,  fuyant  aux  angles,  celui  d'un  futur  Geheim- 
ral,  ou  Conseiller  intime;  ce  front,  prédestiné  à  une 
calvitie  précoce,  surplombe  deux  yeux  durs  d'une  fixité 
déplaisante  voilés  à  peine  par  le  trait  d'ombre  des  sour- 
cils. Le  nez,  très  droit,  tranche  un  visage  glabre  aux 
chairs  pleines,  reluisantes  de  santé  ;  il  a  le  masque  hos- 
tile d'un  homme  violent  que  soulignent  encore  son  men- 
ton volontaire  et  la  trop  grande  régularité  de  ses  lignes; 
celles  du  Germain  pur-sang  altior  de  sa  race  et  jaloux 
de  sa  souche  sans  tare. 

Son  allure  est  celle  d'un  lieutenant  de  grenadiers  : 
rigide  et  saccadée.  Toute, sa  personne  émane  du  reste  la 
raideur,  l'acidité  et  l'obstination  farouche.  Il  marche 
comme  un  automate,  hanté  par  sa  détermination,  et 
bientôt  il  est  au  voisinage  de  la  Diète.  Voici  la  Prome- 
nadenstrasse.  Il  sait  que  Kurt  Eisner  doit  y  passer  ;  il 
ralentit  le  pas  et  soudain  il  l'aperçoit  qui  vient  au-devant 
de  lui. 

Eisner,  la  démarche  lasse,  les  paupières  rougies  d'un 
homme  qui  n'a  pas  dormi,  le  regard  traînant  sur  le  sol, 
ne  se  doutant  nullement  qu'une  main  criminelle  le 
guette,  se  dirige  sans  escorte  vers  le  Palais  de  la  Diète. 
Cet  ami  du  peuple,  confiant  dans  la  vigilance  de  ses 
adeptes,  et  présumant  trop  de  sa  popularité,  ne  voulut 
jamais  autour  de  lui  de  janissaires  ou  de  policiers.  Dans 
sa  naïve  bonté  il  se  figurait  que  la  sereine  confiance 
était  encore  la  meilleure  des  gardes.  Et  puis  il  était 


l'assassinat  d'eisner  et  ses  suites  immédiates     49 

résigné,  prêt,  tel  le  bouc  expiatoire,  à  offrir  son  sang 
pour  le  bien  de  son  pays  et  de  l'Humanité,  prêt  à  braver 
le  meurtrier  qui  voudrait  attenter  à  ses  jours. 

Eisner  est  à  la  hauteur  d'Arco.  Froidement  celui-ci 
extrait  son  revolver  de  son  étui,  le  braque  sur  Eisner, 
vise  et  tire.  Au  premier  coup  le  tribun,  atteint  mortel- 
lement, s'affaisse. 

Un  factionnaire  qui  arpente  le  trottoir  devant  le 
palais  a  été  témoin  de  la  scène;  son  fusil  est  tout  chargé. 
Séance  tenante,  sans  que  le  comte  Arco  ait  eu  le  temps 
de  s'enfuir,  il  tire  sur  lui  deux  coups  de  feu  presque  à 
bout  portant.  A  son  tour  le  comte  tombe  sur  le  trottoir, 
évanoui.  La  foule  accourt,  on  veut  le  lyncher  ;  à  grand- 
peine  on  l'emporte. 

Le  généreux  sang  d'Eisner  mêlé  à  celui  de  son  meur- 
trier rougit  la  chaussée.  Ses  amis  désespérés  viennent 
verser  des  larmes  sur  son  cadavre,  son  secrétaire  Fechen- 
bach  harangue  la  foule  et  clame  vengeance. 


-X- 
*    * 


«  Eisner  est  assassiné  !  »  La  nouvelle,  comme  un 
cyclone,  fond  sur  la  ville  terrifiée.  Elle  s'engouffre  dans 
l'enceinte  de  la  Diète  où  tous  les  députés  sont  déjà 
rassemblés  dans  l'attente  d'Eisner.  L'agitation  est  indes- 
criptible ;  dans  les  tribunes  règne  le  chaos.  La  séance 
est  suspendue. 

Une  heure  plus  tard  elle  est  rouverte.  Le  ministre 
Auer  monte  à  la  tribune  pour  flétrir  l'attentat.  A  peine 
a-t-il  achevé  son  discours  qu'un  homme  revêtant  un 
uniforme  de  soldat,  coiffé  d'un  chapeau  de  feutre  mou 
relève  les  portières  qui  couvrent  l'entrée  de  la  salle  et,  le 
revolver  au  poing,  abat  Auer  à  brûle-pourpoint.  Un 
tumulte  effroyable  s'élève.  Des  députés  hurlent,  d'autres 
cherchent  à  s'enfuir.  Le  major  (commandant)  Jahreis 
fait  le  geste  de  saisir  son  revolver  ;  une  balle  de  Fin- 


50  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

connu  met  fin  sur-le-champ  à  ses  velléités  de  résistance. 
Une  troisième  balle  tue  le  député  Osel. 

Tout  le  monde  a  perdu  la  tête,  les  représentants  de  la 
presse  aussi  bien  que  ceux  du  peuple,  et,  profitant  de 
la  confusion  générale,  le  criminel  s'enfuit. 

C'est  un  certain  Aloyse  Lindner,  aucien  maître-coq 
de  navire  et  boucher  de  profession,  l'un  des  gardes  du 
corps  les  plus  dévoués  d'Eisner.  Surexcité  au  plus  haut 
point  par  la  nouvelle  de  la  mort  du  tribun,  il  s'est  préci- 
pité dans  la  salle  et  a  voulu  venger  immédiatement 
Eisner  sur  son  principal  adversaire  politique,  Auer,  qui 
aux  yeux  de  tous  les  fanatiques  incarne  la  contre- 
révolution. 


•X- 


Les  communistes,  tous  les  partisans  d'Eisner,  les  élé- 
ments les  plus  radicaux  sont  maîtres  de  la  ville.  La 
Diète  a  été  dissoute.  Les  affiches  des  gazettes  bour- 
geoises sont  lacérées.  Partout  sont  apposées  des  bande- 
roles vengeresses  :  <(  Vengez  Eisner  !  A  quatre  heures  on 
donnera  l'assaut  aux  journaux  »  ! 

Telle  une  tempête  l'opinion  publique  s'exalte  ;  les 
magasins  abaissent  leurs  rideaux  de  fer,  tous  les  éta- 
blissements publics  ferment  leurs  portes,  les  tramways 
ne  circulent  plus.  Des  autos  regorgeantes  de  soldats  et 
hérissées  de  mitrailleuses  parcourent  les  rues  à  fond  de 
train.  Partout  se  forment  des  groupes  suspects  que 
fanatisent  des  orateurs  improvisés.  Hache  fur  Eisner  : 
Vengeance  pour  Eisner  !  c'est  le  mot  d'ordre  qui  court 
sur  toutes  les  lèvres. 

On  s'attend  à  des  vêpres  siciliennes.  Les  curieux 
rentrent  chez  eux  en  toute  hâte.  Vers  midi  la  ville 
semble  morte.  Le  tocsin  de  Saint-Paul  l'enveloppe  de  sa 
lugubre  mélopée  ;  le  glas  de  toutes  les  cloches  du  dôme 
lui  donne  une  funèbre  réplique.  On  a  voulu  obliger  le 
curé  en  personne  à  les  sonner. 


l'assassinat  d'eisner  et  ses  suites  immédiates     51 

Vers  deux  heures  la  ville  s'anime  et  tous  les  disciples 
de  l'apôtre  se  rendent  en  pèlerinage  vers  le  lieu  san- 
glant. La  place  est  jonchée  de  fleurs  et  à  l'endroit  précis 
où  Eisner  s'écroula  sous  la  balle  d'Areo  son  portrait  a 
été  exposé.  Il  est  là  qui  sourit  mélancoliquement  à  la 
foule,  les  traits  émaciés  et  l'œil  très  tendre.  Tous  les 
passants  se  découvrent  pieusement  devant  l'autel  popu- 
laire érigé  en  sa  mémoire. 

A  quatre  heures  la  foule  assaille  les  imprimeries  des 
grands  journaux  que  l'on  croit  responsables,  pour  une 
large  part,  de  l'assassinat  d'Eisner.  Tous  les  stocks  de 
gazettes  sont  empilés  dans  la  rue  en  monceaux  que  l'on 
allume  et  qui  projettent  dans  le  ciel  gris  d'immenses 
colonnes  de  fumée  noire. 

Quand  le  soir  tombe  sur  la  ville  angoissée,  la  basse 
pègre  sort  de  ses  tanières  et  à  Schwabing,  dans  la  rue 
Max-Joseph,  dans  la  rue  Widenmayer  des  magasins 
sont  saccagés. 

Tard  dans  la  nuit  —  comme  en  novembre  1918  — 
profanant  la  mémoire  du  tribun,  on  rencontre  des 
groupes  d'hommes  et  de  femmes  qui  rentrent  au  logis, 
les  bras  et  les  épaules  chargés  de  souliers,  de  linge  et  de 
hardes,  de  machines  à  écrire,  les  poches  bourrées  de 
joyaux,  de  bibelots  et  de  montres  en  or  ;  d'aucuns 
poussent  devant  eux  des  charrettes  où  l'on  découvre  des 
lits,  des  sommiers,  des  matelas  et  des  tapis. 


La  proclamation  suivante,  qui  inaugure  l'ère  du  deu- 
xième bouleversement  :  le  bouleversement  social  —  la 
première  révolution  n'avait  qu'un  caractère  politique  — 
est  affichée  sur  tous  les  murs  de  la  ville  : 

«  Le  libérateur  du  prolétariat,  le  président  du  Conseil 
de  la  République  de  Bavière,  Kurt  Eisner,  a  été  assas- 
siné traîtreusement  ce  matin  à  dix  heures,  par  un  repré- 


52  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

sentant  de  la  bourgeoisie,  le  comte  Arco  Valley.  Ouvriers 
et  soldats  !  honorez  le  souvenir  de  votre  héros  en  res- 
tant unis.  C'est  votre  devoir  de  protéger  la  Révolution. 
Dans  ce  but  vous  êtes  invités  à  proclamer  sur-le-champ 
la  grève  générale,  à  vous  rassembler  à  quatre  heures 
sur  la  Theresienwiese  (champ  de  foire  de  la  banlieue 
munichoise)  et  à  attendre  de  nouvelles  instructions 
demain  matin  à  neuf  heures  dans  les  salles  de  réunion 
de  Munich.  Vive  la  mémoire  de  Kurt  Eisner  !  Vive  la 
deuxième  révolution  !  Vive  la  république  des  Conseils!» 

Munich,  le  21  février  1919. 

Signé  :  Wenz. 

Une  proclamation  invitant  au  calme  est  lancée  en 
commun  par  le  Conseil  de  soldats,  le  ministère  des 
Affaires  militaires,  le  commandant  de  la  ville  Dïirr  et  le 
président  de  police  Staimer.  A  partir  de  sept  heures  du 
soir  la  population  civile,  crainte  de  troubles,  doit  rester 
dans  les  maisons  ;  tous  les  cafés  et  restaurants  seront 
fermés. 

Le  Parti  Socialiste  Indépendant,  dont  Eisner  était  le 
chef,  fait  également  afficher  un  manifeste  enflammé 
dont  l'un  des  signataires  est  le  secrétaire  d'Eisner, 
Fechenbach.  En  voici  la  conclusion  : 

((  Ouvriers  et  soldats  !  A  nouveau  on  veut  vous  cour- 
ber sous  l'ancien  joug  militariste  et  capitaliste  !  Le 
moment  est  à  l'action.  Il  faut  sauver  la  Révolution! 
Proclamez  la  grève  générale  !  Délaissez  les  fabriques!  A 
bas  la  bourgeoisie  et  ses  complices  criminels.  Vive  la 
révolution  sociale  !  » 

Dès  le  lendemain,  22  février,  la  tyrannie  du  Zentral- 
rat  se  manifeste,  car,  sur  l'ordre  du  Département  de  la 
presse,  tous  les  journaux  munichois,  sans  distinction 
de  parti,  sont  obligés  de  reproduire  un  article  intitulé  ; 


l'assassinat  d'eisner  et  ses  suites  immédiates     53 

«  Un  martyr  de  la  Révolution  »,  inspiré  et  probablement 
écrit  par  Fechenbach  '. 

Le  gouvernement  légal,  décapité,  est  désemparé.  Il 
semble  réduit  à  l'impuissance  et  se  contente  de  faire 
paraître  le  lendemain  dans  les  journaux  une  brève  décla- 
ration historique  signée  seulement  de  deux  membres  : 
Frauendorfer  et  Jafïé,  où  il  est  dit  : 

«  Le  jeudi  20  février  1919,  Eisner  avait  déclaré  au 
Conseil  des  ministres  que  le  vendredi  à  10  heures  il 
annoncerait  au  Landtag,  au  nom  de  tous  les  ministères, 
la  démission  du  cabinet  qui  mettait  ses  sièges  à  la  dis- 
position de  la  Diète.  Le  cabinet  est  prêt  à  diriger  les 
affaires  jusqu'à  ce  qu'un  nouveau  gouvernement  soit 
constitué  ». 

En  revanche  nous  ne  sommes  qu'imparfaitement  ren- 
seignés sur  ses  visées  futures.  Nous  ne  croyons  pas 
qu'il  se  fût  résigné  à  disparaître  définitivement  de 
l'arène  politique.  Une  déposition  écrite  d'Auer  qui  a  été 
lue  au  procès  de  son  meurtrier,  Lindner  2,  nous  apporte 
quelque  lumière  sur  les  intentions  d'Eisner. 

Selon  Auer,  Eisner  se  serait  trouvé,  avant  le  8  no- 
vembre, en  rapport  avec  le  révolutionnaire  russe  Levien, 
l'un  des  principaux  acteurs  du  deuxième  bouleverse- 
ment. Et  c'est  de  concert  avec  lui  qu'il  en  aurait  forgé 
les  pians.  Toutefois,  plus  tard,  une  certaine  hostilité  se 
serait  manifestée  entre  les  deux  hommes. 

A  plusieurs  reprises  Eisner  aurait  parlé  à  Auer  d'une 
deuxième  révolution  imminente  qui  serait  plus  grave 
que  la  première  :  «  Je  crois,  ajoute  Auer,  que  s'il  avait 
été  éliminé  du  gouvernement  il  eût  préparé  un  deuxième 

1.  Le  discours  qu'Eisner  devait  prononcer  a  été  reproduit  inté- 
gralement par  les  soins  de  Fechenbach  dans  les  numéros  65  et  67 
de  la  Neue  Zeitung,  organe  des  socialistes  indépendants.  Après 
avoir  justifié  la  politique  de  son  gouvernement,  Eisner  conclut  en 
déposant  la  démission  de  tout  le  cabinet  aux  mains  de  la  Diète. 

2.  Cf.  épilogue. 


54  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

bouleversement.  »  Eisner  s'est  exprimé  dans  le  même 
sens  en  Suisse  à  l'occasion  de  la  conférence  internatio- 
nale et  il  a  déclaré  qu'il  rassemblerait  ses  forces  pour 
travailler  «  de  bas  en  haut  ». 

En  effet,  bien  qu'Eisner  ne  m'ait  pas  fait  de  déclara- 
tions formelles  à  ce  sujet,  je  me  souviens  qu'il  était 
résolu  à  défendre  sa  révolution  par  tous  les  moyens; 
comme  je  me  référais  au  résultat  des  dernières  élec- 
tions, il  répartit  que  le  vote  avait  été  truqué  et  que, 
faute  de  moyens  de  propagande,  son  parti  n'avait  pu 
atteindre  les  électeurs.  Au  surplus  Eisner  était  convaincu 
d'être  invulnérable  parce  qu'il  avait  les  masses  derrière 
lui.  Son  secrétaire  Fechenbach  me  fit  aussi  certaines 
allusions  mystérieuses  au  pouvoir  du  Zentralral  et  des 
conseils  révolutionnaires  :  «  Jamais,  s'écria-t-il,  le  pro- 
létariat munichois  ne  tolérera  l'éviction  d'Eisner  y>. 

De  tout  cela  il  semble  résulter  que  la  démission 
d'Eisner  n'eût  été  que  fictive  et  qu'il  n'aurait  pas  tardé 
à  remonter  sur  le  pavois,  appelé  cette  fois  par  la  volonté 
des  Conseils.  Son  deuxième  avènement  eût  marqué  la 
fin  du  dualisme  entre  les  Conseils  et  la  Diète,  le  triomphe 
du  soviétisme  sur  le  parlementarisme.  Il  eût  débuté 
sans  doute  par  la  dissolution  du  Landtag. 

Kurt  Eisner  a  été  enseveli  le  26  février  1919,  à 
10  heures  du  matin,  dans  le  cimetière  de  l'Est.  Gus- 
tave Landauer  prononça  l'apologie  d'Eisner  et  de  son 
œuvre. 


CHAPITRE  IV 
LE  CHAOS 


La  période  qui  sépare  l'assassinat  d'Eisner  de  la 
proclamation  du  communisme,  laquelle  s'étend  du 
21  février  au  7  avril,  nous  offre  un  tableau  chaotique  où 
se  croisent  et  se  combattent  les  tendances  les  plus 
diverses,  les  doctrines  les  plus  hétéroclites.  Les  ambi- 
tions déchaînées  par  l'anarchie  ne  connaissent  plus  de 
bornes;  les  individus  les  plus  louches  surgissent  des 
antres  où  ils  attendaient  leur  révolution  ;  des  gouver- 
nements sans  sujets  se  forment  et  s-e  déforment  en 
l'espace  d'une  nuit,  voire  de  quelques  heures. 

Dès  le  22  février,  au  lendemain  de  l'assassinat  d'Eisner, 
une  réunion  des  socialistes  partisans  du  retour  à  l'ordre 
adoptait  une  résolution  où,  tout  en  reconnaissant  l'ins- 
titution des  conseils  d'ouvriers,  de  soldats  et  de  paysans, 
le  caractère  légal  de  la  Diète  était  maintenu  et  souligné. 

A  la  suite  de  la  collusion  des  socialistes,  les  trois 
délégués  communistes  se  retirent  du  Conseil  central. 
Cette  scission  va  aggraver  le  conflit. 

Le  25  février  et  les  jours  suivants  se  réunit  le  Congrès 
des  C.  0.  S.  dans  la  salle  du  DeuUches  Theater.  Ses 
séances  sont  orageuses. 


56  LA   TERREUR   EN    BAVIÈRE 

Des  excitateurs,  parmi  lesquels  se  distingue  un  délé- 
gué de  nom  deKroepelin,  déversent  sur  l'Assemblée  des 
cascades  de  grands  mots  à  l'emporte-pièce  :  «  Arme- 
ment du  prolétariat  !  Désarmement  de  la  bourgeoisie  ! 
Prise  d'otages  !  »  Des  paroles  on  en  vient  vite  aux  gestes  : 
un  aristocrate  bavarois,  Kress  von  Kressenstein,  et  l'édi- 
teur pangermaniste  Lehmann  sont  arrêtés.  «  Si  aujour- 
d'hui, déclare  Kroepelin,  un  révolutionnaire  est  abattu 
par  une  main  réactionnaire,  dix  Kress  von  Kressenstein 
seront  passés  par  les  armes.  Il  faut  que  les  Conseils 
aient  la  haute  main  dans  l'Etat...  »  Landauer  dépose 
une  motion  demandant  que  le  Congrès  soit  transformé 
en  Conseil  national  provisoire. 

Une  députation  de  soviétistes,  guidée  par  Eglhofer, 
que  nous  retrouverons,  vient  exiger  la  proclamation 
immédiate  de  la  République  des  Conseils,  l'entrée  en 
rapport  avec  la  Russie,  l'ouverture  d'une  légation  russe 
à  Munich  ainsi  que  la  création  d'une  armée  rouge. 

Ce  premier  assaut  est  repoussé;  mais  le  28  une  motion 
à  peu  près  identique  part  du  sein  même  de  l'assemblée, 
l'un  des  signataires  en  est  Mûhsam.  Elle  est  déclinée 
par  234  contre  70  voix. 

L'irritation  contre  les  apôtres  de  la  nouvelle  religion 
est  si  forte  que  dans  l'après-midi  du  même  jour  des 
miliciens  font  irruption  dans  la  salle  :  «  Haut  les  mains  !  » 
crient-ils;  personne  n'ose  leur  résister  et  sans  coup  férir 
ils  procèdent  à  l'arrestation  de  Max  Levien  et  d'Erich 
Mïihsam  qui  sont,  du  reste,  remis  en  liberté  après 
quelques  minutes. 

En  vain,  dans  un  manifeste  daté  du  premier  mars  1919, 
les  députés  bavarois  au  Reichstag,  qui  siège  à  Weimar, 
protestent-ils  avec  véhémence  contre  l'anarchie  qui 
règne  à  Munich  et  contre  le  terrorisme  des  Conseils; 
en  vain  réclament-ils  le  retour  aux  institutions  légales. 
Le  Zentralrat  leur  réplique  le  4  mars  en  annonçant 
la  constitution  d'un  nouveau  gouvernement  dans  lequel 


LE    CHAOS  57 

nous  voyons  figurer,  à  côté  des  membres  de  l'ancien 
ministère,  certains  délégués  des  Conseils  :  le  président 
du  Conseil,  qui  cumule  le  portefeuille  des  Affaires  étran- 
gères est  Segitz  ;  Simon,  Jaffé,  Unterleitner,  Niekisch 
(Président  du  Congrès  des  Conseils),  Endres,  Scheid, 
Frauendorfer  et  Dirr  se  partagent  les  autres  fauteuils. 

Le  Zentralrat,  qui  est  le  seul  pouvoir  législatif,  s'arroge 
naturellement  un  droit  de  contrôle  sur  les  faits  et  gestes 
des  ministres  qu'il  a  désignés.  Cependant  trois  ministres 
qui  appartenaient  au  cabinet  d'Eisner  :  Jaffé,  Unterleit- 
ner et  Frauendorfer  se  désolidarisent,  le  7  mars,  de  leurs 
collègues,  rejetant  toute  responsabilité  pour  l'activité 
de  ceux-ci.  Dès  le  23  février,  un  décret  du  Zentralrat 
signé  par  l'instituteur  Niekisch,  Sauber  délégué  du  Con- 
seil de  soldats,  et  le  chef  des  paysans  radicaux  Gandor- 
fer,  ordonne  l'arrestation  de  quelques  personnalités  qui 
serviront  d'otages,  à  seul  effet  de  prévenir  tout  attentat 
contre-révolutionnaire. 

La  presse  est  muselée  par  un  grand  nombre  de  direc- 
tives que  le  Zentralrat  arrête  à  la  date  du  8  mars. 


À  partir  du  28  février  les  soviets  sont  virtuellement 
les  maîtres  de  Munich.  Mais  des  germes  de  dissolution 
se  manifestent  dès  l'abord,  dans  les  soviets  mêmes.  C'est 
ainsi  que  parallèlement  à  ce  nouveau  Zentralrat  et  au 
ministère  de  fantoches  qui  vient  d'être  créé,  se  consti- 
tue un  Comité  d'action  des  C.  0.  S.  qui  entend  assumer 
le  pouvoir  exécutif.  Cet  «  Aktionsausschuss  y>  se  compose 
d'un  nombre  paritaire  de  socialistes  majoritaires,  de 
socialistes  indépendants  et  de  communistes  à  l'exclusion 
de  tous  les  autres  partis.  Le  glissement  vers  la  gauche 
s'accentue. 

Le  mot  d'ordre  du  prolétariat,  la  panacée  qui  doit  gué- 
rir tous  les  maux  sociaux,  est  lesoviétisme.  C'est  en  vain 


58  LA   TERREUR  EN   BAVIÈRE 

que  les  social-démocrates,  épaulés  par  les  représentants 
du  parti  populiste  chrétien  (ou  centre  bavarois)  dont  le 
chef  reconnu  est  le  docteur  Heim,  s'évertuent  à  combattre 
les  tendances  maximalistes  du  peuple  et  des  conseils. 

Le  Conseil  des  ouvriers,  révolutionnaire  —  comme  à 
l'époque  de  la  Révolution  française  les  comités  les  plus 
bariolés  champignonnent,  —  par  l'intermédiaire  de  ses 
trois  mandataires  Levien,  Eisenhut  et  Hagemeister, 
transfuges  du  Zenlralrat,  s'efforce  de  radicaliser  l'atti- 
tude du  Comité  d'action  d'où  les  social-démocrates 
tentent  de  les  éliminer.  Des  chocs  de  plus  en  plus 
nombreux,  de  plus  en  plus  violents,  présageant  une 
formidable  bourrasque,  se  produisent  journellement, 
à  tout  instant. 

En  dépit  de  leurs  efforts  les  communistes  n'ont  pas 
pu  faire  aboutir  dans  les  quatre  séances  du  Congrès 
leurs  revendications  purement  soviétistes,  et  leur  projet 
de  dictature  des  Conseils  a  échoué  devant  la  fermeté  des 
partis  socialistes  modérés.  L'arrestation  des  extrémistes 
Levien  et  Mûhsam  est  symptomatique. 

Ils  n'ont  de  leur  côté  qu'une  partie  de  la  .garnison  de 
Munich  avec  les  éléments  les  plus  explosifs  de  la  popu- 
lation, mais  ce  sont  aussi  lès  éléments  les  plus  agissants 
et  les  plus  résolus  ;  ils  se  sont  assigné  des  buts  précis  et 
ils  veulent  les  atteindre  coûte  que  coûte. 

Le  parti  populiste  chrétien  qui,  numériquement,  est 
le  plus  fort  en  Bavière,  ne  reste  pas  inactif  et,  en  prévi- 
sion d'événements  qui  semblent  désormais  inévitables, 
ses  mandataires  battent  la  campagne  et  réclament  la 
convocation  du  Landtag,  qui  est  la  seule  représentation 
légale  de  la  nation. 

Le  Congrès  de  Nuremberg  du  4  mars  auquel  assistent 
des  délégués  de  tous  les  partis,  sauf  les  communistes, 
n'aboutit  à  aucun  accord.  Le  programme  des  partis 
socialistes,  auxquels  se  sont  joints  les  ligueurs  paysans, 
ne  peut  se  concilier  avec  celui  des  partis  bourgeois.  Au 


LE    CHAOS  59 

demeurant  les  dix  points  du  programme  formulé  par  le 
socialiste  indépendant  Fechenbach,  ancien  secrétaire 
d'Eisner,  ne  trouvent  pas  l'assentiment  des  Munichois 
qui  entendent  agir  à  leur  convenance. 

Finalement,  après  d'interminables  négociations  et 
d'innombrables  manifestes,  les  partis  finissent  par  tom- 
ber d'accord  sur  la  convocation  de  la  Diète  qui  se  réunit 
les  17  et  18  mars  pour  une  brève  session.  C'est  1-e  social- 
démocrate  majoritaire  Hoffmann,  originaire  du  Palati- 
nat,  qui,  conformément  à  ce  qui  avait  été  préalablement 
convenu,  est  désigné  pour  constituer  un  nouveau  minis- 
tère et  qui  prend  la  succession  de  l'éphémère  et  impuis- 
sant cabinet  Segitz. 

Le  gouvernement  Hoffmann  ne  fera,  du  reste,  pas 
montre  de  qualités  supérieures  à  celles  de  son  prédé- 
cesseur. Tandis  que  Hoffmann  est  à  la  présidence  du 
Conseil,  Segitz  se  charge  de  l'intérieur,  Frauendorfer 
reste  au  trafic,  le  socialiste  indépendant  Simon  devient 
ministre  du  Commerce,  le  ligueur  paysan  (Bauernbûndler) 
Steiner  ministre  de  l'Agriculture  et  le  Nurembergeois 
Schneppenhorst,  ministre  des  Affaires  militaires. 

■/- 

Le  nouveau  ministère  est  exclusivement  socialiste  ; 
il  ne  s'y  trouve  aucun  représentant  des  partis  bourgeois 
ni  de  la  Ligue  de  Spartacus.  On  pourrait  donc  croire 
que  cette  phase  préparatoire  delà  deuxième  révolution 
se  conclut  par  une  victoire  du  socialisme  modéré,  des 
partisans  de  l'ordre  et  de  la  Diète  sur  les  léninistes.  En 
réalité  le  gouvernement  qui  s'est  constitué,  vaille  que 
vaille,  à  grand  ahan,  ne  jouit  d'aucun  prestige,  tous  ses 
actes  sont  constamment  contrôlés  par  le  Zentralrat  qui 
délègue  à  toutes  les  séances  du  Conseil  des  ministres 
un  représentant  des  Conseils  de  soldats,  un  autre  des 
conseils    d'ouvriers    et  un  troisième    des  Conseils    de 


60  LA   TERREUR  EN  BAVIÈRE 

paysans,  lesquels  prennent  part  aux  débats  et  disposent 
d'une  voix  consultative. 

Surveillés  pas  à  pas,  mouchardés,  persécutés  par  les 
milieux  radicaux  du  Parti  socialiste  indépendant  et  du 
Parti  communiste  qui,  au  sein  du  Zentralrat,  poussent 
de  toute  leur  vigueur  à  l'établissement  du  régime  sovié- 
tique, les  dirigeants  socialistes  sont  débordés,  leurs 
efforts  sont  annihilés. 

La  proclamation  de  la  République  des  Soviets  en 
Hongrie,  sur  le  modèle  russe,  vient  renforcer  la  position 
des  soviétistes  bavarois  qui  redoublent  leurs  coups  de 
bélier  et  déploient  sans  trêve  une  propagande  sustentée 
par  le  rouble  russe. 

Dès  sa  formation,  le  cabinet,  qui  n'est  plus  soutenu  par 
le  Landtag  (Diète)  en  vacances,  entre  en  conflit  avec  le 
Conseil  Central  des  C.  0.  S.,  le  Zentralrat,  qui  a  de  plus 
en  plus  propension  à  usurper  les  pouvoirs  du  gouver- 
nement. Dans  cette  lutte  de  compétences,  c'est  le  cabinet 
Hoffmann  qui  va  succomber.  Certains  ministres  poussent 
la  condescendance,  ou  plutôt  la  coupable  veulerie, 
jusqu'à  assister  aux  séances  du  Zentralrat.  Ils  se  sou- 
mettent à  ses  décisions  et  subissent  ses  critiques  sans 
s'insurger.  En  apparence  le  gouvernement  dit  légal 
détient  encore  une  parcelle  d'autorité,  en  fait  c'est  la 
constitution  soviétique  qui  triomphe. 

Partout  les  Conseils  de  soldats,  d'ouvriers  et  de 
paysans  se  sont  organisés  à  la  faveur  du  désarroi.  Dans 
un  pays  où  la  propriété  est  morcelée,  ou  les  «  Rittersgil- 
ter  »,  les  domaines  nobles,  sont  rares,  où  abondent  par 
contre  les  métayers  et  les  petits  fermiers,  les  ligueurs 
paysans,  pilotés  par  Gandorfer  et  Eisenberger,  n'ont  pas 
eu  trop  de  peine  à  grouper  tous  les  ruraux  indigents 
que  séduit  le  mirage  du  régime  en  gésine  :  un  nouveau 
lotissement  des  terres  et  une  nouvelle  répartition  des 
fortunes. 

Le  Congrès  des  Conseils  évince  la  Diète  à  la  même 


LE   CHAOS  61 

enseigne  que  le  Zentralrat  élimine  le  ministère.  Le  pre- 
mier, Hoffmann,  a  tellement  conscience  de  sa  superfluité 
que  dans  une  carte  qu'il  écrit  à  l'instituteur  Niekisch, 
président  du  Congrès,  il  lui  remet  sa  démission.  Ce 
n'est  que  sur  les  instances  de  ses  amis  qu'il  consent 
à  la  retirer.  Néanmoins,  le  fait  seul  qu'il  confiait  la 
direction  du  gouvernement  à  Niekisch  impliquait  néces- 
sairement la  reconnaissance  du  gouvernement  sovié- 
tique. 

Le  jeune  Tôlier,  qui  est  revenu  de  Berne,  est  nommé 
président  du  Parti  Socialiste  Indépendant  de  Bavière  à 
la  place  d'Eisner.  Malgré  sa  bonne  volonté,  sa  jeunesse 
et  son  incapacité  ne  lui  permettront  pas  de  refréner  les 
passions  violentes  qui  de  plus  en  plus  se  manifestent 
et  menacent  de  tout  bouleverser.  On  fait  venir  de  Vienne 
le  docteur  Neurath,  grand  spécialiste  en  matière  de 
socialisation 

Des  éléments  équivoques,  repris  de  justice,  propa- 
gandistes bolchevistes,  se  glissent  dans  les  Conseils 
d'ouvriers  où  ils  organisent  une  agitation  qui  va  être 
funeste  au  régime.  Cette  agitation  se  base  sur  la  suren- 
chère extrémiste  frisant  l'anarchie.  C'est  ainsi  que  peu 
à  peu  des  étrangers  comme  Levien,  Leviné-Niessen, 
Axelrod,  Mùhsam,  Wadler,  d'autres  encore,  acquièrent 
un  certain  ascendant  sur  1  es  milieux  ouvriers  radiea- 
lisés  et  qu'ils  peuvent  compter  parmi  leurs  clients  tous 
les  bas-fonds  de  la  capitale,  la  basse  pègre,  les  escarpes, 
les  souteneurs,  les  chevaux  de  retour,  bref  toute  l'armée 
du  vice. 

Les  trois  Russes,  Levien,  Leviné  et  Axelrod  deviennent 
membres  du  Comité  exécutif  des  C.  0.  S.  où  ils  exercent 
une  influence  de  plus  en  plus  néfaste. 

Dans  les  réunions  des  Conseils  d'ouvriers,  les  modérés, 
qui  forment  pourtant  la  majorité,  se  laissent  terroriser 
par  les  maximalistes.  De  même  le  gouvernement 
ondoyant  Hoffmann  n'existe  qu'à  force  de  concessions 


62  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

et  d'humiliations.  En  désespoir  de  cause  son  chef,  qui 
sent  approcher  la  tourmente,  déserte  son  poste  et  part 
subrepticement  pour  Berlin. 

N'est-ce  pas  le  ministre  Simon  qui  rédige  lui-même 
un  projet  d'organisation  de  l'Armée  Rouge?...  La  socia- 
lisation de  la  presse  étudiée  par  le  docteur  Neurath,  n'est- 
elle  pas  soumise  au  cabinet  Hoffmann  qui  l'approuve. 

La  «  milice  républicaine  »  (Républikanische  Solda- 
tenwehr),  qui  a  été  constituée,  n'offre  au  gouvernement 
légal  aucune  garantie  de  loyalisme.  Recrutée  parmi  les 
sans-travail,  elle  est  en  proie  à  la  déliquescence  commu- 
niste. Au  demeurant  les  soldats  passent  leur  temps  à 
pérorer;  ils  ont  leurs  Raete,  leurs  conseils,  au  même 
titre  que  les  matelots1   et  les  blesses  dans  les  lazarets. 

Les  plus  folles  élucubrations  germent  et  fleurissent 
dans  les  cervelles  les  plus  pondérées.  D'aucuns,  pris.de 
la  folie  des  grandeurs,  désireux  de  jouer  les  rôles  de 
ténor,  viennent  en  Suisse  où  ils  s'efforcent  de  trouver 
l'oreille  des  diplomates  de  l'Entente.  Le  professeur 
Foerster,  qui  a  accepté  par  pur  dévouement  patriotique, 
en  refusant  toute  rétribution,  de  représenter  la  Bavière 
à  Munich,  a  une  tâche  ingrate.  Lui  qui  condamne 
résolument  le  bolchevisme  et  ses  adeptes  se  voit 
assailli  par  une  multitude  d'individus  bizarres  qui  sont 
des  agents  de  liaison  de  Lénine,  des  agitateurs  dange- 
reux. 

Le  ligueur  paysan  Gandorfer,  avec  lequel  j'eus  l'oc- 
casion de  causer  à  bâtons  rompus  en  Suisse,  le  dimanche 
16  mars,  la  veille  de  mon  départ  pour  l'Allemagne,  est 
un  type  d'intrigant  tenace,  sans  scrupules,  qui,  par  son 
physique,  n'a  pas  l'emploi  du  conspirateur.  D'extérieur 
lourd,  massif,   le  corps  taillé  à  coups  de  serpe,   sans 


1.  Des  matelots  en  rupture  de  ban  ont  envahi  toutes  Ies"grandes 
villes  d'Allemagne  où  ils  constituent  un  élément  permanent  de 
désordre  et  d'agitation. 


LE   CHAOS  63 

relief,  mise  négligée,  Gandorfer  s'exprime  néanmoins 
avec  animation  dans  un  allemand  largement  teinté  de 
jargon  bavarois.  Il  a  de  la  verve  et  même  l'esprit  du 
paysan  finaud  ;  il  parle  avec  chaleur  des  maux  de  la 
Bavière  qui,  selon  lui,  se  ramènent  uniquement  à  la 
disette  de  vivres  :  «  Ravitaillez-nous,  proclamait-il,  levez 
le  blocus,  et  il  n'y  aura  plus  un  seul  bolchévisant  parmi 
nous  ».  Et  Gandorfer  me  brossa  un  sombre  tableau  de 
la  misère  qui  régnait  en  Bavière  :  les  écoles  regorgeant 
d'enfant  chétifs,  rachitiques,  sous-alimentés  et  mal 
vêtus,  dont  la  plupart  n'avaient  pas  de  chemises,  les 
taudis  sans  feu  ni  vivres,  pleins  à  craquer  de  tuber- 
culeux, les  hôpitaux  trop  étroits  pour  recueillir  la  foule 
des  malades. 

Et  très  adroitement,  après  avoir  fait  vibrer  la  corde 
sentimentale,  il  fit  résonner  la  corde  politique,  m'expo- 
sant  les  avantages  que  retirerait  la  France  d'une  coopé- 
ration économique  avec  la  Bavière,  au  détriment  de  la 
Prusse,  cela  va  de  soi.  Car  la  levée  du  blocus  à  laquelle 
il  faisait  allusion  ne  devait  s'appliquer  qu'à  la  Bavière. 
Avec  l'éloquence  du  paysan  matois  qui  sait  puiser  ses 
meilleurs  arguments  dans  la  réalité,  dans  les  choses  jour- 
nalières, le  pain  de  ménage,  le  beurre  ou  la  graisse,  il 
me  montra  les  sympathies  que  gagnerait  la  France  par 
le  seul  moyen  du  ravitaillement  de  la  Bavière  et  d'un 
traitement  de  faveur  accordé  à  ce  pays.  De  l'avis  de  Gan- 
dorfer —  qui  voyait  juste  —  le  particularisme  bavarois 
s'en  serait  trouvé  renforcé,  l'hégémonie  de  Berlin  amoin- 
drie au  béuéfice  de  la  France. 

Et  Gandorfer  me  couvait  de  l'œil,  des  deux  yeux  ;  sa 
voix  avait  des  inflexions  caressantes,  presque  suaves. 
Deux  heures  d'horloge  il  plaida  la  nécessité  d'une  inter- 
vention de  la  France  qu'il  préférait  à  la  mainmise 
redoutable  de  la  Prusse.  Je  me  laissai  convaincre  par 
ses  arguments  ;  malheureusement  ses  efforts  ne  parvin- 
rent pas  à  secouer  la  passivité  de  nos  milieux  diploma- 


64  LA    TERREUR    EN   BAVIÈRE 

tiques,  ni  à  arrêter  le  cours  irrémédiable  des  événements 
en  Bavière... 

Le  gouvernement  Hoffmann,  désemparé,  fait  appel  au 
concours  de  toutes  les  autorités  qui  pourraient  le  tirer 
d'embarras.  Il  se  débat  dans  une  telle  crise  qu'il  n'y  a 
qu'une  influence  extérieure  qui  puisse  le  sauver.  À  tour 
de  rôle  on  convoque  à  Munich  Foerster  et  le  docteur 
Muehlon.  Tous  deux  retournent  en  Suisse  découragés, 
écœurés,  convaincus  qu'il  n'y  a  aucun  obstacle  à  opposer 
à  l'irrésistible  poussée  des  masses. 

Au  lendemain  de  son  retour  de  Munich  —  c'était,  si  je 
ne  me  trompe,  aux  premiers  jours  de  mars  — je  rencon- 
trai le  docteur  Muehlon  à  Zurich.  L'inquiétude  de  ses 
yeux  gris  accentuait  encore  la  sorte  de  lassitude  ner- 
veuse que  respirait  son  visage  surmené.  Il  avait  l'air 
d'une  bête  traquée,  hantée  encore  par  le  souvenir  d'un 
spectacle  apocalyptique. 

On  l'avait  convoqué  à  Munich  pour  lui  demander  d'ac- 
cepter le  portefeuille  des  Affaires  étrangères.  Muehlon 
n'avait  pas  voulu  s'enferrer  immédiatement  et  il  de- 
manda le  loisir  de  réfléchir  :  «  Deux  jours  et  deux  nuits 
durant,  me  dit-il,  privé  de  sommeil,  mangeant  sur  le 
pouce,  j'ai  discuté  avec  les  représentants  du  gouverne-* 
ment  et  les  délégués  des  partis  sans  qu'il  me  fût  pos- 
sible de  prendre  une  décision.  Munich  est  une  véri- 
table pétaudière,  une  maison  de  déments  où  les 
meetings  se  chevauchent.  Tout  se  passe  en  clabauderies 
et  ce  sont  les  avis  les  plus  extravagants  qui  prévalent  ». 
Et  d'un  geste  excédé  le  docteur  Muehlon  m'avoua  qu'il 
n'y  avait  rien  à  faire  contre  la  force  des  éléments  et  que 
le  mieux  était  encore  de  laisser  la  tempête  fondre  sur 
les  infortunés  Munichois. 

Selon  Muehlon  seule  une  intervention  de  l'Entente  — 
et  il  songeait  à  la  France  —  eût  pu  mettre  bon  ordre 


LE   CHAOS  65 

dans  ce  chaos.  Au  cas  où  nous  serions  intervenus,  il  était 
disposé  à  assumer  la  responsabilité  du  pouvoir  :  «  Avec 
votre  soutipn  je  pourrais  tout,  sans  vous  il  est  inu- 
tile de  songer  à  rétablir  l'assiette  politique  en  Bavière, 
surtout  que  le  gouvernement  de  Berlin  observe  pour  le 
moment  une  attitude  passive  »...  Une  occasion  de  plus 
que  nous  laissâmes  échapper.  Tant  il  y  a  que  l'histoire 
de  cette  époque  troublée  en  Bavière  c'est  aussi  celle  de 
notre  coupable  indifférence. 

Encore  qu'il  doutât  de  l'utilité  de  ses  efforts,  le  docteur 
Muehîon  —  à  défaut  d'une  ingérence  efficace  de  notre  part 
dans  les  affaires  de  la  Bavière  —  ne  voulut  rien  négliger 
pour  atténuer  la  détresse  de  ce  pays  et  je  sais  que, 
autant  par  patriotisme  que  par  philanthropie,  il  entre- 
prit de  nombreuses  démarches  pour  jeter  dans  le  pays 
quelques  convois  de  vivres. 

Les  mêmes  raisons  qui  poussèrent  Muehlon  à  refuser 
le  portefeuille  des  Affaires  étrangères  empêchèrent  Foers- 
ter  de  J'accepter.  Il  préféra  demeurer  à  son  poste  d'ob- 
servateur à  la  Légation  de  Berne. 

# 

■k-  ■& 

Au  lieu  de  s'améliorer,  la  situation  s'aggrave  tout  le 
long  du  mois  de  mars.  Après  la  session  burlesque  des 
16  et  17  mars  les  ministres  voudraient  à  nouveau  convo- 
quer la  Diète,  mais  les  extrémistes  s'y  opposent  et  les  gou- 
vernants n'ont  pas  le  courage  de  passer  outre.  Au  reste 
les  députés  du  Landtag  n'ont  nulle  envie  de  se  frotter 
aux  chevaliers  d'industrie  qui  tiennent  le  haut  du  pavé 
munichois.  Ils  redoutent,  non  sans  cause,  le  sort  d'Osel 
et  d'Auer. 

Trois  délégués  du  parti  socialiste  indépendant  se 
présentent  un  jour  chez  le  ministre  Segitz  et  lui  décla- 
rent que  dans  aucun  cas  leur  parti  ne  tolérerait  la 
réunion  de  la  Diète. 


66  LA  TERREUR   EN   BAVIERE 

Au  Congrès  des  Conseils  c'est  en  vain  que  les  modérés 
tentent  de  réaliser  un  compromis  qui  permettrait  de  la 
réunir  et  de  constituer  un  gouvernement  viable.  Les 
membres  de  la  gauchie  se  lèvent  les  poings  tendus  vers 
la  droite  :  «Vengeance!  vocifèrent-ils,  Vengeance!  »  Les 
radicaux  sabotent  toutes  les  tentatives  d'union,  étouffent 
par  l'obstruction  ou  par  la  terreur  les  propositions  les 
plus  raisonnables. 

Certes,  pour  proclamer  légalement  la  République 
soviétique,  il  faudrait  modifier  la  Constitution  et  il  n'y  a 
que  la  Diète  qui  connaisse  d'une  telle  modification.  Mais 
les  communistes,  soutenus  par  les  Indépendants,  se 
moquent  de  la  légalité  et  tendent  de  toute  leur  énergie 
au  bouleversement. 

L'attitude  de  la  social-démocratie  est  bizarre.  La  pol- 
tronnerie de  ses  chefs  n'a  d'égale  que  l'indifférence  de 
ses  affiliés.  Bien  que  les  masses  social-démocrates 
sachent  qu'elles  n'ont  rien  à  gagner  d'un  régime  sovié- 
tique, elles  y  donnent  en  principe  leur  adhésion  au 
cours  de  plusieurs  meetings  dans  le  caveau  du  Lœwen- 
bràu  et  ailleurs.  Pour  des  raisons  tactiques,  le  Gau- 
tag  ou  congrès  régional  des  social-démocrates  de  la 
Bavière  méridionale  se  prononce  en  faveur  de  la  Raete- 
republik  ou  République  des  Conseils. 

Les  maximalistes  agissent  partout  par  la  terreur.  Ils 
obligent  les  membres  du  Comité  exécutif  du  Conseil 
rural  des  soldats  (il  y  a  des  conseils  de  soldats  à  la  cam- 
pagne aussi  bien  qu'à  la  ville;  il  s'agit,  bien  entendu,  de 
soldats   démobilisés  ou  en   voie   de  démobilisation  *), 

1.  Pour  éviter  l'accroissement  excessif  du  nombre  des  sans- 
travail,  les  soldats  démobilisés  trouvaient  gîte  et  nourriture  dans 
les  casernes.  N'étant  astreints  à  aucun  travail,  ne  supportant  aucune 
discipline,  ils  étaient  naturellement  la  proie  des  agitateurs  qui 
venaient  prôner  dans  les  casernes  les  merveilles  des  théories 
extrémistes.  Les  conseils  de  soldats,  chargés  à  l'origine  de  dé- 
fendre les  intérêts  matériels  des  démobilisés,  ne  tardèrent  pas  à 


LE   CHAOS  67 

sous  menace  d'arrestation,  à  signer  une  déclaration  aux 
termes  de  laquelle  ils  adhèrent  à  la  République  sovié- 
tique et  ne  reconnaissent  plus  Je  gouvernement  Hoff- 
mann. 

Les  membres  des  Conseils  de  paysans,  eux-mêmes 
gagnés  par  la  propagande  soviétique,  distribuent  dans 
les  campagnes  des  tracts  favorables  au  nouveau  régime. 

Bien  que  la  grande  masse  du  peuple  bavarois  soit 
obscurément  rebelle  à  l'instauration  du  soviétisme,  les 
animateurs  du  chambardement  submergent  la  capitale 
de  télégrammes  mensongers  qu'ils  se  font  adresser  par 
leurs  amis.  Selon  ces  télégrammes  la  cause  du  soviétisme 
ferait  des  progrès  énormes  dans  les  villes,  grandes  et 
petites,  aussi  bien  qu'à  la  campagne. 

C'est  grâce  à  ces  fausses  nouvelles,  qui  rappellent  les 
machinations  du  G.  Q.  G.  allemand  et  du  Bureau  de  la 
Presse  pendant  la  guerre,  que  la  population  munichoise 
est  amenée  à  croire  que  dans  la  situation  épouvantable 
où  est  plongée  la  Bavière  il  n'y  a  d'autre  issue  que  le 
soviétisme.  Les  dirigeants  de  l'heure  se  trouvent  eux- 
mêmes  entraînés  sur  une  pente  glissante  et,  bien  qu'ils 
s'aperçoivent  que  leur  course  vertigineuse  les  conduit 
fatalement  à  l'abîme,  ils  n'ont  plus  la  force  de  rebrousser 
chemin,  ou  même  de  s'arrêter. 

Au  surplus,  depuis  la  révolution  de  novembre,  un 

grand  nombre  d'individus  douteux  se  sont  faufilés  dans 

les  deux  partis  socialistes,  ceux  que  l'on  a  appelés  les 

((  parvenus  politiques  »,   pour   qui  la  politique   n'est 

qu'un  tremplin  à  seul  effet  d'arriver  au  pouvoir  ou  de 

remplir  leurs  poches.  A  vrai  dire  ce  sont  les  mercantis 

de  la  vie  publique,   de  véritables  Schieber,  qui   trafi-, 

*  i 

se  transformer  en  parlotes  politiques  qui  opinaient  presque  tou- 
jours pour  l'extrême-gauche.  Dans  la  Reichswehr  actuelle,  les  con- 
seils de  soldats  ont  été  remplacés  par  les  «  hommes  de  confiance  ». 
Cf.  sur  les  transformations  de  l'armée  allemande  depuis  l'armis- 
tice les  chapitres  vi  et  xx  de  la  Centre-révolution  allemande. 


68  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

quent  des  intérêts  du  pays  comme  s'il  s'agissait  d'affaires 
commerciales  et  qui  visent  au  soviétisme  uniquement 
dans  l'idée  qu'ils  vont  se  mettre  dans  un  fromage  qu'ils 
n'auront  plus  que  la  peine  de  grignoter,  plus  propre- 
ment de  dévorer. 

La  chasse  aux  fonctions  publiques  va  être  en  effet 
l'une  des  caractéristiques  du  mouvement.  A  nous  les 
grasses  prébendes  et  les  lucratives  sinécures  !  Tel  est  le 
cri  de  guerre  qui  retentit  aux  rives  de  l'Isar. 

En  somme,  c'est  d'une  part  la  pusillanimité  des  social- 
démocrates,  de  l'autre  la  rage  d'arrivisme  de  certains 
ambitieux  sans  scrupules  qui  va  permettre  aux  extré- 
mistes d'instituer  à  Munich  le  régime  soviétique  dont 
la  ville  pâtira  lourdement  un  mois  durant  et  dont  les 
suites  sont  encore  sensibles  aujourd'hui. 

C'est  à  Augsbourg  que  fait  explosion  le  3  avril  le  pre- 
mier feu  d'artifice  du  soviétisme.  A  la  suite  d'une  réu- 
nion organisée  par  les  G.  0.  S.  dans  le  Ludwigsbau  et 
d'une  conférence  de  Niekisch,  les  assistants  adoptent 
presque  à  l'unanimité  une  résolution  invitant  le  Zen- 
tralrat  de  Munich  à  proclamer  la  Raelerepublik  ainsi  que 
son  rattachement  aux  républiques  sœurs  de  Hongrie  et 
de  Russie.  Une  délégation  de  trois  membres  vient  trans- 
mettre ces  postulats  à  Munich  et,  grâce  à  l'appui  des  radi- 
caux, parvient  à  faire  le  siège  des  membres  duZentralrat. 

Dans  la  soirée  du  4  avril,  le  docteur  Wadler  annonce 
au  cours  d'un  meeting  dans  le  caveau  du  Loewenbràu  que 
la  proclamation  de  la  République  des  Conseils  est  immi- 
nente. 

Les  derniers  détails  de  la  représentation  de  gala 
soviétique  ont  été  réglés  le  1er  avril  par  Levien,  Seidl  ' 
et  deux  autres  «  camarades  »  qui  se  sont  rendus  à 
Budapest.  Ils  y  ont  constitué  une  commission  qui  fixe 
d'ores  et  déjà  les  directives  du  chambardement. 

1.  Au  procès,  Seidl  nia  avoir  pris  part  au  pèlerinage. 


CHAPITRE  V 

LA  PROCLAMATION  DE  LA  RÉPUBLIQUE 
DES  CONSEILS 


Dans  son  ineffable  présomption,  c'est  Gustav  Landauer 
qui  a  choisi  la  date  du  7  avril,  anniversaire  de  sa  nais- 
sance, pour  proclamer  la  République  soviétique. 

En  fait  la  Raelerepublik  existe  depuis  plusieurs 
semaines,  il  n'y  manque  plus  que  la  consécration  offi- 
cielle. 

Le  premier  bavarois  Hoffmann  s'est  établi  à  Bamberg, 
d'où  il  négocie  avec  Scheidemann.  Ces  pourparlers,  qui 
ont  évidemment  pour  objet  l'intervention  armée  de  la 
Prusse  en  Bavière,  ont  le  don  d'irriter  les  extrémistes 
et  de  précipiter  le  déplacement  des  forces  vers  l'aile 
gauche. 

C'est  en  vain  que  le  président  modéré  du  Congrès  des 
Conseils,  l'instituteur  Niekisch,  adjure  Landauer  de 
ne  pas  aller  si  vite  en  besogne  :  «  Ne  liez  pas  votre  sort 
trop  étroitement,  lui  conseille-t-il,  à  celui  de  la  Répu- 
blique des  Conseils,  car  il  pourrait  vous  en  cuire  ». 

Landauer  que  ses  amis,  après  sa  mort,  tenteront  de 
faire  passer  pour  un  pacifiste,  un  incurable  modéran- 


70  LA   TERREUR  EN   BAVIÈRE 

tiste,  n'écoute  aucune  objurgation.  Lui  et  Mûhsam  sont 
affolés,  enivrés  à  l'idée  de  conquérir  le  pouvoir  presque 
sans  lutte,  sans  effort.  Ils  oublient  que  la  Roche  Tar- 
péienne  n'est  pas  loin  du  Capitole. 

Pourtant,  nombreux  sont  les  adversaires  d'une  pro- 
clamation prématurée,  qui  préféreraient  sonder  aupara- 
vant l'opinion  publique,  voire  la  travailler,  la  malaxer 
pour  la  gagner  à  l'idéal  soviétique.  C'est  dans  cette 
louable  intention  qu'Ernest  Tôlier,  successeur  d'Eisner 
à  la  tête  du  parti  Socialiste  Indépendant,  encore  un  jou- 
venceau, c'est  rendu  à  Nuremberg  où  il  est  surpris  par 
l'annonce  de  la  proclamation.  ïl  revient  bride  abattue  à 
Munich. 

Après  coup,  tous  les  militants  extrémistes  déploreront 
cette  proclamation.  Regrets  tardifs  et  inutiles!  C'est 
ainsi  que  l'anarchiste  Mûhsam  déclarera  à  son  procès  : 
<(  Je  me  repens  que  nous  ayons  agi  inconsidérément. 
C'était  une  naissance  avant  terme  ». 

Des  conciliabules  ont  lieu  pour  parer  au  pis.  Un  cer- 
tain Groehn,  qui  est  le  secrétaire  du  ministre  de  l'Assis- 
tance publique,  Segitz,  convoque  l'une  des  nouvelles 
étoiles  :  l'ancien  lieutenant  pangermaniste  Wadler,  et 
lui  propose  de  constituer  un  triumvirat  avec  un  social- 
démocrate,  un  socialiste  indépendant  et  un  communiste. 
Ce  serait,  dit-il,  le  seul  moyen  de  museler  les  masses  qui 
grondent  dans  la  rue  et  qui  dominent  Munich.  Car  les 
chefs  ne  sont  plus  maîtres  de  la  populace  que  les 
meneurs  agitent  et  attisent  sans  répit.  Sa  proposition 
reste  sans  effet. 

Cette  situation  ne  peut  s'éterniser  ;  quelle  que  soit  sa 
frayeur  des  résolutions,  il  faut  que  le  gouvernement  Hoff- 
mann se  prononce  contre  ou  pour  la  République  des 
Conseils,  contre  ou  pour  la  réunion  de  la  Diète  de 
Bavière,  légalement  élue.  Le  cabinet  tient  séance  dans 
la  nuit  du  4  au  5  avril  au  ministère  de  la  Guerre.  La  plu- 
part des  ministres,  sauf  Hoffmann  qui  n'est  plus  revenu  : 


LA    PROCLAMATION   DE   LA   RÉPUBLIQUE    DES    CONSEILS      74 

Simon,  Segitz  et  Schneppenhorst,  ministre  des  Affaires 
militaires,  Je  commandant  dv  la  ville  Dûrr,  les  princi- 
paux délégués  du  ((  Zentralrat  »  et  du  Comité  révolu- 
tionnaire :  Sauber,  Niekisçh,  Wadler,  Sontheimer, 
Miïhsam,  Leviné  et  Landauer  y  assistent.  Mais,  à  la 
faveur  d'une  surveillance  singulièrement  relâchée,  de  la 
part  des  miliciens,  dits  républicains,  une  foule  bigarrée 
composée  d'éléments  explosifs  s'est  glissée  dans  le  mi- 
nistère et  jusque  dans  la  salle  où  a  lieu  la  séance.  Il  y  a 
là  des  filles  échevelées  et  de  crapuleux  voyous  de  dix- 
neuf  ans  qui  entendent  imposer  leurs  volontés  extré- 
mistes aux  membres  du  gouvernement.  Toute  la  clien- 
tèle des  soviets  s'est  donné  rendez-vous  au  ministère. 

Au  lieu  de  faire  résolument  pièce  contre  les  meneurs, 
les  partisans  de  la  social-démocratie  et  les  membres  du 
gouvernement,  intimidés,  apeurés,  ne  cherchent  qu'à 
obtenir  un  délai,  et,  pour  gagner  du  temps,  dans  l'es- 
poir qu'un  deus  ex  machina  viendra  les  tirer  du  piège  où 
ils  sont  englués,  ils  se  déclarent  disposés  à  proclamer 
la  République  des  Conseils  le  lundi  7  avril. 

Deux  hommes  énergiques,  franchement  adversaires 
du  soviétisme  :  le  ministre  Schneppenhorst  et  le  com- 
mandant de  la  ville  Diirr  eussent  pu  sans  doute  par 
leur  attitude  imposer  le  respect  aux  énergumènes  '.  Ils 
préfèrent  se  draper  dans  le  silence,  redoutant,  disent 
des  témoins  oculaires,  d'être  revolverisés  ou  assommés 
séance  tenante  s'ils  avaient  manifesté  la  moindre  vel- 
léité de  rébellion. 

Le  délégué  des  paysans,  Gandorfer,  qui  est  également 
présent,  donne  son  adhésion  au  soviétisme,  sous  réserve 

1.  Après  coup  Schneppenhorst  a  démenti  catégoriquement  qu'il 
se  soit  prononcé  en  faveur  du  gouvernement  soviétique  ou  même 
que  son  attitude  ait  été  équivoque  et  il  a  poursuivi  en  justice, 
pour  diffamation,  le  rédacteur  Nutt  de  la  Neue  Zeitung.  C'est  à  ce 
procès  qu'un  témoin  a  rapporté  une  déclaration  fort  compromet- 
tante de  Schneppenhorst.  Cf.  chapitre  premier,  p.  14. 


72  LA   TERREUR  EN   BAVIÈRE 

que  la  socialisation  ne  toucherait  que  les  propriétés 
dont  la  superficie  dépasse  1000  arpents  et  qu'elle  serait 
effectuée  par  les  paysans  eux-mêmes.  Le  Dr  Wadler  qui 
est,  semble-t-il,  l'instigateur  du  coup  et  qui  dans  une 
réunion  publique  vient  annoncer  l'instauration  du  sovié- 
tisme,  se  déclare  d'accord  avec  cette  proposition. 

Schneppenhorst  prend  la  parole,  mais  loin  de  se  pro- 
noncer d'emblée  contre  la  République  des  Conseils  il 
demande  l'autorisation  de  partir  pour  Nuremberg,  afin 
de  se  rendre  compte  de  l'état  d'esprit  de  la  population 
et  d'ajourner  toute  décision  avant  qu'on  ne  soit  fixé  à 
cet  égard.  Landauer  bondit  :  «  Si  Schneppenhorst  va  à 
Nuremberg,  s'écrie-t-il,  quelle  garantie  avons-nous  qu'il 
n'en  reviendra  pas  avec  des  soldats  et  des  avions  qui 
anéantiront  la  République  des  Conseils!  » 

Pourtant  le  social-démocrate  Dûrr,  rassemblant  son 
énergie  défaillante,  ose  enfin  s'élever  contre  la  veulerie 
de  son  parti  :  «  Si  mon  parti,  clame-t-il,  adhère  à  la 
République  des  Conseils,  j'en  sortirai!  » 

Erich  Mûhsam,  anarchiste,  ou  communiste,  selon  les 
circonstances,  lui  donne,  sur-le-champ,  la  réplique  : 
<(  Cette  nuit  encore  nous  proclamerons  la  République 
des  Conseils  avec  vous  ou  contre  vous  !  » 

La  voix  de  Dïirr  n'a  pas  d'écho  etles  social-démocrates 
couards,  crainte  de  représailles,  ne  soufflent  plus  mot. 
Finalement  on  tombe  d'accord  pour  remettre  au  lundi 
7  avril  la  proclamation  de  la  République  soviétique, 
mais  déjà,  dans  une  chambre  contiguë,  Landauer  et 
Mûhsam  élaborent  un  appel  au  peuple. 

En  dépit  de  l'irritation  qu'a  provoquée  l'intervention 
de  Dûrr,  ce  dernier  peut  sortir  de  la  salle  des  séances 
sans  être  molesté  et  le  soir  même  il  quitte  Munich.  Quant 
à  Schneppenhorst  il  a  toute  la  soirée  des  limiers  sovié- 
tistes  sur  les  talons  prêts  à  lui  faire  un  mauvais  parti, 
et  bon  gré  mal  gré  il  doit  demeurer  à  Munich. 

Conformément  aux  décisions  de  l'assemblée,  des  ora- 


LA   PROCLAMATION   DE   LA   RÉPUBLIQUE   DES   CONSEILS      73 

teurs  sont  délégués  pour  parcourir  les  villes  de  province 
et  la  campagne  afin  d'y  diffuser  l'idéal  soviétique.  On 
leur  remet  des  télégrammes  d'adhésion  dont  le  libellé 
est  préparé  à  l'avance  et  qui  seront  ensuite  communi- 
qués officiellement  à  la  presse.  Rien  n'est  négligé  pour 
«  animer  »  les  masses. 

Les  protestations  du  président  de  la  Diète  Schmitt  à 
la  barbe  fleurie  et  du  président  du  Conseil  Hoffmann, 
que  des  avions  répandent  sur  Munich  le  dimanche 
6  avril,  ne  provoquent  aucune  réaction. 

Cendant  ce  temps  les  conciliabules  et  les  réunions  se 
multiplient.  Au  cours  d'un  meeting  dans  la  salle  du 
Hofbrâu  des  délégués  des  comités  d'ouvriers,  d'employés 
et  de  fonctionnaires  font  part  de  leur  adhésion  au  sovié- 
tisme.  Dans  toutes  les  salles  de  Munich  des  résolutions 
identiques  sont  adoptées.  Les  conseils  de  casernes 
avaient,  dès  le  4  avril,  avoué  leurs  sympathies  pour  les 
ouvriers,  déclarant  que  si  la  Diète,  ainsi  qu'il  en  était 
question,  se  réunissait  le  8  avril,  ils  refuseraient  d'as- 
sumer sa  protection. 

Le  5  avril  les  soldats  du  premier  régiment  d'infante- 
rie bavaroise-  avaient  invité  le  Zentralrat  à  proclamer  la 
«  Baeterepublik  »  et  baptisé  du  nom  de  «  Kurt  Eisner  » 
leur  caserne  du  Champ  de  Mars.  Suivant  cet  exemple 
les  troupes  du  deuxième  régiment  appellent  la  leur  du 
nom  d'un  autre  héros  communiste,  «  Karl  Liebknecht  ». 

Une  nouvelle  séance,  à  laquelle  assistaient  une  ving?- 
taine  de  personnes,  a  lieu  dans  la  nuit  du  6  au  7  avril 
au  ministère  de  la  Guerre. 

Huit  des  points  du  programme  minimum  du  parti 
socialiste  indépendant  sont  acceptés  par  les  social-démo- 
crates qui  n'en  réservent  que  quatre.  C'est  inutilement 
que  Tôlier,  qui  voudrait  ajourner  la  proclamation  de  la 
Baeterepublik,  en  demande  la  discussion   immédiate  *. 

1.  Espérant  que  cette  discussion  refroidirait  les  emballés. 


74  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

L'Assemblée  passe  outre.  La  délibération  qui  suit  con- 
firme dans  leur  intransigeance  les  partisans  de  l'ordre 
nouveau  et,  à  l'exclusion  des  social-démocrates  trop 
tièdes,  des  communistes  trop  ardents,  on  constitue  un 
cabinet  dont  les  portefeuilles  sont  attribués  non  aux 
plus  compétents  mais  aux  plus  braillards  et  aux  plus 
excentriques. 

Désormais  rien  ne  s'oppose  plus  à  la  réalisation  des 
vœux  des  novateurs  et  le  sept  avril  au  matin,  lorsque  les 
Munichois  se  réveillent,  la  <(  Grande  Aube  »  les  place 
sous  la  souveraineté  du  <(  Zentralrat  »  révolutionnaire. 

Sauf  Nuremberg,  toutes  les  grandes  villes  et  même 
les  petites  villes  de  province  semblent  adhérer  au  mou- 
vement. Mais  il  ne  s'agit  que  d'une  adhésion  fictive,  tru- 
quée pour  les  besoins  de  la  propagande  par  des  agitateurs 
dépourvus  de  tout  scrupule.  La  défection  générale  des 
villes  va  être  presque  immédiate  et  Munich  demeurera 
isolé. 

Le  nouveau  régime  manifeste  son  existence  par  une 
avalanche  de  proclamations  ampoulées  et  amphigou- 
riques qu'il  serait  vain  de  vouloir  reproduire  ou  même 
mentionner  en  entier.  ïi  s'agit  d'inculquer  aux  bons 
bourgeois  de  Munich  de»  leçons  de  soviétisme  intégral. 

Voici  un  manifeste  à  l'usage  des  «  frères  à  l'étau,  à  la 
charrue  et  au  pupitre  »  ;  un  autre  signé  du  visionnaire 
Erich  Mûhsam  pour  l'union  des  prolétaires  de  tous  les 
pays.  Le  Parti  Socialiste  Indépendant  formule  de  la 
plume  de  Tôlier  et  de  Fendl,  son  programme  soviétique 
dont  les  points  essentiels  sont  : 

1°  La  dictature  du  prolétariat;  2°  la  reconstruction 
des  conseils  d'ouvriers  au  moyen  d'élections  par  établis- 
sements et  par  professions;  3°  la  socialisation  de  Vin- 
dustrie^  des  banques  et  de  la  grande  propriété  foncière; 
4°  la  transformation  de  la  machine  bureaucratique  de 


LA   PROCLAMATION   DE   LA   RÉBUBLIQUE   DES    CONSEILS      75 

l'Etat  et  de  la  commune  dans  un  sens  soviétique  ; 
5°  Vintroduction  du  travail  obligatoire  pour  tous,  aussi 
pour  la  bourgeoisie  ;  6°  la  modification  radicale  de  la 
Justice  sur  une  base  révolutionnaire;  7°  la  transforma- 
tion du  système  des  logements  ;  8°  la  séparation  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat;  9°  le  bouleversement  immédiat  des 
institutions  scolaires  et  universitaires  ;  10°  la  socialisa- 
tion de  la  presse  ;  11°  la  constitution  d'une  Armée 
Rouge  pour  protéger  la  République  des  Conseils;  12°  une 
alliance  avec  la  Russie  et  la  Hongrie. 

A  ce  dodécalogue  moscovite  le  Parti  Socialiste  Indé- 
pendant annexe  quelques  remarques  sur  la  composition 
du  Zentralrat  qui  comprendra  à  nombre  égal  des 
membres  du  Parti  Socialiste  indépendant,  du  Parti  Com- 
muniste, ainsi  que  des  socialistes  majoritaires  et  des 
paysans  se  plaçant  sur  le  terrain  des  propositions 
énoncées  ci-dessus.  Les  commissariats  devraient  être 
répartis  en  vertu  des  mêmes  principes.  Mais  les  social- 
démocrates  aussi  bien  que  les  communistes  refusent  de 
se  rallier  à  ce  programme,  ceux-ci  parce  qu'ils  le  trou- 
vent trop  modéré,  ceux-là  parce  qu'il  est  trop  radical. 

Il  en  résulte  que  les  commissariats  vont  être  peuplés 
uniquement  de  socialistes  indépendants,  de  «  paysans  » 
et  de  dilettantes  révolutionnaires  qui  ne  sont  affiliés  à 
aucune  fraction. 

Dès  sa  formation  le  nouveau  gouvernement  est  con- 
damné à  végéter,  combattu  qu'il  est  par  les  socialistes 
de  droite  et  d'extrême-gauche.  Dans  les  clubs  et  les 
multiples  comités  qui  surgissent  des  bas-fonds,  au 
Comité  révolutionnaire,  où  se  réfugient  les  extrémistes, 
aussi  bien  qu'à  Bamberg  qui  est  le  siège  du  gouverne- 
ment social-démocrate,  on  s'apprête  à  déclancher  contre 
les  soViétistes  au  pouvoir  une  formidable  et  victorieuse 
propagande. 

Le  lundi  7  avril  la  Rote  Fahne  de  Munich  (Le  Drapeau 
Rouge),  organe  des  communistes,  jette  le  gant  de  défi  à 


76  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 


la  ((  Schein-Raeterepublik  »  (le  faux-semblant  de  Répu- 
blique des  Conseils)  qui  est  née  dans  la  nuit,  invite  les 
adeptes  du  parti  à  nourrir  la  plus  juste  méfiance  contre 
ses  créateurs  qu'elle  appelle  «  traîtres  soeiaux  »  et  à 
entreprendre  tout  ce  qu'il  sied  pour  réaliser,  par  la 
force,  la  véritable  République  des  Conseils,  c'est-à-dire 
la  République  communiste. 

Cette  proclamatipn   est   une  incitation  à  la    guerre 
civile. 


A  la  réunion  nocturne  du  6-7  avril,  à  laquelle  partici- 
paient des  membres  du  Zentralrat,  des  délégués  du 
Conseil  révolutionnaire  d'ouvriers,  des  représentants  de 
la  social-démocratie  majoritaire  et  du  Parti  Socialiste 
indépendant,  les  participants  étant  tombés  d'accord 
sur  la  proclamation  immédiate  de  la  «  Raeterepublik  »,  il 
fallut  constituer  un  cabinet.  Après  de  longues  et  dif- 
ficiles diseussions,  le  Parti  Socialiste  indépendant, 
quelques  paysans  et  certains  «  sauvages  »,  n'adhérant  à 
aucun  parti,  formèrent  la  liste  suivante  : 

Affaires  étrangères  :  Dr.  Lipp  (socialiste  indépen- 
dant). 

Intérieur  :  Soldmann  (soc.  ind.). 

Assistance  publique  :  Hagemeister  (soc.  ind.). 

Finances  :  Silvio  Gesell. 

Propagande  :  Landauer. 

Justice  :  Kuebler  (du  Conseil  des  paysans). 

Trafic  :  Pattlukum  (soc.  ind.). 

Agriculture  et  sylviculture  :  Steiner  (Conseil  des 
paysans). 

Affaires  militaires  :  incertain. 

Ravitaillement  :  Wutzlhofer. 

Logements  :  Dr.  Wadler. 

Economie  nationale  :  Dr.  Jaffé  (soc.  ind.). 


LA   PROCLAMATION   DE   LA   RÉPUBLIQUE   DES   CONSEILS      77 

Cette  première  liste  de  commissaires  du  peuple  est 
loin  d'être  définitive.  Pendant  les  trois  semaines  que 
durera  le  régime  soviétique  elle  sera  sujette  à  de  conti- 
nuels remaniements.  Les  communistes  et  les  socialistes 
majoritaires  —  nous  l'avons  vu  —  déclinent  d'y  entrer. 

Une  chasse  folle  aux  fonctions  publiques  va  commen- 
cer. Les  socialistes  indépendants  se  sont  taillé  la  part 
du  lion  dans  la  distribution  des  emplois  supérieurs, 
mais  ils  vont  être  talonnés  par  les  communistes  et  leur 
concordat  ne  sera  pas  de  longue  durée. 

Gustave  Landauer,  qui  officiellement  n'est  affilié  à 
aucune  chapelle,  s'est  attribué  d'office  le  commissariat 
de  la  propagande,  baptisé  «  pour  l'éclaircissement  du 
peuple  ».  C'est  à  lui  qu'il  appartiendra  d'éclairer  les 
masses  sur  les  incommensurables  avantages  et  les  bien- 
faits tangibles  du  régime  communiste.  Sa  culture  doit, 
paraît-il,  l'y  prédisposer. 

Au  docteur  Jaffé,  issu  de  l'ancien  cabinet  et  qui  refuse 
de  servir  la  nouvelle  religion  ^,  on  substitue  bientôt  à 
l'Economie  nationale  un  dégénéré  d'origine  autri- 
chienne :  le  docteur  Neurath,  qui  se  propose  dès  l'abord 
de  supprimer  tous  les  établissements  de  crédit  pour 
la  raison  majeure  qu'ils  sont  parfaitement  inutiles. 

A  la  guerre,  ou  plutôt  aux  Affaires  militaires,  pour 


1.  Le  docteur  Edgar  Jaffé,  originaire  de  Hambourg,  d'abord 
commerçant,  parvient  à  se  faire  agréger  comme  privat-docent  à 
l'Université  de  Heidelberg  en  1905;  il  professe  ensuite  l'économie 
politique  aux  écoles  supérieures  de  Mannheim  et  de  Munich 
et  finit  par  être  promu  en  1910  professeur  extraordinaire  à 
l'Université  de  cette  dernière  ville,  Il  y  édite  les  Archives  de 
sciences  et  d'éthique  sociales.  Peu  avant  la  révolution  Jaffé  se 
rallie  au  Parti  socialiste  indépendant  et  il  est  le  premier  à  récla- 
mer dans  des  meetings  la  destitution  du  kaiser.  Eisner  l'en 
récompense  en  lui  confiant  le  ministère  des  finances.  A  la  suite 
des  fortes  émotions  qu'il  éprouva  pendant  l'ère  communiste  il 
devint,  comme  bien  d'autres,  l'hôte  d'une  maison  de  santé  de 
Munich  où  il  est  mort  à  l'âge  de  55  ans,  en  mai  1921. 


78  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

employer  l'euphémisme  en  vogue  dans  ce  pacifique 
pays,  on  installe  quelques  jours  plus  tard  un  certain 
Reichhart  qui  aura  du  reste  plusieurs  successeurs. 

Ernst  Tôlier,  qui  est  l'un  des  inspirateurs  de  la 
Deuxième  Révolution  et  qui,  sur  la  fin,  se  muera  en 
bouillant  général,  préside  aux  séances  du  ZentraUat 
dont  il  signe  les  solennelles  proclamations,  aux  allures 
scientifiques,  redondantes  de  clinquant  soviétique.  Doué 
d'une  prodigieuse  activité,  il  trouve  moyen  de  se  dédou- 
bler et  de  dédier  ses  minutes  perdues  au  ravitaillement; 
avec  l'aide  des  pèlerins  socialistes  de  l'Entente,  à  Berne, 
il  se  fait  fort  d'approvisionner  la  Bavière  en  un  tourne- 
main; C'est  lui  qui  annonce  à  grands  coups  de  gong 
dans  les  gazettes  que  la  France  s'apprête  à  diriger  sur 
Munich,  par  le  canal  de  la  Suisse,  des  convois  intermi- 
nables de  farine  et  de  saindoux.  Oh!  la  bonne,  déli- 
cieuse, visqueuse  et  fondante  graisse  du  plus  précieux 
des  quadrupèdes,  dont  le  parfum  fait  frissonner  par 
anticipation  les  narines  et  verser  des  larmes  de  joie  pré- 
maturée. Combien  amère  fut  ensuite  la  déconvenue  ! 

Un  certain  Langenegger  est  également  attaché  aux» 
logements.  Cet  individu,  tailleur  de  métier,  symbolise: 
l'ascension  des  classes  basses  vers  les  régions  supé- 
rieures^ c'est  un  délirant  d'un  autre  genre  ;  tant  et  si 
bien  que  lui  qui  n'avait  tiré  que  l'aiguille  sa  vie  durant 
finit  par  se  hisser  dans  un  commissariat.  Esprit  proli- 
fique, il  passe  ses  heures  de  bureau  à  rédiger  des  arrêts 
et  des  décrets  dans  une  langue  pittoresque  entaillée 
de  barbarismes,  de  pléonasmes,  de  métaphores,  bourrée 
aussi  d'innombrables  fautes  d'orthographe  et  de  syntaxe, 
que  la  presse  était  obligée  de  reproduire  et  qu'elle 
reproduisait  avec  empressement.  Les  lecteurs  se  fai- 
saient des  gorges  chaudes  à  lire  les  extravagances  de 
maître  Langenegger  avec  toutes  leurs  fioritures  de  style 
et  leurs  tentatives  révolutionnaires  de  réformes  gram- 
maticales. Sans  doute,  à  l'instar  de  Vaugelas,  s'était-il 


LA   PROCLAMATION   DE   LA   RÉPUBLIQUE   DES   CONSEILS      79 

proposé  de  chambarder  la  grammaire  avant  de  socia- 
liser les  habitations! 

L'avocat  docteur  Wadler,  qui  s'était  pour  quelques 
jours,  ou  pour  quelques  heures,  installé  aux  Logements 
et  auquel  succéda  le  réformiste  linguiste  Langenegger, 
avait  été  naguère  garde-chiourme  en  Belgique  occupée, 
l'un  des  fauteurs  des  déportations  d'ouvriers  belges  en 
Allemagne.  Ces  fonctions  le  désignaient  tout  naturelle- 
ment pour  occuper  le  commissariat  du  Travail,  le  travail 
tout  court   en  attendant   que  ce   fût  le  travail   forcé. 

C'est  un  tourneur  en  métaux,  Paulukum,  de  nationa- 
lité tchèque,  au  nom  flamboyant  de  latinité,  lequel  doit 
inspirer  le  plus  profond  respect  aux  agents-voyers  et 
aux  cantonniers,  qui  est  nommé  commissaire  du 
Département  des  voies  et  communications. 

Paulukum,  qui,  tourne  ses  phrases  avec  autant  de 
force  que  les  barres  de  fer,  est  chargé  par  la  Commune 
de  propager  en  province  les  idées  nouvelles,  mais  au 
cours  d'un  «  voyage  d'agitation  »,  le  commissaire  des 
voies  et  communications  qui  semble  ignorer  la  géogra- 
phie, ou  du  moins  l'emplacement  des  troupes  de  l'armée 
blanche,  est  capturé  à  Freising.  Il  est  de  bonne  prise  ! 

Sitôt  que  ce  fougueux  communiste  eut  le  loisir  de 
méditer  en  cellule  sur  la  fugacité  des  choses  de  ce 
monde  et  surtout  de  la  gloire  révolutionnaire,  il  fit  brus- 
quement retour  sur  lui-même  ;  dans  une  déclaration  qui 
fut  reproduite  à  dessein  par  la  presse,  il  réprouva  en 
termes  catégoriques  les  tendances  de  la  Raeterepublik  et 
flétrit  un  peu  tard  l'insupportable  tyrannie  des  Juifs 
étrangers  :  «  Je  considère,  conclut-il,  le  gouvernement 
soviétique  bavarois,  dans  sa  composition  actuelle, 
comme  frappé  d'incapacité;  surtout  parce  que  l'incapa- 
cité absolue  de  ses  chefs  est  pour  moi  chose  évidente  » 
(sic). 

Il  a  fallu  son  arrestation,  le  pain  noir  et  l'eau  claire 
du  cachot,  la  mortification  de  sa  fugitive  apparition,» 


80  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

l'aigreur  du  parvenu,  piètre  équilibriste,  qui  dégringole 
par  sa  propre  bêtise,  et  surtout  la  crainte,  peu  hono- 
rable, de  représailles  inexorables,  pour  l'induire  à  con- 
damner sans  rémission  ses  camarades  d'hier,  leurs 
actes,  et  à  rédiger  une  démonstration  qui  pèche  par  son 
illogisme. 

Paulukum  est  un  ami  du  docteur  Frantz  Lipp,.deux 
fois  interné  dans  une  maison  de  fous  pour  sa  manie  des 
grandeurs,  dont  nous  nous  occupons  plus  longuement 
ailleurs. 

A  l'Intérieur  on  installe  comme  commissaire  le  secré- 
taire du  syndicat  Soldmann  dont  le  règne  sera  tout 
aussi  éphémère  que  celui  de  ses  confrères.  Il  est  beau- 
coup trop  sage,  trop  raisonnable  pour  occuper  un  poste 
de  cette  envergure. 

L'écrivain  berlinois  Silvio  Gesell  est  promu  au  com- 
missariat des  finances.  Avec  son  collaborateur,  le  phy- 
sicien munichois  Théophil  Ghristen,  il  se  propose  de 
mettre  en  pratique  une  théorie  économique  nihiliste 
dont  l'essence  est  bien  entendu  la  destruction  du  capi- 
talisme, la  suppression  des  systèmes  monétaires  et  de 
l'argent  comme  moyen  d'échange,  bref  le  retour  à  l'état 
de  nature  tant  prôné  par  Jean-Jacques  Rousseau  dont 
Gesell  n'est  qu'une  pousse  bâtarde  et  déjetée. 

Déjà,  avant  la  guerre,  Gesell  provoquait  l'hilarité  de 
tous  les  économistes  par  les  théories  biscornues  qu'il 
énonçait  dans  ses  opuscules.  Le  troisième  bouleverse- 
ment, celui  du  15  avril,  l'empêcha  de  convoquer  à  Mu- 
nich, comme  c'était  son  intention,  une  conférence  «  inter- 
nationale »  du  change.  Il  y  eût  prêché  sa  doctrine 
devant  des  banquettes  vicies,  à  moins  que  Moscou  et 
l'association  des  tire-laine  munichois  n'y  eussent  député 
des  représentants. 

Le  coiffeur  Max  Strobl  est  chargé  de  diriger  la  Com- 
mission extraordinaire,  la  Tcheka,  qui,  sur  le  patron  de 
celle  de  Moscou,  a  pour  objet  de  combattre  la  contre- 


LA   PROCLAMATION   DE    LA   RÉPUBLIQUE   DES   CONSEILS      81 

révolution.  En  cette  qualité   c'est  lui    qui   ordonnera 
l'arrestation  de  nombreux  otages. 

*    -X- 

Mais  à  côté  de  ces  pitres  de  mi-carême  qui  ébaudis- 
sent  le  public  de  leurs  exploits  retentissants  et  qui, 
tels  des  athlètes  en  foire,  paradent  sur  l'estrade  au  ron- 
flement de  la  grosse  caisse  et  au  son  déchirant  des  clai- 
rons, il  y  a  dans  l'ombre  les  périlleux  et  féroces  anima- 
teurs qui  s'appuyent  sur  la  masse  dont  ils  flattent  les 
bas  instincts,  n'attendant  que  le  moment  opportun 
pour  leur  porter  un  coup  de  Jarnac  et  s'installer  à  leur 
place:  Axelrod,  qui  s'intitule  ambassadeur  du  gouver- 
nement soviétique  de  Moscou  et  les  plus  habiles  des 
agents  de  propagande  russe,  Leviné-Niessen  et  le  doc- 
teur Levien,  qu'il  ne  faut  pas  confondre. 

Ces  forces  obscures,  qu'un  témoin  appellera  plus  tard, 
sans  ironie,  «  les  individus  les  plus  capables  et  les  plus 
doués  »,  ne  tendent  qu'à  établir  sur  la  bourgeoisie  de 
Munich  l'abominable  terreur  qui  a  déjà  exterminé  toute 
la  classe  moyenne  russe. 

Pour  eux  la  République  des  Conseils,  dont  la  nais- 
sance vient  d'être  si  pompeusement  annoncée  au  monde 
amusé  et  à  l'Allemagne  stupéfaite,  n'est  encore  qu'un 
semblant  de  soviétisme,  ce  qu'ils  appellent  une  «  Schein- 
raeterepublik  »  ;  ils  veulent  plus,  ils  veulent  mieux  ; 
tant  qu'ils  n'auront  pas  le  soviétisme  intégral  avec  ses 
corollaires  moscovites  :  la  faim,  la  terreur,  la  spoliation 
etles  travaux  forcés  —  ce  que  les  pince-sans-rire  appellent 
d'une  image  délicieuse  la  dictature  du  prolétariat  — 
leurs  vœux  ne  seront  pas  comblés. 

Ce  sont  ces  forcenés  et  leurs  sinistres  acolytes  qui, 
après  leur  chute  violente,  s'écrieront  dans  la  prison 
d'Erbach  où  furent  détenus  un  certain  nombre  de  com- 
munistes :  «  Ah!  si  nous  faisions  une  deuxième  révolu- 


82  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

tion,  nous  ne  serions  pas  si  bêtes,  nous  nous  servirions 
d'une  guillotine  à  vapeur  ». 

Le  mouvement  soviétique  déclanché  à  Munich  est 
accueilli  sans  grand  enthousiasme  dans  le  pays.  Il  est 
vrai  que  des  proclamations  analogues  ont  lieu  à  Augs- 
bourg,  à  Nuremberg  et  en  d'autres  villes,  mais  là  où  l'élé- 
ment autochtone,  rassis,  pondéré,  peu  enclin  aux 
brusques  novations,  n'est  pas  noyé,  comme  à  Munich, 
par  un  flot  d'ouvriers  étrangers,  ligués  à  une  populace 
nombreuse,  la  révolution  sociale  n'a  aucune  chance 
d'aboutir.  La  masse  des  Bavarois  y  est  rebelle  et  rejette 
instinctivement  des  théories  qu'elle  n'a  pas  digérées  et 
que  le  solide  estomac  bavarois  refuse  d'assimiler. 

Néanmoins  de  Munich  la  propagande  s'organise,  non 
pas  la  propagande  par  la  lettre  ou  par  la  parole,  mais 
par  le  fait. 

Il  s'agit  de  convaincre  les  rustres  non  seulement  des 
avantages  du  communisme,  source  de  fécondité  et  corne 
d'abondance,  mais  surtout  de  les  obliger  à  rendre  gorge, 
à  ravitailler  la  capitale  affamée  en  déchargeant  leurs  gre- 
niers de  blé,  à  ouvrir  leurs  silos  de  pommes  de  terre, 
à  se  dessaisir  au  profit  des  soviétistes  munichois  de 
leurs  quartiers  de  salaison  .-jambons  fumés,  saucissons 
pendus  à  l'âtre,  pièces  énormes  de  lard,  provisions  de 
l'année. 

Des  bandes  armées  battent  la  campagne,  qui  fouillent 
les  fermes  et  qui  établissent  d'office  dans  les  villages  le 
régime  soviétique.  Toute  la  Haute-Bavière  est  violentée, 
rançonnée.  La  petite  ville  de  Rosenheim  est  le  théâtre 
d'inénarrables  scènes  dont  le  régisseur  est  le  bandit 
communiste  Guido  Kort. 

*  * 

Dès  l'instauration  du  nouveau  régime,  des  germes  de 
désagrégation  se    manifestent.   Les    social-démocrates 


LA   PROCLAMATION   DE   LA   RÉPUBLIQUE   DES   CONSEILS      83 

majoritaires,  dont  on  a  extorqué  l'adhésion  à  la  «  Raete- 
publik  »,  cherchent  un  artifice  pour  la  bouleverser  du 
premier  abord.  Le  noyau  de  résistance  qui  s'est  consti- 
tué à  Nuremberg  puis  à  Bamberg  sous  la  direction  de 
Hoffmann  se  grossit  de  tous  les  mécontents,  et  les 
ministres  qui  sont  prisonniers  de  leur  promesse  à 
Munich  tentent  de  s'évader  de  la  ville-cobaye  du  com- 
munisme. Dans  la  métropole  de  l'Isar  même  des  auda- 
cieux tentent  de  renverser  le  régime  des  soviets. 

Le  peintre  Seyfuertitz  et  l'avocat  docteur  Loewenfeld 
vont  être  les  principaux  instigateurs  du  coup  de  main 
qui  survient  les  12  et  13  avril.  , 

Seyfuertitz,  abandonnant  pinceaux  et  palettes,  déser- 
tant le  Pinde  pour  le  royaume  de  Mars,  était  devenu 
commandant  de  la  milice  républicaine.  Exaspéré  par  les 
premiers  abus  du  nouveau  régime,  il  convoque  pour  le 
10  avril  tous  les  présidents  des  Conseils  de  soldats  de  la 
garnison  munichoise  et  à  l'unanimité  il  fait  adopter  un 
ordre  du  jour  qui  exige  la  destitution  du  Conseil  central, 
l'arrestation  des  chefs  de  la  République  des  Conseils  et 
l'établissement  d'une  dictature  militaire  jusqu'à  ce  que 
le  retour  du  gouvernement  légal  Hoffmann  soit  assuré. 

Exultant  du  résultat  obtenu,  le  «  dictateur  »  en  herbe 
s'éloigne  pour  conférer  avec  ses  amis.  Pendant  son 
absence  un  certain  Killer,  soutenu  par  des  communistes, 
intervient  et  réussit  à  bouleverser  la  décision  prise  par 
l'assemblée! 

Seyfuertitz  ne  se  décourage  pas  et  avec  Loewenfeld  il 
décide  d'organiser  la  résistance  armée  des  miliciens 
républicains  contre  les  communistes.  Le  ministre  Sehnep- 
penhorst,  qui,  sur  ces  entrefaites,  avait  réussi  à  quitter 
Munich,  avait  promis  d'envoyer  sur-le-champ  des  ren- 
forts. 

Dans  la  nuit  du  samedi  12  au  dimanche  13  avril  la 
révolution  éclate.  Une  partie  du  régiment  de  la  garde  du 
corps  (Leibregiment)  et  un  certain  nombre  de  gardes 


84  LA   TERREUR    EN  BAVIÈRE 

républicains  occupent  le  palais  des  Wittelsbach  où  se 
tient  justement  une  séance  du  Conseil  central.  Tous  les 
participants,  dont  le  docteur  Wadler  et  Erich  Mûhsam, 
sont  arrêtés  et  dirigés  sans  délai  sur  Bamberg. 

Le  lendemain  les  murs  de  la  ville  sont  tapissés 
d'affiches  qui  annoncent  que  le  gouvernement  Hoffmann 
est  maître  de  la  situation  et  qu^  le  régime  des  Conseils 
est  proclamé  déchu.  C'était  anticiper  sur  les  événements  ! 
La  bataille  s'engage;  les  spartakistes  qui  ont  le  nombre 
se  battent  avec  acharnement;  tandis  que  les  «  mutins  » 
guerroient  sans  conviction  ;  beaucoup  d'entre  eux  sont 
soudoyés,  corrompus  par  la  propagande  communiste. 

Ce  sont  des  mercenaires  qui  se  prostituent  au  plus 
offrant.  Les  secours  promis  par  Schneppenhorst  ne  vien- 
nent pas;  les  factieux  sont  refoulés  de  quartier  en  quar- 
tier et  finissent  par  être  cernés  dans  la  gare  centrale  et 
au  lycée  Luitpold  où  ils  capitulent  avec  armes  et  bagages 
dans  la  journée  du  13  avril.  Les  miliciens  furent  épou- 
vantés par  les  mines  que  les  communistes  avaient 
placées  à  proximité  du  lycée,  menaçant  de  faire  sauter 
l'édifice  avec  ses  défenseurs.  La  plupart  des  mercenaires 
passèrent  incontinent,  sans  la  moindre  vergogne,  dans 
le  camp  adverse.  A  dix  heures  du  soir  la  gare  tombait 
aux  mains  des  spartakistes.  Dix  morts  seulement  jon- 
chaient le  terrain.  Comme  on  peut  en  juger,  Féchauffourée 
n'avait  guère  été  chaude.  Le  commandant  de  la  gare, 
Aschenbrenner,  parvint  à  s'enfuir  sur  une  locomotive. 
Seyfuertitz  et  Loewenfeld  se  mirent  également  en 
sûreté. 

Dorénavant  aucune  tentative  contre-révolutionnaire 
ne  partira  plus  de  Munich.  Le  poing  des  maximalistes 
va  s'appesantir  sur  les  bons  bourgeois  terrorisés.  Aucun 
geste  de  protestation,  aucun  indice  de  révolte  ne  viendront 
troubler  les  communistes  dans  leur  folle  bacchanale.  Par 
sa  nature  même,  le  Bavarois,  lourd  et  flegmatique,  est 
incapable  de  toute  initiative  personnelle  pour  se  débar- 


LA   PROCLAMATION  DE   LA   RÉPUBLIQUE   DES   CONSEILS      85 

rasser  du  joug  qui  l'opprime.  Il  n'y  a  que  la  Prusse  qui 
puisse  le  tirer  de  ce  mauvais  pas. 


■& 
•*  *■ 


L'attitude  de  la  Prusse  est  énigmatique.  Depuis  l'as- 
sassinat d'Eisner,  bien  que  la  situation  empire  de  jour 
en  jour,  que  le  chaos  grandisse,  il  semble  que  ce  pays, 
aussi  bien  que  le  gouvernement  national  du  Reich,  se 
désintéresse  de  ce  qui  se  passe  en  Bavière.  Craint-on 
de  s'ingérer  dans  les  affaires  intérieures  de  l'Etat  le  plus 
particulariste  de  l'Allemagne  et  d'y  fomenter  un  mou- 
vement anti-prussien?  N'est-ce  pas  plutôt  par  machia- 
vélisme que  les  dirigeants  du  Reich  veulent  laisser 
mûrir  l'abcès  avant  de  le  crever?  J'incline  à  croire  que 
la  deuxième  hypothèse  est  la  juste.  Le  gouvernement  de 
Berlin  ne  voulait  pas  s'immiscer  dans  les  affaires  bava- 
roises tant  qu'on  ne  ferait  pas  appel  à  son  concours  ;  il 
préférait  laisser  le  communisme  munichois  cuire  dans 
son  jus  et  n'intervenir  qu'à  coup  sûr  :  après  cuisson.  Les 
Munichois  se  sont  laissés  circonvenir  et  subjuguer  par 
une  nuée  d'aventuriers,  eh  bien!  qu'ils  vident  la  coupe 
d'amertume  jusqu'à  la  lie,  qu'ils  conçoivent  la  profon- 
deur de  l'abîme  où  ils  ont  chu  pour  qu'ils  puissent 
ensuite  saluer  les  Prussiens  en  libérateurs. 

Longtemps  après,  le  docteur  Wadler  et  Miïhsam 
se  sont  aperçus  qu'ils  étaient  tombés  dans  un  piège  à 
loups  et  qu'en  proclamant  la  République  des  Conseils, 
non  seulement  ils  avaient  desservi  la  cause  communiste, 
mais,  par  surcroît,  fourni  à  Berlin  un  prétexte  excellent 
pour  intervenir  dans  les  affaires  bavaroises. 

Le  «  feldvoebeV  »  Noske,  qui  trône  au  ministère  de 
la  Reichswehr  et  qui  est  dupé  par  l'argumentation  cap- 
tieuse de  ses  officiers  réactionnaires,   n'attend   qu'un 

1.  Sergent-major,  grade  qu'il  revêtait  dans  i'armée  allemande. 


86  LA    TERREUR    EN   BAVIÈRE 

signal  de  Bamberg  pour  cogner  ferme  sur  les  commu- 
nistes de  Munich.  Lui  qui  a  maté  en  un  clin  d'œil  la 
révolution  qui  couvait  à  Kiel  et  les  révoltes  de  l'Est 
berlinois  est  tout  disposé  à  noyer  dans  le  sang  le  bol- 
chévisme  munichois.  Ses  généraux  sont  impatients 
d'agir  ;  ils  ne  demandent  qu'à  étaler  leur  force  an  détri- 
ment des  insurgés  bavarois,  à  faire  renaître  le  sentiment 
de  l'ordre  et  le  respect  de  la  Prusse. 

Les  pourparlers  qui  se  poursuivent  entre  Berlin  et 
Bamberg  traînent  à  l'origine  en  longueur.  Le  Palatin 
Hoffmann,  personnage  flou  et  ondoyant,  rien  du  paladin, 
hésite  à  faire  appel  à  la  coopération  des  troupes  prus- 
siennes. 11  espère  que  la  Bavière  pourra  se  défaire 
par  ses  propres  forces  de  cette  calamité,  et  il  préconise 
uniquement  le  blocus  économique  qui,  à  son  avis, 
ramènera  les  énergumèmes  à  la  raison.  C'est  seulement 
à  cause  de  l'échec  du  13  avril  et  devant  l'inutilité  du 
blocus  qui  fait  souffrir  en  première  ligne  les  bourgeois 
innocents,  tous  les  partisans  du  gouvernement  légal, 
autant  pour  ce  qui  est  des  distributions  de  charbon,  que 
pour  le  rationnement  des  vivres,  que  le  premier  proscrit 
se  résigne  à  appeler  au  secours. 

Mais  les  Prussiens  ne  montrent  aucun  empressement 
à  venir  en  aide  à  leurs  frères  bavarois...  Ils  concentrent 
des  forces  sur  la  grande  voie  ferrée  septentrionale  qui 
va  de  Berlin  à  Munich.  Les  préparatifs  durent  tout  le 
long  du  mois  d'avril,  aussi  longtemps  qu'il  sera  néces- 
saire pour  guérir  radicalement  les  Bavarois  de  leur 
crise  de  bolchévisme  et  aussi  de  séparatisme. 

Sous  un  autre  angle  l'explosion  du  communisme 
bavarois  est  également  saluée  avec  joie  par  Berlin  et 
Weimar.  Les  Big  Four  sont  réunis  au  Quai  d'Orsay  où 
ils  discutent  laborieusement  les  conditions  de  paix  qu'il 
importe  d'infliger  à  l'Allemagne.  Celle-ci,  de  son  côté, 
s'emploie  à  faire  croire  que  le  péril  bolchéviste  est  en  sa 
demeure.  J'ai  relaté  longuement  ailleurs   tout  l'histo- 


LA   PROCLAMATION   DE   LA   RÉPUBLIQUE   DES   CONSEILS      87 

rique  du  chantage  bolchéviste1.  La  proclamation  du 
soviétisme  à  Munich  est  vraiment  le  clou  de  ce  vaste 
agencement  théâtral,  le  clou  qui  doit  tomber  à  pic  sur 
les  crânes  des  hommes  d'Etat  de  l'Entente  et,  en  s'y 
enfonçant,  leur  prouver  pertinemment  cette  fois  que  la 
réalité  est  autrement  dangereuse  qu'ils  n'imaginent. 

Je  venais  justement  de  faire  la  connaissance  du  solen- 
nel et  grotesque  Rittmeister  Arnold  Rechberg  de  l'Hôtel 
Eden2,  à  cette  époque  bastion  des  corps  francs,  aujour- 
d'hui pied-à-terre  des  mercantis,  qui  me  persécuta  litté- 
ralement de  ses  rapports  et  de  ses  conférences  sur  le 
bolchévisme.  Il  sut  jouer  du  croquemitaine  de  Munich 
avec  tant  d'adresse  que  fatalement  il  dépassa  son  but. 
A  force  de  me  réchauffer  le  même  plat,  il  finit  par  le 
rendre  à  tel  point  indigeste  que  je  ne  voulus  plus  y 
goûter. 

Je  ne  fus  pas  le  seul  interlocuteur  du  verbeux  Rech- 
berg ;  il  trouva  des  victimes  et  aussi  des  dupes  ailleurs, 
dans  les  innombrables  missions  qui  peuplaient  les  cara- 
vansérails de  la  capitale  du  Reich  et  aussi  parmi  les  jour- 
nalistes de  l'Entente,  dont  certains  happaient  sané  les 
renifler  toutes  les  sornettes  qu'on  se  donnait  la  peine  de 
leur  débiter.  La  plus  notoire  des  dupes  de  Rechberg  fut 
sans  conteste  le  chef  de  la  mission  militaire  anglaise  :  le 
général  Malcolm. 

Nous  nous  trouvons  dans  la  capitale  de  la  Prusse  en 
contact  avec  une  multitude  de  représentants  du  parti 
militaire 3,  qui  témoignent  une  certitude  absolue  au 
sujet  de  l'évolution  des  événements  en  Bavière.  Ils  ont 
en  poche  un  plan  préétabli,  soigneusement  étudié,  ne 
laissant  rien  au  hasard,  qui  prévoit  concurremment  avec 
l'éveil  du  soviétisme  en  Bavière  la  recrudescence  de  la 
propagande  anti-bolchéviste  à  Berlin  et  dans  toute  la 

1.  Cf.  La  contre-révolution  allemande,  chapitre  n  et  suivants. 

2.  Cf.  la  contre-révolution  allemande,  chap.  v. 

3.  Cf.  la  contre-révolution  allemande,  chap.  iXj  xiv,  xvi,  et  xix. 


88  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

Prusse  où  se  ramifient  les  organes  de  propagande.  Mais 
c'est  à  Berlin  que  doit  se  donner  le  grand  coup,  car  c'est 
là  que  nous  sommes  et  ce  sont  nos  imaginations  qu'il 
s'agit  de  frapper. 

On  évoque  à  nos  yeux  ébahis  le  spectre  du  bolché- 
viste  asiatique,  hirsute  et  sanguinaire,  qui  va  envahir 
l'Allemagne,  l'Europe,  nouveau  fléau  de  Dieu  qui  va 
submerger  le  Monde  entier  et  anéantir  notre  pauvre  civi- 
lisation. Affiches,  tracts,  cartes  postales,  conférences, 
propagandistes  de  carrefours,  rien  n'est  négligé  pour 
éclairer  nos  esprits  récalcitrants  ou  incrédules. 

Les  événements  de  Bavière,  qui  fusent  comme  un  per- 
cutant au  milieu  des  négociations  de  Versailles,  sans 
parvenir  à  en  troubler  la  sérénité  —  ces  messieurs  ont 
de  plus  grosses  bêtes  à  fouailler  —  sont  pour  les  Alle- 
mands, du  moins  ils  l'imaginent,  le  plus  décisif  des 
arguments. 

Dès  maintenant  il  n'y  a  plus  de  doute  :  l'Allemagne 
est  à  la  veille  de  succomber  à  l'épidémie  bolchéviste, 
puisque  déjà  un  lambeau  de  son  territoire,  celui  que  l'on 
croyait  le  mieux  immunisé,  est  gagné  par  le  terrible 
virus.  En  dépit  de  son  caractère  éminemment  agricole 
et  de  la  nature  placide  de  ses  habitants,  la  Bavière 
devient  un  îlot  avancé  du  soviétisme,  qui  avant  peu 
se  soudera  à  la  Hongrie  par-dessus  les  débris  d'une 
Autriche  ravagée  par  la  misère,  la  famine  et  dont  la 
détresse  économique  est  trop  avérée  pour  qu'il  soit 
besoin  d'y  insister.  L'Europe  centrale  bolchévisée  aura 
tôt  fait  d'engloutir  la  Roumanie  et  la  Pologne,  sapées 
par  la  propagande  de  Moscou,  de  sorte  que  nous  aurons 
devant  nous  à  bref  délai  un  immense  bloc  soviétique 
composé  de  toute  l'Europe  centrale  et  orientale. 

Tel  est  l'épouvantail  que  l'on  agite  à  nos  yeux  terri- 
fiés, qui  doit  exercer  une  influence  déprimante  sur  le 
conclave  de  Versailles  et  modifier  favorablement  la 
rigueur  des  conditions  de  paix.  Grâce  à  l'écran  bolché- 


LA   PROCLAMATION  DE   LA   RÉPUBLIQUE   DES   CONSEILS      89 

viste,  l'Allemagne  doit  être  absoute  de  ses  crimes  et 
devant  l'ennemi  commun,  Moscou,  elle  rêve  d'une  Sainte 
Alliance  qui  lui  permettrait  de  rentrer  sans  encombre 
dans  la  Société  des  Nations  civilisées. 

J'ai  relaté  les  rêves  fous  qui  germent  dans  les  cer- 
veaux en  délire  des  gens  en  apparence  les  plus  modérés 
et  les  plus  circonspects  :  les  Rechberg,  les  Bernstorff,  les 
Schacht,  les  Kluck,  les  Reinhard  et  les  autres,  capitaines 
d'industrie,  diplomates  ou  militaires  de  l'ancien  régime, 
barons  de  la  finance  et  junkers. 

La  deuxième  révolution  de  Bavière,  malgré  une  cons- 
ternation feinte,  est  accueillie  avec  joie,  avec  sympathie. 
Et  cette  joie  transparaît  dans  les  immenses  rapports  que 
l'on  nous  transmet,  dans  les  élucubrations  des  porte- 
parole  du  militarisme  et  des  banques,  autant  que  dans 
les  entretiens  échevelés  que  nous  avons  journellement 
avec  certains  pachydermes  de  la  diplomatie,  lesquels  à 
force  d'astuce  finissent  par  démasquer  tout  leur  jeu 
grossier. 

L'explosion  du  communisme  à  Munich  va  constituer 
le  faîte,  le  point  culminant  du  colossal  échafaudage  que 
la  propagande  anti-bolchéviste  a  érigé  à  coups  de  mil- 
lions. 

Dans  l'attitude  de  prudente  et  allègre  expectative 
adoptée  par  le  gouvernement  de  Berlin  et  les  milita- 
ristes prussiens,  il  y  a  une  autre  cause,  tout  aussi  plau- 
sible que  celle-ci  et  non  moins  importante  :  le  désir  de 
mettre  définitivement  fin,  par  une  intervention  armée, 
à  toutes  les  tendances  séparatistes  du  frère  boudeur. 

Certes  ni  Berlin,  ni  le  Reichstag  siégeant  à  Weimar, 
ni  le  cabinet  du  Reich  ne  sont  responsables  au  premier 
chef  du  mouvement  qui  se  développe  à  Munich  et  dont 
le  dénouement  est  inéluctable  ;  cependant  ils  ont 
assisté  à  ce  développement  sans  faire  le  moindre  essai 
pour  l'entraver.  Bien  au  contraire,  ils  ont  toléré  avec 
une  complaisance  excessive  les  menées  des  soviétistes 


90  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

munichois  et  par  leur  nonchalance  ils  ont  pour  ainsi 
dire  stimulé  leurs  exploits. 

Si  la  crise  de  Bavière  a  atteint  ce  degré  particulier 
d'acuité  c'est  essentiellement  à  Berlin  que  nous  le 
devons.  Mais  n'oublions  pas  que  si  le  cours  des  choses 
dans  l'Allemagne  du  Sud  n'a  pas  pris  la  tournure  que 
nous  désirions,  c'est  parce  que  nous  n'avons  pas  su 
nous  y  intéresser.  Pendant  les  cinq  longs  mois  qui 
séparent  la  conclusion  de  l'armistice  de  l'explosion 
catastrophique  du  communisme  en  avril  1919,  il  y  eut 
pour  nous  de  multiples  occasions  d'immixtion,  j'affir- 
merai même  qu'il  y  eut  motif  constant  et  majeur  de 
nous  ingérer  dans  les  affaires  de  Bavière.  Nous  ne 
l'avons  pas  fait.  Sans  doute  nous  sommes-nous  heurtés 
aussi,  il  convient  de  le  dire  à  notre  décharge,  à  la 
farouche  opposition  de  nos  alliés,  et  ce  sont  les  Prus- 
siens qui  vont  encaisser  tout  le  bénéfice  de  la  fructueuse 
opération  à  laquelle  nous  renonçons  de  nous  livrer... 


CHAPITRE  VI 
LES  ANIMATEURS  DU  COMMUNISME 


GUSTAVE  LANDÀUER 

Un  front  très  haut,  bombé,  deux  yeux  doux  de 
mystique  abrités  par  le  lorgnon,  une  barbe  touffue 
fortement  grisonnante  encadrant  un  visage  hâve,  une 
tenue  sans  apprêt,  la  cravate  lavallière  nouée  négligem- 
ment autour  du  cou,  le  corps  maigre  enveloppé  d'une 
immense  cape  de  loden,  l'air  très  bon  d'un  rêveur  égaré 
dans  le  maquis  de  la  brutale  réalité  :  ainsi  se  présentait 
à  ses  amis  au  début  de  la  révolution  allemande  Gustav 
Landauer,  philosophe,  esthète,  anarchiste  et  meurt-de- 
faim. 

Gustav  Landauer,  en  qui  d'aucuns  croient  découvrir 
une  alliance  de  Jésus-Christ  et  de  Don  Quichotte,  tant 
les  aspirations  humanitaires  sont  étroitement  liées  chez 
lui  à  l'incompréhension  totale  des  choses  réelles,  est  né 
en  1871  à  Karlsruhe  où  son  père,  sémite,  tenait  un  petit 
commerce  de  chaussures. 


92  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

Landauer,  dès  le  lycée,  manifeste  une  activité  d'apôtre. 
C'est  un  esprit  chercheur,  inquiet,  toujours  à  l'affût  de 
la  vérité  :  une  âme  douloureuse  qui  se  heurte  aux  angles 
aigus  de  la  vie.  Il  étudie  la  philosophie  à  l'université 
de  Berlin  et  déjà  il  commence  à  se  dévoyer.  Les  intermi- 
nables discussions  de  café  et  de  brasserie  l'attirent.  11 
raffole  des  nocturnes  colloques  dans  la  fumée  bleue  des 
pipes  en  porcelaine,  au  milieu  des  relents  de  mangeaille 
et  du  tintamarre  des  pots  de  bière  entrechoqués.  Le 
bohème  Landauer  écrit  des  articles  dans  la  revue 
Deutschland  qu'édite  Fritz  Mauthner,  mais  il  est  mécon- 
tent, en  lutte  constante  avec  lui-même,  en  quête  d'un 
idéal  qui  lui  échappe. 

Le  tableau  des  misérables  qui  grouillent  dans  l'Ostend 
berlinois  réveille  la  fureur  humanitaire  qui  couve  en 
lui  et  vers  1894  il  verse  dans  le  socialisme.  Il  dégorge 
toute  sa  rancune  contre  une  société  mal  organisée  dans 
la  revue  Der  Sozialisi  et  il  ne  tarde  pas  à  se  signaler 
parmi  les  extrémistes.  Il  prône  la  liberté  à  outrance,  le 
droit  d'agir  à  sa  guise  sans  aucun  contrôle,  sans  aucune 
autorité  et  d'emblée  il  voudrait  reconstruire  la  société 
sur  de  nouvelles  bases,  après  avoir  tout  anéanti.  Presque, 
sans  transition  il  devient  anarchiste.  Malgré  les  descentes 
de  police,  les  admonestations  de  son  père  qui  finit  par 
lui  couper  les  vivres,  il  consacre  toutes  ses  forces  à 
l'idéal  qu'il  s'est  forgé.  Il  écrit  sans  trêve  et  il  pérore  à 
jet  continu  dans  les  meetings.  Les  attentats  anarchistes 
se  succèdent  en  Espagne  et  en  France  où  Sadi  Garnot 
est  assassiné  ;  Landauer  prononce  à  cette  occasion  un 
discours  apologétique  lourd  d'invectives  et  gros  de 
menaces,  qui  lui  vaut  onze  mois  de  prison. 

* 

*    -X- 

L'atmosphère  humide  du  cachot  de  Ploetzensee  ne  va 
pas  calmer  son  emballement.  Il  en  sort  exaspéré  pour 


LES   ANIMATEURS    DU    COMMUiNISME  93 

retournera  son  agitation  favorite.  Nous  le  retrouvons 
à  la  rédaction  du  Sozialist  où  il  crache  flamme  et 
fumée.  Perquisition  sur  perquisition.  Landauer  en  est 
réduit  a  dicter  ses  articles  aux  typographes  pour  qu'on 
ne  saisisse  pas  son  manuscrit.  Le  Sozialist,  qui  redoute 
ajuste  titre  l'interdiction,  finit  par  s'en  débarrasser.  Et 
voilà  Landauer  sur  le  pavé,  logeant  le  diable  dans  sa 
bourse,  affamé  et  loqueteux.  A  23  ans  il  avait  déjà  écrit 
un  premier  roman  <(  Der  Todesprediger  »  (  L'Apôtre  de 
la  Mort)  où  il  se  peint  sans  doute  lui-même.  Il  y  a 
affinité  d'idées  et  de  caractère  entre  lui  et  l'anarchiste 
russe  Kropotkine  dont  il  traduit  l'œuvre  en  allemand. 

A  l'instigation  d'un  certain  lieutenant-colonel  en 
retraite,  Moritz  von  Egidy,  et  de  quelques  autres 
enthousiastes,  éberlués  de  notre  dix-huitième  siècle,  il 
se  jette  sur  les  traces  de  Voltaire  en  prenant  la  défense 
publique  d'un  barbier  nommé  Ziethen,  inculpé  d'avoir 
tué  sa  femme,  lequel  a  été  condamné  à  mort  par  suite, 
dit-on,  d'un  déni  de  justice.  Sans  se  préoccuper  du  dos- 
sier, ni  de  Ziethen  qu'il  n'a  jamais  vu,  l'idéologue  Lan- 
dauer s'embarque  dans  l'aventure  et,  tout  emporté  par 
son  amour  de  la  justice,  il  élabore  la  plus  partiale  des 
brochures,  débordante  d'outrages  et  d'accusations  fantai- 
sistes à  l'adresse  du  procureur  impérial,  du  juge  d'ins- 
truction et  des  policiers  qui  étaient  mêlés  à  l'affaire. 
Dans  cette  entrefaite  la  peine  de  Ziethen  est  commuée 
en  travaux  forcés  à  perpétuité,  mais  Landauer,  pour- 
suivi pour  diffamation  des  autorités  judiciaires,  est 
condamné  derechef  à  six  mois  de  prison. 

11  sombre  de  plus  en  plus  bas.  Il  sort  de  prison  épuisé, 
écrasé  par  les  besoins  de  la  vie  matérielle.  Pour  un 
morceau  de  pain  il  s'engage  comme  vendeur  dans  une 
librairie  de  la  Potsdamprstrasse  et  organise,  dans  les 
salons  du  Westend  élégant,  des  conférences  littéraires 
et  philosophiques  soigneusement  édulcorées  à  l'usage 
des  dames  du  monde.  Il  y  récolte  plus  de  succès  que 


94  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

d'argent.  Il  faut  que  la  littérature  l'aide  à  nourrir  sa 
famille.  Il  pressure  son  cerveau  pour  en  extraire  des 
nouvelles  ((  Macht  und  Màchle  »  (Force  et  puissances), 
des  pièces  de  théâtre  destinées  à  la  «  Volksbûhne  »  (Théâtre 
du  Peuple)  et  rédige  surtout  des  comptes  rendus  de 
représentations  pour  le  Boersenkurier. 

Il  s'est  si  bien  amendé,  la  prison  et  la  misère  l'ont 
tellement  assagi  qu'il  est  réintégré  en  4909  dans  la 
rédaction  du  Sozialist  où  il  demeure  six  ans  cette  fois. 

Il  consacre  un  livre  à  Shakespeare  et  pendant  la 
guerre,  jugulé  par  l'état  de  siège  qui  règne  en  perma- 
nence, empêché  par  la  censure  de  crier  son  indignation, 
il  s'absorbe  dans  l'histoire  de  notre  Révolution. 

lia  oublié  les  événements  qui  le  surprennent  en  pleine 
gestation  littéraire.  Il  se  trouve  à  Krumbach  où  il  vivait 
dans  un  complet  retirement  après  la  mort  de  sa  deuxième 
femme  Hedwig  Lachmann,  une  poétesse  (il  avait 
divorcé),  quand  il  apprend  l'assassinat  de  son  vieil  ami 
Kurt  Eisner. 

Le  vieil  homme  se  réveille  ;  d'un  coup  Gustav  Lan- 
dauer  est  repris  par  sa  fièvre  de  jeunesse  ;  son  tempé- 
rament fougueux  de  gerfaut  le  pousse  dans  la  mêlée  où 
il  voit  aussi  l'occasion  de  réaliser  l'idéal  qu'il  croyait 
avoir  à  tout  jamais  enseveli  et  qu'il  avait  exposé  dans 
son  Manifeste  du  Socialisme,  son  œuvre  maîtresse, 
autant  par  la  largeur  de  ses  vues  que  par  l'originalité 
de  la  pensée. 

Gustav  Landauer  est  un  émule  de  Tolstoï  et  surtout 
de  Jean-Jacques  Rousseau  dont  il  poursuit  la  tradition. 
Il  est  surtout  un  prestigieux  transformiste,  un  évolu- 
tionniste  éclair,  apte  à  se  métamorphoser  instantané- 
ment sous  l'influence  de  ses  sensations  autant  que  des 
circonstances.  G'est  le  Frégoli  de  l'équipe   socialiste. 


LES   ANIMATEURS   DU  COMMUNISME  95 

Ce  forçat  des  lettres  est  aussi  un  forçat  de  l'idée  et  son 
cerveau  réceptif,  toujours  bouillonnant,  imprime  à  sa 
manière  d'être,  à  sa  doctrine,  un  caractère  de  constante 
instabilité.  11  tend  à  verser  d'un  extrême  dans  l'autre, 
sans  toutefois  jamais  abdiquer  ses  dogmes  humanitaires 
qui  forment  le  fondement  de  sa  philosophie. 

Il  en  veut  à  Karl  Marx  et  à  ses  disciples  d'avoir 
avec  leur  prétendu  socialisme  scientifique  remplacé  la 
science  par  la  superstition  de  la  science,  et,  dans  une 
langue  singulièrement  riche  en  termes  abstraits,  il  fait 
le  procès  du  marxisme.  Le  communisme  de  Landauer 
est  tempéré  ;  il  admet  la  propriété  privée,  mais  il  prêche 
la  nécessité  de  partager  le  sol  qui  est  le  bien  de  tout  le 
monde  ;  il  plaide  aussi  le  retour  à  la  terre,  à  l'état  de 
nature  qui,  affirme-t-il,  rendrait  tous  les  hommes  heu- 
reux. En  économie  politique  il  s'inspire  de  Proudhon 
et  des  théoriciens  français... 

*  * 

La  Bavière  est  proclamée  république.  Le  voici  qui 
accourt  à  Munich,  mais  de  prime  abord  ses  espoirs  sont 
ruinés,  car  c'est  le  compromis  Hoffmann  qui  semble 
devoir  triompher.  Loin  de  se  décourager  l'ermite  Lan- 
dauer se  fait  tribun.  Au  lieu  d'une  branche  d'olivier 
c'est  de  l'huile  ébouillantée  qu'il  apporte  aux  masses. 
Grisé  lui-même  par  l'ambiance,  il  perd  toute  retenue  et 
se  convertit  radicalement  au  système  soviétique.  A  la 
séance  décisive  du  ministère  de  la  Guerre  il  est  de  ceux 
qui  veulent  proclamer  sans  ambages  la  République  des 
Conseils  et  qu'aucun  obstacle  n'arrête. 

Ses  vœux  sont  comblés  :  le  7  avril,  anniversaire  de  sa 
naissance,  la  Bayerische  Eaeterepublik  voit  le  jour  et 
Landauer  est  promu  commissaire  de  la  propagande. 
C'est  à  lui  qu'il  appartient  désormais  d'éclairer  les 
masses.  Jamais  il  n'avait  rêvé  tâche  si  belle  et  si  féconde, 


96  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

de  son  point  de  vue.  Mais  il  avait  compté  sans  les  super- 
radicaux qui  ne  tardèrent  pas  à  s'apercevoir  qu'au  lieu 
d'un  homme  d'action  ils  avaient  devant  eux  un  tiède, 
un  modéré,  un  utopiste  auquel  la  violence  répugnait. 
Et  les  Montagnards  se  débarrassèrent  sans  égard  du 
Girondin. 

Gustav  Landauer,  qui  a  la  nostalgie  de  la  nature, 
s'exile  dans  la  banlieue  munichoise,  à  Gross-Hadern, 
dans  la  maison  même  de  son  ami  Kurt  Eisner  dont  la 
veuve  lui  offre  l'hospitalité. 

Pourtant  après  avoir  touché  au  faîte  de  la  puissance, 
avoir  participé  à  la  révolution  dont  il  avait  caressé  l'idée 
tout  le  long  de  sa  vie,  il  ne  se  consolait  pas  de  l'obscu- 
rité où  il  était  retombé,  et  à  plusieurs  reprises  il  s'évertua 
vainement  à  rentrer  en  grâce  auprès  des  dictateurs. 
Après  la  révolution  de  palais  du  27  avril,  Landauer 
proposa  à  nouveau  ses  forces  pour  la  propagande.  Le 
Comité  exécutif  fît  semblant  d'accepter  sa  proposition, 
toutefois  avec  une  réserve  négative  :  on  n'aurait  recours 
à  ses  services  que  quand  on  en  aurait  besoin. 

C'était  une  fin  de  non-recevoir  aussi  claire  que  cour- 
toise. Ce  devait  être  sa  dernière  rebuffade, 'car  le  2  mai 
les  gardes  blancs  le  massacraient  sur  le  chemin  de  la 
prison  de  Stadelheim.  Pour  expliquer  son  exécution  on 
affirma  d'abord  qu'il  avait  —  tout  comme  Liebknecht, 
Rosa  Luxemburg,  d'autres  encore  —  tenté  de  s'enfuir, 
puis  on  prétendit  qu'il  avait  prononcé  une  harangue 
séditieuse  devant  les  soldats  et  que,  dans  un  mouvement 
de  révolte  spontané,  ceux-ci  l'auraient  fusillé  à  bout 
portant. 

On  a  répandu  sur  le  compte  de  Landauer  nombre  de 
légendes  dont  ses  amis  ont  contesté  énergiquement 
l'authenticité.  C'est  ainsi  qu'on  l'a  accusé  d'avoir  inscrit 
à  son  programme  la  socialisation  des  femmes,  ce  qui 
est  en  contradiction  avec  la  nature  de  l'homme  autant 
qu'avec  son  œuvre. 


LES    ANIMATEURS    DU   COMMUNISME  97 

11  n'en  est  pas  moins  vrai  que  toute  la  vie  de  Landauer 
a  été  une  lutte  incessante  entre  deux  éléments  contraires, 
deux  natures  opposées  :  le  doux  contemplatif,  le  rêveur 
tendant  à  l'anarchie,  à  la  déliquescence,  et  le  révolu- 
tionnaire qui  proférait  des  diatribes  incendiaires  et  qui, 
ivre  de  pouvoir,  se  révéla  pendant  les  semaines  du 
chaos  munichois.  Le  côté  humanitaire  de  Landauer 
reste  sans  conteste  plus  intéressant  et  plus  sympathique 
que  le  côté  combatif  et  destructeur. 


ÏI 

ERICH   MUHSAM 


Un  poète,  un  gentilhomme  anarchiste,  qui  finit  par 
devenir  commissaire  du  peuple  dans  la  Maeterepublik  de 
Bavière,  voilà  sans  contredit  l'un  des  cas  les  plus  éton- 
nants que  nous  offre  la  fortune. 

Erich  Mùhsam,  qui  est  né  à  Berlin  en  1878  et  qui 
aime  à  planer  bien  haut  dans  les  nues,  loin  des  contin- 
gences terrestres,  s'intitule  lui-même  amphigourique- 
ment  «  internationaliste  révolutionnaire  »  et  «  anar- 
chiste communiste  »,  l'un  de  ces  termes  pouvant  au  gré 
du  lecteur  faire  fonction  d'adjectif  ou  de  substantif. 

Ses  avatars  sont  romanesques.  Selon  ses  détracteurs 
il  a  été  condamné  autrefois  à  plusieurs  années  de  prison 
pour  cambriolage.  Cette  nouvelle  a  paru  dans  les  gazettes 
allemandes  et  a  été  reproduite  par  les  journaux  suisses 
sans  qu'il  m'ait  été  possible  d'en  trouver  confirmation. 
Ses  amis  affirment  que  c'est  une  calomnie  et  quand  on 
connaît  les  procédés  de  polémique  de  la  presse  d'outre- 
Rhin  on  ne  note  à  cela  rien  que  de  normal. 

Il  semble  qu'il  ne  soit  pas  tout  à  fait  responsable  de 
ses  actes  ;  il  est  colérique,  brouillon,  irréfléchi,  incon- 

7 


98  LA   TERREUR   EN   BAVIERE 

séquent.  Ses  opinions  politiques  ne  paraissent  pas  être 
solidement  ancrées.  Bien  que,  depuis  des  années,  il 
professe  l'anarchie  et  que,  selon  sa  théorie,  l'Etat  doive 
être  aboli,  qu'il  ait  dit  de  Karl  Marx  que  c'est  le  plus 
grand  idiot  de  l'histoire  universelle,  il  n'a  pas  craint  de 
s'associer  aux  communistes  les  plus  radicaux  pour 
instituer  la  forme  gouvernementale  la  moins  tolérable  : 
la  dictature  du  prolétariat. 

Dès  l'avènement  de  la  République  en  Bavière  il  parti- 
cipe à  l'agitation  pour  l'institution  de  cette  dictature 
sous  la  forme  d'une  république  des  soviets.  Il  prend 
également  une  large  part  aux  préparatifs  de  cette  pro- 
clamation. Au  Zenlralrat  il  est  de  ceux  qui  préconisent 
avec  vivacité  l'arrestation  des  otages,  l'armement  du 
prolétariat  et  l'invasion  de  la  Bavière  du  Nord,  à  seule 
fin  de  rompre  le  blocus  économique  édicté  par  le  gou- 
vernement de  Bamberg  pour  obéir  aux  injonctions  de 
Weimar  et  de  Berlin. 

Le  gouvernement  de  Bamberg  a  répandu  par  tracts  et 
pamphlets  les  pires  outrages  contre  Miïhsam  :  il  n'a 
jamais  travaillé,  c'est  un  pilier  de  café,  vivant  d'expé- 
dients et  d'escroqueries.  Il  est  tellement  sale  que  de 
loin  il  dégage  une  affreuse  puanteur. 

Cette  propagande,  pratiquée  par  les  adversaires  du 
régime  munichois  à  l'aide  de  n'importe  quels  moyens, 
n'a  pas  été  sans  influer  sur  la  mentalité  des  gardes 
blancs  qui  s'emparèrent  de  Munich  et  qui  noyèrent  dans 
le  sang  la  révolution. 

Ce  moderne  Villon  aux  yeux  vifs  et  spirituels  sous 
le  pince-nez,  épaisse  barbe  et  moustache  noire,  abon- 
dante toison  bouclée,  a  beaucoup  plus  l'air  d'un  chan- 
sonnier de  Montmartre  que  d'un  redoutable  anarchiste. 
Le  soviétisme  munichois  a  été  la  pierre  d'achoppement 
du  bohème  qui  jusqu'alors  n'avait  été  qu'un  inoffensif 
orateur  de  bar  et  un  conférencier  de  café-chantant.  La 
rampe   du  cabaret  ou  l'intimité  de   la   Weinstube,   le 


LES   ANIMATEURS   DU   COMMUNISME  99 

<(  caveau  à  vin  »  convenaient  mieux  à  son  talent  que  le 
crépuscule  rougeoyant  du  Grand  soir. 

Il  s'est  défini  lui-même  parfaitement  dans  une  de  ses 
poésies  —  car  il  est  poète  et,  sans  contredit,  meilleur 
poète  que  politicien  —  en  s'écriant  :  «  Je  suis  un 
pèlerin  qui  ne  connaît  pas  son  but,  qui  voit  du  fou  et  ne 
sait  où  il  brûle  ».  Mûhsam  qui  fut  l'un  des  allumeurs  de 
l'incendie  munichois  n'en  sut  jamais  ni  le  pourquoi,  ni 
le  comment,  il  en  ignorait  tout  autant  le  foyer.  Il  n'y 
eut  que  le  coup  de  tonnerre  final,  le  bouquet  ruisselant 
de  sang  du  feu  d'artifice  qui  pût  lui  en  révéler  toute 
l'amplitude. 

Pourtant  Miihsam  qui  fait  partie  du  Zentralrat  et  qui 
est  l'agitateur  né  par  excellence,  der  geborene  ffetzaposlel, 
selon  les  termes  du  procureur  Appelmann  qui  requit 
contre  lui,  Mùhsam  qui  a  été  l'un  des  fauteurs  du  coup 
d'Etat,  ne  se  porte  pas  au  premier  plan.  Prévoyait-il  la 
fin  brutale  du  régime  soviétique  puisqu'il  préféra  dans 
la  pièce  qui  se  jouait  le  rôle  ingrat  de  raisonneur  à 
celui  déjeune  premier?... 

Il  est  toujours  là  dans  les  coulisses,  prêt  à  s'entre- 
mettre, à  donner  un  coup  de  main  ou  de  gueule,  ou 
même  un  coup  de  croc.  N'est-ce  pas  lui  qui  dit  une  fois 
que  les  meilleurs  éléments  du  peuple  allemand  croupis- 
saient dans  les  maisons  de  réclusion?  Si  cet  axiome  se 
rapporte  à  l'époque  de  la  guerre,  certes  on  ne  peut  en 
contester  la  vérité;  en  revanche,  s'il  s'applique  au  temps 
où  Mûhsam  et  ses  amis  peuplaient  les  prisons  de  Munich, 
on  a  le  droit  d'y  découvrir  un  tant  soit  peu  de  présomp- 
tion. 

C'est  encore  lui  qui  a  cinglé  ses  compatriotes  de  cette 
phrase  vitriolique  :  «  Aussi  loin  que  résonne  la  langue 
allemande  parvient  la  déloyauté  allemande.  » 

On  eût  pu  lui  pardonner  son  activité  dans  la  révolution 
munichoise,  mais  jamais  un  juge  allemand  n'aurait 
passé    l'éponge    sur    pareilles    manifestations    d'anti- 


100  LA   TERREUR    EN   BAVIÈRE 

patriotisme.  Elles  ont  valu  à  Erich  Mùhsam  quinze 
années  de  forteresse,  grâce  à  l'octroi  des  circonstances 
atténuantes.  Malgré  les  efforts  du  procureur,  le  tribunal 
n'a  pas  voulu  voir  en  sa  participation  aux  débats  du 
Zentralrat  un  acte  de  malhonnêteté  et  a  reconnu  la 
sincérité  de  ses  sentiments. 

Erich  Mûhsam,  YEdelanarchist,  l'aristocrate  de  la 
bannière  noire,  apprend  actuellement  à  ses  dépens  que 
la  véritable  liberté  c'est,  plus  que  le  droit,  le  devoir  de 
se  discipliner  soi-même. 


III 

ERNST  TOLLER 


Ernst  Tôlier,  «  poète  et  héros  »  disent  ses  détracteurs 
par  ironie,  «  un  Napoléon  en  herbe  »  prétendent  ses 
nombreux  admirateurs,  sans  arrière-pensée  sarcastique, 
est  un  jeune  étudiant  de  vingt-cinq  ans  que  la  révolution 
bavaroise  a  jeté  dans  la  chaudière  bouillante  de  la 
guerre  civile. 

Avec  son  teint  basané,  ses  yeux  noirs  fébriles  entourés 
d'un  cerne  violacé,  ses  pommettes  saillantes,  la  lèvre 
supérieure  garnie  d'une  maigre  moustache,  la  chevelure 
abondante  et  lustrée  rejetée  en  arrière,  je  le  pris,  la  pre- 
mière fois  que  je  le  rencontrai  à  Berne,  pour  un  métis 
de  l'Amérique  du  Sud,  sujet  à  de  fréquentes  crises  de 
malaria. 

Il  y  avait  dans  son  regard  —  comme  dans  le  regard 
de  tous  les  Juifs  orientaux  traqués  depuis  des  siècles  — 
un  reflet  d'inquiétude,  de  malaise  ;  et  quand  on  causait 
à  Tôlier,  ce  malaise,  loin  de  s'effacer,  s'accentuait  ;  j'eus 
l'impression  très  nette  que  j'avais  affaire  à  un  être  <(  en 
devenir  »,  en  pleine  évolution,  dont  le  caractère  et  les 


LES   ANIMATEURS    DU   COMMUNISME  101 

idées  n'étaient  pas  encore  stabilisés,  une  chrysalide 
qui  s'efforçait  à  briser  les  filaments  de  son  cocon  pour 
s'envoler  dans  l'azur  de  la  vérité  intégrale. 

En  effet  Tôlier  a  soif  de  vérité  ;  ses  nerfs  sont  excédés 
par  la  brutalité  de  la  guerre  et  la  méchanceté  des 
hommes.  Lui  qui  fut  conquis  comme  ses  compatriotes 
par  la  fureur  des  batailles  en  août  1914,  n'a  pas  tardé  à 
en  être  écœuré.  Atteint  d'une  maladie  nerveuse,  il  finit 
par  être  réformé,  en  1916. 

Cette  âme  agitée,  passant  d'un  extrême  à  l'autre,  de 
la  douche  glacée  à  l'étuve,  haïssant  la  médiocrité  du 
terme  moyen,  fonce  sans  préparation  dans  la  politique. 
Il  déserte  l'université,  où  il  a  subi  l'ascendant  des  œuvres 
de  Max  Weber  et  du  prof.  F.  W.  Fœrster  ;  il  se  rend  à 
Berlin  où  il  se  lie  avec  Kurt  Eisner  qui  va  devenir  son 
protecteur  et  son  guide.  Il  prend  une  part  active  à  la 
grève  générale  de  janvier  1918  qui  devait  amorcer  le 
bouleversement  politique  mais  qui  avorta  faute  de  chefs. 
Tôlier,  Eisner,  Dittmann  sont  jetés  au  cachot.  L'affaire 
de  Tôlier,  faute  de  preuves  décisives,  se  termine  par  un 
non-lieu.  Il  n'était  resté  que  trois  mois  en  cellule. 

Il  agite  contre  le  Parti  de  la  Patrie  allemande  et  contre 
tous  les  protagonistes  de  la  guerre  à  outrance.  Il  fait 
partie  du  Comité  de  la  révolution,  mais  quand  elle  éclate, 
il  a  la  malechance  de  tomber  malade  d'une  grippe 
maligne.  Sitôt  qu'il  est  convalescent,  spontanément  il 
accourt  à  Munich  où  Kurt  Eisner  vient  de  proclamer 
la  République. 

Lui  qui  ne  fut  jamais  ouvrier,  mais  qui  se  considère 
comme  travailleur  intellectuel,  se  fait  élire  membre  du 
Conseil  d'ouvriers  révolutionnaire  et,  grâce  à  un  incon- 
testable talent  d'orateur  —  Tôlier  excelle  à  faire  vibrer  la 
foule,  il  a  l'enthousiasme  communicatif  —  il  devient 
vice-président  du  Comité  exécutif  des  C.  0.  S.  de 
Bavière  et,  à  la  mort  d'Eisner,  il  est  élu  président  du 
Parti  Socialiste  Indépendant  de  Bavière. 


102  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 


■x- 
■x-  «■ 


L'évolution  du  jeune  Tôlier  a  été  aussi  rapide  que  les 
événements.  Alors  que  son  éducation  familiale  dans  un 
foyer  juif  orthodoxe  de  Samotchin,  —  où  il  naquit 
en  1893,  —  dans  le  district  mi-allemand  et  mi-polonais 
de  Bromberg,  le  prédisposait  au  respect  de  la  loi  et  des 
traditions,  il  devient  un  des  révolutionnaires  les  plus 
radicaux,  un  partisan  fanatique  du  système  des  Conseils. 

A  Berne,  où  j'eus  maintes  fois  l'occasion  de  lui  causer 
et  où  il  était  délégué  par  le  Comité  exécutif  des  C.  0.  S. 
pour  assister  au  Congrès  socialiste  international,  il  me 
confia  que  la  régénération  de  l'Europe  ne  pouvait  pro- 
céder que  d'un  bouleversement  complet  de  nos  institu- 
tions, que  le  régime  parlementaire  était  corrompu 
jusqu'à  la  moelle  et  qu'il  fallait  retourner  à  l'ancienne 
représentation  corporative. 

Il  était  un  des  plus  zélés  adorateurs  du  léninisme  et 
se  plaisait  surtout  dans  la  compagnie  de  nos  extrémistes  : 
Cachin,  Frossard,  Loriot,  Vermeuil  avec  lesquels  il 
pouvait  discuter  à  perdre  salive  les  probabilités  d'une 
«  Weltrevolution  »,  d'une  révolution  mondiale,  dont  il 
délirait. 

Les  influences  les  plus  diverses,  les  plus  contradic- 
toires, les  révélations  du  prince  Lichnowsky  sur  les 
origines  de  la  guerre,  un  entretien  avec  le  ministre 
<(  social-patriote J  »  Wolfgang  Heine,  l'ont  conduit  à  la 
révolte  ouverte,  au  maximalisme.  L'attitude  delà  presse 
qui,  selon  sa  propre  expression,  fut  pendant  la  guerre 
«  un  lupanar  de  l'opinion  publique  »,  qui  a  souillé  l'âme 
du  peuple  et  fourvoyé  la  classe  ouvrière,  l'a  rempli 
d'amertume,  de  bile  qu'il  va  épancher  sur  les  gazettes 

1.  Appellation  dérisoire  des  socialistes  majoritaires  qui  pactisè- 
rent pendant  la  guerre  avec  l'Empire. 


LES   ANIMATEURS   D0  COMMUNISME  103 

munichoises,    en   les  interdisant,  dès   qu'il  tiendra  à 
son  tour  les  rênes  du  pouvoir. 

On  prétend  qu'il  donna  carte  blanche  à  ses  acolytes 
pour  faire  arrêter  des  otages.  Tôlier  a  protesté  contre 
cette  assertion,  affirmant  par  contre  qu'il  a  déchiré  de 
son  propre  chef  des  mandats  d'arrêt  et  qu'il  s'est  entre- 
mis pour  faire  remettre  en  liberté  les  otages  enfermés 
au  lycée  Luitpold. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  signe  à  tour  de  bras  les  décrets 
et  les  manifestes  les  plus  cinglants  dont  l'un  a  juste- 
ment pour  objet  la  socialisation  de  la  presse  ;  il  menace 
de  peines  sévères  toute  entreprise  qui  pourrait  porter 
préjudice  à  la  République  des  Conseils,  il  tonne,  il 
fulmine,  et  bien  qu'il  se  proclame  adversaire  de  la  peine 
de  mort,  il  reconnaît  au  Tribunal  révolutionnaire  le 
droit  de  l'infliger. 

Il  se  dépense  en  efforts  continus,  il  est  partout,  il  voit 
tout.  En  sa  qualité  de  commissaire  du  ravitaillement1  il 
promène  des  journalistes  étrangers  dans  les  taudis  les 
plus  misérables  du  vieux  Munich,  afin  qu'ils  interviennent 
auprès  de  leurs  gouvernements  en  faveur  de  la  levée  du 
blocus.  Sa  bonne  volonté  est  immense,  sa  sincérité  est 
inattaquable  ;  mais  ses  moyens  d'action  sont  limités  par 
l'opposition  d'adversaires  encore  plus  fanatiques.  Sa 
réorganisation  du  système  des  cartes  alimentaires  pro- 
duisit un  affreux  gâchis  et  les  fraudes  furent  encore  plus 
nombreuses  que  devant. 

Le  26  avril  il  lance  deux  proclamations  :  l'une  annonce 
aux  ouvriers  que  la  situation  empire  rapidement  et  que 
la  République  des  Conseils  est  en  péril  parce  que  des 
incapables  ont  pu  se  faufiler  à  la  tète  du  mouvement  ;  et 

1.  IL  ne  le  fut  que  peu  de  temps. 


104  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

la  deuxième,  publiée  peu  après,  est  un  cri  de  détresse  : 
il  supplie  le  prolétariat  de  verser  son  sang  jusqu'à  la 
dernière  goutte  pour  la  <(  Raeterepublik  »  et  de  lutter 
jusqu'au  bout  contre  le  gouvernement  Hoffmann. 

Sur  ces  entrefaites  Tôlier,  organisateur  de  la  défense 
soviétique,  est  presque  malgré  lui  porté  au  commande- 
ment en  chef  «  Oberkommandierender  »  des  troupes  de 
l'Armée  rouge  qui  défendent  à  Dachau  les  approches  de 
la  ville  contre  les  Blancs,  Eglhofer  demeurant  le  dicta- 
teur, 1'  «Oberkommandant  »,  le  chef  suprême. 

Le  30  avril,  la  situation  devenant  désespérée,  il  revient 
à  Munich,  il  se  rend  à  l'hôpital  où  il  met  le  professeur 
Sauerbruch  en  garde  contre  une  irruption  des  sparta- 
kistes qui  vont  tenter  de  tuer  le  comte  Arco  et  l'ancien 
ministre  Auer. 

Avec  l'aide  de  l'actrice  Tilla  Durieux,  sur  le  compte 
de  laquelle  et  de  Tôlier  on  a  répandu  les  bruits  les  plus 
perfides,  il  essaye  vainement  défaire  remettre  les  otages 
en  liberté. 

Lorsque  les  mercenaires  du  général  von  Moehl entrent 
dans  Munich,  il  se  cache  chez  des  amis  et  échappe 
pendant  quelque  temps  à  toutes  les  recherches.  Il  est 
arrêté  finalement  le  4  juin  1919*. . 


Illusionniste  certes  il  l'était,  à  en  juger  par  le  cahier 
de  revendications  qu'il  m'apporta  un  dimanche  après- 
midi  à  mon  hôtel,  revendications  de  l'ordre  le  plus 
disparate,  les  unes  d'un  caractère  économique,  les  autres 
politiques,  certaines  sociales,  mais  il  était  affamé  de 
mieux  faire,  ardent  à  réaliser  ses  idées  et  à  créer,  à 
sa  façon,  le  bonheur  du  peuple. 

Cet  illusionniste,  nous  le  reconnaissons   volontiers, 

l.  Cf.  Épilogue,, 


LES   ANIMATEURS   DU   COMMUNISME  105 

n'est  pas  un  fanatique  et  il  a  horreur  des  moyens 
violents.  Il  a  des  défauts  :  le  besoin  de  paraître,  de 
jouer  un  rôle,  le  culte  du  moi  ;  mais  encore  il  se  pro- 
digue sans  compter  et  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que 
dans  notre  société  les  ambitieux  tiennent  lieu  de  fer- 
ment indispensable;  sans  ambition  il  n'y  aurait  point 
de  progrès. 

Il  ne  s'est  jamais  comparé  lui-même,  ainsi  que  des 
imbéciles  l'ont  soutenu,  à  Schiller  et  à  Napoléon  ;  n'em- 
pêche que  par  certains  côtés  Tôlier  est  une  nature 
exceptionnelle  qui,  sa  peine  de  forteresse  purgée,  est 
susceptible  de  conquérir  une  place  éminente  dans  le 
mouvement  socialiste  allemand  et  aussi  dans  les  lettres 
allemandes,  ce  qui  vaut  mieux  encore. 

*   -X- 

Car  Ernest  Tôlier  est  poète  et  dramaturge.  Il  a  su 
mettre  à  profit  les  interminables  loisirs  de  la  cellule. 

Les  drames  qu'il  a  fait  jouer  :  Wandlung  au  théâtre 
berlinois  Tribune  en  automne  1919  et  Masse  Mensch  au 
Théâtre  municipal  de  Nuremberg  en  novembre  1920,  sont 
l'affirmation  d'une  personnalité  inquiète,  harcelée,  qui 
tâtonne  et  cherche  encore  sa  voie. 

Wandlung,  c'est-à-dire  transformation,  évolution,  qui 
n'a  pas  tenu  longtemps  au  feu  de  la  rampe,  est  un  drame 
autobiographique  ;  le  héros  en  est  un  jeune  Hébreu  qui, 
avec  la  guerre,  se  figure  être  accueilli  enfin  dans  la  com- 
munauté germanique,  mais  que  la  guerre  rattache  à  la 
communauté  universelle.  Le  drame  se  déroule  en  Europe 
«  avant  le  renouveau  »  dans  une  série  de  tableaux  plus 
macabres  et  plus  truculents  l'un  que  l'autre.  Le  person- 
nage le  plus  souvent  en  scène,  comme  dans  certains 
mystères  du  moyen  âge,  ou  dans  les  tragédies  italiennes 
du  Cinquecento,  est  la  Mort,  travestie  en  soldat,  en  pro- 
fesseur, en  juge,  en  visiteur  nocturne.  Les  autres  per- 


106  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

sonnages  sont  des  squelettes,  des  mutilés,  des  infir- 
mières qui  défilent  dans  une  vision  d'halluciné,  un 
mélange  de  réel  et  de  fantasmagorique. 

Les  squelettes  dansent  une  ronde  infernale  en  secouant 
la  terre  qui  souille  leur  colonne  vertébrale,  ceux  qui 
ont  les  jambes  cassées  les  accompagnent  en  musique  au 
choc  deleurs  fémurs,  les  ennemis  d'hier  dansent  ensemble 
dans  une  embrassade  fraternelle,  seul  un  squelette  se 
tient  prudemment  à  l'écart,  et  comme  les  autres  inter- 
viennent, il  déclare  que  naguère  c'était  une  jouvencelle 
qui  fut  violentée  par  la  soldatesque  et  qui  en  mourut. 
Elle  a  honte  de  s'ébaudir  ainsi  en  public.  «  Oh  î  reprend 
gaillardement  le  chœur  des  squelettes  mâles,  tu  en 
mourus,  et  qu'importe?  Il  est  vain  de  vouloir  parler 
d'un  honneur  sur  lequel  on  a  jeté  la  chaux  vive;  allons, 
vite,  un  tour  .de  danse  ».  Et  la  ronde  effrénée  tourbil- 
lonne derechef  aux  accords  des  tibias  et  des  fémurs  sous 
les  reflets  lugubres  d'une  lumière  blanchâtre,  presque 
violette. 

Dans  quelques  lits  d'hôpital  sont  réunis  les  cas  cli- 
niques, les  plus  extraordinaires  :  un  corps  secoué  de 
tremblements  violents  incessants  ;  un  autre,  avec  une 
plaie  horrible  à  l'intestin,  qui  s'écrie  en  proie  au  délire: 
«  Suis-je  homme  ou  latrine  vivante  ?  Mon  âme  est  morte 
de  dégoût  et  seul  mon  cœur  doit  continuer  à  battre  sans 
pitié  »  ;  celui-ci  n'a  plus  de  bras  ;  celui-là,  qui  a  été 
intoxiqué  par  les  gaz,  a  des  poumons  «  comme  un  nid 
de  moineaux,,  qui  font  pip,  pip  ». 

Sur  la  scène  se  succèdent  des  personnages  qui  devraient 
porter  secours  aux  martyrs.  Le  prêtre  est  incapable  de 
répondre  à  leur  question  persistante,  obstinée  :  «  S'il  y 
a  un  Dieu  pourquoi  permet-il  que  cela  soit  »  ?...  Et  déses- 
pérant de  sa  propre  mission  il  perd  connaissance  ;  à  leur 
tour  s'évanouissent  les  sœurs  de  charité  auxquelles  les 
misérables,  au  lieu  du  soporifique  d'une  heure,  réclament 
avec  des  gémissements  perçants  la  potion  radicale  qui 


LES   ANIMATEURS   DU   COMMUNISME  107 

supprimera  pour  toujours  l'horreur  d'une  aube  nou- 
velle. La  foi  est  impuissante,  la  charité  est  impuissante. 
Et  la  science  ?  Elle  est  représentée  sous  la  figure  gro- 
tesque d'un  médecin  qui,  tel  Diafoirus,  fait  un  grand 
usage  d'huile  de  ricin  et  assomme  les  agonisants  de  sa 
ritournelle  sur  la  chirurgie  :  «  Nous  sommes  la  branche 
positive,  l'industrie  des  armements  est  la  branche  néga- 
tive. » 

Après  les  médecins  du  corps  voici  les  médecins  de  la 
société,  les  politiciens  tout  aussi  ineptes,  qui  délilent 
devant  la  foule  comme  dans  une  revue;  un  seul  fait 
exception  :  c'est  évidemment  celui  qui  incarne  les  pos- 
tulats de  l'auteur  et  qui  est  en  possession  d'une  panacée; 
ce  bon  remède,  ce  remède  universel,  vous  le  devinez, 
c'est  une  révolution  d'allure  romantique  et  tolstoïenne, 
une  révolution  qui  renverse  les  tyrans  sans  leur  faire  de 
mal,  un  bouleversement  à  l'eau  de  rose  où  aucun  otage 
n'est  ligoté  au  poteau  d'exécution. 

Wandlung  est  une  pièce  qui  reflète  surtout  l'état 
dame  de  l'auteur,  un  pot-pourri  de  mysticisme,  d'humour 
«le  carabin,  de  naturalisme  et  de  philosophie,  une  pièce 
vibrante  de  souffrances  personnelles,  d'aspirations  irréa- 
lisées et  irréelles,  le  drame  vécu  d'une  âme  douloureuse  ; 
malgré  ses  invraisemblances  et  la  part  énorme  de  con- 
ventionnel qui  s'y  trouve,  l'une  des  productions  les  plus 
curieuses  et  les  plus  originales  de  l'Allemagne  révolu- 
tionnaire, la  véritable  et  non  pas  la  camouflée. 

Le  talent  de  Tôlier  ne  se  renouvelle  pas  dans  sa 
deuxième  pièce,  Masse  Mensch  (la  Multitude),  pièce  de 
la  révolution  sociale  du  xxe  siècle  inspirée  visiblement 
par  les  événements  de  Munich.  C'est  en  somme  la  suite 
de  Wandlung,  - 

Après  la  guerre  et  ses  forfaits,  la  révolution  bienfai- 
sante et  libératrice.  L'héroïne  du  drame  est  une  femme, 
d'origine  bourgeoise,  qui  se  laisse  séduire  par  les 
théories  extrémistes,  fomente  des  grèves  et  des  séditions. 


108  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

Elle  quitte  son  milieu,  se  sépare  de  son  mari,  qui  est 
un  fonctionnaire  imbu  d'idées  vétustés,  pour  se  vouer 
entièrement  à  sa  «  mission  »  et  dans  une  sorte  d'extase 
elle  attend  l'homme  nouveau,  le  Messie  qu'enfantera  la 
Multitude. 

Le  voici  qui  apparaît,  incarnant  ses  vœux  et  sa  folie  : 
c'est  YInnominato,  le  sans-nom,  le  héros  anonyme,  la 
foule,  le  géant  symbolique,  côte  à  côte  avec  lequel  la 
femme  luttera  désormais  pour  matérialiser  son  idéal. 
Hélas!  un  conflit  éclate  :  la  femme  qui  n'a  pu  dépouiller 
toute  sa  sentimentalité  est  écœurée  par  les  procédés 
violents  de  l'Anonyme  qui  proclame  le  règne  de  la  Ter- 
reur. Au  quatrième  tableau  —  il  y  en  a  sept  —  par  une 
nuit  étoilée,  dans  une  cour  cloîtrée  de  hautes  et  sinistres 
murailles,  des  gardes-rouges  sanguinaires  s'apprêtent  à 
fusiller  des  otages,  parmi  lesquels  la  femme  —  coup  de 
théâtre  —  reconnaît  son  ancien  mari.  Elle  se  jette  devant 
les  canons  des  fusils  et  réussit  à  le  sauver,  pour  quel- 
que temps.  Elle  est  elle-même  jetée  dans  un  cachot; 
on  veut  la  faire  fuir,  mais  elle  refuse  car  il  faudrait 
massacrer  un  geôlier.  Après  un  dernier  colloque  avec 
son  mari  et  l'Anonyme  elle  meurt  sur  l'échafaud. 

La  pièce  est  nettement  satirique  et  didactique.  Au 
deuxième  tableau  nous  assistons  à  une  danse  caricatu- 
rale des  agioteurs  de  la  Bourse  ;  après  le  quatrième 
tableau  qui  devrait  conclure  la  pièce,  le  dénouement  se 
traîne  en  longueur  pendant  trois  tableaux  superflus, 
bouffis  de  considérations  ennuyeuses  sur  la  politique, 
farcis  de  tirades  emphatiques  ou  absconses  sur  la  révo- 
lution. 

Parfois  il  semble  que  cette  apologie  de  la  Révolution 
se  transtorme  en  réquisitoire.  En  réalité  l'auteur  veut  la 
révolution,  il  la, désire,  il  l'appelle,  mais  il  en  condamne 
les  excès. 

C'est  là  le  drame  même  de  la  vie  de  Tôlier  :  cette 
contradiction  dont  il  pâtit  entre  l'intention  et  la  créa- 


LES   ANIMATEURS   DU   COMMUNISME  109 

tion,  la  contemplation  et  l'action.  De  même  que  celle  de 
ses  héros  son  évolution  est  encore  loin  d'être  achevée  4. 

1.  A  la  suite  du  récent  assassinat  politique  du  chef  du  Parti 
socialiste  indépendant  bavarois,  Gareis,  ce  parti  a  désigné,  pour 
lui  succéder  à  la  Diète,  Ernst  Tôlier,  détenu  à  la  forteresse  de 
Niederschoenenfeld.  Sans  doute  pour  calmer  la  juste  exaspération 
du  prolétariat  munichois,  le  Tribunal  administratif,  siégeant  à 
Munich,  a  ratifié  ce  choix.  Tôlier,  qui  a  accepté  sa  nomination, 
devrait  rentrer  ainsi  dans  la  politique  active  mais,  au  cours  d'un 
récent  voyage  en  Allemagne,  ses  amis  m'ont  déclaré  que  le  gou- 
vernement du  comte  Lerchenfeld  refusait  de  le  rendre  à  la  liberté. 


CHAPITRE  VII 
LA  DICTATURE  DU  PROLÉTARIAT 


Le  gouvernement  des  Conseils,  dont  nous  avons  ana- 
lysé la  formation1,  est  relativement  modéré  au  début; 
il  ne  tarde  pas  à  se  radicaliser  sous  l'influence  de  la  ten- 
tative contre-révolutionnaire  du  13  avril  qui  est  brisée 
par  la  Ligue  de  Spartacus,  c'est-à-dire  les  communistes 
activistes.  A  la  faveur  de  leur  succès  ceux-ci  s'emparent 
du  pouvoir  et  dans  une  réunion  des  conseils  de  soldats 
et  d'exploitation  ils  parviennent  à  faire  ratifier  leur 
avènement.  L'ancien  «  Zeniralrat  »  est  proclamé  déchu 
et  un  comité  exécutif  est  fondé,  qui  ne  comprend  que 
quatre  membres  :  les  deux  Russes  Levien,  Leviné-Nies- 
sen  et  deux  comparses,  Dietrich  et  Werner.  A  côté  de  ce 
comité  en  fonctionne  un  deuxième,  dit  d'action,  qui 
comprend  quinze  membres.  Rudolf  Egelhofer  est  désigné 
comme  commandant  de  la  ville  de  Munich  par  ce  nou- 
veau comité  qui  remplace  l'ancien  Zeniralrat. 

La  proclamation  suivante,  datée  du  14  avril,  inaugure 
l'ère  terroriste  :  «  Quiconque,  par  la  parole,  les  écrits  ou 

1.  Cf.  chapitre  v. 


LA   DICTATURE   DU   PROLÉTARIAT  111 

l'action,  s'oppose  manifestement  au  Conseil  exécutif,  ses 
organes  ou  ses  ordonnances  officielles,  sera  immédiate- 
ment déféré  à  un  tribunal  révolutionnaire  et  jugé  séance 
tenante.  » 

Les  communistes x font  déclarer  la  grève  générale  et 
s'assurent  le  monopole  de  la  presse.  Dorénavant,  il  ne 
paraît  plus  à  Munich  que  la  Rote  Fahne,  organe  des 
communistes,  et  une  feuille  qui  s'intitule  longuement  : 
<(  Feuille  d'avis  du  Comité  exécutif  des  conseils  de  sol- 
dats et  d'établissement  \  »  Elle  est  distribuée  gratuite- 
ment à  la  population.  Les  premiers  numéros  sont  rem- 
plis de  diatribes  à  l'adresse  du  faux  semblant  de 
République  soviétique  qui  a  été  renversée,  d'une  multi- 
tude de  communiqués  gonflés  de  menaces  et  d'articles 
dithyrambiques  sur  le  léninisme. 

Les  chefs  de  la  première  République  soviétique  : 
Ernst  Tôlier,  Niekisch,  Klingelhœfer  et  Gustave  Landauer 
s'inclinent  devant  les  hommes  nouveaux  et,  qui  pis  est, 
s'offrent  à  les  servir.  Leur  soif  de  pouvoir  est  si  ardente 
que  pour  participer  au  nouveau  régime  ils  sont  prêts  à 
renier  et  à  piétiner  leurs  convictions  de  la  veille. 

Est-ce,  ainsi  que  l'ont  prétendu  leurs  amis,  pour  tem- 
pérer le  terrorisme  qui  s'annonce,  que  les  commissaires 
du  peuple  déchus  demandent  à  reprendre  du  service? 
Tant- il  y  a  que  certains  d'entre  eux,  Tôlier  et  Klin- 
gelhœfer, sont  agréés,  mais  que  pour  annihiler  toute 
leur  influence,  le  «  Petit  Comité  »,  Yengere  Ausschuss 
comme  on  l'appelle,  c'est  une  manière  de  comité  du 
salut  public,  les  délègue  au  front  en  qualité  de  com- 
mandants de  groupes  de  l'Armée  Rouge  avec  le  titre 
mirobolant  de  «  stratège  ». 

Levien  et  ses  partisans  se  sont  débarrassés  des  «  stra- 
tèges »,  Tôlier  et  Klingelhœfer  dont,  au  surplus,  la 
femme  est  accusée  de  hamstérisme,  c'est-à-dire  d'accapa- 

1,  Mitteilungen  des  Vollzugsrats  der  Betriebsund  Soldatenraete. 


112  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 


rement  de  vivres.  Landauer  est  relégué  dans  une  maison 
de  campagne  près  de  Munich.  Quant  à  Mûhsam,  Sold- 
mann,  le  docteur  Wadler,  le  docteur  Lipp  qui  ont  été 
arrêtés  et  enlevés  le  13  avril  par  les  contre-révolution- 
naires, ce  sont  des  étoiles  filantes  que  l'éclat  des  astres 
soviétiques  eût  aveuglées  et  réduites  à  l'obscurité  la  plus 
noire.  La  Terreur  blanche  saura  les  retrouver. 

Les  fonds  font  défaut,  les  caisses  de  l'Etat  sont  vides, 
le  nouveau  commissaire  du  peuple  aux  finances,  Emil 
Maenner,  bat  en  vain  le  rappel  de  l'argent  et  fait  confis- 
quer, en  présence  du  Russe  Axelrod,  le  contenu  des 
trésors  dans  les  banques.  Le  résultat  en  argent  monnayé- 
est  dérisoire  puisqu'on  ne  découvre  que  20.000  marks! 

Mais,  comme  compensation,  dans  uncommuniqué  pom- 
peux, d'allure  napoléonienne,  —  Napoléon  le  très  petit 
—  le  ((  stratège  »  Tôlier  claironne  une  grande  victoire  à 
Dachau  :  le  triomphe  du  prolétariat  munichois  sur  la 
bourgeoisie  de  la  garde  blanche.  Comme  butin  l'Armée 
Rouge  enregistre  4  pièces  d'artillerie,  8  mitrailleuses  et 
200  prisonniers.  On  se  croirait  reporté  aux  temps 
héroïques  des  premiers  mois  de  la  guerre  mondiale  où 
les  Turcs  clamaient  avec  enthousiasme  la  capture  d'un 
chameau  bâté. 

Le  18  avril  on  nomme  un  nouveau  préfet  de  police  — 
c'est  le  troisième  ou  le  quatrième  —  du  nom  de  Kœberl, 
président  du  Conseil  d'ouvriers  révolutionnaires,  ci- 
devant  colporteur  en  linge  de  corps!  Il  a  pour  adjoint 
un  certain  Johann  Dosch,  lui  aussi  «  Polizeiprœsident  », 
qui,  sans  doute  à  l'instigation  de  son  confrère,  se  dis- 
tingue dans  1'  «  expropriation  »  —  quel  congru  euphé- 
misme communiste  —  de  linge,  de  denrées  alimentaires 
et  autres  produits  de  première  utilité.  Le  total  de  ses 
déprédations  fut  après  coup  évalué  à  100.000  marks.  Ce 
préfet  corsaire  excellait  aussi  dans  l'art  de  faire  chanter 
ses  dupes,  témoin  ce  propriétaire  de  cinéma  auquel  il 
escroqua  6.000  marks.  Par  surcroît  Dosch  cambriolait 


LA   DICTATURE  DU   PROLETARIAT  '3 

le  salvarsan  qui  était  conservé  à  la  préfecture  de  police. 
L'histoire  omet  de  nous  dire  si  c'était  pour  ses  besoins 
personnels.  Le  règne  de  ces  deux  sinistres  gredins  prit 
fin  par  leur  arrestation  dans  la  nuit  du  °2î>  avril. 

Par  suite  de  la  grève  générale  déclanchée  par  les  com- 
munistes sans  rime  ni  raison,  sous  prétexte  de  punir  la 
bourgeoisie  et  d'étaler  au  grand  jour  la  force  de  la 
classe  ouvrière,  toute  la  vie  économique  de  la  ville  est 
suspendue.  La  campagne  a  arrêté  ses  envois  de  vivres, 
et,  pour  obvier  à  l'inévitable  famine,  les  descentes  de 
gardes  rouges  dans  les  magasins  de  comestibles  et  les 
boucheries  se  multiplient;  ces  descentes  sont  suivies  de 
confiscations  qui  sont  la  forme  légale  —  ou  la  formule 
—  du  pillage  organisé. 

C'est  en  vain  que  le  Comité  d'action  adjure  les  paysans 
de  ravitailler  la  ville.  Aucun  convoi  n'arrive.  Pour 
répondre  au  refus  des  campagnards,  des  bandits  mettent 
à  sac  le  couvent  de  capucins  de  saint  Antoine  et  le 
cloître  des  sœurs  franciscaines  Marianum  dans  la  Hum- 
boldstrasse. 

La  veille  de  Pâques  on  débitait  au  «  Bauer amarkt K  » 
des  quartiers  de  chien.  Au  lieu  de  beurre,  il  sied  de  se 
contenter  de  margarine,  et  les  quatre  livres  de  pommes 
de  terre  promises  sont  réduites  à  une  livre  par  semaine. 
Et  cela  dans  la  grasse  et  plantureuse  Munich  ! 

Bien  que  la  grève  cause  aux  tramways  municipaux  un 
déficit  quotidien  de  80.000  marks,  c'est  seulement  dans 
l'après-midi  du  19  avril  qu'ils  recommencent  à  circuler, 

Ne  sont  autorisées  à  voyager  en  chemin  de  fer  que  les 
personnes  en  possession  d'un  sauf-conduit  spécial. 

La  prépondérance  des  trois  Russes  Levien,  Leviné- 
Niessen  et  Axelrod  s'affirme  de  plus  en  plus  :  dans  la 
même  mesure  qu'ils  sentent  le  sol  vaciller,  ils  préco- 
nisent la  terreur.  Il  faut  saisir  parmi  les  notabilités  de 

1.  Marché, 


114  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

la  ville  des  otages  qui  seront,  en  même  temps  qu'un 
excellent  procédé  d'intimidation  à  l'égard  des  réaction- 
naires et  des  mécontents  dont  le  nombre  croît  à  vue 
d'œil,  une  garantie  pour  la  vie  des  militants  révolution- 
naires. C'est  ainsi  que,  dès  le  16  avril,  on  arrête  le  con- 
sul d'Autriche  qui,  toutefois,  est  remis  en  liberté  le 
même  jour. 

Dans  la  nuit  du  samedi  au  dimanche  des  Rameaux, 
cinq  soldats,  revolver  et  grenade  au  poing,  se  disant 
mandatés  par  la  police  militaire,  pénètrent  dans  le  palais 
archiépiscopal  et  tentent  de  s'emparer  de  l'archevêque. 
Ils  renouvellent  vainement  leur  tentative  dans  la  nuit  du 
dimanche  au  lundi  de  Pâques.  Pour  ne  pas  retourner 
bredouille  de  leur  expédition  ils  appréhendent  le  secré- 
taire de  l'évêque  qui  est  élargi  après  avoir  été  inter- 
rogé. 

La  fin  de  la  grève  générale  est  annoncée  pour  le  mardi 
22  avril  à  midi  ;  c'est  la  bourgeoisie,  les  commerçants  et 
les  industriels,  obligés  de  payer  les  journées  de  grève  à 
leurs  ouvriers  et  employés,  qui  en  font  les  frais. 

Elle  donne  lieu  à  une  série  de  manifestations  :  le 
matin,  revue  des  ouvriers  en  armes  et  des  gardes-rouges 
devant  le  ministère  de  la  guerre,  l'après-midi  onze  grands 
meetings  dans  tous  les  caveaux  à  bière  de  la  cité,  à 
5  heures  démonstration  monstre  sur  la  Theresienwiese, 
suivie  d'un  cortège,  drapeaux  rouges  flottants,  à  travers 
les  principales  artères  de  la  ville.  Des  manifestes  et  des 
feuilles  volantes  contenant  l'apologie  du  soviétisme  sont 
distribués  par  dizaines  de  , mille.  Il  s'agit  de  fouetter 
l'enthousiasme  faiblissant  des  masses  et,  en  présence  du 
dilemme  :  Munich,  Bamberg,  faire  ressortir  aux  yeux 
des  nigauds  les  avantages  du  régime  communiste.  Mais 
le  nombre  des  dupes  décroît  dans  la  même  proportion 
qu'augmente  le  marasme  économique  et  que  se  rétrécit 
autourde  Munich  l'étau  des  troupes  gouvernementales. 


LA   DICTATURE   DU  PROLÉTARIAT  115 


Pour  combattre  l'ennemi  extérieur  autant  que  pour 
intimider  les  récalcitrants,  les  maîtres  de  l'heure 
appellent  sous  l'étendard  rouge,  au  moyen  de  primes 
alléchantes, le  ban  et  l'arrière-ban  des  révolutionnaires; 
les  murs  de  la  ville  se  tapissent  de  manifestes  contre  la 
Garde  Blanche  et  le  gouvernement  Hoffmann. 

Toute  cette  réclame  tapageuse  et  une  sommation 
d'Eglhofer,  promu  entre  temps  à  la  dignité  de  comman- 
dant en  chef  de  l'Armée  Rouge,  laquelle  interdit  tout 
rassemblement  le  samedi  26  avril,  n'empêchent  pas  une 
réunion  des  conseils  d'établissement  d'adopter  une 
attitude  nettement  hostile  à  la  politique  des  dictateurs 
russes.  Deux  tendances  se  font  jour  à  la  réunion  :  la 
tendance  radicale  qu'incarnent  Levien,  Leviné  et  Axel- 
rod,  la  tendance  modérée  inspirée  par  Tôlier,  Maenner 
et  Klinglhoefer  qui  a  incontestablement  pour  soi  la 
majorité  des  suffrages. 

Levien  et  ses  acolytes  sont  conspués  :  «  Judenbub! 
Nieder  mit  dem  Judenbub  !  sale  youpin  !  A  bas  le  voyou 
de  youpin  !  )> 

Selon  Maenner,  commissaire  du  peuple  aux  finances, 
la  situation  financière  de  la  Raeterepublik  est  telle  que 
l'on  court  à  une  catastrophe  inévitable.  Rien  que  pour 
les  journées  de  grève,  il  a  fallu  verser  huit  cent  mille 
marks  aux  ouvriers  de  la  petite  industrie  que  leurs 
patrons  étaient  hors  d'état  de  payer  ! 

Maenner,  Tôlier  et  Klingelhoefer  déclarent  qu'ils 
refusent  de  collaborer  au  gouvernement,  actuel,  parce 
qu'il  constitue  un  malheur  pour  la  Bavière  et  qu'il 
démolit  tout  sans  songer  à  rien  reconstruire.  Paroles 
tardives  de  regret! 

Dans  les  magasins  de  la  manutention  il  n'y  a  plus  de 
viande  que  pour  quatorze  jours,  de  charcuterie  que  pour 


116  LA  TERREUR    EN   BAVIÈRE 

quatre.  Le  charbon  manque  pour  cuire  le  pain;  les  arri- 
vages de  lait  pour  une  ville  de  500.000  habitants  sont 
tombés  à  1.500  litres  par  jour.  Faute  de  combustible 
10.000  ouvriers  de  brasserie  seront  mis  à  pied  dans 
quatre  ou  cinq  jours. 

Toujours  à  la  même  réunion,  Maenner  déclare  que  si 
la  garde  blanche  ne  s'empare  pas  de  la  fabrique  de 
papier  de  Dachau,  financièrement  la  République  pourra 
tenir  encore  quatre  semaines,  à  force  d'émissions  de  bil- 
lets de  banque  imprimés  dans  cette  fabrique. 

Pourtant  le  peuple,  mis  en  garde  par  des  feuilles 
volantes  lancées  par  avions,  n'a  aucune  confiance  en  ces 
assignats  qu'il  faut  renoncer  à  émettre. 

On  accuse  le  Petit  Comité  de  trafiquer  de  passeports, 
de  s'en  être  indûment  approprié.  Une  commission 
d'enquête  est  nommée  et  c'est  en  suite  du  rapport  défa- 
vorable de  cette  commission  que  les  deux  féodaux 
russes  Levien  et  Leviné  sont  renversés  le  dimanche 
27  avril. 

Le  duel  Toller-Leviné  se  termine  par  la  victoire  du 
premier  qui,  au  cours  d'une  houleuse  assemblée  dans 
l'après-midi  du  dimanche  27  avril,  est  désigné  avec  Klin- 
gelhoefer  et  quelques  autres  pour  faire  partie  d'un  nou- 
veau Comité  d'action. 


Mais  Tôlier  et  ses  amis  estiment  que  l'heure  est  venue 
d'esquiver  les  responsabilités  et  les  coups,  et  durant  un 
meeting  des  conseils  d'établissement  dans  la  journée 
du  lundi  28  avril,  ils  déclinent  l'honneur  et  aussi  les 
obligations  qu'on  veut  leur  imposer.  L'assemblée  élit 
donc,  après  d'interminables  discours,  qui  sont  autant 
d'attaques  contre  Levien  et  Leviné,  un  comité  d'action 
qui  ne  comprend  pas  moins  de  quinze  inconnus. 

Leur  règne  et  la  dictature  des  conseils  d'entreprise 


LA   DICTATURE   DU   PROLÉTARIAT  117 

sont  de  brève  durée.  Entre  les  deux  réunions  du  dimanche 
et  du  lundi  les  agitateurs  russes  ne  se  sont  pas  fait 
faute  de  racoler  des  adhérents,  en  particulier  dans  l'Ar- 
mée Rouge,  dont  le  commandant  en  chef  Eglhofer  est 
leur  homme  de  paille.  Dans  la  soirée  du  27  ils  mani- 
festent leur  toute-puissance  par  l'arrestation,  à  l'Hôtel 
des  Quatre  Saisons,  de  plusieurs  personnes,  soi-disant 
«  des  mercantis  réactionnaires  et  des  pillards  ».  Ce  sont 
les  otages  que  l'on  fusillera  quelques  jours  plus  tard. 

Une  délégation  de  gardes  rouges  derrière  lesquels  on 
devine  l'influence  des  Russes,  vient  interrompre  la 
séance  où  l'on  constitue,  à  grand  effort,  le  nouveau  comité 
d'action  et,  par  ses  revendications  outrancières  qu'ap- 
puient les  crosses  de  fusils,  les  mitrailleuses  et  les  gre- 
nades à  main,  elle  obtient  gain  de  cause.  Le  comité 
d'action  meurt  avant  d'avoir  vu  le  jour,  égorgé  par  les 
baïonnettes  des  janissaires  communistes.  11  périt  par 
l'outil  qu'il  a  forgé. 


CHAPITRE  VIII 

LES  FANTOCHES  ET  LES  ÉCORNIFLEURS 


LE   DOKTOR   WADLER 


Quand  ils  se  mettent  en  tête  de  faire  de  la  politique, 
les  fantoches  sont  encore  plus  dangereux  quo  les  dilet- 
tantes, témoin  ce  docteur  Wadler  pour  qui  le  commu- 
nisme n'était  qu'un  tremplin  d'où  il  rêvait  de  s'élancer 
vers  la  dictature  illimitée. 

Le  docteur  Wadler,  dont  d'aucuns  veulent  coûte  que 
coûte  faire  un  sémite  en  orthographiant  son  nom  W.  Ad- 
ler,  sous  couleur  que  tous  les  révolutionnaires  doivent 
ressortir  au  «  mosaïsme  »,  est  un  avocat  munichois,  né 
àCracovie  en  1882,  qui  manifesta  pendant  la  guerre  des 
tendances  nettement  pangermanistes. 

Le  lieutenant  de  complément  Wadler  est  attaché  au 
Bureau  industriel  de  Bruxelles,  qui  est  l'organe  du  cartel 
des  industriels  de  la  métallurgie  rhénane  et  westpha- 
lienne,  et  qui  entreprend  non  seulement  de  piller  toute 
la  Belgique,  mais  encore  de  déporter  en  Allemagne  des 
milliers  d'ouvriers  belges.  Il  se  distingue  par  son  zèle; 


LES   FANTOCHES   ET  LES    ÉCORNIFLEURS  149 

c'est  lui  qui  distille,  pour  les  gazettes  allemandes,  des 
articles  où  il  justifie  imperturbablement  les  déportations 
et  les  travaux  forcés  auxquels  ces  innocents  bagnards 
étaient  astreints. 

Plus  tard, .-en  1918,  toujours  pendant  la  guerre,  il  est 
employé  à  l'Office  juridique  du  Ministère  de  la  Guerre 
bavarois  où  il  préconise  les  mesures  les  plus  draco- 
niennes contre  les  ressortissants  ennemis  qui  refuse- 
raient de  travailler  dans  l'industrie  des  munitions. 
Certes  il  mériterait  de  figurer  sur  la  liste  des  coupables 
de  guerre  déférés  à  la  Haute-Cour  de  Leipzig. 

Six  mois  après,  ce  Postenjaeger,  cet  incomparable 
chasseur  de  fonctions  publiques,  tourne  brusquement 
casaque  et  le  voici  qui  prône,  pendant  la  révolution,  les 
droits  sacrés  de  la  classe  ouvrière,  qui  sue  sang  et  eau 
pour  l'Internationale  des  travailleurs  et  la  dictature  du 
prolétariat. 

Le  docteur  Wadler,  invité  à  s'expliquer  sur  cette  con- 
tradiction  flagrante  au  cours  du  procès  qui  lui  fut 
intenté,  a  prétendu  qu'il  s'était  laissé  entraîner  au  début 
de  la  guerre  comme  tant  d'autres  —  ce  qui  est  fort 
plausible  —  par  l'enthousiasme  belliqueux,  le  furor 
teutonicus,  et  qu'à  Bruxelles  il  avait  été  obligé  par  le 
Département  du  Commerce  et  de  l'Industrie  à  rédiger 
des  rapports  tendancieux,  sous  peine  de  voir  désavan- 
tager la  Bavière  dans  la  répartition  des  ouvriers 
déportés. 

On  peut,  il  est  vrai,  admettre  qu'un  lieutenant  doit  se 
soumettre  aux  ordres  de  ses  chefs,  mais,  dans  ce  cas,  si 
ses  articles  étaient  contraires  à  sa  façon  de  voir  et  de 
penser»,  Wadler  eût  pu  demander  son  déplacement,  son 
transfert  au  front  par  exemple  ;  ce  faux-fuyant  n'excuse 
ni  ne  motive  son  subit  changement  d'attitude  dans 
lequel  les  témoins  ont  vu  surtout  une  expression  éhon- 
tée  d'arrivisme  et  de  mercantilisme  politique. 

Wadler  déclare  à  des  amis  que  le  soviétisme  est  une 


120  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

folie,  mais  que  quand  même  il  participerait  à  la  révolu- 
tion. Il  y  voit  surtout  une  excellente  aubaine,  le  moyen 
de  sortir  de  son  milieu  morose,  de  faire  sonner  ses  épe- 
rons, de  tenir  une  charge  importante,  de  parler  fort  et 
ferme,  de  s'empiffrer  aux  dépens  des  gogos.  C'est  lui 
qui  le  premier,  à  la  réunion  nocturne  où  se  décide  le 
sort  de  Munich,  porte  un  «  Hoch  »  enthousiaste  à  la 
République  des  Soviets. 

Et  le  promoteur  des  déportations,  l'homme  lige  des 
grands  industriels,  le  fonctionnaire  du  ministère  Hoff- 
mann —  car  jusqu'en  mars  1919  Wadler  demeura  atta- 
ché au  ministère  de  la  guerre  —  se  transforme  incon- 
tinent en  un  révolutionnaire  de  la  plus  belle  eau.  Il  est 
toujours  là  où  il  faut  voter  des  mesures  intransigeantes  ; 
il  est  pour  l'envoi  d'un  train  blindé  contre  les  troupes 
blanches  et,  comme  Commissaire  délégué  aux  logements, 
il  prépare  la  socialisation  des  maisons.  C'est  ainsi  qu'un 
invalide  de  guerre,  l'hôtelier  Simson  de  Tusing,  reçoit 
du  doktor  Wadler  l'avis  que  son  hôtel  doit  être  «  expro- 
prié »  au  bénéfice  de  vingt  familles  d'ouvriers,  et  comme 
Simson  protesté,  arguant  que  la  Bavière  n'est  pas  zone 
de  guerre,  le  doktor  Wadler  lui  répart  :  «  Ici  nous  avons 
à  présent  la  guerre  intérieure  !  »  Il  est  hors  de  conteste 
que  si  le  régime  communiste  se  fût  prolongé  il  était 
l'homme  le  plus  qualifié  pour  appliquer  les  méthodes 
du  travail  forcé,  tel  que  Lénine,  Trotzky  et  leurs  adeptes 
l'ont  mis  en  vigueur  en  Russie.  Il  possédait  dans  ce 
domaine  une  expérience  à  nulle  autre  pareille. 

Mais  dans  la  nuit  du  12  au  13  avril  il  est  surpris  par 
la  tentative  contre-révolutionnaire  des  troupes  dévouées 
au  gouvernement  de  Bamberg.  Il  assistait  avec  plusieurs 
collègues  à  une  séance  de  nuit  du  Zentralrat.  C'est  là 
que  les  mutins  s'emparent  de  lui,  de  Mùhsam,  de  Sold- 
mann,  de  Braig,  chef  des  sans-travail  de  Munich,  et  de 
quelques  autres  encore  qui  sont  diligemment  expédiés 
à  Bamberg  où  ils  attendent  au  cachot  la  fin  de  l'expé- 


LES  FANTOCHES  ET  LES  ÉCORNIFLEURS       121 

rience  communiste  et  leur  comparution  devant  le  Volks- 
gericht. 

Cette  arrestation,  qui  termina  brusquement  son  esca- 
pade, lui  sauva  vraisemblablement  la  vie. 

L'attitude  de  Wadler  au  procès,  qui  a  eu  lieu  du  8  au 
11  juillet,  a  été  piteuse.  Son  visage  glabre,  fatigué, 
barré  par  un  nez  busqué  en  bec  d'épervier,  les  commis- 
sures des  lèvres  affaissées,  n'a  pas  fait  bonne  impres- 
sion sur  les  juges,  et  le  commissaire  du  gouvernement 
s'est  montré  plus  implacable  à  son  endroit  que  vis-à-vis 
de  Mûhsam.  Tandis  que  les  juges  accordaient  à  celui-ci 
le  bénéfice  des  circonstances  atténuantes,  et  reconnais- 
saient la  sincérité  de  ses  sentiments,  ils  condamnaient 
Wadler,  l'écornifleur  politique,  à  la  peine  infamante  de 
huit  ans  de  réclusion,  sans  circonstances  atténuantes, 
faute  de  sentiments  sincères.  Au  prononcé  du  jugement 
Wadler,  en  proie  à  un  violent  accès  de  désespoir,  s'écroula 
sans  connaissance  sur  son  banc. 


LE  DOKTOR  OTTO  NEURATÏÏ 


Le  doktor  Otto  Neurath  est  un  ressortissant  autri- 
chien, privat-docent  à  l'Université  de  Vienne,  qui  fut 
appelé  à  Munich  par  le  gouvernement  bavarois  de  Kurt 
Eisner,  afin  de  diriger  l'Office  Central  économique  orga- 
nisé au  Ministère  du  Commerce  pour  préparer  et  réa- 
liser la  socialisation. 

Le  doktor  Neurath,  avec  son  haut  front  découvert,  son 
visage  ovale  aux  traits  réguliers  encadré  par  une  barbe 
drue,  ses  yeux  pensifs,  a  beaucoup  plus  l'apparence 
d'un  idéologue  que  d'un  révolutionnaire,  d'un  homme 
rassis,  mesuré,  que  d'un  fanatique  débridé.  Pourtant 
lui  aussi  est  féru  de  réformes.  Sa  marotte  c'est  la  socia- 


122  LA  TERREUR   EN  BAVIÈRE 

lisation  qu'il  voudrait  coûte  que  coûte  mettre  en  train. 
Il  s'imagine  sans  doute  que  les  expériences  sociales 
s'exécutent  aussi  simplement,  peut-être  même  à  moins 
de  frais,  que  celles  de  laboratoire.  Toujours  est-il  qu'à 
la  proclamation  de  la  République  des  Conseils,  Neurath, 
qui  était  fonctionnaire  stipendié  du  gouvernement  légal 
Hoffmann,  passa  dans  le  clan  adverse,  pour  garder  sa 
place,  affirment  les  mauvaises  langues,  pour  faire  enfin 
aboutir  les  projets  qui  le  hantaient,  disent  ses  amis.  On 
le  confirme  en  effet  au  Zentralwirtschaftsamt K  et  on  le 
baptise  «  Commissaire  de  la  socialisation  ».  En  cette 
qualité  il  préconise  toute  une  série  de  mesures  vexa- 
toires  :  la  socialisation  de  la  presse,  la  communalisation 
d'une  grande  propriété  domaniale,  et  à  plus  longue 
échéance  la  suppression  des  établissements  de  crédit, 
tout  à  fait  superflus  dans  la  plus  heureuse  des  sociétés 
communistes. 

«  Après  dix  ans  de  travail,  se  plaisait  à  dire  ce  vir- 
tuose du  communisme,  il  faut  que  chaque  ouvrier  ait  la 
possibilité  de  vivre  sans  travailler  et  sans  aucun  souci!  » 
Tous  ne  furent  pas  dupes  de  ce  bienfaiteur  de  la  classe 
ouvrière,  et  un  jour  un  porte-parole  du  Parti  Socialiste 
Indépendant,  un  certain  Katz,  ne  craignit  pas  de  le 
traiter  de  tricheur  et  de  «  faux  monnayeur  génial  du 
capital  ».  Aux  yeux  des  badauds,  ces  bateleurs  étaient 
tous  géniaux! 

Le  doktor  Neurath  s'était  adjoint  comme  collabora- 
teur un  ami  de  Kurt  Eisner,  le  juif  Ret  Marut,  éditeur  de 
la  revue  révolutionnaire  Der  Ziegelbrenner,  le  Brique- 
tier,  titre  symbolique  assez  bizarre  pour  un  démolis- 
seur bolcheviste.  Car  Ret  Marut  affiche  des  convictions 
bolchevistes,  après  avoir  écrit  pendant  la  guerre  des 
nouvelles  bellicistes  qui  parurent  à  la  maison  d'édition 
Reclam   à   Leipzig  (cf.   le    fascicule   des  Nouvelles   de 

1.  Office  économique  central. 


LES    FANTOCHES    ET   LES   ÉCORNIFLEURS  123 

Guerre).  Mais  les  affaires  sont  les  affaires  :  militariste 
pendant  la  guerre,  à  la  révolution  Ret  Marut  se  découvre 
soudain  des  sentiments  pacifistes  et  bolchevistes,  s'il 
est  possible  de  concilier  ces  deux  notions...  et  il  devient 
Directeur  de  la  Presse  (Presseleiter). 

C'est  Ret  Marut  qui  est  chargé  par  Neurath  d'élaborer 
un  projet  de  socialisation  de  la  presse.  D'après  ce  pro- 
jet, qui  reçut  un  commencement  d'application,  tous  les 
journaux  devaient  être,  sans  aucune  indemnité,  expro- 
priés par  l'Etat.  Le  journal  est  géré  par  un  Conseil  d'ad- 
ministration comprenant  un  membre  du  gouvernement, 
deux  membres  du  conseil  d'ouvriers,  un  membre  de 
chaque  parti  possédant  un  journal,  un  membre  de  l'As- 
sociation des  instituteurs  socialistes  et  un  écrivain 
socialiste  indépendant.  Sur  ce  «  petit  conseil  d'adminis- 
tration »,  qui  ne  jouit  en  somme  que  de  pouvoirs  déli- 
bératifs,  se  greffe  un  grand  conseil,  une  sorte  de  haute- 
cour  qui  comprend  en  plus  deux  typographes,  un 
mécanicien,  un  aide,  un  employé  et  un  rédacteur  de 
chaque  journal* 

Aucun  membre  du  personnel  ne  peut  avoir  un  salaire 
annuel  supérieur  à  i  2.000  marks.  C'est  la  rédaction  qui 
détermine  la  direction  du  journal.  On  se  demande 
quelle  peut  être  la  liberté  d'initiative  de  rédacteurs  sur 
lesquels  pèse  la  tyrannie  de  deux  conseils  d'adminis- 
tration arbitrairement  désignés.  Aussi  ceux  à  qui  le 
nouveau  système  n'agrée  pas  sont-ils  poliment  invités  à 
vider  leurs  salles  de  rédaction. 

Bref,  ce  projet  de  socialisation,  qui  prétend  laisser  ses 
organes  à  chaque  parti  politique  tout  en  les  plaçant 
sous  la  férule  de  l'Etat  communiste,  est  une  dérision. 
On  sait  ce  qu'il  est  advenu  de  la  liberté  de  la  presse  en 
Russie.  Au  demeurant,  Ret  Marut  n'omet  pas  de  prévenir 
les  directeurs  et  les  employés  de  journaux  que  les  cas 
de  sabotage  ou  de  résistance  seraient  considérés  comme 
des  actes  antirévolutionnaires. 


124  LÀ   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

Par  sabotage  ou  par  résistance  il  faut  entendre  évi- 
demment le  refus  de  se  plier  aux  volontés  des  conseils 
d'administration  ou  du  gouvernement...  Il  est  constant 
qu'après  le  12  avril,  plutôt  que  de  se  soumettre  à  des 
conditions  aussi  baroques  que  léonines,  la  plupart 
des  journaux  suspendirent  leur  publication.  C'est  ainsi 
qu'on  avait  exigé  du  Neue  Mùnchener  Tageblatt,  feuille 
très  catholique,  la  reproduction  d'un  article  de  fond  où 
l'on  flétrissait  la  morale  catholique  et  protestante,  voire 
la  morale  juive,  par  surcroît  hérissé  d'outrages  à 
l'adresse  du  clergé,  de Tépiscopat  et  du  pape.  Cet  article 
avait  dû  être  publié  la  veille  par  le  Bayerische  Kurier. 
Devant  la  résistance  du  rédacteur  en  chef  et  du  direc- 
teur, le  premier  censeur,  un  certain  von  Aschenbach,  se 
présenta  à  la  rédaction,  menaçant  les  journalistes  récal- 
citrants d'arrestation  et  de  mort.  Ce  n'est  qu'ensuite  de 
multiples  démarches  que  la  direction  réussit  à  empêcher 
la  parution  de  l'article... 

Pour  son  bonheur  Neurath  se  confina  exclusivement 
dans  la  solution  des  problèmes  économiques,  ne  se  mêlant 
jamais  de  politique,  ainsi  que  le  reconnurent  tous  les 
témoins  qui  déposèrent  à  son  procès.  L'ancien  ministre 
du  Commerce  Simon  rompit  même  une  lance  en  sa 
faveur,  affirmant  que  le  programme  de  Neurath  avait 
déjà  été  fixé  et  résolu  par  le  gouvernement  Hoffmann. 

De  son  côté  Neurath  prétendit  qu'il  n'était  pas  parti- 
san des  mesures  de  violence  et  qu'en  particulier  pour 
ce  qui  concerne  la  presse,  il  ne  désirait  qu'ime  sociali- 
sation lente  avec  la  coopération  des  directeurs  et  du 
personnel.  Il  avait  été  fort  surpris  par  la  décision  du 
Conseil  central  de  faire  occuper  les  journaux  et  recon- 
nut, dès  l'instant,  qu'il  n'y  avait  rien  à  faire  avec  de  tels 
collaborateurs. 

Le  professeur  Max  Weber  de  l'Université  de  Munich, 
Ernst  Tôlier,  Niekisch,  Klinglhôfer,  d'autres  encore 
vinrent  témoigner  à  la  décharge  de  Neurath.  Le  profes- 


LES  FANTOCHES  ET  LES  ÉCORNIFLEURS       425 

seur  von  Halban  de  Wûrzbourg,  qui  avait  travaillé  de 
longues  années  avec  Neurath  au  Conseil  économique  de 
guerre,  affirma  qu'il  était  incapable  de  participer  à 
aucun  acte  de  violence» 

Néanmoins  la  Cour  martiale  l'a  condamné  le  25  juillet 
à  18  mois  de  forteresse  pour  complicité  dans  un  crime 
de  haute  trahison. 


LE   DOKTOR   LIPP 

Le  Doktor  Lipp,  troisième  de  cette  famille  de  docteurs 
en  babouvisme,  est  un  sexagénaire  d'extérieur  impo- 
sant, doué  d'une  étourdissante  faconde.  Il  sait  s'y 
prendre  à  merveille  pour  fasciner  un  auditoire  par  ses 
grands  mots  à  l'emporte-pièce  et  par  l'évocation  de 
délicieuses  fata-morgana...  à  condition  que  l'on  ignore 
qu'il  a  été  interné  deux  fois  dans  une  maison  de  fous 
pour  manie  des  grandeurs. 

Vers  1880  le  docteur  Lipp  fait  son  apparition  dans  la 
vie  publique  comme  rédacteur  au  Beobachter  (Observa- 
teur) de  Stuttgart.  Il  s'y  distingue  si  bien,  par  ses 
excentricités  et  ses  écarts  de  langue,  qu'il  est  tôt  pour- 
suivi pour  crime  de  lèse-majesté.  Pour  échapper  aux 
persécutions  le  journaliste  se  fait  reporter  ambulant  :  il 
parcourt  le  pays  de  Bade,  la  Suisse,  d'où  il  gagne  l'Ita- 
lie. Ce  prestidigitateur  s'arrange  pour  devenir  collabo- 
rateur du  Corriere  délia  Sera  et  en  même  temps  espion  à 
la  solde  du  Gouvernement  impérial  allemand. 

Aussi  quelle  ne  fut  pas,  nous  rapporte  la  comtesse 
Treuberg,  l'hilarité  du  prince  de  Biilow  d'apprendre 
que  son  ancien  agent  Lipp  était  devenu  commissaire  du 
peuple  en  Bavière! 

Ce  n'est  pas,  comme  on  l'a  prétendu,  dans  une  crise 
de  folie  qu'il  a  déclaré  lui   avoir   rendu   de   précieux 


126  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

services.  Cet  homme  peu  circonspect  se  vanta  en  effet 
plus  tard  à  Stuttgart  d'être  parvenu  à  dessiner  exacte- 
ment la  carte  d'état-maj-or  italienne,  grâce  à  la  feinte 
amitié  qu'il  avait  pu  lier  avec  un  professeur  de  géogra- 
phie de  Pavie,  amitié  qu'il  exploita  froidement  au  béné- 
fice de  l'état-major  allemand.  Ce  petit  fait  est  significatif  : 
il  caractérise  l'homme  autant  que  le  système. 

La  guerre  éclate  :  le  docteur  Lipp  se  tient  à  la  dispo- 
sition du  grand  état-major*  Ses  relations  politiques 
vont  être  mises  à  contribution.  C'est  sur  l'ordre  du 
département  politique  de  l'état-major  que  le  docteur 
Lipp  participe  au  fameux  conciliabule  socialiste  de 
Zimmerwald  dont  il  est  bien  placé  pour  dévoiler  tous  les 
secrets,  puisque,  de  son  propre  aveu,  il  y  tient  l'emploi 
d'un  deuxième  secrétaire. 

Herr  Doktor  Lipp,  qui  est  une  manière  de  deuxième 
Parvus,  son  sosie  en  miniature,  en  dépit  de  son  aristo- 
cratique prestance,  a  pour  tâche  essentielle  de  fomenter 
des  troubles  révolutionnaires  chez  nos  frères  trans- 
alpins. Il  pratique  sa  propagande  de  la  Suisse  sur  une 
large  échelle,  et,  d'accord  avec  l'état-major  allemand,  il 
négocie  avec  le  bolcheviste  russe  Radek  et  d'autres 
hommes  de  confiance  de  la  Russie  révolutionnaire.  Il 
s'affilie  aux  ligues  les  plus  occultes,  dans  le  ferme  pro- 
pos de  démasquer  ses  compatriotes  qui  en  font  partie.  Il 
est  le  prototype  du  Judas  révolutionnaire. 

Saii  double  rôle  éclaire  aussi  bien  la  duplicité  du 
grand  état-major  allemand  :  favoriser  l'essor  de  tous 
les  germes  révolutionnaires  dans  les  autres  pays,  en 
particulier  en  Russie  et  en  Italie,  tout  en  étouffant 
impitoyablement  la  moindre  manifestation  antigouver- 
nementale et  antimilitariste  en  Allemagne. 

Au  printemps  1917  —  crise  de  démence,  de  clair- 
voyance ou  de  caméléonisme  politique  —  Franz  Lipp,  de 
retour  à  Stuttgart,  raconte  à  qui  veut  l'entendre  que 
l'Allemagne    a   perdu   la    guerre  ;   quand  on    ricane  à 


LES  FANTOCHES  ET  LES  ÉCORN1FLEURS       127 

cette  nouvelle  saugrenue  il  s'irrite,  se  frappe  la  poitrine 
et  invoque  l'autorité  du  grand  état-major  auquel  il  appar- 
tient. Il  est  arrêté  et  jusqu'à  la  fin  de  la  guerre  interné  en 
«  détention  de  protection  »,  ravissante  métaphore  qui 
signifie  tout  bonnement  lettre  de  cachet.  La  «  Schut- 
zhafl  »  est  le  moyen  commode  —  pas  d'explication,  pas 
de  jugement  —  dont  se  sert  le  gouvernement  allemand 
pour  réduire  ses  adversaires  à  l'impuissance,  les  limo- 
ger politiquement,  sous  prétexte  qu'ils  pourraient  se 
nuire  à  eux-mêmes  en  commettant  quelque  sottise.  Aux 
yeux  des  dirigeants  de  l'Allemagne  la  «  Schutzhaft  » 
n'est  en  effet  destinée  qu'à  préserver  les  individus  de 
leurs  propres  excès,  oratoires  ou  autres. 

A  peine  remis  en  liberté,  le  <(  martyr  »  Lipp  —  c'est 
ainsi  qu'il  se  présente  —  met  à  nouveau  sa  compétence 
au  service  du  grand  état-major.  Sans  doute  sa  crise 
aiguë  d'aliénation  pacifiste  est-elle  surmontée.  Il  annonce 
que  des  soulèvements  révolutionnaires  dirigés  par  Kurt 
Eisner  à  Munich  et  par  Grispien  1  à  Stuttgart  sont  en 
voie  de  préparation.  Il  est  trop  tard  !  La  révolution 
éclate  et  le  docteur  Lipp,  qui  disparaît  silencieusement 
pour  quelque  temps,  dispose  ses  filets  dans  l'ombre. 

Repris  par  la  folie  des  grandeurs,  l'ambition  de  devenir 
un  gros  personnage,  il  goûte  l'âpre  satisfaction  de  voir 
ses  désirs  se  réaliser  avec  une  rapidité  déconcertante. 
La  deuxième  révolution  bavaroise  le  porte  sur  le  pavois. 

Puisque  le  carnaval  rouge  bat  son  plein,  que  l'on 
célèbre  la  fête  des  fous,  pourquoi  les  soviétistes  hésite- 
raient-ils à  en  faire  leur  ministre  des  Affaires  étran- 
gères?... Sans  doute  ils  partent  du  principe  que  les 
meilleurs  diplomates  sont  aussi  les  plus  détraqués  et 
que,  à  rebours  de  cette  vieille  bête  de  Lombroso,  qui 
voyait  partout  des  déments  et  qui  faisait  voisiner  le 
génie  de  la  folie,  c'est  la  folie  qui  frise  le  génie... 

1.  Le  chef  actuel  du  Parti  socialiste  indépendant  allemand. 


128  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

Voilà  d'un  coup  ce  flibustier  de  la  politique,  cet  aven- 
turier, chargé  du  poste  le  plus  exposé  :  le  Commissariat 
des  Affaires  étrangères,  et  sans  délai  son  collègue  russe 
Tchitchérine  lui  radiotélégraphie  en  le  priant  de  l'infor- 
mer explicitement  sur  la  situation  en  Bavière.  La  ré- 
ponse du  docteur  Lipp  mérite  d'être  reproduite  dans 
son  intégralité.  La  voici  : 

Tchitchérine,  Lénine,  Moscou  : 

«  Le  prolétariat  de  la  Haute-Bavière  est  heureusement 
uni.  Socialistes,  plus  Indépendants,  plus  Communistes 
sont  soudés  solidement  comme  un  marteau,  d'accord 
avec  la  Ligue  des  Paysans.  Les  cléricaux  sont  bien  dis- 
posés pour  nous.  La  bourgeoisie  libérale,  à  la  solde  de 
la  Prusse,  est  complètement  désarmée.  Bamberg  est  le 
siège  du  fuyard  Hoffmann  qui  a  emporté  la  clef  du 
cabinet  d'aisances  de  mon  ministère.  La  politique  prus- 
sienne, dont  Hoffmann  est  le  manœuvre,  s'est  assigné 
pour  but  de  nous  couper  du  Nord,  de  Berlin,  Leipzig, 
Nuremberg,  même  de  Francfort  et  du  bassin  de  la  Ruhr, 
en  même  temps  de  nous  faire  passer  vis-à-vis  de  l'En- 
tente pour  une  horde  de  tigres  sanguinaires  (Bluthunde) 
et  de  pillards,  alors  que  ce  sont  les  pattes  velues  du 
gorille  Gustav  Noske  qui  dégoulinent  de  sang.  Nous 
recevons  du  charbon  et  des  vivres  en  abondance  de  la 
Suisse  et  de  l'Italie  (sic).  Nous  voulons  la  paix  pour 
toujours.  Emanuel  Kant  :  Paix  éternelle  1795,  thèse  2  à 
5.  La  Prusse  veut  l'armistice  pour  préparer  la  guerre  de 
revanche.  » 

Salutations  fraternelles. 
Le  Commissaire  du  peuple  aux  Affaires  étrangères  : 

Docteur  Franz  Lipp. 

Peu  après  sa  nomination,  saisi  d'un  accès  de  rocam- 
bolesque  fureur  belliqueuse  à  l'ouïe  que  le  blocus  est 


LES  FANTOCHES  ET  LES  ÉCORNIFLEURS       129 

établi  sur  la  Bavière  soviétique  et  qu'elle  est  privée  de 
ses  moyens  de  transport,  ce  faux  dévot  de  la  paix  per- 
pétuelle adresse  à  son  collègue  Paulukum  l'épitre  sui- 
vante qui  rappelle  les  gestes  des  héros  de  soties  : 

«  Mon  cher  collègue,  j'ai  déclaré  la  guerre  au  Wur- 
temberg et  à  la  Suisse  {sic),  parce  que  ces  chiens  n'ont 
pas  voulu  nous  prêter  les  65  locomotives  demandées. 
Nous  sommes  certains  de  la  victoire.  De  plus  je  deman- 
derai au  pape  sa  bénédiction  pontificale  ». 

On  pourrait  multiplier  des  citations  aussi  invraisem- 
blables que  les  précédentes.  C'est  à  se  demander  si  la 
Prusse  n'avait  pas  lâché  délibérément  ce  fou  furieux 
sur  la  Bavière,  dans  l'intention  de  discréditer  ie  nouveau 
régime. 

Toujours  est-il  que  le  docteur  Lipp,  «  mouchard 
génial  et  chien  policier  du  maudit  département 
politique  du  Grand  Etat-major  »,  ainsi  qu'on  l'a 
baptisé,  après  avoir  rempli  la  scène  de  ses  cabrioles 
funambulesques,  de  ses  pieds-de-nez  et  de  ses  gri- 
maces, est  retourné  au  cabanon  d'où  il  n'aurait  pas  dû 
sortir.  Son  règne  n'a  duré  que  quelques  jours,  jusqu'au 
13  avril. 


Emil  Maenner 


Le  16  avril  paraissait  un  décret  du  Comité  exécutif 
des  Conseils  d'établissement  et  de  soldats  appelant 
Emil  Maenner  au  Commissariat  des  Finances  où  il  assu- 
mait la  rude  succession  du  fantasque  théoricien  Silvio 
Geseli. 

Maenner,  né  en  1893,  est  un  tout  jeune  homme  de 
126  ans,  imberbe,  la  figure  niaise,  joufflue,  flanquée  de 
deux  oreilles  nettement  décollées,  comme  il  sied  à  un 


130  LA   TERREUR   EN  BAVIERE 

commissaire  du  peuple  communiste.  Certes  il  est  digne 
de  figurer  à  côté  du  savant  trio  de  baladins  et  de  pique- 
assiette  dont  nous  venons  de  parler,  bien  que  son  règne 
n'ait  débuté  qu'à  la  chute  des  trois  «  Doktor  ». 

Maenner  est  une  créature  de  la  troisième  révolution. 
N'est-il  pas  prédisposé  aux  hautes  fonctions  auxquelles 
on  l'affecte  d'emblée  par  sa  première  éducation  et  ses 
érudites  connaissances  en  matière  financière?...  Jusqu'à 
la  déclaration  de  guerre  Maenner  était  apprenti  dans 
une  banque  de  Munich  où  il  se  garda  bien  de  rentrer  à 
son  retour  du  front.  Ou  plutôt  s'il  y  rentra  ce  fut  pour 
y  cambrioler  les  coffres  forts. 

Il  inaugure  en  effet  son  régime  par  un  ukase,  qu'il 
signe  modestement,  et  combien  justement  «  le  Commis- 
saire du  peuple  provisoire  aux  finances  »,  où  il  somme 
tous  les  propriétaires  de  safes  de  se  trouver  le  jeudi 
17  avril  dans  les  caveaux  blindés  des  banques  à  seule 
fin  de  remettre,  contre  accréditif,  entre  ses  mains,  ou 
celles  de  ses  mandataires,  toutes  leurs  espèces  sonnantes 
et  trébuchantes.  Les  propriétaires  de  trésors  qui  ne  se 
présenteraient  pas  sont  avertis  que  l'on  fracturera  leurs 
coffres  pour  en  confisquer  le  contenu  sans  autre  forme 
de  procès. 

Cette  confiscation  —  véritable  rapine  —  ne  rapporta 
que  20.000  marks. 

Il  fallait  encourager  les  gens  à  l'épargne,  les  inviter  à 
remplir  les  banques  et  les  caisses  d'épargne  pour  que 
le  «  génie  financier  Maenner  »,  comme  on  l'a  intitulé, 
pût  y  puiser  à  pleines  mains  et  satisfaire  les  reven- 
dications de  plus  en  plus  démesurées  de  la  Garde 
Rouge. 

C'est  le  but  d'un  appel,  qui  est  un  cri  de  détresse, 
qu'il  lance  le  17  avril  :  ...  «  Celui  qui  durant  des  années 
a  thésaurisé  pour  ses  vieux  jours  quelques  milliers  de 
marks  n'est  pas  un  capitaliste.  Les  banques  (sic)  admi- 
nistreront cet  argent  pour  notre  bien!...  Versez  votre 


LES  FANTOCHES  ET  'LES  ÉCORNIFLEURS       131 

numéraire,  déboursez  vos  billets!...  Les  rétifs  et  les 
méfiants  seront  déférés  au  Tribunal  révolutionnaire 
qui  les  jugera  sur  la  minute.  » 

Sans  doute,  toujours  pour  inciter  les  gens  à  l'épargne, 
l'histrion  édicté  le  21  avril  que  les  dépositaires  ne 
pourront  prélever  sut  leurs  fonds  que  cent  marks  par 
jour  ou  sept  cents  marks  par  semaine  au  plus.  A  côté 
de  la  signature  de  Maenner  nous  voyons  surgir  celle  du 
sinistre  Axeirod  qui  lui  est  adjoint  comme  «  commis- 
saire politique  »  et  qui  se  charge  de  faire  litière  de 
tous  les  préjugés  financiers  de  son  confrère,  s'il  en  a, 
aussi  bien  que  des  dépôts  en  banques. 

Maenner  a  conçu  un  plan  grandiose  pour  procurer  des 
fonds  à  la  jeune  république  des  soviets;  il  projette  la 
confiscation  d'une  grande  partie  des  fortunes,  ce  qu'il 
appelle  avec  délicatesse  «  prélèvement  sur  les  fortunes  ». 
Malheureusement  les  jours  de  la  jeune  république  sont 
comptés  et  Maenner,  que  glace  l'approche  de  l'Armée 
Blanche,  cherche,  à  la  réunion  du  24  avril  1919,  à  se  dis- 
culper en  rejetant  sur  le  commissaire  Axeirod  la  res- 
ponsabilité de  tous  ses  «  vols  politiques  ». 

Et  pathétique  il  déclare  qu'il  entend  se  présenter  le 
front  haut  au  gouvernement  Hoffmann.  Au  surplus  il 
n'éprouve  plus  nulle  envie  —  on  le  conçoit  —  de  figurer 
plus  longtemps  sur  la  scène  d'un  théâtre  de  marion- 
nettes et,  solennellement,  avec  des  trémolos  dans  la 
voix,  malgré  les  protestations  de  l'auditoire,  il  remet  sa 
démission. 

Néanmoins,  dans  le  meeting  mortuaire  du  27  avril,  le 
programme  miraculeux  de  Maenner  est  adopté.  Celui-ci, 
s'il  est  présent  —  nous  l'ignorons  —  préfère  ne  pas 
prendre  la  parole;  l'inéluctable  dénouement  le  terrifie, 
coagule  le  sang  dans  ses  veines,  le  rend  inapte  à  toute 
besogne.  Il  assiste  à  une  dernière  réunion  le  30  avril, 
la  réunion  de  liquidation.  Les  Conseils  d'exploitation 
et  de  soldats  le  placent  sous  leur  protection. 


132  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

Il  disparaît  dans  la  tourmente,  omettant  de  se  pré- 
senter le  «  front  haut  »  aux  revenants.  Nous  ignorons 
quel  a  été  le  sort  du  «  génie  financier  »  de  la  com- 
mune munichoise. 


LE    MENU    FRETIN 


Il  serait  illusoire  de  vouloir  énumérer  la  liste  de  tous 
les  figurants  de  cette  hideuse  mascarade  soviétique.  Ils 
sont  trop  nombreux  :  les  uns,  portés  par  la  frénésie  de 
l'arrivisme,  tentent  de  se  pousser  au  premier  plan,  les 
autres,  inquiets  de  l'avenir,  redoutant  d'engager  leur 
responsabilité,  restent  prudemment  à  la  cantonade,  se 
contentant  de  glaner  les  petits  bénéfices  de  l'opération. 
Ce  ne  sont  que  les  comparses  des  «  héros  »  dont  nous 
avons  parlé.  Tandis  que  certains  en  sont  les  patelineurs, 
d'aucuns  sont  les  jouisseurs  pansus  et  dodus  du  cham- 
bardement, les  pêcheurs  en  eau  trouble. 

Après  avoir  présidé  le  Comité  exécutif  des  Conseils 
révolutionnaires  d'établissements  et  de  soldats,  et  à  ce 
litre,  avoir  claironné  le  lundi  14  avril  un  boute-selle 
retentissant  «  aux  prolétariens,  aux  soldats  et  aux 
combattants  »  dans  lequel  il  annonçait  l'aube  de  l'ère 
nouvelle,  un  illustre  inconnu  du  nom  de  Werner  est 
appelé  à  siéger  au  sein  du  Comité  exécutif  aux  côtés  de 
Levien  et  Leviné. 

Un  quatrième  dictateur  du  nom  de  Dietrich  complète 
ce  directoire.  Le  consul  Dietrich  est  chargé  essentielle- 
ment de  réparer,  au  Commissariat  des  Affaires  Etran- 
gères, les  inénarrables  gaffes  de  son  prédécesseur,  le 
docteur  en  folie  Franz  Lipp.  Il  n'est  pourtant  pas  davan- 
tage respecté  et  ses  injonctions  sont  ouvertement  trans- 
gressées. C'est  ainsi  que,  nonobstant  le  certificat  par 


LES   FANTOCHES    ET   LES   ÉCORNIFLEURS  133 

lequel  il  garantissait  son  inviolabilité  et  la  protection 
de  la  Raelerepublik  à  la  Nonciature,  elle  fut  envahie  par 
les  soudards  de  l'armée  rouge  et  le  nonce  molesté,  voire 
menacé  d'une  balle  de  revolver  l. 

Voici  l'instituteur  Niekisch,  président  du  Congrès  des 
con-eils,  puis  du  Zentralrat  révolutionnaire,  qui  n'est 
qu'un  soviétiste  modéré  et  qui  plus  tard  aura  fort  à 
faire  pour  justifier  son  attitude.  Voici  le  juif  Sontheimer 
(socialiste  indépendant),  qui  participe  activement  à  la 
fondation  de  la  République  des  Conseils,  le  conseil 
de  soldats  Sauber  (der  saubere  Sauber  :  la  fripouille 
de  Sauber)  ;  Klingelhoefer,  fidèle  second  de  Tôlier, 
lui  aussi  socialiste  indépendant,  Soldmann,  d'autres 
encore. 

En  vingt-quatre  jours,  du  7  avril  au  premier  mai,  il 
n'y  eut  pas  moins  de  quatre  <(  kommaudants  »  de  la  ville  : 
Mehrer,  Weinberger,  Roller  et  Egelhofer  qui  est  le  der- 
nier de  la  liste,  et  encore  ne  comptons-nous  pas  son 
remplaçant.  De  ces  «  Stadtkommandanlen  » ,  ou  préfets 
investis  de  pouvoirs  dictatoriaux,  Roller  est  sans  con- 
teste le  plus  étrange.  Révoqué  et  écroué  peu  après,  sous 
couleur  de  menées  contre-révolutionnaires,  en  même 
temps  que  les  otages,  il  se  glissait  continuellement  le 
long  du  mur  de  la  cellule  commune  en  criant  :  «  Hier 
encore  j'étais  le  Stadtkommandant  de  Munich.  Si  je  suis 
devenu  communiste  c'est  uniquement  pour  conserver 
l'Alsace-Lorraine  à  la  Patrie!  »  Le  pauvre  homme  avait 
complètement  perdu  la  raison.  Il  y  avait  de  quoi! 

Voici  les  trois  présidents  de  police  successifs  ou 
simultanés  Dosch,  Koeberl,  Mairgunther,  fronts  bornés, 
yeux  vides,  figures  bestiales. 

Lorsque  Mairgunther  prit  possession  de  la  préfecture 
de  police,  il  rencontra  la  fille  de  l'ancien  directeur  de 
police  Beck  qui  s'apprêtait  à  déménager  :  «  Pas  de  ça, 

4.  Cf.  chapitre  xii. 


434  LA   TERREUR    EN   BAVIÈRE 

s'écria-t-il,  l'appartement  et  les  meubles  sont  socia- 
lisés ».  Et  comme  elle  protestait  :  <(  Si  vous  ne  vous 
taisez  pas,  femelle,  votre  affaire  sera  tôt  réglée.  » 

Mais  ces  sombres  polichinelles  dégorgés  par  la  com- 
mune sont  de  loin  éclipsés  par  les  meneurs  fanatiques 
et  les  tortionnaires  du  lycée  Luitpold. 


CHAPITRE  IX 

L'APPLICATION  DU  COMMUNISME  INTÉGRAL 


LE    GOUVERNEMENT 


Le  pouvoir  législatif  devrait  être  exercé  par  le  Congrès 
des  Conseils  ou  Raetekongress  présidé  par  Niekisch, 
dont  les  membres  sont  désignés  par  les  conseils  d'ou- 
vriers, de  soldats  ou  de  paysans  élus  eux-mêmes  fort 
arbitrairement.  La  majorité  de  la  population  :  la  bour- 
geoisie, les  classes  libérales,  les  propriétaires  fonciers, 
les  artisans,  les  patrons,  les  commerçants,  les  indus- 
triels, est  systématiquement  ignorée. 

Or,  le  Raetekongress  n'a  siégé  à  Munich  que  du 
20  février  au  17  mars  ;  en  dépit  du  suffrage  irrégalier 
qui  l'avait  élu,  la  plupart  de  ses  membres  se  pronon- 
cèrent catégoriquement  contre  le  soviétisme  et  en 
faveur  de  la  Diète,  c'est-à-dire  du  parlementarisme.  Le 
congrès  fat  dissous  et  ne  siégea  plus  pendant  toute  la 
durée  du  régime  soviétique.  Ce  n'est  qu'à  l'ultime  réu- 
nion du  30  avril  %  où  les  soviétistes  célébrèrent  leur 

1.  Plus  exactement  du  1er  mai,  puisque  cette  motion  de  Tôlier 
fut  adoptée  à  une  heure  du  matin. 


136  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

messe  mortuaire,  que  Tôlier  fit  allusion  —  hors  de  cir- 
constance —  à  la  prochaine  réunion  du  Congrès.  Il  y 
avait  équivoque  de  sa  part  :  c'était  la  Cour  martiale  qui 
devait  se  réunir  ! 

Néanmoins,  avant  de  disparaître  le  Maetekongress 
avait  eu  encore  la  force  d'émaner  un  Zentralrat  ou 
Conseil  central,  sorte  de  ministère  élargi  ou  d'organe 
de  contrôle,  chargé  précisément  de  passer  au  crible 
tous  les  faits  et  gestes  -les  ministres.  Le  Zentralrat 
était  donc  à  l'origine  une  manière  de  comité  corporatif, 
d'inspiration  soviétique,  qui  devait  veiller  à  ce  que  le 
gouvernement  parlementaire  réalisât  le's  réformes  que 
réclamait  le  monde  ouvrier,  en  particulier  la  socialisa- 
tion. 

La  survivance  du  Zentralrat  ou  Conseil  Central,  après 
l'éviction  du  Congrès  des  Conseils,  perpétuait  en  l'aggra- 
vant le  dualisme  entre  le  régime  parlementaire,  issu  du 
suffrage  universel,  et  le  système  soviétique  basé  sur  la 
soi-disant  représentation  professionnelle. 

C'est  le  Zentralrat,  ou  plutôt  un  certain  nombre  de 
ses  membres  altérés  de  pouvoir,  qui  proclame  la  Répu- 
blique des  Conseils  dans  la  nuit  du  6  au  7  avril  et  se 
transforme  dès  l'abord  en  «  Conseil  central  révolution- 
naire ».  C'est  également  ce  parlement  en  miniature  qui 
désigne  les  nouveaux  ministres  baptisés  «  commissaires 
du  peuple  ».  Les  différents  commissariats,  au  nombre 
de  douze  sont  :  les  Affaires  étrangères,  l'Intérieur,  l'As- 
sistance Publique,  la  Propagande,  les  Finances,  la  Jus- 
tice, le  Trafic,  l'Agriculture  et  la  Sylviculture,  l'Economie 
nationale,  l'Armée,  le  Ravitaillement  et  les  Logements. 

Cette  organisation,  calquée  sur  le  modèle  russe,  n'est 
pas  de  longue  durée.  Les  communistes  et  les  sparta- 
kistes, qui  sont  de  la  même  famille1,  estiment  que  le 

1.  Le  parti  communiste  allemand  s'imitule  «  Spartakusbund  » 
ou  Ligue  de  Spartacus,  se  plaçant  ainsi  sous  l'égide  du  célèbre 
chef  des  esclaves  romains  révoltés,  tué  en  71. 


L'APrLICATION   DU   COMMUNISME   INTÉGRAL  137 

Zentralrat,  dit  révolutionnaire,  ne  l'est  pas  assez  et  que 
son  caractère  provisoire  ne  s'est  que  trop  prolongé  ;  à 
la  suite  de  l'échec  du  putsch  contre-révolutionnaire  du 
13  avril  ils  s'emparent  du  pouvoir,  déclarant  le  même 
jour  la  déchéance  duZentrah'at,  et  nomment  un  comité 
d'action  des  Conseils  d'exploitation  et  de  soldats  de 
Mu-nich  —  déjà  la  république  soviétique  est  circons- 
crite à  Munich  et  à  ses  environs  immédiats  —  qui  com- 
prend quinze  membres.  A  la  place  des  commissaires  du 
peuple  dont  il  ne  subsistera  que  quelques-uns,  entre 
autres  le  Commissariat  des  Finances  —  fonctionne  un 
Vollzugsrat,  ou  Comité  exécutif  qui  se  compose  de 
quatre  membres  investis  de  pouvoirs  dictatoriaux...  Les 
deux  Russes  Levien  et  Leviné  y  ont  la  prédominance1. 
Désormais  la  plupart  des  proclamations  sont  signées, 
sans  nom,  par  le  Comité  exécutif.  De  plus  en  plus  les 
fidèles  de  Lénine  accaparent  la  scène  dans  toute  sa  lar- 
geur, jouant  admirablement  leurs  rôles  de  dictateurs. 

Après  la  chute  de  cette  dictature,  qui  se  maintient 
pourtant  dans  les  coulisses  et  qui,  du  Lycée  Luitpold, 
dirige  la  terreur,  c'est  le  chaos  gouvernemental.  Des 
proclamations  bariolées  apparaissent  le  25  avril  sur  les 
murs  de  Munich.  Mais  déjà  le  commandant  en  chef  de 
l'Armée  rouge  Egelhofer2  —  instrumentaux  mains  de 
Russes  qui  tiennent  et  tirent  toutes  les  ficelles  —  lance 
des  communiqués  comminatoires  et  du  28  avril  au 
1er  mai  c'est  lui  qui,  extérieurement,  gouverne  Munich 
et  qui  préside  à  l'épouvantable  carnage  du  dernier 
jour. 

Du  Congrès  des  Conseils   qui   avait,   du  moins,  un 

1.  Plus  tard  Axelrod,  Strobl,  président  de  la  Commission 
extraordinaire,  et  Egelhofer  participeront  également  aux  délibéra- 
tions de  ce  «  comité  exigu  »,  comme  on  l'a  baptisé,  où  Dietrich  et 
Werner  ne  tiennent  que  des  rôles  très  effacés  de  figurants. 

2.  Ou  Eglhofer,  comme  il  signe,  à  la  manière  bavaroise,  par 
eliipse  de  la  voyelle  e,  cf,.  Gsell  pour  Gesell,  Seidl  pour  Seidel. 


138  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

semblant  de  justification  puisqu'il  se  basait  sur  les 
élections,  au  reste  fort  contestables,  l'autorité  glisse 
donc  aux  mains  d'un  Zentralrat,  véritable  oligarchie 
d'une  vingtaine  de  potentats  soviétistes,  pour  être  tôt 
recueillie  par  un  Comité  exécutif  dictatorial  où  trois 
Russes  exercent  à  vrai  dire  une  omnipotence  effrénée. 
Après  quelques  sursauts  le  soviétisme  aboutit  à  la  dic- 
tature d'un  seul  homme,  le  commandant  en  chef  de  la 
garde  rouge,  qui,  soit  par  sauvagerie,  soit  par  veulerie, 
autorise  ou  tolère  les  pires  abominations.  Telles  sont 
les  multiples  transformations  de  la  Maeterepublik,  qui 
sont  autant  d'entorses  subies  par  l'idée  soviétique  en 
moins  d'un  mois. 


II 

LA  STRUCTURE  DES  CONSEILS 

Parallèlement  à  cette  organisation  politique,  qui 
sombre  dans  l'arbitraire  et  l'anarchie  se  dresse,  l'orga- 
nisme économique  des  conseils,  qui  n'est  évidemment 
qu'un  mécanisme  embryonnaire  que  les  circonstances 
ne  permirent  pas  de  développer. 

Sans  tâtonnements,  les  soviétistes  munichois,  à  l'ins- 
tigation et  sur  le  modèle  de  Moscou,  ont  entrepris  de 
bouleverser  en  un  tournemain  toutes  les  institutions 
existantes.  Avec  entrain  ils  ont  donc  établi  dans  tous 
les  établissements  financiers,  commerciaux  ou  indus- 
triels, des  Betriebsraete,  c'est-à-dire  des  conseils  d'éta- 
blissement ou  d'exploitation. 

Tout  établissement  ayant  un  personnel  dépassant  le 
chiffre  de  vingt  employés  ou  ouvriers  (preneurs  de 
travail)  doit  subir  l'ingérence  de  ce  conseil  qui  se 
compose  au  minimum  de  trois  délégués  élus  par  les 


l'application  du  communisme  intégral  139 

travailleurs  (au  sens  large  du  mot).  Quant  aux  exploi- 
tations qui  accusent  moins  de  vingt  employés,  elles 
s'amalgament  à  deux  ou  à  trois  pour  élire  un  Betriebsrat. 
On  voit  d'ici  la  pétaudière  !  A  la  base  de  ces  conseils  d'ex- 
ploitation se  trouvent  par  surcroît  des  comités  d'employés 
ou  d'ouvriers  (Ausschùsse). 

Au-dessus  du  Betriebsrat  fonctionne  le  Fachrat,  ou 
Conseil  de  branche,  qui  à  son  tour  est  subordonné  au 
Kontrollrat,  ou  Conseil  de  contrôle.  Enfin  tout  au  bout 
de  l'échelle  nous  trouvons  le  Zentralwirtschafsamt  ou 
Office  central  économique,  corollaire  du  Zeniralrai  poli- 
tique, auquel  incombe  la  rude  tâche  de  socialiser,  de 
communaliser  ou  de  nationaliser,  à  tour  de  bras,  toute  la 
vie  économique  bavaroise.  Cette  organisation  s'inspire  en 
entier  du  soviétisme  russe. 

Voici  quelles  étaient  les  attributions  des  différentes 
instances  économiques  : 

1.  Les  conseils  d'exploitation  exercent  sur  toute  la 
gestion  de  l'établissement  un  contrôle  absolu  ; 

2.  Le  Conseil  d'exploitation  est  subordonné  au  Conseil 
de  branche.  Tous  les  cas  litigieux  doivent  être  soumis 
à  ce  dernier  ; 

3.  Le  Conseil  de  branche  soumet  ses  décisions  au  Con- 
seil de  contrôle  et  organise  la  socialisation  de  concert 
avec  ce  dernier  ; 

4.  Pour  ne  pas  entraver  la  direction  homogène  des 
établissements,  il  faut  laisser  aux  directeurs  techniques 
leur  liberté  de  décision  quant  à  la  marche  des  affaires. 
Il  est  rigoureusement  interdit  aux  conseils  d'exploita- 
tion de  s'immiscer  dans  les  rapporls  entre  les  patrons 
et  les  contre-maîtres  ou  les  employés  supérieurs.  Les 
réclamations  de  ce  genre  devront  être  transmises  au  Con- 
seil de  branche  ; 

5.  Le  Conseil  d'exploitation  procède  aux  engagements 
et  aux  renvois  du  personnel  —  àl'exception  des  employés 
dirigeants  —  d'accord  avec  les  Conseils  de  branche  locaux 


140  LA    TERREUR   EN   BAVIERE 

. 

auxquels  les  Conseils  d'exploitation  doivent  se  référer. 
Il  est  permis  de  porter  appel  devant  le  Conseil  de  con- 
trôle; 

6.  Tous  les  accords  touchant  les  conventions  de  tra- 
vail, de  salaires,  et  surtout  les  tarifs,  seront  surveillés 
par  les  Conseils  d'exploitation.  Il  s'ensuit  qu'ils  ont  à 
contrôler  tous  les  versements  ; 

7.  Toutes  les  questions  concernant  les  salaires,  les 
appointements,  les  heures  de  travail,  etc.,  sont  réglées  à 
l'amiable  avec  le  concours  du  Conseil  de  branche.  La 
dernière  instance  est  le  Conseil  de  contrôle  attaché  à 
l'Office  central  économique  ; 

8.  Les  attributions  suivantes  sont  dévolues  aux  con- 
seils d'exploitation  : 

a)  Contrôler  et  contresigner  l'entrée  et  la  sortie  de 
la  poste,  en  particulier  les  mandats  postaux,  les  vire- 
ments de  comptes  avec  les  banques  ou  la  poste  ; 

b)  Examiner  minutieusement  toutes  les  pièces  avant 
de  procéder  à  un  envoi  de  fonds; 

c)  Contresigner  les  chèques  et  déposer  les  signa- 
tures des  membres  du  Conseil  dans  les  instituts  finan- 
ciers ; 

d)  Faire  transporter  les  entrées  de  fonds  aux  comptes 
des  banques  ou  de  la  poste; 

e)  Examiner  le  bilan,  le  livre  de  caisse,  le  grand-livre, 
les  caisses  principales  et  accessoires; 

/)  Faire  en  sorte  que  les  faux  gérants  (hommes  de 
paille)  soient  écartés  par  l'intervention  du  Conseil  de 
branche  ; 

g)  Veiller  à  ce  que  l'on  réserve  des  fonds  pour  le 
paiement  des  salaires  et  des  appointements,  ainsi  que 
pour  les  achats  de  matériaux  ; 

h)  Contrôler  les  comptes  en  banque  et  veiller  à  ce  que 
le  montant  en  soit  suffisant  pour  la  marche  des 
affaires  ; 

9.  Tout  membre  du  Conseil  d'exploitation  et  du  Conseil 


l'application  du  communisme  intégral  141 

de  branche  peut*  être  destitué  dès  que  la  majorité  des 
ouvriers  manuels  et  intellectuels  occupés  dans  l'établis- 
sement exprime  un  vote  de  méfiance;  Une  nouvelle  élec- 
tion a  lieu  par  la  suite. 

Voilà  quelles  étaient  les  attributions  des  Conseils 
d'exploitation  qui  tendaient,  ni  plus  ni  moins,  à  éliminer 
complètement  l'autorité  des  patrons.  Dans  certaines 
maisons,  le  despotisme  des  Conseils  d'exploitation  alla 
jusqu'à  mettre  les  propriétaires  légaux  à  la  porte, 
outrepassant  ainsi  les  droits  qui  leur  étaient  con- 
férés. 

A  côté  de  cette  organisation  symétrique  il  existe  une 
foule  d'autres  conseils  :  les  conseils  de  paysans  et  ceux 
de  soldats  constitués  dans  les  casernes  par  les  mili- 
taires en  voie  de  démobilisation.  Il  existe  une  Ligue 
de  soldats  intitulée  <(  les  Libres  Camarades  »,  qui  prend 
l'initiative  de  créer  une  Armée  rouge.  Les  artistes 
révolutionnaires  ont  eux  aussi  leur  conseil  qui  a  la 
prétention  de  représenter  exclusivement  les  artistes  de 
la  ville  de  Munich  et  de  toute  la  Bavière.  Ces  futuristes 
témoignent  ostensiblement  leur  existence  par  plusieurs 
manifestes.  Les  mutilés  de  guerre  ont  également  leur 
conseil. 

Sans  débrider  les  communistes  ont  constitué  dans 
les  écoles  des  soviets  d'élèves,  destinés  à  saper  toute 
discipline,  qui  se  groupent  à  partir  du  15  avril  autour 
d'un  Zèntralschûlerrat  révolutionnaire  ou  Conseil  central 
d'écoliers. 

Aux  destinées  de  l'Université  préside  un  «  Conseil 
révolutionnaire  d'école  supérieure  de  l'Université  de 
Munich  ».  Le  titre  en  est  aussi  long  que  les  attributions 
qu'il  s'arroge. 


142  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

lïï 

LA   SOCIALISATION 


La  mission  essentielle  des  différents  conseils,  à  tous 
les  degrés  de  l'échelle,  était  de  préparer  la  sociali- 
sation. 

Le  Conseil  de  contrôle,  placé  sous  les  ordres  du  Zen- 
tralwirtschaftsamt,  est  chargé  de  régler  le  processus  et 
les  détails  de  l'opération.  Toutes  les  entreprises  sont 
placées  sous  le  contrôle  de  ce  conseil.  Les  patrons,  les 
ingénieurs,  les  directeurs  sont  mis  en  demeure  de  conti- 
nuer le  travail  et  de  se  soumettre  aux  injonctions  des 
conseils  d'exploitation.  > 

Au  cas  où  ces  conseils,  aussi  bien  que  les  comités  d'em- 
ployés ou  d'ouvriers  désirent  apporter  quelque  change- 
ment dans  la  direction  de  l'entreprise,  ils  devront 
transmettre  leurs  propositions  à  l'Oflice  central  éco- 
nomique. 

Tandis  que  la  socialisation  de  la  campagne  et  celle 
des  mines  ne  sont  amorcées  que  sur  le  papier,  celle  des 
journaux  est  rapidement  et  cavalièrement  exécutée.  Elle 
aboutit  —  nous  l'avons  vu  —  à  la  disparition  de  toutes 
les  gazettes,  hormis  l'organe  officiel  de  la  République 
des  Conseils  intitulé  Moniteur  du  Comité  exécutif  des  Con- 
seils de  soldats  et  des  Conseils  d'exploitation,  et  le  Drapeau 
Rouge  communiste. 

Le  caractère  superficiel  de  la  socialisation  saute  aux 
yeux  quand  on  se  donne  la  peine  de  comparer  les 
mesures  précipitées  et  irréfléchies  de  la  Commune  bava- 
roise, appelées  uniquement  à  provoquer  un  désarroi 
sans  nom  dans  le  commerce  et  l'industrie  du  pays,  avec 
les  projets  de  loi  longuement  mûris  et  élaborés  jusque 


l'application  du  communisme  intégral  143 

dans  leurs  moindres  détails  qui  ont  été  soumis,  il  y  a 
quelques  mois,  au  Conseil  économique  d'Empire 
(Reichswirtschaftsrat)  et  qui,  du  reste,  depuis  que  les 
socialistes  n'ont  plus  la  majorité  ni  au  Reichstag  ni 
au  gouvernement,  dorment  dans  les  cartons  des  minis- 
tères. 

A  titre  de  curiosité,  voici  les  mesures  provisoires 
édictées  le  8  avril  par  le  Zentralrat  révolutionnaire,  à 
seul  effet  de  préparer  la  socialisation  des  mines  : 

Art.  1.  —  Toutes  les  mines  sises  en  territoires  bavarois, 
sous  réserve  d'un  règlement  définitif,  sont  placées 
immédiatement  sous  le  contrôle  de  l'Etat  aux  fins 
de  socialisation,  en  vertu  des  dispositions  suivantes. 

Art.  2.  —  L'administration  et  la  direction  de  toutes  les 
mines  sont  soumises  dorénavant  au  contrôle  étatiste, 
également  au  point  de  vue  économique,  en  particulier 
pour  ce  que  est  de  la  gestion  financière  et  de  la  fixation 
des  prix. 

Art.  3.  —  Selon  les  instructions  du  gouvernement  le 
contrôle  est  confié  à  l'Office  central  économique,  de  con- 
cert avec  le  Conseil  de  contrôle  ouvrier,  le  Conseil  des 
mineurs,  le  Commissaire  d'Etat  pour  la  démobilisation, 
l'Office  supérieur  des  mines,  l'Administration  d'Etat  des 
mines,  le  Conseil  de  branche  et  les  autres  ressorts  inté- 
ressés {sic). 

Art.  4.  —  Le  gouvernement  peut  prendre,  par  l'in- 
termédiaire de  l'Office  central  économique,  toutes  ordon- 
nances requises  par  le  bien  public,  l'intérêt  des 
ouvriers  ou  des  employés.  Si  la  mine  n'exécute  pas 
les  ordonnances,  l'Office  Central  économique  peut 
arrêter  toutes  mesures  efficaces. 

Art.  5.  —  La  composition  et  les  attributions  du  Con- 
seil des  mines  et  du  Conseil  de  branche  seront  déter- 
minées par  une  ordonnance  spéciale  du  gouvernement 
qui  pourra  recourir  à  la  collaboration  d'experts. 

Art.  6.  —  L'Office  central  économique  et  le  Conseil 


144  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

de  contrôle  seront  soutenus  auprès  des  différentes  mines 
par  les  conseils  d'entreprise.  La  composition  et  les  attri- 
butions des  conseils  d'entreprise  seront  déterminées 
par  ordonnance  du  gouvernement. 

Art,.  7  —  Cette  loi  entre  en  vigueur  dès  sa  publica- 
tion. 

Le  Zentralrat  révolutionnaire. 
Signé  :  Toller. 


Cet  arrêté  désopilant  fixe  donc  les  principes  de  la 
socialisation  avant  que  soient  même  créés  les  rouages 
destinés  à  l'effectuer.  Il  prévoit  une  foule  d'organismes 
dont  la  formation  ne  peut  être  qu'une  affaire  de 
longue  haleine  et  simultanément  il  décrète  que  le  con- 
trôle des  mines  sera  conféré  à  ces  organismes  encore 
non  existants. 

Et  que  dire  de  la  façon  dont  sera  opéré  le  contrôle 
des  mines  !  L'ordonnance  n'énumère  pas  moins  de  six 
autorités  diverses  —  et  sans  doute  adverses  —  chargées 
de  surveiller  la  gestion  et  l'administration  des  mines, 
auxquelles  il  faut  adjoindre  les  départements  intéressés 
qui  ne  sont  pas  plus  clairement  désignés  et  par  lesquels 
il  faut  entendre,  jusqu'au  dernier  degré  de  l'échelle,  les 
conseils  d'exploitation  et  les  comités  d'ouvriers  et 
d'employés.  Il  est  aisé  de  s'imaginer  à  quelles  querelles 
de  compétences,  à  quelles  rivalités,  à  quels  litiges 
perpétuels  donnerait  lieu  l'opposition  de  ces  multiples 
cellules.  Il  est  vraisemblable  qu'au  lieu  de  contrôler  les 
mines,  qui  indéniablement  péricliteraient,  elles  ne  pen- 
seraient qu'à  s'entre-contrôler  et  à  se  battre  en  brèche. 


l'application  du  communisme  intégral  14i> 

IV 

LE    SYSTÈME    FINANCIER    DE   LA    COMMUNE 

La  socialisation  ne  pouvait  s'opérer  de  but  en  blanc. 
La  période  préparatoire  devait  se  prolonger  pendant 
quelque  temps.  Or  les  socialistes  ressentent  cruellement 
le  besoin  d'argent  :  il  faut  qu'ils  payent  leurs  innom- 
brables fonctionnaires,  et  les  hordes  affamées  de  l'Armée 
rouge,  et  les  grévistes  qui  chôment  sur  leur  ordre.  Il 
faut  aussi  qu'ils  versent  de  justes  indemnités  à  la 
clientèle  parasitaire  sur  laquelle  ils  s'appuient.  Quels 
moyens  envisagent-ils  pour  remplir  leurs  caisses.  Ces 
moyens  sont  de  deux  espèces  :  1°  la  mainmise  des 
soviets  sur  les  banques  au  moyen  de  conseils  de 
banques  ou  Bankraete  ;  2°  la  confiscation  des  fortunes. 

Dès  le  7  avril  une  circulaire  détermine  la  constitution 
et  les  prérogatives  des  Bankraete  qui  sont  institués  dans 
toutes  les  villes  bancaires  de  Bavière  et  qui  sont  subor- 
donnés au  Bankrat  révolutionnaire  pour  la  Bavière 
dont  le  siège  est  à  Munich. 

Ces  conseils  de  banques  jouissent  des  droits  suivants  : 
1°  contre-signature  de  tous  les  documents,  des  chèques 
expédiés,  etc.  ;  2°  droit  de  co-décision  dans  l'administra- 
tion ;  8°  droit  de  modifier  le  personnel  si  les  deux  points 
ci-dessus  l'exigent. 

Les  Bankraete  sont  en  outre  chargés  de  créer  des  con- 
seils d'exploitation  dans  les  différents  établissements. 
Le  8  avril  ces  conseils  se  préoccuperont  d'empêcher 
l'évasion  des  capitaux  qui  affectait  déjà  des  formes 
inquiétantes. 

Un  deuxième  arrêté,  signé  de  Niekisch,  qmi  paraît  en 
même  temps,  contient   des  dispositions  draconiennes 

40 


146  LÀ   TERREUR    EN   BAVIÈRE 

contre  i'émigration  des  capitaux.  Tout  envoi  supérieur 
à  5.000  marks  pour  une  destination  non-bavaroise  doit 
être  signalé  à  l'Office  central  économique,  qui  se  réserve 
d'en  autoriser  ou  d'en  refuser  l'expédition. 

Le  lendemain  c'est  Tôlier  qui  signe  un  nouveau  com- 
muniqué, lequel  prétend  régler  le  trafic  des  instituts 
financiers,  des  banques,  des  caisses  d'épargne  et  du 
chèque  postal.  Dorénavant  défense  à  tout  dépositaire 
de  prélever  plus  de  100  marks  par  jour  et  plus  de 
700  marks  par. semaine.  Défense  de  retirer  des  titres 
à  l'exception  des  dépôts  ne  dépassant  pas  2.000  marks. 
Quant  aux  trésors  ils  ne  peuvent  être  ouverts  qu'en 
présence  d'un  contrôleur  désigné  par  le  conseil  de  l'éta- 
blissement. 

Pour  toutes  les  commandes  antérieures  au  6  avril  — 
d'après  le  cachet  de  la  poste  —  c'est  le  conseil  d'éta- 
blissement, responsable  devant  l'Office  central  écono- 
mique, qui  décide  s'il  y  a  lieu  d'y  donner  suite.  Pour 
toute  somme  supérieure  à  10.000  marks  et  dans  les  cas 
douteux  il  faut  s'adresser  à  l'Office  centrai. 

Le  commissaire  du  peuple  aux  finances,  Gesell,  se 
caractérise  par  ses  billevesées  financières  et  les  dogmes 
hilarants  qu'il  énonce  sentencieusement.  C'est  ainsi 
qu'il  formule  sur  la  valeur  monétaire  une  série  de  prin- 
cipes qui  ont  pour  fin  dernière  de  faire  accroire  que  la 
hausse  du  prix  de  toutes  les  denrées  est  un  phénomène 
salutaire. 

«  Gardons-nous  bien,  dit-il,  dans  un  communiqué, 
des  baisses  de  prix  qui  étranglent  infailliblement  et 
sans  espoir  toute  économie  publique,  mêmn  la  meil- 
leure économie,  celle  de  la  socialisation.  En  aucun  cas  il 
ne  faut  que  nous  réduisions  les  prix  actuels,  au  con- 
traire il  sied  que  nous  élevions  progressivement  les 
salaires  au  niveau  des  prix...  » 

Gesell  est  partisan  du  Freigeld,  c'est-à-dire  du  paie- 
ment en  nature,  le  seul  digne   d'une  République  des 


l'application  du  communisme  intégral  447 

Conseils,  et  naturellement,  pour  aboutir  à  l'introduction 
de  ce  système  appliqué  aux  premiers  âges  de  l'huma- 
nité, il  désire  la  super-inflation  fiduciaire,  la  déprécia- 
tion consécutive  de  l'argent  et  la  hausse  formidable  des 
prix.  Il  serait  vain  de  vouloir  énumérer  tous  les  axiomes 
abracadabrants  formulés  par  Gesell.  Son  influence  carac- 
térise l'étiage  intellectuel  des  dirigeants  soviétiques. 

Il  trouve  en  Maenner  un  successeur  moins  farci  de 
doctrines  peut-être,  mais  non  moins  féru  de  radicalisme. 
C'est  Maenner  qui  dans  un  communiqué  flamboyant 
condamne  l'épargne,  stigmatise  le  hamstérisme  du 
papier-monnaie,  flétrit  le  bas  de  laine  de  l'ouvrier  et 
des  paysans  :  «  Le  prolétariat,  dit-il  le  17  avril,  ne  doit 
pas  imiter  le  capitalisme  dans  ses  tendances  perni- 
cieuses !  Aucun  billet  de  banque  ne  doit  être  conservé. 
Versez-les  dans  vos  banques  et  vos  caisses  d'épargne. 
Ils  y  seront  sûrement  gardés  !  Nos  mesures  de  confisca- 
tion s'appliquent  uniquement  aux  capitalistes...  » 

Toute  personne  en  possession  d'argent  monnayé,  qui 
ne  le  dépose  pas  dans  les  banques,  est  passible  du 
Tribunal  révolutionnaire. 

Le  même  jour  où  Maenner  invite  si  gentiment  ses 
administrés  à  confier  leurs  économies  aux  banques  et 
aux  caisses  d'épargne,  une  ordonnance  du  Conseil 
exécutif,  contresignée  par  le  même  Maenner,  adressée 
à  toutes  les  banques  et  aux  instituts  financiers  de 
Munich,  illustre  les  arrière-pensées  de  ce  boucanier  de 
la  politique  : 

En  vertu  de  cette  ordonnance  tout  prélèvement  supé- 
rieur à  1.200  marks  qui  n'est  pas  couvert  par  la  signa- 
ture des  conseils  d'entreprise  (pour  éviter  toute  falsifi- 
cation, des  spécimens  de  ces  signatures  sont  déposés 
dans  les  banques),  doit  avoir  l'autorisation  signée  du 
commissaire  du  peuple  aux  finances,  Maenner,  et 
d'Axelrod,  membre  de  la  Commission  financière  du 
Comité  d'action.  L'autorisation  ne  peut  être  accordée 


148  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

qu'après  examen  de  certaines  bases  qui  doivent  être 
présentées  à  la  Maison  des  finances  du  peuple. 

La  Maison  des  finances  du  peuple,  ou  Volkshaus  der 
Finanzen,  est  en  l'espèce  la  grande  banque  nationale 
soviétique,  s'il  est  permis  d'employer  le  terme 
<(  national  »  en  parlant  des  soviets  qui  nient  toute 
nationalité  et  ce  qui  y  touche  de  près  ou  de  loin. 

Autant  dire  à  propos  de  cette  ordonnance  que  les 
soviets  font  main  basse  sur  les  crédits  déposés  dans  les 
banques  et  que  les  simples  particuliers  ne  peuvent  plus 
retirer  leurs  fonds.  C'est  la  spoliation  ordonnée,  léga- 
lisée. 

La  duplicité  du  gouvernement  soviétique  est  mise  en 
lumière  à  la  comparaison  des  documents  ci-dessus. 

En  attendant  le  règlement  définitif  des  questions 
financières  de  plus  en  plus  enchevêtrées,  le  régime  des 
exactions  et  des  entraves  a  tendance  à  s'aggraver.  C'est 
ainsi  qu'il  est  interdit  aux  banques  de  distribuer  des 
dividendes.  La  suspension  du  versement  des  dividendes 
aux  actionnaires  fait  l'objet  d'un  décret  spécial  édicté 
par  la  Maison  des  Finances  du  Peuple.  Les  conseils  des 
dits  établissements  sont  chargés  de  veiller  à  la  stricte 
exécution  de  cet  ordre. 

Sur  l'intrusion  de  la  grande  banque  soviétique  dans 
les  établissements  financiers,  nous  avons  des  détails 
savoureux  :  les  conseils  d'exploitation  des  maisons  com- 
merciales et  des  établissements  industriels  de  Munich 
étaient  invités  à  déclarer,  tous  les  mercredis  matin,  aux 
banques  et  aux  instituts  financiers  intéressés  le  mon- 
tant net  des  sommes  requises  pour  la  paye  du  samedi. 
De  leur  côté,  les  conseils  d'exploitation  des  banques  et 
instituts  financiers,  fonctionnant  en  tant  qu'organes  de 
contrôle,  devaient  déclarer,  tous  les  jeudis  matin,  au 
Bankrat  de  Bavière  le  montant  des  sommes  indiquées  par 
les  conseils  d'exploitation  des  établissements  commer- 
ciaux et  industriels  pour  la  paye  du  samedi. 


l'application  du  communisme  intégral  149 

Dans  tout  cela  les  commerçants  et  les  fabricants  sont 
éliminés.  C'est  tout  juste  si,  pour  permettre  aux  patrons 
de  vivre,  mais  seulement  à  ceux  qui  consentaient  à 
prêter  leur  concours  bénévole  aux  communistes,  il  leur 
était  versé  un  traitement  «  adéquat  à  leurs  conditions 
d'existence.  » 

Au  sujet  de  la  confiscation  des  fortunes,  dès  le  7  avril 
la  Mùnchen-Augsburger  Abendzeiiang  (n°  159),  gazette 
hostile  au  mouvement  communiste,  se  croyait  autorisée 
à  publier  un  filet  où  elle  affirmait  qu'une  loi  sur  l'expro- 
priation des  fortunes  et  des  valeurs  était,  selon  une 
version,  en  discussion,  selon  d'autres,  déjà  prête  à  être 
mise  en  vigueur.  D'après  ce  journal  voici  quel  devait 
en  être  le  libellé  : 

«  On  établira  le  chiffre  de  toutes  les  fortunes  supé- 
rieures à  10.000  marks.  Il  sera  opéré  un  prélèvement 
sur  ces  fortunes  en  proportion  de  leur  montant.  Pour 
le  reste  lEtat  assurera  au  possesseur  des  intérêts  au 
taux  de  3  à  4  pour  100.  La  fortune  même  appartiendra 
à  l'Etat  ». 

Si  cette  loi  était  dans  les  cartons  des  dirigeants 
soviétiques  elle  n'a  pas  vu  le  jour,  sans  doute  parce  que 
la  rapidité  vertigineuse  des  événements  n'a  pas  permis 
de  la  promulguer.  En  tout  cas  elle  répond  parfaitement  à 
la  mentalité  des  militants  communistes.  Témoin  les  con- 
fiscations d'espèces  qui  furent  effectuées  dans  les  tré- 
sors des  banques,  sous  couleur  de  procurer  les  moyens 
nécessaires  au  paiement  des  salaires  des  ouvriers  et  des 
employés,  et  aussi  d'acheter  des  denrées  alimentaires. 

Tous  les  propriétaires  de  trésors  furent  sommés  de 
se  présenter  le  jeudi  17  avril  dans  les  caveaux  blin  'es  des 
banques  pour  assister  à  1'  «  expropriation  »  (quel  doux 
mot!)  de  leur  argent  contre  accréditif.  Il  est  constant 
que  l'opération  fut  une  grosse  déconvenue,  car  elle  ne 


150  LA  TERREUR   EN   BAVIÈRE 

rapporta  que  20.000  marks  en  espèces.  On  se  demande 
si  le  commissaire  russe  Axelrod,  qui  en  fut  chargé,  ne 
trouva  pas  l'occasion  propice  pour  en  subtiliser  une 
partie. 

La  crise  monétaire  de  la  Commune  est  telle  que,  pour 
empêcher  la  catastrophe,  on  en  est  réduit  à  recourir  aux 
expédients  les  plus  désespérés  et  les  plus  malhonnêtes. 
Les  aigrefins  communistes,  par  îe  canal  de  la  Maison 
financière  du  peuple^  annoncent,  à  la  date  du  26  avril, 
que  toutes  les  recettes  des  fabriques,  des  magasins,  des 
théâtres,  des  cinémas,  des  cafés  et  de  tous  les  autres 
établissements  publics  devront  être  déposées  journelle- 
ment en  compte  dans  les  banques,  par  les  conseils 
d'exploitation  de  ces  établissements,  en  présence  des 
propriétaires  et  de  leurs  fondés  de  pouvoirs.  De  même, 
tous  les  loyers  devront  être  déposés  en  compte  dans  les 
banques  par  les  propriétaires  de  maisons  ou  immeubles, 
dans  un  laps  de  fr  mps  allant  du  1er  au  10  mai.  Cette 
mesure  fut  rendue  vaine  par  la  chute  du  régime. 
Les  Betriebsraete  sont  chargés  d'examiner  les  caisses  de 
leurs  établissements  respectifs,  dans  l'objet  d'y  recher- 
cher l'argent  monnayé,  lequel,  le  cas  échéant,  sera  éga- 
lement versé  en  compte  dans  les  banques.  Par  surcroît 
il  est  rigoureusement  prohibé  de  verser  les  salaires  à 
l'avance. 

Enfin,  comble  de  l'arbitraire,  par  décret  du  26  avril,  il 
est  interdit  d'avoir  des  dépôts  dans  plusieurs  banques; 
tous  les  conseils  d'entreprise  ont  le  droit,  à  Finsu 
des  patrons  ou  des  fabricants,  d'examiner  leurs  comptes 
en  banques;  le  secret  des  banques  est  aboli  vis-à-vis  de 
la  Maison  financière  du  peuple,  de  ses  bureaux  et  de  ses 
organes,  et  les  contrôleurs  de  la  Maison  financière 
peuvent  à  tout  moment  procéder  à  des  investigations 
dans  les  dépôts  et  les  comptes. 

Pour  se  procurer  l'argent  dont  la  disette  se  fait  de  plus 
en  plus  cruellement  sentir,  les  communistes  ont  l'intention 


l'application  du  communisme  intégral  151 

d'imprimer  pour  100  millions  de  nouveaux  billets  de 
banque  par  la  fabrique  de  papier  de  Dachau...  pourvu 
qu'elle  ne  tombe  pas  aux  mains  de  la  Garde  Blanche. 

Mais  leur  projet  est  éventé  et  un  communiqué  du  gou- 
vernement officiel  de  Bamberg,  où  les  communistes  sont 
traités,  non  sans  raison,  de  chevaliers  d'industrie  et  de 
faux-monnayeurs,  vient  réduire  à  néant  leurs  ultimes 
espérances.  Les  explications  que  l'on  fournit  au  public 
sur  le  numérotage  et  la  facture  des  véritables  billets  sont 
de  telle  nature  que  la  nouvelle  émission  ne  trouvera  aucun 
preneur. 

Le  désarroi  de  la  population  devient  indicible  en  pré- 
sence de  cette  marée  de  décrets  qui  noie  tout,  engloutit 
tout.  On  ne  sait  plus  à  quel  saint  se  vouer.  A  la  faveur 
du  gâchis  social,  tout  le  monde  cherche  à  sauver  sa  for- 
tune, et  malgré  les  mesures  coercitives  annoncées  par  le 
gouvernement  des  soviets,  les  rentiers  et  les  industriels 
s'évertuent  à  esquiver  la  confiscation.  Des  aviateurs  — 
de  la  garde  rouge,  a-t-on  dit —  se  prêtent  même  à  trans- 
porter, en  contrebande,  de  fortes  sommes  de  l'autre 
côté  du  lac  de  Constance,  en  Suisse,  où  des  compères 
prévenus  ramassent  l'argent,  il  y  eut  pendant  le  régime 
communiste  à  Munich  un  formidable  exode  de  capitaux. 


V 
la  confiscation 

S'il  n'y  avait  eu  que  la  menace  perpétuelle  de  la  con- 
fiscation des  fortunes!  Mais  les  malheureux  bourgeois 
munichois,  acculés  comme  le  gibier  dans  leurs  derniers 
réduits,  sont  soumis  au  régime  le  plus  vexatoire  et  le 
plus  énervant  que  l'on  puisse  imaginer  :  celui  des  réqui- 
sitions et  des  «  expropriations  »  les  plus  diverses,  pra- 


152  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

tiquées  sans  égard  par  des  délégués  qui  sont  souvent 
des  bandits. 

Déjà  le  8  avril  toutes  les  provisions  de  bouche  des 
hôtels  et  des  restaurants  sont  confisquées  au  profit  des 
auberges  que  fréquentent  les  ouvriers.  Pendant  la  durée 
de  la  crise  des  logements  tous  les  appartements  en 
Bavière  sont  expropriés.  C'est  aux  communes  qu'il 
appartient  de  disposer  des  logements  vacants.  Les  mai- 
sons ne  peuvent  être  vendues  qu'avec  l'assentiment  du 
commissaire  du  peuple  aux  logements,  alias  le  doktor 
Wadler.  Les  appartements  sont  loués  par  l'entremise 
exclusive  des  communes,  sous  le  contrôle  de  représen- 
tants des  conseils  d'ouvriers,  de  soldats  et  de  paysans. 

Les  annonces  et  les  médiations  particulières  sont 
interdites.  Là  où  sévit  la  crise  des  logements,  ceux-ci  sont 
rationnés  à  raison  d'une  chambre  et  d'une  cuisine  pour 
un  ménage  sans  enfants,  d'un  minimum  de  chambres  à 
coucher  et  d'une  salle  pour  les  familles  de  plusieurs 
membres.  La  répartition  des  chambres  à  coucher  dépend 
de  leurs  dimensions,  du  nombre,  de  l'âge  et  du  sexe  des 
membres  de  la  famille. 

Toutes  les  pièces  en  superflu  doivent  être  déclarées 
immédiatement  au  bureau  de  logement  de  la  commune. 
Si,  dans  les  quinze  jours  qui  suivent  la  promulgation  de 
cette  ordonnance,  les  familles  n'ont  pas  installé  dans  les 
pièces  en  excédent  les  personnes  à  leur  convenance, 
c'est  aux  communes  qu'il  appartient  de  désigner  leurs 
locataires.  Les  familles  nombreuses,  les  anciens  soldats 
et  les  mutilés  de  guerre  seront  favorisés  dans  l'attribu- 
tion de  ces  pièces.  Au  cas  où  les  intéressés  ne  tombe- 
raient pas  d'accord  sur  le  loyer,  la  commune  en  fixe 
elle-même  1<;  niveau,  en  tenant  particulièrement  compte 
de  la  fortune  du  locataire.  Les  communes  sont  également 
autorisées  à  réquisitionner  des  chambres  dans  les  hôtels 
et  pensions. 

Quiconque  dispose  de  ses  chambres  d'habitation  con- 


l'application  du  COMMUNISME  intégral  153 

trairement  à  ces  dispositions  est  passible  d'une  amende 
pouvant  s'élever  à  100.000  marks  ou  à  la  prison  allant 
jusqu'à  un  an.  Les  fraudes  sont  réprimées  plus  sévère- 
ment que  les  simples  infractions. 

Par  décret  du  14  avril  la  confiscation  des  réserves  de 
vivres,  qui  se  trouvent  encore  dans  les  hôtels,  les  pen- 
sions et  les  maisons  particulières,  est  ordonnée.  C'est  en 
exécution  de  cet  ordre  que  l'on  découvrit  dans  l'appar- 
tement de  l'ancien  président  duZentralrat,  Klingelhôfer, 
de  grands  stocks  de  vêtements,  de  lainage,  de  linge,  de 
chaussures  et  de  vivres  qui  provenaient  indéniablement 
de  confiscations  antérieures.  Les  stocks  n'avaient  fait 
que  changer  de  propriétaire.  Néanmoins  le  «  stratège  » 
Klingelhôfer  ne  fut  pas  inquiété  et  demeura  à  la  tête  de 
sa  légion  de  rouges  miliciens. 

Les  descentes  de  justice,  les  perquisitions  se  multi- 
plient à  tel  point  dans  les  magasins  de  vivres  et  de 
comestibles  que  beaucoup  de  boutiquiers  préfèrent  clore 
leurs  volets.  Un  arrêté  du  Comité  exécutif  du  15  avril 
les  met  en  demeure  de  rouvrir,  sous  peine  d'être  déférés 
au  Tribunal  révolutionnaire  et  de  voir  leurs  magasins 
nationalisés. 

Le  16  avril  tous  les  propriétaires  de  véhicules  méca- 
niques doivent  les  déclarer  au  Marstall  (anciennes  écu- 
ries royales)  où  la  commission  du  trafic  a  son  siège. 
Le  lendemain  17  toutes  les  motocyclettes  sont  confisquées 
pour  les  besoins  de  l'Armée  rouge! 

Munis  de  fausses  cartes  d'identité  ou  portant  simple- 
ment le  brassard  de  l'Armée  rouge,  le  revolver  au  poing 
et  l'insulte  aux  lèvres,  d'innombrables  fripons  pénètrent 
dans  les  domiciles  privés  et  les  hôtels,  se  faisant  livrer 
du  charbon,  des  vêtements  et  des  denrées  alimentaires. 

Ce  pillage  en  règl^  de  la  bourgeoisie  terrorisée  affecte 
de  telles  dimensions  qu'à  plusieurs  reprises  le  Comité 
exécutif  doit  intervenir  au  moyen  d'affiches  commina- 
toires qui  ne  remplissent  nullement  leur  effet.  Un  com- 


154  LA  TERREUR"   EN   BAVIÈRE 

muniqué  amusant  en  date  du  17  avril  —  il  pleuvait  des 
communiqués  et  des  décrets  —  adjure  les  «  combattants 
pour  la  cause  du  prolétariat  »  de  ne  pas  se  laisser  cor- 
rompre par  les  cadeaux  de  la  bourgeoisie.  Les  traîtres 
seront  punis  de  la  même  façon  que  les  accapareurs 
bourgeois. 

Le  18  avril  les  ouvriers  et  soldats  sont  sommés  de 
dén  ncer  tous  les  détenteurs  de  marchandises  tombant 
sous  le  coup  de  la  confiscation  et,  pour  les  encourager  à 
la  délation,  une  feuille  volante  fournit  sur  les  résultats 
des  «  expropriations  »  des  détails  qui  feront  monter 
l'eau  à  la  bouche  des  affamés  :  chez  le  boucher  Sieber  on 
s'est  emparé  de  300  quintaux  de  salaisons  qu'il  voulait 
exporter  de  Bavière,  chez  les  capucins  on  a  confisqué 
20.000  œufs,  50  quintaux  de  viande  fumée  et  d'autres 
provisions  i.  Dans  de  nombreux  ménages  bourgeois  on 
a  confisqué  4.000, 2  000  œufs  et  davantage,  des  pots  pleins 
de  beurre,  de  saindoux  et  autres  «  délikatesses  ». 

Quoique  la  «  Stadtkommandantur  d  affirme  le  contraire, 
ce  sont  des  soldats  de  l'armée  rouge  qui,  au  cours  d'une 
perquisition  chez  le  propriétaire  d'un  cinématographe, 
emportent  70.000  marks! 

Disette,  confiscations,  descentes  de  justice,  pillage 
organisé,  tels  sont  les  stigmates  les  plus  apparents  du 
régime  économique  instauré  par  la  Commune  muni- 
choise. 

VI 

l'enseignement 


Pour  ne  pas  rester  en  arrière  des  soldats,  des  ouvriers, 
des   paysans  et  des  sans-travail,  les  écoliers  ont,    eux 

1.  Ces  chiffres  fantastiques  furent  démentis  par  les  récollets. 


l'application  du  communisme  intégral  155 

aussi,  formé  une  commune  dans  la  Commune.  Leur 
Zentralschùlerrat  a  dissous  les  comités  réactionnaires 
d'élèves  qui  prospéraient  surtout  à  Munich  ;  il  demande 
la  révocation  des  maîtres  et  des  professeurs  qui  for- 
maient naguère  le  noyau  du  Parti  de  la  Patrie  alle- 
mande. 

«  Nous  ne  travaillons  pas  —  dit  un  manifeste  aux 
élèves  communistes  et  socialistes  —  pour  nos  condis- 
ciples actuels  dont  l'état  de  dépendance  et  la  commode 
veulerie  nous  laissent  indifférents.  Dans  l'œuvre  que 
nous  entreprenons,  c'est  l'intérêt  de  la  jeunesse  travail- 
leuse qui  nous  guide.  Exigez  donc  des  associations  sco- 
laires, aspirez  à  l'autonomie  des  écoles,  à  la  diminution 
des  matières  obligatoires,  à  la  diffusion  des  sports  et 
des  jeux,  à  l'éducation  artistique,  à  la  simplification  de 
toutes  les  matières  d'enseignement;  entremettez-vous 
pour  la  suppression  des  examens  de  l'ancien  système 
et  l'abolition  de  toutes  les  institutions  fausses  ou  suran- 
nées. » 

On  sent  que  ce  sont  des  soviétistes  frais  émoulus  des 
écoles  qui  ont  élaboré  ce  manifeste.  C'est  à  jurer  qu'ils 
ont  fait  de  Gargantua  et  Pantagruel  leur  livre  de  chevet. 
N'est-ce  pas,  en  effet,  tout  un  programme  de  culture  rabe- 
laisienne qui  y  est  annoncé?  Il  n'y  manque  que  le  culte 
de  Gaster,  mais  ce  culte-là,  point  n'est  besoin  de  l'incul- 
quer aux  Bavarois. 

Le  manifeste  conclut  en  convoquant  à  une  assemblée 
générale  tous  les  comités  révolutionnaires  d'élèves. 
Des  délégués  ouvriers  sont  également  conviés  à  la  réu- 
nion. 

Un  communiqué  du  23  avril,  signé  par  la  communauté 
de  travail  du  Zentralschùlerrat  révolutionnaire  —  une 
espèce  de  comité  exécutif  en  raccourci  —  et  la  Libre 
association  des  condisciples  socialistes,  nous  fournit  des 
détails  piquants  sur  l'organisation  de  ce  soviet  de  l'en- 
fance qui  se  compose  des  chefs  révolutionnaires  (sic)  des 


156  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

différentes  écoles.  La  «  Communauté  de  travail  »  (quelle 
appellation  ironique!  Ces  communistes  en  herbe  jouaient 
sur  les  mots  sans  malice)  embrasse  six  écoliers, 
un  pour  chaque  catégorie  d'école.  Elle  se  propose,  ce 
sont  les  termes  mêmes  du  programme,  d'organiser  la 
dictature  de  la  minorité  des  élèves,  dotés  de  convictions 
socialistes,  révolutionnaires,  sur  la  grande  majorité  de 
leurs  condisciples  imprégnés  d'obscurantisme  ou  farcis 
d'un  socialisme  dilué.  Une  fois  cette  dictature  établie  la 
«  Communauté  de  travail  »  bouleversera  l'enseignement 
du  primaire  au  secondaire,  en  passant  par  le  primaire 
supérieur,  dans  le  sens  de  l'école  unique,  commune  à 
tous  les  enfants,  et  fière  du  petit  nombre  de  ses  adhé- 
rents, elle  déclare  carrément  la  guerre  à  presque  tous 
les  maîtres  et  élèves  de  l'enseignement  secondaire.  Dans 
cette  guerre  à  coups  de  bouquins,  de  billets  et  déballons 
la  «Communauté  de  travail  »  s'appuiera  sur  la  jeunesse 
ouvrière,  «  organisée  )>  elle  aussi. 

* 
%  * 

Le  caporalisme  des  soviets  gagne  l'Université  dont  le 
Sénat  est  proclamé  déchu  le  6  avril  au  cours  d'un  mee- 
ting d'étudiants.  L'administration  de  l'Université  est 
mise  aux  mains  d'un  Conseil  d'étudiants,  ou  Sludentenrat 
auquel  est  adjoint,  à  titre  consultatif  [sic),  un  Fachrat 
(ou  conseil  de  branche,  par  extension,  de  compétences) 
de  professeurs.  Ce  sont  les  «  travailleurs  intellectuels  » 
eux  aussi  organisés  qui,  par  le  canal  de  leur  Conseil 
central,  nous  annoncent  l'heureuse  nouvelle. 

Le  Studentenrat  qui  vient  de  voir  le  jour  n'est  pourtant 
pas  jugé  assez  radical  car  dans  la  nuit  du  dimauche  au 
lundi  7  avril,  après  quelques  heures,  il  est  balayé  par  un 
conseil  d'école  supérieure  {Hochschulvat)  révolutionnaire, 
formé  d'étudiants  socialistes,  d'ouvriers  (sic),  de  fonction- 
naires et  de  professeurs.  Nonobstant  de  petites  démons- 


l'application  du  communisme  intégral  157 

trations  des  étudiants,  ce  conseil  est  autorisé  par  Lan- 
dauer  à  fermer  l'Université  jusqu'à  ce  que  les  plans 
d'une  nouvelle  université  communiste  soient  élaborés. 

C'est  le  professeur  Schmidt-Noerr  qui  consent  à  rédi- 
ger le  programme  d'action  de  l'université  rêvée.  Pour 
préparer  la  transformation  de  l'Université  le  Sénat  actuel 
sera  remplacé  par  un  sénat  révolutionnaire  dont  un  tiers 
des  membres  comprendra  des  étudiants,  les  deux  autres 
tiers  des  universitaires  ayant  achevé  leurs  études.  Un 
seul  professeur  —  symptôme  concluant  —  y  figurera.  La 
nouvelle  université  doit  s'articuler  au  système  de  l'école 
populaire  et  être  construite  en  égard  à  la  future  école 
unique.  Pour  permettre  aux  prolétaires  et  aux  paysans 
doués  de  suivre  ses  cours  et  leur  inculquer  les  connais- 
sances préparatoires  indispensables,  on  organisera  incon- 
tinent des  cours  ad  hoc  aux  frais  de  l'Etat.  Quant  aux 
professeurs  et  fonctionnaires  actuels  de  l'Université,  en 
principe,  ils  seront  tous  congédiés.  Il  appartiendra  au 
nouveau  Sénat,  sous  réserve  de  l'approbation  du  Conseil 
de  l'Université  déjà  mentionné,  de  réintégrer  les  anciens 
maîtres  et  fonctionnaires.  Les  professeurs  de  médecine 
ou  de  sciencesnaturelles,  irremplaçables  pour  lemoment, 
seront  conservés  jusqu'à  nouvel  ordre. 

Les  catégories  de  professeurs  sont  abolies,  il  n'y 
aura  plus  que  des  «  docents  ».  On  poussera  les  étudiants 
à  une  participation  active,  de  sorte  que  les  conférences 
des  professeurs  prendront  tournure  de  colloque.  Désor- 
mais aucune  taxe,  aucun  droit  d'inscription  ne  seront 
perçus  sur  les  étudiants.  Toutefois  un  impôt,  dit  d'en- 
seignement, sera  institué  à  la  charge  des  parents  et,  le 
cas  échéant,  des  étudiants.  Les  étudiants  indigents  en 
seront  dispensés  ;  au  demeurant  l'Etat  devra  leur  fournir 
les  moyens  de  poursaivre  leurs  études.  Quant  aux  exa- 
mens ils  seront  modifiés  de  fond  en  comble;  plus  d'exa- 
mens de  doctorat  ;  le  grade  de  docteur  sera  conféré  par 
l'Université  aux  étudiants  les  plus  méritants! 


158  LA    TERREUR    EN   BAVIÈRE 

Le  nouveau  programme,  dans  sa  conception  schéma- 
tique —  il  ne  s'agit  encore  que  d'indications  provisoires 
—  est  cependant  d'allure  nettement  radicale  ;  il  supprime 
ou  sape  toute  l'autorité  des  professeurs  au  bénéfice  des 
étudiants  révolutionnaires  et  des  ouvriers;  il  vise  à  cons- 
tituer un  corps  enseignant  absolument  dévoué  au  nou- 
veau régime.  Nous  ne  tarderons  pas  à  voir  où  on  va  le 
recruter  ;  il  introduit  dans  l'Université  des  gens  qui 
n'ont  aucune  culture  suffisante  pour  profiter  de  la 
science  que  coûte  que  coûte  on  veut  leur  infuser  ;  enfin,  en 
abolissant  le  rude  effort  de  l'examen,  il  tue  l'émulation 
et  la  persévérance  chez  les  étudiants... 

Bien  que  l'Université  soit  close,  précisément  pour  étu- 
dier minutieusement  le  remaniement  de  ce  programme, 
le  régime  soviétique  y  organise,  au  bénéfice  du  proléta- 
riat, sous  la  haute  direction  de  «  camarades  »  mués  en 
magisters,  une  série  de  conférences  sur  les  bases  «  scien- 
tifiques »  du  communisme.  C'est  ainsi,  pour  ne  citer 
que  quelques  cas,  que  le  camarade  Boenheim  donne  un 
cours  sur  «  Le  Bolehevisme  »,  que  le  camarade  Otto  Tho- 
mas traite  «  L'introd  uction  dans  la  littérature  socialiste  : 
la  littérature  méthodique,  la  littérature  révolutionnaire, 
la  littérature  économique,  etc  »,  que  le  camarade  Fried- 
jung  parle  sur  le  «  Le  Bolehevisme  et  la  démocratie  ». 

C'est  le  camarade  Otto  Thomas  qui  inaugure  ces  con- 
férences et  qui,  du  coup,  nous  informe  emphatiquement 
le  Moniteur  des  soviets  (n°  6  du  19  avril),  «  brise  le  mo- 
nopole de  la  culture  ».  Selon  Thomas  trois  forces  fon- 
dent le  pouvoir  de  la  bourgeoisie  :  le  militarisme,  le 
capitalisme  et  le  monopole  de  la  culture.  C'est  cette  troi- 
sième force  que  le  «  camarade  »  Thomas  se  fait  fort  de 
pulvériser  en  un  rien  de  temps,  d'une  chiquenaude,  par 
l'effet  magique  de  sa  seule  éloquence,  etparle  «  H<»ch  » 
qu'il  porta  finalement  à  la  Welt révolution,  la  révolution 
mondiale  qui  devait  embraser  le  monde  et  sortir  l'Al- 
lemagne de  tous  ses  cruels  embarras. 


l'application  du  communisme  intégral  159 

Entre  temps  on  travaille  au  nouvel  évangile.  Sa  nais- 
sance est  si  ardue  que  le  soviet  de  l'Université  est 
obligé  d'annoncer  la  clôture  de  l'Université  jusqu'au 
premier  juin. 


VII 

MESURES   DIVERSES 


Nous  avons  dit  que  c'est  un  ouvrier  métallurgiste 
tchèque,  Paulukum,  qui  est  nommé  commissaire  du 
peuple  aux  voies  et  communications.  Il  est  assisté  par  une 
commission  spéciale,  dite  du  trafic,  à  laquelle  ressortis- 
sent  les  chemins  de  fer,  les  P.  T.  T.,  l'automobilisme, 
etc.  Il  va  sans  dire  que  cette  commission  jouit  de  pou- 
voirs discrétionnaires  et  qu'elle  en  use  largement  :  en 
vertu  d'un  décret  édicté  le  dimanche  de  Pâques  20  avril, 
c'est-à-dire  le  jour  où  tout  le  monde  se  met  en  voyage, 
les  chemins  de  fer  ne  peuvent  être  utilisés  que  par  les 
personnes  munies  d'un  sauf-conduit  des  conseils  d'en- 
treprise :  les  billets  ne  sont  délivrés  que  sur  présentation 
de  ce  sauf-conduit.  Ce  décret  équivaut  à  une  interdiction 
de  déplacement  pour  toute  la  bourgeoisie. 


*  •* 


Les  sans-travail  sontadulés,  choyés  par  la  jeune  répu- 
blique dont  ils  sont  l'un  des  piliers  les  plus  solides. 
N'est-ce  pas  dans  leurs  rangs  que  se  recrutent  les 
cohortes  de  l'Armée  Rouge?  Aussi  le  communiqué  sui- 
vant, destiné  à  allécher  ces  farouches  militants,  est-il 
délicieux  de  candeur  : 

«  Pour  prévenir  toute  erreur  nous  faisons  savoir  que 


160  LÀ   TERREUR    EN    BAVIÈRE 

les  sans-travail  qui  s'enrôlent  dans  l'Armée  Rouge  ont  le 
droit,  après  leur  sortie  de  cette  armée,  de  revendiquer 
de  nouveau  l'assistance  aux  sans-travail. 

Signé  :  Le  Zenlralrat  révolutionnaire.  » 


Cette  assistance  se  traduit  par  des  allocations,  véri- 
tables primes  à  la  paresse,  pouvant  atteindre,  pour  les 
gens  mariés,  plus  de  20  marks  par  jour. 

A  la  date  du  28  avril,  alors  que  plus  que  jamais  on  a 
besoin  du  concours  des  sans-travail,  la  commission  des 
Conseils  d'entreprise  et  de  soldats  porte  à  leur  connais- 
sance que,  contrairement  aux  bruits  mis  en  circulation, 
on  continuera  à  leur  verser  toutes  les  allocations  dans 
leur  intégralité  et  qu'aucun  d'entre  eux  n'en  sera  privé  ! 

/ 

* 

Tous  les  prisonniers  de  guerre  russes,  qui  se  trou- 
vaient encore  sur  le  territoire  bavarois,  sont  remis  en 
liberté,  par  ordre  du  Zenlralrat  du  8  avril,  et  le  bref  com- 
muniqué se  termine  par  la  phrase  suivante  :  «  Le  Zen- 
lralrat offre  à  tous  les  prisonniers  redevenus  hommes 
libres  son  salut  fraternel.  » 

Afin  de  protéger  les  intérêts  des  ressortissants  étran- 
gers, le  doktor  Lipp,  commissaire  du  peuple  aux  Affaires 
étrangères,  émane  un  nouveau  commissariat  à  la  tête 
duquel  il  place  le  doktor  Félix  Noergerath.  C'est  de  son 
ressort  que  dépendent  tous  les  étrangers  —  aussi  bien 
les  Allemands  non-Bavarois  que  les  non-Allemands  — 
et  les  anciens  prisonniers  de  guerre  qui  habitent  la 
Bavière  ou  y  séjournent.  Incontestablement,  il  devait 
avoir  parmi  sa  clientèle  la  plupart  des  commissaires  du 


l'application  du  communisme  intégral  161 

peuple,  y  compris  le  doktor  Lipp,  qui  n'est  pas  Bava- 
rois. Au  reste  le  doktor  Noergerath  l'est-il  lui-même?... 

*  * 

Dorénavant  il  n'y  aura  plus  de  «  Weinzwang  »,  c'est-à- 
dire  obligation  -de  boire  du  vin  dans  certains  restau- 
rants où  frayaient  le  monde  élégant  et  les  snobs.  Comme 
dans  les  caveaux  des  brasseries,  par  ordre  du  Zentralrdt, 
la  bière  prolétarienne  devra  y  être  débitée  à  tire-larigot. 

Le  Moniteur  du  Comité  exécutif  sert  tous  les  matins  à 
ses  lecteurs  le  même  lot  de  bruits  tendancieux  :  émeutes 
de  soldats  américains,  grève  générale  en  Italie,  révolu- 
tion bolcheviste  à  Vienne  ou  en  des  lieux  plus  exo- 
tiques, insurrection  à  Paris,  triomphe  de  l'armée  rouge 
de  Trotzky  et  ainsi  de  suite. 

Ce  battage,  —  il  n'y  a  pas  moyen  de  l'appeler  autre- 
ment —  ne  souffrait  aucun  démenti,  aucune  rectifi- 
cation, nul  contrôle.  Le  prolétariat  munichois  se  leur- 
rait d'illusions,  et  était  gavé  de  fausses  nouvelles.il  se 
figurait  candidement  en  vidant  ses  Mass  de  bière  brune, 
elle  aussi  frelatée,  que  la  révolution  mondiale  était 
en  marche...  alors  que  c'étaient  les  troupes  du  général 
prussien  von  Oven  qui  avançaient  sur  Munich. 

Toute  cette  tornade  de  décrets,  d'arrêtés,  de  demi- 
mesures  souvent  incohérents  et  contradictoires,  de 
réformes  ébauchées,  d'ordres  arbitraires  ou  révoltants, 
s'est  abattue  pendant  trois  semaines  sur  la  population 
terrorisée  de  Munich. 

Bismarck,  qui  aimait  les  boutades  caustiques,  a  dit  une 
fois  du  Bavarois  qu'il  est  l'intermédiaire  entre  l'Autri- 
chien et  l'homme.  En  vérité,  il  a  fallu  aux  bourgeois 
munichois  une  dose  surhumaine  de  patience,  disons 
plutôt  de  flaccidité,  pour  se  plier,  avec  une  telle  docilité, 
aux  caprices  extravagants  d'une  tourbe  d'intrigants, 
de  fanatiques  et  de  délirants. 

11 


162  LA   TERREUR    EN   BAVIÈRE 

La  chimère  soviétique  a  duré  moins  d'un  mois  —deux 
mois  et  demi,  si  on  la  fait  partir  du  meurtre  d'Eisner,  — 
et  pourtant  les  militants  des  soviets  ont  trouvé  la 
manière  d'imposer  leur  autorité  et  de  réaliser  un  pre- 
mier essai  de  soviétisme.  Ce  n'était  encore  que  la  ger- 
mination, les  prémices  du  communisme.  Il  est  cons- 
tant que  les  champions  du  mouvement,  si  on  les  eût 
laissés  faire,  auraient  bouleversé,  à  l'instar  de  la  Russie, 
toutes  les  institutions  et  les  traditions  de  la  Bavière, 
pour  y  implanter  des  doctrines  nées  dans  des  cervelles 
mystiques  ou  enfumées,  lesquelles  ne  pouvaient  gaère 
s'adapter  à  l'esprit  grossier,  terre  à  terre,  «  pain  de 
ménage  »  des  Munichois. 

Ceux-ci  répudiaient  des  théories  indigestes  que  des 
étrangers  voulaient  leur  imposer.  Ils  n'auraient  pu 
puiser  en  eux-mêmes  la  force  de  les  rejeter. 


CHAPITRE  DIXIÈME 
LES  FANATIQUES 


TOWIA   AXELROD 


Towia  ou  Tobias  Axelrod,  traits  durs  et  yeux  lascifs, 
la  lèvre  supérieure  ornée  d'une  mince  moustache,  le 
faciès  cruel,  est  un  bolcheviste  de  32  ans,  natif  de 
Moscou  (il  est  né  en  1887).  Il  appartient  à  une  famille 
aisée,  honorablement  connue.  De  bonne  heure,  il  se 
dévoie  dans  les  milieux  révolutionnaires  et  déjà  en  1909, 
il  est  condamné  aux  travaux  forcés  à  perpétuité  et 
déporté  en  Sibérie,  d'où  il  parvient  à  s'enfuir  un  an  plus 
tard.  11  rejoint  en  Suisse  Lénine,  et  d'autres  maxima- 
Jistes  russes.  Il  y  gagne  péniblement  sa  vie,  comme  typo- 
graphe puis  correcteur  dans  une  imprimerie.  L'homme 
qui  va  être  l'un  des  plus  fanatiques  représentants  de 
l'idée  soviétique  pendant  la  Commune  bavaroise,  pour 
échapper  aux  poursuites  policières,  reste  coi  jus- 
qu'en 1917.  A  l'instar  de  Lénine,  il  n'est  plus  qu'un  pai- 
sible artisan  qui,  pour  subsister,  se  soumet  sans  hésita- 
tion aux  plus  rudes  privations  et  au  contrôle  tatillon 
de  la   police   helvétique.   Il   épanche  ses  rancunes  au 


164  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

cours  de  réunions  clandestines,  dans  les  arrière-salles 
enfumées  des  brasseries  et  dans  les  clubs  russes  où  l'on 
dîne  frugalement,  pour  quelques  sous,  de  soupe  maigre 
et  de  pommes  de  terre  bouillies. 

Lorsque  la  Révolution  russe  éclate,  il  est  l'un  des  pre- 
miers à  s'inscrire  parmi  ceux  qui  désirent  être  rapa- 
triés. C'est  le  corsaire  socialiste  Parvus1,  figure  énigma- 
tique,  à  la  solde  du  Grand  Quartier  allemand,  qui,  sur 
l'ordre  de  Ludendorff,  se  charge  d'organiser  le  train 
rouge  et  qui  accompagne  jusqu'à  la  frontière  russe  le 
wagon-salon  plombé  où  ont  pris  place  les  éminences 
soviétiques  :  Lénine  et  toute  sa  malfaisante  tribu  de 
démolisseurs. 

Sa  connaissance  parfaite  de  l'allemand  désigne 
Axelrod  pour  le  service  de  propagande.  A  peine  a-t-il 
atteint  l'apogée  du  pouvoir  que  Lénine  le  nomme  chef 
de  la  presse.  11  y  témoigne  de  telles  qualités  que  lorsque 
Joffe  est  promu  Ambassadeur  de  la  République  des 
Conseils  à  Berlin,  Axelrod  lui  est  attaché  comme  direc- 
teur de  la  Rosta. 

La  Rosta,  soi-disant  agence  de  nouvelles  ^et  d'infor- 
mations, créée  pour  alimenter  la  presse  russe,  est  en 
réalité  une  officine  d'espionnage,  de  propagande  et 
d'agitation  bolcheviste,  une  Ochrana  perfectionnée  et 
élargie.  Le  meilleur  collaborateur  et  ami  d' Axelrod  y 
est  Leviné-Niessen. 

Nanti  d'un  passeport  diplomatique  en  règle,  Towia 
Axelrod  arrive  à  Berlin  le  28  juillet  1918.  Peu  après  il 
quitte  la  capitale  allemande  pour  trois  à  quatre  semaines, 
afin  de  fonder  des  succursales  de  la  Rosta  —  nouveaux 
foyers  de  propagande  —  au  Danemark  et  en  Norvège. 
Grâce  à  son  talisman  de  diplomate,  il  obtient  l'autori- 
sation de  retourner  en  Allemagne  où  la  révolution  va 
bientôt  éclater. 

1.  Cf.,  sur  Parvus,  V Allemagne  à  V œuvre >  ch.  xv. 


LES   FANATIQUES  165 

Cependant  le  gouvernement  impérial,  inquiété  à  bon 
droit  par  les  machinations  de  la  Rosta  et  les  louches 
intrigues  que  noue  l'Ambassadeur  soviétique,  angoissé 
par  l'inévitable  catastrophe  autant  que  par  l'appréhen- 
sion de  voir  inoculer  à  l'Allemagne  le  virus  bolcheviste 
qu'il  a  transmis  à  la  Russie  d'un  cœur  si  léger,  remet 
leurs  passeports  aux  légats  du  pape  moscovite  et  les 
invite  à  rentrer  en  Russie,  ce  qu'ils  font  de  mauvais 
cœur,  non  sans  avoir  au  préalable  distribué  un  certain 
nombre  de  millions  de  propagande,  sous  le  prétexte 
captieux  de  régler  des  dettes  criardes. 

La  Rosta  subit  le  sort  de  l'Ambassade,  elle  est  dis- 
soute. Toutefois  ses  membres,  qui  sont  en  possession 
d'instructions  précises  de  Moscou,  au  lieu  de  quitter 
l'Allemagne,  s'égaillent  dans  tout  le  pays,  principalement 
dans  les  régions  industrielles  de  l'Allemagne  du  Sud,  où 
ces  fourriers  du  communisme  vont  fomenter  des  grèves 
et  des  révoltes  et  concourir  pour  une  bonne  part  à  la 
formidable  explosion  de  novembre  1918. 

Axelrod,  pionnier  inlassable  du  bolchevisme,  tente  de 
gagner  la  Suisse  qui,  de  tout  temps,  fut  un  nid  d'agita- 
tion russe  et  où  les  Moscovites  ont  trouvé  d'ardents 
partisans.  Chemin  faisant  il  s'arrête  à  Stuttgart  pour  y 
semer  quelques  fleurs  spartakistes.  Mais  son  activité 
occulte  n'a  pas  l'heur  de  plaire  au  président  du  Conseil 
social-démocrate,  Bios,  qui  redoute  toute  espèce  de 
«  putsch  ».  Il  préfère  s'en  défaire  à  la  charge  de  son 
confrère  bavarois  Kurt  Eisner. 

Ce  dernier,  plein  de  mansuétude,  au  lieu  de  prolonger 
les  pérégrinations  du  commis-voyageur  soviétique,  le 
fait  interner  avec  d'autres  communistes  de  marque  au 
sanatorium  d'Ebenhausen  près  de  Munich.  La  surveil- 
lance y  est  si  relâchée  qu'il  peut  impunément  se  livrer  à  sa 
propagande  et  que,  quand  la  République  des  Soviets  est 
proclamée  à  Munich,  il  surgit  instantanément  de  l'ombre 
pour  y  jouer  un  rôle  prééminent. 


166  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

Lui,  le  confident,  l'envoyé  spécial  de  Lénine,  n'a 
aucune  peine  à  se  hisser  aux  postes  les  pins  importants  : 
il  est  membre  du  Comité  d'action,  membre  de  la  com- 
mission financière  et  économique,  enfin  membre  du 
Comité  exécutif  qui  est  une  sorte  de  saint  des  saints  :  le 
tabernacle  de  la  révolution  où  n'ont  accès  que  les  très 
purs,  les  communistes  intègres  dont  la  doctrine  et  les 
origines  sont  immaculées. 

Mais  Axelrod  ne  se  contente  pas  du  rôle  de  conseiller, 
il  aspire  à  diriger  :  le  plénipotentiaire  de  Lénine  se  fait 
donc  nommer  commissaire  du  peuple  adjoint  aux 
finances,  et  là,  enfin,  il  envisage  des  mesures  qui  le 
haussent  au  rang  des  plus  illustres  crocheteurs.  Ce  que 
propose  Axelrod,  ce  n'est  rien  de  moins  que  la  confis- 
cation de  tous  les  coffres-forts  des  banques. 

Tôlier  et  Leviné-Niessen,  pressés  d'obtenir  la  recon- 
naissance officielle  de  leur  jeune  et  prometteuse  répu- 
blique, invitent  à  plusieurs  reprises  Axelrod  à  assumer 
la  représentation  diplomatique  de  la  Russie.  Axelrod  ne 
demande  pas  mieux  ;  le  comble  de  son  bonheur  serait 
de  se  promener  sur  le  Stachus  en  carrosse  de  gala, 
attifé  dans  un  caftan  rouge  pourpre  d'ambassadeur 
soviétique,  chamarré  d'emblèmes  asiatiques,  deux  poi- 
gnards aux  flancs.  Mais  les  relations  avec  Moscou  sont 
longues  et  difficiles  ;  les  courriers  n'arrivent  pas  et 
Axelrod  doit  ronger  son  frein. 

Est-ce  pour  calmer  sa  fringale  diplomatique  qu'il 
tente  de  gagner  en  aéroplane,  avec  l'étudiant-aviateur 
Petermeier  comme  pilote,  la  Hongrie  oùrègneBela-Kuhn, 
puis,  de  là,  la  R,ussie?Un  atterrissage  forcé,  causé  par 
une  panne  de  moteur,  interrompt  tôt  sa  randonnée  et 
Axelrod  qui  comptait  revenir  chargé  de  millions  et  de 
titres  —  nobiliaires  aussi  bien  que  bancaires  —  retourne 
tout  penaud  à  Munich. 

L'irruption  des  corps  francs  prussiens  du  générai  von 
Oven  coupe  court  à  tous  les  beaux  projets  de  conlisca- 


LES   FANATIQUES  167 

tion  qui  le  hantaient  en  guise  de  compensation.  Axelrod 
s'enfuit  et  réussit  à  atteindre  l'Autriche  où  il  est  arrêté. 
A  la  suite  d'une  bévue,  dit-on,  malgré  l'immunité  dont 
il  devait  jouir,  les  gendarmes  autrichiens  le  livrent  à 
leurs  confrères  de  Bavière  et  le  23  juin  il  doit  répondre 
de  ses  méfaits  devant  la  Cour  martiale  à  Munich. 

Le  diplomate  Axelrod,  plus  têtu  qu'un  Souabe,  a 
refusé  de  fournir  aucune  explication  au  président  du 
tribunal,  excipant  de  ses  droits  à  l'exterritorialité. 

Le  gouvernement  de  Moscou,  exaspéré  par  l'exécution 
deLeviné,  avait  envoyé  plusieurs  radiotélégrammes  dans 
lesquels  il  menaçait  de  la  loi  du  talion,  en  cas  de  con- 
damnation, les  officiers  allemands  qu'il  détenait  comme 
otages. 

La  Cour  ne  s'est  pas  laissé  intimider  et  a  infligé  à 
Towia  Axelrod  quinze  ans  de  réclusion,  lui  refusant  le 
bénéfice  des  circonstances  atténuantes. 


MAX.  LE  VI  EN 

Max  Levien  est  l'un  des  aventuriers  de  haut  vol  qui, 
tels  une  bande  de  chacals,  se  précipitèrent  sur  la  Bavière 
dès  que  se  manifestèrent  les  premiers  symptômes  de 
décomposition.  Il  est  une  des  figures  les  plus  représen- 
tatives du  bolchevisme  russe,  dans  son  essence  fanatique 
et  féroce,  par  son  besoin  de  tout  saper,  de  tout  anéantir. 
Pour  Max  Levien  il  n'y  a  pas  de  demi-mesures,  il  n'y  a 
que  mesure  entière,  il  ignore  les  flottements,  il  ne 
connaît  que  l'application  intégrale,  impitoyable  de  la 
doctrine  dont  il  est  imprégné. 

Max  Levien,  que  le  mandat  d'arrêt  lancé  contre  lui 
qualifie  d'étudiant  et  qui  s'est  affublé,  sans  aucun  droit 


168  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

dit-on,  du  grade  de  docteur  en  philosophie,  appartient  à 
une  famille  mi-russe,  mi-allemande,  originaire  du  Meck- 
lembourg-Schwerin;  il  naquit  le  21  mai  1885  à  Mos- 
cou ;  son  père  Ludwig  Levien,  de  confession  mosaïque, 
était  marchand.  Jusqu'à  présent  la  question  de  sa  natio- 
nalité n'a  pu  être  parfaitement  tirée  au  clair  ;  deux  faits 
sont  probants  :  il  est  Juif  et  il  est  révolutionnaire  maxi- 
maliste,  partisan  de  l'action  directe  et  du  grand  cham- 
bardement social  qui  signera  l'avènement  du  commu- 
nisme. 

Jusqu'à  l'âge  de  21  ans  il  habite  la  Russie  ;  puis  il 
vient  achever  ses  études  dans  les  universités  allemandes. 
La  guerre  l'y  surprend  ;  bon  gré,  mal  gré  on  l'enrôle 
dans  l'armée  du  Kaiser.  Il  se  bat  à  contre-cœur.  Ses 
adversaires  prétendent  que  sa  haine  pour  l'Allemagne 
dépasse  encore  l'horreur  qu'il  nourrit  pour  le  tzarisme; 
il  désire  ardemment  la  victoire  de  l'Entente.  Clemenceau, 
Briand,  Lloyd  George,  Wilson  seraient  ses  idoles  ;  il 
propagerait  par  dessous  la  main  leurs  discours  et  procla- 
merait à  tout  propos  et  à  tout  venant  la  culpabilité  de 
l'Allemagne.  Mais  il  sied  de  se  méfier  des  sentiments 
qui  lui  sont  attribués  par  ses  ennemis  politiques  et  de 
n'accueillir  que  sous  caution  tous  ces  bruits  répandus 
systématiquement  dans  la  presse  allemande.  C'est  ainsi 
qu'on  met  dans  sa  bouche  l'exclamation  suivante  qu'il 
aurait  proférée  en  octobre  1918,  à  la  veille  de  la  débâcle  : 

«ïlfaut  que  l'Allemagne  soit  humiliée,  que  les  troupes 
coloniales  françaises  et  anglaises  défilent  sous  la  Porte 
de  Brandebourg,  que  Helgoiand  devienne  anglais,  que 
la  flotte  soit  livrée,  etc..  » 

Ce  sont  là  des  affirmations  incontrôlables,  sans  doute 
des  ragots  de  salles  de  rédaction  exploités  par  les  ser- 
vices de  propagande  anti-bolcheviste. 

Le  7  novembre  il  est,  à  Munich,  l'un  des  premiers  à 
recouvrir  sa  cocarde  bavaroise  —  il  porte  l'uniforme  — 
d'un  ruban  rouge  vif  et  dans  la  nuit  du  7  au  8  novembre 


LES   FANATIQUES  169 

il  prend  une  part  prépondérante  dans  la  révolution  qui 
emporte  tout  comme  une  avalanche.  Pendant  quelques 
jours  il  fait  partie  du  Conseil  Révolutionnaire  de  soldats 
mais  les  atermoiements  ne  sont  pas  de  son  goût  et  il  en 
sort  bien  vite  pour  organiser  la  Ligue  de  Spartacus  et 
préparer  la  révolution  communiste,  sa  révolution,  la 
seule  qui  compte. 

Il  attend,  tapi  dans  l'ombre,  l'occasion  de  se  révéler  ; 
mais  déjà  il  ourdit  silencieusement  sa  toile.  Son  agita- 
tion n'échappe  pas  aux  regards  soupçonneux  de  ses 
adversaires  politiques  et  le  8  février,  en  l'absence  d'Eis- 
ner,  les  gens  d'Auer  le  font  arrêter  «  à  cause  de  ses 
menées  qui  tendent  à  déchaîner  la  guerre  civile  sur  le 
modèle  de  Berlin  ».  En  dépit  de  la  résistance  de  tout  le 
cabinet,  sur  les  instances  du  Conseil  révolutionnaire 
d'ouvriers,  Levien,  que  l'on  prétend  atteint  d'une  mala- 
die mentale,  est  remis  en  liberté  après  quatre  jours  de 
détention.  Le  mal  qui  le  ronge,  c'est  la  hantise  du  pou- 
voir, le  besoin  de  réaliser  coûte  que  coûts  son  idéal 
d'oriental  fanatisé. 

Comme  pour  tant  d'autres,  l'assassinat  d'Eisner  estpour 
lui  une  aubaine  inespérée.  Au  Conseil  révolutionnaire 
d'ouvriers,  dont  il  est  devenu  un  des  membres  les  plus 
écoutés,  la  discussion  roule  sur  les  funérailles  qu'il  con- 
vient d'organiser  en  l'honneur  du  défunt,  des  funérailles 
magnifiques,  telles  qu'aucun  satrape  n'en  eût  jamais. 
Et  le  condottiere  Max  Levien  de  se  lever  :  d'une  voix 
tranchante,  autoritaire,  qui  cloue  les  ripostes,  il  propose 
que  la  cérémonie  ait  lieu  à  la  cathédrale  transformée  en 
temple  révolutionnaire  et  tapissée  de  draps  incarnats 
jusqu'au  sommet  de  la  nef.  La  déesse  Raison  eût  présidé 
la  cérémonie.  Ce  n'est  qu'à  la  suite  de  longues  déli- 
bérations que  cette  motion  baroque,  qui  caractérise  le 
fanatisme  de  Levien,  fut  repoussée. 

A  plusieurs  reprises  l'émissaire  du  socialisme  asiatique 
prend  la  parole  en  public  pour  précipiter  la  proclama- 


170  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

tion  de  la  République  des  Conseils  ;  mais  cette  République, 
telle  que  la  conçoivent  les  socialistes,  ne  lui  suffit  pas, 
il  veut  plus,  il  veut  pis;  le  communisme  <(  conséquent  », 
comme  il  dit.  Et  il  jette  son  défi  au  nouveau  régime 
soviétique  qu'il  combat  ouvertement  dans  le  Drapeau 
Rouge  de  Munich  dont  il  est  devenu  rédacteur  en  chef. 
Il  maîtrise  la  phraséologie  communiste  et  il  s'entend 
merveilleusement  à  en  abreuver  le  prolétariat;  il  manie 
avec  brio  le  cliché  et  le  lieu  commun  révolutionnaires  : 
il  frappe  inlassablement  d'estoc  et  de  taille.  Par  la  plume 
et  par  la  parole  il  désarçonne,  il  pourfend  et  occit  ses 
plus  redoutables  adversaires  :  «  Nous  ne  voulons,  écrit- 
il,  aucun  faux-semblant  de  république  par  la  grâce  de 
Schneppenhorst  et  de  Dûrr  \  Mais  une  république  des 
Soviets  à  laquelle  seront  transférés  toutes  les  forces, 
tout  le  pouvoir,  toute  la  puissance  de  la  dictature  du 
prolétariat,  des  ouvriers,  des  soldats  et  des  paysans.  » 

Sa  rhétorique,  riche  en  pléonasmes,  et  en  métaphores 
propres  à  retenir  l'attention  du  peuple  naïf,  a  le  don  de 
captiver  ses  lecteurs  et  ses  auditeurs.  Sa  physionomie 
qui  respire  la  volonté  implacable,  la  brutalité  et  même 
une  sorte  de  cruauté  bestiale  est  bien  faite  pour  plaire 
aux  masses  dévergondées  dont  il  sait  flatter  les  bas  ins- 
tincts, la  soif  de  jouissance  et  de  violence. 

En  vain  cherche-t-il  à  se  donner  l'air  d'un  lettré  ou 
d'un  artiste  en  rejetant  sur  la  tempe  droite  ses  longs 
cheveux  touffus  que  prolongent  deux  pattes  ;  ses  maxil- 
laires proéminents,  ses  lippes  charnues  et  la  sombre 
détermination  qui  se  lit  dans  son  regard  féroce  démen- 
tent cette  première  impression.  Il  a  la  tournure  d'un 
«  Draufgaenger  »,  d'un  casse-cou,  qui  contraste  avec  la 
bonhomie  souriante  ou  légèrement  sarcastique  d'un 
Miihsam,  l'air  tragique  et  inspiré  de  Landauer.  Son  visage 


1.  Le  premier,  ministre  social-démocrate  des  affaires  militaires, 
le  second,  commandant  de  la  ville  de  Munich  (préfet),  social-démo- 
crate également. 


LES   FANATIQUES  171 

pâle,  cireux,  où  brillent  deux  yeux  qu'allume  la  flamme 
de  la  passion,  a  un  aspect  quasi  démoniaque. 

C'est  lui  l'âme  damnée  de  la  révolution  bavaroise,  le 
protagoniste  de  tous  les  excès  et  des  pires  mesures  de 
violence,  qui  provoque  l'arrestation  et  l'assassinat  des 
otages.  C'est  lui  qui  rive  impitoyablement  leur  clou  aux 
timides,  à  tous  ceux  qui  osent  crier  halte-là! 

En  dépit  des  assauts  réitérés  de  ses  ennemis,  des 
accusations  que  l'on  répand  sur  son  compte  et  qu'il 
s'évertue  à  réfuter,  à  plusieurs  reprises  on  l'incrimine 
de  prévarication.  Il  détient  la  dictature  du  13  au  27  avril. 
Durant  cette  quinzaine  c'est  le  duumvirat  Levien-Leviné 
qui  tyrannise  Munich,  et  qui  au  Comité  exécutif  appuie 
les  ukases  les  plus  restrictifs  contre  une  population  que 
la  terreur  a  rendue  léthargique. 

Malgré  sa  chute  c'est  encore  Levien  qui  inspire  et 
organise  les  épouvantables  représailles  qui  précèdent 
l'entrée  de  la  Garde  Blanche  à  Munich.  En  apparence 
indifférent,  réellement  en  proie  à  une  véritable  crise  de 
sadisme,  il  assiste  à  l'interrogatoire  de  ses  victimes, 
plongé  dans  un  fauteuil,  absorbé,  dirait-on,  par  la  con- 
templation des  volutes  de  fumée  de  sa  cigarette;  il  se 
délecte  de  leur  embarras,  jouit  voluptueusement  de  leurs 
souffrances  et  de  leurs  mortelles  angoisses. 

Il  prend  goût  à  des  spectacles  morbides  et  il  demande 
à  les  voir  avant  leur  mort.  Dans  la  soupente  du  gym- 
nase où  les  otages  sont  emprisonnés  il  se  repaît  de  leur 
martyre,  il  se  conjouit  férocement  à  l'aggraver.  On  le 
soupçonne  même  d'avoir  falsifié  sur  l'arrêt  de  mort  la 
signature  de  sa  créature  Eglhofer  pour  qu'ils  n'échap- 
pent pas  à  leur  cruel  destin. 

Ce  type  farouche  de  bolcheviste,  émule  de  Lénine, 
demeure  l'énigme  de  la  révolution  munichoise.  Sa  vie 
privée  reste  encore  plus  impénétrable  que  sa  fugitive 
apparition  sur  les  tréteaux.  Ses  adorateurs  et  surtout  ses 
adoratrices,  qui  l'intitulaient  «le  jeune  docteur  Levien  », 


172  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

étaient  légion.  Il  avait  derrière  lui  toute  une  clientèle 
prête  à  se  faire  massacrer  sur  un  de  ses  gestes. 

«  En  politique,  dit-il  caustiquement  le  28  avril,  à  un 
meeting  dans  le  caveau  du  Kindlbrâu,  il  n'y  a  que  deux 
conceptions  :  le  combat  ou  les  négociations.  Nous  autres 
communistes  voulons  la  lutte  sans  égard  contre  le  capi- 
talisme et  c'est  pourquoi  nous  exigeons  que  l'on  arme 
le  prolétariat.  » 

Tl  voulait  la  lutte,  mais  il  n'a  pas  attendu  pour  dispa- 
raître que  les  légions  du  général  von  Oven  fissent  irrup- 
tion dans  Munich.  Alors  que  la  «  Baeterepublik  »  agonisait 
et  que  ses  partisans  se  faisaient  tuer  sur  les  barricades, 
le  jeune  docteur  gagnait  la  frontière  d'Autriche  où  il 
fut  interné. 

Gomme  beaucoup  d'agitateurs,  il  a  préféré  mettre  sa 
précieuse  existence  en  surêté,  après  avoir  sacrifié  inuti- 
lement celle  de  ses  amis  et  de  ses  dupes.  Nonobstant  de 
nombreuses  démarches,  le  gouvernement  du  chancelier 
Renner  a  refusé  de  l'extrader.  Heureusement  pour  lui, 
car  la  justice  bavaroise  eût  été  aussi  impitoyable  à  "son 
endroit  qu'il  l'avait  été  envers  les  bourgeois  de  Munich. 


III 

EUGEN   LEVINÉ 


Le  dictateur  Eugen  Leviné,  qui  est  tombé  le  6  juin 
1919  sous  les  balles  au  cri  de  «  Vive  la  révolution  mon- 
diale! »,  est  le  digne  émule  de  Levien  avec  lequel  on  a 
souvent  tendance  à  le  confondre,  bien  qu'il  en  diffère 
physiquement  et  moralement. 

Si  Max  Levien  est  le  prototype  du  beau  ténébreux, 
Eugen  Leviné,  le  chef  recouvert  d'une  casquette  plate, 
quadrillée,  comme  en  portent  les  apaches,  a  tout  à  fait 


LES   FANATIQUES  173 

l'extérieur  d'un  gentilhomme  de  barrière,  vivant  sur  les 
crochets  d'une  ou  de  plusieurs  filles  dites  galantes. 

Il  a  les  yeux  torves,  le  menton  écourté  garni  d'une 
barbe  dont  les  poils  clairsemés  se  hérissent  en  éteules; 
ses  lèvres  épaisses,  retroussées  comme  celles  d'un  dogue, 
sont  ombragées  d'une  maigre  moustache;  il  a  des  joues 
enfoncées,  que  surplombent  des  pommettes  saillantes  et 
qui  accentuent  encore  son  air  renfrogné;  le  col  décharné, 
où  roule,  telle  une  bille,  la  pomme  d'Adam,  est  vissé 
entre  deux  épaules  étriquées,  cime  d'une  arête  osseuse 
que  prolongent  à  la  base  deux  jambes  cagneuses. 

Face  bestiale  et  apathique  à  la  fois,  insensible  à  la 
douleur  et  aux  larmes,  face  de  fanatique  borné  qui 
s'écria  un  jour  :  «  Nos  fusils  ne  sont  pas  là  pour  tirer 
sur  les  moineaux  !  » 

Pourtant,  selon  les  témoins  qui  déposèrent  à  son  pro- 
cès, Leviné,  dit  Niessen,  était  moins  cruel  que  Levien  et 
il  intercéda  même,  inutilement  au  surplus,  pour  que  les 
otages  fussent  plus  humainement  traités. 

S'il  faut  en  croire  ses  propres  déclarations  devant  la 
Cour  martiale,  Eugen  Leviné,  de  confession  israélite, 
comme  Levien,  est  né  à  Saint-Pétersbourg  en  1883  ;  à 
Moscou  il  a  suivi  les  cours  d'un  gymnase  allemand  ; 
dès  l'âge  de  treize  ans,  de  même  que  d'innombrables 
coreligionnaires  persécutés,  il  vient  en  Allemagne  où 
il  achève  ses  études  au  gymnase  de  Heidelberg.  L'étu- 
diant Leviné  s'affilie  à  des  cercles  socialistes  et  maintes 
fois  il  prend  la  parole  pour  donner  des  conférences  lit- 
téraires ou  pour  manifester  des  tendances  politiques 
très  avancées. 

En  1905  la  nouvelle  que  la  révolution  vient  d'éclater 
dans  son  pays  natal  le  bouleverse  ;  il  croit  que  son 
heure  est  venue  et  il  se  précipite  en  Russie  où  il  est 
arrêté  à  plusieurs  reprises,  mais  remis  chaque  fois  en 
liberté,  faute  de  preuves.  En  1909  il  retourne  en  Alle- 
magne ;  complètement  dénué  de  ressources,  il  s'embauche 


174  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

comme  manœuvre  dans  plusieurs  villes  ;'  il  gagne  à  sa 
nouvelle  profession  une  connaissance  singulièrement 
approfondie  des  idées  et  des  aspirations  du  monde  des 
travailleurs,  de  l'organisation  et  de  la  puissance  des 
syndicats, 

En  1914,  à  force  de  sacrifices  immenses,  il  réussit  à 
conclure  ses  études  à  l'Université  d'Heidelberg  et  à  con- 
quérir le  bonnet  de  docteur.  Sur  ces  entrefaites  la  guerre 
éclate.  De  même  que  Levien,  le  juif  russe  Leviné  est  I 
enrégimenté  dans  l'armée  allemande  qui  fait  flèche  de 
tout  bois,  même  du  plus  pourri.  Il  s'embusque  comme 
interprète  dans  le  camp  d'officiers  prisonniers  à  Heidel- 
berg  :  en  1916  il  tombe  malade  et  à  cause  de  sa  mala- 
die parvient  à  se  faire  réformer. 

La  révolution  russe  s'empare  de  lui.  Au  moment  où 
Joffe,  l'ambassaieur  des  Soviets,  arrive  à  Berlin,  il  s'y 
trouve  également  et  lui  offre  ses  services  qui  sont  agréés. 
Le  voilà  avec  Axelrod  rédacteur  de  la  Bosta.  Il  adhère 
à  l'aile  gauche  du  parti  socialiste  indépendant  et  quand 
la  révolution  allemande  éclate,  sur  le  champ  il  devient 
l'un  des  membres  les  plus  remuants  de  la  Ligue  de  Spar- 
tacus.  Le  5  mars  1919,  en  plein  chaos,  il  est  appelé  à 
Munich  pour  faire  partie  de  la  rédaction  du  Drapeau 
Rouge. 

Il  atteste  dans  ses  articles  et  dans  ses  harangues  de 
telles  qualités  de  polémiste  qu'il  se  porte  bientôt  au 
premier  rang  et  qu'il  est  malaisé  de  dire  aujourd'hui 
qui,  de  lui  ou  de  Levien,  fut  l'autocrate  le  plus  influent 
et  le  plus  redouté.  Il  semble  pourtant  que  Levien,  plus 
radical  que  Leviné,  et  dialecticien  plus  ardent,  plus 
emporté,  fût  plus  populaire  dans  la  grande  foule  ano- 
nyme. Néanmoins  on  se  tromperait  gravement  en  s'ima- 
ginant  que  Leviné  était  un  ange  de  clémence  aux  côtés 
de  son  rouge  compagnon. 

N'est-ce  pas  lui  qui  s'exprima  un  jour  en  ces  termes  à 
une  assemblée  soviétique  du  restaurant  Hofbrâu  où  l'on 


LES   FANATIQUES  175 

délibérait  sur  les  difficultés  énormes  du  ravitaillement  : 
«  Qu'importe  si  pendant  quelques  semaines  nous  avons 
moins  de  lait  à  Munich,  puisque  ce  lait  dans  sa  plus 
grande  partie  n'est  destiné  qu'aux  enfants  de  la  bour- 
geoisie. Leur  vie  ne  nous  intéresse  nullement,  peu  nous 
chaut  qu'ils  périssent  !  » 

Le  communiste  Lohmar  a  déclaré  à  la  dernière  assem- 
blée du  30  avril  que  la  politique  de  Levien  était  loyale 
mais  qu'il  n'était  qu'un  outil  sans  volonté  aux  mains  de 
Leviné.  Ce  jugement  sommaire,  que  la  Cour  martiale  fit 
sien,  ne  peut  être  que  le  fait  d'un  partisan  de  Levien. 

En  vérité  il  est  difiicile  de  jauger  Finfluence  respec- 
tive de  ces  deux  hommes  tant  leurs  actes  sont  entremêlés, 
de  déterminer  avec  précision  la  part  de  chacun  d'eux 
dans  les  décrets  qui  submergeaient  la  ville  de  Munich. 
Fanatiques,  certes  ils  Tétaient  tous  deux,  mais  à  des 
degrés  divers.  Si  nous  nous  référons  aux  dépositions  des 
témoins,  au  cours  des  nombreux  procès  qui  suivirent  la 
«  libération  »  de  Munich,  Leviné  était  incontestablement 
moins  violent  que  son  homonyme... 

Avant  l'irruption  de  la  Garde  Blanche,  Leviné,  qui  se 
sait  condamné  à  mort,  s'enfuit  ;  moins  fortuné  que  son 
camarade  Levien,  il  ne  réussit  pas  à  franchir  la  fron- 
tière autrichienne  :  l'éveil  est  déjà  donné  et  la  meute 
anti-révolutionnaire  fait  bonne  garde  ;  il  est  recueilli  par 
le  docteur  Arthur  Salz  professeur  d'économie  politique 
à  l'Université  de  Heidelberg  %  mais  les  limiers  de  la 
police  flairent  sa  cachette  et  l'arrêtent.  Il  est  déféré  à 
la  Cour  martiale  sous  l'accusation  de  haute  trahison. 

Le  procès  a  lieu  les  2  et  3  juin  1919;  d'ores  et  déjà  la 
Cour,  qui  comprend  trois  juges  flanqués  de  deux  offi- 
ciers, est  décidée  à  faire  un  exemple.  Le  mot  d'ordre  est 

1.  Pour  ce  fait  le  professeur  Salz  a  comparu  également  devant 
une  cour  martiale  qui  l'a  acquitté,  en  considération  des  mobiles 
généreux  qui  l'avaient  guidé.  Salz,  qui  est  ressortissant  tchéco- 
slovaque, a  été  expulsé. 


176  LA   TERREUR   EN   BAVIERE 

d'être  impitoyable  et  surtout  d'atteindre  les  intellec- 
tuels. 

Aux  yeux  du  procureur  Hahn,  qui  veut  sa  tète,  Leviné 
était  le  chef  de  la  République  soviétique,  c'était  lui 
qui  exerçait  la  primauté,  et  il  voit  un  crime  de  haute 
trahison  dans  le  fait  que  Leviné  avait  usurpé  le  pou- 
voir dans  la  nuit  du  13  au  14  avril,  après  l'échec  du  coup 
de  main  des  partisans  de  Hoffmann. 

Leviné  s'est  défendu  courageusement  devant  ses 
juges;  il  repousse  avec  la  dernière  énergie  le  reproche 
de  lâcheté  qu'on  porte  contre  lui,  et  il  revendique  fière- 
ment l'entière  responsabilité  de  ses  gestes  aussi  bien 
que  de  ceux  de  la  République  des  Conseils.  Après  la 
plaidoirie  de  son  avocat,  Leviné  a  demandé  la  parole  : 
il  a  reconnu  que  le  mouvement  spartakiste  avait  été 
prématurément  déclanché  à  Munich  et  a  prétendu  qu'en 
avril  il  s'était  opposé  à  la  proclamation  delà  République 
soviétique,  ce  qui  est  en  contradiction  absolue  avec 
toute  son  action. 

Cette  thèse  n'a  naturellement  pas  été  adoptée  par  la 
Cour  qui  a  vu  en  lui  l'un  des  principaux  animateurs  du 
communisme,  l'un  des  plus  dangereux  factieux  et  sur- 
tout l'un  des  protagonistes  de  l'assassinat  des  otages, 
bien  que  certains  témoignages  aient  infirmé  son  influence 
à  cet  égard.  Aussi  refusa-t-elle  de  reconnaître  la 
loyauté  de  ses  sentiments  —  ce  qui  lui  eût  permis  de 
bénéficier  des  circonstances  atténuantes  —  et  le  con- 
damna-t-elle  à  la  peine  capitale.  C'est  au  cri  de  «  Vive 
la  révolution  mondiale»  que  Leviné  accueillit  le  verdict, 
ce  même  cri  qu'il  poussa  devant  les  canons  des  fusils. 

Le  gouvernement  social-démocrate  de  Hoffmann  dis- 
posait du  droit  de  grâce,  mais  malgré  la  formidable  pro- 
testation du  monde  ouvrier,  malgré  les  grèves  qui  écla- 
tèrent dans  toute  l'Allemagne,  la  violente  effervescence 
des  milieux  populaires,  il  persista  à  n'en  pas  faire  usage 
et  Leviné  fut  passé  par  les  armes  à  l'aube  du  6  juin. 


LES    FANATIQUES  177 

Selon  la  Freiheit,  cette  s-entence,  à  l'endroit  d'un 
adversaire  poJitique,  est  la  première  qui  ait  été  exécutée 
depuis  1848.  Toutefois,  pour  les  dirigeants  de  l'Alle- 
magne et  pour  la  bourgeoisie  Leviné  n'était  qu'un  cri- 
minel de  droit  commun. 


IV 

RUDOLF   EGELHOFER 

A  la  suite  du  <(  putsch  »  réactionnaire  du  13  avril, 
Rudolf  Egelhofer,  ou  Iglhofer,  est  nommé  commandant 
de  la  ville  de  Munich  et  sans  délai  il  lance  le  rescrit  sui- 
vant qui  illustre  sa  mentalité  : 

«  Les  citoyens  doivent  livrer  toutes  leurs  armes  dans 
les  douze  heures  à  la  Kommandantur  de  la  ville.  Qui- 
conque n'aura  pas  livré  ses  armes  dans  ce  délai  sera 
fusillé. 

Munich,  le  14  avril  1919. 

Signé  :  R.  Egelhofer,  Stadtkommandant.  » 

C'est  par  ce  don  de  joyeux  avènement  que  le  nouveau 
Stadtkommandant  montre  qu'il  est  homme  à  poigne  et 
qu'il  se  charge  de  rétablir  sans  retard  l'ordre  dans  les 
écuries  d'Augias  de  Munich.  Les  mandataires  russes  du 
Conseil  exécutif  sont  à  tel  point  ravis  de  son  énergie  que 
deux  jours  après  il  est  promu  général  en  chef  de 
l'armée  des  soviets,  une  manière  de  maréchal  rouge.  Il 
jouit  de  pleins  pouvoirs  et  peut  désigner  lui-même  son 
remplaçant  intérimaire  à  la  tête  de  la  ville,  le  compagnon 
Johann  Kister. 

12 


178  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

Ses  intimations  du  26  et  du  29  avril  :  l'arrêt  de  mort 
des  otages  et  l'appel  aux  armes  caractérisent  la  brute 
avinée  qu'était  Egelhofer.  Voici  du  reste  le  texte  de  cet 
appel.  Il  est  significatif  : 

«  Ouvriers!  Soldats  de  l'Armée  Rouge! 

«  L'ennemi  est  aux  portes  de  Munich.  Les  officiers,  les 
étudiants,  les  fils  de  bourgeois  et  les  mercenaires  de  la 
Garde-Blanche  sont  déjà  à  Schleissheim.  Il  n'y  a  pas 
une  heure  à  perdre.  Abandonnez  les  fabriques!  Déclarez 
immédiatement  la  grève  générale  !  Protégez  la  révolu- 
tion! Protégez-vous  vous-mêmes  ÎTous  les  hommes  aux 
armes!  En  avant!  au  combat!  Metiez.-y  toutes  vos 
forces  !  Tout  est  en  jeu!  L'ennemi  ne  fait  pas  de  quartier! 
AStarnberg  les  chiens  de  la  Garde  Blanche  ont  mas- 
sacré nos  ambulanciers.  Vous  combattez  pour  vos 
enfants,  et  pour  vous-mêmes.  Montrez  aux  capitalistes 
et  à  leurs  janissaires  comment  le  prolétariat  sait  lutter 
pour  sa  cause.  Montrez  à  la  Garde  Blanche  que  l'Armée 
Rouge  sait  vaincre.  En  avant  !  au  combat  pour  la  cause 
du  prolétariat  !    » 

Munich,  le  29  avril  1919. 

V Oberkommandant  de  l'Armée  Ptouge. 
Signé  :  R.  Egelhofer. 


Nous  ne  sommes  pas  bien  renseignés  sur  les  origines 
du  matelot  à  la  «  tangofrisur  »  comme  on  l'avait  baptisé 
à  cause  de  l'uniforme  qu'il  revêtait  et  de  la  coupe  spé- 
ciale de  ses  cheveux.  Avant  de  devenir  commandant  en 
chef  des  armées  soviétiques  il  avait  été  président  du 
soviet  des  sans-travail.  C'est  sans  doute  à  ce  poste 
exposé   qu'il  avait   acquis   les   qualités  laborieuses  et 


LES   FANATIQUES  119 

énergiques  qui  le  signalèrent  pour  présider  aux  des- 
tinées de  la  métropole  bavaroise. 

Ce  manuel  nullement  dégrossi,  aux  mains  calleuses 
et  aux  traits  frustes,  le  crâne  carré  et  l'allure  pesante, 
que  le  hasard  a  appelé  aux  plus  hautes  fonctions, 
nourrit  une  haine  inextinguible  contre  les  bourgeois  et 
l'aristocratie.  11  a  un  cou  de  taureau  planté  sur  des 
épaules  trapues,  un  cou  en  arrêt,  prêt  à  foncer  sur 
l'adversaire  et  sous  la  vareuse  bleu-foncé  du  matelot 
saillent  des  pectoraux  puissants  ;  ses  bras  sont  ceux 
d'un  cogneur  et  ses  jambes  se  détachent  musclées  sous 
les  bandes  molletières  qui  les  enserrent. 

Généralement  d'humeur  maussade,  rançon  de  ses 
interminables  beuveries,  il  est  naturellement  porté  aux 
mesures  extrêmes.  Le  larmoiement  de  ses  victimes 
l'irrite  et  il  n'y  a  que  la  crânerie  d'un  capitaine 
Pietsch^  qui  puisse  lui  imposer. 

Il  va  de  soi  que  ce  primitif  tout  d'un  bloc  est  sensible 
à  l'influence  de  son  entourage  plus  instruit  et  qu'il 
tombe  tôt  sous  la  coupe  des  dictateurs  russes,  se  con- 
formant sans  sourciller  à  leurs  suggestions  les  plus 
féroces. 

C'est  ainsi  que,  dès  son  accession  au  pouvoir,  il 
manifeste  l'intention  de  faire  arrêter  et  fusiller  tous  les 
princes  bavarois  et  que  sans  effort  il  est  acquis  au 
projet  d'arrestation  des  otages. 

L'Oberkommandant,  qui  dans  les  dernières  journées 
du  communisme  fut  le  despote  de  Munich,  l'autocrate 
le  plus  bestial  et  le  plus  sanguinaire  qu'on  puisse  imagi- 
ner, tenait  sa  cour  et  rendait  la  justice  dans  une  salle  de 
la  Préfecture  de  Police,  entouré  par  une  nuée  de  secré- 
taires féminins  dont  sa  favorite,  Lili  Kramer.  qui  parta- 
geait ses  faveurs  entre  Egelhofer  et  un  étudiant  aviateur 
au  teint  basané  du  nom  de  Petermeier. 

*» 
1,  Cf.  chapitre  xra,  p.  228. 


,180  LA  TERREUR  EN   BAVIÈRE 

Se  prélassant  dans  son  fauteuil,  Egelhofer,  toujours 
altéré,  lampe  force  cruches  de  bière  «  de  mars  »,  brassée 
sans  doute  à  son  intention,  pendant  que  ces  «  dames  », 
qui  ont  toutes  les  cheveux  coupés  court  sur  les  oreilles, 
caquettent  et  marivaudent  avec  les  camarades  courti- 
sans. 

L'hôtelier  Lallinger,  qui  comparut  devant  Egelhofer 
sous  l'inculpation  d'avoir  trempé  dans  une  affaire  de 
conspiration,  le  trouva  affalé  dans  un  fauteuil,  l'œil 
vide,  l'air  abruti,  portant  constamment  un  broc  de  bière 
à  la  bouche. 

A  côté  de  lui  le  Russe  Levien,  sombre  et  farouche, 
muet  comme  un  tombeau,  replié  dans  un  profond  fau- 
teuil de  club,  observait  sournoisement  les  délinquants 
que  l'on  amenait  devant  Egelhofer. 

Le  29  avril  Egelhofer  faisait  à  tous  ses  suivants  l'im- 
pression d'un  homme  atteint  de  la  folie  aiguë  des  gran- 
deurs. Sans  se  douter  que  la  mort  le  guettait,  il  s'écriait 
à  tout  bout  de  champ  d'un  organe  éraillé  :  «  Peu  m'im- 
porte sur  quel  pied  danse  le  Comité  exécutif.  Je  suis  le 
Roi  de  Munich  ».  Le  roi  des  ribauds! 

A  l'encontre  de  la  plupart  des  meneurs  qui  préférèrent 
la  fuite  à  une  mort  glorieuse  face  à  l'ennemi,  le  com- 
mandant en  chef  Egelhofer  se  fît  tuer  sur  la  brèche  au 
moment  de  l'entrée  des  troupes  blanches  dans  Munich. 
Ce  fripon  du  moins  avait  du  cran! 

Il  ne  craignait  pas  la  lutte  et  il  expia  courageusement 
auprès  de  ses  soldats  les  abominables  forfaits  de  son 
régime.  Il  a  du  reste  trouvé  des  défenseurs. 

L'un  des  plus  éloquents  est  le  peintre  Seyler.  Seyler,  qui 
n'est  pas  un  communiste  invétéré,  a  adhéré  au  mouvement 
révolutionnaire,  attiré  beaucoup  plus  par  le  manque  de 
travail  et  l'appât  du  gain  que  par  ses  convictions  révo- 
lutionnaires. Il  y  en  eut  d'autres,  chevaliers  d'industrie 
ou  épaves  de  la  grande  guerre,  qui  en  firent  autant. 
Officier  pendant  la  guerre,  laissé  pour  compte  à  la 


LES    FANATIQUES  181 

démobilisation,  Seyler,  lorsque  l'émeute  spartakiste 
gronde  dans  les  rues  de  Munich,  se  met  à  la  disposition 
de  1'  ((  Oberkommando  »,  et  finit  par  devenir  officier  d'or- 
donnance du  commandant  des  troupes  techniques  au 
Ministère  de  la  Guerre.  C'est  ainsi  qu'il  vit  dans  l'entou- 
rage immédiat  d'Egelhofer. 

Selon  Seyler  ce  dernier  ne  serait  pas  le  «  Schweine- 
hund  »,  le  monstre  que  l'on  prétend.  Il  n'y  avait  que 
l'exemple  de  la  force,  l'énergie  qui  pût  lui  inspirer  le  res- 
pect. Et  si  les  membres  de  la  Société  aristocratique  Thulé, 
choisis  comme  otages,  au  lieu  de  pleurer  à  chaudes 
larmes,  tels  des  poltrons,  au  moment  de  leur  interroga- 
toire, avaient  eu  une  attitude  plus  digne  et  plus, virile, 
Egelhofer  les  eût  sans  doute  fait  remettre  en  liberté... 
Mais  ce  n'est  là  qu'une  supposition  gratuite.  On  juge 
un  homme  d'après  ses  actes  et  non  pas  d'après  ce 
qu'il  aurait  pu  faire. 

Lorsque  Seyler  informa  Egelhofer,  déjà  abandonné  de 
tous  le  30  avril  au  soir,  que  les  <(  gens  de  Thulé  » 
avaient  été  fusillés,  atterré  il  prit  sa  tête  entre  ses  mains 
en  bégayant  :  «  A  mon  avis  la  comtesse  est  tout  à  fait 
innocente.  Qui  donc  a  donné  l'ordre  de  les  fusiller?  Je 
ne  sais  rien,  rien,  cela  me  casse  la  tête.  »  Et  il  s'af- 
faissa épouvanté,  hanté  sans  doute  par  le  cauchemar  de 
sa  fin  prochaine.  Certes  il  sentit  passer  sur  lui  à  ce 
moment  le  souffle  sinistre  du  destin. 

Pourtant  Egelhofer  a  trouvé  un  autre  défenseur, 
encore  plus  éloquent,  dans  la  personne  de  Cronauer, 
président  du  Tribunal  révolutionnaire.  A  la  réunion  qui 
,eut  lieu  au  Hofbrâu  le  soir  de  l'exécution,  Cronauer 
protesta  avec  indignation  et  interpellant  Egelhofer  : 
«  Comment  se  fait-il,  lui  demanda-t-il,  que  tu  signes 
des  condamnations  à  mort?  —  Je  te  donne  ma  parole 
d'honneur,  répartit  celui-ci,  que  je  ne  sais  rien  de  la 
chose  ;  je  suis  beaucoup  trop  occupé  par  l'affaire  de 
Dachau.  Ma  signature  a  dû  être  falsifiée  ». 


182  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

Au  procès,  Cronauer  ajouta  qu'Egelhofer  avait,  comme 
tant  d'autres,  la  mauvaise  habitude  de  tout  signer  ce 
qu'on  lui  présentait,  les  yeux  fermés. 

Si  Levien  et  Leviné  sont  les  meneurs  fanatiques  du 
mouvement  extrémiste,  Egelhofer  est  l'exécuteur  des 
basses  vengeances;  celui-ci  est  le  lourd  marteau  qui 
s'abat  sans  pitié  tandis  que  ceux-là  sont  les  mains  qui 
le  manient.  Leur  dextérité  n'en  vient  pas  toujours  à 
bout,  parfois  le  marteau  leur  échappe  et  il  finit  par  les 
écraser  dans  sa  pesante  et  vertigineuse  chute. 


CHAPITRE  ONZIEME 
L'ARMÉE  ROUGE  ET  SA  DICTATURE 


Dès  le  neuf  avril  les  soviétistes  se  préoccupent  de 
donner  à  leur  régime  une  assiette  solide  en  jetant  les 
fondements  d'une  armée  prolétarienne  dont  le  but  est 
de  protéger  la  République  révolutionnaire  des  ouvriers, 
des  paysans  et  des  soldats  —  c'est  sa  première  appella- 
tion —  contre  toutes  les  attaques  anti-révolutionnaires 
émanant  de  l'extérieur  ou  de  l'intérieur,  en  outre  de 
garantir  l'ordre  et  la  sécurité.  L'armée  rouge  se  base  sur 
le  recrutement  volontaire. 

Ne  peuvent  être  admis  dans  ses  rangs  que  les  tra- 
vailleurs qui  adhèrent  au  soviétisme  intégral.  C'est  là 
une  condition  sine  qua  non  de  l'embrigadement.  11  faut 
donc  être  affilié  à  une  organisation  socialiste  ou  syndi- 
caliste pour  pouvoir  s'y  enrôler.  Les  sans-travail  qui 
remplissent  ces  conditions  sont  acceptés  en  premier 
lieu.  Bien  que  le  casier  judiciaire  des  engagés  doive,  en 
principe,  être  vierge,  sauf  pour  ce  qui  est  des  délits 
politiques,  la  plupart  des  volontaires  sont  des  repris  de 
justice,  de  dangereux  récidivistes.  Les  mercenaires  de 
la  République  doivent  jurer  fidélité  au  nouveau  régime. 
Ils  reçoivent  une  solde  de  six  marks  par  jour,  plus  une 


484  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

_ 

prime  d'un  mark,  dite  de  loyalisme  ;  par  surcroît  ils 
sont  nourris,  logés  et  habillés.  Les  gens  mariés,  vivant  en 
famille,  touchent  un  supplément  *ie  cinq  marks  auquel 
s'ajoute  à  Munich  une  allocation  de  vie  chère  de 
deux  marks  cinquante. 

Un  manifeste  de  la  Ligue  des  soldats  «  Libre  Cama- 
rade »  invite  également  tous  ses  adhérents  à  s'en- 
rôler dans  la  garde  rouge,  en  prévision  d'une  offen- 
sive des  Noskejuenger  ou  disciples  de  Noske  —  c'est 
ainsi  qu'on  a  baptisé  les  mercenaires  des  corps  francs 
prussiens. 

En  effet  (Jp.ns  sa  détresse  le  gouvernement  de  Hoff- 
mann, réfugié  à  Bamberg,  a  fait  appel  à  la  Prusse.  Le 
«  Feldwebel  »  Noske  1  qui,  à  son  insu,  est  devenu  l'ins- 
trument docile  des  nationalistes  et  de  tous  les  par- 
tisans d'une  Allemagne  unifiée,  centralisée  à  outrance, 
s'empresse  de  dépêcher  en  Bavière  les  généraux  prus- 
siens von  Oven  et  von  Moehl  avec  un  certain  nombre 
de  corps  francs  auxquels  va  s'adjoindre  celui  du  colonel 
bavarois  von  Epp,  constitué  clandestinement,  pour  ainsi 
dire  à  la  barbe  du  gouvernement  socialiste. 

D'autres  dangers  menacent  la  «  Raeterepublik  »  :  la 
Republikanische Schuizwache  (Milice  républicaine),  formée 
à  la  hâte  par  Auer,  et  une  partie  de  la  garnison  dévouée 
au  gouvernement  légal,  épouvantées  sans  doute  de  voir 
la  révolution  dégénérer  en  saturnale,  se  révoltent 
ouvertement  le  13  avril.  L'émeute  est  brisée,  les  insurgés 
tués,  dispersés,  capturés  ou  convertis  au  soviétisme 
sans  coup  férir  2. 

C'est  au  lendemain  de  cette  bagarre,  qui  fut  à  dire 
vrai  la  pierre  de  touche  du  régime  soviétique,  que  le 
Comité  exécutif  annonce  l'armement  de  tous  les  ouvriers 
auquel  il  sera  procédé  dans  les  fabriques  par  Tinter- 

1.  Cf.  sur  Noske  le  chap.  i  de  la  «  Contre-révolution  alle- 
mande ». 

2.  Cf.  chapitre  v. 


l'armée  rouge  et  sa  dictature  185 

médiaire  des  conseils  d'exploitation.  Ceux  qui  con- 
naissent le  maniement  des  armes  sont  chargés  d'instruire 
leurs  camarades.  Tous  les  travailleurs  sont  tenus  de 
porter  constamment  leurs  armes  sur  eux,  sur  le  chemin 
de  l'usine  aussi  bien  que  pendant  le  travail. 

Parallèlement  à  l'Armée  Rouge,  qui  sera  essentielle- 
ment chargée  de  combattre  l'ennemi  extérieur,  on  s'ef- 
force donc  de  créer  une  garde  nationale  soviétique 
propre  à  étouffer  tous  les  germes  contre-révolutionnaires, 
et  composée  exclusivement  de  travailleurs.  C'est  la  réa- 
lisation de  l'Armée  du  peuple  que  célébrait  tant  Jaurès. 
Il  eût  été  moins  édifié  de  voir  ces  hordes  à  l'œuvre. 

Les  hostilités  commencent  le  16  avril;  pendant  que 
les  troupes  blanches  achèvent  leur  concentration,  elles 
sont  attaquées  par  l'Armée  Rouge,  qui  réussit,  presque 
sans  coup  férir,  à  les  rejeter  de  Schleissheim.  En  même 
temps  les  rouges  annoncent  triomphalement  que  la 
ville  de  R,osenheim  est  tombée  entre  leurs  mains. 

*  * 

Les  corps  de  mercenaires  de  l'Armée  blanche,  tels  les 
régiments  de  l'Ancien  Régime,  portent  les  noms  de  leurs 
chefs  ;  ils  ont  subi  un  véritable  dumping  antirévolu- 
tionnaire. Ceux  qui  ont  déjà  participé  aux  révoltes 
spartakistes  de  janvier  et  de  mars,  et  dont  les  camarades 
prisonniers  ont  été  ignoblement  mutilés,  martyrisés  par 
les  partisans  de  Liebknecht  et  de  Rosa  Luxemburg, 
n'ont  plus  qu'une  idée  en  tête  :  venger  n'importe  com- 
ment leurs  compagnons  victimes  de  la  traîtrise  sparta- 
kiste ;  faire  payer  au  décuple  aux  rebelles  de  Munich  les 
outrages  dont  les  abreuve  la  presse  extrémiste. 

Leur  mot  d'ordre  est  :  «  pas  de  quartier,  pas  de  pri- 
sonniers »,  et  ils  massacrent  implacablement,  non  sans 
les  avoir  maintes  fois  torturés  au  préalable,  les  gardes 
rouges  qui  tombent  entre  leurs  griffes. 


186  LA    TERREUR   EN   BAVIÈRE 

Au  devant  d'eux  on  a  délégué,  à  la  tête  des  gardes- 
rouges,  le  ((  stratège  »  Tôlier,  un  général  imberbe  qui 
n'a  guère  plus  de  vingt-quatre  ans.  On  s'est  ainsi  débar- 
rassé d'un  témoin  dont  l'obstruction  perpétuelle  et  les 
hésitations  gênaient  les  dictateurs  dans  l'accomplisse- 
ment de  leurs  forfaits.  L'armée  rouge,  singulièrement 
diminuée,  s'est  repliée  jusqu'à  Dachau,  petite  ville  à 
une  journée  de  marche  de  la  capitale,  sur  la  voie  ferrée 
de  Munich  à  Nuremberg. 

C'est  là  que  les  rouges  se  retranchent  et  que,  d'un  pied 
peu  ferme,  ils  attendent  l'assaut  des  corps  francs.  Grâce 
à  l'appoint  de  formations  ouvrières  le  «  général  »  Tôlier 
réussit  à  y  infliger,  le  17  avril,  un  échec  sans  lendemain 
aux  troupes  du  général  von  Oven  qui  sont  repoussées 
d'AUach  et  de  Karlsfeld,  deux  villages  de  la  périphérie 
de  Dachau.  Dachau,  qui  avait  été  momentanément 
occupé  par  les  Blancs,  est  repris  par  les  Rouges  qui  y 
capturent  deux  cents  prisonniers  dits  «  prolétariens  four- 
voyés »,  quelques  pièces  d'artillerie  et  des  mitrailleuses. 

Les  «  libérateurs  »  forment  un  cortège  triomphal  et,  le 
drapeau  rouge  claquant  au  vent,  défilent  à  travers  la  ville 
apeurée  en  poussant  des  vivats  à  la  République  sovié- 
tique de  Bavière. 

Cette  victoire,  pompeusement  annoncée  et  affichée 
sur  tous  les  murs  de  la  ville  pour  exacerber  le  courage 
des  assiégés,  n'a  qu'un  caractère  éphémère  ;  elle  ne  par- 
vient pas  à  briser  le  cercle  de  fer  qui  étreint  la  ville  et 
la  réduit  à  une  famine  qui  s'aggrave  tous  les  jours.  De 
plus,  les  bandes  qui  composent  l'Armée  rouge  — malgré 
certaines  restrictions,  apparentes  sur  le  papier,  on 
engage  tout  le  monde,  —  fondent,  s'émiettent  dans  la 
même  mesure  que  se  resserre  l'étau  des  Blancs  et  que 
leur  armée  se  rapproche  de  Munich. 

Tous  sont  saisis  de  la  terreur  folle  d'être  fusillés 
sommairement  comme  énergumènes.  N'est-ce  pas  le 
premier  régiment  d'infanterie  de  la  Garde  rouge  qui,  le 


l'armée  rouge  et  sa  dictature  187 

16  avrij,  adopte  la  résolution  suivante  :  «  Après  avoir 
perdu  huit  hommes  à  Dachau,  les  troupes  du  1er  régi- 
ment d'infanterie  ont  décidé  de  faire  fusiller  immédiate- 
ment cinq  otages  par  homme,  soit  quarante  otages.  Il 
faut  que  cette  résolution  soit  exécutée  sur-le-champ. 
(Signé  :)  Les  troupes  du  1er  Régiment  d'Infanterie  lre,  2e 
et  3e  sections  »,  qui  fut  transmise  au  Comité  exécutif 
des  C.  0.  S.,  jetée  alors  dans  un  dossier  pour  être  reprise 
plus  tard  à  seule  fin  de  motiver  l'assassinat  des  otages. 

Cependant  le  général  von  Oven,  qui  a  sans  doute 
l'ordre  de  laisser  braiser  le  soviétisme  dans  sa  sauce 
nauséabonde,  poursuit  sans  hâte  mais  régulièrement 
l'encerclement  de  la  métropole  bavaroise. 

Les  éléments  les  plus  hétéroclites  composent  l'armée 
rouge,  recrutée  essentiellement  parmi  les  sans-travail, 
les  repris  de  justice  et  toute  la  vermine  qui  rôde  dans 
les  ruelles  sordides  du  vieux  Munich.  Il  s'y  trouve  des 
bossus,  des  boiteux,  des  estropiés  de  toute  sorte,  dignes 
de  figurer  dans  une  Cour  des  Miracles  ;  des  matelots  en 
bordée  y  coudoient  des  souteneurs  ;  de  prétendus 
artistes  de  beuglants  s'y  pavanent  à  côté  d'étudiants 
névrosés  ;  des  vieillards  y  paradent  en  compagnie  de 
jeunes  gens,  presque  des  enfants  échappés  du  collège 
ou  de  la  maison  paternelle.  Il  suffit  d'enrouler  autourdu 
bras  un  brassard  rouge  pour  être  transfiguré  en  légion- 
naire de  la  nouvelle  république.  Cette  «  armée  )>  qui 
ignore  jusqu'au  maniement  des  armes,  et  où  l'on  trouve 
peu  d'anciens  soldats,  ne  demande  qu'à  se  mettre  un 
morceau  sous  la  dent  pendant  que  ses  chefs  se  gober- 
gent et  s'empiffrent  de  victuailles.         N 

Ce  n'est  pas  par  amour  du  métier  ou  par  vocation 
qu'ils  se  sont  enrôlés  dans  l'Armée  rouge,  la  plupart 
c'est  pour  manger,  attirés  aussi  par  l'appât  d'une  solde 
mirifique,  d'autres  avec  des  arrière-pensées  de  vol  et  de 
brigandage.  D'aucuns  sont  aptes  à  toutes  les  besognes, 
assoiffés  d'infamie  et  de    boue.    Il    y  a    aussi   dans 


188  LA   TERREUR    EN   BAVIÈRE 

l'Armée  Rouge  un  fort  contingent  de  prisonniers  russes 
que  l'on  a  extraits  du  camp  de  Buchheim  et  transférés  bon 
gré  mal  gré  à  Munich,  au  gymnase  Luitpold,  où  on  les 
a  camouflés  en  gardas-rouges.  A  peine  armés  et  équipés 
on  les  expédie  diligemment  sur  le  «  front  de  Dachau  ». 

C'est  à  cette  soldatesque  sans  foi  ni  loi,  horde  indis- 
ciplinée qui  n'obéit  même  pas  à  ses  chefs  et  qui  doit 
être  menée  à  coups  de  matraque,  voire  de  revolver,  que 
sont  confiés  l'existence  et  les  biens  de  la  population 
munichoise.  Cette  population  singulièrement  flegmatique 
et  indolente  :  gros  bourgeois  habitués  aux  beuveries,  aux 
grosses  facéties  et  aux  sempiternelles  discussions  des 
caveaux  de  brasseries,  rapins  et  bohèmes  plus  enclins 
aux  chahuts  d'atelier  qu'aux  combats  de  barricades, 
fonctionnaires  du  roi  Louis  accoutumés  à  la  férule,  se 
courbe  sans  se  cabrer  sous  les  procédés  les  plus  arbi- 
traires, et  sous  le  régime  terroriste  qui  au  grand  galop 
s'implante  à  Munich. 

Ce  régime  débute  par  des  perquisitions  sans  nombre, 
des  réquisitions  de  vivres  auxquelles  se  prêtent  volon- 
tiers tous  les  «  Rotgardistes  ».  Ils  rentrent  de  leurs  expé- 
ditions, qui  sont  dirigées  par  des  femmes  expertes  — 
souvent  d'anciennes  domestiques  — chargés  de  ballots  au 
contenu  bizarre  :  cacao,  thé,  sucre,  savon.  Rien  n'échappe 
à  leurs  regards  investigateurs  et  Seidl,  leur  grand  chef, 
commandant  du  Lycée  Luitpold  mué  en  forteresse  du 
spartakisme,  n'hésite  pas  à  confisquer  cinq  foudres  de 
vin  qu'un  voiturier  naïf  charroyait  sous  les  fenêtres  de 
l'établissement. 

Le  22  avril,  à  onze  heures  du  matin,  a  lieu  dans  la 
Ludwigstrasse,  devant  le  Ministère  de  la  Guerre  et  devant 
la  «  Maison  du  Peuple  de  l'Armée  rouge  »,  une  revue  de 
tous  les  soldats  et  de  tous  les  ouvriers  armés.  Selon  le 
Moniteur  du  Comité  exécutif  ce  fut  un  spectacle  sublime, 
un  tableau  comme  on  n'en  avait  jamais  vu,  et  nous  le 
croyons  volontiers.  Il  est  regrettable  qu'il  n'ait  inspiré 


l'armée  rouge  et  sa  dictature  189 

aucun  peintre  cubiste  ou  futuriste.  Une  multitude 
chaotique  et  dépenaillée  de  12.000  à  15.000  hommes  en 
armes  défila,  dans  le  plus  grand  désordre,  les  uns  en 
uniforme,  les  autres  en  civil,  à  travers  la  vaste  avenue. 
Les  bourgeois  consternés  avaient  verrouillé  leurs  portes 
et  clos  leurs  volets  derrière  lesquels  ils  épiaient  anxieu- 
sement le  mouvement  des  légions  de  sans-culottes. 

Il  semble  pourtant  que  cette  parade  de  racolage  n'ait 
pas  donné  les  résultats  escomptés,  car  le  24  avril,  en 
face  du  danger  imminent,  Egelhofer  et  le  chef  de  la 
future  <(  Garde  Rouge  »  Wiedemann  — Egelhofer  cherche 
à  se  constituer  une  garde  prétorienne  —  battent  le 
rappel  désespéré  du  ban  et  de  l'arrière-ban  des  tra- 
vailleurs. Dans  ce  manifeste  à  la  classe  ouvrière  armée, 
où  ils  font  allusion  à  la  fière  revue  des  masses,  ils 
désignent  les  lieux  de  rassemblement  pour  les  volon- 
taires. Il  ne  s'agit  pas  seulement  de  compléter  les 
cadres  et  les  effectifs  de  l'Armée  rouge,  il  faut  encore 
jeter  les  bases  d'une  Garde  rouge  d'ouvriers,  espèce  de 
milice  qui  coordonnera  et  disciplinera  les  hordes 
auxquelles  on  a  distribué  des  armes  à  tort  et  à  travers. 

En  même  temps  que  l'inéluctable  dénouement  s'an- 
nonce, les  cris  de  détresse  et  les  offres-  alléchantes  se 
multiplient.  Le  vendredi  25  avril,  les  murs  de  Munich  se 
couvrent  d'un  placard  symptomatique  : 

je  La  bourgeoisie,  y  est-il  dit,  conduit  ses  lansquenets 
vers  Munich,  pour  étouffer  dans  le  sang  la  jeune  liberté 
du  prolétariat.  Armez-vous  et  rassemblez-vous  pour 
combattre  en  faveur  de  la  République  socialiste  des 
conseils  !  Enrôlez-vous  dans  l'Armée  rouge!  Montrez  les' 
dents  aux  bourreaux  de  la  révolution  et  envoyez  chez 
eux  les  gardes  blancs  avec  des  têtes  ensanglantées...  » 

Ce  placard  nous  atteste  le  degré  de  désagrégation 
atteint  par  l'Armée  rouge.  Tout  en  soulignant  la  néces- 
sité d'une  discipline  de  fer,  nous  y  apprenons  que  les 
troupes  élisent  elles-mêmes  leurs  chefs  d'escouade,  de 


190  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

section,  de  compagnie  et  de  batailion — baptisés  (Rôtie  », 
c'est-à-dire  bande,  avec  combien  de  raison  !  Le  com- 
missaire du  peuple  n'a  que  le  droit  de  désigner  les  chefs 
de  régiments  et  de  formations  indépendantes,  et  encore 
ne  peut-il  agir  que  de  concert  avec  les  troupes.  L'enrô- 
lement n'est  que  de  trois  mois.  Pour  être  licencié  il 
suffit  de  donner  un  congé  anticipé  de  quinze  jours.  On 
dirait  des  gens  de  maison  ! 

La  solde  des  Rotgardistes  a  été  augmentée  :  elle  est 
maintenant  de  huit  marks  par  jour  auxquels  s'ajoutent 
deux  marks  de  prime  de  mobilisation  (Bereitschaftsgeld). 
La  famille  du  soldat  rouge  est  logée  gratuitement;  la 
femme  reçoit  en  supplément  quatre  marks  d'allocation 
quotidienne  et  un  mark  par  enfant.  La  solde  est  versée 
d'avance  tous  les  dix  jours. 

Egalement  le  25  avril  on  affiche  et  on  distribue  trois 
feuilles  volantes,  de  teneur  sensiblement  différente  mais 
d'esprit  identique,  qui  sont  autant  de  justifications  du 
régime  soviétique  et  qui  ont  essentiellement  pour  but 
de  provoquer  à  la  désertion  les  soldats  de  la  Garde 
Blanche  qui  marchent  sur  Munich. 

Ces  pamphlets  et  les  appels  de  plus  en  plus  désespérés 
qui  tapissent  Munich  sont  le  chant  du  cygne  du  com- 
munisme. La  crise  touche  à  son  terme  et  rien  ne  pourra 
l'ajourner. 

Mais  à  mesure  que  croît  le  désarroi,  les  âmes,  chavi- 
rées dans  ce  grand  tohu-bohu,  ne  sont  plus  aptes  à  dis- 
tinguer le  bien  du  mal  et  la  dictature  militaire  qui 
s'établit  sur  Munich  inaugure  un  despotisme  implacable, 
un  régime  terroriste  qui,  en  raccourci,  nous  montre  un 
tableau  saisissant  de  l'abjection  et  de  l'ignominie  à 
laquelle  conduit  le  gouvernement  débridé  des  bas- 
fonds. 


* 
■*  * 


Après  l'intermède  d'une  journée,  voire  de  quelques 


l'armée  rouge  et  sa  dictature  191 

heures,  pendant  lequel  les  conseils  d'exploitation  ont 
vainement  tenté  d'aiguiller  la  République  des  Conseils 
sur  une  voie  moins  escarpée,  moins  semée  de  préci- 
pices, la  quatrième  et  dernière  phase  du  communisme  : 
la  dictature  de  la  soldatesque,  s'établit  en  effet  sur 
Munich  terrifié. 

Voici,  tel  que  l'a  reproduit  le  Drapeau  rouge  de 
Munich  dans  son  numéro  du  29  avril,  le  texte  de  la 
déclaration  adressée  par  l'Armée  rouge  aux  conseils 
d'exploitation  pour  leur  signifier  ses  volontés.  Ce  docu- 
ment marque  l'inauguration  de  la  dictature  militaire. 

«  L'armée  Rouge  fut  fondée,  non  pas  comme  instru- 
ment politique,  mais  comme  organe  défensif  de  la  dic- 
tature du  prolétariat  et  de  la  République  des  Conseils 
contre  la  Contre-Révolution  et  la  Garde  Blanche.  Con- 
formément à  cette  tâche  le  Haut-Commandement  déclare 
qu'il  défendra  coûte  qne  coûte  le  prolétariat  révolution- 
naire' contre  la  Garde  Blanche  et  qu'il  ne  se  laissera 
imposer  d'aucun  côté,  non  plus  par  les  conseils  d'établis- 
sement, une  trahison  de  la  révolution  sociale.  » 

Du  couple  «  commandant  en  chef»  de  l'Armée  Rouge 
Eglhofer  devient  le  dictateur  de  Munich.  Dès  son  avène- 
ment, il  envisage  des  moyens  absolus  :  comme  la  situa- 
tion devient  critique,  il  propose  de  parquer  les  nota- 
bilités de  la  bourgeoisie  sur  la  Theresienwiese,  de 
parlementer  avec  les  troupes  gouvernementales  dont  le 
cercle  étrangle  Munich,  et,  en  cas  d'échec,  de  massacrer 
jusqu'au  dernier  tous  les  malheureux  bourgeois.  Cet 
expédient  monstrueux,  qui  est  discuté  à  la  Stadtkom- 
mandantur,  n'est  repoussé  qu'à  la  très  faible  minorité 
de  7  contre  6  voix  ! 

Le  règne  de  la  terreur,  qui  a  débuté  le  27  avril  par 
l'arrestation  des  otages,  se  poursuit  dans  la  nuit  du 
28  au  29  avril  par  la  mise  à  sac  de  la  Préfecture  de 
Police  sous  les  regards  complaisants  du  «  Directeur  de 
Police    ))    Mairgùnther,    quatrième    ou    cinquième  du 


192  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

titre  en  trois  semaines.  Ces  scènes  de  vandalisme  se 
réitèrent  les  deux  nuits  suivantes.  La  police  est  dis- 
soute, et  quant  aux  gardes  rouges  ils  sont  parmi  les  par- 
ticipants du  pillage.  Les  apaches  et  les  chevaux  de 
retour  sont  au  premier  rang  pour  détruire  toutes  les 
fiches,  les  casiers  judiciaires,  les  appareils  Bertillon,  les 
photographies  des  criminels  et  leurs  empreintes  digi- 
tales. Les  dossiers  sont  lancés  par  les  fenêtres  dans  la 
cour  intérieure  ;  deux  tonneaux  de  benzine  y  sont 
déversés  et  on  met  le  feu  au  monceau  de  paperasses. 
L'incendie  durait  encore  le  premier  mai. 

De  virulents  placards  sont  apposés  sur  les  murs  de  la 
ville  ;  des  tracts  mettent  les  ouvriers  en  garde  contre  les 
représailles  de  l'Armée  Blanche.  Tout  le  prolétariat  aux 
armes  !  Tel  est  le  mot  d'ordre  que  lance  sans  grand  écho 
la  Ligue  de  Spartacus. 

Des  bruits  incontrôlables  circulent.  Le  Conseil  des 
mutilés  de  guerre  dément  que  Levien  se  soit  enfui  avec 
sa  caisse. 

Cependant  la  situation  alimentaire  de  la  ville  devient 
désespérée.  La  dernière  semaine  d'avril  on  ne  peut  dis- 
tribuer qu'une  demi-ration  de  viande,  soit  125  grammes 
par  personne  (la  moitié  pour  les  enfants),  il  n'y  a  aucune 
distribution  de  graisse  et  de  fromage. 

Des  proclamations  contradictoires  sont  édictées. 
C'est  ainsi  que  le  29  avril  on  incite  les  ouvriers  à  se 
rendre  armés  dans  les  usines  et  que  quelques  heures 
plus  tard  la  grève  générale  est  déclarée.  Dans  la  matinée 
du  30  des  papillons  blancs  sont  éparpillés  dans  Munich. 
C'est  l'incitation  à  la  guerre  civile,  aux  combats  de 
rues  et  de  maisons  : 

«  La  Garde  Blanche  est  devant  les  portes  de  Munich  î 
A  bas  les  chiens  de  la  Garde  Blanche  !  » 

Pendant  que  les  agitateurs  russes  Levien,  Axel- 
rod  et  Leviné  tirent  au  large  ou  se  cachent,  les  ar- 
ticles du  Drapeau  Rouge  et  une  nouvelle  affiche  par- 


l'armée  rouge  et  sa  dictature  193 

ticulièrement  impressionnante  achèvent  de  semer  le 
désarroi  dans  une  population  éperdue. 

Voici  le  texte  de  cette  affiche  qui  caractérise  les  pro- 
cédés de  propagande  communiste.  Il  convient  de  dire  à 
la  décharge  des  communistes  que  la  terreur  blanche  qui 
sévit  à  Munich  après  la  «  libération  »  de  la  ville  ne  fut 
en  rien  inférieure  à  la  terreur  rouge  et  que  cette  propa- 
gande s'inspire  des  méthodes  de  ses  adversaires. 

<(  La  division  de  tirailleurs  de  la  cavalerie  de  la  Garde 
de  Berlin j  est  devant  Munich  !  On  a  fait  des  prisonniers 
de  cette  division.  Cinq  escadrons  des  assassins  de 
Luxemburg  et  de  Liebknecht  sont  dans  les  environs  de 
Munich.  Travailleurs  de  Munich  !  Soldats  !  Savez-vous  ce 
qui  vous  menace?  Les  prisonniers  disent  d'un  commun 
accord  :  tout  ouvrier  en  possession  d'armes  sera  fusillé! 
Une  prime  de  50  marks  (sic)  est  mise  sur  la  tête  de 
chacun  de  vos  chefs.  Pour  chaque  homme  de  la  Milice 
Rouge  des  ouvriers  et  de  l'Armée  rouge  on  donne  une 
récompense  de  30  marks.  Les  prisonniers  sont  rassem- 
blés en  tas  et  massacrés.  A  Starnberg  on  a  ligoté  à  un 
arbre  un  vieillard  de  68  ans,  puis  on  l'a  passé  par  les 
armes.  Quatre  infirmiers  qui  voulaient  porter  secours  à 
des  blessés  ont  également  été  fusillés.  La  Garde 
Blanche  a  des  ordres  signés  de  Noske.  C'est  sur  l'ordre 
de  Noske  qu'un  carnage  du  prolétariat  munichois  va  être 
organisé.  Travailleurs  et  soldats  !  secouez  la  tyrannie 
prussienne  !  Présentez-vous  en  masse  et  en  armes 
devant  l'ennemi  !  Inscrivez-vous  séance  tenante  dans 
vos  postes  de  rassemblement  !  Les  faits  ci-dessus  ont  été 
confirmés  par  des  prisonniers.  » 

Munich  le  30  avril  1919. 
1.  La  cavalerie  avait  été  mise  à  pied  pendant  la  guerre, 


13 


196  LA  TERREUR   EN  BAVIÈRE 

clocheton  garni  d'une  cloche  surplombe  le  toit.  On  la 
sonnait  à  toute  volée  pour  alerter  la  garnison.  Une  gué- 
rite avait  été  installée  près  de  la  porte  cochère. 

Le  gymnase  Luitpold  fut  pris  d'assaut  le  13  avril  par 
les  communistes.  Les  miliciens,  troupe  désordonnée, 
sans  cohésion  et  sans  chef,  furent  épouvantés  par  les 
mines  que  leurs  assaillants  avaient  placées  au  voisinage 
immédiat  du  gymnase  et  par  leurs  menaces  de  faire 
sauter  l'immeuble  si  ses  tenants  ne  capitulaient  pas.  La 
plupart  des  miliciens  préférèrent  passer  honteusement, 
avec  armes  et  bagages,  dans  le  camp  adverse. 

Sitôt  qu'ils  se  furent  emparés  du  gymnase  les  Rot- 
gardistes  chapardeurs  n'eurent  rien  de  plus  pressé  que 
de  le  mettre  consciencieusement  à  sac,  fracturant  toutes 
les  armoires,  faisant  surtout  main  basse  sur  les  vête- 
ments et  le  linge.  Les  voisins  apeurés  purent  bientôt 
voir,  derrière  leurs  volets,  trente  soldats  qui  empor- 
taient, à  la  cloche  de  bois,  d'énormes  ballots  chargés 
des  objets  les  plus  disparates... 

Le  gymnase  Luitpold  va  être  organisé  en  bastion  du 
soviétisme,  un  des  repaires  les  plus  mal  famés  de  la 
Garde  Rouge  ;  après  la  chute  de  Levien  et  Leviné,  le 
26  avril,  et  l'établissement  de  la  dictature  militaire,  le 
gymnase  devient  le  refuge  des  Russes,  le  centre  de 
Faction  terroriste  ;  c'est  un  Etat  dans  l'Etat,  une  Répu- 
blique des  Conseils  au  sein  de  la  Raeterepublik,  une 
tumeur  maligne  dans  un  corps  gangrené. 

Tout  le  monde  ignorait  à  Munich  l'existence  de  cette 
cellule  agissante  et  suppurante,  de  ce  deuxième  pouvoir 
plus  redoutable  que  le  gouvernement  apparent.  Il  a 
fallu  le  retentissant  procès  des  assassins  des  otages 
pour  lever  un  tant  soit  peu  le  voile  longtemps  impéné- 
trable qui  couvrait  les  mystères  de  la  salle  d'histoire 
naturelle  où  siégeait,  loin  des  regards  indiscrets,  l'an- 
cien comité  exécutif,  reconstitué  en  petit  comité,  le 
comité  anatomique  de  la  révolution. 


LE   GYMNASE  LUITPOLD    ET    SA   GARNISON  197 

Le  lycée  Luitpold,  qu'on  a  surnommé  le  lycée  san- 
glant, est  le  fief  des  communistes  les  plus  féroces,  des 
pandours  les  plus  vindicatifs.  L'établissement  où  les 
jeunes  Munichois  s'initiaient  aux  humanités,  héberge 
la  plus  crapuleuse,  la  plus  immonde  société  qu'on 
puisse  imaginer.  Seidl,  un  fanatique,  y  commande  en 
chef.  Il  n'y  a  que  lui  que  les  soldats  redoutent.  Le 
revolver  jour  et  nuit  à  la  main,  il  n'a  sur  les  lèvres  que 
le  mot  «  fusiller  ».  En  son  absence  c'est  le  bon  plaisir 
de  chacun  qui  règne  dans  le  bastriague. 

La  garnison  compte  350  hommes;  aux  heures  des 
repas  ils  sont  550  et  aux  jours  de  paye  personne  ne 
manque,  mais  quand  il  s'agit  de  monter  la  garde  ou 
d'exécuter  quelque  corvée  toute  la  garnison  s'évanouit. 
Le  soir,  à  l'appel,  il  n'y  a  plus  qu'une  trentaine  de  pré- 
sents ;  la  garde  rouge  s'est  égaillée  dans  la  ville,  elle  y 
a  glissé  comme  un  torrent  de  boue  pour  s'y  livrer  à 
d'ignobles  débauches  ou  à  d'innombrables  rapines.  Les 
mercenaires  consacrent  le  plus  clair  de  leur  temps  au 
«  hamstérisme  »,  c'est-à-dire  à  l'accaparement  et  au 
commerce  clandestin. 

On  admet  dans  la  garde  rouge  tous  les  hommes  qui 
se  présentent,  pourvu  qu'ils  soient  affiliés  au  Parti 
Communiste.  Or,  il  est  constant  que  les  membres  les 
plus  zélés  de  ce  parti  se  recrutent  parmi  les  chômeurs 
professionnels,  la  basse  pègre  et  ceux  qui  reniflent 
volontiers  l'odeur  du  sang. 

Les  derniers  jours  du  régime  soviétique  on  ne  mon- 
trait aucune  difficulté  à  enrôler  tous  ceux  qui  se  présen- 
taient. Nul  papier  d'identité,  nul  casier  judiciaire  n'étaient 
exigés.  Aussi  les  chefs  du  mouvement  eussent-ils  été 
eux-mêmes  fort  embarrassés  pour  exhiber  les  leurs.  Un 
bossu  était  de  faction  à  la  porte  le  jour  de  l'exécution 
des  otages  et  parmi  les  bourreaux  deux  boiteux  se  fai- 
saient remarquer  par  la  brutalité  de  leurs  gestes  et  de 
leur  langage. 


198  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

Une  fois  Seidl,  le  fier-à-hras  du  lycée,  fit  «  confisquer  » 
à  un  voyageur  turc  descendu  dans  un  hôtel  de  Munich 
un  certain  nombre  d'appareils-rasoirs  en  argent  qui  dis- 
parurent dans  les  tiroirs  du  «  Kommandant  ».  Le  garde- 
manger  du  gymnase  fut  pillé  de  fond  en  comble  ;  les 
réquisitions  dans  les  dépôts  étaient  à  l'ordre  du  jour. 

Le  gymnase  regorge  de  femmes  de  mœurs  douteuses. 
Toutes  ces  «  Frauenzimmer  »,  qui  siègent  au  nombre 
d'une  dizaine  dans  le  Petit  Comité  et  qui  se  recrutent 
dans  les  guinguettes  ou  les  bars  de  Schwabing,  se  dis- 
tinguent par  leur  fanatisme  communiste.  Le  garde- 
magasin  Hesselm.-.ni  introduit  sans  peine  sa  maîtresse 
dans  la  forteresse  &  jms  l'accoutreme»nt  bizarre  d'infir- 
mière, elle  qui  savait  jamais  soigné  de  malades!  L'un 
des  pensionnaires  de  la  maison,  l'étudiant  berlinois 
Rumpf,  fils  d'un  major  J,  tente  de  violenter  la  soi-disant 
infirmière.  Dénoncé  par  le  garde-magasin,  il  est  con- 
damné par  le  Tribunal  révolutionnaire  à  six  mois  de; 
prison  qu'il  n'eut  au  demeurant  pas  besoin  de  purger. 

Le  soir  d'ineffables  orgies  ont  lieu  dans  la  salle  du 
musée  d'histoire  naturelle.  Les  despotes  de  l'heure  y 
sablent  le  Champagne  en  compagnie  de  leurs  hétaïres. 

La  grande  distraction  des  gardes  rouges,  tout  comme 
aux  plus  beaux  jours  de  la  guerre  «  joyeuse  »,  est  de 
tirer  des  coups  de  fusil  ou  de  revolver  dans  les  murs  et 
les  glaces  converties  en  cibles.  Toutes  les  cloisons  du 
lycée  sont  trouées  comme  des  tamis.  Un  jour  même 
ces  braves,  qui  fuyaient  comme  des  lièvres  devant  les 
troupes  aguerries  de  la  Reichswehr,  se  serviront  pour 
leurs  ébats  d'une  mitrailleuse,  au  grand  effroi  du  con- 
cierge que  l'on  avait  oublié  de  chasser  de  sa  loge. 

1.  Chef  de  batailloo. 


LE    GYMNASE   LUITPOI-D    ET   SA   GARNISON  199 

II 

LE  COMMANDANT   EN   CHEF  DU  LYCÉE    :    FRITZ  SEIDL 


Fritz  Seidl  ou  Seidel,  Y Oberkommandant  du  gymnase, 
est  un  jeune  homme  de  vingt-cinq  ans,  aussi  effronté 
vis  à-vis  de  ses  inférieurs  qu'il  est  plat  et  rampant  devant 
les  juges.  Il  ignore  les  scrupules  autant  qu'il  méprise 
les  préjugés.  ïl  a  l'allure  d'un  matamore  :  le  verbe  haut 
et  l'échiné  souple. 

Ce  type  accompli  du  goujat,  à  la  fois  arrogant  et 
lâche,  est  originaire  de  Chemnitz,  la  ville  la  plus  com- 
muniste de  l'ultra-rouge  Saxe.  Son  père,  qui  n'était 
qu'un  simple  ouvrier  brasseur,  ne  disposait  pas  de 
moyens  suffisants  pour  donner  une  instruction  com- 
plète à  son  fils.  Pourtant,  après  l'école  primaire,  le  jeune 
Seidl  fréquenta  les  cours  d'une  école  de  bourgeois, 
(BûrgerschuU)  dont  le  niveau  correspond  à  peu  près  à 
celui  de  nos  écoles  primaires  supérieures.  Il  en  sortit 
pour  accomplir  son  temps  d'apprentissage  dans  une 
maison  d'expédition.  Puis  il  se  rend  à  Dresde  ;  à  cause 
d'un  défaut  de  conformation  du  pied,  il  est  réformé  du 
service  militaire  et  s'installe  en  1913  à  Trieste.  Il  y  est 
engagé  chez  un  armateur  qui  l'occupera  jusqu'en  no- 
vembre 1914.  Par  suite  des  barrages  de  mines  sous- 
marines  et  du  blocus,  le  port  de  Trieste,  naguère  si  flo- 
rissant, est  condamné  au  marasme.  Seidl  s'en  vient  à 
Munich  où,  après  avoir  été  pendant  quelque  temps 
commis  à  l'un  des  guichets  de  la  poste,  il  est  admis 
comme  scribe  dans  les  ateliers  d'artillerie  de  la  ville. 

D'ores  et  déjà  il  falsifie  son  bulletin  de  salaire!...  Il 
quitte  les  ateliers  pour  entrer  à  la  poudrière  de  Dachau 
où  il  gagne  12  marks  par  jour.  Il  réussit  à  y  obtenir  un 


200  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

poste  de  confiance  avec  un  logement  dans  la  fabrique 
même.  En  1916  il  épouse  pour  son  plus  grand  dam  une 
Styrienne  qui,  peu  après,  s'emploie  dans  le  bureau  com- 
muniste clandestin  de  Munich. 

Seidl  n'est  pas  aimé  de  ses  camarades  auprès  desquels 
il  jouitde  la  réputation  méritée  de  délateur.  On  dit  qu'il 
prend  plaisir  à  les  noircir  devant  leurs  chefs... 

Qu'a-t-il  fait  pendant  les  journées  révolutionnaires  de 
novembre  1918?  Il  semble  qu'il  y  ait  joué  un  rôle  plutôt 
ambigu.  En  effet,  à  une  réunion  d'ouvriers  des  usines 
de  Dachau  il  donne  l'impression,  par  ses  interruptions, 
qu'il  s'est  rallié  au  parti  populiste  catholique.  Aussi 
l'émoi  est-il  grand  en  février  1919,  quand  ses  collègues 
le  voient  soudain  tourner  bruyamment  casaque  et  brûler 
ostensiblement  ce  qu'il  avait  adoré.  Seidl  devient,  sous 
l'influence  de  sa  femme,  affïrme-t-on,  un  communiste 
des  plus  zélés  et  il  déploie  une  activité  de  mauvais  aloi 
pour  la  Ligue  de  Spartacus.  Le  bruit  circule  qu'il  émarge 
pour  une  somme  journalière  de  50  marks  au  budget  de 
la  Ligue. 

Ce  bruit  et  aussi  sa  renommée  de  mouchard  invétéré 
causent  la  méfiance  des  travailleurs,  lesquels,  au  cours 
d'une  assemblée  qui  a  lieu  à  la  mi-février,  demandent 
son  renvoi  de  la  poudrière.  Il  y  prend  lui-même  la 
parole  pour  sa  défense  et  finalement  on  consent  à 
ajourner  la  motion,  sous  la  stricte  réserve  qu'il  s'abs- 
tiendrait désormais  de  toute  propagande  politique. 

Les  ouvriers  et  les  employés  redoutaient  à  bon  droit 
l'immixtion  des  communistes  dans  la  poudrière  où 
étaient  entassés  300.000  kilos  de  poudre.  La  déflagration 
de  cette  masse  énorme  d'explosifs  eût  sufîi  pour  anéan- 
tir la  ville  de  Munich,  en  dépit  de  la  distance. 

La  politique  lui  étant  prohibée  à  l'usine,  Seidl  déplace 
son  champ  d'agitation  :  dorénavant  c'est  dans  les  trains 
entre  Munich  et  Dachau  qu'il  fait  œuvre  de  prosélytisme. 
Il  est  infatigable... 


LE  GYMNASE  LUITPOLD  ET  SA  GARNISON       201 

Au  moment  des  troubles  de  mars,  consécutifs  à  l'as- 
sassinat d'Eisner,  Seidl  se  fait  mettre  en  congé  sous 
prétexte  qu'il  souffre  d'une  maladie  de  nerfs  ;  mais  il 
demeure  à  Munich  où  il  conspire  continuellement  avec 
Leviné-Niessen,  Levien,  Eglhofer  et  d'autres  encore.  Il 
rédige  à  tour  de  bras  des  manifestes  communistes  qu'il 
signe  sans  hésitation. 

Le  coup  d'Etat  du  7  avril  éclate  ;  d'entrée  notre  homme 
se  porte  au  premier  plan,  ruminant  de  sombres  projets 
de  vengeance  à  l'endroit  de  ses  anciens  camarades.  Le 
11  avril  il  se  présente  à  la  poudrière  accompagné  de 
quatre  gardes  rouges  et  il  exige  la  livraison  des  muni- 
tions :  «  Je  sais,  déclare-t-il  péremptoirement,  qu'il  y 
a  dans  la  fabrique  pour  14  millions  et  demi  de  charges 
de  poudre.  »  Le  chef  de  l'exploitation,  Dehner,  ne  se 
laisse  pas  intimider  :  «  Je  ne  donnerai  jamais  mes  muni- 
tions, répond-il,  pour  une  guerr@  fratricide.  » 

<(  Derrière  moi,  riposte  Seidl,  viennent  des  camions 
automobiles  avec  cent  gardes  rouges  qui  vous  exposeront 
clairement  mon  point  de  vue.  »  Le  directeur  impertur- 
bable :  «  Eh  bien  qu'ils  viennent!  Nous  les  recevrons  à 
coups  de  mitrailleuse.  »  Seidl,  déconcerté  par  cette 
énergie,  lui  demande  s'il  ne  reconnaît  pas  le  gouverne- 
ment des  Conseils,  et  Dehner,  plein  de  sang-froid,  lui 
lance  cette  riposte  :  «  Vous  êtes  fou.  J'estime  qu'un  gou- 
vernement, où  siège  unDoktor  Lipp  qui  fut  interné  deux 
fois  dans  un  asile  d'aliénés,  n'est  pas  pleinement  res- 
ponsable. »  Seidl  s'en  retourne  bredouille. 

Quelques  jours  plus  tard  il  se  vengea  cruellement  de 
Dehner  en  le  faisant  conduire  à  la  Direction  de  Police 
par  ses  prétoriens.  Là,  sans  autre  explication,  deux 
gardes  appelés  de  la  rue  le  condamnèrent  à  mort.  Dehner 
ne  fut  sauvé  à  la  dernière  minute  que  grâce  à  ses 
ouvriers  qui  déclarèrent  que,  s'il  n'était  pas  remis  en 
liberté  dans  les  deux  heures,  la  poudrière  sauterait  et, 
avec  elle  toute  la  ville  de  Munich. 


202  LA  TERREUR  EN  BAVIERE 

- 

Seidl  ne  renonce  pas  facilement  à  ses  projets  dé 
«  socialisation  »  de  la  poudrière.  En  l'absence  de  Dehner 
il  cherche  à  s'en  emparer  et  à  assouvir  aussi  une  vieille 
rancune  sur  le  secrétaire  syndicaliste  Straub  qui  y  est 
/employé  comme  contrôleur.  Un  beau  jour  il  débarque 
d'une  automobile  blindée  avec  trois  hommes.  Tous  sont 
enveloppés,  tels  des  brigands,  dans  de  vastes  houppe- 
landes d'où  émergent  les  manches  des  grenades  à  main. 
A  coups  de  crosse  les  portes  sont  enfoncées.  Heureuse- 
ment que  Straub  est  absent  :  les  malandrins  malmènent 
sa  femme  et  se  répandent  en  injures  :  «  Si  nous  décou- 
vrons le  coquin,  le  traître,  hurlent-ils,  son  affaire  est 
faite  ».  Ils  s'en  retournent  désappointés  en  jurant  de 
revenir. 

Seidl  semble  atteint  de  mégalomanie  ;  il  se  promène 
tout  le  long  du  jour  en  automobile  dans  la  ville  de 
Munich,  revolver  au  poing  ou  à  la  ceinture.  A  son  chauf- 
feur qui  n'observe  pas  toujours  la  vitesse  vertigineuse 
qu'il  lui  a  prescrite  il  déclare  qu'il  va  le  faire  coffrer. 

C'est  lui  qui,  au  cours  de  ses  randonnées,  dirige  les 
exactions,  inspire  les  arrestations  et  signe  les  arrêts 
de  mort.  Il  est  le  régisseur  de  la  Commune,  le  metteur 
en  scène  de  la  Terreur.  Son  rôle,  dit-il,  est  au  gymnase 
Luitpold  celui  d'un  «  supérieur  politique  chargé  d'éclai- 
rer la  religion  des  camarades  »  ! 

En  réalité  le  premier  commandant  du  gymnase  Schic- 
klhof-er1  n'est  qu'un  sous-ordre,  un  valet  aux  mains  de 
Seidl.  Quant  aux  autres  «  Kommandants  »  qui  pullu- 
lent :  Hausmann?  intérimaire,  GeorgPfister  commandant 
en  troisième,  ils  tremblent  devant  lui.  Le  seul  chef  dont 
la  canaille  rouge  ait  peur,  c'est  Seidl.  Il  menace  de 
revolveriser  tous  ceux  qui  sortiront  du  gymnase  sans 
permission.   Au   sous-ofticier    Ranthaler,   écœuré,    qui 


1.  Ils  sont  tous  férus  de  titres  et  de  grades  ;  Seidl  est,  ne 
l'oublions  pas,  Oberkommandant,  c'est-à-dire  commandant  en 
chef.  On  se  croirait  dans  une  république  de  nègres! 


LE   GYMNASE   LU1TP0LD   ET   SA   GARNISON  203 

réclame  ses  papiers  pour  s'en  aller,  Seidl  déclare  :  «  Si 
vous  vous  en  allez  je  vous  fais  fusiller.  » 

Mais  comme  il  ne  peut  être  partout  à  la  fois  :  aux 
réquisitions,  qu'il  opère  illégalement,  sans  l'assentiment 
du  Comité  exécutif,  seul  qualifié  pour  y  procéder,  et  au 
lycée,  les  maraudeurs  se  moquent  de  ses  ordres  et  s'es- 
quivent quand  il  s'agit  de  donner  un  coup  de  collier.  Si 
la  menace  de  Seidl  eût  dû  être  exécutée  à  la  lettre  les 
quatre  cinquièmes  de  la  garnison  auraient  été  passés 
par  les  armes. 

Il  a  une  face  hagarde,  livide,  dans  laquelle  brillent 
comme  des  escarboucles  deux  yeux  fébriles,  un  crâne 
pointu  de  dégénéré  que  flanquent  deux  oreilles  décollées, 
le  nez  et  les  lèvres  minces.  Son  masque  ferait  indubita- 
blement bonne  figure  dans  une  galerie  du  Musée  Grévi.n  : 
il  est  le  type  achevé  de  l'assassin  héréditaire,  du  gibier 
voué  à  la  potence. 

Il  est  d'une  susceptibilité  maladive,  voit  des  espions 
et  des  contre-révolutionnaires  partout.  Un  jour  il  inter- 
pelle le  policier  Bauernfeind  qui  a  eu  le  malheur  de  le 
dévisager  :  «  Ne  me  toisez  pas  avec  une  telle  inso- 
lence, lui  dit-il,  sinon  je  vous  colle  au  poteau  d'exé- 
cution. » 

C'est  lui  qui  forme  les  troupes  destinées  à  la  relève 
sur  le  front  de  Dachau,  et  qui  rédige  les  mandats  d'arrêt 
pour  les  otages.  Il  entre  dans  l'Armée  Rouge.  Il  n'ignore 
pas  que  sa  tête  et  celles  de  ses  sbires  sont  l'enjeu  de  la 
bataille  :  «  Pour  chaque  homme  blessé  par  les  troupes 
de  la  Reickswehr  il  me  faut  dix  victimes!  »  Tel  est  le 
refrain  dont  il  rebat  les  oreilles  de  ses  mercenaires. 
«  Erschiessen! Erschiessen!  Fusiller!  »  voilà  son  mot  de 
ralliement  qu'il  vomit  à  tout  propos,  presque  toujours 
hors  de  propos. 

Selon  l'appellation  de  l'une  de  ses  créatures,  Hessel- 
mann,  Seidl  est  «  une  fripouille  accomplie,  capable  de 
toutes  les  infamies.  »  Sans  rime,  ni  raison,  pour  un  mot, 


204  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

pour  un  geste  il  applique  des  soufflets  ou  des  coups  de 
botte  à  ses  mercenaires. 

Tous  ceux  qui  le  connaissent  ou  qui  ont  été  en  rap- 
port avec  lui  sont  d'accord  à  dire  qu'il  faisait  une  impres- 
sion répugnante,  celle  d'un  visqueux  et  insaisissable 
reptile,  un  être  dont  le  fond  de  la  pensée  demeurait 
toujours  caché. 

A  l'audience  cette  impression  s'accentua  encore  davan- 
tage, à  l'ouïe  des  horreurs  qu'il  avait  commises.  Seidl, 
sentant  que  sa  tête  était  en  jeu,  hargneux  au  début, 
sombre  de  plus  en  plus  dans  la  soumission  et  l'humilité. 
Il  est  plat,  vipérin,  honteux.  À  l'en  croire  les  grands 
coupables  seraient  Eglhofer  et  Hausmann,  justement 
les  deux  morts  tragiques  qui  ne  peuvent  plus  se 
défendre... 

Jamais  exécution  capitale  ne  fut  plus  méritée. 


III 

L'ÉTAT-MAJOR.    —    JOHANNES   SCHICKLHOFER 

Johannes  Sehicklhofer,  adjudant  de  Seidl,  est  un  char- 
pentier d'une  quarantaine  d'années  à  face  bestiale  de 
soudard,  les  yeux  petits  et  durs  enfoncés  sous  des  sour- 
cils broussailleux,  la  lèvre  supérieure  barrée  d'une 
moustache  touffue,  le  menton  carré  et  têtu,  les  oreilles 
recroquevillées,  dignes  de  rivaliser  avec  celles  de  Seidl; 
le  modèle  du  Feldwebel*  de  carrière,  du  Kapitulant'2 , 
abêti  par  le  drili  quotidien  et  l'atmosphère  enfumée  des 
cantines. 

Sehicklhofer  est  perclus  de  tous  les  vices  et  grevé  de 

1 .  Sergent-major. 

2.  Rengagé. 


LE  GYMNASE  LUITPOLD  ET  SA  GARNISON       205 

toutes  les  maladies  vénériennes.  Il  a  du  reste  de  qui 
tenir  puisque  son  père,  ivrogne  fieffé,  succomba  à  une 
attaque  de  delirium  tremens.  Schicklhofer,  lui  aussi,  est 
régulièrement  en  état  d'ivresse.  Selon  le  témoignage  du 
professeur  Merkl,  qui  fut  commis  pour  l'examiner,  il  a 
eu  toutes  les  maladies  sexuelles  et  a  été  alité  treize 
semaines  à  la  suite  d'une  crise  de  malaria  contractée 
dans  les  pays  tropicaux. 

En  effet,  Schicklhofer,  engagé  comme  soutier  sur  les 
paquebots,  a  fait  quatre  fois  le  voyage  d'Amérique,  puis 
il  a  été  jusqu'aux  Indes.  De  ses  pérégrinations  il  n'a  pas 
tiré  grand  profit.  Il  en  revient,  si  c'est  possible,  encore 
plus  débauché  et  plus  corrompu  que  devant. 

Soldat  pendant  peu  de  temps,  il  fut  réformé  à  cause 
de  sa  santé  délabrée  qui  en  faisait  l'hôte  assidu  des 
lazarets.  Il  roue  sa  femme  de  coups,  se  souciant  de  la 
prison  comme  d'une  guigne.  Lorsque  la  République  des 
Conseils  est  proclamée  à  Munich,  il  s'enrôle  sans  hésiter 
dans  la  garde  rouge,  est  nommé  sous-oflicier  et  chargé 
d'abord  d'empêcher  les  rapines  au  gymnase  Luitpold. 
On  lui  donne  le  sobriquet  de  <(  sous-officier  de  palier  ». 
Schicklhofer  ne  tarde  pas  à  se  distinguer  par  son  zèle 
et  sa  manière  brutale  de  rappeler  les  énergumènes  à 
l'ordre.  Il  monte  rapidement  en  grade  :  on  lui  confie  la 
surveillance  de  tous  les  postes  de  sentinelle,  puis  tout 
d'un  coup  le  commandement  de  la  garnison  du  lycée. 

C'est  à  lui  qu'il  appartient  désormais  de  choisir  les 
nouvelles  recrues.  On  ne  peut  pas  affirmer  qu'il  les  tria 
sur  le  volet.  Il  enrôlait  dans  sa  troupe,  sans  discerne- 
ment, tous  les  individus  qui  demandaient  de  l'em- 
bauche. 

Schicklhofer  travaille  au  surplus  sans  conviction  : 
«  Quand  je  suis  bien  rétribué,  déclare-t-il,  j'en  mets 
pour  mon  argent.  »  Son  prestige  n'en  impose  guère  à 
ses  soldats  qui  n'ont  qu'une  idée  en  tête  :  chaparder  et 
saccager. 


206  LA  TERREUR   EN   BAVIÈRE 


WILLY   HAUSMANN 


Hausmann,  le  deuxième  commandant  du  gymnase 
Luitpold,  s'intitule  «  commandant  intérimaire.  »  Cet 
employé  du  tramway,  devenu  par  l'a  grâce  du  «  putsch  » 
communiste  l'un  des  potentats  de  Munich,  est  une 
brute  sanguinaire,  un  Eàdelsfurer,  un  militant  sans 
pitié  pour  les  malheureux  que  Ton  écrouait  dans  la 
cave  du  gymnase. 

C'est  lui,  l'un  des  conseillers  les  plus  néfastes  de  Seidl, 
qui  poussait  de  toutes  ses  forces  à  l'exécution  et  qui 
donna  le  signal  du  feu  au  peloton  rassemblé  dans  la 
cour. 

Le  soir  même  de  l'exécution,  le  30  avril,  devinant 
que  l'heure  de  l'expiation  approchait,  puisque  la  garde 
blanche  était  aux  portes  de  la  ville,  il  se  suieida  d'un 
coup  de  revolver  dans  son  appartement,  après  avoir 
tenté,  d'accord  avec  elle,  de  tuer  sa  femme  qu'il  ne 
réussit  qu'à  blesser  grièvement.  Hausmann  succomba  à 
ses  blessures  ;  sa  femme  vint  le  3  mai  se  faire  soigner 
dans  une  clinique.  Elle  comparut  d'ailleurs  comme 
témoin  devant  le  Volksgericht  qui  jugea  les  coupables, 
affirmant  que  son  mari,  avant  de  mourir  avait  protesté 
de  son  innocence. 

Il  y  a  contre  Hausmann  des  témoignages  si  accablants 
que  la  plaidoirie  de  sa  femme,  compréhensible  dans 
sa  bouche,  ne  peut  nullement  les  infirmer.  Le  terme 
de  «  vampire  »,  dont  le  souffletaient  les  gardes  rouges, 
caractérise  surabondamment  le  triste  rôle  qu'il  a  joué 
dans  la  tragédie. 


LE    GYMNASE   LUITPOLD   El   SA   GARNISON  207 


G.EORG   PFISTER 

Le  troisième  Commandant  du  gymnase,  marchand  de 
profession,  est  l'un  des  rares  gardes  rouges  qui  aient 
participé  à  la  grande  guerre.  Enseveli  à  la  suite  d'une 
explosion  d'obus,  il  en  ressentit  un  si  violent  choc 
nerveux  qu'il  dut  être  réformé.  Jusqu'au  14  avril  il  fut 
l'homme  de  confiance  de  la  <(  troupe  de  protection  » 
républicaine,  cette  milice  hybride  qui  se  laissa  désarmer 
sans  coup  férir  par  l'Armée  Rouge.  Pfister,  en  quête 
d'une  occupation,  fut  l'un  des  nombreux  transfuges  qui 
passèrent,  sans  conviction,  dans  le  camp  adverse.  C'est 
ainsi  qu'en  vertu  de  son  expérience  et  de  son  vernis 
d'instruction  il  est  promu  chef  d'une  cohorte  de  vaga- 
bonds et  de  voyous,  après  avoir  été  pendant  quelque 
temps  le  secrétaire  de  Seidl. 

Il  joue  au  gymnase  un  rôle  équivoque,  prétendant 
pour  sa  défense  devant  la  Cour  que  s'il  y  était  resté, 
c'était  uniquement,  pour  y  servir  les  intérêts  du  gou- 
vernement légal  Hoffmann  et  le  renseigner  sur  tout  ce 
qui  s'y  passait.  Il  a  même  l'impudence  d'affirmer  à  l'au- 
dience qu'il  était  chargé  de  noter  les  noms  de  tous  les 
gardes  rouges  qui  participaient  aux  pillages  afin  qu'ils 
pussent  plus  tard  être  poursuivis.  Il  se  vante  aussi 
d'avoir  fait  enlever  les  cartouches  du  gymnase  et  d'avoir 
rendu  inutilisables  les  grenades  à  main  et  une  mitrail- 
leuse. 

Bref,  à  l'en  croire  ce  serait  un  vulgaire  «  Spitzel»,  un 
mouchard  méprisable,  comme  il  en  fleurit  tant  à  cette 
époque  troublée. 

C'est  à  l'unanimité  que  la  garnison  le  nomma  «  troi- 
sième kommandant i  »  ;  sans  doute  parce  qu'il  permet- 

4 .  Les  gardes  rouges  élisaient  leurs  chefs.  Cf.  en.  xi. 


206  LA  TERREUR   EN   BAVIÈRE 


WILLY   HAUSMANN 


Hausmann,  le  deuxième  commandant  du  gymnase 
Luitpold,  s'intituîe  «  commandant  intérimaire.  »  Cet 
employé  du  tramway,  devenu  par  l'a  grâce  du  «  putsch  » 
communiste  l'un  des  potentats  de  Munich,  est  une 
brute  sanguinaire,  un  Eàdelsfurer,  un  militant  sans 
pitié  pour  les  malheureux  que  Ton  écrouait  dans  la 
cave  du  gymnase. 

C'est  lui,  l'un  des  conseillers  les  plus  néfastes  de  Seidl, 
qui  poussait  de  toutes  ses  forces  à  l'exécution  et  qui 
donna  le  signal  du  feu  au  peloton  rassemblé  dans  la 
cour. 

Le  soir  même  de  l'exécution,  le  30  avril,  devinant 
que  l'heure  de  l'expiation  approchait,  puisque  la  garde 
blanche  était  aux  portes  de  la  ville,  il  se  suieida  d'un 
coup  de  revolver  dans  son  appartement,  après  avoir 
tenté,  d'accord  avec  elle,  de  tuer  sa  femme  qu'il  ne 
réussit  qu'à  blesser  grièvement.  Hausmann  succomba  à 
ses  blessures  ;  sa  femme  vint  le  3  mai  se  faire  soigner 
dans  une  clinique.  Elle  comparut  d'ailleurs  comme 
témoin  devant  le  Volksgericht  qui  jugea  les  coupables, 
affirmant  que  son  mari,  avant  de  mourir  avait  protesté 
de  son  innocence. 

Il  y  a  contre  Hausmann  des  témoignages  si  accablants 
que  la  plaidoirie  de  sa  femme,  compréhensible  dans 
sa  bouche,  ne  peut  nullement  les  infirmer.  Le  terme 
de  «  vampire  »,  dont  le  souffletaient  les  gardes  rouges, 
caractérise  surabondamment  le  triste  rôle  qu'il  a  joué 
dans  la  tragédie. 


LE  GYMNASE  LUITPGLD  El  SA  GARNISON      207 


GEORG  PFISTER 

Le  troisième  Commandant  du  gymnase,  marchand  de 
profession,  est  l'un  des  rares  gardes  rouges  qui  aient 
participé  à  la  grande  guerre.  Enseveli  à  la  suite  d'une 
explosion  d'obus,  il  en  ressentit  un  si  violent  choc 
nerveux  qu'il  dut  être  réformé.  Jusqu'au  14  avril  il  fut 
l'homme  de  confiance  de  la  «  troupe  de  protection  » 
républicaine,  cette  milice  hybride  qui  se  laissa  désarmer 
sans  coup  férir  par  l'Armée  Rouge.  Pfister,  en  quête 
d'une  occupation,  fut  l'un  des  nombreux  transfuges  qui 
passèrent,  sans  conviction,  dans  le  camp  adverse.  C'est 
ainsi  qu'en  vertu  de  son  expérience  et  de  son  vernis 
d'instruction  il  est  promu  chef  d'une  cohorte  de  vaga- 
bonds et  de  voyous,  après  avoir  été  pendant  quelque 
temps  le  secrétaire  de  Seidl. 

Il  joue  au  gymnase  un  rôle  équivoque,  prétendant 
pour  sa  défense  devant  la  Cour  que  s'il  y  était  resté, 
c'était  uniquement,  pour  y  servir  les  intérêts  du  gou- 
vernement légal  Hoffmann  et  le  renseigner  sur  tout  ce 
qui  s'y  passait.  Il  a  même  l'impudence  d'affirmer  à  l'au- 
dience qu'il  était  chargé  de  noter  les  noms  de  tous  les 
gardes  rouges  qui  participaient  aux  pillages  afin  qu'ils 
pussent  plus  tard  être  poursuivis.  Il  se  vante  aussi 
d'avoir  fait  enlever  les  cartouches  du  gymnase  et  d'avoir 
rendu  inutilisables  les  grenades  à  main  et  une  mitrail- 
leuse. 

Bref,  à  l'en  croire  ce  serait  un  vulgaire  «  Spitzel »,  un 
mouchard  méprisable,  comme  il  en  fleurit  tant  à  cette 
époque  troublée. 

C'est  à  l'unanimité  que  la  garnison  le  nomma  «  troi- 
sième kommandant  *  »  ;  sans  doute  parce  qu'il  permet- 

1 .  Les  gardes  rouses  élisaient  leurs  chefs.  Cf.  ch.  xi. 


208  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

tait,  entre  autres  choses,  l'emploi  de  cachets  dans  tous 
les  desseins.  Il  y  avait  dans  l'antichambre  du  comman- 
dant en  chef  Seidl  un  sceau  dont  chacun  pouvait  se 
servir  pour  conférer  un  caractère  officiel  à  ses  missives. 
On  usa  et  on  abusa  de  ce  sceau  pour  toutes  sortes  de 
descentes  domiciliaires  et  d'innombrables  réquisitions 
suivies  presque  toujours  de  confiscations. 

Pfister  tolérait  tout  :  l'usage  du  cachet  aussi  bien  que 
les  équipées  de  ses  subordonnés.  11  n'eut  pas  la  force 
d'endiguer  le  torrent  dont  les  eaux  limoneuses  rou- 
laient infailliblement  vers  la  catastrophe.  Quand  les 
malheureux  otages  furent  menés  au  massacre,  Pfister, 
au  lieu  d'intervenir  résolument  en  leur  faveur,  fut  pris 
d'un  tremblement  nerveux  et  s'effondra  au  milieu  des 
assistants.  Il  fallut  le  transporter  dans  un  lazaret  où  il 
resta  de  longs  mois.  En  septembre  1919,  à  l'époque  du 
procès  où  il  fut  convoqué  comme  témoin,  il  était  encore 
l'hôte  d'un  hôpital. 

Pfister  est  le  type  de  l'homme  faible,  dépourvu  d'idéal 
et  de  scrupule. 


III 

LA   CANAILLE 

Et  voici  la  longue  théorie  des  gardes  rouges  famé- 
liques et  criminels,  prêts  à  vendre  leur  service  pour  un 
écu,  pandours  recrutés  dans  la  lie  de  la  populace,  aven- 
turiers de  mauvaise  foi,  aussi  cruels  devant  les  faibles 
que  capons  devant  les  soldats  disciplinés  de  la  Reichs- 
wehr,  tous  ceux  qui  se  plaisent  comme  carpes  en  bourbe 
dans  les  bas-fonds  de  la  métropole  bavaroise. 

Georg  Purzer,  garçon  boulanger,  qui  fut  réformé 
après   trois   mois   de   service   militaire  pour   faiblesse 


LE   GYMNASE   LUITPOLD    ET    SA    GARNISON  209 

d'esprit  marquée,  frisant  l'idiotie,  se  distingue  par  sa 
cruauté  sadique.  C'est  Pùrzer  qui  apporta  au  gymnase, 
avec  Kick,  l'ordre  d'exécuter  les  otages. 

Karl  Petermeier,  fils  d'un  maître-potier  de  Munich, 
est  un  étudiant  à  la  chevelure  noire  de  jais,  aux  yeux 
bistrés  et  au  teint  jaunâtre  qui  faisait  fonctions  de 
téléphoniste,  de  courrier  et  d'aviateur  ;  il  rapporta  à 
Munich  la  résolution  macabre  des  gardes  rouges  de 
Dachau,  en  conseillant  l'exécution  au  commandant 
de  la  ville  Eglhofer  dont  il  devint  l'adjoint.  11  cumule 
avec  son  supérieur  les  droits  d'amant  auprès  de  la 
troublante  Lili  Kramer  qui  assistait  au  procès  des 
otages  en  qualité  de  reporter  de  la  Rote  Fahne  (le 
drapeau  rouge)  et  sous  l'ascendant  de  laquelle  il  versa 
dans  les  doctrines  extrémistes.  C'est  Lili  Kramer  qui,  à 
la  grande  manifestation  des  socialistes  indépendants  et 
des  communistes  sur  la  Theresienwiese,  brandissait  une 
pancarte  avec  l'inscription  «  Rosa  Luxemburg  avant 
tout.  » 

Petermeier,  qui  à  vingt-six  ans  et  qui  s'intitule  pom- 
peusement <(  rédacteur  juriste  »,  était  devenu  aviateur 
pendant  la  guerre  dans  une  escadrille  de  l'arrière.  C'est 
lui  qui  pilota  l'aéroplane  qui  devait  conduire  Axelrod  à 
Budapest,  puis  à  Moscou.  Axelrod  était  "chargé  par  la 
République  soviétique  de  quémander  des  fonds  à  Bêla 
Kun  et,  en  cas  d'insuccès,  à  Lénine.  Aussi  piètre  méca- 
nicien que  triste  étudiant,  Petermeier  eut  une  panne  à 
Wasserburg  sur  l'Inn,  et  avec  Axelrod  il  rentra  bre- 
douille à  Munich,  le  M  avril. 

Johannes  Schmittele  est  un  manœuvre  bavarois,  gros 
bêta  à  tignasse  blonde,  moins  méchant  que  ses  cama- 
rades puisque,  contre  de  généreux  pourboires  il  laissa 
échapper  un  certain  nombre  d'otages.  La  corruption  des 
fonctionnaires  est  un  délit  anodin  chez  les  adeptes  de 
Lénine  et  de  Trotzky. 

Schmittele  et  le   tailleur  de  pierres,   Karl  Voelkl, 

14 


210  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

l'un  des  rares  qui  furent,  au  front,  sujets  à  de  fréquentes 
crises  de  malaria,  tentèrent  vainement  de  s'enfuir  le 
jour  de  l'exécution  des  otages,  craignant  à  bon  droit  de 
devoir  expier  un  jour  ce  crime,  mais  ils  furent  retenus 
à  la  porte  par  les  sentinelles,  et  bon  gré  mal  gré,  ils 
furent  parmi  les  bourreaux. 

Johann  Fehmer  est  le  type  du  truculent  cocher 
bavarois,  mais  il  est  rare  qu'il  siège  sur  sa  «  Droschke  », 
il  préfère  rôder  dans  les  venelles  les  plus  mal  famées  du 
vieux  Munich,  en  quête  d'un  mauvais  coup.  Il  est  le 
suzerain  de  plusieurs  dames  aux  mœurs  très  légères  et 
c'est  à  cause  du  délit  fréquent  de  proxénétisme  et  aussi 
des  autres  multiples  condamnations  qui  maculent  son 
casier  judiciaire  qu'il  est  expulsé  de  la  «  Milice  répu- 
blicaine ».  Ge  fut  la  meilleure  des  recommandations 
pour  son  admission  dans  l'Armée  Rouge  où  il  se  fit 
remarquer  par  ses  propos  cyniques.  Il  pousse  du  poing 
les  victimes  au  supplice,  s'écriant  après  coup  :  «  Ce 
n'est  rien  d'extraordinaire;  cela  se  fait  très  facilement. 
Il  suffit  de  mettre  les  canailles  au  mur  et  elles  sont  déjà 
mortes  ».  Et  il  se  vante  de  ses  exploits  aux  camarades 
qui  font  cercle  :  <(  J'ai  envoyé  au  prince  von  Thurn  und 
Taxis,  dit-il  en  ricanant,  une  balle  qui  lui  a  emporté  la 
boîte  crânienne!  »  Fehmer,  qui  portait  une  grande 
barbe,  la  fit  raser  après  l'exécution,  ce  qui  ne  l'empêcha 
pas  d'être  reconnu  et  démasqué. 

Voici  le  matelot  Messerschmidt,  un  grand  escogriffe; 
voici  enfin  Georg  Ristelmeier,  serrurier  de  profession, 
qui  est  un  colosse  à  la  face  avinée,  mangée  par  la  petite 
vérole.  Il  était  accoutré  en  matelot,  le  jour  de  l'exécu- 
tion, prodiguant  horions  et  insultes  aux  malheureux 
qui  allaient  à  la  mort. 

L'installateur,  Joseph  Widl,  est  parmi  les  criailleurs 
et  les  bourreaux  ; 

Wilhelm  Koenig  est  ce  garde  rouge  nabot  et  bossu  qui 
montait  la  faction  devant  la  grille  le  jour  de  l'exécution. 


LE  GYMNASE  LUITPOLD  ET  SA  GARNISON      211 

Le  maître-tailleur  Gitus  Watzelsberger,  un  petit  bon- 
homme difforme  qui  boite  fortement,  est  le  fournisseur 
de  Seidl  auquel  il  offrit  l'hospitalité  et  ses  papiers 
d'identité  qui  lui  permirent  de  quitter  Munich  deux 
jours  après  le  crime.  Il  assistait  au  drame  dans  la  cour; 
appuyé  sur  son  bâton,  le  regard  brûlant,  la  bave  à  la 
bouche,  il  encourageait  les  soldats  du  peloton  :  «  Sur- 
tout, pas  d'égards  pour  les  otages  !  Lorsque  viendront 
les  Blancs,  ils  en  feront  de  même.  Dans  deux  ou  trois 
jours,  quoi  que  nous  fassions,  nous  serons  tous  pen- 
dus !  »  Appelé  comme  témoin  au  procès,  il  fut  arrêté 
pendant  l'audience  sur  la  dénonciation  du  cantinier 
Seidel  qui  le  reconnut. 

Josef  Seidel,  l'homonyme  du  kommandant,  est  le 
cantinier  du  gymnase,  dont  la  femme  prépara  de  succu- 
lents Pfannkuchen  '  à  Levien,  pendant  que  son  mari, 
sans  aucune  obligation,  de  sa  propre  autorité,  le  fusil  à 
la  bretelle,  venait  faire  avec  les  camarades  le  coup  de 
feu  sur  les  suppliciés. 

Bernhard  Hesselmann  est  un  «  artiste  »  de  théâtre 
forain,  un  jeune  homme  de  vingt-quatre  ans,  qui  n'a 
pas  été  au  front,  de  même  que  la  plupart  des  bataillon- 
naires  du  gymnase.  Attaché  au  magasin  des  vêtements, 
il  en  profite  pour  parader  en  grand  uniforme,  introdui- 
sant à  la  dérobée  sa  maîtresse  Frâulein  Kurt,  la  pré- 
tendue infirmière,  dans  la  forteresse  convertie  en  maison 
de  tolérance  ou,  à  vrai  dire,  d'intolérance.  En  dépit  de 
sa  surveillance,  on  vole  dans  son  magasin  comme  en 
foire  d'empoigne.  Grâce  à  ses  torsades  d'épaulette  teintes 
rouge-vif,  Hesselmann  se  fait  passer  pour  lieutenant 
auprès  de  ses  voisins  apeurés.  Il  se  pavane  dans  les 
rues  de  Munich  le  soir  de  l'exécution,  le  monocle  du 
prince  von  Thurn  und  Taxis  vissé  sur  l'œil,  la  montre 
de   l'un    des    fusillés,    Daumenlang,   au    gousseté   Cet 

i.  Manière  d'omelette, 


212  LA   TERREUR    EN  BAVIÈRE 

<(  artiste  »  est  doublé  d'un  prestidigitateur  et  d'un  tire- 
laine. 

Le  commerçant  Karl  Gsell  devint  après  Pfister  le 
secrétaire  de  Seidl.  Au  lieu  de  chercher  à  tempérer  la 
violence  de  son  chef,  il  s'est  appliqué,  par  ses  flatteries, 
à  l'exciter  encore  davantage,  se  vantant  devant  ses 
camarades  de  l'influence  néfaste  qu'il  exerçait  sur 
lui. 

L'ouvrier  en  parapluies  Georg  Huber,  réformé  du  ser- 
vice militaire  à  cause  de  ses  fréquentes  attaques  épilep- 
tiques,  avait  été  auparavant  condamné  trois  fois  à  la 
détention  dans  une  forteresse  pour  résistance  et  déser- 
tion. C'est  le  fils  naturel  d'une  serveuse  colérique  qui, 
une  fois,  dans  une  crise  d'emportement,  laboura  l'enfant 
de  coups  de  couteau.  Pour  son  bonheur  sa  mère  fut 
tuée  à  36  ans  à  la  suite  d'une  explosion  de  benzine.  Lâché 
seul  dans  le  monde,  abandonné  aux  pires  tentations, 
Huber  vagabonda  à  travers  l'Allemagne  jusqu'à  ce  que 
la  Commune  de  Munich  lui  permît  d'assouvir  sur  les 
bourgeois  la  haine  qu'il  couvait  contre  la  société.  Il  est 
l'un  des  tortionnaires  les  plus  abominables  du  gymnase, 
de  ceux  qui  maltraitaient  leurs  victimes  avec  un  raffi- 
nement de  sadisme,  jusqu'au  mur  d'exécution. 

Voici  Weigand,  surnommé  le  «  scribe  boiteux  »,  Beu- 
telsbacher,  le  chauffeur  Kammerstaedter,  le  garçon  de 
café  Debutt  arrêtés  pendant  le  procès  à  la  suite  des  révé- 
lations de  l'audience,  Lermer,  Kick,  Hannes,  d'autres 
encore,  tous  riboteurs  et  bambocheurs,  comparses  de 
moindre  envergure,  qui  prirent  part  également,  à  des 
titres  divers,  au  massacre  des  otages. 

La  plupart  des  misérables  qui  comparurent  devant  la 
justice  pour  rendre  compte  de  leurs  forfaits  appar- 
tiennent à  la  fange  de  la  population.  Sauf  Seidl  et  Peter- 
meier,  tous  les  accusés  sont  de  dangereux  chevaux 
de  retour  au  casier  judiciaire  souillé,  ayant  purgé  de 
lourdes  peines  de  réclusion  ou  de  prison;  deux  sont 


LE   GYMNASE  LUITPOLD    ET   SA   GARNISON  213 

marchands,  l'un  étudiant;  treize  sur  seize  —  je  parle 
du  premier  procès  —  ont  moins  de  trente  ans;  le  plus 
jeune  n'a  que  dix-neuf  ans. 

Voilà  les  éléments  dont  se  recrutait  l'Armée  Rouge  et 
qui,  vingt-quatre  jours  durant,  terrorisèrent  une  ville 
de  500.000  âmes.  Si  nous  insistons  sur  ce  fait,  c'est  pour 
montrer  les  dangers  d'un  pareil  régime  qui  conduit, 
sans  transition,  de  la  boue  des  bas-fonds  au  faîte  du 
pouvoir,  les  individus  les  moins  conscients  de  leurs 
devoirs  et  de  leurs  responsabilités. 


CHAPITRE  XIII 
LA  TERREUR  ROUGE 


Le  5  avril,  un  communiqué  officiel  signé  par  Tôlier, 
au  nom  et  par  ordre  du  Zentralrat  révolutionnaire 
provisoire,  annonce  la  création  d'un  Tribunal  révolution- 
naire qui  est  le  corollaire  indispensable  de  la  Commis- 
sion chargée  de  combattre  la  contre-révolution,  cal- 
quée sur  la  Tcheka  moscovite.  Il  se  compose  de  28  juges 
qui  siègent  en  permanence,  en  se  relayant  toutes  les 
quatre  heures.  La  Cour  comprend  par  conséquent 
7  membres,  dont  une  femme.  Outre  ces  7  juges,  un 
avocat,  dont  la  voix  n'est  que  consultative,  prend  part 
aux  délibérations.  4  avocats  sont  donc  attachés  au  Tri- 
bunal. Les  juges  touchent  une  indemnité  journalière. 

A  l'origine  les  28  membres  du  Tribunal  étaient  répar- 
tis de  la  manière  suivante  entre  les  différents  partis  : 
5  social-démocrates  majoritaires,  5  socialistes  indépen- 
dants, 5  communistes,  5  ligueurs  (paysans),  4  délégués 
du  Conseil  d'ouvriers  révolutionnaires  et  4  de  la  Ligue 
socialiste  libre  (freier  Sozialistenbund). 

Les  inculpés  ont  le  droit  de  choisir  leur  avocat.  Les 
séances  ne  peuvent  avoir  lieu  qu'en  présence  d'un  gref- 


LA  TERREUR   ROUGE  215 

fier  sténographe.  Le  verdict  doit  être  rédigé  par  écrit. 
Par  contre  les  considérants  peuvent  être  verbaux.  Le 
jugement  est  exécutable  immédiatement.  Les  délibéra- 
tions sont  verbales  et  publiques.  Tout  attentat  contre- 
révolutionnaire  est  déféré  au  Tribunal  qui  prononce  les 
peines  selon  son  bon  plaisir  :  prison,  réclusion,  travaux 
forcés  ou  mort. 

Parmi  les  crimes  graves  dont  connaît  le  Tribunal 
révolutionnaire,  énumérons  :  les  attentats  ou  la  résis- 
tance à  main  armée,  le  vol  avec  effraction  et  le  pillage, 
l'incitation  à  l'action  directe  et  le  fait  de  soutenir  les 
ennemis  de  la  République  des  Conseils. 

Tous  les  délits  qui  entravent  l'efficacité  des  mesures 
révolutionnaires,  sans  compromettre  toutefois  l'exis- 
tence de  la  République,  sont  passibles  de  peines  plus 
légères  qu'il  appartient  au  Tribunal  de  dispenser  en  pleine 
indépendance. 

En  somme  le  Tribunal  révolutionnaire  jouit  de  pou- 
voirs discrétionnaires  allant  de  la  simple  amende,  ou 
même  d'un  avertissement,  à  la  peine  capitale. 

Un  Tribunal  révolutionnaire  de  28  membres  est  prévu 
pour  tous  les  chefs-lieux  de  cercle;  un  Tribunal  de 
7  membres  est  constitué  auprès  de  chaque  tribunal  de 
bailliage.  En  fait  nous  n'aurons  à  nous  occuper  ici  que 
de  celui  de  Munich. 

Heureusement  que  le  commerçant  Gronauer  (ou 
Kronauer)  qui  est  désigné  pour  présider  le  Tribunal 
révolutionnaire  est  un  brave  homme,  mieux  que  cela, 
un  juge  humain  et  intègre  qui,  au  lieu  de  sévir,  cherche 
à  atténuer  les  conflits,  à  modérer  le  choc  formidable  des 
passions  déchaînées.  Aussi  les  communards  lui  en  veu- 
lent-ils de  sa  mansuétude  et  s'efforcent-ils  de  l'éliminer. 

On  s'applique  à  le  déconsidérer  en  propageant  le  bruit 
qu'il  aurait  fait  fusiller  un  soldat  du  nom  de  Lechner 
coupable  de  maraude.  En  vérité  ce  soldat  fut  acquitté. 
Au  demeurant  Gronauer  empêcha  le  Tribunal  de  pro- 


216  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

noncer  aucune  sentence  capitale.  La  plus  forte  peine 
qu'il  infligea  ne  dépassa  pas  un  an  de  prison.  Il  s'agis- 
sait d'un  aventurier  inculpé  de  pillage.  Un  «  camarade  » 
dénonciateur  avait  invité  Gronauer  à  le  passer  sommai- 
rement par  les  armes.  Gronauer  répondit  qu'il  fallait  en 
premier  lieu  entendre  les  témoins  :  <(  C'est  superflu!  » 
répliqua  l'autre. 

Une  véritable  «  espionnite  »,  doublée  naturellement 
de  la  manie  des  arrestations,  règne  dans  la  métropole 
de  l'Isar.  On  se  croirait  reporté  aux  premiers  jours  de  la 
Grande  Guerre  en  1914.  Les  bourgeois,  mais  surtout  les 
aristocrates  et  les  grands  industriels,  sont  suspects.  On 
appréhende  les  gens  à  tort  et  à  travers.  C'est  en  vain 
que  Gronauer  proteste  contre  cette  folie  auprès  du 
«  Stadtkommandant  »,  le  commandant  de  la  ville,  et  du 
Comité  exécutif  des  C.  0.  S.  Ses  admonestations  ne 
servent  de  rien;  une  simple  dénonciation,  une  lettre 
anonyme  suffisent  à  faire  jeter  au  cachot  des  personnes 
absolument  innocentes. 

On  amène  tous  les  jours  devant  le  Tribunal  quinze  à 
vingt  délinquants,  presque  régulièrement  des  gens  qui 
dans  la  rue,  en  tramway  ou  dans  un  établissement 
public,  ont  laissé  échapper  des  paroles  imprudentes  de 
blâme  ou  de  mépris.  L'amour-propre  des  «  Èotgardistes  » 
est  chatouilleux  et  ils  réclament  constamment  l'applica- 
tion de  la  peine  de  mort.  <(  Au  mur  d'exécution  !  »,  tel 
est  le  refrain  dont  ils  rebattent  es  oreilles  du  malheu- 
reux juge,  jusque  dans  la  salle  des  séances. 

Néanmoins  Gronauer  sut  résister  à  toutes  les  menaces 
et  tant  qu'il  présida  le  Tribunal  révolutionnaire  la  peine 
capitale  ne  fut  jamais  prononcée.  Les  radicaux  du  genre 
de  Seidl  et  Hausmann,  qu'exaspérait  la  clémence  de 
Gronauer,  le  sommèrent  de  condamner  enfin  quelqu'un 
à  mort,  ne  serait-ce  que  pour  terroriser  la  population. 
Des  ouvriers  envahirent  la  salle  des  séances  et  trois 
quarts  d'heure  durant  le  président  du  Tribunal  dut  leur 


LA  TERREUR    ROUGE  217 

prêcher  raison  pour  faire  évacuer  la  salle.  Un  fonction- 
naire de  l'Intendance  est  traîné  par  des  ouvriers  devant 
la  Cour  pour  avoir  tenu  ces  simples  propos  qui  sont  ju- 
gés éminemment  démoralisateurs  :  «  Sitôt  que  les  Blancs 
auront  vraiment  cerné  Munich,  votre  langue  pendra 
dehors  dans  les  huit  jours  !  »  On  lui  inflige  une  amende 
de  dix  marks  et  on  le  remet  en  liberté.  Mais  la  colère  de 
ses  dénonciateurs  est  telle  qu'à  la  sortie  du  Tribunal  il 
est  happé,  roué  de  coups  et  laissé  pour  mort  sur  le 
terrain. 

Une  autre  fois  on  amena  devant  le  Tribunal,  par  le 
plus  grand  des  hasards,  un  matelot  qui,  armé  d'un  revol- 
ver, avait  tenté  d'extorquer  de  l'argent  à  de  riches  ren- 
tiers du  Karlsplatz.  Il  fut  condamné  à  six  mois  de  prison. 
Sur  le  champ  les  chefs  communistes  intervinrent  :  «  Il 
faut  l'acquitter  et  ce  sont  les  gens  qui  l'ont  dénoncé  qui 
méritent  d'être  attachés  au  poteau  !  » 

En  revanche  quand  il  s'agissait  de  «  contre-révolu- 
tionnaires »,  capables,  eux,  des  pires  méfaits,  on  repro- 
chait à  Gronauer  son  indulgence  et  on  s'efforçait  de  les 
soustraire  à  sa  juridiction  :  «Rendez-les-nous,  lui  disait- 
on,  vous  êtes  trop  humain.  » 

Une  spartakiste  échevelée  avait  pris  pension  dans  un 
établissement  où  ses  commensaux  étaient  des  officiers 
et  des  fonctionnaires.  L'une  des  portes  de  la  maison 
étant  close  contre  son  gré  et  la  patronne  ayant  refusé 
de  lui  en  remettre  la  clef,  elle  la  dénonça.  La  pauvre 
femme  fut  houspillée  jusqu'au  Tribunal,  ses  gardiens  lui 
criant  qu'elle  allait  être  fusillée.  Epouvantée  à  bon  titre 
elle  fut  saisie  d'une  crise  nerveuse  dont  elle  se  ressent 
encore  aujourd'hui.  Gronauer  eut  pitié  d'elle  et  lui  remit 
un  sauf-conduit  qui  la  plaçait  sous  la  protection  du 
Tribunal. 

Afin  d'éviter  des  persécutions  et  des  chantages  à  des 
gens  dont  le  seul  crime  était  leur  position  sociale, 
Gronauer  signa  en  effet  une  trentaine  de  ces  «  bulletins 


218  LA  TERREUR   EN   BAVIÈRE 

de  protection  ».  Pour  échapper  à  la  pression  des  membres 
radicaux  du  gouvernement  il  était  obligé  de  recourir  à 
une  foule  de  stratagèmes  de  cette  nature. 

C'est  ainsi  qu'il  parvint  à  sauver  deux  fois  la  vie  au 
prince  von  Thurnund  Taxis  qui  fut  plus  tard  victime  de 
la  vindicte  révolutionnaire.  Harcelé  par  Seidl  et  Haus- 
mann,  les  sbires  du  gymnase  Luitpold,  il  n'échappa 
deux  fois  à  l'arrestation  par  leurs  bravi  que  grâce  au 
sauf-conduit  signé  par  Gronauer.  Une  troisième  fois  sa 
validité  ne  fut  pas  reconnue  et  le  prince  fut  arrêté  à 
l'Hôtel  du  Parc,  en  présence  de  Seidl  qui  ne  voulait  pas 
laisser  échapper  une  si  riche  proie.  S'il  avait  suivi  le 
bon  conseil  de  Gronauer,  au  lieu  de  rentrer  à  son  hôtel, 
il  eût  cherché  ailleurs  un  gîte  plus  discret  et  plus  sûr. 

Le  prince  qui  redoute,  à  bon  escient,  d'être  écharpé 
par  la  foule  hostile,  et  qui  caresse  peut-être  l'arrière- 
pensée  de  s'enfuir,  prie  le  garde  rouge  Schmittele  qui 
l'accompagne  de  le  précéder  de  quelques  pas  pour  ne 
pas  attirer  l'attention.  Non  sans  raison  celui-ci  refuse  : 
«  Cela,  riposte-t-il,  ferait  bien  ton  affaire,  mais  aupara- 
vant il  faut  que  nous  te  chatouillions  avec  des  haricots 
bleus  »  (des  balles)... 

Gronauer  s'attira  peu  à  peu  la  haine  de  Seidl  et  de 
ses  partisans,  à  telle  enseigne  qu'il  finit  par  être  révoqué 
de  ses  fonctions,  arrêté  et  incarcéré,  lui  aussi,  dans  la 
cave  du  gymnase.  Il  fut  pourtant  relâché  sans  avoir  à 
partager  l'horrible  sort  de  ses  compagnons. 

Il  va  de  soi  que  le  corps  de  police  municipale,  qui 
n'avait  subi  presque  aucune  modification,  éveillait  la 
profonde  méiiance  des  communistes.  Le  27  avril,  alors 
que  l'on  procédait  avec  furie  à  l'arrestation  des  otages, 
les  communistes  décident  de  dissoudre  la  police.  Seidl, 
monté  dans  un  camion  blindé,  accourt  avec  150  <iBotgar- 


LA   TERREUR    ROUGE  M9 

distes  »  à  la  Direction  de  police.  Son  but  est  de  désar- 
mer les  agents  et  de  faire  emprisonner  les  récalci- 
trants. Le  revolver  à  la  main,  suivi  de  ses  licteurs, 
il  pénètre  dans  les  bureaux.  Presque  tous  les  agents, 
pris  d'une  peur  blême  à  l'annonce  de  l'apparition  du 
redoutable  dictateur,  s'étaient  enfuis.  On  intima  aux 
moins  poltrons  l'ordre  de  remettre  leurs  armes  :  «  Qui- 
conque ne  livrera  pas  ses  armes  sur-le-champ,  dit  Seidl, 
sera  fusillé.  »  Cette  menace  fit  merveille.  Le  camion  fut 
chargé  de  butin  et  de  policiers  auxquels  Scliicklhofer, 
l'adjoint  de  Seidl,  déclara  tout  de  go  :  «  Vous  êtes  des 
réactionnaires  ;  à  vrai  dire  vous  méritez  tous  d'être 
fusillés.  Nous  n'avons  plus  besoin  de  police.  Nous  nous 
en  chargeons  nous-mêmes.  Si  vous  êtes  des  hommes, 
enrôlez-vous  donc  dans  l'Armée  Rouge!  » 

L'intervention  brutale  de  Seidl  à  la  préfecture  de 
police  émanait  d'une  autre  raison  :  les  otages  que  l'on 
venait  d'arrêter  y  avaient  été  écroués.  Pour  les  sauver 
d'une  mort  certaine  et  aussi  pour  gagner  du  temps,  les 
chefs  de  la  police  projetaient  de  les  faire  comparaître 
devant  le  Tribunal  révolutionnaire  et  de  les  soustraire 
ainsi  aux  serres  du  féroce  condottiere.  Ce  dessein  géné- 
reux avorta  devant  la  ténacité  de  Seidl  qui,  coûte  que 
coûte,  voulait  un  holocauste. 

Depuis  longtemps  la  police  de  Munich  se  trouvait  aux 
prises  avec  les  communistes,  qui  voulaient  piller  sans 
contrôle  et  dont  les  projets  de  «  socialisation  »  se  heur- 
taient à  la  résistance  passive  des  agents.  Les  grands 
industriels  voyaient  leurs  fabriques,  les  marchands  leurs 
magasins  menacs  de  confiscation.  Ils  étaient  continuel- 
lement persécutés,  sous  le  coup  d'une  arrestation  arbi- 
traire et  peut-être  de  la  mort.  C'est  ainsi  que  le  Conseil- 
ler de  commerce  Bans  Goeggl,  riche  fabricant  de  Munich 
—  accusé  depuis  d'avoir  fraudé  le  fisc  en  faisant  passer 
sa  fortune  en  Suisse  —  retournant  en  automobile  à 
Munich  avec  sa  fille  enceinte,  fut  arrêté  en   cours  de 


220  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

route.  On  arracha  sa  fille  de  la  voiture  et  on  la  malmena 
de  si  odieuse  façon  qu'elle  eut  une  fausse  couche  et  que 
l'enfant  vint  mort  au  monde.  On  exigea  de  l'industriel 
qu'il  mît  ses  fabriques  à  la  disposition  de  ses  ouvriers, 
puis  on  le  menaça  de  le  fusiller,  pis  que  cela,  de  l'em- 
paler. 

On  pourrait  multiplier  indéfiniment  des  exemples  de 

ce  genre. 

* 

Les  commissions  ordinaires  se  greffent  sur  les  com- 
missions extraordinaires,  toutes  s'ignorant  les  unes  les 
autres.  Le  Comité  d'action  est  systématiquement  éliminé 
par  le  Petit  Comité  ou  Comité  exécutif  d'où  Ton  a  soi- 
gneusement expurgé  les  membres  tièdes  et  la  Commis- 
sion dite  des  arrestations  (ou  extraordinaire)  à  la  tête  de 
laquelle  siège  un  certain  Strobl.  Un  membre  de  cette 
commission  propose,  à  l'instar  de  la  Révolution  française, 
de  faire  ériger  un  échafaud  sur  le  Marienplatz  qui  est  la 
principale  place  publique  de  Munich.  Ainsi  les  bons 
«  Spie*sser  »,  les  philistins  ventripotents  de  Munich, 
pourraient  méditer  sur  les  conséquences  d'une  action 
contre-révolutionnaire. 

L'influence  des  spartakistes  et  surtout  celle  des  Russes 
a  éclipsé  peu  à  peu  le  crédit  des  social-démocrates  et 
même  des  socialistes  indépendants.  Au  cours  d'une 
séance  au  Ministère  de  la  Guerre,  le  président  du  Conseil 
d'ouvriers  Jung  ose  critiquer  âprement  les  déclarations 
outrancières  d'Eglhofer  :  «  Pour  que  la  République  des 
Conseils,  déclare-t-il,  vive,  il  faut  faire  preuve  de  modé- 
ration et  de  tolérance.  » 

Lorsque  Jung  s'apprête  à  quitter  la  salle,  deux  «  Bot- 
gardistes  »,  pistolet  au  poing,  l'appréhendent  et  en 
vertu  d'un  mandat  d'arrêt  signé  d'Eglhofer  le  conduisent 
au  gymnase  Luitpold. 

La  révolution  se  retourne  contre  ses  fauteurs  :  après 


LA    TERREUR   ROUGE  2M 

les  social-démocrates  qui  ont  été  évincés  par  les  socia- 
listes indépendants,  ceux-ci  voient  leur  ascendant  péri- 
cliter au  bénéfice  des  communistes  et  finalement  le 
pouvoir  reste  aux  mains  de  quelques  terroristes  russes, 
voire,  aux  derniers  jours  de  la  République,  d'un  seul 
homme  :  la  brute  Eglhofer. 


C'est  dans  la  dernière  semaine  de  leur  règne  que  les 
communistes  affolés  emprisonnent  au  petit  bonheur, 
sur  une  simple  suspicion  ou  une  dénonciation  anonyme, 
les  personnes  qui  leur  paraissent  dangereuses. 

Dans  la  nuit  du  23  ou  24  avril  l'avocat  Spanzoni  et 
sa  femme,  née  princesse  de  Furstenberg,  sont  arrêtés 
avec  leur  enfant  de  trois  ans.  Il  ne  sert  pas  de  protester. 
Les  trois  personnes  surprises  au  lit  doivent  s'habiller 
en  présence  de  Hausmann  et  de  Schicklhofer  qui  n'ont 
pas  voulu  se  priver  d'un  spectacle  aussi  réjouissant.  A 
grand'peine  Spanzoni  obtient  l'élargissement  de  son 
enfant.  Ils  sontconduits.au  gymnase  où  Seidl  les  reçoit  : 
«  S'il  se  passe  quelque  chose  pendant  la  nuit,  leur  dit- 
il,  ce  sont  les  otages  qui  en  pâtiront  les  premiers!  » 

Schicklhofer  invite  la  sentinelle  à  charger  son  revolver 
et  à  être  prête  à  faire  feu  ;  devant  Spanzoni  et  sa  femme  ter- 
rifiés il  prononce  ces  paroles  peu  rassurantes  :  «  Vous  êtes 
nos  ennemis  et  comme  tels  il  faut  que  vous  mouriez. 
Si  aucun  de  mes  hommes  ne  s'en  charge,  je  manderai 
les  Russes  qui  eux  n'auront  aucune  hésitation.  » 

Peu  de  temps  après  l'incarcération  de  la  famille  Span- 
zoni tout  le  lycée  est  alerté.  Il  paraît  que  l'armée  blanche 
approche.  Schicklhofer,  agissant  comme  commandant 
en  chef,  fait  éteindre  les  lumières  et  donne  l'ordre,  en 
cas  de  péril,  de  massacrer  les  otages  à  coups  de  revolver. 
Puis  tout  rentre  dans  le  calme.  Schicklhofer  n'avait 
voulu  que  monter  une  répétition   générale  aux  dépens 


222  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

des  infortunés  otages.  Ne  fallait-il  pas  les  accoutumer 
à  l'idée  d'une  mort  prochaine? 

Le  lendemain  Spanzoni  et  sa  femme  eurent  la  fortune 
extraordinaire  de  comparaître  encore  devant  le  Tribunal 
révolutionnaire  qui  les  acquitta. 

Aussi  le  motif  de  leur  arrestation  était-il  burlesque  ; 
le  voici  :  à  la  suite  d'une  réparation  gâchée  Spanzoni 
avait  écrit  une  lettre  assez  vive  au  tailleur  de  sa  femme, 
Friedel.  Celui-ci,  furieux,  n'eut  rien  de  plus  pressé  que 
de  les  dénoncer  tous  deux  en  les  accusant  de  corres- 
pondre avec  le  Kaiser  allemand!... 

Rien  que  cela  ! 


Dans  la  nuit  du  27  au  28  avril  le  premier  lieutenant 
«  baron  »  von  Moser4  se  trouvait  en  compagnie  du  pre- 
mier lieutenant  Paul  Fruth  et  de  deux  «  dames  »,  deux 

1.  Cet  Oberleutnant  «  baron  de  Moser  »,  comme  il  s'intitule, 
est  un  chevalier  d'industrie  dont  la  police  munichoise  s'est  servie 
adroitement  pour  charger  les  accusés  au  cours  du  procès  intenté 
aux  assassins  des  otages.  Les  tentatives  de  l'avocat  Liebknecht 
pour  le  démasquer  furent  étouffées.  Si  nous  en  croyons  les  dires 
de  M°  Liebknecht,  le  baron  Moser  serait  la  même  personne  qu'un 
certain  Monsignore  Moser  qui  fut  mêlé  en  1913  à  un  scandale  qui 
éclata  en  Rhénanie.  Moser  avait  acheté  le  titre  de  baron  papal 
qu'il  se  fit  confirmer  par  la  cour  de  Cobourg. 

Chassé  de  l'Eglise,  mis  à  l'index  et  placé  sous  tutelle,  il  se 
serait  rendu  coupable  de  plusieurs  délits  d'accaparement  à  Berlin, 
Aschaffenbourg  et  Munich.  Par  surcroît  Me  Liebknecht  le  soup- 
çonne d'avoir  ouvert,  pendant  la  révolution,  deux  tripots  à  Berlin 
sous  le  nom  d'Arthur  Moser. 

Afin  de  réduire  Moser  au  silence,  on  l'interna,  après  le  procès, 
dans  une  clinique  psychiatrique  d'où  il  parvint  à  s'évader. 
Aujourd'hui  nous  apprenons  que  la  police  munichoise  l'a  arrêté 
à  nouveau  sous  l'inculpation  de  s'être  mis  en  rapport  avec  la 
mission  de  contrôle  interalliée.  Les  déclarations  ci-dessus  de 
Moser  ne  peuvent  être  accueillies  que  sous  caution,  toutefois 
nous  les  reproduisons,  car  elles  sont  corroborées  par  celles  des 
autres  témoins. 


LA  TERREUR   ROUGE  223 

fiancées  à  la  manière  d'outre-Rhin,  à  l'hôtel  Reichsadler 
(aux  Aigles  de  l'Empire)  quand  surgirent  devant  eux 
trois  gardes  rouges  dont  l'un  était  affublé  d'un  uni- 
forme de  sous-officier  autrichien.  Ils  exhibèrent  leurs 
mandats  d'amener  aux  noms  des  deux  consomma- 
teurs, signés  de  la  main  de  Seidl.  Il  ne  leur  restait  qu'à 
s'exécuter.  Les  soldats  les  conduisireatau  gymnase  dans 
le  bureau  de  ce  dernier. 

Seidl,  revolver  au  poing,  s'avance  vers  le  baron  Moser. 
Celui-ci*  gardant  tout  son  sang-froid,  montre  un  sauf- 
conduit  signé  par  Gronauer,  le  président  du  Tribunal 
révolutionnaire,  ce  qui  a  le  don  d'exaspérer  Seidl  :  «  Je 
crache,  s'écrie-t-il,  sur  le  Tribunal  Révolutionnaire. 
J'enverrai  tous  ses  membres  au  poteau!  »  Il  s'empare 
du  bulletin  et  le  déchire  en  mille  morceaux;  il  s'empare 
également  du  livret  militaire  de  Moser,  puis  l'empoigne 
et  le  jette  brutalement  dans  un  coin.  Le  revolver  sur 
la  poitrine  il  lui  crie  sous  le  nez  :  «  Je  vais  te  fusiller, 
chien.  Toute  la  bande  sera  fusillée.  » 

Dans  sa  fureur  bestiale,  Seidl  s'en  prend  au  compagnon 
de  Moser,  le  traite  de  canaille,  puis  soudain  il  les  con- 
gédie. Tous  deux  se  couchent  dans  le  vestibule  sur  des 
paillasses.  À  quatre  heures  du  matin  Seidl,  toujours 
délirant,  sort  de  sa  chambre  et  les  aperçoit  :  «  Quoi! 
Ces  porcs  sont  couchés  sur  des  paillasses!  Dans  la 
cave!  » 

Moser  et  Fruth  y  rencontrent  une  dizaine  de  compa- 
gnons d'infortune.  Les  sentinelles  les  menacent  cons- 
tamment de  mort;  une  dame  est  prise  d'une  crise  de 
nerfs,  une  autre  qui  se  lamente  est  souffletée  violemment 
à  plusieurs  reprises  par  Hausmann;  elle  s'affaisse  sans 
connaissance. 

Pour  se  tirer  de  ce  mauvais  pas  —  c'est  le  témoin 
Jung  qui  l'a  raconté  —  le  baron  de  Moser  prononce  des 
discours  incendiaires  où  il  vitupère  l'ordre  bourgeois  et 
chante  les  louanges  de  la  Commune  bienfaisante» 


224  LÀ   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

Le  lendemain  l'interrogatoire  que  dirige  Seidl  recom- 
mence. Fruth  et  Moser  sont  accusés  de  complot  contre- 
révolutionnaire.  Seidl,  pressé,  les  laisse  et  en  son 
absence  le  baron  de  Moser  parvient  à  se  faire  élargir. 
Quelques  heures  plus  tard  Fruth  est  également  relâché, 
non  sans  avoir  assisté  auparavant  à  plusieurs  scènes 
hideuses. 

Lorsque  le  lieutenant  quitta  le  lycée  en  compagnie  de 
sa  fiancée,  qui  avait  obtenu  sa  mise  en  liberté,  un  garde 
rouge  lui  annonça  qu'un  nouveau  mandat  d'arrêt  venait 
d'être  lancé  contre  lui  et  qu'il  ferait  bien  de  se  cacher. 
Jusqu'au  premier  mai,  date  de  la  libépation  de  Munich, 
Moser  et  Fruth  furent  en  effet  l'objet  des  recherches 
infructueuses  du  vindicatif  Seidl.  Pour  échapper  à  ses 
investigations,  tous  deux  furent  bien  inspirés  à  ne  plus 
retourner  à  l'hôtel,  préférant  gîter  tant  bien  que  mal  dans 
des  greniers  inhabités. 

■H- 

Le  professeur  du  gymnase  Bernd  est  enlevé  une  nuit 
de  son  lit,  et  comme  il  s'enquiert  de  la  raison  de  son 
arrestation,  les  soldats  le  menacent  de  mort.  A  la  Direc- 
tion de  police  où  on  le  mène,  un  soldat  lui  met  la  baïon- 
nette sur  le  ventre  en  criant  :  <(  Espèce  de  voyou,  tu  es 
tout  au  plus  bon  à  ce  qu'on  t'enferre  le  couteau  dans 
la  panse.  Il  est  vraiment  dommage  qu'il  soit  trop  court 
pour  sortir  par  le  c...  » 

* 

De  même  que  Roller,  dont  nous  avons  relaté  ailleurs 
les  élucubrations,  l'ancien  commandant  de  la  ville  Wein- 
berger,  suspect  d'accointances  avec  la  Société  Thulé,  fut 
arrêté.  Il  s'échappa.  Atteint  d'un  coup  de  feu  dans  sa 


LA  TERREUR  ROUGE  225 

fuite,  des  âmes  charitables  le  ramassèrent  blessé,  perdant 
son  sang  en  abondance,  dans  le  ruisseau  d'Auermiihl,  à 
proximité  du  gymnase. 

Le  premier  secrétaire  des  chemins  de  fer  Daumenlang 
est  appréhendé  pour  avoir  lacéré  une  affiche.  Les  fouil- 
leurs  trouvent  sur  lui  des  documents  compromettants. 
On  lui  reproche  de  faire  de  l'agitation  antisémite  et 
contre-révolutionnaire,  par  surcroît  d'être  un  pillard. 
Quelle  ironie  dans  la  bouche  de  ces  forbans!  A  la  faveur 
d'un  tourbillon  de  neige  il  a  tenté  de  fuir  ;  il  a  été  repris. 
Roué  de  coups,  tout  sanglant,  couvert  de  plaies  et  de 
bosses,  les  vêtements  souillés  de  boue  et  en  lambeaux 
on  le  jette  dans  la  cave  du  gymnase  où  il  attend,  trem- 
blant de  tout  son  corps,  qu'on  le  conduise  à  la  mort.  Il 
se  plaint  à  Seidl  du  traitement  infâme  qu'il  subit.  Pour 
toute  réponse  celui-ci  lui  crie  :  «  Ferme  ta  g...  » 

Pour  avoir  refusé  de  laisser  détourner  les  fonds  de 
d'Etat,  afin  de  payer  la  solde  de  l'Armée  Rouge,  le 
trésorier  payeur  général  est  conduit  devant  Eglhofer  qui 
le  confie  à  Seidl,  lequel,  ignorant  tout  de  l'affaire,  le  met 
en  liberté. 

Dans  la  nuit  du  29  au  30  avril  on  arrête  le  docteur 
Konrad,  conseiller  financier  de  la  ville  de  Munich,  Direc- 
teur du  Bureau  de  placement  municipal,  qui  refusait  lui 
aussi  de  livrer  ses  fonds  aux  Communistes.  On  le  con- 
duit d'abord  à  la  Résidence,  qui  est  l'ancien  Château  des 
Wittelsbach,  puis  à  la  Direction  de  police  où  se  trouvent 
nombre  de  dames  de  mœurs  très  douteuses,  qui  vident 
des  chopes  de  bière  ou  des  coupes  de  vin  en  compagnie 
de  leurs  rouges  souteneurs.  On  le  mène  dans  la  chambre 
du  président  de  police.  Des  grenades  à  main  ovoïdes 
sont  disséminées  sur  la  table,  sur  les  chaises  et  dans  tous 
les  coins.  Un  long  homme  tout  de  noir  vêtu,  brandissant 
une  immense  baïonnette,  arpente  la  pièce  en  glapissant  : 
«  Il  faudrait  en  transpercer  la  bedaine  de  ces  s...  » 

Des  filles  contemplent  les  prisonniers  en  fumant  des 

15 


226  LA  TERREUR  EN  BAVIERE 

cigarettes.  Avec  mépris  elles  leur  jettent  des  bouffées  de 
fumée  au  visage. 

Finalement  le  docteur  Konrad  est  transféré  au  gymnase 
Luitpold  où  il  est  enfermé  avec  les  autres  otages. 

Le  30  avril,  entre  cinq  et  six  heures  du  matin,  un  télé- 
gramme arrive  qui  provoque  une  indescriptible  émo- 
tion ;  des  troupes  prussiennes  seraient  aux  portes  de 
Munich.  Cette  fausse  nouvelle,  lancée  à  dessein,  porte 
au  paroxysme  de  la  colère  les  gardes  rouges  qui  jurent 
de  tuer  tous  les  otages... 

Le  docteur  Konrad,  qui  échappa  au  massacre,  fut  libéré 
dans  la  nuit  du  30  avril  au  1er  mai. 

Le  docteur  Kurt  Schmidt  est  un  rédacteur  des  Der- 
nières Nouvelles  de  Munich  qui,  tout  comme  le  docteur 
Konrad,  fut  arraché  de  son  lit,  dans  la  nuit  du  89  au 
30  avril,  par  cinq  soldats  armés  jusqu'aux  dents  et  un 
civil.  Jeté  dans  la  cave  du  gymnase  il  fut  témoin  le  len- 
demain matin  avec  les  autres  otages  de  l'exécution  de 
deux  hussards  faits  prisonniers.  ïl  eut  la  fortune  extraor- 
dinaire de  ne  pas  être  désigné  par  Seidl  pour  être  fusillé 
l'après-midi. 

Dans  la  matinée  du  30  avril  le  professeur  Berger,  l'un 
des  peintres  les  plus  estimés  de  la  capitale  bavaroise, 
un  grand  vieillard  de  soixante-dix  ans,  à  barbe  blanche, 
au  surplus  un  Juif  %  est  arrêté  sous  le  prétexte  fallacieux 
qu'il  a  déchiré  une  proclamation  de  la  République  des 
Conseils  ;  on  le  pousse  brutalement  dans  le  gymnase  et 
on  l'enferme  dans  la  cave  avec  les  autres  otages.  Son 
ancien  garçon  d'atelier,  Hans  Wagner,  qui  l'a  vu  trans- 
porter, est  indigné  du  traitement  outrageant  qu'on  lui 

1.  Cette  arrestation  est  étrange  parce  que  les  Juifs  jouissaient 
d'une  véritable  immunité, 


LA   TERREUR    ROUGE  227 

a  fait  subir.  Il  sait  que  son  maître  est  souffrant  d'es- 
tomac, et  il  lui  apporte  l'après-midi  des  œufs  et  un 
bouillon  ;  mais  il  faut  avoir  l'autorisation  du  comman- 
dant. C'est  Hausmann  qui  la  lui  donne.  Une  ordonnance 
haillonneuse  l'accompagne  dans  la  cave.  Le  professeur 
Berger  est  tellement  hébété  qu'il  ne  reconnaît,  pas  son 
serviteur.  Il  lui  dit  de  faire  savoir  à  sa  femme  qu'il 
se  porte  bien  et  qu'il  est  en  bonne  compagnie. 

Wagner,  ému  jusqu'aux  larmes  de  tant  de  misère,  lui 
demande  s'il  a  besoin  d'argent;  un  garde  rouge  l'inter- 
rompt brusquement  :  «  Ce  n'est  pas  nécessaire,  il  ava- 
lera son  navet  encore  dans  la  journée  *_.  » 

Quelques  instants  après  Berger  était  passé  par  les 
armes  avec  les  autres  otages,  sous  l'accusation  futile 
d'avoir  mis  en  pièces  une  affiche! 

Un  certain  capitaine  Pietsch  se  trouvait  le  26  avril  à 
l'hôpital  auprès  de  sa  femme  quand  il  fut  appelé  au 
téléphone.  Tout  d'abord  il  entendit  la  voix  de  son  petit 
garçon  qui  fut  arraché  à  l'appareil  par  d'autres  per- 
sonnes. Une  voix  rude  cria  :  «  Venez  vite  à  la  maison!  » 
Puis  il  perçut  à  nouveau  celle  de  son  fils  :  «  Papa,  viens, 
les  Rouges  sont  là!  » 

La  maison,  était  cernée  par  des  gardes  rouges  qu 
mirent  Pietsch  en  état  d'arrestation  et  le  conduisirent 
d'abord  au  commissariat  de  police  de  la  rue  Hohenzol- 
lern,  où  un  individu  à  physionomie  rébarbative  lui  cracha 
au  visage  en  disant  :  «  Toi  aussi  tu  es  l'un  des  porcs  qui 
nous  cherchent  noise.  » 

Le  baron  von  Seidlitz,  inculpé  démenées  contre-révo- 
lutionnaires, se  trouvait  également  au  commissariat.  On 
les  enferme  tous  deux  dans  une  cellule,  puis  après  une 

1.  C'est-à-dire  qu'il  sera  exécuté. 


228  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

demi-heure  on  les  amène  à  la  Direction  de  police  de 
l'Ettstrasse.  Ils  entendent  des  coups  de  feu.  Seidlitz,  qui 
est  premier  lieutenant,  devient  nerveux.  «  Faites  atten- 
tion, ils  vont  faire  avec  nous  comme  à  Libau  f.  Ils  vont 
nous  massacrer  en  tas  dans  la  prison  !  )> 

Un  auto  sur  lequel  est  perché  un  garde, -brandissant 
un  fanion  rouge,  les  conduit  au  Ministère  de  la  Guerre. 
Le  baron  von  Seidlitz  est  écroué  au  gymnase  Luitpold. 
Abruti  par  ses  libations,  Egelhofer  s'endort  pendant  l'in- 
terrogatoire de  Pietsçh.  Quand  il  se  réveille,  il  s'écrie  tout 
hébété  en  le  voyant  devant  lui  :  «  Ach,  je  suis  trop 
fatigué;  relâchez-moi  donc  ce  gaillard!  »  Et  jovial, 
avant  de  prendre  congé,  il  lui  offre  un  verre  de  tokay. 

*  « 

Le  baron  von  Teukert,  originaire  de  Ratisbonne,  était 
lieutenant  dans  l'Armée  blanche  qui  avançait  sur  Munich. 
Au  cours  d'une  randonnée  en  automobile,  alors,  pré- 
tendent les  communistes,  qu'il  véhiculait  un  espion,  îe 
chemin  du  retour  lui  fut  coupé  par  les  gardes  rouges  qui 
le  capturèrent  et  le  remirent  à  Seidl.  Celui-ci,  le  consi- 
dérant comme  otage,  le  fit  jeter  dans  la  cave  où  étaient 
déjà  enfermées  de  nombreuses  personnalités  muni- 
choises,  outre  celles  que  nous  avons  citées  :  le  peintre 
Walter  Neuhaus,  l'étudiant  en  beaux-arts  Walter  Deike 
de  Magdebourg,  le  prince  von  Thurn  und  Taxis,  la  com- 
tesse Hella  von  Westarp  et  un  certain  nombre  d'hôte- 
liers, accusés  de  prêter  leurs  hôtels  à  des  réunions 
occultes  où  l'on  tramait  les  plans  de  la  contre-révolu- 
tion. 

Il  y  avait  également  dans  la  cave  deux  cavaliers  de 
la  Reiehswehr  :  l'exempt  Linnenbrugger  et  le  cavalier 

1.   Comme  les  Allemands  firent  à  Libau,  sans  doute!  Ou  les 

boichevistes? 


LA   TERREUR   ROUGE  .  229 

Hindorf,  tous  deux  du  premier  escadron  du  8e  régiment 
des  hussards  prussiens  capturés  par  les  «  Rotgardistes  » 
alors  qu'ils  patrouillaient  aux  environs  de  Neuherberg. 

La  plupart  des  prisonniers  de  marque  :  le  prince  von 
Thurn  und  Taxis,  la  comtesse  Westarp,  le  baron  von 
Seidlitz  et  les  artistes  sont  accusés  de  conspiration 
réactionnaire. 

Il  est  constant  qu'ils  faisaient  tous  partie  d'une  société 
nationaliste  «  Thulé  1  »  dont  le  siège  était  à  l'Hôtel  des 
quatre  Saisons  et  l'entrée  dans  la  rue  Marschall.  Cette 
association,  qui  avait  essentiellement  pour  but  de  cul- 
tiver le  nationalisme  allemand,  fusionna  avec  l'Ordre 
Teutonique  (Germanenorden),  société  de  nature  et  d'ins- 
piration semblables.  Dans  le  même  hôtel  logeaient  les 
bureaux  du  Beobachter  (L'Observateur),  feuille  antisé- 
mite hebdomadaire,  organe  du  Hammerbund  ou  Ligue 
(occulte)  du  marteau.  Un  certain  nombre  d'employés  de 
cette  gazette,  dont  la  comtesse  Hella  Westarp,  qui  y 
faisait  fonction  de  sténotypiste,  par  haine  des  Juifs  et 
du  Gouvernement  des  Conseils,  s'étaient  affiliés  à  l'As- 
sociation Thulé.  Au  surplus  toutes  ces  associations  pour- 
suivaient le  même  but,  à  savoir  la  restauration  de  l'ordre 
ancien  en  Allemagne  et  en  particulier  la  lutte  contre  le 
soviétisme  en  Bavière. 

Le  principe  du  Beobachter,  comme  celui  de  tous  les 
pamphets  antisémites,  était  ainsi  formulé  :  «  Garde  la 
pureté  de  ton  sang  ».  Dans  un  manifeste  de  cette 
feuille  nous  lisons  la  profession  de  foi  suivante  :  «  Dans 
la  plus  profonde  détresse  du  peuple  allemand  et  dans 
son  état  nostalgique,  la  Ligue  (Thulé)  se  propose  d'en- 
seigner aux  Allemands  que  tous  leurs  malheurs  pro- 
viennent de  leurs  zizanies  et  du  manque  de  sentiment 
national.  Il  faut  fortifier  à  nouveau  l'union  et  la  cohé- 

1/ Thulé  signifie  ici  «  pays  de  rêve,  Eldorado  ».  C'est  le  nom 
donné  par  les  Romains  à  une  île  mystérieuse  de  l'Europe  sep- 
tentrionale considérée  comme  la  limite  du  monde. 


230  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

sion  de  tous  les  Allemands  ^.  »  ...A  l'exclusion  des 
sémites  bien  entendu.  Cette  proclamation  se  termine 
par  la  strophe  finale  du  lied  :  «  Voilà  quelle  est  la 
patrie  de  l'Allemand  »  (Bas  ist  des  Deutschen  Vaterland). 

,  Le  rédacteur  en  chef  du  Beobachter2  était  Hans  Muller, 
qui  réussit  à  se  dérober  à  toutes  les  recherches,  alors 
que  le  baron  von  Sebottendorf  était  président  de  l'As- 
sociation Thulé. 

Les  communistes  soupçonnaient  l'Association  de 
fournir  de  faux  papiers  d'identité  à  d'anciens  officiers 
de  l'armée  allemande  désireux  de  rejoindre  les  corps 
francs  de  la  Reichswehr  opérant  autour  de  Munich. 

Une  perquisition  eut  lieu  qui  confirma  la  véracité  de 
cette  hypothèse.  On  découvrit  en  effet,  dans  une  pièce 
du  club,  à  l'Hôtel  des  Quatre  saisons,  des  faux  cachets, 
imitant  à  la  perfection  ceux  du  gouvernement  sovié- 
tique, à  l'aide  desquels  Sebottendorf  fabriquait  des 
papiers  frelatés. 


Le  26  avril  une  horde  de  gardes  rouges  fait  irruption 
dans  les  locaux  de  la  société;  ils  s'emparent  d'une 
employée,  madame  Lack,  la  fouillent  et  découvrent  sur 
elle  tous  les  noms  des  membres  avec  leurs  adresses.  Un 
garde  rouge  emporte  un  paquet  de  feuilles  volantes  anti- 
sémites, vertes  et  jaunes.  Un  civil  qui  assiste  à  la  per- 
quisition s'écrie  en  jubilant  :  <(  Enfin  nous  les  tenons, 
ceux  qui  étaient  assis  dans  l'auto  !  »  Les  membres  de  la 
société  avaient  en  effet  commis  l'imprudence,  quelques 

1.  Cf.,  dans  la  «  Contre-révolution  allemande  »,  le  chapitre  18 
sur  la  propagande  antisémite. 

2.  Sous  le  titre  de  «  Voelkischer  Beobachter  »  (Observateur 
National),  ce  libelle  continue  à  paraître  à  Munich,  où  il  diffame 
constamment  les  membres  du  cabinet  Wirth  et  pousse  ouverte- 
ment la  population  à  un  pogrom  de  tous  les  Juifs,  seuls  respon- 
sables de  la  défaite  de  l'Allemagne.  Cf.  Epilogue. 


LA   TERREUR   ROUGE  231 

jours  auparavant,  de  parcourir  la  ville  dans  une  auto 
lancée  à  fond  de  train,  parsemant  les  rues  de  tracts 
antisémites. 

La  perquisition  met  en  outre  au  jour  une  grande 
quantité  d'armes,  un  bulletin  antisémite  contenant  la 
liste  de  tous  les  membres  du  gouvernement  allemand 
appartenant  à  la  confession  mosaïque,  ainsi  que  treize 
faux  cachets  dans  le  bureau  de  la  comtesse  Wêstarp. 

C'en  fut  assez  pour  motiver  l'arrestation  de  tous  les 
membres  de  l'association  Thulé,  inculpés  de  complot 
contre  le  régime  soviétique.  Dans  la  journée  du  27  ils 
sont  appréhendés  les  uns  après  les  autres,  à  leur  domi- 
cile ou  à  l'hôtel  :  la  comtesse  Westarp,  le  prince  Gus- 
tav-Franz-Maria  von  Thurn  und  Taxis,  né  à  Dresde 
en  1888,  neveu  du  prince  Albert  d*e  Ratisbonne,  le  prési- 
dent de  la  Société  par  actions  des  hôtels  de  Munich, 
Larringer,  éditeur  du  Beobachter,  l'hôtelier  des  Quatre 
Saisons  Àumùiler,  le  secrétaire  Daumenlang,  déjà  cité, 
qui  revenait  de  Berlin  à  Munich  avec  une  lettre  de 
recommandation  d'un  club  berlinois  affilié  à  la  Société 
Thulé,  le  baron  Friedrich  Wilhelm  Seidlitz,  les  peintres 
Neuhaus  et  Deike. 

La  comtesse  Westarp  est  une  jeune  et  jolie  femme 
d'une  trentaine  d'années,  nièce  du  chef  conservateur 
réputé.  Des  revers  de  fortune  l'obligent  à  gagner  son 
pain  du  travail  de  ses  mains  et  ce  sont  aussi  sans  doute 
de  fortes  convictions  réactionnaires  et  antisémites  qui 
l'ont  poussée  à  accepter  au  Beobachter  une  place  modeste 
de  sténotypiste,  si  modeste  qu'elle  a  renoncé  au  port  de 
son  titre  et  que  bien  des  gens  ignorent  qu'ils  ont  devant 
eux  une  aristocrate  de  vieille  souche.  Aux  yeux  de  ses 
gardiens  elle  se  fait  passer  pour  comptable,  croyant 
pouvoir  échapper  ainsi  à  d'inévitables  sévices. 


232  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

Pour  son  malheur  on  découvrit  sur  elle  une  carte  pos- 
tale sur  laquelle  était  écrite  cette  phrase  compromet- 
tante :  «  J'ai  bien  franchi  les  lignes.  »  C'était  assez  pour 
la  condamner  à  mort  ! 

On  les  envoie  tous  d'abord  à  la  Stadtkommandantur  où 
Mehrer  les  interroge,  puis,  sur  la  réclamation  d'Eglhofer, 
au  Ministère  de  la  Guerre;  leur  arrivée  y  suscite  un  fort 
mouvement  de  curiosité.  Le  harem  de  la  garde  rouge 
les  dévisage  avec  dédain. 

A  une  table  est  assise  une  «  dame  »  qui  désigne  à 
Eglhofer  en  soupirant  un  monceau  de  pièces  à  convic- 
tion étalées  devant  elle  :  «  Dire  que  j'ai  travaillé  toute 
la  nuit.  Regardez  donc  la  pile  d'actes  que  j'ai  parcourus.  » 
Eglhofer  pour  une  fois  prend  un  vif  intérêt  aux  faits 
et  gestes  des  membres  de  la  société,  déclarant  succinc- 
tement qu'il  ferait  pendre  toute  la  bande  haut  et  court. 
Flanqué  de  ses  «  adjudants  »,  Hornung  et  le  peintre 
Seyler,  il  procède  à  l'interrogatoire  qui  n'est  qu'une  farce  : 
il  consiste  à  demander  leurs  noms  aux  inculpés  et  à 
leur  faire  connaître  le  principal  grief  de  l'accusation  : 
à  savoir  les  faux  cachets.  Tous  protestent  de  leur  inno- 
cence et  demandent  pourquoi  on  les  a  arrêtés.  Il  n'y  au- 
rait que  le  baron  von  Sebottendorf,  président  de  l'Asso- 
ciation, auquel  on  pût  imputer  cette  charge,  tous  les 
membres  ignorant  absolument  l'abus  en  question.  Eglho- 
fer, haussant  les  épautes,  se  contente  d'ajouter.  «  Je  vous 
coffrerai  tant  que  vous  n'aurez  pas  dit  la  vérité.  »  Sitôt 
dit,  sitôt  fait.  Des  gardes  saisissent  les  «  gens  delà  Thulé  » 
et  les  fourrent  dans  une  cellule  de  la  Direction  de  police. 

Mais  cela  ne  faisait  pas  l'affaire  de  Seidl,  le  promoteur 
de  toute  l'arrestation,  qui  ne  voulait  pas  que  les 
<(  clients  »  échappassent  à  sa  juridiction.  Il  craignait 
par-dessus  tout  qu'ils  fussent  déférés  au  Tribunal  révo- 
lutionnaire qui  les  aurait  sans  doute  frappés  d'une  peine 
légère,  voire  acquittés.  Il  avait  soif  de  sang  et  de  ven- 
geance. 


LA  TERREUR   ROUGE  233 

Le  voici  qui  se  hâte  vers  la  Préfecture  de  police,  tou- 
jours revolver  au  poing,  à  la  tête  d'une  compagnie  de 
150  gardes  rouges.  11  désarme  la  police,  se  fait  livrer 
les  otages  incontinent,  et  comme  ils  s'inquiètent  de 
leur  sort  il  leur  répond  sarcastiquement  :  ((  N'ayez 
crainte  !  Vous  ne  tarderez  pas  à  savoir  où  vous  allez.  » 

On  les  transporte  en  camion  au  gymnase  fatal.  Pen- 
dant le  transfert,  des  gardes  rouges  ameutent  la  foule 
en  hurlant  :  «  Ce  sont  des  pillards!  »  Des  curieux 
applaudissent  à  leur  arrestation,  des  bravos  crépitent  ; 
et  il  s'en  faut  de  peu  que  les  malheureux  ne  soient 
lynchés  par  quelques  exaltés. 

La  comtesse  Westarp,  qui  en  avait  imposé  même  à 
Eglhofer  par  son  calme  et  sa  fermeté,  réitère  la  question 
posée  tout  à  l'heure  par  ses  compagnons  en  affirmant 
hautement  leur  innocence  à  tous.  En  guise  de  riposte  — 
c'estle  seul  argument  qu'il  connaisse,  —  Seidl,  hors  de 
lui,  frémissant  de  rage,  les  yeux  phosphorescents, 
applique  son  browning  sur  son  visage  :  «  Taisez-vous, 
vocifère-t-il,  sinon  je  tire  »  !  Et  comme  la  comtesse  fait 
mine  d'ouvrir  la  bouche  il  enlève  le  cran  de  sûreté... 
Elle  se  tait. 

Après  un  interrogatoire  plus  que  sommaire,  dont 
aucun  protocole  ne  fait  foi,  Seidl  se  contenta  d'inscrire 
les  noms  au  fur  et  à  mesure,  sur  une  feuille  de  papier, 
accompagnant  la  lecture  de  chaque  nom  d'un  ricane- 
ment féroce  :  «  Dans  la  cave  avec  les  porcs  !  » 

C'était  vraiment  une  soue  à  porcs  que  l'ignoble  trou 
où  ils  furent  renfermés,  comprimés  pêle-mêle,  sans 
aucun  égard  pour  leur  sexe,  dans  la  plus  honteuse  des 
promiscuités. 

«•  * 

La  violation  de  l'immunité  diplomatique  du  Nonce 
apostolique,  Monseigneur  Pacelli,  constitue  l'un  des 
actes  les  plus  arbitraires  de  la  dictature  communiste. 


234  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

Dans  l'après-midi  du  mardi  29  avril,  à  3  heures,  le 
«  commandant  de  l'armée  du  Sud  »  Seyler,  cet  artiste 
dévoyé  qui  s'entremit  plus  tard  en  faveur  d'Eglhofer, 
suivi  de  son  officier  d'ordonnancé,  Bôngratz,  un  comé- 
dien qui  jouait  son  rôle,  et  de  soldats  en  armes,  se  pré- 
sente à  la  nonciature.  Ils  y  entrent  de  force  malgré  les 
protestations  du  concierge  et  s'apprêtent  à  confisquer 
l'automobile  du  nonce.  Prévenu,  Monseigneur  Pacelli 
survient  et  fait  valoir  ses  droits  à  l'exterritorialité.  Pour 
toute  réponse  Bôngratz  braque  sur  lui  son  revolver  pen- 
dant que  Seyler  ordonne  brutalement  à  ses  mercenaires 
de  préparer  leurs  grenades  à  main.  Il  ne  reste  au  nonce 
qu'à  s'incliner.  Toutefois  les  forbans  sont  incapables  de 
mettre  l'auto  en  marche  et  Monseigneur  Pacelli  profite 
du  contretemps  pour  téléphoner  au  Ministère  de  la 
Guerre.  On  lui  riposte  que  «  si  l'auto  n'est  pas  livrée 
immédiatement  la  nonciature  sera  bombardée  et  toute 
la  bande  (sic)  qui  l'habite  arrêtée  ».  Enfin,  sur  l'inter- 
vention de  la  Kommandantur  de  la  ville  à  laquelle  le 
nonce  s'était  adressé  en  désespoir  de  cause,  les  spar- 
takistes s'éloignent  à  six  heures. 

Ils  reviennent  le  lendemain,  forcent  à  nouveau  les 
portes  de  la  nonciature,  bousculent  les  serviteurs  et, 
exhibant  un  ordre  écrit  d'Eglhofer,  réclament  l'auto- 
mobile. L'auditeur  Scioppa  parlemente,  téléphone  au 
Comité  exécutif,  à  la  Kommandantur.  Un  camion  avec 
une  mitrailleuse  et  plusieurs  soldats  armés  de  fusils  et 
de  grenades  vient  renforcer  les  sommations  de  Seyler. 

Un  délégué  du  Comité  exécutif  déclare  à  Scioppa  qu'il 
ne  peut  pas  empêcher  la  confiscation  de  l'automobile 
puisqu'il  s'agit  d'une  mesure  purement  militaire.  Un 
représentant  de  la  Kommandantur  fait  une  déclaration 
identique.  Comme  Scioppa  ne  cesse  de  protester,  Seyler 
menace  de  le  faire  arrêter... 

Cependant  le  moteur  de  l'auto,  rétif,  refuse  de  fonc- 
tionner ;  on  attelle  la  voiture  au  camion  et  on  l'emmène. 


LA   TERREUR    ROUGE  235 

Ce  n'est  qu'après  de  multiples  démarches  et  de  nom- 
breux incidents  —  Seyler  ne  parlait  que  de  jeter  toute  la 
légation  en  prison  —  que  Monseigneur  Pacelli  put  ravoir 
sa  voiture. 

Ces  insultes  et  ce  manque  d'égards  envers  le  nonce 
du  pape,  —  auparavant  envers  l'archevêque  de  Munich 
qui  fut  également  molesté  par  les  communistes  l  —  et 
les  ministres  du  culte  produisirent  une  impression  pro- 
fonde sur  les  masses  populaires  bavaroises  et  eurent 
pour  résultat  d'augmenter  le  nombre  des  défections 
parmi  les  révolutionnaires.  . 

1.  Cf.  page  114. 


CHAPITRE  XIV 
DANS  LA  SOUPENTE  DU  GYMNASE 


La  cave  où  étouffent  une  vingtaine  d'otages  est  un 
sombre  cachot  qui  mesure  en  hauteur  un  mètre  quatre- 
vingts,  en  largeur  et  en  longueur  quatre  mètres  à  peine. 
Elle  est  tellement  étroite  que  les  détenus  ne  peuvent  se 
coucher  qu'à  tour  de  rôle,  à  même  le  pavé,  sur  des 
dalles  humides.  Pas  de  grabat,  ni  de  paillasse,  ni  de 
couverture  pour  les  protéger  quelque  peu  du  froid.  A 
quoi  bon!  Ne  sont-ils  pas  voués  à  la  mort?  Des  tas 
d'immondices  et  de  chiffons,  épars  dans  la  cave,  dégagent 
une  odeur  nauséabonde.  L'eau  ruisselle  sur  les  murailles 
de  pierre  nue.  Aucun  rayon  de  lumière  ne  vient  égayer 
cette  affreuse  tanière  où  vingt  personnes  attendent  dans 
une  indicible  angoisse  la  minute  de  l'exécution.  Per- 
sonne n'est  autorisé  à  sortir;  une  cuve,  installée  dans 
un  coin,  sert  aux  besoins  des  prisonniers.  Le  28  avril 
vingt-deux  personnes  sont  entassées  dans  cette  por- 
cherie, devenue  si  exiguë  qu'il  faut  faire  un  effort  pour 
ouvrir  la  porte. 

Les  sentinelles  ont  l'ordre  de  massacrer  les  otages  à 
l'approche  de  l'Armée  Blanche.  Ils  ont  également  pour 


DANS  LA  SOUPENTE  DU  GYMNASE  237 

consigne  de  torturer  les  captifs,  de  les  faire  mourir 
deux  fois,  en  leur  dépeignant  crûment  et  souvent  les 
souffrances  qui  les  attendent.  Ce  tourment  moral  savam- 
ment dosé  et  soigneusement  prémédité  était  encore  plus 
raffiné  que  n'importe  quel  supplice  physique. 

Une  sentinelle  à  face  de  bandit  leur  crie  avec  une  jouis- 
sance sadique  :  «  J'ai  des  cartouches  qui  arrachent  les 
intestins.  »  Un  autre  :  «  Il  faut  que  nous  nous  vengions, 
les  blancs  en  font  autant  !  » 

Toutes  les  deux  heures  un  geôlier  vient  leur  annoncer 
qu'ils  doivent  se  préparer  à  mourir,  car  l'exécution  est 
imminente.  A  force  d'être  martelée  dans  l'esprit,  cette 
menace  aboutit  à  une  véritable  dépression  mentale,  à 
un  épuisement  nerveux  chez  certains  prisonniers  qui, 
en  proie  à  des  crampes  nerveuses,  se  tordent  sur  le 
pavé. 

Les  Rotgardistes  assouvissent  particulièrement  leur 
rancœur  féroce  sur  les  deux  malheureux  hussards 
prussiens  faits  prisonniers  et  enfermés  dans  une  cellule 
spéciale.  Pour  eux  pas  de  pitié.  On  les  réveille  pendant 
la  nuit  pour  leur  faire  croire  qu'on  va  les  conduire  au 
poteau  d'exécution  et  pour  les  rouer  de  coups.  «  T'ai-je 
déjà  donné  ta  ration  de  coups?  Si  je  l'ai  oublié,  il  faut 
que  je  le  rattrape  tout  de  suite  ». 

Et  une  brute  assène  un  coup  de  poing  formidable  dans 
le  visage  de  l'un  des  hussards.  Parfois  c'est  un  petit 
homme  particulièrement  surexcité,  dont  l'accent  trahit 
l'origine  saxonne,  qui  se  rend  dans  la  cave  où  gisent  les 
deuxNoskejuenger.  Pris  d'une  rage  folle  il  les  interpelle  : 
«  Debout,  chiens  de  Noske,  debout,  tigres  sanguinaires.  » 
Et  il  les  bourre  de  coups  de  poing  et  de  coups  de  pied. 
D'autres  gardes,  que  ce  spectacle  ébaudit,  accourent 
pour  en  avoir  leur  part  :  «  Tiens,  truie  de  Prussien, 
tiens,  porc,  tiens,  chien  ».  Et  on  les  accuse,  sans  l'ombre 
d'une  preuve,  d'avoir  participé  à  l'assassinat  de  Liebk- 
necht  et  de  Rosa  Luxemburg.  Les  martyrs  hurlent  à 


238  LA  TERREUR  EN  BAVIERE 

mort,  se  roulent  sur  le  sol  ;  rien  ne  peut  attendrir  leurs 
tortionnaires. 

Cette  scène,  répétée  fréquemment,  varie  la  monotonie 
de  la  faction.  Les  hussards  ont  le  visage  tuméfié,  le 
corps  brisé.  Ils  sont  dans  un  état  voisin  du  coma.  Il  n'y 
a  que  la  mort  qui  les  libérera  de  leurs  tortures. 

Au  début  les  captifs  disposaient  d'une  bougie.  Levien 
la  fît  enlever,  interdisant  formellement  l'octroi  de  toute 
commodité  superflue  :  «  Que  la  bande,  s'écrie-t-il,  se 
contente  d'eau  et  de  pain  jusqu'à  ce  qu'elle  soit  passée 
par  les  armes  ». 

Les  bourreaux  les  plus  impitoyables  sont  les  deux 
Russes  Levien  et  Leviné,  qui  avaient  trouvé  en  Haus- 
mann  et  surtout  en  Seidl  des  outils  complaisants. 

Les  factionnaires  abreuvent  les  otages  d'outrages  dont 
les  moins  orduriers  sont  :  <(  tigres  sanguinaires  »  et 
«  porcs  ».  La  comtesse  Westarp  est  traitée  de  «  p...  » 

Le  secrétaire  Daumenlang,  tout  sanguinolent,  accroupi 
dans  un  coin,  prie,  Le  vieux  professeur  Berger,  désem- 
paré, affolé,  ne  se  rend  pas  compte  de  sa  situation.  Des 
femmes  ou  des  parents  d'otages  qui  entreprennent  d'ap- 
porter quelque  soulagement  à  leur  sort  sont  frappés 
sans  pitié  par  Seidl  et  ses  séides,  chassés  à  coups  de 
crosse  et  agonis  d'insultes. 

Sur  les  instances  des  prisonniers,  la  comtesse  Wes- 
tarp finit  par  être  incarcérée  seule  dans  un  petit  cabinet 
contigu  à  la  salle  de  garde  où  trônait  Schicklhofer.  La 
comtesse,  qui  redoutait  à  bon  droit  des  brutalités  de  la 
part  des  misérables,  ne  consentit  à  se  séparer  de  ses 
compagnons  qu'après  de  longs  efforts  pour  la  persua- 
der. 

On  l'oblige,  ainsi  que  les  deux  hussards  Linnen- 
brugger  et  Hindorf,  à  balayer  les  chambres  des  gardes 
rouges  et  à  écurer  leur  vaisselle.  Les  mercenaires  en 
profitent  pour  injurier  copieusement  la  malheureuse  et 
pour  rosser  les  hussards.  C'était  le  plus  clair  de  leur 


DANS  LA  SOUPENTE  DU  GYMNASE         239 

passe-temps.  On  se  les  jette,  comme  des  balles  à  la 
raquette,  à  coups  de  pied  et  de  poing.  L'un  d'eux 
dégoutte  de  sang  sur  les  assiettes  qu'il  doit  rincer  : 
«  Canailles,  leur  dit-on,  il  faudra  que  vous  creusiez 
vous-mêmes  vos  tombes  ». 

Il  s'en  fallut  d'un  cheveu  que  dans  un  moment  d'i- 
vresse, irrité  par  une  histoire  de  clef  perdue,  Schiçkl- 
hofer  ne  fît  massacrer  sur-le-champ  tous  les  détenus. 
Il  fit  sortir  les  otages  et  déclara  que  si  la  clef  de  la  cave 
n'était  pas  retrouvée  immédiatement  tous  les  otages 
seraient  fusillés.  Mais  la  clef  fut  rapportée  et  leurs  souf- 
frances furent  encore  prolongées  de  quelques  jours. 

Parmi  les  captifs  se  trouvent  plusieurs  communistes 
de  marque  dont  Wiedemann  et  le  conseiller  ouvrier  Jung 
qui  est  écœuré  des  procédés  de  ses  anciens  amis.  Les 
fanatiques  qui  sont  au  pouvoir  traitent  les  modérés  de 
la  même  manière  que  ceux-ci  traitaient  les  bourgeois  et 
les  aristocrates.  Si  le  régime  communiste  se  fût  pro- 
longé, il  est  vraisemblable  que  Tôlier  et  Landauer,  pour 
ne  citer  que  ces  deux  chefs,  eussent  subi  le  même  destin 
que  les  membres  de  l'Association  Thulé. 

La  maîtresse  du  baron  Moser,  appelée  «  secrétaire  »  au 
procès,  tente  d'apporter  un  peu  de  nourriture  à  ce  der- 
nier. Seidl  la  reçoit  grossièrement  en  la  traitant  de 
ce  sale  p...  »  Et  comme  elle  le  prie  posément  d'être  plus 
courtois,  il  lui  décoche  deux  coups  de  poing  en  plein 
visage  qui  lui  font  perdre  les  sens. 

La  «  fiancée  »  du  premier  lieutenant  Fruth  se  pré- 
sente au  gymnase  dans  l'après-midi  du  29  avril  à  seule  iin 
de  remettre  quelque  nourriture  à  son  ami.  Les  soldats 
conformément  à  leur  consigne,  la  conduisent  dans  la 
chambre  de  Seidl.  Elle  lui  demande  humblement  la  per- 
mission d'apporter  à  manger  au  lieutenant.  Seidl  riposte 
brusquement  :  «  Ceux  qui  sont  en  bas  n'ont  rien  à  rece- 
voir, »  Inquiète,  effarée,  elle  s'enquiert  du  sort  des 
otages,  et  sans  transition  il  déclare  :  «  Ils  seront  tous 


240  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

fusillés  !  »  Elle  en  manifeste  une  vive  indignation  :  «  Si 
vous  ne  fermez  pas  la  g...,  interrompt  Seidl,  les  yeux 
incandescents,  les  poings  en  bataille,  p...  effrontée,  je 
vous  f...  aussi  dans  la  cave  !  »  Et  pris  d'une  rage  indi- 
cible, il  se  met  à  heurter  la  table  de  grands  coups  de 
poing.  Elle  se  garda  bien  d'insister  et  fut  heureuse  de 
pouvoir  s'échapper  subrepticement. 

Cependant  quelques  gardes,  moins  inhumains,  s'éver- 
tuent à  soulager  un  peu  les  otages  en  leur  procurant 
clandestinement  des  cartes  de  jeu  et  des  cigarettes. 

Les  bruits  les  plus  incontrôlables  sont  répandus  pour 
exaspérer  la  garnison  du  gymnase.  Des  gardes  rouges 
auraient  été  massacrés  à  Dachau.  Les  Wurtembergeois 
et  les  Prussiens  auraient  lié  à  un  arbre,  torturé,  puis 
fusillé  un  vieil  homme  de  soixante  ans.  La  tête  de  chaque 
garde  rouge  serait  primée  trente  marks,  celle  des  chefs 
soixante. 

On  prévoit  l'éventualité  d'une  irruption  de  la  garde 
blanche.  Dans  ce  cas  les  gardes  rouges  ont  pour  con- 
signe de  lancer  des  grenades  à  main  dans  la  cave.  On  se 
propose  même  d'installer  une  mitrailleuse  à  la  porte  et 
de  mitrailler  tous  les  détenus  comme  une  volée  de 
pigeons. 

■*  * 

Dans  la  nuit  du  28  avril,  à  dix  heures  du  soir,  les  trois 
dictateurs  russes,  Levien,  Leviné-Niessen  et  Axelrod, 
les  trois  membres  les  plus  influents  du  Comité  exécu- 
tif, en  quête  de  sensations  rares,  viennent  trouver 
Seidl  dans  son  bureau  du  gymnase.  Une  bacchanale 
effrénée  commence.  Une  courtisane  est  de  la  partie. 
Les  bouchons  de  Champagne  sautent  au  plafond,  le  vin 
pétille  dans  les  coupes  ;  les  débauchés  sont  mis  en 
gaîté  et,  naturellement,  la  conversation  roule  sur  les 
otages  qui  croupissent  en  dessous  d'eux  dans  l'immonde 
cave.  C'est  Levien  qui  exprime  le  désir  sadique  de  les 


DANS  LA  SOUPENTE  DU  GYMNASE  24l 

voir  de  près;  le  belluaire  éprouve  uniquement  le  besoin 
de  fouetter  ses  bêtes.  Le  vin  l'a  rendu  d'humeur  égril- 
larde et  dans  le  cerveau  de  ce  fanatique,  clos  à  toute 
idée  généreuse,  a  germé  un  désir  malsain  qu'il  va  tenter 
s'assouvir. 

Seidl  s'empresse  d'acquiescer  à  la  volonté  du  maître 
et,  délaissant  la  femme,  soudain,  ils  descendent  tous 
les  quatre  dans  la  cave,  pilotés  par  Schicklhofer  qui  les 
éclaire  avec  une  lanterne  sourde. 

La  porte  du  cachot  grince  sur  ses  gonds  et  les  otages, 
qui  poursuivent  leur  rêve  tragique  dans  une  somnolence 
fiévreuse,  sont  réveillés  en  sursaut  par  l'éclat  des  voix. 
Le  spectacle  du  dénuement  des  malheureux,  loin  d'é- 
mouvoir les  bourreaux,  les  surexcite.  Et  l'appel  com- 
mence. A  chaque  nom  Schicklhofer  éclaire  de  son  falot 
le  visage  blafard  du  condamné.  Les  trois  Russes  se 
repaissent  visiblement  de  leurs  tourments  et  prennent 
plaisir  à  les  augmenter.  Quelques  détenus  les  toisent 
avec  mépris,  d'aucuns  tentent  en  vain  de  les  apitoyer. 

L'ancien  président  du  Conseil  d'ouvriers  Jung  prend 
la  parole  pour  protester  d'une  voix  vibrante  contre  le 
traitement  indigne  qu'on  leur  fait  subir.  Levien  accueille 
sa  harangue  par  un  ricanement  :  «  J'ai  été,  grommelle- 
t-il,  sinistre,  enfermé  dans  des  trous  comme  celui-ci, 
que  dis-je  !  beaucoup  pires,  et  si  l'on  me  pince  de  nou- 
veau on  ne  me  traitera  pas  mieux  ». 

Leviné,  moins  inhumain,  intervient  en  faveur  des 
prisonniers,  il  demande  des  couvertures  pour  qu'ils  aient 
moins  froid.  Sèchement  Levien  coupe  court  à  ses  effu- 
sions en  déclarant,  tel  le  couperet  de  la  guillotine  :  «  A 
quoi  bon,  demain  il  faudra  aller  au  poteau.  Il  est  tout  à 
fait  superflu  de  s'occuper  de  réclamations.  »  Et  Schickl- 
hofer, d'une  voix  rauque,  conclut  :  «  Vous  n'aurez 
plus  rien  à  manger.  A  quoi  bon!  » 

Et  la  lourde  porte  retombe  comme  un  cercueil  sur  les 
agonisants.  L'entrevue  a  duré  un  quart  d'heure.  Avant 

16 


242  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

de  s'éloigner,  Levien  apostrophe  les  factionnaires,  leur 
enjoignant  de  faire  bonne  garde  et  de  prévenir  toute 
tentative  d'évasion.  Puis  les  tortionnaires  pénètrent  dans 
la  cellule  n°  49  où  gisent  pantelants  les  deux  hussards 
<(  de  la  mort  ». 

Sans  souffler  mot,  les  cinq  hommes  aux  mufles  de 
bêtes  contemplent  les  gardes  blancs,  couverts  d'éra- 
flures  et  d'ecchymoses,  les  yeux  pochés,  les  faces  ter- 
reuses. Ils  sont  trop  déprimés  moralement  et  physi- 
quement, pour  avoir  la  force  d'articuler  aucune  plainte. 
La  porte  se  referma,  les  pas  s'assourdissent,  mais  la 
ronde  nocturne  n'est  pas  encore  terminée  ;  elle  doit 
s'achever  par  une  aventure  <(  galante.  »  La  comtesse 
Westarp  est  assoupie  sur  un  lit  de  sangle  dans  un  petit 
cabinet  attenant  à  la  salle  de  Schiklhofer  ;  elle  est  jeune 
et  gracieuse,  c'est  une  proie  tentante  ;  les  cinq  hommes 
avinés  et  frémissants  envahissent  silencieusement  la 
cellule  et  s'y  attardent  longuement  *... 

Que  se  passa-t-iî  dans  le  mystère  du  petit  cabinet? 
On  ne  sait  ou  plutôt  on  ne  le  soupçonne  que  trop.  Pour  la 
garnison  du  gymnase  il  est  établi  que  la  comtesse  a  été 
ignoblement  violentée  par  les  cinq  hommes.  Elle  seule, 
qui  est  morte,  pourrait  dévoiler  l'aifreuse  vérité.  Les 
accusés  ont  tous  nié  le  viol  catégoriquement.  Pourtant 
il  y  a  contre  eux  des  charges  terribles.  A  la  sentinelle 
qui  se  promenait  en  long  et  en  large  dans  la  chambre 
du  «  Zugfûlirer  2  »,  ils  donnèrent  en  effet  l'ordre  de  ne 
laisser  entrer  personne  sous  aucun  prétexte... 

C'est  en  vain  que  le  président  du  Volksgericht,  ou  Cour 
d'Assises,  a  tenté  de  tirer  la  chose  au  clair.  Schicklhofer 
a  reconnu  la  possibilité  du  viol  sans  affirmer  qu'il  ait 
eu  lieu.  Le  médecin  légiste  chargé  d'autopsier  le  cadavre 
n'en  a  retrouvé  aucune  trace,  mais  l'autopsie  a  eu  lieu 

1.  Seidl  et  Schicklhofer  prétendront  au  procès  qu'ils  n'étaient 
pas  de  l'expédition. 

2.  Chef  de  section  ;  il  s'agit  de  la  chambre  de  Schicklhofer. 


DANS  LA  SOUPENTE  DU  GYMNASE         243 

longtemps  après  l'exécution  alors  que  le  cadavre  se 
trouvait  déjà  en  état  de  décomposition,  de  sorte  que  le 
doute  continue  à  planer  sur  cette  sombre  aventure. 

Vf 

•X-    -X- 

Dans  la  soirée  du  29  avril  les  mauvaises  nouvelles  du 
front  se  multiplient;  les  gardes  rouges  ne  résistent 
plus  que  faiblement  aux  assauts  des  blancs  qui  pour- 
suivent leur  avance;  la  situation  empire  rapidement, 
d'une  heure  à  l'autre,  et  il  faut  s'attendre  à  une  pro- 
chaine déliquescence  de  toute  l'Armée  Rouge.  Les  mili- 
tants du  Comité  exécutif  ;  Strobl,  Eglhofer,  Levien, 
Leviné-Niessen,  une  certaine  Fraulein  Scheller  et  Seidl  se 
réunissent  dans  la  Salle  d'Histoire  naturelle.  Le  commis 
Rudolf  Dezenhauser  et  un  nommé  Heitermeyer  assistent 
au  conciliabule  en  qualité  de  sténographes. 

Dans  la  salle  voisine,  qui  porte  le  n°  60  et  qui  est  le 
bureau  de  Seidl,  Hausmann  et  Pfister  attendent  les 
décisions  du  Comité. 

Cette  conférence  clandestine  n'est  autre  que  celle  de 
la  Cour  vehmique  qui  va  condamner  les  otages  à  mort, 
sans  prendre  même  la  peine  de  les  entendre,  sans 
qu'il  reste  de  ses  débats  aucune  autre  trace  que  les 
dépositions  des  sténographes  au  procès. 

Après  avoir  exposé  la  situation  militaire,  Levien,  qui 
dans  toute  cette  affaire,  semble  jouer  un  rôle  prééminent 
et  qui  cumule  la  charge  de  président  avec  les  fonctions 
de  procureur  général,  explique  à  ses  auditeurs  qu'ils 
doivent  avoir  à  tout  prix  un  appui,  une  garantie,  vlîl 
moyen  de  pression  sur  les  chefs  de  l'Armée  Blanche.  Ce 
moyen  existe,  il  est  â  leur  portée,  pour  ainsi  dire  sous 
leurs  mains  :  ce  senties  otages.  Et  Levien,  dans  sa  men- 
talité bornée  d'asiatique  impitoyable,  propose  de  les 
fusiller.  Il  ne  se  dit  pas  que  cette  barbare  exécution, 
loin  d'arrêter  les  Blancs,  exacerbera  leurs  efforts  et  leur 


244  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

exécration  et  que  fatalement  elle  entraînera  des  repré- 
sailles, tout  aussi  inexorables.  Levie.n  est  comme  un 
homme  qu'une  course  rapide  a  amené  sur  la  pente  d'un 
abîme  et  qui,  en  dépit  de  ses  efforts,  ne  peut  plus  s'ar- 
rêter, ou  comme  le  noyé  qui  attire  son  camarade  au 
fond  de  la  mer.  Dans  sa  chute  il  s'évertue  à  entraîner 
les  otages  aussi  bien  que  ses  collaborateurs. 

Il  n'envisage  pas  de  solution  moyenne,  et  l'illuminé 
réussit  à  faire  partager  son  fanatisme  à  ses  compa- 
gnons. 

«  Parmi  les  otages,  déclare  Levien,  il  en  est  deux  qui, 
pour  des  raisons  particulières,  entrent  tout  d'abord  en 
ligne  de  compte  :  ce  sout  le  prince  von  Thurn  und  Taxis 
et  la  comtesse.  » 

Cette  hâte  de  mauvais  aloi  à  vouloir  se  débarrasser 
de  la  comtesse  ne  peut  que  confirmer  nos  terribles  soup- 
çons. Si  Levien,  pour  des  raisons  particulières,  ainsi 
qu'il  le  souligne,  mettait  la  comtesse  Westarp  en  tête 
de  la  liste,  n'est-ce  pas  qu'il  redoutait  à  bon  escient  son 
témoignage  écrasant,  qu'il  voulait  coûte  que  coûte  se 
défaire  de  sa  victime?... 

Les  noms  de  celle-ci  et  du  prince  sont  inscrits  sur  un 
bulletin  spécial  qui  est  un  ordre  d'exécution,  le  simu- 
lacre du  jugement.  Eglhofer  y  met  un  cachet,  Levien  y 
ajoute  l'annotation  suivante  :  «  A  transmettre  à  Haus- 
mann  ».  C'est  donc  Hausmann  qui  est  chargé  de  l'exé- 
cution 1.  La  discussion  se  prolonge  au  sujet  des  autres 
otages.  Enfin  on  décide  de  fusiller,  en  plus  du  prince  et 
de  la  comtesse,  six  autres  otages  parmi  les  plus  mar- 
quants, ceux  qui  hantaient  le  club  de  l'hôtel  des  Quatre 
Saisons  :  Deike,  Daumenlang,  Neuhaus  et  aussi  le  lieu- 
tenant baron  von  Teukert,  fait  prisonnier  pendant  une 
randonnée,  le  baron  von  Seidlitz,  et  le  professeur  Berger. 

1.  Cet  ordre  accablant  pour  tous  les  accusés,  en  particulier 
pour  Levien  et  Eglhofer,,  a  été  détruit.  Son  existence  est  certifiée 
par  les  témoins. 


DANS  LA  SOUPENTE  DU  GYMNASE  245 

Le  bruit  du  conciliabule  s'est  répandu  dans  le  gymnase 
et  il  y  règne  une  étrange  agitation.  La  garnison  ner- 
veuse, impressionnable,  sait  que  les  affaires  se  gâtent 
sur  le  frcnt  ;  l'Armée  Rouge  se  désagrège  dans  les  fau- 
bourgs ;  chacun  regagne  son  domicile,  jette  son  uniforme 
ou  son  brassard  au  rebut  et  cherche  à  se  confondre 
dans  la  foule  anonyme.  Tous  appréhendent  les  repré- 
sailles des  Blancs.  Déjà  certains  éléments  peu  sûrs  se 
pressent  aux  sorties  du  gymnase,  essayant  de  s'évader. 

Seidl,  prévenu,  donne  l'ordre  strict  de  fusiller  tous  les 
déserteurs.  C'est  seulement  à  l'aide  de  ce  procédé  dra- 
conien qu'il  parvient  encore  à  maintenir  un  semWant 
de  discipline  dans  sa  forteresse. 

La  réunion  est  coupée  par  l'interruption  aussi  sou- 
daine qu'intempestive  de  Hausmann.  Les  choses,  rap- 
porte-t-il,  vont  de  mal  en  pis.  Les  mercenaires,  obligés 
de  rester  au  gymnase,  marmonnent  des  menaces  et 
réclament  leur  solde.  Il  ne  répond  plus  de  ses  hommes; 
des  coups  de  feu  sont  partis  tout  seuls  ;  l'un  des  merce- 
naires a  dû  être  mis  aux  fers.  Levien  qui  brûle  de  faire 
un  exemple  décide  de  le  faire  comparaître,  mais  il  nie 
énergiquement  et,  faute  de  témoins,  Levien  ne  peut  le 
condamner. 

C'est  encore  Levien  qui  prend  la  parole  :  «  Rassurez- 
les,  crie-t-il,  ils  seront  payés,  mais  auparavant  il  faut 
qu'ils  exécutent  un  ordre  important  !  »  Cet  ordre  impor- 
tant, on  devine  quelle  est  sa  nature. 

Il  reste  à  régler  le  sort  des  deux  hussards.  Avant  de 
les  fusiller  on  va  tenter  de  leur  arracher  des  aveux  qui 
permettront  de  galvaniser  la  résistance  et  surtout  de 
fouetter  une  dernière  fois  les  instincts  les  plus  vils  de 
la  fange  munichoise.  On  les  fait  venir  et  c'est  Seidl, 
braquant  comme  de  coutume  son  revolver  sur  leur  poi- 


246  J-A  TERREUR  EN   BAVIÈRE 

trine,  qui  les  interroge  tour  à  tour.  La  séance  n'est  plus 
secrète  ;  la  salle  est  minorante,  des  mercenaires  s'y 
sont  glissés  qui  se  conjouissent  au  spectacle  des  mal- 
heureux ;  des  courtisanes  de  bas  étage  leur  décochent 
des  injures.  Elles  exhalent  bruyamment  leur  joie  de 
voir  qu'on  s'est  enfin  emparé  de  deux  «  crapules  de 
cette  sorte.  » 

Seidl  veut  les  obliger  à  avouer  qu'ils  ont  participé  à 
l'assassinat  de  Liebknecht  et  de  Rosa  Luxemburg.  Les 
hussards  jurent  leur  innocence  :  «  Si  vous  ne  dites  pas 
la  vérité,  je  tire.  )>  Et  dans  un  brouhaha  croissant,  'éper- 
dus, ils  avouent.  La  sinistre  comédie  continue.  Il  s'agit 
de  leur  faire  confesser  ensuite  que  les  têtes  des  révolu- 
tionnaires ont  été  mises  à  prix  et  qu'une  prime  est  fixée 
pour  chaque  garde  rouge  capturé  mort  ou  vif.  Levien, 
le  démon  de  cette  machination,  se  lève,  l'œil  injecté  de 
sang,  bavant  de  fureur  :  «  Avec  vous  autres,  crie-t-il,  nous 
ne  ferons  pas  de  longues  bouffonneries!  Avec  vous 
autres  nous  ne  jouerons  pas  longtemps  la  comédie!  » 

Et  Seidl  extorque  une  fois  de  plus  des  aveux  aux 
malheureux.  Cette  parodie  d'interrogatoire  est  achevée. 
Les  deux  hussards  sont  condamnés  à  mort,  A  coups  de 
crosse,  de  pied,  et  de  poing  on  les  boute  dans  leur 
cachot. 

Leurs  prétendus  aveux  vont  être  exploités  immédiate- 
ment. Des  affiches  soïit  ébauchées,  dessinées  à  la  hâte 
et  imprimées  dans  la  nuit.  Le  lendemain  matin  30  avril 
elles  seront  apposées  dans  toute  la  ville,  annonçant  aux 
travailleurs  de  Munich,  résolus  à  jeter  leurs  armes,  que 
chacun  d'eux  serait  fusillé  par  les  Gardes  Blancs  *,  que 
Noske  et  Hoffmann  les  traquent  à  l'aide  des  «  assassins 
de  Liebknecht.  » 

On  se  figure  aisément  l'exaspération  de  la  soldatesque 
et  de  la  population  à  la  lecture  de  ces  affiches.  Un  seul 

1  Cf.  page  193. 


DANS  LA  SOUPENTE  DU  GYMNASE  247 

cri  se  fait  entendre,  un  cri  macabre  :  «  À  mort  les  otages, 
à  mort  !  »  La  lie  de  la  population  no  songe  plus  qu'à 
piller  et  à  saccager  ;  ses  pires  instincts  sont  débridés. 
Les  bas-fonds  de  la  ville  vibrent  d'un  tumulte  orgiaque, 
l'air  est  saturé  de  haine  et  de  sang. 

Hausmann,  lui-même,  qui  jusque  là  s'était  montré 
assez  pusillanime,  peu  porté  aux  mesures  extrêmes,  est 
bouleversé,  transformé  en  «  Bmlmensch  »,  en  vampire. 
C'est  lui,  dans  sa  démence,  qui  va  commander  le  pelo- 
ton d'exécution  pendant  que  Schicklhofer  réunit  les 
signatures  de  tous  les  membres  du  Comité  exécutif. 

Tard  dans  la  nuit  on  entend  le  cliquetis  des  verres, 
le  choc  des  canettes,  les  cris  aigus  des  femmes  mêlés 
aux  beuglements  delà  soldatesque.  Pendant  que  grince, 
que  crépite  la  joie  animale  de  la  bête  humaine  lâchée, 
en  bas,  sous  le  sol,  une  vingtaine^  de  malheureux  ago- 
nisent. 

Le  lendemain  30  avril  Kick  et  un  autre  «  Rotgardist  » 
Pïirzer  apporteront  au  gymnase  Luitpold  l'ordre  oflîciel 
d'exécuter  les  otages.  C'est  la  fameuse  résolution  du 
premier  régiment  d'infanterie,  intitulée  «  Résulution  %A 
(sic),  portant  deux  annotations,  l'une  du  courrier  Peter- 
meier  :  «  A  Eglhofer.  Prière  de  prendre  la  chose  en 
main  »  ;  l'autre  d'Eglhofer,  au  crayon  :  «  Au  Comité 
exécutif  des  Conseils  d'ouvriers  et  de  soldats,  au  Palais 
des  Wittelsbach.  Je  donne  mon  consentement.  R.  Ege- 
lhofer.  »  Au  verso  il  avait  écrit  de  sa  main  :  «  Choisissez 
les  plus  distingués!  »  (Sucht  die  Feinsten  heraus). 

1  Cf.  chapitre  xi,  p.  187. 


CHAPITRE  XV 


L'EXÉCUTION  DES  OTAGES 


La  journée  rouge  du  30  avril  est  inaugurée  —  s'il  est 
permis  d'employer  ce  terme  de  fête  —  par  l'assassinat 
des  deux  hussards.  A  neuf  heures  du  matin  l'Ober- 
kommandant  Eglhofer  téléphone  de  fusiller  sur-le- 
champ  les  deux  gardes  blancs,  sous  couleur  que  des 
soldats  de  la  Reichsivehr,  qui  marche  sur  Munich, 
auraient  massacré  des  parlementaires  rouges. 

Seidl  ne  quitte  le  lycée  qu'après  s'être  assuré  que 
tout  est  prêt  pour  l'exécution.  C'est  Schicklhofer  qui  la 
dirige  et  rassemble  huit  à  dix  hommes  pour  former  le 
peloton.  En  proie  à  un  redoublement  de  sadisme  san- 
guinaire, les  gardes  rouges  font  sortir  tous  les  otages 
qui  vont  assister  à  la  mort  des  deux  soldats.  Il  est 
presque  dix  heures. 

Au  moyen  des  sévices  coutumiers  on  les  pousse. 
Leurs  uniformes  sont  lacérés,  leurs  visages  couverts 
d'ecchymoses,  boursouflés.  Les  fenêtres  sont  garnies  de 
curieux  qui  poussent  des  huées  et  ont  l'air  de  s'amuser 
follement  à  ce  spectacle  abominable,  prélude  de  la 
grande  tuerie  de  l'après-midi.  On  insulte  les  mal  heu- 


l'exécution  des  otages  249 

reux  :  «  Truies  de  Prussiens!  crie-t-on,  chiens  !  porcs  !  » 

Il  faut  les  traîner  au  mur,  tant  ils  sont  affaiblis  par 
les  coups  et  les  privations.  Le  plus  âgé,  haletant,  dit 
aux  soldats  qui  l'entourent  :  «  Je  suis  un  vieil  homme, 
père  de  six  enfants.  C'est  seulement  la  misère  qui  m'a 
poussé  dans  les  rangs  de  la  garde  blanche.  Ayez  pitié 
de  moi  !» 

L'employé  de  banque  Winkler,  un  type  de  bohème 
de  Schwabing,  ému  jusqu'aux  larmes,  cherche  à  atten- 
drir Schicklhofer  :  «  Comment,  s'écrie-t-il,  peux-tu  agir 
de  la  sorte  et  faire  fusiller  un  père  de  famille  qui  a  six 
enfants?  »  Et  Schicklhofer  de  répartir,  en  haussant  les 
épaules,  avec  une  logique  effarante  :  «  Puisque  moi 
aussi  je  serai  fusillé,  il  faut  qu'ils  le  soient  !  )> 

La  horde  des  gardes  rouges  qui  s'est  rassemblée  dans 
la  cour,  brûle  d'assouvir  la  haine  qui  couve  en  eux  et 
que  les  affiches  du  Petit  Comité  ont  encore  attisée. 

Comme  un  troupeau  de  brebis  que  l'on  conduit  à 
l'abattoir,  deux  par  deux,  tous  les  otages  débouchent 
dans  la  cour  où  ils  doivent  assister  à  la  sinistre  répéti- 
tion générale. 

«  Les  voilà,  hurle-t-on  sur  leur  passage,  ceux  qui 
doivent  être  canardés  pour  les  vingt  gardes  rouges  qui 
ont  été  fusillés  à  Forstenried  !  »  Une  pluie  d'ordures  se 
déverse  sur  la  comtesse. 

A  cinq  mètres  du  mur  un  gardien  crie  :  «  Hait  !  recht 
schaut!  halte!  les  yeux  à  droite!  »  Frémissants  d'épou 
vante  ils  regardent  :  un  chauffeur  en  civil,  c'est  Kam- 
merstaedter,  coiffé  d'une  casquette  verte  enfoncée  jus- 
qu'aux oreilles,  le  cou  engoncé  dans  une  écharpe  de  laine 
fanée,  accompagne  au  mur  les  suppliciés  au  milieu  d'un 
brouhaha  qui  croît  en  ouragan. 

Les  deux  hussards  sont  au  terme  de  leur  calvaire. 
Hâves,  les  yeux  exorbités,  ils  fixent  le  peloton.  On  leur 
ordonne  de  se  tourner  face  à  la  muraille.  L'un  d'eux  a 
la  force  de  balbutier  qu'il  faudrait  les  interroger  avant 


250    .  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

de  les  tuer;  on  lai  réplique  :  «  Seidl  n'est  pas  encore  là 
et  son  remplaçant  n'en  a  pas  ie  temps  ».  Les  deux  sol- 
dats se  serrent  alors  silencieusement  la  main  et  s'aban- 
donnent à  leur  sort. 

Hausmann,  qui  est  dans  la  cour,  arrache  la  porte  de 
la  «  Wachtstube  »  (corps  de  garde)  et  immédiatement, 
tels  des  fauves  altérés  de  sang,  la  douzaine  d'hommes 
qu'a  rassemblés  Schicklhofer  surgit  ;  dans  le  plus 
grand  désordre  ils  déboulent  et  se  dispersent  dans  la 
cour.  C'est  le  peloton  d'exécution.  Quelques  gardes 
hésitent  à  tirer  ;  ils  ont  les  yeux  noyés  de  larmes,  mais, 
sans  commandement,  du  fusil  d'un  impatient  part  sou- 
dain un  coup  de  feu  qui  atteint  le  plus  jeune  :  il  tombe 
à  la  renverse.  Cette  détonation  est  le  signal  d'une 
rafale  qui  crépite  aussitôt.  On  tire  sur  les  deux  mal- 
heureux comme  sur  des  lapins,  jusqu'à  ce  qu'ils  ne 
donnent  plus  signe  de  vie. 

La  chasse  joyeuse  est  terminée,  le  gibier  est  abattu. 
De  même  que  pour  la  curée,  les  bourreaux  s'approchent 
de  leurs  victimes  et  un  garde  rouge  goguenard  s'esclaffe  : 
«c  II  semble  que  le  vieux  ait  eu  la  frousse,  car  son 
visage  est  tout  rouge!  )>  Un  autre  dit  :  «  Tiens  il  y  en  a 
un  dont  tout  le  crâne  a  été  arraché,  sa  cervelle  coule...  )> 

Pour  récompenser  les  assassins  de  leur  insigne  cou- 
rage devant  l'ennemi,  on  leur  sert  dans  la  cour,  devant 
le  tas  sanguinolent,  des  pots  de  bière  qu'ils  avalent 
avec  délices.  Jamais  Friishchoppe 1  n'avait  été  plus 
savoureuse. 

Entre  temps  Seidl  est  revenu  et  certains  témoins  lui 
font  de  violents  reproches  de  sa  conduite  :  «  Que  vou- 
lez-vous !  réplique-t-il  froidement,  je  ne  peux  pourtant 
pas  les  ressusciter.  »  Et  il  donne  l'ordre  au  garde  rouge 
Kammerstaedter,  son  chauffeur,  d'aller  prendre  leurs 
papiers  dans  leurs  poches.  <(  J'ai  aidé  à  les  fusiller,  dit 

1.  Bière  servie  en  guise  d'apéritif. 


l'exécution  des  otages  251 

celui-ci,  mais  je  suis  épouvanté  à  l'idée  de  les  fouiller.  » 
Et  Seidl  de  riposter  :  «  Eh  bien!  va  chercher  des 
Russes  ;  ils  se  chargeront  bien  de  la  besogne.  »  En  effet 
des  Russes  se  prêtent  volontiers  à  la  sinistre  inquisi- 
tion, mais  au  lieu  des  papiers  de  la  Noske  Garde,  les 
hyènes  ne  trouvent  sur  les  suppliciés  que  quelque 
argent  qu'ils  apportent  à  la  chancellerie. 

On  jette  les  cadavres  des  deux  hussards  dans  un  coin 
sur  un  amas  de  cendres  et  d'immondices,  on  les 
recouvre  de  sciure  de  bois  et  on  les  oublie. 


Les  soixante-dix  à  quatre-vingts  hommes  qui  com- 
posent encore  la  garnison  du  lycée  deviennent  de  plus 
en  plus  irritables  et  insolents.  Ils  exigent  le  versement 
immédiat  de  leur  solde  ;  Seidl  va  chercher  des  fonds  à 
la  banque  ;  il  en  revient  à  deux  heures,  mais  il  demeure 
intransigeant.  «  Vous  ne  serez  pas  payés,  dit-il,  tant 
que  l'exécution  des  otages  n'aura  pas  eu  lieu  ».  Il 
redoute  que,  leur  paye  en  poche,  ils  s'enfuient  tous, 
l'abandonnant  seul  avec  les  otages.  Le  Petit  Comité, 
Levien,  Leviné,  Axeirod  et  de  nombreuses  filles,  siège 
en  permanence  dans  une  pièce  du  lycée.  Les  mauvaises 
nouvelles  se  multiplient;  il  n'y  a  plus^  de  temps  à 
perdre. 

Eglhofer  survient  inopinément  et  s'éloigne  après  un 
bref  colloque  avec  Seidl,  pour  assister  à  une  séance 
secrète  des  chefs  dans  l'Aula  de  l'Université.  Peu  de 
temps  après  le  courrier  Kick,  accompagné  de  Pùrzer, 
apporte  une  lettre  scellée.  Seidl  la  déchire  et  se  préci- 
pite dans  la  salle  pour  en  communiquer  la  teneur.  C'est 
la  résolution  macabre  du  premier  régiment  d'infanterie, 
revêtue  de  l'assentiment  d'Eglhofer i. 

1.  Cf.  chapitre,  xi  p,  487  et  chapitre  xiv,  p.  247. 


252  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

Aux  gardes  rouges  qui  l'entourent  il  s'écrie  tout  épa- 
noui :  «  Ça  y  est,  nous  l'avons,  maintenant  nous  pou- 
vons les  fusiller  ».  Et  s'adressant  à  son  adjoint  Haus- 
mann  :  «  Willy,  t'en  charges-tu?  »  Et  il  lui  remet  le 
bulletin  :  «  Surtout,  recommande  Strobl,  qui  survient 
en  coup  de  vent,  choisis  les  plus  distingués  !  » 

Hausmann,  après  l'avoir  lu  l'ordre,  acquiesce  le  cœur 
lourd  :  «  Iawohl  —  Parfaitement.  » 

L'exécution  aura,  lieu  séance  tenante.  Il  est  quatre 
heures  de  l'après-midi.  Schicklhofer  rassemble  à 
grand'peine  la  dizaine  d'hommes  du  peloton;  beaucoup 
se  cachent,  d'autres  refusent  d'obéir.  C'est  en  vain  que 
Schicklhofer  a  délégué  le  diable  boiteux  Watzelberger 
auprès  des  soldats  qui  affluent  du  front  de  Dachau  au 
lycée  pour  se  faire  payer  :  «  Qui  se  présente  volontaire- 
ment pour  fusiller  les  otages  ?  »  demande-t-il  ;  et  un 
silence  glacial  accueille  sa  question.  Aucun  des  soldats 
du  front  ne  veut  se  souiller  du  sang  des  otages.  Aux 
tristes  hères  affamés  qui  viennent  s'enrôler  dans  la 
garde  rouge,  Schicklhofer  demande  également  s'ils  sont 
bons  tireurs  et  s'ils  se  font  fort  de  frapper  la  tête  ou 
la  poitrine.  «  Es-tu  bon  tireur?  —  Oui.  —  Il  y  a  ici 
vingt-deux  otages  à  fusiller.  Suis-moi!  »  Les  soldats 
sont  stupéfaits  :  «  Qui  donc  es-tu,  camarade?  »  inter- 
rogent-ils. «  Je  suis  le  kommandant  du  gymnase  Luit- 
pold  ».  Et  il  leur  promet  des  cigarettes  et  de  l'argent 
s'ils  veulent  lui  obéir.  Mais  ils  sont  récalcitrants. 
Schicklhofer  leur  montre  le  jugement.  En  vain!  Il  les 
couvre  d'injures  :  «  Bande  de  lâches.  Sales  troupiers!  » 
Aucun  ne  riposte,  sous  la  grêle  d'outrages  ils  restent 
insensibles. 

Un  peloton  de  quatre  gardes  parcourt  le  gymnase  en 
quête  de  tireurs.  Ils  jettent  leur  dévolu  sur  l'étudiant 
en  médecine  russe  Andréas  Kwilenko,  un  jeune  homme 
de  vingt-et-un  ans,  auquel  ils  mettent  de  force  un  fusil 
dans   les   mains  :  «  Allons,   Ruski,   viens-t'en  !  »    lui 


l'exécution  des  otages  253 

ordonnent-ils.  Plus  tard  Kwilenko  affirmera  qu'il  ne 
tira  pas. 

Cependant  Hausmann  invite  Hesselmann,  le  garde- 
magasin,  et  Gesell  à  l'accompagner  dans  la  cave.  Il  leur 
recommande  d'emporter  un  bloc  et  un  crayon  pour  y 
noter  les  noms  des  victimes.  Suivi  de  ses  valets 
Hausmann  pénètre  dans  la  soupente  où,  depuis  l'exécu- 
tion des  deux  hussards,  règne  une  terrible  angoisse. 
Ces  malheureux  ont  passé  par  toutes  les  transes;  la 
nuit  auparavant  ils  ont  entendu  le  grondement  du 
canon  qui  leur  marquait  l'avance  de  la  garde  blanche, 
puis  tout  s'est  tu  et  dans  la  matinée  le  massacre  des 
deux  loques  humaines  a  réveillé  en  eux  mille  funèbres 
appréhensions. 

Quand  s'ouvre  la  porte,  les  captifs  comprennent  que 
leur  dernière  minute  a  sonné.  On  dirait  d'une  volière 
où  surgit  une  main  brutale.  Au  reflet  blafard  d'une  lan- 
terne, Hausmann  appelle  les  infortunés  dont  Gesell 
inscrit  les  noms  au  fur  et  à  mesure.  A  côté  de  chaque 
nom  Hausmann  trace  une  croix  rouge  qui,  à  ses  yeux, 
signifie  l'arrêt  de  mort.  Au  milieu  des  larmes  et  des 
protestations,  les  huit  otages  désignés  par  le  verdict 
révolutionnaire  :  le  prince  von  Thurn  und  Taxis,  la  com- 
tesse Westarp,  le  lieutenant  von  Teukert,  le  baron  von 
Seidlitz,  le  professeur  Berger,  le  premier  secrétaire 
Daumenlang,  les  artistes  Neuhaus  et  Deike,  viennent  se 
ranger  le  long  du  mur. 

Hausmann  les  examine  longuement  pour  s'assurer 
encore  une  fois  de  leur  identité,  puis  le  cortège  mor- 
tuaire se  met  en  route. 

Dans  la  cour  sont  massés  trois  cents  à  quatre  cents 
soldats  sac  au  dos.  De  partout  béent  les  museaux  sour- 
nois  des    mitrailleuses.  Le  bruit   de    la    tuerie   s'est 


254  LA   TERREUR   EN   BAVIERE 

répandu  comme  un  torrent  de  boue,  et  les  soldats  qui 
ont  soif  de  carnage,  et  de  sang,  et  d'ignominie  sont 
accourus  nombreux.  Une  contagion  de  violence  et  de 
meurtre,  le  besoin  de  détruire,  de  massacrer,  s'empare 
de  certains  gardes  rouges,  les  pénètre,  les  enivre,  les 
envoûte. 

Le  mercenaire  Wilhelm  Ertel,  dont  les  yeux  fauves 
étincellent,  se  signale  par  ses  vociférations  :  «  Où  sont 
les  otages  ?  grince-t-il,  la  lippe  écumante  ;  qu'on  me  les 
amène  donc!  Mais  seulement  les  meilleurs  que  nous 
égorgerons  comme  des  chats,  car  ils  ne  sont  pas  dignes 
d'une  balle  !  » 

Un  matelot  à  face  bestiale,  au  groin  répugnant,  se 
détache  dans  un  groupe  par  l'âpreté  de  sa  langue  et  ses 
gestes  convulsifs.  Il  est  là,  tel  un  loup  frémissant, 
affamé  de  sang  et  de  chair.  Ses  camarades  l'appellent  le 
coolie  :  «  Tiens,  dit-on,  le  coolie  en  est  encore!  Ce  chien  I 
de  truie  !  »  ïl  est,  paraît-il,  un  habitué  de  toutes  les  bat- 
teries,  un  professionnel  du  massacre.  Quelques  témoins, 
moins  endurcis  que  leurs  camarades,  essuient  des 
larmes  furtives. 

Le  peloton  d'exécution,  dont  Hausmann  a  pris  le 
commandement,  forme  une  longue  iile  qui  barre  la 
cour  du  lycée.  Deux  ou  trois  Russes  y  figurent.  Des 
civils  et  le  cantinier  Seidl  s'y  adjoignent  volontai- 
rement. 

Au  cri  de  Schicklhofer  :  «  Tout  le  monde  dehors  pour 
fusiller  les  otages  »,  les  fenêtres  se  sont  peuplées  de 
spectateurs  comme  pour  une  fête.  La  maîtresse  du  can- 
tinier Joseph  Seidl,  dit  Pepi,  Y  «  artiste  y>  Westermeier 
qui  appartient  à  la  troupe  d'un  théâtre  forain  de  la  ban- 
lieue bavaroise  et  qui  a  été  engagée  comme  servante  à 
la  cantine,  juchée  sur  un  rebord,  prodigue  ses  gouail- 
leries  aux  malheureux  qui  débouchent  dans  la  cour. 
Ses  lèvres  que  retrousse  un  rictus  cruel  vomissent  des 
insultes  ordurières  à  la  comtesse. 


l'exécution  des  otages  255 

D'autres»maritornes,  créatures  des  dictateurs,  assistent 
à  l'exécution.  L'une,  béate  de  jouissance,  l'air  pâmé, 
criaille  d'une  voix  aiguë  :  «  Mon  vieux  en  est  aussi, 
mais  regardez-le  donc!  » 

Le  lugubre  cortège  défile  sous  le  haro,  dans  le  mugis- 
sement de  cette  harde  de  bêtes  fauves  dont  tous  les  ins- 
tincts sont  lâchés.  En  tête  vient  Daumenlang,  les  mains 
jointes,  psalmodiant  des  prières,  extatique. 

Une  bordée  d'injures  éclabousse  la  comtesse  Hella  von 
Westarp,  livide,  les  traits  décomposés.  Les  viragos  la 
traitent  de  «  putain  »  et  de  «  truie  ».  A  son  passage  des 
gardes  rouges,  tordus  par  le  stupre,  altérés  de  cruauté, 
font  des  gestes  obscènes;  un  misérable  du  nom  de 
Huber  lui  décoche  un  coup  de  pied  au  bas-ventre,  un 
autre,  ravagé  d'infamie,  se  rue  sur  elle,  relève  ses  jupes 
et  esquisse  un  mouvement  bestial. 

Le  vacarme  dans  la  cour  est  indicible.  Les  pleurs,  les 
gémissements  et  les  soupirs  des  suppliciés  sont  Cou- 
verts par  l'ululation  déchirante  des  sirènes  et  le  carillon 
aigrelet  de  la  cloche  que  l'on  sonne  à  toute  volée,  par 
les  hurlements  de  la  multitude  encanaillée  et  dépe- 
naillée qui  se  gave  à  l'avance  des  tortures  des  otages. 

Le  garçon  de  café  Debiîtt,  qui  s'est  enrôlé  le  jour 
même  dans  la  garde  rouge  et  qui  porte  un  brassard 
flamboyant,  est  chargé  d'enlever  aux  otages  leurs  por- 
tefeuilles, leur  argent  et  leurs  bijoux  qu'il  dépose  à  la 
chancellerie.  Il  prendra  la  précaution  de  garder  par 
devers  soi  l'un  des  portefeuilles,  des  mieux  garnis. 

«  Dehors  le  drapeau!  »  dit  l'un  d'une  voix  tonnante, 
et  au-dessus  des  malheureux  qui  vont  mourir,  la  meute 
déploie  un  immense  drapeau  rouge.  Sans  délai  le  car- 
nage commence.  Daumenlang,  résigné  et  absent,  tombe 
le  premier  sous  la  rafale.  Ses  dernières  paroles  sont  une 
prière. 

Les  peintres  Deike  et  Neuhaus  sont  tous  deux  d'an- 
ciens soldats-,  leurs  corps  sont  couverts  de  blessures  qui 


256  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

témoignent  la  part  qu'ils  ont  prise  à  la  guerre;  ils  se 
laissent  conduire  au  mur  sans  sourciller. 

Le  baron  Teukert,  ce  premier  lieutenant  de  l'armée 
blanche  fait  prisonnier  en  patrouille,  est  avec  eux. 

On  bande  les  yeux  à  Deike  et  à  Neuhaus  et  on  veut  en 
faire  autant  à  Teukert  qui  revêt  son  uniforme  de  lieu- 
tenant gris-campagne  :  «  N'en  faites  rien,  dit-il,  je  suis 
soldat  et  je  veux  mourir  en  soldat  ».  Et  d'un  geste 
sublime  il  déchire  brusquement  sa  tunique,  exposant  sa 
poitrine  au  peloton. 

L'un  des  tireurs,  Hannes,  est  tellement  ému,  que,  pris 
de  tremblements  convulsifs,  il  doit  interrompre  sa 
sinistre  besogne.  D'emblée  il  est  remplacé  par  un  autre. 

«  En  joue!  Feu!  »  commande  Hausmann.  Les  trois 
hommes  s'abattent  en  présence  de  leurs  compagnons 
horrifiés  qui  vont  subir  le  même  sort.  Des  gardes  rouges 
se  détachent  pour  donner  le  coup  de  grâce  aux  corps 
palpitants.  Les  cadavres  sont  couverts  de  blessures 
affreuses;  on  suppose  que  les  gardes  rouges  se  sont 
servis  de  balles  dum-dum.  En  tout  cas  il  est  établi  que 
les  munitions  étaient  vieilles  et  que,  de  plus,  on  leur 
avait  fait  subir  une  certaine  préparation. 

C'est  le  tour  du  baron  Seidlitz  que  l'on  fusille  rapi- 
dement. 

La  comtesse  Westarp  supplie  ses  bourreaux  :  «  Lais- 
sez-moi vivre  encore  une  heure!  Ne  faites  pas  de  moi 
un  cadavre!  »  Un  tigre  serait  ému.  Elle  ne  réussit  qu'à 
prolonger  son  agonie.  On  lui  accorde  comme  grâce 
suprême  d'écrire  une  dernière  lettre  d'adieu  aux  siens. 
Malgré  l'émotion  qui  l'étreint,  tremblante  comme  une 
feuille  sous  la  tourmente,  elle  gribouille  au  crayon 
quelques  caractères  informes,  sur  le  dos  d'un  garde 
rouge  que  remue  tant  de  douleur.  Mais  il  semble  qu'elle 


l'exécution  des  otages  257 

cherche  à  obtenir  un  répit.  L'impatience  gagne  les 
janissaires  et  l'un  d'eux,  exaspéré,  c'est  le  tailleur 
Watzelsberger,  lui  crie  :  «  Sakrament!  Sténographiez 
donc.  Nous  n'avons  pas  le  loisir  de  vous  attendre!  Au 
mur  !  C'est  fini  !  » 

Immédiatement  un  ambulancier,  l'emblème  sacré  de 
la  Croix-Rouge  au  bras  —  quelle  affreuse  ironie!  — 
bondit  sur  elle  et  tente  de  l'entraîner  vers  le  mur,  elle 
s'affaisse  sans  connaissance.  Des  ricanements  de  fauves 
partent  des  fenêtres,  des  accordéons  grincent  des  airs 
joyeux,  des  faces  contorsionnées,  grimaçantes,  clament: 
«  A  mort.  » 

On  ne  veut  pas  abréger  ses  souffrances  en  la  massa- 
crant pendant  sa  pâmoison  ;  non,  son  agonie  doit  recom- 
mencer et  lorsque,  dans  un  cauchemar,  elle  rouvre  les 
yeux,  c'est  pour  être  conduite  au  martyre.  D'abord  hébé- 
tée, elle  se  ressaisit,  elle  se  débat,  elle  hurle  désespérée  : 
«  Au  secours!  Laissez-moi  vivre  au  moins  um^  heure 
encore!  »  Une  heure,  c'est  peut-être  le  salut! 

Un  certain  nombre  de  soldats  prennent  son  parti  ;  les 
autres  crient  :  «  Il  faut  quelle  aussi  soit  fusillée  ». 
Quelques-uns  s'interposent  :  «  Demandez  encore  une 
fois  si  elle  doit  être  fusillée  ».  Et  alors,  d'une  fenêtre 
supérieure,  retentit  la  confirmation  fatale,  partie,  dit-on, 
de  la  bouche  de  Seidl  :  «  Oui,  elle  doit  être  fusillée.  On 
a  trouvé  chez  elle  une  liste  de  cinq  cents  communistes 
qui  doivent  être  exécutés  par  la  contre-révolution.  » 

Cette  déclaration  met  les  soldats  en  fureur  ;  on  colle 
la  comtesse  au  mur;  pris  d'une  hâte  sanguinaire  ses 
gardiens  jugent  inutile  de  lui  bander  les  yeux.  Dans  son 
horreur  elle  porte  son  mouchoir  au  visage.  Un  bref 
commandement  retentit;  six  coups  partent  et  la  com- 
tesse s'effondre,  le  visage  et  surtout  le  cou  horriblement 
déchiquetés.  Pourtant  elle  râle  encore.  Alors  un  garde 
rouge  s'approche  et  à  brûle-pourpoint  lui  donne  le  coup 
mortel. 

17 


258  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

«  Tous  mes  compliments,  Max,  lui  dit  l'un  des  spec- 
tateurs, tu  l'as  eue.  » 

Le  vieux  professeur  Berger  ne  s'était  pas  aperçu  dans 
la  cave  que  l'heure  de  mourir  était  venue.  Au  contraire, 
s'imaginant  qu'il  allait' être  libéré,  il  s'était  joint  volon- 
tairement, avec  joie,  —  dit-on  —  au  peloton  des  con- 
damnés. Une  version  circule  selon  laquelle  son  nom 
n'était  pas  inscrit  sur  la  liste  fatale.  C'est  de  lui-même, 
malgré  les  efforts  de  ses  compagnons,  qu'il  se  serait 
placé  dans  le  groupe  des  contre-révolutionnaires  ;  les 
sentinelles  auraient  vainement  tenté  de  le  repousser  : 
«  Tu  n'en  es  pas  !  »  Mais  le  vieillard,  buté  ou  abasourdi, 
ne  recula  pas  d'un  pas  * . 

Quand  il  entend  les  détonations  et  le  sifflement  des, 
balles,  il  devine  tout,  qu'on  va  le  fusiller  avec  les  autres; 
et  comme  une  bête  aux  abois,  saisi  d'une  folle  terreur, 
il  cherche  à  s'échapper  à  l'abri  du  tumulte.  Il  n'a  pas 
fait  dix  enjambées  qu'il  est  cerné,  empoigné,  rudoyé. 
L'un  des  pandours,  le  matelot  Ristelmeyer,  lui  assène 
un  formidable  coup  de  poing  sur  la  nuque  en  vocifé- 
rant :  «  Mais  avance  donc,  vieux  salaud  !  »  «  Je  ne  tolé- 
rerai pas,  s'écrie  Berger  éperdu,  je  ne  suis  pas  un  cri- 
minel; je  veux  d'abord  que  l'on  m'interroge  ».  Ses 
dénégations  tombent  dans  le  vide.  Personne  ne  l'écoute.. . 
Une  brute  lui  arrache  la  moitié  de  la  barbe  et  avec  féro- 
cité on  le  bouscule  jusqu'au  mur. 

A  peine  y  est-il  que  les  coups  de  fusil  partent.  ïl  est 
atteint  au  crâne,  sa  cervelle  éclabousse  la  muraille,  ce 
qui  fait  dire  à  un  tireur  hilare  :  «  Aujourd'hui  nous 
mangerons  de  la  cervelle  frite  !  »  Et  comme  le  cadavre 
est  encore  pantelant,  un  garde  se  détache  du  peloton 
pour  administrer  au  vieux  peintre  le  coup  fatal. 

1.  Pourtant,  d'après  le  témoignage  de  Karl  Gsell  qui  accompa- 
gna Hausmann  dans  la  cave,  il  se  trouvait  bien  sur  la  liste. 


l'exécution  des  otages  259 


La  Reichswehr  a  été  sans  doute  prévenue  par  ses 
informateurs  que  l'on  assassine  les  otages,  car  elle  pro- 
duit un  gros  effort  pour  s'emparer  de  Munich  avant  que 
l'irréparable  soit  accompli.  On  se  bat  sur  les  boulevards 
extérieurs.  Les  rues  de  la  ville  grouillent  d'une  foule 
hostile  de  bourgeois  et  d'employés.  Le  lycée  est  alerté. 
Les  cloches  sont  secouées  à  toute  branle  pour  appeler  les 
gardes  rouges  à  la  rescousse.  Seyler,  l'un  des  adjoints 
de  Schicklhofer,  qui  ignore  ce  qui  se  passe  au  lycée, 
accourt  en  automobile  chercher  des  renforts  pour  une 
tentative  de  dégagement  à  l'Est  de  la  ville.  Il  entend 
une  salve,  il  frémit,  pénètre  dans  l'établissement,  et 
comme  la  sentinelle  lui  interdit  de  passer,  il  enjambe 
une  fenêtre  et  descend  dans  la  cour  tout  épouvanté. 

Le  sifflet  strident  des  sirènes,  le  tintement  hystérique 
de  la  cloche  sont  coupés  par  les  interpellations  rauques 
les  clameurs  de  stupre,  les  effroyables  gémissements  et 
le  râle  des  agonisants.  Terrible  symphonie  du  crime  !  Au 
loin,  gronde  la  canonnade.  Dans  le  crépuscule  qui  baigne 
les  êtres  et  les  choses,  et  qui  recouvre  comme  d'un 
crêpe  mortuaire  l'horrible  scène,  Seyler,  angoisse,  ne 
saisit  pas  du  premier  coup  d'ceil  ce  qui  se  passe.  Une 
rafale  le  bouleverse.  Il  se  retourne  :  c'est  pour  voir  le 
baron  Seidlitz  s'affaisser  au  pied  d'un  arbre.  Le  Rotgar- 
dist  Pùrzer  distribue  les  munitions  aux  tireurs  que 
commande  un  civil  coiffé  d'un  chapeau  de  feutre  mou. 

Avant  qu'il  ait  eu  le  temps  de  se  remettre  de  son 
épouvante,  il  voit,  comme  dans  une  hallucination, 
fusiller  la  comtesse,  puis  le  professeur  Berger.  Il  vou- 
drait parler,  s'interposer;  il  s'agite;  sa  bouche  bégaye 
des  sons  indistincts... 

Le  grand  metteur  en  scène  est  Watzelsberger,  l'estro- 
pié, le  petit  homme  noir,  qui,  appuyé  sur  sa  canne, 


260  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

ruisselant  de  sueur,  atteint  d'une  frénésie  sanguinaire, 
bondit,  se  démène  comme  un  démon.  II  abreuve  d'in- 
sultes les  suppliciés,  il  excite  les  tireurs  de  la  voix  et 
du  geste.  Il  est  vraiment  l'âme  damnée  du  carnage,  le 
grand  veneur  de  cette  abominable  curée. 


Le  tour  du  prince  von  Thurn  und  Taxis  est  venu.  Il  dé- 
clare aux  soldats  qui  l'entourent  :  <(  Je  suis  innocent,  je 
veux  comparaître  d'abord  devant  un  tribunal  révolution- 
naire ».  Quelques  soldats  qui  trouvent  que  la  tuerie  a 
suffisamment  duré,  s'entremettent  :  «  Ne  frappons  pas 
les  innocents  ;  qu'on  le  conduise  en  haut  !  »  Mais  Watzels- 
berger  s'y  oppose.  Seyler,  qui  reprend  ses  sens,  tout 
frissonnant  d'indignation,  se  précipite  dans  le  tas  et 
arrache  le  prince  aux  vampires  ;  poursuivi  par  Haus- 
mann,  qui  proteste,  il  le  pousse  dans  le  lycée. 

La  petite  troupe  se  heurte  à  Seidi  sous  le  portail.  De 
surexcitation  celui-ci  tremble  de  la  tête  aux  pieds.  Seyler 
lui  montre  son  sauf-conduit  signé  d'Eglhofer  :  «  Il  faut 
interroger  le  prince  von  Thurn  und  Taxis,  dit-il.  Au  sur- 
plus, je  ne  comprends  pas  d'où  est  venu  l'ordre  d'exé- 
cution ».  —  ((  Du  Ministère  de  la  Guerre  »,  répond  Seidl. 
—  «  Ce  n'est  pas  vrai  !  riposte  Seyler,  puisque  j'en 
viens.  » 

Cette  réponse  a  le  don  d'exaspérer  Seidl  :  «  Si  tu  ne 
files  pas  tout  de  suite,  lui  dit-il,  furieux,  tu  auras  toi 
aussi  ta  balle,  elles  sont  bon  marché  chez  nous  ».  Sey- 
ler, décontenancé  et  peu  courageux,  doit  s'éloigner,  car 
Seidi  est  homme  à  mettre  sa  menace  à  exécution.  Néan- 
moins le  prince  est  introduit,  après  cette  altercation 
rapide  comme  l'éclair,  dans  le  bureau  du  «  komman- 
dant  »,  où  il  fait,  d'une  voix  brisée,  la  déclaration  sui- 
vante :  «  Je  ne  suis  pas  le  prince  allemand  que  vous 
croyez  ;  j'appartiens  à  la  ligne  autrichienne,  et  en  1912 


l'exécution  des  otages  261 

j'ai  été  répudié  par  la  famille  régnante  de  Ratisbonne 
en  raison  de  mes  convictions  révolutionnaires.  » 

Un  des  gardes  rougps  qui  l'accompagnent  est  ébranlé  : 
«  Eh  bien,  il  semble  vraiment  innocent,  et  nous  ne 
fusillons  pas  les  innocents  !  » 

«  Ne  faites  donc  pas  tant  d'histoires,  interrompt 
Hausmann,  cramoisi,  il  est  l'un  des  conspirateurs,  l'un 
des  dix  mille  qui  nous  oppriment.  » 

«  Ecoutez-moi  donc!  »  supplie  le  prince  qui  se  sent 
perdu.  Mais  Hausmann,  que  rien  ne  peut  plus  émouvoir, 
coupe  brutalement  court  à  ses  tentatives  d'explication  : 
«  Tu  ne  me  connais  plus,  toi,  mais  moi  je  te  connais 
bien.  Qu'on  l'emmène  ».  Et  il  souligne  sa  phrase  d'un 
geste  expressif. 

Seidl  est  indécis;  il  se  rend  dans  la  pièce  voisine  : 
«  Combien  d'otages  ont  été  exécutés?  »  demande-t-il. 
<(  Sept  »,  répond  quelqu'un.  «  Il  faut  que  nous  en  ayons 
huit  ». 

Il  retourne  dans  la  chambre  et  il  acquiesce  péremptoi- 
rement :  «  Avec  nous,  rugit-il,  il  n'y  a  pas  de  pourparlers. 
C'est  oui  ou  non  tout  de  suite  !  Marche  !  Dehors  î  » 

Le  prince  se  résigne  et,  intrépidement,  la  cigarette  à 
la  bouche,  il  va  à  la  mort  en  disant  encore  aux  soldats 
avant  de  mourir  :  «  Vous  faites  couler  un  sang  innocent. 
Tirez  maintenant,  mais  surtout  visez  bien,  que  je  n'aie 
pas  à  souffrir  trop  longtemps.  »  Et  les  soldats  répondent 
du  tac  au  tac  :  «  Nous  ferons  ainsi  !  » 

Cette  fois  les  soldats  ont  si  bien  visé,  que  les  projec- 
tiles, pénétrant  dans  la  tête,  ont  arraché  de  leurs  orbites 
les  yeux  du  prince,  des  yeux  énormes  injectés  de  sang, 
qui  pendent  horribles  et  qui  vivent  encore  :  «  Voilà  qui 
lui  a  fauché  les  yeux  !  »  s'écrie  radieusement  l'un  des 
tireurs  orgueilleux  de  son  exploit. 

Pendant  la  fusillade,  le  troisième  commandant  Pfister, 
qui  est  dans  une  chambre  de  l'étage  supérieur,  pris 
d'une  crise  nerveuse,  s'évanouit.  Son  état  est  si  grave 


262  LA   TERREUR  EN  BAVIÈRE 

qu'il  faut  l'emporter  d'urgence  au  lazaret.  Des  soldats 
impuissants  pleurent  dans  les  escaliers. 

Les  valets  du  bourreau  ne  sont  pas  encore  repus.  Ils 
attendent  qu'on  leur  serve  les  autres  otages.  Dans  leur 
délire  ils  sont  prêts  à  assassiner  sans  trêve.  Il  faut  qu'un 
secrétaire  descende  dans  la  cour  leur  annoncer  que 
«  pour  aujourd'hui  c'est  assez.  »  Des  murmures  de 
mécontentement  accueillent  cette  brève  déclaration.  Les 
monstres  ne  sont  pas  satisfaits,  leur  ration  n'est  pas 
suffisante. 

C'est  alors  une  ruée  animale  vers  les  cadavres  qui  se 
distendent,  encore  chauds,  les  faces  boueuses,  dans  un 
éboulis  de  gravats  au  pied  du  mur.  Les  uns  sont  percés 
de  quatre  balles,  les  autres  de  cinq,  six  ou  sept,  certains 
tireurs  ayant  visé  au  petit  bonheur.  La  plupart  des  con- 
damnés ont  été  tués  par  devant,  n'ayant  pas  eu  le  temps 
de  se  retourner.  La  comtesse  Westarp  a  la  moitié  du 
visage  emporté  et  son  mouchoir,  que  dans  l'épouvante 
elle  tint  devant  le  visage,  est  armorié  de  sang  et  percé 
comme  un  crible. 

Plusieurs  crânes  ont  éclaté;  des  débris  de  cervelle 
ont  giclé  sur  les  murs  et  sur  le  pavé;  le  sang  s'est 
répandu  partout  ;  il  dégouline  sur  les  cadavres  et  à 
l'entour,  formant  de  grosses  flaques  écartâtes  dans  les- 
quelles les  curieux  clapotent. 

A  grands  coups  de  crosse  les  gardes  rouges  achèvent 
les  mourants  dont  les  corps  disloqués  et  saignants  tres- 
saillent encore. 

«  Peu  importe  qu'il  crève  de  cette  façon  ou  d'une 
autre  î  »  hurle  l'une  des  brutes  qui  fend  d'un  coup  de 
crosse  la  tête  d'un  supplicié  qui  pantèle. 

D'aucuns,  pris  d'une  folie  sanguinaire,  piétinent  les 
cadavres.  Une   brute  profane   par  un  geste  odieux  le 


l'exécution  des  otages  263 

corps  de  la  comtesse  Westarp,  un  autre  misérable,  rele- 
vant ses  robes,  lui  lance  de  toute  sa  force  des  coups  de 
pied  au  bas-ventre. 

Les  forcenés  vont  se  soulager  à  côté  des  loques  san- 
glantes, des  poubelles  d'immondices  sont  déversées  sur 
elles.  L'orgie  commence  autour  du  tas  de  chair  souillée 
qui  gît  dans  la  pénombre.  Des  gardes  rouges,  s'impro- 
visant  musiciens,  font  beugler  des  accordéons,  d'autres 
trépignent  et  chantent  avec  une  allégresse  sans  bornes, 
pris  d'une  joie  féroce.  Des  femmes  encore  se  mêlent  à  la 
débauche.  Le  vin  et  la  bière  coulent  à  flots  ;  les  cigarettes 
sont  généreusement  distribuées. 

Dans  cette  débâcle  morale  où  les  âmes  ne  sont  plus 
que  des  épaves  flottant  à  la  dérive  sur  une  mer  de  boue,/ 
dans  un  océan  d'abjection,  au  son  geignard  des  accor- 
déons, au  miaulement  des  harmonicas  et  au  ronflement 
sourd  du  canon,  dans  un  dernier  spasme,  Spartacus 
expire  en  dégorgeant,  tel  un  égout,  un  ruisseau  de 
fange  puante. 

Seidl,  qui  commence  à  saisir  la  gravité  de  la  situation 
et  aussi  les  risques  qu'il  court,  crie  à  son  complice  : 
«  Hausmann,  c'est  toi  qui  es  responsable  de  tout  cela..,  » 

-X-    * 

A  une  heure  avancée  de  la  soirée  Seidl  donne  l'ordre 
à  ses  sbires  de  creuser  des  fosses  et  d'enterrer  les  sup- 
pliciés. 

A  grand'peine  on  trouve  quelques  bêches,  mais  les 
soldats,  pris  de  boisson,  déclarent  que  le  sol  est  trop  dur. 
On  décide  alors  de  les  jeter  tous  en  tas  dans  un  appentis 
au  fond  de  la  cour  où  un  garde  rouge,  jaloux  des 
prouesses  de  ses  camarades,  soulevant  les  jambes  de 
la  comtesse,  une  fois  de  plus,  roue  de  coups  de  pied 
son  cadavre  ballonné,  tuméfié. 

Les  corps  ont  été  dépouillés  de  tout  ce  que  Debûtt 


264  LA   TERREUR   EN   BAVIÈR  E 

avait  omis  d'emporter;  un  «  Rotgardist  i>  que  fascinent 
les  bottes  du  lieutenant  Teukert  les  lui  enlève  et  se  les 
approprie  sans  vergogne.  Du  reste  un  matelot  vient,  par 
ordre  de  Seidl,  faire  fouiller  encore  une  fois  les  poches 
qui  sont  retournées  et  dont  le  contenu  est  porté  à  la 
chancellerie  et  déposé  dans  un  tiroir.  Peu  de  temps 
après  les  amateurs  avaient  fait  leur  choix  et  tout  le  tiroir 
était  vide.  Hessellmann,  le  prestidigitateur,  se  distingua 
par  son  incomparable  doigté  :  montres,  monocles,  bijoux 
se  volatilisèrent  en  un  clin  d'œil. 

Cependant  Seyler  \  chassé  par  Seidl,  accourt  bride 
abattue,  raconter  ce  qui  se  passe  à  Egelhofer  qui,  d'abord 
foudroyé  par  la  nouvelle,  qu'il  devait  pourtant  savoir, 
devient  ensuite  blême  et,  s'arrachant  les  cheveux,  s'écrie  : 
«  Qui  a  donc  donné  l'ordre  de  les  fusiller  ?  Je  ne  sais 
rien,  rien,  cela  me  casse  la  tête...  » 

Les  éléments  avancés  de  la  garde  blanche  qui  avaient 
pénétré  dans  Munich  ont  été  quelque  peu  refoulés,  mais 
la  situation  devient  de  plus  en  plus  désespérée  ;  le  minis- 
tère de  la  Guerre  se  vide  comme  par  enchantement  et 
bientôt  Y Ober /commandant  se  trouve  seul  dans  les  vastes 
salles  lambrissées  du  palais  des  Wittelsbach. 

Devant  le  ministère  des  groupes  suspects  se  forment, 
des  poings  se  crispent,  des  yeux  crient  vengeance.  Juste- 
ment un  chef  de  section,  Wilhem  Ertl,  qui  a  participé  à 
l'exécution,  arrive  au  ministère  avec  un  compagnon. 
Egelhofer  lui  enjoint  d'envoyer  des  renforts  à  Stein- 
hausen  où  les  choses  se  gâtent.  La  section  d'Ertl  est  la 
seule  à  laquelle  on  puisse  encore  se  fier.  Ils  se  rendent 
ensemble  au  gymnase.  Egelhofer,  qu'obsède  l'idée  du 
crime  et  que  tourmentent  déjà  les  remords,  ordonne  à 
Ertl  dé  faire  jeter  les  cadavres  dans  l'Isar. 

Ertl  se  procure  des  aides,  mais  au  lieu  de  charger  les 


1.  Seyler  a  été  condamné  à  quelques  mois  de  forteresse  pour 
participation  au  mouvement  communiste. 


l'exécutàon  des  otages  265 

cadavres,  ceux-ci  jettent  dans  le  véhicule  des  ballots 
d'uniformes  volés  :  «  Les  cadavres  ne  nous  regardent 
pas,  disent-ils  à  Ertl,  ce  sont  ceux  qui  les  ont  fusillés 
qui  devraient  les  enterrer.  » 

Immédiatement  après  l'exécution  la  meute  diabolique 
des  exécuteurs  et  des  figurants  a  foncé  dans  les 
bureaux  pour  toucher  sa  solde,  le  denier  du  crime. 

Il  y  a  cohue  dans  les  corridors  et  dans  la  salle  de 
Seidl.  C'est  le  commis  de  banque  Winkler,  ce  détraqué 
de  23  ans,  hôte  assidu  des  caveaux  de  bière  et  des  caba- 
rets de  Schwabing,  qui  a  été  chargé  de  dresser  la  liste 
des  salaires.  Depuis  une  dizaine  de  jours  il  est  employé 
au  lycée  comme  secrétaire.  Selon  ses  calculs,  il  faut  envi- 
ron quarante  mille  marks  pour  satisfaire  tout  le  monde 
et  Seidl,  prévoyant,  en  a  rapporté  le  double  de  la 
banque. 

Mais  il  rogne  sur  la  part  de  ses  mercenaires.  Des  con- 
testations éclatent;  en  dépit  des  cris,  des  injures,  des 
glapissements  et  des  malédictions  Seidl  trouve  moyen 
de  ne  verser  que  vingt  mille  marks  aux  soudards  et 
encore  beaucoup  de  billets  sont-ils  faux  !  Quelques-uns 
veulent  lui  faire  un  mauvais  parti,  mais  la  nouvelle  que 
la  garde  blanche  avance  suffit  pour  calmer  les  plus  auda- 
cieux et  préserver  Seidl  de  leur  fureur.  Ils  préfèrent  se 
mettre  en  lieu  sûr  sans  plus  tarder. 

Vers  six  heures,  une  femme  échevelée,  hagarde,  arrive 
tout  essoufflée  au  gymnase.  Elle  rencontre  un  garde 
rouge,  Fehmer,  qui  lui  demande  ce  qu'elle  veut  :  «  Je 
viens  chercher  mon  mari,  pour  qu'on  ne  le  fusille  pas  !  » 
Fehmer  la  fait  entrer  dans  la  pièce  ou  est  Seidl.  «  Qui 
êtes-vous?  Que  voulez-vous ?»interroge-t-il  brutalement. 
<(  Je  suis  madame  Daumenlang  et  je  viens  chercher 
mon  mari  pour  qu'on  ne  ,1e  fusille  pas  »,  répète-t-elle 


266  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

angoissée.  «  Personne  ne  sera  fusillé,  réplique  sèchement 
Seidl.  Adressez-vous  demain  matin  à  l'Oberkommandant 
Egelhofer.  »  D'un  geste  il  congédie  la  femme  éplorée  et 
se  replonge  dans  ses  calculs. 

A  dix  heures  du  soir  la  paye  est  terminée  et  Winkler, 
qui  revient  de  casser  une  croûte,  trouve  Seidl  en  train 
de  faire  un  paquet  des  soixante  mille  marks  restants, 
s'apprêtant  à  disparaître. 

Au  procès  il  prétendra  qu'il  n'en  a  gardé  que  vingt 
mille,  partageant  le  reste  entre  Schicklhofer  et  Haus- 
mann.  En  réalité  il  escroque  toute  la  somme  et,  lourde- 
ment chargé,  il  s'éclipse.  Chez  lui  il  rencontre  une  femme 
Blass,  amie  de  sa  famille,  à  laquelle  il  confie  quinze  mille 
marks,  et  comme  elle  lui  adresse  de  violents  reproches 
de  l'assassinat  des  otages,  dont  la  nouvelle  circule  déjà 
en  ville,  il  lui  répond  hypocritement,  préparant  peut- 
être  un  témoignage  à  décharge  :  «  Je  ne  sais  pas  qui  a 
donné  l'ordre.  Je  n'ai  plus  été  capable  de  retenir  mes 
hommes...  » 

Winkler  s'en  va;  Schicklhofer  et  Hausmann  se  sont 
déjà  enfuis.  Réveillé  de  son  ivresse  sanguinaire,  révolté 
de  son  ignominie,  Hausmann  s'est  fait  justice  d'une 
balle  de  revolver  après  avoir  tenté,  d'accord  avec  sa 
femme,  de  la  tuer. 

Les  derniers  chants  s'éteignent  dans  la  cour.  Les  con- 
vulsionnaires  cessent  de  gigoter.  L'orgie  s'achève  dans 
les  hoquets  des  ivrognes  et  les  grasses  plaisanteries.  La 
plupart  des  gardes  rouges,  dès  qu'ils  ont  touché  leur 
solde,  titubants  et  braillants,  se  sont  échappés  du  lycée 
fatal.  11  n'y  a  plus  que  quelques  pillards  qui  rôdent  en 
quête  d'uniformes  abandonnés,  deux  ou  trois  sentinelles 
qui,  obéissant  à  leur  consigne,  constituent  toute  la  gar- 
nison du  lupanar. 

•x-  X 

Quel  a  été,  pendant  ce  drame,  le  sort  des  malheureux 


l'exécution  des  otages  267 

otages  qui  n'ont  pas  été  fusillés  et  qui  demeurent  enfer- 
més dans  l'immonde  cellule?  Accroupis  dans  la  cave,  les 
yeux  fous,  prêtant  l'oreille  aux  détonations  qui  reten- 
tissent en  haut,  dans  la  cour,  et  aux  vagues  rumeurs 
qui  viennent  de  loin,  les  secondes  leur  paraissent 
longues  comme  des  heures,  l'après-midi  aussi  intermi- 
nable que  l'éternité. 

Pendant  l'exécution  on  écroue  dans  le  cachot  une 
femme,  qui,  prise  de  démence,  gesticule  et  profère  des 
paroles  incohérentes;  elle  parle  de  fusiller  tout  le 
monde.  Les  survivants  s'évertuent  à  la  calmer  pour  ne 
pas  attirer  sur  eux  l'attention  des  fanatiques.  Ils  en- 
tendent sonner  l'alarme  continuellement,  croître  l'exci- 
tation, gronder  l'ouragan.  Au-dessus  d'eux  c'est  un  va- 
et-vient  continu,  des  cris,  des  disputes,  des  aboiements 
gutturaux. 

Peu  à  peu  le  vacarme  s'apaise  et  les  malheureux  com- 
mencent à  reprendre  espoir.  Ils  ne  sont  plus  que  cinq, 
car  certains  d'entre  eux,  profitant  de  la  complaisance  de 
quelques  gardes  rouges  qui  se  sont  laissés  corrompre, 
ont  pu  tirer  leur  révérence  à  la  cave  maudite. 

A  onze  heures  et  demie  du  soir  les  otages  sont  ré- 
veillés de  leurs  douloureuses  méditations  par  un  tumulte 
dans  l'escalier.  Des  faces  patibulaires  apparaissent  dans 
l'entre-bâillement  de  l'huis.  Va-t-on  les  massacrer  en 
tas  dans  leur  prison,  à  coups  de  grenades  à  main,  comme 
il  en  a  déjà  été  question  ?  La  porte  est  arrachée  : 
«  Habillez-vous  tous  !  »  hurle  un  «  Roigardist  »  qui  refuse 
de  fournir  aucune  explication. 

Effarés,  les  malheureux  s'habillent.  Quel  n'est  pas 
leur  effroi  de  voir  briller  des  flammes  dans  le  couloir! 
la  fumée  qui  envahit  leur  cachot  les  asphyxie.  Va-t-on 
donc  les  brûler  vifs.  Et  tout  à  coup  éclate  un  cri  formi- 
dable qui  s'amplifie  dans  le  silence  effrayant  de  la  nuit  : 
«  La  garde  blanche  arrive  !  » 

Dans  leur  épouvante  et  leur  rage,  sacrant  et  blasphé- 


268  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

mant,  les  gardes  rouges  ont  décidé  d'incendier  le  lycée 
et  à  cet  effet  ils  ont  mis  le  feu  à  des  lits  et  à  des  pail- 
lasses du  sous-sol... 

Mais  quelques  minutes  après  une  auto  blindée  chargée 
de  gardes  blancs  et  armée  de  mitrailleuses,  s'arrête 
vrombissante  devant  le  lycée.  En  un  tournemain  il  est 
occupé  et  les  malheureux  otages,  encore  hallucinés, 
pleurent  de  joie  à  la  vue  de  leurs  libérateurs. 

Pourtant  la  terreur  n'était  pas  encore  terminée,  ni  le 
sang  n'avait  cessé  de  couler.  Aux  excès  des  rouges 
allait  succéder  la  répression  non  moins  barbare  des 
blancs. 


CHAPITRE  XVI 
LA  TERREUR  BLANCHE 


Dans  une  dernière  réunion  au  Hofbrâu  le  30  avril  au 
soir,  quelques  meneurs  :  Tôlier,  Maenner,  Lohmar, 
Klingelhôfer  préparent  la  voie  épineuse  de  la  résipis- 
cence en  manifestant  leur  profonde  répulsion  pour  les 
forfaits  de  ces  dernières  journées  ;  ils  flétrissent  l'œuvre 
de  Levien  et  Leviné  et,  malgré  la  situation  sans  issue 
où  ils  se  trouvent,  ils  ont  le  cynisme,  ou  l'inconscience, 
de  proposer  la  convocation  du  Congrès  des  Conseils 
bavarois.  Peut-être  ne  veulent-ils  que  sauver  les  appa- 
rences et  dans  leur  détresse  faire  quand  même  à  mau- 
vaise fortune  bon  cœur.  La  réunion  se  clôt  à  une 
heure  du  matin  par  des  «  hoch  »  à  la  Republique  des 
Conseils. 

Les  sirènes  strident,  tous  les  carillons  de  la  ville 
sonnent  le  tocsin,  des  salves  de  coups  de  feu  partent 
de  tous  les  repaires  ;  des  mitrailleuses  embusquées  sur 
les  toits  ou  dans  les  encoignures  pétaradent  ;  l'explosion 
sèche  des  grenades  à  main  se  mêle  au  ronflement  du 
canon  dans  la  banlieue. 

La  dictature  du  prolétariat  se  meurt  et  dans  une  nuit 


270  LA  TERREUR   EN  BAVIÈRE 

angoissée,   une  nuit  rouge,   les   habitants  de  Munich 
attendent  leurs  «  libérateurs  ». 

Pris  d'une  panique  folle,  tous  les  chefs  du  mouvement 
communiste  n'ont  plus  qu'une  idée  en  tête  :  quitter 
Munich,  échapper  aux  représailles  qu'ils  prévoient 
implacables.  Les  plus  tarés  :  les  Russes  Levien,  Leviné- 
Niessen,  se  sont  enfuis  le  plus  précipitamment  ;  Axelrod 
reste  à  Munich  sous  un  déguisement  qui,  croit-il,  le 
rendra  méconnaissable  ;  Tôlier,  dont  les  cheveux  sont 
noirs  comme  jais,  les  teint  en  roux  ardent,  Hausmann 
s'est  suicidé  dans  la  soirée  du  crime  ;  Schicklhofer  se 
cache. 

Seidl  a  quitté  le  gymnase  à  dix  heures  du  soir,  empor- 
tant les  soixante  mille  marks  qu'il  s'est  indûment  appro- 
priés comme  «  fililchtlingsgeld  »  ou  denier  du  fuyard. 

Sauve  qui  peut  !  Les  brassards  rouges  sont  jetés  dans 
les  poubelles  ou  brûlés,  les  armes  disparaissent.  Le 
Premier  Mai,  fête  des  travailleurs,  «  Weltfeiertag  »,  on 
ne  voit  plus  dans  les  rues  de  prolétaires  en  armes. 
Seuls  quelques  téméraires  osent  encore  arborer  un 
œillet  rouge  à  la  boutonnière.  Les  manifestations  orga- 
nisées par  les  deux  partis  socialistes  n'ont  guère  d'écho. 
La  nouvelle  de  l'assassinat  des  otages  pèse  sur  la  ville 
comme  un  bloc  de  plomb. 

Les  meetings  sont  désertés  ;  foin  du  soviétisme  inté- 
grai !  Aux  orties  le  drapeau  rouge  !  Néanmoins  les  con- 
seils d'établissement  et  de  soldats  émanent  un  ultime 
manifeste  dans  lequel  ils  condamnent  l'abominable 
massacre  des  otages  et  assurent  qu'ils  protégeront 
de  toute  façon  leurs  chefs  :  Tôlier,  Maenner  et  Klin- 
gelhoefer. 

Les  parlementaires  que  les  Conseils  d'entreprise  ont 
envoyés  à  Dachau  ont  été  éconduits.  On  leur  déclare 
sans  ambages  qu'ils  n'ont  rien  à  exiger  :  ils  ne 
peuvent  que  solliciter  une  capitulation  sans  conditions 
impliquant  la  remise  des  armes  et  des  chefs. 


LA   TERREUR   BLANCHE  271 

Le  30  avril  au  soir  on  a  complètement  perdu  la  tête 
au  Ministère  de  la  Guerre  où  l'on  offre  une  solde  miri- 
fique de  20  marks  par  jour  aux  mercenaires  qui  se 
débandent.  La  déliquescence  de  l'Armée  Rouge  pro- 
gresse d'heure  en  heure,  de  minute  en  minute.  ' 

Cependant  le  cercle  de  fer  qui  étreint  Munich  se  res- 
serre avec  la  précision  d'une  horloge.  Le  groupe  prin- 
cipal de  la  Reichswehr  avance  par  Dachau,  un  deuxième 
groupe  qui  s'appuie  sur  l'Isar,  par  Freising,  des  volon- 
taires wurtembergeois  et  bavarois,  en  costume  national, 
par  Fûrstenfeldbruck  ;  le  corps  franc  du  colonel  Epp 
vient  du  Sud,  les  troupes  du  général  Siebert  débouchent 
de  l'Est,  par  Miïhldort. 

Les  nouvelles  les  plus  extraordinaires  circulent  dans 
Munich  :  le  massacre  des  otages  et  l'arrivée  imminente 
de  la  Garde  Blanche  forment  le  thème  de  toutes  les 
discussions.  On  prétend  que  le  peintre  von  Stuck,  le 
philanthrope  Dall'Armi,  le  comte  Bothmer  et  une  com- 
tesse Moy,  royalistes  notoires,  ont  été  assassinés.  Les 
placides  bourgeois  munichois,  sous  l'empire  d'une  tar- 
dive indignation,  poussent  l'audace  jusqu'à  crier  :  «  A  bas 
la  tyrannie  ».  Dans  l'attente  de  la  délivrance,  une  espèce 
de  garde  nationale  se  constitue  ;  des  mouchoirs  blancs 
ficelés  à  des  bâtons  sont  brandis  au-dessus  de  la  foule  ; 
on  improvise  des  brassards  blancs  ou  des  rubans  de 
papier  de  même  couleur  que  l'on  fixe  aux  chapeaux. 
D'abord  timidement,  puis  partout,  apparaissent  les  éten- 
dards blancs,  symboles  de  la  contre-révolution. 

Le  drapeau  rouge  flotte  encore  à  la  Résidence  ;  sans 
coup  férir  des  héros  l'en  arrachent  ;  on  désarme  des 
gardes  rouges  et  on  s'empare  de  leurs  mousquets. 
L'emblème  bavarois  blanc-bleu  est  hissé  à  la  Résidence 
que  défend  déjà  le  1er  mai  une  compagnie  d'étudiants 
et  de  citoyens. 

C'est  autour  de  cette  île  que  vont  se  cristalliser  toutes 
les  forces  anti-révolutionnaires  auxquelles  se  joignent 


272  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

quelques  patrouilles  de  l'armée  assiégeante  qui  entrent 
en  flèche  dans  la  ville.  L'une  d'elles,  nous  Favons  vu, 
s'est  emparée  du  gymnase  Luitpold. 

L'entrée  des  troupes  blanches  n'eut  lieu  que  le  lende- 
main vendredi  2  mai  ;  elle  fut  saluée  par  les  hourrahs 
de  toute  la  population  et  marquée  par  de  violents  com- 
bats, qui  éclatèrent  dans  plusieurs  points  de  la  ville,  au 
Stachus,  à  la  gare  où  un  train  blindé  fut  canonné, 
en  particulier  dans  les  quartiers  ouvriers  où  l'on  avait 
érigé  des  barricades,  et  dans  les  grandes  brasseries 
aménagées  en  citadelles. 

Les  troupes  enrubannées  et  couvertes  de  feuillages, 
les  bouches  à  feu  enguirlandées  comme  aux  journées 
fiévreuses  et  enthousiastes  de  1914,  défilent  dans  les 
rues  principales  de  la  ville  au  sifflement  aigre  des 
fifres  et  au  roulement  sourd  des  tambourins.  Enfin  la 
population  respire  ;  elle  s'imagine  naïvement  que  c'en 
est  fini  de  la  terreur  et  de  la  dictature.  Peu  s'en  faut 
qu'on  ne  porte  en  triomphe  les  soldats  poussiéreux  et 
les  officiers  à  monocle. 

Pourtant  un  camion,  à  l'avant  duquel  on  a  barbouillé 
une  horrible  tête  macabre,  présage  encore  une  abon- 
dante effusion  de  sang  :  l'établissement  d'un  régime  aussi 
dur  que  celai  qu'on  est  en  train  d'abolir. 

Les  mercenaires  prussiens  sont  chaleureusement, 
accueillis  par  les  Bavarois.  Les  frictions  qui  existent 
entre  le  Nord  et  le  Sud,  et  que  la  guerre  n'a  pu  effacer, 
semblent  tout  d'un  coup  éteintes...  Les  paysans  volon- 
taires de  Werdenfels  qui  défilent,  leurs  chapeaux  tyro- 
liens fleuris,  jarrets  nus  et  culottes  courtes,  laissant 
saillir  des  cuisses  musclées,  déchaînent  une  véritable 
frénésie. 

A  peine  les  «  libérateurs  »  ont-ils  occupé  le  centre  de 
la  ville  qu'on  les  charge  de  nettoyer  les  faubourgs.  Les 
troupes  ont  pour  stricte  consigne  d'arrêter  tous  les 
gardes  rouges,  tous  ceux  qui,  à  un  titre  quelconque 


LA   TERREUR    BLANCHE  273 

ont  participé  de  près  ou  de  loin  à  la  République  des 
Conseils  ou  se  sont  acoquinés  avec  ses  représentants, 
et  surtout  les  dirigeants  de  la  Commune.  En  cas  de 
résistance  ou  de  tentative  d'évasion  A  les  gardes 
blancs  ont  l'ordre  formel  de  faire  usage  de  leurs 
armes. 

De  ces  ordres  ils  vont  user  largement,  à  tel  point  que 
les  Munichois  s'aperçoivent  tôt,  à  leur  détriment,  qu'ils 
n'ont  fait  que  changer  de  maîtres  et  que  la  moralité  de 
leurs  nouveaux  despotes  est  au  diapason  de  celle  de 
leurs  devanciers.  La  cruauté  de  la  soldatesque  n'est  en 
rien  inférieure  à  celle  des  spartakistes.  Pas  de  quartier, 
ni  d'un  côté,  ni  de  l'autre.  Déjà  à  Starnberg  les  Blancs 
ont  passé  par  les  armes,  sans  procès,  21  gardes  rouges, 
faits  prisonniers.  Le  sang  coule  à  torrents.  La  répres- 
sion, à  coups  de  canon,  de  grenades,  au  fil  de  l'épée  et 
de  la  baïonnette,  est  impitoyable. 

Les  lansquenets,  que  le  massacre  des  otages  a  exas- 
pérés, s'assignent  essentiellement  pour  tâche  la  recher- 
che des  intellectuels  et  des  chefs.  Landauer,  Sonthei- 
mer  sont  assommés;  un  journaliste  wurtembergeois, 
Peter  Lohmar,  qui  s'était  affilié  au  parti  communiste, 
mais  qui  répudiait  le  terrorisme,  est  assassiné  pendant 
son  transport  à  la  prison,  sous  prétexte  qu'il  se  serait 
défendu,  lui,  un  invalide  de  guerre,  atteint  de  paraplé- 
gie presque  totale  ! 

Un  des  rédacteurs  de  la  Rote  Fahne,  Schlagenhofer, 
est  assassiné  ;  un  professeur  nommé  Horn  également  ; 
son  cadavre  est  dépouillé  et  abandonné  dans  le  ruis- 
seau. 

Il  faudrait  un  volume  pour  narrer  toutes  les  atrocités 
perpétrées  par  les  Blancs.  Pendant  ces  journées  rouges, 
la  barbarie  teutonne^  organisée,  se  donna  libre  cours  : 


1.  On  sait  ce  que  cela  Veut  dire,  il  suffit   de  se   remémorer 
l'exemple  de  Karl  Liebknecht  et  de  Rosa  Luxemburg. 

18 


274  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

ce  fut  une  sauvage  débauche,  une  orgie  sans  nom  d'al- 
cool et  de  sang. 

*  * 

Eglhofer  est  l'un  des  premiers  à  tomber  les  armes  à 
la  main,  à  la  tête  de  ses  soldats,  sous  les  coups  des  réac- 
tionnaires ;  le  2  mai,  c'est  le  tour  de  Gustav  Landauer, 
l'un  des  théoriciens  du  communisme,  qui,  écœuré  de 
la  politique  de  violence  de  Levien  et  de  Seidi,  s'était 
retiré  à  Gross-Hadern  dans  la  banlieue  munichoise 
où  il  habitait  la  maison  du  malheureux  tribun  Kurt 
Eisner. 

Lorsque  le  triomphe  de  la  garde  blanche  parut  assuré, 
son  entrée  à  Munich  imminente,  des  amis  de  Landauer, 
par  crainte  justifiée  de  représailles,  le  supplièrent  vai- 
nement de  fuir.  Landauer,  toujours  optimiste,  se  figu- 
rait que  seuls  les  gouvernants  de  la  République  des  Con- 
seils seraient  appelés  à  répondre  de  leurs  actes.  Lui  qui 
avait  combattu  la  terreur  sous  toutes  ses  formes,  qu'elle 
émanât  des  Rouges  ou  des  Blancs,  se  croyait  ingénument 
immunisé  contre  toute  violence. 

Cependant  il  fut  l'un  des  premiers  que  les  soldats 
arrêtèrent,  son  nom  ayant  figuré  dans  les  journaux, 
associé  à  une  prétendue  socialisation  des  femmes.  Cette 
popularité  de  mauvais  aloi  le  désigne  à  la  vindicte  des 
contre-révolutionnaires  qui  envahissent  le  petit  cottage 
d'Eisner  et  arrêtent  Landauer  dans  la  bibliothèque  où 
il  est  assis  tranquillement  au  bureau,  en  train  de  pour- 
suivre ses  travaux  favoris.  «  Il  vaut  mieux  qu'il  en  soit 
ainsi,  dit-il,  comme  cela  mon  cas  sera  éclairci  î  »  Et  il 
suit  les  soldats  sans  regimber. 

Mais  ce  ne  sont  plus  des  soldats;  ce  sont  des  forcenés 
qui  se  sont  battus  toute  la  veille  dans  les  faubourgs  et 
qui  pleurent  la  perte  de  plus  d'un  camarade.  Déjà  ils  ont 
fait  un  bain  de  sang  de  leurs  adversaires  et  ils  n'aspirent 
qu'à  se  venger  sur  un  chef  communiste.  Ils  se    con- 


LA   TERREUR   BLANCHE  275 

certent  et  à  Kreuzhof,  une  ferme  sise  entre  Gross-Hadern 
et  Munich,  ils  se  déterminent  à  fusiller  Landauer  sans 
jugement.  Un  ami  d'Eisner,  qui  ne  joue  aucun  rôle  poli- 
tique et  qui  suit  anxieusement  la  petite  troupe,  parvient 
à  les  en  dissuader  en  leur  exposant  que  Landauer,  pen- 
dant la  deuxième  ère  du  soviétisme,  la  plus  sanguinaire, 
avait  vécu  retiré  et  solitaire  à  Gross-Hadern.  On  le  trans- 
porte à  Starnberg  dans  une  auto  bondée  de  gardes 
blancs  et,  de  là,  à  la  maison  de  réclusion  de  Stadlheim  où 
sont  détenus  les  forçats.  Vers  une  heure  un  quart  de 
l'après-midi  des  soldats  bavarois  et  wurtembergeois 
l'écrouent  dans  la  prison  aux  cris  de  :  «Voilà Landauer  ! 
Voilà  Landauer  !  »  que  poussent  les  curieux  et  les  soldats. 

On  le  conduit  au  greffe.  En  route  un  lieutenant  du 
nom  de  Gersler,  que  la  vue  du  communiste  a  le  don 
d'exaspérer  comme  un  drap  rouge  un  taureau,  le  frappe 
brutalement  au  visage.  Les  soldats  qu'encourage  la  con- 
duite de  leur  chef  vocifèrent  :  «  Il  faut  nous  débarrasser 
de  l'agitateur,  du  «  hetzer  »  ;  assommons-le  !  i 

A  coups  de  crosse  on  pousse  Landauer  dans  la  pre- 
mière cour  à  droite.  Il  proteste  :  «  Je  ne  suis  pas  un 
agitateur,  vous  ne  vous  rendez  pas  compte  vous-mêmes 
de  l'état  d'agitation  dans  lequel  vous  vous  trouvez!  » 

Un  commandant  en  civil,  une  massue  sous  le  bras, 
arpente  la  cour.  Dès  qu'il  aperçoit  Landauer,  tel  une 
bêt©  en  furie  il  se  précipite  sur  lui  et  lui  assène  un  for- 
midable coup  de  massue.  Il  réitère;  les  soldats  l'imitent 
avec  leurs  crosses  et  Landauer,  assommé,  s'effondre. 
Pourtant  cet  homme  qui  est  doué  d'une  énergie  extra- 
ordinaire et  qui  ne  veut  pas  mourir,  se  relève.  Le  spectre 
sanguinolent  tente,  dans  un  suprême  effort,  de  haran- 
guer la  meute  féroce  qui  renifle  son  sang  et  qui  brûle 
de  tuer  *. 

1.  Pour  justifier  l'assassinat,  des  réactionnaires  prétendront  que 
Landauer  avait  prononcé  un  discours  provocateur. 


276  LA   TERREUR   EN  BAVIÈRE 

Un  sergent-major  s'écrie  alors  :  «  Ecartez-vous!  »  et 
aux  éclats  de  rire  joyeux  des  assistants,  au  milieu  de  la 
liesse  générale,  il  décharge  deux  pistolades  sur  le  mal- 
heureux, dont  l'une  l'atteint  à  la  tête.  Landauer  respire 
encore  :  «  La  charogne  a  deux  vies,  on  ne  peut  pas  la 
crever  !  »  hurle  le  feldwebel. 

Un  sous-officier  du  «  Leibregiment  A  »  bavarois  est 
hypnotisé  par  le  manteau  que  porte  Landauer  et  par  un 
anneau  qui  scintille  à  sa  main  :  «  Enlevons-lui  donc  le 
manteau  »,  propose-t-il.  Chose  dite,  chose  faite;  le  ser- 
gent s'empare  du  manteau,  mais  sur  le  conseil  de  ses 
camarades  il  renonce  à  prendre  la  bague. 

Landauer  n'était  toujours  pas  mort.  Il  tressaillait 
encore.  On  le  met  sur  le  ventre  :  «  Reculez,  dit  le  sergent- 
major,  je  m'en  vais  le  transpercer  »,et  à  bout  portant  il 
lui  vide  son  revolver  dans  le  dos.  Cette  fois  la  balle  tra- 
verse le  cœur  de  part  en  part  et,  faisant  ricochet  sur  les 
cailloux,  déchire  de  nouveau  la  chiffe  humaine. 

Cependant  Landauer  pantelait  encore!  Le  sergent- 
major  exaspéré,  ivre  de  torturer,  semblable  à  un  fauve, 
le  piétina  jusqu'à  ce  qu'il  ne  donnât  plus  signe  de  vie. 
Puis  on  le  dépouilla  de  tous  ses  vêtements  et  on  laissa 
la  sinistre  dépouille  nue  dans  la  cour. 

Le  cadavre,  objet  d'horreur  pour  les  uns,  de  quolibets 
pour  les  autres,  fut  enfin  jeté  dans  la  buanderie  où,  en 
guise  d'épouvantail,  il  resta  exposé  deux  jours  durant. 

*  * 

La  maison  de  détention  de  Stadelheim  où  Landauer  a 
été  assommé  est  le  théâtre  de  scènes  qui  ont  été 
racontées  par  un  témoin  oculaire,  M.  William  Creowdy. 
Creowdy,  propriétaire  de  la  maison  anglo-américaine 
Brennford  et  Gie,  est  un  ami  intime  du  comte  Arco«Val- 

1.  Garde  du  corps. 


LÀ    TERREUR    BLANCHE  277 

ley,  l'assassin  de  Kurt  Eisner.  Soupçonné  d'avoir  trempé 
dans  cet  assassinat,  il  fut  interné  à  Stadelheim.  Les  faits 
suivants  qu'il  rapporte  ont  été  reproduits  par  la  Neue 
Zeitung  de  Munich,  qui  est  l'organe  des  socialistes  indé- 
pendants. 

La  prison  regorge  de  détenus  ;  il  faut  faire  place  aux 
nouveaux  arrivés.  Pour  cela,  on  procède  à  des  exécutions 
en  masse,  sans  l'ombre  d'un  jugement.  C'est  ainsi  que 
l'on  fait  sortir  douze  hommes  de  leurs  cellules,  les 
mains  levées.  Ils  ne  se  doutent  pas  qu'ils  vont  être 
fusillés;  d'aucuns  rient  et  plaisantent;  ils  se  figurent 
qu'ils  vont  comparaître  devant  une  Cour  martiale.  On 
les  conduit  deux  par  deux.  Les  deux  derniers  s'inter- 
rogent :  «  Que  vont-ils  faire  de  nous?  —  Je  compte  sur 
cinq  années  de  prison  ». 

Un  peloton  de  six  hommes  est  posté  devant  la  cha- 
pelle; des  salves  crépitent  et  deux  par  deux  ils  sont  fau- 
chés. Les  deux  derniers  fondent  en  larmes,  qu'ils  n'ont 
pas  le  temps  de  sécher.  Us  sont  abattus  comme  les 
autres. 

Des  prisonniers,  émus  par  les  salves,  se  précipitent 
aux  fenêtres,  mais  personne  ne  doit  voir  la  tragédie  qui 
s'accomplit  dans  la  cour  et  des  factionnaires  aux  aguets 
tiraillent  contre  les  indiscrets,  les  canardant  comme  des 
moineaux.  Selon  M.  Creowdy  une  trentaine  de  détenus 
auraient  été  massacrés  de  cette  façon  expéditive. 

Dans  les  rues  de  Munich  des  hommes  —  souvent  des 
innocents  —  sont  fusillés  en  raison  d'une  simple  dénon- 
ciation ou  d'une  suspicion  sans  fondement. 

Le  dimanche  soir  4  mai,  à  huit  heures,  trois  individus 
sont  fusillés  à  bout  portant  par  deux  gardes  blancs. 
Deux  jeunes  femmes  se  jettent  sur  les  cadavres,  sanglot 
tant  à  fendre  l'âme  et  criant  :  «  Pauvre  chéri.  Mon  chéri! 
Mon  chéri!  »  Les  soldats  au  cœur  de  pierre  restent 
insensibles  et  l'un  d'eux,  encore  plus  féroce,  hurle  à  ses 
compagnons  :  «  Empoignez  ces  femmes!  Elles  en  sont 


278  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

aussi.  »  Elles  sont  écrouées  dans  la  prison  de  Stadelheim. 
On  décide  de  les  exécuter  séance  tenante.  Echevelées, 
éplorées,  précédées  d'un  capucin  en  prières,  on  les  con- 
duit dans  la  cour  pour  être  passées  par  les  armes.  Le 
capucin  et  un  prêtre  4  présent  apostrophent  les  soldats  : 
«  N'avez-vous  pas  honte  de  traiter  ces  femmes  comme 
des  filles  publiques?  »  Les  soldats  ricanent;  la  salve  part; 
mais  les  tortionnaires  —  des  mercenaires  wurtember- 
geois  —  se  sont  concertés  à  l'avance  et,  pour  prolonger 
le  supplice,  c'est  aux  genoux  et  aux  chevilles  qu'ils  ont 
visé.  On  dirait  d'une  chasse  au  gibier  que  l'on  préserve 
pour  l'empailler.  Les  deux  martyres  s'effondrent  enfin, 
et  c'est  le  nom  de  Jésus  sur  les  lèvres  qu'elles  rendent 
l'âme  sous  une  dernière  décharge.  Trois  officiers  assis- 
taient à  cette  scène  abjecte  !... 

Les  cadavres  furent  déshabillés,  les  bottines  enlevées, 
puis  les  bourreaux  se  partagèrent  le  butin.  Bien 
entendu  bagues,  montres  et  bijoux  disparurent  dans 
les  poches  des  soldats.  Un  garde-chiourme  témoin  de 
la  scène  dit,  sardonique  :  <(  Tenez,  regardez  donc  comme 
elles  palpitent  encore  !  » 

Il  y  a  tant  de  prisonniers  qu'on  ne  sait  plus  où  les 
incarcérer.  La  prison  de  Stadelheim  est  pleine  à  éclater. 
Les  grandes  caves  des  brasseries  munichoises  sont 
transformées  en  cellules.  Il  faut  transporter  un  certain 
nombre  de  spartakistes,  entre  autres  Erich  Mïihsam,  à 
la  forteresse  d'Erbach.  Il  s'en  faut  de  peu  qu'il  ne  soit 
lynché  à  mi-chemin,  à  Eichstedt. 

Plus  de  cinquante  gardes  rouges  sont  jetés  dans  la 
cave  de  la  brasserie  Maximilian.  Cinq  jours  durant  ils 
ne  reçoivent  qu'un  litre  d'eau  par  homme  et  par  jour, 
après  le  cinquième  jour  une  assiettée  quotidienne  de 
soupe  infecte  pour  deux  hommes. 

Les  arrestations  sont  opérées  avec  une  indicible  bru- 

1.  L'un  s'appelait  Freudenstein,  l'autre  Wagner. 


LA    TERREUR    BLANCHE  279 

talité.  Les  spartakistes  sont  roués  de  coups,  on  les 
réveille  pendant  la  nuit  et  on  les  déshabille  pour  les 
maltraiter  à  coups  de  pied,  de  poing,  de  gourdin  ou 
de  garcette.  Nombreux  sont  ceux  qui  succombent  des 
suites  de  ces  tortures. 

Un  jeune  garçon  de  quinze  ans,  appréhendé  en  même 
temps  qu'un  groupe  de  spartakistes,  doit  assister  à  leur 
exécution.  Epouvanté,  il  éclate  en  sanglots.  Les  soldats 
le  bourrent  de  coups  de  crosse  dans  les  côtes  ;  on 
l'emporte  évanoui. 

La  journée  du  4  mai  doit  être  marquée  d'une  croix 
rouge  dans  les  annales  de  la  contre-révolution.  Lorsque 
les  deux  femmes  dont  nous  avons  parlé  furent  fusillées, 
trente  à  quarante  cadavres  gisaient  déjà  dans  la  cour. 
Quelques  gardes  rouges  que  l'on  avait  oubliés  dans  un 
coin,  prévoyant  le  sort  qui  les  attendait,  cherchèrent  à 
s'échapper  à  la  faveur  de  l'obscurité. 

Un  feldwebel  les  aperçut  et,  braquant  son  pistolet  sur 
eux,  cria  :  «  Haut  les  mains,  chiens,  allons,  hop  î  »  Et 
les  gardes  blancs  qui  étaient  accourus  massacrèrent  sur 
place  les  fugitifs. 

*  * 

Mais  de  tous  ces  crimes,  le  plur>  abominable  est  sans 
conteste  celui  qui  fut  perpétré  sur  les  membres  inno- 
cents d'un  patronage  catholique. 

Dans  la  soirée  du  6  mai,  au  mépris  d'une  ordonnance 
prohibant  les  réunions,  une  trentaine  d'adhérents  du 
Gesellenheim  *  catholique  Saint-Joseph  s'étaient  réunis 
en  leur  local  de  l'Augustusstrasse  pour  deviser  des 
récents  événements,  en  vidant  une  chope  de  bière.  Dans 
un  but  de  vengeance  incompréhensible,  un  inconnu 
avertit  le  régiment  berlinois  Alexander  que  des  sparta- 
kistes tenaient  une  réunion  occulte  au  nord  de  la  ville. 

1.  Patronage. 


280  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

Immédiatement,  une  patrouille  de  la  première  compa- 
gnie, forte  de  dix  hommes,  placée  sous  le  commande- 
ment de  l'aspirant  Paul  Priebe,  se  met  en  marche  pour 
arrêter  les  délinquants.  C'est  sur  l'ordre  supérieur  du 
capitaine  von  Alt-Sutterheim  que  la  razzia  s'opère. 

La  réunion  ayant  lieu  sans  autorisation,  les  jeunes 
gens  s'étaient  prémunis  contre  toute  surprise  en  plaçant 
un  guetteur  devant  la  porte.  Les  soupçons  de  l'officier 
sont  confirmés  à  la  vue  de  ce  guetteur  qui  s'enfuit.  À 
neuf  heures  moins  le  quart  il  pénètre  dans  la  maison 
avec  ses  hommes.  Juste  à  ce  moment,  par  un  hasard 
malencontreux,  la  lumière  électrique  s'éteint  dans  l'esca- 
lier (c'était  un  système  d'éclairage  automatique  durant 
trois  minutes).  Autosuggestionnés,  persuadés  de  se 
trouver  en  présence  de  conspirateurs  dangereux,  les 
soldats  font  irruption  dans  la  salle  où,  ne  se  doutant  de 
rien,  les  jeunes  gens  buvaient  et  péroraient.  Certains 
d'entre  eux  s'étaient  levés  pour  rentrer  chez  eux.  Pas 
de  doute  possible  :  ils  s'apprêtaient  à  déguerpir. 

«  Haut  les  mains  !  »  crient  les  soldats.  Abasourdis  par 
cette  visite  intempestive,  les  buveurs  s'exécutent.  Sans 
écouter  aucune  explication,  le  lieutenant  les  déclare  en 
état  d'arrestation  et  ordonne  à  ses  soldats  de  les 
emmener,  bien  encadrés.  Sans  doute  les  jeunes  gens 
qni  se  sentaient  un  peu  fautifs,  et  qui  étaient  peut-être 
aussi  en  état  d'ébriété,  n'eurent-ils  pas  le  courage  de 
protester. 

Tant  et  si  bien  que  sans  leur  laisser  le  temps  d'enfiler 
leurs  manteaux  on  les  pousse  dans  la  rue.  L'hôtesse  sur- 
vient qui,  elle,  crie  à  tue-tête  que  l'on  se  trompe, 
que  les  habitués  de  son  local  ne  sont  pas  des  sparta- 
kistes. On  l'arrête  pour  la  relâcher  à  la  porte. 

Le  convoi  se  met  en  route.  Chemin  faisant,  le  cortège 
se  grossit  de  passants  affriandés  par  ce  spectacle,  dont 
beaucoup  pris  de  boisson,  qui  injurient  copieusement 
les  prétendus  communistes.  Dans  la  Briennerstrasse  se 


LA   TERREUR   BLANCHE  281 

produit  un  nouvel  incident  fâcheux  :  un  coup  de  feu 
part  qui  tue  l'un  des  soldats  de  la  patrouille.  On  n'a 
jamais  pu  éclaircir  l'origine  de  ce  coup  de  feu  ;  fut-il 
tiré  d'une  fenêtre  (on  s'était  battu  les  jours  précédents 
dans  le  quartier)?  Le  tusil  du  soldat  ou  d'un  de  ses 
camarades  s'était-il  déchargé  ?  On  ne  sait,  mais  il  est 
établi  que  le  coup  ne  pouvait  provenir  du  groupe  des 
prisonniers,  car  aucun  ne  portait  d'arme. 

D'emblée  la  foule  incrimine  les  spartakistes  ;  elle 
s'ameute,  cherche  à  faire  un  mauvais  parti  aux  Gesel- 
len.  A  ce  moment  intervient  un  groupe  de  soldats  en 
armes,  appartenant  à  un  corps  franc  de  la  Bavière  sep- 
tentrionale, qui  sont  surexcités  par  l'incident  autant  que 
par  la  boisson  ;  vacillants  et  clabaudants  les  Bavarois 
invitent  les  Prussiens  à  massacrer  immédiatement  leurs 
prisonniers  :  «  Vous  autres  Prussiens  avez  pourtant  de 
la  camaraderie  dans  le  ventre.  Mais  assommez-les  donc  ! 
Gomment  pouvez-vous  voir  votre  camarade  étendu  raide 
mort  à  vos  pieds  sans  vous  venger  sur  ces  damnés 
spartakistes?  » 

Dans  la  journée  on  a  déjà  distribué  aux  mercenaires 
de  ce  régiment,  pour  les  dumper,  une  ration  supplémen- 
taire de  vin  auquel  ils  ne  sont  pas  accoutumés.  Mûller, 
l'un  des  brailleurs,  sorti  sans  permission  avec  quelques 
camarades,  a  de  plus  fait  largement  honneur  à  la  dive 
bouteille,  ou  plutôt  à  la  dive  barrique  dans  le  restau- 
rant «  A  la  ville  de  Strasbourg  ».  Ils  ont  bamboché  et 
ripaillé  toute  la  soirée.  Au  cours  de  leurs  libations  lui 
et  ses  camarades  se  sont  monté  la  tête  au  récit  des 
atrocités  commises  par  les  spartakistes.  C'est  dans  cet 
état  d'esprit  qu'à  la  sortie  de  la  brasserie  ils  tombent 
sur  le  convoi  dont  on  vient  de  tuer  l'un  des  membres. 
Dans  la  foule  on  crie  :  «  Ce  sont  des  spartakistes  !  Il  faut 
les  tuer  tous  !  » 

Les  «  Alexandristes  »  sont  irrités  par  ces  propos  ; 
néanmoins  ils  ne  perdent  pas  leur  sang-froid  et  refusent 


282  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

de  se  livrer  à  des  sévices  sur  leurs  prisonniers.  Ils  ont 
du  reste  la  plus  grande  peine  à  les  protéger  contre  la 
fureur  de  la  foule  et  surtout  celle  de  la  patrouille  bava- 
roise dont  le  régiment  a  perdu  sept  hommes  au  cours 
des  récents  combats  de  rues. 

Les  prisonniers,  que  poursuivent  les  Bavarois  à  l'affût 
d'un  mauvais  coup,  sont  dirigés  sur  le  Palais  du  Prince 
Georges,  sis  au  numéro  5  du  Karolinenplatz,  qui  a  été 
réquisitionné  par  les  autorités  militaires,  afin  d'être 
incarcérés  dans  la  cave.  Ils  sont  bousculés  dans  la  cour. 
Sont-ils  saufs  ?  Hélas,  un  certain  nombre  de  Bavarois, 
guidés  justement  par  le  mercenaire  Jacob  Mûller,  boucher 
de  profession,  volontaire  de  la  section  de  Bayreuth, 
réussissent  à  envahir  la  cour  en  même  temps  que  la 
patrouille  et  les  prisonniers.  D'entrée,  ils  empoignent 
sept  des  prisonniers,  les  collent  au  mur  et  les  revolve- 
risent  à  brûle-pourpoint.  A  l'un  d'eux  qui  récalcitre, 
Mûller  assène  sur  la  tête  trois  coups  de  crosse  avec  une 
telle  violence  que  la  cervelle  jaillit  tout  à  Pentour. 

Pendant  ce  temps  les  Alexander  jetaient  les  survivants 
pêle-mêle  dans  la  cave.  Mais  les  Bavarois,  grisés  par  le 
sang,  en  proie  à  une  véritable  folie,  se  précipitent  après 
eux,  renversant  tout  sur  leur  passage.  Ils  foncent  dans 
la  cave.  En  vain  les  malheureux  prisonniers  hurlent-ils 
qu'ils  sont  bons  catholiques,  membres  d'un  patronage. 
Ces  fous  furieux  ne  les  écoutent  pas.  Ils  sont  dix 
hommes  aux  yeux  hors  de  la  tête,  assoiffés  de  carnage. 
Mûller  se  distingue  par  ses  imprécations  et  sa  rage  : 
«  Couchez-vous  à  plat  ventre  !  »  crie-t-il  aux  prisonniers. 
Terrorisés,  subjugués,  ils  obéissent.  Et  alors  commence 
la  plus  horrible  tuerie  que  l'on  puisse  imaginer.  A 
coups  de  revolver,  de  fusil,  de  crosse,  au  fil  de  la  baïon- 
nette et  du  poignard,  les  jeunes  gens  sont  criblés  de 
coups,  mutilés,  tailladés,  dépecés  comme  des  bêtes  de 
boucherie. 

Mûller,  à  court  de  munitions,  travaille   comme  un 


LA   TERREUR    BLANCHE  283 

équarrisseur  avec  sa  baïonnette.  Il  pourfend  de  si  grand 
cœur  qu'elle  se  courbe  et  qu'il  ne  peut  plus  s'en  servir. 
Furieux,  il  s'empare  de  celle  d'un  camarade  et  continue 
son  épouvantable  besogne. 

Le  berlinois  Grabat,  le  sergent-major  Mackowski  et 
le  mercenaire  Kreiner  de  Bayreuth  sont  parmi  les  plus 
sauvages  des  chourineurs.  Kreiner  poignarde  mortelle- 
ment un  blessé  au  cri  de  :  «  Ce  chien  vit  encore  !  » 

Plusieurs  personnes  tentent  d'arrêter  le  carnage. 
Millier  leur  braque  son  pistolet  sur  la  poitrine,  menaçant 
de  les  abattre.  «  Allez-vous-en,  crie-t-il,  ou  je  tire.  »  La 
cave  est  transformée  en  une  mare  de  sang,  en  un 
immonde  abattoir  où  gisent  épars  des  membres  humains, 
au  milieu  de  débris  de  cervelles,  d'excréments  qui 
jaillissent  des  intestins  perforés.  Et  les  hallucinés 
frappent  toujours,  fendent  les  crânes,  lardent  les 
croupes  et  déchirent  les  ventres,  arrachent  les  entrailles. 
Gomme  des  brebis  surprises  et  hypnotisées  par  une 
harde  de  loups,  les  victimes  n'opposent  aucune  résis- 
tance. Des  sanglots,  des  cris  déchirants,  des  râles,  des 
supplications  et  des  mugissements  font  de  cette  cave  un 
enfer,  le  plus  terrible  des  cercles  que  Dante  eût  pu 
décrire. 

Le  bruit  de  la  fusillade  a  fini  par  attirer  l'attention 
des  officiers  du  régiment  Alexander  qui  logent  dans  le 
palais.  Le  colonel  Kund,  commandant  du  régiment,  et 
son  officier  d'ordonnance,  le  comte  Hiilsen,  accourent. 
Des  officiers  bavarois  veulent  les  empêcher  de  descendre 
dans  la  cave  :  <c  Ils  sont  tellement  enragés,  déclarent- 
ils,  qu'ils  veulent  fusiller  le  premier  Prussien  qui  se 
présente.  »  Néanmoins  ils  pénètrent  dans  le  charnier  et  à 
la  vue  du  colonel,  les  forcenés,  en  qui  le  sens  de  la 
discipline  est  malgré  tout  chevillé,  se  mettent  au  garde- 
à  vous.  L'un  d'eux  est  surpris  en  train  d'ôter  les  bottes 
à  une  victime.  Il  donnait  le  signal  du  pillage.  Un  spec- 
tacle affreux  s'offre  à  la  vue  des  officiers  :  quatorze 


284  LA    TERREUR    EN    BAVIÈRE 

infortunés  gisent  morts  sur  les  dalles  de  la  cave, 
cadavres  souillés  et  déchiquetés  où  béent  des  plaies 
hideuses  ;  cinq,  qui  sont  gravement  blessés,  sont  dirigés 
sur  les  hôpitaux  pendant  que  les  vingt-et-un  cadavres, 
y  compris  les  sept  de  la  cour,  sont  transportés  à  l'Ins- 
titut pathologique.  L'intervention  des  officiers  sauve  la 
vie  d'un  prisonnier,  le  seul  qui  soit  indemne  et  qui, 
remis  en  liberté,  s'enfuit  comme  un  dément  ;  livide, 
méconnaissable,  il  retourne  au  cabaret  à  onze  heures  du 
soir  (tous  ces  faits  se  sont  déroulés  en  moins  de  deux 
heures)  et  avec  des  gestes  convulsifs,  des  mots  incohé- 
rents, raconte  ce  qui  vient  de  se  passer.  Et  personne  ne 
le  croit  ;  personne  ne  peut  admettre  qu'une  pareille 
atrocité  soit  possible...  On  veut  le  faire  interner... 

Le  colonel  Kund  avait  fait  rapidement  désarmer  les 
assassins.  Lorsque,  dégrisés,  ils  se  rendirent  compte  de 
leur  abomination,  ils  perdirent  contenance.  A  l'interro- 
gatoire ils  déclarèrent  qu'ils  croyaient  avoir  affaire  à 
des  spartakistes  et  qu'ils  étaient  exaspérés  par  les 
lourdes  pertes  qu'avaient  subies  leurs  régiments. 

L'un  d'eux,  nommé  Grabat,  prétendit  qu'il  était  ivre 
et  qu'il  ne  se  rappelait  plus  ce  qu'il  avait  fait. 

Les  militaires  cherchèrent  naturellement  à  étouffer 
l'affaire  et  la  participation  au  crime  ne  fut  retenue  que 
contre  quatre  membres  de  la  Reichswehr  :  Jakob  Mûller, 
Constantin  Mackowsky,  Otto  Grabat  et  Fritz  Kreiner. 

*  * 

Le  bruit  de  l'hécatombe  se  répandit  rapidement 
par  toute  la  ville,  dans  la  matinée  du  sept,  plongeant 
dans  le  deuil  nombre  d'honorables  familles  et  toute  la 
ville  dans  la  consternation.  Beaucoup  de  personnes  refu- 
saient d'y  croire  et  il  fallut  la  proclamation  officielle  du 
crime  pour  les  en  convaincre.  Voici  le  texte  de  cette 
proclamation  dont  le  but  évident  est  de  disculper  les 


LA   TERREUR    BLANCHE  285 

soldats  prussiens,  encore  que  plusieurs  parmi  les  plus 
forcenés  —  Grabat  et  Mackowky  —  y  aient  participé  et 
que  leurs  camarades  n'aient  rien  fait  pour  prévenir  la 
catastrophe. 

«  L'exaspération  émanant  de  l'assassinat  des  otages 
ainsi  que  la  résistance  tenace  et  perfide  des  spartakistes 
ont  abouti  à  un  crime  exécrable.  Dans  la  soirée  du  6  mai, 
avait  lieu,  contrairement  aux  ordonnances  prohibant  les 
réuDions,  une  assemblée  de  trente  personnes  au  Nord 
de  la  ville.  Cette  assemblée  a  été  dissoute  par  des  troupes 
du  Reich,  les  intéressés  arrêtés  et  écroués  dans  la  prison 
du  Karolinenplatz.  Vers  neuf  heures  du  soir,  un  groupe 
de  soldats  bavarois  armés  pénétra  dans  la  prison.  Une 
fusillade  s'ensuivit  au  cours  de  laquelle  ces  soldats 
bavarois,  croyant  avoir  devant  eux  des  spartakistes, 
tuèrent  21  personnes.  Les  coupables  sont  arrêtés.  L'ins- 
truction confiée  à  une  cour  martiale  est  en  cours.  C'est 
la  2e  division  de  la  garde  qui  en  est  chargée.  Les  géné- 
raux von  Oven  et  Môhl  déplorent  profondément  cette 
explosion  de  passion.  Ils  ont  donné  l'ordre  catégorique 
que  tout  soldat  qui  entreprendra  une  exécution  illégale 
sera  traité  comme  un  meurtrier  et  fusillé.  D'autre  part, 
ce  crime  est  une  preuve  de  plus  que  la  lourde  mission 
qui  doit  être  remplie  ici  ne  peut  être  confiée  qu'à  une 
troupe  affermie  par  une  discipline  de  fer  et  bien  en 
main  de  ses  officiers  ». 

Ce  communiqué  ambigu  relate  l'événement  d'une 
manière  inexacte,  laissant  supposer  que  la  fusillade  qui 
a  éclaté  dans  la  prison  est  le  fait  des  détenus. 

Les  mesures  sévères,  auxquelles  il  y  est  fait  allusion, 
eussent  dû  être  édictées  le  lendemain  ou  le  jour  même 
de  l'entrée  des  groupes  gouvernementales  à  Munich. 
Mais  on  a  l'impression  que  les  chefs  de  l'Armée  Blanche 
désiraient  ces  septembrisades  pour  guérir  à  jamais 
les  Munichois  de  toute  velléité  de  communisme  et  surtout 
pour  leur  faire  sentir  la  vigueur  du  poing  prussien. 


286  LA  TERREUR.  EN   BAVIÈRE 


Le  lugubre  bilan  de  ces  journées  du  30  avril  au 
8  mai,  le  voici,  tel  qu'il  a  été  dressé  officiellement  :  le 
nombre  des  morts  est  de  557  dont  38  soldats  des  troupes 
gouvernementales,  93  membres  de  l'Armée  Rouge, 
7  Russes  et  7  civils  qui  furent  tués  les  armes  à  la  main; 
42  gardes  rouges  et  144  civils  qui  furent  passés  som- 
mairement par  les  armes  ;  184  civils  qui  périrent  des 
suites  d'accidents  (sic),  42  individus  qui  n'ont  pu  être 
identifiés  et  qui  ont  été  tués  sans  qu'on  ait  pu  préciser 
de  quelle  façon  (sic).  Parmi  ces  42  inconnus  on  présume 
qu'il  y  a  18  Russes. 

Tandis  que  les  mercenaires  du  général  von  Oven  n'en- 
registrent que  38  morts,  il  y  en  a  519  de  l'autre  côté  de 
la  barricade.  Ces  chiffres  illustrent  le  caractère  impla- 
cable des  représailles.  On  goûtera  l'ironie  qui  consiste  à 
porter  sous  la  rubrique  «  accident  »  une  grande  partie 
des  victimes.  Sans  doute  le  carnage  des  21  membres  du 
patronage  catholique  était-il  un  accident,  ou  même  un 
simple  incident  l 

Au  surplus,  il  sied  de  souligner  que  ce  chiffre  de  557 
victimes  est  sujet  à  caution  et  qu'il  a  été  violemment 
contesté.  Selon  plusieurs  versions,  le  total  des  tués  n'est 
pas  inférieur  au  millier. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  terreur  blanche  avait  éclipsé 
par  ses  atrocités  le  régime  des  Soviets. 


EPILOGUE 


LES  GRANDS  PROCES 


L'équipée  communiste  de  Munich  a  eu  toute  l'année 
1919  un  retentissement  insolite,  non  seulement  en 
Bavière,  mais  dans  toute  l'Allemagne.  Elle  a  vécu  spas- 
modiquement  dans  la  série  des  grands  procès  intentés 
aux  meneurs  et  aux  militants  de  l'éphémère  République 
des  Conseils.  De  mai  à  novembre  les  tribunaux  munichois 
ont  dû  instruire  des  dizaines  d'affaires  qui  ont  donné 
lieu  tantôt  à  des  procès  isolés  pour  les  grands  chefs, 
tantôt  à  des  mises  en  scène  monstres  pour  leurs  instru- 
ments. 

Contentons-nous  d'en  énumérer  quelques-uns  :  le 
procès  contre  le  Russe  Leviné-Niessen  qui  se  termine 
par  uae  condamnation  à  mort  et  le  6  juin  par  l'exécution 
presque  immédiate  du  condamné.  Cette  issue  provoque 
à  Berlin  une  grève  générale  dont  l'exemple  ne  se  géné- 
ralise pas  dans  tout  le  Reich.  En  dépit  de  la  grève 
Leviné  est  passé  par  les  armes.  Peu  après  a  lieu  le 
grand  procès  contre  Mùhsam  et  comparses  ;  le  10  juillet, 


288  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

devant  la  Cour  martiale,  l'affaire  contre  l'économiste  Sil- 
vio  Gsell  et  son  assistant  Téophil  Christen  qui  se  ter- 
mina par  un  double  acquittement;  le  14  juillet,  le  procès 
contre  le  chef  des  Socialistes  Indépendants  bavarois 
Ernest  Tôlier. 

A  la  fin  du  mois  se  succèdent,  toujours  devant  les 
cours  martiales,  les  procès  moins  sensationnels  contre 
Axelrod,  le  docteur  Neurath  et  Strobh 

On  mène  une  enquête  très  serrée  au  sujet  de  l'assas- 
sinat des  otages.  C'est  seulement  après  l'arrestation  de 
Seidl  qu'elle  prend  un  cours  plus  rapide.  Le  procès, 
interminable,  a  lieu  en  septembre  et,  à  la  suite  des  révé- 
lations qui  se  produisent  durant  l'audience,  il  entraîne 
un  «  Nachprozess  »,  un  procès  consécutif  contre  un  cer- 
tain nombre  de  délinquants. 

Le  procès  contre  les  mercenaires  qui  assassinèrent 
les  jeunes  gens  du  patronage  Saint-Joseph  clôture  cette 
séquelle  de  grands  spectacles  judiciaires  dont  nous 
n'avons  cité  que  les  plus  retentissants.  Car  il  est  bien 
entendu  qu'en  dehors  de  ces  procès,  on  intente  des 
poursuites  à  tous  ceux  qui,  de  près  ou  de  loin,  avaient 
touché  à  l'organisation  ou  à  la  composition  de  l'Armée 
Rouge,  du  Gouvernement  et  de  l'administration  sovié- 
tiques. 

Enfin  le  16  janvier  le  crime,  qui  fut  peut-être  la  cause 
initiale  de  tout  ce  flot  de  sang,  de  bave  etdeturpidudes, 
nous  voulons  dire  l'assassinat  de  Kurt  Eisner,  a  son 
dénouement  devant  le  Tribunal  .du  Peuple  de  Munich. 

* 
*  * 

Le  procès  contre  Mûhsam,  Wadler  et  comparses  s'est 
achevé  le  12  juillet  par  la  condamnation  d'Erich  Mûh- 
sam, pour  perpétration  du  crime  de  haute  trahison,  à 
quinze  ans  de  forteresse.  Il  bénéficie  des  circonstances 
atténuantes,  la  Cour  reconnaissant  la  loyauté  de  ses 


ÉPILOGUE  289 

sentiments.  Le  procureur  Appelman  avait  requis  dix  ans 
de  réclusion  et  la  perte  des  droits  civils  pour  la  durée 
de  dix  années. 

L'avocat  docteur  Wadler  est  condamné  à  huit  ans  de 
réclusion,  sans  circonstances  atténuantes,  la  Cour 
n'ayant  pu  reconnaître  la  loyauté  de  ses  sentiments.  Le 
procureur  avait  comminé  la  même  peine  que  contre 
Mûhsam. 

L'ancien  commissaire  du  peuple  à  l'Intérieur,  Sold- 
mann,  secrétaire  de  syndicat,  et  deux  autres  inculpés 
sont  acquittés.  Trois  accusés  sont  déférés  aux  tribunaux 
ordinaires. 

Le  bolcheviste  Towia  Axelrod  est  condamné  le  25  juil- 
let à  quinze  ans  de  réclusion,  tandis  que  le  docteur 
Neurath,  sujet  autrichien,  s'en  tire  avec  dix-huit  mois 
de  forteresse. 

Le  coiffeur  Max  Strobl  de  Munich,  qui  présidait  la 
Commission  extraordinaire  chargée  de  combattre  la 
contre-révolution,  est  condamné  à  7  ans  de  réclusion  et 
à  la  perte  des  droits  civiques  pendant  dix  ans.  Guido 
Kort  qui  dirigeait  les  communistes  de  Rosenheim,  près 
Munich,  se  voit  infliger  huit  ans  de  réclusion. 


Tôlier  est  arrêté  le  4  juin  à  5  heures  du  matin  dans 
une  maison  de  Schwabing  appelée  «  chalet  deWerner  », 
où  le  recelait  le  peintre  écrivain  Reichel.  La  police, 
ayant  eu  vent  la  veille  de  sa  cachette,  fît  cerner  pendant 
la  nuit  la  vieille  maison  par  des  soldats  ;  des  fonction- 
naires de  la  police  criminelle,  croyant  avoir  affaire  à  un 
redoutable  émule  de  Cartouche,  armés  jusqu'aux  dents, 
envahirent  la  maison  qu'ils  fouillèrent  de  la  cave  au 
grenier,  d'abord  sans  résultat.  Ils  examinèrent  les  murs 
qui  leur  semblaient  suspects,  les  palpèrent  soigneuse- 
ment, à  l'affût  d'une  cachette  ou  d'une  porte  secrète- 

19 


290  LA   TERREUR   EN   BAVIERE 

- 

Leurs  soupçons  n'étaient  que  trop  justifiés  :  à  un  certain 
endroit,  la  paroi  sonnant  creux,  les  inspecteurs  décou- 
vrirent un  placard  secret  adroitement  enchâssé  dans  le 
mur  et  dont  l'ouverture  était  masquée  par  trois  grands 
tableaux  superposés.  Derrière  la  porte  qui  fut  forcée 
les  inspecteurs  trouvèrent,  à  leur  grande  surprise,  un 
cabinet  vide.  Ils  ne  se  découragèrent  pas  et  finirent  par 
y  dévoiler  une  deuxième  porte  habilement  dissimulée, 
dont  la  grisaille  se  confondait  dans  la  pénombre  avec 
celle  du  mur.  La  porte  fut  ouverte  et  cette  fois  les  ins- 
pecteurs eurent  la  satisfaction  d'apercevoir  debout  der- 
rière un  jeune  homme  aux  cheveux  roux. 

«  Haut  les  mains!  »  crièrent  les  inspecteurs  un  tant 
soit  peu  ahuris,  car  l'homme  qu'ils  avaient  devant  eux 
ne  correspondait  pas  au  signalement  de  Tôlier  dont  la 
chevelure  était  noire*  comme  suie  :  «  Est-ce  vous 
Tôlier?  »  interrogèrent-ils.  «  «  Oui,  c'est  moi!  »  avoua- 
t-il  sans  difficulté.  Pour  échapper  aux  recherches  il 
s'était  teint  les  cheveux  en  roux. 

Ea  même  temps  que  Tôlier  on  appréhende  le  couple 
Reichel  pour  recel  de  criminel  et  î'écrivain-musicien 
Walter  Haarburger  inculpé  d'avoir  ravitaillé  Tôlier. 

Tôlier  proteste  contre  son  arrestation,  et  il  déclare 
qu'il  veut  être  jugé  par  un  Tribunal  populaire  (Volk- 
gericïit,  institué  par  la  Révolution,  répondant  à  notre 
Cour  d'Assises)  et  non  par  une  Cour  martiale  qui  est  un 
«  tribunal  de  classe  ». 

Il  n'a  pas  été  donné  suite  à  sa  demande  et  c'est  devant 
une  Cour  martiale  qu'il  a  comparu  le  14  juillet  sous 
l'inculpation  de  haute  trahison  ;  une  quarantaine  de 
témoins,  dont  la  fameuse  actrice  Tilla  Durieux,  l'épouse 
de  l'éditeur  et  amateur  d'objets  d'art  Gassirer,  laquelle 
du  reste  ne  comparut  pas,  avaient  été  convoqués. 

Tôlier,  que  le  Parti  Socialiste  Indépendant  voulait 
sauver  coûte  que  coûte,  était  défendu  par  trois  avocats, 
dont  le  leader  socialiste  Hugo  Haase  de  Berlin,  manda- 


ÉPILOGUE  291 

taire  du  peuple  aux  premiers  jours  de  la  Révolution, 
assassiné  depuis  par  un  bravo  réactionnaire.  J'eus  une 
entrevue  avec  Haase  peu  de  jours  avant  ce  procès  ;  il  me 
communiqua  ses  appréhensions.  S^lon  lui  la  vie  de 
Tôlier  était  en  danger,  les  conservateurs  voulaient  sa 
tête,  mais  les  ouvriers  étaient  résolus  à  la  défendre  par 
tous  les  moyens,  y  compris  la  grève  générale.  En  effet 
la  presse  de  gauche  et  d'extrême  gauche,  à  la  veille  du 
procès,  ne  laissa  planer  aucun  doute  sur  les  intentions 
combatives  du  Parti  Socialiste  Indépendant  dont  Tôlier 
était  le  chef  à  Munich. 

Les  débats  du  procès  furent  favorables  à  l'accusé. 
Tilla  Durieux,  alitée  à  cause  d'une  forte  fièvre,  ne  put 
venir  défendre  Tôlier,  dont  les  mauvaises  langues 
affirment  qu'elle  fut  la  maîtresse  pendant  les  journées 
rouges  de  Munich,  ce  que  Tôlier  a  au  surplus  catégori- 
quement démenti.  Il  ressort  de  sa  déposition  que  Tôlier 
se  serait  efforcé  de  délivrer  les  otages. 

Nombre  de  témoins  influents  vinrent  le  décharger  : 
le  conseiller  intime  Martersteig,  les  écrivains  Max  Halbe, 
Bjoern  Bjoernson,  le  professeur  Max  Weber  et  plusieurs 
membres  du  Zentralrat  :  Niekisch  et  Klingelhoefer  qui 
affirma  que  Tôlier  avait  toujours  cherché  à  exercer  une 
influence  modératrice. 

Le  ministre  «  social-démocrate  »  prussien  Wolfgang 
Heine  avait  même  rédigé  par  écrit  une  plaidoirie  en 
faveur  de  Tôlier.  Pour  lui  Tôlier  n'était  pas  personnelle- 
ment responsable  ;  c'est  ailleurs  qu'il  fallait  chercher  les 
coupables. 

Déjà  dans  son  réquisitoire  le  procureur  général  s'était 
visiblement  laissé  impressionner  par  l'atmosphère  du 
procès  :  «Le  tableau  de  l'accusé,  dit-il,  je  dois  l'avouer, 
s'est  modifié  pendant  les  débats  à  bien  des  égards  à  son 
avantage,  mais  d'autre  part  il  est  de  ceux  qui  ont  con- 
juré la  catastrophe  sur  le  peuple  bavarois.  Il  appartient 
au  groupe  de  ceux  qui  se  sont  immiscés  dans  les  affaires 


292  LA   TERREUR  EN  BAVIÈRE 

bavaroises,  bien  qu'ils  fussent  étrangers  au  pays.  Tou- 
tefois on  ne  peut  l'accuser  de  sentiments  déshonorants.  » 
Le  procureur,  tenant  compte  des  circonstances  atté- 
nuantes, requiert  contre  Tôlier  la  détention  dans  une 
forteresse  pendant  cinq  années. 

Après  ses  avocats,  Tôlier  prit  lui-même  la  parole? 
repoussant  énergiquement  toutes  les  tentatives  de  ses 
amis  pour  atténuer  sa  responsabilité.  Il  n'est  ni  hysté- 
rique, ni  taré  :  <(  J'ai  accompli,  dit-il  courageusement, 
toutes  mes  actions  pour  des  raisons  objectives  avec  une 
froide  réflexion,  et  je  demande  que  vous  m'en  teniez 
pour  pleinement  responsable.  »  Et  en  tant  que  révolu- 
tionnaire, il  revendique  le  droit  de  «  faire  la  révolution  », 
concluant  qu'il  ne  considère  pas  le  jugement  comme  une 
émanation  du  droit,  mais  de  la  force. 

Tôlier  a  été  condamné  le  16  juillet  au  minimum  de  la 
peine,  soit  cinq  années  de  forteresse,  en  considération 
des  circonstances  atténuantes. 

Retournons  de  quelques  mois  en  arrière... 

En  prévision  des  événements,  Seidl,  l'assassin  des 
otages,  avait  déjà  bouclé  sa  malle  et  préparé  sa  fuite. 
Il  trouve  un  abri  sûr  chez  son  fidèle  acolyte,  le  tailleur 
Watzelsberger,  qui  l'héberge,  lui  et  sa  femme,  commu- 
niste enragée,  pendant  deux  jours  et  deux  nuits.  Non 
content  de  les  loger,  Watzelsberger,  pour  les  tirer 
d'embarras  et  leur  permettre  de  quitter  Munich  sans 
encombre,  leur  remet  ses  papiers  d'identité. 

Nanti  de  ces  papiers,  Seidl,  toujours  aux  abois,  va 
mener  une  vie  vagabonde  pendant  quelques  mois.  Il 
brûle  les  cordons  de  sentinelles,  gagne  la  Haute-Bavière, 
puis,  après  maint  détour,  il  parvient  en  Saxe.  Il  séjourne 
à  Leipzig  et  à  Géra.  Obsédé  par  l'idée  d'une  arresta- 
tion,  il  passe  en  Bohême.  Il  n'y  reste  pas  longtemps  ; 


EPILOGUE 


293 


sans  doute  a-t-il  maille  à  partir  avec  la  police  tchèque 
car  peu  après,  tel  le  Juif  errant,  il  se  rend  en  Thuringe 
où  il  est  arrêté  àRonneburg.  Mais  il  réussit  à  faire  croire 
qu'il  est  vraiment  Watzelsberger  *,  et  on  le  relâche. 

Toute  la  police  criminelle  est  à  ses  trousses,  sa  tête 
est  mise  à  prix.  Tel  une  bête  traquée,  il  repasse  en 
Bohême  allemande,  où  il  est  arrêté  derechef  à  Budweiss. 
Une  fois  de  plus  il  est  remis  en  liberté. 

L'air  du  pays  natal  l'attire,  et  nostalgique  il  revient 
en  juillet  à  Chemnitz.  Il  est  reconnu,  filé  et  arrêté,  pour 
de  bon  cette  fois,  le  10  juillet  à  Schoeneberg  près  de 
Ghemnitz. 

Il  avait  dépensé  presque  toute  la  somme 'qu'il  avait 
emportée. 


*  * 


Le  procès  contre  les  assassins  des  otages  tient  toute 
l'Allemagne  en  haleine  pendant  trois  semaines,  du  1er  au 
18  septembre.  A  dessein  le  gouvernement  bavarois, 
étayé  par  les  autorités  du  Reich,  veut  donner  toute 
son  ampleur  à  cette  affaire,  démasquer  les  monstruo- 
sités et  les  aberrations  de  la  terreur  communiste 
afin  de  dégoûter  à  tout  jamais  du  soviétisme  la  popu- 
tation  bavaroise.  Il  faut  reconnaître  que  la  démonstra- 
tion réussit  admirablement  et  que  le  gouvernement  avait 
trouvé  en  la  personne  de  Y  «  Oberlandesgerichtsrat  »,  ou 
conseiller  à  la  Cour  d'Appel  Aull,  un  président  habile  à 
interroger  les  accusés  et  les  témoins,  expert  à  mettre 
en  lumière  les  points  vulnérables  de  leur  défense,  à 
ruiner  un  alibi  ou  à  faire  ressortir  l'importance  d'une 
déposition.  Avec  une  ironie  et  un  sens  de  l'humour  essen- 
tiellement bavarois  il  excella  à  rabattre  le  caquet  de 
certains  accusés,  en  particulier  l'arrogance  de  Seidl  qui, 

l.La  participation  de  Watzelsberger  à  l'exécution  ne  fut  établie 
qu'au  cours  du  procès. 


294  LA  TERREUR   EN   BAVIÈRE 

semble-t-il,  ne  pouvait  qu'à  contre-cœur  se  déshabituer 
de  ne  plus  être  l'omnipotent  «  Kommandant  »  du  gym- 
nase Luitpold. 

Le  ministère  public  était  aux  mains  du  procureur 
général  Hoffmann.  Toute  une  armée  d'avocats  défendirent 
les  16  accusés,  parmi  eux  le  docteur  Theodor  Liebknecht, 
frère  du  leader  communiste  assassiné,  qui  avait  assumé 
la  lourde  tâche  d'assister  Seidl. 

C'est  le  «  Volksgericht  »  qui  juge  les  accusés.  Il  tient 
ses  assises  au  Nouveau  Palais  de  Justice  du  Stachusplatz. 
Plus  de  200  témoins  à  charge  et  à  décharge,  la  plu- 
part témoins  oculaires,  ont  été  convoqués.  Une  foule 
immense,  nécessitant  un  service  d'ordre  extraordinaire, 
se  presse  dans  la  salle  d'audience  et  devant  le  Palais.  On 
redoute  ajuste  titre  des  tentives  d'évasion,  voire  un  coup 
de  main  des  extrémistes  pour  sauver  leurs  amis.  Toutes 
les  gazettes  allemandes  ont  délégué  des  représentants, 
contribuant  par  leurs  copieux  reportages  à  diffuser  dans 
le  peuple  la  révélation  des  atrocités  commises  par  les 
spartakistes.  Il  faut  que  ce  procès  marque  au  fer  rouge, 
en  même  temps  que  les  coupables,  le  régime  commu- 
niste. Il  importe  donc  d'organiser  autour  de  l'affaire  un 
service  de  propagande  tapageuse. 

Du  reste  le  cours  dramatique  du  procès  s'y  prête 
admirablement.  Il  est  riche  en  interruptions  et  en  révé- 
lations sensationnelles  qui  entraînent,  à  l'audience 
même,  l'arrestation  de  certains  témoins.  Les  accusés  se 
dressent  les  uns  contre  les  autres  et  se  reprochent  les 
pires  forfaits.  Une  dénonciation  en  amène  une  autre  et, 
de  fil  en  aiguille,  le  président  Aull  parvient  à  établir  les 
noms  de  presque  tous  les  coupables  et  la  part  que  cha- 
cun a  prise  dans  la  tuerie. 

Des  «  Spitzel  »  communistes  sont  dans  les  couloirs 
qui  tentent  d'intimider  les  témoins  :  «  Prenez  garde,  leur 
glisse-t-on  à  l'oreille,  d'autres  temps  peuvent  venir.  » 

On  lit  à  l'audience  un  bulletin  rédigé  par  Seidl  d'où  il 


ÉPILOGUE  295 

découle  qu'il  cherche  à  s'évader.  Du  reste  l'un  des 
accusés,  le  matelot  Messerschmidt,  s'échappe  de  sa  cel- 
lule sans  qu'il  soitpocsible  de  le  rattraper. 

A  chaque  instant  la  défense  et  l'accusation  croisent 
les  lames.  L'atmosphère  est  chargée  d'électricité  et  les 
explosions  violentes  se  succèdent. 

Heureusement  que  de  temps  à  autre  des  témoignages 
hilarants  viennent  dérider  les  spectateurs,  et  rafraîchir 
l'atmophère  étouffante  de  la  salle.  C'est  ainsi  que  la 
soi-disant  artiste  Westermeier,  une  artiste  sur  le  retour, 
vient  raconter  dans  le  plus  pur  patois  bavarois,  avec  une 
ingénuité  déconcertante,  l'histoire  de  ses  rapports  amou- 
reux avec  le  cantinier  Pepi.  La  façon  dont  elle  rapporte 
l'exécution  des  otages  a  le  don  de  faire  rire  la  salle  aux 
éclats,  encore  que  le  sujet  n'y  soit  guère  propice. 

Weigand,  Beutelsbacher,  Kammerstaedter,  Watzelsber- 
ger,  d'autres  encore  sont  arrêtés  en  suite  des  accusations 
que  portent  contre  eux  leurs  compagnons. 

Le  système  de  défense  de  tous  les  inculpés  est  tou- 
jours le  même  :  il  consiste  à  accabler  les  camarades. 
Aucun  d'eux  ne  manifeste  de  repentir  ou  même  de  regret. 
On  s'aperçoit  que  l'on  a  affaire  à  des  chevaux  de  retour, 
des  récidivistes,  des  tarés  ou  des  névropathes  qui  ne  se 
rendent  pas  compte  de  l'énormité  de  leur  crime. 

Seidl  tente  de  revenir  sur  les  aveux  qu'il  a  faits  à 
l'instruction.  On  lui  a  promis  <(  que  s'il  avouait  tout,  il 
ne  serait  pas  condamné  à  mort  »  et  on  lui  a  fait  accroire 
qu'il  aurait  déjà  été  confondu  par  les  dépositions  des 
co-inculpés.  On  a  recours  au  même  subterfuge  vis-à-vis 
de  tous  les  inculpés,  de  sorte  qu'aucun  coin  de  la  sinistre 
histoire  n'est  resté  dans  l'ombre.  Cette  méthode,  dont  la 
justice  allemande  semble  coutumière,  n'est-ce  pas  celle 
dont  on  s'est  servi  naguère  pour  arracher  ses  aveux  à 
Miss  Cavell  *  ? 

1.  Cf.  V Affaire  Miss  Cavelh' 


296  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

C'est  surtout  à  Seidl  que  ses  subordonnés  en  veulent. 
On  rejette  sur  lui  la  responsabilité  de  tout  ce  qui  s'est 
passé,  les  hommes  du  peloton  d'exécution  n'ont  fait 
qu'obéir  à  ses  ordres  ;  ils  n'étaient  que  des  instruments 
passifs  aux  mains  de  chefs  sans  foi  ni  loi.  Seidl  affirme 
de  son  côté  qu'il  n'a  été  que  l'agent  de  transmission 
d'ordres  auxquels  il  ne  pouvait  se  dérober,  et  avec 
adresse  il  s'applique  à  démontrer  qu'il  a  voulu  de  toutes 
ses  forces  empêcher  l'exécution  ;  il  se  venge  des 
troupes  venues  du  front  de  Dachau  en  déclarant  que 
sans  le  concours  de  ces  troupes,  jamais  Hausmann  n'au- 
rait trouvé  au  gymnase  des  volontaires  pour  le  massacre. 

La  défense  la  plus  grotesque  fut  celle  de  Schicklhofer 
qui  rendit  sa  femme  responsable,  par  ses  incartades,  de 
toute  la  catastrophe.  Sans  sa  femme  il  n'aurait  pas  foncé 
tête  baissée  dans  la  politique,  il  ne  serait  pas  devenu  le 
lieutenant  de  Seidl  et  il  n'eût  pris  aucune  part  au  crime. 
Il  en  ressort  que  l'assassinat  des  otages  est  dû  en  pre- 
mier lieu  aux  infidélités  conjugales  de  madame  Schi- 
cklhofer, ce  qui,  tout  de  même,  est  une  affirmation 
quelque  peu  osée  et  contribue  à  nous  donner  une  piètre 
idée  des  lumières  du  «  Kommandant  »  Schicklhofer. 

Le  jugement,  aussi  impitoyable  que  le  fut  le  carnage 
des  otages,  a  été  rendu  le  jeudi  18  septembre.  Fritz 
Seidl  et  Schicklhofer,  en  dépit  de  leurs  palinodies,  ont 
été  condamnés  deux  fois  à  mort  pour  double  assassinat; 
Wild,  Piirzer,  Fehmer,  Lermer  et  Joseph  Seidel  (le 
cantinier)  à  la  peine  de  mort  pour  assassinat  ;  Kick, 
Gsell,  Hesselmann,  Hannes,  Huber  et  Ristelmeyer  à 
15  ans  de  réclusion  pour  complicité  d'assassinat.  L'étu- 
diant Petermeier  condamné  à  un  précédent  procès,  le 
31  juillet,  à  dix-huit  mois  de  réclusion,  Voeikl  et  Schmit- 
tele  furent  acquittés  et  mis  séance  tenante  en  liberté  ^. 

4.  Wilheîm  Ertl  avait  réussi  à  s'évader,  quelques  semaines  avant 
le  procès,  de  la  forteresse  d'Oberhaus  près  Passau.  Repris,  il 
comparut  au  procès  comme  témoin. 


ÉPILOGUE  297 

Toutes  les  troupes  de  la  ville  entouraient  le  Palais  de 
Justice  dans  la  crainte  d'une  agression  désespérée  des 
amis  des  condamnés  qui  furent  transportés  sans  inci- 
dent à  la  prison  en  automobiles  fermées,  encadrées  de 
détachements  de  cavalerie. 

Seidel  et  Schicklhofer  ont  subi  dans  les  vingt-quatre 
heures  la  juste  peine  de  leurs  forfaits. 

Un  deuxième  procès,  un  Nachprozess,  moins  toni- 
truant, eut  lieu  quelques  semaines  plus  tard,  ensuite 
des  divulgations  du  premier.  Des  peines  tout  aussi 
rigoureuses  furent  prononcées  contre  les  coupables. 


L'assassinat  des  membres  du  patronage  Saint-Joseph 
a  eu  son  épilogue  le  26  octobre  à  Munich  ;  après  des 
débats  émouvants  qui  durèrent  cinq  jours,  les  deux 
forcenés,  Jakob  Millier  et  Konstantin  Mackowski,  ont  été 
condamnés  chacun  à  quatorze  ans  de  réclusion,  et  à  la 
perte  des  droits  civiques  pendant  dix  ans  ;  Grabat,  à  une 
année  de  prison.  Quant  à  Kreiner,  il  a  été  acquitté. 

On  s'est  montré  moins  dur  pour  les  soldats  que 
pour  les  spartakistes...  Il  est  du  reste  constant  que  la 
justice  allemande,  inexorable  pour  les  communistes,  est 
pleine  de  mansuétude  pour  les  réactionnaires  et  les 
criminels  de  la  guerre.  Témoin  les  jugements  dérisoires 
de  Leipzig,  témoin  aussi  la  peine  de  cinq  semaines  de 
prison  qui  a  été  infligée  à  l'un  des  assassins  de  Landauer, 
témoin  l'issue  scandaleuse  de  tous  les  procès  intentés? 
non  sans  répugnance,  aux  meurtriers  réactionnaires, 
ceux  de  Liebknecht  et  de  Rosa  Luxemburg,  témoin  les 
innombrables  affaires  qui  ont  été  systématiquement 
étouffées.  Il  faut  que  cette  honteuse  partialité  soit  mise 
en  évidence,  et  que  soient  cloués  sans  pitié  au  pilori  les 
hommes  qui,  pour  les  intérêts  de  leur  cause  ou  de  leur 
parti,  incarnent  de  pareils  dénis  de  justice. 


298  LÀ   TERREUR   EN   BAVIÈRE 


Quanta  Aloïse  Lindner,  profitant- de  la  débandade  que 
provoque  son  attentat  à  la  Diète  de  Bavière1,  il  a  réussi 
à  s'esquiver  sans  être  arrêté.  Il  ne  quitte  pas  Munich  où 
la  Commune  tôt  proclamée  ne  l'inquiète  pas,  bien  au 
contraire.  N'est-il  pas  un  de  ses  héros?... 

Lorsque  le  régime  soviétique  s'effondre,  plus  heureux 
que  la  plupart  de  ses  coreligionnaires  en  soviétisme,  il 
gagne  l'Autriche,  puis  la  Hongrie,  où  il  est  accueilli  à 
bras  ouverts.  Il  s'enrôle  dans  la  garde  rouge.  Mais  le 
régime  de  Bela-Kuhn  est  déjà  chancelant,  et  Aloïse  Lind- 
ner, qui  redoute  à  bon  escient  les  représailles  de  Horthy 
et  de  ses  partisans,  qui  appréhende  par-dessus  tout  son 
extradition  à  la  Bavière,  tente  de  franchir  clandestine- 
ment, le  4  août,  la  frontière  autrichienne,  à  Sommerein. 
Il  n'a  pas  de  chance!  On  l'identifie,  et  il  est  arrêté.  Il 
cherche  à  se  suicider,  on  l'en  empêche,  et  on  le  dirige 
sur  un  camp  de  concentration. 

Le  gouvernement  autrichien  refuse  dé  reconnaître  le 
caractère  politique  de  sa  vendetta,  et  sur  les  instances 
du  gouvernement  bavarois,  finit  par  donner  lieu  à  la 
demande  d'extradition  que  ce  dernier  a  formulée. 

Le  lundi  15  décembre,  Aloïse  Lindner  a  été  condamné  à 
la  peine  de  quatorze  ans  de  réclusion,  la  Cour  n'ayant 
pas  retenu  contre  lui  l'inculpation  de  complot  et  de  pré- 
méditation. 

Après  l'assassinat  de  Kurt  Eisner,  châtié  sans  délai 
par  les  balles  d'une  sentinelle,  le  comte  Arco,  qui  n'est 
plus  qu'une  loque,  a  été  transporté  dans  la  clinique  du 
professeur  Sauerbruch,  éminent  chirurgien  en  même 
temps  qu'ardent  pangermaniste,  dont  les  déraillements 

1.  Attentat  consécutif  à  l'assassinat  d'Eisner. 


ÉPILOGUE  299 

oratoires  sont  demeurés  fameux  à  la  Faculté  de  méde- 
cine de  l'Université  de  Zurich. 

Une  des  balles  s'est  logée  dans  la  colonne  vertébrale, 
entraînant  la  paralysie  des  deux  jambes  ;  l'autre  dans  la 
tête,  laquelle  n'a  pas  encore  été  extraite.  Au  passage 
cette  balle  avait  arraché  une  dent  qu'elle  projeta  dans 
le  conduit  auditif. 

La  longue  convalescence  d'Arco  est  troublée  par  les 
fréquentes  irruptions  des  bandes  communistes  dans  la 
clinique  du  professeur  Sauerbruch,  où  il  est  soigné  avec 
Auer.  Il  faut,  à  plusieurs  reprises,  que  Sauerbruch  fasse 
de  son  corps  une  barrière  aux  fanatiques  qui  veulent 
massacrer  l'assassin  de  Kurt  Eisner.  Ces  alertes  se  mul- 
tiplient à  mesure  que  le  régime  communiste  touche  à  sa 
fin.  Sans  la  protection  de  Tôlier,  il  est  certain  que  les 
deux  blessés  n'eussent  pas  échappé  à  la  vindicte  révolu- 
tionnaire. 

Le  ministre  Auer,  plus  heureux  que  le  comte  Arco,  est 
—  si  je  ne  me  trompe  —  complètement  rétabli  et  actuel- 
lement il  joue  de  nouveau  un  rôle  actif  dans  la  poli- 
tique bavaroise.  Récemment  il  a  échappé,  par  miracle, 
à  un  nouvel  attentat  que  l'on  met  sur  le  compte  des 
communistes... 

La  mise  en  jugement  du  comte  Arco  a  été  longtemps 
ajournée  à  cause  de  son  état  de  santé  précaire.  Peu  de 
temps  après  l'acquittement  scandaleux  du  lieutenant 
Marloh,  meurtrier  de  trente  marins  innocents  *,  les  méde- 
cins chargés  de  l'examiner,  déposèrent  leur  rapport 
concluant  à  l'impossibilité  de  le  juger.  Ces  conclusions, 
coïncidant  avec  cet  acquittement,  provoquèrent  l'indi- 
gnation de  toute  la  presse  de  gauche,  de  sorte  qu'il 
fallut  se  résigner  à  ordonner  sa  comparution  devant  le 
Volksgericht. 

Le  procès,  qui  a  eu  lieu  les  16  et  17  janvier  1921,  a 

l.Gf.  La  Contre-Révolution  allemande,  ch.  xvi* 


300  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

soulevé  de  nouveau  d'ardentes  polémiques  dans  les 
feuilles  extrémistes.  Pour  les  journaux  de  droite,  le 
comte  Arco  est  un  ardent  patriote,  qu'ils  célèbrent  à  la 
manière  d'un  héros.  Eisner  était  l'ennemi  du  peuple,  son 
mauvais  démon,  et  l'acte  du  meurtrier  ne  fut  qu'un 
acte  de  légitime  défense  à  l'endroit  d'un  homme  dange- 
reux qui  menaçait  d'anéantir  le  prestige  et  le  bien-être 
du  pays.  Etant  donné  qu'il  n'y  avait  pas  d'autre  moyen 
pour  se  débarrasser  d'Eisner,  peut-on  faire  un  grief  au 
comte  Arco  d'y  avoir  recouru? 

La  presse  socialiste  rétorque  que  si  les  arguments  de 
l'accusé  et  de  ses  amis  étaient  admis,  la  conséquence  en 
serait  l'anarchie  et  la  multiplication  des  crimes  poli- 
tiques dorénavant  justifiés  et  pour  ainsi  dire  légitimés. 
L'acte  d'Arco  a  été  perpétré  avec  préméditation,  il  a  été 
préparé  de  longue  main,  c'est  un  crime. 

C'est  cette  thèse  que  la  Cour  d'Assises  a  faite  sienne,  en 
tenant  compte  surtout  des  suites  désastreuses  qu'eut 
pour  la  Bavière  ce  premier  geste  de  violence  :  l'attentat 
sur  Auer,  la  proclamation  de  la  République  soviétique, 
l'assassinat  des  otages,  et,  faisant  suite  à  la  terreur  rouge, 
la  terreur  blanche,  non  moins  féroce  avec  ses  exécu- 
tions et  toute  la  théorie  des  procès  intentés  pour 
trahison.  Le  jury  ayant  répondu  affirmativement  à 
toutes  les  questions,  Arco  est  condamné  à  mort.  Toute- 
fois ses  droits  civiques  lui  sont  maintenus,  attendu 
«  qu'il  faut  mettre  au  crédit  du  jeune  idéaliste  Arco  son 
patriotisme  passionné,  sa  crânerie  (sic)  et  l'indignation 
qui  se  manifestait  contre  Eisner  dans  de  nombreux 
milieux.  » 

Après  la  lecture  du  verdict  le  comte  Arco,  très  calme, 
très  maître  de  lui,  prit  une  dernière  fois  la  parole.  «  Il 
va  de  soi,  expliqua-t-il,  que  je  supporte  les  consé- 
quences de  mon  acte.  Mais  il  m'est  venu  à  l'oreille  que 
de  fidèles  camarades  ont  l'intention  de  me  délivrer.  Ce 
serait  une  sottise,  et  pour  moi  le  pis  qui  puisse  m'ar- 


ÉPILOGUE  301 

river.  Je  les  supplie  donc  de  n'en  rien  faire.  C'est  la 
meilleure  façon  de  me  servir.  » 

Ces  paroles  furent  saluées  par  une  tempête  d'applau- 
dissements, une  ovation  interminable.  La  salle  fut  éva- 
cuée lentement,  pendant  que  le  comte  Arco  adressait  des 
saluts  d'adieu  à  ses  amis.  Crainte  d'une  tentative  de 
libération  le  Palais  de  Justice  était  gardé  par  un  fort 
cordon  de  troupes. 

Comme  il  fallait  s'y  attendre,  Arco  Valley  n'a  pas  été 
exécuté.  Le  Conseil  des  ministres,  réuni  d'urgence,  a 
commué  dans  les  vingt-quatre  heures  la  peine  capitale 
en  détention  perpétuelle  dans  une  forteresse,  châtiment 
qui  n'a  rien  d'ignominieux.  Au  demeurant,  il  sied  de 
remarquer  que  toute  la  presse  bourgeoise  et  même  les 
organes  social-démocrates  et  indépendants  de  Munich 
s'étaient  entremis  magnanimement  en  faveur  de  la 
grâce. 

%  « 

Leviné-Niessen,  Seidl,  Schicklhofer  ont  été  exécutés, 
Hausmann  s'est  suicidé,  Landauer  et  Egelhofer  ont  été 
massacrés.  Quel  a  été  le  sort  du  grand  animateur  du 
drame  bolcheviste,  le  docteur  Levien  ? 

Plus  heureux  que  ses  complices,  encore  qu'une  prime 
de  30.000  marks  ait  été  mise  sur  sa  tête,  il  réussit  à 
se  tirer  les  grègues  nettes  de  la  catastrophe,  et  gagna 
l'Autric-he  où,  en  dépit  des  démarches  des  Affaires  Etran- 
gères, le  gouvernement  social-démocrate  autrichien, 
considérant  qu'il  n'était  coupable  comme  Bêla  Kuhn  que 
d'un  crime  politique,  refusa  à  plusieurs  reprises  son 
extradition.  En  octobre  1919,  il  fut  question  de  l'échanger 
contre  le  réformateur  communiste  Neurath  qui  est  un 
sujet  autrichien.  Mais  ce  stratagème,  suggéré  par  la 
presse  allemande,  n'a  pas  eu  de  suites.  Le  15  novembre 
1920,  le  gouvernement  réactionnaire  bavarois  s'est  encore 
adressé  au  nouveau  cabinet  chrétien-social   viennois, 


302  LA  TERREUR  EN  BAVIÈRE 

espérant  rencontrer  cette  fois  plus  de  prévenance.  Il 
s'est  heurté  à  la  même  réponse  négative  et,  pour  mettre 
fin  aux  sollicitations  de  l'Allemagne,  il  paraît  que  l'Au- 
triche a  autorisé  Levien  à  se  rendre  à  Moscou,  sans 
doute  en  compagnie  de  Bêla  Kuhn,  le  dictateur  hongrois 
déchu...  Ce  n'était  qu'un  trompe-l'œil. 

Le  silence  s'est  fait  sur  Levien  qui  a  pu  se  confondre 
dans  la  grande  foule  hétéroclite  qui  peuple  Vienne. 

L'agitateur  est  doublé  d'un  Don  Juan,  et  si  nous  en 
croyons  la  presse,  le  9  juin  19M  une  dactylographe 
s'est  tuée  d'un  coup  de  revolver  dans  une  chambre 
meublée  à  Vienne  sous  les  yeux  d'un  certain  docteur 
Weitler  en  lequel  la  police,  au  cours  d'une  enquête,  à 
reconnu  Max  Levien^  La  brève  nouvelle  nous  dit  que  la 
jeune  fille  s'est  suicidée  à  la  suite  d'un  drame  passionnel. 

L'homme  fatal  continue  à  faire  des  victimes  et  des 
dupes.  Depuis  Max  Levien  aurait  réussi  —  sous  quel 
accoutrement  et  par  quels  voies?  nous  l'ignorons  —  à 
traverser  l'Allemagne,  à  atteindre  la  Suède  et  à  franchir 
la  frontière  russe,  en  route  pour  Moscou.  Si  la  nouvelle 
est  vraie,  nous  ne  tarderons  pas  à  entendre  parler  des 
nouveaux  exploits  du  dictateur. 


II 

LE   BILAN  DE   LA   COMMUNE 

Indépendamment  de  ces  multiples  affaires  judiciaires 
qui  ont  tenu  toute  l'Allemagne  haletante  pendant  presque 
une  année  et  qui  ont  constitué  le  meilleur  des  antidotes 
contre  la  propagande  bolcheviste,  il  est  aujourd'hui 
possible  de  dresser  le  bilan  de  la  Commune  bavaroise, 
tant  économique  que  politique. 

Pour  la  seule  ville  de  Munich  on  évalue  les  pertes 
monétaires,   pour  ce  qui   est  du  déchet  de  salaires,  à 


ÉPILOGUE  303 

22  millions  de  marks,  à  130  millions  pour  le  déficit  de 
production,  à  50  millions  les  dommages  subis  par  les 
commerçants. 

Quant  aux  billets  de  banqu*  bavarois,  ils  n'étaient 
plus  cotés  dans  le  reste  de  l'Allemagne  qu'à  90  pour  100 
de  leur  valeur.  La  devise  allemande  avait  subi  plie-même 
le  contre-coup  du  communisme,  son  pouvoir  d'achat 
s'effondrant  de  plusieurs  points.  Le  résultat  fut  le  ren- 
chérissement d'un  tiers  des  commandes  de  vivres  que 
l'Allemagne  avait  passées  à  l'Amérique. 

Nous  avons  vu  quelle  était  la  situation  épouvantable  du 
ravitaillement  de  Munich,  la  campagne  s'étant  refusée  à 
soutenir  la  tentative  communiste  et  ayant  décidé  d'af- 
famer les  énergumènes. 

La  force  économique  de  la  capitale  a  été  de  longtemps 
détruite,  tant  par  l'arrêt  des  relations  postales  et  télé- 
graphiques que  par  le  boycottage  des  maisons  de  com- 
merce à  l'endroit  des  firmes  munichoises  auxquelles 
elles  refusèrent  des  mois  durant  de  rien  livrer  sauf  contre 
payement  anticipé.  Ce  manque  de  crédit  occasionna 
d'innombrables  faillites  qui  réduisirent  au  chômage  des 
milliers  d'employés  et  d'ouvriers. 

Quant  aux  étrangers  qui  formaient  naguère  la  clien- 
tèle de  Munich,  métropole  de  l'art,  ils  se  gardèrent  bien 
d'y  mettre  désormais  les  pieds.  De  leur  côté  les  tou- 
ristes allemands  l'évitèrent. 

Le  communisme  aboutit  au  marasme  économique 
dont  la  ville  ne  se  releva  que  lentement  et  péniblement. 


En  politique  les  résultats  du  «  putsch  »  furent  encore 
plus  néfastes.  ïl  est  permis  aujourd'hui  d'aflkmer  que 
la  révolution  communiste  a  brisé  l'évolution  démocra- 
tique de  la  Bavière  et  qu'elle  a  frayé  les  voies  à  la  Réac- 
tion qui  la  régit  aujourd'hui. 


304  LA.  TERREUR   EN   BAVIÈRE 

Les  soldats  prussiens  qui  sont  entrés  à  Munich  le 
2  mai  1919  avec  les  généraux  von  Oven  et  von  Moehl 
n'en  sont  plusressortis.  Leur  acte  «  libérateur  »  c'a  été 
la  mainmise  des  réactionnaires  prussiens  sur  la  Bavière, 
sur  Munich  dont  ils  ont  fait  un  centre  puissant  d'in- 
trigues anti-républicaines,  antisémites  et,  cela  va  de 
soi,  gallophobes. 

Le  coup  d'Etat  de  Kapp-Luttwitz  en  mars  1920  a  eu  sa 
répercussion  la  plus  durable  en  Bavière  où  le  terrain 
était  particulièrement  bien  préparé.  C  est  à  la  suite  de 
ce  pronunciamentb  que  le  gouvernement  légal  Hoffmann 
doit  démissionner  et  que  le  pouvoir  est  confié  à  un 
ministère  de  compétences,  un  «  Fachministerium  »  comme 
on  l'appelle,  formé  d'experts  et  surtout  de  fonction- 
naires fidèles  à  l'Ancien  Régime  et  dévoués  à  Ludendorff. 
Le  président  du  nouveau  cabinet  est  le  haut  fonction- 
naire von  Kahr \ . 

Les  tendances  séparatistes  de  la  Bavière  sont  étouf- 
fées ;  au  mouvement  fédéraliste  qui,  sous  les  auspices  du 
docteur  Heim  et  du  professeur  Fcerster,  s'annonçait 
plein  de  promesses,  on  substitue  la  campagne  en  faveur 
des  groupes  de  milices  dits  d'auto-protection  :  Escherich 
surgit  à  l'horizon. 

Tandis  que  les  partis  de  gauche  avaient  la  majorité 
dans  la  Diète  issue  de  la  Révolution  et  que  les  social- 
démocrates  en  particulier  y  disposaient  d'un  nombre 
écrasant  de  mandats,  à  la  consultation  de  juin  1920,  la 
première  après  la  Commune,  laquelle  a  lieu  sous  l'égide 
du  gouvernement  de  von  Kahr,  la  gauche  subit  une 
cuisante  défaite.  Alors  que  les  social-démocrates  n'ob- 
tiennent que  25  sièges,  les  socialistes  indépendants  20, 
les  communistes  2,  et  les  ligueurs  paysans  11,  les  démo- 
crates en  recueillent  11,  les  deux  partis  de  droite  21,  et 
les  populistes  chrétiens,  c'est-à-dire  le  Centre  bavarois, 

1.  Auquel  a  succédé  récemment  le  comte  Lerchenfeld. 


ÉPILOGUE  305 

64.  Avec  la  droite  ils  peuvent  constituer  une  majorité 
homogène  de  85  voix  contre  69,  en  admettant  que  les 
démocrates  restent  avec  la  gauche,  ce  qui  est  douteux. 

Au  total  les  trois  partis  socialistes  ne  réunissent  que 
926.807  voix,  tandis  qu'à  eux  seuls  les  populistes  chré- 
tiens en  groupent  1.154.466  et  les  deux  partis  de  droite 
404.611. 

Le  résultat  de  ces  élections  ne  s'est  pas  fait  attendre. 
Le  cabinet  von  Kahr  a  été  confirmé  en  charge  et  sous 
prétexte  de  combattre  des  velléités  de  spartakisme  inexis- 
tantes, l'armement  de  la  Bavière  sur  une  grande  échelle 
a  commencé.  Le  conseiller  forestier  Escherich,  homme 
de  paille  de  Ludendorff  et  du  colonel  Bauer,  a  été  le 
promoteur  et  l'âme  de  ce  mouvement  dont  les  organisa- 
tions ont  du  reste  emprunté  le  nom  d'Escherich.  L'Or- 
gesch  (Organisation  Escherich  devient  par  abréviation 
Orgesch)  est  devenu  le  vivant  symbole  du  néo-nationa- 
lisme allemand  et  essentiellement  de  la  résistance  à 
l'exécution  du  Traité  de  Versailles.  Ses  tentacules  s'éten- 
dent de  la  Mer  Baltique  au  Tyrol  où  son  succédané 
s'intitule  Orka  (Organisation  Kanzler). 

A  côté  de  von  Kahr  et  d'Escherich,  le  préfet  de  police 
von  Poehner  complète  à  Munich  la  néfaste  trinité  réac- 
tionnaire qui  anime  1'  «  Ordnungszelle  »,  car  les  parti- 
tisans  de  ce  système  ne  craignent  pas  de  comparer  la 
Bavière  à  une  «  cellule  d'ordre  »  au  milieu  des  autres 
Etats  qui  sont  plus  ou  moins  en  proie  à  la  contagion 
des  doctrines  socialistes  et  des  idées  démocratiques. 

C'est  Poehner  qui  est  l'artisan,  ou  du  moins  l'outil 
complaisant,  de  la  terreur  blanche  ;  cette  terreur  dont 
nous  avons  relaté  les  forfaits  continue  en  vérité  à  mani- 
fester son  action  à  Munich,  plus  sournoisement  peut- 
être,  mais  non  moins  dangereusement.  Après  les  graves 
sévices  dont  fut  l'objet  le  médecin  berlinois  docteur 
Hirschfeld,  venu  à  Munich  pour  y  donner  une  confé- 
rence, sévices  tels  que  le  bruit  de  sa  mort  fut  propagé, 

20 


30G  LA   TERREUR   EN   BAVIÈRE 

c'est  le  tour  du  député  social-démocrate  Alwin  Saenger, 
molesté  par  une  bande  de  garnements  nationalistes  au 
retour  d'une  conférence  qu'il  venait  de  prononcer  aune 
réunion  de  la  Ligue  républicaine  du  Reich  sur  «  l'Uni- 
versité allemande  et  la  République  »  ;  le  député  Gareis, 
chef  du  Parti  Socialiste  Indépendant,  coupable  de  divul- 
gations éminemment  désagréables  à  l'Orgesch,  est  abattu 
comme  une  bête  enragée,  à  coups  de  revolver,  par  un 
inconnu,  délégué  sans  doute  par  la  «  Deutscli-voelkischer 
Schutz  und  Truizbund1  »,  qui  est  la  grande  organisation 
antisémite  et  anticommuniste.  C'est  enfin  le  tour  d'Erz- 
berger  qui  tombe  sous  les  balles  de  deux  fanatiques. 

L'organe  de  cette  ligue,  le  «  Voelkischer  Beobachter  », 
c'est-à-dire  YObservateur  national  2,  fait  flèche  de  tout 
bois  pour  honnir  et  discréditer  le  gouvernement  de  Wirth 
dont  les  membres  sont  traités  couramment  de  crétins, 
d'idiots,  d'aliénés,  et  même  de  gibier  de  potence  !  Tel 
est  l'état  de  choses  intolérable  qui  règne  en  Bavière 
depuis  la  répression  du  mouvement  révolutionnaire. 

Le  gouvernement  national  du  docteur  Wirth,  auquel 
nous  sommes  tout  prêts  à  faire  confiance,  aura  fort  à  faire 
pour  débarrasser  l'Allemagne  et  l'Europe  de  cette  gan- 
grène pangermaniste  qui  a  poussé  sur  le  fumier  com- 
muniste. Il  faut  pourtant  qu'il  tienne  la  main  à  ce  qu'elle 
soit  extirpée  et  de  notre  côté,  nous  ne  devons  rien 
négliger  pour  que  l'Allemagne  s'engage  sincèrement 
sur  le  chemin  de  la  Démocratie  :  c'est  la  condition  pri- 
mordiale de  la  paix  de  demain,  d'une  paix  durable  et 
non  pas  de  la  paix  armée  que  nous  avons  aujourd'hui, 
qui  n'est  que  l'expression  d'une  guerre  d'autant  plus 
exterminatrice  qu'elle  est  la  guerre  des  âmes,  et  qu'elle 
nous  conduit  droit  à  une  nouvelle  conflagration  plus 
épouvantable  que  la  dernière. 

1.  Ligue  nationale  allemande  de  protection  et  de  défense. 

2.  Cf.  chapitre  13. 


TABLE    DES    MATIÈRES 


Pages. 

Préface  v 

I.  —  Les  phases  du  communisme.   ...... 11 

II.  —  Kurt  Eisner 23 

III.  —Son  assassinat  et  ses  suites  immédiates 41 

IV.  —  Le  chaos 55 

V.  —La  proclamation  de  la  République  des  Conseils  .   .  69 

VI.  —  Les  animateurs  du  communisme 91 

VII.  —  La  dictature  du  prolétariat.  .       110 

VIII.  —  Les  fantoches  et  les  écornifleurs 118 

IX    —  L'application  du  communisme  intégral 135 

X.   -  Les  fanatiques 1G3 

XI.  —  L'armée  rouge  et  sa  dictature 183 

XII.  —  Le  gymnase  Luitpold  et  sa  garnison 195 

XIII.  —  La  terreur  rouge 214 

XiV.  —Dans  la  soupente  du  gymnase.   .  •:. 236 

XV.  —  L'exécution  des  otages  , 248 

XVI.  —  La  terreur  blanche 269 

EriLOGUE 287 


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