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ti dô Philosophie sc^dnlifiquù
FÉLIX LE DANTEC
théisme
r »i \ 1. <l Ifi A V
îTirrrn
hu'iiiîinu MllICf
'
L'ATHÉISME
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A la librairie E. Flahmabion :
Les Influences ancestrales (6* mille). 1 vol. in-18. . 3 50
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Bibliothèque de Philosophie scientifique
FELIX LE DANTEC
L'ATHÉISME
« Ce qn'il y a de terrible quand on cherche
la Térilé, c'est qu'on la trouve ! »
(R. DE GOURHOMT.)
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26
1907
Droits de traduction et de reprodaction réservés pour tous les ;
y compris la Suède et la Norvège.
<^ I s
1 h ^ -
\
vy
Au Professeur Alfred GIARD
Dieu merci, mon cher maître {voilà, je Vavoue,
un début bizarre pour un livre sur « l'athéisme »,
mais il faut bien parler français) y Dieu merci, Von
n'est plus brûlé aujourd'hui pour ses opinions phi-
losophiques; on n'a plus besoin d'héroïsme pour
dire ce que l'on pense. Sans cela, vous devriez
vous faire de sanglants reproches le jour de mon
autodafé, car vous ne pouvez vous dissimuler la
grande part que vous avez prise à ma formation
intellectuelle.
Non pas que, malgré votre penchant bien connu
pour le monisme, je veuille vous forcer de souscrire
var avance aux opinions exposées dans ce livre; ces
'pinions ne me viennent pofS de vous; mais sans
vous, je ne les aurais jamais exprimées.
Les mathématiciens m'avaient appris la précision
du langage, et c'était déjà beaucoup; ce n était pas
assez, et je serais resté probablement toute ma vie
un excellent élève, si je n'avais eu la bonne for-
ÎÎ7Q«?^»^*>^
ÎV5365"
II , DEDICACE
tune de suivre vos leçons. Je ne croyais pas quil
y eût autre chose à faire que de bien pénétrer la
pensée de son professeur et de se V assimiler sans y
rien changer. Cela doit arriver d'ailleurs fatalement
â ceux qui suivent un enseignement mathématique^
car les mathématiques sont finies; la biologie^ au
contraire^ commence ou va commencer.
Je n'oublierai jamais la première conférence que
vous nous fîtes à l'Ecole Normale en arrivant de
Lille; si vos conceptions me séduisirent^ me char-
mèrent profondément^ je fus encore plus émerveillé
ih la leçon d'indépendance que vous nêus donnâtes
en terminant : vous nous proposiez^ nous dites-
vous, ces manières de voir comme étant celles qui
i)ous paraissaient les meilleures^ mais vous ne pré-
ùuidiez pas qu'elles fussent définitives; vous nous
(engagiez à réfléchir nous-mêmes^ et à nous faire des
idées personnelles sur tous les sujets.
C'aura été un des grands événements de ma vie^
d^awir rencontré^ à dix-huit ans, un maître qui^
pratiquant la liberté de penser, l'enseignait aux
a titres. Le grain que vous avez semé en moi ce jour-là
a bouleversé ma nature de disciple soumis. Avant
d'avoir reçu votre empreinte, j'étais tput disposé à
vie faire un reproche de ce que, sur beaucoup de
points, je ne pensais pas comme tout le monde;
j'avais honte de ne pas trouver claires des propo-
sitions que la majorité compacte déclarait admi-
rables de netteté; je faisais des efforts pour corn-
DÉDICACE III
'prendre, et, quand je n'y arrivais pas, je renfermais
dans un silence attristé mon humilité d'élève insuf
fisant.
J'ai pris ma revanche depuis que vous m'avez
guéri du dogmatisme ; peut-être même ai-je dépassé
la saine mesure {mais les oscillations sont dans la
nature de l'homme comme dans celle du pendule).
Peut-être, après avoir vraiment souffert de ne pas
penser comme les autres, ai-je pris soin, au contraire^
de cultiver les côtés singuliers de mon cerveau. Je
suis trop bon déterministe pour croire qu'il eût pu
en être autrement; je suis trop bon déterministe
aussi pour me faire un mérite d'avoir pensé « sui--
vant ma nature ». Du moins y ai-je trouvé de
grandes joies, et je vous serai éternellement recon-
naissant d^ avoir écarté de moi le spectre stérilisant
de r a Autorité » .
Ty-Plad, 20 septembre 1900.
PREMIÈRE PARTIE*
CONFESSIONS, DÉFINITIONS
« Les athées sont pour la plupart des
savanis hardis et égarés qui raisonnc-nt
mal. »
(Voltaire . Dictionnaire philosophiqui
article : Athéisme,)
1. Les épigraphes des partie^ ou chapitres se rapportent au
problème qui y est traité et non à Topinion de Tauteur quant
à la solution de ce problème.
1
L'ATHÉISME
PREMIERE PARTIE
CONFESSIONS, DÉFINITIONS
CHAPITRE PREMIER
Confessions.
§ 1. — GÉNÉRALITÉ DE LMDÉE DE DIEU
L'idée de Dieu a joué un tel rôle dans les des-
tinées humaines, elle a pénétré si profondément
les mœurs, le langage et jusqu'à l'hérédité des
peuples, que celui qui en est aujourd'hui dépourvu,
celui qui n'a pas reçu cette idée en héritage et
n'a pu l'acquérir par éducation, doit, me semble-
t-il, être considéré comme un monstre par la
majorité des hommes. Et s'il arrive que le monstre
soit doué de sens moral (l'hérédité est si capri-
cieuse dans la génération sexuelle qui est la
nôtre I), s'il arrive que l'athée soit vertueux, son
4 l'athéisme
cas sera en même temps tératologîque et para-
doxal. Beaucoup de nos congénères affirment en
effet qu'ils sont honnêtes, parce qu'ils craignent
Dieu ; ils ne peuvent concevoir par conséquent
qu'un athée ne soit pas vicieux et criminel, comme
ils seraient eux-mêmes sans leur foi. Peut-être
sont-ils trop modestes; peut-être ont-ils en eux des
raisons d'être bons et aimables, indépendamment
de toute croyance religieuse; mais enfin, il y a
des hommes qui sont méchants, cela est certain.
J'admets même, volontiers, qu'il y en aurait da-
vantage . si quelques-uns d'entre eux n'étaient
retenus par la crainte d'un châtiment. Mais de ce
que tous les hommes, croyants ou non, ne sont, en
dépit de l'éducation, ni également bons ni égale-
ment honnêtes, je puis bien conclure, sans
hardiesse exagérée, qu'il y a, dans le patrimoine
héréditaire de chacun (Je nous, une dose variable
de bonté et d'honnêteté. Ces qualités innées nous
viennent de nos ancêtres, et ont été acquises par
eux comme le nez, la bouche et la logique ; cela,
pour un évolulionniste, est indéniable ; suivant les
hasards des accouplements, chaque homme vient
au monde avec plus ou moins de nez, plus ou
moins de logique, plus ou moins de vertu. L'édu-
cation brode ensuite sur ce canevas ; on peut se
casser le nez, perdre la raison, et même devenir
méchant, ce qui est pourtant plus difficile à
beaucoup que de se casser le nez.
CONFESSIONS O
Est-ce la crainte de Dieu qui a introduit dans
l'hérédité de nos ascendants les qualités morales
dont la génération sexuelle fait aujourd'hui à
chacun de nous une distribution si peu équitable ?
Les nécessités d'une vie sociale prolongée pen-
dant des centaines de siècles, n'y sont-elles pas
pour beaucoup, peut-être pour presque tout? Ce
n'est pas ici le lieu de discuter cette question.
Mais, de même que la conscience morale qui pro-
vient de certains règlements sociaux survit, dans
la descendance de l'homme, aux règlements dont
elle est issue, de même des qualités ayant pour
origine la crainte de Dieu peuvent subsister chez
un homme dépourvu de toute croyance reli-
gieuse. C'est là le propre des caractères acquis;
ils se conservent dans les êtres et dans leurs
rejetons, en dehors des conditions qui les ont
fait apparaître. Nul doute, néanmoins, que ces
caractères, transmis par hérédité, puissent ensuite
être renforcés par l'éducation, si les circons-
tances continuent à se trouver favorables ; une
particularité résultant de la crainte de Dieu ou
de la vie de société se développera plus complète-
ment chez un individu qui continuera à craindre
Dieu ou à vivre en société; elle se développera aussi,
quoique peut-être à un degré moindre, et cela
pendant de nombreuses générations, même dans
des êtres isolés et dépourvus de croyance reli
gieuse; un homme vivant seul aurait néanmoins
1.
6 l'athéishb
une conscience morale qui ne rimerait plus à
rien, comme il a jiin appendice du cœcum et des
dents de sagesse. Ces organes rudimentaires ou
superstitions (au sens étymologique du piot) ne
diï^paraisserit pas aisément; ils disparaissent ce-
pendant à la longue, et, si Ton veut discuter im-
partialement Tutilité sociale de Tidée de Dieu, il
ne faut pas manquer de tenir compte des caractères
introduits dans la nature de l'homme actuel par
les croyances ancestrales. De ce qu'un athée fils
tle croyants est honnête, on n'a pas le droit de
conclure qu'un peuple d'athées resterait éternel-
lement honnête, pourvu, bien entendu, qu'on ait
démontré le rôle des croyances religieuses dans .
la genèse des sentiments d'honnêteté, qui, tirent
peut-être leur origine de nécessités sociales.
Mais j'oublie que tout le monde n'admet pas
l'hérédité des caractères acquis et son rôle dans la
formation des espèces; il est bien difficile à un
homme vraiment pénétré de certaines notions,
d'en faire abstraction pour discuter les idées
des autres. Il faudrait que les croyants, pour
discuter les athées, pussent oublier qu'ils sont
croyants, et que les athées renonçassent à leur
athéisme pour discuter la valeur de la foi. Or
cela n'est pas seulement difficile, cela est impos-
sil>le, puisque, chez les uns et chez les autres,
\\ croyance et l'incrédulité font partie du méca-
nisme pensant.
CONFESSIONS 7
Voilà encore une opinion d*athée, savoir que la
pensée résulte d'un mécanisme déterminé ; je ne
crois pas à la liberté, et cela est fondamental chez
moi ; comment donc pourrais-je me faire com-
prendre d'un croyant dpué de liberté absolue par
cela même qu'il est croyant? Cette liberté absolue
serait la base de tous les raisonnements de mon
interlocuteur, tandis qu'elle doit être exclue de
tous les miens. Certains spiritualistes concilient
le plus aisément du monde la liberté et le déter-
minisme ; de même les croyants admettent un
Dieu tout puissant et entièrement libre dans une
nature entièrement réglée ! Si cela est de Thébreu
pour moi, ce n'est pas ma faute. 11 est vrai que
les croyants deviennent logiques en admettant la
possibilité du miracle, et là est, en effet, le seul
point positif du débat ; un individu qui n'a pas
l'idée de Dieu ne peut Tacquérir que si Dieu se
manifeste à lui, et cela ne saurait arriver que par
un miracle.
Un athée logique devrait devenir croyant s'il
constatait un miracle; mais comment constater un
miracle, c'est-à-dire un accroc aux lois de la
nature? Il faudrait pour cela être sûr que l'on
connaît toutes les lois de la nature et aussi toutes
les conditions du phénomène observé. Qui oserait
avoir une telle prétention? J'ai écrit jadis que, si
je voyais un miracle, je deviendrais croyant; je
crains bien de m' être vanté I Si j'assistais à un
8 l'athéisme
ph^îriomène qui me parût en contradiction avec
les lois naturelles que je connais le mieux, je ferais
probablement comme au théâtre Robert Houdin ;
je chercherais la ficelle cachée, le phénomène
surajouté et inconnu qui a créé l'apparence du
miracle ; et si je ne trouvais pas, j'accuserais pro-
bablement rimperfecLion de mes moyens de re-
cherehe. Il serait infiniment plus simple, medira-
l-on, de croire en Dieu comme les autres! Croyez-
vous donc que ce soit si simple? Tapez sur une
cloche aussi fort que vous voudrez, vous ne lui
ferez pas donner un son autre que celui qu'elle
peut donner ; vous la fêlerez seulement si vous
insistez ; je suis comme la cloche, et mon mé-
canisme est adulte; je ne puiâ pas devenir croyant,
mais je puis devenir fou; quelques-uns pensent
pout-6ti*e que je le suis déjà!
Je ne serais pas vraiment athée si j'entrevoyais
la possibilité de ne plus l'être.
§ 2. - RARETÉ DES ATHÉES PROPREMENT DITS
Y a-t-il beaucoup d'athées ? J'entends de vrais
atlioei3 allant, avec leur logique d'athée, jusqu'au
bout des conclusions inséparables de l'athéisme?
Je me défie des statistiques qu'on rencontre à ce
sujet dans les livres et les journaux. En tout cas,
il est certain que la grande majorité des hommes
est imbue de l'idée de Dieu; on ne saurait attri-
CONFESSIONS ^
buer à l'athéisme le mouvement anticlérical si
manifeste à notre époque ; plusieurs se disent
athées sans avoir beaucoup réfléchi à ce que cela
veut dire ; presque tous vont à Dieu en repous-
sant les prêtres, intermédiaires parasites; presque
tous souscriraient volontiers à Torgueilleuse dé-
claration de Victor Hugo : « Je ne veux être assisté
à mon chevet par aucun prêtre d'aucun culte ; je
crois en Dieu ! »
Aujourd'hui donc encore, Tathéisme est mal
porté. Voltaire le répudiait déjà et affirmait que
« la saine philosophie en avait eu raison ». Les
admirateurs de Spinoza et de Diderot s'efforcent
de dériiontrer que ces deux philosophes n'étaient
pas véritablement athées ; de même, les adorateurs
d'une jolie femme n'avouent pas volontiers au
public qu'elle a de fausses dents ou une maladie
cachée; l'athéisme est une tare regrettable, et que
désavouent les plus indulgents mêmes des hommes
M normaux ».
Heureusement, l'athéisme vrai, s'il a des incon-
vénients que je mettrai de mon mieux en évidence,
porte aussi sa consolation avec lui. Celui qui ne
croit pas à la liberté absolue ne peut avoir honte
d'être ce qu'il est, ni en être fier. J'ai connu cepen-
dant des bossus qui avaient honte de leur bosse,
quoiqu'elle leur fût venue bien malgré eux; c'est
donc que probablement l'athéisme fournit à
l'homme plus de consolation que la scoliose, car
10 l'athéisme
je n'ai pas honte d'être athée. Je n'en tire pas
gloire non plus, si je ne m'en cache pas, et je ne
tiens pas à faire des prosélytes comme le renard
de la fable, qui avait la queue coupée.
§ 3. - ATHÉISME INNÉ ET IDÉES PRÉCONÇUES
Je suis athée, comme je suis breton, comme on
est brun ou blond, sans l'avoir voulu. Je n'ai donc
aucune raison personnelle d'affirmer que l'athéisme
vaut mieux qu'autre chose, n'ayant pu par moi-
même goûter à autre chose.
« On devient cuisinier, on naît rôtisseur » dit le
proverbe ; je crois pouvoir affirmer que je suis né
athée, et je me demande si, comme pour les rôtis-
seurs, cela n'est pas indispensable à la « perfection
de l'athéisme ».
Aussi loin que remontent mes souvenirs, je ne
trouve pas trace en moi de l'idée de Dieu; et
cependant, j'ai été élevé comme les autres petits
bretons de mon âge; j'ai appris le catéchisme
comme les autres; j'ai même eu le prix de caté-
chisme au collège; j'avais une mémoire extraordi-
naire, et j'aurais pu apprendre par cœur une page
d hébreu en quelques minutes; j'ai appris le
catéchisme comme de l'hébreu, sans me demander
si cela signifiait quelque chose, uniquement parce
qu'on me disait de l'apprendre. J'étais un élève
CONFESSIONS 11
docile et soumis; je ne me vante pas en disant
que j'étais un très bon petit garçon, et Tun des
moins méchants de mes camarades; j'avais un
sentiment profond de mes devoirs et aucune pré-
tention à des droits ; j'ai même beaucoup souffert
quelquefois de scrupules de conscience exagérés,
mais je n'ai pas cru un instant à l'existence d'un
juge infiniment clairvoyant qui punirait et récom-
penserait chacuii suivant ses mérites. Non pas que
je n'eusse l'idée de mérite et de culpabilité; au con-
traire, je l'avais très profondément ancrée quoique
ne croyant pas à la justice immanente; c'est seu-
lement bien plus tard, que des raisonnements
philosophiques m'ont amené à rejeter la respon-
sabilité absolue; même aujourd'hui que je n'y
crois plus, j'en ai encore le sentiment aussi vif et
aussi douloureux que dans mon enfance, mais mon
système biologique me fait comprendre cette
contradiction,' et je m'en console.
Je me consolais moins, étant enfant, de ne pas
être comme les autres; j'ai bien souvent regretté
de ne pas partager la foi de mes jeunes amis,
de ne pas croire ce qu'ils croyaient, ce qu'ils
avaient Tair de croire, dirai-je plutôt, car, en
toute sincérité, je ne pouvais pas m'imaginer qu'ils
fussent tellement mieux doués que moi. Je les
soupçonnais un peu de jouer la comédie par
orgueil; de même probablement, eussent-ils cru
à de la mauvaise foi de ma part, si je leur avais
12 l'atoéisme
dit ce que je pensais; Tathée est aussi invrai-
semblable pour le croyant que le croyant pour
Tathée. C'est seulement bien plus tard que j'ai
admis Texistence de vrais croyants; il n'y a pas
longtemps que je considère les athées comme
des exceptions. Et même — au fond de moi — je
suis obligé de me demander encore si je suis
vraiment convaincu qu'il existe des croyants; les
croyants se posent, m'a-t-on dit, la même ques-
tion au sujet des athées....
Pendant toute ma jeunesse, d'ailleurs, je n'ai pas
été préoccupé de questions philosophiques; j'ai
commencé de bonne heure l'étude des sciences
mathématiques et physiques; je me suis efforcé
d'en apprendre le plps possible, sans me demander
où cela me mènerait; j'ai continué d'être un bon
élève, soucieux de satisfaire mes parents. Et quand
j'ai eu l'idée de laisser les sciences exactes pour
m'adonner aux sciences naturelles, ce n'a pas été
. le moins du monde à cause de l'intérêt philoso-
phique qui s'attache à l'étude de la vie, mais par
pure curiosité des choses de la morphologie!
J'avais le désir d'apprendre ce que savaient les
autres, et là se bornait mon ambition.
Mais les sciences naturelles ne sont pas comme
les mathématiques; elles ne sont pas faites \ si Ton
veut s'instruire dans les livres, on rencontre des
enseignements contradictoires; il faut donc choisir
entre les théories; il faut se faire une opinion
CONFESSIONS 13
personnelle. Une leçon de Giard fit éclore mon
sens critique et me donna horreur de Tautorité;
brusquement je compris que je m'étais reproché
sans raison de ne pas penser comme les autres,
et je résolus de chercher par moi-môme; mais je
conservai quelque temps encore ma timidité primi-
tive ; elle est bien passée aujourd'hui, trop peut-
être, et Ton pensera probablement que Giard m*a
rendu là un mauvais service.
Naturellement, mon athéisme fondamental dirigea
mes études. L'existence de Dieu n'expliquait rien
pour moi, puisque je ne trouvais aucun sens à
cette formule; je recherchai donc de préférence
les explications que l'on appelle matérialistes;
l'âme m'était aussi étrangère que Dieu; c'était
pour moi un mot cachant une erreur.
L'illustre Metchnikoff vint s'installer au labora-
toire de Pasteur, au moment même où j'y étais
nommé préparateur; il était alors rempli de Tidée
de la phagocytose, idée qu'il avait tirée de la
zoologie et de l'embryologie, mais qui l'amena à
abandonner ces deux sciences pour la pathologie ;
il me confia l'étude du phénomène correspondant
chez les protozoaires, la digestion intracellulaire
des proies capturées par ces petits animaux, dont
quelques-uns, masses de gelée informe, représen-
tent la vie sous son aspect le plus rudimentaire. Je
trompai l'attente du savant russe, et négligeai
immédiatement le côté pratique des études pour
14 l'athéisme
rinterprétation théorique des résultats observés.
J'étais peu soucieux de savoir si une espèce d'amibe
digérait la cellulose, une autre pas ; mais je fus
très heureux de pouvoir m'expliquer à moi-même,
sans faire intervenir aucune propriété vitale^ le
phénomène premier de la nutrition. Aujourd'hui,
définitivement attaché aux questions d'explication
mécanique de la vie, je suis ramené par l'observa-
tion de n'importe quel fait à mon dada favori,
mais je me rends compte aisément que l'amibe,
avec ses vacuoles digestives qu'on voit, se former, et
dans lesquelles on suit au microscope toutes les
étapes du phénomène vital, était le sujet le plus
propre à m'orienter vers la philosophie. De plus,
les phénomènes étant relativement simples chez
l'amibe, je pus m'imaginer bientôt que j'avais
parcouru le cycle de toute la vie cellulaire ; fort de
cette certitude, j'entrepris, avec la même méthode,
l'étude des êtres plus élevés en organisation ; nulle
part je ne trouvai de phénomène capable de
faire changer mes convictions premières; j'arrivai
seulement, petit à petit, à plus de sagesse; de
métaphysicien matérialiste, je devins, à propre-
ment parler, agnostique ; j'arrivai à me dire que je
ne savais rien, mais que j'en savais cependant au
moins autant que ceux qui s'imaginent savoir tout,
trouver tout, dans un dogme quelconque ou dans
Thomas d'Aquin.
Quoique convaincu de mon impuissance, ie reste
CONFESSIONS 15
convaincu aussi de Vabsurdité des croyances de
ceux qui croient en Dieu; c'est là ce qui constitue
pour moi l'athéisme scientifique, ainsi que j'essaierai
de le définir tout à l'heure.
Ai-je le droit de dire que je suis arrivé où j'en
suis, sans idée préconçue? Je J'ai cru longtemps,
et je confesse aujourd'hui que c'était une erreur.
Athée par tempérament, j'ai consacré ma vie à des
études qui, m'a-t-il semblé^ m'auraient conduit à
l'athéisme, si j'avais été croyant. Mais, si j'avais été
croyant, je n'aurais pas dirigé mes études' de la
même manière ; satisfait d'une explication, je n'en
aurais pas cherché une différente. Ce qui rendra
clernelles les discussions des philosophes au sujet
de la vie, c'est qu'il est impossible d'étudier la vie
sans idée préconçue, où, du moins, sans avoir une
tendance, marquée d'avance, à accepter de préfé-
rence tel mode d'explication. Je connais des
hommes de grande valeur qui, ayant fait des
études analogues aux miennes, ont conservé leurs
croyances premières ; j'avoue que cela m'étonne
profondément ; j'avoue même que, pendant long-
temps, je n'ai pas cru à leur entière bonne foi,
tellement l'évidence me paraissait lumineuse. Je
pense qu'ils ont eu la môme opinion à mon
sujet, et cela me console d'avoir pensé du mal
d'eux.
Il me semble donc qu'un livre comme celui-ci
ne saurait modifier les idées d'un homme ayant
16 l'athéisme
déjà son siège fait. Je resterai athée après l'avoir
fini, et le lecteur aussi s'il Tétait; sinon il restera
croyant comme devant ; le plus curieux serait
qu'un athée, l'ayant lu, devînt croyant ; mais cela
n'est pas impossible, car bien des athées n'ont pas
voulu voir toutes les conséquences de l'athéisme ;
or, je n'en déguiserai aucune, du moins de celles
que je connais, et il en est qui ne sont pas pour
plaire à tout le monde.
Pourquoi, dans ces conditions, avoir écrit ce
livre, s'il doit déplaire à tant de gens, et tourner
contre moi une partie au moins de ceux qui,
jusqu'à présent, accueillaient mes productions
avec faveur. 11 est difficile à un athée convaincu
d'avoir un but lointain; je n'en ai pas ; je ne suis
pas de ceux qui pensent que le pommier a un but
en donnant des pommes; il donne des pommes
suivant sa nature : je fais comme le pommier. S'il
est permis cependant à un pauvre psychologue
comme moi d'essayer de démêler les raisons qui
m'ont poussé dans cette affaire, je crois bien que
je trouve les principales dans les attaques dont
j'ai été l'objet de la part de beaucoup de feuilles
religieuses. On m'a accusé de perfidie et de sot-
tise, et j'avoue que cela m'a plutôt amusé ; mais
on m'a excommunié une fois pour toutes, en
déclarant que mon système biologique conduisait à
l'athéisme le plus pur ; or l'athéisme est condamné
définitivement par tous les grands esprits de l'huma-
CONFESSIONS 17
nité, depuis Bacon jusqu^à Descartes, même par
Voltaire! donc...
Au lieu de me défendre d'être athée, j'avoue
sans honte que je le suis, et je prétends montrer
que cela ne m'empêche pas d'être logique ; je ne
ferai pas autre chose dans ce livre, dont je dirai
seulement, comme fit Montaigne, que c'est « un
livre de bonne foy » ; cela ne voudra pas dire que
c'est un bon livre; je le donne pour ce qu'il vaut.
Évidemment, la foi est plus commode. Il est
très difficile de se débrouiller au milieu du chaos
des phénomènes, si Ton renonce à une synthèse
adéquate à Tesprit humain, calquée dessus, faite
à sa mesure. Mais, n'est pas croyant qui veut! J'ai
été obligé, ne pouvant être croyant, de faire de
grands efforts «pour me raconter les choses d'une
manière convenable : j'y ai du moins pris beaucoup
de plaisir, et cela n'est pas vain : j'ai été payé de
ma peine.
On me dira aussi que le moment est mal choisi
pour publier, en France, une profession de foi
d'athéisme ; il n'est pas élégant de se mettre du
côté du manche ; mais, anticléricalisme ne signifie
pas athéisme, et je m'attends à être désapprouvé
par la grande majorité de mes concitoyens; à
notre époque, quoi qu'on dise, il existe une infime
minorité d'athées. En admettant même que j'aie
été assez peu désintéressé pour m'attendre à être
récompensé d'avoir écrit suivant ma conscience,
18 l'athéisme
ce ne serait pas aux croyants de me blâmer puis-
qu'ils espèrent que leur foi leur vaudra le paradis.
Depuis quelque temps d'ailleurs, quelques-uns
d'entre eux ne réservent pas aux seuls croyants
les félicités éternelles, et pensent que les hommes
de bonne foi ne seront pas punis de leur aveu-
glement.
Dans une conférence contradictoire, inutile
comme toutes les conférences contradictoires,
mais qui, du moins, ne fut pas ennuyeuse, Tabbé
Naudet voulut bien promettre au public surpris de
l'Université populaire du Faubourg-Saint-Antoine,
que j'irais au paradis avec lui. De l'assistance, une
voix s'éleva, qui émit des doutes, non pas, ce qui
eût été bien naturel, sur la probabilité de mon
admission future au séjour bienheuteux, mais sur
l'accueil qu'y pouvait attendre l'excellent abbé
lui-même ; « il était, disait-on, trop libéral, et le
• Syllabus condamne les curés libéraux » I Je ne suis
pas docteur en théologie (on ne s'en apercevra
que trop en lisant ce livre), et je ne sais pas si
l'Église approuve ou condamne l'indulgence bien
connue du sympathique directeur de « la Justice
sociale », mais je suis convaincu qu'il parle suivant
sa conscience, sans se demander ce que c^la peut
lui rapporter après sa mort — ou avant. La bien-
veillante parole qu'il prononça à mon sujet prouve
qu'il sait bien que je fais comme lui; je pense
comme je peux, et je ne pourrais pas penser
CONFESSIONS 19
autrement, ni Tabbé Naudet non plus; nous ne
méritons donc ni récompense ni blâme pour des
opinions dont nous ne sommes responsables ni
Tun ni Tautre. Telle est, du moins, ma manière de
penser à moi, déterministe qui ne crois pas à la
liberté ; l'abbé Naudet, qui y croit, aurait le droit
d'être plus sévère pour moi, qu'il juge libre; il
est plus indulgent que logique avec lui-même en
m'amnisiiant.
Le plus sage est de ne penser ni à des récom-
penses ni à des châtiments, et d'admettre la bonne
foi de ses contradicteurs, même quand on est dans
Timpossibilité de se représenter leur mentalité
avec quelque vraisemblance.
C'est ce que je m'efforcerai de faire dans ce
livre.
5 4. — PLAN DE L*OUVftAQE
Après avoir défini, dans le prochain chapitre, ce
que j'entends par athéisme, j'étudierai, dans la
seconde partie, les conséquences sociales de cet
état d'esprit; je chercherai quelle a été l'impor-
tance de l'idée de Dieu dans la genèse de la con-
science morale de l'homme actuel, et j'envisagerai
la question de la conservation possible de cette
conscience morale à travers les générations futures
supposées privées de l'idée de Dieu. Dans cette
seconde partie, je serai souvent hésitant et troublé.
20 l'athéismb
Du moment qu'on renonce à des principes ayant
si anciennement fait partie de la nature humaine,
ou du moins qu'on cesse d'attribuer à ces prin-
cipes une valeur métaphysique absolue, on est un
peu comme un vaisseau qui, abandonnant le vieux
gouvernail traditionnel, en a adopté un nouveau,
plus perfectionné peut-être, mais dont il ne sait
pas encore se servir. De là des contradictions,
des fluctuations dans toutes les questions d'ordre
i^ocial. Quand il s'agit de sociologie, je me ferais
volontiers croyant pour discuter avec un athée,
comme je suisathéepour discuter avec un croyant;
ce qui me frappe, en effet, dans la discussion,
c'est surtout le mauvais côté du système que
défend mon interlocuteur; l'esprit de contra-
diction ne peut manquer à celui qui cherche encore
des principes de conduite définitifs.
J'avoue d'ailleurs que je ne m'attendais pas, en
commençant mes études biologiques, à m'occuper
un jour de leurs conséquences sociales ; j'ai fait
longtemps du déterminisme en étudiant la vie des
autres animaux, sans me douter que je serais forcé,
jilus tard, de retrouver la même chose en moi;
j'ai continué de vivre avec les principes métaphy-
siques et moraux qui faisaient partie de ma nature,
sans me demander s'ils n'étaient pas en contra-
diction avec mes convictions scientifiques, Il y
a quelques années seulement, en faisant un examen
de conscience philosophique que j'ai exposé dans
CONFESSIONS 21
le livre intitulé «les Lois naturelles^ »? j'^i entrevu
la possibilité de me débarrasser vraiment de toute
métaphysique; et souvent, depuis, je me suis
demandé si l'homme actuel peut vivre sans méta-
physique. Dans la seconde partie de ce livre je
ferai donc, en réalité, le procès de Tathéisme, et
il ne sera pas étonnant que je manque d'assurance
dans une dîaire où il s'agit surtout de me condamner
moi-même«
Dans la troisième partie, au contraire, je me
placerai au point de vue scientifique pur, sans me
rappeler quelles conséquences sociales peuvent
entraîner les vérités, indiscutables à mon avis, de
l'athéisme scientifique ou monisme] j'envisagerai
donc, cette fois avec une parfaite sérénité, les
objections faites par divers auteurs au détermi-
nisme biologique que je défends, depuis quinze ans,
dans tous mes ouvrages. Je n'hésite pas quant au
monisme lui-même. Je me demande seulement si,
pour l'homme actuel, avec les erreurs ancestrales
qui font partie de son mécanisme, il était bon de
découvrir ces erreurs; je reproduirai même une
conférence dans laquelle, sans me préoccuper de
ses conséquences sociales, je demandais que Ton
fît du transformisme la base de l'enseignement
de la philosophie.
1. Paris, Alcan. 1904. Le lecteur trouvera dans ce livre
l'étude approfondie des questions scientifiques que je me con-
tente d'effleurer ici.
22 ' l'athéisme
Tant qu'on reste sur le terrain scientifique, on
n'hésite jamais à proclamer « ce qiie Ton croit être
Ja vérité >^; c'est seulement sur le terrain social
que Ton peut regretter, quelquefois, d'y avoir vu
trop clair, et dire, avec M. de Gourmont : « Ce
qu'il y a de terrible, quand on cherche la vérité,
c'est qu'on la trouve ! »
CHAPITRE n
Définitions. — Discussion des preuves
de inexistence de Dieu.
« Il y a on Dien, puisque j*y crois. »
(TODTLB MOlfBI.)
§ 5. — LA DÉFINITION DE L'ATHÉISME RÉSULTERA DE L^A
DISCUSSION DES PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU
Autant que j'ai pu le comprendre dans les
livres, les croyants ne s'entendent pas tous sur ce
qu'ils appellent Dieu; mais ils s'entendent en
revanche pour déclarer que l'athéisme est absurde.
Je pense que les athées sont comme les croyants,
et ont pour seul caractère commun de déclarer
dépourvues de sens les affirmations de ceux qui
croient. Gela est bien humain; on s'entend plus
facilement contre quelqu'un que pour quelque
chose ; dès qu'une doctrine triomphe, des schismes
naissent.
D'abord, une chose m'a toujours profondément
24 l'athéisme
étonné, c'est que les croyants de tous les temps
ont cherché et donné' des preuves de Texistence
dç Dieu. Et, naturellement, toutes ces preuves
sont irréfutables pour ceux qui les utilisent ; mal-
heureusement, elles ne le sont que pour eux; elles
prouvent qu*ils croient en Dieu^ et voilà tout.
La démonstration d'un théorème de géométrie
est à Tusage de tous; elle entraîne chez tous une
certitude indiscutable; chez les croisants, la certi-
tude de l'existence de Dieu préexiste à la démon-
stration; la démonstration n'y ajoute rien. Il me
semble que, si j'étais croyant, je n'aurais pas
besoin de me demander pourquoi. Mais, me dira-
t-on, il y a les athées comme vous qui niez l'exis-
tence de Dieu; c'est à cause des athées qu'il faut
des preuves, en vue de ceux que l'athéisme pour-
rait influencer. S'il y' a des athées, cela prouve
simplement que les preuves de l'existence de Dieu
ne valent rien. Elles sont bonnes pour ceux qui
croient, et qui, par conséquent, n'en ont pas
besoin; elles sont inefficaces pour ceux qui ne
croient pas, et c'est même une grande imprudence
que de donner de telles preuves, car un athée, les
ayant jugées insuffisantes, se trouvera, par là
même, plus autorisé à se proclamer athée. On ne
saurait attaquer le croyant qui se contente d'affir-
mer sa foi ; on peut discuter les raisons qu'il en
donne, s'il a la témérité d'en donner. Les Pensées
de Pascal sont, à mon avis, le livre le plus capable
DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 25
de renforcer Tathéisme chez un athée. En déclarant,
d'ailleurs, que « la foi est un don de Dieu », le
catéchisme ne laisse aucun espoir à ceux qui vou-
draient l'acquérir ou la transmettre par le raison-
nement.
On enseigne cependant les preuves de Texis-
tence de Dieu aux élèves de philosophie. Je divise
ces preuves, dites classiques, en deux catégories :
celles que je comprends et celles que je ne com-
prends pas. Je discuterai les premières, car il ne
suffit pas de comprendre un raisonnement pour
l'admettre ; on peut énoncer, en termes fort clairs,
un théorème faux; j*ai donc le droit de chercher si,
à des preuves énoncées en langage compréhensible,
je ne puis trouver un défaut de logique.
Quant aux preuves de la seconde catégorie, je
n'y puis voir qu'une expression de la mentalité de
croyant; elles ne sont pas accessibles à la mienne;
les comprendre serait les admettre ; elles résultent
simplement, chez ceux qui les ont trouvées, de
l'idée préconçue et indiscutée de Texistence de
Dieu ; en d'autres termes, elles prouvent que leurs
auteurs sont croyants et bien croyants.
§ 6. — LES PREUVES MéTAPHYSlQUES
Dans cette seconde catégorie entrent presque
toutes les preuves dites métaphysiques. Je n'en
3
26 l'athéisme
donnerai pour exemple que le raisonnement em-
prunté à Descartes : « Je sais que je suis, mais qui
suis-je? un être qui doute, c'est-à-dire imparfait. Or,
je ne puis considérer mon imperfection sans conce-
voir Tètre infiniment parfait. Et cette idée ne peut
me venir, ni de moi-même puisque je suis impar-
fait, ni du monde extérieur qui est plus imparfait
encore. Il faut donc qu'elle me soit donnée par
l'être parfait lui-même. » Si vous voyez là autre
chose que du fatras inintelligible et des affirma-
tions gratuites, c'est que vous êtes croyant vous-
même et que ce « raisonnement » eût pu naître en
vous, comme en Descartes. Quand on est swr d'une
chose, on n'a pas besoin de se fatiguer le cerveau
pour la démontrer.
Cependant, en comparant cette « preuve » de
Descartes à celle qui est connue sous le nom de
preuve de Saint-Anselme, il me semble possible de
mettre en évidence la pétition de principe résul-
tant de l'idée de « perfection ».
K Nous avons Tidée d'un être parfait, dit Saint-
Anselme; or la perfection absolue implique l'exis-
tence, donc l'être parfait existe ».
La « preuve » étant donnée sous cette forme, on
voit que le point de départ du raisonnement est
Texistence, chez celui qui l'émet, de l'idée innée
de Dieu ; elle pourrait se traduire en langage clair :
H Nous avons l'idée de Dieu, or nos idées ne nous
trompent pas, donc Dieu existe ». Cela suppose
DISCUSSION DES PREUVES DE L*EXISTENCE DE DIEU 27
deux choses ; 1* que Thomme a l'idée de Dieu ;
2® que nos idées ne nous trompent pas.
A la première de ces deux propositions je ne puis
rien dire, sinon que je n'ai pas et que je n'ai jamais
eu cette idée considérée comme commune à tous
les hommes ; mais c'est là une affirmation gra-
tuite ; je ne pourrai pas la démontrer et les croyants
ne voudront pas me croire. De même un daltonien
vrai ne pourrait démontrer à des hommes normaux
qu'il n'a pas l'idée de couleur. Je laisse donc de
côté la première des deux propositions précédentes ;
cependant la preuve de Saint-Anselme me permet
de comprendre un peu mieux celle de Descartes,
qui, si je ne me trompe, se ramène à ceci : « Nous
avons ridée de la gradation dans la perfection,
donc il existe un être infiniment parfait ». Des-
cartes, qui était mathématicien, savait pourtant
que certaines grandeurs peuvent croître indéfini-
ment sans dépasser jamais une limite finie donnée,
ou, si l'on préfère, que certaines courbes ont une
asymptote horizontale.
Nous pourrions donc imaginer un être plus par-
fait que tout ce que nous connaissons sans être
obligés pour cela d'admettre un être infiniment
parfait; je me demande d'ailleurs avec quel ins-
trument on mesure la perfection, et comment Des-
cartes a pu découvrir que le monde extérieur est
plus imparfait que nous. Mais je laisse de côté ces
considérations qui feront sourire les croyants ;
28 L*ATHÉISME
j'aime mieux en venir tout de suite à ce qui me
paraît vraiment susceptible d'être scientifiquement
discuta, savoir que « nos idées ne nous trompent
pas ï>. C'est là le vrai champ de bataille entre les
croyants et les athées; nous retrouverons la même
affirmation dans les preuves dites morales, qui con-
cluent, par exemple, de notre idée de justice, à
Texistence d'un souverain juge.
Pour un évolutioniste convaincu de Tacquisi-
lîon progressive de tous les caractères physiques
ou psychologiques qui constituent aujourd'hui notre
mécanisme, pour un philosophe qui croit à l'héré-
dité des caractères acquis, la forme absolue de nos
idées n'a rien que de très naturel, et la genèse de
ces idées se conçoit. J'ai longuement exposé cette
question dans un autre volume* de cette collection
de philosophie scientifique ; je me contente d'y
renvoyer le lecteur. Mais il me semble que, même
sans faire intervenir la notion d'évolution, nous
constatons en nous l'idée de bien des choses qui
n'existent pas. Nous avons l'idée de la ligne droite,
nous avons Tidée de la couleur, nous avons l'idée
du son ; or nous ne connaissons pas de ligne
droite ; direz- vous que la couleur existe, que le
son existe? Je vous répondrai que la couleur
résulte de la rencontre de certaines conditions
ambiantes et d'un être vivant capfable d'en être
1. Les Influences ancestrales.
DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCB DE DIEU 29
impressionné (car il y a des daltoniens, comme il
y a des alhéesj, mais qu'il faut deux facteurs pour
que la couleur existe, savoir: un état particulier
de ce que les physiciens appellent Téther et un
homme claivoyant. Or nous avons (du moins ceux
d'entre nous qui ne sont pas daltoniens) une idée
si absolue de la couleur, que nous ne pouvons pas
nous imaginer la couleur n'existant pas, même si
tous les êtres vivants étaient détruits.
Cet exemple de la couleur me semble bon, mais
il n'est pas irréfutable et permettra de discuter
longtemps ; je reviens donc, quoique l'ayant déjà
exploité ailleurs, et uniquement parce qu'il me
paraît le meilleur de tous, à Texemple tiré de la
verticale absolue. J'ai l'idée innée de cette verti-
cale. Si l'on doit me chercher querelle au sujet du
mot inné, je dirai volontiers que cette idée, si elle
n'est pas innée, c'est-à-dire si elle ne provient pas
par hérédité d'une erreur ancestrale longuement
accréditée, est née en moi naturellement, par la
constatation erronée de la surface plane de la Terre.
Qu'elle vienne de mon erreur personnelle ou d'une
erreur identique longuement commise par mes
ascendants pour les mêmes raisons, ce m'est tout
un. En tous cas, j'ai cette idée de la verticale
absolue; il m'est impossible de m'imaginer un
corps dans Téspace sans lui voir un haut et un bas ;
autant que j'ai pu m'en rendre compte par des
conversations, surtout par de naïves remarques
30 l'athéisme
d'enfants, cette idée de la verticale absolue est très
répandue ; les Gaulois craignaient que le ciel leur
tombât sur la tête, et mon petit neveu ne peut pas
comprendre que la lune reste en l'air si elle n'est
pas attachée. Cette idée est donc très répandue.
Je rroserais pas dire, néanmoins, que tous les
hommes Tout; il y a peut-être des gens qui ne
iionçoivent pas de verticale absolue, comme il y a
des alliées ; je crois être dans le vrai en disant que
Tidét^ de la verticale absolue est aussi répandue
dans Tespèce humaine que l'idée de Dieu.
Or. i'idée de la verticale absolue est mathéma-
tif]iTement absurde; il y a autant de verticales qu'il
y a (le points à la surface de la Terre ; celle de
nïoii antipode est le contraire de la mienne ; c'est
une oblique quelconque par rapport à ma verti-
cale, pour un point quelconque autre que mon
point antipode.
Cela, je le sais, j'en suis sûr.
Si J'avais en mes idées innées la confiance que
prolcssaient pour les leurs Saint-Anselme et Des-
uurtes, je dirais que les mathématiques ont tort, et
que l'astronomie se trompe. Je préfère être plus
modeste, et attribuer plus de valeur à l'expérience
(les hommes munis de tous les moyens d'inves-
lii,^alion, qu'à celle que mes ancêtres où moi-même
EvoTis pu acquérir à l'aide de notre «seule fai-
blesse ». Je déclare donc que la verticale absolue
est une absurdité; mais cela ne m'empêche pas
DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 31
d'y croire^ d'en conserver la notion obsédante et
nécessaire ; cette notion fait partie de mon méca-
nisme d'homme, et la certitude qu'elle est fausse
me donne le vertige sans la détruire.
Une telle constatation me permet, à moi athée,
de me rendre compte de Tétat d'esprit d'un croyant
par rapport à l'idée de Dieu. Cette idée existe en lui,
indépendamment de tout raisonnement et de toute
preuve, comme l'idée de la verticale absolue existe
en moi. Que les preuves classiques de l'existence
de Dieu soient insuffisantes, cela n'a donc aucune
importance pour les croyants. J'irai plus loin. En
admettant même qu'on pût démontrer qu'il n'y a
pas de Dieu, comme on a démontré qu'il n'y a
pas de verticale absolue, cela n'enlèverait rien à
la solidité des convictions d'un croyant, de même
que mes études de cosmographie ne m'ont pas
empêché de conserver la notion indestructible de
verticale absolue, et de m'en servir tous les jours,
dans tous les actes de ma vie courante qui n'ont
pas de rapport direct avec l'astronomie.
Ce qu'il y a d'intéressant dans cette histoire de
la verticale absolue, c'est qu'elle a toujours été
mêlée aux dogmes religieux; pour tout croyant
naïf. Dieu est en haut] Jésus est descendu aux
Enfers et monté au Ciel où il est assis à la droite
de Dieu. Les croyants qu'une solide éducation
scientifique a mis en garde contre ces erreurs gros-
sières, n'y voient plus, je le sais, que des symboles
32 l'athéisme
vénérables à cause de leur ancienneté; mais pour le
troupeau des croyants illettrés, je crains bien que
les symboles utilisés, par exemple, à chaque
phrase du ÇtedOj ne soient plus importants que les
abstractions quintessenciées dans lesquelles se
réfugie un dogme de jour en jour plus épuré. Quand
on discute avec un théologien, il répudie naturel-
lement tous ces symboles, mais cela ne l'empêche
pas de déclarer ensuite « que le dernier enfant
d'une école chrétienne en sait plus long que les
plus grands philosophes». Serait-ce que les théo-
logiens ont une doctrine ésotérique, entièrement
différente de celle qu'on enseigne à la foule ?
i 7. — LES PREUVES MORALES
La croyance dans la valeur absolue de nos idées
innées est encore la base des preuves morales de
l'existence de Dieu que je copie, ainsi résumées, dans
un dictionnaire récent : « Le fait caractéristique de
la vie morale, c'est la responsabilité, c'est-à-dire,
d'une part, la liberté qui fait le mérite et le démérite
de l'agent; de l'autre, le devoir, règle qui s'impose
par sa propre autorité et sans conteste. La pré-
sence dans les consciences humaines de cette loi
universelle, invariable, nécessaire, implique évi-
demment l'existence d'un législateur absolu et
d'un juge éternel devant qui tous les êtres moraux
sont responsables».
DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 33
II suffît de lire ces lignes pour être convaincu
que toutes ces preuves morales reposent, comme
ce qui est compréhensible dans les preuves meta-
' physiques, sur la certitude que nos idées et nos
sentiments ne nous égarent pas. J'ai signalé ici
ces preuves morales, parce qu'on les place ordinai-
rement ainsi, après les preuves métphysiques,
mais elles ont un rapport trop intime avec le rôle
social de Tidée de Dieu pour que je ne renvoie
pas leur étude au chapitre suivant.
§ 8. -- LA PREUVE HISTORIQUE
Arrivons à la « preuve historique ». Elle se tire
du fait que la foi religieuse semble avoir existé de
tout temps chez tous les peuples, que cette foi
religieuse se traduisît par la croyance en un seul ou
en plusieurs dieux. Cette constatation n'ajoute rien
aux preuves précédentes et se trouve annihilée
par les mêmes arguments. L'idée de verticale
absolue a existé d'une manière aussi générale, et
cependant elle résulte d'une erreur que l'état peu
avancé des sciences rendait nécessaire chez les
peuples primitifs et rend encore nécessaire chez
les enfants. En ce qui concerne l'idée de Dieu, les
sciences ne sont pas encore assez avancées pour en
montrer la vanité à celui qui en est imbu, mais
elles le soçit assez pour que cette idée ne s'impose
34 l'athéisme
pas nécessairement, par éducation, à celui qui
n'en a pas la notion héréditaire.
Somme toute, la preuve historique montre seu-
lement que l'homme est un animal religieux. Les
croyants prétendent gratuitement qu'il est le seul ;
j'avoue ne pas saisir la nécessité de cette affirma-
tion; la conscience morale est plus développée
chez les abeilles ou les fourmis que chez les
hommes, si l'on en juge du moins par Tordre par-
fait de leur vie sociale ; pourquoi ces remarquables
insectes n'attribueraient-ils pas, comme nous, à
un Dieu, la surveillance de lois sociales plus
anciennes que les nôtres ? Rien n'est plus commode
que cette croyance en un souverain juge; elle
diminue la nécessité d'une police, et pourrait même
la remplacer complètement si elle était véritable-
ment ancrée dans l'esprit des animaux ; je ne com-
prends pas, dans ma logique d'athée, qu'un
croyant vraiment croyant puisse ne pas être infini-
ment vertueux. Quand les enfants organisent un
jeu et en posent les règles, ils seraient bien aises
qu'un surveillant, visible ou non , en imposât
l'observance à tous, et empêchât les camarades de
tricher ; mais les enfants savent qu'ils ont posé
eux-mêmes les règles de leur jeu et ne leur attri-
buent pas une valeur absolue.
L'homme est donc un animal religieux ; il l'est
même depuis si longtemps que les athées doivent
être une exception, un cas tératologique analogue à
DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCB DE DIEU 35
celui des daltoniens. Et il est vraisemblable que,
malgré les athées, l'idée de Dieu, si ancienne dans
la nature de Thomme, s'y conservera très long-
temps dans les générations futures. Mais cela ne
prouve pas que Dieu existe, pas plus que la verti-
cale absolue dont les hommes ont également une
idée indéracinable.
§ 9. — PREUVES PHYSIQUES TIRÉES DE L'EXISTENCE DU MONDE
Les preuves les plus célèbres sont les preures
dites physiques ; elles se rapportent à l'existence
du monde et à Tharmonie universelle, et se résu-
ment dans deux vers de Voltaire :
L'Univers m'embarrasse, et je ne puis songer
Que cette horloge existe et n'ait point d'horloger.
Ces preuves sont donc tirées d'une autre pro-
priété de l'homme, le besoin d'explication. Ce
besoin est réel, on ne saurait le nier, quoiqu'il ne
soit pas également développé chez tous.
Les sciences se bornent à des constatations ; les
choses étant comme elles sont, allant comme elles
vont, rhomme a, peu à peu, connu, par une expé-
rience répétée au cours de toutes les générations,
comment elles sont et comment elles vont; du
moins est-il arrivé à découvrir une partie des faits
qui intéressent la conservation de sa vie ; c'est là,
à proprement parler, ce qui constitue la Science ;
'^ ,VT""I
36 l'athéismb
c'est un ensemble de conquêtes impersonnelles,
utilisables pour tous ; exprimées en langage
humain, on les appelle « les lois naturelles ))^.
La découverte de celles qui sont connues aujour-
d'hui a été la chose la plus importante de l'his-
toire de rhomme, et lui a assuré une suprématie
indiscutable sur les autres animaux qui en connais-
sent beaucoup moins que lui ; grâce à la science,
l'homme a, en effet, acquis des armes très puis-
santes dans la lutte qui constitue la vie ; il est
devenu le roi du monde vivant.
Mais, plus il avance dans cet ordre de con-
quêtes, plus il pénètre dans la constatation des
faits, plus se développe son besoin d'explication.
Ce besoin, je Tai comme tous mes congénères, je
suis donc loin d'en nier l'existence ; il ne me con-
duit pas à croire en Dieu. L'homme est un animal
épris de métaphysique, comme il est un animal
religieux ; je crois même qu'il est religieux parce
qu'il est épris de métaphysique, et que Tidée de
Dieu a été la première conséquence du besoin
d'explication de nos ancêtres.
Je n'ai pas la prétention de deviner ce qui s'est
passé chez nos ancêtres d'avant l'histoire, mais,
convaincu que je suis de l'origine évolutive de
tous nos caractères actuels, je n'ai pas peur de
1. J'ai publié il y a quelques années un ouvrage portant ce
nom, et où j'ai essayé de me borner à Tctude des constatations
qui forment la science.
DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 37
me tromper beaucoup en prêtant à nos ascendants
les plus anciens les idées et les sentiments qui
font aujourd'hui partie de notre patrimoine héré-
ditaire.
Parmi les événements qui se déroulaient jiutour
des hommes, les plus familiers pour eux étaient
certainement ceux dans lesquels un homme était
acteur. Devant la constatation d'une déprédation,
d'un meurtre, etc., la question qui se posait le
plus naturellement à l'esprit de nos ancêtres
(comme elle est encore la plus naturelle qui se
pose à nous) était évidemment : « Qui a fait cela? »
Et la réponse : « C'est Joseph, c'est Abraham, etc.»
donnait à la curiosité du questionneur une satis-
faction parfaite. De là vient probablement, dans
notre hérédité actuelle, le caractère qui fait que
nous n'attribuons la valeur d'une explication qu'à
une réponse de cette forme : « Qui a fait le
monde? Dieu. » Voilà qui est considéré par la
plupart des hommes comme donnant une parfaite
satisfaction à la curiosité la plus exigeante.
J'avoue que je suis plus difficile, et c'est préci-
sément ce que j'exprime en disant que je suis
athée; mais, en toute sincérité, je ne trouve
aucune satisfaction dans l'affirmation que « Dieu
a créé le monde ». Je n'en trouvais déjà aucune
étant enfant, peut-être simplement parce que, plus
curieux que les autres, je me posais immédiate-
ment la question suivante : « Qui a créé Dieu ? »
38 l'athéismb
question à laquelle on ne donnait pas de réponse.
Au mystère de Texistence du monde on substituait
un autre mystère équivalent, celui de Texistence
de Dieu ; la difficulté n'était reculée que d'un cran.
Aujourd'hui que j'ai étudié la vie, je trouve
d'autres raisons de n'être pas satisfait par la
théorie théologique; ces raisons je vais les dire
brièvement, mais je ne me dissimule pas leur
vanité. Je suis assez sage pour me dire, avec
M. de la Palisse que, si je ne crois pas en Dieu,
c'est parce que je suis athée ; c'est là la seule
bonne raison que je puisse donner de mon incré-
dulité. Mais puisqu'après tout je suis un homme
comme les autres, j'ai bien le droit, moi aussi,
d'avoir des besoins d'explication et d'y satisfaire
de mon mieux.
D'abord, la question « Qui a créé le monde ? »
me paraît mal posée ; elle contient d'avance sa
réponse, puisqu'elle suppose que quelqu'un a créé
le monde: que, ce quelqu'un, on l'appelle Dieuy
ou qu'on lui donne tout autre nom, cela ne
m'avancera en rien, car je ne vois pas du tout la
nécessité que quelqu'un ait créé le monde. Si on
me demande, au contraire « quelle a été l'origine
du monde?», je répondrai humblement : « Je ne
sais pas; je ne vois même pas de raison pour que
le monde ait eu une origine, un commencement ».
Il paraît que cette nécessité s'impose à tous les
esprits, par la comparaison avec tout ce que nous
DISCUSSION DES PREUVES DE L*EXISTENCE DE DIEU 39
savons par ailleurs. Elle ne s'impose pas à moi, ce
qui étonnera peut-être les hommes à qui elle
s'impose, de même que les croyants seront éton
nés de mon athéisme. Et j'avoue que, même si
elle s'imposait à moi, je ne considérerais pas cela
comme une preuve définitive; je me défie de mes
idées innées depuis l'aventure de la verticale
absolue.
Au contraire, la constatation et l'étude conscien-
cieuse des phénomènes ont amené les savants à
croire à la conservation de la matière et à la
conservation de l'énergie. Rien ne se perd, rien ne
se crée,, tout se transforme. (Gustave Le Bon lui-
même a trahi sa pensée en disant : « Rien ne se
crée, tout se perd », puisque dans cet aphorisme
erroné il a voulu résumer un livre où il montrait
la transformation de la matière, quantité mesu-
rable, en énergie, quantité également mesurable.)
Tout se transforme I Voilà la seule constatation
vraiment scientifique. De cette constatation ne
résulte pas la nécessité d'un commencement ; du
moins cette nécessité ne s'impose pas à mon esprit ,
mais je ne nie pas qu'elle s'impose à d'autres.
Ceux-là auraient le droit néanmoins d'exiger qu'on
posât la question sous la forme « Quelle a été
l'origine du monde ? » et non sous cette autre :
« Qui a créé le monde? » puisque, je le répète,
cette seconde manière de parler entraîne néces-
sairement que quelqu'un a créé le monde.
40 i l'âthéishb
En disant quelqu'un^ j'entends seulement qu'on
peut en parler comme on parle d'un homme; et,
â vrai dire, les attributs dont les croyants grati-
ficnl leur Dieu sont calqués naturellement sur
ceux de Thomme ; cela est nécessaire, car Thomme
n'invente rien et ne sait qu'imiter; il a donc
dniiTié à son Dieu ses propres attrtbuts, en les
amplifiant et leur accordant une perfection abso-
lue^ il exprime cela, en disant que « Dieu a créé
l'homme à son image ». Si Dieu était autrement
qu'à l'image de Thomme, il n'expliquerait rien,
car la seule explication dont l'homme soit satisfait
est celle qui rapporte les choses à des interven-
ions humaines. Et c'est pour cela que, malgré les
théologiens, les croyants les plus humbles se
ctjmplaisent toujours dans la représentation du
rère Eternel sous les traits d'un bon vieillard.
Je ne vois donc pas de nécessité que le monde
ait commencé, ni, s'il a commencé, qu'il ait été
créé par quelqu'un dont on puisse parler comme
on îiarle d'un homme. Je dirai même que le fait
qu'on peut en parler comme on parle d'un homme
auffinit à m'empêcher d'y croire, car je suis
convaincu que la manière dont nous parlons des
hommes est fautive^ résulte d'une erreur. Voilà le
point le plus intéressant pour le biologiste que je
puis; je ne m'y attarderai pas maintenant, l'ayant
longuement développé dans d'autres ouvrages. J'y
reviendrai d'ailleurs dans la troisième partie de
DISCUSSION DES PREUVES DB l'bXISTBNCB DE DIEU 41
celui-ci. Il peut se résumer ainsi : Dieu est calqué
sur Tâme humaine que Ton dit d'ailleurs procéder
de lui; or la croyance à Tàme humaine résulte
d'une conception erronée. La négation de Tâme
m'entraîne une fols de plus à la négation de Dieu.
La vieille théorie animiste qui s'est conservée
jusqu'à nous à travers divers avatars, se résumait
à ceci : le corps est inerte, l'àme est un principe
capable de produire et de diriger ses mouvements.
Ceux qui ont imaginé cette théorie ignoraient,
naturellement, toutes les découvertes ultérieures
des physiologistes ; ils croyaient à la spontanéité de
l'activité humaine (ou animale), c'est-à-dire qu'ils
localisaient dans Tanimal mécanisme un principe
producteur et directeur de mouvement; l'homme
muni de son corps et de son âme était un tout
complet qui introduisait dans le monde des com-
mencements absolus. Nous savons aujourd'hui
que cela est faux ; il y a bien deux facteurs indis-
pensables à l'activité animale, savoir le corps de
l'animal et le milieu ambiant. Aucun des phéno-
mènes manifestés par un homme ne se manifes-
terait sans la coactivité du milieu; l'homme ne
possède pas en lui tout ce qu'il faut pour produire
ce qu'il produit. Quand un homme A, dans un
milieu B, est le siège d'une manifestation quel-
conque, on n'a jamais le droit de dire rigoureuse-
ment : A a fait telle chose. Si Ton veut pari or
correctemcnt.il faut représenter l'activité observée
42 L*ÂTHélSMB
par la formule symbolique (Ax B), puisque A et
B sont indispensables à sa réalisation*.
C'est ce que je voulais dire en affirmant que le
langage dans lequel nous racontons l'activité
humaine est fautif; or, ce langage est la seule rai-
son que nous ayons d'imaginer un Dieu dont nous
puissions parler de la même manière. Au lieu d'en-
visager, dans l'animal ou l'homme, un corps et une
âme, nous considérons donc désormais le corps
et le milieu ; nous devons considérer que rien ne
se détermine dans Thomme sans l'intervention du
milieu, que tout, au contraire, est déterminé si Ton
connaît entièrement l'homme et le milieu. C'est la
négation de la liberté absolue ; ie renvoie le lecteur
à la troisième partie de cet ouvrage pour l'étude
des discussions auxquelles a donné lieu cette ques-
tion de la liberté. Je voulais seulement rappeler ici
que les attributs de Dieu ayant été calqués évidem-
ment sur les attributs de Thomme, la théorie théo-
logique reçoit une sérieuse inûrmation du fait que
Ton a reconnu une erreur fondamentale dans la
narration des gestes humains. La négation de l'âme
conduit à la négation de Dieu.
1. J'ai développé longuement cette manière de voir dans un
livre « Éléments de Philosophie biologique », qui paraîtra sous pou
chez Félix Alcan.
DISCUSSION DBS PREUVES DE L*EXISTENCE DE DIEU 43
§ 10. - PREUVES PHYSIQUES TIRÉES DU MOUVEMENT
Parmi les preuves physiques^ il y en a une autre
que Ton rapproche ordinairement de celle de Texis
tence du monde, c'est celle de Texistence du mou-
vement. Une observation superficielle ayant fait
croire à l'homme qu'il pouvait créer du mouve-
ment, mettre en mouvement un corps primitive-
ment immobile, on a prêté à Dieu la production du
mouvement dans un monde primitivement immo-
bile. Les progrès de la science ne permettent plus
de tenir compte de cette manière de voir ; il n'y a
pas de corps dépourvu de mouvement ; l'homme
n'a jamais vu un mouvement commencer ; il a seu-
lement assisté à des transformations et des trans-
missions de mouTement.
Là encore, c'est une interprétation erronée des
choses humaines qui a fait imaginer un attribut de
Dieu. En résumé, l'existence du monde et Texis-
tence du mouvement ne me paraissent pas plus
intelligibles, du fait qu'on en attribue la création à
quelqu'un dont on peut parler comme on parle
d'un homme ; voilà, une fois de plus, ce que je
veux dire en me déclarant athée.
S 11. — PREUVES PHYSIQUES TWéES DE L'ORDRE DU MONDE
Les preuves tirées de l'ordre du monde, de l'har-
monie universelle, ont fait couler des flots d'encre ;
44 l'athéisme
elles prêtent aux développements poétiques et
déclamatoires ; personne n'y est insensible. La
théorie évolutioniste a déplacé la question quant
à l'harmonie que nous constatons dans les choses ;
ce ne sont pas les choses qui sont harmonieuses,
(qu'est-ce que cela voudrait dire ?) ce sont les êtres
qui se sont adaptés aux choses, de manière à être
habitués à leur manière d'être, et à se trouver à
Taise au milieu d'elles. La loi d'habitude a rem-
placé l'admiration stérile des harmonies providen-
tielles. Mais, même en laissant de côté cette question
de l'harmonie préétablie, et celle des causes finales
qui en est un dérivé, la constatation de l'existence
des lois naturelles immuables doit suffire à plonger
rhomme dans un profond étonnement. L'homme
étant lui-même un produit de la nature, un résultat
de révolution adaptative de substances soumises
aux lois naturelles, dans des milieux soumis aux
lois naturelles, doit se garder de toute prétention
métaphysique au sujet de l'existence de ces lois ;
il en est un résultat^ et il en peut étudier les résul-
tats ; voilà tout. L'admiration est la forme la moins
antiscientifique que puisse prendre chez l'homme
actuel le vieux sentiment métaphysique hérédi-
taire. Pour moi, déterministe convaincu, il ne reste
plus rien de vraiment admirable en dehors du
déterminisme lui-même.
Ce déterminisme me conduit à la négation raison-
née de Tâme humaine, de la liberté, de la
DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 45
personnalité, et, d'une manière générale de tontes
les entités qu'a fournies à l'homme la narration
synthétique de son activité individuelle. En d'autres
termes, le déterminisme me conduit à la négation
de l'existence de tous les attributs au moyen
desquels l'homme a construit Dieu ; je serais
vraiment illogique si j'inventais un Dieu pour
expliquer ce même déterminisme qui m'a conduit
à nier Dieu ! Ceux qui ont les mêmes raisons que
moi de répondre, comme je l'ai fait dans les pages
précédentes, à toutes les preuves déjà passées en
revue, doivent prendre devant la constatation du
déterminisme, la position d'agnostiques.
Pourquoi ces lois existent-elles? Je ne sais pas.
Je constate qu'elles existent, je les étudie et je
m'en sers dans la lutte pour Texistence ; voilà tout.
L'admiration que j'ai pour ces lois est un reste
héréditaire du caractère imprimé dans le cerveau
de mes ancêtres par leurs croyances théologiques
explicatives. Le fait que le pourquoi se pose en
moi, n'implique pas l'existence d'un parce que qui
me soit accessible. Voilà encore une particularité
innée de mon cerveau, dont je dois me défier
comme de la verticale absolue ; elle n'est pas
la seule ! D'autres hommes, faits autrement que
moi, croient volontiers à l'âme, à la liberté, etc..
et sont satisfaits lorsqu'ils expliquent le déter-
minisme ( c'est à quoi se réduit aujourd'hui
l'harmonie universelle) en disant qu'il existe un
46 l'athéisme
Dieu, dont on peut parler comme d'un homme, et
qui a voulu qu'il en fut ainsi. Je ne tirerais pour
ma part aucun soulagement d'une telle explication,
même si les autres considérations que j'ai exposées
tout à l'heure me permettaient d'admettre l'exis-
tence d'un Dieu dont on puisse parler comme on
parle d'un homme. Au mystère du déterminisme,
ce serait substituer seulement un autre mystère
équivalent, celui de l'existence de Dieu. Mystère
pour mystère, j'aime mieux m'en tenir à celui qui
s'impose à moi sans que je sois obligé de recourir
à une hypothèse indémontrable.
L'ordre et l'harmonie de l'Univers ne m'empê-
chent donc pas de rester athée ; leur constatation
me rend seulement agnostique^ mais je suis un
agnostique plein d'admiration pour les choses que
je ne sais pas, et que étant donnée ma nature, je
ne puis pas savoir.
§ 12. ~ LE HASARD ET LA PROBABILITÉ
Fénelon et bien d'autres, ont, à propos de l'ordre
de la nature, combattu ceux qui font jouer au
Hasard un rôle prépondérant dans Texplication
des faits ; ils ont eu raison, mais cela ne démontre
pas l'existence de Dieu. Le hasard est d'invention
humaine comme Dieu ; pour beaucoup, au moins
dans le langage, il a une personnalité comme Dieu;
les anciens figuraient la Fortune en peinture et
DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 47
en sculpture. Le danger de cette personnification
devient évident dès que nous nous demandons ce
qye nous appelons le hasard : faisons-le en quel-
ques mots.
Notre expérience tant personnelle qu'ances traie,
fait naître chez nous (je parle pour moi) la
croyance au déterminisme absolu ; nous avons pu
formuler en langage humain, un certain nombre
des lois qui régissent les phénomènes connus de
l'homme. Si, dans une expérience de laboratoire,
nous pouvions mettre en présence uniquement des
agents entièrement connus, dont les relations
soient entièrement connues et réglées par des lois
connues, nous serions à même de prévoir rigou-
reusement le résultat de Texpérience.
Pratiquement, cela n'a jamais lieu; il y a toujours
des éléments inconnus en présence des éléments
connus. Si ces éléments inconnus jouent, dans
l'espèce, un rôle minime par rapport aux éléments
connus, la prévision du résultat de Texpérience
reste possible, à quelque petite chose près. Si,
au contraire, les éléments inconnus l'emportent
sur les éléments connus, on ne peut rien prévoir
que de très grossier. Le hasard, dans chaque
expérience ou observation humaine, c'est Tensem-
ble des éléments inconnus. Vouloir tout expliquer
par le hasard, ce serait tirer une explication de
son ignorance, ce qui est philosophiquement
absurde. Les phénomènes extérieurs se passent de
4 s l'athéisme
îa môme manière, que Thomme en connaisse ou en
ignore les éléments.
On trouvera peut-être étrange que je veuille nier
la valeur du hasard après avoir nié celle des causes
Jinaies qu*on lui oppose généralement. J'ai préci-
tée! rient essayé de montrer dans un autre ouvrage
fjue les raisonnements finalistes sont la consé-
quence directe de notre connaissance du détermi-
nisme humain. Nous connaissons, chacun pour
notre compte, les mouvements de notre mécanisme
qui, sauf empêchement extérieur, suivront fatale-
ment tel état de notre cerveau que nous appelons
une volilion en langue psychologique; c'est pour
cela'que nous raisonnons par les causes finales, et
que nous sommes amenés à prêter à un homme
plus parfait que nous et appelé providence^ une
prévision universelle.
Il y a cependant toute une partie de la physique
dans laquelle on arrive à prévoir des résultats
avec une rigueur satisfaisante au moyen du calcul
i*?s probabilités en se fondant uniquement sur les
lois du hasard. Cette contradiction apparente
mérite quelques mots d'explication.
Voici un phénomène dont nous ignorons totale-
ment la loi; il nous est, en conséquence, impomô/e
de prévoir le résultat du phénomène avant de
ravoir constaté par nous-mêmes ; nous dirons que
ce phénomène s'est produit au hasard. Je place
dans une certaine quantité d'eau, sur le porte-
DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 49
objet du microscope, un anthérozoïde de fougère;
cet anthérozoïde décrit des courbes capricieuses
dans le liquide ; nous ne connaissons pas, dans le
détail, les agents tant chimiques que physiques,
qui interviennent dans la détermination de ce
mouvement; mais si le liquide est aussi j;iomogène
que possible, Téclairement aussi diffus que pos-
sible ^ il n'y aura aucune raison pour que le
mobile ne traverse pas tout le liquide dans sa
course sinueuse. Si nous constajtions après une
longue observation qu'une région bien délimitée
du liquide a été respectée par le mouvement de
l'anthérozoïde, nous en conclurions qu'il y a une
raison à cela, et nous serions sur la trace de la
découverte d'une loi particulière du phénomène
observé. Supposons que cela n'ait pas lieu, et
introduisons dans le liquide, non plus un seul,
mais quelques centaines d'anthérozoïdes tous sem-
blables; puis nous regarderons le centre de la
préparation au moyen d'un microscope dans le
champ duquel un réticule dessinera de petits
carrés égaux. Si, par hasard (c'est-à-dire pour une
cause inconnue), l'un des petits carrés est toujours
1. Je dis : « aussi homogène que possible, aussi diffus que
possible )>, mais cela ne veut pas dire absolument homogène,
sans cela, il n'y aurait pas de mouvement, puisque le mouve-
ment est dû à rhétérogénéité ; seulement, les hétérogénéités
varient sans cesse, dans tous les points, sans loi manifestée
par la prépondérance d'une région sur une autre. (Voy. mon
Traité de Biologie ^ chap. i»'.)
5
50 l'athéisme
respecté par le mouvement des anthérozoïdes,
nous ep conclurons qu'il y a une raison à cela;
nous ne serons plus dans le cas d'ignorance totale
où nous avons voulu nous placer. Si, cas moins
extrême mais également instructif, nous consta-
tons que Tun des carrés a, au bout d'un temps
assez long, reçu deux fois moins d'anthérozoïdes
qu'un autre carré, nous en tirerons une présomption
de loi; nous déclarerons que les contenus de ces
deux carrés sont différents. Ce sera seulement
quand tous les carrés auront reçu, dans le même
temps, assez prolongé, des nombres équivalents*
d'anthérozoïdes que nous pourrons déclarer qu'il
n'y a aucune loU d'exception à tirer de l'observa-
tion, c'est-à-dire que les conditions réalisées aux
divers points du liquide sont identiques quant aux
causes déterminantes du mouvement des anthé-
rozoïdes. Mais alors, ce ne sera plus l'ignorance
absolue, au contraire ; nous aurons acquis, par
notre observation, la démonstration de l'homogé-
néité du liquide considéré par rapport aux anthé-
rozoïdes, et de l'identité des anthérozoïdes par
rapport au liquide. Nous connaîtrons une loi. Si,
par moments, nous voyons des agglomérations
1. Ces nombres ne seront pas rigoureusement égaux, à cause
des hétérogénéités successives dont il est question ^ la note
précédente, mais ils ne pourront pas accuser de différence
persistante dans un même sens, sans quUl y ait présomption
de loi d'hétérogénéité particulière.
DISCUSSION DES PREUVES HE l'eXISTENCB DB DIEU 51
plus abondantes d'anthérozoïdes dans tel ou tel
carré, ce sera là le phénomène inconnu, dû à une
cause ignorée et momentanée, que nous devons
appeler le hasard jusqu'au moment où nous
l'aurons analysée. Si, par exemple, nous introdui-
sons en un point de la préparation un petit tube
capillaire ouvert et rempli d^une solution d'acide
malique*, nous verrons que, malgré la continua-
tion de leurs mouvements désordonnés dans le
liquide, tous les anthérozoïdes se rapprocheront
insensiblement de l'orifice du tube et finiront par
y pénétrer; nous aurons réalisé un piège à anthé-
rozoïdes, parce que la diffusion de Tacide malique
dans notre préparation fera naître en chaque point
une hétérogénéité dont la conséquence sera, pour
un anthérozoïde quelconque, une composante
dirigée vers l'orifice du tube. Nous aurons détruit
Fhomogénéité de la goutte liquide, mais nous
l'aurons détruite sciemment, et au lieu d'attribuer
au hasard l'agglomération d'anthérozoïdes pro-
duite à l'orifice du tube, nous dirons que nous
avons découvert la loi de l'attraction chimiotac-
tique des anthérozoïdes de fougère par l'acide
malique.
Ainsi donc, si nous constatons une distribution
homogène des anthérozoïdes dans le liquide, nous
ne devons pas dire que ces anthérozoïdes sont
1. C'est Texpérience célèbre de Pféffer sur U chimiotaxie.
(Voy. mon Traité de Biologie, chap. i«'.)
52 l'athéisme
distribués au hasard. Nous ne savons rien, il est
vrai, de la marche de chaque anthérozoïde consi-
déré isolément ; les raisons de son mouvement
ne sont pas analysables pour nous; mais nous
aurons conclu de Thomogénéité de leur distribution
'à rhomogénéité du liquide qui les contientj nous
aurons découvert une loi parfaitement définie.
Nous ne devons parler de hasard que pour les
hétérogénéités successives dont nous ignorons les
causes et qui se compensent par addition, au bout
d'un certain temps, dans Thomogénéité d'ensemble
des résultats de Tobservation. S; une agglomération
persistante se fait en un endroit (comme dans le
cas de l'acide malique), nous concluons à une
autre loi, celle de la présence locale d'un agent
capable de créer une composante dans le mouve-
ment des anthérozoïdes, gi l'on a fait l'attraction
par le tube de Pfeffer avant d'avoir constaté l'homo-
généité préexistante du liquide, l'attraction par
Tacide malique de tous les anthérozoïdes prouve
seulement que la composante introduite par le tube
est plus forte que toutes les composantes résultant
des autres hétérogénéités du liquide. En d'autres
termes, le tube d'acide malique a fait une sélection
dans les mouvements des anthérozoïdes ; il n'y a
là rien de fortuit; nous verrons tout à l'heure
qu'il en est de même pour le prétendu rôle attribué
par Darwin au hasard ddius la formation des espèces.
En passant, je fais remarquer que les jeux
DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTBNCB DE DIEU 53
inventés par les hommes et appelés jeux de hasard,
exploitent toujours une loi soigneusement établie
à Tavance. On s'ingénie à construire un appareil
dans lequel une loi d'homogénéité, aussi rigou-
reuse que possible, soit établie; chaque coup,
séparément, ne peut donner lieu à aucune prévi-
sion; mais si, au bout d'un très grand nombre de
coups, les chances des partenaires ne s'égalisaient
pas, cela prouverait qu'il existe une loi d'hétéro-
généité au lieu de la loi d'homogénéité qu'on a
voulu réaliser; l'appareil serait mauvais, il faudrait
en fabriquer un autre. Si, à la roulette, le même
numéro sortait plus souvent qu'un autre, cela indi-
querait un vice de construction. Voilà ce qu'on
entend par la loi des grands nombres; l'homogé-
néité des résultats obtenus, après beaucoup de
coups, prouve la bonne construction de l'appareil
et voilà tout. Chaque coup a, en lui-même, des
raisons particulières qui nous échappent; chaque
coup, inconnu dans son résultat, est un coup de
hasard^ ; mais la prévision de l'ensemble d'un grand
nombre de coups résulte de la loi de l'appareil
employé.
1. Comme, dans notre exemple de tout à Theufe, le mouve-
ment d'un anthérozoïde dans un milieu homogène ; une série de
coups identiques est comparable à l'agglomération passagère
des anthérozoïdes dans un milieu dont Tensemble est homo-
gène; une telle agglomération doit se produire en des endroits
divers; si elle se fait toujours au même endroit, il y a une loi. <
la présence d'acide malique, par exemple.
5.
54 l'athéishb
Les calculs établis par les Compagnies d'assu-
rances résultent aussi de lois obtenues après coup
par la comparaison d'un grand nombre de vies
humaines, et par Tapplication de Thypothèse, d'ail-
leurs justifiée en général, que les conditions de la
vie ne changent guère d'une année à l'autre dans un
même pays.
Dans la théorie cinétique des gaz, on tire aussi
des conclusions mathématiques vraiment intéres-
santes de la considération des probabilités ; mais
on s'était placé d'avance dans des conditions bien
déterminées, dans des conditions de loi, en prêtant
aux corpuscules mobiles des caractères entraînant
l'homogénéité.
J'arrive enfin au Dieu Hasard des darwinistes.
Il suffît de réfléchir un instant pour voir que la
sélection naturelle agit comme le tube à acide
malique de l'expérience de Pfefîer, avec cette dif-
férence que c'est une propriété de la vie elle-
même qui est la cause de la sélection des êtres
vivants. Cette propriété, cette loi, c'est la loi de la
continuité nécessaire des lignées ^ ou élimination
définitive de ceux gui sont morts sans postérité :
il faut d'ailleurs, quoique pensent certains néo-
darwiniens, ajouter à cette loi celle de l'hérédité des
caractères acquis pour expliquer la formation des-
espèces. Quand on dit que c'est le hasard qui agit
1. Voy. Les Influencés ancestrales : la canalisation du hasard.
DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 55
dans révolution progressive des animaux et des
végétaux, on entend seulenient que les causes de
variation inconnues répandues dans le monde sont
impuissantes contre les nécessités tirées des deux lois
biologiques précédentes; de même, dans Texpé-
rienqe de Pfeflfer, le passage de tous les anthéro-
zoïdes dans le tube à acide malique prouve qu*au-
cune des causes d'attraction inconnues, existant
aux autres points de la goutte d'eau, ne peut l'em-
porter sur Fattraction par le produit chimique
employé.
En d'autres termes, il y a des /om, et les lois se
manifestent toutes les fois que le hasard (ensemble
des causes inconnues) ne contient pas de facteur
capable de s'opposer à la manifestation des lois.
Je crois à l'existence de ces lois que la science
découvre, et dont quelques-unes nous paraissent
immuables ; j'en admire l'ordonnance, par un reste
atavique de sentiment religieux; mais j'admire
surtout que l'homme, qui est lui-même un pro-
duit des mouvements dirigés par ces lois, les ait
découvertes.
Et lorsque je me déclare athée, j'entends seule-
ment dire que je ne suis nullement satisfait par
l'hypothèse dans laquelle ces lois de la nature tire-
raient leur origine d'un Dieu dont on pourrait
parler comme on parle d'un homme. Comme,
d'autre part, cette hypothèse peu satisfaisante,
heurte ma logique à cause des comparaisons
56 L*ATBÉISMB
fautives sur lesquelles elle est basée, je la rejelle
déflnitivemeat, et je demeure agnostique.
§ 13. — HUMILITÉ DE L'ATHÉISME
Je ne puis m'empêcher, d'ailleurs, de demcuic.
effrayé devant l'outrecuidance de ceux de mes
congénères qui croient en un Dieu dont on peul
parler comme d'un homme. Quand je regarde les
astres, et que je pense à l'humilité de notre globe
terrestre, sur lequel l'homme est lui-même si petit,
je me sens plein d'une modestie douloureuse; et je
n'ai pas la prétention, quoique cela soit commode
pour le langage, de penser que quelqu'un ayant les
mêmes attributs que moi ait fait tout cela. Je vois
d'ailleurs avec plaisir que mes frères croyants sont
de mon avis à un certain point de vue; ils refusent
aux fourmis*, qui sont trop petites (!), l'idée même
de Dieu; elles n'ont pas d'âme faite à l'image
de Dieu, malgré l'admirable ordonnance de leurs
sociétés; mais pour l'homme, rien n'est trop boni
On me répondra que je suis moi-même inOni-
ment orgueilleux en me refusant à admettre
l'évidence dont les mystères de la nature éblouissent
les plus incrédules. Ce n'est pas de ma faute si
cette évidence ne me crève pas les yeux ; et j'affirme
que je suis au contraire très humble et très modeste^
1. Et même à Téléphant^ qui est plus grand que noua.
DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 57
dans ma certitude du néant ; mais on ne me croira
pas.
Quant aux mystères, le monde en est plein ; je
pourrais en citer un grand nombre vis-à-vis des-
(fuels la croyance en un Dieu humain ne me serait
d'aucune utilité. On me dit par exemple que la
chaleur est due à un mouvement de corpuscules
très petits. Je suis tout disposé à le croire, mais
je me demande avec angoisse comment peuvent
être ces corpuscules dont le mouvement produit
la chaleur; ils ne sont ni chauds ni froids. Essayez
de vous imaginer un corps qui n'ait pas de tempé-
rature; je vous en défie. Je me tire de difficulté en
me disant que je connais seulement les choses de
ma taille*; je ne puis pas connaître ce qui est trop
petit; je me console donc de ne pas connaître ce
qui est trop grand, comme serait lé Dieu auquel
vous croyez.
§ 14. — L*AMOUR DE DtEU
En admettant même que je pusse croire, contre
ma nature et contre mon raisonnement, à Texistence
d'un Dieu dont on pourrait parler comme d'un
homme tout puissant (mais il est vrai que je ne
puis rien dire de scientifique en me plaçant dans
une hypothèse aussi éloignée de mon état réel ; je
1. Voy. Les Lois naturelles. Paris, Alcan.
58 l'athéisme
ne croîs pas en Dieu et, si j'y croyais, je serais
différent de ce que je suis), en admettant, dis-je,
que je puisse croire à un Dieu personnel, il ne me
semble pas que j'aurais pour lui les sentiments
d'adoration et de reconnaissance que l'on demande
aux vrais croyants; je me dirais qu'il m'a créé pour
son propre plaisir, qu'il m'a imposé un service
que je n'avais pas demandé, et dont, en toute
sincérité, je me serais bien passé, quoique ma vie
ait été plutôt heureuse jusqu'à présent. Quand
j'entends conter aux enfants les histoires de ma
mère Loye, je me dis souvent que je n'aurais pas
hésité si une bonne fée m'avait offert de réaliser
un de mes vœux; j'aurais souhaité « n'avoir jamais
existé ». C'est d'ailleurs, si j'ai bien compris, ce
que demanda Job sur son fumier*. Mais un croyant
qui attend la vie éternelle ne raisonne pas comme
un athée qui compte seulement sur quelques
années d'une vie médiocre ; un athée ne peut donc
savoir ce qu'il ferait s'il était croyant. Je m'imagine
seulement que si, étant croyant, je continuais â
penser comme je pense maintenant, je serais pro-
bablement de l'avis d'une vieille dame que j'ai
connue dans mon enfance, et qui disait tout bas,
comme en se cachant : « Moi, je n'aime pas le bon
Dieu mais j'en ai peur! » N'est-ce pas ce sen-
timent de peur, que voulut faire naître chez ses
1. Périsse le jour où je suis nél
DISCUSSION DES PREUVES DE L*EXISTENGB DE DIEU 59
auditeurs, après l'incendie du bazar de la Cha-
rité, le célèbre dominicain Ollivier? Or, la peur,
me semble-t-il, se concilie bien mal avec l'amour.
Je ne suis pas héroïque de nature ; si j'avais cru
qu'un maître absolu peul m'accorder un bonheur
éternel ou me condamner à des supplices sans fin,
f aurais probablement fui, dans un cloître, les dan-
gers du siècle ; j'aurais passé m'a misérable
existence sublunaire à chanter la gloire du despote
dont aurait dépendu mon avenir. C'est encore une
conséquence de mon athéisme inné que de ne pas
partager l'admiration des croyants pour ceux qui
ont résolu ainsi le problème de la vie. Les prêtres
eux-mêmes déclarent, paraît-il, que l'état monas-
tique est l'état le plus parfait. Pour ma part, je
n'admire pas les moines ; je ne les méprise pas non
plus, car je suis sûr que j'aurais fait comme eux
si j'avais cru; je ne puis pas mépriser un homme,
quoi qu'il ait fait; je me sens trop semblable à lui
et trop capable de l'imiter.
§ 15. — LA PRIÈRE
La prière est la plus importante occupation des
croyants; évidemment, un athée ne peut pas se
rendre compte de l'état d'esprit d'un homme qui
prie ; il ne peut discuter cet état d'esprit qu'avec
sa logique d'athée ; il a, par conséquent, bien des
chances de raisonner faux et de méconnaître Tun
60 l'athéisme
des éléments du problème; mais les croyants sont
exposés à la même erreur en condamnant les
athées, et ils ne s'en privent pas. Je ne parlerai donc
de la prière qu'à propos de ses rapports avec le
déterminisme ; j'ai lu, en effet, qu'il y a des croyants
déterministes, et cela me paraît incompréhensible,
mais ce sont les seuls dont je puisse parler; les
autres sont trop loin de moi.
Un homme qui prie remercie Dieu de ses bien-
faits et lui en demande d'autres. J'ai dit, au
paragraphe précédent, ce que je pense des remer-
ciements ; voyons maintenant ce que peut demander
un déterministe. Un miracle, évidemment! Dieu
a créé le monde, et lui a imposé des lois par
lesquelles tout est réglé. Si un enfant est malade,
les conditions de sa lutte contre l'agent pathogène
sont déterminées ; l'issue en est fatale si les lois
naturelles sont appliquées; la mère^ ne prévoit pas
cette issue, mais elle pense que Dieu la connaît et
elle lui demande d'écarter la mort du chevet de
son fils, c'est-à-dire, de faire un miracle, de donner
un accroc aux lois qu'il a lui-même édictées. Si
l'enfant meurt tout de même, la mère se dit qu'elle
n'avait pas mérité le miracle demandé, et elle
bénit le Seigneur dans son inflexibilité. Si l'enfant
ne meurt pas, elle ne se dit pas que la maladie
pouvait n'être pas mortelle; le miracle a eu lieu, et
la mère est pleine de reconnaissance; cela n'a
d'ailleurs d'inconvénient pour personne, et le pis
DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DB DIEU 61
qui puisse arriver à Tenfant guéri, c'est de se voir
habiller de bleu ou de vert pomme pendant trois
ans.
Si j'étais croyant, je serais humilié de voir rape-
tisser mon Dieu au point de croire qu*il peut être
sensible à la couleur du vêtement d'un gamin,
mais, si j'étais croyant, je comprendrais peut-élre
aussi que toute marque d'obéissance, à propos de
la chose la plus insignifiante, prend une valeur en
tant qu'acte de soumission. Il est bien diflicile à
un alhée de raisonner les gestes de ceux qui croies t !
En tout cas, l'athée le plus convaincu ne pourra
pas s'empêcher d'être ému en voyant prier une
mère auprès du lit de son iSls ; sûrement il ne la
raillera pas, pas plus qu'il ne la raillerait sll lui
voyait préparer pour le malade une potion sûre-
ment inefficace. Ce qu'il y a de plus douloureux
devant le mystère de la maladie, c'est de rester
inactif; avoir l'illusion de faire quelque chose est
un grand soulagement; la prière procure ce soula-
gement à ceux qui croient; ne leur retirons pas
cette consolation, parce que nous n'y pouvons pré-
I endre.
Il ne faudrait pas cependant que la croyance à
l'utilité de la prière empêchât d'employer les
remèdes connus et utiles; ce n'est plus guère à
craindre de nos jours, du moins dans les pays
civilisés; je crois que la mère la plus fanatique ne
refuserait pas d'employer le sérum de Roux con-
6
"^^pi^^^iw
62 l'athéisme
jointement avec les patenôtres, si son enfant avait
le croup ; mais cela tient à ce que la foi n'est plus
bien vive ; elle est moins vive, le plus souvent, que
Tamour maternel. Une foi absolue ferait sombrer
ses adeptes dans le fatalisme le plus dangereux; il
me semble du moins que je serais fataliste si
j'étais croyant; en tout cas je ne serais pas dange-
reux pour les mécréants que je me contenterais de
plaindre de toutes mes forces. Comment, après
avoir dit : « Je crois en Dieu, le père tout-puis^
sant », peut-on se permettre d'imposer à d'autres
hommes la volonté de Dieu? Les croisés croyants
sont invraisemblables. Comment peut-on dire en
invoquant le père tout-puissant : « que votre règne
arrive, que votre volonté soit faite I » Cela dépasse
ma logique d'athée. « Dieu fit bien ce qu'il fit », a
dit le bon La Fontaine et, l'homme qui s'imagine,
dans ses guerres religieuses, faire les affaires de
Dieu, est comparable à la « mouche du coché » du
même fabuliste. Encore la mouche est-elle plus
importante pour le coche que l'homme pour Dieu ;
elle peut faire cabrer les chevaux: La posture
logique pour un croyant est de laisser faire, de
prier, et d'avoir peur.
Je me demande d'ailleurs si les fanatiques des
guerres religieuses avaient la prétention de faire
œuvre pie et s'imaginaient gagner le ciel ; cela était
peut-être vrai de quelques-uns d'entre eux ; pour
la plupart, il me semble, laissant de côté les
DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 63
intérêts matériels des combattaDts, que le principal
mobile de leur ardeur belliqueuse était le désir
d'avoir raison, d'avoir plus raison que les autres
et de leur imposer leur manière de voir en les
soumettant ou en les exterminant. Cela est très
humain.
6 16. — DÉTERMINISME ET FATALISME
Ceux qui croient aux miracles sont évidemment
déterministes ; il ne pourrait pas y avoir d'infrac-
tion aux lois naturelles si ces lois ne réglaient pas
d'avance tout ce qui se passe; en dehors du miracle,
tout est donc déterminé ; je ne crois pas inutile de
revenir une fois encore sur la différence qui existe
entre le déterminisme et le fatalisme ; je le ferai
en quelques mots quoique Tayant déjà fait ailleurs,
car la confusion entre ces deux manières de voir
continue d'être très fréquente. Les déterministes
croient que tout est déterminé, c'est-à-dire que
l'état du monde à un moment donné est entière-
ment déterminé p^r Tétat du monde, au moment
précédent, et par l'application des lois naturelles
dans l'intervalle de ces deux moments. Bien
entendu, les animaux, les hommes en particulier,
sont compris dans le monde, et leur état, les modi-
fications qui se produisent en eux jouent leur rôle
dans le concert universel. Un fataliste raisonne de
la même manière, mais il se met à part et se con-
64 l'athéisme
sidère comme un rouage inutile de la grande
machine ; nos idée6 étant pour nous des facteurs
d'actions, le fataliste est annihilé par son fatalisme
même. Un homme qui prie est forcément fataliste;
c'est pour lutter contre cette tendance dangereuse
que la sagesse des nations a imaginé le proverbe :
« Aide-toi, le ciel t'aidera » .
Dans notre état de connaissance imparfaite des
lois naturelles, la question positive du miracle est
difficile à trancher ; pour un croyant, la constatation
du miracle est aisée; il en voit partout et n'essaie
pas de discuter la valeur miraculeuse du phéno-
mène observé. Pour un athée au contraire, il y a
toujours une attitude possible, même devant le
fait le plus extraordinaire : « Je ne sais pas tout,
doit-il dire; ce que vous me montrez ne s'explique
peut-être pas par les lois que je connais; mais il y
a tant de lois que je ne connais pas! » On croit
donc au miracle par nature, comme on est athée
ou croyant par nature.
Mais il peut y avoir une altitude intermédiaire,
et elle existe en effet. Quelques-uns croient que
Dieu a créé le monde et lui a imposé des lois
définitives en se défendant à lui-même d'y toucher ;
ils n'admettent pas le miracle et sont déterministes
parfaits. Ceux-là n'ont aucune raison de craindre
Dieu ou de l'adorer ; leur ligne de conduite doit
être la même que celle des athées qui ne diffèrent
d'eux que parce qu'ils ne tirent aucune satisfaction
DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTBNCB DE DIEU 65
du dogme de la création ; et, en fait, on doit déclarer
athées comme les autres ceux qui, logiques
jusqu'au bout, seraient obligés de souscrire à cette
foripule, infiniment absurde pour un croyant et
dans la forme et dans le fond : « Si Dieu mou-
rait (??), il n*y aurait dans le monde rien de
changé I »
DEUXIÈME PARTIE
CONSÉQUENCES HUMAINES DE L'ATHÉISME
« Si Diea n'existait pas, H Taudraii
Tinventer. »
(Voltaire.)
« L'athéisme est le vice de quelques
gens d'esprit, et la superstition le vice
des sots. Mais les fripons? que sont-ils?
des fripons I »
(Voltaire, Dictionnaire philosophique.)
DEUXIEME PARTIE
CONSÉQUENCES HUMAINES DE L'ATHÉISME
CHAPITRE m
Conséquences sociales.
§ 17. — OPINIONS DE VOLTAIRE ET DE DIDEROT.
EXPOSÉ DU PROBLÈME
Dans son dictionnaire philosophique, Voltaire se
demande, après Bayle, si un peuple d'athées peut
subsister : « Il me semble, dit-il, qu'il faut dis-
tinguer entre le peuple proprement dit et une
société de philosophes au-dessus du peuple. Il est
très vrai que, par tout pays, la populace a besoin
du plus grand frein, et que si Bayle avait eu cinq
ou six cents paysans à gouverner, il n'aurait pas
manqué de leur annoncer un bieu rémunérateur
et vengeur. Mais Bayle n'en aurait pas parlé aux
70 l'athéisme
épicuriens, qui étaient des gens riches, amoureux
du repos, cultivant toutes les vertus sociales, et
surtout l'amitié, fuyant Tembarras des affaires pu-
bliques, menant enfin une vie commode et inno-
cente ; il me paraît qu'ainsi la dispute est finie
quant à ce qui regarde la société et la poli-
tique*. »
En un autre endroit du même article. Voltaire
affirme que le Sénat romain était une assemblée
d'athées, « de voluptueux et d'ambitieux, tous très
dangereux, et qui perdirent la République ». « Je
ne voudrais pas, continue-t-il, avoir affaire à un
prince athée qui trouverait son intérêt à me faire
piler dans un mortier ; je suis bien sûr que je
serais pilé. Je ne voudrais pas, si j'étais souverain,
avoir affaire à des courtisans athées dont l'intérêt
serait de m'empoisonner ; il me faudrait prendre,
au hasard, du contre-poison tous les jours. Il est
donc absolument nécessaire, pour les princes et
pour les peuples, que l'idée d'un Être suprême,
créateur, gouverneur, rémunérateur et vengeur,
soit profondément gravée dans les esprits ».
Enfin, dans l'article « athée », le même philo-
sophe déclare, et ceci peut servir de conclusion à
ce qu'il a écrit sur la matière : « Il est évident
que, dans la morale, il vaut beaucoup mieux re-
connaître un Dieu que de n'en point admettre.
1. Article : Athéisme.
^ï^
CONSÉQUENCES SOCIALES 71
C'est certainement l'intérêt de tous les hommes
qu'il y ait une divinité qui punisse ce que la jus-
tice humaine ne peut réprimer ; mais aussi il est
clair qu'il vaudrait mieux ne pas reconnaître de
Dieu que d'en adorer un barbare auquel on sa-
crifierait les hommes, comme on a fait chez tant
de nations. »
J'ai tenu à citer tout au long l'opinion de Vol-
taire, car il n'y a pas d'argument plus fort contre
l'athéisme que cette manière de voir d'un homme
considéré généralement comme dépourvu de toute
superstition. Voici, en revanche, ce qu'écrit Di-
derot dans le célèbre « Entretien d'un philosophe
avec la maréchale » : « Quel motif peut avoir un
incrédule d'être bon s'il n'est pas fou?... Ne
pensez-vous pas qu'on peut être si heureusement
né qu'on trouve un grand plaisir à faire le bien ?...
Qu'on peut avoir reçu une excellente éducation
qui fortifie le penchant naturel à la bienfaisance ?...
Et que. dans un âge plus avancé, l'expérience nous
ait convaincu, quà tout prendre, il vaut mieux,
pour son bonheur dans ce monde, être un honnête
homme qu'un coquin? »
J'ai souligné, dans cette dernière citation, l'ar-
gument le plus important; j'aurai à y revenir. Il
s'agit, dans ce chapitre, d'utilité, et non de logique
comme dans le chapitre précédent; dès qu'il s'agit
d'utilité, on ne s'entend plus guère ; chacun apprécie
à sa façon, et il n'est pas sans intérêt de mettre en
t -,^T1
72 L'AXnÉISMB
contradiction Voltaire et Diderot sur un sujet de
cette importance. J'avoue immédiatement ma pré-
férence personnelle pour Topinion de Diderot, mais
ce n'est qu'une préférence personnelle et qui n'a.
par conséquent, aucune valeur.
Il me semble aussi que la question n'estbien posée
ni par l'un ni par l'autre ; au xvin* siècle, on né
songeait guère au transformisme, quoique Mau-
pertuis, et Diderot lui-même, puissent être, à juste
titre, considérés comme des précurseurs de Lamarck
et de Darwin. Du moins, cette notion du trans-
formisme, si l'on y songeait de temps eu temps, ne
faisait pas encore, comme elle devrait le faire
de nos jours, la base de l'enseignement philoso-
phique*.
Or, il y a, dans le problème moral et social, une
question qui ne saurait être séparée de celle de la
formation évolutive des espèces. On doit distin-
guer l'étude du rôle qu'a joué l'idée de Dieu dans
la formation de la conscience morale de l'homme
actuel, et l'étude de la nécessité actuelle de l'idée
de Dieu, pour l'homme tel qu'il est, avec toutes
ses qualités et ses tares héréditaires. Dans cette
dernière étude, il faut encore séparer la question
de la possibilité actuelle de l'athéisme social, et
celle des conséquences de l'athéisme social pour
les générations futures. Cette dernière question ne
1. Voyei plus bas, § 28.
j
CONSéQUENCES SOCIALES 73
se posera d'ailleurs que si Ton a reconnu, dans le
passé, rinfluence de Tidée de Dieu sur la genèse
de notre conscience morale.
§ 18. — ORIGINE DES VERTUS HUMAINES
L'homme est un animal social; ce que Ton
appelle verttis chez un animal social, ce sont les
caractères qui le rendent apte à vivre en société.
Les idées de bien, de mal, d'honnêteté, de justice,
de devoir, de responsabilité, etc., sont des idées
sociales ; le tigre, isolé dans la jungle, n'a que
faire d'honnêteté et de justice. BuiTon lui refuse
d'ailleurs gratuitement les sentiments généreux
qu'il accorde, gratuitement aussi, à son cousin le
lion.
Ce n'est pas à dire que l'animal isolé n'ait pas
le sentiment du bien et du mal ; il Ta pour lui-
même (je le pense sans pouvoir le vérifier), c'est-à-
dire qu'il doit savoir, par expérience, ce qui lui
fait plaisir et ce qui lui est désagréable; mais, ne
faisant partie d'aucune mutualité, il n'a pas à se
préoccuper de faire à d'autres, dans un but inté-
ressé, ce qu'il désirerait qu'en retour on lui fît.
Le tigre n'a pas d'associés, pas d'amis (je ne connais
pas suffisamment la vie des tigres pour oser affir-
mer ce qui précède; je choisis le tigre comme
exemple idéal de l'égoïste parfait). Il agit suivant
sa nature de tigre; le meilleur d'entre les tigres
7
74 l'athéisme
est celui qui possède au plus haut degré les qua-
lités du tigre, c'est-à-dire, celui qui sait le mieux
capturer sa proie et résister à ses ennemis.
Je ne crois pas que le tigre ait l'idée de Dieu ;
elle ne lui servirait à rien et ramènerait seulement
à pleurnicher de temps en temps sur le sort cruel
des paons ou des gazelles, créatures divines dont,
par nécessité de tigre, il fait son repas. Cette idée
trop développée l'amènerait même à mourir de
faim.
Je ne crois pas non plus que ïk tigre s'amuse à
tuer plus qu'il ne peut manger ; ce serait là une
fatigue inutile ; il est possible, cependant, qu'il se
livre à la chasse pour le plaisir, comme le cheval
galope dans un champ pour exercer ses muscles ;
les amateurs de sport ne le lui reprocheront pas ;
on ne saurait accuser de méchanceté un égoïste
parfait, qui ne connaU pas le bien et le mal des
autres, et n'attend de personne aucun service.
Tout autre est le cas de Tabeille, de la fourmi,
du castor, de l'homme. Aucun de ces animaux ne
peut vivre sans le secours de ses congénères ; je
parle de l'abeille actuelle, de la fourmi actuelle,
de rhomme actuel ; mais je pense qu'il y a peut-
être eu, dans l'ancestralité de l'homme, une pé-
riode où chacun, vivant pour son compte, ne devait
rien à personne ; il y a des abeilles sauvages et
des singes qui vivent seuls ; je suis convaincu que,
criez les êtres isolés, on ne trouverait pas trace
CONSÉQUENCES SOCIALES 75
des caractères nés chez nous d'une existence sociale
prolongée pendant des milliers de générations.
Nos ancêtres isolés étaient différents de nous ;
nous ne pouvons donc pas nous mettre dans leur
peau et comprendre les raisons qui les ont déci-
dés, petit à petit, à vivre en société ; nous leur
prêterions, malgré nous, des idées et des senti-
ments d'hommes du vingtième siècle.
Je pense que, vivant isolés, ils n'avaient pas
ridée de Dieu. Cette idée leur aurait été inutile ou
même nuisible, comme au tigre. Je n'oserais pas
l'affirmer cependant ; il est possible que les ques-
tions métaphysiques se soient posées de bonne heure
dans le cerveau des pithécanthropes, mais il me
paraît plus probable que, quand ils avaient fini de
chasser et de manger, ils dormaient ; ils avaient
trop à faire pour se poser des problèmes sau-
grenus.
Quoi qu'il en soit, et sans ^que nous puissions
émettre à ce sujet autre chose que des hypothèses,
un moment arriva où nos ancêtres devinrent des
animaux sociaux. Ce que nous pouvons dire de
plus raisonnable de cet événement, c'est que nos
ancêtres y furent amenés tant par les conditions
ambiantes que par certains caractères existant
dans leur propre nature. Évidemment, les sociétés
initiales (que certains philosophes peu scrupuleux
nous offrent comme modèle ; c'est comme si on
demandait aux abeilles d'imiter les frelons; mais
76 l'athéismb
cela prête à des développements poétiques) ; les
sociétés initiales, dis-je, ne furent probablement
pas remarquables par leurs vertus ; on ne se fait
pas en un jour une mentalité d'animal social.
Passons donc par-dessus un grand nombre de
générations sur lesquelles nous n'avons pas et
n'aurons iamais aucun renseignement, mais dont
nous trouverions peut-être les équivalents chez les
différents peuples sauvages considérés comme
occupant aujourd'hui des niveaux différents dans
l'échelle de la civilisation. Arrivons tout de suite
aux plus anciens peuples dont l'histoire nous ait
conservé le souvenir ; ou, si vous voulez, à nous-
mêmes, qui ne différons que bien peu de ces
peuples ayant déjà, dans leur hérédité, la marque
ineffaçable d'une vie sociale prolongée pendant des
centaines de siècles. Ces peuples sont constitués
en sociétés ; ils ont l'idée de Dieu ; ils ont une
conscience morale.
Chose remarquable, quelles que soient les dif-
férences entre les religions des peuples que nous
pouvons étudier, quelles que soient aussi les dif-
férences entre leurs mœurs et leurs lois, les dieux
d'un peuple sont toujours les gardiens de ses con-
ventions sociales. L'homme qui plaît aux dieux est
toujours celui qui observe scrupuleusement les
règlements de sa société humaine.
Beaucoup de peuples attribuent d'ailleurs une
origine divine à leurs lois morales. Historique- .
CONSÉQUENCES SOCIALES 77
ment, comment cela s'est-il produit? A-^-on déifié
la mémoire du législateur ? Le législateur intel-
ligent a-t-ii compris que le meilleur moyen de
faire observer les lois était d'imaginer un juge
suprême et infaillible, capable de reviser les juger
ments des hommes? La tendance métaphysique
et la peur naturelles à Thomme l'auraient, dans
ce cas, admirablement servi dans ses desseins
ingénieux. Il est peu vraisemblable cependant
qu'un homme ait été assez supérieur à ses congé-
nères pour imaginer un pareil stratagème sans
en être lui-même la dupe. Aujourd'hui, l'idée de
bien, de mal, de devoir, de justice, est si ancrée
dans notre hérédité que nous trouvons toute natu-
relle cette confusion entre le sentiment moral et
le sentiment religieux ; nous sommes donc dé-
sarmés vis-à-vis du problème de son origine.
Constatons-la sans savoir comment elle est née.
Le parallélisme observé chez tous les peuples,
entre le devoir moral et le devoir religieux est le
plus grand obstacle à la solution du problème
que nous nous sommes posé, savoir : de découvrir
le rôle de l'idée de Dieu dans la genèse des vertus
humaines. Évidemment, les nécessités de la vie
sociale ont profondément modifié la nature de
l'homme, mais si ces nécessités se sont toujours
présentées aux hommes sous une forme religieuse,
comment séparer ce qui est, chez nos contem-
porains, le produit de la vie en société, de ce qui
7.
78 l'athéisme
est chez eux le résultat de Tidée de Dieu ? En
d'autres termes, voici le problème à résoudre :
Que serait la conscience morale de l'homme actuel
si, sans avoir jamais eu Tidée de Dieu,, il avait
seulement été soumis pendant de longues géné-
rations à des lois sociales uniformes ?
La réponse à une question ainsi posée ne sera
jamais entièrement satisfaisante. Rien n'est plus
fallacieux que les hypothèses par lesquelles on
reconstruit un monde en faisant abstraction de
Tun des facteurs qui ont joué un rôle indéniable
dans la formationde celui que Ton a observé. J'ai
le droit d'affirmer que, même sans l'idée de Dieu,
une vie sociale prolongée aurait amené dans l'hé-
rédité des membres d'une société quelque chose
d'équivalent à notre conscience morale actuelle ;
mais jusqu'à quel point serait poussée cette équi-
valence ?
Et puis, ne dois-je pas me demander aussi si,
sans l'idée de Dieu, une vie sociale prolongée eût
été possible? Si je n'avais d'autre but que de
triompher des croyants, je leur dirais : « Vous
refusez une âme aux animaux; vous leur refusez
la notion de Dieu, et cependant les abeilles ont
une société mieux organisée que la nôtre » ; mais
ce n'est pas contre les croyants que je discute ;
c'est contre moi-même, et je ne me permettrai
pas d'affirmer que les abeilles, vivant en société,
n'ont pas l'idée d'un Dieu dont on pourrait parler
CONSÉQUENCES SOCIALES 79
comme on parle d'une abeille ; nous avons bien,
nous hommes, Tidée d'un Dieu dont on peut
parler comme on parle d'un homme I
Cette question me parait tirer une grande im-
portance du fait indéniable que la croyance en un
Dieu personnel donne une grande commodité
pour formuler les lois sociales ; aucune considé-
ration n'est aussi simple que la nécessité d'obéir
à quelqu'un de très fort capable de punir sans
indulgence tout manque de soumission : beaucoup
de gens qui seraient insensibles à des palabres
émues sur là réciprocité touchante des services
rendus entre membres d'une même association,
sont fortement impressionnés si on leur parle de
loi divine et de châtiment.
Le chien, l'ami de l'homme comme on dit géné-
ralement, nous donne un bon exemple de con-
science morale résultant d'un sentiment religieux.
Les ancêtres du chien étaient vraisemblablement
des animaux libres comme les loups et les chacals ;
mais ils manquaient de fierté {fier^ en latin, se
dit ferox), et ils abdiquèrent leur liberté entre les
mains de l'homme en échange de sa protection
et des reliefs de ses repas. A partir de ce moment
la vie du chien fut entre les mains de Thomme,
comme celle d'un croyant est entre les mains de
Dieu ; la conscience morale du chien devînt
une conscience morale de serviteur ; son intérêt
en fit un serviteur dévoué. Aujourd'hui, après des
^ l'athéisme
jitilljcrs de générations de servage, la conscience
morale du chien serviteur est fnée indépendam-
ment des contingences. Le chien obéit à un homme
qui est son maître, même bI cet horame est mé-
chant pour lui et ne lui fait pas de bien, La
conscience morale du chien, c'est le sentiment
de l'obéissance à l'homme; le bien, le juste,
rhonnéle, sont pour lui ce qui plaît à son maître.
L'homme est quelquefois capricieux, mais cepen-
dant, n^ayant qu'un maître, le cbicn est heureux^
sachant toujours, sans hésitation possible^ quel
est son devoir^ robéissance passive; il est plus
heureux que le croyant, qui désireux d'obéir à
Dieu, ne sait pas toujours ce qu'il doit faire, car
la conscience morale do l'homme est compliquée;
nous avons des devoirs multiples, et Dieu ne nous
donne pas toujours des ordres très clairs. J^ai
souvent envié le sort de mon chien, moi qui ai
nno conscience moralej quoique ne croyant pas
en Dieu.
Pendant longtemps^ Ihomme a été aussi beu-
rcuY (|U0 le chien; le devoir se présentant toujours
sous une forme religieuse, il n'y avait pas d'hësi-
lation possible; on n'avait pas à choisir entre le
devoir religieux et le devoir social. 11 n'en est plus
do raôme aujourd'hui; les théocraties sont mortes,
et chaque homme, indépendamment de sa foi reli-
gieuse, appartient à un état laïque dont les règle-
ments sont quelquefois contradictoires de ceux de
CONSÉQUENCES SOCIALES Gl
la religion. Le cardinal Lecot comparait récem-
ment l'Eglise et TEtat à deux barques entre les-
quelles tout Français catholique aurait désormais
à choisir, et qui vont peut-être partir en guerre
l'une contre Tautre. Je frémis de cette alternative
et je rends grâces au ciel de n'être pas croyant,
pour pouvoir rester, sans aucun sacrifice doulou-
reux, un bon citoyen.
Voilà au moins un avantage de l'athéisme;
n'avoir qu'un seul maître à servir, la société dont
on fait partie. Quand je vous disais que le chien
est plus heureux que nous! Son Dieu et son
maître, c'est le même homme. Pour nous, au
contraire, afin de nous enseigner plus aisément
notre devoir social, on a inventé un Dieu fictif
chargé d'en faire respecter les clauses; beaucoup
ont cru à son existence, et sont aujourd'hui bien
ennuyés de voir que la société et son Dieu tuté-
laire ont évolué suivant des routes différcnlcs; on
ne sait plus à qui entendre; l'athéisme a du bon ^
19. — DEVOIRS RELIGIEUX 8ÉPARABLES DES DEVOIRS SOCIAUX
Dans l'exemple du chien, que j'ai pris tout à
l'heure, j'ai encore un enseignement à puiser. Le
chien aime son maître qui le nourrit, le protège et
1. L'internationalisme aurait du bon aussi pour les catho-
li(iues soucieux de suivre Vautre barque, mais ils se déclarent
plus patriotes que les autres.
82 l'athéisme
le bat. Il parait que les croyants aussi aiment
Dieu qui les a créés et qui les châtie; ils le remer-
cient de ses^ bienfaits dans leurs prières quoti-
diennes, ce qui est très bien et ne fait de tort à
personne, mais ils lui en demandent d'autres en
même temps, et ce qui est bienfait pour l'un peut
léser les intérêts de son voisin.
C'est la prière qui caractérise le croyant. A côté
de lui, d'autres hommes se contentent d'être d'hon-
nêtes gens et négligent de prier; beaucoup d'entre
eux cependant ne sont pas athées, mais ils sont
indifférents en matière de religion et font passer
leurs devoirs sociaux avant leurs devoirs envers
Dieu, se disant peut-être — ce que je ferais sans
doute à leur place, si j'étais croyant — que Dieu
est bien assez grand pour faire ses affaires lui-
même, sans que nous lui donnions d'indications.
Je racontais, dans le premier chapitre de ce livre,
une anecdote montrant que certains prêtres libé-
raux d'aujourd'hui admettent qu'il suffit d'être
honnête homme pour plaire à Dieu ! Que devien-
drait le clergé si tout le monde était de cet avis?
Il faut donc distinguer, dans l'ensemble des
obligations des hommes, les devoirs envers leurs
semblables et les devoirs envers Dieu. Pendant
très longtemps une confusion a existé entre ces
deux catégories de devoirs. Dieu se trouvant
chargé, dans l'opinion des croyants, de surveiller
l'exécution des uns et des autres. Aujourd'hui, la
CONSÉQUENCES SOCIALES 83
distinction apparaît très nettement, et Ton sépare
avec facilité des doctrines religieuses les principes
de pure morale qu'elles contiennent. Le croyant
fougueux qui s'isolait dans les déserts de la Thé-
baïde fuyait la nécessité des devoirs [sociaux pour
se consacrer entièrement à la glorification de
Dieu ; un athée honnête homme néglige au contraire
Tadoration religieuse qu'il ne comprend pas, et
ne retient, de la religion de ses ancêtres, que les
principes moraux. Littré est complémentaire de
Paphnuce,
Ainsi, la séparation est aujourd'hui très nette
entre les devoirs religieux et les devoirs sociaux,
bien que, pendant une longue période de l'histoire
de l'humanité, ces deux groupes de devoirs aient
été confondus, par le fait qu'on croyait applicable
à l'un et à l'autre la même juridiction divine. On
leur appliquait aussi d'ailleurs la même juridiction
humaine, et, aux époques théocratiques, les juges
hommes, chargés de faire respecter les lois
sociales, étaient au moins aussi sévères pour les
crimes religieux que pour les crimes de droit
commun.
L'hérédité peut, elle aussi, séparer les caractères
torrespondant à ces deux catégories de devoirs. On
peut être dépourvu, en naissant, de l'idée de Dieu,
et avoir néanmoins une conscience éprise de jus-
tice, un sentiment impérieux du devoir. Est-il pos-
sible, réciproquement, qu'un homme naisse plein
' TÎI'^^W^^
S4 l'athéisme
de l'idée de Dieu et ait néaDmoins une conscience
morale très atrophiée? Je n'oserais raffirmer,
n'ayant aucun exemple à citer, mais je crois qu'on
a le droit de considérer comme ayant été étouffé
par Texubérance du sentiment religieux le sens
moral des grands fanatiques dont l'histoire nous a
conservé le souvenir.
Si cette sépçiration de la moralité et de la reli-.
giosité était la règle dans l'espèce humaine, on
pourrait, sans crainte de se tromper, affirmer que
l'idée de Dieu n'a pas été indispensable à la genèse
de notre conscience morale, et que cette conscience
morale provient uniquement des nécessités pro-
longées d'une existence sociale. L'observation im-
partiale de l'humanité ne permet pas d'établir
cette affirmation; il y a probablement très peu
d'hommes qui soient purement athées ou purement
fanatiques ; chez la plupart, une conscience morale
de valeur variable s'unit à une foi religieuse éga-
lement variable ; la seule chose que l'on soit en
droit de dire, c'est que, chez beaucoup d'hommes,
le développement de la conscience morale est
entièrement indépendant de celui de la foi reli-
gieuse ; encore ne faudrait-il pas généraliser î
En résumé, de ces quelques considérations sur
le rôle de la foi dans la genèse de la conscience
morale, nous ne pouvons pas tirer de conclusion
définitive; on pourrait comprendre que les seules
nécessités sociales, aient, sans le secours d'aucune
CONSÉQUENCES SOCIALES * 85
idée religieuse, fait naître, dans rhérédilô de
l'homme, la conscience morale qui existe aujour-
d hui dans son mécanisme; mais j'ai déjà fait
remarquer plus haut combien est dangereux un
raisonnement de cette espèce, puisque aussi bien,
n*ayant jamais obsetvé historiquement une société
dépourvue de l'idée de Dieu, nous ne savons pas
ce qu'une telle société eût été et eût donné. Cer-
tains philosophes prétendent qu'elle n'eût pu
exister.
Aujourd'hui, doués par hérédité d'une conscience
morale dont nous ne savons pas exactement quelle
est l'origine, nous concevons aisément une société
sans Dieu, une morale sans Dieu ; mais il y a loin
de là à conclure que, avant Texistence de cette
conscience morale, une société eût pu se cons-
tituer sans exploiter l'idée religieuse. Et les
abeilles? me direz-vous. Je n'accepte pas cet argu-
ment trop facile que me fournissent les croyants
en refusant aux animaux l'àme qu'ils accordent à
l'homme ; je ne vois aucune raison pour que les
abeilles et les fourmis n'aient pas d'idées reli-
gieuses; les caractères fixés par hérédité prennent,
chez les animaux comme chez l'homme, l'apparence
absolue qui est la source des croyances théolo-
giques ; les abeilles ont des principes comme
nous!
v^«.fÇ*l
86 l'athéisme
§ 23. - UEFFONOREMENT DES PRINCiPES
On a beaucoup discuté la légitimité de l'attitude
du « bon Juge » qui, chargé par ses fonctions de
faire respecter les lois de son pays, appliquait aux
crimes ou délits de droit commun, l'arbitrage de
sa conscience. Un riche boulanger ayant fait pour-
suivre une pauvre femme qui avait volé un pain,
ce fut, je crois, le boulanger qui fut condamné.
J'ai applaudi, avec beaucoup d'autres, à ce noble
geste que n'eût pas désapprouvé Jésus-Christ;
mais, à la réflexion, je me suis trouvé très per-
plexe. Ce boulanger payait Tlmpôt et se croyait,
en retour, protégé contre les voleurs, même affa-
més, par les lois de son pays. Le bon juge s'ar-
rogea le droit de faire l'aumône avec l'argent du
boulanger ; certains compagnons de François
d'Assise n'agissaient pas autrement ; l'un d'eux, si
j'en crois l'histoire, coupa le pied d'un cochon
vivant pour le faire manger à un frère malade qui
en désirait ; le propriétaire du cochon poussa les
hauts cris et demanda justice ; mais il fut désarmé
par la naïve bonne foi du coupable ; il se convertit
et devint l'un des plus fanatiques prosélytes du
grand saint François. Cela est très bien, parce que
cela a bien fini, mais je ne sache pas que le bou-
langer de tout à l'heure se soit décidé depuis son
aventure à donner tout son bien aux pauvres.
» --- ~^-j
CONSÉQUENCES SOCIALES 87
Dans « TEntretien d'un père avec ses enfants »,
Diderot discute une question semblable de tout
point à celle du boulanger. Il professe, lui Diderot,
la théorie mise en pratique par le bon juge, mais
son père est partisan de Tapplication de la loi ; la
conclusion de Tentretien est admirable :
« Mon père, c'est qu'à la rigueur il n'y a point
de lois pour le sage. . .
— Parlez plus bas. ..
— Toutes étant sujettes à des exceptions, c'est
à lui qu'il appartient de juger des cas où il faut
s'y soumettre ou s'en affranchir.
— Je ne serais pas trop fâché, me répondit-il,
qu'il y eût dans la ville un ou deux citoyens comme
toi ; mais je n'y habiterais pas, s'ils pensaient tous
de même. »
Loyauté et légalité sont deux mots identiques
étymologiquement, mais l'un est populaire, l'autre
est savant. Or, il peut arriver que les exigences de
la loyauté et de la légalité soient contradictoires :
rien n'est plus pénible, pour un homme, que de se
trouver pris entre les ordres opposés de sa cons-
cience morale et des lois de son pays ; et si cela
est pénible quand il s'agit de discuter ses propres
affaires, dans lesquelles on a toujours le droit, si
Ton veut, de se faire du tort pour satisfaire sa
conscience, combien plus douloureuse doit être la
situation d'un juge chargé d'appliquer sévèrement
la loi dans un cas où son humanité absout le cou^
83 l'athéisme
pable! Si j'avais été juge, le seul acte dont j'eusse
6 lé capable eût été de rendre mon bonnet dès la
firemière affaire. On a déjà assez de se diriger soi-
même !
Et cependant, un athée logique ne devrait pas
hésiter à appliquer toute la loi, en s'attachant seu-
lement à le faire aussi correctement que le lui
permettent les lumières de sa raison, et sans
consulter aucunement une sentimentalité dange-
reuse.
Pour Tathée logique, il n'y a pas de principes au
sens ordinaire du mot. Voici comment il doit rai-
sonner :
Ma conscience morale est le résumé héréditaire
des nécessités sociales qu*ont traversées mes
ancêtres pendant de nombreuses générations; à
chaque époque, il y a eu des lois qui tenaient aux
conditions réalisées dans les sociéli'S dont mes
ascendants ont fait partie; de ces lois, quelques-
unes ont peu duré et n'ont laissé que peu ou pas
de traces dans mon hérédité; d'autres se sont con-
servées longtemps, et ont imprimé dans l'hérédité
de ma race des traces ineffaçables. Ce sont ces
traces que je retrouve en moi et que j'appelle ma
conscience morale. Il n'y a pas de raison pour
qu'elles soient encore d'une application avanta-
geuse, puisque les conditions dans lesquelles vit la
société actuelle sont différentes de celles qui ont
créé les nécessités imprimées en moi avec un
j
CONSÉQUENCES SOCIALES 89
caractère absolu. Il est probable cependant que,
dans l'homme, qui a beaucoup changé, certains
caractères fondamentaux sont demeurés les mêmes;
peut-être donc quelques-uns des principes qui
forment mon sens moral sont-ils encore excellents;
mais en aucun cas je ne dois en tenir compte s'ils
me donnent des ordres en contradiction avec les
lois actuelles de mon pays.
D'ailleurs, ceux qui ont fait les lois de mon pays
étaient des hommes comme moi ; ils avaient une
conscience morale comme moi, et ils n'ont pas pu
n'en pas tenir compte dans la mesure du possible
au moment où ils ont élaboré ces lois. Je dois donc
obéir aux lois, malgré les revendications possibles
de ma conscience morale, résumé de particularités
ancestrales qui, dans l'état social actuel, sont peut-
être des erreurs.
Voilà comment doit raisonner un athée logique;
mais il est bien difficile d'être logique, je l'ai
montré précédemment à propos de notre notion
indestructible de verticale absolue. Nous avons la
notion également indestructible de ce qui est
bien et de ce qui est mal, de ce qui est juste et de
ce qui est injuste, et, toutes les fois que nous
sommes* obligés d'agir contre notre sentimoni
inné de la justice, nous nous révoltons maigri'
nous.
Si l'athée pouvait être logique, il tirerait donc,
de son athéisme^ une grande simplification de la
8.
90 l'athéisme
vie ; pour lui bien des difficultés disparaîtraient ;
sa conscience ne lui donnerait plus des ordres,
mais des indications, dont sa raison tirerait le
meilleur parti en les comparant aux indications
actuelles de la loi. Malheureusement, on a beau
être athée, on n'est pas parfait ; de ce qu'une des
erreurs anceslrales, l'idée de Dieu, manque à la
structure de l'athée, il ne s'ensuit pas moins qu'il
possède dans sa structure d'autres erreurs, égale-
ment tyranniques malgré l'absence de l'idée de
Dieu, dont elles ont peut-être tiré leur caractère
autoritaire et despotique.
Si les principes n'émanent pas d'un Dieu infail-
lible, s'ils proviennent seulement de contingences
sociales passées, il n'y a aucune raison pour qu'ils
vaillent mieux que les nécessités tirées des contin-
gences sociales actuelles. Pour un athée vraiment
logique, je le répète, il n'y a plus de principes ; il
n'y a que les lois humaines.
Gela, sans doute est avantageux dans certains
cas, mais ces sentiments absolus restent encore
bien tyranniques, même quand on sait que leur
caractère absolu est trompeur. Si Ton a une
bonne nature, tout en étant athée convaincu, la
seule règle de conduite qu'on puisse tirer de
l'effondrement de ses principes, c'est de ne pas
les appliquer dans leur rigueur quand il s agit des
autres, et de s'en réserver à soi-même toute la
sévérité. Implacable pour lui-même, indulgent
CONSÉQUENCES SOCIALES 9l
aux autres, voilà quelle doit être Tattitude de
l'athée, que tant de gens ayant peu réfléchi consi-
dèrent au contraire comme devant se laisser aller
sans frein à tous ses mauvais penchants. Pour
qu'un athée fût vraiment à craindre, comme le
prétend Voltaire, il faudrait qu'il fût dépourvu, en
même temps, de sens moral et d'idée de Dieu;
mais s'il a du sens moral, son athéisme n'est nui-
sible que pour lui-même, puisqu'il le force à ne
pas appliquer aux autres, ne s'en reconnaissant
pas le droit, les règles sévères qu'il ne peut s'empê-
cher, s'il veut être en repos, d'appliquer à sa propre
personne ; c'est là un luxe dangereux et qui désarme
dans la lutte.
Cependant, comme dit Diderot, il y a aussi des
avantages à être dupe de ses beaux sentiments :
« A tout prendre, dit Crudeli, il vaut mieux pour
son bonheur en ce monde être un honnête homme
qu'un coquin ». La conscience morale est une
chose avec laquelle on ne raisonne pas ; c'est un
maître exigeant auquel on doit obéir sous peine
l'être mécontent de soi; il y a donc un premier
avantage à être honnête homme, c'est qu'on est
content de ce qu'on fait. Renan prétend quelque
part que Jésus-Christ, qui parlait volontiers par
paraboles, désignait sous le nom imagé du
« royaume de son père » la satisfaction de la
conscience.
Il y a encore un autre avantage, plus palpable,
92 l'athéishb
celui-là, quoique moins important, c'est qu'on est
aimé de ses congénères ; par conséquent, on n'a
pas à se défendre contre eux; on est tranquille.
Cela vaut mieux que de compter sur la crainte du
gendarme. C'est en se faisant aimer, que l'athée
honnèle homme, dupe forcée de sa conscience
exigeante, tire parti de la conscience morale des
autres, et les dupe à son tour. Car il les dupe en
se faisant aimer, puisque, même satisfait de lui-
même dans sa conscience, il ne s'aime pas; il sait
trop que le déterminisme exclut le mérite et la
responsabilité ; il est comme il est, sans avoir pu
être autrement; mais il accorde volontiers du
mérite aux autres, puisqu'il sait que les autres se
croient responsables. Un athée doit admirer chez
son voisin une belle action, qu'il trouverait parfai-
tement nécessaire, s'il en avait été l'auteur (ou du
moins s'il avait participé à sa perpétration, car
l'athée sait bien qu'il n'a pas en lui un principe qui
agit ; il sait qu'il est un rouage au milieu d'autres
rouages).
L'athée ne croit pas à sa personnalité, à son
individualité; il se considère comme une succession
de mécanismes réunis l'un à l'autre par le lien
d'hérédité, et subordonnés aux conditions ambian-
tes. N'ayant pas de personnalité, il ne s'accordo
aucun droit contre les autres qui se croient des
individus. Il ne s'accorde aucun droit, mais sa
conscience morale lui impose des devoirs, et les
CONSÉQUENCES SOCIALES 93
ordres de la conscience ne se discutenl pas avec
de la raison.
Ainsi Tathée a une conscience morale qui ne lui
sert que contre lui-même, parce qu'il est entouré
de gens qui se croient libres et responsables, qui,
par conséquent, se reconnaissent des droits. Une
société d'athées proprement dits ne verrait jamais
naître aucun conflit de préséance ou autre ; elle
serait comparable à une société de moines vrai-
ment croyants. L'absence de Tidée de Dieu et son
plein développement, produiraient les mêmes con-
séquences ; les extrêmes se touchent.
Chez l'athée qui, par raison, n'admet plus aucun
principe, la survivance sentimentale de la cons-
cience morale prend donc le caractère d'une sensi-
blerie maladive qui peut le rendre pitoyable aux
êtres méchants et aux animaux nuisibles. Les anar-
chistes, quoi qu'ils disent, ne sont pas athées,
sans quoi ils seraient désarmés dans la lutte ;
leur amour des déshérités n'entraînerait pas la
haine du propriétaire égoïste ; s'ils étaient athées,
comment feraient-ils pour attribuer une valeur
absolue au principe de Justice au nom duquel
ils agissent? S'il n'y a pas de Dieu, la justice n'est
qu'un résidu ancestral comme la bonté et la logique.
I En résumé, l'athée proprement dit, l'athée
raisonneur qui va jusqu'au bout des conséquences
de son athéisme est un être désarmé dans la lutte
universelle ; il ne saurait être ni juge ni conduc-
' 94 l'athéisme
teur d'hommes ; il a déjà assez de mal à se
conduire lui-même, ne croyant pas à sa person-
nalité, n'ayant pas le sentiment de ses droits. J'ai
entendu exposer par un professeur de 'philosophie
un subtil raisonnement, très connu probablement
dans le monde des philosophes : Qui a des devoirs
a par là-même des droits, savoir au moins, le droit
de faire ce qu'il faut pour accomplir ses devoirs.
L'athée vrai reconnaît les droits des autres et ne
^'accorde aucun droit, quoi qu'ayant le sentiment
du devoir ; c'est un être mal équilibré et qui n'est
nuisible qu'à lui-même.
Bien entendu, je n'ai pas la^prétention de dire
qu'il suffît d'être athée pour être honnête homme ;
je parle de l'athée philosophe et qui raisonne ; je
suppose d'ailleurs qu'il a une conscience niorale
ce qui n'est pas fatal, mais s'il lui manque déjà
l'idée de Dieu, qui est un des caractères héréditaires
de l'espèce humaine, ce serait en faire un cas par
trop tératologique que de le supposer en outre
dépourvu de cet autre caractère spécifique qu'est
la conscience morale. Que serait l'homme muni de
cette double monstruosité ? Il est difficile de le devi-
ner ; serait-il seulement viable ? Peut-être faut-il
ranger dans cette catégorie les grands criminels
qui ont étonné l'humanité*.
1. Il faudrait cependant pour cela que la monstruosité s'accrût
encore de l'absence de logique ou de raisonnement; l'athée qui
raisonne ne peut être ni orgueilleux, ni despote, ni cruel.
CONSÉQUENCES SOCIALES 95
L'absence de l'idée de Dieu qui fait Tathée vrai,
doit être comparée à Tabsence de conscience
morale qui ferait le fanatique vrai ; ni l'un ni
l'autre de ces deux types extrêmes ne saurait cons-
tituer de sociétés; l'athée est désarmé, nous Pavons
vu, par l'existence d'une conscience morale qui ne
trouve pas de contre-poids dans la croyance à la
personnalité et au mérite ; le fanatique vrai ira
peupler de son égoïsme inutile les thébaïdes
solitaires.
Le type vraiment sociable est le type moyen, celui
qui n'est ni athée ni fanatique, ou du moins celui
qui, étant athée coname on l'est couramment de
nos jours, ne va pas jusqu'au bout des conclusions
de son athéisme, et conserve l'idée des principes
absolus de justice, de personnalité, de respon-
sabilité et de mérite, ou encore celui qui, étant
croyant comme on Test couramment de nos jours,
ne va pas non plus jusqu'au bout des conclusions
de sa foi, et ne se dit pas qu'il faut mépriser les
affaires des hommes pour faire celles de Dieu.
Je dois m'occuper ici d'athéisme et non de
fanatisme; je ne connais d'ailleurs pas de fanatique
vrai, et je pourrais me tromper dans mes conclu-
sions. Je maintiens seulement qu'une société
d'athées logiques est impossible parce que la notion
do responsabilité absolue est une erreur sociale
nécessaire. En revanche, une société d^athées
doués de conscience morale me paraît absolument
96 l'athéisme
possible, s'ils ne raisonnent pas et s'ils acceptent
sans discussion les données de leur conscience.
C'est ce qui se produit dans notre société laïque
actuelle qui n'est sûrement pas plus mauvaise
qu'une autre ; il est vrai que les laïques d'aujour-
d'hui ne sont pas des athées pour la plupart, mais
seulement des indifférents en matière de religion.
Cette indifférence en matière de religion pourra-
t-elle se conserver pendant de nombreuses géné-
rations sans nuire à la conscience morale hérédi-
taire? Il faudrait, pour répondre à cette question,
savoir exacteipent quel a été le rôle de Tidée de
Dieu dans la genèse. de notre conscience morale.
Étant donné ce qu'est l'homme aujourd'hui, il
me semble que l'obéissance aux lois doit suffire à
entretenir la conscience transmissible du bien et
du mal, d'autant plus que, pour vivre sans crainte,
l'homme a le plus grand avantage à se faire aimer
de ses congénères, et qu'il vaut mieux, comme dit
Diderot, pour son bonheur en ce monde, être un
honnête homme qu'un coquin.
Je ne me suis placé, dans toutes ces considéra-
tions, qu'au seul point de vue de l'utilité sociale, de
la valeur sociale des athées. Mon athéisme fonda-
mental m'empêche de me placer à tout autre point
de vue, puisque je ne reconnais pas de principe
absolu. « Les droits de l'homme » sont, dans celte
manière de raisonner, la conséquence de la capa-
cité de nuire qu'a chacun; pour se mettre en
.*jl^;^JW5^.s^;-,, • r. • ■.■■■ ^- <
CONSÉQUENCES SOCULES 97
société, il faut accorder à chacun des associés des
avantages qui neutralisent sa capacité de nuire;
cette capacité de nuire augmente avec les décou-
vertes modernes; la bombe à rapproché le roi du
voyou, depuis que le voyou peut aisément tuer le
roi ; les gens qui croient à la justice doivent s'en
féliciter.
Une autre manière d'obtenir Tégalité rêvée par
les utopistes, c'est d'exploiter le sens moral de ses
congénères et de s'en faire aimer; le premier
moyen est plus facile ; on ne peut employer les deux
à la fois; l'homme n'aime pas celui qu'il craint.
Notre ennemi c'est notre maître I
CHAPITRE IV
Conséquences privées.
« Les hommes ne raisonnent et ne se
conduisent presque jamais suivant leurs
principes. »
(Voltaire.)
§ 21. — PAS DE BUT, PAS DE DÉSIRS, PAS D'INTÉRÊT
J*ai exprimé au chapitre précédent, Topinion
que des athées vrais ne pouvaient pas vivre en
société ; non pas pour les raisons que donne
Voltaire, mais pour des raisons opposées, parce
que Tabsence de principes absolus les désarme
dans la lutte pour Texistence ; une société est
basée à la fois sur Tentente et sur la lutte.
Je voudrais dire maintenant quelques mots des
conditions de vie de Tathée considéré seul, sans
me préoccuper de ses rapports sociaux ; je parlerai
naturellement toujours de T^-thée vrai, monstre
rare, et non de cette humanité médiocre* qui
1 Médiocre veut dire « moyenne » et n*est pas pris en mau-
aise part, au. contraire.
CONSÉQUENCES PRIVÉES 90
court les rues, et qui n'est ni complètement athée
ni complètement fanatique.
L'idée de justice absolue manque à Tathée, non
pas que Tidée de justice vienne directement de
l'idée de Dieu ; tous les dieux qu'on a vénérés
depuis que le monde est habité sont souveraine-
ment injustes; tous ont des préférences et des
passions, comme les hommes; mais la croyance
en un juge est nécessaire à l'idée humaine de
justice; l'athée ne peut croire qu'à des résidus
héréditaires d'erreurs ancestrales.
Sans posséder Tidée de justice, l'idée de mérite,
l'idée de responsabilité, qui sont les principaux
mobiles des actions humaines, comment un homme
peut-il vivre?
Je crois qu'il ne peut pas vivre!
Il y a des erreurs fondamentales dans la nature
de l'homme actuel, et ces erreurs sont aussi
indispensables à sa vie que son nez, sa bouche ou
son cœur. Heureusement pour l'athée,'? les ordres
de la conscience morale ne se discutent pas;
l'athée le plus raisonneur ne raisonne pas tous les
actes de sa vie; il mourrait. Il agit instinctive-
ment suivant sa nature ; il obéit à sa conscience
sans se demander si sa conscience est d'accor(i
avec la logique.
Cependant, petit à petit, à force de raisonner cl
de discuter tous les problèmes philosophiques, il
acquiert quelques certitudes paralysantes, qui
f ^
100 l'athéisme
prennent place dans son mécanisme à côté de sa
conscience morale, et qui la neutralisent plus ou
moins; cela détend les ressorts de la vie. Un
athée qui a beaucoup raisonné ne saurait être
ambitieux, et l'ambition est un puissant mobile.
S'il allait vraiment jusqu'au bout des conséquences
de son athéisme, il n'aurait plus aucun désir,
aucun but, il ne ferait plus aucun effort! A quoi
bon? Heureusement, je le répète, il n'y a pas
d'athée j)arfait, et certains sentiment^ violents
font partie de notre organisme indépendamment
do tous les raisonnements. J'ai beau savoir quelle
est l'origine ancestrale de Tamour, cela ne m'em-
pôche pas d'être amoureux, et ma logique n'y peut
rien. Et si j'ai mal aux dents, la philosophie ne me
servira pas de grand'chose. L'idée de Dieu me
serait-elle plus secourable? Dirais-je avec une
secrète volupté, comme la nonnain du bon conteur :
« Seigneur! je vous l'offre 1 » Un fanatique doit se
réjouir de ses souffrances corporelles; de là est né
l'ascétisme; un athée, au contraire, n'a aucune
joie à souffrir et doit l'éviter le plus soigneusement
qu'il peut. Une souffrance intolérable conduirait
fatalement l'athée au suicide; un athée ne doit
vivre que s'il est heureux; j'examinerai tout à
l'heure l'attitude logique de l'athée vis-à-vis de la
mort; mais je dois affirmer ici, en toute sincérité,
que je ne vois aucun raûonnemenf capable d'arrêter
Vaihée parlait que le suicide lente. Seulement, il
CONSÉQUENCES PRIVÉES 101
n'y a pas d'athée parfait; la conscience morale
impose au plus libéré des athées des devoirs qu'il
ne sait pas éviter; l'athée qui est fils, frère, mari,
est retenu, à défaut de raisonnement valable, par
le souci du chagrin qu'il causerait, et du besoin
qu'ont de lui des êtres chers. Un athée qui serait
capable de renoncer à ses devoirs envers le
monde, comme le font les moines, se suiciderait
fatalement au moindre accroc.
Et personne ne s'en plaindrait.
L'athée logique ne peut prendre aucun intérêt
à la vie; c'est là la vraie sagesse, mais c'est, à
mon avis, trop de sagesse; c'est l'indifférence du
fakir. Je suis fort aise, pour ma part, d'avoir, à
côté de mon athéisme logique, une conscience
morale résultant d'une quantité d'erreurs ances-
traies, et qui me dicte ma conduite dans des cas
où ma raison me laisserait noyer.
Quoi qu'il en . soit de l'existence de cette
conscience morale qui corrige l'effet de la raison,
la vie de l'athée logique a certainement moins de
piment que celle de l'homme dont la conduite est
sans cesse dirigée par des principes absolus ;
Talhôe ne saurait ni haïr ni se venger, ce qui est,
dit-on, le plaisir des dieux (et même du Dieu des
Chrétiens, si Ton en croyait le père Ollivier!).
L'athée peut avoir une vie incomplète; il ne sau-
rait être méchant.
102 l'athéisme
§ 22. - ATTITUDE DE L'ATHÉE DEVANT LA MORT
La mort est le triomphe de l'athée.
De nombreux écrivains religieux, et non des
moindres par le talent et Tautorilé, ont prétendu
qu'en présence de la mort, l'athée, pris de peur,
ferait venir un prêtre. C'est là une absurdité
impardonnable. Elle a cependant été redite sou-
vent; et d'ailleurs les hommes de talent qui l'ont
soutenue ont une excuse : ils ne pensaient pas aux
athées vrais, mais à ces fanfarons de l'anticlérica-
lisme qui. par un sentiment de gloriole inadmis-
sible chez un athée, ont voulu élonner leurs
contemporains par le spectacle de leur bravoure.
C'est une bravoure chez un anticléricar rempli (il
le démontra par ses actes même) de superstitions
religieuses, de percer une hoslie d'un poignard ou
démanger du gras-double le vendredi-saint; ces
actes, pour un athée, sont aussi naturels que de
couper son pain ou d'aller au cabinet; il ne saurait
en tirer gloire; celui qui le fait avec ostentation,
ou bien possède sans s'en douter un vieux levain
de croyance dont il se moque jusqu'à ce qu'il y
succombe, ou bien veut contrister ceux de ses
congénères qui respectent les croyances dont il se
raille, sentiment qui ne saurait s'allier avec
l'athéisme proprement dit, puisque l'athéisme ne
laisse place ni à la haine ni à la vengeance.
CONSÉQUENCES PRIVÉES 103
La mort est, je le répète, le triomphe deTathée.
Si ses raisonnements Font amené à trouver
moins de prix à la vie, et cela est incontestable, il
a naturellement d'autant moins de peine à la quit-
ter. Mais cette manière sentimentale de raisonner
est insuffisante; Tathée ne redoute pas la mort,
puisqu'il est convaincu que la différence n'est pas
essentielle entre la vie et la mort; il croit au néant
qui suit la vie, et Ton'ne saurait redouter le néant;
l'athée ne craint pas de devenir rien parce qu'il
est convaincu qu'il n'est rien qu'un mouvement
momentané de matériaux ayant subi par hérédité
un certain arrangement. Pour le croyant, au
contraire, à moins qu'il n'ait de ses mérites une
opinion extravagante, la mort est pleine de la
terreur qui précède le jugement. Si l'on me don-
nait à choisir, pendant ma vie, entre l'athéisme et
la foi, j'hésiterais sans doute; à l'heure de la mort
je n'hésiterais pas; l'athéisme est infiniment pré-
férable. Cela n'empêcherait pas d'ailleurs que
j'acceptasse la visite d'un prêtre si cela faisait
plaisir aux miens; ce geste m'est trop indifférent
pour que je refuse.
C'est l'une des plus curieuses d'entre les
conquêtes de la science humaine que la certitude
de la mort. La mort est le phénomène à venir dont
l'homme est le plus certain, et cependant, il n'y
croit pas. Il n'y croit pas pour lui-même parce
que jamais, dans la lignée ascendante dont il dérive,
104 l'athéisme
aucun de ses ancêtres n'est mort. Tous mes ancê-
tres sont morts, il est vrai, mais après avoir
engendré ceux qui les ont suivis dans la lignée inin-
terrompue dont je suis le dernier terme, après avoir
transmis par conséquent à leurs descendants tous
les caractères résultant de leur expérience; rien
donc n'a été transmis jusqu'à moi qui ait rapport
à l'expérience de la mort; je n'ai, ni par moi-
même, ni par mes ancêtres, Vexpérience de la mort.
Aussi je n'y crois pas, et cependant je sais bien
que je mourrai 1 C'est encore l'histoire de la verti-
cale absolue; ma raison contredit mon sentiment.
On pourrait dire que l'idée de l'immortalité, si
générale chez l'homme (et les animaux), est le
résultat héréditaire de la continuité des* lignées
qui n'ont jamais^ jusqu'aux animaux actuels, été
interrompues par la mort. Il est plus simple d'ex-
primer la même pensée d'une autre manière:
l'homme n'ayant pas l'expérience 'de la mort ne
peut y croire pour lui-même. Il a donc inventé
naturellement le dogme de l'immortalité.
La notion de continuité est l'équivalent de celle
d'immortalité. Un homme qui croit avoir eu une per-
sonnalité continue pendant 70 ans, ne peut admettre
que sa personnalité n'est pas éternelle. Toute autre
est la croyance de celui qui a compris Textempo-
ranéité de sa personnalité caduque. Je suis, en ce
moment précis, un assemblage de matériaux agen-
cés d'une certaine manière; dans un instant, je
M^Cçrw^,7 *" '
CONSÉQUENCES PRIVÉES 105
serai un autre assemblage différent du premier, et
cette différence se traduira, si mon enveloppe exté-
rieure n'a pas suffisamment varié, par le change-
ment considérable introduit dans mes pensées,
dans mon mécanisme cérébral. La continuité entre
ces deux états différents est établie par la mémoire,
grâce à laquelle des états passés de l'individu sont
représentés dans son état présent, grâce à laquelle
on peut employer le mot je pour représenter ces
organismes différents. Je est immortel, fatale-
ment*.
Une fois qu'on a compris cela, si Ton veut bien
admettre que la mort consiste à cesser d'être ce
qu'on est, on ne doit plus avoir aucune peur de la
mort finale, car, au point de vue subjectif, on
meurt à chaque instant*, et la mort définitive qui
est la mort objective n'est pas plus importante,
subjectivement, que les autres.
L'athée sachant combien il est caduc et qu'il
cesse, à chaque instant, d'être lui-même, ne sau-
rait donc avoir peur de la mort.
Je ne dirai pas pour cela qu'il ne redoutera pas
la douleur qui accompagne la mort; c'est une
autre question. On a peur de se faire arracher
1. J'ai longuement étudié cette question dans Le Con/liL
Armand Colin.
2. 11 ne faut pas confondre cette manière de parler avec lo
paradoxe de Claude Bernard « la vie c'est la mort ». Il s'agit,
-pour Claude Bernard, de mort objective.
■"^p-
106 l'athéisme
une dent à cause de la douleur de Topération,
et Ton peut être athée sans être brave devant la
souffrance.
Indépendamment donc de la question de dou-
leur (et je ne serais pas éloigné de penser que
le croyant est mieux armé contre la douleur que
l'athée ; un fanatique se fait hacher avec joie pour
gagner le ciel), indépendamment de la question de
douleur, l'athée n'a aucune peur de la mort ; il est
sans cesse prêt à mourir, n'ayant pas besoin, avant
le néant, de mettre ses affaires en ordre.
Mais, pour être athée, on n'en est pas moins
homme ; on a des sentiments d'affection pour
d'autres êtres; qui, eux, ne sont pas ordinairement
athées, et n'envisagent pas la mort avec la môme
indifférence ; là encore, la conscience morale em-
pêche l'athée d'agir rigoureusement suivant son
athéisme : il n'a pas à mettre ses affaires en ordre,
mais il peut avoir à s'occuper des affaires de ceux
de ses proches auxquels il est utile, et qui pour-
raient souffrir de sa mort, dans leur sensibihté ou
dans leurs intérêts.
Dans une société de gens non athées^ l'athée
doué de sensibilité et de conscience morale, ne
peut jamais agir en athée parfait, car il doit faire
entrer en ligne de compte, dans ses déterminations,
Terreur qui fait le fond des raisonnements de ses
congénères. Dans une société de gens vraiment
athéeis, le suicide anesthésique serait évidemment
CONSÉQUENCES PRIVÉES 107
en honneur; la société disparaîtrait probablement
par ce moyen.
I 23. - L'ATHÉE ET LA PEUR
Si Tathée a peur de la douleur, il doit avoir aussi
d'autres peurs instinctives, des peurs inexpliquées
qui sont, comme sa conscience morale, le résultat
héréditaire de caractères ancestraux. Je ne parle
pas de la peur du danger réel ; cette peur est indis-
pensable ; elle fait partie de Tinstinct de la conser-
vation, pourvu qu'elle se borne à la conscience du
péril et conduise à trouver les moyens de l'éviter .
Nuisible est au contraire la peur stupide qui,
devant le danger imminent, paralyse l'individu et
le livre à son ennemi, désarmé par un fatalisme
impuissant.
Cette peur stupide et nuisible ressemble, par
beaucoup de points, à la peur mystique, à la peur
héréditaire de dangers irréels, dont les enfants en
particulier souffrent si violemment ; c'est la peur
des animaux devant la foudre, la peur des per-
sonnes faibles devant l'obscurité où « on ne sait
pas ce qu'il y a ». Certainement, cette peur est
héréditaire; c'est un re^te atavique des croyances
de nos ancêtres qui se trouvaient désarmés, malgré
tous leurs efforts, devant les caprices de dieux
inconnus et autoritaires ; la peur mystique est le
sentiment de l'impuissance humaine devant la
108 l'athéisme
volonté des dieux, des êtres surnaturels qu'enfanta
l'imagination de nos aïeux. L'athéisme guérit de
cette peur, quelque fortement fixée qu'elle soit
dans notre hérédité ; la certitude que rien de sur-
naturel n'agit sur nous, et que, par un acte intelli-
gent, nous pouvons essayer de lutter contre tous
les dangers qui nous menacent, met un effort rai-
sonné et conscient à la place d'un tremblement
convulsif.
Que l'athéisme guérisse de la peur mystique,
alors qu'elle coexiste avec une conscience morale
dont les indications sont cependant en contradic-
tion avec la logique, cela prouve qiie la peur n'est
pas aussi fortement ancrée dans notre hérédité ;
il est vraisemblable, en effet, que la peur provient
seulement des premiers âges de l'humanité, tandis
que la conscience morale, relative aux conditions
de la vie sociale, n'a pu que se renforcer à chaque
génération.
A vrai dire, ce n'est pas l'athéisme, c'est la
science, qui guérit l'humanité de la peur hérédi-
taire, en lui donnant chaque jour des moyens
nouveaux de lutter contre des causes naguère
mystérieuses de destruction ; le développement de
la science a limité les caprices des dieux. Chose
curieuse, pour un athée du moins, le dévelop-
pement de la science, donnant des explication ;
déterministes de la plupart des phénomènes, n'a
pas fait disparaître la croyance religieuse, quoique
CONSÉQUENCES PRIVÉES 109
ayant réduit, le plus souvent, le rôle des dieux à
celui de témoins impuissants. Il est vrai qu'il reste
le miracle I Pour ma part, si je ôroyais au mira-
cle, je mourrais de peur, ne trouvant jamais dans
un déterminisme irrégulier des raisons précises
de faire tel ou tel effort en face de tel ou tel
danger. Il est vrai que le miracle est considéré
comme rare ; les croyants se conduisent ordinai-
rement comme si le miracle n'existait pas; sans
cela ils serai'ent fatalistes. Il est possible que la
différence entre les athées et les croyants ne soit,
dans la plupart des cas, qu'une question de
mots I
Une des peurs les plus répandues est celle du
cadavre.
Je me suis souvent demandé si la peur de la
moTt ne prendrait pas, chez les hommes, un
caractère moins obsédant, dans le cas où nous ne
laisserions pas de trace morphologique de notre
existence éphémère, dans le cas où nous nous
évanouirions dans les gaz atmosphériques comme
la flamme d'un feu follet qui s'éteint. Je crois que
le cadavre, avec la rigidité de ses colloïdes coagu-
lés, avec la décomposition hideuse qui défigure
des traits naguère chéris, fait plutôt horreur que
peur; et cette horreur, plus sentimentale que
raisonnée, ne disparait pas fatalement devant le
développement de la science, car elle est du
domaine de la conscience métaphysique ou mo-
10
110 l'athéisme
raie, et non de celui de la logique; c'est l'habitude
seule qui en vient à bout, indépendamment des
croyances religieuses, comme le prouve Tindififé-
rence des médecins, croyants ou non, qui ont
passé longtemps à l'amphithéâtre. Il est regrettable
qu'un texte de loi religieuse, peut-être mal inter-
prété, appliqué, en tout cas, sans l'ombre de
raison, s'oppose, dans notre pays, à la mesure
d'hygiène physique et morale que serait la cré-
mation.
Si la science a guéri l'humanité de la peur, c'est
une raison suffisante pour que nous aimions la
science. Il y en a peut-être d'autres pour que nous
ne l'aimions guère l Qui de nous n'a envié, un jour
ou l'autre, le bonheur de la vache ruminant paisi-
blement à l'ombre d'un cKâtaigner? Qui n'a désiré
un jour abdiquer sa souveraineté humaine» en
échange d'une bienheureuse inconscience ? Sans
la peur, la peur stupide qui devait empoisonner
le bonheur de vivre chez les ancêtres des vaches
comme elle le fait aujourd'hui chez les gazelles et
autres animaux timorés, quelle joie ne trouverions-
nous pas à oublier tout ce que nous savons, à ne
retenir de nos acquisitions ancestrales que les
mécanismes instinctifs qui nous amènent à éviter
le danger. La science engendre des questions, des
préoccupations de toutes sortes.
Le cheval sait-il qu'il mourra? Rien ne nous
force à le croire ; il craint la douleur et non la
^'■s.'^f^.^y
CONSÉQUENCES PRIVÉES 111
mort; je pense qu'il doit avoir le sentiment héré-
ditaire de son immortalité; il n'a donc pas la
ressource du suicide, mais peut-il être assez mal-
heureux pour souhaiter n'être pas ? Le suicide
n'est compréhensible que chez celui qui croit au
néant ; il est absurde chez un être convaincu de
son immortalité.
Autre question : le cheval sait-il qu'il engendre
quand il fait l'acte générateur? Le roussin sait-il
qu'en roussinant, comme dit Rabelais, il fait un
poulain à sa jument? Combien différente serait la
vie de l'homme s'il satisfaisait son besoin génésique
sans en connaître les conséquences lointaines? Il
n'est pas absurde de se demander cela, car l'homme
qui sait pourtant, depuis des milliers de siècles,
comment il engendre, n'en a pas la notion héré-
ditaire; les enfants héritent de l'instinct sexuel,
mais ignorent ses conséquences, tant qu'on ne les
leur a pas apprises. Vaudrait-il mieux qu'ils les igno-
rassent toujours? J'écris ces réflexions au hasard,
pour montrer que l'arbre de la science donne peut-
être quelques fruits amers, et que Dieu fut vraiment
sévère en punissant si cruellement Adam d'y avoir
goûté I
§ 24. — RÉSUMÉ
De toutes les considérations précédentes, on peut
conclure, en résumé, ce qui suit :
1° Dans une société comme la nôtre, où la
112 l'athéismb
plupart des gens sont croyants ou indifférents,
mais acceptent en tout cas, comme ayant une
valeur absolue, les indications de leur conscience
morale, un athéisme logique, accompagné d'une
conscience normale, ne peut nuire qu'à celui qui
en est porteur ; Tathée logique est désarmé dans
la lutte ; la certitude qu'il a de l'origine historique
de ses principes moraux Tempêche de se reconnaî-
tre des droits ; mais les exigences de sa conscience
lui imposent, malgré sa raison, des devoirs auxquels
il ne peut pas se soustraire, puisqu'il vit avec des
gens qui croient à la valeur absolue de ces devoirs;
c'est l'erreur de ses congénères qui le désarme
vis-à-vis d'eux. II ne peut être sévère pour eux, au
nom des principes dont il ne reconnaît pas l'essence
divine, mais il est sévère pour lui-même, parce
que ces principes, bien que n'ayant que la signifi-
cation de résidus héféditaires, existent en lui; il
n'y peut contrevenir sans être malheureux. Débar-
rassé de toute terreur vaine en ce qui concerne
Tavenir, l'athée logique doit puiser dans sa con-
science morale une immense pitié pour ceux de
ses semblables qui tremblent sans cesse devant
l'échéance prochaine. L'athée logique ne peut
avoir ni ambition, ni haine, ni but lointain ; la vie
perd pour lui beaucoup de son prix, puisqu'il ne
croit pas au mérite, mais il ne craint pas la mort;
2* Dans une société dont tous les membres
seraient de purs athées, allant jusqu'au bout des
GONSéQUENGES PRIVÉES 113
coaclusions logiques de leur athéisme, la con-
science morale de chacun perdrait toute valeur en
tant que sentiment social; chaque athée se sou-
mettrait aux ordres de sa conscience pour le seul
plaisir de sa satisfaction personnelle, mais les
croyances de ses voisins ne lui imposeraient pas
de devoirs ; une telle société, formée exclusivement
d'athées, finirait naturellement par une épidémie
de suicide anesthésique;
3® Après avoir essayé de mettre en relief les
avantages et les inconvénients incontestables de
l'athéisme, il faudrait essayer d'exécuter les mêmes
recherches pour la foi religieuse; je n'en suis pas
capable pour ma part, et je laisse la besogne à un
croyant ; je doute cependant qu'on puisse faire un
tel travail sans passion.
10.
CHAPITRE V
Quelques considérations sur la religion
du peuple.
§ 25. - DIFFICULTÉ D'ÊTRE IMPARTIAL
« 11 est très vrai, dit Voltaire, que, par tout
pays, la populace a besoin du plus grand frein, et
que si Bayle avait eu seulement cinq ou six cents
paysans à gouverner, il n'aurait pas manqué de
leur annoncer un Dieu rémunérateur et vengeur ».
Diderot n'estspas absolument du môme avis; il
ne croit pas que, dans la balance des avantages et
des inconvénients de la religion, l'excédent soit en
faveur des avantages :
« Crudeli. — Ainsi vous êtes persuadée que la
religion a plus d'avantages que d'inconvénients; et
c'est pour cela que vous l'appelez un bien ?
La Maréchale. — Oui.
Crudeli. — Pour moi, je ne doute point que
votre intendant ne vous vole un peu moins la
■ *'*^mm^.wwrW^''W'^' '
CDNSIDÉBATIONS SUB LA RELIGION DU PEUPLE 115
veille de Pâques que le lendemain des fêles; et
que, de temps en temps, la religion n'empêche
nombre de petits maux et ne produise nombre de
petits biens.
La Maréchale. — Petit à petit, cela fait somme.
Crudeli. — t Mais croyez-vous que les terribles
ravages qu'elle a causés dans les temps passés, et
qu'elle causera dans les temps à venir, soient
suffisamment compensés par ces guenilleux avan-
tages ? Songez qu'elle a créé et qu'elle perpétue la
plus violente antipathie entre les nations. Il n'y a
pas un musulman qui n'imaginât faire une action
agréable à Dieu et au saint Prophète en extermi-
nant tous les chrétiens, qui, de leur côté, ne sont
guère plus tolérants. Songez qu'elle a créé et
qu'elle perpétue, dans une même contrée, des
divisions qui se sont rarement éteintes sans effu-
sion de sang. Notre histoire ne nous en offre que
de trop récents et trop funestes exemples. Songez
qu'elle a créé et qu'elle perpétue dans la société,
entre les citoyens, et dans la famille, entre les
proches, les haines les plus fortes et les plus
constantes. Le Christ a dit qu'il était venu pour .
séparer l'époux de la femme, la mère de ses
enfants, le frère de la sœur, l'ami de l'ami; et
sa prédiction ne sW que trop fidèlement ac-
complie.
La Maréchale. — Voilà bien les abus, mais ce
n'est pas la cho3e.
1 16 l'athéisme
Crudeli. — C'est la chose si les abus en sont
inséparables. »
Je n'ai pas qualité pour trancher le différend;
c'est seulement l'histoire (encore faudrait-il qu'elle
fût faite sans passion), qui pourrait résoudre la
question, s*il y avait une histoire de peuples
athées à mettre en parallèle de celle des peuples
croyants. Il n'y en a pas.
Je me contenterai donc de faire quelques remar-
ques sur ce que j'ai vu dans mon pays, la Bre-
tagne armoricaine, pays considéré comme très
religieux et qui est vraiment arriéré. Quoi que je
dise, je suis sûr d'être repris et violemment; les
revues catholiques ne sont pas tendres pour ceux
qui ne croient pas comme elles. Voici, par exemple,
comment j'ai été traité il y a quelques années pour
avoir, en toute sincérité, écrit ce que je pensais : *
« Volume à la fois très perfide et très sot Ce
livre est détestable, mais — et c'est son châti-
ment — -' ^st puéril, ridicule souvent, odieux et
vil toujours ». 11 s'agissait d'un petit livre* oii
j'avais rapporté, aussi fidèlement que possible, des
conversations que j'avais eues avec un ecclésias-
tique de mes amis. Naturellement, c'était le prêtre
qui avait commencé; il avait voulu, comme
c'était son devoir de croyant, me convertir an
1. Revue générale^ Bruxelles, septembre 1901, et Revue bibLo-
graphique belje^ Bruxelles, 31 juillet 1901.
Le Conflit. Armand Colin.
CONSIDÉRATIONS SUR LA RELIGION DU PEUPLE 117
catholicisme ; moi, je n'ai pas les mêmes raisons
de vouloir faire des prosélytes,- car je ne sais pas si
l'athéisme est bon ; mais je trouve qu'il est du
devoir de tout croyant convaincu d'essayer de
communiquer sa foi. Mon contradicteur était fort
éloquent, et aussi un peu bavard comme moi-
même ; nous eûmes donc beaucoup de plaisir à
converser, mais je dus résumer de mon mieux les
arguments de mon adversaire, et c'était là, je
l'avoue, une besogne ingrate pour quelqu'un que
lesdits arguments n'avaient pas convaincu ; passant
par une bouche d'athée, les démonstra^tions de
mon abbé perdaient toute force et toute saveur.
Il a heureusement pris soin, depuis, de les repro-
duire in extenso dans la Revue du Clergé français.
On m'a reproché de les avoir affaiblies volontaire-
ment; ce reproche est illogique; il serait expli
cable s'il s'agissait d'un croyant qui expose les
théories d'un athée, car son devoir de croyant
serait d'atténuer, s'il les trouvait dangereux, les
arguments de son adversaire. Encore cela n'est-il
pas à craindre, car un croyant comme celui dont
je parle, ne saurait être ébranlé dans sa foi par les
théories les plus osées; il n'aurait donc aucune
raisQn de ne pas les reproduire intégralement, les
trouvant inoffensives ; de même l'athée pour le curé.
Si j'ai ouvert ici cette parenthèse, ce n'est pas
pour me défendre du reproche de mauvaise foi,
c'est pour faire unr* -'* mement.
118 l'athéishb
C'est au peuple, dit-on. que la religion est néces-
saire; c'est donc la religion du peuple qui doit
être bonne ; un athée devrait être cjanvaincu parle
plus simple des croyants, aussi sûrement que par
un prince de la théologie. Si les prêtres ont une
doctrine ésotérique, et enseignent au peuple une
religion grossière, quel avantage puis-je tirer de
ce que leur doctrine personnelle est très élevée, si
celle qui joue un rôle social, celle dont les excès
sont à craindre et les avantages à apprécier, si la
religion du peuple, en un mot, est un ramassis de
bourdes et de superstitions? Eh bien I ici, dans
mon pauvre pays breton, je n'hésite pas à affir-
mer que la religion du paysan (qui, heureusement,
n'est plus fanatique et ne peut plus être dange-
reux), se réduit exclusivement à quelques pratiques
extérieures, dont beaucoup sentent le paganisme
d'une lieue. Le culte des statues, des fontaines, des
symboles en un mot, est la véritable religion des
paysans bretons. Ils s'indigneraient sans doute, si
je leur disais que c'est un contresens zoologique
de mettre des ailes à des anges, qui ont déjà des
bras, et que d'ailleurs, les anges de Dieu, n'ayant
pas que l'atmosphère pondérable à traverser (au
fait, d'où venaient-ils?) n'avaient pas besoin d'ailes
pour se mouvoir.
Mais je ne le leur dirai pas ; la foi du charbon-
nier lui donne, dit-on, le bonheur, et je serais désolé
de l'en priver; je veux bien discuter avec des
COIfSTHÀHATlONS SUH LA RELIGlOf^ DU PEUPLE 119
philosophes qui ont, comme moî, leur siège fait ;
je suis certain, heureusement, que mes voisins
paysans ne liront pas mes livres; sans cela, je ne
les écrirais peut-être pas.
Ce qui me paraît le plus frappant dans la men-
talité de mes pauvres compatriotes, c'est l'absolue
séparation qui existe pour eux entre le devoir
religieux et le devoir social. Le devoir religieux
consiste à aller à la messe, à communier de temps
en temps, et â faire maigre le vendredi; mais^ sans
oser affirmer qu'ils n'en disent jamais un mot à
confesse, je suis convaincu que, pour eux, les
aiTaires de voisin à voisin ne regardent pas le curé.
Il y a bien la confession au lit de mort^ mais je
crains que beaucoup ne comptent trop sur cette
confession dernière^ qu'ils ne croient jamais pro-
chaine; or, la confession au lit de mort n'a plus
aucune importance sociale; un mourant n'eat pas
dangereux.
Réduite à ses proportions actuelles, je ne croîs
donc pas que la religion du peuple puisse être
considérée comme ayant une influence sociale
quelconque. L'observance des lois regarde le gen-
darme et non le curé, abstraction faite, bien
entendu, de la conscience morale de chacun qui,
indépendamment de toute foî religieuse, joue un
rôle immense dans les relations humaines. Si,
dans les circonstances actuelles, les paysans illettrés
trouvent une contradiction entre robéissancé aux
^
1-0 LVTfléTSMB
lois de leur pays et l'obéissance au curé, la sépa-
ration de la conscience religieuse et de la con-
science morale se fera plus profonde en chacun
d'eux, et cette séparation sera ping importante que
la séparation de FÉglLse et de r£tat>
MaiSj il est aussi impossible à un athée qu^à un
croyant d'être impartial dans une telle question.
lî
CHAPITRE VI
Opinions absoiues émises du point de vue
scientifique
dans des questions d'enseignement.
526
Le scepticisme en matière sociale est une sagesse
à laquelle Tathée n'arrive pas du premier coup.
Oubliant que la vérité scientifique et la vérité
humaine sont souvent différentes, quelquefois
même contradictoires, j'ai naguère émis des opi-
nions dont le caractère absolu m'effraie un peu
aujourd'hui. J'en reproduis deux exemples carac-
téristiques ; le premier est la réponse que je fis
en 1902 à l'enquête de la Revue Blanche sur la
liberté de l'enseignement ; le deuxième, la confé-
rence que je fis en 1905 au Musée pédagogique. Je
ne désapprouve aujourd'hui aucune de mes affir-
mations passées, mais je n'ai plus la même assu-
rance quant à la nécessité sociale de l'enseigne-
ment de la vérité.
11
122 l'athéisub
§ 27. — RÉPONSE A L'ENQUÊTE DE LA « REVUE BLANCHE » SUR
LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT *
Voici quel était le questionnaire :
1^ Dans quelle sorte d'établissement (^laïque ou
religieux) avez-vous été élevé?
2^ Quelle influence attribuez-vous à Véducation
reçue t dans le développement de votre personne in-
tellectuelle et morale ?
5** Que pensez-vous de la liberté de l'enseigne-
ment? Faut-il^ selon vous^ la restreindre^ voire la
supprimer^ oUy au contraire, lui donner plus d'ex-
tension ?
4° Que pensez-vous de Vusage qui est fait du mot
a liberté », dans cette question de renseignement?
Voici ce que je répondis :
1* J*ai fait mes études littéraires au collège de
Lannion (établissement municipal laïque), puis
mes classes de sciences au lycée de Brest et au
lycée Janson de Sailly, d'où je suis entré à TÉcole
normale. J'étais externe au collège de Lannion et
pendant cette partie de ma jeunesse, mon éducation
a été dirigée surtout par mon père. Mes professeurs
ne m'ont guère appris que des faits ; c'est nion
1. Revue blanche. !•* juin 1902.
OPINIONS ABSOLUES SUR l'eNSEIGNEMBNT 123
père qui m'a appris à penser. Il était médecin
et voltairien ;
2'» Tous les caractères des êtres vivants sont le
résultat de Thérédité et de Téducation ; je crois
avoir remarqué autour de moi que, suivant les
natures, l'éducation a une importance plus ou
moins considérable. Il y a des individus moins
souples que d'autres ; j'étais, je pense, parmi les
plus éducables. Ce qui me paraît avoir été essentiel
dans mon éducation, ce ne sont pas les choses
qu'on m'a enseignées (j'ai appris Thistoire sainte),
mais la discipline intellectuelle à laquelle on m'a
soumis. Je suis en particulier très reconnaissant à
Tun de mes professeurs de mathématiques qui
avait, au plus haut point, Tesprit scientifique et
qui savait le communiquer à ses élèves. Il m'a
appris à ne jamais employer, dans les raisonne-
ments, un seul mot dont j'ignorasse le ^ens précis
et je crois que cette discipline a dominé toute ma
vie cérébrale. J'ai eu aussi le grand bonheur de
ne pas suivre de classe de philosophie ; j'y aurais
appris, probablement, exactement le contraire de
ce que m'a enseigné mon professeur de mathé-
matiques ;
3° Quant à la liberté de l'enseignement, le seul
point qui me paraisse indispensable, c'est que l'on
doit interdire d'enseigner aux enfants des choses
reconnues fausses. Je sais bien que si, d'autre
part, on développe chez eux l'esprit de précision.
' 124 l'athéisme
ils s'apercevront par eux-mêmes, quand ils seront
grands, qu'on les a trompés quand ils étaient
petits. Mais il serait plus simple de leur éviter dès
le début cette rectification ultérieure ; d'autant
plus qu'à force de leur faire prendre, de bonne
heure, des vessies pour des lanternes, on peut
arriver à détruire définitivement chez eux toute
trace de sens critique. Cela doit arriver surtout,
semble-t-il, si, dès leur plus tendre enfance, on
leur apprend que les vérités les plus importantes
s'expriment par des phrases dépourvues de signi-
fication palpable, si on les dresse à considérer
comme essentielles les formules qu ils ne com-
prennent pas. On en fait des perroauets préten-
tieux.
Il est néanmoins indispensable que Ton fournisse
aux enfants, puisqu'ils ont besoin de comprendre
les choses extérieures, une explication provisoire
en rapport avec le développement de leur jeune
intelligence. Mais il ne faut pas imiter les parents
qui. pour se débarrasser des « pourquoi » souvent
très gênants de leurs gamins, leur farcissent la
cervelle d'absurdités. C'est là, d'ailleurs, la chose
la plus difficile à réaliser. Je ne connais pas de
manuels d'enseignement primaire qui soient suffi-
sants. Il faudrait en faire de bons et les imposer;
4* Ceux qui réclament la liberté de l'enseigne-
ment peuvent se placer à deux points de vue. Ou
bienils demandent qu'on donne àeboisir aux enfants
OPINIONS ABSOLUES SUB l'eNSBIGNEMENT 125
entre les divers systèmes admis par les adultes ;
mais il n'y a là qu'une liberté illusoire, car il sera
toujours possible au maître de rendre sympathique
à Tenfant la théorie qui lui est chère à lui-même,
et, d'autre part, les explications les plus simplistes,
celles qui exigent le moindre effort (un effort de
mémoire et non d'intelligence), les explications
qui dissimulent leur nullité sous un attirail de
mots pompeux, seront les plus facilement adoptées.
Ou bien ils demandent qu'on autorise les
parents, s'ils ont l'esprit faussé et se plaisent dans
leur ignorance, à fausser l'esprit de leurs enfants
et à les condamner aux ténèbres perpétuelles.
Mais les enfants ne sont pas la propriété des
parents ; ce ne sont pas des jouets dont on ait
le droit de s'amuser ; ils sont destinés à devenir
des hommes plus tard, et TÉtat a le devoir de
veiller à ce qu'ils deviennent, au besoin malgré
leurs parents, des hommes à l'esprit droit.
On discute sur beaucoup de points, mais l'huma-
nité n'a pas travaillé en vain ; il y a des vérités
acquises; il y a des choses dont l'erreur est recon-
t^ie. Il faut interdire l'enseignement de l'erreur, et
rendre obligatoire celui de la vérité.
iu
126 l'athéisme
§ 28. - L'ENSEIGNEMENT DES SCIENCES NATURELLES COMME
INSTRUMENT D'ÉDUCATION PHILOSOPHIQUE <
Si ron admet, avec Auguste Comte, que « savoir
c'est prévoir », la science de la vie est bien
limitée ; il y a fort peu de cas où Ton connaisse
suffisamment les éléments d'un fait biologique
pour pouvoir le reproduire identique à lui-même ;
avant Pasteur, il n*y en avait pas un seul. Si j'ino-
cule à un mouton les deux vaccins charbonneux,
je prévois avec certitude que le mouton, guéri de la
seconde inoculation, sera réfractaire au charbon ;
et précisément les faits d'immunité, qui sont à
peu près les seuls dans lesquels on puisse, chez
un être qui reste vivant^ prévoir une partie de
l'avenir, ne sont pas enseignés dans les lycées. Je
reviendrai tout à l'heure sur cette question de
l'opportunité de l'enseignement précoce de cer-
tains faits de Pathologie ; je voulais seulement
faire remarquer, pour l'instant, que, les Sciences
naturelles n'étant pas des sciences faites, il n'y a
pas^ du moins au point de vue philosophique^ d'en-
seignement secondaire des Sciences naturelles.
S'il se trouve ici de nos collègues des lycées, je
suis certain qu'aucun d'eux ne me contredira ;
chacun d'eux fait de l'enseignement supérieur,
1. fiOnférence faite au Musée pédagogique, le 26 janvier 1905,
et reproduite dans la Revue générale des sdenveSy le 30 mars 1905.
OPINIONS ABSOLUES SUR L'ENSEIGNEMENT 127
de renseignement personnel; chacun d'eux a tiré,
tant de robservation directe de la Nature que des
leçons souvent contradictoires de maîtres diffé-
rents, certaines conclusions qu'il juge bonnes el
qui sont différentes de celles auxquelles s'est
arrêté son voisin. Il n'y a pas d'enseignement
officiel des choses de la vie.
Avant donc de se livrer, au sujet des Sciences
naturelles, à des discussions d'ordre pédagogique,
il convient de se demander s'il n'est pas possible
de tirer, de l'ensemble des faits les mieux connus
à notre époque, une orientation philosophique
définitive, qui constituerait réellement un noyau
d'enseignement secondaire. Avant de faire de la
méthode pédagogique, il faut faire de la méthode
scientifique^ et je transformerais volontiers le titre
de cette conférence : « V Enseignement des Sciences
naturelles comme instrument de culture philoso-
phique » en celui-ci, qui me parait équivalent : « la
méthode scientifique en Sciences naturelles » , Étudier
scientifiquement la vie, c'est faire de la philoso-
phie ; c'est faire la seule philosophie qui mérite ce
nom ; et si l'on commence par apprendre une phi-
losophie toute faite*, pour s'occuper ensuite de
Sciences naturelles, si l'on commence par définir,
sur la foi d'auteurs préférés, tout ce qui est relatif
à la vie, pour étudier ensuite la vie, on met la
1. Et, malheurensement, cette philosophie toute faite, on la
trouve dans le langage courant.
128 l'athéisme
charrue avant les bœufs, pratique condamnée par
la sagesse des nations.
lïautre part, si Ton renonce à toute idée pré-
conçue, il faut se résigner à enseigner des faits
d'observation ou d'expérience, faits entre lesquels
le lien n'est pas toujours apparent, et dont l'étude
fatigue vite la mémoire la mieux organisée. Je
crois cependant que, déjà aujourd'hui, sans faire
aucune hypothèse, on peut coordonner les matières
de l'enseignement par des formules générales très
commodes et ayant une haute portée philosophique.
Le transformisme, en particulier, ne me semble
pas avoir pris, dans l'enseignement des Sciences
naturelles, la place qu'il mérite. // a renouvelé
V esprit humain^ il a modifié du tout au tout la
forme même des questions que ton se posait autre-
fois au sujet des manifestations de la vie ; il doit
se trouver partout, à chaque pas.
Je vais essayer de montrer ici quelles sont, à
mon avis, les grandes lignes de ce qu'on peut
appeler actuellement le noyau scientifique de l'His-
toire naturelle.
I
Tout d'abord, je crois qu'il est nécessaire de
mettre les jeunes gens en garde contre les raison-
nements statiques] il n'y a pas de statique en Bio-
OPINIONS ABSOLUES SUR l'bNSEIGNBUENT 129
logie ; seulement, les êtres évoluent tous avec une
rapidité du môme ordre, et, par conséquent, quand
Tun deux en observe un autre, il le voit immobile,
inerte. Si je considère un plant de seigle en fleurs,
je sais très bien qu'il provient d'une graine, qu'il
donnera des graines et qu'il mourra, qu'il change
perpétuellement, mais cela n'empêche pas que je
l'observe comme quelque chose de mort. Il se
courbe au gré du vent, puis se redresse comme un
ressort d'acier flçxible, et ce qui me frappe pendant
que je l'observe, ce sont ces mouvements qui met-
tent en jeu la propriété non vitale de l'élasticité.
C'est dans cette lenteur des phénomènes vitaux que
réside la plus grande difficulté d'enseignement. On
pourrait peut-être y remédier par le procédé du
cinématographe.
Je suppose que Ton ait cinématographié d'heure
en heure, depuis sa germination jusqu'à sa mort,
un plant de froment, par exemple ; il sera facile,
ensuite, de faire dérouler sous les yeux des élèves,
en une minute, toute l'évolution individuelle de ce
plant de froment; et je crois que, si on réalisait
cette opération dans les établissements secondaires,
l'esprit des élèves serait frappé une fois pour
toutes ; ils n'oublieraient plus jamais que le repos
, d'une plante n'est qu'apparent, et ils ne se deman-
' doraient plus s'il existe dans un être vivant inerte
un principe créateur de mouvement.
Le spectacle serait encore plus frappant si Ton
130 l'athéisme
pouvait faire dérouler en quelques minutes sous
les yeux des élèves l'évolution complète d'un de nos
grands arbres à feuilles caduques, avec la succes-
sion des bourgeonnements printaniers et des
dépouillements automnaux ; on verrait pousser les
rameaux à Faisselle des feuilles tombées, etc. On
verrait croître un arbre, ce qui n'est pas ordinai-
rement donné à Thomme. Et cependant, quoique
n'ayant jamais vu grandir une plante, nous savons
que les plantes grandissent, parce que nous avons
le souvenir de leurs formeg successives ; de même,
en remplaçant les minutes par des siècles, nous
savons que les espèces varient sans avoir jamais vu
varier une espèce, à cause des documents que nous
fournit la Paléontologie ; je reviendrai tout à l'heure
sur cette question du temps dans l'évolution indi-
viduelle ou spécifique.
Une autre conséquence philosophique de cette
observation au cinématographe* serait d'écarter
des raisonnements l'erreur individualiste. Nous
savons bien que les individus changent; nous répé-
tons avec Pascal : « Le temps guérit les douleurs
et les querelles parce qu'on change, on n'est plus
la même personne ». Mais, quoique nous le
sachions, nous n'y pensons guère, parce que ces
1. Déjà, en 1897, j'avais proposé cette méthode de démons-
tration par le cinématographe (cf. Le déterminisme biologique);
j'apprends que M. Pizon Ta réalisée récemment au lycée Janson
de Sailly.
OPINIONS ABSOLUES SUB l'eNSEIGNEMENT 131
changements sont lents. Quand nous retrouvons
vieillard un être que nous avons connu enfant,
nous constatons surtout les variations dont il a été
Tobjet; au contraire, si nous vivons quarante ans
avec un ami, sans le quitter jamais, nous ne le
voyons pas changer ; nous lui conservons le même
nom, et il nous paraît être le même mécanisme, ce
qui nous pousse naturellement à croire qu'il est
doué de liberté absolue, puisque, étant identique à
lui-même, il agit différemment dans des circons-
tances identiques.
Indépendamment même de son importance phi-
losophique. Terreur individualiste a eu des consé-
quences pratiques regrettables. Elle a, par exemple,
empêché de prévoir l'immunité qui suit certaines
maladies infectieuses; elle a fait considérer comme
fantastique le résultat des découvertes de Jenner
et de Pasteur. Un malade guérit ; on dit qu'il rede-
vient bien portant, et Ton entend par là qu'il rede-
vient lé mécanisme qu'il était avant d'avoir été
malade. Cela n'est pas vrai; il est devenu un autre
mécanisme, qui ressemble à l'ancien par certains
côtés, mais qui en diffère par certains autres ; il
s'est adapté, habitué à la maladie dont il vient de
triompher.
Voici un mouton atteint du charbon; deux enne-
mis sont en présence, le mouton et les bactéridies
qui sont à son intérieur , dans ce cas spécial, la
lutte doit se. terminer par la disparition totale de
132 l'athéisme
Fun des deux partis. Si c'est le mouton qui l'em-
porte, il sort aguerri de la bataille ; il est réfrac-
taire à une nouvelle infection ; si le mouton meurt,
les bactéridies victorieuses sont préparées à une
nouvelle Victoire ; on dit que leur virulence pour
les moutons est augmentée.
Voilà deis faits de Pathologie qui sont à la fois
très remarquables au point dé vue pratique et très
instructifs au point de vue philosophique ; de plus,
il est très facile de les raconter dans le langage
courant. Pourquoi donc ne pas les introduire dans
renseignement secondaire, puisque Ton apprend
aux jeunes gens des faits de Physiologie qui sont à
la fois plus compliqués, moins féconds, et souvent
moins certains ?
L'étude de ces phénomènes donnerait, en outre,
un moyen très simple d'initier les élèves au lan-
gage si précieux de Darwin et de Lamarck. J'ino-
cule à un mouton un mélange de bactéridies diffé-
rentes ; les unes sont virulentes pour le mouton,
les autres non. Par définition même de la viru-
lence, les premières prospéreront, les autres dispa-
raîtront ; il y aura triy sélection, comme dit Darwin ;
étant donné un certain nombre d'individus différents
que l'on place dans des conditions particulières,
on constate après coup que quelques-uns se con-
servent et que les autres disparaissent ; il y a eu
destruction de ceux qui ont disparu et conservation
de ceux qui se sont conservés ; voilà la vérité de
' '^ï^.VîT^'
OPINIONS ABSOLUES SUR l'eNSEIGNEMENT 133
La Palisse, à laquelle se réduit la sélection naturelle^
dans laquelle tant de gens ont voulu, après Flou-
rens, voir une providence déguisée.
Spencer a employé une expression analogue ; il
y a, dit-il, persistance du plus apte^ c'est-à-dire
. conservation de celui qui se conserve aux dépens
de ceux qui disparaissent ; mais Ton ne connaît le
plus apte qu'après coup.
J'ai longuement développé ailleurs* des exem-
ples tirés de la Pathologie, et particulièrement
commodes pour montrer la fécondité extrême d'un
langage qui, ne faisant aucune hypothèse, se ré-
duit à une constatation de résultats. Ce langage ne
permet naturellement de rien prévoir, mais il
donne l'illusion de la prévision quand on l'applique
à la narration actuelle de faits historiques passés,
à l'histoire de l'origine des espèces aujourd'hui
vivantes.
Le même mouton nous apprendra le langage de
Lamarck ; je lai, en effet, déjà employé tout à
l'heure, quand j'ai dit que le mouton guéri s'est
habitué à la maladie dont il a triomphé ; que, dans
le cas de la mort de l'animal; ce sont, au contraire,
les bactéridies qui se sont habituées à tuer des
moutons. Mais, me direz-vous, il était inutile de
faire intervenir Lamarck pour construire des
phrases qui sont, tout simplement, du langage
1. Voy. Traité de biologie (F. Alcan), S 59.
12
134 l'athéisme
courant. C'est, en effet, à une constatation banale
que Lamarck s'est adressé ; il a emprunté à la
sagesse des nations cet aphorisme : « les habitudes
forment une seconde nature », et, s'il en a tiré un
si grand profit dans Texplication de la formation
des espèces, c'est que cet aphorisme résume préci-
sément l'observation la plus générale qui puisse se
faire sur les êtres vivants.
Étant donnée la variabilité incessante des condi-t
tions réalisées autour d'un être vivant quelconque,
variabilité qui provient de ce que le jour succède
à la nuit, le chaud au froid, etc., on peut dire sans
exagération que vivre, c'est s'habituer sans cesse à
quelque chose de nouveau. Quand les conditions
sont par trop nouvelles, il arrive souvent que l'in-
dividu meurt ; alors, il n'intéresse plus le biolo-
giste; s'il ne meurt pas, c'est qu'il s'habitue; il n'y
a pas d'autre alternative. Tout individu qui vit
aujourd'hui n'a cessé de s'habituer depuis le jour
de sa naissance ; s'il a été atteint d'une^ maladie
et s'il s'en est guéri, il s'est habitué à cette ma-
ladie, etc.
Or, qu'est-ce que s'habituer? C'est sûrement
changer. Un individu habitué à un facteur d'action
est différent de ce qu'il était avant de s'y être habi-
tué. Et, par conséquent, ici encore, le langage
individualiste se trouve pris en défaut. Ce langage
ne tient compte que des similitudes (elles sont, en
effet, plus apparentes) ; il néglige les différences
r-'^flpi^p^^
OPINIONS ABSOLUES SUR l'eNSBIGNEMBNT 135
résultant des habitudes ; il n'est pas précis ; il n'est
pas exact. Je conserve le même nom à un homme
avant et après une maladie ; il ressemble beaucoup,
cela est certain, à ce qu'il était d'abord ; mais il en
diffère aussi, cela est non moins certain ; si donc
j'en parle comme d'un mécanisme qui n'a pas
changé, mon langage manque de précision. Dans
le langage courant, dire qu'un être s*est habitué^
cela veut dire que, tout en restant semblable à lui-
même, il est devenu différent. Il y a là une contra-
diction qu'il faut mettre en évidence avec le plus
grand soin, au lieu de la cacher comme on le fait
quelquefois. Je crois même que la principale ques-
tion de méthode dans l'enseignement de la Biologie
peut se formuler comme il suit: Dans chaque casj
il faut insister successivement sur les similitudes et
les différences. Malgré la banalité apparente de cette
règle, il est facile de voir qu'elle est extrêmement
importante; quelques exemples vont nous le
prouver.
II
Quand on observe des êtres quelconques, on est
plus immédiatement frappé de leurs différences
que de leurs analogies ; un chien, un crapaud, un
ver de terre et un poirier ne se ressemblent guère,
et pourtant nous disons qu'ils sont tous vivants;
la recherche du caractère commun à tant d'objets
136 l'atbéishb
dissemblables est le point le plus important de la
biologie générale; c'est le problème de la défini-
tion de la vie.
Voici, au contraire, des êtres qui se ressemblent
énormément, des moineaux si vous voulez; ils se
ressemblent tellement qu'au premier abord on les
croit identiques. Ils ne le sont pas, en réalité. Si
Ton recueille cent mille feuilles de chêne dans une
forêt, il n'arrive jamais que deux d'entre elles
soient rigoureusement égales. Et, cependant, nous
voyons bien que nous devons leur appliquer la
même dénomination de feuilles de chêne. C'est la
question si délicate de la définition de l'espèce.
Un même homme, à deux moments distincts de
sa vie, se ressemble à lui-même, cela est certain:
mais nous avons vu tout à l'heure le danger qui
résulte d'une croyance hâtive à une invariabilité
qui n'est qu'apparente; le problème de l'évolution
individuelle consiste dans l'étude de différences
acquises, mais qui respectent certaines simili-
tudes....
Dans la fabrication même de l'être vivant, que
d'éléments en apparence dissemblables I des nerfs,
des os, du sang, des muscles ! Et. cependant, il y a
quelque chose de commun à tous ces éléments; ils
portent Testampille de l'individu auquel ils appar-
tiennent. De même, un jeu de cartes est formé de
cartes toutes différentes si on les regarde du côté
significatif, toutes semblables si on les regarde du
OPINIONS ABSOLUES SUB l'eNSEIGNEMENT 1S7
côté du dos. Similitudes et différences, tout est la;
quelquefois c'est la similitude qui est plus frap-
pante, quelquefois c'est la différence; il faut étu-
dier les deux.
^ Si cette nécessité est capitale quelque part, c'est
surtout dans la question de la multiplication des
êtres; c'est dans la reproduction des individus
que, suivant le point de vue auquel on se place, on
est frappé successivement par les similitudes et les
différences. Tout animal ressemble à ses parents,
cela est évident; mais il est non moins évident
que tout animal diff'ère de ses parents. Et. par con-
séquent, si Ton donnait aux affirmations biologiques
la même précision qu'à celle des sciences dites
exactes, il y aurait contradiction entre la notion
d'hérédité et la notion de variation. Malheureu-
sement, on se contente ordinairement, en Histoire
naturelle, d'une approximation très vague; je n'en
veux pour exemple que la définition de Vespère
dans des traités dont les auteurs sont cependant
transformistes convaincus. On y apprend aux élèves
que l'espèce est héréditaire, que les enfants sont
de la même espèce que les parents, d'où la consé-
quence évidente que l'espèce ne varie pas. On
leur enseigne ensuite la théorie transformiste,
qui veut que les espèces actuelles descendent
i'espèces antérieures et différentes, alors que,
par suite de la première affirmation, le fils est de
l'espèce de son père, qui est de l'espèce de son
12.
138 l'athéisme
grand-père, et ainsi de suite, jusqu'à Tancêtre le
plus éloigné. La contradiction est flagrante, et il
ne faut pas s'étonner ensuite que beaucoup de gens
aient de la difficulté à croire à la transformation
des espèces. Cela est, d'ailleurs infiniment regret-
table, car la théorie transformiste devrait aujour-
d'hui régner sans conteste sur toute la science.
Son adoption par tous les savants dignes de ce
nom est le plus grand événement de cet admirable
dix-neuvième siècle, pourtant si fertile en mer-
veilles. Je reviendrai tout à l'heure sur cette
question de l'importance philosophique du trans-
formisme: je veux montrer d'abord qu'on peut
l'enseigner sans difficulté en montrant (lue l'héré-
dité est une loi approchée.
III
Nous connaissons bien des lois approchées, en
physique par exemple; nous en connaissons assez
pour comprendre la signification exacte de cette
expression qui paraît si peu précise, le mot loi et
le mot approché semblant contradictoires. Voici
d'abord un cas dans lequel une loi approchée peut
être le résultat de la superposition d'une loi exacte
une autre loi exactement exacte. Je considère
un corps qui tombe : la mécanique élémentaire m'a
appris la formule algébrique de la chute des corps
OPINIONS ABSOLUES SUR l'bNSBIGNBMBNT 139
dans le vide; or, si je veux me servir de cette
formule pour mesurer la profondeur d'un pulls,
je trouve un résultat qui n'est pas juste; heureu>e^
ment, la physique m'apprend, d'autre part, la résis-
tance de Tair au mouvement des projectiles, et nie
permet de calculer le ralentissement qui en résulL;
dans des conditions données. Je corrige donc ma
première formule par une seconde, et j'obtiens
ainsi une représentation bea>ucoup plus satisf.it-
sante de la chute d'une pierre dans un puits. Puur
arriver à ce résultat, j'ai artificiellement décomfu^is*^.
un phénomène parfaitement unique^ la chute delà
pierre dans le puits, en deux phénomènes ima^^i-
naires qu'il m'est plus facile d'étudier séparémeul ;
j'ai employé un procédé que son résultat démontre
légitime, et je suis, par conséquent, fondé à essavL-r
d'appliquer le même procédé d'analyse dans d'au ti<â
cas.
Si j'eçsaie d'employer la même règle pour la loi
de Mariotte, je m'aperçois rapidement que, daris
l'état actuel de la science, je ne connais pas
la ou les formules accessoires qu'il faut lui ajouter
dans chaque cas pour la rendre correcte; je suis
obligé de m'en tenir à des formules empiriqu(\s
qui, utiles dans la pratique, ne satisfont [^us
l'esprit; mais je puis néanmoins, malgré mon
ignorance actuelle, essayer d'appliquer à la \u\
de Marîotte le langage auquel je suis arrivé punr
la chute des corps dans l'air; je puis dire d'uiMi
140 l'athéisme
manière générale, quand il s'agit d'une loi appro-
chée : des expériences répétées au sujet de tel
phénomène naturel m'ont prouvé qu'il suit à peu
près la loi énoncée dans telle formule ; même si je
ne connais pas, à Tétat isolé, un phénomène qui
suive exactement cette loi, je puis énoncer sans
danger la loi approchée que j'ai découverte en sup-
posant que le phénomène naturel correspondant
est la superposition de deux ou plusieurs phéno-
mènes différents, dont l'un serait représenté rigou-
reusement par la loi découverte et dont le ou les
autres ne me sont pas analytiquement connus. Ce
langage ne fait courir aucun risque ; il permet un
langage à la fois rigoureux et clair! j'ai proposé de
rappliquer en biologie au cas de la loi approchée
qu*est rhérédité.
Prenons l'hérédité dans son cas le plus simple,
dans le cas où, sans aucune complication de forme,
elle se réduit à une fabrication de substances chi-
miques identiques (?) à la substance vivante active
que Ton étudie; dans ce cas, on remplace ordinai-
rement le mot hérédité par le mot assimilation qui
veut dire : fabrication de. substance semblable.
C'est là la propriété vitale par excellence, c'est la
seule qui permette de caractériser la vie; mais il
faut immédiatement remarquer que, dans la Nature^
la loi d'assimilation n'est qu'approchée, sans quoi
la variation serait impossible. Et nous arrivons
tniîisi à définir la vie par une manifestation qui,
♦
OPINIONS ABSOLUES SUR l'eNSBIGNEMENT 141
ordinairement, n'est pas plus, rigoureuse que la loi
de Mariotte pour le gaz. Celte manifestation de
Vactivité des substances vivantes est cependant de
première importance, puisqu'elle permet seule de
définir la vie ; il faut donc l'introduire dans le lan-
gage, parle procédé ordinaire des lois approchées.
I La chose est d'autant plus facile que, pour cer-
taines espèces au moins. Pasteur et ses élèves
nous ont appris à séparer artificiellement l'assimi-
lation au sens rigoureux, et la variation qui s'y
superpose dans la plupart des exemples naturels.
Nous savons cultiver des bactéridies charbon-
neuses sans variation sensible ; d'autre part, nous
savons transformer, sans assimilation concomitante ^
au moyen d'une immersion dans l'eau pure addi-
tionnée d'antiseptiques, les bactéridies ou même
leurs spores en des variétés de virulence diffé-
rente. Ceci nous permet, lorsque, dans un bouillon,
se produit une multiplication accompagnée de
variation, de décomposer lé phénomène en deux
parties distinctes, comme nous l'avons fait pour la
chute d'un corps dans un puits. J'ai proposé de
généraliser ce langage et de l'appliquer même aux
cas où nous ne savons jamais, expérimentalement,
séparer l'assimilation de la variation; pour ne faire
aucune hypothèse, j'ai appelé* condition n* 1
Tensemble des circonstances dans lesquelles une
1. Voy. Théorie nouvelle de la vie et Traité de biologie {op,
ûi.J.
142 l'athéisub
substance d'espèce donnée assimilerait rigoureu-
sement, réunissant sous le nom de condition n° 2
L'ensemble des circonstances extrêmement diverses
qui font varier cette même substance. De sorte que
rhistoire tout entière d'un élément qui ne cesse
pas de vivre se réduit à une succession ou une
superposition de conditions n* 1 et de conditions n^2.
Ce n'est là qu'une manière de s'exprimer, mais
c'est une manière de s'exprimer qui permet de rai-
sonner avec la rigueur des sciences exactes; grâce
à elle, il est facile de parler à la fois d'hérédité et
de transformisme, sans se heurter à des contradic-
tions flagrantes.
IV
On dit souvent qu'il est difficile, sinon impos-
sible, d'enseigner le transformisme dans les cours
élémentaires, peut-être à cause de cette contra-
diction qui se manifeste, lorsqu'on n'y regarde
pas d'assez près, entre l'hérédité spécifique et la
variation des espèces. Mais je vous ferai remarquer
que l'on enseigne déjà, en dehors de l'Histoire
naturelle, des choses qui impliquent des contra-
dictions apparentes de même ordre.
En géographie, par exemple, on apprend aux
élèves que la terre est ronde comme une boule et
on leur parle ensuite de montagnes et de vallées.
On emploie précisément, pour mettre en relief
OPINIONS ABSOLUES SUH L*ENSEIGNEMENT 143
l'orographie d'un pays, un procédé qui peut nous
servir de modèle pour Texposé de la transformation
des espèces. On réduit, par exemple, les kilo-
mètres en centimètres pour représenter les hau-
teurs verticales, tandis que, pour les distances
horizontales, on réduit les kilomètres en dixièmes,
en centièmes ou en millièmes de millimètre, ce
qui revient à exagérer le relief dans la proportion
de cent, mille ou dix mille. Et ainsi des pentes qui,
sur le papier, ne seraient pas sensibles à Tœil,
deviennent prodigieusement rapides.
Ce procédé d'exagération des reliefs en géogra-
phie, par la réduction des distances horizontales,
est absolument comparable à celui que j'indi-
quais tout à l'heure en proposant de réduire à une
minute, par le moyen du cinématographe, la durée
de révolution d'un plaint de blé depuis sa germi-
nation jusqu'à sa mort.
Pour la transformation des espèces à travers les
époques géologiques, il ne peut plus être question
de cinématographe; mais on peut imaginer une
représentation géométrique de l'état d'une espèce
à chaque moment de son évolution, et alors, sui-
vant la manière dont on représentera les unités
de temps, on mettra en évidence soit l'hérédité,
soit la variation. Je suppose, par exemple, que
l'on puisse faire tenir dans les coordonnées d'un
point rapporté à trois axes rectangulaires la défi-
nition d'une espèce à un moment de son évolution ;
144 l'athéisme
un point de Tespace représentera Tétat d'une
espèce à une certaine époque. La succession des
points en fonction du temps représentera révolu-
tion de Tespèce dans le temps. Eh bien ! si Ton
prend comme unité de mesure du temps, sur Taxe
des temps, une grandeur considérable, l'évolution
de l'espèce sera représentée par une ligne droite
parallèle à l'axe des temps ; on en conclura l'héré-
dité absolue, sans variation; on croira voir la
condition n° 1. Si, au contraire, on choisit une
grandeur très petite pour représenter Tunité de
temps, si Ton représente cent siècles, par un milli-
mètre, révolution de l'espèce sera représentée par
une courbe très notablement sinueuse ; la variation
èera mise en évidence au détriment de l'hérédité
spécifique; la courbe sera la démonstration du
transformisme.
Je sais bien qu'il est impossible de songer à
faire tenir dans deux nombres la définition totale
de l'état d'une espèce à un moment donné; ce
que je viens de dire n'a donc pas d'application
pratique, et ne peut être considéré que comme un
procédé verbal, destiné à montrer le rôle du choix
de l'unité de temps dans l'établissement du trans-
formisme. D'ailleurs, à défaut de cinématographe
nous montrant en quelques minutes la variation
séculaire d'une espèce, nous pouvons réaliser
quelque chose d'analogue en supprimant un grand
nombre de générations intermédiaires; voici ce
"Î^VÎ^^V^ ' ^; ^
OPINIONS ABSOLUES SUR l'eNSEIGNEMENT 145
que je veux dire : si nous avions les pattes droito^
de devant de deux cents générations successives
de chevaux et si nous en faisions une série, nous
pourrions observer cette série sans nous douter de
Texistence d'une évolution de Fespèce cheval. Si 5
au contraire, comme cela est réalisé dans les
galeries de paléontologie, nous juxtaposons une
patte de cheval actuel et des pattes de chevaux
fossiles ayant un nombre croissant de doigts, rnius
voyons, aussi bien qu'avec un cinématographe, la
variation qui a conduit à la forme actuelle. L'imjiur-
tant est que, chez les élèves, la conviction «lu
transformisme soit définitivement établie et qtj'ils
puissent répondre, quand on leur demande ails
ont vu varier une espèce : « Non, je n'ai pas vu
varier une espèce, mais je n'ai pas non plus vu
grandir un arbre, et cependant je sais que les
arbres grandissent parce que j'ai observé plusieurs
de leurs formes successives ».
j Le Transformisme n'occupe pas dans l'ensei-
gnement actuel la place qu'il mérite: il devant
dominer tout l'enseignement scientifique, car il a
modifié l'opinion que l'homme s'était formée wn
sujet de sa propre nature; pour un transformislt?
convaincu, la plupart des questions philosophiq(i*j?
fjr
146 l'athéismb
qui se posent naturellement à l'esprit humain
changent de sens; quelques-unes n'ont plus de
sens du tout.
Avant d'essayer de montrer le bien-fondé de
cette assertion, 11 n'est pas inutile de dire pour-
quoi, à notre époque, si peu de gens méritent,
dans son acception entière, la dénomination de
transformistes, pourquoi, en d'autres termes, si
peu de savants vont jusqu'au bout du transfor-
misme, acceptent les conséquences entières de la
théorie nouvelle. Et il ne sera pas sans intérêt de
montrer que Darwin, le fondateur ou au moins le
restaurateur et le vulgarisateur du transformisme,
a adopté, l'un des premiers, la méthode défec-
tueuse qui devait empêcher cette doctrine de
donner tous ses fruits.
Je commençais cette causerie en mettant avant
toute autre préoccupation celle d'écarter de l'esprit
des élèves toute idée de Texistence d'entités sta-
tiques en biologie. Malheureusement, les hommes
en général n'observent pas la vie au cinémato-
graphe et voient à chaque instant les êtres vivants
comme s'ils étaient morts. Aussi ont-ils peuplé
l'Histoire naturelle de ces entités déplorables que
Ton appelle les caractères des animaux et des
végétaux, les caractères étant les éléments dans
lesquels on peut décomposer la description actuelle
d'un individu. Avec le cinématographe, on montre
que ces caractères ne sont que des apparences
wy^'î^r ■*!'-•'■-
OPINIONS ABSOLUES SUR L*ENSEI6NEMENT 147
successÎTes comparables aux vagues de la mer;
mais, dans le langage courant, ils deviennent des
éléments constitutifs comparables aux pierres d'une
maison ! Un homme est formé avec des entités qui
s'appellent : nez, bouche, œil, pied, poils, logique,
intelligence, conscience morale, sentiment reli-
gieux, etc., comme un palais est formé de marbre,
de planches, d'ardoises, de fenêtres, etc.. Dar-
win et, après lui, Weismann ont donné à ces
entités statiques une existence définitive en sup-
posant que chacune d'elles* est représentée par
une particule infiniment petite qui est capable de
la reproduire. Ces particules hypothétiques et
invisibles, que Darwin appelait gemmules, avaient
pour but de donner des faits d'hérédité une expli-
cation analogue à celle que fournit la théorie ato-
mique aux phénomènes de la Chimie. Après avoir
donné une vie nouvelle à la théorie transformiste
qui, comme nous le verrons tout à l'heure, devait
changer le sens du mot explication et débarrasser
l'esprit humain des soucis métaphysiques, le grand
évolutionniste anglais a été victime de la nature
humaine qui était en lui et, cherchant à fournir
une explication de l'hérédité, il a failli renverser le
merveilleux édifice qu'il avait lui-même construit;
heureusement, l'absurdité des particules repré-
sentatives était évidente! Ceux qui ont adopté
1. Ou au moins des entités de môme ordre.
148 l'athéisme
ce système, dont les esprits peu philosophiques
tirent tant de satisfactions verbables, doivent, par
là même, changer du tout au tout leur conception
du transformisme. Du moment qu'il y a dans les
êtres des entités constitutives représentées par des
particules, ces entités ont existé de touâ temps
(comme Weissmann le dit expressément dans sa
théorie des plasmas ancestraux)^ çt, par conséquent,
révolution des espèces ne nous apprend pas la
genèse du nez, de la bouche, de la logique, de la
conscience morale, etc. ; il y a eu en tout temps
des neZf des bouches, des logiques, des consciences
morales, etc., et révolution des espèces n'a
consisté que dans le remaniement des groupe-
ments fortuits de ces diverses entités. Avec cette
manière de voir, le transformisme est une théorie
insignifiante ; il n'y a pas eu, dans l'évolution des
espèces, apparition, acquisition de caractères tran-
sitoires (et Weismann a nié, en effet, Thérédité des
caractères acquis ; il aurait dû nier également
l'acquisition même de ces caractères), mais grou-
pements variables de caractères éternels, La créa-
tion immédiate de toutes les espèces est aussi
satisfaisante; le système des particules représen-
tatives enlève toute portée philosophique à la
théorie transformiste.
Et cependant, à cause des satisfactions verbales
qu'il donne, il a eu un grand succès; il en a
encore. Un de mes amis, professeur dans une Uni-
OPINIONS ABSOLUES SUR l'eNSEIGNBMENT 149
versité de province, m'écrivait dernièrement à peu
près ceci : « Vous avez raison, et je trouve avec
vous que le système de Weismann n'a pas le sens
commun; mais il est si. commode au point de vue
pédagogique que je l'emploie dans mes cours,
quitte à faire remarquer ensuite aux élèves com-
bien il est peu philosophique ». Il est inuLîlo
d'insister sur ce que cette méthode a de défec-
tueux, mais il faut constater que le langage w^is-
mannien est employé aujourd'hui dans presque tous
les travaux de biologie ; et, lorsqu'on aura, laissé
prendre aux jeunes l'habitude de ce langage, ils ne
pourront plus s'en passer et ne seront plus capables
de se débarrasser du système qui y correspond, ,Tq
ne voudrais pas comparer à la féconde théorie des
atomes en chimie le prodigieux échafaudage que
Weissmànn a construit sur des bases illégitimet^ ;
mais supposez pour un instant que, chose tout à fait
invraisemblable, on découvre aujourd'hui des faits
qui obligent de rejeter la théorie atomique, quel
ne serait pas le désarroi de la plupart des chi-
mistes? Ils ne sauraient plus parler? Puisque
nous savons que le système des particules repii?-
sentatives est mauvais, ne laissons pas prendre
aux élèves l'habitude du langage correspondant;
évitons-leur immédiatement l'ennui inévitable au-
quel ils seront acculés quand ils devront renoncer
à une manière de s'exprimer devenue très fami^
lière.
13.
150 l'atuéisme
VI
Renonçant aux entités statiques que Ton a
voulu trouver dans les êtres vivants et représenter
par des particules, acceptons donc dans son entier
la théorie transformiste, et n'oublions jamais que,
même lorsque la lenteur de leur évolution nous les
fait apparaître comme des choses mortes, les pré-
tendus caractères des animaux ne sont que des as-
pects successifs comparables aux vagues de la mer.
Les conséquences philosophiques de cette méthode
d'enseignement seront immédiates. Non seulement
les élèves ne se demanderont plus s'il y a dans Têtre
vivant inerte un principe créateur de mouvement,
puisqu'ils sauront que ce qu'on appelle être vivant
est une succession de manifestations ininterrompues
d'une activité incessante ; ils en retireront encore
le grand avantage de ne pas tomber dans Terreur
individualiste, et de ne pas se laisser prendre aux
raisonnements fallacieux qui, pour douer l'être de
liberté absolue, le considèrent comme identique à lui-
même à deux moments différents de son existence,
ce qui est impossible I Us comprendront, d'ailleurs,
immédiatement que toutes les notions absolues de
Tancienne métaphysique ne peuvent correspondre
à rien de significatif pour l'homme, résultat du
frottement et de l'adaptation au milieu extérieur
d'une série continue des générations ; ils ne consi-
OPINIONS ABSOLUES SUR l'eNSEIGNEMBNT 151
déreront plus Tesprit humain comme une entité de
Tordre de celles que représentent les particules de
Darwin et de Weismann , mais ils comprendront
que la logique humaine est le résumé héréditaire
de Texpérience ancestrale ; ils sauront, en même
temps, quelles sont les bornes de cette logique et
comment la sélection naturelle nous assure qu'elle
est d'un bon usage pour les hommes qui en sont
doués. Et, puisque la connaissance que nous avons
du monde résulte des actions réciproques des
agents naturels et de notre propre individu, cette
connaissance est à Véchelle humaine : nous n'avons
plus à nous demander quelle est Vessence des
phénomènes extéçieurs, car cela voudrait dire :
« connaissance de ces phénomènes par un être
qui n'aurait pas ^ sa place, son échelle, au milieu
d'eux » ; nous ne savons plus ce que c'est que
connaître^ s'il ne s'agit pas d'un être vivant qui
connaît^ et qui connaît forcément le monde à son
écheUe ; il n'y a plus d'absolu...
J'ai développé ces considérations dans un livre
récent* et je me contente de les signaler ici. Je
voudrais seulement montrer, en terminant, que la
théorie transformiste, en nous permettant de faire
la narration historique de la genèse des phénomènes
actuels, a donné au mot « pourquoi ? » une signi-
fication nouvelle. Et cela n'est pas sans intérêt si
1. Les Lois naturelles. Alcan, 1904.
152 l'athéisue
l'on remarque que, bien souvent, la forme seule
d'une question appelle une réponse comprise dans
renoncé même de la question ; quand on dit par
exemple : « Qui a créé le inonde? » cela ne laisse
de choix que relativement à Tétre qui Ta créé ;
mais il faut qu'un être Tait créé 1
Vous vous souvenez peut-être que, quand vous
étiez enfant, on vous posait la question insidieuse
suivante : « Pourquoi les meuniers ont-ils des
chapeaux blancs? » J'y ai été pris comme tout le
monde, et après que j'eusse offert l'explication
physiologique ou chimique : « parce qu'il y a de la
farine sur leurs chapeaux », ou l'explication histo-
rique : « parce qu'ils sortent du moulin où il y a de
la farine », on m'a répondu tout simplement par
l'explication finaliste : « pour se couvrir la tête»;
et j'ai conservé, depuis, une salutaire défiance
relativement aux acceptions multiples du mot
pourquoi et du mot explication. Ëhbien, la théorie
transformiste nous permet de substituer, aux
explications physiologiques des faits actuels, une
narration historique que l'admirable langue de
Lamarck et de Darwin rend possible dans tous les
cas*.
Voilà pourquoi le transformisme doit être consi-
déré comme ayant renouvelé l'esprit humain ;
voilà pourquoi, si on l'enseigne intégralement,
1. Ccst ce que j'ai essayé de faire dans un livre de la Biblio-
thèque de philosophie scientifique : Le.^ Influences ancesirales
V^>TÎ?^?v*-
OPINIONS ABSOLUES SUR l'eNSEIGNEMENT 153
avec toutes ses conséquences, il ruinera toute
Tancienne philosophie et en créera une no\ivelle ;
et c'est justement ce qui fait qu'il n'a pas encore
dans renseignement la place qu'il mérite; c'est
que, comme l'a fait remarquer Huxley, le transfor-
misme oblige les hommes à reviser toutes leurs
convictions, et les hommes n'aiment pas ça !
■^■^Çî^i^t'^""'^' ■'''■■
TROISIÈME PARTIE
f
L'ATHEISME SGIENTinQUE OU MONISME
Rien ne se passe qui soit eonnaissable
à on homme, sans que se modifie quelque
«hose qii §^t susceptible de mesure
1
i ^^f^^%y^^r^n:.
TROISIÈME PARTIE
L ATHÉISME SCIENTIFIQUE OU HONISHE
CHAPITRE VII
Défense du monisme ^
§ 29. -> LOGIQUE PURE ET LOGIQUE DE SENTIMENT
Au moment où je commençais la rédaction de
ce livre, le hasard m'a mis sous les yeux les lignes
suivantes, extraites du testament philosophique
d'un universitaire mort récemment ^ :
« Dans Tordre religieux, je n'ai jamais été
attaché à un dogme ou à une secte ; je n'ai accepté
aucun culte constitué ; j'ai été, dans le sens le
1. Ce chapitre a paru dans la Revue philosophique (août-
septembre 1906).
2. Association des anciens élèves de TÉcole Normale supé-
rieure. Paris, 1906. Léopold Cerf, p. 99.
14
" '. \^i
158 l'athéisme
plus ordinaire au mot, un libre penseur. Mais,
dans Tordre philosophique, j*ai essayé de m'élever
au-dessus des doctrines matérialistes ou positi-
vistes, non certes par dédain ou hostilité, mais
parce que je ne les ai pas trouvées pour moi assez
consolantes.,. Je m'en suis tenu, en ce qui con-
cerne la vie future et l'immortalité de l'âme, aux
formules platoniciennes : c'est une belle chance à
courir, c'est une belle espérance à concevoir I »
Presque toutes les objections au monisme ont
pour origine, avouée ou non, des considérations
analogues à celles qu'exprime le passage souligné
de la citation précédente; ce n'est pas ordinai-
rement pour des raisons scientifiques qu'on est
opposé à la conception moniste de l'Univers;
on fait , comme dit si élégamment le philo-
,sophe Ribot, de la logique de sentiment; on veut
être immortel et l'on condamne sans examen
les conclusions déconcertantes des chercheurs
désintéressés.
« En chacun de nous, dit Pasteur, il y a deux
hommes : le savant, celui qui a fait table rase, qui,
par l'observation, Texpérimentation et le raison-
nement, veut s'élever à la connaissance de la
nature; et puis l'homme sensible, l'homme de
tradition, de foi ou de doute, l'homme de senti-
ment, rhomme qui pleure ses enfants qui ne sont
plus, qui ne peut, hélas, prouver qu'il les reverra,
mais qui le croit et V espère^ qui ne veut pas mourir
DÉFENSE DU MONISME 159
comme meurt un vibrion^ qui se dit que la force
qui est en lui se transformera ^ »
Ces lignes sont de Pasteur, c'est-à-dire de
Thomme qui a peut-être le mieux appliqué la
méthode scientiQque, qui a laissé les plus beaux
modèles de recherche expérimentale précise, et
qui cependant, lorsqu'il s'agissait de loi ou des
siens, voulait des théories consolantes et ne se
préoccupait pas de leur vraisemblance ; il n'accep-
tait même pas de discuter ces théories, de peur
d'être amené à ne plus y croire. Logique de senti-
ment I Rien n'est plus humain, et les plus grands
savants sont des hommes.
Peut-être d'autres philosophes font-ils aussi de
la logique de sentiment, quand ils croient ferme-
ment à l'anéantissement final ; peut-être trouvent-
ils, dans cette croyance dont ils ne peuvent démon-
trer le bien fondé, autant de consolation qu'en a
jamais pu tirer Pasteur du dogme de l'immortalité.
Chez certains peuples malheureux, l'anéantisse-
ment total est promis comme récompense à
l'homme vertueux. Et l'on conçoit très bien que
les hommes « aux faicts qu'on leur propose,
s'amusent plus volontiers à en chercher Vagré-
ment^ qu'à en chercher la vérité » ; nous sommes
toujours séduits par le côté utile des choses,
même quand nous essayons de nous élever aux
1. Discours à rAcadéinie de médecine.
2. Montaigne dit : « la raison ». (Essais, liv. III, chap. xi.)
160 t/athéismg
plus hautes spéculations; je me rappelle à ce
propos celte boutade de Nodier : « Y a-t-il des
raisons qui puissent dispenser un homme de
publier hautement ce qu'il reconnaît pour la vérité?
Il y en a une qui les vaut toutes; la vérité est
inutile^ ». Renan affirmait tout l'opposé, parce
qu'il lui phisait de l'affirmer, et uniquement pour
cela; plusieurs auteurs ont prétendu que la vérité
d'un système se mesure à son utilité, d'où il
résulterait naturellement que la vérité n'est pas
impersonnelle, puisque ce qui est utile à l'un est
nuisible à l'autre, en raison de la lutte pour
l'existence.
Il faut cependant admettre qu'il y a des vérités
impersonnelles; cela est vrai de tout ce qui est
susceptible d'une expression mathématique, et
c'est pour cela que la mathématique est la langue
de la Science. En dehors de ces vérités qui cons-
tituent la Vérité (avec une majuscule), il n'y a que
des préférences sentimentales qui se résument
dans la vieille formule : « on croit aisément ce
que l'on désirerait qui iûi ». Et de cette Vérité,
avec un grand V, un pessimiste contemporain a
dit : « ce qu'il y a de terrible quand on cherche
la Vérité, c'est qu'on la trouve * »; d'où il faut
conclure, une fois de plus, que, même quand il
1. Ch. Nodier; dernières lignes de Jean-François Us Bas
bleus.
2. R. OB GouRMONT. J'ai copié ces lignes dam une Revue
'ÏT'F'Ç'.Î
DÉFENSE DU MONISME 161
croit faire un raisonnement scientiOque, Thomme
ne peut jamais s'empêcher de faire de la logique
de sentiment.
A côté de cet utilitarisme avoué ou latent, il
faut signaler aussi l'attachement des hommes aux
idées qui leur sont familières ; cette force de
l'habitude ne doit d'ailleurs pas être trop nette-
ment séparée du côté utilitaire des systèmes,
car il est sûrement plus commode à un homme
d'employer un vieil outil dont il se sert depuis
longtemps, que d'apprendre à faire usage d'un
instrument neuf, môme plus perfectionné; du
moins y a-t-il là un moment d'apprentissage assez
pénible, et la paresse expHque bien des choses.
C'est pour cela que la tradition lutte si aisé-
ment contre les tendances innovatrices ; c'est pour
cela qu'il est si difiicile à l'homme de science de
se conformer à la règle de Descartes : « Ne cher-
chez pas ce que l'on a écrit ou pensé avant vous,
mais sachez vous en tenir à ce que vous recon-
naissez vous-même pour évident ».
§ 90. -> RECHERCHE D'UNE FORMULE DU MONISME
Les théories dualistes sont vieilles comme le
monde; le monisme est au contraire tout récent^
mort-née, qui parut en 1900, et s'appela, je crois : Le XX^ siècle ;
elle m'ont semblé assez remarquables pour que j'aie cru devoir
en faire l'épigraphe du présent livre.
14.
162 l'athéisme
et il a été attaqué dès sa naissance pour des rai-
sons qui tiennent à la paresse intellectuelle autant
qu'à l'abus de la logique de sentiment. Je dis que
le monisme est récent, quoique ses adversaires le
confondent volonGers dans une même réproba-
tion avec le matérialisme des anciens^; et, en
réalité, le monisme de certains monistes actuels
ne se laisse pas aisément séparer du matérialisme,
dont il a repris les affirmations métaphysiques,
inaccessibles à Texpérience. Avant d'envisager les
objections faites au monisme, et pour pouvoir dis-
cuter ces objections sur le terrain scientifique, il
importe donc de donner du monisme une défini-
tion dépourvue de toute métaphysique.
Ce résultat n'est pas obtenu si l'on se borne à
opposer le monisme au dualisme exposé dans la
vieille formule : « mens agitât molem », et à nier
purement et simplement l'existence de ce facteur
d'action appelé mens par Virgile. Pour éviter de
s'occuper de l'existence absolue des choses, il faut
se garder d'oublier la manière dont nous connais-
sons ce que nous appelons les choses ; nous les
connaissons par nos organes des sens et grâce à
l'hérédité de l'expérience ancestrale, comme j'ai
1. Je me suis souvent intitulé matérialiste, parce que, igno-
rant des systèmes philosophiques, je ne savais pas à quoi cela
m'engageait; j'aime mieux employer le mot « moniste ». Encore
faut-il se défier de cette étiquette môme, comme je le montrerai
plus loin ; le seul monisme que je mè laisse attribuer est celui
que je définis dans ce chapitre.
DÉFENSE DU MONISME 163
essayé de le montrer dans un ouyrage récent*;,
nous les connaissons d'une manière impersonnelle
quand nous pouvons réduire leur description à des
mesures faites par des moyens tels que ces
moyens dûment appliqués, fournissent les mêmes
résultats à tous les observateurs. C'est alors seule-
ment que nous avons le droit de parler d'une
connaissance scientifique des faits; c'est même là,
en quelque sorte, la définition de la science.
Il faudra donc que le mot « mesure » entre dans
notre dé^nition du monisme. Mais nous nous gar-
.derons bien de donner à ce mot mesure le sens
étroit de mesure d'étendue ou de vitesse ; si sédui-
sant que soit le rêve de la mécanique universelle^
nous n'avons pas besoin d'en escompter Is réali-
sation pour donner du monisme une définition
convenable; le monisme que Ton peut défendre
aujourd'hui, sans prêter le flanc aux arguties des
métaphysiciens, n'exige pas la réduction à l'unité
de tous les phénomènes de la chimie, par
exemple ; il y aurait cent corps simples irréduc-
tibles que cela ne m'empêcherait pas de me décla-
rer moniste. Beaucoup de phénomènes physiques
me font croire que des corps, considérés aujour-
d'hui comme simples, ne sont pas simples en
réalité; mais je n'ai pas besoin de le savoir pour
combattre le dualisme.
Une mesure est scientifique dès qu'elle est
1. Les Lois naturelles, Paris, Alcan.
164 L ATHÉISME
impersonnelle et peut être réalisée de la même
manière par n'importe quel expérimentateur
exercé; elle est bonne du moment qu'elle conduit
à un nombre qu'il suffit de lire, soit dans le pla-
teau d'une balance, soit sur l'échelle d'un thermo-
mètre, d'un dynamomètre, d'un ampèremètre, d'un
hydrotimètre, etc. La première phase d'une
science expérimentale est la découverte d'un
moyen de mesure approprié à certains phéno-
mènes ; il y a science, du moment qu'il y a éva-
luation impersonnelle d'un fait. Ensuite on
s'efforce d'établir des relations mathématiques
entre des mesures faites, dans des champs diffé-
rents, par des moyens tout à fait différents; ,
ridéal du mathématicien est de tout ramener à des
formules qui puissent s'exprimer au moyen de
longueurs, de masses et de temps, au système C.
G. S., qui connaît seulement pour unités le centi-
mètre, le gramme et la seconde ; ce résultat a été
obtenu dans un nombre de cas assez grand pour
qu'on puisse avoir beaucoup de confiance dans
l'avenir de la mécanique universelle; mais, je le
répète, le monisme peut être formulé sans qu'on
ait à se préoccuper de la possibilité d'uûe méca-
nique universelle. On peut conserver le langage
qualitatif de la chimie et être moniste. Je ne sais
pas si le chlore, le soufre, l'arsenic et le fer sont
des états différents de quelque chose d'unique,'
mais la chimie actuelle, si elle ne sait pas rame-
DÉFENSE DU MONISME 165
ner à Tunité de composition ces quatre corps dif-
férents, nous permet de les reconnaître partout et
toujours; quand nous disons : « quatre grammes
de chlore, deux grammes de fer ou quatre centi-
grammes d'arsenic », cela a une signification pré*
cise et impersonnelle. Il en est de même pour
toutes les combinaisons de corps simples dont les
chimistes ont achevé Tétude; une réaction chi-
mique représente quelque chose de mesurable
scientifiquement.
Les diverses équivalences, le langage des poten-
tiels chimiques, inauguré par Gibbs, permettent
de prévoir rétablissement d'une mécanique uni-
verselle, qui constituera un monisme plus ample
et plus beau, plus entièrement satisfaisant pour
Tesprit ; mais le monisme actuel, celui qui s'oppo3&
au dualisme, n'a rien à voir avec la réalisation de
ce rêve grandiose. Voici une formule qui me paraît
satisfaisante et qui ne fait appel à aucune notion
métaphysique.
// ne se passe rien de connaissable à r homme ^
sans que se modifie quelque chose qui est susceptible
de mesure.
Le dualisme, au contraire, admet l'existence
d'entités immuables, qui agissent sans se modifier^
et c'est même à ces entités immuables que les
dualistes attribuent la direction et la mise en
branle de toutes les activités qui se traduisent
par des modifications mesurables.
166 l'athéisme
Pour ce qui se passe à l'extérieur de moi, je
n*ai pas la prétention de nier Texistence de ces
entités immuables ; ce serait faire de la méta-
physique; chacun peut avoir à ce sujet Topinion
qui lui plaira. Dire : « cette pierre tombe », ou
bien a il y a quelque chose d'immuable qui fait
que cette pierre tombe » , cela est équivalent.
Tout ce que je puis faire , c'est de constater le
déplacement de la pierre et d'en mesurer les élé-
ments mesurables. Tout phénomène extérieur à
moi est précisément une modification de quelque
chose que je puis prétendre mesurer du moment
que je puis Tobserver. Quand il s'agit de phéno-
mènes qui me sont extérieurs, je déclare donc
simplement que les entités immuables des dua-
listes, si elles existent, ne se manifestent à moi
que par des modifications des choses mesurables,
ce qui entre dans ma définition du monisme.
« Cette pierre est tombée, la foudre a éclaté, Paul
a parlé », voilà des phénomènes que je constate, et
qui s'accompagnent de modifications mesurables.
Je puis mesurer le chemin parcouru par la pierre,
je puis mesurer les variations de potentiel qui
ont accompagné la foudre, et la longueur de Tétin-
celle qui a jailli ; je puis enregistrer sur un cylindre
de phonographe les paroles prononcées par Paul
ou en faire une analyse artificielle au moyen de
résonnateurs d'Helmholtz. Pour les divers phéno-
mènes qui me sont extérieurs, j'ai à ma dispo-
^f^^^^^m^-:.^:^^'^'^
DÉFENSE DtJ MONISME 167
sition des moyens de mesure inégalement puissants
et inégalement précis, suivant que ces phénomènes
ressortissent à telle ou telle partie plus ou moins
avancée de la Science; et même, po^r quelques
phénomènes, les moyens de mesure sont encore
réellement médiocres, mais le chemin accompli
au XIX' siècle permet de prévoir des progrès nou-
veaux ; c'est en songeant à ces phénomènes, que
nous n'évaluons encore que très imparfaitement,
que j'ai employé dans ma définition du monisme
l'expression « susceptible de mesure », au lieu du
mot « mesurable ».
Pour tous ces faits sur lesquels nous renseignent
directement nos organes des sens, il n'y a aucune
discussion entre les philosophes ; personne n'a
songé à nier que la chute d'une pierre, la foudre,
la parole humaine, soient accompagnées de modi-
fications mesurables. 11 n'en est plus de même
quand il s'agit des propositions analogues à celles-
ci : « Joseph a mal aux dents ; Louis croit en
Dieu ». Dans l'état actuel de la science, il m'est
impossible de connaître directement les faits énon-
cés dans ces propositions ; je puis seulement per-
cevoir par mon sens de l'ouïe ou enregistrer sur le
phonographe les affirmations correspondantes :
« Joseph dit qu'il a mal aux dents ; Louis dit qu'il
croit en Dieu ». Je possède moi aussi' un domaine
subjectif dans lequel il n'est pas possible à Joseph
et à Louis de pénétrer, pas plus que je ne puis
168 L'ATBéiSUE
pénétrer dans la subjectivité de Joseph ou de Louis.
Il y aurait donc là des phénomènes qui ne seraient
pas susceptibles d'une analyse impersonnelle, d'une
étude scientifique, des phénomènes qui se pas-
seraient « sans que se modifiât quelque chose qui
est susceptible de mesure », car, qui dit mesure
dit connaissance impersonnelle ou scientifique.
C'est à propos de ces phénomènes que naît la
lutte entre les monistes et les dualistes ; on peut
même dire que c'est seulement à propos de ces
phénomènes, car toutes les autres entités immua-
bles et actives auxquelles peuvent croire les dua-
listes sont calquées sur le modèle de Tindividiia-
lité humaine ; lorsque j'ai mal aux dents ou que je
pense à l'inutilité des dissertations philosophiques,
se modifie-t-il en moi quelque chose qui est suscep-
tible de mesure? Aujourd'hui, avec les moyens
d'investigation dont disposent les hommes, aucun
homme autre. que moi ne peut savoir ce que je
souffre ou ce que je pense ; mais du moment que
moi, je le sais, c'est bien là une chose qui est
connaissable à Thomme, puisque je suis un homme
et que je la connais. Si donc je suis moniste au
sens que j'ai défini plus haut, je dois croire que
mes pensées et mes sentiments ne se produisent
pas sans que se modifie quelque chose qui est
susceptible de mesure, donc d'étude scientifique
ou impersonnelle, et que, par conséquent, mon
domaine subjectif n'est pas inviolable, et qu'il sera
DÉFENSB DU MONISMB 169
possible à d'autres qu'à moi d'étudier et de connaî-
tre mes pensées par des moyens scientifiques, en
niesurant les modiflcatioi^s mesurables qui les
accompagnent. C'est là évidemment le point déli-
cat du monisme : affirmer qu'on pourra mesurer
un jour des choses qu'on ne sait pas encore mesu-
rer ; mais il est tout naturel que les objections à
un système qui veut tout mesurer se présentent à
propos des choses les plus difficiles à mesurer.
Il faut bien constater, d'ailleurs, que si le
monisme est coupable ici d'affirmations prématu-
rées, le dualisme n'est pas en meilleure posture;
au contraire, quand il s'agit de la pensée humaine,
il est même en si mauvaise position, me semble-
t-il, que le monisme s'impose, malgré les diffi-
cultés que je viens de signaler.
L'étude approfondie de l'homme et des animaux
a montré, en effet, que tout change à chaque
instant en chaque point d'un corps vivant. Outre
les phénomènes microscopiques de contraction
musculaire, de circulation du sang, de locomotion,
il y a, même chez les êtres les plus immobiles en
apparence, des modifications incessantes d'état col
loïde dans les protoplasmas [des tissus, et, à un
degré encore plus bas de l'échelle des dimensions,
des réactions chimiques incessantes, réactions si
intimement liées à la vie qu'on a pu dire qu'elles
sont la vie elle-même.
15
ITO l'athéisme
§ 31. — DIFFICULTÉ DES MESURES
La science a permis de constater ces transfor-
mations perpétuelles, sans avoir encore pu les
évaluer, les mesurer avec précision ; on commence
par connaître l'existence d'un fait avant de pou-
voir le décrire dans le détail ; personne ne niera
qu'il se produise à chaque instant, dans le corps
d'un homme vivant, une quantité énorme de modi-
fications mesurables, mais difficiles à mesurer. Beau-
coup de phénomènes d'ensemble, qui constituent
l'activité extérieure de l'être, la locomotion, Tévolu-
tion,depuisla forme enfant jusqu'à laforme vieillard,
sont la conséquence, la synthèse de toutes ces modifi-
cations élémentaires difficiles à mesurer; cela, per-
sonne ne le nie; mais les dualistes affirment que
les pensées et les sentiments sont indépendants de
ces modifications élémentaires, et que, par consé-
quent, un observateur qui aurait su mesurer
toutes les variations de toutes les substances
réparties en tous les points du corps d'un homme
ne saurait pas pour cela ce qu'il a pensé et ce
qu'il a senti. Évidemment, c'est là une affirmation
gratuite; quand on songe à l'origine de cette affir-
mation, quand on comprend qu'elle provient de
vieilles croyances datant d'une époque où l'on
ignorait tout ce que nous savons aujourd'hui rela-
tivement aux modifications constantes qui se pro-
DÉFENSE DU MONISME 171
duisent dans la substance des êtres vivants en tous
les points de leur corps, on devrait éprouver, me
semble-t-il, une grande défiance vis-à-vis d'elk-.
Les monistes affirment, sans pouvoir encore le
démontrer, que, dans un corps vivant où tout
change con^^ammen^, les phénomènes de conscience
sont liés à des changements matériels, comme le
sont tous les autres phénomènes constatés objecti-
vement; les dualistes affirmeqt, au contraire, que la
pensée est indépendante des modifications proto-
plasmiques ou chimiques, et, par conséquent, ils
doivent s'abstenir de comparer à rien de connu les
phénomènes subjectifs. Mais telle est, pour cer-
tains hommes, la force de la tradition que des
savants, d'ailleurs parfaitement autorisés parleurs
recherches de laboratoire, donnent comme entiè-
rement démontrées, comme vérifiées expérimenta-
lement les affirmations du dualisme.
« Pour être démontrées d'ordre matériel, dit le
professeur Armand Gautier*, ces forces qui don-
nent naissance à la pensée, à la détermination
d'agir, à la sensation du juste et du beau, doivent
pouvoir être transformés en forces mécaniques ou
en dériver; appliquées à la matière, elles doivent
faire naître de Ténergie transmuable dans les
formes mécaniques, calorifiques, chimiques, que
1. A. Gautier : Les manifestations de la vie dérivent-oUeF^
des forces matérielles? — Revue générale des Sciences ^
15 avril 1897
172 l'athéismb
nous "connaissons. Or, il n'en est rien. Qu'un ani-
mal qui consomme durant les vingt-quatre heures
une quantité constante d'aliments, pense ou non,
qu'il se détermine à agir^u non (pourvu qu*il
n'agisse pas), qu'il soit amibe, chien ou homme,
pour une même quantité d'aliments et d'oxygène
consommé, il produira la même quantité de cha-
leur et de travail ou d'énergie totale équivalente. //
n'y a donc pas eu, pour créer la pensée ou la déter-
mination d'agir, détournement d'une partie des forces
mécaniques ou chimiques, transformation de t éner-
gie matérielle en énergie de raisonnement, de déli-
bération, dépensée. Ces actes, exclusivement propres
aux êtres doués de vie, n'ont pas d' équivalent méca-
nique ».
Si M. Armand Gautier, qui est un expérimenta-
teur remarquable, appuyait ses affirmations sur
des expériences, la question serait tranchée ; la
pensée serait démontrée indépendante des modifi-
cations qui se produisent dans les choses mesu-
rables; ce serait la ruine du monisme. Malheureu-
sement ces expériences n'ont pas été faites; bien
plus, elles ne sont pas faisables ; chacun ne pour-
rait expérimenter que sur lui-même; car, si les
dualistes ont raison, comment un expérimentateur
pourrait-il savoir si un amibe ou un poisson s'est
déterminé à agir, et n'a pas agi-, et s'il expérimente
sur lui-même, comment pourra-t-il arriver à ne
pas faire un effort intellectuel une fois qu'il sera
DÉFENSE DU MOMSMB 173
placé dans son calorimètre? li faut un effort intel-
lectuel pour ne pas penser.
La question me paraît d'ailleurs mal placée sur
le terrain énergétique; on ne pourra, en effet,
mesurer dans cette voie que des résultats d'ensem-
ble. Une même quantité d'énergie dépensée pourra
correspondre à un travail musculaire considérable
et un travail cérébral faible, ou, au contraire, à
un travail cérébral important et un travail muscu
laire presque nul; et Texpérimentateur ne pourra
pas discerner ce qui est la part du muscle et ce
qui est la part du cerveau. Je crois, au coulraire,
que les fluctuations de la pensée humaine lHiuI
liées à des variations de détail dans Tétatdu cer-
veau, à des modifications dans Tétat des neurones
et dans les rapports de neurone à neurone, c'est
seulement une étude de détail, une étude topo-
graphique, sij'osem'exprimer ainsi, quipenneLLra
de suivre, dans les particularités mesurables du
cerveau, les phénomènes de la pensée. Je ue nie
suis donc reporté, une fois de plus, à raffirniation
de M. Armand Gautier, que, pour prouver eomme
je le disais au commencement de cet article, quel
rôle incroyable joue la logique de sentiment dans
les questions de monisme et de dualisme. Enl rainé
par ses préférences personnelles, un expcrimm-
tateur habile, un homme de science justement
admiré n'hésite pas à donner comme r*^alist^ns
des expériences qui n'ont pas été faites, qui ne
■:^;T'TT?^
174 l'athéisme
peuvent pas se faire, et à supposer qu'elles ont
démontré le bien fondé de son système. On est
tellement disposé à prêter aux monistes des affir-
mations a priorij même quand il ne les ont pas
émises, qu'ils ont bien le droit de relever chez leurs
adversaires des procédés de cet ordre; je crains
bien d'être obligé de croire qu'on est ordinaire-
ment moniste ou dualiste, par tempérament ou
par habitude, bien plus que par réflexion ou rai-
sonnement ; et il faut bien constater que la ten-
dance dualistique est infiniment plus répandue ;
aussi me demandé-je, en entreprenant cette défense
des idées monistes, si je ne lutte pas contre des
moulins à vent.
On a cru, il y a quelque temps, qu'une démons-
tration directe allait enfin être donnée de Tactivité
physico-chimique du cerveau qui petise. Enfermé
dans la boite crânienne, imperméable aux rayons
lumineux, le cerveau en activité aurait émis, disait-
on, des radiations capables de traverser le crâne,
des rayons N susceptibles d'être recueillis et étudiés
au dehors ; c'était une étape dans la voie de l'étude
scientifique de l'activité cérébrale; on prévoyait
le moyen de lire un jour dans la pensée d' autrui ;
du moins les monistes étaient-ils convaincus que,
si la découverte des savants de Nancy se vérifiait,
on pourrait arriver à imaginer un jour un phréno-
graphe qui serait à la pensée ce que le phono-
graphe est à la voix. Malheureusement il faut
■m'w-
DÉFENSE DU MONISME lî^
renoncer à cette séduisante perspective; de Tavis
de la plupart des physiciens, les rayons N ont véeiL
Je dis «malheureusement» au point de vue de la
solution du débat entre les monistes et les clu allâ-
tes, mais je ne pense pas que le plus cnnigé
moniste fût enchanté de prévoir qu'on pourrait
lire un jour dans son cerveau. Cependant, la
faillite des rayons N, si faillite il y a, indique
seulement qu'il faut chercher ailleurs» et ne fait
pas renoncer au monisme. Il est certaineniout
très difficile de mesurer ce qui se passe dans le
cerveau d'un homme qui pense, mais, de cc^ju'on
a échoué par une méthode, il ne s'ensuit paâ qsic
cette mesure soit impossible. Il me paialt, eu
tout cas, encore plus difficile aux dualistes de
prouver, comme l'affirme M. Armand Gautier, qu'il
ne se produit aucune modification matérielle dans
un cerveau qui pense, car nous savon :^, à tn'n
pouvoir douter^ que, là comme dans le reste dn norfis
de l'homme vivant, tout est en voie de transfor-
mation constante.
Et c'est précisément, me semble-t-il, ce qni doit
faire pencher vers le monisme tout esprit débar-
rassé d'idées préconçues, car il est certaitï que le
dualisme a pris naissance à une époque où H^iia-
rance des phénomènes de détail, la croyrmee i\u
repos absolu, devaient fatalement amonor à la
conception d'un g'ue/g'we cAosequi metttait en n^m
vementles masses inertes, tandis que le luonîsmi!
176 l'athéisme
est né des découvertes modernes sur le mouvement
universel. On n'a jamais vu un corps immobile se
mettre en mouvement sous l'action de quelque
chose d'immatériel, puisqu'on n'a jamais vu de
corps immobile. Même en dehors des substances
vivantes, où l'activité chimique est incessante, la
découverte du mouvement Brownien, par exemple,
empêche de croire au repos des substances mortes;
nous n'avons jamais vu commencer un mouvement;
nous avons vu seulement des mouvements se trans-
former et notre erreur est venue de ce que, se
transformant, ils pouvaient changer d'échelle;
d'invisibles et moléculaires^ ils pouvaient devenir
visibles et molaires ; d'où notre illusion d'un coip-
mencement absolu de mouvement.
§ 32. - CONTRADICTIONS DES DUALISTES
L'une des plus grandes difflcultés que l'on ren-
contre lorsqu'on veut discuter le dualisme, c'est
que les dualistes ne sont pas d'accord les uns avec
les autres ; je n'oserais pas affirmer d'ailleurs qu'il
y ait plusieurs monistes exactement du même
avis, mais le seul monisme que je puisse défendre
est celui que j'admets moi-même, et cela me sera
d'autant plus facile que de nombreux auteurs
m'ont fait l'honneur, en attaquant mes idées, de
de me considérer comme un champion du mo-
nisme actuel.
^^w
'T*V.v^i?;~ .V'*
DÉFENSE DU MONISME 177
Je relève, par exemple, une contradiclion l'on-
damentale entre l'opinion, citée plus haut, de
M. Armand Gautier, et celle d'un dualiste de Lrès
haute valeur, M. Duhem.
« Il n'y a donc pas eu, disait tout à rfjcure
M. A. Gautier, pour créer la pensée ou la dùlcr-
mination d'agir, détournement d'une parti u de
forces mécaniques ou chimiques, transformation
de l'énergie matérielle en énergie de raisonnement,
de délibération, de pensée. Ces actes, exclusivement
propres aux êtres doués de vie, n'ont pas d^ équi-
valent mécanique ».
Voici, d'autre part, ce que dit M. l>ylu?m*,
reprenant, pour la faire sienne, une p^nr^t^e de
Leibniz : « Bien loin d'imiter cette physique qui
croyait avoir donné une explication, alors qu'elle
avait seulement créé un nom, on devran à Timi-
lation de Descartes et de Huygens, poussur l'ana-
lyse des effets naturels jusqu'à ce qu'ils soient
réduits aux phénomènes les plus simples ; mais,
lorsqu'on sera parvenu à ces propriétés premifues
des corps, qui expliquent toutes les antres, on
trouvera qu'elles ne consistent pas smkmp.ni dûn%
t étendue, c'est-à-dire dans la grandeur, fffjurt: et
mouvement^ mais qu'il faut nécessairement y rvt'Ofi^
naître quelque chose qui ait du rapport aux thurji ri
qu'on appelle communément forme subsb/ulMllr^ un
1. P. DoHEM. Revue générale des Sciences, janvir^t^ lOO'ï,
pp. 71-72.
178 l'athéisme
force, comme dit Leibniz en maint endroit ».
Ainsi donc, pour M. Duhem qui veut ressusciter
la physique de la qualité, les diverses formes de
Tactivité physique, qui sont unies les unes aux
autres par des relations d'équivalence, contiennent
quelque chose qui « a du rapport aux âmes », tandis
que pour M. A. Gautier, les phénomènes de la
pensée, « propres aux êtres doués de vie, n'ont
pas d'équivalent mécanique ». Il est d'ailleurs
facile de* voir que M. Duhem, physicien qui se
cantonne dans la physique, est parfaitement moniste
au sens que j'ai défini plus haut, et serait amené,
s'il allait jusqu'au bout de sa pensée, à admettre
que « rien ne se passe qui soit connaissable à
l'homme, sans que se modifie quelque chose
qui est susceptible de mesure ». Au contraire,
M. A. Gautier, biologiste, est franchement dualiste
en admettant que les phénomènes de la pensée
n'ont pas d'équivalent mécanique et, quoique
connaissables à celui qui en est le siège, se produi-
sent par conséquent sans que se modifie quelque
chose qui soit susceptible de mesure. Ce sera
toujours dans la biologie que nous trouverons le
dualisme vrai, et cela est naturel, car il est né de
l'observation de la vie; toutes les entités stati-
ques, appelées forces^ et exploitées dans le domaine
de la physique, ne sont que des notions anthropo-
morphiques transportées hors du domaine de la
biologie où elles avaient pris naissance.
DÉFENSE DU MONISMB 179
J'ai longuement étudié ailleurs * ces prétendues
entités statiques que Ton appelle forces, et j'ai
montré qu'elles sont calquées sur Tactwité vitale
de rhomme; je n'y reviens donc pas ici» et je me
contente de rappeler que ces forces no se mani-
festent précisément à nous que par une modifi-
cation de quelque chose de mesurable. Voici, au
reste, comment je terminais dans ce précédent
travail l'étude de ce premier point fondamental du
dualisme.
« Rechercher s'il y a dualisme dans les phé-
nomènes vitaux, cela ,revient à savoir si, dans un
homme vivant, la pensée se produit sans corres-
pondre à une dépense d'énergie chimique ou autre ;
les dualistes le prétendent, mais comme ils n'ont
jamais vu une âme penser sans être logée dans un
corps, et que, d'autre part, le corps, pour rester
vivant, doit consommer des aliments, il ne me
semble pas que personne soit autorisé à dire que
l'homme pense sans dépenser. Pour ma part, quand
je pense, je me fatigue, et c'est là un phénomène
chimique*; je crois donc que la pensée correspond
à un phénomène chimique, et qu'il y a équivalence
entre de la pensée et du travail. Les daalistes le
nient, c'est leur affaire, mais ils n'ont pas le droit
de s'appuyer pour cela sur la physique de la qua-
lité ; car toutes les « qualités » de la nature phy-
1. Les Lois naturelles. Paris, F. Alcan.
2. Qui se manifeste môme par une modification des urines»
180 l'athéisme
sique sont reliées entre elles par des lois d'équiva-
'lence; on peut transformer de la chaleur en travail,
de Ténergie chimique en chaleur ou en électricité.
C'est donc un pur sophisme que de s'appuyer sur
ces pseudo-qualités scolastiques, connues dans la
nature inanimée, pour démontrer l'existence, dans
la nature vivante, d'une qualité scplastique vraie,
dont la propriété essentielle serait précisément de
n'être équivalente à aucune des premières... Je n'^i
jamais vu l'homme vivre sans manger ni penser
sans vivre, et je crois qu'il est indispensable d'être
vivant pour faire de la philosophie* ».
\ § 33. — MONISME ET DÉTERMINISME
Il peut paraître étrange que cette question du
monisme et du dualisme passionne si violemment
tous les hommes; mais cela se comprend aisément
quand on refléchi t au lien étroit qui unit au monisme
précédemment défini le déterminisme vital.
Toute la science humaine est basée sur la consta-
tation, vieille comme la vie, du déterminisme uni-
versel ; c'est grâce à ce déterminisme, que l'homme '
peut se proposer de découvrir les lois des phéno-
mènes naturels, c'est-à-dire d'établir des formules
qui, dans les mêmes conditions, se vérifient toujours
dans tous les phénomènes mesurables.
1. Les Lois naturelles ^ op. cit., pp. 258-259.
DÉFENSE DU MONISME 181
La constatation même, de ce déterminisme
amène la plu)part des hommes à imaginer une
entité immuable, qui, Tayant établi, le surveille
et le dirige ; c'est toujours la tendance dualistique
qui veut que les transformations des choses qui
changent soient dirigées par des êtres qui ne
changent pas, par des divinités statiques immua-
bles, éternelles. Ce qu'il y a de curieux dans cette
manière de voir, c'est que ces entités statiques
immuables ont été calquées par nos ancêtres sur
le modèle de l'homme qui, lui, change sans cesse;
les monistes n'ont pas à s'embarrasser de cette
théorie anthropomorphique ; il leur suffit de
constater le déterminisme sans vouloir lui assigner
une cause aussi mystérieuse que lui-même, et de
se dire, ce qui est le terme de toute connaissance
scientifique : « Les choses sont comme elles sont
et non autrement ».
Le déterminisme, admis par tout le monde dans
l'ordre des choses inanimées, ne Test plus quand
il s'agit de la vie ; le déterminisme est établi pour
toutes les modifications des choses mesurables,
mais les dualistes placent, dans les corps vivants,
des activités qui peuvent être connues de leur
propriétaire sans que se modifie rien qui soit
susceptible de mesure; pour ces activités là, il
est bien évident qu'il ne peut plus être question
de déterminisme, puisqu'elles échappent à tout
contrôle. Il est bien difficile à un moniste invétéré
16
182 l'athéishb
de parler de ces activités qu'il n'a jamais pu conce-
voir, sans dire des choses que les dualistes
trouveront absurdes ; je m'y résigne donc d avance,
et j'exprime du mieux que je peux la manière
dont je comprends la théorie dualiste. L'âme
inhérente au corps de l'homme vivant (et quoi que
puissent dire quelques dualistes, c'est sur le modèle
de l'âme prêtée aux hommes par nos ancêtres
qu'ont été imaginées toutes les entités statiques,
actives quoique immuables), l'âme est quelque
chose d'immuable, mais qui néanmoins a des fan-
taisies, des passions, etc., et le corps est à sa dis-
position pour que ses fantaisies non mesurables
puissent intervenir dans le monde des choses
mesurables. L'âme est au corps ce que le méca-
nicien est à la locomotive ; le mécanicien ne peut
pas locomotiver sans locomotive ; de même l'âme
ne peut pas hommer sans homme ; mais l'âme peut
amer sans homme, comme le mécanicien peut
hommer sans locomotive. Seulement, quand le
mécanicien agit en homme sans se servir de la
locomotive, il est l'objet de modifications mesu-
rables, tandis que Tâme que nous lui comparons
peut avoir toutes sortes de fantaisies sans que se
modifie rien qui soit susceptible de mesure, pourvu
qu'il ne lui vienne pas à l'idée de faire manœuvrer
le corps qu'elle dirige. La comparaison est donc
imparfaite et il n'en pourrrait être autrement, car
il est impossible de comparer à rien d'observable
Ç^T'^^-
DÉFBN8B DU MONISMB 183
l'âme des dualistes ; dans le cas du mécanicien qui
dirige la locomotive, les dualistes voient une âme
de mécanicien dirigeant à sa fantaisie un corps de
mécanicien et aussi la locomotive à laquelle est
attaché le mécanicien.
Cependant, si cette comparaison est imparfaite
à un certain point de vue, elle est bonne d'une
autre manière, car elle exprime bien congrûment
rindépendance de Tâme et du corps. Le mécani-
cien homme peut hommer sans se préoccuper de
sa locomotive et indépendamment d'elle ; il pour-
rait hommer de la même manière s'il était attaché
à un métier Jacquard, ou même s'il n'avait aucune
machine à sa disposition ; mais du moment qu'il
est attaché à une locomotive, il ne peut que loco-
motiver lorsqu'il lui prend idée d'actionner sa
machine. De même l'âme attachée au corps d'un
homme peut âmêr en toute liberté tant qu'elle n'a
pas fantaisie d'activer le corps qui lui est soumis;
mais, dès que cette fantaisie la prend, elle ne peut
qu'hommer au moyen d'un corps d'homme, et
encore d*un corps d'homme sain ; d'ailleurs le
mécanicien non plus ne pourrait locomotiver
qu'avec une locomotive en bon état. C'est de toutes
les fantaisies que se permet l'âme humaine, quand
elle ne se décide pas à hommer, que M. Armand
Gautier dit « qu'elles n'ont pas d'équivalent méca-
nique ». Du moment qu'elle se décide à activer le
corps, le corps se comporte comme une machine,
f, ^-ri
184 l'athéisme
à laquelle sont applicables les lois de la physique
et de la chimie, et c'est pour cela que nous croyons
que tout est déterminé dans Thomme, parce que
tout ce qui se passe en lui d'observable pour nous,
étranger, est soumis au déterminisme universel.
Voilà, me semble-t-il, la thèse des dualistes.
La machine humaine fonctionne suivant les lois
de la physique, de la chimie, de la physiologie,
mais la mise en train de ses divers rouages appar-
tient à Tâme, qui ne fait que ce qu'elle veut. Or, le
mécani&me de Thomme est infiniment plus com-
pliqué que celui de la locomotive ; il peut agir de
bien plus de façons ; Tàme a beaucoup plus de
robinets à ouvrir que le mécanicien, mais c'est
toujours elle qui ouvre les robinets. Et, par consé-
quent, un observateur étranger ne peut jamais
prévoir ce que fera un homme ; ^l peut seulement
affirmer que l'homme hommera^ mais il ne sait pas
quel mécanisme fonctionnel l'âme aura fantaisie
de choisir au moment où il observe. L'homme est
donc déterminé en tant que mécanisme, et ses
actes sont toujours des actes d'homme, mais il y
a en lui un principe d'action qui, indépendam-
ment de toute variation des choses mesurables,
choisit à sa t fantaisie les mises en train qu'il lui
plait.
Il ne sera évidemment pas facile de démontrer
directement que les mises en train du mécanisme
de l'homme ne sont pas indépendantes de toute
DÉFENSE DU MONISME 185
variation de choses mesurables, car la physiologtis
nous a appris le rôle du cerveau dans la vie hu-
maine, et nous ne savons pas encore observer
directement l'intérieur du cerveau d'un homine
vivant. C'est le phrénographe qui résoudra laques
tion, et nous n'y serons pas de si tôt. Cepeniîant,
sans avoir d'ores et déjà la prétention de lire dans
le cerveau des autres, nous pouvons nous rcruirrt
compte, par des expériences fort simples, rie la
non-indépendance des fantaisies de l'âme par rap-
port à l'état du corps.
Dans notre exemple de tout à l'heure, le méen-
nicien. était parfaitement indépendant de la loco-
motive qu'il était chargé de mettre en train ; il ne
pouvait, il est vrai, que locomotiver au moyen de
sa locomotive, mais du moment qu'il se contentait
d'hommer il avait le moyen de le faire en toiito
liberté, quel que fût d'ailleurs l'état de sa locomo-
tive ; la machine avait-elle une bielle cassée, un
cylindre crevé? manquait-elle d'eau? cela n'em-
pêchait pas le mécanicien de fumer une pipe ou
de boire un coup. Au contraire, l'observation la
plus élémentaire prouve que cette activité de Tàme,
laquelle, au dire de M. A. Gautier, n*a pas d^éqm-
valent mécanique^ est sérieusement impressionnée
par les modifications du corps qu'elle dirige. Je
ne parle pas, naturellement, des cas où cette actî-
.vilé viendrait à se manifester au moyen de mou-
vements du corps ; le désordre de ces mouvements;
186 l'âthâishb
dans le cas de maladies, pourrait être imputé uni-
quement au mécanisme faussé, et non à la pensée
indépendante qui le dirige ; de même un mécani-
cien bien portant serait incapable de locomotiver
convenablement au moyen d'une locomotive qui
aurait le cylindre crevé ou manquerait d'eau ; je
parle seulement de la pensée qui ne se manifeste
par aucune activité mesurable, des réflexions
sublimes sur Texistence de Dieu ou sur l'instabilité
des choses humaines par exemple ; et je prétends
qu'un homme qui a bu trop d'absinthe ne pensera
pas, à ce sujet, de la même manière qu'il l'eût fait
à jeun. C'est, me dira-t-on, que ses organes des
sens, troublés par l'ivresse, lui apportent, sur ce
qui se passe dans le monde ambiant, des docu-
ments inexacts. Je demanderai alors qu'on veuille
bien choisir, s'il y en a, un ordre de pensées qui
soit indépendant des documents apportés par les
organes des sens aux centres nerveux.
Si mon partenaire m'en signale, je lui deman-
derai de vouloir bien se griser et remarquer ensuite
par lui-même que ses pensées sont modifiées, même
dans cet ordre très particulier de questions.
S'il me déclare au contraire qu'il n'en trouve pas,
je constaterai avec satisfaction qu'il est du même
avis que moi, et qu'il n'est pas besoin d'expérience
pour le convaincre du point fondamental du mo-
nisme, savoir, que les pensées de l'homme ne sont
pas indépendantes de modifications apportées à
DÉFENSE DU MONISME 137
des choses qui sont susceptibles de mesure. Il mo
sera facile alors de lui faire admettre, contraire-
ment à l'affirmation de M. Armand Gautier, que
les pensées de Thomme sont liées à des variaLians
dans l'état matériel de son corps, que ces pensées
sont, pour employer une expression mauvaise,
mais courante, le reflet intérieur des variaiions de
sa substance vivante, ou, en d'autres termes, qu'il
y a deux manières de connaître ce qui se passe dans
un individu vivant: Tune, objective, et, dans l*(5tal
actuel de la science, inapplicable à Thomnie parée
que les phénomènes mesurables qui se passent
dans son cerveau sont trop difficiles à mesurer,
Tautre, subjective et très facile à employer, mais
accessible seulement à celui qui est à la fois obser-
vateur et observé.
Si Ton réussissait 4 doser exactement, avec leur
caractère chimique, leur état physique et leurs
particularités topographiques, toutes leavanalions
qui se produisent à un moment donné dans la
substance d'un homme, on aurait donc, dans cette
série de nombres, V équivalent des pensées que cet
homme a eues au même instant, la traduction de
ses pensées dans un langage tel, qu'il n'exi^^te pas
encore de dictionnaire permettant de passer du
langage humain à ce langage scientifique. Mais
avant Tinvention du phonographe, quel savant
aurait su lire sur le cylindre d'un appanil enre-
gistreur les hiéroglyphes constituant rinsL*ription
188 l'athéisme
(Je la phrase la plus simple ? Avant le phonographe
on aurait pu soutenir que la voix n'est pas repré-
sentée dans le mouvement ondulatoire de Tair;
c*eût été difficile à soutenir, mais la preuve directe
du contraire n'eût pas été facile non plus. De même,
tant qu'on aura pas imaginé le pkrénographe, on
ne pourra pas donner la démonstration directe du
lien qui unit la pensée aux variations mesurables
du cerveau, mais il sera néanmoins difficile de
nier ce lien, ainsi que je Tai montré tout à l'heure,
comme il était difficile, avant le phonographe et
après toutes les conquêtes de l'acoustique, de sou-
tenir que le son n'était pas la traduction en lan-
gage auditif des mouvements vibratoires que les
savants étudiaient et mesuraient dans Tair, par
d'autres moyens et dans un autre langage*.
§ 34. - LE MONISME NIE LA LIBERTÉ ABSOLUE
Les considérations précédentes amènent le mo-
niste à considérer qu'il n'y a pas, dans l'homme
vivant, une entité directrice indépendante de son
mécanisme corporel, mais que les pensées, la
détermination d'agir, sont liées à des modifications
de la substance de l'individu; il n'y a pas de
mécanicien indépendant de la locomotive humaine
la locomotive humaine est, à elle-même, son propre
1. Voy. Les lots nalm^lles, op. cit. y cliap. xix.
mwf^^^'^
\
DÉFENSE DU MONISME 189
mécanicien; c'est Tétat particulier d'un certain
ensemble de tissus, la série des variations produites
dans une partie du corps, qui dirige, met en train
ou suspend, suivant les cas, l'activité de tous les
organes de Thomme vivant ; et cet état particulier,
cette série de variations est elle-même la consé-
quence de réactions physiques et chimiques, qui se
produisent entre le corps et le milieu ambiant* ou
dans rintérieur du corps, et qui, comme toutes les
actions physiques ou chimiques, sont soumises
au déterminisme universel. Voilà la conclusion
fatale qui s'impose à tout esprit logique, et cette
conclusion suffit à écarter du monisme la plupart
de ceux qui en entendent parler.
C'est la question de la liberté individuelle.
Pour un dualiste croyant à une entité directrice
indépendante du corps, la liberté absolue de l'indi-
vidu ne fait aucun doute I Le corps étant sain,
l'entité directrice indépendante peut, quant elle
veut, actionner le rouage qui lui plaît, choisir à
sa fantaisie, parmi les fonctionnements de l'orga-
nisme, celui qu'elle veut mettre en train; elle n'est
limitée dans son choix que par la limitation du
mécanisme humain lui-même, mécanisme qui,
pour être admirablement varié, n'est pas cependant
infiniment malléable; en d'autres termes, cette
1. Nous verrons plus loin combien il est important de mettre
en évidence que tout ce qui se passe dans le corps dépend de
deux facteurs, le corps et le milieu.
190 L'ATHéiSMB
entité directrice peut hommer comme il lui plaît,
mais ne peut qn^hommer.
Pour un moniste au contraire, les raisonnements
et les déterminations d'agir qui se manifestent
dans la mentalité d'un homme, ne sont que le
reflet intérieur de mouvements physico-chimiques
du cerveau, mouvements qui sont soumis au déter-
minisme universel ; en d'autres termes, quelqu'un
qui saurait, au moyen du phrénoscope^ lire pendant
un certain temps tout ce qui se passe dans la
substance! cérébrale d'un homme, saurait, par là
même, tout ce que cet homme aurait pensé^ senti,
VOULU, dans cet intervalle ; les volitions de Tindividu
seraient donc soumises au déterminisme le plus
rigoureux, puisqu'elles ne seraient que le reflet
intérieur des mouvements physico-chimiques qui
se produisent dans la partie directrice de la
machine humaine. Par conséquent, un moniste
convaincu, doit considérer comme impossible qu'un
homme ait voulu à un moment donné autre chose
que ce qu'il a voulu précisément à ce moment. La
volonté de l'homme n'est donc pas libre, au sens
absolu que lui attribuent les dualistes.
C'est sur ce point que porte tout le débat.
Il y a deux raisons pour que, présenté de cette
façon, le problème ne puisse pas être résolu :
D'abord, et c'est là encore un mystère au sujet
duquel les métaphysiciens peuvent se livrer indé-
flniment à des méditations sublimes, ce qui est
DÉFENSE DU MONISME 191
passé est passé': le temps coule, disent les poètes,
comme un fleuve qui ne peut remonter à sa sou ice ;
et par conséquent, il est impossible de faire une
expérience pour savoir si un homme qui a pensé
ou voulu une chose à un moment donné, aurait pu
vouloir ou penser au^re chose, à ce même moment.
Les dualistes sont convaincus qu'il l'eût pu; les
monistes doivent croire le contraire; aucune expé-
rience ne peut trancher la question; ce qui est
passé est passé, et nous n'y pouvons rien. Cette
affirmation me fait penser à la belle action d'un
pauvre curé breton que j'ai connu dans mon
enfance; ce curé avait du génie sans s'en douler^
il avait inventé la psychothérapie et il a hûi un
miracle. Une pauvre femme très scrupuleuse avait,
quelque dix ans auparavant, commis une vilaine
action qu'elle continuait à se reprocher, au point
que les macérations qu'elle s'imposait menaçaient
d'altérer gravement sa santé ; le bon curé ne savait
comment consoler sa pénitente; un beau Jour il
eut une idée merveilleuse; la vilaine action que
se reprochait la malheureuse n'avait laissé nulle
part aucune trace, si ce n'est que dans le cerveau
malade de cette exaltée.
« Ma sœur, lui dit-il un jour, vos jeûnes et vos
prières ont enfin gagné votre cause près du Tout-
Puissant; il a effacé du livre des jours la pa^^i que
vous aviez salie; ce que vous vous êtes tant repioclié
depuis dix ans n'a pas eu lieu. »
192 l'athéisme
Et la bonne femme fut guérie; elle était d'une
nature simple, et je ne crois pas qu'un moniste,
niéme facile à convaincre, admette une intervention
miraculeuse de cet ordre dans une expérience sur
la liberté absolue des volitions.
La seconde raison pour laquelle le débat sur la
liberté absolue de la volonté humaine me paraît
devoir s'éterniser, c'est que \e mot /iéer/^ lui-même
est emprunté à l'observation de l'homme et des
animaux; la spontanéité apparente des mouvements
lies êtres vivants a été, pour les observateurs gros-
siers qu'étaient nos ancêtres, la première caracté-
ristique de la vie! être libre, c'était être comme
un homme ou comme un cheval, par opposition
avec une pierre ou un cours d'eau ; il n'y a pas
d'autre définition possible de la liberté puisque,
en dehors des êtres vivants, il n'y a aucun exemple
dans la nature, qui puisse faire croire à une faillite
dïï déterminisme. Mais alors, il est évident que si
cette notion de liberté est empruntée à l'observa-
Uon de l'homme, si elle vient de ce que chacun
de nous sent en lui-même, rien ne paraîtra plus
ridicule que la négation de la liberté de l'homme,
à moins qu'il ne soit prouvé que l'on a déformé la
notion empruntée à l'homme, ou qu'on lui a donné
une extension illégitime; c'est précisément ce que
prétendent les monistes. Le moniste le plus
convaincu ne niera jamais qu'il agisse, à un
moment donné, pour des raisons qui sont en lui.
DÉFENSE DU MONISME 193
Je viens de recevoir d'Amérique une brochure
que je n'ai pas encore eu lé temps de lire, et qui
est intitulée : The freedom of Ihe willy a study in
matérialisme. La dédicace de cet opuscule m'a
violemment intéressé; elle commence par ces
mots : « AM. X., dont toute la vie est un exemple
de volonté libre ». Il faut que le problème de la
liberté absolue soit bien mal posé pour que les
auteurs songent encore à en chercher une solution
dans l'exemple fourni par la vie d'un héros de
Plutarque ou de tout autre individu. Chacun sait
que les organismes humains diffèrent quantitati-
vement les uns des autres et que le mécanisme
appelé volonté est plus ou moins développé chez
nos congénères; ce mécanisme, dans lequel se
transforment en déterminations d'agir les impul-
sions venues du dehors, est tout à fait différent
chez un impulsif, chez un aboulique ou chez le
cardinal de Richelieu; la seule question est de
savoir si c'est un mécanisme comparable aux
autres mécanismes connus, en ce sens que rien
ne s'y passe sans que se modifie quelque chose qui
est susceptible de mesure. Les monistes le pré-
tendent; les dualistes le nient, mais l'observation
du caractère le plus entier, le plus volontaire, le
plus intraitable, ne fera pas faire un pas à la ques'
tion.
1. Bï Alexander Petronkbvigh, Ph. D.
17
194 L* ATHÉISME
J'avais écrit le principe de Tlnertie en épigraphe
d'un petit volume, Le déterminisme biologique et
la personnalité conscientey ce qui était une manière
d'affirmer la tendance monistique de l'ouvrage. La
Revue des questions scientifiques de Louvain me l'a
reproché en ces termes * : « Le principe d'inertie
reçoit ici, il faut en convenir, une singulière
application. Jusqu'ici il n'avait paru applicable
qu'au monde inorganique; et, s'il y avait à l'uti-
liser en matière de physiologie, il semble que la
conséquence qui en découlerait logiquement, c'est
que les êtres vivants sont mus par quelque chose
autre que les agents purement matériels, puisque
ceux-ci ne peuvent se mouvoir par eux-mêmes i.
C'est bien là, ft'est-il pas vrai, l'affirmation de ce
que je disais tout à l'heure, que la notion de
liberté est empruntée à l'observation des animaux,
de même que la notion d'inertie est empruntée à
l'observation des pierres, et les monistes préten-
dent seulement que nos ancêtres ont eu tort d'éta-
blir entre ces deux notions d'origine expérimentale
une différence essentielle. Le critique de la Revue
de Louvain ne niera sûrement pas, ce que tous les
physiologistes ont établi péremptoirement, c'est
que l'animal vivant n'existe pas par lui-même;
l'homme lui-même, le plus intéressant de tous, le
plus convaincu de sa liberté absolue, n'est, au
1. Numéro du 20 avrU 1897, p. 455.
DÉFENSE DU MONISME 195
point de vue objectif que le résultat d'une réaction
constante entre les agents qui constituent son
corps et les agents qui constituent le milieu
ambiant; la vie est le résultat d'une lutte de deux
facteurs * ; elle ne saurait donc être considérée
comme résidant dans un seul de ces facteurs.
Montrez-moi un homme qui marche, qui parle, ou
qui homme d'une manière quelconque, sans atmo-
sphère, sans lumière, sans chaleur, sans nourri-
ture, etc., et j'admettrai que cet homme fait tout
cela par lui-même; mais s'il lui faut, pour faire
tout cela, de la chaleur, par exemple, je vous
répondrai que, sous l'influence de la chaleur, l'eau
aussi entre spontanément en mouvement au point
d'actionner une locomotive; elle est néanmoins
soumise au principe de l'Inertie.
La véritable définition de la liberté animale me
semble résider en ceci que, contre certains agents
extérieurs (je dis certains agents, car l'homme le
plus volontaire serait entraîné fatalement dans un
courant d'eau aussi violent que la chute du Nia-
gara), contre certains agents extérieurs, l'animal
vivant agit, suivant sa nature, pour des raisons qui
sont en lui, et qui, ajouterai-je, sont, dans l'état
actuel de la science, connues de lui seul.
Cette définition est valable, que « les rai-
sons qui sont dans l'animal » soient des raisons de
1. Voy. La Lutte universelle. Paris, Flammarion, 1906.
196 l'athéismb
mécanisme comme le prétendent les monistes, ou
des raisons indépendantes de toute quantité mesu-
rable comme le veulent les dualistes. Et par consé-
quent si Ton admet cette définition de la liberté,
la question du libre arbitre n'a rienà voir avec les
théories monistes ou dualistes ; elle entre dans le
même cadre que toutes les autres propriétés
humaines ; les monistes et les dualistes n*ont pas
à se demander si Thomme est libre de cette liberté
ainsi définie, mais seulement si Thomme peut ou
ne peut pas être libre, sans que se modifie quelque
chose qui est susceptible de mesure. Être libre
n'est pas Texpression d'un état statique, mais d'une
activité analogue à toutes celles que nous réunis-
sons dans le vocable hommer; seulement la forme
de celte expression qui comprend le verbe être
conduit à des erreurs d'appréciation, et fait penser
à une propriété analogue à celle, d'être brun ou
blond. Il vaudrait mieux ne pas dire « être libre »
et remplacer cette manière de parler par « agir
librement» ou «hommer librement», c'est-à-dire
agir suivant notre nature pour des raisons qui sont
en nous ; le mot liberté équivaut alors h celui de
santé*.
Le second point de la définition de la liberté
1. Seulement pour les dualistes, cette sanié n'est relative
qu'au mécanisme qui manifeste extérieurement les volitions de
rindividu, tandis que pour les monistes elle concerne en outre
le mécanisme où s'élaborent les volitions.
"^'WÎT'-f,V'"; '
DÉFENSE DU MONISME 197
animale doit, au contraire, être envisagé de ma-
nières différentes suivant qu'on est moniste ou
dualiste ; j'ai dit que Tèlre agit pour des raisons
qui sont en lui « et qui sont, dans Tétat actuel de
la science, connues de lui seul ».
Évidemment, pour les dualistes, ces raisons
« n'ayant pas d'équivalent mécanique », ne corres-
pondant à aucune modification de quelque chose
de mesurable, ne sauraient en aucune manière être
étudiées, connues, par un observateur étranger; il
n'y aurait pas lieu d'ajouter : « dans l'état actuel
de la science », à cette partie de la définition.
Au contraire, si, comme les monistes le croient,
les raisons qui font agir l'animal sont liées à des
modifications d'éléments mesurables, il n'est pas.
insensé, quelque difficile que nous paraisse aujour-
d'hui l'étude directe du cerveau humain, d'admettre
qu'une découverte imprévue nous permettra un
jour cette étude directe, au moyen d'un phréno-
graphe ou phrénoscope. C'est dans l'appréciation
de la possibilité scientifique de la construction de
cet appareil peu souhaitable, que l'on peut résumer
le plus facilement le différend entre les monistes et
les dualistes ; pour les premiers cet appareil est
sûrement possible, pour les seconds, il est sûre-
ment impossible.
L'idée du phrénographe hypothétique dont je
viens de parler uous conduit à un autre aspect
très intéressant de la lutte entre les monistes et les
17.
198 l'atbéisvb
dualistes. Nous devons bien remarquer, en effet,
que^ même si le phrénographe était inventé, Tob-
servateur qui s'en servirait ne connaîtrait pas les
états d'âme de l'individu phrénographié^ pas plus
que le physicien qui regarde avec ses yeux la ligne
sinueuse du cylindre du phonographe n'entend le
morceau de musique qui a tracé cette ligne
sinueuse ; c'est la réversibilité admirable du phono-
graphe qui prouve directement la relation établie
entre l'air de musique et la ligne sinueuse ; tous
deux sont en effet des phénomènes mesurables liés
à un même mouvement vibratoire de l'air; mais,
Vair de musique, c'est ce mouvement vibratoire
mesuré directement par l'oreille humaine, tandis
que la ligne sinueuse du cylindre c'est ce mouve-
ment vibratoire de l'air, mesuré indirectement par
rœil au moyen du cylindre enregistreur. Un sourd
qi3i posséderait un phonographe pourrait connaître
enlièrement VIphigénie de Gluck, sans soupçonner
Ltnu seule de ses beautés ; mais il saurait la recon-
iKiiLre partout et toujours, constater les imperfec-
lions d'une exécution de ce chef-d'œuvre, en la
suivant sur un cylindre enregistreur, au moyen de
ses yeux. Autrement dit, un sourd qui posséderait
un phonographe serait dans la situation où se
trouvait un physicien devant un cylindre enregis-
treur impressionné par un air de musique, avant
rinvention du phonographe; car on a connu le
moyen d'enregistrer les vibrations de l'air, avant
DÉFENSE DU MONISME 199
de songer à un appareil réversible permettant de
lire ensuite directement, par les oreilles, ce qui
était inscrit sur le cylindre. Cela n'empêchait pas
d'ailleurs que les savants qui faisaient de Tacous-
tique connussent, jusque dans leurs plus petits
détails, tous les éléments mesurables des mouve-
ments vibratoires que les hommes pourvus d'oreilles
appellent sonores. Il est même probable que, si les
hommes avaient été dépourvus d'oreilles, ils au-
raient étudié tout de même les mouvetaent sonores,
comme ils ont étudié toutes les vibrations de l'éther
qui ne sont pas visibles à leurs yeux, les oscilla-
tions de Hertz, les rayons ultra-violets, etc.
Toutes ces considérations, un peu longues, n'ont
d'autre but que d'arriver à cette définition: le son
est un épiphénomène des mouvements vibratoires
que l'on appelle sonores; il n'existe pas pour les
sourds qui peuvent néanmoins étudier pleinement
tous les mouvements sonores se propageant en
dehors d'eux (je souligne ceci, car évidemment, les
phénomènes mesurables peuvent être différents
dans l'oreille d'un sourd et dans l'oreille d'un
homme normal). Un sourd ayant étudié, par les
yeux, les phénomènes sonores, et ayant constaté
leur déterminisme rigoureux, sera peut-être étonné
81 on lui dit que ces phénomènes sonores ont des
qualités qu'il ne soupçonne pas, et. qui remplissent
de joie quelques-uns de ses congénères ; fort de
son étude scientifique des mouvements vibratoires,
200 L'ATnéiSMB
il affirmera, avec raison, que ces qualités, ignorées
des sourds, ne jouent aucun rôle dans Tenchaîne-
ment des phénomènes acoustiques ; les lois sont
les mêmes pour la propagation des ondes de Tair,
soit qu'elles soient sonores (c'est-à-dire qu'elles se
produisent en présence d'hommes pourvus d'ouïe),
soit qu'elles ne le soient pas (c'est-à-dire qu'elles
se produisent en présence de sourds). Nous dirons
donc que le son est un épiphénomène des mouve-
ments vibratoires de l'air, et nous devons être assez
humbles pour penser qu'ils se seraient propagés
suivant les mêmes lois, s'il n'y avait eu personne
pour les entendre.
Eh I bien, pour un observateur au phrénographe
(c'est déjà assez demander à la science que d'arriver
à inscrire, sur un appareil, des traces correspon-
dant aux mouvements qui s'accompagnent de
pensée dans le cerveau humain ; nous n'irons pas
pour le moment jusqu'à supposer que le phréno-
graphe a un fonctionnement réversible comme le
phonographe), pour un observateur au phréno-
graphe, dis-je, il n'y aura aucune raison de croire
que l'homme observé dans l'appareil est au cou-
rant, dans son for intérieur, des mouvements qui
ont été enregistrés sur le cylindre ; qu'il y ait, ou
qu'il n'y ait pas de conscience inhérente aux phé-
nomènes mesurables qui ont été enregistrés sur le
phrénographe, l'observateur soucieux seulement
d'élablir le déterminisme des choses, n'aura pas à
DÉFENSE DU MONISME 201
s'en préoccuper. La conscience de Tindividu observé
sera donc, pour l'observateur, un épiphénomène
lié aux pl|énomènes mesurables qu'il a enre-
gistrés, comme, tout à l'heure, le son était un
épiphénomène pour le sourd qui faisait de l'acous-
tique.
Or, pour les monistes, rien ne se passe dans
l'homme sans que se modifie quelque chose qui
est susceptible de mesure ; donc, pour un moniste,
les épiphénomènes de conscience sont indifférents
à l'histoire objective du monde ; cette théorie de
la conscience épiphénomène, théorie qui est insé-
parable du monisme, a été si violemment attaquée
et si souvent tournée en ridicule S qu'il était néces-
saire d'en donner une idée très nette avant d'en
entreprendre l'étude.
1. En même temps que les épreuves de ce chapitre, je reçois
précisément une lettre anonyme, portant le timbre de la Glia-
rente-Inférieure, et dans laquelle un correspondant inconnu me
reproche d'adhérer à cette théorie : « Le moniste épiphénomé-
niste est un moniste qui n'a pas appris à penser... monistique-
ment », dit mon mystérieux conseiller. Il s'étonne qu'avec
Maudsley et Huxley, je distingue voîV, de savoir qu'on voit.
Évidemment, je ne pourrai jamais démontrer que, si la matière
possédait toutes ses propriétés actuelles, hormis la propriété
de conscience, tout se passerait comme aujourd'hui, — puisque,
aussi bien, la matière est consciente. Mais, il m'avait semblé
que cette manière de parler était très claire ! Je vois qu'il n'en
est rien, et je me demande si je n'ai pas, vis-à-vis de la
conscience épiphénomène, une position aussi regrettable —
mais aussi irréductible, — que les croyants vis-à-vis des
preuves de l'existence de Dieu.
CHAPITRE Vm
Quelques objections au monisme.
§ 35. — LA CONSCIENCE ÉPIPHÉNOMÉNE
En moniste convaincu, j'ai naturellement défendu
dans plusieurs ouvrages* la théorie de la cons-
cience épiphénomène, que je n'avais d'ailleurs pas
inventée*; j'ai dû Fexposer d'une manière défec-
tueuse, car les critiques qui l'ont attaquée ne l'ont
pas comprise; la façon dont je viens de l'expli-
quer par une comparaison avec un sourd qui ferait
de l'acoustique ne me paraît laisser prise à aucune
ambiguïté; je ne dis pas que ma comparaison
aura convaincu quelqu'un ; au contraire, je crois
que les dualistes qui méritent ce nom repousse-
ront ce système essentiellement moniste, avec
d'autant plus de vigueur qu'ils le comprendront
1. Le Déterminisme biologique; VIndividualité et l'erreur indt-
vidualiste, Paris^ Âlcan.
2. Elle est de Maudsley et a été adoptée par Huxley.
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 203
mieux; du moins le combattront-ils en connais-
sance de cause, et non avec des arguments comme
ceux que je relève une fois de plus dans le ïivrc
de mon regretté ami Hannequin* :
« La thèse du physiologiste conséquent avec ses
principes n'est pas douteuse : il ne peut pas
admettre, un seul instant, des impressions étant
données dans un mécanisme également donné,
l'indétermination de la résultante motrice qui
suivra. Quel que soit donc Vétat de conscience pro-
voqué dans Vintervalle^ la résultante est dïavanco
mécaniquement, mathématiquement déterminée.
Or, cela n'est-il pas manifestement faux? »
Et plus loin :
« Prétendre que la douleur des coups de bâton
n'est pour rien dans l'effroi ou dans la fuite du
chien, que l'amour de la mère pour ses petits u'est
pas la vraie raison qui lui fait braver les plus
grands dangers, est une simple absurdités.
Je suis tout à fait de l'avis de Hannequin relati-
vement à cette dernière affirmation et je suis cer-
tain que tous les monistes pensent comme Inî;
maïs il n'en est plus de même relativement à la
première citation ; elle prouve seulement que
rexcfillent philosophe n'avait pas compris la
théorie de la conscience épiphénomène, et cela
prouve sûrement que cette théorie était exposée
1. Introduction à V étude de ta psychologie, pp. 43-44.
204 l'athéisme
d'une manière vicieuse. Les états de conscience
sont la traduction, dans le langage subjectif
propre à celui qui en est le siège, des modifications
mesuriables que l'observateur étranger étudierait au
moyen du phrénographe hypothétique de tout à
rheure. L'observateur étranger, lisant au phréno-
graphe, ne lirait pas : « douleur des coups de bâton »,
« amour maternel » ; il verrait seulement des hiéro-
glyphes mesurables conduisant à d'autres hiéro-
glyphes qui représenteraient, dans le premier cas, la
mise en train d'un mouvement de fuite, dans le
second cas, la mise en train d'un mouvement de dé-
fense, et tout cela lui paraîtrait soumis au détermi-
nisme le plus parfait, sans qu'il eût aucun moyen de
savoir si Tanimal étudié est au courant, d'une ma-
nière ou d'une autre, de ce qui se passe en lui. La
conscience de ces mouvements cérébraux chez
l'animal observé serait aussi inconnue de l'obser-
vateur au phrénographe, que la sonorité des vibra-
tions l'est du sourd qui fait de l'acoustique. Mais
si Ton apprend au sourd que des hommes plus
privilégiés peuvent lire directement, au moyen de
leurs oreilles, le mouvement vibratoire qu'il lit
indirectement au moyen de ses yeux, il n'aura
jamais l'idée de prétendre que la ligne sinueuse
du cylindre enregistreur « est mécaniquement,
mathématiquement déterminée, quels que soient
les sons correspondants qu'entendent les hommes
pourvus d'oreilles ».
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 205
L'influx nerveux résultant d'une impression
donnée se répartit dans le cerveau suivant Tétat
du cerveau au moment considéré*, et produit dans
les divers points de ce viscère des modifications
mesurables qui, dans Thypothèse du phrénographc
réalisé, peuvent se lire de deux manières : Tune
réservée au propriétaire du cerveau et qui est le
langage subjectif des états de conscience, l'autre
qui est à la portée de tout individu capable de
lire un phrénographe. Mais il n'y a là que deux
traductions différentes des mêmes mouvements,'
des mêmes modifications mesurables: il suffirait
de savoir établir un dictionnaire pour passer de
Tune des langues à Tautre ; dans tous les cas, le
fait de la lecture consciente de son propre cerveau
par V observé échapperait à* l'observateur du phré-
nographe, serait pour lui un épiphénomène sans
intérêt, au point de vue de son étude objective des
phénomènes; il faut le répéter une fois de plus,
puisque les dualistes semblent toujours ne pas com-
prendre notre thèse ; ce qui est sans intérêt pour
l'observateur objectif, ce n'est pas ce que lit
l'observé dans son jiropre cerveau, mais seulement
le fait qu'il lit dans sa conscience quelque chose
de précisément équivalent à ce qu'observe objec-
tivement le lecteur du phrénographe.
1. Et cet état change sans cesse^ comme nous le constatons
dans notre langage subjectif, par la mobilité de nos pensées,
comme le constatent également les observateurs étrangers qui
étudient objectivement les phénomènes vitaux.
18
206 l'athéisme
Nous pouvons maintenant renoncer à Thypothèse
du phrénographe réalisé; il nous a servi seule-
ment à expliquer sans ambiguïté la théorie de la
conscience épiphénomène ; il est évident désor-
mais, me semble-t-il, pour quiconque s'est donné
la peine de suivre ces raisonnements plutôt
ennuyeux, que la théorie de la conscience épiphé-
nomène est identique à la définition du monisme
dont elle n'est qu'un exposé dififérent; elle se
borne à prétendre que rien ne se passe dans la
pensée humaine sans que se modifie parallèlement
quelque chose qui est susceptible de mesure, qui,
en d'autres termes, est observable au phréno-
graphe^
§ 36. — MATIÈRE ET PENSÉE
Indépendamment de la ruine de la liberté
absolue, le monisme ou, ce qui revient au même,
la théorie de la conscience épiphénomène, pré-
sente encore une autre conséquence que les
hommes habitués au dualisme ne se résigneront pas
facilement à accepter. Puisque, chez chacun de
nous, les mouvements de notre substance céré-
brale sont conscients, puisque certaines modifica-
tions mesurables représentent, pour celui qui en
est le siège, celle-ci une pensée, celle-là une souf-
france, celle-là encore une détermination d'agir, il
faut admettre que notre substance cérébrale est
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 207
douée de conscience, que ses éléments constitutifs
sont doués des éléments de la conscience, et que
la mentalité humaine s'édifie, au moyen de ces
éléments de conscience, en môme temps et de
même que s'édifie le cerveau de Thomme au
moyen des éléments mesurables correspondants.
Autrement dit, de même que la vie de Thomme,
phénomène d'ensemble, est la synthèse d'un grand
nombre de phénomènes élémentaires que nous
pouvons étudier séparément, de même, la pensée
de l'homme, épiphénomène d'ensemble, serait la
synthèse d'un grand nombre d'épiphénomènes
élémentaires que nous ne pouvons pas étudier
objectivement.
Mais les éléments dont est construit le cerveau
de rhomme sont les éléments ordinaires de la
chimie, le carbone, l'azote, l'oxygène, l'hydro-
gène, etc. ; il faut donc admettre, si Ton veut aller
jusqu'au bout de la théorie moniste, que les élé-
ments des substances brutes ont leur conscience
élémentaire. Pour ma part, je ne vois aucun incon-
vénient à admettre cela, puisque j'y suis conduit
logiquement, et je l'admettrai jusqu'à ce qu'on
m'ait montré une erreur dans mes raisonnements
ou qu'on m'ait enseigné un système meilleur;
mais les dualistes poussent les hauts cris 1 Autant
il leur est facile d'admettre que l'univers est
peuplé de consciences, pourvu que ces consciences
ne soient inhérentes à rien de mesurable, autant
208 L*ATHélSMB
ils répugnent à croire que des éléments de cons-
cience dont la synthèse constitue la pensée humaine
peuvent être inhérents à des éléments mesurables
dont la synthèse constitue le corps humain. Et
cependant, sauf ceux qui sont spirites, aucun dua-
liste n'a la prétention d'avoir connu dans le monde
une conscience qui existât sans être liée à un
corps; Thomme le plus génial n'en a pas moins
un corps, une guenille matérielle appréciable, et
il ne manifeste son génie que grâce à sa guenille.
Je ne puis pas savoir directement si le charbon
contient les éléments de la pensée ; je ne suis pas
dedans, comme on dit vulgairement; la seule ma-
tière que je puisse connaître au point de vue sub-
jectif, parce que je suis dedans, c'est celle qui
constitue mon corps: et je constate que celle-là
est consciente ; c'est même pour cela que je puis
le constater ; la seule observation qui me soit pos-
sible au sujet de l'hypothèse dont je m'occupe
actuellement est donc favorable à cette hypothèse;
je ne dirai pas qu'elle la démontre; les dualistes
font en efTet, chacun sur soi,^ la même observation,
et ils restent dualistes ; mais si elle ne la démontre
pas, elle ne l'infirme en aucune manière; écoutez
cependant ce qu'écrit un dualiste « au nom de
l'observation et de la raison* ».
1. Abbé Ghanvillard. Revue du Clergé français. J'ai déjà
répondu à ces assertions dans Les Limites du connaissable.
Paris, Alcan.
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 209
« Votre système vous contraint d'affirmer que
la matière doit produire la pensée, l'observation
scientifique nous contraint d'affirmer(?) que la
matière est incapable de produire la pensée. Nous
savons en effet ce que c'est que la matière (?) et
nous savons aussi ce que c'est que la pensée (?) ;
Tobservation externe nous renseigtie sur le premier
point et l'observation psychologique sur le second.
La matière nous apparaît étendue, pondérable et
divisible; on peut la mesurer et elle est localisée
dans le temps et dans l'espace. La pensée n'est ni
pondérable, ni étendue, ni divisible ; elle exclut le
mouvement et la mesure*. Quelles seraient les
dimensions d'une pensée, la force mécanique d'une
volition, le côté droit d'un désir? Il serait aisé de
développer dans le détail ces caractères absolument
irréductibles de la pensée et de la matière tels que
l'observation nous les fournit. Cela a été fait cent
fois. Je me contenterai de conclure : entre la
pensée et la matière la différence ne saurait être
plus grande; elle se présente soùs forme de contra-
diction. Voilà ce que l'observation nous révèle (?).
Vous dites, au nom d'une thèse que, gratuite-
ment, vous supposez démontrée : la matière peut
contenir les éléments de la pensée; au nom de
Vobservation et de la raison^ je vous réponds : la
1. Mais les monistes croient qu'elle s'accompagne toujours
de modifications dans quelque chose qui est susceptible de
mesure.
18.
210 l'athéisme
matière ne peut contenir ce qui est la négation
d'elle-même. Or la pensée nous apparaît comme ,
la négation de la matière ; la matière ne peut donc
contenir les éléments de la pensée ».
Ainsi soit-il! Voilà un sermon qui, pour être
éloquent, ne convaincra que ceux qui le veulent
bien. Avant qu'on connût les instruments enregis-
treurs, vous auriez dit : « Je veux faire étudier la
musique à des sourds » : on vous aurait ri au nez ;
la surdité est la négation de la musique, etc., etc.
Aujourd'hui on a inventé le phonographe et cela ne
signifie plus rien: on sait aussi que Féclair et le
tonnerre ne sont qu'un seul phénomène, et cepen-
dant Fun d'eux seul était connaissable pour les
sourds, l'autre seul connaissable pour les aveugles!
C'est pour des raisons de sentiment, de préférence
personnelle que l'on acceptera la thèse dualiste
ou la'thèse moniste ; toutes les théories sur les-
quelles on discute à leur propos se ramènent en
effet à cette question : La pensée s'accompagne-
t-elle toujours d'une modification de quelque chose
qui est susceptible de mesure? L'expérience n'est
pas faite, quoi qu'en ait dit M.Armand Gautier, et
tant qu'elle ne sera pas faite on pourra discuter ;
une fois qu'elle sera faite, si elle se fait, toutes les
conséquences, soit monistes, soit dualistes, en
découleront naturellement; la question sera vidée.
Il me semble cependant que, jusqu'à plus ample
informé, les esprits non prévenus doivent pencher
QUELQUES OBJECTIONS AU UONISUB 211
vers le monisme, car l'observation montre à chacun
de nous, grossièrement il est vrai, et sans quo cette
observation soit susceptible d'être traduite par des
chiffres rigoureux, qu'un homme ne peut pas pensor
sans dépenser.
§ 37. — DIFFICULTÉS DU LANGAGE MONISTE
Jusqu'à présent les arguments foudroyants des
dualistes n'ont pas seinblé mettre le monisme en
trop mauvaise posture ; les expériences, les obsor-
vations décisives^ auxquelles se reportent les dua-
listes pour nous réduire en poussière, n'ont auivun
fondement sérieux, ainsi que j'ai essayé de le
montrer, en oubliant autant que possible que je
suis moi-même moniste.
Mais il y a une autre série d'arguments plus
innportants et plus capables de convaincre les ^euB
qui n'ont pas leur siège fait d'avance ; déjà, pour
la question de la liberté absolue, le monisme, qui
à mon avis sort victorieusement de cette éprôuvon a
dû paraître bien bizarre, et même bien nuisible
à certaines gens : mais nous ne faisons pas ici de
la logique de sentiment, et il faut aller jusqu'au
bout des conséquences de ses théories.
Si l'on admet le monisme, que devient la notion
de but? à quoi rime la tant vantée « harmonie des
choses de la nature ? »Quel est le sort des grands
principes de justice, de progrès, etc., pour lesquels
212 l'athéisme
les hommes se font tuer si volontiers? fie sont-là
des questions qui. comme toutes les autres, doivent
ôtre étudiées, si on le peut, au moyen des règles
(le la pure logique ; mais la solution de ces ques-
tions est si importante pour Thomme qui veut
conformer ses actes à ses idées, que bien des gens
y introduiront volontairement de la logique de
sentiment, et rejetteront le monisme à cause de
ses conséquences.
Nous avons étudié d^ns la deuxième partie de ce
livre, les conséquences sociales du monisme; nous
devons Tenvisager ici au point de vue purement
scientifique. Mais, avant de montrer comment le
monisme peut se tirer honorablement au point de
vue scientifique — quoique sans grande chance de
convaincre ses adversaires — de ces difficultés
sentimentales, je dois remarquer encore que, si le
monisme a tant de peine à se faire admettre du
plus grand nombre, c'est qu'il est en contradiction
constante avec le langage môme qui sert aux rela-
tions des hommes entre eux. Voici par exemple ce
qu'en pense la Revue intitulée Études^^ qui m'a
fait l'honneur de consacrer un article à la discus-
sion, plutôt sévère, de « mon » monisme :
« Pure hypothèse, voilà donc le point de départ
du monisme. Son point d'arrivée, c'est une discor-
1. Études^ par des pères de la Compagnie de Jésus, numéro
du 20 janvier 190 : « Le Monisme de M. Le Dantbc d'après
ses récents ouvrages ».
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 213
dance absolue entre le langage de ta théoiie et le
langage « humain ». Je le sais, M. Le Dantec ne
redoute pas cette objection ; il la prévient, et tout
son livre des Influences ancestrales est pour la
développer; lui-même, quand il lui arrive d'em-
ployer une expression finaliste, n^étaphysique, se
reprend, et en tire avec une habileté de virtuose,
une confirmation de sa théorie ; on ne se refait
pas en un jour une mentalité. Par exemple, pas
de concessions sur le terrain des idées, et c'est un
spectacle curieux de voir avec quelle sérénité,
j'allai» dire avec quelle bonne grâce, M. Le Dantec
congédie ces entités métaphysiques qui s'appellent
l'âme, la liberté, la responsabilité, l'art, le désin-
téressement ».
J'avoue en effet que le langage du monisme,
poussé jusqu'à ses dernières conséquences, est tout
à fait différent du langage courant, qui est indivi-
dualiste et dualiste ; mais ce n'est pas une raison,
parce qu'une erreur est accréditée depuis long-
temps, pour que sa valeur scientifique soit établie;
je l'ai déjà fait remarquer à plusieurs reprises, il
est vraisemblable que, dans la fabrication évolu-
tive de l'homme social actuel, beaucoup d'erreurs
ont joué un rôle aussi important que certaines
vérités ; elles font partie aujourd'hui de notre
bagage constitutif; les unes sont même probable-
ment entrées dans notre hérédité propre; de
celles-là nous ne pouvons guère songer à nous
214 L'ATHÉISini
débarrasser, même si notre raison nous en montre
Tabsurdité. et ce sera toujours là la plus grande
objection au monisme, à savoir que l'homme, tel
qu'il est fait aujourd'hui, ne peut plus vouloir être
moniste, parce que son sentiment lutte contre sa
raison. D'autres erreurs, si elles ne sont pas
fixées encore dans notre hérédité proprement dite,
nous sont néanmoins fidèlement transmises dans
le langage que nous apprenons étant enfants, et
qui contient, jusque dans sa syntaxe même, le
dépôt intangible des erreurs ancestrales. Le cri-
tique scientifique du Journal des Débats a bien
voulu supposer que, dans ma folie moniste, je
devais aVoir quelque peine à mè priver, pour
m'exprimer correctement, de toutes les commo-
dités du langage actiiel, et qne, malgré mes
efforts, je devais néanmoins arriver à m'y em-
brouiller moi-même. Gela est vrai, e* je trouve plus
commode, pour me faire comprendre dé mes con-
génères, d'employer ia même langue qu'eux, après
avoir, montré, une fois pour toutes, quelles conven-
tions redoutables pour la raison se cachent dans
les formules les plus courantes. Mais quand on a
affaire à des adversaires aussi convaincus de leur
bon droit que les dualistes, il ne faut pas prêter le
flanc, même après avoir fait une restriction de cet
ordre, et j'en donnerai tout à l'heure un exemple
en signalant les critiques faites à un essai moniste
sur les phénomènes de mimétisme et d'imitation.
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 215
§ 38. - ENCORE LE POINT DE VUE SOCIAL
Quoi qu'ayant déjà traité cette question dans la
deuxième partie de ce livre, je dois montrer en
toute sincérité le bien fondé, au point de vue social,
de l'objection faite à «mon* » monisme par la Revue
des Pères de la Compagnie de Jésus. Que devien-
nent, dans la théorie moniste, les notions de but,
de responsabilité, de mérite, de justice, toutes
notions qui sont exploitées par chacun de nous,
dans les moindres actes de la vie quotidienne? La
réponse à ces questions est analogue à celle que
j'ai faite précédemment à propos de la liberté
absolue. L'homme n'est pas libre au sens absolu
du mot, en ce sens que, pour les monistes du
moins, il ne peut y avoir en lui de raison d'agir
indépendante de la variation de choses qui sont
susceptibles de mesure; l'activité de l'homme ne
réside pas dans l'homme même, mais résulte de
réactions entre le corps de l'homme et les agents
localisés dans le milieu qui l'entoure; il n'y a donc
pas de liberté absolue chez l'homme; mais, dans
une troupe d'hommes, chacun agit à chaque
instant pour des raisons qui sont en lui et qui sont
connues de lui seul; cela suffît pour que, au
point de vue social, il soit considéré comme
1. Ce monisme n'est « mien » que parce que j'ai été jusqu'au
bout des conclusions qu'il faut en tirer.
216 L'ATOÉISlIg
libre; il n'est pas libre du monde, mais il est à
peu près libre de ses voisins qui n'interviennent
dans ses conditions de vie qu'en luttant avec
lui pour l'existence. Rigoureusement, deux hommes
qui sont enfermés dans un espace limité comme
air et comme aliments ne sont pas libres l'un de
l'autre, puisque chacun d'eux, quoique ignorant
les pensées de Tautre, intervient cependant dans
la genèse de ces pensées, en consommant sa part
de l'oxygène qui est indispensable à la pensée. Il
ne saurait y avoir de liberté absolue, s'il n'y a pas
de pensée indépendante de la variation de choses
mesurables.
Chose bizarre, et qu'on ne saurait trop répéter,
.alors que Ton a l'habitude d'opposer comme
contradictoires le déterminisme et le fmalisme,
l'étude moniste de la fabrication évolutive de
rhomme montre dans l'observation prolongée,
faite par les hommes, du déterminisme humain,
l'origine du fînalisme. C'est la connaissance héré-
ditaire du fait que tel acte succède à tel mou-
vement cérébral, qui a permis l'adaptation pro-
gressive des « moyens » à la « fin ». J'ai développé
ces considérations dans un ouvrage récent*, je
me contente donc de les signaler; mais je pré-
vois encore ici l'objection des dualistes : « Vous
avez nié tout à l'heure la valeur directrice de la
1. Les Influences ancestrales. Paris, Flammarion.
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 217
conscience et vous attribuez à une connaissance
héréditaire une influence bienfaisante. » Sans
doute, mais j'entends par connaissance la particu-
larité cérébrale objective qui est créép chez un
animal par Texpérience d'un phénomène, et non le
fait que l'animal a conscience de cette particularité
objective; le malentendu persistera indéfiniment
si l'on n'admet pas, une fois pour toutes, que
quand un moniste parle d'un fait de conscience, il
pense à l'état cérébral correspondant et non à la
connaissance qu'en a l'animal.
Pour ce qui est du finalisme immédiat, de
l'adaptation des moyens à la fin, le monisme
n'éprouve pas de gêne particulière; mais quand il
s'agit du but à assigner à la vie, de Tidéal à pour-
suivre, il est bien obligé de déclarer que le seul but
de la vie est la mort et la mort totale ; pour beau-
coup de gens, cela n'est pas assez consolant; peut-
être même est-il bon, au point de vue social, que
les hommes croient à une récompense, au delà de
la vie, de leurs mérites actuels. J'ai discuté précé-
demment la valeur sociale de cette croyaice; je
me borne ici à signaler les conséquences logiques
du monisme.
Le monisme exclut la responsabilité absolue;
l'homme étant entièrement le résultat de l'hérédité
et de l'éducation, et n'étant maître ni de l'une ni
de l'autre, n'est pas responsable; cela est évident;
il n'a pas non plus de mérite, et la justice est
1?
218 l'athéisme
un leurre. Mais rhomme est un animal social, et
ceci depuis un nombre immense de générations,
c'est-à-dire que les conditions de la lutte pour
l'existence sont différentes pour lui, suivant qu'il
s'agit de ses congénères ou des animaux d'espèce
différente; j'ai essayé de montrer dans Let
Influences ancestrales * comment notre conscience
morale actuelle résulte d'une vie sociale pro»
longée. Cette conscience morale, qui répond à des
particularités de structure de notre cerveau, contri*
bue à nous dicter notre conduite dans beaucoup
de cas, c'est*à-dire qu'elle fait partie des centres
nerveux où s'élaborent nos « déterminations
d'agir ». Elle est d'ailleurs d'une importance très
variable chez les divers individus de notre espèce,
comme nous avons vu précédemment que c'était le
cas également pour la volonté.
La question suivante se pose donc au sujet de
la valeur sociale du monisme. Est-il préférable
que l'homme considère comme des principes
éternels, accompagnés d'une sanction pénale, les
ordres que lui donne sa conscience morale, ou
bien qu'il sache que ce sont là des résidus hérédi-
taires, provenant d'une époque disparue, et peut*
être contraires aux conditions actuelles de la vie
humaine? Je n'ai pas une compétence suffisante
pour résoudre cette question sociale. Il me semble
1. Op. dt.
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 219
cependant que la réponse ne doit pas être la même
pour tous les types d'hommes. Pour ceux qui ont
une conscience iporale peu développée, pour les
effrontés, il n'est pas mauvais que la croyance à des
principes éternels, accompagnés de sanction pénale,
restreigne leur activité égoïste, dans les cas où la
peur des gendarmes ne suffît pas ; mais pour ceux
qui ont au contraire une hypertrophie de la
conscience morale, les croyances monistes sont
préférables ; elles ne suffisent pas d'ailleurs à faire
taire la voix d'une conscience tatillonne, mais
elles empêchent les scrupules excessifs, la ten-
dance aux mortifications et à Tascétisme. Pour
égaliser les conditions de la lutte entre les
hommes, il faudrait donc enseigner le monisme aux
enfants timorés et doux, qui ont des chances d'être,
toute leur vie dupes de leur bon cœur, et incul-
quer au contraire des principes sévères et la peur de
Fenfer aux enfants intraitables et violents qui, une
fois hommes, seront dangereux pour ceux de la
première catégorie. C'est là une pare utopie, et
d'ailleurs, au nom de quel principe métaphysique
peut-on, si Ton est moniste, décréter qu'il faut
plus d'égalité parmi les hommes ?
Je ne sais pas comment font les dualistes quand
ils sont en présence d'un conflit entre leur cons-
cience morale et leur intérêt actuel, entre leur
conscience morale surtout et l'intérêt de ceux qui
leur sont chers, mais je ne trouve pas que le
220 l'athéisme
monisme rende malheureux, et je crois qu'il peul
s'allier, au moins chez certaines natures, avec une
conduite qui reste dans la bonne moyenne de
rhonnêteté. Nous ne devons pas d'ailleurs nous
occuper ici' d'utilité ou d'inutilité, mais de logique
pure et non de logique des sentiments.
§ 39. — LE SORT DE LA THÉORIE MONISTE
NE DÉPEND PAS DU PLUS OU MOINS DE VALEUR DES TRAVAUX
D*UN MONISTE DONNÉ
Pour que toute l'exiflication que j'ai donnée dans
Les Influences ancestrales de l'origine de la logique
et de la conscience morale soit acceptable, il faut
naturellement que^ l'hérédité puisse faire ce que je
lui ai attribué ; voici l'objection de la Revue déjà
citée des Pères de la Compagnie de Jésus*.
« On peut dire que tout le système de M. Le
Dantec est suspendu* aux deux points suivants:
d'une part, la connexion nécessaire entre la forme
d'un être et sa constitution chimique, d'autre part,
la réduction du phénomène de l'hérédité à celui de
l'assimilation. Connexion nécessaire entre la forme
et la constitution chimique: il le faut bien pour
expliquer, par le seul jeu des forces matérielles, la
construction des organismes ; on nous parlera donc
de substance de hanneton, substance de chèvre,
1. Op. cit., p. 209.
>?;^-
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 221
substance d'homme, bien plus, substance de Pierre,
substance de Paui, telle, qu'un seul des éléments
anatomiques d'un individu quelconque suffirait à
déterminer l'individu tout entier. Est-ce le micros-
cope ou la balance qui révèle cette loi? Non, mais
la théorie l'exige. Réduction du phénomène de
l'hérédité à celui de l'assimilation : cela encore est
nécessaire, puisque l'assimilation est la seule
caractéristique des êtres vivants... Hypothèses gra-
tuites, que les critiques les plus modérés ont appe-
lées ingénieuses ».
Ce n'est pas ici le lieu de discuter la valeur de
mes théories de l'hérédité ; j'ai répondu à des criti-
ques plus serrées ; ce que je veux signaler, c'est le
mode de discussion, qui, pour atteindre le monisme,
attaque une théorie d'un moniste. La question fon-
damentale du monisme : « Y a-t-il des pensées qui
ne s'accompagnent pas de la modification de quel-
que chose de mesurable ? » est une question
actuelle, indépendante de toutes les considérations
historiques qui peuvent nous expliquer l'état actuel
du monde ; elle n'a aucun rapport avec la question
de l'origine des espèces. J'avoue que, ne pouvant
me résoudre à accepter, avec certains dualistes,
le dogme de la création, j'ai trouvé de grandes
joies dans mes essais d'explication partielle de la
formation de l'homme d'aujourd'hui ; j'avoue que,
maintenant encore, et malgré les critiques qu'elles
ont soulevées, mes théories me donnent toujours
19.
222 l'athéishb
bes^ucoup de satisfaction, mais, je le répète, elles
n'ont rien à voir avec la question du monisme.
Le monisme pourrait être établi sans que rien de
ce que nous voyons autour de nous fût expliqué.
Il ne faut pas croire qu'en relevant une erreur des
Lfimarckiens ou des Darwinistes, on attaque le
principe d'évolution ; je Tai fait moi-même, et bien
souvent, et cela ne m'empêche pas de trouver dans
la théorie évolutioniste, indépendamment des
méthodes suivant lesquelles elle est appliquée
dans le détail par chaque savant, une explication
très satisfaisante de cette « harmonie de la nature »
qui provient uniquement de l'adaptation progrès*
sive de tous les êtres vivants à ce qui est,
I 40. - ÉNUMÉRATION SUCCINCTE DE QUELOUES OBJECTIONS
Jusqu'à présent, j'ai, dans ce chapitre, essayé
d'exposer la thèse moniste, rjéduite à ses côtés
essentiels, en la défendant contre les attaques dont
elle a été l'objet; mais je dois avouer que, avec
cette méthode d'exposition, je mets d'une manière
trop évidente, tous les atouts dans mon jeu ;
j'attire mes adversaires sur mon terrain quand j'en
ai besoin pour donner plus de netteté à une expli-
cation, de sorte que le lecteur doit avoir la sensa-
tion d'assister à une conversation entre deux inter-
locuteurs dont Tun ne donnerait la parole à l'autre
que pour le battre. Je voudrais, pour terminer.
Ib.
QUELQUES OBJBCTlOlfS AU MONTSUE 223
employer la méthode inverse et donner la parole
à un des adyersaireB du monisme, en me réser^
vaut seulementj de tempe en temps, une petite
remarque, mais sans interrompre le plaidoyer ;
malheureusement t les plaidoyers contre le monisme
sont fort longs; 11 faudra donc que je choisisse
parmi les passages, ceux qui contiennent, à mon
avis, les plus fortes objections ; j'espère qu*on
voudra bien croire à la sincérité de mon choix ;
certainement, cette sincérité serait phis évidente
si je signalais des objections auxquelles je n'ai
rien trouvé à répondre ; mais s'il y en avait, je ne
serais plus moniste, et je le suis plus que jamais^
malgré les critiques. Les dimensions de ce volume
ne me permettent pas de passer successivement
en revue les objections des Pères de la Compagnie
de Jésus, celles de la Revue Thomiste, celle de la
Revue du Clergé français^ celles de la Revue des
Questions scîeyiiifiqueSjCMes du livre de M* Grasset,
Les limites de la Biùlogie^ au premier chapitre
duquel j'ai déjà répondu * (et auquel j*ai été pro-
bablement seul à répondre, si j'en croîs la préface
de sa deuxième édition).
Je me contenterai de suivre ici la série d'articles
que M. P.Vigûon a publiés dans la Revue de Philoso^
pkie^ «sur le matérialisme scientifique». Cette série
d'articles portait comme sous-titre : « A propos
1, Les Limites du connaissabtc, Pfiris, Alcan.
2- Numéro a de mara^ arrU, mai^ juin ai jalUct 1304.
224 l'athéisme
d'un récent Traité de Biologie » ; je suis Fauteur de
ce traité de biologie, et M. Vignon déclare d'ailleurs
que je lui sers seulement de type représentatif de
l'état d'esprit des monistes ; je ne serai donc pas
accusé de faire ici un plaidoyer pro domo^ d'autant
que je laisserai de côté tout ce qui a trait à une
théorie particulière dont la solidité n'a rien à voir
avec celle du monisme lui-même.
En commençant, je dois signaler une critique
qui m'a été faite par la Revue de Métaphysique
et de Morale^ '^ elle me reproche de prêter à mes
adversaires des opinions qu'ils ne professent pas:
« Nous ne connaissons aucun psychologue qui
admette que l'homme perçoit ce qui ne modiOe
nullement son corps. Personne ne soutient que
Tesprit se promène autour du corps pour connaître,
directement et sans l'imtermédiaire des organes
des sens, le monde extérieur. M, Le Dantec croit
diriger ses coups contre les spiritualistes, et il
n'atteint que les spirites. »
Si l'auteur de ces lignes admet réellement que
l'homme ne perçoit pas — et j'ajouterai ne conçoit
pas — ce qui ne modifie nullement son corps, il
est moniste comme moi, et je suis loin de l'attaquer.
Mais le peu que j'ai pu comprendre aux ouvrages
spiritualistes me fait craindre, chez cet auteur
anonyme comme chez les autres, certaines subti-
1. Supplément du numéro de septembre 1903, p. 9.
^W^f^
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 225
lités qui accordent cependant à la conscience
des déteiininations d'agir, indépendantes de Fétat
du cerveau ; à côté du mécanisme il y a quelque
chose qui, malgré tout, est indépendant du méca-
nisme, et qui tourne les robinets de mise en train.
L'équivalence mécanique de ces actes matériels
est si faible qu'elle est difficile à mettre en évidence ;
de même, lorsqu'on étudie le rendement d'une
locomotive, on ne* tient pas conipte de l'effort du
mécanicien qui actionne la machine, et cependant,
cet effort existe et est mesurable ; mais il se passe
en dehors de la machine même, tandis que, dans
latfiiachine humaine, les mécanismes de mise en
train font partie de la machine comme tous les
autres rouages. Si les spiritualistes admettent cela,
ils sont monistes, et je ne vois pas par quelle
nuance ils diffèrent des autres; mais je crains
bien qu'ils n'arrivent, par une souplesse d'esprit
dont je suis incapable, à accorder le déterminisme
le plus rigoureux avec la liberté absolue des mises
en train. C'est ce que fit, avec sa bonne fumeur
habituelle, M. l'abbé Naudet, dans une conférence
contradictoire où nous parlâmes l'un et l'autre. Il
me dit, en substance, que les miracles ne sont pas
en contradiction avec le déterminisme, et voici
l'exemple qu'il me donna :
« Un homme dort sur le bas port à l'ombre
d'un pont; une grosse pierre se détache à quelques
mètres de hauteur, juste au-dessus de la tête
226 l'athéisme
du dormeur; il est infailliblement condamné; mais
du bout de ma canne, je donne une légère impul-
sion à la pierre, sa trajectoire dévie, et voilà
mon homme sauvé; voyez-vous là quelque chose
qui soit en contradiction avec les lois natu-
relles? Dieu peut donc faire des miracles sans
lonner le moindre accroc aux lois qu'il a impo-
sées au monde ».
Évidemment, l'effort de la canne du sauveteur
est petit par rapport à la force vive du pavé qui
tombe; mais il n'est pas nul, et il a une équi-
valence mécanique ; tandis que si c'est Dieu qui
est intervenu, par l'exercice d'une volonté qui se
manifeste sans que se modifie nen qui soit sus-
ceptible de mesure^ son intervention, si minime
qu'elle soit, est en contradiction avec le déter-
minisme universel. C'est toujours la question des
mises en train. De ce que nous en connaissons
quelques-unes qui nécessitent un très faible effort
et que, dans la pratique^ on peut négliger dans
l'évaluation d'un travail total souvent très consi-
dérable, on conclut qu'il est possible, dans les
théories, d'assimiler à ces quantités négligeables
les déterminations d'agir qui se passent dans le
cerveau de l'honime, et de déclarer, avec M. Armand
Gautier, qu'elles n'ont pas d'équivalent mécanique.
Avec la formule que j'ai proposée comme définition
du monisme, il me semble qu'aucune ambiguïté
ne subsiste.
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 227
J'arrive, maintenant, au travail de M. Vignon^
§ 41. — OBJECTIONS DE LA « REVUE DE WILOSOPHIE »
L'auteur commence par un avant^propos dans
lequel il déclare qu'il fait de la métaphysique (p.x),
mais que « le matérialisme étant un système méta-
physique, il faut bien que la critique raisonnée de
cette doctrine soit aussi de Tordre métaphysique ».
Il est bien difficile à un homme de ne pas faire de
métaphysique ; j'en ai fait, moi aussi^ sans m'en
douter, et bien souvent; mais toutes les fois que je
m'en suis aperçu, j'ai fait mon mea culpa^ et j'ai
essayé de me corriger, car ce serait perdre son
temps que de discuter avec des gens ayant des
convictions opposées, relativement à des choses
qui ne sont pas susceptibles de vérification. Dans
mon livre Les Lois naturelles, j'ai fait un effort
soutenu pour m'en tenir aux choses mesurables et
les prendre comme point de départ de tout ; je me
suis aperçu alors, en relisant mes ouvrages anté-
rieurs, que j'avais maintes fois employé des expres-
sions métaphysiques, et j'en ai été fâché ; mais,
en y regardant de plus près, j'ai constaté qu'il y
avait seulement là un vice de forme, et que les
mêmes propositions pouvaient subsister sans mo-
1. La série d'articles de M. P.Vignon a été publiée sous forme
de brochure; c*est à cette brochure que je renverrai pour la
pagination.
228 l'athéisme
dification et être traduites dans un langage positif^ ;
que, en d'autres termes, des propositions d'appa-
rence métaphysique signifiaient tout de même
quelque chose. C'est parce que je trouve dans l'ou-
vrage métaphysique de M. Vignon, un substratum
positif, que j'en fais mention ici; je n'irais pas
volontiers me battre avec une ombre. Je m'en tiens
donc à ma définition toute positive du monisme,
et ce sera ma position pour écouter M. Vignon. Je
sais bien qu'on me dira que je fais encore de la
métaphysique, puisque je considère comme mesu-
rables des choses qui n'ont pas jusqu'à présent été
mesurées ; elles sont difficiles à mesurer, j'en con-
viens, mais nous avons des raisons de croire
qu'elles sont le siège de modifications et c'est là
la thèse du monisme. Je n'imiterai pas Auguste
Comte qui, n'ayant pas connu le spectroscope,
déclarait impossible l'étude de la chimie stellaire ;
je ne vois pas que le phrénoscope soit plus invrai-
semblable que le spectroscope, et les rayons N ont
déjà failli nous donner l'équivalent des raies de
Frauenhofer. Il ne faut pas désespérer des progrès
de la science qui a pour objet principal la recherche
de nouvelles méthodes de mesure.
M. Vignon commence par définir le matéria-
lisme « un monisme substantiel et un monisme
1 . Jo crois avoir, par exemple, donné, au cours de ce chapitre,
une définition de la conscience épiphénomène, meilleure que la
première, mais équivalente.
,.«i!fi»i.p;>^H
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 229
analytique » ; il déclare en conséquence qu'il a
pour base Tunité de conslitution de la matière et
qu'il ne saurait admettre les nombreux corps sim-
ples de la chimie. Sur le terrain biologique où je
me suis placé, je n*ai pas à m*occuper de cela,
ainsi que je Tai fait remarquer plus haut. Si, être
matérialiste, cela signifie admettre comme base
Tunité de la matière, je confesse que j'ai eu tort de
m'intituler quelquefois matérialiste, et que j'ai
péché par ignorance des systèmes philosophiques ;
il est dangereux, pour un homme qui n'a fait que
des études scientifiques, d'employer des épithètes
philosophiques qtii l'inféodent à des systèmes dont
'il ne connaît rien. La physique des électrons me
paraît avoir fait un grand pas dans la voie de cette
théorie de l'unité de la matière ; je trouve ses con-
quêtes admirables, et je m'en réjouis ; mais cela
n'a rien à voir avec le monisme biologique que je
défends. M. Vignon me le concède d'ailleurs :
« Nous ne demanderons pas à M. Le Dantec ce
qu'il pense du polythéisme corpusculaire ; il nous
répondrait, avec raison, qu'il n'y a là qu'une fan-
taisie antiscientifique* ». Je ne sais pas ce que je
répondrais à M. Vignon, s'il me posait cette ques-
tion, mais j'aime mieux qu'il ne me la pose pas, et
j'entre tout de suite sur le terrain où je me meus
plus à l'aise :
1. Op. cit., p. 11.
20
230 l'athéisme
« Et maintenant, toute métaphysique première
étant mise de côté, les savants matérialistes se bor-
neront à nous présenter, dans un langage volon-
tiers imprécis^ le cosmos comme fait de parties
élémentaires aussi pauvres que possible en pro-
priétés intrinsèques, sur lesquelles agiront des forces
mécaniques capables seulement de mouvoir les
masses dans une direction et avec une vitessie
déterminées ; les causes immédiates étant les mou-
vements antécédents et les causes générales se
réduisant à l'ensemble des circonstances concomi-
tantes. Tout phénomène sera à la fois nécessaire
et fortuit : nécessaire, parce qu'il sera mécanique-
ment causé, jusque dans ses antécédents les plus
lointains ; fortuit, parce qu'il ne sera pénétré d'au-
cune harmonie et qu'il ne témoignera d'aucune
intention, même rudîmentaire. Tel sera le « maté-
rialisme pratique » ou mécanique u antitéléolo-
gique », appelé ainsi parce qu'il soutient l'auto-
matisme aveugle et irrationnel dis synthèses substan-
tielles^ ».
Je souscris volontiers à tout ce passage de
l'auteur, en faisant des réserves pour les endroits
soulignés. D'abord, je trouve que M. Vignon est
trop généreux en nous accordant des forces méca-
niques capableSy etc. L'homme ne connatt pas de
forces, mais seulement des effets de ces agents
1. ibid., p. 11.
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME ^1
hypothétiques qu'on appelle forces, savoir des
variations de vitesse et de direction ; la force est,
soit une fonction mathématique d'un emploi com-
mode, soit une entité anthropomorphique inutile
et même dangereuse pour le philosophe ^ En
revanche, il n'a pas le droit de dire que nous sou-
tenons a l'automatisme aveugle et irrationnel des
synthèses substantielles » si, par synthèses sub-
stantielles, il entend les animaux doués d*organes
des sens. Les animaux ont des yeux et s'en ser-
vent ; ils ne sont donc pas d'un « automatisme
aveugle » et, le problème de Torigine des espèces
est précisément d'expliquer comment, avec des
éléments aveugles^ il peut se constituer, par adap-
tations successives, des animaux qui ont des yeux
et savent en faire usage. Je n'ai pas à discuter ici
la thèse transformiste, mais H. Vignon ne niera
pas que les hommes, qui ont des yeuXy sont fabri-
qués au moyen de substances chimiques, qui n'en
ont pas. Il m'objectera que précisément il y a en
l'homme un principe qui lui permet de se servir
de ses yeux, et nous reviendrons à la thèse princi-
pale du monisme : « Se produit-il dans le cerveau
de l'homme des perceptions, des appréciations, des
déterminations d'agir sans que se modifie quelque
chose qui est susceptible de mesure ? »
JDès le début de son argumentation, M. Vignon
1. Voy. Les Lois naturelles j op. cit., chap. xv et chap. xxxi.
232 l'athéisme
exploite Terreur commune à tous ceux qui atta-
quent le monisme. Son premier paragraphe est
intitulé* : Les faits psychiques sont radicalement
inactifs. En voyant tant d'hommes distingués qui
attaquent, sans Tavoir comprise, la théorie de la
conscience épiphénomène, je me dis avec tristesse
que cette théorie a sûrement été mal formulée par
ses adeptes — quorum pars magna fui! — J'espère
avoir mieux expliqué dans ce chapitre cette théorie
si âprement combattue ; je me demande comment
on a pu accuser de puérilités aussi évidentes un
homme comme Huxley, qui a été sinon le promo-
teur, du moins Tun des défenseurs du système. Je
le répète encore une fois, les faits psychiques sont
des faits comme les autres, et s'accompagnent do
modifications dans des choses qui sont suscep-
tibles de mesure; ce n'est pas une raison parce
qu'ils sont psychiques pour qu'ils soient inactifs,
ce n'est pas non plus parce qu'ils sont i ?ychiques
qu'ils sont actifs, mais iU sont actifs au mêmt
degré que les autres, et soumis au même déter-
minisme; il sera possible de les étudier objecti-
vement quand on aura fait les découvertes néces-
saires. De même les vibrations de l'air ne font pas
remuer différemment la poussière répartie sur une
plaque de résonnateur, soit qu'elles soient perçues
par une oreille et, par suite, sonores, soit qu'il
1. Op. cit,, p. 12.
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 233
n'y ait dans le voisinage aucune oreille capable de
déceler leur sonorité.
En revanche, je suis tout à fait d'accord avec
M. Vignon quand il dit* : « Voici ce que tout
matérialiste, quel qu'il soit, sera obligé de pro-
clamer : les mouvements moléculaires étant tous
déterminés mécaniquement, la résultante de ces
mouvements élémentaires est déterminée de la
même façon ». Mais Fauteur ajoute : « Cette résul-
tante est donc indépendante de toute perception,
de tout raisonnement y de tout jugement », et ici
je suis obligé de me séparer de lui, car les mo-
nistes considèrent que les raisonnements et les
jugements sont la traduction, dans le langage de
la conscience individuelle, des mouvements de
choses mesurables, qui prennent place dans le
déterminisme universel. Il ne suffît pas qu'un phé-
nomène soit accompagné de conscience chez un
individu pour qu'il soit inactif dans le concert
général des choses; seulement, le fait qu'il est
connu de cet individu n'a pas d'influence sur la
marche des événements. C'est ce que j'ai essayé
d'exprimer dans cette formule imparfaite : « Tout
ce qui se passe dans le monde s'y passerait de la
même manière si les atomes avaient toutes leurs
propriétés actuelles, sauf la propriété de cons-
cience élémentaire », formule imparfaite puis-
1. Op. cU., p. 13.
20.
234 l'athéisub
qu'elle suppose un monde où les choses seraient
autrement qu'elles sont, mais qui a néanmoins le
mérite de la clarté ; je la précise en disant : « Il y
aurait aujourd'hui des hommes, résultat d'une
évolution et d'une adaptation progressives, et ces
hommes auraient des yeux et des oreilles, et s'en
serviraient comme ils s'en servent; et les mêmes
influx nerveux se produiraient dans leurs cer*
veaux, et traceraient ces trajets capricieux que
chacun de nous connaît en lui-même sous le nom
d'association d'idées, détermination d'agir, etc.;
seulement, ils ne le sauraient pas, et chacun d'eux
n'aurait plus la prétention d'être le centre du
monde. » Le moniste conséquent avec lui-môme
doit admettre cette formule, qui n'a cependant
aucune valeur puisqu'elle fa-it appel à une hypo-
thèse contraire à Tordre de choses établi. Cette
formule n'est qu'une manière de faire comprendre
une théorie. Les travaux de Darwin et de Lamarck
nous ont permis de comprendre comment, dans
ces conditions de conscience épiphénomène, les
hommes ont pu se former. On peut être plus ou
moins satisfait des interprétations données au
sujet de l'origine des espèces, mais ces interpré-
tations seraient-elles toutes fausses, que le fait du
monisme n'en subsisterait pas moins avec toutes
ses conséquences : « Rien ne se passe de connais-
sable à un homme, sans que se modifie quelque
chose qui est susceptible de mesure ». « Merveil-
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 235
leuse sélectioii naturelle! s'écrie M. Vignon^, Mais
par quoi les trajets intracérébraux d'un individu
peuvènt-iis être représentés dans Tœuf issu de lui,
pour que Thérédité, non moins habile que la
sélection naturelle, les fasse réapparaître, au mo-
ment voulu, dans le cerveau du produit? » Il
n'existerait aucune théorie de l'hérédité ou dû
l'origine des espèces, que les monistes auraient
néanmoins le droit de soutenir, non pas que tes
faits psychiques sont inactifs, comme le dit
M. Vignon, mais qu'il n'y a pas de fait psychique
sans modification de quelque chose de mesurable.
tt Un pareil système philosophique, dit M.Vignou,
n'a que la psychologie qu'il mérite : nous voulons
dire qu'il n'en a point. Telle est la démonstration,
facile, que M. Le Dantec a pris à tâche de nous
présenter lui-même après Hseckel ou Huxley*. >i
Voici maintenant ce qu'écrit, sur le même sujet,
le critique anonyme de la BevttÉ de Métaphysique
et de Morale^ :
« Vraiment, il y a de quoi sourire, quand ou
voit ce que la psychologie doit à cette méthode
prétendue scientifique ».
C'est comme si on raisonnait de la manière sui-
vante : Savart et Helmholtz^ qui ont fait faire de
grands progrès à l'acoustique, en ont-ils fait faîr^
1. Op. cit,, p. 15.
2. Op, cit., p. 12.
3. Mari ig04, Supplément, p. 9.
236 L'ATHéiSHB
à la musique? Et doit-on penser que, sans eux,
Wagner n'eût pas écrit la Tétralogie^ Les monistes
ne prétendent pas qu'il est plus aisé d'analyser les
mentalités humaines en regardant les mouvements
du cerveau qu'en les suivant dans sa propre cons-
cience; ils sont même convaincus du contraire,
et aucun d'eux ne trouverait intéressant de tran-
scrire sur le phrénographe Le lys rouge d'Anatole
France. Mais ils sont convaincus aussi qu'une étude
objective des phénomènes cérébraux correspondant
aux faits psychiques d'un homme n'est pas impos-
sible \ ils prétendent que les psychologues étudient,
dans une langue à part, et avec une méthode diffé-
rente, des phénomènes du même ordre que ceux
qu'étudient les physiologistes; en d'autres termes,
les modifications mesurables qui se produisent
dans le corps de l'homme se divisent en deux caté-
gories : l'une qu'il est plus facile d'étudier par les
méthodes de la physiologie, l'autre qu'il est plus
facile d'étudier par les méthodes de la psychologie :
« M. Le Dantec... croit que notre psychologie
sera beaucoup plus scientifique si elle paraît
cm prunter le secours de la biologie, et si nous disons
que l'instinct dépend de centres nerveux adultes,
l'intelligence de centres nerveux non adultes. A
merveille; mais est-ce l'histologie qui nous a fait
connaître des centres nerveux adultes et d'autres
non adultes? Point du tout.... C'est donc la
simple observation du psychologue, si méprisée.
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 237
qui vient ici au secours du biologiste pour lui per-
mettre de faire une hypothèse sur le développe-
ment du système nerveux* ». De même on pourrait
dire : L'accord parfait en musique, c'est telle et
telle série de rapports de nombres de vibrations;
mais est-ce le physicien qui a découvert Taccord
parfait? point du tout; il a seulement traduit en
langage acoustique le do-mi-sol-do du musicien. Et
cependant cela n'est pas vain. Il n'est pas inutile
non plus, quand on veut étudier l'origine des
espèces, de pouvoir raconter dans une larigue
unique tous les faits dont on a besoin; c'est pour
cette question de l'origine des espèces que la tra-
duction en langage physiologique des faits d'ordre
psychologique est non seulement précieuse, niais
indispensable; les monistes croient qu'elm est
possible et font de leur mieux pour la réaliser;
mais ils n'ont pas l'intention pour cela d'empêcher
les psychologues de faire de la psychologie eu lan-
gage psychologique; au contraire, ils savent perli-
nemment qu'ils ne pourraient pas leur donner un
outil équivalent. Mais, pour la question qui les
préoccupe, la psychologie des psychologues Ipuv
est inutile^ et ils en font une autre; de même, pour
étudier la conservation de l'énergie, la musique ue
sert à rien et l'acoustique est indispensable; chaque
outil a du bon pour son objet.
1 . Revue de Métaphysique, mars 1904, Supplément, p. î).
238 L'ATHéiSMB
« Le matérialisme, dit M. Vignon^, ayant assumé
la tâche d'exorciser Vatte téléologiquey de\Bii triom-
pher tout d'abord de la volonté consciente et rai-
sonnée, de l'attention active ; en effets toutes ses
conquêtes ultérieures éventuelles étaient condam-
nées à rester vaines, tant qu'il laissait debout et en
fonction une seule intelligence directrice. A vrai
dire, le psychisme actif, ce réduit du finalisme, ce
domaine des tendances intentionnelles, eût pu
passer pour inviolable : s'aveugler, à coups d'argu-
ments logiques^ sur l'existence même do cette rai-
son qui fait la valeur de notre vie ; s'amputer, de
propos délibéré et à force de volonté, de cette
énergie morale qui est ce qu'on porte de meilleur
en soi-même; et tous ces efforts intellectuels
afin que nul effort, poursuivi par une intelligence,
n'eût le droit de travailler en vue d'un avenir qui
ne fût pas contenu, d'avance et tout entier, dans
les conditibns mécaniques élémentaires des masses
en présence I L'entreprise était désespérée (Claude
Bernard a dit absurde) ; car elle portait en elle une
de ces contradictions immanentes et persistantes
qu'on ne transgresse qu'en renonçant à faire œuvre
raisonnable». Voilà exprimée une fois de plus
Terreur qui provient d'une mauvaise compré-
hension de la théorie de la conscience épiphé-
nomène ;^ je retrouve la môme erreur, à chaque
1. Op. cit., pp. 23-24.
''IS^'
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 239
page, dans le yolumineux mémoire de M.Vignon, et
je continue à en accuser Texposé yicieux de cette
théorie; voici donc; encore une nouvelle formule
qui, je Tespère, sera compréhensible : Les phéno-
mènes qui se passent dans un homme peuvent être
connus de deux manières: d'une part, objecti-
vement! par un observateur étranger (que je suppose
muni du phrénoscope) ; d*autre part, subjecti-
vement, par l'homme lui-même ; ce 8ont les 7néme$
faits qui sont connus de deux manières ; dans la
première narration il n'est question que de mou-^
vements, de réactions chimiques, de modifications
de choses mesurables, soumis au déterminisme le
plus rigoureux; dans la deuxième, qui est équi'-
valente â la première^ il n'es^ question que de flna-
lisme, de libre arbitre, de volonté, etc. ; et cela est
fatal parce quie l'homme ne connaît subjectivement
que les mouvements de sa substance propre , il ionore,
dans cette étude psychologique^ l'oxygène, Paliment^
Véther vibrant qui collaborent avec sa substance
à la détermination de ses actes ; il croit en consé-
quence qu'il agit par lui-même, alors quHl n'est que
Tundes agents d'une série de réactions. Au contraire,
Tobservateur qui emploie la méthode objective
connaît en même temps tous les agents tant inté-
rieurs qu'extérieurs à l'individu étudié ; c'est pour
cela qu'il conclut au déterminisme de ses actes et
à l'absence de liberté absolue. J'ai déjà expliqué*,
1. Voy. Lbs Influences ancestrales, op, dt.
240 l'athéisme
et je n*y reviendrai pas, comment ce déterminisme,
loin de Texclure, est au contraire la condition pri-
mordiale de Tacquisition de ce qu'on peut appeler
(de finalisme humain», par adaptation progressive
au cours des générations passées.
Je ne saurais trop insister sur ce point puisqu'il
n'a jamais été compris des dualistes; en supprimant
même l'hypothèse du phrénoscope, et en livrant
les observateurs à leurs propres ressources, je
dirai que les hommes sont comme des pantins
ayant des rouages cachés mus par des ficelles visi-
bles à l'extérieur; les rouages sont les particu-
larités de sa structure cérébrale ; les ficelles sont
des agents extérieurs d'action (oxygène, aliment,
température, etc.). Eh bien, le pantin lui-même, par
son observation subjective, connaît les rouages et
ignore les ficelles; il se croit donc libre; l'obser-
vateur étranger voit au contraire les ficelles, et ne
devine les rouages que parce qu'il voit la diversité
des mouvements causés par les ficelles ; le biolo-
giste moniste a la prétention de tenir compte a la
fois des rouages et des ficelles.
Je ne puis suivre M. Vignon dans toutes ses objec-
tions ; il y en a qui ne se rapportent pas direc-
tement à la question moniste. Depuis la page 25
jusqu'à la page 46, il fait le procès des théories
^^W^'
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 241
sur l'hérédité et sur rorigine des espèces ; je n'ai
pas à discuter ici la valeur de ces objections. Si
par hasard les théories actuelles ne sont pas sufJi-
santes, on en fera d'autres, et, en attendant qu'on
les ait faites, Thomme sera moins satisfait de ^a
connaissance du monde ; mais cela ne change pas
d'un iota la question du monisme et du dualisme ;
un homme consciencieux, amené à conclure au
monisme par certains faits, devra accepter ce sys-
tème, même s'il se trouve, en l'acceptant, plongé
dans les ténèbres les plus profondes au sujet de la
signification de tout.
J'arrive immédiatement à la partie la plus im-
portante, et à mon avis aussi la meilleure, du
travail de M. Vignon ; c'est celle où il s'occupe du
mimétisme et de l'imitation (pp. 46-56). Mon contra-
dicteur a tort, ici encore, de prétendre que je
considère les faits psychiques comme inactifs ; je
me suis suffisamment expliqué là-dessus précé-
demnaent, et j'espère qu'il n'y aura plus désormais
d'ambiguïté à ce sujet; mais il a certainement
raison quand il dit que je ne me suis pas tiré bril-
lamment des difficultés que soulève, pour un mo-
niste, le problème de l'imitation. Je vais commencer
par me défendre dans les parties où je crois que
j'ai raison, et faire ensuite un modeste acte de
contrition pour les parties où je reconnais que je
n'ai pas été à la hauteur de ma tâche.
M. Vignon m'approuve d'être, pour la question du
21
242 L'ATHéiSMB
mimétisme, plus lamarckièn que darwinien ; mais
il a tort de croire qu'on ne peut pas être lamarckien
et moniste, c'est-à-dire être lamarckien et refuser
aux animaux «des initiatives absolues». Je croîs
que Ton peut classer l'ensemble des phénomènes
biologiques en deux catégories : les uns, directement
adaptatifs, sont ceux dans lesquels l'être vivant n'est
mû sous Tinfluence des agents extérieurs que par
l'intermédiaire de son mécanisme -* ce sont les pbé*
nomènes lamarckiens — ; les autres, vraiment for*
tuits^ et adaptés seulement ensuite par la sélection
naturelle, ce sont les phénomènes darv^iniens ; et
plus je vais, plus je crois que le rôle des derniers
est minime dans l'histoire de la formation des
espèces. En particulier, je crois que les plus remar^
quables d'entre les faits de mimétisme sont des
résultats d'une fixation progressive, par l'habitude,
d'imitationst primitivement volontaires» Je veux
dire par là que le mécanisme cérébral auquel
correspondent les épiphénomènes de volonté in-
tervient dans cette imitation. C'est à ce propos quo
M. Vignon me cherche querelle^.
« Non seulement M. Le Dantec, dans le livre
même où nous l'avons vu faire appel aux actions
volontaires, au choix, à l'ingéniosité consciente
des organismes, exprime immédiatement toutes
ses réserves sur la nature de cette volonté, qu'il
1. Au sens que j*ai défini dans ce livre, au § 12.
2. Op. cit., p. 53.
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 243
invoquait pourtant comme s'il en connaissait par
lui-même les pouvoirs ; mais il renvoie explicite-
ment le lecteur à son livre, connu de nous, sur le
Déterminisme biologique^ où la volonté est suppri-
mée radicalement ». J'interromps ici la citation
pour m'accuser d'avoir, dans cet ouvrage, employé
souvent en effet le mot volonté^ au lieu de spécifier
qu'il s'agissait de la volonté libre des dualistes; je
considérais — à tort, je l'avoue — la théorie de la
conscience épiphénomène comme si merveilleuse-
ment claire que je ne croyais pas devoir insister
sur les définitions comme je le fais ici ; je reviens
maintenant à l'argumentation de M. Yignon :
« Et M. Le Dantec reniait si peu ses convictions
matérialistes, au moment où il utilisait la volonté,
que nous Tentendions annoncer en , même temps
un ouvrage ultérieur où il s'efforçait d'expliquer
mécaniquement les faits d'imitation dans leur
ensemble, faits dont le mimétisme ne représente
qu'un cas particulier. Cet ouvrage a paru : c'est
V Unité dans Vétre vivant ^ déjà cité par nous. Le
lecteur voudra bien se reporter au chapitre xi de
ce livre et y constater combien peu M. Le Dantec
a réussi à expliquer mécaniquement l'imitation.
C'est le contraire qui est vrai ; car M. Le Dantec,
laissant derechef la parole à l'observateur qui est
en lui, fait usage, ici encore, d'un langage qui
consacre nettement le rôle effectif des faits
psychiques.... Si la doctrine mécaniste n'avait pas
244 l'athéisme
été condamDée à moft depuis longtemps, elle ne
se serait pas relevée des coups que lui porte ici le
plus fervent de ses admirateurs ».
Je fais deux parts dans cette argumentation de
M. Vignon : l'une, contre laquelle je m'inscris en
faux, c'est que l'échec d'un essai tenté par un
monîste pour expliquer, en langage moniste, un
phénomène biologique, puisse porter atteinte à la
solidité de la thèse moniste elle-même ; de ceci,
je me suis suffisamment expliqué plus haut pour
n'avoir pas besoin d'y revenir. Pour le reste, je
suis tout à fait de l'avis de mon adversaire : je n'ai
pas obtenu le résultat que je cherchais ; je voulais
trouver, pour l'imitation, une formule mécanique,
objective, analogue à celle que la Revue de Méta-
physique me reprochait précédemment d'avoir
établie pour l'instinct et Tintelligence, et je n'y ai
pas réussi ; je m'en rends compte moi-même en
relisant mon travail de 1900; il ne me procure
aucune satisfaction; j'ai voulu faire un travail
moniste, et j'ai produit un mauvais mémoire
psychologique. Je continue à être hanté par cette
question de l'imitation, et j'entrevois une lueur du
côté des phénomènes généraux d'équilibre qui m'ont
permis de m'orienterau milieu des phénomènes si
mystérieux de la sérothérapie*, mais de ce que cette
question n'est pas encore résolue, je n'en reste
1. Voy. Inirodudton à la Pathologie généi*ale, Paris, Alcan,
1906.
QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 245
pas moins fidèlement attaché au monisme, qui me
force à la poser, et qui est indépendant des solu-
tions plus ou moins convenables que donnent ses
adeptes aux questions de détail. Je le trouve pré-
férable au dualisme, qui prête gratuitement, à une
entité inaccessible, la faculté de faire tout ce qui,
dans l'activité de l'homme, est difficile à expliquer;
et je suis convaincu que le monisme reste inatta-
quable, cantonné dans cette définition précise :
a Rien ne se passe, qui soit connaissable à un
homme sans que se modifie quelque chose qui est
susceptible de mesure ».
1^ wr
CHAPITRE IX
Objections de M. Jules Tannery.
§42.
L'un des maîtres auxquels je dois le plus,
M. Jules Tannery, directeur des études scien-
tifiques à l'École Normale supérieure, a publié
l'écemment, dans la Revue du mois, une critique
très serrée des théories monistes et, en particulier,
de la conscience épiphénomène. Ayant surtout en
vue, dans cette critique, mon exposé du système
déterministe, il a donné à son article la forme
d'une lettre qui m'est adressée. J'ai demandé à
mon maître Taulorisation de reproduire intégra-
lement ici cet excellent morceau de bonne litté-
rature scientifique.
J'avais même songé à en faire la préface de mon
livre, mais cela m'aurait donné Taird'un déserteur
du monisme; je suis heureux de discuter avec
courtoisie et de reproduire in extenso l'argumen-
OBJECTIONS DE M. JUL.E8 TANWERT 247
tation d'un contradicleur courLdis, mais je reslc
plus mOQÎste que jamais.
I 43. - L'ADAPTATION DE LA PENSÉE'
<s Mon cher ami,
lA Vous savez quel plaisir j'ai à vous lire ; vous
êtes de ces rares amis dont la parole imprimée
évoque chez moi le souvenir des intonations fami-
lières. En vous lisant, je Trous écoule* Si vos opi-
nions me troublent et me choquent parfois, elles
ne me fâchent point ; et, comment le feraient-elles?
Ne ré&ultenl-elles point d'un enchtiinement de
causes auquel personne ne peut rien, vous moins
qu'un autre, tant vous êtes sûr que cet enchaî-
nement est nécessaire? Et puis la belle franchise,
la belle clarté avec lesquelles vous les exprimez y
mettent une apparence de joie, dont il est peut*
être sage de se contenter,
ti Je me suis souvent demandé comment vous,
qm professez que nous ne connaissons pas les
choses, mais seulement notre propre conscience
et les modifications qu'y apporte le monde exté-
rieur^ vous pouviez vous plaire à rabaisser la
pensée, à la regarder comme quelque * épiphé-
QOoiène n sans importance^ dont la suppression
1. Revue du Jiwis^ 10 ao&t 1906.
248 l'athéisub
n*apporterait pas grand changement dans TÙnivers.
Je n'ai pas besoin de vous dire que j'ai, sur la rela-
tivité de nos connaissances, la même opinion que
vous : même, je m'étonne de ceux qui sont capa-
bles de comprendre cette doctrine, sans que son
évidence les pénètre tout de suite : elle m'inclioe
à regarder la pensée comme très essentielle.
« Je vous fais grâce d'un développement sur cet
Univers, où ne brillerait aucun soleil, où la mer et
le vent ne mugiraient pas, et qui serait comme
s'il n'était pas. Vous n'aurez point de peine à faire
philosopher M. de la Palisse sur ce beau sujet, qui
prête à l'éloquence. Mais, si je ne connais que ma
pensée, ma pensée seule peut m'intéresser : cela
me chagrine qu'on la rapetisse, et qu'on: la traite
d'épiphénomène. J'ai désiré souvent causer avec
vous de ce chagrin : les vacances passées ensemble
(c au fond d'un golfe plein d'îlots » ne se sont pas
retrouvées. Comme elles sont loin et près 1 N'y
a-t-il pas vingt ans?
« Ah I les longues et belles causeries que nous
avons eues, couchés sur l'herbe dans un reph de la
falaise, humant les bonnes senteurs de la mer,
regardant courir les nuages, souriant à nos idées
qui courent aussi et cherchent à se rattraper!
Mais ne croyez pas que ces vacances-l& soient les
seules que j'aie passées avec vous ; j'avais vos
livres, qui sont pour moi des livres de vacances :
les voici, tout salis de coups de crayon, de notes
OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 249
marginales que j'ai parfois grand'peine à relire,
ou bourrés de petits papiers ; je ne veux pas les
rouvrir : je m'y plongerais de nouveau, j'y griffon-
nerais de nouvelles notes, et je renverrais à je ne
sais quand cette lettre que je vous ai promise. Oui,
j'ai beaucoup causé avec vous, silencieusement.
Voici que j'ai fermé votre livre pour me promener ;
j'entame la conversation en grimpant quelque
sentier; je la continue, assis sur une pierre;
j'attends avec vous la minute glorieuse pour laquelle
je suis venu jusqu'ici : le soleil a disparu derrière
les cimes de l'ouest; dans un instant, très haut
dans le ciel, bien au-dessus des nuages qui se
traînent sur les montagnes violettes, ses rayons
vont faire surgir le glacier que je surveille et qui
resplendira dans la lumière. Lorsque la gloire
s'est éteinte, et que les neiges lointaines sont
devenues tristes et livides, je reprends la causerie,
tout en dévalant rapidement sur la route, pour me
réchauffer et ne pas arriver en retard au dîner de
famille, dont le menu commence à préoccuper
mon estomac vide.
« Votre livre sur les Lois Naturelles m'a un peu
expliqué ce qui m'étonnait dans votre opinion :
« Il ne faut pas, dites-vous, nous faire illusion sur
notre pensée et notre science : elles sont à notre
taille. » Je le veux bien ; mais je ne sais pas trop
où je commence et où je finis, et si je n'embrasse
pas tout ce que je pense. Me voilà bien grandi^ et
250 l'athéishb
je grandis en pensant et en sachant davantage. Au
fait, j'ai lu récemment, à la quatrième page d'un
journal, qu'on pouvait acquérir encore quelques
centimètres, même après cinquante ans r ils sont
bien passés.
« Vous avez pris pour épigraphe une « matière
de bréviaire » que vous ave^ traduite assez libre-
ment : souviens-toi que tu es dans la nature. Cela,
je ne l'ai pas oublié, tnais je crois aussi que la
nature est en moi. Il m'a paru qu'en nous rappe-
lant le milieu où nous sommes plongés, vous nous
distinguez trop de ce milieu ; il n'y a pas le milieu
et nous, maiç ce qui est, que nous pensons et qui
pense par nous. Donc, sur ce point, je suis, s'il
est possible, de votre avis, plus que vous-même.
Encore ne suis-je pas sûr que mon. reproche soit
juste, car, malgré mes efforts, sûrement, j'encourrai
moi-même ce reproche que je vous adresse, tant
il est impossible de parler sans faire cette dis-
tinction que je blâme.
« Vous avez une manière que je goûte fort, de
présenter nos titres de noblesse, que vous retrou-
vez dans la longue série de nos ancêtres. Tous ces
ancêtres, hommes, animaux supérieurs ou infé-
rieurs, jusqu'à ces êtres où la vie se distingue à
peine, tous, mâles et femelles, et ceux mêmes,
s'il y en a eu, qui appartenaient à votre troisième
sexe, ont eu ce mérite singulier de vivre^ dont
Siéyès s'est fait jadis un litre de gloire; et ce n'est
OBJECTIONS D6 M. JULES TANNERT 251
pas un mince mérite, car ils ont assurément tra-
versé des périodes plus difficiles encore que n'a
fait Siéyès : ils ont su vivre au moins jusqu'à l'âge
où ils se sont reproduits. Nous avons, derrière
nous, des millions d'années et, en nous^ l'expé-
rience de milliers de siècles. N'est-ce rien, cela, et
ne nous consolerons-nous pas aisément, si nous
n'arrivons pas à retrouver le nom' de nos grands*-
parents d'avant-hier, de ceux qui vivaient au temps
des croisades? Tous ces êtres qui nous ont pré-
cédés étaient adaptés au milieu où ils vivaient,
assez adaptés pour pouvoir vivre et se reproduire ;
ils ont acquis lés forces, les ruses, les armes néces-
saires, et nous ont transmis le trésor qu'ils avaient
reçu et quMls ont grossi peu à peu. Ceux qui
n*ont pas su prendre l'usage du monde (extérieur),
qui n'ont pas su s'adapter aux choses, ont disparu
sans laisser de traces; ils n'ont point de descen-
dants inquiets, qui philosophent et qui se posent
des questions. Nous sommes des élus; voilà de
quoi nous rendre très précieux à nous-mêmes ; je
pense avec satisfaction à cette lignée d'aïeux et au
mérite qulis se sont acquis en vivant. Je vais
tâcher de les imiter encore un peu. J'accepte très
bien votre façon d'exalter notre dignité.
« Mais voici que vous rabattez mon orgueil.
Qu'est-ce que tout cela prouve, sinon que nous
sommes des êtres possibles? Notre connaissance
du monde extérieur n'a de valeur qu'une valeur
252 l' ATHÉISME
pratique ; elle nous aide à nous continuer ; notre
longue expérience n'est que Texpérience de ce qui
nous est utile ou nuisible; seule, cette expérience-
là a pu se répéter assez de fois pour nous modifier et
nous instruire ; nos sens ont eu beau se spécialiser et
s'affiner, ils ne pénètrent qu'une infime partie de
la réalité, celle que nous avons besoin d'explorer,
afin d'y vivre ; ils nous laissent ignorer tout ce qui
n'est pas indispensable à notre continuation ; cette
science, dont nous sommes si fiers, fondée sur une
expérience pratique, construite avec nos sens, qui
sont des instruments pratiques, n'a aucune valeur
en tant que théorie.
« J'aurai, là-dessus, bien des réserves à faire ;
j'en aurais davantage encore si je croyais ferme-
ment, comme vous, à une absolue connexion entre
les phénomènes, puisque, alors, la connaissance
d'une partie pourrait conduire à la connaissance du
tout, et la connaissance de ce qui nous est utile à
la connaissance du reste : mais, en passant, je
veux me réjouir un instant avec vous du nombre
et de la diversité de ceux qui prétendent n'accor-
der à la science qu'une valeur d'utilité : il y a
vous, qui aimez passionnément cette science et
qui lui avez donné votre vie tout entière ; il y a
ceux qui méprisent ce qui est utile aux autres, et
qui versent des larmes sur la décadence des
études désintéressées, dont ils ont vécu; il y a
encore les néo-positivistes, qui sont des gens dis-
OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 251^
tingués et savants dont je pense beaucoup Je
bien, mais qui ne seraient peut-être pas fâchés de
ruiner la science au proût de ces raisons du cœur
que la raison ne connaît pas. Cela m^amuse extraoi -
dinairement de vous voir dans cette compagnie..
Mais laissons cela : je ne veux pas imiter cl^s
députés qui, lorsqu'un collègue se lève à leur côlé
pour prononcer une parole de bon sens et dii
courage, ne trouvent pas d'autre réponse à lui
faire que de montrer les adversaires qui l'applau-
dissent. Vous aimez trop la vérité, si vous aviez
des ennemis, pour ne pas la reconnaître etraimer
chez eux. Et, ni les néo-positivistes, ni les vieux
professeurs qui continuent leur flirt avec ranti-
quité ne sont vos ennemis. Je me figure que vouâ
n'en avez pas.
« Voulez-vous que nous revenions à nos ancê-
tres?
« Il y a bien longtemps que la pensée s'est éveil-
lée chez eux, toute petite, chétive, obscure et
tremblotante; on ne sait comment; elle s'est
« frottée aux choses » ; il est assez étonnant que
ce frottement contre les aspérités des choses n'en
ait point fait quelque galet informe, et qu'il ait s(j^
au contraire, en la détruisant sans pitié quiiihl
elle ne valait rien, réussir à la compliquer si sin-
gulièrement et à la rendre si diverse ; mais mi
passons point le temps à nous émerveiller : nous
n'en finirions pas. Les perfectionnements acquis
22
254 l'athéisme
ou réalisés par les individus se transmettent quel-
quefois à leurs descendants et se fixent dans les
espèces. Admettons - le. Les perfectionnements
s'ajoutent, parce que lès individus moins imparfaits
ont plus de chances pour survivre. Je l'entends
ainsi. Petit à petit, la mémoire consciente, l'adap-
tation des actes au but, le raisonnement, la raison
apparaissent. Sans doute, ni vous, ni moi, nous
n'avons nulle idée de la façon dont tout cela s'est
fait; mais, n'importe, il m'est commode d'imaginer
que les choses se sont passées ainsi, et, pour en
être persuadé, vous avez de meilleures raisons que
moi, tirées de votre savoir. Pour moi, je me laisse
prendre par la séduction des hypothèses que vous
développez. Pourquoi me séduisent-elles? A cause
de la manie de la continuité, de cette maladie
qu'Hermite, notre commun maître^ dénonçait avec
une vigueur si amusante, chez la plupart de ceux
qui s'occupent de mathématiques, et qui ne s'atta-
chent qu'aux fonctions continues; vous vous rappe-
lez qu'il rendait les mathématiciens responsables
de tous les méfaits des naturalistes : c'est les
mathématiciens qui ont commencé.
« Dans ce long frottement que vous décrivez,
du monde extérieur sur la pensée de nos ancêtres,
dans ce travail où l'ouvrier (c'est le monde extérieur)
rejette les échantillons imparfaits et parvient, à
force de temps et d'essais manques, à construire
Forganisme compliqué qui est le nôtre, il me semble
jtqcr'>-r
OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 255
que vous négligez trop la pensée elle-même ;
qu*est-elle pour avoir supporté ce merveilleux tra-
vail? Sur quoi ce travail s'est-il exercé? Il ne me
suffît pas que vous appeliez épiphénomène ce je
ne sais quoi : il est quelque chose. Lui aussi est
dans la nature, il est au moins une possibilité de
ce qui est ; il est capable d'exister et de se mani-
fester à sa façon, de s'adapter aux choses et d'y.
pénétrer; s'il n'est pas distinct du monde extérieur,
il en est une activité propre qui ne ressemble pas
aux autres ; c'est cette activité propre que je ne vois
nullement dans votre livre. Je ne vous demande pas
de la définir; tout ce que vous savez n'y suffirait
pas. Je regrette que vous la teniez cachée, que la
pensée, dans son développement, apparaisse tou-
jours passive et ne se perfectionnant que par
l'action de ce qui n'est pas elle : j'imagine qu'elle
n'est pas pour rien dans son propre perfectionne-
ment.
« Les êtres vivants et pensant (tant soit peu),
d'où nous sommes sortis, avaient au moins une
propriété qui ressort de ce que vous dites : ils se
reproduisaient dans des êtres qui gardaient quelque
chose de leurs aïeux et qui en étaient différents ;
une plus grande domplication, un progrès, étaient
possibles dans la descendance, puisque l'une et
l'autre se sont produits. Eh bien I Cette possibilité,
cette puissance de variation et de progrès me
paraissent au fond plus essentielles que le rôle
256 L^TtaéisMB
négatif joué par le monde extérieur. Imaginons un
monde (vous appellerez cela de Timagination « ver-
bale »), un monde où les causes de destruction
n'agissent pas, mais où les êtres vivants ont cette
propriété de se diversifier et de progresser dans
leurs descendants, et de leur léguer les qualités
acquises. Parmi lesmilliasses d'individus médiocres
qui se produiront et se reproduiront, naîtront
dans notre monde, des êtres supérieurs ; car enfin,
pour être conséquent avec mon hypothèse, je ne
dois pas supposer que la supériorité de ces êtres-là,
soit une raison pour qu'ils soient éliminés et ne
se reproduisent pas. Vous me direz que c'est en
cherchant à échapper aux causes de destruction
que les êtres vivants se perfectionnent; je le veux
bien ; mais, d'une part, cet effort est en eux, plus
que dans la pres^sion des causes destructives, et,
d'autre part, si celles-ci ont pu accélérer le progrès,
ce n'est pas elles, en tant que causes destructives,
qui ont créé la variation: j'accumulerai les millions
de siècles, si vous voulez ; vous autres messieurs,
ne vous gênez pas là-dessus, j'ai le droit d'imaginer
que le progrès finisse par se réaliser, que l'homme
apparaisse et même le surhomme.
« Au fait, dans notre monde réel, ceux qui étaient
capables de donner naissance au surhomme et à la
surfemme ont peut-être disparu sans laisser de
descendants. Vous savez que certaines supériorités,
qui ne viennent pas à la bonne heure, sont funestes
OBJECTIONS DE M. JULES TANNERY 257
à ceux qui les possèdent. A ce sujet, de^ âmes
tendres et distinguées ont versé beaucoup de
larmes dans leurs encriers. Voir Alfred de Vigny
et autres romantiques, passim. Ou peut-être les
parents de ces ancêtres en puissance ont-ils accom-
modé Tua pour la chapelle Sixtine, ou enfermé
Tautrc dans un cloître? Dans mon univers, ou
chacun vivrait et se reproduirait, Tancêtre du sur-
homme aurait eu des enfants, qui auraient engendré
de petits surhommes; il y aurait aujourd'hui de
grands surhommes, qui mèneraient le monde; mais
que de sots à gouverner! J'en suis épouvanté.
Les bienfaisantes causes de destruction nous
ont épargné les surhommes et u-ne partie des im-
béciles.
« Ne vous fâchez pas : je vais essayer d'être
sérieux. Vous admettez sans doute, chez les êtres
vivants, la possibilité d'évoluer dans leurs descen-
dants, d'évoluer en progressant; mais vous insistez
sur le rôle bienfaisant des causes de destruction
pour corriger les mauvais effets du hasard. S'il y a
une tendance, de nature très inconnue, à la pro-
duction de descendants qui diffèrent des parents,
si les variations du milieu s'ajoutent à cette ten-
dance à la différentiation, est-il donc si clair
qu'elle doive s'exercer au hasard et produire
toutes les diversités possibles, entre lesquelles les
causes de destruction choisiront? Pourquoi étes-
vous sûr que ce n'est pas cette tendance elle-
22.
258 L*ATHélSHE
même qui choisit le sens dans lequel elle veut se
développer?
« Essayons de retracer quelques traits d'une
histoire que nous ne savons ni Tun, ni Fautre.
Vous avez trop conscience de notre double igno-
rance pour ne pas excuser les pauvretés que je
dirai : Si vous voulez être très indulgent, vous
tiendrez compte de la difficulté que vous avez si
bien mfee en lumière (et que je sentais fortement
en écrivant, ma dernière phrase), de la nécessité
de se servir du langage humainy où nous nous sen-
tons empêtrés quand nous essayons de nous
dégager du réalisme naïf qui a présidé à sa
formation.
« Commençons par la sensation : c'est bien
avant le déluge. Où apparaît-elle dans la série
animale? En avez-vous saisi la trace dans les êtres
inférieurs que vous vous plaisez à étudier? Pour
qu'elle aboutisse à la mémoire, sans laquelle un
commencement de conscience est impossible, il
faut que l'être vivant qui a éprouvé une sensation
ait été modifié par cette sensation, qu'il ne soit
plus le même qu'avant de l'avoir éprouvée, que
cette modification lui permettra de reconnaître
une sensation déjà éprouvée, et qu'un lien, une
certaine unité, s'établissent entre les sensations
successives.
a L'individu se distingue, ou croit se distinguer,
de ce qui Q'est pas lui : il coordonne ses sensations
OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 259
et ses mouTemeats, il devient capable de recon-
naître et de saisir une proie, de s'assimiler ce qui
n'est pas lui. Non seulement la mémoire s'est
créée, la mémoire consciente, mais aussi Thabi-
tude, qui est comme une mémoire inconsciente.
Et cette habitude a pénétré et modifié si profondé-
ment Fêtre vivant qu'elle se transmet à ses des-
cendants : ceux-ci retrouveront rapidement ce que
savait l'ancêtre et ils l'accroîtront quelquefois.
Pourquoi voulez-vous que la pensée elle-même ne
soit pour rien dans tout ce travail, que vous sentez
bien que je suis incapable d'analyser, mais où je
soupçonne une prodigieuse activité, une activité
toute différente de ce que je connais des phéno-
mènes mécaniques ou physico-chimiques? Je ne
dis pas que ce travail soit indépendant de ces phé-
nomènes ; je ne sais s'il y a deux choses indépen-
dantes ; mais s'il est lié à de pareils phénomènes,
ces derniers ont un tout autre caractère que ce
que nous entendons en les nommant. N'ayant
jamais su, même très j.eune, ce qu'est une subs-
tance, je n'irai pas vous dire que je regarde la
pensée comme étant une substance distincte. Il ne
me gêne nullement que vous l'appeliez matière,
force, mouvement cérébral, ou d'un autre nom,
pourvu que ce ne soit pas « épiphénomène ». Il
ne me choque pas qu'on cherche à réaliser la vie
dans un laboratoire; ce n'est pas, toutefois, un
bon sujet de thèse pour les débutants. Admettons
2G0 L'ATnéiSMB
qu'on fabrique des êtres pensants, à la suite
d'opérations bien déterminées : c'est alors que ce
que nous appelons matière a des propriétés, des
activités possibles qui ne sont pas ce que nous
connaissons actuellement dans la matière. Malgré
tout, je crois sentir, au fond du drame complexe
qui aboutit à la formation de notre conscience,
une activité qui ressemble moins aux phénomènes
mécaniques qu'à ma volonté de vivre, à mon désir
de plus penser et de mieux penser. Elle a été servie
pas les phénomènes mécaniques, qui ont fait dis-
paraître les résultats de tentatives infructueuses,
où elle ne s'est pas épuisée.
« Voici que vient de naître un de ces admirables
élus dont vous nous avez décrit la très vieille
noblesse. En quelques jours, sous le coup de ses
sensations répétées, s'éveillera la mémoire incons-
ciente que lui ont léguée ses innombrables an-
cêtres. Il reconnaîtra ces sensations, les distin-
guera, les rapprochera, les classera ; il rapportera
au même objet les sensations très diverses, dont
vous dites qu'elles appartiennent à des cantons
différents ; il situera les objets dans l'espace et les
phénomènes dans le temps ; il saura atteindre les
uns et se rappellera les autres ; il comprendra les
signes ; il apprendra le nom d'un objet particulier,
il donnera un même nom à des objets dont il aura
saisi les analogies; il aura des concepts distincts.
Les cadres de sa pensée sont formés d'avance ; ils
OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 261
s« remplissent avec une facilité et une rapidité
merveilleuses. L^nextricable complexité du monde
extérieur se résout en concepts séparés et simpli-
fiés. Assurément ces séparations et ces simplifica-
tions naïves fournissent une image très imparfaite
de la réalité, une image pourtant qui s'y adapte
assez pour que Fenfant puisse en tirer parti; les
premiers linéaments de cette image sont, en
quelque sorte, grossièrement dessinés en lui ; c'est
ce qui lui reste de sa vie antérieure, chez ses
ascendants, une photographie confuse des choses
qui ont posé devant eux, le plus souvent; sa vie
actuelle ajofUtera à ce dessin primitif d'infinies
complications, de riches et éclatantes couleurs,
des nuances délicates. Ses premiers concepts,
séparés et simplifiés, permettront bientôt à l'en-
fant des ébauches de raisonnement, des syllo-
gismes naïfs, dont les membres ne sont pas
disjoints, mais où la conclusion apparaît, par une
intuition immédiate, comme contenue dans les
prémisses ; Tattribution, à un objet particulier,
d'un nom général est déjà un tel syllogisme : je
vois un chêne; un chêne est un arbre; je vois un
arbre.
« Ces premières connaissances tendent à s'orga-
niser ; l'enfant cherche inconsciemment à y mellrc
un peu d'ordre, qui se traduit par un enchaînement
de mots et de phrases auquel il se plaît ; à l'inlô-
rét, d'ordinaire très dispersé, que les choses éveillent
262 l'athéisme
en lui, succède rattention, qui se concetitrera plus
tard sur des concepts abstraits, et sur leur dépen-
dance.
« La plupart des concepts résultent, à ce que je
crois, de simplifications excessiyes, de séparations
trop nettes : ils n'en conviennent que mieux à la
logique ; qu'ils s'adaptent à peu près à la réalité,
c'est ce qui est plus étonnant, quoiqu'ils q.ient été
préparés par la pression répétée de l'expérience.
Quelques-uns d'entre eux, et notamment les con-
cepts scientifiques, sortent d'un passage à la limite^
dont l'étrange audace m'effraie depuis longtemps.
Le mathématicien raisonne sur des points, des
droites et des plans qui n'existent que dans sa pen-
sée, sur des solides parfaits, sur des fluides parfaits ;
la perfection de ces solides et de ces fluides est
impossible, contradictoire avec ce que nous savons
de la matière. Le physicien raisonne sur des sys-
tèmes isolés; il ne peut y avoir de pareils systèmes.
Le chimiste raisonne sur des corps purs ; il n'y a
pas de corps purs.
« Tout d'abord, ces concepts nous sont assuré-
ment suggérés par les objets réels ; mais nous n'y
parvenons qu'en poussant jusqu'à l'infini quelque
propriété que nous avons observée : nous avons
observé, par exemple, des corps plus durs que
d'autres; notre pensée, d'un bond, va jusqu'au
bout: elle crée le corps parfaitement solide et ce
concept limite arrive à former le fond même de
OBJECTIONS DE M. JUf.ES TAT«NERT 263
notre idée de la matière. Le physicien sait très
bien qu'il n'y a pas de corps solide; il n'abandonne
pas pour c^^la celle notion ; il attribue la parfaite
solidité à ralome^ avec quoi il constitue ta matière ;
parfois, il ajoute à cette parfaite solidité de Tatome
une parfaite élasticitéj sans trop se soucier de
eavoir si ces deux qualités parfaites ne se gênent
pas en s'ajoutanL
« Dire que ces concepts limites préexistent dans
notre esprit, qu'ils font partie du dessin primitif
qui est le résidu de la vie ancestrale, vous semblera
peut-èlre exagéré; mais, au moins^ une certaine
tendance à la formation de ces concepts limites
me paraît inhérente à notre pensée telle qu'elle est
par elle-même, on telle qu'elle est devenue par la
suite des testaments qui Tont enrichie peu à peu.
Celte lendaDce à la formation de concepts limites,
inflniment éloignés de ce qui nous les su^gÈre,
me semble du même ordre que la tendance â la
séparation et à la simpUtication que j'ai voulu indi-
quer un peu plus haut,
« Vous me dites quCj quand je vois de loin une
surface à peu près plane, dont je ne puis aperce-
voir les irrégularités, je vois un plan parfait; non,
je pense un plan parfait. La tendance dont je viens
de parler est entrée en jeu ■ le concept limite a
surgi en moi ; j'ai comparé ce concept parfait à ce
que je vois, je n*ai pas aperçu de difTérence. Le
régulier est antérieur, dans mon esprit, à Tirrégu-
264 l'athéisme
lier, qui le suppose. Ne me répondez pas que je
suis la dupe de mes habitudes de fonctionnaire en
mathématiques : je crois que les choses se passent
de la même manière dans la tête du petit breton
qui, du haut de la falaise, regarde la mer et s'amuse
de la voir tout unie, de ne pas distinguer les vagues.
D'ailleurs, que savent les mathématiciens sur le
plan, la ligne droite ou le point? A quoi a abouti
leur long et minutieux travail d'analyse sur ces
concepts fondamentaux ? A proclamer Fimpossibi-
lité d'une définition, à déterminer tout au plus la
façon dont il convient de parler de ces êtres indé-
finissables, si Ton veut construire des phrases
correctes. Ces notions préexistent dans notre pen-
sée en puissance et, si vous voulez, comme ten-
dance. Notre propre expérience nous les révèle.
Si je suis disposé à croire, comme vous, que l'ex-
périence ancestrale a tenu un rôle essentiel dans
le développement de cette [tendance, je tiens à
remarquer que cette expérience n'a jamais été
directe, que les animaux rudimentaires que nous
pouvons compter parmi nos ancêtres n'ont pas vu
ou touché plus de plans parfaits que nous ne fai-
sons, et que l'industrie humaine réalise des formes
géométriques beaucoup moins grossières que celles
que nous observons dans la nature.
<r Et pourquoi ces tendances, que je crois démê-
ler obscurément dans notre pensée, n'auraient-
elles pas leur principe dans cette pensée? Je ne
OBJECTIONS DB M. JULES TANNEBT 265
(lirai plus qu'elle a été modifiée, transformée,
organisée dans les êtres vivants par le frottement
et la pression du milieu où sont plongés ces êtres,
je dirai qu'elle s'est modifiée, transformée, dans
ce milieu, dont ils font partie et dont elle est une
qualité essentielle. Je vous accorde tout ce que
vous voudrez sur la part de l'évolution dans la for-
mation de notre pensée; je vous accorde que
Tévidence est le résultat de l'habitude de l'indi-
vidu et de la race. Mais les expériences dont cette
habitude est faite ne sont pas des phénomènes
purs et simples; elles sont des impressions sur ce
qui sera ou sur ce qui est une conscience vivante,
sur des consciences reliées les unes aux autres,
dont les états s'enchaînent d'une certaine façon
dans l'individu et dans la race. Tous les fils de ce
bureau récepteur auquel vous nous comparez,
ce n'est les pas phénomènes qui les ont posés pour
entrer en communication avec nous; c'est nos
ancêtres qui les ont construits pour communiquer
avec les phénomènes, et qui nous ont légué ce
merveilleux réseau.
« Je viens de relire cette page, où j'aurais voulu
montrer l'activité propre de la pensée : hélas!
Comment montrer ce que je connais si mal, et
mettre de l'évidence où je n'ai qu'un désir de
vérité? Ce que j'ai écrit est trouble et obscur, et,
peut-être, pas assez trouble et pas assez obscur ;
cela reflète la confusion de mes idées. A quoi bon
266 l'4théisme
essayer de faire mieux? J'ai aussi à m'excuser
d'avoir écrit un mot qui a dû vous choquer, et qui
sent la scolastique. Je connais votre horreur pour
la qualité : au reste, là où je Taî mis, ce mot ren-
dait assez mal ma pensée; j'en ai cherché un
autre; en vain. J'ai fini par le laisser, parce que,
au fond, je ne partage pas votre haine pour 1^ qua-
lité. Si la qualité n'est qu'un mot, la quantité, elle
aussi, n'est qu'un signe; votre monisme n'absorbera
jamais la diversité des aspects de l'être, la multi-
plicité des phénomènes, la richesse infinie du
vêtement de l'inconnaissable. Parce que nous
essayons de construire, avec un jeu de symboles
quantitatifs, un schéma qui nous représente le
monde, ne prenons pas ce schéma pour la réalité,
et la partition écrite, où toutes les notes sont
pareilles, pour le concert des instruments et des
voix. L'uniformité des notations mathématiques
n'empêche pas la diversité de nos sensations : c'est
des sensations qu'il faut toujours partir, à elles qu'il
faut toujours revenir ; mais cette digression m'en-
tratnerait trop loin; je reviens à mon obscur
sujet.
« Les concepts généraux, qui se dégagent dès
nos premières années, les concepts limites qui ser-
vent de fondement aux sciences et qui ne se for-
ment sans doute qu'un peu plus tard sont émi-
nemment adaptés à la logique déductive. Sous le
nom d'imagination verbale, vous avez signalé
OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 267
Tabus qu'on en peut faire; cet abus n*est pas dou-
teux et je vous dirai tout à l'heure en quoi il me
semble que vous l'exagérez et comment vos exem-
ples ne sont pas tous bien choisis; mais, pour le
moment, l'abus n'est pas en question. Vous
connaissez|trop la logique déductive et vous en usez
trop pour en contester la valeur ; j'ai déjà dit qu'on
en pouvait apercevoir les traces dans des raison-
nements très naïfs, dans l'intuition de Temboîte-
ment des concepts les uns dans les autres : une
classe d'objets contient une autre classe moins
générale, qui en contient une autre... qui contient
des individus.
« Je ne répugne nullement à imaginer de
pareilles intuitions, non seulement chez les
hommes primitifs, mais même chez leurs ancê-
tres, ni à regarder leur évidence comme un résul-
tat de Thabitude et le réveil de la mémoire incon-
sciente.
« Il est fort probable* que beaucoup d'hommes
appartenant même aux races qui se disent supé-
rieures, ne dépassent guère ces intuitions immé-
diates et ces raisonnements naïfs; ils seraient
capables d'aller plus loin, ils n'en ont pas l'occa-
sion et peuvent se reproduire sans cela. Bien qu'on
puisse trouver des intermédiaires, reconnaissons
qu'il y a loin de ces intuitions à une affirmation
comme celle-ci : telle proposition est impliquée
dans telle autre ; si celle-ci est vraie, la première
268 l'athéisme
est vraie aussi ; si la première est fausse, celle où
elle est impliquée est fausse aussi. Vous savez
aussi bien que moi le rôle que tiennent dans la
science les jugements de cette sorte, la façon dont
ils s'enchaînent, s'enchevêtrent et se diversifient;
vous savez aussi bien que moi l'entière évidence
de ces jugements, la façon dont nous sommes
obligés de nous soumettre à leur nécessité. Je suis
tout à fait certain qu'il y a des nombres premiers
qui, écrits dans le système décimal, auraient plus
d'un millier de chiffres, qui, divisés par 4, donnent 1
pour reste et qui sont la somme des carrés de deux
nombres entiers, qu'il y en a d'autres qui, divisés
par 4, donnent 3 pour reste et qui ne sont point
la somme de deux carrés ; je n'ai aucun doute à
ce sujet ; ma certitude dépasse infiniment celle
que je sens en me disant que le porte-plume avec
lequel j'écris tomber^ sur mon bureau, si je le
lâche. Eh bien 1 il me paraît clair que l'évidence
des raisonnements mathématiques ne résulte pas
d'expériences directes, ni d'expériences que j'aie
faites, ni d'expériences faites par mes ancêtres.
Il se peut que mes grands-parents aient fait
quelques petits raisonnements d'arithmétique en
vérifiant leurs comptes qui, sans doute, n'étaient
pas bien longs; il ne faudrait probablement pas
remonter très loin dans la lignée de nos ancêtres
pour y trouver des gens qui n'avaient point l'idée
d'un raisonnement mathématique, ou de Timpli-
OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 269
palion d'une proposition dans une autre! Que
pensez-vous à cet égard des anthropopithèques ?
Je vous en prie, ne remontez pas plus haut.
« J'insiste sur ce qu'un homme qui a reçu une
éducation suffisante puise dans les raisonnements
déductifs bien faits une entière conviction. Quoique
la faculté de construire de tels raisonnements
n'apparaisse qu'assez tard, elle est essentielle à
notre pensée. A quelle habitude correspond l'évi-
dence qui accompagne Texercice de cette faculté?
ce n'est point à une habitude directe. Le frottement
du monde extérieur n*a pas supprimé, sans qu'ils
laissassent de descendants, ceux qui construisaient
mal des raisonnements, qu'ils ne construisaient
pas du tout. Il a tout au plus supprimé, avec une
intelligence qui m'étonne, ceux chez lesquels se
développait de travers ce qui, un jour, devait être
celte faculté. Je suppose bien qu'elle se préparait
chez nos ancêtres quand même ils ne l'exerçaient
pas. Peut-être en a-t-il été souvent ainsi : nous
ignorerons probablement toujours la façon dont
Têtre vivant a réagi contre le milieu extérieur,
comment s'élaborait en lui ce qu'il allait devenir,
comment il s'est servi, pour se défendre, des armes
qu'il avait déjà et a su les adapter à de nouveaux
usages. Les facultés qui se sont développées ont
peut-être toujours dépassé infiniment les circons-
tances qui leur ont permis de se produire et de
durer. A chaque moment de leur développement
23.
270 l'athéishb
se préparaient des adaptations infiniment loin-
taines. J'imagine que nos ancêtres ont toujours
pu beaucoup plus. qu'ils n'ont réalisé, que nous
pouvons nous-mème beaucoup plus que nous ne
faisons. Nous sommes des paresseux, des endormis,
des timides, des tièdes ; nous ne savons pas
découvrir au fond de nous le trésor des énergies
futures. Il y aurait toute une morale... ; mais ce
n'est pas de morale qu'il s'agit, revenons à la
logique.
« Peut-être une objection vous passe-t-elle par
l'esprit et pensez-vous m'attaquer sur cette évi-
dence absolue que j'attribue aux déductions logi-
ques? 11 n'y a rien d'absolu, direz-vous; notre
logique n'est que notre logique, à nous. D'accord ;
mais vous vous refuserez comme moi à discourir
sur une pensée où Timplication des propositions
ne serait pas pareille à ce qu'elle est dans la nôtre ;
toute discussion là-dessus est évidemment tr^s
vaine : il va sans dire que nous pensons avec notre
pensée et cette évidence absolue dont il a été
question ne regarde qu'elle. Je vous ai assez parlé
de choses que je n'entends point; je n'irai pas
jusqu'à disserter sur une pensée qui n'aurait rien
de commun avec la mienne; il faut, pour m'amuser,
que je m'imagine comprendre un peu au moins une
partie de ce que j'écris.
u Au reste, je vais essayer d'aller Un peu plus
loin et de m'expliquer sui^ cette fiétéssilé que nous
Ob^ECTIONS DE M. JULES TANNERT 271
ne pouvons nous empêcher d'attribuer aux déduc-
tions logiques. J'aurai, en même temps, l'occasion
de m'arrêter sur la différence que je crois aper-
cevoir entre la façon dont est sentie la nécessité
par ceux qui sont surtout habitués aux raison-
nements mathématiques et par ceux qui ont surlouV
l'habitude des méthodes expérimentales.
« En parlant de la nécessité des déductions logi-
ques, je n'entends proprement que la nécessité
que nous attribuons aux affirmations telles que
celle-cî : la proposition A entraîne la proposition B ;
si la proposition A est vraie , la proposition B est
vraie aussi, je n'entends pas parler de la vérité de
la proposition A, en elle-même : c'est dans Timpli-
cation seule qu'est la nécessité, non dans l'une des
propositions.
« De plus en plus, les mathématiques tendent à
se réduire à de pareilles implications, et à se
débarrasser, à se vider de l'impure réalité ; je doute
qu'elles arrivent jamais à cet état idéal d'une
science « ou l'on ne sait jamais de quoi on parle^
ni si ce qu'on dit est vrai », mais, qu'elles y
tendent, cela est manifeste. On m'a raconté récem-
ment qu'il y a déjà, dans un pays moins rétrograde
que le nôtre, un traité de géométrie élémentaire
qui commence par cette phrase : « Peu importe ce
qu'on appelle point, droite, plan... » Au moins,
cher ami, n'allez pas raconter que j'approuve ce
début : il ne manquerait pas de gens sensés qui
272 l'athéisme
m'obligeraient à donner ma démission. Quoi qu'il
en soit, en mathématiques, l'implication des pro-
positions les unes dans les autres est seule néces*
saire. Il suit de là que leur nécessité n'est que
dans notre pensée et ne regarde en rien les
choses. Quant au possible, c'est simplement, pour
le mathématicien, ce qui n'implique pas contra-
diction dans les termes.
« Le point de vue de l'expérimentateur est très
différent : tout d'abord, il admet sans contestation
que ce qui s'est passé dans certaines conditions se
reproduira àpeii prèsdans des conditions analogues;
il qualifie de nécessaire cette répétition des phéno-
mènes ; sans qu'il s'explique_sur le sens de cette
nécessité, il la met dans les choses, non en lui.
Peu à peu, il tend à confondre le réel, en tant qu'il
est connu, avec le nécessaire. Il qualifie de pos-
sibles les événements qu'il prévoit imparfaitement,
d'impossible ce qui ne s'est jamais vu, et ne se
verra pas. Il acquiert, des phénomènes qu'il étudie,
une habitude qui joue un rôle analogue à celui du
bon sens dans la conduite de la vie : le bon sens n'a
pas de place en mathématiques. D'autre part, il
arrive à condenser des groupes de phénomènes en
lois, qui sont parfois susceptibles d'un énoncé
mathématique, et qui se prêtent ainsi au raisonne-
ment déductif, en les supposant vraies. Il confond
alors la nécessité propre au raisonnement déductif
avec cette nécessité qu'il s'est habitué à mettre
"^WSf^^'
OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 273
dans les choses. Ce qu*il appelle une démonstra-
tion est, d'ordinaire, un mélange de déductions
mathématiques et d'inductions tirées de ce précieux
bon sens qu'il a acquis et qu'il partage avec ceux
qui ont les mêmes habitudes que lui : pour ses
collègues en bon sens, sa démonstration est
convaincante. L'insupportable mathématicien de-
mande qu'on lui expose clairement et d'abord les
postulats et les hypothèses : il prétend qu'on
n'oublie rien ; il se fâche et menace de s'en aller
si, au courant de la démonstration, on fait inter-
venir quelque chose qui n'a pas été convenu, afin
de remplacer ou de renforcer un chaînon qui manque
dans la déduction. Notez que c'est le physicien qui
a raison, puisque sa science progresse ; le mathé-
maticien, avec ses exigences et son défaut de bon
sens, n'arrivera à rien. Le pédant qu'il est, exige
qu'une science soit faite, quand elle est en train de
se faire ; mais j'observe que pour les uns et les
autres, les mots nécessaire, possible, impossible,
absurde, n'ont pas la même signification.
« Par exemple, un être qui vit et qui pense dans
un espace à deux dimensions vous semble impos-
sible, absurde...; c'est pour vous un produit de
Vimaginaiion verbale; pourquoi? Parce que vous
êtes bien sûr de ne le rencontrer jamais. Je ne
crains, non plus que vous, cette étrange rencontre;
mais il ne me gine pas de parler de cet ètre-là,
après dîner. (Nous n'avons pas dîné ensemble
274 l'athéismb
depuis longtemps, je tous préviens que je ne bois
guère que de Teau). Un être qui pense sans un cer-
veau vivant, quelle absurdité! « Changez, s'il vous
plaît, cette façon de parler », et dites seulement
que la pensée ne se manifeste à nous que dans des
êtres qui ont un cerveau vivant. Si, par suite de
cette maladie dont je vous ai parlé et que les allé-
nistes n'ont pas encore nommée, dans un accès
de la manie de la continuité, je me plais à imaginer
qu'il y a de la pensée partout, sans que je m'en
aperçoive, il ne faut pas vous irriter, ni prétendre
me faire enfermer. Entre la pensée et Tabsence du
cerveau, je ne vois pas de contradiction dans les
termes, et cela suffît pour que je sois libre de
m'amuser au roman de l'être à deux dimensions.
« Permettez-moi, par un autre exemple, de vous
montrer la différence des points de vue .: vous
reprochez aux mathématiciens leurs spéculations
sur rinflniment petit : que savent-ils donc de
l'espace infiniment petit ou infiniment grand pour
se permettre d'affirmer que les propriétés obser-
vées sur des dessins qui sont « à leur mesure » se
conservent dans des figures infiniment petites ou
infiniment grandes ? Que savent-ils de l'espace réel^
Rien du tout, mon cher ami, pas même (s'il y en
a un) de celui qui est à leur 'mesure : c'est vous
qui vous préoccupez du réel, vous et vos confrères,
et vous avez bien raison, car c'est grâce à vous
autres que nous arrivons à le connaître, à le faire
OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 275
entrer dans notre pensée, à le maîtriser; mais les
mathématiciens?... Ils oi^t posé un espace qui
jouit de certaines propriétés, et ils se plaisent à
poursuivre les conséquences de ces propriétés. Que
leurs spéculations sur le fini ou l'infini s'appliquent
au réel, j'en suis émerveillé ; c'est un fait devant
lequel il faut bien nous incliner tous les deux.
Voyez-y, s'il vous plaît, la bienfaisante influence
des causes destructives. En spéculant sur les figures
infiniment petites, les mathématiciens ont créé
l'admirable instrument que vous connaissez et qui,
en astronomie notamment, leur a rendu des ser-
vices incontestables. Pour le moment je n'attribue
pas la même importance aux spéculations sur
l'homme à deux dimensions.
« Revenons à la nécessité des physiciens ; vous
savez combien le sujet m'a toujours préoccupé et
vous vous étonneriez si je ne m'y arrêtais |pas; vous
m'accuseriez peu^-être de quelque lâcheté; vous
auriez tort : la vérité est que je veux, en passant,
dire son fait au déterminisme.
« Au fond des sciences expérimentales, il y a
un postulat indispensable, qui est pleinement jus-
tifié par leurs succès et dont, bien entendu, je ne
contesterai pas la valeur : c'est que chaque phé-
nomène est déterminé par quelques phénomènes,
en petit nombre, en ce sens que la connaissance
approximative de ceux-ci suffit à la connaissance
approximative de ceux-là.
276 l'athéisme
« Loin d'impliquer la dépendance mutuelle- de
tous les phénomènes, la science expérimentale
suppose que chaque phénomène est à peu près
indépendant de l'infinité des autres phénomènes.
Quel est le chimiste qui pense à la latitude ou à
la longitude de son laboratoire et qui ne croira pas
que je me moque de lui si je vais lui soutenir que
la réaction qu'il étudie peut bien réussir le mardi,
et non le jeudi? Le droit qu'il a d'éliminer presque
tout de ce qu'il appelle les circonstances de son
phénomène est capital pour le savant : c'est le^on
sens (le bon sens du chimiste) qui, pour lui, légi-
time et fonde ce droit.
w Je dois être sincère et corriger ce qu'il y a
d'excessif dans mon affirmation que les sciences
expérimentales postulent plutôt l'indépendance
des phénomènes que leur dépendance mutuelle ;
il me faut bien reconnaître que le nombre des
circonstances dont dépend pour nous la connais-
sance d'un phénomène augmente singulièrement
avec la précision de cette connaissance. En dépit
de cette concession, que je vous fais avec mau-
vaise humeur, la notion d'un déterminisme total
me semble une de ces notions limites, comme le
solide parfait, le fluide parfait, qui sont cona-
modes sans doute, mais dont il ne faut pas être les
dupes.
« J'ajoute qu'on ne me paraît pas faire aâsez
attention à la relativité de cette notion : riea
OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 277
n'échappe à la relativité. Le déterminisme suppose
une pensée ; c'est pour une pensée que les choses
sont déterminées. Les choses sont déterminées,
cela veut dire : il est possible de connaître les
choses. Le déterminisme en soi, tout seul, n'a pas
de sens. Veut-on dire, en affirmant le détermi-
nisme, que les choses se sont passées, se passent
et se passeront de telle façon? C'est une pure
niaiserie, que je ne vous prête pas. Non, il faut
entendre : les choses se passeront d'une façon
certaine. Certaine pour qui? Pour un être pen-
sant. Tout est connaissable, intelligible, tout peut
être objet de pensée.
« Quelques-uns se sont plu à imaginer les
lois naturelles comme impliquées les unes dans
les autres, à la façon des propositions mathé-
matiques, et dominées par un système de for-
mules qui les contiendrait toutes. Qu'est-ce
qu'une formule, sinon un assemblage de signes?
Et des signes sont moins que rien s'ils ne sont
pas pensés.
« Je ne veux pas du tout discuter ces conclu-
sions, ou ces hypothèses. Mais elles me ramènent
à mon point de départ. Si elles sont vraies, le bel
épiphénomène que la pensée I Et vraiment vous
avez eu tort de railler la petitesse de notre taille ;
je pose à nouveau ma question du début: sommes-
nous distincts de ce que nous pensons, et en quoi?
Voici que nous embrassons le système solaire;
24
278 . l'athéisme
nous le pensons ou il se pense en nous ; assuré-
ment nous connaissons mal ce système solaire qui
est en nous et que nous sommes; mais, d'un autre
côté, voici que nous commençons à compter et à
mesurer les atomes que nous ne verrons jamais.
Du système solaire, nous passerons à la voie lac-
tée, et, de l'autre côté, nous atteindrons les pro-
priétés de l'atome. La voie lactée, la molécule
matérielle, la f^ellule vivante, prendront en nous
conscience de ce qu'elles sont. En nous, les
hommes, la conscience obscure que nous avons les
uns des autres s'illuminera. Tout cela n'est pas
bien sûr: mais faisons notre possible pour que
a Tessai ne manque pas par notre faute », et puis-
sent nos descendants parvenir au paradis de
M. Poincaré, où ils s'abîmeront dans la contem-
plation de la vérité. Amen!
« En tout cas, nous voici déjà loin de ce qui
est indispensable à notre continuation immé-
diate et à notre reproduction ; n'approchons-nous
pas de ce qui servira à la lointaine continuation
de notre race? Que l'expérience de nos ancêtres
ait fortifié, compliqué, affiné la correspondance
entre les choses et nous, que cette correspon-
dance se soit développée dans le sens de l'utilité,
c'est entendu ; mais je suis porté à croire, par
ce que nous observons, que l'utilité immédiate
a été constamment dépassée, et qu'elle tend à
l'être infiniment; et cela, en vertu de ce qu'est
OBJECTIONS DE M. JU^ES TANNERI 279
actueUement notre pensée, de ce qu'elle veut et
cherche.
« Au reste, pour ce qui est de la science, j'ima-
gine, malgré tout, que vous êtes de mon avis;
votre vie et vos travaux le prouvent assez. La
science ne se propose même pas la recherche
directe de ce qui est utile à Thumanité : son but
véritable est la connaissance pure, où ses disciples
trouvent une joie qui vous est familière. Qu'elle
atteigne parfois ce qui est utile à notre race, ce
n*est pas pour en diminuer la valeur, c'est une
bonne confirmation de ses résultats et une preuve
qu'elle se développe dans le sens d'une adaptation
plus parfaite de notre pensée aux choses; nous ne
reprocherons pas à Pasteur de s'être réjoui parce
qu'il avait diminué quelques souffrances. Au reste,
pour prendre sa pleine vitesse de développement,
la science a besoin de nombreux efforts qui ne
seront possibles et ne pourront se coordonner que
dans une humanité délivrée d'une partie des
soucis et des misères qui l'accablent, dans une
humanité où la joie de penser à autre chose qu'au
pain quotidien ne sera plus le privilège de quelques
rares individus. C'est de la science que j'espère,
pour, des périodes éloignées, cette libération de
nos arrière-petits-enfants, et je compte sur la
pensée pour réaliser des changements matériels
dans ce monde.
« Je m'aperçois, mon cher ami, que je me suis
280 l'athéisme
laissé aller à la manie des gens qui racontent leurs
rêves ; j'y ai pris grand plaisir, et cela suffira à
m'excuser à vos yeux, car je sais que vous aimez
le rêveur, qui vous est bien affectueusement
dévoué.
« Jules Tannery. »
CHAPITRE X
Réponse à M. Jules Tannery^
i 44. - QUI SERVIRA DE RÉSUMÉ A LA TROISIÈME PARTIE
• (
Cela vous chagrine, dites-vous, mon cher maître,
que je rapetisse votre pensée en la traitant d'épi-
phénomène ; je pourrais me défendre imméiîia-
tement de ce crime de lèse-majesté ; je ne refuse
pas la dignité de phénomène à votre pensée elle-
même ; elle joue dans le monde un rôle évident, et
a exercé, en particulier, sur mon développeiuent
intellectuel, une influence dont je me félicilerai
toujours. Votre pensée est donc un phénomène;
la mienne aussi, qui, par certains côtés au moins,
est fille de la vôtre, quoique nos opinions ne
s'accordent pas souvent.
L'épiphénomène sans importance (pour tout
autre que vous), c'est le fait que vous avei mwa-
1. Revue du mois, 10 octobre 1906.
282 l'athéisme
cience de ce phénomène de premier ordre qu'est
votre pensée. Vous avez agi sur moi par des phé-
nomènes, et il m'est indifférent que vous ayez été
conscient de ces phénomènes ; je n'en suis pas sûr
d'ailleurs et je n'ai aucun moyen de m'en assurer;
je n'aurai jamais , scientifiquement, le droit de
l'affirmer ou de le nier; cela n'a donc aucune
importance, et j'essaierai de vous en convaincre
tout à l'heure.
Pour le moment, laissez-moi déplorer avec vous
que notre conscience ne soit que ce qu'elle est;
cela me chagrine autant que vous-même, mais ce
chagrin ne va pas sans quelque compensation.
Voltaire raconte qu'un crocheteur borgne, ayant
bu de l'eau-de-vie, fit un rêve délicieux : transformé
en prince charmant, il éprouvait une passion
violente pour la plus accomplie des princesses et
le lui démontrait de toutes ses forces, à la manière
des crocheteurs. Tiré brusquement de son sommeil,
Mesrour se retrouva crocheteur et borgne comme
devant, et il en eût beaucoup de chagrin. Peut-être
eût-il connu, s'il avait rêvé plus longtemps, que les
pénibles devoirs des princes et les douloureuses
coquetteries des princesses rendent souvent envia-
ble aux puissants l'humilité insouciante du croche-
teur; il s'éveilla trop tôt et n'eût que du regret,
sans compensation aucune : il se remit donc à
boire de l'eau-de-vie.
J'ai vécu, toute ma jeunesse, un rêve analogue
RÉPONSE A M. JU^ÊS TANNEBT 283
à celui du crocheteur Mesrour. J'ai cru (et ceux
qui m'entouraient le croyaient de même, chacun
pour son compte ; je pense qu'ils le croient encore),
j'ai cru être durable et puissant; j'ai cru que j'intro-
duisais dans le monde des commencements absolus ;
j'ai cru que j'étais en dehors du monde et au-dessus.
Ce rêve flattait ma vanité naturelle, mais, en revan-
che, quelles responsabilités! quels soucis! C'est
j vous, mon cher maître, qui, avec Emile Lacour,
avez contribué à m'éveiller; vous m'avez appris à
ne pas me payer de mots et à définir .tous ceux
que j'emploie ; vous m'avez enseigné la précision
du langage, et c'est de là qu'est venu tout le mal !
En essayant de me rendre compte des choses, j'ai
compris que l'homme est victime d'erreurs sans
nombre. Au lieu d'un être puissant et créateur, je
ne trouve plus en moi qu'un misérable transfor-
mateur d'énergie, transformateur caduc qui se
transforme lui-même sans cesse. Adieu l'immu-
tabilité! adieu l'individualité, la personnalité, le
mérite, la gloire ! Adieu tous les principes, toutes
les chimères qui ont embelli ma jeunesse ; mais
adieu aussi les craintes, les tortures inséparables
du pouvoir.
Y a-t-il compensation parfaite? Je n'oserais l'af-
firmer. Si Ton me donnait à choisir entre ce que
je suis et ce que j'ai cru être, j'hésiterais peut-être
longtemps; c'est que, depuis quinze ans, je me
suis fait à mon nouvel état, et j'ai apprécié l'humi-
2S4 l'athéisme
lité de ma condition d'homme ; cependant j'avoue
que le rêve avait du bon ; vous Faimez^ ce rêve
dont vous m'avez tiré, et vous voulez continuer de
dormir 1 M'avez-vous éveillé en rêvant haut?
£n lisant votre plaidoyer pour la conscience
active, je n'ai pu m'empècher de subir le charme
c'e votre langue harmonieuse ; si je savais écrire
comme vous, je vous convaincrais aisément, car,
n'en, doutez pas, mon cher maître, ma cause est
meilleure que la vôtre ; prêtez-moi seulement votre
plume et vous verrez !
Et d'abord, ma suspicion s'éveille dès le début,
parce que vous vous attendrissez sur l'humilité de
la conscience épiphénomène. Si vous étiez construit
de telle sorte qu'il vous fût pénible d'avouer que
la somme des angles d'un triangle est égale à deux
droits, ne feriez-vous pas bon marché de votre
sensibilité, et n'enseigneriez-vous pas loyalement
à vos élèves la vérité euclidienne? Faisons, en bio-
logie, ce que vous feriez en géométrie; oublions,
vous, la tristesse de notre néant, moi, les consola-
tions que j'en tire; évitons la logique de sentiment
qui, Ribot nous l'a montré récemment, est le plus
grand ennemi de cette logique pure dont vous
m'avez inculqué les principes au point de me la
rendre indispensable atout jamais; étudions la vie
comme s'il ne s'agissait pas de nous, et sans nous
préoccuper des conséquences qu'entraîneront pour
nous-mêmes nos conclusions scientifiques. Peut-
'-^«F^
BÉPONSE A M. JULBS TANNERT 285
être regretterons-nous ensuite notre bonne foi ;
peut-être ferons-nous notre « mea culpa > en
répétant, une fois encore, avec M. de Gourmont :
« Ce qu'il y a de terrible quand on cherche la vérité
c'est qu'on la trouve ». Tant pis pour vousl il ne
fallait pas m'enseigner la logique.
« Je ne sais pas trop, dites-vous, où je commence
et où je finis, et si je n'embrasse pas tout ce que
je pense ». « Je crois que la nature est en moi »
ajoutez-vous, et vous me reprochez d'établir une
trop grande distinction entre les êtres vivants et le
milieu dans lequel ils sont plongés. Je ne partage
pas votre incertitude quant à la limitation de votre
individu ; quel que soit, son rayonnement dans
l'ambiance, rayonnement tel que moi, étranger,
je vous vois et vous entends, je saurais fort bien,
si je conduisais une automobile, manœuvrer de
manière à ne pas vous écraser. L'automobile est»
comme vous, une chose transportable dans le
miheu dont elle est distincte sans en être toutefois
indépendante. Vous pouvez tous deux, l'automobile
et vous, manœuvrer sans vous heurter*, dans un
milieu où néanmoins il n'est rien qui ne subisse,
1. Cette manière de parler donne aux phénomènes de contact
une importance capitale dans Ja définition des corps ; cette im-
portance est Justifiée.
286 L*ATHélSHB
dans une certaine mesure, Tinfluence de tout le
reste. C'est. par la transportabilité que je vous
définis, moi observateur étranger, et cela admis,
je n'ai plus d'incertitude. Vous êtes, à chaque
instant, une portion d'espace limitée par un contour
à l'intérieur duquel il se passe une infinité de
choses curieuses dont aucune n'est à l'abri de
l'ambiance. Si je promène une lanterne dans la
rue, toute la rue en est éclairée, ce qui prouve que
la rue n'est pas indépendante de la lanterne ; mais
le vent peut éteindre ma lanterne, ce qui prouvé
que la lanterne, non plus, n'est pas indépendante
de la rue ; et cependant je m'entends suffisamment
quand je définis la lanterne par sa transportabi^té.
Comme la lanterne, je vous définis à un certain
moment par un contour transportable ; j'appelle A
tout ce qui est à l'intérieur du contour, et B tout
ce qui est en dehors (je dis tout^ depuis vos plus
proches voisins jusqu'à Sirius et à la voie lactée).
Je crois fermement c(ue tout ce qui se passe au
moment considéré, dans l'intérieur de A est entière-
ment défini par A et B ; je crois en outre que rien ne
se passe en A qui ne dépende de quelques-uns au
moins des facteurs de B ; s'il faisait 800 degrés cen-
tigrades à l'ombre, vous ne feriez pas de mathéma-
tiques.
Ainsi donc, je ne puis parler d'aucun phénomène
qui se passe en vous, sans tenir compte de l'état
actuel de B. Pour être logique, je dois représenter
BÉPONSB A M. JULES TANNEBT 287
l'ensemble des particularités dont vous êtes le
siège au moment considéré par la formule symbo-
lique :
AX B
Au temps ^4, vous accomplissez dans le milieu B|
un ensemble d'opérations que je résumerai, sans
ambiguïté, en disant que vous avez tanneryé dans
le milieu; cependant que tous les autres objets
transportables auront fonctionné, chacun pour son
compte, suivant sa nature et dans son ambiance
propre, d'une manière qui peut, pour n'importe
lequel, se représenter par la formule symbolique
(Ai X B^).
Et, un instant après, au temps t^ si vous voulez,
tout aura changé. A^ sera devenu Aj par le fait
même de l'opération (A|XB|), ce que je repré-
sente par la formule symbolique :
A, + (A4XB^) = Aj
Le danger est que, pour tout objet transportable,
comme pour vous-même, je confondrai A4 et Aj qui
sont différents.^ sous la même dénomination A. Je
continuerai à dire Tannery tout court, après que
vous aurez tanneryé en présence de B, comme
avant ; et cependant vous ne serez plus le même.
Je devrai écrire, pour être rigoureux, la formule
symbolique :
Tannery ^ + {Tannery j^ X B|) = Tannery^
288 l'athéisme
Et ainsi de suite. Vous voilà bien mortifié, n'est-
ce pas? Mais vous avez souscrit par avance à cette
formule déterministe : a II n'y a pas, avez-vous
dit, le milieu et nous, mais ce qui est, que nous
pensons, et qui pense par nous ». J'englobe
naturellement, avec vous, dans la formule symbo-
lique [Tannery X B|) ce qui se pense en vous
en temps t^. C'est là une partie du phénomène
total, et je n'ai jamais cru ou dit qu'elle fût la
moins importante, au contraire! Presque toutes
les manifestations observables de votre activité
dépendront, en effet, de ce qui s'est pensé en vous,
c'est-à-dire que votre cerveau est la partie la plus
importante de votre mécanisme. Mais que vous,
Tannery^ soyez au courant de ce qui se pense dans
votre cerveau, cela m'est égal et pour cause. Si
Ton vous plongeait un couteau dans le cœur, pen-
dant que je suis tout près de vous, je ne le senti-
rais pas ; ce qui se sent en vous, se sent en vous
seul; je puis seulement sentir, à votre sujet, ce
qui se passe en moi sous l'influence du rayonne-
ment de ce qui se passe en vous; que votre
rayonnement soit phonétique, visuel ou même
télépathique, je ne sentirai jamais que ce qui se
passe en moi ; je connaîtrai, dans le langage parti-
culier de ma conscience, une partie des phéno-
mènes compris dans la formule symbolique : {Le
Daniec^ X B,), avec un B| dans lequel il y a
Tannery^ ; voilà tout.
RÉPONSE A H. JULES TANNEBT 280
C'est là ce que j'entends en disant que la cons-
cience est un épiphénomène.
N'êtes-vous pas de mon avis maintenant? Alors,
c'est que j'ai été obscur malgré mes efforts.
Ou bien, vous croyez peut-être qu'il y a en vous
des activités mystérieuses qui n'entrent pas dans
la formule (A X S)? ^t qui, néanmoins, peuvent
influencer le milieu dont je fais partie. Vous ren-
driez donc à l'ambiance plus qu'elle ne vous a
prêté; vous feriez, comme dit M. Renouvier, des
commencements absolus; vous seriez un créateur
et non un transformateur. Dans ce cas, je devrais
renoncer entièrement à ma conscience épiphéno-
mène ; une conscience qui introduit dans le milieu
des choses nouvelles est un phénomène, au sens
étymologique du mot; personne n'en doutera;
j'appelle conscience épiphénomène une conscience
qui assiste impuissante au fonctionnement d'un
mécanisme transformateur; et alors, je prétends
que c'est le mécanisme qui est important. Je ne
veux pas vous ennuyer plus longtemps avec ces
considérations que j'ai , développées, d'ailleurs,
dans les chapitres VII et VIII de ce livre.
Que vous soyez de mon avis ou que nous cou-
chions sur nos positions au sujet de la conscience
épiphénomène, du moins aurai-je fait mon pos-
sible pour mettre en évidence le point qui reste
litigieux; et j'accepterai de dire avec vous que
« la nature est en vous », pourvu que cette
25
290 l'atuéisme
pianière de parler représente seulement l'équiva-
lent poétique de ma formule symbolique de tout
à rheure.
Vous me cherchez noise, en passant, sur ce que
j'ai dit que notre pensée s'est développée par
suite du frottement de nos ancêtres contre le
monde ambiant . : u II est assez étonnant, dites-
vous, que ce frottement contre les aspérités des
choses n'en ait pas fait quelque galet informe ».
Mais c'est là précisément la caractéristique des
corps vivants ! Depuis quinze ans que je cherche
une définition de la vie, je n'en ai pas trouvé
d'autre; quand un corps vivant lutte contre un
facteur quelconque et continue de vivre, il se déve-
loppe par là même, au lieu de* s'user comme eût
fait un galet. Un corps brut qui réagit chimique-
ment se détruit; un corps vivant se construit^ ^m
contraire, s'il réagit chimiquement dans des condi-
tions telles qu'on doive dire qu'il a fait icte d'être
vivant. C'est le phénomène à' assimilation fonc-
tionnelle qui caractérise la vie; tout le système
biologique que j'ai essayé d'improviser est basé là-
dessus.
Ne me demandez pas à quelle particularité de
structure moléculaire est attachée cette activité
assimilatrice; je ne le sais pas, et je pense qu'on
RÉPONSE A M. JULES TANNERT 29l
ne le saura pas de longtemps ; je soupçonne seu^
lement que Fétat colloïdal des substances vivantes
n'est pas étranger à Taccomplissement de cette
merveille. Mais, sans connaître le détail des
choses, je ne suis pas médiocrement satisfait
d'avoir remplacé par une formule unique et claire
toutes les définitions vagues et contradictoires
dont on a encombré jadis mon jeune cerveau.
Il est bien entendu que le mot « frottement » est
employé ici dans un sens figuré; l'aveugle de
Diderot ne concevait guère d'autres moyens d'ac-
tion d'un corps sur un autre; mais nous sommes
mieux outillés que lui; le mot « réaction »,lemot
« lutte j> valent sans doute mieux que le mot
« frottement », qui a l'inconvénient d'éveiller une
image trop précise.
Et cependant, même dans des cas de frottement
pur et simple, il peut y avoir assimilation fonc-
tionnelle ; si votre cordonnier vous a fait des sou*
liers trop larges, l'épiderme de vos pieds se déve-
loppera par le frottement; vous aurez un durillon
et cela vous empêchera d'oublier désormais que
vous ne vous comportez pas comme un caillou.
J'aurais mauvaise grâce à insister, car vous ne
faites vous-même qu'en passant la petite objection
à laquelle je viens de répondre; voici qui est plus
important, et je recopie textuellement quelques
lignes de votre lettre :
« Dans ce long frottement que vous décrivez, du
292 l'athéisme
monde extérieur sur la pensée de nos ancêtres,
dans ce travail où l'ouvrier (c'est le monde exté-
rieur) rejette les échantillons imparfaits et par-
vient, à force de temps et d'essais manques à
construire l'organisme compliqué qui est le nôtre,
il me semble que vous négligez trop la pensée elle-
même ; qu'est-elle pour avoir supporté ce merveil-
leux travail? Pourquoi ce travail s'est-il exercé? Il
ne me suffit pas que vous appeliez épiphénomène
ce je ne sais quoi : il est quelque chose. Lui aussi est
dans la nature, il est au moins une possibilité de
ce qui est ; il est capable d'exister et de se mani-
fester à sa façon, de s'adapter aux choses et d'y
pénétrer ; s'il n'est pas distinct du monde exté-
rieur, il en est une activité propre qui ne ressemble
.pas aux autres; c'est cette activité propre que je ne
vois nullement dans votre livre. Je ne vous
demande pas de la définir, tout ce que vous savez
n'y suffirait pas. »
Voilà quelques lignes qui, si je ne me surveillais,
m'amèneraient à écrire tout un volume. Je tâcherai
de me borner à quelques phrases ; d'ailleurs, j'ai
déjà dit ailleurs à peu près tout ce que je vais vous
dire, mais j'ai tant écrit et avec tant de prolixité,
que malgré votre bienveillance pour moi, vous
n'avez pu tout absorber.
Et d'abord, il est bien entendu que je ne traite
pas d'épiphénomène la pensée c'est-à-dire le fonc-
tionnement du cerveau, qui est au contraire» à mon
BÉPONSB A M. JULES TANNERT 293
avis, le plus important des phénomènes animaux ;
i*ai seulement appelé épiphénomène la conscience
que vous avez de votre pensée ; quand je parle de
pensée, il s'agit donc naturellement du phénomène
lui-même, et non du fait qu'il a ou n'a pas ce
reflet intérieur, dont je me soucie peu quand il ne
s'agit pas de moi, puisque je ne puis être certain
qu'il existe chez les autres. U activité propre, dont
vous vous plaignez que je ne parle pas, se résume,
pour le cerveau comme pour les bras ou les jambes,
dans cette assimilation fonctionnelle à laquelle j'ai
la prétention de réduire tous les phénomènes
vitaux, sans exception. Cette activité propre ne
ressemble pas aux autres, comme vous le dites, et
c'est pour cela qu'elle peut définir la vie sans am-
biguïté.
Dans mon premier ouvrage sérieux : « Théorie
nouvelle de la vie », je ramenais tout à l'assimila-
tion fonctionnelle ; je crois bien que je n'y pronon-
çais même pas le nom de Darwin, et que je ne
faisais pas appel une seule fois à sa <c sélection
naturelle » ; mais ce diable d'homme est si sédui-
sant ! il a une manière si élégante de tourner les
difficultés, que, lamarckien convaincu, j'ai été sou-
vent darwiniste malgré moi. Je l'ai été surtout,
quand je me sentais fatigué, car le darwinisme
donne, sans exiger grand effort, des satisfactions
malheureusement peu durables. J'ai même essayé,
pour me pardonner à moi-même mes défaillances.
294 l'athéisme
de montrer que le darwinisme, appliqué aux plus
petites unités susceptibles de variation indépen-
dante, permet d'établir les principes de Lamarck
pour les unités vivantes d*ordre supérieur. Ce n'est
là, j'en ai peur, qu'un trompe l'œil ; vous me
donnez l'occasion de faire ici mon « mea culpa » ;
mais la chair est faible, et je retomberai peut-être
un jour, par paresse, dans le piège des raisonne-
ments darwinistes, malgré leur ressemblance
inquiétante avec ceux d'un finalisme qui me fait
horreur.
Tout ce que vous me dites au sujet du rôle actif
de la pensée (j'entends du fonctionnement du cer-
veau) dans l'évolution des espèces, me prouve que
vous êtes lamarckien comme moi. Nous sommes
donc d'accord. Les considérations darwinistes per-
mettent trop souvent d'oublier l'activité propre des
substances vivantes et de raisonner comme on le
ferait sur des galets ou des grains de plomb ; ils
accordent trop au hasard. Lamarck nous fait com-
prendre au contraire l'adaptation personnelle et
immédiate, ^ans approximations successives — ce
que j'appellerai si vous voulez l'adaptation intelli-
génie, car vous vous souvenez peut-être que j'ai
donné de l'intelligence une définition purement
objective ; je ne parle jamais que de choses objec-
tives et ne fais pas de psychologie.
Lamarck a eu, à mon avis, le tort d'en faire, et
vous auriez, je crois, une tendance à Timiter.
RÉPONSE A M. JULES TANNERT 295
Quand on étudie objectivement une question comme
Torigine des espèces, il ne faut pas entremêler le
subjectif et l'objectif; c'est là souvent un aveu
d'impuissance ou un péché de paresse à la Darwin.
Le lamarckisme en a d'ailleurs payé fort cher les
frais ; il a failli en mourir ; je dirais même qu'il en
est mort. On y est revenu après l'enthousiasme
darwinien, et on l'a ressuscité de ses cendres ; j'es-
père aujourd'hui qu'il est définitivement sauvé,
mais il faudra pour cela qu'il s'abstienne de faire
de la psychologie ; je m'explique :
Les physiologistes nous ont familiarisé avec la
notion de réflexe. Un réflexe est somme toute, un
élément de Thistoire du rôle transformateur d'un
organisme. C'est en des réflexes que l'on décom-
pose le fonctionnement (A xB) dont je vous parlais
tout à l'heure. Le physiologiste suit ce réflexe depuis
son entrée dans le contour A, jusqu'à sa sortie de
ce contour sous une forme personnelle et nouvelle.
Rien là que de fort acceptable ; on a toujours le droit
de diviser, d'analyser un phénomène complexe en
des éléments simples, pourvu qu'on n'oublie pas les
relations de ces éléments simples entre eux, s'ils
en ont. Mais on a décomposé ces éléments eux--
mêmes en trois parties, et c'est ici que le jeu
devient dangereux. On distingue dans chaque
réflexe une portion centripète, une portion centrale
et une portion centrifuge. On le fait parce que la
portion centrale s'accompagne d'épiphénomènes
296 l'athéishb
plus importants «éveille plus d.e conscience» comme
on dit. Oubliez maintenant le phénomène centri-
pète qui a préparé le phénomène central, et consi-
dérez celui-ci comme un point de départ ; il appa-
raîtra naturellement comme un créateur de mou-
vement, alors qu'il n'est qu'un transformateur;
comme il est conscient et que, d'autre part, on ne
connaît pas dans la nature brute une seule création
absolue de mouvement, votre erreur d'analyse
vous conduit naturellement à la notion d'une
conscience créatrice. l\ me semble que cette manière
de voir ne vous déplaît pas;
Lamarck a adopté, comme les physiologistes,
cette division de l'acte animal en trois parties ;
il s'est arrêté à la considération des besoins (tra-
duction psychologique d'un phénomène central),
et a réduit le fonctionnement de l'individu à la
partie centrifuge des réflexes ; il a obligé ainsi le
narrateur à considérer l'animal, entité créatrice,
comme choisissant, d'après ses besoins, le fonc-
tionnement nécessaire. L'observation d'un animal
ne nous montre pas cela, sans une induction, peul-
ètre dangereuse, nuisible en tout cas à la théorie
qui l'exploite. Nous voyons seulement l'animal, ce
qui y entre, et ce qui en sort, nous jJouvons obser-
ver A, B, et (AXB) ; voilà tout. Lamarck eût
gagné à ne pas décomposer le fonctionnement
(A xB), à ne pas mettre en relief la partie centrale
du phénomène ; mais ce n'est pas ici le lieu de
RÉPONSE A If. JULES TANNEDT 297
F
^P faire son procès à Lamarck. L'important est que
r nous n'oubliions pas le rôle simultané de A et de B
dans tout fonctionnement. Un fonctionnement ne
peut-être dû ni à A tout seul, comme le pensent
certains spiritualistes,ni àB tout seul^ comme Vous
dites avec raison qu'on arrive à le croire en darwi-
nisant trop.
•
Nous voilà d'accord, je l'espère, du moins sur
ce point, car votre lettre vous inféode aux lamarc-
kiens, dont je suis. J'arrive maintenant à la partie
la plus importante de votre argumentation, à celle
qui doit vous tenir le plus à cœur, parce qu'elle
touche à des choâes dont vous vous êtes préoccupé
depuis très longtemps. Vous avez compris que je
veux parler des concepts limitesj de ces vérités
mathématiques rigoureuses qui ont été enseignées
à l'homme par des expériences grossières. J'ai,
moi aussi, beaucoup admiré le merveilleux outil
mathématique, mais je ne suis pas disposé à trou-
ver comme vous beaucoup de mystère dans son
origine. Ma formule symbolique (AxB) me ser-
vira à me faire comprendre ; je serai d'ailleurs
très bref, car j'ai fait avec détail une étude ana-
logue dans « Les Influences ancestrales »y que vous
avez lues.
J'ai pris l'habitude d'appeler hérédité le terme A
298 l'athéisme
de ma formule; pour moi, hérédité et transpor-
tabilité, c'est tout un. J'appelle en même temps
éducation la série coinplète des termes B^, B2...B„
qui accompagnent et conduisent, depuis sa nais-
sance jusqu'à sa mort, l'être A|, Ao.-.An. Les
termes de ces deux séries sont réunis par la for-
mule symbolique générale :
Tannery^ ressemble à Tànnery^ ; il a hérité de
son prédécesseur tout ce par quoi il lui ressemble.
Mais il en dilTère aussi par le résultat du fonction-
nement {Tannery^ X B^); c'est cette différence
que f appelle un caractère acquis. Ce caractère
acquis, il le transporte avec lui, plus ou moins
longtemps, en dehors des circonstances B^ qui
l'ont fait naître ; ce peut être un tic, une habi-
tude, une notion absolue, car les notions absolues
ne sont pour moi que des caractères fixés dans la
transportabilité d'un individu en dehors des cir-
constances qui les ont fait naître. Si le caractère
fixé franchit les générations, s'il y a transmission
au fils du caractère acquis par le père, ce sera chez
le fils une qualité innée. Cette qualité peut être
bonne ou mauvaise, mais elle doit avoir la préci-
sion qu'avait chez le père la notion dont elle est
née; si le père a cru voir une ligne droite, le fils
imaginera une ligne droite absolue ; je ne vois pas
qu'il en puisse être autrement ; nous devons avoir
RÉPONSir A M. JULES TANNERY 299
un certain nombre de notions précises, par suite
de la fixation, dans notre hérédité, des caractères
acquis par nos parents.
De ces idées innées, beaucoup peuvent être
trompeuses, mais, nous avons beau nous en aper-
cevoir, elles subsistent néanmoins en nous. Regar-
dez la lune, là-bas, au-dessus de Thorizon, je vous
défie de ne pas vous imaginer qu'un fil à plomb,
pendu au-dessous (?) d'elle, prendra la direction de
votre verticale^ qui est pour vous la verticale
absolue^. Et cependant, vous savez ce qu'est une
verticale, et combien relative; mais nos ancêtres
ont cru trop longtemps que la Terre était plane ;
nous avons donc là une idée très précise, dont la
genèse se conçoit, et qui est erronée. Pour vous
rassurer au sujet de l'adaptation possible des
mathématiques aux sciences physiques, je vous
dirai si vous voulez que nous avons pris comme
point de départ de notre géométrie ce que notre
expérience nous a montré être bon dans les idées
innées provenant de nos ancêtres ; si vous voulez
encore, nous appellerons métaphysique l'ensemble
de touleâ les absurdités précises qu'ils nous ont
laissées en héritage; il y en a beaucoup! Mais les
métaphysiciens ne seront peut-être pas contents I
A ce propos, mon cher maître, je vous avouerai
que je ne partage pas votre admiration pour le
1. Voyez pluB haut, § 6, Thistoire détaillée de la verticale
absolue.
300 l'athéisme
syllogisme. On n'a jamais tiré d'un syllogisme que
ce qu'on y avait mis ; c'est un exercice de langage.
Quand vous en avez énoncé les prémisses, vous
avez tout dit; le reste n'est plus que du bavardage.
Mais notre langue et la manière de nous en servir
sont des héritages de nos ancêtres; je dis héritages
et non hérédités, parce que ces commodités nous
sont transmises, partiellement au moins, par éduca-
tion; et c'est pour cela que ces outils, quoique
bons, sont moins parfaits que ceux de la langue
mathématique, dans les principes de laquelle
l'éducation humaine n'a aucune part; je me défie
toujours des éducateurs; ils raisonnent trop et font
de la logique de sentiment, tandis que rhérédité
est aveugle, et nous donne des qualités entière-
ment bonnes ou entièrement mauvaises, comme
elle les a reçues.
Vous donnez, en passant, un coup de patte au
monisme; je vais, à ce sujet, vous faire une niche,
en me servant de votre lettre elle-même :
« Si la qualité n'est qu'un mot, dites-vous, la
quantité, elle aussi, n'est qu'un signe; votre
monisme n'absorbera jamais la diversité des aspects
de l'être, la multiplicité des phénomèiîes, la
richesse infinie du vêtement de l'inconnaissable.
Parce que nous essayons de construire, avec un jeu
de symboles quantitatifs, un schéma qui nous
représente le monde, ne prenons pas ce schéma
pour la réalité et la partition écrite, où toutes les
RÉPONSE A M. JULES TANNERT 301
notes sont pareilles pour le ccmcert des instru-
ments et des voif ».
Eh bien ! tout ce que je connais de votre pensée
actuelle, je le connais par ces caractères d'impri-
merie tracés dans la Revue du mois ; et si la pen-
sée de Diderot a eu de Tinfluence sur la vôtre, c'est
aussi par des caractères d'imprimerie; tout ce
que nous savons, nous pouvons le représenter
ainsi, par des signes qui sont purement spatiaux.
Symboles, dites-vous; je veux bien, mais quels
beaux symboles I Je les admire autant que vous
pouvez admirer Tépiphénomène de conscience.
Ils sont conventionnels? d'accord; mais ceux du
phonographe ne le sont pas et sont aussi puissants ;
je considère le son comme un épiphénomène du
mouvement de Tair qu'a enregistré le phonographe ;
au même titre, la conscience que vous avez de votre
pensée est un épiphénomène du mouvement de
votre cerveau; que vous puissiez traduire cette
conscience en signes purement spatiaux, et me faire
assister de loin, par la poste, aux merveilleux phé-
nomènes qui se passent sous votre crâne, cela me
donne à penser justement qu'il ne s'y passe rien
que de mesurable et de spatial. Évidemment, je
tourne dans un cercle vicieux et je ne démontre rien
à personne; pour moi qui suis persuadé qu'il n'y
a rien que de physico-chimique dans mon cerveau,
cette démonstration était inutile; pour vous qui
êtes convaincu que votre message symbolique
302 l'athéisme
éveille seulemeDt dans ma conscience, par une
réversibilité qui vous parait naturelle, des phéno-
mènes extra-physiques du même ordre que ceux
qui se sont passés dans le vôtre, mon raisonne-
ment ne vaut rien ; je n'y tiens d'ailleurs pas beau-
coup ; mais cela m'a amusé de le faire, parce que
je me suis imaginé, en le faisant, qu'il vous
convaincrait. Je vois bien maintenant qu'il ne vaut
rien ; mais où serait le plaisir de la discussion si
Ton n'était pas convaincu, à chaque instant, qu'on
a terrassé son partenaire.
Il me reste à me défendre d'un reproche que
vous m'avez fait et que je ne mérite pas ; je veux
parler du caractère exclusivement utilitaire des
recherches scientifiques. Je ne crois pas avoir jamais
rien dit qui puisse s'interpréter ainsi, car je ne saurais
confondre la science, trésor collectif delà fourmilière
humaine, avec le mécanisme personnel de chaque
individu, animal ou homme. C'est seulement dans
le perfectionnement de l'égoïsme personnel que
l'utilité des conquêtes sur le milieu est évidente.
Si notre système sensoriel était construit de manière
à nous faire voir une bosse là où il y a un trou,
nous courrions les plus grands dangers; il a fallu,
pour que notre espèce se soit perpétuée, que notre
adaptation au milieu nous ait permis de résister
^•7
RÉPONSE A M. JULES TANNERT 303
yictorîeusement aux causes ambiantes de destruction.
Il doit donc y avoir, dans l'organisme de chaque
animal, tout un trésor de qualités utiles; je donnerai,
si vous voulez, à ce trésor héréditaire, le nom de
logique oii de bon sens, englobant pèle-mèle,
contre Tusage, dans ces appellations, les caractères
anatomiques de bonne constitution et les caractères
cérébraux qu'on étudie ordinairement dans le lan-
gage subjectif de la psychologie. On donne plus
couramment à cet ensemble le nom AHnstinct de
la conservation] mais je n'aime pas cette manière
de parler, à cause des discussions interminables
que soulève la question de Tinstinct et de Tintel-
lijence; Tinstinct de la conservation comprend
l'intelligence individuelle; je voudrais bien voir
supprimer du vocabulaire ces deux mots qui ne
riment plus à rien de précis.
Il y a donc, en chaque animal, un héritage obli-
gatoire de qualités utiles; c'est avec une portion de
cet héritage que nous faisons des mathématiques.
Mais il y a, à côté de cela, tout le fatras des erreurs
ancestrales, ce que j'appelais tout à l'heure notre
bagage métaphysique ; nous y tenons en général
plus qu'à notre logique; une grande partie de notre
langage articulé lui est consacrée, et nous le mêlons
volontiers à tout. C'est pour cela que la langue
mathématique, qui n'en peut pas tenir compte,
nous est si précieuse. Il y a aussi, à côté de ce bagage
métaphysique, un héritage particulier aux animaux
304 l'athéismb
ayant longtemps vécu en société, héritage résultant
de la fixation, dans notre structure, d'une partie
des lois sociales des temps passés, et que Ton
appelle la conscience morale ; Torigine utilitaire
de notre conscience morale est évidente, quoique
aujourd'hui, à cause des nouvelles conditions de la
société humaine, cette conscience morale soit sou-
vent en contradiction avec l'observance des lois.
Elle a néanmoins encore du bon, parce qu'elle met
un frein aux appétits personnels d'individus trop
disposés à oublier qu'ils vivent en société; mais
elle a du mauvais aussi, puisqu'elle peut nous
imposer un devoir ancien qui ne concorde pas avec
notre devoir actuel.
Il y a de tout cela dans l'homme, et d'autres
choses encore auxquelles je ne pense pas pour le
moment, sans compter celles que j'ignore; et nous
mettons de tout cela dans notre science. Cela n'aurait
pas lieu si nous acceptions avec Kant de réduire
la science â. l'ensemble des vérités susceptibles
d'une expression mathématique.
En attendant, nous sommes convaincus, vous et
moi, que nous nous livrons en ce moment, à une
discussion scientifique ; et cependant son inutilité
est évidente; nous y mélangeons de la logique, de
la métaphysique, voire même de la morale, et cela
est très agréable; il faut bien faire fonctionner son
mécanisme, et il y a de la métaphysique dans
notre mécanisme, comme il y a des pattes à un
RÉPONSE A M. JULES TANNEBT 305
cheval; nous nous amusons d'elle, comme un jeune
poulain s'amuse de ses pattes en folâtrant dans un
champ j or, il est reconnu qu'il est fort utile à un
poulain de faire des cabrioles ; cela développe ses
muscles et en fait un cheval vigoureux. Pourquoi
refuser une utilité analogue aux spéculations phi-
losophiques; elles nous amusent, nous qui nous
y livrons, et cela n'est pas vain, comme disait le
bon Renan; cela vaut toujours mieux que les dis-
cussions politiques, qui sont probablement aussi
vaines, et au cours desquelles on est amené le
plus souvent à détester ses adversaires, peut-être
parce qu'on croit à leur utilité !
Il serait ennuyeux de faire de la philosophie sans
avoir de contradicteur ; on ne joue pas 9eul aux
échecs I je ne m'attristerai donc pas trop, mon
cher maître, si nous ne sommes pas tout à fait
d'accord; je vous en aimerai peut-être davantage.
Vous êtes un de ceux qui ont le plus contribué à
me donner le goût des spéculations scientifiques,
et, quelle que soit votre modestie, je ne considé-
rerai jamais comme inutile ce que vous m'avez
appris il y a vingt ans.
FIN
26.
TABLE DES MATIÈRES
Pages
OÉSIGAGK AU PROFESSEUR ALFRED GlARD « . I
PREMIÈRE PARTIE
CONFESSIONS, DÉFINITIONS
CHAPITRE PREMIER
Confessions.
§ 1. Généralité de Tidée de Dieu 2
§ 2. Rareté des athées proprement dits 8
§ 3. Athéisme inné et idées préconçues 10
§ 4. Plan de Touvrage 19
CHAPITRE n
Définitions; discussion de Tezistence dé Dieu.
§ 5. La définition de Tathéisme résultera de la discussion
des preuves de Texistence de Dieu 23
§ 6. Les preuves métaphysiques 25
§ 7. Les preuves morales 32
§ 8. La preuve historique 33
§ 9. Preuves physiques tirées de l'existence du monde . 35
308 l'athéisme
Pages
§ 10. Preuves physiques tirées du mouvement 43
§ 11. Preuves physiques tirées de Tordre du monde. . . 43
§ 12. Le hasard et la probabilité 46
§ 13. Humilité de l'athéisme 56
§ 14. L'amour de Dieu 57
§ 15. La prière 59
2 16. Déterminisme et fatalisme 63
i
DEUXIÈME PARTIE
CONSÉQUENCES HUMAINES DE L'ATHÉISME
CHAPITRE III
Conséquences sociales.
§ 17. Opinion de Voltaire et de Diderot; exposé du pro-
blème 69
§ 18. Origine des vertus humaines, 73
§ 19. Devoirs religieux séparables des devoirs sociaux. . 81
§ 20. L'effondrement des principes 86
CHAPITRE IV
Conséquences privées.
§ 21. Pas de but, pas de désirs, pas d'intérêt 98
g 22. Attitude de l'athée devant la mort 102
§ 23. L'athée et la peur ••.«.. 107
§ 24. Résumé 111
CHAPITRE y
Quelques considérations sur la religion du peuple.
§ 25. Difficulté d'être impartial 114
TABLE DES MATIÈRES 309
CHAPITRE VI
. Opinions absolues émises du point de vue scientifique
dans des questions d'enseignement.
... , . , . Pages
§ 26 ; 121
§ 27. Réponse à TEnquête de la « Revue Blanche » sur la
liberté de l'enseignement . •' 122
§ 28. L'enseignement des sciences naturelles comme moyen
d'éducation philosophique ' 126
TROISIÈME PARTIE
L'ATHÉISME SCIENTIFIQUE OU MONISME
CHAPITRE VII
Défense du monisme^
§ 29. Logique pure et logique de sentiment. ...... 157
§ 30. Recherche d'une formule du monisme 161
§ 31. Difficulté des mesures 170
§ 32. Contradiction des dualistes . , 176
§ 33. Monisme et déterminisme 180
§ 34. Le monisme nie la liberté absolue . 188
CHAPITRE Vin
Quelques objections au monisme.
§ 35. La conscience épipbénomène 202
§ 36. Matière et pensée 206
§ 37. Difficultés du langage monisto 211
§ 38. Encore le point de vue social 215
§ 39. Le sort de la théorie moniste ne dépend pas du plus
ou moins de valeur des travaux d'un moniste donné. 220
§ 40. Énumération succincte*^ de quelques objections. . . 222
§ 41. Objections de la « Revue de Philosophie » 227
310 l'athéisme
CHAPITRE IX
Objections de M. Jules Tannery.
Pages
§ 42 246
§ 43. L'adaptation de la pensée 247
CHAPITRE X
Réponse à M. Jules Tannery;
§ 44. Qui servira de résumé à la troisième partie. • • . 281
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