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Full text of "L'athéisme"

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FÉLIX LE DANTEC 




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L'ATHÉISME 



AUTRES OUVRAGES DU MÊME AUTEUR 



A la librairie E. Flahmabion : 

Les Influences ancestrales (6* mille). 1 vol. in-18. . 3 50 

La Lutte universelle (6« mille). 1 vol. in-18 .... 3 50 

A la librairie A. Colin : 

Le Conflit. Entretiens philosophiques. 4« édit. 1 vol. in-16. 3 50 

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Théorie nouvelle de la vie. 4<' édition. 1 vol. in-8, cart. 6 » 
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ciente. 2« édition. 1 vol. in-16 2 50 

L'Individualité et l'erreur individualiste. 2« édition. 

1 vol. in-16 2 50 

Évolution individuelle et hérédité. 1 vol. in-8, cart. 6 » 

Lamarckiens et Darwiniens. 2^ édition. 1 vol. in-16. 2 50 

L'Unité dans l'être vivant. 1 vol. in-8 7 50 

Les Limites du connaissable. 2« édition. 1 vol. in-8. 3 75 

Traité de Biologie. 2« édit. 1 vol. grand in-8 illustré. 15 » 

Les Lois naturelles. 1 vol. in-8 6 » 

Introduction à la Pathologie générale 15 » 

Éléments de philosophie biologic[ue. 1 vol. iR-16. . 3 50 



Bibliothèque de Philosophie scientifique 



FELIX LE DANTEC 



L'ATHÉISME 



« Ce qn'il y a de terrible quand on cherche 
la Térilé, c'est qu'on la trouve ! » 

(R. DE GOURHOMT.) 




PARIS 

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 

26, RUE RACINE, 26 

1907 
Droits de traduction et de reprodaction réservés pour tous les ; 
y compris la Suède et la Norvège. 



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Au Professeur Alfred GIARD 



Dieu merci, mon cher maître {voilà, je Vavoue, 
un début bizarre pour un livre sur « l'athéisme », 
mais il faut bien parler français) y Dieu merci, Von 
n'est plus brûlé aujourd'hui pour ses opinions phi- 
losophiques; on n'a plus besoin d'héroïsme pour 
dire ce que l'on pense. Sans cela, vous devriez 
vous faire de sanglants reproches le jour de mon 
autodafé, car vous ne pouvez vous dissimuler la 
grande part que vous avez prise à ma formation 
intellectuelle. 

Non pas que, malgré votre penchant bien connu 

pour le monisme, je veuille vous forcer de souscrire 

var avance aux opinions exposées dans ce livre; ces 

'pinions ne me viennent pofS de vous; mais sans 

vous, je ne les aurais jamais exprimées. 

Les mathématiciens m'avaient appris la précision 
du langage, et c'était déjà beaucoup; ce n était pas 
assez, et je serais resté probablement toute ma vie 
un excellent élève, si je n'avais eu la bonne for- 



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II , DEDICACE 

tune de suivre vos leçons. Je ne croyais pas quil 
y eût autre chose à faire que de bien pénétrer la 
pensée de son professeur et de se V assimiler sans y 
rien changer. Cela doit arriver d'ailleurs fatalement 
â ceux qui suivent un enseignement mathématique^ 
car les mathématiques sont finies; la biologie^ au 
contraire^ commence ou va commencer. 

Je n'oublierai jamais la première conférence que 
vous nous fîtes à l'Ecole Normale en arrivant de 
Lille; si vos conceptions me séduisirent^ me char- 
mèrent profondément^ je fus encore plus émerveillé 
ih la leçon d'indépendance que vous nêus donnâtes 
en terminant : vous nous proposiez^ nous dites- 
vous, ces manières de voir comme étant celles qui 
i)ous paraissaient les meilleures^ mais vous ne pré- 
ùuidiez pas qu'elles fussent définitives; vous nous 
(engagiez à réfléchir nous-mêmes^ et à nous faire des 
idées personnelles sur tous les sujets. 

C'aura été un des grands événements de ma vie^ 
d^awir rencontré^ à dix-huit ans, un maître qui^ 
pratiquant la liberté de penser, l'enseignait aux 
a titres. Le grain que vous avez semé en moi ce jour-là 
a bouleversé ma nature de disciple soumis. Avant 
d'avoir reçu votre empreinte, j'étais tput disposé à 
vie faire un reproche de ce que, sur beaucoup de 
points, je ne pensais pas comme tout le monde; 
j'avais honte de ne pas trouver claires des propo- 
sitions que la majorité compacte déclarait admi- 
rables de netteté; je faisais des efforts pour corn- 



DÉDICACE III 

'prendre, et, quand je n'y arrivais pas, je renfermais 
dans un silence attristé mon humilité d'élève insuf 
fisant. 

J'ai pris ma revanche depuis que vous m'avez 
guéri du dogmatisme ; peut-être même ai-je dépassé 
la saine mesure {mais les oscillations sont dans la 
nature de l'homme comme dans celle du pendule). 
Peut-être, après avoir vraiment souffert de ne pas 
penser comme les autres, ai-je pris soin, au contraire^ 
de cultiver les côtés singuliers de mon cerveau. Je 
suis trop bon déterministe pour croire qu'il eût pu 
en être autrement; je suis trop bon déterministe 
aussi pour me faire un mérite d'avoir pensé « sui-- 
vant ma nature ». Du moins y ai-je trouvé de 
grandes joies, et je vous serai éternellement recon- 
naissant d^ avoir écarté de moi le spectre stérilisant 
de r a Autorité » . 



Ty-Plad, 20 septembre 1900. 



PREMIÈRE PARTIE* 

CONFESSIONS, DÉFINITIONS 



« Les athées sont pour la plupart des 
savanis hardis et égarés qui raisonnc-nt 
mal. » 

(Voltaire . Dictionnaire philosophiqui 
article : Athéisme,) 



1. Les épigraphes des partie^ ou chapitres se rapportent au 
problème qui y est traité et non à Topinion de Tauteur quant 
à la solution de ce problème. 

1 



L'ATHÉISME 



PREMIERE PARTIE 

CONFESSIONS, DÉFINITIONS 



CHAPITRE PREMIER 
Confessions. 



§ 1. — GÉNÉRALITÉ DE LMDÉE DE DIEU 

L'idée de Dieu a joué un tel rôle dans les des- 
tinées humaines, elle a pénétré si profondément 
les mœurs, le langage et jusqu'à l'hérédité des 
peuples, que celui qui en est aujourd'hui dépourvu, 
celui qui n'a pas reçu cette idée en héritage et 
n'a pu l'acquérir par éducation, doit, me semble- 
t-il, être considéré comme un monstre par la 
majorité des hommes. Et s'il arrive que le monstre 
soit doué de sens moral (l'hérédité est si capri- 
cieuse dans la génération sexuelle qui est la 
nôtre I), s'il arrive que l'athée soit vertueux, son 



4 l'athéisme 

cas sera en même temps tératologîque et para- 
doxal. Beaucoup de nos congénères affirment en 
effet qu'ils sont honnêtes, parce qu'ils craignent 
Dieu ; ils ne peuvent concevoir par conséquent 
qu'un athée ne soit pas vicieux et criminel, comme 
ils seraient eux-mêmes sans leur foi. Peut-être 
sont-ils trop modestes; peut-être ont-ils en eux des 
raisons d'être bons et aimables, indépendamment 
de toute croyance religieuse; mais enfin, il y a 
des hommes qui sont méchants, cela est certain. 
J'admets même, volontiers, qu'il y en aurait da- 
vantage . si quelques-uns d'entre eux n'étaient 
retenus par la crainte d'un châtiment. Mais de ce 
que tous les hommes, croyants ou non, ne sont, en 
dépit de l'éducation, ni également bons ni égale- 
ment honnêtes, je puis bien conclure, sans 
hardiesse exagérée, qu'il y a, dans le patrimoine 
héréditaire de chacun (Je nous, une dose variable 
de bonté et d'honnêteté. Ces qualités innées nous 
viennent de nos ancêtres, et ont été acquises par 
eux comme le nez, la bouche et la logique ; cela, 
pour un évolulionniste, est indéniable ; suivant les 
hasards des accouplements, chaque homme vient 
au monde avec plus ou moins de nez, plus ou 
moins de logique, plus ou moins de vertu. L'édu- 
cation brode ensuite sur ce canevas ; on peut se 
casser le nez, perdre la raison, et même devenir 
méchant, ce qui est pourtant plus difficile à 
beaucoup que de se casser le nez. 



CONFESSIONS O 

Est-ce la crainte de Dieu qui a introduit dans 
l'hérédité de nos ascendants les qualités morales 
dont la génération sexuelle fait aujourd'hui à 
chacun de nous une distribution si peu équitable ? 
Les nécessités d'une vie sociale prolongée pen- 
dant des centaines de siècles, n'y sont-elles pas 
pour beaucoup, peut-être pour presque tout? Ce 
n'est pas ici le lieu de discuter cette question. 
Mais, de même que la conscience morale qui pro- 
vient de certains règlements sociaux survit, dans 
la descendance de l'homme, aux règlements dont 
elle est issue, de même des qualités ayant pour 
origine la crainte de Dieu peuvent subsister chez 
un homme dépourvu de toute croyance reli- 
gieuse. C'est là le propre des caractères acquis; 
ils se conservent dans les êtres et dans leurs 
rejetons, en dehors des conditions qui les ont 
fait apparaître. Nul doute, néanmoins, que ces 
caractères, transmis par hérédité, puissent ensuite 
être renforcés par l'éducation, si les circons- 
tances continuent à se trouver favorables ; une 
particularité résultant de la crainte de Dieu ou 
de la vie de société se développera plus complète- 
ment chez un individu qui continuera à craindre 
Dieu ou à vivre en société; elle se développera aussi, 
quoique peut-être à un degré moindre, et cela 
pendant de nombreuses générations, même dans 
des êtres isolés et dépourvus de croyance reli 
gieuse; un homme vivant seul aurait néanmoins 

1. 



6 l'athéishb 

une conscience morale qui ne rimerait plus à 
rien, comme il a jiin appendice du cœcum et des 
dents de sagesse. Ces organes rudimentaires ou 
superstitions (au sens étymologique du piot) ne 
diï^paraisserit pas aisément; ils disparaissent ce- 
pendant à la longue, et, si Ton veut discuter im- 
partialement Tutilité sociale de Tidée de Dieu, il 
ne faut pas manquer de tenir compte des caractères 
introduits dans la nature de l'homme actuel par 
les croyances ancestrales. De ce qu'un athée fils 
tle croyants est honnête, on n'a pas le droit de 
conclure qu'un peuple d'athées resterait éternel- 
lement honnête, pourvu, bien entendu, qu'on ait 
démontré le rôle des croyances religieuses dans . 
la genèse des sentiments d'honnêteté, qui, tirent 
peut-être leur origine de nécessités sociales. 

Mais j'oublie que tout le monde n'admet pas 
l'hérédité des caractères acquis et son rôle dans la 
formation des espèces; il est bien difficile à un 
homme vraiment pénétré de certaines notions, 
d'en faire abstraction pour discuter les idées 
des autres. Il faudrait que les croyants, pour 
discuter les athées, pussent oublier qu'ils sont 
croyants, et que les athées renonçassent à leur 
athéisme pour discuter la valeur de la foi. Or 
cela n'est pas seulement difficile, cela est impos- 
sil>le, puisque, chez les uns et chez les autres, 
\\ croyance et l'incrédulité font partie du méca- 
nisme pensant. 



CONFESSIONS 7 

Voilà encore une opinion d*athée, savoir que la 
pensée résulte d'un mécanisme déterminé ; je ne 
crois pas à la liberté, et cela est fondamental chez 
moi ; comment donc pourrais-je me faire com- 
prendre d'un croyant dpué de liberté absolue par 
cela même qu'il est croyant? Cette liberté absolue 
serait la base de tous les raisonnements de mon 
interlocuteur, tandis qu'elle doit être exclue de 
tous les miens. Certains spiritualistes concilient 
le plus aisément du monde la liberté et le déter- 
minisme ; de même les croyants admettent un 
Dieu tout puissant et entièrement libre dans une 
nature entièrement réglée ! Si cela est de Thébreu 
pour moi, ce n'est pas ma faute. 11 est vrai que 
les croyants deviennent logiques en admettant la 
possibilité du miracle, et là est, en effet, le seul 
point positif du débat ; un individu qui n'a pas 
l'idée de Dieu ne peut Tacquérir que si Dieu se 
manifeste à lui, et cela ne saurait arriver que par 
un miracle. 

Un athée logique devrait devenir croyant s'il 
constatait un miracle; mais comment constater un 
miracle, c'est-à-dire un accroc aux lois de la 
nature? Il faudrait pour cela être sûr que l'on 
connaît toutes les lois de la nature et aussi toutes 
les conditions du phénomène observé. Qui oserait 
avoir une telle prétention? J'ai écrit jadis que, si 
je voyais un miracle, je deviendrais croyant; je 
crains bien de m' être vanté I Si j'assistais à un 



8 l'athéisme 

ph^îriomène qui me parût en contradiction avec 
les lois naturelles que je connais le mieux, je ferais 
probablement comme au théâtre Robert Houdin ; 
je chercherais la ficelle cachée, le phénomène 
surajouté et inconnu qui a créé l'apparence du 
miracle ; et si je ne trouvais pas, j'accuserais pro- 
bablement rimperfecLion de mes moyens de re- 
cherehe. Il serait infiniment plus simple, medira- 
l-on, de croire en Dieu comme les autres! Croyez- 
vous donc que ce soit si simple? Tapez sur une 
cloche aussi fort que vous voudrez, vous ne lui 
ferez pas donner un son autre que celui qu'elle 
peut donner ; vous la fêlerez seulement si vous 
insistez ; je suis comme la cloche, et mon mé- 
canisme est adulte; je ne puiâ pas devenir croyant, 
mais je puis devenir fou; quelques-uns pensent 
pout-6ti*e que je le suis déjà! 

Je ne serais pas vraiment athée si j'entrevoyais 
la possibilité de ne plus l'être. 

§ 2. - RARETÉ DES ATHÉES PROPREMENT DITS 

Y a-t-il beaucoup d'athées ? J'entends de vrais 
atlioei3 allant, avec leur logique d'athée, jusqu'au 
bout des conclusions inséparables de l'athéisme? 
Je me défie des statistiques qu'on rencontre à ce 
sujet dans les livres et les journaux. En tout cas, 
il est certain que la grande majorité des hommes 
est imbue de l'idée de Dieu; on ne saurait attri- 



CONFESSIONS ^ 

buer à l'athéisme le mouvement anticlérical si 
manifeste à notre époque ; plusieurs se disent 
athées sans avoir beaucoup réfléchi à ce que cela 
veut dire ; presque tous vont à Dieu en repous- 
sant les prêtres, intermédiaires parasites; presque 
tous souscriraient volontiers à Torgueilleuse dé- 
claration de Victor Hugo : « Je ne veux être assisté 
à mon chevet par aucun prêtre d'aucun culte ; je 
crois en Dieu ! » 

Aujourd'hui donc encore, Tathéisme est mal 
porté. Voltaire le répudiait déjà et affirmait que 
« la saine philosophie en avait eu raison ». Les 
admirateurs de Spinoza et de Diderot s'efforcent 
de dériiontrer que ces deux philosophes n'étaient 
pas véritablement athées ; de même, les adorateurs 
d'une jolie femme n'avouent pas volontiers au 
public qu'elle a de fausses dents ou une maladie 
cachée; l'athéisme est une tare regrettable, et que 
désavouent les plus indulgents mêmes des hommes 
M normaux ». 

Heureusement, l'athéisme vrai, s'il a des incon- 
vénients que je mettrai de mon mieux en évidence, 
porte aussi sa consolation avec lui. Celui qui ne 
croit pas à la liberté absolue ne peut avoir honte 
d'être ce qu'il est, ni en être fier. J'ai connu cepen- 
dant des bossus qui avaient honte de leur bosse, 
quoiqu'elle leur fût venue bien malgré eux; c'est 
donc que probablement l'athéisme fournit à 
l'homme plus de consolation que la scoliose, car 



10 l'athéisme 

je n'ai pas honte d'être athée. Je n'en tire pas 
gloire non plus, si je ne m'en cache pas, et je ne 
tiens pas à faire des prosélytes comme le renard 
de la fable, qui avait la queue coupée. 



§ 3. - ATHÉISME INNÉ ET IDÉES PRÉCONÇUES 

Je suis athée, comme je suis breton, comme on 
est brun ou blond, sans l'avoir voulu. Je n'ai donc 
aucune raison personnelle d'affirmer que l'athéisme 
vaut mieux qu'autre chose, n'ayant pu par moi- 
même goûter à autre chose. 

« On devient cuisinier, on naît rôtisseur » dit le 
proverbe ; je crois pouvoir affirmer que je suis né 
athée, et je me demande si, comme pour les rôtis- 
seurs, cela n'est pas indispensable à la « perfection 
de l'athéisme ». 

Aussi loin que remontent mes souvenirs, je ne 
trouve pas trace en moi de l'idée de Dieu; et 
cependant, j'ai été élevé comme les autres petits 
bretons de mon âge; j'ai appris le catéchisme 
comme les autres; j'ai même eu le prix de caté- 
chisme au collège; j'avais une mémoire extraordi- 
naire, et j'aurais pu apprendre par cœur une page 
d hébreu en quelques minutes; j'ai appris le 
catéchisme comme de l'hébreu, sans me demander 
si cela signifiait quelque chose, uniquement parce 
qu'on me disait de l'apprendre. J'étais un élève 



CONFESSIONS 11 

docile et soumis; je ne me vante pas en disant 
que j'étais un très bon petit garçon, et Tun des 
moins méchants de mes camarades; j'avais un 
sentiment profond de mes devoirs et aucune pré- 
tention à des droits ; j'ai même beaucoup souffert 
quelquefois de scrupules de conscience exagérés, 
mais je n'ai pas cru un instant à l'existence d'un 
juge infiniment clairvoyant qui punirait et récom- 
penserait chacuii suivant ses mérites. Non pas que 
je n'eusse l'idée de mérite et de culpabilité; au con- 
traire, je l'avais très profondément ancrée quoique 
ne croyant pas à la justice immanente; c'est seu- 
lement bien plus tard, que des raisonnements 
philosophiques m'ont amené à rejeter la respon- 
sabilité absolue; même aujourd'hui que je n'y 
crois plus, j'en ai encore le sentiment aussi vif et 
aussi douloureux que dans mon enfance, mais mon 
système biologique me fait comprendre cette 
contradiction,' et je m'en console. 

Je me consolais moins, étant enfant, de ne pas 
être comme les autres; j'ai bien souvent regretté 
de ne pas partager la foi de mes jeunes amis, 
de ne pas croire ce qu'ils croyaient, ce qu'ils 
avaient Tair de croire, dirai-je plutôt, car, en 
toute sincérité, je ne pouvais pas m'imaginer qu'ils 
fussent tellement mieux doués que moi. Je les 
soupçonnais un peu de jouer la comédie par 
orgueil; de même probablement, eussent-ils cru 
à de la mauvaise foi de ma part, si je leur avais 



12 l'atoéisme 

dit ce que je pensais; Tathée est aussi invrai- 
semblable pour le croyant que le croyant pour 
Tathée. C'est seulement bien plus tard que j'ai 
admis Texistence de vrais croyants; il n'y a pas 
longtemps que je considère les athées comme 
des exceptions. Et même — au fond de moi — je 
suis obligé de me demander encore si je suis 
vraiment convaincu qu'il existe des croyants; les 
croyants se posent, m'a-t-on dit, la même ques- 
tion au sujet des athées.... 

Pendant toute ma jeunesse, d'ailleurs, je n'ai pas 
été préoccupé de questions philosophiques; j'ai 
commencé de bonne heure l'étude des sciences 
mathématiques et physiques; je me suis efforcé 
d'en apprendre le plps possible, sans me demander 
où cela me mènerait; j'ai continué d'être un bon 
élève, soucieux de satisfaire mes parents. Et quand 
j'ai eu l'idée de laisser les sciences exactes pour 
m'adonner aux sciences naturelles, ce n'a pas été 
. le moins du monde à cause de l'intérêt philoso- 
phique qui s'attache à l'étude de la vie, mais par 
pure curiosité des choses de la morphologie! 
J'avais le désir d'apprendre ce que savaient les 
autres, et là se bornait mon ambition. 

Mais les sciences naturelles ne sont pas comme 
les mathématiques; elles ne sont pas faites \ si Ton 
veut s'instruire dans les livres, on rencontre des 
enseignements contradictoires; il faut donc choisir 
entre les théories; il faut se faire une opinion 



CONFESSIONS 13 

personnelle. Une leçon de Giard fit éclore mon 
sens critique et me donna horreur de Tautorité; 
brusquement je compris que je m'étais reproché 
sans raison de ne pas penser comme les autres, 
et je résolus de chercher par moi-môme; mais je 
conservai quelque temps encore ma timidité primi- 
tive ; elle est bien passée aujourd'hui, trop peut- 
être, et Ton pensera probablement que Giard m*a 
rendu là un mauvais service. 

Naturellement, mon athéisme fondamental dirigea 
mes études. L'existence de Dieu n'expliquait rien 
pour moi, puisque je ne trouvais aucun sens à 
cette formule; je recherchai donc de préférence 
les explications que l'on appelle matérialistes; 
l'âme m'était aussi étrangère que Dieu; c'était 
pour moi un mot cachant une erreur. 

L'illustre Metchnikoff vint s'installer au labora- 
toire de Pasteur, au moment même où j'y étais 
nommé préparateur; il était alors rempli de Tidée 
de la phagocytose, idée qu'il avait tirée de la 
zoologie et de l'embryologie, mais qui l'amena à 
abandonner ces deux sciences pour la pathologie ; 
il me confia l'étude du phénomène correspondant 
chez les protozoaires, la digestion intracellulaire 
des proies capturées par ces petits animaux, dont 
quelques-uns, masses de gelée informe, représen- 
tent la vie sous son aspect le plus rudimentaire. Je 
trompai l'attente du savant russe, et négligeai 
immédiatement le côté pratique des études pour 



14 l'athéisme 

rinterprétation théorique des résultats observés. 
J'étais peu soucieux de savoir si une espèce d'amibe 
digérait la cellulose, une autre pas ; mais je fus 
très heureux de pouvoir m'expliquer à moi-même, 
sans faire intervenir aucune propriété vitale^ le 
phénomène premier de la nutrition. Aujourd'hui, 
définitivement attaché aux questions d'explication 
mécanique de la vie, je suis ramené par l'observa- 
tion de n'importe quel fait à mon dada favori, 
mais je me rends compte aisément que l'amibe, 
avec ses vacuoles digestives qu'on voit, se former, et 
dans lesquelles on suit au microscope toutes les 
étapes du phénomène vital, était le sujet le plus 
propre à m'orienter vers la philosophie. De plus, 
les phénomènes étant relativement simples chez 
l'amibe, je pus m'imaginer bientôt que j'avais 
parcouru le cycle de toute la vie cellulaire ; fort de 
cette certitude, j'entrepris, avec la même méthode, 
l'étude des êtres plus élevés en organisation ; nulle 
part je ne trouvai de phénomène capable de 
faire changer mes convictions premières; j'arrivai 
seulement, petit à petit, à plus de sagesse; de 
métaphysicien matérialiste, je devins, à propre- 
ment parler, agnostique ; j'arrivai à me dire que je 
ne savais rien, mais que j'en savais cependant au 
moins autant que ceux qui s'imaginent savoir tout, 
trouver tout, dans un dogme quelconque ou dans 
Thomas d'Aquin. 
Quoique convaincu de mon impuissance, ie reste 



CONFESSIONS 15 

convaincu aussi de Vabsurdité des croyances de 
ceux qui croient en Dieu; c'est là ce qui constitue 
pour moi l'athéisme scientifique, ainsi que j'essaierai 
de le définir tout à l'heure. 

Ai-je le droit de dire que je suis arrivé où j'en 
suis, sans idée préconçue? Je J'ai cru longtemps, 
et je confesse aujourd'hui que c'était une erreur. 
Athée par tempérament, j'ai consacré ma vie à des 
études qui, m'a-t-il semblé^ m'auraient conduit à 
l'athéisme, si j'avais été croyant. Mais, si j'avais été 
croyant, je n'aurais pas dirigé mes études' de la 
même manière ; satisfait d'une explication, je n'en 
aurais pas cherché une différente. Ce qui rendra 
clernelles les discussions des philosophes au sujet 
de la vie, c'est qu'il est impossible d'étudier la vie 
sans idée préconçue, où, du moins, sans avoir une 
tendance, marquée d'avance, à accepter de préfé- 
rence tel mode d'explication. Je connais des 
hommes de grande valeur qui, ayant fait des 
études analogues aux miennes, ont conservé leurs 
croyances premières ; j'avoue que cela m'étonne 
profondément ; j'avoue même que, pendant long- 
temps, je n'ai pas cru à leur entière bonne foi, 
tellement l'évidence me paraissait lumineuse. Je 
pense qu'ils ont eu la môme opinion à mon 
sujet, et cela me console d'avoir pensé du mal 
d'eux. 

Il me semble donc qu'un livre comme celui-ci 
ne saurait modifier les idées d'un homme ayant 



16 l'athéisme 

déjà son siège fait. Je resterai athée après l'avoir 
fini, et le lecteur aussi s'il Tétait; sinon il restera 
croyant comme devant ; le plus curieux serait 
qu'un athée, l'ayant lu, devînt croyant ; mais cela 
n'est pas impossible, car bien des athées n'ont pas 
voulu voir toutes les conséquences de l'athéisme ; 
or, je n'en déguiserai aucune, du moins de celles 
que je connais, et il en est qui ne sont pas pour 
plaire à tout le monde. 

Pourquoi, dans ces conditions, avoir écrit ce 
livre, s'il doit déplaire à tant de gens, et tourner 
contre moi une partie au moins de ceux qui, 
jusqu'à présent, accueillaient mes productions 
avec faveur. 11 est difficile à un athée convaincu 
d'avoir un but lointain; je n'en ai pas ; je ne suis 
pas de ceux qui pensent que le pommier a un but 
en donnant des pommes; il donne des pommes 
suivant sa nature : je fais comme le pommier. S'il 
est permis cependant à un pauvre psychologue 
comme moi d'essayer de démêler les raisons qui 
m'ont poussé dans cette affaire, je crois bien que 
je trouve les principales dans les attaques dont 
j'ai été l'objet de la part de beaucoup de feuilles 
religieuses. On m'a accusé de perfidie et de sot- 
tise, et j'avoue que cela m'a plutôt amusé ; mais 
on m'a excommunié une fois pour toutes, en 
déclarant que mon système biologique conduisait à 
l'athéisme le plus pur ; or l'athéisme est condamné 
définitivement par tous les grands esprits de l'huma- 



CONFESSIONS 17 

nité, depuis Bacon jusqu^à Descartes, même par 
Voltaire! donc... 

Au lieu de me défendre d'être athée, j'avoue 
sans honte que je le suis, et je prétends montrer 
que cela ne m'empêche pas d'être logique ; je ne 
ferai pas autre chose dans ce livre, dont je dirai 
seulement, comme fit Montaigne, que c'est « un 
livre de bonne foy » ; cela ne voudra pas dire que 
c'est un bon livre; je le donne pour ce qu'il vaut. 

Évidemment, la foi est plus commode. Il est 
très difficile de se débrouiller au milieu du chaos 
des phénomènes, si Ton renonce à une synthèse 
adéquate à Tesprit humain, calquée dessus, faite 
à sa mesure. Mais, n'est pas croyant qui veut! J'ai 
été obligé, ne pouvant être croyant, de faire de 
grands efforts «pour me raconter les choses d'une 
manière convenable : j'y ai du moins pris beaucoup 
de plaisir, et cela n'est pas vain : j'ai été payé de 
ma peine. 

On me dira aussi que le moment est mal choisi 
pour publier, en France, une profession de foi 
d'athéisme ; il n'est pas élégant de se mettre du 
côté du manche ; mais, anticléricalisme ne signifie 
pas athéisme, et je m'attends à être désapprouvé 
par la grande majorité de mes concitoyens; à 
notre époque, quoi qu'on dise, il existe une infime 
minorité d'athées. En admettant même que j'aie 
été assez peu désintéressé pour m'attendre à être 
récompensé d'avoir écrit suivant ma conscience, 



18 l'athéisme 

ce ne serait pas aux croyants de me blâmer puis- 
qu'ils espèrent que leur foi leur vaudra le paradis. 
Depuis quelque temps d'ailleurs, quelques-uns 
d'entre eux ne réservent pas aux seuls croyants 
les félicités éternelles, et pensent que les hommes 
de bonne foi ne seront pas punis de leur aveu- 
glement. 

Dans une conférence contradictoire, inutile 
comme toutes les conférences contradictoires, 
mais qui, du moins, ne fut pas ennuyeuse, Tabbé 
Naudet voulut bien promettre au public surpris de 
l'Université populaire du Faubourg-Saint-Antoine, 
que j'irais au paradis avec lui. De l'assistance, une 
voix s'éleva, qui émit des doutes, non pas, ce qui 
eût été bien naturel, sur la probabilité de mon 
admission future au séjour bienheuteux, mais sur 
l'accueil qu'y pouvait attendre l'excellent abbé 
lui-même ; « il était, disait-on, trop libéral, et le 
• Syllabus condamne les curés libéraux » I Je ne suis 
pas docteur en théologie (on ne s'en apercevra 
que trop en lisant ce livre), et je ne sais pas si 
l'Église approuve ou condamne l'indulgence bien 
connue du sympathique directeur de « la Justice 
sociale », mais je suis convaincu qu'il parle suivant 
sa conscience, sans se demander ce que c^la peut 
lui rapporter après sa mort — ou avant. La bien- 
veillante parole qu'il prononça à mon sujet prouve 
qu'il sait bien que je fais comme lui; je pense 
comme je peux, et je ne pourrais pas penser 



CONFESSIONS 19 

autrement, ni Tabbé Naudet non plus; nous ne 
méritons donc ni récompense ni blâme pour des 
opinions dont nous ne sommes responsables ni 
Tun ni Tautre. Telle est, du moins, ma manière de 
penser à moi, déterministe qui ne crois pas à la 
liberté ; l'abbé Naudet, qui y croit, aurait le droit 
d'être plus sévère pour moi, qu'il juge libre; il 
est plus indulgent que logique avec lui-même en 
m'amnisiiant. 

Le plus sage est de ne penser ni à des récom- 
penses ni à des châtiments, et d'admettre la bonne 
foi de ses contradicteurs, même quand on est dans 
Timpossibilité de se représenter leur mentalité 
avec quelque vraisemblance. 

C'est ce que je m'efforcerai de faire dans ce 
livre. 

5 4. — PLAN DE L*OUVftAQE 

Après avoir défini, dans le prochain chapitre, ce 
que j'entends par athéisme, j'étudierai, dans la 
seconde partie, les conséquences sociales de cet 
état d'esprit; je chercherai quelle a été l'impor- 
tance de l'idée de Dieu dans la genèse de la con- 
science morale de l'homme actuel, et j'envisagerai 
la question de la conservation possible de cette 
conscience morale à travers les générations futures 
supposées privées de l'idée de Dieu. Dans cette 
seconde partie, je serai souvent hésitant et troublé. 



20 l'athéismb 

Du moment qu'on renonce à des principes ayant 
si anciennement fait partie de la nature humaine, 
ou du moins qu'on cesse d'attribuer à ces prin- 
cipes une valeur métaphysique absolue, on est un 
peu comme un vaisseau qui, abandonnant le vieux 
gouvernail traditionnel, en a adopté un nouveau, 
plus perfectionné peut-être, mais dont il ne sait 
pas encore se servir. De là des contradictions, 
des fluctuations dans toutes les questions d'ordre 
i^ocial. Quand il s'agit de sociologie, je me ferais 
volontiers croyant pour discuter avec un athée, 
comme je suisathéepour discuter avec un croyant; 
ce qui me frappe, en effet, dans la discussion, 
c'est surtout le mauvais côté du système que 
défend mon interlocuteur; l'esprit de contra- 
diction ne peut manquer à celui qui cherche encore 
des principes de conduite définitifs. 

J'avoue d'ailleurs que je ne m'attendais pas, en 
commençant mes études biologiques, à m'occuper 
un jour de leurs conséquences sociales ; j'ai fait 
longtemps du déterminisme en étudiant la vie des 
autres animaux, sans me douter que je serais forcé, 
jilus tard, de retrouver la même chose en moi; 
j'ai continué de vivre avec les principes métaphy- 
siques et moraux qui faisaient partie de ma nature, 
sans me demander s'ils n'étaient pas en contra- 
diction avec mes convictions scientifiques, Il y 
a quelques années seulement, en faisant un examen 
de conscience philosophique que j'ai exposé dans 



CONFESSIONS 21 

le livre intitulé «les Lois naturelles^ »? j'^i entrevu 
la possibilité de me débarrasser vraiment de toute 
métaphysique; et souvent, depuis, je me suis 
demandé si l'homme actuel peut vivre sans méta- 
physique. Dans la seconde partie de ce livre je 
ferai donc, en réalité, le procès de Tathéisme, et 
il ne sera pas étonnant que je manque d'assurance 
dans une dîaire où il s'agit surtout de me condamner 
moi-même« 

Dans la troisième partie, au contraire, je me 
placerai au point de vue scientifique pur, sans me 
rappeler quelles conséquences sociales peuvent 
entraîner les vérités, indiscutables à mon avis, de 
l'athéisme scientifique ou monisme] j'envisagerai 
donc, cette fois avec une parfaite sérénité, les 
objections faites par divers auteurs au détermi- 
nisme biologique que je défends, depuis quinze ans, 
dans tous mes ouvrages. Je n'hésite pas quant au 
monisme lui-même. Je me demande seulement si, 
pour l'homme actuel, avec les erreurs ancestrales 
qui font partie de son mécanisme, il était bon de 
découvrir ces erreurs; je reproduirai même une 
conférence dans laquelle, sans me préoccuper de 
ses conséquences sociales, je demandais que Ton 
fît du transformisme la base de l'enseignement 
de la philosophie. 

1. Paris, Alcan. 1904. Le lecteur trouvera dans ce livre 
l'étude approfondie des questions scientifiques que je me con- 
tente d'effleurer ici. 



22 ' l'athéisme 

Tant qu'on reste sur le terrain scientifique, on 
n'hésite jamais à proclamer « ce qiie Ton croit être 
Ja vérité >^; c'est seulement sur le terrain social 
que Ton peut regretter, quelquefois, d'y avoir vu 
trop clair, et dire, avec M. de Gourmont : « Ce 
qu'il y a de terrible, quand on cherche la vérité, 
c'est qu'on la trouve ! » 



CHAPITRE n 

Définitions. — Discussion des preuves 
de inexistence de Dieu. 



« Il y a on Dien, puisque j*y crois. » 

(TODTLB MOlfBI.) 



§ 5. — LA DÉFINITION DE L'ATHÉISME RÉSULTERA DE L^A 
DISCUSSION DES PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU 

Autant que j'ai pu le comprendre dans les 
livres, les croyants ne s'entendent pas tous sur ce 
qu'ils appellent Dieu; mais ils s'entendent en 
revanche pour déclarer que l'athéisme est absurde. 
Je pense que les athées sont comme les croyants, 
et ont pour seul caractère commun de déclarer 
dépourvues de sens les affirmations de ceux qui 
croient. Gela est bien humain; on s'entend plus 
facilement contre quelqu'un que pour quelque 
chose ; dès qu'une doctrine triomphe, des schismes 
naissent. 

D'abord, une chose m'a toujours profondément 



24 l'athéisme 

étonné, c'est que les croyants de tous les temps 
ont cherché et donné' des preuves de Texistence 
dç Dieu. Et, naturellement, toutes ces preuves 
sont irréfutables pour ceux qui les utilisent ; mal- 
heureusement, elles ne le sont que pour eux; elles 
prouvent qu*ils croient en Dieu^ et voilà tout. 

La démonstration d'un théorème de géométrie 
est à Tusage de tous; elle entraîne chez tous une 
certitude indiscutable; chez les croisants, la certi- 
tude de l'existence de Dieu préexiste à la démon- 
stration; la démonstration n'y ajoute rien. Il me 
semble que, si j'étais croyant, je n'aurais pas 
besoin de me demander pourquoi. Mais, me dira- 
t-on, il y a les athées comme vous qui niez l'exis- 
tence de Dieu; c'est à cause des athées qu'il faut 
des preuves, en vue de ceux que l'athéisme pour- 
rait influencer. S'il y' a des athées, cela prouve 
simplement que les preuves de l'existence de Dieu 
ne valent rien. Elles sont bonnes pour ceux qui 
croient, et qui, par conséquent, n'en ont pas 
besoin; elles sont inefficaces pour ceux qui ne 
croient pas, et c'est même une grande imprudence 
que de donner de telles preuves, car un athée, les 
ayant jugées insuffisantes, se trouvera, par là 
même, plus autorisé à se proclamer athée. On ne 
saurait attaquer le croyant qui se contente d'affir- 
mer sa foi ; on peut discuter les raisons qu'il en 
donne, s'il a la témérité d'en donner. Les Pensées 
de Pascal sont, à mon avis, le livre le plus capable 



DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 25 

de renforcer Tathéisme chez un athée. En déclarant, 
d'ailleurs, que « la foi est un don de Dieu », le 
catéchisme ne laisse aucun espoir à ceux qui vou- 
draient l'acquérir ou la transmettre par le raison- 
nement. 

On enseigne cependant les preuves de Texis- 
tence de Dieu aux élèves de philosophie. Je divise 
ces preuves, dites classiques, en deux catégories : 
celles que je comprends et celles que je ne com- 
prends pas. Je discuterai les premières, car il ne 
suffit pas de comprendre un raisonnement pour 
l'admettre ; on peut énoncer, en termes fort clairs, 
un théorème faux; j*ai donc le droit de chercher si, 
à des preuves énoncées en langage compréhensible, 
je ne puis trouver un défaut de logique. 

Quant aux preuves de la seconde catégorie, je 
n'y puis voir qu'une expression de la mentalité de 
croyant; elles ne sont pas accessibles à la mienne; 
les comprendre serait les admettre ; elles résultent 
simplement, chez ceux qui les ont trouvées, de 
l'idée préconçue et indiscutée de Texistence de 
Dieu ; en d'autres termes, elles prouvent que leurs 
auteurs sont croyants et bien croyants. 



§ 6. — LES PREUVES MéTAPHYSlQUES 

Dans cette seconde catégorie entrent presque 
toutes les preuves dites métaphysiques. Je n'en 

3 



26 l'athéisme 

donnerai pour exemple que le raisonnement em- 
prunté à Descartes : « Je sais que je suis, mais qui 
suis-je? un être qui doute, c'est-à-dire imparfait. Or, 
je ne puis considérer mon imperfection sans conce- 
voir Tètre infiniment parfait. Et cette idée ne peut 
me venir, ni de moi-même puisque je suis impar- 
fait, ni du monde extérieur qui est plus imparfait 
encore. Il faut donc qu'elle me soit donnée par 
l'être parfait lui-même. » Si vous voyez là autre 
chose que du fatras inintelligible et des affirma- 
tions gratuites, c'est que vous êtes croyant vous- 
même et que ce « raisonnement » eût pu naître en 
vous, comme en Descartes. Quand on est swr d'une 
chose, on n'a pas besoin de se fatiguer le cerveau 
pour la démontrer. 

Cependant, en comparant cette « preuve » de 
Descartes à celle qui est connue sous le nom de 
preuve de Saint-Anselme, il me semble possible de 
mettre en évidence la pétition de principe résul- 
tant de l'idée de « perfection ». 

K Nous avons Tidée d'un être parfait, dit Saint- 
Anselme; or la perfection absolue implique l'exis- 
tence, donc l'être parfait existe ». 

La « preuve » étant donnée sous cette forme, on 
voit que le point de départ du raisonnement est 
Texistence, chez celui qui l'émet, de l'idée innée 
de Dieu ; elle pourrait se traduire en langage clair : 
H Nous avons l'idée de Dieu, or nos idées ne nous 
trompent pas, donc Dieu existe ». Cela suppose 



DISCUSSION DES PREUVES DE L*EXISTENCE DE DIEU 27 

deux choses ; 1* que Thomme a l'idée de Dieu ; 
2® que nos idées ne nous trompent pas. 

A la première de ces deux propositions je ne puis 
rien dire, sinon que je n'ai pas et que je n'ai jamais 
eu cette idée considérée comme commune à tous 
les hommes ; mais c'est là une affirmation gra- 
tuite ; je ne pourrai pas la démontrer et les croyants 
ne voudront pas me croire. De même un daltonien 
vrai ne pourrait démontrer à des hommes normaux 
qu'il n'a pas l'idée de couleur. Je laisse donc de 
côté la première des deux propositions précédentes ; 
cependant la preuve de Saint-Anselme me permet 
de comprendre un peu mieux celle de Descartes, 
qui, si je ne me trompe, se ramène à ceci : « Nous 
avons ridée de la gradation dans la perfection, 
donc il existe un être infiniment parfait ». Des- 
cartes, qui était mathématicien, savait pourtant 
que certaines grandeurs peuvent croître indéfini- 
ment sans dépasser jamais une limite finie donnée, 
ou, si l'on préfère, que certaines courbes ont une 
asymptote horizontale. 

Nous pourrions donc imaginer un être plus par- 
fait que tout ce que nous connaissons sans être 
obligés pour cela d'admettre un être infiniment 
parfait; je me demande d'ailleurs avec quel ins- 
trument on mesure la perfection, et comment Des- 
cartes a pu découvrir que le monde extérieur est 
plus imparfait que nous. Mais je laisse de côté ces 
considérations qui feront sourire les croyants ; 



28 L*ATHÉISME 

j'aime mieux en venir tout de suite à ce qui me 
paraît vraiment susceptible d'être scientifiquement 
discuta, savoir que « nos idées ne nous trompent 
pas ï>. C'est là le vrai champ de bataille entre les 
croyants et les athées; nous retrouverons la même 
affirmation dans les preuves dites morales, qui con- 
cluent, par exemple, de notre idée de justice, à 
Texistence d'un souverain juge. 

Pour un évolutioniste convaincu de Tacquisi- 
lîon progressive de tous les caractères physiques 
ou psychologiques qui constituent aujourd'hui notre 
mécanisme, pour un philosophe qui croit à l'héré- 
dité des caractères acquis, la forme absolue de nos 
idées n'a rien que de très naturel, et la genèse de 
ces idées se conçoit. J'ai longuement exposé cette 
question dans un autre volume* de cette collection 
de philosophie scientifique ; je me contente d'y 
renvoyer le lecteur. Mais il me semble que, même 
sans faire intervenir la notion d'évolution, nous 
constatons en nous l'idée de bien des choses qui 
n'existent pas. Nous avons l'idée de la ligne droite, 
nous avons Tidée de la couleur, nous avons l'idée 
du son ; or nous ne connaissons pas de ligne 
droite ; direz- vous que la couleur existe, que le 
son existe? Je vous répondrai que la couleur 
résulte de la rencontre de certaines conditions 
ambiantes et d'un être vivant capfable d'en être 

1. Les Influences ancestrales. 



DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCB DE DIEU 29 

impressionné (car il y a des daltoniens, comme il 
y a des alhéesj, mais qu'il faut deux facteurs pour 
que la couleur existe, savoir: un état particulier 
de ce que les physiciens appellent Téther et un 
homme claivoyant. Or nous avons (du moins ceux 
d'entre nous qui ne sont pas daltoniens) une idée 
si absolue de la couleur, que nous ne pouvons pas 
nous imaginer la couleur n'existant pas, même si 
tous les êtres vivants étaient détruits. 

Cet exemple de la couleur me semble bon, mais 
il n'est pas irréfutable et permettra de discuter 
longtemps ; je reviens donc, quoique l'ayant déjà 
exploité ailleurs, et uniquement parce qu'il me 
paraît le meilleur de tous, à Texemple tiré de la 
verticale absolue. J'ai l'idée innée de cette verti- 
cale. Si l'on doit me chercher querelle au sujet du 
mot inné, je dirai volontiers que cette idée, si elle 
n'est pas innée, c'est-à-dire si elle ne provient pas 
par hérédité d'une erreur ancestrale longuement 
accréditée, est née en moi naturellement, par la 
constatation erronée de la surface plane de la Terre. 
Qu'elle vienne de mon erreur personnelle ou d'une 
erreur identique longuement commise par mes 
ascendants pour les mêmes raisons, ce m'est tout 
un. En tous cas, j'ai cette idée de la verticale 
absolue; il m'est impossible de m'imaginer un 
corps dans Téspace sans lui voir un haut et un bas ; 
autant que j'ai pu m'en rendre compte par des 
conversations, surtout par de naïves remarques 



30 l'athéisme 

d'enfants, cette idée de la verticale absolue est très 
répandue ; les Gaulois craignaient que le ciel leur 
tombât sur la tête, et mon petit neveu ne peut pas 
comprendre que la lune reste en l'air si elle n'est 
pas attachée. Cette idée est donc très répandue. 
Je rroserais pas dire, néanmoins, que tous les 
hommes Tout; il y a peut-être des gens qui ne 
iionçoivent pas de verticale absolue, comme il y a 
des alliées ; je crois être dans le vrai en disant que 
Tidét^ de la verticale absolue est aussi répandue 
dans Tespèce humaine que l'idée de Dieu. 

Or. i'idée de la verticale absolue est mathéma- 
tif]iTement absurde; il y a autant de verticales qu'il 
y a (le points à la surface de la Terre ; celle de 
nïoii antipode est le contraire de la mienne ; c'est 
une oblique quelconque par rapport à ma verti- 
cale, pour un point quelconque autre que mon 
point antipode. 

Cela, je le sais, j'en suis sûr. 

Si J'avais en mes idées innées la confiance que 
prolcssaient pour les leurs Saint-Anselme et Des- 
uurtes, je dirais que les mathématiques ont tort, et 
que l'astronomie se trompe. Je préfère être plus 
modeste, et attribuer plus de valeur à l'expérience 
(les hommes munis de tous les moyens d'inves- 
lii,^alion, qu'à celle que mes ancêtres où moi-même 
EvoTis pu acquérir à l'aide de notre «seule fai- 
blesse ». Je déclare donc que la verticale absolue 
est une absurdité; mais cela ne m'empêche pas 



DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 31 

d'y croire^ d'en conserver la notion obsédante et 
nécessaire ; cette notion fait partie de mon méca- 
nisme d'homme, et la certitude qu'elle est fausse 
me donne le vertige sans la détruire. 

Une telle constatation me permet, à moi athée, 
de me rendre compte de Tétat d'esprit d'un croyant 
par rapport à l'idée de Dieu. Cette idée existe en lui, 
indépendamment de tout raisonnement et de toute 
preuve, comme l'idée de la verticale absolue existe 
en moi. Que les preuves classiques de l'existence 
de Dieu soient insuffisantes, cela n'a donc aucune 
importance pour les croyants. J'irai plus loin. En 
admettant même qu'on pût démontrer qu'il n'y a 
pas de Dieu, comme on a démontré qu'il n'y a 
pas de verticale absolue, cela n'enlèverait rien à 
la solidité des convictions d'un croyant, de même 
que mes études de cosmographie ne m'ont pas 
empêché de conserver la notion indestructible de 
verticale absolue, et de m'en servir tous les jours, 
dans tous les actes de ma vie courante qui n'ont 
pas de rapport direct avec l'astronomie. 

Ce qu'il y a d'intéressant dans cette histoire de 
la verticale absolue, c'est qu'elle a toujours été 
mêlée aux dogmes religieux; pour tout croyant 
naïf. Dieu est en haut] Jésus est descendu aux 
Enfers et monté au Ciel où il est assis à la droite 
de Dieu. Les croyants qu'une solide éducation 
scientifique a mis en garde contre ces erreurs gros- 
sières, n'y voient plus, je le sais, que des symboles 



32 l'athéisme 

vénérables à cause de leur ancienneté; mais pour le 
troupeau des croyants illettrés, je crains bien que 
les symboles utilisés, par exemple, à chaque 
phrase du ÇtedOj ne soient plus importants que les 
abstractions quintessenciées dans lesquelles se 
réfugie un dogme de jour en jour plus épuré. Quand 
on discute avec un théologien, il répudie naturel- 
lement tous ces symboles, mais cela ne l'empêche 
pas de déclarer ensuite « que le dernier enfant 
d'une école chrétienne en sait plus long que les 
plus grands philosophes». Serait-ce que les théo- 
logiens ont une doctrine ésotérique, entièrement 
différente de celle qu'on enseigne à la foule ? 

i 7. — LES PREUVES MORALES 

La croyance dans la valeur absolue de nos idées 
innées est encore la base des preuves morales de 
l'existence de Dieu que je copie, ainsi résumées, dans 
un dictionnaire récent : « Le fait caractéristique de 
la vie morale, c'est la responsabilité, c'est-à-dire, 
d'une part, la liberté qui fait le mérite et le démérite 
de l'agent; de l'autre, le devoir, règle qui s'impose 
par sa propre autorité et sans conteste. La pré- 
sence dans les consciences humaines de cette loi 
universelle, invariable, nécessaire, implique évi- 
demment l'existence d'un législateur absolu et 
d'un juge éternel devant qui tous les êtres moraux 
sont responsables». 



DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 33 

II suffît de lire ces lignes pour être convaincu 
que toutes ces preuves morales reposent, comme 
ce qui est compréhensible dans les preuves meta- 
' physiques, sur la certitude que nos idées et nos 
sentiments ne nous égarent pas. J'ai signalé ici 
ces preuves morales, parce qu'on les place ordinai- 
rement ainsi, après les preuves métphysiques, 
mais elles ont un rapport trop intime avec le rôle 
social de Tidée de Dieu pour que je ne renvoie 
pas leur étude au chapitre suivant. 



§ 8. -- LA PREUVE HISTORIQUE 

Arrivons à la « preuve historique ». Elle se tire 
du fait que la foi religieuse semble avoir existé de 
tout temps chez tous les peuples, que cette foi 
religieuse se traduisît par la croyance en un seul ou 
en plusieurs dieux. Cette constatation n'ajoute rien 
aux preuves précédentes et se trouve annihilée 
par les mêmes arguments. L'idée de verticale 
absolue a existé d'une manière aussi générale, et 
cependant elle résulte d'une erreur que l'état peu 
avancé des sciences rendait nécessaire chez les 
peuples primitifs et rend encore nécessaire chez 
les enfants. En ce qui concerne l'idée de Dieu, les 
sciences ne sont pas encore assez avancées pour en 
montrer la vanité à celui qui en est imbu, mais 
elles le soçit assez pour que cette idée ne s'impose 



34 l'athéisme 

pas nécessairement, par éducation, à celui qui 
n'en a pas la notion héréditaire. 

Somme toute, la preuve historique montre seu- 
lement que l'homme est un animal religieux. Les 
croyants prétendent gratuitement qu'il est le seul ; 
j'avoue ne pas saisir la nécessité de cette affirma- 
tion; la conscience morale est plus développée 
chez les abeilles ou les fourmis que chez les 
hommes, si l'on en juge du moins par Tordre par- 
fait de leur vie sociale ; pourquoi ces remarquables 
insectes n'attribueraient-ils pas, comme nous, à 
un Dieu, la surveillance de lois sociales plus 
anciennes que les nôtres ? Rien n'est plus commode 
que cette croyance en un souverain juge; elle 
diminue la nécessité d'une police, et pourrait même 
la remplacer complètement si elle était véritable- 
ment ancrée dans l'esprit des animaux ; je ne com- 
prends pas, dans ma logique d'athée, qu'un 
croyant vraiment croyant puisse ne pas être infini- 
ment vertueux. Quand les enfants organisent un 
jeu et en posent les règles, ils seraient bien aises 
qu'un surveillant, visible ou non , en imposât 
l'observance à tous, et empêchât les camarades de 
tricher ; mais les enfants savent qu'ils ont posé 
eux-mêmes les règles de leur jeu et ne leur attri- 
buent pas une valeur absolue. 

L'homme est donc un animal religieux ; il l'est 
même depuis si longtemps que les athées doivent 
être une exception, un cas tératologique analogue à 



DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCB DE DIEU 35 

celui des daltoniens. Et il est vraisemblable que, 
malgré les athées, l'idée de Dieu, si ancienne dans 
la nature de Thomme, s'y conservera très long- 
temps dans les générations futures. Mais cela ne 
prouve pas que Dieu existe, pas plus que la verti- 
cale absolue dont les hommes ont également une 
idée indéracinable. 

§ 9. — PREUVES PHYSIQUES TIRÉES DE L'EXISTENCE DU MONDE 

Les preuves les plus célèbres sont les preures 
dites physiques ; elles se rapportent à l'existence 
du monde et à Tharmonie universelle, et se résu- 
ment dans deux vers de Voltaire : 

L'Univers m'embarrasse, et je ne puis songer 
Que cette horloge existe et n'ait point d'horloger. 

Ces preuves sont donc tirées d'une autre pro- 
priété de l'homme, le besoin d'explication. Ce 
besoin est réel, on ne saurait le nier, quoiqu'il ne 
soit pas également développé chez tous. 

Les sciences se bornent à des constatations ; les 
choses étant comme elles sont, allant comme elles 
vont, rhomme a, peu à peu, connu, par une expé- 
rience répétée au cours de toutes les générations, 
comment elles sont et comment elles vont; du 
moins est-il arrivé à découvrir une partie des faits 
qui intéressent la conservation de sa vie ; c'est là, 
à proprement parler, ce qui constitue la Science ; 



'^ ,VT""I 



36 l'athéismb 



c'est un ensemble de conquêtes impersonnelles, 
utilisables pour tous ; exprimées en langage 
humain, on les appelle « les lois naturelles ))^. 

La découverte de celles qui sont connues aujour- 
d'hui a été la chose la plus importante de l'his- 
toire de rhomme, et lui a assuré une suprématie 
indiscutable sur les autres animaux qui en connais- 
sent beaucoup moins que lui ; grâce à la science, 
l'homme a, en effet, acquis des armes très puis- 
santes dans la lutte qui constitue la vie ; il est 
devenu le roi du monde vivant. 

Mais, plus il avance dans cet ordre de con- 
quêtes, plus il pénètre dans la constatation des 
faits, plus se développe son besoin d'explication. 
Ce besoin, je Tai comme tous mes congénères, je 
suis donc loin d'en nier l'existence ; il ne me con- 
duit pas à croire en Dieu. L'homme est un animal 
épris de métaphysique, comme il est un animal 
religieux ; je crois même qu'il est religieux parce 
qu'il est épris de métaphysique, et que Tidée de 
Dieu a été la première conséquence du besoin 
d'explication de nos ancêtres. 

Je n'ai pas la prétention de deviner ce qui s'est 
passé chez nos ancêtres d'avant l'histoire, mais, 
convaincu que je suis de l'origine évolutive de 
tous nos caractères actuels, je n'ai pas peur de 

1. J'ai publié il y a quelques années un ouvrage portant ce 
nom, et où j'ai essayé de me borner à Tctude des constatations 
qui forment la science. 



DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 37 

me tromper beaucoup en prêtant à nos ascendants 
les plus anciens les idées et les sentiments qui 
font aujourd'hui partie de notre patrimoine héré- 
ditaire. 

Parmi les événements qui se déroulaient jiutour 
des hommes, les plus familiers pour eux étaient 
certainement ceux dans lesquels un homme était 
acteur. Devant la constatation d'une déprédation, 
d'un meurtre, etc., la question qui se posait le 
plus naturellement à l'esprit de nos ancêtres 
(comme elle est encore la plus naturelle qui se 
pose à nous) était évidemment : « Qui a fait cela? » 
Et la réponse : « C'est Joseph, c'est Abraham, etc.» 
donnait à la curiosité du questionneur une satis- 
faction parfaite. De là vient probablement, dans 
notre hérédité actuelle, le caractère qui fait que 
nous n'attribuons la valeur d'une explication qu'à 
une réponse de cette forme : « Qui a fait le 
monde? Dieu. » Voilà qui est considéré par la 
plupart des hommes comme donnant une parfaite 
satisfaction à la curiosité la plus exigeante. 

J'avoue que je suis plus difficile, et c'est préci- 
sément ce que j'exprime en disant que je suis 
athée; mais, en toute sincérité, je ne trouve 
aucune satisfaction dans l'affirmation que « Dieu 
a créé le monde ». Je n'en trouvais déjà aucune 
étant enfant, peut-être simplement parce que, plus 
curieux que les autres, je me posais immédiate- 
ment la question suivante : « Qui a créé Dieu ? » 



38 l'athéismb 

question à laquelle on ne donnait pas de réponse. 
Au mystère de Texistence du monde on substituait 
un autre mystère équivalent, celui de Texistence 
de Dieu ; la difficulté n'était reculée que d'un cran. 

Aujourd'hui que j'ai étudié la vie, je trouve 
d'autres raisons de n'être pas satisfait par la 
théorie théologique; ces raisons je vais les dire 
brièvement, mais je ne me dissimule pas leur 
vanité. Je suis assez sage pour me dire, avec 
M. de la Palisse que, si je ne crois pas en Dieu, 
c'est parce que je suis athée ; c'est là la seule 
bonne raison que je puisse donner de mon incré- 
dulité. Mais puisqu'après tout je suis un homme 
comme les autres, j'ai bien le droit, moi aussi, 
d'avoir des besoins d'explication et d'y satisfaire 
de mon mieux. 

D'abord, la question « Qui a créé le monde ? » 
me paraît mal posée ; elle contient d'avance sa 
réponse, puisqu'elle suppose que quelqu'un a créé 
le monde: que, ce quelqu'un, on l'appelle Dieuy 
ou qu'on lui donne tout autre nom, cela ne 
m'avancera en rien, car je ne vois pas du tout la 
nécessité que quelqu'un ait créé le monde. Si on 
me demande, au contraire « quelle a été l'origine 
du monde?», je répondrai humblement : « Je ne 
sais pas; je ne vois même pas de raison pour que 
le monde ait eu une origine, un commencement ». 
Il paraît que cette nécessité s'impose à tous les 
esprits, par la comparaison avec tout ce que nous 



DISCUSSION DES PREUVES DE L*EXISTENCE DE DIEU 39 

savons par ailleurs. Elle ne s'impose pas à moi, ce 
qui étonnera peut-être les hommes à qui elle 
s'impose, de même que les croyants seront éton 
nés de mon athéisme. Et j'avoue que, même si 
elle s'imposait à moi, je ne considérerais pas cela 
comme une preuve définitive; je me défie de mes 
idées innées depuis l'aventure de la verticale 
absolue. 

Au contraire, la constatation et l'étude conscien- 
cieuse des phénomènes ont amené les savants à 
croire à la conservation de la matière et à la 
conservation de l'énergie. Rien ne se perd, rien ne 
se crée,, tout se transforme. (Gustave Le Bon lui- 
même a trahi sa pensée en disant : « Rien ne se 
crée, tout se perd », puisque dans cet aphorisme 
erroné il a voulu résumer un livre où il montrait 
la transformation de la matière, quantité mesu- 
rable, en énergie, quantité également mesurable.) 

Tout se transforme I Voilà la seule constatation 
vraiment scientifique. De cette constatation ne 
résulte pas la nécessité d'un commencement ; du 
moins cette nécessité ne s'impose pas à mon esprit , 
mais je ne nie pas qu'elle s'impose à d'autres. 
Ceux-là auraient le droit néanmoins d'exiger qu'on 
posât la question sous la forme « Quelle a été 
l'origine du monde ? » et non sous cette autre : 
« Qui a créé le monde? » puisque, je le répète, 
cette seconde manière de parler entraîne néces- 
sairement que quelqu'un a créé le monde. 



40 i l'âthéishb 

En disant quelqu'un^ j'entends seulement qu'on 
peut en parler comme on parle d'un homme; et, 
â vrai dire, les attributs dont les croyants grati- 
ficnl leur Dieu sont calqués naturellement sur 
ceux de Thomme ; cela est nécessaire, car Thomme 
n'invente rien et ne sait qu'imiter; il a donc 
dniiTié à son Dieu ses propres attrtbuts, en les 
amplifiant et leur accordant une perfection abso- 
lue^ il exprime cela, en disant que « Dieu a créé 
l'homme à son image ». Si Dieu était autrement 
qu'à l'image de Thomme, il n'expliquerait rien, 
car la seule explication dont l'homme soit satisfait 
est celle qui rapporte les choses à des interven- 
ions humaines. Et c'est pour cela que, malgré les 
théologiens, les croyants les plus humbles se 
ctjmplaisent toujours dans la représentation du 
rère Eternel sous les traits d'un bon vieillard. 

Je ne vois donc pas de nécessité que le monde 
ait commencé, ni, s'il a commencé, qu'il ait été 
créé par quelqu'un dont on puisse parler comme 
on îiarle d'un homme. Je dirai même que le fait 
qu'on peut en parler comme on parle d'un homme 
auffinit à m'empêcher d'y croire, car je suis 
convaincu que la manière dont nous parlons des 
hommes est fautive^ résulte d'une erreur. Voilà le 
point le plus intéressant pour le biologiste que je 
puis; je ne m'y attarderai pas maintenant, l'ayant 
longuement développé dans d'autres ouvrages. J'y 
reviendrai d'ailleurs dans la troisième partie de 



DISCUSSION DES PREUVES DB l'bXISTBNCB DE DIEU 41 

celui-ci. Il peut se résumer ainsi : Dieu est calqué 
sur Tâme humaine que Ton dit d'ailleurs procéder 
de lui; or la croyance à Tàme humaine résulte 
d'une conception erronée. La négation de Tâme 
m'entraîne une fols de plus à la négation de Dieu. 
La vieille théorie animiste qui s'est conservée 
jusqu'à nous à travers divers avatars, se résumait 
à ceci : le corps est inerte, l'àme est un principe 
capable de produire et de diriger ses mouvements. 
Ceux qui ont imaginé cette théorie ignoraient, 
naturellement, toutes les découvertes ultérieures 
des physiologistes ; ils croyaient à la spontanéité de 
l'activité humaine (ou animale), c'est-à-dire qu'ils 
localisaient dans Tanimal mécanisme un principe 
producteur et directeur de mouvement; l'homme 
muni de son corps et de son âme était un tout 
complet qui introduisait dans le monde des com- 
mencements absolus. Nous savons aujourd'hui 
que cela est faux ; il y a bien deux facteurs indis- 
pensables à l'activité animale, savoir le corps de 
l'animal et le milieu ambiant. Aucun des phéno- 
mènes manifestés par un homme ne se manifes- 
terait sans la coactivité du milieu; l'homme ne 
possède pas en lui tout ce qu'il faut pour produire 
ce qu'il produit. Quand un homme A, dans un 
milieu B, est le siège d'une manifestation quel- 
conque, on n'a jamais le droit de dire rigoureuse- 
ment : A a fait telle chose. Si Ton veut pari or 
correctemcnt.il faut représenter l'activité observée 



42 L*ÂTHélSMB 

par la formule symbolique (Ax B), puisque A et 
B sont indispensables à sa réalisation*. 

C'est ce que je voulais dire en affirmant que le 
langage dans lequel nous racontons l'activité 
humaine est fautif; or, ce langage est la seule rai- 
son que nous ayons d'imaginer un Dieu dont nous 
puissions parler de la même manière. Au lieu d'en- 
visager, dans l'animal ou l'homme, un corps et une 
âme, nous considérons donc désormais le corps 
et le milieu ; nous devons considérer que rien ne 
se détermine dans Thomme sans l'intervention du 
milieu, que tout, au contraire, est déterminé si Ton 
connaît entièrement l'homme et le milieu. C'est la 
négation de la liberté absolue ; ie renvoie le lecteur 
à la troisième partie de cet ouvrage pour l'étude 
des discussions auxquelles a donné lieu cette ques- 
tion de la liberté. Je voulais seulement rappeler ici 
que les attributs de Dieu ayant été calqués évidem- 
ment sur les attributs de Thomme, la théorie théo- 
logique reçoit une sérieuse inûrmation du fait que 
Ton a reconnu une erreur fondamentale dans la 
narration des gestes humains. La négation de l'âme 
conduit à la négation de Dieu. 

1. J'ai développé longuement cette manière de voir dans un 
livre « Éléments de Philosophie biologique », qui paraîtra sous pou 
chez Félix Alcan. 



DISCUSSION DBS PREUVES DE L*EXISTENCE DE DIEU 43 
§ 10. - PREUVES PHYSIQUES TIRÉES DU MOUVEMENT 

Parmi les preuves physiques^ il y en a une autre 
que Ton rapproche ordinairement de celle de Texis 
tence du monde, c'est celle de Texistence du mou- 
vement. Une observation superficielle ayant fait 
croire à l'homme qu'il pouvait créer du mouve- 
ment, mettre en mouvement un corps primitive- 
ment immobile, on a prêté à Dieu la production du 
mouvement dans un monde primitivement immo- 
bile. Les progrès de la science ne permettent plus 
de tenir compte de cette manière de voir ; il n'y a 
pas de corps dépourvu de mouvement ; l'homme 
n'a jamais vu un mouvement commencer ; il a seu- 
lement assisté à des transformations et des trans- 
missions de mouTement. 

Là encore, c'est une interprétation erronée des 
choses humaines qui a fait imaginer un attribut de 
Dieu. En résumé, l'existence du monde et Texis- 
tence du mouvement ne me paraissent pas plus 
intelligibles, du fait qu'on en attribue la création à 
quelqu'un dont on peut parler comme on parle 
d'un homme ; voilà, une fois de plus, ce que je 
veux dire en me déclarant athée. 

S 11. — PREUVES PHYSIQUES TWéES DE L'ORDRE DU MONDE 

Les preuves tirées de l'ordre du monde, de l'har- 
monie universelle, ont fait couler des flots d'encre ; 



44 l'athéisme 

elles prêtent aux développements poétiques et 
déclamatoires ; personne n'y est insensible. La 
théorie évolutioniste a déplacé la question quant 
à l'harmonie que nous constatons dans les choses ; 
ce ne sont pas les choses qui sont harmonieuses, 
(qu'est-ce que cela voudrait dire ?) ce sont les êtres 
qui se sont adaptés aux choses, de manière à être 
habitués à leur manière d'être, et à se trouver à 
Taise au milieu d'elles. La loi d'habitude a rem- 
placé l'admiration stérile des harmonies providen- 
tielles. Mais, même en laissant de côté cette question 
de l'harmonie préétablie, et celle des causes finales 
qui en est un dérivé, la constatation de l'existence 
des lois naturelles immuables doit suffire à plonger 
rhomme dans un profond étonnement. L'homme 
étant lui-même un produit de la nature, un résultat 
de révolution adaptative de substances soumises 
aux lois naturelles, dans des milieux soumis aux 
lois naturelles, doit se garder de toute prétention 
métaphysique au sujet de l'existence de ces lois ; 
il en est un résultat^ et il en peut étudier les résul- 
tats ; voilà tout. L'admiration est la forme la moins 
antiscientifique que puisse prendre chez l'homme 
actuel le vieux sentiment métaphysique hérédi- 
taire. Pour moi, déterministe convaincu, il ne reste 
plus rien de vraiment admirable en dehors du 
déterminisme lui-même. 

Ce déterminisme me conduit à la négation raison- 
née de Tâme humaine, de la liberté, de la 



DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 45 

personnalité, et, d'une manière générale de tontes 
les entités qu'a fournies à l'homme la narration 
synthétique de son activité individuelle. En d'autres 
termes, le déterminisme me conduit à la négation 
de l'existence de tous les attributs au moyen 
desquels l'homme a construit Dieu ; je serais 
vraiment illogique si j'inventais un Dieu pour 
expliquer ce même déterminisme qui m'a conduit 
à nier Dieu ! Ceux qui ont les mêmes raisons que 
moi de répondre, comme je l'ai fait dans les pages 
précédentes, à toutes les preuves déjà passées en 
revue, doivent prendre devant la constatation du 
déterminisme, la position d'agnostiques. 

Pourquoi ces lois existent-elles? Je ne sais pas. 
Je constate qu'elles existent, je les étudie et je 
m'en sers dans la lutte pour Texistence ; voilà tout. 
L'admiration que j'ai pour ces lois est un reste 
héréditaire du caractère imprimé dans le cerveau 
de mes ancêtres par leurs croyances théologiques 
explicatives. Le fait que le pourquoi se pose en 
moi, n'implique pas l'existence d'un parce que qui 
me soit accessible. Voilà encore une particularité 
innée de mon cerveau, dont je dois me défier 
comme de la verticale absolue ; elle n'est pas 
la seule ! D'autres hommes, faits autrement que 
moi, croient volontiers à l'âme, à la liberté, etc.. 
et sont satisfaits lorsqu'ils expliquent le déter- 
minisme ( c'est à quoi se réduit aujourd'hui 
l'harmonie universelle) en disant qu'il existe un 



46 l'athéisme 

Dieu, dont on peut parler comme d'un homme, et 
qui a voulu qu'il en fut ainsi. Je ne tirerais pour 
ma part aucun soulagement d'une telle explication, 
même si les autres considérations que j'ai exposées 
tout à l'heure me permettaient d'admettre l'exis- 
tence d'un Dieu dont on puisse parler comme on 
parle d'un homme. Au mystère du déterminisme, 
ce serait substituer seulement un autre mystère 
équivalent, celui de l'existence de Dieu. Mystère 
pour mystère, j'aime mieux m'en tenir à celui qui 
s'impose à moi sans que je sois obligé de recourir 
à une hypothèse indémontrable. 

L'ordre et l'harmonie de l'Univers ne m'empê- 
chent donc pas de rester athée ; leur constatation 
me rend seulement agnostique^ mais je suis un 
agnostique plein d'admiration pour les choses que 
je ne sais pas, et que étant donnée ma nature, je 
ne puis pas savoir. 

§ 12. ~ LE HASARD ET LA PROBABILITÉ 

Fénelon et bien d'autres, ont, à propos de l'ordre 
de la nature, combattu ceux qui font jouer au 
Hasard un rôle prépondérant dans Texplication 
des faits ; ils ont eu raison, mais cela ne démontre 
pas l'existence de Dieu. Le hasard est d'invention 
humaine comme Dieu ; pour beaucoup, au moins 
dans le langage, il a une personnalité comme Dieu; 
les anciens figuraient la Fortune en peinture et 



DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 47 

en sculpture. Le danger de cette personnification 
devient évident dès que nous nous demandons ce 
qye nous appelons le hasard : faisons-le en quel- 
ques mots. 

Notre expérience tant personnelle qu'ances traie, 
fait naître chez nous (je parle pour moi) la 
croyance au déterminisme absolu ; nous avons pu 
formuler en langage humain, un certain nombre 
des lois qui régissent les phénomènes connus de 
l'homme. Si, dans une expérience de laboratoire, 
nous pouvions mettre en présence uniquement des 
agents entièrement connus, dont les relations 
soient entièrement connues et réglées par des lois 
connues, nous serions à même de prévoir rigou- 
reusement le résultat de Texpérience. 

Pratiquement, cela n'a jamais lieu; il y a toujours 
des éléments inconnus en présence des éléments 
connus. Si ces éléments inconnus jouent, dans 
l'espèce, un rôle minime par rapport aux éléments 
connus, la prévision du résultat de Texpérience 
reste possible, à quelque petite chose près. Si, 
au contraire, les éléments inconnus l'emportent 
sur les éléments connus, on ne peut rien prévoir 
que de très grossier. Le hasard, dans chaque 
expérience ou observation humaine, c'est Tensem- 
ble des éléments inconnus. Vouloir tout expliquer 
par le hasard, ce serait tirer une explication de 
son ignorance, ce qui est philosophiquement 
absurde. Les phénomènes extérieurs se passent de 



4 s l'athéisme 

îa môme manière, que Thomme en connaisse ou en 
ignore les éléments. 

On trouvera peut-être étrange que je veuille nier 
la valeur du hasard après avoir nié celle des causes 
Jinaies qu*on lui oppose généralement. J'ai préci- 
tée! rient essayé de montrer dans un autre ouvrage 
fjue les raisonnements finalistes sont la consé- 
quence directe de notre connaissance du détermi- 
nisme humain. Nous connaissons, chacun pour 
notre compte, les mouvements de notre mécanisme 
qui, sauf empêchement extérieur, suivront fatale- 
ment tel état de notre cerveau que nous appelons 
une volilion en langue psychologique; c'est pour 
cela'que nous raisonnons par les causes finales, et 
que nous sommes amenés à prêter à un homme 
plus parfait que nous et appelé providence^ une 
prévision universelle. 

Il y a cependant toute une partie de la physique 
dans laquelle on arrive à prévoir des résultats 
avec une rigueur satisfaisante au moyen du calcul 
i*?s probabilités en se fondant uniquement sur les 
lois du hasard. Cette contradiction apparente 
mérite quelques mots d'explication. 

Voici un phénomène dont nous ignorons totale- 
ment la loi; il nous est, en conséquence, impomô/e 
de prévoir le résultat du phénomène avant de 
ravoir constaté par nous-mêmes ; nous dirons que 
ce phénomène s'est produit au hasard. Je place 
dans une certaine quantité d'eau, sur le porte- 



DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 49 

objet du microscope, un anthérozoïde de fougère; 
cet anthérozoïde décrit des courbes capricieuses 
dans le liquide ; nous ne connaissons pas, dans le 
détail, les agents tant chimiques que physiques, 
qui interviennent dans la détermination de ce 
mouvement; mais si le liquide est aussi j;iomogène 
que possible, Téclairement aussi diffus que pos- 
sible ^ il n'y aura aucune raison pour que le 
mobile ne traverse pas tout le liquide dans sa 
course sinueuse. Si nous constajtions après une 
longue observation qu'une région bien délimitée 
du liquide a été respectée par le mouvement de 
l'anthérozoïde, nous en conclurions qu'il y a une 
raison à cela, et nous serions sur la trace de la 
découverte d'une loi particulière du phénomène 
observé. Supposons que cela n'ait pas lieu, et 
introduisons dans le liquide, non plus un seul, 
mais quelques centaines d'anthérozoïdes tous sem- 
blables; puis nous regarderons le centre de la 
préparation au moyen d'un microscope dans le 
champ duquel un réticule dessinera de petits 
carrés égaux. Si, par hasard (c'est-à-dire pour une 
cause inconnue), l'un des petits carrés est toujours 

1. Je dis : « aussi homogène que possible, aussi diffus que 
possible )>, mais cela ne veut pas dire absolument homogène, 
sans cela, il n'y aurait pas de mouvement, puisque le mouve- 
ment est dû à rhétérogénéité ; seulement, les hétérogénéités 
varient sans cesse, dans tous les points, sans loi manifestée 
par la prépondérance d'une région sur une autre. (Voy. mon 
Traité de Biologie ^ chap. i»'.) 

5 



50 l'athéisme 

respecté par le mouvement des anthérozoïdes, 
nous ep conclurons qu'il y a une raison à cela; 
nous ne serons plus dans le cas d'ignorance totale 
où nous avons voulu nous placer. Si, cas moins 
extrême mais également instructif, nous consta- 
tons que Tun des carrés a, au bout d'un temps 
assez long, reçu deux fois moins d'anthérozoïdes 
qu'un autre carré, nous en tirerons une présomption 
de loi; nous déclarerons que les contenus de ces 
deux carrés sont différents. Ce sera seulement 
quand tous les carrés auront reçu, dans le même 
temps, assez prolongé, des nombres équivalents* 
d'anthérozoïdes que nous pourrons déclarer qu'il 
n'y a aucune loU d'exception à tirer de l'observa- 
tion, c'est-à-dire que les conditions réalisées aux 
divers points du liquide sont identiques quant aux 
causes déterminantes du mouvement des anthé- 
rozoïdes. Mais alors, ce ne sera plus l'ignorance 
absolue, au contraire ; nous aurons acquis, par 
notre observation, la démonstration de l'homogé- 
néité du liquide considéré par rapport aux anthé- 
rozoïdes, et de l'identité des anthérozoïdes par 
rapport au liquide. Nous connaîtrons une loi. Si, 
par moments, nous voyons des agglomérations 

1. Ces nombres ne seront pas rigoureusement égaux, à cause 
des hétérogénéités successives dont il est question ^ la note 
précédente, mais ils ne pourront pas accuser de différence 
persistante dans un même sens, sans quUl y ait présomption 
de loi d'hétérogénéité particulière. 



DISCUSSION DES PREUVES HE l'eXISTENCB DB DIEU 51 

plus abondantes d'anthérozoïdes dans tel ou tel 
carré, ce sera là le phénomène inconnu, dû à une 
cause ignorée et momentanée, que nous devons 
appeler le hasard jusqu'au moment où nous 
l'aurons analysée. Si, par exemple, nous introdui- 
sons en un point de la préparation un petit tube 
capillaire ouvert et rempli d^une solution d'acide 
malique*, nous verrons que, malgré la continua- 
tion de leurs mouvements désordonnés dans le 
liquide, tous les anthérozoïdes se rapprocheront 
insensiblement de l'orifice du tube et finiront par 
y pénétrer; nous aurons réalisé un piège à anthé- 
rozoïdes, parce que la diffusion de Tacide malique 
dans notre préparation fera naître en chaque point 
une hétérogénéité dont la conséquence sera, pour 
un anthérozoïde quelconque, une composante 
dirigée vers l'orifice du tube. Nous aurons détruit 
Fhomogénéité de la goutte liquide, mais nous 
l'aurons détruite sciemment, et au lieu d'attribuer 
au hasard l'agglomération d'anthérozoïdes pro- 
duite à l'orifice du tube, nous dirons que nous 
avons découvert la loi de l'attraction chimiotac- 
tique des anthérozoïdes de fougère par l'acide 
malique. 

Ainsi donc, si nous constatons une distribution 
homogène des anthérozoïdes dans le liquide, nous 
ne devons pas dire que ces anthérozoïdes sont 

1. C'est Texpérience célèbre de Pféffer sur U chimiotaxie. 
(Voy. mon Traité de Biologie, chap. i«'.) 



52 l'athéisme 

distribués au hasard. Nous ne savons rien, il est 
vrai, de la marche de chaque anthérozoïde consi- 
déré isolément ; les raisons de son mouvement 
ne sont pas analysables pour nous; mais nous 
aurons conclu de Thomogénéité de leur distribution 
'à rhomogénéité du liquide qui les contientj nous 
aurons découvert une loi parfaitement définie. 
Nous ne devons parler de hasard que pour les 
hétérogénéités successives dont nous ignorons les 
causes et qui se compensent par addition, au bout 
d'un certain temps, dans Thomogénéité d'ensemble 
des résultats de Tobservation. S; une agglomération 
persistante se fait en un endroit (comme dans le 
cas de l'acide malique), nous concluons à une 
autre loi, celle de la présence locale d'un agent 
capable de créer une composante dans le mouve- 
ment des anthérozoïdes, gi l'on a fait l'attraction 
par le tube de Pfeffer avant d'avoir constaté l'homo- 
généité préexistante du liquide, l'attraction par 
Tacide malique de tous les anthérozoïdes prouve 
seulement que la composante introduite par le tube 
est plus forte que toutes les composantes résultant 
des autres hétérogénéités du liquide. En d'autres 
termes, le tube d'acide malique a fait une sélection 
dans les mouvements des anthérozoïdes ; il n'y a 
là rien de fortuit; nous verrons tout à l'heure 
qu'il en est de même pour le prétendu rôle attribué 
par Darwin au hasard ddius la formation des espèces. 
En passant, je fais remarquer que les jeux 



DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTBNCB DE DIEU 53 

inventés par les hommes et appelés jeux de hasard, 
exploitent toujours une loi soigneusement établie 
à Tavance. On s'ingénie à construire un appareil 
dans lequel une loi d'homogénéité, aussi rigou- 
reuse que possible, soit établie; chaque coup, 
séparément, ne peut donner lieu à aucune prévi- 
sion; mais si, au bout d'un très grand nombre de 
coups, les chances des partenaires ne s'égalisaient 
pas, cela prouverait qu'il existe une loi d'hétéro- 
généité au lieu de la loi d'homogénéité qu'on a 
voulu réaliser; l'appareil serait mauvais, il faudrait 
en fabriquer un autre. Si, à la roulette, le même 
numéro sortait plus souvent qu'un autre, cela indi- 
querait un vice de construction. Voilà ce qu'on 
entend par la loi des grands nombres; l'homogé- 
néité des résultats obtenus, après beaucoup de 
coups, prouve la bonne construction de l'appareil 
et voilà tout. Chaque coup a, en lui-même, des 
raisons particulières qui nous échappent; chaque 
coup, inconnu dans son résultat, est un coup de 
hasard^ ; mais la prévision de l'ensemble d'un grand 
nombre de coups résulte de la loi de l'appareil 
employé. 

1. Comme, dans notre exemple de tout à Theufe, le mouve- 
ment d'un anthérozoïde dans un milieu homogène ; une série de 
coups identiques est comparable à l'agglomération passagère 
des anthérozoïdes dans un milieu dont Tensemble est homo- 
gène; une telle agglomération doit se produire en des endroits 
divers; si elle se fait toujours au même endroit, il y a une loi. < 
la présence d'acide malique, par exemple. 

5. 



54 l'athéishb 

Les calculs établis par les Compagnies d'assu- 
rances résultent aussi de lois obtenues après coup 
par la comparaison d'un grand nombre de vies 
humaines, et par Tapplication de Thypothèse, d'ail- 
leurs justifiée en général, que les conditions de la 
vie ne changent guère d'une année à l'autre dans un 
même pays. 

Dans la théorie cinétique des gaz, on tire aussi 
des conclusions mathématiques vraiment intéres- 
santes de la considération des probabilités ; mais 
on s'était placé d'avance dans des conditions bien 
déterminées, dans des conditions de loi, en prêtant 
aux corpuscules mobiles des caractères entraînant 
l'homogénéité. 

J'arrive enfin au Dieu Hasard des darwinistes. 
Il suffît de réfléchir un instant pour voir que la 
sélection naturelle agit comme le tube à acide 
malique de l'expérience de Pfefîer, avec cette dif- 
férence que c'est une propriété de la vie elle- 
même qui est la cause de la sélection des êtres 
vivants. Cette propriété, cette loi, c'est la loi de la 
continuité nécessaire des lignées ^ ou élimination 
définitive de ceux gui sont morts sans postérité : 
il faut d'ailleurs, quoique pensent certains néo- 
darwiniens, ajouter à cette loi celle de l'hérédité des 
caractères acquis pour expliquer la formation des- 
espèces. Quand on dit que c'est le hasard qui agit 

1. Voy. Les Influencés ancestrales : la canalisation du hasard. 



DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 55 

dans révolution progressive des animaux et des 
végétaux, on entend seulenient que les causes de 
variation inconnues répandues dans le monde sont 
impuissantes contre les nécessités tirées des deux lois 
biologiques précédentes; de même, dans Texpé- 
rienqe de Pfeflfer, le passage de tous les anthéro- 
zoïdes dans le tube à acide malique prouve qu*au- 
cune des causes d'attraction inconnues, existant 
aux autres points de la goutte d'eau, ne peut l'em- 
porter sur Fattraction par le produit chimique 
employé. 

En d'autres termes, il y a des /om, et les lois se 
manifestent toutes les fois que le hasard (ensemble 
des causes inconnues) ne contient pas de facteur 
capable de s'opposer à la manifestation des lois. 
Je crois à l'existence de ces lois que la science 
découvre, et dont quelques-unes nous paraissent 
immuables ; j'en admire l'ordonnance, par un reste 
atavique de sentiment religieux; mais j'admire 
surtout que l'homme, qui est lui-même un pro- 
duit des mouvements dirigés par ces lois, les ait 
découvertes. 

Et lorsque je me déclare athée, j'entends seule- 
ment dire que je ne suis nullement satisfait par 
l'hypothèse dans laquelle ces lois de la nature tire- 
raient leur origine d'un Dieu dont on pourrait 
parler comme on parle d'un homme. Comme, 
d'autre part, cette hypothèse peu satisfaisante, 
heurte ma logique à cause des comparaisons 



56 L*ATBÉISMB 

fautives sur lesquelles elle est basée, je la rejelle 
déflnitivemeat, et je demeure agnostique. 



§ 13. — HUMILITÉ DE L'ATHÉISME 

Je ne puis m'empêcher, d'ailleurs, de demcuic. 
effrayé devant l'outrecuidance de ceux de mes 
congénères qui croient en un Dieu dont on peul 
parler comme d'un homme. Quand je regarde les 
astres, et que je pense à l'humilité de notre globe 
terrestre, sur lequel l'homme est lui-même si petit, 
je me sens plein d'une modestie douloureuse; et je 
n'ai pas la prétention, quoique cela soit commode 
pour le langage, de penser que quelqu'un ayant les 
mêmes attributs que moi ait fait tout cela. Je vois 
d'ailleurs avec plaisir que mes frères croyants sont 
de mon avis à un certain point de vue; ils refusent 
aux fourmis*, qui sont trop petites (!), l'idée même 
de Dieu; elles n'ont pas d'âme faite à l'image 
de Dieu, malgré l'admirable ordonnance de leurs 
sociétés; mais pour l'homme, rien n'est trop boni 

On me répondra que je suis moi-même inOni- 
ment orgueilleux en me refusant à admettre 
l'évidence dont les mystères de la nature éblouissent 
les plus incrédules. Ce n'est pas de ma faute si 
cette évidence ne me crève pas les yeux ; et j'affirme 
que je suis au contraire très humble et très modeste^ 

1. Et même à Téléphant^ qui est plus grand que noua. 



DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 57 

dans ma certitude du néant ; mais on ne me croira 
pas. 

Quant aux mystères, le monde en est plein ; je 
pourrais en citer un grand nombre vis-à-vis des- 
(fuels la croyance en un Dieu humain ne me serait 
d'aucune utilité. On me dit par exemple que la 
chaleur est due à un mouvement de corpuscules 
très petits. Je suis tout disposé à le croire, mais 
je me demande avec angoisse comment peuvent 
être ces corpuscules dont le mouvement produit 
la chaleur; ils ne sont ni chauds ni froids. Essayez 
de vous imaginer un corps qui n'ait pas de tempé- 
rature; je vous en défie. Je me tire de difficulté en 
me disant que je connais seulement les choses de 
ma taille*; je ne puis pas connaître ce qui est trop 
petit; je me console donc de ne pas connaître ce 
qui est trop grand, comme serait lé Dieu auquel 
vous croyez. 

§ 14. — L*AMOUR DE DtEU 

En admettant même que je pusse croire, contre 
ma nature et contre mon raisonnement, à Texistence 
d'un Dieu dont on pourrait parler comme d'un 
homme tout puissant (mais il est vrai que je ne 
puis rien dire de scientifique en me plaçant dans 
une hypothèse aussi éloignée de mon état réel ; je 

1. Voy. Les Lois naturelles. Paris, Alcan. 



58 l'athéisme 

ne croîs pas en Dieu et, si j'y croyais, je serais 
différent de ce que je suis), en admettant, dis-je, 
que je puisse croire à un Dieu personnel, il ne me 
semble pas que j'aurais pour lui les sentiments 
d'adoration et de reconnaissance que l'on demande 
aux vrais croyants; je me dirais qu'il m'a créé pour 
son propre plaisir, qu'il m'a imposé un service 
que je n'avais pas demandé, et dont, en toute 
sincérité, je me serais bien passé, quoique ma vie 
ait été plutôt heureuse jusqu'à présent. Quand 
j'entends conter aux enfants les histoires de ma 
mère Loye, je me dis souvent que je n'aurais pas 
hésité si une bonne fée m'avait offert de réaliser 
un de mes vœux; j'aurais souhaité « n'avoir jamais 
existé ». C'est d'ailleurs, si j'ai bien compris, ce 
que demanda Job sur son fumier*. Mais un croyant 
qui attend la vie éternelle ne raisonne pas comme 
un athée qui compte seulement sur quelques 
années d'une vie médiocre ; un athée ne peut donc 
savoir ce qu'il ferait s'il était croyant. Je m'imagine 
seulement que si, étant croyant, je continuais â 
penser comme je pense maintenant, je serais pro- 
bablement de l'avis d'une vieille dame que j'ai 
connue dans mon enfance, et qui disait tout bas, 
comme en se cachant : « Moi, je n'aime pas le bon 
Dieu mais j'en ai peur! » N'est-ce pas ce sen- 
timent de peur, que voulut faire naître chez ses 

1. Périsse le jour où je suis nél 



DISCUSSION DES PREUVES DE L*EXISTENGB DE DIEU 59 

auditeurs, après l'incendie du bazar de la Cha- 
rité, le célèbre dominicain Ollivier? Or, la peur, 
me semble-t-il, se concilie bien mal avec l'amour. 
Je ne suis pas héroïque de nature ; si j'avais cru 
qu'un maître absolu peul m'accorder un bonheur 
éternel ou me condamner à des supplices sans fin, 
f aurais probablement fui, dans un cloître, les dan- 
gers du siècle ; j'aurais passé m'a misérable 
existence sublunaire à chanter la gloire du despote 
dont aurait dépendu mon avenir. C'est encore une 
conséquence de mon athéisme inné que de ne pas 
partager l'admiration des croyants pour ceux qui 
ont résolu ainsi le problème de la vie. Les prêtres 
eux-mêmes déclarent, paraît-il, que l'état monas- 
tique est l'état le plus parfait. Pour ma part, je 
n'admire pas les moines ; je ne les méprise pas non 
plus, car je suis sûr que j'aurais fait comme eux 
si j'avais cru; je ne puis pas mépriser un homme, 
quoi qu'il ait fait; je me sens trop semblable à lui 
et trop capable de l'imiter. 

§ 15. — LA PRIÈRE 

La prière est la plus importante occupation des 
croyants; évidemment, un athée ne peut pas se 
rendre compte de l'état d'esprit d'un homme qui 
prie ; il ne peut discuter cet état d'esprit qu'avec 
sa logique d'athée ; il a, par conséquent, bien des 
chances de raisonner faux et de méconnaître Tun 



60 l'athéisme 

des éléments du problème; mais les croyants sont 
exposés à la même erreur en condamnant les 
athées, et ils ne s'en privent pas. Je ne parlerai donc 
de la prière qu'à propos de ses rapports avec le 
déterminisme ; j'ai lu, en effet, qu'il y a des croyants 
déterministes, et cela me paraît incompréhensible, 
mais ce sont les seuls dont je puisse parler; les 
autres sont trop loin de moi. 

Un homme qui prie remercie Dieu de ses bien- 
faits et lui en demande d'autres. J'ai dit, au 
paragraphe précédent, ce que je pense des remer- 
ciements ; voyons maintenant ce que peut demander 
un déterministe. Un miracle, évidemment! Dieu 
a créé le monde, et lui a imposé des lois par 
lesquelles tout est réglé. Si un enfant est malade, 
les conditions de sa lutte contre l'agent pathogène 
sont déterminées ; l'issue en est fatale si les lois 
naturelles sont appliquées; la mère^ ne prévoit pas 
cette issue, mais elle pense que Dieu la connaît et 
elle lui demande d'écarter la mort du chevet de 
son fils, c'est-à-dire, de faire un miracle, de donner 
un accroc aux lois qu'il a lui-même édictées. Si 
l'enfant meurt tout de même, la mère se dit qu'elle 
n'avait pas mérité le miracle demandé, et elle 
bénit le Seigneur dans son inflexibilité. Si l'enfant 
ne meurt pas, elle ne se dit pas que la maladie 
pouvait n'être pas mortelle; le miracle a eu lieu, et 
la mère est pleine de reconnaissance; cela n'a 
d'ailleurs d'inconvénient pour personne, et le pis 



DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DB DIEU 61 

qui puisse arriver à Tenfant guéri, c'est de se voir 
habiller de bleu ou de vert pomme pendant trois 
ans. 

Si j'étais croyant, je serais humilié de voir rape- 
tisser mon Dieu au point de croire qu*il peut être 
sensible à la couleur du vêtement d'un gamin, 
mais, si j'étais croyant, je comprendrais peut-élre 
aussi que toute marque d'obéissance, à propos de 
la chose la plus insignifiante, prend une valeur en 
tant qu'acte de soumission. Il est bien diflicile à 
un alhée de raisonner les gestes de ceux qui croies t ! 
En tout cas, l'athée le plus convaincu ne pourra 
pas s'empêcher d'être ému en voyant prier une 
mère auprès du lit de son iSls ; sûrement il ne la 
raillera pas, pas plus qu'il ne la raillerait sll lui 
voyait préparer pour le malade une potion sûre- 
ment inefficace. Ce qu'il y a de plus douloureux 
devant le mystère de la maladie, c'est de rester 
inactif; avoir l'illusion de faire quelque chose est 
un grand soulagement; la prière procure ce soula- 
gement à ceux qui croient; ne leur retirons pas 
cette consolation, parce que nous n'y pouvons pré- 
I endre. 

Il ne faudrait pas cependant que la croyance à 
l'utilité de la prière empêchât d'employer les 
remèdes connus et utiles; ce n'est plus guère à 
craindre de nos jours, du moins dans les pays 
civilisés; je crois que la mère la plus fanatique ne 
refuserait pas d'employer le sérum de Roux con- 

6 



"^^pi^^^iw 



62 l'athéisme 



jointement avec les patenôtres, si son enfant avait 
le croup ; mais cela tient à ce que la foi n'est plus 
bien vive ; elle est moins vive, le plus souvent, que 
Tamour maternel. Une foi absolue ferait sombrer 
ses adeptes dans le fatalisme le plus dangereux; il 
me semble du moins que je serais fataliste si 
j'étais croyant; en tout cas je ne serais pas dange- 
reux pour les mécréants que je me contenterais de 
plaindre de toutes mes forces. Comment, après 
avoir dit : « Je crois en Dieu, le père tout-puis^ 
sant », peut-on se permettre d'imposer à d'autres 
hommes la volonté de Dieu? Les croisés croyants 
sont invraisemblables. Comment peut-on dire en 
invoquant le père tout-puissant : « que votre règne 
arrive, que votre volonté soit faite I » Cela dépasse 
ma logique d'athée. « Dieu fit bien ce qu'il fit », a 
dit le bon La Fontaine et, l'homme qui s'imagine, 
dans ses guerres religieuses, faire les affaires de 
Dieu, est comparable à la « mouche du coché » du 
même fabuliste. Encore la mouche est-elle plus 
importante pour le coche que l'homme pour Dieu ; 
elle peut faire cabrer les chevaux: La posture 
logique pour un croyant est de laisser faire, de 
prier, et d'avoir peur. 

Je me demande d'ailleurs si les fanatiques des 
guerres religieuses avaient la prétention de faire 
œuvre pie et s'imaginaient gagner le ciel ; cela était 
peut-être vrai de quelques-uns d'entre eux ; pour 
la plupart, il me semble, laissant de côté les 



DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTENCE DE DIEU 63 

intérêts matériels des combattaDts, que le principal 
mobile de leur ardeur belliqueuse était le désir 
d'avoir raison, d'avoir plus raison que les autres 
et de leur imposer leur manière de voir en les 
soumettant ou en les exterminant. Cela est très 
humain. 



6 16. — DÉTERMINISME ET FATALISME 

Ceux qui croient aux miracles sont évidemment 
déterministes ; il ne pourrait pas y avoir d'infrac- 
tion aux lois naturelles si ces lois ne réglaient pas 
d'avance tout ce qui se passe; en dehors du miracle, 
tout est donc déterminé ; je ne crois pas inutile de 
revenir une fois encore sur la différence qui existe 
entre le déterminisme et le fatalisme ; je le ferai 
en quelques mots quoique Tayant déjà fait ailleurs, 
car la confusion entre ces deux manières de voir 
continue d'être très fréquente. Les déterministes 
croient que tout est déterminé, c'est-à-dire que 
l'état du monde à un moment donné est entière- 
ment déterminé p^r Tétat du monde, au moment 
précédent, et par l'application des lois naturelles 
dans l'intervalle de ces deux moments. Bien 
entendu, les animaux, les hommes en particulier, 
sont compris dans le monde, et leur état, les modi- 
fications qui se produisent en eux jouent leur rôle 
dans le concert universel. Un fataliste raisonne de 
la même manière, mais il se met à part et se con- 



64 l'athéisme 

sidère comme un rouage inutile de la grande 
machine ; nos idée6 étant pour nous des facteurs 
d'actions, le fataliste est annihilé par son fatalisme 
même. Un homme qui prie est forcément fataliste; 
c'est pour lutter contre cette tendance dangereuse 
que la sagesse des nations a imaginé le proverbe : 
« Aide-toi, le ciel t'aidera » . 

Dans notre état de connaissance imparfaite des 
lois naturelles, la question positive du miracle est 
difficile à trancher ; pour un croyant, la constatation 
du miracle est aisée; il en voit partout et n'essaie 
pas de discuter la valeur miraculeuse du phéno- 
mène observé. Pour un athée au contraire, il y a 
toujours une attitude possible, même devant le 
fait le plus extraordinaire : « Je ne sais pas tout, 
doit-il dire; ce que vous me montrez ne s'explique 
peut-être pas par les lois que je connais; mais il y 
a tant de lois que je ne connais pas! » On croit 
donc au miracle par nature, comme on est athée 
ou croyant par nature. 

Mais il peut y avoir une altitude intermédiaire, 
et elle existe en effet. Quelques-uns croient que 
Dieu a créé le monde et lui a imposé des lois 
définitives en se défendant à lui-même d'y toucher ; 
ils n'admettent pas le miracle et sont déterministes 
parfaits. Ceux-là n'ont aucune raison de craindre 
Dieu ou de l'adorer ; leur ligne de conduite doit 
être la même que celle des athées qui ne diffèrent 
d'eux que parce qu'ils ne tirent aucune satisfaction 



DISCUSSION DES PREUVES DE l'eXISTBNCB DE DIEU 65 

du dogme de la création ; et, en fait, on doit déclarer 
athées comme les autres ceux qui, logiques 
jusqu'au bout, seraient obligés de souscrire à cette 
foripule, infiniment absurde pour un croyant et 
dans la forme et dans le fond : « Si Dieu mou- 
rait (??), il n*y aurait dans le monde rien de 
changé I » 



DEUXIÈME PARTIE 

CONSÉQUENCES HUMAINES DE L'ATHÉISME 



« Si Diea n'existait pas, H Taudraii 

Tinventer. » 

(Voltaire.) 

« L'athéisme est le vice de quelques 
gens d'esprit, et la superstition le vice 
des sots. Mais les fripons? que sont-ils? 
des fripons I » 
(Voltaire, Dictionnaire philosophique.) 



DEUXIEME PARTIE 

CONSÉQUENCES HUMAINES DE L'ATHÉISME 



CHAPITRE m 
Conséquences sociales. 



§ 17. — OPINIONS DE VOLTAIRE ET DE DIDEROT. 
EXPOSÉ DU PROBLÈME 

Dans son dictionnaire philosophique, Voltaire se 
demande, après Bayle, si un peuple d'athées peut 
subsister : « Il me semble, dit-il, qu'il faut dis- 
tinguer entre le peuple proprement dit et une 
société de philosophes au-dessus du peuple. Il est 
très vrai que, par tout pays, la populace a besoin 
du plus grand frein, et que si Bayle avait eu cinq 
ou six cents paysans à gouverner, il n'aurait pas 
manqué de leur annoncer un bieu rémunérateur 
et vengeur. Mais Bayle n'en aurait pas parlé aux 



70 l'athéisme 

épicuriens, qui étaient des gens riches, amoureux 
du repos, cultivant toutes les vertus sociales, et 
surtout l'amitié, fuyant Tembarras des affaires pu- 
bliques, menant enfin une vie commode et inno- 
cente ; il me paraît qu'ainsi la dispute est finie 
quant à ce qui regarde la société et la poli- 
tique*. » 

En un autre endroit du même article. Voltaire 
affirme que le Sénat romain était une assemblée 
d'athées, « de voluptueux et d'ambitieux, tous très 
dangereux, et qui perdirent la République ». « Je 
ne voudrais pas, continue-t-il, avoir affaire à un 
prince athée qui trouverait son intérêt à me faire 
piler dans un mortier ; je suis bien sûr que je 
serais pilé. Je ne voudrais pas, si j'étais souverain, 
avoir affaire à des courtisans athées dont l'intérêt 
serait de m'empoisonner ; il me faudrait prendre, 
au hasard, du contre-poison tous les jours. Il est 
donc absolument nécessaire, pour les princes et 
pour les peuples, que l'idée d'un Être suprême, 
créateur, gouverneur, rémunérateur et vengeur, 
soit profondément gravée dans les esprits ». 

Enfin, dans l'article « athée », le même philo- 
sophe déclare, et ceci peut servir de conclusion à 
ce qu'il a écrit sur la matière : « Il est évident 
que, dans la morale, il vaut beaucoup mieux re- 
connaître un Dieu que de n'en point admettre. 

1. Article : Athéisme. 



^ï^ 



CONSÉQUENCES SOCIALES 71 

C'est certainement l'intérêt de tous les hommes 
qu'il y ait une divinité qui punisse ce que la jus- 
tice humaine ne peut réprimer ; mais aussi il est 
clair qu'il vaudrait mieux ne pas reconnaître de 
Dieu que d'en adorer un barbare auquel on sa- 
crifierait les hommes, comme on a fait chez tant 
de nations. » 

J'ai tenu à citer tout au long l'opinion de Vol- 
taire, car il n'y a pas d'argument plus fort contre 
l'athéisme que cette manière de voir d'un homme 
considéré généralement comme dépourvu de toute 
superstition. Voici, en revanche, ce qu'écrit Di- 
derot dans le célèbre « Entretien d'un philosophe 
avec la maréchale » : « Quel motif peut avoir un 
incrédule d'être bon s'il n'est pas fou?... Ne 
pensez-vous pas qu'on peut être si heureusement 
né qu'on trouve un grand plaisir à faire le bien ?... 
Qu'on peut avoir reçu une excellente éducation 
qui fortifie le penchant naturel à la bienfaisance ?... 
Et que. dans un âge plus avancé, l'expérience nous 
ait convaincu, quà tout prendre, il vaut mieux, 
pour son bonheur dans ce monde, être un honnête 
homme qu'un coquin? » 

J'ai souligné, dans cette dernière citation, l'ar- 
gument le plus important; j'aurai à y revenir. Il 
s'agit, dans ce chapitre, d'utilité, et non de logique 
comme dans le chapitre précédent; dès qu'il s'agit 
d'utilité, on ne s'entend plus guère ; chacun apprécie 
à sa façon, et il n'est pas sans intérêt de mettre en 



t -,^T1 



72 L'AXnÉISMB 

contradiction Voltaire et Diderot sur un sujet de 
cette importance. J'avoue immédiatement ma pré- 
férence personnelle pour Topinion de Diderot, mais 
ce n'est qu'une préférence personnelle et qui n'a. 
par conséquent, aucune valeur. 

Il me semble aussi que la question n'estbien posée 
ni par l'un ni par l'autre ; au xvin* siècle, on né 
songeait guère au transformisme, quoique Mau- 
pertuis, et Diderot lui-même, puissent être, à juste 
titre, considérés comme des précurseurs de Lamarck 
et de Darwin. Du moins, cette notion du trans- 
formisme, si l'on y songeait de temps eu temps, ne 
faisait pas encore, comme elle devrait le faire 
de nos jours, la base de l'enseignement philoso- 
phique*. 

Or, il y a, dans le problème moral et social, une 
question qui ne saurait être séparée de celle de la 
formation évolutive des espèces. On doit distin- 
guer l'étude du rôle qu'a joué l'idée de Dieu dans 
la formation de la conscience morale de l'homme 
actuel, et l'étude de la nécessité actuelle de l'idée 
de Dieu, pour l'homme tel qu'il est, avec toutes 
ses qualités et ses tares héréditaires. Dans cette 
dernière étude, il faut encore séparer la question 
de la possibilité actuelle de l'athéisme social, et 
celle des conséquences de l'athéisme social pour 
les générations futures. Cette dernière question ne 

1. Voyei plus bas, § 28. 



j 



CONSéQUENCES SOCIALES 73 

se posera d'ailleurs que si Ton a reconnu, dans le 
passé, rinfluence de Tidée de Dieu sur la genèse 
de notre conscience morale. 



§ 18. — ORIGINE DES VERTUS HUMAINES 

L'homme est un animal social; ce que Ton 
appelle verttis chez un animal social, ce sont les 
caractères qui le rendent apte à vivre en société. 
Les idées de bien, de mal, d'honnêteté, de justice, 
de devoir, de responsabilité, etc., sont des idées 
sociales ; le tigre, isolé dans la jungle, n'a que 
faire d'honnêteté et de justice. BuiTon lui refuse 
d'ailleurs gratuitement les sentiments généreux 
qu'il accorde, gratuitement aussi, à son cousin le 
lion. 

Ce n'est pas à dire que l'animal isolé n'ait pas 
le sentiment du bien et du mal ; il Ta pour lui- 
même (je le pense sans pouvoir le vérifier), c'est-à- 
dire qu'il doit savoir, par expérience, ce qui lui 
fait plaisir et ce qui lui est désagréable; mais, ne 
faisant partie d'aucune mutualité, il n'a pas à se 
préoccuper de faire à d'autres, dans un but inté- 
ressé, ce qu'il désirerait qu'en retour on lui fît. 
Le tigre n'a pas d'associés, pas d'amis (je ne connais 
pas suffisamment la vie des tigres pour oser affir- 
mer ce qui précède; je choisis le tigre comme 
exemple idéal de l'égoïste parfait). Il agit suivant 
sa nature de tigre; le meilleur d'entre les tigres 

7 



74 l'athéisme 

est celui qui possède au plus haut degré les qua- 
lités du tigre, c'est-à-dire, celui qui sait le mieux 
capturer sa proie et résister à ses ennemis. 

Je ne crois pas que le tigre ait l'idée de Dieu ; 
elle ne lui servirait à rien et ramènerait seulement 
à pleurnicher de temps en temps sur le sort cruel 
des paons ou des gazelles, créatures divines dont, 
par nécessité de tigre, il fait son repas. Cette idée 
trop développée l'amènerait même à mourir de 
faim. 

Je ne crois pas non plus que ïk tigre s'amuse à 
tuer plus qu'il ne peut manger ; ce serait là une 
fatigue inutile ; il est possible, cependant, qu'il se 
livre à la chasse pour le plaisir, comme le cheval 
galope dans un champ pour exercer ses muscles ; 
les amateurs de sport ne le lui reprocheront pas ; 
on ne saurait accuser de méchanceté un égoïste 
parfait, qui ne connaU pas le bien et le mal des 
autres, et n'attend de personne aucun service. 

Tout autre est le cas de Tabeille, de la fourmi, 
du castor, de l'homme. Aucun de ces animaux ne 
peut vivre sans le secours de ses congénères ; je 
parle de l'abeille actuelle, de la fourmi actuelle, 
de rhomme actuel ; mais je pense qu'il y a peut- 
être eu, dans l'ancestralité de l'homme, une pé- 
riode où chacun, vivant pour son compte, ne devait 
rien à personne ; il y a des abeilles sauvages et 
des singes qui vivent seuls ; je suis convaincu que, 
criez les êtres isolés, on ne trouverait pas trace 



CONSÉQUENCES SOCIALES 75 

des caractères nés chez nous d'une existence sociale 
prolongée pendant des milliers de générations. 

Nos ancêtres isolés étaient différents de nous ; 
nous ne pouvons donc pas nous mettre dans leur 
peau et comprendre les raisons qui les ont déci- 
dés, petit à petit, à vivre en société ; nous leur 
prêterions, malgré nous, des idées et des senti- 
ments d'hommes du vingtième siècle. 

Je pense que, vivant isolés, ils n'avaient pas 
ridée de Dieu. Cette idée leur aurait été inutile ou 
même nuisible, comme au tigre. Je n'oserais pas 
l'affirmer cependant ; il est possible que les ques- 
tions métaphysiques se soient posées de bonne heure 
dans le cerveau des pithécanthropes, mais il me 
paraît plus probable que, quand ils avaient fini de 
chasser et de manger, ils dormaient ; ils avaient 
trop à faire pour se poser des problèmes sau- 
grenus. 

Quoi qu'il en soit, et sans ^que nous puissions 
émettre à ce sujet autre chose que des hypothèses, 
un moment arriva où nos ancêtres devinrent des 
animaux sociaux. Ce que nous pouvons dire de 
plus raisonnable de cet événement, c'est que nos 
ancêtres y furent amenés tant par les conditions 
ambiantes que par certains caractères existant 
dans leur propre nature. Évidemment, les sociétés 
initiales (que certains philosophes peu scrupuleux 
nous offrent comme modèle ; c'est comme si on 
demandait aux abeilles d'imiter les frelons; mais 



76 l'athéismb 

cela prête à des développements poétiques) ; les 
sociétés initiales, dis-je, ne furent probablement 
pas remarquables par leurs vertus ; on ne se fait 
pas en un jour une mentalité d'animal social. 

Passons donc par-dessus un grand nombre de 
générations sur lesquelles nous n'avons pas et 
n'aurons iamais aucun renseignement, mais dont 
nous trouverions peut-être les équivalents chez les 
différents peuples sauvages considérés comme 
occupant aujourd'hui des niveaux différents dans 
l'échelle de la civilisation. Arrivons tout de suite 
aux plus anciens peuples dont l'histoire nous ait 
conservé le souvenir ; ou, si vous voulez, à nous- 
mêmes, qui ne différons que bien peu de ces 
peuples ayant déjà, dans leur hérédité, la marque 
ineffaçable d'une vie sociale prolongée pendant des 
centaines de siècles. Ces peuples sont constitués 
en sociétés ; ils ont l'idée de Dieu ; ils ont une 
conscience morale. 

Chose remarquable, quelles que soient les dif- 
férences entre les religions des peuples que nous 
pouvons étudier, quelles que soient aussi les dif- 
férences entre leurs mœurs et leurs lois, les dieux 
d'un peuple sont toujours les gardiens de ses con- 
ventions sociales. L'homme qui plaît aux dieux est 
toujours celui qui observe scrupuleusement les 
règlements de sa société humaine. 

Beaucoup de peuples attribuent d'ailleurs une 
origine divine à leurs lois morales. Historique- . 



CONSÉQUENCES SOCIALES 77 

ment, comment cela s'est-il produit? A-^-on déifié 
la mémoire du législateur ? Le législateur intel- 
ligent a-t-ii compris que le meilleur moyen de 
faire observer les lois était d'imaginer un juge 
suprême et infaillible, capable de reviser les juger 
ments des hommes? La tendance métaphysique 
et la peur naturelles à Thomme l'auraient, dans 
ce cas, admirablement servi dans ses desseins 
ingénieux. Il est peu vraisemblable cependant 
qu'un homme ait été assez supérieur à ses congé- 
nères pour imaginer un pareil stratagème sans 
en être lui-même la dupe. Aujourd'hui, l'idée de 
bien, de mal, de devoir, de justice, est si ancrée 
dans notre hérédité que nous trouvons toute natu- 
relle cette confusion entre le sentiment moral et 
le sentiment religieux ; nous sommes donc dé- 
sarmés vis-à-vis du problème de son origine. 
Constatons-la sans savoir comment elle est née. 
Le parallélisme observé chez tous les peuples, 
entre le devoir moral et le devoir religieux est le 
plus grand obstacle à la solution du problème 
que nous nous sommes posé, savoir : de découvrir 
le rôle de l'idée de Dieu dans la genèse des vertus 
humaines. Évidemment, les nécessités de la vie 
sociale ont profondément modifié la nature de 
l'homme, mais si ces nécessités se sont toujours 
présentées aux hommes sous une forme religieuse, 
comment séparer ce qui est, chez nos contem- 
porains, le produit de la vie en société, de ce qui 

7. 



78 l'athéisme 

est chez eux le résultat de Tidée de Dieu ? En 
d'autres termes, voici le problème à résoudre : 
Que serait la conscience morale de l'homme actuel 
si, sans avoir jamais eu Tidée de Dieu,, il avait 
seulement été soumis pendant de longues géné- 
rations à des lois sociales uniformes ? 

La réponse à une question ainsi posée ne sera 
jamais entièrement satisfaisante. Rien n'est plus 
fallacieux que les hypothèses par lesquelles on 
reconstruit un monde en faisant abstraction de 
Tun des facteurs qui ont joué un rôle indéniable 
dans la formationde celui que Ton a observé. J'ai 
le droit d'affirmer que, même sans l'idée de Dieu, 
une vie sociale prolongée aurait amené dans l'hé- 
rédité des membres d'une société quelque chose 
d'équivalent à notre conscience morale actuelle ; 
mais jusqu'à quel point serait poussée cette équi- 
valence ? 

Et puis, ne dois-je pas me demander aussi si, 
sans l'idée de Dieu, une vie sociale prolongée eût 
été possible? Si je n'avais d'autre but que de 
triompher des croyants, je leur dirais : « Vous 
refusez une âme aux animaux; vous leur refusez 
la notion de Dieu, et cependant les abeilles ont 
une société mieux organisée que la nôtre » ; mais 
ce n'est pas contre les croyants que je discute ; 
c'est contre moi-même, et je ne me permettrai 
pas d'affirmer que les abeilles, vivant en société, 
n'ont pas l'idée d'un Dieu dont on pourrait parler 



CONSÉQUENCES SOCIALES 79 

comme on parle d'une abeille ; nous avons bien, 
nous hommes, Tidée d'un Dieu dont on peut 
parler comme on parle d'un homme I 

Cette question me parait tirer une grande im- 
portance du fait indéniable que la croyance en un 
Dieu personnel donne une grande commodité 
pour formuler les lois sociales ; aucune considé- 
ration n'est aussi simple que la nécessité d'obéir 
à quelqu'un de très fort capable de punir sans 
indulgence tout manque de soumission : beaucoup 
de gens qui seraient insensibles à des palabres 
émues sur là réciprocité touchante des services 
rendus entre membres d'une même association, 
sont fortement impressionnés si on leur parle de 
loi divine et de châtiment. 

Le chien, l'ami de l'homme comme on dit géné- 
ralement, nous donne un bon exemple de con- 
science morale résultant d'un sentiment religieux. 
Les ancêtres du chien étaient vraisemblablement 
des animaux libres comme les loups et les chacals ; 
mais ils manquaient de fierté {fier^ en latin, se 
dit ferox), et ils abdiquèrent leur liberté entre les 
mains de l'homme en échange de sa protection 
et des reliefs de ses repas. A partir de ce moment 
la vie du chien fut entre les mains de Thomme, 
comme celle d'un croyant est entre les mains de 
Dieu ; la conscience morale du chien devînt 
une conscience morale de serviteur ; son intérêt 
en fit un serviteur dévoué. Aujourd'hui, après des 



^ l'athéisme 

jitilljcrs de générations de servage, la conscience 
morale du chien serviteur est fnée indépendam- 
ment des contingences. Le chien obéit à un homme 
qui est son maître, même bI cet horame est mé- 
chant pour lui et ne lui fait pas de bien, La 
conscience morale du chien, c'est le sentiment 
de l'obéissance à l'homme; le bien, le juste, 
rhonnéle, sont pour lui ce qui plaît à son maître. 
L'homme est quelquefois capricieux, mais cepen- 
dant, n^ayant qu'un maître, le cbicn est heureux^ 
sachant toujours, sans hésitation possible^ quel 
est son devoir^ robéissance passive; il est plus 
heureux que le croyant, qui désireux d'obéir à 
Dieu, ne sait pas toujours ce qu'il doit faire, car 
la conscience morale do l'homme est compliquée; 
nous avons des devoirs multiples, et Dieu ne nous 
donne pas toujours des ordres très clairs. J^ai 
souvent envié le sort de mon chien, moi qui ai 
nno conscience moralej quoique ne croyant pas 
en Dieu. 

Pendant longtemps^ Ihomme a été aussi beu- 
rcuY (|U0 le chien; le devoir se présentant toujours 
sous une forme religieuse, il n'y avait pas d'hësi- 
lation possible; on n'avait pas à choisir entre le 
devoir religieux et le devoir social. 11 n'en est plus 
do raôme aujourd'hui; les théocraties sont mortes, 
et chaque homme, indépendamment de sa foi reli- 
gieuse, appartient à un état laïque dont les règle- 
ments sont quelquefois contradictoires de ceux de 



CONSÉQUENCES SOCIALES Gl 

la religion. Le cardinal Lecot comparait récem- 
ment l'Eglise et TEtat à deux barques entre les- 
quelles tout Français catholique aurait désormais 
à choisir, et qui vont peut-être partir en guerre 
l'une contre Tautre. Je frémis de cette alternative 
et je rends grâces au ciel de n'être pas croyant, 
pour pouvoir rester, sans aucun sacrifice doulou- 
reux, un bon citoyen. 

Voilà au moins un avantage de l'athéisme; 
n'avoir qu'un seul maître à servir, la société dont 
on fait partie. Quand je vous disais que le chien 
est plus heureux que nous! Son Dieu et son 
maître, c'est le même homme. Pour nous, au 
contraire, afin de nous enseigner plus aisément 
notre devoir social, on a inventé un Dieu fictif 
chargé d'en faire respecter les clauses; beaucoup 
ont cru à son existence, et sont aujourd'hui bien 
ennuyés de voir que la société et son Dieu tuté- 
laire ont évolué suivant des routes différcnlcs; on 
ne sait plus à qui entendre; l'athéisme a du bon ^ 

19. — DEVOIRS RELIGIEUX 8ÉPARABLES DES DEVOIRS SOCIAUX 

Dans l'exemple du chien, que j'ai pris tout à 
l'heure, j'ai encore un enseignement à puiser. Le 
chien aime son maître qui le nourrit, le protège et 

1. L'internationalisme aurait du bon aussi pour les catho- 
li(iues soucieux de suivre Vautre barque, mais ils se déclarent 
plus patriotes que les autres. 



82 l'athéisme 

le bat. Il parait que les croyants aussi aiment 
Dieu qui les a créés et qui les châtie; ils le remer- 
cient de ses^ bienfaits dans leurs prières quoti- 
diennes, ce qui est très bien et ne fait de tort à 
personne, mais ils lui en demandent d'autres en 
même temps, et ce qui est bienfait pour l'un peut 
léser les intérêts de son voisin. 

C'est la prière qui caractérise le croyant. A côté 
de lui, d'autres hommes se contentent d'être d'hon- 
nêtes gens et négligent de prier; beaucoup d'entre 
eux cependant ne sont pas athées, mais ils sont 
indifférents en matière de religion et font passer 
leurs devoirs sociaux avant leurs devoirs envers 
Dieu, se disant peut-être — ce que je ferais sans 
doute à leur place, si j'étais croyant — que Dieu 
est bien assez grand pour faire ses affaires lui- 
même, sans que nous lui donnions d'indications. 
Je racontais, dans le premier chapitre de ce livre, 
une anecdote montrant que certains prêtres libé- 
raux d'aujourd'hui admettent qu'il suffit d'être 
honnête homme pour plaire à Dieu ! Que devien- 
drait le clergé si tout le monde était de cet avis? 

Il faut donc distinguer, dans l'ensemble des 
obligations des hommes, les devoirs envers leurs 
semblables et les devoirs envers Dieu. Pendant 
très longtemps une confusion a existé entre ces 
deux catégories de devoirs. Dieu se trouvant 
chargé, dans l'opinion des croyants, de surveiller 
l'exécution des uns et des autres. Aujourd'hui, la 



CONSÉQUENCES SOCIALES 83 

distinction apparaît très nettement, et Ton sépare 
avec facilité des doctrines religieuses les principes 
de pure morale qu'elles contiennent. Le croyant 
fougueux qui s'isolait dans les déserts de la Thé- 
baïde fuyait la nécessité des devoirs [sociaux pour 
se consacrer entièrement à la glorification de 
Dieu ; un athée honnête homme néglige au contraire 
Tadoration religieuse qu'il ne comprend pas, et 
ne retient, de la religion de ses ancêtres, que les 
principes moraux. Littré est complémentaire de 
Paphnuce, 

Ainsi, la séparation est aujourd'hui très nette 
entre les devoirs religieux et les devoirs sociaux, 
bien que, pendant une longue période de l'histoire 
de l'humanité, ces deux groupes de devoirs aient 
été confondus, par le fait qu'on croyait applicable 
à l'un et à l'autre la même juridiction divine. On 
leur appliquait aussi d'ailleurs la même juridiction 
humaine, et, aux époques théocratiques, les juges 
hommes, chargés de faire respecter les lois 
sociales, étaient au moins aussi sévères pour les 
crimes religieux que pour les crimes de droit 
commun. 

L'hérédité peut, elle aussi, séparer les caractères 
torrespondant à ces deux catégories de devoirs. On 
peut être dépourvu, en naissant, de l'idée de Dieu, 
et avoir néanmoins une conscience éprise de jus- 
tice, un sentiment impérieux du devoir. Est-il pos- 
sible, réciproquement, qu'un homme naisse plein 



' TÎI'^^W^^ 



S4 l'athéisme 

de l'idée de Dieu et ait néaDmoins une conscience 
morale très atrophiée? Je n'oserais raffirmer, 
n'ayant aucun exemple à citer, mais je crois qu'on 
a le droit de considérer comme ayant été étouffé 
par Texubérance du sentiment religieux le sens 
moral des grands fanatiques dont l'histoire nous a 
conservé le souvenir. 

Si cette sépçiration de la moralité et de la reli-. 
giosité était la règle dans l'espèce humaine, on 
pourrait, sans crainte de se tromper, affirmer que 
l'idée de Dieu n'a pas été indispensable à la genèse 
de notre conscience morale, et que cette conscience 
morale provient uniquement des nécessités pro- 
longées d'une existence sociale. L'observation im- 
partiale de l'humanité ne permet pas d'établir 
cette affirmation; il y a probablement très peu 
d'hommes qui soient purement athées ou purement 
fanatiques ; chez la plupart, une conscience morale 
de valeur variable s'unit à une foi religieuse éga- 
lement variable ; la seule chose que l'on soit en 
droit de dire, c'est que, chez beaucoup d'hommes, 
le développement de la conscience morale est 
entièrement indépendant de celui de la foi reli- 
gieuse ; encore ne faudrait-il pas généraliser î 

En résumé, de ces quelques considérations sur 
le rôle de la foi dans la genèse de la conscience 
morale, nous ne pouvons pas tirer de conclusion 
définitive; on pourrait comprendre que les seules 
nécessités sociales, aient, sans le secours d'aucune 



CONSÉQUENCES SOCIALES * 85 

idée religieuse, fait naître, dans rhérédilô de 
l'homme, la conscience morale qui existe aujour- 
d hui dans son mécanisme; mais j'ai déjà fait 
remarquer plus haut combien est dangereux un 
raisonnement de cette espèce, puisque aussi bien, 
n*ayant jamais obsetvé historiquement une société 
dépourvue de l'idée de Dieu, nous ne savons pas 
ce qu'une telle société eût été et eût donné. Cer- 
tains philosophes prétendent qu'elle n'eût pu 
exister. 

Aujourd'hui, doués par hérédité d'une conscience 
morale dont nous ne savons pas exactement quelle 
est l'origine, nous concevons aisément une société 
sans Dieu, une morale sans Dieu ; mais il y a loin 
de là à conclure que, avant Texistence de cette 
conscience morale, une société eût pu se cons- 
tituer sans exploiter l'idée religieuse. Et les 
abeilles? me direz-vous. Je n'accepte pas cet argu- 
ment trop facile que me fournissent les croyants 
en refusant aux animaux l'àme qu'ils accordent à 
l'homme ; je ne vois aucune raison pour que les 
abeilles et les fourmis n'aient pas d'idées reli- 
gieuses; les caractères fixés par hérédité prennent, 
chez les animaux comme chez l'homme, l'apparence 
absolue qui est la source des croyances théolo- 
giques ; les abeilles ont des principes comme 
nous! 



v^«.fÇ*l 



86 l'athéisme 



§ 23. - UEFFONOREMENT DES PRINCiPES 

On a beaucoup discuté la légitimité de l'attitude 
du « bon Juge » qui, chargé par ses fonctions de 
faire respecter les lois de son pays, appliquait aux 
crimes ou délits de droit commun, l'arbitrage de 
sa conscience. Un riche boulanger ayant fait pour- 
suivre une pauvre femme qui avait volé un pain, 
ce fut, je crois, le boulanger qui fut condamné. 
J'ai applaudi, avec beaucoup d'autres, à ce noble 
geste que n'eût pas désapprouvé Jésus-Christ; 
mais, à la réflexion, je me suis trouvé très per- 
plexe. Ce boulanger payait Tlmpôt et se croyait, 
en retour, protégé contre les voleurs, même affa- 
més, par les lois de son pays. Le bon juge s'ar- 
rogea le droit de faire l'aumône avec l'argent du 
boulanger ; certains compagnons de François 
d'Assise n'agissaient pas autrement ; l'un d'eux, si 
j'en crois l'histoire, coupa le pied d'un cochon 
vivant pour le faire manger à un frère malade qui 
en désirait ; le propriétaire du cochon poussa les 
hauts cris et demanda justice ; mais il fut désarmé 
par la naïve bonne foi du coupable ; il se convertit 
et devint l'un des plus fanatiques prosélytes du 
grand saint François. Cela est très bien, parce que 
cela a bien fini, mais je ne sache pas que le bou- 
langer de tout à l'heure se soit décidé depuis son 
aventure à donner tout son bien aux pauvres. 



» --- ~^-j 



CONSÉQUENCES SOCIALES 87 

Dans « TEntretien d'un père avec ses enfants », 
Diderot discute une question semblable de tout 
point à celle du boulanger. Il professe, lui Diderot, 
la théorie mise en pratique par le bon juge, mais 
son père est partisan de Tapplication de la loi ; la 
conclusion de Tentretien est admirable : 

« Mon père, c'est qu'à la rigueur il n'y a point 
de lois pour le sage. . . 

— Parlez plus bas. .. 

— Toutes étant sujettes à des exceptions, c'est 
à lui qu'il appartient de juger des cas où il faut 
s'y soumettre ou s'en affranchir. 

— Je ne serais pas trop fâché, me répondit-il, 
qu'il y eût dans la ville un ou deux citoyens comme 
toi ; mais je n'y habiterais pas, s'ils pensaient tous 
de même. » 

Loyauté et légalité sont deux mots identiques 
étymologiquement, mais l'un est populaire, l'autre 
est savant. Or, il peut arriver que les exigences de 
la loyauté et de la légalité soient contradictoires : 
rien n'est plus pénible, pour un homme, que de se 
trouver pris entre les ordres opposés de sa cons- 
cience morale et des lois de son pays ; et si cela 
est pénible quand il s'agit de discuter ses propres 
affaires, dans lesquelles on a toujours le droit, si 
Ton veut, de se faire du tort pour satisfaire sa 
conscience, combien plus douloureuse doit être la 
situation d'un juge chargé d'appliquer sévèrement 
la loi dans un cas où son humanité absout le cou^ 



83 l'athéisme 

pable! Si j'avais été juge, le seul acte dont j'eusse 
6 lé capable eût été de rendre mon bonnet dès la 
firemière affaire. On a déjà assez de se diriger soi- 
même ! 

Et cependant, un athée logique ne devrait pas 
hésiter à appliquer toute la loi, en s'attachant seu- 
lement à le faire aussi correctement que le lui 
permettent les lumières de sa raison, et sans 
consulter aucunement une sentimentalité dange- 
reuse. 

Pour Tathée logique, il n'y a pas de principes au 
sens ordinaire du mot. Voici comment il doit rai- 
sonner : 

Ma conscience morale est le résumé héréditaire 
des nécessités sociales qu*ont traversées mes 
ancêtres pendant de nombreuses générations; à 
chaque époque, il y a eu des lois qui tenaient aux 
conditions réalisées dans les sociéli'S dont mes 
ascendants ont fait partie; de ces lois, quelques- 
unes ont peu duré et n'ont laissé que peu ou pas 
de traces dans mon hérédité; d'autres se sont con- 
servées longtemps, et ont imprimé dans l'hérédité 
de ma race des traces ineffaçables. Ce sont ces 
traces que je retrouve en moi et que j'appelle ma 
conscience morale. Il n'y a pas de raison pour 
qu'elles soient encore d'une application avanta- 
geuse, puisque les conditions dans lesquelles vit la 
société actuelle sont différentes de celles qui ont 
créé les nécessités imprimées en moi avec un 



j 



CONSÉQUENCES SOCIALES 89 

caractère absolu. Il est probable cependant que, 
dans l'homme, qui a beaucoup changé, certains 
caractères fondamentaux sont demeurés les mêmes; 
peut-être donc quelques-uns des principes qui 
forment mon sens moral sont-ils encore excellents; 
mais en aucun cas je ne dois en tenir compte s'ils 
me donnent des ordres en contradiction avec les 
lois actuelles de mon pays. 

D'ailleurs, ceux qui ont fait les lois de mon pays 
étaient des hommes comme moi ; ils avaient une 
conscience morale comme moi, et ils n'ont pas pu 
n'en pas tenir compte dans la mesure du possible 
au moment où ils ont élaboré ces lois. Je dois donc 
obéir aux lois, malgré les revendications possibles 
de ma conscience morale, résumé de particularités 
ancestrales qui, dans l'état social actuel, sont peut- 
être des erreurs. 

Voilà comment doit raisonner un athée logique; 
mais il est bien difficile d'être logique, je l'ai 
montré précédemment à propos de notre notion 
indestructible de verticale absolue. Nous avons la 
notion également indestructible de ce qui est 
bien et de ce qui est mal, de ce qui est juste et de 
ce qui est injuste, et, toutes les fois que nous 
sommes* obligés d'agir contre notre sentimoni 
inné de la justice, nous nous révoltons maigri' 
nous. 

Si l'athée pouvait être logique, il tirerait donc, 
de son athéisme^ une grande simplification de la 

8. 



90 l'athéisme 

vie ; pour lui bien des difficultés disparaîtraient ; 
sa conscience ne lui donnerait plus des ordres, 
mais des indications, dont sa raison tirerait le 
meilleur parti en les comparant aux indications 
actuelles de la loi. Malheureusement, on a beau 
être athée, on n'est pas parfait ; de ce qu'une des 
erreurs anceslrales, l'idée de Dieu, manque à la 
structure de l'athée, il ne s'ensuit pas moins qu'il 
possède dans sa structure d'autres erreurs, égale- 
ment tyranniques malgré l'absence de l'idée de 
Dieu, dont elles ont peut-être tiré leur caractère 
autoritaire et despotique. 

Si les principes n'émanent pas d'un Dieu infail- 
lible, s'ils proviennent seulement de contingences 
sociales passées, il n'y a aucune raison pour qu'ils 
vaillent mieux que les nécessités tirées des contin- 
gences sociales actuelles. Pour un athée vraiment 
logique, je le répète, il n'y a plus de principes ; il 
n'y a que les lois humaines. 

Gela, sans doute est avantageux dans certains 
cas, mais ces sentiments absolus restent encore 
bien tyranniques, même quand on sait que leur 
caractère absolu est trompeur. Si Ton a une 
bonne nature, tout en étant athée convaincu, la 
seule règle de conduite qu'on puisse tirer de 
l'effondrement de ses principes, c'est de ne pas 
les appliquer dans leur rigueur quand il s agit des 
autres, et de s'en réserver à soi-même toute la 
sévérité. Implacable pour lui-même, indulgent 



CONSÉQUENCES SOCIALES 9l 

aux autres, voilà quelle doit être Tattitude de 
l'athée, que tant de gens ayant peu réfléchi consi- 
dèrent au contraire comme devant se laisser aller 
sans frein à tous ses mauvais penchants. Pour 
qu'un athée fût vraiment à craindre, comme le 
prétend Voltaire, il faudrait qu'il fût dépourvu, en 
même temps, de sens moral et d'idée de Dieu; 
mais s'il a du sens moral, son athéisme n'est nui- 
sible que pour lui-même, puisqu'il le force à ne 
pas appliquer aux autres, ne s'en reconnaissant 
pas le droit, les règles sévères qu'il ne peut s'empê- 
cher, s'il veut être en repos, d'appliquer à sa propre 
personne ; c'est là un luxe dangereux et qui désarme 
dans la lutte. 

Cependant, comme dit Diderot, il y a aussi des 
avantages à être dupe de ses beaux sentiments : 
« A tout prendre, dit Crudeli, il vaut mieux pour 
son bonheur en ce monde être un honnête homme 
qu'un coquin ». La conscience morale est une 
chose avec laquelle on ne raisonne pas ; c'est un 
maître exigeant auquel on doit obéir sous peine 
l'être mécontent de soi; il y a donc un premier 
avantage à être honnête homme, c'est qu'on est 
content de ce qu'on fait. Renan prétend quelque 
part que Jésus-Christ, qui parlait volontiers par 
paraboles, désignait sous le nom imagé du 
« royaume de son père » la satisfaction de la 
conscience. 

Il y a encore un autre avantage, plus palpable, 



92 l'athéishb 

celui-là, quoique moins important, c'est qu'on est 
aimé de ses congénères ; par conséquent, on n'a 
pas à se défendre contre eux; on est tranquille. 
Cela vaut mieux que de compter sur la crainte du 
gendarme. C'est en se faisant aimer, que l'athée 
honnèle homme, dupe forcée de sa conscience 
exigeante, tire parti de la conscience morale des 
autres, et les dupe à son tour. Car il les dupe en 
se faisant aimer, puisque, même satisfait de lui- 
même dans sa conscience, il ne s'aime pas; il sait 
trop que le déterminisme exclut le mérite et la 
responsabilité ; il est comme il est, sans avoir pu 
être autrement; mais il accorde volontiers du 
mérite aux autres, puisqu'il sait que les autres se 
croient responsables. Un athée doit admirer chez 
son voisin une belle action, qu'il trouverait parfai- 
tement nécessaire, s'il en avait été l'auteur (ou du 
moins s'il avait participé à sa perpétration, car 
l'athée sait bien qu'il n'a pas en lui un principe qui 
agit ; il sait qu'il est un rouage au milieu d'autres 
rouages). 

L'athée ne croit pas à sa personnalité, à son 
individualité; il se considère comme une succession 
de mécanismes réunis l'un à l'autre par le lien 
d'hérédité, et subordonnés aux conditions ambian- 
tes. N'ayant pas de personnalité, il ne s'accordo 
aucun droit contre les autres qui se croient des 
individus. Il ne s'accorde aucun droit, mais sa 
conscience morale lui impose des devoirs, et les 



CONSÉQUENCES SOCIALES 93 

ordres de la conscience ne se discutenl pas avec 
de la raison. 

Ainsi Tathée a une conscience morale qui ne lui 
sert que contre lui-même, parce qu'il est entouré 
de gens qui se croient libres et responsables, qui, 
par conséquent, se reconnaissent des droits. Une 
société d'athées proprement dits ne verrait jamais 
naître aucun conflit de préséance ou autre ; elle 
serait comparable à une société de moines vrai- 
ment croyants. L'absence de Tidée de Dieu et son 
plein développement, produiraient les mêmes con- 
séquences ; les extrêmes se touchent. 

Chez l'athée qui, par raison, n'admet plus aucun 
principe, la survivance sentimentale de la cons- 
cience morale prend donc le caractère d'une sensi- 
blerie maladive qui peut le rendre pitoyable aux 
êtres méchants et aux animaux nuisibles. Les anar- 
chistes, quoi qu'ils disent, ne sont pas athées, 
sans quoi ils seraient désarmés dans la lutte ; 
leur amour des déshérités n'entraînerait pas la 
haine du propriétaire égoïste ; s'ils étaient athées, 
comment feraient-ils pour attribuer une valeur 
absolue au principe de Justice au nom duquel 
ils agissent? S'il n'y a pas de Dieu, la justice n'est 
qu'un résidu ancestral comme la bonté et la logique. 
I En résumé, l'athée proprement dit, l'athée 
raisonneur qui va jusqu'au bout des conséquences 
de son athéisme est un être désarmé dans la lutte 
universelle ; il ne saurait être ni juge ni conduc- 



' 94 l'athéisme 

teur d'hommes ; il a déjà assez de mal à se 
conduire lui-même, ne croyant pas à sa person- 
nalité, n'ayant pas le sentiment de ses droits. J'ai 
entendu exposer par un professeur de 'philosophie 
un subtil raisonnement, très connu probablement 
dans le monde des philosophes : Qui a des devoirs 
a par là-même des droits, savoir au moins, le droit 
de faire ce qu'il faut pour accomplir ses devoirs. 
L'athée vrai reconnaît les droits des autres et ne 
^'accorde aucun droit, quoi qu'ayant le sentiment 
du devoir ; c'est un être mal équilibré et qui n'est 
nuisible qu'à lui-même. 

Bien entendu, je n'ai pas la^prétention de dire 
qu'il suffît d'être athée pour être honnête homme ; 
je parle de l'athée philosophe et qui raisonne ; je 
suppose d'ailleurs qu'il a une conscience niorale 
ce qui n'est pas fatal, mais s'il lui manque déjà 
l'idée de Dieu, qui est un des caractères héréditaires 
de l'espèce humaine, ce serait en faire un cas par 
trop tératologique que de le supposer en outre 
dépourvu de cet autre caractère spécifique qu'est 
la conscience morale. Que serait l'homme muni de 
cette double monstruosité ? Il est difficile de le devi- 
ner ; serait-il seulement viable ? Peut-être faut-il 
ranger dans cette catégorie les grands criminels 
qui ont étonné l'humanité*. 

1. Il faudrait cependant pour cela que la monstruosité s'accrût 
encore de l'absence de logique ou de raisonnement; l'athée qui 
raisonne ne peut être ni orgueilleux, ni despote, ni cruel. 



CONSÉQUENCES SOCIALES 95 

L'absence de l'idée de Dieu qui fait Tathée vrai, 
doit être comparée à Tabsence de conscience 
morale qui ferait le fanatique vrai ; ni l'un ni 
l'autre de ces deux types extrêmes ne saurait cons- 
tituer de sociétés; l'athée est désarmé, nous Pavons 
vu, par l'existence d'une conscience morale qui ne 
trouve pas de contre-poids dans la croyance à la 
personnalité et au mérite ; le fanatique vrai ira 
peupler de son égoïsme inutile les thébaïdes 
solitaires. 

Le type vraiment sociable est le type moyen, celui 
qui n'est ni athée ni fanatique, ou du moins celui 
qui, étant athée coname on l'est couramment de 
nos jours, ne va pas jusqu'au bout des conclusions 
de son athéisme, et conserve l'idée des principes 
absolus de justice, de personnalité, de respon- 
sabilité et de mérite, ou encore celui qui, étant 
croyant comme on Test couramment de nos jours, 
ne va pas non plus jusqu'au bout des conclusions 
de sa foi, et ne se dit pas qu'il faut mépriser les 
affaires des hommes pour faire celles de Dieu. 

Je dois m'occuper ici d'athéisme et non de 
fanatisme; je ne connais d'ailleurs pas de fanatique 
vrai, et je pourrais me tromper dans mes conclu- 
sions. Je maintiens seulement qu'une société 
d'athées logiques est impossible parce que la notion 
do responsabilité absolue est une erreur sociale 
nécessaire. En revanche, une société d^athées 
doués de conscience morale me paraît absolument 



96 l'athéisme 

possible, s'ils ne raisonnent pas et s'ils acceptent 
sans discussion les données de leur conscience. 
C'est ce qui se produit dans notre société laïque 
actuelle qui n'est sûrement pas plus mauvaise 
qu'une autre ; il est vrai que les laïques d'aujour- 
d'hui ne sont pas des athées pour la plupart, mais 
seulement des indifférents en matière de religion. 

Cette indifférence en matière de religion pourra- 
t-elle se conserver pendant de nombreuses géné- 
rations sans nuire à la conscience morale hérédi- 
taire? Il faudrait, pour répondre à cette question, 
savoir exacteipent quel a été le rôle de Tidée de 
Dieu dans la genèse. de notre conscience morale. 
Étant donné ce qu'est l'homme aujourd'hui, il 
me semble que l'obéissance aux lois doit suffire à 
entretenir la conscience transmissible du bien et 
du mal, d'autant plus que, pour vivre sans crainte, 
l'homme a le plus grand avantage à se faire aimer 
de ses congénères, et qu'il vaut mieux, comme dit 
Diderot, pour son bonheur en ce monde, être un 
honnête homme qu'un coquin. 

Je ne me suis placé, dans toutes ces considéra- 
tions, qu'au seul point de vue de l'utilité sociale, de 
la valeur sociale des athées. Mon athéisme fonda- 
mental m'empêche de me placer à tout autre point 
de vue, puisque je ne reconnais pas de principe 
absolu. « Les droits de l'homme » sont, dans celte 
manière de raisonner, la conséquence de la capa- 
cité de nuire qu'a chacun; pour se mettre en 



.*jl^;^JW5^.s^;-,, • r. • ■.■■■ ^- < 



CONSÉQUENCES SOCULES 97 

société, il faut accorder à chacun des associés des 
avantages qui neutralisent sa capacité de nuire; 
cette capacité de nuire augmente avec les décou- 
vertes modernes; la bombe à rapproché le roi du 
voyou, depuis que le voyou peut aisément tuer le 
roi ; les gens qui croient à la justice doivent s'en 
féliciter. 

Une autre manière d'obtenir Tégalité rêvée par 
les utopistes, c'est d'exploiter le sens moral de ses 
congénères et de s'en faire aimer; le premier 
moyen est plus facile ; on ne peut employer les deux 
à la fois; l'homme n'aime pas celui qu'il craint. 
Notre ennemi c'est notre maître I 



CHAPITRE IV 
Conséquences privées. 



« Les hommes ne raisonnent et ne se 
conduisent presque jamais suivant leurs 
principes. » 

(Voltaire.) 



§ 21. — PAS DE BUT, PAS DE DÉSIRS, PAS D'INTÉRÊT 

J*ai exprimé au chapitre précédent, Topinion 
que des athées vrais ne pouvaient pas vivre en 
société ; non pas pour les raisons que donne 
Voltaire, mais pour des raisons opposées, parce 
que Tabsence de principes absolus les désarme 
dans la lutte pour Texistence ; une société est 
basée à la fois sur Tentente et sur la lutte. 

Je voudrais dire maintenant quelques mots des 
conditions de vie de Tathée considéré seul, sans 
me préoccuper de ses rapports sociaux ; je parlerai 
naturellement toujours de T^-thée vrai, monstre 
rare, et non de cette humanité médiocre* qui 

1 Médiocre veut dire « moyenne » et n*est pas pris en mau- 
aise part, au. contraire. 



CONSÉQUENCES PRIVÉES 90 

court les rues, et qui n'est ni complètement athée 
ni complètement fanatique. 

L'idée de justice absolue manque à Tathée, non 
pas que Tidée de justice vienne directement de 
l'idée de Dieu ; tous les dieux qu'on a vénérés 
depuis que le monde est habité sont souveraine- 
ment injustes; tous ont des préférences et des 
passions, comme les hommes; mais la croyance 
en un juge est nécessaire à l'idée humaine de 
justice; l'athée ne peut croire qu'à des résidus 
héréditaires d'erreurs ancestrales. 

Sans posséder Tidée de justice, l'idée de mérite, 
l'idée de responsabilité, qui sont les principaux 
mobiles des actions humaines, comment un homme 
peut-il vivre? 

Je crois qu'il ne peut pas vivre! 

Il y a des erreurs fondamentales dans la nature 
de l'homme actuel, et ces erreurs sont aussi 
indispensables à sa vie que son nez, sa bouche ou 
son cœur. Heureusement pour l'athée,'? les ordres 
de la conscience morale ne se discutent pas; 
l'athée le plus raisonneur ne raisonne pas tous les 
actes de sa vie; il mourrait. Il agit instinctive- 
ment suivant sa nature ; il obéit à sa conscience 
sans se demander si sa conscience est d'accor(i 
avec la logique. 

Cependant, petit à petit, à force de raisonner cl 
de discuter tous les problèmes philosophiques, il 
acquiert quelques certitudes paralysantes, qui 



f ^ 



100 l'athéisme 

prennent place dans son mécanisme à côté de sa 
conscience morale, et qui la neutralisent plus ou 
moins; cela détend les ressorts de la vie. Un 
athée qui a beaucoup raisonné ne saurait être 
ambitieux, et l'ambition est un puissant mobile. 
S'il allait vraiment jusqu'au bout des conséquences 
de son athéisme, il n'aurait plus aucun désir, 
aucun but, il ne ferait plus aucun effort! A quoi 
bon? Heureusement, je le répète, il n'y a pas 
d'athée j)arfait, et certains sentiment^ violents 
font partie de notre organisme indépendamment 
do tous les raisonnements. J'ai beau savoir quelle 
est l'origine ancestrale de Tamour, cela ne m'em- 
pôche pas d'être amoureux, et ma logique n'y peut 
rien. Et si j'ai mal aux dents, la philosophie ne me 
servira pas de grand'chose. L'idée de Dieu me 
serait-elle plus secourable? Dirais-je avec une 
secrète volupté, comme la nonnain du bon conteur : 
« Seigneur! je vous l'offre 1 » Un fanatique doit se 
réjouir de ses souffrances corporelles; de là est né 
l'ascétisme; un athée, au contraire, n'a aucune 
joie à souffrir et doit l'éviter le plus soigneusement 
qu'il peut. Une souffrance intolérable conduirait 
fatalement l'athée au suicide; un athée ne doit 
vivre que s'il est heureux; j'examinerai tout à 
l'heure l'attitude logique de l'athée vis-à-vis de la 
mort; mais je dois affirmer ici, en toute sincérité, 
que je ne vois aucun raûonnemenf capable d'arrêter 
Vaihée parlait que le suicide lente. Seulement, il 



CONSÉQUENCES PRIVÉES 101 

n'y a pas d'athée parfait; la conscience morale 
impose au plus libéré des athées des devoirs qu'il 
ne sait pas éviter; l'athée qui est fils, frère, mari, 
est retenu, à défaut de raisonnement valable, par 
le souci du chagrin qu'il causerait, et du besoin 
qu'ont de lui des êtres chers. Un athée qui serait 
capable de renoncer à ses devoirs envers le 
monde, comme le font les moines, se suiciderait 
fatalement au moindre accroc. 

Et personne ne s'en plaindrait. 

L'athée logique ne peut prendre aucun intérêt 
à la vie; c'est là la vraie sagesse, mais c'est, à 
mon avis, trop de sagesse; c'est l'indifférence du 
fakir. Je suis fort aise, pour ma part, d'avoir, à 
côté de mon athéisme logique, une conscience 
morale résultant d'une quantité d'erreurs ances- 
traies, et qui me dicte ma conduite dans des cas 
où ma raison me laisserait noyer. 

Quoi qu'il en . soit de l'existence de cette 
conscience morale qui corrige l'effet de la raison, 
la vie de l'athée logique a certainement moins de 
piment que celle de l'homme dont la conduite est 
sans cesse dirigée par des principes absolus ; 
Talhôe ne saurait ni haïr ni se venger, ce qui est, 
dit-on, le plaisir des dieux (et même du Dieu des 
Chrétiens, si Ton en croyait le père Ollivier!). 
L'athée peut avoir une vie incomplète; il ne sau- 
rait être méchant. 



102 l'athéisme 



§ 22. - ATTITUDE DE L'ATHÉE DEVANT LA MORT 

La mort est le triomphe de l'athée. 

De nombreux écrivains religieux, et non des 
moindres par le talent et Tautorilé, ont prétendu 
qu'en présence de la mort, l'athée, pris de peur, 
ferait venir un prêtre. C'est là une absurdité 
impardonnable. Elle a cependant été redite sou- 
vent; et d'ailleurs les hommes de talent qui l'ont 
soutenue ont une excuse : ils ne pensaient pas aux 
athées vrais, mais à ces fanfarons de l'anticlérica- 
lisme qui. par un sentiment de gloriole inadmis- 
sible chez un athée, ont voulu élonner leurs 
contemporains par le spectacle de leur bravoure. 
C'est une bravoure chez un anticléricar rempli (il 
le démontra par ses actes même) de superstitions 
religieuses, de percer une hoslie d'un poignard ou 
démanger du gras-double le vendredi-saint; ces 
actes, pour un athée, sont aussi naturels que de 
couper son pain ou d'aller au cabinet; il ne saurait 
en tirer gloire; celui qui le fait avec ostentation, 
ou bien possède sans s'en douter un vieux levain 
de croyance dont il se moque jusqu'à ce qu'il y 
succombe, ou bien veut contrister ceux de ses 
congénères qui respectent les croyances dont il se 
raille, sentiment qui ne saurait s'allier avec 
l'athéisme proprement dit, puisque l'athéisme ne 
laisse place ni à la haine ni à la vengeance. 



CONSÉQUENCES PRIVÉES 103 

La mort est, je le répète, le triomphe deTathée. 

Si ses raisonnements Font amené à trouver 
moins de prix à la vie, et cela est incontestable, il 
a naturellement d'autant moins de peine à la quit- 
ter. Mais cette manière sentimentale de raisonner 
est insuffisante; Tathée ne redoute pas la mort, 
puisqu'il est convaincu que la différence n'est pas 
essentielle entre la vie et la mort; il croit au néant 
qui suit la vie, et Ton'ne saurait redouter le néant; 
l'athée ne craint pas de devenir rien parce qu'il 
est convaincu qu'il n'est rien qu'un mouvement 
momentané de matériaux ayant subi par hérédité 
un certain arrangement. Pour le croyant, au 
contraire, à moins qu'il n'ait de ses mérites une 
opinion extravagante, la mort est pleine de la 
terreur qui précède le jugement. Si l'on me don- 
nait à choisir, pendant ma vie, entre l'athéisme et 
la foi, j'hésiterais sans doute; à l'heure de la mort 
je n'hésiterais pas; l'athéisme est infiniment pré- 
férable. Cela n'empêcherait pas d'ailleurs que 
j'acceptasse la visite d'un prêtre si cela faisait 
plaisir aux miens; ce geste m'est trop indifférent 
pour que je refuse. 

C'est l'une des plus curieuses d'entre les 
conquêtes de la science humaine que la certitude 
de la mort. La mort est le phénomène à venir dont 
l'homme est le plus certain, et cependant, il n'y 
croit pas. Il n'y croit pas pour lui-même parce 
que jamais, dans la lignée ascendante dont il dérive, 



104 l'athéisme 

aucun de ses ancêtres n'est mort. Tous mes ancê- 
tres sont morts, il est vrai, mais après avoir 
engendré ceux qui les ont suivis dans la lignée inin- 
terrompue dont je suis le dernier terme, après avoir 
transmis par conséquent à leurs descendants tous 
les caractères résultant de leur expérience; rien 
donc n'a été transmis jusqu'à moi qui ait rapport 
à l'expérience de la mort; je n'ai, ni par moi- 
même, ni par mes ancêtres, Vexpérience de la mort. 
Aussi je n'y crois pas, et cependant je sais bien 
que je mourrai 1 C'est encore l'histoire de la verti- 
cale absolue; ma raison contredit mon sentiment. 
On pourrait dire que l'idée de l'immortalité, si 
générale chez l'homme (et les animaux), est le 
résultat héréditaire de la continuité des* lignées 
qui n'ont jamais^ jusqu'aux animaux actuels, été 
interrompues par la mort. Il est plus simple d'ex- 
primer la même pensée d'une autre manière: 
l'homme n'ayant pas l'expérience 'de la mort ne 
peut y croire pour lui-même. Il a donc inventé 
naturellement le dogme de l'immortalité. 

La notion de continuité est l'équivalent de celle 
d'immortalité. Un homme qui croit avoir eu une per- 
sonnalité continue pendant 70 ans, ne peut admettre 
que sa personnalité n'est pas éternelle. Toute autre 
est la croyance de celui qui a compris Textempo- 
ranéité de sa personnalité caduque. Je suis, en ce 
moment précis, un assemblage de matériaux agen- 
cés d'une certaine manière; dans un instant, je 



M^Cçrw^,7 *" ' 



CONSÉQUENCES PRIVÉES 105 

serai un autre assemblage différent du premier, et 
cette différence se traduira, si mon enveloppe exté- 
rieure n'a pas suffisamment varié, par le change- 
ment considérable introduit dans mes pensées, 
dans mon mécanisme cérébral. La continuité entre 
ces deux états différents est établie par la mémoire, 
grâce à laquelle des états passés de l'individu sont 
représentés dans son état présent, grâce à laquelle 
on peut employer le mot je pour représenter ces 
organismes différents. Je est immortel, fatale- 
ment*. 

Une fois qu'on a compris cela, si Ton veut bien 
admettre que la mort consiste à cesser d'être ce 
qu'on est, on ne doit plus avoir aucune peur de la 
mort finale, car, au point de vue subjectif, on 
meurt à chaque instant*, et la mort définitive qui 
est la mort objective n'est pas plus importante, 
subjectivement, que les autres. 

L'athée sachant combien il est caduc et qu'il 
cesse, à chaque instant, d'être lui-même, ne sau- 
rait donc avoir peur de la mort. 

Je ne dirai pas pour cela qu'il ne redoutera pas 
la douleur qui accompagne la mort; c'est une 
autre question. On a peur de se faire arracher 

1. J'ai longuement étudié cette question dans Le Con/liL 
Armand Colin. 

2. 11 ne faut pas confondre cette manière de parler avec lo 
paradoxe de Claude Bernard « la vie c'est la mort ». Il s'agit, 

-pour Claude Bernard, de mort objective. 



■"^p- 



106 l'athéisme 

une dent à cause de la douleur de Topération, 
et Ton peut être athée sans être brave devant la 
souffrance. 

Indépendamment donc de la question de dou- 
leur (et je ne serais pas éloigné de penser que 
le croyant est mieux armé contre la douleur que 
l'athée ; un fanatique se fait hacher avec joie pour 
gagner le ciel), indépendamment de la question de 
douleur, l'athée n'a aucune peur de la mort ; il est 
sans cesse prêt à mourir, n'ayant pas besoin, avant 
le néant, de mettre ses affaires en ordre. 

Mais, pour être athée, on n'en est pas moins 
homme ; on a des sentiments d'affection pour 
d'autres êtres; qui, eux, ne sont pas ordinairement 
athées, et n'envisagent pas la mort avec la môme 
indifférence ; là encore, la conscience morale em- 
pêche l'athée d'agir rigoureusement suivant son 
athéisme : il n'a pas à mettre ses affaires en ordre, 
mais il peut avoir à s'occuper des affaires de ceux 
de ses proches auxquels il est utile, et qui pour- 
raient souffrir de sa mort, dans leur sensibihté ou 
dans leurs intérêts. 

Dans une société de gens non athées^ l'athée 
doué de sensibilité et de conscience morale, ne 
peut jamais agir en athée parfait, car il doit faire 
entrer en ligne de compte, dans ses déterminations, 
Terreur qui fait le fond des raisonnements de ses 
congénères. Dans une société de gens vraiment 
athéeis, le suicide anesthésique serait évidemment 



CONSÉQUENCES PRIVÉES 107 

en honneur; la société disparaîtrait probablement 
par ce moyen. 

I 23. - L'ATHÉE ET LA PEUR 

Si Tathée a peur de la douleur, il doit avoir aussi 
d'autres peurs instinctives, des peurs inexpliquées 
qui sont, comme sa conscience morale, le résultat 
héréditaire de caractères ancestraux. Je ne parle 
pas de la peur du danger réel ; cette peur est indis- 
pensable ; elle fait partie de Tinstinct de la conser- 
vation, pourvu qu'elle se borne à la conscience du 
péril et conduise à trouver les moyens de l'éviter . 
Nuisible est au contraire la peur stupide qui, 
devant le danger imminent, paralyse l'individu et 
le livre à son ennemi, désarmé par un fatalisme 
impuissant. 

Cette peur stupide et nuisible ressemble, par 
beaucoup de points, à la peur mystique, à la peur 
héréditaire de dangers irréels, dont les enfants en 
particulier souffrent si violemment ; c'est la peur 
des animaux devant la foudre, la peur des per- 
sonnes faibles devant l'obscurité où « on ne sait 
pas ce qu'il y a ». Certainement, cette peur est 
héréditaire; c'est un re^te atavique des croyances 
de nos ancêtres qui se trouvaient désarmés, malgré 
tous leurs efforts, devant les caprices de dieux 
inconnus et autoritaires ; la peur mystique est le 
sentiment de l'impuissance humaine devant la 



108 l'athéisme 

volonté des dieux, des êtres surnaturels qu'enfanta 
l'imagination de nos aïeux. L'athéisme guérit de 
cette peur, quelque fortement fixée qu'elle soit 
dans notre hérédité ; la certitude que rien de sur- 
naturel n'agit sur nous, et que, par un acte intelli- 
gent, nous pouvons essayer de lutter contre tous 
les dangers qui nous menacent, met un effort rai- 
sonné et conscient à la place d'un tremblement 
convulsif. 

Que l'athéisme guérisse de la peur mystique, 
alors qu'elle coexiste avec une conscience morale 
dont les indications sont cependant en contradic- 
tion avec la logique, cela prouve qiie la peur n'est 
pas aussi fortement ancrée dans notre hérédité ; 
il est vraisemblable, en effet, que la peur provient 
seulement des premiers âges de l'humanité, tandis 
que la conscience morale, relative aux conditions 
de la vie sociale, n'a pu que se renforcer à chaque 
génération. 

A vrai dire, ce n'est pas l'athéisme, c'est la 
science, qui guérit l'humanité de la peur hérédi- 
taire, en lui donnant chaque jour des moyens 
nouveaux de lutter contre des causes naguère 
mystérieuses de destruction ; le développement de 
la science a limité les caprices des dieux. Chose 
curieuse, pour un athée du moins, le dévelop- 
pement de la science, donnant des explication ; 
déterministes de la plupart des phénomènes, n'a 
pas fait disparaître la croyance religieuse, quoique 



CONSÉQUENCES PRIVÉES 109 

ayant réduit, le plus souvent, le rôle des dieux à 
celui de témoins impuissants. Il est vrai qu'il reste 
le miracle I Pour ma part, si je ôroyais au mira- 
cle, je mourrais de peur, ne trouvant jamais dans 
un déterminisme irrégulier des raisons précises 
de faire tel ou tel effort en face de tel ou tel 
danger. Il est vrai que le miracle est considéré 
comme rare ; les croyants se conduisent ordinai- 
rement comme si le miracle n'existait pas; sans 
cela ils serai'ent fatalistes. Il est possible que la 
différence entre les athées et les croyants ne soit, 
dans la plupart des cas, qu'une question de 
mots I 

Une des peurs les plus répandues est celle du 
cadavre. 

Je me suis souvent demandé si la peur de la 
moTt ne prendrait pas, chez les hommes, un 
caractère moins obsédant, dans le cas où nous ne 
laisserions pas de trace morphologique de notre 
existence éphémère, dans le cas où nous nous 
évanouirions dans les gaz atmosphériques comme 
la flamme d'un feu follet qui s'éteint. Je crois que 
le cadavre, avec la rigidité de ses colloïdes coagu- 
lés, avec la décomposition hideuse qui défigure 
des traits naguère chéris, fait plutôt horreur que 
peur; et cette horreur, plus sentimentale que 
raisonnée, ne disparait pas fatalement devant le 
développement de la science, car elle est du 
domaine de la conscience métaphysique ou mo- 

10 



110 l'athéisme 

raie, et non de celui de la logique; c'est l'habitude 
seule qui en vient à bout, indépendamment des 
croyances religieuses, comme le prouve Tindififé- 
rence des médecins, croyants ou non, qui ont 
passé longtemps à l'amphithéâtre. Il est regrettable 
qu'un texte de loi religieuse, peut-être mal inter- 
prété, appliqué, en tout cas, sans l'ombre de 
raison, s'oppose, dans notre pays, à la mesure 
d'hygiène physique et morale que serait la cré- 
mation. 

Si la science a guéri l'humanité de la peur, c'est 
une raison suffisante pour que nous aimions la 
science. Il y en a peut-être d'autres pour que nous 
ne l'aimions guère l Qui de nous n'a envié, un jour 
ou l'autre, le bonheur de la vache ruminant paisi- 
blement à l'ombre d'un cKâtaigner? Qui n'a désiré 
un jour abdiquer sa souveraineté humaine» en 
échange d'une bienheureuse inconscience ? Sans 
la peur, la peur stupide qui devait empoisonner 
le bonheur de vivre chez les ancêtres des vaches 
comme elle le fait aujourd'hui chez les gazelles et 
autres animaux timorés, quelle joie ne trouverions- 
nous pas à oublier tout ce que nous savons, à ne 
retenir de nos acquisitions ancestrales que les 
mécanismes instinctifs qui nous amènent à éviter 
le danger. La science engendre des questions, des 
préoccupations de toutes sortes. 

Le cheval sait-il qu'il mourra? Rien ne nous 
force à le croire ; il craint la douleur et non la 



^'■s.'^f^.^y 



CONSÉQUENCES PRIVÉES 111 

mort; je pense qu'il doit avoir le sentiment héré- 
ditaire de son immortalité; il n'a donc pas la 
ressource du suicide, mais peut-il être assez mal- 
heureux pour souhaiter n'être pas ? Le suicide 
n'est compréhensible que chez celui qui croit au 
néant ; il est absurde chez un être convaincu de 
son immortalité. 

Autre question : le cheval sait-il qu'il engendre 
quand il fait l'acte générateur? Le roussin sait-il 
qu'en roussinant, comme dit Rabelais, il fait un 
poulain à sa jument? Combien différente serait la 
vie de l'homme s'il satisfaisait son besoin génésique 
sans en connaître les conséquences lointaines? Il 
n'est pas absurde de se demander cela, car l'homme 
qui sait pourtant, depuis des milliers de siècles, 
comment il engendre, n'en a pas la notion héré- 
ditaire; les enfants héritent de l'instinct sexuel, 
mais ignorent ses conséquences, tant qu'on ne les 
leur a pas apprises. Vaudrait-il mieux qu'ils les igno- 
rassent toujours? J'écris ces réflexions au hasard, 
pour montrer que l'arbre de la science donne peut- 
être quelques fruits amers, et que Dieu fut vraiment 
sévère en punissant si cruellement Adam d'y avoir 
goûté I 

§ 24. — RÉSUMÉ 

De toutes les considérations précédentes, on peut 
conclure, en résumé, ce qui suit : 
1° Dans une société comme la nôtre, où la 



112 l'athéismb 

plupart des gens sont croyants ou indifférents, 
mais acceptent en tout cas, comme ayant une 
valeur absolue, les indications de leur conscience 
morale, un athéisme logique, accompagné d'une 
conscience normale, ne peut nuire qu'à celui qui 
en est porteur ; Tathée logique est désarmé dans 
la lutte ; la certitude qu'il a de l'origine historique 
de ses principes moraux Tempêche de se reconnaî- 
tre des droits ; mais les exigences de sa conscience 
lui imposent, malgré sa raison, des devoirs auxquels 
il ne peut pas se soustraire, puisqu'il vit avec des 
gens qui croient à la valeur absolue de ces devoirs; 
c'est l'erreur de ses congénères qui le désarme 
vis-à-vis d'eux. II ne peut être sévère pour eux, au 
nom des principes dont il ne reconnaît pas l'essence 
divine, mais il est sévère pour lui-même, parce 
que ces principes, bien que n'ayant que la signifi- 
cation de résidus héféditaires, existent en lui; il 
n'y peut contrevenir sans être malheureux. Débar- 
rassé de toute terreur vaine en ce qui concerne 
Tavenir, l'athée logique doit puiser dans sa con- 
science morale une immense pitié pour ceux de 
ses semblables qui tremblent sans cesse devant 
l'échéance prochaine. L'athée logique ne peut 
avoir ni ambition, ni haine, ni but lointain ; la vie 
perd pour lui beaucoup de son prix, puisqu'il ne 
croit pas au mérite, mais il ne craint pas la mort; 
2* Dans une société dont tous les membres 
seraient de purs athées, allant jusqu'au bout des 



GONSéQUENGES PRIVÉES 113 

coaclusions logiques de leur athéisme, la con- 
science morale de chacun perdrait toute valeur en 
tant que sentiment social; chaque athée se sou- 
mettrait aux ordres de sa conscience pour le seul 
plaisir de sa satisfaction personnelle, mais les 
croyances de ses voisins ne lui imposeraient pas 
de devoirs ; une telle société, formée exclusivement 
d'athées, finirait naturellement par une épidémie 
de suicide anesthésique; 

3® Après avoir essayé de mettre en relief les 
avantages et les inconvénients incontestables de 
l'athéisme, il faudrait essayer d'exécuter les mêmes 
recherches pour la foi religieuse; je n'en suis pas 
capable pour ma part, et je laisse la besogne à un 
croyant ; je doute cependant qu'on puisse faire un 
tel travail sans passion. 



10. 



CHAPITRE V 

Quelques considérations sur la religion 
du peuple. 



§ 25. - DIFFICULTÉ D'ÊTRE IMPARTIAL 

« 11 est très vrai, dit Voltaire, que, par tout 
pays, la populace a besoin du plus grand frein, et 
que si Bayle avait eu seulement cinq ou six cents 
paysans à gouverner, il n'aurait pas manqué de 
leur annoncer un Dieu rémunérateur et vengeur ». 

Diderot n'estspas absolument du môme avis; il 
ne croit pas que, dans la balance des avantages et 
des inconvénients de la religion, l'excédent soit en 
faveur des avantages : 

« Crudeli. — Ainsi vous êtes persuadée que la 
religion a plus d'avantages que d'inconvénients; et 
c'est pour cela que vous l'appelez un bien ? 

La Maréchale. — Oui. 

Crudeli. — Pour moi, je ne doute point que 
votre intendant ne vous vole un peu moins la 



■ *'*^mm^.wwrW^''W'^' ' 



CDNSIDÉBATIONS SUB LA RELIGION DU PEUPLE 115 

veille de Pâques que le lendemain des fêles; et 
que, de temps en temps, la religion n'empêche 
nombre de petits maux et ne produise nombre de 
petits biens. 

La Maréchale. — Petit à petit, cela fait somme. 

Crudeli. — t Mais croyez-vous que les terribles 
ravages qu'elle a causés dans les temps passés, et 
qu'elle causera dans les temps à venir, soient 
suffisamment compensés par ces guenilleux avan- 
tages ? Songez qu'elle a créé et qu'elle perpétue la 
plus violente antipathie entre les nations. Il n'y a 
pas un musulman qui n'imaginât faire une action 
agréable à Dieu et au saint Prophète en extermi- 
nant tous les chrétiens, qui, de leur côté, ne sont 
guère plus tolérants. Songez qu'elle a créé et 
qu'elle perpétue, dans une même contrée, des 
divisions qui se sont rarement éteintes sans effu- 
sion de sang. Notre histoire ne nous en offre que 
de trop récents et trop funestes exemples. Songez 
qu'elle a créé et qu'elle perpétue dans la société, 
entre les citoyens, et dans la famille, entre les 
proches, les haines les plus fortes et les plus 
constantes. Le Christ a dit qu'il était venu pour . 
séparer l'époux de la femme, la mère de ses 
enfants, le frère de la sœur, l'ami de l'ami; et 
sa prédiction ne sW que trop fidèlement ac- 
complie. 

La Maréchale. — Voilà bien les abus, mais ce 
n'est pas la cho3e. 



1 16 l'athéisme 

Crudeli. — C'est la chose si les abus en sont 
inséparables. » 

Je n'ai pas qualité pour trancher le différend; 
c'est seulement l'histoire (encore faudrait-il qu'elle 
fût faite sans passion), qui pourrait résoudre la 
question, s*il y avait une histoire de peuples 
athées à mettre en parallèle de celle des peuples 
croyants. Il n'y en a pas. 

Je me contenterai donc de faire quelques remar- 
ques sur ce que j'ai vu dans mon pays, la Bre- 
tagne armoricaine, pays considéré comme très 
religieux et qui est vraiment arriéré. Quoi que je 
dise, je suis sûr d'être repris et violemment; les 
revues catholiques ne sont pas tendres pour ceux 
qui ne croient pas comme elles. Voici, par exemple, 
comment j'ai été traité il y a quelques années pour 
avoir, en toute sincérité, écrit ce que je pensais : * 

« Volume à la fois très perfide et très sot Ce 

livre est détestable, mais — et c'est son châti- 
ment — -' ^st puéril, ridicule souvent, odieux et 
vil toujours ». 11 s'agissait d'un petit livre* oii 
j'avais rapporté, aussi fidèlement que possible, des 
conversations que j'avais eues avec un ecclésias- 
tique de mes amis. Naturellement, c'était le prêtre 
qui avait commencé; il avait voulu, comme 
c'était son devoir de croyant, me convertir an 

1. Revue générale^ Bruxelles, septembre 1901, et Revue bibLo- 
graphique belje^ Bruxelles, 31 juillet 1901. 
Le Conflit. Armand Colin. 



CONSIDÉRATIONS SUR LA RELIGION DU PEUPLE 117 

catholicisme ; moi, je n'ai pas les mêmes raisons 
de vouloir faire des prosélytes,- car je ne sais pas si 
l'athéisme est bon ; mais je trouve qu'il est du 
devoir de tout croyant convaincu d'essayer de 
communiquer sa foi. Mon contradicteur était fort 
éloquent, et aussi un peu bavard comme moi- 
même ; nous eûmes donc beaucoup de plaisir à 
converser, mais je dus résumer de mon mieux les 
arguments de mon adversaire, et c'était là, je 
l'avoue, une besogne ingrate pour quelqu'un que 
lesdits arguments n'avaient pas convaincu ; passant 
par une bouche d'athée, les démonstra^tions de 
mon abbé perdaient toute force et toute saveur. 
Il a heureusement pris soin, depuis, de les repro- 
duire in extenso dans la Revue du Clergé français. 
On m'a reproché de les avoir affaiblies volontaire- 
ment; ce reproche est illogique; il serait expli 
cable s'il s'agissait d'un croyant qui expose les 
théories d'un athée, car son devoir de croyant 
serait d'atténuer, s'il les trouvait dangereux, les 
arguments de son adversaire. Encore cela n'est-il 
pas à craindre, car un croyant comme celui dont 
je parle, ne saurait être ébranlé dans sa foi par les 
théories les plus osées; il n'aurait donc aucune 
raisQn de ne pas les reproduire intégralement, les 
trouvant inoffensives ; de même l'athée pour le curé. 
Si j'ai ouvert ici cette parenthèse, ce n'est pas 
pour me défendre du reproche de mauvaise foi, 
c'est pour faire unr* -'* mement. 



118 l'athéishb 

C'est au peuple, dit-on. que la religion est néces- 
saire; c'est donc la religion du peuple qui doit 
être bonne ; un athée devrait être cjanvaincu parle 
plus simple des croyants, aussi sûrement que par 
un prince de la théologie. Si les prêtres ont une 
doctrine ésotérique, et enseignent au peuple une 
religion grossière, quel avantage puis-je tirer de 
ce que leur doctrine personnelle est très élevée, si 
celle qui joue un rôle social, celle dont les excès 
sont à craindre et les avantages à apprécier, si la 
religion du peuple, en un mot, est un ramassis de 
bourdes et de superstitions? Eh bien I ici, dans 
mon pauvre pays breton, je n'hésite pas à affir- 
mer que la religion du paysan (qui, heureusement, 
n'est plus fanatique et ne peut plus être dange- 
reux), se réduit exclusivement à quelques pratiques 
extérieures, dont beaucoup sentent le paganisme 
d'une lieue. Le culte des statues, des fontaines, des 
symboles en un mot, est la véritable religion des 
paysans bretons. Ils s'indigneraient sans doute, si 
je leur disais que c'est un contresens zoologique 
de mettre des ailes à des anges, qui ont déjà des 
bras, et que d'ailleurs, les anges de Dieu, n'ayant 
pas que l'atmosphère pondérable à traverser (au 
fait, d'où venaient-ils?) n'avaient pas besoin d'ailes 
pour se mouvoir. 

Mais je ne le leur dirai pas ; la foi du charbon- 
nier lui donne, dit-on, le bonheur, et je serais désolé 
de l'en priver; je veux bien discuter avec des 



COIfSTHÀHATlONS SUH LA RELIGlOf^ DU PEUPLE 119 

philosophes qui ont, comme moî, leur siège fait ; 
je suis certain, heureusement, que mes voisins 
paysans ne liront pas mes livres; sans cela, je ne 
les écrirais peut-être pas. 

Ce qui me paraît le plus frappant dans la men- 
talité de mes pauvres compatriotes, c'est l'absolue 
séparation qui existe pour eux entre le devoir 
religieux et le devoir social. Le devoir religieux 
consiste à aller à la messe, à communier de temps 
en temps, et â faire maigre le vendredi; mais^ sans 
oser affirmer qu'ils n'en disent jamais un mot à 
confesse, je suis convaincu que, pour eux, les 
aiTaires de voisin à voisin ne regardent pas le curé. 
Il y a bien la confession au lit de mort^ mais je 
crains que beaucoup ne comptent trop sur cette 
confession dernière^ qu'ils ne croient jamais pro- 
chaine; or, la confession au lit de mort n'a plus 
aucune importance sociale; un mourant n'eat pas 
dangereux. 

Réduite à ses proportions actuelles, je ne croîs 
donc pas que la religion du peuple puisse être 
considérée comme ayant une influence sociale 
quelconque. L'observance des lois regarde le gen- 
darme et non le curé, abstraction faite, bien 
entendu, de la conscience morale de chacun qui, 
indépendamment de toute foî religieuse, joue un 
rôle immense dans les relations humaines. Si, 
dans les circonstances actuelles, les paysans illettrés 
trouvent une contradiction entre robéissancé aux 



^ 



1-0 LVTfléTSMB 



lois de leur pays et l'obéissance au curé, la sépa- 
ration de la conscience religieuse et de la con- 
science morale se fera plus profonde en chacun 
d'eux, et cette séparation sera ping importante que 
la séparation de FÉglLse et de r£tat> 

MaiSj il est aussi impossible à un athée qu^à un 
croyant d'être impartial dans une telle question. 



lî 



CHAPITRE VI 

Opinions absoiues émises du point de vue 

scientifique 

dans des questions d'enseignement. 



526 

Le scepticisme en matière sociale est une sagesse 
à laquelle Tathée n'arrive pas du premier coup. 
Oubliant que la vérité scientifique et la vérité 
humaine sont souvent différentes, quelquefois 
même contradictoires, j'ai naguère émis des opi- 
nions dont le caractère absolu m'effraie un peu 
aujourd'hui. J'en reproduis deux exemples carac- 
téristiques ; le premier est la réponse que je fis 
en 1902 à l'enquête de la Revue Blanche sur la 
liberté de l'enseignement ; le deuxième, la confé- 
rence que je fis en 1905 au Musée pédagogique. Je 
ne désapprouve aujourd'hui aucune de mes affir- 
mations passées, mais je n'ai plus la même assu- 
rance quant à la nécessité sociale de l'enseigne- 
ment de la vérité. 

11 



122 l'athéisub 



§ 27. — RÉPONSE A L'ENQUÊTE DE LA « REVUE BLANCHE » SUR 
LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT * 

Voici quel était le questionnaire : 

1^ Dans quelle sorte d'établissement (^laïque ou 
religieux) avez-vous été élevé? 

2^ Quelle influence attribuez-vous à Véducation 
reçue t dans le développement de votre personne in- 
tellectuelle et morale ? 

5** Que pensez-vous de la liberté de l'enseigne- 
ment? Faut-il^ selon vous^ la restreindre^ voire la 
supprimer^ oUy au contraire, lui donner plus d'ex- 
tension ? 

4° Que pensez-vous de Vusage qui est fait du mot 
a liberté », dans cette question de renseignement? 

Voici ce que je répondis : 

1* J*ai fait mes études littéraires au collège de 
Lannion (établissement municipal laïque), puis 
mes classes de sciences au lycée de Brest et au 
lycée Janson de Sailly, d'où je suis entré à TÉcole 
normale. J'étais externe au collège de Lannion et 
pendant cette partie de ma jeunesse, mon éducation 
a été dirigée surtout par mon père. Mes professeurs 
ne m'ont guère appris que des faits ; c'est nion 

1. Revue blanche. !•* juin 1902. 



OPINIONS ABSOLUES SUR l'eNSEIGNEMBNT 123 

père qui m'a appris à penser. Il était médecin 
et voltairien ; 

2'» Tous les caractères des êtres vivants sont le 
résultat de Thérédité et de Téducation ; je crois 
avoir remarqué autour de moi que, suivant les 
natures, l'éducation a une importance plus ou 
moins considérable. Il y a des individus moins 
souples que d'autres ; j'étais, je pense, parmi les 
plus éducables. Ce qui me paraît avoir été essentiel 
dans mon éducation, ce ne sont pas les choses 
qu'on m'a enseignées (j'ai appris Thistoire sainte), 
mais la discipline intellectuelle à laquelle on m'a 
soumis. Je suis en particulier très reconnaissant à 
Tun de mes professeurs de mathématiques qui 
avait, au plus haut point, Tesprit scientifique et 
qui savait le communiquer à ses élèves. Il m'a 
appris à ne jamais employer, dans les raisonne- 
ments, un seul mot dont j'ignorasse le ^ens précis 
et je crois que cette discipline a dominé toute ma 
vie cérébrale. J'ai eu aussi le grand bonheur de 
ne pas suivre de classe de philosophie ; j'y aurais 
appris, probablement, exactement le contraire de 
ce que m'a enseigné mon professeur de mathé- 
matiques ; 

3° Quant à la liberté de l'enseignement, le seul 
point qui me paraisse indispensable, c'est que l'on 
doit interdire d'enseigner aux enfants des choses 
reconnues fausses. Je sais bien que si, d'autre 
part, on développe chez eux l'esprit de précision. 



' 124 l'athéisme 

ils s'apercevront par eux-mêmes, quand ils seront 
grands, qu'on les a trompés quand ils étaient 
petits. Mais il serait plus simple de leur éviter dès 
le début cette rectification ultérieure ; d'autant 
plus qu'à force de leur faire prendre, de bonne 
heure, des vessies pour des lanternes, on peut 
arriver à détruire définitivement chez eux toute 
trace de sens critique. Cela doit arriver surtout, 
semble-t-il, si, dès leur plus tendre enfance, on 
leur apprend que les vérités les plus importantes 
s'expriment par des phrases dépourvues de signi- 
fication palpable, si on les dresse à considérer 
comme essentielles les formules qu ils ne com- 
prennent pas. On en fait des perroauets préten- 
tieux. 

Il est néanmoins indispensable que Ton fournisse 
aux enfants, puisqu'ils ont besoin de comprendre 
les choses extérieures, une explication provisoire 
en rapport avec le développement de leur jeune 
intelligence. Mais il ne faut pas imiter les parents 
qui. pour se débarrasser des « pourquoi » souvent 
très gênants de leurs gamins, leur farcissent la 
cervelle d'absurdités. C'est là, d'ailleurs, la chose 
la plus difficile à réaliser. Je ne connais pas de 
manuels d'enseignement primaire qui soient suffi- 
sants. Il faudrait en faire de bons et les imposer; 

4* Ceux qui réclament la liberté de l'enseigne- 
ment peuvent se placer à deux points de vue. Ou 
bienils demandent qu'on donne àeboisir aux enfants 



OPINIONS ABSOLUES SUB l'eNSBIGNEMENT 125 

entre les divers systèmes admis par les adultes ; 
mais il n'y a là qu'une liberté illusoire, car il sera 
toujours possible au maître de rendre sympathique 
à Tenfant la théorie qui lui est chère à lui-même, 
et, d'autre part, les explications les plus simplistes, 
celles qui exigent le moindre effort (un effort de 
mémoire et non d'intelligence), les explications 
qui dissimulent leur nullité sous un attirail de 
mots pompeux, seront les plus facilement adoptées. 
Ou bien ils demandent qu'on autorise les 
parents, s'ils ont l'esprit faussé et se plaisent dans 
leur ignorance, à fausser l'esprit de leurs enfants 
et à les condamner aux ténèbres perpétuelles. 
Mais les enfants ne sont pas la propriété des 
parents ; ce ne sont pas des jouets dont on ait 
le droit de s'amuser ; ils sont destinés à devenir 
des hommes plus tard, et TÉtat a le devoir de 
veiller à ce qu'ils deviennent, au besoin malgré 
leurs parents, des hommes à l'esprit droit. 

On discute sur beaucoup de points, mais l'huma- 
nité n'a pas travaillé en vain ; il y a des vérités 
acquises; il y a des choses dont l'erreur est recon- 
t^ie. Il faut interdire l'enseignement de l'erreur, et 
rendre obligatoire celui de la vérité. 



iu 



126 l'athéisme 



§ 28. - L'ENSEIGNEMENT DES SCIENCES NATURELLES COMME 
INSTRUMENT D'ÉDUCATION PHILOSOPHIQUE < 

Si ron admet, avec Auguste Comte, que « savoir 
c'est prévoir », la science de la vie est bien 
limitée ; il y a fort peu de cas où Ton connaisse 
suffisamment les éléments d'un fait biologique 
pour pouvoir le reproduire identique à lui-même ; 
avant Pasteur, il n*y en avait pas un seul. Si j'ino- 
cule à un mouton les deux vaccins charbonneux, 
je prévois avec certitude que le mouton, guéri de la 
seconde inoculation, sera réfractaire au charbon ; 
et précisément les faits d'immunité, qui sont à 
peu près les seuls dans lesquels on puisse, chez 
un être qui reste vivant^ prévoir une partie de 
l'avenir, ne sont pas enseignés dans les lycées. Je 
reviendrai tout à l'heure sur cette question de 
l'opportunité de l'enseignement précoce de cer- 
tains faits de Pathologie ; je voulais seulement 
faire remarquer, pour l'instant, que, les Sciences 
naturelles n'étant pas des sciences faites, il n'y a 
pas^ du moins au point de vue philosophique^ d'en- 
seignement secondaire des Sciences naturelles. 

S'il se trouve ici de nos collègues des lycées, je 
suis certain qu'aucun d'eux ne me contredira ; 
chacun d'eux fait de l'enseignement supérieur, 

1. fiOnférence faite au Musée pédagogique, le 26 janvier 1905, 
et reproduite dans la Revue générale des sdenveSy le 30 mars 1905. 



OPINIONS ABSOLUES SUR L'ENSEIGNEMENT 127 

de renseignement personnel; chacun d'eux a tiré, 
tant de robservation directe de la Nature que des 
leçons souvent contradictoires de maîtres diffé- 
rents, certaines conclusions qu'il juge bonnes el 
qui sont différentes de celles auxquelles s'est 
arrêté son voisin. Il n'y a pas d'enseignement 
officiel des choses de la vie. 

Avant donc de se livrer, au sujet des Sciences 
naturelles, à des discussions d'ordre pédagogique, 
il convient de se demander s'il n'est pas possible 
de tirer, de l'ensemble des faits les mieux connus 
à notre époque, une orientation philosophique 
définitive, qui constituerait réellement un noyau 
d'enseignement secondaire. Avant de faire de la 
méthode pédagogique, il faut faire de la méthode 
scientifique^ et je transformerais volontiers le titre 
de cette conférence : « V Enseignement des Sciences 
naturelles comme instrument de culture philoso- 
phique » en celui-ci, qui me parait équivalent : « la 
méthode scientifique en Sciences naturelles » , Étudier 
scientifiquement la vie, c'est faire de la philoso- 
phie ; c'est faire la seule philosophie qui mérite ce 
nom ; et si l'on commence par apprendre une phi- 
losophie toute faite*, pour s'occuper ensuite de 
Sciences naturelles, si l'on commence par définir, 
sur la foi d'auteurs préférés, tout ce qui est relatif 
à la vie, pour étudier ensuite la vie, on met la 

1. Et, malheurensement, cette philosophie toute faite, on la 
trouve dans le langage courant. 



128 l'athéisme 

charrue avant les bœufs, pratique condamnée par 
la sagesse des nations. 

lïautre part, si Ton renonce à toute idée pré- 
conçue, il faut se résigner à enseigner des faits 
d'observation ou d'expérience, faits entre lesquels 
le lien n'est pas toujours apparent, et dont l'étude 
fatigue vite la mémoire la mieux organisée. Je 
crois cependant que, déjà aujourd'hui, sans faire 
aucune hypothèse, on peut coordonner les matières 
de l'enseignement par des formules générales très 
commodes et ayant une haute portée philosophique. 
Le transformisme, en particulier, ne me semble 
pas avoir pris, dans l'enseignement des Sciences 
naturelles, la place qu'il mérite. // a renouvelé 
V esprit humain^ il a modifié du tout au tout la 
forme même des questions que ton se posait autre- 
fois au sujet des manifestations de la vie ; il doit 
se trouver partout, à chaque pas. 

Je vais essayer de montrer ici quelles sont, à 
mon avis, les grandes lignes de ce qu'on peut 
appeler actuellement le noyau scientifique de l'His- 
toire naturelle. 



I 



Tout d'abord, je crois qu'il est nécessaire de 
mettre les jeunes gens en garde contre les raison- 
nements statiques] il n'y a pas de statique en Bio- 



OPINIONS ABSOLUES SUR l'bNSEIGNBUENT 129 

logie ; seulement, les êtres évoluent tous avec une 
rapidité du môme ordre, et, par conséquent, quand 
Tun deux en observe un autre, il le voit immobile, 
inerte. Si je considère un plant de seigle en fleurs, 
je sais très bien qu'il provient d'une graine, qu'il 
donnera des graines et qu'il mourra, qu'il change 
perpétuellement, mais cela n'empêche pas que je 
l'observe comme quelque chose de mort. Il se 
courbe au gré du vent, puis se redresse comme un 
ressort d'acier flçxible, et ce qui me frappe pendant 
que je l'observe, ce sont ces mouvements qui met- 
tent en jeu la propriété non vitale de l'élasticité. 
C'est dans cette lenteur des phénomènes vitaux que 
réside la plus grande difficulté d'enseignement. On 
pourrait peut-être y remédier par le procédé du 
cinématographe. 

Je suppose que Ton ait cinématographié d'heure 
en heure, depuis sa germination jusqu'à sa mort, 
un plant de froment, par exemple ; il sera facile, 
ensuite, de faire dérouler sous les yeux des élèves, 
en une minute, toute l'évolution individuelle de ce 
plant de froment; et je crois que, si on réalisait 
cette opération dans les établissements secondaires, 
l'esprit des élèves serait frappé une fois pour 
toutes ; ils n'oublieraient plus jamais que le repos 
, d'une plante n'est qu'apparent, et ils ne se deman- 
' doraient plus s'il existe dans un être vivant inerte 
un principe créateur de mouvement. 

Le spectacle serait encore plus frappant si Ton 



130 l'athéisme 

pouvait faire dérouler en quelques minutes sous 
les yeux des élèves l'évolution complète d'un de nos 
grands arbres à feuilles caduques, avec la succes- 
sion des bourgeonnements printaniers et des 
dépouillements automnaux ; on verrait pousser les 
rameaux à Faisselle des feuilles tombées, etc. On 
verrait croître un arbre, ce qui n'est pas ordinai- 
rement donné à Thomme. Et cependant, quoique 
n'ayant jamais vu grandir une plante, nous savons 
que les plantes grandissent, parce que nous avons 
le souvenir de leurs formeg successives ; de même, 
en remplaçant les minutes par des siècles, nous 
savons que les espèces varient sans avoir jamais vu 
varier une espèce, à cause des documents que nous 
fournit la Paléontologie ; je reviendrai tout à l'heure 
sur cette question du temps dans l'évolution indi- 
viduelle ou spécifique. 

Une autre conséquence philosophique de cette 
observation au cinématographe* serait d'écarter 
des raisonnements l'erreur individualiste. Nous 
savons bien que les individus changent; nous répé- 
tons avec Pascal : « Le temps guérit les douleurs 
et les querelles parce qu'on change, on n'est plus 
la même personne ». Mais, quoique nous le 
sachions, nous n'y pensons guère, parce que ces 

1. Déjà, en 1897, j'avais proposé cette méthode de démons- 
tration par le cinématographe (cf. Le déterminisme biologique); 
j'apprends que M. Pizon Ta réalisée récemment au lycée Janson 
de Sailly. 



OPINIONS ABSOLUES SUB l'eNSEIGNEMENT 131 

changements sont lents. Quand nous retrouvons 
vieillard un être que nous avons connu enfant, 
nous constatons surtout les variations dont il a été 
Tobjet; au contraire, si nous vivons quarante ans 
avec un ami, sans le quitter jamais, nous ne le 
voyons pas changer ; nous lui conservons le même 
nom, et il nous paraît être le même mécanisme, ce 
qui nous pousse naturellement à croire qu'il est 
doué de liberté absolue, puisque, étant identique à 
lui-même, il agit différemment dans des circons- 
tances identiques. 

Indépendamment même de son importance phi- 
losophique. Terreur individualiste a eu des consé- 
quences pratiques regrettables. Elle a, par exemple, 
empêché de prévoir l'immunité qui suit certaines 
maladies infectieuses; elle a fait considérer comme 
fantastique le résultat des découvertes de Jenner 
et de Pasteur. Un malade guérit ; on dit qu'il rede- 
vient bien portant, et Ton entend par là qu'il rede- 
vient lé mécanisme qu'il était avant d'avoir été 
malade. Cela n'est pas vrai; il est devenu un autre 
mécanisme, qui ressemble à l'ancien par certains 
côtés, mais qui en diffère par certains autres ; il 
s'est adapté, habitué à la maladie dont il vient de 
triompher. 

Voici un mouton atteint du charbon; deux enne- 
mis sont en présence, le mouton et les bactéridies 
qui sont à son intérieur , dans ce cas spécial, la 
lutte doit se. terminer par la disparition totale de 



132 l'athéisme 

Fun des deux partis. Si c'est le mouton qui l'em- 
porte, il sort aguerri de la bataille ; il est réfrac- 
taire à une nouvelle infection ; si le mouton meurt, 
les bactéridies victorieuses sont préparées à une 
nouvelle Victoire ; on dit que leur virulence pour 
les moutons est augmentée. 

Voilà deis faits de Pathologie qui sont à la fois 
très remarquables au point dé vue pratique et très 
instructifs au point de vue philosophique ; de plus, 
il est très facile de les raconter dans le langage 
courant. Pourquoi donc ne pas les introduire dans 
renseignement secondaire, puisque Ton apprend 
aux jeunes gens des faits de Physiologie qui sont à 
la fois plus compliqués, moins féconds, et souvent 
moins certains ? 

L'étude de ces phénomènes donnerait, en outre, 
un moyen très simple d'initier les élèves au lan- 
gage si précieux de Darwin et de Lamarck. J'ino- 
cule à un mouton un mélange de bactéridies diffé- 
rentes ; les unes sont virulentes pour le mouton, 
les autres non. Par définition même de la viru- 
lence, les premières prospéreront, les autres dispa- 
raîtront ; il y aura triy sélection, comme dit Darwin ; 
étant donné un certain nombre d'individus différents 
que l'on place dans des conditions particulières, 
on constate après coup que quelques-uns se con- 
servent et que les autres disparaissent ; il y a eu 
destruction de ceux qui ont disparu et conservation 
de ceux qui se sont conservés ; voilà la vérité de 



' '^ï^.VîT^' 



OPINIONS ABSOLUES SUR l'eNSEIGNEMENT 133 

La Palisse, à laquelle se réduit la sélection naturelle^ 
dans laquelle tant de gens ont voulu, après Flou- 
rens, voir une providence déguisée. 

Spencer a employé une expression analogue ; il 

y a, dit-il, persistance du plus apte^ c'est-à-dire 

. conservation de celui qui se conserve aux dépens 

de ceux qui disparaissent ; mais Ton ne connaît le 

plus apte qu'après coup. 

J'ai longuement développé ailleurs* des exem- 
ples tirés de la Pathologie, et particulièrement 
commodes pour montrer la fécondité extrême d'un 
langage qui, ne faisant aucune hypothèse, se ré- 
duit à une constatation de résultats. Ce langage ne 
permet naturellement de rien prévoir, mais il 
donne l'illusion de la prévision quand on l'applique 
à la narration actuelle de faits historiques passés, 
à l'histoire de l'origine des espèces aujourd'hui 
vivantes. 

Le même mouton nous apprendra le langage de 
Lamarck ; je lai, en effet, déjà employé tout à 
l'heure, quand j'ai dit que le mouton guéri s'est 
habitué à la maladie dont il a triomphé ; que, dans 
le cas de la mort de l'animal; ce sont, au contraire, 
les bactéridies qui se sont habituées à tuer des 
moutons. Mais, me direz-vous, il était inutile de 
faire intervenir Lamarck pour construire des 
phrases qui sont, tout simplement, du langage 

1. Voy. Traité de biologie (F. Alcan), S 59. 

12 



134 l'athéisme 

courant. C'est, en effet, à une constatation banale 
que Lamarck s'est adressé ; il a emprunté à la 
sagesse des nations cet aphorisme : « les habitudes 
forment une seconde nature », et, s'il en a tiré un 
si grand profit dans Texplication de la formation 
des espèces, c'est que cet aphorisme résume préci- 
sément l'observation la plus générale qui puisse se 
faire sur les êtres vivants. 

Étant donnée la variabilité incessante des condi-t 
tions réalisées autour d'un être vivant quelconque, 
variabilité qui provient de ce que le jour succède 
à la nuit, le chaud au froid, etc., on peut dire sans 
exagération que vivre, c'est s'habituer sans cesse à 
quelque chose de nouveau. Quand les conditions 
sont par trop nouvelles, il arrive souvent que l'in- 
dividu meurt ; alors, il n'intéresse plus le biolo- 
giste; s'il ne meurt pas, c'est qu'il s'habitue; il n'y 
a pas d'autre alternative. Tout individu qui vit 
aujourd'hui n'a cessé de s'habituer depuis le jour 
de sa naissance ; s'il a été atteint d'une^ maladie 
et s'il s'en est guéri, il s'est habitué à cette ma- 
ladie, etc. 

Or, qu'est-ce que s'habituer? C'est sûrement 
changer. Un individu habitué à un facteur d'action 
est différent de ce qu'il était avant de s'y être habi- 
tué. Et, par conséquent, ici encore, le langage 
individualiste se trouve pris en défaut. Ce langage 
ne tient compte que des similitudes (elles sont, en 
effet, plus apparentes) ; il néglige les différences 



r-'^flpi^p^^ 



OPINIONS ABSOLUES SUR l'eNSBIGNEMBNT 135 

résultant des habitudes ; il n'est pas précis ; il n'est 
pas exact. Je conserve le même nom à un homme 
avant et après une maladie ; il ressemble beaucoup, 
cela est certain, à ce qu'il était d'abord ; mais il en 
diffère aussi, cela est non moins certain ; si donc 
j'en parle comme d'un mécanisme qui n'a pas 
changé, mon langage manque de précision. Dans 
le langage courant, dire qu'un être s*est habitué^ 
cela veut dire que, tout en restant semblable à lui- 
même, il est devenu différent. Il y a là une contra- 
diction qu'il faut mettre en évidence avec le plus 
grand soin, au lieu de la cacher comme on le fait 
quelquefois. Je crois même que la principale ques- 
tion de méthode dans l'enseignement de la Biologie 
peut se formuler comme il suit: Dans chaque casj 
il faut insister successivement sur les similitudes et 
les différences. Malgré la banalité apparente de cette 
règle, il est facile de voir qu'elle est extrêmement 
importante; quelques exemples vont nous le 
prouver. 



II 



Quand on observe des êtres quelconques, on est 
plus immédiatement frappé de leurs différences 
que de leurs analogies ; un chien, un crapaud, un 
ver de terre et un poirier ne se ressemblent guère, 
et pourtant nous disons qu'ils sont tous vivants; 
la recherche du caractère commun à tant d'objets 



136 l'atbéishb 

dissemblables est le point le plus important de la 
biologie générale; c'est le problème de la défini- 
tion de la vie. 

Voici, au contraire, des êtres qui se ressemblent 
énormément, des moineaux si vous voulez; ils se 
ressemblent tellement qu'au premier abord on les 
croit identiques. Ils ne le sont pas, en réalité. Si 
Ton recueille cent mille feuilles de chêne dans une 
forêt, il n'arrive jamais que deux d'entre elles 
soient rigoureusement égales. Et, cependant, nous 
voyons bien que nous devons leur appliquer la 
même dénomination de feuilles de chêne. C'est la 
question si délicate de la définition de l'espèce. 

Un même homme, à deux moments distincts de 
sa vie, se ressemble à lui-même, cela est certain: 
mais nous avons vu tout à l'heure le danger qui 
résulte d'une croyance hâtive à une invariabilité 
qui n'est qu'apparente; le problème de l'évolution 
individuelle consiste dans l'étude de différences 
acquises, mais qui respectent certaines simili- 
tudes.... 

Dans la fabrication même de l'être vivant, que 
d'éléments en apparence dissemblables I des nerfs, 
des os, du sang, des muscles ! Et. cependant, il y a 
quelque chose de commun à tous ces éléments; ils 
portent Testampille de l'individu auquel ils appar- 
tiennent. De même, un jeu de cartes est formé de 
cartes toutes différentes si on les regarde du côté 
significatif, toutes semblables si on les regarde du 



OPINIONS ABSOLUES SUB l'eNSEIGNEMENT 1S7 

côté du dos. Similitudes et différences, tout est la; 
quelquefois c'est la similitude qui est plus frap- 
pante, quelquefois c'est la différence; il faut étu- 
dier les deux. 

^ Si cette nécessité est capitale quelque part, c'est 
surtout dans la question de la multiplication des 
êtres; c'est dans la reproduction des individus 
que, suivant le point de vue auquel on se place, on 
est frappé successivement par les similitudes et les 
différences. Tout animal ressemble à ses parents, 
cela est évident; mais il est non moins évident 
que tout animal diff'ère de ses parents. Et. par con- 
séquent, si Ton donnait aux affirmations biologiques 
la même précision qu'à celle des sciences dites 
exactes, il y aurait contradiction entre la notion 
d'hérédité et la notion de variation. Malheureu- 
sement, on se contente ordinairement, en Histoire 
naturelle, d'une approximation très vague; je n'en 
veux pour exemple que la définition de Vespère 
dans des traités dont les auteurs sont cependant 
transformistes convaincus. On y apprend aux élèves 
que l'espèce est héréditaire, que les enfants sont 
de la même espèce que les parents, d'où la consé- 
quence évidente que l'espèce ne varie pas. On 
leur enseigne ensuite la théorie transformiste, 
qui veut que les espèces actuelles descendent 
i'espèces antérieures et différentes, alors que, 
par suite de la première affirmation, le fils est de 
l'espèce de son père, qui est de l'espèce de son 

12. 



138 l'athéisme 

grand-père, et ainsi de suite, jusqu'à Tancêtre le 
plus éloigné. La contradiction est flagrante, et il 
ne faut pas s'étonner ensuite que beaucoup de gens 
aient de la difficulté à croire à la transformation 
des espèces. Cela est, d'ailleurs infiniment regret- 
table, car la théorie transformiste devrait aujour- 
d'hui régner sans conteste sur toute la science. 
Son adoption par tous les savants dignes de ce 
nom est le plus grand événement de cet admirable 
dix-neuvième siècle, pourtant si fertile en mer- 
veilles. Je reviendrai tout à l'heure sur cette 
question de l'importance philosophique du trans- 
formisme: je veux montrer d'abord qu'on peut 
l'enseigner sans difficulté en montrant (lue l'héré- 
dité est une loi approchée. 



III 



Nous connaissons bien des lois approchées, en 
physique par exemple; nous en connaissons assez 
pour comprendre la signification exacte de cette 
expression qui paraît si peu précise, le mot loi et 
le mot approché semblant contradictoires. Voici 
d'abord un cas dans lequel une loi approchée peut 
être le résultat de la superposition d'une loi exacte 

une autre loi exactement exacte. Je considère 
un corps qui tombe : la mécanique élémentaire m'a 
appris la formule algébrique de la chute des corps 



OPINIONS ABSOLUES SUR l'bNSBIGNBMBNT 139 

dans le vide; or, si je veux me servir de cette 
formule pour mesurer la profondeur d'un pulls, 
je trouve un résultat qui n'est pas juste; heureu>e^ 
ment, la physique m'apprend, d'autre part, la résis- 
tance de Tair au mouvement des projectiles, et nie 
permet de calculer le ralentissement qui en résulL; 
dans des conditions données. Je corrige donc ma 
première formule par une seconde, et j'obtiens 
ainsi une représentation bea>ucoup plus satisf.it- 
sante de la chute d'une pierre dans un puits. Puur 
arriver à ce résultat, j'ai artificiellement décomfu^is*^. 
un phénomène parfaitement unique^ la chute delà 
pierre dans le puits, en deux phénomènes ima^^i- 
naires qu'il m'est plus facile d'étudier séparémeul ; 
j'ai employé un procédé que son résultat démontre 
légitime, et je suis, par conséquent, fondé à essavL-r 
d'appliquer le même procédé d'analyse dans d'au ti<â 
cas. 

Si j'eçsaie d'employer la même règle pour la loi 
de Mariotte, je m'aperçois rapidement que, daris 
l'état actuel de la science, je ne connais pas 
la ou les formules accessoires qu'il faut lui ajouter 
dans chaque cas pour la rendre correcte; je suis 
obligé de m'en tenir à des formules empiriqu(\s 
qui, utiles dans la pratique, ne satisfont [^us 
l'esprit; mais je puis néanmoins, malgré mon 
ignorance actuelle, essayer d'appliquer à la \u\ 
de Marîotte le langage auquel je suis arrivé punr 
la chute des corps dans l'air; je puis dire d'uiMi 



140 l'athéisme 

manière générale, quand il s'agit d'une loi appro- 
chée : des expériences répétées au sujet de tel 
phénomène naturel m'ont prouvé qu'il suit à peu 
près la loi énoncée dans telle formule ; même si je 
ne connais pas, à Tétat isolé, un phénomène qui 
suive exactement cette loi, je puis énoncer sans 
danger la loi approchée que j'ai découverte en sup- 
posant que le phénomène naturel correspondant 
est la superposition de deux ou plusieurs phéno- 
mènes différents, dont l'un serait représenté rigou- 
reusement par la loi découverte et dont le ou les 
autres ne me sont pas analytiquement connus. Ce 
langage ne fait courir aucun risque ; il permet un 
langage à la fois rigoureux et clair! j'ai proposé de 
rappliquer en biologie au cas de la loi approchée 
qu*est rhérédité. 

Prenons l'hérédité dans son cas le plus simple, 
dans le cas où, sans aucune complication de forme, 
elle se réduit à une fabrication de substances chi- 
miques identiques (?) à la substance vivante active 
que Ton étudie; dans ce cas, on remplace ordinai- 
rement le mot hérédité par le mot assimilation qui 
veut dire : fabrication de. substance semblable. 
C'est là la propriété vitale par excellence, c'est la 
seule qui permette de caractériser la vie; mais il 
faut immédiatement remarquer que, dans la Nature^ 
la loi d'assimilation n'est qu'approchée, sans quoi 
la variation serait impossible. Et nous arrivons 
tniîisi à définir la vie par une manifestation qui, 



♦ 

OPINIONS ABSOLUES SUR l'eNSBIGNEMENT 141 

ordinairement, n'est pas plus, rigoureuse que la loi 
de Mariotte pour le gaz. Celte manifestation de 
Vactivité des substances vivantes est cependant de 
première importance, puisqu'elle permet seule de 
définir la vie ; il faut donc l'introduire dans le lan- 
gage, parle procédé ordinaire des lois approchées. 
I La chose est d'autant plus facile que, pour cer- 
taines espèces au moins. Pasteur et ses élèves 
nous ont appris à séparer artificiellement l'assimi- 
lation au sens rigoureux, et la variation qui s'y 
superpose dans la plupart des exemples naturels. 
Nous savons cultiver des bactéridies charbon- 
neuses sans variation sensible ; d'autre part, nous 
savons transformer, sans assimilation concomitante ^ 
au moyen d'une immersion dans l'eau pure addi- 
tionnée d'antiseptiques, les bactéridies ou même 
leurs spores en des variétés de virulence diffé- 
rente. Ceci nous permet, lorsque, dans un bouillon, 
se produit une multiplication accompagnée de 
variation, de décomposer lé phénomène en deux 
parties distinctes, comme nous l'avons fait pour la 
chute d'un corps dans un puits. J'ai proposé de 
généraliser ce langage et de l'appliquer même aux 
cas où nous ne savons jamais, expérimentalement, 
séparer l'assimilation de la variation; pour ne faire 
aucune hypothèse, j'ai appelé* condition n* 1 
Tensemble des circonstances dans lesquelles une 

1. Voy. Théorie nouvelle de la vie et Traité de biologie {op, 
ûi.J. 



142 l'athéisub 

substance d'espèce donnée assimilerait rigoureu- 
sement, réunissant sous le nom de condition n° 2 
L'ensemble des circonstances extrêmement diverses 
qui font varier cette même substance. De sorte que 
rhistoire tout entière d'un élément qui ne cesse 
pas de vivre se réduit à une succession ou une 
superposition de conditions n* 1 et de conditions n^2. 
Ce n'est là qu'une manière de s'exprimer, mais 
c'est une manière de s'exprimer qui permet de rai- 
sonner avec la rigueur des sciences exactes; grâce 
à elle, il est facile de parler à la fois d'hérédité et 
de transformisme, sans se heurter à des contradic- 
tions flagrantes. 



IV 



On dit souvent qu'il est difficile, sinon impos- 
sible, d'enseigner le transformisme dans les cours 
élémentaires, peut-être à cause de cette contra- 
diction qui se manifeste, lorsqu'on n'y regarde 
pas d'assez près, entre l'hérédité spécifique et la 
variation des espèces. Mais je vous ferai remarquer 
que l'on enseigne déjà, en dehors de l'Histoire 
naturelle, des choses qui impliquent des contra- 
dictions apparentes de même ordre. 

En géographie, par exemple, on apprend aux 
élèves que la terre est ronde comme une boule et 
on leur parle ensuite de montagnes et de vallées. 
On emploie précisément, pour mettre en relief 



OPINIONS ABSOLUES SUH L*ENSEIGNEMENT 143 

l'orographie d'un pays, un procédé qui peut nous 
servir de modèle pour Texposé de la transformation 
des espèces. On réduit, par exemple, les kilo- 
mètres en centimètres pour représenter les hau- 
teurs verticales, tandis que, pour les distances 
horizontales, on réduit les kilomètres en dixièmes, 
en centièmes ou en millièmes de millimètre, ce 
qui revient à exagérer le relief dans la proportion 
de cent, mille ou dix mille. Et ainsi des pentes qui, 
sur le papier, ne seraient pas sensibles à Tœil, 
deviennent prodigieusement rapides. 

Ce procédé d'exagération des reliefs en géogra- 
phie, par la réduction des distances horizontales, 
est absolument comparable à celui que j'indi- 
quais tout à l'heure en proposant de réduire à une 
minute, par le moyen du cinématographe, la durée 
de révolution d'un plaint de blé depuis sa germi- 
nation jusqu'à sa mort. 

Pour la transformation des espèces à travers les 
époques géologiques, il ne peut plus être question 
de cinématographe; mais on peut imaginer une 
représentation géométrique de l'état d'une espèce 
à chaque moment de son évolution, et alors, sui- 
vant la manière dont on représentera les unités 
de temps, on mettra en évidence soit l'hérédité, 
soit la variation. Je suppose, par exemple, que 
l'on puisse faire tenir dans les coordonnées d'un 
point rapporté à trois axes rectangulaires la défi- 
nition d'une espèce à un moment de son évolution ; 



144 l'athéisme 

un point de Tespace représentera Tétat d'une 
espèce à une certaine époque. La succession des 
points en fonction du temps représentera révolu- 
tion de Tespèce dans le temps. Eh bien ! si Ton 
prend comme unité de mesure du temps, sur Taxe 
des temps, une grandeur considérable, l'évolution 
de l'espèce sera représentée par une ligne droite 
parallèle à l'axe des temps ; on en conclura l'héré- 
dité absolue, sans variation; on croira voir la 
condition n° 1. Si, au contraire, on choisit une 
grandeur très petite pour représenter Tunité de 
temps, si Ton représente cent siècles, par un milli- 
mètre, révolution de l'espèce sera représentée par 
une courbe très notablement sinueuse ; la variation 
èera mise en évidence au détriment de l'hérédité 
spécifique; la courbe sera la démonstration du 
transformisme. 

Je sais bien qu'il est impossible de songer à 
faire tenir dans deux nombres la définition totale 
de l'état d'une espèce à un moment donné; ce 
que je viens de dire n'a donc pas d'application 
pratique, et ne peut être considéré que comme un 
procédé verbal, destiné à montrer le rôle du choix 
de l'unité de temps dans l'établissement du trans- 
formisme. D'ailleurs, à défaut de cinématographe 
nous montrant en quelques minutes la variation 
séculaire d'une espèce, nous pouvons réaliser 
quelque chose d'analogue en supprimant un grand 
nombre de générations intermédiaires; voici ce 



"Î^VÎ^^V^ ' ^; ^ 



OPINIONS ABSOLUES SUR l'eNSEIGNEMENT 145 

que je veux dire : si nous avions les pattes droito^ 
de devant de deux cents générations successives 
de chevaux et si nous en faisions une série, nous 
pourrions observer cette série sans nous douter de 
Texistence d'une évolution de Fespèce cheval. Si 5 
au contraire, comme cela est réalisé dans les 
galeries de paléontologie, nous juxtaposons une 
patte de cheval actuel et des pattes de chevaux 
fossiles ayant un nombre croissant de doigts, rnius 
voyons, aussi bien qu'avec un cinématographe, la 
variation qui a conduit à la forme actuelle. L'imjiur- 
tant est que, chez les élèves, la conviction «lu 
transformisme soit définitivement établie et qtj'ils 
puissent répondre, quand on leur demande ails 
ont vu varier une espèce : « Non, je n'ai pas vu 
varier une espèce, mais je n'ai pas non plus vu 
grandir un arbre, et cependant je sais que les 
arbres grandissent parce que j'ai observé plusieurs 
de leurs formes successives ». 



j Le Transformisme n'occupe pas dans l'ensei- 
gnement actuel la place qu'il mérite: il devant 
dominer tout l'enseignement scientifique, car il a 
modifié l'opinion que l'homme s'était formée wn 
sujet de sa propre nature; pour un transformislt? 
convaincu, la plupart des questions philosophiq(i*j? 



fjr 



146 l'athéismb 

qui se posent naturellement à l'esprit humain 
changent de sens; quelques-unes n'ont plus de 
sens du tout. 

Avant d'essayer de montrer le bien-fondé de 
cette assertion, 11 n'est pas inutile de dire pour- 
quoi, à notre époque, si peu de gens méritent, 
dans son acception entière, la dénomination de 
transformistes, pourquoi, en d'autres termes, si 
peu de savants vont jusqu'au bout du transfor- 
misme, acceptent les conséquences entières de la 
théorie nouvelle. Et il ne sera pas sans intérêt de 
montrer que Darwin, le fondateur ou au moins le 
restaurateur et le vulgarisateur du transformisme, 
a adopté, l'un des premiers, la méthode défec- 
tueuse qui devait empêcher cette doctrine de 
donner tous ses fruits. 

Je commençais cette causerie en mettant avant 
toute autre préoccupation celle d'écarter de l'esprit 
des élèves toute idée de Texistence d'entités sta- 
tiques en biologie. Malheureusement, les hommes 
en général n'observent pas la vie au cinémato- 
graphe et voient à chaque instant les êtres vivants 
comme s'ils étaient morts. Aussi ont-ils peuplé 
l'Histoire naturelle de ces entités déplorables que 
Ton appelle les caractères des animaux et des 
végétaux, les caractères étant les éléments dans 
lesquels on peut décomposer la description actuelle 
d'un individu. Avec le cinématographe, on montre 
que ces caractères ne sont que des apparences 



wy^'î^r ■*!'-•'■- 



OPINIONS ABSOLUES SUR L*ENSEI6NEMENT 147 

successÎTes comparables aux vagues de la mer; 
mais, dans le langage courant, ils deviennent des 
éléments constitutifs comparables aux pierres d'une 
maison ! Un homme est formé avec des entités qui 
s'appellent : nez, bouche, œil, pied, poils, logique, 
intelligence, conscience morale, sentiment reli- 
gieux, etc., comme un palais est formé de marbre, 
de planches, d'ardoises, de fenêtres, etc.. Dar- 
win et, après lui, Weismann ont donné à ces 
entités statiques une existence définitive en sup- 
posant que chacune d'elles* est représentée par 
une particule infiniment petite qui est capable de 
la reproduire. Ces particules hypothétiques et 
invisibles, que Darwin appelait gemmules, avaient 
pour but de donner des faits d'hérédité une expli- 
cation analogue à celle que fournit la théorie ato- 
mique aux phénomènes de la Chimie. Après avoir 
donné une vie nouvelle à la théorie transformiste 
qui, comme nous le verrons tout à l'heure, devait 
changer le sens du mot explication et débarrasser 
l'esprit humain des soucis métaphysiques, le grand 
évolutionniste anglais a été victime de la nature 
humaine qui était en lui et, cherchant à fournir 
une explication de l'hérédité, il a failli renverser le 
merveilleux édifice qu'il avait lui-même construit; 
heureusement, l'absurdité des particules repré- 
sentatives était évidente! Ceux qui ont adopté 

1. Ou au moins des entités de môme ordre. 



148 l'athéisme 

ce système, dont les esprits peu philosophiques 
tirent tant de satisfactions verbables, doivent, par 
là même, changer du tout au tout leur conception 
du transformisme. Du moment qu'il y a dans les 
êtres des entités constitutives représentées par des 
particules, ces entités ont existé de touâ temps 
(comme Weissmann le dit expressément dans sa 
théorie des plasmas ancestraux)^ çt, par conséquent, 
révolution des espèces ne nous apprend pas la 
genèse du nez, de la bouche, de la logique, de la 
conscience morale, etc. ; il y a eu en tout temps 
des neZf des bouches, des logiques, des consciences 
morales, etc., et révolution des espèces n'a 
consisté que dans le remaniement des groupe- 
ments fortuits de ces diverses entités. Avec cette 
manière de voir, le transformisme est une théorie 
insignifiante ; il n'y a pas eu, dans l'évolution des 
espèces, apparition, acquisition de caractères tran- 
sitoires (et Weismann a nié, en effet, Thérédité des 
caractères acquis ; il aurait dû nier également 
l'acquisition même de ces caractères), mais grou- 
pements variables de caractères éternels, La créa- 
tion immédiate de toutes les espèces est aussi 
satisfaisante; le système des particules représen- 
tatives enlève toute portée philosophique à la 
théorie transformiste. 

Et cependant, à cause des satisfactions verbales 
qu'il donne, il a eu un grand succès; il en a 
encore. Un de mes amis, professeur dans une Uni- 



OPINIONS ABSOLUES SUR l'eNSEIGNBMENT 149 

versité de province, m'écrivait dernièrement à peu 
près ceci : « Vous avez raison, et je trouve avec 
vous que le système de Weismann n'a pas le sens 
commun; mais il est si. commode au point de vue 
pédagogique que je l'emploie dans mes cours, 
quitte à faire remarquer ensuite aux élèves com- 
bien il est peu philosophique ». Il est inuLîlo 
d'insister sur ce que cette méthode a de défec- 
tueux, mais il faut constater que le langage w^is- 
mannien est employé aujourd'hui dans presque tous 
les travaux de biologie ; et, lorsqu'on aura, laissé 
prendre aux jeunes l'habitude de ce langage, ils ne 
pourront plus s'en passer et ne seront plus capables 
de se débarrasser du système qui y correspond, ,Tq 
ne voudrais pas comparer à la féconde théorie des 
atomes en chimie le prodigieux échafaudage que 
Weissmànn a construit sur des bases illégitimet^ ; 
mais supposez pour un instant que, chose tout à fait 
invraisemblable, on découvre aujourd'hui des faits 
qui obligent de rejeter la théorie atomique, quel 
ne serait pas le désarroi de la plupart des chi- 
mistes? Ils ne sauraient plus parler? Puisque 
nous savons que le système des particules repii?- 
sentatives est mauvais, ne laissons pas prendre 
aux élèves l'habitude du langage correspondant; 
évitons-leur immédiatement l'ennui inévitable au- 
quel ils seront acculés quand ils devront renoncer 
à une manière de s'exprimer devenue très fami^ 
lière. 

13. 



150 l'atuéisme 



VI 



Renonçant aux entités statiques que Ton a 
voulu trouver dans les êtres vivants et représenter 
par des particules, acceptons donc dans son entier 
la théorie transformiste, et n'oublions jamais que, 
même lorsque la lenteur de leur évolution nous les 
fait apparaître comme des choses mortes, les pré- 
tendus caractères des animaux ne sont que des as- 
pects successifs comparables aux vagues de la mer. 
Les conséquences philosophiques de cette méthode 
d'enseignement seront immédiates. Non seulement 
les élèves ne se demanderont plus s'il y a dans Têtre 
vivant inerte un principe créateur de mouvement, 
puisqu'ils sauront que ce qu'on appelle être vivant 
est une succession de manifestations ininterrompues 
d'une activité incessante ; ils en retireront encore 
le grand avantage de ne pas tomber dans Terreur 
individualiste, et de ne pas se laisser prendre aux 
raisonnements fallacieux qui, pour douer l'être de 
liberté absolue, le considèrent comme identique à lui- 
même à deux moments différents de son existence, 
ce qui est impossible I Us comprendront, d'ailleurs, 
immédiatement que toutes les notions absolues de 
Tancienne métaphysique ne peuvent correspondre 
à rien de significatif pour l'homme, résultat du 
frottement et de l'adaptation au milieu extérieur 
d'une série continue des générations ; ils ne consi- 






OPINIONS ABSOLUES SUR l'eNSEIGNEMBNT 151 

déreront plus Tesprit humain comme une entité de 
Tordre de celles que représentent les particules de 
Darwin et de Weismann , mais ils comprendront 
que la logique humaine est le résumé héréditaire 
de Texpérience ancestrale ; ils sauront, en même 
temps, quelles sont les bornes de cette logique et 
comment la sélection naturelle nous assure qu'elle 
est d'un bon usage pour les hommes qui en sont 
doués. Et, puisque la connaissance que nous avons 
du monde résulte des actions réciproques des 
agents naturels et de notre propre individu, cette 
connaissance est à Véchelle humaine : nous n'avons 
plus à nous demander quelle est Vessence des 
phénomènes extéçieurs, car cela voudrait dire : 
« connaissance de ces phénomènes par un être 
qui n'aurait pas ^ sa place, son échelle, au milieu 
d'eux » ; nous ne savons plus ce que c'est que 
connaître^ s'il ne s'agit pas d'un être vivant qui 
connaît^ et qui connaît forcément le monde à son 
écheUe ; il n'y a plus d'absolu... 

J'ai développé ces considérations dans un livre 
récent* et je me contente de les signaler ici. Je 
voudrais seulement montrer, en terminant, que la 
théorie transformiste, en nous permettant de faire 
la narration historique de la genèse des phénomènes 
actuels, a donné au mot « pourquoi ? » une signi- 
fication nouvelle. Et cela n'est pas sans intérêt si 

1. Les Lois naturelles. Alcan, 1904. 




152 l'athéisue 

l'on remarque que, bien souvent, la forme seule 
d'une question appelle une réponse comprise dans 
renoncé même de la question ; quand on dit par 
exemple : « Qui a créé le inonde? » cela ne laisse 
de choix que relativement à Tétre qui Ta créé ; 
mais il faut qu'un être Tait créé 1 

Vous vous souvenez peut-être que, quand vous 
étiez enfant, on vous posait la question insidieuse 
suivante : « Pourquoi les meuniers ont-ils des 
chapeaux blancs? » J'y ai été pris comme tout le 
monde, et après que j'eusse offert l'explication 
physiologique ou chimique : « parce qu'il y a de la 
farine sur leurs chapeaux », ou l'explication histo- 
rique : « parce qu'ils sortent du moulin où il y a de 
la farine », on m'a répondu tout simplement par 
l'explication finaliste : « pour se couvrir la tête»; 
et j'ai conservé, depuis, une salutaire défiance 
relativement aux acceptions multiples du mot 
pourquoi et du mot explication. Ëhbien, la théorie 
transformiste nous permet de substituer, aux 
explications physiologiques des faits actuels, une 
narration historique que l'admirable langue de 
Lamarck et de Darwin rend possible dans tous les 
cas*. 

Voilà pourquoi le transformisme doit être consi- 
déré comme ayant renouvelé l'esprit humain ; 
voilà pourquoi, si on l'enseigne intégralement, 

1. Ccst ce que j'ai essayé de faire dans un livre de la Biblio- 
thèque de philosophie scientifique : Le.^ Influences ancesirales 



V^>TÎ?^?v*- 



OPINIONS ABSOLUES SUR l'eNSEIGNEMENT 153 

avec toutes ses conséquences, il ruinera toute 
Tancienne philosophie et en créera une no\ivelle ; 
et c'est justement ce qui fait qu'il n'a pas encore 
dans renseignement la place qu'il mérite; c'est 
que, comme l'a fait remarquer Huxley, le transfor- 
misme oblige les hommes à reviser toutes leurs 
convictions, et les hommes n'aiment pas ça ! 



■^■^Çî^i^t'^""'^' ■'''■■ 



TROISIÈME PARTIE 



f 



L'ATHEISME SGIENTinQUE OU MONISME 



Rien ne se passe qui soit eonnaissable 
à on homme, sans que se modifie quelque 
«hose qii §^t susceptible de mesure 



1 



i ^^f^^%y^^r^n:. 



TROISIÈME PARTIE 

L ATHÉISME SCIENTIFIQUE OU HONISHE 



CHAPITRE VII 
Défense du monisme ^ 



§ 29. -> LOGIQUE PURE ET LOGIQUE DE SENTIMENT 

Au moment où je commençais la rédaction de 
ce livre, le hasard m'a mis sous les yeux les lignes 
suivantes, extraites du testament philosophique 
d'un universitaire mort récemment ^ : 

« Dans Tordre religieux, je n'ai jamais été 
attaché à un dogme ou à une secte ; je n'ai accepté 
aucun culte constitué ; j'ai été, dans le sens le 

1. Ce chapitre a paru dans la Revue philosophique (août- 
septembre 1906). 

2. Association des anciens élèves de TÉcole Normale supé- 
rieure. Paris, 1906. Léopold Cerf, p. 99. 

14 



" '. \^i 



158 l'athéisme 

plus ordinaire au mot, un libre penseur. Mais, 
dans Tordre philosophique, j*ai essayé de m'élever 
au-dessus des doctrines matérialistes ou positi- 
vistes, non certes par dédain ou hostilité, mais 
parce que je ne les ai pas trouvées pour moi assez 
consolantes.,. Je m'en suis tenu, en ce qui con- 
cerne la vie future et l'immortalité de l'âme, aux 
formules platoniciennes : c'est une belle chance à 
courir, c'est une belle espérance à concevoir I » 

Presque toutes les objections au monisme ont 
pour origine, avouée ou non, des considérations 
analogues à celles qu'exprime le passage souligné 
de la citation précédente; ce n'est pas ordinai- 
rement pour des raisons scientifiques qu'on est 
opposé à la conception moniste de l'Univers; 
on fait , comme dit si élégamment le philo- 
,sophe Ribot, de la logique de sentiment; on veut 
être immortel et l'on condamne sans examen 
les conclusions déconcertantes des chercheurs 
désintéressés. 

« En chacun de nous, dit Pasteur, il y a deux 
hommes : le savant, celui qui a fait table rase, qui, 
par l'observation, Texpérimentation et le raison- 
nement, veut s'élever à la connaissance de la 
nature; et puis l'homme sensible, l'homme de 
tradition, de foi ou de doute, l'homme de senti- 
ment, rhomme qui pleure ses enfants qui ne sont 
plus, qui ne peut, hélas, prouver qu'il les reverra, 
mais qui le croit et V espère^ qui ne veut pas mourir 



DÉFENSE DU MONISME 159 

comme meurt un vibrion^ qui se dit que la force 
qui est en lui se transformera ^ » 

Ces lignes sont de Pasteur, c'est-à-dire de 
Thomme qui a peut-être le mieux appliqué la 
méthode scientiQque, qui a laissé les plus beaux 
modèles de recherche expérimentale précise, et 
qui cependant, lorsqu'il s'agissait de loi ou des 
siens, voulait des théories consolantes et ne se 
préoccupait pas de leur vraisemblance ; il n'accep- 
tait même pas de discuter ces théories, de peur 
d'être amené à ne plus y croire. Logique de senti- 
ment I Rien n'est plus humain, et les plus grands 
savants sont des hommes. 

Peut-être d'autres philosophes font-ils aussi de 
la logique de sentiment, quand ils croient ferme- 
ment à l'anéantissement final ; peut-être trouvent- 
ils, dans cette croyance dont ils ne peuvent démon- 
trer le bien fondé, autant de consolation qu'en a 
jamais pu tirer Pasteur du dogme de l'immortalité. 
Chez certains peuples malheureux, l'anéantisse- 
ment total est promis comme récompense à 
l'homme vertueux. Et l'on conçoit très bien que 
les hommes « aux faicts qu'on leur propose, 
s'amusent plus volontiers à en chercher Vagré- 
ment^ qu'à en chercher la vérité » ; nous sommes 
toujours séduits par le côté utile des choses, 
même quand nous essayons de nous élever aux 

1. Discours à rAcadéinie de médecine. 

2. Montaigne dit : « la raison ». (Essais, liv. III, chap. xi.) 



160 t/athéismg 

plus hautes spéculations; je me rappelle à ce 
propos celte boutade de Nodier : « Y a-t-il des 
raisons qui puissent dispenser un homme de 
publier hautement ce qu'il reconnaît pour la vérité? 
Il y en a une qui les vaut toutes; la vérité est 
inutile^ ». Renan affirmait tout l'opposé, parce 
qu'il lui phisait de l'affirmer, et uniquement pour 
cela; plusieurs auteurs ont prétendu que la vérité 
d'un système se mesure à son utilité, d'où il 
résulterait naturellement que la vérité n'est pas 
impersonnelle, puisque ce qui est utile à l'un est 
nuisible à l'autre, en raison de la lutte pour 
l'existence. 

Il faut cependant admettre qu'il y a des vérités 
impersonnelles; cela est vrai de tout ce qui est 
susceptible d'une expression mathématique, et 
c'est pour cela que la mathématique est la langue 
de la Science. En dehors de ces vérités qui cons- 
tituent la Vérité (avec une majuscule), il n'y a que 
des préférences sentimentales qui se résument 
dans la vieille formule : « on croit aisément ce 
que l'on désirerait qui iûi ». Et de cette Vérité, 
avec un grand V, un pessimiste contemporain a 
dit : « ce qu'il y a de terrible quand on cherche 
la Vérité, c'est qu'on la trouve * »; d'où il faut 
conclure, une fois de plus, que, même quand il 

1. Ch. Nodier; dernières lignes de Jean-François Us Bas 
bleus. 

2. R. OB GouRMONT. J'ai copié ces lignes dam une Revue 



'ÏT'F'Ç'.Î 



DÉFENSE DU MONISME 161 

croit faire un raisonnement scientiOque, Thomme 
ne peut jamais s'empêcher de faire de la logique 
de sentiment. 

A côté de cet utilitarisme avoué ou latent, il 
faut signaler aussi l'attachement des hommes aux 
idées qui leur sont familières ; cette force de 
l'habitude ne doit d'ailleurs pas être trop nette- 
ment séparée du côté utilitaire des systèmes, 
car il est sûrement plus commode à un homme 
d'employer un vieil outil dont il se sert depuis 
longtemps, que d'apprendre à faire usage d'un 
instrument neuf, môme plus perfectionné; du 
moins y a-t-il là un moment d'apprentissage assez 
pénible, et la paresse expHque bien des choses. 

C'est pour cela que la tradition lutte si aisé- 
ment contre les tendances innovatrices ; c'est pour 
cela qu'il est si difiicile à l'homme de science de 
se conformer à la règle de Descartes : « Ne cher- 
chez pas ce que l'on a écrit ou pensé avant vous, 
mais sachez vous en tenir à ce que vous recon- 
naissez vous-même pour évident ». 

§ 90. -> RECHERCHE D'UNE FORMULE DU MONISME 

Les théories dualistes sont vieilles comme le 
monde; le monisme est au contraire tout récent^ 

mort-née, qui parut en 1900, et s'appela, je crois : Le XX^ siècle ; 
elle m'ont semblé assez remarquables pour que j'aie cru devoir 
en faire l'épigraphe du présent livre. 

14. 



162 l'athéisme 

et il a été attaqué dès sa naissance pour des rai- 
sons qui tiennent à la paresse intellectuelle autant 
qu'à l'abus de la logique de sentiment. Je dis que 
le monisme est récent, quoique ses adversaires le 
confondent volonGers dans une même réproba- 
tion avec le matérialisme des anciens^; et, en 
réalité, le monisme de certains monistes actuels 
ne se laisse pas aisément séparer du matérialisme, 
dont il a repris les affirmations métaphysiques, 
inaccessibles à Texpérience. Avant d'envisager les 
objections faites au monisme, et pour pouvoir dis- 
cuter ces objections sur le terrain scientifique, il 
importe donc de donner du monisme une défini- 
tion dépourvue de toute métaphysique. 

Ce résultat n'est pas obtenu si l'on se borne à 
opposer le monisme au dualisme exposé dans la 
vieille formule : « mens agitât molem », et à nier 
purement et simplement l'existence de ce facteur 
d'action appelé mens par Virgile. Pour éviter de 
s'occuper de l'existence absolue des choses, il faut 
se garder d'oublier la manière dont nous connais- 
sons ce que nous appelons les choses ; nous les 
connaissons par nos organes des sens et grâce à 
l'hérédité de l'expérience ancestrale, comme j'ai 

1. Je me suis souvent intitulé matérialiste, parce que, igno- 
rant des systèmes philosophiques, je ne savais pas à quoi cela 
m'engageait; j'aime mieux employer le mot « moniste ». Encore 
faut-il se défier de cette étiquette môme, comme je le montrerai 
plus loin ; le seul monisme que je mè laisse attribuer est celui 
que je définis dans ce chapitre. 



DÉFENSE DU MONISME 163 

essayé de le montrer dans un ouyrage récent*;, 
nous les connaissons d'une manière impersonnelle 
quand nous pouvons réduire leur description à des 
mesures faites par des moyens tels que ces 
moyens dûment appliqués, fournissent les mêmes 
résultats à tous les observateurs. C'est alors seule- 
ment que nous avons le droit de parler d'une 
connaissance scientifique des faits; c'est même là, 
en quelque sorte, la définition de la science. 

Il faudra donc que le mot « mesure » entre dans 
notre dé^nition du monisme. Mais nous nous gar- 
.derons bien de donner à ce mot mesure le sens 
étroit de mesure d'étendue ou de vitesse ; si sédui- 
sant que soit le rêve de la mécanique universelle^ 
nous n'avons pas besoin d'en escompter Is réali- 
sation pour donner du monisme une définition 
convenable; le monisme que Ton peut défendre 
aujourd'hui, sans prêter le flanc aux arguties des 
métaphysiciens, n'exige pas la réduction à l'unité 
de tous les phénomènes de la chimie, par 
exemple ; il y aurait cent corps simples irréduc- 
tibles que cela ne m'empêcherait pas de me décla- 
rer moniste. Beaucoup de phénomènes physiques 
me font croire que des corps, considérés aujour- 
d'hui comme simples, ne sont pas simples en 
réalité; mais je n'ai pas besoin de le savoir pour 
combattre le dualisme. 

Une mesure est scientifique dès qu'elle est 

1. Les Lois naturelles, Paris, Alcan. 



164 L ATHÉISME 

impersonnelle et peut être réalisée de la même 
manière par n'importe quel expérimentateur 
exercé; elle est bonne du moment qu'elle conduit 
à un nombre qu'il suffit de lire, soit dans le pla- 
teau d'une balance, soit sur l'échelle d'un thermo- 
mètre, d'un dynamomètre, d'un ampèremètre, d'un 
hydrotimètre, etc. La première phase d'une 
science expérimentale est la découverte d'un 
moyen de mesure approprié à certains phéno- 
mènes ; il y a science, du moment qu'il y a éva- 
luation impersonnelle d'un fait. Ensuite on 
s'efforce d'établir des relations mathématiques 
entre des mesures faites, dans des champs diffé- 
rents, par des moyens tout à fait différents; , 
ridéal du mathématicien est de tout ramener à des 
formules qui puissent s'exprimer au moyen de 
longueurs, de masses et de temps, au système C. 
G. S., qui connaît seulement pour unités le centi- 
mètre, le gramme et la seconde ; ce résultat a été 
obtenu dans un nombre de cas assez grand pour 
qu'on puisse avoir beaucoup de confiance dans 
l'avenir de la mécanique universelle; mais, je le 
répète, le monisme peut être formulé sans qu'on 
ait à se préoccuper de la possibilité d'uûe méca- 
nique universelle. On peut conserver le langage 
qualitatif de la chimie et être moniste. Je ne sais 
pas si le chlore, le soufre, l'arsenic et le fer sont 
des états différents de quelque chose d'unique,' 
mais la chimie actuelle, si elle ne sait pas rame- 



DÉFENSE DU MONISME 165 

ner à Tunité de composition ces quatre corps dif- 
férents, nous permet de les reconnaître partout et 
toujours; quand nous disons : « quatre grammes 
de chlore, deux grammes de fer ou quatre centi- 
grammes d'arsenic », cela a une signification pré* 
cise et impersonnelle. Il en est de même pour 
toutes les combinaisons de corps simples dont les 
chimistes ont achevé Tétude; une réaction chi- 
mique représente quelque chose de mesurable 
scientifiquement. 

Les diverses équivalences, le langage des poten- 
tiels chimiques, inauguré par Gibbs, permettent 
de prévoir rétablissement d'une mécanique uni- 
verselle, qui constituera un monisme plus ample 
et plus beau, plus entièrement satisfaisant pour 
Tesprit ; mais le monisme actuel, celui qui s'oppo3& 
au dualisme, n'a rien à voir avec la réalisation de 
ce rêve grandiose. Voici une formule qui me paraît 
satisfaisante et qui ne fait appel à aucune notion 
métaphysique. 

// ne se passe rien de connaissable à r homme ^ 
sans que se modifie quelque chose qui est susceptible 
de mesure. 

Le dualisme, au contraire, admet l'existence 
d'entités immuables, qui agissent sans se modifier^ 
et c'est même à ces entités immuables que les 
dualistes attribuent la direction et la mise en 
branle de toutes les activités qui se traduisent 
par des modifications mesurables. 



166 l'athéisme 

Pour ce qui se passe à l'extérieur de moi, je 
n*ai pas la prétention de nier Texistence de ces 
entités immuables ; ce serait faire de la méta- 
physique; chacun peut avoir à ce sujet Topinion 
qui lui plaira. Dire : « cette pierre tombe », ou 
bien a il y a quelque chose d'immuable qui fait 
que cette pierre tombe » , cela est équivalent. 
Tout ce que je puis faire , c'est de constater le 
déplacement de la pierre et d'en mesurer les élé- 
ments mesurables. Tout phénomène extérieur à 
moi est précisément une modification de quelque 
chose que je puis prétendre mesurer du moment 
que je puis Tobserver. Quand il s'agit de phéno- 
mènes qui me sont extérieurs, je déclare donc 
simplement que les entités immuables des dua- 
listes, si elles existent, ne se manifestent à moi 
que par des modifications des choses mesurables, 
ce qui entre dans ma définition du monisme. 
« Cette pierre est tombée, la foudre a éclaté, Paul 
a parlé », voilà des phénomènes que je constate, et 
qui s'accompagnent de modifications mesurables. 
Je puis mesurer le chemin parcouru par la pierre, 
je puis mesurer les variations de potentiel qui 
ont accompagné la foudre, et la longueur de Tétin- 
celle qui a jailli ; je puis enregistrer sur un cylindre 
de phonographe les paroles prononcées par Paul 
ou en faire une analyse artificielle au moyen de 
résonnateurs d'Helmholtz. Pour les divers phéno- 
mènes qui me sont extérieurs, j'ai à ma dispo- 




^f^^^^^m^-:.^:^^'^'^ 



DÉFENSE DtJ MONISME 167 

sition des moyens de mesure inégalement puissants 
et inégalement précis, suivant que ces phénomènes 
ressortissent à telle ou telle partie plus ou moins 
avancée de la Science; et même, po^r quelques 
phénomènes, les moyens de mesure sont encore 
réellement médiocres, mais le chemin accompli 
au XIX' siècle permet de prévoir des progrès nou- 
veaux ; c'est en songeant à ces phénomènes, que 
nous n'évaluons encore que très imparfaitement, 
que j'ai employé dans ma définition du monisme 
l'expression « susceptible de mesure », au lieu du 
mot « mesurable ». 

Pour tous ces faits sur lesquels nous renseignent 
directement nos organes des sens, il n'y a aucune 
discussion entre les philosophes ; personne n'a 
songé à nier que la chute d'une pierre, la foudre, 
la parole humaine, soient accompagnées de modi- 
fications mesurables. 11 n'en est plus de même 
quand il s'agit des propositions analogues à celles- 
ci : « Joseph a mal aux dents ; Louis croit en 
Dieu ». Dans l'état actuel de la science, il m'est 
impossible de connaître directement les faits énon- 
cés dans ces propositions ; je puis seulement per- 
cevoir par mon sens de l'ouïe ou enregistrer sur le 
phonographe les affirmations correspondantes : 
« Joseph dit qu'il a mal aux dents ; Louis dit qu'il 
croit en Dieu ». Je possède moi aussi' un domaine 
subjectif dans lequel il n'est pas possible à Joseph 
et à Louis de pénétrer, pas plus que je ne puis 



168 L'ATBéiSUE 

pénétrer dans la subjectivité de Joseph ou de Louis. 
Il y aurait donc là des phénomènes qui ne seraient 
pas susceptibles d'une analyse impersonnelle, d'une 
étude scientifique, des phénomènes qui se pas- 
seraient « sans que se modifiât quelque chose qui 
est susceptible de mesure », car, qui dit mesure 
dit connaissance impersonnelle ou scientifique. 

C'est à propos de ces phénomènes que naît la 
lutte entre les monistes et les dualistes ; on peut 
même dire que c'est seulement à propos de ces 
phénomènes, car toutes les autres entités immua- 
bles et actives auxquelles peuvent croire les dua- 
listes sont calquées sur le modèle de Tindividiia- 
lité humaine ; lorsque j'ai mal aux dents ou que je 
pense à l'inutilité des dissertations philosophiques, 
se modifie-t-il en moi quelque chose qui est suscep- 
tible de mesure? Aujourd'hui, avec les moyens 
d'investigation dont disposent les hommes, aucun 
homme autre. que moi ne peut savoir ce que je 
souffre ou ce que je pense ; mais du moment que 
moi, je le sais, c'est bien là une chose qui est 
connaissable à Thomme, puisque je suis un homme 
et que je la connais. Si donc je suis moniste au 
sens que j'ai défini plus haut, je dois croire que 
mes pensées et mes sentiments ne se produisent 
pas sans que se modifie quelque chose qui est 
susceptible de mesure, donc d'étude scientifique 
ou impersonnelle, et que, par conséquent, mon 
domaine subjectif n'est pas inviolable, et qu'il sera 



DÉFENSB DU MONISMB 169 

possible à d'autres qu'à moi d'étudier et de connaî- 
tre mes pensées par des moyens scientifiques, en 
niesurant les modiflcatioi^s mesurables qui les 
accompagnent. C'est là évidemment le point déli- 
cat du monisme : affirmer qu'on pourra mesurer 
un jour des choses qu'on ne sait pas encore mesu- 
rer ; mais il est tout naturel que les objections à 
un système qui veut tout mesurer se présentent à 
propos des choses les plus difficiles à mesurer. 

Il faut bien constater, d'ailleurs, que si le 
monisme est coupable ici d'affirmations prématu- 
rées, le dualisme n'est pas en meilleure posture; 
au contraire, quand il s'agit de la pensée humaine, 
il est même en si mauvaise position, me semble- 
t-il, que le monisme s'impose, malgré les diffi- 
cultés que je viens de signaler. 

L'étude approfondie de l'homme et des animaux 
a montré, en effet, que tout change à chaque 
instant en chaque point d'un corps vivant. Outre 
les phénomènes microscopiques de contraction 
musculaire, de circulation du sang, de locomotion, 
il y a, même chez les êtres les plus immobiles en 
apparence, des modifications incessantes d'état col 
loïde dans les protoplasmas [des tissus, et, à un 
degré encore plus bas de l'échelle des dimensions, 
des réactions chimiques incessantes, réactions si 
intimement liées à la vie qu'on a pu dire qu'elles 
sont la vie elle-même. 



15 



ITO l'athéisme 



§ 31. — DIFFICULTÉ DES MESURES 

La science a permis de constater ces transfor- 
mations perpétuelles, sans avoir encore pu les 
évaluer, les mesurer avec précision ; on commence 
par connaître l'existence d'un fait avant de pou- 
voir le décrire dans le détail ; personne ne niera 
qu'il se produise à chaque instant, dans le corps 
d'un homme vivant, une quantité énorme de modi- 
fications mesurables, mais difficiles à mesurer. Beau- 
coup de phénomènes d'ensemble, qui constituent 
l'activité extérieure de l'être, la locomotion, Tévolu- 
tion,depuisla forme enfant jusqu'à laforme vieillard, 
sont la conséquence, la synthèse de toutes ces modifi- 
cations élémentaires difficiles à mesurer; cela, per- 
sonne ne le nie; mais les dualistes affirment que 
les pensées et les sentiments sont indépendants de 
ces modifications élémentaires, et que, par consé- 
quent, un observateur qui aurait su mesurer 
toutes les variations de toutes les substances 
réparties en tous les points du corps d'un homme 
ne saurait pas pour cela ce qu'il a pensé et ce 
qu'il a senti. Évidemment, c'est là une affirmation 
gratuite; quand on songe à l'origine de cette affir- 
mation, quand on comprend qu'elle provient de 
vieilles croyances datant d'une époque où l'on 
ignorait tout ce que nous savons aujourd'hui rela- 
tivement aux modifications constantes qui se pro- 




DÉFENSE DU MONISME 171 

duisent dans la substance des êtres vivants en tous 
les points de leur corps, on devrait éprouver, me 
semble-t-il, une grande défiance vis-à-vis d'elk-. 
Les monistes affirment, sans pouvoir encore le 
démontrer, que, dans un corps vivant où tout 
change con^^ammen^, les phénomènes de conscience 
sont liés à des changements matériels, comme le 
sont tous les autres phénomènes constatés objecti- 
vement; les dualistes affirmeqt, au contraire, que la 
pensée est indépendante des modifications proto- 
plasmiques ou chimiques, et, par conséquent, ils 
doivent s'abstenir de comparer à rien de connu les 
phénomènes subjectifs. Mais telle est, pour cer- 
tains hommes, la force de la tradition que des 
savants, d'ailleurs parfaitement autorisés parleurs 
recherches de laboratoire, donnent comme entiè- 
rement démontrées, comme vérifiées expérimenta- 
lement les affirmations du dualisme. 

« Pour être démontrées d'ordre matériel, dit le 
professeur Armand Gautier*, ces forces qui don- 
nent naissance à la pensée, à la détermination 
d'agir, à la sensation du juste et du beau, doivent 
pouvoir être transformés en forces mécaniques ou 
en dériver; appliquées à la matière, elles doivent 
faire naître de Ténergie transmuable dans les 
formes mécaniques, calorifiques, chimiques, que 

1. A. Gautier : Les manifestations de la vie dérivent-oUeF^ 
des forces matérielles? — Revue générale des Sciences ^ 
15 avril 1897 



172 l'athéismb 

nous "connaissons. Or, il n'en est rien. Qu'un ani- 
mal qui consomme durant les vingt-quatre heures 
une quantité constante d'aliments, pense ou non, 
qu'il se détermine à agir^u non (pourvu qu*il 
n'agisse pas), qu'il soit amibe, chien ou homme, 
pour une même quantité d'aliments et d'oxygène 
consommé, il produira la même quantité de cha- 
leur et de travail ou d'énergie totale équivalente. // 
n'y a donc pas eu, pour créer la pensée ou la déter- 
mination d'agir, détournement d'une partie des forces 
mécaniques ou chimiques, transformation de t éner- 
gie matérielle en énergie de raisonnement, de déli- 
bération, dépensée. Ces actes, exclusivement propres 
aux êtres doués de vie, n'ont pas d' équivalent méca- 
nique ». 

Si M. Armand Gautier, qui est un expérimenta- 
teur remarquable, appuyait ses affirmations sur 
des expériences, la question serait tranchée ; la 
pensée serait démontrée indépendante des modifi- 
cations qui se produisent dans les choses mesu- 
rables; ce serait la ruine du monisme. Malheureu- 
sement ces expériences n'ont pas été faites; bien 
plus, elles ne sont pas faisables ; chacun ne pour- 
rait expérimenter que sur lui-même; car, si les 
dualistes ont raison, comment un expérimentateur 
pourrait-il savoir si un amibe ou un poisson s'est 
déterminé à agir, et n'a pas agi-, et s'il expérimente 
sur lui-même, comment pourra-t-il arriver à ne 
pas faire un effort intellectuel une fois qu'il sera 



DÉFENSE DU MOMSMB 173 

placé dans son calorimètre? li faut un effort intel- 
lectuel pour ne pas penser. 

La question me paraît d'ailleurs mal placée sur 
le terrain énergétique; on ne pourra, en effet, 
mesurer dans cette voie que des résultats d'ensem- 
ble. Une même quantité d'énergie dépensée pourra 
correspondre à un travail musculaire considérable 
et un travail cérébral faible, ou, au contraire, à 
un travail cérébral important et un travail muscu 
laire presque nul; et Texpérimentateur ne pourra 
pas discerner ce qui est la part du muscle et ce 
qui est la part du cerveau. Je crois, au coulraire, 
que les fluctuations de la pensée humaine lHiuI 
liées à des variations de détail dans Tétatdu cer- 
veau, à des modifications dans Tétat des neurones 
et dans les rapports de neurone à neurone, c'est 
seulement une étude de détail, une étude topo- 
graphique, sij'osem'exprimer ainsi, quipenneLLra 
de suivre, dans les particularités mesurables du 
cerveau, les phénomènes de la pensée. Je ue nie 
suis donc reporté, une fois de plus, à raffirniation 
de M. Armand Gautier, que, pour prouver eomme 
je le disais au commencement de cet article, quel 
rôle incroyable joue la logique de sentiment dans 
les questions de monisme et de dualisme. Enl rainé 
par ses préférences personnelles, un expcrimm- 
tateur habile, un homme de science justement 
admiré n'hésite pas à donner comme r*^alist^ns 
des expériences qui n'ont pas été faites, qui ne 



■:^;T'TT?^ 



174 l'athéisme 

peuvent pas se faire, et à supposer qu'elles ont 
démontré le bien fondé de son système. On est 
tellement disposé à prêter aux monistes des affir- 
mations a priorij même quand il ne les ont pas 
émises, qu'ils ont bien le droit de relever chez leurs 
adversaires des procédés de cet ordre; je crains 
bien d'être obligé de croire qu'on est ordinaire- 
ment moniste ou dualiste, par tempérament ou 
par habitude, bien plus que par réflexion ou rai- 
sonnement ; et il faut bien constater que la ten- 
dance dualistique est infiniment plus répandue ; 
aussi me demandé-je, en entreprenant cette défense 
des idées monistes, si je ne lutte pas contre des 
moulins à vent. 

On a cru, il y a quelque temps, qu'une démons- 
tration directe allait enfin être donnée de Tactivité 
physico-chimique du cerveau qui petise. Enfermé 
dans la boite crânienne, imperméable aux rayons 
lumineux, le cerveau en activité aurait émis, disait- 
on, des radiations capables de traverser le crâne, 
des rayons N susceptibles d'être recueillis et étudiés 
au dehors ; c'était une étape dans la voie de l'étude 
scientifique de l'activité cérébrale; on prévoyait 
le moyen de lire un jour dans la pensée d' autrui ; 
du moins les monistes étaient-ils convaincus que, 
si la découverte des savants de Nancy se vérifiait, 
on pourrait arriver à imaginer un jour un phréno- 
graphe qui serait à la pensée ce que le phono- 
graphe est à la voix. Malheureusement il faut 



■m'w- 



DÉFENSE DU MONISME lî^ 



renoncer à cette séduisante perspective; de Tavis 
de la plupart des physiciens, les rayons N ont véeiL 
Je dis «malheureusement» au point de vue de la 
solution du débat entre les monistes et les clu allâ- 
tes, mais je ne pense pas que le plus cnnigé 
moniste fût enchanté de prévoir qu'on pourrait 
lire un jour dans son cerveau. Cependant, la 
faillite des rayons N, si faillite il y a, indique 
seulement qu'il faut chercher ailleurs» et ne fait 
pas renoncer au monisme. Il est certaineniout 
très difficile de mesurer ce qui se passe dans le 
cerveau d'un homme qui pense, mais, de cc^ju'on 
a échoué par une méthode, il ne s'ensuit paâ qsic 
cette mesure soit impossible. Il me paialt, eu 
tout cas, encore plus difficile aux dualistes de 
prouver, comme l'affirme M. Armand Gautier, qu'il 
ne se produit aucune modification matérielle dans 
un cerveau qui pense, car nous savon :^, à tn'n 
pouvoir douter^ que, là comme dans le reste dn norfis 
de l'homme vivant, tout est en voie de transfor- 
mation constante. 

Et c'est précisément, me semble-t-il, ce qni doit 
faire pencher vers le monisme tout esprit débar- 
rassé d'idées préconçues, car il est certaitï que le 
dualisme a pris naissance à une époque où H^iia- 
rance des phénomènes de détail, la croyrmee i\u 
repos absolu, devaient fatalement amonor à la 
conception d'un g'ue/g'we cAosequi metttait en n^m 
vementles masses inertes, tandis que le luonîsmi! 



176 l'athéisme 

est né des découvertes modernes sur le mouvement 
universel. On n'a jamais vu un corps immobile se 
mettre en mouvement sous l'action de quelque 
chose d'immatériel, puisqu'on n'a jamais vu de 
corps immobile. Même en dehors des substances 
vivantes, où l'activité chimique est incessante, la 
découverte du mouvement Brownien, par exemple, 
empêche de croire au repos des substances mortes; 
nous n'avons jamais vu commencer un mouvement; 
nous avons vu seulement des mouvements se trans- 
former et notre erreur est venue de ce que, se 
transformant, ils pouvaient changer d'échelle; 
d'invisibles et moléculaires^ ils pouvaient devenir 
visibles et molaires ; d'où notre illusion d'un coip- 
mencement absolu de mouvement. 



§ 32. - CONTRADICTIONS DES DUALISTES 

L'une des plus grandes difflcultés que l'on ren- 
contre lorsqu'on veut discuter le dualisme, c'est 
que les dualistes ne sont pas d'accord les uns avec 
les autres ; je n'oserais pas affirmer d'ailleurs qu'il 
y ait plusieurs monistes exactement du même 
avis, mais le seul monisme que je puisse défendre 
est celui que j'admets moi-même, et cela me sera 
d'autant plus facile que de nombreux auteurs 
m'ont fait l'honneur, en attaquant mes idées, de 
de me considérer comme un champion du mo- 
nisme actuel. 



^^w 



'T*V.v^i?;~ .V'* 



DÉFENSE DU MONISME 177 

Je relève, par exemple, une contradiclion l'on- 
damentale entre l'opinion, citée plus haut, de 
M. Armand Gautier, et celle d'un dualiste de Lrès 
haute valeur, M. Duhem. 

« Il n'y a donc pas eu, disait tout à rfjcure 
M. A. Gautier, pour créer la pensée ou la dùlcr- 
mination d'agir, détournement d'une parti u de 
forces mécaniques ou chimiques, transformation 
de l'énergie matérielle en énergie de raisonnement, 
de délibération, de pensée. Ces actes, exclusivement 
propres aux êtres doués de vie, n'ont pas d^ équi- 
valent mécanique ». 

Voici, d'autre part, ce que dit M. l>ylu?m*, 
reprenant, pour la faire sienne, une p^nr^t^e de 
Leibniz : « Bien loin d'imiter cette physique qui 
croyait avoir donné une explication, alors qu'elle 
avait seulement créé un nom, on devran à Timi- 
lation de Descartes et de Huygens, poussur l'ana- 
lyse des effets naturels jusqu'à ce qu'ils soient 
réduits aux phénomènes les plus simples ; mais, 
lorsqu'on sera parvenu à ces propriétés premifues 
des corps, qui expliquent toutes les antres, on 
trouvera qu'elles ne consistent pas smkmp.ni dûn% 
t étendue, c'est-à-dire dans la grandeur, fffjurt: et 
mouvement^ mais qu'il faut nécessairement y rvt'Ofi^ 
naître quelque chose qui ait du rapport aux thurji ri 
qu'on appelle communément forme subsb/ulMllr^ un 

1. P. DoHEM. Revue générale des Sciences, janvir^t^ lOO'ï, 
pp. 71-72. 



178 l'athéisme 

force, comme dit Leibniz en maint endroit ». 
Ainsi donc, pour M. Duhem qui veut ressusciter 
la physique de la qualité, les diverses formes de 
Tactivité physique, qui sont unies les unes aux 
autres par des relations d'équivalence, contiennent 
quelque chose qui « a du rapport aux âmes », tandis 
que pour M. A. Gautier, les phénomènes de la 
pensée, « propres aux êtres doués de vie, n'ont 
pas d'équivalent mécanique ». Il est d'ailleurs 
facile de* voir que M. Duhem, physicien qui se 
cantonne dans la physique, est parfaitement moniste 
au sens que j'ai défini plus haut, et serait amené, 
s'il allait jusqu'au bout de sa pensée, à admettre 
que « rien ne se passe qui soit connaissable à 
l'homme, sans que se modifie quelque chose 
qui est susceptible de mesure ». Au contraire, 
M. A. Gautier, biologiste, est franchement dualiste 
en admettant que les phénomènes de la pensée 
n'ont pas d'équivalent mécanique et, quoique 
connaissables à celui qui en est le siège, se produi- 
sent par conséquent sans que se modifie quelque 
chose qui soit susceptible de mesure. Ce sera 
toujours dans la biologie que nous trouverons le 
dualisme vrai, et cela est naturel, car il est né de 
l'observation de la vie; toutes les entités stati- 
ques, appelées forces^ et exploitées dans le domaine 
de la physique, ne sont que des notions anthropo- 
morphiques transportées hors du domaine de la 
biologie où elles avaient pris naissance. 



DÉFENSE DU MONISMB 179 

J'ai longuement étudié ailleurs * ces prétendues 
entités statiques que Ton appelle forces, et j'ai 
montré qu'elles sont calquées sur Tactwité vitale 
de rhomme; je n'y reviens donc pas ici» et je me 
contente de rappeler que ces forces no se mani- 
festent précisément à nous que par une modifi- 
cation de quelque chose de mesurable. Voici, au 
reste, comment je terminais dans ce précédent 
travail l'étude de ce premier point fondamental du 
dualisme. 

« Rechercher s'il y a dualisme dans les phé- 
nomènes vitaux, cela ,revient à savoir si, dans un 
homme vivant, la pensée se produit sans corres- 
pondre à une dépense d'énergie chimique ou autre ; 
les dualistes le prétendent, mais comme ils n'ont 
jamais vu une âme penser sans être logée dans un 
corps, et que, d'autre part, le corps, pour rester 
vivant, doit consommer des aliments, il ne me 
semble pas que personne soit autorisé à dire que 
l'homme pense sans dépenser. Pour ma part, quand 
je pense, je me fatigue, et c'est là un phénomène 
chimique*; je crois donc que la pensée correspond 
à un phénomène chimique, et qu'il y a équivalence 
entre de la pensée et du travail. Les daalistes le 
nient, c'est leur affaire, mais ils n'ont pas le droit 
de s'appuyer pour cela sur la physique de la qua- 
lité ; car toutes les « qualités » de la nature phy- 

1. Les Lois naturelles. Paris, F. Alcan. 

2. Qui se manifeste môme par une modification des urines» 






180 l'athéisme 

sique sont reliées entre elles par des lois d'équiva- 
'lence; on peut transformer de la chaleur en travail, 
de Ténergie chimique en chaleur ou en électricité. 
C'est donc un pur sophisme que de s'appuyer sur 
ces pseudo-qualités scolastiques, connues dans la 
nature inanimée, pour démontrer l'existence, dans 
la nature vivante, d'une qualité scplastique vraie, 
dont la propriété essentielle serait précisément de 
n'être équivalente à aucune des premières... Je n'^i 
jamais vu l'homme vivre sans manger ni penser 
sans vivre, et je crois qu'il est indispensable d'être 
vivant pour faire de la philosophie* ». 

\ § 33. — MONISME ET DÉTERMINISME 

Il peut paraître étrange que cette question du 
monisme et du dualisme passionne si violemment 
tous les hommes; mais cela se comprend aisément 
quand on refléchi t au lien étroit qui unit au monisme 
précédemment défini le déterminisme vital. 

Toute la science humaine est basée sur la consta- 
tation, vieille comme la vie, du déterminisme uni- 
versel ; c'est grâce à ce déterminisme, que l'homme ' 
peut se proposer de découvrir les lois des phéno- 
mènes naturels, c'est-à-dire d'établir des formules 
qui, dans les mêmes conditions, se vérifient toujours 
dans tous les phénomènes mesurables. 

1. Les Lois naturelles ^ op. cit., pp. 258-259. 



DÉFENSE DU MONISME 181 

La constatation même, de ce déterminisme 
amène la plu)part des hommes à imaginer une 
entité immuable, qui, Tayant établi, le surveille 
et le dirige ; c'est toujours la tendance dualistique 
qui veut que les transformations des choses qui 
changent soient dirigées par des êtres qui ne 
changent pas, par des divinités statiques immua- 
bles, éternelles. Ce qu'il y a de curieux dans cette 
manière de voir, c'est que ces entités statiques 
immuables ont été calquées par nos ancêtres sur 
le modèle de l'homme qui, lui, change sans cesse; 
les monistes n'ont pas à s'embarrasser de cette 
théorie anthropomorphique ; il leur suffit de 
constater le déterminisme sans vouloir lui assigner 
une cause aussi mystérieuse que lui-même, et de 
se dire, ce qui est le terme de toute connaissance 
scientifique : « Les choses sont comme elles sont 
et non autrement ». 

Le déterminisme, admis par tout le monde dans 
l'ordre des choses inanimées, ne Test plus quand 
il s'agit de la vie ; le déterminisme est établi pour 
toutes les modifications des choses mesurables, 
mais les dualistes placent, dans les corps vivants, 
des activités qui peuvent être connues de leur 
propriétaire sans que se modifie rien qui soit 
susceptible de mesure; pour ces activités là, il 
est bien évident qu'il ne peut plus être question 
de déterminisme, puisqu'elles échappent à tout 
contrôle. Il est bien difficile à un moniste invétéré 

16 



182 l'athéishb 

de parler de ces activités qu'il n'a jamais pu conce- 
voir, sans dire des choses que les dualistes 
trouveront absurdes ; je m'y résigne donc d avance, 
et j'exprime du mieux que je peux la manière 
dont je comprends la théorie dualiste. L'âme 
inhérente au corps de l'homme vivant (et quoi que 
puissent dire quelques dualistes, c'est sur le modèle 
de l'âme prêtée aux hommes par nos ancêtres 
qu'ont été imaginées toutes les entités statiques, 
actives quoique immuables), l'âme est quelque 
chose d'immuable, mais qui néanmoins a des fan- 
taisies, des passions, etc., et le corps est à sa dis- 
position pour que ses fantaisies non mesurables 
puissent intervenir dans le monde des choses 
mesurables. L'âme est au corps ce que le méca- 
nicien est à la locomotive ; le mécanicien ne peut 
pas locomotiver sans locomotive ; de même l'âme 
ne peut pas hommer sans homme ; mais l'âme peut 
amer sans homme, comme le mécanicien peut 
hommer sans locomotive. Seulement, quand le 
mécanicien agit en homme sans se servir de la 
locomotive, il est l'objet de modifications mesu- 
rables, tandis que Tâme que nous lui comparons 
peut avoir toutes sortes de fantaisies sans que se 
modifie rien qui soit susceptible de mesure, pourvu 
qu'il ne lui vienne pas à l'idée de faire manœuvrer 
le corps qu'elle dirige. La comparaison est donc 
imparfaite et il n'en pourrrait être autrement, car 
il est impossible de comparer à rien d'observable 



Ç^T'^^- 



DÉFBN8B DU MONISMB 183 

l'âme des dualistes ; dans le cas du mécanicien qui 
dirige la locomotive, les dualistes voient une âme 
de mécanicien dirigeant à sa fantaisie un corps de 
mécanicien et aussi la locomotive à laquelle est 
attaché le mécanicien. 

Cependant, si cette comparaison est imparfaite 
à un certain point de vue, elle est bonne d'une 
autre manière, car elle exprime bien congrûment 
rindépendance de Tâme et du corps. Le mécani- 
cien homme peut hommer sans se préoccuper de 
sa locomotive et indépendamment d'elle ; il pour- 
rait hommer de la même manière s'il était attaché 
à un métier Jacquard, ou même s'il n'avait aucune 
machine à sa disposition ; mais du moment qu'il 
est attaché à une locomotive, il ne peut que loco- 
motiver lorsqu'il lui prend idée d'actionner sa 
machine. De même l'âme attachée au corps d'un 
homme peut âmêr en toute liberté tant qu'elle n'a 
pas fantaisie d'activer le corps qui lui est soumis; 
mais, dès que cette fantaisie la prend, elle ne peut 
qu'hommer au moyen d'un corps d'homme, et 
encore d*un corps d'homme sain ; d'ailleurs le 
mécanicien non plus ne pourrait locomotiver 
qu'avec une locomotive en bon état. C'est de toutes 
les fantaisies que se permet l'âme humaine, quand 
elle ne se décide pas à hommer, que M. Armand 
Gautier dit « qu'elles n'ont pas d'équivalent méca- 
nique ». Du moment qu'elle se décide à activer le 
corps, le corps se comporte comme une machine, 



f, ^-ri 



184 l'athéisme 

à laquelle sont applicables les lois de la physique 
et de la chimie, et c'est pour cela que nous croyons 
que tout est déterminé dans Thomme, parce que 
tout ce qui se passe en lui d'observable pour nous, 
étranger, est soumis au déterminisme universel. 

Voilà, me semble-t-il, la thèse des dualistes. 
La machine humaine fonctionne suivant les lois 
de la physique, de la chimie, de la physiologie, 
mais la mise en train de ses divers rouages appar- 
tient à Tâme, qui ne fait que ce qu'elle veut. Or, le 
mécani&me de Thomme est infiniment plus com- 
pliqué que celui de la locomotive ; il peut agir de 
bien plus de façons ; Tàme a beaucoup plus de 
robinets à ouvrir que le mécanicien, mais c'est 
toujours elle qui ouvre les robinets. Et, par consé- 
quent, un observateur étranger ne peut jamais 
prévoir ce que fera un homme ; ^l peut seulement 
affirmer que l'homme hommera^ mais il ne sait pas 
quel mécanisme fonctionnel l'âme aura fantaisie 
de choisir au moment où il observe. L'homme est 
donc déterminé en tant que mécanisme, et ses 
actes sont toujours des actes d'homme, mais il y 
a en lui un principe d'action qui, indépendam- 
ment de toute variation des choses mesurables, 
choisit à sa t fantaisie les mises en train qu'il lui 
plait. 

Il ne sera évidemment pas facile de démontrer 
directement que les mises en train du mécanisme 
de l'homme ne sont pas indépendantes de toute 




DÉFENSE DU MONISME 185 

variation de choses mesurables, car la physiologtis 
nous a appris le rôle du cerveau dans la vie hu- 
maine, et nous ne savons pas encore observer 
directement l'intérieur du cerveau d'un homine 
vivant. C'est le phrénographe qui résoudra laques 
tion, et nous n'y serons pas de si tôt. Cepeniîant, 
sans avoir d'ores et déjà la prétention de lire dans 
le cerveau des autres, nous pouvons nous rcruirrt 
compte, par des expériences fort simples, rie la 
non-indépendance des fantaisies de l'âme par rap- 
port à l'état du corps. 

Dans notre exemple de tout à l'heure, le méen- 
nicien. était parfaitement indépendant de la loco- 
motive qu'il était chargé de mettre en train ; il ne 
pouvait, il est vrai, que locomotiver au moyen de 
sa locomotive, mais du moment qu'il se contentait 
d'hommer il avait le moyen de le faire en toiito 
liberté, quel que fût d'ailleurs l'état de sa locomo- 
tive ; la machine avait-elle une bielle cassée, un 
cylindre crevé? manquait-elle d'eau? cela n'em- 
pêchait pas le mécanicien de fumer une pipe ou 
de boire un coup. Au contraire, l'observation la 
plus élémentaire prouve que cette activité de Tàme, 
laquelle, au dire de M. A. Gautier, n*a pas d^éqm- 
valent mécanique^ est sérieusement impressionnée 
par les modifications du corps qu'elle dirige. Je 
ne parle pas, naturellement, des cas où cette actî- 
.vilé viendrait à se manifester au moyen de mou- 
vements du corps ; le désordre de ces mouvements; 



186 l'âthâishb 

dans le cas de maladies, pourrait être imputé uni- 
quement au mécanisme faussé, et non à la pensée 
indépendante qui le dirige ; de même un mécani- 
cien bien portant serait incapable de locomotiver 
convenablement au moyen d'une locomotive qui 
aurait le cylindre crevé ou manquerait d'eau ; je 
parle seulement de la pensée qui ne se manifeste 
par aucune activité mesurable, des réflexions 
sublimes sur Texistence de Dieu ou sur l'instabilité 
des choses humaines par exemple ; et je prétends 
qu'un homme qui a bu trop d'absinthe ne pensera 
pas, à ce sujet, de la même manière qu'il l'eût fait 
à jeun. C'est, me dira-t-on, que ses organes des 
sens, troublés par l'ivresse, lui apportent, sur ce 
qui se passe dans le monde ambiant, des docu- 
ments inexacts. Je demanderai alors qu'on veuille 
bien choisir, s'il y en a, un ordre de pensées qui 
soit indépendant des documents apportés par les 
organes des sens aux centres nerveux. 

Si mon partenaire m'en signale, je lui deman- 
derai de vouloir bien se griser et remarquer ensuite 
par lui-même que ses pensées sont modifiées, même 
dans cet ordre très particulier de questions. 

S'il me déclare au contraire qu'il n'en trouve pas, 
je constaterai avec satisfaction qu'il est du même 
avis que moi, et qu'il n'est pas besoin d'expérience 
pour le convaincre du point fondamental du mo- 
nisme, savoir, que les pensées de l'homme ne sont 
pas indépendantes de modifications apportées à 



DÉFENSE DU MONISME 137 

des choses qui sont susceptibles de mesure. Il mo 
sera facile alors de lui faire admettre, contraire- 
ment à l'affirmation de M. Armand Gautier, que 
les pensées de Thomme sont liées à des variaLians 
dans l'état matériel de son corps, que ces pensées 
sont, pour employer une expression mauvaise, 
mais courante, le reflet intérieur des variaiions de 
sa substance vivante, ou, en d'autres termes, qu'il 
y a deux manières de connaître ce qui se passe dans 
un individu vivant: Tune, objective, et, dans l*(5tal 
actuel de la science, inapplicable à Thomnie parée 
que les phénomènes mesurables qui se passent 
dans son cerveau sont trop difficiles à mesurer, 
Tautre, subjective et très facile à employer, mais 
accessible seulement à celui qui est à la fois obser- 
vateur et observé. 

Si Ton réussissait 4 doser exactement, avec leur 
caractère chimique, leur état physique et leurs 
particularités topographiques, toutes leavanalions 
qui se produisent à un moment donné dans la 
substance d'un homme, on aurait donc, dans cette 
série de nombres, V équivalent des pensées que cet 
homme a eues au même instant, la traduction de 
ses pensées dans un langage tel, qu'il n'exi^^te pas 
encore de dictionnaire permettant de passer du 
langage humain à ce langage scientifique. Mais 
avant Tinvention du phonographe, quel savant 
aurait su lire sur le cylindre d'un appanil enre- 
gistreur les hiéroglyphes constituant rinsL*ription 



188 l'athéisme 

(Je la phrase la plus simple ? Avant le phonographe 
on aurait pu soutenir que la voix n'est pas repré- 
sentée dans le mouvement ondulatoire de Tair; 
c*eût été difficile à soutenir, mais la preuve directe 
du contraire n'eût pas été facile non plus. De même, 
tant qu'on aura pas imaginé le pkrénographe, on 
ne pourra pas donner la démonstration directe du 
lien qui unit la pensée aux variations mesurables 
du cerveau, mais il sera néanmoins difficile de 
nier ce lien, ainsi que je Tai montré tout à l'heure, 
comme il était difficile, avant le phonographe et 
après toutes les conquêtes de l'acoustique, de sou- 
tenir que le son n'était pas la traduction en lan- 
gage auditif des mouvements vibratoires que les 
savants étudiaient et mesuraient dans Tair, par 
d'autres moyens et dans un autre langage*. 

§ 34. - LE MONISME NIE LA LIBERTÉ ABSOLUE 

Les considérations précédentes amènent le mo- 
niste à considérer qu'il n'y a pas, dans l'homme 
vivant, une entité directrice indépendante de son 
mécanisme corporel, mais que les pensées, la 
détermination d'agir, sont liées à des modifications 
de la substance de l'individu; il n'y a pas de 
mécanicien indépendant de la locomotive humaine 
la locomotive humaine est, à elle-même, son propre 

1. Voy. Les lots nalm^lles, op. cit. y cliap. xix. 



mwf^^^'^ 



\ 

DÉFENSE DU MONISME 189 

mécanicien; c'est Tétat particulier d'un certain 
ensemble de tissus, la série des variations produites 
dans une partie du corps, qui dirige, met en train 
ou suspend, suivant les cas, l'activité de tous les 
organes de Thomme vivant ; et cet état particulier, 
cette série de variations est elle-même la consé- 
quence de réactions physiques et chimiques, qui se 
produisent entre le corps et le milieu ambiant* ou 
dans rintérieur du corps, et qui, comme toutes les 
actions physiques ou chimiques, sont soumises 
au déterminisme universel. Voilà la conclusion 
fatale qui s'impose à tout esprit logique, et cette 
conclusion suffit à écarter du monisme la plupart 
de ceux qui en entendent parler. 

C'est la question de la liberté individuelle. 

Pour un dualiste croyant à une entité directrice 
indépendante du corps, la liberté absolue de l'indi- 
vidu ne fait aucun doute I Le corps étant sain, 
l'entité directrice indépendante peut, quant elle 
veut, actionner le rouage qui lui plaît, choisir à 
sa fantaisie, parmi les fonctionnements de l'orga- 
nisme, celui qu'elle veut mettre en train; elle n'est 
limitée dans son choix que par la limitation du 
mécanisme humain lui-même, mécanisme qui, 
pour être admirablement varié, n'est pas cependant 
infiniment malléable; en d'autres termes, cette 

1. Nous verrons plus loin combien il est important de mettre 
en évidence que tout ce qui se passe dans le corps dépend de 
deux facteurs, le corps et le milieu. 



190 L'ATHéiSMB 

entité directrice peut hommer comme il lui plaît, 
mais ne peut qn^hommer. 

Pour un moniste au contraire, les raisonnements 
et les déterminations d'agir qui se manifestent 
dans la mentalité d'un homme, ne sont que le 
reflet intérieur de mouvements physico-chimiques 
du cerveau, mouvements qui sont soumis au déter- 
minisme universel ; en d'autres termes, quelqu'un 
qui saurait, au moyen du phrénoscope^ lire pendant 
un certain temps tout ce qui se passe dans la 
substance! cérébrale d'un homme, saurait, par là 
même, tout ce que cet homme aurait pensé^ senti, 
VOULU, dans cet intervalle ; les volitions de Tindividu 
seraient donc soumises au déterminisme le plus 
rigoureux, puisqu'elles ne seraient que le reflet 
intérieur des mouvements physico-chimiques qui 
se produisent dans la partie directrice de la 
machine humaine. Par conséquent, un moniste 
convaincu, doit considérer comme impossible qu'un 
homme ait voulu à un moment donné autre chose 
que ce qu'il a voulu précisément à ce moment. La 
volonté de l'homme n'est donc pas libre, au sens 
absolu que lui attribuent les dualistes. 

C'est sur ce point que porte tout le débat. 

Il y a deux raisons pour que, présenté de cette 
façon, le problème ne puisse pas être résolu : 

D'abord, et c'est là encore un mystère au sujet 
duquel les métaphysiciens peuvent se livrer indé- 
flniment à des méditations sublimes, ce qui est 



DÉFENSE DU MONISME 191 

passé est passé': le temps coule, disent les poètes, 
comme un fleuve qui ne peut remonter à sa sou ice ; 
et par conséquent, il est impossible de faire une 
expérience pour savoir si un homme qui a pensé 
ou voulu une chose à un moment donné, aurait pu 
vouloir ou penser au^re chose, à ce même moment. 
Les dualistes sont convaincus qu'il l'eût pu; les 
monistes doivent croire le contraire; aucune expé- 
rience ne peut trancher la question; ce qui est 
passé est passé, et nous n'y pouvons rien. Cette 
affirmation me fait penser à la belle action d'un 
pauvre curé breton que j'ai connu dans mon 
enfance; ce curé avait du génie sans s'en douler^ 
il avait inventé la psychothérapie et il a hûi un 
miracle. Une pauvre femme très scrupuleuse avait, 
quelque dix ans auparavant, commis une vilaine 
action qu'elle continuait à se reprocher, au point 
que les macérations qu'elle s'imposait menaçaient 
d'altérer gravement sa santé ; le bon curé ne savait 
comment consoler sa pénitente; un beau Jour il 
eut une idée merveilleuse; la vilaine action que 
se reprochait la malheureuse n'avait laissé nulle 
part aucune trace, si ce n'est que dans le cerveau 
malade de cette exaltée. 

« Ma sœur, lui dit-il un jour, vos jeûnes et vos 
prières ont enfin gagné votre cause près du Tout- 
Puissant; il a effacé du livre des jours la pa^^i que 
vous aviez salie; ce que vous vous êtes tant repioclié 
depuis dix ans n'a pas eu lieu. » 



192 l'athéisme 

Et la bonne femme fut guérie; elle était d'une 
nature simple, et je ne crois pas qu'un moniste, 
niéme facile à convaincre, admette une intervention 
miraculeuse de cet ordre dans une expérience sur 
la liberté absolue des volitions. 

La seconde raison pour laquelle le débat sur la 
liberté absolue de la volonté humaine me paraît 
devoir s'éterniser, c'est que \e mot /iéer/^ lui-même 
est emprunté à l'observation de l'homme et des 
animaux; la spontanéité apparente des mouvements 
lies êtres vivants a été, pour les observateurs gros- 
siers qu'étaient nos ancêtres, la première caracté- 
ristique de la vie! être libre, c'était être comme 
un homme ou comme un cheval, par opposition 
avec une pierre ou un cours d'eau ; il n'y a pas 
d'autre définition possible de la liberté puisque, 
en dehors des êtres vivants, il n'y a aucun exemple 
dans la nature, qui puisse faire croire à une faillite 
dïï déterminisme. Mais alors, il est évident que si 
cette notion de liberté est empruntée à l'observa- 
Uon de l'homme, si elle vient de ce que chacun 
de nous sent en lui-même, rien ne paraîtra plus 
ridicule que la négation de la liberté de l'homme, 
à moins qu'il ne soit prouvé que l'on a déformé la 
notion empruntée à l'homme, ou qu'on lui a donné 
une extension illégitime; c'est précisément ce que 
prétendent les monistes. Le moniste le plus 
convaincu ne niera jamais qu'il agisse, à un 
moment donné, pour des raisons qui sont en lui. 



DÉFENSE DU MONISME 193 

Je viens de recevoir d'Amérique une brochure 
que je n'ai pas encore eu lé temps de lire, et qui 
est intitulée : The freedom of Ihe willy a study in 
matérialisme. La dédicace de cet opuscule m'a 
violemment intéressé; elle commence par ces 
mots : « AM. X., dont toute la vie est un exemple 
de volonté libre ». Il faut que le problème de la 
liberté absolue soit bien mal posé pour que les 
auteurs songent encore à en chercher une solution 
dans l'exemple fourni par la vie d'un héros de 
Plutarque ou de tout autre individu. Chacun sait 
que les organismes humains diffèrent quantitati- 
vement les uns des autres et que le mécanisme 
appelé volonté est plus ou moins développé chez 
nos congénères; ce mécanisme, dans lequel se 
transforment en déterminations d'agir les impul- 
sions venues du dehors, est tout à fait différent 
chez un impulsif, chez un aboulique ou chez le 
cardinal de Richelieu; la seule question est de 
savoir si c'est un mécanisme comparable aux 
autres mécanismes connus, en ce sens que rien 
ne s'y passe sans que se modifie quelque chose qui 
est susceptible de mesure. Les monistes le pré- 
tendent; les dualistes le nient, mais l'observation 
du caractère le plus entier, le plus volontaire, le 
plus intraitable, ne fera pas faire un pas à la ques' 
tion. 



1. Bï Alexander Petronkbvigh, Ph. D. 

17 



194 L* ATHÉISME 

J'avais écrit le principe de Tlnertie en épigraphe 
d'un petit volume, Le déterminisme biologique et 
la personnalité conscientey ce qui était une manière 
d'affirmer la tendance monistique de l'ouvrage. La 
Revue des questions scientifiques de Louvain me l'a 
reproché en ces termes * : « Le principe d'inertie 
reçoit ici, il faut en convenir, une singulière 
application. Jusqu'ici il n'avait paru applicable 
qu'au monde inorganique; et, s'il y avait à l'uti- 
liser en matière de physiologie, il semble que la 
conséquence qui en découlerait logiquement, c'est 
que les êtres vivants sont mus par quelque chose 
autre que les agents purement matériels, puisque 
ceux-ci ne peuvent se mouvoir par eux-mêmes i. 
C'est bien là, ft'est-il pas vrai, l'affirmation de ce 
que je disais tout à l'heure, que la notion de 
liberté est empruntée à l'observation des animaux, 
de même que la notion d'inertie est empruntée à 
l'observation des pierres, et les monistes préten- 
dent seulement que nos ancêtres ont eu tort d'éta- 
blir entre ces deux notions d'origine expérimentale 
une différence essentielle. Le critique de la Revue 
de Louvain ne niera sûrement pas, ce que tous les 
physiologistes ont établi péremptoirement, c'est 
que l'animal vivant n'existe pas par lui-même; 
l'homme lui-même, le plus intéressant de tous, le 
plus convaincu de sa liberté absolue, n'est, au 

1. Numéro du 20 avrU 1897, p. 455. 



DÉFENSE DU MONISME 195 

point de vue objectif que le résultat d'une réaction 
constante entre les agents qui constituent son 
corps et les agents qui constituent le milieu 
ambiant; la vie est le résultat d'une lutte de deux 
facteurs * ; elle ne saurait donc être considérée 
comme résidant dans un seul de ces facteurs. 
Montrez-moi un homme qui marche, qui parle, ou 
qui homme d'une manière quelconque, sans atmo- 
sphère, sans lumière, sans chaleur, sans nourri- 
ture, etc., et j'admettrai que cet homme fait tout 
cela par lui-même; mais s'il lui faut, pour faire 
tout cela, de la chaleur, par exemple, je vous 
répondrai que, sous l'influence de la chaleur, l'eau 
aussi entre spontanément en mouvement au point 
d'actionner une locomotive; elle est néanmoins 
soumise au principe de l'Inertie. 

La véritable définition de la liberté animale me 
semble résider en ceci que, contre certains agents 
extérieurs (je dis certains agents, car l'homme le 
plus volontaire serait entraîné fatalement dans un 
courant d'eau aussi violent que la chute du Nia- 
gara), contre certains agents extérieurs, l'animal 
vivant agit, suivant sa nature, pour des raisons qui 
sont en lui, et qui, ajouterai-je, sont, dans l'état 
actuel de la science, connues de lui seul. 

Cette définition est valable, que « les rai- 
sons qui sont dans l'animal » soient des raisons de 

1. Voy. La Lutte universelle. Paris, Flammarion, 1906. 



196 l'athéismb 

mécanisme comme le prétendent les monistes, ou 
des raisons indépendantes de toute quantité mesu- 
rable comme le veulent les dualistes. Et par consé- 
quent si Ton admet cette définition de la liberté, 
la question du libre arbitre n'a rienà voir avec les 
théories monistes ou dualistes ; elle entre dans le 
même cadre que toutes les autres propriétés 
humaines ; les monistes et les dualistes n*ont pas 
à se demander si Thomme est libre de cette liberté 
ainsi définie, mais seulement si Thomme peut ou 
ne peut pas être libre, sans que se modifie quelque 
chose qui est susceptible de mesure. Être libre 
n'est pas Texpression d'un état statique, mais d'une 
activité analogue à toutes celles que nous réunis- 
sons dans le vocable hommer; seulement la forme 
de celte expression qui comprend le verbe être 
conduit à des erreurs d'appréciation, et fait penser 
à une propriété analogue à celle, d'être brun ou 
blond. Il vaudrait mieux ne pas dire « être libre » 
et remplacer cette manière de parler par « agir 
librement» ou «hommer librement», c'est-à-dire 
agir suivant notre nature pour des raisons qui sont 
en nous ; le mot liberté équivaut alors h celui de 
santé*. 
Le second point de la définition de la liberté 

1. Seulement pour les dualistes, cette sanié n'est relative 
qu'au mécanisme qui manifeste extérieurement les volitions de 
rindividu, tandis que pour les monistes elle concerne en outre 
le mécanisme où s'élaborent les volitions. 



"^'WÎT'-f,V'"; ' 



DÉFENSE DU MONISME 197 

animale doit, au contraire, être envisagé de ma- 
nières différentes suivant qu'on est moniste ou 
dualiste ; j'ai dit que Tèlre agit pour des raisons 
qui sont en lui « et qui sont, dans Tétat actuel de 
la science, connues de lui seul ». 

Évidemment, pour les dualistes, ces raisons 
« n'ayant pas d'équivalent mécanique », ne corres- 
pondant à aucune modification de quelque chose 
de mesurable, ne sauraient en aucune manière être 
étudiées, connues, par un observateur étranger; il 
n'y aurait pas lieu d'ajouter : « dans l'état actuel 
de la science », à cette partie de la définition. 

Au contraire, si, comme les monistes le croient, 
les raisons qui font agir l'animal sont liées à des 
modifications d'éléments mesurables, il n'est pas. 
insensé, quelque difficile que nous paraisse aujour- 
d'hui l'étude directe du cerveau humain, d'admettre 
qu'une découverte imprévue nous permettra un 
jour cette étude directe, au moyen d'un phréno- 
graphe ou phrénoscope. C'est dans l'appréciation 
de la possibilité scientifique de la construction de 
cet appareil peu souhaitable, que l'on peut résumer 
le plus facilement le différend entre les monistes et 
les dualistes ; pour les premiers cet appareil est 
sûrement possible, pour les seconds, il est sûre- 
ment impossible. 

L'idée du phrénographe hypothétique dont je 
viens de parler uous conduit à un autre aspect 
très intéressant de la lutte entre les monistes et les 

17. 



198 l'atbéisvb 

dualistes. Nous devons bien remarquer, en effet, 
que^ même si le phrénographe était inventé, Tob- 
servateur qui s'en servirait ne connaîtrait pas les 
états d'âme de l'individu phrénographié^ pas plus 
que le physicien qui regarde avec ses yeux la ligne 
sinueuse du cylindre du phonographe n'entend le 
morceau de musique qui a tracé cette ligne 
sinueuse ; c'est la réversibilité admirable du phono- 
graphe qui prouve directement la relation établie 
entre l'air de musique et la ligne sinueuse ; tous 
deux sont en effet des phénomènes mesurables liés 
à un même mouvement vibratoire de l'air; mais, 
Vair de musique, c'est ce mouvement vibratoire 
mesuré directement par l'oreille humaine, tandis 
que la ligne sinueuse du cylindre c'est ce mouve- 
ment vibratoire de l'air, mesuré indirectement par 
rœil au moyen du cylindre enregistreur. Un sourd 
qi3i posséderait un phonographe pourrait connaître 
enlièrement VIphigénie de Gluck, sans soupçonner 
Ltnu seule de ses beautés ; mais il saurait la recon- 
iKiiLre partout et toujours, constater les imperfec- 
lions d'une exécution de ce chef-d'œuvre, en la 
suivant sur un cylindre enregistreur, au moyen de 
ses yeux. Autrement dit, un sourd qui posséderait 
un phonographe serait dans la situation où se 
trouvait un physicien devant un cylindre enregis- 
treur impressionné par un air de musique, avant 
rinvention du phonographe; car on a connu le 
moyen d'enregistrer les vibrations de l'air, avant 



DÉFENSE DU MONISME 199 

de songer à un appareil réversible permettant de 
lire ensuite directement, par les oreilles, ce qui 
était inscrit sur le cylindre. Cela n'empêchait pas 
d'ailleurs que les savants qui faisaient de Tacous- 
tique connussent, jusque dans leurs plus petits 
détails, tous les éléments mesurables des mouve- 
ments vibratoires que les hommes pourvus d'oreilles 
appellent sonores. Il est même probable que, si les 
hommes avaient été dépourvus d'oreilles, ils au- 
raient étudié tout de même les mouvetaent sonores, 
comme ils ont étudié toutes les vibrations de l'éther 
qui ne sont pas visibles à leurs yeux, les oscilla- 
tions de Hertz, les rayons ultra-violets, etc. 

Toutes ces considérations, un peu longues, n'ont 
d'autre but que d'arriver à cette définition: le son 
est un épiphénomène des mouvements vibratoires 
que l'on appelle sonores; il n'existe pas pour les 
sourds qui peuvent néanmoins étudier pleinement 
tous les mouvements sonores se propageant en 
dehors d'eux (je souligne ceci, car évidemment, les 
phénomènes mesurables peuvent être différents 
dans l'oreille d'un sourd et dans l'oreille d'un 
homme normal). Un sourd ayant étudié, par les 
yeux, les phénomènes sonores, et ayant constaté 
leur déterminisme rigoureux, sera peut-être étonné 
81 on lui dit que ces phénomènes sonores ont des 
qualités qu'il ne soupçonne pas, et. qui remplissent 
de joie quelques-uns de ses congénères ; fort de 
son étude scientifique des mouvements vibratoires, 



200 L'ATnéiSMB 

il affirmera, avec raison, que ces qualités, ignorées 
des sourds, ne jouent aucun rôle dans Tenchaîne- 
ment des phénomènes acoustiques ; les lois sont 
les mêmes pour la propagation des ondes de Tair, 
soit qu'elles soient sonores (c'est-à-dire qu'elles se 
produisent en présence d'hommes pourvus d'ouïe), 
soit qu'elles ne le soient pas (c'est-à-dire qu'elles 
se produisent en présence de sourds). Nous dirons 
donc que le son est un épiphénomène des mouve- 
ments vibratoires de l'air, et nous devons être assez 
humbles pour penser qu'ils se seraient propagés 
suivant les mêmes lois, s'il n'y avait eu personne 
pour les entendre. 

Eh I bien, pour un observateur au phrénographe 
(c'est déjà assez demander à la science que d'arriver 
à inscrire, sur un appareil, des traces correspon- 
dant aux mouvements qui s'accompagnent de 
pensée dans le cerveau humain ; nous n'irons pas 
pour le moment jusqu'à supposer que le phréno- 
graphe a un fonctionnement réversible comme le 
phonographe), pour un observateur au phréno- 
graphe, dis-je, il n'y aura aucune raison de croire 
que l'homme observé dans l'appareil est au cou- 
rant, dans son for intérieur, des mouvements qui 
ont été enregistrés sur le cylindre ; qu'il y ait, ou 
qu'il n'y ait pas de conscience inhérente aux phé- 
nomènes mesurables qui ont été enregistrés sur le 
phrénographe, l'observateur soucieux seulement 
d'élablir le déterminisme des choses, n'aura pas à 



DÉFENSE DU MONISME 201 

s'en préoccuper. La conscience de Tindividu observé 
sera donc, pour l'observateur, un épiphénomène 
lié aux pl|énomènes mesurables qu'il a enre- 
gistrés, comme, tout à l'heure, le son était un 
épiphénomène pour le sourd qui faisait de l'acous- 
tique. 

Or, pour les monistes, rien ne se passe dans 
l'homme sans que se modifie quelque chose qui 
est susceptible de mesure ; donc, pour un moniste, 
les épiphénomènes de conscience sont indifférents 
à l'histoire objective du monde ; cette théorie de 
la conscience épiphénomène, théorie qui est insé- 
parable du monisme, a été si violemment attaquée 
et si souvent tournée en ridicule S qu'il était néces- 
saire d'en donner une idée très nette avant d'en 
entreprendre l'étude. 

1. En même temps que les épreuves de ce chapitre, je reçois 
précisément une lettre anonyme, portant le timbre de la Glia- 
rente-Inférieure, et dans laquelle un correspondant inconnu me 
reproche d'adhérer à cette théorie : « Le moniste épiphénomé- 
niste est un moniste qui n'a pas appris à penser... monistique- 
ment », dit mon mystérieux conseiller. Il s'étonne qu'avec 
Maudsley et Huxley, je distingue voîV, de savoir qu'on voit. 
Évidemment, je ne pourrai jamais démontrer que, si la matière 
possédait toutes ses propriétés actuelles, hormis la propriété 
de conscience, tout se passerait comme aujourd'hui, — puisque, 
aussi bien, la matière est consciente. Mais, il m'avait semblé 
que cette manière de parler était très claire ! Je vois qu'il n'en 
est rien, et je me demande si je n'ai pas, vis-à-vis de la 
conscience épiphénomène, une position aussi regrettable — 
mais aussi irréductible, — que les croyants vis-à-vis des 
preuves de l'existence de Dieu. 



CHAPITRE Vm 
Quelques objections au monisme. 



§ 35. — LA CONSCIENCE ÉPIPHÉNOMÉNE 

En moniste convaincu, j'ai naturellement défendu 
dans plusieurs ouvrages* la théorie de la cons- 
cience épiphénomène, que je n'avais d'ailleurs pas 
inventée*; j'ai dû Fexposer d'une manière défec- 
tueuse, car les critiques qui l'ont attaquée ne l'ont 
pas comprise; la façon dont je viens de l'expli- 
quer par une comparaison avec un sourd qui ferait 
de l'acoustique ne me paraît laisser prise à aucune 
ambiguïté; je ne dis pas que ma comparaison 
aura convaincu quelqu'un ; au contraire, je crois 
que les dualistes qui méritent ce nom repousse- 
ront ce système essentiellement moniste, avec 
d'autant plus de vigueur qu'ils le comprendront 

1. Le Déterminisme biologique; VIndividualité et l'erreur indt- 
vidualiste, Paris^ Âlcan. 

2. Elle est de Maudsley et a été adoptée par Huxley. 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 203 

mieux; du moins le combattront-ils en connais- 
sance de cause, et non avec des arguments comme 
ceux que je relève une fois de plus dans le ïivrc 
de mon regretté ami Hannequin* : 

« La thèse du physiologiste conséquent avec ses 
principes n'est pas douteuse : il ne peut pas 
admettre, un seul instant, des impressions étant 
données dans un mécanisme également donné, 
l'indétermination de la résultante motrice qui 
suivra. Quel que soit donc Vétat de conscience pro- 
voqué dans Vintervalle^ la résultante est dïavanco 
mécaniquement, mathématiquement déterminée. 
Or, cela n'est-il pas manifestement faux? » 

Et plus loin : 

« Prétendre que la douleur des coups de bâton 
n'est pour rien dans l'effroi ou dans la fuite du 
chien, que l'amour de la mère pour ses petits u'est 
pas la vraie raison qui lui fait braver les plus 
grands dangers, est une simple absurdités. 

Je suis tout à fait de l'avis de Hannequin relati- 
vement à cette dernière affirmation et je suis cer- 
tain que tous les monistes pensent comme Inî; 
maïs il n'en est plus de même relativement à la 
première citation ; elle prouve seulement que 
rexcfillent philosophe n'avait pas compris la 
théorie de la conscience épiphénomène, et cela 
prouve sûrement que cette théorie était exposée 

1. Introduction à V étude de ta psychologie, pp. 43-44. 



204 l'athéisme 

d'une manière vicieuse. Les états de conscience 
sont la traduction, dans le langage subjectif 
propre à celui qui en est le siège, des modifications 
mesuriables que l'observateur étranger étudierait au 
moyen du phrénographe hypothétique de tout à 
rheure. L'observateur étranger, lisant au phréno- 
graphe, ne lirait pas : « douleur des coups de bâton », 
« amour maternel » ; il verrait seulement des hiéro- 
glyphes mesurables conduisant à d'autres hiéro- 
glyphes qui représenteraient, dans le premier cas, la 
mise en train d'un mouvement de fuite, dans le 
second cas, la mise en train d'un mouvement de dé- 
fense, et tout cela lui paraîtrait soumis au détermi- 
nisme le plus parfait, sans qu'il eût aucun moyen de 
savoir si Tanimal étudié est au courant, d'une ma- 
nière ou d'une autre, de ce qui se passe en lui. La 
conscience de ces mouvements cérébraux chez 
l'animal observé serait aussi inconnue de l'obser- 
vateur au phrénographe, que la sonorité des vibra- 
tions l'est du sourd qui fait de l'acoustique. Mais 
si Ton apprend au sourd que des hommes plus 
privilégiés peuvent lire directement, au moyen de 
leurs oreilles, le mouvement vibratoire qu'il lit 
indirectement au moyen de ses yeux, il n'aura 
jamais l'idée de prétendre que la ligne sinueuse 
du cylindre enregistreur « est mécaniquement, 
mathématiquement déterminée, quels que soient 
les sons correspondants qu'entendent les hommes 
pourvus d'oreilles ». 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 205 

L'influx nerveux résultant d'une impression 
donnée se répartit dans le cerveau suivant Tétat 
du cerveau au moment considéré*, et produit dans 
les divers points de ce viscère des modifications 
mesurables qui, dans Thypothèse du phrénographc 
réalisé, peuvent se lire de deux manières : Tune 
réservée au propriétaire du cerveau et qui est le 
langage subjectif des états de conscience, l'autre 
qui est à la portée de tout individu capable de 
lire un phrénographe. Mais il n'y a là que deux 
traductions différentes des mêmes mouvements,' 
des mêmes modifications mesurables: il suffirait 
de savoir établir un dictionnaire pour passer de 
Tune des langues à Tautre ; dans tous les cas, le 
fait de la lecture consciente de son propre cerveau 
par V observé échapperait à* l'observateur du phré- 
nographe, serait pour lui un épiphénomène sans 
intérêt, au point de vue de son étude objective des 
phénomènes; il faut le répéter une fois de plus, 
puisque les dualistes semblent toujours ne pas com- 
prendre notre thèse ; ce qui est sans intérêt pour 
l'observateur objectif, ce n'est pas ce que lit 
l'observé dans son jiropre cerveau, mais seulement 
le fait qu'il lit dans sa conscience quelque chose 
de précisément équivalent à ce qu'observe objec- 
tivement le lecteur du phrénographe. 

1. Et cet état change sans cesse^ comme nous le constatons 
dans notre langage subjectif, par la mobilité de nos pensées, 
comme le constatent également les observateurs étrangers qui 
étudient objectivement les phénomènes vitaux. 

18 



206 l'athéisme 

Nous pouvons maintenant renoncer à Thypothèse 
du phrénographe réalisé; il nous a servi seule- 
ment à expliquer sans ambiguïté la théorie de la 
conscience épiphénomène ; il est évident désor- 
mais, me semble-t-il, pour quiconque s'est donné 
la peine de suivre ces raisonnements plutôt 
ennuyeux, que la théorie de la conscience épiphé- 
nomène est identique à la définition du monisme 
dont elle n'est qu'un exposé dififérent; elle se 
borne à prétendre que rien ne se passe dans la 
pensée humaine sans que se modifie parallèlement 
quelque chose qui est susceptible de mesure, qui, 
en d'autres termes, est observable au phréno- 
graphe^ 

§ 36. — MATIÈRE ET PENSÉE 

Indépendamment de la ruine de la liberté 
absolue, le monisme ou, ce qui revient au même, 
la théorie de la conscience épiphénomène, pré- 
sente encore une autre conséquence que les 
hommes habitués au dualisme ne se résigneront pas 
facilement à accepter. Puisque, chez chacun de 
nous, les mouvements de notre substance céré- 
brale sont conscients, puisque certaines modifica- 
tions mesurables représentent, pour celui qui en 
est le siège, celle-ci une pensée, celle-là une souf- 
france, celle-là encore une détermination d'agir, il 
faut admettre que notre substance cérébrale est 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 207 

douée de conscience, que ses éléments constitutifs 
sont doués des éléments de la conscience, et que 
la mentalité humaine s'édifie, au moyen de ces 
éléments de conscience, en môme temps et de 
même que s'édifie le cerveau de Thomme au 
moyen des éléments mesurables correspondants. 
Autrement dit, de même que la vie de Thomme, 
phénomène d'ensemble, est la synthèse d'un grand 
nombre de phénomènes élémentaires que nous 
pouvons étudier séparément, de même, la pensée 
de l'homme, épiphénomène d'ensemble, serait la 
synthèse d'un grand nombre d'épiphénomènes 
élémentaires que nous ne pouvons pas étudier 
objectivement. 

Mais les éléments dont est construit le cerveau 
de rhomme sont les éléments ordinaires de la 
chimie, le carbone, l'azote, l'oxygène, l'hydro- 
gène, etc. ; il faut donc admettre, si Ton veut aller 
jusqu'au bout de la théorie moniste, que les élé- 
ments des substances brutes ont leur conscience 
élémentaire. Pour ma part, je ne vois aucun incon- 
vénient à admettre cela, puisque j'y suis conduit 
logiquement, et je l'admettrai jusqu'à ce qu'on 
m'ait montré une erreur dans mes raisonnements 
ou qu'on m'ait enseigné un système meilleur; 
mais les dualistes poussent les hauts cris 1 Autant 
il leur est facile d'admettre que l'univers est 
peuplé de consciences, pourvu que ces consciences 
ne soient inhérentes à rien de mesurable, autant 



208 L*ATHélSMB 

ils répugnent à croire que des éléments de cons- 
cience dont la synthèse constitue la pensée humaine 
peuvent être inhérents à des éléments mesurables 
dont la synthèse constitue le corps humain. Et 
cependant, sauf ceux qui sont spirites, aucun dua- 
liste n'a la prétention d'avoir connu dans le monde 
une conscience qui existât sans être liée à un 
corps; Thomme le plus génial n'en a pas moins 
un corps, une guenille matérielle appréciable, et 
il ne manifeste son génie que grâce à sa guenille. 
Je ne puis pas savoir directement si le charbon 
contient les éléments de la pensée ; je ne suis pas 
dedans, comme on dit vulgairement; la seule ma- 
tière que je puisse connaître au point de vue sub- 
jectif, parce que je suis dedans, c'est celle qui 
constitue mon corps: et je constate que celle-là 
est consciente ; c'est même pour cela que je puis 
le constater ; la seule observation qui me soit pos- 
sible au sujet de l'hypothèse dont je m'occupe 
actuellement est donc favorable à cette hypothèse; 
je ne dirai pas qu'elle la démontre; les dualistes 
font en efTet, chacun sur soi,^ la même observation, 
et ils restent dualistes ; mais si elle ne la démontre 
pas, elle ne l'infirme en aucune manière; écoutez 
cependant ce qu'écrit un dualiste « au nom de 
l'observation et de la raison* ». 

1. Abbé Ghanvillard. Revue du Clergé français. J'ai déjà 
répondu à ces assertions dans Les Limites du connaissable. 
Paris, Alcan. 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 209 

« Votre système vous contraint d'affirmer que 
la matière doit produire la pensée, l'observation 
scientifique nous contraint d'affirmer(?) que la 
matière est incapable de produire la pensée. Nous 
savons en effet ce que c'est que la matière (?) et 
nous savons aussi ce que c'est que la pensée (?) ; 
Tobservation externe nous renseigtie sur le premier 
point et l'observation psychologique sur le second. 
La matière nous apparaît étendue, pondérable et 
divisible; on peut la mesurer et elle est localisée 
dans le temps et dans l'espace. La pensée n'est ni 
pondérable, ni étendue, ni divisible ; elle exclut le 
mouvement et la mesure*. Quelles seraient les 
dimensions d'une pensée, la force mécanique d'une 
volition, le côté droit d'un désir? Il serait aisé de 
développer dans le détail ces caractères absolument 
irréductibles de la pensée et de la matière tels que 
l'observation nous les fournit. Cela a été fait cent 
fois. Je me contenterai de conclure : entre la 
pensée et la matière la différence ne saurait être 
plus grande; elle se présente soùs forme de contra- 
diction. Voilà ce que l'observation nous révèle (?). 
Vous dites, au nom d'une thèse que, gratuite- 
ment, vous supposez démontrée : la matière peut 
contenir les éléments de la pensée; au nom de 
Vobservation et de la raison^ je vous réponds : la 

1. Mais les monistes croient qu'elle s'accompagne toujours 
de modifications dans quelque chose qui est susceptible de 
mesure. 

18. 



210 l'athéisme 

matière ne peut contenir ce qui est la négation 
d'elle-même. Or la pensée nous apparaît comme , 
la négation de la matière ; la matière ne peut donc 
contenir les éléments de la pensée ». 

Ainsi soit-il! Voilà un sermon qui, pour être 
éloquent, ne convaincra que ceux qui le veulent 
bien. Avant qu'on connût les instruments enregis- 
treurs, vous auriez dit : « Je veux faire étudier la 
musique à des sourds » : on vous aurait ri au nez ; 
la surdité est la négation de la musique, etc., etc. 
Aujourd'hui on a inventé le phonographe et cela ne 
signifie plus rien: on sait aussi que Féclair et le 
tonnerre ne sont qu'un seul phénomène, et cepen- 
dant Fun d'eux seul était connaissable pour les 
sourds, l'autre seul connaissable pour les aveugles! 

C'est pour des raisons de sentiment, de préférence 
personnelle que l'on acceptera la thèse dualiste 
ou la'thèse moniste ; toutes les théories sur les- 
quelles on discute à leur propos se ramènent en 
effet à cette question : La pensée s'accompagne- 
t-elle toujours d'une modification de quelque chose 
qui est susceptible de mesure? L'expérience n'est 
pas faite, quoi qu'en ait dit M.Armand Gautier, et 
tant qu'elle ne sera pas faite on pourra discuter ; 
une fois qu'elle sera faite, si elle se fait, toutes les 
conséquences, soit monistes, soit dualistes, en 
découleront naturellement; la question sera vidée. 
Il me semble cependant que, jusqu'à plus ample 
informé, les esprits non prévenus doivent pencher 



QUELQUES OBJECTIONS AU UONISUB 211 

vers le monisme, car l'observation montre à chacun 
de nous, grossièrement il est vrai, et sans quo cette 
observation soit susceptible d'être traduite par des 
chiffres rigoureux, qu'un homme ne peut pas pensor 
sans dépenser. 



§ 37. — DIFFICULTÉS DU LANGAGE MONISTE 

Jusqu'à présent les arguments foudroyants des 
dualistes n'ont pas seinblé mettre le monisme en 
trop mauvaise posture ; les expériences, les obsor- 
vations décisives^ auxquelles se reportent les dua- 
listes pour nous réduire en poussière, n'ont auivun 
fondement sérieux, ainsi que j'ai essayé de le 
montrer, en oubliant autant que possible que je 
suis moi-même moniste. 

Mais il y a une autre série d'arguments plus 
innportants et plus capables de convaincre les ^euB 
qui n'ont pas leur siège fait d'avance ; déjà, pour 
la question de la liberté absolue, le monisme, qui 
à mon avis sort victorieusement de cette éprôuvon a 
dû paraître bien bizarre, et même bien nuisible 
à certaines gens : mais nous ne faisons pas ici de 
la logique de sentiment, et il faut aller jusqu'au 
bout des conséquences de ses théories. 

Si l'on admet le monisme, que devient la notion 
de but? à quoi rime la tant vantée « harmonie des 
choses de la nature ? »Quel est le sort des grands 
principes de justice, de progrès, etc., pour lesquels 



212 l'athéisme 

les hommes se font tuer si volontiers? fie sont-là 
des questions qui. comme toutes les autres, doivent 
ôtre étudiées, si on le peut, au moyen des règles 
(le la pure logique ; mais la solution de ces ques- 
tions est si importante pour Thomme qui veut 
conformer ses actes à ses idées, que bien des gens 
y introduiront volontairement de la logique de 
sentiment, et rejetteront le monisme à cause de 
ses conséquences. 

Nous avons étudié d^ns la deuxième partie de ce 
livre, les conséquences sociales du monisme; nous 
devons Tenvisager ici au point de vue purement 
scientifique. Mais, avant de montrer comment le 
monisme peut se tirer honorablement au point de 
vue scientifique — quoique sans grande chance de 
convaincre ses adversaires — de ces difficultés 
sentimentales, je dois remarquer encore que, si le 
monisme a tant de peine à se faire admettre du 
plus grand nombre, c'est qu'il est en contradiction 
constante avec le langage môme qui sert aux rela- 
tions des hommes entre eux. Voici par exemple ce 
qu'en pense la Revue intitulée Études^^ qui m'a 
fait l'honneur de consacrer un article à la discus- 
sion, plutôt sévère, de « mon » monisme : 

« Pure hypothèse, voilà donc le point de départ 
du monisme. Son point d'arrivée, c'est une discor- 

1. Études^ par des pères de la Compagnie de Jésus, numéro 
du 20 janvier 190 : « Le Monisme de M. Le Dantbc d'après 
ses récents ouvrages ». 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 213 

dance absolue entre le langage de ta théoiie et le 
langage « humain ». Je le sais, M. Le Dantec ne 
redoute pas cette objection ; il la prévient, et tout 
son livre des Influences ancestrales est pour la 
développer; lui-même, quand il lui arrive d'em- 
ployer une expression finaliste, n^étaphysique, se 
reprend, et en tire avec une habileté de virtuose, 
une confirmation de sa théorie ; on ne se refait 
pas en un jour une mentalité. Par exemple, pas 
de concessions sur le terrain des idées, et c'est un 
spectacle curieux de voir avec quelle sérénité, 
j'allai» dire avec quelle bonne grâce, M. Le Dantec 
congédie ces entités métaphysiques qui s'appellent 
l'âme, la liberté, la responsabilité, l'art, le désin- 
téressement ». 

J'avoue en effet que le langage du monisme, 
poussé jusqu'à ses dernières conséquences, est tout 
à fait différent du langage courant, qui est indivi- 
dualiste et dualiste ; mais ce n'est pas une raison, 
parce qu'une erreur est accréditée depuis long- 
temps, pour que sa valeur scientifique soit établie; 
je l'ai déjà fait remarquer à plusieurs reprises, il 
est vraisemblable que, dans la fabrication évolu- 
tive de l'homme social actuel, beaucoup d'erreurs 
ont joué un rôle aussi important que certaines 
vérités ; elles font partie aujourd'hui de notre 
bagage constitutif; les unes sont même probable- 
ment entrées dans notre hérédité propre; de 
celles-là nous ne pouvons guère songer à nous 



214 L'ATHÉISini 

débarrasser, même si notre raison nous en montre 
Tabsurdité. et ce sera toujours là la plus grande 
objection au monisme, à savoir que l'homme, tel 
qu'il est fait aujourd'hui, ne peut plus vouloir être 
moniste, parce que son sentiment lutte contre sa 
raison. D'autres erreurs, si elles ne sont pas 
fixées encore dans notre hérédité proprement dite, 
nous sont néanmoins fidèlement transmises dans 
le langage que nous apprenons étant enfants, et 
qui contient, jusque dans sa syntaxe même, le 
dépôt intangible des erreurs ancestrales. Le cri- 
tique scientifique du Journal des Débats a bien 
voulu supposer que, dans ma folie moniste, je 
devais aVoir quelque peine à mè priver, pour 
m'exprimer correctement, de toutes les commo- 
dités du langage actiiel, et qne, malgré mes 
efforts, je devais néanmoins arriver à m'y em- 
brouiller moi-même. Gela est vrai, e* je trouve plus 
commode, pour me faire comprendre dé mes con- 
génères, d'employer ia même langue qu'eux, après 
avoir, montré, une fois pour toutes, quelles conven- 
tions redoutables pour la raison se cachent dans 
les formules les plus courantes. Mais quand on a 
affaire à des adversaires aussi convaincus de leur 
bon droit que les dualistes, il ne faut pas prêter le 
flanc, même après avoir fait une restriction de cet 
ordre, et j'en donnerai tout à l'heure un exemple 
en signalant les critiques faites à un essai moniste 
sur les phénomènes de mimétisme et d'imitation. 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 215 



§ 38. - ENCORE LE POINT DE VUE SOCIAL 

Quoi qu'ayant déjà traité cette question dans la 
deuxième partie de ce livre, je dois montrer en 
toute sincérité le bien fondé, au point de vue social, 
de l'objection faite à «mon* » monisme par la Revue 
des Pères de la Compagnie de Jésus. Que devien- 
nent, dans la théorie moniste, les notions de but, 
de responsabilité, de mérite, de justice, toutes 
notions qui sont exploitées par chacun de nous, 
dans les moindres actes de la vie quotidienne? La 
réponse à ces questions est analogue à celle que 
j'ai faite précédemment à propos de la liberté 
absolue. L'homme n'est pas libre au sens absolu 
du mot, en ce sens que, pour les monistes du 
moins, il ne peut y avoir en lui de raison d'agir 
indépendante de la variation de choses qui sont 
susceptibles de mesure; l'activité de l'homme ne 
réside pas dans l'homme même, mais résulte de 
réactions entre le corps de l'homme et les agents 
localisés dans le milieu qui l'entoure; il n'y a donc 
pas de liberté absolue chez l'homme; mais, dans 
une troupe d'hommes, chacun agit à chaque 
instant pour des raisons qui sont en lui et qui sont 
connues de lui seul; cela suffît pour que, au 
point de vue social, il soit considéré comme 

1. Ce monisme n'est « mien » que parce que j'ai été jusqu'au 
bout des conclusions qu'il faut en tirer. 



216 L'ATOÉISlIg 

libre; il n'est pas libre du monde, mais il est à 
peu près libre de ses voisins qui n'interviennent 
dans ses conditions de vie qu'en luttant avec 
lui pour l'existence. Rigoureusement, deux hommes 
qui sont enfermés dans un espace limité comme 
air et comme aliments ne sont pas libres l'un de 
l'autre, puisque chacun d'eux, quoique ignorant 
les pensées de Tautre, intervient cependant dans 
la genèse de ces pensées, en consommant sa part 
de l'oxygène qui est indispensable à la pensée. Il 
ne saurait y avoir de liberté absolue, s'il n'y a pas 
de pensée indépendante de la variation de choses 
mesurables. 

Chose bizarre, et qu'on ne saurait trop répéter, 
.alors que Ton a l'habitude d'opposer comme 
contradictoires le déterminisme et le fmalisme, 
l'étude moniste de la fabrication évolutive de 
rhomme montre dans l'observation prolongée, 
faite par les hommes, du déterminisme humain, 
l'origine du fînalisme. C'est la connaissance héré- 
ditaire du fait que tel acte succède à tel mou- 
vement cérébral, qui a permis l'adaptation pro- 
gressive des « moyens » à la « fin ». J'ai développé 
ces considérations dans un ouvrage récent*, je 
me contente donc de les signaler; mais je pré- 
vois encore ici l'objection des dualistes : « Vous 
avez nié tout à l'heure la valeur directrice de la 

1. Les Influences ancestrales. Paris, Flammarion. 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 217 

conscience et vous attribuez à une connaissance 
héréditaire une influence bienfaisante. » Sans 
doute, mais j'entends par connaissance la particu- 
larité cérébrale objective qui est créép chez un 
animal par Texpérience d'un phénomène, et non le 
fait que l'animal a conscience de cette particularité 
objective; le malentendu persistera indéfiniment 
si l'on n'admet pas, une fois pour toutes, que 
quand un moniste parle d'un fait de conscience, il 
pense à l'état cérébral correspondant et non à la 
connaissance qu'en a l'animal. 

Pour ce qui est du finalisme immédiat, de 
l'adaptation des moyens à la fin, le monisme 
n'éprouve pas de gêne particulière; mais quand il 
s'agit du but à assigner à la vie, de Tidéal à pour- 
suivre, il est bien obligé de déclarer que le seul but 
de la vie est la mort et la mort totale ; pour beau- 
coup de gens, cela n'est pas assez consolant; peut- 
être même est-il bon, au point de vue social, que 
les hommes croient à une récompense, au delà de 
la vie, de leurs mérites actuels. J'ai discuté précé- 
demment la valeur sociale de cette croyaice; je 
me borne ici à signaler les conséquences logiques 
du monisme. 

Le monisme exclut la responsabilité absolue; 
l'homme étant entièrement le résultat de l'hérédité 
et de l'éducation, et n'étant maître ni de l'une ni 
de l'autre, n'est pas responsable; cela est évident; 
il n'a pas non plus de mérite, et la justice est 

1? 



218 l'athéisme 

un leurre. Mais rhomme est un animal social, et 
ceci depuis un nombre immense de générations, 
c'est-à-dire que les conditions de la lutte pour 
l'existence sont différentes pour lui, suivant qu'il 
s'agit de ses congénères ou des animaux d'espèce 
différente; j'ai essayé de montrer dans Let 
Influences ancestrales * comment notre conscience 
morale actuelle résulte d'une vie sociale pro» 
longée. Cette conscience morale, qui répond à des 
particularités de structure de notre cerveau, contri* 
bue à nous dicter notre conduite dans beaucoup 
de cas, c'est*à-dire qu'elle fait partie des centres 
nerveux où s'élaborent nos « déterminations 
d'agir ». Elle est d'ailleurs d'une importance très 
variable chez les divers individus de notre espèce, 
comme nous avons vu précédemment que c'était le 
cas également pour la volonté. 

La question suivante se pose donc au sujet de 
la valeur sociale du monisme. Est-il préférable 
que l'homme considère comme des principes 
éternels, accompagnés d'une sanction pénale, les 
ordres que lui donne sa conscience morale, ou 
bien qu'il sache que ce sont là des résidus hérédi- 
taires, provenant d'une époque disparue, et peut* 
être contraires aux conditions actuelles de la vie 
humaine? Je n'ai pas une compétence suffisante 
pour résoudre cette question sociale. Il me semble 

1. Op. dt. 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 219 

cependant que la réponse ne doit pas être la même 
pour tous les types d'hommes. Pour ceux qui ont 
une conscience iporale peu développée, pour les 
effrontés, il n'est pas mauvais que la croyance à des 
principes éternels, accompagnés de sanction pénale, 
restreigne leur activité égoïste, dans les cas où la 
peur des gendarmes ne suffît pas ; mais pour ceux 
qui ont au contraire une hypertrophie de la 
conscience morale, les croyances monistes sont 
préférables ; elles ne suffisent pas d'ailleurs à faire 
taire la voix d'une conscience tatillonne, mais 
elles empêchent les scrupules excessifs, la ten- 
dance aux mortifications et à Tascétisme. Pour 
égaliser les conditions de la lutte entre les 
hommes, il faudrait donc enseigner le monisme aux 
enfants timorés et doux, qui ont des chances d'être, 
toute leur vie dupes de leur bon cœur, et incul- 
quer au contraire des principes sévères et la peur de 
Fenfer aux enfants intraitables et violents qui, une 
fois hommes, seront dangereux pour ceux de la 
première catégorie. C'est là une pare utopie, et 
d'ailleurs, au nom de quel principe métaphysique 
peut-on, si Ton est moniste, décréter qu'il faut 
plus d'égalité parmi les hommes ? 

Je ne sais pas comment font les dualistes quand 
ils sont en présence d'un conflit entre leur cons- 
cience morale et leur intérêt actuel, entre leur 
conscience morale surtout et l'intérêt de ceux qui 
leur sont chers, mais je ne trouve pas que le 



220 l'athéisme 

monisme rende malheureux, et je crois qu'il peul 
s'allier, au moins chez certaines natures, avec une 
conduite qui reste dans la bonne moyenne de 
rhonnêteté. Nous ne devons pas d'ailleurs nous 
occuper ici' d'utilité ou d'inutilité, mais de logique 
pure et non de logique des sentiments. 



§ 39. — LE SORT DE LA THÉORIE MONISTE 

NE DÉPEND PAS DU PLUS OU MOINS DE VALEUR DES TRAVAUX 

D*UN MONISTE DONNÉ 

Pour que toute l'exiflication que j'ai donnée dans 
Les Influences ancestrales de l'origine de la logique 
et de la conscience morale soit acceptable, il faut 
naturellement que^ l'hérédité puisse faire ce que je 
lui ai attribué ; voici l'objection de la Revue déjà 
citée des Pères de la Compagnie de Jésus*. 

« On peut dire que tout le système de M. Le 
Dantec est suspendu* aux deux points suivants: 
d'une part, la connexion nécessaire entre la forme 
d'un être et sa constitution chimique, d'autre part, 
la réduction du phénomène de l'hérédité à celui de 
l'assimilation. Connexion nécessaire entre la forme 
et la constitution chimique: il le faut bien pour 
expliquer, par le seul jeu des forces matérielles, la 
construction des organismes ; on nous parlera donc 
de substance de hanneton, substance de chèvre, 

1. Op. cit., p. 209. 



>?;^- 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 221 

substance d'homme, bien plus, substance de Pierre, 
substance de Paui, telle, qu'un seul des éléments 
anatomiques d'un individu quelconque suffirait à 
déterminer l'individu tout entier. Est-ce le micros- 
cope ou la balance qui révèle cette loi? Non, mais 
la théorie l'exige. Réduction du phénomène de 
l'hérédité à celui de l'assimilation : cela encore est 
nécessaire, puisque l'assimilation est la seule 
caractéristique des êtres vivants... Hypothèses gra- 
tuites, que les critiques les plus modérés ont appe- 
lées ingénieuses ». 

Ce n'est pas ici le lieu de discuter la valeur de 
mes théories de l'hérédité ; j'ai répondu à des criti- 
ques plus serrées ; ce que je veux signaler, c'est le 
mode de discussion, qui, pour atteindre le monisme, 
attaque une théorie d'un moniste. La question fon- 
damentale du monisme : « Y a-t-il des pensées qui 
ne s'accompagnent pas de la modification de quel- 
que chose de mesurable ? » est une question 
actuelle, indépendante de toutes les considérations 
historiques qui peuvent nous expliquer l'état actuel 
du monde ; elle n'a aucun rapport avec la question 
de l'origine des espèces. J'avoue que, ne pouvant 
me résoudre à accepter, avec certains dualistes, 
le dogme de la création, j'ai trouvé de grandes 
joies dans mes essais d'explication partielle de la 
formation de l'homme d'aujourd'hui ; j'avoue que, 
maintenant encore, et malgré les critiques qu'elles 
ont soulevées, mes théories me donnent toujours 

19. 



222 l'athéishb 

bes^ucoup de satisfaction, mais, je le répète, elles 
n'ont rien à voir avec la question du monisme. 
Le monisme pourrait être établi sans que rien de 
ce que nous voyons autour de nous fût expliqué. 
Il ne faut pas croire qu'en relevant une erreur des 
Lfimarckiens ou des Darwinistes, on attaque le 
principe d'évolution ; je Tai fait moi-même, et bien 
souvent, et cela ne m'empêche pas de trouver dans 
la théorie évolutioniste, indépendamment des 
méthodes suivant lesquelles elle est appliquée 
dans le détail par chaque savant, une explication 
très satisfaisante de cette « harmonie de la nature » 
qui provient uniquement de l'adaptation progrès* 
sive de tous les êtres vivants à ce qui est, 

I 40. - ÉNUMÉRATION SUCCINCTE DE QUELOUES OBJECTIONS 

Jusqu'à présent, j'ai, dans ce chapitre, essayé 
d'exposer la thèse moniste, rjéduite à ses côtés 
essentiels, en la défendant contre les attaques dont 
elle a été l'objet; mais je dois avouer que, avec 
cette méthode d'exposition, je mets d'une manière 
trop évidente, tous les atouts dans mon jeu ; 
j'attire mes adversaires sur mon terrain quand j'en 
ai besoin pour donner plus de netteté à une expli- 
cation, de sorte que le lecteur doit avoir la sensa- 
tion d'assister à une conversation entre deux inter- 
locuteurs dont Tun ne donnerait la parole à l'autre 
que pour le battre. Je voudrais, pour terminer. 



Ib. 



QUELQUES OBJBCTlOlfS AU MONTSUE 223 

employer la méthode inverse et donner la parole 
à un des adyersaireB du monisme, en me réser^ 
vaut seulementj de tempe en temps, une petite 
remarque, mais sans interrompre le plaidoyer ; 
malheureusement t les plaidoyers contre le monisme 
sont fort longs; 11 faudra donc que je choisisse 
parmi les passages, ceux qui contiennent, à mon 
avis, les plus fortes objections ; j'espère qu*on 
voudra bien croire à la sincérité de mon choix ; 
certainement, cette sincérité serait phis évidente 
si je signalais des objections auxquelles je n'ai 
rien trouvé à répondre ; mais s'il y en avait, je ne 
serais plus moniste, et je le suis plus que jamais^ 
malgré les critiques. Les dimensions de ce volume 
ne me permettent pas de passer successivement 
en revue les objections des Pères de la Compagnie 
de Jésus, celles de la Revue Thomiste, celle de la 
Revue du Clergé français^ celles de la Revue des 
Questions scîeyiiifiqueSjCMes du livre de M* Grasset, 
Les limites de la Biùlogie^ au premier chapitre 
duquel j'ai déjà répondu * (et auquel j*ai été pro- 
bablement seul à répondre, si j'en croîs la préface 
de sa deuxième édition). 

Je me contenterai de suivre ici la série d'articles 
que M. P.Vigûon a publiés dans la Revue de Philoso^ 
pkie^ «sur le matérialisme scientifique». Cette série 
d'articles portait comme sous-titre : « A propos 

1, Les Limites du connaissabtc, Pfiris, Alcan. 

2- Numéro a de mara^ arrU, mai^ juin ai jalUct 1304. 



224 l'athéisme 

d'un récent Traité de Biologie » ; je suis Fauteur de 
ce traité de biologie, et M. Vignon déclare d'ailleurs 
que je lui sers seulement de type représentatif de 
l'état d'esprit des monistes ; je ne serai donc pas 
accusé de faire ici un plaidoyer pro domo^ d'autant 
que je laisserai de côté tout ce qui a trait à une 
théorie particulière dont la solidité n'a rien à voir 
avec celle du monisme lui-même. 

En commençant, je dois signaler une critique 
qui m'a été faite par la Revue de Métaphysique 
et de Morale^ '^ elle me reproche de prêter à mes 
adversaires des opinions qu'ils ne professent pas: 

« Nous ne connaissons aucun psychologue qui 
admette que l'homme perçoit ce qui ne modiOe 
nullement son corps. Personne ne soutient que 
Tesprit se promène autour du corps pour connaître, 
directement et sans l'imtermédiaire des organes 
des sens, le monde extérieur. M, Le Dantec croit 
diriger ses coups contre les spiritualistes, et il 
n'atteint que les spirites. » 

Si l'auteur de ces lignes admet réellement que 
l'homme ne perçoit pas — et j'ajouterai ne conçoit 
pas — ce qui ne modifie nullement son corps, il 
est moniste comme moi, et je suis loin de l'attaquer. 
Mais le peu que j'ai pu comprendre aux ouvrages 
spiritualistes me fait craindre, chez cet auteur 
anonyme comme chez les autres, certaines subti- 

1. Supplément du numéro de septembre 1903, p. 9. 



^W^f^ 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 225 

lités qui accordent cependant à la conscience 
des déteiininations d'agir, indépendantes de Fétat 
du cerveau ; à côté du mécanisme il y a quelque 
chose qui, malgré tout, est indépendant du méca- 
nisme, et qui tourne les robinets de mise en train. 
L'équivalence mécanique de ces actes matériels 
est si faible qu'elle est difficile à mettre en évidence ; 
de même, lorsqu'on étudie le rendement d'une 
locomotive, on ne* tient pas conipte de l'effort du 
mécanicien qui actionne la machine, et cependant, 
cet effort existe et est mesurable ; mais il se passe 
en dehors de la machine même, tandis que, dans 
latfiiachine humaine, les mécanismes de mise en 
train font partie de la machine comme tous les 
autres rouages. Si les spiritualistes admettent cela, 
ils sont monistes, et je ne vois pas par quelle 
nuance ils diffèrent des autres; mais je crains 
bien qu'ils n'arrivent, par une souplesse d'esprit 
dont je suis incapable, à accorder le déterminisme 
le plus rigoureux avec la liberté absolue des mises 
en train. C'est ce que fit, avec sa bonne fumeur 
habituelle, M. l'abbé Naudet, dans une conférence 
contradictoire où nous parlâmes l'un et l'autre. Il 
me dit, en substance, que les miracles ne sont pas 
en contradiction avec le déterminisme, et voici 
l'exemple qu'il me donna : 

« Un homme dort sur le bas port à l'ombre 
d'un pont; une grosse pierre se détache à quelques 
mètres de hauteur, juste au-dessus de la tête 



226 l'athéisme 

du dormeur; il est infailliblement condamné; mais 
du bout de ma canne, je donne une légère impul- 
sion à la pierre, sa trajectoire dévie, et voilà 
mon homme sauvé; voyez-vous là quelque chose 
qui soit en contradiction avec les lois natu- 
relles? Dieu peut donc faire des miracles sans 
lonner le moindre accroc aux lois qu'il a impo- 
sées au monde ». 

Évidemment, l'effort de la canne du sauveteur 
est petit par rapport à la force vive du pavé qui 
tombe; mais il n'est pas nul, et il a une équi- 
valence mécanique ; tandis que si c'est Dieu qui 
est intervenu, par l'exercice d'une volonté qui se 
manifeste sans que se modifie nen qui soit sus- 
ceptible de mesure^ son intervention, si minime 
qu'elle soit, est en contradiction avec le déter- 
minisme universel. C'est toujours la question des 
mises en train. De ce que nous en connaissons 
quelques-unes qui nécessitent un très faible effort 
et que, dans la pratique^ on peut négliger dans 
l'évaluation d'un travail total souvent très consi- 
dérable, on conclut qu'il est possible, dans les 
théories, d'assimiler à ces quantités négligeables 
les déterminations d'agir qui se passent dans le 
cerveau de l'honime, et de déclarer, avec M. Armand 
Gautier, qu'elles n'ont pas d'équivalent mécanique. 
Avec la formule que j'ai proposée comme définition 
du monisme, il me semble qu'aucune ambiguïté 
ne subsiste. 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 227 

J'arrive, maintenant, au travail de M. Vignon^ 

§ 41. — OBJECTIONS DE LA « REVUE DE WILOSOPHIE » 

L'auteur commence par un avant^propos dans 
lequel il déclare qu'il fait de la métaphysique (p.x), 
mais que « le matérialisme étant un système méta- 
physique, il faut bien que la critique raisonnée de 
cette doctrine soit aussi de Tordre métaphysique ». 
Il est bien difficile à un homme de ne pas faire de 
métaphysique ; j'en ai fait, moi aussi^ sans m'en 
douter, et bien souvent; mais toutes les fois que je 
m'en suis aperçu, j'ai fait mon mea culpa^ et j'ai 
essayé de me corriger, car ce serait perdre son 
temps que de discuter avec des gens ayant des 
convictions opposées, relativement à des choses 
qui ne sont pas susceptibles de vérification. Dans 
mon livre Les Lois naturelles, j'ai fait un effort 
soutenu pour m'en tenir aux choses mesurables et 
les prendre comme point de départ de tout ; je me 
suis aperçu alors, en relisant mes ouvrages anté- 
rieurs, que j'avais maintes fois employé des expres- 
sions métaphysiques, et j'en ai été fâché ; mais, 
en y regardant de plus près, j'ai constaté qu'il y 
avait seulement là un vice de forme, et que les 
mêmes propositions pouvaient subsister sans mo- 

1. La série d'articles de M. P.Vignon a été publiée sous forme 
de brochure; c*est à cette brochure que je renverrai pour la 
pagination. 



228 l'athéisme 

dification et être traduites dans un langage positif^ ; 
que, en d'autres termes, des propositions d'appa- 
rence métaphysique signifiaient tout de même 
quelque chose. C'est parce que je trouve dans l'ou- 
vrage métaphysique de M. Vignon, un substratum 
positif, que j'en fais mention ici; je n'irais pas 
volontiers me battre avec une ombre. Je m'en tiens 
donc à ma définition toute positive du monisme, 
et ce sera ma position pour écouter M. Vignon. Je 
sais bien qu'on me dira que je fais encore de la 
métaphysique, puisque je considère comme mesu- 
rables des choses qui n'ont pas jusqu'à présent été 
mesurées ; elles sont difficiles à mesurer, j'en con- 
viens, mais nous avons des raisons de croire 
qu'elles sont le siège de modifications et c'est là 
la thèse du monisme. Je n'imiterai pas Auguste 
Comte qui, n'ayant pas connu le spectroscope, 
déclarait impossible l'étude de la chimie stellaire ; 
je ne vois pas que le phrénoscope soit plus invrai- 
semblable que le spectroscope, et les rayons N ont 
déjà failli nous donner l'équivalent des raies de 
Frauenhofer. Il ne faut pas désespérer des progrès 
de la science qui a pour objet principal la recherche 
de nouvelles méthodes de mesure. 

M. Vignon commence par définir le matéria- 
lisme « un monisme substantiel et un monisme 

1 . Jo crois avoir, par exemple, donné, au cours de ce chapitre, 
une définition de la conscience épiphénomène, meilleure que la 
première, mais équivalente. 



,.«i!fi»i.p;>^H 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 229 

analytique » ; il déclare en conséquence qu'il a 
pour base Tunité de conslitution de la matière et 
qu'il ne saurait admettre les nombreux corps sim- 
ples de la chimie. Sur le terrain biologique où je 
me suis placé, je n*ai pas à m*occuper de cela, 
ainsi que je Tai fait remarquer plus haut. Si, être 
matérialiste, cela signifie admettre comme base 
Tunité de la matière, je confesse que j'ai eu tort de 
m'intituler quelquefois matérialiste, et que j'ai 
péché par ignorance des systèmes philosophiques ; 
il est dangereux, pour un homme qui n'a fait que 
des études scientifiques, d'employer des épithètes 
philosophiques qtii l'inféodent à des systèmes dont 
'il ne connaît rien. La physique des électrons me 
paraît avoir fait un grand pas dans la voie de cette 
théorie de l'unité de la matière ; je trouve ses con- 
quêtes admirables, et je m'en réjouis ; mais cela 
n'a rien à voir avec le monisme biologique que je 
défends. M. Vignon me le concède d'ailleurs : 
« Nous ne demanderons pas à M. Le Dantec ce 
qu'il pense du polythéisme corpusculaire ; il nous 
répondrait, avec raison, qu'il n'y a là qu'une fan- 
taisie antiscientifique* ». Je ne sais pas ce que je 
répondrais à M. Vignon, s'il me posait cette ques- 
tion, mais j'aime mieux qu'il ne me la pose pas, et 
j'entre tout de suite sur le terrain où je me meus 
plus à l'aise : 

1. Op. cit., p. 11. 

20 



230 l'athéisme 

« Et maintenant, toute métaphysique première 
étant mise de côté, les savants matérialistes se bor- 
neront à nous présenter, dans un langage volon- 
tiers imprécis^ le cosmos comme fait de parties 
élémentaires aussi pauvres que possible en pro- 
priétés intrinsèques, sur lesquelles agiront des forces 
mécaniques capables seulement de mouvoir les 
masses dans une direction et avec une vitessie 
déterminées ; les causes immédiates étant les mou- 
vements antécédents et les causes générales se 
réduisant à l'ensemble des circonstances concomi- 
tantes. Tout phénomène sera à la fois nécessaire 
et fortuit : nécessaire, parce qu'il sera mécanique- 
ment causé, jusque dans ses antécédents les plus 
lointains ; fortuit, parce qu'il ne sera pénétré d'au- 
cune harmonie et qu'il ne témoignera d'aucune 
intention, même rudîmentaire. Tel sera le « maté- 
rialisme pratique » ou mécanique u antitéléolo- 
gique », appelé ainsi parce qu'il soutient l'auto- 
matisme aveugle et irrationnel dis synthèses substan- 
tielles^ ». 

Je souscris volontiers à tout ce passage de 
l'auteur, en faisant des réserves pour les endroits 
soulignés. D'abord, je trouve que M. Vignon est 
trop généreux en nous accordant des forces méca- 
niques capableSy etc. L'homme ne connatt pas de 
forces, mais seulement des effets de ces agents 

1. ibid., p. 11. 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME ^1 

hypothétiques qu'on appelle forces, savoir des 
variations de vitesse et de direction ; la force est, 
soit une fonction mathématique d'un emploi com- 
mode, soit une entité anthropomorphique inutile 
et même dangereuse pour le philosophe ^ En 
revanche, il n'a pas le droit de dire que nous sou- 
tenons a l'automatisme aveugle et irrationnel des 
synthèses substantielles » si, par synthèses sub- 
stantielles, il entend les animaux doués d*organes 
des sens. Les animaux ont des yeux et s'en ser- 
vent ; ils ne sont donc pas d'un « automatisme 
aveugle » et, le problème de Torigine des espèces 
est précisément d'expliquer comment, avec des 
éléments aveugles^ il peut se constituer, par adap- 
tations successives, des animaux qui ont des yeux 
et savent en faire usage. Je n'ai pas à discuter ici 
la thèse transformiste, mais H. Vignon ne niera 
pas que les hommes, qui ont des yeuXy sont fabri- 
qués au moyen de substances chimiques, qui n'en 
ont pas. Il m'objectera que précisément il y a en 
l'homme un principe qui lui permet de se servir 
de ses yeux, et nous reviendrons à la thèse princi- 
pale du monisme : « Se produit-il dans le cerveau 
de l'homme des perceptions, des appréciations, des 
déterminations d'agir sans que se modifie quelque 
chose qui est susceptible de mesure ? » 
JDès le début de son argumentation, M. Vignon 

1. Voy. Les Lois naturelles j op. cit., chap. xv et chap. xxxi. 



232 l'athéisme 

exploite Terreur commune à tous ceux qui atta- 
quent le monisme. Son premier paragraphe est 
intitulé* : Les faits psychiques sont radicalement 
inactifs. En voyant tant d'hommes distingués qui 
attaquent, sans Tavoir comprise, la théorie de la 
conscience épiphénomène, je me dis avec tristesse 
que cette théorie a sûrement été mal formulée par 
ses adeptes — quorum pars magna fui! — J'espère 
avoir mieux expliqué dans ce chapitre cette théorie 
si âprement combattue ; je me demande comment 
on a pu accuser de puérilités aussi évidentes un 
homme comme Huxley, qui a été sinon le promo- 
teur, du moins Tun des défenseurs du système. Je 
le répète encore une fois, les faits psychiques sont 
des faits comme les autres, et s'accompagnent do 
modifications dans des choses qui sont suscep- 
tibles de mesure; ce n'est pas une raison parce 
qu'ils sont psychiques pour qu'ils soient inactifs, 
ce n'est pas non plus parce qu'ils sont i ?ychiques 
qu'ils sont actifs, mais iU sont actifs au mêmt 
degré que les autres, et soumis au même déter- 
minisme; il sera possible de les étudier objecti- 
vement quand on aura fait les découvertes néces- 
saires. De même les vibrations de l'air ne font pas 
remuer différemment la poussière répartie sur une 
plaque de résonnateur, soit qu'elles soient perçues 
par une oreille et, par suite, sonores, soit qu'il 

1. Op. cit,, p. 12. 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 233 

n'y ait dans le voisinage aucune oreille capable de 
déceler leur sonorité. 

En revanche, je suis tout à fait d'accord avec 
M. Vignon quand il dit* : « Voici ce que tout 
matérialiste, quel qu'il soit, sera obligé de pro- 
clamer : les mouvements moléculaires étant tous 
déterminés mécaniquement, la résultante de ces 
mouvements élémentaires est déterminée de la 
même façon ». Mais Fauteur ajoute : « Cette résul- 
tante est donc indépendante de toute perception, 
de tout raisonnement y de tout jugement », et ici 
je suis obligé de me séparer de lui, car les mo- 
nistes considèrent que les raisonnements et les 
jugements sont la traduction, dans le langage de 
la conscience individuelle, des mouvements de 
choses mesurables, qui prennent place dans le 
déterminisme universel. Il ne suffît pas qu'un phé- 
nomène soit accompagné de conscience chez un 
individu pour qu'il soit inactif dans le concert 
général des choses; seulement, le fait qu'il est 
connu de cet individu n'a pas d'influence sur la 
marche des événements. C'est ce que j'ai essayé 
d'exprimer dans cette formule imparfaite : « Tout 
ce qui se passe dans le monde s'y passerait de la 
même manière si les atomes avaient toutes leurs 
propriétés actuelles, sauf la propriété de cons- 
cience élémentaire », formule imparfaite puis- 

1. Op. cU., p. 13. 

20. 



234 l'athéisub 

qu'elle suppose un monde où les choses seraient 
autrement qu'elles sont, mais qui a néanmoins le 
mérite de la clarté ; je la précise en disant : « Il y 
aurait aujourd'hui des hommes, résultat d'une 
évolution et d'une adaptation progressives, et ces 
hommes auraient des yeux et des oreilles, et s'en 
serviraient comme ils s'en servent; et les mêmes 
influx nerveux se produiraient dans leurs cer* 
veaux, et traceraient ces trajets capricieux que 
chacun de nous connaît en lui-même sous le nom 
d'association d'idées, détermination d'agir, etc.; 
seulement, ils ne le sauraient pas, et chacun d'eux 
n'aurait plus la prétention d'être le centre du 
monde. » Le moniste conséquent avec lui-môme 
doit admettre cette formule, qui n'a cependant 
aucune valeur puisqu'elle fa-it appel à une hypo- 
thèse contraire à Tordre de choses établi. Cette 
formule n'est qu'une manière de faire comprendre 
une théorie. Les travaux de Darwin et de Lamarck 
nous ont permis de comprendre comment, dans 
ces conditions de conscience épiphénomène, les 
hommes ont pu se former. On peut être plus ou 
moins satisfait des interprétations données au 
sujet de l'origine des espèces, mais ces interpré- 
tations seraient-elles toutes fausses, que le fait du 
monisme n'en subsisterait pas moins avec toutes 
ses conséquences : « Rien ne se passe de connais- 
sable à un homme, sans que se modifie quelque 
chose qui est susceptible de mesure ». « Merveil- 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 235 

leuse sélectioii naturelle! s'écrie M. Vignon^, Mais 
par quoi les trajets intracérébraux d'un individu 
peuvènt-iis être représentés dans Tœuf issu de lui, 
pour que Thérédité, non moins habile que la 
sélection naturelle, les fasse réapparaître, au mo- 
ment voulu, dans le cerveau du produit? » Il 
n'existerait aucune théorie de l'hérédité ou dû 
l'origine des espèces, que les monistes auraient 
néanmoins le droit de soutenir, non pas que tes 
faits psychiques sont inactifs, comme le dit 
M. Vignon, mais qu'il n'y a pas de fait psychique 
sans modification de quelque chose de mesurable. 

tt Un pareil système philosophique, dit M.Vignou, 
n'a que la psychologie qu'il mérite : nous voulons 
dire qu'il n'en a point. Telle est la démonstration, 
facile, que M. Le Dantec a pris à tâche de nous 
présenter lui-même après Hseckel ou Huxley*. >i 

Voici maintenant ce qu'écrit, sur le même sujet, 
le critique anonyme de la BevttÉ de Métaphysique 
et de Morale^ : 

« Vraiment, il y a de quoi sourire, quand ou 
voit ce que la psychologie doit à cette méthode 
prétendue scientifique ». 

C'est comme si on raisonnait de la manière sui- 
vante : Savart et Helmholtz^ qui ont fait faire de 
grands progrès à l'acoustique, en ont-ils fait faîr^ 

1. Op. cit,, p. 15. 

2. Op, cit., p. 12. 

3. Mari ig04, Supplément, p. 9. 



236 L'ATHéiSHB 

à la musique? Et doit-on penser que, sans eux, 
Wagner n'eût pas écrit la Tétralogie^ Les monistes 
ne prétendent pas qu'il est plus aisé d'analyser les 
mentalités humaines en regardant les mouvements 
du cerveau qu'en les suivant dans sa propre cons- 
cience; ils sont même convaincus du contraire, 
et aucun d'eux ne trouverait intéressant de tran- 
scrire sur le phrénographe Le lys rouge d'Anatole 
France. Mais ils sont convaincus aussi qu'une étude 
objective des phénomènes cérébraux correspondant 
aux faits psychiques d'un homme n'est pas impos- 
sible \ ils prétendent que les psychologues étudient, 
dans une langue à part, et avec une méthode diffé- 
rente, des phénomènes du même ordre que ceux 
qu'étudient les physiologistes; en d'autres termes, 
les modifications mesurables qui se produisent 
dans le corps de l'homme se divisent en deux caté- 
gories : l'une qu'il est plus facile d'étudier par les 
méthodes de la physiologie, l'autre qu'il est plus 
facile d'étudier par les méthodes de la psychologie : 
« M. Le Dantec... croit que notre psychologie 
sera beaucoup plus scientifique si elle paraît 
cm prunter le secours de la biologie, et si nous disons 
que l'instinct dépend de centres nerveux adultes, 
l'intelligence de centres nerveux non adultes. A 
merveille; mais est-ce l'histologie qui nous a fait 
connaître des centres nerveux adultes et d'autres 
non adultes? Point du tout.... C'est donc la 
simple observation du psychologue, si méprisée. 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 237 

qui vient ici au secours du biologiste pour lui per- 
mettre de faire une hypothèse sur le développe- 
ment du système nerveux* ». De même on pourrait 
dire : L'accord parfait en musique, c'est telle et 
telle série de rapports de nombres de vibrations; 
mais est-ce le physicien qui a découvert Taccord 
parfait? point du tout; il a seulement traduit en 
langage acoustique le do-mi-sol-do du musicien. Et 
cependant cela n'est pas vain. Il n'est pas inutile 
non plus, quand on veut étudier l'origine des 
espèces, de pouvoir raconter dans une larigue 
unique tous les faits dont on a besoin; c'est pour 
cette question de l'origine des espèces que la tra- 
duction en langage physiologique des faits d'ordre 
psychologique est non seulement précieuse, niais 
indispensable; les monistes croient qu'elm est 
possible et font de leur mieux pour la réaliser; 
mais ils n'ont pas l'intention pour cela d'empêcher 
les psychologues de faire de la psychologie eu lan- 
gage psychologique; au contraire, ils savent perli- 
nemment qu'ils ne pourraient pas leur donner un 
outil équivalent. Mais, pour la question qui les 
préoccupe, la psychologie des psychologues Ipuv 
est inutile^ et ils en font une autre; de même, pour 
étudier la conservation de l'énergie, la musique ue 
sert à rien et l'acoustique est indispensable; chaque 
outil a du bon pour son objet. 

1 . Revue de Métaphysique, mars 1904, Supplément, p. î). 



238 L'ATHéiSMB 

« Le matérialisme, dit M. Vignon^, ayant assumé 
la tâche d'exorciser Vatte téléologiquey de\Bii triom- 
pher tout d'abord de la volonté consciente et rai- 
sonnée, de l'attention active ; en effets toutes ses 
conquêtes ultérieures éventuelles étaient condam- 
nées à rester vaines, tant qu'il laissait debout et en 
fonction une seule intelligence directrice. A vrai 
dire, le psychisme actif, ce réduit du finalisme, ce 
domaine des tendances intentionnelles, eût pu 
passer pour inviolable : s'aveugler, à coups d'argu- 
ments logiques^ sur l'existence même do cette rai- 
son qui fait la valeur de notre vie ; s'amputer, de 
propos délibéré et à force de volonté, de cette 
énergie morale qui est ce qu'on porte de meilleur 
en soi-même; et tous ces efforts intellectuels 
afin que nul effort, poursuivi par une intelligence, 
n'eût le droit de travailler en vue d'un avenir qui 
ne fût pas contenu, d'avance et tout entier, dans 
les conditibns mécaniques élémentaires des masses 
en présence I L'entreprise était désespérée (Claude 
Bernard a dit absurde) ; car elle portait en elle une 
de ces contradictions immanentes et persistantes 
qu'on ne transgresse qu'en renonçant à faire œuvre 
raisonnable». Voilà exprimée une fois de plus 
Terreur qui provient d'une mauvaise compré- 
hension de la théorie de la conscience épiphé- 
nomène ;^ je retrouve la môme erreur, à chaque 

1. Op. cit., pp. 23-24. 



''IS^' 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 239 

page, dans le yolumineux mémoire de M.Vignon, et 
je continue à en accuser Texposé yicieux de cette 
théorie; voici donc; encore une nouvelle formule 
qui, je Tespère, sera compréhensible : Les phéno- 
mènes qui se passent dans un homme peuvent être 
connus de deux manières: d'une part, objecti- 
vement! par un observateur étranger (que je suppose 
muni du phrénoscope) ; d*autre part, subjecti- 
vement, par l'homme lui-même ; ce 8ont les 7néme$ 
faits qui sont connus de deux manières ; dans la 
première narration il n'est question que de mou-^ 
vements, de réactions chimiques, de modifications 
de choses mesurables, soumis au déterminisme le 
plus rigoureux; dans la deuxième, qui est équi'- 
valente â la première^ il n'es^ question que de flna- 
lisme, de libre arbitre, de volonté, etc. ; et cela est 
fatal parce quie l'homme ne connaît subjectivement 
que les mouvements de sa substance propre , il ionore, 
dans cette étude psychologique^ l'oxygène, Paliment^ 
Véther vibrant qui collaborent avec sa substance 
à la détermination de ses actes ; il croit en consé- 
quence qu'il agit par lui-même, alors quHl n'est que 
Tundes agents d'une série de réactions. Au contraire, 
Tobservateur qui emploie la méthode objective 
connaît en même temps tous les agents tant inté- 
rieurs qu'extérieurs à l'individu étudié ; c'est pour 
cela qu'il conclut au déterminisme de ses actes et 
à l'absence de liberté absolue. J'ai déjà expliqué*, 
1. Voy. Lbs Influences ancestrales, op, dt. 



240 l'athéisme 

et je n*y reviendrai pas, comment ce déterminisme, 
loin de Texclure, est au contraire la condition pri- 
mordiale de Tacquisition de ce qu'on peut appeler 
(de finalisme humain», par adaptation progressive 
au cours des générations passées. 

Je ne saurais trop insister sur ce point puisqu'il 
n'a jamais été compris des dualistes; en supprimant 
même l'hypothèse du phrénoscope, et en livrant 
les observateurs à leurs propres ressources, je 
dirai que les hommes sont comme des pantins 
ayant des rouages cachés mus par des ficelles visi- 
bles à l'extérieur; les rouages sont les particu- 
larités de sa structure cérébrale ; les ficelles sont 
des agents extérieurs d'action (oxygène, aliment, 
température, etc.). Eh bien, le pantin lui-même, par 
son observation subjective, connaît les rouages et 
ignore les ficelles; il se croit donc libre; l'obser- 
vateur étranger voit au contraire les ficelles, et ne 
devine les rouages que parce qu'il voit la diversité 
des mouvements causés par les ficelles ; le biolo- 
giste moniste a la prétention de tenir compte a la 
fois des rouages et des ficelles. 






Je ne puis suivre M. Vignon dans toutes ses objec- 
tions ; il y en a qui ne se rapportent pas direc- 
tement à la question moniste. Depuis la page 25 
jusqu'à la page 46, il fait le procès des théories 



^^W^' 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 241 

sur l'hérédité et sur rorigine des espèces ; je n'ai 
pas à discuter ici la valeur de ces objections. Si 
par hasard les théories actuelles ne sont pas sufJi- 
santes, on en fera d'autres, et, en attendant qu'on 
les ait faites, Thomme sera moins satisfait de ^a 
connaissance du monde ; mais cela ne change pas 
d'un iota la question du monisme et du dualisme ; 
un homme consciencieux, amené à conclure au 
monisme par certains faits, devra accepter ce sys- 
tème, même s'il se trouve, en l'acceptant, plongé 
dans les ténèbres les plus profondes au sujet de la 
signification de tout. 

J'arrive immédiatement à la partie la plus im- 
portante, et à mon avis aussi la meilleure, du 
travail de M. Vignon ; c'est celle où il s'occupe du 
mimétisme et de l'imitation (pp. 46-56). Mon contra- 
dicteur a tort, ici encore, de prétendre que je 
considère les faits psychiques comme inactifs ; je 
me suis suffisamment expliqué là-dessus précé- 
demnaent, et j'espère qu'il n'y aura plus désormais 
d'ambiguïté à ce sujet; mais il a certainement 
raison quand il dit que je ne me suis pas tiré bril- 
lamment des difficultés que soulève, pour un mo- 
niste, le problème de l'imitation. Je vais commencer 
par me défendre dans les parties où je crois que 
j'ai raison, et faire ensuite un modeste acte de 
contrition pour les parties où je reconnais que je 
n'ai pas été à la hauteur de ma tâche. 

M. Vignon m'approuve d'être, pour la question du 

21 



242 L'ATHéiSMB 

mimétisme, plus lamarckièn que darwinien ; mais 
il a tort de croire qu'on ne peut pas être lamarckien 
et moniste, c'est-à-dire être lamarckien et refuser 
aux animaux «des initiatives absolues». Je croîs 
que Ton peut classer l'ensemble des phénomènes 
biologiques en deux catégories : les uns, directement 
adaptatifs, sont ceux dans lesquels l'être vivant n'est 
mû sous Tinfluence des agents extérieurs que par 
l'intermédiaire de son mécanisme -* ce sont les pbé* 
nomènes lamarckiens — ; les autres, vraiment for* 
tuits^ et adaptés seulement ensuite par la sélection 
naturelle, ce sont les phénomènes darv^iniens ; et 
plus je vais, plus je crois que le rôle des derniers 
est minime dans l'histoire de la formation des 
espèces. En particulier, je crois que les plus remar^ 
quables d'entre les faits de mimétisme sont des 
résultats d'une fixation progressive, par l'habitude, 
d'imitationst primitivement volontaires» Je veux 
dire par là que le mécanisme cérébral auquel 
correspondent les épiphénomènes de volonté in- 
tervient dans cette imitation. C'est à ce propos quo 
M. Vignon me cherche querelle^. 

« Non seulement M. Le Dantec, dans le livre 
même où nous l'avons vu faire appel aux actions 
volontaires, au choix, à l'ingéniosité consciente 
des organismes, exprime immédiatement toutes 
ses réserves sur la nature de cette volonté, qu'il 

1. Au sens que j*ai défini dans ce livre, au § 12. 

2. Op. cit., p. 53. 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 243 

invoquait pourtant comme s'il en connaissait par 
lui-même les pouvoirs ; mais il renvoie explicite- 
ment le lecteur à son livre, connu de nous, sur le 
Déterminisme biologique^ où la volonté est suppri- 
mée radicalement ». J'interromps ici la citation 
pour m'accuser d'avoir, dans cet ouvrage, employé 
souvent en effet le mot volonté^ au lieu de spécifier 
qu'il s'agissait de la volonté libre des dualistes; je 
considérais — à tort, je l'avoue — la théorie de la 
conscience épiphénomène comme si merveilleuse- 
ment claire que je ne croyais pas devoir insister 
sur les définitions comme je le fais ici ; je reviens 
maintenant à l'argumentation de M. Yignon : 

« Et M. Le Dantec reniait si peu ses convictions 
matérialistes, au moment où il utilisait la volonté, 
que nous Tentendions annoncer en , même temps 
un ouvrage ultérieur où il s'efforçait d'expliquer 
mécaniquement les faits d'imitation dans leur 
ensemble, faits dont le mimétisme ne représente 
qu'un cas particulier. Cet ouvrage a paru : c'est 
V Unité dans Vétre vivant ^ déjà cité par nous. Le 
lecteur voudra bien se reporter au chapitre xi de 
ce livre et y constater combien peu M. Le Dantec 
a réussi à expliquer mécaniquement l'imitation. 
C'est le contraire qui est vrai ; car M. Le Dantec, 
laissant derechef la parole à l'observateur qui est 
en lui, fait usage, ici encore, d'un langage qui 
consacre nettement le rôle effectif des faits 
psychiques.... Si la doctrine mécaniste n'avait pas 



244 l'athéisme 

été condamDée à moft depuis longtemps, elle ne 
se serait pas relevée des coups que lui porte ici le 
plus fervent de ses admirateurs ». 

Je fais deux parts dans cette argumentation de 
M. Vignon : l'une, contre laquelle je m'inscris en 
faux, c'est que l'échec d'un essai tenté par un 
monîste pour expliquer, en langage moniste, un 
phénomène biologique, puisse porter atteinte à la 
solidité de la thèse moniste elle-même ; de ceci, 
je me suis suffisamment expliqué plus haut pour 
n'avoir pas besoin d'y revenir. Pour le reste, je 
suis tout à fait de l'avis de mon adversaire : je n'ai 
pas obtenu le résultat que je cherchais ; je voulais 
trouver, pour l'imitation, une formule mécanique, 
objective, analogue à celle que la Revue de Méta- 
physique me reprochait précédemment d'avoir 
établie pour l'instinct et Tintelligence, et je n'y ai 
pas réussi ; je m'en rends compte moi-même en 
relisant mon travail de 1900; il ne me procure 
aucune satisfaction; j'ai voulu faire un travail 
moniste, et j'ai produit un mauvais mémoire 
psychologique. Je continue à être hanté par cette 
question de l'imitation, et j'entrevois une lueur du 
côté des phénomènes généraux d'équilibre qui m'ont 
permis de m'orienterau milieu des phénomènes si 
mystérieux de la sérothérapie*, mais de ce que cette 
question n'est pas encore résolue, je n'en reste 

1. Voy. Inirodudton à la Pathologie généi*ale, Paris, Alcan, 
1906. 



QUELQUES OBJECTIONS AU MONISME 245 

pas moins fidèlement attaché au monisme, qui me 
force à la poser, et qui est indépendant des solu- 
tions plus ou moins convenables que donnent ses 
adeptes aux questions de détail. Je le trouve pré- 
férable au dualisme, qui prête gratuitement, à une 
entité inaccessible, la faculté de faire tout ce qui, 
dans l'activité de l'homme, est difficile à expliquer; 
et je suis convaincu que le monisme reste inatta- 
quable, cantonné dans cette définition précise : 
a Rien ne se passe, qui soit connaissable à un 
homme sans que se modifie quelque chose qui est 
susceptible de mesure ». 



1^ wr 



CHAPITRE IX 
Objections de M. Jules Tannery. 



§42. 

L'un des maîtres auxquels je dois le plus, 
M. Jules Tannery, directeur des études scien- 
tifiques à l'École Normale supérieure, a publié 
l'écemment, dans la Revue du mois, une critique 
très serrée des théories monistes et, en particulier, 
de la conscience épiphénomène. Ayant surtout en 
vue, dans cette critique, mon exposé du système 
déterministe, il a donné à son article la forme 
d'une lettre qui m'est adressée. J'ai demandé à 
mon maître Taulorisation de reproduire intégra- 
lement ici cet excellent morceau de bonne litté- 
rature scientifique. 

J'avais même songé à en faire la préface de mon 
livre, mais cela m'aurait donné Taird'un déserteur 
du monisme; je suis heureux de discuter avec 
courtoisie et de reproduire in extenso l'argumen- 



OBJECTIONS DE M. JUL.E8 TANWERT 247 

tation d'un contradicleur courLdis, mais je reslc 
plus mOQÎste que jamais. 

I 43. - L'ADAPTATION DE LA PENSÉE' 

<s Mon cher ami, 

lA Vous savez quel plaisir j'ai à vous lire ; vous 
êtes de ces rares amis dont la parole imprimée 
évoque chez moi le souvenir des intonations fami- 
lières. En vous lisant, je Trous écoule* Si vos opi- 
nions me troublent et me choquent parfois, elles 
ne me fâchent point ; et, comment le feraient-elles? 
Ne ré&ultenl-elles point d'un enchtiinement de 
causes auquel personne ne peut rien, vous moins 
qu'un autre, tant vous êtes sûr que cet enchaî- 
nement est nécessaire? Et puis la belle franchise, 
la belle clarté avec lesquelles vous les exprimez y 
mettent une apparence de joie, dont il est peut* 
être sage de se contenter, 

ti Je me suis souvent demandé comment vous, 
qm professez que nous ne connaissons pas les 
choses, mais seulement notre propre conscience 
et les modifications qu'y apporte le monde exté- 
rieur^ vous pouviez vous plaire à rabaisser la 
pensée, à la regarder comme quelque * épiphé- 
QOoiène n sans importance^ dont la suppression 

1. Revue du Jiwis^ 10 ao&t 1906. 



248 l'athéisub 

n*apporterait pas grand changement dans TÙnivers. 
Je n'ai pas besoin de vous dire que j'ai, sur la rela- 
tivité de nos connaissances, la même opinion que 
vous : même, je m'étonne de ceux qui sont capa- 
bles de comprendre cette doctrine, sans que son 
évidence les pénètre tout de suite : elle m'inclioe 
à regarder la pensée comme très essentielle. 

« Je vous fais grâce d'un développement sur cet 
Univers, où ne brillerait aucun soleil, où la mer et 
le vent ne mugiraient pas, et qui serait comme 
s'il n'était pas. Vous n'aurez point de peine à faire 
philosopher M. de la Palisse sur ce beau sujet, qui 
prête à l'éloquence. Mais, si je ne connais que ma 
pensée, ma pensée seule peut m'intéresser : cela 
me chagrine qu'on la rapetisse, et qu'on: la traite 
d'épiphénomène. J'ai désiré souvent causer avec 
vous de ce chagrin : les vacances passées ensemble 
(c au fond d'un golfe plein d'îlots » ne se sont pas 
retrouvées. Comme elles sont loin et près 1 N'y 
a-t-il pas vingt ans? 

« Ah I les longues et belles causeries que nous 
avons eues, couchés sur l'herbe dans un reph de la 
falaise, humant les bonnes senteurs de la mer, 
regardant courir les nuages, souriant à nos idées 
qui courent aussi et cherchent à se rattraper! 
Mais ne croyez pas que ces vacances-l& soient les 
seules que j'aie passées avec vous ; j'avais vos 
livres, qui sont pour moi des livres de vacances : 
les voici, tout salis de coups de crayon, de notes 



OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 249 

marginales que j'ai parfois grand'peine à relire, 
ou bourrés de petits papiers ; je ne veux pas les 
rouvrir : je m'y plongerais de nouveau, j'y griffon- 
nerais de nouvelles notes, et je renverrais à je ne 
sais quand cette lettre que je vous ai promise. Oui, 
j'ai beaucoup causé avec vous, silencieusement. 
Voici que j'ai fermé votre livre pour me promener ; 
j'entame la conversation en grimpant quelque 
sentier; je la continue, assis sur une pierre; 
j'attends avec vous la minute glorieuse pour laquelle 
je suis venu jusqu'ici : le soleil a disparu derrière 
les cimes de l'ouest; dans un instant, très haut 
dans le ciel, bien au-dessus des nuages qui se 
traînent sur les montagnes violettes, ses rayons 
vont faire surgir le glacier que je surveille et qui 
resplendira dans la lumière. Lorsque la gloire 
s'est éteinte, et que les neiges lointaines sont 
devenues tristes et livides, je reprends la causerie, 
tout en dévalant rapidement sur la route, pour me 
réchauffer et ne pas arriver en retard au dîner de 
famille, dont le menu commence à préoccuper 
mon estomac vide. 

« Votre livre sur les Lois Naturelles m'a un peu 
expliqué ce qui m'étonnait dans votre opinion : 
« Il ne faut pas, dites-vous, nous faire illusion sur 
notre pensée et notre science : elles sont à notre 
taille. » Je le veux bien ; mais je ne sais pas trop 
où je commence et où je finis, et si je n'embrasse 
pas tout ce que je pense. Me voilà bien grandi^ et 



250 l'athéishb 

je grandis en pensant et en sachant davantage. Au 
fait, j'ai lu récemment, à la quatrième page d'un 
journal, qu'on pouvait acquérir encore quelques 
centimètres, même après cinquante ans r ils sont 
bien passés. 

« Vous avez pris pour épigraphe une « matière 
de bréviaire » que vous ave^ traduite assez libre- 
ment : souviens-toi que tu es dans la nature. Cela, 
je ne l'ai pas oublié, tnais je crois aussi que la 
nature est en moi. Il m'a paru qu'en nous rappe- 
lant le milieu où nous sommes plongés, vous nous 
distinguez trop de ce milieu ; il n'y a pas le milieu 
et nous, maiç ce qui est, que nous pensons et qui 
pense par nous. Donc, sur ce point, je suis, s'il 
est possible, de votre avis, plus que vous-même. 
Encore ne suis-je pas sûr que mon. reproche soit 
juste, car, malgré mes efforts, sûrement, j'encourrai 
moi-même ce reproche que je vous adresse, tant 
il est impossible de parler sans faire cette dis- 
tinction que je blâme. 

« Vous avez une manière que je goûte fort, de 
présenter nos titres de noblesse, que vous retrou- 
vez dans la longue série de nos ancêtres. Tous ces 
ancêtres, hommes, animaux supérieurs ou infé- 
rieurs, jusqu'à ces êtres où la vie se distingue à 
peine, tous, mâles et femelles, et ceux mêmes, 
s'il y en a eu, qui appartenaient à votre troisième 
sexe, ont eu ce mérite singulier de vivre^ dont 
Siéyès s'est fait jadis un litre de gloire; et ce n'est 



OBJECTIONS D6 M. JULES TANNERT 251 

pas un mince mérite, car ils ont assurément tra- 
versé des périodes plus difficiles encore que n'a 
fait Siéyès : ils ont su vivre au moins jusqu'à l'âge 
où ils se sont reproduits. Nous avons, derrière 
nous, des millions d'années et, en nous^ l'expé- 
rience de milliers de siècles. N'est-ce rien, cela, et 
ne nous consolerons-nous pas aisément, si nous 
n'arrivons pas à retrouver le nom' de nos grands*- 
parents d'avant-hier, de ceux qui vivaient au temps 
des croisades? Tous ces êtres qui nous ont pré- 
cédés étaient adaptés au milieu où ils vivaient, 
assez adaptés pour pouvoir vivre et se reproduire ; 
ils ont acquis lés forces, les ruses, les armes néces- 
saires, et nous ont transmis le trésor qu'ils avaient 
reçu et quMls ont grossi peu à peu. Ceux qui 
n*ont pas su prendre l'usage du monde (extérieur), 
qui n'ont pas su s'adapter aux choses, ont disparu 
sans laisser de traces; ils n'ont point de descen- 
dants inquiets, qui philosophent et qui se posent 
des questions. Nous sommes des élus; voilà de 
quoi nous rendre très précieux à nous-mêmes ; je 
pense avec satisfaction à cette lignée d'aïeux et au 
mérite qulis se sont acquis en vivant. Je vais 
tâcher de les imiter encore un peu. J'accepte très 
bien votre façon d'exalter notre dignité. 

« Mais voici que vous rabattez mon orgueil. 
Qu'est-ce que tout cela prouve, sinon que nous 
sommes des êtres possibles? Notre connaissance 
du monde extérieur n'a de valeur qu'une valeur 



252 l' ATHÉISME 

pratique ; elle nous aide à nous continuer ; notre 
longue expérience n'est que Texpérience de ce qui 
nous est utile ou nuisible; seule, cette expérience- 
là a pu se répéter assez de fois pour nous modifier et 
nous instruire ; nos sens ont eu beau se spécialiser et 
s'affiner, ils ne pénètrent qu'une infime partie de 
la réalité, celle que nous avons besoin d'explorer, 
afin d'y vivre ; ils nous laissent ignorer tout ce qui 
n'est pas indispensable à notre continuation ; cette 
science, dont nous sommes si fiers, fondée sur une 
expérience pratique, construite avec nos sens, qui 
sont des instruments pratiques, n'a aucune valeur 
en tant que théorie. 

« J'aurai, là-dessus, bien des réserves à faire ; 
j'en aurais davantage encore si je croyais ferme- 
ment, comme vous, à une absolue connexion entre 
les phénomènes, puisque, alors, la connaissance 
d'une partie pourrait conduire à la connaissance du 
tout, et la connaissance de ce qui nous est utile à 
la connaissance du reste : mais, en passant, je 
veux me réjouir un instant avec vous du nombre 
et de la diversité de ceux qui prétendent n'accor- 
der à la science qu'une valeur d'utilité : il y a 
vous, qui aimez passionnément cette science et 
qui lui avez donné votre vie tout entière ; il y a 
ceux qui méprisent ce qui est utile aux autres, et 
qui versent des larmes sur la décadence des 
études désintéressées, dont ils ont vécu; il y a 
encore les néo-positivistes, qui sont des gens dis- 



OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 251^ 

tingués et savants dont je pense beaucoup Je 
bien, mais qui ne seraient peut-être pas fâchés de 
ruiner la science au proût de ces raisons du cœur 
que la raison ne connaît pas. Cela m^amuse extraoi - 
dinairement de vous voir dans cette compagnie.. 
Mais laissons cela : je ne veux pas imiter cl^s 
députés qui, lorsqu'un collègue se lève à leur côlé 
pour prononcer une parole de bon sens et dii 
courage, ne trouvent pas d'autre réponse à lui 
faire que de montrer les adversaires qui l'applau- 
dissent. Vous aimez trop la vérité, si vous aviez 
des ennemis, pour ne pas la reconnaître etraimer 
chez eux. Et, ni les néo-positivistes, ni les vieux 
professeurs qui continuent leur flirt avec ranti- 
quité ne sont vos ennemis. Je me figure que vouâ 
n'en avez pas. 

« Voulez-vous que nous revenions à nos ancê- 
tres? 

« Il y a bien longtemps que la pensée s'est éveil- 
lée chez eux, toute petite, chétive, obscure et 
tremblotante; on ne sait comment; elle s'est 
« frottée aux choses » ; il est assez étonnant que 
ce frottement contre les aspérités des choses n'en 
ait point fait quelque galet informe, et qu'il ait s(j^ 
au contraire, en la détruisant sans pitié quiiihl 
elle ne valait rien, réussir à la compliquer si sin- 
gulièrement et à la rendre si diverse ; mais mi 
passons point le temps à nous émerveiller : nous 
n'en finirions pas. Les perfectionnements acquis 

22 



254 l'athéisme 

ou réalisés par les individus se transmettent quel- 
quefois à leurs descendants et se fixent dans les 
espèces. Admettons - le. Les perfectionnements 
s'ajoutent, parce que lès individus moins imparfaits 
ont plus de chances pour survivre. Je l'entends 
ainsi. Petit à petit, la mémoire consciente, l'adap- 
tation des actes au but, le raisonnement, la raison 
apparaissent. Sans doute, ni vous, ni moi, nous 
n'avons nulle idée de la façon dont tout cela s'est 
fait; mais, n'importe, il m'est commode d'imaginer 
que les choses se sont passées ainsi, et, pour en 
être persuadé, vous avez de meilleures raisons que 
moi, tirées de votre savoir. Pour moi, je me laisse 
prendre par la séduction des hypothèses que vous 
développez. Pourquoi me séduisent-elles? A cause 
de la manie de la continuité, de cette maladie 
qu'Hermite, notre commun maître^ dénonçait avec 
une vigueur si amusante, chez la plupart de ceux 
qui s'occupent de mathématiques, et qui ne s'atta- 
chent qu'aux fonctions continues; vous vous rappe- 
lez qu'il rendait les mathématiciens responsables 
de tous les méfaits des naturalistes : c'est les 
mathématiciens qui ont commencé. 

« Dans ce long frottement que vous décrivez, 
du monde extérieur sur la pensée de nos ancêtres, 
dans ce travail où l'ouvrier (c'est le monde extérieur) 
rejette les échantillons imparfaits et parvient, à 
force de temps et d'essais manques, à construire 
Forganisme compliqué qui est le nôtre, il me semble 



jtqcr'>-r 



OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 255 

que vous négligez trop la pensée elle-même ; 
qu*est-elle pour avoir supporté ce merveilleux tra- 
vail? Sur quoi ce travail s'est-il exercé? Il ne me 
suffît pas que vous appeliez épiphénomène ce je 
ne sais quoi : il est quelque chose. Lui aussi est 
dans la nature, il est au moins une possibilité de 
ce qui est ; il est capable d'exister et de se mani- 
fester à sa façon, de s'adapter aux choses et d'y. 
pénétrer; s'il n'est pas distinct du monde extérieur, 
il en est une activité propre qui ne ressemble pas 
aux autres ; c'est cette activité propre que je ne vois 
nullement dans votre livre. Je ne vous demande pas 
de la définir; tout ce que vous savez n'y suffirait 
pas. Je regrette que vous la teniez cachée, que la 
pensée, dans son développement, apparaisse tou- 
jours passive et ne se perfectionnant que par 
l'action de ce qui n'est pas elle : j'imagine qu'elle 
n'est pas pour rien dans son propre perfectionne- 
ment. 

« Les êtres vivants et pensant (tant soit peu), 
d'où nous sommes sortis, avaient au moins une 
propriété qui ressort de ce que vous dites : ils se 
reproduisaient dans des êtres qui gardaient quelque 
chose de leurs aïeux et qui en étaient différents ; 
une plus grande domplication, un progrès, étaient 
possibles dans la descendance, puisque l'une et 
l'autre se sont produits. Eh bien I Cette possibilité, 
cette puissance de variation et de progrès me 
paraissent au fond plus essentielles que le rôle 



256 L^TtaéisMB 

négatif joué par le monde extérieur. Imaginons un 
monde (vous appellerez cela de Timagination « ver- 
bale »), un monde où les causes de destruction 
n'agissent pas, mais où les êtres vivants ont cette 
propriété de se diversifier et de progresser dans 
leurs descendants, et de leur léguer les qualités 
acquises. Parmi lesmilliasses d'individus médiocres 
qui se produiront et se reproduiront, naîtront 
dans notre monde, des êtres supérieurs ; car enfin, 
pour être conséquent avec mon hypothèse, je ne 
dois pas supposer que la supériorité de ces êtres-là, 
soit une raison pour qu'ils soient éliminés et ne 
se reproduisent pas. Vous me direz que c'est en 
cherchant à échapper aux causes de destruction 
que les êtres vivants se perfectionnent; je le veux 
bien ; mais, d'une part, cet effort est en eux, plus 
que dans la pres^sion des causes destructives, et, 
d'autre part, si celles-ci ont pu accélérer le progrès, 
ce n'est pas elles, en tant que causes destructives, 
qui ont créé la variation: j'accumulerai les millions 
de siècles, si vous voulez ; vous autres messieurs, 
ne vous gênez pas là-dessus, j'ai le droit d'imaginer 
que le progrès finisse par se réaliser, que l'homme 
apparaisse et même le surhomme. 

« Au fait, dans notre monde réel, ceux qui étaient 
capables de donner naissance au surhomme et à la 
surfemme ont peut-être disparu sans laisser de 
descendants. Vous savez que certaines supériorités, 
qui ne viennent pas à la bonne heure, sont funestes 



OBJECTIONS DE M. JULES TANNERY 257 

à ceux qui les possèdent. A ce sujet, de^ âmes 
tendres et distinguées ont versé beaucoup de 
larmes dans leurs encriers. Voir Alfred de Vigny 
et autres romantiques, passim. Ou peut-être les 
parents de ces ancêtres en puissance ont-ils accom- 
modé Tua pour la chapelle Sixtine, ou enfermé 
Tautrc dans un cloître? Dans mon univers, ou 
chacun vivrait et se reproduirait, Tancêtre du sur- 
homme aurait eu des enfants, qui auraient engendré 
de petits surhommes; il y aurait aujourd'hui de 
grands surhommes, qui mèneraient le monde; mais 
que de sots à gouverner! J'en suis épouvanté. 
Les bienfaisantes causes de destruction nous 
ont épargné les surhommes et u-ne partie des im- 
béciles. 

« Ne vous fâchez pas : je vais essayer d'être 
sérieux. Vous admettez sans doute, chez les êtres 
vivants, la possibilité d'évoluer dans leurs descen- 
dants, d'évoluer en progressant; mais vous insistez 
sur le rôle bienfaisant des causes de destruction 
pour corriger les mauvais effets du hasard. S'il y a 
une tendance, de nature très inconnue, à la pro- 
duction de descendants qui diffèrent des parents, 
si les variations du milieu s'ajoutent à cette ten- 
dance à la différentiation, est-il donc si clair 
qu'elle doive s'exercer au hasard et produire 
toutes les diversités possibles, entre lesquelles les 
causes de destruction choisiront? Pourquoi étes- 
vous sûr que ce n'est pas cette tendance elle- 

22. 



258 L*ATHélSHE 

même qui choisit le sens dans lequel elle veut se 
développer? 

« Essayons de retracer quelques traits d'une 
histoire que nous ne savons ni Tun, ni Fautre. 
Vous avez trop conscience de notre double igno- 
rance pour ne pas excuser les pauvretés que je 
dirai : Si vous voulez être très indulgent, vous 
tiendrez compte de la difficulté que vous avez si 
bien mfee en lumière (et que je sentais fortement 
en écrivant, ma dernière phrase), de la nécessité 
de se servir du langage humainy où nous nous sen- 
tons empêtrés quand nous essayons de nous 
dégager du réalisme naïf qui a présidé à sa 
formation. 

« Commençons par la sensation : c'est bien 
avant le déluge. Où apparaît-elle dans la série 
animale? En avez-vous saisi la trace dans les êtres 
inférieurs que vous vous plaisez à étudier? Pour 
qu'elle aboutisse à la mémoire, sans laquelle un 
commencement de conscience est impossible, il 
faut que l'être vivant qui a éprouvé une sensation 
ait été modifié par cette sensation, qu'il ne soit 
plus le même qu'avant de l'avoir éprouvée, que 
cette modification lui permettra de reconnaître 
une sensation déjà éprouvée, et qu'un lien, une 
certaine unité, s'établissent entre les sensations 
successives. 

a L'individu se distingue, ou croit se distinguer, 
de ce qui Q'est pas lui : il coordonne ses sensations 



OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 259 

et ses mouTemeats, il devient capable de recon- 
naître et de saisir une proie, de s'assimiler ce qui 
n'est pas lui. Non seulement la mémoire s'est 
créée, la mémoire consciente, mais aussi Thabi- 
tude, qui est comme une mémoire inconsciente. 
Et cette habitude a pénétré et modifié si profondé- 
ment Fêtre vivant qu'elle se transmet à ses des- 
cendants : ceux-ci retrouveront rapidement ce que 
savait l'ancêtre et ils l'accroîtront quelquefois. 
Pourquoi voulez-vous que la pensée elle-même ne 
soit pour rien dans tout ce travail, que vous sentez 
bien que je suis incapable d'analyser, mais où je 
soupçonne une prodigieuse activité, une activité 
toute différente de ce que je connais des phéno- 
mènes mécaniques ou physico-chimiques? Je ne 
dis pas que ce travail soit indépendant de ces phé- 
nomènes ; je ne sais s'il y a deux choses indépen- 
dantes ; mais s'il est lié à de pareils phénomènes, 
ces derniers ont un tout autre caractère que ce 
que nous entendons en les nommant. N'ayant 
jamais su, même très j.eune, ce qu'est une subs- 
tance, je n'irai pas vous dire que je regarde la 
pensée comme étant une substance distincte. Il ne 
me gêne nullement que vous l'appeliez matière, 
force, mouvement cérébral, ou d'un autre nom, 
pourvu que ce ne soit pas « épiphénomène ». Il 
ne me choque pas qu'on cherche à réaliser la vie 
dans un laboratoire; ce n'est pas, toutefois, un 
bon sujet de thèse pour les débutants. Admettons 



2G0 L'ATnéiSMB 

qu'on fabrique des êtres pensants, à la suite 
d'opérations bien déterminées : c'est alors que ce 
que nous appelons matière a des propriétés, des 
activités possibles qui ne sont pas ce que nous 
connaissons actuellement dans la matière. Malgré 
tout, je crois sentir, au fond du drame complexe 
qui aboutit à la formation de notre conscience, 
une activité qui ressemble moins aux phénomènes 
mécaniques qu'à ma volonté de vivre, à mon désir 
de plus penser et de mieux penser. Elle a été servie 
pas les phénomènes mécaniques, qui ont fait dis- 
paraître les résultats de tentatives infructueuses, 
où elle ne s'est pas épuisée. 

« Voici que vient de naître un de ces admirables 
élus dont vous nous avez décrit la très vieille 
noblesse. En quelques jours, sous le coup de ses 
sensations répétées, s'éveillera la mémoire incons- 
ciente que lui ont léguée ses innombrables an- 
cêtres. Il reconnaîtra ces sensations, les distin- 
guera, les rapprochera, les classera ; il rapportera 
au même objet les sensations très diverses, dont 
vous dites qu'elles appartiennent à des cantons 
différents ; il situera les objets dans l'espace et les 
phénomènes dans le temps ; il saura atteindre les 
uns et se rappellera les autres ; il comprendra les 
signes ; il apprendra le nom d'un objet particulier, 
il donnera un même nom à des objets dont il aura 
saisi les analogies; il aura des concepts distincts. 
Les cadres de sa pensée sont formés d'avance ; ils 



OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 261 

s« remplissent avec une facilité et une rapidité 
merveilleuses. L^nextricable complexité du monde 
extérieur se résout en concepts séparés et simpli- 
fiés. Assurément ces séparations et ces simplifica- 
tions naïves fournissent une image très imparfaite 
de la réalité, une image pourtant qui s'y adapte 
assez pour que Fenfant puisse en tirer parti; les 
premiers linéaments de cette image sont, en 
quelque sorte, grossièrement dessinés en lui ; c'est 
ce qui lui reste de sa vie antérieure, chez ses 
ascendants, une photographie confuse des choses 
qui ont posé devant eux, le plus souvent; sa vie 
actuelle ajofUtera à ce dessin primitif d'infinies 
complications, de riches et éclatantes couleurs, 
des nuances délicates. Ses premiers concepts, 
séparés et simplifiés, permettront bientôt à l'en- 
fant des ébauches de raisonnement, des syllo- 
gismes naïfs, dont les membres ne sont pas 
disjoints, mais où la conclusion apparaît, par une 
intuition immédiate, comme contenue dans les 
prémisses ; Tattribution, à un objet particulier, 
d'un nom général est déjà un tel syllogisme : je 
vois un chêne; un chêne est un arbre; je vois un 
arbre. 

« Ces premières connaissances tendent à s'orga- 
niser ; l'enfant cherche inconsciemment à y mellrc 
un peu d'ordre, qui se traduit par un enchaînement 
de mots et de phrases auquel il se plaît ; à l'inlô- 
rét, d'ordinaire très dispersé, que les choses éveillent 



262 l'athéisme 

en lui, succède rattention, qui se concetitrera plus 
tard sur des concepts abstraits, et sur leur dépen- 
dance. 

« La plupart des concepts résultent, à ce que je 
crois, de simplifications excessiyes, de séparations 
trop nettes : ils n'en conviennent que mieux à la 
logique ; qu'ils s'adaptent à peu près à la réalité, 
c'est ce qui est plus étonnant, quoiqu'ils q.ient été 
préparés par la pression répétée de l'expérience. 
Quelques-uns d'entre eux, et notamment les con- 
cepts scientifiques, sortent d'un passage à la limite^ 
dont l'étrange audace m'effraie depuis longtemps. 
Le mathématicien raisonne sur des points, des 
droites et des plans qui n'existent que dans sa pen- 
sée, sur des solides parfaits, sur des fluides parfaits ; 
la perfection de ces solides et de ces fluides est 
impossible, contradictoire avec ce que nous savons 
de la matière. Le physicien raisonne sur des sys- 
tèmes isolés; il ne peut y avoir de pareils systèmes. 
Le chimiste raisonne sur des corps purs ; il n'y a 
pas de corps purs. 

« Tout d'abord, ces concepts nous sont assuré- 
ment suggérés par les objets réels ; mais nous n'y 
parvenons qu'en poussant jusqu'à l'infini quelque 
propriété que nous avons observée : nous avons 
observé, par exemple, des corps plus durs que 
d'autres; notre pensée, d'un bond, va jusqu'au 
bout: elle crée le corps parfaitement solide et ce 
concept limite arrive à former le fond même de 



OBJECTIONS DE M. JUf.ES TAT«NERT 263 

notre idée de la matière. Le physicien sait très 
bien qu'il n'y a pas de corps solide; il n'abandonne 
pas pour c^^la celle notion ; il attribue la parfaite 
solidité à ralome^ avec quoi il constitue ta matière ; 
parfois, il ajoute à cette parfaite solidité de Tatome 
une parfaite élasticitéj sans trop se soucier de 
eavoir si ces deux qualités parfaites ne se gênent 
pas en s'ajoutanL 

« Dire que ces concepts limites préexistent dans 
notre esprit, qu'ils font partie du dessin primitif 
qui est le résidu de la vie ancestrale, vous semblera 
peut-èlre exagéré; mais, au moins^ une certaine 
tendance à la formation de ces concepts limites 
me paraît inhérente à notre pensée telle qu'elle est 
par elle-même, on telle qu'elle est devenue par la 
suite des testaments qui Tont enrichie peu à peu. 
Celte lendaDce à la formation de concepts limites, 
inflniment éloignés de ce qui nous les su^gÈre, 
me semble du même ordre que la tendance â la 
séparation et à la simpUtication que j'ai voulu indi- 
quer un peu plus haut, 

« Vous me dites quCj quand je vois de loin une 
surface à peu près plane, dont je ne puis aperce- 
voir les irrégularités, je vois un plan parfait; non, 
je pense un plan parfait. La tendance dont je viens 
de parler est entrée en jeu ■ le concept limite a 
surgi en moi ; j'ai comparé ce concept parfait à ce 
que je vois, je n*ai pas aperçu de difTérence. Le 
régulier est antérieur, dans mon esprit, à Tirrégu- 



264 l'athéisme 

lier, qui le suppose. Ne me répondez pas que je 
suis la dupe de mes habitudes de fonctionnaire en 
mathématiques : je crois que les choses se passent 
de la même manière dans la tête du petit breton 
qui, du haut de la falaise, regarde la mer et s'amuse 
de la voir tout unie, de ne pas distinguer les vagues. 
D'ailleurs, que savent les mathématiciens sur le 
plan, la ligne droite ou le point? A quoi a abouti 
leur long et minutieux travail d'analyse sur ces 
concepts fondamentaux ? A proclamer Fimpossibi- 
lité d'une définition, à déterminer tout au plus la 
façon dont il convient de parler de ces êtres indé- 
finissables, si Ton veut construire des phrases 
correctes. Ces notions préexistent dans notre pen- 
sée en puissance et, si vous voulez, comme ten- 
dance. Notre propre expérience nous les révèle. 
Si je suis disposé à croire, comme vous, que l'ex- 
périence ancestrale a tenu un rôle essentiel dans 
le développement de cette [tendance, je tiens à 
remarquer que cette expérience n'a jamais été 
directe, que les animaux rudimentaires que nous 
pouvons compter parmi nos ancêtres n'ont pas vu 
ou touché plus de plans parfaits que nous ne fai- 
sons, et que l'industrie humaine réalise des formes 
géométriques beaucoup moins grossières que celles 
que nous observons dans la nature. 

<r Et pourquoi ces tendances, que je crois démê- 
ler obscurément dans notre pensée, n'auraient- 
elles pas leur principe dans cette pensée? Je ne 



OBJECTIONS DB M. JULES TANNEBT 265 

(lirai plus qu'elle a été modifiée, transformée, 
organisée dans les êtres vivants par le frottement 
et la pression du milieu où sont plongés ces êtres, 
je dirai qu'elle s'est modifiée, transformée, dans 
ce milieu, dont ils font partie et dont elle est une 
qualité essentielle. Je vous accorde tout ce que 
vous voudrez sur la part de l'évolution dans la for- 
mation de notre pensée; je vous accorde que 
Tévidence est le résultat de l'habitude de l'indi- 
vidu et de la race. Mais les expériences dont cette 
habitude est faite ne sont pas des phénomènes 
purs et simples; elles sont des impressions sur ce 
qui sera ou sur ce qui est une conscience vivante, 
sur des consciences reliées les unes aux autres, 
dont les états s'enchaînent d'une certaine façon 
dans l'individu et dans la race. Tous les fils de ce 
bureau récepteur auquel vous nous comparez, 
ce n'est les pas phénomènes qui les ont posés pour 
entrer en communication avec nous; c'est nos 
ancêtres qui les ont construits pour communiquer 
avec les phénomènes, et qui nous ont légué ce 
merveilleux réseau. 

« Je viens de relire cette page, où j'aurais voulu 
montrer l'activité propre de la pensée : hélas! 
Comment montrer ce que je connais si mal, et 
mettre de l'évidence où je n'ai qu'un désir de 
vérité? Ce que j'ai écrit est trouble et obscur, et, 
peut-être, pas assez trouble et pas assez obscur ; 
cela reflète la confusion de mes idées. A quoi bon 



266 l'4théisme 

essayer de faire mieux? J'ai aussi à m'excuser 
d'avoir écrit un mot qui a dû vous choquer, et qui 
sent la scolastique. Je connais votre horreur pour 
la qualité : au reste, là où je Taî mis, ce mot ren- 
dait assez mal ma pensée; j'en ai cherché un 
autre; en vain. J'ai fini par le laisser, parce que, 
au fond, je ne partage pas votre haine pour 1^ qua- 
lité. Si la qualité n'est qu'un mot, la quantité, elle 
aussi, n'est qu'un signe; votre monisme n'absorbera 
jamais la diversité des aspects de l'être, la multi- 
plicité des phénomènes, la richesse infinie du 
vêtement de l'inconnaissable. Parce que nous 
essayons de construire, avec un jeu de symboles 
quantitatifs, un schéma qui nous représente le 
monde, ne prenons pas ce schéma pour la réalité, 
et la partition écrite, où toutes les notes sont 
pareilles, pour le concert des instruments et des 
voix. L'uniformité des notations mathématiques 
n'empêche pas la diversité de nos sensations : c'est 
des sensations qu'il faut toujours partir, à elles qu'il 
faut toujours revenir ; mais cette digression m'en- 
tratnerait trop loin; je reviens à mon obscur 
sujet. 

« Les concepts généraux, qui se dégagent dès 
nos premières années, les concepts limites qui ser- 
vent de fondement aux sciences et qui ne se for- 
ment sans doute qu'un peu plus tard sont émi- 
nemment adaptés à la logique déductive. Sous le 
nom d'imagination verbale, vous avez signalé 



OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 267 

Tabus qu'on en peut faire; cet abus n*est pas dou- 
teux et je vous dirai tout à l'heure en quoi il me 
semble que vous l'exagérez et comment vos exem- 
ples ne sont pas tous bien choisis; mais, pour le 
moment, l'abus n'est pas en question. Vous 
connaissez|trop la logique déductive et vous en usez 
trop pour en contester la valeur ; j'ai déjà dit qu'on 
en pouvait apercevoir les traces dans des raison- 
nements très naïfs, dans l'intuition de Temboîte- 
ment des concepts les uns dans les autres : une 
classe d'objets contient une autre classe moins 
générale, qui en contient une autre... qui contient 
des individus. 

« Je ne répugne nullement à imaginer de 
pareilles intuitions, non seulement chez les 
hommes primitifs, mais même chez leurs ancê- 
tres, ni à regarder leur évidence comme un résul- 
tat de Thabitude et le réveil de la mémoire incon- 
sciente. 

« Il est fort probable* que beaucoup d'hommes 
appartenant même aux races qui se disent supé- 
rieures, ne dépassent guère ces intuitions immé- 
diates et ces raisonnements naïfs; ils seraient 
capables d'aller plus loin, ils n'en ont pas l'occa- 
sion et peuvent se reproduire sans cela. Bien qu'on 
puisse trouver des intermédiaires, reconnaissons 
qu'il y a loin de ces intuitions à une affirmation 
comme celle-ci : telle proposition est impliquée 
dans telle autre ; si celle-ci est vraie, la première 



268 l'athéisme 

est vraie aussi ; si la première est fausse, celle où 
elle est impliquée est fausse aussi. Vous savez 
aussi bien que moi le rôle que tiennent dans la 
science les jugements de cette sorte, la façon dont 
ils s'enchaînent, s'enchevêtrent et se diversifient; 
vous savez aussi bien que moi l'entière évidence 
de ces jugements, la façon dont nous sommes 
obligés de nous soumettre à leur nécessité. Je suis 
tout à fait certain qu'il y a des nombres premiers 
qui, écrits dans le système décimal, auraient plus 
d'un millier de chiffres, qui, divisés par 4, donnent 1 
pour reste et qui sont la somme des carrés de deux 
nombres entiers, qu'il y en a d'autres qui, divisés 
par 4, donnent 3 pour reste et qui ne sont point 
la somme de deux carrés ; je n'ai aucun doute à 
ce sujet ; ma certitude dépasse infiniment celle 
que je sens en me disant que le porte-plume avec 
lequel j'écris tomber^ sur mon bureau, si je le 
lâche. Eh bien 1 il me paraît clair que l'évidence 
des raisonnements mathématiques ne résulte pas 
d'expériences directes, ni d'expériences que j'aie 
faites, ni d'expériences faites par mes ancêtres. 
Il se peut que mes grands-parents aient fait 
quelques petits raisonnements d'arithmétique en 
vérifiant leurs comptes qui, sans doute, n'étaient 
pas bien longs; il ne faudrait probablement pas 
remonter très loin dans la lignée de nos ancêtres 
pour y trouver des gens qui n'avaient point l'idée 
d'un raisonnement mathématique, ou de Timpli- 



OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 269 

palion d'une proposition dans une autre! Que 
pensez-vous à cet égard des anthropopithèques ? 
Je vous en prie, ne remontez pas plus haut. 

« J'insiste sur ce qu'un homme qui a reçu une 
éducation suffisante puise dans les raisonnements 
déductifs bien faits une entière conviction. Quoique 
la faculté de construire de tels raisonnements 
n'apparaisse qu'assez tard, elle est essentielle à 
notre pensée. A quelle habitude correspond l'évi- 
dence qui accompagne Texercice de cette faculté? 
ce n'est point à une habitude directe. Le frottement 
du monde extérieur n*a pas supprimé, sans qu'ils 
laissassent de descendants, ceux qui construisaient 
mal des raisonnements, qu'ils ne construisaient 
pas du tout. Il a tout au plus supprimé, avec une 
intelligence qui m'étonne, ceux chez lesquels se 
développait de travers ce qui, un jour, devait être 
celte faculté. Je suppose bien qu'elle se préparait 
chez nos ancêtres quand même ils ne l'exerçaient 
pas. Peut-être en a-t-il été souvent ainsi : nous 
ignorerons probablement toujours la façon dont 
Têtre vivant a réagi contre le milieu extérieur, 
comment s'élaborait en lui ce qu'il allait devenir, 
comment il s'est servi, pour se défendre, des armes 
qu'il avait déjà et a su les adapter à de nouveaux 
usages. Les facultés qui se sont développées ont 
peut-être toujours dépassé infiniment les circons- 
tances qui leur ont permis de se produire et de 
durer. A chaque moment de leur développement 

23. 



270 l'athéishb 

se préparaient des adaptations infiniment loin- 
taines. J'imagine que nos ancêtres ont toujours 
pu beaucoup plus. qu'ils n'ont réalisé, que nous 
pouvons nous-mème beaucoup plus que nous ne 
faisons. Nous sommes des paresseux, des endormis, 
des timides, des tièdes ; nous ne savons pas 
découvrir au fond de nous le trésor des énergies 
futures. Il y aurait toute une morale... ; mais ce 
n'est pas de morale qu'il s'agit, revenons à la 
logique. 

« Peut-être une objection vous passe-t-elle par 
l'esprit et pensez-vous m'attaquer sur cette évi- 
dence absolue que j'attribue aux déductions logi- 
ques? 11 n'y a rien d'absolu, direz-vous; notre 
logique n'est que notre logique, à nous. D'accord ; 
mais vous vous refuserez comme moi à discourir 
sur une pensée où Timplication des propositions 
ne serait pas pareille à ce qu'elle est dans la nôtre ; 
toute discussion là-dessus est évidemment tr^s 
vaine : il va sans dire que nous pensons avec notre 
pensée et cette évidence absolue dont il a été 
question ne regarde qu'elle. Je vous ai assez parlé 
de choses que je n'entends point; je n'irai pas 
jusqu'à disserter sur une pensée qui n'aurait rien 
de commun avec la mienne; il faut, pour m'amuser, 
que je m'imagine comprendre un peu au moins une 
partie de ce que j'écris. 

u Au reste, je vais essayer d'aller Un peu plus 
loin et de m'expliquer sui^ cette fiétéssilé que nous 



Ob^ECTIONS DE M. JULES TANNERT 271 

ne pouvons nous empêcher d'attribuer aux déduc- 
tions logiques. J'aurai, en même temps, l'occasion 
de m'arrêter sur la différence que je crois aper- 
cevoir entre la façon dont est sentie la nécessité 
par ceux qui sont surtout habitués aux raison- 
nements mathématiques et par ceux qui ont surlouV 
l'habitude des méthodes expérimentales. 

« En parlant de la nécessité des déductions logi- 
ques, je n'entends proprement que la nécessité 
que nous attribuons aux affirmations telles que 
celle-cî : la proposition A entraîne la proposition B ; 
si la proposition A est vraie , la proposition B est 
vraie aussi, je n'entends pas parler de la vérité de 
la proposition A, en elle-même : c'est dans Timpli- 
cation seule qu'est la nécessité, non dans l'une des 
propositions. 

« De plus en plus, les mathématiques tendent à 
se réduire à de pareilles implications, et à se 
débarrasser, à se vider de l'impure réalité ; je doute 
qu'elles arrivent jamais à cet état idéal d'une 
science « ou l'on ne sait jamais de quoi on parle^ 
ni si ce qu'on dit est vrai », mais, qu'elles y 
tendent, cela est manifeste. On m'a raconté récem- 
ment qu'il y a déjà, dans un pays moins rétrograde 
que le nôtre, un traité de géométrie élémentaire 
qui commence par cette phrase : « Peu importe ce 
qu'on appelle point, droite, plan... » Au moins, 
cher ami, n'allez pas raconter que j'approuve ce 
début : il ne manquerait pas de gens sensés qui 



272 l'athéisme 

m'obligeraient à donner ma démission. Quoi qu'il 
en soit, en mathématiques, l'implication des pro- 
positions les unes dans les autres est seule néces* 
saire. Il suit de là que leur nécessité n'est que 
dans notre pensée et ne regarde en rien les 
choses. Quant au possible, c'est simplement, pour 
le mathématicien, ce qui n'implique pas contra- 
diction dans les termes. 

« Le point de vue de l'expérimentateur est très 
différent : tout d'abord, il admet sans contestation 
que ce qui s'est passé dans certaines conditions se 
reproduira àpeii prèsdans des conditions analogues; 
il qualifie de nécessaire cette répétition des phéno- 
mènes ; sans qu'il s'explique_sur le sens de cette 
nécessité, il la met dans les choses, non en lui. 
Peu à peu, il tend à confondre le réel, en tant qu'il 
est connu, avec le nécessaire. Il qualifie de pos- 
sibles les événements qu'il prévoit imparfaitement, 
d'impossible ce qui ne s'est jamais vu, et ne se 
verra pas. Il acquiert, des phénomènes qu'il étudie, 
une habitude qui joue un rôle analogue à celui du 
bon sens dans la conduite de la vie : le bon sens n'a 
pas de place en mathématiques. D'autre part, il 
arrive à condenser des groupes de phénomènes en 
lois, qui sont parfois susceptibles d'un énoncé 
mathématique, et qui se prêtent ainsi au raisonne- 
ment déductif, en les supposant vraies. Il confond 
alors la nécessité propre au raisonnement déductif 
avec cette nécessité qu'il s'est habitué à mettre 



"^WSf^^' 



OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 273 

dans les choses. Ce qu*il appelle une démonstra- 
tion est, d'ordinaire, un mélange de déductions 
mathématiques et d'inductions tirées de ce précieux 
bon sens qu'il a acquis et qu'il partage avec ceux 
qui ont les mêmes habitudes que lui : pour ses 
collègues en bon sens, sa démonstration est 
convaincante. L'insupportable mathématicien de- 
mande qu'on lui expose clairement et d'abord les 
postulats et les hypothèses : il prétend qu'on 
n'oublie rien ; il se fâche et menace de s'en aller 
si, au courant de la démonstration, on fait inter- 
venir quelque chose qui n'a pas été convenu, afin 
de remplacer ou de renforcer un chaînon qui manque 
dans la déduction. Notez que c'est le physicien qui 
a raison, puisque sa science progresse ; le mathé- 
maticien, avec ses exigences et son défaut de bon 
sens, n'arrivera à rien. Le pédant qu'il est, exige 
qu'une science soit faite, quand elle est en train de 
se faire ; mais j'observe que pour les uns et les 
autres, les mots nécessaire, possible, impossible, 
absurde, n'ont pas la même signification. 

« Par exemple, un être qui vit et qui pense dans 
un espace à deux dimensions vous semble impos- 
sible, absurde...; c'est pour vous un produit de 
Vimaginaiion verbale; pourquoi? Parce que vous 
êtes bien sûr de ne le rencontrer jamais. Je ne 
crains, non plus que vous, cette étrange rencontre; 
mais il ne me gine pas de parler de cet ètre-là, 
après dîner. (Nous n'avons pas dîné ensemble 



274 l'athéismb 

depuis longtemps, je tous préviens que je ne bois 
guère que de Teau). Un être qui pense sans un cer- 
veau vivant, quelle absurdité! « Changez, s'il vous 
plaît, cette façon de parler », et dites seulement 
que la pensée ne se manifeste à nous que dans des 
êtres qui ont un cerveau vivant. Si, par suite de 
cette maladie dont je vous ai parlé et que les allé- 
nistes n'ont pas encore nommée, dans un accès 
de la manie de la continuité, je me plais à imaginer 
qu'il y a de la pensée partout, sans que je m'en 
aperçoive, il ne faut pas vous irriter, ni prétendre 
me faire enfermer. Entre la pensée et Tabsence du 
cerveau, je ne vois pas de contradiction dans les 
termes, et cela suffît pour que je sois libre de 
m'amuser au roman de l'être à deux dimensions. 
« Permettez-moi, par un autre exemple, de vous 
montrer la différence des points de vue .: vous 
reprochez aux mathématiciens leurs spéculations 
sur rinflniment petit : que savent-ils donc de 
l'espace infiniment petit ou infiniment grand pour 
se permettre d'affirmer que les propriétés obser- 
vées sur des dessins qui sont « à leur mesure » se 
conservent dans des figures infiniment petites ou 
infiniment grandes ? Que savent-ils de l'espace réel^ 
Rien du tout, mon cher ami, pas même (s'il y en 
a un) de celui qui est à leur 'mesure : c'est vous 
qui vous préoccupez du réel, vous et vos confrères, 
et vous avez bien raison, car c'est grâce à vous 
autres que nous arrivons à le connaître, à le faire 



OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 275 

entrer dans notre pensée, à le maîtriser; mais les 
mathématiciens?... Ils oi^t posé un espace qui 
jouit de certaines propriétés, et ils se plaisent à 
poursuivre les conséquences de ces propriétés. Que 
leurs spéculations sur le fini ou l'infini s'appliquent 
au réel, j'en suis émerveillé ; c'est un fait devant 
lequel il faut bien nous incliner tous les deux. 
Voyez-y, s'il vous plaît, la bienfaisante influence 
des causes destructives. En spéculant sur les figures 
infiniment petites, les mathématiciens ont créé 
l'admirable instrument que vous connaissez et qui, 
en astronomie notamment, leur a rendu des ser- 
vices incontestables. Pour le moment je n'attribue 
pas la même importance aux spéculations sur 
l'homme à deux dimensions. 

« Revenons à la nécessité des physiciens ; vous 
savez combien le sujet m'a toujours préoccupé et 
vous vous étonneriez si je ne m'y arrêtais |pas; vous 
m'accuseriez peu^-être de quelque lâcheté; vous 
auriez tort : la vérité est que je veux, en passant, 
dire son fait au déterminisme. 

« Au fond des sciences expérimentales, il y a 
un postulat indispensable, qui est pleinement jus- 
tifié par leurs succès et dont, bien entendu, je ne 
contesterai pas la valeur : c'est que chaque phé- 
nomène est déterminé par quelques phénomènes, 
en petit nombre, en ce sens que la connaissance 
approximative de ceux-ci suffit à la connaissance 
approximative de ceux-là. 



276 l'athéisme 

« Loin d'impliquer la dépendance mutuelle- de 
tous les phénomènes, la science expérimentale 
suppose que chaque phénomène est à peu près 
indépendant de l'infinité des autres phénomènes. 
Quel est le chimiste qui pense à la latitude ou à 
la longitude de son laboratoire et qui ne croira pas 
que je me moque de lui si je vais lui soutenir que 
la réaction qu'il étudie peut bien réussir le mardi, 
et non le jeudi? Le droit qu'il a d'éliminer presque 
tout de ce qu'il appelle les circonstances de son 
phénomène est capital pour le savant : c'est le^on 
sens (le bon sens du chimiste) qui, pour lui, légi- 
time et fonde ce droit. 

w Je dois être sincère et corriger ce qu'il y a 
d'excessif dans mon affirmation que les sciences 
expérimentales postulent plutôt l'indépendance 
des phénomènes que leur dépendance mutuelle ; 
il me faut bien reconnaître que le nombre des 
circonstances dont dépend pour nous la connais- 
sance d'un phénomène augmente singulièrement 
avec la précision de cette connaissance. En dépit 
de cette concession, que je vous fais avec mau- 
vaise humeur, la notion d'un déterminisme total 
me semble une de ces notions limites, comme le 
solide parfait, le fluide parfait, qui sont cona- 
modes sans doute, mais dont il ne faut pas être les 
dupes. 

« J'ajoute qu'on ne me paraît pas faire aâsez 
attention à la relativité de cette notion : riea 



OBJECTIONS DE M. JULES TANNERT 277 

n'échappe à la relativité. Le déterminisme suppose 
une pensée ; c'est pour une pensée que les choses 
sont déterminées. Les choses sont déterminées, 
cela veut dire : il est possible de connaître les 
choses. Le déterminisme en soi, tout seul, n'a pas 
de sens. Veut-on dire, en affirmant le détermi- 
nisme, que les choses se sont passées, se passent 
et se passeront de telle façon? C'est une pure 
niaiserie, que je ne vous prête pas. Non, il faut 
entendre : les choses se passeront d'une façon 
certaine. Certaine pour qui? Pour un être pen- 
sant. Tout est connaissable, intelligible, tout peut 
être objet de pensée. 

« Quelques-uns se sont plu à imaginer les 
lois naturelles comme impliquées les unes dans 
les autres, à la façon des propositions mathé- 
matiques, et dominées par un système de for- 
mules qui les contiendrait toutes. Qu'est-ce 
qu'une formule, sinon un assemblage de signes? 
Et des signes sont moins que rien s'ils ne sont 
pas pensés. 

« Je ne veux pas du tout discuter ces conclu- 
sions, ou ces hypothèses. Mais elles me ramènent 
à mon point de départ. Si elles sont vraies, le bel 
épiphénomène que la pensée I Et vraiment vous 
avez eu tort de railler la petitesse de notre taille ; 
je pose à nouveau ma question du début: sommes- 
nous distincts de ce que nous pensons, et en quoi? 
Voici que nous embrassons le système solaire; 

24 



278 . l'athéisme 

nous le pensons ou il se pense en nous ; assuré- 
ment nous connaissons mal ce système solaire qui 
est en nous et que nous sommes; mais, d'un autre 
côté, voici que nous commençons à compter et à 
mesurer les atomes que nous ne verrons jamais. 
Du système solaire, nous passerons à la voie lac- 
tée, et, de l'autre côté, nous atteindrons les pro- 
priétés de l'atome. La voie lactée, la molécule 
matérielle, la f^ellule vivante, prendront en nous 
conscience de ce qu'elles sont. En nous, les 
hommes, la conscience obscure que nous avons les 
uns des autres s'illuminera. Tout cela n'est pas 
bien sûr: mais faisons notre possible pour que 
a Tessai ne manque pas par notre faute », et puis- 
sent nos descendants parvenir au paradis de 
M. Poincaré, où ils s'abîmeront dans la contem- 
plation de la vérité. Amen! 

« En tout cas, nous voici déjà loin de ce qui 
est indispensable à notre continuation immé- 
diate et à notre reproduction ; n'approchons-nous 
pas de ce qui servira à la lointaine continuation 
de notre race? Que l'expérience de nos ancêtres 
ait fortifié, compliqué, affiné la correspondance 
entre les choses et nous, que cette correspon- 
dance se soit développée dans le sens de l'utilité, 
c'est entendu ; mais je suis porté à croire, par 
ce que nous observons, que l'utilité immédiate 
a été constamment dépassée, et qu'elle tend à 
l'être infiniment; et cela, en vertu de ce qu'est 



OBJECTIONS DE M. JU^ES TANNERI 279 

actueUement notre pensée, de ce qu'elle veut et 
cherche. 

« Au reste, pour ce qui est de la science, j'ima- 
gine, malgré tout, que vous êtes de mon avis; 
votre vie et vos travaux le prouvent assez. La 
science ne se propose même pas la recherche 
directe de ce qui est utile à Thumanité : son but 
véritable est la connaissance pure, où ses disciples 
trouvent une joie qui vous est familière. Qu'elle 
atteigne parfois ce qui est utile à notre race, ce 
n*est pas pour en diminuer la valeur, c'est une 
bonne confirmation de ses résultats et une preuve 
qu'elle se développe dans le sens d'une adaptation 
plus parfaite de notre pensée aux choses; nous ne 
reprocherons pas à Pasteur de s'être réjoui parce 
qu'il avait diminué quelques souffrances. Au reste, 
pour prendre sa pleine vitesse de développement, 
la science a besoin de nombreux efforts qui ne 
seront possibles et ne pourront se coordonner que 
dans une humanité délivrée d'une partie des 
soucis et des misères qui l'accablent, dans une 
humanité où la joie de penser à autre chose qu'au 
pain quotidien ne sera plus le privilège de quelques 
rares individus. C'est de la science que j'espère, 
pour, des périodes éloignées, cette libération de 
nos arrière-petits-enfants, et je compte sur la 
pensée pour réaliser des changements matériels 
dans ce monde. 

« Je m'aperçois, mon cher ami, que je me suis 



280 l'athéisme 

laissé aller à la manie des gens qui racontent leurs 
rêves ; j'y ai pris grand plaisir, et cela suffira à 
m'excuser à vos yeux, car je sais que vous aimez 
le rêveur, qui vous est bien affectueusement 
dévoué. 

« Jules Tannery. » 



CHAPITRE X 
Réponse à M. Jules Tannery^ 



i 44. - QUI SERVIRA DE RÉSUMÉ A LA TROISIÈME PARTIE 

• ( 

Cela vous chagrine, dites-vous, mon cher maître, 
que je rapetisse votre pensée en la traitant d'épi- 
phénomène ; je pourrais me défendre imméiîia- 
tement de ce crime de lèse-majesté ; je ne refuse 
pas la dignité de phénomène à votre pensée elle- 
même ; elle joue dans le monde un rôle évident, et 
a exercé, en particulier, sur mon développeiuent 
intellectuel, une influence dont je me félicilerai 
toujours. Votre pensée est donc un phénomène; 
la mienne aussi, qui, par certains côtés au moins, 
est fille de la vôtre, quoique nos opinions ne 
s'accordent pas souvent. 

L'épiphénomène sans importance (pour tout 
autre que vous), c'est le fait que vous avei mwa- 

1. Revue du mois, 10 octobre 1906. 



282 l'athéisme 

cience de ce phénomène de premier ordre qu'est 
votre pensée. Vous avez agi sur moi par des phé- 
nomènes, et il m'est indifférent que vous ayez été 
conscient de ces phénomènes ; je n'en suis pas sûr 
d'ailleurs et je n'ai aucun moyen de m'en assurer; 
je n'aurai jamais , scientifiquement, le droit de 
l'affirmer ou de le nier; cela n'a donc aucune 
importance, et j'essaierai de vous en convaincre 
tout à l'heure. 

Pour le moment, laissez-moi déplorer avec vous 
que notre conscience ne soit que ce qu'elle est; 
cela me chagrine autant que vous-même, mais ce 
chagrin ne va pas sans quelque compensation. 

Voltaire raconte qu'un crocheteur borgne, ayant 
bu de l'eau-de-vie, fit un rêve délicieux : transformé 
en prince charmant, il éprouvait une passion 
violente pour la plus accomplie des princesses et 
le lui démontrait de toutes ses forces, à la manière 
des crocheteurs. Tiré brusquement de son sommeil, 
Mesrour se retrouva crocheteur et borgne comme 
devant, et il en eût beaucoup de chagrin. Peut-être 
eût-il connu, s'il avait rêvé plus longtemps, que les 
pénibles devoirs des princes et les douloureuses 
coquetteries des princesses rendent souvent envia- 
ble aux puissants l'humilité insouciante du croche- 
teur; il s'éveilla trop tôt et n'eût que du regret, 
sans compensation aucune : il se remit donc à 
boire de l'eau-de-vie. 

J'ai vécu, toute ma jeunesse, un rêve analogue 



RÉPONSE A M. JU^ÊS TANNEBT 283 

à celui du crocheteur Mesrour. J'ai cru (et ceux 
qui m'entouraient le croyaient de même, chacun 
pour son compte ; je pense qu'ils le croient encore), 
j'ai cru être durable et puissant; j'ai cru que j'intro- 
duisais dans le monde des commencements absolus ; 
j'ai cru que j'étais en dehors du monde et au-dessus. 
Ce rêve flattait ma vanité naturelle, mais, en revan- 
che, quelles responsabilités! quels soucis! C'est 
j vous, mon cher maître, qui, avec Emile Lacour, 
avez contribué à m'éveiller; vous m'avez appris à 
ne pas me payer de mots et à définir .tous ceux 
que j'emploie ; vous m'avez enseigné la précision 
du langage, et c'est de là qu'est venu tout le mal ! 
En essayant de me rendre compte des choses, j'ai 
compris que l'homme est victime d'erreurs sans 
nombre. Au lieu d'un être puissant et créateur, je 
ne trouve plus en moi qu'un misérable transfor- 
mateur d'énergie, transformateur caduc qui se 
transforme lui-même sans cesse. Adieu l'immu- 
tabilité! adieu l'individualité, la personnalité, le 
mérite, la gloire ! Adieu tous les principes, toutes 
les chimères qui ont embelli ma jeunesse ; mais 
adieu aussi les craintes, les tortures inséparables 
du pouvoir. 

Y a-t-il compensation parfaite? Je n'oserais l'af- 
firmer. Si Ton me donnait à choisir entre ce que 
je suis et ce que j'ai cru être, j'hésiterais peut-être 
longtemps; c'est que, depuis quinze ans, je me 
suis fait à mon nouvel état, et j'ai apprécié l'humi- 



2S4 l'athéisme 

lité de ma condition d'homme ; cependant j'avoue 
que le rêve avait du bon ; vous Faimez^ ce rêve 
dont vous m'avez tiré, et vous voulez continuer de 
dormir 1 M'avez-vous éveillé en rêvant haut? 

£n lisant votre plaidoyer pour la conscience 
active, je n'ai pu m'empècher de subir le charme 
c'e votre langue harmonieuse ; si je savais écrire 
comme vous, je vous convaincrais aisément, car, 
n'en, doutez pas, mon cher maître, ma cause est 
meilleure que la vôtre ; prêtez-moi seulement votre 
plume et vous verrez ! 

Et d'abord, ma suspicion s'éveille dès le début, 
parce que vous vous attendrissez sur l'humilité de 
la conscience épiphénomène. Si vous étiez construit 
de telle sorte qu'il vous fût pénible d'avouer que 
la somme des angles d'un triangle est égale à deux 
droits, ne feriez-vous pas bon marché de votre 
sensibilité, et n'enseigneriez-vous pas loyalement 
à vos élèves la vérité euclidienne? Faisons, en bio- 
logie, ce que vous feriez en géométrie; oublions, 
vous, la tristesse de notre néant, moi, les consola- 
tions que j'en tire; évitons la logique de sentiment 
qui, Ribot nous l'a montré récemment, est le plus 
grand ennemi de cette logique pure dont vous 
m'avez inculqué les principes au point de me la 
rendre indispensable atout jamais; étudions la vie 
comme s'il ne s'agissait pas de nous, et sans nous 
préoccuper des conséquences qu'entraîneront pour 
nous-mêmes nos conclusions scientifiques. Peut- 



'-^«F^ 



BÉPONSE A M. JULBS TANNERT 285 

être regretterons-nous ensuite notre bonne foi ; 
peut-être ferons-nous notre « mea culpa > en 
répétant, une fois encore, avec M. de Gourmont : 
« Ce qu'il y a de terrible quand on cherche la vérité 
c'est qu'on la trouve ». Tant pis pour vousl il ne 
fallait pas m'enseigner la logique. 






« Je ne sais pas trop, dites-vous, où je commence 
et où je finis, et si je n'embrasse pas tout ce que 
je pense ». « Je crois que la nature est en moi » 
ajoutez-vous, et vous me reprochez d'établir une 
trop grande distinction entre les êtres vivants et le 
milieu dans lequel ils sont plongés. Je ne partage 
pas votre incertitude quant à la limitation de votre 
individu ; quel que soit, son rayonnement dans 
l'ambiance, rayonnement tel que moi, étranger, 
je vous vois et vous entends, je saurais fort bien, 
si je conduisais une automobile, manœuvrer de 
manière à ne pas vous écraser. L'automobile est» 
comme vous, une chose transportable dans le 
miheu dont elle est distincte sans en être toutefois 
indépendante. Vous pouvez tous deux, l'automobile 
et vous, manœuvrer sans vous heurter*, dans un 
milieu où néanmoins il n'est rien qui ne subisse, 

1. Cette manière de parler donne aux phénomènes de contact 
une importance capitale dans Ja définition des corps ; cette im- 
portance est Justifiée. 



286 L*ATHélSHB 

dans une certaine mesure, Tinfluence de tout le 
reste. C'est. par la transportabilité que je vous 
définis, moi observateur étranger, et cela admis, 
je n'ai plus d'incertitude. Vous êtes, à chaque 
instant, une portion d'espace limitée par un contour 
à l'intérieur duquel il se passe une infinité de 
choses curieuses dont aucune n'est à l'abri de 
l'ambiance. Si je promène une lanterne dans la 
rue, toute la rue en est éclairée, ce qui prouve que 
la rue n'est pas indépendante de la lanterne ; mais 
le vent peut éteindre ma lanterne, ce qui prouvé 
que la lanterne, non plus, n'est pas indépendante 
de la rue ; et cependant je m'entends suffisamment 
quand je définis la lanterne par sa transportabi^té. 

Comme la lanterne, je vous définis à un certain 
moment par un contour transportable ; j'appelle A 
tout ce qui est à l'intérieur du contour, et B tout 
ce qui est en dehors (je dis tout^ depuis vos plus 
proches voisins jusqu'à Sirius et à la voie lactée). 
Je crois fermement c(ue tout ce qui se passe au 
moment considéré, dans l'intérieur de A est entière- 
ment défini par A et B ; je crois en outre que rien ne 
se passe en A qui ne dépende de quelques-uns au 
moins des facteurs de B ; s'il faisait 800 degrés cen- 
tigrades à l'ombre, vous ne feriez pas de mathéma- 
tiques. 

Ainsi donc, je ne puis parler d'aucun phénomène 
qui se passe en vous, sans tenir compte de l'état 
actuel de B. Pour être logique, je dois représenter 



BÉPONSB A M. JULES TANNEBT 287 

l'ensemble des particularités dont vous êtes le 
siège au moment considéré par la formule symbo- 
lique : 

AX B 

Au temps ^4, vous accomplissez dans le milieu B| 
un ensemble d'opérations que je résumerai, sans 
ambiguïté, en disant que vous avez tanneryé dans 
le milieu; cependant que tous les autres objets 
transportables auront fonctionné, chacun pour son 
compte, suivant sa nature et dans son ambiance 
propre, d'une manière qui peut, pour n'importe 
lequel, se représenter par la formule symbolique 
(Ai X B^). 

Et, un instant après, au temps t^ si vous voulez, 
tout aura changé. A^ sera devenu Aj par le fait 
même de l'opération (A|XB|), ce que je repré- 
sente par la formule symbolique : 

A, + (A4XB^) = Aj 

Le danger est que, pour tout objet transportable, 
comme pour vous-même, je confondrai A4 et Aj qui 
sont différents.^ sous la même dénomination A. Je 
continuerai à dire Tannery tout court, après que 
vous aurez tanneryé en présence de B, comme 
avant ; et cependant vous ne serez plus le même. 
Je devrai écrire, pour être rigoureux, la formule 
symbolique : 

Tannery ^ + {Tannery j^ X B|) = Tannery^ 



288 l'athéisme 

Et ainsi de suite. Vous voilà bien mortifié, n'est- 
ce pas? Mais vous avez souscrit par avance à cette 
formule déterministe : a II n'y a pas, avez-vous 
dit, le milieu et nous, mais ce qui est, que nous 
pensons, et qui pense par nous ». J'englobe 
naturellement, avec vous, dans la formule symbo- 
lique [Tannery X B|) ce qui se pense en vous 
en temps t^. C'est là une partie du phénomène 
total, et je n'ai jamais cru ou dit qu'elle fût la 
moins importante, au contraire! Presque toutes 
les manifestations observables de votre activité 
dépendront, en effet, de ce qui s'est pensé en vous, 
c'est-à-dire que votre cerveau est la partie la plus 
importante de votre mécanisme. Mais que vous, 
Tannery^ soyez au courant de ce qui se pense dans 
votre cerveau, cela m'est égal et pour cause. Si 
Ton vous plongeait un couteau dans le cœur, pen- 
dant que je suis tout près de vous, je ne le senti- 
rais pas ; ce qui se sent en vous, se sent en vous 
seul; je puis seulement sentir, à votre sujet, ce 
qui se passe en moi sous l'influence du rayonne- 
ment de ce qui se passe en vous; que votre 
rayonnement soit phonétique, visuel ou même 
télépathique, je ne sentirai jamais que ce qui se 
passe en moi ; je connaîtrai, dans le langage parti- 
culier de ma conscience, une partie des phéno- 
mènes compris dans la formule symbolique : {Le 
Daniec^ X B,), avec un B| dans lequel il y a 
Tannery^ ; voilà tout. 



RÉPONSE A H. JULES TANNEBT 280 

C'est là ce que j'entends en disant que la cons- 
cience est un épiphénomène. 

N'êtes-vous pas de mon avis maintenant? Alors, 
c'est que j'ai été obscur malgré mes efforts. 

Ou bien, vous croyez peut-être qu'il y a en vous 
des activités mystérieuses qui n'entrent pas dans 
la formule (A X S)? ^t qui, néanmoins, peuvent 
influencer le milieu dont je fais partie. Vous ren- 
driez donc à l'ambiance plus qu'elle ne vous a 
prêté; vous feriez, comme dit M. Renouvier, des 
commencements absolus; vous seriez un créateur 
et non un transformateur. Dans ce cas, je devrais 
renoncer entièrement à ma conscience épiphéno- 
mène ; une conscience qui introduit dans le milieu 
des choses nouvelles est un phénomène, au sens 
étymologique du mot; personne n'en doutera; 
j'appelle conscience épiphénomène une conscience 
qui assiste impuissante au fonctionnement d'un 
mécanisme transformateur; et alors, je prétends 
que c'est le mécanisme qui est important. Je ne 
veux pas vous ennuyer plus longtemps avec ces 
considérations que j'ai , développées, d'ailleurs, 
dans les chapitres VII et VIII de ce livre. 

Que vous soyez de mon avis ou que nous cou- 
chions sur nos positions au sujet de la conscience 
épiphénomène, du moins aurai-je fait mon pos- 
sible pour mettre en évidence le point qui reste 
litigieux; et j'accepterai de dire avec vous que 
« la nature est en vous », pourvu que cette 

25 



290 l'atuéisme 

pianière de parler représente seulement l'équiva- 
lent poétique de ma formule symbolique de tout 
à rheure. 






Vous me cherchez noise, en passant, sur ce que 
j'ai dit que notre pensée s'est développée par 
suite du frottement de nos ancêtres contre le 
monde ambiant . : u II est assez étonnant, dites- 
vous, que ce frottement contre les aspérités des 
choses n'en ait pas fait quelque galet informe ». 
Mais c'est là précisément la caractéristique des 
corps vivants ! Depuis quinze ans que je cherche 
une définition de la vie, je n'en ai pas trouvé 
d'autre; quand un corps vivant lutte contre un 
facteur quelconque et continue de vivre, il se déve- 
loppe par là même, au lieu de* s'user comme eût 
fait un galet. Un corps brut qui réagit chimique- 
ment se détruit; un corps vivant se construit^ ^m 
contraire, s'il réagit chimiquement dans des condi- 
tions telles qu'on doive dire qu'il a fait icte d'être 
vivant. C'est le phénomène à' assimilation fonc- 
tionnelle qui caractérise la vie; tout le système 
biologique que j'ai essayé d'improviser est basé là- 
dessus. 

Ne me demandez pas à quelle particularité de 
structure moléculaire est attachée cette activité 
assimilatrice; je ne le sais pas, et je pense qu'on 



RÉPONSE A M. JULES TANNERT 29l 

ne le saura pas de longtemps ; je soupçonne seu^ 
lement que Fétat colloïdal des substances vivantes 
n'est pas étranger à Taccomplissement de cette 
merveille. Mais, sans connaître le détail des 
choses, je ne suis pas médiocrement satisfait 
d'avoir remplacé par une formule unique et claire 
toutes les définitions vagues et contradictoires 
dont on a encombré jadis mon jeune cerveau. 

Il est bien entendu que le mot « frottement » est 
employé ici dans un sens figuré; l'aveugle de 
Diderot ne concevait guère d'autres moyens d'ac- 
tion d'un corps sur un autre; mais nous sommes 
mieux outillés que lui; le mot « réaction »,lemot 
« lutte j> valent sans doute mieux que le mot 
« frottement », qui a l'inconvénient d'éveiller une 
image trop précise. 

Et cependant, même dans des cas de frottement 
pur et simple, il peut y avoir assimilation fonc- 
tionnelle ; si votre cordonnier vous a fait des sou* 
liers trop larges, l'épiderme de vos pieds se déve- 
loppera par le frottement; vous aurez un durillon 
et cela vous empêchera d'oublier désormais que 
vous ne vous comportez pas comme un caillou. 

J'aurais mauvaise grâce à insister, car vous ne 
faites vous-même qu'en passant la petite objection 
à laquelle je viens de répondre; voici qui est plus 
important, et je recopie textuellement quelques 
lignes de votre lettre : 

« Dans ce long frottement que vous décrivez, du 



292 l'athéisme 

monde extérieur sur la pensée de nos ancêtres, 
dans ce travail où l'ouvrier (c'est le monde exté- 
rieur) rejette les échantillons imparfaits et par- 
vient, à force de temps et d'essais manques à 
construire l'organisme compliqué qui est le nôtre, 
il me semble que vous négligez trop la pensée elle- 
même ; qu'est-elle pour avoir supporté ce merveil- 
leux travail? Pourquoi ce travail s'est-il exercé? Il 
ne me suffit pas que vous appeliez épiphénomène 
ce je ne sais quoi : il est quelque chose. Lui aussi est 
dans la nature, il est au moins une possibilité de 
ce qui est ; il est capable d'exister et de se mani- 
fester à sa façon, de s'adapter aux choses et d'y 
pénétrer ; s'il n'est pas distinct du monde exté- 
rieur, il en est une activité propre qui ne ressemble 
.pas aux autres; c'est cette activité propre que je ne 
vois nullement dans votre livre. Je ne vous 
demande pas de la définir, tout ce que vous savez 
n'y suffirait pas. » 

Voilà quelques lignes qui, si je ne me surveillais, 
m'amèneraient à écrire tout un volume. Je tâcherai 
de me borner à quelques phrases ; d'ailleurs, j'ai 
déjà dit ailleurs à peu près tout ce que je vais vous 
dire, mais j'ai tant écrit et avec tant de prolixité, 
que malgré votre bienveillance pour moi, vous 
n'avez pu tout absorber. 

Et d'abord, il est bien entendu que je ne traite 
pas d'épiphénomène la pensée c'est-à-dire le fonc- 
tionnement du cerveau, qui est au contraire» à mon 



BÉPONSB A M. JULES TANNERT 293 

avis, le plus important des phénomènes animaux ; 
i*ai seulement appelé épiphénomène la conscience 
que vous avez de votre pensée ; quand je parle de 
pensée, il s'agit donc naturellement du phénomène 
lui-même, et non du fait qu'il a ou n'a pas ce 
reflet intérieur, dont je me soucie peu quand il ne 
s'agit pas de moi, puisque je ne puis être certain 
qu'il existe chez les autres. U activité propre, dont 
vous vous plaignez que je ne parle pas, se résume, 
pour le cerveau comme pour les bras ou les jambes, 
dans cette assimilation fonctionnelle à laquelle j'ai 
la prétention de réduire tous les phénomènes 
vitaux, sans exception. Cette activité propre ne 
ressemble pas aux autres, comme vous le dites, et 
c'est pour cela qu'elle peut définir la vie sans am- 
biguïté. 

Dans mon premier ouvrage sérieux : « Théorie 
nouvelle de la vie », je ramenais tout à l'assimila- 
tion fonctionnelle ; je crois bien que je n'y pronon- 
çais même pas le nom de Darwin, et que je ne 
faisais pas appel une seule fois à sa <c sélection 
naturelle » ; mais ce diable d'homme est si sédui- 
sant ! il a une manière si élégante de tourner les 
difficultés, que, lamarckien convaincu, j'ai été sou- 
vent darwiniste malgré moi. Je l'ai été surtout, 
quand je me sentais fatigué, car le darwinisme 
donne, sans exiger grand effort, des satisfactions 
malheureusement peu durables. J'ai même essayé, 
pour me pardonner à moi-même mes défaillances. 



294 l'athéisme 

de montrer que le darwinisme, appliqué aux plus 
petites unités susceptibles de variation indépen- 
dante, permet d'établir les principes de Lamarck 
pour les unités vivantes d*ordre supérieur. Ce n'est 
là, j'en ai peur, qu'un trompe l'œil ; vous me 
donnez l'occasion de faire ici mon « mea culpa » ; 
mais la chair est faible, et je retomberai peut-être 
un jour, par paresse, dans le piège des raisonne- 
ments darwinistes, malgré leur ressemblance 
inquiétante avec ceux d'un finalisme qui me fait 
horreur. 

Tout ce que vous me dites au sujet du rôle actif 
de la pensée (j'entends du fonctionnement du cer- 
veau) dans l'évolution des espèces, me prouve que 
vous êtes lamarckien comme moi. Nous sommes 
donc d'accord. Les considérations darwinistes per- 
mettent trop souvent d'oublier l'activité propre des 
substances vivantes et de raisonner comme on le 
ferait sur des galets ou des grains de plomb ; ils 
accordent trop au hasard. Lamarck nous fait com- 
prendre au contraire l'adaptation personnelle et 
immédiate, ^ans approximations successives — ce 
que j'appellerai si vous voulez l'adaptation intelli- 
génie, car vous vous souvenez peut-être que j'ai 
donné de l'intelligence une définition purement 
objective ; je ne parle jamais que de choses objec- 
tives et ne fais pas de psychologie. 

Lamarck a eu, à mon avis, le tort d'en faire, et 
vous auriez, je crois, une tendance à Timiter. 



RÉPONSE A M. JULES TANNERT 295 

Quand on étudie objectivement une question comme 
Torigine des espèces, il ne faut pas entremêler le 
subjectif et l'objectif; c'est là souvent un aveu 
d'impuissance ou un péché de paresse à la Darwin. 
Le lamarckisme en a d'ailleurs payé fort cher les 
frais ; il a failli en mourir ; je dirais même qu'il en 
est mort. On y est revenu après l'enthousiasme 
darwinien, et on l'a ressuscité de ses cendres ; j'es- 
père aujourd'hui qu'il est définitivement sauvé, 
mais il faudra pour cela qu'il s'abstienne de faire 
de la psychologie ; je m'explique : 

Les physiologistes nous ont familiarisé avec la 
notion de réflexe. Un réflexe est somme toute, un 
élément de Thistoire du rôle transformateur d'un 
organisme. C'est en des réflexes que l'on décom- 
pose le fonctionnement (A xB) dont je vous parlais 
tout à l'heure. Le physiologiste suit ce réflexe depuis 
son entrée dans le contour A, jusqu'à sa sortie de 
ce contour sous une forme personnelle et nouvelle. 
Rien là que de fort acceptable ; on a toujours le droit 
de diviser, d'analyser un phénomène complexe en 
des éléments simples, pourvu qu'on n'oublie pas les 
relations de ces éléments simples entre eux, s'ils 
en ont. Mais on a décomposé ces éléments eux-- 
mêmes en trois parties, et c'est ici que le jeu 
devient dangereux. On distingue dans chaque 
réflexe une portion centripète, une portion centrale 
et une portion centrifuge. On le fait parce que la 
portion centrale s'accompagne d'épiphénomènes 



296 l'athéishb 

plus importants «éveille plus d.e conscience» comme 
on dit. Oubliez maintenant le phénomène centri- 
pète qui a préparé le phénomène central, et consi- 
dérez celui-ci comme un point de départ ; il appa- 
raîtra naturellement comme un créateur de mou- 
vement, alors qu'il n'est qu'un transformateur; 
comme il est conscient et que, d'autre part, on ne 
connaît pas dans la nature brute une seule création 
absolue de mouvement, votre erreur d'analyse 
vous conduit naturellement à la notion d'une 
conscience créatrice. l\ me semble que cette manière 
de voir ne vous déplaît pas; 

Lamarck a adopté, comme les physiologistes, 
cette division de l'acte animal en trois parties ; 
il s'est arrêté à la considération des besoins (tra- 
duction psychologique d'un phénomène central), 
et a réduit le fonctionnement de l'individu à la 
partie centrifuge des réflexes ; il a obligé ainsi le 
narrateur à considérer l'animal, entité créatrice, 
comme choisissant, d'après ses besoins, le fonc- 
tionnement nécessaire. L'observation d'un animal 
ne nous montre pas cela, sans une induction, peul- 
ètre dangereuse, nuisible en tout cas à la théorie 
qui l'exploite. Nous voyons seulement l'animal, ce 
qui y entre, et ce qui en sort, nous jJouvons obser- 
ver A, B, et (AXB) ; voilà tout. Lamarck eût 
gagné à ne pas décomposer le fonctionnement 
(A xB), à ne pas mettre en relief la partie centrale 
du phénomène ; mais ce n'est pas ici le lieu de 



RÉPONSE A If. JULES TANNEDT 297 



F 

^P faire son procès à Lamarck. L'important est que 
r nous n'oubliions pas le rôle simultané de A et de B 
dans tout fonctionnement. Un fonctionnement ne 
peut-être dû ni à A tout seul, comme le pensent 
certains spiritualistes,ni àB tout seul^ comme Vous 
dites avec raison qu'on arrive à le croire en darwi- 
nisant trop. 



• 



Nous voilà d'accord, je l'espère, du moins sur 
ce point, car votre lettre vous inféode aux lamarc- 
kiens, dont je suis. J'arrive maintenant à la partie 
la plus importante de votre argumentation, à celle 
qui doit vous tenir le plus à cœur, parce qu'elle 
touche à des choâes dont vous vous êtes préoccupé 
depuis très longtemps. Vous avez compris que je 
veux parler des concepts limitesj de ces vérités 
mathématiques rigoureuses qui ont été enseignées 
à l'homme par des expériences grossières. J'ai, 
moi aussi, beaucoup admiré le merveilleux outil 
mathématique, mais je ne suis pas disposé à trou- 
ver comme vous beaucoup de mystère dans son 
origine. Ma formule symbolique (AxB) me ser- 
vira à me faire comprendre ; je serai d'ailleurs 
très bref, car j'ai fait avec détail une étude ana- 
logue dans « Les Influences ancestrales »y que vous 
avez lues. 

J'ai pris l'habitude d'appeler hérédité le terme A 



298 l'athéisme 

de ma formule; pour moi, hérédité et transpor- 
tabilité, c'est tout un. J'appelle en même temps 
éducation la série coinplète des termes B^, B2...B„ 
qui accompagnent et conduisent, depuis sa nais- 
sance jusqu'à sa mort, l'être A|, Ao.-.An. Les 
termes de ces deux séries sont réunis par la for- 
mule symbolique générale : 

Tannery^ ressemble à Tànnery^ ; il a hérité de 
son prédécesseur tout ce par quoi il lui ressemble. 
Mais il en dilTère aussi par le résultat du fonction- 
nement {Tannery^ X B^); c'est cette différence 
que f appelle un caractère acquis. Ce caractère 
acquis, il le transporte avec lui, plus ou moins 
longtemps, en dehors des circonstances B^ qui 
l'ont fait naître ; ce peut être un tic, une habi- 
tude, une notion absolue, car les notions absolues 
ne sont pour moi que des caractères fixés dans la 
transportabilité d'un individu en dehors des cir- 
constances qui les ont fait naître. Si le caractère 
fixé franchit les générations, s'il y a transmission 
au fils du caractère acquis par le père, ce sera chez 
le fils une qualité innée. Cette qualité peut être 
bonne ou mauvaise, mais elle doit avoir la préci- 
sion qu'avait chez le père la notion dont elle est 
née; si le père a cru voir une ligne droite, le fils 
imaginera une ligne droite absolue ; je ne vois pas 
qu'il en puisse être autrement ; nous devons avoir 



RÉPONSir A M. JULES TANNERY 299 

un certain nombre de notions précises, par suite 
de la fixation, dans notre hérédité, des caractères 
acquis par nos parents. 

De ces idées innées, beaucoup peuvent être 
trompeuses, mais, nous avons beau nous en aper- 
cevoir, elles subsistent néanmoins en nous. Regar- 
dez la lune, là-bas, au-dessus de Thorizon, je vous 
défie de ne pas vous imaginer qu'un fil à plomb, 
pendu au-dessous (?) d'elle, prendra la direction de 
votre verticale^ qui est pour vous la verticale 
absolue^. Et cependant, vous savez ce qu'est une 
verticale, et combien relative; mais nos ancêtres 
ont cru trop longtemps que la Terre était plane ; 
nous avons donc là une idée très précise, dont la 
genèse se conçoit, et qui est erronée. Pour vous 
rassurer au sujet de l'adaptation possible des 
mathématiques aux sciences physiques, je vous 
dirai si vous voulez que nous avons pris comme 
point de départ de notre géométrie ce que notre 
expérience nous a montré être bon dans les idées 
innées provenant de nos ancêtres ; si vous voulez 
encore, nous appellerons métaphysique l'ensemble 
de touleâ les absurdités précises qu'ils nous ont 
laissées en héritage; il y en a beaucoup! Mais les 
métaphysiciens ne seront peut-être pas contents I 

A ce propos, mon cher maître, je vous avouerai 
que je ne partage pas votre admiration pour le 

1. Voyez pluB haut, § 6, Thistoire détaillée de la verticale 
absolue. 



300 l'athéisme 

syllogisme. On n'a jamais tiré d'un syllogisme que 
ce qu'on y avait mis ; c'est un exercice de langage. 
Quand vous en avez énoncé les prémisses, vous 
avez tout dit; le reste n'est plus que du bavardage. 
Mais notre langue et la manière de nous en servir 
sont des héritages de nos ancêtres; je dis héritages 
et non hérédités, parce que ces commodités nous 
sont transmises, partiellement au moins, par éduca- 
tion; et c'est pour cela que ces outils, quoique 
bons, sont moins parfaits que ceux de la langue 
mathématique, dans les principes de laquelle 
l'éducation humaine n'a aucune part; je me défie 
toujours des éducateurs; ils raisonnent trop et font 
de la logique de sentiment, tandis que rhérédité 
est aveugle, et nous donne des qualités entière- 
ment bonnes ou entièrement mauvaises, comme 
elle les a reçues. 

Vous donnez, en passant, un coup de patte au 
monisme; je vais, à ce sujet, vous faire une niche, 
en me servant de votre lettre elle-même : 

« Si la qualité n'est qu'un mot, dites-vous, la 
quantité, elle aussi, n'est qu'un signe; votre 
monisme n'absorbera jamais la diversité des aspects 
de l'être, la multiplicité des phénomèiîes, la 
richesse infinie du vêtement de l'inconnaissable. 
Parce que nous essayons de construire, avec un jeu 
de symboles quantitatifs, un schéma qui nous 
représente le monde, ne prenons pas ce schéma 
pour la réalité et la partition écrite, où toutes les 



RÉPONSE A M. JULES TANNERT 301 

notes sont pareilles pour le ccmcert des instru- 
ments et des voif ». 

Eh bien ! tout ce que je connais de votre pensée 
actuelle, je le connais par ces caractères d'impri- 
merie tracés dans la Revue du mois ; et si la pen- 
sée de Diderot a eu de Tinfluence sur la vôtre, c'est 
aussi par des caractères d'imprimerie; tout ce 
que nous savons, nous pouvons le représenter 
ainsi, par des signes qui sont purement spatiaux. 
Symboles, dites-vous; je veux bien, mais quels 
beaux symboles I Je les admire autant que vous 
pouvez admirer Tépiphénomène de conscience. 
Ils sont conventionnels? d'accord; mais ceux du 
phonographe ne le sont pas et sont aussi puissants ; 
je considère le son comme un épiphénomène du 
mouvement de Tair qu'a enregistré le phonographe ; 
au même titre, la conscience que vous avez de votre 
pensée est un épiphénomène du mouvement de 
votre cerveau; que vous puissiez traduire cette 
conscience en signes purement spatiaux, et me faire 
assister de loin, par la poste, aux merveilleux phé- 
nomènes qui se passent sous votre crâne, cela me 
donne à penser justement qu'il ne s'y passe rien 
que de mesurable et de spatial. Évidemment, je 
tourne dans un cercle vicieux et je ne démontre rien 
à personne; pour moi qui suis persuadé qu'il n'y 
a rien que de physico-chimique dans mon cerveau, 
cette démonstration était inutile; pour vous qui 
êtes convaincu que votre message symbolique 




302 l'athéisme 

éveille seulemeDt dans ma conscience, par une 
réversibilité qui vous parait naturelle, des phéno- 
mènes extra-physiques du même ordre que ceux 
qui se sont passés dans le vôtre, mon raisonne- 
ment ne vaut rien ; je n'y tiens d'ailleurs pas beau- 
coup ; mais cela m'a amusé de le faire, parce que 
je me suis imaginé, en le faisant, qu'il vous 
convaincrait. Je vois bien maintenant qu'il ne vaut 
rien ; mais où serait le plaisir de la discussion si 
Ton n'était pas convaincu, à chaque instant, qu'on 
a terrassé son partenaire. 






Il me reste à me défendre d'un reproche que 
vous m'avez fait et que je ne mérite pas ; je veux 
parler du caractère exclusivement utilitaire des 
recherches scientifiques. Je ne crois pas avoir jamais 
rien dit qui puisse s'interpréter ainsi, car je ne saurais 
confondre la science, trésor collectif delà fourmilière 
humaine, avec le mécanisme personnel de chaque 
individu, animal ou homme. C'est seulement dans 
le perfectionnement de l'égoïsme personnel que 
l'utilité des conquêtes sur le milieu est évidente. 
Si notre système sensoriel était construit de manière 
à nous faire voir une bosse là où il y a un trou, 
nous courrions les plus grands dangers; il a fallu, 
pour que notre espèce se soit perpétuée, que notre 
adaptation au milieu nous ait permis de résister 



^•7 



RÉPONSE A M. JULES TANNERT 303 

yictorîeusement aux causes ambiantes de destruction. 
Il doit donc y avoir, dans l'organisme de chaque 
animal, tout un trésor de qualités utiles; je donnerai, 
si vous voulez, à ce trésor héréditaire, le nom de 
logique oii de bon sens, englobant pèle-mèle, 
contre Tusage, dans ces appellations, les caractères 
anatomiques de bonne constitution et les caractères 
cérébraux qu'on étudie ordinairement dans le lan- 
gage subjectif de la psychologie. On donne plus 
couramment à cet ensemble le nom AHnstinct de 
la conservation] mais je n'aime pas cette manière 
de parler, à cause des discussions interminables 
que soulève la question de Tinstinct et de Tintel- 
lijence; Tinstinct de la conservation comprend 
l'intelligence individuelle; je voudrais bien voir 
supprimer du vocabulaire ces deux mots qui ne 
riment plus à rien de précis. 

Il y a donc, en chaque animal, un héritage obli- 
gatoire de qualités utiles; c'est avec une portion de 
cet héritage que nous faisons des mathématiques. 
Mais il y a, à côté de cela, tout le fatras des erreurs 
ancestrales, ce que j'appelais tout à l'heure notre 
bagage métaphysique ; nous y tenons en général 
plus qu'à notre logique; une grande partie de notre 
langage articulé lui est consacrée, et nous le mêlons 
volontiers à tout. C'est pour cela que la langue 
mathématique, qui n'en peut pas tenir compte, 
nous est si précieuse. Il y a aussi, à côté de ce bagage 
métaphysique, un héritage particulier aux animaux 



304 l'athéismb 

ayant longtemps vécu en société, héritage résultant 
de la fixation, dans notre structure, d'une partie 
des lois sociales des temps passés, et que Ton 
appelle la conscience morale ; Torigine utilitaire 
de notre conscience morale est évidente, quoique 
aujourd'hui, à cause des nouvelles conditions de la 
société humaine, cette conscience morale soit sou- 
vent en contradiction avec l'observance des lois. 
Elle a néanmoins encore du bon, parce qu'elle met 
un frein aux appétits personnels d'individus trop 
disposés à oublier qu'ils vivent en société; mais 
elle a du mauvais aussi, puisqu'elle peut nous 
imposer un devoir ancien qui ne concorde pas avec 
notre devoir actuel. 

Il y a de tout cela dans l'homme, et d'autres 
choses encore auxquelles je ne pense pas pour le 
moment, sans compter celles que j'ignore; et nous 
mettons de tout cela dans notre science. Cela n'aurait 
pas lieu si nous acceptions avec Kant de réduire 
la science â. l'ensemble des vérités susceptibles 
d'une expression mathématique. 

En attendant, nous sommes convaincus, vous et 
moi, que nous nous livrons en ce moment, à une 
discussion scientifique ; et cependant son inutilité 
est évidente; nous y mélangeons de la logique, de 
la métaphysique, voire même de la morale, et cela 
est très agréable; il faut bien faire fonctionner son 
mécanisme, et il y a de la métaphysique dans 
notre mécanisme, comme il y a des pattes à un 



RÉPONSE A M. JULES TANNEBT 305 

cheval; nous nous amusons d'elle, comme un jeune 
poulain s'amuse de ses pattes en folâtrant dans un 
champ j or, il est reconnu qu'il est fort utile à un 
poulain de faire des cabrioles ; cela développe ses 
muscles et en fait un cheval vigoureux. Pourquoi 
refuser une utilité analogue aux spéculations phi- 
losophiques; elles nous amusent, nous qui nous 
y livrons, et cela n'est pas vain, comme disait le 
bon Renan; cela vaut toujours mieux que les dis- 
cussions politiques, qui sont probablement aussi 
vaines, et au cours desquelles on est amené le 
plus souvent à détester ses adversaires, peut-être 
parce qu'on croit à leur utilité ! 

Il serait ennuyeux de faire de la philosophie sans 
avoir de contradicteur ; on ne joue pas 9eul aux 
échecs I je ne m'attristerai donc pas trop, mon 
cher maître, si nous ne sommes pas tout à fait 
d'accord; je vous en aimerai peut-être davantage. 
Vous êtes un de ceux qui ont le plus contribué à 
me donner le goût des spéculations scientifiques, 
et, quelle que soit votre modestie, je ne considé- 
rerai jamais comme inutile ce que vous m'avez 
appris il y a vingt ans. 



FIN 



26. 



TABLE DES MATIÈRES 



Pages 
OÉSIGAGK AU PROFESSEUR ALFRED GlARD « . I 

PREMIÈRE PARTIE 
CONFESSIONS, DÉFINITIONS 



CHAPITRE PREMIER 
Confessions. 

§ 1. Généralité de Tidée de Dieu 2 

§ 2. Rareté des athées proprement dits 8 

§ 3. Athéisme inné et idées préconçues 10 

§ 4. Plan de Touvrage 19 

CHAPITRE n 
Définitions; discussion de Tezistence dé Dieu. 

§ 5. La définition de Tathéisme résultera de la discussion 

des preuves de Texistence de Dieu 23 

§ 6. Les preuves métaphysiques 25 

§ 7. Les preuves morales 32 

§ 8. La preuve historique 33 

§ 9. Preuves physiques tirées de l'existence du monde . 35 




308 l'athéisme 

Pages 

§ 10. Preuves physiques tirées du mouvement 43 

§ 11. Preuves physiques tirées de Tordre du monde. . . 43 

§ 12. Le hasard et la probabilité 46 

§ 13. Humilité de l'athéisme 56 

§ 14. L'amour de Dieu 57 

§ 15. La prière 59 

2 16. Déterminisme et fatalisme 63 

i 

DEUXIÈME PARTIE 
CONSÉQUENCES HUMAINES DE L'ATHÉISME 



CHAPITRE III 
Conséquences sociales. 

§ 17. Opinion de Voltaire et de Diderot; exposé du pro- 
blème 69 

§ 18. Origine des vertus humaines, 73 

§ 19. Devoirs religieux séparables des devoirs sociaux. . 81 

§ 20. L'effondrement des principes 86 

CHAPITRE IV 
Conséquences privées. 

§ 21. Pas de but, pas de désirs, pas d'intérêt 98 

g 22. Attitude de l'athée devant la mort 102 

§ 23. L'athée et la peur ••.«.. 107 

§ 24. Résumé 111 

CHAPITRE y 
Quelques considérations sur la religion du peuple. 

§ 25. Difficulté d'être impartial 114 



TABLE DES MATIÈRES 309 

CHAPITRE VI 

. Opinions absolues émises du point de vue scientifique 
dans des questions d'enseignement. 

... , . , . Pages 

§ 26 ; 121 

§ 27. Réponse à TEnquête de la « Revue Blanche » sur la 

liberté de l'enseignement . •' 122 

§ 28. L'enseignement des sciences naturelles comme moyen 

d'éducation philosophique ' 126 

TROISIÈME PARTIE 
L'ATHÉISME SCIENTIFIQUE OU MONISME 

CHAPITRE VII 
Défense du monisme^ 

§ 29. Logique pure et logique de sentiment. ...... 157 

§ 30. Recherche d'une formule du monisme 161 

§ 31. Difficulté des mesures 170 

§ 32. Contradiction des dualistes . , 176 

§ 33. Monisme et déterminisme 180 

§ 34. Le monisme nie la liberté absolue . 188 

CHAPITRE Vin 
Quelques objections au monisme. 

§ 35. La conscience épipbénomène 202 

§ 36. Matière et pensée 206 

§ 37. Difficultés du langage monisto 211 

§ 38. Encore le point de vue social 215 

§ 39. Le sort de la théorie moniste ne dépend pas du plus 

ou moins de valeur des travaux d'un moniste donné. 220 

§ 40. Énumération succincte*^ de quelques objections. . . 222 

§ 41. Objections de la « Revue de Philosophie » 227 



310 l'athéisme 

CHAPITRE IX 

Objections de M. Jules Tannery. 

Pages 

§ 42 246 

§ 43. L'adaptation de la pensée 247 

CHAPITRE X 
Réponse à M. Jules Tannery; 

§ 44. Qui servira de résumé à la troisième partie. • • . 281 



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