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Full text of "La Tunisie, son passé et son avenir"

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} 



LA TUNISIE 



SON PASSE ET SON AVENIR 



SOCIÉTÉ ANONYME D IMPRIMERIE DE VILLEFR ANCII E-DE-R UERG UE 

Jules BAnr»oux , Dircctonr. 



LA 



TUNISIE 



SON PASSÉ ET SON AVENIR 



P.-H. ^NTICHAN 



DEUXIÈME ÉD1TI0\ 




PARIS 

LIBRAIRIE CH. DELAQRAVE 

15, BUB gOUFFLOT, IS 






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LA TUNISIE 



SON PASSÉ ET SON AVENIR 



ÉPOQUE LÉGENDAIRE OU CANANÉENNE 



Les limites de la Tunisie ont fréquemment varié depuis 
Tanliquilé jusqu'à nos jours, lanlà cause du grand nombre 
de tribus qui y habitent côte à côte que des invasions suc- 
cessives dont elle a été le théâtre. Présentement elle est 
bornée par la Méditerranée au nord et à Test, la Tripo- 
litaine et le Sahara au sud, et TiVlgérie à Touest. 

D'après la Bible, ce coin de la terre africaine aurait 
été primitivement peuplé par des colonies asiatiques. A 
la suite des invasions des pasteurs en Egypte * , plusieurs 
de leurs tribus, au lieu de s'arrêter dans le Delta, auraient 
continué leur marche vers TOccident. Elles auraient longé 
le territoire de la Libye jusqu'au delà des Syrtes, franchi 
les embouchures du lac Triton et poussé jusque dans les 
cantons fertiles de la Byzacène dont elles auraient pris pos- 
session. C'est là que seraient venus les rejoindre plus 

1. Deux mille ans av. J.-C. 



2 LA TUNISIE 

tard, environ cinq ou six siècles après, les Cananéens 
restés dans la patrie primitive, menacés à chaque instant, 
depuis le passage du Jourdain par Josué, d'être pré- 
cipités dans la mer. Cette tradition, qui fait descendre 
les Tunisiens, du moins les Berbers, de peuplades cana- 
néennes, était connue de saint Augustin , car il en parle 
dans ia Cité de Dieu. 

Elle était encore populaire au sixième siècle de notre 
ère, du temps de l'historien Procope, qui rapporte que 
les Girgaséens, Tune des grandes races cananéennes, 
s'étaient sauvés en Afrique à l'approche des Hébreux, et 
s'étaient répandus jusqu'aux Colonnes d'Hercule. « Ils y 
habitent encore*, dit-il; à Tigisis, en Numidie, près de 
la grande fontaine, on remarque deux stèles de pierre 
blanche , avec l'inscription suivante en langue punique : 
« Nous sommes ceux qui ont fui devant Josué, fds de 
Nauê. » 

Ibn-Khaldoun, le célèbre historien maure du quator- 
zième siècle, attribue également aux Berbers une pro- 
venance asiatique, et cet avis est appuyé de nos jours 
par l'autorité de M. Renan, l'éminent orientaliste. 

Ce qui donne à cette opinion beaucoup de valeur et de 
vraisemblance, c'est ce fait que le nom de Berbcr était 
porté dès l'an 1400 avant J.-C. dans le pays de Canaan. 
En effet, une inscription du roi Uhamsès II, le Sésostris 
classique, mentionne les Derberaia parmi les peuples de 
l'Asie qu il a vaincus '. Et ce nom de Berber est encore 
porté aujourd'hui par une peuplade nubienne, les Bava- 
bras, qui ne sauraient être évidemment que les descen- 
dants des Berberata cananéens. Il suit de là que le mot 



1. Procope, deBello Vandnlko, liv. H, ch. ïx. 

2. Uevue de géographie, ium 1882, arl. do M. de Fonlperluis. 



ÉPOQUE LÉGENDAIRE OU CANANÉENNE 3 

Berber, loin d'être, comme certains le prétendent, un 
sobriquet dédaigneux ou une épithète blessante appliquée 
par les Arabes {berber), les Grecs {barbaroi) et les Ro- 
mains {barbari) €i\xx indigènes du nord de l'Afrique, serait, 
au contraire , un nom national , un nom ethnique dans le 
sens absolu du terme, connu des anciens, défiguré par 
la prononciation , ayant la même signification que le mot 
étranger chez nous et que le mot sanscrit Warwara (exilé), 
dont il est la traduction littérale*. Cette interprétation 
nous paraît la seule plausible. Au surplus, nous savons 
par Hérodote et saint Augustin que, de leur temps, c'était 
la signification généralement donnée au mot Berber, qu'on 
s'en servait pour désigner tous les peuples indifférem- 
ment qui ne parlaient ni le grec ni le latin. 

S'il était besoin d'autres arguments pour prouver Tori- 
gine asiatique des Berbers, nous les tirerions des affinités 
ethnographiques et du langage. 

En effet, loin d'offrir la couleur et l'aspect général du 
nègre , loin de reproduire les traits caractéristiques de sa 
physionomie , « le visage bouffi , l'œil à fleur de tête , le 
nez écrasé, la lèvre charnue, » le Berber s'en distingue, 
au contraire , essentiellement et se rapproche beaucoup , 
par exemple, du KennoUy l'habitant actuel de la Nubie, 
dont l'Asie, nous le savons, fut le premier berceau. « Il 
est en général grand, maigre, élancé. Il a les épaules 
larges et pleines, les pectoraux saillants, le bras nerveux 
et terminé par une main fine et longue, la hanche peu 
développée , la jambe sèche ; les détails anatomiques du 



1. D'après le baron de Slane, les Arabes auraient emprunté la déno- 
mination de Berber à la population latine. Les Romains auraient reçu ce 
mot des Grecs, qui Tavaient probablement tiré du sanscrit. — V. sa 
traduction de Xlli^toiTe des Berbers, par Ibn-Khaldoun, t. ÏV, Appendice, 
Notes sur la langue, la littérature et les oriyities du peuple berbère. 



4 LA TUNISIE 

genou et les muscles du mollet sont assez fortement ac- 
cusés, comme c'est le cas pour la plupart des peuples mar- 
cheurs, les pieds longs, minces, aplatis à l'extrémité par 
rhabllude d'aller sans chaussure. Le front est carré , 
peut-être un peu bas, le nez court et rond ; les yeux sont 
grands et bien ouverts, les joues arrondies, les lèvres 
épaisses, mais non renversées, la bouche un peu longue *. » 

La race berbère se rattache aux races blanches de l'Asie 
antérieure par ses caractères ethnographiques ; la langue 
berbère, aux langues dites chamitiçues , non seulement 
par un grand nombre de ses racines, mais encore par la 
plupart de ses procédés grammaticaux. C'est du moins 
l'opinion de M. Renan, résumée dans les termes suivants: 
« Le Berber semble appartenir à la grande famille des 
langues chamitiques. » 

Quoi qu'il en soit, le rapport de souche est assez éloi- 
gné pour laisser au peuple qui nous occupe une physio- 
nomie particulière. 

Les Bcrbers appartiendraient donc aux races chamiti- 
ques. Partis des rives du golfe Persique , où ils s'étaient 
concentrés dès la plus haute antiquité, ils auraient d'abord 
pénétré en Syrie et de là en Afrique, les uns par mer, les 
autres par l'isthme de Suez. A leur arrivée, les peuples 
d'une autre race, probablement noire, qui couvraient 
celte vaste étendue de territoire compris entre la mer 
Rouge et les Colonnes d'Hercule, durent disparaître pres- 
que entièrement de la scène du monde. Surpris et débor- 
dés, ils furent en partie détruits, en partie absorbés par 
les conquérants ou refoulés dans l'intérieur'. En tout cas, 
ce qui paraît à peu près certain , c'est que le nord de 



1. Maspero, Histoire ancienne des peuples de VOrient, liv. I", ch. i*''. 

2. Louis Ménard, id,, liv.IV, ch. i". 



ÉPOQUE LÉGENDAIRE OU CANANÉENNE 5 

TAfrique fut renouvelé par la grande invasion et les 
nombreuses immigrations cananéennes. 

Ainsi donc, « Canaan, fils de Cham, fils de Noé*, » au- 
rait été le premier ascendant, le père mythique de tous les 
peuples qui, sous la dénomination commune de Berbers ou 
Libyens et sous les appellations diverses de Mauritaniens, 
de Numides, de Gélules et de Garamantes', occupaient 
tout le nord de l'Afrique, à l'arrivée des Phéniciens. 

Les Phéniciens eux-mêmes n'étaient que des Cananéens '. 

« L'antiquité classique, dit Maspero, donnait aux Ca- 
nanéens de la côte, logés ou plutôt étouffés entre le Carmel 
et l'embouchure de TOrontc, le Liban et la mer, le nom 
do Phéniciens. Selon certaines traditions grecques, ils 
avaient été appelés ainsi de Phénix, fils d'Agénor et fon- 
dateur de la race. Selon divers auteurs, Phœnikes signi- 
fiait simplement le peuple rouge, soit en souvenir de la 
mer Rouge (Erythrée), aux bords de laquelle ils avaient 
habité si longtemps, soit à cause des fabriques de pourpre 
qu'ils établirent dans toutes leurs colonies, soit enfin par 
allusion à la teinte de leur visage. L'opinion la plus reçue 
jusqu'à ces derniers temps voit dans Phœn'ix le nom du 
palmier, et dans Phœnikia \e pays des palmes. En fait, 
Phœnlx est une forme élargie de Phoun [Pœni, Puni) vieux 
nom national que les Cananéens portaient dans leur patrie 
primitive et qui les suivit dans toutes leurs migrations. 
Les Cananéens du golfe Persique firent passer le nom de 
Phénicie en Syrie, les Phéniciens de Syrie le menèrent 
en Afrique, et les Phéniciens d'Afrique [Pœni) le répan- 
dirent jusque dans leurs colonies les plus lointaines. » 

1. Ibn-Khaldoun , 1. 1", p. 184, Iraduclion du baron de Slane. 

2. Slrabon, liv. XVH, ch. m, §§ 2, 6, lo, 19. 

3. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient, Uv. H, ch. v. — 
Louis Ménard, id., liv. IV, ch. i". 



4 LA TUNISIE 

genou et les muscles du mollet sont assez fortement ac- 
cusés, comme c'est le cas pour la plupart des peuples mar- 
cheurs , les pieds longs , minces , aplatis à l'extrémité par 
riiabitude d'aller sans chaussure. Le front est carré , 
peut-être un peu bas, le nez court et rond ; les yeux sont 
grands et bien ouverts, les joues arrondies, les lèvres 
épaisses, mais non renversées, la bouche un peu longue *. » 

La race berbère se rattache aux races blanches de l'Asie 
antérieure par ses caractères ethnographiques ; la langue 
berbère, aux langues dites chamitiques, non seulement 
par un grand nombre de ses racines, mais encore par la 
plupart de ses procédés grammaticaux. C'est du moins 
l'opinion de M. Renan, résumée dans les termes suivants : 
« Le Berber semble appartenir à la grande famille des 
langues chamitiques. » 

Quoi qu'il en soit, le rapport de souche est assez éloi- 
gné pour laisser au peuple qui nous occupe une physio- 
nomie particuhère. 

Les Berbers appartiendraient donc aux races chamiti- 
ques. Partis des rives du golfe Persique, où ils s'étaient 
concentrés dès la plus haute antiquité, ils auraient d'abord 
pénétré en Syrie et de là en Afrique, les uns par mer, les 
autres par l'isthme de Suez. A leur arrivée, les peuples 
d'une autre race, probablement noire, qui couvraient 
cette vaste étendue de territoire compris entre la mer 
Rouge et les Colonnes d'Hercule, durent disparaître pres- 
que entièrement de la scène du monde. Surpris et débor- 
dés, ils furent en partie détruits, en partie absorbés par 
les conquérants ou refoulés dans l'intérieur". En tout cas, 
ce qui paraît à peu près certain, c'est que le nord de 



1. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient, liv. P', ch. i", 

2. Louis Ménard, id., liv.IV, ch. i«'. 



ÉPOQUE LÉGENDAIRE OU CANANÉEiNNE 5 

l'Afrique fut renouvelé par la grande invasion et les 
nombreuses immigrations cananéennes. 

Ainsi donc, « Canaan, fils de Cham, (ils de Noé', » au- 
rait été le premier ascendant, le père mythique de tous les 
peuples qui, sous la dénomination commune de Berbers ou 
Libyens et sous les appellations diverses de Mauritaniens, 
de Numides, de Gétules et de Garamantes', occupaient 
tout le nord de l'Afrique, à l'arrivée des Phéniciens. 

Les Phéniciens eux-mêmes n'étaient que des Cananéens *. 

« L'antiquité classique, dit Maspero, donnait aux Ca- 
nanéens de la côte, logés ou plutôt étouffés entre le Carmel 
et Fombouchure de l'Oronte, le Liban et la mer, le nom 
de Phéniciens. Selon certaines traditions grecques, ils 
avaient été appelés ainsi de Phénix, fils d'Agénor et fon- 
dateur de la race. Selon divers auteurs, Phœnikes signi- 
fiait simplement le peuple rouge, soit en souvenir de la 
mer Rouge (Erythrée), aux bords de laquelle ils avaient 
habité si longtemps, soit à cause des fabriques de pourpre 
qu'ils établirent dans toutes leurs colonies, soit enfin par 
allusion à la teinte de leur visage. L'opinion la plus reçue 
jusqu'à ces derniers temps voit dans Phœnix le nom du 
palmier, et dans Phœnikia le pays des jmlmes. En fait, 
Phœnix est une forme élargie de Phoun [Pœniy Puni) vieux 
nom national que les Cananéens portaient dans leur patrie 
primitive et qui les suivit dans toutes leurs migrations. 
Les Cananéens du golfe Persique firent passer le nom de 
Phénicie en Syrie, les Phéniciens de Syrie le menèrent 
en Afrique, et les Phéniciens d'Afrique [Pœni) le répan- 
dirent jusque dans leurs colonies les plus lointaines. » 

1. Ibn-Khaldoun , 1. 1", p. 184, Iraduclion du baron de Slane. 

2. Slrabon, liv. XVU, ch. m, §§ 2, 6, lo, 19. 

3. Maspero, Histoire ancienne des peuples de VOrient, liv. II, ch. v. — 
Louis Ménard, id., liv. IV, ch. i«'. 



ÉPOQUE PHÉNICIENNE 



Les Phéniciens avaient suivi de près en Afrique les Cana- 
néens, leurs ancêtres. Une nation nouvelle, celle des Libi/- 
Phéniciens^ naquit du mélange des nouveaux venus avec 
les descendants des premiers émigrés, qui formaient déjà 
le fond de la population autochtone. Grâce à leur con- 
cours, ils purent fonder sur la côte occidentale non seu- 
lement de nombreux comptoirs, de nombreux postes com- 
merciaux {emporia), mais encore de véritables colonies, 
des villes même. Kambé * s'éleva entre le cap Hermaeas 
et le promontoire d'Apollon, sur remplacement où fut plus 
tard Carthage ; Leptis, iEa, Sabrata ' furent construites 
sur les rivages de la Syrte qui prit de là le nom de golfe 
Emporique. Ces premiers établissements furent l'œuvre 
des Sidoniens, les premiers des Phéniciens qui s'étaient 



1. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient, liv. HT, ch. vu, et 
liv. IV, ch. XI. — Louis Ménard, id., ch. ii. 

2. Ce sont les trois villes qui ont fait donner à la Tripolitaine le nom 
qu'eUe porte. 



8 LA TUNISIE 

jetés à la mer. Sidon était alors la métropole commerciale 
d'une partie du monde entier ; elle avait des colonies sur 
toutes les côtes de la mer Egée, du Pont-Euxin et de la 
Méditerranée. Son commerce maritime avec les Libyens 
amena la création d'un véritable empire colonial qui, à 
sa cbute, passa aux mains de Tyr, sa rivale. 

En effet, quand Sidon, « le premier-né de Canaan, » 
perdit son rang de capitale et disparut de la scène pour 
plusieurs siècles, c'est Tyr qui lui succéda dans Tbégé- 
monie de la nation. Tvr finit de coloniser tout le nord de 
l'Afrique ; elle fonda de nouveaux comptoirs à côté des 
comptoirs sidoniens, et c'est alors qu'on vit s'élever 
presque en môme temps, tout le long de la côte médi- 
terranéenne, Hippo-Zarytos, Utique, Cossyra, Tunes, 
Adrumète, Thapsus et une multitude d'autres villes. 

« L'histoire et les progrès de cette colonisation, qui fit 
de la Méditerranée une mer phénicienne, ne nous sont 
qu'imparfaitement connus : les documents et les relations 
que renfermaient à ce sujet les archives de Tyr et de Sidon 
sont aujourd'hui détruits, comme les ouvrages que les 
écrivains d'époque gréco-romaine avaient composés à leur 
aide. Presque tout ce que nous savons nous est parvenu 
sous forme de mythe. On contait que Melkarth, l'Hercule 
tyrien, avait rassemblé une armée et une flotte nombreuse 
dans le dessein de conquérir l'Ibérie, où régnait Khrysaor, 
fils de Géryon. 11 avait soumis, chemin faisant, l'Afrique, 
y avait introduit l'agriculture et fondé la ville fabuleuse 
d'Hécatompyles, franchi le détroit auquel il dojma son 
nom, bâti Gadès et vaincu l'Espagne. Après avoir enlevé 
les bœufs mythiques de Géryon, il était revenu en Asie par 
la Gaule, l'Italie, le Sardaigne et la Sicile'. » Cette Ira- 

1. Maspero, Uistoire ancienne des peuples de VOrient, iiy- II, ch. vi, ^ 



ÉPOQUE PHÉNICIENNE 9 

dilion d'ensemble résume assez bien les principaux traits 
de la colonisation phénicienne. 

Les colonies des Phéniciens sur la côte septentrionale 
de l'Afrique avaient surtout pour objet de relier la métro- 
pole à l'Espagne, qui, par ses riches mines, était alors à 
peu près pour la Phénicie ce qu'ont été depuis pour l'Es- 
pagne elle-même le Mexique et le Pérou. Ces colonies 
étaient de diverses sortes : les unes , établies par la volonté 
et sous l'autorité de la métropole, étaient de simples 
comptoirs, des lieux de relâche presque exclusivement 
consacrés à faciliter son commerce avec des pays éloi- 
gnés; les autres étaient fondées par des fugitifs qu'éloi- 
gnaient de leur patrie les dissensions civiles, et elles 
formaient ainsi , dès leur origine, des États nouveaux et 
indépendants : Carthage appartenait à cette dernière 
classe, source de la plupart des grandes colonies de l'an- 
tiquité. 



ÉPOQUE CARTHAGINOISE 



L'ancienne Carthage ' était s* tuée au fond d'un golfe, 
sur une presqu'île de dix-huit lieues de tour (trois cent 
soixante stades), enfermée presque complètement entre 
la mer et un lac, rattachée au continent par un isthme 
large d'environ une lieue (vingt-cinq stades). 

De tous les emplacements de cités maritimes choisis par 
les Phéniciens, il n'en fut peut-être pas de plus heureux. 
La plage était basse, formée de terrains d'alluvion, 
admirablement propre à servir de refuge aux navires de 
toutes sortes. Aussi est-ce là que Carthage avait créé ses 
deux ports, tout à la fois son orgueil et sa puissance. 
L'un, le port extérieur ou de commerce, se trouvait à 
l'endroit où la Taenia * se détache du continent ; il avait 



1. Pour la descripUon de la Carthage punique, Y. surtout Polybe, liv. P', 
chap. XVI ; Strabon, liv. XVII, ch. m, § 14; Tite-Live, liv. XVI, cli. i"; Ap- 
pien, Guerre libyque, ch. x; Beulé, Fowt7/es de Carthage; Gustave Flau- 
bert, Salammbô; Drapeyron, Constitution de Carthage (Revue de géographie, 
avnl 1882). 

2. V. plus bas. 



12 LA TUNISIE 

son entr(?c dans le lac de Tunis. Celte entrée, large 
seulement de vingt- deux mètres, se fermait avec des 
chaînes de fer. De ce port on pénétrait dans le port 
intérieur ou de guerre, au milieu duquel s'étendait la 
petite île Côlhôn, de forme circulaire, et entourée d'un 
canal bordé sur ses deux rives d'une double rangée de 
cales h loger les vaisseaux. 

C'est dans l'île Côthôn que s'élevait le palais de l'ami- 
ral qui do là pouvait décou\Tir ce qui se passait dans la 
mer, sans que de la mer on pût voir ce qui se passait 
dans le port. 

Après le port marchand, qui était rectangulaire, et le 
port militaire, en forme de vase au col étranglé, se pré- 
sentait une plaine d'environ sept cents mètres où le forum 
et les édifices destinés aux réunions politiques avaient la 
première place. Ensuite trois rues bordées de hautes mai- 
sons h six étages, les unes en pierre, en planches, en 
galets, les autres en roseaux, en coquillages, en terre 
battue se dirigeaient vers Byrsa ou la citadelle. Byrsa se 
dressait à pic, au milieu de la ville, sur une colline haute 
de soixante-cinq mètres, dont les pentes étaient couvertes 
d'habitations. C'était de ce côté que Byrsa était escarpée 
et vraiment imprenable. Au levant, il y avait le grand 
bastion qui soutenait le temple d'Esculape ; il était d'une 
hauteur telle, qu'il fallait un escalier de soixante marches 
pour monter au temple. Du côté opposé, le plateau s'abais- 
sait d'une façon très sensible, mais un fossé, ensuite un 
rempart de gazon et enfin une triple enceinte de mu- 
railles gigantesques, en pierres de taille, et à double 
étage , en rendaient l'accès difficile. 

Ces murs, flanqués de tours, avaient trente coudées 
(environ quinze mètres) de hauteur et vingt-deux coudées 
(environ onze mètres) d'épaisseur ; ils étaient creux h l'in- 



ÉPOQUE CARTHAGINOISE (3 

térieur ; on y avait pratiqué des casemates dans lesquelles 
une partie de l'armée pouvait être logée. Dans les ca- 
veaux ou au sous-sol se trouvaient des écuries pour trois 
cents éléphants avec des magasins pour leurs caparaçons, 
leurs entraves et leur nourriture; au rez-de-chaussée, 
d'autres écuries pour quatre mille chevaux avec les har- 
nachements et des provisions d'orge et de fourrage pour 
un long séjour ; enfin, au-dessus, des casernes pour vingt 
mille fantassins et quatre mille cavaliers avec les armures 
et tout le matériel de guerre. 

La beauté de la situation de Byrsa le cédait en 
rien à sa force. La colline. commandait la plaine, l'isthme, 
la mer, et présentait une vue que ni Rome, ni Athènes, 
ni Constantinople ne surpassent en grandeur. A l'est, 
les temples, élevés sur la colline et dont la façade, frap- 
pée par les premiers rayons du soleil, regardait le golfe 
profond, aux eaux plus bleues que le ciel; la plage sa- 
blonneuse, bordée par les énormes quartiers de roche 
qui protégeaient les quais de Cartilage ; la vaste mer entre 
le cap Hermœas et le promontoire d'Apollon. Au sud, 
les deux ports avec leurs flottes innombrables , le forum 
tumultueux et la Taenia, cette langue de terre sur laquelle 
s'élève aujourd'hui le fort de la Gouletle. A l'ouest, 
ristbme fertile, bordé, d'une part, par le lac de Tunis, 
couvert de flamants aux ailes de feu ; de l'aulre, par le 
lac de Soukara, deux mers qu'une étroite bande de 
terre tient captives. Au nord enfin, Byrsa dominait une 
vallée où s'étendait le faubourg de Mégara. 

Mégara formait la troisième partie de Carlhage; c'était 
le quartier le plus vaste, le quartier des maisons opulentes 
et des jardins bien arrosés ; elle formait une ville à part, 
entourée de murailles, moins fortes toutefois que celles 
de Bvrsa. 



14 LA TUNISIE 

Telle était l'assiette et la forme de Cartilage, du moins 
lors de sa chute, c'est-à-dire à l'une des époques les plus 
brillantes de son histoire, quand elle comptait encore, 
malgré les revers passés et les usurpations de Masinissa, 
trois cents villes eu Libye et près de sept cent mille ha- 
* bitants dans ses murs. 

Les auteurs varient beaucoup sur l'époque de la fonda- 
tion de Carlhage. 

D'après l'historien Josèphe, d'autant plus digne de foi 
qu'il avait pu consulter les archives tyriennes, cet éta- 
blissement remonterait à l'an 8G0 avant J.-C. 

Carthage fut fondée, comme on sait, par Didon, qui 
avait amené avec elle une nombreuse colonie de Tyriens\ 

On rapporte, en effet, que cette princesse pour tromper 
la cruelle avarice d'un frère, meurtrier de son mari, 
s'enfuit de Tyr avec tous les trésors. Elle se dirigea vers 
l'Afrique. Après avoir longtemps erré à la merci des flots 
et des vents, elle débarqua enfin dans la Zeugitane, à 
trois lieues d'Utique et à six heues de Tunes, à l'endroit 
même où les Sidonien savaient fondé, plusieurs siècles au- 
paravant, la ville de Kambé. Cette ville (peut-être n'était- 
ce qu'un simple comptoir) avait depuis disparu ; un bois 
sacré au doux et frais ombrage l'avait remplacée '. Le 
lieu ayant paru propice et aimé des dieux, Didon résolut 
de s'y fixer avec les compagnons de sa fuite. Elle bâtit 
donc sur les ruines de l'ancienne ville une « ville nou- 
velle », Kiriath-Hadeshât^ , dont les Grecs ont fait Kar- 
khêdôn et les Romains Carthage. 

Les faibles commencements de cette ville n'annonçaient 



1. Slrabon, liv. XVII, ch. iir, § 13. 

2. Virgile, Èndide, liv. I«% v. 445 et suiv. 

3. Mot pliénicicii qui signifie, en elïel, ville nouveUe {Kirialh, ville ; ha- 
dcsMl, nouvelle). 



ÉPOQUE CARTHAGINOISE 15 

nullement le haut point de grandeur et de puissance au- 
quel elle parvint dans la suite \ car, d'après la commune 
opinion, Élissar ou Didon n'aurait demandé au roi des 
Liby-Phéniciens qu'autant de terrain qu'en pourrait ren- 
fermer une peau de bœuf. Le roi ne crut pas pouvoir 
refuser une chose si minime en apparence, d'autant plus 
qu'il était bien curieux de voir comment les Tyricns s'y 
prendraient pour édifier une cité en si petit espace. « Lors 
lesdicts Tyriens* detrencherent le cuir de bœuf par si 
menues courroyes , qu'ils en environnèrent le lieu ou est 
de présent assise la forteresse de Carlhage, laquelle, 
pour raison de cela, fut appelée Byrsa. » 

Ainsi donc, d'après Appien, qui suit en cela la version 
de Tile-Live, Byrsa, le nom de la citadelle de Carlhage, 
serait un mot grec signifiant cuir, et rappellerait la lé- 
gende de la peau de bœuf, divisée en lanières. Mais ce 
conte n'est pas du goût de tout le monde , et certains au- 
teurs prétendent que le mot Byrsa dérive de l'hébreu 
Dosra, qui veut dire tour, forteresse. Cette dernière éty- 
mologie est d'autant plus probable que le lieu appelé 
Byrsa était une coUine escarpée, facile à fortifier et à 
défendre. 

Quoi qu'il en soit, c'est là que s'élabht d'abord la co- 
lonie phénicienne. Sur ce point, le doute n'est guère pos- 
sible. En effet, les Tyriens, en arrivant dans un pays 
étranger où ils pouvaient être attaqués par les indigènes, 
devaient naturellement avoir pour première préoccupation 
de se retrancher sur une position à peu près inattaquable. 
Mais, pas assez confiants dans la seule force de leurs mu- 



1. Tite-Live, liv. XVI, ch. i". 

2. Appien, Guerre libyque, cli. i"; traduction de maislrc Claude de 
Scjssel. 



16 LA TUNISIE 

railles, ils durent aussi non moins instinctivement, — c'est 
toujours parla qu'un peuple naissant commence, — se pla- 
cer sous la protection et la sauvegarde de leurs dieux. 
Comment expliquer autrement ce fait que la plupart des 
temples, celui de Saturne, celui de Jupiter, et les fameux 
temples de Baal, d'Astarté et de Moloch se trouvaient sur 
la colline? Or, parmi ces divinités, nous savons, à n'en pas 
douter, que les trois dernières étaient adorées à Tyr; 
elles représentaient la triade phénicienne , formée d'un 
seul Dieu en trois personnes distinctes : Baal, monstre 
barbu, au corps de femme, dont la coiffure se terminait 
par une trompe, dont les mains tenaient l'une un sceptre 
et l'autre un œuf, était considéré comme la première 
personne * de cette triade , dont les deux autres étaient : 
Astarté, la lune, la reine du ciel, à la langue pendante, 
au corps couvert de mamelles, et Moloch ou Melkarth, 
le dieu à tête de taureau, avide d'enfants et de victimes 
humaines, protecteur de la navigation et du commerce, 
avec des ailes à la ceinture et aux genoux, un glaive dans 
la main gauche et un gril dans la main droite. C'est du 
moins ainsi que trois petites idoles ou statuettes en bronze 
du musée de Cagliari, en Sardaigne, représentent Baal, 
Astarté et Moloch. Tyr était le centre principal du culte 
rendu à ces trois divinités, mais les Tyriens leur élevaient 
des sanctuaires dans toutes leurs stations maritimes ' ; 
évidemment Élissar, en mettant pied sur la côte afri- 
caine, avait dû se conformer à cette coutume religieuse, 
et les temples bâtis sur les hauteurs de Byrsa attestent 
que ce lieu avait été l'emplacement choisi pour recevoir 
les divinités tyricnnes. 

1. En effet, le mot Baal signiQe maître. — V. Louis M(^nard, Uistoire 
ancienne des peuples de VOrient, liv. IV, ch. ii. 

2. Louis Ménard, id., liv. IV, ch. ii et iv. 



ÉPOQUE CARTHAGINOISE 17 

Une autre preuve non moins irrécusable de rétablisse- 
ment de la colonie phénicienne à Byrsa, c'est la présence 
même sur cette colline de la demeure de Didon, qui, pen- 
dant des siècles, conserva sa simplicité primitive. C'est du 
haut des terrasses qui couronnaient cette maison que la 
reine éplorée aurait, suivant la fiction de Virgile, vu fuir 
la flotte troyenne ; c'est sur le sommet de Byrsa qu'elle 
éleva le bûcher où elle monta, infortunée victime de Ta^- 
mour, cherchant de ses yeux mourants, les voiles qui 
emportaient l'ingrat Énée, et murmurant ces plaintes 
touchantes : 

Hauriat hune oculis ignem crudelis ab alto 
Dardanus, et nostrae secum ferat omina mortis *. 

C'est à la place même du bûcher que les Tyriens, touchés 
de commisération, élevèrent un temple à leur reine pour 
perpétuer sa mémoire. 

Byrsa fut donc, cela est incontestable, le berceau de 
Carthage. Mais peu à peu la population s'accrut : les 
Africains accourant en foule pour commercer avec les nou- 
veaux venus, et beaucoup d'entre eux s'élablissant autour 
delà forteresse pour être plus à portée, la ville descendit 
jusqu'au pied de la colline et s'étendit dans la plaine. 
Byrsa devint alors la citadelle, le lieu de refuge, le siège, 
le centre de la cité, comme l'Acropole à Athènes, le Capi- 
tole à Rome, l'hôtel de ville dans les communes et les 
républiques du moyen âge. 

Bientôt cette ville qui à son origine tenait tout entière 

1. « Que le cruel voie, du haut de sa poupe, celle flamme qui va me 
consumer; qu'il en repaisse ses yeux, et qu'il emporle avec lui le pré- 
sage assuré de ma mort. » (Virgile, Enéide, liv. TV, v. 662 et 663.) Tile- 
Live attribue à un autre sentiment la un tragique de celle princesse. 
V. liv. XVI, ch. i" et u.' 



18 LA TUNISIE 

sur une colline dont la circonférence n'excédait pas une 
lieue, compta six lieues et demie de tour. La prédiction 
s'accomplissait. 

On dit, en effet, qu'en creusant les fondements de Car- 
tilage on avait trouvé une tête de cheval *, ce qui avait 
paru de bon augure et comme un présage de grandeur 
et de puissance *. 

Carthage, favorisée de ses voisins, habitée par une na- 
tion active, industrieuse, entreprenante, pleine de sève 
et de jeunesse, ne tarda pas à prospérer et à prendre un 
développement prodigieux. 

Elle s'étendit d'abord dans le pays même. Ses pre- 
mières guerres furent pour se déhvrer du tribut annuel ', 
qu'elle était obligée de payer à ses voisins. Elle porta ses 
armes contre eux ; après une longue suite de combats, le 
succès aidant, elle s'affranchit de cette servitude et par- 
vint même à soumettre à sa domination toute la partie de la 
Libye comprise entre les autels des frères Philènes, sur la 
grande Syrte, jusqu'aux Colonnes d'Hercule, sur l'Océan. 

Cette conquête ne dut pas être aisée , car le pays était 
occupé par des nations, belliqueuses, par les Maurita- 
niens et les Gétules sans compter les Numides, ces ca- 
valiers redoutables qui se tenaient à cru sur leurs che- 
vaux, qui les montaient sans selle, sans couverture et 
même sans mors, infreni, qui en menaient deux de front 
au combat et sautaient de l'un sur l'autre avec une agilité 
incroyable. 

Une fois l'arbitre et la souveraine des peuplades voi- 
sines, bien mieux, après s'être taillé à sa guise un im- 



1. Virgile, Enéide, liv. I", v. 445 et suiv. 

2. Le cheval était à Carthage ce que le loup, puis Taigle furent à Rome. 

3. Tite-Live, liv, XVI, ch. ii et vu. 



EPOQCE CARTHAGINOISE 19 

monse empire continental au nord de l'Afrique, Carthage 
voulut établir sa domination sur les mers. 

Pour cela, Ji fallait avant tout arrêter les progrès et 
Tambition de Cyrène, ville puissante, siluée sur la ^lédi- 
terranée, vers la grande Syrte, qui menaçait de devenir 
sa rivale. Cyrène avait été fondée par les Grecs entre 048 
ot 023 avant J.-C. '. « Elle devait son développement si 




de CjTÙ 



rapide aux ressources infinies de son territoire qui lui 
avaient permis de devenir pour les autres pays un incom- 
parable haras en même temps qu'un grenier d'abon- 
dance '. » Son commerce avec les peuples méditerra- 
néens était considérable. 

Carthage l'avait déjà attaquée sur terre, elle l'attaqua et 
la vainquit aussi sur mer. L'abaissement de Cyrène lui 
permit de donner un libre cours à ses envahissements. 



1. Haspero; Ilistoire ancii^nrte des peuples de l'Orient, liv. IV, cli. m. 

2. Strabon, liv. XVII, ch. m, § 21. 



20 LA TUNISIE 

Sortant alors de l'Afrique, elle porta ses conquêtes au de- 
hors. La Sardaigne n'était pas loin, elle était bonne à 
prendre « étant données sa situation, son étendue , sa fer- 
tilité et sa population * » : elle la prit. De la Sardaigne à 
la Corse , il n'y avait qu'un détroit d'environ trois lieues 
à franchir, elle le franchit. Les Baléares étaient également 
à portée , elle y mit la main ainsi que sur toutes les îles 
de la Méditerranée occidentale, Melita (Malte), Gaulos 
(Gozzo) et Ccrcina (Kerkeni)... 

Vers la même époque, une de ses sœurs aînées, Gadès, 
lui ayant demandé du secours contre ses voisins ', Car- 
thage profita de l'occasion pour s'établir sur les côtes 
d'Espagne, que baigne la Méditerranée. Bientôt même la 
Mauritanie et l'Espagne du sud ne furent plus la limite 
extrême du commerce de Carthage vers l'Occident. 

Les expéditions des Tyriens avaient fait connaître, le 
long de la côte d'Afrique, des pays riches en or, en 
ivoire, en bois précieux, en produits de toutes sortes. Car- 
thage, à l'exemple de Tyr, voulut visiter ces régions loin- 
taines et y fonder des colonies. A cet effet, elle chargea 
l'un de ses amiraux, Hannon, d'organiser une expédition 
considérable, de franchir les Colonnes d'Hercule et de 
faire le tour de l'Afrique jusqu'à la mer Rouge. L'entre- 
prise, hardie en tout temps, était des plus périlleuses pour 
les vaisseaux de l'époque ; les marins devaient toujours 
se tenir en vue des côtes, et les côtes d'Afrique sont d'une 
• navigation difficile. Ilannon ne se laissa pas rebuter par 
les dangers de l'aventure et se lança bravement dans Tin- 
connu. L'expédition se composait de soixante vaisseaux, 

1. Polybe, liv. I*'"', cli. xvii. — D'après Maspero, Carlhage aurail con- 
quis la partie méridionale de la Sardaigne; soixante années' à peine- 
après sa fondation. V. liv. IV, ch. xi.- 

•2. Tite-Live, liv. XVI, ch. vu et ix. 



ÉPOQUE CARTHAGINOISE 21 

sur lesquels on avait embarqué trente mille personnes 
des deux sexes. Pendant plusieurs mois, les Carthaginois 
marchèrent vers le sud, la gauche au continent qui s'al- 
longeait devant eux , la droite à l'occident , fondant, sur 
les côtes, ici des villes, là des temples. Vers l'automne, 
ils débarquèrent sur la plage la plus proche, semèrent le 
blé dont ils s'étaient munis et attendirent que le grain 
fût mûr : après la moisson , ils reprirent la mer. Arrivés 
à un certain endroit ils trouvèrent une race d'hommes très 
timides qui fuirent à leur aspect * ; ils naviguèrent encore 
assez longtemps, mais ils furent enfin obligés, faute de 
vivres, de revenir sur leurs pas, après être parvenus jus- 
qu'à la Gambie, et même au delà de Sierra-Leone. Cinq 
ans après son départ, Hannon venait déposer son célèbre 
périple dans le temple de Saturne. 

Le voyage d'Hannon ne demeura pas comme un fait 
curieux, sans résultat ; il ouvrit au commerce des débou- 
chés nouveaux, notamment les Madère, les Canaries et 
les lies du Cap- Vert. 

Pendant qu'Hannon explorait la côte du Maroc bien loin 
au sud, et fondait, entre le détroit de Gadès et le Sénégal, 
des colonies nombreuses, Himilcon et les autres amiraux 
de Carlhage remontaient la côte d'Espagne , traversaient 
la mer des Gaules et pénétraient jusqu'aux lies Cassité- 

9 

rides ou îles de l'Etain ', peut-être même jusqu'à l'Is- 
lande, la lointaine Thulè de Pythéas, au delà de laquelle 
il n'y avait plus de navigation possible, parce qu'elle était 
regardée comme la limite extrême et infranchissable de 
la terre. Carthage se substituait à Tyr en Occident. La ville 

i. Maspero, Histoire ancienne des peuples de VOrient, liv. IV, ch. xii. 

2. On suppose que ce sont les Iles-Britanniques ou les lies Sorlingues. 
— Louis Ménard, Histoire ancienne des peuples de VOrient, introduction 
et liv. IVy ch. III. 



22 LA TUNISIE 

neuve^ après avoir éclipsé ses sœurs et ses voisines, Hippo- 
Zarytos, Utique, Tunes, Adrumèle, Leptis, entrait en 
rivalité d'intérêts avec la mère patrie : tous les peuples 
et tous les comptoirs que Tyr paralysée par ses guerres 
ne pouvait plus défendre , se mettaient sous la protection 
de Carthage. Le vieux nom national de Pœni, d'abord 
entendu sur les rives du golfe Persique , résonnait mainte- 
nant sur les eaux de la Méditerranée et de l'océan Atlan- 
tique *, et l'empire punique remplaçait en Occident l'em- 
pire phénicien. La Phénicie n'avait plus une colonie qui 
reconnût son autorité, ni en Sardaigne, ni en Sicile, ni sur 
la côte d'Espagne, ni sur celle d'Afrique. Carthage servait 
de commissionnaire en marchandises au monde entier. 

Sur le périple d'Hannon et sur l'empire commercial de 
Carthage, il faut lire un beau chapitre de l'Esprit des lois : 

« Carthage, dit Montesquieu, accrut sa puissance par 
ses richesses, et ensuite ses richesses par sa puissance. 
Maîtresse des côtes d'Afrique, que baigne la Méditerranée, 
elle s'étendit le long de celles de TOcéan. Hannon, par 
ordre du sénat, répandit trente mille Carthaginois depuis 
les colonnes d'Hercule jusqu'à Cerné. Il dit que ce lieu 
est aussi éloigné des colonnes d'Hercule que les colonnes 
d'Hercule le sont de Carthage. Cette position est très 
remarquable ; elle fait voir qu'Hannon borna ses établis- 
sements au vingt-cinquième degré de latitude nord, c'est- 
à-dire, deux ou trois degrés au delà des îles Canaries vers 
le sud. 

« Hannon, étant à Cerné, fit une autre navigation, dont 
l'objet était de faire des découvertes plus avant vers le 
le midi. Il ne prit presque aucune connaissance du con- 
tinent. L'étendue des côtes qu'il suivit fut de vingt-six 

i. Maspero, Histoire ancienne des peuples de VMent, liv. IV, ch. xi. 



ÉPOQUE CARTHAGINOISE 23 

jours de navigation, et il fut obligé de revenir, faute de 
vi\Tes. Il parait que les Carthaginois ne firent aucun 
usage de cette seconde entreprise d'Hannon. 

« C'est un beau morceau de Tanliquité que la relation 
d'Hannon. Le même homme qui a exécuté, a écrit : il ne 
met aucune ostentation dans ses récils. Les choses sont 
comme le style. Il ne donne point dans le merveilleux. 
Tout ce qu'il dit du climat, du terrain, des mœurs, des 
manières des habitants, se rapporte à ce qu'on voit 
aujourd'hui dans cette côte d'Afrique ; il semble que c'est 
le journal d'un de nos navigateurs. 

« Hannon remarqua sur sa flotte que, le jour, il régnait 
dans le continent un vaste silence * ; que, la nuit, on enten- 
dait les sons de divers instruments de musique, et qu'on 
voyait partout des feux, les uns plus grands, les autres 
moindres. Nos relations confirment ceci : on y trouve 
que, le jour, les sauvages, pour éviter l'ardeur du 
soleil, se retirent dans les forêts ; que, la nuit, ils font de 
grands feux pour écarter les bêtes féroces ; et qu'ils 
aiment passionnément la danse et les instruments de 
musique. 

« Hannon nous décrit un volcan avec tous les phéno- 
mènes que fait voir aujourd'hui le Vésuve ; et le récit qu'il 
fait de ces deux femmes velues qui se laissèrent plutôt 
tuer que de suivre les Carthaginois, et dont il fit porter 
lespeauxà Carthage, n'est pas, comme onl'a dit, hors de 
vraisemblance. 

« Celte relation est d'autant plus précieuse qu'elle est 
un monument punique, et c'est parce qu'elle est un monu- 
ment punique qu'elle a été regardée comme fabuleuse. 

« On dit des choses bien surprenantes des richesses de 

i . Pline dit la même chose du mont Atlas; Histoire naturelle^ liv. V, ch. i". 



24 LA TUNISIE 

TEspagne. Si Ton en croit Aristote*, les Phéniciens qui 
abordèrent à Tai^tasse y trouvèrent tant d'argent que leurs 
navires ne pouvaient le contenir, et ils firent faire de ce 
métal leurs plus vils ustensiles. Les Carthaginois, au rapport 
de Diodore ', trouvèrent tant d'or et d'argent dans les Py- 
rénées qu'ils en mirent aux ancres de leurs navires. Il ne 
faut point faire de fonds sur ces récits populaires. Voici 
des faits précis : 

« On voit dans un fragment de Polybe, cité par Stra- 
bon ', que les mines d'argent qui étaient à la source du 
Bétis, où quarante mille hommes étaient employés, don- 
naient vingt-cinq mille drachmes par jour: cela peut 
faire environ cinq millions de livres par an à cinquante 
francs le marc. On appelait les montagnes où étaient ces 
mines, les montagnes (Targent^ ce qui fait voir que c'était 
le Potosî de ces temps-là. 

<( Les Carthaginois, maîtres du commerce de l'or et de 
l'argent, voulurent l'être encore de. celui du plomb et de 
l'étain. Ces métaux étaient voitures par terre, depuis les 
ports de la Gaule sur l'Océan, jusqu'à ceux de la Médi- 
terranée. Les Carthaginois voulurent le recevoir de la 
première main; ils envoyèrent Himilcon pour former 
des établissements dans les îles Cassitérides, qu'on croit 
être celles de Scilly. 

« Ces voyages de la Bétique en Angleterre ont fait 
penser à quelques gens que les Carthaginois avaient la 
boussole; mais il est clair qu'ils suivaient les côtes. Je 
n'en veux d'autre preuve que ce que dit Himilcon, qui de- 
meura quatre mois à aller de l'embouchure du Bétis en 



1. Aristote, Traité des mervdUcs, 

2. Diod., VI. 

3. Strabon, III. 



ÉPOQUE CARTHAGINOISE 25 

Angleterre: outre que la fameuse histoire de ce pilote 
carthaginois', qui, voyant venir un vaisseau étranger, se 
fit échouer pour ne pas lui apprendre la route d'Angle- 
terre, fait voir que ces vaisseaux étaient très près des 
côtes lorsqu'ils se rencontrèrent. » 

Ce passage de Montesquieu nous montre l'empire com- 
mercial des Carthaginois répandu sur toutes les côtes de 




Carte de l'Afrique 



et deB colonies carlbuginoisca. 



l'Afrique, de la Sicile, de la Sardaigne et de la Corse, 
de la Gaule, de l'Espagne, et jusque sur les rivages du 
grand Océan. 

Malgré ce vaste empire colonial, la dévorante Carthage 
n'élaitpas satisfaite : c'est qu'elle ne possédait pas la Sicile, 
et c'est surtout cette lie, si riche et si belle, la plus grande 



1. D en fut récompensé par le sénat de Carlbage. [Strabon, 111, subUne.) 



26 LA TUNISIE 

de la Méditerranée, qu'elle convoitait. Elle avait bien réussi 
dans une première invasion à y fonder quelques établis- 
sements solides sur la côte méridionale, mais Panormos 
(Palerme), Lilybée (Marsala), Motya et Kepher (Solonle)ne 
lui suffisaient pas, elle voulait l'île tout entière pour don- 
ner à sa puissance maritime une base inébranlable. Elle 
l'envahit donc de nouveau, en 480, mais sans succès : elle 
fut repoussée, etHamilcar, battu par Gélon, périt dans le 
désastre. Toutefois Carthage conserva ses anciennes pos- 
sessions. 

Elle revînt à la charge en 410. Dans cette troisième et 
longue période (410-307), elle eut pour adversaires Denys 
l'Ancien, Denys le Jeune, Timoléon et Agathocle ; elle 
sacrifia des sommes fabuleuses et plus de cent cinquante 
mille hommes, et si elle remporta des victoires signalées, 
elle essuya aussi de sanglantes défaites \ Agathocle sur- 
tout lui causa de terribles alarmes. Vaincu en Sicile, 
assiégé dans Syracuse, sans aucun espoir de salut, il con- 
çut le dessein le plus hardi et le plus impraticable en ap- 
parence: celui de porter la guerre en Afrique. Et il 
l'exécuta. Se dérobant par un brouiUard épais à la pour- 
suite de la flotte carthaginoise, il parvint à débarquer 
aux Carrières. Là, pour ne laisser à ses soldats d'autre 
ressource que la victoire , il brûla les vaisseaux qui l'a- 
vaient porté. Ses conquêtes furent foudroyantes : Hippo- 
Zarytos, Utique, Tunes la Blanche, Mégalopolis tombè- 
rent l'une après l'autre en son pouvoir; en quelques jours, 
il se trouva sous les murs de Carthage. C'est alors que, 
pour calmer la colère divine, on précipita dans la statue 
ardente de Moloch deux cents enfants, qui furent hrûlés, 
aux sons redoublés du tambourin, au miUeu des chanb 

i. Titc-Live, XVI, ch. vu, viii, iï el suiv. * - ; .; 





ÉPOQUE CARTHAGINOISE 27 

rauques et barbares, des danses frénétiques des prêtres 
de ce dieu. Cependant Carthage, non seulement se tirade 
ce mauvais pas, mais on voyait daireraenl qu'elle aurait 
fini par se rendre maltresse de la Sicile, si, en 264, elle 
n'eût rencontré le bras de fer qui devait l'abattre. 

Les Romains étaient las des prétentions orgueilleuses 
de Carthage, qui leur avait défendu de naviguer au delà 
du Beau Promontoire, de trafiquer en Afrique, en Corse 
et en Sardaigne, bien plus, qui ne souffrait pas seulement 
fju'ils se lavassent les mains dans les mers de Sicile. Tou- 
tefois, tant qu'elle avait paru se contenter de l'empire de 
la mer, ils n'avaient rien dit ; mais lorsqu'ils virent qu'elle 
prétendait aussi à l'empire de la terre , craignant avec 
raison qu'après avoir subjugué la Sicile, elle ne passât en 
Italie, en se servant de Messine comme d'un pont pour 
franchir lé détroit', ils résolurent de l'arrêter. 

C'est à ce moment que commencèrent ces longues 
guerres connues dans l'histoire sous le nom de puniques. 
Cette lutte ne devait pas seulement décider du sort d'une 
Ile, mais du sort de deux empires; il s'agissait de sa- 
voir à qui, de Rome ou de Carthage, appartiendrait la 
domination du monde. 

La réponse à cette question n'était pas facile à faire, 
car les deux rivales paraissaient également puissantes. 

Les forces de Carthage consistaient surtout dans ses 
flottes innombrables ; elle l'emportait sur les autres na- 
tions maritimes par la science de la navigation , par l'art 
dans la construction des vaisseaux:, par l'adresse et la fa- 
cilité des manœuvres, pçy^Vfeériencc di^s pilotes, par 
la connaissance des côler^ ^^Nlûg''^t des rades, des 
Tenis et par l'abondance ^ 

I. Poljbe, liT. l", cb.i 




28 LA TUNISIE 

Mais son armée n'égalait pas sa marine : l'infanterie, 
ce principal soutien de tout empire, n'était pas ou était 
peu estimée et employée chez elle , et elle ne faisait pas 
plus de cas ni d'usage de la cavalerie *. 

Les Carthaginois n'étaient pas précisément guerriers 
de leurs personnes. Ils allaient à l'armée en petit nombre, 
protégés par de pesantes et riches armures. Leur vie 
était trop précieuse pour la risquer. Et encore la ma- 
jeure partie de ceux qui y allaient devait-elle être com- 
posée d'Africains indigènes, soit Libyens du désert, soit 
montagnards de l'Atlas. Le génie militaire des Barca 
appartenait, comme leur nom semble l'indiquer, aux 
nomades belhqueux de la Libye, plus qu'aux commer- 
çants phéniciens. Les vrais Carthaginois étaient les Han- 
non, administrateurs avides et généraux incapables. 

Toutes les fois que Carthage avait une guerre, elle en 
était réduite à se servir d'armées mercenaires composées 
d'Espagnols, de Gaulois, de Liguriens, de Baléares, de 
Grecs métis, d'Italiens déserteurs, sutout d'Africains indi- 
gènes; mais ces armées sans patriotisme, sans dévoue- 
ment, sans cohésion, sans fidélité, aussi insolentes après 
la victoire que démoralisées après la défaite, étaient loin 
de valoir les milices de Bome, disciplinées, aguerries, 
exercées, mues non par l'intérêt, mais par l'amour du pays, 
de la liberté et de la gloire ; troupes vraiment nationales, 
nourries et élevées dans les mœurs et les coutumes du 
pays, inaccessibles au découragement, puisant même 
dans les revers et à la vue des foyers menacés des forces 
nouvelles. Seulement, si toutes les chances semblaient 
être pour Bome sur terre, il n'en était pas de même, tant 
s'en faut, sur mer, où, à vrai dire, elle ne comptait pas : 

1. Tilc-Live, XVI, ch. VI. 



ÉPOQUE CARTHAGINOISE 3I 

elle n'avait ni matelots, ni vaisseaux, ni aucune connais- 
sance de la navigation. C'est que jusqu'alors elle avait 
négligé la marine. Ce qui le prouve , c'est que le consul 
Appius sera obligé de faire passer les légions en Sicile 
(265), partie sur des vaisseaux grecs, partie sur des ra- 
deaux. Ce qui le prouve encore, c'est qu'elle sera obli- 
gée , pour se construire une flotte , de prendre pour 
modèle une galère échouée de Carthage*, et, pendant 
la construction, d'exercer ses rameurs à sec, en les fai- 
sant manœuvrer sur le rivage. Néanmoins, dès la pre- 
mière rencontre, le consul Duilius sera vainqueur, mais 
grâce à sa terrible invention des corvi ou mains de fer 
qui, en s'abaissant sur les vaisseaux carthaginois, les ren- 
dront immobiles, faciliteront l'abordage et changeront le 
combat naval en un combat corps à corps où le courage 
et la solidité tiendront heu aux Romains de tout le reste. 
Quand donc les Carthaginois, maîtres d'une partie de 

r 

la Sicile, arrivèrent à Messine, sur les bords du détroit, 
ils se trouvèrent face à face avec les armées romaines et 
le duel, ce duel mémorable, commença. 

Le sort des armes fut d'abord contraire à Carthage : 
elle fut battue non seulement sur terre, mais même sur 
mer, contre toute attente, et Regulus, reprenant l'idée 
d'Agathocle, transporta la guerre de Sicile en Afrique. Il 
aborda au promontoire d'Hermaeas, qui, s'élevant du golfe 
de Carthage, s'avance dans la mer du côté de la Sicile. 
L'un des premiers ennemis qu'il rencontra sur les bords du 
Bagradas *, fut un boa, un de ces serpents monstrueux 
dont l'espèce semble avoir fort diminué. Il fallut toute 
l'armée romaine pour en venir à bout '. 

i. Polybe, liv. 1", ch. iv. 

2. Aujourd'hui Medjerda. 

3. Tile-Live, liv. XVHI, ch. xv el xn 



32 LA TUNISIE 

L'arrivée de Regulus en Afrique fut saluée par les in- 
digènes comme celle d'un libérateur. Environ deux cents 
viUes se donnèrent à lui, entre autres Aspis ou Clypéa, 
Hippo-Zarytos, Utique et Tunes. Carlhage tremblante 
demanda la paix. Regulus ne voulut point la lui accorder, 
si elle conservait plus d'un vaisseau armé- La peur allait 
faire consentir à tout, lorsqu'un Lacédémonien, nommé 
Xantippe, qui se trouvait à Carthage, déclara qu'il restait 
trop de ressources pour ne pas résister encore. Mis à la tête 
de l'armée il sut attirer les Romains dans les plaines qui 
s'étendent derrière Tunis et les battit avec sa cavalerie et 
ses éléphants. Regulus entra dans Carthage, mais captif. 
Les Carthaginois lui firent payer cher la peur qu'il leur 
avait causée. Au dire de certains historiens, il aurait été 
livré par eux aux tourments d'une longue mort. On l'au- 
rait exposé au soleil brûlant d'Afrique après lui avoir coupé 
les paupières, on l'aurait enfermé et roulé vivant dans un 
tonneau hérissé en dedans de pointes de fer, et c'est au 
milieu de ces supplices qu'il aurait rendu l'âme *. 

D'ailleurs son vainqueur Xantippe n'aurait pas eu un 
meilleur sort. Les Carthaginois l'auraient renvoyé avec 
de riches présents pour le faire périr en roule et le jeter 
à la mer. 

La victoire de Tunis, suivie de plusieurs autres, avait 
eu pour résultat de fixer la guerre en Sicile (237). Les 
Romains n'y furent pas plus heureux ; pendant huit ans, 
ils y furent vaincus. Et c'est au miheu des succès d'Hamil- 
car, le père du fameux Annibal, que Carthage se crut 
tout à coup réduite à traiter. Un petit échec de sa flotte 
aux îles Egales avait suffi pour lui ôter tout courage. La 
paix lui coûta cher : elle dut céder la Sicile aux Romains, 

1. Tile-Live, liv. XVIII, ch. lxiv ; Appien, ch. !•'. 



EPOQUE CARTHAGINOISE 33 

s'engageant en outre à leur payer trois mille talents (dix- 
huit millions de francs) dans l'espace de dix années. 
L'honneur était loin d'être sauf, mais le commerce des 
marchands, des financiers, des Hannon en un mot, l'était, 
et c'était tout ! 

« Le premier châtiment de Carthage, après la paix hon- 
teuse des îles Égates, ce fut le retour de ses armées. Sur 
elle retombèrent ces bandes sans patrie, sans foi, sans 
dieu\ » qu'elle avait poussées sur les autres peuples. Il 
fallut les payer. C'était dur: elle était dénuée après cette 
longue guerre ; elle crut s'en débarrasser en les envoyant 
à Sicca, sur la plage aride, avec les femmes et les en- 
fants , en donnant à chaque homme une pièce d'or pour 
les besoins les plus urgents *. Mais ce stratagème ne lui 
réussit pas. Voyant qu'on ne les soldait pas , les merce- 
naires marchèrent sur Carthage au nombre de vingt mille, 
et campèrent à Tunis, qui n'en est qu'à quatre ou cinq 
lieues '. 

Toute guerre qui éclatait en Afrique, que l'ennemi fût 
Agathocle , Regulus ou les mercenaires , réduisait Car- 
thage à ses murailles : tant son joug était détesté ! Dans 
la première guerre punique, les Carthaginois avaient 
traité les Africains avec la dernière dureté, exigeant des 
gens de la campagne la moitié de leurs revenus et dou- 
blant les impôts aux habitants des villes , sans faire quar- 
tier ni grâce à personne , pas même aux pauvres. Un ad- 
ministrateur, pour être bien coté, devait être impitoyable, 
tirer beaucoup des sujets. Hannon, par exemple, était un 
homme de leur goût. Des peuples ainsi pressurés n'a- 

• 

1. Michelel,flis^ rowi. 

2. Pour ces détails et la plupart de ceux qu'on va lire, nous avons suiv 
le beau récit de Polybe. V. liv. !•', ch. xv et suiv. 

3. Tite-Live, liv. XXX, ch. ix. 

3 



34 LA TUxNISIE 

vaient pas besoin qu'on les poussât à la révolte, c'était 
assez qu'il y en eût une pour s'y joindre. Soixante-dix 
mille Africains se réunirent donc aux mercenaires. Les 
femmes même, qui avaient vu tant de fois traîner en 
prison . leurs maris et leurs parents , pour n'avoir pas 
payé les impôts , s'empressèrent de donner pour les trou- 
pes tout ce qu'elles avaient d'effets et de parures. Utique 
et Hippo-Zarytos, les principaux boulevards de Car- 
thage, ses plus fermes soutiens lors de l'irruption d'Aga- 
thocle et de Regulus, après avoir d'abord hésité, finirent 
par massacrer les garnisons, laissant les soldats sans sé- 
pulture. Cette double défection permit aux rebelles, déjà 
maîtres de Tunis, d'assiéger la capitale et d'y répandre 
la terreur, soit de jour, soit de nuit. 

Cependant, les Carthaginois étant serrés de près dans 
leur ville, le parti de Barca, celui de la guerre, reprit le 
dessus, et le grand Hamilcar eut le commandement des 
troupes. Cet habile général sut par promesses et argent 
gagner les Numides, dont la cavalerie était si nécessaire 
dans ce pays de plaines. Dès lors les vivres commencè- 
rent à manquer aux mercenaires qui, se sentant perdus, 
en vinrent aux moyens désespérés. Ils avaient retenu pri- 
sonnier, au début de la révolte, et chargé de fers un de 
leurs anciens généraux de Sicile, Giscon, qu'on leur 
avait député pour les apaiser. On prit Giscon et les 
siens, au nombre de sept cents, on les mena hors du 
camp , on leur coupa les mains et les oreilles , on leur 
cassa les jambes, et on les jeta, encore vivants, dans une 
fosse. Quand Hamilcar envoya demander au moins les ca- 
davres, les barbares lui firent répondre que tout Cartha- 
ginois qui serait pris périrait dans les mêmes supplices. 
Alorç commencèrent d'épouvantables représailles. Car- 
Ihage fit jeter aux bêtes les rebelles tombés entre ses mains. 



ÉPOQUE CARTHAGINOISE 35 

Les Barcas et les Hannons, réconciliés par le danger, 
agirent de concert pour la première fois. Hamilcar, chas- 
sant les mercenaires des plaines avec sa cavalerie nu- 
mide, et les poussant dans les montagnes, parvint à en- 
fermer une de leurs armées dans le défilé de la Hache, 
où, ne pouvant ni fuir ni combattre, ils se trouvèrent ré- 
duits par la famine à Texécrable nécessité de se manger 
les uns les autres. Les prisonniers et les esclaves y passè- 
rent d'abord ; mais, quand cette ressource manqua, il fallut 
bien capituler: les chefs, un certain Spendius, Campa- 
nien, esclave fugitif de Rome, le Gaulois Aularile et les 
autres, menacés par la multitude,' demandèrent une en- 
trevue à Hamilcar. Il ne la refusa point, et convint avec 
eux que, sauf dix hommes à son choix, il renverrait tous 
les autres. Le traité fait, Hamilcar dit aux envoyés: 
« Vous êtes des dix, » et il les retint. Les mercenaires 
étaient si bien enveloppés, que, de quarante mille, pas 
un seul n'échappa. L'autre armée ne fut pas plus heu- 
reuse; elle fut détruite dans une grande bataille, et son 
chef, Mathos, un Africain, traîné à Carthage, devint le 
jouet d'une vile, populace. 

A la suite de ces deux victoires, toutes les places de 
Libye firent leur soumission, y compris Hippo-Zarytos 
et Utique. Tunis, qui avait été une des premières à se 
soulever, ne fut^pas la dernière à rentrer dans le devoir. 

Ainsi finit, au bout de trois ans et quatre mois (24i- 
238), la guerre des mercenaires; il s'était commis tant 
d'atrocités qu'on l'appela la guerre inexpiable. 

Les Romains, profitant de la détresse de Carthage 
pendant la révolte des mercenaires, lui avaient pris la 
Corse et la Sardaigne*, la menaçant, en outre, de la 

i. Poîybe, liv. I", ch. xvii. 



36 LA TUNISIE 

guerre, si elle n'ajoutait au traité stipulé douze cents ta- 
lents euboïques. 

La prise de ces deux îles était une cause de guerre 
suffisante; mais Carthage, à bout de forces et de res- 
sources, ne voulut pas s'engager tout de suite dans une 
lutte qui pouvait ruiner son commerce et compromettre 
à jamais sa puissance politique. N'osant donc attaquer 
sa rivale de front ni la prendre corps à corps , elle réso- 
d'aller à sa rencontre par un immense circuit. 

Une insurrection éclatait à propos chez les Numides 
et les Mauritaniens. Il fallait faire respecter le coursier 
punique. Carthage profita de l'occasion pour lancer 
Hamilcar du côté de l'Espagne. 

En une année, celle même qui suivit la guerre des merce- 
naires (237), Hamilcar parcourut toutes les côtes de l'Afri- 
que ; puis, entraînant dans son armée les Numides et les 
Mauritaniens, qui tous ne demandaient pas mieux que 
d'aller, sous un chef habile et prodigue, piller la riche 
Espagne aux mines d'argent, il y passa et soumit toute la 
partie de la péninsule battue par les flots de l'Océan. Il 
méditait déjà de pénétrer en Italie à travers les Pyrénées, les 
Gaules et ces Alpes dont aucune armée régulière n'avait 
encore franchi les neiges éternelles, mais un coup imprévu 
l'arrêta au milieu de ses projets. Son successeur et son 
gendre, Ilasdrubal, l'enfant gâté du peuple de Carthage, 
n'eut pas non plus le temps de les exécuter : il tomba sous 
le poignard d'un assassin, après avoir fondé, à l'orient de 
la péninsule, en face de l'Afrique, Carthagène, qu'il des- 
tinait sans doute à devenir la rivale de Sagunte, ville 
çilliée des Romains. L'armée se choisit alors un général 
de vingt et un ans, Annibal, fils d'Hamilcar, élevé loin de 
Carthage, dans les camps, au milieu des soldats, déjà le 
meilleur fantassin et le meilleur cavalier de l'armée. 



ÉPOQUE CARTHAGINOISE 37 

Encore petit enfant et sur les genoux de son père, il 
avait demandé avec caresses d'être mené en Espagne et 
de voir la guerre. Hamilcar le lui avait accordé, mais à 
la condition que, mettant la main sur Fautel de Jupiter, il 
jurerait une haine implacable aux Romains. Ânnibal 
avait juré. Le fils allait maintenant exécuter les grands 
projets du père. 

Sans se soucier du traité signé par le pacifique Has- 
drubal avec Rome et d'après lequel les Carthaginois ne 
pouvaient passer TEbre, non seulement Annibal passa le 
fieuve, mais il détruisit Sagunte (au nord de Valence), 
l'alliée de Rome. Puis il se mit en marche pour Fllalie, 
entraînant contre elle des Numides, des Mauritaniens, 
des Espagnols, des Gaulois des deux côtés des Alpes et 
d'autres peuples encore, « pour donner à cette guerre, dit 
Michelet *, l'impétuosité et la grandeur d'une invasion uni- 
verselle des Barbares de l'Occident. » 

Le duel recommençait entre Rome etCarlhage, non 
plus en Sicile, mais en Espagne et au cœur même de 
ritalie; il fut moins long que le premier, sans être moins 
terrible (219-202). Cette fois, la fortune se déclara d'a- 
bord en faveur des Carthaginois, et Annibal, victorieux 
sur le Tésin et la Trébie, près du lac Trasimène et à Can- 
nes, alla camper à quarante stades (environ deux Heues) de 
la Ville éternelle. Un instant, Rome se crut perdue: un 
jeune homme, déjà célèbre par ses exploits en Espagne, 
où il venait de venger la mort de son père et celle de son 
oncle, la sauva. « Le fils de Publius Scipion était, dit en- 
core Michelet, un de ces hommes aimables et héroïques, 
si dangereux dans les cités hbres. Rien de la vieille aus- 
térité romaine ; un génie grec plutôt, et quelque chose 

i, Michelet, Hist. rom. 



38 LA TUNISIE 

d'Alexandre. On Taccusait de mœurs peu sévères, et, 
dans une ville qui commençait à se corrompre, ce n'était 
qu'une grâce de plus. Du reste, peu soucieux des lois, 
les dominant par le génie et l'inspiration ; chaque jour, 
il passait quelques heures enfermé au Capitole , et le peu- 
ple n'était pas loin de le croire fds de Jupiter'. » 

Rappelé à Rome pour combattre Annibal, Scipion pro- 
posa de transporter la guerre en Afrique, à l'exemple 
d'Agathocle et de Regulus. Ce n'est pas dans son repaire 
du Brutium, dit-il au sénat, qu'il faut attaquer le monstre; 
il faut le traîner au grand jour, sur la plage nue de 
l'Afrique : il ne sera nulle part plus faible. 

Malgré l'opposition jalouse de Fabius et des vieux 
Romains', le sénat accueillit la proposition du jeune 
consul. 

Carthage en était encore à interroger les voyageurs sur 
les projets de Scipion, lorsqu'il débarqua près du promon- 
toire appelé le Beau (204) \ Son premier soin fut de se 
porter contre Utique, pour s'en faire, s'il la prenait, une 
place d'armes destinée à assurer le succès de ses autres 
opérations *. Une double attaque fut dirigée contre elle, 
par l'armée de mer, du côté où la ville est baignée par 
les flots, et par l'armée de terre, à la faveur d'une émi- 
nence qui dominait les remparts. Mais, après quarante 
jours de siège et d'efforts extraordinaires, il dut se re- 
tirer. 

♦ Cependant Scipion espérait attirer dans son parti le 
roi des Numides, Syphax % dont il avait su gagner l'estime 



4. Midielel, H'st. rom. 

2. Tite-Live, liv. XXVllI, cli. xl et suiv. 

3. Appien, Guerre libj/que, cli* m. 

4. Tile-Live, liv. XXIX, ch. xxvii, xxxiv et xxiy. 

5. Tite-Live, liv. XXVUI, ch. xvii. 



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ÉPOQUE CARTHAGINOISE 41 

et Tamilié dès le temps où il était préteur en Espagne. 
Mais depuis, Syphax avait épousé la trop belle Sopho- 
nisbe, fille du général carthaginois Hasdrubal Giscon. 
La dangereuse étrangère, outre Tautorité toute-puissante 
de Fépouse sur un époux qui l'aime passionnément, eut 
recours à tous les moyens que lui inspira la haine des 
Romains. Elle employa, auprès de Syphax, les prières 
les plus touchantes, le conjurant tout en larmes de ne 
point trahir son père et sa patrie *. Elle tourna sans peine 
du côté des Carthaginois Tesprit de son mari. 

Alors Scipion appela à lui Massanasès , ou Masinissa * , 
que Syphax avait dépouillé de son royaume. Longtemps 
Syphax avait poursuivi son compétiteur dans le désert, 
mais celui-ci, qui était le meilleur cavalier de l'Afrique, 
lui avait toujours échappé ^ Dès qu'il était serré de près, 
il congédiait ses cavaliers en leur assignant un lieu de ral- 
liement. Il avait été souvent réduit à se cacher dans les. 
ténèbres, et, comme les lions, ses hôtes de hasard, à 
vivre de rapine dans les forôts * . Il lui arriva une fois de 
passer jusqu'à trois jours et trois nuits dans une caverne, 
autour de laquelle campait Syphax \ Masinissa n'avait ni 
royaume, ni argent, ni troupes, ni ressources d'aucune 
sorte, mais il connaissait admirablement le pays et il ap- 
portait à Scipion, avec la parfaite connaissance des lieux, 
des hommes et des choses, l'expérience consommée des 
guerres africaines. Carthage et Syphax n'avaient pas 

1. Tile-Live, liv. XXX, ch. vu. 

2. Syphax était roi de la Numidie occidentale, aujourd'hui provinces 
d*Alger et d'Oran. — Masinissa, son rival, était roi de la Numidie orien- 
tale, qui correspond à notre province de Constanline. Cirta, la ville ac- 
tuelle de Constantine, était la capitale de ses Etats. 

3. Tite-Live, liv. XXIX, ch. xxix et suiv. 

4. Tite-Live, liv. XXX, ch. xiii. 

5. Appien, Guerre Ulyque, ch. ii 



42 LA TUNISIE 

d'ennemi plus redoutable, Scipion d'allié plus fidèle et 
de soldat plus intrépide ; il était de toutes les affaires qui 
demandaient audace et bravoure, il prit part à l'incendie 
des deux camps. 

Craignant d'en venir aux mains avec un ennemi de 
beaucoup supérieur en nombre, Scipion, pour s'en dé- 
faire, s'avisa d'un habile stratagème*. Il savait par ses 
espions que les huttes des Carthaginois étaient toutes 
construites de bois ou de branchages, celles des Numides 
de joncs ou de feuillage. Y mettre le feu, c'était détruire 
du même coup les deux armées, et il les brûla en effet 
en une nuit. Elles étaient fortes de qualre-vingt-treize 
mille hommes. 

Après l'incendie des deux camps, Scipion reprit le 
siège d'Utique. Ses machines menaçaient déjà les mu- 
railles , lorsqu'il apprit que la guerre recommençait * . 
Il laissa donc quelques troupes de terre et de mer pour 
soutenir Tapparence d'un siège, et avec l'élite de ses 
soldats il marcha droit à l'ennemi ; il le rencontra dans 
les Grandes Plaines et le défît complètement. 

Cette fois Scipion ne laissa pas à Hasdrubal et à Syphax 
le temps de réparer leurs pertes. Le jour même de la 
bataille, il entra à Tunis, une des villes les plus impor- 
tantes de l'Afrique septentrionale , que la nature et l'art 
avaient de concert rendue imprenable et d'où Ton pou- 
vait infester Carthage, distante seulement de quatre ou 
cinq lieues et de là visible à l'œil nu ^ 

Pendant qu'il tenait en respect à Hasdrubal dans sa 
capitale et qu'avec le gros de l'armée il réduisait les 
villes voisines, les unes par la crainte, les autres par la 

1. Polybe, liv. XIV, ch. i" ; Tite-Live, liv. XXX, ch. m et iv, 

2. Tile-Iiive, liv. XXX, ch. viii. 

3. Polybe, liv. XIV, ch. i"; Tite-Live, liv. XXX, ch. ix. 



ÉPOQUE CARTHAGINOISE 45 

force, Lelius et Masinissa avec la cavalerie romaine et 
numide se lançaient à la poursuite de Syphax, fuyant vers 
Cirla. Après quinze jours de marche, ils arrivaient en 
Numidie, lui livraient bataille et le faisaient prisonnier *. 

Masinissa jouit du plaisir non seulement de rentrer 
dans ses anciens États, mais encore de prendre son en- 
nemi et de lui enlever Sophonisbe. Cette femme perfide, 
autrefois sa fiancée, avant d'être la femme de Syphax, lui 
avait envoyé quelqu'un en secret pour se faire pardonner 
un mariage involontaire. Le jeune Numide, avec la légè- 
reté de son âge et de son pays, lui promit de tout oublier, 
et, le soir môme, il l'épousa. Le malheureux Syphax, ne 
sachant comment se venger, fît entendre à Scîpion que 
celle qui avait su l'enlever lui-même à l'alliance de Rome 
pourrait bien exercer le même empire sur Massanasès. 
Scipion goûta l'avis, et, au nom de Rome, réclama dure- 
ment Sophonisbe comme partie du butin. Massanasès monte 
à cheval avec quelques Romains; sans descendre, il pré-^ 
sente à Sophonisbe une coupe de poison : « Je reçois, 
dit-elle, le présent de noces ; » et elle boit sans émotion. 
Le barbare s'enfuit aussitôt à toute bride et va se pré- 
senter avec l'habit royal à Scipion, qui le comble d'é- 
loges, de présents, et lui met sur la tête cette couronne 
qu'il a si chèrement achetée". 

Privés du secours de Syphax, et voyant toutes les villes 
ouvrir leurs portes à Scipion, les Carthaginois se décidè- 
rent à rappeler Annibal. 

Jamais banni, partant pour l'exil, ne témoigna autan) 
de douleur qu' Annibal, forcé d'évacuer une terre ennemie \ 
C'est en grinçant des dents, en frémissant de rage et les 

1. Tile-Live, liv. XXX, ch. xi et xii. 

2. Appien, Guerre liby que ^ ch, iv; et Michelet, Histoire romaine, 

3. Tile-Live, liv. XXX, ch. xi. 



44 LA TUNISIE 

yeux pleins de larmes qu'il sortit de cette Italie qu'il avait 
désolée pendant quinze années. Après lui avoir dit un 
dernier adieu, il s'embarqua ; il était près de terre lors- 
qu'il fit signe à un de ses matelots de monter au haut du 
mât, afin de reconnaître la côte. Sur la réponse de cet 
homme que la proue était tournée vers un tombeau en 
ruines, comme pour échapper à un funeste présage, il 
commanda au pilote de passer outre et de cingler vers 
Leptis où il débarqua avec son armée *. 

Déjà Annibal était arrivé à Adrumète ' ; il s'y arrêta 
quelques jours pour donner à ses soldats le temps de se 
remettre des fatigues de la navigation; mais, pressé d'agir, 
il vint camper à Zama, à cinq journées de Cartilage, du 
côté du couchant. Avant de combattre, il voulut tenter ce 
que pourraient l'adresse et la flatterie sur l'esprit de 
Scipion. Il lui demanda une entrevue, le loua beaucoup 
et finit par lui dire : « Nous vous céderons la Sicile, la 
Sardaigne et l'Espagne ; la mer nous séparera ; que 
voulez-vous de plus ? » Mais il était trop tard pour faire 
des propositions. 

Il fallut combattre. 

Jamais, en aucun temps ni en aucun lieu, chefs plus 
habiles n'en étaient venus aux mains : tout ce qu'on savait 
alors de stratégie , de tactique , de secret de vaincre par 
la force ou la perfidie, ils le savaient ^ 

D'un autre côté, jamais armées plus belliqueuses ne 
s'étaient rencontrées. L'armée carthaginoise se composait 
de tous les barbares, Liguriens, Gaulois, Baléares, Afri- 
cains et Espagnols qui avaient fait la campagne d'Italie ; 



1. Tile-Livc, liv. XXX, cli. xxv. 

2. Titc-Livc, liv. XXX, cli. xxix. 

3. Polybe, liv. XV, cli. i"; Appien, Guerre Ubyquc, du v. 



ÉPOQUE CARTHAGINOISE 45 

dans le nombre se trouvaient même plusieurs dés soldats 
d'Hamilcar, nés avec Annibal, et ses compagnons au pas- 
sage du Rhône et des Alpes. Avec de telles troupes on 
pouvait espérer bien de la victoire. 

Mais l'armée romaine ne le cédait en rien à sa rivale ; 
elle comptait aussi dans ses rangs bon nombre de vieux 
soldats, vétérans d'Espagne ou d'Afrique, et surtout elle 
avait, pour la commander, Scipion, au moins l'égal 
d'Annibal, et de plus Lelius et Masinissa, des chefs de 
cavalerie sans égaux. 

On allait savoir, avant la nuit du lendemain, qui don- 
nerait des lois à l'univers, de Rome ou de Carthage *. Non 
seulement l'Italie et l'Afrique, mais encore l'Espagne, la 
Sicile et la Sardaigne étaient en suspens et attendaient 
avec inquiétude l'issue de cette grande lutte *. 

Annibal fut vaincu , et ce sont les Numides de Rome 
qui lui portèrent le coup de grâce. Ainsi , par le plus éton- 
nant des contrastes, cette même cavalerie qui lui avait 
tant de fois donné la victoire en Italie décida sa défaite 
àZama(202). 

Échappé au milieu du tumulte avec un petit nombre 
de cavaliers, le Carthaginois gagna la ville d'Adrumète \ 
après avoir tenté avant l'action, dans la mêlée et jusqu'au 
dernier moment, toutes les ressources de l'art militaire et 
mérité, de l'aveu de Scipion et des plus habiles slraté- 
gistes, la gloire d'avoir fait une ordonnance de bataille 
digne d'un capitaine consommé. 

Après Zama, le conseil de Scipion demandait la ruine 
de Carthage ; mais quand on réfléchit à la grandeur de 



1. Tile-Live, liv. XXX, ch. xxiii 

2. Polybe, liv. XV, ch. i»'. 

3. Tile-Live, liv. XXX, ch. xxxv, Appien, Guerre lihyque ; ch. v. 



46 LA TUNISIE 

l'entreprise, k la longueur du siège d'une place si forte par 
sa situation naturelle et par les ouvrages de l'art ; quand 
Scipion lui-même songea qu'un successeur allait peut-être 
lui enlever la gloire , achetée par tant de travaux et de 
périls , d'avoir terminé la guerre , tous les esprits alors 
inclinèrent pour la paix '. 

C'est h Tunis, où il était allé camper après Zama, que 




Scipiou lAfrirain 

l'heureux vainqueur la dicta aux vaincus. Après quoi, il 
revint h. Rome, oft l'enthousiasme populaire lui décerna 
le surnom d'Africain. 

La première guerre punique avait coûté aux Cartha- 
ginois la Sicile, ils avaient perdu plus tard la Corse et la 
Sardaigne ; la seconde guerre punique, leur enleva presque 
toute l'Espagne*. En outre, on leur imposa les condi- 
' lions suivantes : 

1. Tite-Live, Liv. XXX, ch, iiivi. 

2. Appien, Guerre libyque, ch. i" 



ÉPOQUE CARTHAGINOISE 47 

« Les Carthaginois remettront aux Romains tous les pri- 
sonniers ; ils leur abandonneront tous les éléphants et 
tous les vaisseaux, à l'exception de dix. Ils ne feront au- 
cune guerre sans l'autorisation du peuple romain. Ils ren- 
dront à Massanasès les maisons, terres, villes et autres 
biens qui lui ont appartenu à lui ou à ses ancêtres, dans 
l'étendue du territoire qu'on leur désignera. Ils payeront 
en cinquante ans dix mille talents euboïques... » Ainsi, 
sans compter l'Espagne, on leur enlevait leur marine, 
cinq cents galères qui furent brûlées en pleine mer, à la 
vue des citoyens consternés, « et l'on plaçait à leur porte, 
ajoute Michelet, l'inquiet et ardent Massanasès, qui de- 
vait s'étendre sans cesse à leurs dépens et les insulter à 
plaisir, tandis que Rome, tenant Carthage à la chaîne, 
l'empêcherait toujours de s'élancer sur lui. » ^ 

En effet, pendant l'intervalle de la seconde à la troisième 
guerre punique (202-149), le féroce Masinissane laissa pas 
aux Carthaginois un seul intant de repos. Ce barbare vé- 
cut trop longtemps, près d'un siècle (238-148 avant J.-C), 
pour leur désespoir et leur malheur. A l'âge de quatre- 
vingts et quatre-vingt-dix ans , il se tenait encore nuit et 
jour à cheval , acharné à la ruine de ses. voisins désar- 
més *• Ce qui donna lieu aux premières contestations en- 
tre les Carthaginois et les Numides, ce fut un territoire si- 
tué vers les bords de la mer, près de la petite Syrte, dé- 
signé sous le nom (ï Emporiinn : si riche et si fertile , que 
la seule ville de Leptis payait chaque jour aux Carthagi- 
nois le tribut d'un talent, c'est-à-dire mille écus. Masi- 
nissa s'en empara. S'il s'en était tenu là, passe encore ! 
mais non. En 199, il prend une province, une autre en 
193, une troisième en 182. Les Carlhaginoh , répétait-il 

i. Appien, Guerre libyque, ch. vu. 



48 LA TUNISIE 

sans cesse, ne sont en Afrique que des étrangers: ils ont 
ravi à 7ios pères le territoire qu'ils possèdent. Il faut leur 
faire rendre gorge. Et il les démembrait. Les Carthagi- 
nois, liés par l'article du dernier traité qui leur défendait 
de faire la guerre aux alliés du peuple romain, n'eurent 
d'autre ressource que de porter plainte devant le sénat. 
Celui-ci leur envoie, dès la première usurpation, Scipion 
l'Africain j qui voit l'injustice et ne veut point l'arrêter. 
En 181 , Rome garantit le territoire cartliaginois ; et, quel- 
ques années après, elle laisse le Numide s'emparer encore 
d'une province et de soixante-dix places ou forteresses. 
Carthage se plaint encore. Les Romains, comme toujours, 
affectent une généreuse indignation contre Masinissa. 
Caton est envoyé en Afrique, mais il se montre si partial, 
que les Carthaginois refusent d'accepter son arbitrage. 
Cet homme dur et vindicatif ne leur pardonna point. De 
retour à Rome, dans son rapport au sénat, il représenta 
qu'il avait trouvé « la contrée et les terres d'icelle moult 
bien cultivées et labourées et ayant monstre de rapporter 
grande abondance de biens », et la cité elle-même*, non 
dans l'état où les Romains la croyaient, épuisée, affaiblie 
et humiliée, mais, au contraire, refaite, riche, même opu- 
lente, peuplée etfière, aussi puissante et aussi redoutable 
que jamais. Et craignant que l'effet produit par son dis- 
cours ne fût pas assez grand, pour le rendre irrésistible, 
il laissa tomber de sa robe des figues de Libye. Comme 
chacun en admirait la fraîcheur et la beauté : « Eh bien, 
dit-il, il n'y a que trois jours qu'elles ont été cueillies en 
Afrique, tant l'ennemi est près de nous 1 II faut détruire 
Carthage. » La Trébie, Trasimène, Cannes, immortali- 
sées par la ruine du nom romain, le camp punique à trois 

1. Appien, Gwerrc Hbyquc, ch. vu. 



ÉPOQUE CARTHAGINOISE 49 

milles de Rome, Annibal à cheval à la porte Colline avaient 
moins ému les Romains que les figues de Caton. C'est à 
ces figues que Carthage dut sa ruine*. Malgré les élo- 
quentes protestations de Scipion Nasica, le sénat décréta 
la troisième guerre punique '. Mais Caton mourut Tannée 
suivante , avant la destruction de Carthage, son bonheur 
suprême, si le ciel lui eût permis d'en être témoin. 

Cependant la délibération fut tenue secrète. On atten- 
dait une occasion, elle ne tarda pas à se présenter. 

L'un des fils de Masinissa ayant été maltraité à Car- 
thage, le Numide, pour venger l'affront fait à Gulussa, 
attaque les Carthaginois qui perdent enfin patience et 
ripostent. Mais il les enveloppe, les affame et leur détruit 
près de soixante mille hommes, sous les yeux du jeune 
Scipion, le futur destructeur de Carthage, qui se trouvait 
là soi-disant pour acheter des éléphants et qui d'une 
hauteur voisine jouissait de la bataille, convne Jupiter du 
haut de Vida '. 

Carthage venait de violer l'article du traité qui lui dé- 
fendait de prendre les armes. Rome résolut de l'en punir. 
Les Carthaginois épouvantés demandent en vain quelle 
satisfaction on exige d'eux. Vous devez le savoir, répondit 
le sénat, sans autre explication. 

Pendant qu'on délibérait sur cette affaire, arrivèrent 
des députés d'Utique; ils venaient se mettre, eux, leurs 
biens, leurs terres et leur ville entre les mains des Ro- 
mains. Une première fois déjà, pendant la guerre des 
mercenaires, les Uticiens avaient fait une démarche sem- 
blable, qui n'avait pas abouti *. Cette fois on les reçoit à 

1. Pline, liv. XV, ch. xx. 

2. Appien, Guerre libyquc, ch. vu. 

3. Appicn, id. 

4. Polybe, liv. I*', ch. xviii; Ambassades, cxlii. 



50 LA TUNISIE 

bras ouverts. Se voyant maîtres d'une sî forte place, les 
Romains pour lors n'hésitent plus, et la guerre est dé- 
clarée dans les formes. La déclaration de guerre part 
pour Utique avec la flotte et quatre-vingt mille hommes, 
deux consuls à leur tête. Point de paix, si les Cartha- 
ginois ne livrent trois cents otages; à ce prix, ils pourront 
conserver leurs biens, leurs lois et leur cité. Les otages 
livrés , on demande leurs armes ; ils apportent deux 
mille machines et deux cent mille armures complètes. 
Alors le consul leur annonce l'arrêt du Sénat. Ils iront 
habiter à plus de trois lieues de la mer, et leur ville sera 
rasée. Le sénat a promis de respecter la cité, civitas, 
c'est-à-dire les citoyens, mais non pas la ville*, urbs, 
c'est-à-dire les murs. 

Cette infâme équivoque soulève la colère et l'indigna- 
tion des Carthaginois. Les éloigner de la mer, c'était leur 
ôter le commerce et la vie même. Ils appellent les es- 
claves à la liberté. Ils fabriquent des armes avec tous les 
métaux : cent quarante boucliers par jour, trois cents 
épées, cinq cents piques ou javelots et mille traits. Les 
femmes elles-mêmes coupent leurs cheveux pour faire 
des cordages aux machines de guerre. 

Le troisième duel, de beaucoup plus court que les deux 
premiers, puisqu'il ne dura guère que trois ans (149-146), 
ne fut ni moins terrible ni moins acharné. Au contraire: 
cç fut une lutte désespérée entre Rome à l'apogée de 
sa grandeur et Carthage h son déclin, mais encore re- 
doutable et puissante, car elle ne comptait pas moins de 
trois cents villes en Libye et de sept cent mille habi- 
tants dans ses murs seulement *. Quoique désarmée, 



1. Appien, Guerre libyque, ch .viii. 

2. Slrabon, liv. XVIÎ, ch. m, § lo. 



ÉPOQUE CARTHAGINOISE 51 

elle ne tarda pas d'ailleurs à donner des preuves de sa 
vitalité. 

Les consuls furent repoussés dans deux assauts succes- 
sifs, leur flotte brûlée, et les dieux se mettant de la par- 
lie, leur camp désolé par la peste. Les Carthaginois 
se jetaient à la nage jusqu'aux vaisseaux, jusqu'aux ma- 
chines pour les incendier. Près de la ville s'était formée 
une nouvelle Carthage, où les Africains affluaient chaque 
jour. L'armée romaine courut trois fois risque d'être 
exterminée. Et elle l'aurait été sans le jeune Scipion 
Émilien. 

Le fils de Paul Emile, petit-fils adoptif du premier 
Africain et qui portera lui-môme plus tard le même sur- 
nom glorieux, servait alors dans l'armée romaine et se 
distinguait parmi tous les officiers autant par sa prudence 
que par sa bravoure. Un célèbre Phaméas, chef de la cava- 
lerie ennemie , qui harcelait sans cesse et incommodait 
beaucoup les fourrageurs, n'osait paraître en campa- . 
gne, quand le tour de Scipion était venu de les soute- 
nir*, tant celui-ci savait se poster avantageusement et 
maintenir ses troupes. Simple tribun, il les avait déjà 
tirées de plusieurs mauvais pas ; consul, non seulement 
il les sauva encore , mais il parvint à isoler Carthage du 
continent par une muraille , de la mer par une digue gi- 
gantesque, et à forcer l'entrée même de la capitale. 11 
s'en rendit maître après un horrible carnage. Les rues 
étaient jonchées de cadavres ; les soldats n'avançaient 
qu'en déblayant le chemin avec jdes fourches, et jetant 
pele-mele dans les fossés les morts et les mourants. Ce 
combat dura de maison en maison, pendant six jours 
et six nuits. Cinquante mille habitants tant hommes que 

1. Appien, Guerre libyque, ch, x et xi. 



S5 LA TUMSIE 

tonimo5 l'I Olifants, enrcrmés dans la citadelle deman-iè- 
rx'nt ol oMiiiront la vie '. Seuls, neuf cents transfuges n>- 
iu;ùn# ocoupuicot encore le temple d'Esculape; ils étaieal 
n*<ol«s. pluttil que de se rendre, à mourir tous jusqu'au 
doniior: mais quand ils virent prosterné aux pieds de 
S.-ipi.Mi t'I demandant grâce le lâche Asdrubal. leur chef, 
ils mirent le feu à l'édifice. C'est à ce moment que la 
fommo lin irénéral carthaginois, qui était restée avec les 




£LTc-.-at ii ùsHitp. 



wcTïîfTS .^vfï-îjsozrs . rï:c:i ic sc-mmel du temple, parée 
bi î»:-s hiiflTs il- ^:r'. !•:. ifrès avwr lancé les plus 
irrrrî-jf^ ■— r^:ï*.-£:3:cs i-j-lît* k-ii époux , poignarda 
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ÉPOQUE CARTIIAGIISOISË S3 

ne put s'empêcher de pleurer, non sur Carlhage, mais 
sur Rome, et de répéter ce vers d'Homère: 

El Troie aussi verra sa fatale journée. 

Ainsi s'écroula tout d'un coup au milieu d'un épouvan- 
table cataclysme cette ville célèbre, après sept cents ans de 
prospérité ; elle avait égalé en puissance l'empire des Grecs, 
en richesse et en opulence celui des Perses, et pendant 
cent vingt ans disputé à Rome la suprématie universelle '. 

Le périple d'Hannon, quelques médailles, une vingtaine 
de vers dans Plante, voilà tout ce qui reste d'elle. 

La même année que Carthage, l'an 146, tombait aussi, 
sous les coups de Mummius, la belle Corinthe. Numance, 
la seconde terreur de Rome, suivit de près. Ce fut encore 
l'ami de Polybe qui abattit celte autre rivale (134). « Cet 
homme de manières élégantes et polies, ce Romain hel- 
lénisé, tacticien habile et général impitoyable, était alors 
par tout le monde l'exécuteur des vengeances du sénat'. » 

La soumission de la Macédoine, la ruine de Corinthe, de 
Carthage et de Numance mettaient l'univers aux pieds de 
lîomc. 

Lii chute de la cité punique amena le démembrement 
de l'empire carthaginois : les Romains gardèrent pour eux 
la meilleure et la plus belle part, ta part du lion, tout 
le territoire qui forma depuis la province à'Afr'ique"; le 
reste, ce qu'on appelle aujourd'hui le Djorid tunisien, qui 
avait été donné' à Massanasès après la prise de Syphax, 
passa à ses descendants de la branche de Micipsa *. 



l. Applen, Guerre Uhyquc, ch. ïiv, 

S. Michclel, Hi.«. rom. 

3. l.a province à'AfHque comprcnoîi la Zeugtlane &}iti,-E., la B'jzacine 

" ~ " loliluine au S.-E. 




88 LA TUMSIE 

femmes et enfants, enfermés dans la citadelle demandè- 
rent et obtinrent la vie '. Seuls, neuf cents transfuges ro- 
mains occupaient encore le temple d'Esculape ; ils étaient 
résolus, plutôt que de se rendre, à mourir tous jusqu'au 
dernier; mais quand ils virent prosterné aux pieds de 
Scipion et demandant grâce le lâche Asdrubal, leur chef, 
ils mirent le feu à l'édifice. C'est à ce moment que la 
femme du général carthaginois, qui était restée avec les 





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de ses habits de fête, et, après avoir lancé les plus 
horribles imprécations contre son époux , poignarda 
ses enfants, et se précipita avec eux au milieu des 
flammes'. 
On dit qu'à la vue de cette épouvantable ruine, Scïpion 



1. Appien, Guerre Ubygue, ch. ï el ii. 
S. Id., ibid., cb. itv. 



ÉPOQUE CARTHAGINOISE 53 

ne put s'empêcher de pleurer, non sur Carthage, mais 
sur Rome, et de répéter ce vers d'Homère : 

Et Troie aussi verra sa fatale journée. 

Ainsi s'écroula tout d'un coup au milieu d'un épouvan- 
table cataclysme cette ville célèbre, après sept cents ans de 
prospérité ; elle avait égalé en puissance l'empire des Grecs, 
en richesse et en opulence celui des Perses, et pendant 
cent vingt ans disputé à Rome la suprématie universelle *. 

Le périple d'Hannon, quelques médailles, une vingtaine 
de vers dans Plante , voilà tout ce qui reste d'elle. 

La même année que Carthage, l'an 146, tombait aussi, 
sous les coups de Mummius, la belle Corinthe. Numance, 
la seconde terreur de Rome, suivit de près. Ce fut encore 
Tami de Polybe qui abattit cette autre rivale (134). « Cet 
homme de manières élégantes et polies, ce Romain hel- 
lénisé, tacticien habile et général impitoyable, était alors 
par tout le monde l'exécuteur des vengeances du sénat*. » 

La soumission de la Macédoine, la ruine de Corinthe, de 
Carthage et de Numance mettaient l'univers aux pieds de 
Rome. 

La chute de la cité punique amena le démembrement 
deTempire carthaginois : les Romains gardèrent pour eux 
la meilleure et la plus belle part , la part du lion, tout 
le territoire qui forma depuis la province A' Afrique^ ; le 
reste, ce qu'on appelle aujourd'hui le Djerid tunisien, qui 
avait été donné à Massanasès après la prise de Syphax, 
passa à ses descendants de la branche de Micipsa *. 



1. Appicn, Guerre libyque, ch. xiv. 

2. Michelet, Hist, rom. 

3. La province à* Afrique comprenait la Zeugitane au N.-E., la Byzacène 
au milieu, et la Tripolilainc au S.-E. 

4. Strabon, liv. XVH, ch. ni, § lo. 



CONQUETE ROMAINE 



Le \\eux Masînissa était mort trois ans avant la ruine 
de Cartilage, à l'âge de près de quatre-vingt-onze ans. 
Sur le point de mourir, il avait prié Scipion de venir le 
voir, ajoutant qu'il serait heureux d'expirer entre ses 
bras, après l'avoir rendu dépositaire de ses dernières 
volontés. Le jeune Romain était accouru à la prière du 
Numide, mais il l'avait trouvé mort, en arrivant. 

Massanasès avait éprouvé, pendant sa jeunesse, des 
malheurs inouïs; mais depuis la chute de Syphax, sa vie 
n'avait été qu'une suite continuelle de prospérités. Non 
seulement il avait recouvré son royaume, mais il y avait 
ajouté celui de son ennemi ; et maître de tout le pays 
depuis la Mauritanie jusqu'à Cyrène, il se trouvait le prince 
le plus puissant de l'Afrique. Il conserva jusqu'à la fin de 
ses jours une santé très robuste , qu'il dut sans doute à 
l'extrême sobriété dont il usa toujours pour le boire et 
le manger, et au soin qu'il eut de s'endurcir sans relâche 
au travail et à la fatigue. A Tâge de quatre-vingt-dix 



56 LA TUNISIE 

ans , il faisait encore tous les exercices d'un jeune homme 
et se tenait à cheval sans selle ; Polybe f^it même remar- 
quer que, le lendemain d'une grande victoire sur les Car- 
thaginois, on l'avait vu devant sa tente, faisant son repas 
d'un morceau de pain bis. Les Romains avaient toujours 
eu pour lui une estime particulière en raison de ses vertus 
et de son loyal attachement à leur cause*. 

C'est ce prince qui, le premier, civilisa les Numides et 
les façonna à la vie agricole, en même temps qu'il les 
déshabituait du brigandage pour leur apprendre le métier 
de soldat. Jusque-là ces sauvages avaient offert le spec- 
tacle étrange d'un peuple en possession de terres émi- 
nemment fertiles, mais aimant mieux les abandonner aux 
reptiles et aux bêtes féroces pour mener une vie errante 
et nomade, ni plus ni moins que les peuples qui y sont 
condamnés par la misère, l'aridité du sol et la rigueur 
du climat. C'est même ce qui a fait donner aux Mas- 
syliens la dénomination particulière de Numides. Dans 
ce temps-là naturellement, leur vie était des plus sim- 
ples; ils mangeaient plus souvent des racines que de la 
viande, se nourrissant, en outre, de lait et de fromage. 

Massanasès en mourant avait laissé cinquante-quatre 
fils, dont trois seulement issus d'un mariage légitime, 
savoir : Micipsa , Gulussa et Maslanabal. C'est entre ces 
trois derniers que Scipion avait partagé le royaume, 
se contentant de donner aux autres des revenus considé- 
rables. Mais bientôt Micipsa, par la mort de ses deux 
frères, était resté seul maître de si vastes États. Tant 
qu'il régna, les Romains ne prirent pas ombrage du 
royaume des Numides. Seulement, avant sa mort, ce 



1. Slrabon, liv. XVH. ch. m, § 15. V. aussi Appien, Guerre libyque, 
ch. II. 



CONQUÊTE ROMAINE 57 

prince avait été obligé d'appeler à la succession, avec 
ses deux fils, son neveu, Tinlrépide et féroce Jugurtha, 
un vrai Numide. C'était, comme son aïeul Masinissa, le 
meilleur cavalier de TAfrique, le plus ardent chasseur, 
toujours le premier à frapper le lion. Il s'était parliculiè- 
rement distingué, sous Scipion, au siège de Numance et 
la voix unanime de ses compatriotes le désignait au 
trône. Jugurtha, regardant, non sans raison, le partage 
de la Numidie comme son asservissement aux volontés 
de Rome, met tout en œuvre pour Fempêcher. D'abord., 
il fait assassiner Hiempsal, le plus jeune de ses rivaux; 
puis il tourne ses armes contre Adherbal, le survivant des 
deux frères, l'assiège dans Cirta, le fait prisonnier et l'ex- 
pédie de môme, renversant ainsi le dernier obstacle à 
Funité de la Numidie. 

Cependant Memmius éclate à Rome contre la vénalité 
des grands, qui ont donné h Jugurtha le temps d'unir 
sous son sceptre le plus redoutable des peuples par 
son génie belliqueux. Le consul Calpurnius Pison passe 
en Afrique avec une armée. Il s'abouche avec Ju- 
gurtha et se laisse corrompre. Clameur du peuple ro- 
main. Jugurtha reçoit l'ordre de venir rendre compte 
de sa conduite. Il obéit, sûr de s'en tirer, comme tou- 
jours, avec de l'or. Audacieux voyage, dans lequel il 
brave même ses juges, en faisant égorger au miheu de 
la ville son compétiteur et son parent Massiva. Après un 
crime aussi flagrant, il reprend, impuni, le chemin de 
l'Afrique, se retournant seulement pour lancer à Rome 
cette insolente apostrophe : « ville vénale 1 il ne te 
manque qu'un acheteur, w La guerre recommence donc 
de nouveau. Albinus, qu'on envoie d'abord, ne fait rien 
contre Jugurtha; l'incapable Aulus, son frère, se laisse 
prendre et passe avec ses soldats sous le joug. Pour ven- 



58 LA TUNISIE 

• 

ger cette honte , le sénat met à la tête des troupes un de 
ses membres les plus influents, Cécilius Métellus (109). 

A toutes les autres vertus d'un excellent général , Mé- 
tellus joignait un parfait désintéressement , qualité abso- 
lument indispensable contre un ennemi qui jusque-là, 
pour vaincre, avait moins manié l'épée que l'argent. 
Jugurtha trouva Métellus incorruptible. Il fallut donc re- 
courir à d'autres moyens, payer de sa personne et de son 
courage, mettre à profit la solitude du désert et la mobi- 
lité du Numide que l'on ne pouvait joindre que où et 
quand il lui plaisait. Aussi fit-il des efforts extraordinaires; 
et tout ce qu'on peut attendre de la bravoure, de l'habi- 
leté, de l'attention d'un grand capitaine, à qui le désespoir 
fournit de nouvelles forces, il l'employa dans cette cam- 
pagne. « Les Romains ayant pris Vacca, Jugurtha appa- 
rut tout à coup dans une position avantageuse , et fut au 
moment de vaincre, avec ses troupes légères, la tactique 
romaine et la force des légions. Partout il suivit Métellus, 
troublant les sources, détruisant les pâturages, enlevant 
les fourrageurs. Il osa même attaquer deux fois le camp 
romain devant Sicca, fit lever le siège, et força ainsi Mé- 
tellus d'aller prendre ses quartiers d'hiver hors de la Nu- 
midie. * » 

Plus encore que l'ennemi, le cauchemar de la trahison 
hantait le cerveau de Jugurlha. Après la tentative de Bo- 
milcar, son ami, qui avait voulu le tuer, il n'eut plus 
de repos : le jour, la nuit, l'étranger, l'indigène, 
tout lui était suspect, le faisait trembler; il ne dormait 
qu'à la dérobée et jamais dans le même lit ; quelquefois, 
s' éveillant en sursaut, il prenait les armes et jetait de 
grands cris. 

1. Michelct, Ilist.rom. 



.•f- 



CONQUÊTE ROMAINE 59 

Ces terreurs le décidèrent à traiter. Il se soumit à tout. 
Il livra deux cent mille livres pesant d'argent, ses élé- 
phants, ses armes et ses chevaux. Mais alors il apprit 
qu'il devait venir se mettre lui-même entre les mains 
de Métellus. Que risquait-il de plus en continuant la 
guerre? Il la continua, mais il eût dû se souvenir plus 
tôt que les Romains avaient usé envers les Carthaginois 
de la même perfidie. 

Dès ce moment, Métellus fit une guerre d'extermi- 
nation, égorgeant dans chaque ville tous les mâles en âge 
de puberté. C'est ainsi qu'il traita Vacca aux confins de la 
Numidie et de la Zeugitane, coupable d'avoir égorgé une 
garnison romaine, et Thala, dépôt des trésors de Jugurlha 





Bocchus. Sylla à cheval. 

qui l'avait crue protégée par les solitudes environnantes. 
L'indomptable roi de Numidie était sorti de son royaume 
pour le mieux défendre. Retiré à l'entrée du grand dé- 
sert, il disciphnait les Gélules, et entraînait contre Rome 
son beau-père Bocchus, roi de Mauritanie, qui fut vaincu 
avec lui près de Cirta*. 

Métellus vit avec douleur son lieutenant Marins lui 
enlever la gloire de terminer cette guerre. L'honneur 
du triomphe et le surnom de Numidicus ne purent le 
consoler. 

1. Salluste, hiQ,, ch. uv. — Michclcl, llhl, rom. 



do LA TUNISIE 

Marius avaît promis au peuple de prendre ou de tuer 
Jugurlha de sa main. Avec un tel chef, la guerre fut 
poussée à outrance. Il prit Capsa au milieu des sables les 
plus arides. Il força le pic presque inaccessible où le roi 
des Numides avait déposé ce qu'il avait pu sauver de ses 
trésors. Il battit deux fois Jugurtha et Bocchus. Ce der- 
nier ne voulut pas se perdre avec son gendre. Il le livra. 
Ce fut le jeune Sylla, questeur de Marius, qui, pour sa 
première campagne , eut la gloire de recevoir du roi de 
Mauritanie un captif si important*. Marius ne lui pardonna 
jamais d'avoir fait représenter sur son anneau l'extradition 
du roi des Numides. Jugurtha, le héros de cette guerre, 
fut traîné derrière le char de Marius, au milieu des 
huées d'une lâche populace. On dit que dans la marche 
du triomphe il perdit la raison. Jeté dans un cachot hu- 
mide, il plaisantait en y entrant : « Par Hercule, disait-il, 
que les étuves sont froides à Rome ! » Il lutta six jours 
entiers contre la faim (106). 

Après la mort de Jugurlha, la province romaine d'A- 
frique s'agrandit d'une partie de la Numidie orientale , 
le reste, le pays de Cirta (Constantine), fut partagé 
entre Bocchus et deux petits-fils de Masinissa. 

Au dire de Plutarque, c'est pendant l'expédition de 
Marius en Afrique, qu'un de ses capitaines, Sertorius, 
aurait découvert le corps du Libyen Antée, et que, seul 
dos hommes, il aurait vu les os du géant, long de soixante 
coudées. 

Il était écrit que la Libye ne serait pas encore tranquille. 
Après les guerres de Jugurtha, elle devint le champ de 
bataille de César et des Pompéiens. 

Les Pompéiens s'étaient réunis en Afrique sous Scipion, 

i. Michèle I, Uist. rom* 



CONQUÊTE ROMAINE 61 

beau-père de Pompée ; ils avaient intéressé à leur cause 
le Mauritanien Juba, petit-fils de Gulussa et arrière-petit- 
fils de Massanasès, en lui promettant toute l'Afrique^. Cette 
alliance leur donna la cavalerie numide et avec elle 
les moyens d'aiTaraer l'armée de César. Quand le vain- 
queur de Pharsale passa en Afrique, il y trouva tout le 
pays contre lui. Comme en Grèce il lui fallait une ba- 
taille, ou il mourait de faim. Ses affaires allaient mal, 
lorsque Scipion le sauva en lui offrant le combat. César 
fut vainqueur à Thapsus {46 avant J.-C.) : par une marche 
rapide, il attaqua séparément les trois camps des Pom- 
péiens, et détruisit cinquante mille hommes sans perdre 





Médaille de Juba l", roi de Numidie. 

cinquante des siens. Juba se donna la mort de désespoir 
après la défaite. 

L'exemple fut contagieux. Par un scrupule absurde, ■ 
s'imaginant sans doute que les Scipions devaient toujours 
vaincre en Afrique, Caton s'était obstiné à céder le com- 
mandement au beau-père de Pompée. Quant h lui, il 
était resté à Utique, pour contenir cette ville ennemie 
des Pompéiens. Après Thapsus , voyant qu'il n'y avait 
pas moyen de résister, il résolut de se donner la mort. 



1. Les Romains appelaient Afrique les pays compris entre la grande 
Syrte et l'Atlantique. V. la note de la page 123. 



M LA TUNISIE 

S'étant donc relire dans sa cbambre, il se mil à lire 
dans son lil le dialogue de Platon sur l'immorlalilé de 
l'âme. Il le relui deux fois, el s'endprmil, si bien que 
de la chambre voisine on l'entendail ronfler. Vers minuit, 
s'étant réveillé, il envoya h. la mer pour s'assurer du . 
départ de ses amis, et soupira profondément en appre- 
nant que la mer élait orageuse. « Comme les oiseaux 




Mort de CatoD d'Utiqi 



commençaient à chanter ', » dit Plularque, il se ren- 
dormit de nouveau. Mais, au bout de quelque temps, 
s'étant levé, il se perça de son épée. Les siens accouru- 
rent au bruit de sa chute, et virent avec horreur ses en- 
trailles hors de son corps. Il vivait pourtant et les regar- 
dait fixement. On lui banda la plaie ; mais dès qu'il revint 
à lui-même, il arracha l'appareil et expira sur-le-champ. 
La guciTC élait finie en Afrique el César revint à Rome 
où il triompha. Ce fut un spectacle merveilleux cl ter- 

1. Pliilai(jue, in Calone. 



CONQUÊTE ROMAINE 83 

rible à la fois que son triomphe. Derrière le cliar mar- 
chaient en même temps le Vercingétorix gaulois, la sœur 
de Cléopâtre et le fils du roi Juba, un enfant, qui fut 
élevé k Rome et plus tard rétabli par Auguste sur le Irône 
de son père. 

Après la destruction de Carlhage, c'est Utique, la se- 
conde ville de la Libye par son étendue comme par son 
importance, désormais célèbre par la mort de Caton', 
qui devint la capitale de \ Afrique propre et le centre de 




toutes les opérations romaines ^ Elle était située dans le 
golfe de Carthage, jn-ès de l'im des deux caps qui le for- 
ment : ceiui-ci est le cap Apulloni/im*, l'autre le cap ller- 
mœas'. Les deux villes étaient en vue l'une de l'autre. 
Non loin d'Clique coulait le fleuve Bagradas. 

La plupart des géographes, s'appuyani, nous ignorons 

1. Falo Calonis itisipnis (Pomponius Mêla, I , vu). 

a. Sirabon, lir. XVII, cit. m, g 13. 

3. Capo Farina. V. Tile-Live,liv. XXX, cli. iiv. 

t. Cap Bon. V. Polvbe, IÎï. 1", cli. vi, vht ; ïilc-Livc, liv. XVlll, ch. iiiv. 



64 LA TUNISIE 

sur quelle autorité, ont identifié Utique avec la ville ac- 
tuelle de Bou Chateur. Mais Bou Chateur est une ville con- 
tinentale, tandis qu'Utique était une ville maritime. Le 
doute là-dessus n'est pas permis. Toutefois, cela ne res- 
sort pas clairement du passage de Strabon cité plus haut, 
pas plus que du passage suivant de Polybe : « Utique est 
située du côté de Carthage qui regarde la mer et Tunis 
du côté qui regarde le lac*. » 

Nous ne savons donc pas encore si Utique est une ville 
maritime, mais Polybe lui-môme nous l'apprend dans son 
livre XIV, ch. i" : « Scipion, après avoir construit une 
flotte, fit mettre les vaisseaux à la mer et dresser dessus 
des machines comme pour assiéger Utique par mer; » et 
un peu plus loin, dans le môme chapitre : « Il donna 
ordre aux troupes qui assiégeaient Utique par teirre et 
par mer...; ^y et ailleurs dans les Ambassades, cxui : 
<( Les armées consulaires abordèrent à Utique. » Cette fois 
c'est clair. Dans le livre XV, ch. i", Polybe va même jus- 
qu'à nous indiquer d'une façon à peu près précise la po- 
sition de cette ville. En efTet, en parlant de l'ambassade 
envoyée par Scipion à Carthage pour réclamer les vais- 
seaux romains échoués sur les côtes d'Afrique, à Égimure 
et aux Sources chaudes, et capturés par Asdrubal, en 
pleine trêve, il dit textuellement : « Les galères cartha- 
ginoises, chargées d'escorter les ambassadeurs, avaient 
ordre de les laisser et de revenir à Carthage, aussitôt 
qu'elles auraient passé l'embouchure de la Macre, d'où 
l'on pouvait voir, sur une hauteur qui commandait la 
ville, le camp romain d'Utique. » 

D'après de Folard, le savant commentateur de Polybe, 
la Macre, ainsi désignée sans doute par les indigènes, 

1. Polybe, liv. 1®', ch. xvi. 



CONQUÊTE ROMAINE 65 

n'est autre que le Bagradas de Tantiquîté, « qui se jette, 
dil-il, dans la mer entre Carthage et Utique^. » Il suit 
de là qu'U tique se trouvait au delà du Bagradas. 

Voilà donc trois points incontestablement acquis : 

Qu'Utique ne s'élevait pas sur remplacement delà Bou 
Chateur moderne ; 

Que c'était une ville maritime ; 

Enfin qu'elle était placée au delà de l'embouchure du 
Bagradas. 

11 s'agit maintenant de déterminer le point précis de la 
côte où elle était bâtie. 

Le passage déjà cité de Strabon répond à cette ques- 
tion. Rappelons-le : « Elle était située dans le golfe de 
Carthage, près de Vun des deux caps qui le forment , » 
c'est-à-dire près du cap ApoUonium, aujourd'hui capo 
Farina. 

C'est donc dans le voisinage immédiat de la ville ac- 
tuelle de Porto Farina et non sur l'emplacement de Bou 
Chateur que se trouvait Utique *. 

Le témoignage de Polybe, le plus grave peut-être des 
historiens anciens, suffirait à lui seul pour trancher là 
question qui nous occupe. En effet, Polybe est d'autant 
plus digne de foi qu'il connaît la ville et le pays dont il 
parle. Ami du second Africain, son frère d'armes dans 
la troisième guerre punique, il assistait avec lui au siège 
et à la prise de Carthage. 

Mais indépendamment du témoignage de Polybe et de 
Strabon, nous avons celui de Tite-Live et d'Appien. 

Tite-Live est peut-être plus expHcile. Nous lisons, en 
effet, liv. XXIX, ch. xxxv : 

1. Polybe, liv. 1", ch. xvi, t. H, p. 299; traduction de Dom Vincent 
Thuillier, bénédictin de la congrégation de Sainl-Maur; Paris, 1728. 

2. L'emplacement dXUique est mal indiqué sur la carte do la 'pagô"J52. 

5 



66 LA TUNISIE 

« Scipîon tourne tous ses efforts contre Utique. Une 
double attaque est dirigée contre elle par l'armée navale, 
du côté où la ville est baignée par les /lots de la mer et par 
Tarmée de terre à la faveur d'une éminence qui dominait 
les remparts. » 

Au livre suivant, nous trouvons, ch. iv : 

« Au commencement du printemps, Scipion remit ses 
vaisseaux à flot, embarqua ses machines de siège, comme 
s'il allait donner l'assaut à Utique , du côté de la mer. » 

Ch. VIII : 

a Scipion s'occupait toujours du siège d'Utique; ses 
machines menaçaient déjà les murailles , lorsqu'il en fut 
détourné par la nouvelle que la guerre * recommençait. Il 
laissa donc quelques troupes pour soutenir l'apparence 
d'un siège sur terre et sur mer, et avec l'élite de ses guer- 
riers, il marcha en personne à l'ennemi. » 

Ch. x: 

« La /lotte romaine /ut en partie détruite devant Utique. » 

Enfln, ch. xxv, dans l'affaire de l'ambassade : 

« Les ambassadeurs romains furent escortés par deux 
trirèmes, qui, parvenues au fleuve Bagradas, d'où l'on 
apercevait le camp de Scipion revinrent à Carthage. La 
flotte carthaginoise était mouillée devant Utique; trois 
quadrirèmes s'en détachèrent, ou d'après un ordre se- 
cret envoyé de Carthage ou par une perfidie d'Asdrubal 
dont l'autorité publique n'était point complice, et vinrent 
attaquer à l'improvisle la quinqucrème romaine qui dou- 
blait le promontoire d'Ajmllon; mais elle échappait par sa 
vitesse aux éperons des galères ennemies , et sa hauteur 
la garantissait de l'abordage. D'ailleurs elle se défendit 
avec vaillance, tant qu'elle eut des traits à lancer ; lorsque 

\. Il Tavait crue terminée après Tincendie des deux camps. 



CONQUÊTE ROMAINE 67 

cette ressource manqua à l'équipage et qu'il ne vit de sa- 
lut que dans la proximité de la terre et dans la multitude 
qui accourait du camp, il fit force de rames, vint heur- 
ter contre la côte avec impétuosité et sans autre perte 
que celle du navire gagna promptement le rivage. » 

Il ressort de ce passage qu'Utique était bâtie de ce 
côté et presque à l'extrémité méridionale du promon- 
toire d'Apollon, puisque la flotte carthaginoise en rade 




devant ce port est obligée de doubler le cap pour joindre 
la quinquerèrae romaine qui gagnait le camp de Scipîon, 
placé de l'autre côté. 

Appien va résumer on quelques mots, d'une façon 
nette et-précise, tout ce que nous venons d'établir : 

« Utique', dit-il, la seconde ville d'Afrique, fort riclie 
et fort opulente, n'était distante de Carthage que de 
soixante stadeà (deux ou trois lieues) ; elle avait un beau 
port à la fois spacieux et commode, où les navires trou- 

1. Guerre Hbyque, c!i. i. 



M LA TUNISIE 

valent un abri sûr, et une place d'armes capable de rece- 
voir une armée considérable. » 

- Du temps de Carthage, Utique était son ennemie 
secrète, et bien des fois elle avait essayé de secouer son 
joug lyrannique. SI, lors de l'invasion d'Agatbocle, elle 
resta fidùle aux Carthaginois, il ne faut pas lui en savoir 
gré : elle ne crut pas au succès définitif du tyran de 
Syracuse. Tout ce qu'on peut dire à son honneur, c'est 
qu'en cette occasion, sans être plus fidèle qu'une autre, 




elle fut plus sage. Au moment de la descente de Regulus, 
ce n'est pas non plus ?on attachement, mais la prudence 
qui la retint du côté des Carthaginois , elle n'eut pas à 
s'en repentir, car la diversion de Regulus finit comme 
celle d'Agatbocle, après avoir commencé de (nême. Pen- 
dant la guerre des mercenaires, à la vue de toute 
l'Afrique en armes, elle suivit le mouvement général d'in- 
surrection, croyant que, cette fois, c'en était fait de Car- 
tbage; mais elle se trompa dans ses prévisions, et, les 
mercenaires vaincus, elle dut se rendre à merci. Aussi, 



CONQUÊTE ROMAINE G9 

fut-elle plus réservée sous la seconde guerre punique ; elle 
résista à fous les efTorls du premier Africaiu, qui voulait 
s'en emparer, pour en faire, s'il l'avait prise, le centre 
de ses opérations '. Mais, comme si elle eût regretté ces 
quelques années de fidélité, dès le commencement de la 
troisième guerre punique, elle se livra aux Romains qui, 
pour prix de sa défection, lui donnèrent tout le pays entre 
Carthage et Ilippo-Zarytos *. 




Cependant Carthage, dont on avait dispersé les cen- 
dres aux quatre venis, allait renaître, et, après avoir été 
pendant près de sept cents ans le siège principal de la 
puissance carthaginoise, devenir celui de la puissance 
romaine en Afrique. 

Le premier soin du sénat avait été de faire démohr 
tout ce qui restait de la ville punique. Rome, maîtresse 



t. Ti[e-Li¥e, XXIX, ch. iiiv. 
2. Appien, Guerre litiyque, ch. : 



70 lA TUNISIE 

de l'univers, n'avait pas cru pouvoir être en sûreté, tant 
que subsisterait le nom de son ancienne rivale *. 

Au nom du peuple romain défense avait été faite d'y 
habiter à l'avenir, avec d'horribles imprécations contre 
ceux qui, au mépris de cet interdit, entreprendraient 
d'y rebâtir quelque chose et principalement Byrsa. Tou- 
tefois, on n'en avait défendu l'entrée à personne, Scipion 
n'étant pas fâché qu'on vît les tristes débris d'une ville 
qui avait osé disputer à Rome l'empire du monde '. 

Malgré l'anathème des pontifes romains, moins de 
trente ans après sa ruine et du vivant même de Scipion, 
l'un des Gracques, Caïus, pour faire sa cour au peuple, 
avait essayé de relever Carlhage ^. Il était passé en 
Afrique avec six mille citoyens et avait marqué l'empla- 
cement de la colonie *. Déjà l'enceinte nouvelle était 
tracée, lorsque les loups vinrent pendant la nuit déplacer 
les bornes qui indiquaient les limites * ; à la vue de ces 
présages sinistres, le sénat ne permit pas que le projet 
fût exécuté. Voilà ce que dit Appien, sur la foi de la tra- 
dition ; mais il est plus raisonnable d'attribuer la décision 
du sénat à la répulsion des Romains de fonder des co- 
lonies hors de l'Italie, ce qu'ils avaient toujours évité 
jusque-là, sachant bien que les colonies surpassent sou- 
vent les métropoles. Tyr est restée inférieure à Carlhage, 
Phocée à Marseille, Corinthe à Syracuse, Milet à Cyzique \ 



i, Neque se Roma, jam terrarum orbe siiperalo, securam speravil fore, 
8i nomen iisiiuam manerel Carlhaginis. (Vell. Palcrc, 1, ii.) 

2. Appien, Guerre libyquc, ch. xiv. 

Ut ipse locus eorum qui cum hac iirbe de impcrio certarunl, vestigia 
calamilalis oslenderet. (Cic, Agr,, IL) 

3. Vers Tan 121 avant J.-C. 

4. Id. 

5. Appien, Guerre libyque, ch. xiv. 

6. Vell. Palerc, 11, cli. xv. 



CONQUÊTE ROMAINE 7i 

Lors de l'entreprise de Caïus, on ne bâlit apparem- 
ment à la place où avait été Cartbage que quelques 
misérables cabanes qui servirent de refuge à Marins, 
lorsqu'il s'enfuit en Afrique. C'est Velleius Paterculus', 
qui nous l'apprend dans ce beau passage : 

« Marius cursum in Africain direxit, inopemque vttam in 
Wgurio riiinarum Carlhaginensium toleravit; cum Marius 
aspiciens Carthaginem, illa iniuens Marium, aller alteri 
passent esse solatio. » 




Ru i Des dX'liqtic. 

César avait entrepris à son tour de relever la vieille 
cité phénicienne. Dès la guerre d'Afrique, il avait vu en 
songe une grande armée qui pleurait et l'implorait*. Tou- 
ché de ce songe, à son réveil, il avait écrit sur ses ta- 
blettes : Corinlhe et Carlhagc, indiquant par là lo projet 
qu'il avait formé à cette occasion de restaurer en même 
temps ces deux villes. A cette fin, l'un 44 avant J.-C. , 
il avait fait partir de Home une colonie composée de tous 



1. Vell. Paterc., IT, cIi.ïiï. 

2 AppieD, Guerre liOyquc, cit. iiv 



j-^a LA TUNISIE 

- les citoyens romains qui s'étaient présentés et d'un cer- 
tain nombre de vétérans *. Mais César avait succonibé 
cette même année sous les coups des vengeurs de la 
liberté, et le rétablissement de Carthage avait encore 
une fois été retardé. 

C'est Octave, le fils adoplif de César, qui devait, quinze 
ans plus tard, mener à bout l'entreprise. Ayant trouvé 
dans les papiers de son père adoptif le mémoire dont 
nous avons parlé, il résolut d'exécuter les dernières vo- 
lontés du défunt : il fit donc reconstruire Cartbage , mais, 
pour ne pas encourir les exécrations qu'on avait fulmi- 
nées contre quiconque tenterait de la ressusciter, il la re- 
bâtit un peu à côté, sur un autre emplacement, et « non 
pas de la grandeur qu'elle avait été, mais plus petite '», 
dit Appien. La Carthage romaine fut repeuplée par les 
gens du pays ; Auguste n'y avait envoyé que trois mille 
ménages. 

Chose digne de remarque, la même année qui avait 
vu renaître Carthage vit aussi renaître Corinthe, détruite 
en même temps. Ainsi, sur le désir de César et par les 
soins d'Auguste, se trouvait réparée la vieille injustice de 
Rome à l'égard de ces deux cités. La main qui les avait 
renversées venait de les relever. 

La Carthage romaine ne tarda pas h prendre de l'im- 
portance. S'il faut en croire Strabon, elle s'accrut rapide- 
ment. « Aujourd'hui, dit ce géographe, il n'y a pas dans 
toute la Libye de ville plus peuplée ^ » 

Si l'on considère que Carthage avait été rebâtie vers 
Tan 29 avant J.-C, et que Strabon mourut dans les pre- 



1. strabon, XVU, ch. m, § 15. 

2. Appien, Guerre lihyque, ch. i" el xiv. 

3. Strabon, liv. XVII, ch. m, § 15. 



CONQUÊTE ROMAINE 13 

mières années de Tibère, vers l'an 14 après J.-C, on 
Toil que c'est dans l'espace de cinquante ans que s'était 
accompli ce prodigieux développement. 

Voici le moment oii Utique commence à s'éclipser; 
elle ira désormais s'amoindrissant de plus en plus, jus- 
qu'au jour où l'Islam, passant sur elle, tout sera dit. 

Mais elle était déjà supplantée et perdait le nom de 
capitale, que Carlhage allait porter pendant sept cents 
.ans avec éclat. 




Cette longue existence devait être traversée par des 
insurrections terribles. 

La première fut celle de Tacfarînas, qui, pendant huit 
années, de 1 7 à 25, lutta pour l'indépendance de l'Afrique, 
harcelant sans cesse les Romains suivant la tactique 
numide, ne leur livrant jamais bataille, ou, forcé de 
combattre et battu, allant se refaire dans le désert pour 
reparaître ensuite plus terrible qu'auparavant. 

Il fallut à Rome, pour se débarrasser de ce mortel 
ennemi, une bataille décisive dans laquelle il périt les 
armes à la main. 



74 LA TUNISIE 

■ 

• 

Après la mort de Tacfarînas , tout rentra dans Tordre 
pour longtemps, et Rome régna en maltresse incontestée 
du Nil à rOcéan. C'est alors que la noblesse romaine prit 
Fhabitude de venir en Afrique : les environs de Carthage 
surtout se couvrirent de palais et de riches villas; on voit 
encore aujourd'hui à la Marsa, ancienne résidence du 
bey, les ruines de ces splendides habitations, et à l'en- 
trée du Sahel, entre Sousse et Sfax, existe le cirque d'El 
Jem, qui n'est autre que l'amphithéâtre de Thysdrus, ja- 
dis élevé par Gordien , et depuis si célèbre par son rôle 
dans les guerres du pays *. 

Aux 11% m* et iv' siècles de notre ère, Garlhage était 
non seulement la ville la plus peuplée de la Libye, mais 
encore, après Rome et Alexandrie, la plus importante 
de l'empire romain. Elle comptait quatre cent mille 
habitants. 

Les lettres et le christianisme y firent de rapides pro- 
grès. C'est des écoles de Carthage que sortirent Apulée, 
TertuUien, saint Cy^rien, Arnobe et saint Augustin. 

Seulement, vers la fin de la domination romaine, de 
nouvelles révoltes, tant des indigènes que des légion- 
naires de l'empire, vinrent à plusieurs reprises troubler 
l'Afrique, autrement dit la Tunisie, qui fut mise à feu et à 
sang. Nous citerons entre autres celle de 310, réprimée 
par Maxence, et celle de Firmus, sous Valentinien II, 
étouffée par Théodose. 

1. Revue de géographie, mai 1882. 



INVASION DES VANDALES 
ÉPOQUE BYZANTINE 



Au commencement du v* siècle , la puissance romaine 
était déjà bien ébranlée, lorsque les Vandales, sortis du 
fond des régions hyperborées, après avoir successivement 
traversé la Gaule etFEspagne, vinrent à leur tour pousser 
leurs essaims dévastateurs sur les provinces littorales de 
TAfrique (428), et emporter d'assaut Carthage (430), 
dont ils firent leur capitale. Saint Augustin, évêque d'Hip- 
pone, mourut dans cette dernière ville pendant le siège. 
Le passage des Vandales finit d'anéantir le monde romain 
en Afrique. 

Depuis deux siècles, le christianisme avait pénétré dans 
les provinces romaines; mais à partir du v° siècle, il y 
déclina rapidement, pendant que se répétaient coup 
sur coup les invasions des Barbares. 

En 533, dans ces plaines qui s'étendent derrière Tunis 
et les riantes collines de TAriana, où Agalhocle avait été 



76 LA TUNISIE 

vainqueur, Regulus vaincu, les deux Gordiens battus par 
Capelien, Bélisaire défit les Vandales. L'année suivante, 
il les expulsa de TAfrique. La Tunisie fit alors partie de 
l'empire d'Orient sous Justinien et ses successeurs. Mais 
les Grecs ne purent pas garder longtemps leur conquête. 



DOMINATION ARABE 



Les Arabes vinrent à leur tour occuper le palais où 
Genséric s'était assis et où Bélisaire l'avait remplacé un 
siècle plus tard. 

Entrés vers 647 en Afrique, après bien des alternatives 
de succès et de revers et cinq expéditions successives, ils 
achevèrent enfin, en 670, sous la conduite d'Okbah, la 
conquête de la Tunisie. Seule, Byrsa restait encore debout 
comme un défi à leur puissance. 

En 693, le calife Hassan le Ganasside s'en empara et pro- 
nonça la ruine définitive de Carthage. Tout fut renversé 
et rasé, et pour la seconde et la dernière fois la capitale 
de l'Afrique disparut du rang des cités ; quelques ruines 
informes devaient seulement marquer la place où elle fut 
jadis. 

Parmi les débris de cette ville célèbre , appartenant les 
uns à la Carthage punique, les autres à la Carthage 
romaine , on remarque quelques restes de citernes publi- 
ques, d'égouts, de pierres sépulcrales, de colonnes, de 
jolis vases en porphyre, quelques restes des môles qui en- 



78 LA TUNISIE 

fermaient ses ports, Tasile de tant de flottes redoutables, 
et les ruines d'un aqueduc de vingt-trois mètres de hau- 
teur, qui atteste encore la puissance à l'ombre de laquelle 
la seconde Carthage florissait. 

Carthage disparue, Kairouan devint la capitale de la 
Tunisie. 

Cette ville venait à peine de naître : c'est Okbah, le 
fameux conquérant de l'Afrique du Nord, qui l'avait 
fondée vers la fin du vu" siècle, en l'an 50 de l'hégire, 
670 de l'ère chrétienne. Et voici comment, d'après la 
légende : 

Ayant un jour amené ses compagnons d'armes, dont 
dix-huit avaient connu le prophète , au milieu d'une fo- 
rêt profonde où ne conduisait aucun sentier, Okbah 
leur dit : 

C'est ici que je veux bâtir ma capitale. 

(( Eh quoi! s'écrièrent-ils alors, tu veux construire 
une ville dans des bois qu'aucun chemin ne traverse ! 
N'aurons-nous pas à craindre les attaques des bêtes fé- 
roces, les piqûres des serpents ? » 

Mais, élevant la voix, Okbah parla ainsi : 

«Vous, serpents, vous, fauves, sachez que nous sommes 
les compagnons du prophète de Dieu ! Fuyez de ces lieux. 
Ceux de vous qui resteront seront mis à mort. » 

Et les musulmans, — telle est la légende, — virent 
avec admiration les animaux sauvages et les reptiles 
venimeux sortir de la forêt, suivis de leur progéniture. 
Durant quarantes années, il n'en reparut aucun d^ns les 
environs. 

Ayant tracé le contour de sa capitale, Okbah arracha 
les arbres, désigna les rues, bâtit la citadelle et la grande 
mosquée. Les palais, les édifices du culte, les maisons 
s'élevèrent avec rapidité. Il accourut des habitants de 



DOMINATION ARABE 79 

toutes parts, et Kairouan devint bientôt une cité impor- 
tante. 

Pendant plus de deux cents ans, elle fut le chef-lieu 
des possessions des anciens califes. C'est là que rési- 
daient leurs gouverneurs. Mais l'esprit d'indépendance 
finit par se glisser parmi eux. 



AGLABITES (800-909) 

L'un deux, Ibrahim ben Aglab, s'affranchit même com- 
plètement de toute espèce de tutelle, et, se révoltant ou- 
vertement, fonda, en l'an 800, la dynastie des Aglabites, 
qui, un siècle durant, sut se maintenir indépendante. 

C'est sous celte dynastie que Kairouan atteignit sa plus 
haute splendeur et son plus grand développement. Son 
enceinte qui, au temps d'Okbah, en 677, Tannée même 
où eUe fut achevée, n'avait que sept kilomètres de tour, 
en comptait alors cent seize *. S'il faut en croire la tra- 
dition, elle renfermait trente quartiers et une population 
d'environ cinq cent mille habitants ^ 

La grande mosquée, dont le minaret quadrangulaîre, 
par un temps clair, se voit de dix-huit kilomètres loin, 
fut en partie Tœuvre des Aglabites. Commencée par 
Okbah, agrandie en 727, démolie et rebâtie en 777, elle 
fut redémolie et reconstruite par ces rois en 827. Au 
milieu des diverses transformations dont elle fut Tobjet, 
le mihrab seul ou sanctuaire de la mosquée primitive avait 
été respecté. 



1. L*enceinte actuelle n'a pas plus de trois kilomètres de loue 

2. La population de Kairouan ne s*élève plus qu*à vingt mille âmes; 
le chiffre de cinquante mille, donné par quelques géographes, est exagéré. 



80 LA TUNISIE 

' Rien de plus grandiose que ce monument. C'est un 
immense carré de cent quarante mètres de cdté, en 
pierres de taiUe. D'après la légende , ces pierres se 
seraient détachées d'une colline voisine, sur l'ordre 
d'Okbah ; mais il est plus scientifique d'admettre qu'elles 
furent extraites soit des ruines romaines de Suffetula *, 
soit des anciennes carrières, aujourd'hui abandonnées. 



mais qui se voient encore à Sousse, à Zembra et à Thoulba, 
aux environs de Mehadia. 

Les murs extérieurs de la mosquée sont recouverts 
d'une couche épaisse de chaux, résultant de blanchiments 
successifs ; ils se découpent vigoureusement à l'horizon, 
sur le fond d'un ciel bleu foncé. De l'intérieur, comme 

1. Aujourd'hui Sbitia, 



DOMINATION ARADE 83 

les chrétiens et les juifs n'ont jamais pu y pénétrer, nous 
ne savons que peu de chose, seulement ceci : 

Le nombre des colonnes qui supportent les voûtes est 
de quatre cent cinquante environ; colonnes de marbre, 
de granit et de porphyre. Une vieille superstition défend 
de les compter, sous peine de sacrilège dont on serait 
puni dans Tannée par la perte de la vue. 

Deux de ces colonnes sont particulièrement remar- 
quables ; elles datent de la mort d'Okbah. La mosquée en 
fut ornée vers cette époque, et depuis elles sont toujours 
restées debout dans leur intégrité; elles sont de pierre 
rouge avec des veines blanches ; elles proviendraient d'une 
église chrétienne, et un empereur de Byzance en aurait 
vainement offert leur poids en or. De temps immémorial, 
on croit à Kairouan que les personnes chargées d'un gros 
péché ne sauraient passer entre ces deux colonnes, bien 
qu'il y ait plus d'espace qu'il n'en faut. Et comme les 
Kairouani n'ont jamais été tout à fait irréprochables, bien 
peu jusqu'à présent s'y sont hasardés. Curieux détail ! 11 
se trouve dans l'enceinte même de la mosquée un puits 
merveilleux. Les habitants de la contrée le disent inta- 
rissable et affirment de la meilleure foi du monde qu'il 
communique directement avec le fameux puits de Zom- 
Zem, situé dans la ville sainte de la Mecque. En raison de 
la sainteté du lieu, il va sans dire qu'on ne va pas y puiser 
de l'eau. Et cependant, c'est le seul qu'il y ait maintenant 
dans la cité. 11 n'en était pas de même sous les Aglabites. 
Alors les puits étaient nombreux. En outre, quinze grands 
réservoirs ou fesguia, encore l'œuvre de ces rois, entou- 
raient Kairouan et servaient à l'ahmenler en automne , 
quand les citernes étaient épuisées. Il n'en subsiste plus 
que quatre, dont un seulement en bon état de conserva- 
lion et d'usage. 



84 LA TUNISIE 



FATIMITES (909-972) 

Kairoiian ne perdit rien de sa splendeur sous les Fa- 
limites qui avaient expulsé les Aglabites et qui d'ailleurs 
ne firent pour ainsi dire que passer en Tunisie. 

Cette puissante famille, à l'étroit dans un si petit 
royaume, alla presque aussitôt s'établir en Egypte, aban- 
donnant ses possessions occidentales à des gouverneurs 
particuliers de la famille des Zeyrites. 



ZEYRITES (972-llGO) 

Le dernier d'entre eux ayant appelé à son secours le 
chef des Almohades, celui-ci profita de l'occasion pour 
supplanter les Zeyrites dont la dynastie avait duré près 
de deux cents ans. 



ALMOHADES (1160-120G) 

Sous les Almohades s'ouvrit une ère de repos, de calme 
et de prospérité, pendant laquelle la Tunisie devint très 
florissante. Son commerce avec l'Europe s'accrut consi- 
dérablement ; elle entra en relations avec les Pisans, les 
Génois, les Vénitiens. Les chrétiens avaient le droit d'aller 
et de venir dans la contrée, de vendre, d'acheter, de s'éta- 
blir, de posséder des églises et des cimetières. 

Ces princes résidant au Maroc, la Tunisie, sous leur do- 
mination, fut administrée par des gouverneurs jusqu'au 
jour où Abdel Ouhaid, de la famille des Béni Hafs, chan- 



DOMINATION ARABE 85 

géant son titre de gouverneur en celui de roi, fonda, en 
1206, la dynastie des Hafsides qui allait régner pendant 
près de quatre siècles. 



HAFSIDES (1206-1574) 

C'est sur le déclin de Tempire des Almohades que 
Kairouan était tombée du premier au second rang. 

La nouvelle capitale était Tunis. Il a déjà été plus d'une 
fois question de cette ville. 

Au rapport des historiens grecs et romains, elle était 
contemporaine de la Carthage punique et fille de Tyr 
comme elle. D'après Maspero, elle serait même plus an- 
cienne et il faudrait la placer dans Tordre des temps entre 
a fondation de Kambé et celle d'Utique*. Dans tous les 
cas, cela ne changerait rien à son origine tyricnne. 

Polybe, Tami de Scipion Émilien, qu'il avait accompa- 
gné en Afrique, parle souvent de Tunis dans son histoire 
générale. Il nous apprend « qu'elle était située sur un lac, 
environ à cent vingt stades de Carthage, d'où on pouvait 
l'apercevoir de n'importe quel point de la ville..., que 
c'était un poste que la nature et l'art avaient de concert 
rendu imprenable..., que sa position était très avantageuse 
pour infester de là Carthage et les environs^ ». 

Tite-Live ' dit à peu près la même chose de Tunis. 

Ce qui prouve, en effet, l'importance de celte cité, c'est 
le rôle qu'elle joue dès la plus haute antiquité. 

Agathocle, lors de son invasion, ne voulant pas, dans 



1. V. plus haut, p. 7 et 8. 

2. Polybe, liv. ï, cli. vi, xv, xvi et xviii; liv. XïV, cli. i»'. 

3. Tile-Live, liv. XVIII, eh. xi et xix ; liv. XXX, eh. ix. 



86 LA TUNISIE 

sa marche contre Carihagc, laisser derrière lui une ville 
si gênanle, s'en empara et la détruisit de fond en 
comble*. 

Elle se releva depuis, car Regulus la prit aussi plus 
tard, mais il ne la rasa pas ; il en fit, au contraire, le centre 
de ses opérations contre Carthage. 

Pendant la révolte des mercenaires, elle fut une des 
premières à prendre les armes, une des premières aussi 
à les déposer, au moment de la soumission. 

Elle fut prise par le premier Africain qui, après Zama, 
y dicta ses conditions. 

Mais son rôle pendant la troisième guerre punique ne 
nous est pas connu. 

Bien que de quelque importance, Tunis n'était pour- 
tant, du temps de Carthage, qu'une place de quatrième ou 
cinquième ordre; elle cédait le pas à Utique, à Mégalo- 
polis, à d'autres villes encore. Mais elle s'accrut après la 
ruine de la Carthage phénicienne et bien plus après la 
destruction de la Carthage romaine. 

Tunis, qui s'était embeUie des ruines des deux Cartilages, 
profita également des splendeurs de la gloire musulmane. 
Les Arabes y firent fleurir la poésie, les arts, la philoso- 
phie et surtout les sciences. Elle fut par instants la rivale 
de Kairouan qu'elle supplanta définitivement en] 1260. 
Elle prit alors le nom de capitale, qu'elle a toujours gardé 
depuis. 

C'est vers cette époque que les Maures, chassés d'Es- 
pagne et de Sicile, se répandirent sur tout le littoral de 
l'Afrique septentrionale. La Tunisie leur fut particuliè- 
rement hospitalière, surtout les villes de Bizerte et de 
Tunis; à Tunis même se réfugia l'illustre tribu des Aben- 

4. Diodorc de Sicile, liv. XX, eh. viii. 



DOMINATION ARARE 87 

cerrages, poétisée depuis par Chaleaubriand. Vers cctlc 
époque aussi, les chevaliers et seigneurs chrétiens com- 
mencèrent c^ prendre du service auprès des souverains 
de Tunis, qui entretenaient des troupes soldées de Tos- 
cans, d'Allemands et d'Espagnols. 



CROISADE DE SAINT LOUIS 



C'est sous la dynastie des Hafsides qu'ciil lieu la fa- 
meuse expédition de Louis IX, entreprise, dit Joinville, 
pour « chrétienner le roi de Thunes et son peuple ». 

On sait que le saint roi mourut de la peste au siège de 
cette ville. Une chapelle marque l'endroit oii fut élevé son 
tombeau ; elle se voit là même oii se dressait autrefois 
Byrsa, cette colline qui fut le berceau de la puissance 
carthaginoise et qu'habitèrent depuis les proconsuls ro- 
mains, les rois Vandales et les généraux de Justinien*. 

Les croisés, bien que vainqueurs, durent se retirer de- 
vant l'épidémie. 

Mais, en 1391, surgit une querelle entre le roi de Tunis 
et les Génois. Ces derniers s'étant mis sous la protection 
de la France, Charles VI envoya une flotte qui força Tunis 
à céder et à prendre l'engagement de ne rien tenter contre 
les Génois. 



i. La colline où fut Byrsa porte aujourd'hui le nom de plateau Saint- 
Louis, en souvenir du saint roi ; plateau désert et inliabité, concédé à la 
France sous Louis-Philippe et où a été construite la chapelle dont nous 
parlons. 



DÉCLIN DE LA TUNISIE ARABE 



Ce premier coup marque le commencement du déclin 
de la Tunisie indépendante. Ses corsaires infestant la 
Méditerranée commencent à attirer sur elle les armes 
des voisins. Bientôt sa perte est provoquée par les faits 
de deux frères célèbres, Aroudj et Khérédine, désignés 
\'ulgairement sous le nom de Barberousse, à cause de la 
couleur de leur barbe. 

Les dieux frères suivirent les traces de leur père, 
pirate, et firent la course avec un tel succès qu'ils 
remplirent du bruit de leurs exploits la dernière moitié 
du quinzième siècle et la première du seizième. 

Le premier, Aroudj, après avoir obtenu, en 1505, du 
roi de Tunis la cession en propre des îles Djerba, s'était 
emparé d'Alger, en 1516. Charles-Quint, voyant ses pos- 
sessions d'Afrique (Oran) menacées par cet aventurier, 
dirigea contre lui une armée qui le battit à Tlemcen, en 
1518; Aroudj fut tué dans le combat. 

Son frère Khérédine lui succéda dans le gouvernement 
d'Alger. Ce dernier, qui fut avec Doria le plus fameux 



<)2 LA TUNISIE 

marin de son temps, était né vers Tan 881 de Thégire 
{1476 de notre ère) dans Tlle de Metelin, Tancienne Les- 
bos. Craignant sans doute le sort de son aîné, il n'eut 
rien de plus pressé que de se placer sous la suzeraineté 
du sultan de Constantinople. Non seulement le sultan le 
prit sous sa protection, mais encore à son service : il le 
nomma capi tan-pacha ou généralissime des flottes otto- 
manes. 

Cependant le roi de Tunis, Mouley-Hassan, peu rassuré 
par le voisinage d'un homme aussi redoutable que l'an- 
cien pirate devenu maître d'Alger, souleva contre lui les 
tribus de la Métidja et du Sahel. Khérédine revint aus- 
sitôt en Afrique, s'empara de Bizerte et de Tunis, d'où il 
chassa Mouley-IIassan ; déjà même il se préparait à des- 
cendre en Italie, quand il fut arrêté dans le cours de ses 
conquêtes par les armes de l'empereur. 



SUZERAINETÉ HISPANO-ALLEMANDE 
CONQUÊTE TURQUE 



Après avoir équipé une flotte formidable, Charles-Quinl 
se mil en mer dans la direction de Porto Farina, où il 
débarqua (1535). Barberousse s'était enfermé dans le fort 
de la Goulette; il alla Fy attaquer et par terre et par mer. 
Malgré la plus vigoureuse résistance, le corsaire fut vaincu, 
le fort emporté d'assaut, Tunis repris et le roi rétabli sur 
le trône (1535). Mais Mouley-Hassan dut reconnaître la 
suprématie de l'empereur, et une garnison espagnole oc- 
cupa la Goulette. 

La domination hispano-allemande ne fut pas de longue 
durée. En 1574, les Turcs, en guerre avec l'empire ger- 
manique, finirent par se rendre maîtres de la Tunisie. 

Pendant les premières années, Tunis reçut des pachas ; 
mais la milice des janissaires qui formaient la garde de 
ces gouverneurs ne tarda pas à s'arroger le droit d'élire 
ses chefs ou deys, dont l'influence alla toujours croissant 
jusqu'à la fin du dix-septième siècle. En 1684, le rôle du 
pacha turc se bornait à recevoir le tribut pour son grand 
seigneur et maître ; le sultan lui-môme n'exerçait plus 
qu'une suzeraineté purement nominale sur la Tunisie. 



ORIGINE DES BEYS 



L'année suivante, il arriva même que le dey Mahmoud 
prit sans plus de façon le titre de bey jusqu'alors réservé 
aux souverains turcomans et rétablit la monarchie héré- 
ditaire. 

Cependant les beys ne rompirent pas tout de suite avec 
la Porte, dont ils voulaient bien encore se dire les vassaux, 
mais ils cessèrent bientôt de lui payer tribut, se conten- 
tant de lui envoyer, chaque année, quelques présents. 
Dès lors, il ne resta plus au sultan qu'un simple droit d'in- 
vestiture, dont il usa jusqu'à l'avènement du dernier bey. 

Comme on vient de le voir, depuis la plus haute anti- 
quité jusqu'à nos jours, la Tunisie a été le théâtre d'une 
série d'invasions étrangères. Ce sont d'abord les Cana- 
néens, les Phéniciens et les Carthaginois; après les Car- 
thaginois, les Romains ; après les Romains, les Vandales; 
après les Vandales, les Grecs de Byzance ; puis ce sont les 
Arabes, et plus tard les Turcs Ottomans, dont la domina- 
tion barbare s'est affaissée devant le drapeau de la France. 



CAUSES DES INVASIONS SUCCESSIVES DE LA TUNISIE 



Quelle a donc été la cause de ces invasions successives? 
Pourquoi tous les peuples conquérants se sont-ils ainsi 
rués sur la Tunisie ? Est-ce parce qu'elle forme un vaste 
royaume bien peuplé ? 

Non, La Tunisie est le plus petit des États dits bar- 
baresques ; sa superficie ne dépasse guère six mille lieues 
carrées. 

Cubisol révalue à quatre mille lieues carrées ; Behm 
et Wegner à près de six mille lieues , et Dunant à sept 
mille cinq cents lieues. 

Quant à sa population, de trois millions d'habitants, il 
y a une trentaine d'années, de deux millions cinq cent 
mille en 1861 , elle ne s'élèverait plus aujourd'hui, d'après 
les estimations les plus récentes, qu'à deux millions ainsi 
répartis : 

Berbers. 688,000 

Arabes et Maures 1,236,000 

Juifs 50,000 

Européens 26,000 

7 



LA. TUNISIE 



Les Berbers ' sont les descendants de tous les peu- 
ples anciens qui, sous la dénomination commune de Li- 
byens et sous les appellations diverses de Mauritaniens, 
de Numides, de Gétules et de Garamantes, occupaient au- 



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Irefois tout le nord de l'Afrique. « Ils représenlcnt, nous 
dit }\. Gallarcl ', dans t'état actuel de nos connaissances. 



1. V. p. 2, 3, 4 et 5. 

2. I/Algiric; kiuoirc, conquête et colonisation. 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES M 

la couche humaine primitive, celle qui a précédé toutes 
les autres en Afrique. » Cela n'est pas douteux, mais il 
est également certain qu'ils sont d'origine étrangère * , et 
nous avons prouvé tout au commencement de ce travail 
que cette origine est asiatique, précisons, cananéenne. 
Les Berbers ne sont donc pas, à proprement parler, de 
vrais fils de la terre africaine, sortis de son sein et 
nourris de sa sève. Seulement ils occupent le pays depuis 
si longtemps, qu'ils ont perdu le souvenir des siècles passés 
où leurs ancêtres s'y étaient établis, et dans ce sens on peut 
les appeler des autochtones. 

Les Berbers formaient autrefois une grande nation com- 
pacte et souveraine, maltresse de tout le nord de l'Afrique ; 
elle couvrait de ses peuplades toute la partie du continent 
africain qui s'étend depuis la mer des Indes et la mer 
Rouge jus^'aux Colonnes d'Hercule, sur l'Atlantique. Au 
dire de Ptolémée , le nombre de ces peuplades s'élevait à 
plus de cent trente. Ammien Marcellin, au quatrième siè- 
cle de notre ère, les rattachait à des races différentes ^ 
Le fait est qu'il y avait de quoi se tromper. En effet, les 
dialectes parlés par ces peuplades paraissaient de prime 
abord avoir si peu de rapport les uns avec les autres qu'on 
était en apparence autorisé à conclure à la diversité de 
souche. Mais en comparant entre eux, même les plus dis- 
sidents, on s'apercevait bien vite qu'ils dérivaient de la 
même langue mère. L'illustre saint Augustin, qui y voyait 
plus clair que l'historien romain , ne se laissa pas , lui , 
prendre aux apparences. Ses paroles : « In Africa bar- 
bara gentes in una lingua plurimas novimi/s^ y » témoi- 

1. L'étymologie seule de leur nom patronymique (Berber, du sanscril 
Warwara, exilé, proscrit) l'indique. 

2. Dissonas cullu et sermonum varielale nationes plurimas. 

3. Cité de Dieu, xvi, 6. 



400 LA TUNISIE 

gnent qu'il avait reconnu un fait important et bien diffi- 
cile à saisir, à savoir que ces diverses peuplades ne 
formaient qu'un seul et même peuple , parlant des dia- 
lectes différents, c'est vrai, qui variaient de province 
h province , de tribu à tribu , de montagne à montagne 
et de village à village au point quelquefois de ne pas 
s'entendre, c'est encore vrai, mais enfin des dialectes 
d'une seule et même langue. Plusieurs siècles après 
saint Augustin, les historiens musulmans s'accordent 
à reconnaître que les conquérants arabes se trouvèrent 
aussi en présence d'un seul langage parlé par les in- 
digènes. Jusqu'à nos jours, les Berbers ont conservé 
leur idiome particulier, « sans doute mélangé de turc ou 
d'arabe , mais qu'ils sont seuls à parler et à comprendre ; 
ils parlent comme parlaient leurs ancêtres , il y a plusieurs 
milliers d'années, et, pendant que tout se renouvelait 
autour d'eux, pendant que le flot des invasions battait 
leurs montagnes, ils maintenaient leur langue et leurs tra- 
ditions. Leurs coutumes ont changé moins encore, car 
elles se sont perpétuées par l'usage et le patriotisme , en 
sorte que, décrire les mœurs berbères contemporaines, 
c'est presque revenir à plusieurs siècles en arrière, et, 
pour ainsi dire, étudier l'antiquité sur le vif*. » Mais le 
naturel des Berbers s'est profondément modifié avec leur 
habitation et leurs occupations journalières. Ainsi, ils 
n'étaient pas tout d'abord ouvriers , ils ont été contraints 
de le devenir. Ils n'étaient pas tout d'abord « républicains 
décentralisateurs » , ils le sont devenus. Us n'étaient pas 
sédentaires, puisque leurs ancêtres reçurent des Grecs 
le nom de Numides, c'est-à-dire nomades (de némô,îc fais 
paître), ils menaient une vie toute pastorale : maintenant 

1. Gaffarel, l'Alycric, 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 101 

ils sont agriculteurs et pour ainsi dire fixés au sol. Autre- 
fois ils passaient pour les meilleurs cavaliers de l'Afrique, 
les Numides fournissaient à Carthage toute sa cavalerie; 
les Kabyles contemporains , pour ne citer qu'eux, ne se 
servent du cheval que pour travailler. Toutes ces trans- 
formations ont une même cause : elles s'expliquent sura- 
bondamment par le refoulement de la race berbère sur 
les montagnes. Tant qu'elle vécut en corps de nation, 
maîtresse des plaines et des vallées , elle ne subit aucune 
métamorphose j elle resta ce qu'elle était. Mais quand, 
par suite des invasions , elle fut morcelée et dispersée en 
grande partie sur les crêtes de TAtlas, comme dans des îlots 
aériens \ alors, par le changement même de milieu, elle 
dut forcément changer de genre de vie. Toutefois Tunîté 
berbère ne disparut pas tout d'un coup ; elle résista aussi 
bien à la conquête romaine qu'au flot vandale et à l'in- 
fluence grecque; elle ne céda que sous la pression de 
l'invasion arabe. C'est de cette époque surtout que date 
la distribution des Berbers telle que nous la voyons 
aujourd'hui. On les rencontre dans toutes les parties 
de l'Afrique septentrionale depuis la Méditerranée 
jusqu'au- Niger et depuis les Syrtes jusqu'à T Atlan- 
tique. C'est dans ce vaste espace que sont disséminés 
les débris de la nation berbère, autrefois puissante et 
dominatrice, maintenant éparse et subjuguée, n'exis- 
tant plus qu'à l'état de groupes de population , isolés 
les uns des autres, sans liens et sans cohésion, sépa- 
rés par de hautes montagnes et de vastes étendues de 
terrain : 

Dans les montagnes du littoral tunisien, cultivant les 
jardins qui entourent leurs maisons ou leurs villages, 

1. L. Drapeyron, hevue de géographie, janvier 1883. 



102 LA TUNISIE 

s'occupant de Téducation de leurs troupeaux ou bien se 
livrant au brigandage, ce sont les Khroumirs ; 

Dans les montagnes de Constantine, d'Alger et d'Oran, 
ce sont les Kabyles et les Chaouïa ; 

Dans Tempire du Maroc, ce sont les Cheloub, habitant 
les montagnes, et les Amazig, les plaines ; 

Enfin, dans le Sahara, au milieu des sables brûlants 
du désert, ce sont les Touaregs dont quelques fractions 
passent leur temps à piller les caravanes, à escorter les 
voyageurs et à guerroyer avec les voisins. 

Comme nous l'avons dit, jusqu'à la domination arabe, 
les Berbers, quoique successivement mêlés aux Phéni- 
ciens, aux Romains, aux Vandales et aux Grecs, avaient 
conservé non seulement leur nationalité, mais encore 
leur physionomie primitive ; tous ces éléments étrangers 
s'étaient absorbés et pour ainsi dire fondus dans les peu- 
plades indigènes. C'est à peine si quelque dissemblance 
venait de loin en loin déceler la lignée romaine ou< van-- 
dale. Mais il ne fut pas possible aux Berbers de se g6u:*der 
purs de tout mélange avec les Arabes : ces conquérants 
laissèrent de profondes traces de leur passage et mêlè- 
rent fortement leur sang au sang des vaincus. Malgré 
cela, il ne faudrait pas, comme on le fait trop souvent, 
confondre les Berbers avec les Arabes, dont ils se distin- 
guent si profondément et par tant de côtés. 

Commençons par la religion. 

Les Beri)ers sont mahomélans, mais, à la différence 
des Arabes, mahométans du bout des lèvres; ils n'ont de 
musulman que l'écorce. Grattez un peu, creusez et fouillez, 
vous trouvez en eux, sinon des libres penseurs, du moins 
des esprits forts; ils ne font pas leurs prières, observent 
mal le jeûne et plus mal encore les ablutions, sans compter 
que beaucoup d'entre eux s'en vont faire la sieste à la 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 103 

mosquée. Il y a loin de là à ce qu'on appelle de vrais 
croyants. 

Vrais croyants! Comment le seraient-ils après avoir, 
au milieu des vicissitudes et des révolutions sans nombre 
dont leur pays a été le théâtre, changé tant de fois de 
religion? La tradition nous apprend qu'ils ont apostasie 
jusqu'à douze fois: ils ont été idolâtres, polythéistes, 
chrétiens, qui diable sait encore, avant d'être mahomé- 
lans. Chaque conquérant apportait avec lui sa religion 
qu'il leur imposait. Pour se soustraire aux violences ou 
aux persécutions, ils l'acceptaient ou faisaient semblant 
de l'accepter ; ils s'en couvraient ainsi que d'un burnous, 
gardant dessous leur foi première. C'est avec cette ar- 
rière-pensée qu'ils ont embrassé l'islamisme, forcément 
et sous le coup du cimeterre. Aussi ne l'ont-ils adopté 
qu'à demi, comme on le voit par l'examen des formes 
sociales et des lois. 

En effet, tandis que les musulmans du globe s'en tien- 
nent au Coran comme au code complet, universel, qui 
embrasse la vie entière d'un peuple et règle jusqu'aux 
moindres détails de sa conduite publique ou privée, les 
Berbers, par exception, observent des statuts particuliers, 
transmis par leurs ancêtres, et qui sur bien des points 
sont en désaccord avec la loi musulmane ; en d'autres 
termes, en adoptant le Coran comme guide de leur foi 
religieuse, ils l'ont rejeté comme code pour garder leurs 
anciens usages, où respirent la liberté, l'égalité et la 
fraternité, trois choses qu'on chercherait vainement dans 
les institutions arabes. 

L'opposition des caractères met encore plus en évi- 
dence la diversité de race. 

L'Arabe est nomade et vit sous la tente : aujourd'hui 
il campe ici, demain là ; il s'arrête juste le temps de lais- 



IM LA TUNISIE 

ser paître son troupeau et de manger lui-même, puis il 
plie bagage et pousse plus loin, comme si Dieu l'avait 
condamné à errer éternellement sur la terre africaine. 
Le Berber, au contraire, est sédentaire, fixé au sol et à 
sa maison ; il a l'air de dire au conquérant qui passe : je 
ne bouge pas, je suis le fils de ces montagnes et de ces 
plaines, j'ai le droit du premier occupant. 




Type arahe, 

L'Arabe est ami de l'ostentation et du luxe ; le Berber 
se soucie peu de paraître et ne met du luxe qu'à son 
fusil, à l'arme qui doit proléger son honneur et son indé- 
pendance. 

L'Arabe est traître , le Berber est franc ; méfiez-vous 
toujours du premier ; vous pouvez vous fier au second, 
quand il a donné sa parole. 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 103 

L^un et Taulre sont voleurs, mais TArabe vole tout le 
monde indistinctement, tandis que le Berber ne vole 
jamais ses frères. 

Ainsi donc, bien que vivant en contact depuis des siè- 
cles, r Arabe et le Berber sont séparés par un abîme. Ils 
ne s'accordent que sur un seul point: TArabe déleste le 
Berber et le Berber déleste l'Arabe. 

Une antipathie si vivace serait inexplicable , si on ne 
Tatlribuait pas à un ressentiment traditionnel perpétué 
<i'âge en âge entre la race conquérante et la race vaincue. 

Maintenant, les Berbers se distinguent-ils des Maures? 

Non, si l'on désigne par ce mot les fils des anciens 
Mauriy Matn^itaniy contemporains et voisins immédiats 
des Numides, sujets de Bocchus. 

Oui, si l'on entend par là les descendants des Maures 
-d'Espagne et de Sicile, refoulés à Tunis par la domination 
des princes d'Occident. 

Ces derniers ont la peau plus blanche que les Berbers, 
le visage plus plein, le regard plus calme, le nez moins 
saillant, en un mot tous les traits de la physionomie moins 
énergiques; leur démarche est plus lente, leur taille moins 
élancée. Ils ont la fierté castillane et ils jouent de l'éven- 
tail comme des Andalous. Si après cela on doutait encore 
de leur origine espagnole, il n'y aurait qu'à regarder leurs 
grands yeux noirs. 

. Autre fait caractéristique : leur organisation on tribus 
est moins accusée chez eux que chez les Berbers et les 
Arabes. 

Il est à remarquer que chacun de ces peuples fait 
bande à part. Les Berbers ne peuvent pardonner aux 
Arabes de les avoir dépossédés de la régence : un Ka- 
.byle, par exemple, croirait déchoir s'il épousait une 
Mauresque, et le Maure ne fréquente pas le Berber et 



406 LA TUNISIE 

méprise l'Arabe nomade comme un être sauvage, barbare 
et déclassé. 

Chacun de ces groupes a sa vie particulière, ses usages 
que rien ne lui ferait abandonner et qui se transmettent 
fidèlement de génération en génération. 

Il y a toutefois des traditions qui sont communes à tous 
les trois. 

Ainsi, l'hospitalité est pour les uns comme pour les 
autres chose sacrée. Un étranger arrive-t-il au douar ou 
au gourbi ? aussitôt qu'il a touché la main du chef de fa- 
xnille, il est inviolable; on l'appelle « l'hôte de Dieu». 
11 a la place d'honneur à table et les morceaux de choix 
lui sont réservés. 

Ce qu'ils ont encore de commun, c'est le prêtre ou ma- 
rabout. 

Le mot marabout vient de l'arabe « Marabath » et si- 
gnifie (( lié » . Les marabouts sont des gens liés à Dieu. 
On connaît bien l'origine du mot, mais on ne connaît 
pas celle de ces religieux. Les uns croient retrouver en 
eux les descendants des Maures exilés d'Espagne ; les 
autres leur attribuent une souche exclusivement arabe. 
L'opinion la plus vraisemblable est qu'ils sont de races 
diverses et pour la plupart originaires du pays. 

En effet, il n'y a guère que deux moyens de faire souche 
de marabouts. Le premier est d'obtenir le titre de taleb, 
qui vous pose dans le village comme un homme supérieur. 
Si vos descendants suivent la même voie, à la seconde 
ou troisième génération, ils sont marabouts. 

Le second moyen est de se faire derviche, de se cou- 
vrir de haillons, de simuler l'exaltation ou la folie, de 
prophétiser. Si deux ou trois de vos prédictions viennent 
à s'accomplir, votre prestige est définitivement établi, 
vous êtes un saint inspiré, visité par l'esprit de Dieu; à 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 107 

votre mort, vos enfants sont marabouts sans conteste et 
transmettent le titre de mâle en mâle à leurs héritiers. 

Voilà les deux moyens, nous n'en connaissons pas un 
troisième. Or, ils sont Fun comme l'autre à la portée de 
tout le monde,, ils n'imposent aucune condition ni de 
race ni de fortune. 

n est donc naturel de supposer que, les marabouts for- 
mant, grâce au système d'hérédité, une caste privilégiée, 
Berbers, Arabes et Maures aient cherché à s'y rattacher 
par leurs enfants. 

Quoi qu'il en soit, le marabout est le prêtre musulman^ 
chargé du service du culte. 

Il préside à la prière et' procède à toutes les cérémonies 
religieuses, soit. dans l'intérieur de la mosquée, soit à 
l'occasion des naissances, majorités, mariages et enter- 
rements. 

Ses émoluments sont maigres ; mais ses profits casuels 
sont gros : il est logé., chauffé, éclairé; on lui apporte 
l'eau, le bois, l'huile, la nourriture et toutes sortes de 
présents; de plus, il est de toutes les fêtes officielles. Tel 
est le respect dont il est entouré qu'on lui baise les mains, 
qu'on lui décerne le titre de Sidi et qu'on se met à ge- 
noux sur son passage pour recevoir sa bénédiction. On 
va même plus loin, on l'exempte, sauf le cas d'invasion 
étrangère, du service militaire, de l'achour, delà corvée, 
des frais d'hospitalité et des contributions de guerre, tout 
autant de privilèges pourtant si contraires aux instincts 
naturels sinon des Maures et des Arabes, du moins des 
Berbers. 

Le plus souvent le marabout cumule ses fonctions de 
desservant avec celles de muezzin, de médecin, d'arbitre 
fet d'instituteur. Mais hâtons-nous d'ajouter h son honneur^ 
et l'exemple serait bon à suivre par beaucoup de nos dé- 



108 LA TUNISIE 

mocrates, que s'il cumule, ce ne sont pas les traitements, 
mais seulement les emplois. Le marabout est Thomme 
de tous les métiers. 

Comme médecin , il est appelé à soigner les hommes 
et les bêtes, et il n'a pas deux méthodes. 

Ses remèdes sont toujours les mêmes et d'une extrême 
simplicité : ils consistent la plupart du temps en un verre 
d'eau pure, dans lequel il fait infuser une bande de pa- 
pier, couverte de caractères mystérieux. 

Quelquefois le malade guérit, alors c'est la foi qui le 
sauve ! Dans tous les cas, ce n'est jamais le remède. 

Un des plus beaux rôles du marabout, rôle reconnu de 
tous, est le rôle sacré de la conciliation. 

Les différends sont nombreux, les guerres civiles fré- 
quentes dans la montagne; pieux et désintéressé au sein 
de ces luttes, le marabout est naturellement choisi pour 
arbitre et sa neutralité sert à séparer les parties hos- 
tiles. 

Son action conciliatrice s'étend à tout : 

Chez les Kabyles, à l'époque des élections, lorsque les 
membres de la Djemâa ne peuvent tomber d'accord sur 
le choix d'un amin, le marabout intervient, il propose au 
peuple le candidat qu'il juge le plus digne et lit ensuite 
la prière du fatah sur le nouvel élu. 

Au marché, le marabout, entouré de plusieurs de ses 
confrères qui lui servent d'assesseurs, juge les contesta- 
tions civiles et commerciales. 

Deux tribus sont-elles en guerre, deux villages en dis- 
corde, deux familles en inimitié, c'est encore le mara- 
bout qui s'interpose. Ce rôle de conciliateur lui assure à 
la fois influence et profit. 

A tous ces titres déjà si importants le marabout ajoute 
le prestige du savant et du lettré. 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 109 

. Et cependant son bagage d'érudition est des plus légers : 
quand il sait lire et écrire, c'est beau I mais le proverbe 
dit quau pays des aveugles les borgnes sont rois. 

Quoi qu'il en soit, savant ou ignorant, lettré ou illettré, 
le marabout est l'instituteur du village. 

Cela étant, il va de soi que l'enseignement n'est ni 
laïque ni obligatoire, mais il est gratuit. 

La classe se fait dans la mosquée qui est en même 
temps l'école du village. 

Les élèves arrivent à l'appel du muezzin. 

L'école primaire s'ouvre à tous les enfants indistincte- 
ment, berbers, maures ou arabes. 

On y enseigne d'abord la formule religieuse : 

La ila il la Allah, Mohammed rasoul Allah! 

Il n'y a de Dieu que Dieu, Mahomet est son prophète ! 

Puis une douzaine de prières et quelques versets du 
Coran. 

La plupart des enfants n'en apprennent pas plus long : 
de bonne heure ils vont garder les troupeaux ; devenus 
grands, ils accompagnent leurs pères. 

Seuls, quelques fils de marabouts savent lire et écrire, 
en sortant de l'école primaire. 

Ceux-là vont généralement terminer leurs études dans 
certains établissements religieux d'une importance parti- 
culière, destinés tout ensemble à l'hospitalité et à l'ins- 
truction : ce sont les zaoïtias. 

La zaouïa peut former un vrai village. Plus souvent, 
c'est un établissement occupé par des marabouts, groupé 
autour d'une Koubba ou tombeau voûté sous lequel repose 
le saint fondateur et comprenant alors une maison hos- 
pitalière, une école ou mâmera, des habitations pour 
ceux qui viennent s'y instruire. 

L'hospitahté y est gratuite et l'instruction à peu près. 



fiO LA TUNISIE 

Les étudiants payent quinze ou vingt francs en entrant « 
et c'est tout. Avec. cela ils sont logés, nourris et habillés 
pendant toute la durée de leur séjour à la zaouïa. Et ce 
séjour est plus ou moins long : pour les plus zélés, de 
cinq ans; pour les autres, de dix ans, et pour certains 
il ne finit jamais. Ce n'est pas seulement en France et 
au pays latin qu'on rencontre le vieil étudiant. 

Les matières de l'enseignement dans la mâmera sont : 

1° La lecture et l'écriture ; 

2° Le Coran et ses commentaires ; 

3° La grammaire arabe ; 

4"* La théologie ; 

5° La jurisprudence ; 

6° Les éléments du calcul, de la géométrie et de l'as- 
tronomie ; 

V La rédaction des actes ; 

8** La versification. 

L'enseignement se fait en arabe. 

Les marabouts croiraient manquer à. leur devoir et à 
leur dignité, en employant une autre langue et une autre 
écriture que celles du livre saint. D'ailleurs, ils le vou- 
draient qu'ils ne le pourraient pas : le berber a perdu ses 
signes graphiques depuis longtemps et toutes les recher- 
ches faites pour les retrouver ont été et seront sans doute 
infructueuses. De tous les dialectes de cette langue, le 
tamachek est le seul qui ait conservé son alphabet et son 
système d'écriture spécial dont les caractères, grossiers 
et barbares, se rapprochent beaucoup des anciennes ins- 
criptions libyques. 

Les Kabyles, les Khroumirs et les Chaouïa ont eu peut- * 
être jadis un instrument analogue, tout le fait supposer; 
mais l'introduction de l'islamisme parmi eux, en rendant 
obligatoire la langue sacrée du Coran, a exclu du pro- 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES iU 

gramme d'études des écoles leurs dialectes, dont récri- 
ture, d'abord abandonnée, a fini par disparaître. Les dia- 
lectes cependant qui ne s'écrivent plus depuis des siècles, 
se parlent toujours. 

L'enseignement musulman est des plus vicieux. Ce n'est 
qu'un long exercice de mémoire où l'intelligence et le 
raisonnement ne sont pour rien. 

Prenez un jeune homme à la sortie de la mâmera : il 
vous récitera le Coran d'un bout à l'autre, sans une faute 
et même avec la spalmodie ou l'intonation voulue ; mais 
si vous lui demandez le sens des paroles qu'il débite avec 
tant d'assurance, il restera coi, ne sachant que répondre; 
pendant tout le temps passé à la mâmera, il n'a appris 
que des mots tout comme un perroquet. 

Et surtout ne l'interrogez pas sur le calcul, moins en- 
core sur l'astronomie ou la géométrie : il n'en connaît 
pas les premiers éléments. 

Quant aux connaissances qui ne figurent pas au pro- 
gramme d'études : littérature^ histoire, géographie, etc., 
il va sans dire qu'il n'en a jamais entendu parler. 

Les zaouïas ne ressemblent en rien à nos établisse- 
ments universitaires ; elles se rapprocheraient plutôt de 
nos universités rehgicuses : ce sont des espèces de sémi- 
naires, de couvents d'étudiants, ou, si l'on aime mieux, 
de véritahles républiques, nommant leurs chefs, se gou- 
vernant librement sous la double autorité du mok' adden , 
président nommé par l'assemblée générale des tolbas 
(étudiants), et du cheik, professeur qui le plus souvent est 
le propriétaire de l'établissement, l'héritier du saint fon- 
dateur. 

Les zaouïas donnent l'hospitalité et l'instruction gratui- 
tement; elle le font à grands frais. Pour cela, il faut 
quelles aient des ressources. En quoi consistent-elles? 



112 LA TUNISIE 

Elles proviennent de plusieurs sources dont les princi- 
pales sont : 

1* Les revenus des propriétés de l'établissement; 

T L'achour payé par les serviteurs religieux de la 
zaouïa (redevances annuelles payées volontairement par 
certains musulmans); 

3** Les offrandes pieuses; 

4** Les collectes faites par les tolbas; 

5"* Les droits d'admission. 

Les marabouts constituent ce que nous appelons le 
clergé séculier, salarié par TÉtat, se perpétuant par la 
simple descendance. 

Mais dans les pays soumis à l'islam , comme dans les 
pays catholiques, à côté du clergé séculier et, peut-on 
ajouter, au-dessus de lui, il y a les ordres religieux, 
dont les chefs ou grands maîtres, khalifa, sans être ma- 
rabouts, exercent sur les esprits, directement ou par 
leurs vicaires, cheiks^ une action considérable. L'un des 
plus célèbres et aussi des plus [redoutables par ses me- 
nées comme par ses progrès est celui de Sidi-Abder- 
rahman, qui, d'après les uns, a son siège à la Mecque et 
d'après les autres en Kabylie. Quoi qu'il en soit, il sert 
de foyer à une vaste association religieuse où se mêlent 
dans l'ombre Khroumirs, Kabyles et Arabes, dont tous 
les membres se nomment khouans, frères, dont le mot 
d'ordre semble être l'expulsiou des français de l'Afri- 
que. Notre gouvernement fera bien de surveiller de 
près les khouans, car sous ce nom de confrérie se ca- 
che une société secrète, une sorte de franc-maçonnerie 
politique, née autant du sentiment patriotique que du 
sentiment religieux. On y retrouve les cérémonies d'af- 
filiation, de serment, de pratiques, qui caractérisent les 
sociétés analogues dans les divers pays du monde. 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 113 

L'ordre de Sidi-Abderrahman n'esl pas le seul ; il y en 
a beaucoup d'autres, moins connus, il est vrai, mais tout 
aussi fanatiques. 

Les nombreux adeptes de ces associations sont le noyau 
tout formé des milices sacrées, quand la guerre sainte est 
prèchée. 

La guerre sainte ! ce sont les marabouts qui la prêchent. 




"i!", 



Un murabout gi 



Abd-el-Kader était marabout. 

Bou Amena, Si Sliman, Si Kaddour et Ali-ben-Kbalifa, 
les principaux chefs des dernières insurrections, sont des 
marabouts. 

Dans la Tripolitaine et le Maroc, le marabout est tout : 
un mot de lui soulève les masses ou les apaise. 

En Algérie et en Tunisie, son influence est moindre; 
elle cède peu à peu devant la fortune de nos armes. L'Al- 
gérie et la Tunisie voyant leurs saints toujours vaincus par 



Ii4 LA TUNISIE 

nos soldats n'ont plus la même foi : comme Athènes après 
Chéronée, elles commencent à douter de leurs dieux. 

Il va sans dire qu'il y a des Juifs en Tunisie, Où n'en 
trouverait-on pas? Après les Arabes, les Berbers et les 
Maures, ce sont les plus nombreux. On en compte cin- 
quante mille. 

Le négoce est entre leurs mains: méprisés, ils n'en sont 
pas moins tolérés comme des agents nécessaires. C'est 
l'histoire invariable de cette race dans ses rapports avec 
les autres. Pendant longtemps, en Tunisie, les Juifs furent 
astreints à porter en signe distinclif le turban noir. De- 
puis leur émancipation, œuvre d'Ahmed-Bey, ils ont le 
droit de porter le costume des Maures ; h sseroual, large 
pantalon à mode turque, retenu aux reins par une cein- 
ture [sa7nla)j les deux gilets à petits boutons de cuivre 
(farmela et sedria)^ la veste brodée de couleur claire qui 
s'arrête à la taille [abàia). Seulement, au lieu de babouches 
aux couleurs voyantes , ils portent des chaussures à l'eu- 
ropéenne qu'ils traînent nonchalamment en guise de 
savates, le quartier rabattu sous le talon et les doigts du 
pied seuls engagés dans l'avant- corps du soulier. Les 
vieux juifs ont gardé le turban ou la calotte noire, qui était 
autrefois la caractéristique de leur race. Chez les jeunes, 
la chachia rouge et le burnous en drap sont comme le 
signe de raffranchissement et l'indice d'une sorte d'assi- 
milation aux Maures *. 

Si l'on ajoute à ces éléments ethnographiques quelques 
Turcs et environ vingt-six mille Européens, on aura la 
population totale de la Tunisie, population faible et ré- 
partie dans un petit espace. 

Ce n'est donc pas l'importance de son territoire qui 

1. Revue de géographie, octobre 1881; arlicle de M. de Crozals. 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 115 

a valu à cette contrée Tinvasion des peuples conqué- 
rants. 

Quoi donc? 

Sa richesse. 

La Tunisie est une des plus riches parties de F Afrique. 

Presque rien n'y manque. 

Le sol recèle des mines d'argent, de cuivre, de plomb, 
de fer, de zinc, de manganèse, d'antimoine, de sel. 

Les montagnes renferment de magnifiques forêts de 
pins, d'ifs, de hêtres, de térébinthes, de lauriers-roses, de 
chênes lièges, de chênes à glands doux. 

Sur les hauts plateaux, croissent de gras pâturages qui 
nourrissent de nombreux troupeaux de bœufs , de mou- 
tons, de chèvres et de chevaux. 

Dans les plaines viennent avec leurs touffes hautes et 
denses les alfas, d'une qualité supérieure en ce pays. 

Des myrtes, des jasmins, des hennés, en un mot les 
plus belles fleurs embellissent les jardins. 

Enfin dans les vergers et les campagnes, on voit tous les 
fruits des climats chauds : les grenades, les limons, les 
jujubes, les pistaches, les pêches, les abricots, les figues, 
les amandes, les bananes, les dattes, les oranges, les 
olives et le raisin. 

La vigne, dont la culture se répand, est très belle, 
surtout le long de la mer; elle fera, dans quelques an- 
nées, la fortune de la Tunisie, comme elle fait déjà celle 
de l'Algérie. 

L'olivier aime les côtes d'Afrique. S'il en faut croire 
Michelet*, il y fut importé par Annibal , après la défaite 
de Zama. Voulant relever sa patrie par de bonnes réformes 
et d'utiles créations, le grand vaincu employa les loisirs 

1. Michelel, llist, rom,, t. P', p. 53 et 54 



116 LA TUNISIE 

de ses troupes à planter sur la plage nue de la Libye ces 
oliviers dont il avait pu apprécier Futilité en Italie. L'oli- 
vier devint pour Carthage une nouvelle source de ri- 
chesses. 

On sait les proportions que prend cet arbre sous le ciel 
africain : il n'a de commun avec le maigre olivier langue- 
docien et provençal que son pâle feuillage ; son tronc a 
une puissance remarquable, et le développement de ses 
branches une hardiesse inattendue. Pellissier a donné 
une description exacte de la culture de l'olivier en Tu- 
nisie : (( Le terrain est labouré , Tarbre est émondé , pas 
aussi souvent qu'il faudrait, mais enfin quelquefois ; mille 
précautions sont prises pour que pas une goutte de pluie 
ne se perde. A cet effet, des tranchées pratiquées sur 
les pentes du terrain , dans le sens des courbes horizon- 
tales , recueillent cette eau précieuse , et des rigoles in- 
génieusement tracées la conduisent au pied des arbres, 
qui restent quelquefois inondés plusieurs jours après la 
cessation de la pluie dont ce système décuple le bienfait. 
Enfin les engrais mêmes ne sont pas épargnés*. » 

Mais si toutes les essences indigènes que nous venons 
d'énumérer sont utiles et agréables, si elles donnent tout 
h la fois de l'ombre, des fleurs, des parfums et des 
fruits, ce n'est point là qu'il faut chercher la première 
et véritable richesse de la Tunisie. Elle est dans les cé- 
réales. 

Jamais moissons plus abondantes , nulle part récoltes 
plus pleines et plus dorées. Le sol est si fertile, que 
même sans engrais il produit la plus brillante végétation. 
Les bonnes terres rendent de douze à vingt pour un, les 
meilleures donnent jusqu'à cinquante et jusqu'à cent, 

1. V. Revue de g-ographic, octobre 1881 ; article de M. de Crozals. 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 117 

lorsqu'elles sont favorisées du ciel et arrosées par les 
pluies à des époques convenables. 

La culture est des plus simples : on laboure les champs 
avec des chevaux, des mulets, des bœufs ou des chameaux, 
ordinairement dans le mois de novembre, après les pluies 
de l'automne ; les semailles viennent ensuite, en décem- 
bre ou en janvier. L'orge se récolte en mai ; le blé en 
juin. Les indigènes se servent pour la moisson de la pe- 
tite faucille recourbée, dont l'extrémité seule est tran- 
chante. C'est le même instrument que l'on voit entre les 
mains des paysans français dans certaines régions du 
Midi , quand ils vont par bandes embrigadées faire les 
travaux de la moisson dans la plaine. Au lieu de battre 
les grains, les Arabes ont conservé l'ancienne coutume 
de les fouler. Le foulage se fait sous les pieds des che- 
vaux ou des mules. Cette opération terminée , on vanne 
le grain en le jetant avec des pelles à Topposite du vent, 
puis on l'enfouit, pour le conserver, dans des silos, 
sortes de grandes fosses creusées dans des lieux secs et 
dont on ferme l'entrée avec une large pierre, que l'on re- 
couvre de terre. Le travail de la mouture se fait au moyen 
de moulins. Ils se composent d'une simple meule frottant 
à plat, mise en mouvement par un axe vertical, dans le- 
quel s'engage le bras du manège. La besogne s'accomplit 
lentement et sans doute assez mal. 

Cette merveilleuse fertilité ne se borne pas à quelques 
cantons , elle ne s'arrête pas à quelques vallées , comme 
celles de la Medjerda, de l'oued Mellègue, de l'oued Mi- 
liana et de leurs affluents, où à quelques belles plaines 
comme celle de la presqu'île du cap Bon ; elle embrasse 
plusieurs miUions d'hectares, c'est-à-dire toute la partie 
située au nord de l'Atlas et généralement désignée sous 
le nom de Tell Tunisien; en d'autres termes, elles*étend 



118 LA TUNISIE 

depuis la Méditerranée et la frontière algérienne jus- 
qu'aux montagnes du Kef au S.-O. et au mont Zaghouan 
à Test. 

Faut-il conclure^de là que la partie au sucf de l'Atlas 
soit stérile? Loin de là. La Tunisie centrale renferme plus 
d'un élément de richesse. La zone de Tintérieur est peu 
productive, il est vrai, elle est entrecoupée de petites 
montagnes et la plupart des tribus émigrent vers lé sud, 
à époque fixe ; mais la zone qui s^étend de l'embouchure 
du Bagla dans le lac Kelbiah jusqu'à Gabès, si elle est 
peu propre aux céréales , en revanche , grâce à quelques 
cours d'eau peu étendus sans doute et dont certains 
naissent et meurent dans la région. du littoral comme le 
Menfès, le Laya, le Ilambdun, le Djemel, le Befii-Hassen, 
le Chefar, grâce, disons-nous, à ces timides oueds, cette 
zone, connue sous l'appellation de Sahel, convient admi- 
rablement à la culture des arbres : on y voit dans les 
creux des collines, sur les revers des montagnes et aux 
abords des villages de véritables forêts d'oliviers se pro- 
longeant de la côte jusque dans l'intérieur. 

Il n'y a que la Tunisie méridionale, comprenant YArad^ 
et le Sahara tunisien ou bassin des lacs Salés* ^ qui soit 
aride, et encore l'est-elle beaucoup moins qu'on ne l'avait 
longtemps supposé, car on y récolte des fruits particuliè- 
rement beaux. C'est, en effet, là surtout que prospère le 
dattier, cet amant des terres chaudes, disons mieux des 
terres brûlantes, ce fils du désert, sa seule patrie; il est 
là si bien chez lui, qu'on a surnommé une partie de cette 
région Beled-el-Djerid, le pays des dattes. Le fait est qu'il 
y en a beaucoup et qu'elles sont estimées et réputées au loin. 



i. Partie du littoral comprise entre Gabès et la frontière tripolilainCi 
2, Appelés par les indigènes Sebkfias ou Chotts, lacs temporaires. 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 119 

Les figues du Beled-el-Djerid sont aussi les plus re- 
nommées de toute la Barbarie. 

La Tunisie méridionale est le terrain des oasis , elles y 
abondent. 

La première que l'on rencontre en venant do Kairouan, 
après être passé dans les petites localités de Sbitia, Kas- 




ryc et Feriana, est celle de Gafsa, située au pied du 
Djebel-beni-Younès. Y compris les villages environnants, 
Gafsa renferme à peu près cinq mille habitants ; son ter- 
ritoire est couvert de palmiers, d'oliviers, de figuier», 
d'arbres à fruits de toutes sortes. A l'est de Gafsa, au 
pied du Djebel-Orbata, sont les oasis d'El-Guettar où les 
Hammama, grande tribu nomade, viennent camper tous 
les automnes. Les populations des oasis de Gafsa et d'El- 
Guettar sont sédentaires 



120 LA TUNISIE 

De Gafsa à Hamma (soixante-dix kilomètres), on ne 
trouve pas de lieux habités : Toasis d'Hamma, qu'on 
atteint en descendant la vallée de rOued-Baïach, a une 
population d'environ quinze cents âmes répartie en quatre 
villages, dont le plus considérable est celui de Nemelet. 
C'est à ce point que la vallée s'ouvre pour donner en- 
trée aux plaines sablonneuses qui s'étendent vers le sud *. 

Au sud d'Hamma et sur le rivage du chott el Djerid , 
on rencontre, en allant de l'ouest à Test, les oasis de 
Nefta, de Touzer et d'Oudian. L'oasis de Touzer est la 
plus belle du. Sahara tunisien ; si l'on peut s'exprimer ainsi, 
elle est peuplée de trois cent cinquante mille palmiers, 
et d'environ dix mille habitants. Les deux autres oasis 
sont un peu moins considérables : celle de Nefta ne 
compte que huit mille habitants, et celle d'Oudian, six 
mille. 

Le chott el Djerid a environ cent vingt kilomètres de 
longueur sur une largeur variable ; ce lac salé n'est, du 
reste, comme toutes les sebkhas, qu'un terrain très bas 
où se réunissent les eaux des torrents et qui est presque 
partout à sec au moment de la saison chaude. Le par- 
cours ch est très dangereux pour ceux qui ne connais- 
sent pas les passes ^ 

Le chott el Djerid sépare le pays des Nefzaoua des 
diverses oasis que nous venons d'indiquer. Le pays des 
Nefzaoua est un archipel d'oasis qui contient une quaran- 
taine de villages, pour la plupart environnés d'un mur 
avec un fossé. Celte conirée renferme près de trois cent 



i, La nature a fourni aux hahilanls du Sahara un moyen rapide de 
traverser les déserts. Monté sur le méhari , l*Arabe , après s'être enve- 
loppé les reins, la poitrine et les oreilles pour se garantir du simouu, 
franchit comme l'éclair les espaces brûlants. 

2. V. plus loin le projet du commandant Roudaire. 




Uae oaaù de palmiers bi 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 123 

mille palmîers et une population de dix-huit mille habi- 
tants ^ qui pourraient fournir six mille combattants \ 

Ainsi donc, à Texception de quelques déserts peu éten- 
dus, la Tunisie ne comprend que des terres bien arrosées, 
où les arbres, atteignent des hauteurs vertigineuses, où 
toutes les productions du sol abondent, surtout les céréales. 

Cette fertilité exceptionnelle ne date pas d'aujour- 
d'hui. 

Déjà, du temps de la vieille cité punique, cette contrée 
était célèbre par sa fécondité. Diodore de Sicile * décrit 
clans ces termes la fertilité des environs de Carthage, au 
moment de l'invasion d'Agathocle : a Le pays était le 
lieu du monde le plus délicieux et le plus agréable à la 
vue. On voyait de tous côtés d'immenses prairies, entre- 
coupées de nombreux ruisseaux et couvertes de trou- 
peaux de bœufs et de moutons ; des haras de chevaux 
que nourrissaient les gras pâturages des marais; des 
maisons de campagne bâties avec une magnificence ex- 
traordinaire ; de belles avenues plantées d'oliviers et 
d'autres arbres fruitiers ; des jardins d'une vaste étendue 
et entretenus avec un soin et une propreté qui char- 
maient le regard. » 

Ce qui frappe Polybe, c'est la quantité innombrable de 
chevaux , de bœufs , de moutons et de chèvres : « Il y en 
a tellement, dit-il, que je ne sais si Ton pourrait en 
trouver autant dans tout le reste de l'univers '. » 

Strabon, lui", parmi tant de productions admirables, 
est tenté de les admirer toutes. Cependant , c'est la vigne 
et le blé qui excitent le plus son étonnemenl, qui pro- 
voquent presque son incrédulité : 

1 . V. Revue milUaire de l'étranger. 

2. Liv. XX, cli: viii. 

3. Liv. XII, cil. 1". 



124 LA TUNISIE 

<( Le pays, dit-il dans un endroit*, fournit une espèce 
de vigne tellement grosse, que deux hommes ont de la 
peine à en embrasser le tronc et que les grappes mesurent 
tout près d'une coudée. » 

Et en parlant des moissons : 

« Dans quelques cantons, la terre porte deux fois Fan 
et l'on y fait deux récoltes, Tune en été, l'autre au prin- 
temps. La tige du blé y atteint une hauteur de cinq cou- 
dées et une grosseur égale à celle du petit doigt, Tépi 
y rend deux cent quarante pour un. Au printemps, on 
ne prend pas la peine d'ensemencer la terre de nouveau, 
on se contente de la sarcler avec des épines de palîures 
liées en bottes, et les grains tombés des épis pendant la 
moisson suffisent comme semailles et donnent une pleine 
récolte en été. » 

Pline n'est pas moins émerveillé par cette prodigieuse 
fécondité. Il y revient à plusieurs reprises : 

Le territoire de la Byzacène, dit-il au livre V, ch. m, 
région de deux cent cinquante milles de circuit, est 
d'une fertilité incomparable : les céréales y rendent cent 
pour un. » 

Et ailleurs , au li\Te XVIII, ch. xxi : « Un boisseau de 
blé semé dans le terroir de la Byzacène, en Afrique, en 
produit jusqu'à cent cinquante. L'intendant de l'empereur 
Auguste lui envoya de cette province un pied de froment 
d'où sortaient près de quatre cents tiges, chose à peine 
croyable , toutes pro venues d'un seul grain : nous avons 
encore des lettres relatant ce fait. L'intendant de Néron, 
lui envoya de même trois cent soixante liges de froment 
nées aussi d'un seul grain. » 

Tout le monde sait d'ailleurs que Y Afrique propre fut 

1. Liv. XVlî, ch. III. 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES (25 

autrefois le greoier do rilalie : c'est de là que Rome 
lirait ses blés, ses olives, ses fruits. 

Et non seulement la fertilité proverbiale de l'Afrique 
est attestée par les auteurs anciens, mais encore on la 
trouve symbolisée dans les médailles carlbaginoiscs et 
romaines que le temps a respectées et qui sont parvenues 
jusqu'à nous 

Sur une médaille carthaginoise en argent, on peut voir 
une tète de Cérès couronnée d'épis, allusion certaine à 
la fécondité du sol africain en céréales. 




Médaille de Carthogc cd argent. — Tête de Cérbs couronnée d'épia 

Une médaille d'Adrien nous représente l'Afrique ' sous 
les traits d'une femme couchée qui tient dans sa main 
droite un scorpion et dans sa main gauche une corne 
d'abondance remplie de fleurs et de fruits. La dépouille 
d'un éléphant forme sa coiffure et elle a devant elle une 
corbeille avec des épis. On ne saurait résumer plus ingé- 
nieusement toutes les productions de l'Afrique. 

Mais un pays riche ne l'est qu'à demi, si les débouchés 
lui manquent. Les débouchés n'ont jamais manqué à la 



1. Les Romains appelaient A^riqta les pays compris entre la grande 
SjTle et l'Atlantique. 



ISB LA TUNISIE 

Tunisie. II suffît de jeter les yeux sur une carte du bassin 
de la Méditerranée pour être convaincu que les relations 
commerciales de cet État avec les régions méridionales 
de l'Europe ont dû exister dès la plus haute antiquité. Loin 
d'être un obstacle aux communications du commerce 
entre les deux continents, la mer qui les sépare oITrait, 
au contraire , aux Européens comme aux Africains , une 
voie facile et un véhicule commode pour les denrées et 
les marchandises, dont leurs besoins réciproques récla- 
maient le mutuel échange. 
Placées eu face l'une de l'autre, Marseille et Carthage 




L'Afrique. — Mâddtle d'Adrien. 

étaient les deux centres principaux de ces échanges habi- ' 
tuels, auxquelsl'une fournissait les productions territoriales 
de la Gaule, auxquels l'autre apportait toutes les richesses 
de l'Afrique centrale, et même celles de régions plus loin- 
taines, explorées par les marines phénicienne et punique. 
Sur la Ugne de son trajet, la marine commerciale des 
deux contrées trouvait des points intermédiaires, tels que 
la Sicile, la Sardaigne, la Corse et même les lies Ba- 
léares, dont les golfes et tes promontoires, si multipliés, 
leur offraient presque à chaque instant de la navigation, 
soit des ports de relâche , soit des abris assurés contre 
la violence des vents et des tempêtes. 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 127 

« Il y eut dans les premiers temps, dit Montesquieu, 
de grandes guerres entre Carthage et Marseille. Après 
la paix, elles firent concurremment le commerce des co- 
lonies. » Tant qu'elle resta debout, Carthage fut la reine 
des mers; elle éclipsa non seulement Marseille, mais 
même sa métropole, Tyr, la première école du monde, 
la ville la plus renommée pour le commerce. Son vaste 
empire colonial s'étendait à toutes les régions connues ; 
il était répandu sur toutes les côtes de l'Afrique, de la 
Sicile, de la Sardaigne et de la Corse, de la Gaule, de 
l'Espagne, et jusque sur les rivages du grand Océan. On 
ne peut le comparer ni à celui des Anglais ni à celui 
des Espagnols en Amérique, formé de possessions com- 
pactes; mais plutôt à l'empire des Portugais ou des Hol- 
landais dans les Indes orientales, composé d'une longue 
chaîne de forts et de comptoirs. « Les Carthaginois ne 
s'établissaient point dans leurs colonies sans espoir de 
retour. C'était la partie pauvre du peuple qu'on y en- 
voyait, pour l'enrichir par les profits soudains d'un né- 
goce lyrannique, et qui se hâtait de revenir dans la mère 
patrie jouir du fruit de ses rapines ; à peu près comme 
aux XVI' et xvn** siècles les négociants d'Amsterdam , ou 
comme aujourd'hui les nababs anglais. Il y avait des for- 
tunes soudaines, colossales, des brigandages et des exac- 
tions inouïs, des Clives et des Haslings, qui pouvaient se 
vanter aussi d'avoir exterminé des millions d'hommes 
par un monopole plus destructif que la guerre*. » 

Carthage n'entreprenait des expéditions que dans l'es- 
poir de trouver des mines à exploiter ou pour ouvrir des 
débouchés à ses marchandises ; elle s'établit partout à 
main armée, mêlant la conquête au commerce, fondant 

i. Michelet, Hist, rom. 



128 LA TUNISIE 

des comptoirs malgré les indigènes, leur imposant des 
droits et des douanes, les forçant tantôt d'acheter et tan- 
tôt de vendre. Jamais tyrannie mercantile ne fut plus 
oppressive. 

Jamais non plus cité ne fut plus jalouse de son mono- 
pole. Elle faisait noyer tous les étrangers qui trafiquaient 
en Sardaigne et vers les Colonnes d'Hercule. Dans les 
traités d'alliance qu'elle concluait avec les autres peuples, 
elle ne manquait jamais d'introduire une clause interdi- 
sant le négoce dans les possessions carthaginoises. On la 
trouve notamment, et formulée à peu près dans les mêmes 
termes, dans les cinq traités passés avec les Romains. A 
titre de curiosité, nous transcrivons les deux premiers, de 
beaucoup antérieurs aux guerres puniques : 

« Entre les Romains et leurs alliés, et entre les Cartha- 
ginois et leurs alliés, il y aura alliance à ces conditions : 
ni les Romains ni leurs alliés ne navigueront au delà du 
Beau Promontoire y s'ils n'y sont poussés par la tempête, 
ou contraints par leurs ennemis : en cas qu'ils y aient 
été poussés par la force, il ne leur sera permis dy rien 
acheter ni d'y rien prendre, sinon ce qui sera précisé- 
ment nécessaire pour le radoubement de leurs vaisseaux 
ou le culte des dieux; ils en partiront au bout de cinq 
jours. Les marchands qui viendront à Carthage même ne 
payeront aucun droit. . . » 

Ce traité est du temps de L. Junius Brutus et de Marcus 
Horatius, les deux premiers consuls qui furent créés après 
l'expulsion des rois. Le Beau Promontoire dont il y est 
question, c'est celui de Carthage ou le Ras el Zebib, qui 
regarde le nord ; les Carthaginois ne veulent pas que les 
Romains aillent au delà vers le midi , sur de longs vais- 
seaux, de crainte sans doute qu'ils ne connaissent les 
campagnes qui sont aux environs du Byzacium et de la 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 131 

petite Syrte , et qu'ils appellent les Marchés , à cause de 
leur fertilité. 

Le second traité est identique au premier , sauf quel- 
ques légères additions. En voici les termes : 

« Entre les Romains et leurs alliés, et entre les Cartha- 
ginois, les Ty riens y ceux dU tique, et les alliés de tous 
ces peuples, il y aura alliance à ces conditions : les Ro- 
mains n'iront point en course, ils ne trafiqueront pas, ils 
ne bâtiront pas au delà du Beau Promontoire, de Mastic 
et de Tarseion...; dans la Sardaigne comme dans l'Afrique, 
ils n'y pourront aborder que pour prendre des vivres, ou 
pour radouber leurs vaisseaux; s'ils y sont portés par la 
tempête, qu'ils partent au bout de cinq Jours; dans la 
Sicile carthaginoise et à Carthage, un Romain pourra 
faire ou vendre tout ce que peut un citoyen. » 

Il y eut depuis, au moment de la descente de Pyrrhus, 
avant que Carthage songeât à la guerre de Sicile, un 
autre traité avec les mêmes restrictions. 

Enfin on retrouve les mêmes réserves dans le traité qui 
finit la première guerre punique. Carthage y est princi- 
palement attentive à se conserver l'empire de la mer ; elle 
déclare qu'elle ne souffrira pas seulement que les Romains 
se lavent les mains dans les mers de Sicile; elle leur 
défend de naviguer au delà du Beau Promontoire, de 
trafiquer en Sicile, en Sardaigne, en Afrique, excepté 
à Carthage, exception qui fait voir qu'on ne leur y 
préparait pas un commerce avantageux. 

C'est par ces moyens que Carthage accrut sa puissance 
et son commerce , et par son commerce ses richesses : 
elles étaient incomparables. La riche ville du Soleil (Baal) 
était tout éblouissante du luxe et des arts étranges de 
l'Orient. Là se rencontraient l'étaîn de la Bretagne, le 
ouivre de l'Italie, Targent d'Espagne et l'or d'Ophir, 



132 LA TUNISIE 

Fencens de Saba et l'ambre des mers du Nord, l'hya- 
cintbe et la pourpre de Tyr, Tébène et lïvoire de TÉthio- 
pie, les épiceries et les perles des Indes, les châles des 
pays sans nom de TAsie, cent sortes de meubles pré- 
cieux mystérieusement enveloppés. La statue de Baal *, 
toute on or pur, avec les lames d'or qui couvraient 
son temple, pesait, dit-on, vingt mille talents; celle de 
Moloch, également en or, en pesait mille, le temple 
de ce dieu était aussi recouvert de lames d'or; enfin le 
temple de la déesse Astarté offrait le même étalage de 
magnificence. 

Après la destruction de Carthage, Marseille, presque 
son égale , lui succéda dans la suprématie du commerce 
méditerranéen ; c'est elle qui alla exploiter avec les plus 
grands avantages les productions des côtes barbaresques, 
dont elle inondait ensuite la Gaule et l'Italie. Seule, dans 
le commencement, pour cette exploitation, elle eut bientôt 
comme rivales Narbonne, Montpellier, Arles, Agde, Tou- 
lon, Antibes, Fréjus, surtout Barcelone et les autres villes 
do la Catalogne littorale; elle finit pourtant par les 
éclipser et reconquérir cette suprématie qu'on avait un 
instant essayé de lui enlever. 

Depuis lors, sa prépondérance sur toutes les côtes bar- 
haresques et particulièrement dans la partie occidentale 
du bassin de la Méditerranée ne fit que grandir. Les re- 
lations commerciales furent bien, de temps à autre, inter- 
rompues, notamment sous Barberousse, mais jamais long* 
temps, et sous Charles IX elles devinrent assez impor^ 
tantes pour qu'en 1364 ce roi crût nécessaire d'accréditer 
nn consul français à Tunis, depuis plusieurs siècles déjà 
et encore aujourd'hui le centre commercial de la régence. 

i. V. Tilc-Livc, liv. XVI, cli. v. 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 135 

C'est, en effet, dans les bazars de Tunis qu'affluent les 
produits de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique. 

L'Europe y est représentée par Marseille, Venise, 
Trente , Trieste , Livourne , Gênes , la Sicile , Malte , la 
Morée, Alicante, Constantinople ; 

L'Asie par Smyrne; 

L'Afrique par Alexandrie et les cargaisons des cara- 
vanes. 

Avec l'Afrique les opérations commerciales se font en 
grande partie par les frontières, par l'Algérie, la Tripo- 
lilaine et le Soudan, contrées limitrophes ; avec les autres 
parties du monde, elles se font presque exclusivement par 
la Méditerranée. 

Le commerce d'exportation comprend les objets sui- 
vants : blé, orge, haricots, huile d'olive, cire, miel, cuirs, 
plumes d'autruche , laines , bonnets , châles , dattes , 
savons, éponges, corail. 

Les importations consistent en marchandises venues 
des quatre coins du monde, comme fer, cuivre, plomb, 
mercure, clous, bois de construction, bois de teinture, 
soieries, cotonnades, mousselines, toiles fines, draps, 
laines, horlogerie, articles manufacturés, alun, vitriol, 
épiceries, sucre, café, papier, vin, liqueurs spîritueuses, 
opium, tabac. 

Rien que cette simple énumération donne une idée de 
l'activité commerciale qui règne dans la capitale de la 
régence. L'esprit de l'ancienne Carthage semble planer 
encore sur ces lieux si longtemps témoins de sa puis- 
sance. 

Sans avoir les proportions de la vieille cité punique , 
Tunis n'est plus un simple hameau comme autrefois : 
c'est aujourd'hui non seulement la capitale de la Tunisie, 
mais, après le Caire , la ville la plus peuplée de l'Afrique 



136 LA TUNISIE 

connue. Elle compte plus de cent mille habitants, arabes, 
juifs, maures ou maltais. 

Cette ville est bâtie sur les rampes d'un coteau fort 
doux, entre deux lacs salés, le Sedjoumî, à Fouest, vé- 
ritable chott peu profond et sans communication avec 
le golfe, TEl Bahyrah ou Petite Mer, à Test, plus vaste 
et plus profond, communiquant avec la Méditerranée 
par un canal étroit, appelé la Goulette, œuvre non de 
la nature, mais de Thomme, des Phéniciens proba- 
blement. 

Le canal de la Goulette, de douze mèlres de largeur, 
partage en deux la petite ville de même nom située sur 
l'étroite langue de terre qui sépare FEl Bahyrah de la 
mer. La partie nord où Ton voit la gare, la casbah 
et le palais du bey, forme la ville proprement dite ; dans 
la partie sud se trouve l'arsenal de la marine. Un pont de 
bateaux est jeté sur le canal, débouché naturel de TEl 
Bahyrah sur la Méditerranée. 

Une jetée garantit le chenal contre la mer. Reliée avec 
la casbah et pourvue d'un fort épaulement maçonné, 
elle constitue une batterie de quarante pièces environ, 
destinée à défendre l'entrée du chenal et à battre la route 
de Cartilage au nord. 

La rade de la Goulette est bornée au nord par le cap 
Cartilage, à l'est par la presqu'île du cap Bon, et au sud 
par la plaine d'IIamman-Lif et de Soliman. Elle est abri- 
tée des vents du nord-ouest, mais elle est peu sûre par 
les vents du nord-est. L'entrée du chenal est difficile, si- 
non impossible par les gros temps. 

Le service entre la Goulette et Tunis par le lac se fait 
avec de grandes barques montées par des Arabes. En 
outre, ces deux villes sont reliées Tune à l'autre par une 
voie ferrée et une très bonne route qui contourne le lac 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 139 

et laisse sur la droite le palais de la Marse, ainsi qu'une 
quantité de villas ravissantes. 

La Gouletle augmente de plus en plus chaque année; 
elle compte maintenant près de dix mille habitants. 

Elle sert de port à Tunis, et c'est par là presque exclu- 
sivement que se fait tout le commerce d'importation et 
d'exportation, qui, nous l'avons vu, est des plus actifs. 




Le port de Tuiiis. 



En 1874, il a été importé à la Gouictte pour vingt 
millions de marchandises, et il en a été exporté pour neuf 
millions, à peu de chose près. Dans ces chilTros, la France 
figure à l'importation, où elle arrive en tête, pour plus 
<ie huit millions, et à l'exportation pour trois millions. 

Mais la Goulette et Tunis ne sont pas les seuls mar- 
chés de la régence. Sans avoir une importance aussi 



lU LA TUNISIE 

grande, Bizerte, Porto Farina, Hammamet, Sousse, Sfax 
et GabÈs tiennent un rang honorable dans le trafic tuni- 
sien. Ce ne sont, à vrai dire, que des villes secondaires, 
dont les maisons traitent pour le compte de celles de 
Tunis, mais elles n'en mérîtcot pas moins, chacune d'elles, 
une place à part. 
L'antique Hippo-Zarytos des Phéniciens, que les Grecs 




appelaient Diarrhylos et les Romains Zarytus ou Bizerla, 
que les Arabes appellent aujourd'hui Benezert, est une 
jolie petite ville de quatre à cinq mille habitants, située 
sur la côle septentrionale de la régence, entre la mer et 
deux grands lacs. C'était autrefois le meilleur port mar- 
chand de l'Afrique. Placée sur la limite d'une région 
agricole des plus fertiles, elle lui servait de débouché 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 141 

naturel; on y faisait d'immenses achats de céréales. 
Mais depuis la décadence de Tagriculture en Tunisie 
sous les beys, cette branche de commerce est morte. 
Aujourd'hui Bizerte reçoit plus qu'elle ne donne, et mal- 
gré les avantages d'une position incomparable, elle n'a 
presque plus aucun rapport avec le monde européen^ La 
seule ressource qui lui reste encore est la pêche. 

Le lac de Bizerte, dit M. de CrozaIs\ est remarqua- 
blement poissonneux ; sa réputation de richesse est déjà 
vieille. Léon l'Africain écrivait' : « A l'entour du lac 
sont assis plusieurs villages, habitations de pêcheurs... 
Dedans le lac se pêche du poisson en grande quantité, 
principalement des dorades, qui pèsent cinq et six livres; 
et, passé le mois d'octobre, l'on prend une infinité d'une 
espèce de poissons que les Africains appellent giarafa, 
les Romains laccia, et les nôtres alouze, parce que par 
les pluies l'eau s'adoucit, qui la fait monter dans le lac 
peu profond, et dure la pêche jusqu'à l'entrée du mois de 
mai; alors ce poisson commence d'amaigrir ni plus ni 
moins que celui qui se prend dans le fleuve prochain 
de Fez. » Marmol dit également' : « On pêche force 
alozes dans le lac, à cause que l'eau se rend douce par 
les pluies, et la pêche dure depuis le commencement de 
novembre jusqu'à la fin d'avril. On y prend aussi de 
grandes dorades, qui pèsent cinq ou six livres, et plusieurs 
autres bons poissons qu'on débite par la contrée. » Les 
lacs de Bizerte n'ont rien perdu de leur remarquable 
fécondité depuis deux ou trois siècles. Faut-il prendre au 



1. Remie de géographie, décembre 1881. 

2. De VAfHque, par Léon l'Africain, traduction de Jean Temporal ; 
Paris, 1830; vol. II, p. 29. 

3. Marmol, VAfi'iquc, Irad. de Nicolas Pcrrot, sieur d'Ablancourl; 
Paris, 16G7, 3 vol. in-4o, vol. UI, p. 437. 



142 LA TUNISIE 

sérieux la nomenclature donnée par Edrisi, « véritable 
et parfait calendrier de pisciculture, » dit Barth, d'après 
lequel les lacs fourniraient, suivant les mois, douze es- 
pèces de poissons particulières ? La question serait à étu- 
dier. Mais la pêche est encore aujourd'hui la principale 
et la plus lucrative des industries locales. Barth dit que 
« la pêche est affermée chaque année pour une somme 
qui atteint presque trente mille thalers». Les produits 
sent dirigés principalement sur Tunis; on les transporte 
chaque soir à dos d'âne ou de mulet dans la capitale 
de la régence, où ils sont très estimés. A Bizerte même, 
pendant les mois d'août et de septembre, on enlève 
les œufs des mulets ou muges pour les saler et les 
sécher. 

L'appareil avec lequel on prend le poisson est sem- 
blable à la bour digue ou pesqidère de Provence. C'est 
une digue en jonc et en osier, assujettie des deux côtés 
par des pierres , et formant comme des chambres ou 
cages dans lesquelles le poisson, entraîné par le cou- 
rant, s'engage par bandes et reste captif. Ces bourdi- 
gues ont un développement total de plus de six cent 
mètres. 

La pêche est donc la seule industrie qui reste mainte- 
nant à Bizerte ; toutes les autres ont fini par tomber, 
surtout l'industrie agricole. 

Mais l'ancienne Hippo-Zarytos n'était pas le seul en- 
trepôt maritime pour le transport des blés sur la côte 
septentrionale : il y avait aussi Ruscinona. Tile-Live nous 
apprend * que celte ville était voisine d'Ulique et son 
nom indique qu'elle était tyrienne comme Ulique elle- 
même. En effet, le mot ruscinona, en langue phéni- 

1. Liv. X\X, ch. X. 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 143 

cienne , signifie promontoire des vivres et en particulier 
du blé. La dénomination moderne et italienne de Capo 
Farina n'est que la traduction littérale de ce mot. A la 
primitive Ruscinona aurait donc succédé la petite ville 
actuelle de Porto Farina, que Ton aperçoit au milieu 
de jardins magnifiques, dans un territoire fertile et bien 
planté. 

Nous n'avons parlé jusqu'à présent que des ports de la 
côte septentrionale. Sur la côte orientale, on remarque 
d'abord, à l'entrée du golfe du même nom, Hammamet, 
petite place maritime , de deux mille habitants. Hamma- 
met esta une faible distance, par terre, du golfe de Tu- 
nis ; mais elle en est séparée par le massif du Zaghouan, 
aux crêtes arides, aux formes rudes et tourmentées qui 
laissent une impression indescriptible de grandeur et de 
majesté. Les communications se font, le plus souvent, par 
mer, en contournant le cap Bon. 

Au sud du môme golfe, sûr une colline couverte d'oli- 
viers et dans une situation des plus pittoresques entre 
Toued Laya, d'un côté, et l'oued Hambdum, de l'autre, 
s'élève la moderne Sousse , qui correspond à l'ancienne 
Adrumète(£rflrfrw;?i^/2/w), où débarqua le glorieux Annibal, 
venant d'Italie pour combattre Scipion. Adrumète était 
une cité d'au moins cent mille habitants, tandis que 
Sousse, qui est pourtant le chef-lieu d'un des districts les 
plus peuplés de la régence, en compte à peine sept mille. 
Ses opérations commerciales consistent en grains, huiles, 
savons, laines, cuirs, poterie. 

A vingt kilomètres au sud de Sousse est la riche Mo- 
nastir, située à l'extrémité d'une presqu'île; c'est une 
ville maritime de six mille âmes avec un mouillage suf- 
fisant, qui pourrait, moyennant quelques travaux, de- 
venir un assez bon port, où dès maintenant les navires 



i44 LA TUNISIE 

ancrés en face de Sousse vont se réfugier par les gros 
temps *. On y fabrique des lainages et des camelots. 

De Monastir, à travers quelques localités sans nom, 
on arrive à Mehadia , ville de sept mille habitants, aux 
abords charmants, sur les ruines de Thapsus, si mémo- 
rable par .la victoire de César. Mehadia, pendant le 
moyen âge Tun des ports les plus fréquentés par les 
flottés clirétiennes , peut à peine aujourd'hui rivaliser 
avec Monastir, 

Après Mehadia, le littoral ne présente plus de loca- 
lités intéressantes jusqu'à Sfax, à l'entrée de la petite 
Syrie. 

Sfax est une des places les plus importantes de la 
Tunisie ; sa population s'élève à dix mille âmes. Tout au- 
tour de la ville s'étend une zone sablonneuse de trois ki- 
lomètres, au delà de laquelle est une zone plus large, 
qu'on nomme les jardins de Sfax. Ces jardins, non moins 
remarquables par leur étendue que par la variété de 
leurs produits, sont des carrés, des enclos ceints de bar- 
rières de cactus, oti, côte à côte avec les oliviers, croissent 
les amandiers, les pistachiers, les cédratiers, les figuiers 
et les palmiers, à l'ombre et au pied desquels viennent 
les céréales, qui sont avec l'huile et les dattes l'objet d'un 
commerce si productif. 

En face de Sfax, à deux ou trois lieues de la côte, dont 
elles sont séparées par un canal parsemé d'écueils, se 
trouvent les îles Karkenah; l'une d'elles, Cercina, servit 
autrefois de refuge à deux grands infortunés, Annibal et 
Marins. Le sol de ces îles est une roche presque nue, 
qui n'offre d'autre végétation que des palmiers, dont les 



i, Sousse n'a pas de port. Le navire doit mouiller à un kilomètre en- 
viron de la côle. 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 145 

fruits, joints au poisson, constituent la principale nour- 
riture des malheureux habitants. 

Une partie de la région comprise entre Mehadia et 
Sfax n'est qu'un pays de parcours pour les nomades des 
tribus Métcllits et Souassis. On voit leurs tentes un peu 
partout, dans les creux, dans les gorges, sur les pentes 
des hauteurs, en un mot dans tous les endroits qui con- 
servent un peu de fraîcheur. Pendant les chaleurs , ils se 
tiennent sur la montagne ; aussitôt les pluies venues, ils 
descendent avec leurs troupeaux dans la plaine où ils fu- 
sionnent avec les habitants sédentaires, d'origine berbère 
comme eux. Leur centre principal est le misérable vil- 
lage d'El-Djem, qui a succédé à l'antique Thysdrus et 
dont les maisons ont été construites avec les débris de 
son cirque colossal*. 

Au delà de Sfax, la côte toujours basse s'enfonce un 
peu à l'ouest pour former le golfe de Gabès, que les an- 
ciens appelaient la Petite Syrte*; puis, jusqu'à Gabès, 
aucun village qui mérite d'être mentionné. 

Gabès s'épanouit au fond du golfe de même nom. Ce 
fut jadis, sous le nom de Tacape, un des plus fameux 
emporta phéniciens ; c'est aujourd'hui un groupe de ma- 
gnifiques oasis où les jardins sont bien entretenus, où 
l'on cultive la vigne et des arbres fruitiers de toutes sortes. 
Elle exporte surtout des dattes et du henné. La popula- 
tion ne dépasse pas huit mille âmes. 

De Gabès à la frontière de la Tripolitaine , on ne ren- 
contre plus que de petits villages tels que Djerif , en face 
de l'île Zerbi ou Djerba. 

L'île Djerba, d'une assez vaste étendue et peuplée 

1. Bévue de géographie, septembre 1883, article du D' Rouire. 

2. D'après le D' Rouire , le nom de Tetite Syrie devrait s'appl'quer au 
golfe de Hammamet et celui de Grande Syrte au golfe de Gabès. 

10 




146 LÀ TUNISIE 

d'environ trente mille habitants, est réputée pour l'excel- 
lence de ses huiles; c'est l'ancienne Meninx ou terre 
des Lotophages , chantée par Homère *. Du temps de 
Strabon, les lotos abondaient encore dans l'île et y don- 
naient des fruits délicieux '. 

Ainsi donc, la Tunisie est admirablement favorisée 
sur ses côtes. De larges échancrures s'ouvrent sur la 
Méditerranée à la descente de chacune de ses vallées. 
Ses grandes cités marchandes, Bizerte, Tunis, Ham- 
mamet , Sousse , Sfax , Gabès sont parfaitement échelon- 
nées sur son littoral. Et elles sont en relations com- 
merciales non seulement avec le monde européen, mais 
encore avec les autres villes de la régence, notamment 
avec Beja, Mateur, El Kef et Kairouan. 

Beja comprend environ quatre mille habitants. C'est 
un des marchés les plus courus de la Tunisie. Elle est 
assise au milieu d'un territoire agricole très renommé 
pour la beauté et l'abondance de ses céréales. L'oued 
Beja, le cours d'eau de son nom, est formé par la réunion 
de plusieurs torrents dont les vallées sont toutes parfai- 
tement cultivées. 

La ville est bâtie en amphithéâtre, sur le versant d'une 
haute colline plantée d'oliviers. D'un aspect très pitto- 
resque, vue du dehors, elle est loin d'être aussi sédui- 
sante à l'intérieur avec ses maisons en ruines , ses rues 
étroites et ses ruelles infectes. Comme toujours, la 
casbah occupe le point culminant. 

Par sa situation à l'entrée des montagnes khroumires, 
par sa liaison très directe et très rapprochée avec la 
vallée de la Medjerda, Beja paraît indiquée comme devant 



1. Odyssée, IX, 84. 

2. Strabon, liv. XVII, ch. xvii. 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 147 

jouer un rôle dans toute expédition ayant pour but la 
soumission du pays montueux des Khroumirs. 

Comme Beja, Mateur se trouve au centre d'un pays 
riant et fertile. C'est la ville la plus marquante du nord- 
est de la Tunisie. Elle est dominée par un mamelon , le 
Djebel- Hellela, et contournée par Foued Mateur, à qui 
elle a donné son nom. On y fait un commerce de den- 
rées assez actif. 

El Kef est une ancienne cité romaine. Son aspect, au 
milieu de la verdure et des montagnes boisées, est im- 
posant. Elle apparaît ainsi comme le véritable nid des 
aigles et semble dominer la contrée par son importance 

et sa majesté. 

Au nord d'El Kef est le village de Nebeur, au milieu 
de beaux jardins et de nombreuses plantations d'oliviers. 

La population d'El Kef, de six à sept mille habitants, 
peut être évaluée à trente-quatre mille avec celle de la 
vallée de l'oued Mellègue. 11 se tient dans cette ville un 
marché très animé. C'est le plus considérable de la Frig- 
nia *, dont elle est en quelque sorte la capitale pour la 
région supérieure. 

El Kef sert de lieu de rendez-vous aux principaux chefs 
religieux des provinces de l'ouest. Elle passe pour la 
cité la plus fanatique de la régence, après Kairouan. 

Kairouan est bâtie à quelques centaines de mètres de 
Foued Marcuelil et de Foued Zéroud, au nord et non loin 
de la Sebkha Sidi-el-Hani, sur un monticule qui domine 
une immense plaine inculte, sablonneuse et aride. A 
voir les ruines dont elle est couverte ou entourée, débris 
de réservoirs, de murs, de monuments, de villages en- 



1. On désigne ainsi toute la partie de la Tunisie arrosée par la Med« 
jerda et l'oued Mellègue. 



148 LA. TUNISIE 

tiers; à voir même ses habitants, pèlerins, marabouts, 
derviches, tous à mine sépulcrale, surtout les femmes' 
avec leurs voiles impénétrables et leurs burnous noirs qui 
ressemblent à des linceuls, on dirait une cité morte. Et 
cependant Kairouan est une ville des plus vivantes, grâce 
à son commerce et à son industrie : commerce de dattes, 
de cuirs et de peaux ; industrie de châles, de burnous, c'e 
couvertures et de bonnets. C'est un centre manufacturier, 
un lieu de dépôt, voire de recel pour certaines tribus 
nomades, notamment pour les Zlass et les Hammama qui 
y apportent le fruit de leurs rapines. L'écoulement des 
marchandises se fait par Sfax, Sousse et Tunis. 

Point d'intersection de toutes les grandes routes qui 
coupent la Tunisie, soit du nord au sud, soit de Test à 
l'ouest, Kairouan est destinée à devenir avant longtemps 
le plus vaste entrepôt de la Tunisie méridionale. 

Pour achever de donner une idée de ce pays, disons 
deux mots de son climat. 

« La Numidic et la Maurusie, affirme Strabon, jouissent 
notoirement, elles et leurs alentours, du climat le plus 
tempéré , en môme temps qu'elles possèdent les plus 
belles eaux, les eaux les plus abondantes. » 

En effet, le climat tunisien est fort agréable, et, sur 
quelques points, particulièrement le long de la côte orien- 
tale, délicieux. C'est à Sousse, à Monastir et à Mehadia 
que « les Romains ne mouraient que de vieillesse ». A la 
Gouletlc, le thermomètre dépasse rarement, en été et à 
l'ombre, 2V Réaumur. A Tunis même, le climat abon- 
damment ventilé par les brises marines, est loin d'être 
malsain pour les Européens. Les seules journées fati- 
gantes dit M. Bertholon *, sont celles où souffle le sirocco, 

t. Rerwe de géographie, septembre 1882. 



CAUSES DES INVASIONS PASSÉES 149 

Les effets déprimants de ce vent sont trop connus pour 
que nous en parlions. L'hiver, la température est rare- 
ment froide. On n'est incommodé que les jours où le vent 
du nord, passant sur les cimes neigeuses du Zaghouan, 
vient à se faire sentir. 

Avec tous ces dons de la nature, la Tunisie ne pouvait 
qu'être l'objet de toutes les convoitises; sa fertilité, son 
commerce et sa position sur la Méditerranée expliquent 
suffisamment la série d'incursions dont ce pays a été le 
théâtre depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, 
et même de nos jours. 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE 



En effet, il y a deux ans à peîne, c'est encore les Fran- 
çais qui envahissaient la Tunisie, moins toutefois pour s'en 
emparer que pour empêcher les autres de s'y établir. 

Depuis 1684, époque oti cet État s'était rendu indépen- 
dant, la Porte avait maintes fois essayé de le ramener h 
sa soumission directe et de transformer le bey en simple 
pacha. 

Jusqu'en 1830, aucune nation européenne ne s'était 
inquiétée de ses projets. Mais, après la conquête de l'Al- 
gérie , la France , dans l'intérêt et pour la sécurité de sa 
nouvelle colonie, dut sérieusement s'en préoccuper: elle 
ne pouvait plus rester indifférente à la question de domi- 
nation politique dans un pays qui , ayant avec l'Algérie 
cinq cents kilomètres de frontière commune, était vrai- 
ment la clef de sa grande maison africaine; il ne pou- 
vait plus. lui être égal que la régence tombât entre les 
mains de la Turquie : au lieu d'un voisin faible et inté- 
ressé, comme le bey de Tunis, à vivre en bons rapports 
avec nous et à graviter autour de notre orbite, nous 



152 LA TUNISIE 

aurions eu sur notre frontière orientale l'empire ottoman 
lui-même avec ses prétentions persévérantes, non seule- 
ment sur Tripoli mais encore sur Alger. Dans cette situa- 
tion, le moindre incident, une inimitié de tribus errantes, 
une violation non préméditée de territoire, eût suffi pour 
amener les complications les plus graves et mettre le 
feu aux poudres. Un voisin comme la Porte, si faible 
qu'elle fût, eût été un danger, surtout par les démêlés 
européens qu'elle aurait pu au besoin susciter. Un voisin 
comme le bey ne pouvait jamais être bien redoutable, 
étant donné qu'il serait toujours facile, en cas d'écart, 
de le faire promptement rentrer dans le devoir. 

C'est ce que, dès le premier jour, avec une clair- 
voyance qui les honore, nos hommes d'Etat comprirent, 
en faisant du maintien au trône de la dynastie régnante, 
de l'établissement de la prépondérance française à Tunis 
et de l'exclusion de l'étranger les trois principes en 
quelque sorte invariables de notre politique en Tunisie. 

La monarchie de Juillet était tellement pénétrée de ces 
vérités qu'elle ne laissa jamais porter atteinte au statu 
quo et qu'elle s'opposa constamment aux vues ambitieuses 
de la Porte qui, sous un prétexte quelconque, tentait tou- 
jours de prendre pied à côté de nous , surtout depuis 
qu'elle avait reconquis la Tripolitaine. 

La Porte, en 1835, avait remis la main sur ce pays; 
cette reprise de possession était entrée dans le droit euro- 
péen, et, prenant goût à la chose, à chaque émotion popu- 
laire, à chaque conspiration de palais, à chaque rébellion 
des tribus dans la régence , la Porte, toujours aux aguets et 
toujours prête, mettait sa flotte en campagne et menaçait 
la Tunisie du sort de la Tripolitaine*. Quant à la France, 

1. Jules Ferry, Discours prononcé dans la séance du 5 novembre 1881. 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE 153 

elle opérait, avec la même régularité, un mouvement 
en sens inverse. M. Guizot, dans ses mémoires*, a résumé 
en quelques lignes la politique persistante du gouverne- 
ment de Juillet dans l'Afrique du nord : 

« Presque chaque année, dit-il, une escadre turque 
sortait de la merde Marmara pour aller faire sur la côte 
tunisienne une démonstration plus ou moins menaçante... 
Mais nous voulions le maintien du statu quo, et chaque 
fois qu'une escadre turque s'approchait ou menaçait 
d'approcher de Tunis, nos vaisseaux s'approchaient de 
cette côte avec ordre de protéger le bey contre toute en- 
treprise des Turcs. » 

La politique du second empire fut de tout point con- 
forme à celle du gouvernement de Juillet sur cette ques- 
tion déhcate. 

Voici, par exemple, une dépêche de M. Drouyn de 
Lhuys, adressée au mois de mai 1864 à M. de Moustier, 
alors ambassadeur à Constantinople. A ce moment, la 
régence était en feu; une insurrection formidable, sous 
les coups de laquelle la dynastie manqua de s'écrouler, 
y avait éclaté quelques mois auparavant, et la Porte, 
suivant son usage , avait laissé paraître des desseins d'in- 
tervention. Mais l'ambassadeur de France à Constanti- 
nople était allé au-devant du péril ; il avait interpellé 
Ali-Pacha, un des grands politiques ottomans de cette 
époque, et lui avait hautement déclaré qu'en raison des 
intérêts spéciaux résultant pour nous du voisinage de la 
Tunisie, la France ne permettrait jamais à la Porte ni 
à personne de mettre la main sur ce territoire. Et il 
avait clos cet entretien par ces mots aussi clairs que pit- 
toresques : « Il faut quelque chose entre la Porte et la 

i. Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. VI, chap. xxvii. 



154 LA TUNISIE 

France, et si la Tunisie n'existait pas, il faudrait Tin- 
venter. » 

Telle fut donc la doctrine du gouvernement impérial , 
en cela, nous l'avons dit, absolument identique à celle 
du gouvernement de Juillet. 

La politique du gouvernement de la république n'a été 
ni moins constante ni moins absolue, repoussant toute 
ingérence étrangère. 

En 1871 , après nos malheurs, la Porte crut le moment 
favorable pour réaliser ses desseins; elle déchaîna sur 
l'Algérie une insurrection formidable , à la faveur de la- 
quelle elle comptait mettre la main sur Tunis, mais elle 
n'en eut pas le temps : le soulèvement fut trop vite ré- 
primé. Elle dut ajourner ses espérances. La guerre 'de 
1877 avec la Russie, loin de les éteindre, ne fit que les 
rallumer. Le sultan, ayant perdu à cette époque une 
partie de ses provinces d'Europe et d'Asie, voulut cher- 
cher une compensation équivalente en Afrique > dans la 
possession de la régence. Pour arriver à son but, il fit 
appel à la plus redoutable des influences , pour ne pas 
dire des passions, à la passion religieuse. Héritier de 
Mahomet, successeur des califes, V ombre même de Dieu, 
il mit en œuvre le levier puissant de la religion pour sou- 
lever contre nous le monde islamique, pour embraser 
tout le nord de l'Afrique , du Sahara aux rives de la Mé- 
diterranée , des confins du Maroc aux bords du Nil. Son 
action se fit sentir à la fois sur les divers points de cette 
vaste étendue , au nord comme au sud , à l'est comme à 
l'ouest. Elle se révélait par des faits patents, certains, 
croissant tous les jours en gravité, aussi bien par le mas- 
sacre de Saida que par celui de la mission Flatters, aussi 
bien par le massacre réitéré des Pères Blancs que par 
les entreprises du califat à Conslanlinople, aussi bien par 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE lo5 

la profonde agitation qui régnait dans Tlslam que par les 
envois incessants de troupes turques en Tripolitaine et 
par les encouragements donnés à tous les réfugiés tuni- 
siens, qui venaient chercher un asile dans le pachalik. 
Ce réveil du fanatisme musulman était des plus redouta- 
bles, et les agissements du Grand Seigneur menaçaient 
d'étendre l'incendie jusqu'alors circonscrit dans la pro- 
vince d'Oran. Néanmoins le gouvernement de la répu- 
blique n'eût pas entrepris l'expédition tunisienne , s'il 
n'avait eu à combattre que les menées de la Porte. Mais 
un danger plus pressant venait d'ailleurs. 

Du côté de la Manche ? 

Non. L'Angleterre n'ayant en Tunisie aucun intérêt 
spécial n'avait aucune raison pour nous y supplanter. Et 
pour ce qui est des privilèges commerciaux de ses sujets, 
elle savait qu'ils seraient, en tous cas, respectés par le 
gouvernement de la République française. 

Mais une nation jeune, remuante, exigeante envers la 
fortune, qui jusqu'alors lui avait prodigué les plus hautes 
faveurs, voulait, en dépit du passé et des services reçus, 
établir en Tunisie sa prépondérance en face de la nôtre, 
porter la main sur notre suprématie traditionnelle, et, par 
l'organisation du protectorat économique de la régence, 
préparer la conquête future de ce pays. De grands souve- 
nirs, de grands noms et de grands rêves semblaient d'ail- 
leurs la pousser invinciblement sur cette côte tunisienne 
si riche, si illustre et si tentante, que ses ancêtres avaient 
glorifiée de leur sang et fécondée par leur travail. Cette 
nation, c'était l'Italie. 

Il n'y a pas, en effet, un seul coin de la Tunisie où 
Rome n'ait laissé les traces encore visibles de sa domina- 
tion, de sa puissance et de son génie, qui n'ait été foulé 
par ses légipns triomphantes, qui n'ait été remué par la 



156 LA TUNISIE 

pioche OU la pelle de ses soldais élevant des villes ou des 
forteresses, creusant des aqueducs, ouvrant des voies 
nouvelles, accomplissant en un mot tous ces travaux 
grandioses dont les restes nous frappent encore d'admi- 
ration. Oui, sans doute, par les souvenirs, la Tunisie 
est une terre italienne: là, près de l'ancien promon- 
toire d'Apollon ^ [promontorium Apollinis)^ c'est Utique*, 
où Caton se donna la mort de désespoir; à sa gauche^ 
entre le candidum promontorium ' et le pulchrum promon- 
torium^^ c'est Zarytus*, si renommée par son commerce 
de blé; à sa droite, c'est Carthage elle-même, jetée à bas 
par Scipion Émilien et relevée par Auguste ; ici c'est Tunis 
dont le rôle fut si considérable pendant les guerres pu- 
niques; à huit kilomètres de Tunis, entre l'El Bahyrah et 
la mer, c'est Adis S sur une hauteur, où Regulus battit les 
Carthaginois ; à huit kilomètres d'Adis, ce sont les Aquœ 
calidœ\ ou établissement d'eaux thermales, si fréquenté 
autrefois et même de nos jours ; presque à la pointe de 
la presqu'île, sous le promontorium Hermœum ou Mer- 
curii^y Aquilaria®, dont les grottes, délicieuse habitation 
des nymphes, où mille ruisseaux entretenaient la plus 
agréable fraîcheur, furent, d'après Virgile, visitées par 
Énée, lors de sa descente en Afrique, et plus tard, tout 
porte à le croire, par le poète lui-même"; au sud-est du 
même promontoire, c'est Clypea" (l'Aspis des Grecs), 
ainsi nommée de la colline sur laquelle elle était située, 
qui avait la forme d'un bouclier; sur le sinus neapolita- 
nus^\ tout à fait à l'entrée, c'est Neapolis", qui lui 



1. Capo Farina. — 2. Tout près de la modertie Porto Farina. — 3. Cap 
Blanc ou Ras-el-Abiad. — 4. Ras-el-Zebib que certaines cartes (V. p. 52) 
placent par erreur dans le golfe de Carthage. — 5. Bizerte. — 6. Rhadès. 

— 7. Hamman-Lif. — 8. Cap Bon. — 9. Louaréah. — 10. V. En.', liv. !•'. 

— 11. Kelibia. — 12. Golfe de Hammamet. — 13. Nabel. 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE 157 

donne son nom, et tout à fait au fond, c'est Hadrume- 
tum*, qui vit Annibal à son retour d'Italie et qui le reçut 
après Zama ; plus bas, toujours sur la côte, c'est Thapsus*, 
où César étoutta le parti pompéien; puis, dans la partie 
septentrionale de la petite Syrte ', c'est Cercina* qui, ser- 
vit de refuge à Marius ; dans l'intérieur, presque au fond 
de la Tunisie, c'est Capsa*, la célèbre forteresse de Ju- 
gurtha et en remontant vers le nord, au milieu de vastes 
champs d'alfa, c'est Zama", où s'écroula sous les coups 
de Scipion, avec un fracas épouvantable, la fortune d' An- 
nibal, disons mieux, la puissance de Carthage; enfin, en 
revenant vers la mer, c'est Thysdrus^ remarquable par 
son cirque, aux proportions gigantesques, laissant bien 
loin derrière ceux de Nîmes et de Pouzzoles , venant im- 
médiatement après celui du Cotisée, et bien plus haut, 
sur le penchant d'une des montagnes les plus élevées 
de la régence, au centre d'un frais vallon fertile et bien 
arrosé, où l'air est si pur et si salutaire, c'est Zeugita- 
nus', dont les eaux alimentaient les fameux aqueducs 
qui se prolongeaient de là jusqu'à Carthage, à travers 
la vallée de l'oued Miliana et de ses nombreux petits af- 
fluents. 

C'est au milieu de tous ces souvenirs, c'est sur les 
ruines des deux Carlhages, dans ce coin de l'Afrique si 
connu par ses ressources naturelles, que l'Italie voulait 
fonder une colonie nouvelle rappelant la gloire et les ri- 
chesses de Fancienne. Le rêve était beau. Avoir aussi son 



1. Sousse. — 2. Mehadia. — 3. Golfe de Gabès. — 4. Ile Kerkeni. — 
5. Gafsa. — 6. Zouarin. 

7. El Djem, village arabe du Sahel, de douze cents âmes environ, au 
centre d'un pays qui fut autrefois le grenier de Rome, et qui encore de nos 
jours est un des coins les plus fertiles de la Tunisie. 

8. Zagbouan. 



158 LA TUNISIE 

Algérie ! Qui Ten empêcherait ? Cette terre n'était-elle 
pas une terre perdue, qui lui avait appartenu et qui 
devait lui revenir? N'était-elle pas à ses portes? 

Strabon dit * « qu'un homme ayant la vue excellente 
pouvait, des bords de la Sicile, compter les vaisseaux qui 
sortaient du port de Carthage » . 

La distance n'est pas, en effet, très grande. De Pa- 
lerme à la Goulelte, il n'y a qu'un jour de mer, ce qui 
représente un trajet de trente à quarante lieues. Du cap 
Spartivento, en Sardaigne, et du promontoire de Lilybée, 
en Sicile, on peut apercevoir, par les temps clairs, Bi- 
zerte, avec ses murailles éblouissantes, le cap Blanc, dont 
la masse éclatante tombe dans la mer, et le cap Bon , le 
plus septentrional de l'Afrique , qui s'avance vers la Sicile 
comme pour lui donner la main. 

Oui, l'Italie est voisine, très voisine de la régence, 
mais la France algérienne en est plus voisine encore ; la 
Tunisie est le prolongement naturel de l'Algérie : géo- 
graphiquement parlant, le Tell tunisien est une dépen- 
dance du plateau de Constantine ; les eaux coulant de ce 
plateau, entre Soukaras et Tebessa , descendent par 
les vallées tunisiennes à la mer. D'un autre côté, l'Atlas 
tunisien continue l'Atlas algérien, de même que les pla- 
teaux de Tunis continuent celui de Constantine. 

En outre, la France n'est pas non plus sans avoir son 
passé dans la régence. Tunis fut le but de la dernière 
croisade; c'est au siège de cette place que saint Louis 
mourut de la peste, en 1270, et l'on voit encore, à quatre 
kilomèlres environ de la Gouletle, sur l'emplacement 
même de l'antique Byrsa, la chapelle élevée en 1841 au 
saint roi par ordre de Louis-Philippe. 

1. Liv. VI. 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE 159 

D'ailleurs, si rinfluence d'un pays sur un autre ne se 
mesure pas seulement au nombre des nationaux qui y 
résident, mais à Timportance des intérêts engagés, la 
France est sans rivale possible en Tunisie. 

C'est facile k établir. 

Nous avons, par T Algérie, cinq cents kilomètres de 
frontière commune avec la régence. 

Sur les cent vingt-cinq millions qui constituent sa dette, 
près de cent millions se trouvent entre des mains fran- 
çaises. 

Nous avons, depuis deux siècles, le privilège exclusif 
de la pêche du corail sur toute Tétcndue des côtes, de 
Tabarca aux confins de la Tripoli taine. 

Nous avons les postes et les télégraphes. 

Nos nationaux possèdent pour plus de cinquante mil- 
lions de piastres de propriétés. 

Le mouvement du commerce français à Tunis est de 
beaucoup supérieur à celui des autres nations. 

Nous avons deux cents kilomètres de voie ferrée déjà 
construits , traversant les plaines les plus fertiles , et les 
mettant en communication directe avec Tunis et T Al- 
gérie. 

Nous en avons autant de concédés, et les dernières con- 
cessions comportent rétablissement d'un port à Tunis, 
auquel aboutiront tous les chemins de fer construits ou à 
construire, et qui deviendra, par là même, le centre et 
l'entrepôt d'un commerce autrement considérable qu'il 
ne l'est aujourd'hui. 

Enfin la restauration de l'ancien aqueduc de Carthage, 
qui amène à Tunis l'eau du Zaghouan, a été accompHe 
par des capitaux , des entrepreneurs et sous la direction 
d'ingénieurs français. 

Et la création d'une banque de crédit, qui a considé- 



160 LA TUiXISlE 

rablement abaissé le taux de Tintérêt et qui facilitera le 
• développement de Tagriculture ^ du commerce et de Tin- 
dustrie, est encore une création française*. 

Eh bien, tous les sacrifices que la France s'est imposés 
depuis cinquante ans pour ce pays , afin de Télever au ni- 
veau de la civilisation, 

Les intérêts multiples et considérables de nos natio- 
naux qui y sont établis, 

Le vaste programme de grands travaux d'utilité pu- 
blique déjà accomplis ou à accomplir, 

La sécurité de nos frontières dont dépend dans l'avenir 
la conservation de notre colonie algérienne , 

Tout cela nous empêchait d'admettre la prépondérance 
d'une autre puissance, quelle qu'elle fût, sans excepter 
l'Italie. Et l'Italie voulait être prépondérante. 

Cependant, jusqu'aux premiers mois de 1880, rien n'é- 
tait venu troubler l'accord des intérêts français et des in- 
térêts italiens dans la régence; jusque-là, du côté de 
l'Italie , de ses agents et de ses nationaux , aucune pré- 
tention n'avait surgi qui pût porter ombrage à l'influence 
française ; le premier choc eut lieu à l'occasion du mono- 
pole des lignes télégraphiques dans la régence. 

Ce monopole avait été concédé à la France par les con- 
ventions du 24 octobre 1859 et du 19 avril 1861 , en re- 
tour des dépenses qu'elle avait faites pour organiser le 
réseau télégraphique en Tunisie. On l'avait toujours res- 
pecté. C'est au printemps de 1880 que l'Italie s'avisa d'y 
porter atteinte, en demandant la pose d'un câble sous- 
marin entre la Sicile et les côtes tunisiennes, avec em- 
ployés italiens et bureaux italiens à Tunis même. Le 



1. Adresse de la colonie française à M. Roustan, ministre plénipoten- 
liaire, chargé d*alfaires de la République française (14 mars 1880* 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE 161 

gouvernement français ne s'opposait pas à la pose du 
câble, mais il s'opposait, comme étant la violation for- 
melle de notre monopole , à l'établissement d'un bureau 
des télégraphes italien avec personnel italien. Au con- 
traire, c'est au bureau italien, plus qu'au câble, que te- 
nait le gouvernement italien. Etait-ce une rencontre for- 
tuite, un caprice consulaire, une suggestion de l'intérêt 
privé? Non; l'inspiration gouvernementale était mani- 
feste : c'était le premier acte d'une politique nouvelle. Il 
ne resta pas isolé. En effet, au même moment, avril 1880, 
survenait l'affaire de Bône-Guelma*. 

Qu'est-ce que cette affaire ? 

M. Jules Ferry nous l'apprend dans son discours du 
9 novembre 1881 , en réponse à celui de M. Clemenceau : 
«A deux pas de nos possessions africaines, dit-il, à la 
porte de l'Algérie, qui nous a coûté si cher à conquérir, 
voilà une ligne de chemin de fer qui s'établit, qui est con- 
cédée, allant de Tunis à la frontière algérienne. 

«Après 1871, quand l'influence française est à bas dans 
la régence, elle est concédée à une compagnie anglaise, 
cette ligne qui deviendra essentiellement, selon les mains 
dans lesquelles elle se trouvera, une ligne de pénétration 
dans nos possessions ou une ligne de défense. Le bonheur 
veut que la compagnie anglaise ne puisse pas faire face 
à ses engagements : elle abandonne la ligne, la conces- 
sion est périmée. Sous l'impulsion, à la prii^re du gou- 
verneur de l'Algérie , Thonorable général Cluuizy, qui a 
attaché son nom à celle affaire, qui y a consacré tout ce 
qu'il avait en lui d'énergie et de volonté, il se rencontre 
une petite compagnie d'intérêt local, formée au capital 
de douze millions, dans la province de Conslantlne, la 

i. Les Affaires de Tunisie, par Alfred Rambaud, p. 19o. 

11. 



162 LA TUNISIE 

compagnie de Bône-Guelma, qui consent à reprendre l'af- 
faire à son compte; par l'influence du gouvernement fran- 
çais, par son action directe, elle obtient la concession du 
gouvernement beylical. Ce fut là un coup de fortune pour 
la France ! » 

La construction du chemin de fer de Ghardimaou à 
Tunis ou de la Medjerda était d'un intérêt national si puis- 
sant que la Chambre de 1876-1877 vota en faveur de la 
compagnie concessionnaire de Bône-Guelma une garantie 
d'intérêt de 6 pour 100. Restait le tronçon de Tunis à la 
Goulelte destiné à faire suite au chemin de la Medjerda. 
Il était de notre intérêt de ne pas le laisser tomber dans 
des mains étrangères. La compagnie de Bône-Guelma 
l'acheta de la compagnie anglaise en déconfiture, mais 
grâce aux intrigues de M. Maccio, consul d'Italie à Tunis, 
le juge anglais refusa de ratifier le contrat, cependant en 
bonne et due forme : la loi donne , paraît-il , ce droit au 
juge anglais, comme protecteur et tuteur des compagnies 
par actions, company limited; la ligne ayant élé mise aux 
enchîTcs, la compagnie italienne Rubatlino l'emporta. 
« L'Italie se réjouissait de celle victoire, » dit quelque 
part un homme d'Etat italien, M. Peruzzi. En effet, le prix 
excessif payé par M. Rubattino, l'importance d'un sacri- 
fice pécuniaire hors de toute proportion, soit avec la 
valeur industrielle de cette petite ligne, soit avec les 
ressources personnelles de l'adjudicataire, révélaient suf- 
fisamment le patronage gouvernemental qui, bientôt après, 
se découvrait, sans plus de façons, par le vole d'une 
garantie de 6 pour 100 accordée par le Parlement ita- 
lien, sur l'initiative du gouvernement. 

« Le ministère français, qui n'eût voulu voir dans cette 
pointe hardie poussée dans nos affaires qu'un phénomène 
de hbre concurrence, eût élé accusé de sottise ou de 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE 163 

trahison. La distincUoo est facile à faire entre les entre- 
prises d'intérêt privé et celles qui se rattachent au do- 




M. Maccio, codsuI d'Italie i. Tunis. 



maine public ; entre les affaires particulières, qu'il faullais- 
ser, en Orient comme ailleurs, au libre débat, au libre 
effort des inlércssés, et les grandes entreprises d'utilité 



164 LA TUNISIE 

publique : les chemins de fer, les porfs, les lignes télé- 
graphiques, etc., dont TEfat ne se désintéresse en aucun 
pays, parce qu'elles sont partout, et en pays oriental 
plus qu'ailleurs, fonctions intégrantes de l'État. Disputer 
à la France une partie quelconque de la grande ligne 
stratégique qui relie Tunis h la frontière algérienne, 
émeltre la prétention d'établir dans la régence à côté de 
l'administration des lignes télégraphiques françaises une 
administration et un service télégraphiques italiens, c'était 
manifestement porter la main sur notre suprématie tradi- 
tionnelle, modifier à notre détriment le statu quo poli- 
tique, entrer de vive force en partage de ce haut 
protectorat économique , exercé depuis longtemps par la 
France sur les finances et sur la dette de la régence, sur 
ses voies ferrées, sur ses travaux publics : véritable dé- 
membrement de la souveraineté locale, que la puis- 
sance protectrice ne peut partager avec aucune autre, à 
moins qu'elle ne lui reconnaisse des intérêts et des droits 
égaux aux siens, comme avaient fait, avant l'expédition 
d'Egypte, la France et l'Angleterre, en organisant le 
protectorat économique du gouvernement égyptien *. » 

Je sais que cette égalité des intérêts et des droits était 
la thèse même de l'Italie dans la régence ; mais c'est une 
thèse que le gouvernement français, qui avait à répondre 
de la sécurité de l'Algérie, ne pouvait admettre sans 
trahison. Le gouvernement était alors présidé par iM. de 
Freycinet. « En présence de ces hardiesses italiennes, 
M. de Freycinet n'hésita ni sur la réalité du péril, ni sur 
la nécessité de la défense. Il fit face a l'assaut dès la pre- 
mière heure. Il fit savoir au gouvernement italien, avec 
autant de décision que de franchise, comment il enten- 

1. les Affaires de Tunisie, par Alfred Rambaud, p. 196. 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE IGo 

dail cl limitait le domaine réservé de Tinfluence française 
en Tunisie. En même temps, il prescrivait à son ambas- 
sadeur à Londres d'attirer Tatlention du gouvernement 
britannique sur les difficultés qui pouvaient naître des 
prétentions nouvelles de Fltalie *. » C'est l'objet de la dé- 
marche de M. Léon Say, rapportée dans la dépêche sui- 
vante de lord Granville, du 17 juin 1880 : 

Le comte Granville à lord Lyons, 

17 juin 1880. 
[BlueBookàQi^^i.) 

« Milord, le 9 de ce mois, l'ambassadeur de France 
m'a entretenu de la question tunisienne. Son Excellence 
m'a dit que les intérêts de la France en Afrique ne lui 
permettaient pas de rester indifférente à rien de ce qui 
pourrait affecter la condition de la régence. Suivant elle..., 
le gouvernement français verrait de mauvais œil les 
tentatives qui seraient faites par d'autres puissances pour 
établir dans ce pays leur prépondérance. » 

Il était impossible de prendre, en présence d'un conflit 
naissant, dont les conséquences pouvaient être si graves, 
une attitude plus digne, plus loyale et plus franche. 

Le gouvernement italien n'a jamais pu se faire la 
moindre illusion sur le sentiment que la France avait de 
son droit et sur sa résolution de le défendre. Pendant tout 
Télé de 1880, le gouvernement français répéta auprès 
du cabinet de Rome les démarches et les avertissemenis. 
Comme le disait excellemment l'amiral Jauréguiberry, 
ministre des affaires étrangères durant l'absence de 
M. de Freycinet, dans une dépêche du 1" septembre 1880 : 



I. Les Affaires de Tunisie, par Alfred Hambaud, p. 197. 



166 LA TUNISIE 

« Dans l'échange de vues auquel a donné lieu entre les 
gouvernements de France et d'Italie l'affaire tunisienne, 
nous n'avons cessé de déclarer avec la plus entière sin- 
cérité que nous ne sommes animés d'aucun sentiment 
hostile contre les entreprises privées des Italiens en Tuni- 
sie^ et que si nous sommes forcés de nous tenir ferme- 
ment sur la défensive en présence de tentatives suscepti- 
bles de modifier à notre détriment le statu quo politique 
dans la régence, il n'est jamais entré dans nos vues d'y 
combattre sur le terrain du commerce et de l'industrie 
des particuliers le développement normal des concur- 
rences étrangères*. » 

Tel était le programme de M. de Freycinet, tel fut 
celui de M. Barthélémy Saint-Hilaire. Le cabinet du 
23 septembre 1880, qui eut l'honneur de défendre ce 
programme et de le faire détinitivement prévaloir, ne 
s'en écarta pas un seul instant- Toute son activité fut pu- 
rement défensive. De concession d'affaires nouvelles, il 
n'en sollicita ni appuya aucune ; aucune entreprise privée 
italienne ne le trouva sur son chemin. Mais il ne lâcha 
pied ni sur le monopole télégraphique, ni sur les chemins 
de fer concédés. C'est là précisément que, dès le prin- 
temps de 1880, les Italiens avaient mis le siège. L'année 
s'était écoulée en marches et contre-marches, en travaux 
d'approche. Mais, dès les premiers jours de 1881, on don- 
nait l'assaut. Sans l'autorisation du gouvernement beylical 
et au mépris de ses injonctions formelles, la compagnie 
Rubattino établissait une ligne télégraphique sur son 
chemin de Tunis à la Goulette*. Bientôt après, elle por- 
tait ses poteaux télégraphiques en dehors de la gare de 



1. Livre Jaune, de 1881, n» 108. 

2. Id., n«M79, 180, 181, 182. 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE 167 

Tunis et jusqu'au canal de la Marine (22 mars 1881), sans 
que le gouvernement français pût opposer à une usurpa- 
tion aussi manifeste autre chose qu'une protestation im- 
puissante, tandis que le consul général d'Italie obtenait 
du Bardo l'ordre de suspendre les travaux de la ligne de 
Tunis h Sousse, dont la compagnie de Bône-Guelma était 
concessionnaire \ pour favoriser la résurrection fraudu- 
leuse d'une concession italienne depuis longtemps éteinte 
et périmée *, 

Dans le même temps, la polémique du Mostakely dont 
on ne saurait nier la filiation directe avec le consulat 
d'Italie, depuis la publication du dossier Bokhos, redou- 
blait de violence contre la France : des manifestations 
antifrançaises se préparaient, sous le prétexte de l'ar- 
rivée à Palerme de S. M. le roi d'Italie; le conflit poli- 
tique touchait à la note aiguë; ce n'était plus des inté- 
rêts particuliers, c'était la suprématie économique et 
politique, c'était l'autorité morale dans la régence qui 
faisait l'enjeu de cette partie, conduite avec tant de 
vigueur et, en définitive, avec tant de succès par les 
agents de l'Italie, approuvée évidemment par le cabinet 
de Rome, passionnément suivie et bruyamment encou- 
ragée par la presse italienne tout entière ^ Il n'était 
que temps d'aviser. C'est alors, pour couper court à des 
menées si nuisibles à nos intérêts et si dangereuses pour 
notre prestige, que le gouvernement de la république 
décida l'expédition tunisienne. 

Mais cette expédition a eu d'autres causes que les pro- 



1. o avril 1881, Livre Jaune, n°» 191, 19o, 190, 206, 209, 211, 213.— 
Notre consul général, M. Roustan, avait obtenu pour cette compagnie le 
monopole des chemins de fer de la régence. 

2. La concession accordée à Mancardi en 1872. 

3. Les Affaires de Tunisie, par Alfred Rambaud, p. 198 et 199. 



168 LA TUNISIE 

jets menaçants ou les vues ambitieuses de la Turquie et 
de ritalie. 

D'abord l'état même de la régence. « La régence était 
devenue le refuge naturel, quotidien de tous les fauteurs 
d'insurrection en Algérie ; la régence était l'entrepôt na- 
turel, quotidien d'immenses envois d'armes et de poudre 
qui allaient armer les bras des tribus rebelles dans nos 
possessions algériennes*. » 

Ce double danger est signalé dès 1871 dans la plupart 
des dépêches de nos chargés d'affaires à Tunis. 



CONTHEBxVNDE DES ARMES ET DE LA POUDRE. 

Le vicomte de Botmiliau^ chargé (ïaffaires de France à 
Tunis y à M. Jules Favre^ ministre des affaires étran- 
gères. 

Tunis, 11 mai 1871. 

« J'ai eu plusieurs fois occasion de signaler au dépar- 
tement l'importance que tend à prendre la contrebande 
de la poudre dans la régence, dès que la tranquillité in- 
térieure de l'Algérie est monurée. Elle a, comme nous 
devions nous y attendre, redoublé d'activité dans ces der- 
niers temps... 

(( La poudre est importée de Malfe, sous pavillon étran- 
ger, débarquée de nuit et transportée immédiatement 
chez des receleurs... » 



1 . Discours prononcé par M. Jules Ferry dans la séance du 5 novem- 
bre 1881. 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE ICO 



Dépêche de M. de Vallat au duc de Droglie 

du S9 octobre 1873. 

Tunis, octobre 1873. 

« Quelques Algériens qui se disent marchands se joi- 
gnent toujours aux indigènes originaires de TOued-Souf 
qui parlent chaque année de Tunis pour aller faire la 
récolte des dattes dans le Saliara algérien. 

« Ces marchands, ou soi-disant tels, sont pour la plu- 
part des Kabyles algériens taisant partie du corps de mi- 
lice tunisienne dit des Zouaouas ; bien qu'ils achètent en 
Algérie quelques étoffes qu^ils apportent avec eux à leur 
retour en Tunisie , ce ne sont en réalité que des contre- 
bandiers qui se rendent en Algérie pour y faciliter Tin- 
troduction et la vente de la poudre et des armes. 

« Voici de quelle manière ils procèdent : à leur entrée 
sur le territoire algérien, avec la caravane tunisienne du 
Djerid, ces individus, qui ont déjà connaissance de Texis- 
tence sur un point déterminé d'un dépôt de poudre cachée 
dans les sables, se mettent en communication avec les gens 
de leur tribu qui les attendaient. Us reçoivent de ceux-ci 
un acompte sur la valeur de la poudre qu'ils doivent leur 
livrer et ils les conduisent alors au lieu où elle est cachée; 
après la livraison, ils reçoivent le solde du prix de vente. 

« Ils emploient une partie de Targent qu'ils ont reçu 
en payement de la poudre qu'ils ont livrée, à acheler des 
étoffes et d'autres produits de l'Algérie, avec lesquels ils 
rentrent dans la régence, passant ainsi pour de paisibles 
marchands. Il en est qui font plus d'une fois dans une 
année ce genre d'opération. 

« La traite des armes se fait de la môme manière et 



170 LA TUNISIE 

par des indigènes de la même classe. Toutefois les armes 
sont introduites en Algérie par un point de notre fron- 
tière plus au nord. Ces armes proviennent généralement 
de Tunis où leur vente n'est soumise à aucun contrôle et 
n'est assujettie au payement d'aucune taxQ. En ce moment, 
les magasins de la ville regorgent d'armes dont la ma- 
jeure partie sont d'origine belge. Les Arabes en achètent 
depuis quelque temps en quantités considérables et les 
emportent dans l'intérieur, d'où elles peuvent facilement 
pénétrer en Algérie. 

« 11 en a existé, dans des carrières peu éloignées de 
Constantine, un dépôt où les Arabes allaient s'approvi- 
sionner lors de la dernière insurrection (1871). 

« La contrebande en grand de la poudre se fait actuel- 
lement par la frontière sud-est de la Tunisie. 

« Des speronares maltaises, chargées de poudre de 
fabrique anglaise et provenant de Malte, abordent à l'île 
de Gcrbi ou sur un autre point du golfe de Gabès, entre 
la ville de ce nom et Gerbi ou Djerba. Là, des spécula- 
teurs, soit maltais, soit italiens, traitent avec les capi- 
taines de l'achat de leur cargaison. Les autorités tuni- 
siennes , quand elles ne sont pas de connivence avec ces 
spéculateurs, les laissent faire avec la plus grande indif- 
férence. Cependant, et pour sauver les apparences, le 
débarquement a lieu la nuit. La poudre est contenue dans 
de petits barils confectionnés à Malte ou en Angleterre. 
Ces barils sont emmagasinés à terre et vendus h des 
Arabes qui les expédient en Algérie : les fraudeurs s'en- 
tendent avec les tribus tunisiennes par le territoire des- 
quelles ils transitent et dont ils achètent la protection à 
prix d'argent. La marche de Gabès ou de Gerbi au lieu 
de destination dure de trois à quatre jours, dans un pays 
sablonneux. Les fraudeurs pénètrent en Algérie par un 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE 171 

pays aride, également sablonneux et favorable à la mar- 
che des chameaux , situé non loin de Toasis de l'Oued- 
Souf. 

« Arrivés en terre algérienne, ils enfouissent leur baril 
dans le sable en attendant les acheteurs, et ils maraudent 
généralement jusqu'à ce qu'ils aient tout vendu. De là, 
la poudre est répandue dans la province de Conslantine 
et même dans celles d'Alger et d'Oran. 

« Pour donner une idée de la quantité de poudre qui est 
importée de la Tunisie en Algérie par celte voie, on 
mentionne ici ce fait que, l'an dernier, un convoi ne 
s'étant pas entendu avec les Arabes et ayant été pillé par 
ceux-ci, le pays en fut inondé. C'est de cette même 
poudre anglaise, introduite comme il vient d'être dit, 
qu'ont fait usage les tribus de TOued-Souf dans leur der- 
nier mouvement insurrectionnel. » 

Les mêmes faits sont dénoncés dans une autre dépêche 
de M. de Vallat au général Chanzy, gouverneur général 
de l'Algérie : 

Tunis, le 19 décembre 1873. 

« M. le gouverneur général, je suis informé qu'u» 
convoi d'armes a pu pénétrer, il y a deux semaines en- 
viron, dans la province de Conslantine, par un point de 
la frontière dans le cercle de Tébessa. 

« J'aime à espérer que les confidences que j'ai reçues 
à ce sujet exagèrent le nombre de ces armes, car on ne 
le porte pas à moins de 10,000 batteries, pour me servir 
.de Texpression arabe. Elles consisteraient en fusils et en 
pistolets, partie de fabrication française et partie de 
fabrication belge. 

« La caravane qui en a effectué le transport est partie 
de Tunis pour Kairouan, faisant par conséquent fausse 



172 LA TUNISIE 

roule, et comme si elle était à destination du sud-est de 
la régence et de la Tripolitaine au lieu de l'être en réalité 
pour l'Algérie. De Kairouan elle s'est dirigée sur Tébessa 
en coupant la régence en travers. 

« Je ne m'explique pas comment cette caravane, qui 

m 

devait être assez nombreuse, a pu pénétrer sur notre 
territoire sans que nos autorités sur la frontière en aient 
eu connaissance. Mais ce qui est plus grave, c'est que, 
d'après ce qui est rapporté , les armes, dont il s'agit ont 
été déposées à quelques kilomètres de Constantine , dans 
des carrières situées dans une localité qu'on me désigne 
sous le nom du Croup ou des Croups ; elles y auraient 
séjourné pendant trois nuits, et c'est là que les Arabes, 
de connivence avec les importateurs, seraient venus les 
prendre pour les distribuer dans le pays... » 

Loin de diminuer, cette contrebande prenait des pro- 
portions de plus en plus inquiétantes. Cette recrudes- 
cence dans l'importation et la vente d'armes de guerre 
est signalée par M. de Billing, dans une dépêche du 
22 septembre 1874: 

«Je constate, dit-il, que, par Marseille même, il nous 
•arrive ici dos cargaisons entières de pistolets de guerre, 
expédiées par la maison Nunez ; qu'à Tunis tout un quar- 
tier de la ville est adonné au commerce le plus actif 
d'armes destinées aux Arabes qui y affluent depuis 
quelque temps. De Tunis partent de grandes caravanes, 
chargées d'armes pour les populations de l'intérieur, et 
il n'est pas douteux aujourd'hui qu'un nombre considé- 
rable ne sVn introduise en fraude dans notre colonie. 
Quant à la poudre, j'ai eu déjà l'occasion d'en entretenir 
le département à maintes reprises... » 

Voilà pour la contrebande des armes et de la poudre, 
pratiquée par tous les Algériens hostiles à la France, au 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE 173 

vn et au su du gouvernement tunisien, inerte, impuissant 
ou complice. 

Mais, en outre, la Tunisie était, comme nous Tavons 
dit, le refuge naturel, quotidien de tous les fauteurs d'in- 
surrection. Kablouti, le chef de l'insurrection de Souka- 
ras, y avait été accueilli à bras ouverts, comme il résulte 
de la dépêche suivante : 

Le vicomte de Dotmiliau à M. de liémi/sat. 

Tunis, octobre 1871. 

« Le chef de l'insurrection de Soukaras, forcé d'éva- 
cuer le territoire algérien, oii il a pillé et incendié nos 
villages, s'est remis entre les mains du gouverneur du 
Kef, Si Réchid, qui l'a l'ait partir pour Tunis. Il y est 
arrivé le 29 septembre, et le lendemain il a été reçu par 
le bey au Bardo. Un certain nombre de spahis (on dit de 
cinquante à soixante), bien armés et bien montés, l'ac- 
compagnaient. Le bey lui aurait promis qu'il serait en sû- 
reté en Tunisie et qu'il l'attacherait à son service. 

« Kablouti m'est représenté comme un homme dan- 
gereux, capable de prendre un grand ascendant sur les 
populations arabes. Il importe de le mettre iiors d'état 
de nous nuire de nouveau. Le bey m'avait déjà promis 
de l'interner h Tunis, avec défense d'en jamais sortir. 
Cette défense serait évidemment illusoire. Qf/c drs troK- 
blés éclatent encore en Algérie, rioi n empêchera Kablouti 
iy rentrer y et la police du he;/ elle-mcnv' serait probable- 
ment la première à lui en faciliter les mofjem. 

« J'ai vu le bey ce matin et je me suis plaint vivement 
à lui de l'accueil qu'il a cru devoir faire à Kablouti. 
« Cet homme, ai-jc dit à Son Altesse, est un rebelle qui, 



174 LA TUNISIE 

« après avoir prêté serment de fidélité à la France, a 
« pris les armes contre elle quand elle a été malheu- 
rt reuse, alors que son devoir, au contraire, était de 
« combattre pour elle, comme Font fait tant d'autres 
« Algériens. Pour nous, il n'est pas un ennemi, c'est un 
« criminel, justiciable de nos tribunaux. Je ne vous de- 
ce mande pas cependant de me le livrer, car je suis sans 
« instructions, mais je demande que les armes et les che- 
« vaux de sa bande me soient remis. Ils nous appartien- 
« nent. Je demande en même temps que ses hommes 
« ne puissent pas sortir de Tunis. Votre Altesse n'ou- 
« bliera pas d'ailleurs que c'est à la tête de tribus tuni- 
« siennes, soulevées par lui, que Kablouti a franchi notre 
« frontière. Quand notre territoire a été violé, il l'a été 
« par les Arabes tunisiens. Nous serions en droit d'en 
« demander compte au gouvernement dont ils relèvent. » 

<( Le bey a cherché à se disculper de l'accueil fait par 
lui à Kablouti, en prétendant ne l'avoir reçu que pour 
lui adresser des conseils de prudence. Il ignorait, a-t-il 
ajouté, qu'il aurait dû être désarmé ; il se rend toutefois 
à ma demande et va donner ordre de me faire remettre 
les armes et les chevaux de Kablouti et de ses spahis. Ce 
n'est cependant qu'avec une hésitation visible qu'il m'a 
fait cette promesse et m'a autorisé à en informer le gou- 
verneur général de l'Algérie. Je ne sais jusqu'à quel point 
elle sera bien religieusement observée. » 

L'histoire de Kablouti est celle de tous les chefs insur- 
gés auxquels la Tunisie a servi de refuge. Comme l'agha 
de Tuggurt, Ali-ben-Nasseur , il fut accueilli à bras ou- 
verts, puis, sur les vives instances de M. de Botmiliau, 
expulsé par le gouvernement beylical (octobre 1871) qui 
le fît partir pour la Mecque. Mais cet exil dura peu. Ka- 
blouti rentre bientôt en Tunisie (juillet 1872), et cette 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE 175 

fois il est embarqué pour Alexandrie. En 1874, Khérédine 
l'autorise à quitter l'Egypte, à la condition d'être interné 
dans la presqu'île de Soliman , ce qui ne l'cmpêclie pas, 
selon M. de Billing (dépêche du 22 septembre 1874), de 
continuer ses menées hostiles avec le concours des chefs 
des ordres religieux qui se rendent de la Mecque en Al- 
gérie, et ne manquent pas de le visit'er au passage. Il est 
d'ailleurs si mal surveillé qu'on le trouve, quelques mois 
plus tard, dans le voisinage de notre frontière algérienne. 
Sur la plainte portée par le général Chanzy, M. Roustan 
obtient du général Khérédine l'expulsion de Kablouti et 
d'Ali-ben-Nasseur ; on les embarque pour Malte (juin 1875), 
mais Kablouti reparaît, en 1878, dans le voisinage de la 
frontière sud de la Tunisie : il va dans la Cyrénaïque, au 
Djebel-Akhdar, un nid de fanatiques et de mécontents. 
De là il rentre clandestinement en Tunisie, gagne les en- 
virons de Teboursouk (1880), d'où il s'enfuit chez les 
Zlass, qui l'accueillent et le prennent sous leur protec- 
tion. C'est là qu'au mois do septembre 1880, Kablouti 
est découvert dans une caverne où il se tenait caché 
depuis vingt-deux mois, arrêté et conduit à Tunis. Cette 
fois, le bey consent à ce que l'ancien caïd soit mis aux 
fers et détenu à perpétuité dans le fort de la Goulette, 
sous la surveillance du consulat général de France. 

Kablouti, comblé de faveurs par le gouvernement fran- 
çais, n'avait pas seulement été avec l'agha de Tuggurt un 
des principaux chefs de rinsurrection do 1871, il y avait 
marqué par d'épouvantables atrocités : il avait fuit brûler 
vifs des femmes et des enfants sur des chaises goudron- 
nées ^ . 

Si telle était la faiblesse du gouvernement beylical en- 

1. Les Affaires de Tunisie, par Alfred Rambaud, p, 159 et 160. 



170 LA TUNISIE 

• 

vers les chefs de Tinsurrcction, quelle ne devait pas être 
son indulgence pour le gros des insurgés, réfugiés sur 
son territoire ? En voici un exemple : 

Le vicomte de Dotmiliau à M. de liémusat. 

10 décembre 1871, 

« Vous m'invitez à faire connaître au gouvernement du 
bey qu'un grand nombre d'insurgés de la province de 
Constant ine, refoulés vers le sud, cherchent à atteindre 
la frontière, afin qu'il se mette en mesure de les désar- 
mer à leur entrée sur son territoire. M. le général de 
Lacroix m'avait déjà télégraphié qu'une fraction des 
Oulad-Khelifas avait pénétré en Tunisie. J'en avais aus- 
sitôt informé le Khaznadar, qui m'avait promis de les 
obliger à rentrer en Algérie. Le Khaznadar, après avoir 
prétendu d'abord n'avoir aucune connaissance du fait que 
je lui dénonçais, a dû, peu de jours après, m'avouer que 
les Oulad-Khelifas étaient déjà au Sers, près des Drids. 
Ces indigènes n'ont pas été désarmés comme ils auraient 
dû l'être... 

<( J'ai témoigné au bey mon regret de l'accueil fait dans 
son pays à ceux qui se sont soulevés, qui se sont battus 
contre nous. « Ce n'est pas là, lui ai-je dit, un procédé de 
« bon voisinage, et dans ce moment surtout, quand nous 
« avons tant de motifs de plainte, il aurait dû être évité; » 

« Le bey ne m'a répondu que par de vains mots et la 
promesse d'envoyer auprès des Oulad-Khelifas urte per- 
sonne chargée de les inviter à rentrer en Algérie. Il m'a 
répété ce que son ministre avait déjà dit à M. Fleurât, 
que, jusqu'à présent, il n'avait jamais été mis aucun obs- 
tacle aux migrations des tribus d'un pays à l'autre. Je 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE 177 

lui ai fait observer qu'il y avait une différence radicale 
entre laisser, en temps de paix, des tribus algériennes pas- 
ser la frontière, s'établir sur le territoire tunisien, et re- 
cevoir, sur ce même territoire, après une révolte san- 
glante, les hommes qui se sont battus contre nous et 
qu'on n'a pas même, cette fois encore, désarmés. » 

Mais , non seulement la Tunisie était le refuge des in- 
surgés, un foyer de contrebande de poudre et d'armes de 
guerre, c'était aussi un repaire de brigands et de malfai- 
teurs. En plein dix-neuvième siècle, en 1878, la régence 
était encore, sur sa côte du nord, dans un état de bar- 
barie qui rappelait celui des anciens États barbaresques , 
au siècle dernier, ou au • commencement de ce siècle, 
avant la prise d'Alger; en plein jour, sous les yeux des 
autorités musulmanes et beylicales, en présence de nos 
consuls impuissants, on y pillait un navire, VAuvergne^ 
capitaine Isnard, venant de Cette à destination de Bône 
et jeté par la tempête sur ces côtes inhospitalières. 

Et voici, d'après le vice-consul de France à la Goulette, 
M. J. Cubisol, le bel état dans lequel on le laissait : 

« Ce matin, vers huit heures, dit-il dans son rapport, 
je suis monté avec l'officier de marine , Bartolomeo Gui- 
gliani, à bord de V Auvergne, qui offrait un aspect des 
plus tristes : les chambres, postes d'équipages, roufles, 
entreponts, cuisine, tout avait été non seulement saccagé, 
mais la boiserie de tous ces endroits avait été détruite à 
coups de hache et emportée. On ne voyait plus sur ce 
beau navire que ses quatre mâts déjà presque dégarnis 
de cordages. Aucune voile, aucun câble, ni haussière, ni 
grelin... Le nombre des pillards dépassait peut-être deux 
cents, en grande partie armés... D'après les renseigne- 

1. Jules Ferry, Discours prononcé dans la séance du 5 novembre 1881, 

12 



178 LA TUNISIE 

mcnts donnés par de nombreux habitants de la localité, 
plusieurs cheiks étaient venus avec leur fraction de tribu, 
pour veiller qu'on ne leur fraudât rien de la part qui leur 
revenait. » 

Quant aux naufragés, débottés et mis à nu, ils étaient 
obligés de gagner la Calle dans ce costume primitif. 

Deux ans après, Taflaire du brick-goélette le Santoni 
venait se greffer sur celle de r Auvergne. 

Le Santoni y commandé par le capitaine Rafffaelli et 
sept hommes d'équipage, tous d'origine corse, était parti 
d'Agde pour Santorin, le 23 avril 1880. Le navire portait 
un chargement* de futailles vides. Dans la nuit du 27 au 
28, il était à la hauteur de la Goulette, par le travers des 
rochers des Deux-Frères. Le vent avait soufflé toute la 
nuit avec violence, puis il s'était calmé, mais la mer était 
restée grosse et avait drossé le navire à l'embouchure de 
la Medjcrda. Là, le Santoni avait touché sur des ro- 
chers. 

L'équipage mit alors ses embarcations à la mer et put 
gagner la côte où il passa le reste de la nuit, abrité der- 
rière un monticule. 

Au jour, rassemblement d'indigènes à la vue des nau- 
fragés. On les entoura, en poussant de grands cris. On 
leur demanda s'ils étaient Français, assez significativement 
pour leur faire entendre que dans ce cas ils seraient mas- 
sacrés. 

L'idiome corse rendant la langue italienne facile à nos 
marins, Raffaelli déclara qu*il était Italien, ainsi que ses 
hommes. 

Celte déclaration fut accueillie avec une méfiance ex- 
trême et une incrédulité manifeste. 

Toutefois le capitaine ne cessant de demander à être 
conduit devant une autorité consulaire italienne, on finit 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE 179 

par accepter sa proposition. Le lendemain il fut mené 
à Mateur. 

En route on ne cessa de lui prodiguer des menaces et, 
lors de l'arrivée à Mateur, l'exaspération devint si grande, 
que, sans un Anglais et un Italien habitant la ville, 
Raffaelli eût été mis à mort sur-le-champ. 

On le fit entrer dans une chambre où il fut interrogé 
par les deux Européens. L'Italien dit qu'à en juger par 
l'accent le capitaine n'était pas son compatriote; 

Raffaelli se récria en disant que, si son accent n'était 
pas resté pur, cela tenait à ses voyages et à de longs séjours 
à l'étranger. Il nomma la rue de Livourne où il était né. 

L'Anglais ayant proposé de faire écrire au capitaine 
une lettre en italien, celui-ci l'écrivit, et dès lors on ne 
douta plus qu'il n'eût dit la vérité. 

Les dispositions de la foule changèrent aussitôt. On 
entoura le pseudo-Italien de toutes sortes de soins. 

Le lendemain, des ordres du gouvernement tunisien 
étant arrivés, on conduisit le capitaine Raffaelli à Tunis. 

Là , par mesure de prudence , il se rendit au consulat 
général d'Italie pour renouveler ses précédentes affir- 
mations. 

Dans la journée, après avoir pris connaissance de la 
situation, après s'être assuré que les Français n'avaient 
rien à craindre à Tunis, le capitaine Raffaelli se présenta 
au consulat de France pour y raconter tout ce qui s'était 
passé. 

Les deux affaires de V Auvergne et du Santoni ayant 
eu un retentissement européen sont connues de tout le 
monde, mais combien d'autres de moindre importance 
comme meurtres, vols, incendies, violations de frontières, 
sont passées inaperçues ! 

Les violations de frontières, de notre frontière frân- 



480. LA TUNISIE 

çaise d'Algérie, se comptaient par milliers, et il s'agis- 
sait non pas de brigandages individuels, — ce qui est 
inévitable en pays arabe, — mais d'incursions faites par 
des bandes armées, de véritables attaques militaires, de 
véritables combats *. 

Il faut lire ce qu'écrivait à la date du 4 mars 1881 , 
M. le chef de bataillon Vivensang, commandant supérieur 
du sercle de Soukaras, un vieil Africain, connaissant 
à fond les affaires de la frontière : « La frontière s'ouvrait 
plus que jamais devant des malfaiteurs. Les bandes armées 
renouvelaient, sur une échelle depuis longtemps incon- 
nue, leurs violations de territoire, et ajoutaient à leur 
actif, en quelques mois et avec une audace inouïe, des 
centaines de vols * et plusieurs meurtres; enfin deux 
individus des Oulad-Ali brûlaient les forêts dans le cercle 
de la Galle , et la tribu entière des Ouchtetas , mettant à 
exécution des menaces faites au printemps dernier, pro- 
menait la torche incendiaire sur toute la limite des Oulad- 
Diah, du cercle de Soukaras, et commettait dans nos 
richesses forestières des dégâts considérables '. 

« Ces Ouchtetas, en vrais sauvages, renouvelaient durant 
huit jours leur action criminelle et osaient encore, du 
haut des sommets, insulter nos milliers de travailleurs, w 

En temps ordinaire, on aurait pu, par égard pour le 
bey, fermer les yeux sur bien des méfaits; en temps ordi- 
naire, on aurait pu, vis-à-vis d'un gouvernement ami, bien- 
veillant, fidèle allié, passer l'éponge sur la plupart de ces 



1. Jules Ferry, Discours prononcé dans la séance du 5 novembre 1881. 

2. Ces vols portaient sur : 1,670 bœufs, 14 chevaux, 39 juments, 22 mu- 
lets, 8 ânes, 2,300 francs de rançons ou de valeur d'objets enlevés. {Rap^ 
port du commandant Vivensang,) 

3. Les dégâts commis à nos forôts, soit dans le cercle de la Calle, soit 
dans le cercle de Soukaras, s*élcvaient à 286,384 francs. [Même rapport.) 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE 181 

actes délictueux'. On ne le pouvait plus sans péril vis-à- 
vis d'un gouvernement plein de mauvais vouloir et qui 
répondait à nos demandes d'indemnité ou de réparation 
par des fins de non-recevoir , en s'efTorçant d'atténuer et 
même de nier nos griefs, en prétendant que les coupables 
n'étaient pas des Tunisiens, mais des Algériens. 
Et non content de nous éconduire, le gouvernement 




de la régence émettait « la prétention de déplacer violem 
ment la frontière à nos dépens, et de la reculer bien 
avant sur notre frontière, non seulement en face de 
Soukaras, mais jusqu'à la hauteur de Tébessa'. » 



I. Jules Ferry, Discours prononcé dans la séance du 9 novembre 1881 

a. Dépêches de H. Rouslan, chargé d'affaires de France à Tunis, 3 et 

4 an-il 1881 ; dépêche de M, Roy, agent consulaire de France au Kef, 



182 LA TUNISIE 

Bien plus, prenant sans doute notre longanimité, notre 
générosité pour de la faiblesse, il déclarait la guerre à 
toutes nos entreprises en Tunisie. Nous avons déjà vu de 
quelle façon il avait traité nos intérêts dans les affaires 
les plus grosses, dans les questions du chemin de fer de 
la Goulette à Tunis; du câble sous-marin qu'on voulait 
rendre indépendant de nos lignes télégraphiques en bra- 
vant tous nos droits ; du chemin de Sousse, dont on en- 
travait, comme à plaisir, l'exécution régulière *. Mais nous 
n'avons pas encore parlé de l'affaire de l'Enfida. 

On sait que l'Enfida est un immense domaine, plus 
étendu que certains de nos départements, placé dans le 
quadrilatère formé par les territoires de Hammamet, 
Zaghouan, Sousse et Kairouan. 

Lorsque le général Khérédine obtint de la Porte, en. 
faveur du bey de Tunis, la confirmation du droit de suc- 
cession pour les membres de la famille régnante, son 
souverain , en récompense du service rendu , lui donna la 
propriété du domaine de l'Enfida. 

Le général Khérédine préférant de beaux deniers comp- 
tants aux revenus plus ou moins hypothétiques de cette 
propriété, la vendit à une Société marseillaise, par ac- 
tions, au capital de 60 millions. 

En apprenant cela, le bey fit tout sous main pour 
ravir à la compagnie française le domaine de l'Enfida. 

D'abord il fit faire des offres par un groupe de capita- 
listes tunisiens, mais le général Khérédine les repoussa, 
en disant : « Vous êtes venus trop tard ; j'ai fait tout ce 
que j'ai pu pour laisser ce domaine entre des mains tuni- 



3 avril 1881 ; dépêche de M. Albert Grévy, gouverneur général de TAlgcrie, 

4 avril 1881. 

1. Circulaire du minisire des affaires étrangères, en date du 9 mai. 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE 183 

siennes, mais à présent j'ai vendu à la Société marseil- 
laise , qui m'a déjà payé la plus grande partie du prix , et 
je veux rester fidèle à ma parole. » 

Ce moyen n'ayant pas réussi , il fit faire des proposi- 
tions à la compagnie elle-même, et par qui? par la Porte. 
Le gouvernement ottoman, représenté par Saïd-Paclia, 
offrait à la Société un bénéfice de 500,000 francs. Par 
patriotisme, la Société refusa. 

C'est alors que le bey suscita un juif, nommé Lévy, 
protégé de l'Angleterre; mais, autre malheur pour le 
bey, le gouvernement anglais, ayant reconnu le mal 
fondé de la demande de son client, ne voulut pas Tap- 
puyer, et les tribunaux tunisiens, saisis du litige, tranchè- 
rent le différend en faveur du bon droit, en faveur de la 
Société marseillaise. 

Telle avait été la résistance du bey dans l'affaire de 
l'Enfida et dans tant d'autres, « où la justice, avec l'esprit 
de conciliation et même de condescendance, n'avait jamais 
cessé d'être de notre côté*. » 

« 

Eh bien, cette opposition plus ou moins déguisée, plus 
ou moins justifiée, faite à nos entreprises, toutes les tra- 
casseries suscitées à nos nationaux, tous ces empiétements 
sur leurs droits, tous ces dénis de justice étaient autant 
de symptômes qui indiquaient que nous n'étions plus tenus 
pour rien dans la régence, et qu'on se préparait à donner 
à d'autres la place qui nous appartenait et nous revenait 
de droit. 

Dans son éloquent discours du 6 novembre 1881, plu- 
sieurs fois cité, M. Jules Ferry nous fait pour ainsi dire 
assister à l'effondrement de rinfluence française à Tunis 
dans les derniers mois de i 880 ou les premiers mois de i 88 1 : 

i. Circulaire du ministre des affaires étrangères, en date du 9 mai. 



184 LA TUNISIE 

« Oui, disait-il, pour des causes sur lesquelles je ne 
veux pas insister, — car là une grande réserve m'est 
commandée , — mais dont Teffet est certain , visible, il est 
manisfeste qu'à Tépoque qui a précédé immédiatement 
Texpédition de Tunisie et qui Ta rendue nécessaire, le 
gouvernement du bey, — je ne sais pourquoi, ou plutôt 
je sais trop pourquoi, — s'était absolument insurgé contre 
cette influence française, que même au temps de nos 
malheurs il avait encore respectée. Ce n'est plus la France 
qui est prépondérante à Tunis : la diplomatie française 
est à cette époque obligée de reconnaître qu'à Tunis, au 
Bardo, on oppose à son esprit de conciliation, à sa patience 
vraiment admirable, à tous ses efforts pour la défense des 
intérêts dont elle a le dépôt, à tout ce qu'elle demande 
de juste, d'équitable, d'avantageux pour la régence elle- 
même, une humeur de plus en plus hautaine, de plus en 
plus revêche, de plus en plus hostile. » 

En présence du changement survenu dans l'esprit, dans 
l'attitude et même dans le langage du bey, devant un 
parti pris aussi tenace de laisser sans réparations nos 
griefs les plus légitimes, la voie diplomatique dont on 
avait essayé jusqu'alors pour obtenir justice devenait 
inutile ou n'était plus suffisante ; il fallut recourir à 
d'autres moyens que la discussion loyale et la persua- 
sion, à l'emploi de la force. 

Les causes de l'expédition tunisienne, les voilà. 

Les origines, les voilà. 

Ce n'est ni Gambetta, ni M. Roustan, comme on le croit 
communément, qui ont inventé la question tunisienne, 
encore moins M, Barthélémy Sain -Hilaire. La question 
tunisienne est aussi vieille que la question algérienne , 
elle en est contemporaine ; elle est née de notre conquête 
elle-même, le même jour, à la même heure, logiquement, 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE 185 

nécessairement, par la force des choses; et depuis elle 
est allée se grossissant de toutes les difficultés, de toutes 
les querelles, de tous les dissentiments, de tous les inci- 
dents survenus, si bien que, depuis longtemps déjà, l'expé- 
dition de Tunisie apparaissait à Thorizon de la politique 
et de la diplomatie et était entrevue par tous les esprits 
clairvoyants comme une extrémité fâcheuse , mais inévi- 
table. On en trouve les preuves dans les notes du minis- 
tère des affaires étrangères et dans la correspondance de 
nos agents en Tunisie : 

<c Si vous prévoyiez, écrivait en 1864 le ministre des 
affaires étrangères à notre représentant à Tunis, M. de 
Beauval , si vous prévoyiez que la dynastie des Hassanli 
fût menacée, soit par la crise intérieure (l'insurrection), 
soit par l'action de quelque puissance étrangère, vous 
auriez à m'en informer immédiatement par le télégraphe, 
et vous devriez même, en cas d'urgence, vous entendres 
avec M. l'amiral d'Herbinghem pour aviser aux moyens 
de prévenir une catastrophe. » 

En janvier 1868, le ministre des affaires étrangère 
revenait sur le même sujet et proposait, pour mettre fin 
à l'état anarchique de la régence, tout en respectant 
l'existence du beylick comme souveraineté indopendante, 
d'occuper toute la partie sud de la Tunisie , ce qui nous 
aurait permis d'arrêter tout essai de révolte ou d'occupa- 
tion étrangère. 

En janvier 1869, nouvelle note du ministère des affaires 
étrangères, indiquant et formulant avec une grande clarté 
et une véritable prévoyance les vues du gouvernement 
français : 

(c La France est le seul pays avec qui le bey ait sérieu- 
sement à compter ; en cas de guerre , nous respecterons 
son sol, la nationalité de son peuple, s'il est pour nous 



186 LA TUNISIE 

un ami fidèle, c'est-à-dire s'il empêche que des secours 
d'une nature quelconque soient fournis par les indigènes 
à nos ennemis. Mais, à la moindre attaque, ou même si 
nous avions des doutes sérieux sur sa neutralité, nous 
entrerions à main armée sur le territoire de la Tunisie, 
ouvert de tous côtés, et nous serions bientôt sous les murs 
de la capitale, qui tomberait infailliblement en notre 
pouvoir... » 

A côté de ces notes , qui représentent l'opinion du mi- 
nistère des affaires étrangères à Paris, il y a la corres- 
pondance des ageïits locaux. 

Avant comme après nos désastres, ils expriment tous 
la même pensée. 

En 1864, en pleine insurrection, le lieutenant-colonel 
Campenon, alors membre de la mission militaire française 
à Tunis, examinant l'hypothèse d'un débarquement dans 
la Tunisie opéré par une puissance étrangère, recomman- 
dait, dans ce cas, de répondre victorieusement à ce défi 
en montrant nos soldats du côté du Kef. 

En 1870, notre représentant à Tunis, M. de Botmiliau 
disait, à la date du 10 mors : 

« Il y a longtemps que j'ai écrit au département que 
nous marchions à une catastrophe , que ce n'était pas la 
banqueroute seulement qui menaçait la régence, mais 
l'anarchie. Elle est à peu près partout. Une dernière ten- 
tative se fait en ce moment pour sauver ce pays par la 
commission financière. Si elle échoue, nous pourrons être 
forcément appelés à occuper la Tunisie , et ce sera pour 
nous une extrémité fâcheuse. » 

Et le 21 décembre 1871, il disait encore : « Si nous 
nous trouvions un jour devant le dilemme de laisser une 
autre puissance occuper la Tunisie ou de l'occuper nous- 
mêmes, le doute, je crois, ne serait pas permis, et, tout 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE 187 

en regrettant une pareille nécessité, nous devrions nous 
en emparer... » 

Enfin, le 28 décembre de la même année : 

(c Le rapport que j'ai eu l'honneur de vous adresser le 
21 de ce mois conclut à la nécessité d'occuper la régence 
dans un avenir peu éloigné : je ne crois pas que cette 
occupation puisse désormais être évitée. » 

Et de 1871 à 1881, à mesure que le temps s'écoulait et 
que la faiblesse du gouvernement beylical apparaissait à 
tous les yeux , nos représentants à Tunis rencontraient 
plus souvent sous leur plume cette idée qui revient à 
chaque instant dans leur correspondance : « L'^occupation 
de la régence, nous ne la désirons pas, mais elle est iné- 
vitable. » Elle est surtout exprimée à partir de 1880 par 
M. Roustan qui en parle dans presque toutes ses dé- 
pèches. 

L'expédition de Tunisie était donc prévue depuis des 
années ; elle a pu être une surprise pour les personnes 
peu au courant de la politique étrangère , elle ne l'a été 
ni pour nos diplomates ni pour nos hommes d'Etat, à 
qui n'avait échappé aucun des signes précurseurs de 
Forage. 

Quelques nouveaux méfaits des Khroumirs le firent 
éclater. 

Après le pillage de V Auvergne, comme ils ne trouvaient 
plus dans leurs parages ni des vaisseaux à décarcasser ni 
des marins à déshabiller ou à débotter , l'idée leur était 
venue d'opérer quelques razzias sur notre territoire. Il y 
avait si longtemps qu'ils n'avaient vu les Aouaouchas et 
les Ouled-Nehed, ces bons voisins! Ils décidèrent donc 
dans une grande zerda, au lieu dit Sidi-Abdallah-ben- 
Djemel, d'aller d'abord rendre visite aux premiers. Aus- 
sitôt dit, aussitôt fait. 



188 LA TUNISIE 

Dans la matinée du IC février 1881 , une centaine de 
Khroumirs franchirent la frontière française, pillant et 
brûlant les tentes des Aouaouchas. 

L'attaque fut renouvelée dans Taprès-midi ; mais 
cette fuis les assaillants étaient au nombre de deux ou 




M. ItouelDD, consul gt'D^ral de France à TuniH. 



trois cents; il fallut faire venir des spabis du Tarf, deux 
compagnies do zouaves de Bône, une compagnie du 59° 
et la garnison de !a Calle pour prêter main forte aux 
Aouaouchas. 

Pareil fail , disent les dépêches , ne s'était pas produit 
depuis vingt ans. 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE 89 

II ne s'agissait plus, en effet, d'un crime particulier, 
portant atteinte aux droits privés d'un sujet français, 
mais « d'une violation de frontières commise en pleine 
paix, sans provocation, par des bandes armées et à deux 
reprises différentes , d'une atteinte grave au droit inter- 
national^ ». 

Les Khroumirs furent obligés de se retirer devant des 
forces supérieures; mais, en décampant, ils se promet- 
taient bien de revenir le plus tôt possible. 

L'incursion du 16 février, repoussée mais non répri- 
mée, n'était que le prélude des atlaires beaucoup plus 
graves des 30 et 31 mars, qui allaient se passer cette fois 
sur le territoire des Ouled-Nehed. Par une dépêche, en 
date du 1" avril 1881, le général Osmont, commandant 
le 19* corps d'armée, en rendait compte au ministre de 
la guerre dans les termes suivants : 

« Le 30 mars, les Khroumirs, au nombre de quatre à 
cinq cents, divisés en trois bandes, ont envahi notre ter- 
ritoire, cercle de la Galle. Après une fusillade d'environ 
deux heures avec une de nos tribus , ils ont repassé la 
frontière. Le 31 , les Khroumirs ont de nouveau attaqué 
nos tribus ; celles-ci étaient soutenues par une compagnie 
du 59' qui se trouvait à Roum-el-Souk et une compagnie 
de zouaves venue du Tarf. Le combat a duré onze heures; 
nous avons eu au 59* trois morts et un blessé ; au 3* zoua- 
ves, un mort et cinq blessés. » 

Cne répression exemplaire devenait nécessaire. Depuis 
trop longtemps déjà, les auteurs de tant de méfaits se dé- 
robaient au châtiment mérité. Lebey, ce souverain nomi- 
nal, qui voulait toujours les punir, ne les punissait jamais. 
D'ailleurs, il n'en avait pas les moyens. Ce n'est pas avec 

1» M. Albert Grévy à M. Barthélémy Saint-Hilaire, le 23 février 1881. 



190 LA TUNISIE 

des soldats dépenaillés et armés de simples fusils à piston, 
rebuts des arsenaux de l'Europe, qu'il pouvait réduire de 
si mauvais sujets, retranchés dans leurs montagnes, et si 
habiles à faire chanter la poudre. 

Dans ces conditions , le gouvernement de la république 
était contraint de se faire justice lui-même et d'aller 
châtier les Khroumirs. 

Le 4 avril, le général Farre , alors ministre de la guerre, 
montait à la tribune pour annoncer que l'expédition était 
décidée. 

Le H , M. Jules Ferry, ministre des affaires étran- 
gères, pour rassurer certaines puissances européennes sur 
nos intentions, faisait à la Chambre la déclaration suivante, 
par laquelle il répudiait solennellement tout projet d'an, 
nexion , toute idée de conquête de la part de la France : 

« Nous allons en Tunisie, disait-il, pour châtier les mé- 
faits que vous connaissez ; nous y allons en même temps 
pour prendre toutes les mesures qui pourront être néces* 
saires pour en empêcher le renouvellement. (C'est le pro- 
tectorat à bref délai.) 

« Le gouvernement de la république ne cherche pas 
de conquêtes, il n'en a pas besoin ; mais il a reçu en dé- 
pôt des gouvernements qui l'ont précédé cette magni- 
fique possession algérienne que la France a glorifiée de 
son sang et fécondée de ses trésors. Il ira, dans la ré- 
pression militaire qui commence, jusqu'au point où il 
faut qu'il aille, pour mettre à l'abri, d'une façon sérieuse 
et durable, la sécurité et l'avenir de cette France afri- 
caine. » 

Le 24 au matin, les troupes françaises quittaient les 
camps d'Oum-Theboul , d'El-Aïoum, de Roum-el-Souk 
et se mettaient en marche sous le commandement supé- 
rieur du général de division Forgemol de Bostquénard. 



CAUSES DE L'EXPÉDITION FRA^ÇAISE ISI 

Le jour même, la frontière était franchie et nos sol- 
dats se trouvaient pour la première fois en face des hau- 




Lc gt'uéral Forgcmol de nostquénard, commandant ca cheF 

<1u corps cxpédiliounure en TuDisic. 

leurs ennemies qui se dressaient devant eux comme des 
forteresses menaçantes. 

Il fallait maintenant investir le pays khroumir. Le gé- 
néral Logerot, au sud, dans la vallée de l'oued Mellègue; 



192 LA TUNISIE 

le général de Brem, au centre , dans la vallée de la Med- 
jerda ; la division Delebecque et le corps de débarque- 
ment de Tabarka, au nord, allaient se porter en avant, 
et par une série de mouvements habilement combinés, 
fermer peu à peu le groupe des montagnes. 

Les opérations militaires commencées vers la fin d'avril 
pouvaient être considérées comme terminées vers la fin 
de mai. Les différents corps d'armée se donnaient la main, 
et les dernières tribus, enfermées dans un cercle de fer, 
se rendaient à merci. 

Les Kliroumirs étaient châtiés : on avait escaladé suc- 
cessivement leurs mamelons et leurs crêtes, on les avait 
débusqués de leurs positions, on avait pénétré dans leurs 
repaires et pris leurs troupeaux. 

Les « pantalons rouges et les grandes capotes ^ » avaient 
été admirables d'entrain, de crânerie et de vaillance. 
Rien n'avait pu les arrêter , ni les pluies torrentielles , ni 
les terrains détrempés, ni les pentes et les sommets, 
ni les balles d'un adversaire invisible et insaisissable, ni 
même les foudres de Sidi-Abdallah-ben-Djemel, le grand 
protecteur de la contrée. 

1. G'esl ainsi que les Kbroumirs désignent nos soldats* 



LES KHROUMIRS 



Y A.-T-IL DES KHROUMIRS? LEURS ANTÉCÉDENTS 



Les Khroumirs ont fait tant de bruit, dans ces dernières 
années ; on a tant parlé d'eux à la Chambre , au Sénat , 
dans la presse, à la ville et même à la campagne qu'il 
convient de leur consacrer ici quelques pages. 

Mais d'abord y a-t-il des Khroumirs? S'il fallait en 
croire certains plaisantins, les Khroumirs seraient des 
mythes, ils n'auraient jamais existé, et c'est M. Jules 
Ferry ou le général Farre qui les auraient inventés, à l'oc- 
casion des événements tunisiens. Le fait est qu'avant l'ex- 
pédition française , les Khroumirs étaient complètement 
inconnus du public, et les géographes ne savaient rien ou 
presque rien de leur pays, resté mystérieux, bien qu'il 
borde pendant une quinzaine de lieues, du cap Roux au 
cap Negro, la côte de la Méditerranée, la mer la plus 
fréquentée du globe. 

Est-ce à dire cependant que personne, avant cette 
époque , ne les connût ? 

Dès 1786, Desfontaines, dans la relation de son voyage 

13 



iU LA TUNISIE 

aux régences de Tunis et d'Alger, les signalait comme des 
insoumis et des brigands : « Entre La Galle et Tabarque, 
dit-il, se trouve la tribu des Nadis, composée de sept à 
huit cents hommes tous armés ; ce sont des montagnards 
vagabonds qui ne payent tribut ni au dey d'Alger ni à 
celui de Tunis, quoiqu'ils se disent sous la dépendance de 
ce dernier ; ils changent de place et exercent leurs bri- 
gandages dans les deux Etats. » 

Qui ne reconnaît dans ces traits les Khroumirs actuels? 
Le nom, il est vrai, n'est plus le même; aucune tribu 
khroumire ne porte aujourd'hui le nom de Nadis. Mais 
cela ne prouve rien : il arrive quelquefois , à la suite de 
longues guerres civiles, qu'une tribu, se sentant trop 
faible pour résister à ses ennemis, se démembre ou s'in- 
corpore tout entière dans une autre; alors elle peut 
perdre son nom, sans que pour cela ses habitants aient 
péri ou émigré. C'est ce qui est arrivé probablement pour 
les Nadis : à la suite d'une dislocation quelconque, ils 
ont dû s'inféoder à des voisins puissants, du nom de 
Khroumirs, auprès desquels ils ont trouvé aide et pro- 
tection. Dans tous les cas, l'identité de caractère, de 
mœurs, d'allures et même de lieu est parfaite : le por- 
trait des Nadis par Desfontaines est frappant de ressem- 
blance avec les portraits des Khroumirs par le général 
Campenon, de Billing, le capitaine Zaccone, Charles Vé- 
lain et autres. 

Pour le général Campenon, notre ancien attaché mi- 
litaire à Tunis, les Khroumirs sont de mauvais sujets, 
toujours en révolte contre le bey et se faisant tirer les 
oreilles toutes les fois qu'il s'agit de payer l'impôt. 

Notre consul à Tunis, M. de Billing, signale aussi, 
dans SCS dépêches, comme des individus dangereux dont 
il faut se méfier, « les Khroumirs, tribu tunisienne, 



\ 



LES KHROUMIRS 195 

puissante et belliqueuse, établie à proximité de notre 
frontière *. » 

Le capitaine Zaccone , dans ses intéressantes notes sur 
la régence de Tunis, publiées en 1875, ne les juge pas 
autrement : <c Tout à fait à l'ouest de la Tunisie, dit-il, et 
près de notre frontière, habitent les Khroumirs, popu- 
lation sauvage et presque indépendante, la plus rude 
de cette contrée. » 

Il ne manque à ces portraits, pour être absolument 
semblables à celui de Desfontaines, que le mot de la fin. 

Nous le trouvons dans un article de la Revue scienti- 
fique, dû à la plume de M. Charles Vélain. 

En 1873, M. Charles Vélain, attaché comme géologue 
à la campagne hydrographique de l'amiral Mouchez, se 
trouvant sur la côte septentrionale de l'Afrique, voulut 
aller visiter l'exploitation des plombs argentifères d'Oum- 
Theboul, à l'est de la Calle, presque à la limite de la 
frontière tunisienne. Il s'y rencontra par hasard avec les 
Khroumirs, et voici les détails qu'il nous donne, à cette 
occasion, sur les attaques et déprédations nocturnes de 
ces messieurs : 

« A mon arrivée aux mines, je trouvai les exploitants 
en émoi : les Khroumirs s'étaient montrés par bandes 
pendant toute la semaine , emportant nuitamment les mu- 
lets qui servaient au transport du minerai, renversant 
les wagonnets dans les profonds ravins, sur le flanc des- 
quels glisse le petit chemin de fer établi entre la mine et 
les laveries; un garde-mine avait été posté, la nuit, avec 
des ouvriers Kabyles pour s'opposer à ces méfaits; mais, 
après une lutte vive , les Khroumirs s'étaient emparés de 
lui et avaient laissé sur le champ du combat une de ses 

i. Dépêche du 31 octobre 1874. 



196 LA TUNISIE 

oreilles, posée sur des feuillages avec une lettre exigeant 
des conditions onéreuses pour le rachat du prisonnier. 
Une battue faite au lendemain dans la montagne amena 
la découverte du malheureux attaché à un arbre , en plein 
soleil, et expirant. Quant aux Khroumirs, il n'y en avait 
plus trace, et il eût été périlleux de se lancer à leur 
recherche dans un pays aussi accidenté , avec des forces 
insignifiantes. 

Nous avons été témoins d'un autre méfait accompli par 
les mêmes tribus vers la même époque. A quelque dis- 
tance de la côte tunisienne * , les îles de la Galite possè- 
dent une baie bien abritée qui sert de refuge aux corail- 
leurs, quand les mauvais temps les empêchent de gagner le 
port de la Galle. Ces îles sont assez étendues, et la grande 
Galite, notamment, est susceptible de quelque culture. 
Des tentatives dans ce sens ont été faites à diverses re- 
prises*. A l'époque où nous y avons atterri, deux familles 
de Maltais y étaient installées depuis un an déjà, cultivant 
quelques légumes et tenant quelques objets d'épicerie 
et de pêche à l'usage des corailleurs, dont la vente était 
assurée en raison de leurs visites fréquentes. A peine 
l'ancre jetée , j'étais à terre avec le médecin du bord, 
et, dans le cours de notre exploration, nous fûmes tout 
d'un coup attirés par des vagissements et des pleurs. Ces 
cris d'enfants nous amenèrent à une caverne peu pro- 
fonde entaillée dans le roc, où se tenaient blottis de 
pauvres êtres presque nus, transis de peur et se serrant 
les uns contre les autres. 

C'étaient les Maltais dont on nous avait signalé la pré- 

1. Environ à quinze lieues en mer. 

2. Pour le moment, elle ne produit que quelques herbes aromatiques et 
notamment du romarin, qui est brouté par des chèvres sauvages, en assez 
grand nombre dans Tile. ' 



LES KHROUMIRS 197 

sence à la Calle. Peu de jours auparavant, les Khroumirs, 
avec les mauvaises embarcations dont ils disposent, étaient 
venus faire une descente sur Tîle, en nombre, car ils 
la croyaient plus occupée. Grande fut leur déception en 
présence de ces pauvres gens. Ils en tirèrent vengeance 
en les couvrant de coups, en pillant le matériel et les 
provisions péniblement amassées, leur laissant la vie 
sauve, mais les privant de tout, même de leurs vête- 
ments. L'arrivée du Narval dans les eaux de la Galite fut 
encore pour ces malheureux, qui avaient presque perdu 
la raison , une cause d'effroi ; mais , avec nous , les se- 
cours arrivaient et notre commandant, à son retour en 
Algérie, après avoir signalé ces faits que l'imagination a 
peine à concevoir, les fit rapatrier. » 

Ces tristes épisodes joints à ceux que nous avons pré- 
cédemment racontés prouvent suffisamment à nos yeux 
l'existence des Khroumirs. 



LEUU ORIGINE. — SONT-ILS d'oRIGINE ARABE? 



Mais à quel peuple se rattachent-ils et quels sont leurs 
ancêtres ? 

Les Khroumirs ont perdu jusqu'au souvenir de leur ori- 
gine. Comment, au surplus, Tauraient-ils conservé? 

Il n'existe pas chez eux d'annales nationales, mais seu- 
lement des traditions orales, dont bien peu survivent à la 
génération qui les a vues naître ou tout au plus à la sui- 
vante. L'histoire, ils ne savent pas ce que c'est, et ils 
s'en soucient comme de leur premier burnous. Pour eux, 
le passé est mort et ils ne s'imaginent pas qu'on puisse 
l'interroger pour y chercher un enseignement quelconque 
ou une règle de conduite pour l'avenir; cette curiosité, si 
naturelle à l'homme , de savoir ce qu'ont fait ses devan- 
ciers ne les pique pas, et dès que les événements anté- 
rieurs cessent d'exercer une influence directe sur les in- 
térêts du présent, ils se hâtent de les oublier, ou tout au 
moins ils ne font aucun effort pour les retenir. 



LES KHROUMIRS 109 

Les Khroumirs sont donc aussi ignorants, peut-être 
plus ignorants que nous, de leur propre origine. 

Cependant, lorsque vous les interrogez à cet égard, ils 
vous répondent sans broncher et comme si l'aveu les flat- 
tait : « Nous sommes Arabes et les descendants du grand 
marabout Sidi-Abdallah-ben-Djemel. » 

Et ils le croient de très bonne foi. Mais est-ce bien là 
leur souche? 

A ne s'en rapporter qu'au physique , on serait tenté de 
le croire; car, à travers les âges, par le contact et le 
croisement, le type primitif khroumir s'est tellement mo- 
difié, qu'il reproduit aujourd'hui dans une large mesure 
le type arabe. 

C'est à peine si quelques dissemblances par-ci par-là 
viennent déceler une lignée antérieure , cananéenne , ro- 
maine ou vandale, qui ne permet pas à un observateur 
attentif de prendre les Khroumirs pour des Arabes de 
race pure. 

Seulement, à tous les autres points de vue, les diver- 
gences éclatent. 

Les Arabes ont toujours été mahométans, les Khrou- 
mirs ne le sont que depuis la conquête et malgré eux, 
l'islamisme leur ayant été imposé; les Arabes obéissent 
en tout et pour tout au Coran, qui règle jusqu'aux moin- 
dres détails de leur vie publique et privée , les Khrou- 
mirs, sans rejeter le livre de Mahomet, suivent des usages 
particuliers qu'ils tiennent de leurs ancêtres; les Arabes 
sont nomades, les Khroumirs sont sédentaires, ils ne 
désertent pas leurs montagnes. 

Cette simple esquisse comparative des physionomies, 
des croyances, des mœurs, des coutumes et des carac- 
tères suffirait à prouver la dualité nationale des Khrou- 
mirs et des Arabes. 



200 LA TUNISIE 

Mais je veux présenter un autre argument qui , pour 
arriver le dernier, ne sera peut-être ni le moins fort ni 
le moins décisif. 

« Il n'y a pas jusqu'aux légendes qui ne puissent jeter 
quelque lumière sur l'histoire d'un peuple et nous ap- 
prendre à le connaître. » 

Si Voltaire a dit cela des légendes ou quelque chose 
de semblable, à plus forte raison est-il permis de le dire 
de la langue elle-même, sorte de miroir fidèle où se 
reflète toute la vie d'un peuple, son passé comme son 
présent. 

A mon avis, la langue est la vraie- pierre de touche 
des nationalités. Deux tribus voisines parlent le même 
idiome: elles sont sœurs, issues d'un ancêtre commun. 
Leur idiome est-il différent? leur souche l'est aussi ; elles 
ont pu et peuvent s'allier l'une à l'autre, se mélanger, 
mais non se fondre. 

Les Khroumirs et les Arabes parlent-ils la même 
langue ? 

Non. 

Eh bien ! ce sont deux peuples distincts. 

La communauté ou la différence de langage établit, 
de la façon la plus certaine, la communauté ou la diffé- 
rence d'origine. 

Les Khroumirs parlent, sauf quelques expressions 
locales, le dialecte berber usité parmi les montagnards 
de l'Aurès, c'est-à-dire le chaouïa. Ce sont donc des 
Bcrbcrs comme ces derniers et, comme eux, ils appar- 
tiennent à la race autochtone du nord de l'Afrique , race 
autrefois compacte et souveraine , autrefois maîtresse de 
tout le pays compris entre la mer Rouge et l'Atlantique, 
mais aujourd'hui éparse et subjuguée, refoulée dans les 
montagnes par suite des conquêtes successives de la 



LES KHROUMIRS 201 

plaine et morcelée en plusieurs groupes de populalion, 
séparés les uns des autres par de vastes étendues de 
terrain*. 



1. A propos de l'origine des Khroumirs, lire les belles pages du général 
Daumas sur celle des Kabyles, leurs frères de race. (Daumas, Grande 
Kabylie, HacheUe, 1847, in-S».) 



DIVERSES FRACTIONS KHROUMIRES. — LEUR INDÉ- 
PENDANCE. — COMMENT LES KHROUMIRS TRAITENT 
LES INTRUS. 



Quand donc, à Tépoque des invasions, surtout de l'in- 
vasion arabe, la race berbère fut chassée des villes et 
des campagnes , quelques tribus , pour échapper à la do- 
mination étrangère et ne pas subir le contact du vain- 
queur, se réfugièrent sur les montagnes du littoral de la 
Méditerranée. C'est là, au nord-ouest de la Tunisie, 
dans la région comprise entre la frontière algérienne et 
l'oued Zouarha d'une part, la mer et la chaîne du petit 
Atlas d'autre part, qu'elles vivent dans une indépen- 
dance presque absolue et sans souci du pacha à trois 
queues, le bey de Tunis. Le vent qui passe sur les cimes 
apporte avec lui comme un souffle de liberté. Ce sont : 

Au nord les Nefzas, les Mecknas et, bordant notre 
cercle de la Calle, les Khroumirs ; 

Au-dessous du pays des Khroumirs, en descendant le 
long de notre cercle frontière de Soukaras, les 0. Si- 
dra, les Ouchtetas, les Meressen, les 0. Ali et les Béni 
Mazzen ; 



LES KHROUMIRS 205 

Dans Toued Ghrezela, bassin de la Medjerda, les Chia- 
hia, et un peu plus haul les Amdouns. 

Toutes ces tribus forment plusieurs confédérations dont 
le but principal est de défendre l'entrée de leur territoire. 

De toutes ces confédérations, la plus fière et la plus 
redoutable est celle des Khroumirs, qui donne quel- 
quefois son nom à toute cette contrée, bien qu'elle n'oc- 
cupe, à proprement parler, que le territoire nord-ouest 
entre la frontière algérienne et la mer. 

Elle se divise en six fractions principales : les 0. Amor, 
les 0. Ben-Saïd, les 0. Cedra, les Sloul, les Slelma et 
les Houamdia, qui eux-mêmes se subdivisent en : Rouais- 
sia, Breikia, Aouatmia, Bechainia, Souatmia, Djedai- 
dia, Houaizia, Elassema, Rekraissia, El Alatfa, Tebaïnia, 
Gouaidia, 0. Ali ben Nasseur, Hamran, Debabsa, Saidia, 
Asseinia, Areidia, Areifia, Khleifia, Kouasmia 

Grandes ou petites, toutes ces fractions sont indépen- 
dantes les unes des autres et forment autant de républiques 
distinctes. 

Grâce à leurs qualités guerrières, les Khroumirs avaient 
eu jusqu'à ces derniers temps une importance extraordi- 
naire qui les faisait, même aux yeux du bey, les vrais 
dominateurs du littoral; ils y régnaient en maîtres absolus, 
et malheur à qui allait chez eux avec des allures suspectes. 

On raconte qu'un intrus*, qui ramassait des échan- 
tillons de pierres et de minerai, ayant été aperçu par 
un Khroumir, se trouva très heureux d'en être quitte 
pour vider ses poches et reconduit à la limite du terri- 
toire. Un autre, qui voulait faire un levé de plans, fut 
terrifié en voyant, au bout de sa mire, un fusil qu'ajustait 
une noire tête de montagnard ; il y perdit ses instruments 

1. V. Revue de géographie, dioùi 1879. 



206 LA TUNISIE 

et fut dépouillé de tous ses papiers, parce qu'ils pou- 
vaient contenir des notes. 

Si les Khroumirs traitaient ainsi les collectionneurs et 
les géomètres, gens pourtant bien inofifensifs, on se de- 
mande comment ils devaient recevoir leurs ennemis. Au 
fait, nous en savons maintenant quelque chose et au be- 
soin les soldats tunisiens pourraient nous l'apprendre, 
car, on s'en souvient, ils ont eu plus d'une fois maille à 
partir avec eux. 

Il y a quelques années, Sidi-Mohammed-es-Sadok, 
voulant faire acte d'autorité, envoya contre les monta- 
gnards révoltés un de ses généraux. Le général débarqua 
sur la plage, à Bordj-Djedid, avec deux ou trois mille 
hommes tant d'infanterie que de cavalerie ; mais il ne put 
jamais franchir les premiers mamelons qui bordent la 
rive gauche de l'oued Kébir. Après trois mois de tenta- 
tives, il fut obligé de s'en aller comme il était venu. On 
lui avait permis seulement de faire traverser l'oued, 
chaque jour, à quelques soldats allant aux provisions*. 

On n'a pas facilement raison des Khroumirs dans leur 
pays. 

1. Edmond Desfossés, Tunisie. 



LE PAYS DES KUROUMIRS. — LA MONTAGNE SAINTE. 

— LE MARABOUT DE SIDI-ABDALLAH-BEN-DJEMEL. 

— PRISE DU MARABOUT PAR LES FRANÇAIS. — 
STUPEUR DES KHROUMIRS. 



Ce pays, couvert de montagnes, de broussailles et de 
forêts, rappelle le Jurjura : c'est, si Ton peut s'exprimer 
ainsi, la Kabylie tunisienne. 

Les montagnes commencent vers Oum-Theboul avec 
une moyenne de trois ou quatre cenls mètres, et vont, 
toujours s'étageant vers Test, jusqu'à des faites de mille 
ou douze cents mètres. 

Elles sont entrecoupées de gorges profondes, ravinées 
dans tous les sens, boisées jusqu'aux sommets, escarpées 
et partout d'un abord extrêmement difficile. Une d'elles, 
qui est fort ardue, appelée le Djebel-Melah, et située à 
cinq kilomètres environ nord-est du Djebel-Adissa, c'est- 
à-dire tout à proximité de la frontière française, jouit 
d'une grande vénération, parce qu'elle porte dans ses 
flaires la Koubba ou tombeau du fameux marabout Sidi- 
Abdallah-ben-Djemel *. 

1. V., sur les Koubbas, Revue de géographie, août et décembre 1881. 



208 LA TUNISIE 

Ce tombeau est en tout semblable pour la forme à ceux 
qu'ont vus les voyageurs et les soldats en Algérie. C'est 
une construction carrée de dix mètres de côté, surmon- 
tée d'une coupole. Le tout en pierre blanche, devenue 
grisâtre par le temps. 

L'entrée est précédée d'une petite cour fermée. Dans 
l'intérieur de la mosquée est le tombeau du saint, un sar- 
cophage en pierre. 

Le plateau, au centre duquel s'élève le monument, est 
situé à mille mètres d'altitude ; il est formé par une pe- 
tite prairie ; au fond s'étend un bois de chênes-lièges 
dominé par une crête sans aucune végétation. Le- bois, 
après avoir contourné le monticule sacré, descend les 
pentes qui font face au nord. 

C'est particulièrement dans le Djebel-Melah, sorte de 
forteresse naturelle , kef^ que les Khroumirs avaient mis 
leur confiance pendant la dernière guerre ; ils y avaient 
expédié leurs femmes, leurs enfants, leurs bestiaux et 
une partie de leurs approvisionnements ; jamais les trou- 
pes du bey n'avaient pu l'escalader. 

Une fois, dit la légende, une armée tunisienne voulant 
soumettre le pays, s'était avancée jusqu'au pied du Djebel- 
Melah. Déjà elle touchait la montagne sainte , lorsque le 
vieux marabout, indigné, fit pleuvoir sur elle une grêle 
de boulets. L'armée tunisienne resta sur place sans pou- 
voir fuir. Elle fut entièrement détruite. 

Après avoir anéanti sans plus de façon une armée 
de aboyants, après tout, le moins que pouvait faire Sidi- 
Ab-dallah, c'était de foudroyer l'armée française, une ar- 
mée de giaours. Les Khroumirs y comptaient. Il i^'ei\ 
fit rien. 

Cependant on eût bien dit qu'il s'était mis de la partie. 

Le matin du 7 mai 1881, un orage avait éclaté. Le soir, 



LES KHROUMIRS 21i 

il en Tint un second plus formidable que le premier. Le 
tonnerre roulait avec fracas dans les montagnes, réper- 
cuté par de nombreux échos. 

« Té ! mon bon ! s'écria un Marseillais de la bri- 
gade Vincendon, c'est l'artillerie de Sidi- Abdallah qui 
arrive. » 

Mais l'artillerie de tous les marabouts d'Afrique n'eût 
pas arrêté nos soldats. 

L'attaque avait été fixée au 8. 

Elle devait avoir lieu non plus par le nord , comme on 
l'avait d'abord projeté, mais par le sud. 

Par Kef Chéraga, Hadjar M'Kaoura et Babouch, on 
aurait trouvé des crêtes, un pays difficile , entrecoupé de 
ravins. Par Bled Mana, on avait trois ou quatre crêtes à 
franchir, il est vrai, mais ensuite le terrain ne semblait 
pas présenter des difficultés insurmontables. 

Le 8 au matin, toute la division Delebecque était massée 
à Bled Mana, au pied de la petite colline qui sert de base 
à la montagne sainte. Les reconnaissances faites par les 
goums * dans les journées du 6 et du 7 , les renseigne- 
ments reçus, tout faisait supposer que Sidi-Abdallah- 
ben-Djemel serait énergiquement défendu par les Khrou- 
mirs. 

L'atmosphère était encore brumeuse, mais la pluie de 
la veille avait cessé. 

L'armée était joyeuse, tous les fronts s'animaient. 
On se voyait enfin au moment d'une action décisive. 
Le soldat se sentait plein d'entrain, prêt à tous les cou- 
rages. 



1. Les goums sont des cavaliers arabes qui font, en avant de nos co- 
lonnes, TofOce d'éclaireurs. L'autorité militaire les paye, homme et bête, 
à raison de trois francs par jour. 



Î12 LA TUNISIE 

Les oITiciers, sérieux, altentifs, jetaient un dernier 
coup d'œil sur leurs hommes. Jamais jeune troupe n'avait 
témoigné plus d'ardeur et de confiance en elle-même. 




Le signal fut enfin donné. La division en ligne com- 
mença k gravir la colline, les bataillons de la brigade 
Vincendon à gauche, ceux de la brigade Galland au 
centre , les bataillons de la brigade Caillot à droite. Les 



LES KHROUMIRS 213 

tirailleurs de chacune des brigades s'étaient déployés 
pour les couvrir. 

La colline fut dépassée , une première crête fut fran- 
chie, puis une seconde. 

On montait toujours. Les montagnes se resserraient, 
fermant toute perspective. Après un monticule venait un 
vallon, puis un autre monticule. 

Avec une troisième crête, le coup d'œil changea. 

On se trouvait au sommet des montagnes. En face 
s'étendait un tapis de verdure qui semblait se continuer 
jusqu'au marabout que l'on apercevait distinctement à un 
kilomètre au plus. Tout à coup la colonne Vincendon 
s'arrêta. 

A ses pieds s'ouvrait une profonde échancrure formée 
par une étroite vallée dont les versants étaient presque à 
pic. Au fond, coulait un ruisseau gonflé par les pluies, 
dont les bords étaient parsemés de petits champs cultivés, 
d'arbres et de gourbis. 

C'était un point presque infranchissable pour l'ar- 
tillerie. Pour le lui faire franchir, on eût dû démonter 
les pièces et les affûts et les charger sur les mulets. On se 
contenta de la placer en position sur le bord du ravin. 

L'infanterie commença à descendre. 

Les deux autres brigades, ayant rencontré le ravin 
plus profond avec des pentes plus raidcs, s'étaient arrêtées. 

La brigadie Vincendon, appuyée par toute rarlillerie, 
marcha seule sur le marabout. 

Il fallait passer le ravin. 

Le général s'engagea le dernier. Ses quatre bataillons 
rompirent complètement les rangs. On dégringola à la 
file, s'accrochant aux touffes d'arbres, cherchant une an- 
fractuosité pour y placer le pied, s'appuyant sur le fusil. 
Quelques hommes roulèrent sans se faire grand mal. 



214 LA TUNISIE 

Oa arriva sur le bord du ruisseau. Les soldats coupè- 
rent des fascines et on jeta un pont. Dans les gourbis^ 
tous abandonnés^, on trouvait du grain, des armes, quel- 
ques ustensiles. 

Les Arabes convoyeurs ramassèrent les récoltes pour 
leurs animaux et mirent les gourbis en réquisition. 

On escalada l'autre versant pendant que Tartillerie de 
la brigade Galland fouillait à coups de canon les bois qui 
s'étendaient en arrière du marabout. 

Les quatre bataillons de la brigade Vincendon prenaient 
enfin pied sur le plateau. 

Il était abandonné des derniers Khroumirs, qui fuyaient 
en poussant des cris. A trois cents mètres se dtessait le 
monument de Sidi-Abdallah-ben-Djemel. Nos soldats fou- 
laient enfin cette terre qui n'avait jamais été « souillée » 
jusqu'alors par le pied d'un Roumi. 

Le général Delebecque s'avança vers la mosquée. Sur 
la porte se tenait, majestueux, l'oukil ou gardien du mo- 
nument. C'était un auguste vieillard dont la barbe blanche 
tombait sur la poitrine. Il avait mieux aimé affronter la 
mort que déserter son poste. Par l'intermédiaire d'un 
interprète, il déclara au général qu'il était un simple 
prêtre qui ne s'était jamais mêlé de guerre. Il lui de- 
manda de prendre sous sa protection la Koubba et ce 
que les fidèles avaient placé sous la sauvegarde du saint. 

Le général rassura le vieillard. 

Dans la cour, le long. des murs et dans l'intérieur 
même du marabout, une quantité d'objets de toutes 
sortes, des armes, des provisions, des tentes, des vête- 
ments frappaient les regards. 

Sur le plateau paissait un troupeau de petits bœufs et 
de moutons que le gardien déclara être à lui et qu'on lui 
rendit. . 



LES KHRQUMIRS 21S 

* Derrière le général, les gbùms et les Arabes de la co- 
lonne se précipitèrent pour s'agenouiller. Tous baisèrent 
avec respect le sarcophage. Sidi-Abdallah est en grande 
vénération dans toute la région de la frontière tuni- 
sienne. 

On fouilla dé nouveau le bois par quelques coups dé 
canon. Rien ne bougea. Les soldats formèrent les fais- 
ceaux pour le déjeuner et le café. Il était midi, et, depuis 
le matin, les hommes n'avaient rien pris. 

Le général Vincendon venait de rejoindre le général 
Delebecque. Il fut décidé qu'on établirait autour du ma- 
rabout une zone de protection. C'était une bonne mesure 
politique. Tout ce qui avait été confié à Sîdi- Abdallah 
profita du droit d'asile. Beaucoup de Khroumirs vinrent 
faire leur soumission là même, apporter leurs fusils et 
demander Va7nan. Entre autres les Ouled Cedra. 

L'occupation du marabout constituait l'événement le 
plus important de la campagne. La dépêche officielle 
signalait en ces termes l'importance de cette position au 
centre du pays khroumir : 

<c Nos troupes viennent d'occuper sans combat Sidi- 
Abdallah-ben-Djemel, position inexpugnable où est situé le 
tombeau du marabout le plus vénéré de toute la Tunisie. 

<( Les Khroumirs s'y étaient massés ; mais se voyant 
sur le point d'être enveloppés de toutes parts , ils se sont 
retirés avant l'arrivée de nos soldats. 

« La position dont nous sommes maîtres est la plus 
forte du pays et assure le résultat décisif de la cam- 
pagne*. » 



1. Sur la prise du marabout ou koubba de Sibi-Abdallah, voiries Fran" 
çais en Afrique ou la Guerre en Tunisie, — Librairie illustrée, rue du Crois- 
sanl. 



246 LA TUNISIE 

Grande avait été, paraît-il, la surprise des Khroumîrs en 
voyant le torrent déborder au centre du massif. Il était 
admis, chez eux, qu'aucune armée ne pouvait y accéder. 
Les expéditions envoyées à diverses époques par les beys 
s'étaient toujours arrêtées au pied des montagnes qui 
s'enchevêtrent autour de Ben-Métir. Voir les Français 
déboucher avec l'artillerie, la cavalerie, les convois, avait 
été pour les SIoul, les habitants de cette région, le comble 
de la stupéfaction; ils avaient été terrifiés par ce dé- 
ploiement formidable de forces. Les gens de la tribu qui 
s'étaient d'abord cachés à l'approche de nos soldats, 
ayant obtenu l'aman, sortaient maintenant en foule de 
leurs refuges pour venir curieusement examiner les en- 
vahisseurs. Jamais le pays n'avait vu pareille irruption. 
Nos troupiers eux-mêmes étaient tout étonnés de se trou- 
ver là et ils se demandaient presque si quelque magicien 
ne les y avait pas transportés ; ils avaient dû y arriver 
par des sentiers étroits, bordés de précipices épouvanta- 
bles qui, pour la plupart, n'ont pas moins de cent à deux 
cents mètres do profondeur, où les mulets roulaient à 
chaque instant, entraînés par leur charge vacillante. Et 
encore ces sentiers, il avait fallu, presque tous, les 
improviser à travers les montagnes et les bois, en cou- 
pant les arl)res, en mettant le feu aux broussailles, en 
soulevant les roches qui barraient la route. 



RESSOURCES DU PAYS DES KHROUMIRS. — FORÊTS 

— JARDINAGE. — AGRICULTURE. — LES QUATRE 
VALLÉES. — LE FIGUIER. — l'oLIVIER. — LES 
ARBRES FRUITIERS. — LE CHÊNE A GLANDS DOUX. 

— LA CHASSE. 



Après rennemi liiî-même et les montagnes, les bois 
avaient élé Tobstacle le plus sérieux qui s'était opposé à 
la marche de nos troupes. 

Le pays des Kliroumirs renferme de très belles forêts, 
même de haute futaie. Le chêne à glands doux, le pin, 
l'orme, le hêtre, le frêne, le chêne-liègé y abondent et 
le sol recèle une grande quantité de minerais, surtout 
de cuivre, de fer et de plomb. Mais rien de tout cela 
n'est exploité, pas plus les richesses du sous-sol que celles 
de la superficie. Et cependant en maints endroits l'exploi- 
tation en serait facile et, grâce aux ports voisins de la 
Calle et de Tabarka, très avantageuse. Que voulez-vous? 
Les Khroumirs ne savent pas tirer parti de leurs mines et 
de leurs forêts. Savent-ils au moins faire valoir leurs 
terres, les cultiver, les nettoyer, les fumer? Pour cela, 
oui. Il n'y a pas chez eux le plus petit coin de terre, le 
moindre pli de montagne qui ne soit utilisé ; on y sème 



218 LA TUNISIE 

des lentilles, des fèves, des pois, des haricots, des choux 
Chaque famille a son jardin, entretenu avec un soin mi- 
nutieux. Les Khroumirs sont des maîtres en fait de jardi- 
nage ; même en fait d'agriculture, ils sont loin d'être 
arriérés : les travaux de quelques tribus indiquent cer- 
taines notions agricoles, témoignent même d'un état 
assez avancé. . ' • 

Je suis convaincu que le Khroumîr serait tout entier à 
l'agriculture, si les céréales devaient lui fournir assez 
pour sa consommation; mais il a beau manier patiem- 
ment la pioche et la charrue, il ne peut rien contre l'ari- 
dité du, sol, contre la raideur des pentes et contre la 
violence des eaux qui viennent trop souvent raser ses 
récoltes. Autre chose encore : les régions labourables en 
Khroumîrie sont rares ; je ne connais guère que trois ou 
quatre vallées fertiles , grâce aux cours d'eau qui les tra- 
versent : ce sont les vallées de l'oued Tessala , de l'oued- 
Djenane, de l'oued el Lil et de l'oued Zeen. 

L'oued Tessala ou el Kebir sort des environs du col 
Babouch sous le nom d'oued Daraoui , et va se jeter à la 
mer, en face de Tabarka. La vallée qu'il parcourt est 
bordée de bois épais sur les pentes, mais elle est décou- 
verte sur les deux bords et assez riche tout le long du 
torrent; elle ne vaut pas cependant la vallée de l'oued 
Djenane. 

L'oued Djenane, un des affluents de l'oued Tessala, 
prend sa source tout près du col de Fedj-Kahla, chez les 
0. Cedra, tribu puissante, comptant environ quinze cents 
fusils. Il court dans un vallon étroit et sinueux, d'une 
remarquable fraîcheur, garni d'une épaisse verdure. On 
croirait traverser un magnifique pâturage de Normandie, 
t'eau roule sur des roches assises et des cailloux mélan- 
gés de quartz. Les rives sont frangées de délicieux bos- 



LES KHRQUMIRS 219^ 

quels de lauriers. A terre, des romarins. Çà et là, des 
cactus, des figuiers de Barbarie avec leurs longs piquantsJ 
Dans les gorges qui descendent vers Toued , des massifs 
d'aubépine, du lierre grimpant le long des rochers. Dan^ 
les champs, de l'orge. 

La plaine de Ben-Metir n'est ni moins jolie ni moins^ 
fertile, avec ses blés et ses orges superbes. Seulement 
elle est très petite; elle a tout au plus trois kilomètres 
de long sur deux de large. Le torrent qui la sillonne et 
la féconde fourmille de poissons, et ces poissons se lais- 
sent prendre avec une complaisance charmante. 

Dans la dernière campagne, nos troupiers s'étaient fait 
des lignes avec des branches coupées aux lauriers-roses 
et les avaient généralement munies de trois fils suppor- 
tant une épingle tordue, fendue près de la pointe pour 
former le dard. 

Un pêcheur de profession n'accepterait pas comme 
vraie la quantité de poisson captée par nos fantassins dans 
l'oued el Lîl avec cel engin plus que primitif. II y avait 
surtout de gros barbeaux qui devaient être d'une naï- 
veté bien grande pour se laisser prendre aux appâts que 
leur tendaient les pantalons rouges. Le soir, toutes les 
popotes étaient alimentées de matelotes. 

L*oued Zouarha ou Zeen coule dans un ravin très es- 
carpé, bordé des deux côtés de chênes-lièges magnifi- 
ques, épais, touffus et entrelacés de plantes grimpantes 
telles que le lierre ; il prend sa source dans le Dra Slassel 
et arrose les régions habitées par les Slclma, les Mecknas 
et les Nefzas, régions montagneuses comme celle de Sidi- 
Abdallah, comme le pays des Sloul, mais cultivées dans 
les fonds, le long des ruisseaux et dans les espaces abrités. 

Voilà à peu près les seuls endroits où l'on trouve des 
terres cultivables. Hors de là, le sol n'est propre qu'à 



220 LA TUNISIE 

l'arboriculture. Les Khroumirs le comprennent et concen- 
trent sur les arbres à fruits leur travail et leurs espérances. 

Le figuier est à la fois une ressource alimentaire et com- 
merciale ; cet arbre croît vite : au bout de quatre ou cinq 
ans, il rapporte. On fait sécher les figues sur des claies, 
puis on les place dans des paniers et on les emporte. 

Mais, selon son expression, la vraie vache à lait du 
Khroumir, c'est l'olivier : il le soigne comme son trésor. 
Aussi atteint-il des proportions et une fécondité merveil- 
leuses; il y en a qui mesurent plus de deux mètres de 
diamètre à la base. C'est seulement une année sur deux 
que la récolte des olives est abondante : la cueillette dure 
tout l'hiver ; on les conserve dans des enclos de branches 
et la préparation de l'huile s'opère en plein air, au prin- 
temps, au moyen d'entonnoirs percés de trous au travers 
desquels l'huile découle peu à peu. 

Pour être les plus précieux représentants des arbres 
fruitiers, le figuier et l'olivier ne sont pas les seuls : il 
convient de citer encore le poirier, le pommier, le pêcher 
et surtout, en raison de son utilité, le chêne a glands doux. 

Le gland doux est un des premiers éléments de la nour- 
riture des Kliroumirs; ils le mangent grillé ou en font 
une espèce de couscous. 

La chasse leur vient aussi en aide à certaines époques. 

Le gibier ne manque pas chez eux. Il y a comme gibier 
à plumes : des perdrix, cailles, bécasses, grives, pigeons; 
comme gibier à poils : des hèvres, lapins, etc. 

Telles sont les principales ressources alimentaires 
qu'ofTre le pays khroumir : des fruits en abondance, maïs 
pas assez de céréales. Comment s'y prennent donc ces 
montagnards pour vivre? Les uns se livrent au commerce, 
les autres à l'industrie, le plus grand nombre au vol et au 
brigandage. 



COMMERCE. — INDUSTRIE. — BRIGA.NDA,GE 



Les Sloul, par exemple, sorte d'éleveurs en grand, pos- 
sèdent des troupeaux innombrables, dont la vente suffit à 
la rigueur à leurs besoins personnels. 

Quelques tribus des Slelma , des Houamdia et des 0. 
Ben-Saïd s'occupent de la préparation des cuirs, de 
l'extraction du tannin, de la fabrication du savon noir, 
des burnous, des chachias, des cordes en laine, en paille 
ou poil de chèvre, des moulins à bras et de la poudre. 

Nous devons une mention spéciale à la manière dont les 
Khroumirs fabriquent la poudre. Cette industrie s'exerce 
dans un grand nombre de villages. 

Les matières premières, salpêtre, soufre et charbon, 
au lieu d'être, comme chez nous, pulvérisées séparément, 
sont triturées ensemble au moyen de pilons de bois dans 
des mortiers de bois. Ce travail est fait à la main par des 
femmes. Le dosage des matières, dépendant du caprice 
individuel, est naturellement assez variable. 

On obtient le salpêtre en lessivant les terres provenant 
du sol des vieilles maisons. Le charbon est préparé avec 
du saule et du laurier-rose. Le soufre est acheté à Tunis. 



222 LA TUiNlSIE 

La poudre khroumire, un peu moins forte que la nôtre, 
satisfait néanmoins aux conditions d'une bonne poudre 
de guerre *. 

Les tribus dont nous venons de parler trouvent, à peu 
près, leur nécessaire dans le commerce et l'industrie; 
mais il y en a certaines, notamment les 0. Amor et les 
0. Cedra, qui, pour joindre les detix bouts, sont obligées 
de se livrer au vol et au brigandage élevés à la hauteur 
d'une profession ; elles sont en hostilité presque perma- 
nente avec les tribus algériennes de la frontière , et ne 
manquent aucune occjBision de les razzier ; elles trouvent 
pour cela des auxiliaires complaisants dans leurs voisins, 
les Ouchtelas, autre confédération de brigands dont le 
territoire s'enfonce dans le nôtre comme dans un coin. 

Quant aux fractions riveraines de la Méditerranée, nous 
avons déjà vu qu'elles se sont toujours signalées par le 
pillage des navires échoués sur la côte. 



1. V. Chez les Khroumirs, par deux anciens zouaves. Paris, typographie 
Collombon, 22, rue de l'Abbaye. 



PORTRAIT KHROUMIR. — COSTUME 



Au physique, nousTavons dit, lesKhroumîrs reprodui- 
sent dans une large mesure le type général arabe, avec 
la barbe moins noire, le teint moins foncé, la peau moins 
fine, mais les traits plus expressifs. Le maxillaire infé- 
rieur, très développé, les dénis longues et blanches, l'œil 
petit et vif donnent à leur physionomie un caractère re- 
marquable de férocité. D'une taille élevée, secs, nerveux 
et habiles à tous les exercices du corps, vivant d'un rien, 
ignorant l'usage du vin et de l'alcool, ces montagnards 
sont admirablement préparés à la vie d'aventures et d'in- 
cursions qu'ils mènent depuis l'antiquité la plus reculée. 

Leur costume est des plus sommaires. La chachia sur 
la tête et quelquefois rien ; le cou, les bras et les jambes 
nus; la gandoura et, par-dessus, un burnous blanc ou 
rouge, suivant la condition; un morceau de cuir sous 
les pieds en guise de chaussure et encore pas toujours, 
voilà leur tenue ; elle est assez primitive et ils n'en chan- 
gent pas souvent : chemise et burnous, c'est porté jus- 
qu'à la corde. 

Quant aux femmes, une grande pièce d'étoffe de laine 



/ 



224 LA TUNISIE 

OU de coton, pliée en deux, rattachée sur les épaules par 
deux fortes broches en métal et serrée autour de la taille 
par une ceinture bariolée, fait le plus souvent tous les 
frais de leur habillement. Les bras restent nus. Grâce 
aux mouvements de la draperie, ce vêtement ne laisse 
pas de produire quelque effet : il rappelle par sa forme 
la robe de la statuaire antique. Dans les grands jours de 
fête, les femmes khroumires ajoutent à leur toilette or- 
dinaire quelques mouchoirs à couleurs voyantes, qu'elles 
fixent aux épaules ou jettent sur la tête en manière de 
voile. Ces jours-là aussi elles sortent leurs bijoux de 
cuivre dont elles se couvrent des pieds à la tête. 

Les femmes khroumires, dont la croissance est achevée 
à dix ans, sont vieilles à vingt, repoussantes à trente. 
Chargées en commun de tous les détails intérieurs de la 
tribu, elles sont employées aux besognes les plus pénibles, 
et jouent dans les déprédations que commettent leurs 
seigneurs et maîtres, ou dans le pillage des épaves que 
la tempête jette à la côte, le rôle de bêtes de somme. 

Au combat seulement, ces malheureuses sortent de 
leur humble condition et prennent un rôle plus élevé : 
côte à côte avec leurs maris et leurs pères, elles char- 
gent les armes, ramassent celles qui sont tombées des 
mains des morts et s'en servent contre l'ennemi ; dès que 
la poudre ne parle plus, ces pauvres amazones retombent 
dans leur abjection première et redeviennent, de guer- 
rières qu'elles étaient auparavant, les humbles esclaves 
de leurs compagnons d'armes *. 

i. V. Qhnz les Khroumirs, par deux anciens zouaves. 



VILLAGES KHROUMIRS. — HABITATIONS 
LE ROCHER DE FATH-ALLAII 



Les Khroumirs ne vivent pas sous la tente , à la façon 
des Arabes; ils ont des villages comme les Kabyles du 
Jurjura. 

Ces villages ont la configuration des crêles sur les- 
quelles ils sont perchés ; ils sont généralement longs , 
étroits, seulement abordables par des sentiers muletiers, 
rocailleux, enroulés comme des couleuvres, croisés de 
broussailles et d'épines et rongés par les pas de Thomme 
qui, depuis les siècles les plus reculés, n'a cessé de les 
suivre. Souvent la pente est siraide, qu'on doit laisser les 
mulets au pied de la montagne et gravir l'escarpement 
en se retenant aux pointes des rochers, aux racines, aux 
cactus, comme s'il s'agissait d'escalader une véritable 
muraille. 

Les maisons khroumires ne sont pas bâties en pierre, 
quoique la pierre abonde. Ce sont des gourbis situés à 
une certaine distance lés uns des autres, même, dans 
les centres de population. Par le mot gourbis, il faut en- 
tendre des huttes construites avec des branchages et en- 

15 



226 LA TUNISIE 

duites au dedans et au dehors d'un gâchis de boue ; des 
cabanes recouvertes de plaques de liège et n'ayant d'autre 
ouverture que la porte, toujours très basse et jamais 
fermée ; de misérables abris où vivent comme dans des 
écuries gens et bêtes, séparés seulement soit par des 
cordes, soit par une rangée de grandes jarres contenant 
les provisions du ménage (blé, huile, figues sèches); de 
noirs taudis enfin, où l'on fait la cuisine au milieu d'une 
fumée qui s'échappe comme elle peut par les interstices 
de la toiture; les meubles sont inconnus, la batterie de 
cuisine se réduit aux ustensiles les plus élémentaires ; la 
nuit , les animaux couchent sur la paille et la famille sur 
des nattes. 

Les Bédouins sous leurs tentes , où l'air circule Ubre- 
ment, se trouvent dans des conditions plus hygiéniques. 

Encore si tous les Khroumirs possédaient des gourbis ! 
mais il y en a qui nichent dans les trous des rochers , 
à l'instar des oiseaux de proie. 

Les habitants d'un petit village des Hamran ont leurs 
habitations creusées dans les flancs du rocher de Fath- 
Allah. Ce rocher * , percé dans sa façade principale de 
fenêtres carrées, à divers niveaux, est « comme un édifice 
à plusieurs étages; il a été creusé de main d'homme, à 
une époque indéterminée. H n'est pas facile de parvenir 
même au premier étage de cette curieuse cité, tant le 
pied a de peine à trouver l'escalier , c'est-à-dire la série 
de trous pratiqués dans le roc qui en tient lieu. Jugez de 
la manière dont on monte à l'étage supérieur. Arrivé sur 
une plate-forme assez étroite, on se trouve en face de 
fenêtres-portes, carrées, dépourvues de maçonnerie, à 
hauteur variable. Les chambres auxquelles ces ouvertures 

1. V. Revue de géographie, juillet 1881 ; article du D' Colin. 



LES KHROUMIRS 227 

donnent accès sont habitées ordinairement; cela se re- 
connaît au premier coup d'œil. Car, indépendamment de 
la fumée qui les noircit, les parois ainsi que la voûte ont 
conservé cette odeur particulière que répand la race indi- 
gène : un mélange de sueur humaine et de lainage. 
Taillés à angles vifs, ces compartiments sont carrés et 
mesurent environ trois mètres de longueur sur deux de 
largeur ; pour la hauteur , ils dépassent de trente centi- 
mètres la taille d'un homme grand. Il n'y a pas un seul 
de ces réduits oii Ton ne remarque la petite niche , en- 
core grasse d'huile, qui reçoit la lampe. 

« Ce rocher, percé de loges à toutes hauteurs, constitue 
une citadelle imprenable et un refuge à l'abri des bêtes 
fauves. La plupart des outils, ustensiles et objets d'un 
usage domestique, en avaient été enlevés, lors de notre 
visite, sauf un soufflet de forge à deux corps, trop lourd 
sans doute et que son propriétaire n'avait pas eu le temps 
d'emporter avec le reste de son mobilier. J'ai vu sur 
plusieurs points de l'Algérie des grottes naturelles hantées 
par les bergers et servant d'asile aux troupeaux; mais 
à Fath- Allah, rien de semblable : tout y est l'œuvre de 
l'homme. Ni fissures, ni excavations dont on ait pu pro- 
fiter; aucun travail de maçonnerie. Ces logements, qui 
tiennent plus du perchoir que de la maison , ont été fa- 
çonnés par le ciseau du tailleur de pierres, et servent 
non au bétail, mais bien à des familles de Khroumirs, 
ayant chacune leur foyer séparé du foyer voisin, malgré 

• 

une communauté sociale évidente. J'en ai remarqué qui 
paraissaient fraîchement terminés ou en voie d'exécu- 
tion. Il est possible qu'il existe dans ce massif d'autres 
cités semblables ; en tout cas, c'est la première que nous 
rencontrons de ce genre. Pour être complet, je dois 
ajouter que, soit par l'effet du hasard, soit en vue de 



228 



LA TUNISIE 



connaître les heures; la roche tourne au soleil levant sa 
façade armée de fenêtres, et qu'elle est couronnée d'une 
esplanade boisée , d'où Ton aperçoit, sans être vu, une 
vaste étendue de pays , observatoire susceptible de deve- 
nir, en cas de guerre, Tavant-posle de cette forteresse 
naturelle. » 



LIBERTÉ. — ÉGALITÉ. — FRATERNITÉ 



Le docteur Colin a raison de regarder ces habitations 
rupestres comme des citadelles. Les Khroumirs n'ont rien 
plus à cœur que leur indépendance et ils prennent toutes 
les précautions pour pouvoir la défendre au besoin. C'est 
donc dans un but de défense qu'ils se creusent des nids 
dans le roc, d'oii leurs yeux perçants comme ceux de 
Faigle veillent au dehors ; c'est pour se proléger qu'ils 
construisent leurs villages sur les croupes des montagnes 
ou au faîte des rochers. De la sorte, le moindre hameau, 
porté par une crête, est une petite place forte qu'il faut 
enlever. Que la guerre éclate dans ces contrées d'un ac- 
cès que les Français seuls ont pu tenter, et les Khroumirs, 
embusqués dans leurs gourbis, retranchés dans leurs vil- 
lages , font rouler sur les assaillants une grêle de plomb 
et de pierres qui a garanti leur liberté et leur nalionahté 
contre les Romains, contre les Arabes, les Turcs, les 
Espagnols, contre le bey lui-même. 

Mais s'ils sont passionnés pour la liberté, les Khroumirs 
sont aussi de chauds partisans de l'égalité. 

Chez eux, la classe pauvre ne se distingue pas, comme 



230 LA TUNISIE 

chez nous, de la classe aisée par son extérieur, ses ma- 
nières, son langage et ses habitudes. En voyant assem- 
blés tous les habitants d'un village, il est fort difficile de 
dire quels sont les pauvres, quels sont les riches. Les 
vêteihents sont uniformément malpropres et déguenillés. 
La difi'érence d'éducation et d'instruction n'existant pas, 
le fakir se mêle familièrement à la société du chef, qui ne 
s'étonne ni ne s'irrite de son contact. N'allez pas de- 
mander à un de ces hommes s'il est noble, bourgeois 
ou prolétaire, il ne vous comprendrait pas. Chez les 
Khroumirs, il n'y a que des Khroumirs tirant plus ou 
moins le diable par la queue , mais tous égaux devant 
Mahomet et devant la loi, tous citoyens, tous soldats, 
ayant tous, du moins en principe, les mêmes devoirs et 
les mêmes droits, bien qu'en fait, ils ne prennent pas 
une part égale aux affaires publiques. 

La fraternité n'est pas non plus un vain mot pour ces 
mahomélans. Je ne sais pas s'ils connaissent le précepte 
divin : « Aidez-vous les uns les autres. » Dans tous les 
cas, ils l'observent aussi bien que beaucoup de catho- 
liques. 

Ainsi donc cette belle devise que nous lisons seulement 
depuis 1789 sur le frontispice de nos édifices publics 
est, depuis des siècles, une réalité dans les montagnes 
khroumires : nous l'avons trouvée gravée dans leur cœur, 
elle est également inscrite dans leurs institutions politi- 
ques et sociales, dans leurs coutumes et leurs lois*, 

1. V. le Vays des Khroumirs, de raiitcur. 



LES FRANÇAIS EN TUNISIE 



DE BIZERTE A LÀ MANOUBA. 



Voilà les montagnards auxquels le général Forgemol 
avait été chargé de démontrer expérimentalement notre 
existence. Il la démontra si bien, que les Khroumirs, qui 
n'y croyaient pas avant l'expédition, n'en doutaient plus 
après. 

Seulement , dans une guerre les choses ne s'arrêtent 
pas toujours là où l'on voudrait. 

Le gouvernement français avait supposé qu'il suffirait 
d'occuper quelques points de la frontière, d'infliger une 
bonne correction aux Khroumirs et de faire une grande 
démonstration militaire dans le Nord pour amener la pa- 
cification de la régence. Mais les événements comman- 
dent aux hommes. 

Pendant que nous étions à Beja, formant autour des 
Khroumirs une ceinture de fer pour les enserrer et les 
réduire, que se passait-il? 

La Porte, non contente de protester contre l'entrée 
des troupes françaises en Tunisie, et de réclamer, au nom 
de l'intégrité de l'empire ottoman, l'intervention des puis- 



232 LA TUNISIE 

sances européennes, la Porte armait une escadre avec 
le dessein de débarquer des forces imposantes dans la 
régence. Informé à temps de ce projet, le gouvernement 
français y coupa court par Tenvoi d'un corps de débar- 
quement à Bizerte. Ce corps, sous les ordres du général 
Bréart, partit sur la Bryade et la Sarthe, mais le vent du 
sud-est ayant retardé l'arrivée de ces deux transports, le 
contre-amiral Conrad avec les cuirassés le La Calisson- 
nière, la Surveillante, le Tourville, la Reine Blanche et 
V Aima y prit les devants et somma la place de se rendre. 

Le gouverneur de Bizerte s'exécuta. 

A onze heures, les compagnies de débarquement de 
nos cuirassés mettaient pied à terre et occupaient immé- 
diatement les forts et les batteries (1" mai 1881). 

Dans l'après-midi de la même journée, la Dryade et la 
Sarthe arrivaient, escortées par l'aviso à vapeur le Cas- 
sard. L'armée de terre remplaçait alors l'armée de mer. 
Mais le 7 mai, le général Bréart, après avoir laissé seu- 
lement quinze cents hommes de garnison, quittait Bizerte 
et s'engageait sur la route de Mateur. 

Le pays, dont Mateur est la capitale, répond au nom gé- 
nérique de Mogod. 

Les tribus du Mogod sont nombreuses. Ce sont d'abord 
les Mogods proprement dits, puis les Nefzas, les Hezil, 
les Makna, etc. Elles sont administrées par des cheiks re- 
levant du caïd de Mateur. 

La ville de Mateur est bâtie sur l'oued Djoumir, qui un 
peu plus loin va tomber dans le lac Echkheul. Tout au- 
tour sont de belles plaines. Çà et là sur l'oued et ses 
affluents, on remarque de magniflques pâturages oii pais- 
sent de nombreux troupeaux de bœufs et de moutons. 

Leshabilants du Mogod descendent à la fois des Maures 
et des Berbères. Leur physionomie est régulière, plus 



DE BIZERTE A LA MANOUBA 233 

fîère que celle des montagnards khroumirs. On s'aper- 
çoit qu'on est là en face d'une population moins sauvage, 
qui cultive et s'élève par le travail. 

Les gourbis des Khroumirs commencent à disparaître 
vers les bords de l'oued Zeen. A mesure qu'on avance 
vers Mateur, on rencontre des maisons bâties en pierres 
et en briques, des villages un peu dignes de ce nom. Le 
sol est irrigué par un intelligent aménagement des eaux. 
Les jardins sont clos de haies. On voit apparaître une in- 
dustrie encore rudimentaire, comprenant la fabrication 
de l'huile d'olives, la briqueterie et la poterie. Enfin, 
chose notable , il n'est pas rare de voir un Mogod se ser- 
vir... du savon. 

Les pentes de l'Atlas dans cette partie du nord de la 
Tunisie sont boisées. Les forêts sont composées de chênes, 
d'oliviers sauvages, de chênes-lièges. On a constaté de 
nombreux affleurements de fer, de plomb, de cuivre. C'est 
là une des richesses de l'avenir. 

Tout à coup, le général Bréart quittant la route de Ma- 
teur prenait celle de Fondouk. 

Fondouk est situé sur le cours inférieur de la Medjerda. 

En effet, après avoir longé au sud la chaîne des Khrou- 
mirs, le grand fleuve tunisien continue à suivre l'Atlas en 
coulant de l'ouest à l'est jusqu'au-dessous de Beja. Là il 
descend vers le sud jusqu'à Testour, entre les montagnes, 
qui, par endroits, l'enserrent de très près. Arrivé à cette 
dernière ville, il change encore de direction et se porte 
au nord-est jusqu'au coude de Tebourba. Enfin, refoulé 
par les dernières pentes de la pointe Carthage, il tourne 
définitivement au nord, et laissant Tunis à droite, vient 
baigner Fondouk, passer dans la plaine d'Utique, et dé- 
verser ses eaux limoneuses dans la Méditerranée, à l'ex- 
trémité du golfe de Tunis. 



234 LA TUNISIE 

La division Bréarl, en route pour Fondouk, compre- 
nait quatre mille hommes , infanterie , cavalerie et ar- 
tillerie. 

Partie de Bizerte dans la nuit du 8 par une pluie bat- 
tante, elle arriva le matin du 9 à Fondouk, localité située 
à trente-cinq kilomètres de Tunis. 

Sur plusieurs points, la colonne avait été obligée de 
quitter le chemin , tellement il était détrempé , boueux , 
impraticable. Lors de l'arrivée à Fondouk, le soleil, heu- 
reusement, s'était dégagé des nuages et les troupes avaient 
pu se reposer un peu sous ses rayons bienfaisants. 

Aussitôt le campement établi, les indigènes étaient ac- 
courus en foule auprès de la colonne , apportant qui des 
volailles, qui des moutons, du riz ou autre chose. L'achat 
des denrées par nos soldats avait produit son effet accou- 
tumé : l'appât du gain avait modifié les dispositions des 
esprits. 

Cependant les transports de la Compagnie transatlan- 
tique n'avaient cessé de débarquer des troupes à Bizerte. 
Deux mille hommes étaient partis à la suite du général 
Bréart pour Fondouk. 

Le 10 au matin, la colonne se remettait en marche. 
Elle arrivait à huit heures à Sidi-Tabet devant les haras 
du comte de Sancy, elle faisait halte sur la concession et, 
à midi, l'avant-garde , composée d'un escadron du 1" ré- 
giment de hussards, entrait à Djedeida, sur la ligne de 
Ghardimaou à Tunis, appartenant à la compagnie Bône- 
Guelma. 

Sur tout le parcours, les populations s'étaient montrées 
curieuses de voir nos soldats. A Sidi-Tabet, ils avaient 
été acclamés par une centaine d'ouvriers italiens, qui 
travaillaient aux nouvelles constructions du haras. A 
Djedeida, comme la veille à Fondouk, les Arabes avaient 



DE BIZERTE A LA MANOUBA 235 

apporté des denrées qu'ils avaient vendues à des prix 
jusqu'alors inconnus. 

La nouvelle de l'arrivée subite des Français à Djedeida 
avait mis la population de Tunis en émoi. Les négo- 
ciants craignant un soulèvement de la populace fanatique 
avaient fermé les bazars. Des Arabes parcouraient la 
ville en criant que les Français allaient y entrer et tout 
mettre au pillage. 

Le gouvernement du bey intervint pour arrêter celle 
effervescence, qui eût pu prendre des proportions redou- 
tables. La police parcourut les rues et les places de Tu- 
nis, annonçant qu'il n'y avait rien à craindre et que les 
Français ne commettraient aucun désordre. Les casernes 
furent préparées et les portes de la capitale ouvertes 
toutes grandes pour indiquer qu'il n'y avait en haut lieu 
aucune velléité de résistance. 

La colonne resta toute la journée à Djedeida. Le géné- 
ral Bréart reçut au camp la visite de M. Roustan. 

Le camp de Djedeida n'avait pas été plus tôt installé 
qu'il s'était trouvé envahi par une grande partie de la 
population tunisienne, accourue par le chemin de fer pour 
voir la mine de nos jeunes soldats. On l'avait laissée cir- 
culer librement dans le camp et elle était repartie en- 
chantée de sa visite. 

On se racontait, à Djedeida, la curieuse aventure ar- 
rivée le malin même à deux cavaliers du 1" régiment 
de hussards. Ils avaient failli prendre Tunis. Partis en es- 
tafettes de Fondouk, ils s'étaient trompés de route et 
s'étaient tout à coup trouvés devant une des portes de 
Tunis. Les gardiens, frappés de terreur, s'étaient enfuis. 
Nos deux soldats reconnaissant alors leur bévue avaient 
fait volte-face pour gagner le camp de Djedeida. 

Le 12, la colonne s'était portée de Djedeida à la Ma- 



236 LA TUNISIE 

nouba, petite localité à dix kilomètres seulement de la 
capitale de la régence*. 

Toute cette contrée est plantée d'oliviers aux troncs 
plusieurs fois séculaires, mais rudes d'aspect. Çà et là, 
des constructions toutes récentes ont accaparé les plus 
beaux débris de l'antiquité, les matériaux des villes 
mortes, de Carthage ou d'Utique. 

i. V. les Fj'ançais m Afrique, ou la Guerre en Tunisie. 



LE TRAITÉ DE KASSAR-SAÏD 



L'occupation inaltendae de Bizerte et la marche im- 
prévue de la division Bréart sur Tunis avaient été un vé- 
ritable coup de théâtre. Jusque-là, l'attention s'était uni- 
quement portée sur les Khroumirs, et il n'était venu à 
ridée de personne que, les montagnards une fois châtiés, 
nos soldats iraient sur la basse Medjerda peser sur les 
décisions du bey ; personne n'avait soupçonné les desseins 
de la France. Négligeant l'appareil d'une démonstration 
navale, qui aurait pu nous mettre en conflit avec les au- 
tres puissances, le gouvernement avait tourné la difficulté 
en faisant débarquer un corps d'armée à Bizerte et en le 
portant sur Tunis par une marche dont la rapidité avait 
déconcerté toutes les prévisions. La colonne française 
était à Djedeida, quand on la croyait encore à Mateur. 

Mohammed-es-Sadok lui-même y avait été pris. Il s'était 
bien hâté de protester contre l'occupation de Mateur, 
comme il avait protesté contre l'entrée des Français en 
Tunisie et contre l'occupation d'El Kef , de Tabarka et de 
Bizerte. Mais l'encre de sa plume n'était pas encore se- 



238 LA TUNISIE 

chée que le général Bréart, du pommeau de son épée, 
heurtait à la grille du Bardo. Il était chargé par le gou- 
vernement de la république de présenter au bey un traité 
de garanties et de le lui faire signer. En cas de refus, îl 
devait occuper Tunis. 

Suivant une parole célèbre, le moment était venu pour 
le bey de se soumettre ou de se démettre. 

La scène allait cette fois se passer non à Versailles , 
mais au Bardo. 

Le bey habite rarement Tunis oii il a cependant un pa- 
lais; il réside, pendant les huit mois de chaleur, à la Gou- 
letle, au nouveau sérail, sorte de chalet fort élégant bâti 
sur pilotis aux bords de la mer; il passe Thiver au Bardo, 
à deux kilomètres environ au nord-ouest de Tunis , sur 
la ligne du chemin de fer et non loin de la Sebkha-el- 
Sedjoumi. 

Le Bardo est une agglomération assez confuse de bâti- 
ments, semblable à une petite cité, oii se trouvent, à 
côté du palais souverain, les locaux des ministères, le 
quartier général de Tarmée tunisienne, le tribunal su- 
prême oii le bey rend en personne la justice , la prison 
d'État, un hôtel des monnaies, un bazar, des rues, des 
cours, des galeries. 

Après avoir franchi l'enceinte , passé devant le palais 
du premier ministre , traversé la cour du harem , on ar- 
rive dans la cour dite des Lions. 

En face est le château de Kassar-Saïd , la résidence 
particulière du bey. 

Le général Bréart s'y présenta le 12 mai, à quatre 
heures, par une pluie torrentielle, accompagné de son 
étal-major, et escorté par deux escadrons de hussards. 
Les hussards se rangèrent en bataille devant la grille. Le 
général et ses officiers s'engagèrent dans le jardin. 



LE TRAITÉ DE KASSAR-SAID 239 

Le jardin du Bardo est splendide. Il est planté d'arbres 
au feuillage énorme, d'orangers, de citronniers, de mû- 
riers , décoré de statues et de groupes en marbre et en 
bronze. 

Le général Bréart descendit de cheval devant la grande 
porte du palais, et, suivi de son état-major, gravit Tes- 
calier des Lions, escalier majestueux dont les marches 
se terminent par des lions en marbre de Florence. 

Dans un angle du perron était massée la valetaille, 
composée de natifs et de nègres, qui ouvraient de gros 
yeux pour mieux voir nos officiers. Le vestibule était en- 
combré de fonctionnaires tunisiens*. 

Mohammed-es-Sadok attendait le général dans le salon 
d'apparat. 

En voici la description telle que nous la donne M. des 
Godins de Souhesmes, dans son livre sur Tunis : 

« Le salon d'apparat est disposé à l'européenne. Les 
murs, couverts de velours brodé d'or, supportent de ma- 
gnifiques portraits grandeur naturelle , entre autres ceux 
du roi Louis-Philippe, en tapisserie des Gobelins; de Na- 
poléon III, d'après Winterhalter ; de divers souverains 
d'Europe , des princes de Tunis et le portrait du bey, ces 
derniers dus au pinceau d'un artiste français, M. May- 
nier, peintre ordinaire de Son Altesse. Les tapis de Perse, 
la coupole bleu et or à laquelle est suspendue une lampe 
d'or en forme de porte-voix, des consoles Louis XV, des 
porcelaines, des pendules rocaille, des fauteuils dorés, 
des ottomanes , des divans en velours ou en soie , font de 
celte salle de réception une merveille de luxe et de ri- 
chesse. » 

Quand le général parut, M. Roustan, qui était au 

1. y. les Français en Afrique, ou la Guerre en Tunisie. 



240 LA TUNISIE 

palais, s'avança et le présenta, ainsi que les officiers, 
au bey. 

Le premier ministre Mustapha était présent. 

Mohammed-es-Sadok avait une figure calme et digne. 
Ses traits graves étaient empreints d'urbanité. Il se tenait 
debout. 

D'un geste gracieux il invita le général et ses officiers 
à s'asseoir. 

Le général , tirant alors un papier de sa poche , donna 
lecture de la déclaration suivante : 

« Le gouvernement de la république française, dési- 
rant terminer les difficultés pendantes par un arrange- 
ment amiable qui sauvegarde pleinement la dignité de 
Votre Altesse, m'a fait l'honneur de me désigner pour 
cette mission. 

(( Le gouvernement de la république française désire 
le maintien de Votre Altesse sur le trône et celui de votre 
dynastie. Il n'a aucun intérêt à porter atteinte à l'inté- 
grité du territoire de la régence. Il réclame seulement 
des garanties jugées indispensables pour maintenir les 
bonnes relations entre les deux gouvernements. » 

Il lut ensuite le texte même du traité : 



TRAITÉ 

ENTRE LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE 

ET LE BEY DE TUNIS. 

<( Le gouvernement de la république française et celui 
de Son Altesse le bey de Tunis, 

<( Voulant empêcher à jamais le renouvellement des 
désordres qui se sont produits récemment sur les fron- 
tières des deux États et sur le littoral de la Tunisie, et 



LE TRAITÉ DE KâSSâR-SAID 241 

désireux de resserrer leurs anciennes relations d'amitié 
et de bon voisinage , ont résolu de conclure une conven- 
tion à cette fin dans l'intérêt des deux hautes parties 
contractantes. 

« En conséquence, le président de la république fran- 
çaise a nommé pour son plénipotentiaire M. le général 
Bréart, qui est tombé d'accord avec son Altesse le bey 
sur les stipulations suivantes : 

« Article premier. — Les traités de paix, d'amitié et 
de commerce et toutes autres conventions existant ac- 
tuellement entre la république française et Son Altesse le 
bey de Tunis sont expressément confirmés et renouvelés. 

« Art. 2. — En vue de faciliter au gouvernement de 
la république française l'accomplissement des mesures 
qu'il doit prendre pour atteindre le but que se proposent 
les hautes parties contractantes, Son Altesse le bey de 
Tunis consent à ce que l'autorité militaire française fasse 
occuper les points qu'elle jugera nécessaires pour assurer 
le rétablissement de l'ordre et la sécurité des frontières 
et du littoral. Cette occupation cessera lorsque les auto- 
rités militaires françaises et tunisiennes auront reconnu, 
d'un commun accord, que l'administration locale est en 
état de garantir lé maintien de l'ordre. 

« Art. 3. — Le gouvernement de la république fran- 
çaise prend l'engagement de prêter un constant appui à 
Son Altesse le bey de Tunis contre tout danger qui me- 
nacerait la personne ou la dynastie de Son Altesse ou qui 
compromettrait la tranquillité de ses Etats. 

a Art. 4. — Le gouvernement de la république fran- 
çaise se porte garant de l'exécution des traités actuelle- 
ment existants entre le gouvernement de la régence et 
les diverses puissances européennes. 

16 



242 LA TUNISIE 

« Art. 5. — Le gouvernement de la république fran- 
çaise sera représenté auprès de Son Altesse le bey de 
Tunis par un ministre résident, qui veillera à l'exécution 
du présent acte et qui sera l'intermédiaire des rapperts 
du gouvernement français avec les autorités tunisiennes 
pour toutes les affaires communes aux deux pays. 

« Art. 6. — Les agents diplomatiques et consulaires 
de la France en pays étrangers seront chargés de la 
protection des intérêts tunisiens et des nationaux de la 
régence. 

« En retour, Son Altesse le bey s'engage à ne conclure 
aucun acte ayant un caractère international sans en avoir 
donné connaissance au gouvernement de la république 
française et sans s'être entendu préalablement avec lui. 

« Art. 7. — Le gouvernement de la république fran- 
çaise et le gouvernement de Son Altesse le bey de Tunis 
se réservent de fixer, d'un commun accord , les bases 
d'une organisation financière de la régence, qui soit de 
nature à assurer le service de la dette publique et à ga-r 
rantir les droits des créanciers de la Tunisie. 

« Art. 8. — Une contribution de guerre sera imposée 
aux tribus insoumises de la frontière et du littoral. Une 
convention ultérieure en déterminera le chiffre et le mode 
de recouvrement, dont le gouvernement de Son Altesse 
le bey se porte responsable. 

« Art. 9. — Afin de protéger contre la contrebande 
des armes et des munitions de guerre les possessions 
algériennes de la république française, le gouvernement 
de Son Altesse le bey de Tunis s'engage à prohiber toute 
introduction d'armes ou de munitions de guerre par l'île 
do Djerba, le port de Gabès ou les autres ports du sud 
de la Tunisie. 

« Art. 10. — Le présent traité sera soumis à la rati- 



LE TRAITÉ DE KASSAR-SAID 243 

fîcation du gouvernement de la république française , et 
rinstniment de la ratification sera remis à Son Altesse 
le bey de Tunis dans le plus bref délai possible. » 

Mohammed-es-Sadok avait écouté cette lecture en si- 
lence. Quand elle fut terminée, il resta quelques minutes 
plongé dans une profonde réflexion. Il en sortit pour de- 
mander au général quelques jours d'examen. 

Le général Bréart se leva. 

« J'ai pour instruction d'attendre jusqu'à huit heures, » 
dit-il en s'inclinant. 

i\iohammed-es-Sadok se récria. Le délai accordé par le 
gouvernement français était trop court. Il avait besoin, 
avant de prendre une décision, de consulter son conseil. 

Le général insista. 

« Il nous faut, dit-il, une réponse aujourd'hui même. » 

M. Roustan intervint. 

« Le traité qui est soumis à la signature de Votre Al- 
tesse, dit-il, n'est pas nouveau pour elle. Tous les articles 
en ont été discutés avec le premier ministre , ici présent. 
Ils ont été l'objet de longues délibérations dans le con- 
seil tunisien. Son opinion doit être faite. Du reste. Votre 
Altesse peut le convoquer à l'instant même. » 

Le général Bréart joignit ses instances à celles de 
M. Roustan. Il répéta que les ordres du gouvernement 
français étaient précis, qu'il ne pouvait, en ce qui le con- 
cernait, se prêter h aucun attermoiement, qu'il fallait ab- 
solument prendre une décision. 

« La chose étant imposée, dit le bey, je n'ai qu'à me 
soumettre aux volontés du gouvernement français. » 

Pour concilier toutes les exigences, on convint alors de 
prolonger le délai jusqu'à neuf heures. Sur cet accord, le 
général Bréart et ses officiers prirent congé du bey. 




242 LA TUNISIE 

« Art. 5. — Le gouvernement de la république fran- 
çaise sera représenté auprès de Son Altesse le bey de 
Tunis par un ministre résident, qui veillera à l'exécution 
du présent acte et qui sera l'intermédiaire des rapperts 
du gouvernement français avec les autorités tunisiennes 
pour toutes les affaires communes aux deux pays. 

« Art. 6. — Les agents diplomatiques et consulaires 
de la France en pays étrangers seront chargés de la 
protection des intérêts tunisiens et des nationaux de la 
régence. 

« En retour, Son Altesse le bey s'engage à ne conclure 
aucun acte ayant un caractère international sans en avoir 
donné connaissance au gouvernement de la république 
française et sans s'être entendu préalablement avec lui. 

« Art. 7. — Le gouvernement de la république fran- 
çaise et le gouvernement de Son Altesse le bey de Tunis 
se réservent de fixer, d'un commun accord, les bases 
d'une organisation financière de la régence, qui soit de 
nature à assurer le service de la dette publique et à ga-r 
rantir les droits des créanciers de la Tunisie. 

« Art. 8. — Une contribution de guerre sera imposée 
aux tribus insoumises de la frontière et du littoral. Une 
convention ultérieure en déterminera le chiffre et le mode 
de recouvrement, dont le gouvernement de Son Altesse 
le bey se porte responsable. 

« Art. 9. — Afin de protéger contre la contrebande 
des armes et des munitions de guerre les. possessions 
algériennes de la république française, le gouvernement 
de Son Altesse le bey de Tunis s'engage à prohiber toute 
introduction d'armes ou de munitions de guerre par l'île 
de Djerba, le port de Gabès ou les autres ports du sud 
de la Tunisie. 

<( Art. 10. — Le présent traité sera soumis a la rati- 



LE TRAITÉ DE KASSAR-SAID 243 

fîcation du gouvernement de la république française, et 
l'instrument de la ratification sera remis à Son Altfesse 
le bey de Tunis dans le plus bref délai possible. » 

Mohammed-es-Sadok avait écouté cette lecture en si- 
lence. Quand elle fut terminée, il resta quelques minutes 
plongé dans une profonde réflexion. Il en sortit pour de- 
mander au général quelques jours d'examen. 

Le général Bréart se leva. 

« J'ai pour instruction d'attendre jusqu'à huit heures, » 
dit-il en s'inclinant. 

Mohammed-es-Sadok se récria. Le délai accordé par le 
gouvernement français était trop court. Il avait besoin, 
avant de prendre une décision, de consulter son conseil. 

Le général insista. 

« Il nous faut, dit-il, une réponse aujourd'hui même. » 

M. Roustan intervint. 

(( Le traité qui est soumis à la signature de Votre Al- 
tesse, dit-il, n'est pas nouveau pour elle. Tous les articles 
en ont été discutés avec le premier ministre , ici présent. 
Ils ont été l'objet de longues délibérations dans le con- 
seil tunisien. Son opinion doit être faite. Du reste. Votre 
Altesse peut le convoquer à l'instant même. » 

Le général Bréart joignit ses instances à celles de 
M. Roustan. Il répéta que les ordres du gouvernement 
français étaient précis, qu'il ne pouvait, en ce qui le con- 
cernait, se prêter à aucun attermoiement, qu'il fallait ab- 
solument prendre une décision. 

<c La chose étant imposée, dit le bey, je n'ai qu'à me 
soumettre aux volontés du gouvernement français. » 

Pour concilier toutes les exigences, on convint alors de 
prolonger le délai jusqu'à neuf heures. Sur cet accord, le 
général Bréart et ses officiers prirent congé du bey. 



246 LA TUNISIE 

charge, comme ne pouvant entraîner aucune responsa- 
bilité, comme mettant fin à toutes les difficultés, à toutes 
les ouvertures de crédits, à toutes les nécessités de la si- 
tuation, en un mot à tous nos sacrifices en hommes et 
en argent. On s'en serait allé après une réparation pu- 
rement nominale ou bien après une simple rectification 
de frontières à notre profit, car personne ne songeait à 
demander au bey une indemnité pécuniaire qu'il ne pou- 
vait nous payer. L'abandon paraissait donc aux esprits 
superficiels et irréfléchis la solution la plus simple, et en 
réalité c'était la plus redoutable dans ses conséquences. 
En effet, abandonner la Tunisie, c'était s'exposer à re- 
commencer dans un avenir plus ou moins éloigné l'expé- 
dition tunisienne; c'était ruiner de nouveau dans l'esprit 
des populations notre prestige militaire si heureusement 
rétabli par nos armes; enfin, étant donné lé caractère 
arabe, c'était livrer sans défense non seulement les Fran- 
çais et protégés français, mais encore les Européens ré- 
sidant à Tunis, ainsi que leurs familles et leurs biens, 
aux rancunes et à la vengeance de l'élément indigène 
surexcité par le fanatisme religieux. Le départ de nos 
troupes eût été le signal de tous les massacres et l'anéan- 
tissement de tous les avantages si péniblement et si chè- 
rement achetés par nos soldats. 

Voici en quels termes saisissants, le 2 décembre 1881, 
Gambetta, alors président du conseil, ministre des af- 
faires étrangères, dans un discours prononcé à la Cham- 
bre des députés, traçait le tableau des conséquences de 
l'évacuation de la Tunisie par les troupes françaises : 

« L'abandon!... Je ne parle pas, ne voulant* soulever 
aucune espèce d'émotion dans la Chambre, — je ne parle 
pas du discrédit que l'abandon attirerait sur notre poli- 
tique et sur notre puissance extérieure , non . eulement 



NI ABANDON, NI ANNEXION. — PROTECTORAT 247 

en Europe, mais peut-être dans tout le monde musulman, 
et partout où vous avez des intérêts et des points de con- 
tact avec une puissance commerciale ou coloniale quel- 
conque. Non, je ne veux pas jeter votre attention dans 
cette direction. Je me place au point de vue spécial de 
la Tunisie elle-même, des effroyables responsabilités qui 
seraient la conséquence d'une évacuation... Sortez de la 
Tunisie sans savoir qui y entrera demain, et vous pouvez 
être sûrs que les tribus que vous aurez chassées reparaî- 
tront altérées de vengeance, et que si elles rencontrent 
sur leur chemin, je ne dis pas un Français, mais un Eu- 
ropéen quelconque, ce sera par le meurtre, le pillage, le 
vol, qu'elles se vengeront! Et alors, c'est à vous, c'est à 
la France qu'on demandera légitimement compte de 
l'abandon que vous avez fait, de la retraite de votre ar- 
mée, de votre pavillon » 

Rester à Tunis était donc pour la France et pour la 
république une question d'honneur autant que d'intérêt 
national et européen. 

Quant à l'annexion, elle n'était pas plus dans les pré- 
cédents diplomatiques que l'abandon. 

Nulle part, en effet, ni dans les correspondances de nos 
agents en Tunisie, ni dans les notes du ministère des affaires 
étrangères on ne trouve le mot d'annexion ; dans les unes 
comme dans les autres, il n'est question que de la néces- 
sité possible d'une occupation de la régence par nos armes, 
il n'est nullement question d'annexion. Et pourquoi? 

Parce que l'annexion apparaissait comme la plus lourde 
des charges et comme la plus dangereuse des solutions 
au point de vue européen. 

La plus lourde des charges, parce qu'en substituant 
d'une façon violente et brutale la France au gouverne-: 
ment beylical, parce qu'en supprimant la dynastie, on 



248 LA TUNISIE 

transformait par cela même le beylik en un département 
algérien, parce qu'on s'imposait l'obligation d'installer en 
Tunisie aux frais du Trésor français une administration 
fort coûteuse, parce qu'on affrontait les rancunes et les 
résistances des populations et qu'ainsi on se mettait dans 
la nécessité d'entreprendre dans le détail la conquête de 
la régence, au risque de beaucoup d'hommes et de beau- 
coup d'argent. 

La plus dangereuse des solutions au point de vue inter- 
national à cause des embarras qu'elle pouvait nous créer 
avec certaines puissances européennes, notamment avec 
l'Angleterre et l'Italie. 

L'Angleterre, qui n'est pas encore guérie de ses vieilles 
rancunes contre la France, l'Angleterre observe avec 
une inquiétude visible chacun de nos pas sur la terre afri- 
caine, soit au nord, soit à l'ouest ou au centre : nos am- 
bassades au Niger et au Foutah-Djallon ^ nos projets de 
chemins de fer sénégalais, les voyages de M. de Brazza à 
rOgooué éveillent sa jalousie et elle tremble à la seule 
idée du Transsaharien qui y s'il se réalisait jamais , nous^ 
donnerait le monopole du trafic avec le Soudan et lui 
enlèverait du même coup sa prédominance sur la Médi- 
terranée, en nous permettant de déboucher au centre 
et de tourner ainsi ses deux positions de Gibraltar et de 
Chypre qui en commandent l'entrée, l'une à l'ouest et 
l'autre à l'est. 

Dans ces conditions, l'Angleterre aurait vu de très 
mauvais œil la Tunisie, avec ses stations maritimes si im- 
portantes, tomber définitivement entre les mains de la 
France, déjà maîtresse de plus de cinq cents lieues de 
côtes dans le bassin de la Méditerranée. Aussi, au mo- 
ment de l'expédition tunisienne, le cabinet anglais n'avait- 
il pour ainsi dire donné carte blanche au gouvernement 



NI ABANDON, NI ANNEXION. — PROTECTORAT 24^ 

français qu'après avoir reçu Tassurance réitérée que les 
conventions existantes entre Tunis et l'Angleterre seraient 
maintenues et respectées, que les privilèges commerciaux 
des sujets britanniques ne seraient pas lésés, que la consti- 
tution de la commission financière internationale ne serait 
pas modifiée sans le consentement préalable des nations 
représentées, enfin que la république française répudie- 
rait toute idée d'annexion par la France de la Tunisie. 

Et le traité du Bardo était à peine signé que l'ambas- 
sadeur d'Angleterre à Paris, lord Lyons, s'empressait de 
rappeler à M. Barthélémy Saint-Hilaire ses engage- 
ments. 

« Dans la conversation du 10 de ce mois (mai), comme 
dans différentes occasions antérieures, Votre Excellence 
a désavoué toute intention de conquête ou d'annexion de 
la part de la France. 

« Peu de temps auparavant. Votre Excellence m'avait 
déclaré que le gouvernement français n'avait certaine- 
ment pas l'intention de créer un port à Bizerte, bien qu'il 
fût possible qu'une entreprise française privée, pût éven- 
tuellement, dans l'avenir, se charger de faire sur ce 
point des travaux pour l'établissement d'un port de com- 
merce. 

« Votre Excellence m'a de plus assuré, que- tous le& 
traités entre Tunis et les autres puissances (lisez l'Angle- 
terre), seraient maintenus et respectés. Mais lord Gran- 
ville remarque que vous avez parlé de l'éventualité d'une 
revision de quelques-uns des traités. 

« Le gouvernement de la reine serait heureux d'être 
assuré que, d'après la manière de voir du gouvernement 
français lui-même , tous les droits dont jouissent aujour- 
d'hui les étrangers (les Anglais) demeureront intacts ; que 
les étrangers (les Anglais) jouiront, dans leurs relations 



250 LA TUNISIE 

commerciales, de la même liberté qui lem* a été assurée 
jusqu'ici, qu'aucune tentative ne sera faite pour assurer 
des privilèges exclusifs ou différentiels aux sujets ou ci- 
toyens d'un pays (aux Français) sur ceux d'autres pays 
(les Anglais), et que la position des créanciers de la ré- 
gence (Anglais) ne sera pas affaiblie. » 



NOTE DU 14 MAI 1881 

Pour calmer les appréhensions britanniques, M. Bar- 
thélémy Saint-Hilaire répondit le 16 mai : 

« Je ne fais aucune difficulté de vous répéter ici ce que 
je vous ai dit déjà, et je puis vous affirmer que nos arran- 
gements avec le bey ne comprennent aucune stipulation 
qui ne soit conforme aux assurances que je vous ai don- 
nées. Je réponds implicitement ainsi et d'une manière 
qui, j'aime à le croire, vous paraîtra concluante, à vos 
observations concernant le port de Bizerté. 

« Nous n'avons pas plus le désir de nous annexer Bi- 
zerté que tout autre point de la Tunisie. Sans doute, 
comme je vous l'ai spontanément indiqué, il est possible 
que nous soyons amenés à favoriser le développement 
commercial de ce port et à encourager les tentatives qui 
seraient faites, dans l'intérêt même de la régence, pour 
en améliorer les conditions matérielles. 

« Mais quelles que soient les entreprises que des socié- 
tés privées veuillent tenter à Bizerte, il n'entre nullement 
dans nos projets de dépenser aujourd'hui les sommes 
énormes et de commencer les travaux gigantesques qui 
seraient nécessaires pour transformer cette position en 
un port militaire pouvant servir de base à des opérations 
de guerre maritime. Là, comme dans le reste de la ré- 



NI ABANDON, NI ANNEXION, — PROTECTORAT 251 

gence, Taction de la France ne s'exercera qu'en vue de 
progrès pacifiques, qui devront profiter aux autres nations, 
aussi bien qu'à nous-mêmes. La seule conquête que nous 
méditions est celle de la civilisation dans un pays en- 
core trop arriéré. » 

L'annexion, c'était sinon la guerre, du moins la brouille 
avec l'Angleterre ; c'était aussi la brouille , non pas pas- 
sagère cette fois, avec l'Italie, qui nous en voulait déjà 
sincèrement de n'avoir pu nous évincer, et dont le cœur, 
comme un endroit sensible et une plaie vive, saignait en- 
core des blessures faites à son orgueil et des coups por- 
tés à ses espérances. C'est pour lors que l'opinion pu- 
blique italienne déjà si montée aurait fait explosion. Le 
ministère Cairoli n'avait-il pas été renversé pour avoir 
fait une déclaration de neutralité, au moment des affai- 
res de Tunisie , avant même qu'on connût les vues de la 
France sur la régence ! 

Enfin, dernière considération, l'annexion aurait reculé 
notre frontière orientale jusqu'à la Tripolitaîne. Or, bien 
que le contact avec la Porte soit moins irritant, bien qu'il 
ait perdu même de son danger, la pire frontière pour nos 
possessions algériennes serait une frontière turque, car, 
comme le disait fort justement M. le duc de Broglie au 
Sénat, la Porte étant sous la protection de l'Europe, être 
son voisin, c'est être le voisin de tout le monde, et avoir 
des démêlés avec elle, c'est les avoir avec toute l'Europe. 

Ne pouvant donc ni abandonner ni annexer la Tunisie, 
il ne nous restait plus qu'à la placer sous notre jiroteo 
toraty en ramenant sous notre influence le bey, qui cher- 
chait visiblement à y échapper, en le gagnant à nos 
intérêts, en le liant à nous par des traités, notamment 
par des traités qui ne lui permettraient pas, à un moment 
donné, de se lier avec d'autres puissances ; en un mot et 



252 LA TUNISIE 

pour dire nctlcment les choses, en faisant de lui à la 
porte orientale de notre grande colonie africaine un 
gardien, un portier fidèle, vigilant, ajoutons suffisam- 
ment sympathique, soumis à notre domination et dévoué 
à notre pohtique. 

« Cette politique, disait Gambetta dans le discours 
précité , a été la politique constante de tous les gouver- 
nements colonisateurs depuis les Grecs, les Romains, les 
Carthaginois jusqu'aux Anglais,* qui sont et qui restent 
nos maîtres dans cette matière ; cette politique consiste 
précisément à agir sur le prince, sur le rajah et à trouver 
avec lui des accommodements qui , en même temps qu'ils 
garantissent la sécurité intérieure de ses États, garantis- 
sent le pouvoir protecteur contre les intrigues, les me- 
nées, les manœuvres des rivaux. Je dis. Messieurs, qu'il 
ne faut pas hésiter à suivre cette politique. Le protec- 
torat ainsi compris n'est pas l'annexion déguisée, mais 
la négation de l'annexion. C'est, au jour le jour, je le 
répète, la présence vigilante, permanente, tangible d'un 
jagent du gouvernement, surveillant tous ses intérêts, 
intervenant à chaque instant et pouvant empêcher des 
déviations et des compromissions fatales aux intérêts 

• 

mêmes du pays qu'il représente. » 

Aux yeux de Gambetta et du gouvernement, le pro- 
tectorat était la meilleure solution de la question tuni- 
sienne : il nous permettait de surveiller de haut, de gou- 
verner de haut, de ne pas assumer, 'malgré nous, la 
responsabilité de tous les détails de l'administration, de 
tous les petits faits, de tous les petits froissements que 
peut amener le contact de deux civilisations différentes. 



PACIFICATION DÉFINITIVE DE LA RÉGENCE 



Maïs le traité du Bardo n'avait pas mis (în à toutes les 
difficultés. Les tribus s'agitaient tant sur le littoral que 
sur les autres points de la régence. Quelques jours après 
la signature du traité de garantie (19 mai), les Mogods 
s'étaient soulevés, et le général Maurand qui avait rejoint 
à la Manouba la division Bréart pour concourir avec elle 
à la démonstration contre le Bardo, avait dû se porter 
en toute hâte sur Mateur. La ville avait été prise et les 
montagnards s'étaient enfuis. Mais Finsurreclion écrasée 
sur un point renaissait sur un autre , à Sfax (26 juin) qui 
fut bombardée et emportée par un coup de main très 
vigoureux, tout à l'honneur de nos soldats (10 juillet). Peu 
de jours après, on prenait Gabès , on occupait Djerba, 
on envoyait des troupes à Tunis pour mettre la ville en 
sûreté contre les excursions des maraudeurs qui arrivaient 
jusqu'aux portes du Bardo. 

Ces insurrections indiquaient les sentiments des indi- 
gènes et commandaient au gouvernement de prendre 
toutes les mesures de précaution nécessaires , en vue de 
certaines éventualités possibles et même probables, car 



256 LA TUNISIE 

le retour de rautomne étant le signal habituel des insur- 
rections sur la terre africaijie , il fallait s'attendre à un 
redoublement de révolte pour cette époque , au sortir du 
rhamadan, au moment où les Arabes reprennent pos- 
session de leur sol et de leur libre vie; il fallait s'at- 
iendre à un soulèvement formidable dans le sud de la 
régence. 

Préoccupé de cette redoutable éventualité, le gouver- 
nement envoya un deuxième corps expéditionnaire de 
30,000 hommes, presque uniquement constitué avec les 
quatrièmes bataillons*. L'effectif de l'armée d'occupation 
se trouva ainsi porté à 50,000 hommes. C'est avec cette 
armée, aux mains de chefs vaillants, habiles, capables 
de la conduire, qu'on marcha sur Kairouan et qu'on s'en 
empara. 

Depuis cette époque nos troupes n'ont cessé de rayon- 
ner dans tous lés sens au moyen de colonnes volantes lan- 
cées jusqu'à Gabès et à Gafsa pour réduire les tribus in- 
soumises. 

Aujourd'hui on peut considérer l'œuvre de pacification 
comme terminée. Il n'y a guère plus à craindre que quel- 
ques retours offensifs de la population vaincue sur quel- 
ques points, non à Tunis même et dans ses environs 
immédiats , mais dans l'intérieur du pays où sévit un fa- 
natisme farouche entretenu par les deux villes saintes 
d'El Kef et de Kairouan. 

A l'heure qu'il est, nous sommes donc maîtres de la 

1. On a pcut-ôtre lort de les désigner ainsi, car ces bataillons ne por- 
tent pas le numéro 4; ils sont en sus des trois bataillons actifs et ne 
comptent pas dans les cadres de mobilisation ; ce sont des bataillons de 
seconde ligne, destinés à garder les places fortes à la frontière, mission 
dans laquelle ils peuvent être remplacés, en temps de guerre, par Tannée 
territoriale. On pourrait les appeler plus justement des bataillons dispo- 
nibles. 



PACIFICATION DÉFINITIVE DE LA RÉGENCE 259 

Tunisie, et nos soldais, après avoir glorieusement réta- 
bli le prestige des armes françaises, se promènent en 
vainqueurs du nord au sud et de Test à l'ouest. 

Mais si la régence a subi la phase décisive qui en fera 
désormais une de nos possessions, il s'écoulera longtemps 
avant qu'elle soit entièrement fondue avec le territoire 
algérien ou plutôt avec la mère patrie. Le plus difficile 
n'est pas toujours de conquérir un pays, mais de se l'as- 
similer. 



l'assimilation des arabes est-elle possible? 



Il est incontestable que Fassîmilation des Arabes peut 
se faire, large et complète, par des moyens analogues à 
ceux employés parles Romains, qui, en fusionnant les in- 
térêts et les idées, en admettant les peuples sur le pied de 
l'égalité, en faisant des vaincus non pas des esclaves, mais 
des citoyens, étaient arrivés à étendre leur empire, dans 
le principe si restreint, sur l'univers entier et à former un 
tout compact, dont la durée a été de plusieurs siècles. 

Dans l'opinion de beaucoup de gens cependant, l'assi- 
milation ne serait pas possible, une barrière infranchis- 
sable nous séparerait des Arabes qui sont et seront ré- 
fractaircs à tout progrès. 

A l'appui de leur opinion, ils citent toujours l'histo- 
riette suivante rapportée par le général Daumas : 

« Tu me demandes, disait au duc d'isly le vieil agha 
Mustapha-ben-Ismaël , si , au lieu de nous entre-détruire 
éternellement, nous ne pourrions pas, au moyen de con- 
cessions mutuelles et en développant un grand bien-être 
parmi les masses , parvenir un peu plus tôt, ua peu plus 
tard, à vivre en bonne intelligence, côte à côte et sur le 



262 LA TUNISIE 

môme sol que les Arabes, qui enlreraîent ainsi dans la 
voie du progrès. Veux-lu que je te dise à cet égard toute 
la vérité? El, si je te la dis, ne m'en voudras-tu pas? 

— Non, je te le jure; tu me rendras un grand service, 

— Eh bien, écoute-moi avec attention, je vais te par- 
ler aussi sincèrement que si j'étais au jour du jugement 
dernier, quand nous aurons Dieu pour cadi et les anges 
pour témoins. 

— Parle. 

— Les Arabes ont en horreur toutes les innovations, 
de quelque part qu'elles viennent, et rester exactement 
dans les mœurs, dans les coutumes, dans la religion de 
leurs pères leur paraît le suprême bonheur. Quand on 
leur vante ces progrès qui vous séduisent tant, ils répon- 
dent invariablement : A ahna tabaàine, ou machi badaàine 
(nous sommes des gens qui suivent et non des gens qui 
inventent). 

Prends un Français et un Arabe, mets-les dans une 
marmite et fais-les bouillir ensemble à gros bouillons 
pendant vingt-quatre heures, tu reconnaîtras encore le 
bouillon du chrétien et le bouillon du musulman. Ils ne 
seront pas plus mêlés que leurs idées ne peuvent se con- 
fondre. » 

Le mot est très joli , mais ce n'est qu'un mot. 

Non, il n'y a plus, entre la population orientale et oc- 
cidentale, de haine irréconciliable. 

Le fanatisme contre les chrétiens n'existe que parmi 
la ^ace turque et non parmi la race arabe qui pratique 
rislamisme dans la pureté de son origine et qui, en sui- 
vant les préceptes du Coran, ne considère comme infi- 
dèles que les idolâtres et non les chrétiens. 

D'ailleurs , les personnes parfaitement au courant des 
choses africaines savent que c'est le patriotisme, bien plus 



ASSIMILATION DFS ARABES 263 

que le fanatisme ^ qui a toujours inspiré la résistance des 
Arabes. 

La religion était le seul drapeau autour duquel la na- 
tionalité pût se rallier pour coordonner ses efforts ; il est 
incontestable qu'elle a été un puissant stimulant pour 
affronter les dangers d'une lutte disproportionnée, pour 
supporter les maux de la guerre , la ruine , l'exil , la 
misère; mais depuis qu'au mois de décembre 1847, Abd- 
el-Kader a déclaré que la résistance était impossible à 
continuer , la religion n'a pas été un seul instant un 
obstacle à la pacification. 

Les tribus épuisées ont accepté la domination française, 
le prétendu fanatisme a disparu comme par enchante- 
ment ; dans les rapports créés par la paix , les impôts ont 
été exactement payés , les chefs investis ont été partout 
obéis. 

Non, les Arabes ne sont pas réfractaires à tout pro- 
grès. 

En disant cela , on oublie qu'ils ont surpassé en civili- 
sation les peuples contemporains. Ceux-ci étaient dans la 
nuit noire du moyen âge, tandis qu'en Afrique, en Asie ^ 
en Espagne, la race arabe était dans toute sa clarté. 

Elle possédait seule toutes les branches du savoir hu- 
main. La philosophie , la médecine , l'astronomie, l'arith- 
métique, la géométrie, l'algèbre, l'architecture, la bous- 
sole, les arts mécaniques lui étaient connus. Dans 
l'alliance de Charlemagne avec Haroun-al-Raschid, le 
barbare , c'était Charlemagne *• 

La civilisation européenne aurait donc tort de regarder 
les Arabes comme des barbares incorrigibles. 

<t Les Arabes qui servent sous nos drapeaux, dit M.Fer- 

i,\,les Français en Afrique. 



264 LA TUNISIE 

dinand de Lesseps *, ont conquis une place brillante à côté 
de nos plus vaillantes troupes ; sous l'impulsion des ha- 
biles officiers qui dirigeaient les bureaux arabes , les indi- 
gènes avaient construit des maisons qu'ils commençaient 
à habiter, ils avaient planté des arbres, élevé des barrages, 
étendu leurs cultures, amélioré les voies de communi- 
cation, et se soumettaient aux premiers essais pour la 
constitution d'un état civil régulier. 

« Lorsque nous leur avons confié des armes , il a suffi 
de mettre à leur tête des officiers intrépides et bienveil- 
lants pour en faire des soldats hors ligne. 

« Quand nous leur donnerons des chefs industriels, bien 
choisis, nous retirerons de précieux avantages des heureuses 
dispositions que possèdent les diverses races algériennes. 

« Mais, pour réussir, il est indispensable qu'on se place 
vis-à-vis des musulmans au point de vue de la bienveil- 
lance et de la sympathie dues à des hommes que nous 
aurons un jour à déclarer citoyens français. 

« ...Un respect sincère pour la religion et pour les 
mœurs, une grande équité dans notre administration, une 
sollicitude constante pour le bien-être des populations et 
pour leur instruction nous aideront à faire la conquête 
des cœurs comme, par la bravoure de nos soldats, nous 
avons dompté la résistance armée. » 

Ces considérations, ces réflexions sur l'assimilation de 
la race arabe s'imposent plus que jamais à la France , 
aujourd'hui que son protectorat sur la Tunisie va s'affir- 
mer sous une forme effective, aujourd'hui que commence 
l'œuvre de réorganisation générale de ce pays. 

1. \, la Nouvelle Revue, n® du !•' décembre 1881, 



RÉORGANISATION DE LA TUNISIE 



Le gouvernement prc'^pare, en effet, un projet d'exécu- 
tion du traité du Bardo au point de vue financier, au 
point de vue judiciaire, au point de vue administratif, au 
point de vue que nous appellerons douanier, au point de 
vue agricole et au point de vue commercial. 

Mais, étant donnés Tétat de la régence, Tincapacité de 
la dynastie qui règne à Tunis, la corruption et Timpro- 
bité de ses ministres, les vices de l'administration la plus 
inintelligente et la plus oppressive, les dilapidations qui 
s'y commettent, la réorganisation de la Tunisie est-elle 
possible ? 

M. Camille Pelletan ne le croit pas, et, pour établir 
l'impossibilité de transformer la régence, il nous trace 
de main de maître le tableau suivant du gouvernement 
beylical : 

« Un gouvernement oriental, dit-il, ne ressemble en 
rien à un gouvernement européen : pas de justice, pas 
de travaux publics, pas d'instruction publique; rien, si 
ce n'est une armée qui ne se bat pas...; c'est une ar- 
mée de recors qu'on envoie, suivant la saison, lever les 
impôts dans une partie ou dans une autre de la Tunisie ; 



266 LA TUNISIE 

elle n'a pas d'aulre utilité. A côté de cette armée se trouve 
une administration dont le seul efifet connu est d'acheter 
ses places très cher, — cinquante mille à cent mille pias- 
tres au premier ministre, — et de se rattraper ensuite 
sur les populations; S'il existe une institution dans ce 
pays, c'est le bakchich, c'est le pot de vin qui règne de 
haut en bas. 

« En vingt ans seulement, quatre ministres, arrivés es- 
claves à Tunis, par conséquent sortis de rien, ont pu 
quitter la Tunisie en emportant les bénéfices de leur pe- 
tite administration, et à eux quatre, sans compter les 
autres fonctionnaires, ils ont emporté quatre-vingt-cinq 
millions pour leur part personnelle, c'est-à-dire sept fois 
le revenu entier de la Tunisie pendant un an. Voilà ce 
qu'est le gouvernement tunisien... » 

« M. Jules Ferry. — Ce sont là des faits antérieurs 
à l'existence de la commission financière. 

« M. Camille Pelletan, — L'avant-dernîer des minis- 
tres tunisiens, qui était Khérédine, est parti en empor- 
tant une assez belle fortune personnelle, et, à ce moment, 
la commission financière fonctionnait. 

« Depuis Texistence de la commission financière, on a 
vu à l'œuvre Mustapha ben Ismaïl, et vous conviendrez 
que les économies qu'il a pu réaliser ressemblent assez 
à celles de ses prédécesseurs. Il ne faut donc pas re- 
garder la commission financière comme un obstacle au 
pillage. 

« Mais, à côté de ce monde arabe, si étranger à nos 
mœurs, à nos institutions, à notre morale, mais qui se 
sauve par une certaine fierté, il y a une autre population, 
la population levantine, croisée de juifs d'Orient, de chré- 
tiens d'Orient, syriens, coptes, grecs, d'Européens 
brientalisés, si mêlée, qu'on n'y peut reconnaître l'em- 



RÉORGANISATION DE LA TUNISIE 267 

preinte d'aucune race; qui n'a d'autre patrie, en réa- 
lité, que l'écume de la Méditerranée; qui brasse toutes 
les affaires, vous devinez de quelle sorte ; qui est de toutes 
les intrigues, parce qu'on ne peut pas se passer d'elle ; 
qui fait tous les métiers, car il n'en est aucun qui lui 
répugne, et qui exploite ainsi jusqu'au sang le monde 
oriental. 

« Et comme ces Levantins ont besoin d'une nationalité, 
au moins pour leur servir d'étiquette, avec les facilités 
que présente le droit consulaire , ils les prennent toutes 
tour à tour. Pour mener une affaire, pour nouer une in- 
trigue ; — Tunisiens une année, Français ou Anglais l'an- 
née suivante, et au fond, bien entendu, toujours Levan- 
tins. 

« Et puis, il y a des consuls européens. 

« Il y a des consuls avec leurs droits exorbitants qui 
en font les maîtres absolus de leurs nationaux, et qui font 
de l'étendue de leur juridiction un véritable Etat dans l'Etat; 
il y a les consuls toujours en conflit, ou les uns avec les 
autres, ou avec le gouvernement dubey, et pesant sur ces 
conflits du poids des canons de leur pays; les consuls qui 
sont amenés à se mêler de toutes les affaires, de toutes 
les intrigues de palais, et à se faire, dans cette popula- 
tion levantine, une clientèle qui leur fournit leurs instru- 
ments les plus intimes, une clientèle qui lutte avec eux, 
qui triomphe avec eux, et qui profite avec eux de la vic- 
toire commune*. » 

Ce n'est pas nous certainement qui nierons l'exacti- 
tude de ce tableau tracé avec autant de justesse que de 



1. Discours prononcé dans la séance du 1" décembre 1881. — V. dans 
le même sens, le discours prononcé à une séance précédente, le 8 novem- 
bre, par M. Clemenceau. 



268 LA TUNISIE 

talent dans la forme. Oui, nous convenons qu'il y a beau- 
coup d'abus en Tunisie. Mais s'ensuit-il, comme le pré- 
tend M. Camille Pelletan, qu'il soit impossible de les 
réformer? « Je n'aperçois pas, disait Gambetta, en ré- 
ponse à l'orateur précité, je n'aperçois pas les obstacles 
que la France pourrait rencontrer à ces réformés, soit 
chez les autres nations, soit chez le bey lui-même. Car le 
bey, qu'on nous présente comme un ennemi persistant, 
comme un homme qiii conserve au fond de son cœur une 
rancune inexpiable contre les Français qui sont venus 
l'opprimer , ce bey, il est comme tous les souverains mu- 
sulmans, prêt à accueillir les étrangers quand il touche 
le bénéfice de la présence, de Tintelligence et de l'action 
étrangère. » 

D'après Gambetta, l'œuvre de réformes était donc 
possible, et non seulement elle était possible, mais, à ses 
yeux, elle était obligatoire; elle s'imposait à la France 
protectrice, pour elle-même d'abord, et puis pour tous 
les pays qui ont des nationaux et des intérêts en Tunisie . 

Eh bien, le traité de Kassar-Saïd confère au gouverne- 
ment français le droit et la possibilité de réorganiser la 
Tunisie ; il lui donne pleins pouvoirs pour faire et défaire, 
pour réglementer et légiférer, en un mot pour tailler en 
plein drap, à la seule condition d'agir humainement, 
suivant les règles de la justice, dans l'intérêt de la civi- 
lisation et de la Tunisie elle-même. 



RÉFORME FINANCIÈRE 



De l'avis de tous les hommes compétents, la réforme 
financière, formant pour ainsi dire le nœud de toutes les 
autres, doit logiquement les précéder, mais elle ne pourra 
être sérieusement abordée qu'après la suppression de la 
commission financière. 

Jusqu'en 1869-1870, le bey avait lui-même géré ses 
finances. A cette époque et sur sa demande , une com- 
mission infernalionale fut chargée d'unifier la dette tuni- 
sienne; elle en fixa le capital à cent vingt-cinq millions 
environ, dont cent millions furent placés en France et 
le reste en Angleterre et en Italie. Le service d'intérêt et 
d'amortissement fut confié à cette commission, qui sub- 
siste encore aujourd'hui et qui se compose de deux co- 
mités : un comité de contrôle de six membres, dont deux 
Anglais, deux Italiens et deux Français; et un comité 
exécutif de trois membres, dont un inspecteur français 
des finances et deux fonctionnaires tunisiens. 

Il faut le reconnaître, cette commission a rendu de 
réels services , elle a contribué à assainir dans une cer- 
taine mesure l'administration du Trésor beylical, qui en 



270 LA TUNISIE 

avait grand besoin. Mais aujourd'hui, après le traité de 
Kassar-Saïd, elle est un obstacle et un danger : un obs- 
tacle, parce qu'elle empêche l'exercice de notre protec- 
torat; un danger, parce qu'en laissant place à l'interven- 
tion étrangère, elle ouvre la porte aux conflits. 

n est évident, en effet, qu'aussi longtemps qu'elle 
fonctionnera, il sera loisible aux représentants de l'An- 
gleterre et de l'Italie , sous prétexte de sauvegarder les 
intérêts de leurs nationaux, de s'opposer à nos projets de 
réforme financière. Notre action se trouvant ainsi paraly- 
sée, les plus graves difficultés diplomatiques pourraient 
naître d'un tel état de clioscs. L'institution de la com- 
mission internationale étant donc incompatible avec l'exer- 
cice du protectorat exclusif de la France, il importe de 
la faire disparaître au plus tôt. 

Pour cela divers moyens ont été proposés. 

L'un de ces moyens consisterait à faire garantir la dette 
tunisienne par de grands établissements financiers, tels que 
la maison Rothschild, le Comptoir d'escompte, le Crédit 
industriel, la Banque de Paris et des Pays-Bas, la Société 
générale, la Société marseillaise et le Crédit Lyonnais *... 

Cette combinaison aurait sans doute pour résultat d'a- 
mener la dissolution de la commission financière; mais, 
dans un intérêt politique supérieur, nous recommandons 
au gouvernement une mesure en apparence plus radicale 
et plus hardie, au fond plus prudente et plus sage; nous 
lui conseillons d'annexer à notre propre dette toute la 
dette tunisienne ^ , de substituer aux garanties anglo- 
italiennes des garanties exclusivement françaises, en d'au- 

1. C'est la solulion qui vient d'être adoptée. 

2. Le cliifire réel de la dette tunisienne, à l'heure actuelle, est de 
cent quaranic-dcux raillions, savoir : dette consolidée, cent vingt-cinq 
millions; dette ttottantc, dix-sept millions. 



RÉFOftME FINANCIÈRE %îi 

très tearmes de donner aux créanciers, comme g(ige, Tâui 
torilé morale et le crédit de nptre pays. ^ 

. Il ne saurait en résulter aucun risque, ni aucune perte 
pour notre Trésor, car il esÉ évident qu'un État dont leô 
ressources étaient, avant l'occupation française, eu 
moyenne de douze à quatorze millions de francs par an, 
et qui depuis l'occupation les a vues s'élever à seize mil- 
Ions, est parfaitement en mesure de payer une dette dont 
le service représenterait environ cinq millons de francs 
après la conversion. Cela n'a pas besoin d'être démontré. 
La garantie donnée à la dette tunisienne ne serait donc eu 
fait qu'une garantie purement morale , moyennant quoi 
l'on pourrait, le plus facilement du monde, se débarrasser 
de la commission financière en la désintéressant et pro- 
céder à la plus importante de toutes les réformes, la ré- 
forme financière. 

La première chose à faire dans cette voie sera de re- 
manier tout le fonctionnement de l'impôt, qui est mal 
assis, mal réparti, mal perçu. 

Les impôts tunisiens sont : la medjeba ou capilation, 
Vachour ou impôt de la charrue, le canoun ou impôt sur 
les oliviers et les palmiers , enfin la lezmat comprenant 
toutes les fermes adjugées aux enchères. Le caïd est re- 
ceveur des contributions directes. 

Trois colonnes sortant chaque année de Tunis assurent 
la rentrée de ces contributions dans les tribus éloignées. 
Ces colonnes vont l'une au Djerid en hiver, l'autre à 
Gabès au printemps, et la dernière parcourt, pendant 
l'automne, le pays de Beja. 

Medjeba. La medjeba, auquel tout . individu mâle est 
soumis depuis l'âge de quinze ans, est l'un des plus 
mauvais impôts sinon le plus mauvais, parce qu'il pèse 
également sur tout le monde, sans aucune espèce de dis- 



272 LA TUNISIE 

tinction ni de différence entre les contribuables ; le plus 
improductif, parce qu'une partie en échappe à la percep- 
tion, et le plus impopulaire, à tel point que la population 
refuse de le payer et reçoit à coups de fusil les percep- 
teurs, qui bien souvent sont obligés de s'en retourner les 
mains vides*. 

C'est la medjeba qui provoqua, en 1863, l'insurrection 
formidable des Khroumirs où les troupes du bey furent 
loin d'avoir toujours l'avantage. 

Voici les chiffres auxquels s'est successivement élevé, 
dans ces dernières années, l'impôt de la capitation: 

27 piastres en 1869; 
23 piastres en 1870; 
40 piastres en 1871 ; 
47 piastres 1/4 de 1872 jusqu'à nos jours. 

Uachour. Tout laboureur doit payer par charrue deux 
mesures et demie de blé et deux mesures et demie d'orge, 
soit en nature, soit en argent, suivant le désir du bey 

L'achour monte, dans la province du Kef, à près de 
trente-neuf francs par charrue. 

Le canoun. L'Etat perçoit de quinze à vingt craroubes 

par pied d'olivier, selon le rapport ou l'espèce, et les dat- 

. tiers acquittent un droit d'une piastre et deux craroubes. 

La lezmat. Ce titre comprend l'ensemble des fermes 
qui chaque année s'adjugent à l'encan (tabacs, octrois, 
douanes, etc. , etc.). 

Ce système des fermes est d'autant plus ruineux et 
vexatoire pour le pays que les caïds eux-mêmes peuvent 



1. V. le discours prononcé le 31 mars 1884 par M. Joumault à la 
Chambre des députés. 



RÉFORME FINANCIÈRE 273 

soumissionner et qu'ainsi ces fonctionnaires se trouvent 
placés entre leur propre intérêt et celui de FÉtat et des 
contribuables. Les fermes sont une source de gros revenus 
pour le Trésor et fort recherchées en Tunisie. 

A côté de ces impôts, il y a ce qu'on appelle les droits 
d'importation et d'exportation. 

Les produits exportés sont soumis à des tarifs énormes. 

Ainsi l'huile arrive à payer, au moyen de la fiscalité la 
plus ingénieuse, de 70 à 80 p. 100. Voici l'énumération 
des droits auxquels elle est sujette : droit de sol, droit 
d'arbre, droit d'arrosage, droit de récolte, droit de fabri- 
cation, droit de sortie. 

La laine qui, avec l'huile, est un des plus riches produits 
du pays, paye 25 p. 100 ; la chaux 25, la brique 25. 

Et pendant que les produits tunisiens sont frappés à la 
sortie de droils très élevés, les produits étrangers, grâce 
à certains privilèges, à certaines conventions douanières, 
heureusement réformables et révisables, n'acquittent, à 
l'entrée, qu'un droit de 8 p. 100. C'est de la protection à 
rebours. On empêche le contribuable tunisien de travail- 
ler, de produire pour le dehors et l'on facilite l'intro- 
duction des produits étrangers. 

Voilà un aperçu des impôts tunisiens dont certains doi- 
vent être remaniés, quelques-uns supprimés, d'autres 
augmentés ou diminués. 

Mais si l'impôt est mauvais par lui-même, la perception, 
comme elle s'en opère, est peut-être pire. Il n'y a pas 
de contrôle sérieux. Aussi, qu'arrive-t-il ? Le percepteur 
dit au contribuable : « Au lieu de payer telle somme, tu 
n'en payeras que la moitié et quant à l'autre moitié, nous 
la partagerons. » Mais arrive le caïd qui a deviné la 
fraude et qui vient encore demander au contribuable une 
nouvelle part du bénéfice réalisé de cette façon. 

18 



274 LA TUNISIE 

De telle sorte que le contribuable finit par avoir payé 
tout ce qu'il devait payer, mais FÉtat est bien loin d'avoir 
reçu tout ce qu'il devait recevoir. Là encore il y a quelque 
chose à faire, il y a un contrôle à établir : il peut être 
établi. 

La tâche ne sera pas aisée, mais en somme elle ne sera 
pas plus difficile en Tunisie qu'elle ne l'a été , par 
exemple, en Egypte. 

« Je ne vois pas, disait encore Gambetta, pourquoi on 
ne pourrait pas appeler du dehors et introduire dans ce 
pays de bons agents, des administrateurs habiles et éclai- 
rés, afin d'y établir un contrôle sérieux en s'assurant de 
l'exacte probité des préposés à la perception de l'impôt ; 
je ne sais pas pourquoi l'on ne pourrait pas en môme 
temps soulager ces malheureuses populations comme on 
a soulagé les malheureux fellahs du Nil, en apportant 
dans la régence à la fois la justice pour les contribuables 
et la prospérité pour le pays. 

« Oui, Messieurs, cette ébauche de réforme est pos- 
sible..., et si elle est véritablement appliquée, soyez con- 
vaincus que ces revenus qui se perdaient, qui s'égaraient 
en route, qui partant de Kairouan n'arrivaient à Tunis 
qu'à l'état d'atome impalpable dans les cofiTres du bey, je 
crois qu'ils s'accroîtront et que vous pourrez, en même 
temps que vous assurerez la protection des créanciers 
étrangers, développer à l'intérieur lès voies et moyens de 
communication. » 

Voilà quelles étaient sur la réorganisation financière 
de la régence les idées personnelles de Gambetta; ce 
sont aussi les nôtres. Pour nous comme pour lui, la ré- 
forme de l'impôt se lie nécessairement à celle du per- 
sonnel, l'une devant être la conséquence de l'autre. Dès 
lors, conformément à l'article 7 du traité de Kassar-Saïd, 



RÉFORME FINANCIÈRE 275 

on pourrait, ce nous semble, procéder de la manière sui- 
vante : un décret prononcerait la dissolution de la com- 
mission internationale anglo-franco-ilalienne, et la direc- 
tion des finances tunisiennes , en vertu d'une convention 
spéciale avec le bey, serait confiée à un haut fonction- 
naire de notre administration financière , qui , aidé d'un 
nombre suffisant d'agents secondaires français , délégués 
surtout comme directeurs et contrôleurs, introduirait dans 
le maniement des fonds, dans Tassiette et la perception des 
impôts. Tordre, la régularité et la probité au grand profit 
des populations et du gouvernement tunisien lui-môme. 

En ce qui louche les douanes, cette branche si impor- 
tante du revenu beylical, on emploierait les mêmes voies 
et moyens. Les douanes tunisiennes, en dépit des mal- 
versations et malgré l'absence de contrôle, donnent, bon 
an mal an, environ trois millions de francs. Or, nous 
avons la conviction que, bien administrées, elles ren- 
draient un million de plus. Les protégés de certains con- 
sulats sont exempts de toute taxe, beaucoup d'autres per- 
sonnes aussi ; la suppression de tous les privilèges abusifs 
viendrait augmenter d'autant le produit annuel. 

Alors seulement il serait possible d'établir un budget 
tunisien, car il n'y en a pas ; il y a bien une liste de dé- 
penses, la plupart parfaitement inutiles et improductives, 
destinées à pensionner des favoris, à payer des fonction- 
naires qui n'ont aucune fonction, des officiers de marine 
qui ne prennent jamais la mer, des officiers de terre qui 
ne font jamais campagne ; mais il n'y a pas un budget de 
dépenses proprement dit, afférent à un service public 
quelconque. 

De môme il n'y a pas un budget, mais une simple liste 
de receltes, très variable, par conséquent très difficile à 
dresser d'avance, parce que tout dépend de l'énergie du 



276 LA TUNISIE 

gouvernement, du degré de complaisance des populations 
et de rhonnêteté des percepteurs. 

Voilà tout autant de réformes qui s'imposent. 

Selon toute prévision, le régime fiscal de la régence, 
ainsi réorganisé sous les auspices de la France, aurait 
probablement pour résultat de donner des revenus bien 
supérieurs aux intérêts exigibles de la dette. Le surplus 
de ces revenus serait alors appliqué directement à l'amé- 
lioration générale de la Tunisie. 

La réforme financière a donc, comme on le voit, un 
lien nécessaire avec toutes les autres, elle les prépare 
pour ainsi dire et les rend possibles. Mais pour que toute 
éventualité d'ingérence étrangère dans les affaires tu- 
nisiennes soit écartée, pour que nous puissions exercer 
pleinement notre protectorat, à la suppression de la 
commission internationale doit s'ajouter, dans notre pen- 
sée, celle des capitulations. 



ABOLITION DES CAPITULATIONS 



Qu'csf-ce que les capitulations? 

Leur histoire est un peu ancienne. Pour en découvrir 
la première origine, il faudrait remonter jusqu'à six siè- 
cles en arrière, jusqu'à Philippe le Hardi, qui, pour mettre 
fin aux croisades, signa un traité où furent stipulées cer- 
taines immunités on fiiveur du commerce français dans 
le Levant. 

Seulement, il est plus classique de faire dater les capi- 
tulations de l'année lo3o, époque où le roi très chrétien 
François P' osa poursuivre une politique d'alliance avec 
Tislam et obtenir du sultan une charte réglant les rapports 
des commerçants français avec leurs consuls et établis- 
sant en leur faveur une juridiction privilégiée. 

Ces chartes ou capitulations primitives, complétées au 
cours des siècles qui ont suivi, par de nombreuses clauses 
additionnelles, grossies même par des traités, constituent 
un ensemble d'immunités de toutes sortes concédées par 
la Porte Ottomane, pendant longtemps à la France seule, 
puis, petit à petit, et dans une mesure plus ou moins 
large, à toutes les nations chrétiennes. 



278 LA TUNISIE 

L'un des articles fondamentaux des capitulations est 
relatif au droit de protection et de juridiction exercé à 
l'égard de leurs nationaux respectifs par les représen- 
tants des diverses puissances. 

Contrairement aux usages sanctionnés dans les États 
civilisés, où les étrangers sont justiciables des tribunaux 
indigènes, en Tunisie comme dans tout le Levant, ils ne 
relèvent judiciairement que de leurs consuls. 

Il est impossible, dans un pays que nous occupons, de 
laisser subsister un tel état de choses, car qui détient le 
droit de justice, détient le pouvoir, tout venant aboutir 
aux tribunaux, non seulement les procès de Tordre cor- 
rectionnel ou criminel, mais toutes les poursuites qui 
assurent le recouvrement des impôts. 

La juridiction particulière des consuls limitant noire 
action et notre influence, il s'agit donc de la faire dispa- 
raître . 

La préface de cette mesure est l'institution même des 
tribunaux français qui viennent d'être créés dans la ré- 
gence, savoir: un tribunal civil à Tunis, et six justices 
de paix à Tunis, la Goulette, Bizerle, Sousse, Sfax et 
El Kef. 

Ces tribunaux n'auront d'abord sous leur juridiction 
que les Français, les protégés français et les indigènes 
ou sujets du bey; mais il faut espérer que les étrangers 
établis dans la régence y seront bientôt soumis, de la 
même façon que nos nationaux sont soumis à la juridic- 
tion des tribunaux anglais h Chypre et des tribunaux au- 
trichiens en Bosnie et en Herzégovine. Le gouvernement 
français négocie avec les puissances pour arriver à ce 
résultat . 

Déjà l'Allemagne, l'Angleterre, et à leur suite la Bel- 
gique, le Danemark, l'Espagne, la Grèce, la Suède, les 



ABOLITION DES CAPITULATIONS 270 

États-Unis, le Portugal et la Russie ont répondu qu'elles 
renonçaient volontiers aux capitulations pour s'en remettre 
à la juridiction française, qui présente toutes les garanties 
possibles d'impartialité et d'indépendance. 

L'Autriche-Hongrie n'attend pour renoncer à ses privi- 
lèges que l'approbation de ses deux parlements. 

Seule jusqu'à présent l'Italie, dont la mauvaise humeur 
persiste, semble se réserver dans cette question comme 
dans celle de la commission financière, mais il est pro- 
bable qu'elle finira par céder devant l'unanimité des 
cabinets et par conclure avec nous un arrangement di- 
plomatique *. 

C'est seulement lorsque les capitulations et la com- 
mission financière seront abolies, que le protectorat de la 
France sur la Tunisie pourra devenir une réahté effective. 



1. Au moment où nous publions ce travail, les capitulations peuvent être 
considérées comme abolies. Le gouvernement italien, après avoir long- 
temps bésité, vient de consentir sinon à supprimer formellement sa juri- 
diction consulaire en Tunisie, du moins à en suspendre provisoirement 
l'exercice. U n'y aura donc plus désormais, en Tunisie, pour les étrangers, 
d'autres tribunaux que los tribunaux français auxquels aboutiront toutes 
les questions de l'ordre civil ou financier et toutes celles qui sont relatives 
à la perception des impôts. 



ARMÉE COLONIALE 



Mais, en attendant, le gouvernement doit se préoccuper 
de la création d'une force indigène qui nous permette 
tout h la fois de réduire les charges de l'occupation et de 
rappeler les troupes nécessaires à la mobilisation de notre 
armée nationale. 

Cette force, dont l'organisation vient môme de com- 
mencer, se composera d'éléments français et indigènes ; 
elle comprendra de l'infanterie, de la cavalerie et de 
rartillerie de campagne. 

Dans chacune des armes, sauf l'artillerie, exclusivement 
réservée aux Français, les indigènes seront en nombre sen- 
siblement égal au nombre des Français, cadres et troupe. 

En raison de leur service spécial, les officiers seront 
montés. 

L'élément indigène étant admis, le recrutement sera 
pour ainsi dire sans limites. En effet, avec les dispositions 
belliqueuses des Arabes, il sera toujours facile de trouver 
des hommes aguerris et habitués aux fatigues. Si l'on 
voulait, on pourrait, presque en un instant, mettre debout 
une armée considérable. Mais la garde de la Tunisie. 



282 LA TUNISIE 

aujourd'hui surtout que la pacification est terminée , ne 
demande pas plus de vingt mille hommes. La frontière 
occidentale se trouvant, par le fait même de notre occu- 
pation, reculée jusqu'à la mer, sur toute la côte orientale, 
il est facile de la surveiller de Tunis même. Quant à la 
frontière méridionale, elle est efficacement gardée parles 
Beni-Zid et les Ouerghama, tribus limitrophes puissantes, 
et plus efficacement encore par le désert qui sépare la 
régence de la Tripplitaine. Dix ou quinze mille Tunisiens, 
encadrés dans des éléments français, maîtres des grands 
centres de population et des points stratégiques essen- 
tiels, toujours prêts à entrer en campagne, suffiront non 
seulement pour assurer l'ordre et la tranquillité en temps 
de paix, mais même, en cas de guerre ou d'insurrection, 
pour parer aux premières éventualités. 

Cette armée vaudra certainement l'armée coloniale 
anglaise, qui est constituée sur le même pied, et, pour 
remonter plus haut, elle ne sera pas inférieure à l'armée 
carthaginoise. 

Les anciens Numides n'étaient guère plus commodes 
que les Arabes d'aujourd'hui et cependant les mercenaires 
de Carthage savaient les mettre à la raison. 

D'ailleurs, autour de cette force indigène et comme 
pour l'entourer, si l'on peut s'exprimer ainsi, d'une sorte 
de cordon de sûreté, on pourrait constituer en même 
temps , dans les mêmes conditions et avec des éléments 
semblables, un corps de douaniers qui serait chargé, aux 
termes de l'article 9 du traité de Kassar-Saïd, de ré- 
primer la contrebande de guerre et de percevoir les droits 
d'entrée et de sortie sur les denrées et marchandises. 



TRAVAUX 

AMÉLIORATION DE l'aGRICULTURE. — AGRANDISSE- 
MENT DU PORT DE BIZERTE. — CRÉATION d'uNE 
MER INTÉRIEURE. AFRICAINE. 



Une fois cette double force de défense et de police or- 
ganisée, rien n'empêcherait plus le gouvernement de la 
république, à l'abri du drapeau tricolore, sous la pro- 
tection de la justice française et avec les ressources mises 
à sa disposition par l'excédent des revenus tunisiens , de 
mettre à exécution le vaste programme de travaux pro- 
jetés dans la régence : canaux d'irrigation, voies ferrées, 
routes, chemins d'exploitation pour les forêts, les car- 
rières et les mines, établissements d'eaux thermales, 
phares sur les côtes, grandes cultures, agrandissement ou 
amélioration de certains ports de guerre et de commerce, 
création d'une mer intérieure. Car, en fait de travaux, 
tout, absolument tout est à faire; non seulement les beys 
n'entreprenaient rien, mais encore ils empêchaient de 
rien entreprendre : 

<( Il est arrivé un jour à un ingénieur français de se 
présenter devant un premier ministre qui a laissé de grands 



284 LA TUNISIE 

souvenirs en Tunisie, Mustapha-Khasnadar, pour lui 
faire observer qu'il ne suffisait pas de payer son traite- 
ment, mais qu'il fallait constituer un crédit pour l'exécution 
des travaux. Le premier ministre, très étonné, répondit : 
« Ton traitement est payé et tu demandes davantage, tais- 
« toi; car je supprimerai ton traitement si tu veux faire 
« des travaux'. » 

Rien d'étonnant avec ce système que la régence soit 
sans canaux, sans routes et sans ports. 

Parmi les projets ci-dessus indiqués, les trois derniers 
doivent surtout solliciter l'attention du gouvernement tant 
par leur importance que par les avantages considérables 
pouvant résulter de leur réalisation. 

Nous avons dit plus haut, en parlant de ses ressources 
agricoles, que la Tunisie fut autrefois, — et l'histoire de 
l'ancienne Carthage l'atteste, — d'une fertihté remar- 
quable ; elle l'est encore aujourd'hui, le sol n'a rien perdu 
de sa fécondité. Et cependant l'agriculture est en pleine 
décadence. Comment expliquer ce phénomène? Il faut 
nécessairement en chercher la cause dans la mauvaise ad- 

11 

ministration du pays, dans les vexations fiscales auxquelles 
les cultivateurs sont sujets. « L'achour, dit M. de Crozals*, 
Tachour, ou dîme qui se perçoit sur les grains, pèse lour- 
dement sur les populations rurales. L'achour est soumis 
au régime des fermes : le cultivateur se trouve ainsi à la 
disposition des traitants, qui, négligeant de s'inquiéter 
de l'état réel des choses, veulent prélever la dîme d'une 
récolte idéale calculée sur la quantité de terre ensemen- 
cée. Il en résulte de telles monstruosités, qu'en 1846, 



1. Cambon, Discours prononcé à la Chambre des députés le 1" avril 1884. 

2. Revue de géographie, octobre 188*. 



AMÉLIORATION DE L'AGRICULTURE 285 

dans un certain bourg, la récolte entière ne put couvrir 
Tachour. On comprend que le découragement envahisse 
h la longue des populations rurales ainsi foulées. Nous 
disons : à la longue ; car la ténacité de l'Arabe est telle, 
qu'on le voit sur la limite du Tell ensemencer pendant 
sept ou huit ans de suite, avec la même confiance, des 
terrains autrefois fertiles, mais que les pluies semblent 
avoir abandonnés et' sur lesquels le grain ne sort même 
plus. Il en est de même pour les oliviers, frappés depuis 
quelque trente ans de l'impôt du canoun, impôt fixe qui 
ne suit plus les variations de la récolte, oppressif par 
conséquent et bien fait pour rebuter les populations ru- 
rales. 

« La décadence est donc certaine ; mais elle ne tient 
ni à l'absence des qualités propres chez le cultivateur 
indigène, ni à la nature du sol, qui est tout prêt à répandre, 
comme prix du moindre effort, les richesses dont il dé- 
tient les éléments. Elle est tout entière, à notre sens, 
dans l'œuvre des gouvernements. Rendu à la sécurité, 
allégé d'une partie des charges qui pèsent sur lui, pro- 
tégé dans ses efforts pour faire revivre des richesses mo- 
mentanément compromises, respecté dans la possession 
des fruits de son travail, ce pays ne peut manquer de 
reprendre rapidement, sous une administration ferme et 
libérale, l'importance qu'il a connue autrefois. » 

C'est absolument notre avis. 

Il appartient donc au gouvernement de la république 
de développer de nouveau avec toute l'intensité des pra- 
tiques modernes les dons naturels de cette terre privi- 
légiée. 

Mais comme le développement de Tagriculture entraîne 
toujours celui du commerce, lorsqu'on aura ramené au 



286 LA TUNISIE 

sein de la Tunisie l'abondance et la prospérité, il de- 
viendra nécessaire de créer pour Texporlalion des céréales 
un autre débouché que Tunis. Dès lors, Bizcrle est tout 
indiquée : sa position unique sur la côte méditerranéenne 
permet d'en faire, quand on voudra, un port de com- 
merce incomparable. 

Ce qui constitue, en effet, Toriginalitô et le mérite de 
la situation de Bizerle, c'est qu'elle est précédée d'une 
véritable rade et qu'elle commande l'entrée de deux grands 
lacs. 

La rade de Bizerte est située entre le cap Blanc*, à 
l'ouest , le plus septentrional de l'Afrique , dont la masse 
éblouissante s'avance dans la mer, et le cap Zebib*, à l'est, 
dont les hauteurs sont toujours couronnées de verdure. 

Sa profondeur est assez grande pour donner accès aux 
plus gros bâtiments et il suffirait de quelques travaux de 
draguage pour faciliter leur approche jusqu'à quelques 
mètres de la ville. 

A neuf cents mètres dans les terres, brille comme un 
miroir d'argent le lacus Hippo7iitis des anciens ou lac de 
Bizerte. Ce lac, admirable bassin intérieur, a treize kilo- 
mètres de long sur sept de large, avec une profondeur de 
neuf à douze mètres. 11 communique avec la mer par 
deux bras qui, après avoir formé un petit îlot, se rejoi- 
gnent et portent ses eaux à la Méditerranée par un canal 
unique. 

C'est au point de jonction des deux bras que se trouve 
le port de Bizerte formé par la nappe d'eau à laquelle 
ils donnent naissance. Sa profondeur est d'environ trois 
mètres. 

{, Le Candidum Promontoiiumdes anciens. 

2. Le Pidchnim Promonlorium des anciens, que certains géographes 
placenl à tort (V. p. 52) au fond du golfe de Carlhage. 



AGRANDISSEMENT DU PORT DE BIZERTE 287 

Sur le petit îlot dont nous venons de parler s'élève la 
Bizerle pour ainsi dire insulaire avec le palais du gouver- 
neur et les consulats de France, d'Angleterre, d'Italie et 
d'Allemagne 

L'îlot est relié à la terre ferme par deux ponts en pierre 
jetés sur la passe de l'ouest, l'autre étant réservée aux 
bateaux. C'est là, le long du canal occidental, que s'étend 
la Bizerte continentale^ étagée sur les pentes méridio- 
nales du Dahr-el-Coudia. Elle renferme à vrai dire la 
ville arabe tout entière, la casbah, et la grande mosquée. 

Au delà du lac de Bizerte, on aperçoit celui, moins 
large et moins profond, mais plus allongé d'Echkheul, 
connu des anciens sous le nom de Sisara lacus. Ce second 
lac communique avec le premier par le moyen de l'oued 
Tindja. 

L'aspect de Bizerte, vue de la rade, est enchanteur, 
surtout le matin, quand se lève à l'horizon le radieux 
soleil d'Afrique: avec ses maisons blanches, son canal, 
ses lacs , ses hauts remparts , la ville ressemble à un vrai 
décor d'opéra. 

Bizerte était autrefois une des meilleures places de 
la Tunisie pour l'exportation des blés : placée sur la limite 
d'une région agricole remarquablement fertile, elle lui 
servait de débouché naturel. 

Elle eut même à certaines époques son importance mi- 
litaire, du temps d'Agathocle, de la guerre inexpiable, 
des invasions romaines et quand les Turcs y armaient 
leurs galiotes pour faire la course contre les chrétiens. 

Bizerte aujourd'hui entre nos mains pourrait devenir 
rapidement la première ville commerçante de la ré- 
gence. 11 suffirait pour cela de la doter d'un beau port 
intérieur et de la rattacher par un embranchement à la 
grande voie ferrée de la Medjerda. A partir de ce jour, 



288 LA TUNISIE 

tout le trafic tunisien qui se fait aujourd'hui par Tunis 
prendrait comme par enchantement le chemin de Bi- 
zerte. Pour un navire venant d'Angleterre, d'Espagne, de 
France ou même d'Italie, Bizerte est plus tôt atteinte que 
Tunis. 

Mais c'est surtout comme port militaire d'avenir que 
Bizerte présenterait un avantage marqué sur Tunis. Le 
lac de Tunis est envasé dans toute son étendue ; nulle part 
sa profondeur ne dépasse un mètre vingt centimètres ; pour 
y creuser un port, que de dépenses et de travaux ! tandis 
qu'à Bizerte le seul draguage de la passe ouvrirait un port 
intérieur qui n'aurait pas de rival sur la côte d'Afrique. 

Dans leurs projets aujourd'hui avortés sur la Tunisie, 
l'Angleterre et l'Italie n'avaient pas oublié Bizerte et ses 
avantages naturels. 

La première s'était en quelque sorte emparée de ce 
point remarquable dès 1843 et 1845, en faisant relever 
les côtes, la profondeur de la rade et des lacs. La puis- 
sance qui a pris et gardé Gibraltar, Malte, Chypre, qui 
vient de prendre l'Egypte à notre barbe et à notre nez, 
comptait bien aussi se rendre maîtresse un jour ou l'autre 
de Bizerte. Elle n'attendait qu'une occasion. 

Quant à l'Italie, elle tenait également par l'espérance 
cette position enviée ; elle en eût fait son grand port 
militaire du sud, le pendant de la Spezzia; elle y eût 
centralisé ses arsenaux, ses ateliers de construction, ses 
chantiers maritimes. 

Ce qui devrait augmenter à nos yeux l'importance mi- 
litaire de Bizerte, c'est l'insuffisance et la pauweté de nos 
ports sur les côtes algériennes: Oran, Alger, Bône, nos 
seuls ports sur ce littus importtiosum dont parle Salluste, 
peuvent bien abriter une escadre , mais non une flotte ; 
Bizerte, au contraire, après quelques améliorations, 



LA MER INTËRIEURË D'AFRIQUE 289 

pourrait recevoir dans son lac toutes les marines mili- 
taires de FEurope. 11 importe donc d'exécuter sans retard 
les travaux nécessaires. « La question d'argent ne saurait 
arrêter une nation qui a besoin, sous peine de déchoir, 
de fortifier plus que jamais son établissement en Afrique 
et d'y développer son prestige*. » 

Une entreprise qui, si elle venait à se réaliser, ne 
pourrait manquer de contribuer grandement à ce double 
résultat, c'est le projet d'établissement d'une mer inté- 
rieure africaine. 

On sait qu'au sud de l'Algérie et de la Tunisie, au pied 
de l'Aurès et aux abords du Sahara, s'étend, sur une 
longueur de près de quatre cents kilomètres, une vaste 
dépression dont le fond est couvert de sel cristallisé et 
qui se divise en plusieurs cuvettes secondaires désignées 
par les Arabes sous le nom de chotts. 

Les principaux de ces chotts sont, en partant de l'est, 
c'est-à-dire de la mer, le chott El-Djerid, le chott Rharsa 
et le chott Melrir. Le premier, le plus rapproché du golfe 
de Gabès, est en Tunisie ; le second, partie en Algérie 
et partie en Tunisie, et le troisième en Algérie. 

Ces lacs sont tellement fangeux qu'il faut toujours 
craindre de s'y aventurer. Que de caravanes y ont péri 
sans laisser aucune trace ! 11 serait téméraire de les tra- 
verser sans guide, car le chemin n'est jalonné que par 
des troncs de palmiers ou de simples pierres, et il est 
accidenté, étroit comme un cheveu, tranchant comme un 
rasoir; les bétes de somme ne peuvent y marcher qu'à la 
file, une à une, doucement et avec mille précautions; et 

1. SurBizerle, lire àîi\\% lu Revue de géographie, année 1881, les trois re- 
marquables articles de M. de Crozals,que nous avons utilement consultés. 

19 



tta LA TUNISIE 

malhear au chameau assez imprudent ou assez osé pour 
s'écarter, ne fut-ce que de quelques pas, du sentier tracé I 
la croûte saline s'ouvre aussitôt, comme une trappe invi- 
sible, et l'engloutit. 

Les vieillards de la région racontent que, vers la fin 
du siècle dernier, on trouva près de Nefta les clous et les 
débris d'un navire de forme antique. Ce (ait semblerait 
indiquer que les eaux de la mer occupaient jadis les bas- 



CARTEDÎNSÏIBLE 



Titurant lc!)35sin des cholts 




sins des chotts, alors complètement inondés et naviga- 
bles. On n'en saurait douter, après avoir lu lepassage sui- 
vant, d'une exactitude et d'une précision en quelque sorte 
topiques: « On assure, dit Pomponius Mêlas, qu'à une 
assez grande distance du rivage, vers l'intérieur du pays, 
il y a des campagnes stériles où l'on rencontre, s'il est 
permis de le croire, des arêtes de poissons, des coquil- 
lages, des écailles d'huîtres, des pierres polies comme 
celles qu'on relire de la mer, des ancres qui tiennent 
aux rochers. » 



LA MER INTÉRIEURE D'AFRIQUE 291 

Dans ces campagnes stériles situées vers l'intérieur du 
pays, au sud de Tancienne Cirla (Consfanline), qui ne re- 
connaît le Sahara algérien ? Ces cailloux arrondis par les 
flots, ces ancres, ces coquillages, ne sont-ils pas des témoins 
irrécusables de la présence de la mer dans ces lieux? 

Maintenant quel était le nom de cette vaste mer inté- 
rieure? Les savants sont d'accord pour voir dans les 
cholts tunisiens le fameux golfe de Triton * dont il est 
parlé en maints endroits * et notamment dans le voyage 
fabuleux des Argonautes. A une époque indéterminée, le 
niveau des eaux aurait graduellement baissé par l'évapo- 
ralion et les flots se seraient peu à peu retirés, laissant 
à sec les lieux précédemment submergés. 

Serait-il possible de les inonder de nouveau? 

L'auteur du projet d'établissement d'une mer intérieure 
africaine, le commandant Roudaire, après avoir étudié 
la question sur les lieux, après avoir visité les chotls de- 
puis l'embouchure de l'oued Melah jusqu'à Biskra et s'être 
rendu compte de la nature des terrains environnants n'hé- 
site pas à répondre affirmativement. 

Les chotts Melrir et Rharsa étant au-dessous du niveau 
de la mer, il suffirait, d'après lui, de les mettre en com- 
munication avec le golfe de Gabès au moyen d'un canal 
assez large et assez profond ; les eaux de la Méditerranée 
se précipiteraient aussitôt dans ces cavités gigantesques 
et les rempliraient. 

La superficie submersible du chott Melrir étant de 



1. V. Pindare, Hérodote, Scylax, Pomponius Mêlas, Ptôlémée, Pra- 
cope. 

2. Celle opinion n'est pas partagée par le docteur Rouire, qui place 
ranriennc baie de Triton dans les environs de Sousse et de Kairouan et 
rident ilio, peut-ôlre avec raison, au lac Kclbiah, existant encore aujour- 
d'hui, (iicrwc de yeo{/rapAîC, janvier 1884. J 



292 LA TUNISIE 

6,000 kilomètres carrés, celle du chott Rharsa de 1,300 
kilomètres carrés, la mer projetée présenterait une sur- 
face totale de 8,200 kilomètres carrés, égale par consé- 
quent à quatorze ou quinze fois celle du lac de Genève, 
qui n'est que de 577 kilomètres carrés. 

Sans compter que cette surface pourrait bien un jour 
s'accroître de toute la surface du chott El-Djerid. Ce 
chott, il est vrai, se trouve au-dessus du niveau de la mer, 
mais il est occupé, du moins dans sa partie centrale, par 
des masses considérables d'eau stagnante et de vases 
fluides. N'esl-il pas permis de supposer qu'en le mettant 
en communication par une ou plusieurs tranchées soit 
avec la Méditerranée, soit avec le chott Rharsa, on ob- 
tiendrait à la longue par le drainage un affaissement qui 
donnerait naissance à une nouvelle dépression inondable? 
Dans tous les cas, ce drainage aurait pour résultat de 
rendre à la culture une surface considérable de terrains 
composés d'un limon excessivement fertile. 

Voilà dans ses lignes principales la conception vraiment 
grandiose du commandant Roudaire*. 

Est-elle réalisable? 

Là-dessus les avis sont partagés, mais M. Ferdinand de 
Lesseps, dont nul ne saurait contester la compétence en 
matière de travaux, croit à la possibilité et au succès de 
l'entreprise. 

Quels avantages n'en résulterait-il pas pour l'Algérie 
et la Tunisie, dont les conditions physiques, agricoles, po- 
litiques et commerciales se trouveraient transformées de 
la façon la plus merveilleuse 1 

Les chotls seraient assainis et il n'y aurait plus à re- 



1. Lire, dans la Mer intérieure afi'icaine, du commandanl Roudaire, 
tous les développements du projet. 



LA MER INTÉRIEURE D'AFRIQUE 291 

douter leurs bas-fonds boueux, marécageux, imprégnés 
de sel, qui sont, à certains moments de Tannée, de véri- 
tables foyers d'insalubrité palustre. 

Le climat deviendrait immédiatement plus tempéré, les 
régions avoisinantes d'un meilleur rapport. 

L'énorme évaporât ion produite par le soleil saharien, 
poussée par les vents du sud vers les crêtes élevées de 
l'Aurès, irait s'y résoudre en pluies, y créer des sources, 
y ramener la fertilité qui faisait jadis des plateaux de 
Létif le « grenier de Rome ». 

Le sirocco, qui dessèche les moissons en fleur, arrive- 
rait inoffensif, bienfaisant môme. 

Les vastes plaines incultes situées entre les chotts et 
rAurîîs , désormais régulièrement irriguées par les ruis- 
seaux descendus de la montagne, seraient rendues à la 
culture. 

La fraîcheur, l'humidité, les pluies permettraient de 
tirer parti de la fécondité naturelle d'un sol qui est re- 
couvert d'une couche profonde de terre végétale et qui 
reste vierge depuis des siècles. 

Les faits historiques viennent confirmer ces prévisions. 

En effet, du temps des Romains, lorsque la mer rem- 
plissait ces cavités, le sud de l'Algérie et de la Tunisie 
était incomparablement plus fertile que de nos jours. « Les 
bords du lac Triton, dit Scylax, habités tout autour par 
les peuples de la Libye, sont extrêmement riches et fer- 
tiles. » La stérilité actuelle de ces régions a été la consé- 
quence du dessèchement des chotts. 

Au point de vue politique, la mer intérieure dont la 
clef serait entre nos mains , nous donnerait une frontière 
maritime d'une étendue de 400 kilomètres et absolument 
infranchissable pour les tribus nomades du désert. 

Cette barrière aquatique nous permettrait de réduire 



294 LA TUNISIE 

dans de fortes proportions, sans compromettre en rien la 
sécm'ité de nos possessions, TelTectif du corps d'occupa- 
tion et d'alléger ainsi d'une façon notable les charges du 
Trésor. 

De plus, ce magnifique bassin intérieur pourrait au be- 
soin offrir à notre flotte, dans le cas où elle serait jamais 
menacée par des forces supérieures, un abri sûr qu'elle 
ne saurait trouver ni dans le port de Bône, ni dans celui 
d'Alger, ni dans celui d'Oran. 

Au point de vue économique et commercial les avan- 
tages résultant de la réalisation du projet seraient incal- 
culables. Nos navires pénétrant par le golfe de Gabès 
jusqu'auprès de Biskra viendraient recueillir tout le com- 
merce du Soudan dévié des ports marocains et tripoli- 
tains par la perspective de débouchés plus rapprochés, 
partant plus faciles. Et quelle haute idée les peuplades 
africaines n'auraient-elles pas de notre puissance et de 
notre grandeur, le jour où on pourrait leur dire: « A 
la place de ces flots, qui ont apporté ici la fraîcheur et 
la vie, et dont vous admirez l'immensité, hier encore il 
n'y avait que de la boue, des sables, des marécages in- 
salubres. C'est la France qui a fait celai » Rien, en effet, 
n'est plus capable de frapper l'homme du désert, l'homme 
des sables brûlants et arides, que le spectacle de la mer. 
« n y a quelques années, dit le commandant Uoudaire, 
trois chefs touaregs vinrent à Philippeville ; ils regardè- 
rent avec indifférence nos routes, nos maisons, nos che- 
mins de fer eux-mêmes; mais arrivés au port, ils restè- 
rent saisis d'étonnement à la vue de la mer..., de cette 
immense nappe d'eau dont leurs regards ne pouvaient 
sonder ni les limites ni la profondeur. » 

C'est par de telles réformes , ^n développant l'agricul- 



LA MER INTÉRIEURE D'AFRIQUE 295 

ture et le commerce, en créant des voies de communica- 
tion, en ouvrant des chemins pour Texploitalion des fo- 
rêts, des carrières et des mines, en améliorant les ports 
existants ou en creusant des porls nouveaux, en éclairant 
le littoral, en ramenant les eaux de la Méditerranée dans 
les chotts, c'est par de telles entreprises, disons-nous, 
qu'on fera reculer la barbarie et qu'une ère nouvelle 
commencera pour la Tunisie, pays vierge qui semble 
s'être endormi depuis les Carthaginois et les Romains, 
mais qui ne demande qu'à sortir de son long assoupisse- 
ment. 

La France sera la fée qui le réveillera. 



FIN 



TABLE DES MATIÈRES 



LA Tu:asiE 

Kpoque légendaire ou cananéenne 1 

Époque phénicienne 7 

Épociuo carLliaginoisf 11 

ConqutMe romaine 55 

Invasion des Vandales. — Époque byzantine 75 

Doniinalion arabe 77 

Croisade de saint Louis 89 

DtM'lin de la Tunisie arabe 91 

Suzeraineté hispano-allemande. — Conqu(Me turque 93 

Orii:ine des bevs 9o 

1/ www w «.*«.. 

Causes des invasions successives de la Tunisie 97 

Causes de l'expédition française 151 

LES KHROUMIRS 

Y a-t-il des Khroumirs. — Leurs antécédents 193 

Leur origine. — Sont-ils d'origine arabe ? 198 

Divei-ses fractions khroumires. — Leur indépendance. — Comment 

les Khroumirs traitent les intrus 202 

Le pays des Khroumirs. — La montagne sainte. — Le marabout de 
Sidi-Abdallah-ben-Djemel. — Prise du marabout par les Fran- 
çais — Stupeur des Khroumirs 207 



298 TABLE DES MATIÈRES 

Pages. 

Ressources du pays des Khroumirs. — Forêts. — Jardinage. — Agri- 
culture. — Les quatre vallées. — Le figuier. — L'olivier. — Les 

arbres fruitiers. — Le chêne à glands doux. — La chasse 217 

Commerce. — Industrie. — Brigandage 221 

Portrait khroumir. — Costumes 223 

Villages khroumirs. — Habitations. — Le rocher de Fath-Allah 225 

Liberté. — Égalité. — Fraternité 229 

LES FRANÇAIS EN TUNISIE 

De Bizerte à la Manouba 231 

Le traité de Kassar-Sald 237 

Ni abandon, ni annexion. — Protecloral 245 

Pacification définitive de la régence 255 

L'assimilation des Arabes est-elle possible ? 261 

RÉORGANISATION DE LA TUNISIE 

Réforme financière 269 

Abolition des capitulations 277 

Armée coloniale 281 

Travaux : Amélioration de Tagriculture. — Agrandissement du port 

de Bizerte. — Création d'une mer intérieure africaine 283 



SOCIÉTÉ ANONYMC d'iMPRIMEIUE DE V I LLEi'ttA.N Cil E- DE-ROUERGUE 

JuJes Barooux, Directear. 



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DT 254 .A629 ed.2 
La Tunisie, son passe eAPM6944 
Hoover institution Library 





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