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Full text of "La versification française et ses nouveaux théoriciens: les règles classiques et les libertés ..."

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NOUVEAUX THEORICIENS 



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VERSIFICATION FRAMISE 



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ET SES 



NOUVEAUX THEORICIENS 



LES REGLES CLASSIOVES ET LES LIBERTÉS MODERNES 



PAR 



CHARLES AUBERTIN 

ANCIEN MAITRE DE CONFERENCES DE LITTERATURE FRANÇAISE 

A l'École normale supérieure 

RECTEUH HONORAIRE, CORRESPONDANT DE l'iNSTITUT 




PARIS 

LIBRAIRIE CLASSIQUE EUGÈNE BELIN 
BELIN FRÈRES 

RUB DE VAUGIRÂRD, 52 



1898 



THE fïW TORK T 

PUBLIC ir^" A 1-T ' 
266902B 

Tout fe x cmplaipe de- cet OUVTage non revêtu de notre 
griffe sera réputé contrefait. 




SAINT-CLOUD. — IMPRIMERIE BELIN FRERES. 



AYANT-PEOPOS 



Depuis vingt ans on a publié, sur la versification 
française, un assez grand nombre d'excellents tra- 
vaux qui ont singulièrement renouvelé, agrandi et 
relevé une matière si souvent traitée. La plupart, il 
est vrai, se sont limités à quelques points particuliers 
du sujet; mais en renonçant à s'étendre, ils se sont 
assuré le mérite d'un savoir plus original et plus 
précis. La science nouvelle a produit un double ré- 
sultat : elle a mis en évidence les lacunes des an- 
ciens traités, tout en fournissant le moyen de réparer 
jcette insuffisance. 

En 1880, M. Tobler a donné la première édition 
de son livre sur la comparaison de Tancien vers fran- 
çais du moyen âge avec notre vers moderne. On sait 
combien, jusqu'à ces derniers temps, on connaissait 
peu les origines et les formes primitives du vers fran- 
çais : M. Tobler a jugé superflu d'insister sur la 
question des origines, récemment élucidée en France ; 
il a fait sa principale étude des particularités carac- 
téristiques de la prosodie du moyen âge, et son éru- 
dition exacte et sûre n'a rien laissé d'essentiel à dire, 
après lui, sur ce sujet. 

. S'il est nécessaire de distinguer notre vers ancien 
du vers moderne, il n'est pas moins important de 
soumettre à un examen un peu approfondi les diffé- 
rences qui existent entre le vers classique et le vers 

^ 431)E4 96A 



6 AVANT-PROPOS. 

romantique. Pendant toute la première moitié de ce 
siècle, cette comparaison eut été prématurée; elle 
eût semblé introduire dans un livre de doctrine une 
œuvre partiale, un thème à controverse. Aujourd'hui, 
le vers romantique, longtemps suspect et non classé, 
a pris rang définitivement à côté du vers classique ; 
les débats sont clos, et l'apaisement général rend 
l'impartialité facile. C'est ici le lieu de signaler le plus 
î^emarquable, le setil complet des travaux récents que 
nous énumérons. M. Becq de Fouquières a publié en 
1879 un Traité de versification française qui fait 
époque dans l'histoire du vers français. On peut^ sans 
doute, lui reprocher un style trop souvent abstrait et 
parfois obscur, un excès de sagacité subtile, et des 
paradoxes assez fréquents; mais on ne saurait lui 
contester un sentiment profond, une pénétrante in- 
telligence des lois harmoniques du vers et dés effets 
du rythme; et c'est surtout dans la comparaison 
qu'il fait de la forme classique et de la forme roman- 
tique que ces éminentes qualités se manifestent. 

Le romantisme n'est plus le dernier mot de l'évo- 
lution poétique au dix-neuvième siècle. La jeune 
école des poètes « décadents » a des ambitions que 
l'idéal réalisé par Victor Hugo ne satisfait pas. Pour 
elle, toute la poétique consiste dans la théorie dé las- 
isonance et de l'allitération, comme tout le génie du 
poète se réduit à mettre en relief les qualités musi- 
cales des mots. Cette phase nouvelle des innovations 
prosodiques est appréciée par des juges dont la com- 
pétence et l'autorité ne peuvent être récusées. Deux 
poètes de renom, MM. Sully Prudhomme et d'Eich- 
thal, ont fait paraître, simultanément, en 1892, l'un, 
quelques Réflexions sur Vart des vers, l'autre, la 
Question du rythme dans le vers français : ces deux 



AVANT-PROPOS. 7 

études, très substantielles, et dont le seul tort est 
leur brièveté, se complètent réciproquement, par la 
conformité des opinions et des jugements. 

Il ne suffit donc plus d'établir un parallèle entre le 
vers de Racine et le vers de V. Hugo ; il y faut joindre 
un troisième terme de comparaison, le vers c< déca- 
dent ». Un écrivain qui traite les questions de littéra- 
ture avec la hauteur d'esprit du philosophe et le sens 
délicat de Tartiste, M. Guyau, auteur d'un livre sur 
les Problèmes de l'esthétique contemporaine [i^^^), 
s'est aussi occupé du « problème » de la versification. 
Dans la troisième partie de ce livre, il a résumé son 
opinion sur les trois formes du vers moderne eiï 
quelques pages lumineuses et fortes, aussi intéres- 
santes à lire qu'utiles à consulter. La théorie, deve- 
nue fameuse, de Tassonance et de l'allitération, a 
pareillement provoqué la critique d'un docteur es 
lettres, M. Combarieu, dont la thèse, très distinguée, 
a pour titre : les Rapports de la musique et de la 
poésie (1893). L'un des meilleurs chapitres est celui 
où l'auteur, prenant à partie l'innovation « déca- 
dente », en fait l'historique, et lui découvre de loin- 
tains précurseurs, une longue lignée d'ancêtres que 
leurs descendants, selon toute apparence, connais-^ 
saient peu. 

Un autre docteur, M. Souriau, a choisi un champ 
d'études et d'observations très différent, et absolu- 
ment classique. Sa thèse, sur la Versification de 
Molière (1884), s'est développée en un volume inti- 
tulé : l'Evolution du vers français au dix-septième 
siècle. Les irrégularités prosodiques des chefs- 
d'œuvre, plus fréquentes qu'on ne le croit générale- 
ment, y sont notées avec un rare scrupule d'exacti- 
tude et censurées avec une sévérité que nos illustres 



9 AVANT-PROPOS. 

poètes n'ont pas toujours exercée sur eux-mêmes. 

Cette rapide énumération suffit, croyons-nous, à 
faire entrevoir tout ce que l'investigation savante et 
la pensée originale ont pu ajouter de solide richesse 
et de légitime nouveauté à l'ancien fonds de la poé- 
tique française. Terminons-la par une dernière indi- 
cation. Une viendra certainement à l'esprit de per- 
sonne de citer comme une œuvre de doctrine et 
d'érudition le petit Traité de poésie française {i89i) 
que nous a laissé Théodore de Banville. Mais au mi- 
lieu des fantaisies paradoxales que le poète, trans- 
formé en théoricien, prodigue avec une verve de 
franchise et de gaieté qui se fait tout pardonner, il y 
a des aperçus ingénieux et vrais, d'heureuses intui- 
tions, des expressions trouvées, oii se reconnaît 
Thomme de talent ; il y a aussi des parties fort bien 
étudiées et complètes, notamment le chapitre sur 
les Poèmes à forme fixe. 

En résumant cet ensemble de publications, accu- 
mulées en si peu d'années, il nous a paru qu'il ne se- 
rait pas sans à propos, sans utilité peut-être, d'écrire 
unlivrequirecueilleraitcequ'ellescontiennentd'excel- 
lent, et se proposerait de compléter et de renouveler, 
en plus d'un point essentiel, l'ancienne poétique par 
une doctrine moins surannée, moins fermée aux chan- 
gements nécessaires que le cours du temps amène. On 
présenterait ainsi au public studieux de nos grandes 
écoles un état précis des conclusions formulées par 
la science contemporaine sur ces questions com- 
plexes et controversées. 

Cela exclut — est-il besoin de le dire ?r— toute idée 
de compilation, toute forme de rédaction superfi- 
cielle et trop sommaire. Dans un sujet où l'expérience, 
que donne l'habitude, ne nous manque pas, nous 



AVANT-PROPOS. 9 

pouvons penser librement, et nous gardons, en face 
des opinions d'autrui, notre droit personnel d'exa- 
men et de contrôle. 

On connaît maintenant le plan général et la pensée 
dominante de ce livre; on a pu juger de l'impor- 
tance des ressources mises à notre disposition : si, 
tel qu'il est, il peut servir, même dans une faible 
mesure, la cause de renseignement public, nous 
aurons atteint notre but et nos prévisions seront jus- 
tifiées. 

C.A. 



1. 



LA 

VERSIFICATION FRANÇAISE 

ET SES 

m 

NOUVEAUX THÉORICIENS 

PREMIÈRE PARTIE 

LES ORIGINES 



CHAPITRE PREMIER 

Origines latines du vers français. 

La poésie populaire chez les Romains, sous la republique et 
au temps de Tempire; en quoi elle différait de la poésie 
savante, imitée des Grecs. — Le vers saturnien. — Les chants 
des soldats. — Altération des formes métriques de la poésie 
savante, à Tépoque des invasions barbares ; prédommance 
de Taccent tonique dans la poésie populaire. — Les rythmes 
populaires sont adoptés par la poésie chrétienne liturgique ; 
les premières hymnes. — La versification latine liturgique, 
du cinquième au onzième siècle. — La rime, la césure et la 
strophe dans les vers latins du moyen âge. — Des ressem- 

■ blances de cette versification avec Fancienne versification 
française. 

Le vers français est né, comme la langue même, du 
latin populaire. A côté, et fort au-dessous de la poésie 
savante, perfectionnée sur le modèle grec, il a existé 
de tout temps, à Rome et dans l'empire, une forme de 
poésie moins régulière et plus libre qui conservait les 
traditions et les rythmes de l'ancienne muse un peu 
grossière du Latium, dont la rusticité blessait, — on 
s'en souvient, — le goût délicat d'Horace : c'était la 



i2 PREMIÈRE PARTIE. 

poésie du « petit peuple », des soldats et des matelots, 
de la foule des illettrés, de tous ceux que la culture 
étrangère n'avait pas initiés aux secrets de l'élégance 
harmonieuse et de la beauté accomplie du grand art. 
On peut diviser en trois périodes l'histoire de cette 
poésie populaire^ dont l'existence ne fait pas doute : la 
première comprend les temps antérieurs à l'époque 
classique ; la seconde correspond à cette belle époque 
où fleurit la versification savante, fondée sur la combi- 
naison des longues et des brèves, selon le procédé grec; 
la troisième est celle où les formes métriques de la 

f)oésie savante s'altèrent et se détruisent sous l'action 
ente, mais irrésistible de la barbarie. Que savons-nous 
de cette longue durée de la poésie populaire des Latins? 
Quels monuments a-t-elle laissés de son génie impro- 
visateur et de sa verve irrégulière? Quelle influence 
a-t-elle exercée sur l'origine et la formation du vers 
français? 

La poésie populaire latine, ayant et pendant 

l'époque classique. 

C'est Livius Andronicus qui introduisit à Rome la 
poésie savante et inaugura la littérature classique, 
240 ans avant l'ère moderne. Toutes les productions 
en vers antérieures à cette époque, ne sont pas du do- 
maine de la poésie populaire proprement dite; beau- 
coup ont un caractère sacerdotal et patricien ; mais si 
différentes qu'elles soient par le sujet et par l'inspi- 
ration, elles se ressemblent en deux points : elles sont 
autochtones, nées de la muse indigène, sans aucun mé- 
lange d'art grec ; elles se servent toutes du vers italique 
et national connu sous le nom de vers saturnien. Les 
Axamenia des Saliens, les chants des Frères Arvales, 
les Neniœ ou plaintes funèbres en l'honneur des morts, 
les chansons patriotiques où l'on célébrait, dans les 
festins, les hauts faits des ancêtres; les chants de 
triomphe, les dialogues fescennins, les Saturée et les 
Atellanes, les lois mêmes, les évocations, les serments,^ 



LES ORIGINES. 13 

les sentences morales, les oracles, toutes ces expres- 
sions de la pensée publique ou du sentiment individuel 
prenaient la forme et le rythme de ce vers primitif qui, 
selon Ennius, avait été inventé par les Faunes dans. les 
bois du Latium, et consacré par les antiques devins de 
Tâge d'or. A Torigine, tous les écrits qui n'étaient pas 
de simples registres, des livres de comptes ou de sèches 
annales, avaient un certain caractère métrique et por- 
taient le nom de Car mina. Plusieurs indices nous au- 
torisent à supposer, dès ce temps-là, l'existence de 
chansons populaires, chansons de travail ou d'amour, 
jchansons de nourrices, chansons railleuses contre les 
laboureurs et contre les avares : ces chants de la rue, 
du sillon et de l'atelier étaient en vers saturniens, aussi 
bien qu'un grand nombre d'inscriptions gravées sur les 
monuments et les tombeaux*. 

Nous n'insisterons pas sur la forme, d'ailleurs con- 
troversée, du vers saturnien, qui n'a qu'un rapport très 
indirect avec notre sujet, et dont il n'est ici question 
qu'au point de vue historique : on l'avait d'abord con- 
sidéré comme une combinaison de syllabes toniques et 
de syllabes atones, ce qui en aurait fait un ancêtre du 
vers moderne. Cette opinion paraît abandonnée. Selon 
M. Louis Havet, qui l'a spécialement étudié, on y re- 
marque deux parties distinctes, en quelque sorte deux 
hémistiches; cnacun de ces deux membres contient 
trois temps marqués, ou trois arsis ^ : le vers saturnien 
nous présente donc une alternance régulière à'arsis et 
de thesis, c'est-à-dire d'élévations et d'abaissements de 
la voix et du ton'. A cette métrique primitive s'ajou- 
tait un moyen d'harmonie particulier aux poètes bar- 
bares, l'allitération, qui consiste à rapprocher plusieurs 
mots commençant par un même son de consonnes*. 

1. Sar la poésie populaire à Rome, au temps de la république, voir Ede- 
Testand du Méril, Poésies populaires latines antérieures au douzième siècle^ 
pages 12, 14, 17, etc. — Teuffel, Histoire de la littérature latine, t. I, p. 1-li ; 
109-139. 

2. Du grec fipviç, fip(Tt*i; {oX^cn, élever). — etVi;, OsVtw; (■«•ivoi, poser). — 
Arsis est elevatio; thesis, depositio vocis ac remissio. — Martiauus Capella, 
p. 328. 

3. Exemple : Dabun^ malnm MetelVi Ncerlo poetse. — Les syllabes en ita- 
liques marquent les temps forts du vers. 

4. Louis Havet, Cours élémentaire de métrique grecque et latine (3* édition),, 
p. 212. — Du Vers saturnien, Bibliothèque de l'école des hautes 
études (1880). — Egger, Latini sermonis reliquias, p. 116-124. 



14 PREMIÈRE PARTIE. 

Proscrit par les partisans de la versification grecque, 
qui était fondée sur la combinaison des longues et des 
brèves, le vers saturnin se maintint longtemps encore 
dans la poésie populaire. L'épîlre i^® du livre II d'Ho- 
race nous apprend que, sous Auguste, au temps des 
splendeurs de la poésie classique, il y avait à Rome de 
nombreux admirateurs des antiques poètes du Latium ; 
cette passion d'archaïsme dont Horace s'indignait et 
qu'il attribuait à tout le peuple romain, s'étendait aussi, 
très probablement, à la forme traditionnelle du vers 
italique et national. 

La poésie populaire, dont Horace nous prouve la vi- 
talité, en s'en plaignant, a-t-elle duré jusqu'à la fin de 
l'empire? Nul doute à cet égard. A-t-elle conservé, 
dans ses créations improvisées et fugitives, la métrique 
surannée de ses débuts, le rude et pesant saturnien? Se 
bornait-elle au rythme natui^el que produisait alors, 
dans la prononciation du latin, la succession des syl- 
labes toniques et des syllabes atones? Ou bien, em- 
pruntait-elle à l'école savante sa prosodie? Il est im- 
possible de donner à ces questions une réponse précise : 
l'extrême rareté des documents que nous possédons 
n'autorise pas une affirmation catégorique dans l'un ou 
l'autre sens*. Nous sommes réduits, sur ces points 
obscurs, à consulter les vraisemblances. A notre avis, 
les divers modes de versification s'employaient concur- 
remment dans la poésie populaire qui est, par excel- 
lence, le domaine de la liberté et de la fantaisie per- 
sonnelle ; le sujet, les circonstances^ le caprice ou le 
talent du poète décidaient du choix. Il y a grande ap- 
parence que le vers saturnien est tombé, à la longue, 
en désuétude, même dans ces régions inférieures de 
l'inspiration poétique, et ce qui semble prouver sa dé- 
cadence, sinon sa disparition totale, c'est que les ins- 
criptions en vers, qui employaient encore ce mètre pri- 
mitif au sixième et au septième siècle de Rome, cessent 
de s'en servir dans les siècles suivants. On lui a peu à 
peu substitué les mètres les plus faciles de la versifica- 

1. Ces fragments sont au nombre de vingt-deux, dans le recueil d'EdeIes« 
tand du Méril ; mais ils sont très courts el la plupart ne comptent que deux 
ou trois vers. — Poésies populaires latines antérieures au douzième siècle, 
p. lOi-lil. 



LES ORIGINES. 15 

tion classique : rinfluence des chefs-d'œuvre du grand 
siècle, agissant par l'éducation sur les esprits, transfor- 
mait insensiblement le goût public et triomphait des 
anciennes résistances. Quant au procédé plus commode, 
et séduisant par sa simplicité même^ qui consiste à 
former le vers, à créer l'harmonie en réunissant un 
nombre fixe d'accents toniques dans un assemblage de 
syllabes déterminé, il a compté certainement des par- 
tisans, surtout dans les provmces, car il est très dou- 
teux que les masses populaires des pays latinisés aient 
jamais bien compris les délicatesses et l'art compliqué 
de la métrique savante. Le peuple a simplifié la pro- 
sodie, comme il simplifiait les déclinaisons, et de bonne 
heure, sous l'empire, la versification fondée sur l'accent 
tonique a pris, aans la poésie populaire, la place que 
l'ancien vers saturnien y avait si longtemps occupée. 

Parmi les textes subsistants, quelques-uns sont d'une 
facture classique ; d'autres semblent fondés sur l'accen- 
tuation, ou, du moins, l'accent s'y joint à la quantité et 
fait sentir sa prédominance. On a souvent cité, comme 
un exemple de vers fortement et régulièrement accen- 
tués, ceux que chantaient les soldats de César derrière 
le char triomphal du vainqueur des Gaules : 

Écce Caesar nunc Iriùmphat qui subégit Gâllias... 

Chacun de ces vers a cinq accents toniques et quinze 
syllabes; le rythme y est absolument indépendant de 
la quantité : les temps forts sont d'accord avec les 
accents. Voilà des vers, antérieurs d'un demi-siècle à 
l'ère moderne, qu'on peut considérer, dit M. Tobler, 
comme « les proches parents » des vers français; ils 
contiennent déjà deux éléments essentiels de la versifi- 
cation moderne, le syllabisme et l'accent, c'est-à-dire 
un nombre fixe d'accents dans un nombre déterminé de 
syllabes * . 

On peut rapprocher de cette chanson militaire deux 
courtes épigrammes, d'origine militaire aussi, selon 
toute apparence, et dont les vers sont évidemment 
accentués. L'une, qui est du temps de César, reproche 
aux deux consuls Lépidus et Plancus d'avoir fait périr 

. . De la Structure intérieure du vers français^ p. 2 et 3. 



16 PREMIÈRE PARTIE. 

OU dénoncé aux proscripteurs leurs frères : de là, un 
jeu de mots sur le double sens de Germanis, L'autre, 
un peu moins ancienne, se moque du titre de GœtuUcuSy 
usurpé par Çaligula : 

De GermdDis, nôa de Gàllis 
Dùo triùmphant cônsules. 

Dîsce miles militàre ; 
Gdlba est, non Gaetùlicus*. 

Au troisième siècle, les soldats d'Aurélien, vainqueurs 
des Francs, marchaient contre les Parthes, en chantant 
ces vers, où il n'y a nulle apparence de quantité, et qui 
sont uniquement scandés par les accents toniques : 

Mille, mille, mille vivat 

Qui mille, mille, mille occidit. 

Ce qui parfois, dans les fragments de poésie popu- 
laire latine, est pour nous une cause d'incertitude et 
nous fait hésiter sur leur caractère prosodique, c'est que 
l'harmonie de certains mètres classiques ne diffère pas 
sensiblement du rythme des vers qui n'ont d'autre loi 
que l'accent : ces deux principes de versification, l'ac- 
cent et la quantité, bien qu'essentiellement distincts, 
se ressemblent sous quelques rapports et se touchent 
en plus d'un point. Expliquons brièvement les diffé- 
rences et les ressemblances des deux systèmes. 

L'accent tonique dans chaque mot élève la voix sur 
une syllabe et l'abaisse, par comparaison, sur toutes les 
autres' : il en résulte qu'une réunion déterminée d'ac- 
cents dans un certain assemblage de syllabes produit 
une succession régulière de sons aigus et de sons 
graves, où les syllabes accentuées remplacent les 
longues, et les atones tiennent lieu des brèves. Cette 
modulation des temps forts et des temps faibles im- 
prime au rythme un mouvement binaire, et non ternaire : 

1. Du Méril, p. 109. 

2. Sur Taccent tonique, sur la place au'il occupe dans les mots français et 
sur son importance dans le mot, voir v Histoire de la langue et de la litté- 
rature françaises au moyen âge, t. I, p. 83-93 (2« édition). — Eugène Belin. 
— Rappelons seulement qu'en français Taccent tonique est toujours placé 
sur la dernière syllabe sonore du mot, tandis qu'en latin il ne se place ja» 
mais sur la dernière syllabe, mais sur la pénultième ou sur Tantépénultlème» 



LES ORIGINES. 17 

or, cette alternance de syllabes accentuées et de syl- 
labes atones ressemble beaucoup au rythme classique 
de Tïambe (" -) et du trochée (- «,, c'est-à-dire des vers 
où dominent ces formes métriques; voilà par où sur- 
tout se rapprochent et se touchent ces deux systèmes 
de versification. Nous avons considéré la chanson des 
soldats de César comme rythmée par l'accentuation to- 
nique ; mais on y peut voir aussi un exemple du vers 
classique formé de trochées, en d'autres termes, d'une 
alternance de longues et de brèves. 

On comprend maintenant pourquoi la versification 
peut être fondée sur l'accent tonique au lieu de reposer 
sur la combinaison des longues et des brèves. C'est que 
l'accent tonique est lui-même un principe de mélodie, 
et comme la musique naturelle du mot. « L'accentuation 
est l'image de la musique, » a dit Varron ; « c'est le 
chant qui accompagne la prononciation des syllabes. » 
Un grammairien grec, Aristophane de Byzance, avait 
dit avant lui : « la quantité des syllabes répond aux 
mesures, les accents répondent aux sons de la mu- 
sique*. » 

. Pour apprécier exactement l'effet produit par l'ac- 
cent tonique sur la versification moderne, il faut en 
bien connaître la nature et savoir, par exemple, en quoi 
il diffère de l'accent tonique des langues de l'antiquité. 
Chez les modernes, la syllabe accentuée est une syl- 
labe d'appui; chez les anciens elle se prononçait avec 
une note musicale plus élevée : aujourd'hui, c'est une 
articulation plus forte; c'était, en Grèce et à Rome, 
une intonation plus aiguë, et comme un chant*. Le 
mélange des syllabes fortes et des syllabes faibles 
constitue l'accentuation moderne ; le mélange des syl- 
labes plus aiguës et des syllabes plus graves constituait 
l'accentuation antique. La voix montait du commence- 
ment des mots jusqu'à la syllabe tonique; de cette syl- 
labe jusqu'à la fin des mots elle redescendait. De ce 

1. Benlœw et Weil, Théorie de Caccentuation latine, p. 5 et 6. — Varron, 
dans Servius, de Accentibus, § 25. — Aristophane de Byzance vécut à 
Alexandrie, deux siècles avant l'ère moderne. 

â. « L'accent moderne est affaire de force, l'accent ancien était aflait-e d'a- 
cuité. La « force » tient à Tamplitude des vibrations sonores; « l'acuité» 
tient à leur rapidité. L'accentuation ancienne avait donc un caractère mélo- 
dique. » — Louis Havet, Cours de métrique, p. 220 221. 



18 PREMIÈRE PARTIE. 

mouvement ascendant et descendant résultait la mé- 
lodie. Chez les modernes, la syllabe accentuée se pro- 
nonce avec plus d'intensité, avec un effort plus ^rand 
de la voix; en grec et en latin, la syllabe accentuée 
était simplement chantée sur une note plus élevée que 
les syllabes atones ; elle se distinguait de celles-ci par 
une acuité plus grande et non par une plus grande in- 
tensité. Dans la poésie classique des Grecs et des 
Latins, la mélodie naturelle de l'accent se combinait 
avec le rythme savant des formes métriques et de la 
quantité; mais elle n'y jouait qu'un rôle secondaire et 
subordonné; l'accent tonique pouvait porter sur les 
syllabes brèves, sans en changer la quantité : c'était 
une note aiguë qui n'abrégeait pas les longues et n'al- 
longeait pas les brèves. L'intensité et l'acuité des son& 
étaient deux choses parfaitement distinctes. Lorsque la 
versification se fonde uniquement sur l'accent tonique, 
sans tenir compte de la quantité, le rythme ne résulte 
plus que de l'alternance des syllabes fortes et des syl- 
labes faibles, c'est-à-dire des syllabes toniques et des 
atones. Ce second système prosodique, que la poésie 
populaire avait en partie adopté, même à l'époque flo- 
rissante de la poésie classique, nous allons le voir se 
développer et prédominer vers la fin de l'empire, 
entrer dans la poésie chrétienne, passer de là dans les 
compositions cléricales, dans les vers liturgiques, et, 
finalement, dans le vers français. 

8 11 

La poésie populaire à la un de l'empire. — 
Décadence de la yerslûcation classique. — Les 
poètes chrétiens. 

S'il y a doute et controverse sur l'importance du rôle 
attribué à l'accent tonique dans la poésie populaire 
latine durant les bons temps de la littérature classique, 
on s'accorde à reconnaître que vers la fin de l'empire, 
au moment où la barbarie submerge de toutes parts, 
et sous toutes ses formes, le monde romain, le senti- 
ment de la quantité, la connaissance et la pratique de la 



4 



LES ORIGINES. 19 

versification savante sont entièrement éteints dans le 
peuple et très affaiblis chez les lettrés eux-mêmes. Un 
double phénomène se produit alors : Taccent tonique 
remplace la quantité dans la poésie populaire et étend 
son influence sur la poésie savante où il évince peu à peu 
le principe fondamental de la versification classique. 
Prédominance absolue de Taccent tonique dans la 
poésie populaire; déformation g^raduelle des rythmes 
savants par l'usurpation croissante de l'accent tonique 
sur la quantité, voilà les deux faits qui caractérisent 
l'histoire de la métrique latine depuis l'époque des 
invasions barbares jusqu'aux temps où naît et se déve- 
loppe la poésie des peuples nouveaux. 

« Dans les derniers siècles de l'antiquité, dit M. L. Ha- 
vet, vers l'époque où le siège de l'empire romain était 
à Constantinople, l'ancienne prosodie aes voyelles avait 
disparu de la prononciation courante du latin : les syl- 
labes longues et brèves n'étaient plus, dans un même 
mot, les mêmes qu'au temps de rlaute et de Virgile. 
La versification de Claudien, par exemple, n'était déjà 
plus qu'une imitation artificielle des poètes classiques; 
elle ne tenait pas compte des modifications subies par 
les sons de la langue, au cours des siècles, et ne repré- 
sentait pas l'usage contemporain. Claudien étudiait la 
prosodie des mots latins, non dans le parler ambiant, 
mais dans les œuvres de Virgile, d'Horace ou d'Ovide, 
comme nous pouvons le faire aujourd'hui. En ce qui 
touche la prononciation, il écrivait dans une langue 
déjà morte*. » 

En même temps que, par l'effet des changements 
survenus dans le monde romain, et par suite de l'in- 
corporation graduelle des peuples conquis dans l'em- 
pire, la prononciation courante du latin modifiait la 
quantité des syllabes et détruisait peu à peu l'ancienne 
prosodie, un autre changement, très important, s'ac- 
complissait, dès le troisième siècle, dans la nature de 
Taccent tonique. La syllabe accentuée, qui, à l'époque 
classique, était une syllabe aiguë, devint une syllabe 
intense, plus forte qu'une syllabe atone, c'est-à-dire 
l'équivalent d'une longue : ajoutons que l'accent to- 

1. Cours de métrique latine (3« édition), p. 230-233. 



20 première; partie. 

nique, en changeant de nature, ne changea pas de 

f)lace, et qu'il resta fixé, au temps de Glaudien, sur 
es mêmes syllabes qu'au temps de Virgile. Et, comme 
il arrivait fréquemment que l'accent portait sur une 
brève, ce changement de tonalité porta le désordre 
dans la prosodie classique ; la prononciation convertit 
en syllabes longues toutes les syllabes brèves accen- 
tuées. Telles sont les deux causes qui, dans les der- 
niers temps de l'em'pire, établirent un désaccord entre 
la prononciation courante du latin et la versification 
classique. Ce double changement eut des consé- 
quences, faciles à comprendre, d'où bientôt allait sor- 
tir une versification fondée sur de nouveaux prin- 
cipes. La différence entre les syllabes toniques et les 
syllabes atones, de mélodique qu'elle était dans les- 
beaux temps de la langue latine, devint rythmique; 
car le rythme consiste dans un retour régulier de sons 

Ï)lus ou moins forts, plus ou moins intenses, et la mé- 
odie résulte d'une succession de sons plus ou moins 
aigus. En devenant rythmique, l'accentuation devint 
apte à jouer le rôle principal dans la versification : le 
principe du nouveau système prosodique fut la coïnci- 
dence des temps marqués du vers avec les accents 
des mots. 

Les fautes qui échappent aux versificateurs clas- 
siques des derniers siècles de l'empire montrent bien 
que le sentiment de la quantité, altéré par la nouvelle 
prononciation, a cessé de leur être naturel, et qu'il 
n'est plus qu'une tradition maintenue avec effort. Il 
leur arrive, par exemple, d'abréger des finales longues, 
soit au pluriel, soit à l'ablatif du singulier : 

Hune reges, hune génies amant, hune aurea Roma ^.. 
— Terribilis m.'igicœ refugarum audacià ductos. 
Non quia culpà earent homines*,.. 

Il n'est point d'exemples de pareilles fautes chez les 
pires versificateurs des époques vraiment classiques ; 
elles étaient alors absolument impossibles. 

1. OElius Spartianus, conlemporain de Dioclétien. — Pescennius^ XII.— 
Voir aussi les fautes de quantité signalées dans Juvencus, sous Constantin. 
— Teuffel, t. IIF, p. 123. 

2. Poème attribué à TertuUien. — Adversus Atarcionem, I, 2. 



' LbS ORIGINES. 21 

; Un contemporain d'CElius Spartianus, Gommodien, 
défigure ou parodie l'hexamètre classique, en substi* 
tuant des toniques et des atones aux longues et aux 
brèves : 

Iq lége praecépit Dominu» céeli térrae marisque... 
Novissiine nùdam adigunt iDcéndio râctam*.,. 

A mesuré qu'on approche de l'ère des invasions et 
de la barbarie, ces fautes et ces déformations se mul- 
tiplient en s'aggravant. La versification savante, morte 
désormais, n'exercera aucune action sensible sur l'évo- 
lution d'où va sortir la versification moderne. La vie a 
passé avec la puissance du côté de la poésie populaire, 
profane ou religieuse, la seule qui sache alors parler à 
l'imagination des multitudes, les passionner ou les 
instruire. 

Le christianisme, qui s'adressait surtout aux masses, 
adopta les rythmes populaires et revêtit de leurs formes 
faciles ses inspirations. Dès le troisième et le qua- 
trième siècle, l'accent était devenu la règle d'une partie 
au moins des poésies liturgiques : 

Réx aBlérne domine, 
Rérum creâtor omnium, 
Qui éras ânte saecula, 
Sémper cum paire filius... 

Ces vers et d'autres pareils, que Bède attribue à 
saint Ambroise, ne sont plus des ïambes, ni des vers 
métriques, mais des simulacres d'ïambes, des rythmes 
populaires, où ne manquent ni les hiatus, ni les asso- 
nances. 

Cela ne veut pas dire que l'accent tonique fût dès 
lors l'unique principe de versification dans la poésie 
religieuse et liturgique. Ceux qui, dans la primitive 
Eglise, composèrent les premières poésies chrétiennes 
étaient des savants, et tout en se réglant sur les préfé- 
rences et sur l'intelligence de leur public, ils respec- 
taient autant que possible les traditions classiques et 
demeuraient fidèles à leur propre goût jusque dans les 

1. fnsiructiones adoersus paganos. — Carmen apologeticum. — Fabricius^ 
Bibliotheca ecclesiastica, p. 11. -— Benloew et Weil, p. 259-267. 



22 PREMIÈRE PARTIE. 

concessions que la nécessité leur imposait. De là, deux 
sortes d*hymnes : celles qui sont versifiées à la façon 
des poésies populaires, et celles qui sont métriques et 
classiques, par exemple, les hymnes de Sedulius, de 
Prudence, du pape Damase et d'autres, où l'on trouve 
appliquées, avec beaucoup de fautes et de licences, les 
règles du vers ïambique, du vers trochaïque, du dacty- 
lique trimètre, de l'asclépiade, en un mot, les princi- 
pales combinaisons de la poésie lyrique. Plus tard seu- 
lement, lorsque la barbarie croissante eut gagné le 
clergé lui-même, les formes classiques disparurent des 
chants de l'Eglise ou subirent tant d'altérations qu'elles 
en devinrent méconnaissables. 

Aiïisi s'accomplit cette révolution dans Tart de ver- 
sifier, dès longtemps préparée et que l'invasion des 
barbares consomma. En se développant au point 
d'évincer de la vie morale des peuples la poésie clas- 
sique, et de la réduire à l'état de langue morte, la 
poésie populaire, sous forme religieuse ou profane, 
prit un nom qui acheva de la distinguer de la versifica- 
tion courante et qui marque nettement la différence 
des deux systèmes prosodiques : on l'appela « poésie 
rythmique », par opposition à la poésie métrique; ce 
qui signifie que la première se borne à observer le 
rythme qui résulte de l'accentuation, tandis que la se- 
conde se soumet à la loi des longues et des brèves. Un 
grammairien latin, mort en 870, Marius Victorinus, a 
résumé assez heureusement dans une définition les res- 
semblances et les différences du mètre et du rythme : 
« Qu'y a-t-il qui ressemble beaucoup au mètre? c'est 
le rythme. Qu'est-ce que le rythme? un arrangement 
harmonieux de paroles dont la cadence n'est pas mar- 
quée suivant les règles de la métrique, mais scandée 
et mesurée par l'oreille seule, comme on le voit dans 
les chansons des poètes populaires*. » 

De rares débris, des textes quelquefois douteux, 
appuyés, il est vrai, sur une longue suite de témoi- 
gnages nombreux et significatifs, voilà ce qui nous est 

1. Quid est consimile métro? Rythmus. Rythmus quid est? Verborum mo- 
didata compositio , non metrica ratione, sed numerosa scansions ad judicium 
aurinm examinata, utputa snnt cormina poetarum vulgarium. — Roma- 
nia (188S), p. 622. — Sur ce grammairien, voirTeuffel, t.* II, p. 136. 



LES ORIGINES. 23 

resté de l'ancienne poésie populaire des Romains, de- 
puis la fondation de Rome jusqu'à la chute de l'empire. 
La poésie populaire chrétienne, qui fut d'abord une 
imitation et qui devint ensuite une évolution de la 
poésie populaire profane, nous présente, au contraire, 
du quatrième au dixième siècle, des œuvres entières et 
authentiques. Les caractères essentiels et les principes 
constitutifs du vers français y sont partout en relief et 
s'y montrent avec évidence. 



§ ni 

La poésie chrétienne liturgique dans le haut 
moyen âge, depuis les derniers temps de l'em- 
pire jusqu^au dixième siècle. — Ses rapports 
avec la versification française. — Le sylla* 
bisme et la césure. — Les origines latines de 
la rime. 

La versification fondée sur l'accent tonique peut 
adopter l'une ou l'autre de ces deux formes : elle peut 
être ou bien un assemblage de syllabes plus ou moins 
nombreuses groupées sous un nombre fixe d'accents; 
ou bien, un nombre Rxe de syllabes dont quelques- 
unes sont accentuées à des endroits déterminés. Le 
second système, celui qui détermine tout à la fois le 
nombre des syllabes et la place des accents les plus im- 

Ï>ortants, a été préféré, en général, par la poésie popu- 
aire latine et chrétienne; on peut dire que, si l'on 
excepte la cantilène de sainte Eulalie, qui paraît se 
rapporter au premier système, il a été seul suivi par 
la poésie française. Le vers formé sur le second mo- 
dèle est appelé syllahique, parce que la numération 
des syllabes, effectuée sans tenir compte de la quantité, 
— ce qu'on appelle aussi isochronie, égalité de durée*, 
est une des bases essentielles de cette versification. 

Bien que l'accentuation, par l'alternance des syllabes 
fortes et des syllabes faibles, soit un principe de mé- 
lodie, elle ne suffisait pas à produire une versification 

1. "Idoç, égal ; xfôvo;, temps. 



24 PREMIÈRE PARTIE. 

assez marquée et assez harmonieuse ; Tinstinct musical 
du peuple et des poètes populaires leur inspira de 
rendre plus sensible la valeur rythmique du vers en y 
ajoutant l'assonance finale ou la rime. L'origine tant 
discutée de la rime est certainement dans la poésie po- 
pulaire. Qu'est-ce, en effet, que la rime? Une consé- 
quence naturelle de la prédominance de l'accent. La fin 
de chaque vers étant accentuée, de cette similitude 
d'accentuation est résultée la ressemblance des mots de 
la fin, car cette ressemblance des mots a pour principe 
la ressemblance des sons. 

Un second progrès compléta le premier et donna 
plus de précision et de puissance à la versification nou- 
velle : on fixa à l'accent, outre sa place à la dernière 
syllabe, une autre place dans l'intérieur des vers, et on 
obtint ainsi une cadence bien plus marquée; c'est cet 
accent qui forme ce qu'on appelle la césure; les diffé- 
rentes places qu'il occupa déterminèrent les diverses 
formes du même vers. 

Dans la poésie classique, la rime eût été un défaut 
plutôt qu'une beauté. En fixant l'attention sur cer- 
taines syllabes au détriment de l'ensemble, elle aurait 
troublé l'harmonie créée par l'agencement varié des 
longues et des brèves. C'est seulement à l'époque de 
la décadence qu'elle s'est montrée dans la poésie popu- 
laire avec le nouveau principe de versification. Les 
Florides d'Apulée, au deuxième siècle, contiennent, 
il est vrai, des tirades rimées ; mais il n'y faut voir, 
sans doute, qu'un amusement de rhéteur ou une figure 
de style, comme l'accumulation. Dans la dernière In- 
struction de Gommodien, écrite vers 270, tous les vers 
se terminent en ; la rime est alors un ornement 
arbitraire, et non un élément essentiel de la versifica- 
tion. Elle semble plus obligatoire dans les hymnes du 
quatrième siècle : voyez les hymnes de saint Ambroise, 
celle de saint Hilaire sur l'Epiphanie, celle du pape 
Damase* en l'honneur de sainte Agathe et le psaume 
abécédaire de saint Augustin contre les Donatistes. Ce 
psaume, où tous les vers se terminent en e, où les 

\. Saint Hilaire est mort en 368; le pape Damase en 384. — Le Psaume 
nhécédaire, ainsi nommé parce quMl se compose de vingt-quatre couplets 
dont chacun commence par une lettre de l'alphabet. 



LES ORIGINES. 25 

syllabes sont exactement comptées, où les hémistiches 
sont égaux et réguliers, annonce un système complet 
de versification tout différent de la métrique ancienne. 

Au cinquième siècle, Gœlius Sedulius* recherche 
avec soin les consonances. Certaines pièces de For- 
tunat' prouvent qu'on leur accordait, même dans les 
poésies restées fidèles à la prosodie savante, une cer- 
taine valeur rythmique. La rime léonine paraît pour 
la première fois, au sixième siècle, dans le Commo- 
nitorium fidelibus d'Orientius, et dans le poème de 
Marcus à la louange de saint Benoît, vers 610. Saint Bo- 
niface, au huitième siècle, parle des rimes de ses vers 
comme d'une partie intégrante de leur rythme; la rime 
s'associe, dans le poème de Béda sur VAnnée^ à la nu- 
mération des syllabes et à la distinction des hémi- 
stiches'. Les trois strophes de l'ode latine sur Rome, 
dont la notation musicale semble antérieure au septième 
siècle, sont rimées, et chaque strophe est monorime*. 
Qu'on parcoure les poésies populaires latines, les pièces 
liturgiques, et même les compositions d'apparence plus 
savante, antérieures au dixième siècle, quels qu'en 
soient le sujet et le caractère, odes, chansons, satires, 
— par exemple, le chant sur la bataille de Fonte- 
noy (841), le chant noté sur la mort de l'abbé Hug, fils 
de Charlemagne (844) > ^^ chant des soldats de l'empe- 
reur Louis 11 (871); — tout est rimé. 

La rime se prête à de nombreuses combinaisons dont 
on connaît la variété. La poésie chantée admet, en 
outre, certains agencements de rimes disposées dans 
un ordre déterminé, avec ou sans refrain : ce sont les 
couplets et les strophes. Du quatrième au dixième siècle, 
la poésie populaire latine et la poésie liturgique nous 
offrent d'abondants exemples de toutes ces combinai- 
sons de la rime. Les strophes des hymnes de saint Hi- 
laire et de saint Ambroise sont déjà monorimes; elles 
forment des quatrains octosyllabiques sur une même 
consonance qui varie à chaque quatrain. La chanson 

1. Auteur d'un poème en cinq livres, inlitulé Paschale carmen ou de 
Christi miraculis. 

2. Venanlius Fortanatus, né en 530, mourut en 609. II fut évêque de Poi« 
tiers. 

3. Saint Boniface vivait vers 730, et Béda mourut en 735. 

4. Voir du Méril, Poésies populaires latines, etc., p. 239. 

AUKERTIN. — VERSinC. FRANC. 2 



26 PREMIÈRE PARTIE. 

que les femmes de Meaux chantaiennt en chœur, au 
septième siècle, pour célébrer la victoire de Glotaire H 
sur les Saxons et refficace intervention de Tévêque 
Faron, était aussi monorime, peut-être d'un bout à 
l'autre * ; dans V Eloge de Rome^ qui paraît être du 
même temps, chaque strophe compte six vers de douze 
syllabes sur une seule rime ; chaque vers est coupé en 
deux hémistiches égaux comme ceux de nos alexan- 
drins. L'hymne de sainte Agathe, composée par le 
pape Damase, au quatrième siècle, est en rimes plates ; 
chaque strophe a quatre vers qui riment deux à deux : 

Stirpe deceas, elegans spccie, 
Sed magis actibus atque fide; 
Terrea prospéra nil reputans, 
Jussa Dei sibi corde ligaas. 

Sedulius, au cinquième siècle, croise les rimes : 

Hymois veaite dulcibus; 
OmDes canamus subditiim 
Ghristi triumpho Tartarum 
Qui nos redemit vendilus*. 

Ainsi s'est développée, depuis Tépoque des invasions 
barbares jusqu'au dixième siècle, cette poésie latine 
rythmique, aiFranchie des règles de la versification 
savante, et fondée sur une prosodie nouvelle. Par ses 
origines, elle se rattache directement, comme on l'a 
vu, à la poésie populaire des Romains, aussi ancienne 
que Rome elle-même : elle lui a emprunté sa forme et 
son rythme. On a pu y reconnaître les caractères dis- 
tinctifs, les éléments essentiels et les lois de ce qui sera 
bientôt le vers moderne. Que restait-il à faire pour 
créer le vers français ? Il restait à créer la langue, à 
substituer des mots français aux mots latins. Lorsqu'au 
dixième siècle la langue romane des Gaules fut assez 
formée pour exprimer des idées avec précision et des 
sentiments avec force et avec grâce, on assembla des 
mots romans, au lieu de mots latins, selon les règles 

1. Vie de saint Faron, par Hildegarius. (Dom Bouquet, t. lll, p. 505.) La 
victoire est de 622. — Voir l'Histoire de la littérature au moyen âge, t. I"", 
p. 238 (2« édition). Eugène Belin. 

2. E. du Méril,p. 118, li2, liG. 



LES ORIGINES. 27 

connues et les rythmés consacrés; Fart était le même ; les 
habitudes, les procédés, la mélodie, rien ne changeait; 
la matière seule, c'est-à-dire la langue, était différente. 
« La versification romane, dit M, L. Havet, est une 
variété de la versification latine rythmique. Les vers 
de Dante ou de Ghrestien de Troyes sont des vers 
rythmiques latins, faits avec des mots italiens ou fran- 
çais*. » L'examen des plus anciens monuments de la 
poésie française confirmera ces observations. 



CHAPITRE II 

Première apparition du vers français. 

Epoque probable où Ton a commencé à composer des vers 
dans le roman des Gaules. — Conjecture de M. Gaston Paris 
qui la fixe au huitième siècle. — Les j>lus anciens monu- 
ments de notre poésie; la cantilène de Sainte Eulalie, la Pas- 
sion du Christ, la Vie de saint Léger, la Vie de saint Alexis, 

— Caractères de la versification dans ces poèmes primitifs. 

— Les mérites du style. — Comment, et sur quels modèles, 
se sont formés Toctosyllabe, le décasyllabe et l'alexandrin? 

Dans le haut moyen âge, à l'époque où le roman 
remplaçait le latin rustique dans le parler de l'ancienne 
Gaule, c'est-à-dire vers la fin des temps mérovingiens, 
il existait déjà, selon toute vraisemblance, quelques 
essais de poésie populaire en langue romane, les uns, 
d'inspiration profane; les autres, d'origine ecclésias- 
tiqxie. Par l'effet même de l'évolution qui transformait 
le langage courant, ces ébauches primitives se substi- 
tuèrent peu à peu à la poésie latine rythmique ou, du 
moins, se produisant à côté de cette poésie latine con- 
sacrée par l'Eglise, la prirent pour modèle. On se 
souvient que, dans la première moitié du neuvième 
siècle, les capitulaires de Gharlemagne et les conciles de 
81 3 et de 85 1 ordonnèrent aux évoques de prêcher en 
roman et de traduire, à l'usage du peuple, les homélies 

I. Page 240. 



28 PREMIÈRE PARTIE. 

des Pères : tel fut l'humble début de l'éloquence de la 
chaire en langue française. La poésie romane, qui était 
appelée, elle aussi, à de si hauts destins, eut vers le 
même temps des commencements très modestes; car 
c'est alors, sans doute, et en s'inspirant du même 
esprit, que l'Eglise adopta, par une semblable innova- 
tion, l'usage du roman dans les chants pieux qu'elle 
mêlait aux cérémonies du culte ou qu'elle répandait 
parmi les foules pour les instruire et les édifier. De là, 
ces cantilènes sacrées, ces vies des saints mises en vers 
assonances dont nous possédons de si anciens monu- 
ments. Outre cette poésie, d'origine ecclésiastique, il y 
en avait une autre, d'un caractère tout différent, qui 
nous est connue seulement par les fréquents témoi- 
gnages de l'histoire; elle comprenait les chants guer- 
riers, les cantilènes héroïques, d'où sont sorties un peu 
plus tard les chansons de gestes : là aussi le roman 
commençait à évincer le latin et le tudesque, et il y faut 
probablement ajouter ces improvisations plus ou moins 
grossières, chansons satiriques, chansons de plaisir ou 
de tristesse, dont se satisfait, en tout temps et en tout 
pays, la gaieté ou la passion des multitudes. 

Selon M. G. Paris, le vers roman aurait paru en Gaule 
dès le huitième siècle. « La versification française, dit- 
il, a pour caractère essentiel de substituer le mouve- 
ment ïambique (u-) au mouvement trochaïque (-u) ; 
nous le disons au sens rythmique, bien entendu. Ce 
changement a dû s'opérer en même temps que la langue 
perdait toutes les ultièmes atones, sauf l'a, ayant déjà, 
à quelques exceptions près, perdu les pénultièmes 
atones, c'est-à-dire vers le huitième siècle. Tous les 
vers français, à mon avis, remontent à cette période*. » 

Ce qui nous frappe dans les textes si heureusement 
retrouvés et si doctement publiés de notre plus ancienne 
poésie religieuse en français, surtout dans la Vie de 
saint Léger, qui est du dixième siècle, et dans celle de 
saint Alexis, qui appartient au siècle suivant, c'est 
l'allure facile et sûre du style, une précision et même 
assez souvent une fermeté d'expression déjà sensible, 
Ja justesse du rythme, le soin de la cadence, l'exacte 

1. Romania (1884), p. 625. 



LES ORIGINES. 29 

observation de règles fixes, en un mot l'empreinte 
d'une main habile et exercée. Populaire par l'inspira- 
tion, cette poésie est à demi savante par l'exécution. 
Le naïf génie du peuple chrétien des temps barbares 
s'y unit à ce qui restait alors au clergé d'habitudes 
littéraires et d'expérience dans l'art d'écrire. 



§ler 

Xjes plus anciens monuments de la versification 

française. 

La plus ancienne poésie française que nous connais- 
sions est la Cantilène de sainte Eulalie, attribuée à la fin 
du neuvième siècle ou au commencement du dixième : 
elle fut écrite à l'abbave de Saint-Amand, entre Tournai 
et Valenciennes, et découverte dans un manuscrit de 
cette dernière ville, manuscrit du dixième siècle, par 
M. Hoffmann de Fallersleben, en 1887. Ce petit poème 
de vingt-huit vers appartient à un système de versifi- 
cation qui n'a pas prévalu en français et qui peut se 
définir ainsi : chaque vers est un assemblage de syllabes 
plus ou moins nombreuses groupées sous un nombre 
fixe d'accents. Dans le ; vers ainsi formé, on compte les 
accents et non les syllabes; le vers syllabique^ au con- 
traire, est la réunion d'un nombre fixe de syllabes, dont 
certaines doivent être accentuées. Les vers de cette 
Cantilène contiennent, en général, quatre accents to- 
niques ; ils se correspondent deux à deux, ce qui divise 
en douze couplets les vingt-quatre vers de la pièce. Les 
vers de chaque couplet ont le même nombre d'arsis ou 
de syllabes toniques, une césure pareille, et les mêmes 
assonances qui équivalent à deux rimes plates. Toutes 
ces assonances, à l'exception des deux premières et du 

f)etit vers de la fin, sont masculines. On ne compte pas 
es thesis ou syllabes faibles ; de là le nombre indéter- 
miné des syllabes du vers. Le rythme, lorsqu'il est plus 
marqué, rappelle celui de la strophe saphiquc*, que la 

1. Âbsiulït clârûm cîla mon AchUlëm, 

LÔngâ Tïthdnïim minuit i^nêciûs... 

(Horace, Odes, II, xiii.) 



E 



30 PREMIÈRE PARTIE. 

liturgie avait adoptée dans quelques hymnes, et qui, 
sans doute, avait passé dans la poésie populaire en se 
déformant. 

Buéna pulcélla fût Ëulâlia, 

Bel âvret corps, béllezour anima... 

La Passion du Christ et la Vie de saint Léaer, qui 
suivent dans Tordre des temps la Cantilène de sainte 
Eulalie et paraissent appartenir à la fin du dixième 
siècle, nous présentant le vers octosyllabique sous une 
forme presque définitive, ce qui semble indiquer que ce 
vers avait été employé déjà plus d'une fois en français. 
La plupart des vers, dans les deux pièces, ont un 
accent intérieur, à la quatrième syllabe, une césure, 
ar conséquent, et se partagent en deux hémistiches, 
^es cent vingt-neuf strophes de la Passion du Christ^ 
poème semi-provençal^ contiennent chacune quatre vers 
qui tantôt riment deux par deux, tantôt ont la même 
rime ou, pour parler plus exactement, la même asso- 
nance, comme les hymnes de saint Hilaire et tant 
d'autres poésies latines liturgiques. 

Voici la première strophe : 

Ghristus Jhesus den s*ea leved, 
Gebsesmani vil* es n*anez : 
Toz SOS fidels seder rovet, 
Avant orar sols en anct. 

On trouve aussi dans la Vie de saint Léger quelques 
traces des formes de la langue d'oc, mais elles sont le 
fait du copiste plutôt que de l'auteur; ce second poème, 
quoique transcrit en Auvergne comme le premier, n'est 
pas du même pays, ni de même provenance : il a été 
certainement composé par un poète de langue d'oïl et, 
selon toute apparence, il est dû à quelque clerc du dio- 
cèse d'Autun. Il nous retrace en deux cent quarante 
vers l'élévation de saint Léger, ses travaux, sa lutte 
contre Ebroïn, ses souffrances et sa mort*. On compte, 
dans cette cantilène, quarante strophes de six vers 

1. Saint Léger, né en 616, fut successivement abbé de Saint-Maixencc et 
évèque d'Autun. Ebroïn, maire du palais, lui ûl crever les yeux en 676 et 
trancher la tète en 678. 




LES ORIGINES. 31 

rimant ou « assonant » deux à deux ; ce qui fait trois 
rimes ou assonances pour chaque strophe : c'est la 
marque d'un progrès sensible dans la versification. 
Cependant on est loin encore d'alterner régulièrement 
les rimes masculines et les rimes feîminines; notons, en 
effet, ce trait particulier de nos trois plus anciennes 
cantilènes : toutes les rimes, ou peu s'en faut, y sont 
masculines; cette sorte de désinences est plus sonore, 
plus nette, et soutient mieux l'accompagnement du 
chant et de la musique. Tous ces petits poèmes se chan- 
taient, au son de l'orgue ou de la vielle, soit dans 
l'église même, soit sous le porche, ou sur les places 
publiques et dans les rues. — Début de la cantilène 
sur saint Léger : 

Domiue Dieu devems loder 

Et a SOS sanz honor porter ; 

Ea soe amor cantoms dels sanz 

Qui por lui avreut granz aanz. 

Et or est temps et si est biens 

Que nous cantoms de saint Ledgier*. 

Notre plus ancien monument décasyllabique, en 
français, est la Vie de saint Alexis qui paraît dater du 
milieu du onzième siècle. Découverte à Hildesheim 
(Hanovre) et publiée par M. Wilhem Muller en i845, 
elle se compose de six cent vingt-cinq vers distribués 
en cent vingt-cinq strophes de cinq vers monorimes. 
Les assonances féminines y sont presque aussi nom- 
breuses que les masculines, et l'auteur alterne assez 
habituellement les strophes à terminaisons féminines 
avec celles dont l'assonance est masculine. Il y a là un 
juste sentiment de la variété et de l'harmonie, qui à 
cette date est un mérite. Le décasyllabe a dès lors toutes 
les qualités qui ont fait de ce vers, au moyen âge, le 
vers épique par excellence et, comme on l'appelait en 
Espagne, où il passait pour difficile, verso de arle 
mayor, le vers de grande facture. Avec sa césure bien 
marquée à la quatrième syllable, avec ses désinences 
d'un son plein et fort, qui sont assez souvent de véri- 

1. « Nous devons louer le Seigneur Dieu et rendre hommage à ses saints; 
pour son amour chantons les saints qui pour lui subirent grandes souffrances. 
Or il esl temps et il est bon que nous chantions saint Léger, « 



32 PREMIÈRE PARTIE. 

tables rimes, avec ses épithètes colorées, ses expres- 
sions énergiques et précises, ce vers, au rythme im- 
posant, annonce et fait pressentir, dans la Cantilène 
de saint Alexis, la bejle poésie héroïque et cornélienne 
de la Chanson de Roland. L'auteur est inconnu ; on a 
supposé qu'il pourrait bien être ce Thibaut de Vernon, 
chanoine de Rouen, qui, vers io53, traduisait en fran- 
çais les vies des saints écrites en latin et en faisait de 
pieuses cantilènes, entre autre la Vie de saint Wan^ 
drille. 

Cette pièce étant très connue, nous en citerons seu- 
lement deux strophes, Tune en rimes féminines; l'autre 
en rimes mascuhnes. C'est l'endroit où le père* et la 
mère du saint, après une longue séparation, le retrou- 
vent mort, et à jamais perdu pour les siens : 

De la dolor que démenât li pédre 
Grant fut la noise, si Tentendit la médre. 
La vint corant com feme forsenéde, 
Bâtant ses palmes, cridant, escheveléde : 
Yeit mort son Ûl, a terre chiét pasméde. 

Qui donc li vit son grant duel démener, 
Son piz debatre e son cors degeter, 
Ses crins detraire e son vis maiseler, 
Et son fil mort baisier et acoler, 
N'i ont si dur ne l'estoiist plorer*... 

Ainsi, dès le onzième siècle, et même dès le dixième, 
la versification, en langue romane, était établie sur des 
bases solides; la prosodie, dans ses principales règles, 
était Vixée ; l'octosyllabe et le décasyllabe existaient 
sous la forme même que le moyen âge devait maintenir 
et transmettre aux temps modernes. La question géné- 
rale des origines du vers français est désormais résolue : 
mais on peut désirer connaître d'une façon plus précise 
quels sont, parmi les rythmes usités dans la poésie po- 
pulaire latine, soit profane, soit liturgique, ceux qui, 

1. Saint Alexis, né à Rome vers 250, était ûls du sénateur Euphémien. 

2. « De la douleur que fait alors éclater le père, le bruit fut grand, aussi la 
mère Tentendit-elle. Elle vint courant comme une femme qui a perdu Tesprit, 
frappant des mains, criant, échevelée; elle voit son ûls mort, elle tombe à 
terre, pâmée. — Celui qui la verrait mener si grand deuil, battre sa poi- 
trine et maltraiter son corps, arracher ses cheveux, se frapper au visage, sou- 
lever son ûls mort et l'embrasser, celui-là, si dur que fût son cœur, ne 
pourrait s'empêcher de pleurer. » 



LES ORIGINES. 33 

attirant plus spécialement l'attention de nos premiers 
trouvères, ont obtenu leurs préférences et contribué 
directement à déterminer les principales formes du vers 
français. 



§11 

Vers latins qui ont servi de modèles 
à l'octosyllabe, au décasyllabe et à l'alexandrin. 

L'origine de notre vers de huit syllabes est facile à 
trouver : il était, dans la rythmique latine où il abonde 
dès le quatrième siècle, le vers populaire par excellence, 
et il restera tel en français; il sera le vers préféré du 
conte et de la satire, le petit vers coulant et rapide des 
fabliaux, des poèmes de la Table ronde, des romans de 
la Rose et du Renard, Dans la versification populaire 
en latin, le vers rythmique de huit syllabes à pénul- 
tième brève, sur lequel s'est formé l'octosyllabe roman, 
avait eu pour tvpe un vers classique, le vers ïambique 
dimètre, dont il était une déformation. L'ïambique di- 
mètre se compose de quatre ïambes et de huit syllabes ; 
il compte trois accents toniques : 



— u. _ ». ** — w— 



laarsit ajstuôsius. 

(Horace.) 

Le nombre des syllabes reste le même, lorsque ce 
vers admet des spondées aux pieds impairs ; mais ce 
nombre augmente lorsque, selon la licence accordée, 
on substitue à l'ïambe le tribraque, pied de trois brèves 
(uuu), ou le dactyle (-uu). 

Le vers latin rythmique, produit par la déformation 
de l'ïambique classique, ne s'inquiète plus de la com- 
binaison régulière des brèves et des longues : les ïambes 
s'y rencontrent, par hasard, naturellement, comme dans 
la prose, et les hiatus y sont tolérés ; mais le nombre 
fixe des syllabes et la disposition des accents toniques 
conservent à ce vers populaire une cadence assez sem- 
blable à celle du vers ïambique classique*. L'octosyl 

1. Voir p. 21. 



34 PREMIÈRE PARTIE. 

labe roman, formé sur le modèle de ce vers latin 
rythmique, lui a pris le nombre invariable des syllabes 
et des accents, avec la rime ou Tassonance. Au début, 
lorsque toute poésie était chantée et le plus souvent 
accompagnée de musique, Toctosyllabe roman avait 
une césure qui le partageait en deux hémistiches ; cette 
césure était déterminée par Taccent tonique de la qua- 
trième syllabe du vers, et cette syllabe devait être tou- 
jours la finale d'un mot : 

A Ostedun, a celle Cit, 

Dom saint Ledgier vait asalir ^. 

Cette coupe est ordinaire à nos plus anciens octo- 
syllabes. Le vers latin rythmique qui a servi de modèle 
à l'octosyllabe roman ne s'est pas astreint à observer 
cette loi de la césure ; c'est assez rarement qu'il se 
partage en deux hémistiches ; mais il a toujours à la 
quatrième syllabe un accent tonique, comme l'octo- 
syllabe français, et cette syllabe peut être au commen- 
cement ou au milieu du mot : 

Absterge sérAes menlium, 
Résolve ct^/pœ viDculum... 

Par conséquent, la cadence est la même; l'effet de 
l'accent égale celui de la césure, et il n'y a nulle diffé- 
rence entre le rythme du vers latin et celui du vers 
roman. 

11 est moins aisé d'indiquer avec précision le modèle 
latin du décasyllabe roman, qui paraît pour la pre- 
mière fois, en langue d'oïl, dans la Vie de saint Alexis^. 
Il y a grande apparence que ce vers descend en droite 
ligne d'un vers classique, plus ou moins déformé par 
un vers rythmique dans la poésie latine populaire. 
Mais quel est ce vers? Est-ce le vers de la strophe 



1. À Aulun, cette fameuse cité, 

Il (Ebroîn) va attaquer saint Léger. 

2. Le poème sur Boëce, en langue d'oc, appartient à la seconde moitié 
du dixième siècle. Il est écrit en vers décasyllabiques, de même facture que 
ceux du poème français, et qui leur sont antérieurs de près d'un siècle. 



LES ORIGINES. 35 

saphique, qui s'est resserré, comme dit Littré, dans la 
forme française du décasyllabe? 

Âlmë sol cûrrû nïtïdô diêm qui... 

(Horace, Carmen sectUare,) 

La ressemblance est frappante, en effet, entre ce 
rythme chantant et l'harmonie de notre vers décasyl- 
labique. Le nombre des syllabes et des accents est à peu 
près le même; le vers français et le vers latin sont 
coupés en deux parties inégales, dont la première est 
la plus courte; ce premier membre, en latin, a cinq 
syllabes et non quatre, mais la brève du premier pied 
latin, qui disparait, pour ainsi dire, dans la prononcia- 
tion, rétablit l'équivalence. Notez, en outre, que la li- 
turgie chrétienne a conservé dans le chant de ses 
hymnes la mélodie antique de cette strophe : le rythme 
seul, avec cette puissance d'effet, aurait suffi pour 
inspirer à nos anciens trouvères l'idée et la forme de 
leur décasyllabe. On peut saisir, dans la Cantilène de. 
sainte Eulalie, le travail de transformation d'où est 
sorti ce vers français. La cadence latine des strophes 
saphiques est sensible dans cette pièce du neuvième 
siècle; mais les vers n'ont pas tous une égale harmonie : 
quelques-uns sont des vers décasyllabes, aussi corrects 
que ceux de la Cantilène de saint Alexis; d'autres sont 
plus diffus et plus pesants. L'opinion de Littré nous 
paraît donc très plausible. 

On a aussi proposé^ comme types de ce même vers, 
deux autres formes classiques : le vers ïambique tri- 
mètre, et le vers dactylique trimètre incomplet. L'ïam- 
bique trimètre a tantôt onze, tantôt douze syllabes, avec 
deux accents fixes, l'un sur la quatrième syllabe, l'autre, 
sur la dixième : 

Phaselus ille quem videtis, hôspites, 
Ait fuisse naviumcelérrimus. 

(Catulle, Car minât iv.) 

Le dactylique trimètre incomplet a le même nombre 
de syllabes que notre vers décasyllabique ; il a de plus 



36 PREMIÈRE PARTIE. 

un accent très marqué sur sa quatrième syllabe qui 
forme une césure pareille à celle de notre vers : 

Quam cuperém tamea ante neccm 
Si poiis est revocare tuam... 

(PituDENGB, Hymne sur sainte Eulalie, v. 101.) 

Ces formes savantes n'ont pas produit directement 
le décasyllabe roman ; employées et dénaturées par la 
poésie rythmique et liturgique, elles se sont métamor- 
phosées en rythmes nouveaux où dominait l'accent, et 
ce sont ces intermédiaires qui ont donné naissance au 
vers décasyllabique moderne. Voici, par exemple, un 
décasyllabe de la versification latine rythmique qui 
dérive évidemment de ces mètres classiques et qui res- 
semble de tous points au décasyllabe roman : il compte 
autant de syllabes et d'accents, avec une césure après 
la quatrième syllabe accentuée. L'exemple est emprunté 
à iTiymne déjà citée, sur sainte Agathe, qui est de la 
fin du quatrième siècle : 

Forlior hœc trucibusque viris, 
Exposuit sua membra flagris. 
Pastor ovem Petrus haac revocat... 
Quas fidei titulus décorât... 
Jam renitens, quasi sponsa polo, 
Pro miseris rogita Domino. 

L'alexandrin, qui doit son nom au romain d' Alexandre, 
œuvre du douzième siècle, avait paru, pour la pre- 
mière fois, dans un poème narratif de la fin du siècle 
précédent, le Pèlerinage de Charleniaijne à Jérusalem 
et à Constaniinople. Ce vers peut se passer d'un modèle 
latin et revendiquer une origine française. Il faut y 
voir, sans doute, une simple extension du décasyllabe 
ou de l'octosyllabe. Si l'on aime mieux supposer qu'il 
a été directement imité de la poésie latine rythmique^ 
celle-ci nous fournira sans peine le type présumé de 
l'alexandrih. UOde sur Rome, tirée d'un manuscrit du 
dixième siècle, et qu'on attribue au septième siècle, 
se compose régulièrement, du commencement à la fin, 
de vers latins de douze syllabes, distribués en strophes 



Les origines. 37 

monorimes, avec une césure après la sixième syllabe; 
c'est la facture du plus correct alexandrin français. 

Roma nobilis, orbis et domiaa, 

Cunctarum urbium excelleatissima, 

Roseo martyrum sanguine rubea, 

Albis et virgioum liliis caadida, 

Salutem dicimus tibi per omoia 

Te benedicimus, salve per secula M ^ ^ 

Ces vers latins rythmiques, qui ne tiennent plus 
aucun compte de la quantité, et qui la remplacent par 
Taccent, par le syllabisme et par la rime, sont une dé- 
formation de Tasclépiade classique, souvent employé 
par Horace, et que les plus savants poètes chrétiens. 
Prudence, Boëce, et d'autres avaient fait pénétrer dans 
la liturgie. L'asclépiade compte, en effet, douze syl- 
labes, avec une césure après la sixième : 

Maecenas, atavis édite repjibus, 

O et praesidium et dulce decus meum.., 

Nulli flebilior quam tibi, Virgili. 

[Odes, liv. I, I et xx.) 

« Le vers latin rythmique qui correspond à l'alexan- 
drin, dit M. Tobler, est celui qui provient de Tasclé- 
piade. » Et il cite ce début d'une hymne : 

Sit Deo gloria et l»eQedicLio, 
Johanni pariter, Petro, Laurentio. 

(Page 118.) 

Voici quelques-uns des plus anciens alexandrins 
français que nous connaissions : 

Cliarles out fier le vis, si out 1(3 chief levet. 
Un Judens i entrât, qui bien l'out esguardet. 
Com il vit le roi Gharle, commençât a trembler, 
Tant out fier le visage, ne l'osât esguarder'. 

(Le Pèlerinage de Charlemagne. Clédat, Mor- 
ceaux choisis, p. 38.) 

1. Du Méril, p. 233. 

2. La scène est dans le temple de Jérusalem : 

« Charles eut le visage fier, et il tenait sa tête haute. Un juif entra, qui le 
considéra avec attention. Dès qu'il vit le roi Charles, il se mit à trembler. 
Le visage du roi était si fier qu il n'osa pas le regarder. » 



38 PREMIÈRE PARTIE. 

Le moment est venu d'étudier la structure intérieure 
du vers français, désormais constitué dans ses formes 
principales, et d'expliquer les lois du rythme, les règles 
qui concernent la rime et l'assonance, la césure, l'éli- 
sion et l'hiatus. Dans cet examen, la comparaison se 
présentera d'elle-même et sur tous les pomts, d'une 
part, entre le vers du moyen âge et le vers moderne, 
d'autre part, entre le vers classique et le vers ro- 
mantique. 



DEUXIEME PARTIE 

LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS 

FRANÇAIS 



CHAPITRE PREMIER 

La rime. 

Observation générale sur les ressemblances de Tancien vers 
français du moyen âge et de notre vers classique. — Défini- 
tion de la rime. — Son importance et sa nécessite. — L'asso- 
nance. — Conditions d'une bonne rime. — Rimes suffisantes 
et rimes riches. — De l'abus des rimes riches. — Les deux 
principales règles de la rime, où se résume tout le détail des 
préceptes et des interdictions. — Les diverses combinaisons 
de la rime : rimes plates ou rimes croisées ; rimes redoublées 
ou mêlées. — Rimes devenues fausses par les changements 
de la prononciation. — Les raffinements de la rime, dans la 
versification du quinzième siècle. 

Commençons par une observation qui s'applique à 
l'ensemble des études contenues dans cette seconde 
partie, et qui en établira l'unité. 

Entre le vers français du moyen âge et notre vers 
classique, il n'y a pas de différences essentielles : l'un 
et l'autre sont londés sur les mêmes principes, se com- 

Î)osent d'éléments semblables, obéissent aux mêmes 
ois primordiales. Des nuances seules les distinguent. 
Le premier est plus libre, plus négligé; on lui impose, 
soit à la rime, soit à la césure, ou dans l'intérieur 
même des mots, des devoirs moins étroits; le second 
est assujetti à des prescriptions nouvelles qui, en lui 
retirant les anciennes licences, lui ont donné, avec plus 
de souplesse, une correction plus élégante; mais toutes 
ces modifications ne sont que la suite et l'évolution 
naturelle de ce qui (existait avant le seizième siècle ; les 

39 



40 DEUXIÈME PARTIE 

règles modernes développent les règles anciennes en 
les perfectionnant. L'art de versifier n'a pas changé 
depuis le on/ième siècle; il est devenu plus difficile. 

Il en résulte que, dans Texamen des éléments consti- 
tutifs du vers français, nos réflexions porteront à la 
fois sur le moyen âge et sur les temps classiques, tout 
en signalant à propos les différences de versification que 
nous présentent ces deux époques de notre histoire 
littéraire. 



§ler 

Définition de la rime. Son importance et sa né- 
cessité dans le vers français. — En quoi l'asso- 
nance diffère de la rime. — Rimes masculines 
et rimes féminines. — Rimes suffisantes et 
rimes riches. — Les avantages et les inconvé- 
nients de la rime riche. 

Avant d'énumérer les prescriptions et les interdic- 
tions qui règlent l'emploi de la rime*, il est bon, 
croyons-nous, de montrer à quel point elle est entrée, 
dès le principe, dans la plus intime constitution du vers 
français, et quels services importants elle rend à notre 
versification. Ce serait une grande erreur de l'attribuer 
à un pur caprice poétique, et de n'y voir qu'une élé- 
gance de forme, imposée par un long usage : la rime, 
dans la versification française, n'est point un ornement 
accessoire et facultatif; elle est un élément primordial, 
une nécessité. 

L'efl'et de la rime est double : c'est un effet d'acous- 
tique qui ne se borne pas à intéresser l'oreille, mais qui 
agit aussi sur l'esprit. Par l'éclat de sonorité qu'elle 
donne à la tonique finale, au dernier temps fort, elle 
achève le rythme du vers avec netteté et précision, elle 
le rend en quelque sorte sensible et vibrant. Elle im- 
prime à chaque vers son caractère propre, sa physio- 

1. Voir, dans le chapitre i'' de la i" parlie, les origines latines de la rime, 
p. 23-37. — On fait venir le mot « rime » de l'ancien haut allemand rin 
qui signifie « nombre » : il nous semble plus probable que c'est la forme 
adoucie de « rythme n, en latin rhythmus. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 41 

nomie distincte; elle marque et met en relief son indi- 
vidualité. Elle le frappe, comme un balancier frappe 
une médaille*. En même temps que Toreille est flattée 
par la qualité musicale de la rime, et que sa curiosité 
est excitée par l'attente du retour prévu et certain de 
la même consonance, l'esprit se repose dans le senti- 
ment de sécurité et de satisfaction qui naît de toute 
combinaison harmonieuse reconnue parfaite. Suppri- 
mez, au contraire, la sonorité finale et son retour ré- 
gulier; remplacez la rime par une syllabe commune, 
insignifiante, bien qu'accentuée, sans attrait particulier 
pour Toreille, sans titre à l'attention de l'esprit : l'effet 
de chaque vers, que rien ne détache de l'ensemble et 
ne fait ressortir, se perd et se noie dans l'harmonie 
confuse du développement poétique ; le plaisir de l'au- 
dition se trouble et se déconcerte, l'oreille incertaine 
se fatigue ; une impression pénible détruit tout agré- 
ment. C'est en obéissant à ces mêmes exigences, à ces 
délicatesses instinctives de l'oreille et du goût que la 
versification classique des anciens plaçait à la fin des 
vers de pareille facture une combinaison métrique in- 
variable : tous les hexamètres se terminaient par un 
dactyle et un spondée; tous les pentamètres, par un 
anapeste ; tous les vers saphiques, par un trochée et un 
spondée. Dans le vers français, la parité et la régularité 
du son de la rime remplace l'effet produit par la simi- 
litude finale de la combinaison métrique du vers an- 
cien. 

A l'origine, dans les poésies latines rythmiques et 
dans nos plus anciens poèmes du neuvième au douzième 
siècle, la rime n'est le plus souvent qu'une assonance. 
Trente de nos chansons de Gestes, en décasyllabes ou 
en alexandrins, sont, non pas rimées, mais assonancées. 
Qu'est-ce donc que l'assonance? C'est l'ébauche d'une 
rime. Ce mot a été accrédité, il y a près d'un siècle, 
par M. Raynouard*, l'un des Français qui les premiers 
ont donné l'impulsion à l'étude des langues romanes. 

1. M. Guyaii, Problèmes de Vcsthétique contemporaine (1884), livre III, 
chap. I", p. 189-194. 

2. Né ea 1761, M. Raynouard moarut ea 1836. Secrétaire perpétuel de 
TAcadémie française en 1817, il fît paraître de 1810 à 1824 un choix de 
poésies originales des troubadours, et laissa le manuscrit d'un lexique ro- 
man qui fut publié de 1S38 à 1814. 



42 DEUXIÈME PARTIE. 

Dans Tassonance, la ressemblance du son, Thomo- 
phonie * , porte sur la voyelle accentuée de la syllabe 
finale, mais non sur les consonnes qui suivent cette 
voyelle et qui en modifient le timbre et la sonorité. Par 
exemple, aàme et parle, péril et fin, homme ^i cou- 
ronne sont des assonances qui se correspondent dans 
nos très anciens poèmes. Voici, dans la Chanson de 
Roland le début d'une u laisse » de dix-huit vers dont 
toutes les assonances finales portent sur la voyelle i 
accentuée : 

Rodlanz ferit en une piedre bise : 
Plus en abat que je ne vos sai dire; 
L*espede croist, ne froisset, ne ne briset, 
Contre le ciel amont est ressortido '... 

C'est au douzième siècle que la rime commence à 
remplacer l'assonance dans un bon nombre de compo- 
sitions poétiques : les poèmes de Wace, de Benoît de 
Sainte-More, de Grestien de Troyes sont rimes et non 
assonances; la plupart des romances et des chansons, 
et le roman du Renard le sont aussi; mais ce n'est 
qu'au treizième siècle que l'assonance est proscrite et 
la rime exigée. La similitude du son, dans la rime pro- 
prement dite, porte à la fois sur la voyelle finale accen- 
tuée et sur les consonnes qui la suivent; voilà ce qui 
la distingue de l'assonance. « On appelle rime, dit 
Quicherat, l'uniformité du son dans la terminaison de 
deux mots : belle ^ rebelle; loisir, plaisir. En poésie, 
c'est le retour de la même consonance à la fin de deux 
ou de plusieurs vers. » MM. Tobler et G. Paris in- 
sistent sur la distinction que nous avons signalée entre 
la rime et l'assonance : « la rime de deux mots, dit 
M. Tobler, est l'homophonie de leurs voyelles accen- 
tuées et de tout ce qui les suit. » — « L'assonance, dit 
M. Paris, phénomène propre aux langues modernes, 
est l'homophonie de la voyelle finale accentuée n'en- 
trainant pas celle des consonnes qui la suivent; la rime 

1. Mot formé par la réanion de deux mots grecs : 6|aô;, semblable, et fwv^, 
voix. 

2. Vers 2338. — La mort de Roland : 

« Roland frappe (de son épëe) snr nne pierre brune ; 
Il en abat plus que je ne sais vous dire. 
L*ép<^o jfrinpe, maiss ne s'ébrèohe ni ne se lirise. 
Elle rebondit eu liaut contre lo <-iul. - 



LA STRUCTURE. INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 43 

est rhomophonle de la voyelle accentuée et des con- 
sonnes qui Ja suivent*. » 

Toutes les rimes se répartissent en deux classes : les 
rimes masculines et les rimes féminines. La première 
classe comprend tous les mots qui se terminent par une 
syllabe forte ou tonique, non suivie d'un e muet : ainsi 
raison^ saison^ prompt, affront, vertu, combattu y ro- 
m,ans, sentimentSy cité, bonté, etc., sont des rimes 
masculines. La seconde classe comprend tous les mots 
dans lesquels la syllabe forte ou tonique est suivie 
d'un e muet : peinture^ nature^ destinée, journée, aus- 
tère, caractère, antique y musique, excuse, amuse, etc., 
sont des rimes féminines. « Si la syllabe accentuée est 
la dernière du mot, dit M. Tobler, la rime est mascu- 
line; si elle est suivie d'une voyelle atone, laquelle ne 
peut être en français qu'un e muet, elle est féminine. » 
Cet e muet, qui termine le mot, peut suivre immédia- 
tement la voyelle tonique de la syllabe accentuée, 
comme dans vue, inconnue, compagnie, cérémonie, ou 
s'en trouver séparé par une consonne avec laquelle 
il forme une syllabe atone qui ne compte pas dans la 
mesure du vers, par exemple : satire, rire, sage, 
usage, gloire, victoire. 

La classification des rimes en masculines et féminines 
n'est nullement réglée, comme on le voit, par le genre 
des mots et n'a aucun rapport avec la division gramma- 
ticale de tous les vocables d'une langue en deux genres, 
le masculin et le féminin : des mots féminins, comme 
langueur, vigueur, cité, bonté, donnent des rimes 
masculines, et d'autres mots, du genre masculin, comme 
poète, prophète, miracle, oracle, ouvrage, ombrage 
donnent des rimes féminines. Jadis Ye muet s'appelait 
l'e féminin; c'est là, sans doute, ce qui a fait appeler 
rimes féminines celles où se trouve l'e muet final, et 
rimes masculines celles où cet e muet est absent*. 

Si un mot, du genre féminin, peut donner une rime 
masculine et réciproquement, de même un mot qui 
est au singulier peut rimer avec un pluriel lorsque sa 

1. Quicherat, Traité de versification française (1850), p. 80. — Tobler, 
le Vers français^ ancien et moderne (1885),'p. 149-150. — G. Paris, Lettre 
à M. L. Gautier (1866), p. 111. 

2. Becq de Fouquières, p. 40. 



4i DEUXIÈME PARTIE. 

terminaison est l'équivalent d'une terminaison plurielle. 
Tous les mots terminés par s, x, z, et portant au sin- 
gulier la marque du pluriel, tels que bras^ croix. Lois y 
faux, accès ^ nez, repos, lambris, abus, etc., peuvent 
rimer, lorsqu'ils sont au singulier, avec de semblables 
terminaisons plurielles, et cette remarque s'applique 
aux premières et aux deuxièmes personnes des verbes, 
qui au singulier se terminent par s ou par x, comme je 
vois, lu vois; je vis, lu vis; je voyais, lu voyais; je 
peux, lu peux; lu veux, lu voulus, etc. 

Je n'ose de mes vers ici vanter le prix; 
Toutefois, si quelqu'un de mes faibles écrits 
Des ans injurieux, etc. 

(BoiLEAu, Ep. /, V. 179.) 

Sais-tu dans quels périls aujourd'hui tu t'engages ? 
Cette mer où tu cours est fertile en naufrages, 

(In., Ep. /, V. 5.) 

Les troisièmes personnes du pluriel au présent de 
l'indicatif et du subjonctif des verbes, comme voienl^ 
croient, paient, essaient, avouent, désavouent, dé* 
ploient, oublient, fuient, allient, etc., sont des rimes 
féminines : Ve muet qu'elles contiennent, et qui était 
très sensible dans l'ancienne prononciation, compte 
pour une syllabe atone et n'entre pas dans la mesure 
du vers : 

Ce choix me désespère, et tous le désavouent; 
La partie est rompue et les dieux la renouent. 
Rome semble vaincue, et seul des trois Albains... 

(Corneille, Horace, a. IV, se. iv.) 

Mais bientôt malgré nous leurs princes les rallient, 
Leur courage renaît et leurs terreurs ^'oublient; 
La honte de mourir sans avoir combattu... 

(II)., le Cid, a. IV, se. m.) 

Par une exception que l'usage autorise, sans la justi- 
fier, les troisièmes personnes du pluriel des imparfaits 
et des conditionnels, en aient, ne sont pas considérées 
comme des rimes féminines, bien qu'elles contiennent 
un e muet suivi de deux consonnes; et cet e muet, avec 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 45 

les consonnes qui le suivent, ne forme pas une syllabe, 
comme, dans les troisièmes personnes plurielles du 
présent de l'indicatif et du subjonctif. Ve muet des 
terminaisons en aient est tenu pour nul et non avenu. 
On en fait abstraction, comme s'il n'existait pas. Ces 
terminaisons sont donc rangées dans la classe aes rimes 
masculines. 

Aux accords d*ÂmphioD les pierres se mouvaient 
Et sur les murs thébaiDS en ordre s'élevaient, 
L*harinonie en naissaDt produisit ces miracles. 

(BoiLEAU, Art poél., IV, 149.) 

Etant considérées comme des syllabes fortes et to- 
niques, malgré la présence de Ve muet, elles peuvent 
entrer dans l'intérieur du vers, tandis que les finales 
ent^ ienty formant une syllabe atone, non susceptible 
d'élision, ne trouvent place qu'à la fin du vers, comme 
treizièmes syllabes en dehors de la mesure : 

Ils Y écoutaient en foule et n'osaient respirer. 

(A. Ghénier, l'Aveugle,) 

On explique cette anomalie en disant que Ve muet 
des finales en aient disparaît de la prononciation et se 
trouve, par le fait, annulé. Mais il disparaît aussi dans 
la plupart des finales ent^ ient du présent de l'indicatif 
et du subjonctif, par exemple, dans voient^ croient^ 
prient, avouent, et cependant il y forme une syllabe 
atone, qui est comptée. Selon toute apparence, il a 
existé de très bonne heure, si non de tout temps, une 
différence marquée dans la manière de prononcer ces 
deux sortes de terminaisons. Tandis que Ve muet des 
finales ent, ient se faisait sentir dans l'ancienne pro- 
nonciation et formait une syllabe distincte, il est très 
probable, au contraire, que Ve muet des finales aient, 
oient disparaissait dès lors, comme aujourd'hui, dans 
le langage courant. La versification a suivi l'usage et 
s'est conformée à ces différences de prononciation : 
c'est ainsi, selon nous, que, dès l'origme, l'exception 
s'est établie. 

Aujourd'hui, la versification tend à supprimer dans 
la mesure du vers Ve muet des finales enl, ient par la 



46 DEUXIÈME PARTIE. 

raison que l'e muet, autrefois très sensible dans la pro- 
nonciation, est presque toujours effacé dans le langage 
actuel. Nos poètes contemporains font entrer dans Tin- 
térieur du vers certaines formes de verbes que leur 
terminaison au pluriel du subjonctif et de l'indicatif en 
excluait : par exemple, voient, croient, prient, etc. Ils 
changent ces mots dissyllabiques en monosyllabes : 

Ea second lieu, nos mœurs qui se croient plus sévères. 

(A. DB Musset, Poés. nouvelles, 195.) 

— Se voient poussés à bout par sa guerre aux Rutules. 

(PoNSARD, Lucrèce, XI, 2.) 

— Les inondes fuient pareils à des graines vannées. 

(Sully Prudhohme, I, 20.) 

La règle classique, elle-même, admet comme mono- 
syllabes dans la mesure du vers les troisièmes per- 
sonnes plurielles du subjonctif des verbes « être et 
avoir » : soient, aient. 

Qu'ils soient comme la poudre et la paille légère 
Que le vent chasse devant lui. 

[Esiher, a. II, se. v.) 

La liberté nouvelle^peut s'autoriser de ce précédent. 

Une autre distinction très importante est celle de la 

rime suffisante et de la rime riche. Elle touche à la 

3ualité même de la rime, à ce qu'il y a de plus délicat 
ans l'art de rimer. La rime suffisante comprend la 
dernière voyelle accentuée et la consonne ou les con- 
sonnes qui suivent cette voyelle : 

De la foi d'un chrétien les mystères terribles 
D'ornements égayés uesont pas susceptibles.,. 
N'imitez pas ce fou, qui, décrivant les mers 
Et peignant, au milieu de leurs Ilots entr ouverts,.. 

(BoiLEAu, Art poét,, ch. III, v. 199 et 261.) 

11 y a dans ces rimes une ressemblance de son, mais 
non l'identité de la syllabe entière. 

La rime riche comprend toute la syllabe, c'est-à-dire 
non seulement la consonne ou les consonnes qui suivent 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 47 

ta voyelle accentuée, mais aussi celle qui la précède, 
et qui est dite « syllabe d'appui » : 

Sans tous ces ornements, ie vers tombe en langiieurj 
La poésie est morte, ou rampe sans vigueur. 

(BoiLEAu, Artpoét.y ch. III, vers 189.) 

Parmi les rimes riches, il y en a qui comprennent, 
outre la dernière syllabe accentuée, celle qui la pré- 
cède : par çxemple, courtisan, partisan; désordonnée, 
abandonnée. Elles sont dites « rimes opulentes », 
« rimes doubles ou superflues ». On y trouve, en effet, 
le superflu dans la richesse. 

Pourquoi la rime qui ne porte pas sur la syllabe en- 
tière est-elle considérée comme suffisante? Ln voici la 
raison. Le rôle essentiel de la rime est de marquer par 
une sonorité distincte la fin du vers et de clore le 
rythme avec netteté. Elle produit cet effet par le son, 
ou par le timbre de la dernière voyelle accentuée ; car 
c'est la voyelle, et non la consonne, qui donne à la 
syllabe sa qualité sonore, et qui est 1 élément prin- 
cipal et constitutif de la rime. « La consonne n'est 
qu'un bruit qui accompagne l'émission de la voyelle ; 
elle n'a pas par elle-même de valeur musicale*. » La 
voyelle étant le fond même de la rime, les deux termi- 
naisons qui se correspondent et riment ensemble 
doivent offrir avant tout l'identité du son de leurs 
deux voyelles accentuées : or il suffît que les con- 
sonnes qui entourent ces voyelles laissent au son, que 
celles-ci émettent, sa qualité et n'altèrent pas l'i- 
dentité nécessaire. Ce résultat est obtenu par la ressem- 
blance de la consonne ou des consonnes qui suivent 
chacune des deux voyelles; voilà pourquoi la rime 
ainsi constituée est bonne et satisfait l'oreille. 

Nos versificateurs aujourd'hui attachent une extrême 
importance à l'emploi de la rime riche; elle est pour 
eux la rime unique, la seule suffisante, la seule légi- 
time ; ils dédaignent et proscrivent toute finale où ne 
rime pas la consonne a'appui. L'un des plus habiles 
et des plus renommés, Théodore de Banville, s'ex- 
prime ainsi dans ses conseils * aux jeunes poètes : 

1. Guyau, p. 225, 231. 



48 DEUXIÈME PARTIE. 

u Vous devez n'employer jamais que des rîmes abso-» 
lument brillantes, exactes, solides et riches, dans les- 
quelles on trouve toujours la consonne d'appui... 
Sans consonne d'appui, pas de rime, et, par consé- 
quent, pas de poésie; le poète consentirait plutôt à 
perdre en route un de ses bras ou une de ses jambes 
qu'à marcher sans la consonne d'appui... Votre rime 
sera donc riche, et elle sera variée; implacablement 
riche et variée*. » De très judicieux critiques sont loin 
de partager cet enthousiasme ; ils opposent à une admi- 
ration qui s'exagère quelques observations, de bon 
sens et d'expérience, dont on ne peut contester la 
valeur. 

La recherche exclusive de la rime riche a tout d'abord 
cette conséquence fâcheuse de restreindre outre mesure 
le vocabulaire poétique, déjà si limité, en diminuant le 
nombre des finales qui se correspondent ; elle appauvrit 
les ressources de l'inspiration et la gêne par d'inutiles 
entraves. Prolongée sans trêve ni répit, elle imprime 
au style une apparence de raideur et d'affectation j 
elle détruit ou affaiblit cette liberté d'allure, cette 
simplicité aisée qui répand le mouvement et la vie 
dans l'œuvre entière et conserve à la pensée, comme 
à l'expression, leur naturelle fraîcheur. Le poète, que 
tourmente le souci de la rime riche à perpétuité, ne 
peut plus s'oublier un seul instant ni s'abandonner à 
l'émotion intérieure d'où naît Téloquence communi- 
cative ; il néglige le fond pour la forme, il sacrifie l'es- 
sentiel à l'accessoire, la conception hardie et féconde 
à l'habileté industrieuse : il est rivé à son métier de 
rimeur. 11 y a plus. Cette préoccupation d'éblouir et 
d'étonner par des finales retentissantes manque infail- 
liblement son effet et produit un résultat opposé à celui 
qu'elle cherche ; car elle fatigue l'oreille et l'esprit par 
la monotonie de ses sonorités ; en prétendant perfec- 
tionner l'harmonieuse beauté des vers, elle en gâte 
l'impression. Le mélange des rimes suffisantes et des 
rimes riches est, en résumé, plus favorable à la versi- 
fication et la sert mieux que l'emploi constant d'une 
seule espèce de rimes*. 

1 . Petit Traité de poésie française (1891), p. 56, 74, 75. 

2. Guyau, p. 833-834. — D'Eicbthal, du Rythme dans la versification 



LA STRUCTURE INTÉRIKURE DU VERS FRANÇAIS. 49 

Ainsi pensaient les grands poètes du dix-septième 
siècle. Ils rencontrent souvent la rime riche, mais il est 
visible qu'ils ne la cherchent pas. Des soins plus impor- 
tants les préoccupent; leur génie se passionne pour de 
plus hautes ambitions. Une belle pensée, un sentiment 
vrai et touchant, noblement exprimés, valent mieux 
pour eux qu'une rime « double ou superflue ». Quand 
ils ont imprimé au vers la marque poétique, la sono- 
rité suffisante et nécessaire de la finale leur suffit. 
Et nous-mêmes, en les lisant, pensons-nous seulement à 
remarquer, dans le torrent de poésie qui nous entraîne, 
la qualité des consonances? Nous arrêtons-nous à faire 
la statistique comparée des rimes rares et des rimes 
ordinaires? Quand Auguste dit à Cinna, en l'accablant 
de son pardon magnanime : 

. Soyons amis, Cinna, c'est moi qui Ten convie : 
Comme à mon ennemi je l'ai dcmsé la vie. 
Et malgré la fureur de ton làcliectessein, 
Je te 1:1 donne encor comme à mon assassin; 

est-ce la richesse de ces quatre rimes qui nous ravit 
et nous transporte? Est-ce là ce qui faisait couler les 
larmes du grand Condé? Lorsque Andromaque, cher- 
chant un refuge auprès de son fils, dit à Pyrrhus : 



J'allais, seigneur, pleurer un moment avec lui : 
Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'lmi; 



suffi- 



nous vient-il à l'esprit que la rime n'est que 
santé? La médiocrité de la rime affaiblit-elle l'expres- 
sion du sentiment qui nous pénètre? On a répondu 
aux détracteurs de la versification de La Fontaine, 
souvent critiquée dans les Fables, que la qualité des 
rimes, chez ce poète, varie sans cesse, comme les objets 
qu'il décrit, comme les pensées qu'il exprime, s'élevant 
et s'abaissant avec l'importance même et le ton plus 
ou moins sérieux de ces petits drames aux cent actes 
divers : d'où il suit que ces finales, d'apparence né- 
gligée et pour ainsi dire insouciantes de leur sonorité, 
sont autant de nuances délicates qui s'ajoutent à l'en- 

française (1892), p. 46. — Sully Prinlhomme, p. 39, 13. — Souriau, l'Evo- 
lution du vers français au dix-septième siècle, p. 52-54. 

AUBERTIN. — VERSIFIC. FRANC. 3 



ttO DliUXlËUE PARTIK. 

semble harmonieux d'une conceplion poétique dont 
i'ampteup est égale au vaste sein ae la nature, et reflète 
les changeants aspects do l'univers'. 

Ne semble-t-il pas que celte observation si juste 
puisse éjjalement s appliquer aux illustres poètes con- 
temporains de La fontaine? Dans Corneille, Molière 
et Racine, et même dans Boileau, la rime a pour prin- 
cipal caractère la variété et la simplicité : elle ne pro- 
cède pas du parti pris, ce n'est pas l'esprit de sj-stèmc 
3ui l'impose; elle sort librement de la pleine richesse 
e l'inspiration poétique. .Aussi est-elle toujours, 
comme dans La Fontaine, par rcffct d'une convenance 
naturelle, en parfaite harmonie avec le fond même dos 
choses, avec la pensée et le sentiment. 

Nous avons expliqué la nature de la rime et marque 
ses caractères essentiels, ses formes générales. Entrons 
dans le détail fort compliqué des prescriptions qui en 
règlent l'emploi. Essayons d'y mettre un peu d'ordre 
et de clarté en ramenant h quelques lois principales cet 
ensemble de préceptes, et en donnant la raison de 
chaque règle, au lieu de nous borner, comme on le fait 
quelquefois, à énumérer des formules. 



|j8a règles de la rime. — Elles ae réduisent à 
deux lois principales- — Examen de la pre- 
mièrede ggb lois : Ufant rimer pour l'oreille 
et non pour les yeux. — Cas particuliera où, 
malgré l'identité des consonaoces, la rime 
est défectueuse. 

■ Si l'an réfléchit sur ce grand nombre de prescriplions 
cl de formules qui servent à déterminer les conditions 
(l'uni' lionne rime, on reconnaît qu'elles se ramènent !i 
dfiix lins principales, dont les applications embrassent 
touk' la matière : i" la rime est faite pour l'oreille et 
non [TOur les yeux ; 2" il y a des consonances légitimes 
et d autres qui ne le sont pas. — Commençons par 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 5i 

examiner la première de ces lois : toute rime que l'œil 
approuve, mais que l'oreille condamne, est défec- 
tueuse. 

<( Etablissons tout d'abord, dit Tobler, que, lorsqu'il 
y a homophonie réelle, la différence d'orthographe ne 
compte pas. » C'est ce que dit aussi Quicherat : « La 
rime exige des sons semblables plutôt que les mêmes 
lettres*. » Ainsi les rimes suivantes seront légitimes : 
« enlace, embrasse; air, mer; fait, effet; innocent, 
éblouissant; tombai, enjambé; recueillerai, sacré; 
guerre, vulgaire ; sourcils, noircis; dis-je, tige; nom, 
non; mille, facile; cause, chose; consumé, allumai; 
courts, discours; il faut, échafaud; accomplisse, sup- 
plice ; terre, solitaire ; amène, peine ; ferai-je, aDrège,etc.» 

Une conséquence de ce principe, c'est que des rimes, 
qui présentent les mêmes lettres, seront fausses, si la 
prononciation diffère ; la ressemblance de l'orthographe 
ne suffît pas quand les consonances ne sont pas iden- 
tiques. L'orthographe française n'est, on le sait, nulle- 
ment phonétique : elle emploie souvent les mêmes 
lettres pour des sons différents, et néglige, dans beau- 
coup ae cas, de marquer la quantité des voyelles. 
« Briller » ne rimera pas avec « distiller », ni « oser » 
avec « renverser », ni « tranquille » avec « quille », ni 
« ville » avec ^ fille », etc. Par là sont proscrites beau- 
coup de rimes pour l'œil qui étaient encore tolérées 
dans le siècle de Louis XIV, celles des mots en er ou en 
l'er, par exemple, où Vr est sonore dans l'un des mots 
et muette dans l'autre : ces rimes sont doublement in- 
suffisantes, car chaque fois que ïr devient muette, ïé 
qui précède est fermé, et chaque fois que IV reste so- 
nore, Ve est ouvert. On ne peut donc pas faire rimer 
cher avec cacher; fer et étouffer; allier et fier; prier 
et hier; ni cloître avec paroître; ni lois avec françois 
(français), etc. 

La plupart de ces rimes étaient correctes dans l'an- 
cienne langue parce qu'elles étaient conformes à la 
prononciation usuelle, et qu'il y avait alors entre elles 
identité de consonance. L'r, par exemple, se prononçait 
aussi régulièrement à la fin que dans l'intérieur des 

1. Tobler, p. 150-155. — Qniclieral, p. 22. 



52 DEUXIÈME PARTIE. 

mots ; au seizième siècle encore, toutes ces finales ri- 
maient à la fois pour Toreille et pour les yeux. Théodore 
de Bèze, dans son livre latin sur la Vraie Prononciation 
de la langue française, publié en i584, s'exprime ainsi 
sur IV finale : « cette lettre, soit qu'elle commence, soit 
qu'elle finisse la syllabe, se prononce avec le son qui 
lui est propre »; et un peu plus loin, à propos de q et 
de r, il ajoute : « ces lettres ne sont jamais oisives, » 
c'est«-à-dire inutiles*. Une remarque de Vaugelas nous 
apprend que dé son temps on prononçait, dans l'usage 
courant de la conversation, les infinitifs en er comme 
nous les prononçons aujourd'hui, mais qu'en lisant tout 
haut et en parlant en public on faisait sonner l'r finale 
bien fort, avec l'e très ouvert. On a donc maintenu ces 
anciennes rimes au dix-septième siècle, bien que l'usage 
hésitât et que la prononciation se fût en partie mo- 
difiée. Sous Louis XIV, ces finales en er^ aont l'une 
rendait le son de l'e fermé, et l'autre le son de Yé ouvert 
{erre), on les appelait « rimes normandes », parce que 
les Normands, dit Ménage, prononcent er ouvert comme 
er fermé. Port-Royal, en io63, donne la même explica- 
tion : « En Normandie, on prononce mer, enfer, Jupi- 
ter, avec l'e fermé, comme aimer, triompher, assister. » 
On doit éviter, pour la même raison, c'est-à-dire 
comme étant suffisantes seulement pour les yeux, les 
rimes où, après la voyelle accentuée, identique dans 
les deux mots, l'orthographe seule présente la même 
consonne, tandis que la prononciation la fait entendre 
dans l'un et ne la fait pas entendre dans l'autre. Tel est 
le cas pour différentes consonnes, pour 1'* et le t, par 
exemple, dans vous et tous, ours et vautours, logis et 
fils, sept et secret, net et regret, etc. Les rimes des 
vers suivants sont donc défectueuses : 

Mais sans examiner si, vers les autres sourds, 
L'ours a peur du passant, ou le passant de Vours,., 

(BoiLEAU, Satire VIII, v. Gl.) 

Ce sont, dit- il, leurs lois qui m*ont de ce logis 
Rendu maître et seigneur, et qui de père en fils 
L*ont do Pierre à Simon, elc... 

(La Fontaine , liv. VIL fable xvi.) 

t. /)i? rccla Frandcx Ungu3S jn-oniintiathne, p. 37 et 76. — Tobler, p. 155. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 53 

On a dressé la liste des rimes douteuses qui se ren- 
contrent dans nos grands classiques ; on y voit rimer 
Mars avec étendards^ Burrhus avec vertus, Pyrrhus 
avec confus, tous avec vous. Ce qui atténue ces fautes, 
et d'autres semblables, c'est ci'abord l'étendue des 
œuvres où elles sont très clairsemées; c'est aussi, pour 
le plus grand nombre, la prononciation usitée alors, 
qui, sans doute, différait de la nôtre. Nos modernes, si 
scrupuleux sur la qualité des finales, descendent parfois 
jusqu'à la rime insuffisante, qui est à peine correcte 
pour l'œil : dans V. Hugo, Pathmos rime avec mots, 
pas avec hélas; dans Augier, fils correspond k partis. 
Parmi ces rimes orthographiques, mal timbrées pour 
l'oreille, il faut citer monsieur, mot pour lequel, d'après 
la prononciation actuelle, il n'y a point de rime cor- 
respondante, et qu'on fait ordinairement rimer avec 
des finales en eur. Il rime, en effet, avec flatteur, dans 
La Fontaine; avec peur, dans Molière; avec crieur, 
dans Racine; avec rieur, dans V. Hugo; avec cœur, 
dans Augier. Molière, cependant, lui a donné pour 
rime correspondante feu, dans l'Ecole des femmes^. 
Cette fois, ce n'est plus l'oreille qui réclame, c'est l'or- 
thographe qui proteste. Le pluriel messieurs est accou- 
plé à trompeurs, ou à plusieurs, dans La Fontaine et 
V. Hugo^ 

Cette première loi fondamentale du système des rimes 
françaises est donc clairement démontrée : la ressem- 
blance des lettres et de l'orthographe entre deux rimes 
ne suffit pas ; ce qui importe avant tout, c'est l'identité 
des consonances. Suit-il de là que toute consonance 
acceptée de l'oreille soit légitime? N'y a-t-il pas cer- 
tains cas particuliers où la ressemblance du son, qua- 
lité nécessaire et essentielle de la rime, est elle-même 
insuffisante? L'élément musical, le principe d'harmonie, 
le son, est assurément ce qui prime tout dans la rime; 
mais cet effet, qui s'adresse aux sens plutôt qu'à Tes- 

1. Acte I*', scène ii. 

2. Tobler, p. 157 et 158. — Souriau, l'Evolution du vers français au dix- 
septième siècle, p. 3i-51, 270-274, 371-375, 420-431. — Quicherat, p. 336. — 
« LV se prononce selon le choix et la volonté, dit Oudin en 1633; Chifflet 
écrit, en 1659 : dan» monsieur on peut prononcer IV devant les consonnes, 
mais il est meilleur dé ne la point prononcer. « Thurot, de la Prononciation 
française depuis le commencement du seizième siècle (1881), p. 11-47. 



k 



■•i BrCUXIfcMK, l'ARTlB, 

prit, ne doit |iae être obtenu eanR eouci du reslc; l'es- 
prit, comme 1 oreille, a bb délicatesse et veut être mé- 
nagé. Or, il y a des iînaJes qui, tout en donnant 
satiefaclion à l'oreille, choquent l'esprit par de trop 
fortes dilFérenoes de signification, d'étjmoiogie et d'or- 
thographe, ou par d'extrêmes négligences, par un air 
de vulgaire facilité ; un goût épuré les réprouve, malgré 
leur sonorité correcte, et l'on a raison de les proscrire. 
Ainfi s'expliquent les interdictions suivantes. 

it Malgré la ressemblance des consonances, le singu- 
lier ne rime pas avec le pluriel dans les noms, dans les 
adjectifs ou dans les verbes, ni la seconde personne des 
verbes avec un autre mot qui ne prend pas d's à la tin. 
Par conséquent, Arme, larme»; dard, élendarls; tes 
charme», il alarme; pardon, cédons, sont des rimes vi- 
cieuses. — Kn général, un mot sans s linale ne rime pas 
avec un mot terminé par une s, un 2 ou un a: ; témoin, 
moint; accord, corps; lieu, mienx; fers, découvert, 
sont de fausses rimes; maie l'on fera bien rimer doux 
avec non», ordonnés avec entraînez. I.e t, le d et le c, 
ou aulres lellrcs placées à la fin d'un mot empêchent 
la rime avec un mot qui n'aurait pas une de ces lettres, 
bien qu'elles ne se prononcent absolument point : ne 
faites donc pas rimer or et sort, toi et toit, fer et 
souffert, loin et point, vœu et veut, tyr&n et rang, 
Apollon et long, son et sont, etc. A plus forte raison 
des désinences en é ou es ne rimeraient pas avec er ou 
en ; changé et verger, vengés et bergers seraient de 
détestables rimes'. » 

Remarquons, toutefois, que c â la fin d'un mol, et g 
h la fin d'un autre mot, ne troublent point la rime; on 
peut en dire autant de t/ et f ; pourauoiî parce que c 
et g, consonnes presque semblables, d'une origine sou- 
vent la même, se prononcèrent pendant longtemps de 
la mf me façon ù la fin des mots, et parce que f et rf, à 
cette même place finale, se sont longtemps confondus 
cl fini été pris i'un pour l'autre. Ainsi talent ne rime 
\M\!^ avec milan, mais it rime avec grand, qui s'écrivait 
iiulrefois grant; (oit, qui ne rime pas avec (01, rime 
"■ '" froid cl doigt; long, qui ne rime pas avec plomb. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 55 

rime avec tronc; ranff, qui ne rime pas avec tyran, ni 
avec parent, rime avec sang et flanc. Dans certains 
mots, la rime, inexacte au singulier, devient juste au 
pluriel : fers et soufferts, tyrans et expirants, rangs et 
parents peuvent rimer ensemble ; ces mêmes mots, au 
singulier, seraient de mauvaises rimes. Gomment s'ex- 
plique cette dérogation à la règle en faveur du pluriel? 
La raison, sans doute, en est que Ys du pluriel ajoute 
une ressemblance à ces finales et atténue ainsi la diffé- 
rence qui existe entre elles au singulier. Racine a donc 
pu dire : 

Par quel charme, oubliant tant de tourments soufferts, 
Pouvez-vous consentir à rentrer dans ses fers? 

{Andromaquc, I, i.) 

L'ancienne prononciation faisait sonner, à la fin d'un 
certain nombre de mots, des consonnes qui sont au- 
jourd'hui muettes, comme nous venons de le dire ù 
propos du c et du y ; d'un autre côté l'usage ancien 
rendait muettes des finales, comme l, f, s, t, x, z, qui 
se font entendre aujourd'hui; aussi trouvons-nous dans 
nos vieux poètes, et même encore au dix-septième 
siècle, bien des rimes qui nous semblent fausses, mais 
qui Tétaient moins alors et se faisaient accepter d'un 
public accommodant. Sans avoir l'excuse de ces varia- 
tions du langage et de l'orthographe, beaucoup de 
poètes dans les temps classiques et dans nos temps mo- 
dernes, se sont affranchis cfe la rigueur des préceptes 
formulés plus haut : la comédie et les genres légers 
surtout se permettent de fréquentes licences. La Fon- 
taine fait rimer encor avec fort et accord, Jupiter avec 
désert, fer avec sert, artisan avec opposant, faon avec 
content, talon avec long, — Dans Molière, bouchon 
rime avec je t'en réponds, nœud avec jeu, seing avec 
main, prévenus avec Vénus, assis avec six, phébus 
avec écus, etc. 

Les licences ne sont pas moins fortes, ni moins nom- 
breuses au dix-neuvième siècle. Dans Augier, Ponsard, 
A. de Musset, V. Hugo, on trouve des rimes telles que 
celles-ci : nœud ei peut, soi et soit, lui ei fruit, hiver et 
vert, tapi et tapis, tourné et nez, remords et mort, etc. 
Le cas où l'on répugne le moins à négliger et tenir 



56 DEUXIÈME PARTIE. 

pour nulles les consonnes finales muettes, est celui où 
elles sont précédées de voyelles nasales : on fait rimer 
couramment témoin et point, commun et emprunt, 
lien et vient, tien et tient, insolent et sanff, méchant 
et champ * . 

Il reste une dernière classe de rimes dont la conso- 
nance est régulière et qui cependant sont proscrites 
comme trop faciles ou trop banales. Elles observent les 
règles de la versification, mais elles pèchent contre 
cette loi fondamentale de la composition poétique qui 
condamne la négligence et la vulgarité. Elles ne sont 
pas dignes d'entrer dans une œuvre d'art. Par appli- 
cation de ce principe, un mot ne doit pas rimer avec 
lui-même. Ce ne serait, en effet, que le redoublement 
d'une rime unique. Mais quand deux mots, semblables 
par l'orthographe, diffèrent par le sens, ils peuvent 
rimer entre eux. Pas et point, particules négatives, 
riment bien ayec pas et point substantifs. 

Les accommodements De font rien en ce point ; 
De si mortels affronts ne se repaient point. 

{Le Cid, II, III.) 

Votre dueil est fini, rien n'arrête vos pas; 
Vous êtes seul, enfin, et ne me parlez pas. 

(Bérénice, II, iv.) 

Le participe Dar^i rime bien avec parti, substantif ; 
livre, volume [tibrum> , rime avec livre, poids [libram) ; 
le substantif nue (nuée, nuhem), rime avec le participe 
nue {nudam). C'est ce qu'on appelle la rime des homo- 
nymes; cette rime est autorisée. 

Sont regardés comme des mots semblables ceux qui 
se terminent par l'addition des mêmes monosyllabes, 
tels queye, ci, la, etc. De pareilles rimes, à peine to- 
lérées à titre d'exceptions dans les genres voisins de la 
prose, sont, partout ailleurs, taxées de négligence et 
réprouvées : 

Est-ce que j'écris mal? Et leur ressembler ais-je? 
— Je ne dis pas cela. Mais enfin, lui disais-je.., 

[Misanthrope, I, ii.) 

1. Tobler, p. 151-154. — Qaicheral, p. 370-378. — Sourian, la Versifica- 
tion de Molière, p. 154. 



V 

LA STRUCTURE INTÉRIKURE DU VERS FRANÇAIS. 57 

Mais quand ces locutions terminées par les suffixes 
je, ci, là, etc., correspondent à des finales de conso- 
nance semblable, qui sont dépourvues de suffixes, la 
rime est correcte, car on ne peut plus lui reprocher de 
faire rimer le suffixe avec lui-même, comme dans la 
citation précédente. On peut approuver les deux rimes 
suivantes : 

G«^t homme ea mon esprit restait comme un prodige, 
Et, parlant à mon père : mon père, lui dis-je... 
(V. Hugo. Feuilles d'automne, I, — Souvenir d'enfance.) 

Les adverbes et les pronoms démonstratifs, voici, 
voilà, ceci, cela, ici et là riment très mal entre eux. Ces 
mots expriment une idée trop peu précise, et c'est 
pourquoi ils ne peuvent fournir que de pauvres rimes ; 
leur désinence prend le caractère vague et banal de 
l'expression elle-même. 

D'autres interdictions complètent celles que nous 
venons d'énumérer et se justifient parles mêmes rai- 
sons. Un substantif ne peut rimer avec le verbe qui en est 
formé, car il rimerait en quelque sorte avec lui-même. 
Ainsi les rimes suivantes seraient défectueuses : arme, 
il s'arme; le calme, il se calme; offense, il offense, etc. 
Un mot ne peut rimer avec son composé, ni deux com- 
posés ne riment bien ensemble quand il y a une évi- 
dente analogie dans leur acception. Ordre et désordre; 
conduire et introduire ; jeter et rejeter; voir, revoir, 
prévoir; mortel et immortel; content et mécontent, etc., 
seraient des rimes inadmissibles. « Non seulement des 
mots qui expriment des idées tout à fait analogues, 
comme malheur et douleur, ne sauraient rimer en- 
semble, mais les mots qui expriment deux idées exac- 
tement opposées l'une à l'autre, comme bonheur et 
malheur, chrétien et païen, seraient de mauvaises 
rimes, car la première condition de la rime, pour ne 
pas fatiguer et endormir, est d'éveiller quelque sur- 
prise, et rien n'est si près de l'idée d'une chose que 
l'idée de son contraire. C'est pour la même raison 
qu'on doit éviter les rimes avilies par leur banalité, 
telles que gloire et victoire, lauriers et guerriers, etc. * » 

1. De Banville, p. 76. 

3. 



58 DEUXIÈME PARTIE. 

Selon cette même règle, on a blâmé la rime d'ami avec 
ennemi j de jours avec toujours, de dieu avec adieu, 

La rime du mot simple avec ses composés, et de 
ceux-ci entre eux, est licite quand chacun de ces mots 
se distingue du mot correspondant par une signiti- 
cation dont la dilFérence est bien marquée. On peut 
donc faire rimer front et affront, penser et dispenser , 
prix et mépris, etc. Pour les mots composés qui sont 
dérivés du grec et dont l'élément final est exactement 
le même, la rime est permise, car leur forme et leur 
origine les classent dans les exceptions. Boileau fait 
rimer épilogue avec prologue, hypothèque avec biblio- 
thèque * . 

bn résumé, la loi générale, que nous venons d'exa- 
miner dans la variété de ses applications, pose en prin- 
cipe que la ressemblance des lettres et de l'orthographe 
ne suffit pas et qu'il faut avant tout satisfaire l'oreille 
par l'identité des consonances. Mais il est certains cas 
particuliers, que nous avons énumérés, où la rime, tout 
en remplissant cette condition nécessaire, doit être re- 
jetée parce qu'elle ne répond pas aux justes exigences 
de l'esprit et du goût. Nous sommes ainsi conduits à 
expliquer la seconde loi principale et à traiter l'impor- 
tante question de la légitimité des consonances. 



§111 

Seconde loi fondamentale de la rime. — La qua- 
lité sonore des désinences. — Les conditions 
d'une bonne rime. — Consonances qui semblent 
suffisantes et qui ne le sont pas. 

« La langue française, dit M. Tobler, rend la rime 
très facile; mais comme l'homophonie, assez souvent, 
se réduirait k fort peu de chose, si l'op s'en tenait stric- 
tement à la règle cjp !» rjrne suffisante, il est des cas 
déterminés où 1^ rime riçhp doit être exigée, parce qu'a- 
lors elle est spujp suffisante. « En d'autres tpfiT)es, par 
l'elFet du peu de spnpnté de potre langue, il pst cer^ 

1. Ouicherat, p. 22-24. — Tobler, p. 167-169. 



I 



I.A STUL'CTURE INTÉMIKURR DU VBRS FRANÇAIS. 59 

taines terminaisons sourdes où la rime, strictement 
correcte, celle qui ne comprend pas la consonne d'appui, 
n'est qu'une rime pauvre, et doit être remplacée par la 
rime riche, qui porte sur la syllabe entière. On peut, 
au contraire, se dispenser de la rime riche et se con- 
tenter de la rime suffisante quand la désinence est 
pleine et sonore. Les prescriptions que nous allons 
citer définiront le sens cl la portée de cette observation. 

Les finales en e, er, ée doivent rimer de toute la 
syllabe. Bonté ne rime pas avec aimé, mais il rime avec 
cilé, persécuté ; ce sont aussi des rimes incorrectes que 
celles de tombée avec frappée , de délibérer avec exé- 
cuter, de pleurer avec réconforter, et autres du même 
g^enre. La finale en a, dans les verbes, doit aussi rimer 
de toute la syllabe. Trouva rime avec cultiva, mais non 
avec frappa ou chercha, ou donna. On admet cepen- 
dant la rime suffisante dans les noms en at,ats, à cause 
de la sonorité de cette désinence et en raison aussi de 
sa rareté qui rend la rime plus difficile. Combat et 
attentat, débat ei potentat, par exemple, sont des rimes 
correctes. 

On exige encore la rime riche dans les finales en i et 
en H. Banni rime avec fini, puni; sorti rime avec parti ; 
mais ils ne rimeraient ni avec amiy ni avec enseveli. 
Abattu veut une consonance comme vertu; rendu rime 
avec perdu ou vendu, mais non avec résolu^, La raison 
de ces exigences est évidente. Si ces mots en é ou ée, 
en er (où IV est muette), en a, en i, en u, ne rimaient 
pas de toute la syllabe, les rimes ne seraient que des 
assonances puisqu'elles ne porteraient que sur la voyelle 
seule et sur aucune consonne. Par une conséquence de 
ce même principe, les finales en ié, iée, ier demandent 
une rime équivalente, c'est-à-dire en yé, yée, yer, 
comme dans ces vers de Racine : 

Et dès les premiers pas se laissant effrayer 
Ne commande les Grecs que pour les renvoyer,,. 
— Et de quelque disgrâce, enfin, que vous pleuriez, 
Quels pleurs par un amant ne seraient essuyés? 

(îphigénie, ac. I, se. m ; a, II, fc. trr.) 



1. Quicheral, p. 28-30. — Tobler, p. 159-16). 



60 DEUXIÈME PAUTIE. 

Faisons observer ici que la règle, qui impose la rime 
riche pour certaines désinences, admet quelques tem- 
péraments, faciles d'ailleurs à justifier. Si, par exemple, 
lé final forme à lui seul une syllabe dont le son se 
dislingue nettement du reste du mot, il peut rimer avec 
un é placé dans les mêmes conditions. La rime alors 
n'est que d'une lettre, mais cette lettre équivaut à une 
articulation : 

Que si, sous Adam môme et loin avant Noé 
Le vice audacieux, des hommes avoué, etc. 

(BoiLEAU, Satire X.) 

— Depuis que sur ces bords les dieux ont c7ivoyé 
La (ille de Minos et de P^siphaé. 

(Racine, Plièdre, a. ï, se. i.) 

Dans la Ciguë, E. Augier fait rimer correctement 
enroué avec Danaé, Il en est de même de la finale iy 



quand cet i n'est pas accompagné d'une consonne 
d'appui, ou Qï 
rien au son de l'i ; 



appui, ou quand cette consonne est une h qui n'ajoute 



r. 



Cessez de vous troubler, vous n'éles point trahi; 
Quand vous commanderez, vous seront obéi, 

(lphi(jcnU\ a. IV, se. iv.) 

La sévérité de la règle s'adoucit encore, pour les 
finales masculines et féminines, quand Tune des deux 
rimes e.-^t un monosyllabe : la rime simplement suffi- 
sante est alors admise dans des cas où elle ne le serait 
as si les deux mots placés à la rime étaient polysyl- 
abes : Corneille, Boileau, Racine font rimer correcte- 
ment éperdu avec fais-tu; rendu et pu; vu et irihu; 
cri et défi; furie et vie. 

Quand les finales en e, ée ou er sont précédées de 
deux consonnes dont la seconde est une liquide, / ou r, 
comme dans ces terminaisons hlé, bré, pré, plé, on 
permet de ne compter dans la rime que la seconde 
consonne : la syllabe finale, ainsi diminuée, devient 
piusiacilement une rime riche, ou du moins correcte. 
Le peu de sonorité des liquides et leur naturelle homo- 
l>iiîwic? expliquent suffisamment celte tolérance. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURS DU VERS FRANÇAIS. 61 
Sont donc admises les rimès suivantes : 

lie sang, de ces objets facile à s'ébranler, 
Achille meaaçaDt lout prêt à l'accabler,,. 

(Racine, Iphigénie, a. IV, se. i.) 

— De monde, de chaos j'ai la tète troublée. 
Hé ! concluez ! — Venez, famille désolée, 

(Les Plaideurs, a. III, se. iii.) 

Quelques théoriciens admettent la rime de la finale 
gner avec la finale ner et s'appuient sur ces vers de 
llacine : 

Au bout de l'univers va, cours te confiner, 

Et fais place à des cœurs plus dignes de régner, 

{Bérénice, a. IV, se. iv.) 

Dans la Thébaïde, régner rime avec gêner (a. V, 
se. m); dans Bajazei, il rime avec importuner (a. V, 
se. iv). Tobler^ non sans raison, condamne celte tolé- 
rance, et fait remarquer judicieusement que, dans Ra- 
cine, régner rime bien plus souvent avec baigner., 
épargner, gagner, éloigner, comme aussi le substan- 
tif règne rime avec craigne^, 

La finale ment veut pour rime une finale semblable, 
tourment, ressentiment, ou la finale équivalente mant : 
charmant, aimant. Gomme les terminaisons ent ou 
ant sont très nombreuses dans notre langue, la rime 
riche est nécessaire dans l'emploi de ces finales. La rime 
simplement suffisante passerait pour une négligence. 
On peut faire rimer éclatant avec important; triom- 
phant et de/fend; lent et brillant; avant et vivant; en-- 
trant ei pénétrant ; prudent et confident, etc. Mais des 
rimes comme priant et amant, vent ei brillant, content 
et innocent, temps et grands sont des rimes pauvres. 
En général, il faut rimer richement dans les terminai- 
sons très nombreuses. Les finales en ir, eux, eur, on, 
gagnent beaucoup à rimer de toute la syllabe. Leur so- 
norité s'accommode, il est vrai, de la rime suffisante ; 
mais leur grand nombre, en facilitant la rime, impose 
au poète plus de soin et d'exactitude. On trouve, dans 

1. Tobler, p. 159, note 3 et 160. — Quicherat, p. 28-34. 



62 DEUXIÈME PARTIE. 

Corneille et Racine, la rime de désir ou plaisir avec 
soupir; celle de dédaigneux avec honteux, de Zenon 
avec raison : ces consonances médiocres, d'ailleurs fort 
rares chez les bons poètes, sont dss exceptions qu'il 
vaut mieux ne pas imiter. Humeur rime bien avec ri- 
meur; doucereux avec affreux; raison avec saison; 
renir avec souvenir, etc. ; ce sont là, dans ce genre de 
terminaisons, les exemples à suivre; si la règle n'y in- 
terdit pas la rime suflîsante, Tusage y prescrit la rime 
riche. C'est surtout lorsqu'une certaine désinence est 
peu abondante dans notre langue que la rime suffi- 
sante est admise. Corneille et Racine, par exemple, 
font rimer signal et fatal, éternel et autel, trésors et 
remords, tributs et vertus, 

La finale en es rime bien avec une désinence pareille, 
comme succès, excès, procès, agrès, etc. 

Le Tasse, dirait-on, Ta fait avec succès. 
Je ne veux point ici lui faire son procès, 

(BoiLEAU, Artpoét., cli. TU, v. 209.) 

Cette rime admet aussi des désinences équivalentes, 
aits, ais, éts. On peut faire rimer succès avec essais, 
frais avec apprêts, traits avec près, etc. 

A quoi bon tant (Vapprêts ? 
Du reste, déjeunons, messieurs, et buvons frais. 

(BoiLEAU, le Lutrin, ch. IV, v. 203.) 

Dans l'emploi de cette sorte de rimes, il faut éviter 
de faire rimer un ê ouvert avec un é fermé : succès ne 
rime pas avec tracés; de même tu sais, où la diphtongue 
ai équivaut à un ^ fermé, forme une rime incorrecte 
avec essais, où la même diphtongue se prononce comme 
un è ouverte 

Les désinences en ion ne peuvent former rime 
qu'avec des désinences contenant cette même diph- 
tongue : action, fiction, occasion, confusion, etc. 

Dans le vaste récit d'une longue action 
Se soutient par la fable et vit de fiction... 

(BûiLBAU, Art poétique, ch. lll, v. 101.) 

1. Quichernt, p. 31-33« 



LA STRUCTURE INTÉRIKURE DU VERS FRANÇAIS. 63 

Une simple finale en on, comme raison y saison, ne 
peut correspondre à la finale ion. La sévérité de cette 
règle n'a rien d'excessif. Dans les désinences en ion, 
cette diphtongue en deux syllabes {i-on) ne forme en 
réalité qu'un même son, où les deux syllabes se con- 
fondent, pour ainsi dire^ en une seule : une simple dé- 
sinence en on ne donnerait que la moitié du son exigé 
pour la rime ; l'homophonie nécessaire n'existerait pas. 

Dans les désinences féminines, la rime suffisante est 
plus souvent admise que dans les désinences masculines. 
Il semble que la syllabe muette, bien qu'elle ne compte 
pas et sonne peu, prolonge le son de la syllabe accen- 
tuée et contrinue à l'identité des consonances. Toute- 
fois, l'exemple des poètes classiques n'autorise que la 
rime riche pour les désinences en aire ou ère, ense, ie, 
ne, du moins dans les genres relevés. 

Dans certaines terminaisons, une diphtongue peut 
remplacer à la rime la voyelle simple accentuée : par 
exemple, foi peut rimer avec loi, bien avec rien, con- 
duite avec instruite, conduit avec nuit, rentier a\ec hé- 
ritier, etc. Les diphtongues riment donc correctement 
ensemble, si la désinence est la même. 

Tout, s'il est généreux, lui prescrit cette loi; 
Mais tout, s'il est ingrat, lui parle contre moi, 

(Raclne, Britannicus, I, i.) 

Et ce môme Néron, que la vertu conduit. 
Fait enlever Junie au milieu de la nuit. 

(Id., ibid,) 

Ce qu'il faut noter, c'est que les diphtongues for- 
mées de deux syllabes, comme orier, lier, répudier, etc., 
peuvent rimer avec une diphtongue d'une seule syl- 
labe lorsque la consonance est la même : ainsi ces 
trois diphtongues dissyllabiques peuvent rimer avec hé- 
ritier, rentier, où les diphtongues sont monosylla- 
biques, et l'application de cette remarque s'étend k tous 
les cas semblables. 

|j'empire vainement demande un héritier. 
Que tardez-vous, seigneur, à la répudier? 

(Id., Britannicus, II, ii.) 



i 



tl4 DEUXIÈME l'AlITll!. 

— Viens voir tous ses nlirails, Pliœni):, humiliés. 
Allons. — Alluz, seigneur, vous jetur à sus pieds. 

{KiccNK, Aiidroinaque,U, v.) 

Cela s'explique, sans doute, par le fait que la pro- 
DonciaLion ne dislingue pas les diphtongues dissylla- 
biques de celles qui sont formées d'une seule syllabe. 
Les deux syllabes produisent un son unique, semblable 
à celui des dipbtongucs monosyllabiques. 

Une diphtongue peut rimer aussi avec une finale à 
voyelle simple. De là, les rimes : nuire et inspire; in- 
quiète et jette ; fière et frère; livre et suivre; ruine et 
machine; ruine et orpheline, etc. 

it-ilî Est-ce liaiae, esl-ce amour qui l'inspire? 
■ ■• ' ;t le plaisir de Imi- nuire? 

[h:, Urilaniiivus, I, i.) 
urez-vousî iiuiillu ordour inquiète 
a aveugle vousjeltc? 

(11.., ibid.. t. 111.) 

Dans ces finales, la voyelle simple, accentuée, de 
l'une des deux rimes correspond au second élément de 
la diphtongue qui lui est opposée. Les bons poètes se 
permettent, à l'occasion, les rimes de cette sorte ù 
peine suffisantes ; mais ils évitent de les prodiguer. Elles 
sont rares, et doivent l'être. 

Une des fautes les plus graves qu'on puisse commettre 
dans l'emploi des rimes, c'est d'assembler deu\ conso- 
nances, dont l'une est un son fermé et l'autre un son 
ouvert, el dans lesquelles une voyelle longue loniquecor- 
pospond avec une tonique brève, u La voyelle, dit fort 
justement M. Guyau, étant le fond même de la rime et 
ce que l'oreille remarque d'abord, il faut avant tout que 
la rime offre l'identité des voyelles consonantcs '. » On 
est éloniié de voir avec quelle facililé d'excellents 
poètes se permettent, sur ce point si important, des 
négligences qui sont autant d'incorrections manifestes. 
Molière fait rimer, par exemple, rôle et parole, frivole 
et 'Iri'ile, Bahylone et aane; dans Racine, âme répond 
11 miiihme, trace ù disgrâce, tache à lâche, Anligone à 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 65 

trône; on trouve aussi, dans Boileau, ^r /ace et disgrâce^ 
grâces et échasses, hrûle et ridicule, organe et âne, etc. 
D'autres poètes^ s'autorisant de ces exemples, ne se 
font pas scrupule d'accoupler à la rime homme et 
royaume, somme et gnome, trompette et tempête, pôle 
et boussole, etc. 

Juste ciel ! Qu'ils sont prompts! Je les vois en parole : 
Allons nous préparer à jouer notre rôle, 

(L Etourdi, a. II, se. ii, v. 497.) 

— C'est véritablement la tour de Babylone, 
Car chacun y babille et tout du long de l'aune. 

{Tartufe, a. I, se. ii, v. 164.) 

— La guerre a ses faveurs ainsi que ses disgrâces. 
Déjà, plus d'une fois, retournant sur mes traces.,,. 

(Mithridate, III, i.) ^ 

D'Olivet, à ce propos, rappelle la règle formulée déjà 

Ear Malherbe : « Une brève ne doit rimer qu'avec une 
rève, ni une longue qu'avec une longue. Toute la li- 
cence qu'on peut prendre ne regarde que les syllabes 
douteuses*. » Ces fausses rimes produisent le même 
effet, dans l'harmonie poétique, que les fausses notes 
dans la musique. A les voir si fréquentes chez les poètes 
classiques du dix-septième siècle, on est porté à croire 
qu'un certain nombre étaient alors autorisées ou atté- 
nuées par l'ancienne prononciation qui^ sur plus d'un 
point, différait de la nôtre. Cela paraît prouvé, du 
moins pour quelques-unes. Aujourd'hui, ces négli- 
gences seraient sans excuse. 

La même délicatesse de goût, qui a inspiré les obser- 
vations précédentes^ condamne aussi l'emploi des par- 
ticipes présents à la rime, où, comme dit La Harpe^ ils 
épouvantent l'oreille en remplissant la bouche ; elle 
rejette également les lourdes désinences de certains 
temps des verbes : celles du prétérit défini au singulier^ 
il leva, il culbuta; l'imparfait du subjonctif^ aimât, ai- 
massent; les troisièmes personnes du futur, aimera, 
aimeront. Ce sont des rimes désagréables, dit Quicherat, 
après Ménage, qui les blâmait dans Malherbe. Tobler 

1. Bem arques sur la langue française, p. 108. — Souriau, la Versification 
de Molière, p. 19-'^0. 



65 DEUXIÈME PARTIE. 

ajoute : « en les appelant ainsi, on n'a pas essayé de 
découvrir pourquoi elles nous semblent telles. Elles 
sont désagréables parce que le charme de la rime con- 
siste en ce qu'elle est une homophonie produite comme 
fortuitement par des mots dont la signification ne fait 
pas paraître naturelle, à première vue, la présence de 
cette homophonie exigée pour la rime. » En d'autres 
termes, il ne faut pas que la première rime annonce 
trop ouvertement et fasse à coup sûr pressentir la se- 
conde; il faut de l'imprévu, sans contraste trop violent; 
il faut éviter aussi la pesanteur des désinences * . 



§ IV 

Les combinaisons de la rime. 

Jusqu'à la fin du seizième siècle, la succession régu- 
lière des rimes ou l'alternance des rimes masculines et 
des rimes féminines n'était qu'une louable habitude, un 
mérite particulier de quelques poètes bien inspirés; elle 
n'était ni un usage constant, ni une loi établie. Dans la 
forme des vers, comme dans le style, notre ancienne 
poésie a gardé, jusqu'aux temps classiques, toutes les 
négligences de 1 improvisation et toutes les licences de 
l'art populaire ; le dix-septième siècle, seul, a épuré le 
vers français, comme dit Boileau, aux rayons au bon 
sens et du bon goût. On fait honneur à Malherbe de la 
règle de l'alternance ; l'universel réformateur qui, dans 
la rime, comme en tout, cherchait et imposait la per- 
fection, a définitivement consacré cette loi et vaincu 
les dernières résistances; mais il est juste de recon- 
naître que Ronsard, avant lui, avait accompli ce progrès 
et lui avait donné l'autorité de son exemple. Voici cette 
règle : une rime masculine ne doit pas être suivie im- 
médiatement d'une rime masculine différente, ni une 
rime féminine d'une rime féminine différente. Clément 
Marot dans ses poésies avait encore suivi l'ancien usage 
en accumulant des rimes différentes, soit féminines, soit 
masculines, sans se préoccuper de l'alternance régu- 

1. Tobler, p. \Ql. — Qaicherat, p. 59, 4i. 



LA STRUOTURB INTÉniEURB DU VERS FRANÇAIS. 07 

Hère; mais, dans ses Psaumes, selon la remarque de 
Pasquier et de du Bellay, il fut conduit par les exigences 
de la musique à alterner les rimes. 

Bien avant lui, pour des raisons semblables ou par 
l'inspiration d'un sentiment délicat de l'harmonie, nos 
anciens chansonniers et les poètes lyriques du douzième 
et du treizième siècle ont parfois observé cette loi na- 
turelle de l'alternance avec une régularité digne des 
temps classiques. Ce n'étaient là que des exceptions 
passagères et d'heureuses innovations toutes person- 
nelles qui ne tiraient pas à conséquence. 

Les formes diverses de la combinaison des rimes 
peuvent se résumer ainsi : on distingue les rimes plates, 
les rimes croisées, les rimes redoublées, les rimes mê- 
lées, et les tirades monorimes, d'origine fort ancienne, 
comme on sait. On peut commencer une pièce de vers 
par une rime masculine ou par une rime féminine ; la 
première rime une fois établie, on adopte l'une des 
combinaisons que nous venons d'indiquer. Les rimes 
plates sont celles qui se succèdent par couples de deux, 
alternativement masculines et féminines, comme dans 
les tragédies classiques. Marmontel a judicieusement 
apprécié les avantages du retour alternatif ou pério- 
dique de ces deux espèces de rimes, l'une plus ferme, 
parfois un peu dure, l'autre plus douce et plus molle, 
qui se tempèrent ainsi et se corrigent mutuellement; 
il a donné, par cela même, la raison de l'alternance. 
Les rimes croisées présentent alternativement un vers 
masculin et un vers féminin. On donne encore ce nom 
à deux rimes masculines séparées par deux rimes fé- 
minines suivies, ou réciproquement : 

Et vous, héros de Salaraine, 
Dont Thétys vante encor les exploits glorieux, 
Non, vous n'égalez pas cette auguste ruine, 

Ce naufrage victorieux. 

(Lebrun, le Vengeur,) 

— Dépjorable Sion, qu'as-tu fait de ta gloire? 

Tout l'univers admirait ta splendeur, 
Tu n'es plus que poussière; et de cette grandeur 
Il ne nous reste plus que la triste mémoire. 

(Esther, I, ii.) 



68 DBUÏIËMB PARTIS. 

Les rimes mêlées sont celles où les vers féminins et 
les vers masculins se succèdent librement, avec variété, 
en nombre inégal, sous la condition toutefois que les 
rimes féminines différentes soient séparées par une 
rime masculine, et, réciproquement, que les rimes mas- 
culines dilTérentes soient séparées par une rime fémi- 
nine, selon les lois générales de l'aUernance. Les chœurs 
d'Estkerel d'jl/A,t/ie nous offrent un bel exemple de 
rimes mêlées. Quand il y a retour ou continuation des 
mêmes rimes, on les appelle rimes redoublées. Ce 
redoublement des rimes s'emploie à dessein et pour 
frapper plus vivement l'esprit, Le plus souvent, c'est 
une des formes naturelles de l'abondance et de l'elfu- 
sion lyriques, dans les chceurs, les opéras, les dithy- 
rambes; c'est aussi, dans les genres faciles, un pur 
badinage oii brille la verve d.'un talent plein de res- 
sources, La répétition de la môme rime peut aller 
jusau'à la tirade monorime, jadis célèbre sous le nom 
de laisse épique dans nos Chansons de geste' ; ce n'est 

glus aujourd'hui qu'un tour de force, qu'une manière 
e gageure ou de défi qu'on se permet dans les sujets 
les plus familiers, et qui gagne beaucoup à ne pas se 
prolonger. 

Telles sont les combinaisons ordinaires et régulières 
de la rime. Il en est d'autres, plus raffinées et plus 
bizarres, depuis longtemps tombées dans un juste 
oubli; nous les rappellerons en peu de mots, à titre de 
curiosités archéologiques. 

s V 

Lee raffinements et les bizarreries de la rime. 

Au moyen âge, la versification comme la poésie, la 
rime comme l'expression, étaient tour à tour, ou né- 
^■lifii'is ou alambiquées. On passait de l'extrême licence 
(l'uLif improvisation diiruso aux laborieuses' subtilités 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 69 

d'un travail pédantesque. Ce double caractère est sur- 
tout manifeste à Tépoque d'épuisement et de décadence, 
c'est-à-dire au quinzième siècle; c'est là qu'on peut 
voir s'étaler le luxe puéril des rimes batelées, fratri- 
sées, annexées, concatenées, couronnées, rétrogrades, 
équivoques, et tout le fatras de logogriphes et d'acros- 
tiches accumulés dans l'Art de dicter d'Eustache Des- 
champs*, et dans la Science de rhétorique d'Henri 
de Groy. L'Art poétique français de Thomas Sibillet a 
recueilli et résumé toutes ces inventions en i548 : qu'il 
nous suffise de donner une idée de la scolastique des 
lourds beaux esprits qui avaient remplacé les naïfs 
trouvères de l'époque féodale, et qui s'intitulaient pom- 
peusement « les grands Rhétoricqueurs ». Chercher des 
phrases nouvelles, a dit un critique moderne, c'est 
manquer d'idées : torturer le vers pour en tirer des 
combinaisons de syllabes, c'est trahir l'absolue stérilité 
du génie poétique. On va voir par quelle fécondité 
d'inepties prétentieuses les rimeurs de ce temps-là sup- 
pléaient à l'absence d'idées et à la pauvreté de l'inspi- 
ration. 

La rime riche s'appelait (on ne sait trop pourquoi) 
rime léonine, qu'il ne faut pas confondre avec la rime 
intérieure des vers léonins; elle comprenait, d'ordi- 
naire, les deux dernières syllabes. L'assonance, aban- 
donnée^ dit Sibillet, aux poètes de village, s'appelait 
rime de goret, La rime que nous appelons « suffisante » 
était simplement « la rime ». Venaient ensuite de 
nombreuses catégories de rimes extraordinaires où le 
moyen âge poétique avait mis tout le génie de sa dé- 
crépitude. La rime concatenée répétait au commence- 
ment d'une strophe le vers final de la strophe précé- 
dente : la pièce entière ne formait ainsi qu'une seule 
chaîne. La rime annexée reprenait au commencement 
d'un vers la dernière syllabe du vers précédent; la 
rime fratrisée reprenait un mot entier : 

Par trop aimer mon pauvre cœur lamente: 
Mente qui veut, touchant moi je dis voir (vrai). 

(Jean M a rot.) 

1. UArt de dicter et faire chansons, par Eustache Deschamps, est de 1392 
environ ; l'Art et science de rhétorique^ par Henri de Groy, est de 1493 : ce 
sont deux prosodies en prose. 



'Il DKUXIËUK l'AllTIK. 

1^ rime couronnée lerniinait lo vers par deux con- 
sonances pareilles. Le vers à double couronne avail 
deux consonances pareilles h la césure aussi bien qu'à 
la rime : 

llimo couronnée : 

Lu htincUa co\oiDlieUe, belle. 
llimc ù double couronne : 
Molifid n'est sans bruit, on sans nom non. 



I.a rime emperière, c'est-à-dire impériale, voulait :i 
la fin du vers trois consonances pareilles. <c Cette espèce 
de couronnée, dit Sibillel, est dite « emperière » parce 
qu'elle a triple couronne » : 

Prenez en gré meo imparfaits, fait», faits. 
('■■■) 

On appelait rime équivoque ou équivoquée celle où 
la dernière et même les dernières syllabes d'un vers 
étaient reprises ii la (in du vers suivant dans un sens 
différent, souvent avec une toute autre orthographe : 

En m'ébtttiant je fais rondeaux en rime. 

Et en rimant liieD souvent je m'enrime (je m'enrliume] ; 

Bref, c'est pitié d'enire vous rimailleurs, 

Cnr vous trouvez assez de rime ailleurs. 

(Clément M* rot.) 

C'est la rime calembour. 

1^ rime batelée faisait rimer la fin d'un vers avec la 
césure du vers suivant : 

Pour ne tomber au damnablo décours (cliule). 
En. nos jours courts, au% bibliens discour: 
Avoir recours le temps □ 



k 



Va- (ja'on appelle rime léouine dans les vers latins du 
nnven âge s'appelait, on vers français, rime renforcée, 
iawi les vers ainsi rimes, il y a deux consonances sem- 

tj Je> vpnli-es, i Pari» le IG dé- 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 71 

blables, Tune au milieu, l'autre à la fin. Témoin cette 
épître de Lyon Jamet à Clément Mârot : 

Mais voivement, ami Ciémenty 
Tout clairement dis-moi comment 
Tant et pourqvoi tu te tiens coi 
D'écrire à moi qui suis à toi?... 

Il y avait aussi des vers où les césures rimaient entre 
elles, deux par deux, comme les finales de chaque vers : 

Chacun doit regarder, selon droit de nature, 
Son propre bien garder, ou trop se dénature. 

Le vers possédait ainsi deux rimes difFérentes, l'une 
au milieu, l'autre à la fin ; les rimes du milieu corres- 
pondaient entre elles, et non avec celles de la fin, ce 
qui équivalait à couper les grands vers d'une même 
pièce en une suite de petits vers distincts. Ces rimes 
s'appelaient rimes brisées. 

La rime senée^ avait lieu lorsque dans un vers ou une 
suite de vers tous les mots commençaient par la même 
lettre. On lisait, autrefois, sur la porte du cimetière de 
Saint-Séverin, à Paris, une inscription, dit Quicherat, 
qui était composée dans ce système : 

Passant, penses- tu pas passer par ce passage 

Où pensant j'ai passé? 
Si tu n'y penses pas, passant, tu n'es pas sage; 
Car, en n'y pensant pas, tu te verras passé. 

Nous ne prolongerons pas cette énuméralion. Nous 
laisserons de côté « les rimes rétrogrades, les rimes 
inverses, les rimes disjointes, les vers par contradic- 
tion, les vers à réponse, les vers décroissants, les vers 
monosyllabiques », et ceux qui se terminent, pendant 
toute une pièce, par la même lettre. La Pléiade, au 
seizième. siècle, rejeta ces « espiceries » du moyen âge, 
comme elle les appelait dédaigneusement, mais elle eut 
le tort d'y substituer des innovations malheureuses, 
telles que les vers baïfins, dont il sera question ailleurs. 
C'est dans la première moitié du siècle suivant que 

1. Senée, c'esl-à-dire ingénieuse, pleine d'esprit. — Du mot ien qui se 
retrouve dans le composé forsené [bon de sens). 



72 DEUXIÈME PARTIK.' 

s'établirent les règles particulières qui ont donné au 
vers français une forme constante, que des chefs- 
d'œuvre ont consacrée. 



CHAPITRE II 

La césure» rhémistiehe et l'enjambement. 
— La doctrine classique et ses adversaires. 

Définition de la césure et de rhémistiehe. — Examen critique 
de la loi du repos de l'hémistiche et de la césure fixe. — 
Résumé des règles particulières et des exceptions. — Diffé- 
rences essentielles entre la césure du vers français et la 
césure des vers grecs et latins. — De l'enjambement aux 
principales époques de notre histoire littéraire. 

Les nouvelles écoles poétiques qui se sont succédé 
en France depuis i83o jusqu'à nos jours non seule- 
ment ont respecté la rime, cet élément si essentiel du 
vers français, mais elles se sont appliquées à lui donner 
plus de force et d'éclat. Leur préférence pour la rime 
riche va presque jusqu'à condamner l'emploi de la rime 
suffisante, qui ne leur suffît plus. C'est ce que le pré- 
cédent chapitre nous a fait connaître. Il s'en faut qu'elles 
aient traité aussi favorablement ce qui est la base de 
toute versification comme de toute musique, le rythme 
et ses lois. Des innovations successives, de plus en plus 
hardies, ne tendent à rien moins qu'à le détruire, par 
la suppression de la césure obligatoire au milieu du 
vers, et par la liberté laissée à l'enjambement. On peut 
même dire que si elles attachent tant d'importance à 
marquer le relief de la rime, c'est parce qu'elles sentent 
la nécessité de demander à la sonorité des désinences 
un moyen de réparer ou d'atténuer le trouble et l'affai- 
blissement de la cadence du vers, résultat le plus cer- 
tain de la nouvelle poétique. 

Etablissons d'abord, avec toutes les particularités de 
leurs applications, les deux règles classiques sur la 
césure et sur l'enjambement. Nous signalerons ensuite, 



LA STRUCTUHE INTÉRlliURB DU VERS FRANÇAIS. 73 

en les appréciant, les tentatives faites dans le cours du 
siècle pour chang-er la structure intérieure du vers et 
pour substituer aux lois générales de la versification le 
régime nouveau de la liberté personnelle du poète. 



8 I- 

La ces are âxe et obligatoire. — Le repos de Thé- 
mistiche. — Examen critique de cette loi fon- 
damentale du vers français. 

Ces deux mots, hémistiche et césure, ne sont pas en- 
tièrement synonymes. La césure est le temps d'arrêt, 
plus ou moins marqué, et quelquefois plus apparent 
que réel, qui semble couper par un léger repos de la 
voix et de resprit le mouvement du vers, sous la con- 
dition de s'accorder avec le sens et l'allure naturelle de 
la pensée que le vers exprime. Ce mot, d'origine latine, 
est un emprunt fait à la prosodie antique par la pro- 
sodie française * . Boileau en a donné une définition 
bien connue, qu'il faut savoir comprendre, et dont on 
ne doit pas exagérer la rigueur : 

Que toujours, dans vos vers, le sens coupant les mots 
Suspende rhémisticbe, en marque le repos. 

{Artpoét.,ch, I", V. 105.) 

Cette coupure intérieure, qui suspend l'hémistiche, 
a pour caractère distinctif d'être fixe et obligatoire : 
elle doit occuper la même place dans les vers de même 
espèce, c'est-à-dire après un nombre déterminé de 
syllabes dont la dernière est accentuée. Tous les vers 
ne sont pas soumis à l'obligation d'une césure inva- 
riable; cette loi s'applique uniquement aux vers qui 
comptent plus de huit syllabes; les autres en sont 
affranchis par leur brièveté même. Dans l'alexandrin, 
la césure onligatoire se place toujours après la sixième 
syllabe accentuée, et comme elle sépare le vers en deux 
parties égales, on l'appelle césure de l'hémistiche, mot 

i. Cxsura, coupure. — Du verbe cxdere, couper. 

AUBKRTIN. — VERSIKIC. FHANÇ. 4 



74 DEUXIÈME PARTIE. 

d'origine j»:recque qui signifie « moitié de vers* ». Hé- 
mistiche a donc un sens moins général que celui de 
césure : ce terme ne désigne qu'une césure particulière, 
celle du milieu des vers, appelée aussi « césure mé- 
diane ». La césure ordinaire du décasyllabe se place 
après la quatrième syllabe accentuée. 

La règle de la césure obligatoire et du repos placé à 
l'hémistiche a subi, de notre temps, bien des attaques, 
et les réclamations qu'elle a provoquées semblent avoir 
obtenu gain de cause. A notre avis, ses détracteurs se 
sont presque toujours donné un tort dont ils ne com- 
prennent pas, sans doute, ou ne veulent pas reconnaître 
la gravité : c'est de ne tenir aucun compte des qualités 
de souplesse et de variété que possède, malgré cette 
règle, le rythme du vers classique. De là, des critiques 
superficielles et des jugements précipités qui abou- 
tissent, en dernier ressort, à une condamnation pro- 
noncée de parti pris. On dirait que pour incriminer le 
vers classique il soit nécessaire de commencer par le 
parodier. Que lui reproche-t-on surtout? La raideur et 
la monotonie que lui impose, dit-on, l'immuable temps 
d'arrêt de la césure fixe; voilà le grief capital, l'irré- 
missible défaut. Mais on oublie que cette césure médiane 
n'est pas seule dans le vers, et que l'alexandrin, par 
exemple, sur qui tombe principalement le reprocne, 
compte deux autres césures, c'est-à-dire une dans 
chaque hémistiche, qui ajoutent à la cadence régulière 
du rythme des nuances d'harmonie aussi variées que 
délicates : ce sont les légères césures produites par les 
accents mobiles placés sur les syllabes toniques que 
contient le vers, en dehors de celles qui sont frappées 
du temps fort à l'hémistiche et à la rime. La place de 
ces césures et de ces accents secondaires varie sans 
cesse, au gré du poète, et selon l'inspiration de sa 
pensée*. 

1. En grec : 'Hixtirciy/ov, de '^'iitj; demi, et «itij^o;, vers, ligne, suite de 
mois aligné:*. 

2. « Le vers à forme classique exige doux accents rythmiques fixes, l'an 
placé à la rime, l'aulre à l'hémistiche. En outre, il comporte en général deux 
autres accents mobiles, qui sont délerminatifs du rythme. Ces deux accents 
secondaires et mobiles peuvent être placés sur l'une des cinq premières syl- 
labes de chacun des deux hémistiches. » Becq de Fouquières, p. 103. — « Ces 
repos ou césures secondaires tombent le plus souvent sur la deuxième syllabe 
ou sur la troisième, assez souvent aussi sur la quatrième, plus rarement sur 
la cinquième ou sur la première. » D'Eiclilhal, p. 25, 26. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS- 73 

Cette pensée inspirée, suprême régulatrice du rythme, 
est ondoyante à TmAni : le rythme en doit noter et re- 
produire les intentions et les mouvements. Aussi, la 
césure de l'hémistiche n'est-elle pas invariablement une 
césure forte; il lui arrive assez souvent de n'être qu'une 
césure faible, et le repos prescrit en théorie ne contient 
alors, en réalité, qu'une fraction du temps infiniment 
petite. Le lecteur intelligent reconnaît la place marquée 
parla césure, pour le temps d'arrêt; il en a le senti- 
ment, mais la voix glisse et n'insiste pas*. Il y a plus. 
On peut remarquer dans nos poètes classiques un cer- 
tain nombre de vers où l'une des césures mobiles est 
plus forte que la césure de la sixième syllabe ; le sens 
y veut un repos moins rapide et plus sensible que celui 
de l'hémistiche. L'accent iïxe de la sixième syllabe 
descend au rang d'accent secondaire. Prenons, entre 
mille, un exemple dans Racine. Voici le début dVl/i- 
dromaque : 

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle, 
Ma fortune va prendre une face nouvelle; 
Et déjà son courroux semble s'être adouci, 
Depuis qu'elle a pris soin de nous rejoindre ici. 

Ces vers, lus et scandés comme il convient, nous 
suggèrent une double observation. Le sens y unit étroi- 
tement les deux hémistiches; la césure obligatoire et le 
repos qui la suit se trouvent, selon la règle, à la sixième 
syllabe tonique; mais ils sont presque imperceptibles. 
Chaque vers contient deux accents secondaires, for- 
mant deux césures mobiles : l'un est placé dans le pre- 
mier hémistiche, l'autre dans le second. Ces accents 
portent sur les mots suivants : oui, ami, fortune y face; 
déjà, s^être; depuis, rejoindre. L'accent du mot oui et 
celui du mot déjà ont évidemment plus de force que 
l'accent de la sixième syllabe dans chacun de ces deux 
premiers vers, et le temps d'arrêt qu'ils indiquent est 
plus nettement marqué que le repos de la césure médiane. 

i. « Suivant les besoins de l'expression, la voix glisse plus ou moins vile 
sur la sixième syllabe ou sur la rime ; souvent dans la pratique, l'arrêt dispa- 
raît presque entièrement. La brièveté de l'arrêt sur l'hémistiche ou sur la 
rime n'empêche pas de considérer ces deux temps comme des temps forts, 
base et condition de la structure rythmique du vers alexandrin. » — D'Eich- 
thal, p. 29. 



76 DEUXIÈME PARTIE. 

Si le rythme de ces vers, dont l'allure est calme et que 
n'ag'ite aucun mouvement passionné , présente des 
nuances si variées, combien cette variété n'est-elle pas 
plus significative encore dans les endroits où éclate 
tout le pathétique de la tragédie? Il serait donc facile 
de multiplier les exemples de ce genre; M. Becq de 
Fouquières en a rassemblé un nombre considérable em- 

f)runté aussi à Racine, et qui est loin toutefois d'épuiser 
a liste des citations possibles. Nous en détacherons 
quelques vers, en soulignant les syllabes où se placent 
un accent secondaire et une césure mobile, et l'on re- 
marquera que ces accents et ces césures mobiles effacent 
et font presque disparaître l'importance de l'accent fixe 
et de la césure obligatoire de l'hémistiche : 

Je puis l'aimer, sans êlre esclave de mon père. 

— Ouvrez vos yeux, songez qn'Oreste est devant vous. 

— Quoi! votre amour se veut charger d'une furie! 

— Si je te haiSf est-il aussi coupable de ma haine? 

— Toujours 'punir, toujours trembler dans vos projets. 

— Et MardocMe est-il aussi de ce festin? 

— Roi sans gloire^ j'irais vieillir dans ma famille! 

— Crois-(« qu'ils me suivraient encore avec plaisir*?... 

Que devient, en regard de tels exemples, ce reproche 
de raideur et d'uniformité si souvent adressé au vers 
classique? Ne sommes-nous pas fondés à dire qu'avant 
d'attaquer la loi de la césure fixe, il convient de l'inter- 
préter sans parti pris, et d'en dégager l'esprit sans être 
esclave de la lettre*? Dans l'art, — qu'on ne l'oublie 
pas, — tout est nuance et délicatesse. Appliquer à ses 
lois la rigueur des formules mathématiques serait le 
pire des contresens. Une poétique ne saurait être une 
scolastique; les préceptes y sont avant tout des 
conseils, inspirés par le goût et justifiés par l'expé- 
rience. Tout récemment, M. Sully Prudhomme don- 

1. Pages 115-121. 

s. « La loi du repos de l'hémistiche n'est pas absolue, même dans le vers 
classique... C'est justement à apprécier, à goûter cette variété, celte irrégu- 
larité incessante, qui s'introduit dans la variété même, que consiste l'éduca- 
tion de l'oreille ; irrégularité qui n'influe en rien sur la régularité du phéno- 
mène général. » Becq de Fouquières, p. 81-82. — On peut lire aussi d'excel- 
lentes remarques, sur la variété des césures de l'alexandrin classique dans 
\cs Eléments de versification /"ran^a/se, publiés par M. L. Crouslé, professeur 
à la Faculté des Lettres de Paris, p. 33-35. (Eugène Belin, 1897.) 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 77 

nait la raison de ce partage du vers en deux hé- 
mistiches : « C'est, dit-il, une décision instinctive de 
Touïe, prise pour la commodité de la perception 
et motivée par la force moyenne de la mémoire audi- 
tive, qui a limité dans le vers le nombre des périodes 
fixes. 11 a été spontanément borné à deux par le com- 
mun usage. Ces deux périodes consécutives, dont se 
compose la durée totale du rythme régulier, consti- 
tuent les hémistiches, et forment pour Toreille un tout, 
une seule et même perception embrassant à la fois Tim- 
pression présente de Tun, et le souvenir encore présent 
de l'autre. La régularité du rythme plaît par la compa- 
raison spontanée de ces deux éléments dans la percep- 
tion collective * . » 

§n 

Les diverses applications de la loi générale de 
la césure. — Règles particulières et exoep- 
tions. — La césure latine et la césure fran* 
çaise. 

Les règles particulières de la césure ne sont autre 
chose, sous une forme plus variée et plus précise, 
qu'une série de conséquences dérivées du principe que 
nous venons d'établir. 

Première règle : La césure doit toujours tomber 
sur une syllabe accentuée. En effet, le temps fort qui 
frappe la sixième syllabe de l'alexandrin et la quatrième 
du décasyllabe, et qui détermine à cette place fixe la 
césure obligatoire et le repos de l'hémistiche, ne peut 
porter que sur une voyelle tonique : frapper ce temps 
sur une voyelle atone serait le renversement du prin- 
cipe constitutif de notre versification. Cette syllabe to- 
nique peut être la finale du mot, ou bien une pénul- 
tième suivie d'un e muet : dans le premier cas, la césure 
est dite masculine; dans le second, elle est considérée 
comme féminine : 

Vieus, suis-moi. La sultone en ces lieux se doit rendre; 
Je pourrai cependant te parler et t'enteadrô. 

{Dajazet, I, i.) 

1. Hé flexions sur l'art des vers (1892), p. 50. 



78 DEUXIÈME PARTIE. 

La césure du premier de ces deux vers est féminine ; 
celle du second est masculine. 

Il va sans dire que Ve muet, qui suit la syllabe tonique 
de la césure féminine et forme la finale atone du mot, 
doit toujours être élidé par la voyelle initiale du second 
hémistiche, comme dans le premier de ces deux vers. 
D'où il résulte que les mots, où cet e muet final est 
suivi des consonnes t ou s, ou nt^ ne peuvent se placer 
h la césure, parce que l'élision nécessaire devient im- 
possible. Il faut donc s'interdire à la césure ces termi- 
naisons muettes, comme joies, peines, larmes, viennent, 
parlent, et autres finales de ce genre : sont exceptées, 
toutefois, de l'interdiction les terminaisons en aient, 
de l'imparfait de l'indicatif et du conditionnel des 
verbes, comme venaient, pouvaient, chanteraient, dans 
lesquelles les trois dernières lettres, supprimées par la 
prononciation, sont en quelque sorte absorbées dans la 
totalité de la syllabe et laissent à cette syllabe son ca- 
ractère de césure masculine. 

Crois-tu qu'ils me suivraient encore avec plaisir. 
Et qu'ils reconnaîtraient la voix de leur vizir ? 

{Dajazet, 1, i.) 

M. Becq de Fouquières a remarqué que le repos de 
l'hémistiche est, en général, plus court après les césures 
féminines, parce qu'il est en partie employé à élider 
Ve muet sur la première voyelle du mot suivant. Ce 
serait donc une cause de plus qu'on pourrait ajouter à 
toutes celles qui tempèrent ou font disparaître, comme 
nous l'avons dit, la monotonie de la césure obligatoire. 
Suivant une autre observation du même théoricien, les 
césures masculines et les césures féminines se rencon- 
treraient en nombre à peu près égal chez la plupart des 
poètes : il y aurait plus d'inégalité dans la versification 
de Racine, en particulier ; la proportion des césures fé- 
minines n'y serait que de i5 ou 20 p. 100 ^ 

On sait qu'au moyen âge l'élision de l'e muet à la 
césure n'était pas obligatoire. On traitait la césure 
comme la rime; on lui permettait de prendre une syl- 
labe atone de surcroît, formée de l'e muet, soit seul, 

1. Pages 81,82. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 79 

soit accompagné de plusieurs consonnes, et cette finale, 
non élidée, ne comptait pas plus dans la mesure du 
vers que ne compte la finale muette des rimes fémi- 
nines : 

Bons fu li siècles, al tens anciénor. 

[Vie de saint Alexis j début.) 

— Franceis descendent, a tare se sont mis, 
E Varcevesques de Dieu les benéïst. 

(Roland, v. 1137.) 

Un vers pouvait donc avoir deux syllabes de plus que 
son nom ne l'indique, quand il avait à la fois une césure 
féminine et une rime féminine. 

Une telle habitude, très conforme aux libres procé- 
dés de la poésie populaire, s'explique en outre par le 
caractère musical de notre poésie primitive, qui se 
chantait et ne se lisait pas, et dont le chant était accom- 
pagné d'instruments : dans ces conditions, la suppres- 
sion d'une finale atone à la césure est facile et n'a pas 
plus d'inconvénients qu'à la rime. L'habitude resta, 
parce qu'elle était commode, longtemps après que les 
circonstances qui l'excusaient eurent changé ; elle du- 
rait encore au temps de Clément Marot. 

C'est un poète flamand de la fin du quinzième siècle, 
Jean Lemaire, de Belges, qui le premier pensa que cette 
syllabe surabondante de la césure ne devait pas être 
tolérée dans les vers, et qui établit la règle moderne ' . 
Clément Marot, son élève, Thomas Sibilet, dans son 
Art poétique^ de i548, du Bellay, dans Vllluslralion 
de la langue française, en i553, Etienne Pasquier, 
dans ses Recherches de la France, en i56o, se pronon- 
cèrent pour cette réforme, et le seizième siècle, après 
quelque hésitation, s'y soumit. Il est bien vrai que, 
môme au moyen âge et dès les temps les plus lointains, 
la loi moderne se trouve appliquée dans certains vers 
où Ve muet qui suit la césure est élidé par la voyelle 
qui commence le second membre du vers : 

Puis li bons pédre ad escole le mist... 

(Vie de saint Alexis, onzième siècle.) 

1. Jean Lemaire, poèie de talent, dont les vers, à facture sonore et bril- 
lante, semblent annoncer Ronsard, naquit à Belges, ville du Hainaut en 1473. 
— Voir notre Histoire de la littérature du moyen âge, t. II. p. 150. 



80 DEUXIÈME PARTIE. 

Mais ce sont là des exceptions, des rencontres for- 
tuites; les élisions étaient facultatives. Il paraît, cepen- 
dant, que dès le quatorzième siècle il y avait des poètes 
que choquait cette négligence de facture et qui s'appli- 
quaient à la supprimer, du moins dans leurs vers. Sans 
avoir l'autorité suffisante pour imposer une réforme, 
ils l'accomplissaient pour leur propre compte, et don- 
naient l'exemple. C'est ce que semble, en effet, prouver 
un roman « d'aventures», du quatorzième siècle, le Brun 
de la montagne, publié par M. Paul Meyer en 1875 : 
sur 3925 vers dont ce roman se compose, il n'y en a 
que seize où l'élision ne se fasse pas. Si anciennes que 
puissent être les tentatives de ce genre, c'est au seizième 
siècle seulement qu'elles ont triomphé. 

Le moyen âge se permettait une autre incorrection 
beaucoup plus grave dans certaines compositions ly- 
riques, par exemple, dans les romances et les chansons : 
la céfeure y pouvait porter, au gré du poète, sur une 
syllabe atone, sur un e muet, accompagné ou non d'une 
consonne : 

Douce Dame, pour cui plaiag et soupir... 
La roïne ne fist pas que courtoise... 
Espérance s'en est de moi alée * ... 

Une pareille infraction à l'une des lois les plus essen- 
tielles de notre versification ne peut avoir qu'une ex- 
cuse : l'intervention de la musique. Celle-ci, sans doute, 
atténuait ou faisait disparaître la dissonance et la dis- 
parate que produisaient des syllabes atones accentuées 
par exception au milieu de vers régulièrement caden- 
cés. Cette césure, on l'appelle césure lyrique, parce 
qu'elle ne se rencontre guère que dans un genre parti- 
culier de poésie ; partout ailleurs elle se montre rare- 
ment, et n est qu'une faute. 

Deuxième règle : Les mois proclitiques ou (V un faible 
accent ne doivent pas se placer à la césure. — On 
appelle, en grammaire, mots proclitiques ceux qui sont 
dépourvus d'accents toniques, ou trop faiblement accen- 
tués, soit à cause de la place qu'ils occupent, soit par 
l'efTet de leur peu d'importance dans l'expression de la 

1. Barlsch, Chreatomathie, p. 236, 237. - Tobler, p. 112. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 81 

Ï)ensée : ils semblent s'appuyer sur le mot suivant; de 
à, le nom qui leur est donné*. Sans avoir un e muet à 
la finale, et tout en ayant une terminaison masculine, 
ils sont frappés de la même exclusion que les mots qui 
se terminent par Ve muet non élidé. Cette catégorie de 
mots atones comprend, par exemple, l'article, les adjec- 
tifs possessifs et démonstratifs, nombre de pronoms 
précédant le verbe, ceux-là même qui ont une autre 
voyelle qu'un e muet, la plupart, enfin, des préposi- 
tions, des conjonctions et des adverbes monosyllabiques. 
Voici des vers très modernes où la règle classique n'est 
pas observée : 

L'habilleuse avec des | épingles dans la bouche... 
Où Ton jouait sous la j charrette abandonnée... 
Et se trouvait à la | hauteur de votre main'... 

Il est, toutefois, certains adverbes, certaines préposi- 
tions et conjonctions dissyllabiques qui peuvent s'ad- 
mettre à la césure, parce que leur longueur même et 
leur force expressive les retirent de la classe des pro- 
clitiques et en font des mots accentués. Citons parmi 
ces exceptions : bientôt^ sitôt, au devant de, à travers, 
après] malgré, autant, tandis que, ainsi, loin, etc. 

Je me jette au devant du coup qui t*assassine... 
Ajoutez-y plutôt que d'en diminuer... 
Le feu sort à travers ses humides prunelles... 
J*y suis encor malgré tes infidélités'... 

Par une raison semblable, nombre de monosyllabes, 
pronoms, prépositions, adverbes, ordinairement pro- 
clitiques et privés d'accent, peuvent être placés à la 
césure et y marquer le repos de l'hémistiche, lorsque le 
sens les met en évidence et leur donne un relief parti- 
culier; dans ce cas, en effet, ils prennent un accent et 
forment une syllabe tonique. Ces vers-ci sont donc 
corrects : 

Recevez le, nobile chevalier. 

[Charroy de Nistnes, v. 39G.) 

1. Da grec itpox^tvtiv, s'appuyer sur, se pencher vers. 

2. F. Coppée, Olivier, p. 13, 4, 8. — Tobler, p. 134. 

3. Corneille, Boileau, Racine. — Qaicherat, p. 17, 18. 

4. 



82 DEUXIÈME PARTIE. 

— L'univers, sachez-le, qu'on l'exècre, ou qu'on l'aime, 
Cache un accord profond des destins balancés. 

(Sully Prudhomme, iii, 241.) 

Si, dans certaines circonstances, les monosyllabes atones 
peuvent devenir accentués et former césure, il en est 
de même, à plus forte raison, quand les mots atones et 
proclitiques sont des dissyllabes : 

Il avait dans la terre une somme enfermée, 
Son cœur avec, | n'ayant d'autre déduit. . . 

(La Fontaine, liv. IV, fable xx.) 

Les pronoms personnels, je^ tu, il, noiiSy vous, etc., 
qui le plus souvent précèdent le verbe, sont considérés 
comme atones, dans leur emploi le plus ordinaire; 
mais s'ils sont placés après le verbe, et si le sens y in- 
siste assez pour qu'une pause quelconque du discours 
soit possible après eux, ils prennent un accent et 
peuvent entrer dans la césure : 

Me refuserez -i;ou5 un regard moins sévère?. .. 
Est-ce là, dira-t-i7, cette fière Hermione?. . , 

(Racine, Andromaque, act. I, se. iv; act. II, se. i.) 

La poésie du moyen âge plaçait je comme syllabe 
accentuée à la césure : 

Que vous diroie-Je? retenu sont et pris. . . - 
Que vous iroie-Je plus la chose alongier?. , . 

[Beuves de Commarchis^ 506, 2343 ^) 

La poésie classique considère ye comme atone dans tous 
les cas, et ne le place à la césure que s'il doit être 
élidé : 

Etrangère, que dis-je? Esclave dans TEpire. 

[Andromaque^ II, v.) 

Troisième règle : La, césure ne doit jamais être en 
contradiction avec le sens oij Hvec l^ grammaire, — En 
d'autres termes, il y a dps groupes de mots si étroite- 
ment liés par le sens et par la grammaire qu'ils perdent 
leur signification si pr^ les désunit : il ne faut donc pas 

1. Tobler, p. 137-139. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. B3 

que la césure les sépare. Par exemple, l'article ou Tad- 
jectif possessif ne doit pas être séparé du substantif, ni 
la préposition ne doit Têtre de son complément, ni 
l'auxiliaire ne doit être détaché du participe qui fait 
corps avec lui. Il est aussi des alliances de mots qu'il 
faut respecter, parce qu'elles forment des expressions 
composées^ pour ainsi dire indivisibles, comme rendre 
raison f porter ombrage, etc. La règle condamne des 
vers tels que ceux-ci : 

ÀiDsi que le vaisseau | des Grecs tant renommé. . . 

Et le jonc qui le bord | des rivières habite. . . 

A Tinstant que j'aurai | vu venger son trépas. . . 

Tout ce qui peut vous faire | obstacle à vous sauver* . . . 

Ces prescriptions semblent aujourd'hui trop sévères, 
les poètes contemporains les observent peu. La rigueur 
de ces règles, qui n'a rien d'excessit, est d'ailleurs 
adoucie, même dans la doctrine classique, par de nom- 
breuses exceptions, faciles à justifier. Ainsi^ la césure 
peut séparer le substantif de l'adjectif, pourvu que 
cet adjectif avec son complément ou plusieurs adjectifs 
accumulés remplissent le second hémistiche. La même 
remarque s'applique aux participes : 

Pousse au monstre, et d'un dard | lancé d'une main sûre. . . 



Goûte-t-il des plaisirs 
S'établit dans un bois 



tranquilles et parfaits?. . . 
écarté, solitaire. .. 



Qu'il s'en prenne à sa muse { allemande en français^. 

La césure est également légitime après un substantif 
suivi de la préposition c/e, si le complément de cette 
préposition suffit à remplir le second hémistiche : 

As-tu tranché le cours | d'une si belle vie?. . . 
Commande au plus beau sang | de la Grèce et des dieux . . . 
Il n'est que Irop instruit [ de mon cœur et du vôtre'. 

1. Régnier, Ronsard, Rotrou, Molière. — Pour rendre plus choquants les 
défauts qui sont signalés ici, Voltaire a fait à dessein ce mauvais vers : 

Adieu. Je m'en vais à | Paris pour mes affaires. 

— Quicherat, p. i5 et ifl. 
9. Racine, La Fontaine, Boileau. — Quicherat, p. 16. 
3. Racine. — Quicherat, p. 17. — Tobler, p. -129-130. 



84 DEUXIÈME PARTIE. 

La césure est encore irréprochable quand le sujet (autre 
qu'un pronom) est séparé du verbe ; quand le verbe est 
séparé de son régime; quand l'adjectif ou le participe 
est séparé de son complément; mais, toujours, et dans 
tous les cas, sous cette condition que le complément 
remplisse la deuxième partie du vers : 

Je vois que l'injustice en secret vous irrite. . . 
Avant qu'on eût concltc ce fatal hyménée. . . 
Où me cacher? Fuyons dans la nuit infernale. . . 
Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts î. . . 
Non, madame, les dieux ne vous sont plus contraires. . . 
Mes yeux alors, 7nes yeux n'avaient pas vu son fils*. 

Les auxiliaires peuvent être dans un autre hémistiche 
que le participe et l'attribut, pourvu qu'ils ne se trouvent 
pas à la place précise de la césure : 

^Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure. . . 
J'ai des savants devins entendu la réponse. . . 
Il fut de ses sujets le vainqueur et le père*. 

Il est d'autres espèces de groupes de mots qui, tout en 
ne paraissant pas pouvoir être séparés par la césure à 
cause du rapport étroit qui existe entre eux, souffrent 
cependant cette séparation, sous cette même condition 
déjà énoncée plus haut, à savoir qu'aucune autre pause 
ne soit possible dans le second membre du vers. Tel 
est le groupe composé d'un verbe auxiliaire et d'un parti- 
cipe passé qui le suit immédiatement, ou bien le groupe 
composé d'un verbe du mode personnel et d'un infinitif 
qui le suit immédiatement. On peut donc approuver ; 

Et bien, mes soins vous ont rendu votre conquête... 
C'est ma mère, et je veux ignorer ses caprices. . . 
Mes plaintes ont déjà précédé vos murmures. . . 
Agrippine ne s est présentée à ma vue'. . . 

Le principe, dans tous ces exemples, est celui-ci : la 
césure peut séparer l'une de l'autre même les parties de 
la phrase qui ont entre elles un étroit rapport, pourvu 
qu'il ne survienne pas après elle une pause plus forte; 

1. Racine, Athalie, 1, i. — Phèdre, IV, vi; I, m ; II, i. — Britannicnx, I, i. 

2. Racine, Voltaire. — Quicherat, p. 17. 

3. Racine, Andromaque, III, ii. — Britannicus, II, i; I, m. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 85 

car, alors, cette pause serait la véritable césure et il 
serait à craindre que la nature du vers ne fût méconnue, 
et la cadence légitime du rythme entièrement faussée * . 

Cette réflexion de Tobler explique et justifie toutes 
les restrictions apportées à la règle, sous le nom d'excep- 
tions, et qui viennent d'être, en dernier lieu, énu- 
' mérées. Pourquoi la césure peut-elle séparer des caté- 
gories de mots qui semblent inséparables, à la condition 
que la partie séparée remplisse de son développement 
la seconde moitié du vers? C'est parce que, dans ce cas, 
aucune autre pause que celle de la césure ne devenant 
possible, et le vers ayant d'ailleurs besoin d'une pause, 
quelle qu'en soit la place, le repos de l'hémistiche s'im- 
pose, en quelque sorte, si court qu'il soit, comme étant 
le plus naturel et le plus facile, et la loi du rythme est 
observée. La césure ainsi obtenue est de celles qu'on 
désigne sous le nom de césures faibles, par opposition 
à ces temps d'arrêt nettement marqués qu'on appelle 
césures fortes : mais ne savons-nous pas et n'avons- 
nous pas observé déjà, à plusieurs reprises, de combien 
de degrés peut varier, comme dit Tobler, l'intensité de 
la césure, et combien il y a de nuances de durée pos- 
sibles dans le repos de l'hémistiche ? 

L'inversion, si fréquente en poésie et si favorable au 
style poétique, contribue aussi, pour sa part, à faciliter 
dans les groupes de mots étroitement unis la séparation 
que la césure exige. En effet, elle affaiblit le rapport 
deces mots liés par la syntaxe, et elle permet ainsi à la 
césure de séparer des membres de phrase qui, avec bne 
construction ordinaire, ne pourraient souffrir aucune 
pause entre eux : 

De leurs champs dans leurs mains portant les nouveaux 

[fruits 

est un vers correct, tandis que la césure serait insuffi- 
sante avec une transposition des deux membres du 
vers. Il en est de même de ces deux vers : 

Je fuis de leurs respects l'inutile longueur. . . 
Toujours de ma fureur interrompre le cours*. 

1. Tobler, p. 189-131. 

2. Racine, Athalie^ I, i. — BérénieSy I, iv. — Andromague^ I, i. — Tobler, 
p. 136137. 



86 DEUXIÈME PARTIE. 

Outre ces libertés que la raison approuve et dont on 
peut aisément se rendre compte, il est, pour les genres 
de poésie les plus voisins de la prose, certaines tolé- 
rances particulières. On comprend que la comédie, la 
fable, le conte, Tépître familière, et l'infinie variété des 
poésies légères s'affranchissent assez souvent des pres- 
criptions étroites auxquelles obéissent les genres re- 
levés et le style soutenu. On y admet des césures, 
comme des rimes, que la haute poésie doit s'interdire. 
Dans les temps les plus classiques, la comédie a sou- 
vent affaibli et même supprimé, volontairement et de 
parti pris, la césure, dans le but évident de reproduire 
sur la scène l'allure naturelle du langage de la vie ordi- 
naire. Qu'on en juge par quelques citations : < 

Voici le fait. Depuis | quinze ou vingt ans en ça. . . 
Nous sommes renvoyés | hors de cour. J'en appelle. . . 
Le cinquième ou sixième | avril cinquante-six. .. 
. . . Puis donc | qu'on nous permet de prendre 
Haleine, et que Ton nous | défend de nous étendre*. . . 

Que d'exemples aussi ne pourrait-on pas citer dans 
les Fables de La Fontaine? En résumé, la prétendue 
sévérité classique est loin d'être inflexible ; elle se plie 
aisément aux plus délicates exigences de la pensée et du 
sentiment, et si absolues que semblent ses prescriptions, 
le talent vrai est toujours admis à en appeler par d'heu- 
reuses audaces. C'est précisément de ces appels, de ces 
réclamations du talent bien inspiré que se sont formées 
les 'nombreuses exci^ptions qui, à leur tour, ont fait 
autorité. La plupart des innovations bruyantes dont se 
vante aujourd'hui la poésie émancipée ne sont au fond, 
comme nous le verrons bientôt, qu'une exagération des 
libertés classiques. 

Terminons cette explication des règles de la césure 
en marquant d'un mot la différence essentielle qui 
existe entre la césure du vers français et celle des vers 
grecs et latins. Dans les vers métriques^ de l'antiquité 
grecque et romaine, fondés sur la quantité longue ou 
brève des syllabes et non Bur le nombre des syllabes et 

1. Racine, le» Plaideun^ I, tic; III, v. 

'2. Sur le sens de ceUe expression, « vers métriques », voir page 88. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 87 

sur ralternance des toniques et des atones, la césure 
désigne la coupure ou solution de continuité qui se 
produit à un endroit déterminé du vers par le fait 
qu'un mot ou un membre de phrase vient à se terminer 
au milieu d'un pied * . Cette coupure n'est pas invaria- 
blement placée au même endroit dans les vers de la 
même espèce : Thexamètre dactylique, par exemple, ou 
vers de six pieds, qui ressemble par sa longueur à notre 
alexandrin, comporte deux sortes de césures. L'une, 
et c'est la plus fréquente, se place au commencement 
du troisième pied, c'est-à-dire vers le milieu du vers : 

Arma vï | lûm que ca | nô, Trô | ja? qui | prîmiis iib | ôrls. 

(Virgile, Enéiile, chanl 1°'.) 

Cette seule césure du troisième pied suffit. JVlais 
l'hexamètre, au lieu de cette seule césure, peut en 
avoir deux ; elles se placent alors, l'une au commence- 
ment du second pied, l'autre au commencement du 
quatrième : dans cette forme de vers, l'une et l'autre 
césures sont obligatoires; l'une des deux, seule, ne 
suffirait pas. En voici un exemple : 

ïnfaQ I DÛM, ré | gîna jû | bës renô | vârë dô | lôrêm. 

(In., ibid., chant H, 3.) 

La césure moderne, au contraire, s'appliquant à des 
vers dont le rythme a pour base le nombre fixe des 
syllabes, et la combinaison des syllabes toniques et des 
syllabes non accentuées, ne fait aucune coupure dans 
l'intérieur des mots; elle en respecte l'intégrité. Si l'on 
considère uniquement la césure dite obligatoire, elle 
est une et identique dans tous les vers de la même es- 
pèce, et sa place est invariable. 



1. Dans la métrique grecque et latine, un pied est une combinaison de 
plusieurs syllabes longues ou brèves; le nombre des syllabes varie dans ces 
pombinaisoqs diverses de lopgues et de brèves ; le plus souvent il est de deux 
ou de trois syllabes dans un pied. 



88 DEUXIÈME PARTIE. 



§111 

De renjambement. — Raisons générales de 
rinterdire. — Dans quels cas particuliers on 
peut l'approuver. 

L'enjambement est ainsi défini par les traités de 
versification : « 11 y a. enjambement ou empiétement 
d'un vers sur un autre vers, lorsque le sens commence 
dans un vers et finit dans une partie du vers suivant. » 
On peut reprocher à cette définition de ne pas 
marquer avec une netteté suffisante ce qu'il y a d'es- 
sentiel et de caractéristique dans l'irrégfularité qu'elle 
veut expliquer. Elle reste à la surface du fait, et n'en 
signale que l'extérieur. Si, en effet, l'enjambement est 
blâmable, parce qu'il rejette, d'un vers dans l'autre, 
une partie de l'expression, ce qu'il y faut surtout con- 
damner, c'est bien moins le rejet en lui-même, consi- 
déré au point de vue logique et grammatical, que le 
désordre produit par ce rejet dans la loi du rythme, et 
l'atteinte grave portée à la cadence normale de l'un et 
l'autre vers. Ce prolongement inusité d'une fin de 
phrase poétique, qui excède la mesure du premier vers 
pour déoorder sur le vers suivant et s'y terminer comme 
elle peut, fait éclater aussitôt une discordance entre 
le rythme et le sens : le léger repos qui suit la rime est 
supprimé par ce rapide passage d'un vers à l'autre ; le 
temps fort de la dernière syllabe tonique se change en 
temps faible ; la rime, qui doit clore la combinaison 
rythmique de chaque vers par sa sonorité et par la 
pause finale, est comme annulée ; elle perd toute son 
importance. Le sentiment de l'unité de mesure est 
déconcerté * . 

D'autre part, cette extension de la période rythmique 
normale du premier vers, qui vient couper brusque- 
ment le second vers ; cette rencontre et ce choc d'une 
pensée qui finit et d'une autre pensée qui commence, 
dans une place quelconque d'un premier hémistiche, 

1. V. Becq de Fouquières, p. 266, 267, 270. 



L 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 89 

troublent l'équilibre du second vers, et Tharmonie du 
distique est entièrement faussée. Aucun de ces effets de 
renjambement n'est indiqué par la définition que nous 
venons de rappeler. Aussi, en a-t-on proposé une 
autre plus complète : u II y a enjambement d'un vers 
sur le vers suivant, lorsque le rythme et le sens ont 
ensemble enjambé, c'est-à-dire franchi l'intervalle qui 
sépare le premier vers du second ' . » Quelques exemples 
rendront plus sensible la vérité de ces réflexions. Ils 
sont empruntés au seizième siècle, c'est-à-dire à une 
époque où l'enjambement se donnait pleine licence et 
ne soulevait aucune objection : 

Hélas! prends donc mon cœur avecque cette paire 
De ramiers que je Vojfre. Ils sont venus de l'aire, . . 
Et le banc périlleux, qui se trouve parmi 
Les eatix, ne t'enveloppe en son sable endormi. . . 
N'est-ce pas un grand bien, quand on fait un voyage, 
De rencontrer quelqu'un, qui, d'un pareil courage 
Veut nous accompagner, et, comme nous, passer 
Les chemins, tant soient-ils fascheux à traverser*. . . 

La règle classique qui proscrit l'enjambement est 
donc, elle aussi, comme celle qui impose la césure fixe 
et le repos de l'hémistiche, une conséquence directe 
des principes sur lesquels est fondée notre versification. 
C'est une loi organique, une condition d'existence 
pour le vers français. Gomme l'a dit La Harpe, « nos 
vers ne peuvent enjamber, parce qu'ils riment. » 
Chaque vers doit former un sens, sinon complet, du 
moins satisfaisant, qui permette de marquer un temps 
d'arrêt à la finale et d'écouter la rime. C'est ce que 
Tobler appelle « l'indépendance syntaxique du vers ». 
Voici par quelles raisons ce même savant condamne 
l'enjambement: « Il est certainement dans la nature du 
discours que, lorsqu'il est divisé en parties mesurées, 
ces différentes parties soient en quelque sorte séparables 
l'une de l'autre par leur contenu, et que le contexte ne 

t. Becq de Fouquières, p. 270. — Voici une troisième déOnilion, un peu 
moins simple, donnée par M. Sully Prudhomme : «En général, lenjambement 
est un empiétement fait d'un vers sur le suivant, par une ou plusieurs syllabes 
que la division spontanée du discours dispute à celle du rythme. » — ^e- 
flexions sur l'art des vers, p. 82. 

2. Ronsard. — Tobler, p. 29. 



90 DEUXIÈME PARTIE. 

produise pas des coupures plus considérables que 
celles que cause la fin du vers; autrement, l'enchaîne- 
ment voulu du discours risquerait d'être présenté 
d'une manière insuffisante et de devenir tout à fait 
méconnaissable. De plus, la rime qui, lorsqu'elle rem- 
plit son emploi, permet de reconnaître la fin du vers, 
est à peine entendue et passe inaperçue quand on passe 
trop rapidement au vers suivant et qu'on ne peut pas 
insister sur la finale *. » 

Boileau a loué Malherbe d'avoir établi et imposé la 
règle qui interdit l'enjambement : 

IjCS stances avec grâce apprirent à tomber, 
Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber. 

{Art poétique, ch. I, v. 137.) 

Il serait plus exact de dire qu'il l'a rétablie et for- 
mulée. La règle existait au moyen âge, sinon à l'état 
de précepte, du moins sous la forme d'une habitude 
constante et d'une pratique générale. Jusqu'au temps 
des grands « rhétoricqueurs » et de la Pléiade, c'est-à- 
dire jusqu'à la fin du quatorzième siècle, l'enjambe- 
ment n'était qu'une exception, une négligence, dans 
les vers français : la poésie héroïque notamment ne l'a 

f>as connu. Nos anciens poètes, plus rapprochés de 
'époque des origines, en gardaient le souvenir et la 
tradition ; ils avaient encore un sentiment très net 
des circonstances et des conditions toutes spéciales 
sous l'empire desquelles la versification romane était 
née et s'était peu à peu formée par de longs es- 
sais. Leur instinct poétique et musical les détournait 
de l'enjambement comme d'un contresens. L'erreur 
date du quinzième et du seizième siècle, où la plus 
haute ambition de la muse, comme dit Boileau, était 
de parler grec et latin en français. Les grécisants et les 
latinisants multiplièrent à l'envi dans leurs plagiats 
bizarres les allongements de phrases, les empiéte- 
ments d'un vers sur un autre vers : ils voyaient là une 
heureuse imitation des rejets si fréquents dans la 

1. p. 23, 24. — « Le fréquent emploi de l'enjambement est dangereux 
au point de vue de la cadence; il diminue la longueur de l'arrêt sur la rime 
et supprime ou afTaiblil la coïncidence de l'arrêt du s*ens avec celle-ci. » — 
D'Eichthal, du Rythme dans la versification française, p. 45 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 91 

poésie grecque et romaine; ils s'en applaudissaient 
comme de nouvelles beautés dérobées par d'habiles 
emprunts aux antiques modèles. Ronsard avoue que, 
dans sa jeunesse, lorsqu'il n'écoutait que l'inspiration 
naturelle de son génie* naissant, il évitait l'enjambe- 
ment comme une faute ; plus tard, devenu savant, il 
l'a, dit-il, pratiqué à l'exemple de Virgile*. L'enjambe- 
ment a régné tant qu'a duré cette fièvre pédantesque. 
Au dix-septième siècle l'autorité de Malherbe, sou- 
tenue par le goût épuré du public intelligent^ a enfin 
ramené la versification française à l'observance de ses 
lois primordiales. La réforme, qui s'est alors ac- 
complie, n'était pas une innovation, mais un retour 
aux vrais principes. 

Si sévère qu'elle soit, la règle de l'enjambement 
souffre plus d'une exception. Les enjambements permis 
sont de deux sortes ; ou bien ils n'ont aucun des incon- 
vénients signalés plus haut ; ou bien ils sont prémédités, 
en vue d'un effet à produire. Gela revient à dire que 
l'enjambement est autorisé s'il n'est pas une faute, ou 
s'il est une beauté et devient un mérite. 

La première exception, celle qui admet les enjambe- 
ments sans défaut^ est ainsi formulée: « On peut se 
permettre l'enjambement si l'on a soin d'ajouter aux 
mots rejetés un développement qui complète le vers. » 
La formule, à notre avis, serait plus juste et plus pré- 
cise, si l'on en modifiait ainsi la fin : «... un dévelop- 
pement qui achève le sens et complète le vers. » On 
approuvera donc les rejets suivants : 

C'est ta mère, ta vieille inconsolable mère 
Qui pleure, qui jadis te guidait pas à pas. 

(A. Ghénier, le Jeune Malade.) 

— Des pasteurs, enfants de cette terre 
Le suivaient, accourus aux abois turbulents 
Des molosses, gardiens de leurs troupeaux bêlants. 

(II)., V Aveugle.) 

Pourquoi ces rejets sont-ils irréprochables? C'est 
parce qu'ils laissent aux vers où ils sont placés leur 
rythme naturel. Le mot rejeté ne produit dans le second 
vers du distique aucune solution de continuité : il est 

1. Préface de la Franciade. 



92 DEUXIÈME PARTIE. 

étroitement lié par le sens au reste de la phrase poé- 
tique, qui complète le vers. Il n'apporte dans ce vers 
qu'une légère pause, une césure faible. Par une consé- 
quence de cette heureuse disposition du second vers, la 
cadence normale du premier n'est en rien déconcertée : 
la rime garde son importance, elle est suivie d'un repos 
que rend nécessaire la longueur du développement dont 
le vers suivant est rempli. 

La seconde exception autorise les rejets lorsqu'il y a 
suspension, réticence, interruption subite dans l'expres- 
sion de la pensée ou du sentiment. D'ordinaire, ces 
rejets se présentent surtout dans le style narratif pu 
descriptif, comme aussi dans les mouvements pathé- 
tiques et les éclats de passion. Le plus souvent il en 
résulte un effet de surprise, parfois de saisissement, qui 
frappe l'esprit et s'en empare : le désordre du rythme, 
facilement oublié ou pardonné, est alors un mérite et 
non un défaut; car il ajoute, par son irrégularité même, 
à la vérité d'une situation exceptionnelle : 

Je te plains de tomber dans ses mains redoutables, 
Ma fille! En achevant ces mots épouvantables. . . 

(Athalie, II, v.) 

— Je te perds, une plaie ardente, envenimée 
Me ronge; avec effort je respire, et je crois 
Chaque fois respirer pour la dernière fois. 

(A. Chénier, le Jeune Malade,) 

Ce que nous avons dit des facilités accordées, pour la 
césure, à certains genres poétiques, peut aussi s'appli- 
quer à l'enjambement. Placé à propos, et pourvu qu'il 
n'y ait pas abus, l'enjambement donne au récit, à la 
description, au discours familier une ressemblance de 
plus avec la réalité, un air de simplicité aisée et de 
nonchalance, qui n'est pas sans grâce. La comédie, le 
conte, la fable, l'épître badine, la satire, les impromp- 
tus des vers de société, nous en présentent d'assez fré- 
quents exemples. La Harpe cite avec éloge ceux-ci, 
qu'il emprunte à Marot et à Voltaire; 

. . . Bref, le vilain * ne s'en voulut aller 

1. Epître à François I««". — Ce « vilain » est le valet de Gascogne qui a 
volé Marot, et dont voici le portrait bien connu : 

Sentant la hart de cent pas à la ron<te : 
Au demeurant, le uieiiieur fiU du monde... 




LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 93 

Pow?' si petit; mais encore il me happe 
Saye et bonnets, chausses, pourpoinct, et cappe. 
De mes habits, en effet, il pilla 
Tous les plus beaux» et puis s'en habilla 
Si justement qu'à le voir ainsi être 
Vous l'eussiez pris en plein jour pour son maître. , . 
— Ecoutez-moi, respectable Emilie*... 
Vous êtes belle; ainsi donc la moitié 
Du genre humain sera votre ennemie. 
Vous possédez un sublime génie; 
On vous craindra. Votre simple amitié 
Est confiante, et vous serez trahie. . . 

Au sujet de ces exemples de renjambement permis, , 
on a remarqué fort justement que le décasyllabe, sou- 
vent employé dans ces genres faciles, se prête mieux 
au rejet que l'alexandrin. Voici la raison de cette diffé- 
rence. Un rejet a pour effet de lier étroitement le 
second hémistiche d'un vers au premier hémistiche du 
vers suivant, où le rejet se place : lorsqu'il s'agit de 
vers alexandrins^ ces deux hémistiches ainsi réunis par 
le sens et par la disposition des mots, forment eux- 
mêmes un vers alexandrin ; la succession de plusieurs 
hémistiches, rattachés l'un à l'autre par une série de 
rejets, pourrait tromper l'oreille qui croirait entendre 
des alexandrins non rimes ^. Cet inconvénient n*est 
pas à craindre dans les décasyllabes, parce que les 
deux parties du vers, coupées par la césure fixe, sont 
de longueur inégale. Un théoricien moderne donne 
aux amateurs d'enjambements le conseil très judi- 
cieux de placer autant que possible l'enjambement sur 
la première rime du distique plutôt que sur la se- 
conde, comme dans ces vers : 

Horace, les voyant l'un ^iVAMiTQ écartés. 
Se retourne, et déjà les croit demi domptés. 

(Horace, II f, iv.) 

— Près des bois il marchait, faible, et sur mxiq pierre 
S'asseyait, Trois pasteurs enfants de cette terre. . . 

(A. Ghénier, V Aveugle.) 



1. Epître sur la Calomnie, à M"»» du Chàlelet. 

2. Tobler, p. 28. 



94 DEUXIÈME PARTIE. 

En lisant ces vers, raltentiorl, éveillée par la compli- 
cation insolite du rythme, trouve une satisfaction dans 
le son de la seconde rime, de même terminaison, qui 
vient rétablir la mesure*. Un mot de Tobler résume 
assez bien tout ce développement : a Tenjambement ne 
doit jamais être qu'une, exception. C'est un moyen 
artistique dont l'effet est tel qu'employé à sa vraie place 
il dérange la marche régulière d\i langage poétique, 
facilement sujette à devenir monotone, et fait paraître 
plus agréable le retour à une allure plus tranquille*. » 
Telle est aussi l'opinion de M. Sully Prudhomme : 
« Le rejet n'est nullement destiné à faciliter la be- 
sogne du poète. Il doit toujours procéder d'une inten- 
tion d'art; ce qui l'autorise, ce n est pas sa commodité, 
c'est uniquement sa puissance expressive*. » 

Au dix-neuvième siècle, une révolution s'est ac- 
complie dans la poétique française. La doctrine clas- 
sique a été rejetée, non sans dédain, par les nouvelles 
écoles. Romantiques, Parnassiens et « Décadents » sont 
d'accord pour s'affranchir des prescriptions et des in- 
terdictions de l'ancien code. Qu'on ne se hâte pas 
d'en conclure que ce qui est abrogé, par l'usage ac- 
tuel, soit aboli. Si la doctrine classique a perdu de son 
autorité, elle conserve sa raison d'être et sa valeur. 
Enfreindre la loi n'est pas l'infirmer. C'est, quelque- 
fois, en démontrer avec plus de force la nécessité, 

1. Becq de Fouquières, p. 878. 

2. Page 32. 

3. Page 80. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 98 



CHAPITRE III 

Chaiig^emcuts introduits daii$i la .structure in- 
térieure du vers français par la suppression 
de la césure oblig^atoire et par l'abus de 
renjambemeut. — Les nouvelles écoles poé- 
tiques. 

L'évolution du vers français au dix-neuvième siècle. — Ses 
lointaines origines et ses vraies causes. — Vers de facture ro- 
mantique dans Racine. — Examen des principales formes du 
vers romantique dans V. Hugo. — Ressemblances qu'ils con- 
servent avec le vers classique. — Résultats des innovations 
du romantisme. — Les théories du maître exagérées par ses 
disciples. — Phase nouvelle de l'évolution. — Le vers « dé- 
cadent». — Ce qui le distingue du vers romantique. — Sup- 
pression des derniers restes de la forme classique. — Liberté 
absolue du poète. — Dernier terme de révolution. 

On cite ordinairement, comme les précurseurs des 
changements accomplis dans le vers français au dix- 
neuvième siècle, La Fontaine et André Ghénier. Mais il 
nous semble que La Fontaine, dont le caractère est de 
rester indépendant jusque dans sa soumission aux 
usages reçus et aux lois établies, est beaucoup moins un 
devancier de la poésie moderne qu'un successeur fidèle 
des poètes du seizième siècle et du moyen âge : ses vers 
ont gardé les grâces naïves de notre ancienne poésie, 
dont on peut dire parfois qu'elles sont plus belles en- 
core que la beauté régulière des vers classiques. Ajou- 
tons qu'il a surtout cultivé les genres simples et fami- 
liers pour qui la doctrine la plus sévère s'est toujours 
montrée tolérante et facile. Quant à André Ghénier, 
ses très légères infractions à la règle ne consistent guère 
qu'en enjambements et en rejets. Gomme Ronsard, mais 
avec une délicatesse de goût qui manquait au chef de la 
Pléiade, il les prodiguait, surtout dans ses Elégies et 
ses Idylles, à l'exemple des Grecs et des Latins; encore 
faut-il observer que la plupart de ses rejets sont de 
ceux que la règle admet et que l'exemple des poètes 
classiques autorise. Il est donc, à vrai dire, un imita- 



96 DEUXIEME PARTIE. 

leur de l'antique bien plus qu'un novateur. Ce qu'il 
faut voir et reconnaître dans ses hardiesses prudentes, 
comme dans l'indépendance originale de La Fontaine, 
ce sont quelques indices, plus ou moins précis, des 
changements possibles et des progrès désirables : mais 
la distance est grande entre ces premiers et faibles signes 
d'émancipation et les causes vraiment déterminantes 
qui ont enfin donné au mouvement réformateur l'im- 
pulsion décisive et sa puissance d'expansion. 

Ces causes sont celles-lii mêmes qui, dans la pre- 
mière moitié du siècle, ont modifié le goût public, le 
sentiment du beau dans les arts, le st}^e et l'inspira- 
tion, en un mot, le fond et la forme de la poésie. 
Gomment la versification classique serait-elle demeu- 
rée seule immuable, seule inviolable, lorsque toutes 
choses changeaient, lorsqu'une insurrection générale 
se déclarait contre les formules consacrées et les 
dogmes littéraires du passé? Et ce n'était pas seule- 
ment la littérature, expression du cœur humain, qui 
revêtait des formes nouvelles, c'était le cœur humain 
lui-même dont l'état nouveau éclatait en manifestations 
jusqu'alors inconnues. L'âme agitée des jeunes généra- 
tions, qui étaient nées et avaient grandi en pleine crise, 
soit intérieure, spit extérieure, se signalait par des 
vivacités et des délicatesses de passion que la savante 
et régulière harmonie des anciens rythmes ne pouvait 
traduire sans en affaiblir l'originalité. Gomment la poé- 
sie, qui aspirait à saisir et à peindre ces récents phéno- 
mènes de la vie morale, se serait-elle arrêtée aux diffi- 
cultés que pouvaient lui opposer les lois édictées par 
Malherbe et Boileau? L'inspiration poétique, rajeunie 
et transformée, appelait, comme une conséquence 
directe et un complément nécessaire, la transformation 
et le rajeunissement de l'ancienne versification. « La 
passion naïve, dit M. Sully Prudhomme, a des sursauts 
qui démontent l'appareil de la versification classique; 
elle a des essors brisés qui s'y dérobent; elle a des élans 
brusques et brefs, suivis de subits affaissements, des 
palpitations saccadées, mille secousses qui désarti- 
culent les anneaux de cette chaîne harmonique*. » 

1. Page 78. — Voir aussi Becq de Fouquières, p. 100102. 



LA STRLT.TL'l-.K INTÉHIKURE DU VERS FRANÇAIS. 97 

Avant de résumer les phases successives du profond 
changement qui s'est accompli, au dix-neuvième siècle, 
dans le vers français, il faut en marquer le point de 
départ. 

§ 1er 

Comment s'est faite la transition du mode 
classique au mode romantique. 

C'est une loi de toute évolution, morale, littéraire, 
ou d'ordre physique, qu'il ne s'y produise aucune solu- 
tion de continuité entre l'état ancien et l'état nouveau. 
Un lien, quel qu'il soit, unit les phénomènes qui dispa- 
raissent aux phénomènes qui les remplacent. L'histoire 
des variations de la poétique française ne contredit pas 
cette vérité générale. 

On rencontre, en effet, en plein siècle de Louis XIV, 
chez les poètes les plus corrects, notamment dans Ra- 
cine, un assez grand nombre de vers dont la facture, 
sans rompre de parti pris avec la doctrine classique, 
s'en écarte sensiblement et déroge au principe fonda- 
mental de la césure fixe et du repos de l'hémistiche. 

A propos de la césure, nous avons déjà dit que, 
dans la pure forme de l'alexandrin classique, il y a, 
outre la césure Hxe de l'hémistiche, de légères et mo- 
biles césures déterminées par des accents toniques se- 
condaires, et dont quelques unes, parfois, sont plus 
fortes et plus marquées que la césure obligatoire * . Les 
vers que nous signalons ici, comme s'écartant du mode 
classique, ont précisément pour caractère distinctif 
d'atténuer et presque de supprimer la césure de l'hé- 
mistiche et d'en transporter la force aux césures mo- 
biles distribuées dans le reste du vers. Le sens, au lieu 
de couper les mots, et de suspendre l'hémistiche, 
comme dit Boileau, permet ou plutôt exige la suppres- 
sion du temps d'arrêt qui, selon la règle, doit se placer 
à la césure, au milieu du vers, entre la sixième et la 
septième syllabe de l'alexandrin. L'accent tonique de la 

1. Voir [). 74-77. 

AUBERTIN. — VERSIFIC. FRANC. 5 



98 DEUXIÈME PARTIK. 

sixième syllabe n'est plus qu'un accent peu sensible, 
et la césure obligatoire est si affaiblie qu'elle s'efface 
presque entièrement. Il y a discordance évidente entre 
le sens qui presse l'allure du vers et le précepte qui or- 
donne de la ralentir au point central du rythme, où se 
touchent les deux hémistiches. Pour tenir lieu de la cé- 
sure médiane à peu près supprimée, le vers contient 
deux autres césures, deux césures mobiles, l'une dans 
le premier hémistiche, l'autre dans le second ; mais 
elles s'élèvent d'un degré et se changent en césures 
fortes. Les deux accents secondaires qui en marquent 
la place sont érigés en accents principaux, et l'une et 
l'autre césure détermine un temps d'arrêt. En résumé, 
au lieu d'une seule césure principale, cette forme par- 
ticulière en compte deux; le repos de l'hémistiche est 
remplacé par les deux pauses qui suivent les césures. 

Toutes ces modifications ont pour conséquence né- 
cessaire un changement dans le rythme: le vers n'est 
plus divisé, comme le veut la règle, en deux hémisti- 
ches, mais en trois parties, égales ou non. C'est ce qu'on 
appelle « la coupe ternaire » en l'opposant à la coupe 
traditionnelle et fondamentale de l'alexandrin en deux 
mesures principales, de six syllabes chacune ; cette 
différence est quelquefois exprimée par une formule 
mathématique, i-|-4-|-4» ^^ ^i^" ^^ 6-f-6. Voici un cer- 
tain nombre d'exemples de la coupe ternaire dans les 
vers classiques. Nous y soulignerons les deux syllabes 
accentuées qui marquent les deux césures suivies d'un 
temps d'arrêt, ainsi que la finale qui porte l'accent to- 
nique de la rime ; nous indiquerons, en outre, par des 
traits, les trois divisions du vers ; et comme la réparti- 
tion des syllabes, entre chacune de ces trois divisions, 
est souvent inégale, nous tiendrons compte de ces dif- 
férences et nous distribuerons les citations en groupes 
distincts *. 

I, Eh bien ! mes soins — vous ont rendu — votre conquête. . . 
Qu'ai-je trouvé? — Je vois la moj^t — peinte à vos yeux. 
Oui, c'est Joas — je cherche en vain — à me trompe^', 

II. J'étais né — pour servir d'exemple — à sa colère. 
Ce palais — retentit en vain — de vos regrets. 

1. Nous empruntons ces exemples à M. Becq de Fouquicres qui eu a 
recueilli un grand nombre dans Racine. — Chap. vi, p. 115-121. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 99 

III. Et ce malheur — n'est plus ignoré — que de voiis? 
Et pourquoi donc — en faire éclater — le dessein? 

IV. Grois-it* — qu'ils me suivraient encore — avec plaisir? 
V. Mais quoi donc? — Qu'avez- vous résolu? — D'obéir, 

Dieux plus doux^ — vous n'avez demanda — que ma vie. 

Les différences qui se remarquent dans le nombre des 
syllabes dont se composent les trois divisions de chacun 
de ces vers, ne détruisent ni affaiblissent les ressem- 
blances caractéristiques que tous ces exemples, sans 
exception, nous présentent * . Dans tous existent la coupe 
ternaire et le mouvement cadencé du rythme qui en 
résulte, l'effacement de la césure médiane, la suppres- 
sion du repos de l'hémistiche, et l'équivalence fournie 
par deux autres césures et deux autres temps d'arrêt. 
Ces vers, en un mot, sont formés sur le même type. 

Eh bien! cette coupe ternaire, avec les conséquences 
qu'elle entraîne, est, par excellence, la forme du vers 
romantique. 

Que l'on compare à ces vers de Racine, ceux-ci de 
Victor Ilugo et des meilleurs poètes de son école : 

On s'adorait — d'un bout à Vautre — de la vie. 
Ils se battent, — combat terrible, — corps à corps. 

(V. liuco.) 

— De monde en inonde, — allant plus haut, — plus haut 

(Sully Prudhomme.) [encore. 

— On iravaillait, — malgré Voragc — et ses vacarmes, 

(GOI'I'KE.) 

Entre ces vers modernes et ceux du dix-septième 
siècle que nous avons cités, les ressemblances de 
rythme et de facture sont évidentes. On a dit, non sans 
quelque raison, mais avec un peu d'exagération, que le 
vers romantique n'est que l'entier développement des 
libertés du vers classique. Il est cela sans doute, mais 
il est encore autre chose. Ce qui ne peut être contesté, 
c'est que la transition d'un mode à l'autre a été facilitée 
et comme suggérée par la forme hardie, exceptionnelle 
de certains vers classiques : ces rythmes^ émancipés de 



i. Ces différences sont exprimées par les formules suivantes : I. 4 -f- 4 --}- i. 
— H. 3 + 5+4. — III. 4 + 5 + 3. - IV. 2 + 6 + 4.— V. 3 + 6 + 3. 



266902B 



100 DEUXltMli l»AUTlli. 

la règle, ont préparé Toreille aux changements qui, de 
nos jours, se sont accomplis dans la versification * . 



§11 

Les innovations du romantisme dans la 
versification française. 

Le premier et principal caractère du vers romantique 
nous est déjà connu : c est la coupe ternaire, ou la divi- 
sion du vers en trois parties, substituée aux deux hémis- 
tiches ; c'est la suppression de la césure médiane fixe et 
obligatoire, et du repos qui la suit. Les ressemblances 
que nous venons de signaler, entre les libertés de 
certains vers classiques et les innovations romantiques, 
laissent paraître des dilFérences faciles à saisir. Le vers 
du dix-septième siècle à coupe ternaire n'est qu'une 

Ï)assagère exception dans la constante régularité de 
a poésie classique : il semble s'écarter de la règle à 
regret; il la respecte jusque dans son infidélité; toute 
efifacée qu'est la césure médiane, sa place reste mar- 
quée, aisément reconnaissable ; les deux césures qu'on 
lui substitue ne présentent rien de heurté ni de sac- 
cadé; un art délicat les atténue; elles sont envelop- 
pées et comme emportées dans la souveraine harmonie 
du développement tout entier. 

Très diflerente est l'allure, la mise en scène du vers 
romantique. L'exception y devient la règle, ou du 
moins l'usage courant, une liberté de droit commun. 
En face du précepte ancien le vers romantique, presque 
toujours, se donne l'air d'un insurgé qui détrône une 
tyrannie. Les deux césures de la coupe ternaire ne le 
divisent pas seulement, elles le scindent, elles le mor- 
cellent, et, comme dit Victor Hugo, elles le « dislo- 
quent». Voilà les traits saillants, caractéristiques, que 
nous présente, en général, la forme extérieure de cette 
poésie martelée, toute en relief, pleine de gestes et 
d'attitudes ; et c'est ainsi que le romantisme a mis sa 

1. Voir Becq de Fouquières, ch. vi, p. 103-115, 136. — D'Eichthal, p. 12. 
— Sully Prndhomme, p. 79, 80. — Giiyau, p. 214. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 101 

marque propre, sa forte empreinte sur des innovations 
dont le vers classique lui avait donné l'exemple. 

Pareille remarque s'applique à la mobilité des deux 
césures et à l'inégale répartition des syllabes entre les 
trois divisions du vers. Nous avons noté, dans les vers 
classiques à coupe ternaire, ces deux particularités, 
dont la seconde est une conséquence de la première : 
nous les retrouvons l'une et l'autre, mais nien plus 
marquées, dans le vers romantique, qui est libre de 
toute contrainte, toujours impatient de multiplier les 
mouvements et les contrastes. Là, si l'on excepte la 
rime, il n'est point de syllabe où la césure ne puisse se 
placer, pour peu que l'exigent l'eiFet à produire et le 
désir d'accroître les ressources de l'expression. On a 
compté que la césure, en changeant de place, peut di- 
versifier en quinze façons différentes le vers roman- 
tique. Sans donner ici l'énumération complète de ces 
différences^ nous citerons un assez grand nombre de 
vers pour qu'il soit facile d'y prendre une idée de cette 
diversité. Chacun des exemples suivants représente une 
forme particulière, une variante du type romantique, 
et les cinq premières de ces formes ressemblent à celles 
que nous avons observées dans les vers classiques ex- 
ceptionnels, à coupe ternaire*. 

I. Tantôt des buis, — tantôt des mers, — tantôt des nues. 
II. Sur un trône — est assis Ratbert, — content et pâle, 

III. Et tout est fixe, — et pas un coursier — ne se cabre. 

IV. Alors, — dans le silence horrible, — un rayon blanc. 
V. Il élevait — au-dessus de la mer — son cimier-. 

VI. Durendal — sur son front brille. — Plus d'espérance, 
VII. Prends le rayo7i, — saisis l'aube, — usurpe le feu. 
VIII. Il est grand et blond, — l'autre &9,\, petit — pâle et brun. 
IX. Dans l'azur des deux, — hors de l'ombre, — et de l'oubli. 
X. Semblait — le bâillement noir — de l'éternité. 
XI. L'apparition — prit un biin d^i paille, — et dit. 
XII. La mélodie — encor quelques instants — se traîne^. 

1 . Pages 98, 99. 

2. Cette répartition différente des syllabes dans chacune des trois divisions 
du vers peut se résumer en chiffres : \-\- \-\-i. — 3 -f 5 -f i. — 4 + 5 + 3. 

— 2 + 6 + 4. — 3 + 6 + 3. 

3. Résumé en chiffres de la répartition des syllabes dans les sept derniers 
vers de cette citation : 3 + 4 + 5. — 4 + 3 +- 5. — 5 + 4 + 3. — 5 + 3 + 4. 

— 2 + 5 + 5. — 5 + 5 + 2. — 4 + 6 + 2. Tous ces exemples, cités par 
M. Becq de Fonquières (p. i36-i4i), sont extraits de la Légende des Siècles, 
de V. Hugo. 



102 DEUXIÈME PARTIE. 

A travers ces différences, tout extérieures, du type 
romantique, le principe fondamental de l'innovation se 
fait reconnaître; un même signe le rend partout vi- 
sible : c'est l'infraction à la règle classique sur la césure 
fixe et le repos de l'hémistiche, infraction voulue, pré- 
méditée, définitive. La rupture cependant n'est pas 
complète entre le vers du nouveau modèle et la doc- 
trine ancienne; un lien subsiste qui l'y rattache encore. 
Dans le vers purement classique, le premier temps fort 
se bat sur la sixième syllabe, pourvue d'un accent to- 
nique principal qui détermine la césure fixe et le temps 
d'arrêt : le vers romantique, en supprimant la césure et 
le repos, maintient une syllabe accentuée à l'ancienne 
place de la césure médiane, mais il réduit cet accent 
affaibli au rôle d'un accent secondaire. Il y a, par con- 
séquent, dans les vers du nouveau type, comme dans 
ceux du type classique, une sixième syllabe qui est 
une finale tonique, soit masculine, soit avec désinence 
muette élidée : d'où il résulte qu'à la rigueur, bien qu'il 
n'y ait plus à cette place ni césure, ni temps d'arrêt, le 
temps fort peut toujours se battre sur cette sixième 
syllabe ; et c'est là, visiblement, un dernier vestige, un 
débris de la règle abolie^ et comme un souvenir de sa 
longue domination. 

Aujourd'hui que la guerre des classiques et des ro- 
mantiques est éteinte, et qu'un esprit général d'impar- 
tialité, et même d'intelligente conciliation, a prévalu 
sur l'injustice des controverses passionnées, les con- 
naisseurs, qui écrivent sur ces matières, inclinent à di- 
minuer bien plutôt qu'à exagérer la portée des tenta- 
tives romantiques; ils sont d'accord pour leur enlever 
ce caractère de violence subversive que les tenants de 
l'école classique, dans un premier émoi, dénonçaient 
avec emportement. Au pessimisme injurieux des réqui- 
sitoires d'autrefois a succédé un optimisme approbateur 
qui insiste de préférence sur les rapports subsistants et 
les rapprochements possibles entre les deux écoles. On 
nous lait remarquer que le créateur et le maître souve- 
rain du romantisme français, Victor Hugo, tout en mo- 
difiant profondément la structure intérieure du vers, 
n'en a détruit aucun élément organique : il a fortifié la 
rime, il a doublé la césure en la déplaçant, il a donné 



LA SïRUCTUnii INTliiKlKUUE DU VKRS FRANÇAIS. 103 

plus d'importance aux accents secondaires et accru, par 
là, les ressources du rythme. Tous ces changements se 
concilient avec les lois de la mesure et conservent à la 
phrase musicale son équilibre. C'est une série de varia- 
tions introduites dans l'application du principe fonda- 
mental de l'harmonie poétique; ce n'est, à aucun degré, 
un bouleversement*. 

Sans doute, Victor Hugo lui-même, par certains 
excès de révolte, dépasse quelquefois le but que son 
génie d'initiateur assignait à sa mission véritable ; il 
semble démentir cette modération dont on lui fait 
maintenant un mérite; il accepte avec orgueil l'épi- 
thète de « révolutionnaire » que ses adversaires lui lan- 
çaient à la face ; il s'en pare comme d'un trophée ; par 
manière de représailles il redouble et aggrave l'audace 
de ses projets de réforme, il la brandit comme une me- 
nace et un défi*. Mais dans la pratique, Victor Hugo 
s'est montré moins aventureux, moins démolisseur; 
plus d'une fois le poète a désavoué l'homme du sys- 
tème, et comme on l'a finement observé, « son oreille 
l'a empêché de faillir là même où sa théorie était en 
défaut. » Ce n'est donc pas sur d'inévitables écarts, 
en partie provoqués par les violences de l'opposition, 
qu'il faut juger une œuvre aussi considérable, mais 
bien sur ses caractères dominants et sur l'importance 
de ses résultats. Cette nouvelle et favorable interpréta- 
tion des tentatives romantiques, très conforme aux ten- 
dances actuelles de l'esprit public, se résume en une 
conclusion que nous ne pouvons adopter sans faire 
quelques réserves ; voici ce mot de la fin : « le vers clas- 
sique et le vers romantique, si souvent opposés par nos 
poètes, ne font qu'un; l'alexandrin, tel que l'a conçu 
Victor Hugo, n'est pas un vers nouveau ; c'est le vers 
classique arrivé à son plein développement, et possé- 
dant la plus grande complexité rythmique sans avoir 
perdu rien de son nombre ni de sa mesure'. » Il est im- 

f)ossible, comme on le voit, de supprimer plus radica- 
ement l'ancienne hostilité des deux écoles rivales; 



i. Guyau, p. 209, 210. 206, 209, 212. — D'Eichlhal, p. i3. 

2. Contemplations, livres I, VII et XVI. 

3. Guyau, p. 214. 



104 DBUXIÈMK l^AUTIK. 

ce n'est pas là seulement un traité de paix, c'est une 
fusion. 

Aux pacificateurs, dont la bonne volonté n'est pas dé- 
pourvue de bonnes raisons, nous sommes tentés d'a- 
dresser un reproche. Ils commettent, ce nous semble, 
dans cette question de prosodie, une omission qui a 
sa gravité. Far quel oubli négligent-ils d'examiner si 
l'abus de l'enjambement, autre innovation romantique, 
n'a pas jeté quelque désordre dans « le nombre et la 
mesure » du vers français? L'enjambement est le plus 
redoutable ennemi de l'harmonieuse régularité du vers; 
il fait plus que de la troubler, il la détruit. Une césure 
déplacée, une rime malsonnante ne sont rien au prix de 
l'effet désastreux produit, dans une tirade poétique, 
par la lourde secousse d'un rejet maladroit. Or, l'école 
romantique, à l'exemple de son chef, a usé et abusé de 
l'enjambement, sans se préoccuper, la plupart du temps, 
d'en atténuer les inconvénients, sans même y chercher 
l'occasion de quelque beauté imprévue d'expression, 
mais simplement par négligence ou pour le plaisir trop 
évident de narguer la correction du vers classique. 

Voici des exemples d'enjambements, empruntés à 
Victor Hugo, qui donnent aux vers une forme assez in- 
cohérente et une allure saccadée, mais qui, cependant, 
peuvent être admis parce qu'ils ne dérangent pas gra- 
vement l'équilibre du rythme : 

Devant cette impassible et morne chevauchée, 
L'âme tremble et se sent des spectres approchée, 
Comme si l'on voyait la halle des marcheurs 
Mystérieux^ que lauhs efface en ses blancheurs. 

. . Un long fleuve de sani; de dessous ses sandales 
Sortait, et s'épandait sur la terre, inondant 
L'orient, et fumant dans l'ombre à l'occident. 

... La sibylle, au front gris, le sait, et les devins 
Le savent, ces rôdeurs des sauvages ravins ^ 

Mais il y a d'autres exemples en nombre plus consi- 
dérable, où l'enjambement brise le rythme, et, en même 



1. Voir Becq de Foiiquicres el les nombreuses citations rassemblées dans 
son ch. XIII, p. 2i3, 277. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VkRS FRANÇAIS. 105 

temps, porte atteinte à la loi de l'hiatus et de Télision, 
ainsi qu'à l'exacte numération des syllabes du vers : 

Voilà la chose; elle est toute simple; ils n'ont eu 

Affaire qu'à ce vieux misérable imbécile. 

... Il fit scier son oncle Achmet entre devx planches 

De cèdre, afin de faire honneur à ce vieillard. 

. . . Soudain, au seuil lugubre apparaissent trois têtes 

Joyeuses, et d'où sort une lueur de fêtes*. 

Déclarer d'une façon absolue et poser en principe que 
le vers romantique n'est qu'un vers classique arrivé à 
son plein développement et, pour ainsi dire, à sa per- 
fection, n'est-ce pas s'avancer beaucoup^ ou tout au 
moins faire preuve d'un optimisme trop conciliant? 

Concluons, à notre tour, et résumons notre opinion 
sur un sujet mal éclairci par tant de controverses. Nous 
n'assimilerons pas le vers romantique et le vers clas- 
sique; ils diffèrent trop pour se confondre. Nous di- 
rions volontiers avec M. Legouvé, qui emprunte ce mot 
à un passage d'Athalie: ce sont deux puissants dieux^. 
On peut choisir entre eux et servir l'un ou l'autre: l'es- 
sentiel est de bien servir celui qu'on aura choisi. Nous 
n'hésiterons pas à reconnaître au vers romantique un 
mérite capital. Par ses ressources nouvelles de variété 
et de souplesse, il a porté au plus haut degré la puis- 
sance des effets de la poésie ; il a permis à l'expression 
de suivre et d'égaler l'inspiration du génie dans ses 
créations les plus extraordinaires, dans ses fantaisies les 
plus hasardeuses; il a rendu possible un genre de 
beautés neuves, imprévues, d'une grâce intime et péné- 
trante, ou d'un coloris étincelant. 

En examinant d'un peu près les heureuses conséquences 
des libertés du vers moderne, on a pu remarquer et dire, 
avec un juste sentiment des plus fines nuances, que les 
beautés qui en résultent ont presque toujours pour 
cause une association d'idées provoquée par les chan- 
gements inattendus que le poète introduit dans le 
rythme : tantôt, c'est l'apparition d'une césure inaccou- 
tumée; tantôt, la suppression de la césure normale et 
du repos régulier qui frappe l'esprit et le sollicite : il 

1. Bocq de Fouquières, p. 281-2P6. 

2. Guyau, p. i96. — Athalie, a. It, se. vu. 

5. 



106 DKUXIÈMK PARTIE. 

s'établit alors et se déclare une ressemblance soudaine, 
une sorte d'assimilation entre l'effet du rythme et l'im- 
pression produite par la pensée môme du poète ou par 
l'objet qu'il décrit. « On pourrait, dit M. Combarieu, 
en puisant dans la Légende des siècles, si admirable 
et si riche à ce point de vue, en citer de nombreux 
exemples. Dans le vers suivant : 

A peine un char lointain glisse dans Tombre... écoute! 

l'effet est double; il tient à la fois à l'accent placé sur 
la dixième syllabe, qui suspend la phrase comme pour 
un mouvement d'attention recueillie, et à la suppres- 
sion de l'arrêt normal après la sixième syllabe : ce der- 
nier arrêt est assimilé ici à un obstacle ; sa disparition 
produit une impression de continuité très douce*. » 

On peut aussi donner une impression d'abandon, de 
nonchalance en supprimant à la fois deux repos, celui 
qui doit suivre la sixième syllabe, et celui qui d'ordi- 
naire se place après la rime : 

La douce enfant sourit, ne f&isant aub*e chose 
Que de vivre, et d'avoir dans la main une rose, 
Et d'être là devant le ciel, parmi les fleurs. 

[Légende, etc., la Rose de l'infante, t. I, 9.) 

Qu'on lise encore cette description du crépuscule et 
de la nuit tombante, où le rythme s'accorde si bien 
avec le sentiment qui naît de la poésie même : 

... Et tout ce qui planait redescend : plus de bruit, 
Plus de flamme; le soir mystérieux recueille 
Le soleil sous la vague et Toiseau sous la feuille. 

[Ibid., 1. 1, 9.) 

Lorsque ces nouveautés, d'apparence irrégulière, 
sont inspirées au poète par une conception originale et 
forte, lorsqu'elles naissent spontanément d'une impa- 
tience de produire des effets inconnus et de briser la 
contrainte qui s'oppose à l'éclosion de beautés poé- 
tiques non réalisées jusqu'alors, il en résulte des créa- 

1. Combarieu, les Rapports de la musique et de la poésie (1893), p. 263, 
264. — Le vers cité est dans les Feuilles d'automne, x.xxvii, la Prière pour 
tous. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURli; DU VERS FRANÇAIS. 107 

lions heureuses et de précieuses découvertes. Le succès 
absout l'irrégularité; elle disparaît et se transfigure dans 
la brillante acquisition due à l'audace jcVun talent supé- 
rieur. Mais il y a d'autres libertés qui ne procèdent pas 
de cette haute origine. Il y a les libertés de la négli- 
gence, mal déguisée par des allures cavalières ; il y a 
celles de l'impuissance prétentieuse, et celles aussi de 
la fantaisie sans goût et sans invention qui s'évertue à 
paraître originale et n'aboutit qu'à l'excentricité. Ce 
sont les innovations de ce genre qui ont longtemps 
discrédité les libertés fécondes et retardé l'heure de 
l'impartialité et de la justice. 

L'irrésistible séduction du talent n'a pas seule gagné 
au romantisme la faveur publique; une autre cause 
aussi, il faut bien le reconnaître, nous explique sa vic- 
toire définitive : c'est le fréquent et très habile emploi 
que les chefs de cette école, en dépit de leurs visées 
réformatrices, ont fait du vers purement classique 
dans leurs poésies. Tout en se moquant, non sans 
quelque jactance, de ce qu'ils appelaient ses étroites 
formules, ils se sont bien gardés de le proscrire et d'y 
substituer, par une préférence exclusive, levers du nou- 
veau modèle; ils en ont usé très largement, au contraire, 
et lui ont conservé la place d'honneur, sans craindre de 
contredire et de réfuter la vivacité de leurs critiques par 
une adhésion si prolongée, par un respect si manifeste. 
Ouvrez, pour vous en convaincre et pour prévenir sur 
ce point toute méprise, quelques-uns des recueils les 
moins anciens de Victor Hugo, les Contemplations ou la 
Légende des siècles : c'est l'alexandrin régulier, l'alexan- 
drin de Malherbe et de Boileau, un peu rajeuni, qui en 
fait le fond ; et dans la plupart des pièces il faut aller 
loin, avant de rencontrer le vers émancipé, le vers de 
facture romantique. M. Becq de Fouquières en con- 
vient, tout partisan qu'il est des novateurs; il ne cherche 
pas à diminuer la signification de ce témoignage rendu 
à la poétique traditionnelle par des adversaires déclarés. 
« L'existence du vers classique, dit-il, n'est point me- 
nacée. Il possède encore une légitime autorité, due au 
grand éclat qu'il a jeté. Le vers romantique ne l'a pas 
remplacé, il s'est glissé dans ses rangs; car, ce qu'il ne 
faut pas oublier, dans les (euvres des poètes modernes. 



H 



408 DEUXIÈME PARTIE. 

les trois quarts des vers, pour le moins, sont assujettis 
aux rythmes classiques ' . » 

De ce procédé conciliant, de cette déférence observée 
à l'égard du vers classique, le romantisme a retiré un 
double avantage. En même temps qu'il flattait l'amour 
et le besoin du nouveau, si impérieux en France à cer- 
taines époques, il évitait de heurter trop violemment le 
fond de résistance que la raison, l'habitude, le bon goût 
aiguisé d'esprit, l'autorité des chefs-d'œuvre, ces protec- 
teurs des règles, opposent dans la masse du public, et 
surtout dans l'élite éclairée, à l'outrecuidante invasion 
de trop brusques changements. En tempérant l'innova- 
tion par la tradition, il ajoutait un agrément de nou- 
veauté à l'uniforme correction du mode ancien; il mê- 
lait et associait, l'une à l'autre, la règle et la liberté : 
c'est ainsi qu'il a fait accepter les rythmes réformés 
dans la compagnie, sinon sous le patronage des rythmes 
consacrés, et qu'il a pu acclimater et naturaliser en 
France une versification dont les formes étranges avaient 
d'abord offensé les délicats. N'est-ce pas là, d'ailleurs, 
l'ordinaire fortune de ces grands change,ments, préparés 
de longue main, bruyamment annoncés, et réalisés impé- 
tueusement? il en sort un état nouveau qui réussit à se 
maintenir, en s'appuyant sur ce qu'il conserve de l'an- 
cienne situation qu'il prétend remplacer. 



§111 

Nouvelle phase de l'évolution du vers français 
au dix-neuvième siècle. — L'école symboliste 
ou « décadente ». — Existe-t-il des rapports de 
filiation entre le vers romantique et le vers 
décadent? — Principaux traits de la poétique 
décadente. 

Après la violente secousse imprimée par le roman- 
tisme à la poétique traditionnelle, on pouvait croire que 
l'esprit d'innovation, content de son succès, se repose- 
rait sur les résultats obtenus et ne pousserait pas ses 

1. Chapitre v, page 102. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 109 

entreprises jusqu'aux limites extrêmes où Ton se heurte 
à l'impossible. « Le vers français, perfectionné par le 
génie de Victor Hugo, a reçu, dit M. Sully Prudhomme, 
tout son complément; les éléments essentiels de ce vers 
ont fourni leur dernier stade d'évolution. » Un autre 
romantique, disciple du maître avec originalité, Théo- 
dore de Banville, s'exprime de même : a Le vers alexan- 
drin, qui a une importance énorme, immense dans la 
poésie française, a atteint de nos jours toute l'ampleur, 
toute la souplesse, toute la variété et toul l'éclat dont il 
est susceptible ^ » Si plausible que paraisse cette opi- 
nion, l'événement n'a pas tardé à prouver que l'espoir 
d'y rallier l'unanimité des poètes contemporains était 
illusoire et vain. Il s'est formé, sur le décJin du siècle, 
de jeunes écoles poétiques, indépendantes du roman- 
tisme et plus disposées à le remplacer, en le combattant, 
qu'à l'imiter. Ces nouveaux venus, ouvriers de la der- 
nière heure, animés à leur tour de la confiance ambi- 
tieuse qu'éveillent la perspective du long avenir et 
l'ardeur des vastes pensées, déclarent insuffisantes les 
innovations de Victor Hugo et annoncent tout haut, 
dans leurs préfaces et leurs manifestes, le dessein d'a- 
chever radicalement la transformation du vers français. 
Pour eux, un romantique n'est qu'un « pseudo-clas- 
sique^ ». 

Jusqu'ici, l'action de ces groupes militants, désignés 
sous le nom de « symbolistes et de décadents », est de- 
meurée assez obscure, et presque inaperçue du grand 
public, peu curieux de poésie à cette heure et surtout 
très froid pour les querelles des docteurs en versifica- 
tion; la renommée aes talents distingués, qui se sont 
produits dans ces régions plus bruyantes que célèbres, 
n'a guère dépassé l'enceinte des cénacles qui les applau- 
dissent : mais les théories sont moins ignorées que les 
œuvres, grâce à la critique qui s'est empressée de si- 
gnaler cette recrudescence de prétentions hardies, ce 
re verdissement imprévu du parnasse contemporain^. 

1. Snlly Prudhomme, Réflexions xiir l'art des vers, p. 8î. — De Banville, 
Petit Traité de poésie françaixe^ p. 16. 

2. Becq de Fouquières, p. 150. 

3. Voir Brunetière, Essais sur la littérature contemporaine (1891)» p. 133- 
156, le Symbolisme contemporain. — « Les symbolistes, dit M. Brunetière, 
estiment que le vague et 1 imprécis, que le flottant et le fugitif, Taérien et 



110 DKUXIÈME PARTIE. 

Un fait certain ressort clairement de l'ensemble des 
déclarations publiées, des polémiques courantes et des 
essais d'application déjà tentés : c'est l'apparition d'un 
nouveau type du vers français qui se pose et se dessine 
en face des types connus et acceptés. Nous avions le 
vers du moyen âge, le vers classique et le vers roman- 
tique; à ces trois formes principales, il faut en ajouter 
une quatrième aujourd'hui, c'est le vers symboliste ou 
décadent. Mais qu'est-ce que le vers « décadent »? Par 
quels caractères particuliers se distingue-t-il des formes 
historiques qui l'ont précédé? 

A vrai dire, le vers décadent est né des principes de 
liberté affirmés par les romantiques, et des dissidences 
qui se sont manifestées dans leurs rangs lorsqu'après la 
victoire des théories du maître il s'est agi de les préciser 
en les appliquant. Là est l'origine première de la poé- 
tique des décadents. Gomment ceux qui venaient de 
détruire l'ancien dogmatisme classique auraient-ils pu 
en établir un nouveau et l'imposer? Même parmi les 
adeptes les plus éminents et les plus fervents admira- 
teurs du génie de Victor Hugo, l'indépendance indivi- 
duelle s'est souvent émancipée de l'autorité de ses con- 
seils ou de son exemple; combien d'autres, dans la 
masse docile et disciplinée, n'ont-ils pas commis l'or- 
dinaire infidélité de l'exagération ? Par une secrète lo- 
gique de transitions insensibles on a été conduit du vers 
romantique au vers décadent. 

Victor Hugo, tout en supprimant la césure médiane 
et le repos de l'hémistiche dans l'alexandrin, s'était fait 
une loi de mettre à la sixième syllabe une finale tonique, 
qui représentait la césure supprimée et en marquait la 
place. Nombre de romantiques se sont affranchis d'une 
obligation dont l'importance, si bien comprise par le 
sens supérieur d'un vrai poète, leur échappait, sans 
doute; ils ont écarté une gêne qui leur semblait inutile 
autant qu'importune. Les uns, pour mieux braver la 
césure classique, ont imaginé de placer au milieu du 
vers quelque polysyllabe encombrant, dont une moitié 

l'impondérable sont une partie de la poésie, et peut-être toute la poésie... Ils 
cherchent un nouveau vers qui réponde à l'idée qu'ils se font de la poésie 
même. C'est l'objet et l'ambition de leurs vers polymorphes. > (P. 140, 147, 
148.) Celle expli-înlion est l'équivalent d'une détinilion. 



LA STRUCTUHK INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. Hl 

finit le premier hémistiche et dont Tautre moitié com- 
mence le second ; témoin cet alexandrin de Théodore de 
Banville : 

Elle filait pensivement la blanche laine. 

Du moins ce vers^ qui ne manque ni de sentiment ni 
d'harmonie, est bien selon le mode romantique; il en a 
la coupe ternaire avec la double césure ; et quant au 
lourd adverbe du milieu, qui forme le tiers du total des 
syllabes, on est fondé à aire qu'il y est mis à dessein, 
en vue de produire un effet, et pour mieux rendre la 
pensée du poète. Par un procédé plus simple, et plus 
radical dans sa simplicité, d'autres versificateurs, et non 
des moindres, soit romantiques purs, soit appartenant 
au groupe des « Parnassiens* », ont ôté du vers toute 
césure, en plaçant aux temps forts des finales atones ou 
des monosyllabes non accentués, sans que cette forme 
irrégulière eût pour excuse une intention d'art et fût 
autre chose qu'un indice de laisser-aller et de négli- 
gence : 

Gomme des spectres nous errons à la lumière. . . 
Et les taureaux et les dromadaires aussi. . . 
Et triomphant dans sa hideuse déraison. . . 
Gomme des merles dans l'épaisseur des buissons*. 

La suppression des césures, dans un vers, y supprime 
le rythme : cette citation le prouve. Or, qu'est-ce qu'un 
vers dépourvu de rythme? Malgré la rime, ce n'est 
qu'une ligne de prose. Ces vers, il est vrai, n'existent 
qu'à l'état d'exception dans les œuvres d'où ils sont ex- 
traits; mais les exceptions mêmes ont l'inconvénient de 
provoquer et d'autoriser l'imitation. 

Ce que les romantiques ont le plus fidèlement retenu 
et pratiqué des leçons du maître, c'est le soin et la re- 
cherche de la rime riche. Cette préférence passionnée, 
exclusive, pour les sonorités éclatantes est devenue chez 
beaucoup d'entre eux une monomanie, un fétichisme. 

1. L'école dite « Parnassienne >» est une fraction de l'école romantique, un 
rameau du tronc principal. Elle se distingue, en général, pnr l'éclut de l.i 
couleur, par la fermeté du dessin et la précision du style. « Le vers parnas- 
sien, a dit M. Brunetière, est dense et sonore comme Tairain. >' 

2. Leconte de Lisle. — Voir d'Eichthnl. p. M. — Guyan, p. 203. 



112 DEUXIÈME PARTIE. 'i 

On ne s'est pas contenté des consonnances formées par I 

deux finales complètes, avec la consonne d'appui; on a 
recommandé, sinon exigé, des rimes « opulentes et pit- 
toresques » , c'est-à-dire celles qui comprennent plusieurs 
syllabes, même des mots entiers, et nous présentent des 
désinences extraordinaires, imprévues, pleines de sur- ( 

prises, où l'identité du son contraste avec l'extrême i 

différence du sens ^ . Par une conséquence inévitable, on 
s'est exagéré l'importance de la rime au point d'y sacri- 
fier tout le reste. « On n'entend dans un vers que le 
mot qui est à la rime, dit Théodore de Banville, et ce 
mot est le seul qui travaille à produire l'effet voulu par 
le poète. La rime est l'unique harmonie du vers et elle 
est tout le vers. » Puisque le vers se résume dans une 
rime, le génie poétique consiste à choisir la rime ; la 
rime n'a pas à s'inquiéter d'être d'accord avec la raison : 
c'est elle qui est toute raison, comme elle est toute 
poésie; elle les contient en soi l'une et l'autre et fait 
corps avec elles. « Trouver la rime est un don surna- 
turel et divin ; l'imagination de la rime est, entre toutes, 
la qualité qui constitue le poète ^. » 

Ainsi, selon le romantisme de la seconde époque, on 
naît rimeur, et c'est à ce signe que se reconnaît l'ascen- 
dant des vocations véritables, la vertu magique des ta- 
lents privilégiés, qu'une influence d'en haut a touchés 
et qui vont à la gloire sous le rayonnement d'une 
mystérieuse étoile. Rien de plus simple que l'éducation 
du génie de la rime. Elle tient dans cet unique con- 
seil : meublez votre mémoire d'une large provision 
de mots. « Je vous ordonne de lire, le plus qu'il vous 
sera possible, des dictionnaires, des encyclopédies, des 
ouvrages techniques, traitant de tous les métiers et de 
toutes les sciences spéciales, des catalogues de librairie 
et des catalogues de ventes, des livrets des musées, 
enfin tous les livres qui pourront augmenter le réper- 
toire des mots que vous savez et vous renseigner sur 
leur acception exacte, propre ou figurée. Une fois votre 
tête ainsi garnie, vous serez bien armé pour trouver la 



nme'. » 



1. Théodore de Banville, p. 4S, 56, 57, 75. 

2. De Banville, p. 47. 

3. IJ., p. 73. 



LA STRUCTURE INTÉRIKURB DU VERS FUANÇAIS. H3 

Quand l'inspiration a révélé au poète les rimes qui 
conviennent à son sujet, il reste à les relier, à les 
ajuster entre elles par des pensées : c'est ce que les an- 
ciennes poétiques appelaient dédaigneusement « le rem- 
plissage et les chevilles ». Le mot de « chevilles » ne 
fait pas peur à Théodore de Banville, ni aux théoriciens 
de son école; loin de l'excuser et de demander sa grâce, 
ils le relèvent fièrement et l'érigent en précepte. « Dès 
que le poète s'est rendu compte de ses visions et a 
choisi ses rimes, tout ce qui n'a pas été trouvé et révélé 
ainsi, c'est-à-dire la soudure, ce que le poète doit ra- 
jouter pour boucher les trous avec sa main d'artiste et 
d'ouvrier, est ce qu'on appelle les chevilles. Il y a tou- 
jours des chevilles dans tous les poèmes; ceux qui nous 
conseillent ai éviter les chevilles me feraient plaisir 
d'attacher deux planches l'une à l'autre au moyen de la 
pensée, ou de lier ensemble deux barres de fer en rem- 
plaçant la vis par la conciliation. Bien plus, il y a autant 
de chevilles dans un bon poème que dans un mauvais. 
Toute la différence, c'est que les chevilles des mauvais 
poètes sont placées bêtement, tandis que celles des bons 
poètes sont des miracles d'invention et d'ingéniosité. 
C'est par une ironie à la troisième puissance que Musset 
a dit, sachant bien qu'il ne serait compris que des 
initiés : 

Le dernier des humains est celui qui clieville. 

[Poésies nouvelles^ Après une lecture.) 

Musset a pensé, a voulu dire, a dit pour ceux qui 
savent lire : « le dernier des humains est celui qui pose 
ses chevilles bêlement et qui les rsthote maV , » — Tout 
dépend de la délicatesse du coup de rabot. 

11 peut être intéressant et non déplacé d'emprunter 
quelques exemples de belles rimes à l'auteur même de 
ceé hardis paradoxes, prodigués avec un brio, avec 
une verve de sincérité et de belle humeur qui désarme- 
raient le lecteur le plus classique, et qui du moins 
ont le mérite de se faire lire jusqu'au bout. Ouvrons 
l'un de ses recueils poétiques les plus récents, intitulé 
Nous tous^. 

1. De Banyille, p. 61,62. 

2. Septembre 1883. — Mars 188 i. 



114 DKUXIÈMK l'AIlTlE. 

Chose éloiinanlc! Dans ce ti-osor de rimes riches 
s'est glissé quelles rimes insuflisantes et de n 
aloi, où manque l'indispensable consonne dappui. 
Toutes les poétiques les approuveraient, mais le Petit 
Traité de M. de Banville les condamne formellement : 
u sans consonne d'appui, pas de rime, et par conséquent 
pas de poésie'. » 



Nous voyoQS irioniplicr In ligne. 
Sort, que de crimes tu perpèlres! 
It est liai le chant iju cygne : 
La parole est aax géomèires, 

Voili'i, soit dit en passant, une liberté de plus, qui est 
due au jeune romantisme : suppression de la loi de Tal- 
tornance des rimes masculines et des rimes féminines. 
Les exemples, d'ailleurs, en sont rares. Cette imperfec- 
tion exceptionnelle de quelques finales médiocres dis- 
paraît sous l'éclat des consonances irréprochables dont 
toutes les pages du recueil sont remplies. 

SÉINCB DE nÉCElTlO.N A l'aCADÉHIE 

C'est là que les Tiiiseurs de vers 
Et que les ciierclieurs de microbes 
Peuvent tourner leurs regards vers 
Uq lu se éblouissant de robes. 

La rime riche s'éclipse devant la rime opulente, rime 
à double et triple couronne, comme l'appelaient les ri- 
nieurs du quinzième siècle; celle-ci pâlit A son tour de- 
vant la rime k la fois opulente et pittoresque qui met 
en opposition des polysyllabes entiers dont la significa- 
tion, très diverse, formant contraste avec l'identité du 
son, produit un calembour. 



K 



Et qu'alors le poète eu Qamme 

Reite orateur; 
% n'allons pas chez cet lofùme 

Rcitaiirateur. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. H5 

Dans la poétique de M. de Banville, la rime-calem- 
bour est la perfection même, Tidéal réalisé. 

Quand le rimeur a pour unique souci de faire un sort 
à ses désinences et de vérifier le diapason des sonorités, 
que lui importent L pensée, le style, la place de la 
césure, le repos ae l'hémistiche et toutes les lois protec- 
trices de rharmonie du vers? Nous savons bien que les 
amis et les successeurs de Victor Hugo étaient trop 
vraiment poètes pour suivre jusqu'au bout le prosaïsme 
des conséquences logiques de leurs paradoxes : ils 
n'ont rien poussç à l'extrême; ils respectent, en géné- 
ral, l'intégrité des éléments essentiels du vers, clas- 
sique ou romantique. D'autres sont venus, à leur tour, 
qui ont pris plus au sérieux ces saillies paradoxales et 
ces caprices d'irrégularité. Ce qui, chez les roman- 
tiques, n'était qu'une fantaisie individuelle et passa- 
gère, est devenu chez eux un principe, s'est développé 
en programme et transformé en système. Les plus an- 
ciens exemples du vers décadent sont dus à l'initiative 
romantique. 

M. Sully Prudhomme, dans ses Réflexions sur Vart 
des vers, a fort bien signalé les causes et les origines 
de cette dernière tentative dont les groupes symbolistes 
ont pris la direction. C'est, dit-il, l'impatience, natu- 
relle aux jeunes, de faire mieux et autrement que leurs 
devanciers ; c'est aussi le dessein arrêté de percer à 
tout prix, malgré l'obstacle redoutable que leur op- 
pose la concurrence des talents établis : voilà d'où est 
partie la première impulsion. D'autres mobiles moins 
personnels, et d'un ordre plus élevé, ont poussé les 
talents nouveaux à rajeunir un instrument d'expres- 
sion usé sous l'effort de tant de mains habiles et puis- 
santes : on a tourmenté les cordes fatiguées de la lyre 
française, pour en tirer des sons non encore entendus, 
au risque de la fausser et de la briser, en déconcertant 
l'oreille par des vers étranges, inacceptables. De cet 
ensemble, très mêlé, de vues et d'ambitions particu- 
lières, éparses ou concertées, de cet emportement des 
libertés individuelles, il est résulté, dans les régions où 
la jeune poésie s'épanouit, un état général d'anarchie. 
Chaque débutant, en pleine indépendance, rejette l'au- 
torité, quelle qu'elle soit et sous quoique nom qu'elle 



116 DEUXIÈME PARTIE. 

se présente, ancienne ou moderne, étrangère au groupe 
dont il fait partie, ou émanant de l'école même dont il 
se réclame : il ne relève que de soi et dogmatise pour 
son compte personnel. « 11 fait table rase pour édifier 
sa chapelle, et se déclare seul en possession de la 
vérité ; mais la formule de ses principes est simple- 
ment celle de son tempérament*. » 

La théorie du vers décadent est donc fondée sur le 
principe de l'absolue liberté du poète. Ce principe se 
traduit généralement en un certain nombre de for- 
mules qui donnent à ce vers sa marque propre et le 
distinguent des types antérieurs du vers français. Voici 
un aperçu de la nouvelle poétique : i** suppression 
systématique de la césure et du repos obligatoire, 
quelle qu'en soit la place ; 2° abolition de la règle qui 
interdit le rejet et l'enjambement; 3" tendance à per- 
mettre l'hiatus ; 4" suppression du nombre fixe et dé- 
terminé des syllabes dans le vers; la longueur du vers 
peut varier au gré du versificateur ; 5*^ la rime est con- 
servée ; mais l'alternance des rimes masculines et des 
rimes féminines est d'usage libre et non obligatoire. 
Dans cette théorie, faite de négations, la rime seule 
subsiste; encore faut-il ajouter que certains groupes la 
négligent volontiers ; ils la suppriment ou la rempla- 
cent, comme au moyen âge, par une assonance^. Ce 
qui reste, ce sont des vers sans rythme, des vers « in- 
vertébrés», comme dit M. Brunetière, des vers « poly- 
morphes», comme les qualifient leurs auteurs eux- 
mêmes, et qu'on appellerait plus exactement « amor- 
phes'*», simples lignes de prose, distinguées entre 
elles, pour l'œil seul, par la disposition typogra- 
phique. On écrit, dans la nouvelle école, des vers tels 
que ceux-ci : 

J'ai déchaîné des sangliers parmi les fleurs. . . 

Survient la nuit victorieuse des prestiges.. . 

Toi tu dors, mais ne soupçonnant larmes ni vœux. . . 

Elle songe sous l'ironique crépuscule. . . 

Une sueur diamante ses cheveux lourds. . . 



1. Pages 10-15. 

2. K La rime, très distante, ou même tout à fait absente par intermittence, 
ne joue plus qu'un très faible rôle. » — D'Eichthal, p. 50. 

3. Polymorphes, à forme changeante. — Amorphes, sans forme. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. il7 

Mais de l'aulomne renaîtra Tété plus beau, . . 
Toi pour qui le glaive rutile et la nef rame*. . . 

Voilà le vers décadent, le type récent du vers français, 
opposé au vers de Racine et au vers de Victor Hugo. 
Le triomphe des écoles récentes les plus avancées, dit 
M. Sully Prudhomme, ne laisserait rien debout de ce 
qui jusqu'à présent a été considéré comme distinguant, 
pour Toreille, les vers de la prose. Dans leurs poèmes, 
il faut s'en remettre à l'œil pour discerner si un membre 
de phrase est un vers ou un fragment de prose, selon 
qu'il est isolé du reste de la phrase et mis en vedette, 
ou qu'il y demeure incorporé. Ainsi l'évolution his- 
torique du vers, après tous les essais progressifs qui 
ont élaboré cette forme du langage, aboutirait à dis- 
loquer et détruire tout à coup son oeuvre même au gré 
de fantaisies individuelles*. » 

A côté de ces innovations destructives, il y a, dans 
la poétique de la jeune école une intention de créer 
quelque chose. Il s'agirait de remplacer le rythme an- 
cien par un nouveau développement des ressources 
harmoniques de la langue, c'est-à-dire par certaines 
combinaisons de voyelles ou de consonnes, destinées à 
produire, sur des points déterminés, de puissants effets 
d'expression musicale. Si nous comprenons bien la 
pensée des initiateurs du progrès décadent, cette vir- 
tuosité nouvelle consisterait tout simplement dans un 
emploi plus hardi de ces rappels de sonorité et de ces 
redoublements de lettres que l'ancienne poétique dé- 
signait sous le nom «d'harmonie imitative et d'alli- 
tération' ». L'aphorisme suivant de l'un des maîtres de 
la doctrine peut-il avoir un autre sens? « Le vers libre, 
au lieu d'être comme l'ancien vers, coupé par des 
césures régulières, doit exister en lui-même par des 
allitérations de voyelles et de consonnes parentes*.» 
Mais qui ne sait que ces allitérations, ces rencontres 
et ces répétitions préméditées des mêmes consonnes 

1. Voir d'Eichlhal, p. 44 et 53. — Guyan, p. 203 et 20i. 

2. Page 16. 

3. L\illitération consiste à répéter ou opposer plusieurs fois la même on 
les mêmes lettres. (Du latia ad et Ulteram; lettre contre lettre.) — Sur ce 
mot, voir p. 13. 

4. D'Ei-hlhal, p. 49. 



il8 DKUXIÈMK PARTIE. 

et des mêmes voyelles ont toujours été le procédé in- 
stinctif des poésies primitives et semi-barbares? Nous 
l'avons trouvé dans les vers saturniens, au temps de 
Numa et d'Ancus Martius; on le retrouve à la hn de 
Tempire dans les cantilènes tudesques qu'on déclamait, 
en s'accompagnant de la harpe, à la cour des rois et 
des seigneurs francs du sixième siècle. Un bel esprit 
de la décadence romaine, l'Italien Kortunat, courtisan 
de Frédégonde et de Brunehaut, nous a conservé le 
souvenir de ces élégances germaniques, en s'égayant 
à les imiter, dans ses distiques latins, pour plaire à des 
rois qui s'appelaient Ghildebert et Ghilpéric. Voici un 
court fragment de ces imitations. Il pourrait se passer 
de traduction; car il s'agit d'apprécier, non ce qu'il 
dit, mais comment il résonne. C'est le son qui importe, 
et non le sens. 

. . . Qui caput es capitum, Vir, capitalo bonum î 
Primus et a primis, prior et primoribus ipsis, 
Qui potes ipse potens, quem juvat omnipotens. : . 
Florum flos, florens florea, flore fluens*. . . 

Existe-t-il une bien grande différence entre ces alli- 
térations du sixième siècle et celles qui sont devenues 
«incessantes et souvent fatigantes*» chez les nouveaux 
poètes? 

Une suprême opale ^ opaline et pâlie. . . 

Et la dame, en tristesse, a cueilli l'ancolie^. 

Pour faire accepter, en échange du rythme vieilli 
et détruit, ces « ressources harmoniques, » il faudra 
d'abord que « les instincts acoustiques » se soient 
modifiés, et que l'oreille civilisée redevienne barbare ; 
car on ne doit pas oublier qu'une allitération dont on 
abuse est «parente», comme disent les décadents, 

1. Epitre à Childebert II. — Voir \ Histoire de la littérature française au 
moyen âge (Eugène Belin), t. U, p. 188, deuxième édilion. — Traduction libre : 
« Toi qui es le chef des chefs, Héros, notre bien principal et capital ! Tu es 
le premier, issu des premiers, le premier par dessus les premiers! Tu peux 
tout, par ta puissance et par l'aide du Tout puissant. Fleur des fleurs, par- 
terre florissant, inondé de fleurs. » 

2. D'Eichthal, p. 49 et 50. 

3. Id. — L'ancoiie désigne Tnquilégie vulgaire {aquilegia), dite aussi herbe 
de lion, ancolie des jardins (f^iltré). 



LA STRUCTURE INTÉRIKURK DU VERS FRANÇAIS. H9 

d'une simple cacophonie. Changer entièrement les ha- 
bitudes de l'oreille française est une première néces- 
sité qui s'impose. Gela n'est pas pour décourager nos 
poètes ; ils se flattent de vaincre les résistances, et 
leur confiance dans le succès à venir est fondée sur cet 
espoir. 

Nous reviendrons, un peu plus loin, sur ce sujet. 
Nous examinerons, dans un chapitre spécial, la ques- 
tion, devenue très importante, de l'assonance et de 
l'allitération. 



CHAPITRE IV 

L'élision. — Les régules classiques et les libertés 

du moyen lig^e. 

Expose des règles classiques sur Télision. — L'élision clans 
l'intérieur des mots et à la lin des mots. — Observation sur 
Tclision du pronom le tonique, devant une voyelle initiale. — 
Les libertés du moyen âge : Te muet final devant une con- 
sonne. — L'e muet a Tintérieur des mots. — L'e muet final 
devant une voyelle. — Singularités de Fusage ancien. — Quel 
était l'effet du t étymologique sur Tclision de l'e muet final? 
— L'emploi du t euphonique a-t-il été connu du moyen âge? 

Il y a deux sortes d'élision : l'une intérieure, l'autre 
extérieure. La première se fait au milieu même des 
mots par une contraction ou synerèse ' qui supprime, 
dans la prononciation et dans la mesure du vers, un e 
muet précédé d'une autre voyelle ou d'une diphtongue. 
Exemple : 

Celui qui, suspendant les heures fugitives, 
Oubliej^aU que le temps coule encor sur ces rives. . . 
(Lamartine, Nouvelles méditations, Ischia,) 

La seconde élision se produit à la fin d'un mot, lorsque 



1. Mot tiré du grec auvaipiat;, subslanlif verbal de «ruvatptTv. prendre 
ensemble, ramasser, contracter, resserrer. 



120 DEUXIÈME PAKTIE. 

Ve muet qui termine ce mot rencontre une voyelle qui 
commence le mot suivant : 

Il s'élève, il retombe, il renaît, il expire. 

(Lamartine, ibid,) 

Outre Ye muet, les voyelles a et i sont quelquefois 
élidées à la fin d'un mot; mais, dans le français mo- 
derne, l'article la et la conjonction si sont à peu 
près les seuls mots où se rencontrent, ces élisions : 
Vannée^ s'il dit. 

Nous allons tout d'abord résumer les règles clas- 
siques de l'élision intérieure et extérieure ; puis nous 
placerons en regard de l'usage actuel et correct l'usage 
ancien. 



Règles classiques de rélision. 

1° Elision a l'intériel'r dks mots. — Cette élision 
se produit au milieu d'un certain nombre de mots, 
dérivés pour la plupart du latin classique ou du latin 
populaire, et dans lesquels se trouve un e muet, ayant 
presque toujours pour origine une voyelle a qui ap- 
partenait aux mots latins d'où sont sortis ces mots 
français. Tels sont les substantifs suivants, terminés 
en ment, et qui ne comptent que trois syllabes : dé- 
vouement, dénuement, enjouement, ondoiement, ral- 
liement, aboiement, engouement, reniement, tutoie- 
ment, bégaiement, paiement; tels sont aussi certains 
substantifs dissyllabiques terminés, en erie : tuerie, 
crierie, féerie, soierie. A ces substantifs ajoutons les 
futurs et les conditionnels de certains verbes : louerai, 
prierai, paierai, avouerai, envierai, dont les trois pre- 
miers sont dissyllabiques et les deux derniers n'ont que 
trois syllabes. En effet, cet e muet, ainsi placé, et qui 
ne se prononce pas, n'augmente en rien le nombre 
des syllabes du mot : il se fait, nous l'avons dit, une 
contraction qui réunit cet e muet à la voyelle ou à la 
diphtongue précédente, de manière à les confondre 



LA STRUCTURK INTÉlUJailK DU VERS FRANÇAIS. 121 

dans une syllabe unique, sensiblement allongée par 
cette réunion. 

C'est là, tout haut du moins, ce qu'il n'avouera pas. 

(BOII.EAII.) 

Notre si vie languit dans un remerciement. 

(ID.) 

Avant la fin du jour vous me justifierez. 

(Racine.) 

Que tout autre que lui me paierait de sa vie. 

(Racine*.) 

Une contraction du même g-enre élide ou supprime, 
dans la prononciation et dans la mesure des vers, Ve 
muet des finales en aient, qui appartiennent à certains 
temps des verbes, et celui de la finale en ient du sub- 
jonctif pluriel soient. Il en est de même pour la troi- 
sième personne du pluriel aient^ dans le verbe avoir. 
Toutes ces finales sont monosyllabiques et, placées à 
la fin d'un vers, donnent des rimes masculines. C'est 
ce que nous avons expliqué dans le chapitre premier 
de cette deuxième partie*. 

L'usage, que la règle autorise pour certains verbes 
Spécialement désignés, peut-il s'étendre par analogie, 
et s'appliquera d'autres verbes qui nous présentent des 
fmales semblables où Ve muet ne se prononce pas? 
Pourrait-on, par exemple, transformer en monosyl- 
labes voient et croient qui se prononcent comme soient y 
et le pluriel fuient qui sonne comme le singulier fuit? 
Est-il permis d'y supprimer, par contraction, Ve muet 
dans la mesure des vers? Nous renvoyons également 
aux observations déjà faites sur cette question dans le 
même chapitre'. 

Il y aurait, peut-être, quelque sévérité à blâmer 
comme incorrects les vers suivants, où l'on s'est écarté 
de la règle en se fondant sur une raison très sérieuse 
d'analogie : 

Tu seras seul aussi, mes laquais ne voient rien. 

(A. DE Musset, Poésies nouvelles, 195.) 

1. Vers cités par Quijlierat, p. 63-ôi. 

2. Page 45. 

3. Page 46. 

AUBKRTIX. — VERSIFIC. rilANC:. 



122 DEUXIÈME PARTIE. 

Avant que tu n'aies mis la maiu à ta massue. 

(V. HuGO^) 

2® Elision extérieure : h'e muet final devant une 

VOYELLE INITIALE. PREMIERE REGLE. Au lieU dc SC 

trouver au milieu du mot, comme dans les exemples 
précédents, Ve muet peut être placé à la fin, et y ren- 
contrer la voyelle initiale d'un autre mot. Alors, il y a 
élision; Ye muet final s'efface devant la voyelle qui 
commence le mot suivant : 

Tendre au pauvre qui pas^c un morceau de son pain. 
(Lamartine, Nouvelles Méditations, les Préludes.) 

Dans un vers classique ou moderne, un e muet final est 
nécessairement élidé par la voyelle initiale du mot qui 
le suit; il ne peut subsister et se maintenir en présence 
de cette* voyelle. Il s'élide même dans des cas où une 
forte ponctuation sépare les deux voyelles^ finale et 
initiale, ou quand le dialogue s'échange entre divers 
personnages : 

Non, vous diS'je, on devrait châtier sans pitié 
Ce commerce honteux de semblants d'amitié. 

(Molière, le Misanthrope, a. I, se. ii.) 

BOXANE 

— Achève, parle. 

BAJAZET 

O ciel î Que ne puis-je parler ! 
(Racine, Dajazet, a. II, se. i.) 

L'A initiale, quand elle n'est pas aspirée, est assi- 
milée à une voyelle et n'empêche pas l'élision. Mais 
l'élision n'a pas lieu quand l'A initiale est aspirée ; 
cette A fait l'office d'une consonne. Voici des vers où 
l'A est tantôt muette, et tantôt aspirée : 

La mort vole au hasard dans V horrible carrière; 
I/un périt tout entier; Tautre sur la poussière. 
Gomme un tronc dont la hache a coupé les rameaux, 
De ses membres épars volt voler les lambeaux, 
Et se traînant encor sur la terre humectée, 
Marque en ruisseaux de sang sa trace ensanglantée. 

(Lamartine, les Préludes,) 

1. Vers cités parTobler, p. 44. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 123 

Comme Vh aspirée se fait assez peu entendre et ne 
se distingue pas toujours de Vh muette, surtout dans le 
langage familier, il arrive que les poètes s'y trompent 
quelquefois, ou du moins ne sont pas empêchés, même 
par l'A aspirée, d'élider Ve muet final du mot pré- 
cédent : 

Je meurs au moins sans être haï de vous. 

(Voltaire, Enfant prodigue, a. III, se. iv.) 

Deuxiè:me règle. — Lorsque Ve muet fînial est pré- 
cédé, dans le même mot, d'une autre voyelle, qui est 
tonique, comme dans épée^ rue, jalousie, tue, rallie^ 
s'écrie, etc., cet e muet ne peut compter pour une 
syllabe, ni trouver place dans l'intérieur d'un vers, à 
moins d'être élidé. Il est donc nécessaire de le faire 
suivre d'un mot qui commence par une voyelle : 

vallons paternels, doux champs, humble chaumière, 
Au bord penchant des bois suspendue aux coteaux. , . 
Voir les fleurs du vallon sous la rosée éclore. 

(Lamartine, les Préludes.) 

Par conséquent, des formes plurielles, comme les 
épées, les rues, ils jouent, ils tuent, et autres terminai- 
sons pareilles, où Ve muet, protégé par des consonnes, 
ne peut s'élider, doivent être rejetées de l'intérieur du 
vers, et ne trouvent place qu'à la fin, en qualité de rimes 
féminines. C'est celte règle qui défend d'assimiler aux 
formes monosyllabiques des subjonctifs aient et soient, 
ainsi qu'aux terminaisons en aient des imparfaits et 
des conditionnels, les finales en ent de certains verbes, 
qui, dans le corps du mot, sont précédées d'une voyelle 
tonique, par exemple : voient, croient, prient, sup- 
plient, rallient, crient, justifient, tuent, concluent, 
noient, emploient, etc. Nous avons dit pourquoi il nous 
semble juste de tempérer la rigueur de la règle par 
quelques exceptions ' : mais, selon la doctrine classique, 
ces finales ne peuvent figurer dans l'intérieur des vers, 
ni sous forme de dissyllabes, ni contractées en mono- 
syllabes. Aussi a-t-on blâmé avec raison les exemples 
suivants empruntés à des poètes du dix-septième siècle 

1. Pages 45. -16. 



124 DEUXIÈME PARTIE. 

qui, se conformant aux habitudes d'une versification 
surannée et aux usages de la prononciation courante, 
ont admis dans le corps du vers, et compté pour une 
syllabe, Ve muet final placé après une voyelle tonique, 
soit seul, soit accompagné de consonnes : 

Le droit de Tépée 
Justifie César et condamne Pompée. 

(Corneille, Pompée, a. I, se. i.) 

Comme toutes les deux jouent leurs personnages. 

(Id., Suite du Menteur, a. III, se. m.) 

Les sœurs crient miracle. 

(II)., Médée, a, I, se. i.) 

— Noyent le souvenir de leur vieille querelle. • . 

(RoTRou, Sosies, a. III, se. v.) 

— La partie brutale alors veut prendre empire 
Dessus la sensitive. 

(Molière, Dépit amoureux, a. IV, se. ii.) 

Ils ci'oyent que tout cède à leur perruque blonde. 

(II)., Ecole des Maris, a. III, se. vrii'.) 

Molière a dit aussi, à tort : 

Mais elle bat ses gens et ne les paye point. 

(Le Misanthrope, a. III, se. v.) 

Le pluriel de ce verbe, écrit et prononcé selon 
Tusage moderne, paient, pourrait, ce nous semble, 
former un monosyllabe, sur le modèle du subjonctif 
aient, et se placer dans Tintérieur d'un vers. Quant au 
substantif paiement, qui a remplacé « payement », il 
élide et contracte \e muet qui suit l'i tonique, comme 
remerciement et d'autres mots pareils; il est dissyl- 
labique et se place dans le vers, à volonté. 

Quand Ye muet final forme la syllabe atone d'une 
rime féminine, peu importe que le vers suivant com- 
mence par une consonne; c'est le seul cas où il n'ait 
pas besoin d'être élidé, même lorsqu'il y a continuité 
aans le sens. La finale atone d'une rime féminine est 
une syllabe superflue et qui ne compte pas. Suivie 
d'une consonne initiale dans le second vers, elle ne 

1. Vers cités par Tobler, p. 50. 




LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 12» 

trouble pas le rythme, parce qu'elle n'entre pas dans la 
mesure. Elidée ou non, elle reste en dehors. 

Vous la verrez, seigneur; Bérénice est instruite 
Que vous voulez ici la voir seule et sans suite; 
La reine, d'un regard, a daigué m'avertir 
Qu*à votre empressement elle allait consentir. 

(Racine, Bérénice, a. I. se. i.) 

Dans Texclamation aïe, Ve muet final doit être élidé : 

Aïe! aïe! à l'aide ! au meurtre! au secours! on m'assomme. 

(Molière.) 

Pour se dispenser de l'élision, les poètes écrivent 
(quelquefois ce mot ay : 

Ay! ce malheur me rend un favorable office. 

(GOHNEILLE.) 

Il est d'autres mots devant lesquels l'élision de Ye 
muet final ne se fait pas toujours, bien qu'ils com- 
mencent par une voyelle. Exemple : onze, onziènie, 
ouate, oui. Ces voyelles et ces diphtonf^ues sont en 
quelque sorte aspirées. Les poètes, lorsqu'ils emploient 
ces mots, élident ou n'élident pas, selon leur conve- 
nance, Ve muet final du mot qui précède : c'est une 
clision facultative. On trouve chez quelques-uns l'o/i- 
ziènie. Dans ce vers d'Emile Augier, l'élision a lieu de- 
vant onze : 

Plaignons-la. — Non c'est moi qu'il faut plaindre. — Onze, 

[douze * . 
[Gabrielle^ a. II, se. iv.) 

Molière, le plus souvent, n'élide pas l'e muet devant 
oui, ouais : 

Querelle? — oui, querelle, et bien avant poussée. . . 
Eli! non, mon père, — Ouais? Qu'est-ce donc que ceci? 

On pourrait supposer dans ces passages la pronon- 
ciation dissyllabique ou-i, ou-ais, encore usuelle au 
seizième siècle; mais il faut remarquer que partout 
ailleurs, dans Molière, ces deux mots sont monosyllabes. 

1. Tobler, p. 62-03. — Qaicherat, p. 61. * 



12() DEUXIÈME PARTIE. 

Ajoutons qu'il est des cas nombreux où ce poète élide 
Ye muet final dans oui et ouais : 

Noire sœur est folle, oui, — Gela croît tous les jours ^ . 

Tobler cite d'autres exemples, tirés de Molière, qui 
suggèrent les mêmes remarques et aboutissent à la 
même conclusion. Vers où Ye muet final n'est pas élidé 
devant oui : 

Quoi! de ma fille ? — Oui. Clitandre en est charmé. . . 

(Femmes savantes^ a. II., se. in.) 

Vers où Ye muet est élidé : 

Il n'importe. Qu'en tends-je.?' — Oui, c'est là le mystère. . . 

(Ecole des Femmes, a. V, se. vu.) 

3® Observations sur l'élision des pronoms accentués. 
^— Bon nombre de mots et de particules monosylla- 
biques, pronoms, articles, adverbes, prépositions et 
conjonctions, atones par nature, deviennent parfois ac- 
centués, ou toniques, par position, lorsque la pensée 
exprimée leur attribue une importance qu'ils n'ont pas 
le plus souvent. Dans ce cas, s'ils contiennent un e final, 
doit-on l'élider, comme s'ils étaient atones? Assuré- 
ment non. La voyelle d'une syllabe tonique ne doit 
jamais être supprimée par l'élision. Ces mots devenus 
accentués ne peuvent être placés dans le vers que de- 
vant un mot commençant par une consonne. Prenons 
pour exemple le pronom /e, fréquemment employé en 
poésie, comme atone et comme accentué. Dans ces 
deux vers, 

Le roi promit alors de le récompenser. . . 

Et ne pouvcz-vous pas d'un mot l'exterminer? 

(Esther, a. Il, se. i.) 

le est atone, et se prête à l'élision. Il est accentué 
dans cet autre vers, et Ye final ne pourrait être élidé 
sans produire un hiatus : 

Laissez-/^ s'applaudir d'un triomphe frivole. 

(Ihid., se. 11.) 

1. Souiian, la Versification de Molière, p. 10. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 127 

La même remarque s'applique à ces monosyllabes de 
même espèce, yV, te, ce, ordinairement atones, et accen- 
tués par exception. Ces pronoms, comme le pronom 
le, lorsqu'ils sont marqués d'un accent tonique, peu- 
vent se placer à la césure : 

Eh bien ! achève-fe; voilà ce coup tout prêt. 

(ROTROU.) 

— Non que pour ce de rien moins je le prisé. 

(PiRON.) 

— Je devrais sur l'autel où ta main sacrifie 

Te,, , Mais du prix qu'où m'offre il faut me contenter. 

(Athalie, a. V, se. v.) 

On n'a pas toujours compris la différence, cependant 
très sensible, qui existe entre la forme atone et la forme 
accentuée de ces pronoms ; même à l'époque classique, 
on les a confondues, et il est résulté de cette erreur 
que des hiatus très choquants ont été commis, invo- 
lontairement, par d'excellents poètes. En voici quel- 
ques-uns : 

Mais, mon petit monsieur, prenez-/^ un peu moins haut. 

(Molière.) 

— Du titre de clément, rendez-/^ ambitieux. 

(L\ Fontaine.) 

— Laissez-/e au moins ignorer que c'est vous. 

(Voltaire, l'Enfant prodigue, a. IV, se. m.) 

— Plaignez-/^, il vous offense, il a trahi son roi. 

(Ii>., Adélaïde^, a. III, se. ni.) 

L'ensemble des règles que nous venons d'exposer ré- 
sume et représente l'usage moderne : un examen ré- 
trospectif fera connaître les libertés qui constituaient 
l'usage ancien, pendant le moyen âge et jusqu'à la fin 
du seizième siècle. 

1. Tobler, p. 6i. — Quioherat, p. 62-63. 



128 DEUXIÈME PARTIE. 



Les libertés de rélision dans la poésie française, 
au moyen âge et au seizième siècle. 

En ce qui concerne Félision, l'usage ancien a pour 
caractère principal d'être variable et indéterminé. Rien, 
alors, ni en poésie ni en prose, dans la langue ni dans 
le style, comme dans l'art de versifier, ne pouvait 
prenare une forme définitive. Les terminaisons étaient 
incertaines ; l'idiome national, partagé en dialectes, se 
modifiait sans cesse; d'une province à l'autre, la pro- 
nonciation des mots différait, comme l'orthographe. 
La liberté du poète était à l'aise au milieu de l'incohé- 
rence générale. Rappelons d'abord que Ye muet, qui 
est la matière ordinaire de l'élision, peut être consi- 
déré dans trois positions très distinctes : au milieu ou 
la fin des mots, devant une consonne, ou devant une 
voyelle initiale. Attachons-nous à cet ordre que nous 
avons déjà suivi, et sur chacun de ces trois points 
examinons l'usage ancien et ses variations. 

1** L'e MUET A LA FIN DES MOTS DEVANT UNE CONSONNE 

INITIALE*. — Dans la poésie du moyen âge, Ve muet à 
la fin des mots, comme à l'intérieur, forme toujours 
une syllabe, et cette syllabe compte dans la mesure du 
vers tout autant qiie si la syllabe était formée par une 
voyelle sonore ou par un é accentué. Il n'était donc pas" 
nécessaire d'élider cet e muet; il pouvait se placer, à 
tout endroit du vers, devant un mot commençant par 
une consonne : la syllabe^ composée du seul e muet, 
gardait sa valeur. Voici des octosyllabes qui sont cor- 
rects et complets, selon l'usage ancien : 

Que compagnie qu'il ëust. . . 
Ne vos conoistroie des mois . . . 
Et la plaie d'amors empire, 

(Le Chevalier au Lyo?h v. 2289, 2276, 1375.) 



1. Dans la présente section de ce chapitre, nous avons résumé et condensé 
une partie du savant travail de M. Tobler sur la versiûcation du moyen âge, 
eu nous appliquant à le simplifier et à l'éclaircir. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 129 

Ue muet forme, ici, la cinquième, ou la sixième, ou 
la quatrième syllabe. Il en est de même quand Ve muet 
final est accompagné d'une ou de plusieurs consonnes : 

Les meslée^ et les estorz. . . 
Estoienf luit entalenté * . . . 

(Le Chevalier au Lyon, v. 2232, 2328.) 

Dans le premier vers, Ve muet forme la quatrième 
syllabe ; dans le second, il est à la troisième. 

En opposition à cette remarque, d'autres exemples, 
plus rares il est vrai, nous montrent, dès le quatorzième 
siècle et même plus tôt, Ve muet final contracté avec 
la voyelle tonique qui le précède, ou tout simplement 
supprimé, cesser de former une syllabe à part : 

Qu'a un autre de li seront baillia les clés*. 

[Gaufrey, v. 63.) 

Baillies ne compte, ici, que pour deux syllabes ; la 
finale muette es se contracte avec Vi tonique. On trouve 
aussi isLue comme monosyllabe ; Ve muet final est sup- 

f)rimé dans le compte des syllabes de ce vers octosyl- 
abique : 

Abati Viaue maisons et caves. 

(Barbazan et Méon, h, 235, 276.) 

De même, on trouve de bonne heure, c'est-à-dire dans 
des manuscrits du treizième siècle, la terminaison oie 
des imparfaits remplacée par oi^ ou considérée comme 
monosyllabe quand on lui conserve sa forme ordinaire. 

Mais s'il estre pooit, {çe voldrot plus privé'. 

(Poème moral, Hecueil de Paul Meyer, 20, 163.) 

Mieus me vorote conjbatre a lui qu'a cez meschiuis*. 

(^Hugues Capet^ v. 70.) 



1. En français moderne : « Les mêlées et les combats... Ils étaient tous 
désireux, etc.. » 

2. « Qu'à un autre que lui seront confiées les clefs. » 

3. u Mais, s'il était possible, je le voudrais plus familier. » 

4. u Je voudrais combattre contre lui plutôt que contre ces malheureux. » 

6. 



130 DEUXIÈME PARTIE. 

S'arot-ge bien raeslier ea ung aultre régné. 

(Hugues Capet, v. 182.) 

Il me semble que tu n'oies goûte* . . . 

(Jeban Bruyant, 32 b,) 

Dans ces vers, Ve muet final des terminaisons oie, 
oies ne compte pas dans la mesure; chacune de ces 
terminaisons est monosyllabique. 

Nous venons de voir le mot eaue, i au e employé quel- 
quefois comme monosyllabe dès le treizième siècle ; en 
revanche, nous le voyons employé comme dissyllabe, 
même au quinzième siècle : 

Vcaue benoisle effHce tout. 

(Ancien Théâtre français, I, 157.) 

Nous avons dit que le monosyllabe oi avait com- 
mencé, en plein moyen âge, à remplacer, çà et là, le dis- 
syllabe oie, oye, dans la terminaison de certains temps 
des verbes : toutefois, Tancienne forme dissyllabique se 
montre encore, au seizième siècle, dans Marot. Ce poète 
fait rimer je irouvoye avec le substantif la voye, bien 
qu'en général il préfère la terminaison oi, ois dans Tin- 
térieur du vers, h' Art poétique de Ronsard, imprimé 
en i565, recommande Temploi des vieux verbes pi- 
cards, comme voudroye, pour voudroy, aimeroye, 
diroie, fer oie. 

La terminaison en oient, de la troisième personne du 
pluriel de l'imparfait, dont la forme moderne est aient, 
comme alloient, allaient, marchaient, marchaient, etc., 
est ordinairement de deux syllabes au moyen âge, 
tandis qu'elle ne compte que pour une dans le français 
classique : elle n'a pas été inconnue, cependant, comme 
monosyllabe, à l'ancien français. Témoin ces vers : 

Et les gens de bien près qui j)f\.SBoient pour aller. . . 
Tous chis qui le weoient en esioient esbahis. 

(Hugues lOapet, y. 63 et 51.) 

Sont pareillement monosyllabiques, quelquefois et 
par exception, dans l'usage ancien, les troisièmes per- 
sonnes cfu subjonctif présent d' « être » et d' « avoir » 

1. « J'aurais bien besoin d*ètre dans un autre royaume. » — « Il me semble 
que tu n'entends rien du tout... » 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 131 

au pluriel, aient et soient^ qui presque toujours au 
moyen âge sont de deux syllabes : 

Combien qu*ils aient de sens le nom. 

(Jehan Bruyant, 28 a. Le Chemin de povreté 
et de richesse.) 

Dans cet octosyllabe, aient monosyllabique est placé 
à la césure. Ce n'est donc pas seulement au quinzième 
siècle, comme on l'a dit, qu'on a commencé à donner à 
ces terminaisons la valeur d'un monosyllabe. D'autre 
part, il se présente encore au seizième siècle des exemples 
nombreux où les subjonctifs aient et soient conservent 
la valeur dissyllabique qu'As tenaient de leur origine 
et de l'ancienne prononciation : 

1 2 

Respit ayeîît en Paradis. . . 

12 12 

Soyent blanches, soyent brunettes. 

(Villon, Grand Testament.) 

Malherbe lui-même a employé une fois soient comme 
dissyllabe. 

Jusqu'au commencement du dix-septième siècle, les 
terminaisons le, oue, we, ee, oie, ies^ aies, oies, ient, 
ent, ont été employées comme dissyllabes dans l'inté- 
rieur des vers, même quand Ve muet était accompagné 
d'une ou de plusieurs consonnes et ne pouvait s'élider : 

Après pluye vient le beau temps. 

(Roger de Colleryk, 264.) 

Que quand j'estois à Galatliée joinct. . . 

(Cl. Marot, /" Eglogiie de Virgile.) 

Afin qyx'ayes Ventrée sûre. 

(Jodelle, Eugène, a. I, se. i.) 

Et par luy la cité de Troye fut bruslée. 

(Ronsard, vir. 35.) 

S'ass/e;i^ en prélats les premiers à vos tables. 

(Régnier, Salire ii.) 

... Il n'est temple 
Dont, pour le rencontrer, je n'aî/e fait le tour. 

(RoTROo^ Sosies, a. IV, se, i.) 

On trouve assez souvent, même au seizième siècle. 



132 DEUXIÈME PAHTIE. 

Talicienne forme des verbes où la terminaison ie se 
contracte en i ou en y : u Je pri, je supply. » 

Au moias je te supply que tu me réconfortes. 

(Ronsard, Poésies choisies, 282.) 

Je pri Dieu qu*il nous garde en ce bas monde icy. 

(Règnikr, Satire VI IL) 

Ronsard, dans son Art poéti'^ue déjà cité, a donné 
une règle qui a été suivie par quelques poètes de son 
temps, et dont se sont souvenus çà et là Régnier, La 
Fontaine et Molière : il recommande de négliger, dans 
l'intérieur du vers, Ye muej, des terminaisons ee, oue, 
lie, ees, oiies, ues, et de n'en pas tenir compte dans 
la mesure du vers. On rencontre déjà, dans Roger de 
Collerye, au quinzième siècle : 

Prisée m'est une lâche fuite. . . 
Gastées ne sont point ne greslées, 

(Œuvres, p, 171 et 264.) 

Ces trois participes sont dissyllabiques ; Ye muet 
final est considéré comme nul et non avenu. Voici des 
exemples plus récents : 

A veued'œil mon teint jaunissoit. 

(Régnier, p. 238, édition Barthélémy.) 

Bon, jurer; ce serment vous lie-i-i\ davantage? 

(La Fontaine, Contes, le Petit Chien.) 

A la queue de nos chiens, moi seul, avec Drécar. 

(MoLiÈRB, les Fâcheux, v. 542.) 

Tous ces mots, veiie, lie, queue, sont ici monosylla- 
biques. 

Les nombreux exemples que nous venons de citer, et 
qui se rapportent tous à la valeur attribuée à Ye muet 
final par l'usage ancien, sont loin de s'accorder entre 
eux : les habitudes les plus générales sont contredites par 
des procédés tout différents. Ces incertitudes ne doivent 
pas nous surprendre ; elles étaient inévitables. Un usage, 
si répandu qu'il soit, ne peut contraindre personne à 
l'observer; il laisse entière la liberté de faire un autre 
choix. La règle seule a l'autorité suffisante pour créer 
l'obligation et pour l'imposer. 



LA STRUCTUUE IXTÉRIEURK DU VERS FRANÇAIS. 43M 
2® Ue MUET A l/lNTÉRIEUR DES MOTS. Au milicU 

des mots, le plus ancien usage comptait Ye muet pour 
une syllabe : 

Et demainent grant ciwie. 

(G, GuiART, II, V. 6537.) 

12 3 4 

Et si vos en mercieroot. 

(Le Chevalier au Lyon, v. 740.) 

Mais dès la dernière période de l'ancien français, 
c'est-à-dire dès le quatorzième siècle, les dissyllabes le, 
oue^ oie, etc., placés dans le corps des mots et y pré- 
cédant la syllabe tonique, se sont contractés et ont été 
employés comme monosyllabes. On rencontre assez 
souvent des exemples comme ceux-ci : 

Et dit que ne ^'oublira mie. 

(Barbazan et Méon, iv, 280, 138.) 

Et puis devenray nonne et priray Dieu merchi. 

(Hugues Capet, v. 199.) 

Mauvais ostel trouvai, jà n'en paierai denier. 

(Deaudoin de Sebourc, xxt, 532.) 

Paierai est dissyllabique. 

On trouve aussi, mais comme exceptions, dans des 
textes assez anciens, le futur lorai et le conditionnel 
loroye, pour « louerai » et « loueroie » , l'adverbe vraie- 
ment dissyllabique, et le substantif cririe, pour crierie. 

Mais, d'autre part, et tout au contraire, le groupe aie, 
écrit dans ce cas a^e, et prononcé comme il s'écrivait, 
se rencontre encore au seizième et au dix-septième 
siècle, ayant la valeur de deux syllabes : 

Faut-il que gayement je die. 

(JoDELLE, Eugène, a. V, se. ii.) 

Mais je vous avouerai que cette gayeté * . . . 

(Molière.) 

Si d'un peu d'amitié tu payeras mes vœux. . . 

(Ii>.) 
Tu n'en vas recevoir le juste payement. . . 

(ID.) 
1. Soariau, la Yersification de MolU're, p. 8. 



134 DKUXIÈME PARTIE. 

Que devient Ve muet dans Tusage ancien, lorsque, 
placé à la fin d'un mot^ il rencontre la voyelle initiale 
du mot suivant? 

3*^ L'e MUET FINAL DEVANT UNE VOYELLE INITIALE. 

Dans le français classique, Télision de Ve muet final 
devant une voyelle initiale est obligatoire toutes les 
fois qu'elle peut se produire : dans Tancien français, il 
est une catégorie de mots qui échappent à cette obli- 
gation. Ainsi, pour une partie des monosyllabes, Téli- 
sion est facultative, soit sans restriction, soit condi- 
tionnellement. Voici les mots pour lesquels Télision est 
facultative, sans restriction : ne (du latm nec), ce, que, 
je, //*, (article), se (du latin si), se ou si (du latin sic). 

Quant aux pronoms atones me, te, se, le, la, lors- 
qu'ils sont précédés d'un verbe, mais seulement alors, 
Télision est facultative : si, au contraire, ils le pré- 
cèdent, Télision est indispensable dans tous les cas 
où elle est possible. — Les articles le, la et de perdent 
toujours leur voyelle devant une autre voyelle mitiale. 
Ne, forme affaiblie de non, ne peut garder son e devant 
une voyelle ; dans ce cas, on remplace très souvent ne 
par une autre forme, nen, qui rend Télision inutile. Le 
pronom atone H, qu'il faut distinguer de l'article li, ne 
perd guère son i que devant le mot en. — Exemples 
d'élision facultative ; les mêmes mots tantôt élidés, 
tantôt non élidés : 

Mes a clerc ne a lai son estre ne mustra. 
— N'en vont entrer en plet, n'en respuns, ?i'en retrel *. 

[Saint Thomas, v. 845, 353.) 

Ne sni-je en vostre bail lie? 

(Rdtëbeuf, I, 323.) 

— Et /eu ta promesse me met*. 

(Méon, II, 242. 200.) 

Et si i fu messires Yvains. . . 

— 5'issirent fors de la meison*. 

[Chevalier au Lyon, v. 56 et 220.) 

1. « Mais il ne révéla son existence ni à clerc, ni à laïque;... il ne voulut 
entrer ni en contestation, ni en compte, ni en rapport. » 

2. « Ne suis-je pas sous votre garde? » — « Et je me mets sous la foi de 
ta promesse. » 

3. « Et ainsi y fut monseigneur Yvain »... — « Et ainsi ils sortirent de la 
maison. » 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 435 

Le pronon li (à lui) s'élide devant en : 

Les temples et le- front Ven froil* . . . 

(Le Chevalier au Lyon, v. 2969.) 

Exemples de Télision facultative des pronoms atones 
me, te, se, le, la, lorsqu'ils sont précécfés d'un verbe ; 

Fui, fet ele, lesse m'en pès*. 

(ld„ V. 1G47.) 

Mêlez le el siifrir. — Esguardez le en l'ur. 

(Philippe de Thaun, Compiil, v. 148.) 

— Metez /'arrière et vos avant*. 

(Barbazan et MÉON, iv, 373, 245.) 

Qui, inteiTogatif et relatif, perd souvent son i devant 
une voyelle initiale. Souvent, il est vrai, lorsqu'il est 
pronom relatif, au nominatif, il prend la forme que, 
dontl'edisparaît, nous l'avonsdit, par l'élision; maisdans 
les cas mêmes où le sens exige la forme qui, c'est-à-dire 
au nominatif interrogatif, ou au nominatif relatif sans 
mot déterminant, Télision de la voyelle finale i se fait 
quelquefois : 

Si me dites aussi qn'o moi morir vaura. 

(Ikaudoin de Sehourc, xi, 294.) 

Eureuse seroit 

QiCdi tel seignour seroit dame espouse et amie^. 

(Bastars de Buillon, v. 1246.) 

Ce sont là les particularités qui distinguent l'usage 
ancien de l'usage moderne, en matière d'élision, lorsque 
ïe muet final rencontre une voyelle initiale. En dehors 
de ces cas spéciaux Ve final s'élide, dans l'ancien fran- 
çais comme dans le français classique, devant un mot 
commençant par une voyelle. — Une dernière question 
complétera ces observations. Pendant la première pé- 
riode de l'ancien français, quel était l'effet du t étymo- 

1. « Il lui en brise les tempes et le front. « 
3. « Fuis, fait-elle, laisse-moi en paix. » 

3. « Mettez-le dans les tourments. » — « Considérez-le dans l'ours. » — 
Mettez- le derrière et vous devant. » 

4. « Ainsi, dites-moi aussi qui avec moi voudra* mourir. » — « Heureuse 
serait celle qui serait dame, épouse et amie d'un tel seigneur. » 



136 UkUXlÈME PARTIK. 

logique, sur Tclision ou la non-élision de Ve muet final 
de certaines désinences des verbes? D'autre part, le 
moyen a^e a-t-il connu Temploi du t euphonique, que 
Tusage moderne, dans les inversions, place entre la 
voyelle finale du verbe et la vovelle initiale du pronom- 
suiet du verbe, pour éviter l'hiatus? Il nous reste à 
écïaircir ces deux points. 



III 



Le t étymologique et le t euphonique dans 

Tancien français 

1° Le ^ ÉTYMOLOGIQUE. — Ou Sait que, dans les plus 
anciens monuments de la versification française, la 
troisième personne des verbes, au singulier, qui est au- 
jourd'hui en e, nous présente la terminaison ef, même 
devant un mot commençant par une consonne. C'est le 
/ du verbe latin correspondant, que ces verbes français 
ont retenu de leur origine, et que pour cette raison on 
désigne sous le nom de t étymologique : 

Florent si ueil e si gïéiet granz criz ; 

Sempres regréte^ : a Mar te portai, bels filz'. » 

(Chanson de saint Alexis ^ lxxxviii.) 

Mielz vueil morir que hontages m'ataigne/ : 
Porbien férir l'emperédre nos airwef*. 

(Chansowde Roland. — V. Constant, p. 23.) 

Ce t final se faisait-il entendre? S'il se prononçait, 
ce qui est douteux, il avait pour effet d'empêcher, de- 
vant une voyelle initiale, l'élision de Ve muet qui le pré- 
cédait. Le maintien de ce t d'origine latine dans l'ortho- 
graphe française n'était-il dû qu'à des considérations 
étymologiques, et restait-il sans action sur la pronon- 
ciation du mot? Dans ce cas, il n'empêchait pas l'élision 

1. u Ses yeux pleurent, et alors é\\e jette de grands cris; sans cesse elle 
regrè^e ; « Ah! beau fils, je l'ai porté pour mon malheur. » — « Jette « vient 
du \&t\n jactat. Quand le verbe français n'a pas de « correspondant » connu 
en latin, il prend le t final par analogie. 

8. M Mieux vaut mourir que d'être atteint par le déshonneur. C'est parce que 
nous frappons bien que l'empereur nous aime. » Vers 1089-1092. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 137 

de Ve muet, lorsque le mot suivant commençait par une 
voyelle. Ne pourrait-on pas admettre aussi que la dis- 
parition totale de ce ^ a été précédée d'une période in- 
termédiaire pendant laquelle, dans un même poème, le 
i étymologique, placé devant la voyelle initiale du mot 
suivant, tantôt a empêché Télision de Ve muet, et tantôt 
ne l'a pas empêchée? Dans le premier cas, l'ortho- 
graphe devrait le conserver; dans le second cas, mieux 
vaudrait le supprimer. Ces différentes hypothèses, bien 
qu'étudiées par de très savants maîtres, n'ont pas en- 
core été suffisamment éclaircies : il y a là un problème 
philologique qui attend sa solution. M. G. Paris, dans 
son introduction à la Vie de saint Alexis, a admis que 
le t étymologique avait encore toute sa valeur dans ce 
poème, qui paraît être de la première moitié du on- 
zième siècle ; par conséquent, il n'y a jamais élision de 
Ve muet qui précède ce t, lorsque le mot suivant com- 
mence par une voyelle : le ^ a empêché l'élision. Gomme 
exemples à l'appui, il cite ces expressions : donet as 
povres ; espeiret arriver; Ço peiset eh, etc. ^ Pour la 
Chanson de Roland qui est un peu moins ancienne, il 
suppose un usage flottant : le t que l'orthographe y a 
conservé partout, sans exception, aurait selon lui, tantôt 
gardé, tantôt perdu sa valeur. Il est des cas où il em- 
pêche l'élision de Ve muet devant une voyelle initiale, 
par exemple ceux-ci : 

Par grant saveir cumence^ a parler. . . 
Frein t le seel, getet en ad la cire, 
Giiarrfei al brief, vit la raisun escrile. . . 
Pois est miintez, Qutret en siin veiage^. 

Mais il est d'autres passages où le t final n'empêche 
pas l'élision de l'e muet qui le précède : 

Baisset sun cliief, si cumencd a penser. . . 

'Exilret en sa veie, si s*est acheminez. . . 

Ses meillurs humes Qurnoinet ensemble od sei^. 

1. M 11 donne aux pauvres; il espère arriver; cela leur pèse, etc. » — 
Stroph. XIX, xxxix, cxvi. 

2. Texte do Léon Gautier, vers 426, 487, 660. — « Avec grand savoir il 
commence à parler. » — « Il brise le sceau, il en a jeté la cire, il porte un 
regard sur la lettre et en a vu le texte écrit. » — « Puis il est monté à cheval, 
il entre en son voyage. <» 

"S. Ibid. — Vers 138, 365, 502 : « 11 baisse la tète et commence a penser. »> 



138 DEUXIÈME PARTIE. 

L'e muet de ces trois terminaisons est élidé par la 
voyelle initiale des mots suivants; le t intermédiaire est 
comme supprimé dans la mesure du vers; on n'en tient 
nul compte. 

L'examen du Conipnl et du Bestiaire de Philippe de 
Thaûn, poème du commencement du douzième siècle, a 
donné des résultats semblables : le t final étymologique 
tantôt empêche, tantôt n'empêche pas l'élision, et les 
exemples d'élision non empêchée semblent être les plus 
nombreux*. Nous doutons fort qu'en pareille matière, 
et lorsqu'on a pour base des textes si souvent incer- 
tains, on puisse aboutir à des conclusions plus positives 
et plus précises. Dans la poétique très libre du moyen 
âge, on ne s'arrêtait guère à des scrupules délicats de 
correction et de régularité. Le versificateur se servait 
de ce moyen d'éviter l'hiatus quand il y trouvait avan- 
tage et convenance; et si son vers s'accommodait mieux 
d'une élision de l'e muet, il la faisait, sans s'inquiéter 
de la présence du t intermédiaire qui, régulièrement, 
aurait dû l'empêcher. 

2" Le t EUPHONIQUE D\NS l' ANCIENNE VERSIFICATION. 

Dans le français moderne, quand il y a inversion, à la 
troisième personne du singulier terminée en e ou en a, 
on intercale un t entre la voyelle finale de cette termi- 
naison et la voyelle initiale du pronom, i7, e//e, on, 
placé après le verbe. Ce t séparatif prévient l'élision et 
l'hiatus : aime-t-il, chante-t-ellej irouvera-t-onl Ce t 
a-t-il quelque rapport avec le t étymologique dont nous 
venons de parler? Faut-il en chercher Torigine dans le 
t latin de la terminaison at qui s'est transformée en 
terminaison et dans les verbes du très ancien français? 
Nullement, car le t étymologique, débris d'une syllabe 
latine, avait déjà disparu et ne s'écrivait plus dès la se- 
conde période de l'ancien français*. Il faut regarder ce 
t comme imité de certains cas d'inversion, où il a tou- 
jours existé correctement, d'après la nature même du 
mot, et transporté par analogie à d'autres inversions où 
sa présence n'est pas justifiée par la forme même de la 

— « Il entre en sa voie et ainsi pouranit son chemin. » — « 11 emmène avec 
lui l'élite de ses hommes. » 

1. Voir Tobler, p. 7t-73. 

2. Gaston Paris, Romania^ t. VI, p. 438. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 139 

terminaison du verbe. Par exemple, il a été, de tout 
temps, correct et naturel de dire et d'écrire : peut-il^ 
doit-il y avait-il, etc. ; c'est par imitation qu'on a été 
conduit à placer un t intermédiaire après les troisièmes 
personnes où ta finale est une voyelle, comme dans 
parle-t-il, voudra-t-il, etc. C'est un t euphonique et 
analogique. 

Selon toute vraisemblance, ce < a dû s'introduire de 
bonne heure dans le langage courant; mais c'est beau- 
coup plus tard qu'il a passé dans l'orthographe. Théo- 
dore deBèze,dans son Traité sur la vraie prononciation 
de la langue française, publié en i584, dit expressé- 
ment qu'on écrit parle-il et qu'on prononce par le- t-il^ . 
En prose^ ce désaccord entre la parole et l'écriture 
n'est qu'une anomalie ; mais en vers il produit une in- 
correction : le t euphonique, intercalé par la pronon- 
ciation, fausse la mesure, car il ajoute une syllabe en 
empêchant l'élision de Ve muet final. Prenons pour 
exemple ces vers du seizième siècle : 

Mais d'où provient que ma plume se mesle 
D'écrire à vous? Ignore ou présume- elle? 

(Ma ROT, Kpîlre X,) 

— Puisse-il par tout l'univers 
Devant ses ennemis croistre. 

(Ronsard*.) 

Si l'on prononce présume-t-elle, puisse-t-il, dans les 
deux cas, le vers est faux : le décasyllabe compte onze 
syllabes, sans même parler de la finale muette à la rime, 
et le vers de sept syllabes se change, contre l'intention 
du poète, en octosyllabe, Marot et Ronsard, ont voulu 
élider l'e de présume et de puisse. Il semble résulter de 
là qu'en lisant des vers on évitait d'y intercaler le t eu- 
phonique qui n'était pas dans le texte même. On sait, 
d'ailleurs, que, même en prose, dans les discours d'ap- 
parat et dans les principales manifestations de la parole 
publique, la prononciation, au seizième et au dix-sep- 
tième siècle, n'admettait pas toutes les habitudes du 
langage courant. 



1. Page 40. 

2. Darmestetor et Halzfeld, p. 233. 



140 DEUXIÈME PARTIE. 

Des exemples semblables, en assez grand nombre, 
prouvent qu'au moyen âge, dans ces sortes d'inversions 
où le pronom se place après le verbe, les poètes éli- 
daient le muet final du verbe devant la voyelle initiale 
du pronom, ce qni rendait impossible, sans incorrection 
grave, l'emploi du t euphonique, comme intermé- 
diaire : 

AdoDC, commence-elle a Ilourir. 

(Jehan Bruyant, Ménage, II, 30.) 

4 

Le t intercalé, ne peut entrer dans cet octosyllabe, 
pas plus que dans l'alexandrin suivant : 

Un pont et sus la tour, par dessus quoi pas^éj-on. 

[Gaufrey, v. 257.) 

On trouve aussi, il est vrai, dans l'ancien français, 
quelques exemples où Ve muet final du verbe n'eât pas 
élidé devant la voyelle du pronom, mais compté comme 
une syllabe formant hiatus : 

Malaquins de Tudèle, sire, m'appe/c-on. 

(Deuves de Commarchis, v. 3321.) 

A maie bart puis5C-i7 pendre^. 

(Roman du Renart, v. 28033.) 

Ici, le t euphonique pouvait s'intercaler sans faute, 
et peut-être la prononciation l'y faisait-elle sentir. Car 
il nous paraît très admissible de supposer que les deux 
façons de prononcer, avec ou sans l'addition du t inter- 
médiaire, aient été employées tour à tour dans ces sortes 
d'inversions, selon la convenance du poète, ou selon les 
habitudes locales. En résumé, c'est seulement au dix- 
septième siècle, à l'époque où l'ordre et la règle, en 
toutes choses, prenaient la place de la confusion et du 
caprice, que le t euphonique a passé de la prononciation 
dans l'orthographe, et qu'on a mis d'accord la parole 
et l'écriture. 

Nous avons vu plus haut que, dans l'ancien français, 
l'emuet final devant une voyelle initiale pouvait s'élider 
lors même qu'il était séparé de cette voyelle par le t 

1. Le premier de ces vers est un alexandrin. Le second est un o:îtosyllabc 
régulier. 



LA STRUCTUKE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 141 

étymologique. Dans quelle mesure était-il possible d'é- 
lider Ve muet final lorsqu'il était suivi, non d'un t^ mais 
d'un s ? C'est ce qui n'est pas encore clairement dé- 
montré. Les poètes quelque peu scrupuleux ne con- 
naissent point ce procédé; mais il est certain qu'il exis- 
tait : 

Gaufrei ont fel avant a dis mille hommes aler. 

{Gaufrey, v. 13.) 

Et laissa tant d'au^r^^ eu estant. 

(Watuiquet, 90, 220.) 

As dames plainnes de merci 
Ki sont belles et bonnes aussi*. 

{Manitscril de Berne, 54, 5.) 

Dans cet alexandrin et dans ces deux octosyllabes, la 
mesure exige que Ve muet de la finale atone soit élidé 
par la voyelle suivante, malgré Vs qui le sépare de cette 
voyelle. La licence, un peu forte, que nous signalons 
n'est pas sans ressembler à celle que se permettent 
quelquefois les poètes modernes, en supprimant Vs final 
des secondes personnes du verbe ; 

Soit que tu vueilk espouse me nommer. 

(Ronsard, Edil, Becq de Fouquières, p. 205,) 

La grâce, quand tu marche, est toujours au devant. 

(Desportes, cité par Darmesteter et Hatzfeld, p. 2ô9.) 

L'irrégularité est plus grave, nous en convenons, 
chez nos vieux poètes; elle nous choque, même au 
moyen âge ; du moins, l'y trouve-t-on très rarement. 
Elle n'a, sans doute, jamais été ni une habitude générale, 
ni un procédé autorisé ; il y faut voir une simple négli- 
gence, entre toutes celles que la facile tolérance de ces 
temps-là encourageait^. 



1. « Ils ont fait marcher Gaufrei en avant avec dix mille hommes. » — 
« Et laissa tant d'autres debout. » — » Aux dames pleines de grâce, qui -sont 
à la fois belles et bonnes. » 

2. Tobler, p. 71-77. 



142 DEUXIÈME PARTIE. 



CHAPITRE V 

L'hiatus. — L'usage ancien et les règles 
classiques. — Les libertés nouvelles. 

Différence entre Tclision et Thiatus. — Définition de l'hiatus. 
— Règle qui l'interdit : par quelles raisons elle se justifie. — 
Nullité de Tobjection tirée des hiatus formés par le choc des 
voyelles dans l'intérieur de certains mots. — Pourquoi la 
langue française est plus susceptible d'hiatus que les autres 
langues. — Tempéraments apportés à la règle de l'hiatus. — 
Les voyelles nasales. — Les interjections. — Locutions où 
l'hiatus est permis. — Partie historique de la question : 
comment s'est établie la règle de l'hiatus. — L'hiatus au 
seizième siècle. Ronsard et Malherbe. — Objections que la 
règle a soulevées dans nos temps modernes. — Changements 
proposés. 

Il n'est peut-être pas inutile de rappeler en quoi dif- 
fèrent l'élision et Tniatus, et de marquer la transition 
d'un chapitre à l'autre. Dans l'élision et dans l'hiatus il 
y a pareillement rencontre de deux voyelles, dont l'une 
est finale et l'autre initiale : dans le premier cas, la finale 
s'élide, parce qu'elle est atone, ou muette; dans le se- 
cond cas, la finale ne s'élide pas, parce qu'elle est to- 
nique ou accentuée. La finale atone s'efface et disparaît 
devant la voyelle initiale du mot suivant; la finale to- 
nique résiste, et tient bon contre l'initiale; il se produit 
un choc entre ces deux voyelles, dont l'une termine un 
mot et dont l'autre commence le mot suivant; ce choc, 
c'est l'hiatus. L'hiatus est donc le contraire de l'élision; 
l'élision a pour effet d'empêcher l'hiatus ; mais il est 
des cas, fort nombreux, où, l'élision étant impossible, 
l'hiatus devient inévitable. Or, l'élision n'est possible 
que dans la rencontre d'une voyelle atone et d'une 
voyelle sonore. Une voyelle tonique ou accentuée, ne 
peut être élidée. Le français moderne ne connaît à vrai 
dire, d'autre voyelle atone que Ve muet; toutes les 
autres voyelles sont accentuées, sauf l'a de l'article fé- 
minin qui s'élide devant la voyelle initiale du substantif 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 143 

suivant, Varmée, Vardeur, Vàme, etc. Exceptons aussi 
ïi de la conjonction si, placé devant le pronom il : 
« s'il dit, s'il fait cela », etc. *. La règle de Thiatus con- 
siste donc à interdire la rencontre des voyelles finales 
accentuées avec les voyelles initiales. 
Boileau a dit : 

Gardez qu'une voyelle, à courir trop hâtée, 
Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée. 

{Artpoét., ch. I. v. 107.) 

Il faut bien entendre qu'il s'agit ici des voyelles ac- 
centuées, qui ne peuvent s'élider, et non de Ye muet 
atone, qui s'élide. 

Dans Tancienne poésie, la rencontre des voyelles fi- 
nales accentuées avec d'autres voyelles initiales était 
permise ; on laissait tout simplement subsisler l'hiatus 
qui en résultait : 

Dedevant lui ad une pierre brune. 

{Roland, v. 2300.) 

Desuz un piu i est alez curant. 

(/(/., 2357.) 

L'hiatus entre deux mots ne paraissait pas alors plus 
choquant que celui qui se produit, par la rencontre des 
voyelles, dans l'intérieur de certains mots : clouer, haïr, 
trahir, créer, chaos, etc. Mais l'hiatus intérieur est loin 
d'avoir le même caractère de gravité que l'hiatus entre 
deux mots ; la comparaison qu'on fait quelquefois del'un à 
l'autre ne repose que sur l'apparence d'une fausse ana- 
logie. Aussi est-ce à bon droit que la règle classique 
condamne le choc, et comme dit Boileau « le concours 
odieux » des voyelles finales accentuées et des voyelles 
initiales. Le goût moderne, plus sévère que l'usage an- 
cien, ferme l'entrée des vers à des combinaisons d'ex- 
pression telles que celles-ci : tu as, tu avais, tu eus, tu 
auras, etc. ; si elle, si on ; à.wn ami, à elle ; il y entre. 



1. L*ancien français élirlait, en outre, Va des pronoms possessifs féminins, 
ma, /a, sa,, etc. On disait et on écrivait m'espée^ m'espérance, m'amour^ 
t'amie, etc. 

Desiiz lui met s'eapée e l'olifant. 

[Chanson de Roland, v. 23M.) 



144 DKUXIÊME l'ARTlË. 

là oM, déjà une fois ; sera un jour j etc.*. Molière, dans 
V Ecole des femmes, a dû modifier le proverbe « ce qui 
est fait est fait, » et le remplacer par : « ce qui s'est fait 
est fait ». La conjonction et ne peut être suivie d'un 
mot commençant par une voyelle : le / qui la termine, 
n'existant que pour les yeux et n'étant pas assujetti à 
la liaison, ne garantit pas de Thiatus la voyelle dont il 
est précédé; on traite ce mot comme s'il se composait 
de la seule lettre é accentuée. Par conséquent, et il, et 
elle, hier et aujourd'hui, savant et éloquent ne peuvent 
se dire en poésie. 

La règle de l'hiatus, pas plus que toute autre loi de la 
poétique, ne peut être absolue; elle admet des tempé- 
raments que nous ferons connaître ; mais il faut d'abord 
montrer sur quels principes elle se fonde et quelles 
sont les raisons qui la justifient. 



Définition de l'iiiatus. — Examen des principes 
qui donnent à la règle sa raison d'être et son 
autorité. 

Commençons par définir l'hiatus. Ce mot latin, fran- 
cisé par les grammairiens, signifie « large ouverture de 
la bouche » ; il désigne aussi « la solution de continuité », 
la brusque rupture qui se produit parfois dans un état 
ordinaire etrégulier. L'un et l'autre sens sont conformes 
à l'étymologie^ Qu'on prononce, par exemple, cette 
phrase. « il alla*à Paris », le choc de ces deux voyelles, 
dont l'une est tonique, et l'autre sonore, semble forcer 
la bouche à s'ouvrir davantage, et la voix à s'élever, 
comme pour vaincre l'obstacle formé par cette ren- 
contre. D'autre part, il n'est pas moins sensible que 
l'hiatus trouble le cours naturel du langage et en inter- 
rompt, pour un instant, le développement harmonieux. 
M. Becq de Fouquières a très bien défini l'hiatus 

1. Tobler, p. liO, t4l. 

2. Hiare^ ouvrir la bouche; sentr'ouvrir, se crevasser. — Hiatus, ouver- 
ture de la bouche; emphase déclamatoire. — Hiatus terrx, gouffre qui s'en- 
tr'ouvre. — Hiantes sententig, pensées détachées, morcelées. — Hianiia 
veï'6a, style haché, incohérent, décousu. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. U.'i 

« une solution de continuité dans le son ». Cette dé- 
finition, juste et précise, peut être adoptée. Que se 
passe-t-il dans la prononciation de deux voyelles con- 
sécutives, appartenant à des mots différents, et qui se 
heurtent en formant hiatus? La voix doit s'arrêter 
brusquement après la première voyelle, le courant d'air 
expirateur est suspendu, pour attendre que la bouche 
soit prête à l'émission de la seconde voyelle. Il y a un 
temps de silence plus ou moins court qui interrompt 
momentanément la parole et toute sensation acoustique. 
« C'est un vide soudain et brusque qui se déclare dans 
la suite des impressions auditives et qui se fait particu- 
lièrement sentir lorsqu'il s'agit de deux voyelles iden- 
tiques. Dans l'hiatus a a, la voix, un instant hésitante, 
produit une sorte d'explosion en frappant le second a, 
et c'est cette détonation soudaine qui nous blesse par 
sa dureté * . » La règle qui interdit l'hiatus est donc fon- 
dée en raison, puisqu'elle condamne une rencontre de 
deux voyelles qui a pour effet de diminuer la force de 
l'organe vocal et de fatiguer l'oreille. 

Cette règle n'est que l'application de deux lois du 
langage, ou du moins de deux lois qui régissent la langue 
que nous parlons. Voici la première : tout accent tonique 
tend à allonger la voyelle sur laquelle il est placé ; et 
voici la seconde : toute voyelle tend à abréger une autre 
voyelle qui la précède immédiatement. De là, ces deux 
conséquences : premièrement, la voyelle tonique finale 
ne peut supporter d'être suivie immédiatement d'une 
autre voyelle initiale qui vient faire obstacle au besoin 
d'allongement qu'elle éprouve; deuxièmement, la 
voyelle initiale ne peut supporter devant elle cette 
autre voyelle tonique finale, qu'elle ne peut abréger. 
« Cette double conséquence aboutit logiquement à la 
règle qui prescrit la rencontre de deux voyelles dont 
la première est marquée de l'accent tonique. Voilà là 
règle de l'hiatus réduite à sa plus simple expression*. » 

N'oublions pas que la langue française porte précisé- 
ment l'accent tonique sur la dernière voyelle, non 
muette, du mot. C'est ce qui établit une différence ra- 
dicale entre les rencontres de voyelles, qui peuvent se 

1. Becq de Foaquières, p. ii93, 994. 296. 

2. Jd., p. 290. — Gayau, p. 220. 

AUBERTIN. — VERSIFIC. FRANC. 7 



U5 DEUXIÈME PARTIE. 

produire dans Tintérieur des mots, et le choc de deux 
voyelles, Tune finale, l'autre initiale, qui appartiennent 
à deux mots distincts et qui ont ainsi une existence 
indépendante l'une de l'autre. La première de ces deux 
voyelles, étant finale, est nécessairement tonique ou 
accentuée; elles ne peuvent se rencontrer sans se 
heurter, et ce heurt est d'autant plus violent que le 
sens de la phrase permet moins de s'arrêter entre les 
deux mots, ou que la voyelle initiale du second mot est 
elle-même plus sonore. Au contraire, quand la ren- 
contre a lieu dans l'intérieur des mots, la première des 
deux voyelles est nécessairement atone, puisqu'elle 
n'est pas finale ; la seconde voyelle, selon la longueur 
ou la structure du mot, peut être soit tonique, soit 
atone : elle est tonique, si elle est finale ; elle est atone, 
si elle est suivie, dans le même mot, d'une autre voyelle 
sonore. 

Un exemple fera comprendre ces différences. Citons 
les mots suivants : Danaé, plia, gratuit, poète, nation, 
obéir, Noé, Pasiphaé, suavité, liaison, réunir, vio- 
lence. Dans tous ces mots, la première des deux 
voyelles, qui se rencontrent, est atone; dans les huit 
premiers, la seconde des deux voyelles est tonique, 
parce qu'elle est finale; dans les quatre derniers mots, 
les deux voyelles sont atones. Que se passe-t-il, lorsque 
la seconde voyelle est tonique? La première voyelle 
subit, sous l'influence de la seconde, une diminution 
très sensible; la loi du langage, citée plus haut, qui 
veut que toute voyelle immédiatement précédée d'une 
autre voyelle, tende à l'abréger, trouve ici son appli- 
cation : si les deux voyelles sont pareillement atones, 
aucune ne résiste à l'autre. Aucun choc ne se produit, 
dans l'une ou dans l'autre situation ; il n'y a pas heurt, 
mais rapprochement facile et naturelle liaison entre 
les deux voyelles qui se rencontrent ainsi ; la douceur 
des syllabes où se fait la rencontre en est la preuve. 
« On voit combien sont mal inspirés les auteurs qui 
condamnent la règle de l'hiatus, par la raison que les 
voyelles peuvent se rencontrer impunément au milieu 
des mots * . » 

1. Becq de Pouquières, p. 290. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 147 

Une dernière considération achèvera de donner à la 
règle de Thiatus toute son importance et d'en démon- 
trer la nécessité. La langue française est infiniment plus 
sujette à Thiatus que les autres langues ; cette particu- 
larité de sa nature tient à trois causes; La première est 
la disposition, déjà citée, de ses accents toniques; la 
seconde est la prononciation distincte et indépendante 
de chacune de ses syllabes ; la troisième est la netteté 
et la simplicité du son de ses voyelles, qui peuvent plus 
difficilement que celles des autres langues se fondre Tune 
dans l'autre*. Il résulte de là qu'une règle précise est 
indispensable pour protéger Tharmonie des vers fran- 
çais contre le retour fréquent de ces conflits de voyelles 
où éclate la cacophonie de l'hiatus. Mais la règle elle- 
même doit éviter les inconvénients d'une rigueur exces- 
sive et les prévenir par certains tempéraments que nous 
allons énumérer. 

§11 

Exceptions à la règle de rhiatus. — L'A aspirée. 
— Les voyelles nasales. — Interjections, loca- 
tions adverbiales et mots composés. 

L'A initiale, quand elle est aspirée, empêche l'élision 
de la voyelle finale qui la précède, parce qu'elle est en 
quelque sorte assimilée à une consonne ^ : par la même 
raison, elle empêche l'hiatus. On peut donc placer 
devant une h aspirée toute voyelle, muette ou accen- 
tuée, ainsi que la conjonction et : 

Jeune et vaillant héros dont la haute sagesse. . . 

(BoiLEAu, Discours au roi,) 

Faire honte à ces rois que le travail étonne. 

(ID.) 

LMnnocente équité honteusement bannie. 

(ID.) 

Lorsqu'un e muet final, placé dans le même vers, 
immédiatement après une voyelle tonique, est élidé 

1. Gayau, p. 221, 222. 

2, Voir page 122. 



i48 DEUXIÈME PARTIE. 

paria voyelle initiale du mot suivant, il en résulte un 
niatus entre cette voyelle initiale et la voyelle tonique 
du vers précédent; mais cet hiatus est autorisé et" ne 
compte pas pour une faute, parce que Télision de Ye 
muet qui sépare ces deux voyelles amortit le choc. 

Il y va de ma vie et je ne puis rien dire. 

(Racine, Bajazet, a. V, se. vi.) 

Sois hénie^ île verte» amour du flot profond. 

(V. Hugo, les Quatre vents, etc.i, 62.) 

Entre deux vers, dont Tun finit par une voyelle ac- 
centuée et l'autre commence par une voyelle sonore, 
rhiatus est admis. Ces vers sont, en effet, considérés 
comme indépendants Tun de l'autre, et le léger temps 
d'arrêt, qui les sépare, annule ou affaiblit l'hiatus. 

Mille obstacles divers m*ont même traversé. 
Et je puis ignorer tout ce qui s*est passé. 

(Bajazet, a. I, se. i.) 

Les mots où la voyelle finale accentuée est suivie 
d'une consonne qui ne se prononce pas peuvent précéder 
une voyelle initiale, bien qu'il se produise en ce cas un 
hiatus puisque la consonne est supprimée par la pro- 
nonciation. La seule présence de cette consonne muette 
donne à l'œil et à l'esprit une demi-satisfaction, celle 
de l'orthog-raphe. Ainsi s'explique la tolérance que nous 
signalons : 

. . . Rendre docile au frein un coursier indompté. 

{Phèdre, a. I, se. i.) 

Il fuit le monde entier écrasé sous sa chute. 

(Corneille, Pompée, a. I, se. i.) 

. . . Sous promesse de bien traiter 
Les députés, eux et leur suite. 

(La Fontaine, 1. V, f. xiv.) 

Quelquefois, ces terminaisons, où la consonne finale 
ne se prononce pas, contiennent, au lieu d'une voyelle 
accentuée, un e atone qui se trouve protégé contre l'éli- 
sion par la consonne. Elles peuvent néanmoins se placer^ 
comme celles que nous venons de citer, devant une 
voyelle initiale : 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. i49 

Âh ! que ne suis-je né dans Tâge où les humains 
Jeunes j à peine encore échappés de ses mains. . • 

(Lamartine, Premières MéditationSj xxxiv.) 

— Il est génie, étant, plus que les autres^ homme. 

(V. HoGO*.) 

On appelle « voyelles nasales » certaines terminaisons 
où le son de la voyelle accentuée, tantôt simple, tantôt 
à Tétat de dipthongue, se combine avec celui de la con- 
sonne finale n; par exemple : an, en, în, on, un, ain, 
ein, ien, ion^ oin. Parmi ces terminaisons, il faut dis- 
tinguer celles qui s'unissent par la prononciation à la 
voyelle initiale du mot suivant, et celles qui résistent à 
cette liaison. Dans le premier cas, la liaison facile em- 
pêche l'hiatus; il est donc permis de dire : commun 
accord, on aime, en un mot, bien heureux. 

La nature fertile en esprits excellents. 

(Art poétique, I, 13.) 

Dans le second cas, la rencontre de la voyelle nasale 
et de la voyelle initiale est dure et heurtée ; néanmoins, 
cet hiatus est autorisé : 

Le chemin est glissant et pénible à tenir. . • 

(BoiLEAU, Art poétique^ I, 46.) 

Enfant au premier acte est barbon au dernier. . . 
'' (ID., ibid., m, 42.) 

Orcan et les muets attendent leur victime. . . 

(Bqjazet, a. V, se. m.) 

II mmge un pam amer, tout trempé de ses pleurs. . . 

(Â. CRÈmBïi, Idylles,) 

Il en est de même, et l'hiatus reste permis quand ces 
terminaisons ont, en outre, après la voyelle nasale, une 
consonne qui ne se prononce pas : 

Quels desseins maintenant occupent sa pensée? 

(Bqjazet» a. V. se. i.) 

Nos intérêts communs et mon cœur le demandent. 

(Mithridate, a. I, se. m.) 

Quelques auteurs blâment cette tolérance et condam- 

1. Vers cité par Tobler, p. 143. 



150 DEUXIÈME PARTIE. 

neni Thiatus toutes les fois que la prononciation ne 
peut pas lier la voyelle nasale avec la voyelle initiale 
du mot suivant. C'est donc, à les en croire, un vers 
fautifque celui-ci : 

Dès que je prends la plume, Apollon éperdu . . . 

(BoiLEAU, Ep. /, 3.) 

Leur sévérité va plus loin. Elle interdit la rencontre 
d'une voyelle tonique avec une voyelle initiale, lors 
même qu'un e muet élidé les sépare ; ou bien encore, 
lorsque la voyelle tonique est suivie d'une ou de plu- 
sieurs consonnes muettes, comme nous l'avons vu plus 
haut. En conséquence, ils jugent incorrecte l'harmonie 
des vers suivants ; 

Hector tomba sous lui, Troie eorpira sous vous. 

(Andromaque, a. I, se. n.) 

— Ouvrier estimé dans un art nécessaire. 

(Art poétique, IW, 27,) 

« Il faut considérer comme mal fondées, dit M. Becq 
de Fouquières, les règles secondaires qui permettent la 
rencontre sojt d'une voyelle nasale tonique, soit d'une 
voyelle tonique suivie d'un e muet insensible, soit d'une 
voyelle tonique suivie d'une ou de plusieurs consonnes 
muettes, avec une autre voyelle. C est pourquoi, bien 

Qu'elles soient autorisées parles Traités, on doit consi- 
érer comme formant hiatus les expressions suivantes : 
main habile, Apollon étonné, à jeun encore, non un 
maître, un champ en Thessalie, Troie expire, j'avoue 
une faute, un an entier, métier estimé, danger immi- 
nent, loup irascible, etc.*. — Ce sont là des opinions 
individuelles, qu'il peut être intéressant de connaître, 
mais qui ne sauraient prévaloir contre leô décisions de 
l'usage, ni contre l'exemple des grands poètes de 
l'époque classique. 

Ce qu'il faut, toutefois, retenir de ces critiques, c'est 
qu'un poète scrupuleux fera bien d'éviter la rencontre 
ae deux voyelles nasales identiques, ou même, d'une 
façon générale, celle de deux voyelles, dont l'une, à la 

1. Page 291. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. iSl 

fin d'un mot, l'autre au commencement du mot suivant, 
présenteront des consonances semblables. On ne pren- 
dra pas modèle, par exemple, sur des vers tels que ceux- 
ci, malgré les autorités qui semblent les couvrir : 

Consultez-en encore Achillas et Septime. 

(GORNRILLB.) 

Barbm impatient chez moi frappe à la porte. 

(BOILBAU.) 

Immolant trente mets à leur îaim indomptable. 

(ID.) 

Et tout crie »ci-bas : l'honneur! vive l'honneur! 

(ID.) 

Ne sera pas en vain îwploré par mon père. 

(Racine*.) 

Dans la question de Thiatus, il faut faire une place à 
part aux interjections, aux mots composés, à certaines 
locutions adverbiales et proverbiales, où les rencontres 
de voyelles sont tolérées. L'hiatus des expressions com- 
poséeë peut être assimilé à celui qui se produit dans 
l'intérieur des mots ; témoin ce vers de Corneille : 

Dans tout le Pré-aux-Clercs tu verras mômes choses. 

La même raison peut expliquer l'emploi en poésie des 
interjections redoublées, « an ! ah I oh ! oh ! oh là ! oh ! 
eh ! eh ! » 

Oh là! oh! descendez, que Ton ne vous le dise. 

(La Fontaine, liv. III, fable i.) 

Eh bien? eh bien? Quoi? Qu'est-ce? Ahl ah! quel homme! 

(Les Plaideurs, a. IIÏ, se. m.) 

Ces interjections redoublées, ainsi que les interjec- 
tions simples, ah! eh! etc., peuvent être suivies d'un 
mot coihmençant par une voyelle : ce n'est pas à cause 
de l'A qui les termine ; cette h n'est pas aspirée et ne se 
fait pas entendre ; c'est à cause du repos de la voix qui 
se marque toujours après ces mots ; ce repos affaiblit ou 
prévient l'hiatus : 

Un homme à grands canons est entré brusquement 
En criant : Holà^ hol un siège promptementi 

(Molière, les Fâcheux, a. I, se. i.) 

1. Qaicherat et Tobler. 



I 



t5â ,. DEUXIÈME PARTIE. 

Il y a dans Molière bon nombre d'hiatus qui s'expli- 
quent par l'interruption du sens et par le mouvement 
au dialogue : 

Et, ,, où donc allez-vous, qu*il ne vous en déplaise? 

— Et.. , ahl quel heureux sort en ce lieu vous amène? 

— Avec qui? — avec... là. — Là, là n'est pas mon 

[compte*. 

Oui a été traité quelquefois comme un mot commen- 
çant par une consonne*. 11 n'est donc pas étonnant 
qu'on Tait employé en le redoublant, ou en le plaçant 
après une voyelle finale : 

Ouij oui y votre mérite à qui chacun se rend. 

(Molière, Ecole des Maris, a. I, se. vi.) 

Gela 8*entend. — > Oui, oui^ je vous quitte la place... 
Et pourquoi la changer? — Pourquoi? — Oui. — Je ne sai. 

(Id., Ecole des Maris, a. I, se. ii.) 

Qu'on me vienne aujourd'hui 
Demander : « aimez- vous? > Je répondrai que oui*. 

(La Fontaine, Clymène.) 

Le plus souvent, et principalement dans les genres 
élevés et le style soutenu, oui est soumis à la règle de 
rhiatus et supporte correctement Télision : 

Gonnais-tu bien don Diègue? — Oui. — Parlons bas, 

[écoute. 

(GORNBILLE.) 

Est-il vrai que la reine ? — Ouï, Gréon, elle est morte. 

(Racine.) 

Il n'importe. — Q\x*entendsje? — Oui, c'est là le mystère. 

(Molière * .) 

La poésie admet aussi les hiatus intérieurs qui se ren- 
contrent dans des locutions toutes faites, telles que 
celles-ci : peu à peu, çà et là, sang et eau, à tort et à 
travers, tant y a: ces expressions peuvent rentrer dans 
la classe des mots composés ; mais il convient d'ajouter 
qu'elles appartiennent surtout au style des genres 

1. Souriau, la Versification de Molière^ p. 12 et 13. 

2. Voir pages 185, 126. 

3. Tobler, p. 143, 144, 145. — Oaioherat, p. 55. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. f53 

simples et familiers qui se rapproche souvent, et avec 
raison, du langage ordinaire. Cfes licences sont donc des 
concessions faites à une forme particulière de poésie : 

Tant y a qu'il n'est rien que votre chien ne prenne. 

(Les Plaideurs, a. III, se. m.) 
Je suais sang et eau pour voir si du Japon 
II viendrait à bon port au fait de son chapon . 

[Ibid.) 

Le juge prétendait qu'à tort et à travers 

On ne pouvait manquer, condamnant un pervers. 

(La Fontaine, liv. II, fable m.) 

On voyait çà et là des bœufs maigres errer. 

(Sully Pruohomme, II, 71.) 

Un critique contemporain, à propos d'une étude sur 
le nombre et Tharmonie des vers et sur Thiatus, fait cette 
réflexion fort juste, dont la vérité nous paraît s'étendre 
à la poétique tout entière : les poètes, dit-il, sont quel- 
quefois gênés et à l'étroit dans l'essor de leur pensée, 
mais la faute en est bien moins à la sévérité des règles 
qu'à la médiocrité d'un talent sans invention et sans 
souplesse. Ces règles, tant accusées, sont, à vrai dire, 
tolérantes et libérales en exceptions; l'art du vers, en 
français, offre des ressources de rythme et d'harmonie 
très suffisantes pour un vrai poète ; le difficile est de sa- 
voir les découvrir et en tirer parti. « Si, chez les poètes 
de second ordre, le rythme et l'harmonie manquent 
nécessairement, cela ne tient ni au vers français, ni à 
l'oreille même de ces messieurs : cela tient à la nature 
de leur pensée, trop médiocre pour être harmonieuse; 
cela tient, pour ainsi dire, à la forme et à la démarche 
de leur esprit. Le rythme fondamental du vers n'est 
rien sans le rythme du langage et de l'idée, qui s'orga- 
nise spontanément dans l'inspiration même * . » 

1. Guy au, p. 233. 



i . 



154 DEUXIÈME PARTIE. 



§ m 

Comment s'est établie la règle de l'hiatus. — Les 
écoles poétig[ues du dix-neuvième siècle l'ont- 
elles respectée? 

Comme la plupart des lois de notre poétique, la règle 
de rhiatus s'est formée et constituée par un lent pro- 
grès ; c'est seulement au dix-septième siècle, au temps 
de Malherbe et de Boileau, qu'elle a établi son auto- 
rité. Avant d'y réussir, il lui a fallu vaincre la force des 
habitudes anciennes, l'indifférence d'un public à demi 
grossier et la résistance des poètes qui s'accommodaient 
fort, dans leurs diffuses improvisations, des facilités 
d'une entière liberté. Entre ces tendances arriérées et 
le sentiment, chaque jour plus vif, du progrès et de la 
perfection, le siècle oe la Renaissance nésita. Il tenait 
à honneur de réformer et d'épurer cette versification 
négligée que lui avait léguée le moyen âge ; il ne lui 
échappait pas que l'abus de l'hiatus et les irrégularités 
de l'élision nuisaient à la beauté du vers français : le 
courage lui manqua pour supprimer par une interdiction 
formelle les défauts qu'il désapprouvait. Il prit un 
moyen terme : il évita, autant que possible, les hiatus 
les plus choquants et se permit tous les autres. Cette 
transaction est l'un des traits caractéristiques de la ver- 
sification du seixième siècle. 

Dans son Art poétique de i565, Ronsard blâme l'hia- 
tus et en note les fâcheux effets : « tu éviteras, autant 
que la contrainte de ton vers te le permettra, les ren- 
contres des voyelles et diphtongues qui ne se mangent 
point ; car telles concurrences de voyelles non élidées 
font les vers merveilleusement rudes en notre langue...» 
Cela ne l'empêche pas d'admettre dans ses vers de 
nombreux hiatus , et la Pléiade suit l'exemple du 
Maître. Chez les poètes du seizième siècle, l'hiatus le 
plus ordinaire est celui que produit la rencontre des 
monosyllabes atones <u, qui, y, et^ ou, etc., avec les 
mots commençant par une voyelle ; le choc de la voyelle 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 155 

finale et de la voyelle initiale, entre deux mots polysyl- 
labes, est beaucoup moins fréquent : 

Estre uh Narcisse, et elle une fontaine. 

(Ronsard, éd. Becq de Fouquières, p. 4.) 

Fleuves et bois et fleurs tu anchantais. 

(Id., p. 5.) 

Il lui souffla un horreur dans les yeux* 

(Id., p. 177.) 

D'où eS'tu, où vas-tu, d'où vlens-^u à ceste heure? 

(Id., Bocage royal, II* partie.) 

Ce n'est donc ni à Ronsard ni à ses amis qu'on doit 
la règle de l'hiatus ; mais^ au sortir du moyen âge, ils 
ont réagi, les premiers, contre la licence de l'usage an- 
cien. Régnier (i573-i6i3), qui a défendu la Pléiade 
contre les critiques de Malherbe, reproche à la jeune 
école poétique du dix-septième siècle naissant de 
s'acharner à la poursuite des hiatus : 

Cependant leur sçavoir ne s'estend seulement 
Qu'à regratter un mot douteux au jugement, 
Prendre garde qu'un a qui » ne heurte une diphtongue. 

[Satire IX.) 

. Néanmoins, les hiatus qu'on rencontre chez lui ne 
sont ni nombreux ni choquants : 

débile raison, oii est ore ta bride? 

^ (Ibid,) 

Et ainsi que mon corps mon esprit est errant. 

(Elégie /.) 

« EnBn Malherbe vint », pour l'hiatus comme pour 
tout le reste. Il substitua la règle à l'arbitraire, l'autorité 
de l'usage raisonné au caprice individuel , il fixa les limites 
de ce qui peut être permis et de ce qui doit être défendu. 
Mais s'il eut le pouvoir d'imposer ses décisions et de 
faire accepter ses réformes, c'est qu'il était l'interprète 
fidèle et le ministre hardi des exigences du goût public 
devenu enfin, lui aussi, plus sévère. La société contem- 
poraine, éprise de l'élégance et de la perfection, le sou- 
tenait de ses suffrages, et la nouvelle constitution que le 
poète législateur promulgua sur le Parnasse français 



156 DEUXIÈME PARTIE. 

fut ratifiée, on peut le dire, par la presque unanimité 
des esprits éclairés*. On a remarqué que ce réformateur 
des abus de l'hiatus avait dû commencer par se réformer 
lui-même. A l'époque de ses débuts, il avait d'abord 
imité la plupart des défauts qu'il a plus tard condamnés 
et réprimés avec une si rare énergie. On a relevé dans 
ses premières poésies jusqu'à sept hiatus ; il est vrai 
qu'ils ne sont pas tous autoen tiques. 

Pendant deux siècles, l'empire de la règle établie par 
Malherbe demeure incontesté. Voltaire, dans sa Corres- 
pondance avec d'Alembert, Marmontel dans un article 
de Y Encyclopédie, élevèrent bien quelques plaintes 
contre la rigueur de ses prescriptions et y signalèrent 
des inconséquences plus apparentes que réelles; mais 
leurs critiques, assez faciles à réfuter, n'eurent pas 
d'écho, et n'amenèrent aucun changement dans la pra- 
tique. Elles avaient le tort d'être vagues et de ne pas 
pénétrer les raisons qui expliquent l'importance des 

Eréceptes ; elles commettaient l'erreur de confondre les 
iatus, où deux mots s'entrechoquent, avec les ren- 
contres de voyelles si fréquentes dans l'intérieur du 
même mot. 

Qu'est devenue la règle, au dix-neuvième siècle, dans 
le tumulte des innovations qui ont bouleversé la doc- 
trine classique? Le romantisme l'a respectée. Il était 
trop ami de la beauté plastique et des qualités musicales 
du vers pour avoir la pensée de remettre en honneur 
les imperfections et les rudesses de l'art primitif. Quant 
aux jeunes écoles contemporaines, dont la devise est 
«tout détruire, pour tout renouveler », elles ontnatu-. 
rellement abrogé la règle de l'hiatus avec la poétique 
tout entière. L'hiatus est donc libre, aujourd'hui, dans 
le vers libre. Mais la poésie qui s'élabore sous cette 
inspiration n'a réalisé jusqu'ici que la première partie 
de son programme, celle qui inscrit à l'ordre du jour 
les destructions faciles. « Pour que l'hiatus, a dit 
M. Guyau, puisse s'ériger en règle et en coutume dans 

1. u 11 est rare qa'une règle de langue oa de prosodie soit fondée sur le 
caprice de quelque grammairien ou prosodiste... Malherbe ne possédait aucun 
moyen coercitif pour ranger à son opinion les poètes ses contemporains. Ce 
fut bien librement qu'ils y adhérèrent, et c'est bien librement aussi que tous 
ceux qui sont ?enu8 depuis ont continué de s'y conformer. » — De Gramoat, 
les Vers françaisHJeurp7'osodie{[S76), p. MBi^. - . - • . 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 157 

le vers français, il faudra que notre prononciation se 
soit modifiée bien profondément, et nous sommes encore 
loin de cette époque-là * . » 

En dehors de ces nouveaux cénacles et de leurs 
vastes ambitions, nombre de bons esprits, sans vouloir 
supprimer la règle, proposent d'y introduire quelques 
amendements. Telle est du moins, croyons-nous , l'opi- 
nion exprimée par M. d'Ëichthal dans ce passage de son 
Etude sur le rythme où, prenant à partie les nihilistes 
de la poésie française, il ajoute aux reproches qu'il leur 
fait, un correctif. « Parmi les réformes tentées, il en est, 
dit-il, qui mériteraient d'être poursuivies. Il serait souhai- 
table, par exemple, que des poètes de talent parvinssent 
à débarrasser notre code poétique de quelques règles 
trop étroites, comme l'interdiction générale des hia- 
tus, etc. ^... » Ce n'est là qu'un vœu tout platonique, 
qui n'engage personne et ne résout rien. Les regrets et 
les plaintes de Théodore de Banville n'éclaircissent pas 
davantage la question : « Nous avons perdu, dit-il, un 
trésor d'harmonies délicates à la suppression de l'hia- 
tus*. » On ne s'en douterait guère, à lire les hiatus du 
moyen âge et ceux mêmes du seizième siècle. 

Avec une précision plus scientifique, M. Becq de 
Fouquières formule une théorie toute personnelle, 
fondée sur un principe juste dont il exagère l'appli- 
cation : « Le vrai juge de l'hiatus, c'est l'oreille et non 
l'œil; on doit consulter, en cette matière, la voix et 
non l'orthographe. En effet, lorsque deux mots se 
suivent, l'un nnissant, l'autre commençant par une 
voyelle, l'hiatus sera très sensible, si ces deux mots 
sont à une distance inextensible l'un de l'autre, si le 
rapide intervalle qui les sépare ne peut être prolongé, 
tandis qu'au contraire il nous semblera d'autant moins 
choquant que la voix pourra laisser plus de temps 
s'écouler entre le premier et le second de ces mots. 
Tout repos de la voix atténue le heurt désagréable pro- 
duit par l'hiatus. Nous formulerons donc la règle géné- 
rale suivante : tout hiatus doit être autorisé lorsque, 
entre deux mots, la construction logique de la phrase 

1. Problèmes de ^esthétique contemporaine, p. 222. 

2. Page 52. 

3. Petit traité^ etc., page 101. 



158 DEUXIÈME PâRTIK. 

et le rythme du vers permettent à la voix d'introduire 
un repos sensible pour l'oreille. On comprend sans 
difficulté comment le sens peut joindre ou disjoindre 
deux mots. Prenons un hiatus formé par la rencontre 
de deux voyelles identiques, soit aa. L'hiatus sera très 
dur dans l'expression : « 11 tomba à terre » ; il le sera 
moins dans celle-ci : « Il tomba, atterré. » C'est à peine 
s'il sera sensible, si le premier a coïncide avec un repos 
logique de la voix : « Il tomba. Atterré, l'adversaire prit 
» la fuite. » Autre exemple sur l'hiatus éé. L'expression 
« une bont^ aimable » blesse désagréablement l'oreille ; 
nous ne sentirons que fort peu l'hiatus dans ce membre 
de phrase : « Grâce, douceur, bont^, aimable et doux 
» regard. » Un simple changement de construction 
augmente ou diminue le heurt occasionné par la ren- 
contre de deux voyelles. C'est ainsi que la phrase : 
« Sur ses traits, la bonté est peinte », mettra l'hiatus éé 
en évidence ; elle le dissimulera, au contraire, par un 
léger repos, en prenant cette forme : « La bont^ est 
» peinte sur ses traits. » En résumé, c'est la voix qui 
produit le choc désagréable de l'hiatus ; mais c'est le 
sens et le rythme qui gouvernent la voix et qui font 
apparaître ou disparaître l'hiatus. En prenant ainsi 
pour juge l'oreille et non plus les yeux, les poètes re- 
couvreront une juste liberté*. » 

Il est certain que l'hiatus est plus ou moins choquant, 
selon que le temps d'arrêt placé entre les deux mots qui 
se suivent est bref ou prolongé. Mais ce léger repos, 
même lorsqu'il est le plus marqué, suffit-il à supprimer 
l'hiatus? A notre avis, l'hiatus subsiste, bien qu'affaibli, 
et les exemples cités plus haut le prouvent. Rien, d'ail- 
leurs, n'est plus variable que la durée de cet arrêt et 
que les effets qui en résultent. Comment fixer la limite 
où l'hiatus sera tenu pour annulé et celle où il devient 
une incorrection ? Le moyen de s'entendre sur l'appré- 
ciation de ces nuances si délicates ? Qui pourra se re- 
connaître dans l'extrême diversité des conditions où se 
produira le choc des deux mots, et se prononcer avec 
quelque assurance en parcourant la gamme changeante 
des hiatus? Nous voilà ramenés, parla théorie moderne, 

1. Pages 297, 298, 300. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 159 

aux procédés éclectiques des poètes du seizième siècle, 
qui taisaient une sélection entre ces variétés et ces 
espèces, adoptant les unes et rejetant les autres. Nous 
retombons dans l'arbitraire, et, sur cette pente rapide, 
dans le désordre de la pleine liberté. La aoctrine clas- 
sique, elle aussi, consulte l'oreille, quand il s'agit 
d'hiatus ; elle apprécie l'importance du rôle de la voix ; 
mais elle tient compte, en outre, de l'orthographe et 
satisfait aux exigences de l'esprit : c'est par là qu'elle 
donne à ses prescriptions un caractère de netteté et de 
certitude qui manque à la théorie que nous venons 
d'exposer. 



CHAPITRE VI 

Les licences poétique s« 



Impropriété de cette expression : licences poétiques. — La 
poésie n'a pas le droit d'être incorrecte. — Formés particu- 
lières de diction et de construction qui conviennent à la 
poésie et qui seraient irrégulières en prose. — Division 
adoptée, dans cette question, par les anciens traités : 
licences d'orthographe, licences de construction ou de syn- 
taxe, licences de grammaire. Combien elle est défectueuse. 
— Division plus rationnelle; les inversionSy les ellipses j les 
archaïsmes. — Examen des prescriptions anciennes. — Gom- 
ment on peut les simplifier. — Raisons explicatives des diffé- 
rences caractériques cjui, dans l'emploi de certains mots et 
de certaines constructions, distinguent la langue poétique de 
celle de la prose* 

Ce chapitre de l'ancienne poétique, tel que nous l'a 
transmis la tradition, a fort vieilli de notre temps. On 
lui reproche d'être confus, inexact, et finalement inutile. 
Sans le juger aussi sévèrement, nous croyons qu'il y a 
lieu de ne pas l'accepter sur la foi du passé, mais de le 
soumettre à une critique attentive. 

Dans son Petit Traité de poésie française, Théodore 
de Banville, abordant ce sujet, s'exprime ainsi : « Li- 
cences poétiques; il n'y en a pas. » Voilà le chapitre 



160 DEUXIÈME PARTIE. 

réduit à sa plus simple expression. Quelque paradoxale 
que semble, et que soit en effet, cette opinion décisive 
et tranchante, 1 auteur Tappuie sur des raisons assez 
plausibles : « Le premier, dit-il, qui imagina d'accoupler 
ce substantif licence, et cet adjectif poétique, a créé et 
lancé dans la circulation une bêtise grosse comme une 
montagne. Comment et pourquoi y aurait-il des licences 
en poésie? Quoi! sous prétexte qu'on écrit en vers, 
c'est-à-dire dans la langue rythmée et ordonnée par 
excellence, on aurait le droit d'être désordonné et de 
violer les lois de la grammaire ou celles du bon sens 1 
Et cela sous prétexte qu'il eût été trop difficile de faire 
entrer dans un vers ce qu'on voulait y mettre et comme 
on voulait l'y mettre ! Mais c'est en cela précisément 
que consiste l'art de la versification, et il ne peut con- 
sister à ne pas faire ce qu'il est chargé de faire. Racine 
contient Vaugelas, a dit Victor Hugo, et cela signifie 
que le poète doit observer fidèlement les plus étroites 
règles de la grammaire. Il doit se montrer soumis à ces 
règles plus que ne le fut jamais le prosateur le plus pur 
et le plus châtié * . » 

Ce qui nous met d'accord, sur un point du moins, 
avec le Petit Traité, c'est que ce mot de « licence 

f)oétique, » terme consacré, est impropre et fausse 
'idée qu'il prétend exprimer. La définition qu'en 
donne Marmohtel aggrave encore l'équivoque : « La 
licence est une incorrection, une irrégularité permise 
en faveur du nombre, de l'harmonie, de la rime, ou 
de l'élégance des vers. » Or, il n'est pas vrai que la 
poésie puisse s'attribuer un droit d'incorrection, ni 
qu'elle ait un privilège d'irrégularité. En ce sens, Ban- 
ville a raison : il n'y a pas de licences poétiques. Mais 
si l'on ne donne pas licence au poète de commettre des 
fautes contre les lois générales au langage pour y cher- 
cher l'occasion d'un mérite d'élégance ou d'harmonie, 
il existe dans la langue pottique certaines formes d'ex- 
pression ou de syntaxe, qui ne conviennent qu'à elle 
seule et qui sont étrangères à la prose, par ce qu'elles 
dérivent de la nature même de la poésie et des condi- 
tions spéciales du langage rythmé et versifié. Loin d'être 

i» Pages 63, 64. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 161 

incorrectes, ces particularités de la langue des vers 
sont la manifestation naturelle de la pensée poétique, 
soumise aux lois du rythme; et si elles s'écartent des 
habitudes et du tour d'esprit de la prose, c'est qu'il faut 
bien admettre qu'il y a une différence de nature et de 
génie entre la prose et la poésie. 

C'est donc bien à tort qu'on a désigné par un terme 
synonyme d'incorrection permise et de faute tolérée ces 
formes essentiellement poétiques. On divise ordinaire- 
ment en trois- classes ces prétendues infractions aux 
règles du langage : licences d'orthographe, licences de 
construction ou de syntaxe, licences de grammaire. 
Cette division, tout arbitraire, manque de logique et 
de clarté. Que signifie, par exemple, ce groupe formé à 
part sous le titre et avec l'étiquette de « licences dé 
grammaire »? Est-ce que l'ortnographe et la syntaxe 
ne font pas aussi partie de la grammaire? Il nous parait 
plus simple de distinguer, parmi ces formes particulières 
à la langue poétique, celles qui consistent dans le tour 
même et la construction de la phrase, et celles qui nous 
présentent un choix de mots peu usités : la première 
classe comprendra les inversions et les ellipses ; dans la 
seconde se rangeront les latinismes et les archaïsmes. Ce 
sera là notre division. 



Les inversioiiB et les ellipses. 

1. Inversions poétiques. — L'inversion modifie, par 
des transpositions de mots, l'ordre habituel du langage. 
Elle introduit dans le développement de la pensée une 
syntaxe imprévue qui dérange la suite uniforme du 
sujet, du verbe et de l'attribut, renforcés de tous leurs 
compléments. Gomme l'ordre grammatical n'est pas 
toujours le plus naturel, ni le plus rapide, l'inversion 
s'emploie aussi en prose, et dans le langage le plus ordi- 
naire et le plus familier; mais c'est envers surtout 
qu'elle est fréquente et hardie : la plupart des inver- 
sions que les poètes se permettent seraient des incor- 



162 DEUXIÈME PARTIE. 

rections chez les prosateurs. Il s'agit donc ici de ces 
hardiesses de construction dont le caractère est essen- 
tiellement poétique; il faut expliquer pourquoi elles 
seraient déplacées en prose, et sont à leur place dans 
la poésie. 

L'inversion, en poésie, a pour effet et pour mérite de 
donner à la pensée une puissance d'expression toute 
nouvelle, où ne saurait atteindre le langage ordinaire, 
et d'assigner à chaque partie de cette pensée le rang le 
plus conforme à son importance. Presoue toujoui-s la 
pensée, ainsi transformée et mise en relief, se présente 
à l'esprit comme un tableau dont l'heureuse ordonnance 
le saisit tout d'abord ; l'ordre logique est alors remplacé, 
dans l'imagination du lecteur, par une impression d'har- 
monie et de beauté que la mélodie du rythme rend 
encore plus sensible. L'art a évincé la grammaire; la 
raideur de la ligne droite s'efface et disparaît devant un 
sentiment plus délicat, plus raffiné^ que le beau, en se 
manifestant, vient d'éveiller. La poésie obéit ainsi à la 
loi même de sa nature; elle suit l'inspiration de son 
génie propre, qui est aussi celui de tous les beaux-arts, 
et qui lui commande de ne pas se' borner à dire les 
choses, mais de les peindreaux regards comme à l'esprit, 
et d'ajouter au sérieux de l'idée la séduction et le bril- 
lant des formes plastiques. Qu'on enlève l'inversion à 
ce vers de Racine, 

Pleurante après son char vous voulez qu'on me voie; 

(Andromaque, a. IV, se. v.) 

ne perdra-t-il pas toute sa poésie avec toute sa force 
d'expression? Que deviendra cette scène si frappante 

2ue le poète, en quelques mots, fait luire dans un éclair 
e son style : l'amante en pleurs traînée sous l'œil de la 
foule, derrière le char de sa rivale triomphante. Dans 
les vers qui doivent à l'inversion leur beauté, la pensée 
se compose ordinairement de deux parties qui se font 
antithèse en se complétant. Etroitement unies par la 
rapide concision du style, emportées dans le même cou- 
rant d'harmonie, elles se présentent l'une avec l'autre 
et presque simultanément à l'esprit; bien que leurs 
rangs soient intervertis, et que l'une d'elles se détache 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 163 

en* relief, leur alliance est si naturelle qu'elles sont 
inséparables et ne forment qu'un tout. Ce vers de Britari'^ 
nicus, dont la sombre énergie s'inspire de Tacite, 

De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse, 

nous signale, d'un seul trait, et nous fait voir, d'un seul 
coup d'oeil, l'homme mourant, dont, on guette les sou- 
pirs, et la tyrannie rusée, qui épie ses plaintes, pour les 
étouffer aussitôt. 

Quelquefois aussi l'ampleur de la scène, retracée et 
figurée par le poète, excède le cadre d'un seul vers; 
l'inversion, alors, placée en tête du premier vers, s'é- 
tend sur le suivant et domine le développement : 

Du temple, orné partout de festons magnifiques. 
Le peuple saint en foule inondait les portiques, etc. 

(Athalie, a. I, se. i.) 

C'est ici qu'on voit clairement la différence qui existe 
entre l'ordre grammatical et l'ordre poétique, ou esthé- 
tique, et la raison de cette différence. Si l'on voulait 
simplement énoncer comme un fait l'empressement du 
peuple à se rendre au temple. Tordre grammatical suf- 
firait; mais tout autre est l'intention du poète : en dé- 
crivant l'empressement populaire, il veut frapper l'esprit 
et y laisser une impression durable ; raconter n'est pas 
assez pour lui ; il veut faire de l'événement une vivante 
et forte peinture. Il est donc naturel que transposant 
l'une des deux parties du tableau, il place au premier 
plan la description du lieu où le peuple accourt, et qu'il 
introduise ensuite cette multitude fidèle qui remplit les 
vastes portiques du temple. Grâce à l'inversion, il at- 
teint son but et donne une forme palpable à sa concep- 
tion. Tel est le vrai caractère de l'inversion poétique, et 
telle est aussi sa raison d'être. On peut déduire de ces 
observations les qualités qui lui sont nécessaires et les 
défauts qu'elle doit éviter. 

Si l'inversion n'ajoute rien à la force ou à la beauté 
de l'expression, si elle est sans mérite et n'apporte aucun 
avantage avec elle, il vaut mieux l'écarter : elle devient 
inutile, peu naturelle, et trouble mal à propos l'ordre 



164 DBUXIÈHB PARTIE. 

régulier du langage. Que peut gagner le style à une in- 
version telle que celle-ci? 

Ecoutons du rossignol le chant. 

(Harot.) 

Ceux qui louaient le plus de son chant l'harmonie^. 

(Florian.) 

A plus forte raison est-elle condamnable, lorsque^ 
n^ayant aucun mérite, elle nous choque, en outre, par 
quelques défauts; par exemple, lorsqu'elle est forcée, 
obscure, surchargée de prépositions ou de conjonctions, 
et compliquée de régimes indirects accumulés : 

A. peine de la cour j'entrai dans la carrière. 

(YOLTAIBE.) 

Tu n*a8 fait le devoir que d*un homme de bien. 

(CSORNEILLE.) 

Je n*ai pu de mon fils consentir à la mort. 

(VOLTAIBB.) 

L'ancienne poésie et même Tancienne prose, multi- 
pliaient les inversions à l'exemple du latin. Cette em- 
preinte trop visible de la langue mère sur la langue 
dérivée a subsisté longtemps; le dix-septième siècle ne 
l'avait pas entièrement effacée ; mais aujourd'hui que le 
français, dégagé de cette imitation un peu servile, a 
pris une forme originale et une allure toute moderne, 
ce serait une affectation d'archaïsme que de se régler 
entièrement sur le goût d'un public beaucoup plus fami- 
liarisé que nous-mêmes avec l'usage écrit et parlé de la 
langue latine. 

Jusqu'au temps de Malherbe et de Corneille, il était 
reçu de placer, en toute circonstance, le sujet après le 
verbe : 

Bien me connaît la prudente Gybèle. 

(Mabot.) 

Et sont profanes ses chansons. 

(Malhbbbe.) 

1. Vers cités par Qaicherat, p. 98. — Les exemples suivants, à Tappui du 
môme développement, seront empruntés à cet auteur, p. 98-104, 486-491. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 165 

Ce latinisme est absolument tombé en désuétude. 11 
en est de même de l'inversion qui place l'attribut avant 
le verbe : 

Dô son état pourtant digne je ne l'estime. 

(Du Bellay.) 

Vous le fîtes enfin immortel devenir, 

(Maynard.) 

Il est cependant des cas où ces inversions, d'un as- 
pect dur et bizarre, se recommandent par un mérite de 
simplicité concise, ou même par la noblesse vraiment 
poétique de l'expression : 

Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts. 

(BOILEAU.) 

Le sage par qui fut ce bel art inventé. 

(La Fontaine.) 

Vous êtes maigre entrée, il faut maigre sortir, 

(ID.) 

Dans les exclamations, où d'ordinaire éclate la vio- 
lence du sentiment, l'inversion du sujet, placé après le 
verbe, est naturelle, car elle est le seul moyen de tra- 
duire l'énergie intérieure dont l'âme du poète est 
remplie : 

Périsse mon amour, périsse mon espoir! 

(Corneille.) 

Il existait dans l'ancien français une inversion dont 
l'origine se confond avec celle de la langue elle-même. 
Elle porte, en effet, la marque du latin populaire qui 
a donné naissance au français. Au passé indéfini, on 
plaçait le régime direct entre le verne auxiliaire et le 
participe, en faisant accorder le participe avec le régime 
qui le précédait. Par exemple, au lieu de dire, réguliè- 
rement : les zéphyrs ont rajeuni V herbe; on pouvait 
dire : les zéphyrs ont Vherbe rajeunie. 

Un certain loup, dans la saison 
Que les tièdes zéphyrs ont l'herbe rajeunie, 

(La Fontainh, liv. V, fable viii.) 

Cette construction, si évidemment contraire à la syn- 



166 DEUXIÈME PARTIE. 

taxe moderne, est la traduction littérale d'une forme 
latine qui a passé dans le français et s'y est longtemps 
maintenue. Au moyen âge elle était d'un usage courant, 
en prose comme en vers; la poésie du dix-septième 
siècle, sans la prodiguer, ne l'a pas dédaignée : 

II est de tout son sang comptable à la patrie ; 
Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie. 

(Corneille, Hcrrace ) 

— Combien de fois la lune a leurs pas éclairés ! 
, . . J'ai maints chapitres vus, . . 

(La Fontaine, liv. II, fable ii.) 

Un poète moderne doit-il rigoureusement s'interdire 
cette forme archaïque d'inversion. Nous ne le pensons 
pas. Il nous semble que, placée à propos, elle pourrait se 
défendre par le prestige même de son ancienneté. Il y a 
de la poésie dans une origine aussi lointaine. Voltaire, 
fort peu indulgent pour les naïvetés hardies de notre 
vieille langue, était sensible à la grâce négligée de cet 
archaïsme. En commentant le vers de Corneille, cité 
plus haut, il fait cette remarque : « La sévérité de la 
grammaire ne permet pas ce flétrie; il faut dans la ri- 
gueur : a flétri sa gloire. Mais, a sa gloire flétrie^ est 
plus beau, plus poétique, plus éloigné du langage ordi- 
naire, sans causer d'obscurité. » 

Les traités qualifient de licence poétiques l'habitude 
prise par les poètes, surtout au dix-septième siècle, de 
changer la place que la grammaire assigne ordinaire- 
ment au pronom qui est en rapport avec deux verbes 
dont le second est à l'infinitif. Au lieu de le mettre 
entre les deux verbes, c'est-à-dire avant le second, dont 
il est le régime direct ou indirect, on le place avant le 
premier verbe : 

, . . Pour prévenir les pleurs que je leur vais coûter. 

(Racine, Iphigénie, a. IV, se. iv.) 

Lui-même il me viendra chercher dans un moment. 

(Id., ibid,, a. III, se. vu.) 

L'ours venant là-dessus, on crut qu'il s*alloit plaindre. 

(La Fontaine, liv. I.) 

Au dix-septième siècle, cette construction était d'un 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 167 

emploi général et constaht, en prose aussi bien qu'en 
vers ; le siècle suivant la/ laissa tomber en désuétude ; 
mais, de notre temps, jnombre d'écrivains excellents 
Tont, avec raison, rétablie et remise en honneur. C'est 
une singulière méprise/que de considérer comme une 
licence ce qui penciant $i longtemps a été l'usage même, 
c'est-à-dire la règle. 

Une erreur plus grave serait de croire qu'en poésie il 
faut multiplier les inversions et les préférer à l'ordre 
simple. Sans doute, elles conviennent à la poésie beau* 
coup mieux qu'à la prose ; elles y sont plus fréquentes 
et plus fortes ; mais si nombreuses qu'elles soient, c'est 
l'ordre simple, et non l'ordre interverti, qui prédomine 
en vers comme en prose. Quelquefois même, le poète, 
lorsqu'il pourrait choisir, pour rendre sa pensée, l'une 
ou l'autre de ces deux constructions, préfère la plus 
simple, comme plus expressive. 

II. L'ellipse en poésie. — H y a plus d'un rapport 
entre l'ellipse et l'inversion. L'une et l'autre prennent 
des libertés avec les règles ordinaires de la construc- 
tion : l'inversion, change l'ordre des mots; l'ellipse en 
diminue le nombre. « On appelle ellipse, dit Quicherat, 
le retranchement d'un ou de plusieurs mots qui seraient 
nécessaires pour la régularité de la construction. » Ce 

aui achève entre elles la ressemblance, c'est que toutes 
eux^ dans l'atteinte qu'elles portent à la régularité 
grammaticale, s'inspirent du génie particulier de la 
poésie et concourent à l'effet qu'elle veut produire. En 
transposant les mots, l'inversion développe les res- 
sources descriptives et les qualités pittoresques de la 
langue des vers ; l'ellipse lui donne plus de concision et 
de vivacité en supprimant des mots sans importance et 
sans relief. C'est par cette étroite conformité avec la 
nature même et l'esprit de la poésie, qu'elles justifient 
leurs irrégularités les plus hardies et les convertissent 
en beautés d'expression. 

On peut distinguer deux sortes d'ellipses dans la 
langue des vers : les unes, assez timides, qui se bornent 
à supprimer des mots ou des particules faciles à sup- 
pléer ; les autres, plus pénétrantes et plus osées, qui 
tranchent dans le vif de la pensée et de l'expression. 
Entre les premières et les secondes, la différence est 



168 DEUXIÈME PARTIE. 

grande. Les premières sont utiles au poète ; elles lui 
facilitent, en certains cas, la versification ; mais elles ne 
rendent aucun service à la poésie et n'ajoutent rien à 
ses mérites. Le temps a consacré ces libertés ; il y a 
désormais prescription. En voici quelques exemples. 

Quand plusieurs substantifs, ou plusieurs verbes, 
sont régis par des prépositions, il faut en prose, répéter 
ces prépositions devant chaque nom, ou devant chaque 
verbe : on peut, en vers, se dispenser de cette répéti- 
tion, surtout lorsque ces prépositions sont à ou de : 

Mais sans nous égarer dans ces digressions. 
Traiter, comme Senaut, toutes les passions. . . 

(BoiLEAU, Satire VIII, v. 113.) 

. . . Un ordre de vider d'ici vous et les vôtres, 
Mettre vos meubles hors et faire place à d'autres. 

{Le Tartufe, a. V, se. iv.) 

Il y a ellipse de la préposition sans dans le second 
de ces vers, et de la préposition de, dans le quatrième. 

La poésie peut aussi se dispenser de répéter, dans un 
second membre de phrase, un sujet déjà exprimé au 
commencement : 

Je condamnai les dieux, et sans plus rien ouïr, 
Fis vœu, sur leurs autels, de leur désobéir. 

{fphigénie, a. I, se. i.) 

Dans Tusagc du dix-septième siècle, la plupart de ces 
ellipses étaient communes à la prose et à la poésie ; on 

Eeut en citer de nombreux exemples chez les plus célè- 
res écrivains classiques. Même en se plaçant au point 
de vue plus sévère ae T usage moderne, on comprend 
très bien que l'emploi répété des pronoms et des pré- 
positions^ obligatoire pour le prosateur, ne le soit pas 
absolument pour le poète. Pourquoi la prose, qui ne 
subit ni gêne, ni contrainte, qui, dans le développement 
de la pensée, dispose librement de l'espace et du temps, 
serait-elle autorisée à supprimer des mots que le sens 
exige et que la règle déclare nécessaires ? Dans la langue 
versifiée, où tout se mesure, se pèse et se compte, où la 
pensée se condense et prend tout son relief sous la forme 
précise d'une combinaison rythmique, qu'importe l'o- 
mission de quelques mots sous-entendus? En quoi peut- 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. Î69 

elle nuire à la savante harmonie de la phrase poétique, 
que sa concision soutient et qu'un ordre lumineux 
éclaire? Ces libertés, d'ailleurs, ne sont concédées que 
sous une double condition. L'ellipse ne doit ni dégé- 
nérer en incorrection, ni créer une équivoque, ni fati- 
guer en le troublant l'esprit du lecteur. 

Il n'y a pas de règle qui puisâe définir et juger d'a- 
vance ces autres ellipses, déjà signalées plus nâut, ces 
ellipses hardies qui retranchent non pas seulement quel- 
ques particules ou quelques pronoms, mais des mots es- 
sentiels et des membres cfe phrase tout entiers. Elles sont 
imprévues, çt variables comme l'inspiration dont elles 
sortent, comme les circonstances qui les suggèrent au 
poète. On ne peut en théorie limiter leur audace ; tout dé- 
pend de l'effet produit, et, comme les inversions, elles se 
légitiment par le résultat. Dans ses entreprises contre la 
règle, dans ses innovations contre l'usage, le poète est 
libre de tenter et d'oser au delà des bornes que d'autres 
avant lui ont respectées ; mais le péril est égal à sa li- 
berté, et le sentiment de ce péril est son unique modé- 
rateur. Tout succès qu'il obtient en ce genre est une 
conquête faite par l'art sur la grammaire. 
. Les plus simples, de ces ellipses, et les moins hasar- 
deuses, sont celles qui, dans un second membre de 
phrase, suppriment un verbe déjà exprimé, qui serait 
employé à une autre personne, à un autre temps, à un 
autre nombre, si on le répétait. 

Ma cour fut ta prison, mes faveurs, tes liens, 

{pinna^ a. V, se. i.) 

— Il parle d'Isabelle, et vous, de Léonor. 

(Molière, Ecole dés Maris, a. III, se. vin.) 

11 est des ellipses où il faut suppléer une conjonction 
explicative : 

Que dis-je? En quel état croyez- vous la surprendre? 
.Vide de légions qui la puissent défendre, 
Leurs femmes, leurs enfants pourront-ils m'arrèter? 

(Mithridatey a. III, se. i.) 

— Rechercher une Grecque, amant d'une Troyennel 

(Andromaque, a. II, se. v^)- 

1. « Puisque (Home) est vide de légions, etc.. » — « Rechercher une 
Grecque, lorsqu'on est, tout en étant l'amant d'une Troyenne* » 

AUBERTIN. — VERSIFIC. FRANC. 8 



170 DEUXIÈITE PAETIE. 

Il est même nécessaire, quelquefois, de rétablir tout 
un membre de phrase, pour éclaircir et achever la 
pensée. 

Je t'aimais inconstant; qu*aurais-je fait, fidèle? 

(Andromaqite, a. IV, se. v.) 

Un laconisme affecté et forcé n'échapperait pas au 
doublé écueil de l'obscurité et de l'incorrection. L'ellipse, 
naturelle et claire, flatte l'intelligence du lecteur en lui 
faisant' appel ; elle s'abuserait, en lui présentant une 
énigme à deviner. Les poètes n'évitent pas toujours ce 
double défaut ; témoin ce vers de Molière : 

C'est donc ainsi qu.*absent vous m'avez obéi? 

(EcoU des Femmes, a. II, se. n.) 

« Absent » signifie : « lorsque j'étais absent ». 

En général, les meilleures ellipses sont celles que la 
passion inspire, en pleine crise tragique, dans le conflit 
des destinées et le choc ardent des intérêts. Personnages 
et spectateurs, emportés par la force invisible et irrésis- 
tible qui pousse le drame au dénouement, sont impa- 
tients d'aller jusqu'au bout des sentiments qui les exal- 
tent, et d'arriver au terme de l'anxiété qui les étreint : 
l'ellipse, alors, resserrant l'expression, dévorant les lon- 
gueurs inutiles, est la bienvenue; ce qu'elle peut 
avoir de brusque et de heurté concorde avec la nâte 
fébrile et les mouvements saccadés qui agitent les cœurs. 
Faire cette remarque, c'est dire quelles sont, en poésie, 
les conditions lès plus favorables au succès de l'ellipse 
hardie, et par quels mérites surtout elle peut faire ac- 
cepter et même applaudir ses apparentes irrégularités. 



§ Il 
Les archi^sxnes d'orthographe ou d'expression. 

Ces prétendues licences d'orthographe et de gram- 
maire^ énumérées par les traités de versification, que 
sont-elles en réalité? Ce sont des débris, des souvenirs 
de l'ancienne orthographe française, ou quelques rares 



LÀ STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 17i 

spécimens d'expressions surannées, recueillis par la 
poésie, à titre d'exceptions, et sauvés, jusqu'ici, deTen- 
tière désuétude et de l'oubli définitif. Leur vrai nom 
est l'archaïsme; parmi ces locutions archaïques, plu* 
sieurs sont des latinismes. Mais sur quelles raisons se 
fonde ce privilège de la durée indéfinie, accordé à cer* 
taines particularités du vieux langage, et convient-il de- 
le perpétuer? Quel intérêt peut avoir la poésie moderne 
à conserver ces formes démodées qui datent de plusieurs 
siècles? 

L Archaïsmes d'orthographe. — On sait que les poètes 
ont l'habitude, quand ils y trouvent quelque facilité 
pour la rime, de supprimer Vs finale de la première per* 
sonne du singulier de l'indicatif présent, dans certains 
verbes : ils écrivent je doi, je croi, je voi, j'a/>erçoi, je 
reçoiy je sai, y averti ^ Reconstruis ]^ori, etc. 

Tantôt, cherchant la fin d'un vers que je construis 
Je trouve au coin d*un bois le mot qui m*avait fui, 

(BoiLEAU, EpUre VI, v. 28.) 

— Vizir, songez à vous, je vous en averti; 
Et, sans compter sur moi, prenez votre parti. 

(Racine, Bajazetj a. II, se. m ' .) 

Ils suppriment aussi, à l'occasion, Vs finale de la se- 
conde personne du singulier de l'impératif ; 

Fais donner le signal, cours, ordonne; et revUn 
Me délivrer bientôt d'un fâcheux eatretien. 

(Phèdre, a, II, se. iv.) 

Nos poètes modernes ont suivi cet exemple : 

Seigneur duc, es-tu donc insensé? 

Mon aïeul Tempereur est mort. Je ne le sai 
Que de ce soir« 

(V. Hugo, Hernani.) 

• Lorsque je vien. 

Personne ne me voit entrer, — Je le crois bien, 

(Id., le Roi s*amuse*.) 

1. Il y a, toutefois, une exception pour les anales suivantes oà la forme 
moderne et correcte est seule usitée :je suis, je puis, je rends, je prends, jf 
fuis, je fus. ... 

2. De Qramont, p. 71. _ - - ' 



172 . DEUXIÈME PARTIE. 

Ge sont là d'évidentes infractions à la règle moderne. 
Mais il faut reconnaître que cette orthographe, incor- 
recte aujourd'hui, était la règle même, dans le français 
du moyen âge. Ni la première personne du singulier de 
l'indicatif, ni la seconde personne du singulier de l'im- 
pératif ne prenaient 1'^ finale dans la plupart des verbes 
de l'ancien français; pourquoi? parce que ces verbes 
dérivent presque tous de verbes latins, et qu'il n'y a 
pas d'5 finale, aux mêmes temps et aux mêmes per- 
sonnes, dans les verbes latins. Plus régulière alors qu'au- 
jourd'hui, l'orthographe se réglait sur l'étymologie. Les 
secondes personnes, au singulier de l'indicatif dfans aces 
mêmes verbes, prenaient, dès lors, ïs finale, parce que 
cette s existait dans la forme latine correspondante. 
Plus tard, dans la dernière époque du moyen :âge, 1'^ 
finale de la seconde personne a été donnée aussi à la 
première, par analogie et par amour de l'uniformité : 
ainsi s'est établi peu à peu l'usage moderne, qui a 
édicté la loi qui nous régit. De ces explications u ré- 
sulte que dans cette période, aux limites flottantes, qui 
comprend la fin du moyen âge et le commencement des 
temps modernes, il y avait pour certains mots, pour 
certaines désinences, une dfouble orthographe, l'une 
ancienne, l'autre plus -nouvelle, entre lesquelles l'usage 
a longtemps hésité. Les poètes les adoptaient tour à 
tour, au gré de leurs propres convenances ; et quelques- 
unes de ces libertés ont passé jusqu'à nous. 

Est-ce une raison pour qu'elles demeurent invio- 
lables et consacrées à jamais par cette longue succession 
d'exemples et d'autorités? Ces autorités s'appuyaient 
alors sur des raisons qui nous manquent aujourd'hui. 
Au dix-septième siècle, on touchait encore à des temps 
où la plupart des habitudes de la langue du moyen âge 
avaient conservé de nombreux partisans ; plus d'un lec- 
teur, même lettré, sous Henri IV et sous Louis XIII, y 
demeurait obstinément fidèle : l'usage contemporain 
était très mêlé d'usage ancien ; il y avait, en un mot, 

Quelque nouveauté encore dans l'archaïsme. Aujour- 
'hui, après deux siècles révolus, l'exemple des poètes 
classiques du dix-septième siècle, allégué à tort, con- 
damne plutôt qu'il ne justifie ceux qui le suivent; et ces 
derniers restes d'antiquité doivent disparaître avec les 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 173 

raisons passagères qui autrefois en expliquaient le main- 
tien. Pour la prose et pour les vers, il ne faut qu'une 
seule et même orthographe. 

Dans ràncienne langue, la plupart des adverbes pre-* 
naient une s finale, que nos ^ammairiens modernes 
appellent Vs adverbiale. Plusieurs de ces adverbes, 
ayant été formés du pluriel des adjectifs latins corres- 
pondants, avaient gardé Vs du latin ; on fut ainsi con- 
duit à donner Vs aux autres adverbes, par analogie. 
Bien que Vs adverbiale ait disparu, en général, dans le 
français classique, quelques adverbes Font conservée, 
surtout en poésie : de là, pour ces adverbes, une double 
orthographe, l'ancienne et la nouvelle. Selon les exi- 
gences du vers, les poètes écrivent guère, ou guères; 
naguère, ou naguères; jusque, ou jusques; ils écrivent 
aussi grâce à, ou grâces à; encor^ ou encore : 

Non, vous n'espérez plus de nous revoir encory 
Sacrés murs, que n'a pu conserver mon Hector. 

{Andromaque, a, I, se iv.) 

Faut-il leur interdire ce libre choix entre la forme 
ancienne et la forme nouvelle, et leur imposer, dans 
remploi de ces mots, l'orthographe moderne? Cette ri- 
gueur serait excessive, puisque aucune règle précise n'est 
ici intéressée et mise en cause ; l'Académie, d'ailleurs, 
en donnant place dans son dictionnaire à cette double 
orthographe, semble indiquer qu'elle ne proscrit pas 
absolument la plus ancienne. Ce serait, au contraire, 
une incorrection manifeste de supprimer, comme on Ta 
fait quelquefois, 1'^ de remords, pour faciliter la rime; 
et c'est aussi une faute à blâmer, malgré les nombreux 
exemples dont elle s'autorisa, que de substituer toujours 
pour la rime, l'adverbe invariable même à l'adjectif 
pluriel mêmes, quand le sens et la grammaire exigent 
cet adjectif. 

Et crois que votre front prête à mon diadème 
Un éclat qui le rend respectable aux dieux même, 

(Racine, Esther, a. Il, se. vu.) 

Posons donc en principe que tout archaïsme d'ortho- 
graphe doit être réprouvé, si la règle moderne l'interdit : 
mais s'il s'agit simplement d'un usage ancien maintenu 



174 DBUXIÈHE PARTIE. 

à c6ié de Tiisage moderne, il vaut mieux^ sans doute ^ 
préférer celui-ci, sans que cette préférence soit absolù-r 
ment obligatoire. 

Ces observations peuvent s'appliquer à Torthographe 
des noms propres, qui, en poésie, ne s'accorde pas tou- 
jours avec les prescriptions de Tusage et de la gram-f 
maire. Les poètes suppriment ou maintiennent à volonté 
r^ finale des noms propres et des noms de villes : ils 
écrivent Charles ou Charle, Apelles ou Apelle, Démos- 
Ihènes ou Démosihène^ Athènes^ Thèbes, MycèneSy ou 
Alhène^ Thèbe et Mycène; Versailles et Londres ou 
Versaille et Londre, etc. L'u§age, qui a donné une s 
à ces noms, est presque toujours fondé sur une raison 
d'étymologie. Ou bien ces noms ont gardé Vs de leur 
désinence grecque ou latine ; ou bien cette s représente 
en français la forme du pluriel qui était celle de beau- 
coup de noms de villes antiques^ en grec et en latin ; et 
quoi qu'il soit moins facile de justifier Vs finale de 
« Londres /> et de « Versailles » , Porthographe adoptée 
par l'usage et la grammaire mérite d'être respectée*. 

Ne serait-ce pas, toutefois, un pédantisme que de 
transformer en tyrannie tracassière l'autorité de la règle 
grammaticale, et de retirer aux poètes une facilité qui 
leur est presque nécessaire? Tel n est pas l'avis de Théo- 
dore de Banville : impitoyable ennemi de toute « licence 
poétique », sa sévérité, dans les questions d'ortho- 
graphe, va jusqu'à l'intransigeance. 11 ose faire la le- 
çon, sur ce point , à Victor Hugo en personne. Citant, 
quelque part, dans son Petit Traité de poésie française^ 
ces vers des Contemplations : 

Les syllabes, pas plus que Paris et que Londre, 
Ne se mêlaient ' 

il y met cette note : « Londre, sans s, au lieu de Lon- 
dres, voilà une licence poétique. J'ai dit qu'il n'en faut 
jamais, et voilà que mon maître s'en est permis une. — 
Eh bien, il a eu tort. » — Un peu plus loin, récidive 

1. II est probable qa'on a donné une ( à ces deux noms par analogie 
aveo les noms de villes où Vs finale avait une origine 6tymolo|^ique. Dans 
Paris, — pour ne citer que cet exemple, — Vs vient de Tancienne forme 
latine Partsios. 

e. L. I, vu. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 175 

du poète, autre suppression de Vs; nouveau reproche 
du censeur ; 

Ils montaient à Versaille aux carrosses du roi. . . 

— « Même observation que ci-dessus. Il fallait écrire 
non pas Versaille, mais Versailles. Rien d'implacable 
comme un écolier qui prend son maître en faute*! » 

II. Les archaïsmes poétiques d'expression. — Parmi 
ces formes archaïques, qu'on nous présente comme au- 
tant de licences, autorisées seulement en vers, il y en a 
qui appartiennent à la prose autant qu'à la poésie, et 
qui sont encore de mode aujourd'hui. Singuliers ar- 
cnaïsmes! Etranges licences poétiques! On nous cite, 
par exemple, l'adverbe où, employé avec le sens de à 
qui, à laquelle, auquel, dans lequel, etc. : 

Celle où y ose aspirer esr d*un rang plus illustre. 

{Polyeucte, a. V, se. v.) 

Et voilà donc rhymen où j*étais destinée. 

(Iphigénie, a. III, se. v.) 

Mais on a donc oublié que tout le dix-septième siècle 
a parlé ainsi, en prose, comme en vers, et que cette locu- 
tion, abandonnée dans la seconde moitié du dix-hui- 
tième siècle, a été relevée de sa désuétude par nos pro- 
sateurs et nos poètes contemporains? Elle est de celles 
qui constituent le fond même de la langue, et l'on en 
pourrait citer d'innombrables exemples. 

On commet une autre erreur en attribuant à la poésie 
seule le droit d'employer les prépositions dans et en, 
au lieu de A, devant Ips noms de villes dont la lettre ini- 
tiale est une voyelle : 

Je serai marié, si Ton veut, en Alger. 

{Le Menteur, a. V, se. vi.) 

Gassandre dans Argos a suivi votre père. 

{Àndromaque, a. I, se. ii.) 

Au dix-septième siècle, prosateurs et poètes emploient 
en avec cette acception; Molière dit « en Alger », dans 
ses pièces en prose : « Hélas l mon pauvre maître, peut- 

1. Pages 66, 67. 



i7(( DEUXIÈME PARTIE. 

être qu'à Theure que je parlé on t'emmène esclave en 
Alger * . » Même devant les noms de villes qui commen- 
cent par une consonne, on dit en et non â, en vers et 
en prose : • 

Je loge en Belle-Cour, environ au milieu. 
Dans un grand pavillon. 

{Suite du Menteur, a. III, se. m.) 

C'était un latinisme qui avait passé, du moyen âge et 
du seizième siècle dans la langue courante du siècle de 
Louis XIV. Henri IV écrit : « en Constantinople. » On 
lit dans Rabelais, « en Amiens » ; dans Larivey, <( en 
Naples, en Paris»; dans Montaigne, «en Lacédémone». 
Aujourd'hui, cette expression, absolument vieillie, ne 
convient pas plus à la poésie qu'à la prose. 

Un autre latinisme, mais qui est resté dans la langue, 
est l'emploi du participe passé au lieu de l'infinitif : 

Oui, reprit le lion, c*est bravement crié, 

(La Fontaine, liv. II, fable xix.) 

Nous ne savons pourquoi on le cite comme une li- 
cence poétique; ce n'est ni une incorrection, ni une 
façon de parler réservée à la poésie. Il n'est interdit à 
personne de modifier la nuance de l'idée et de l'expres- 
sion en remplaçant, comme dans le vers de La Fontaine, 
l'infinitif par le participe. 

Quant à l'infinitif-substantif /penser, synonyme noble 
de « pensée », il convient mieux, sans doute, aux vers 
qu'à la prose ; mais la prose, quand elle élève le ton, 
ne le dédaigne pas, même aujourd'hui. Par quelle raison 
l'a-t-on qualifié de « licence », lui^ussi? La poésie du 
dix-septième siècle tenait en grande estime ce mot ex- 
cellent qui porte la marque des temps les plus anciens 
de la langue, où la plupart des infinitifs devenaient 
substantifs en prenant l'article : 

Que j*ai toujours haï les pensers du vulgaire ! 

(La FoNTAîNB, liv. Vlil, fable XVI.) 

Je tremble au seul penser du coup qui le menace. . 

(Andromaque, v. 1405.) 

1. Fourberies de Scapin, a. IT, se. xi. 



LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 177 

La Bruyère regrettait que Tusage courant lui préfé- 
rât <c pensée ». Nos poètes contemporains, en le réhar 
bilitant^ ont donné raison au regret de La Bruyère. 
Ce qui peut être, à plus juste titre, considéré comme 
une exception en faveur de la poésie, et comme une 
dérogation à la règle grammaticale, c'est de mettre au 
singulier un verbe qui a pour sujet plusieurs substantifs. 
Par une sorte de syllepse*, l'esprit réunit dans un seul 
tout cette pluralité de substantifs, éléments d'une seule 
et même idée ; le verbe s'accorde avec l'idée collective 
et prend la forme du singulier au lieu du pluriel : 

Lorsque le genre humain de glands se contentoit, 
Ane, cheval et mule aux forôts habitait . . . 
Là croissait à plaisir Toseille et la laitue. 

(La Fontaine, liv. IV, fables iv et xm.) 

. Ce héros qu'armera l'amour et la raison. 

{fphigénie, a. I, se. ii.) 

Quelquefois, il est vrai, le dernier substantif est plu à 
expressif que ceux oui le précèdent et semble porter 
l'iaée à son point culminant; l'emploi du verbe au sin- 
gulier est alors conforme à la règle : 

Que ma foi, mon amour, man hanneur y consente. 

(fphigénie, a. IV, se. vi.) 

On peut aussi, quand le sens le permet, s6us-en tendre, 
entre deux substantifs, une conjonction qui met le 
verbe en rapport avec Tun des deux : 

Le duc et le marquis se reconnut aux pages. 

(Bon-BAU, Satire K, v. 98.) 

— « Le duc » ainsi que « le marquis ». 

Gomme dans les inversions et les ellipses, cette appa- 
rente incorrection n'est qu'une hardiesse du style poé- 
tique, qui donne plus de concision et de rapidité à l'ex- 
pression de la pensée. 

Est-il nécessaire, maintenant, pour clore ce chapitre 
des « licences », si mal dénommé, de citer trois ad- 



1. Du grec vuUii^i;, 9uUajjk6dviiv, comprendre ensemble, réunir, réunion. 
C'est le sens du latin comprehensio, 

8. 



178 DEUXIÈME PARTIE. 

verbes, dessus, dessons, dedans, oui figurent chez quel- 
ques poètes du dix-septième siècle à Pétat de préposi- 
tions, avec le sens de sur, sous et dans; -^ ou bien 
encore ces formes antiques, que la poésie classique a 
paru adopter un instant pour les rejeter ensuite, aonc- 
ques pour donc, avecques pour arec, devant ^nv avant, 
devant que ^ut avant que, cependant que pour pen- 
dant que, lors pour alors, las pour hélas? On nous 
donne tout cela pour des locutions à part, dont rem- 
ploi est un privilège poétique. Ce ne sont aujourd'hui 
que des anachronismes d'expression qui peuvent tout 
au plus trouver place dans les pasticnes de la langue 
du seizième siècle, écrits, comme on dit, en style maro- 
tique. Nous ferons, si Ton veut, une exception pour 
cependant que, qui ai^sur pendant que l'avantage d'être 
un mot complet : placé à propos, il pourrait conserver 
quelque chose de la grâce d'ancienneté que nous lui 
voyons dans La Fontaine. 

La savante composition du vers français, que nous 
avons étudiée dans les six chapitres de cette seconde 
partie, se prête à plusieurs formes, de longueur iné- 
gale, dont chacune a son caractère propre et ses res- 
sources d'expression. De la variété de ces formes nais- 
sent des combinaisons rythmiques qui contribuent 
à développer les richesses intérieures de notre poésie et 
la puissance de ses effets. Ces mêmes combinaisons 
impriment aux poèmes, où chacune d'elles domine, la 
nuance particulière, le trait original qui les distingue 
entre eux. — Les questions que le sujet nous présente, 
sous cet aspect nouveau, seront examinées aans une 
troisième partie. 



TROISIÈME PARTIE 

LES FORMES DIVERSES DU VERS 

FRANÇAIS 



CHAPITRE PREMIER 

Vers où les syllabes sont en nombre pair. 
L'alexandrin, le décasyllabe, roetosyllabe; 
les vers de six, de quatre et de deux syllabes. 

Influence du nombre pair ou impair des syllabes sur le rythme 
du vers. — Faut- il, en mesurant le vers, se servir du mot 
pied y à l'exemple des anciens? — Supériorité de Talexandrin. 

En quoi il ressemble à l'hexamètre antique. — Variété des 

ressources d'harmonie qu'il contient. — Genres poétic^ues où 
il convient de l'employer. — Le décasyllabe et ses diverses 
césures. — L'harmonie de ce vers est inférieure à celle de 
l'alexandrin. — L'octosyllabe. Ses libres césures. — Du rang 
qu'il tient dans l'histoire de la poésie française. — Vers de 
SIX, de QUATRE, et de deux syllabes. — Leurs conditions 
rythmiques. — Doit-on les employer seuls ou combinés avec 
des vers de mesure différente? 

Les formes du vers français, généralement usitées, 
depuis l'alexandrin jusqu'au vers monosyllabique, peu- 
vent se diviser en deux classes : celle où les syllabes 
sont en nombre pair, et celle où le nombre dès syl- 
labes est impair. Ajoutons-y, à titre d'exceptions ou 
de curiosités, les vers démesurés, oui contiennent un 
nombre de syllabes supérieur à douze, et que le 
commun usage n'a pas adoptés. 

La différence que nous faisons ici, entre le nombre 
pair et le nombre impair des syllabes dans le vers, 
n'est pas une distinction vaine ; elle a sa raison d'être 
et une importance significative. Comme le dit très 
bien M. Guyau, dans ses études sur les lois et la for- 

179 



180 TROISIÈME PARTIE. 

mation du vers moderne, « le plaisir sensible que nous 
donne le rythme s'accompagne toujours d'un plaisir 
plus mathématique et intellectuel, celui du nombre : 
rythmer, c'est compter instinctivement. Tout au moins, 
sentons-nous le nombre de temps qui constitue le 
rythme, et les rythmes qui se résolvent dans des nom- 
bres pairs ont quelque chose de plus pondéré, de plus 
stable, de plus pleinement harmonieux pour Toreille 
que ceux qui vont par nombre impair*,» Dans ces vers 
«à nombre impair», où la somme des syllabes afférente 
à chacun d'eux n'a pas de diviseur commun autre que 
lin, la place des césures est incertaine ; la coupe iné- 
gale du vers rend le « noml)re » moins sensible à 
l'oreille et le rythme moins régulier*. Telle est la 
raison de l'ordre que nous suivrons dans cette revue 
des formes diverses du vers français. 

On a pu remarquer qu'en mesurant les vers, en cal- 
culant le nombre et la durée des « temps » dont chacun 
d'eux se compose, nous employons toujours le mot 
«syllabe», jamais le mot «pied», comme terme de 
înesure et de comparaison. L emploi du moi pied con- 
vient à la prosodie métrique des vers grecs et latins, 
fondée sur la longueur et la- brièveté des syllabes, 
parce que, là, un pied peut contenir un nombre très 
variable de syllabes, selon qu'elles sont longues ou 
brèves : il y a donc nécessité de compter la mesure 
du vers par le nombre des pieds qu'il contient, et non 
par celui des syllabes. Qu'est-ce qu'un pied, en grec et 
en latin? C'est une combinaison spéciale d'un certain 
nombre de syllabes, à laquelle la longueur ou la briè- 
veté de ces syllabes imprime un caractère propre et 
distinctif. Aussi, chacune de ces combaisons, cnacun 
de ces « pieds » porte un nom particulier : dactyle, 
spondée, ïambe, trochée, ionien, choriambe'. Selon 
que tel ou tel pied domine dans un vers, il donne son 
nom h ce vers. De là ces expressions courantes dont 
les unes indiquent le pied dominant de chaque vers, et 

1. l^es Problèmes de Festhétique contemporaine ^ p. 181, 182. 

2. Sully Pradhomme, p. 65. -r D'Eichthal, p. 40. • 

3. Dactyle : une longae et deux brèves. — Spondée : deux longues. — 
Trochée : uae brève et une longue. — ïambe : une longue et une brève. -^ 
Ionien: deux longues et dçox l^reves, -^Choriambe: une longue, deux brèves, 
Une longue.- - - - . - -- - 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 181 

les autres font connaître le nombre de pieds que le 
veps contient : vers dactyliques, vers ïambique ou 
trochaïque, ionique, chonambique ; vers hexamètre, 
ou pentamètre, tétramètre, trimètre, c'est-à-dire vers 
de six, ou de cinq, de quatre, de trois piexls. Ce 
sont des désignations claires et précises qui déter- 
minent avec netteté la grande variété des combinai- 
sons de syllabes longues et de syllabes brèves dont la 
prosodie antique est la régulatrice. Dans la versifica- 
tion française, qui ne connaît pas ces complications, le 
mot « pied » ne pourrait désigner qu'une seule chose, 
fixe et invariable : la réunion de deux syllabes. Il est 
plus simple, alors, de compter par syllabes et d'éviter 
ainsi une double confusion, celle qui naîtrait du sou- 
venir des pieds métriques de l'antiquité, et celle que 
produirait dans la numération des vers français, une 
équivoque toujours possible entre le mot « pied » et le 
mot «syllabe' ». 

Nous allons examiner successivement les vers dont 
les syllabes sont en nombre pair, ceux où ce nombre 
est impair, et les vers exceptionnels ou peu usités qui 
comptent plus de douze syllabes. 



La supériorité de l'alexandrin. — < Nuances va- 
riées et délicates de l'harmonie de ce vers. 
— Nombreux genres poétiques où il convient 
de l'employer. 

Nous connaissons les origines de Tiilexandrin ; nous 
avons étudié l'agencement ferme et souple de sa struc- 
ture intérieure. En expliquant, dans les six chapitres 
de la deuxième partie, le savant organisme de la versi- 
fication française, nos plus importantes observations 
avaient nécessairement pour objet principal la forme 

1. Tobler, p. l(fô, 106. — Nos anciens auteurs de prosodies françaises ont 
employé assez souvent, et fort mal à propos, le mot pied comme synonyme 
de « syllabe » : un décasyllabe est chez eux un vers de dix pieds ; un octo< 
syllabe, un vers de huit pieds, etc. 



i82 TROISIÈME PARTIE. 

de Talexandrin qui, de Taveu des théoriciens et des 
poètes, est le type par excellence du vers français^. Il 
nous reste à le comparer aux autres formes rythmi- 
ques en donnant les raisons de la préférence unanime 
qu'on lui accorde. 

La supériorité de Talexandrin sur les autres vers 
français tient à deux causes : la première est le nombre 
de ses syllabes ; la seconde est la richesse des ressources 
d'harmonie qu'il possède. Une réunion de douze syl- 
labes, c'est-à-dire de douze sons, ou de douze « temps », 
théoriquement égaux en durée, constitue l'alexandrin ; 
ce qui le met de pair, disons-le en passant, avec l'hexa- 
mètre antique^ composé d'un nombre variable de syl- 
labes, longues ou brèves, dont la somme est égale à 
douze longues. Selon la remarque très juste d'un esthé- 
ticien ce nombre douze, qui régit l'alexandrin, est celui 
qui satisfait le plus complètement l'oreille, celui qui se 
prête le mieux à ce compte instinctif qu'elle fait des 
temps d'où résulte le rythme; il est le seul qui soit 
divisible à la fois par deux, par trois, par quatre et 
par six; les rapports des divers membres, entre les- 
quels on peut le diviser, sont particulièrement faciles à 
saisir; il offre prise de toutes parts à l'analyse, puisque 
l'oreille peut le partager en groupes de deux, de trois, 
de quatre ou de six sons. Enfin, pour emprunter ce 
qu'il y a de vrai, au point de vue physiologique, dans 
une remarque capitale de M, Becq de Fouquières, il 
correspond à peu près au temps moyen de l'expiration '. 

La conséquence de ces ooservations s'oiire d'elle- 
même à l'esprit. Le groupement harmonieux de douze 
syllabes, que l'art réunit, pouvant toujours se subdi- 
viser, au gré de la pensée du poète et selon l'effet qu'il 
veut produire, en fractions dont chacune est, avec le 
nombre total, dans un rapport régulier, il en résulte que 
l'alexandrin est, de tous les vers français, le plus favo- 

1. Becq de Fouquières, p. 305. — De Gramont, p. 72. — De Banville, p. 16. 

2. Guyau, p. 186. ~ L'expiration est l'acte naturel, ou physiologique, 
par lequel la bouche renyoie Vair qu'elle vient d'aspirer. Le temps néces- 
saire à l'expiration est l'intervalle de temps qui s'écoule entre deux aspira- 
tions. Selon M. Becq de Fouauières, cet intervalle est la mesure normale 
du vers typique et fondamental dans toute versification antique ou moderne. 
Il est la mesure de l'hexamètre grec ou latin, aussi bien que de l*«lexan- 
drin français. — Becq de Fouquières, Traité général de versification fran- 
çaisey p. 9 et 10. 




LES FORMES DIVERSES Dy VERS FRANÇAIS. 183 

rable aux nouvelles combinaisons rythmiques qui solli- 
citent la faculté créatrice du génie. En dépit des déplace* 
ments de césure et des variantes hardiment introduites 
dans les formes traditionnelles, il est aussi celui où la 
cadence générale du rythme est le plus facilement res- 

Eectée, comme Tout prouvé les innovations de V. Hugo. 
es douze temps, marqués par les douze syllabes de 
Talexandrin, sont égaux en théorie et considérés comme 
tels ; mais, en réalité, la durée de ces syllabes est va- 
riable et inégale : la voix, qui insiste sur les unes, 
glisse légèrement sur les autres. La durée des temps 
est donc inégale aussi, et c'est précisément de cette 
inégalité que résulte la cadence du rythme. Entre les 
durées inégales de ces douze syllabes et des temps mar- 
qués, il s'établit une sorte de moyenne; les syllabes, 
tantôt plus lentes, tantôt plus rapides, se compensent 
Tune l'autre. En résumé, le vers contient une répar* 
tition variable de temps partiels, combinée avec la règle 
du nombre fixe des syllabes, dans un temps total déter- 
miné*. 

La forme heureuse de Talexandrin, à la fois résis- 
tante et flexible, n'a pas pour unique avantage l'excel* 
lence de ses qualités rythmiques; elle y ajoute un 
mérite non moins important qui est de contribuer à 
la puissance de la poésie par les facilités qu'elle pro- 
cure à l'expression de la pensée du poète. Ce vers si 
ample permet à l'inspiration poétique les larges déve- 
loppements où éclatent la ricnesse de l'idée et la cha- 
leur éloquente du sentiment. Moins gêné qu'en tout 
autre vers par la brièveté de la mesure, par le retour 
fréquent des temps d'arrêt obligatoires, par la difficulté 
de varier les coupes et de transposer les césures, le 
poète, dans les genres élevés, peut se livrer tout entier 
à l'essor d'un génie fécond, il peut donner à. ses con- 
ceptions le relief et le coloris du style. D'un autre 
côté, dans la poésie plus simple, cette même ampleur 
de la forme du vers se prête avec aisance au ton fami- 
lier du récit, au laisser-aller naturel de la conversation, 
aux vivacités du dialogue. Maniée par un talent supé- 
rieur, elle n'a rien à envier aux libertés de la prose, 

1. Guyau, p. ISi. — D*Eichthal, p. 86. 



184 TROISIÈME PARTIE. 

tout en observant les justes contraintes qui la défendent 
de la diffusion du prosaïsme. 

Dans le chapitre ii de la IP partie*, et dans la com- 
paraison que nous avons faite du vers classique et 
du vers romantique, au chapitre m', nous avons ainsi 
défini la qualité distinctive de Talexandrin : variété 
dans l'unité. Nous avons montré, en effet, ce que 
donnent de souplesse à ce rythme les nombreux ac- 
cents secondaires mobiles, dont l'intensité varie sans 
cesse, et change, par cela même, la place, la force et 
le nombre des césures dans le vers. « Si nous suppo- 
sons, dit M. Becq de Fouquières, l'intensité des syl- 
labes atones égale à 5o, nous pourrons représenter 
l'accent tonique fort par loo, et l'accent tonique faible 
par 75. Mais la voix, cet instrument merveilleux, est 
riche en nuances infinies ; elle peut abaisser ou élever 
rintensité des syllabes atones, des toniques faibles et des 
toniques fortes, au-dessous ou au-dessus de 5o, de yS 
et de lOO. Aussi, non seulement deux vers, d'un même 
rythme général, ont chacun un rythme particulier qui 
dépend de la disposition des accents toniques; mais 
encore deux vers, qui ont le même rythme parti- 
culier, peuvent différer souvent par le aegré d'inten- 
sité relative des accents toniques^, » 

D'autres causes de variété viennent seconder Taction 
puissante des accents. Notons, par exemple, l'influence 
de la « muette », c'est-à-dire de l'e final atone, sur 
l'adoucissement de la mélodie du rythme. Tout vers 

Ï)eut être considéré comme fort ou comme faible ; on 
e dira fort, quand aucune des syllabes finales des mots 
qui le composent ne contiendra une muette : 

On voyait des lambeaux de chair aux couteto. 

(V. Hugo.) 

On le dira faible, quand plusieurs syllabes auront une 
muette ; 

Tant de haines autour du maître sont groupées, 

(ID.) 

En général, dans la poésie française, les vers forts sont 

1. Païfes 73-77. 

2. Pages 98-102. 

3. Page 163. 



LES FORMES DIVBR18ES' Î)U VERS FRANÇAIS. 185 

aux vers faibles comme trois est à un. La muette, que 
quelques-uns regardent comme une infériorité musi- 
cale de la langue française, rend ce service aux poètes 
d'adoucir les arêtes trop vives de leurs vers*. Ces 
« arêtes vives » se font sentir dans les vers trop hé- 
rissés d'accents toniques, trop retentissants de dési- 
nences fortes : 

Poussaient des chants aux deux dans des \Aureavx d'ai- 

(RoTRou, Saint Gènes t.) [rain. 

Il est bon que Tharmonie plus molle et plus souple des 
rythmes où dominent les finales muettes vienne cor- 
riger à temps l'impression de dureté que laisseraient au 
lecteur des vers de cette façon trop multipliés. 

L'intonation du début de chaque vers n'est pas non 
plus toujours la même. La première syllabe est tantôt 
un temps. frappé, un temps fort; tantôt un temps levé, 
un temps faible^. Exemples de temps frappé au début 
du vers : 

Lève, Jérusalem, lève ta tôte altière. 

— Non, il faut à tes yeux dépouiller l'artifice. 

(Racine, Athalie.) 

Exemples de temps levé : 

Tout révère à genoux les glorieuses marques . . . 
Du psilais cependant il assiège la porte. 

(In., Esther.) 

Dans ces deux derniers vers, le temps frappé, le temps 
fort n'est placé qu'à la troisième ou à la quatrième syl- 
labe ; les deux premières syllabes sont des temps levés, 
des temps faibles. Même remarque sur ce vers de la 
Marseiltaise qui commence par trois temps levés, 
suivis d^un temps frappé à la quatrième syllabe : 

Allons, enfants de la patrie. . . 

1. Becq de Fouquières, p. 14i, 145. — De Oramont, p. 82. — D'Eicbthal, 
p. 28. 

2. Un « temps » est la dorée qu^on emploie à prononcer une syllabe. Un 
temps frappé est le temps do la mesure où l'on baisse ce qui marque la note 
la plus forte, soit le pied, ou la main, ou le bâton de mesure. Un temps levé 
est celui où l'on fait le mouvement contraire, pour marquer la note la plus 
faible. 



186 TROISIÈICE PARTIE. 

Dans celui-ci, le temps frappé est à la seconde syllabe : 
Aux armes, citoyens * î 

Ainsi se nuance de sonorités, toujours harmonieuses 
et pondérées, mais toujours changeantes, la phrase 
musicale de Talexandrin si souvent accusée de mono- 
tonie par des lecteurs superficiels qui la jugeaient sur 
une déclamation de médiocre écolier. Grâce à cette sou- 
plesse du rythme, à ces combinaisons de syllabes dont 
la durée et l'intensité varient sans cesse, on peut dire 
que des vers, construits sur la même formule rythmique 
générale, font entendre une mélodie dont le mouve- 
ment est le même, et dont le caractère est essentielle- 
ment différent. Aucun vers bien fait, a-t-on dit aussi, 
ne doit ressembler de tout point à celui qui le suit ou 
le précède; chacun a son individualité, chacun garde 
son rythme propre, une harmonie qui n'est qu'à lui*. 
Une connaissance plus approfondie des mérites de 
l'alexandrin a conduit la critique à faire rentrer dans 
la prosodie française la considération de la quantité qui 
d'abord en avait été écartée. Suivant une remarque déjà 
faite, il est certain que l'accent tonique ajoute à la durée 
de la syllabe sur laquelle il porte, et que les syllabes 
atones sont, en comparaison, et par l'effet du contraste, 
plus légères et plus brèves. Bien qu'effacée et comme 
amortie en français, la quantité^ c'est-à-dire le caractère 
de longue ou de brève, marqué sur chaque syllabe, re- 
devient ainsi plus sensible, en poésie du moins, sous 
l'action, mieux comprise, des accents toniques. Toute- 
fois, une différence capitale subsiste entre la quantité 
telle que nous la concevons dans les vers français, et la 
' quantité qui était la base même de la versification an- 
tique. Chez les anciens, la quantité de chaque syllabe 
avait ce caractère d'être invariable et fixe, soit de na- 
ture, soit par position, soit qu'elle fût déterminée par 
les flexions grammaticales. Dans toutes les circonstances 
semblables, elle obéissait à des règles immuables. Ni le 
sens, ni la force de la pensée n'y changeaient rien. La 
pensée se subordonnait à la quantité, tandis que, dans 

1. D'Eiohthai, p. 30. 

2. Guyau, p. 188. 



LË3 FORMES DIVERSES OU VER1S FRANÇAIS. 187 

la poésie française, la quantité est subordonnée à Tim* 
portance accidentelle du mot et à Ténergie particulière 
du sens de la phrase. « 11 n'y a plus dans le vers de 
mot insignifiant auquel la diction assigne une durée et 
une intensité fixes. Les vraies syllabes brèves doivent 
être celles qui n'ont pas grande importance au point 
de vue de la pensée ; les syllabes longues doivent être 
celles sur lesquelles on veut insister en lisant ou en 
Dallant. Il est un peu artificiel et conventionnel de 
fixer d'avance et pour toujours à chaque syllabe, indé- 
pendamment du sens, une longueur déterminée et ma- 
thématique*. » 

En résumé, la quantité des syllabes françaises est 
variable et flottante de sa nature; elle dépend surtout 
du rôle que joue le mot dans l'expression de la pensée. 
Or ce rôle du mot est variable lui-même ; il est subor- 
donné au caractère particulier de chacune des pensées 
que le même mot peut être appelé à exprimer. Il n'en 
reste pas moins vrai que, nos syllabes devenant longues 
par l'accent tonique et brèves par son absence, le vers 
français, prononcé comme il doit l'être, produit sur 
l'oreille des effets qui rappellent ceux des vers grecs et 
latins : les procédés ne sont pas identiques et la sono- 
rité des langues est différente, mais les sensations acous- 
tiques qui en résultent ont une incontestable ressem* 
blance*. 

Le haut rang que l'alexandrin a de tout temps occupé 
dans les plus belles œuvres de la poésie française con- 
firme tout ce que nous avons dit de. ses mérites. Voici 
en quels termes s'exprime Théodore de Banville : « Le 
vers alexandrin a une importance énorme, immense 
dans notre poésie ; car en même temps qu'il a sa place 
'dans l'ode et dans l'épigramme, comme tous les autres 
mètres, en même temps qu'il s'applique à l'épître et à 
l'idylle, et que la plupart du temps il est le seul usité 
pour l'épopée et pour la comédie, il est également le 
seul vers employé dans la tragédie et dans la satire'. » 
Cette énumération est incomplète; elle oublie le dis- 
cours en vers, le conte, l'élégie, le poème didactique 

1. Guyau, p. 183, 189. 

2. Becq de Fouqaières, 162, 180. 

3. Page lÔ. 



18d TROISIÈME PARTIE. 

Il li^est presque pas une forme de poésie, pas une Inspî^ 
ration poétique, élevée ou familière, qui n'ait recours à 
l'alexandrin, et qui consente à se passer absolument 
de sa puissance expressive et de son harmonie. Non 
seulement il est maître souverain dans le domaine des 
genres dits supérieurs; mais il intervient, comme un 
auxiliaire indispensable, dans les œuvres mêmes oui 
semblent appartenir, par nature ou par tradition, à des 
vers plus légers, à des rythmes plus rapides. Les que- 
relles d'école respectent sa haute faveur, et les préfé- 
rences instinctives du talent ont toujours devancé l'ap- 
probation raisonnée des théoriciens. 



§n 



Le décasyllabe. — Ses diverses césures. — Son 

Jûstoire. 

Le décasyllabe, qui a précédé l'alexandrin, et qui fut 
d'abord notre vers héroïque, n'a pas l'ampleur aisée, ni 
le rythme majestueux et souple de son heureux rival. 
11 a réussi dans un temps où toute poésie se chantait 
-et s'accompagnait de la musique; une fois privé de ce 
double soutien, il a perdu peu à peu son ancienne 
prééminence. Sa forme plus courte se partage en deux 
mesures inégales ; cette disproportion des deux hémis- 
tiches lui donne une cadence moins régulière, une 
allure moins assurée. Il n'est pas sans noblesse, cepen- 
dant, et ces défauts disparaissent, chez les vrais poètes, 
dans l'entraînement de l'inspiration lyrique et de la 
savante mélodie des strophes. 

Le vers décasyllabique peut recevoir trois césures 
différentes; il comporte trois modes de division. Selon 
le premier mode, la césure est placée après la qua- 
trième syllabe ; selon le second, après la cinquième ; le 
troisième consiste à la reculer jusqu'à la sixième. Mais 
ces deux dernières sortes de césures sont exception- 
nelles; la vraie césure du décasyllabe, sa césure nor- 
male, celle qu'il tient de ses origines, de sa formation 
primitive et spontanée, celle que, de tout temps, le 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 189 

eommun usage a préférée, c'est, comme nous Tavons 
dit plus haut, la césure de la quatrième syllabe : 

De quel éclat | brillaient dans la bataille 
Ces habits bleus | par la victoire usés.*. 

(Déranger, le Vieux Sergent,) 

Une particularité du rythme de ce vers est à noter, car 
elle tempère l'effet de la disproportion des deux hémis- 
tiches. Dans Tune et l'autre de ces deux parties iné- 
gales, les nombres de chaque groupe de syllabes ont 
entre eux des rapports simples ^ et leur commun divi- 
seur est le chiffre 2. L'oreille n'est pas choquée, parce 
qu'elle saisit facilement le rapport des deux nombres 
pairs, 4 et 6. Le nombre 2 détermine l'unité de mesure 
du rythme régulier de ces vers, puisque c'est le rapport 
de ses multiples ^ et 6 qui exprime celui des durées 
respectives des deux hémistiches * . 

Le premier hémistiche est un peu court pour con- 
tenir un autre accent tonique que celui de la quatrième 
syllabe; il a en général un demi-accent, placé assez 
souvent au temps frappé de la première syllabe. Tout, 
dans cet hémistiche, le sens, la mesure, la voix, semble 
se précipiter vers la césure, pour se ralentir ensuite et 
se développer dans la plus longue partie du vers. Ce 
second hémistiche a toujours, comme celui de l'alexan- 
drin, un accent secondaire, et quelquefois plus. D'assez 
bonne heure, on a essayé de modifier le rythme du 
décasyllabe en déplaçant la césure. Quelques pièces 
lyriques du moyen âge, un certain nombre de chansons 
notamment, l'ont au milieu, après la cinquième syl- 
labe. Changer le rythme, c'est dénaturer le vers, et lui 
ôter son originalité. Partagé en deux hémistiches égaux, 
le décasyllabe n'est plus qu'un alexandrin tronqué. Voici 
des vers de ce nouveau modèle. : 

Quant ce vient en mai | ke rose est panie. • . 
En tous tens se doit | fins cuers esjoïr* 



• • • 



L'innovation réussît peu, et, si l'on excepté lé poème 
d'un certain Barrouso, publié à Lyon en i5oi, le Ca- 

1. Guyau, p. 216. — SuUv Prudhomme, p. 58. 

2. Romances et Pastourelles^ recueil de Bartoch. — Tobler, p. 116, 117. — 
Panie, épanouie, 



190 TROISIÈME PARTIE. 

rême prenant de Bonaveilture Despériers, dédié à Mar- 
guerite de Navarre en i544) ^t deux ou trois fantaisies 
d'amateurs inconnus, on peut dire qu'elle tomba dans 
un si profond oubli aue l'abbé Régnier Desmarais, qui 
la renouvela, ters 1070, crut de bonne foi en être l'au- 
teur*. L'épître où ce décasyllabe intrus osa se produire, 
en plein règne de la tradition classique, fit quelque 
bruit; d'ailleurs, elle n'était pas absolument sans mé- 
rite; elle avait du moins celui de la facilté. 

Vous estes, Timandre | en inquiétude 
A quoy je m'occupe | en ma solitude : 
J'y goûte en repos | Tinnocent plaisir 
Que donne un heureux | et profond loisir ' ; . . . 

Dans l'article Hémistiche du Dictionnaire philoso* 
phique^ Voltaire reproche à cette coupe de vers son 
insupportable uniformité : 

Ainsi partagés, | boiteux et mal faits. 
Ces vers languissants | ne plairont jamais. 

Pour nos modernes. Voltaire n'est pas une autorité 
en poésie. Ils ont donc admis cette forme du décasyl- 
labe, tout en ayant soin de la réserver pour des pièces 
assez courtes. Il y a de beaux vers d'Alfred de Musset 
sur ce rythme ; ce qui prouve bien qu'une forme poé- 
tique ne vaut que par l'usage qu'on en sait faire. 

J*ai dit à mon cœur, à mon faible cœur : 
N'est-ce point assez de tant de tristesse? 
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse 
C'est à chaque pas trouver la douleur? 

Le décasyllabe, ainsi coupé, prend une allure très 
rapide; souvent, en effet, il n'a (jue deux accents, celui 
de l'hémistiche et celui de la rime. C'est précisément 
cette absence ou cette rareté des accents secondaires, 
jointe à l'invariable fixité de la césure médiane, qui 
donne à ce vers la cadence monotone qu'on lui a re- 
prochée, 

1. Né en 1632, Régnier Pesmarais mourai en 1713. Il devint secrétaire 
perpétuel de TAcadémie française en 1681. 
%, De Gramont, p. 102-104. 



LES FORMES- DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. iOi 

Une autre césure, celle qui se place après la sixième 
syllabe, est encore plus difficile à justifier. Elle n'est 
qu'une interversion de Tordre établi par la césure nor- 
male, une combinaison 6 -f- 4? &u heu de 4 4* ^* ^^ 
moyen âge, très fécond en inventions rythmiques, offre 
plusieurs exemples de décasyllabes composés sur ce 
type: 

Quant plus me fait de mal, | et plus m*agrée. . . 
Ensi me mainne amors | ne sai coment^, . . 

L'auteur d'un récent traité sur la Prosodie des vers 
français a très bien caractérisé la singularité de ce 
rythme et signalé les causes de son peu de succès. 
« C'est, dit-il, un très mauvais rythme. Quand des vers 
sont divisés inégalement, il tombe sous le sens que 
c'est la dernière partie qui doit toujours être la plus 
longue; c'est elle, en effet, qui développe le vers, et 
qui l'achève par la rime; l'autre partie ne peut être 
qu'une préparation*. » Entre les trois genres ae césure, 
que comporte le décasyllabe, le choix est libre pour le 
poète, mais il lui est interdit de mêler dans la même 
pièce plusieurs systèmes différents : la raison de cette 
règle est si évidente qu'il est inutile de l'expliquer. 

La fortune du décasyllabe, très brillante au moyen 
âge, a décliné dès le seizième siècle. Nos premières 
chansons de geste, nos anciennes romances n'avaient 
guère connu d'autre rythme que le sien. Bien que 
Ronsard l'ait associé au méchant destin de sa Fran- 
ciade, les poètes de la Pléiade, ses disciples, lui ont 

I)référé l'alexandrin qui se prêtait mieux à l'audace de 
eurs ambitions, et qui pour eux avait encore ce grand 
mérite de représenter en langue française une image 
affaiblie, mais reconnaissable, de l'hexamètre antique. 
Le dix-septième siècle mit hors d'atteinte la supériorité 
du vers de douze syllabes; il lui livra, à titre définitif, 
l'ample çt majestueux domaine de la haute poésie. 
Déchu du premier rang, le décasyllabe s'est soutenu 
dans le genre lyrique, que lui dispute, toutefois, la 
concurrence de l'octosyllabe. Il est un des vers qu'em- 



1. Tobtep, p. 114, 116, 118. 

2. De GramoDt, p. 106. 



192 TROISIÈME PARTIE. - 

ploient Tode, Tépître, Télégie, le conté, le sonnet, le 
madrigal, Tépigramme et la satire. Il apporte et corn- 
■munique à la poésie moyenne, aux genres légers et 
familiers quelque chose de ce ton noble, de cette concise 
et ferme simplicité qui jadis ont fait sa gloire et, pour 
un temps, établi son empire. 



§ III 

L'octosyllabe. — Caractère particulier de rhar- 
. monie de ce vers. — Les vers de six, de quatre 

et de deux syllabes. — Commeut y sont placés 

les accents toniques. 

Signalons d'abord une différence essentielle entre 
Toctosyllabe et les vers d'une forme plus ample, tels 
que le décasyllabe et Talexandrin : c'est l'absence de 
toute césure fixe et obligatoire. Le vers de huit syllabes 
n'est pas coupé en deux parties par un temps d'arrêt 
invariable et déterminé; il est d'une seule teneur. 11 
semble bien qu'à l'origine il ait été assujetti, par 
l'usage, au repos de l'hémistiche : presque tous les vers 
de la Passion du Christ et de la Vie de saint Léger ont 
une césure marquée après la quatrième syllabe ; ce qui 
les partage en deux moitiés égales, comme les alexan- 
drins ' . Mais cette césure, imposée par la mélodie litur- 
gique aux octosyllabes latins des hymnes d'église, puis 
aux vers français primitifs, qui se chantaient aussi, ne 
tarda pas à disparaître ; l'empreinte originelle s'effaça, 
dès qu'on s'éloigna de ces temps anciens et que les vers 
furent composés pour être lus ; l'octosyllabe français 
prit alors une plus libre allure, qu'il a gardée. 

Il doit à cette liberté la grâce légère, le mouvement 
facile, et comme la fluidité de son intime et pénétrante 
harmonie ; mais il ne possède ces avantages qu'à cer- 
taines conditions. Pour donner au vers la cadence qui 
seule peut le distinguer d'une courte ligne de prose, il 
faut que le poète supplée à l'absence de la règle sur la 
césure par la science et le sentiment du rythme, ce qui 

1. Tobler, p. 184-125. — Telle est l'opinion de M. Gaston Paris, à demi 
cotnbattae par Tobler. 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 193 

est moins facile que d'obéir à une règle. Bien placer les 
accents mobiles, varier et nuancer les repos rapides et 
les délicates sonorités du vers, d'accord avec les indi- 
cations du sens et les inspirations de la pensée, toute 
la science du rythme est là; c'est le secret que le poète 
doit demander à cette vive et naturelle intuition qui 
est la lumière du vrai talent. Jusqu'au seizième siècle, 
ce secret a échappé, presque toujours, aux nombreux 
improvisateurs qui ont rimé des tirades octosylla- 
biques; ou, du moins, ils ne l'ont rencontré que par 
hasard et sans le savoir; leurs vers sont coulants et 
diffus, mais sans véritable harmonie. Ronsard est le 
premier, avant Malherbe, qui ait eu conscience des 
qualités rythmiques de ce vers et qui l'ait retiré de sa 
routine prosaïque et monotone. Sauf les expressions 
archaïques dont, nécessairement, son style est semé, 
on croirait parfois, en lisant ses strophes octosylla- 
biques, qu'on est en présence d'une poésie du dix- 
neuvième siècle. 

Où faut-il placer les accents mobiles dans le vers de 
huit syllabes qui ne compte qu'un seul accent fixe, 
celui de la rime? L'ancienne césure, placée après la 
quatrième syllabe, est encore l'une des plus utiles à 
1 effet du rythme. Dans les strophes, on la rencontre 
souvent au milieu du dernier vers. La césure est aussi 
très fréquente après la seconde ou la troisième syllabe ; 
elle est plus rare après la cinquième ou la sixième*. 
Ces coupes différentes se mêlant, se succédant, comme 
dans un beau désordre où chacune est inattendue, 
donnent à la mélodie de l'octosyllabe une variété, un 
imprévu sans cesse renouvelé, que le rythme des autres 
vers n'offre pas au même degré. Outre ces toniques for- 
tement accentuées, sur lesquelles la voix insiste et qui 
marquent d'une légère césure le temps frappé, le vers 
contient assez souvent un ou deux demi-accents qui en 
relèvent la sonorité*. 

Oh ! que ne suis-je | un de ces hommes 
Qui, géants | d*un siècle effacé, 
Jusque dans le siècle | où nous sommes 

i. De Gramont, p. 117, 124, 185. — Sully Prudhomme, p. 59-61. 
2. Dans Texemple suivant, nous indiquons la place de la césure. 

AUBERTIN. — VERSIFIC. FRANC. 9 



194 TROISIÈME PARTIE. 

Hègoent du fond | de leur passé. 
Que ne suis-je, | prince ou poète, 
De ces mortels | à haute tête, 
D'un monde | à la fois base ou faite, 
Que leur temps | ne peut contenir; 
Qui. dans le calme | ou dans l'orage, 
Qu'on les adore | ou les outrage, 
Devançant | le pas de leur &ge, 
Marchent un pied | dans Tavenir. 

(V. Hugo, Feuilles d'automne, au statuaire David.) 

Banville a dit que, « dans Tappropriation des mètres 
et des rythmes au sujet qu'il traite, le poète ne relève 
que de son génie et de son inspiration. Tout ce qu'on a 
pu écrire sur la nécessité d'employer tel ou tel vers 
dans la composition de tel ou tel poème doit être consi- 
déré comme nul et non avenu*. » Sans doute, l'emploi 
d'aucun vers n'est obligatoire dans un sujet déterminé, 
quel qu'il soit ; aucune forme spéciale et désignée 
d'avance ne s'impose à tel ou tel genre poétique; mais 
il existe, on ne peut le nier, une convenance secrète 
entre certains mètres et certains sujets; Tampleur des 
rythmes retentissants correspond à la gravité cies hautes 
inspirations, comme la vivacité des vers brefs et rapides 
est en harmonie avec l'allégresse des sentiments heu- 
reux et les saillies d'un esprit en belle humeur. Chaque 
unité métrique a son mouvement propre, sa tonalité 
distincte : si libre que soit le choix du poète, ce n'est 
pas sans dommage pour son œuvre qu'il désobéit à la 
loi de ces affinités naturelles. 

Gela posé, à quels genres convient le mieux l'emoloi 
de l'octosyllabe? Si l'on considère sa brièveté, son allure 
dégagée, on voit que cette forme rythmique est l'une des 
mieux adaptées et appropriées au développement d'une 
foule de sujets dont se compose la moyenne poésie, celle 
qui raconte et décrit, celle qui enseigne ou moralise, 
celle qui peint les mœurs d'une touche légère. De là, 
ces vastes compositions du moyen âge, romans de la 
Table Ronde^ roman de la Rose et roman du Renard, 
chroniques rimées, fabliaux, mystères, sotties et comé- 
dies, qui, pendant quatre siècles, usent et abusent de 

1. Page 11 i. 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 195 

l'inépuîsable facilité de Toctosyllabe et le chargent d'ex- 
primer tout ce qu'ont pensé, conçu, imaginé ces quatre 
siècles. Le génie poétique des temps modernes a, pour 
ainsi dire, créé à nouveau cette forme primitive, sur- 
menée et comme dépravée par une masse de produc- 
tions vulgaires ; il lui a donné la beauté d'une œuvre 
d'art. Encadrée dans la savante ordonnance des strophes 
lyriques, elle y a pris de la force et de la noblesse : ces 
qualités, d'acquisition récente, lui ont ouvert l'accès 
des genres supérieurs. L'octosyllabe rivalise, dans 
l'ode, avec l'alexandrin, et l'emporte sur le décasyllabe. 
Le vers de six syllabes, ce demi-alexandrin, com- 
porte, comme l'octosyllabe, outre le temps fort de la 
rime, une césure mobile, déterminée par un accent 
tonique. « La césure, dit M. Sully Prudhomm^, peut 
le diviser en deux hémistiches égaux, de trois syllabes 
chacun, ou en deux hémistiches inégaux, mais pairs, 
ayant pour commun diviseur le nombre 2 ; » la césure 

Ï)eut donc se placer après la troisième syllabe, ou après 
a deuxième, ou après la quatrième, selon les combi- 
naisons 3 + 3, ou 2-|-4i ûu 4+2. Dans ces vers de 
Ronsard, la césure est placée quatre fois après la troi- 
sième syllabe, et deux fois après la deuxième : 

Nulle humai | ne prière 
Ne repous | se en arrière 
Le bateau | de Gharon, 
Quand l'a j me nue arrive 
Vagabonde | en la rive 
De Slyx | et d'Achéron » . 

On joint ordinairement le vers de six syllabes à 
d'autres vers, de mesure différente : 

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages, 
Dans la nuit éternelle emportés sans retour, 
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges 
Jeter l'ancre un seul jour, 

(Lamartine, Méditations, ï, xiv, le Lac.) 

Dans les odes à large envergure, dans les opéras et 
les cantates, dans toute œuvre où la richesse de Tinspi- 

1. Sully Prudhomme, p. 62, 63. 



196 .TROISIÈME PARTIE. 

ration poétique et la virtuosité du versificateur se 
signalent par Temploi combiné des rythmes les plus 
différents, on peut voir assez souvent des strophes en 
vers de six syllabes alterner avec d'autres strophes 
formées de vers plus longs ou plus courts ; mais il est 
très rare que des pièces entières soient uniquement 
composées sur ce rythme. Voici un fragment ae VOde 
sur Navarin, par V. Hugo : 

Où sont, enfants du Caire, 
Ces flottes qui naguère 
Emportaient à la pfuerre 
Leurs mille matelols? 
Ces volK'S où sont-elles. 
Qu'armaient les infidèle?, 
Et qui prêtaient leurs ailes 
A l'ongle des brûlots?. . . 

(Les Orientales, ode V.) 

Le vers de quatre syllabes ne peut avoir qu'un seul 
accent tonique, outre celui de la rime. La césure, 
marquée par cet accent, ne peut exister qu'après la 
première ou la seconde syllabe ; car celle de la rime 
étant nécessairement accentuée, la troisième syllabe, 
qui la précède, ne saurait Têtre. Il est contraire à 
rharmonie que deux syllabes fortes ou accentuées se 
succèdent iinmédiatement : de très rares exceptions, 
qui s'expliquent par des raisons spéciales, ne détruisent 
pas une règle si évidemment juste. M. Sully Prudhomme 
cite un exemple de Théodore de Banville, en marquant 
la place de la césure dans chaque vers : 

L*aip I illumine 
Ce front | rôveur. 
D'une I lueur 
Triste et | divine*. 

C'est l'un des rythmes favoris de la chanson, du 

Î)ont-neuf, de la romance, du vaudeville et de toutes 
es pièces où le caprice de la verve poétique se donne 



1. Pogeôi. 




LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 197 

libre carrière. On le croise le plus souvent avec d'autres 
vers : • 

Oui, j*aime jusqu'en ses verrues 

Mon cher Paris; 
De lui j'aime tout, places, rues, 

Jardins fleuris... 

(De Banville, Nous tous, p. 260.) 

Employé seul, le vers de quatre syllabes forme des 
strophes d'une allure brusque et rapide, qui semblent 
se précipiter en cascades : 

La voix plus haute 

Semble un grelot. 

D'un nain qui saute 

C'est le galop : 

Il fuit, s'élance, 

Puis en cadence 

Sur un pied danse 

Au bout d'un flot. 

(V. Hugo, les Orientales, XXVIII, les Djinns.) 

Quant au vers de* deux syllabes, il n'existe que par 
la rime. Entremêlé à de plus longs vers, l'effet de 
rythme qu'il produit ressemble à un écho répétant l'une 
des résonances des vers précédents. 

L'Océan trompeur 
Couvre de vapeur 

La dune. 
Vois : à l'horizon, 
Aucune maison, 

Aucune. 

(V. Hugo, Cromwell, Chanson des fous.) 

Ce vers de deux syllabes, en réveillant l'attention par 
une secousse imprévue, peut avoir aussi le mérite de 
mettre en relief une pensée ou un sentiment, et d'inté- 
resser l'esprit, au lieu d'amuser l'oreille; il excite alors 
une émotion, ce qui vaut mieux qu'un effet d'acoustique : 

Combien j'ai douce souvenance 

Du joli l^eu de ma naissance ! 

Ma scbur, qu'ils étaient beaux le& jours 

De France I 
Mon pays sera mes amours 
Toujours I 

(Chateaubriand . ) 



498 TROISIÈME PARTIE. 

Employé seul, il se déroule en tirades avec une 
prestesse de mouvement qui fait admirer Tagilité d'une 
main de virtuose sur le clavier des rimes. Parfois un 
vrai poète mêle une intention d'art à ces curiosités de 
versification : • 

On doute 
La nuit.. . 
J*écoute : 
Tout fuit, 
Tout passe; 
L'espace 
Efface 
Le bruit. 

(V. Hugo, les Djinns.) 

Passons aux vers dont les syllabes sont en nombre 
impair. 



CHAPITRE II 

V'ei's où le nombre des syllabes est impair s 
vers de onze, de neuf, de sept, de einq et de 
trois syllabes. — Le vers monosyllabique. — 
Les formes exceptionnelles : vers de treize» 
de quatorze, de quinze et de seize syllabes. 

Difficulté de placer la césure dans le vers de onze syllabes. — 
Exemples empruntés au moyen âge, au seizième siècle et 
aux temps modernes. — Le vers de neuf syllabes; ses 
diverses césures. — Les vers de sept, de cinq et de trois 
syllabes : les avantages de leur brièveté. Place de l'accent 
rythmique dans le vers de sept syllabes. — Emploi fréquent 
de ce vers. — Le vers de cinq syllabes, employé seul ou 
mêlé à d'autres vers. — Mot de Banville sur l'importance du 
vers le plus court dans les groupes de vers libres et dans 
les strophes. — Le vers de trois syllabes et le vers mono- 
syllabique. — A quelle condition ils se font accepter. — 
Formes exceptionnelles et vers démesurés. — Défauts iné- 
vitables qui les condamnent. 

Au début du précédent chapitre, nous avons dit que 
le rythme des vers qui comptent un nombre impair de 
syllabes est moins régulier, moins satisfaisant pour 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 199 

Toreille que celui des vers où les syllabes sont en 
nombre pair, et nous avons expliqué les raisons de 
cette infériorité. On en trouve une première preuve 
dans le discrédit où sont tombés les vers de onze et de 
neuf syllabes. Le commun usage n'admet, parmi les vers 
à nombre impair, que ceux de sept, de cinq et de trois 
syllabes; et si l'on emploie peu ceux de onze et de 
neuf syllabes, c'est parce qu'ils oi^t l'inconvénient de 
ne pas se couper par le milieu et de donner naissance, 
pour cette cause, à des rythmes forcément compliqués 
ou monotones*. La défaveur constante dont les poètes 
ont frappé ces rythmes nous semble une condamnation 
sans appel. Il n'est pas inutile, cependant, d'examiner 
les essais qu'on a tentés à plusieurs reprises pour leur 
assurer un sort meilleur et leur attribuer un plus haut 
rang dans notre versification. 



§1 



er 



Les vers de onze et de neuf syllabes. — Pour- 
quoi ils sont peu usités. 

L'irréparable tort du vers de onze syllabes, appelé 
quelquefois hendécasyllabe^, est de ressembler à un vers 
faux. Il en a la coupe incertaine et l'allure inégale. 
Quoi qu'on ait fait pour en varier la césure, incommode 
à placer, il a toujours l'air, comme on l'a dit, d'un 
alexandrin manqué. Que peut-on gagner à créer un 
type de onze syllabes, presque aussi long que l'alexan- 
drin, plus difficile à composer et surtout à équilibrer, 
qui a tous les inconvénients de sa longueur sans en 
avcnr les avantages? La césure de l'hendécasyllabe se 
place tantôt après la cinquième syllabe, tantôt après la 
sixième, sous la condition de maintenir la même césure 
dans la même pièce. Voici un exemple de la première 
manière : 

Les sylphes légers | s'en vont dans la nuit brune 
Courir sur les flots | des ruisseaux querelleurs, 

1. Sully Prudhomme, p. 66. — D'EicUthal, p. 40. 

2. Du grec Kvjixa, onze. 



200 ; TROISIÈME PARTIE. 

Et jouant parmi | les blancs rayons de lune, 
Voltigent riants | sur la cime des fleurs. 

(De Banville, Petit Traité, etc., p. 15.) 

Les vers suivants sont coupés après la sixième syllabe : 
Mais je ne l'aime plus | comme j'e l*aimais. . . 

(BOISROBERT.) 

Maintenant, maintenant, | les bergers sont loups. 

(La Fontaine, opéra de Dap/iné^.) 

De ces deux césures, la meilleure est la première, 
selon cette observation déjà faite : si les hémistiches 
sont inégaux, c'est le second qui doit être le plus long. 
Mais, quelle que soit la place de la césure, l'inégalité 
des hémistiches de rhendécasyllabe produit l'effet 
d'une dissonance qui revient sans cesse. « Pour le 
comprendre, dit M. Guyau, il suffit d'ôter une syllabe 
aux deux célèbres vers de Racine : 

Ariane, ma sœur! de quel amour blessée 
Tu mourus aux bords où tu fus délaissée*. 

Ce distique. boiteux fait ressortir toute la différence 
qui sépare le vers de onze syllabes d'un véritable vers. » 

Le moyen âge a connu ce rythme ; il l'a employé dans 
quelques chansons ; et, comme il hésitait sur le partage 
des hémistiches, il a tourné la difficulté en supprimant 
la césure : 

J*aim moult mieus un poi (un peu) de joie à démener 
Que mil mars d'argent avoir et puis plorer. 

Au seizième siècle, les latinisants de la Pléiade com- 
posèrent des hendécasyllabes, distribués en strophes 
saphiques sur des rimes uniformément masculines : 

Vous qui les ruisseaux | d'Hélicon fréquentez, 
Vous qui les jardius | solitaires hantez, 
Et le fond des bois, | curieux de choisir 
L'ombre et le loisir. 

(Nicolas Rapin, sur la Mort de Ronsard.) 

1. Quicherat, p. 547. 

2. Vers de Racine non modifiés : 

Ariane, hélas ! ma sœur! de quel amour blessée 
Vous mourûtes aux bonis où vous'ffttes laissée. 

(Phèdre, a. III, se. n. — Guyau, p. 218.) 



LES FORMES. DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 20! 

C'était une contrefaçon de la métrique d'Horace. 
Comme les vers saphiques en latin comptent onze syl- 
labes, on en donna onze aux vers français corres- 
pondants : la combinaison des longues et des brèves y 
était figurée par un groupement assez habile des syl- 
labes toniques et des syllabes atones. 

On comprend bien que les hendécasyllabes du docte 
Rapin, composés dans un but spécial, rythmés sur la 
mélodie des strophes antiques, conservée par l'Eglise, 
ne sont, à vrai dire, que de faux vers latins sous forme 
française; ils s'émancipent de notre prosodie pour 
adopter 1^ prosodie métrique. Ces vers d'exception ne 
représentent pas notre véritable heudécasyllabe, et s'ils 
ont la césure après la cinquième syllabe, c'est parce 
qu'elle est ainsi placée dans les vers d'Horace. 

Chez les moderne», la chanson presque seule, et rare- 
ment, emploie ce vers. Les refrains de Désaugiers et de 
Béranger nous en offrent quelques exemples avec césure 
à la cinquième syllabe. Dans la chanson qui a pour 
titre V Académie et le Caveau (i8i3), Béranger redouble 
l'hendécasyllabe du refrain par un vers de neuf syl- 
labes; le reste de la pièce est en octosyllabes : 

Au Caveau je n'osais frapper : 
Des méchants m'avaient su tromper. 
C'est presque un cercle académique, 
Me disait maint esprit caustique. 
Mais que vois je! De bons amis, 
Que rassemble un couvert bien mis. 
Asseyez-vous, me dit la compagnie. 
Non, non, ce n'est point \ comme à l'Académie, 
Ce n'est point comme à l'Académie. 

Le vers de neuf syllabes, moins lourd que le précé- 
dent, n'a guère mieux réussi, et pour les mêmes raisons. 
Les poètes, peu nombreux, qui désiraient le mettre en 
valeur, se sont bornés à des tentatives passagères; leur 
patronage s'est lassé bien vite. Il figure surtout, lui 
aussi, dans les chansons et les cantates; son rythme 
incertain a besoin du secours de la musique; c'est la 
mélodie du chant qui soutient ce vers peu harmo- 
nieux. 

Le moyen âge lui a donné place dans ses pièces 

9. 



202 TROISIÈME PARTIE. 

lyriques, mais il ne lui a pas donné plus de césure qu'à 
l'hendécasyllabe. "^ 

Je ne sai dont li maus vient que j'ai, 
Mais adès loiaument amerai^ 

La poésie moderne elle-même a beaucoup hésité sur 
la place qui convenait le mieux à cette césure^ c'est- 
à-dire à cet accent tonique, à ce temps frappé, qui 
marque un léger repos, et qui, mis en bon lieu, déter- 
mine la juste cadence du mouvement rythmique. Si la 
césure, par exemple, est à la cinquième syllabe, cette 
coupe, qui raccourcit le second hémistiche', détruit 
rharmonie. Qu'on en juge par ce spécimen, dont Ban- 
ville est l'auteur : 

En proie à l'enfer | plein de fureur, 
Avant qu'à jamais | il resplendisse, 
Le poète voit | avec horreur 
S'enfuir vers la nuit | son Eurvdice. 

(Page 269.) 

Sedaine et quelques autres ont placé l'accent ryth- 
mique sur la quatrième syllabe, ce qui fait l'effet a'un 
décasyllabe tronqué. Le. premier hémistiche, indiqué 
par la césure, ressemble à celui du décasyllabe; le se- 
cond hémistiche, qui n'a que cinq syllabes, au lieu des 
six que l'oreille attendait, paraît boiteux : 

Je n'aimais pas | le tabac beaucoup; 
J'en prenais peu, | souvent point du tout; 
Mais mon mari | me défend cela*. 

La combinaison 3 -|- 6, qui coupe le vers après la 
troisième syllabe, est préférable. Il en résulte, il est 
vrai, deux hémistiches fort inégaux; mais comme le 
ombre 6 est divisible par 3, il y a dans ce partage une 
?gularité de proportion qui satisfait l'oreille. 



re 



L'air est plein | d'une haleine de roses; 

Tous les venls | tiennent leurs bouches closes. 

(Malherbe, Chanson.) 

i. Barlsch, Romances et Pastourelles , I, 65, 10. — Tobler, p. 122. — Adès, 
toujours. 
2. Quicherat, p. 186. 



I 




LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 203 

— Des destins | la chaîne redoutable 
Nous entraîne | à d'éternels malheurs. 

(Voltaire ^) 

On a même enchéri sur la césure de la troisième syl- 
labe, en la redoublant après la sixième : le vers se 
trouve ainsi partagé en trois mesures égales, de trois 
syllabes chacune. 

Oui! c'est Dieu | qui t'appelle | et t'éclaire. 
A tes yeux [ a brillé | sa lumière, 
En tes mains | il remet | sa bannière. 
Avec elle | apparais | dans nos rangs. 

(Eugène Scribe, le Prophète, a. II, se. viii.) 

Voilà des vers dont le rythme est régulièrement ca- 
dencé par la succession de deux césures placées à des 
intervalles égaux, et par l'alternance de trois mesures 
équivalentes : ce qui nuit à l'effet obtenu, c'est la re- 
cherche et l'exagération trop visibles des moyens em- 
ployés. Ce rythme peut convenir à des pièces très 
courtes; dans un poème de quelque étendue, le perpé- 
tuel balancement, produit par la césure douBle et par 
l'égalité des mesures, serait d'une monotonie insupporr 
table. 

Tant d'essais et de remaniements, plus ou moins 
défectueux, prouvent clairement que ce vers est d'une 
utilité douteuse et qu'il ne peut soutenir la comparaison 
ni avec le décasyllabe, ni avec l'octosyllabe. Le plus 
sage emploi qu'on en puisse faire est de le mettre en 
musique; ou du moins, dans la poésie non chantée, de 
l'associer aux rythmes variés et à l'harmonie composite 
des vers libres. Le sentiment des vrais poètes ne s'y est 
jamais trompé. 

1. Quieherat, p. 18ô, 533. — De Gramont, p. 100. 



304 TROISIÈME PARTIE. 



§ H 

lies vers de sept, de cinq et de trois syllabes. — 
Pourquoi ils sont plus généralement usités 
que les deux précédents. — Le vers mono- 
syllabique. 

Nous retrouvons dans ces vers les conditions diffi- 
ciles qui ont gêné Tessor des deux vers précédents, je 
veux dire le nombre impair de leurs syllabes, et il 
semble, à première vue, que la même cause doive pro- 
duire ici les mêmes effets. Cependant ces vers, qu'il 
nous reste à examiner, ont été mieux accueillis et plus 
facilement adoptés. D'où vient cette différence? Expli- 
quons-la tout d'abord. Ces vers ont sur les deux pré- 
cédents l'avantage d'être plus courts : c'est leur brièveté 
môme qui, aplanissant la difficulté déjà signalée, en a 
détruit les inconvénients. Dans ces vers si rapides, la 
césure est moins nécessaire et, partant, moins fixe. 
Elle peut varier d'un vers à l'autre; ou plutôt ces vers 
n'ont pas de césure proprement dite; il leur suffit 
d'admettre à certaines places, d'ailleurs changeantes, 
un accent tonique, régulateur du i^ythme. L'unité de ce 
rythme est maintenue, en outre, par le retour fréquent 
de la rime. 

Le vers de sept syllabes, le plus long des trois, n'a le 
plus souvenl qu'un seul accent intérieur; cet accent 
rythmique, ordinairement placé sur la troisième ou sur 
la quatrième syllabe, y détermine un léger repos qu'on 
peut, si l'on veut, qualifier de césure. 

J étais coucltP mollement, 
Et, contre mon ordinaire, 
Je dormais tranquillement, 
Quand un enfant s'en vint faire 
A ma porte quelque bruit. 

(La Fontaine, Contes^ liv. III, xiv.) 

Suivant une des lois fondamentales de la composition 
rythmique du vers français, la césure ainsi placée di- 
vise le nombre impair des syllabes le moins inégalement 



LES FORMES. DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 205 

possible; chaque hémistiche ne diffère, que d'une syl- 
labe, de la moitié du nombre sept*. Dès le. douzième 
siècle, le vers de sept syllabes apparaît dans notre poé- 
sie ; nos plus anciens trouvères l'emploient dans les ro- 
mances et les pastourelles, souvent seul, quelquefois 
mêlé à d'autres vers. 

Eq mai, au douz ten^ nouvel, 
Que ra verdissent prael, 
Oï soz un arbroisel 
Chanter le rosignolet. 

{Pastourelle (douzième siècle). — Bartsch, p. 22.) 

Dame, je vous remercy 

Et gracy 
De cuer, de corps, de pensée, 
De l'anvoy qui tant m'agrée 
Quejedy... 

(Virelay d'EusTACHE Deschamps (qua- 
torzième siècle.) 

Thibaut de Champagne, Charles d'Orléans, Olivier 
Basselin et d'autres, dans leurs chansons ou dans leurs 
Dits, ont aussi fait intervenir ce vers, moins souvent 
toutefois que l'octosyllabe. 

Entre vous, gens de village. 
Qui aymés le roi fraaçoys. 
Prenez chascun bon courage 
Pour combatre les Engloys. 

(Olivier Basselin (quinzième siècle), édi- 
; tion Gasté, p. 92.) 

Clément Marot s'en est servi dians quelques pièces ba- 
dines, par exemple, dans les Etrennes qu'il adresse 
aux dames de la cour; Ronsard, du Bellay, Malherbe, 
lui ont donné place dans l'ode, l'élevant ainsi au rang 
du décasyllabe et de l'octosyllabe. La Fontaine a fait 
quelques-unes de ses fables les plus simples et les plus 
courtes en heptasyllabes* : le Coq et la Perle , le Bat 
de ville et le Bat des champs y le Combat des Bats et 
des Belettes, le Satyre et le Passant. Racine a entre- 
mêlé ce rythme aux vers libres des chœurs d'Esther et 



1. Sully Prudhomme, p. 66. 

2. pu grec irtà, sept. 



206 TROISIÈME PARTIE. 

d'Athalie. Le lyrisme moderne lui préfère roctosyllabe, 
à moins que le mouvement de l'inspiration ne demande 
une cadence ou plus légère, ou plus accélérée : 

Soit loin lai Qe, soit voisine, 
Espagnole ou sarrasine, 
Il n*est pas une cité 
Qui dispute sans folie, 
A Grenade la jolie, 
La pomme de la beauté, 
Et qui, gracieuse, étale 
Plus de pompe orientale 
Sous un ciel plus enchanté. 

(V. Hugo, Orientales, xxxi.) 

De temps en temps, on peut placer Taccent tonique 
sur la deuxième syllabe, pourvu que l'une des syllabes 
suivantes, la quatrième ou la cinquième, soit aussi ac- 
centuée. La mobilité de l'accent rythmique est un des 
caractères de l'heptasyllabe. Mais il est visible, en lisant 
les pièces composées sur ce mode, que la césure domi- 
nante est celle qui suit l'accent de la troisième syllabe; 
les autres césures, celles de la deuxième, de la qua- 
trième ou de la cinquième sont beaucoup plus rares. 
Elles servent surtout à prévenir la monotonie qui résul- 
terait de l'emploi constant d'une césure invariable. 

Le vers de cinq syllabes a son accent rythmique in- 
térieur sur la deuxième ou sur la troisième syllabe ; il 
se partage en deux mesures aussi peu inégales que pos- 
sible, selon l'une ou l'autre de ces deux combinaisons : 
2 4-3, ou 3-|-2. 

Gothique donjon 
Et /ïèche gothique, 
Dans un ciel d'optique, 
Lk-bas, c'est Dijon. 

(Banville, p. 12.) 

L'allure pressée de ce vers fait son principal mérite : 
le mouvement rythmique pivote, en quelque sorte, sur 
un double accent, celui de l'intérieur et celui de la rime. 
Le moyen âge l'a pratiqué dès les temps les plus an- 
ciens; les chansonniers l'associaient à d'autres rythmes, 
ou l'employaient au refrain. Alain Ghartier, Martial 
de Paris, Jean Marot, au quinzième siècle, ont composé 



LES FORMESDIVEUàES DU VERS FRANÇAIS. 207 

en vers de cinq syllabes quelques légères pièces des- 
criptives. Clément Marot a fait entrer ce rythme, peu 
solennel, dans sa poétique traduction des Psaumes. 
Ronsard a été séduit par la vivacité de ce petit vers : 

Si dès mon enfance. 
Le premier de France, 
J'ay Pindarisé, 
De telle entreprise. 
Heureusement prise, 
Je me vov prisé. 

(Livre II, Ode 2.) 

Racine en a fait largement usage dans ses chœurs ; 
Molière l'a placé dans ses intermèdes, et Quinault, dans 
ses opéras. Tout le monde connait ces strophes reten- 
tissantes de J.-B. Rousseau où les épithètes semblent 
rouler les unes sur les autres : 

Sa voix redoutable 
Trouble les enfers ; 
Un bruit formidable 
Gronde dans les airs... 

(Cantate de Circé,) 

Au dix-huitième siècle, les poètes de salon, Bernis,. 
Gentil-Bernard et autres, ont prodigué jusqu'à l'abus 
le vers de cinq syllabes dans la fade prolixité de leurs 
tirades descriptives. Lamartine et V. Hugo, tout en lui 
conservant sa simplicité dégagée, son rythme précipité, 
Font relevé jusqu'au ton du lyrisme le plus brillant et 
le plus artistement travaillé : 

La nuée éclate, 
La flamme écarlate 
Déchire ses flancs, 
L'ouvre comme un gouffre, 
Tombe en flots de soufre 
Aux palais croulants. 
Et jette, tremblante. 
Sa lueur sanglante 
Sur leurs frontons blancs. 

[Les Orientales, i, le Feu du ciel.) 

Malgré sa brièveté, le vers de trois syllabes exige un 
accent tonique sur la première syllabe, outre celui de 



L 



208 TROISIÈME PARTIE. 

la rime. Un vers si court doit saisir l'oreille, au début^ 
par un temps frappé. Rarement la tonique finale lui 
suffit ; c'est aussi par exception que l'accent du début 
glisse sur la seconde syllabe. Le meilleur emploi à faire 
ci'un pareil vers est de le mêler, comme dans les can- 
tates et les chœurs, à des groupes de vers libres, ou de 
le placer, soit à la fin des strophes et des couplets, 
comme un refrain ou comme un écho, soit au milieu, 
en le croisant avec de plus grands vers : 

Ta muse, ami, toute française, 

Tout à l'aise. 
Me rend la sœur de la santé, 

La gaieté. 
Elle rappelle à ma pensée 

Délaissée 
Les beaux jours et les courts instants 

Du bon temps. 

(Alfred de Musset, A Charles Nodier, 
Poésies nouvelles, p. 268.) 

C'est en l'alliant à d'autres vers qu'on peut lui don- 
ner une force d'expression qu'employé seul il n'aurait 
pas. Ce relief inaccoutumé, cette énergie d'emprunt lui 
vient des vers plus longs qui le précèdent, dont il ré- 
sume la pensée et décide l'effet. Banville fait à ce propos 
une réflexion qui mérite d'être citée ; elle s'applique 
aux vers de courte mesure et de vive allure. « Il faut 
laisser, dit-il, aux petits vers, les eff'ets décisifs et les 
mots splendides, car tout l'artifice du poète doit abou- 
tir non seulement à harmoniser le petit vers avec le 
grand vers, mais en quelque sorte à faire paraître le 
petit vers plus long que le grand vers * . » 

Développé en strophes, le vers de trois syllabes peut, 
lui aussi, servir d'intermède aux plus savantes combi- 
naisons rythmiques de l'ode. Parmi ce déploiement 
d'harmonie puissante et magnifique, il a le mérite du 
contraste ; ses trilles redoublées reposent et égaient 
l'esprit; elles le délassent de l'admiration continue. 

Ce bruit vague 
Qui s'endort, 

1. Petit Traité, etc., p. 182. 




LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 209 

C'est la vague 
Sur le bord ; 
C'est la plainte 
Presque éteinte 
D'une sainte 
Près d'un mort. 

(V. Hugo, Orientales ^ les Djinns.) 

Mais, à son tour, ce rythme grêle et saccadé devient 
monotone et assourdissant, dès qu'on le prodigue, sur- 
tout dans les sujets d'un ton badin et familier, où le cli- 
quetis des mots cache mal le vide de la pensée. Ces jeux 
d'esprit, ces tours de force apparents, qui donnent l'il- 
lusion de la difficulté vaincue, en entassant des rimes, 
ne sont qu'un moyen puérilement ingénieux d'éviter la 
plus sérieuse de toutes les difficultés, qui est d'avoir 
des idées et du style. 

Le vers' monosyllabique échappe à l'observation ; ce 
n'est qu'une rime. Ces rimes égrenées en de prétendus 
vers produisent un effet déplaisant par le choc des syl- 
labes toniques qui se suivent sans interruption en se 
heurtant. Quand ces rimes sont féminines, la dureté du 
choc en est légèrement amortie. 

. SUR LA MORT d'uNE ROSE 

Fort Rose 

Belle, Close, 

Elle La 

Dort. Brise 

Sort L'a 

Frêle. Prise. 
Quelle 
Mort! 

(Paul de Rességuier, Sonnet^.) 

Par exception, le vers monosyllabique se fait accep- 
ter, à titre de curiosité, dans quelques pièces d'une fan- 
taisie originale et gaie, où il est joint à de plus grands 
vers : 

Parmi les rares passants. 
Avec des airs de caniche, 
Elle erre, comme un chien sans 
Niche. 

1. Banville, p. 11. — De Gramont, p. 165. 



âlO' TROISIÈME PARTIE. 

Et les étoiles des cieux, 
Mystérieuses fleuristes, 
La contemplent de leurs yeux 
Tristes. 
(De Banville, Nous toiiS: xi, p. 22.) 

Lorsqu'elle se détache tout à coup d'un groupe de 
vers satiriques, cette rime, écho sonore et imprévu, fait 
sentir le piquant de Tépigramme : 

Et Ton voit des commis 

Mis 
Comme des princes, 
Qui jadis sont venus 

Nus 
De leurs provinces * . 

Selon la remarque de Banville^ le petit vers dit ici le 
mot qui porte, et lance le trait qui frappe au but. 



§111 

Les formes exceptionnelles. — Vers de treize, 
de quatorze, de quinze et de seize syllabes. — 
La raison de leur peu de succès. 

Ces formes presque inusitées ne datent pas de notre 
temps, comme on pourrait le croire. Bien qu'il fût très 
<;apabled'en concevoir l'idée et d'en tenter l'essai, il n'a 
pas eu la peine de les inventer ; il s'est borné à les imi- 
ter. Il existait des précédents, quelques-uns fort an- 
ciens, dont il a pu s'autoriser, sans que les échecs subis 
<lans le passé l'aient découragé pour l'avenir. Tobler 
cite des vers de quatorze syllabes extraits d'une Vie de 
^aint Auhan, d'un poème de la Déesse d'amors, et de 
la Chronique rimée de Jordan Fantosme, qui est du 
douzième siècle. Ces vers ont toujours la césure après 
la huitième syllabe, et souvent la partie de huit syl- 
labes se subdivise en deux tronçons de quatre syllabes 
chacun, avec la quatrième accentuée : 

Ne fléchirai \ pur nule mort \ tant seit^criiele e dure. 

1. Quicheral, p. 204. — Vers empruntés à Marmontel. 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 211 

Mahom renij \ k'en enfer traita | ki lui sert e honure; 
En Jesu crei, ( Jesu reclaim, \ Jésus m'haid e sucure. 

{Saint Auban^, 607.) 

Le vers de quatorze syllabes ainsi coupé est l'équiva- 
lent d'un octosyllabe, allongé de Thémistiche d'un, 
alexandrin. 

Signalons, sans plus attendre, le principal défaut de 
ces formes exceptionnelles. Tous les vers qui excèdent 
le nombre de douze syllabes se heurtent à deux diffi- 
cultés qu'ils ne peuvent ni éviter, ni surmonter. Ceux 
de treize et de quinze syllabes sont gênés par ce nombre 
impair, si contraire à l'équilibre du rythme, et qui crée 
l'embarras de savoir où placer la césure : or celle-ci 
est d'autant plus nécessaire que le vers est plus long^ 
car seule elle peut en alléger la pesanteur. Dans le vers 
de treize syllabes, on place ordinairement la césure 
après la cinquième : 

Le peuple s'écrie : | oiseaux, nous envions vos ailes. . , 

(BÉRAXGER, te Sacre j etc.) 

Banville a suivi cet exemple : 

Le chant de TOrgie | avec des cris au loin proclame 
Le beau Lysios, | le dieu vermeil comme une flamme. . . 

Avec leurs trois accents intérieurs et leurs hémistiches 
très inégaux, ces vers ont l'allure d'un boiteux qui se 
hâte. Baïf n'est pas moins en peine pour équilibrer le 
vers de quinze syllabes. II place la césure après la sep- 
tième, et donne au vers trois accents intérieurs : 

des poètes l'appui, | favorise ma hardiesse. 

La combinaison 7-J-8 est moins inégale que celle du- 
vers de treize syllabes, 5-rj-8; mais comme elle est plus 
démesurée, l'ensemble est encore plus lourd. 
. Les vers de quatorze et de seize syllabes, formés de 
nombres pairs, se divisent facilement, soit en deux hé- 
mistiches équivalents, soit en deux parties inégales,. 

i. Tobler, p. 126, 127. — « Je ne fléchirai pour nulle mort, tant soit cruelle 
et dure. Je renie Mahomet, parne quMl conduit en enfer celui qui le sert et 
l'honore. Je crois en Jésus, c'est Jésus que je réclame ; Jésus m'aide et m». 
secoure. » 



212 , TROISIÈME PARTIE. 

mais dont l'inégalité se rachète par la régularité des 
proportions. Un poète contemporain a coupé ses vers 
de quatorze syllabes en deux tronçons dont le premier 
est de six syllabes et le second de huit : 

A^oici qu'elle reflue, | et que, l'une de Tautre écloses, 
Ses vagues sans fracas | remontent vers leur lit de roses *- 

(André Lefèvre.) 

Le rapport de ces deux nombres 6-|-8 présente évi- 
demment une proportion régulière, puisqu'ils sont l'un 
et l'autre divisibles par 2; le vers, toutefois, est si long^ 
que l'oreille a peine à saisir cette proportion. L'harmo- 
nie périt sous le poids des syllabes accumulées. Scar- 
ron, qui a fait aussi des vers de cette dimension, place 
la césure après la septième syllabe, ce qui les divise en 
deux hémistiches égaux, comme des alexandrins : 

Il fait meilleur à Paris | où l'on boit avec la glace. . , 
Que d'aller aux Pays-Bas | à cheval comme un s' George*.. 

La combinaison 74" 7 ^st plus rationnelle que la pré- 
cédente (6-|-8), et se fait plus aisément accepter. Mais 
ici paraît la seconde des difficultés signalées plus haut : 
ces vers démesurés dépassent la moyenne de la mémoire 
auditive que la nature a donnée à l'homme. Pour pro- 
duire tous ses effets, un souvenir auditif doit demeurer 
aussi facile et aussi net que possible; et la première loi 
du rythme est de se régler sur la portée de ce souvenir. 
Si Ton passe outre, qu'arrive-t-il ? C'est que l'oreille, 
fatiguée du travail de synthèse que le vers lui impose^ 
traite chaque hémistiche comme s'il était lui-même un 
vers indépendant. Le long vers semble composé de deux 
vers partiels juxtaposés, dont le second seul a une 
rime; et l'unité rythmique n'existe que sur le papier*. 
Le vers de quatorze syllabes, divisé selon la combinai- 
son 6-|-8, équivaut à un vers de six syllabes, allongé 
d'un octosyllabe ; si la césure le coupe en deux hémis- 
tiches égaux, il se réduit à la juxtaposition de deux 
vers de sept syllabes qui ne riment que deux à deux. Il 

1. Cité par Gayau, p. 218. 

2. Quicherat, p. 548. — Gayau, p. 219. 

3. Voir, sur ce point, les justes observations de MM. Sully Pruâhomme, 
p. 70, 74, 75; d'Eichthal, p. 40; Guyau, 218, 219. 



LES FORMES. DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 2ia 

vaudrait mieux séparer ces heptasyllabes mal à propos- 
soudés ensemble et les pourvoir tous d'une rime ; le lec- 
teur et l'auteur y gagneraient. 

Le vers de seize syllabes prend une césure fixe après 
la huitième, et compte quatre accents rythmiques, y 
compris celui de la finale : 

Je me meurs vif, ne mourant point; | je sèche au temps 

(Baïf.) [de ma verdeur^ 

C'est un composé de deux octosyllabes, un octosyl- 
labe redoublé. « Il se rapproche du long vers sanscrit,, 
dit M. Guyau ; mais il est incapable de se plier au mou- 
vement de la pensée moderne ; c'est plutôt une période 
oratoire bien cadencée qu'un véritable vers. » — « Toute 
innovation désormais tentée dans la phonétique du vers,, 
dit aussi M. Sully Prudhomme, ne saurait aboutir qu'au 
simple démembrement d'une forme préexistante, ou à 
un retour à la prose, à moins que l'acoustique ne 
change *. » Ce mot résume nos observations et clôt la 
question de ces vers hors de mesure, et hors de l'art» 
qu'on pourrait appeler des vers cyclopéens. 



CHAPITRE III 

Combinaisons diverses des principales formes 
du vers français. — Les poèmes à. mouve- 
ments variés. 

Définition des poèmes à forme fixe et des poèmes à mouve- 
ments variés. — Nombreuses combinaisons des vers de dif- 
férente mesure. — Les vers libres. — Le distique, le tercet, 
la terza rima, le quatrain. — Les stances et les strophes. 
— Stances de quatre, de cinq et de six vers. — Strophes 
à nombre pair; strophes à nombre impair. — Formes ly- 
riques les plus usitées; strophes de huit et de dix vers. — 
Les formes rares : strophes de onze, de douze, de treize et 
de quatorze vers, etc. 

Les vers français de différente mesure peuvent s'unir 
entre eux et produire, avec une variété presque infi- 

1. Guyau, p. 219. — Sully Prudhomme, p. 71. 



214 TROISIÈME PARTIE. 

nie, des combinaisons d'harmonie et d'expression d'où- 
naît la forme générale qui réunit toutes les autres, le 
poème. La plus simple de ces combinaisons est celle 
qui fait alterner régulièrement deux rimes masculines 
et deux rimes féminines : ces couples de vers, assem- 
blés dans un ordre invariable, sont dits à rimes suivies 
ou à rimes plates^ ce qui signifie, sans doute, que cette 
façon de disposer les rimes n'a rien de savant ni de 
compliqué. On appelle poèmes à forme ?iyie ceux qui sont 
ainsi composés, du commencement à la fin. S'ils' ont 
quelque étendue, il est rare aujourd'hui qu'on y em- 

Eloie d'autres vers que l'alexandrin ou le décasyllabe, 
a forme fixe convient surtout à cette partie de la poésie 
qu'on désigne sous le nom de récitatifs parce qu'elle 
comprend les récits de toute sorte, héroïques, élégiaques 
ou familiers; elle domine aussi dans les compositions 
dramatiques, dans les pièces morales, philosophiques et 
didactiques. 

Un art plus raffiné a inventé d'autres combinaisons 
où les rimes s'entrecroisent, où les vers sont de lon- 
gueur inégale : elles remplissent cette seconde et vaste 
moitié du domaine poétique, le lyrisme. Là, nous trou- 
vons l'ode, la cantate, Topera, la chanson, la poésie lé- 
gère elle-même qui est comme un chant inspiré par la 
gaieté de l'esprit. Les poèmes formés par ces combi- 
naisons sont appelés poèmes à mouvements variés. 
Chaque vers, en effet, chque unité métrique a son mou- 
vement propre, qui est corrélatif à sa longueur même; 
les vers de rythme différent font entrer dans le poème 
des mouvements tantôt accélérés, tantôt ralentis, que 
n'ont pas au même degré les poèmes à forme fixe. 
Les poèmes à mouvements variés sont donc ceux qui 
sont composés de vers d'inégale longueur et de rythme 
différent*. Or, ce mélange d'unités métriques inégales 
n'est pas affaire de hasard ni de caprice ; il est soumis à 
des conditions déterminées, à des lois précises qu'un 
juste sentiment de l'harmonie a dictées aux poètes et 
que le goût public, exprimé par un constant usage^ a 
sanctionnées. 

Nous allons tout d'abord exposer ces lois du poème à 

1. Becq de Fouquières, p. "329. 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 215 

mouvements variés, en faisant connaître les combinai- 
sons nombreuses dont elles règlent la forme et l'emploi : 
matière large et complexe, trésor presque inépuisable 
d'inventions poétiques, accumulé par les siècles depuis 
le haut moyen âge jusqu'à nos jours. « On compte cer- 
tainement plus de cent-cinquante formes de strophes, 
qui ont été plus ou moins mises en pratique * . » — « II 
faudrait être un Homère, ajoute Banville, pour les énu- 
mérer, même en ne choisissant que celles qui sont so- 
lides et belles... Dans une vie de poète, on a à peine le 
temps de les étudier et on n'a jamais l'occasion de les 
employer toutes^. » 

Nous examinerons en second lieu la composition des 
poèmes à forme fixe. 

§ 1^^ 
Les vers libres. — Ce qui en fait la difficulté. 

En entremêlant les vers à rimes croisées et de mesure 
différente, on peut suivre l'un ou l'autre de ces deux 
procédés : ou bien, le poète dispose ses vers comme il 
l'entend, et croise les terminaisons masculines et les fi- 
nales féminines à sa volonté, sous la condition d'ob- 
server les lois générales de l'emploi des rimes ; ou bien, 
il fait cette double opération avec ordre et symétrie ; il 
assemble ses vers et distribue ses rimes selon certaines 
combinaisons dont il choisit le modèle et accepte la 
règle. Dans le premier cas, sa pièce n'a pas de cadre 
régulier, elle est en vers libres ; dans le second cas, elle 
se compose de groupes artistement formés qu'on appelle 
stances, strophes ou couplets. Ces trois mots expriment 
une seule et même idée, qui est celle d'une composition 
savante et régulière : un usage, qui a un peu vieilli, a 
fait choix du mot stance pour les poèmes d'un caractère ' 
moral ou élégiaque ; la strophe désigne les principales 
divisions du poème lyrique, le couplet appartient en 
propre à la chanson. 

1. De Gramont, les Vers français et leur prosodie, p. 125. 
' 2. Pages 159, 183. 



216 TROISIÈME PARTIE. 

On distingue deux sortes de pièces en vers libres : 
celles où les vers sont de même longueur, et celles où 
se réunissent des vers de mesure différente. Leur trait 
commun est le croisement des rimes. Voici un exemple 
<le la première sorte. 

Un fanfaron, amateur de la chasse, 

Venant de perdre un chien de bonne race 

QuMlsoupçonnoitdans le corps d'un lion. 

Vit un berger. « Enseigne-moi, de grâce, 

De mon voleur, lui dit-il, la muisou; 

Que de ce pas je me fasse raison. » 

Le berger dit : « C'est vers cette montagne. 

En lui payant de tribut un mouton 

Par chaque mois, j'erre dans la campagne 

Gomme il me plaît; et je suis en repos. » 

Dans le moment qu'ils tenoient ces propos, 

Le lion sort, et vient d'un pas agile. 

Le fanfaron aussitôt d'esquiver : 

« Jupiter, monlre-m«)i quelque asile, 

S'écria-t-il, qui me puisse sauver. » 

(La Fontaine, liv. VI, fable ii.) 

Dans ce genre de vers libres, il convient, autant que 
possible, que les temps d'arrêt marqués par le sens ne 
coïncident pas avec la fin d'une série de rimes, excepté 
au dernier vers où tout se termine à la fois. Les diverses 
parties de la pièce sont ainsi mieux liées et forment un 
tout plus étroitement uni ; on évite de fractionner l'en- 
semble en morceaux détachés et indépendants * . Cette 
prescription, qui est juste dans sa sévérité, n'est pas 
toujours observée. La Fontaine s'y est conformé dans la 
fable citée; mais il s'en est souvent affranchi en d'autres 
pièces de même sorte. Il a pensé, sans doute, qu'il était 
bon de laisser un peu de liberté aux vers libres. Quant 
à ceux de la seconde sorte, qui sont de mesure différente 
et d'un rythme très varié, l'emploi en est plus fréquent ; 
ils nous semblent mieux justifier leur titre. Presque 
toutes les fables de La Fontaine, les chœurs à'Esther et 
à'Athaliej les opéras de Quinault, V Amphitryon de 
Molière, les poésies légères de Voltaire nous en offrent 



1. De Gramont, p. 168. — Crouslé, p. 56. 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 217 

des modèles fort connus, qui nous dispensent de toute 
citation. 

On peut ne pas souscrire sans réserve à Téloge que 
fait Banville ae la beauté des vers libres : « Le vers 
libre est le suprême effort de Tart, contenant amalgaipés 
en lui à Tétat voilé, pour ainsi dire latent, tous les 
rythmes. On ne l'enseignera à personne, puisqu'il sup- 
pose une connaissance approfondie de la vej*sification, 
un esprit d'enfer et roréille la plus délicate, et qu'il ne 
peut être appliqué, au théâtre et dans le livre, que par 
un homme de génie*. » Bornons-nous à dire qu'il 
est très difficile de réussir dans un genre si facife en 
apparence. La difficulté vient de la liberté même qui 
est laissée au poète, liberté presque absolue et d'autant 
plus périlleuse. Il peut à son gré entremêler les rythmes 
différents et les vers de longueur inégale, croiser, re- 
doubler, espacer les rimes, les disposer irrégulière- 
ment : une seule condition lui est imposée, qui est de 
Eroduire avec tous ces éléments disparates un ensemble 
ien cadencé. De cet apparent désordre doit sortir une 
impression d'harmonie 'et d'unité. Entre les différents 
mètres il existe des accords naturels et de secrètes dis- 
cordances que l'oreille seule apprécie et que l'expé- 
rience révèle : il faut en avoir un juste sentiment. 

On a remarqué que les alexandrins s'allient aisément 
aux vers de six ou de huit syllabes ; les vers de sept syl- 
labes, au contraire-, s' âccordfeht niai avec ceux de douze, 
de dix ou de huit syllabes. En général^ deux vers dont 
l'un compte une syllabe de plus ou de moins que l'autre 
ne doivent pas être rapprocnés. Cette observation con- 
firme celle que nous avons faite dans le précédent cha- 
pitre : le rythme des vers. à nombre impair de syllabes 
est trop différent du rythme des vers à nombre pair 
pour qu'il y ait avantage à les unir d'une façon si 
étroite. La Fontaine, dans ses -groupes de vers libres, 
ne s'est guère servi que de vers de douze, de dix, de 
huit ou de six syllabes ; quant au vers de sept syllabes, 
il l'emploie le plus souvent seul et sans mélange d'autres 
vers, soit en pièces entières, soit par tirades*. 



1. Page 177. 

2. De OramoDt, p. 169. 

AUBEHTIN. — VERSIFIC. FRANC. 10 



2L8 TROISIÈIIB PARTIE. 

En quittant les vers libres, on entre dans les combi- 
naisons régulières où le mélange des différents vers et 
Tentrelacement des rimes sont prévus et fixés par des 
règles spéciales. 

§11 

lie distique et le tercet. — La « ierza rima ». 

Le distique et le tercet sont deux diminutifs de la 
stance. 

On appelle distique * une réunion de deux vers, de 
mesure pareille et rimant ensemble, qui forment un 
sens complet et sont isolés de tout autre développe- 
ment. On voit en quoi il diffère du distique latin, lequel 
se compose d'un hexamètre et d'un pentamètre, vers de 
mesure très différente. Le distique français est d'un em- 
ploi peu commun ; sa brièveté ne peut servir qu'à ex- 
primer des pensées très concises, comme une maxime, 
un aphorisme, une inscription, ou une épigramme. 
Presque toujours ces vers sont des alexandrins à rimes 
masculines : un sens si court a besoin d'être gravé par 
la fermeté de l'expression que le vague des finales 
muettes affaiblirait. 

éPIGRAMHE SUR DIDON 

Didon, tes deux maris te comblent de douleurs : 
Le premier meurt, tu fuis; le second fuit, tu meurs. 

INSCRIPTION. — POUR UN MOULIN 

Quand j*al de Teau, je ne bois que du vin, 

Et bois de Teau quand l*eau manque au moulin*. 

Le tercet date du seizième siècle et vient d'Italie. Il 
est formé de deux vers qui riment ensemble et d'un 
vers isolé qui trouve une rime correspondante dans le 
tercet suivant. Selon que ce vers à rime isolée est au 
commencement ou au milieu ou à la fin du tercet, la 

1. Ea grec itaxti»; {Hi^ deux fois; rc^x^ç, ligne, vers). 
8. Vers cités par de Qramont, 173. 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 219 

forme des tercets peut varier par la différente disposi- 
tion des rimes; aussi a-t-on compté, pour le tercet, 
jusqu'à treize combinaisons possibles. La seule qui ait 
réussi à prendre place dans notre versification est 
celle qui en Italie s'appelle terza rima, rime tiercée, 
dont voici ragencement. Le vers isolé, avec rime mas- 
culine ou féminine, occupe le milieu de chaque tercet. 
La rime de ce vers isolé correspond aux deux rimes pa- 
reilles du tercet suivant, c'est-à-dire à la rime du pre- 
mier et du troisième vers. Dans chacun des tercets qui 
se succèdent et forment la pièce, il surgit invariable- 
ment un nouveau vers isolé qui commande les deux 
rimes du tercet oui vient ensuite : toute la pièce se dé- 
veloppe sur ce plan ; un vers final s'ajoute au dernier 
tercet pour apparier la rime du vers isolé qui s'est an- 
noncé dans ce tercet. Une pièce en terze rime se pré- 
sente à nous sous la forme d'une chaîne élégante et 
légère. On n'y emploie, en français du moins^ que des 
alexandrins; les vers plus courts, décasvllabes ou octo-^ 
syllabes, auraient l'inconvénient de fatiguer l'oreille 
par le retour trop prompt des sonorités de la rime 
tiercée. 

La terza rîma est en grand honneur dans la poésie 
italienne. Les souverains poètes, Dante, Pétrarque, 
Arioste, l'ont illustrée par des chefs-d'œuvre. C'est le 
rythme de la Divine Comédie, Brune tto Latini, le maître 
de Dante, l'avait empruntée aux sirventes des trouba- 
dours de langue provençale * . Nos poètes du seizième 
siècle, Hugues Salel, Baïf, Jodelle, Desportes, en imi- 
tant à leur tour les Italiens, ont fait rentrer dans le 
français du Nord une invention poétique du midi de la 
France. Leur emprunt n'était qu'une reprise. Banville, 
qui n'admire pas à demi, se déclare épris des beautés de 
cette forme, italienne et française à la fois : « c'est, dit- 
il, un rythme noble, gracieux, rapide, apte à prendre 
tous les tons et qui se prête au chant et au récit ; rythme 
admirable, ^ttacné et serré comme une tresse d'or, et 
qui n'admet aucune défaillance, aucun repos dans le 
souffle lyrique*. » En dépit de ses séductions, la terza 



1. De Gramont, p. 175. 

2. Pages 172, 174. 



220 TROISIÈME PARTIE 

rima a fait peu de conquêtes en France, soit parmi les 
poètes, soit parmi les amateurs de nouveautés poétiques. 
Après les essais de la Pléiade, elle est restée, pendant 
deux siècles, obscure et délaissée. N'en soyons pas trop 
surpris. Il y a plus d'une entrave cachée sous la grâce 
ingénieuse de ses caprices; la verve française, amie 
d'une simplicité rapide, se rebute vite de tout ce qui 
arrête son élan et complique l'œuvre de l'inspiration. 
Elle brise ce qui l'enchaîne bien plus volontiers qu'elle 
ne le subit. C'est de nos jours seulement que deux 
poètes d'un rare mérite, Brizeux et Théophile Gautier, 
ont tiré ce petit poème de son obscurité et lui ont rendu 
la vie en lui donnant de l'éclat. Qu'on lise, par exemple, 
dans les Premières Poésies de Gautier, les pièces inti- 
tulées le Triomphe de Pétrarque, Ténèbres, Terza 
rima, on y appréciera facilement le charme particulier, 
l'artifice délicat de ce genre semi-exotique sur lequel un 
talent original a versé les richesses de son aventureuse 
imagination. 

Nous en détachons quelques vers qui donneront plus 
de clarté et de précision à cet exposé. 

. • . Gomme ua vase d*albàtre où Ton cache un flambeau, 
Mettez ridée au fond de la forme sculptée, 
Et d*une lampe ardente éclairez le tombeau. 

Que votre douce voix, de Dieu même écoutée, 
Au milieu du combat jetant des mots de paix, 
Fasse tomber les flots de la foule irritée. 

Que votre poésie, aux vers calmes et frais. 

Soit pour les cœurs souffrants comme les cours d*eau vive 

Où vont boire les cerfs dans Tombre des forêts. 

Faites de la musique avec la voix plaintive 

De la création et de rhumanité, 

De rhomme dans la ville et du flot sur la rive. 

Puis, comme un beau symbole, un grand peintre vanté 
Vous représentera dans une immense toile. 
Sur un char triomphal par un peuple escorté : 

Et vous aurez, au fond, la couronne et Tétoile^. 
Dans la langue courante de la versification classique, 

1. Derniers vers du Trionqihe de Pétrarque, p. 187. 



] 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 22f 

le mot tercet désigne une réunion de trois vers où ieui 
de ces vers riment ensemble et le troisième trouve là 
rime qui correspond à la sienne dans la suite du déve- 
loppement poétique. Ces tercets-là diffèrent entière- 
ment du tercet italien et n'ont rien de commun avec la 
terza rima. Ce sont des fragments de strophe. 



§111 

lies stances et les strophes, formes simples et 
peu développées : stances et strophes de 
quatre, de cinq, de six et de sept vers. 

* Le mot stance, lui aussi, est d'origine italienne; il 
vient du mot stanza^, et signifie repos, temps d'arrêt; 
ce qui veut dire que chaque stance doit former un sens 
complet. Notre vieux mot laisse, qui désignait les 
tirades monorimes des chansons de geste, avait la même 
signification *. Si le mot stance n'apparaît guère qu'au 
seizième siècle dans notre poésie, la chose qu'il exprime 
était fort ancienne en France, sous des noms français; 
le génie inventif de nos trouvères lyriques avait multi- 
plié des combinaisons rythmiques très semblables aux 
stances et aux strophes modernes, ou tout au moins 
équivalentes. Ce fonds primitif, complété et perfec-r 
tionné au seizième et au dix-neuvième siècle, était déjà 
si riche que Banville n'a pas craint de hasarder cet 
axiome : « En fait de rythmes, se défier absolument de 
tout ce qu'on a prétendu ou cru inventer depuis le sei* 
zième siècle. » 

Le principal caractère de la stance et de la strophe 
— termes presque synonymes qui ne se distinguent que 
par une application un peu différente, — c'est l'unité 
du sens et l'unité du rythme. L'unité du sens existe, 
dès que le sens à la fin de la stance est complet; l'unité 
rythmique est obtenue par l'observation des lois qui 
détermment l'étendue de la stance et de la strophe et 
règlent la disposition des rimes. Le croisement des rimes 



i, La racine première de cea deux mots est le latin stare, s'arrêter. 
8. Voir page 68. 



S22 TROISIÈME PARTIE. 

fortifie cette double unité et la rend plus sensible. Les 
rimes, en s'entrelaçant, lient entre elles les différentes 
parties de la période mélodique et en font un tout insé- 
parableT Cet entrelacement des rimes est une des lois 
fondamentales du lyrisme français. La stance et la 
strophe aboutissent ainsi à une coïncidence finale où le 
sens s'achève en même temps que le système des rimes * . 
Les prescriptions secondaires ne sont que les consé- 

3uences de ce principe. Si Ton défend de placer à la fin 
'une stance ou d'une strophe, et au début de la stance 
suivante, des rimes de même nature, ou de même sono- 
rité, c'est pour conserver plus sûrement à chaque 
stancç, à chaque strophe, son caractère d'unité, en 
écartant toute apparence contraire. Une raison sem- 
blable exige qu'on finisse la stance sur une rime mascu- 
line, parce qu'une finale forte, non atténuée par un e 
muet, marque mieux la séparation nécessaire entre deux 
stances et deux strophes. L'obligation de terminer par 
un vers masculin a pour corollaire celle de placer au 
premier vers une rime féminine. 

Le quatrain, ou stance de quatre vers 

Cette combinaison de quatre vers est la forme la plus 
simple de la stance, et celle aussi qui en porte le plus 
ordinairement le nom. Il n'y a que deux manières de 
disposer les rimes d'un quatrain : on peut faire rimer le 
premier vers avec le troisième et le second avec le qua- 
trième; ou bien, le premier vers rime avec le quatrième, 
et le second avec le troisième. Dans la première dispo- 
sition, les rimes sont croisées ; dans l'autre, c'est un 
quatrain à rimes embrassées : ce qui signifie que les 
rimes du milieu sont comme enveloppées dans les deux 
autres. Quatre vers rimant deux à deux, ou quatre vers 
sur une même rime ne sont pas un quatrain. De ces 
deux formes du quatrain, la première est la plus fré- 
quente. Dans les Méditations de Lamartine la pièce du 
oébut est en stances de quatre vers à rimes croisées : 

Que me font ces valIoQS, ces palais, ces chaumières,* 
Vains objets dont pour moi le charme est envolé? 

1. Becq de Fouqnières, p. 362. — Banville, p. 62. 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. f^^ 

Fleuve», rochers, forêts, solitudes si chères, 
Un être seul vous maoque, et tout est dépeuplé. 

Beaucoup de fables de La Fontainie se terminent par 
un quatrain qui contient la moralité ; quelques-uns de 
ces quatrains sont à rimes embrassées : 

Haraugnez de méchants soldats ; 

Ils promettront de faire rage ; 
Mais, au moindre danger, adieu tout leur courage. 
Votre exemple et vos cris ne les retiendront pas. 

(L. IX, fable xvii.) 

Les vers dç toute mesure peuvent entrer dans le qua- 
train, même ceux dont la brièveté rend l'emploi très 
rare. Quand les vers sont d'égale longueur, autrement 
dit isomètres, la stance s'appelle, en style savant, iso- 
métrique; si les vers sont de longueur différente, ou 
hétéromètres, on l'appelle, d'un nom un peu barbare, 
hétérométrique * . 

Dans les quatrains à rimes croisées, la disposition des 
rimes masculines et des rimes féminines reste la même 
d'un bout à l'autre de la pièce ; l'ordre adopté pour la 
première stance se reproduit régulièrement dans les 
autres. Au contraire, lorsaue les rimes sont embrassées, 
la place des finales masculines et des finales féminines 
varie d'une stance à l'autre. Si le premier quatrain 
commence et finit par une rime masculine, le second 
quatrain commencera et finira nécessairement par une 
rime féminine; la rime masculine reparaîtra dans le 
premier et le dernier vers du troisième quatrain ; la rime 
féminine se reproduira au commencement et à la fin du 
quatrième quatrain, et ainsi de suite. Par cette alter- 
nance régulière, les stances se succèdent dans un ordre 
symétrique. 

Bien que le système des rimes du quatrain se réduise 
à ces deux dispositions, la forme de cette stance peut 
varier beaucoup. Quicherat en a compté jusqu'à vingt 
modèles différents. Une simple explication nous dis- 
pensera de cette longue nomenclature. Comme le ciua- 
train admet toute sorte de vers, et que le poète place 
où il veut ces vers de toute mesure, en observant tou- 

1. Isométrique : da grec Rxov, égal, ji^t^pv, mètre. — Hétérométrique : da 
grec ÏT«fov, autre, et jfc^cpov, mètre. 



224 TROISIÈME PARTIE. 

te foi s les règles ci-dessus prescrites, on comprend fa- 
cilement que la fiçure de la stance puisse se modifier 
souvent, . selon la brièveté ou la longueur des mètres, 
et selon la place qu'ils occupent. Les formes préfé- 
rées par Tusage sont les suivantes : la forme isomé- 
trique, déjà citée; la réunion de trois alexandrins et 
d'un vers ae six ou de huit syllabes terminant la stance ; 
deux alexandrins croisés avec deux vers de six ou de 
huit syllabes ; deux alexandrins placés entre deux octo- 
syllabes : 

Ceux qui Tont méconnu pleureront le grand homme : 
Athène à des proscrits ouvre son Panthéon ; 
Goriolan expire, et les enfants de Rome 
Revendiquent son nom. 

(Lamartine, Premières Méditations, la Gloire.) 

' — Salut, champs que j'aimais, et vous, douce verdure, 

Et vous, riant exil des bois ! 
Ciel, pavillon de Thomme, admirable nature, 

Salut pour la dernière fois. 

(Gilbert, le Poète mourant,) 

Dans le premier de ces deux quatrains, on peut rem- 
placer le vers de six syllabes par un octosyllabe ; dans 
le second, on peut substituer deux vers de six syllabes 
aux octosyllabes. Quant à la forme où deux alexandrins 
sont placés entre deux octosyllabes, une strophe de 
Lebrun sur le vaisseau le Vengeur , déjà citée par nous, 
peut servir d'exemple*. 

Le rôle du quatrain ne se borne pas à figurer, sous 
forme d'une série de stances pu de strophes, dans une 
pièce plus ou moins développée; il existe aussi à l'état 
isolé, et se suffit à lui-même dans sa brièveté. Il donne 
le relief de l'expression poétique à quelque pensée forte 
ou délicate ; il aiguise une épigramme ; il trace un por- 
trait en raccourci, il sert d'inscription ou d'épitaphe. 

VERS GRAVÉS SUR LA PORTE DE LA GALERIE DE VOLTAIRE A CIREY 

Asile des beaux-arts, solitude où mon cœur 
Est toujours demeuré dans une paix profonde, 

G*est vous qui donnez le bonheur 

Que promettait en vain le monde. 

1. Voir page 67. 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 225 

SDR LE PANÉGYRIQUE DE LOUIS XV 

Cet éloge a très peu d^elTet ; 
Nul mortel ne m'en remercie : 
Celui qui le moius s*en soucie 
Est celui pour qui je Tai fait. 

(Voltaire.) 

La stancb ou la strophe de cinq vers 

Elle s^appelle aussi quintain ou quintil^ nom savant 
que Tusage n'a pas adopté * . Les cinq vers de cette stance 
sont sur deux rimes, dont Tune est double et Tautre 
triple. L'yne et Tautre peuvent être indifféremment 
masculineç ou féminines. Nécessairement, ces rimes sont 
croisées, et les trois rimes pareilles ne se placent pas 
toutes les trois de suite, en un seul groupe : si la rime 
double et la rime triple se suivaient sans se croiser, ce 
seraient des rimes plates, ce qui est contraire à la nature 
de la stance et de la strophe. Le quintain admet, aussi 
bien que le quatrain, les vers de toute mesure, mais il 
préfère la forme isométrique. On y rencontre le plus 
souvent Talexandrin et les vers de huit, de sept, de 
six et de cinq syllabes. Comme il est permis de varier 
l'emploi des mètres et la disposition des rimes, en ob- 
servant la règle qui vient d'être indiquée, cette stance 
peut prendre des formes très diverses, selon la re- 
marque déjà faite au sujet du quatrain. On ne compte 
pas moins de quatorze modèles différents î il nous suf- 
fira de signaler les principaux. 

La disposition la plus harmonieuse et la plus fréquente 
est celle qui place la rime triple au premier, au troisième 
et au quatrième vers, en réservant le deuxième et le 
cinquième à la rime double : 

Le vainqueur de la course agile 
Recevra deux trépieds divins, 
Et la coupe, agreste et fragile. 
Dont Bacchus a touché l'argile, 
Lorsqu'il goûta les premiers vins. 

(V. Hugo, Odes, 1. IV, x, le Chant de Varène.) 

1, Da latin gumtomt^, 9utn<i7i5, ciaquième* 

10. 



220 TROISIÈME PARTIE. 

Cette première forme peut être modifiée en y intro- 
duisant des rythmes inégaux. On peut aussi croiser la 
double rime avec les deux premiers vers de la rime 
triple, en réservant la troisième de ces rimes tiercées 
pour le cinquième vers. Ou bien encore on concen- 
trera la rime double au deuxième et au troisième vers, 
en plaçant la rime triple au premier, au quatrième et au 
cinquième. Dans ses stances à la princesse de Suède, 
Voltaire place la rime triple au second, au troisième et 
au cinquième vers : 

Souvent la plus belle princesse 
Languit dans Tâge du bonheur; 
L'étiquette de la grandeur, 
Quand rien n'occupe et n'intéresse, 
Laisse un vide affreux dans le cœur. 

Tous ces modèles, et d'autres qu'on y peut ajouter, 
ne sont, à vrai dire, qu'une seule et même forme, qui a 
pour loi le croisement de la rime double avec la rime 
triple. On la modifie par la place différente des rimes ou 
par la longueur inégale des vers, sous la condition que 
la rime triple ne se présente pas trois fois de suite ; mais 
ces légères variantes, de surface et d'aspect, ne chan- 
gent rien d'essentiel à la combinaison fondamentale de 
la stance. 



La stance ou la strophe de six vers 

A mesure que les stances prennent de l'ampleur, elles 
quittent ce nom pour celui de strophes ; celle de six 
vers garde encore la double dénomination. On l'appelle 
aussi sizain, dans les Traités de versification; ce mot a 
vieilli, comme celui de quintain. La forme de cette 
stance ne varie pas moins que celle des deux précé- 
dentes, et ces différences, ici encore plus apparentes 
que réelles, s'expliquent par les mêmes raisons. La 
stance de six vers se partage en deux tercets que 
sépare un caurt repos, une pause presque insensible. 
Les deux premiers vers de chaque tercet forment un 
couple de rimes plate§ ; le troisième vers du premier 



LES FORMES DIVERSES DO VERS FRANÇAIS. 227 

tercet rime avec le troisième du second tercet ; la stance 
entière est ainsi sur trois rimes différentes : 

Amis! c*est donc Rouen, la ville aux vieilles rues, 
Aux vieilles tours, débris des races disparues, 
La ville aux cent clochers carillonnant dans l'air, 
• Le Rouen des châteaux, des hôtels, des bastilles, 
Dont le front hérissé de flèches et d'aiguilles 
Déchire incessamment les brumes de la mer. 

(V. Hugo, Feuilles d'automne, xxvii.) 

Telle est la forme la plus souvent employée de la 
stance ou strophe de six vers. 

Les deux rimes plates de chaque tercet peuvent être 
indifféremment masculines ou féminines. Si ces quatre 
rimes sont féminines, les deux vers qui terminent 
chaque tercet prennent nécessairement une rime mas- 
culine, comme on l'a vu dans le précédent exemple; si, 
au contraire, ces quatre rimes sont masculines, le vers 
final de chaque tercet prend une rime féminine. L'em- 
ploi des rimes féminines pour les deux premiers vers de 
chaque tercet est, avec raison, préféré : quatre rimes 
masculines alourdissent la stance ; et la finale féminine 
du troisième vers du second tercet la termine imparfair 
tement. 

Voilà une première cause de la diversité des stances. 
Une autre distinction, plus importante, est à faire entre 
celles qui sont isométriques et celles qui se composent 
de vers dont la mesure est différente. Si Ton réfléchit 
que dans les stances aux vers inégaux, appelées aussi 
hétérométriques, le nombre et la disposition de ces vers 
inégaux varient infiniment, on s'expliquera pourquoi on 
a pu noter tant de variantes dans la combinaison très 
simple qui est le fond de la stance de six vers. Mais on 
a beau varier le choix et la place des mètres les plus 
différents ; la combinaison essentielle subsiste et reste 
la même sous ces dehors changeants. On y retrouve 
toujours les deux tercets, les deux rimes féminines ou 
masculines du commencement de chaque tercet, et la 
rime masculine ou féminine de la fin des deux tercets. 
Sans entrer dans le détail fatigant et assez inutile de 
toutes ces variantes, nous ne devons pas omettre une 
forme que les poètes semblent tenir en particulière es« 



$:28 TROISIÈME PARTIE. 

time. Les deux premiers vers de chaque tercet sont des 
alexandrins ; un vers de huit ou de six syllabes termine 
chaque tercet : 

Le grand homme vaincu peut perdre en un iastant 
Sa gloire, son empire, et son trôae éclatant. 

Et sa couronne qu*on renie, 
Tout, jusqu'à ce prestige à sa grandeur môle 
Qui faisait voir son front dans un ciel étoile ; 

Il garde toujours son génie. 

(y, BvGOt Chants du Crépuscule, XVI.) 

La strophe de sept vers 

Le nom de septaîn qu'on a essayé de lui donner ne 
s'est pas fait plus accepter que ceux de sizain et de quia- 
tain donnés aux strophes précédentes. Cette strophe 
elle-même, sans être rare, est beaucoup moins usitée 
que les strophes de six, de huit ou de dix vers. On peut 
appliquer aux combinaisons mélodiques, où le nombre 
des vers est impair, les observations qu'on a pu lire plus 
Jiaut sur les vers qui comptent un nombre impair de 
syllabes : elles n'ont pas le tour aisé, le rythme sûr et 
pondéré des strophes dont les mètres sont en nombre 
pair. 

La strophe de sept vers se compose d'un tercet et 
d'un quatrain, ou, oans un ordre inverse, d'un Quatrain 
et d'un tercet, qu'un léger repos, marqué par le sens, 
sépare quelquetois. Le vers du tercet dont la rime est 
isolée trouve une rime correspondante dans les vers du 
quatrain, rime masculine, si ce vers lui-mêrtie est mas- 
culin ; rime féminine, s'il est féminin. Sauf de rares ex- 
ceptions, la strophe se développe sur trois rimes diffé- 
rentes : deux de ces rimes forment chacune un couple ; 
la troisième rime est triple. Une particularité est à si- 
gnaler. Trois rimes de même nature peuvent se suivre 
sans être croisées par d'autres rimes, ce qui est interdit 
dans les stances ou les strophes que nous venons d'exa- 
miner. La strophe de sept vers, comme les précédentes^ 
admet le mélange des rythmes les plus différents, bien 
qu'en général elle préfère la forme isométrique. Les 
diverses combinaisons qui résultent du choix des 
rythmes et de la disposition des rimes sont, d'ailleurs, 



LES FORMES DIVERSES DtJ VERS FRANÇAIS. 229 

en nombre assez restreint ; nous citerons les deux prin- 
cipales. 

La première est formée d'un quatrain et d'un tercet. 
Le quatrain est en rimes féminines et masculines en- 
trecroisées ; le tercet comprend deux autres rimes fé- 
minines et une rime finale masculine qui correspond 
aux rimes masculines du quatrain : 

Homme, une femme fut ta mère. 
. Elle a pleuré sur ton berceau ; 
Souffre donc. Ta vie éphémère 
Brille et tremble, ainsi qu'un flambeau. 
Dieu, ton maître, a d*un signe austère 
Tracé ton chemin sur la terre 
Et marqué ta place au. tombeau. 

(V. Hugo, Odes, 1. IV, ii, la Lyre et la Harpe,) 

« c 

Th. Gautier apporte à cette forme une variante. Au 
lieu de. mettre dans le tércét deux nouvelles rimes fémi- 
nines et de le finir en triplant la rime masculine du 
?[uatrain, il triple, au premier vers de ce tercet, la rime 
éminine du quatrain et termine la strophe par deux 
nouvelles rîmes masculines : 

LES MATELOTS 

Sur Teau bleue et profonde 
Nous allons voyageant. 
Environnant le monde 
D'un sillage d'argent. 
Des îles de la Sonde, 
De rinde au ciel brûlé 
Jusqu'au pôle gelé. 

(Premières Poésies, p. 294.) 

Seconde combinaison. On peut, dans le quatrain, 
enfermer deux rimes masculines entre deux rimes fémi- 
nines, et composer le tercet d'une troisième rime fémi- 
nine, de même nature que les deux précédentes, en- 
fermée entre deux nouvelles rimes masculines. On peut 
aussi, par une disposition assez semblable à celle-ci, 
enfermer deux rimes féminines entre deux rimes mascu- 
lines, dans le quatrain, et former le tercet avec deux 
nouvelles rimes féminines et une rime finale masculine 
qui répond aux rimes masculines du quatrain : 



2ae noisitMB partir. 

LE SOLDAT TURC 

Qu'il soit grave et rapide à venger un affront ; 
Qu'il aime mieux savoir le jeu du cimeterre 
Que tout ce qu*à vieillir on apprend sur la terre; 
Qu'il ignore quel jour les soleils s'éteindront, 
Quand tomberont les mers sur les sables arides ; 
Mais qu'il soit brave et jeune, et préfère à des rides 
Des cicatrices sur son front, 

(V. Hugo, Orientales, XY, Marche turque.) 



§IV 

Les grandes stroplies : de huit, de neuf et de 
dix vers. — Leur composition et leur emploi. 

Nous arrivons aux combinaisons savantes et déve- 
loppées, aux strophes de grand essor, dont Tampleur 
seconde la verve du poète et soutient la puissance des 
nobles inspirations. 

La strophe db huit vers 

On la désigne aussi sous le nom de huitain ; mais ce 
nom ne s'emploie que dans un cas particulier, lorsque 
la strophe est à Tétat isolé et forme un de ces petits 
poèmes, presque toujours épigrammatiques , que le 
moyen âge nous a légués et dont il sera question plus 
loin. 

La strophe de huit vers est très ancienne dans notre 
poésie. Les romances, les pastourelles, les chansons des 
trouvères lyriques nous en oflPrent de fréauents exem- 
ples. Le Lai ae la dame de Fayel, cité dans tous les 
recueils, est en strophes de huit vers, comme la célèbre 
Ballade de Villon sur les Dames du temps jadis, Thi- 
baut de Champagne, Gace Brûlé, Eustache Deschamps, 
Froissart, Alam Ghartier, Jean et Clément Marot, Roa« 
sard, du Bellay, pour nous borner à des noms très 
connus, Font employée avec une sorte de prédilection. 
Le plus souvent, alors comme aujourd'hui, elle est eu 
vers isomètres, surtout en octosyllabes. L'alexandrin 



LES FORMES DIVERSES JiU VERS FRANÇAIS. 23i 

serait un peu pesant pour y figurer huit fois de suite; 
on ne Vy rencontre guère que s'il est joint à des vers 
plus courts. 

La réunion de deux quatrains forme cette strophe. 
Une ancienne règle, maintenant abolie, prescrivait, 
bien à tort, de ménager un repos, d'accord avec le sens, 
entre ces deux moitiés : c'était s'exposer à détruire 
l'unité de l'ensemble. La strophe la mieux faite est celle 
qui est la mieux liée et dont aucune partie ne peut se 
détacher. Entre les nombreuses formes de la strophe de 
huit vers les différences sont assez légères. La plus 
simple de toutes est celle qui fait alterner, en les croi- 
sant, les rimes masculines et les rimes féminines dans 
un ordre régulier. La strophe contient alors quatre 
rimes redoublées, ce qui est le nombre le plus ordinaire. 
Cette forme est tantôt isométrique, tantôt composée de 
mètres différents : 



LE CHASSEUR 

Je suis enfant de la montagne, 
Gomme Tisard, comme Taiglon, 
Je ne descends dans la campagne 
Que pour ma poudre et pour mon plomb ; 
Puis je reviens, et de mon aire 
Je vois en bas l'homme ramper, 
Si haut placé que le tonnerre 
Remonterait pour me frapper. 

(Th. Gautier, Premières Poésies, p» 333.) 

Au lieu décroiser toutes les rimes, on peut placer dans 
le second quatrain un couple de rimes suivies, mascu- 
lines ou féminines, enfermées entre deux rimes de na- 
ture différente. Une autre disposition, très simple aussi, 
consiste à placer dans le premier quatrain deux rimes 
n)ASCulines entre deux rimes féminines, et dans le second 
quatrain deux rimes féminines entre deux rimes mascu- 
lines : 

Tu vois qu'aux bords du Tibre, et du Nil et du Gange, 
En tous lieux, en tous temps, sous des masques divers, 
L'homme partout est l'homme, et qu'en cet univers 
Dans ua ordrç éternel tout passe et rien ne change; 



232 TROISIÈME PARTIE. 

Tu vois les nations s*éclipser tour à tour 

Gomme les astres dans l'espace; 

De mains en mains le sceptre passe ; 
Chaque peuple a son siècle et chaque homme a son jour. 
(Lamartine, Premières Méditations^ x»ii.) 

Les exemples cités jusqu'ici contiennent quatre rimes 
différentes; certaines strophes n'en contiennent que 
trois, dont deux sont triples. L'une des rimes triples se 
croise avec la rime double dans le premier quatrain et 
termine la strophe par son dernier vers ; l'autre rime 
triple se place, en trois finales suivies, dans le second 
quatrain : 

Sans monter au char de victoire 
Meurt le poète créateur ; 
Son siècle est trop près de sa gloire 
Pour en mesurer la hauteur. 
C'est Bélisaire au Capitole : 
La foule court à quelque idole, 
Et jette en passant une obole 
Au mendiant triomphateur. 

(V. Hugo, Odes, 1. V, xv.) 

On peut aussi placer les deux rimes triples, sous forme 
de rimes suivies, dans l'un et l'autre quatrain. La rime 
double leur sert de lien et termine la strophe. Au moyen 
âge, il existait deux autres formes, l'une contenant trois 
rimes différentes, l'autre, deux rimes seulement. Dans 
la première de ces formes, l'une des rimes, ordinaire- 
ment féminine, était quadruplée, et se croisait avec les 
deux rimes doubles, masculines toutes deux. La seconde 
forme, d'une haute antiquité, n'avait que deux rimes 
qui se croisaient régulièrement, du premier vers jus- 
qu'au dernier. Le Lai de la dame de Fayel en est un 
exemple. 

Le nuitain, qui est la strophe de huit vers à l'état 
isolé et formant une pièce à. elle seule, s'écrit sur trois 
rimes, disposées comme dans la ballade de Villon, sur 
les Dames du temps jadis ^, II emploie de préférence 
le décasyllabe ou l'octosyllabe. On peut indifféremment 
le commencer par un vers masculin ou par un vers 

1. Voir Choix de textes de l'ancien français, p. 817« (Eugène Belio.) 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 233 

féminm. Dans le premier cas, la rime quadruplée est 
masculine; dans le second cas, elle est féminine. La 
strophe de huit vers, dans la poésie italienne, s'ap- 
pelle octave [ottava rima) ; elle se compose de six vers 
en rimes croisées et de deux vers en rimes suivies*. 
Depuis Tasse et Arioste, c'est la forme épique par ex- 
cellence en Italie, bien qu'on l'emploie aussi en des 
sujets d'un tout autre caractère. Boccace a passé 
longtemps pour l'avoir inventée; on sait maintenant 
qu'il l'avait empruntée à nos trouvères du treizième 
siècle. On la rencontre, en effet, dans Thibaut, comte 
de Champagne. Négligée par la Pléiade, oubliée pen- 
dant le dix-septième et le dix-huitième siècle, de bril- 
lants essais l'ont fait revivre, mais un peu tard, dans 
la poésie française de notre temps. 

La strophe de neuf vers 

Gomme la strophe de sept vers, celle de neuf vers 
est plus rarement employée que lès strophes où les vers 
sont en nombre pair. Elle se compose d''un quatrain 
ou d'un quintâin, Ou d'un quintain et d'un quatrain, 
ou bien encore de trois tercets. Efe là, plusieujps formes 
distinctes, qui sont en outre diversifiées par la dispo- 
sition des rimes et par la mesure différente des vers. 
En général, la strophe de neuf vers contient quatre 
rimes dont une est triple ; quelquefois ce nombre se ré- 
duit à trois rimes. La forme la plus ordinaire est la 
réunion d'un quatrain à rimes croisées et d'un quintain 
où la rime triple est mêlée à une rime double, de nature 
différente : 

J'ignorais la trame invisible 
De leurs pernicieux forfaits ; 
Je vivais tranquille et paisible 
Chez les ennemis de la paix : 
Et lorsque exempt d'inquiétude 
Je faisais mon unique étude 
De ce qui pouvait les flatter, 
Leur détestable ingratitude 
S'armait pour me persécuter. 

(J.-B. Rousseau, 1. I, Ode Vil, Psaume cix.) 

1. De GramoDt, p. 304. 



234 TROISIÈME PARTIE. 

Rousseau a varié cette disposition de la strophe en 
remplaçant l'octosyllabe final par un alexandrin. 

Une seconde forme se distingue de la première par 
l'emploi de rimes dites embrassées^ au lieu de rimes 
croisées. Deux rimes embrassées sont, par exemple, un 
couple de rimes féminines enveloppées de deux rimes 
masculines, ou bien un couple de rimes masculines en- 
fermées entre deux rimes féminines : 

Sais- ta ce qu*en te voyant 

L*iodigent dit. quand tu passes? 

• Voici le froQt plein de grâces 

Qui sourit au suppliant f 

Noire infortune la touche. 

Elle incline à notre couche 

Un visage radieux; 

Et les mots mélodieiix 

Sortent charmants de sa bouche. » 

(V. Hugo, Chants du crépuscule^ xxxvi.) 

Une troisième forme change Tordre de la strophe : le 
quintain y précède le quatrain ; la rime triple est dans 
le quintain^ et les rimes du quatrain sont croisées : 

Vois-tu comme le Ûot paisible 
Sur le rivage vient mourir? 
Vois-tu le volage zéphyr 
Rider d'une haleine insensible 
L*onde qu*il aime à parcourir? 
Montons sur la barque légère 
Que ma main guide sans efTorts, 
Et de ce golfe solitaire 
Rasons timidement les bords. 

(Lamartine, Premières Méditations^ xxiv, Baia.) 

On peut aussi composer la strophe entière de rimes 
croisées dans un ordre régulier. Quand la strophe est 
formée de trois tercets, cette disposition exige 1 emploi 
de rythmes courts et rapides : 

Se peut-il qu*on fuie 
Sous rhorrible pluie? 
Tout périt, hélas! 
Le feu qui foudroie 
Bat les ponts qu*il broie, 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 239 

Grève les toits pl4ts, 
Roule, tombe, et brise 
Sur la dalle grise 
Ses rouges éclats. 

(V. Hugo, Orientales, le Feu du ciel,] 

Quelques formes plus libres, à Tétai d*exceptions, se 
rencontrent chez nos poètes modernes. Lamartine, par 
exemple, dans une strophe composée de tercets, qua- 
druple Tune des rimes féminines ; Alfred de Vigny met 
dans le quatrain qui commence la strophe deux couples 
de rimes suivies, à la place des rimes croisées. 

La strophe de dix vers 

C'est la plus lyrique des strophes françaises. Par son 
harmonie grave et pénétrante, par son rythme ailé et 
chantant, elle rivalise avec les plus méloaieuses inspi- 
rations du lyrisme antique; l'imagination la plus fé- 
conde y peut déployer sa richesse, et les élans de l'en- 
thousiasme poétique sont soutenus de son souffle puis- 
sant. Ronsard l'a inventée, Malherbe en a consacré 
l'emploi ; le génie de nos poètes du dix-neuvième siècle 
lui a donné une magnificence qui efface la beauté des 
odes les plus vantées dans les siècles précédents. Elle 
se compose très souvent de vers isomètres ; elle admet 
aussi le croisement de mètres différents. Ceux qu'elle 
préfère sont, d'abord et surtout, l'octosyllabe, puis le 
vers de sept syllabes ; l'alexandrin et le décasyllabe y 

Paraissent plus rarement et en petit nombre, associés à 
'autres vers. Les rythmes trop légers ou trop pesants, 
trop longs ou trop courts, employés avec continuité, 
sous forme isométrique, ne conviennent ni au ton élevé, 
ni à l'allure aisée et majestueuse de cette strophe : 
l'usage a répudié les essais tentés en ce genre. 

Dans la composition de la strophe de dix vers on 
peut reconnaître l'équivalent d'un quatrain et de deux 
tercets. Le quatrain est à rimes croisées; les deux pre- 
•miérs vers de chaque tercet ont leur rime particulière, 
et les troisièmes vers riment l'un avec l'autre. Telle est 
la forme la plus régulière, celle qui a les préférences 
des poètes et du public Les variaptes qui la modifient 



i3§ TROISIÈME PARTIE. 

la gâtent, ou Taffaiblissent, ou l'appesantissent. Rare- 
ment elle commence par une rime masculine ; il faut 
éviter d y multiplier les consonances trop dures et d'y 
faire prédominer les finales masculines sur les finales 
féminmès, plus douces et plus musicales. On y a noté 
deux repos, l'un après le quatrième vers, l'autre après 
le septième, c'est-à-dire après le quatrain et après 1q 
premier tercet. Le développement de la strophe exige, 
en effet, que la voix et l'attention y puissent trouver le 
temps de respirer; mais à cette condition que la suite 
des idées, non interrompue, maintienne l'unité de l'en- 
semble, et que toutes les parties' restent liées étroite- 
ment par le sens général : 

Ainsi, quand tu fonds sur mon àme, 
Enthousiasme, aigle vainqueur, 
Au bruit de tes ailes de flamme 
Je frémis d'une sainte horreur; 
Je me débats sous ta puissance. 
Je fuis, je crains que ta présence 
N^anéantisse un cœur mortel, 
Gomme un feu que la foudre allume, 
Qui ne s^éteint plus et consume 
Le bûcher, le temple et l'autel. 

(Lamartine, Premières Méditations, xii.) 

On modifie, de plusieurs façons, cette belle et mélo^ 
dieuse ordonnance, soit par l'emploi plus fréquent des 
rimes masculines, soit en remplaçant les rimes croisées 
par des rimes embrassées : ces changements sont rares 
dans J.-B. Rousseau, Lamartine et V. Hugo. Quelque- 
fois on substitue aux octosyllabes des vers d'une autre 
mesure, par exemple, des vers de sept syllabes. Toutes 
ces variantes sont inférieures à la noble simplicité du 
modèle. 

• Un autre changement consiste à mêler des alexan- 
drins aux octosyllabes. De là, diverses figures de la 
strophe, faciles à rencontrer chez les poètes. V. Hugo, 
dans ses odes politiques, a fait un grand usage d'une 
disposition savante où six alexandrins et quatre octo- 
syllabes s'entrecroisent avec art. Cette forme est im- 
posante et majestueuse : 

Fils du ciel, je fuirai les honneurs de la terre; 
Dans mon abaissement je mettrai mon.orgueil ; 



LES FORMES^ DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 23? 

Je suis le roi banni, superbe et solitaire, 

Qui veut le trône ou le cercueil. 
Je hais le bruit du monde, et je crains sa poussière. 

La retraite, paisible et fière, 

Réclame un cœur indépendant; 
Je ne veux point d'esclave et ne veux point de maître ; 
Laissez-moi rêver seul au désert de mon être ; 
.. .^ J'y chercha le buisson ardent. 

(Odes y 1. IV, IX, l'Ame,) 

Au moyen âge, et même encore aux seizième et dix- 
septième siècles, la strophe de dix vers, comme celle de 
huit vers, s'employait isolément. Le dizain figurait avec 
honneur, à cpté du huitain, parmi les recueils de petites 
pièces. La disposition des rinces n'y était pas celle que 
nous venons cTobserver dans les strophes modernes. Le 
dizain avait ses lois spéciales. Il était formé de deux 
groupes de cinq vers où Tordre des rimes, en passant 
d'un groupe à. l'autre, était inverse. Dans la première 
moitié du dizain, le premier vers rimait avec le troi- 
sième; le second rimait avec le quatrième et le cin- 
quième : dans la seconde moitié, le sixième et le sep- 
tième vers rimaient entre eux et avec le neuvième ; le 
huitième rimait avec le dixième. C'est là un entrecroi- 
sement où se reconnaît le génie subtil de nos vieux 
poètes. 

Le dizain peut être écrit en octosyllabes, mais il se 
compose le plus souvent de décasyllabes. Gomme le 
huitain, il peut commencer indifféremment par un vers 
masculin ou par un vers féminin. Ce petit poème s'est 
soutenu jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, grâce au 
madrigal et à l'épigramme qui le prenaient pour inter- 
prèle. Mais il s'est écarté peu à peu de la précision de 
ses règles anciennes, et la plupart des rimeurs qui lui 
sont restés fidèles dans les deux derniers siècles lui ont 
donné la forme de l'une des strophes lyriques dont nous 
avons expliqué la composition. Aujourd'hui, il a disparu 
de notre poésie et ne présente plus qu'un intérêt ar- 
chéologique. 



938 TROISIÈME PARTIE. 



§v 

Formes d'an emploi rare : les strophes de onze 
et de doue vers. -*- Formes exceptionnelles : 
les strophes de treise, de quatorze et de 
quinze vers. 

La strophe de onze vers, qui n'ajoute qu'une rime à 
celle de dix vers, a le tort d'être inutile. Par ce vers de 
surcroît, elle ne produit qu'un effet peu sensible : à 
quoi bon troubler le juste équilibre d un rythme bien 
pondéré, pour n'ajouter à l'expression de la pensée ni 
force ni neauté? L'ancienne poésie s'en servait dans 
Tun de ces petits poèmes à forme fixe, très nombreux 
^lors, que nous ferons connaître un peu plus loin; on 
l'appelait le chant royal. Dans la poésie lyrique mo- 
derne, la rime complémentaire, ajoutée à la strophe de 
dix vers, se place ordinairement après le quatrième 
vers et correspond à l'une des rimes des vers précé- 
dents : tout le reste est conforme à l'une des combi> 
naisons qui varient la strophe de dix vers. 

La strophe de douze vers, surchargée d'un distique, 
le plus souvent après le cinquième ou le septième vers, 
n'est qu'une strophe de dix vers allongée et devenue 
traînante. V. Hugo, toutefois, a su éviter ce défaut par 
une disposition très simple. Il triple la rime féminine 
de chacun des deux tercets qui finissent la strophe de 
dix vers, ce qui a l'avantage de conserver, sans alté- 
ration grave, une forme excellente et un rythme par- 
fait: 

Que D'ai-je un de ces fronts sublimes, 
David ! mon corps, fait pour souffrir, 
Du moins sous tes mains magnanimes 
Renaîtrait pour ne plus mourir. 
Du haut du temple ou du théâtre, 
Colosse de bronze ou d'albâtre, 
Salué du peuple idolâtre, 
Je surgirais sur la cité. 
Gomme un géant en sentinelle, 
Couvrant la ville de pion aile, 



I 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 239 

Dans quelque attitude éternelle 
De génie et de majesté. 

(V. Hugo, Feuilles (Tautomney viii, 
A David, statuaire.) 

Très belle strophe ; mais il y manque Taisance et la 
simplicité de la strophe de dix vers. On y sent Teffort 
d'un talent vigoureux. Aussi le poète s'est-il bien gardé 
de multiplier ces brillants écarts d'un lyrisme exubé- 
rant; c'est à peine si, dans la vaste richesse de ses 
œuvres, on en rencontre quelques exemples. 

Au moyen âge et au seizième siècle, on a composé 
des strophes de douze, de treize et de quatorze vers : le 
rythme en est médiocre et l'harmonie insuffisante. La 
poésie moderne aussi a connu ces fantaisies qui passent 
toute mesure. Même en laissant à part les innovations 
des « décadents », on trouve quelques strophes de 
quinze et de seize vers dans certaines odes dithyram- 
biques où l'auteur semble se plaire à rassembler toutes 
les formes possibles de la strophe lyrique. Appliquons 
à ces exagérations la remarque déjà faite à propos des 
vers qui dépassent en longueur l'alexandrin : des 
combinaisons aussi excessives font violence aux habi- 
tudes de l'oreille et à la capacité de notre mémoire 
auditive. Elles sont donc contraires aux lois naturelles 
de l'harmonie. 



CHAPITRE IV 

Du choix des vers de différente mesure dans 
la composition de la strophe. — De Pemploi 
des strophes de forme diverse dails la com- 
position de l'ode. 

Rapports qui existent entre la vitesse particulière à chaque 
forme de verà et les mouvements intérieurs de la pensée. 

— Effet produit sur Fesprit par Taccélération ou par le ralen- 
tissement du rythme. — Emploi des formes diverses de la 
strophe ; raisons qui peuvent déterminer le choix du poète. 

— Loi fondamentale de la strophe; Tunitë du sens et runitë 
rythmique. ~~ Conséquences de ce principe. — L'ode, sa na- 



240 TROISIÈME PARTIE. 

ture, sa raison d'être. — Le caractère musical de l'ode mo- 
derne» — L'ode isométrique. — L'ode à mouvements variés. 
— Corrélation nécessaire entre les changements de la forme 
du rythme et les variations qui se produisent dans l'inspira- 
tion poétique. 

Le choix des mètres qui entrent dans la formation des 
strophes et l'emploi si varié des strophes dont se com- 
pose la poésie lyrique sont-ils abandonnés aux caprices 
du hasard et à la libre fantaisie du poète ? Existe-t-il, au 
contraire, pour guider ce choix délicat, certaines lois, 
en partie non formulées, peut-être, mais prescrites par 
un juste sentiment de Tharmonie et par le souci de 
Teffet à produire? Et ces lois ne sont-elles pas d'une 
application d'autant plus difficile que le poète n'en peut 
comprendre la nécessité, ni en suivre les conseils que 
grâce à l'inspiration de son propre génie? C'est ce que 
nous essaierons d'expliquer. 



§ler 

Du choix des différents mètres dans les poèmes 

à mouvements variés. 

Posons d'abord ce principe : le choix <les mètres 
dans les poèmes à mouvements variés ne dépend pas 
d'un capnce poétique ; il est inspiré et commandé par 
la pensée même qui domine le poète et par l'effet qu'il 
veut produire en l'exprimant. Mais comment le poète, en 
variant le mètre de ses vers, en accélérant le rythme, 
ou en le ralentissant, peut-il exprimer les nuances de sa 
pensée et faire entrer dans l'âme du lecteur la force ou 
la délicatesse des sentiments dont il est lui-même pé- 
nétré? Chaque unité métrique, avons-nous dit plus haut, 
a son mouvement propre ; en d'autres termes, les vers 
sont animés de vitesses relatives qui varient selon le 
nombre de leurs syllabes et selon le temps de la pronon- 
ciation. Chaque vers a donc un caractère qui lui est par- 
ticulier, et qui se révèle par son allure, c'est-à-dire par 
le plus ou le moins de vivacité qu'il imprime au débit*. 

1. Voir Becq de Fouquières, ch. xvi, xvii, xviii. — Nous résumons ici la 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 241 

Sous Tempire des sentiments qui le maîtrisent, et 
dont ie travail intériour le possède tout entier, le poète 
est incité à préférer le rythme qui est d'accord avec la 
violence de son émotion ou avec la gravité de sa pensée. 
Entre cette pensée ardente à se produire et le rythme 
le mieux approprié à la forme, inspirée ou méditée, de 
l'expression, il y aune instinctive affinité, et comme un 
attrait réciproque, qui les rapproche. L'effet extérieur 
du vers, abstraction faite de ce qu'il contient et de ce 
qu'il exprime, est, par conséquent, proportionné à sa 
vitesse ; il dépend de l'accélération ou de la diminution 
de cette vitesse. Quand des vers de mesure différente 
et, par suite, de vitesse inégale, sont réunis dans une 
combinaison lyrique, si le vers de plus petite vitesse 
précède le vers de plus grande vitesse, il y aura accélé- 
ration de mouvement et accroissement d'effet; si c'est 
le vers de plus grande vitesse qui précède l'autre, le 
résultat sera contraire ; il y aura ralentissement et re- 
tard, avec diminution d'effet*. Citons, par exemple, 
quelques fins de strophes ou des vers d'allure un peu 
lente précèdent des vers plus courts et plus rapides : 

Dans un sommeil profond ils ont passé leur vie, 
Et la mort finit leur réveil. 

(J.-B. Rousseau, liv. I, Ode Xll.) 

— Mais le Seigneur se lève; il parle, et sa menace 

Convertit votre audace 
En un morne sommeil. 

{li>., Ode XVI.) 

— Prends ton vol, ô mon âme, et dépouille tes chaînes ; 
Déposer le fardeau des misères humaines, 

Est-ce donc là mourir? 
Vespace devant moi 3*agrandit, et la terre 
Sous mes pieds semble fuir. 

(Lamartine, Premières Méditations , xxxiii.) 

substance des observations contenues dans ces chapitres en les dégageant 
des abstractions qui parfois obscurcissent, pour beaucoup de lecteurs, les 
parties excellentes de ce remarquable ouvrage. Autant que possible, nous 
Iclaircissons ces abstractions par des exemples précis et positifs. 

'1. Dans les combinaisons des vers entre eux, parmi les vers les plus ordi- 
nairement usités, le vers de cinq syllabes et celui de huit syllabes sont ceux 
aui produisent les plus grandes accélérations... Les vitesses des vers de douze^ 
e'siX) de sept, de huit et de cinq syllabes sont entre elles dansrles mêmes 
rapports aue les nombres 36, 40, 42, 48 et 69. — Becq de Fouquières, 
p. 338, 334.' 

AUBERTIN. — VERSIFIC. FRANC. 11 



242 TROISIÈME PARTIE. 

On observera un effet tout différent dans cette strophe 
où des vers de plus grande vitesse précèdent des vers 
de vitesse moindre : 

Ce sera celui dont la bouche 

Head hommage à la vérité; 

Qui sous un air d^humanité 

Ne cache point un cœur farouche ; 
Et qui par des discours faux et calomnieux 
Jamais à la vertu n*a fait baisser les yeux. 

(J.-B. RoussEATT, Odes, liv. I, i.) 

Une combinaison fort usitée est celle qui réunit par 
couples des alexandrins et des octosyllabes : elle donne 
lieu, d'une part, à la plus grande accélération par Toc- 
tosyllabe, et au plus grand retard par Talexandrin. C'est 
la "disposition métrique des ïambes et la raison de leur 
puissant effet. Nulle autre système rythmique ne se 
prête aussi bien à traduire les agitations passionnées et 
les fureurs tragiques de Tâme : 

Contre les noirs Pythons et les hydres fangeuses, 

Le feu, le fer arment mes mains; 
Extirper sans pitié ces bêtes vénéneuses, 

C'est donner la vie aux humains. . . 
Car rhonnèle homme enfin, victime de l'outrage. 

Dans les cachots, près du cercueil, 
Relève plus altiers son front et son langage, 

Brillants d'un généreux orgueil. 

(André Ghknier, ïambes,) 

Examinons les conséquences du principe que nous 
venons d'établir. Quand on dit que la vitesse d'un vers, 
ou celle d'une suite de vers, augmente, cela équivaut à 
dire que dans un même temps on assemble, on accu- 
mule un plus grand nombre d'idées, de sentiments, 
d'images, et que cette représentation agrandie d'objets 
réels ou de conceptions idéales s'offre à l'esprit du 
lecteur : toute accélération de vitesse dans le rythme 
correspond donc à une manifestation plus rapide de 
pensées et de sentiments, et toute diminution de vi- 
tesse correspond à une manifestation ralentie et dimi- 
nuée. 

Autre face de la question, autre conséquence du 
même principe. Dans une manifestation plus rapide, des 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. ?43 

idées, résultant d'une plus grande vitesse du rytblTie, 
le temps pendant lequel nous pouvons considérei* 
chaque idée est devenu proportionnellement plus court, 
tanais qu*au contraire une diminution de vitesse dans 
la manifestation des idées amène un accroissement pro-. 
portionnel du temps dans lequel nous pouvons consi- 
dérer chaque idée partielle. Voici deux ale:îLandrins 
d'une ode de Rousseau, qui succèdent à quatre octosyl- 
labes : c'est le passage d'un rythme accéléré à un 
rythme plus lent. Eh bien ! n"* est-il pas évident que 
dans les deux derniers vers la pensée s'arrête et se re- 
pose sur un seul et même objet ? 

Seigneur, dans ta gloire adorable 

Quel mortel est digne d'entrer? 

Qui pourra, grand Dieu, pénétrer 

Ce sanctuaire impénétrable 
Où tes saints inclinés, d*un œil respectueux, 
Contemplent de ton front l'éclat majestueux? 

{OdeSf liv. I, I.) 

Un même effet, quoique moins frappant, résulte de 
cette fin de strophe de Lamartine : 

Tu vois les nations 8*éclipser tour à tour 

Comme les astres dans l'espace : 

De mains en mains le sceptre passe : 
Chaque peuple a son siècle, et chaque homme a son jour, 

(Premières Méditations, xin.) 

Il résulte de là qu'un changement de rythme, surtout 
s'il est imprévu et bien marqué, pourra servir à ex- 

f)rimer plus vivement, sous toute.s ses formes, l'idée de 
'incessante révolution des choses humaines : il peindra, 
par la musique du vers, la transition d'un état de graa- 
deur à un état d'abaissement, le passage de la douleur 
à la joie, de la crainte à l'espérance, et inversement. 
L'accélération du rythme appellera notre pensée sur les 
images et les souvenirs qui nous représentent tout 
déclin, toute ruine, tout bouleversement, toute mort 
soudaine, en un mot, les grands coups inattendus 
frappés par la Fortune K 

1 . Beoq de Fouqulères* p. 339, 340^ 



$44 TROISIÈME PARTIE. 

Dans Tode de V. Hugo sur les trois journées de 
juillet i83o, les strophes en vers de huit syllabes, suc- 
cédant brusquement à une suite d'alexandrins, décrivent 
Tacharnement de la bataille et Timpuîssance de la force 
militaire, étreinte par la masse du peuple soulevé : 

Trois jours, trois nuits dans la fournaise, 
Tout ce peuple en feu bouillonna. • • 
En vain des légions nouvelles 
Vinrent s^abattre, à grand bruit d'ailes, 
Dans le formidable foyer 
Chevaux, fantassins et cohortes 
Fondaient comme des branches mortes 
Qui se tordent dans le brasier. 

{Chants du Crépuscule , i.) 

Le ralentissement du rythme, au contraire, appelle 
et arrête notre attention sur un moment précis du 
temps, sur un point déterminé de Tespace, sur un seul 
fait, ou sur un seul personnage. Dans la première des 
Orientales, le Feu du ciel, le poète veut peindre la sé- 
curité profonde des cités condamnées, sur lesquelles 
plane la nuée vengeresse : tout dort, et Timage des 
villes endormies se présente et se développe en calmes 
alexandrins, dont le rythme semble dormir aussi : 

On voyait dans les cieux avec leurs larges ombres, 

Monter comme des caps ces édifices sombres, 

Immense entassement de ténèbres voilé! 

Le ciel à l'horizon scintillait étoile. . • 

De grands angles de murs, par la lune blanchis, 

Coupaient Tombre ou tremblaient dans une eau réfléchis . . . 

Puis, lorsque la nuée éclate et crève, le rythme pré- 
cipité, haletant, des vers de cinq syllabes nous donne 
l'impression du fléau déchaîné et delà catastrophe fou- 
droyante : 

. • « Sous chaque étincelle, 
Grossit et ruisselle 
Le feu souverain. 
Vermeil et limpide, 
Il court, plus rapide 
Qu'un cheval sans freih . . . 

Ces indications suffisent pour nous montrer comment 




LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 24S 

la versification, au moyen de simples combinaisons 
sonores et par des nuances assez souvent impercep- 
tibles, aide le poète à traduire les multiples sensations 
de Tâme, ses états si variés, les impressions changeantes 
dont Taffectent le mouvement de la vie humaine et Je 
spectacle de Tu ni vers. 



§11 

Du choix des strophes dans la composition de 
l'ode. — Règles générales de l'emploi des 
strophes. — L'ocle et ses formes diverses. 

De même qu'une strophe peut être formée d'une 
réunion de vers d'inégale mesure, l'ode aussi peut se 
composer de strophes dont la forme est différente ; et le 
choix des formes diverses de la strophe n'est pas plus 
affaire de caprice que le choix des vers de longueur iné- 
gale. La strophe, partie intégrante d'un tout qui est 




. , , iplet 

du sens avec le rythme. Une strophe est une période 
mélodique régulière, déterminée dans toutes ses parties 
par les points de coïncidence du sens et du rythme ; elle 
aboutit à la rencontre finale d'un sens complet et d'un 
système de rimes complet aussi ; les légers repos, indi- 
qués par le sens dans le cours de la strophe, doivent 
concorder avec les pauses que la cadence générale du 
rythme a marquées. En conséquence de cette définition, 
une strophe ne peut ni enjamber, ni déborder, en se 
prolongeant, sur la strophe suivante. Cet enjambement 
aurait pour effet immédiat d'altérer les rapports des 
vers entre eux et avec l'unité de la strophe*. Les 
exceptions qu'on peut citer sont très rares et ne 
peuvent être tolérées que sous une double condition : 
il faut que l'effet qui résulte de cette irrégularité ait 
lui-même un mérite qui fasse exception, et surtout que 
l'accent rythmique, placé sur la dernière syllabe to- 

1 . Becq de Fouquières, p. 360, 362. 



246 TROISIÈME PARTIE. 

nique de la strophe, conserve toute sa puissance^ 
L'exemple suivant, tiré d'André Chénier, satisfait à 
cas deux exigences : 

XI" 3TR0PHB 

, . . DéraciDé dans ses entrailles, 
L*eufer de la Bastille à tous les vents jeté 
Vole, débris inf&me, et cendre inanimée ; 
Et de ces grands tombeaux la belle Liberté. 

Allière, étincelante, arwî^^, 

XII* STROPHE 

Sort. Gomme un triple foudre éclate au haut des cieux, 
Trois couleurs dans sa main agile 

Flottent an long drapeau 

(Le Jeu de paume,) 

De ce caractère d'unité, si essentiel à la strophe, et 
de la nécessité de n'y porter aucune atteinte, dérivent 
certaines prescriptions qu'il suffira d'énumérer. On ne 
doit pas, dans une même strophe, employer plus de 
deux sortes de vers différents : une trop grande diver- 
sité de rythmes, en des limites si étroites, ne pro- 
duirait qu'une harmonie confuse et nuirait à l'unité 
d'impression. On recommande de terminer les strophes 
par une rime masculine, qui fait mieux ressortir, par 
un son plein, la coïncidence finale du sens complet 
et du rythme complet*. Deux rimes de même nature 
ne doivent pas se trouver, Tune à la fin d'une strophe, 
l'autre au commencement de la strophe suivante : 
par conséquent, une rime masculine, qui finit une 
strophe, impose l'emploi d'une rime féminine au com- 
mencement de la strophe suivante, et inversement. 
Cette règle intéresse l'unité de l'ode elle-même. Une 
ode, étant composée de périodes mélodiques égales, 
forme un tout dont les parties sont liées entre elles 
par les ressemblances du rythme et par celles du sens ; 
aucune d'elles n'est donc absolument indépendante 
des autres : la loi générale de l'alternance des rimes, 
observée du commencement à la fin de l'ode, est une 

1. Dans la poésie légère et familière, une rime féminine est admise à la 
fin d'une slance ou d'une strophe. 



LES FORMES. DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. '247 

marque visible de ce caractère d'unité qui ressort de 
rharmonieuse composition de l'ensemble * . Par une 
raison semblable, quand il y a des alexandrins dalis une 
strophe, ils doivent être tous soit du mode classique, 
soit du mode romantique; car d'un mode à l'autre, le 
rythme change. 

A ces règles anciennes, la théorie moderne ajoute une 
prescription qui les surpasse en exigence, et qui serait 
certainement la plus efficace pour assurer et constituer 
d'une façon indissoluble l'unité d'une période mélo- 
dique, si l'on pouvait toujours l'appliquer dans sa ri- 
gueiu*, sans trop gêner le libre essor de l'inspiration 
poétique. Dans l'intérieur d'une strophe, aucun arrêt 
du sens, ne fût-il qu'apparent, ne doit se rencontrer 
avec un entrelacement de rimes qui semble complet. Il 
faut que la strophe se déroule, une et indivisible : si, 
dans son cours, le système des rimes parait, à un mo- 
ment, complet, le sens qui continue doit nous en- 
traîner forcément au delà; si, au contraire, c'est le sens 
qui, à un moment, paraît complet, notre oreille, dans 
l'attente d'une rime nouvelle, doit nous avertir que ce 
n'est pas là le repos définitif. « Ainsi constituée, la 
strophe française est un diamant qui résiste aux mor* 
sures de l'acier. » Banville pense de même et s'exprime 
avec une égale précision : « Pour qu'une strophe existe, 
il faut qu'elle soit faite, c'est-à-dire qu'on ne puisse pas 
en séparer les parties sans la briser, sans la détruire com- 
plètement, si une strophe est combinée de telle façon 
3 n'en la coupant en deux on obtienne deux strophes, 
ont chacune sera individuellement une strophe com- 
plète, elle n'existe pas en tant que strophe*. » Ce qui 
précède a montré suffisamment à quelles conditions 
•une strophe peut être faite et exister. 

L'.ode est un groupe de strophes, nées de la puissance 
créatrice d'une idée et d'une émotion. Chaque strophe, 
à son tour, reflète un aspect partiel de la pensée maî- 
tresse et, toutes ensemble, elles traduisent les nuances 



1. Les couplets chantés font exception à l.a règle. Comme ils se chantent 
sur une même mélodie, ils doivent avoir tous, aux mdmès vers, des riifies 
de même nature, et Ton admet dans ce cas, ^ae te poète s'écarte du précepte 
général.- 

2. Becq de Fouquières, p. 363. *- Banville, p. 160. . 



^48 TROISIÈME PARTIE. 

diverses des impressions qui se succèdent dans Tâme 
du poète. On comprend qu'il soit impossible d'assigner 
au nombre des strophes une limite précise et fixe : la 
longueur de Tode est proportionnée à Tampleur du 
sujet et à la fertilité de l'imagination qui en développe 
les richesses. On comprend aussi que le ton de Tode 
puisse varier comme les sentiments et les événements 
qui l'inspirent : elle peut être héroïque, religieuse, phi- 
losophique même, comme dans certaines Méditations 
de Lamartine ; elle procède aussi bien de la colère ven- 
geresse que de l'admiration et de l'enthousiasme; elle 
s'exalte aux joies magnanimes du patriotisme heureux, 
au spectacle des grandes infortunes et à la plainte des 
cœurs que la vie a blessés ; mais au fond de ses inspira- 
tions les plus dissemblables en apparence il faut qu'on 
sente et qu'on retrouve l'étincelle sacrée, le foyer de 
lumière et de chaleur, l'âme enflammée de \tk poésie 
éloquente, l'émotion. L'unique raison d'être, pour 
l'ode, c'est de donner une voix aux secrets mouvements, 
aux vibrations les plus intimes de la fibre humaine, 
fortement émue. Toute pièce lyrique, trop frivole pour 
connaître et faire entendre l'accent sincère d'un sen- 
timent vrai et profond, n'est pas une ode, lors même 
qu'elle usurpe ce nom; ce n'est qu'une romance ou une 
chanson. 

Bien que l'ode ne soit plus un chant, sinon par ex- 
ception, et qu'elle déroge par là à ses origines et à son 
nom, le caractère musical, inhérent à sa nature, sub- 
siste; il est affaibli et amorti, mais toujours sensible. Il 
y a dans l'ode moderne une musique latente qui résulte 
de deux causes agissant de concert. L'une est cette vi- 
bration profonde, ce chant intérieur de l'âme, exaltée, 
pénétrée de poésie ; l'autre, plus extérieure, est la so- 
norité' accentuée des vers et le rythme entraînant des 
strophes. Qui de nous, en se rappelant les belles odes 
de Lamartine et de Victor Hugo, ne les entend pour 
ainsi dire chanter dans sa mémoire? 

Quand le poète est sous l'empire d'une idée ou d'un 
Hcntimcnt, ae nature simple, qui ne demande qu'à se 
précipiter avec véhémence, comme un torrent, l'ode, 
pur l'impétueuse simplicité de son allure, reproduit ce 
iniUïvoment spontané. Les strophes sont alors isomé- 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 249 

triques, et le plus souvent en vers de sept ou de huit 
syllabes; poussées d'un souffle irrésistiole, elles se 
pressent, elles enchérissent l'une sur l'autre par l'abon- 
dance des traits hardis, des expressions originales et 
fortes, par l'imprévu des contrastes et l'éclat des 
images; l'esprit subjugué, ébloui, est emporté à leur 
suite, sans repos ni trêve, et d'un seul élan. Parmi les 
pièces composées sur ce modèle, et ce ne sont pas les 
moindres ae notre répertoire lyrique, nous citerons, 
dans les Méditations de Lamartine, V Enthousiasme, le 
Génie, le Passé, Bonaparte, etc., et dans le riche do- 
maine poétique de Victor Hugo, VOde à Lamartine, 
Y Ode à David le statuaire, VOde à Chateaubriand, etc. 

Mais il y a d'autres sujets plus compliqués, sujets 
historiques, chargés d'événements, remplis de con- 
trastes, où se rencontrent, comme dit Bossuet, dans 
l'espace de (quelques années, toutes les extrémités des 
choses humâmes : ces vastes matières ne peuvent aisé- 
ment s'enfermer dans les limites d'un plan aussi simple, 
ni se prêter à une aussi étroite unité» En s'inspirant de 
ces éclatantes disparates que la fortune met dans la 
destinée des puissants personnages et dans les crises de 
la vie des peuples, l'ode doit nous en étaler le spec- 
tacle ; il faut que l'accent de ses vers, le mouvement et 
la sonorité de ses rythmes, pour peindre fidèlement les 
impressions contraires qui naissent de ces soudains 
changements, changent aussi et soient à l'unisson de 
nos émotions. De là, ces odes magistrales, aux propor- 
tions imposantes, dont la tonalité varie sans cesse, dont 
les divisions savantes semblent rivaliser de surprises et 
d'imprévu avec les tragédies de l'histoire et en repro- 
duire les péripéties par la disposition dramatique de 
leurs développements. 

V. Hugo a excellé dans ce genre composite, peu 
connu où peu apprécié avant lui : inspiré et soutenu 
par la grandeur exceptionnelle des événements contem- 
porains, il y a révélé, dès ses débuts, l'originalité de son 
génie. Voilà le véritable poème lyrique à mouvements 
variés. C'est là surtout que la versification peut accroître 
la force expressive de la poésie ; elle peut en doubler les 
ressources par l'emploi combiné, des différents mètres 
dans la strophe et des formes diverses de la strophe 

11. 



250 TROISIÈME PARTIE. 

dans Tode. Elle lui permet ainsi de faire sentir et dé 
rendre visibles les moindres nuances de la pensée et les 
plus secrètes délicatesses du sentiment. Pourquoi, par 
exemple, Tode sur les Funérailles de Louis Xvlll 
est^elle composée de deux genres de strophes différents 
qui se succèdent et alternent régulièrement ? Toutes les 
strophes sont de dix vers ; mais les unes, d'une allure 
plus majestueuse, comptent six alexandrins croisés de 
quatre octosyllabes; les autres, d'un r;j''thme plus ac- 
céléré, sont isométriques et formés uniquement d'oc- 
tosyllabes. Quelle est la raison de cette dualité des 
strophes et de leur constante alternance ? C'est que le 
poète obéit à la toute-puissance d'une double pensée 
maîtresse. U est frappé, obsédé de l'étonnant contraste 

3ue lui présentent ces deux destinées, les plus hautes 
e ce temps, les plus en évidence dans un monde bou- 
leversé, qui viennent l'une et l'autre, et presque en- 
semble, anoutir à la tombe et se rencontrer une der- 
nière fois dans la mort : un roi longtemps proscrit, 
qui meurt sur le trône et dans tout l'éclat de la pompe 
royale; un conquérant, naguère dominateur de l'Eu- 
rope, qui s'éteint sur un rocher perdu au milieu de 
l'Océan. Le retour alternatif et le rapprochement des 
strophes, à la fois semblables et différentes, rappellent 
à notre imagination les ressemblances et les profondes 
différences de ces deux destinées; le rythme grave 
d'une moitié de l'ode correspond à l'idée de majesté que 
représente la puissance rétablie; l'allure plus rapide 
des autres strophes nous reporte au souvenir, toujours 
présent, de l'effondrement de la puissance écroulée. 

Il serait facile de multiplier et de développer ces 
observations. Les odes de Victor Hugo, si ricnes en 

Qualités rythmiques, pourraient être utilement consi- 
érées à ce point de vue. Cette étude montrerait^ par 
des exemples nombreux et décisifs, que le choix intel- 
ligent, approprié, des différents mètres et des formes 
diverses de la strophe, et les combinaisons, à la fois 
savantes et inspirées, qui en résultent, sont bien pour 
quelque chose dans l'effet de séduction, dans la magie 
de l'enchantement qu'exerce sur nos sens et sur notre 
esprit la poésie lyrique. 



LES FORMES D1V:ERSES DU VERS FRANÇAIS. '251 



CHAPITRE V 

Les poèmes h foroie ûxe et traditionnelle;'. 

Définition du poème à forme fixe et traditionnelle. — Carac- 
tères particuliers de ce genre de poèmes. — Règles qui eh 
déterminent la forme et en fixent la composition. — Les plus 
anciens poèmes, originaires du moyen âge : le rondel, le ron- 
deau simple et le rondeau double, le triolet, le lai, le virelai, 
la ballade, le chant royal. — Poèmes importés d'Italie eô 
France au seizième siècle : le sonnet, la villanelle, la glose. — 
Curiosités poétiques et rythmiaues, inventées ou renou- 
velées au dix-neuvième siècle : la sextine, le pantoum mar 
lais et le pantoum français. ^ 

i 

Parmi les poèmes à forme fixe nous avons rangé ceux 
qui sont en rimes suivies, c'est-à-dire dont les .rimesr, 
tour à tour masculines et féminines, se suivent en 
couples réguliers, selon la loi générale de Talternance * . 
On y pourrait mettre aussi les poèmes lyriques compo- 
sés de strophes uniformes et devers isomètres, puisque 
le mouvement du rythme n'y change pas : le poète, il 
est vrai, reste libre de déroger à celte régularité et d'y 
introduire, quand il lui plaît, des combinaisons à mou- 
vements variés. En dehors de ces compositions poé- 
tiques bien connues, sur lesquelles il est inutile d'in- 
sister, il en est d'autres qui forment une classe à part : 
ce sont de petits poèmes en rimes croisées, qu'on peut 
considérer comme une dépendance ou un prolongement 
affaibli de la poésie lyçique ; un très ancien usage en a 
fixé la forme et sanctionné les lois. Ils sont venus jus» 
qu'à nous, pour la plupart^ du fond du moyen âge, 
marqués du sceau de la tradition. C'est pourquoi ils 
portent ce nom de poèmes à forme fixe et tradition- 
nelle. 

Beaucoup, sinon tous, sont oubliés aujourd'hui, et 
s'il faut le dire, dépréciés. De l'histoire fort longue de 

- i.' Voir troisième parlie, chap. ni, p. 313, 214* 



1^52 TROISIÈME PARTIE. 

leur célébrité passée on n'a guère retenu que les men- 
tions très sèches, peu exactes et insuffisantes, que leur 
a octroyées Boileau. Et cependant, ils ont rempli des 
siècles entiers du bruit de leurs rimes ! Les arts poé- 
tiques d'Eustache Deschamps, de Jean de Croy, du curé 
Fabri, au quatorzième et quinzième siècles, celui de 
Thomas Sibilet, en i548, en rédigent les formules avec 
cette gravité attentive et scrupuleuse qui atteste l'im- 
portance de la matière. Le siècle de la Pléiade les a en- 
richis d'inventions nouvelles empruntées à Tltalie ; le 
siècle suivant, au temps de Voiture et de Benserade, 
leur a fait les honneurs des salons et des ruelles. Notre 
siècle avait, certes, d'autres inspirations au cœur ; son 
ardeur d'innovation s'élevait à des sphères plus hautes et 
s'ouvrait des horizons plus vastes. Aussi a-t-il dédai- 
gné cette littérature demi-gothique, demi-exotique et 
toujours quintessenciée. Il s'est trouvé, néanmoins, 
* parmi nos poètes, quelques amateurs d'archaïsme, qui 
se sont épris d'une belle passion pour ces formes suran- 
nées, essayant de leur rendre les grâces que la vétusté 
avait flétries. Bien plus, on s'est enhardi, par une ému- 
lation rétrospective, jusqu'à en créer de nouvelles, dans 
le même goût, ou plus compliquées encore. Toutes ces 
tentatives de rajeunissement et de réhabilitation n'ont 
obtenu, dans un public restreint, qu'un succès d'estime 
et de curiosité, sans réussir à vaincre ou même à at- 
teindre rindifférence générale. Elles suffisent cepen- 
tlant pour nous donner une raison d'écrire ce chapitre 
^'archéologie littéraire. 



§ler 

lies pluB anciens poèmes à forme fixe et tradi- 
tionnelle. — Le rondeL — Le rondeau simple 
et le rondeau double. — Le triolet. 

Le rondel 

Existe-t-il une différence entre le rondel et le ron- 
deau? que signifie l'emploi de cette double dénomina- 
tion? De ces deux aiots,.rondçl est le plus ancien :. il 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 25.1 

est d'un temps où les désinences ely eal, formées des 
désinences latines ellum, allum, ne s'étaient pas encore 
changées en au, eau, A cette différence grammaticale 
correspond une différence métrique. La forme du rondel 
et celle de rondeau ne sont pas absolument les mêmes. 
Le rondel a précédé lé rondeau. Sa belle époque est aux 

Quatorzième et quinzième siècles. Le rondeau est un ron- 
el modifié par le temps ; la forme nouvelle s'est peu à 
peu substituée à l'ancienne et l'a remplacée définitive- 
ment dans la seconde moitié du quinzième siècle. Ce 
changement était accompli dans les œuvres poétiques 
d'Octavien de Saint-Gelais * et de Clément Marot, bien 
que la forme primitive du rondel n'eût pas encore 
entièrement disparu et que la distinction des deux noms 
ne fût pas toujours observée. 

A l'origine, le rondel était une chanson en deux cou- 
plets, sur deux rimes, l'une masculine, l'autre fémi- 
nine. Ce qui le prouve bien, c'est que dans le recueil de 
Charles d'Orléans', où il faut chercher les modèles de 
ce petit poème, il est mêlé à des chansons qui ont à peu 
près la même brièveté, avec une semblable disposition 
des rimes. Le rondel se compose de trois quatrains, sur 
deux rimes : le dernier quatrain compte cmq vers, par- 
ce qu'on y répète, à la fin, le premier vers de la pièce. 
Le rondel peut commencer par un vers masculin ou 
par un vers féminin. S'il commence par un vers mascu- 
lin, il est ainsi construit : le premier quatrain est en 
rimes embrassées ; c'est-à-dire que les deux rimes fémi- 
nines qui se suivent sont enveloppées par les deux 
rimes masculines. Le second quatrain est en rimes 
croisées, avec cette particularité que les deux derniers 
vers de ce quatrain ne sont autres que les deux pre- 
miers vers au quatrain précédent, répétés en guise de 
refrain. Il y a, comme on le voit, deux refrains dans le 
rondel : le premier est celui du second quatrain ; l'autre 
refrain est, comme déjà il a été dit, à la fin du troisième 
quatrain, où la pièce se termine par le vers qui l'a com- 
mencée. Le troisième quatrain est à rimes embrassées, 
ainsi que le premier. 

1. Octavien de Saint-Gelais vécut de li6ô à 1503. — Mcllin de Saint-Gelais 
était son fils ou son neveu. 

2. Charles d'Orléans vécut de 1391 à 1465. 



254 TROISIÈME PARTIE. 

RONDEL 

Le temps a laissié son manteau 
De vent, de froidure et de pluye, 
Et s'est vestu de broderye> 
De soleil râlant, cleret beau. 

Il n*y a beste ne oiseau 
Qu*eD son jargon ne chante ou crye : 
Le temps a laissié son manteau 
Do vent, de froidure et de pluye. 

Rivière, fontaine et ruisseau 
Portent en livrée jolye 
Gouttes d'argent d'orfavrerie ; 
Ghascun s'abille de nouveau. 
Le temps a laissié son manteau. 

(Charles d'Orléans.) 

Si le rondel commence par un vers féminin, la con- 
texiure de la pièce reste la même : les rimes sont pa- 
reillement disposées, mais dans un ordre inverse. Les 
rimes féminines prennent la place que les rimes mascu- 
lines occupent dans Texemple cité, et réciproquement. 

Dans le rondel, comme dans le rondeau, et, en géné- 
ral, dans toutes ces petites pièces à refrain, Tessentiel 
est de ramener ce refrain de telle sorte que son retour 
soit aisé et naturel. Boileau à dit : 

Le rondeau, né gaulois, a la naïveté. 

(ért poét.y ch, II, vers 140.) 

C'est le rondel surtout qui est naïf, parce qu'il est 
plus gaulois, moins moderne. « Ces petits poèmes, dit 
fort bien Banville, ont la grâce naïve et comme incons- 
ciente des créations qu'ont faites ces époques primi- 
tives*. Plus voisin des grands siècles, le rondeau, tout 
en gardant un parfum de terroir, est déjà plus raffiné. 

Le rondeau simple et le rondeau redoubli^ 

Nous avons dit que le rondel a toute sa fleuT de 
beauté dans Charles d'Orléans : le maître par excellence 

1. Banville, Petit traité de poésie frtinfaUe, p. 185, 186« 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 25$ 

du rondeau, c'est Voiture. Le rondeau peut être écrit 
en vers de dix ou de huit syllabes ; il peut commencer 
par un vers masculin ou par un vers féminin ; il se dé- 
veloppe sur deux rimes; il contient treize vers et se 
compose de trois strophes dont la première et la troi- 
sième ont chacune cinq vers et dont la seconde n'a que 
trois vers. Un refrain s'ajoute à la seconde et à la troi- 
sième strophes : ce refrain, emprunté au commence- 
ment de la pièce, n'est pas un vers et ne rime avec rien ; 
il n'egt que d'un mot ou de quelques mots ; qu'il se ter- 
mine par un son masculin ou féminin, peu importe, on 
n'a pas à s'en préoccuper*. Il n'en joue pas moins dans 
la pièce le rôle principal ; c'est lui cjui décide du succès. 
Là est le point délicat, l'effet qu'il ne faut pas man- 
quer. 

Quand le rondeau commence par un vers masculin, 
la première strophe se compose de trois vers masculins 
qui enveloppent deux vers féminins ; la seconde strophe 
contient deux vers masculins et un vers féminin, et 
dans la troisième strophe les rimes sont disposées comme 
dans la première, — On en pourra juger par ce rondeau 
de Voiture : 



A MGR LE MARECHAL DE BASSOMPIERRE 

Un petit mot, qu'on m*a porté 
De vostre part, m*a conforté, 
Et m*a fait reprendre la lime 
Pour faire encore quelque rime 
Eb e&tant par vous exhorté. 
Je ne compreus vostre bonté, 
Et crois avec difficulté 
Qu*un si grand esprit en estime 
Un petit. 

Je vous le dis sans vanité. 
Le mien est bien fort limité; 
Mais le cœur est net et sans crime, 
Et possible dssez magnanime : 
Âymez moi donc par charité 
Un petit •, 



1. Banville, p. 204, 205, 206. 
3. De Oramont, p. 878. 



25i TROISIÈME PARTIE. 

Si la pièce commence par un vers féminin, la dispo- 
sition des rimes est pareille dans un ordre inverse : les 
rimes féminines occupent alors, dans le rondeau, la place 
qui est assignée dans celui-ci aux rimes masculines et 
réciproquement. 

Le rondeau prend deux formes : il est simple ou re- 
doublé. La seconde forme, très inférieure à la première, 
se présente rarement. Le rondeau redoublé n'est pas, 
comme on pourrait le croire, le doublement du ronaeau 
simple ; la différence entre eux est bien moins dans le 
nombre des vers que dans la contexture des deux pièces. 
Le rondeau redoublé se développe aussi sur deux rimes, 
ce qui est un surcroît de difficulté, vu sa longueur; 
mais la disposition des rimes y est tout autre. Il compte 
vingt-quatre vers, qui se divisent en six quatrains à 
rimes croisées, commençant alternativement par un 
vers masculin et par un vers féminin. Les quatre vers 
du premier quatrain reparaissent tour à tour dans les 
quatre stropnes suivantes : le premier vers pour ter- 
miner la seconde strophe, le second vers à la fin de la 
troisième strophe, le troisième vers . comme dernier 
vers de la quatrième strophe, le quatrièmç vers pour 
finir la cinquième strophe. Quant à la sixième strophe, 
on y ajoute, sous forme de refrain, les premiers mots 
du rondeau, sans que ce refrain rime avec les vers de 
U\ strophe. 

Le triolet 

Voici l'un de ces rares petits poèmes du moyen âge 
qui ont réussi à se perpétuer jusqu'à nos jours. Il doit 
cette bonne fortune à sa brièveté, à son allure vive et lé- 
gère, à cette pointe de malice qui semblé s'amortir sous 
une apparence de bonhomie et de nonchalance, et qui 
atteint d'autant mieux le but qu'elle n'a pas l'air a'y 
toucher. C'est un genre essentiellement français. Le 
nom n'est pas très ancien. -Saint- Amand, dans sa Pré- 
face des Nobles Triolets^ dit qu'il vient de la triple ré- 
pétition du premier vers de la pièce : cette conjecture 
est plausible ^ A l'origine, le triolet paraît s'être con- 

1. De Qrawont, p. 300. - Saint-Amand, né en 159ti mouml en 1660. Il.était 



LES FORMES T)IYERSKS Ï)U VERS FRANÇAIS. 257 

fondu avec le rondel et la chanson ; le refrain leur était 
commun, ainsi que la gaieté. Il se peut même qu'il ait 
été la plus ancienne forme du rondel. Voici une petite 
pièce d'Ëustache Deschamps, intitulée rondel, et qui 
est, en effet, un triolet : 

Est-ce donc vostre iatencion 

De voloir retrancher mes gaiges, 

Vingt livres de ma pension ? . 

Est-ce donc vostre intencion ? 

Laissiez passer TAscension. 

Que honni soit vostre visaige ! 

Est-ce donc vostre intencion 

De voloir retrancher mes gaiges? 

Plus court que le rondeau, le triolet est une épi- 
gramme à qui la poésie donne des ailes. Il se compose 
de huit vers sur deux rimes ; encore ces huit vers se ré- 
duisent-ils à cinq, car le premier vers revient deux fois, 
comme refrain, et le second revient une fois. Supposons 
qu'il commence par un vers masculin, ce qui est sa forme 
la plus habituelle : le premier vers, le troisième et le 
cinquième prennent la rime masculine ; la rime fémi- 
nine est au second vers et au sixième; le quatrième 
vers est la reproduction du premier; le septième et le 
huitième reproduisent les deux premiers vers. Le triolet, 
avons-nous dit, n'est pas mort; il a franchi, d'un pas 
léger, et sans y rien laisser de sa gentillesse, les révolu- 
tions du goût et du langage. Pour le prouver, nous en 
citerons un, qui est notre contemporain : 

Fraîche sous soa petit bonnet, 
Belle à ravir, et point coquette, 
Ma cousine se démenait 
Fraîche sous son petit bonnet. 
Elle sautait, allait, venait 
Gomme un volant sur la raquette : 
Fraîche sous son petit bonnet. 
Belle à ravir et point coquette. 

(Alphonse Daudet * .) 

de rAcadémie française ; ce qui ne Ta pas préservé de cette irrespectueuse 
épitaphe ; 

Saint- Amand n*eat du ciel que sa Teine en partage : 
L'habit qu'il eut sur lui fut son senl bëritaKe. 

(BoiLKAu, Satire Jro (16C0). 

1. Banyille, p. 211. 



258 TROISIÈME PARTIE. 



Aatres poèmes du moyen âge à forme âxe. — t«e 
lai, le virelai, la ballade et le chant royal. 

Le lai paraît venir en ligne directe de ces poésies cel- 
tiques et bretonnes qui, souâ ce nom de /âï, et sous la 
forme de récits romanesques, ont été si longtemps po- 
pulaires dans le pays dé Galles et dans notre Armorique. 
Ce nom même atteste une très lointaine origine. Suivant 
les uns, c'est le mot celtique laoidh; selon d'autres, 
c'est le mot saxon lag. Il y a grande apparence que ces 
lais primitifs ont été la plus ancienne expression poé- 
tique des légendes d'où sont sortis, au douzième siècle, 
les romans du roi Artus et des chevaliers de la Table 
Ronde. On les chantait en s'accompagnant de la harpe, 
et si nous en pouvons juger par ceux que Marie de 
France a rimes en français, lorsqu'elle vivait à la cour 
du roi d'Angleterre Henri II, de 1 154 à 1 189, ils avaient 
la douceur mélancolique, la tendresse plaintive qui est 
le trait caractéristique de tous les poèmes du cycle 
breton : 

La reine chante doucement, 
La voix accorde à l'iostrument ; 
Les mains sont belles, 11 lais bons, 
Douce la voix et bas 11 tons. 

Dans le Lai d'Equitan, Marie de France fait allusion 
à la longue célébrité de ces antiques poésies, propagées 
en tous lieux par les harpeurs armoricains et gallois, et 
que nous pouvons considérer comme les cantilènes pri- 
mordiales de l'épopée d'Artus *. 

Les lais imités de cette antique poésie, par les trou- 
vères français du douzième siècle, sont en vers de huit 
syllabes et à rimes plates, comme les poèmes du cycle 
breton, composés par Ghrestien de Troyes, vers la fin 
du siècle, et puisés aux mêmes sources ^ Nous citerons 

1. Sur la forme des lais dWigine celtique, et sur les origines' du cycle 
breton, voir notre Histoire de la litlératHre française au moyen âge. t. I", 
p. 307-317, deuxième édition. — Eugène Belin. 

2. Francisque Michel, Lais des douzième et treizième siècles (183d). 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 259 

en preuve quelques vers empruntés au Lai du chèvre- 
feuille, le plus célèbre de tous ceux que nous devons à 
Marie de France. Ce lai contient u8 vers; c'egt un épi- 
sode de la légender de Tristan et Ysenlt^. Chassé du 
pays de Cornouailles par le roi Marck, son oncle, et 
Forcé de s'éloigner dTseult, Tristan imagine un moyen 
de correspondre avec elle. Il coupe un bâton, y enferme 
une lettre, et le place dans le sentier d'un bois où 
Yseult avait Tbabitude de se promener avec sa servante 
Brégien. Il disait dans cette lettre qu'il ne pouvait vivre 
sans Yseult; il se comparait au chèvrefeuille qui, une 
fois attaché à Técorce du coudrier, se prend et s'entre- 
lace si bien qu'on ne peut plus les séparer; si l'on veut 
les « désevrer », ils meurent tous deux : 

« Bêle amie, si est de nus' ; 

Ne vus sanz mai, ne jeo sanz vus. » 

(Vers 77, 78.) 

Yseult aperçoit le bâton et la lettre, appelle Brégien^ 
et tout à coup se trouve en face de Tristan : 

La reïne* vint chevalchant; 
Elle esgarda un poi avant ^, 
Le baston vit, bien Taperceut, 
Toutes les lettres i conut. 
Les chevaliers qui la menoent *, 
Et qui ensemble od li erroent*, 
Gumandat tost à arrester : 
Descendre vuelt e reposer. 
Cil "^ unt fait sun comandement. 
Ele s*en vèt luinz de sa gent,. . « 
Del chemin un poi s'esluigna, 
X)edenz le bois celui trova 
Que plus amot que rien vivant ^ ; 
Entre els meinent joie mult grant. 

1. Histoire de la littérature française au moyen àge^ t. I*', p. 3t2-314. — 
Choix de Textes de l'ancien français, p. 43-51. — Eugène Belin. — Voiraniaai 
Constans, p. 134. 

3. « Il en est ainsi de nous. » — Jeo, je, moi (du latin ego). 

3. La reïne, la reine, Yseult, reine du pays dç Cornouailles. 

4. « Un peu devant elle. » 

5. « Qui lui servaient d'escorte. » 

ô. « Qui voyageaient, qui se promenaient avec elle. » — Cumandat, etc. 
Ce verbe régit le substantif cA«oa/ter« : « elle commanda aux chevaliers, etc. » 
7. « Ceux-ci », les chevaliers, 
S. « Que chose vivante. » — Bien vient du latin rem, chose. 



260 TROISIÈME PARTIE. 

A 11 parlai tut a leisir, 
E elle 11 dit sun pleisir, . . • 
Mes quant ceo vint al desevrer^, 
Dune comencièrent a plurer. . . 

Voilà le lai primitif, le lai breton et gallois, traduit ou 
imité en français du douzième siècle. 

En passant de Bretagne en France, en se naturalisant 
dans une langue nouvelle et sous des cieux étrangers, 
ce lai des antiaues légendes n'a pas tardé à changer de 
caractère et ainspiration ; il a pris la légèreté de la 
chanson et la souplesse ingénieuse du rondeau. Sa 
forme rythmique, qui était des plus simples, s'est aussi 
modifiée ; elle est devenue, à son tour, savante et com- 
pliquée, selon la goût français de ces temps-là. Les lais 
du quatorzième et du. quinzième siècle, ceux de Colin 
Muset, d'Eustache Deschamps, de Froissart, de Guil- 
laume de Machault et d'Alain Chartier, sont divisés en 
couplets dont chacun roule sur deux rimes; vers et 
couplets peuvent être de mesure inégale. Les vers de 
sept, de cinq et de trois syllabes y dominent. La compo- 
sition du lai, transformé en poème français, admettait 
donc plus de liberté que celle des autres petits poèmes 
à forme fixe ; et ce qui achève de le prouver, c'est que 
les Arts poétiques du moyen âge, législateurs très im- 

Sarfaits de notre ancienne poésie, ne sont pas toujours 
'accord pour en établir les lois. Il demeurait constant, 
toutefois, que la dernière strophe devait ressembler à 
la première. Le Lai de plaisance, par Alain Chartier*, 
est Tune des pièces le plus souvent citées dans la se- 
conde époque de Thistoire de ces petits poèmes ; pre- 
nons-le pour type du genre tout entier. 

Qu'est-ce que le Lai de plaisance? un art de plaire 
versifié. 11 compte^ ou peu s'en faut, deux cent-cinquante 
vers. Le premier couplet, de forme isométrique, se 
compose de seize décasyllabes, isur deux rimes; le der- 
nier couplet est de même longueur et de pareille fac- 
ture. L'un sert de préface; l'autre de conclusion. Entre 
ce commencement et cette fin se déroule une longue 
série de couplets hétérométriques, c'est-à-dire de rae- 

1 . « Quant ce vint au moment de se séparer. » 

2. Alain Chartier vécut de 1386 à 1458. 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 261 

sure différente, formés de vers de sept, de cinq et de 
trois syllabes, avec prédominence du vers de sept sylr- 
labes : ces couplets sont, eh général, de seize ou de 
vingt vers, sur deux rimes, et ces formes diverses 
alternent entre elles assez régulièrement. Voici Tun de 
ces couplets. 

Plaisance du tout ^ maintient 
Et détient 
Cil qui se contient 
Et tient gratleusement. 
Car tous biens elle entretient 
Et'contient : 
À elle appartient 
Et en vient gay esbatement. 
Ce qu'elle faict luy avient • ; 
Et advient 
Que qui la retient'. 
Devient plaisant, doux et gent. 
Les vieux en vie soustient, 
Gontretient ♦ ; 
Cil qui en souvient* 
Parvient à honneur souvent, . . 

Le virelai est une variante du lai. Les couplets y 
sont aussi sur deux rimes de consonance distincte ; 
mais il y a cette différence qu'une des deux rimes passe, 
du couplet où elle a figuré, dans le couplet suivant, 
où elle devient la rime principale. Chacun des cou- 
plets tourne, ou vire^ sur une rime dominante. De 
là, le nom de virelai. Cette règle n'est pas toujours 
observée ; plus d'un virelai s'en affranchit ; ajoutons que 
ces deux formes si semblables, et de même origine, se 
confondaient parfois dans l'usage, et que ces deux dé- 
nominations, lai et virelai, s'employaient, de temps en 
temps, l'une pour l'autre, comme Celles de rondel et de 
rondeau. Les vers de mesure inégale faisaient le fond du 
virelai aussi bien que du lai : ce qui nous explique le 
surnom pittoresque d'arbre fourchu qu'on leur avait 

1. thi iout^ en tout, entièrement. — Et détient, et règle, dirige. 
• 2. u Lui est avenant, convenable. » 

3. « Qui Tobserve, qui y reste fidèle. » 

4. « Entretient en santé. » 

5. « Qui ne Toublie pas. » — OEuvres complètes d'Alain Chartier, 1 vol. 
ijî-4» p. 537, — Edition de 1617. 



262 TROISIÈME PARTIE. 

donné. Les plus petits vers y étaient placés par les co- 
ins te9, ou plus tard par les iypograpnes, non sous le 
milieu des grands vers qui les précédaient, mais sous 
les premières syllabes de ces vers : la pièce, ainsi repro- 
duite, offrait Taspect d'un arbre dont les branches iné- 
gales et dépouillées de feuilles s'étendent dans le vide. 
Cette disposition des vers n'excluait pas absolument, 
nous l'avons dit, l'emploi de la forme isométrique : avec 
le temps, les couplets en vers d'égale mesure ont été 
admis, non pas seulement au début et à la fin de la 
pièce, mais dans la pièce tout entière. Les poètes 
avaient le choix entre ces deux formes. 



La ballade et la double ballade 

A l'origine, la ballade était une chanson de danse, 
comme l'indique son nom qui vient du verbe baller^ 
danser. Dès le quatorzième siècle, elle prit, avec une 
forme régulière et fixe, une nuance de gravité que n'a- 
vaient pas les autreg petits poèmes, nés comme elle 
d'une inspiration de joie et de plaisir. Tout en gar- 
dant la simplicité des genres familiers, elle devint l'in- 
terprète habituelle des sentiments élevés et sérieux, 
et donna souvent un accent de tristesse à l'insouciante 
gaieté de l'esprit français. La ballade est l'ode de notre 
ancienne poésie. Aussi, dès que l'ode parut, au qua- 
torzième siècle, la ballade fut abandonnée ; et si les 
contemporains de Voiture et de La Fontaine la rele- 
vèrent un peu de ce discrédit, ils ne purent lui rendre 
que la moitié de son antique domaine : elle dut renon- 
cer aux nobles matières et se contenter d'un badinago 
élégant. 

La ballade emploie le vers dé dix syllabes ou l'octo- 
syllabe. Elle peut commencer par un vers masculin ou 
par un vers féminin. Ecrite en décasyllabes, elle forme 
un poème de trojs dizains, c'est-à-dire de trois strophes 
dont chacune contient dix vers. Il s'y ajoute une demi- 
strophe appelée envoi. Les strophes sont en rimes 
croisées : il y en quatre dans chaque strophe. Or, voici 
la particularité rythmique qui distingue la ballade des 
autres poèmes que nous examinons ici. Ces trois 



LES FORMES DIVBRSBS DU VERS FRANÇAIS. 263 

strophes doivent être écrites sur des rimes pareilles, 
placées pareillement, et chaque strophe doit reproduire, 
en se terminant, le dixième vers de la première strophe, 
en guise de refrain. Les cinq vers de la demi-strophe, 
dont le dernier est le refrain, sont écrits sur deux rimes, 
et ces rim^s sont pareilles à celles de la seconde moitié 
des trois strophes précédentes. La disposition des rimes 
est la même, y compris le refrain, lorsque la ballad* 
est en vers octosyllabiques. Seulement, cnaque strophe 
ne compte que huit vers : c'est un huitain. L'envoi est 
de quatre vers. 

L'envoi de la ballade débute ordinairement par le 
mot prince. Ce terme, d'une signification très complexe 
et, par conséquent, d'une application très vague, tantôt 
désignait un vrai prince, un roi, un grand personnage ; 
le plus souvent, c'était le roi ou le président du con- 
cours poétique où Ton envoyait la ballade; très souvent 
aussi, ce n'était qu'une formule imposée par l'usage. 
Dans les temps modernes on a essayé de donner à ce 
mot un sens plus précis, en l'appropriant aux circons- 
tances. Selon la qualité de la personne à qui s'adressait 
l'hommage^ on s'est servi des mots suivants : roi, reine, 
prince, princesse, sire, prince des cœurs, reine de 
beauté. « François Villon, a dit Banville, fut et reste 
le roi, l'ouvrier invincible, le maître absolu de la balr 
lade*. » C'est donc à lui que nous demanderons un 
modèle, dont nous ne citerons, pour abréger, que la 
première strophe. 

BALLADE DES PENDUS 

Frères humains, qui après nous vivez*, 
N'ayez les cueurs contre- nous endurciz^, 
Car si pitié de nous pouvres avez, 
Dieu en aura plustot de vous merciz*. 
Vous nous voyez cy attachez cinq, six :. 

1. Banville, p. 191,192. 

S. Ce sont les pendus qui parlent. 

3. L'ancienne poésie n était pas soumise à la loi de rallernance régulière 
des rimes masculines et féminines. Mais elle usait d'un équivalent : elle 
croisait et alternait les consonances différentes, qu'elles fuisent mtsculines 
ou féminines. Selon ce principe, il y a bien quatre rimes différentes dans la 
strophe. 

4. Merciz, grâce, miséricorde. 



264 TROISIÈME PARTIE. 

Quant dé la chair, que trop avons nourrie, 

Elle est piéça* dévorée et pourrie, 

Et nous, les os, devenons cendre et pouldre, 

De nostre mal, personne ne s*eu rie. 

Mais priez Dieu que tous nous vueille absouidrc!. . • 

La double ballade contient six dizains ou six huiiains 
au lieu de trois, dont se compose la ballade simple. En 
tout le reste, elle ressemble à celle-ci ; la composition 
en est la même, excepté qu'on y supprime ordinaire- 
ment renvoi. Toutes les strophes se déroulent sur rimes 
pareilles, placées pareillement, avec la répétition finale, 
dans chaque strophe, du dernier vers de la première 
strophe. 

La ballade française, telle que nous l'avons décrite, 
n'a de commun que le nom avec les ballades étrangères, 
italiennes ou espagnoles. Elle en diffère essentiellement 
par sa contexture. Quant au recueil de ballades, publié 
par Victor Hugo, au temps de ses débuts poétiques, il 
ne ressemble en aucune façon aux ballades d'origine 
nationale; c'est plutôt hors de France que l'auteur nous 
paraît avoir pris ses modèles. De nos jours, un poète 
de talent, Théodore de Banville, a entrepris de ressus- 
citer notre antique ballade, morte depuis le milieu du 
dix-septième siècle; il lui a, en effet, communiqué la 
vie de son libre esprit, où la verve surabonde, et cette 
résurrection lui fait honneur : mais il est bien difficile 
de ranimer pour longtemps ce qui n'est plus, ce qui ne 
peut plus durer. 

Le chant royal 

Ce chant est un panég^^rique en vers, un poème déco- 
ratif. Il avait pour emploi de louer, après Dieu, toutes 
les grandeurs de ce monde, rois, pnnces, prélats, il- 
lustres ou puissants personnages. On y trouve tous les 
caractères de l'inspiration de commande et de la rhéto- 
rique officielle, 1 emphase, la redondance^ la sonorité 
creuse, le brillant et le sublime de la poésie de cour. 
A ce haut style il ajoutait les subtilités allégoriques et 

1. Piéça^ depuis long^temps. 



LES FORMES DIVERSES DO VERS FRANÇAIS. 265 

la scolastique quintessenciée de ces temps-là : c'était 
le chef-d'œuvre du gothique pompeux et précieux. 
La composition du chant royal ressemble à celle de 
la ballade, avec certaines différences. On y compte 
cinq strophes, de onze vers chacune, et un envoi. 
Toutes les strophes ont des rimes pareilles à celles de 
la première strophe, et les vers y sont disposés dans un 
ordre pareil. Chaque strophe roule sur cmq rimes : en 
général, le commencement et la fin sont en rimes croi- 
sées ; le milieu est en rimes plates. Par le choix et par 
la disposition des rimes, l'envoi, composé de cinq vers, 
ressemble aux cinq derniers vers des strophes précé- 
dentes. Gomme dans la ballade, toutes les stropnes, y 
compris Tenvoi, se terminent par un même refrain qui 
est le vers final de la première strophe. On peut prendre 
une idée du genre dans ce début d'un chant royal, com- 
posé par Clément Marot en i520 et qui a pour unique 
sujet la description allégorique des meubles et orne- 
ments de la chambre du roi : 

Lorsque le Roy, par hault désir et cure^ 

Délibéra d'aller vaincre ennemys, 

Et retirer de leur prison obscure 

Geulx de son ost' a grans tourments submis, 

Il envoya ses fourriers en Judée 

Prendre logis sur place bien fondée ; 

Puis commanda tendre en forme facile 

Un pavillon pour exquis domicile, 

Dedans lequel dresser il proposa 

Son lict de camp, nommé en plein concile, 

La digne couche où le Roy reposa. . . 

(Clément Marot'.) 

La pièce continue, de cette allure pesante, pendant 
quatre strophes où se reproduisent des rimes de même 
consonance que celles-ci, pareillement disposées et 
croisées, avec le même refrain, qui est le dernier vers 
de cette première strophe. — Le chant royal n'a pas sur- 
vécu au moyen âge ; il est resté enseveli sous la ruine 



1. Cure^ soin (cura). 

2. Ostf camp, armée {hostem). — Submis^ soumis, exposés, livrés {sulh 
mUsoa). 

3. Banville, p. 326. 

AUBERTIN. — VERSÎFIC. FRANC. 12 



266 TROISIÈME PARTIE. 

des grandeurs qu'il célébrait. La ballade, moins pom- 
peuse, plus humaine et plus libre, est venue jusqu'à 
nous. 

§111 

Poèmes à forme fixe qui ont paru en France aux 
8ei£ième et dix-septième siècles. — Le sonnet, 
la villanelle et la glose. 

Le sonnet 

Le sonnet est originaire d'Italie. Il y florissait dès le 
treizième et le quatorzième siècle ; on trouverait diffici- 
lement un poète italien, sans excepter les noms illus- 
tres, comme Dante et Pétrarque, qui n'ait pas écrit 
un plus ou moins grand nombre de sonnets. C'est le 
poème national au delà des monts. Les Italiens l'ont- 
ils emprunté aux troubadours provençaux, dans ces 
temps de libre échange poétique où, sur les bords de la 
Méditerranée et sous le même soleil, deux langues et 
deux littératures naissantes mêlaient si facilement leurs 
premiers essais? Le fait est possible; quelques-uns l'ad- 
mettent, mais il n'est pas prouvé. Ce qui est certain, 
c'est que le sonnet, sous sa forme italienne, qui est 
encore aujourd'hui la forme classique, n'a paru en 
France qu au seizième siècle, dans les œuvres de Clé- 
mont Marot et de Mellin de Saint-Gelais * . 

La Pléiade l'adopta ; le dix-septième siècle lui donna 
une célébrité dont témoigne l'hyperbole de Boileau : 

Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème. 

{A7*t poétique, II, 94.) 

Le dix-huîtîème siècle laissa tomber cette vogue assez 
pou justifiée; notre temps a vu ce poème reconquérir, 
sinon la faveur publique, du moins l'attention complai- 
nanto et les suirrages des connaisseurs. Entre tous les 
polils poèmes que le moyen âge et le seizième siècle nous 
ont légués, le sonnet et le triolet sont à peu près les 

t, De UrAinont, p. 246-951. 



LES FORMES DIVERSKS DU VERS FRANÇAIS. 267 

seuls qui aient survécu à leur ancienne gloire et re- 
trouvé une ombre d'existence. 

Le sonnet peut, lui aussi, commencer par un vers 
masculin ou par un vers féminin ; il peut être écrit en 
vers de toutes mesures, et s'accommode volontiers du 
décasyllabe ou de l'octosyllabe; mais il préfère, avec 
raison, l'alexandrin. Dans un poème si court, il faut 
bien laisser à la pensée l'espace nécessaire et donner au 
poète Ja possibilité de dire quelque chose. Un cadre 
trop étroit le réduirait à enfermer des riens dans un 
dédale de rimes artistement combinées. Quelques-uns 
ont défini le sonnet une ode concentrée. De cette défi- 
nition il faut retenir ceci : le sonnet non seulement peut 
servir d'expression aux tendresses et aux élégies de la 
passion, comme en Espagne et en Italie, ou bien, comme 
il est arrivé souvent en France, aux saillies de la verve 
satirique, mais sa forme concise, où chaque mot porte 
et prépare le trait final, se prête très bien, si l'auteur le 
veut, à mettre en relief les pensées fortes et les nobles 
sentiments. Le sonnet français du dix-neuvième siècle 
a précisément pour mérite caractéristique de revêtir de 
la beauté d'une expression délicate le sérieux et le géné- 
reux d'une haute inspiration. 

Ce petit poème se compose de quatorze vers de même 
mesure où l'on reconnaît facilement deux quatrains 
suivis de deux tercets. Les rimes des deux quatrains 
sont pareilles et pareillement disposées ; les deux ter- 
cets ne doivent reproduire aucune des rimes des deux 
quatrains. Chacun des tercets contient soit deux rimes 
féminines, — ce qui est le cas lorsque le sonnet com- 
mence par un vers masculin, — soit deux rimes mas- 
culines, lorsque le sonnet commence par un vers féminin. 
Nécessairement, une rime leur est commune : c'est la 
rime masculine, si les autres rimes des tercets sont 
féminines; réciproquement, c'est la rime féminine, 
lorsque les autres rimes sont masculines. Dans les deux 
quatrains, les rimes sont embrassées : ce qui veut dire 
que deux rimes féminines sont enveloppées de deux 
rimes masculines, ou, inversement, que deux rimes 
masculines sont enfermées entre deux rimes féminines. 



I 



5G8 TROISIÈME PARTIE. 

Sonnet en vers de douze syllabes commençant 

par un vers feminin 

les danaïdes 

Toutes, portant l'amphore, une main sur la hanche, 
Théano, Callidie, Amymone, Agave, 
Esclaves d*un labeur sans cesse inachevé, 
Gourent du puits à Turne où l'eau vaine s*épanche. 

Hélas! le grès rugueux meurtrit Tépaule blanche, 

Et le bras faible est las du fardeau soulevé : 

— « Monstre que nous avons nuit et jour abreuvé, 

« gouffre, que nous veut ta soif que rien n'étanche? » 

Elles tombent, le vide épouvante leurs cœurs ; 
Mais la plus jeune alors, moins triste que ses sœurs, 
Chante, et leur rend la force et la persévérance. 

Tels sont Tœuvre et le sort de nos illusions : 
Elles tombent toujours, et la jeune espérance 
Leur dit toujours : « Mes sœurs, si nous recommencions ! » 

(Sully Prudbomme.) 

Voilà le sonnet classique et régulier. De tout temps, 
on a pris bien des libertés avec « les lois rigoureuses » 
de ce petit poème, et les u rimeurs » de tout pays, en 
France et en Italie, « poussés à bout », comme dit Bol- 
leau par ces difficultés, les ont éludées sur quelque 

Î)oint, désespérant de les surmonter. Les uns croisent 
es rimes des quatrains, ou bien y mettent, au lieu de 
rimes pareilles, des rimes différentes; d'autres dispo- 
sent à leur gré les rimes des tercets, ou placent lés ter- 
cets avant les quatrains. Il y a donc beaucoup de son- 
nets défectueux; tellement que, dans les traités, on a 
fait de Tirrégularité un genre à part; on distingue les 
sonnets en deux classes : les réguliers et les irréguliers. 
Les sonnets modernes, ceux de Musset, de Gautier, de 
Baudelaire, par exemple, appartiennent tous ou presque 
tous à la seconde catégorie : ils ne seraient guère de 
leur temps, s'ils étaient de la première. Banville, qui 
en fait de libertés tolérées, ou même défendues, n'est 
|viïi suspect, se déclare hautement pour les réguliers : 
\N II fwMl ltMyoui*s pri^féror Je sonnet régulier au sonnet 
inn^Mliee. L« nVU> est une chaîne salutaire qu'il faut 



\ 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 269 

bénir. » 11 a Tair de dire : du moment qu'on veut faire 
un sonnet, que ce soit un vrai sonnet et non un à peu près 
ée sonnet, banville comprenait que, dans un poème de 
quatorze vers, la sévérité seule de la règle peut sauve- 
garder l'originalité de la forme. Si Ton touche à la forme, 
le sonnet perd son caractère. 

La villanelle 

C'est un nom ancien qui, au seizième siècle, a désigné 
une poésie d'un genre nouveau. Le moyen âge appelait 
« villanelles » des chansons rustiques dont les person- 
sages étaient pris aux champs et à la ferme', comme il 
appelait « pastourelles » les pièces où figuraient des 
bergers. La chanson du Vanneur de bled, par du Bellay, 
est une villanelle, au sens premier du mot : 

A vous, troppe légère. 
Qui, d*aile passagère 
Par le monde volez . . , 

. • 

Celle de Desportes, si largement payée par Henri III, 
en est une aussi, et du même genre : 

Rosette, pour un peu d*absencc, 
Vous avez votre cœur changé. . . 

Mais déjà ce mot prenait une signification nouvelle, 
et commençait à désigner des pièces d'un autre carac- 
tère et dont le rythme, moins libre, était réglé par des 
lois particulières. Voici le type de la moderne villanelle. 

Elle se divise en tercets, plus ou moins nombreux, 
mais qui doivent être en nombre pair, pour que les re- 
frains concordent. Elle commence par un vers féminin 
et se développe sur deux rimes : l'une masculine, qui 
est placée au second vers de chaque tercet; l'autre 
féminine, qui est au premier et au troisième vers. Le 
premier etle troisième vers du premier tercet reparais- 
sent alternativement, comme refrain, à la fin de chacun 
des autres tercets, dans tout le cours de la pièce, et 
deviennent tour à tour le dernier vers de chaque tercet '. 

1. Villa, ferme, maison des champs. 

2. Banville, p. 213. — De Gramont, p. 308.- 



270 TROISIÈME PARTIE. 

La villanelle se termine par un quatrain formé d*un 
vers féminin et d'un vers masculin, que viennent com- 
pléter les deux vers réunis du premier tercet qui oal 
servi de refrain d'un bout à l'autre de la pièce. 

Nous pourrions emprunter au seizième siècle un 
exemple de ce nouveau genre de villanelle; nous donne- 
rons la préférence à une pièce de notre temps compo- 
sée sur le même modèle. 

LA MARQUISE AURORE 

Près de Marie-Antoinette, 
Dans le petit Trianon, 
Fûtes- vous pas bergerette?, . . 

JDes fleurs sur votre houlette, 
Un surnom sur votre nom. 
Fûtes- vous pas bergerette? 

Etiez-vous noble soubrette 
Gomme Iris avec Junon, 
Près de Marie- Antoi nette ?. . . 

Au pauvre comme au poète 
Avez-vous jamais dit non, 
Près de Marie- Antoinette ? 

marquise sans aigrette» 
Sans diamants, sans linon, 
Fûtes-vous pas berçerette? 

Ah ! votre simple cornette 
Aurait converti Zenon ! 
Près de Marie-Antoinette 
Fûtes-vous pas bergerette? 

(Philoxène Boyer'.) 

Banville caractérise ainsi la villanelle : « Rien n'est 
plus chatoyant que ce petit poème. On dirait une tresse 
formée de fils d'argent et d'or, que traverse un troisième 
fil couleur de rose, » — Poésie à placer sur l'écran d'une 

. . . Marquise sans aigrette 
Près de Marie-Antoinette 
Dans le pelit Trianon. 

1. Cité par Banville, p. 213. 




LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 27i 

La glosb 

La glose est une parodie. Boileau a dit : 

Quoi ! pour un maigre auteur que je glose en passant, 
Est-ce un crime, après tout, et si noir et si grand? 

(Satire JX, Y. 149.) 

Gloser un auteur, c'est passer en revue ses défauts ; 
gloser une œuvre, c'est 1 expliquer en la tournant en 
ridicule. La glose ne dément pas son nom. Cette para- 
phrase ironique fait ordinairement la satire d'un auteur 
célèbre, ou du moins très connu, et d'un ouvrage en 
vogue. On ne parodie pas ce qui laisse le public indif- 
férent. 

La pièce est en strophes de quatre vers dont les rimes 
sont croisées. Le quatrième vers de chaque strophe re- 
produit un vers de l'œuvre parodiée, en suivant l'ordre 
des vers : la parodie contient donc autant de strophes 
qu'il y a de vers dans le poème ainsi dépecé. Or, il se 

f)roduit quelquefois, dans les impressions mobiles et 
'humeur frondeuse du lecteur, un retour que l'auteur 
de la glose n'avait pas prévu. Amener avec à propos et 
avec esprit, dans chaque strophe, la citation satirique, 
n'est pas toujours chose facile; J'efTort et le parti pris 
se tranissent vite : aussi, qu'arrive- t-il? I^ parodie 
s'allonge, s'appesantit, tourne à l'uniformité et à l'ennui. 
Le lecteur fatigué fait alors en lui-même, aux dépens du 
parodiste, une contre-glose. Lors de la querelle qui s'en- 
gagea entre les partisans de Benserade et les amis de 
Voiture, au sujet des deux fameux sonnets sur Job et 
sur la princesse Uranie, — querelle dite des Jobelins 
et des Uranins, — Sarrazin glosa le sonnet de Bense- 
rade sur Job. La pièce de Benserade est médiocre; mais 
elle a sur la glose un avantage : elle est courte. Voici 
d'abord le sonnet; la parodie a quatorze strophes : nous 
en citerons deux ou trois seulement, pour donner une 
idée de l'allure générale de la glose. 

SONNET 

Job de mille tourments atteint 
Vous rendra sa douleur connue, 



272 TROISIÈME PARTIE. 

Mais raisoDDablement il craint 
Que voHs D'en soyez point émue. 

Vous verrez sa misère nue. 

Il s*est lui-même ici dépeint; 

Accoutumez-vous à la vue 

0*un homme qui soufTre et se plaint. 

Bien qu*il eût d'extrêmes souffrances, 
On voit aller des patiences 
Plus loin que la sienne n'alla. 

Car, s'il eût des maux incroyables. 
Il s'en plaignit, il en parla : 
J*en connais de plus misérables» 

GLOSE 

à Monsieur EspriL 

Monsieur Esprit, de l'Oratoire, 
Vous agissez en homme saint 
De couronner avecque gloire 
Job de mille tourraents.atteint. 

L'ombre de Voiture en fait bruit, 
Et s*estant enfin résolue 
De vous aller voir cette nuit, 
Vous rendre sa douleur connue. 

G*est une assez fâcheuse vue, 
La nuit, qu'une ombre qui se plaint : 
Votre esprit craint cette venue. 
Et raisonnablement il craint, etc.* 



• • • 



§IV 

CurioBitéfl poétiques et rythmiques inventées ou 
renouvelées au dix-neuvième siècle. — La sez^ 
tine et le pantoum. 

La sextine 

Ce genre de pièce, fort peu connu, qui de nos jours 
seulement a pris place dans la versification française, 
est d'origine provençale. Un troubadour de la fin du 

1. Banville, p. 341. 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 273 

treizième siècle, Arnault Daniel, Tinventa et en donna 
les règles. L'invention réussit en Italie, en Espagne et 
en Portugal ; pendant les trois siècles suivants les sex- 
tines se multiplièrent, et parmi les poètes qui en ont 
composé brillent des noms célèbres : Dante, Pétrarque^ 
le Tasse, Cervantes et Gamoëns. La sextine ancienne, 
de forme exotique, est de six strophes dont chacune a 
six vers de même mesure. Dans toutes les strophes, les 
vers doivent se terminer par les six mêmes mots, diver- 
sement placés ; et ces mots, qui peuvent ne pas rimer 
entre eux, sont toujours, d'après les règles, des substan- 
tifs de deux syllabes. Une demi-strophe finale reproduit 
les six mots dans ses trois vers, deux mots dans chaque 
vers, l'un au milieu, l'autre à la fin. 

En France, avant notre temps, on ne peut guère citer 
d'autre sextine qu'une pièce cie Pontus de Thyard, au 
seizième siècle; c'est une assez méchante copie du mo- 
dèle étranger. Nous sommes donc fondés à dire que la 
sextine, sous forme française, ne date que du dix-neu- 
vième siècle : un poète de la seconde moitié de ce siècle, 
M. de Gramont, en est le créateur et le législateur. Il 
l'a composée en s'inspirant des sextines de Pétrarque ; 
mais il a pris soin de modifier le type italien selon le 
génie propre de notre versification. La sextine française 
est rimée, nécessairement ; ce qui la complique de dif- 
ficultés que la sextine étrangère ne connaissait pas. On 
en jugera par l'exposé des conditions qui lui sont faites 
et des prescriptions qu'on lui impose. 

La sextine française est écrite en vers alexandrins ; 
elle peut commencer par un vers masculin ou par un 
vers féminin. Gomme les modèles italiens et espagnols, 
elle comprend six strophes, çle six vers chacune, et 
une demi-strophe finale de trois vers. Ge qui la met 
hors de pair entre tous les petits poèmes à forme fixe, 
c'est que le poète, qui a pu librement choisir les mots 
placés à la rime des six vers de sa première strophe, est 
obligé de terminer par ces mêmes six mots tous les vers 
des cinq strophes suivantes et ceux de la demi-strophe. 
Il a le droit, il est vrai, de changer l'ordre et la placé de 
ces mots, mais ce changement est soumis à des règles 
précises. Ainsi chaque strophe prend dans la strophe 
qui la précède le mot final du sixième et dernier vers, 

12. 



274 TR0IS1ÈMB PÀRTIK. 

puis le moi final du premier vers, puis celui du cin- 
quième, puis celui du second, puis celui du quatrième, 
enfin celui du troisième vers. En résumé, on choisit 
chaque mot final de la strophe alternativement dans la 
seconde moitié de la strophe précédente en commen- 
çant par le dernier vers, et dans la première moitié en 
commençant par le premier vers, jusqu*à complet épui- 
sement des six mots * . 

FRAGMENT DE 8EXTINE 



». 



AUTOUR D UN ETANG 



L'étang qui s'éclaircit au milieu des feuillages, 

La mare avec ses joncs rubanaat au soleil 

Ses flottilles de fleurs, ses insectes volages 

Me charment. Longuement au creux de leurs rivages 

J*erre, et les yeux remplis d*uo mirage vermeil, 

J*écoute Teau qui rêve en son tiède sommeil. 

Moi-même j*ai mon rêve et mon demi-sommeil. 
De féeriques sentiers s'ouvrent sous les feuillages; 
Les uns, en se hâtant vers le coteau vermeil, 
Ondulent, transpercés d'un rayon de soleil ; 
Les autres, indécis, contournant les rivages. 
Foisonnent d'ombres bleues et de lueurs volages. 

Tous se peuplent pour moi de figures volages 
Qu'à mon chevet parfois évoque le sommeil, 
Mais qui bien mieux encor sur ces vagues rivages 
Reviennent, souriant aux mailles des feuillages : 
Fantômes lumineux, songes du plein soleil, 
Visions qui font l'air comme au malin vermeil. . • 

DE Gramont. 

La pièce se déroule jusqu'à la fin des six strophes et 
de la demi-strophe, pendant trente-neuf vers, en va- 
riant la place des six rimes feuillages, soleil^ volages, 
rivages, vermeil, sommeil, selon la combinaison expli- 
quée plus haut. C'est là un très savant et très laborieux 
appareil de versification. Que peut y gagner la poésie? 
« La sextine, nous répond Fauteur, dans son livre sur la 
prosodie des vers français, sera, en général, Texpres- 
sion d'une rêverie où les mêmes objets, se représente- 

1. Banville, p. 830, Î37. — De Gramont, p. 318-315, 817. 



LES FORMES DIVERSE» DU VERS FRANÇAIS. 275 

ront successivement à l'esprit avec des nuances diverses, 
jouant et se transformant par d'ingénieuses gradations. » 
Singulière idée d'enlacer dans un réseau de mailles aussi 
serrées quelque chose d'aussi vaporeux qu'un rêve, et 
de revêtir d'une forme artistement travaillée des om- 
bres fuyantes. Banville conclut en ces termes son étude 
sur la sextine : « Entre les mains de M, de Gramont, 
la sextine est admirable. On lit ses sextincs sans pouvoir 
soupçonner, si l'on n'est pas versificateur, que le poète 
ait dû combattre des difficultés, tant le tour en est aisé, 
gracieux, tant la phrase y est bien attachée, correcte et 
maîtresse d'elle-même... Quoique tout soit possible, 
même l'impossible, je n'oserais conseiller à personne 
d'aborder, après M. de Gramont, ce poème redoutable... 
Tout ce qu'on pourrait dire contre la sextine est réduit 
à néant par les sextines de M. de Gramont, si bien que 
mon conseil, en somme, doit se borner à ceci : n'en faites 
pas... ou faites-les comme lui * . » On ne peut mieux con- 
damner l'invention, tout en louant beaucoup l'inven- 
teur. Nous souscrivons très volontiers à cette con- 
clusion. 

Le pantoum 

Que signifie ce mot, et d'où vient-il? Il nous est venu 
de l'Inde transgangétique. Le pantoum est un chant 
des pays d'extrême Orient, l'une des formes antiques 
de la poésie malaise, ainsi nommée de la ville et de la 
presqu île de Malacca d'où est sortie le race des Malais, 
qui couvre aujourd'hui une partie des îles de l'Océanie. 
Sa première révélation en France date de 1829. En 
publiant les Orientales, V. Hugo cita, sous forme de 
notes, plusieurs fragments des poésies originales que 
l'orientaliste Ernest Fouinet avait traduites pour lui et 
dont il s'était inspiré. Il s'y trouvait et l'on y peut lire 
encore aujourd'hui une pièce sous ce titre : Pantoum 
malais. Vingt ans plus tard, ce fragment suggérait à 
un érudit, M. Asselineau, qui à ses heures était un poète, 
l'idée de naturaliser le pantoum dans notre poésie. Il 
eut quelques imitateurs, dont le plus connu est Théo- 

1. Pages 237-239. 



276 TROISIÈME PARTIE. 

dore de Banville. Ces premiers essais ont précisé et fixé 
la forme du pantoum français. 

La règle absolue du pantoum exige que, du commen- 
cement à la fin, deux sens différents, deux suites et con- 
tinuités d'idées très distinctes s'y développent parallèle- 
ment. Le nombre, des strophes est indéterminé. Elles 
sont de quatre vers, en rimes croisées. Deux vers ex- 
priment un sens; deux autres vers, un autre sens. 
Chacun des deux sens se poursuit dans chacune des 
deux moitiés de toutes les strophes, et toujours dans la 
même moitié. 

Autre particularité de cette combinaison. Le second 
vers de cnaque strophe devient le premier vers de la 
strophe suivante, et le quatrième vers devient le troi- 
sième de cette même strophe. A partir de la seconde 
strophe, le poète n'a que deux vers à composer pour 
chaque strophe, puisqu'un emprunt régulier lui en 
fournit deux. Les aeux vers empruntés appartiennent à 
chacun des deux sens continus et parallèles qui dans le 
cours entier du poème se déroulent sans se confondre, 
comme les eaux de deux sources qui couleraient, dis- 
tinctes et non mêlées, dans le lit d'un même fleuve. 
Dernier point à noter : le premier vers de la première 
strophe reparaît comme dernier vers de la dernière 
strophe pour clore le développement, 

PANTOUM FRANÇAIS 

LA MONTAGNE 

Sur les bords de ce flot céleste 
Mille oiseaux chantent, querelleurs. 
MoD enfant, seul bien qui me reste, 
Dors sous ces branches d*arbre en fleurs. 

Mille oiseaux chantent, querelleurs, 
Sur la rivière un cygne glisse. 
Dors sous ces branches d*arbre en fleurs, 
toi, ma joie et mon délice! 

Sur la rivière un cygne glisse 
Dans les feux du soleil couchant. 
O toi, ma joie et mon délice. 
Endors-toi, bercé par mon chant. 



LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 277 

Dans les feux du soleil couchant 
Le vieux mont est brillant de neige. 
Endors-toi, bercé par mon chant, 
Qu'un Dieu bienveillant te protège ! 

Le vieux mont est brillant de neige, 
A ses pieds l'ébénier fleurit^ 
Qu'un Dieu bienveillant te protège ! 
Ta petite bouche sourit. , . 

(Théodore de Banville.) 

La pièce est de dix strophes. Ce que nous en donnons 
suffit à faire comprendre l'application des règles et la 
composition du poème. Gomme on l'a pu remarquer, 
en lisant ce qui précède, les deux sens parallèles qui, 
dans le pantoum, forment le double motif du dévelop- 
pement poétique et rythmique, ont beau être différents 
et garder jusqu'à la fin leur dissemblance, il est visible 
qu'il existe entre eux certaines affinités secrètes, des 
rapports insensibles et délicats de sentiment et d'har- 
monie. Presque toujours l'un de ces deux sens a un 
caractère extérieur et pittoresque ; il est emprunté aux 
choses du dehors, et c'est celui qui est au premier rang : 
le second motif est d'ordre intime et personnel, il vient 
de l'âme, et il est en quelque sorte suggéré, provoqué 
parle premier*. 

1. Banville, p. 248. - De Gramont, p. 310-312. 



QUATRIÈME PARTIE 

DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS 
FRANÇAIS. — ESSAIS TENTÉS POUR EN 
CHANGER LES LOIS ET LE CARACTÈRE. 



CHAPITRE PREMIER 

Les qualités mélodiques du vers IVançais. 
La question de l'assonanee et de l'allitéraiion. 

En quoi consistent les qualités mélodiques du vers français, et 
par quels effets elles se manifestent. — La variété est un des 
mérites de l'harmonie de notre vers : indication des princi- 
pales causes qui la produisent. — Par quels avantages par- 
ticuliers la versification française compense certaines supé- 
riorités de la versification anti<}ue. — Nouvelles richesses 
mélodiques créées par le romantisme. — Moyens exception- 
nels d'harmonie : Vassonance et Tallitération. — Exagéra- 




de versification. 



Le vers français a-t-il des qualités musicales? Malgré 
le peu de sonorité et d'éclat qu'on a si souvent reproché 
à notre langue, existe- t-il une mélodie particulière à la 
versification française? On n'en saurait douter, car 
notpe vers, aussi bien que les vers antiques, plus re- 
tentissants, se meut et se développe suivant une loi 
rythmique, et le rythme est non seulement une mé- 
lodie, mais le principe et la condition première de toute 
mélodie, dans les vers comme dans la musique. « Le 
vers français, dit M. Becq de Fouquières, doit être con- 
sidéré comme une véritable phrase musicale, qui se 
divise en un certain nombre de mesures, et qui, suivant 
des rapports facilement appréciables à Toreille, répartit 
un nombre déterminé de syllabes dans ces fractions 

278 



I 



DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 279 

égales du temps total*. » M. Sully Prudhomine n'est 
pas moins affirmatif : « La versification est la forme lit- 
téraire la plus musicale que puisse affecter le langage... 
Elle confère à l'expression certaines qualités phoniques 
empruntées à la musique, et possède par là de sûrs 
moyens de créer pour Toreille clés attentes satisfaites et 
des surprises délectables*. » Ceux-là mêmes qui sont le 
moins touchés de la mélodie du vers, et le plus résolu- 
ment opposés à toute comparaison entre la musique et 
la poésie, reconnaissent que ces deux arts, d'ailleurs, 
fort dissemblables, ont un point de rencontre qui est le 
rythme. « Le vers, dit M. Gombarieu, dans sa thèse sur 
les Rapports de la musique et de la poésie^ est un 
commencement de rythme musical élémentaire; le 
rythme poétique est une transition entre la prose et le 
rythme musical*. » Cette définition du rythme poétique 
en réduit un peu la puissance mélodique; mais, du 
moins, elle la constate. 

Nous n'avons pas à rappeler ici la combinaison géné- 
rale des éléments constitutifs du vers français, ni les 
secrets accords d'où naît la cadence, qui est la musique 
intérieure et naturelle du rythme. Il faut pénétrer plus 
avant dans la composition savante de cet organisme, à 
la fois résistant et flexible ; il faut dire surtout à quelles 
causes nous devons ces mérites particuliers de notre 
poésie, la variété des nuances et des demi-teintes, 
l'éclat voilé de douceur, la précision et la solidité en- 
veloppées de souplesse, toutes ces qualités qui com- 
pensent ou du moins atténuent certains désavantages 
qu'on a trop souvent exagérés. 



§ler 

Du mérite de la variété dans la mélodie du 

▼ers français. 

Ce qui contribue surtout à diversifier les effets du 
rythme, c'est que le poète, par l'initiative de sa pen- 

1. Page VI. 

2. Réflexions sur l'art des vers^ pages 37, 39. 

3. Pages 145, 146. 



280 CUATRIÈME PARTIE. 

sée, peut introduire de nombreuses modifications par- 
tielles dans le jeu régulier des éléments rythmiques et 
dans l'application des lois fondamentales de Tharmonie 
du vers. Ces modifications elles-mêmes varient sans 
cesse et se renouvellent d'un vers à Tautre, comme la 
pensée directrice et la libre inspiration : d'où il suit que 
chaque vers, tout en observant les règles générales, 
tout en se conformant au commun modèle, peut avoir, 
dans le rythme et la mélodie, sa nuance distinctive, 
son charme propre. Voici par quelles raisons cette mo- 
bilité partielle au rythme devient possible, sans porter 
atteinte à l'invariabilité des éléments constitutifs, et 
comment la nature même du vers se prête à ces chan- 
gements et les favorise. 

On sait que les accents toniques, ces régulateurs du 
rythme, distribués dans le vers, n'ont pas tous la même 
intensité, ni le même timbre, et que la place qu'ils 
occupent, aussi changeante que leur tonalité, n'est fixe 
que sur deux points, à la césure et à la rime. Or ce 
n'est pas le hasard qui dispose du rang qui peut leur 
être assigné, pas plus qu'il ne décide du degré de force 
ou de faiblesse qui peut caractériser tel ou tel accent : 
une autre puissance intervient; nous entendons parla 
non seulement la qualité plus ou moins intense et so- 
nore de la syllabe accentuée, mais, en outre et princi- 
palement, la qualité énergique ou délicate de la pensée 
qu4 a choisi l'expression. L'accent tonique est sous 
1 empire souverain de la pensée ; il reçoit d'elle sa place 
et son intensité ; c'est elle qui, au gré de son inspiration 
et selon l'exigence de l'effet qu'elle veut produire, le 
rend fort ou faible, quel que soit le mot qui en est 
marqué, tantôt fort et tantôt faible sur les mêmes syl- 
labes : elle fait plus, elle convertit, quand le sens l'or- 
donne, les syllabes atones en syllabes toniques ou demi- 
toniques; elle peut donner aux monosyllabes les moins 
accentuées par nature le plus fort des accents, l'accent 
rythmique. On peut dire, par conséquent, que la pen- 
sée, toute-puissante, crée non seulement le style, mais, 
dans une large mesure, l'harmonie de l'expression 
poétique et la mélodie du vers*. Or, qu'y a-t-il de plus. 

1. Guyau, p. 246, 255. 



DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 281 

libre, de plus fécond, et de plus varié que les manifes- 
talions de la pensée et les conceptions d'un génie 
inspiré? 

Le temps normal du vers se partage en fractions 
égales qu'on appelle « mesures rythmiques » ; chacune 
de ces mesures se compose d'une ou de plusieurs syl- 
labes atones, suivies et dominées par une syllabe to- 
nique : il y a là une autre cause de la variété de notre 
harmonie poétique, et nous y retrouvons aussi l'action 
supérieure de la pensée du poète. Ni le nombre des 
mesures n'est invariable dans les vers de même lon- 
gueur et de même facture; ni le nombre des syllabes 
n'est pareil dans toutes les mesures : l'égalité même 
des mesures n'existe qu'en principe et théoriquement; 
en fait, il y a des mesures dont le temps, ou plus rapide, 
ou plus long, se compense par la longueur ou par la 
brièveté des autres mesures du vers. L'alexandrin clas- 
sique contient, le plus souvent, quatre mesures, deux 
dans chaque hémistiche, mais il peut se borner à trois 
mesures, ou même à deux par exception.. D'où vient 
cette différence? De la différence des pensées exprimées 
et des impressions que le poète a voulu produire en les 
exprimant. Donnons quelques exemples : 

Alexandrins classiques a quatre mesures 

Vos yeuj. seuls — et les miens — sont ouverts — dans l'Au- 

[lide. 
Toujours — à ma douleur — il iiut — quelque inievvalle. 
Dieux l — quels ruisseaux de sang — coulent — autour 

[de moi! 
Quoi! — je négligera/5 — le soi?i — de ma \eugeance! 
Rebelle — à tous nos soins, — sourde à tous nosdiscoun *... 

Toutes ces mesures, marquées par l'accent tonique, 
ne sont pas également sensibles à l'oreille, parce que 
les syllabes toniques ne sont pas d'une égale sonorité et 
ne reçoivent pas de la pensée et de l'expression le même 
relief. D'une mesure à l'autre, le nombre des syllabes 
varie. Une mesure peut contenir deux, ou trois, ou 

1. Exemples ciléa par Bocq de Fouquières, ch. v, p. 88-94. — Les carac- 
tères italiques désignent les syllabes accentuées. 



282 QUATRIÈME PARTIE. 

quatre, ou même, plus rarement, cinq syllabes; ce 
nombre peut aller à six, excepté dans les vers à quatre 
mesures. Un cas particulier est à noter parmi les 
exemples qu'on vient de lire : quelques mesures se 
composent uniquement de la syllabe tonique, non pré- 
cédée de syllabes atones. Ce cas se présente surtout 
au commencement du vers, ou dans la mesure qui vient 
après la césure de Thémistiche : en voici Texpiication. 
Le léger repos déterminé par la finale du vers précédent 
compte dans Tharmonie de l'ensemble du développe- 
ment poétique ; il tient la place des atones de la mesure 
qui suit ; il en est l'équivalent ; la première syllabe du 
vers suivant, si elle est tonique, peut ainsi, à elle seule, 
former une mesure. Si le fait a lieu au début du se- 
cond hémistiche, la raison est la même : le repos de la 
césure compte dans le mouvement rythmique, à peu 
près comme un demi-soupir en musique; il permet de 
supprimer les atones de la mesure qui le suit. 

Alexandrins classiques a trois mesures ou a deux 

MESURES 

Quel sera — ce bienfaU — que je ne comprends pas ? 
Commencez donc, — Seigneur, — à ne m'en parler plus. 
Ne vous souvient-il plus, — Seigneur, — quel fut Hector? 
Je ne me souviens plus, ma force m*aban^nne. 
Ne m*avez-vou3 pas dit — que vous le hdASsiez ? 
Si je la haïs^aw, — je ne la fuirais pas *. 

Ces vers appellent quelques réflexions. 

Il y en a où la mesure comprend tout un hémistiche : 
la suppression d'une mesure a doublé l'une de celles 
qui subsistent. Le vers y gagne en rapidité, et par là 
se conforme à la vivacité même dé la pensée qui l'a 
inspiré et qu'il traduit. Dans cette profusion de syl- 
labes atones, le rythme a-t-il perdu de son équilibre et 
de sa fermeté? Il est soutenu, non seulement par la 
force du sens et de l'expression, mais aussi par des 
demi-accents qui relèvent certaines syllabes atones 
sur lesquelles porte et insiste plus particulièrement 

1. Becq de Fouquières, p. 99, 97. 



DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 283 

Ténergie de la pensée ; et ces demi-accents ne laissent 
pas tomber trop bas la tonalité générale du vers. Ci- 
tons, par exemple, les demi-accents marqués sur les 
finales ou les monosyllabes m'en, soutiens, le, la. dans 
le second, le quatrième, le cinquième et le sixième vers ^ 
Un autre moyen s'offre au poète de renforcer le 
rythme, lorsque, dans le prolongement exceptionnel de 
la mesure, un accent tonique n'est pas possible à la 
place nécessaire. C'est l'emploi d'une syllabe longue 
par nature, dont la quantité n'est pas douteuse. L'effet 
que produit une syllabe longue, à défaut d'accent 
tonique, est sensible dans ces vers, qui sont à trois 
mesures : 

Me re/userez-vous — un regard — moins sévère? [pable. 
Je n*en mourra» pas moins, — j*en mourrai — plus cou- 
Belle reine, — et pourquoi — vous of/ènseriez-vous?. 

Cette analyse de l'organisme rythmique du vers fran- 
çais a montré comment il est possible au poète de faire 
entrer, dans la partie mobile et flexible du rythme, le 
mouvement et la vie et de donner à l'harmonie la plus 
régulière la liberté, la souplesse et la variété. 

A l'abondance des ressources dont le vers classique 
dispose, à ces richesses acquises, héréditaires, est venu 
s'ajouter l'apport magnifique des innovations du roman- 
tisme, et l'on ne serait plus admis aujourd'hui à parler 
de la monotonie et de 1 uniformité du vers français. 



§ n 

lies moyens factices d'harmonie. — La question 
de Tassonance et de l'allitération. 

En présence de ces résultats^ il semblerait que la cri- 
tique contemporaine, qui les a constatés et mis en évi- 
dence, dût s'y tenir, en conseillant au poète de redou- 
bler de confiance dans la valeur d'un instrument mieux 
apprécié. Nous regrettons que l'un de nos modernes 
théoriciens, celui dont nous avons loué et souvent cité 

1. Becq de Fouqaières, ch. v et viii, p. 77-103; 149-181. 



284 QUATRIÈME PARTIE. 

la remarquable étude, mêlant un peu de chimère et 
d'esprit aventureux à Foriginalité de ses aperçus, ait 
tenté d'exagérer les qualités musicales du vers français 
par des procédés artificiels d'un mérite plus que douteux. 
Selon M. Becq de Fouquières, il ne suffit pas au poète 
d'exprimer avec éloquence de hautes pensées et des sen- 
timents vrais; un autre soin, non pas accidentel et pas- 
sager, mais d'obligation permanente, s'ajoute, pour lui, 
au travail ardent de la composition poétique : il faut 
qu'il imite et représente, par le son des mots qu'il 
choisit, la forme et la figure des choses, le caractère 
des idées et des sentiments. C'est là son principal de- 
voir, la marque éminente de la puissance de son talent. 
L'auteur établit en termes significatifs le principe fon- 
damental de sa théorie : « De même que les idées s'ac- 
cordent entre elles, de même les sons doivent s'accorder 
entre eux et avec les idées. 

» Le poète cherche donc constamment le rapport du 
son avec la pensée; il poursuit de tous ses efforts la 
correspondance des sons et des sentiments. Un vers 
est une combinaison sonore, représentative d'une 
combinaison idéale. Il y a nécessité d'ordonner le lan- 
gage de la poésie jusque dans le choix des lettres, et 
il n'est point de partie plus délicate dans le travail 
poétique. » Quant aux moyens qui peuvent aider le 

Ï)oète à passer de la théorie à la pratique, deux mots 
es résument ; l'allitération et l'assonance. Définissons 
ces deux mots, qui ont pris récemment une singulière 
importance^ car ils ne sont pas moins que le pro- 
gramme de la révolution radicale qui s élabore en 
poésie, dans les cénacles de la jeune école des « déca- 
dents ». Sans être de cette école, M. Becq de. Fou- 
quières formule un axiome que le groupe .ne désa- 
vouera certainement pas : « La poésie tout entière est 
fondée, dit-il, sur l'allitération et sur Tassonance*. » 

Le mot « assonance » est ici employé dans un sens 
tout autre que celui qu'on lui donne lorsqu'il désigne 
les rimes imparfaites des plus anciennes poésies du 
moyen âge. Dans la langue de nds théoriciens, l'asso- 
nance est la parité du son qui existé entre certaines 

1. Ch. XII, p. 218, 219, 221, 238,242. 



Dfi L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 285 

syllabes d'un même vers formées par la même voyelle. 
Cette ressemblance de sonorité sera d'autant plus frap- 
pante, si elle se produit dans les syllabes fortes des 
mesures rythmiques. Ce vers de Racine contient une 
assonance : 

Je le vis, je roagiSy je pklis à sa vue. 

(Phèdre, a. I, se. m.) 

L'allitération consiste à redoubler des consonnes 
dont les sons pareils semblent se choquer en les pro- 
nonçant : 

Dans le doute mortel dont je suis agi^é. 

(Id., ibid., a. I, se. i.) 

Le redoublement des dentales rf et ^ produit. ici une 
allitération. 

Etudiant à ce point de vue les poètes classiques, et 
surtout Racine, M. Becq de . Fouquières y découvre, 
d'un œil complaisant, presque à chaque vers, soit une 
assonance, soit une allitération, souvent l'une et l'autre 
entremêlées : un commentaire fort curieux appuie 
chaque citation et fait ressortir l'accord du son avec 
l'idée. La théorie s'y donne carrière, et l'on peut dire 
qu'elle est jugée par elle-même. Rien de plus simple, 
sans doute, que ces trois vers où Hippolyte dit qu'il 
veut quitter Athènes parce qu'il n'y a pas rencontré 
Thésée : 

Depuis plus de six mois éloigné de mon père, 
J'ignore le deslin d'une tête si chère; 
J'ignore jusqu'aux lieux qui le peuvent cacher. 

{Phèdre, a. I, se. i.) 

Eh ! bien, selon le commentateur, ils ne contiennent 
pas moins de trois allitérations qui ont pour but de 
marquer plus fortement l'intention du personnage : 
celle du premier vers est double ; elle porte à la fois 
« sur la cfentale faible d et sur la labiale forte p; les 
deux suivantes portent sur les dentales d et t ci sur les 
gutturales fortes a et c. Hippolyte, voulant appuyer 
sur les raisons qui le déterminent, emploie la répétition 
en commençant chacun des deux derniers vers, et il 



286 QUATRIÈME PARTIE. 

frappe nettement les mots qui expriment 9a pensée 
par une double allitération dans le premier vers, par 
des dentales dans Tavant-dernier, et dans le dernier 
par la gutturale forte * . » 

Un peu plus loin, Phèdre, importunée des instances 
d'CEnone, Tarrête par cette réplique : 

Quel fruit espères^tu de tant de violence? 

(A. I, se. III.) 

« Ce vers, allitéré principalement sur la dentale forte, 
en se faisant jour entre deux aspirées, fr et v\ exprime 
d'une façon saisissante, dit le commentateur, Tétat 
d'agitation de Phèdre. Mais effrayée de Thorrible et cri- 
minelle image qu'elle ne peut chasser de sa pensée, elle 
ajoute, en reliant ce vers au précédent par le rappel de 
la double articulation initiale : 

Tu frémiras d'horreur si jo romps le silence, 

vers qui contient une quintuple allitération de l'r qu'on 
entend gronder comme des coups de tonnerre répétés, 
qu'entrecoupent les sifflements d'une furie. C'est ainsi, 
par le choix et l'emploi judicieux des consonnes allité- 
rées, gutturales^ dentales, labiales, liquides ou nasales, 
fortes ou faibles, que le poète parvient à exprimer 
jusqu^aux plus fugitives nuances du sentiment qui 
l'inspire. » 

Lorsque Œnone entre en scène, elle prononce quatre 
vers où s'entre-croisent les assonances et les allitéra- 
tions : l'harmonie résulte donc du double orchestre des 
voyelles et des consonnes. L'assonance principale est 
produite par la répétition de la voyelle a, cinq fois em- 
ployée comme voyelle tonique. « Le premier mot, 
hélas! laisse entendre un a qui va devenir la note domi- 
nante de ce morceau pathétique : en effet, ces quatre 
vers aboutissent à quatre rimes assenant sur un a. Et 
tandis que le second vers par sa triple assonance sur 
un è grave, nous pénètre de l'état funeste de la reine, le 
quatrième vers, retentissant du désespoir d'CEnone, 

1. Beoq de Foaqoières p. 229, 235, 236. 



DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 287 

lance une triple assonance sur Ta, écho trois fois ré- 
pété du sanglot éclatant de la rime. » 

Hélas! Seigneur, quel trouble au mien peut être égal, 
La reine touche presque à son terme fatal. 
En vain à Tobserver jour et nuit je m^attacke ; 
Elle meurt dans mes bras d'un mal qu'elle me cache, 

(A. I, se. II.) 

Cet a, qui fait ici retentir les éclats de la douleur, 
sert ailleurs à représenter Téclat de la joie. « Dans la 

f)ièce du Satyre, de Victor Hugo, lorsque Hercule pousse 
'^gipan * au milieu de l'assemblée des dieux, ceux-ci 
sont pris d'un fou rire, et le poète, pour peindre cette 
explosion d'hilarité, multiplie la même voyelle reten- 
tissante » : 

La meute de Diane aboya sur VCEta ; 
Le tonnerre n'y put tenir, il éclata*. 



La voyelle i, « vibrante et perçante, sert à traduire 
l'exaltation de la colère et de la vengeance ; elle résonne, 
comme un cri de fureur, dans les transports d'Her- 
mionc » : 

Qu'il périsse! aussi bien il ne vit plus pour nous. 
Le perfide triomphe et se rit de ma rage. 

(Andromaque, a. V, se. i.) 

« L'i éclate encore en assonances indignées dans les 
discours de Clytemnestre et d'Agrippine » : 

Si du crime d Hélène on punit sa famille, 

Faites chercher à Sparte Hermione sa fille : 

Laissez à Ménélas racheter d'un tel prix 

Sa coupable moitié dont il est trop épris. 

Mais vous, quelles fureurs vous rendent sa victime? 

Pourquoi vous imposer la peine de son crime ' ? 

(Iphigénie, a. IV, se. iv.) 

« C'est par milliers, dit M. Becq de Fouquières, que 
de tels exemples se présentent dans Racine. » Nous le 

1. V^gipaAj c'est-à-dire le Satyre aux pieds de boac : mot formé du 
greo aîc, KiYÔç, chèvre, bouc, et de Pan, nom qui désignait une foule de pe- 
tits dieux rustiques. 

2. Becq de Fouquières, p. £61, 86S, S64. 

3. Id., p. 26i, 2te. 



288 QUATRIÈME PARTIE. 

croyons sans peine : il suffît qu'une consonne ou une 
voyelle paraisse deux ou trois fois dans le même vers, 
pour qu'il y découvre une intention. Son esprit est hanté 
et comme halluciné par une vision perpétuelle d'allité- 
rations et d'assonances. Les puristes de l'ancienne poé- 
tique voyaient tout simplement dans ces rencontres des 
mêmes lettres, lorsqu'elles devenaient trop fréquentes, 
une négligence d'expression, une offense à l'harmonie : 
les partisans du nouveau goût estiment, au contraire, 
que ce sont les règles prohibitives, édictées par les 
traités classiques, qui offensent l'harmonie et détrui- 
sent le style ; loin de blâmer le cliquetis des consonnes 
rudes, « le concours odieux des mauvais sons », et 
l'écho répété des syllabes assonantes, ils ordonnent de 
les rechercher*. 

Iraient-ils donc jusqu'à s'imaginer que Racine a 
préparé et médité les combinaisons de lettres et de 
syllabes qu'ils admirent dans ses vers? Peut-être le 
croient-ils en partie du moins, sans oser l'affirmer. 
Cette science profonde de l'harmonie des vers, ou plu- 
tôt cette prescience étonnante, cette intuition à longue 
f)ortée de la théorie moderne de l'assonance et de 
'allitération, serait alors, dans Racine, l'un de ces 
merveilleux secrets qu'un instinct supérieur et précur- 
seur révèle au génie des grands poètes*. Ce secret, 
devenu public, a pris aujourd'hui la forme et le déve- 
loppement d'un système, l'impérieuse précision d'une 
loi. Désormais le poète doit se pénétrer de l'obligation 
que cette loi fondamentale d'une poétique nouvelle lui 
impose r il doit tenir pour établi et démontré que la 
force ou la beauté de l'expression est dans la correspon- 
dance aussi parfaite que possible de la qualité musicale 
des lettres avec l'idée et le sentiment. C'est le son qui 
est la vraie traduction de la pensée. L'art du style con- 
siste à choisir et à grouper les sonorités et les conso- 
nances en vue d'obtenir ce résultat. 

Mais comment peut-il échapper à un critique si 
judicieux qu'un poète qui se soumettrait à mesurer, 
dans chaque vers, la hauteur des sons, à discuter la qua- 



1. Becq de Fouquières, p. 221, 26i, 265. 

2. /rf., ibid. 




DE L'HARMONIE PAUTICULURE AU VERS FRANÇAIS. 289 

lité musicale des lettres, et cela, au moment où la verve 
du travail intérieur exalte les plus puissantes facultés 
du talent poétique, cesserait aussitôt d'être un poète, et 
ne serait plus qu'un compositeur, un instrumentiste? 
Se figure-t-on un génie inspiré, une âme saisie d'émotion 
et d'enthousiasme, débordant de passion et d'éloquence, 
qui se consumerait, dans ce labeur philologique, à peser 
la valeur propre ou combinée des dentales, des guttu- 
rales et des siiflantes, à concerter, aux endroits sublimes 
-ou pathétiques, des échos de voyelles et des rappels de 
sonorités? 

Ce qui peut étonner aussi, c'est la confiance si libéra- 
lement accordée par les théoriciens aux exemples qu'ils 
citent et dont ils s'autorisent. On n'a pas eu de peine à 
leur répondre par des citations pareilles, empruntées à 
d'autres vers au même poète, en leur prouvant que ces 
mêmes résonances de voyelles et de consonnes, ou ne 
présentaient aucune signification acceptable et possible, 
ou produisaient un effet tout contraire à celui qu'ils 
prétendent y découvrir * . 

Dans le principe qui établit la nécessité d'un accord 
permanent entre le son et le sens de l'expression, il y 
a, cependant, une vérité partielle, de tout temps recon- 
nue, qu'il faut dégager des récentes exagérations. Lors- 
qu'un poète veut exprimer un sentiment, né d'une émo- 
tion, il lui arrive de trouver, par la puissance de 
l'élaboration intérieure, des mots et des formes dont la 
•tonalité est en harmonie avec la force ou la délicatesse 
du sentiment : les termes dont il se sert sont empreints, 
en quelque sorte, du caractère même de l'inspiration 
qui les a suggérés. Racine fait paraître à nos yeux 
Phèdre et ses tragiques douleurs : 

N'allons point plus avant, demeurons, chère CEnone. 
Je ne me soûlions plus; ma force m'abandonne : 
Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi, 
Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi, 
Hélas ! 

(A. I, se. m.) 

Ces vers, dont le rythme lent, entrecoupé, et les so- 
norités à demi éteintes et comme voilées, expriment si 

1. VoirCombarieu, p. 201, 202. 

AUBERTIN. — VERSIFÏC. FRANC. i3 



290 QUATRIÈMEÎ PARTIE. 

bien les souffrances et Taccablement du personnage, ce 
n'est point un procédé d'assonance ou d'allitération qui 
les a réunis et combinés ; ce charme de langueur et de 
tristesse qui en fait la beauté, ils ne le .doivent pas à un 
choix étudié de consonnes et de voyelles : c'est le senti- 
ment seul, interprété avec génie, qui a créé son expres- 
sion naturelle et sa forme mélodieuse; c'est lui, qui a 
communiqué aux mots les plus simples leur douceur 
touchante et leur grâce attendrie. S'il se retirait, si la 
situation changeait, si ces mots, réduits à leur sens vul- 
gaire, s'appliquaient à un état tout différent, ils per- 
draient leur prix en perdant l'âme qui les soutient et les 
relève ; la magie poétique ^'évanouirait à l'instant. Ce 
ne sont pas les mots qui créent la poésie de la pensée ; 
c'est la pensée qui crée la poésie des mots. 

Deux autres vers de la même scène produisent un 
effet qui s'explique par les mêmes raisons. 

Ariane, ma sœur, de quel amour blessée, 
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée! 

Comme dans la citation précédente, les mots sont ici 
d'une grande simplicité ; mais le souvenir attristé qu'ils 
rappellent, la plainte qui s'y fait jour et y résonne dou- 
cement, à demi consolée par un malheur plus ancien, 
ce regard éploré qui se repose et se prolonge sur le 
passé lointain d'une race infortunée, voilà l'enchante- 
ment qui donne à chaque mot, à chaque syllabe sa puis- 
sance particulière, sa signification pénétrante. Aime- 
rait-on mieux dire avec les partisans de la nouvelle 
poétique : « Le son plein de l'o, dans le mot bords du se- 
cond vers, est frappé par la dentale b et prolongé par 
l'r. Cette dentale est le centre de quatre allitérations 
formées par le t\ l'r, le t et l's*. » 

§ in 

De l'harmonie imitative. 

Quelquefois aussi, mais très rarement, lorsqu'au lieu 
d'exprimer des sentiments on veut donner l'impression 

i. Becq de Fouquières, p. 2i3. 



DE L'flARMONIK PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 29i 

d'un fait ou d*un objet, le son des mots peut reproduire 
le mouvement ou la forme de la chose ou de Faction 
représentée. Faisons d'abord connaître à quelles condi- 
tions ces effets sont possibles et légitimes, et pourquoi 
ils ne se rencontrent chez les poètes que par exception. 
Le vocabulaire de toutes les langues contient un cer- 
tain nombre de mots, créés par une sensation physique, 
qui sont comme le cri spontané de l'instinct populaire, 



graver _^^ ^_ 

ratifs, on les appelle en grammaire des onomatopées^ 
Un vers deBoileau, très pittoresque, nous fait voir une 
onomatopée dans une métaphore : 

Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent. 

{Epître VIL 12».) 

Employées en poésie, quand elles peuvent Têtre, et si 
leur trivialité ne les en exclut pas, les onomatopées y 
produisent des effets particuliers que les traités dési- 
gnent par le terme collectif d'harmonie imitative. 

Le trait distinctif de l'harmonie imitative est de re- 
présenter des objets matériels et d'éveiller des impres- 
sions toutes physiques. Aussi n'a-t-elle qu'une page ou 
un court chapitre dans l'histoire générale de l'assonance 
et de l'allitération; elle occupe une place très limitée 
dans leur domaine illimité. Les langues anciennes, beau- 
coup plus rapprochées que la nôtre des origines du 
langage humain, plus largement ouvertes, dans leur 
partie littéraire et poétique, aux expressions popu- 
laires, possédaient un fort grand nombre de ces mots 
expressifs où puisait l'imagination des poètes. Dion 
Ghrysostome admire avec quelle vérité d'imitation Ho- 

1. Mot formé du grec ôvéjiaTa, noms; icottTv. faire, figurer. — L'onomato- 
pée est un mot dont le son est imitatif de la chose qu'il signifie. 

2. Voici d'autres exemples d'onomatopées : tonner, grincer, crier, hurler, 
mugir, glapir, geindre, miauler, qui 9e trouve aussi dans Boileau : 

L'un i»tau/e en grondant comme un tigre en fai-ie. 

{Satire VI, 7.) 

Le petit mot imitatif glouglou est dans Molière. C'est Sganarelle qui parle ? 

Qu'ils sont doux, 
Bouteille jolie, 
Qu'ils sont doux 
Vos petits glonglonx. 

(Le médecin malgré lai, a. I, se. vi.) 



292 QUATRIÈME PARTIE. 

mère reproduit par le son des mots « la voix des fleurs 
et des forêts, celle du vent et de la mer, les cris des 
bêtes féroces, le chant des oiseaux, enfin tous les bruits 
delà nature* ». La langue française, née des débris 
d'une langue morte, est loin d'égaler cette primitive et 
facile richesse : les mots dont elle se compose, dérivés 
de sources très diverses, formés à de longs intervalles 
par des générations d'hommes très différentes, sont sur- 
tout des signes de convention ; ils nomment les choses, 
mais ne les représentent pas; ils éveillent en nous les 
idées que nous avons de ces choses. Plus rare et plus 
difficile dans notre poésie, Tharmonie imitative y est 
aussi d'un moindre effet. Serait-ce sa rareté même qui 
lui vaut les éloges que la plupact des traités lui prodi- 
guent? Cette estime, selon nous exagérée, manque par- 
fois de discernement : parmi les effets qu'elle admire, 
elle ne distingue pas assez ceux qui sont trouvés de ceux 
qui sont cherchés. Ces effets ne sont légitimes, et l'har- 
monie imitative n'est un mérite qu'à une seule condi- 
tion : c'est que le mot figuratif soit aussi le terme le 
plus naturel et le plus juste que la pensée, en travail 
d'expression, puisse choisir. Il faut qu'il soit le mot 
propre, s'imposant lui-même à ce titre et par cette 
qualité. Dans cet hémistiche de Racine, 

L*ossieu crie et se rompt. . . 

[Phèdre, a. V, se. vi.) 

le mot cne, emprunté au peuple, est imitatif ; il traduit 
le fait par le son. N'est-il pas, en même temps, le plus 
juste et le plus vrai, le mot de la chose qu'on veut dé- 
crire, et n'est-ce pas sa justesse qui fait son mérite? 
Dans cet autre vers tant de fois cité : 

Pour qui sont ces serpents qui sifQent sur vos tètes? 

(Andromaque, a. V, se. v.) 

croit-on que Racine, en pleine crise tragique et pathé- 
tique, se soit ingénié à choisir, à rassembler des con- 
sonnes sifflantes pour peindre le délire de colère et de 
douleur où se débat Oreste? Il voulait représenter la 
\;ision troublante qui obsède l'amant infortuné d'Her- 
mione, et qui agite sous ses regards éperdus la triple 

1. Combarieu, p. 181. — Dion Chrysostome vivait au temps de Néron et 
de ses successeurs immédiats. 



DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 203 

tête des « Filles d'enfer », où sifflent leurs légendaires 
serpents. De quels mots pouvait-il donc se servir, sinon 
du substantif serpent et du verbe si/jffer? Les vrais et 
naturels effets d harmonie imitative se justifient tous 
par la propriété de l'expression. 

Même avec ce mérite, Tharmonie imitative n'a qu'une 
importance très secondaire dans la composition d'une 
œuvre poétique; -elle ne contribue que bien faiblement 
à la valeur de cette œuvre et au succès de l'auteur. Les 
impressions dont elle effleure l'esprit sont fugitives. 
Toutes ces curiosités de facture et ces résonances 
singulières, un instant remarquées, s'évanouissent et 
disparaissent dans le mouvement général du rythme ; 
elles sont comme anéanties sous la puissance d'autres 
effets qui saisissent l'âme et captivent l'imagination. 

Il reste un moyen, tout à la fois plus facile et plus 
sûr, de produire cette sorte d'harmonie ; c'est celui 
qu'on peut emprunter aux mouvements du rythme. 
Nous savons que la souplesse du rythme se plie aux 
exigences, si capricieuses qu'elles soient, de la pensée, 
et qu'il donne du relief à ses moindres nuances : si 
la pensée s'anime et s'emporte, il est vif et rapide ; si 
elle se calme, il se ralentit. Pourquoi n'aiderait-il pas le 
poète non seulement à exprimer ses émotions avec un 
accent plus pénétrant, mais aussi à représenter par une 
imitation plus fidèle les formes sensibles de la réalité 
vivante? Boileau, voulant peindre la mollesse rustique 
des Mérovingiens fainéants, en a fait en deux vers, grâce 
au rythme, un portrait parlant : 

Quatre bœufs attelés, d'un pas tranquille et lent, 
Promenaient dans Paris le monarque indolent. 

(Le Lutrin, chant II, 103.) 

Dans l'Epître V, une combinaison de syllabes atones 
et de syllabes toniques lui a suffi pour reproduire, sans 
infériorité, la vive précision de ce vers d'Horace et 
l'image rapide qu'il fait passer, d'un trait, sous nos yeux: 

Post equitem sedet atra cura*. 

{Odes, II, I, 40.) 

Le chagrin monte en croupe, et galope avec lui. 

{EpUre F, 44.) 

1. Le noir sonci s'assied derrière le cavalier. 



294 QUATRIÈME PARTIE. 

L'emploi de cinq dactyles avait permis à Virgile d'imi- 
ter Tallure cadencée d'un cheval au galop : 

Quadrupedante putrem sonitu qualit ungula campum*. 

{Enéide, liv. VIII, 596.) 

Delille a essayé de traduire ce vers et cet effet d'har- 
monie imitative ; mais le secret du poète a échappé au 
versificateur : 

Tous les pieds des chevaux, qu*un môme ordre rassemble, 
Vont montant, retombant, et remontant ensemble. 

Le lourd prosaïsme de ce distique n'est pas une traduc- 
tion, c'est un contresens. La copie dénature l'original. 
Victor Hugo, sans penser à Virgile, reproduit le mou- 
vement du vers latin, par les trois mesures rythmiques 
d'un octosyllabe : 

Vous pouvez entrer dans les villes 
Au galop — de ro — tre coursier, 

{Chants du Crépuscule, v.) 

Le rythme a donc une puissance imitative et même 
figurative; car, en imitant le mouvement d'un être ou 
d'un objet, il donne en même temps, par une consé- 
quence naturelle, l'impression de la forme de cet être 
ou de cet objet. 

L'abus des effets d'harmonie et de sonorité, l'emploi 
de l'allitération et de l'assonance érigé en loi fondamen- 
tale de la versification, le projet bizarre de transformer 
la poésie en une sonnerie représentative des idées, des 
sentiments et des choses, tous ces procédés plus ou 
moins artificiels caractérisent, dans l'histoire littéraire, 
deux époques très distinctes, mais qui pourtant se res- 
semblent en plus d'un point : la période primitive, où 
la poésie commence, et celle où elle vieillit et décline. 
Ces afféteries, tantôt grossières, tantôt subtiles, et tou- 
jours marquées de quelque puérilité, sont la principale 
ressource, l'instinctive préférence d'un art imparfait, 
semi-barbare, comme elle est aussi la suprême espé- 
rance, l'illusion dernière d'un art épuisé qui se sent 

1. Mot à mot : « Le sabot du cheval, par le mouvement cadencé de ses 
quatre pieds, bat avec bruit la plaine poudreuse, n 



DE L'HARMONIK PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 295 

mourir. Les théories que nous croyons modernes, et 
qui se donnent pour telles, sont aussi anciennes que 
la poésie même ; elles datent d'un temps fort anté- 
rieur à Y Iliade et à V Odyssée. Ces prétendues nou- 
veautés ne seraient-elles donc, comme il arrive parfois, 
que de vieilles erreurs, sujettes à retour, et qui es- 
saient périodiquement de se rajeunir? 

Les Indiens, dans la profondeur de leur passé poé- 
tique, composaient des poèmes qui, d'un bout à l'autre, 
avaient pour objet de suggérer les idées par des sons 
choisis à dessein; on les désignait par le mot dhevani, 
qui signifie son, répercussion; le sens suggéré était 
considéré comme le prolongement sonore de l'écho du 
sens exprimé. Ils avaient même raffiné l'allilération, 
base de leur système : elle était de deux sortes, l'une 
dont les sons s'harmonisaient entre eux et avec l'idée 
correspondante , l'autre qui consistait simplement 
dans la répétition calculée de certaines lettres. Quand 
le poète superposait, dans le même vers, les assonances 
aux équivoques, il atteignait le comble de l'art ^ Les 
Grecs, nés subtils, avaient-ils reçu quelque influence de 
ces inventions orientales? Etaient-ils eux-mêmes inven- 
teurs en ce genre et par une inspiration de leur propre 
génie ? Socrate, dans le Craiyle de Platon, discute la 
théorie qui suppose une correspondance nécessaire 
entre le son des mots et les idées ou les objets qu'ils 
expriment. Voilà de bien lointains ancêtres pour nos 
modernes novateurs. 

Nous avons dit, dans le premier chapitre de ce livre, 
que les allitérations étaient l'unique ornement du vers sa- 
turnien chez les auteurs latins. Nous avons vu aussi l'ita- 
lien Fortunat, poète ordinaire des Mérovingiens lettrés 
du sixième siècle, imiter, pour leur plaire, les vers alli- 
térés des lieds germaniques. Nos troubadours du moyen 
âge, qui avaient à leur disposition les sonorités de la 
langue d'oc, étaient comme invités à s'en servir artiste- 
ment : ils se livrèrent en virtuoses aux ingénieuses 
combinaisons des consonnes et des voyelles; quelques- 

I. Combarieu, p. 181. — M. Combarieu cite à l'appui de ses assertions la 
très savante thèse de M. Regnaud, professeur de sanscrit à T Université de 
Lyon : la Rhétorique sanscrite considérée dans ses rapports avec la Rhéto- 
rique classique.., (1884). 



296 QUATRIÈME PARTIE. 

uns, tels que Peire Cardinal, d'Aimeri, de Bellinoi, ré- 
pétaient la même lettre dans toute une longue suite de 
vers. Au quinzième siècle, l'Ecole des grands Rhéto- 
ricqueurs se signala par l'invention de rimes fratrisées, 
annexées, concatenées, rimes léonines ou à répétition, 
qui sonnaient deux fois dans le même vers, rimes à 
double et triple couronne, dont nous avons donné plus 
haut quelques échantillons. Les versificateurs de la 
décadence classique, à la fin du dix-huitième siècle et 
sous le premier empire, gens d'esprit qui se croyaient 
poètes, tenaient en haute estime les effets d'harmonie 
imitative, s'imaginant, sans doute, qu'ils suppléaient, 
par ces artifices, à l'inspiration morte, au génie absent. 
Les Saint-Lambert, les Delille, les Roucher, ont dû à 
l'industrie de leurs vers une célébrité de salon, et des 
succès académiques dont les traités de prosodie, trop 
complaisants, ont prolongé l'écho. Ils oubliaient que, 
selon le mot, souvent cité, de Darniesteter, « la di- 
gnité du langage, et particulièrement celle du langage 
poétique, est dans la pensée. » Là est aussi le secret 
de sa puissance et de l'éternel renouvellement de sa 
fécondité. 



§IV 

Examen critique des règles générales et 
classiques de l'harmonie. 

Il y a peut-être quelque à-propos à rappeler ici les 
règles générales de l'harmonie, telles que la doctrine 
classique les a depuis longtemps établies. Placées en 
regard des systèmes récemment inventés ou rajeunis, 
elles formeront un contraste nécessaire. 

Pour un sujet si connu, cent fois traité dans les pro- 
sodies, un résumé doit suffire; mais si bref qu'il soit, il 
ajoutera aux préceptes anciens quelques amendements* 
Les règles sont de deux sortes : les unes se rapportent 
à l'allitération, les autres à l'assonance. Cette aivision, 
qui reproduit celle de la question précédente, se com- 
plétera par une troisième partie où l'on examinera les 




DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 297 

prescriptions trop sévères et les scrupules outrés des 
écrivains qui s'en autorisent pour régenter la poésie. 

Tout ce qu'on peut ordonner ou défendre au sujet de 
l'harmonie se trouve contenu dans ces quatre vers des 
Boileau : 

Il est un heureux choix de mots barmouieux ; 
Fuyez des mauvais sods le concours odieux : 
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée 
Ne peut plaire à Tesprit, quand l'oreille est blessée. 

{Artpoét., I, 109 ) 

Les règles qui vont suivre ne sont que le commentaire 
et l'explication de cette loi générale. 

Il est tout d'abord prescrit d'éviter la rencontre et le 
choc des consonnes trop rudes, la répétition trop mar- 
quée d'une même consonne dans un seul vers ou dans 
une* suite de vers. Sage précepte, qui a besoin d'êlrc 
sagement appliqué. Sans parler des cas particuliers, où 
le poète veut produire un effet d'harmonie ou d'expres- 
sion avec « le concours » de certaines consonnes, le 
difficile est de savoir si la rencontre ou la répétition des 
mêmes lettres est un défaut toujours assez choquant 
pour être blâmé. Les exemples cités ne sont pas tous 
concluants. Parmi les vers mal notés, il en est qui mé- 
ritent la censure ; d'autres nous semblent très sévère- 
ment jugés. Qu'on nous présente, comme un épouvan- 
tail, aes vers de Chapelain et de la Motte, quelques- 
uns même de Corneille, un peu négligés, personne ne 
réclamera et nul ne songe à les prendre pour modèle : 

A ton illustre aspect, mon cœur me sollicite, 
Et, grimpant contre mont, la dure terre quitte. 

(Chapelain.) 

— Tout ce que je sens, je l'exprime ; 
Ne sens- je plus rien, je finis. . , 
Mais écoutons : ce berger joue. 

{La Motte.) 

— Ne perds-je pas assez sans doubler l'infortune ?. . . 
Jusqu'à ce qu'à vous-même il eût osé se prendre. 

(Corneille ^) 

i. Vers cités par Quicherat, p. 120, 123, 125. 

13. 



298 QUATRIÈME PARTIE. 

Mais n'est-il pas d'une ombrageuse délicatesse de se 
sentir blessé par ces vers de Racine et de Boileau ? 

De toutes parts pressé par un puissant voisin. 

(Athalie, a. II, se. v.) 

— Gardez donc de donner, ainsi que dans délie. . . 

[Art poétique y III, 115.) 

Qui cbangeant sur ce plat et d*état et de nom. .. 

{Satire 111, 47.) 

Est-il juste aussi de reprocher à Corneille et à Racine 
ces deux vers, parce qu'ils sont composés de monosyl- 
labes ? 

Je sais ce que j'ai fait et ce qu'il vous faut faire. 

(Corneille.) 

Soit qu'elle eût môme en lui vu je ne sais quel charme. 

{Athalie, a. III, se. m.) 

Il n'est pas jusqu'à ce vers de Chapelain, très riche 
en dentales et fortement allitéré, qui ne puisse en ap- 
peler, ou du moins invoquer des circonstances atté- 
nuantes : 

Droite et roide est la côte, et le sentier étroit. 

De tous nos poètes français, Chapelain est celui qui 
a le plus commis d'allitérations : il les faisait comme 
M. Jourdain faisait de la prose. 

C'est pareillement pousser bien loin les scrupules de 
la critique que de blâmer l'emploi des noms anciens en 
W5, en isy en oSy en as, en ksy en em, en am, lorsqu'ils 
sont placés devant un mot qui commence par une con- 
sonne : la rencontre de ces consonnes finales avec la 
consonne initiale du mot suivant a, dit-on, l'inconvé- 
nient de donner au vers de la dureté. Il faudrait donc 
condamner ces vers : 

Jadis Priam soumis fut respecté d'Achille. 

[Andromaque, a. III, se. vu.) 

Burrhus ne pense pas, Seigneur, tout ce qu'il dit.. 

(BritannicuSy a. IV, se. iv.) 

Vous savez, et Calchas mille fois vous l'a dit. . . 

(Iphigénie, a. IV, se. iv.) . 



DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 209 

La règle avec raison interdit Thiatus ; mais, ici encore, 
elle a parfois des exigences inacceptables. Elle con- 
damne, par exemple, ces expressions où la prononcia- 
tion, en supprimant la liaison d'une consonne finale avec 
une voyelle initiale, forme un hiatus à peine sensible : 
guerrier intrépide^ tyran in flexible, camp ennemi^ etc. 
Elle note, comme fautive, la rencontre d'une voyelle 
finale avec l'A aspirée, quand la voyelle n'est pas une 
muette, ou lorsqu'elle fait corps avec la consonne na- 
sale n; c'est à peine si elle permet l'hiatus qui se pro- 
duit fort souvent entre la fin d'un vers et le commen- 
cement du vers suivant. Faut-il donc tenir pour mal 
fait ce vers de Racine où l'hiatus disparait dans l'énergie 
et la rapidité de la pensée? 

Si je la haïssttw, je ne la fuirais pas ; 

Ou bien celui-ci où l'a de la négation non ne doit 
pas se prononcer. 

Ah! douleur, non encore éprouvée! 

(Phèdre^ a. IV. se. vi.) 

Au sujet de l'assonance, les prescriptions de la règle 
sont presque toutes justifiées. Elle commande d'éviter 
les consonances formées soit par une syllabe finale et 
une syllabe initiale qui sont pareilles, soit parles finales 
de deux mots qui se suivent, soit par deux monosyllabes, 
de même sonorité : 

Et ces iv\s\.QS> chansons sont les plaintes funèbres. .. 

(Maynard.) 

— Quelle que soit sa mère et de qui qu'il soit fils. . . 

(Corneille.) 

Qu*à son ambition ont immolé ses crimes. . . 

(In.) 

— Burbm impatient chez moi frappe à la porte. . . 

(BOILEAU.) 

— Et d'un œil vigilant épiant ma conduite. . . 

(Voltaire.) 

Et d'un bras foudroyant fondant sur les rebelles. . . 

(In.) 

— Et sur ses brodequins ne put plus se tenir * . . . 

(Boileau, Epitre Vif, 38.) 

1. Quicheral, p. 121, 131. 



300 OUATRIÈUB. PARTIE. 

C'est évidemment pécher contre Tharmonie que de 
placer à la césure un mot dont la syllabe sonore res- 
semble à celle de la rime : cette consonance équivaut à 
une double rime, et le vers devient léonin : 

Sortons; qu*en sûreté j*examine avec vous 
Pour en venir à bout les moyens les plus dotix. 

(Corneille.) 

— Jusqu'au dernier soupir je veux bien le le dire, . . 

(In.) 

— Aux Saumaises îulurs, préparer des tortures, . . 

(BoiLEAu, Satire IX, 64.) 

Les auteurs de traités ont le tort d'outrer Tinterdic- 
tion et de l'appliquer à des sonorités dont la ressem- 
blance est si faible qu'on la sent à peine. Ils réprouvent 
des vers tels que ceux-ci, injustement, selon nous : 

Je liens mon ennemi, mais je n*ai plus de fils. . . 

(CîORXEILLB.) 

Pourquoi ne Tas-tu plus? Ou pourquoi Tavais-^u.^ 

(In.) 
Nos desseins avor/^, notre haine Irom/}^. 

(In.) 

— Observe les guerriers, tes regarde maru/ier. 

(BOILEAC.) 

— sûr un de vos cour5tcr5 pompeusement orné. . . 

(Racine.) 

Ses veux, comme elFraj/é*, n*osaient se détourner. . . 

(In.) 

Ma lionte est conflrw^e, et le crime acheu^. . . 

(ID.) 

— Qui m'ose mépriser après m'avoir trom;?^. 

(Voltaire.) 

Les hémistiches de deux vers qui se suivent ne doi- 
vent pas rimer entre eux. Le distique semblerait alors 
se partager en quatre parties égales et se transformer 
en quatre vers différents : 

Embrassez, mes eufanls, les genoux paternels; 
D'un.qeil compatissant, regardez l'un et Taulre; 
Ne voyez point mon sang, n'y voyez que le vôtre. 

(La Moite,) 



DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 30t 

Encore faut-il qu'il y ait parité du son dans les hé- 
mistiches assonanis, et non pas seulement une demi- 
ressemblance. Ces deux vers de Boileau, qu'on a criti- 
qués, ne nous semblent pas répréhensibles : 

De voire digait^ soutenez mieux Téclat; 
Est-ce pour travail/e)' que vous êtes prélat? 

{Le Lutrin, chant I, 99.) 

La finale d'une césure ne doit pas former conso- 
nance avec l'une des rimes voisines : ce redoublement 
de sojiorités différemment placées troublerait l'impres- 
sion du lecteur ou de l'auditeur, et y mettrait de la con- 
fusion : 

Voilà jouer d'adresse et médire avec art^ 

Et c'est avec respect eufoncer le lioïgnard. 

Un esprit né sans fard, sans basse complaisance. . . 

{Satire ÏX, 165,) 

Si, toutefois, la finale de la césure sonne faiblement, 
et si le repos de l'hémistiche esta peine marqué, l'effet 
de la consonance s'amortit et la faute disparaît : 

Il a dans ces horreurs passé toute la nuit. 
Enfin, las d'appeler un sommeil qui le fuit, 
I*our écarter do lui ces images funèbres... 

(Racine, Estker, a. II, sr^i.) 

Les rimes masculines et les rimes féminines qui se 
suivent, par couples réguliers, ne doivent pas avoir le^ 
même son; cette ressemblance, quand elle se produit,, 
est d'un effet déplaisant : 

Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix, 
Souffrez que j'ose ici me flatter de leur choix, 
Et qu'à vos yeux, seigneur, je montre quelque joe>, 
De voir le fils d'Achille et le vainqueur de Troie. 

{Andiwnaque, a. I, se. ii.) 

Nous renouvellerons, sur ce point, une observation- 
déjà faite : quand la ressemblance du son est évidente 
et sensible, la faute existe ; mais il serait excessif de- 
blâmer des consonances, en partie semblables, qui pro- 
duisent sur l'oreille une impression différente. Les rimes- 
masculines en é, ou en er, par exemple, peuvent fort 



302 QUATRIÈME PARTIE. 

bien être suivies de rimes féminines en ée. Nous ne 
souscrivons donc pas à la sentence qui a condamné les 
rimes de ces vers : 

Considérez le prix que vous avez coulé; 

Non pas qu'elle vous croie avoir trop acheté ; 

De maux qu'elle a soufferts elle est trop bien yayée. 

Mais une juste peur tient son âme effrayée. 

(Corneille.) 

— Mais en vain, direz-vous, je pense vous tenier 
Par l'éclat d'un fardeau trop pesant à porter, 
Tout chantre ne peut pas, sur le ton d'un Orphée j 
Entonner en grands vers la Discorde éiouffée. 

(BoiLEAU, Satire IX, 37.) 

Faut-il enfin condamner deux couples de rimes, mas- 
culines ou féminines, dont le second reproduit les con- 
sonances du premier? S'il y a parité du son, et si les 
consonances pareilles sont fréquentes et prolongées, 
il en résultera une monotonie fâcheuse : le lecteur 
pourra se croire revenu aux tirades assonancées du 
moyen âge. La règle signale et veut prévenir ce défaut. 
On doit, cependant, tenir compte, ici encore, de la di- 
versité de ces ressemblances et du degré de leur sono- 
rité. Des sons réputés semblables, dans les prosodies, et 
notés comme tels, produisent quelquefois des conso- 
nances très atténuées qui choquent fort peu et passent 
inaperçues. Trop de rigueur serait hors de propos. Dans 
un passage d'Andromaqiie, on a critiqué une suite de 
rimes dont les consonances en ée, en es, en té, en er se 
succèdent presque immédiatement : 

Fais-lui valoir l'hymen où je me suis rangée : 
Dis-lui qu'avant ma mort je lui fus engagée; 
Que ses ressentiments doivent 16tre effacés; 
Qu'en lui laissant mon fils c'est l'estimer assez. 
Fais connaître à mon fils les héros de sa race; 
Autant que tu pourras conduis-le sur leurs traces : 
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté, 
Plutôt ce qu'ils ont fait que ce qu'ils ont été; 
Parle-lui tous les jours des vertus de son père; 
Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère. 
Mais qu'il ne songe plus, Céphise, à nous venger : 
Nous lui laissons un maître, il le doit ménager. 

(Acte IV, se. I.) 




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DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 30$ 

Ces ressemblances de sonorité sont bien faibles : 
nous doutons qu'un lecteur y fasse attention. Ne 
peut-il pas arriver aussi qu'un poète redouble, à la 
rime, et multiplie à dessein, en vue d'un effet spécial, 
des consonances semblables, pour insister plus forte- 
ment sur l'importance de la pensée qu'il exprime? S'il 
atteint son but, n'est-il pas justifié par l'intention même 
et par le succès? 

Quel sera donc le dernier mot de toutes nos observa- 
tions? Il est facile à pressentir. Les préceptes que nous 
venons d'examiner sont, en g^énéral, fondés sur des. 
principes de raison et de goût qui ne changent pas : 
chaque prescription, en particulier, doit être interpri- 
tée et appliquée avec intelligence et discernement. L'in- 
térêt du poète lui conseille de reconnaître l'autorité de 
la règle ; mais en y adhérant, il n'abdique pas son libre- 
arbitre. S'il y a doute, ou exception, sa liberté person- 
nelle garde le droit d'intervenir, d'apprécier, et de dé- 
cider. Il convient aussi à la critique, qui se plaît au dé- 
tail et s'y engage à fond, de résister à ses propres, 
entraînements. Acceptons la règle, observons-la, sans 
la compliquer d'un rigorisme outré et d'une sorte d'in- 
quisition grammaticale. 



CHAPITRE II 



Les réformateurs du vers fk*aiiçais. 

Réformateurs anciens et réformateurs modernes. — Pourquoi 
il ne sera question que des anciens. — Les novateurs du 
seizième siècle. — Les vers «mesurés». — Causes de la fa- 
veur qui les a d'abord accueillis. — Impulsion donnée par 
Baïf aux innovations. — Son Académie de musique et de j 

poésie. — Déclin rapide de la versification fondée sur la 
quantité des syllabes. — Seconde époc^ue et nouvelle appa- , 

rition des théories réformatrices du seizième siècle. — L'aobé ' 

d'.Olivet. — Examen de son Traité de prosodie. — Le vers. i 

français non rimé, ou vers blanc. — Pourquoi le principe 
fondamental de notre versification a-t-il été si tardivement 



304 QUATRIÈME PARTIE, 

• reconnu et compris? — A quelle époque, et par qui il a été 
signalé. — Conclusion. De l'avenir réservé à la poésie fran- 
çaise. 

11 peut sembler étonnant, quand on connaît les res- 
sources et les mérites de la versification française, qu'on 
ait osé former le projet, ou même concevoir l'idée de la 
détruire. Au temps de Baïf et de Jodelle, lorsque se sont 
manifestées les plus anciennes de ces tentatives, le vers 
français n'avait pas encore atteint le point de perfection 
où le travail des siècles suivants l'a porté par degrés : 
la langue, le goût, le style se dégageaient difficilement 
des. lenteurs incertaines de la période de formation ; 
dans cet état général de confusion laborieuse, chaque 
innovation apportait la promesse d'un progrès néces- 
saire, et les esprits ardents osaient tout, parce que tout 
semblait alors possible. 

L'ensemble des entreprises dirigées contre la versifi- 
cation française, soit par la Pléiade, soit par quelques 
novateurs timides du dix-huitième siècle, se présente à 
nous sous plusieurs aspects : on y distingue à la fois la 
différence aes temps et celle des prétentions. Mais un 
trait leur est commun, dans cette diversité des sys- 
tèmes ; toutes, sans exception, ont pour cause initiale, 
pour inspiration première, la même ignorance, ou la 
même notion fausse des principes constitutifs et des 
lois harmoniques du vers français. Voilà ce qu'on trouve 
au fond de leurs erreurs, et c'est aussi la raison qui 
explique leur complet avortement. 

Ces projets incohérents, formés à contresens du 
vrai, successivement frappés, après un succès passager, 
d'une prompte et unanime réprobation, ont disparu 
sans retour; ils ne sont plus qu'un souvenir lointain, 
qu'un bizarre épisode de notre histoire littéraire. Le 
temps présent, depuis quelques années, voit se pro- 
duire une récidive de réformation périodique qui pour- 
suit même but avec de nouveaux procédés. On con- 
naît cette tentative et les moyens employés pour la sou- 
tenir * . On sait qu'il n'est plus question ni de la quan- 
tité, ni du vers blanc, ni d\i vers métrique, mais qu'il 
s'agit de supprimer tous les éléments essentiels du vers, 

1. Voir p. 116-118. 



DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 30o 

le rythme, la césure, la rime, le nombre fixe des syl- 
labes, et d'y substituer des échos et des rappels de so- 
norité, en un mot, des assonances et des allitérations. 
L'heure n'est pas venue, ce nous semble, de porter 
un jugement définitif sur un tel dessein. Il faut lui 
laisser le temps de se développer et de mûrir. Qu'il 
sorte du vague, trop ambitieux, des aspirations indé- 
terminées ; qu'il se définisse d'abord par un programme 
nettement formulé et résolument appliqué; qu'il se 
démontre surtout et s'accomplisse par un ensemble 
d'œuvres entièrement conformes aux nouveaux prin- 
cipes ; alors il sera possible d'en apprécier la valeur et 
d'en mesurer les conséquences. Jusque-là, on pourra 
en augurer bien ou mal, mais non se prononcer en 
pleine connaissance de cause. Aussi, nous bornerons- 
nous, dans ce chapitre, à donner le résumé historique 
des tentatives anciennes. 



§1 



er 



Les vers « mesurés », ou vers métriques, au 
seizième siècle. — Promoteurs principaux de 
cette innovation. 

Dans ses Recherches sur l'histoire de France, Etienne 
Pasquier attribue à Jodelle l'invention des vers mé- 
triques en français*. Son témoignage est rectifié par 
celui de d'Aubigné qui nous apprend qu'un versificateur 
obscur, du nom de Mousset, avait entrepris de traduire 
en hexamètres français V Iliade et V Odyssée, deux ans 
avant la naissance de Jodelle, en i53o. On ne connaît 
de cette traduction, qui, sans doute, n'a pas été achevée, 
qu'un vers et demi du début, et ce court fragment, cité 
par d'Aubigné dans un opuscule intitulé Petites œuvres 
meslees, ne nous fait pas désirer une plus ample ci- 
tation : 

Chante, Dëêssë, le ciier furieux et l'iro d'Achïllës 
Pêrnîcïeiisë qui ftit*. 

1. Pasquier vécut de 1529 à 1615. Ses Recherches de la France parurent, 
en éditions partielles et successives, de 1560 à 1611. 

8. Francis Wey, les Bêoolutions du langage français (1848), p. 360. — 
Le Seizième Siècle, Hatzfeld et Darmesteter, p. 113. — D'Aubigné vécut 
de 1560 à 1630. 



305 QUATRIÈME PARTIE. 

On comprend que Tharmonic de ces vers n'ait séduit 
personne. 

Le distique de Jodelle, écrit en i552, et qui passa, 
comme dit Pasquier, pour « le premier coup d'essai en 
ce genre », a vraiment meilleure façon, et, selon le 
mot favori de ce temps-là, plus « de fluidité ». Le voici, 
ibien qu'il soit très connu ; il servait d'épigraphe au re- 
«cueil assez, froid de sonnets amoureux que publiait, 
pour ses débuts, Olivier de Magny, Tun de ces éphé- 
mères qui pullulent aux époques fécondes de la litté- 
rature : 

Phêbus, Âmûur, Cyprîs, veut sauver, nourrir çt ôrnër 
Ton vers, cuëur et chef, d'ombre, de Ûâmmë, de fleurs'. 

Cette imitation de la prosodie antique, qui était 
fondée, comme on sait, sur la combinaison des syllabes 
longues et des syllabes brèves, n'est pas irréprochable. 
Le monosyllabe et^ du premier vers, pour éviter Thia- 
«tus, devrait être sonore et marquer la liaison des deux 
mots, comme en latin, au lieu d'être muet, comme en 
français : très bref par nature, il ne peut devenir long, 
•dans le second vers, que par position ; mais il faut alors 
•que la prononciation fasse sentir la consonne finale, 
toujours comme en latin, au lieu de la supprimer, selon 
Tusage français. A ces deux fautes de quantité s'ajoute 
*in solécisme qui rend le distique inintelligible. Que 
«ignifie, dans le premier vers, ce verbe qui est au sin- 
gulier avec trois sujets? Cela n'est ni latin, ni français. 
Une traduction est nécessaire. On a proposé celle-ci : 
« Phébus veut sauver ton vers de l'ombre. Amour 
nourrir ton cœur de flamme, Cypris orner ta tête (ton 
chef) de fleurs*. » La glose, un peu subtile peut-être, 
prouve Tobscurité du texte. 

Tel qu'il était, ce distique fit fortune dans le monde 
où l'on pindarisait. « C'est vraiment un petit chef- 
d'œuvre, » s'écrie Pasquier en le citant. On admit dès 
lors, comme un axiome, qu'on pouvait faire des vers 
métriques en français et que notre versification gagne- 

1. Pasquier, édition de Léon Feugère (1849), f. II, cb. xliii, p. 79. — 
Francis Wey, p. 359. — Sur Olivier de Magny, qui mourut en 1560, voir 
llatzfeld, etc., p. 127. 

2. Halzfeld, etc., p. 114. 



DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 307 

rait beaucoup à prendre pour base la quantité, comme 
celle des anciens. Les fortes têtes du siècle, Henri Es- 
tienne, Ramus, se rangèrent, ainsi que Pasquier, à cette 
opinion qui flattait l'orgueil national et semblait justi- 
fier « la précellence du langage français* ». Thomas Si- 
billet, dans une seconde édition de son Art poétique^ 
publié d'abord en i548, admire l'invention nouvelle : 
« Les François commencent jà à monstrer aux Grecs et^ 
aux Latins comme ils peuvent bien mesurer un carme 
(un vers) ; aussi ils commencent à adopter en leur langue 
les pieds et mesures des Grecs et des Latins. Nous- 
avons des carmes * mesurez à la forme des anciens élé- 
giaques que d'excellents poètes de nostre aage ont 
escritz. » 

Pasquier, lui aussi, était poète à ses heures. Esprit 
ouvert et pénétrant, d'un bon sens original, à la fois 
amoureux des « anciennetez » et indulgent aux nou- 
veautés, il faisait avec la même facilité des vers français- 
et des vers latins, qu'on a recueillis dans ses œuvres- 
complètes : il s'y délassait de ses travaux de juriscon- 
sulte et d'avocat. Vauquelin de la Fresnaye accorde à 
ses poésies françaises un éloge qui n'est pas médiocre : 

Et Pasquier a prouvé, par ses vers excellents, 
Que Phébus hante aussi les barreaux turbulents'. 

Les conseils de Ramus et les avances flatteuses de la 
jeune école des métriciens le décidèrent à faire lui- 
même des vers d'après le nouveau modèle. En i555, à 
l'âge de vingt-sept ans, il donnait la seconde édition 
d'une œuvre de sa jeunesse, le Monophile, traité sur 
l'amour, en prose mêlée de vers*. Nicolas Denizot, un 
talent à tout faire, peintre, graveur, mathématicien, 
ingénieur et poète, qui avait trouvé dans l'anagramme 
de son nom un moyen de s'anoblir sur l'Hélicon, en se 
faisant appeler comte d'Alsinois, écrivit une préface en 

1. Ramus, né en 1502, périt en 1572, dans le massacre de la Sainl-Barthé- 
lemy. Il publia sa Grammaire française en 1562. — H. Estienno vécut 
de 1531 à 1598. Son livre sur la Précellence du langage français est de 1579. 

2. C'est le mol latin carmina transplanté tout vif en français. — Francis 
Wey, p. 359. - Hatzfeld, etc, p. 114, 130, 132. 

3. Vauquelin a vécu de 1567 à 1606. 

4. Le Monophile, Tamant d'une seule personne ou d'une seule chose : du 
grec (làvo;, seul, et ç-.XiTv, aimer. 



308 QUATRIÈME PARTIE. 

vers hendécasvllabes mesurés, pour ce Monophile, déjà 
publié en iSS^. Pasquier, dans ses Recherches, se borne 
à citer les cinq derniers vers qui lui semblent, dit-il, 
couler assez doucement : 

Or, quant est de Tamour ami de vertu, 
Don céleste de Dieu, je t*estime heureux, 
Mon Pasquier, d'en avoir fidèlement fait, 
Par ton docte labeur, ce docte discours ; 
Discours tel que Platon ne peut refuser. 

L'année suivante, en i556, Pasquier écrivit une élégie 
en vers hexamètres et pentamètres, à la mode antique : 

Rien ne me plait, sinon de te chanter, servir et orner, 
Rien ne te plaît, mon Bien, rien ne te plait que ma mort... 
Si vaine est ma fureur, si vain est tout ce que des cieux 
Tu tiens, si en toi gît celte cruelle rigueur, 
Dieux, patrons de Tamour, bannissez d'elle la beauté 
Ou bien l'accouplez d'une amiable pitié. 

En quoi- tous ces vers, aux pieds pesants, diffèrent-ils 
de la plus vulgaire prose? Pasquier, en se citant lui- 
même, n'ose pas se louer, mais il est visible qu'il s'ap- 
plaudit intérieurement : « Je ne dis pas que ces vers 
soient de quelque valeur; mais bien estimé-je qu'ils sont 
autant fluides que les latins. » Dans cette verve pre- 
mière de la poésie métrique, le comte d'Alsinois fît 
aussi une de ces petites pièces que l'anthologie grecque 
appelle Epigrammes, c'est-à-dire Inscriptions : elle est 
en distiques, comme l'élégie de Pasquier, et ne compte 
que six vers; de là, son nom d'Hexastique^ : 

'Vôy de rëchëf, ô âlmë Venus, Venus âlmë, rëchânlër 

Ton lôz ïmmôrlël par ce pôëlo sàcrë : 
Vôy de rëchëf un vers ânïmé, vers dïjçnë de ton nom, 

Vers que la France reçoit, vers que la France lira; 
Et fais qu'en rësônânt ton lôz, il puisse, de ses vers, 

Par ta bënïgnë laveur, vaincre la force d'âmôur*. 

Comme les vers précédents, Y Hexastiqne désarme la 
critique. Remarquons seulement combien le sentiment 
de la quantité est faible et peu sûr chez ces métriciens, 

1. Du grect;, six, et «r-riyo;, vers. 

2. Froncis Wcy, p. 35Ô. — Le comte d'Alsinois, né en 1515, mourut 
en 1559. 



DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 309 

puisqu'ils font brèves la première syllabe de rigueur et 
la première de lira. 

Enfin Baïf parut, et se dévoua, avec suite et persévé- 
rance, au succès du parti de l'innovation. Selon Pas- 
quier, il s'y rallia comme un transfuge qui, par dépit^ 
passe d'un camp dans l'autre et cherche fortune sous un 
drapeau étranger : « Marri que les Amours qu'il avoit 
premièrement composés en faveur de sa Méline^ puis 
de Francine, ne lui succédoient envers le peuple de 
telle façon qu'il désiroit, il fît vœu de ne faire de là en 
avant que des vers mesurez. » M. Becq de Fouquières, 
auteur d'un choix fort intéressant des poésies ae Baïf, 
publié en 1874, proteste contre cette allégation; il nous 
semble pourtant qu'un historien contemporain, qui a 
vu de près les hommes et les choses, était peut-être 
mieux placé pour connaître la vérité qu'un éditeur 
de 1874, si compétent qu'il soit. Né en i532, comme 
Jodelle, et plus âgé de trois ans que Pasquier, Baïf 
avait, en eftet, composé, de i552 à i555, les deux re- 
cueils poétiques qui viennent d'être cités : ses vers ont 
le très grave défaut, commun, d'ailleurs, à tous les 
versificateurs du seizième siècle, d'être prolixes et 
négligés, et de blesser trop souvent le goût le moins 
sévère ; mais d'excellents juges, Sainte-Beuve, tout le 
premier, ont distingué et signalé, dans l'ensemble de 
ses œuvres, quelques parties naïves et gracieuses qui 
émergefit, çà et là, du torrent débordé de ses improvi- 
sations insipides, comme des îles fleuries où se repose 
et se ranime le regard du lecteur. Ce qui est certain, 
c'est que l'adhésion donnée par Baïf à la versification 
métrique fut réfléchie et raisonnée, et non point uni- 
quement l'effet d'un entraînement subit ou d'un caprice^ 

Talent incomplet dans l'œuvre poétique, Baïf était 
un esprit fertile en idées. 11 avait formé le projet de 
rétablir et de rendre plus intime et plus étroite l'an- 
cienne alliance de la musique et de la poésie, il voulait 
non seulement enrichir notre vers des formes harmo- 
nieuses du vers grec et latin, mais remettre aux mains 
de la muse française la lyre antique. Pour être solide et 
féconde, cette union, selon lui, devait reposer sur une 
seule et même base de notation musicale et de notation 
prosodique, c'est-à-dire sur la distinction des syllabes 



310 QUATRIÈME PARTIE. 

en longues et en brèves et sur leur savante combinaison, 
« Dans les considérants des statuts de son Académie, 
dit M. Becq de Fouquières, il déclare que son but est 
de renouveler l'ancienne façon de composer des vers 
mesurez pour y accommoder le chant pareillement me- 
suré selon l'art métrique. Ainsi il ne vit dans la phrase 
musicale que des brèves et des longues, et, par simili- 
tude, c'est la quantité des syllabes qu'il prit pour base 
de son système prosodique, tandis qu'il aurait dû porter 
ses efforts sur l'identité à obtenir entre le rythme de la 
phrase musicale et celui des vers, par la distribution 
méthodique des accents*. » Il se trompa donc double- 
ment; mais les erreurs qui procèdent d'une noble inspi- 
ration, lors même qu'elles aboutissent à un échec re- 
tentissant, ne laissent pas que d'honorer ceux qui les 
commettent. 

C'est pour réaliser cette idée qu'il composa beaucoup 
de vers mesurés, dont un certain nombre furent mis en 
musique, notamment une partie de sa traduction des 
Psaumes et ses Chansons, Deux projets accessoires 
complétaient et soutenaient le dessein principal : il tenta 
de réformer l'orthographe, et réussit à créer une Aca- 
démie de musique et de poésie qui dura vingt ans. 11 a 
lui-même caractérisé, en quelques vers, sa double am- 
bition de poète et de musicien : 

Maistre de l'art de bien chanter 
Qui me fit, pour l'art de musique 
Réformer, à la mode antique 
Les vers mesurez inventer*. 

Au seizième siècle, les gens de lettres étaient fort 
souvent de bonne maison. Gomme ses amis de la Pléiade, 
Ronsard, du Bellay, Jodelle, — pour ne citer que les plus 
célèbres, — Baïf appartenait à l'une de ces familles, 
nobles ou anoblies, qui cumulaient avec la richesse 
héréditaire d'honorables emplois. Son père, protonotaire 
du roi, avait été ambassadeur à Venise; lui-même pos- 
sédait un domaine seigneurial dans l'Anjou. Bien vu des 
courtisans, estimé du prince, doté de pensions et de 
sinécures bien reniées, il faisait quelque figure dans la 

1. Page XXXII. 

2. Poèmes, A son liorCj Becq de Fouquières, p. 



DE L'flARKONIK PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 311 

société parisienne. Il fit servir ces faveurs de la fortune 
au succès de ses entreprises musicales et poétiques. 
Groupant autour de lui tous les esprits ardents qu'il 
jugeait disposés à entrer dans ses vues et capables de 
les seconder, il les conviait à des réunions périodiques 
qui se tenaient dans sa maison de la rue des Fossés- 
Saint- Victor ; le jour choisi était le dimanche. Ainsi 
prit naissance cette façon d'Académie, approuvée par 
lettres patentes de Charles IX en iSjo. D'importants 
personnages, tels que le duc de Joyeuse et le duc de 
Retz, se firent honneur d'y paraître et de se faire in- 
scrire sur le livre « en beau vélin » qui contenait les sta- 
tuts et les noms des fondateurs ; Charles IX et Henri III 
ne dédaignèrent pas d'y prendre séance assez régulière- 
ment; leur exemple y entraîna la cour. Ronsard, Des- 
portes, Amadis Jamyn, Gui de Pibrac, du Perron y 
représentaient le monde de la littérature et figuraient 
parmi les plus assidus. On lisait les vers nouveaux, nés 
dans le cénacle même ou publiés au dehors ; on disser- 
tait sur la musique, la grammaire et la prosodie, sans 
exclure ni la philosophie ni l'éloquence ; et ces doctes 
entretiens se terminaient le plus souvent par un concert 
où l'on qjiantait les « vers mesurés » de Baïf : lui-même 
en avait fait les airs en collaboration avec un maestro 
de quelque notoriété, Joachim Thibaut de Courville. 

Le succès fut grand, et le bruit en vint jusqu'au fond 
des provinces. Le public lettré de ce temps-là ne se 
composait pas uniquement de savants de profession, de 
grécisants et de latinisants, comme on pourrait le croire; 
il ne tenait pas tout entier dans Tenceinte de Paris; il 
n'avait d'autres limites que celles de la France même 
et se ramifiait dans les classes les plus diverses de la 
noblesse, du clergé et de la bourgeoisie. Selon le mot 
de Pasquier, « on eût dit que ce temps-là était entière- 
ment consacré aux Muses*. » Mais ce vaste public ne 
pouvait être que le lecteur, et non l'auditeur, des vers 
de Baïf; il n'assistait pas aux concerts du dimanche; et 
quand ces vers mesurés et non chantés passèrent sous 
ses yeux, ils n'avaient plus le charme d'emprunt, le 
prestige que leur prêtait la musique. Séparée de l'ac- 

1. Edition Feugère, t. Il, p. 19, ch. xxxviii. — Hatzfeld, etc., p. 123. 



312 QUATRIÈMB PARTIE. 

compagnement qui créait Tillusion, et réduite à sa va- 
leur intrinsèque, cette poésie laissa voir toutes ses 
faiblesses. « Baïf, dit a Aubigné, a fait une grande 
quantité de vers mesurez, lesquels, à la saulse de la 
musique, furent agréables, mais prononcez sans cette 
ayde, furent trouvez fades et fascheus*. » La déception 
du public fut d'autant plus violente dans ses effets que 
l'attente excitée avait été plus générale et plus vive. La 
renommée de Baïf subit les représailles cruelles que 
Topinion désenchantée lui infligea ; ses vers, qui avaient 
fait tant de bruit, firent en tombant une sorte de scan- 
dale. 

Cette catastrophe, aussi méritée qu'imprévue, porta 
un coup mortel au parti des novateurs. Enveloppé dans 
la disgrâce du poète musicien, il perdit le peu de crédit 
et de célébrité que les essais du début lui avaient pu 
donner; ses derniers adhérents se disculpèrent et se 
vengèrent du malheur de lerur cause en Timputant au 
seul Baïf, comme ces méchants soldats qui, après une 
défaite, en rejettent toute la faute sur leur général. Les 
historiens de la fin du siècle, interprète^ de ces ran- 
cunes, se sont montrés sévères pour la mémoire du 
vaincu : « Je souhaite, dit Pasquier, que quiconque 
fera des vers mesurez soit plus né à la poésie que celui 
qui de notre temps s'en voulut dire le maistre ; il fut en 
ce sujet si mauvais parrain qu'il découragea chacun de 
s'y employer*. » — « Il n'étoit poète que par estude et 
contramte, » dit aussi Golletet; et du Perron qui avait 
tenu son coin parmi les beaux esprits de l'Académie, 
renchérit sur cette vivacité de dénigrement : « le Baïf 
estoitun très bon homme, mais un très mauvais poète'.» 

Il faudrait beaucoup citer pour mettre le lecteur en 
état de juger la cause et de prononcer entre Baïf et ses 
détracteurs ; nous donnerons, du moins, quelques frag- 
ments des Chansons : 

Vous me tuez si doucement, 
Avecque tourments si bénins 

1. Tomo I, p. 453. — Edition Réaume et La Caussade. — Ilatzfeld.etc. , 
p. 115. 

S. Tome II, ch. xliii, p. 79, 80. 

3. Becq de Foiiquières, p. xxviii. — Voir aussi, dans cett'î excellente 
notice, les p. xxii-xxiii. 



DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 313 

Que ne sais chose de douceur 
Plus douce qu'est ma douce mort... 
O chère sœur, tu m'as donc 
Laissé dedans le bourbier 
Du monde vain et trompeur ! 
Au ciel ton âme montant 
En terre laisse ton corps*... 

Ces vers ne sont ni meilleurs ni pires que ceux du 
même genre que nous connaissons déjà. Ce seraient, 
dit-on, des vers trochaïques, formés par Talternance 
régulière des longues et des brèves ^ : en fait, la quan- 
tité des syllabes nous y paraît arbitraire et fort difficile 
à discerner. C'est de la simple prose. 

Baïf survécut, de peu d'années seulement, à la ruine 
de ses ambitions ; miné par la maladie et par le chagrin, 
il mourut en iSSg. A l'époque où il suivait encore les 
lois de la versification française, il avait imaginé de 
donner plus d'ampleur à la forme du vers ; il créa donc 
un mètre nouveau, le vers dç quinze syllabes : 

Je veu donner aux François un vers de plus libre accordance, 
Pour le joindre au luth sonné d'une moins contraincte ca- 

[dance*. 

C'était préluder aux vers mesurés par des vers dé- 
mesurés. Le nom de l'inventeur est resté à l'invention, 
non commç. un titre d'honneur. On appelle vers baïfîns 
ces vers de quinze svllabes; et, très souvent, par une 
extension peu légitime, on applique ce surnom aux 
vers métriques, que Baïf n'a pas inventés. Le malheu- 
reux versificateur cumule dans une seule et même épi- 
thète sa double infortune. 

§11 

Pourquoi les vers métriques n'ont pas réussi. 

Quelque temps avant le désastre final, les partisans 
du vers métrique voyant que le public s'obstinait à pré- 
férer les vers rimes et que « la douceur de la rime, 

1. Pages 364, 368. 

2. Le pied latin dit trochée se compose d'une longue et d'une brève. 
— « Trochée » vient du grec Tpôy^oç, roue, rapidité. 

3. Page 23. 

AUBERTIN. — VERSIFIC. FRANC. 14 



344 QUATRIÈME PARTIE. 

comme dit encore Pasquier, s'était profondément insi- 
nuée dans les esprits », crurent habile de s'approprier 
ce moyen de succès : ils firent des vers qui étaient à la 
fois mesurés et rimes. Claude de Buttet, poète officiel 
de Marguerite de France, fille de François P^ et du- 
chesse de Savoie, eut le premier l'idée de cette forme 
hybride, dont il donna l'exemple en i56l. On ne se 
borna pas à ce changement. On s'était, en outre, aperçu 
que les vers métriques les moins mal accueillis étaient 
ceux qui imitaient les strophes saphiques d'Horace; 
bientôt on ne vit plus sortir de Técole des métriciens 
que des pièces composées sur ce modèle. A se modifier 
ainsi, il y avait plus d'un avantage. Le vers saphique 
latin, hendécasyllabe avec césure, une fois converti en 
notre langue, ressemble fort au vers de onze syllabes, 
français d'origine et rimé ; et comme la mélodie des 
strophes latines, conservée par l'Eglise, a passé jusqu'à 
nous, les vers métriques de nouvelle facture en re- 
produisant une forme de provenance française, deve- 
naient en même temps des vers chantés, comme ceux 
de Baïf. Ajoutez à cela une séduisante facilité d'exécu- 
tion^ car rien n'est aisé comme de composer des vers 
sur un air connu : les mots s'y prêtent et s'arrangent 
d'eux-mêmes; ils n'ont pas à créer l'harmonie du vers, 
ils la reçoivent toute faite; il leur suffit de s'y con- 
former. On ne semble pas, d'ailleurs, avoir compris 
que ce retour manifeste au système prosodique du vers 
purement français équivalait à un aveu d'impuissance. 
Les strophes saphiques de Ronsard, celles de Rapin 
et de Passerat que les historiens de notre littérature 
citent volontiers comme de curieux spécimens d'une 
mode ancienne, ne manquent ni de souffle poétique ni 
d'harmonie; mais ils doivent ce mérite beaucoup moins 
à une combinaison souvent fautive et toujours incer- 
taine de syllabes longues et de syllabes brèves qu'à un 
mélange heureux et instinctif de syllabes toniques et 
de syllabes atones, suggéré, en quelque sorte, par la 
mélodie du rythme latin. On connaît le début de l'ode 
de Rapin sur la mort de Ronsard* ; voici une strophe 
de Ronsard lui-même : 

1. Voir p. 200. 



DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 315 

Ni l'âge ni sang ne sont plus en vigueur; 
Les ardents pensers ne m*échaufTeat le cœur. 
Plus mon chef grison ne se veut enfermer 
Sous le joug d*aimer*. 

Les vers de Passerai soutiennent la comparaison 
avec ceux de Ronsard et de Rapin : 

L*esprit insensé ne se paît que d*ennuis, 
Plaintes et sanglots ; ne repose les nuits : 
Pour guérir ces maux, que Taveugle vainqueur 
Sorte de mon cœur *. 

On a remarqué, à ce propos, qu'il serait possible, 
sans observer la quantité, d'imiter et de reproduire, 
dans les vers français, les pieds métriques des vers la- 
tins, au moyen d'une savante disposition des accents, 
qui remplacerait les longues et les brèves par des to- 
niques et des atones. Que gagnerait-on à cette ingénieuse 
nouveauté? si l'on ne peut faire, dans notre langue, des 
vers métriques supportables qu'à la condition d'appli- 
quer les pnncipes de la versification fondée sur l'accent, 
pourquoi s'évertuer à composer de laborieux pastiches 
du vers latin? N'est-il pas plus rationnel et plus simple 
de faire, selon la méthode française, des vers français? 

L'innovation prosodique du seizième siècle a échoué 
parce qu'elle était tout ensemble impossible et inutile. 
On n'avait pas alors, on n'a eu que beaucoup plus tard 
la claire notion de cette inutilité ; une prompte expé- 
rience a montré, du moins, que l'entreprise ne pouvait 
réussir. La raison de cette impossibilité est dans la na- 
ture même de notre langue, dans les différences essen- 
tielles qui la distinguent si évidemment des langues an- 
ciennes. Kn grec et en latin, les mots sont d'une qualité 
ferme et sonore, dont le relief est vivement accusé ; la 
longueur ou la brièveté des syllabes, scandée par la pa- 
role, s'y caractérise avec netteté et se fait sentir avec 
certitude. Jl en résulte une harmonie naturelle qui se 



1. Pasquier, t. II, p. 82. 

2. Passerai vécut de 1532 à 1602. Il eslTauteur des vers insérés dans la 
Satire Ménippée. — Hapin, homme d'action et homme d'étude, qui maniait 
avec la même vigueur la plume et l'épée, a collaboré, lui aussi, à la rédactioa 
de celle Salire célèbre. Né en 1510, il mourut en 1608. — Ronsard vécut 
de 1521 à 1585. 



316 QUATRIÈME PARTIE. 

prête aux combinaisons les plus variées. Ce qui facilite 
ces combinaisons, c'est que toute consonne, à la fin 
d'un mot, est sonore et non muette ; on peut donc 
rendre longue par position une syllabe finale, brève par 
nature, lorsque le mot suivant commence par une 
consonne. Chaque mot qui se décline, article, sub- 
stantif, adjectif ou pronom, reçoit du cas de la décli- 
naison plusieurs désinences, tantôt brèves, tantôt 
longues : il peut donc entrer dans les dispositions et les 
formes métriques les plus différentes. 

La langue française, née sous d'autres cieux, dans la 
confusion d'une longue décadence, ne possède pas les 
mêmes avantages ; la douceur dont elle est douée, et qui 
est son charme propre, est trop souvent assourdie par 
l'e muet et par la consonne nasale. On y trouve, sans 
doute, comme en toute langue, des syllabes dont la 
quantité est évidente, soit des longues, qui sont telles 
par nature, soit des particules et des monosyllabes 
atones qui équivalent à des brèves ; mais ce n'est là 
qu'une faible minorité, et d'Olivet lui-même en fait 
l'aveu : tout le reste est d'une valeur prosodique dou- 
teuse, très difficile à déterminer. La masse des syllabes 
françaises semble s'effacer et se confondre dans un 
état général de vague intensité et de sonorité affaiblie. 

Parmi les principales causes du trouble et de l'affai- 
blissement de la quantité dans les mots français, il 
faut signaler la prédominance de l'accent tonique et la 
place invariable qu'il occupe à la fin des mots. Dans les 
langues anciennes, l'accent, plus aigu et plus musical, 
mais plus léger et plus mobile que le nôtre, ne contra- 
riait pas la quantité et n'y portait aucune atteinte ; il ne 
rendait pas longue la brève sur laquelle il était placé ; 
tout son effet se bornait à varier, par de rapides in- 
flexions de la voix, l'harmonie des combinaisons 
rythmiques. L'accent français, dont le timbre est moins 
élevé, ajoute à la force et à la durée de la syllabe qui en 
est marquée : il en fait une longue, et comme la voix 
et la pensée se hâtent vers cette syllabe principale et 
semblent courir snr celles qui la précèdent, l'accent 
final les abrège par l'effet du contraste et en diminue la 
valeur. Gela est si vrai que les syllabes les plus longues 
par nature perdent une partie de leur durée, lorsqu'elles 



DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 317 

sont suivies et dominées par la tonique. Dans le mot 
refuser^ par exemple, la seconde syllabe est longue 
évidemment; mais son intensité s'efface devant celle que 
l'accent donne à la finale. Que cette longue devienne 
tonique, à son tour, comme dans /e refuse^ Taccent la 
renforce aussitôt; il en double la durée et l'importance. 
Dans les mots français, l'accent, à vrai dire, crée la 
quantité. Il est donc le seul régulateur du rythme; et 
c'est pour ne l'avoir pas compris que des réformateurs 
plus modernes ont essayé de rétablir dans nos vers la 
combinaison des longues et des brèves, déjà condamnée 
au seizième siècle. 



§111 

Nouveaux essais d'une réformation prosodique, 
au dix-huitième siècle. — L'abbé d'Olivet. — 
Suppression de la rime : les vers blancs. — 
L'importance de l'accent tonique sigrnalée pour 
la première fois, en 1803. 

L'abbé d'Olivet, que la grammaire avait porté à l'A- 
cadémie, n'aimait pas les vers « mesurés », et ne son- 
geait nullement à les tirer de l'oubli. « J'en ai là plus de 
mille, disait-il, et je n'en ai pas trouvé un seul de bon, 
ni même de supportable*. » Il voulut cependant re- 
mettre en honneur la combinaison métrique des vers 
grecs et latins, et il écrivit en 1767 un Traité de proso- 
die pour la recommander. 11 y avait bien une certaine 
inconséquence à rétablir un principe dont il blâmait les 
anciennnes applications. L'homme de goût et le gram- 
mairien, chez lui, n'étaient pas d'accord. Cette contra- 
diction s'explique par l'idée très peu juste qu'on se fai- 
sait alors des vers français : d'Olivet pensait avec son 
siècle que ce vers consistait uniquement dans la rime et 
dans le nombre fixe des syllabes; il lui reprochait de 
n'avoir pas de rythme. Estimant d'ailleurs, et avec rai- 
son que le rythme est l'âme du vers et qu'il en fait, 
selon son expression, toute la vertu, il fut ainsi conduit 

1. Traité de prosodie française, p. 113. 



318 QUATRIÈME PARTIE. 

OU ramené à rimiiation du système prosodique de l'an- 
tiquité, comme au seul moyen de créer ce rythme dont 
il ne voyait aucune apparence. Non qu'il prétendît im- 

Eoser comme une loi 1 observation de la quantité ; il se 
ornait à regretter qu'elle ne comptât pour rien dans 
notre vers et il conseillait aux poètes de Ty introduire 
autant que possible et de la prendre pour règle. 

Il chercha d'abord à voir clair dans ses propres idées 
et dressa, à cet effet, toute une nomenclature des syl- 
labes françaises, réparties en trois classes et distinguées 
par ces trois mots : longues, brèves et douteuses. Exa- 
minant l'une après l'autre les voyelles principales des 
syllabes, il en pesa la valeur et entreprit d'en fixer la 
quantité. Le grand défaut de ces évaluations est de ne 
reposer sur aucun principe certain : l'œuvre manque de 
base. Dans ses décisions, Tauteur s'autorise de remar- 
ques particulières et de faits accidentels; lors même 
qu'il rencontre juste, il ne donne pas la raison de ce 
qu'il a constaté. Il a ifort bien remarqué, par exemple, 
que certaines syllabes, qui sont longues à la fin des 
mots, deviennent brèves, si elles changent de place 
dans ce mot^ ou si elles servent à former un mot com- 
posé : l'a qui est long dans barbare et dans extase, de- 
vient bref dans bari6arie et dans s'extasie ; la diphtongue 
oi de joie s'abrège dans joyeux ; la diphtongue ou, 
longue dans épouse, est brève dans épousée. D'Olivet 
signale ces différences, sans les expliquer. C'est la pré- 
sence ou l'absence de l'accent tonique qui produit ces 
changements de la quantité d'une même syllabe, et qui 
fournit l'explication nécessaire. 

Pour se reconnaître dans l'obscurité de son sujet, 
l'auteur n'a d'autre guide que la prononciation, si va- 
riable elle-même et si peu sûre. Aussi tombe-t-il fré- 
quemment en de singulières méprises. Il note comme 
brèves des syllabes toniques telles que celles-ci : ai- 
ma A /e, nectar, audace y attrait , parfait, astre , joyau, 
coteau, comptant, funèbre^ règle, remède^ tiède, in- 
tègre, cruely rebelle, prenne, précepte, obsèques, éther, 
feu, lieu, odeur, peur, eîfort, bord, encore, bravoure, 
il court, etc. *. Il y a aussi la classe des « douteuses, » 

1. Pages 82-98. 



DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 319 

sans qu'on voie bien pourquoi il ne les a pas rangées 
soit parmi les longues, soit parmi les brèves. Sont ainsi 
notées les syllabes toniques de ces mots : concert, chi- 
mère y père, sincère, lèvre, carrière, soutien, tige, pro- 
diffe, Yestige, empire^ lire, écrire, espoir, terroir, em- 
ploi, etc. *. Le résultat le plus clair de ces classifications 
serait de condamner comme faux un très grand nombre 
de vers de nos meilleurs poètes, classiques ou roman- 
tiques ; car on y trouve fort souvent, à la césure et à la 
rime, quelques-unes de ces syllabes toniques réputées 
brèves par d'Olivet : si l'on prenait pour base de notre 
système prosodique la quantité, quelle faute serait plus 
grave que de placer des syllabes brèves aux deux temps 
forts du rythme ? Il faudrait corriger les chefs-d'œuvre. 

Rendons-lui cette justice qu'il avait conscience de 
la fragilité de son œuvre. Il la termine par l'aveu de ses 
hésitations et de ses inquiétudes : « Ce n'est pas que je 
me reproche d'avoir trop peu consulté; mais je doute 
encore fort souvent. Je n'ai guère trouvé mes oracles 
d'accord^. » La tentative de d'Olivet est restée sans 
effet et n'a reçu aucune application; elle a tout au plus 
éveillé un faible écho dans la critique contemporaine, 
notamment dans les articles où Marmontel s'évertue à 
prouver que les pieds métriques des vers latins ne sont 
pas étrangers aux vers français. 

Jusqu'ici, les projets de réforme prosodique, que 
nous avons successivement examinés, avaient ce mé- 
rite ou cette excuse de remplacer du moins par quelque 
chose ce qu'ils prétendaient changer ou détruire. Ils 
n'étaient pas purement négatifs; ils avaient même l'am- 
bition d'être considérés comme un progrès. Bien diffé- 
rente est l'idée d'ôter la rime au vers français, tout en 
lui conservant sa forme et ses lois rythmiques. Elle 
n'apporte rien de nouveau ; elle n'invente qu'une sup- 
pression. Ce qui la fait paraître plus étrange encore, 
c'est qu'elle a pris naissance en un temps où l'on pen- 
sait que la rime seule, comme l'écrit Voltaire en ré- 
pondant à la Motte, permet de distinguer le vers de la 
prose ^. Que restait-il alors à ce vers mutilé, et que 

1. Pages 93-100. 

2. Page 106. 

3. Préface à' Œdipe. Edition de 1730. 



320 QUATRIÈME PARTIE. 

f)0uvait-il être, sinon une ligne de prose dont les syl- 
abes étaient comptées? « Les vers blancs, a dit encore 
V^oltaire, ne coûtent que la peine de les dicter; cela 
n'est pas plus difficile à faire qu'une lettre. Ceux qui 
les ont inventés ont prouvé par là qu'ils ne savaient 
pas rimer. Les vers blancs sont nés de l'impuissance de 
vaincre la difficulté de la rime, et de l'envie d'avoir 
plus tôt fait*. » 

11 se peut aussi que l'idée nous en soit venue de 
l'étranger. On faisait des vers blancs en Italie et en 
Espagne, dès le commencement du seizième siècle; on 
en faisait aussi, mais un peu plus tard, en Angleterre. 
On cite dans ce genre, iltalia liherata da' Gotiy de 
Trissin, les Api^ de Ruccellaï, la Collivazione d'Ale- 
manni, des comédies de Trissin et d'Arioste, des poésies 
lyriques de Sannazar, le poème Héro et Léandre de 
l'espagnol Boscan, à la date de i543*. 

Ces exemples ont pu provoquer des imitations. La 
versification, dans ces langues étrangères, est, comme 
la nôtre, fondée sur l'accentuation et non sur la quan- 
tité : il est donc rationnel d'admettre que le vers sans 
rime puisse également réussir en France. Il faut consi- 
dérer, toutefois, que l'accent, à l'étranger, est bien plus 
marqué et mieux observé que dans notre langue; il im- 
prime au rythme une cadence dont l'effet, plus sensible, 
soutient le vers et lui permet de renoncer avec moins 
de désavantage au secours de la rime. V^oltaire avait 
raison de conserver la rime au vers français; sa critique 
du vers blanc est juste, si on l'applique aux essais qu'il 
avait sous les yeux; elle cesserait de l'être si on lui 
donnait un sens absolu. Il est certain qu'un vers sans 



t. Préface de la traduction du Jules César de Shakespeare. — Dictionnaire 
philosophique, article Rime. 

2. Tobler, p. 20. Voici quelques explications sur ces auteurs et sur leurs 
ouvrajçes : l'Italie délivrée des Goths, poème épique de Trissin, parulen 1517 
et 1518; Trissin (Giovan Georgio Trissino), né à Vicence, mourut à Rome 
en 1550. — Ruccellaï, né à Florence, mourut en 1525; son poème, le Api 
(les Abeilles), est une imitation de Virgile. Il parut à Venise en 1539. — 
Alemanni ou Alamanni (Florentin) vécut en Franco et y remplit des fonc- 
tions à la cour de François I" et de Henri II. Il mourut en 1566. Son poème 
didactique, la Collivazione (la Culture), fut imprimé à Paris en 1546. — San- 
nazar (Jacopo Sannazaro), Napolitain, publia des Sonetti et des Canzoni 
en 1530. II mourut la même année. — L'espagnol Boscan, de Barcelone, 
mort en 1544, a traduit en vers libres le poème d'Hero et'Léandre, attribué 
au poète greo Musœus. 



DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 321 

rime, composé avec art, formé d'un choix judicieux de 
syllabes toniques et de syllabes atones, relevé, en outre, 
par la beauté du style et par la force des pensées, peut 
avoir, même en notre langue, des qualités rythmiques 
et poétiques qui le défendront de toute comparaison 
avec la prose* ; mais en lui supposant tous ces mérites, 
il restera inférieur au vers qui réunit les avantages de 
la rime à ceux du rythme. 

Au dix-huitième siècle, on Ta fréquemment employé 
à traduire des poèmes anciens ou étrangers. Biaise de 
Vigenère, en i558, a traduit les Psaumes en vers blancs ; 
l'académicien Méziriac, vers le milieu du dix-septième 
siècle, a traduit de même beaucoup de passages des 
poètes anciens, ajoutés au commentaire de sa traduc- 
tion en prose des Epîtres d'Ovide. Voltaire a traduit 
en alexandrins non rimés une partie du Jules César de 
Shakespeare et quelques morceaux du poète persan 
Sadi; Marmontel, en 1777, a relevé par de semblables 
intermèdes la prose des /ncas*. La traduction étant une 
œuvre d'ordre secondaire, le vers blanc, forme dimi- 
nuée, y est à sa place : il lui donne du relief sans en 
changer le caractère. Ce serait méconnaître la nature 
et le but de la poésie que de le préférer au vers rimé 
dans les œuvres créées par l'inspiration poétique. Une 
loi supérieure, dont les règles prosodiques ne sont que 
les interprètes, commande au poète de tendre à la per- 
fection et d'y atteindre autant que possible : la poésie 
ne remplit son objet et ne réalise son idéal qu'à la 
condition de se rapprocher, par un effort constant, de 
Texcellent et du parfait. On commettrait un contre- 
sens, on tomberait dans une contradiction, si l'on affai- 
blissait sa puissance par un moyen d'expression in- 
complet. 

Que fallait-il pour mettre fin aux retours périodiques 
de ces anciennes erreurs que des échecs réitérés ne 
suffisaient pas à convaincre ni à décourager? Un senti- 
ment plus éclairé des lois harmoniques du vers français, 
une vue plus juste, et plus pénétrante des éléments 
essentiels du rythme pouvaient seuls produire ce ré- 

1. Voir Guyaa, et l'exemple qu'il cile, p. 190. Problèmes de l'esthétique 
contemporaine. 

2. Tobler, p. 21, 23. 



322 QUATRIÈME PARTIE. 

sultat. Ce progrès tardif s'est manifesté au commence- 
ment du dix-neuvième siècle ; il ne s'est accompli que 
dans la seconde moitié du siècle. On s'étonnera qu'il 
soit dû à un étranger, et que l'abbé italien Scoppa ait 
vu plus clair que la science française dans le rythme 
^t rharmonie du vers français. « Il a fallu, dit fort bien 
Quicherat, que cet Italien vînt nous apprendre le rôle 
que l'accent joue dans notre langue, en particulier dans 
notre système de versification et nous défendre contre 
nos propres attaques * . n C'est que cet étranger, averti j 

par la connaissance des langues et des littératures 
modernes, et jugeant par comparaison, s'était fait en , 

ces matières une opinion moins superficielle et moins ! 

bornée. Selon lui, le vers français, sorti des mêmes ori- 
gines que le vers italien et le vers espagnol, devait 
nécessairement obéir aux mêmes lois prosodiques. Pu- ' 

bliant à Paris, en i8o3, son Traité de poésie italienne 
rapportée à la poésie française, il posa ce principe que 
<t dans les vers d'une langue quelconque il est impos- 
sible d'admettre aucune harmonie sans rythme , ni 
aucun rythme sans accent » ; puis il démontra que le 
vers français, comme les autres vers modernes, con- J 
tient un nombre déterminé d'accents, dont les deux 
principaux sont placés à la césure et à la rime. Un 
second mémoire, sur les Beautés poétiques de toutes 
les langues, présenté par lui à l'Institut en i8i5, re- 
nouvela et confirma cette démonstration. Scoppa s'éton- 
nait d'être le premier à exprimer en France une vérité 
si évidente : « La postérité, dit-il, aura quelque peine à 
imaginer qu'il ait existé des savants français qui aient 
pu refuser aux vers de leur langue toute espèce de 
rythme et d'accent^. » Cette découverte mit quelque 
temps à se répandre et à s'accréditer. Elle avait trouvé, 
cependant, dès son apparition, un défenseur habile et 
convaincu : M. Mablin, à l'Ecole normale, en fit le 
sujet de son enseignement ; et ses leçons n'étaient pas 
de celles que les auditeurs oublient. Un tel maître eut 
un élève digne de lui^ M. Quicherat, qui, trente ans 
après, fonda sur ce nouveau principe son Traité de 
versification française. Depuis la publication du livre 

1. PaçeolS. 

2. Quicherat, p. 516. 



DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 323 

de Quicherat, la science philologique, en France et à 
l'étranger, a donné une sanction définitive à l'opinion 
de l'abbé Scoppa, en montrant quelle avait été la puis- 
sance de l'accent dans la formation de notre vocabu- 
laire primitif et de nos plus anciens vers. L'histoire 
des origines de la langue et de la versification fran- 
çaises est désormais établie sur une base de certitude. 

s IV 
Conclusion. — L'avenir de la poésie française. 

Nous touchons au terme de cet exposé, et nous ne 
pouvons mieux le conclure, ce nous semble, qu'en ré- 
pondant à une objection qui s'élèvera, sans doute, dans 
l'esprit de quelques lecteurs. A quoi bon, penseront-ils, 
s'ingénier à découvrir par de patientes analyses les plus 
secrètes qualités du rythme et de l'harmonie dans le 
vers français, si la poésie elle-même est destinée à 
languir dorénavant et, peut-être, à s'éteindre, comme 
semblent le présager d'inquiétantes apparences? Nous 
aussi, avouons-le, nous sommes frappé de ces symp- 
tômes ; nous n'ignorons pas que la faveur publique 
semble s'éloigner de la poésie, et que la prose, plus en 
crédit que jamais, a successivement envahi presque 
tous les genres littéraires qui ont si longtemps formé 
le domaine incontesté de l'imagination poétique et de 
la haute inspiration. Est-ce là toutefois une raison suf- 
fisante pour désespérer de l'avenir? Ne renferme-t-il 
dans son impénétrable secret que des chances con- 
traires? En sommes-nous réduits à croire que nous ne 
verrons plus reparaître l'énergie créatrice d'où sont 
sorties, tout récemment encore, tant d'oeuvres impo- 
santes, en possession de la gloire et sûres de la durée? 

Remarquons, d'abord, que dans le développement 
historique de toutes les littératures, il se produit, à 
certains intervalles, des décadences partielles et passa- 
gères, qui ne sont, au fond, que de courtes haltes dans 
une longue carrière, des temps d'arrêt et de repos que 
le génie d'un peuple semble se ménager à soi-même. 
« Après le siècle de Louis XIV, a dit Voltaire, la nature 



324 QUATRIÈME PARTIE. 

parut se reposer. » La poésie du moyen âge, originale 
50US une forme négligée, a subi sa décadence au quin- 
zième siècle; la puissante poésie classique elle-même 
s'est affaiblie à la fin du dix-huitième siècle et dans les 
vingt premières années du siècle suivant. Pouvait-on 
se douter, au temps de Delille et de son école, pendant 
cette morne période de platitude stérile, qu'un avenir 
immédiat allait apporter à la France les splendeurs 
-et les richesses du renouvellement poétique le plus 
otonnant que l'histoire ait jamais constaté? On aurait 
quelque raison de se décourager et de craindre, si l'on 
apercevait dans la vitalité de l'esprit français des signes 
irrécusables de fatigue et d'épuisement. Mais ce que 
nous voyons aujourd'hui, n'est-ce pas plutôt l'excès 
que l'insuffisance de l'énergie nationale ? La qualité 
<^aractéristique de notre tempérament moral n'est-elle 
pas encore une ardente exubérance ? 

Théodore de Banville a résumé en quelques mots la 
question que nous examinons. « La poésie, dit-il, n'a 
gardé et n'a dû garder que les genres où elle est indis- 
pensable et où rien ne peut la remplacer * . » Les genres 
littéraires, qui constituent cette partie inaliénable du 
domaine poétique , que nulle force rivale ne peut 
usurper sans trahir aussitôt son infériorité, sont ceux 
où la pensée émue fait entrer dans l'âme du lecteur les 
mouvements secrets qui l'agitent et le tressaillement 

f)rofond dont elle est elle-même saisie. C'est là que la 
angue poétique est la seule expression possible du sen- 
timent intérieur, la seule qui soit assez vibrante, assez 
passionnée, pour donner aux grandes émotions toute 
leur éloquence. « L'un des caractères de la phrase poé- 
tique, dit aussi M. Guyau, c'est qu'elle est plus ner- 
veuse que la phrase en prose ; les douze syllabes d'un 
vers donnent une idée de plénitude qile douze syllabes 
du langage ordinaire ne sauraient donner. » KUes 
éveillent plus de pensées, elles suscitent plus d'impres- 
sions et d'images dans l'esprit. « Tandis que notre 
langue vulgaire n'est souvent qu'une traduction diffuse 
<le l'émotion intérieure, le vers essaie de rendre celle-ci 
-dans toute sa puissance et sa vie^. » Le vers français 

1. Page 156. 
1, Page 2i6. 



DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 325 

aujourd'hui n'a rien perdu de sa vigueur incisive, ni de 
sa finesse nuancée, ni de sa beauté plastique; les ta- 
lents distingués qui sont restés fidèles à sa fortune, et 
dont une juste célébrité a consacré les noms, lui con- 
servent des qualités de force et d'éclat capables de sou- 
tenir les plus hautes destinées. 

Qu'il s'élève donc et se forme un jour, sous des in- 
fluences créées tôt ou tard par les variables événements, 
de la vie d'un peuple, l'un de ces courants d'opinion 
qui apportent à l'âme de la nation les souffles généreux, 
les émotions fécondes, la semence des grandes pensées, 
et l'on verra reparaître le génie créateur, excité par ces . 
nouvelles inspirations ; on verra refleurir et redevenir 
fertiles les parties maintenant désertes du domaine 
poétique. Les savantes études que nous venons d'ana- 
lyser pourront aussi avoir leur part de mérite dans 
cette renaissance, et la seconder. Elles auront appris 
aux générations nouvelles des raisons plus nombreuses 
et plus certaines d'admirer avec intelligence les œuvres 
supérieures ; elles auront surtout donné aux jeunes ta- 
lents, aux nobles vocations, qui ne manquent pas, une 
confiance plus assurée dans ce bel art de la versifica- 
tion, qui ne peut rien seul et par lui-même, qui n'a pas 
le secret des grands succès, qui n'est, en un mot, qu'un 
auxiliaire, mais qui, en revêtant de formes harmo- 
nieuses les conceptions du génie poétique, double leur 
puissance de séduction. 



TABLE DES MATIÈRES 



Avant-Propos. — Travaux récents sur la versification française... 5 

PREMIÈRE PARTIE 

Les origines. 

Chapitre le*". — Origines latines du vers français. — La poésie popu- 
laire chez les Romains, sous la république et au temps de l'empire. 
— Altération des formes métriques de la poésie savante. — Prédo- 
minance de l'accent tonique. — La poésie chrétienne liturgique. — 
La rime, la césure et le nombre fixe des syllabes dans la poésie 
latine du haut moyen âge, depuis le quatrième siècle jusqu'au 
dixième 10-27 

Chapitre 11. — Première apparition du vers français. — Epoque pro- 
bable où Ton a commencé à composer des vers dans le roman des 
Gaules. — Les plus anciens monuments de notre poésie. — Com- 
ment et sur quels modèles se sont formés Toctosyllabe, le décasyl- 
labe et l'alexandrin; 27-38 

DEUXIÈME PARTIE 
La structure intérieure du vers français. 

Chapitre I^r. — La rime. — Son importance et sa nécessité. — Les 
formes et les combinaisons diverses de la rime. — L'assonance. — 
Conditions d'une bonne rime. — De l'abus des rimes riches. — Les 
deux principales règles de la rime, où se résume tout le détail des 
préceptes et des interdictions. — Bizarreries et raffinements de la 
rime dans la versification du quinzième siècle 39-72 

Chapitre II. — La césure, l'hémistiche, l'enjambement. — La doc- 
trine classique et ses adversaires. — Examen critique de la loi du 
repos de l'hémistiche et de la césure fixe. — Différences essentielles 
entre la césure française et la césure antique. — L'enjambement aux 
principales époques de notre histoire littéraire 73-95 

Chapitre 111. — Changements introduits dans la structure intérieure 
du vers par la suppression de la césure fixe et par l'abus de l'enjam- 
bement. — L'évolution du vers français au dix-neuvième siècle. — 
Ses lointaines origines et ses vraies causes. — Vers de facture 

326 



TABLE DES MATIÈRES. 327 

romantique dans Racine. — Le vers romantique de Victor Hugo. — 
Phase nouvelle de l'évolution : le vers « décadent ». — Ce qui le 
distingue du vers romantique 95-1 19 

Chapitre IV. — L'élision. — Exposé des règles- classiques. — Les 
libertés du moyen âge. — Quel était TefFet du t étymologique sur 
l'élision de Ve muet final, dans nos plus anciens vers français? — 
L'emploi du t euphonique a-t-il été connu du moyen âge? 119-142 

Chapitre V. — L'hiatus. — Par quelles raisons se justifie la règle qui 
l'interdit. — Comment celte règle s'est établie. — Singularités de 
l'usage ancien. — Objections contre la règle, dans nos temps mo- 
dernes 142-159 

Chapitre VL — Licences poétiques. — Division adoptée dans les 
anciens traités : licences d'orthographe, licences de construction et 
de syntaxe, licences de grammaire. — Combien elle est défectueuse. 
— Division pins rationnelle : les inversions^ les ellipses^ les 
archaïsmes. — Simplification des prescriptions anciennes. 159-178- 



TROISIÈME PARTIE 
Les formes diverses du vers français. 

Chapitre 1er. — y^i^ où les syllabes sont en nombre pair. — 
Influence du nombre pair ou impair des syllabes sur le rythme du 
vers. — Supériorité de l'alexandrin. — En quoi il ressemble à 
l'hexamètre antique. — Le décasyllabe et ses différentes césures. 

— L'octosyllabe. Du rang qu'il tient dans l'histoire de notre poésie. 

— Vers de six, de quatre et de deux syllabes. Leurs conditions 
rythmiques 179-198 

Chapitre II. ~ Vers où le nombre des syllabes est impair. •— Diffi- 
culté de placer la césure dans les vers de onze et de neuf syllabes. 

— Vers de sept, de cinq et de trois syllabes ; avantages de leur 
brièveté. — Le vers monosyllabique. — Formes exceptionnelles et 
vers démesurés : défauts inévitables qui les condamnent. 198-213 

Chapitre III. —Combinaisons diverses des principales formes du vers 
français. — Définition des poèmes à mouvements variés. ~ Les 
vers libres. — Le distique, le tercet, la terza rima, le quatrain. — 
Les stances et les strophes. — Strophes à nombre pair, strophes à 
nombre impair. — Strophes de cinq, de sept et de neuf vers. — 
Combinaisons lyriques les plus usitées : strophes de six, de huit et 
de dix vers. — Combinaisons plus rares : strophes de onze, de 
douze, de treize et de quatorze vers, etc 213-239 

Chapitre IV. — Du choix des vers de mesure différente dans la com- 
position de la strophe.— De l'emploi des strophes de forme di- 



328 TABLE DES MATIÈBES. 

verse dans la composition de l'ode. — Rapports qui existent entre 
la vitesse particulière à chaque sorte de vers et les mouvements 
intérieurs de la pensée. — Caractère musical de l'ode moderne. — 
L'ode isométrique. — L'ode à mouvements variés 239-250 

Chapitre V. — Les poèmes à forme fixe et traditionnelle. — Pourquoi 
ils sont ainsi désignés. — Poèmes originaires du moyen âge : le ron- 
del, le rondeau simple et ie rondeau double, le triolet, le lai, le 
virelai, la ballade, le chant royal. — Règles qui en déterminent la 
forme et en fixent la composition. — Poèmes importés d'Italie en 
France au seizième siècle : le sonnet, la villanelle, la glose. — 
Curiosités poétiques et rythmiques inventées ou renouvelées au 
dix-neuvième siècle : la sextine, le pantoum malais et pantoum 
français '. 230-278 

QUATRIÈME PARTIE 

De l'harmonie du vers français. — Essais tentés 
pour en changer les lois et le caractère* 

Chapitre I^r. — En quoi consistent les qualités mélodiques du vers 
français, et par quels effets elles se manifestent. — Par quels avan- 
tages particuliers notre versification compense certaines supériorités 
de la versification grecque et latine. — Moyens exceptionnels d'har- 
monie : l'assonance et l'allitération. — Exagérations des théories 
modernes sur ce sujet. — Que faut-il penser de l'harmonie imi- 
talive ? 278-303 

Chapitre 11. — Les réformateurs du vers français. — Première 
époque : innovations du seizième siècle. — Les vers « mesurés ». 
— L'Académie de musique et de poésie fondée par Baîf. — Seconde 
époque : la Prosodie de l'abbé d'Olivet. Analyse de ce traité. — Le 
vers non rimé ou vers blanc : ses origines, — Pourquoi le principe 
fondamental de la versification française a-t-ii été si tardivement 
reconnu et compris? — Par qui a-t-il été pour la première fois 
signalé? — Conclusion. — De l'avenir réservé à la poésie fran- 
çaise 303-325^ 



SAINT-CLOUD. — IMPRIMERIE BELIN FRÈRES. 



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