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LA
VERSIFICATION FRANÇAISE
ET SES
NOUVEAUX THEORICIENS
LA
VERSIFICATION FRAMISE
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ET SES
NOUVEAUX THEORICIENS
LES REGLES CLASSIOVES ET LES LIBERTÉS MODERNES
PAR
CHARLES AUBERTIN
ANCIEN MAITRE DE CONFERENCES DE LITTERATURE FRANÇAISE
A l'École normale supérieure
RECTEUH HONORAIRE, CORRESPONDANT DE l'iNSTITUT
PARIS
LIBRAIRIE CLASSIQUE EUGÈNE BELIN
BELIN FRÈRES
RUB DE VAUGIRÂRD, 52
1898
THE fïW TORK T
PUBLIC ir^" A 1-T '
266902B
Tout fe x cmplaipe de- cet OUVTage non revêtu de notre
griffe sera réputé contrefait.
SAINT-CLOUD. — IMPRIMERIE BELIN FRERES.
AYANT-PEOPOS
Depuis vingt ans on a publié, sur la versification
française, un assez grand nombre d'excellents tra-
vaux qui ont singulièrement renouvelé, agrandi et
relevé une matière si souvent traitée. La plupart, il
est vrai, se sont limités à quelques points particuliers
du sujet; mais en renonçant à s'étendre, ils se sont
assuré le mérite d'un savoir plus original et plus
précis. La science nouvelle a produit un double ré-
sultat : elle a mis en évidence les lacunes des an-
ciens traités, tout en fournissant le moyen de réparer
jcette insuffisance.
En 1880, M. Tobler a donné la première édition
de son livre sur la comparaison de Tancien vers fran-
çais du moyen âge avec notre vers moderne. On sait
combien, jusqu'à ces derniers temps, on connaissait
peu les origines et les formes primitives du vers fran-
çais : M. Tobler a jugé superflu d'insister sur la
question des origines, récemment élucidée en France ;
il a fait sa principale étude des particularités carac-
téristiques de la prosodie du moyen âge, et son éru-
dition exacte et sûre n'a rien laissé d'essentiel à dire,
après lui, sur ce sujet.
. S'il est nécessaire de distinguer notre vers ancien
du vers moderne, il n'est pas moins important de
soumettre à un examen un peu approfondi les diffé-
rences qui existent entre le vers classique et le vers
^ 431)E4 96A
6 AVANT-PROPOS.
romantique. Pendant toute la première moitié de ce
siècle, cette comparaison eut été prématurée; elle
eût semblé introduire dans un livre de doctrine une
œuvre partiale, un thème à controverse. Aujourd'hui,
le vers romantique, longtemps suspect et non classé,
a pris rang définitivement à côté du vers classique ;
les débats sont clos, et l'apaisement général rend
l'impartialité facile. C'est ici le lieu de signaler le plus
î^emarquable, le setil complet des travaux récents que
nous énumérons. M. Becq de Fouquières a publié en
1879 un Traité de versification française qui fait
époque dans l'histoire du vers français. On peut^ sans
doute, lui reprocher un style trop souvent abstrait et
parfois obscur, un excès de sagacité subtile, et des
paradoxes assez fréquents; mais on ne saurait lui
contester un sentiment profond, une pénétrante in-
telligence des lois harmoniques du vers et dés effets
du rythme; et c'est surtout dans la comparaison
qu'il fait de la forme classique et de la forme roman-
tique que ces éminentes qualités se manifestent.
Le romantisme n'est plus le dernier mot de l'évo-
lution poétique au dix-neuvième siècle. La jeune
école des poètes « décadents » a des ambitions que
l'idéal réalisé par Victor Hugo ne satisfait pas. Pour
elle, toute la poétique consiste dans la théorie dé las-
isonance et de l'allitération, comme tout le génie du
poète se réduit à mettre en relief les qualités musi-
cales des mots. Cette phase nouvelle des innovations
prosodiques est appréciée par des juges dont la com-
pétence et l'autorité ne peuvent être récusées. Deux
poètes de renom, MM. Sully Prudhomme et d'Eich-
thal, ont fait paraître, simultanément, en 1892, l'un,
quelques Réflexions sur Vart des vers, l'autre, la
Question du rythme dans le vers français : ces deux
AVANT-PROPOS. 7
études, très substantielles, et dont le seul tort est
leur brièveté, se complètent réciproquement, par la
conformité des opinions et des jugements.
Il ne suffit donc plus d'établir un parallèle entre le
vers de Racine et le vers de V. Hugo ; il y faut joindre
un troisième terme de comparaison, le vers c< déca-
dent ». Un écrivain qui traite les questions de littéra-
ture avec la hauteur d'esprit du philosophe et le sens
délicat de Tartiste, M. Guyau, auteur d'un livre sur
les Problèmes de l'esthétique contemporaine [i^^^),
s'est aussi occupé du « problème » de la versification.
Dans la troisième partie de ce livre, il a résumé son
opinion sur les trois formes du vers moderne eiï
quelques pages lumineuses et fortes, aussi intéres-
santes à lire qu'utiles à consulter. La théorie, deve-
nue fameuse, de Tassonance et de l'allitération, a
pareillement provoqué la critique d'un docteur es
lettres, M. Combarieu, dont la thèse, très distinguée,
a pour titre : les Rapports de la musique et de la
poésie (1893). L'un des meilleurs chapitres est celui
où l'auteur, prenant à partie l'innovation « déca-
dente », en fait l'historique, et lui découvre de loin-
tains précurseurs, une longue lignée d'ancêtres que
leurs descendants, selon toute apparence, connais-^
saient peu.
Un autre docteur, M. Souriau, a choisi un champ
d'études et d'observations très différent, et absolu-
ment classique. Sa thèse, sur la Versification de
Molière (1884), s'est développée en un volume inti-
tulé : l'Evolution du vers français au dix-septième
siècle. Les irrégularités prosodiques des chefs-
d'œuvre, plus fréquentes qu'on ne le croit générale-
ment, y sont notées avec un rare scrupule d'exacti-
tude et censurées avec une sévérité que nos illustres
9 AVANT-PROPOS.
poètes n'ont pas toujours exercée sur eux-mêmes.
Cette rapide énumération suffit, croyons-nous, à
faire entrevoir tout ce que l'investigation savante et
la pensée originale ont pu ajouter de solide richesse
et de légitime nouveauté à l'ancien fonds de la poé-
tique française. Terminons-la par une dernière indi-
cation. Une viendra certainement à l'esprit de per-
sonne de citer comme une œuvre de doctrine et
d'érudition le petit Traité de poésie française {i89i)
que nous a laissé Théodore de Banville. Mais au mi-
lieu des fantaisies paradoxales que le poète, trans-
formé en théoricien, prodigue avec une verve de
franchise et de gaieté qui se fait tout pardonner, il y
a des aperçus ingénieux et vrais, d'heureuses intui-
tions, des expressions trouvées, oii se reconnaît
Thomme de talent ; il y a aussi des parties fort bien
étudiées et complètes, notamment le chapitre sur
les Poèmes à forme fixe.
En résumant cet ensemble de publications, accu-
mulées en si peu d'années, il nous a paru qu'il ne se-
rait pas sans à propos, sans utilité peut-être, d'écrire
unlivrequirecueilleraitcequ'ellescontiennentd'excel-
lent, et se proposerait de compléter et de renouveler,
en plus d'un point essentiel, l'ancienne poétique par
une doctrine moins surannée, moins fermée aux chan-
gements nécessaires que le cours du temps amène. On
présenterait ainsi au public studieux de nos grandes
écoles un état précis des conclusions formulées par
la science contemporaine sur ces questions com-
plexes et controversées.
Cela exclut — est-il besoin de le dire ?r— toute idée
de compilation, toute forme de rédaction superfi-
cielle et trop sommaire. Dans un sujet où l'expérience,
que donne l'habitude, ne nous manque pas, nous
AVANT-PROPOS. 9
pouvons penser librement, et nous gardons, en face
des opinions d'autrui, notre droit personnel d'exa-
men et de contrôle.
On connaît maintenant le plan général et la pensée
dominante de ce livre; on a pu juger de l'impor-
tance des ressources mises à notre disposition : si,
tel qu'il est, il peut servir, même dans une faible
mesure, la cause de renseignement public, nous
aurons atteint notre but et nos prévisions seront jus-
tifiées.
C.A.
1.
LA
VERSIFICATION FRANÇAISE
ET SES
m
NOUVEAUX THÉORICIENS
PREMIÈRE PARTIE
LES ORIGINES
CHAPITRE PREMIER
Origines latines du vers français.
La poésie populaire chez les Romains, sous la republique et
au temps de Tempire; en quoi elle différait de la poésie
savante, imitée des Grecs. — Le vers saturnien. — Les chants
des soldats. — Altération des formes métriques de la poésie
savante, à Tépoque des invasions barbares ; prédommance
de Taccent tonique dans la poésie populaire. — Les rythmes
populaires sont adoptés par la poésie chrétienne liturgique ;
les premières hymnes. — La versification latine liturgique,
du cinquième au onzième siècle. — La rime, la césure et la
strophe dans les vers latins du moyen âge. — Des ressem-
■ blances de cette versification avec Fancienne versification
française.
Le vers français est né, comme la langue même, du
latin populaire. A côté, et fort au-dessous de la poésie
savante, perfectionnée sur le modèle grec, il a existé
de tout temps, à Rome et dans l'empire, une forme de
poésie moins régulière et plus libre qui conservait les
traditions et les rythmes de l'ancienne muse un peu
grossière du Latium, dont la rusticité blessait, — on
s'en souvient, — le goût délicat d'Horace : c'était la
i2 PREMIÈRE PARTIE.
poésie du « petit peuple », des soldats et des matelots,
de la foule des illettrés, de tous ceux que la culture
étrangère n'avait pas initiés aux secrets de l'élégance
harmonieuse et de la beauté accomplie du grand art.
On peut diviser en trois périodes l'histoire de cette
poésie populaire^ dont l'existence ne fait pas doute : la
première comprend les temps antérieurs à l'époque
classique ; la seconde correspond à cette belle époque
où fleurit la versification savante, fondée sur la combi-
naison des longues et des brèves, selon le procédé grec;
la troisième est celle où les formes métriques de la
f)oésie savante s'altèrent et se détruisent sous l'action
ente, mais irrésistible de la barbarie. Que savons-nous
de cette longue durée de la poésie populaire des Latins?
Quels monuments a-t-elle laissés de son génie impro-
visateur et de sa verve irrégulière? Quelle influence
a-t-elle exercée sur l'origine et la formation du vers
français?
La poésie populaire latine, ayant et pendant
l'époque classique.
C'est Livius Andronicus qui introduisit à Rome la
poésie savante et inaugura la littérature classique,
240 ans avant l'ère moderne. Toutes les productions
en vers antérieures à cette époque, ne sont pas du do-
maine de la poésie populaire proprement dite; beau-
coup ont un caractère sacerdotal et patricien ; mais si
différentes qu'elles soient par le sujet et par l'inspi-
ration, elles se ressemblent en deux points : elles sont
autochtones, nées de la muse indigène, sans aucun mé-
lange d'art grec ; elles se servent toutes du vers italique
et national connu sous le nom de vers saturnien. Les
Axamenia des Saliens, les chants des Frères Arvales,
les Neniœ ou plaintes funèbres en l'honneur des morts,
les chansons patriotiques où l'on célébrait, dans les
festins, les hauts faits des ancêtres; les chants de
triomphe, les dialogues fescennins, les Saturée et les
Atellanes, les lois mêmes, les évocations, les serments,^
LES ORIGINES. 13
les sentences morales, les oracles, toutes ces expres-
sions de la pensée publique ou du sentiment individuel
prenaient la forme et le rythme de ce vers primitif qui,
selon Ennius, avait été inventé par les Faunes dans. les
bois du Latium, et consacré par les antiques devins de
Tâge d'or. A Torigine, tous les écrits qui n'étaient pas
de simples registres, des livres de comptes ou de sèches
annales, avaient un certain caractère métrique et por-
taient le nom de Car mina. Plusieurs indices nous au-
torisent à supposer, dès ce temps-là, l'existence de
chansons populaires, chansons de travail ou d'amour,
jchansons de nourrices, chansons railleuses contre les
laboureurs et contre les avares : ces chants de la rue,
du sillon et de l'atelier étaient en vers saturniens, aussi
bien qu'un grand nombre d'inscriptions gravées sur les
monuments et les tombeaux*.
Nous n'insisterons pas sur la forme, d'ailleurs con-
troversée, du vers saturnien, qui n'a qu'un rapport très
indirect avec notre sujet, et dont il n'est ici question
qu'au point de vue historique : on l'avait d'abord con-
sidéré comme une combinaison de syllabes toniques et
de syllabes atones, ce qui en aurait fait un ancêtre du
vers moderne. Cette opinion paraît abandonnée. Selon
M. Louis Havet, qui l'a spécialement étudié, on y re-
marque deux parties distinctes, en quelque sorte deux
hémistiches; cnacun de ces deux membres contient
trois temps marqués, ou trois arsis ^ : le vers saturnien
nous présente donc une alternance régulière à'arsis et
de thesis, c'est-à-dire d'élévations et d'abaissements de
la voix et du ton'. A cette métrique primitive s'ajou-
tait un moyen d'harmonie particulier aux poètes bar-
bares, l'allitération, qui consiste à rapprocher plusieurs
mots commençant par un même son de consonnes*.
1. Sar la poésie populaire à Rome, au temps de la république, voir Ede-
Testand du Méril, Poésies populaires latines antérieures au douzième siècle^
pages 12, 14, 17, etc. — Teuffel, Histoire de la littérature latine, t. I, p. 1-li ;
109-139.
2. Du grec fipviç, fip(Tt*i; {oX^cn, élever). — etVi;, OsVtw; (■«•ivoi, poser). —
Arsis est elevatio; thesis, depositio vocis ac remissio. — Martiauus Capella,
p. 328.
3. Exemple : Dabun^ malnm MetelVi Ncerlo poetse. — Les syllabes en ita-
liques marquent les temps forts du vers.
4. Louis Havet, Cours élémentaire de métrique grecque et latine (3* édition),,
p. 212. — Du Vers saturnien, Bibliothèque de l'école des hautes
études (1880). — Egger, Latini sermonis reliquias, p. 116-124.
14 PREMIÈRE PARTIE.
Proscrit par les partisans de la versification grecque,
qui était fondée sur la combinaison des longues et des
brèves, le vers saturnin se maintint longtemps encore
dans la poésie populaire. L'épîlre i^® du livre II d'Ho-
race nous apprend que, sous Auguste, au temps des
splendeurs de la poésie classique, il y avait à Rome de
nombreux admirateurs des antiques poètes du Latium ;
cette passion d'archaïsme dont Horace s'indignait et
qu'il attribuait à tout le peuple romain, s'étendait aussi,
très probablement, à la forme traditionnelle du vers
italique et national.
La poésie populaire, dont Horace nous prouve la vi-
talité, en s'en plaignant, a-t-elle duré jusqu'à la fin de
l'empire? Nul doute à cet égard. A-t-elle conservé,
dans ses créations improvisées et fugitives, la métrique
surannée de ses débuts, le rude et pesant saturnien? Se
bornait-elle au rythme natui^el que produisait alors,
dans la prononciation du latin, la succession des syl-
labes toniques et des syllabes atones? Ou bien, em-
pruntait-elle à l'école savante sa prosodie? Il est im-
possible de donner à ces questions une réponse précise :
l'extrême rareté des documents que nous possédons
n'autorise pas une affirmation catégorique dans l'un ou
l'autre sens*. Nous sommes réduits, sur ces points
obscurs, à consulter les vraisemblances. A notre avis,
les divers modes de versification s'employaient concur-
remment dans la poésie populaire qui est, par excel-
lence, le domaine de la liberté et de la fantaisie per-
sonnelle ; le sujet, les circonstances^ le caprice ou le
talent du poète décidaient du choix. Il y a grande ap-
parence que le vers saturnien est tombé, à la longue,
en désuétude, même dans ces régions inférieures de
l'inspiration poétique, et ce qui semble prouver sa dé-
cadence, sinon sa disparition totale, c'est que les ins-
criptions en vers, qui employaient encore ce mètre pri-
mitif au sixième et au septième siècle de Rome, cessent
de s'en servir dans les siècles suivants. On lui a peu à
peu substitué les mètres les plus faciles de la versifica-
1. Ces fragments sont au nombre de vingt-deux, dans le recueil d'EdeIes«
tand du Méril ; mais ils sont très courts el la plupart ne comptent que deux
ou trois vers. — Poésies populaires latines antérieures au douzième siècle,
p. lOi-lil.
LES ORIGINES. 15
tion classique : rinfluence des chefs-d'œuvre du grand
siècle, agissant par l'éducation sur les esprits, transfor-
mait insensiblement le goût public et triomphait des
anciennes résistances. Quant au procédé plus commode,
et séduisant par sa simplicité même^ qui consiste à
former le vers, à créer l'harmonie en réunissant un
nombre fixe d'accents toniques dans un assemblage de
syllabes déterminé, il a compté certainement des par-
tisans, surtout dans les provmces, car il est très dou-
teux que les masses populaires des pays latinisés aient
jamais bien compris les délicatesses et l'art compliqué
de la métrique savante. Le peuple a simplifié la pro-
sodie, comme il simplifiait les déclinaisons, et de bonne
heure, sous l'empire, la versification fondée sur l'accent
tonique a pris, aans la poésie populaire, la place que
l'ancien vers saturnien y avait si longtemps occupée.
Parmi les textes subsistants, quelques-uns sont d'une
facture classique ; d'autres semblent fondés sur l'accen-
tuation, ou, du moins, l'accent s'y joint à la quantité et
fait sentir sa prédominance. On a souvent cité, comme
un exemple de vers fortement et régulièrement accen-
tués, ceux que chantaient les soldats de César derrière
le char triomphal du vainqueur des Gaules :
Écce Caesar nunc Iriùmphat qui subégit Gâllias...
Chacun de ces vers a cinq accents toniques et quinze
syllabes; le rythme y est absolument indépendant de
la quantité : les temps forts sont d'accord avec les
accents. Voilà des vers, antérieurs d'un demi-siècle à
l'ère moderne, qu'on peut considérer, dit M. Tobler,
comme « les proches parents » des vers français; ils
contiennent déjà deux éléments essentiels de la versifi-
cation moderne, le syllabisme et l'accent, c'est-à-dire
un nombre fixe d'accents dans un nombre déterminé de
syllabes * .
On peut rapprocher de cette chanson militaire deux
courtes épigrammes, d'origine militaire aussi, selon
toute apparence, et dont les vers sont évidemment
accentués. L'une, qui est du temps de César, reproche
aux deux consuls Lépidus et Plancus d'avoir fait périr
. . De la Structure intérieure du vers français^ p. 2 et 3.
16 PREMIÈRE PARTIE.
OU dénoncé aux proscripteurs leurs frères : de là, un
jeu de mots sur le double sens de Germanis, L'autre,
un peu moins ancienne, se moque du titre de GœtuUcuSy
usurpé par Çaligula :
De GermdDis, nôa de Gàllis
Dùo triùmphant cônsules.
Dîsce miles militàre ;
Gdlba est, non Gaetùlicus*.
Au troisième siècle, les soldats d'Aurélien, vainqueurs
des Francs, marchaient contre les Parthes, en chantant
ces vers, où il n'y a nulle apparence de quantité, et qui
sont uniquement scandés par les accents toniques :
Mille, mille, mille vivat
Qui mille, mille, mille occidit.
Ce qui parfois, dans les fragments de poésie popu-
laire latine, est pour nous une cause d'incertitude et
nous fait hésiter sur leur caractère prosodique, c'est que
l'harmonie de certains mètres classiques ne diffère pas
sensiblement du rythme des vers qui n'ont d'autre loi
que l'accent : ces deux principes de versification, l'ac-
cent et la quantité, bien qu'essentiellement distincts,
se ressemblent sous quelques rapports et se touchent
en plus d'un point. Expliquons brièvement les diffé-
rences et les ressemblances des deux systèmes.
L'accent tonique dans chaque mot élève la voix sur
une syllabe et l'abaisse, par comparaison, sur toutes les
autres' : il en résulte qu'une réunion déterminée d'ac-
cents dans un certain assemblage de syllabes produit
une succession régulière de sons aigus et de sons
graves, où les syllabes accentuées remplacent les
longues, et les atones tiennent lieu des brèves. Cette
modulation des temps forts et des temps faibles im-
prime au rythme un mouvement binaire, et non ternaire :
1. Du Méril, p. 109.
2. Sur Taccent tonique, sur la place au'il occupe dans les mots français et
sur son importance dans le mot, voir v Histoire de la langue et de la litté-
rature françaises au moyen âge, t. I, p. 83-93 (2« édition). — Eugène Belin.
— Rappelons seulement qu'en français Taccent tonique est toujours placé
sur la dernière syllabe sonore du mot, tandis qu'en latin il ne se place ja»
mais sur la dernière syllabe, mais sur la pénultième ou sur Tantépénultlème»
LES ORIGINES. 17
or, cette alternance de syllabes accentuées et de syl-
labes atones ressemble beaucoup au rythme classique
de Tïambe (" -) et du trochée (- «,, c'est-à-dire des vers
où dominent ces formes métriques; voilà par où sur-
tout se rapprochent et se touchent ces deux systèmes
de versification. Nous avons considéré la chanson des
soldats de César comme rythmée par l'accentuation to-
nique ; mais on y peut voir aussi un exemple du vers
classique formé de trochées, en d'autres termes, d'une
alternance de longues et de brèves.
On comprend maintenant pourquoi la versification
peut être fondée sur l'accent tonique au lieu de reposer
sur la combinaison des longues et des brèves. C'est que
l'accent tonique est lui-même un principe de mélodie,
et comme la musique naturelle du mot. « L'accentuation
est l'image de la musique, » a dit Varron ; « c'est le
chant qui accompagne la prononciation des syllabes. »
Un grammairien grec, Aristophane de Byzance, avait
dit avant lui : « la quantité des syllabes répond aux
mesures, les accents répondent aux sons de la mu-
sique*. »
. Pour apprécier exactement l'effet produit par l'ac-
cent tonique sur la versification moderne, il faut en
bien connaître la nature et savoir, par exemple, en quoi
il diffère de l'accent tonique des langues de l'antiquité.
Chez les modernes, la syllabe accentuée est une syl-
labe d'appui; chez les anciens elle se prononçait avec
une note musicale plus élevée : aujourd'hui, c'est une
articulation plus forte; c'était, en Grèce et à Rome,
une intonation plus aiguë, et comme un chant*. Le
mélange des syllabes fortes et des syllabes faibles
constitue l'accentuation moderne ; le mélange des syl-
labes plus aiguës et des syllabes plus graves constituait
l'accentuation antique. La voix montait du commence-
ment des mots jusqu'à la syllabe tonique; de cette syl-
labe jusqu'à la fin des mots elle redescendait. De ce
1. Benlœw et Weil, Théorie de Caccentuation latine, p. 5 et 6. — Varron,
dans Servius, de Accentibus, § 25. — Aristophane de Byzance vécut à
Alexandrie, deux siècles avant l'ère moderne.
â. « L'accent moderne est affaire de force, l'accent ancien était aflait-e d'a-
cuité. La « force » tient à Tamplitude des vibrations sonores; « l'acuité»
tient à leur rapidité. L'accentuation ancienne avait donc un caractère mélo-
dique. » — Louis Havet, Cours de métrique, p. 220 221.
18 PREMIÈRE PARTIE.
mouvement ascendant et descendant résultait la mé-
lodie. Chez les modernes, la syllabe accentuée se pro-
nonce avec plus d'intensité, avec un effort plus ^rand
de la voix; en grec et en latin, la syllabe accentuée
était simplement chantée sur une note plus élevée que
les syllabes atones ; elle se distinguait de celles-ci par
une acuité plus grande et non par une plus grande in-
tensité. Dans la poésie classique des Grecs et des
Latins, la mélodie naturelle de l'accent se combinait
avec le rythme savant des formes métriques et de la
quantité; mais elle n'y jouait qu'un rôle secondaire et
subordonné; l'accent tonique pouvait porter sur les
syllabes brèves, sans en changer la quantité : c'était
une note aiguë qui n'abrégeait pas les longues et n'al-
longeait pas les brèves. L'intensité et l'acuité des son&
étaient deux choses parfaitement distinctes. Lorsque la
versification se fonde uniquement sur l'accent tonique,
sans tenir compte de la quantité, le rythme ne résulte
plus que de l'alternance des syllabes fortes et des syl-
labes faibles, c'est-à-dire des syllabes toniques et des
atones. Ce second système prosodique, que la poésie
populaire avait en partie adopté, même à l'époque flo-
rissante de la poésie classique, nous allons le voir se
développer et prédominer vers la fin de l'empire,
entrer dans la poésie chrétienne, passer de là dans les
compositions cléricales, dans les vers liturgiques, et,
finalement, dans le vers français.
8 11
La poésie populaire à la un de l'empire. —
Décadence de la yerslûcation classique. — Les
poètes chrétiens.
S'il y a doute et controverse sur l'importance du rôle
attribué à l'accent tonique dans la poésie populaire
latine durant les bons temps de la littérature classique,
on s'accorde à reconnaître que vers la fin de l'empire,
au moment où la barbarie submerge de toutes parts,
et sous toutes ses formes, le monde romain, le senti-
ment de la quantité, la connaissance et la pratique de la
4
LES ORIGINES. 19
versification savante sont entièrement éteints dans le
peuple et très affaiblis chez les lettrés eux-mêmes. Un
double phénomène se produit alors : Taccent tonique
remplace la quantité dans la poésie populaire et étend
son influence sur la poésie savante où il évince peu à peu
le principe fondamental de la versification classique.
Prédominance absolue de Taccent tonique dans la
poésie populaire; déformation g^raduelle des rythmes
savants par l'usurpation croissante de l'accent tonique
sur la quantité, voilà les deux faits qui caractérisent
l'histoire de la métrique latine depuis l'époque des
invasions barbares jusqu'aux temps où naît et se déve-
loppe la poésie des peuples nouveaux.
« Dans les derniers siècles de l'antiquité, dit M. L. Ha-
vet, vers l'époque où le siège de l'empire romain était
à Constantinople, l'ancienne prosodie aes voyelles avait
disparu de la prononciation courante du latin : les syl-
labes longues et brèves n'étaient plus, dans un même
mot, les mêmes qu'au temps de rlaute et de Virgile.
La versification de Claudien, par exemple, n'était déjà
plus qu'une imitation artificielle des poètes classiques;
elle ne tenait pas compte des modifications subies par
les sons de la langue, au cours des siècles, et ne repré-
sentait pas l'usage contemporain. Claudien étudiait la
prosodie des mots latins, non dans le parler ambiant,
mais dans les œuvres de Virgile, d'Horace ou d'Ovide,
comme nous pouvons le faire aujourd'hui. En ce qui
touche la prononciation, il écrivait dans une langue
déjà morte*. »
En même temps que, par l'effet des changements
survenus dans le monde romain, et par suite de l'in-
corporation graduelle des peuples conquis dans l'em-
pire, la prononciation courante du latin modifiait la
quantité des syllabes et détruisait peu à peu l'ancienne
prosodie, un autre changement, très important, s'ac-
complissait, dès le troisième siècle, dans la nature de
Taccent tonique. La syllabe accentuée, qui, à l'époque
classique, était une syllabe aiguë, devint une syllabe
intense, plus forte qu'une syllabe atone, c'est-à-dire
l'équivalent d'une longue : ajoutons que l'accent to-
1. Cours de métrique latine (3« édition), p. 230-233.
20 première; partie.
nique, en changeant de nature, ne changea pas de
f)lace, et qu'il resta fixé, au temps de Glaudien, sur
es mêmes syllabes qu'au temps de Virgile. Et, comme
il arrivait fréquemment que l'accent portait sur une
brève, ce changement de tonalité porta le désordre
dans la prosodie classique ; la prononciation convertit
en syllabes longues toutes les syllabes brèves accen-
tuées. Telles sont les deux causes qui, dans les der-
niers temps de l'em'pire, établirent un désaccord entre
la prononciation courante du latin et la versification
classique. Ce double changement eut des consé-
quences, faciles à comprendre, d'où bientôt allait sor-
tir une versification fondée sur de nouveaux prin-
cipes. La différence entre les syllabes toniques et les
syllabes atones, de mélodique qu'elle était dans les-
beaux temps de la langue latine, devint rythmique;
car le rythme consiste dans un retour régulier de sons
Ï)lus ou moins forts, plus ou moins intenses, et la mé-
odie résulte d'une succession de sons plus ou moins
aigus. En devenant rythmique, l'accentuation devint
apte à jouer le rôle principal dans la versification : le
principe du nouveau système prosodique fut la coïnci-
dence des temps marqués du vers avec les accents
des mots.
Les fautes qui échappent aux versificateurs clas-
siques des derniers siècles de l'empire montrent bien
que le sentiment de la quantité, altéré par la nouvelle
prononciation, a cessé de leur être naturel, et qu'il
n'est plus qu'une tradition maintenue avec effort. Il
leur arrive, par exemple, d'abréger des finales longues,
soit au pluriel, soit à l'ablatif du singulier :
Hune reges, hune génies amant, hune aurea Roma ^..
— Terribilis m.'igicœ refugarum audacià ductos.
Non quia culpà earent homines*,..
Il n'est point d'exemples de pareilles fautes chez les
pires versificateurs des époques vraiment classiques ;
elles étaient alors absolument impossibles.
1. OElius Spartianus, conlemporain de Dioclétien. — Pescennius^ XII.—
Voir aussi les fautes de quantité signalées dans Juvencus, sous Constantin.
— Teuffel, t. IIF, p. 123.
2. Poème attribué à TertuUien. — Adversus Atarcionem, I, 2.
' LbS ORIGINES. 21
; Un contemporain d'CElius Spartianus, Gommodien,
défigure ou parodie l'hexamètre classique, en substi*
tuant des toniques et des atones aux longues et aux
brèves :
Iq lége praecépit Dominu» céeli térrae marisque...
Novissiine nùdam adigunt iDcéndio râctam*.,.
A mesuré qu'on approche de l'ère des invasions et
de la barbarie, ces fautes et ces déformations se mul-
tiplient en s'aggravant. La versification savante, morte
désormais, n'exercera aucune action sensible sur l'évo-
lution d'où va sortir la versification moderne. La vie a
passé avec la puissance du côté de la poésie populaire,
profane ou religieuse, la seule qui sache alors parler à
l'imagination des multitudes, les passionner ou les
instruire.
Le christianisme, qui s'adressait surtout aux masses,
adopta les rythmes populaires et revêtit de leurs formes
faciles ses inspirations. Dès le troisième et le qua-
trième siècle, l'accent était devenu la règle d'une partie
au moins des poésies liturgiques :
Réx aBlérne domine,
Rérum creâtor omnium,
Qui éras ânte saecula,
Sémper cum paire filius...
Ces vers et d'autres pareils, que Bède attribue à
saint Ambroise, ne sont plus des ïambes, ni des vers
métriques, mais des simulacres d'ïambes, des rythmes
populaires, où ne manquent ni les hiatus, ni les asso-
nances.
Cela ne veut pas dire que l'accent tonique fût dès
lors l'unique principe de versification dans la poésie
religieuse et liturgique. Ceux qui, dans la primitive
Eglise, composèrent les premières poésies chrétiennes
étaient des savants, et tout en se réglant sur les préfé-
rences et sur l'intelligence de leur public, ils respec-
taient autant que possible les traditions classiques et
demeuraient fidèles à leur propre goût jusque dans les
1. fnsiructiones adoersus paganos. — Carmen apologeticum. — Fabricius^
Bibliotheca ecclesiastica, p. 11. -— Benloew et Weil, p. 259-267.
22 PREMIÈRE PARTIE.
concessions que la nécessité leur imposait. De là, deux
sortes d*hymnes : celles qui sont versifiées à la façon
des poésies populaires, et celles qui sont métriques et
classiques, par exemple, les hymnes de Sedulius, de
Prudence, du pape Damase et d'autres, où l'on trouve
appliquées, avec beaucoup de fautes et de licences, les
règles du vers ïambique, du vers trochaïque, du dacty-
lique trimètre, de l'asclépiade, en un mot, les princi-
pales combinaisons de la poésie lyrique. Plus tard seu-
lement, lorsque la barbarie croissante eut gagné le
clergé lui-même, les formes classiques disparurent des
chants de l'Eglise ou subirent tant d'altérations qu'elles
en devinrent méconnaissables.
Aiïisi s'accomplit cette révolution dans Tart de ver-
sifier, dès longtemps préparée et que l'invasion des
barbares consomma. En se développant au point
d'évincer de la vie morale des peuples la poésie clas-
sique, et de la réduire à l'état de langue morte, la
poésie populaire, sous forme religieuse ou profane,
prit un nom qui acheva de la distinguer de la versifica-
tion courante et qui marque nettement la différence
des deux systèmes prosodiques : on l'appela « poésie
rythmique », par opposition à la poésie métrique; ce
qui signifie que la première se borne à observer le
rythme qui résulte de l'accentuation, tandis que la se-
conde se soumet à la loi des longues et des brèves. Un
grammairien latin, mort en 870, Marius Victorinus, a
résumé assez heureusement dans une définition les res-
semblances et les différences du mètre et du rythme :
« Qu'y a-t-il qui ressemble beaucoup au mètre? c'est
le rythme. Qu'est-ce que le rythme? un arrangement
harmonieux de paroles dont la cadence n'est pas mar-
quée suivant les règles de la métrique, mais scandée
et mesurée par l'oreille seule, comme on le voit dans
les chansons des poètes populaires*. »
De rares débris, des textes quelquefois douteux,
appuyés, il est vrai, sur une longue suite de témoi-
gnages nombreux et significatifs, voilà ce qui nous est
1. Quid est consimile métro? Rythmus. Rythmus quid est? Verborum mo-
didata compositio , non metrica ratione, sed numerosa scansions ad judicium
aurinm examinata, utputa snnt cormina poetarum vulgarium. — Roma-
nia (188S), p. 622. — Sur ce grammairien, voirTeuffel, t.* II, p. 136.
LES ORIGINES. 23
resté de l'ancienne poésie populaire des Romains, de-
puis la fondation de Rome jusqu'à la chute de l'empire.
La poésie populaire chrétienne, qui fut d'abord une
imitation et qui devint ensuite une évolution de la
poésie populaire profane, nous présente, au contraire,
du quatrième au dixième siècle, des œuvres entières et
authentiques. Les caractères essentiels et les principes
constitutifs du vers français y sont partout en relief et
s'y montrent avec évidence.
§ ni
La poésie chrétienne liturgique dans le haut
moyen âge, depuis les derniers temps de l'em-
pire jusqu^au dixième siècle. — Ses rapports
avec la versification française. — Le sylla*
bisme et la césure. — Les origines latines de
la rime.
La versification fondée sur l'accent tonique peut
adopter l'une ou l'autre de ces deux formes : elle peut
être ou bien un assemblage de syllabes plus ou moins
nombreuses groupées sous un nombre fixe d'accents;
ou bien, un nombre Rxe de syllabes dont quelques-
unes sont accentuées à des endroits déterminés. Le
second système, celui qui détermine tout à la fois le
nombre des syllabes et la place des accents les plus im-
Ï>ortants, a été préféré, en général, par la poésie popu-
aire latine et chrétienne; on peut dire que, si l'on
excepte la cantilène de sainte Eulalie, qui paraît se
rapporter au premier système, il a été seul suivi par
la poésie française. Le vers formé sur le second mo-
dèle est appelé syllahique, parce que la numération
des syllabes, effectuée sans tenir compte de la quantité,
— ce qu'on appelle aussi isochronie, égalité de durée*,
est une des bases essentielles de cette versification.
Bien que l'accentuation, par l'alternance des syllabes
fortes et des syllabes faibles, soit un principe de mé-
lodie, elle ne suffisait pas à produire une versification
1. "Idoç, égal ; xfôvo;, temps.
24 PREMIÈRE PARTIE.
assez marquée et assez harmonieuse ; Tinstinct musical
du peuple et des poètes populaires leur inspira de
rendre plus sensible la valeur rythmique du vers en y
ajoutant l'assonance finale ou la rime. L'origine tant
discutée de la rime est certainement dans la poésie po-
pulaire. Qu'est-ce, en effet, que la rime? Une consé-
quence naturelle de la prédominance de l'accent. La fin
de chaque vers étant accentuée, de cette similitude
d'accentuation est résultée la ressemblance des mots de
la fin, car cette ressemblance des mots a pour principe
la ressemblance des sons.
Un second progrès compléta le premier et donna
plus de précision et de puissance à la versification nou-
velle : on fixa à l'accent, outre sa place à la dernière
syllabe, une autre place dans l'intérieur des vers, et on
obtint ainsi une cadence bien plus marquée; c'est cet
accent qui forme ce qu'on appelle la césure; les diffé-
rentes places qu'il occupa déterminèrent les diverses
formes du même vers.
Dans la poésie classique, la rime eût été un défaut
plutôt qu'une beauté. En fixant l'attention sur cer-
taines syllabes au détriment de l'ensemble, elle aurait
troublé l'harmonie créée par l'agencement varié des
longues et des brèves. C'est seulement à l'époque de
la décadence qu'elle s'est montrée dans la poésie popu-
laire avec le nouveau principe de versification. Les
Florides d'Apulée, au deuxième siècle, contiennent,
il est vrai, des tirades rimées ; mais il n'y faut voir,
sans doute, qu'un amusement de rhéteur ou une figure
de style, comme l'accumulation. Dans la dernière In-
struction de Gommodien, écrite vers 270, tous les vers
se terminent en ; la rime est alors un ornement
arbitraire, et non un élément essentiel de la versifica-
tion. Elle semble plus obligatoire dans les hymnes du
quatrième siècle : voyez les hymnes de saint Ambroise,
celle de saint Hilaire sur l'Epiphanie, celle du pape
Damase* en l'honneur de sainte Agathe et le psaume
abécédaire de saint Augustin contre les Donatistes. Ce
psaume, où tous les vers se terminent en e, où les
\. Saint Hilaire est mort en 368; le pape Damase en 384. — Le Psaume
nhécédaire, ainsi nommé parce quMl se compose de vingt-quatre couplets
dont chacun commence par une lettre de l'alphabet.
LES ORIGINES. 25
syllabes sont exactement comptées, où les hémistiches
sont égaux et réguliers, annonce un système complet
de versification tout différent de la métrique ancienne.
Au cinquième siècle, Gœlius Sedulius* recherche
avec soin les consonances. Certaines pièces de For-
tunat' prouvent qu'on leur accordait, même dans les
poésies restées fidèles à la prosodie savante, une cer-
taine valeur rythmique. La rime léonine paraît pour
la première fois, au sixième siècle, dans le Commo-
nitorium fidelibus d'Orientius, et dans le poème de
Marcus à la louange de saint Benoît, vers 610. Saint Bo-
niface, au huitième siècle, parle des rimes de ses vers
comme d'une partie intégrante de leur rythme; la rime
s'associe, dans le poème de Béda sur VAnnée^ à la nu-
mération des syllabes et à la distinction des hémi-
stiches'. Les trois strophes de l'ode latine sur Rome,
dont la notation musicale semble antérieure au septième
siècle, sont rimées, et chaque strophe est monorime*.
Qu'on parcoure les poésies populaires latines, les pièces
liturgiques, et même les compositions d'apparence plus
savante, antérieures au dixième siècle, quels qu'en
soient le sujet et le caractère, odes, chansons, satires,
— par exemple, le chant sur la bataille de Fonte-
noy (841), le chant noté sur la mort de l'abbé Hug, fils
de Charlemagne (844) > ^^ chant des soldats de l'empe-
reur Louis 11 (871); — tout est rimé.
La rime se prête à de nombreuses combinaisons dont
on connaît la variété. La poésie chantée admet, en
outre, certains agencements de rimes disposées dans
un ordre déterminé, avec ou sans refrain : ce sont les
couplets et les strophes. Du quatrième au dixième siècle,
la poésie populaire latine et la poésie liturgique nous
offrent d'abondants exemples de toutes ces combinai-
sons de la rime. Les strophes des hymnes de saint Hi-
laire et de saint Ambroise sont déjà monorimes; elles
forment des quatrains octosyllabiques sur une même
consonance qui varie à chaque quatrain. La chanson
1. Auteur d'un poème en cinq livres, inlitulé Paschale carmen ou de
Christi miraculis.
2. Venanlius Fortanatus, né en 530, mourut en 609. II fut évêque de Poi«
tiers.
3. Saint Boniface vivait vers 730, et Béda mourut en 735.
4. Voir du Méril, Poésies populaires latines, etc., p. 239.
AUKERTIN. — VERSinC. FRANC. 2
26 PREMIÈRE PARTIE.
que les femmes de Meaux chantaiennt en chœur, au
septième siècle, pour célébrer la victoire de Glotaire H
sur les Saxons et refficace intervention de Tévêque
Faron, était aussi monorime, peut-être d'un bout à
l'autre * ; dans V Eloge de Rome^ qui paraît être du
même temps, chaque strophe compte six vers de douze
syllabes sur une seule rime ; chaque vers est coupé en
deux hémistiches égaux comme ceux de nos alexan-
drins. L'hymne de sainte Agathe, composée par le
pape Damase, au quatrième siècle, est en rimes plates ;
chaque strophe a quatre vers qui riment deux à deux :
Stirpe deceas, elegans spccie,
Sed magis actibus atque fide;
Terrea prospéra nil reputans,
Jussa Dei sibi corde ligaas.
Sedulius, au cinquième siècle, croise les rimes :
Hymois veaite dulcibus;
OmDes canamus subditiim
Ghristi triumpho Tartarum
Qui nos redemit vendilus*.
Ainsi s'est développée, depuis Tépoque des invasions
barbares jusqu'au dixième siècle, cette poésie latine
rythmique, aiFranchie des règles de la versification
savante, et fondée sur une prosodie nouvelle. Par ses
origines, elle se rattache directement, comme on l'a
vu, à la poésie populaire des Romains, aussi ancienne
que Rome elle-même : elle lui a emprunté sa forme et
son rythme. On a pu y reconnaître les caractères dis-
tinctifs, les éléments essentiels et les lois de ce qui sera
bientôt le vers moderne. Que restait-il à faire pour
créer le vers français ? Il restait à créer la langue, à
substituer des mots français aux mots latins. Lorsqu'au
dixième siècle la langue romane des Gaules fut assez
formée pour exprimer des idées avec précision et des
sentiments avec force et avec grâce, on assembla des
mots romans, au lieu de mots latins, selon les règles
1. Vie de saint Faron, par Hildegarius. (Dom Bouquet, t. lll, p. 505.) La
victoire est de 622. — Voir l'Histoire de la littérature au moyen âge, t. I"",
p. 238 (2« édition). Eugène Belin.
2. E. du Méril,p. 118, li2, liG.
LES ORIGINES. 27
connues et les rythmés consacrés; Fart était le même ; les
habitudes, les procédés, la mélodie, rien ne changeait;
la matière seule, c'est-à-dire la langue, était différente.
« La versification romane, dit M, L. Havet, est une
variété de la versification latine rythmique. Les vers
de Dante ou de Ghrestien de Troyes sont des vers
rythmiques latins, faits avec des mots italiens ou fran-
çais*. » L'examen des plus anciens monuments de la
poésie française confirmera ces observations.
CHAPITRE II
Première apparition du vers français.
Epoque probable où Ton a commencé à composer des vers
dans le roman des Gaules. — Conjecture de M. Gaston Paris
qui la fixe au huitième siècle. — Les j>lus anciens monu-
ments de notre poésie; la cantilène de Sainte Eulalie, la Pas-
sion du Christ, la Vie de saint Léger, la Vie de saint Alexis,
— Caractères de la versification dans ces poèmes primitifs.
— Les mérites du style. — Comment, et sur quels modèles,
se sont formés Toctosyllabe, le décasyllabe et l'alexandrin?
Dans le haut moyen âge, à l'époque où le roman
remplaçait le latin rustique dans le parler de l'ancienne
Gaule, c'est-à-dire vers la fin des temps mérovingiens,
il existait déjà, selon toute vraisemblance, quelques
essais de poésie populaire en langue romane, les uns,
d'inspiration profane; les autres, d'origine ecclésias-
tiqxie. Par l'effet même de l'évolution qui transformait
le langage courant, ces ébauches primitives se substi-
tuèrent peu à peu à la poésie latine rythmique ou, du
moins, se produisant à côté de cette poésie latine con-
sacrée par l'Eglise, la prirent pour modèle. On se
souvient que, dans la première moitié du neuvième
siècle, les capitulaires de Gharlemagne et les conciles de
81 3 et de 85 1 ordonnèrent aux évoques de prêcher en
roman et de traduire, à l'usage du peuple, les homélies
I. Page 240.
28 PREMIÈRE PARTIE.
des Pères : tel fut l'humble début de l'éloquence de la
chaire en langue française. La poésie romane, qui était
appelée, elle aussi, à de si hauts destins, eut vers le
même temps des commencements très modestes; car
c'est alors, sans doute, et en s'inspirant du même
esprit, que l'Eglise adopta, par une semblable innova-
tion, l'usage du roman dans les chants pieux qu'elle
mêlait aux cérémonies du culte ou qu'elle répandait
parmi les foules pour les instruire et les édifier. De là,
ces cantilènes sacrées, ces vies des saints mises en vers
assonances dont nous possédons de si anciens monu-
ments. Outre cette poésie, d'origine ecclésiastique, il y
en avait une autre, d'un caractère tout différent, qui
nous est connue seulement par les fréquents témoi-
gnages de l'histoire; elle comprenait les chants guer-
riers, les cantilènes héroïques, d'où sont sorties un peu
plus tard les chansons de gestes : là aussi le roman
commençait à évincer le latin et le tudesque, et il y faut
probablement ajouter ces improvisations plus ou moins
grossières, chansons satiriques, chansons de plaisir ou
de tristesse, dont se satisfait, en tout temps et en tout
pays, la gaieté ou la passion des multitudes.
Selon M. G. Paris, le vers roman aurait paru en Gaule
dès le huitième siècle. « La versification française, dit-
il, a pour caractère essentiel de substituer le mouve-
ment ïambique (u-) au mouvement trochaïque (-u) ;
nous le disons au sens rythmique, bien entendu. Ce
changement a dû s'opérer en même temps que la langue
perdait toutes les ultièmes atones, sauf l'a, ayant déjà,
à quelques exceptions près, perdu les pénultièmes
atones, c'est-à-dire vers le huitième siècle. Tous les
vers français, à mon avis, remontent à cette période*. »
Ce qui nous frappe dans les textes si heureusement
retrouvés et si doctement publiés de notre plus ancienne
poésie religieuse en français, surtout dans la Vie de
saint Léger, qui est du dixième siècle, et dans celle de
saint Alexis, qui appartient au siècle suivant, c'est
l'allure facile et sûre du style, une précision et même
assez souvent une fermeté d'expression déjà sensible,
Ja justesse du rythme, le soin de la cadence, l'exacte
1. Romania (1884), p. 625.
LES ORIGINES. 29
observation de règles fixes, en un mot l'empreinte
d'une main habile et exercée. Populaire par l'inspira-
tion, cette poésie est à demi savante par l'exécution.
Le naïf génie du peuple chrétien des temps barbares
s'y unit à ce qui restait alors au clergé d'habitudes
littéraires et d'expérience dans l'art d'écrire.
§ler
Xjes plus anciens monuments de la versification
française.
La plus ancienne poésie française que nous connais-
sions est la Cantilène de sainte Eulalie, attribuée à la fin
du neuvième siècle ou au commencement du dixième :
elle fut écrite à l'abbave de Saint-Amand, entre Tournai
et Valenciennes, et découverte dans un manuscrit de
cette dernière ville, manuscrit du dixième siècle, par
M. Hoffmann de Fallersleben, en 1887. Ce petit poème
de vingt-huit vers appartient à un système de versifi-
cation qui n'a pas prévalu en français et qui peut se
définir ainsi : chaque vers est un assemblage de syllabes
plus ou moins nombreuses groupées sous un nombre
fixe d'accents. Dans le ; vers ainsi formé, on compte les
accents et non les syllabes; le vers syllabique^ au con-
traire, est la réunion d'un nombre fixe de syllabes, dont
certaines doivent être accentuées. Les vers de cette
Cantilène contiennent, en général, quatre accents to-
niques ; ils se correspondent deux à deux, ce qui divise
en douze couplets les vingt-quatre vers de la pièce. Les
vers de chaque couplet ont le même nombre d'arsis ou
de syllabes toniques, une césure pareille, et les mêmes
assonances qui équivalent à deux rimes plates. Toutes
ces assonances, à l'exception des deux premières et du
f)etit vers de la fin, sont masculines. On ne compte pas
es thesis ou syllabes faibles ; de là le nombre indéter-
miné des syllabes du vers. Le rythme, lorsqu'il est plus
marqué, rappelle celui de la strophe saphiquc*, que la
1. Âbsiulït clârûm cîla mon AchUlëm,
LÔngâ Tïthdnïim minuit i^nêciûs...
(Horace, Odes, II, xiii.)
E
30 PREMIÈRE PARTIE.
liturgie avait adoptée dans quelques hymnes, et qui,
sans doute, avait passé dans la poésie populaire en se
déformant.
Buéna pulcélla fût Ëulâlia,
Bel âvret corps, béllezour anima...
La Passion du Christ et la Vie de saint Léaer, qui
suivent dans Tordre des temps la Cantilène de sainte
Eulalie et paraissent appartenir à la fin du dixième
siècle, nous présentant le vers octosyllabique sous une
forme presque définitive, ce qui semble indiquer que ce
vers avait été employé déjà plus d'une fois en français.
La plupart des vers, dans les deux pièces, ont un
accent intérieur, à la quatrième syllabe, une césure,
ar conséquent, et se partagent en deux hémistiches,
^es cent vingt-neuf strophes de la Passion du Christ^
poème semi-provençal^ contiennent chacune quatre vers
qui tantôt riment deux par deux, tantôt ont la même
rime ou, pour parler plus exactement, la même asso-
nance, comme les hymnes de saint Hilaire et tant
d'autres poésies latines liturgiques.
Voici la première strophe :
Ghristus Jhesus den s*ea leved,
Gebsesmani vil* es n*anez :
Toz SOS fidels seder rovet,
Avant orar sols en anct.
On trouve aussi dans la Vie de saint Léger quelques
traces des formes de la langue d'oc, mais elles sont le
fait du copiste plutôt que de l'auteur; ce second poème,
quoique transcrit en Auvergne comme le premier, n'est
pas du même pays, ni de même provenance : il a été
certainement composé par un poète de langue d'oïl et,
selon toute apparence, il est dû à quelque clerc du dio-
cèse d'Autun. Il nous retrace en deux cent quarante
vers l'élévation de saint Léger, ses travaux, sa lutte
contre Ebroïn, ses souffrances et sa mort*. On compte,
dans cette cantilène, quarante strophes de six vers
1. Saint Léger, né en 616, fut successivement abbé de Saint-Maixencc et
évèque d'Autun. Ebroïn, maire du palais, lui ûl crever les yeux en 676 et
trancher la tète en 678.
LES ORIGINES. 31
rimant ou « assonant » deux à deux ; ce qui fait trois
rimes ou assonances pour chaque strophe : c'est la
marque d'un progrès sensible dans la versification.
Cependant on est loin encore d'alterner régulièrement
les rimes masculines et les rimes feîminines; notons, en
effet, ce trait particulier de nos trois plus anciennes
cantilènes : toutes les rimes, ou peu s'en faut, y sont
masculines; cette sorte de désinences est plus sonore,
plus nette, et soutient mieux l'accompagnement du
chant et de la musique. Tous ces petits poèmes se chan-
taient, au son de l'orgue ou de la vielle, soit dans
l'église même, soit sous le porche, ou sur les places
publiques et dans les rues. — Début de la cantilène
sur saint Léger :
Domiue Dieu devems loder
Et a SOS sanz honor porter ;
Ea soe amor cantoms dels sanz
Qui por lui avreut granz aanz.
Et or est temps et si est biens
Que nous cantoms de saint Ledgier*.
Notre plus ancien monument décasyllabique, en
français, est la Vie de saint Alexis qui paraît dater du
milieu du onzième siècle. Découverte à Hildesheim
(Hanovre) et publiée par M. Wilhem Muller en i845,
elle se compose de six cent vingt-cinq vers distribués
en cent vingt-cinq strophes de cinq vers monorimes.
Les assonances féminines y sont presque aussi nom-
breuses que les masculines, et l'auteur alterne assez
habituellement les strophes à terminaisons féminines
avec celles dont l'assonance est masculine. Il y a là un
juste sentiment de la variété et de l'harmonie, qui à
cette date est un mérite. Le décasyllabe a dès lors toutes
les qualités qui ont fait de ce vers, au moyen âge, le
vers épique par excellence et, comme on l'appelait en
Espagne, où il passait pour difficile, verso de arle
mayor, le vers de grande facture. Avec sa césure bien
marquée à la quatrième syllable, avec ses désinences
d'un son plein et fort, qui sont assez souvent de véri-
1. « Nous devons louer le Seigneur Dieu et rendre hommage à ses saints;
pour son amour chantons les saints qui pour lui subirent grandes souffrances.
Or il esl temps et il est bon que nous chantions saint Léger, «
32 PREMIÈRE PARTIE.
tables rimes, avec ses épithètes colorées, ses expres-
sions énergiques et précises, ce vers, au rythme im-
posant, annonce et fait pressentir, dans la Cantilène
de saint Alexis, la bejle poésie héroïque et cornélienne
de la Chanson de Roland. L'auteur est inconnu ; on a
supposé qu'il pourrait bien être ce Thibaut de Vernon,
chanoine de Rouen, qui, vers io53, traduisait en fran-
çais les vies des saints écrites en latin et en faisait de
pieuses cantilènes, entre autre la Vie de saint Wan^
drille.
Cette pièce étant très connue, nous en citerons seu-
lement deux strophes, Tune en rimes féminines; l'autre
en rimes mascuhnes. C'est l'endroit où le père* et la
mère du saint, après une longue séparation, le retrou-
vent mort, et à jamais perdu pour les siens :
De la dolor que démenât li pédre
Grant fut la noise, si Tentendit la médre.
La vint corant com feme forsenéde,
Bâtant ses palmes, cridant, escheveléde :
Yeit mort son Ûl, a terre chiét pasméde.
Qui donc li vit son grant duel démener,
Son piz debatre e son cors degeter,
Ses crins detraire e son vis maiseler,
Et son fil mort baisier et acoler,
N'i ont si dur ne l'estoiist plorer*...
Ainsi, dès le onzième siècle, et même dès le dixième,
la versification, en langue romane, était établie sur des
bases solides; la prosodie, dans ses principales règles,
était Vixée ; l'octosyllabe et le décasyllabe existaient
sous la forme même que le moyen âge devait maintenir
et transmettre aux temps modernes. La question géné-
rale des origines du vers français est désormais résolue :
mais on peut désirer connaître d'une façon plus précise
quels sont, parmi les rythmes usités dans la poésie po-
pulaire latine, soit profane, soit liturgique, ceux qui,
1. Saint Alexis, né à Rome vers 250, était ûls du sénateur Euphémien.
2. « De la douleur que fait alors éclater le père, le bruit fut grand, aussi la
mère Tentendit-elle. Elle vint courant comme une femme qui a perdu Tesprit,
frappant des mains, criant, échevelée; elle voit son ûls mort, elle tombe à
terre, pâmée. — Celui qui la verrait mener si grand deuil, battre sa poi-
trine et maltraiter son corps, arracher ses cheveux, se frapper au visage, sou-
lever son ûls mort et l'embrasser, celui-là, si dur que fût son cœur, ne
pourrait s'empêcher de pleurer. »
LES ORIGINES. 33
attirant plus spécialement l'attention de nos premiers
trouvères, ont obtenu leurs préférences et contribué
directement à déterminer les principales formes du vers
français.
§11
Vers latins qui ont servi de modèles
à l'octosyllabe, au décasyllabe et à l'alexandrin.
L'origine de notre vers de huit syllabes est facile à
trouver : il était, dans la rythmique latine où il abonde
dès le quatrième siècle, le vers populaire par excellence,
et il restera tel en français; il sera le vers préféré du
conte et de la satire, le petit vers coulant et rapide des
fabliaux, des poèmes de la Table ronde, des romans de
la Rose et du Renard, Dans la versification populaire
en latin, le vers rythmique de huit syllabes à pénul-
tième brève, sur lequel s'est formé l'octosyllabe roman,
avait eu pour tvpe un vers classique, le vers ïambique
dimètre, dont il était une déformation. L'ïambique di-
mètre se compose de quatre ïambes et de huit syllabes ;
il compte trois accents toniques :
— u. _ ». ** — w—
laarsit ajstuôsius.
(Horace.)
Le nombre des syllabes reste le même, lorsque ce
vers admet des spondées aux pieds impairs ; mais ce
nombre augmente lorsque, selon la licence accordée,
on substitue à l'ïambe le tribraque, pied de trois brèves
(uuu), ou le dactyle (-uu).
Le vers latin rythmique, produit par la déformation
de l'ïambique classique, ne s'inquiète plus de la com-
binaison régulière des brèves et des longues : les ïambes
s'y rencontrent, par hasard, naturellement, comme dans
la prose, et les hiatus y sont tolérés ; mais le nombre
fixe des syllabes et la disposition des accents toniques
conservent à ce vers populaire une cadence assez sem-
blable à celle du vers ïambique classique*. L'octosyl
1. Voir p. 21.
34 PREMIÈRE PARTIE.
labe roman, formé sur le modèle de ce vers latin
rythmique, lui a pris le nombre invariable des syllabes
et des accents, avec la rime ou Tassonance. Au début,
lorsque toute poésie était chantée et le plus souvent
accompagnée de musique, Toctosyllabe roman avait
une césure qui le partageait en deux hémistiches ; cette
césure était déterminée par Taccent tonique de la qua-
trième syllabe du vers, et cette syllabe devait être tou-
jours la finale d'un mot :
A Ostedun, a celle Cit,
Dom saint Ledgier vait asalir ^.
Cette coupe est ordinaire à nos plus anciens octo-
syllabes. Le vers latin rythmique qui a servi de modèle
à l'octosyllabe roman ne s'est pas astreint à observer
cette loi de la césure ; c'est assez rarement qu'il se
partage en deux hémistiches ; mais il a toujours à la
quatrième syllabe un accent tonique, comme l'octo-
syllabe français, et cette syllabe peut être au commen-
cement ou au milieu du mot :
Absterge sérAes menlium,
Résolve ct^/pœ viDculum...
Par conséquent, la cadence est la même; l'effet de
l'accent égale celui de la césure, et il n'y a nulle diffé-
rence entre le rythme du vers latin et celui du vers
roman.
11 est moins aisé d'indiquer avec précision le modèle
latin du décasyllabe roman, qui paraît pour la pre-
mière fois, en langue d'oïl, dans la Vie de saint Alexis^.
Il y a grande apparence que ce vers descend en droite
ligne d'un vers classique, plus ou moins déformé par
un vers rythmique dans la poésie latine populaire.
Mais quel est ce vers? Est-ce le vers de la strophe
1. À Aulun, cette fameuse cité,
Il (Ebroîn) va attaquer saint Léger.
2. Le poème sur Boëce, en langue d'oc, appartient à la seconde moitié
du dixième siècle. Il est écrit en vers décasyllabiques, de même facture que
ceux du poème français, et qui leur sont antérieurs de près d'un siècle.
LES ORIGINES. 35
saphique, qui s'est resserré, comme dit Littré, dans la
forme française du décasyllabe?
Âlmë sol cûrrû nïtïdô diêm qui...
(Horace, Carmen sectUare,)
La ressemblance est frappante, en effet, entre ce
rythme chantant et l'harmonie de notre vers décasyl-
labique. Le nombre des syllabes et des accents est à peu
près le même; le vers français et le vers latin sont
coupés en deux parties inégales, dont la première est
la plus courte; ce premier membre, en latin, a cinq
syllabes et non quatre, mais la brève du premier pied
latin, qui disparait, pour ainsi dire, dans la prononcia-
tion, rétablit l'équivalence. Notez, en outre, que la li-
turgie chrétienne a conservé dans le chant de ses
hymnes la mélodie antique de cette strophe : le rythme
seul, avec cette puissance d'effet, aurait suffi pour
inspirer à nos anciens trouvères l'idée et la forme de
leur décasyllabe. On peut saisir, dans la Cantilène de.
sainte Eulalie, le travail de transformation d'où est
sorti ce vers français. La cadence latine des strophes
saphiques est sensible dans cette pièce du neuvième
siècle; mais les vers n'ont pas tous une égale harmonie :
quelques-uns sont des vers décasyllabes, aussi corrects
que ceux de la Cantilène de saint Alexis; d'autres sont
plus diffus et plus pesants. L'opinion de Littré nous
paraît donc très plausible.
On a aussi proposé^ comme types de ce même vers,
deux autres formes classiques : le vers ïambique tri-
mètre, et le vers dactylique trimètre incomplet. L'ïam-
bique trimètre a tantôt onze, tantôt douze syllabes, avec
deux accents fixes, l'un sur la quatrième syllabe, l'autre,
sur la dixième :
Phaselus ille quem videtis, hôspites,
Ait fuisse naviumcelérrimus.
(Catulle, Car minât iv.)
Le dactylique trimètre incomplet a le même nombre
de syllabes que notre vers décasyllabique ; il a de plus
36 PREMIÈRE PARTIE.
un accent très marqué sur sa quatrième syllabe qui
forme une césure pareille à celle de notre vers :
Quam cuperém tamea ante neccm
Si poiis est revocare tuam...
(PituDENGB, Hymne sur sainte Eulalie, v. 101.)
Ces formes savantes n'ont pas produit directement
le décasyllabe roman ; employées et dénaturées par la
poésie rythmique et liturgique, elles se sont métamor-
phosées en rythmes nouveaux où dominait l'accent, et
ce sont ces intermédiaires qui ont donné naissance au
vers décasyllabique moderne. Voici, par exemple, un
décasyllabe de la versification latine rythmique qui
dérive évidemment de ces mètres classiques et qui res-
semble de tous points au décasyllabe roman : il compte
autant de syllabes et d'accents, avec une césure après
la quatrième syllabe accentuée. L'exemple est emprunté
à iTiymne déjà citée, sur sainte Agathe, qui est de la
fin du quatrième siècle :
Forlior hœc trucibusque viris,
Exposuit sua membra flagris.
Pastor ovem Petrus haac revocat...
Quas fidei titulus décorât...
Jam renitens, quasi sponsa polo,
Pro miseris rogita Domino.
L'alexandrin, qui doit son nom au romain d' Alexandre,
œuvre du douzième siècle, avait paru, pour la pre-
mière fois, dans un poème narratif de la fin du siècle
précédent, le Pèlerinage de Charleniaijne à Jérusalem
et à Constaniinople. Ce vers peut se passer d'un modèle
latin et revendiquer une origine française. Il faut y
voir, sans doute, une simple extension du décasyllabe
ou de l'octosyllabe. Si l'on aime mieux supposer qu'il
a été directement imité de la poésie latine rythmique^
celle-ci nous fournira sans peine le type présumé de
l'alexandrih. UOde sur Rome, tirée d'un manuscrit du
dixième siècle, et qu'on attribue au septième siècle,
se compose régulièrement, du commencement à la fin,
de vers latins de douze syllabes, distribués en strophes
Les origines. 37
monorimes, avec une césure après la sixième syllabe;
c'est la facture du plus correct alexandrin français.
Roma nobilis, orbis et domiaa,
Cunctarum urbium excelleatissima,
Roseo martyrum sanguine rubea,
Albis et virgioum liliis caadida,
Salutem dicimus tibi per omoia
Te benedicimus, salve per secula M ^ ^
Ces vers latins rythmiques, qui ne tiennent plus
aucun compte de la quantité, et qui la remplacent par
Taccent, par le syllabisme et par la rime, sont une dé-
formation de Tasclépiade classique, souvent employé
par Horace, et que les plus savants poètes chrétiens.
Prudence, Boëce, et d'autres avaient fait pénétrer dans
la liturgie. L'asclépiade compte, en effet, douze syl-
labes, avec une césure après la sixième :
Maecenas, atavis édite repjibus,
O et praesidium et dulce decus meum..,
Nulli flebilior quam tibi, Virgili.
[Odes, liv. I, I et xx.)
« Le vers latin rythmique qui correspond à l'alexan-
drin, dit M. Tobler, est celui qui provient de Tasclé-
piade. » Et il cite ce début d'une hymne :
Sit Deo gloria et l»eQedicLio,
Johanni pariter, Petro, Laurentio.
(Page 118.)
Voici quelques-uns des plus anciens alexandrins
français que nous connaissions :
Cliarles out fier le vis, si out 1(3 chief levet.
Un Judens i entrât, qui bien l'out esguardet.
Com il vit le roi Gharle, commençât a trembler,
Tant out fier le visage, ne l'osât esguarder'.
(Le Pèlerinage de Charlemagne. Clédat, Mor-
ceaux choisis, p. 38.)
1. Du Méril, p. 233.
2. La scène est dans le temple de Jérusalem :
« Charles eut le visage fier, et il tenait sa tête haute. Un juif entra, qui le
considéra avec attention. Dès qu'il vit le roi Charles, il se mit à trembler.
Le visage du roi était si fier qu il n'osa pas le regarder. »
38 PREMIÈRE PARTIE.
Le moment est venu d'étudier la structure intérieure
du vers français, désormais constitué dans ses formes
principales, et d'expliquer les lois du rythme, les règles
qui concernent la rime et l'assonance, la césure, l'éli-
sion et l'hiatus. Dans cet examen, la comparaison se
présentera d'elle-même et sur tous les pomts, d'une
part, entre le vers du moyen âge et le vers moderne,
d'autre part, entre le vers classique et le vers ro-
mantique.
DEUXIEME PARTIE
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS
FRANÇAIS
CHAPITRE PREMIER
La rime.
Observation générale sur les ressemblances de Tancien vers
français du moyen âge et de notre vers classique. — Défini-
tion de la rime. — Son importance et sa nécessite. — L'asso-
nance. — Conditions d'une bonne rime. — Rimes suffisantes
et rimes riches. — De l'abus des rimes riches. — Les deux
principales règles de la rime, où se résume tout le détail des
préceptes et des interdictions. — Les diverses combinaisons
de la rime : rimes plates ou rimes croisées ; rimes redoublées
ou mêlées. — Rimes devenues fausses par les changements
de la prononciation. — Les raffinements de la rime, dans la
versification du quinzième siècle.
Commençons par une observation qui s'applique à
l'ensemble des études contenues dans cette seconde
partie, et qui en établira l'unité.
Entre le vers français du moyen âge et notre vers
classique, il n'y a pas de différences essentielles : l'un
et l'autre sont londés sur les mêmes principes, se com-
Î)osent d'éléments semblables, obéissent aux mêmes
ois primordiales. Des nuances seules les distinguent.
Le premier est plus libre, plus négligé; on lui impose,
soit à la rime, soit à la césure, ou dans l'intérieur
même des mots, des devoirs moins étroits; le second
est assujetti à des prescriptions nouvelles qui, en lui
retirant les anciennes licences, lui ont donné, avec plus
de souplesse, une correction plus élégante; mais toutes
ces modifications ne sont que la suite et l'évolution
naturelle de ce qui (existait avant le seizième siècle ; les
39
40 DEUXIÈME PARTIE
règles modernes développent les règles anciennes en
les perfectionnant. L'art de versifier n'a pas changé
depuis le on/ième siècle; il est devenu plus difficile.
Il en résulte que, dans Texamen des éléments consti-
tutifs du vers français, nos réflexions porteront à la
fois sur le moyen âge et sur les temps classiques, tout
en signalant à propos les différences de versification que
nous présentent ces deux époques de notre histoire
littéraire.
§ler
Définition de la rime. Son importance et sa né-
cessité dans le vers français. — En quoi l'asso-
nance diffère de la rime. — Rimes masculines
et rimes féminines. — Rimes suffisantes et
rimes riches. — Les avantages et les inconvé-
nients de la rime riche.
Avant d'énumérer les prescriptions et les interdic-
tions qui règlent l'emploi de la rime*, il est bon,
croyons-nous, de montrer à quel point elle est entrée,
dès le principe, dans la plus intime constitution du vers
français, et quels services importants elle rend à notre
versification. Ce serait une grande erreur de l'attribuer
à un pur caprice poétique, et de n'y voir qu'une élé-
gance de forme, imposée par un long usage : la rime,
dans la versification française, n'est point un ornement
accessoire et facultatif; elle est un élément primordial,
une nécessité.
L'efl'et de la rime est double : c'est un effet d'acous-
tique qui ne se borne pas à intéresser l'oreille, mais qui
agit aussi sur l'esprit. Par l'éclat de sonorité qu'elle
donne à la tonique finale, au dernier temps fort, elle
achève le rythme du vers avec netteté et précision, elle
le rend en quelque sorte sensible et vibrant. Elle im-
prime à chaque vers son caractère propre, sa physio-
1. Voir, dans le chapitre i'' de la i" parlie, les origines latines de la rime,
p. 23-37. — On fait venir le mot « rime » de l'ancien haut allemand rin
qui signifie « nombre » : il nous semble plus probable que c'est la forme
adoucie de « rythme n, en latin rhythmus.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 41
nomie distincte; elle marque et met en relief son indi-
vidualité. Elle le frappe, comme un balancier frappe
une médaille*. En même temps que Toreille est flattée
par la qualité musicale de la rime, et que sa curiosité
est excitée par l'attente du retour prévu et certain de
la même consonance, l'esprit se repose dans le senti-
ment de sécurité et de satisfaction qui naît de toute
combinaison harmonieuse reconnue parfaite. Suppri-
mez, au contraire, la sonorité finale et son retour ré-
gulier; remplacez la rime par une syllabe commune,
insignifiante, bien qu'accentuée, sans attrait particulier
pour Toreille, sans titre à l'attention de l'esprit : l'effet
de chaque vers, que rien ne détache de l'ensemble et
ne fait ressortir, se perd et se noie dans l'harmonie
confuse du développement poétique ; le plaisir de l'au-
dition se trouble et se déconcerte, l'oreille incertaine
se fatigue ; une impression pénible détruit tout agré-
ment. C'est en obéissant à ces mêmes exigences, à ces
délicatesses instinctives de l'oreille et du goût que la
versification classique des anciens plaçait à la fin des
vers de pareille facture une combinaison métrique in-
variable : tous les hexamètres se terminaient par un
dactyle et un spondée; tous les pentamètres, par un
anapeste ; tous les vers saphiques, par un trochée et un
spondée. Dans le vers français, la parité et la régularité
du son de la rime remplace l'effet produit par la simi-
litude finale de la combinaison métrique du vers an-
cien.
A l'origine, dans les poésies latines rythmiques et
dans nos plus anciens poèmes du neuvième au douzième
siècle, la rime n'est le plus souvent qu'une assonance.
Trente de nos chansons de Gestes, en décasyllabes ou
en alexandrins, sont, non pas rimées, mais assonancées.
Qu'est-ce donc que l'assonance? C'est l'ébauche d'une
rime. Ce mot a été accrédité, il y a près d'un siècle,
par M. Raynouard*, l'un des Français qui les premiers
ont donné l'impulsion à l'étude des langues romanes.
1. M. Guyaii, Problèmes de Vcsthétique contemporaine (1884), livre III,
chap. I", p. 189-194.
2. Né ea 1761, M. Raynouard moarut ea 1836. Secrétaire perpétuel de
TAcadémie française en 1817, il fît paraître de 1810 à 1824 un choix de
poésies originales des troubadours, et laissa le manuscrit d'un lexique ro-
man qui fut publié de 1S38 à 1814.
42 DEUXIÈME PARTIE.
Dans Tassonance, la ressemblance du son, Thomo-
phonie * , porte sur la voyelle accentuée de la syllabe
finale, mais non sur les consonnes qui suivent cette
voyelle et qui en modifient le timbre et la sonorité. Par
exemple, aàme et parle, péril et fin, homme ^i cou-
ronne sont des assonances qui se correspondent dans
nos très anciens poèmes. Voici, dans la Chanson de
Roland le début d'une u laisse » de dix-huit vers dont
toutes les assonances finales portent sur la voyelle i
accentuée :
Rodlanz ferit en une piedre bise :
Plus en abat que je ne vos sai dire;
L*espede croist, ne froisset, ne ne briset,
Contre le ciel amont est ressortido '...
C'est au douzième siècle que la rime commence à
remplacer l'assonance dans un bon nombre de compo-
sitions poétiques : les poèmes de Wace, de Benoît de
Sainte-More, de Grestien de Troyes sont rimes et non
assonances; la plupart des romances et des chansons,
et le roman du Renard le sont aussi; mais ce n'est
qu'au treizième siècle que l'assonance est proscrite et
la rime exigée. La similitude du son, dans la rime pro-
prement dite, porte à la fois sur la voyelle finale accen-
tuée et sur les consonnes qui la suivent; voilà ce qui
la distingue de l'assonance. « On appelle rime, dit
Quicherat, l'uniformité du son dans la terminaison de
deux mots : belle ^ rebelle; loisir, plaisir. En poésie,
c'est le retour de la même consonance à la fin de deux
ou de plusieurs vers. » MM. Tobler et G. Paris in-
sistent sur la distinction que nous avons signalée entre
la rime et l'assonance : « la rime de deux mots, dit
M. Tobler, est l'homophonie de leurs voyelles accen-
tuées et de tout ce qui les suit. » — « L'assonance, dit
M. Paris, phénomène propre aux langues modernes,
est l'homophonie de la voyelle finale accentuée n'en-
trainant pas celle des consonnes qui la suivent; la rime
1. Mot formé par la réanion de deux mots grecs : 6|aô;, semblable, et fwv^,
voix.
2. Vers 2338. — La mort de Roland :
« Roland frappe (de son épëe) snr nne pierre brune ;
Il en abat plus que je ne sais vous dire.
L*ép<^o jfrinpe, maiss ne s'ébrèohe ni ne se lirise.
Elle rebondit eu liaut contre lo <-iul. -
LA STRUCTURE. INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 43
est rhomophonle de la voyelle accentuée et des con-
sonnes qui Ja suivent*. »
Toutes les rimes se répartissent en deux classes : les
rimes masculines et les rimes féminines. La première
classe comprend tous les mots qui se terminent par une
syllabe forte ou tonique, non suivie d'un e muet : ainsi
raison^ saison^ prompt, affront, vertu, combattu y ro-
m,ans, sentimentSy cité, bonté, etc., sont des rimes
masculines. La seconde classe comprend tous les mots
dans lesquels la syllabe forte ou tonique est suivie
d'un e muet : peinture^ nature^ destinée, journée, aus-
tère, caractère, antique y musique, excuse, amuse, etc.,
sont des rimes féminines. « Si la syllabe accentuée est
la dernière du mot, dit M. Tobler, la rime est mascu-
line; si elle est suivie d'une voyelle atone, laquelle ne
peut être en français qu'un e muet, elle est féminine. »
Cet e muet, qui termine le mot, peut suivre immédia-
tement la voyelle tonique de la syllabe accentuée,
comme dans vue, inconnue, compagnie, cérémonie, ou
s'en trouver séparé par une consonne avec laquelle
il forme une syllabe atone qui ne compte pas dans la
mesure du vers, par exemple : satire, rire, sage,
usage, gloire, victoire.
La classification des rimes en masculines et féminines
n'est nullement réglée, comme on le voit, par le genre
des mots et n'a aucun rapport avec la division gramma-
ticale de tous les vocables d'une langue en deux genres,
le masculin et le féminin : des mots féminins, comme
langueur, vigueur, cité, bonté, donnent des rimes
masculines, et d'autres mots, du genre masculin, comme
poète, prophète, miracle, oracle, ouvrage, ombrage
donnent des rimes féminines. Jadis Ye muet s'appelait
l'e féminin; c'est là, sans doute, ce qui a fait appeler
rimes féminines celles où se trouve l'e muet final, et
rimes masculines celles où cet e muet est absent*.
Si un mot, du genre féminin, peut donner une rime
masculine et réciproquement, de même un mot qui
est au singulier peut rimer avec un pluriel lorsque sa
1. Quicherat, Traité de versification française (1850), p. 80. — Tobler,
le Vers français^ ancien et moderne (1885),'p. 149-150. — G. Paris, Lettre
à M. L. Gautier (1866), p. 111.
2. Becq de Fouquières, p. 40.
4i DEUXIÈME PARTIE.
terminaison est l'équivalent d'une terminaison plurielle.
Tous les mots terminés par s, x, z, et portant au sin-
gulier la marque du pluriel, tels que bras^ croix. Lois y
faux, accès ^ nez, repos, lambris, abus, etc., peuvent
rimer, lorsqu'ils sont au singulier, avec de semblables
terminaisons plurielles, et cette remarque s'applique
aux premières et aux deuxièmes personnes des verbes,
qui au singulier se terminent par s ou par x, comme je
vois, lu vois; je vis, lu vis; je voyais, lu voyais; je
peux, lu peux; lu veux, lu voulus, etc.
Je n'ose de mes vers ici vanter le prix;
Toutefois, si quelqu'un de mes faibles écrits
Des ans injurieux, etc.
(BoiLEAu, Ep. /, V. 179.)
Sais-tu dans quels périls aujourd'hui tu t'engages ?
Cette mer où tu cours est fertile en naufrages,
(In., Ep. /, V. 5.)
Les troisièmes personnes du pluriel au présent de
l'indicatif et du subjonctif des verbes, comme voienl^
croient, paient, essaient, avouent, désavouent, dé*
ploient, oublient, fuient, allient, etc., sont des rimes
féminines : Ve muet qu'elles contiennent, et qui était
très sensible dans l'ancienne prononciation, compte
pour une syllabe atone et n'entre pas dans la mesure
du vers :
Ce choix me désespère, et tous le désavouent;
La partie est rompue et les dieux la renouent.
Rome semble vaincue, et seul des trois Albains...
(Corneille, Horace, a. IV, se. iv.)
Mais bientôt malgré nous leurs princes les rallient,
Leur courage renaît et leurs terreurs ^'oublient;
La honte de mourir sans avoir combattu...
(II)., le Cid, a. IV, se. m.)
Par une exception que l'usage autorise, sans la justi-
fier, les troisièmes personnes du pluriel des imparfaits
et des conditionnels, en aient, ne sont pas considérées
comme des rimes féminines, bien qu'elles contiennent
un e muet suivi de deux consonnes; et cet e muet, avec
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 45
les consonnes qui le suivent, ne forme pas une syllabe,
comme, dans les troisièmes personnes plurielles du
présent de l'indicatif et du subjonctif. Ve muet des
terminaisons en aient est tenu pour nul et non avenu.
On en fait abstraction, comme s'il n'existait pas. Ces
terminaisons sont donc rangées dans la classe aes rimes
masculines.
Aux accords d*ÂmphioD les pierres se mouvaient
Et sur les murs thébaiDS en ordre s'élevaient,
L*harinonie en naissaDt produisit ces miracles.
(BoiLEAU, Art poél., IV, 149.)
Etant considérées comme des syllabes fortes et to-
niques, malgré la présence de Ve muet, elles peuvent
entrer dans l'intérieur du vers, tandis que les finales
ent^ ienty formant une syllabe atone, non susceptible
d'élision, ne trouvent place qu'à la fin du vers, comme
treizièmes syllabes en dehors de la mesure :
Ils Y écoutaient en foule et n'osaient respirer.
(A. Ghénier, l'Aveugle,)
On explique cette anomalie en disant que Ve muet
des finales en aient disparaît de la prononciation et se
trouve, par le fait, annulé. Mais il disparaît aussi dans
la plupart des finales ent^ ient du présent de l'indicatif
et du subjonctif, par exemple, dans voient^ croient^
prient, avouent, et cependant il y forme une syllabe
atone, qui est comptée. Selon toute apparence, il a
existé de très bonne heure, si non de tout temps, une
différence marquée dans la manière de prononcer ces
deux sortes de terminaisons. Tandis que Ve muet des
finales ent, ient se faisait sentir dans l'ancienne pro-
nonciation et formait une syllabe distincte, il est très
probable, au contraire, que Ve muet des finales aient,
oient disparaissait dès lors, comme aujourd'hui, dans
le langage courant. La versification a suivi l'usage et
s'est conformée à ces différences de prononciation :
c'est ainsi, selon nous, que, dès l'origme, l'exception
s'est établie.
Aujourd'hui, la versification tend à supprimer dans
la mesure du vers Ve muet des finales enl, ient par la
46 DEUXIÈME PARTIE.
raison que l'e muet, autrefois très sensible dans la pro-
nonciation, est presque toujours effacé dans le langage
actuel. Nos poètes contemporains font entrer dans Tin-
térieur du vers certaines formes de verbes que leur
terminaison au pluriel du subjonctif et de l'indicatif en
excluait : par exemple, voient, croient, prient, etc. Ils
changent ces mots dissyllabiques en monosyllabes :
Ea second lieu, nos mœurs qui se croient plus sévères.
(A. DB Musset, Poés. nouvelles, 195.)
— Se voient poussés à bout par sa guerre aux Rutules.
(PoNSARD, Lucrèce, XI, 2.)
— Les inondes fuient pareils à des graines vannées.
(Sully Prudhohme, I, 20.)
La règle classique, elle-même, admet comme mono-
syllabes dans la mesure du vers les troisièmes per-
sonnes plurielles du subjonctif des verbes « être et
avoir » : soient, aient.
Qu'ils soient comme la poudre et la paille légère
Que le vent chasse devant lui.
[Esiher, a. II, se. v.)
La liberté nouvelle^peut s'autoriser de ce précédent.
Une autre distinction très importante est celle de la
rime suffisante et de la rime riche. Elle touche à la
3ualité même de la rime, à ce qu'il y a de plus délicat
ans l'art de rimer. La rime suffisante comprend la
dernière voyelle accentuée et la consonne ou les con-
sonnes qui suivent cette voyelle :
De la foi d'un chrétien les mystères terribles
D'ornements égayés uesont pas susceptibles.,.
N'imitez pas ce fou, qui, décrivant les mers
Et peignant, au milieu de leurs Ilots entr ouverts,..
(BoiLEAu, Art poét,, ch. III, v. 199 et 261.)
11 y a dans ces rimes une ressemblance de son, mais
non l'identité de la syllabe entière.
La rime riche comprend toute la syllabe, c'est-à-dire
non seulement la consonne ou les consonnes qui suivent
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 47
ta voyelle accentuée, mais aussi celle qui la précède,
et qui est dite « syllabe d'appui » :
Sans tous ces ornements, ie vers tombe en langiieurj
La poésie est morte, ou rampe sans vigueur.
(BoiLEAu, Artpoét.y ch. III, vers 189.)
Parmi les rimes riches, il y en a qui comprennent,
outre la dernière syllabe accentuée, celle qui la pré-
cède : par çxemple, courtisan, partisan; désordonnée,
abandonnée. Elles sont dites « rimes opulentes »,
« rimes doubles ou superflues ». On y trouve, en effet,
le superflu dans la richesse.
Pourquoi la rime qui ne porte pas sur la syllabe en-
tière est-elle considérée comme suffisante? Ln voici la
raison. Le rôle essentiel de la rime est de marquer par
une sonorité distincte la fin du vers et de clore le
rythme avec netteté. Elle produit cet effet par le son,
ou par le timbre de la dernière voyelle accentuée ; car
c'est la voyelle, et non la consonne, qui donne à la
syllabe sa qualité sonore, et qui est 1 élément prin-
cipal et constitutif de la rime. « La consonne n'est
qu'un bruit qui accompagne l'émission de la voyelle ;
elle n'a pas par elle-même de valeur musicale*. » La
voyelle étant le fond même de la rime, les deux termi-
naisons qui se correspondent et riment ensemble
doivent offrir avant tout l'identité du son de leurs
deux voyelles accentuées : or il suffît que les con-
sonnes qui entourent ces voyelles laissent au son, que
celles-ci émettent, sa qualité et n'altèrent pas l'i-
dentité nécessaire. Ce résultat est obtenu par la ressem-
blance de la consonne ou des consonnes qui suivent
chacune des deux voyelles; voilà pourquoi la rime
ainsi constituée est bonne et satisfait l'oreille.
Nos versificateurs aujourd'hui attachent une extrême
importance à l'emploi de la rime riche; elle est pour
eux la rime unique, la seule suffisante, la seule légi-
time ; ils dédaignent et proscrivent toute finale où ne
rime pas la consonne a'appui. L'un des plus habiles
et des plus renommés, Théodore de Banville, s'ex-
prime ainsi dans ses conseils * aux jeunes poètes :
1. Guyau, p. 225, 231.
48 DEUXIÈME PARTIE.
u Vous devez n'employer jamais que des rîmes abso-»
lument brillantes, exactes, solides et riches, dans les-
quelles on trouve toujours la consonne d'appui...
Sans consonne d'appui, pas de rime, et, par consé-
quent, pas de poésie; le poète consentirait plutôt à
perdre en route un de ses bras ou une de ses jambes
qu'à marcher sans la consonne d'appui... Votre rime
sera donc riche, et elle sera variée; implacablement
riche et variée*. » De très judicieux critiques sont loin
de partager cet enthousiasme ; ils opposent à une admi-
ration qui s'exagère quelques observations, de bon
sens et d'expérience, dont on ne peut contester la
valeur.
La recherche exclusive de la rime riche a tout d'abord
cette conséquence fâcheuse de restreindre outre mesure
le vocabulaire poétique, déjà si limité, en diminuant le
nombre des finales qui se correspondent ; elle appauvrit
les ressources de l'inspiration et la gêne par d'inutiles
entraves. Prolongée sans trêve ni répit, elle imprime
au style une apparence de raideur et d'affectation j
elle détruit ou affaiblit cette liberté d'allure, cette
simplicité aisée qui répand le mouvement et la vie
dans l'œuvre entière et conserve à la pensée, comme
à l'expression, leur naturelle fraîcheur. Le poète, que
tourmente le souci de la rime riche à perpétuité, ne
peut plus s'oublier un seul instant ni s'abandonner à
l'émotion intérieure d'où naît Téloquence communi-
cative ; il néglige le fond pour la forme, il sacrifie l'es-
sentiel à l'accessoire, la conception hardie et féconde
à l'habileté industrieuse : il est rivé à son métier de
rimeur. 11 y a plus. Cette préoccupation d'éblouir et
d'étonner par des finales retentissantes manque infail-
liblement son effet et produit un résultat opposé à celui
qu'elle cherche ; car elle fatigue l'oreille et l'esprit par
la monotonie de ses sonorités ; en prétendant perfec-
tionner l'harmonieuse beauté des vers, elle en gâte
l'impression. Le mélange des rimes suffisantes et des
rimes riches est, en résumé, plus favorable à la versi-
fication et la sert mieux que l'emploi constant d'une
seule espèce de rimes*.
1 . Petit Traité de poésie française (1891), p. 56, 74, 75.
2. Guyau, p. 833-834. — D'Eicbthal, du Rythme dans la versification
LA STRUCTURE INTÉRIKURE DU VERS FRANÇAIS. 49
Ainsi pensaient les grands poètes du dix-septième
siècle. Ils rencontrent souvent la rime riche, mais il est
visible qu'ils ne la cherchent pas. Des soins plus impor-
tants les préoccupent; leur génie se passionne pour de
plus hautes ambitions. Une belle pensée, un sentiment
vrai et touchant, noblement exprimés, valent mieux
pour eux qu'une rime « double ou superflue ». Quand
ils ont imprimé au vers la marque poétique, la sono-
rité suffisante et nécessaire de la finale leur suffit.
Et nous-mêmes, en les lisant, pensons-nous seulement à
remarquer, dans le torrent de poésie qui nous entraîne,
la qualité des consonances? Nous arrêtons-nous à faire
la statistique comparée des rimes rares et des rimes
ordinaires? Quand Auguste dit à Cinna, en l'accablant
de son pardon magnanime :
. Soyons amis, Cinna, c'est moi qui Ten convie :
Comme à mon ennemi je l'ai dcmsé la vie.
Et malgré la fureur de ton làcliectessein,
Je te 1:1 donne encor comme à mon assassin;
est-ce la richesse de ces quatre rimes qui nous ravit
et nous transporte? Est-ce là ce qui faisait couler les
larmes du grand Condé? Lorsque Andromaque, cher-
chant un refuge auprès de son fils, dit à Pyrrhus :
J'allais, seigneur, pleurer un moment avec lui :
Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'lmi;
suffi-
nous vient-il à l'esprit que la rime n'est que
santé? La médiocrité de la rime affaiblit-elle l'expres-
sion du sentiment qui nous pénètre? On a répondu
aux détracteurs de la versification de La Fontaine,
souvent critiquée dans les Fables, que la qualité des
rimes, chez ce poète, varie sans cesse, comme les objets
qu'il décrit, comme les pensées qu'il exprime, s'élevant
et s'abaissant avec l'importance même et le ton plus
ou moins sérieux de ces petits drames aux cent actes
divers : d'où il suit que ces finales, d'apparence né-
gligée et pour ainsi dire insouciantes de leur sonorité,
sont autant de nuances délicates qui s'ajoutent à l'en-
française (1892), p. 46. — Sully Prinlhomme, p. 39, 13. — Souriau, l'Evo-
lution du vers français au dix-septième siècle, p. 52-54.
AUBERTIN. — VERSIFIC. FRANC. 3
ttO DliUXlËUE PARTIK.
semble harmonieux d'une conceplion poétique dont
i'ampteup est égale au vaste sein ae la nature, et reflète
les changeants aspects do l'univers'.
Ne semble-t-il pas que celte observation si juste
puisse éjjalement s appliquer aux illustres poètes con-
temporains de La fontaine? Dans Corneille, Molière
et Racine, et même dans Boileau, la rime a pour prin-
cipal caractère la variété et la simplicité : elle ne pro-
cède pas du parti pris, ce n'est pas l'esprit de sj-stèmc
3ui l'impose; elle sort librement de la pleine richesse
e l'inspiration poétique. .Aussi est-elle toujours,
comme dans La Fontaine, par rcffct d'une convenance
naturelle, en parfaite harmonie avec le fond même dos
choses, avec la pensée et le sentiment.
Nous avons expliqué la nature de la rime et marque
ses caractères essentiels, ses formes générales. Entrons
dans le détail fort compliqué des prescriptions qui en
règlent l'emploi. Essayons d'y mettre un peu d'ordre
et de clarté en ramenant h quelques lois principales cet
ensemble de préceptes, et en donnant la raison de
chaque règle, au lieu de nous borner, comme on le fait
quelquefois, à énumérer des formules.
|j8a règles de la rime. — Elles ae réduisent à
deux lois principales- — Examen de la pre-
mièrede ggb lois : Ufant rimer pour l'oreille
et non pour les yeux. — Cas particuliera où,
malgré l'identité des consonaoces, la rime
est défectueuse.
■ Si l'an réfléchit sur ce grand nombre de prescriplions
cl de formules qui servent à déterminer les conditions
(l'uni' lionne rime, on reconnaît qu'elles se ramènent !i
dfiix lins principales, dont les applications embrassent
touk' la matière : i" la rime est faite pour l'oreille et
non [TOur les yeux ; 2" il y a des consonances légitimes
et d autres qui ne le sont pas. — Commençons par
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 5i
examiner la première de ces lois : toute rime que l'œil
approuve, mais que l'oreille condamne, est défec-
tueuse.
<( Etablissons tout d'abord, dit Tobler, que, lorsqu'il
y a homophonie réelle, la différence d'orthographe ne
compte pas. » C'est ce que dit aussi Quicherat : « La
rime exige des sons semblables plutôt que les mêmes
lettres*. » Ainsi les rimes suivantes seront légitimes :
« enlace, embrasse; air, mer; fait, effet; innocent,
éblouissant; tombai, enjambé; recueillerai, sacré;
guerre, vulgaire ; sourcils, noircis; dis-je, tige; nom,
non; mille, facile; cause, chose; consumé, allumai;
courts, discours; il faut, échafaud; accomplisse, sup-
plice ; terre, solitaire ; amène, peine ; ferai-je, aDrège,etc.»
Une conséquence de ce principe, c'est que des rimes,
qui présentent les mêmes lettres, seront fausses, si la
prononciation diffère ; la ressemblance de l'orthographe
ne suffît pas quand les consonances ne sont pas iden-
tiques. L'orthographe française n'est, on le sait, nulle-
ment phonétique : elle emploie souvent les mêmes
lettres pour des sons différents, et néglige, dans beau-
coup ae cas, de marquer la quantité des voyelles.
« Briller » ne rimera pas avec « distiller », ni « oser »
avec « renverser », ni « tranquille » avec « quille », ni
« ville » avec ^ fille », etc. Par là sont proscrites beau-
coup de rimes pour l'œil qui étaient encore tolérées
dans le siècle de Louis XIV, celles des mots en er ou en
l'er, par exemple, où Vr est sonore dans l'un des mots
et muette dans l'autre : ces rimes sont doublement in-
suffisantes, car chaque fois que ïr devient muette, ïé
qui précède est fermé, et chaque fois que IV reste so-
nore, Ve est ouvert. On ne peut donc pas faire rimer
cher avec cacher; fer et étouffer; allier et fier; prier
et hier; ni cloître avec paroître; ni lois avec françois
(français), etc.
La plupart de ces rimes étaient correctes dans l'an-
cienne langue parce qu'elles étaient conformes à la
prononciation usuelle, et qu'il y avait alors entre elles
identité de consonance. L'r, par exemple, se prononçait
aussi régulièrement à la fin que dans l'intérieur des
1. Tobler, p. 150-155. — Qniclieral, p. 22.
52 DEUXIÈME PARTIE.
mots ; au seizième siècle encore, toutes ces finales ri-
maient à la fois pour Toreille et pour les yeux. Théodore
de Bèze, dans son livre latin sur la Vraie Prononciation
de la langue française, publié en i584, s'exprime ainsi
sur IV finale : « cette lettre, soit qu'elle commence, soit
qu'elle finisse la syllabe, se prononce avec le son qui
lui est propre »; et un peu plus loin, à propos de q et
de r, il ajoute : « ces lettres ne sont jamais oisives, »
c'est«-à-dire inutiles*. Une remarque de Vaugelas nous
apprend que dé son temps on prononçait, dans l'usage
courant de la conversation, les infinitifs en er comme
nous les prononçons aujourd'hui, mais qu'en lisant tout
haut et en parlant en public on faisait sonner l'r finale
bien fort, avec l'e très ouvert. On a donc maintenu ces
anciennes rimes au dix-septième siècle, bien que l'usage
hésitât et que la prononciation se fût en partie mo-
difiée. Sous Louis XIV, ces finales en er^ aont l'une
rendait le son de l'e fermé, et l'autre le son de Yé ouvert
{erre), on les appelait « rimes normandes », parce que
les Normands, dit Ménage, prononcent er ouvert comme
er fermé. Port-Royal, en io63, donne la même explica-
tion : « En Normandie, on prononce mer, enfer, Jupi-
ter, avec l'e fermé, comme aimer, triompher, assister. »
On doit éviter, pour la même raison, c'est-à-dire
comme étant suffisantes seulement pour les yeux, les
rimes où, après la voyelle accentuée, identique dans
les deux mots, l'orthographe seule présente la même
consonne, tandis que la prononciation la fait entendre
dans l'un et ne la fait pas entendre dans l'autre. Tel est
le cas pour différentes consonnes, pour 1'* et le t, par
exemple, dans vous et tous, ours et vautours, logis et
fils, sept et secret, net et regret, etc. Les rimes des
vers suivants sont donc défectueuses :
Mais sans examiner si, vers les autres sourds,
L'ours a peur du passant, ou le passant de Vours,.,
(BoiLEAU, Satire VIII, v. Gl.)
Ce sont, dit- il, leurs lois qui m*ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui de père en fils
L*ont do Pierre à Simon, elc...
(La Fontaine , liv. VIL fable xvi.)
t. /)i? rccla Frandcx Ungu3S jn-oniintiathne, p. 37 et 76. — Tobler, p. 155.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 53
On a dressé la liste des rimes douteuses qui se ren-
contrent dans nos grands classiques ; on y voit rimer
Mars avec étendards^ Burrhus avec vertus, Pyrrhus
avec confus, tous avec vous. Ce qui atténue ces fautes,
et d'autres semblables, c'est ci'abord l'étendue des
œuvres où elles sont très clairsemées; c'est aussi, pour
le plus grand nombre, la prononciation usitée alors,
qui, sans doute, différait de la nôtre. Nos modernes, si
scrupuleux sur la qualité des finales, descendent parfois
jusqu'à la rime insuffisante, qui est à peine correcte
pour l'œil : dans V. Hugo, Pathmos rime avec mots,
pas avec hélas; dans Augier, fils correspond k partis.
Parmi ces rimes orthographiques, mal timbrées pour
l'oreille, il faut citer monsieur, mot pour lequel, d'après
la prononciation actuelle, il n'y a point de rime cor-
respondante, et qu'on fait ordinairement rimer avec
des finales en eur. Il rime, en effet, avec flatteur, dans
La Fontaine; avec peur, dans Molière; avec crieur,
dans Racine; avec rieur, dans V. Hugo; avec cœur,
dans Augier. Molière, cependant, lui a donné pour
rime correspondante feu, dans l'Ecole des femmes^.
Cette fois, ce n'est plus l'oreille qui réclame, c'est l'or-
thographe qui proteste. Le pluriel messieurs est accou-
plé à trompeurs, ou à plusieurs, dans La Fontaine et
V. Hugo^
Cette première loi fondamentale du système des rimes
françaises est donc clairement démontrée : la ressem-
blance des lettres et de l'orthographe entre deux rimes
ne suffit pas ; ce qui importe avant tout, c'est l'identité
des consonances. Suit-il de là que toute consonance
acceptée de l'oreille soit légitime? N'y a-t-il pas cer-
tains cas particuliers où la ressemblance du son, qua-
lité nécessaire et essentielle de la rime, est elle-même
insuffisante? L'élément musical, le principe d'harmonie,
le son, est assurément ce qui prime tout dans la rime;
mais cet effet, qui s'adresse aux sens plutôt qu'à Tes-
1. Acte I*', scène ii.
2. Tobler, p. 157 et 158. — Souriau, l'Evolution du vers français au dix-
septième siècle, p. 3i-51, 270-274, 371-375, 420-431. — Quicherat, p. 336. —
« LV se prononce selon le choix et la volonté, dit Oudin en 1633; Chifflet
écrit, en 1659 : dan» monsieur on peut prononcer IV devant les consonnes,
mais il est meilleur dé ne la point prononcer. « Thurot, de la Prononciation
française depuis le commencement du seizième siècle (1881), p. 11-47.
k
■•i BrCUXIfcMK, l'ARTlB,
prit, ne doit |iae être obtenu eanR eouci du reslc; l'es-
prit, comme 1 oreille, a bb délicatesse et veut être mé-
nagé. Or, il y a des iînaJes qui, tout en donnant
satiefaclion à l'oreille, choquent l'esprit par de trop
fortes dilFérenoes de signification, d'étjmoiogie et d'or-
thographe, ou par d'extrêmes négligences, par un air
de vulgaire facilité ; un goût épuré les réprouve, malgré
leur sonorité correcte, et l'on a raison de les proscrire.
Ainfi s'expliquent les interdictions suivantes.
it Malgré la ressemblance des consonances, le singu-
lier ne rime pas avec le pluriel dans les noms, dans les
adjectifs ou dans les verbes, ni la seconde personne des
verbes avec un autre mot qui ne prend pas d's à la tin.
Par conséquent, Arme, larme»; dard, élendarls; tes
charme», il alarme; pardon, cédons, sont des rimes vi-
cieuses. — Kn général, un mot sans s linale ne rime pas
avec un mot terminé par une s, un 2 ou un a: ; témoin,
moint; accord, corps; lieu, mienx; fers, découvert,
sont de fausses rimes; maie l'on fera bien rimer doux
avec non», ordonnés avec entraînez. I.e t, le d et le c,
ou aulres lellrcs placées à la fin d'un mot empêchent
la rime avec un mot qui n'aurait pas une de ces lettres,
bien qu'elles ne se prononcent absolument point : ne
faites donc pas rimer or et sort, toi et toit, fer et
souffert, loin et point, vœu et veut, tyr&n et rang,
Apollon et long, son et sont, etc. A plus forte raison
des désinences en é ou es ne rimeraient pas avec er ou
en ; changé et verger, vengés et bergers seraient de
détestables rimes'. »
Remarquons, toutefois, que c â la fin d'un mol, et g
h la fin d'un autre mot, ne troublent point la rime; on
peut en dire autant de t/ et f ; pourauoiî parce que c
et g, consonnes presque semblables, d'une origine sou-
vent la même, se prononcèrent pendant longtemps de
la mf me façon ù la fin des mots, et parce que f et rf, à
cette même place finale, se sont longtemps confondus
cl fini été pris i'un pour l'autre. Ainsi talent ne rime
\M\!^ avec milan, mais it rime avec grand, qui s'écrivait
iiulrefois grant; (oit, qui ne rime pas avec (01, rime
"■ '" froid cl doigt; long, qui ne rime pas avec plomb.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 55
rime avec tronc; ranff, qui ne rime pas avec tyran, ni
avec parent, rime avec sang et flanc. Dans certains
mots, la rime, inexacte au singulier, devient juste au
pluriel : fers et soufferts, tyrans et expirants, rangs et
parents peuvent rimer ensemble ; ces mêmes mots, au
singulier, seraient de mauvaises rimes. Gomment s'ex-
plique cette dérogation à la règle en faveur du pluriel?
La raison, sans doute, en est que Ys du pluriel ajoute
une ressemblance à ces finales et atténue ainsi la diffé-
rence qui existe entre elles au singulier. Racine a donc
pu dire :
Par quel charme, oubliant tant de tourments soufferts,
Pouvez-vous consentir à rentrer dans ses fers?
{Andromaquc, I, i.)
L'ancienne prononciation faisait sonner, à la fin d'un
certain nombre de mots, des consonnes qui sont au-
jourd'hui muettes, comme nous venons de le dire ù
propos du c et du y ; d'un autre côté l'usage ancien
rendait muettes des finales, comme l, f, s, t, x, z, qui
se font entendre aujourd'hui; aussi trouvons-nous dans
nos vieux poètes, et même encore au dix-septième
siècle, bien des rimes qui nous semblent fausses, mais
qui Tétaient moins alors et se faisaient accepter d'un
public accommodant. Sans avoir l'excuse de ces varia-
tions du langage et de l'orthographe, beaucoup de
poètes dans les temps classiques et dans nos temps mo-
dernes, se sont affranchis cfe la rigueur des préceptes
formulés plus haut : la comédie et les genres légers
surtout se permettent de fréquentes licences. La Fon-
taine fait rimer encor avec fort et accord, Jupiter avec
désert, fer avec sert, artisan avec opposant, faon avec
content, talon avec long, — Dans Molière, bouchon
rime avec je t'en réponds, nœud avec jeu, seing avec
main, prévenus avec Vénus, assis avec six, phébus
avec écus, etc.
Les licences ne sont pas moins fortes, ni moins nom-
breuses au dix-neuvième siècle. Dans Augier, Ponsard,
A. de Musset, V. Hugo, on trouve des rimes telles que
celles-ci : nœud ei peut, soi et soit, lui ei fruit, hiver et
vert, tapi et tapis, tourné et nez, remords et mort, etc.
Le cas où l'on répugne le moins à négliger et tenir
56 DEUXIÈME PARTIE.
pour nulles les consonnes finales muettes, est celui où
elles sont précédées de voyelles nasales : on fait rimer
couramment témoin et point, commun et emprunt,
lien et vient, tien et tient, insolent et sanff, méchant
et champ * .
Il reste une dernière classe de rimes dont la conso-
nance est régulière et qui cependant sont proscrites
comme trop faciles ou trop banales. Elles observent les
règles de la versification, mais elles pèchent contre
cette loi fondamentale de la composition poétique qui
condamne la négligence et la vulgarité. Elles ne sont
pas dignes d'entrer dans une œuvre d'art. Par appli-
cation de ce principe, un mot ne doit pas rimer avec
lui-même. Ce ne serait, en effet, que le redoublement
d'une rime unique. Mais quand deux mots, semblables
par l'orthographe, diffèrent par le sens, ils peuvent
rimer entre eux. Pas et point, particules négatives,
riment bien ayec pas et point substantifs.
Les accommodements De font rien en ce point ;
De si mortels affronts ne se repaient point.
{Le Cid, II, III.)
Votre dueil est fini, rien n'arrête vos pas;
Vous êtes seul, enfin, et ne me parlez pas.
(Bérénice, II, iv.)
Le participe Dar^i rime bien avec parti, substantif ;
livre, volume [tibrum> , rime avec livre, poids [libram) ;
le substantif nue (nuée, nuhem), rime avec le participe
nue {nudam). C'est ce qu'on appelle la rime des homo-
nymes; cette rime est autorisée.
Sont regardés comme des mots semblables ceux qui
se terminent par l'addition des mêmes monosyllabes,
tels queye, ci, la, etc. De pareilles rimes, à peine to-
lérées à titre d'exceptions dans les genres voisins de la
prose, sont, partout ailleurs, taxées de négligence et
réprouvées :
Est-ce que j'écris mal? Et leur ressembler ais-je?
— Je ne dis pas cela. Mais enfin, lui disais-je..,
[Misanthrope, I, ii.)
1. Tobler, p. 151-154. — Qaicheral, p. 370-378. — Sourian, la Versifica-
tion de Molière, p. 154.
V
LA STRUCTURE INTÉRIKURE DU VERS FRANÇAIS. 57
Mais quand ces locutions terminées par les suffixes
je, ci, là, etc., correspondent à des finales de conso-
nance semblable, qui sont dépourvues de suffixes, la
rime est correcte, car on ne peut plus lui reprocher de
faire rimer le suffixe avec lui-même, comme dans la
citation précédente. On peut approuver les deux rimes
suivantes :
G«^t homme ea mon esprit restait comme un prodige,
Et, parlant à mon père : mon père, lui dis-je...
(V. Hugo. Feuilles d'automne, I, — Souvenir d'enfance.)
Les adverbes et les pronoms démonstratifs, voici,
voilà, ceci, cela, ici et là riment très mal entre eux. Ces
mots expriment une idée trop peu précise, et c'est
pourquoi ils ne peuvent fournir que de pauvres rimes ;
leur désinence prend le caractère vague et banal de
l'expression elle-même.
D'autres interdictions complètent celles que nous
venons d'énumérer et se justifient parles mêmes rai-
sons. Un substantif ne peut rimer avec le verbe qui en est
formé, car il rimerait en quelque sorte avec lui-même.
Ainsi les rimes suivantes seraient défectueuses : arme,
il s'arme; le calme, il se calme; offense, il offense, etc.
Un mot ne peut rimer avec son composé, ni deux com-
posés ne riment bien ensemble quand il y a une évi-
dente analogie dans leur acception. Ordre et désordre;
conduire et introduire ; jeter et rejeter; voir, revoir,
prévoir; mortel et immortel; content et mécontent, etc.,
seraient des rimes inadmissibles. « Non seulement des
mots qui expriment des idées tout à fait analogues,
comme malheur et douleur, ne sauraient rimer en-
semble, mais les mots qui expriment deux idées exac-
tement opposées l'une à l'autre, comme bonheur et
malheur, chrétien et païen, seraient de mauvaises
rimes, car la première condition de la rime, pour ne
pas fatiguer et endormir, est d'éveiller quelque sur-
prise, et rien n'est si près de l'idée d'une chose que
l'idée de son contraire. C'est pour la même raison
qu'on doit éviter les rimes avilies par leur banalité,
telles que gloire et victoire, lauriers et guerriers, etc. * »
1. De Banville, p. 76.
3.
58 DEUXIÈME PARTIE.
Selon cette même règle, on a blâmé la rime d'ami avec
ennemi j de jours avec toujours, de dieu avec adieu,
La rime du mot simple avec ses composés, et de
ceux-ci entre eux, est licite quand chacun de ces mots
se distingue du mot correspondant par une signiti-
cation dont la dilFérence est bien marquée. On peut
donc faire rimer front et affront, penser et dispenser ,
prix et mépris, etc. Pour les mots composés qui sont
dérivés du grec et dont l'élément final est exactement
le même, la rime est permise, car leur forme et leur
origine les classent dans les exceptions. Boileau fait
rimer épilogue avec prologue, hypothèque avec biblio-
thèque * .
bn résumé, la loi générale, que nous venons d'exa-
miner dans la variété de ses applications, pose en prin-
cipe que la ressemblance des lettres et de l'orthographe
ne suffit pas et qu'il faut avant tout satisfaire l'oreille
par l'identité des consonances. Mais il est certains cas
particuliers, que nous avons énumérés, où la rime, tout
en remplissant cette condition nécessaire, doit être re-
jetée parce qu'elle ne répond pas aux justes exigences
de l'esprit et du goût. Nous sommes ainsi conduits à
expliquer la seconde loi principale et à traiter l'impor-
tante question de la légitimité des consonances.
§111
Seconde loi fondamentale de la rime. — La qua-
lité sonore des désinences. — Les conditions
d'une bonne rime. — Consonances qui semblent
suffisantes et qui ne le sont pas.
« La langue française, dit M. Tobler, rend la rime
très facile; mais comme l'homophonie, assez souvent,
se réduirait k fort peu de chose, si l'op s'en tenait stric-
tement à la règle cjp !» rjrne suffisante, il est des cas
déterminés où 1^ rime riçhp doit être exigée, parce qu'a-
lors elle est spujp suffisante. « En d'autres tpfiT)es, par
l'elFet du peu de spnpnté de potre langue, il pst cer^
1. Ouicherat, p. 22-24. — Tobler, p. 167-169.
I
I.A STUL'CTURE INTÉMIKURR DU VBRS FRANÇAIS. 59
taines terminaisons sourdes où la rime, strictement
correcte, celle qui ne comprend pas la consonne d'appui,
n'est qu'une rime pauvre, et doit être remplacée par la
rime riche, qui porte sur la syllabe entière. On peut,
au contraire, se dispenser de la rime riche et se con-
tenter de la rime suffisante quand la désinence est
pleine et sonore. Les prescriptions que nous allons
citer définiront le sens cl la portée de cette observation.
Les finales en e, er, ée doivent rimer de toute la
syllabe. Bonté ne rime pas avec aimé, mais il rime avec
cilé, persécuté ; ce sont aussi des rimes incorrectes que
celles de tombée avec frappée , de délibérer avec exé-
cuter, de pleurer avec réconforter, et autres du même
g^enre. La finale en a, dans les verbes, doit aussi rimer
de toute la syllabe. Trouva rime avec cultiva, mais non
avec frappa ou chercha, ou donna. On admet cepen-
dant la rime suffisante dans les noms en at,ats, à cause
de la sonorité de cette désinence et en raison aussi de
sa rareté qui rend la rime plus difficile. Combat et
attentat, débat ei potentat, par exemple, sont des rimes
correctes.
On exige encore la rime riche dans les finales en i et
en H. Banni rime avec fini, puni; sorti rime avec parti ;
mais ils ne rimeraient ni avec amiy ni avec enseveli.
Abattu veut une consonance comme vertu; rendu rime
avec perdu ou vendu, mais non avec résolu^, La raison
de ces exigences est évidente. Si ces mots en é ou ée,
en er (où IV est muette), en a, en i, en u, ne rimaient
pas de toute la syllabe, les rimes ne seraient que des
assonances puisqu'elles ne porteraient que sur la voyelle
seule et sur aucune consonne. Par une conséquence de
ce même principe, les finales en ié, iée, ier demandent
une rime équivalente, c'est-à-dire en yé, yée, yer,
comme dans ces vers de Racine :
Et dès les premiers pas se laissant effrayer
Ne commande les Grecs que pour les renvoyer,,.
— Et de quelque disgrâce, enfin, que vous pleuriez,
Quels pleurs par un amant ne seraient essuyés?
(îphigénie, ac. I, se. m ; a, II, fc. trr.)
1. Quicheral, p. 28-30. — Tobler, p. 159-16).
60 DEUXIÈME PAUTIE.
Faisons observer ici que la règle, qui impose la rime
riche pour certaines désinences, admet quelques tem-
péraments, faciles d'ailleurs à justifier. Si, par exemple,
lé final forme à lui seul une syllabe dont le son se
dislingue nettement du reste du mot, il peut rimer avec
un é placé dans les mêmes conditions. La rime alors
n'est que d'une lettre, mais cette lettre équivaut à une
articulation :
Que si, sous Adam môme et loin avant Noé
Le vice audacieux, des hommes avoué, etc.
(BoiLEAU, Satire X.)
— Depuis que sur ces bords les dieux ont c7ivoyé
La (ille de Minos et de P^siphaé.
(Racine, Plièdre, a. ï, se. i.)
Dans la Ciguë, E. Augier fait rimer correctement
enroué avec Danaé, Il en est de même de la finale iy
quand cet i n'est pas accompagné d'une consonne
d'appui, ou Qï
rien au son de l'i ;
appui, ou quand cette consonne est une h qui n'ajoute
r.
Cessez de vous troubler, vous n'éles point trahi;
Quand vous commanderez, vous seront obéi,
(lphi(jcnU\ a. IV, se. iv.)
La sévérité de la règle s'adoucit encore, pour les
finales masculines et féminines, quand Tune des deux
rimes e.-^t un monosyllabe : la rime simplement suffi-
sante est alors admise dans des cas où elle ne le serait
as si les deux mots placés à la rime étaient polysyl-
abes : Corneille, Boileau, Racine font rimer correcte-
ment éperdu avec fais-tu; rendu et pu; vu et irihu;
cri et défi; furie et vie.
Quand les finales en e, ée ou er sont précédées de
deux consonnes dont la seconde est une liquide, / ou r,
comme dans ces terminaisons hlé, bré, pré, plé, on
permet de ne compter dans la rime que la seconde
consonne : la syllabe finale, ainsi diminuée, devient
piusiacilement une rime riche, ou du moins correcte.
Le peu de sonorité des liquides et leur naturelle homo-
l>iiîwic? expliquent suffisamment celte tolérance.
LA STRUCTURE INTÉRIEURS DU VERS FRANÇAIS. 61
Sont donc admises les rimès suivantes :
lie sang, de ces objets facile à s'ébranler,
Achille meaaçaDt lout prêt à l'accabler,,.
(Racine, Iphigénie, a. IV, se. i.)
— De monde, de chaos j'ai la tète troublée.
Hé ! concluez ! — Venez, famille désolée,
(Les Plaideurs, a. III, se. iii.)
Quelques théoriciens admettent la rime de la finale
gner avec la finale ner et s'appuient sur ces vers de
llacine :
Au bout de l'univers va, cours te confiner,
Et fais place à des cœurs plus dignes de régner,
{Bérénice, a. IV, se. iv.)
Dans la Thébaïde, régner rime avec gêner (a. V,
se. m); dans Bajazei, il rime avec importuner (a. V,
se. iv). Tobler^ non sans raison, condamne celte tolé-
rance, et fait remarquer judicieusement que, dans Ra-
cine, régner rime bien plus souvent avec baigner.,
épargner, gagner, éloigner, comme aussi le substan-
tif règne rime avec craigne^,
La finale ment veut pour rime une finale semblable,
tourment, ressentiment, ou la finale équivalente mant :
charmant, aimant. Gomme les terminaisons ent ou
ant sont très nombreuses dans notre langue, la rime
riche est nécessaire dans l'emploi de ces finales. La rime
simplement suffisante passerait pour une négligence.
On peut faire rimer éclatant avec important; triom-
phant et de/fend; lent et brillant; avant et vivant; en--
trant ei pénétrant ; prudent et confident, etc. Mais des
rimes comme priant et amant, vent ei brillant, content
et innocent, temps et grands sont des rimes pauvres.
En général, il faut rimer richement dans les terminai-
sons très nombreuses. Les finales en ir, eux, eur, on,
gagnent beaucoup à rimer de toute la syllabe. Leur so-
norité s'accommode, il est vrai, de la rime suffisante ;
mais leur grand nombre, en facilitant la rime, impose
au poète plus de soin et d'exactitude. On trouve, dans
1. Tobler, p. 159, note 3 et 160. — Quicherat, p. 28-34.
62 DEUXIÈME PARTIE.
Corneille et Racine, la rime de désir ou plaisir avec
soupir; celle de dédaigneux avec honteux, de Zenon
avec raison : ces consonances médiocres, d'ailleurs fort
rares chez les bons poètes, sont dss exceptions qu'il
vaut mieux ne pas imiter. Humeur rime bien avec ri-
meur; doucereux avec affreux; raison avec saison;
renir avec souvenir, etc. ; ce sont là, dans ce genre de
terminaisons, les exemples à suivre; si la règle n'y in-
terdit pas la rime suflîsante, Tusage y prescrit la rime
riche. C'est surtout lorsqu'une certaine désinence est
peu abondante dans notre langue que la rime suffi-
sante est admise. Corneille et Racine, par exemple,
font rimer signal et fatal, éternel et autel, trésors et
remords, tributs et vertus,
La finale en es rime bien avec une désinence pareille,
comme succès, excès, procès, agrès, etc.
Le Tasse, dirait-on, Ta fait avec succès.
Je ne veux point ici lui faire son procès,
(BoiLEAU, Artpoét., cli. TU, v. 209.)
Cette rime admet aussi des désinences équivalentes,
aits, ais, éts. On peut faire rimer succès avec essais,
frais avec apprêts, traits avec près, etc.
A quoi bon tant (Vapprêts ?
Du reste, déjeunons, messieurs, et buvons frais.
(BoiLEAU, le Lutrin, ch. IV, v. 203.)
Dans l'emploi de cette sorte de rimes, il faut éviter
de faire rimer un ê ouvert avec un é fermé : succès ne
rime pas avec tracés; de même tu sais, où la diphtongue
ai équivaut à un ^ fermé, forme une rime incorrecte
avec essais, où la même diphtongue se prononce comme
un è ouverte
Les désinences en ion ne peuvent former rime
qu'avec des désinences contenant cette même diph-
tongue : action, fiction, occasion, confusion, etc.
Dans le vaste récit d'une longue action
Se soutient par la fable et vit de fiction...
(BûiLBAU, Art poétique, ch. lll, v. 101.)
1. Quichernt, p. 31-33«
LA STRUCTURE INTÉRIKURE DU VERS FRANÇAIS. 63
Une simple finale en on, comme raison y saison, ne
peut correspondre à la finale ion. La sévérité de cette
règle n'a rien d'excessif. Dans les désinences en ion,
cette diphtongue en deux syllabes {i-on) ne forme en
réalité qu'un même son, où les deux syllabes se con-
fondent, pour ainsi dire^ en une seule : une simple dé-
sinence en on ne donnerait que la moitié du son exigé
pour la rime ; l'homophonie nécessaire n'existerait pas.
Dans les désinences féminines, la rime suffisante est
plus souvent admise que dans les désinences masculines.
Il semble que la syllabe muette, bien qu'elle ne compte
pas et sonne peu, prolonge le son de la syllabe accen-
tuée et contrinue à l'identité des consonances. Toute-
fois, l'exemple des poètes classiques n'autorise que la
rime riche pour les désinences en aire ou ère, ense, ie,
ne, du moins dans les genres relevés.
Dans certaines terminaisons, une diphtongue peut
remplacer à la rime la voyelle simple accentuée : par
exemple, foi peut rimer avec loi, bien avec rien, con-
duite avec instruite, conduit avec nuit, rentier a\ec hé-
ritier, etc. Les diphtongues riment donc correctement
ensemble, si la désinence est la même.
Tout, s'il est généreux, lui prescrit cette loi;
Mais tout, s'il est ingrat, lui parle contre moi,
(Raclne, Britannicus, I, i.)
Et ce môme Néron, que la vertu conduit.
Fait enlever Junie au milieu de la nuit.
(Id., ibid,)
Ce qu'il faut noter, c'est que les diphtongues for-
mées de deux syllabes, comme orier, lier, répudier, etc.,
peuvent rimer avec une diphtongue d'une seule syl-
labe lorsque la consonance est la même : ainsi ces
trois diphtongues dissyllabiques peuvent rimer avec hé-
ritier, rentier, où les diphtongues sont monosylla-
biques, et l'application de cette remarque s'étend k tous
les cas semblables.
|j'empire vainement demande un héritier.
Que tardez-vous, seigneur, à la répudier?
(Id., Britannicus, II, ii.)
i
tl4 DEUXIÈME l'AlITll!.
— Viens voir tous ses nlirails, Pliœni):, humiliés.
Allons. — Alluz, seigneur, vous jetur à sus pieds.
{KiccNK, Aiidroinaque,U, v.)
Cela s'explique, sans doute, par le fait que la pro-
DonciaLion ne dislingue pas les diphtongues dissylla-
biques de celles qui sont formées d'une seule syllabe.
Les deux syllabes produisent un son unique, semblable
à celui des dipbtongucs monosyllabiques.
Une diphtongue peut rimer aussi avec une finale à
voyelle simple. De là, les rimes : nuire et inspire; in-
quiète et jette ; fière et frère; livre et suivre; ruine et
machine; ruine et orpheline, etc.
it-ilî Est-ce liaiae, esl-ce amour qui l'inspire?
■ ■• ' ;t le plaisir de Imi- nuire?
[h:, Urilaniiivus, I, i.)
urez-vousî iiuiillu ordour inquiète
a aveugle vousjeltc?
(11.., ibid.. t. 111.)
Dans ces finales, la voyelle simple, accentuée, de
l'une des deux rimes correspond au second élément de
la diphtongue qui lui est opposée. Les bons poètes se
permettent, à l'occasion, les rimes de cette sorte ù
peine suffisantes ; mais ils évitent de les prodiguer. Elles
sont rares, et doivent l'être.
Une des fautes les plus graves qu'on puisse commettre
dans l'emploi des rimes, c'est d'assembler deu\ conso-
nances, dont l'une est un son fermé et l'autre un son
ouvert, el dans lesquelles une voyelle longue loniquecor-
pospond avec une tonique brève, u La voyelle, dit fort
justement M. Guyau, étant le fond même de la rime et
ce que l'oreille remarque d'abord, il faut avant tout que
la rime offre l'identité des voyelles consonantcs '. » On
est éloniié de voir avec quelle facililé d'excellents
poètes se permettent, sur ce point si important, des
négligences qui sont autant d'incorrections manifestes.
Molière fait rimer, par exemple, rôle et parole, frivole
et 'Iri'ile, Bahylone et aane; dans Racine, âme répond
11 miiihme, trace ù disgrâce, tache à lâche, Anligone à
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 65
trône; on trouve aussi, dans Boileau, ^r /ace et disgrâce^
grâces et échasses, hrûle et ridicule, organe et âne, etc.
D'autres poètes^ s'autorisant de ces exemples, ne se
font pas scrupule d'accoupler à la rime homme et
royaume, somme et gnome, trompette et tempête, pôle
et boussole, etc.
Juste ciel ! Qu'ils sont prompts! Je les vois en parole :
Allons nous préparer à jouer notre rôle,
(L Etourdi, a. II, se. ii, v. 497.)
— C'est véritablement la tour de Babylone,
Car chacun y babille et tout du long de l'aune.
{Tartufe, a. I, se. ii, v. 164.)
— La guerre a ses faveurs ainsi que ses disgrâces.
Déjà, plus d'une fois, retournant sur mes traces.,,.
(Mithridate, III, i.) ^
D'Olivet, à ce propos, rappelle la règle formulée déjà
Ear Malherbe : « Une brève ne doit rimer qu'avec une
rève, ni une longue qu'avec une longue. Toute la li-
cence qu'on peut prendre ne regarde que les syllabes
douteuses*. » Ces fausses rimes produisent le même
effet, dans l'harmonie poétique, que les fausses notes
dans la musique. A les voir si fréquentes chez les poètes
classiques du dix-septième siècle, on est porté à croire
qu'un certain nombre étaient alors autorisées ou atté-
nuées par l'ancienne prononciation qui^ sur plus d'un
point, différait de la nôtre. Cela paraît prouvé, du
moins pour quelques-unes. Aujourd'hui, ces négli-
gences seraient sans excuse.
La même délicatesse de goût, qui a inspiré les obser-
vations précédentes^ condamne aussi l'emploi des par-
ticipes présents à la rime, où, comme dit La Harpe^ ils
épouvantent l'oreille en remplissant la bouche ; elle
rejette également les lourdes désinences de certains
temps des verbes : celles du prétérit défini au singulier^
il leva, il culbuta; l'imparfait du subjonctif^ aimât, ai-
massent; les troisièmes personnes du futur, aimera,
aimeront. Ce sont des rimes désagréables, dit Quicherat,
après Ménage, qui les blâmait dans Malherbe. Tobler
1. Bem arques sur la langue française, p. 108. — Souriau, la Versification
de Molière, p. 19-'^0.
65 DEUXIÈME PARTIE.
ajoute : « en les appelant ainsi, on n'a pas essayé de
découvrir pourquoi elles nous semblent telles. Elles
sont désagréables parce que le charme de la rime con-
siste en ce qu'elle est une homophonie produite comme
fortuitement par des mots dont la signification ne fait
pas paraître naturelle, à première vue, la présence de
cette homophonie exigée pour la rime. » En d'autres
termes, il ne faut pas que la première rime annonce
trop ouvertement et fasse à coup sûr pressentir la se-
conde; il faut de l'imprévu, sans contraste trop violent;
il faut éviter aussi la pesanteur des désinences * .
§ IV
Les combinaisons de la rime.
Jusqu'à la fin du seizième siècle, la succession régu-
lière des rimes ou l'alternance des rimes masculines et
des rimes féminines n'était qu'une louable habitude, un
mérite particulier de quelques poètes bien inspirés; elle
n'était ni un usage constant, ni une loi établie. Dans la
forme des vers, comme dans le style, notre ancienne
poésie a gardé, jusqu'aux temps classiques, toutes les
négligences de 1 improvisation et toutes les licences de
l'art populaire ; le dix-septième siècle, seul, a épuré le
vers français, comme dit Boileau, aux rayons au bon
sens et du bon goût. On fait honneur à Malherbe de la
règle de l'alternance ; l'universel réformateur qui, dans
la rime, comme en tout, cherchait et imposait la per-
fection, a définitivement consacré cette loi et vaincu
les dernières résistances; mais il est juste de recon-
naître que Ronsard, avant lui, avait accompli ce progrès
et lui avait donné l'autorité de son exemple. Voici cette
règle : une rime masculine ne doit pas être suivie im-
médiatement d'une rime masculine différente, ni une
rime féminine d'une rime féminine différente. Clément
Marot dans ses poésies avait encore suivi l'ancien usage
en accumulant des rimes différentes, soit féminines, soit
masculines, sans se préoccuper de l'alternance régu-
1. Tobler, p. \Ql. — Qaicherat, p. 59, 4i.
LA STRUOTURB INTÉniEURB DU VERS FRANÇAIS. 07
Hère; mais, dans ses Psaumes, selon la remarque de
Pasquier et de du Bellay, il fut conduit par les exigences
de la musique à alterner les rimes.
Bien avant lui, pour des raisons semblables ou par
l'inspiration d'un sentiment délicat de l'harmonie, nos
anciens chansonniers et les poètes lyriques du douzième
et du treizième siècle ont parfois observé cette loi na-
turelle de l'alternance avec une régularité digne des
temps classiques. Ce n'étaient là que des exceptions
passagères et d'heureuses innovations toutes person-
nelles qui ne tiraient pas à conséquence.
Les formes diverses de la combinaison des rimes
peuvent se résumer ainsi : on distingue les rimes plates,
les rimes croisées, les rimes redoublées, les rimes mê-
lées, et les tirades monorimes, d'origine fort ancienne,
comme on sait. On peut commencer une pièce de vers
par une rime masculine ou par une rime féminine ; la
première rime une fois établie, on adopte l'une des
combinaisons que nous venons d'indiquer. Les rimes
plates sont celles qui se succèdent par couples de deux,
alternativement masculines et féminines, comme dans
les tragédies classiques. Marmontel a judicieusement
apprécié les avantages du retour alternatif ou pério-
dique de ces deux espèces de rimes, l'une plus ferme,
parfois un peu dure, l'autre plus douce et plus molle,
qui se tempèrent ainsi et se corrigent mutuellement;
il a donné, par cela même, la raison de l'alternance.
Les rimes croisées présentent alternativement un vers
masculin et un vers féminin. On donne encore ce nom
à deux rimes masculines séparées par deux rimes fé-
minines suivies, ou réciproquement :
Et vous, héros de Salaraine,
Dont Thétys vante encor les exploits glorieux,
Non, vous n'égalez pas cette auguste ruine,
Ce naufrage victorieux.
(Lebrun, le Vengeur,)
— Dépjorable Sion, qu'as-tu fait de ta gloire?
Tout l'univers admirait ta splendeur,
Tu n'es plus que poussière; et de cette grandeur
Il ne nous reste plus que la triste mémoire.
(Esther, I, ii.)
68 DBUÏIËMB PARTIS.
Les rimes mêlées sont celles où les vers féminins et
les vers masculins se succèdent librement, avec variété,
en nombre inégal, sous la condition toutefois que les
rimes féminines différentes soient séparées par une
rime masculine, et, réciproquement, que les rimes mas-
culines dilTérentes soient séparées par une rime fémi-
nine, selon les lois générales de l'aUernance. Les chœurs
d'Estkerel d'jl/A,t/ie nous offrent un bel exemple de
rimes mêlées. Quand il y a retour ou continuation des
mêmes rimes, on les appelle rimes redoublées. Ce
redoublement des rimes s'emploie à dessein et pour
frapper plus vivement l'esprit, Le plus souvent, c'est
une des formes naturelles de l'abondance et de l'elfu-
sion lyriques, dans les chceurs, les opéras, les dithy-
rambes; c'est aussi, dans les genres faciles, un pur
badinage oii brille la verve d.'un talent plein de res-
sources, La répétition de la môme rime peut aller
jusau'à la tirade monorime, jadis célèbre sous le nom
de laisse épique dans nos Chansons de geste' ; ce n'est
glus aujourd'hui qu'un tour de force, qu'une manière
e gageure ou de défi qu'on se permet dans les sujets
les plus familiers, et qui gagne beaucoup à ne pas se
prolonger.
Telles sont les combinaisons ordinaires et régulières
de la rime. Il en est d'autres, plus raffinées et plus
bizarres, depuis longtemps tombées dans un juste
oubli; nous les rappellerons en peu de mots, à titre de
curiosités archéologiques.
s V
Lee raffinements et les bizarreries de la rime.
Au moyen âge, la versification comme la poésie, la
rime comme l'expression, étaient tour à tour, ou né-
^■lifii'is ou alambiquées. On passait de l'extrême licence
(l'uLif improvisation diiruso aux laborieuses' subtilités
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 69
d'un travail pédantesque. Ce double caractère est sur-
tout manifeste à Tépoque d'épuisement et de décadence,
c'est-à-dire au quinzième siècle; c'est là qu'on peut
voir s'étaler le luxe puéril des rimes batelées, fratri-
sées, annexées, concatenées, couronnées, rétrogrades,
équivoques, et tout le fatras de logogriphes et d'acros-
tiches accumulés dans l'Art de dicter d'Eustache Des-
champs*, et dans la Science de rhétorique d'Henri
de Groy. L'Art poétique français de Thomas Sibillet a
recueilli et résumé toutes ces inventions en i548 : qu'il
nous suffise de donner une idée de la scolastique des
lourds beaux esprits qui avaient remplacé les naïfs
trouvères de l'époque féodale, et qui s'intitulaient pom-
peusement « les grands Rhétoricqueurs ». Chercher des
phrases nouvelles, a dit un critique moderne, c'est
manquer d'idées : torturer le vers pour en tirer des
combinaisons de syllabes, c'est trahir l'absolue stérilité
du génie poétique. On va voir par quelle fécondité
d'inepties prétentieuses les rimeurs de ce temps-là sup-
pléaient à l'absence d'idées et à la pauvreté de l'inspi-
ration.
La rime riche s'appelait (on ne sait trop pourquoi)
rime léonine, qu'il ne faut pas confondre avec la rime
intérieure des vers léonins; elle comprenait, d'ordi-
naire, les deux dernières syllabes. L'assonance, aban-
donnée^ dit Sibillet, aux poètes de village, s'appelait
rime de goret, La rime que nous appelons « suffisante »
était simplement « la rime ». Venaient ensuite de
nombreuses catégories de rimes extraordinaires où le
moyen âge poétique avait mis tout le génie de sa dé-
crépitude. La rime concatenée répétait au commence-
ment d'une strophe le vers final de la strophe précé-
dente : la pièce entière ne formait ainsi qu'une seule
chaîne. La rime annexée reprenait au commencement
d'un vers la dernière syllabe du vers précédent; la
rime fratrisée reprenait un mot entier :
Par trop aimer mon pauvre cœur lamente:
Mente qui veut, touchant moi je dis voir (vrai).
(Jean M a rot.)
1. UArt de dicter et faire chansons, par Eustache Deschamps, est de 1392
environ ; l'Art et science de rhétorique^ par Henri de Groy, est de 1493 : ce
sont deux prosodies en prose.
'Il DKUXIËUK l'AllTIK.
1^ rime couronnée lerniinait lo vers par deux con-
sonances pareilles. Le vers à double couronne avail
deux consonances pareilles h la césure aussi bien qu'à
la rime :
llimo couronnée :
Lu htincUa co\oiDlieUe, belle.
llimc ù double couronne :
Molifid n'est sans bruit, on sans nom non.
I.a rime emperière, c'est-à-dire impériale, voulait :i
la fin du vers trois consonances pareilles. <c Cette espèce
de couronnée, dit Sibillel, est dite « emperière » parce
qu'elle a triple couronne » :
Prenez en gré meo imparfaits, fait», faits.
('■■■)
On appelait rime équivoque ou équivoquée celle où
la dernière et même les dernières syllabes d'un vers
étaient reprises ii la (in du vers suivant dans un sens
différent, souvent avec une toute autre orthographe :
En m'ébtttiant je fais rondeaux en rime.
Et en rimant liieD souvent je m'enrime (je m'enrliume] ;
Bref, c'est pitié d'enire vous rimailleurs,
Cnr vous trouvez assez de rime ailleurs.
(Clément M* rot.)
C'est la rime calembour.
1^ rime batelée faisait rimer la fin d'un vers avec la
césure du vers suivant :
Pour ne tomber au damnablo décours (cliule).
En. nos jours courts, au% bibliens discour:
Avoir recours le temps □
k
Va- (ja'on appelle rime léouine dans les vers latins du
nnven âge s'appelait, on vers français, rime renforcée,
iawi les vers ainsi rimes, il y a deux consonances sem-
tj Je> vpnli-es, i Pari» le IG dé-
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 71
blables, Tune au milieu, l'autre à la fin. Témoin cette
épître de Lyon Jamet à Clément Mârot :
Mais voivement, ami Ciémenty
Tout clairement dis-moi comment
Tant et pourqvoi tu te tiens coi
D'écrire à moi qui suis à toi?...
Il y avait aussi des vers où les césures rimaient entre
elles, deux par deux, comme les finales de chaque vers :
Chacun doit regarder, selon droit de nature,
Son propre bien garder, ou trop se dénature.
Le vers possédait ainsi deux rimes difFérentes, l'une
au milieu, l'autre à la fin ; les rimes du milieu corres-
pondaient entre elles, et non avec celles de la fin, ce
qui équivalait à couper les grands vers d'une même
pièce en une suite de petits vers distincts. Ces rimes
s'appelaient rimes brisées.
La rime senée^ avait lieu lorsque dans un vers ou une
suite de vers tous les mots commençaient par la même
lettre. On lisait, autrefois, sur la porte du cimetière de
Saint-Séverin, à Paris, une inscription, dit Quicherat,
qui était composée dans ce système :
Passant, penses- tu pas passer par ce passage
Où pensant j'ai passé?
Si tu n'y penses pas, passant, tu n'es pas sage;
Car, en n'y pensant pas, tu te verras passé.
Nous ne prolongerons pas cette énuméralion. Nous
laisserons de côté « les rimes rétrogrades, les rimes
inverses, les rimes disjointes, les vers par contradic-
tion, les vers à réponse, les vers décroissants, les vers
monosyllabiques », et ceux qui se terminent, pendant
toute une pièce, par la même lettre. La Pléiade, au
seizième. siècle, rejeta ces « espiceries » du moyen âge,
comme elle les appelait dédaigneusement, mais elle eut
le tort d'y substituer des innovations malheureuses,
telles que les vers baïfins, dont il sera question ailleurs.
C'est dans la première moitié du siècle suivant que
1. Senée, c'esl-à-dire ingénieuse, pleine d'esprit. — Du mot ien qui se
retrouve dans le composé forsené [bon de sens).
72 DEUXIÈME PARTIK.'
s'établirent les règles particulières qui ont donné au
vers français une forme constante, que des chefs-
d'œuvre ont consacrée.
CHAPITRE II
La césure» rhémistiehe et l'enjambement.
— La doctrine classique et ses adversaires.
Définition de la césure et de rhémistiehe. — Examen critique
de la loi du repos de l'hémistiche et de la césure fixe. —
Résumé des règles particulières et des exceptions. — Diffé-
rences essentielles entre la césure du vers français et la
césure des vers grecs et latins. — De l'enjambement aux
principales époques de notre histoire littéraire.
Les nouvelles écoles poétiques qui se sont succédé
en France depuis i83o jusqu'à nos jours non seule-
ment ont respecté la rime, cet élément si essentiel du
vers français, mais elles se sont appliquées à lui donner
plus de force et d'éclat. Leur préférence pour la rime
riche va presque jusqu'à condamner l'emploi de la rime
suffisante, qui ne leur suffît plus. C'est ce que le pré-
cédent chapitre nous a fait connaître. Il s'en faut qu'elles
aient traité aussi favorablement ce qui est la base de
toute versification comme de toute musique, le rythme
et ses lois. Des innovations successives, de plus en plus
hardies, ne tendent à rien moins qu'à le détruire, par
la suppression de la césure obligatoire au milieu du
vers, et par la liberté laissée à l'enjambement. On peut
même dire que si elles attachent tant d'importance à
marquer le relief de la rime, c'est parce qu'elles sentent
la nécessité de demander à la sonorité des désinences
un moyen de réparer ou d'atténuer le trouble et l'affai-
blissement de la cadence du vers, résultat le plus cer-
tain de la nouvelle poétique.
Etablissons d'abord, avec toutes les particularités de
leurs applications, les deux règles classiques sur la
césure et sur l'enjambement. Nous signalerons ensuite,
LA STRUCTUHE INTÉRlliURB DU VERS FRANÇAIS. 73
en les appréciant, les tentatives faites dans le cours du
siècle pour chang-er la structure intérieure du vers et
pour substituer aux lois générales de la versification le
régime nouveau de la liberté personnelle du poète.
8 I-
La ces are âxe et obligatoire. — Le repos de Thé-
mistiche. — Examen critique de cette loi fon-
damentale du vers français.
Ces deux mots, hémistiche et césure, ne sont pas en-
tièrement synonymes. La césure est le temps d'arrêt,
plus ou moins marqué, et quelquefois plus apparent
que réel, qui semble couper par un léger repos de la
voix et de resprit le mouvement du vers, sous la con-
dition de s'accorder avec le sens et l'allure naturelle de
la pensée que le vers exprime. Ce mot, d'origine latine,
est un emprunt fait à la prosodie antique par la pro-
sodie française * . Boileau en a donné une définition
bien connue, qu'il faut savoir comprendre, et dont on
ne doit pas exagérer la rigueur :
Que toujours, dans vos vers, le sens coupant les mots
Suspende rhémisticbe, en marque le repos.
{Artpoét.,ch, I", V. 105.)
Cette coupure intérieure, qui suspend l'hémistiche,
a pour caractère distinctif d'être fixe et obligatoire :
elle doit occuper la même place dans les vers de même
espèce, c'est-à-dire après un nombre déterminé de
syllabes dont la dernière est accentuée. Tous les vers
ne sont pas soumis à l'obligation d'une césure inva-
riable; cette loi s'applique uniquement aux vers qui
comptent plus de huit syllabes; les autres en sont
affranchis par leur brièveté même. Dans l'alexandrin,
la césure onligatoire se place toujours après la sixième
syllabe accentuée, et comme elle sépare le vers en deux
parties égales, on l'appelle césure de l'hémistiche, mot
i. Cxsura, coupure. — Du verbe cxdere, couper.
AUBKRTIN. — VERSIKIC. FHANÇ. 4
74 DEUXIÈME PARTIE.
d'origine j»:recque qui signifie « moitié de vers* ». Hé-
mistiche a donc un sens moins général que celui de
césure : ce terme ne désigne qu'une césure particulière,
celle du milieu des vers, appelée aussi « césure mé-
diane ». La césure ordinaire du décasyllabe se place
après la quatrième syllabe accentuée.
La règle de la césure obligatoire et du repos placé à
l'hémistiche a subi, de notre temps, bien des attaques,
et les réclamations qu'elle a provoquées semblent avoir
obtenu gain de cause. A notre avis, ses détracteurs se
sont presque toujours donné un tort dont ils ne com-
prennent pas, sans doute, ou ne veulent pas reconnaître
la gravité : c'est de ne tenir aucun compte des qualités
de souplesse et de variété que possède, malgré cette
règle, le rythme du vers classique. De là, des critiques
superficielles et des jugements précipités qui abou-
tissent, en dernier ressort, à une condamnation pro-
noncée de parti pris. On dirait que pour incriminer le
vers classique il soit nécessaire de commencer par le
parodier. Que lui reproche-t-on surtout? La raideur et
la monotonie que lui impose, dit-on, l'immuable temps
d'arrêt de la césure fixe; voilà le grief capital, l'irré-
missible défaut. Mais on oublie que cette césure médiane
n'est pas seule dans le vers, et que l'alexandrin, par
exemple, sur qui tombe principalement le reprocne,
compte deux autres césures, c'est-à-dire une dans
chaque hémistiche, qui ajoutent à la cadence régulière
du rythme des nuances d'harmonie aussi variées que
délicates : ce sont les légères césures produites par les
accents mobiles placés sur les syllabes toniques que
contient le vers, en dehors de celles qui sont frappées
du temps fort à l'hémistiche et à la rime. La place de
ces césures et de ces accents secondaires varie sans
cesse, au gré du poète, et selon l'inspiration de sa
pensée*.
1. En grec : 'Hixtirciy/ov, de '^'iitj; demi, et «itij^o;, vers, ligne, suite de
mois aligné:*.
2. « Le vers à forme classique exige doux accents rythmiques fixes, l'an
placé à la rime, l'aulre à l'hémistiche. En outre, il comporte en général deux
autres accents mobiles, qui sont délerminatifs du rythme. Ces deux accents
secondaires et mobiles peuvent être placés sur l'une des cinq premières syl-
labes de chacun des deux hémistiches. » Becq de Fouquières, p. 103. — « Ces
repos ou césures secondaires tombent le plus souvent sur la deuxième syllabe
ou sur la troisième, assez souvent aussi sur la quatrième, plus rarement sur
la cinquième ou sur la première. » D'Eiclilhal, p. 25, 26.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS- 73
Cette pensée inspirée, suprême régulatrice du rythme,
est ondoyante à TmAni : le rythme en doit noter et re-
produire les intentions et les mouvements. Aussi, la
césure de l'hémistiche n'est-elle pas invariablement une
césure forte; il lui arrive assez souvent de n'être qu'une
césure faible, et le repos prescrit en théorie ne contient
alors, en réalité, qu'une fraction du temps infiniment
petite. Le lecteur intelligent reconnaît la place marquée
parla césure, pour le temps d'arrêt; il en a le senti-
ment, mais la voix glisse et n'insiste pas*. Il y a plus.
On peut remarquer dans nos poètes classiques un cer-
tain nombre de vers où l'une des césures mobiles est
plus forte que la césure de la sixième syllabe ; le sens
y veut un repos moins rapide et plus sensible que celui
de l'hémistiche. L'accent iïxe de la sixième syllabe
descend au rang d'accent secondaire. Prenons, entre
mille, un exemple dans Racine. Voici le début dVl/i-
dromaque :
Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle;
Et déjà son courroux semble s'être adouci,
Depuis qu'elle a pris soin de nous rejoindre ici.
Ces vers, lus et scandés comme il convient, nous
suggèrent une double observation. Le sens y unit étroi-
tement les deux hémistiches; la césure obligatoire et le
repos qui la suit se trouvent, selon la règle, à la sixième
syllabe tonique; mais ils sont presque imperceptibles.
Chaque vers contient deux accents secondaires, for-
mant deux césures mobiles : l'un est placé dans le pre-
mier hémistiche, l'autre dans le second. Ces accents
portent sur les mots suivants : oui, ami, fortune y face;
déjà, s^être; depuis, rejoindre. L'accent du mot oui et
celui du mot déjà ont évidemment plus de force que
l'accent de la sixième syllabe dans chacun de ces deux
premiers vers, et le temps d'arrêt qu'ils indiquent est
plus nettement marqué que le repos de la césure médiane.
i. « Suivant les besoins de l'expression, la voix glisse plus ou moins vile
sur la sixième syllabe ou sur la rime ; souvent dans la pratique, l'arrêt dispa-
raît presque entièrement. La brièveté de l'arrêt sur l'hémistiche ou sur la
rime n'empêche pas de considérer ces deux temps comme des temps forts,
base et condition de la structure rythmique du vers alexandrin. » — D'Eich-
thal, p. 29.
76 DEUXIÈME PARTIE.
Si le rythme de ces vers, dont l'allure est calme et que
n'ag'ite aucun mouvement passionné , présente des
nuances si variées, combien cette variété n'est-elle pas
plus significative encore dans les endroits où éclate
tout le pathétique de la tragédie? Il serait donc facile
de multiplier les exemples de ce genre; M. Becq de
Fouquières en a rassemblé un nombre considérable em-
f)runté aussi à Racine, et qui est loin toutefois d'épuiser
a liste des citations possibles. Nous en détacherons
quelques vers, en soulignant les syllabes où se placent
un accent secondaire et une césure mobile, et l'on re-
marquera que ces accents et ces césures mobiles effacent
et font presque disparaître l'importance de l'accent fixe
et de la césure obligatoire de l'hémistiche :
Je puis l'aimer, sans êlre esclave de mon père.
— Ouvrez vos yeux, songez qn'Oreste est devant vous.
— Quoi! votre amour se veut charger d'une furie!
— Si je te haiSf est-il aussi coupable de ma haine?
— Toujours 'punir, toujours trembler dans vos projets.
— Et MardocMe est-il aussi de ce festin?
— Roi sans gloire^ j'irais vieillir dans ma famille!
— Crois-(« qu'ils me suivraient encore avec plaisir*?...
Que devient, en regard de tels exemples, ce reproche
de raideur et d'uniformité si souvent adressé au vers
classique? Ne sommes-nous pas fondés à dire qu'avant
d'attaquer la loi de la césure fixe, il convient de l'inter-
préter sans parti pris, et d'en dégager l'esprit sans être
esclave de la lettre*? Dans l'art, — qu'on ne l'oublie
pas, — tout est nuance et délicatesse. Appliquer à ses
lois la rigueur des formules mathématiques serait le
pire des contresens. Une poétique ne saurait être une
scolastique; les préceptes y sont avant tout des
conseils, inspirés par le goût et justifiés par l'expé-
rience. Tout récemment, M. Sully Prudhomme don-
1. Pages 115-121.
s. « La loi du repos de l'hémistiche n'est pas absolue, même dans le vers
classique... C'est justement à apprécier, à goûter cette variété, celte irrégu-
larité incessante, qui s'introduit dans la variété même, que consiste l'éduca-
tion de l'oreille ; irrégularité qui n'influe en rien sur la régularité du phéno-
mène général. » Becq de Fouquières, p. 81-82. — On peut lire aussi d'excel-
lentes remarques, sur la variété des césures de l'alexandrin classique dans
\cs Eléments de versification /"ran^a/se, publiés par M. L. Crouslé, professeur
à la Faculté des Lettres de Paris, p. 33-35. (Eugène Belin, 1897.)
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 77
nait la raison de ce partage du vers en deux hé-
mistiches : « C'est, dit-il, une décision instinctive de
Touïe, prise pour la commodité de la perception
et motivée par la force moyenne de la mémoire audi-
tive, qui a limité dans le vers le nombre des périodes
fixes. 11 a été spontanément borné à deux par le com-
mun usage. Ces deux périodes consécutives, dont se
compose la durée totale du rythme régulier, consti-
tuent les hémistiches, et forment pour Toreille un tout,
une seule et même perception embrassant à la fois Tim-
pression présente de Tun, et le souvenir encore présent
de l'autre. La régularité du rythme plaît par la compa-
raison spontanée de ces deux éléments dans la percep-
tion collective * . »
§n
Les diverses applications de la loi générale de
la césure. — Règles particulières et exoep-
tions. — La césure latine et la césure fran*
çaise.
Les règles particulières de la césure ne sont autre
chose, sous une forme plus variée et plus précise,
qu'une série de conséquences dérivées du principe que
nous venons d'établir.
Première règle : La césure doit toujours tomber
sur une syllabe accentuée. En effet, le temps fort qui
frappe la sixième syllabe de l'alexandrin et la quatrième
du décasyllabe, et qui détermine à cette place fixe la
césure obligatoire et le repos de l'hémistiche, ne peut
porter que sur une voyelle tonique : frapper ce temps
sur une voyelle atone serait le renversement du prin-
cipe constitutif de notre versification. Cette syllabe to-
nique peut être la finale du mot, ou bien une pénul-
tième suivie d'un e muet : dans le premier cas, la césure
est dite masculine; dans le second, elle est considérée
comme féminine :
Vieus, suis-moi. La sultone en ces lieux se doit rendre;
Je pourrai cependant te parler et t'enteadrô.
{Dajazet, I, i.)
1. Hé flexions sur l'art des vers (1892), p. 50.
78 DEUXIÈME PARTIE.
La césure du premier de ces deux vers est féminine ;
celle du second est masculine.
Il va sans dire que Ve muet, qui suit la syllabe tonique
de la césure féminine et forme la finale atone du mot,
doit toujours être élidé par la voyelle initiale du second
hémistiche, comme dans le premier de ces deux vers.
D'où il résulte que les mots, où cet e muet final est
suivi des consonnes t ou s, ou nt^ ne peuvent se placer
h la césure, parce que l'élision nécessaire devient im-
possible. Il faut donc s'interdire à la césure ces termi-
naisons muettes, comme joies, peines, larmes, viennent,
parlent, et autres finales de ce genre : sont exceptées,
toutefois, de l'interdiction les terminaisons en aient,
de l'imparfait de l'indicatif et du conditionnel des
verbes, comme venaient, pouvaient, chanteraient, dans
lesquelles les trois dernières lettres, supprimées par la
prononciation, sont en quelque sorte absorbées dans la
totalité de la syllabe et laissent à cette syllabe son ca-
ractère de césure masculine.
Crois-tu qu'ils me suivraient encore avec plaisir.
Et qu'ils reconnaîtraient la voix de leur vizir ?
{Dajazet, 1, i.)
M. Becq de Fouquières a remarqué que le repos de
l'hémistiche est, en général, plus court après les césures
féminines, parce qu'il est en partie employé à élider
Ve muet sur la première voyelle du mot suivant. Ce
serait donc une cause de plus qu'on pourrait ajouter à
toutes celles qui tempèrent ou font disparaître, comme
nous l'avons dit, la monotonie de la césure obligatoire.
Suivant une autre observation du même théoricien, les
césures masculines et les césures féminines se rencon-
treraient en nombre à peu près égal chez la plupart des
poètes : il y aurait plus d'inégalité dans la versification
de Racine, en particulier ; la proportion des césures fé-
minines n'y serait que de i5 ou 20 p. 100 ^
On sait qu'au moyen âge l'élision de l'e muet à la
césure n'était pas obligatoire. On traitait la césure
comme la rime; on lui permettait de prendre une syl-
labe atone de surcroît, formée de l'e muet, soit seul,
1. Pages 81,82.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 79
soit accompagné de plusieurs consonnes, et cette finale,
non élidée, ne comptait pas plus dans la mesure du
vers que ne compte la finale muette des rimes fémi-
nines :
Bons fu li siècles, al tens anciénor.
[Vie de saint Alexis j début.)
— Franceis descendent, a tare se sont mis,
E Varcevesques de Dieu les benéïst.
(Roland, v. 1137.)
Un vers pouvait donc avoir deux syllabes de plus que
son nom ne l'indique, quand il avait à la fois une césure
féminine et une rime féminine.
Une telle habitude, très conforme aux libres procé-
dés de la poésie populaire, s'explique en outre par le
caractère musical de notre poésie primitive, qui se
chantait et ne se lisait pas, et dont le chant était accom-
pagné d'instruments : dans ces conditions, la suppres-
sion d'une finale atone à la césure est facile et n'a pas
plus d'inconvénients qu'à la rime. L'habitude resta,
parce qu'elle était commode, longtemps après que les
circonstances qui l'excusaient eurent changé ; elle du-
rait encore au temps de Clément Marot.
C'est un poète flamand de la fin du quinzième siècle,
Jean Lemaire, de Belges, qui le premier pensa que cette
syllabe surabondante de la césure ne devait pas être
tolérée dans les vers, et qui établit la règle moderne ' .
Clément Marot, son élève, Thomas Sibilet, dans son
Art poétique^ de i548, du Bellay, dans Vllluslralion
de la langue française, en i553, Etienne Pasquier,
dans ses Recherches de la France, en i56o, se pronon-
cèrent pour cette réforme, et le seizième siècle, après
quelque hésitation, s'y soumit. Il est bien vrai que,
môme au moyen âge et dès les temps les plus lointains,
la loi moderne se trouve appliquée dans certains vers
où Ve muet qui suit la césure est élidé par la voyelle
qui commence le second membre du vers :
Puis li bons pédre ad escole le mist...
(Vie de saint Alexis, onzième siècle.)
1. Jean Lemaire, poèie de talent, dont les vers, à facture sonore et bril-
lante, semblent annoncer Ronsard, naquit à Belges, ville du Hainaut en 1473.
— Voir notre Histoire de la littérature du moyen âge, t. II. p. 150.
80 DEUXIÈME PARTIE.
Mais ce sont là des exceptions, des rencontres for-
tuites; les élisions étaient facultatives. Il paraît, cepen-
dant, que dès le quatorzième siècle il y avait des poètes
que choquait cette négligence de facture et qui s'appli-
quaient à la supprimer, du moins dans leurs vers. Sans
avoir l'autorité suffisante pour imposer une réforme,
ils l'accomplissaient pour leur propre compte, et don-
naient l'exemple. C'est ce que semble, en effet, prouver
un roman « d'aventures», du quatorzième siècle, le Brun
de la montagne, publié par M. Paul Meyer en 1875 :
sur 3925 vers dont ce roman se compose, il n'y en a
que seize où l'élision ne se fasse pas. Si anciennes que
puissent être les tentatives de ce genre, c'est au seizième
siècle seulement qu'elles ont triomphé.
Le moyen âge se permettait une autre incorrection
beaucoup plus grave dans certaines compositions ly-
riques, par exemple, dans les romances et les chansons :
la céfeure y pouvait porter, au gré du poète, sur une
syllabe atone, sur un e muet, accompagné ou non d'une
consonne :
Douce Dame, pour cui plaiag et soupir...
La roïne ne fist pas que courtoise...
Espérance s'en est de moi alée * ...
Une pareille infraction à l'une des lois les plus essen-
tielles de notre versification ne peut avoir qu'une ex-
cuse : l'intervention de la musique. Celle-ci, sans doute,
atténuait ou faisait disparaître la dissonance et la dis-
parate que produisaient des syllabes atones accentuées
par exception au milieu de vers régulièrement caden-
cés. Cette césure, on l'appelle césure lyrique, parce
qu'elle ne se rencontre guère que dans un genre parti-
culier de poésie ; partout ailleurs elle se montre rare-
ment, et n est qu'une faute.
Deuxième règle : Les mois proclitiques ou (V un faible
accent ne doivent pas se placer à la césure. — On
appelle, en grammaire, mots proclitiques ceux qui sont
dépourvus d'accents toniques, ou trop faiblement accen-
tués, soit à cause de la place qu'ils occupent, soit par
l'efTet de leur peu d'importance dans l'expression de la
1. Barlsch, Chreatomathie, p. 236, 237. - Tobler, p. 112.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 81
Ï)ensée : ils semblent s'appuyer sur le mot suivant; de
à, le nom qui leur est donné*. Sans avoir un e muet à
la finale, et tout en ayant une terminaison masculine,
ils sont frappés de la même exclusion que les mots qui
se terminent par Ve muet non élidé. Cette catégorie de
mots atones comprend, par exemple, l'article, les adjec-
tifs possessifs et démonstratifs, nombre de pronoms
précédant le verbe, ceux-là même qui ont une autre
voyelle qu'un e muet, la plupart, enfin, des préposi-
tions, des conjonctions et des adverbes monosyllabiques.
Voici des vers très modernes où la règle classique n'est
pas observée :
L'habilleuse avec des | épingles dans la bouche...
Où Ton jouait sous la j charrette abandonnée...
Et se trouvait à la | hauteur de votre main'...
Il est, toutefois, certains adverbes, certaines préposi-
tions et conjonctions dissyllabiques qui peuvent s'ad-
mettre à la césure, parce que leur longueur même et
leur force expressive les retirent de la classe des pro-
clitiques et en font des mots accentués. Citons parmi
ces exceptions : bientôt^ sitôt, au devant de, à travers,
après] malgré, autant, tandis que, ainsi, loin, etc.
Je me jette au devant du coup qui t*assassine...
Ajoutez-y plutôt que d'en diminuer...
Le feu sort à travers ses humides prunelles...
J*y suis encor malgré tes infidélités'...
Par une raison semblable, nombre de monosyllabes,
pronoms, prépositions, adverbes, ordinairement pro-
clitiques et privés d'accent, peuvent être placés à la
césure et y marquer le repos de l'hémistiche, lorsque le
sens les met en évidence et leur donne un relief parti-
culier; dans ce cas, en effet, ils prennent un accent et
forment une syllabe tonique. Ces vers-ci sont donc
corrects :
Recevez le, nobile chevalier.
[Charroy de Nistnes, v. 39G.)
1. Da grec itpox^tvtiv, s'appuyer sur, se pencher vers.
2. F. Coppée, Olivier, p. 13, 4, 8. — Tobler, p. 134.
3. Corneille, Boileau, Racine. — Qaicherat, p. 17, 18.
4.
82 DEUXIÈME PARTIE.
— L'univers, sachez-le, qu'on l'exècre, ou qu'on l'aime,
Cache un accord profond des destins balancés.
(Sully Prudhomme, iii, 241.)
Si, dans certaines circonstances, les monosyllabes atones
peuvent devenir accentués et former césure, il en est
de même, à plus forte raison, quand les mots atones et
proclitiques sont des dissyllabes :
Il avait dans la terre une somme enfermée,
Son cœur avec, | n'ayant d'autre déduit. . .
(La Fontaine, liv. IV, fable xx.)
Les pronoms personnels, je^ tu, il, noiiSy vous, etc.,
qui le plus souvent précèdent le verbe, sont considérés
comme atones, dans leur emploi le plus ordinaire;
mais s'ils sont placés après le verbe, et si le sens y in-
siste assez pour qu'une pause quelconque du discours
soit possible après eux, ils prennent un accent et
peuvent entrer dans la césure :
Me refuserez -i;ou5 un regard moins sévère?. ..
Est-ce là, dira-t-i7, cette fière Hermione?. . ,
(Racine, Andromaque, act. I, se. iv; act. II, se. i.)
La poésie du moyen âge plaçait je comme syllabe
accentuée à la césure :
Que vous diroie-Je? retenu sont et pris. . . -
Que vous iroie-Je plus la chose alongier?. , .
[Beuves de Commarchis^ 506, 2343 ^)
La poésie classique considère ye comme atone dans tous
les cas, et ne le place à la césure que s'il doit être
élidé :
Etrangère, que dis-je? Esclave dans TEpire.
[Andromaque^ II, v.)
Troisième règle : La, césure ne doit jamais être en
contradiction avec le sens oij Hvec l^ grammaire, — En
d'autres termes, il y a dps groupes de mots si étroite-
ment liés par le sens et par la grammaire qu'ils perdent
leur signification si pr^ les désunit : il ne faut donc pas
1. Tobler, p. 137-139.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. B3
que la césure les sépare. Par exemple, l'article ou Tad-
jectif possessif ne doit pas être séparé du substantif, ni
la préposition ne doit Têtre de son complément, ni
l'auxiliaire ne doit être détaché du participe qui fait
corps avec lui. Il est aussi des alliances de mots qu'il
faut respecter, parce qu'elles forment des expressions
composées^ pour ainsi dire indivisibles, comme rendre
raison f porter ombrage, etc. La règle condamne des
vers tels que ceux-ci :
ÀiDsi que le vaisseau | des Grecs tant renommé. . .
Et le jonc qui le bord | des rivières habite. . .
A Tinstant que j'aurai | vu venger son trépas. . .
Tout ce qui peut vous faire | obstacle à vous sauver* . . .
Ces prescriptions semblent aujourd'hui trop sévères,
les poètes contemporains les observent peu. La rigueur
de ces règles, qui n'a rien d'excessit, est d'ailleurs
adoucie, même dans la doctrine classique, par de nom-
breuses exceptions, faciles à justifier. Ainsi^ la césure
peut séparer le substantif de l'adjectif, pourvu que
cet adjectif avec son complément ou plusieurs adjectifs
accumulés remplissent le second hémistiche. La même
remarque s'applique aux participes :
Pousse au monstre, et d'un dard | lancé d'une main sûre. . .
Goûte-t-il des plaisirs
S'établit dans un bois
tranquilles et parfaits?. . .
écarté, solitaire. ..
Qu'il s'en prenne à sa muse { allemande en français^.
La césure est également légitime après un substantif
suivi de la préposition c/e, si le complément de cette
préposition suffit à remplir le second hémistiche :
As-tu tranché le cours | d'une si belle vie?. . .
Commande au plus beau sang | de la Grèce et des dieux . . .
Il n'est que Irop instruit [ de mon cœur et du vôtre'.
1. Régnier, Ronsard, Rotrou, Molière. — Pour rendre plus choquants les
défauts qui sont signalés ici, Voltaire a fait à dessein ce mauvais vers :
Adieu. Je m'en vais à | Paris pour mes affaires.
— Quicherat, p. i5 et ifl.
9. Racine, La Fontaine, Boileau. — Quicherat, p. 16.
3. Racine. — Quicherat, p. 17. — Tobler, p. -129-130.
84 DEUXIÈME PARTIE.
La césure est encore irréprochable quand le sujet (autre
qu'un pronom) est séparé du verbe ; quand le verbe est
séparé de son régime; quand l'adjectif ou le participe
est séparé de son complément; mais, toujours, et dans
tous les cas, sous cette condition que le complément
remplisse la deuxième partie du vers :
Je vois que l'injustice en secret vous irrite. . .
Avant qu'on eût concltc ce fatal hyménée. . .
Où me cacher? Fuyons dans la nuit infernale. . .
Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts î. . .
Non, madame, les dieux ne vous sont plus contraires. . .
Mes yeux alors, 7nes yeux n'avaient pas vu son fils*.
Les auxiliaires peuvent être dans un autre hémistiche
que le participe et l'attribut, pourvu qu'ils ne se trouvent
pas à la place précise de la césure :
^Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure. . .
J'ai des savants devins entendu la réponse. . .
Il fut de ses sujets le vainqueur et le père*.
Il est d'autres espèces de groupes de mots qui, tout en
ne paraissant pas pouvoir être séparés par la césure à
cause du rapport étroit qui existe entre eux, souffrent
cependant cette séparation, sous cette même condition
déjà énoncée plus haut, à savoir qu'aucune autre pause
ne soit possible dans le second membre du vers. Tel
est le groupe composé d'un verbe auxiliaire et d'un parti-
cipe passé qui le suit immédiatement, ou bien le groupe
composé d'un verbe du mode personnel et d'un infinitif
qui le suit immédiatement. On peut donc approuver ;
Et bien, mes soins vous ont rendu votre conquête...
C'est ma mère, et je veux ignorer ses caprices. . .
Mes plaintes ont déjà précédé vos murmures. . .
Agrippine ne s est présentée à ma vue'. . .
Le principe, dans tous ces exemples, est celui-ci : la
césure peut séparer l'une de l'autre même les parties de
la phrase qui ont entre elles un étroit rapport, pourvu
qu'il ne survienne pas après elle une pause plus forte;
1. Racine, Athalie, 1, i. — Phèdre, IV, vi; I, m ; II, i. — Britannicnx, I, i.
2. Racine, Voltaire. — Quicherat, p. 17.
3. Racine, Andromaque, III, ii. — Britannicus, II, i; I, m.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 85
car, alors, cette pause serait la véritable césure et il
serait à craindre que la nature du vers ne fût méconnue,
et la cadence légitime du rythme entièrement faussée * .
Cette réflexion de Tobler explique et justifie toutes
les restrictions apportées à la règle, sous le nom d'excep-
tions, et qui viennent d'être, en dernier lieu, énu-
' mérées. Pourquoi la césure peut-elle séparer des caté-
gories de mots qui semblent inséparables, à la condition
que la partie séparée remplisse de son développement
la seconde moitié du vers? C'est parce que, dans ce cas,
aucune autre pause que celle de la césure ne devenant
possible, et le vers ayant d'ailleurs besoin d'une pause,
quelle qu'en soit la place, le repos de l'hémistiche s'im-
pose, en quelque sorte, si court qu'il soit, comme étant
le plus naturel et le plus facile, et la loi du rythme est
observée. La césure ainsi obtenue est de celles qu'on
désigne sous le nom de césures faibles, par opposition
à ces temps d'arrêt nettement marqués qu'on appelle
césures fortes : mais ne savons-nous pas et n'avons-
nous pas observé déjà, à plusieurs reprises, de combien
de degrés peut varier, comme dit Tobler, l'intensité de
la césure, et combien il y a de nuances de durée pos-
sibles dans le repos de l'hémistiche ?
L'inversion, si fréquente en poésie et si favorable au
style poétique, contribue aussi, pour sa part, à faciliter
dans les groupes de mots étroitement unis la séparation
que la césure exige. En effet, elle affaiblit le rapport
deces mots liés par la syntaxe, et elle permet ainsi à la
césure de séparer des membres de phrase qui, avec bne
construction ordinaire, ne pourraient souffrir aucune
pause entre eux :
De leurs champs dans leurs mains portant les nouveaux
[fruits
est un vers correct, tandis que la césure serait insuffi-
sante avec une transposition des deux membres du
vers. Il en est de même de ces deux vers :
Je fuis de leurs respects l'inutile longueur. . .
Toujours de ma fureur interrompre le cours*.
1. Tobler, p. 189-131.
2. Racine, Athalie^ I, i. — BérénieSy I, iv. — Andromague^ I, i. — Tobler,
p. 136137.
86 DEUXIÈME PARTIE.
Outre ces libertés que la raison approuve et dont on
peut aisément se rendre compte, il est, pour les genres
de poésie les plus voisins de la prose, certaines tolé-
rances particulières. On comprend que la comédie, la
fable, le conte, Tépître familière, et l'infinie variété des
poésies légères s'affranchissent assez souvent des pres-
criptions étroites auxquelles obéissent les genres re-
levés et le style soutenu. On y admet des césures,
comme des rimes, que la haute poésie doit s'interdire.
Dans les temps les plus classiques, la comédie a sou-
vent affaibli et même supprimé, volontairement et de
parti pris, la césure, dans le but évident de reproduire
sur la scène l'allure naturelle du langage de la vie ordi-
naire. Qu'on en juge par quelques citations : <
Voici le fait. Depuis | quinze ou vingt ans en ça. . .
Nous sommes renvoyés | hors de cour. J'en appelle. . .
Le cinquième ou sixième | avril cinquante-six. ..
. . . Puis donc | qu'on nous permet de prendre
Haleine, et que Ton nous | défend de nous étendre*. . .
Que d'exemples aussi ne pourrait-on pas citer dans
les Fables de La Fontaine? En résumé, la prétendue
sévérité classique est loin d'être inflexible ; elle se plie
aisément aux plus délicates exigences de la pensée et du
sentiment, et si absolues que semblent ses prescriptions,
le talent vrai est toujours admis à en appeler par d'heu-
reuses audaces. C'est précisément de ces appels, de ces
réclamations du talent bien inspiré que se sont formées
les 'nombreuses exci^ptions qui, à leur tour, ont fait
autorité. La plupart des innovations bruyantes dont se
vante aujourd'hui la poésie émancipée ne sont au fond,
comme nous le verrons bientôt, qu'une exagération des
libertés classiques.
Terminons cette explication des règles de la césure
en marquant d'un mot la différence essentielle qui
existe entre la césure du vers français et celle des vers
grecs et latins. Dans les vers métriques^ de l'antiquité
grecque et romaine, fondés sur la quantité longue ou
brève des syllabes et non Bur le nombre des syllabes et
1. Racine, le» Plaideun^ I, tic; III, v.
'2. Sur le sens de ceUe expression, « vers métriques », voir page 88.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 87
sur ralternance des toniques et des atones, la césure
désigne la coupure ou solution de continuité qui se
produit à un endroit déterminé du vers par le fait
qu'un mot ou un membre de phrase vient à se terminer
au milieu d'un pied * . Cette coupure n'est pas invaria-
blement placée au même endroit dans les vers de la
même espèce : Thexamètre dactylique, par exemple, ou
vers de six pieds, qui ressemble par sa longueur à notre
alexandrin, comporte deux sortes de césures. L'une,
et c'est la plus fréquente, se place au commencement
du troisième pied, c'est-à-dire vers le milieu du vers :
Arma vï | lûm que ca | nô, Trô | ja? qui | prîmiis iib | ôrls.
(Virgile, Enéiile, chanl 1°'.)
Cette seule césure du troisième pied suffit. JVlais
l'hexamètre, au lieu de cette seule césure, peut en
avoir deux ; elles se placent alors, l'une au commence-
ment du second pied, l'autre au commencement du
quatrième : dans cette forme de vers, l'une et l'autre
césures sont obligatoires; l'une des deux, seule, ne
suffirait pas. En voici un exemple :
ïnfaQ I DÛM, ré | gîna jû | bës renô | vârë dô | lôrêm.
(In., ibid., chant H, 3.)
La césure moderne, au contraire, s'appliquant à des
vers dont le rythme a pour base le nombre fixe des
syllabes, et la combinaison des syllabes toniques et des
syllabes non accentuées, ne fait aucune coupure dans
l'intérieur des mots; elle en respecte l'intégrité. Si l'on
considère uniquement la césure dite obligatoire, elle
est une et identique dans tous les vers de la même es-
pèce, et sa place est invariable.
1. Dans la métrique grecque et latine, un pied est une combinaison de
plusieurs syllabes longues ou brèves; le nombre des syllabes varie dans ces
pombinaisoqs diverses de lopgues et de brèves ; le plus souvent il est de deux
ou de trois syllabes dans un pied.
88 DEUXIÈME PARTIE.
§111
De renjambement. — Raisons générales de
rinterdire. — Dans quels cas particuliers on
peut l'approuver.
L'enjambement est ainsi défini par les traités de
versification : « 11 y a. enjambement ou empiétement
d'un vers sur un autre vers, lorsque le sens commence
dans un vers et finit dans une partie du vers suivant. »
On peut reprocher à cette définition de ne pas
marquer avec une netteté suffisante ce qu'il y a d'es-
sentiel et de caractéristique dans l'irrégfularité qu'elle
veut expliquer. Elle reste à la surface du fait, et n'en
signale que l'extérieur. Si, en effet, l'enjambement est
blâmable, parce qu'il rejette, d'un vers dans l'autre,
une partie de l'expression, ce qu'il y faut surtout con-
damner, c'est bien moins le rejet en lui-même, consi-
déré au point de vue logique et grammatical, que le
désordre produit par ce rejet dans la loi du rythme, et
l'atteinte grave portée à la cadence normale de l'un et
l'autre vers. Ce prolongement inusité d'une fin de
phrase poétique, qui excède la mesure du premier vers
pour déoorder sur le vers suivant et s'y terminer comme
elle peut, fait éclater aussitôt une discordance entre
le rythme et le sens : le léger repos qui suit la rime est
supprimé par ce rapide passage d'un vers à l'autre ; le
temps fort de la dernière syllabe tonique se change en
temps faible ; la rime, qui doit clore la combinaison
rythmique de chaque vers par sa sonorité et par la
pause finale, est comme annulée ; elle perd toute son
importance. Le sentiment de l'unité de mesure est
déconcerté * .
D'autre part, cette extension de la période rythmique
normale du premier vers, qui vient couper brusque-
ment le second vers ; cette rencontre et ce choc d'une
pensée qui finit et d'une autre pensée qui commence,
dans une place quelconque d'un premier hémistiche,
1. V. Becq de Fouquières, p. 266, 267, 270.
L
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 89
troublent l'équilibre du second vers, et Tharmonie du
distique est entièrement faussée. Aucun de ces effets de
renjambement n'est indiqué par la définition que nous
venons de rappeler. Aussi, en a-t-on proposé une
autre plus complète : u II y a enjambement d'un vers
sur le vers suivant, lorsque le rythme et le sens ont
ensemble enjambé, c'est-à-dire franchi l'intervalle qui
sépare le premier vers du second ' . » Quelques exemples
rendront plus sensible la vérité de ces réflexions. Ils
sont empruntés au seizième siècle, c'est-à-dire à une
époque où l'enjambement se donnait pleine licence et
ne soulevait aucune objection :
Hélas! prends donc mon cœur avecque cette paire
De ramiers que je Vojfre. Ils sont venus de l'aire, . .
Et le banc périlleux, qui se trouve parmi
Les eatix, ne t'enveloppe en son sable endormi. . .
N'est-ce pas un grand bien, quand on fait un voyage,
De rencontrer quelqu'un, qui, d'un pareil courage
Veut nous accompagner, et, comme nous, passer
Les chemins, tant soient-ils fascheux à traverser*. . .
La règle classique qui proscrit l'enjambement est
donc, elle aussi, comme celle qui impose la césure fixe
et le repos de l'hémistiche, une conséquence directe
des principes sur lesquels est fondée notre versification.
C'est une loi organique, une condition d'existence
pour le vers français. Gomme l'a dit La Harpe, « nos
vers ne peuvent enjamber, parce qu'ils riment. »
Chaque vers doit former un sens, sinon complet, du
moins satisfaisant, qui permette de marquer un temps
d'arrêt à la finale et d'écouter la rime. C'est ce que
Tobler appelle « l'indépendance syntaxique du vers ».
Voici par quelles raisons ce même savant condamne
l'enjambement: « Il est certainement dans la nature du
discours que, lorsqu'il est divisé en parties mesurées,
ces différentes parties soient en quelque sorte séparables
l'une de l'autre par leur contenu, et que le contexte ne
t. Becq de Fouquières, p. 270. — Voici une troisième déOnilion, un peu
moins simple, donnée par M. Sully Prudhomme : «En général, lenjambement
est un empiétement fait d'un vers sur le suivant, par une ou plusieurs syllabes
que la division spontanée du discours dispute à celle du rythme. » — ^e-
flexions sur l'art des vers, p. 82.
2. Ronsard. — Tobler, p. 29.
90 DEUXIÈME PARTIE.
produise pas des coupures plus considérables que
celles que cause la fin du vers; autrement, l'enchaîne-
ment voulu du discours risquerait d'être présenté
d'une manière insuffisante et de devenir tout à fait
méconnaissable. De plus, la rime qui, lorsqu'elle rem-
plit son emploi, permet de reconnaître la fin du vers,
est à peine entendue et passe inaperçue quand on passe
trop rapidement au vers suivant et qu'on ne peut pas
insister sur la finale *. »
Boileau a loué Malherbe d'avoir établi et imposé la
règle qui interdit l'enjambement :
IjCS stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber.
{Art poétique, ch. I, v. 137.)
Il serait plus exact de dire qu'il l'a rétablie et for-
mulée. La règle existait au moyen âge, sinon à l'état
de précepte, du moins sous la forme d'une habitude
constante et d'une pratique générale. Jusqu'au temps
des grands « rhétoricqueurs » et de la Pléiade, c'est-à-
dire jusqu'à la fin du quatorzième siècle, l'enjambe-
ment n'était qu'une exception, une négligence, dans
les vers français : la poésie héroïque notamment ne l'a
f>as connu. Nos anciens poètes, plus rapprochés de
'époque des origines, en gardaient le souvenir et la
tradition ; ils avaient encore un sentiment très net
des circonstances et des conditions toutes spéciales
sous l'empire desquelles la versification romane était
née et s'était peu à peu formée par de longs es-
sais. Leur instinct poétique et musical les détournait
de l'enjambement comme d'un contresens. L'erreur
date du quinzième et du seizième siècle, où la plus
haute ambition de la muse, comme dit Boileau, était
de parler grec et latin en français. Les grécisants et les
latinisants multiplièrent à l'envi dans leurs plagiats
bizarres les allongements de phrases, les empiéte-
ments d'un vers sur un autre vers : ils voyaient là une
heureuse imitation des rejets si fréquents dans la
1. p. 23, 24. — « Le fréquent emploi de l'enjambement est dangereux
au point de vue de la cadence; il diminue la longueur de l'arrêt sur la rime
et supprime ou afTaiblil la coïncidence de l'arrêt du s*ens avec celle-ci. » —
D'Eichthal, du Rythme dans la versification française, p. 45
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 91
poésie grecque et romaine; ils s'en applaudissaient
comme de nouvelles beautés dérobées par d'habiles
emprunts aux antiques modèles. Ronsard avoue que,
dans sa jeunesse, lorsqu'il n'écoutait que l'inspiration
naturelle de son génie* naissant, il évitait l'enjambe-
ment comme une faute ; plus tard, devenu savant, il
l'a, dit-il, pratiqué à l'exemple de Virgile*. L'enjambe-
ment a régné tant qu'a duré cette fièvre pédantesque.
Au dix-septième siècle l'autorité de Malherbe, sou-
tenue par le goût épuré du public intelligent^ a enfin
ramené la versification française à l'observance de ses
lois primordiales. La réforme, qui s'est alors ac-
complie, n'était pas une innovation, mais un retour
aux vrais principes.
Si sévère qu'elle soit, la règle de l'enjambement
souffre plus d'une exception. Les enjambements permis
sont de deux sortes ; ou bien ils n'ont aucun des incon-
vénients signalés plus haut ; ou bien ils sont prémédités,
en vue d'un effet à produire. Gela revient à dire que
l'enjambement est autorisé s'il n'est pas une faute, ou
s'il est une beauté et devient un mérite.
La première exception, celle qui admet les enjambe-
ments sans défaut^ est ainsi formulée: « On peut se
permettre l'enjambement si l'on a soin d'ajouter aux
mots rejetés un développement qui complète le vers. »
La formule, à notre avis, serait plus juste et plus pré-
cise, si l'on en modifiait ainsi la fin : «... un dévelop-
pement qui achève le sens et complète le vers. » On
approuvera donc les rejets suivants :
C'est ta mère, ta vieille inconsolable mère
Qui pleure, qui jadis te guidait pas à pas.
(A. Ghénier, le Jeune Malade.)
— Des pasteurs, enfants de cette terre
Le suivaient, accourus aux abois turbulents
Des molosses, gardiens de leurs troupeaux bêlants.
(II)., V Aveugle.)
Pourquoi ces rejets sont-ils irréprochables? C'est
parce qu'ils laissent aux vers où ils sont placés leur
rythme naturel. Le mot rejeté ne produit dans le second
vers du distique aucune solution de continuité : il est
1. Préface de la Franciade.
92 DEUXIÈME PARTIE.
étroitement lié par le sens au reste de la phrase poé-
tique, qui complète le vers. Il n'apporte dans ce vers
qu'une légère pause, une césure faible. Par une consé-
quence de cette heureuse disposition du second vers, la
cadence normale du premier n'est en rien déconcertée :
la rime garde son importance, elle est suivie d'un repos
que rend nécessaire la longueur du développement dont
le vers suivant est rempli.
La seconde exception autorise les rejets lorsqu'il y a
suspension, réticence, interruption subite dans l'expres-
sion de la pensée ou du sentiment. D'ordinaire, ces
rejets se présentent surtout dans le style narratif pu
descriptif, comme aussi dans les mouvements pathé-
tiques et les éclats de passion. Le plus souvent il en
résulte un effet de surprise, parfois de saisissement, qui
frappe l'esprit et s'en empare : le désordre du rythme,
facilement oublié ou pardonné, est alors un mérite et
non un défaut; car il ajoute, par son irrégularité même,
à la vérité d'une situation exceptionnelle :
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
Ma fille! En achevant ces mots épouvantables. . .
(Athalie, II, v.)
— Je te perds, une plaie ardente, envenimée
Me ronge; avec effort je respire, et je crois
Chaque fois respirer pour la dernière fois.
(A. Chénier, le Jeune Malade,)
Ce que nous avons dit des facilités accordées, pour la
césure, à certains genres poétiques, peut aussi s'appli-
quer à l'enjambement. Placé à propos, et pourvu qu'il
n'y ait pas abus, l'enjambement donne au récit, à la
description, au discours familier une ressemblance de
plus avec la réalité, un air de simplicité aisée et de
nonchalance, qui n'est pas sans grâce. La comédie, le
conte, la fable, l'épître badine, la satire, les impromp-
tus des vers de société, nous en présentent d'assez fré-
quents exemples. La Harpe cite avec éloge ceux-ci,
qu'il emprunte à Marot et à Voltaire;
. . . Bref, le vilain * ne s'en voulut aller
1. Epître à François I««". — Ce « vilain » est le valet de Gascogne qui a
volé Marot, et dont voici le portrait bien connu :
Sentant la hart de cent pas à la ron<te :
Au demeurant, le uieiiieur fiU du monde...
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 93
Pow?' si petit; mais encore il me happe
Saye et bonnets, chausses, pourpoinct, et cappe.
De mes habits, en effet, il pilla
Tous les plus beaux» et puis s'en habilla
Si justement qu'à le voir ainsi être
Vous l'eussiez pris en plein jour pour son maître. , .
— Ecoutez-moi, respectable Emilie*...
Vous êtes belle; ainsi donc la moitié
Du genre humain sera votre ennemie.
Vous possédez un sublime génie;
On vous craindra. Votre simple amitié
Est confiante, et vous serez trahie. . .
Au sujet de ces exemples de renjambement permis, ,
on a remarqué fort justement que le décasyllabe, sou-
vent employé dans ces genres faciles, se prête mieux
au rejet que l'alexandrin. Voici la raison de cette diffé-
rence. Un rejet a pour effet de lier étroitement le
second hémistiche d'un vers au premier hémistiche du
vers suivant, où le rejet se place : lorsqu'il s'agit de
vers alexandrins^ ces deux hémistiches ainsi réunis par
le sens et par la disposition des mots, forment eux-
mêmes un vers alexandrin ; la succession de plusieurs
hémistiches, rattachés l'un à l'autre par une série de
rejets, pourrait tromper l'oreille qui croirait entendre
des alexandrins non rimes ^. Cet inconvénient n*est
pas à craindre dans les décasyllabes, parce que les
deux parties du vers, coupées par la césure fixe, sont
de longueur inégale. Un théoricien moderne donne
aux amateurs d'enjambements le conseil très judi-
cieux de placer autant que possible l'enjambement sur
la première rime du distique plutôt que sur la se-
conde, comme dans ces vers :
Horace, les voyant l'un ^iVAMiTQ écartés.
Se retourne, et déjà les croit demi domptés.
(Horace, II f, iv.)
— Près des bois il marchait, faible, et sur mxiq pierre
S'asseyait, Trois pasteurs enfants de cette terre. . .
(A. Ghénier, V Aveugle.)
1. Epître sur la Calomnie, à M"»» du Chàlelet.
2. Tobler, p. 28.
94 DEUXIÈME PARTIE.
En lisant ces vers, raltentiorl, éveillée par la compli-
cation insolite du rythme, trouve une satisfaction dans
le son de la seconde rime, de même terminaison, qui
vient rétablir la mesure*. Un mot de Tobler résume
assez bien tout ce développement : a Tenjambement ne
doit jamais être qu'une, exception. C'est un moyen
artistique dont l'effet est tel qu'employé à sa vraie place
il dérange la marche régulière d\i langage poétique,
facilement sujette à devenir monotone, et fait paraître
plus agréable le retour à une allure plus tranquille*. »
Telle est aussi l'opinion de M. Sully Prudhomme :
« Le rejet n'est nullement destiné à faciliter la be-
sogne du poète. Il doit toujours procéder d'une inten-
tion d'art; ce qui l'autorise, ce n est pas sa commodité,
c'est uniquement sa puissance expressive*. »
Au dix-neuvième siècle, une révolution s'est ac-
complie dans la poétique française. La doctrine clas-
sique a été rejetée, non sans dédain, par les nouvelles
écoles. Romantiques, Parnassiens et « Décadents » sont
d'accord pour s'affranchir des prescriptions et des in-
terdictions de l'ancien code. Qu'on ne se hâte pas
d'en conclure que ce qui est abrogé, par l'usage ac-
tuel, soit aboli. Si la doctrine classique a perdu de son
autorité, elle conserve sa raison d'être et sa valeur.
Enfreindre la loi n'est pas l'infirmer. C'est, quelque-
fois, en démontrer avec plus de force la nécessité,
1. Becq de Fouquières, p. 878.
2. Page 32.
3. Page 80.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 98
CHAPITRE III
Chaiig^emcuts introduits daii$i la .structure in-
térieure du vers français par la suppression
de la césure oblig^atoire et par l'abus de
renjambemeut. — Les nouvelles écoles poé-
tiques.
L'évolution du vers français au dix-neuvième siècle. — Ses
lointaines origines et ses vraies causes. — Vers de facture ro-
mantique dans Racine. — Examen des principales formes du
vers romantique dans V. Hugo. — Ressemblances qu'ils con-
servent avec le vers classique. — Résultats des innovations
du romantisme. — Les théories du maître exagérées par ses
disciples. — Phase nouvelle de l'évolution. — Le vers « dé-
cadent». — Ce qui le distingue du vers romantique. — Sup-
pression des derniers restes de la forme classique. — Liberté
absolue du poète. — Dernier terme de révolution.
On cite ordinairement, comme les précurseurs des
changements accomplis dans le vers français au dix-
neuvième siècle, La Fontaine et André Ghénier. Mais il
nous semble que La Fontaine, dont le caractère est de
rester indépendant jusque dans sa soumission aux
usages reçus et aux lois établies, est beaucoup moins un
devancier de la poésie moderne qu'un successeur fidèle
des poètes du seizième siècle et du moyen âge : ses vers
ont gardé les grâces naïves de notre ancienne poésie,
dont on peut dire parfois qu'elles sont plus belles en-
core que la beauté régulière des vers classiques. Ajou-
tons qu'il a surtout cultivé les genres simples et fami-
liers pour qui la doctrine la plus sévère s'est toujours
montrée tolérante et facile. Quant à André Ghénier,
ses très légères infractions à la règle ne consistent guère
qu'en enjambements et en rejets. Gomme Ronsard, mais
avec une délicatesse de goût qui manquait au chef de la
Pléiade, il les prodiguait, surtout dans ses Elégies et
ses Idylles, à l'exemple des Grecs et des Latins; encore
faut-il observer que la plupart de ses rejets sont de
ceux que la règle admet et que l'exemple des poètes
classiques autorise. Il est donc, à vrai dire, un imita-
96 DEUXIEME PARTIE.
leur de l'antique bien plus qu'un novateur. Ce qu'il
faut voir et reconnaître dans ses hardiesses prudentes,
comme dans l'indépendance originale de La Fontaine,
ce sont quelques indices, plus ou moins précis, des
changements possibles et des progrès désirables : mais
la distance est grande entre ces premiers et faibles signes
d'émancipation et les causes vraiment déterminantes
qui ont enfin donné au mouvement réformateur l'im-
pulsion décisive et sa puissance d'expansion.
Ces causes sont celles-lii mêmes qui, dans la pre-
mière moitié du siècle, ont modifié le goût public, le
sentiment du beau dans les arts, le st}^e et l'inspira-
tion, en un mot, le fond et la forme de la poésie.
Gomment la versification classique serait-elle demeu-
rée seule immuable, seule inviolable, lorsque toutes
choses changeaient, lorsqu'une insurrection générale
se déclarait contre les formules consacrées et les
dogmes littéraires du passé? Et ce n'était pas seule-
ment la littérature, expression du cœur humain, qui
revêtait des formes nouvelles, c'était le cœur humain
lui-même dont l'état nouveau éclatait en manifestations
jusqu'alors inconnues. L'âme agitée des jeunes généra-
tions, qui étaient nées et avaient grandi en pleine crise,
soit intérieure, spit extérieure, se signalait par des
vivacités et des délicatesses de passion que la savante
et régulière harmonie des anciens rythmes ne pouvait
traduire sans en affaiblir l'originalité. Gomment la poé-
sie, qui aspirait à saisir et à peindre ces récents phéno-
mènes de la vie morale, se serait-elle arrêtée aux diffi-
cultés que pouvaient lui opposer les lois édictées par
Malherbe et Boileau? L'inspiration poétique, rajeunie
et transformée, appelait, comme une conséquence
directe et un complément nécessaire, la transformation
et le rajeunissement de l'ancienne versification. « La
passion naïve, dit M. Sully Prudhomme, a des sursauts
qui démontent l'appareil de la versification classique;
elle a des essors brisés qui s'y dérobent; elle a des élans
brusques et brefs, suivis de subits affaissements, des
palpitations saccadées, mille secousses qui désarti-
culent les anneaux de cette chaîne harmonique*. »
1. Page 78. — Voir aussi Becq de Fouquières, p. 100102.
LA STRLT.TL'l-.K INTÉHIKURE DU VERS FRANÇAIS. 97
Avant de résumer les phases successives du profond
changement qui s'est accompli, au dix-neuvième siècle,
dans le vers français, il faut en marquer le point de
départ.
§ 1er
Comment s'est faite la transition du mode
classique au mode romantique.
C'est une loi de toute évolution, morale, littéraire,
ou d'ordre physique, qu'il ne s'y produise aucune solu-
tion de continuité entre l'état ancien et l'état nouveau.
Un lien, quel qu'il soit, unit les phénomènes qui dispa-
raissent aux phénomènes qui les remplacent. L'histoire
des variations de la poétique française ne contredit pas
cette vérité générale.
On rencontre, en effet, en plein siècle de Louis XIV,
chez les poètes les plus corrects, notamment dans Ra-
cine, un assez grand nombre de vers dont la facture,
sans rompre de parti pris avec la doctrine classique,
s'en écarte sensiblement et déroge au principe fonda-
mental de la césure fixe et du repos de l'hémistiche.
A propos de la césure, nous avons déjà dit que,
dans la pure forme de l'alexandrin classique, il y a,
outre la césure Hxe de l'hémistiche, de légères et mo-
biles césures déterminées par des accents toniques se-
condaires, et dont quelques unes, parfois, sont plus
fortes et plus marquées que la césure obligatoire * . Les
vers que nous signalons ici, comme s'écartant du mode
classique, ont précisément pour caractère distinctif
d'atténuer et presque de supprimer la césure de l'hé-
mistiche et d'en transporter la force aux césures mo-
biles distribuées dans le reste du vers. Le sens, au lieu
de couper les mots, et de suspendre l'hémistiche,
comme dit Boileau, permet ou plutôt exige la suppres-
sion du temps d'arrêt qui, selon la règle, doit se placer
à la césure, au milieu du vers, entre la sixième et la
septième syllabe de l'alexandrin. L'accent tonique de la
1. Voir [). 74-77.
AUBERTIN. — VERSIFIC. FRANC. 5
98 DEUXIÈME PARTIK.
sixième syllabe n'est plus qu'un accent peu sensible,
et la césure obligatoire est si affaiblie qu'elle s'efface
presque entièrement. Il y a discordance évidente entre
le sens qui presse l'allure du vers et le précepte qui or-
donne de la ralentir au point central du rythme, où se
touchent les deux hémistiches. Pour tenir lieu de la cé-
sure médiane à peu près supprimée, le vers contient
deux autres césures, deux césures mobiles, l'une dans
le premier hémistiche, l'autre dans le second ; mais
elles s'élèvent d'un degré et se changent en césures
fortes. Les deux accents secondaires qui en marquent
la place sont érigés en accents principaux, et l'une et
l'autre césure détermine un temps d'arrêt. En résumé,
au lieu d'une seule césure principale, cette forme par-
ticulière en compte deux; le repos de l'hémistiche est
remplacé par les deux pauses qui suivent les césures.
Toutes ces modifications ont pour conséquence né-
cessaire un changement dans le rythme: le vers n'est
plus divisé, comme le veut la règle, en deux hémisti-
ches, mais en trois parties, égales ou non. C'est ce qu'on
appelle « la coupe ternaire » en l'opposant à la coupe
traditionnelle et fondamentale de l'alexandrin en deux
mesures principales, de six syllabes chacune ; cette
différence est quelquefois exprimée par une formule
mathématique, i-|-4-|-4» ^^ ^i^" ^^ 6-f-6. Voici un cer-
tain nombre d'exemples de la coupe ternaire dans les
vers classiques. Nous y soulignerons les deux syllabes
accentuées qui marquent les deux césures suivies d'un
temps d'arrêt, ainsi que la finale qui porte l'accent to-
nique de la rime ; nous indiquerons, en outre, par des
traits, les trois divisions du vers ; et comme la réparti-
tion des syllabes, entre chacune de ces trois divisions,
est souvent inégale, nous tiendrons compte de ces dif-
férences et nous distribuerons les citations en groupes
distincts *.
I, Eh bien ! mes soins — vous ont rendu — votre conquête. . .
Qu'ai-je trouvé? — Je vois la moj^t — peinte à vos yeux.
Oui, c'est Joas — je cherche en vain — à me trompe^',
II. J'étais né — pour servir d'exemple — à sa colère.
Ce palais — retentit en vain — de vos regrets.
1. Nous empruntons ces exemples à M. Becq de Fouquicres qui eu a
recueilli un grand nombre dans Racine. — Chap. vi, p. 115-121.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 99
III. Et ce malheur — n'est plus ignoré — que de voiis?
Et pourquoi donc — en faire éclater — le dessein?
IV. Grois-it* — qu'ils me suivraient encore — avec plaisir?
V. Mais quoi donc? — Qu'avez- vous résolu? — D'obéir,
Dieux plus doux^ — vous n'avez demanda — que ma vie.
Les différences qui se remarquent dans le nombre des
syllabes dont se composent les trois divisions de chacun
de ces vers, ne détruisent ni affaiblissent les ressem-
blances caractéristiques que tous ces exemples, sans
exception, nous présentent * . Dans tous existent la coupe
ternaire et le mouvement cadencé du rythme qui en
résulte, l'effacement de la césure médiane, la suppres-
sion du repos de l'hémistiche, et l'équivalence fournie
par deux autres césures et deux autres temps d'arrêt.
Ces vers, en un mot, sont formés sur le même type.
Eh bien! cette coupe ternaire, avec les conséquences
qu'elle entraîne, est, par excellence, la forme du vers
romantique.
Que l'on compare à ces vers de Racine, ceux-ci de
Victor Ilugo et des meilleurs poètes de son école :
On s'adorait — d'un bout à Vautre — de la vie.
Ils se battent, — combat terrible, — corps à corps.
(V. liuco.)
— De monde en inonde, — allant plus haut, — plus haut
(Sully Prudhomme.) [encore.
— On iravaillait, — malgré Voragc — et ses vacarmes,
(GOI'I'KE.)
Entre ces vers modernes et ceux du dix-septième
siècle que nous avons cités, les ressemblances de
rythme et de facture sont évidentes. On a dit, non sans
quelque raison, mais avec un peu d'exagération, que le
vers romantique n'est que l'entier développement des
libertés du vers classique. Il est cela sans doute, mais
il est encore autre chose. Ce qui ne peut être contesté,
c'est que la transition d'un mode à l'autre a été facilitée
et comme suggérée par la forme hardie, exceptionnelle
de certains vers classiques : ces rythmes^ émancipés de
i. Ces différences sont exprimées par les formules suivantes : I. 4 -f- 4 --}- i.
— H. 3 + 5+4. — III. 4 + 5 + 3. - IV. 2 + 6 + 4.— V. 3 + 6 + 3.
266902B
100 DEUXltMli l»AUTlli.
la règle, ont préparé Toreille aux changements qui, de
nos jours, se sont accomplis dans la versification * .
§11
Les innovations du romantisme dans la
versification française.
Le premier et principal caractère du vers romantique
nous est déjà connu : c est la coupe ternaire, ou la divi-
sion du vers en trois parties, substituée aux deux hémis-
tiches ; c'est la suppression de la césure médiane fixe et
obligatoire, et du repos qui la suit. Les ressemblances
que nous venons de signaler, entre les libertés de
certains vers classiques et les innovations romantiques,
laissent paraître des dilFérences faciles à saisir. Le vers
du dix-septième siècle à coupe ternaire n'est qu'une
Ï)assagère exception dans la constante régularité de
a poésie classique : il semble s'écarter de la règle à
regret; il la respecte jusque dans son infidélité; toute
efifacée qu'est la césure médiane, sa place reste mar-
quée, aisément reconnaissable ; les deux césures qu'on
lui substitue ne présentent rien de heurté ni de sac-
cadé; un art délicat les atténue; elles sont envelop-
pées et comme emportées dans la souveraine harmonie
du développement tout entier.
Très diflerente est l'allure, la mise en scène du vers
romantique. L'exception y devient la règle, ou du
moins l'usage courant, une liberté de droit commun.
En face du précepte ancien le vers romantique, presque
toujours, se donne l'air d'un insurgé qui détrône une
tyrannie. Les deux césures de la coupe ternaire ne le
divisent pas seulement, elles le scindent, elles le mor-
cellent, et, comme dit Victor Hugo, elles le « dislo-
quent». Voilà les traits saillants, caractéristiques, que
nous présente, en général, la forme extérieure de cette
poésie martelée, toute en relief, pleine de gestes et
d'attitudes ; et c'est ainsi que le romantisme a mis sa
1. Voir Becq de Fouquières, ch. vi, p. 103-115, 136. — D'Eichthal, p. 12.
— Sully Prndhomme, p. 79, 80. — Giiyau, p. 214.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 101
marque propre, sa forte empreinte sur des innovations
dont le vers classique lui avait donné l'exemple.
Pareille remarque s'applique à la mobilité des deux
césures et à l'inégale répartition des syllabes entre les
trois divisions du vers. Nous avons noté, dans les vers
classiques à coupe ternaire, ces deux particularités,
dont la seconde est une conséquence de la première :
nous les retrouvons l'une et l'autre, mais nien plus
marquées, dans le vers romantique, qui est libre de
toute contrainte, toujours impatient de multiplier les
mouvements et les contrastes. Là, si l'on excepte la
rime, il n'est point de syllabe où la césure ne puisse se
placer, pour peu que l'exigent l'eiFet à produire et le
désir d'accroître les ressources de l'expression. On a
compté que la césure, en changeant de place, peut di-
versifier en quinze façons différentes le vers roman-
tique. Sans donner ici l'énumération complète de ces
différences^ nous citerons un assez grand nombre de
vers pour qu'il soit facile d'y prendre une idée de cette
diversité. Chacun des exemples suivants représente une
forme particulière, une variante du type romantique,
et les cinq premières de ces formes ressemblent à celles
que nous avons observées dans les vers classiques ex-
ceptionnels, à coupe ternaire*.
I. Tantôt des buis, — tantôt des mers, — tantôt des nues.
II. Sur un trône — est assis Ratbert, — content et pâle,
III. Et tout est fixe, — et pas un coursier — ne se cabre.
IV. Alors, — dans le silence horrible, — un rayon blanc.
V. Il élevait — au-dessus de la mer — son cimier-.
VI. Durendal — sur son front brille. — Plus d'espérance,
VII. Prends le rayo7i, — saisis l'aube, — usurpe le feu.
VIII. Il est grand et blond, — l'autre &9,\, petit — pâle et brun.
IX. Dans l'azur des deux, — hors de l'ombre, — et de l'oubli.
X. Semblait — le bâillement noir — de l'éternité.
XI. L'apparition — prit un biin d^i paille, — et dit.
XII. La mélodie — encor quelques instants — se traîne^.
1 . Pages 98, 99.
2. Cette répartition différente des syllabes dans chacune des trois divisions
du vers peut se résumer en chiffres : \-\- \-\-i. — 3 -f 5 -f i. — 4 + 5 + 3.
— 2 + 6 + 4. — 3 + 6 + 3.
3. Résumé en chiffres de la répartition des syllabes dans les sept derniers
vers de cette citation : 3 + 4 + 5. — 4 + 3 +- 5. — 5 + 4 + 3. — 5 + 3 + 4.
— 2 + 5 + 5. — 5 + 5 + 2. — 4 + 6 + 2. Tous ces exemples, cités par
M. Becq de Fonquières (p. i36-i4i), sont extraits de la Légende des Siècles,
de V. Hugo.
102 DEUXIÈME PARTIE.
A travers ces différences, tout extérieures, du type
romantique, le principe fondamental de l'innovation se
fait reconnaître; un même signe le rend partout vi-
sible : c'est l'infraction à la règle classique sur la césure
fixe et le repos de l'hémistiche, infraction voulue, pré-
méditée, définitive. La rupture cependant n'est pas
complète entre le vers du nouveau modèle et la doc-
trine ancienne; un lien subsiste qui l'y rattache encore.
Dans le vers purement classique, le premier temps fort
se bat sur la sixième syllabe, pourvue d'un accent to-
nique principal qui détermine la césure fixe et le temps
d'arrêt : le vers romantique, en supprimant la césure et
le repos, maintient une syllabe accentuée à l'ancienne
place de la césure médiane, mais il réduit cet accent
affaibli au rôle d'un accent secondaire. Il y a, par con-
séquent, dans les vers du nouveau type, comme dans
ceux du type classique, une sixième syllabe qui est
une finale tonique, soit masculine, soit avec désinence
muette élidée : d'où il résulte qu'à la rigueur, bien qu'il
n'y ait plus à cette place ni césure, ni temps d'arrêt, le
temps fort peut toujours se battre sur cette sixième
syllabe ; et c'est là, visiblement, un dernier vestige, un
débris de la règle abolie^ et comme un souvenir de sa
longue domination.
Aujourd'hui que la guerre des classiques et des ro-
mantiques est éteinte, et qu'un esprit général d'impar-
tialité, et même d'intelligente conciliation, a prévalu
sur l'injustice des controverses passionnées, les con-
naisseurs, qui écrivent sur ces matières, inclinent à di-
minuer bien plutôt qu'à exagérer la portée des tenta-
tives romantiques; ils sont d'accord pour leur enlever
ce caractère de violence subversive que les tenants de
l'école classique, dans un premier émoi, dénonçaient
avec emportement. Au pessimisme injurieux des réqui-
sitoires d'autrefois a succédé un optimisme approbateur
qui insiste de préférence sur les rapports subsistants et
les rapprochements possibles entre les deux écoles. On
nous lait remarquer que le créateur et le maître souve-
rain du romantisme français, Victor Hugo, tout en mo-
difiant profondément la structure intérieure du vers,
n'en a détruit aucun élément organique : il a fortifié la
rime, il a doublé la césure en la déplaçant, il a donné
LA SïRUCTUnii INTliiKlKUUE DU VKRS FRANÇAIS. 103
plus d'importance aux accents secondaires et accru, par
là, les ressources du rythme. Tous ces changements se
concilient avec les lois de la mesure et conservent à la
phrase musicale son équilibre. C'est une série de varia-
tions introduites dans l'application du principe fonda-
mental de l'harmonie poétique; ce n'est, à aucun degré,
un bouleversement*.
Sans doute, Victor Hugo lui-même, par certains
excès de révolte, dépasse quelquefois le but que son
génie d'initiateur assignait à sa mission véritable ; il
semble démentir cette modération dont on lui fait
maintenant un mérite; il accepte avec orgueil l'épi-
thète de « révolutionnaire » que ses adversaires lui lan-
çaient à la face ; il s'en pare comme d'un trophée ; par
manière de représailles il redouble et aggrave l'audace
de ses projets de réforme, il la brandit comme une me-
nace et un défi*. Mais dans la pratique, Victor Hugo
s'est montré moins aventureux, moins démolisseur;
plus d'une fois le poète a désavoué l'homme du sys-
tème, et comme on l'a finement observé, « son oreille
l'a empêché de faillir là même où sa théorie était en
défaut. » Ce n'est donc pas sur d'inévitables écarts,
en partie provoqués par les violences de l'opposition,
qu'il faut juger une œuvre aussi considérable, mais
bien sur ses caractères dominants et sur l'importance
de ses résultats. Cette nouvelle et favorable interpréta-
tion des tentatives romantiques, très conforme aux ten-
dances actuelles de l'esprit public, se résume en une
conclusion que nous ne pouvons adopter sans faire
quelques réserves ; voici ce mot de la fin : « le vers clas-
sique et le vers romantique, si souvent opposés par nos
poètes, ne font qu'un; l'alexandrin, tel que l'a conçu
Victor Hugo, n'est pas un vers nouveau ; c'est le vers
classique arrivé à son plein développement, et possé-
dant la plus grande complexité rythmique sans avoir
perdu rien de son nombre ni de sa mesure'. » Il est im-
f)ossible, comme on le voit, de supprimer plus radica-
ement l'ancienne hostilité des deux écoles rivales;
i. Guyau, p. 209, 210. 206, 209, 212. — D'Eichlhal, p. i3.
2. Contemplations, livres I, VII et XVI.
3. Guyau, p. 214.
104 DBUXIÈMK l^AUTIK.
ce n'est pas là seulement un traité de paix, c'est une
fusion.
Aux pacificateurs, dont la bonne volonté n'est pas dé-
pourvue de bonnes raisons, nous sommes tentés d'a-
dresser un reproche. Ils commettent, ce nous semble,
dans cette question de prosodie, une omission qui a
sa gravité. Far quel oubli négligent-ils d'examiner si
l'abus de l'enjambement, autre innovation romantique,
n'a pas jeté quelque désordre dans « le nombre et la
mesure » du vers français? L'enjambement est le plus
redoutable ennemi de l'harmonieuse régularité du vers;
il fait plus que de la troubler, il la détruit. Une césure
déplacée, une rime malsonnante ne sont rien au prix de
l'effet désastreux produit, dans une tirade poétique,
par la lourde secousse d'un rejet maladroit. Or, l'école
romantique, à l'exemple de son chef, a usé et abusé de
l'enjambement, sans se préoccuper, la plupart du temps,
d'en atténuer les inconvénients, sans même y chercher
l'occasion de quelque beauté imprévue d'expression,
mais simplement par négligence ou pour le plaisir trop
évident de narguer la correction du vers classique.
Voici des exemples d'enjambements, empruntés à
Victor Hugo, qui donnent aux vers une forme assez in-
cohérente et une allure saccadée, mais qui, cependant,
peuvent être admis parce qu'ils ne dérangent pas gra-
vement l'équilibre du rythme :
Devant cette impassible et morne chevauchée,
L'âme tremble et se sent des spectres approchée,
Comme si l'on voyait la halle des marcheurs
Mystérieux^ que lauhs efface en ses blancheurs.
. . Un long fleuve de sani; de dessous ses sandales
Sortait, et s'épandait sur la terre, inondant
L'orient, et fumant dans l'ombre à l'occident.
... La sibylle, au front gris, le sait, et les devins
Le savent, ces rôdeurs des sauvages ravins ^
Mais il y a d'autres exemples en nombre plus consi-
dérable, où l'enjambement brise le rythme, et, en même
1. Voir Becq de Foiiquicres el les nombreuses citations rassemblées dans
son ch. XIII, p. 2i3, 277.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VkRS FRANÇAIS. 105
temps, porte atteinte à la loi de l'hiatus et de Télision,
ainsi qu'à l'exacte numération des syllabes du vers :
Voilà la chose; elle est toute simple; ils n'ont eu
Affaire qu'à ce vieux misérable imbécile.
... Il fit scier son oncle Achmet entre devx planches
De cèdre, afin de faire honneur à ce vieillard.
. . . Soudain, au seuil lugubre apparaissent trois têtes
Joyeuses, et d'où sort une lueur de fêtes*.
Déclarer d'une façon absolue et poser en principe que
le vers romantique n'est qu'un vers classique arrivé à
son plein développement et, pour ainsi dire, à sa per-
fection, n'est-ce pas s'avancer beaucoup^ ou tout au
moins faire preuve d'un optimisme trop conciliant?
Concluons, à notre tour, et résumons notre opinion
sur un sujet mal éclairci par tant de controverses. Nous
n'assimilerons pas le vers romantique et le vers clas-
sique; ils diffèrent trop pour se confondre. Nous di-
rions volontiers avec M. Legouvé, qui emprunte ce mot
à un passage d'Athalie: ce sont deux puissants dieux^.
On peut choisir entre eux et servir l'un ou l'autre: l'es-
sentiel est de bien servir celui qu'on aura choisi. Nous
n'hésiterons pas à reconnaître au vers romantique un
mérite capital. Par ses ressources nouvelles de variété
et de souplesse, il a porté au plus haut degré la puis-
sance des effets de la poésie ; il a permis à l'expression
de suivre et d'égaler l'inspiration du génie dans ses
créations les plus extraordinaires, dans ses fantaisies les
plus hasardeuses; il a rendu possible un genre de
beautés neuves, imprévues, d'une grâce intime et péné-
trante, ou d'un coloris étincelant.
En examinant d'un peu près les heureuses conséquences
des libertés du vers moderne, on a pu remarquer et dire,
avec un juste sentiment des plus fines nuances, que les
beautés qui en résultent ont presque toujours pour
cause une association d'idées provoquée par les chan-
gements inattendus que le poète introduit dans le
rythme : tantôt, c'est l'apparition d'une césure inaccou-
tumée; tantôt, la suppression de la césure normale et
du repos régulier qui frappe l'esprit et le sollicite : il
1. Bocq de Fouquières, p. 281-2P6.
2. Guyau, p. i96. — Athalie, a. It, se. vu.
5.
106 DKUXIÈMK PARTIE.
s'établit alors et se déclare une ressemblance soudaine,
une sorte d'assimilation entre l'effet du rythme et l'im-
pression produite par la pensée môme du poète ou par
l'objet qu'il décrit. « On pourrait, dit M. Combarieu,
en puisant dans la Légende des siècles, si admirable
et si riche à ce point de vue, en citer de nombreux
exemples. Dans le vers suivant :
A peine un char lointain glisse dans Tombre... écoute!
l'effet est double; il tient à la fois à l'accent placé sur
la dixième syllabe, qui suspend la phrase comme pour
un mouvement d'attention recueillie, et à la suppres-
sion de l'arrêt normal après la sixième syllabe : ce der-
nier arrêt est assimilé ici à un obstacle ; sa disparition
produit une impression de continuité très douce*. »
On peut aussi donner une impression d'abandon, de
nonchalance en supprimant à la fois deux repos, celui
qui doit suivre la sixième syllabe, et celui qui d'ordi-
naire se place après la rime :
La douce enfant sourit, ne f&isant aub*e chose
Que de vivre, et d'avoir dans la main une rose,
Et d'être là devant le ciel, parmi les fleurs.
[Légende, etc., la Rose de l'infante, t. I, 9.)
Qu'on lise encore cette description du crépuscule et
de la nuit tombante, où le rythme s'accorde si bien
avec le sentiment qui naît de la poésie même :
... Et tout ce qui planait redescend : plus de bruit,
Plus de flamme; le soir mystérieux recueille
Le soleil sous la vague et Toiseau sous la feuille.
[Ibid., 1. 1, 9.)
Lorsque ces nouveautés, d'apparence irrégulière,
sont inspirées au poète par une conception originale et
forte, lorsqu'elles naissent spontanément d'une impa-
tience de produire des effets inconnus et de briser la
contrainte qui s'oppose à l'éclosion de beautés poé-
tiques non réalisées jusqu'alors, il en résulte des créa-
1. Combarieu, les Rapports de la musique et de la poésie (1893), p. 263,
264. — Le vers cité est dans les Feuilles d'automne, x.xxvii, la Prière pour
tous.
LA STRUCTURE INTÉRIEURli; DU VERS FRANÇAIS. 107
lions heureuses et de précieuses découvertes. Le succès
absout l'irrégularité; elle disparaît et se transfigure dans
la brillante acquisition due à l'audace jcVun talent supé-
rieur. Mais il y a d'autres libertés qui ne procèdent pas
de cette haute origine. Il y a les libertés de la négli-
gence, mal déguisée par des allures cavalières ; il y a
celles de l'impuissance prétentieuse, et celles aussi de
la fantaisie sans goût et sans invention qui s'évertue à
paraître originale et n'aboutit qu'à l'excentricité. Ce
sont les innovations de ce genre qui ont longtemps
discrédité les libertés fécondes et retardé l'heure de
l'impartialité et de la justice.
L'irrésistible séduction du talent n'a pas seule gagné
au romantisme la faveur publique; une autre cause
aussi, il faut bien le reconnaître, nous explique sa vic-
toire définitive : c'est le fréquent et très habile emploi
que les chefs de cette école, en dépit de leurs visées
réformatrices, ont fait du vers purement classique
dans leurs poésies. Tout en se moquant, non sans
quelque jactance, de ce qu'ils appelaient ses étroites
formules, ils se sont bien gardés de le proscrire et d'y
substituer, par une préférence exclusive, levers du nou-
veau modèle; ils en ont usé très largement, au contraire,
et lui ont conservé la place d'honneur, sans craindre de
contredire et de réfuter la vivacité de leurs critiques par
une adhésion si prolongée, par un respect si manifeste.
Ouvrez, pour vous en convaincre et pour prévenir sur
ce point toute méprise, quelques-uns des recueils les
moins anciens de Victor Hugo, les Contemplations ou la
Légende des siècles : c'est l'alexandrin régulier, l'alexan-
drin de Malherbe et de Boileau, un peu rajeuni, qui en
fait le fond ; et dans la plupart des pièces il faut aller
loin, avant de rencontrer le vers émancipé, le vers de
facture romantique. M. Becq de Fouquières en con-
vient, tout partisan qu'il est des novateurs; il ne cherche
pas à diminuer la signification de ce témoignage rendu
à la poétique traditionnelle par des adversaires déclarés.
« L'existence du vers classique, dit-il, n'est point me-
nacée. Il possède encore une légitime autorité, due au
grand éclat qu'il a jeté. Le vers romantique ne l'a pas
remplacé, il s'est glissé dans ses rangs; car, ce qu'il ne
faut pas oublier, dans les (euvres des poètes modernes.
H
408 DEUXIÈME PARTIE.
les trois quarts des vers, pour le moins, sont assujettis
aux rythmes classiques ' . »
De ce procédé conciliant, de cette déférence observée
à l'égard du vers classique, le romantisme a retiré un
double avantage. En même temps qu'il flattait l'amour
et le besoin du nouveau, si impérieux en France à cer-
taines époques, il évitait de heurter trop violemment le
fond de résistance que la raison, l'habitude, le bon goût
aiguisé d'esprit, l'autorité des chefs-d'œuvre, ces protec-
teurs des règles, opposent dans la masse du public, et
surtout dans l'élite éclairée, à l'outrecuidante invasion
de trop brusques changements. En tempérant l'innova-
tion par la tradition, il ajoutait un agrément de nou-
veauté à l'uniforme correction du mode ancien; il mê-
lait et associait, l'une à l'autre, la règle et la liberté :
c'est ainsi qu'il a fait accepter les rythmes réformés
dans la compagnie, sinon sous le patronage des rythmes
consacrés, et qu'il a pu acclimater et naturaliser en
France une versification dont les formes étranges avaient
d'abord offensé les délicats. N'est-ce pas là, d'ailleurs,
l'ordinaire fortune de ces grands change,ments, préparés
de longue main, bruyamment annoncés, et réalisés impé-
tueusement? il en sort un état nouveau qui réussit à se
maintenir, en s'appuyant sur ce qu'il conserve de l'an-
cienne situation qu'il prétend remplacer.
§111
Nouvelle phase de l'évolution du vers français
au dix-neuvième siècle. — L'école symboliste
ou « décadente ». — Existe-t-il des rapports de
filiation entre le vers romantique et le vers
décadent? — Principaux traits de la poétique
décadente.
Après la violente secousse imprimée par le roman-
tisme à la poétique traditionnelle, on pouvait croire que
l'esprit d'innovation, content de son succès, se repose-
rait sur les résultats obtenus et ne pousserait pas ses
1. Chapitre v, page 102.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 109
entreprises jusqu'aux limites extrêmes où Ton se heurte
à l'impossible. « Le vers français, perfectionné par le
génie de Victor Hugo, a reçu, dit M. Sully Prudhomme,
tout son complément; les éléments essentiels de ce vers
ont fourni leur dernier stade d'évolution. » Un autre
romantique, disciple du maître avec originalité, Théo-
dore de Banville, s'exprime de même : a Le vers alexan-
drin, qui a une importance énorme, immense dans la
poésie française, a atteint de nos jours toute l'ampleur,
toute la souplesse, toute la variété et toul l'éclat dont il
est susceptible ^ » Si plausible que paraisse cette opi-
nion, l'événement n'a pas tardé à prouver que l'espoir
d'y rallier l'unanimité des poètes contemporains était
illusoire et vain. Il s'est formé, sur le décJin du siècle,
de jeunes écoles poétiques, indépendantes du roman-
tisme et plus disposées à le remplacer, en le combattant,
qu'à l'imiter. Ces nouveaux venus, ouvriers de la der-
nière heure, animés à leur tour de la confiance ambi-
tieuse qu'éveillent la perspective du long avenir et
l'ardeur des vastes pensées, déclarent insuffisantes les
innovations de Victor Hugo et annoncent tout haut,
dans leurs préfaces et leurs manifestes, le dessein d'a-
chever radicalement la transformation du vers français.
Pour eux, un romantique n'est qu'un « pseudo-clas-
sique^ ».
Jusqu'ici, l'action de ces groupes militants, désignés
sous le nom de « symbolistes et de décadents », est de-
meurée assez obscure, et presque inaperçue du grand
public, peu curieux de poésie à cette heure et surtout
très froid pour les querelles des docteurs en versifica-
tion; la renommée aes talents distingués, qui se sont
produits dans ces régions plus bruyantes que célèbres,
n'a guère dépassé l'enceinte des cénacles qui les applau-
dissent : mais les théories sont moins ignorées que les
œuvres, grâce à la critique qui s'est empressée de si-
gnaler cette recrudescence de prétentions hardies, ce
re verdissement imprévu du parnasse contemporain^.
1. Snlly Prudhomme, Réflexions xiir l'art des vers, p. 8î. — De Banville,
Petit Traité de poésie françaixe^ p. 16.
2. Becq de Fouquières, p. 150.
3. Voir Brunetière, Essais sur la littérature contemporaine (1891)» p. 133-
156, le Symbolisme contemporain. — « Les symbolistes, dit M. Brunetière,
estiment que le vague et 1 imprécis, que le flottant et le fugitif, Taérien et
110 DKUXIÈME PARTIE.
Un fait certain ressort clairement de l'ensemble des
déclarations publiées, des polémiques courantes et des
essais d'application déjà tentés : c'est l'apparition d'un
nouveau type du vers français qui se pose et se dessine
en face des types connus et acceptés. Nous avions le
vers du moyen âge, le vers classique et le vers roman-
tique; à ces trois formes principales, il faut en ajouter
une quatrième aujourd'hui, c'est le vers symboliste ou
décadent. Mais qu'est-ce que le vers « décadent »? Par
quels caractères particuliers se distingue-t-il des formes
historiques qui l'ont précédé?
A vrai dire, le vers décadent est né des principes de
liberté affirmés par les romantiques, et des dissidences
qui se sont manifestées dans leurs rangs lorsqu'après la
victoire des théories du maître il s'est agi de les préciser
en les appliquant. Là est l'origine première de la poé-
tique des décadents. Gomment ceux qui venaient de
détruire l'ancien dogmatisme classique auraient-ils pu
en établir un nouveau et l'imposer? Même parmi les
adeptes les plus éminents et les plus fervents admira-
teurs du génie de Victor Hugo, l'indépendance indivi-
duelle s'est souvent émancipée de l'autorité de ses con-
seils ou de son exemple; combien d'autres, dans la
masse docile et disciplinée, n'ont-ils pas commis l'or-
dinaire infidélité de l'exagération ? Par une secrète lo-
gique de transitions insensibles on a été conduit du vers
romantique au vers décadent.
Victor Hugo, tout en supprimant la césure médiane
et le repos de l'hémistiche dans l'alexandrin, s'était fait
une loi de mettre à la sixième syllabe une finale tonique,
qui représentait la césure supprimée et en marquait la
place. Nombre de romantiques se sont affranchis d'une
obligation dont l'importance, si bien comprise par le
sens supérieur d'un vrai poète, leur échappait, sans
doute; ils ont écarté une gêne qui leur semblait inutile
autant qu'importune. Les uns, pour mieux braver la
césure classique, ont imaginé de placer au milieu du
vers quelque polysyllabe encombrant, dont une moitié
l'impondérable sont une partie de la poésie, et peut-être toute la poésie... Ils
cherchent un nouveau vers qui réponde à l'idée qu'ils se font de la poésie
même. C'est l'objet et l'ambition de leurs vers polymorphes. > (P. 140, 147,
148.) Celle expli-înlion est l'équivalent d'une détinilion.
LA STRUCTUHK INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. Hl
finit le premier hémistiche et dont Tautre moitié com-
mence le second ; témoin cet alexandrin de Théodore de
Banville :
Elle filait pensivement la blanche laine.
Du moins ce vers^ qui ne manque ni de sentiment ni
d'harmonie, est bien selon le mode romantique; il en a
la coupe ternaire avec la double césure ; et quant au
lourd adverbe du milieu, qui forme le tiers du total des
syllabes, on est fondé à aire qu'il y est mis à dessein,
en vue de produire un effet, et pour mieux rendre la
pensée du poète. Par un procédé plus simple, et plus
radical dans sa simplicité, d'autres versificateurs, et non
des moindres, soit romantiques purs, soit appartenant
au groupe des « Parnassiens* », ont ôté du vers toute
césure, en plaçant aux temps forts des finales atones ou
des monosyllabes non accentués, sans que cette forme
irrégulière eût pour excuse une intention d'art et fût
autre chose qu'un indice de laisser-aller et de négli-
gence :
Gomme des spectres nous errons à la lumière. . .
Et les taureaux et les dromadaires aussi. . .
Et triomphant dans sa hideuse déraison. . .
Gomme des merles dans l'épaisseur des buissons*.
La suppression des césures, dans un vers, y supprime
le rythme : cette citation le prouve. Or, qu'est-ce qu'un
vers dépourvu de rythme? Malgré la rime, ce n'est
qu'une ligne de prose. Ces vers, il est vrai, n'existent
qu'à l'état d'exception dans les œuvres d'où ils sont ex-
traits; mais les exceptions mêmes ont l'inconvénient de
provoquer et d'autoriser l'imitation.
Ce que les romantiques ont le plus fidèlement retenu
et pratiqué des leçons du maître, c'est le soin et la re-
cherche de la rime riche. Cette préférence passionnée,
exclusive, pour les sonorités éclatantes est devenue chez
beaucoup d'entre eux une monomanie, un fétichisme.
1. L'école dite « Parnassienne >» est une fraction de l'école romantique, un
rameau du tronc principal. Elle se distingue, en général, pnr l'éclut de l.i
couleur, par la fermeté du dessin et la précision du style. « Le vers parnas-
sien, a dit M. Brunetière, est dense et sonore comme Tairain. >'
2. Leconte de Lisle. — Voir d'Eichthnl. p. M. — Guyan, p. 203.
112 DEUXIÈME PARTIE. 'i
On ne s'est pas contenté des consonnances formées par I
deux finales complètes, avec la consonne d'appui; on a
recommandé, sinon exigé, des rimes « opulentes et pit-
toresques » , c'est-à-dire celles qui comprennent plusieurs
syllabes, même des mots entiers, et nous présentent des
désinences extraordinaires, imprévues, pleines de sur- (
prises, où l'identité du son contraste avec l'extrême i
différence du sens ^ . Par une conséquence inévitable, on
s'est exagéré l'importance de la rime au point d'y sacri-
fier tout le reste. « On n'entend dans un vers que le
mot qui est à la rime, dit Théodore de Banville, et ce
mot est le seul qui travaille à produire l'effet voulu par
le poète. La rime est l'unique harmonie du vers et elle
est tout le vers. » Puisque le vers se résume dans une
rime, le génie poétique consiste à choisir la rime ; la
rime n'a pas à s'inquiéter d'être d'accord avec la raison :
c'est elle qui est toute raison, comme elle est toute
poésie; elle les contient en soi l'une et l'autre et fait
corps avec elles. « Trouver la rime est un don surna-
turel et divin ; l'imagination de la rime est, entre toutes,
la qualité qui constitue le poète ^. »
Ainsi, selon le romantisme de la seconde époque, on
naît rimeur, et c'est à ce signe que se reconnaît l'ascen-
dant des vocations véritables, la vertu magique des ta-
lents privilégiés, qu'une influence d'en haut a touchés
et qui vont à la gloire sous le rayonnement d'une
mystérieuse étoile. Rien de plus simple que l'éducation
du génie de la rime. Elle tient dans cet unique con-
seil : meublez votre mémoire d'une large provision
de mots. « Je vous ordonne de lire, le plus qu'il vous
sera possible, des dictionnaires, des encyclopédies, des
ouvrages techniques, traitant de tous les métiers et de
toutes les sciences spéciales, des catalogues de librairie
et des catalogues de ventes, des livrets des musées,
enfin tous les livres qui pourront augmenter le réper-
toire des mots que vous savez et vous renseigner sur
leur acception exacte, propre ou figurée. Une fois votre
tête ainsi garnie, vous serez bien armé pour trouver la
nme'. »
1. Théodore de Banville, p. 4S, 56, 57, 75.
2. De Banville, p. 47.
3. IJ., p. 73.
LA STRUCTURE INTÉRIKURB DU VERS FUANÇAIS. H3
Quand l'inspiration a révélé au poète les rimes qui
conviennent à son sujet, il reste à les relier, à les
ajuster entre elles par des pensées : c'est ce que les an-
ciennes poétiques appelaient dédaigneusement « le rem-
plissage et les chevilles ». Le mot de « chevilles » ne
fait pas peur à Théodore de Banville, ni aux théoriciens
de son école; loin de l'excuser et de demander sa grâce,
ils le relèvent fièrement et l'érigent en précepte. « Dès
que le poète s'est rendu compte de ses visions et a
choisi ses rimes, tout ce qui n'a pas été trouvé et révélé
ainsi, c'est-à-dire la soudure, ce que le poète doit ra-
jouter pour boucher les trous avec sa main d'artiste et
d'ouvrier, est ce qu'on appelle les chevilles. Il y a tou-
jours des chevilles dans tous les poèmes; ceux qui nous
conseillent ai éviter les chevilles me feraient plaisir
d'attacher deux planches l'une à l'autre au moyen de la
pensée, ou de lier ensemble deux barres de fer en rem-
plaçant la vis par la conciliation. Bien plus, il y a autant
de chevilles dans un bon poème que dans un mauvais.
Toute la différence, c'est que les chevilles des mauvais
poètes sont placées bêtement, tandis que celles des bons
poètes sont des miracles d'invention et d'ingéniosité.
C'est par une ironie à la troisième puissance que Musset
a dit, sachant bien qu'il ne serait compris que des
initiés :
Le dernier des humains est celui qui clieville.
[Poésies nouvelles^ Après une lecture.)
Musset a pensé, a voulu dire, a dit pour ceux qui
savent lire : « le dernier des humains est celui qui pose
ses chevilles bêlement et qui les rsthote maV , » — Tout
dépend de la délicatesse du coup de rabot.
11 peut être intéressant et non déplacé d'emprunter
quelques exemples de belles rimes à l'auteur même de
ceé hardis paradoxes, prodigués avec un brio, avec
une verve de sincérité et de belle humeur qui désarme-
raient le lecteur le plus classique, et qui du moins
ont le mérite de se faire lire jusqu'au bout. Ouvrons
l'un de ses recueils poétiques les plus récents, intitulé
Nous tous^.
1. De Banyille, p. 61,62.
2. Septembre 1883. — Mars 188 i.
114 DKUXIÈMK l'AIlTlE.
Chose éloiinanlc! Dans ce ti-osor de rimes riches
s'est glissé quelles rimes insuflisantes et de n
aloi, où manque l'indispensable consonne dappui.
Toutes les poétiques les approuveraient, mais le Petit
Traité de M. de Banville les condamne formellement :
u sans consonne d'appui, pas de rime, et par conséquent
pas de poésie'. »
Nous voyoQS irioniplicr In ligne.
Sort, que de crimes tu perpèlres!
It est liai le chant iju cygne :
La parole est aax géomèires,
Voili'i, soit dit en passant, une liberté de plus, qui est
due au jeune romantisme : suppression de la loi de Tal-
tornance des rimes masculines et des rimes féminines.
Les exemples, d'ailleurs, en sont rares. Cette imperfec-
tion exceptionnelle de quelques finales médiocres dis-
paraît sous l'éclat des consonances irréprochables dont
toutes les pages du recueil sont remplies.
SÉINCB DE nÉCElTlO.N A l'aCADÉHIE
C'est là que les Tiiiseurs de vers
Et que les ciierclieurs de microbes
Peuvent tourner leurs regards vers
Uq lu se éblouissant de robes.
La rime riche s'éclipse devant la rime opulente, rime
à double et triple couronne, comme l'appelaient les ri-
nieurs du quinzième siècle; celle-ci pâlit A son tour de-
vant la rime k la fois opulente et pittoresque qui met
en opposition des polysyllabes entiers dont la significa-
tion, très diverse, formant contraste avec l'identité du
son, produit un calembour.
K
Et qu'alors le poète eu Qamme
Reite orateur;
% n'allons pas chez cet lofùme
Rcitaiirateur.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. H5
Dans la poétique de M. de Banville, la rime-calem-
bour est la perfection même, Tidéal réalisé.
Quand le rimeur a pour unique souci de faire un sort
à ses désinences et de vérifier le diapason des sonorités,
que lui importent L pensée, le style, la place de la
césure, le repos ae l'hémistiche et toutes les lois protec-
trices de rharmonie du vers? Nous savons bien que les
amis et les successeurs de Victor Hugo étaient trop
vraiment poètes pour suivre jusqu'au bout le prosaïsme
des conséquences logiques de leurs paradoxes : ils
n'ont rien poussç à l'extrême; ils respectent, en géné-
ral, l'intégrité des éléments essentiels du vers, clas-
sique ou romantique. D'autres sont venus, à leur tour,
qui ont pris plus au sérieux ces saillies paradoxales et
ces caprices d'irrégularité. Ce qui, chez les roman-
tiques, n'était qu'une fantaisie individuelle et passa-
gère, est devenu chez eux un principe, s'est développé
en programme et transformé en système. Les plus an-
ciens exemples du vers décadent sont dus à l'initiative
romantique.
M. Sully Prudhomme, dans ses Réflexions sur Vart
des vers, a fort bien signalé les causes et les origines
de cette dernière tentative dont les groupes symbolistes
ont pris la direction. C'est, dit-il, l'impatience, natu-
relle aux jeunes, de faire mieux et autrement que leurs
devanciers ; c'est aussi le dessein arrêté de percer à
tout prix, malgré l'obstacle redoutable que leur op-
pose la concurrence des talents établis : voilà d'où est
partie la première impulsion. D'autres mobiles moins
personnels, et d'un ordre plus élevé, ont poussé les
talents nouveaux à rajeunir un instrument d'expres-
sion usé sous l'effort de tant de mains habiles et puis-
santes : on a tourmenté les cordes fatiguées de la lyre
française, pour en tirer des sons non encore entendus,
au risque de la fausser et de la briser, en déconcertant
l'oreille par des vers étranges, inacceptables. De cet
ensemble, très mêlé, de vues et d'ambitions particu-
lières, éparses ou concertées, de cet emportement des
libertés individuelles, il est résulté, dans les régions où
la jeune poésie s'épanouit, un état général d'anarchie.
Chaque débutant, en pleine indépendance, rejette l'au-
torité, quelle qu'elle soit et sous quoique nom qu'elle
116 DEUXIÈME PARTIE.
se présente, ancienne ou moderne, étrangère au groupe
dont il fait partie, ou émanant de l'école même dont il
se réclame : il ne relève que de soi et dogmatise pour
son compte personnel. « 11 fait table rase pour édifier
sa chapelle, et se déclare seul en possession de la
vérité ; mais la formule de ses principes est simple-
ment celle de son tempérament*. »
La théorie du vers décadent est donc fondée sur le
principe de l'absolue liberté du poète. Ce principe se
traduit généralement en un certain nombre de for-
mules qui donnent à ce vers sa marque propre et le
distinguent des types antérieurs du vers français. Voici
un aperçu de la nouvelle poétique : i** suppression
systématique de la césure et du repos obligatoire,
quelle qu'en soit la place ; 2° abolition de la règle qui
interdit le rejet et l'enjambement; 3" tendance à per-
mettre l'hiatus ; 4" suppression du nombre fixe et dé-
terminé des syllabes dans le vers; la longueur du vers
peut varier au gré du versificateur ; 5*^ la rime est con-
servée ; mais l'alternance des rimes masculines et des
rimes féminines est d'usage libre et non obligatoire.
Dans cette théorie, faite de négations, la rime seule
subsiste; encore faut-il ajouter que certains groupes la
négligent volontiers ; ils la suppriment ou la rempla-
cent, comme au moyen âge, par une assonance^. Ce
qui reste, ce sont des vers sans rythme, des vers « in-
vertébrés», comme dit M. Brunetière, des vers « poly-
morphes», comme les qualifient leurs auteurs eux-
mêmes, et qu'on appellerait plus exactement « amor-
phes'*», simples lignes de prose, distinguées entre
elles, pour l'œil seul, par la disposition typogra-
phique. On écrit, dans la nouvelle école, des vers tels
que ceux-ci :
J'ai déchaîné des sangliers parmi les fleurs. . .
Survient la nuit victorieuse des prestiges.. .
Toi tu dors, mais ne soupçonnant larmes ni vœux. . .
Elle songe sous l'ironique crépuscule. . .
Une sueur diamante ses cheveux lourds. . .
1. Pages 10-15.
2. K La rime, très distante, ou même tout à fait absente par intermittence,
ne joue plus qu'un très faible rôle. » — D'Eichthal, p. 50.
3. Polymorphes, à forme changeante. — Amorphes, sans forme.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. il7
Mais de l'aulomne renaîtra Tété plus beau, . .
Toi pour qui le glaive rutile et la nef rame*. . .
Voilà le vers décadent, le type récent du vers français,
opposé au vers de Racine et au vers de Victor Hugo.
Le triomphe des écoles récentes les plus avancées, dit
M. Sully Prudhomme, ne laisserait rien debout de ce
qui jusqu'à présent a été considéré comme distinguant,
pour Toreille, les vers de la prose. Dans leurs poèmes,
il faut s'en remettre à l'œil pour discerner si un membre
de phrase est un vers ou un fragment de prose, selon
qu'il est isolé du reste de la phrase et mis en vedette,
ou qu'il y demeure incorporé. Ainsi l'évolution his-
torique du vers, après tous les essais progressifs qui
ont élaboré cette forme du langage, aboutirait à dis-
loquer et détruire tout à coup son oeuvre même au gré
de fantaisies individuelles*. »
A côté de ces innovations destructives, il y a, dans
la poétique de la jeune école une intention de créer
quelque chose. Il s'agirait de remplacer le rythme an-
cien par un nouveau développement des ressources
harmoniques de la langue, c'est-à-dire par certaines
combinaisons de voyelles ou de consonnes, destinées à
produire, sur des points déterminés, de puissants effets
d'expression musicale. Si nous comprenons bien la
pensée des initiateurs du progrès décadent, cette vir-
tuosité nouvelle consisterait tout simplement dans un
emploi plus hardi de ces rappels de sonorité et de ces
redoublements de lettres que l'ancienne poétique dé-
signait sous le nom «d'harmonie imitative et d'alli-
tération' ». L'aphorisme suivant de l'un des maîtres de
la doctrine peut-il avoir un autre sens? « Le vers libre,
au lieu d'être comme l'ancien vers, coupé par des
césures régulières, doit exister en lui-même par des
allitérations de voyelles et de consonnes parentes*.»
Mais qui ne sait que ces allitérations, ces rencontres
et ces répétitions préméditées des mêmes consonnes
1. Voir d'Eichlhal, p. 44 et 53. — Guyan, p. 203 et 20i.
2. Page 16.
3. L\illitération consiste à répéter ou opposer plusieurs fois la même on
les mêmes lettres. (Du latia ad et Ulteram; lettre contre lettre.) — Sur ce
mot, voir p. 13.
4. D'Ei-hlhal, p. 49.
il8 DKUXIÈMK PARTIE.
et des mêmes voyelles ont toujours été le procédé in-
stinctif des poésies primitives et semi-barbares? Nous
l'avons trouvé dans les vers saturniens, au temps de
Numa et d'Ancus Martius; on le retrouve à la hn de
Tempire dans les cantilènes tudesques qu'on déclamait,
en s'accompagnant de la harpe, à la cour des rois et
des seigneurs francs du sixième siècle. Un bel esprit
de la décadence romaine, l'Italien Kortunat, courtisan
de Frédégonde et de Brunehaut, nous a conservé le
souvenir de ces élégances germaniques, en s'égayant
à les imiter, dans ses distiques latins, pour plaire à des
rois qui s'appelaient Ghildebert et Ghilpéric. Voici un
court fragment de ces imitations. Il pourrait se passer
de traduction; car il s'agit d'apprécier, non ce qu'il
dit, mais comment il résonne. C'est le son qui importe,
et non le sens.
. . . Qui caput es capitum, Vir, capitalo bonum î
Primus et a primis, prior et primoribus ipsis,
Qui potes ipse potens, quem juvat omnipotens. : .
Florum flos, florens florea, flore fluens*. . .
Existe-t-il une bien grande différence entre ces alli-
térations du sixième siècle et celles qui sont devenues
«incessantes et souvent fatigantes*» chez les nouveaux
poètes?
Une suprême opale ^ opaline et pâlie. . .
Et la dame, en tristesse, a cueilli l'ancolie^.
Pour faire accepter, en échange du rythme vieilli
et détruit, ces « ressources harmoniques, » il faudra
d'abord que « les instincts acoustiques » se soient
modifiés, et que l'oreille civilisée redevienne barbare ;
car on ne doit pas oublier qu'une allitération dont on
abuse est «parente», comme disent les décadents,
1. Epitre à Childebert II. — Voir \ Histoire de la littérature française au
moyen âge (Eugène Belin), t. U, p. 188, deuxième édilion. — Traduction libre :
« Toi qui es le chef des chefs, Héros, notre bien principal et capital ! Tu es
le premier, issu des premiers, le premier par dessus les premiers! Tu peux
tout, par ta puissance et par l'aide du Tout puissant. Fleur des fleurs, par-
terre florissant, inondé de fleurs. »
2. D'Eichthal, p. 49 et 50.
3. Id. — L'ancoiie désigne Tnquilégie vulgaire {aquilegia), dite aussi herbe
de lion, ancolie des jardins (f^iltré).
LA STRUCTURE INTÉRIKURK DU VERS FRANÇAIS. H9
d'une simple cacophonie. Changer entièrement les ha-
bitudes de l'oreille française est une première néces-
sité qui s'impose. Gela n'est pas pour décourager nos
poètes ; ils se flattent de vaincre les résistances, et
leur confiance dans le succès à venir est fondée sur cet
espoir.
Nous reviendrons, un peu plus loin, sur ce sujet.
Nous examinerons, dans un chapitre spécial, la ques-
tion, devenue très importante, de l'assonance et de
l'allitération.
CHAPITRE IV
L'élision. — Les régules classiques et les libertés
du moyen lig^e.
Expose des règles classiques sur Télision. — L'élision clans
l'intérieur des mots et à la lin des mots. — Observation sur
Tclision du pronom le tonique, devant une voyelle initiale. —
Les libertés du moyen âge : Te muet final devant une con-
sonne. — L'e muet a Tintérieur des mots. — L'e muet final
devant une voyelle. — Singularités de Fusage ancien. — Quel
était l'effet du t étymologique sur Tclision de l'e muet final?
— L'emploi du t euphonique a-t-il été connu du moyen âge?
Il y a deux sortes d'élision : l'une intérieure, l'autre
extérieure. La première se fait au milieu même des
mots par une contraction ou synerèse ' qui supprime,
dans la prononciation et dans la mesure du vers, un e
muet précédé d'une autre voyelle ou d'une diphtongue.
Exemple :
Celui qui, suspendant les heures fugitives,
Oubliej^aU que le temps coule encor sur ces rives. . .
(Lamartine, Nouvelles méditations, Ischia,)
La seconde élision se produit à la fin d'un mot, lorsque
1. Mot tiré du grec auvaipiat;, subslanlif verbal de «ruvatptTv. prendre
ensemble, ramasser, contracter, resserrer.
120 DEUXIÈME PAKTIE.
Ve muet qui termine ce mot rencontre une voyelle qui
commence le mot suivant :
Il s'élève, il retombe, il renaît, il expire.
(Lamartine, ibid,)
Outre Ye muet, les voyelles a et i sont quelquefois
élidées à la fin d'un mot; mais, dans le français mo-
derne, l'article la et la conjonction si sont à peu
près les seuls mots où se rencontrent, ces élisions :
Vannée^ s'il dit.
Nous allons tout d'abord résumer les règles clas-
siques de l'élision intérieure et extérieure ; puis nous
placerons en regard de l'usage actuel et correct l'usage
ancien.
Règles classiques de rélision.
1° Elision a l'intériel'r dks mots. — Cette élision
se produit au milieu d'un certain nombre de mots,
dérivés pour la plupart du latin classique ou du latin
populaire, et dans lesquels se trouve un e muet, ayant
presque toujours pour origine une voyelle a qui ap-
partenait aux mots latins d'où sont sortis ces mots
français. Tels sont les substantifs suivants, terminés
en ment, et qui ne comptent que trois syllabes : dé-
vouement, dénuement, enjouement, ondoiement, ral-
liement, aboiement, engouement, reniement, tutoie-
ment, bégaiement, paiement; tels sont aussi certains
substantifs dissyllabiques terminés, en erie : tuerie,
crierie, féerie, soierie. A ces substantifs ajoutons les
futurs et les conditionnels de certains verbes : louerai,
prierai, paierai, avouerai, envierai, dont les trois pre-
miers sont dissyllabiques et les deux derniers n'ont que
trois syllabes. En effet, cet e muet, ainsi placé, et qui
ne se prononce pas, n'augmente en rien le nombre
des syllabes du mot : il se fait, nous l'avons dit, une
contraction qui réunit cet e muet à la voyelle ou à la
diphtongue précédente, de manière à les confondre
LA STRUCTURK INTÉlUJailK DU VERS FRANÇAIS. 121
dans une syllabe unique, sensiblement allongée par
cette réunion.
C'est là, tout haut du moins, ce qu'il n'avouera pas.
(BOII.EAII.)
Notre si vie languit dans un remerciement.
(ID.)
Avant la fin du jour vous me justifierez.
(Racine.)
Que tout autre que lui me paierait de sa vie.
(Racine*.)
Une contraction du même g-enre élide ou supprime,
dans la prononciation et dans la mesure des vers, Ve
muet des finales en aient, qui appartiennent à certains
temps des verbes, et celui de la finale en ient du sub-
jonctif pluriel soient. Il en est de même pour la troi-
sième personne du pluriel aient^ dans le verbe avoir.
Toutes ces finales sont monosyllabiques et, placées à
la fin d'un vers, donnent des rimes masculines. C'est
ce que nous avons expliqué dans le chapitre premier
de cette deuxième partie*.
L'usage, que la règle autorise pour certains verbes
Spécialement désignés, peut-il s'étendre par analogie,
et s'appliquera d'autres verbes qui nous présentent des
fmales semblables où Ve muet ne se prononce pas?
Pourrait-on, par exemple, transformer en monosyl-
labes voient et croient qui se prononcent comme soient y
et le pluriel fuient qui sonne comme le singulier fuit?
Est-il permis d'y supprimer, par contraction, Ve muet
dans la mesure des vers? Nous renvoyons également
aux observations déjà faites sur cette question dans le
même chapitre'.
Il y aurait, peut-être, quelque sévérité à blâmer
comme incorrects les vers suivants, où l'on s'est écarté
de la règle en se fondant sur une raison très sérieuse
d'analogie :
Tu seras seul aussi, mes laquais ne voient rien.
(A. DE Musset, Poésies nouvelles, 195.)
1. Vers cités par Quijlierat, p. 63-ôi.
2. Page 45.
3. Page 46.
AUBKRTIX. — VERSIFIC. rilANC:.
122 DEUXIÈME PARTIE.
Avant que tu n'aies mis la maiu à ta massue.
(V. HuGO^)
2® Elision extérieure : h'e muet final devant une
VOYELLE INITIALE. PREMIERE REGLE. Au lieU dc SC
trouver au milieu du mot, comme dans les exemples
précédents, Ve muet peut être placé à la fin, et y ren-
contrer la voyelle initiale d'un autre mot. Alors, il y a
élision; Ye muet final s'efface devant la voyelle qui
commence le mot suivant :
Tendre au pauvre qui pas^c un morceau de son pain.
(Lamartine, Nouvelles Méditations, les Préludes.)
Dans un vers classique ou moderne, un e muet final est
nécessairement élidé par la voyelle initiale du mot qui
le suit; il ne peut subsister et se maintenir en présence
de cette* voyelle. Il s'élide même dans des cas où une
forte ponctuation sépare les deux voyelles^ finale et
initiale, ou quand le dialogue s'échange entre divers
personnages :
Non, vous diS'je, on devrait châtier sans pitié
Ce commerce honteux de semblants d'amitié.
(Molière, le Misanthrope, a. I, se. ii.)
BOXANE
— Achève, parle.
BAJAZET
O ciel î Que ne puis-je parler !
(Racine, Dajazet, a. II, se. i.)
L'A initiale, quand elle n'est pas aspirée, est assi-
milée à une voyelle et n'empêche pas l'élision. Mais
l'élision n'a pas lieu quand l'A initiale est aspirée ;
cette A fait l'office d'une consonne. Voici des vers où
l'A est tantôt muette, et tantôt aspirée :
La mort vole au hasard dans V horrible carrière;
I/un périt tout entier; Tautre sur la poussière.
Gomme un tronc dont la hache a coupé les rameaux,
De ses membres épars volt voler les lambeaux,
Et se traînant encor sur la terre humectée,
Marque en ruisseaux de sang sa trace ensanglantée.
(Lamartine, les Préludes,)
1. Vers cités parTobler, p. 44.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 123
Comme Vh aspirée se fait assez peu entendre et ne
se distingue pas toujours de Vh muette, surtout dans le
langage familier, il arrive que les poètes s'y trompent
quelquefois, ou du moins ne sont pas empêchés, même
par l'A aspirée, d'élider Ve muet final du mot pré-
cédent :
Je meurs au moins sans être haï de vous.
(Voltaire, Enfant prodigue, a. III, se. iv.)
Deuxiè:me règle. — Lorsque Ve muet fînial est pré-
cédé, dans le même mot, d'une autre voyelle, qui est
tonique, comme dans épée^ rue, jalousie, tue, rallie^
s'écrie, etc., cet e muet ne peut compter pour une
syllabe, ni trouver place dans l'intérieur d'un vers, à
moins d'être élidé. Il est donc nécessaire de le faire
suivre d'un mot qui commence par une voyelle :
vallons paternels, doux champs, humble chaumière,
Au bord penchant des bois suspendue aux coteaux. , .
Voir les fleurs du vallon sous la rosée éclore.
(Lamartine, les Préludes.)
Par conséquent, des formes plurielles, comme les
épées, les rues, ils jouent, ils tuent, et autres terminai-
sons pareilles, où Ve muet, protégé par des consonnes,
ne peut s'élider, doivent être rejetées de l'intérieur du
vers, et ne trouvent place qu'à la fin, en qualité de rimes
féminines. C'est celte règle qui défend d'assimiler aux
formes monosyllabiques des subjonctifs aient et soient,
ainsi qu'aux terminaisons en aient des imparfaits et
des conditionnels, les finales en ent de certains verbes,
qui, dans le corps du mot, sont précédées d'une voyelle
tonique, par exemple : voient, croient, prient, sup-
plient, rallient, crient, justifient, tuent, concluent,
noient, emploient, etc. Nous avons dit pourquoi il nous
semble juste de tempérer la rigueur de la règle par
quelques exceptions ' : mais, selon la doctrine classique,
ces finales ne peuvent figurer dans l'intérieur des vers,
ni sous forme de dissyllabes, ni contractées en mono-
syllabes. Aussi a-t-on blâmé avec raison les exemples
suivants empruntés à des poètes du dix-septième siècle
1. Pages 45. -16.
124 DEUXIÈME PARTIE.
qui, se conformant aux habitudes d'une versification
surannée et aux usages de la prononciation courante,
ont admis dans le corps du vers, et compté pour une
syllabe, Ve muet final placé après une voyelle tonique,
soit seul, soit accompagné de consonnes :
Le droit de Tépée
Justifie César et condamne Pompée.
(Corneille, Pompée, a. I, se. i.)
Comme toutes les deux jouent leurs personnages.
(Id., Suite du Menteur, a. III, se. m.)
Les sœurs crient miracle.
(II)., Médée, a, I, se. i.)
— Noyent le souvenir de leur vieille querelle. • .
(RoTRou, Sosies, a. III, se. v.)
— La partie brutale alors veut prendre empire
Dessus la sensitive.
(Molière, Dépit amoureux, a. IV, se. ii.)
Ils ci'oyent que tout cède à leur perruque blonde.
(II)., Ecole des Maris, a. III, se. vrii'.)
Molière a dit aussi, à tort :
Mais elle bat ses gens et ne les paye point.
(Le Misanthrope, a. III, se. v.)
Le pluriel de ce verbe, écrit et prononcé selon
Tusage moderne, paient, pourrait, ce nous semble,
former un monosyllabe, sur le modèle du subjonctif
aient, et se placer dans Tintérieur d'un vers. Quant au
substantif paiement, qui a remplacé « payement », il
élide et contracte \e muet qui suit l'i tonique, comme
remerciement et d'autres mots pareils; il est dissyl-
labique et se place dans le vers, à volonté.
Quand Ye muet final forme la syllabe atone d'une
rime féminine, peu importe que le vers suivant com-
mence par une consonne; c'est le seul cas où il n'ait
pas besoin d'être élidé, même lorsqu'il y a continuité
aans le sens. La finale atone d'une rime féminine est
une syllabe superflue et qui ne compte pas. Suivie
d'une consonne initiale dans le second vers, elle ne
1. Vers cités par Tobler, p. 50.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 12»
trouble pas le rythme, parce qu'elle n'entre pas dans la
mesure. Elidée ou non, elle reste en dehors.
Vous la verrez, seigneur; Bérénice est instruite
Que vous voulez ici la voir seule et sans suite;
La reine, d'un regard, a daigué m'avertir
Qu*à votre empressement elle allait consentir.
(Racine, Bérénice, a. I. se. i.)
Dans Texclamation aïe, Ve muet final doit être élidé :
Aïe! aïe! à l'aide ! au meurtre! au secours! on m'assomme.
(Molière.)
Pour se dispenser de l'élision, les poètes écrivent
(quelquefois ce mot ay :
Ay! ce malheur me rend un favorable office.
(GOHNEILLE.)
Il est d'autres mots devant lesquels l'élision de Ye
muet final ne se fait pas toujours, bien qu'ils com-
mencent par une voyelle. Exemple : onze, onziènie,
ouate, oui. Ces voyelles et ces diphtonf^ues sont en
quelque sorte aspirées. Les poètes, lorsqu'ils emploient
ces mots, élident ou n'élident pas, selon leur conve-
nance, Ve muet final du mot qui précède : c'est une
clision facultative. On trouve chez quelques-uns l'o/i-
ziènie. Dans ce vers d'Emile Augier, l'élision a lieu de-
vant onze :
Plaignons-la. — Non c'est moi qu'il faut plaindre. — Onze,
[douze * .
[Gabrielle^ a. II, se. iv.)
Molière, le plus souvent, n'élide pas l'e muet devant
oui, ouais :
Querelle? — oui, querelle, et bien avant poussée. . .
Eli! non, mon père, — Ouais? Qu'est-ce donc que ceci?
On pourrait supposer dans ces passages la pronon-
ciation dissyllabique ou-i, ou-ais, encore usuelle au
seizième siècle; mais il faut remarquer que partout
ailleurs, dans Molière, ces deux mots sont monosyllabes.
1. Tobler, p. 62-03. — Qaicherat, p. 61. *
12() DEUXIÈME PARTIE.
Ajoutons qu'il est des cas nombreux où ce poète élide
Ye muet final dans oui et ouais :
Noire sœur est folle, oui, — Gela croît tous les jours ^ .
Tobler cite d'autres exemples, tirés de Molière, qui
suggèrent les mêmes remarques et aboutissent à la
même conclusion. Vers où Ye muet final n'est pas élidé
devant oui :
Quoi! de ma fille ? — Oui. Clitandre en est charmé. . .
(Femmes savantes^ a. II., se. in.)
Vers où Ye muet est élidé :
Il n'importe. Qu'en tends-je.?' — Oui, c'est là le mystère. . .
(Ecole des Femmes, a. V, se. vu.)
3® Observations sur l'élision des pronoms accentués.
^— Bon nombre de mots et de particules monosylla-
biques, pronoms, articles, adverbes, prépositions et
conjonctions, atones par nature, deviennent parfois ac-
centués, ou toniques, par position, lorsque la pensée
exprimée leur attribue une importance qu'ils n'ont pas
le plus souvent. Dans ce cas, s'ils contiennent un e final,
doit-on l'élider, comme s'ils étaient atones? Assuré-
ment non. La voyelle d'une syllabe tonique ne doit
jamais être supprimée par l'élision. Ces mots devenus
accentués ne peuvent être placés dans le vers que de-
vant un mot commençant par une consonne. Prenons
pour exemple le pronom /e, fréquemment employé en
poésie, comme atone et comme accentué. Dans ces
deux vers,
Le roi promit alors de le récompenser. . .
Et ne pouvcz-vous pas d'un mot l'exterminer?
(Esther, a. Il, se. i.)
le est atone, et se prête à l'élision. Il est accentué
dans cet autre vers, et Ye final ne pourrait être élidé
sans produire un hiatus :
Laissez-/^ s'applaudir d'un triomphe frivole.
(Ihid., se. 11.)
1. Souiian, la Versification de Molière, p. 10.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 127
La même remarque s'applique à ces monosyllabes de
même espèce, yV, te, ce, ordinairement atones, et accen-
tués par exception. Ces pronoms, comme le pronom
le, lorsqu'ils sont marqués d'un accent tonique, peu-
vent se placer à la césure :
Eh bien ! achève-fe; voilà ce coup tout prêt.
(ROTROU.)
— Non que pour ce de rien moins je le prisé.
(PiRON.)
— Je devrais sur l'autel où ta main sacrifie
Te,, , Mais du prix qu'où m'offre il faut me contenter.
(Athalie, a. V, se. v.)
On n'a pas toujours compris la différence, cependant
très sensible, qui existe entre la forme atone et la forme
accentuée de ces pronoms ; même à l'époque classique,
on les a confondues, et il est résulté de cette erreur
que des hiatus très choquants ont été commis, invo-
lontairement, par d'excellents poètes. En voici quel-
ques-uns :
Mais, mon petit monsieur, prenez-/^ un peu moins haut.
(Molière.)
— Du titre de clément, rendez-/^ ambitieux.
(L\ Fontaine.)
— Laissez-/e au moins ignorer que c'est vous.
(Voltaire, l'Enfant prodigue, a. IV, se. m.)
— Plaignez-/^, il vous offense, il a trahi son roi.
(Ii>., Adélaïde^, a. III, se. ni.)
L'ensemble des règles que nous venons d'exposer ré-
sume et représente l'usage moderne : un examen ré-
trospectif fera connaître les libertés qui constituaient
l'usage ancien, pendant le moyen âge et jusqu'à la fin
du seizième siècle.
1. Tobler, p. 6i. — Quioherat, p. 62-63.
128 DEUXIÈME PARTIE.
Les libertés de rélision dans la poésie française,
au moyen âge et au seizième siècle.
En ce qui concerne Félision, l'usage ancien a pour
caractère principal d'être variable et indéterminé. Rien,
alors, ni en poésie ni en prose, dans la langue ni dans
le style, comme dans l'art de versifier, ne pouvait
prenare une forme définitive. Les terminaisons étaient
incertaines ; l'idiome national, partagé en dialectes, se
modifiait sans cesse; d'une province à l'autre, la pro-
nonciation des mots différait, comme l'orthographe.
La liberté du poète était à l'aise au milieu de l'incohé-
rence générale. Rappelons d'abord que Ye muet, qui
est la matière ordinaire de l'élision, peut être consi-
déré dans trois positions très distinctes : au milieu ou
la fin des mots, devant une consonne, ou devant une
voyelle initiale. Attachons-nous à cet ordre que nous
avons déjà suivi, et sur chacun de ces trois points
examinons l'usage ancien et ses variations.
1** L'e MUET A LA FIN DES MOTS DEVANT UNE CONSONNE
INITIALE*. — Dans la poésie du moyen âge, Ve muet à
la fin des mots, comme à l'intérieur, forme toujours
une syllabe, et cette syllabe compte dans la mesure du
vers tout autant qiie si la syllabe était formée par une
voyelle sonore ou par un é accentué. Il n'était donc pas"
nécessaire d'élider cet e muet; il pouvait se placer, à
tout endroit du vers, devant un mot commençant par
une consonne : la syllabe^ composée du seul e muet,
gardait sa valeur. Voici des octosyllabes qui sont cor-
rects et complets, selon l'usage ancien :
Que compagnie qu'il ëust. . .
Ne vos conoistroie des mois . . .
Et la plaie d'amors empire,
(Le Chevalier au Lyo?h v. 2289, 2276, 1375.)
1. Dans la présente section de ce chapitre, nous avons résumé et condensé
une partie du savant travail de M. Tobler sur la versiûcation du moyen âge,
eu nous appliquant à le simplifier et à l'éclaircir.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 129
Ue muet forme, ici, la cinquième, ou la sixième, ou
la quatrième syllabe. Il en est de même quand Ve muet
final est accompagné d'une ou de plusieurs consonnes :
Les meslée^ et les estorz. . .
Estoienf luit entalenté * . . .
(Le Chevalier au Lyon, v. 2232, 2328.)
Dans le premier vers, Ve muet forme la quatrième
syllabe ; dans le second, il est à la troisième.
En opposition à cette remarque, d'autres exemples,
plus rares il est vrai, nous montrent, dès le quatorzième
siècle et même plus tôt, Ve muet final contracté avec
la voyelle tonique qui le précède, ou tout simplement
supprimé, cesser de former une syllabe à part :
Qu'a un autre de li seront baillia les clés*.
[Gaufrey, v. 63.)
Baillies ne compte, ici, que pour deux syllabes ; la
finale muette es se contracte avec Vi tonique. On trouve
aussi isLue comme monosyllabe ; Ve muet final est sup-
f)rimé dans le compte des syllabes de ce vers octosyl-
abique :
Abati Viaue maisons et caves.
(Barbazan et Méon, h, 235, 276.)
De même, on trouve de bonne heure, c'est-à-dire dans
des manuscrits du treizième siècle, la terminaison oie
des imparfaits remplacée par oi^ ou considérée comme
monosyllabe quand on lui conserve sa forme ordinaire.
Mais s'il estre pooit, {çe voldrot plus privé'.
(Poème moral, Hecueil de Paul Meyer, 20, 163.)
Mieus me vorote conjbatre a lui qu'a cez meschiuis*.
(^Hugues Capet^ v. 70.)
1. En français moderne : « Les mêlées et les combats... Ils étaient tous
désireux, etc.. »
2. « Qu'à un autre que lui seront confiées les clefs. »
3. u Mais, s'il était possible, je le voudrais plus familier. »
4. u Je voudrais combattre contre lui plutôt que contre ces malheureux. »
6.
130 DEUXIÈME PARTIE.
S'arot-ge bien raeslier ea ung aultre régné.
(Hugues Capet, v. 182.)
Il me semble que tu n'oies goûte* . . .
(Jeban Bruyant, 32 b,)
Dans ces vers, Ve muet final des terminaisons oie,
oies ne compte pas dans la mesure; chacune de ces
terminaisons est monosyllabique.
Nous venons de voir le mot eaue, i au e employé quel-
quefois comme monosyllabe dès le treizième siècle ; en
revanche, nous le voyons employé comme dissyllabe,
même au quinzième siècle :
Vcaue benoisle effHce tout.
(Ancien Théâtre français, I, 157.)
Nous avons dit que le monosyllabe oi avait com-
mencé, en plein moyen âge, à remplacer, çà et là, le dis-
syllabe oie, oye, dans la terminaison de certains temps
des verbes : toutefois, Tancienne forme dissyllabique se
montre encore, au seizième siècle, dans Marot. Ce poète
fait rimer je irouvoye avec le substantif la voye, bien
qu'en général il préfère la terminaison oi, ois dans Tin-
térieur du vers, h' Art poétique de Ronsard, imprimé
en i565, recommande Temploi des vieux verbes pi-
cards, comme voudroye, pour voudroy, aimeroye,
diroie, fer oie.
La terminaison en oient, de la troisième personne du
pluriel de l'imparfait, dont la forme moderne est aient,
comme alloient, allaient, marchaient, marchaient, etc.,
est ordinairement de deux syllabes au moyen âge,
tandis qu'elle ne compte que pour une dans le français
classique : elle n'a pas été inconnue, cependant, comme
monosyllabe, à l'ancien français. Témoin ces vers :
Et les gens de bien près qui j)f\.SBoient pour aller. . .
Tous chis qui le weoient en esioient esbahis.
(Hugues lOapet, y. 63 et 51.)
Sont pareillement monosyllabiques, quelquefois et
par exception, dans l'usage ancien, les troisièmes per-
sonnes cfu subjonctif présent d' « être » et d' « avoir »
1. « J'aurais bien besoin d*ètre dans un autre royaume. » — « Il me semble
que tu n'entends rien du tout... »
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 131
au pluriel, aient et soient^ qui presque toujours au
moyen âge sont de deux syllabes :
Combien qu*ils aient de sens le nom.
(Jehan Bruyant, 28 a. Le Chemin de povreté
et de richesse.)
Dans cet octosyllabe, aient monosyllabique est placé
à la césure. Ce n'est donc pas seulement au quinzième
siècle, comme on l'a dit, qu'on a commencé à donner à
ces terminaisons la valeur d'un monosyllabe. D'autre
part, il se présente encore au seizième siècle des exemples
nombreux où les subjonctifs aient et soient conservent
la valeur dissyllabique qu'As tenaient de leur origine
et de l'ancienne prononciation :
1 2
Respit ayeîît en Paradis. . .
12 12
Soyent blanches, soyent brunettes.
(Villon, Grand Testament.)
Malherbe lui-même a employé une fois soient comme
dissyllabe.
Jusqu'au commencement du dix-septième siècle, les
terminaisons le, oue, we, ee, oie, ies^ aies, oies, ient,
ent, ont été employées comme dissyllabes dans l'inté-
rieur des vers, même quand Ve muet était accompagné
d'une ou de plusieurs consonnes et ne pouvait s'élider :
Après pluye vient le beau temps.
(Roger de Colleryk, 264.)
Que quand j'estois à Galatliée joinct. . .
(Cl. Marot, /" Eglogiie de Virgile.)
Afin qyx'ayes Ventrée sûre.
(Jodelle, Eugène, a. I, se. i.)
Et par luy la cité de Troye fut bruslée.
(Ronsard, vir. 35.)
S'ass/e;i^ en prélats les premiers à vos tables.
(Régnier, Salire ii.)
... Il n'est temple
Dont, pour le rencontrer, je n'aî/e fait le tour.
(RoTROo^ Sosies, a. IV, se, i.)
On trouve assez souvent, même au seizième siècle.
132 DEUXIÈME PAHTIE.
Talicienne forme des verbes où la terminaison ie se
contracte en i ou en y : u Je pri, je supply. »
Au moias je te supply que tu me réconfortes.
(Ronsard, Poésies choisies, 282.)
Je pri Dieu qu*il nous garde en ce bas monde icy.
(Règnikr, Satire VI IL)
Ronsard, dans son Art poéti'^ue déjà cité, a donné
une règle qui a été suivie par quelques poètes de son
temps, et dont se sont souvenus çà et là Régnier, La
Fontaine et Molière : il recommande de négliger, dans
l'intérieur du vers, Ye muej, des terminaisons ee, oue,
lie, ees, oiies, ues, et de n'en pas tenir compte dans
la mesure du vers. On rencontre déjà, dans Roger de
Collerye, au quinzième siècle :
Prisée m'est une lâche fuite. . .
Gastées ne sont point ne greslées,
(Œuvres, p, 171 et 264.)
Ces trois participes sont dissyllabiques ; Ye muet
final est considéré comme nul et non avenu. Voici des
exemples plus récents :
A veued'œil mon teint jaunissoit.
(Régnier, p. 238, édition Barthélémy.)
Bon, jurer; ce serment vous lie-i-i\ davantage?
(La Fontaine, Contes, le Petit Chien.)
A la queue de nos chiens, moi seul, avec Drécar.
(MoLiÈRB, les Fâcheux, v. 542.)
Tous ces mots, veiie, lie, queue, sont ici monosylla-
biques.
Les nombreux exemples que nous venons de citer, et
qui se rapportent tous à la valeur attribuée à Ye muet
final par l'usage ancien, sont loin de s'accorder entre
eux : les habitudes les plus générales sont contredites par
des procédés tout différents. Ces incertitudes ne doivent
pas nous surprendre ; elles étaient inévitables. Un usage,
si répandu qu'il soit, ne peut contraindre personne à
l'observer; il laisse entière la liberté de faire un autre
choix. La règle seule a l'autorité suffisante pour créer
l'obligation et pour l'imposer.
LA STRUCTUUE IXTÉRIEURK DU VERS FRANÇAIS. 43M
2® Ue MUET A l/lNTÉRIEUR DES MOTS. Au milicU
des mots, le plus ancien usage comptait Ye muet pour
une syllabe :
Et demainent grant ciwie.
(G, GuiART, II, V. 6537.)
12 3 4
Et si vos en mercieroot.
(Le Chevalier au Lyon, v. 740.)
Mais dès la dernière période de l'ancien français,
c'est-à-dire dès le quatorzième siècle, les dissyllabes le,
oue^ oie, etc., placés dans le corps des mots et y pré-
cédant la syllabe tonique, se sont contractés et ont été
employés comme monosyllabes. On rencontre assez
souvent des exemples comme ceux-ci :
Et dit que ne ^'oublira mie.
(Barbazan et Méon, iv, 280, 138.)
Et puis devenray nonne et priray Dieu merchi.
(Hugues Capet, v. 199.)
Mauvais ostel trouvai, jà n'en paierai denier.
(Deaudoin de Sebourc, xxt, 532.)
Paierai est dissyllabique.
On trouve aussi, mais comme exceptions, dans des
textes assez anciens, le futur lorai et le conditionnel
loroye, pour « louerai » et « loueroie » , l'adverbe vraie-
ment dissyllabique, et le substantif cririe, pour crierie.
Mais, d'autre part, et tout au contraire, le groupe aie,
écrit dans ce cas a^e, et prononcé comme il s'écrivait,
se rencontre encore au seizième et au dix-septième
siècle, ayant la valeur de deux syllabes :
Faut-il que gayement je die.
(JoDELLE, Eugène, a. V, se. ii.)
Mais je vous avouerai que cette gayeté * . . .
(Molière.)
Si d'un peu d'amitié tu payeras mes vœux. . .
(Ii>.)
Tu n'en vas recevoir le juste payement. . .
(ID.)
1. Soariau, la Yersification de MolU're, p. 8.
134 DKUXIÈME PARTIE.
Que devient Ve muet dans Tusage ancien, lorsque,
placé à la fin d'un mot^ il rencontre la voyelle initiale
du mot suivant?
3*^ L'e MUET FINAL DEVANT UNE VOYELLE INITIALE.
Dans le français classique, Télision de Ve muet final
devant une voyelle initiale est obligatoire toutes les
fois qu'elle peut se produire : dans Tancien français, il
est une catégorie de mots qui échappent à cette obli-
gation. Ainsi, pour une partie des monosyllabes, Téli-
sion est facultative, soit sans restriction, soit condi-
tionnellement. Voici les mots pour lesquels Télision est
facultative, sans restriction : ne (du latm nec), ce, que,
je, //*, (article), se (du latin si), se ou si (du latin sic).
Quant aux pronoms atones me, te, se, le, la, lors-
qu'ils sont précédés d'un verbe, mais seulement alors,
Télision est facultative : si, au contraire, ils le pré-
cèdent, Télision est indispensable dans tous les cas
où elle est possible. — Les articles le, la et de perdent
toujours leur voyelle devant une autre voyelle mitiale.
Ne, forme affaiblie de non, ne peut garder son e devant
une voyelle ; dans ce cas, on remplace très souvent ne
par une autre forme, nen, qui rend Télision inutile. Le
pronom atone H, qu'il faut distinguer de l'article li, ne
perd guère son i que devant le mot en. — Exemples
d'élision facultative ; les mêmes mots tantôt élidés,
tantôt non élidés :
Mes a clerc ne a lai son estre ne mustra.
— N'en vont entrer en plet, n'en respuns, ?i'en retrel *.
[Saint Thomas, v. 845, 353.)
Ne sni-je en vostre bail lie?
(Rdtëbeuf, I, 323.)
— Et /eu ta promesse me met*.
(Méon, II, 242. 200.)
Et si i fu messires Yvains. . .
— 5'issirent fors de la meison*.
[Chevalier au Lyon, v. 56 et 220.)
1. « Mais il ne révéla son existence ni à clerc, ni à laïque;... il ne voulut
entrer ni en contestation, ni en compte, ni en rapport. »
2. « Ne suis-je pas sous votre garde? » — « Et je me mets sous la foi de
ta promesse. »
3. « Et ainsi y fut monseigneur Yvain »... — « Et ainsi ils sortirent de la
maison. »
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 435
Le pronon li (à lui) s'élide devant en :
Les temples et le- front Ven froil* . . .
(Le Chevalier au Lyon, v. 2969.)
Exemples de Télision facultative des pronoms atones
me, te, se, le, la, lorsqu'ils sont précécfés d'un verbe ;
Fui, fet ele, lesse m'en pès*.
(ld„ V. 1G47.)
Mêlez le el siifrir. — Esguardez le en l'ur.
(Philippe de Thaun, Compiil, v. 148.)
— Metez /'arrière et vos avant*.
(Barbazan et MÉON, iv, 373, 245.)
Qui, inteiTogatif et relatif, perd souvent son i devant
une voyelle initiale. Souvent, il est vrai, lorsqu'il est
pronom relatif, au nominatif, il prend la forme que,
dontl'edisparaît, nous l'avonsdit, par l'élision; maisdans
les cas mêmes où le sens exige la forme qui, c'est-à-dire
au nominatif interrogatif, ou au nominatif relatif sans
mot déterminant, Télision de la voyelle finale i se fait
quelquefois :
Si me dites aussi qn'o moi morir vaura.
(Ikaudoin de Sehourc, xi, 294.)
Eureuse seroit
QiCdi tel seignour seroit dame espouse et amie^.
(Bastars de Buillon, v. 1246.)
Ce sont là les particularités qui distinguent l'usage
ancien de l'usage moderne, en matière d'élision, lorsque
ïe muet final rencontre une voyelle initiale. En dehors
de ces cas spéciaux Ve final s'élide, dans l'ancien fran-
çais comme dans le français classique, devant un mot
commençant par une voyelle. — Une dernière question
complétera ces observations. Pendant la première pé-
riode de l'ancien français, quel était l'effet du t étymo-
1. « Il lui en brise les tempes et le front. «
3. « Fuis, fait-elle, laisse-moi en paix. »
3. « Mettez-le dans les tourments. » — « Considérez-le dans l'ours. » —
Mettez- le derrière et vous devant. »
4. « Ainsi, dites-moi aussi qui avec moi voudra* mourir. » — « Heureuse
serait celle qui serait dame, épouse et amie d'un tel seigneur. »
136 UkUXlÈME PARTIK.
logique, sur Tclision ou la non-élision de Ve muet final
de certaines désinences des verbes? D'autre part, le
moyen a^e a-t-il connu Temploi du t euphonique, que
Tusage moderne, dans les inversions, place entre la
voyelle finale du verbe et la vovelle initiale du pronom-
suiet du verbe, pour éviter l'hiatus? Il nous reste à
écïaircir ces deux points.
III
Le t étymologique et le t euphonique dans
Tancien français
1° Le ^ ÉTYMOLOGIQUE. — Ou Sait que, dans les plus
anciens monuments de la versification française, la
troisième personne des verbes, au singulier, qui est au-
jourd'hui en e, nous présente la terminaison ef, même
devant un mot commençant par une consonne. C'est le
/ du verbe latin correspondant, que ces verbes français
ont retenu de leur origine, et que pour cette raison on
désigne sous le nom de t étymologique :
Florent si ueil e si gïéiet granz criz ;
Sempres regréte^ : a Mar te portai, bels filz'. »
(Chanson de saint Alexis ^ lxxxviii.)
Mielz vueil morir que hontages m'ataigne/ :
Porbien férir l'emperédre nos airwef*.
(Chansowde Roland. — V. Constant, p. 23.)
Ce t final se faisait-il entendre? S'il se prononçait,
ce qui est douteux, il avait pour effet d'empêcher, de-
vant une voyelle initiale, l'élision de Ve muet qui le pré-
cédait. Le maintien de ce t d'origine latine dans l'ortho-
graphe française n'était-il dû qu'à des considérations
étymologiques, et restait-il sans action sur la pronon-
ciation du mot? Dans ce cas, il n'empêchait pas l'élision
1. u Ses yeux pleurent, et alors é\\e jette de grands cris; sans cesse elle
regrè^e ; « Ah! beau fils, je l'ai porté pour mon malheur. » — « Jette « vient
du \&t\n jactat. Quand le verbe français n'a pas de « correspondant » connu
en latin, il prend le t final par analogie.
8. M Mieux vaut mourir que d'être atteint par le déshonneur. C'est parce que
nous frappons bien que l'empereur nous aime. » Vers 1089-1092.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 137
de Ve muet, lorsque le mot suivant commençait par une
voyelle. Ne pourrait-on pas admettre aussi que la dis-
parition totale de ce ^ a été précédée d'une période in-
termédiaire pendant laquelle, dans un même poème, le
i étymologique, placé devant la voyelle initiale du mot
suivant, tantôt a empêché Télision de Ve muet, et tantôt
ne l'a pas empêchée? Dans le premier cas, l'ortho-
graphe devrait le conserver; dans le second cas, mieux
vaudrait le supprimer. Ces différentes hypothèses, bien
qu'étudiées par de très savants maîtres, n'ont pas en-
core été suffisamment éclaircies : il y a là un problème
philologique qui attend sa solution. M. G. Paris, dans
son introduction à la Vie de saint Alexis, a admis que
le t étymologique avait encore toute sa valeur dans ce
poème, qui paraît être de la première moitié du on-
zième siècle ; par conséquent, il n'y a jamais élision de
Ve muet qui précède ce t, lorsque le mot suivant com-
mence par une voyelle : le ^ a empêché l'élision. Gomme
exemples à l'appui, il cite ces expressions : donet as
povres ; espeiret arriver; Ço peiset eh, etc. ^ Pour la
Chanson de Roland qui est un peu moins ancienne, il
suppose un usage flottant : le t que l'orthographe y a
conservé partout, sans exception, aurait selon lui, tantôt
gardé, tantôt perdu sa valeur. Il est des cas où il em-
pêche l'élision de Ve muet devant une voyelle initiale,
par exemple ceux-ci :
Par grant saveir cumence^ a parler. . .
Frein t le seel, getet en ad la cire,
Giiarrfei al brief, vit la raisun escrile. . .
Pois est miintez, Qutret en siin veiage^.
Mais il est d'autres passages où le t final n'empêche
pas l'élision de l'e muet qui le précède :
Baisset sun cliief, si cumencd a penser. . .
'Exilret en sa veie, si s*est acheminez. . .
Ses meillurs humes Qurnoinet ensemble od sei^.
1. M 11 donne aux pauvres; il espère arriver; cela leur pèse, etc. » —
Stroph. XIX, xxxix, cxvi.
2. Texte do Léon Gautier, vers 426, 487, 660. — « Avec grand savoir il
commence à parler. » — « Il brise le sceau, il en a jeté la cire, il porte un
regard sur la lettre et en a vu le texte écrit. » — « Puis il est monté à cheval,
il entre en son voyage. <»
"S. Ibid. — Vers 138, 365, 502 : « 11 baisse la tète et commence a penser. »>
138 DEUXIÈME PARTIE.
L'e muet de ces trois terminaisons est élidé par la
voyelle initiale des mots suivants; le t intermédiaire est
comme supprimé dans la mesure du vers; on n'en tient
nul compte.
L'examen du Conipnl et du Bestiaire de Philippe de
Thaûn, poème du commencement du douzième siècle, a
donné des résultats semblables : le t final étymologique
tantôt empêche, tantôt n'empêche pas l'élision, et les
exemples d'élision non empêchée semblent être les plus
nombreux*. Nous doutons fort qu'en pareille matière,
et lorsqu'on a pour base des textes si souvent incer-
tains, on puisse aboutir à des conclusions plus positives
et plus précises. Dans la poétique très libre du moyen
âge, on ne s'arrêtait guère à des scrupules délicats de
correction et de régularité. Le versificateur se servait
de ce moyen d'éviter l'hiatus quand il y trouvait avan-
tage et convenance; et si son vers s'accommodait mieux
d'une élision de l'e muet, il la faisait, sans s'inquiéter
de la présence du t intermédiaire qui, régulièrement,
aurait dû l'empêcher.
2" Le t EUPHONIQUE D\NS l' ANCIENNE VERSIFICATION.
Dans le français moderne, quand il y a inversion, à la
troisième personne du singulier terminée en e ou en a,
on intercale un t entre la voyelle finale de cette termi-
naison et la voyelle initiale du pronom, i7, e//e, on,
placé après le verbe. Ce t séparatif prévient l'élision et
l'hiatus : aime-t-il, chante-t-ellej irouvera-t-onl Ce t
a-t-il quelque rapport avec le t étymologique dont nous
venons de parler? Faut-il en chercher Torigine dans le
t latin de la terminaison at qui s'est transformée en
terminaison et dans les verbes du très ancien français?
Nullement, car le t étymologique, débris d'une syllabe
latine, avait déjà disparu et ne s'écrivait plus dès la se-
conde période de l'ancien français*. Il faut regarder ce
t comme imité de certains cas d'inversion, où il a tou-
jours existé correctement, d'après la nature même du
mot, et transporté par analogie à d'autres inversions où
sa présence n'est pas justifiée par la forme même de la
— « Il entre en sa voie et ainsi pouranit son chemin. » — « 11 emmène avec
lui l'élite de ses hommes. »
1. Voir Tobler, p. 7t-73.
2. Gaston Paris, Romania^ t. VI, p. 438.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 139
terminaison du verbe. Par exemple, il a été, de tout
temps, correct et naturel de dire et d'écrire : peut-il^
doit-il y avait-il, etc. ; c'est par imitation qu'on a été
conduit à placer un t intermédiaire après les troisièmes
personnes où ta finale est une voyelle, comme dans
parle-t-il, voudra-t-il, etc. C'est un t euphonique et
analogique.
Selon toute vraisemblance, ce < a dû s'introduire de
bonne heure dans le langage courant; mais c'est beau-
coup plus tard qu'il a passé dans l'orthographe. Théo-
dore deBèze,dans son Traité sur la vraie prononciation
de la langue française, publié en i584, dit expressé-
ment qu'on écrit parle-il et qu'on prononce par le- t-il^ .
En prose^ ce désaccord entre la parole et l'écriture
n'est qu'une anomalie ; mais en vers il produit une in-
correction : le t euphonique, intercalé par la pronon-
ciation, fausse la mesure, car il ajoute une syllabe en
empêchant l'élision de Ve muet final. Prenons pour
exemple ces vers du seizième siècle :
Mais d'où provient que ma plume se mesle
D'écrire à vous? Ignore ou présume- elle?
(Ma ROT, Kpîlre X,)
— Puisse-il par tout l'univers
Devant ses ennemis croistre.
(Ronsard*.)
Si l'on prononce présume-t-elle, puisse-t-il, dans les
deux cas, le vers est faux : le décasyllabe compte onze
syllabes, sans même parler de la finale muette à la rime,
et le vers de sept syllabes se change, contre l'intention
du poète, en octosyllabe, Marot et Ronsard, ont voulu
élider l'e de présume et de puisse. Il semble résulter de
là qu'en lisant des vers on évitait d'y intercaler le t eu-
phonique qui n'était pas dans le texte même. On sait,
d'ailleurs, que, même en prose, dans les discours d'ap-
parat et dans les principales manifestations de la parole
publique, la prononciation, au seizième et au dix-sep-
tième siècle, n'admettait pas toutes les habitudes du
langage courant.
1. Page 40.
2. Darmestetor et Halzfeld, p. 233.
140 DEUXIÈME PARTIE.
Des exemples semblables, en assez grand nombre,
prouvent qu'au moyen âge, dans ces sortes d'inversions
où le pronom se place après le verbe, les poètes éli-
daient le muet final du verbe devant la voyelle initiale
du pronom, ce qni rendait impossible, sans incorrection
grave, l'emploi du t euphonique, comme intermé-
diaire :
AdoDC, commence-elle a Ilourir.
(Jehan Bruyant, Ménage, II, 30.)
4
Le t intercalé, ne peut entrer dans cet octosyllabe,
pas plus que dans l'alexandrin suivant :
Un pont et sus la tour, par dessus quoi pas^éj-on.
[Gaufrey, v. 257.)
On trouve aussi, il est vrai, dans l'ancien français,
quelques exemples où Ve muet final du verbe n'eât pas
élidé devant la voyelle du pronom, mais compté comme
une syllabe formant hiatus :
Malaquins de Tudèle, sire, m'appe/c-on.
(Deuves de Commarchis, v. 3321.)
A maie bart puis5C-i7 pendre^.
(Roman du Renart, v. 28033.)
Ici, le t euphonique pouvait s'intercaler sans faute,
et peut-être la prononciation l'y faisait-elle sentir. Car
il nous paraît très admissible de supposer que les deux
façons de prononcer, avec ou sans l'addition du t inter-
médiaire, aient été employées tour à tour dans ces sortes
d'inversions, selon la convenance du poète, ou selon les
habitudes locales. En résumé, c'est seulement au dix-
septième siècle, à l'époque où l'ordre et la règle, en
toutes choses, prenaient la place de la confusion et du
caprice, que le t euphonique a passé de la prononciation
dans l'orthographe, et qu'on a mis d'accord la parole
et l'écriture.
Nous avons vu plus haut que, dans l'ancien français,
l'emuet final devant une voyelle initiale pouvait s'élider
lors même qu'il était séparé de cette voyelle par le t
1. Le premier de ces vers est un alexandrin. Le second est un o:îtosyllabc
régulier.
LA STRUCTUKE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 141
étymologique. Dans quelle mesure était-il possible d'é-
lider Ve muet final lorsqu'il était suivi, non d'un t^ mais
d'un s ? C'est ce qui n'est pas encore clairement dé-
montré. Les poètes quelque peu scrupuleux ne con-
naissent point ce procédé; mais il est certain qu'il exis-
tait :
Gaufrei ont fel avant a dis mille hommes aler.
{Gaufrey, v. 13.)
Et laissa tant d'au^r^^ eu estant.
(Watuiquet, 90, 220.)
As dames plainnes de merci
Ki sont belles et bonnes aussi*.
{Manitscril de Berne, 54, 5.)
Dans cet alexandrin et dans ces deux octosyllabes, la
mesure exige que Ve muet de la finale atone soit élidé
par la voyelle suivante, malgré Vs qui le sépare de cette
voyelle. La licence, un peu forte, que nous signalons
n'est pas sans ressembler à celle que se permettent
quelquefois les poètes modernes, en supprimant Vs final
des secondes personnes du verbe ;
Soit que tu vueilk espouse me nommer.
(Ronsard, Edil, Becq de Fouquières, p. 205,)
La grâce, quand tu marche, est toujours au devant.
(Desportes, cité par Darmesteter et Hatzfeld, p. 2ô9.)
L'irrégularité est plus grave, nous en convenons,
chez nos vieux poètes; elle nous choque, même au
moyen âge ; du moins, l'y trouve-t-on très rarement.
Elle n'a, sans doute, jamais été ni une habitude générale,
ni un procédé autorisé ; il y faut voir une simple négli-
gence, entre toutes celles que la facile tolérance de ces
temps-là encourageait^.
1. « Ils ont fait marcher Gaufrei en avant avec dix mille hommes. » —
« Et laissa tant d'autres debout. » — » Aux dames pleines de grâce, qui -sont
à la fois belles et bonnes. »
2. Tobler, p. 71-77.
142 DEUXIÈME PARTIE.
CHAPITRE V
L'hiatus. — L'usage ancien et les règles
classiques. — Les libertés nouvelles.
Différence entre Tclision et Thiatus. — Définition de l'hiatus.
— Règle qui l'interdit : par quelles raisons elle se justifie. —
Nullité de Tobjection tirée des hiatus formés par le choc des
voyelles dans l'intérieur de certains mots. — Pourquoi la
langue française est plus susceptible d'hiatus que les autres
langues. — Tempéraments apportés à la règle de l'hiatus. —
Les voyelles nasales. — Les interjections. — Locutions où
l'hiatus est permis. — Partie historique de la question :
comment s'est établie la règle de l'hiatus. — L'hiatus au
seizième siècle. Ronsard et Malherbe. — Objections que la
règle a soulevées dans nos temps modernes. — Changements
proposés.
Il n'est peut-être pas inutile de rappeler en quoi dif-
fèrent l'élision et Tniatus, et de marquer la transition
d'un chapitre à l'autre. Dans l'élision et dans l'hiatus il
y a pareillement rencontre de deux voyelles, dont l'une
est finale et l'autre initiale : dans le premier cas, la finale
s'élide, parce qu'elle est atone, ou muette; dans le se-
cond cas, la finale ne s'élide pas, parce qu'elle est to-
nique ou accentuée. La finale atone s'efface et disparaît
devant la voyelle initiale du mot suivant; la finale to-
nique résiste, et tient bon contre l'initiale; il se produit
un choc entre ces deux voyelles, dont l'une termine un
mot et dont l'autre commence le mot suivant; ce choc,
c'est l'hiatus. L'hiatus est donc le contraire de l'élision;
l'élision a pour effet d'empêcher l'hiatus ; mais il est
des cas, fort nombreux, où, l'élision étant impossible,
l'hiatus devient inévitable. Or, l'élision n'est possible
que dans la rencontre d'une voyelle atone et d'une
voyelle sonore. Une voyelle tonique ou accentuée, ne
peut être élidée. Le français moderne ne connaît à vrai
dire, d'autre voyelle atone que Ve muet; toutes les
autres voyelles sont accentuées, sauf l'a de l'article fé-
minin qui s'élide devant la voyelle initiale du substantif
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 143
suivant, Varmée, Vardeur, Vàme, etc. Exceptons aussi
ïi de la conjonction si, placé devant le pronom il :
« s'il dit, s'il fait cela », etc. *. La règle de Thiatus con-
siste donc à interdire la rencontre des voyelles finales
accentuées avec les voyelles initiales.
Boileau a dit :
Gardez qu'une voyelle, à courir trop hâtée,
Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée.
{Artpoét., ch. I. v. 107.)
Il faut bien entendre qu'il s'agit ici des voyelles ac-
centuées, qui ne peuvent s'élider, et non de Ye muet
atone, qui s'élide.
Dans Tancienne poésie, la rencontre des voyelles fi-
nales accentuées avec d'autres voyelles initiales était
permise ; on laissait tout simplement subsisler l'hiatus
qui en résultait :
Dedevant lui ad une pierre brune.
{Roland, v. 2300.)
Desuz un piu i est alez curant.
(/(/., 2357.)
L'hiatus entre deux mots ne paraissait pas alors plus
choquant que celui qui se produit, par la rencontre des
voyelles, dans l'intérieur de certains mots : clouer, haïr,
trahir, créer, chaos, etc. Mais l'hiatus intérieur est loin
d'avoir le même caractère de gravité que l'hiatus entre
deux mots ; la comparaison qu'on fait quelquefois del'un à
l'autre ne repose que sur l'apparence d'une fausse ana-
logie. Aussi est-ce à bon droit que la règle classique
condamne le choc, et comme dit Boileau « le concours
odieux » des voyelles finales accentuées et des voyelles
initiales. Le goût moderne, plus sévère que l'usage an-
cien, ferme l'entrée des vers à des combinaisons d'ex-
pression telles que celles-ci : tu as, tu avais, tu eus, tu
auras, etc. ; si elle, si on ; à.wn ami, à elle ; il y entre.
1. L*ancien français élirlait, en outre, Va des pronoms possessifs féminins,
ma, /a, sa,, etc. On disait et on écrivait m'espée^ m'espérance, m'amour^
t'amie, etc.
Desiiz lui met s'eapée e l'olifant.
[Chanson de Roland, v. 23M.)
144 DKUXIÊME l'ARTlË.
là oM, déjà une fois ; sera un jour j etc.*. Molière, dans
V Ecole des femmes, a dû modifier le proverbe « ce qui
est fait est fait, » et le remplacer par : « ce qui s'est fait
est fait ». La conjonction et ne peut être suivie d'un
mot commençant par une voyelle : le / qui la termine,
n'existant que pour les yeux et n'étant pas assujetti à
la liaison, ne garantit pas de Thiatus la voyelle dont il
est précédé; on traite ce mot comme s'il se composait
de la seule lettre é accentuée. Par conséquent, et il, et
elle, hier et aujourd'hui, savant et éloquent ne peuvent
se dire en poésie.
La règle de l'hiatus, pas plus que toute autre loi de la
poétique, ne peut être absolue; elle admet des tempé-
raments que nous ferons connaître ; mais il faut d'abord
montrer sur quels principes elle se fonde et quelles
sont les raisons qui la justifient.
Définition de l'iiiatus. — Examen des principes
qui donnent à la règle sa raison d'être et son
autorité.
Commençons par définir l'hiatus. Ce mot latin, fran-
cisé par les grammairiens, signifie « large ouverture de
la bouche » ; il désigne aussi « la solution de continuité »,
la brusque rupture qui se produit parfois dans un état
ordinaire etrégulier. L'un et l'autre sens sont conformes
à l'étymologie^ Qu'on prononce, par exemple, cette
phrase. « il alla*à Paris », le choc de ces deux voyelles,
dont l'une est tonique, et l'autre sonore, semble forcer
la bouche à s'ouvrir davantage, et la voix à s'élever,
comme pour vaincre l'obstacle formé par cette ren-
contre. D'autre part, il n'est pas moins sensible que
l'hiatus trouble le cours naturel du langage et en inter-
rompt, pour un instant, le développement harmonieux.
M. Becq de Fouquières a très bien défini l'hiatus
1. Tobler, p. liO, t4l.
2. Hiare^ ouvrir la bouche; sentr'ouvrir, se crevasser. — Hiatus, ouver-
ture de la bouche; emphase déclamatoire. — Hiatus terrx, gouffre qui s'en-
tr'ouvre. — Hiantes sententig, pensées détachées, morcelées. — Hianiia
veï'6a, style haché, incohérent, décousu.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. U.'i
« une solution de continuité dans le son ». Cette dé-
finition, juste et précise, peut être adoptée. Que se
passe-t-il dans la prononciation de deux voyelles con-
sécutives, appartenant à des mots différents, et qui se
heurtent en formant hiatus? La voix doit s'arrêter
brusquement après la première voyelle, le courant d'air
expirateur est suspendu, pour attendre que la bouche
soit prête à l'émission de la seconde voyelle. Il y a un
temps de silence plus ou moins court qui interrompt
momentanément la parole et toute sensation acoustique.
« C'est un vide soudain et brusque qui se déclare dans
la suite des impressions auditives et qui se fait particu-
lièrement sentir lorsqu'il s'agit de deux voyelles iden-
tiques. Dans l'hiatus a a, la voix, un instant hésitante,
produit une sorte d'explosion en frappant le second a,
et c'est cette détonation soudaine qui nous blesse par
sa dureté * . » La règle qui interdit l'hiatus est donc fon-
dée en raison, puisqu'elle condamne une rencontre de
deux voyelles qui a pour effet de diminuer la force de
l'organe vocal et de fatiguer l'oreille.
Cette règle n'est que l'application de deux lois du
langage, ou du moins de deux lois qui régissent la langue
que nous parlons. Voici la première : tout accent tonique
tend à allonger la voyelle sur laquelle il est placé ; et
voici la seconde : toute voyelle tend à abréger une autre
voyelle qui la précède immédiatement. De là, ces deux
conséquences : premièrement, la voyelle tonique finale
ne peut supporter d'être suivie immédiatement d'une
autre voyelle initiale qui vient faire obstacle au besoin
d'allongement qu'elle éprouve; deuxièmement, la
voyelle initiale ne peut supporter devant elle cette
autre voyelle tonique finale, qu'elle ne peut abréger.
« Cette double conséquence aboutit logiquement à la
règle qui prescrit la rencontre de deux voyelles dont
la première est marquée de l'accent tonique. Voilà là
règle de l'hiatus réduite à sa plus simple expression*. »
N'oublions pas que la langue française porte précisé-
ment l'accent tonique sur la dernière voyelle, non
muette, du mot. C'est ce qui établit une différence ra-
dicale entre les rencontres de voyelles, qui peuvent se
1. Becq de Foaquières, p. ii93, 994. 296.
2. Jd., p. 290. — Gayau, p. 220.
AUBERTIN. — VERSIFIC. FRANC. 7
U5 DEUXIÈME PARTIE.
produire dans Tintérieur des mots, et le choc de deux
voyelles, Tune finale, l'autre initiale, qui appartiennent
à deux mots distincts et qui ont ainsi une existence
indépendante l'une de l'autre. La première de ces deux
voyelles, étant finale, est nécessairement tonique ou
accentuée; elles ne peuvent se rencontrer sans se
heurter, et ce heurt est d'autant plus violent que le
sens de la phrase permet moins de s'arrêter entre les
deux mots, ou que la voyelle initiale du second mot est
elle-même plus sonore. Au contraire, quand la ren-
contre a lieu dans l'intérieur des mots, la première des
deux voyelles est nécessairement atone, puisqu'elle
n'est pas finale ; la seconde voyelle, selon la longueur
ou la structure du mot, peut être soit tonique, soit
atone : elle est tonique, si elle est finale ; elle est atone,
si elle est suivie, dans le même mot, d'une autre voyelle
sonore.
Un exemple fera comprendre ces différences. Citons
les mots suivants : Danaé, plia, gratuit, poète, nation,
obéir, Noé, Pasiphaé, suavité, liaison, réunir, vio-
lence. Dans tous ces mots, la première des deux
voyelles, qui se rencontrent, est atone; dans les huit
premiers, la seconde des deux voyelles est tonique,
parce qu'elle est finale; dans les quatre derniers mots,
les deux voyelles sont atones. Que se passe-t-il, lorsque
la seconde voyelle est tonique? La première voyelle
subit, sous l'influence de la seconde, une diminution
très sensible; la loi du langage, citée plus haut, qui
veut que toute voyelle immédiatement précédée d'une
autre voyelle, tende à l'abréger, trouve ici son appli-
cation : si les deux voyelles sont pareillement atones,
aucune ne résiste à l'autre. Aucun choc ne se produit,
dans l'une ou dans l'autre situation ; il n'y a pas heurt,
mais rapprochement facile et naturelle liaison entre
les deux voyelles qui se rencontrent ainsi ; la douceur
des syllabes où se fait la rencontre en est la preuve.
« On voit combien sont mal inspirés les auteurs qui
condamnent la règle de l'hiatus, par la raison que les
voyelles peuvent se rencontrer impunément au milieu
des mots * . »
1. Becq de Pouquières, p. 290.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 147
Une dernière considération achèvera de donner à la
règle de Thiatus toute son importance et d'en démon-
trer la nécessité. La langue française est infiniment plus
sujette à Thiatus que les autres langues ; cette particu-
larité de sa nature tient à trois causes; La première est
la disposition, déjà citée, de ses accents toniques; la
seconde est la prononciation distincte et indépendante
de chacune de ses syllabes ; la troisième est la netteté
et la simplicité du son de ses voyelles, qui peuvent plus
difficilement que celles des autres langues se fondre Tune
dans l'autre*. Il résulte de là qu'une règle précise est
indispensable pour protéger Tharmonie des vers fran-
çais contre le retour fréquent de ces conflits de voyelles
où éclate la cacophonie de l'hiatus. Mais la règle elle-
même doit éviter les inconvénients d'une rigueur exces-
sive et les prévenir par certains tempéraments que nous
allons énumérer.
§11
Exceptions à la règle de rhiatus. — L'A aspirée.
— Les voyelles nasales. — Interjections, loca-
tions adverbiales et mots composés.
L'A initiale, quand elle est aspirée, empêche l'élision
de la voyelle finale qui la précède, parce qu'elle est en
quelque sorte assimilée à une consonne ^ : par la même
raison, elle empêche l'hiatus. On peut donc placer
devant une h aspirée toute voyelle, muette ou accen-
tuée, ainsi que la conjonction et :
Jeune et vaillant héros dont la haute sagesse. . .
(BoiLEAu, Discours au roi,)
Faire honte à ces rois que le travail étonne.
(ID.)
LMnnocente équité honteusement bannie.
(ID.)
Lorsqu'un e muet final, placé dans le même vers,
immédiatement après une voyelle tonique, est élidé
1. Gayau, p. 221, 222.
2, Voir page 122.
i48 DEUXIÈME PARTIE.
paria voyelle initiale du mot suivant, il en résulte un
niatus entre cette voyelle initiale et la voyelle tonique
du vers précédent; mais cet hiatus est autorisé et" ne
compte pas pour une faute, parce que Télision de Ye
muet qui sépare ces deux voyelles amortit le choc.
Il y va de ma vie et je ne puis rien dire.
(Racine, Bajazet, a. V, se. vi.)
Sois hénie^ île verte» amour du flot profond.
(V. Hugo, les Quatre vents, etc.i, 62.)
Entre deux vers, dont Tun finit par une voyelle ac-
centuée et l'autre commence par une voyelle sonore,
rhiatus est admis. Ces vers sont, en effet, considérés
comme indépendants Tun de l'autre, et le léger temps
d'arrêt, qui les sépare, annule ou affaiblit l'hiatus.
Mille obstacles divers m*ont même traversé.
Et je puis ignorer tout ce qui s*est passé.
(Bajazet, a. I, se. i.)
Les mots où la voyelle finale accentuée est suivie
d'une consonne qui ne se prononce pas peuvent précéder
une voyelle initiale, bien qu'il se produise en ce cas un
hiatus puisque la consonne est supprimée par la pro-
nonciation. La seule présence de cette consonne muette
donne à l'œil et à l'esprit une demi-satisfaction, celle
de l'orthog-raphe. Ainsi s'explique la tolérance que nous
signalons :
. . . Rendre docile au frein un coursier indompté.
{Phèdre, a. I, se. i.)
Il fuit le monde entier écrasé sous sa chute.
(Corneille, Pompée, a. I, se. i.)
. . . Sous promesse de bien traiter
Les députés, eux et leur suite.
(La Fontaine, 1. V, f. xiv.)
Quelquefois, ces terminaisons, où la consonne finale
ne se prononce pas, contiennent, au lieu d'une voyelle
accentuée, un e atone qui se trouve protégé contre l'éli-
sion par la consonne. Elles peuvent néanmoins se placer^
comme celles que nous venons de citer, devant une
voyelle initiale :
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. i49
Âh ! que ne suis-je né dans Tâge où les humains
Jeunes j à peine encore échappés de ses mains. . •
(Lamartine, Premières MéditationSj xxxiv.)
— Il est génie, étant, plus que les autres^ homme.
(V. HoGO*.)
On appelle « voyelles nasales » certaines terminaisons
où le son de la voyelle accentuée, tantôt simple, tantôt
à Tétat de dipthongue, se combine avec celui de la con-
sonne finale n; par exemple : an, en, în, on, un, ain,
ein, ien, ion^ oin. Parmi ces terminaisons, il faut dis-
tinguer celles qui s'unissent par la prononciation à la
voyelle initiale du mot suivant, et celles qui résistent à
cette liaison. Dans le premier cas, la liaison facile em-
pêche l'hiatus; il est donc permis de dire : commun
accord, on aime, en un mot, bien heureux.
La nature fertile en esprits excellents.
(Art poétique, I, 13.)
Dans le second cas, la rencontre de la voyelle nasale
et de la voyelle initiale est dure et heurtée ; néanmoins,
cet hiatus est autorisé :
Le chemin est glissant et pénible à tenir. . •
(BoiLEAU, Art poétique^ I, 46.)
Enfant au premier acte est barbon au dernier. . .
'' (ID., ibid., m, 42.)
Orcan et les muets attendent leur victime. . .
(Bqjazet, a. V, se. m.)
II mmge un pam amer, tout trempé de ses pleurs. . .
(Â. CRÈmBïi, Idylles,)
Il en est de même, et l'hiatus reste permis quand ces
terminaisons ont, en outre, après la voyelle nasale, une
consonne qui ne se prononce pas :
Quels desseins maintenant occupent sa pensée?
(Bqjazet» a. V. se. i.)
Nos intérêts communs et mon cœur le demandent.
(Mithridate, a. I, se. m.)
Quelques auteurs blâment cette tolérance et condam-
1. Vers cité par Tobler, p. 143.
150 DEUXIÈME PARTIE.
neni Thiatus toutes les fois que la prononciation ne
peut pas lier la voyelle nasale avec la voyelle initiale
du mot suivant. C'est donc, à les en croire, un vers
fautifque celui-ci :
Dès que je prends la plume, Apollon éperdu . . .
(BoiLEAU, Ep. /, 3.)
Leur sévérité va plus loin. Elle interdit la rencontre
d'une voyelle tonique avec une voyelle initiale, lors
même qu'un e muet élidé les sépare ; ou bien encore,
lorsque la voyelle tonique est suivie d'une ou de plu-
sieurs consonnes muettes, comme nous l'avons vu plus
haut. En conséquence, ils jugent incorrecte l'harmonie
des vers suivants ;
Hector tomba sous lui, Troie eorpira sous vous.
(Andromaque, a. I, se. n.)
— Ouvrier estimé dans un art nécessaire.
(Art poétique, IW, 27,)
« Il faut considérer comme mal fondées, dit M. Becq
de Fouquières, les règles secondaires qui permettent la
rencontre sojt d'une voyelle nasale tonique, soit d'une
voyelle tonique suivie d'un e muet insensible, soit d'une
voyelle tonique suivie d'une ou de plusieurs consonnes
muettes, avec une autre voyelle. C est pourquoi, bien
Qu'elles soient autorisées parles Traités, on doit consi-
érer comme formant hiatus les expressions suivantes :
main habile, Apollon étonné, à jeun encore, non un
maître, un champ en Thessalie, Troie expire, j'avoue
une faute, un an entier, métier estimé, danger immi-
nent, loup irascible, etc.*. — Ce sont là des opinions
individuelles, qu'il peut être intéressant de connaître,
mais qui ne sauraient prévaloir contre leô décisions de
l'usage, ni contre l'exemple des grands poètes de
l'époque classique.
Ce qu'il faut, toutefois, retenir de ces critiques, c'est
qu'un poète scrupuleux fera bien d'éviter la rencontre
ae deux voyelles nasales identiques, ou même, d'une
façon générale, celle de deux voyelles, dont l'une, à la
1. Page 291.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. iSl
fin d'un mot, l'autre au commencement du mot suivant,
présenteront des consonances semblables. On ne pren-
dra pas modèle, par exemple, sur des vers tels que ceux-
ci, malgré les autorités qui semblent les couvrir :
Consultez-en encore Achillas et Septime.
(GORNRILLB.)
Barbm impatient chez moi frappe à la porte.
(BOILBAU.)
Immolant trente mets à leur îaim indomptable.
(ID.)
Et tout crie »ci-bas : l'honneur! vive l'honneur!
(ID.)
Ne sera pas en vain îwploré par mon père.
(Racine*.)
Dans la question de Thiatus, il faut faire une place à
part aux interjections, aux mots composés, à certaines
locutions adverbiales et proverbiales, où les rencontres
de voyelles sont tolérées. L'hiatus des expressions com-
poséeë peut être assimilé à celui qui se produit dans
l'intérieur des mots ; témoin ce vers de Corneille :
Dans tout le Pré-aux-Clercs tu verras mômes choses.
La même raison peut expliquer l'emploi en poésie des
interjections redoublées, « an ! ah I oh ! oh ! oh là ! oh !
eh ! eh ! »
Oh là! oh! descendez, que Ton ne vous le dise.
(La Fontaine, liv. III, fable i.)
Eh bien? eh bien? Quoi? Qu'est-ce? Ahl ah! quel homme!
(Les Plaideurs, a. IIÏ, se. m.)
Ces interjections redoublées, ainsi que les interjec-
tions simples, ah! eh! etc., peuvent être suivies d'un
mot coihmençant par une voyelle : ce n'est pas à cause
de l'A qui les termine ; cette h n'est pas aspirée et ne se
fait pas entendre ; c'est à cause du repos de la voix qui
se marque toujours après ces mots ; ce repos affaiblit ou
prévient l'hiatus :
Un homme à grands canons est entré brusquement
En criant : Holà^ hol un siège promptementi
(Molière, les Fâcheux, a. I, se. i.)
1. Qaicherat et Tobler.
I
t5â ,. DEUXIÈME PARTIE.
Il y a dans Molière bon nombre d'hiatus qui s'expli-
quent par l'interruption du sens et par le mouvement
au dialogue :
Et, ,, où donc allez-vous, qu*il ne vous en déplaise?
— Et.. , ahl quel heureux sort en ce lieu vous amène?
— Avec qui? — avec... là. — Là, là n'est pas mon
[compte*.
Oui a été traité quelquefois comme un mot commen-
çant par une consonne*. 11 n'est donc pas étonnant
qu'on Tait employé en le redoublant, ou en le plaçant
après une voyelle finale :
Ouij oui y votre mérite à qui chacun se rend.
(Molière, Ecole des Maris, a. I, se. vi.)
Gela 8*entend. — > Oui, oui^ je vous quitte la place...
Et pourquoi la changer? — Pourquoi? — Oui. — Je ne sai.
(Id., Ecole des Maris, a. I, se. ii.)
Qu'on me vienne aujourd'hui
Demander : « aimez- vous? > Je répondrai que oui*.
(La Fontaine, Clymène.)
Le plus souvent, et principalement dans les genres
élevés et le style soutenu, oui est soumis à la règle de
rhiatus et supporte correctement Télision :
Gonnais-tu bien don Diègue? — Oui. — Parlons bas,
[écoute.
(GORNBILLE.)
Est-il vrai que la reine ? — Ouï, Gréon, elle est morte.
(Racine.)
Il n'importe. — Q\x*entendsje? — Oui, c'est là le mystère.
(Molière * .)
La poésie admet aussi les hiatus intérieurs qui se ren-
contrent dans des locutions toutes faites, telles que
celles-ci : peu à peu, çà et là, sang et eau, à tort et à
travers, tant y a: ces expressions peuvent rentrer dans
la classe des mots composés ; mais il convient d'ajouter
qu'elles appartiennent surtout au style des genres
1. Souriau, la Versification de Molière^ p. 12 et 13.
2. Voir pages 185, 126.
3. Tobler, p. 143, 144, 145. — Oaioherat, p. 55.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. f53
simples et familiers qui se rapproche souvent, et avec
raison, du langage ordinaire. Cfes licences sont donc des
concessions faites à une forme particulière de poésie :
Tant y a qu'il n'est rien que votre chien ne prenne.
(Les Plaideurs, a. III, se. m.)
Je suais sang et eau pour voir si du Japon
II viendrait à bon port au fait de son chapon .
[Ibid.)
Le juge prétendait qu'à tort et à travers
On ne pouvait manquer, condamnant un pervers.
(La Fontaine, liv. II, fable m.)
On voyait çà et là des bœufs maigres errer.
(Sully Pruohomme, II, 71.)
Un critique contemporain, à propos d'une étude sur
le nombre et Tharmonie des vers et sur Thiatus, fait cette
réflexion fort juste, dont la vérité nous paraît s'étendre
à la poétique tout entière : les poètes, dit-il, sont quel-
quefois gênés et à l'étroit dans l'essor de leur pensée,
mais la faute en est bien moins à la sévérité des règles
qu'à la médiocrité d'un talent sans invention et sans
souplesse. Ces règles, tant accusées, sont, à vrai dire,
tolérantes et libérales en exceptions; l'art du vers, en
français, offre des ressources de rythme et d'harmonie
très suffisantes pour un vrai poète ; le difficile est de sa-
voir les découvrir et en tirer parti. « Si, chez les poètes
de second ordre, le rythme et l'harmonie manquent
nécessairement, cela ne tient ni au vers français, ni à
l'oreille même de ces messieurs : cela tient à la nature
de leur pensée, trop médiocre pour être harmonieuse;
cela tient, pour ainsi dire, à la forme et à la démarche
de leur esprit. Le rythme fondamental du vers n'est
rien sans le rythme du langage et de l'idée, qui s'orga-
nise spontanément dans l'inspiration même * . »
1. Guy au, p. 233.
i .
154 DEUXIÈME PARTIE.
§ m
Comment s'est établie la règle de l'hiatus. — Les
écoles poétig[ues du dix-neuvième siècle l'ont-
elles respectée?
Comme la plupart des lois de notre poétique, la règle
de rhiatus s'est formée et constituée par un lent pro-
grès ; c'est seulement au dix-septième siècle, au temps
de Malherbe et de Boileau, qu'elle a établi son auto-
rité. Avant d'y réussir, il lui a fallu vaincre la force des
habitudes anciennes, l'indifférence d'un public à demi
grossier et la résistance des poètes qui s'accommodaient
fort, dans leurs diffuses improvisations, des facilités
d'une entière liberté. Entre ces tendances arriérées et
le sentiment, chaque jour plus vif, du progrès et de la
perfection, le siècle oe la Renaissance nésita. Il tenait
à honneur de réformer et d'épurer cette versification
négligée que lui avait léguée le moyen âge ; il ne lui
échappait pas que l'abus de l'hiatus et les irrégularités
de l'élision nuisaient à la beauté du vers français : le
courage lui manqua pour supprimer par une interdiction
formelle les défauts qu'il désapprouvait. Il prit un
moyen terme : il évita, autant que possible, les hiatus
les plus choquants et se permit tous les autres. Cette
transaction est l'un des traits caractéristiques de la ver-
sification du seixième siècle.
Dans son Art poétique de i565, Ronsard blâme l'hia-
tus et en note les fâcheux effets : « tu éviteras, autant
que la contrainte de ton vers te le permettra, les ren-
contres des voyelles et diphtongues qui ne se mangent
point ; car telles concurrences de voyelles non élidées
font les vers merveilleusement rudes en notre langue...»
Cela ne l'empêche pas d'admettre dans ses vers de
nombreux hiatus , et la Pléiade suit l'exemple du
Maître. Chez les poètes du seizième siècle, l'hiatus le
plus ordinaire est celui que produit la rencontre des
monosyllabes atones <u, qui, y, et^ ou, etc., avec les
mots commençant par une voyelle ; le choc de la voyelle
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 155
finale et de la voyelle initiale, entre deux mots polysyl-
labes, est beaucoup moins fréquent :
Estre uh Narcisse, et elle une fontaine.
(Ronsard, éd. Becq de Fouquières, p. 4.)
Fleuves et bois et fleurs tu anchantais.
(Id., p. 5.)
Il lui souffla un horreur dans les yeux*
(Id., p. 177.)
D'où eS'tu, où vas-tu, d'où vlens-^u à ceste heure?
(Id., Bocage royal, II* partie.)
Ce n'est donc ni à Ronsard ni à ses amis qu'on doit
la règle de l'hiatus ; mais^ au sortir du moyen âge, ils
ont réagi, les premiers, contre la licence de l'usage an-
cien. Régnier (i573-i6i3), qui a défendu la Pléiade
contre les critiques de Malherbe, reproche à la jeune
école poétique du dix-septième siècle naissant de
s'acharner à la poursuite des hiatus :
Cependant leur sçavoir ne s'estend seulement
Qu'à regratter un mot douteux au jugement,
Prendre garde qu'un a qui » ne heurte une diphtongue.
[Satire IX.)
. Néanmoins, les hiatus qu'on rencontre chez lui ne
sont ni nombreux ni choquants :
débile raison, oii est ore ta bride?
^ (Ibid,)
Et ainsi que mon corps mon esprit est errant.
(Elégie /.)
« EnBn Malherbe vint », pour l'hiatus comme pour
tout le reste. Il substitua la règle à l'arbitraire, l'autorité
de l'usage raisonné au caprice individuel , il fixa les limites
de ce qui peut être permis et de ce qui doit être défendu.
Mais s'il eut le pouvoir d'imposer ses décisions et de
faire accepter ses réformes, c'est qu'il était l'interprète
fidèle et le ministre hardi des exigences du goût public
devenu enfin, lui aussi, plus sévère. La société contem-
poraine, éprise de l'élégance et de la perfection, le sou-
tenait de ses suffrages, et la nouvelle constitution que le
poète législateur promulgua sur le Parnasse français
156 DEUXIÈME PARTIE.
fut ratifiée, on peut le dire, par la presque unanimité
des esprits éclairés*. On a remarqué que ce réformateur
des abus de l'hiatus avait dû commencer par se réformer
lui-même. A l'époque de ses débuts, il avait d'abord
imité la plupart des défauts qu'il a plus tard condamnés
et réprimés avec une si rare énergie. On a relevé dans
ses premières poésies jusqu'à sept hiatus ; il est vrai
qu'ils ne sont pas tous autoen tiques.
Pendant deux siècles, l'empire de la règle établie par
Malherbe demeure incontesté. Voltaire, dans sa Corres-
pondance avec d'Alembert, Marmontel dans un article
de Y Encyclopédie, élevèrent bien quelques plaintes
contre la rigueur de ses prescriptions et y signalèrent
des inconséquences plus apparentes que réelles; mais
leurs critiques, assez faciles à réfuter, n'eurent pas
d'écho, et n'amenèrent aucun changement dans la pra-
tique. Elles avaient le tort d'être vagues et de ne pas
pénétrer les raisons qui expliquent l'importance des
Eréceptes ; elles commettaient l'erreur de confondre les
iatus, où deux mots s'entrechoquent, avec les ren-
contres de voyelles si fréquentes dans l'intérieur du
même mot.
Qu'est devenue la règle, au dix-neuvième siècle, dans
le tumulte des innovations qui ont bouleversé la doc-
trine classique? Le romantisme l'a respectée. Il était
trop ami de la beauté plastique et des qualités musicales
du vers pour avoir la pensée de remettre en honneur
les imperfections et les rudesses de l'art primitif. Quant
aux jeunes écoles contemporaines, dont la devise est
«tout détruire, pour tout renouveler », elles ontnatu-.
rellement abrogé la règle de l'hiatus avec la poétique
tout entière. L'hiatus est donc libre, aujourd'hui, dans
le vers libre. Mais la poésie qui s'élabore sous cette
inspiration n'a réalisé jusqu'ici que la première partie
de son programme, celle qui inscrit à l'ordre du jour
les destructions faciles. « Pour que l'hiatus, a dit
M. Guyau, puisse s'ériger en règle et en coutume dans
1. u 11 est rare qa'une règle de langue oa de prosodie soit fondée sur le
caprice de quelque grammairien ou prosodiste... Malherbe ne possédait aucun
moyen coercitif pour ranger à son opinion les poètes ses contemporains. Ce
fut bien librement qu'ils y adhérèrent, et c'est bien librement aussi que tous
ceux qui sont ?enu8 depuis ont continué de s'y conformer. » — De Gramoat,
les Vers françaisHJeurp7'osodie{[S76), p. MBi^. - . - • .
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 157
le vers français, il faudra que notre prononciation se
soit modifiée bien profondément, et nous sommes encore
loin de cette époque-là * . »
En dehors de ces nouveaux cénacles et de leurs
vastes ambitions, nombre de bons esprits, sans vouloir
supprimer la règle, proposent d'y introduire quelques
amendements. Telle est du moins, croyons-nous , l'opi-
nion exprimée par M. d'Ëichthal dans ce passage de son
Etude sur le rythme où, prenant à partie les nihilistes
de la poésie française, il ajoute aux reproches qu'il leur
fait, un correctif. « Parmi les réformes tentées, il en est,
dit-il, qui mériteraient d'être poursuivies. Il serait souhai-
table, par exemple, que des poètes de talent parvinssent
à débarrasser notre code poétique de quelques règles
trop étroites, comme l'interdiction générale des hia-
tus, etc. ^... » Ce n'est là qu'un vœu tout platonique,
qui n'engage personne et ne résout rien. Les regrets et
les plaintes de Théodore de Banville n'éclaircissent pas
davantage la question : « Nous avons perdu, dit-il, un
trésor d'harmonies délicates à la suppression de l'hia-
tus*. » On ne s'en douterait guère, à lire les hiatus du
moyen âge et ceux mêmes du seizième siècle.
Avec une précision plus scientifique, M. Becq de
Fouquières formule une théorie toute personnelle,
fondée sur un principe juste dont il exagère l'appli-
cation : « Le vrai juge de l'hiatus, c'est l'oreille et non
l'œil; on doit consulter, en cette matière, la voix et
non l'orthographe. En effet, lorsque deux mots se
suivent, l'un nnissant, l'autre commençant par une
voyelle, l'hiatus sera très sensible, si ces deux mots
sont à une distance inextensible l'un de l'autre, si le
rapide intervalle qui les sépare ne peut être prolongé,
tandis qu'au contraire il nous semblera d'autant moins
choquant que la voix pourra laisser plus de temps
s'écouler entre le premier et le second de ces mots.
Tout repos de la voix atténue le heurt désagréable pro-
duit par l'hiatus. Nous formulerons donc la règle géné-
rale suivante : tout hiatus doit être autorisé lorsque,
entre deux mots, la construction logique de la phrase
1. Problèmes de ^esthétique contemporaine, p. 222.
2. Page 52.
3. Petit traité^ etc., page 101.
158 DEUXIÈME PâRTIK.
et le rythme du vers permettent à la voix d'introduire
un repos sensible pour l'oreille. On comprend sans
difficulté comment le sens peut joindre ou disjoindre
deux mots. Prenons un hiatus formé par la rencontre
de deux voyelles identiques, soit aa. L'hiatus sera très
dur dans l'expression : « 11 tomba à terre » ; il le sera
moins dans celle-ci : « Il tomba, atterré. » C'est à peine
s'il sera sensible, si le premier a coïncide avec un repos
logique de la voix : « Il tomba. Atterré, l'adversaire prit
» la fuite. » Autre exemple sur l'hiatus éé. L'expression
« une bont^ aimable » blesse désagréablement l'oreille ;
nous ne sentirons que fort peu l'hiatus dans ce membre
de phrase : « Grâce, douceur, bont^, aimable et doux
» regard. » Un simple changement de construction
augmente ou diminue le heurt occasionné par la ren-
contre de deux voyelles. C'est ainsi que la phrase :
« Sur ses traits, la bonté est peinte », mettra l'hiatus éé
en évidence ; elle le dissimulera, au contraire, par un
léger repos, en prenant cette forme : « La bont^ est
» peinte sur ses traits. » En résumé, c'est la voix qui
produit le choc désagréable de l'hiatus ; mais c'est le
sens et le rythme qui gouvernent la voix et qui font
apparaître ou disparaître l'hiatus. En prenant ainsi
pour juge l'oreille et non plus les yeux, les poètes re-
couvreront une juste liberté*. »
Il est certain que l'hiatus est plus ou moins choquant,
selon que le temps d'arrêt placé entre les deux mots qui
se suivent est bref ou prolongé. Mais ce léger repos,
même lorsqu'il est le plus marqué, suffit-il à supprimer
l'hiatus? A notre avis, l'hiatus subsiste, bien qu'affaibli,
et les exemples cités plus haut le prouvent. Rien, d'ail-
leurs, n'est plus variable que la durée de cet arrêt et
que les effets qui en résultent. Comment fixer la limite
où l'hiatus sera tenu pour annulé et celle où il devient
une incorrection ? Le moyen de s'entendre sur l'appré-
ciation de ces nuances si délicates ? Qui pourra se re-
connaître dans l'extrême diversité des conditions où se
produira le choc des deux mots, et se prononcer avec
quelque assurance en parcourant la gamme changeante
des hiatus? Nous voilà ramenés, parla théorie moderne,
1. Pages 297, 298, 300.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 159
aux procédés éclectiques des poètes du seizième siècle,
qui taisaient une sélection entre ces variétés et ces
espèces, adoptant les unes et rejetant les autres. Nous
retombons dans l'arbitraire, et, sur cette pente rapide,
dans le désordre de la pleine liberté. La aoctrine clas-
sique, elle aussi, consulte l'oreille, quand il s'agit
d'hiatus ; elle apprécie l'importance du rôle de la voix ;
mais elle tient compte, en outre, de l'orthographe et
satisfait aux exigences de l'esprit : c'est par là qu'elle
donne à ses prescriptions un caractère de netteté et de
certitude qui manque à la théorie que nous venons
d'exposer.
CHAPITRE VI
Les licences poétique s«
Impropriété de cette expression : licences poétiques. — La
poésie n'a pas le droit d'être incorrecte. — Formés particu-
lières de diction et de construction qui conviennent à la
poésie et qui seraient irrégulières en prose. — Division
adoptée, dans cette question, par les anciens traités :
licences d'orthographe, licences de construction ou de syn-
taxe, licences de grammaire. Combien elle est défectueuse.
— Division plus rationnelle; les inversionSy les ellipses j les
archaïsmes. — Examen des prescriptions anciennes. — Gom-
ment on peut les simplifier. — Raisons explicatives des diffé-
rences caractériques cjui, dans l'emploi de certains mots et
de certaines constructions, distinguent la langue poétique de
celle de la prose*
Ce chapitre de l'ancienne poétique, tel que nous l'a
transmis la tradition, a fort vieilli de notre temps. On
lui reproche d'être confus, inexact, et finalement inutile.
Sans le juger aussi sévèrement, nous croyons qu'il y a
lieu de ne pas l'accepter sur la foi du passé, mais de le
soumettre à une critique attentive.
Dans son Petit Traité de poésie française, Théodore
de Banville, abordant ce sujet, s'exprime ainsi : « Li-
cences poétiques; il n'y en a pas. » Voilà le chapitre
160 DEUXIÈME PARTIE.
réduit à sa plus simple expression. Quelque paradoxale
que semble, et que soit en effet, cette opinion décisive
et tranchante, 1 auteur Tappuie sur des raisons assez
plausibles : « Le premier, dit-il, qui imagina d'accoupler
ce substantif licence, et cet adjectif poétique, a créé et
lancé dans la circulation une bêtise grosse comme une
montagne. Comment et pourquoi y aurait-il des licences
en poésie? Quoi! sous prétexte qu'on écrit en vers,
c'est-à-dire dans la langue rythmée et ordonnée par
excellence, on aurait le droit d'être désordonné et de
violer les lois de la grammaire ou celles du bon sens 1
Et cela sous prétexte qu'il eût été trop difficile de faire
entrer dans un vers ce qu'on voulait y mettre et comme
on voulait l'y mettre ! Mais c'est en cela précisément
que consiste l'art de la versification, et il ne peut con-
sister à ne pas faire ce qu'il est chargé de faire. Racine
contient Vaugelas, a dit Victor Hugo, et cela signifie
que le poète doit observer fidèlement les plus étroites
règles de la grammaire. Il doit se montrer soumis à ces
règles plus que ne le fut jamais le prosateur le plus pur
et le plus châtié * . »
Ce qui nous met d'accord, sur un point du moins,
avec le Petit Traité, c'est que ce mot de « licence
f)oétique, » terme consacré, est impropre et fausse
'idée qu'il prétend exprimer. La définition qu'en
donne Marmohtel aggrave encore l'équivoque : « La
licence est une incorrection, une irrégularité permise
en faveur du nombre, de l'harmonie, de la rime, ou
de l'élégance des vers. » Or, il n'est pas vrai que la
poésie puisse s'attribuer un droit d'incorrection, ni
qu'elle ait un privilège d'irrégularité. En ce sens, Ban-
ville a raison : il n'y a pas de licences poétiques. Mais
si l'on ne donne pas licence au poète de commettre des
fautes contre les lois générales au langage pour y cher-
cher l'occasion d'un mérite d'élégance ou d'harmonie,
il existe dans la langue pottique certaines formes d'ex-
pression ou de syntaxe, qui ne conviennent qu'à elle
seule et qui sont étrangères à la prose, par ce qu'elles
dérivent de la nature même de la poésie et des condi-
tions spéciales du langage rythmé et versifié. Loin d'être
i» Pages 63, 64.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 161
incorrectes, ces particularités de la langue des vers
sont la manifestation naturelle de la pensée poétique,
soumise aux lois du rythme; et si elles s'écartent des
habitudes et du tour d'esprit de la prose, c'est qu'il faut
bien admettre qu'il y a une différence de nature et de
génie entre la prose et la poésie.
C'est donc bien à tort qu'on a désigné par un terme
synonyme d'incorrection permise et de faute tolérée ces
formes essentiellement poétiques. On divise ordinaire-
ment en trois- classes ces prétendues infractions aux
règles du langage : licences d'orthographe, licences de
construction ou de syntaxe, licences de grammaire.
Cette division, tout arbitraire, manque de logique et
de clarté. Que signifie, par exemple, ce groupe formé à
part sous le titre et avec l'étiquette de « licences dé
grammaire »? Est-ce que l'ortnographe et la syntaxe
ne font pas aussi partie de la grammaire? Il nous parait
plus simple de distinguer, parmi ces formes particulières
à la langue poétique, celles qui consistent dans le tour
même et la construction de la phrase, et celles qui nous
présentent un choix de mots peu usités : la première
classe comprendra les inversions et les ellipses ; dans la
seconde se rangeront les latinismes et les archaïsmes. Ce
sera là notre division.
Les inversioiiB et les ellipses.
1. Inversions poétiques. — L'inversion modifie, par
des transpositions de mots, l'ordre habituel du langage.
Elle introduit dans le développement de la pensée une
syntaxe imprévue qui dérange la suite uniforme du
sujet, du verbe et de l'attribut, renforcés de tous leurs
compléments. Gomme l'ordre grammatical n'est pas
toujours le plus naturel, ni le plus rapide, l'inversion
s'emploie aussi en prose, et dans le langage le plus ordi-
naire et le plus familier; mais c'est envers surtout
qu'elle est fréquente et hardie : la plupart des inver-
sions que les poètes se permettent seraient des incor-
162 DEUXIÈME PARTIE.
rections chez les prosateurs. Il s'agit donc ici de ces
hardiesses de construction dont le caractère est essen-
tiellement poétique; il faut expliquer pourquoi elles
seraient déplacées en prose, et sont à leur place dans
la poésie.
L'inversion, en poésie, a pour effet et pour mérite de
donner à la pensée une puissance d'expression toute
nouvelle, où ne saurait atteindre le langage ordinaire,
et d'assigner à chaque partie de cette pensée le rang le
plus conforme à son importance. Presoue toujoui-s la
pensée, ainsi transformée et mise en relief, se présente
à l'esprit comme un tableau dont l'heureuse ordonnance
le saisit tout d'abord ; l'ordre logique est alors remplacé,
dans l'imagination du lecteur, par une impression d'har-
monie et de beauté que la mélodie du rythme rend
encore plus sensible. L'art a évincé la grammaire; la
raideur de la ligne droite s'efface et disparaît devant un
sentiment plus délicat, plus raffiné^ que le beau, en se
manifestant, vient d'éveiller. La poésie obéit ainsi à la
loi même de sa nature; elle suit l'inspiration de son
génie propre, qui est aussi celui de tous les beaux-arts,
et qui lui commande de ne pas se' borner à dire les
choses, mais de les peindreaux regards comme à l'esprit,
et d'ajouter au sérieux de l'idée la séduction et le bril-
lant des formes plastiques. Qu'on enlève l'inversion à
ce vers de Racine,
Pleurante après son char vous voulez qu'on me voie;
(Andromaque, a. IV, se. v.)
ne perdra-t-il pas toute sa poésie avec toute sa force
d'expression? Que deviendra cette scène si frappante
2ue le poète, en quelques mots, fait luire dans un éclair
e son style : l'amante en pleurs traînée sous l'œil de la
foule, derrière le char de sa rivale triomphante. Dans
les vers qui doivent à l'inversion leur beauté, la pensée
se compose ordinairement de deux parties qui se font
antithèse en se complétant. Etroitement unies par la
rapide concision du style, emportées dans le même cou-
rant d'harmonie, elles se présentent l'une avec l'autre
et presque simultanément à l'esprit; bien que leurs
rangs soient intervertis, et que l'une d'elles se détache
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 163
en* relief, leur alliance est si naturelle qu'elles sont
inséparables et ne forment qu'un tout. Ce vers de Britari'^
nicus, dont la sombre énergie s'inspire de Tacite,
De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse,
nous signale, d'un seul trait, et nous fait voir, d'un seul
coup d'oeil, l'homme mourant, dont, on guette les sou-
pirs, et la tyrannie rusée, qui épie ses plaintes, pour les
étouffer aussitôt.
Quelquefois aussi l'ampleur de la scène, retracée et
figurée par le poète, excède le cadre d'un seul vers;
l'inversion, alors, placée en tête du premier vers, s'é-
tend sur le suivant et domine le développement :
Du temple, orné partout de festons magnifiques.
Le peuple saint en foule inondait les portiques, etc.
(Athalie, a. I, se. i.)
C'est ici qu'on voit clairement la différence qui existe
entre l'ordre grammatical et l'ordre poétique, ou esthé-
tique, et la raison de cette différence. Si l'on voulait
simplement énoncer comme un fait l'empressement du
peuple à se rendre au temple. Tordre grammatical suf-
firait; mais tout autre est l'intention du poète : en dé-
crivant l'empressement populaire, il veut frapper l'esprit
et y laisser une impression durable ; raconter n'est pas
assez pour lui ; il veut faire de l'événement une vivante
et forte peinture. Il est donc naturel que transposant
l'une des deux parties du tableau, il place au premier
plan la description du lieu où le peuple accourt, et qu'il
introduise ensuite cette multitude fidèle qui remplit les
vastes portiques du temple. Grâce à l'inversion, il at-
teint son but et donne une forme palpable à sa concep-
tion. Tel est le vrai caractère de l'inversion poétique, et
telle est aussi sa raison d'être. On peut déduire de ces
observations les qualités qui lui sont nécessaires et les
défauts qu'elle doit éviter.
Si l'inversion n'ajoute rien à la force ou à la beauté
de l'expression, si elle est sans mérite et n'apporte aucun
avantage avec elle, il vaut mieux l'écarter : elle devient
inutile, peu naturelle, et trouble mal à propos l'ordre
164 DBUXIÈHB PARTIE.
régulier du langage. Que peut gagner le style à une in-
version telle que celle-ci?
Ecoutons du rossignol le chant.
(Harot.)
Ceux qui louaient le plus de son chant l'harmonie^.
(Florian.)
A plus forte raison est-elle condamnable, lorsque^
n^ayant aucun mérite, elle nous choque, en outre, par
quelques défauts; par exemple, lorsqu'elle est forcée,
obscure, surchargée de prépositions ou de conjonctions,
et compliquée de régimes indirects accumulés :
A. peine de la cour j'entrai dans la carrière.
(YOLTAIBE.)
Tu n*a8 fait le devoir que d*un homme de bien.
(CSORNEILLE.)
Je n*ai pu de mon fils consentir à la mort.
(VOLTAIBB.)
L'ancienne poésie et même Tancienne prose, multi-
pliaient les inversions à l'exemple du latin. Cette em-
preinte trop visible de la langue mère sur la langue
dérivée a subsisté longtemps; le dix-septième siècle ne
l'avait pas entièrement effacée ; mais aujourd'hui que le
français, dégagé de cette imitation un peu servile, a
pris une forme originale et une allure toute moderne,
ce serait une affectation d'archaïsme que de se régler
entièrement sur le goût d'un public beaucoup plus fami-
liarisé que nous-mêmes avec l'usage écrit et parlé de la
langue latine.
Jusqu'au temps de Malherbe et de Corneille, il était
reçu de placer, en toute circonstance, le sujet après le
verbe :
Bien me connaît la prudente Gybèle.
(Mabot.)
Et sont profanes ses chansons.
(Malhbbbe.)
1. Vers cités par Qaicherat, p. 98. — Les exemples suivants, à Tappui du
môme développement, seront empruntés à cet auteur, p. 98-104, 486-491.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 165
Ce latinisme est absolument tombé en désuétude. 11
en est de même de l'inversion qui place l'attribut avant
le verbe :
Dô son état pourtant digne je ne l'estime.
(Du Bellay.)
Vous le fîtes enfin immortel devenir,
(Maynard.)
Il est cependant des cas où ces inversions, d'un as-
pect dur et bizarre, se recommandent par un mérite de
simplicité concise, ou même par la noblesse vraiment
poétique de l'expression :
Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts.
(BOILEAU.)
Le sage par qui fut ce bel art inventé.
(La Fontaine.)
Vous êtes maigre entrée, il faut maigre sortir,
(ID.)
Dans les exclamations, où d'ordinaire éclate la vio-
lence du sentiment, l'inversion du sujet, placé après le
verbe, est naturelle, car elle est le seul moyen de tra-
duire l'énergie intérieure dont l'âme du poète est
remplie :
Périsse mon amour, périsse mon espoir!
(Corneille.)
Il existait dans l'ancien français une inversion dont
l'origine se confond avec celle de la langue elle-même.
Elle porte, en effet, la marque du latin populaire qui
a donné naissance au français. Au passé indéfini, on
plaçait le régime direct entre le verne auxiliaire et le
participe, en faisant accorder le participe avec le régime
qui le précédait. Par exemple, au lieu de dire, réguliè-
rement : les zéphyrs ont rajeuni V herbe; on pouvait
dire : les zéphyrs ont Vherbe rajeunie.
Un certain loup, dans la saison
Que les tièdes zéphyrs ont l'herbe rajeunie,
(La Fontainh, liv. V, fable viii.)
Cette construction, si évidemment contraire à la syn-
166 DEUXIÈME PARTIE.
taxe moderne, est la traduction littérale d'une forme
latine qui a passé dans le français et s'y est longtemps
maintenue. Au moyen âge elle était d'un usage courant,
en prose comme en vers; la poésie du dix-septième
siècle, sans la prodiguer, ne l'a pas dédaignée :
II est de tout son sang comptable à la patrie ;
Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie.
(Corneille, Hcrrace )
— Combien de fois la lune a leurs pas éclairés !
, . . J'ai maints chapitres vus, . .
(La Fontaine, liv. II, fable ii.)
Un poète moderne doit-il rigoureusement s'interdire
cette forme archaïque d'inversion. Nous ne le pensons
pas. Il nous semble que, placée à propos, elle pourrait se
défendre par le prestige même de son ancienneté. Il y a
de la poésie dans une origine aussi lointaine. Voltaire,
fort peu indulgent pour les naïvetés hardies de notre
vieille langue, était sensible à la grâce négligée de cet
archaïsme. En commentant le vers de Corneille, cité
plus haut, il fait cette remarque : « La sévérité de la
grammaire ne permet pas ce flétrie; il faut dans la ri-
gueur : a flétri sa gloire. Mais, a sa gloire flétrie^ est
plus beau, plus poétique, plus éloigné du langage ordi-
naire, sans causer d'obscurité. »
Les traités qualifient de licence poétiques l'habitude
prise par les poètes, surtout au dix-septième siècle, de
changer la place que la grammaire assigne ordinaire-
ment au pronom qui est en rapport avec deux verbes
dont le second est à l'infinitif. Au lieu de le mettre
entre les deux verbes, c'est-à-dire avant le second, dont
il est le régime direct ou indirect, on le place avant le
premier verbe :
, . . Pour prévenir les pleurs que je leur vais coûter.
(Racine, Iphigénie, a. IV, se. iv.)
Lui-même il me viendra chercher dans un moment.
(Id., ibid,, a. III, se. vu.)
L'ours venant là-dessus, on crut qu'il s*alloit plaindre.
(La Fontaine, liv. I.)
Au dix-septième siècle, cette construction était d'un
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 167
emploi général et constaht, en prose aussi bien qu'en
vers ; le siècle suivant la/ laissa tomber en désuétude ;
mais, de notre temps, jnombre d'écrivains excellents
Tont, avec raison, rétablie et remise en honneur. C'est
une singulière méprise/que de considérer comme une
licence ce qui penciant $i longtemps a été l'usage même,
c'est-à-dire la règle.
Une erreur plus grave serait de croire qu'en poésie il
faut multiplier les inversions et les préférer à l'ordre
simple. Sans doute, elles conviennent à la poésie beau*
coup mieux qu'à la prose ; elles y sont plus fréquentes
et plus fortes ; mais si nombreuses qu'elles soient, c'est
l'ordre simple, et non l'ordre interverti, qui prédomine
en vers comme en prose. Quelquefois même, le poète,
lorsqu'il pourrait choisir, pour rendre sa pensée, l'une
ou l'autre de ces deux constructions, préfère la plus
simple, comme plus expressive.
II. L'ellipse en poésie. — H y a plus d'un rapport
entre l'ellipse et l'inversion. L'une et l'autre prennent
des libertés avec les règles ordinaires de la construc-
tion : l'inversion, change l'ordre des mots; l'ellipse en
diminue le nombre. « On appelle ellipse, dit Quicherat,
le retranchement d'un ou de plusieurs mots qui seraient
nécessaires pour la régularité de la construction. » Ce
aui achève entre elles la ressemblance, c'est que toutes
eux^ dans l'atteinte qu'elles portent à la régularité
grammaticale, s'inspirent du génie particulier de la
poésie et concourent à l'effet qu'elle veut produire. En
transposant les mots, l'inversion développe les res-
sources descriptives et les qualités pittoresques de la
langue des vers ; l'ellipse lui donne plus de concision et
de vivacité en supprimant des mots sans importance et
sans relief. C'est par cette étroite conformité avec la
nature même et l'esprit de la poésie, qu'elles justifient
leurs irrégularités les plus hardies et les convertissent
en beautés d'expression.
On peut distinguer deux sortes d'ellipses dans la
langue des vers : les unes, assez timides, qui se bornent
à supprimer des mots ou des particules faciles à sup-
pléer ; les autres, plus pénétrantes et plus osées, qui
tranchent dans le vif de la pensée et de l'expression.
Entre les premières et les secondes, la différence est
168 DEUXIÈME PARTIE.
grande. Les premières sont utiles au poète ; elles lui
facilitent, en certains cas, la versification ; mais elles ne
rendent aucun service à la poésie et n'ajoutent rien à
ses mérites. Le temps a consacré ces libertés ; il y a
désormais prescription. En voici quelques exemples.
Quand plusieurs substantifs, ou plusieurs verbes,
sont régis par des prépositions, il faut en prose, répéter
ces prépositions devant chaque nom, ou devant chaque
verbe : on peut, en vers, se dispenser de cette répéti-
tion, surtout lorsque ces prépositions sont à ou de :
Mais sans nous égarer dans ces digressions.
Traiter, comme Senaut, toutes les passions. . .
(BoiLEAU, Satire VIII, v. 113.)
. . . Un ordre de vider d'ici vous et les vôtres,
Mettre vos meubles hors et faire place à d'autres.
{Le Tartufe, a. V, se. iv.)
Il y a ellipse de la préposition sans dans le second
de ces vers, et de la préposition de, dans le quatrième.
La poésie peut aussi se dispenser de répéter, dans un
second membre de phrase, un sujet déjà exprimé au
commencement :
Je condamnai les dieux, et sans plus rien ouïr,
Fis vœu, sur leurs autels, de leur désobéir.
{fphigénie, a. I, se. i.)
Dans Tusagc du dix-septième siècle, la plupart de ces
ellipses étaient communes à la prose et à la poésie ; on
Eeut en citer de nombreux exemples chez les plus célè-
res écrivains classiques. Même en se plaçant au point
de vue plus sévère ae T usage moderne, on comprend
très bien que l'emploi répété des pronoms et des pré-
positions^ obligatoire pour le prosateur, ne le soit pas
absolument pour le poète. Pourquoi la prose, qui ne
subit ni gêne, ni contrainte, qui, dans le développement
de la pensée, dispose librement de l'espace et du temps,
serait-elle autorisée à supprimer des mots que le sens
exige et que la règle déclare nécessaires ? Dans la langue
versifiée, où tout se mesure, se pèse et se compte, où la
pensée se condense et prend tout son relief sous la forme
précise d'une combinaison rythmique, qu'importe l'o-
mission de quelques mots sous-entendus? En quoi peut-
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. Î69
elle nuire à la savante harmonie de la phrase poétique,
que sa concision soutient et qu'un ordre lumineux
éclaire? Ces libertés, d'ailleurs, ne sont concédées que
sous une double condition. L'ellipse ne doit ni dégé-
nérer en incorrection, ni créer une équivoque, ni fati-
guer en le troublant l'esprit du lecteur.
Il n'y a pas de règle qui puisâe définir et juger d'a-
vance ces autres ellipses, déjà signalées plus nâut, ces
ellipses hardies qui retranchent non pas seulement quel-
ques particules ou quelques pronoms, mais des mots es-
sentiels et des membres cfe phrase tout entiers. Elles sont
imprévues, çt variables comme l'inspiration dont elles
sortent, comme les circonstances qui les suggèrent au
poète. On ne peut en théorie limiter leur audace ; tout dé-
pend de l'effet produit, et, comme les inversions, elles se
légitiment par le résultat. Dans ses entreprises contre la
règle, dans ses innovations contre l'usage, le poète est
libre de tenter et d'oser au delà des bornes que d'autres
avant lui ont respectées ; mais le péril est égal à sa li-
berté, et le sentiment de ce péril est son unique modé-
rateur. Tout succès qu'il obtient en ce genre est une
conquête faite par l'art sur la grammaire.
. Les plus simples, de ces ellipses, et les moins hasar-
deuses, sont celles qui, dans un second membre de
phrase, suppriment un verbe déjà exprimé, qui serait
employé à une autre personne, à un autre temps, à un
autre nombre, si on le répétait.
Ma cour fut ta prison, mes faveurs, tes liens,
{pinna^ a. V, se. i.)
— Il parle d'Isabelle, et vous, de Léonor.
(Molière, Ecole dés Maris, a. III, se. vin.)
11 est des ellipses où il faut suppléer une conjonction
explicative :
Que dis-je? En quel état croyez- vous la surprendre?
.Vide de légions qui la puissent défendre,
Leurs femmes, leurs enfants pourront-ils m'arrèter?
(Mithridatey a. III, se. i.)
— Rechercher une Grecque, amant d'une Troyennel
(Andromaque, a. II, se. v^)-
1. « Puisque (Home) est vide de légions, etc.. » — « Rechercher une
Grecque, lorsqu'on est, tout en étant l'amant d'une Troyenne* »
AUBERTIN. — VERSIFIC. FRANC. 8
170 DEUXIÈITE PAETIE.
Il est même nécessaire, quelquefois, de rétablir tout
un membre de phrase, pour éclaircir et achever la
pensée.
Je t'aimais inconstant; qu*aurais-je fait, fidèle?
(Andromaqite, a. IV, se. v.)
Un laconisme affecté et forcé n'échapperait pas au
doublé écueil de l'obscurité et de l'incorrection. L'ellipse,
naturelle et claire, flatte l'intelligence du lecteur en lui
faisant' appel ; elle s'abuserait, en lui présentant une
énigme à deviner. Les poètes n'évitent pas toujours ce
double défaut ; témoin ce vers de Molière :
C'est donc ainsi qu.*absent vous m'avez obéi?
(EcoU des Femmes, a. II, se. n.)
« Absent » signifie : « lorsque j'étais absent ».
En général, les meilleures ellipses sont celles que la
passion inspire, en pleine crise tragique, dans le conflit
des destinées et le choc ardent des intérêts. Personnages
et spectateurs, emportés par la force invisible et irrésis-
tible qui pousse le drame au dénouement, sont impa-
tients d'aller jusqu'au bout des sentiments qui les exal-
tent, et d'arriver au terme de l'anxiété qui les étreint :
l'ellipse, alors, resserrant l'expression, dévorant les lon-
gueurs inutiles, est la bienvenue; ce qu'elle peut
avoir de brusque et de heurté concorde avec la nâte
fébrile et les mouvements saccadés qui agitent les cœurs.
Faire cette remarque, c'est dire quelles sont, en poésie,
les conditions lès plus favorables au succès de l'ellipse
hardie, et par quels mérites surtout elle peut faire ac-
cepter et même applaudir ses apparentes irrégularités.
§ Il
Les archi^sxnes d'orthographe ou d'expression.
Ces prétendues licences d'orthographe et de gram-
maire^ énumérées par les traités de versification, que
sont-elles en réalité? Ce sont des débris, des souvenirs
de l'ancienne orthographe française, ou quelques rares
LÀ STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 17i
spécimens d'expressions surannées, recueillis par la
poésie, à titre d'exceptions, et sauvés, jusqu'ici, deTen-
tière désuétude et de l'oubli définitif. Leur vrai nom
est l'archaïsme; parmi ces locutions archaïques, plu*
sieurs sont des latinismes. Mais sur quelles raisons se
fonde ce privilège de la durée indéfinie, accordé à cer*
taines particularités du vieux langage, et convient-il de-
le perpétuer? Quel intérêt peut avoir la poésie moderne
à conserver ces formes démodées qui datent de plusieurs
siècles?
L Archaïsmes d'orthographe. — On sait que les poètes
ont l'habitude, quand ils y trouvent quelque facilité
pour la rime, de supprimer Vs finale de la première per*
sonne du singulier de l'indicatif présent, dans certains
verbes : ils écrivent je doi, je croi, je voi, j'a/>erçoi, je
reçoiy je sai, y averti ^ Reconstruis ]^ori, etc.
Tantôt, cherchant la fin d'un vers que je construis
Je trouve au coin d*un bois le mot qui m*avait fui,
(BoiLEAU, EpUre VI, v. 28.)
— Vizir, songez à vous, je vous en averti;
Et, sans compter sur moi, prenez votre parti.
(Racine, Bajazetj a. II, se. m ' .)
Ils suppriment aussi, à l'occasion, Vs finale de la se-
conde personne du singulier de l'impératif ;
Fais donner le signal, cours, ordonne; et revUn
Me délivrer bientôt d'un fâcheux eatretien.
(Phèdre, a, II, se. iv.)
Nos poètes modernes ont suivi cet exemple :
Seigneur duc, es-tu donc insensé?
Mon aïeul Tempereur est mort. Je ne le sai
Que de ce soir«
(V. Hugo, Hernani.)
• Lorsque je vien.
Personne ne me voit entrer, — Je le crois bien,
(Id., le Roi s*amuse*.)
1. Il y a, toutefois, une exception pour les anales suivantes oà la forme
moderne et correcte est seule usitée :je suis, je puis, je rends, je prends, jf
fuis, je fus. ...
2. De Qramont, p. 71. _ - - '
172 . DEUXIÈME PARTIE.
Ge sont là d'évidentes infractions à la règle moderne.
Mais il faut reconnaître que cette orthographe, incor-
recte aujourd'hui, était la règle même, dans le français
du moyen âge. Ni la première personne du singulier de
l'indicatif, ni la seconde personne du singulier de l'im-
pératif ne prenaient 1'^ finale dans la plupart des verbes
de l'ancien français; pourquoi? parce que ces verbes
dérivent presque tous de verbes latins, et qu'il n'y a
pas d'5 finale, aux mêmes temps et aux mêmes per-
sonnes, dans les verbes latins. Plus régulière alors qu'au-
jourd'hui, l'orthographe se réglait sur l'étymologie. Les
secondes personnes, au singulier de l'indicatif dfans aces
mêmes verbes, prenaient, dès lors, ïs finale, parce que
cette s existait dans la forme latine correspondante.
Plus tard, dans la dernière époque du moyen :âge, 1'^
finale de la seconde personne a été donnée aussi à la
première, par analogie et par amour de l'uniformité :
ainsi s'est établi peu à peu l'usage moderne, qui a
édicté la loi qui nous régit. De ces explications u ré-
sulte que dans cette période, aux limites flottantes, qui
comprend la fin du moyen âge et le commencement des
temps modernes, il y avait pour certains mots, pour
certaines désinences, une dfouble orthographe, l'une
ancienne, l'autre plus -nouvelle, entre lesquelles l'usage
a longtemps hésité. Les poètes les adoptaient tour à
tour, au gré de leurs propres convenances ; et quelques-
unes de ces libertés ont passé jusqu'à nous.
Est-ce une raison pour qu'elles demeurent invio-
lables et consacrées à jamais par cette longue succession
d'exemples et d'autorités? Ces autorités s'appuyaient
alors sur des raisons qui nous manquent aujourd'hui.
Au dix-septième siècle, on touchait encore à des temps
où la plupart des habitudes de la langue du moyen âge
avaient conservé de nombreux partisans ; plus d'un lec-
teur, même lettré, sous Henri IV et sous Louis XIII, y
demeurait obstinément fidèle : l'usage contemporain
était très mêlé d'usage ancien ; il y avait, en un mot,
Quelque nouveauté encore dans l'archaïsme. Aujour-
'hui, après deux siècles révolus, l'exemple des poètes
classiques du dix-septième siècle, allégué à tort, con-
damne plutôt qu'il ne justifie ceux qui le suivent; et ces
derniers restes d'antiquité doivent disparaître avec les
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 173
raisons passagères qui autrefois en expliquaient le main-
tien. Pour la prose et pour les vers, il ne faut qu'une
seule et même orthographe.
Dans ràncienne langue, la plupart des adverbes pre-*
naient une s finale, que nos ^ammairiens modernes
appellent Vs adverbiale. Plusieurs de ces adverbes,
ayant été formés du pluriel des adjectifs latins corres-
pondants, avaient gardé Vs du latin ; on fut ainsi con-
duit à donner Vs aux autres adverbes, par analogie.
Bien que Vs adverbiale ait disparu, en général, dans le
français classique, quelques adverbes Font conservée,
surtout en poésie : de là, pour ces adverbes, une double
orthographe, l'ancienne et la nouvelle. Selon les exi-
gences du vers, les poètes écrivent guère, ou guères;
naguère, ou naguères; jusque, ou jusques; ils écrivent
aussi grâce à, ou grâces à; encor^ ou encore :
Non, vous n'espérez plus de nous revoir encory
Sacrés murs, que n'a pu conserver mon Hector.
{Andromaque, a, I, se iv.)
Faut-il leur interdire ce libre choix entre la forme
ancienne et la forme nouvelle, et leur imposer, dans
remploi de ces mots, l'orthographe moderne? Cette ri-
gueur serait excessive, puisque aucune règle précise n'est
ici intéressée et mise en cause ; l'Académie, d'ailleurs,
en donnant place dans son dictionnaire à cette double
orthographe, semble indiquer qu'elle ne proscrit pas
absolument la plus ancienne. Ce serait, au contraire,
une incorrection manifeste de supprimer, comme on Ta
fait quelquefois, 1'^ de remords, pour faciliter la rime;
et c'est aussi une faute à blâmer, malgré les nombreux
exemples dont elle s'autorisa, que de substituer toujours
pour la rime, l'adverbe invariable même à l'adjectif
pluriel mêmes, quand le sens et la grammaire exigent
cet adjectif.
Et crois que votre front prête à mon diadème
Un éclat qui le rend respectable aux dieux même,
(Racine, Esther, a. Il, se. vu.)
Posons donc en principe que tout archaïsme d'ortho-
graphe doit être réprouvé, si la règle moderne l'interdit :
mais s'il s'agit simplement d'un usage ancien maintenu
174 DBUXIÈHE PARTIE.
à c6ié de Tiisage moderne, il vaut mieux^ sans doute ^
préférer celui-ci, sans que cette préférence soit absolù-r
ment obligatoire.
Ces observations peuvent s'appliquer à Torthographe
des noms propres, qui, en poésie, ne s'accorde pas tou-
jours avec les prescriptions de Tusage et de la gram-f
maire. Les poètes suppriment ou maintiennent à volonté
r^ finale des noms propres et des noms de villes : ils
écrivent Charles ou Charle, Apelles ou Apelle, Démos-
Ihènes ou Démosihène^ Athènes^ Thèbes, MycèneSy ou
Alhène^ Thèbe et Mycène; Versailles et Londres ou
Versaille et Londre, etc. L'u§age, qui a donné une s
à ces noms, est presque toujours fondé sur une raison
d'étymologie. Ou bien ces noms ont gardé Vs de leur
désinence grecque ou latine ; ou bien cette s représente
en français la forme du pluriel qui était celle de beau-
coup de noms de villes antiques^ en grec et en latin ; et
quoi qu'il soit moins facile de justifier Vs finale de
« Londres /> et de « Versailles » , Porthographe adoptée
par l'usage et la grammaire mérite d'être respectée*.
Ne serait-ce pas, toutefois, un pédantisme que de
transformer en tyrannie tracassière l'autorité de la règle
grammaticale, et de retirer aux poètes une facilité qui
leur est presque nécessaire? Tel n est pas l'avis de Théo-
dore de Banville : impitoyable ennemi de toute « licence
poétique », sa sévérité, dans les questions d'ortho-
graphe, va jusqu'à l'intransigeance. 11 ose faire la le-
çon, sur ce point , à Victor Hugo en personne. Citant,
quelque part, dans son Petit Traité de poésie française^
ces vers des Contemplations :
Les syllabes, pas plus que Paris et que Londre,
Ne se mêlaient '
il y met cette note : « Londre, sans s, au lieu de Lon-
dres, voilà une licence poétique. J'ai dit qu'il n'en faut
jamais, et voilà que mon maître s'en est permis une. —
Eh bien, il a eu tort. » — Un peu plus loin, récidive
1. II est probable qa'on a donné une ( à ces deux noms par analogie
aveo les noms de villes où Vs finale avait une origine 6tymolo|^ique. Dans
Paris, — pour ne citer que cet exemple, — Vs vient de Tancienne forme
latine Partsios.
e. L. I, vu.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 175
du poète, autre suppression de Vs; nouveau reproche
du censeur ;
Ils montaient à Versaille aux carrosses du roi. . .
— « Même observation que ci-dessus. Il fallait écrire
non pas Versaille, mais Versailles. Rien d'implacable
comme un écolier qui prend son maître en faute*! »
II. Les archaïsmes poétiques d'expression. — Parmi
ces formes archaïques, qu'on nous présente comme au-
tant de licences, autorisées seulement en vers, il y en a
qui appartiennent à la prose autant qu'à la poésie, et
qui sont encore de mode aujourd'hui. Singuliers ar-
cnaïsmes! Etranges licences poétiques! On nous cite,
par exemple, l'adverbe où, employé avec le sens de à
qui, à laquelle, auquel, dans lequel, etc. :
Celle où y ose aspirer esr d*un rang plus illustre.
{Polyeucte, a. V, se. v.)
Et voilà donc rhymen où j*étais destinée.
(Iphigénie, a. III, se. v.)
Mais on a donc oublié que tout le dix-septième siècle
a parlé ainsi, en prose, comme en vers, et que cette locu-
tion, abandonnée dans la seconde moitié du dix-hui-
tième siècle, a été relevée de sa désuétude par nos pro-
sateurs et nos poètes contemporains? Elle est de celles
qui constituent le fond même de la langue, et l'on en
pourrait citer d'innombrables exemples.
On commet une autre erreur en attribuant à la poésie
seule le droit d'employer les prépositions dans et en,
au lieu de A, devant Ips noms de villes dont la lettre ini-
tiale est une voyelle :
Je serai marié, si Ton veut, en Alger.
{Le Menteur, a. V, se. vi.)
Gassandre dans Argos a suivi votre père.
{Àndromaque, a. I, se. ii.)
Au dix-septième siècle, prosateurs et poètes emploient
en avec cette acception; Molière dit « en Alger », dans
ses pièces en prose : « Hélas l mon pauvre maître, peut-
1. Pages 66, 67.
i7(( DEUXIÈME PARTIE.
être qu'à Theure que je parlé on t'emmène esclave en
Alger * . » Même devant les noms de villes qui commen-
cent par une consonne, on dit en et non â, en vers et
en prose : •
Je loge en Belle-Cour, environ au milieu.
Dans un grand pavillon.
{Suite du Menteur, a. III, se. m.)
C'était un latinisme qui avait passé, du moyen âge et
du seizième siècle dans la langue courante du siècle de
Louis XIV. Henri IV écrit : « en Constantinople. » On
lit dans Rabelais, « en Amiens » ; dans Larivey, <( en
Naples, en Paris»; dans Montaigne, «en Lacédémone».
Aujourd'hui, cette expression, absolument vieillie, ne
convient pas plus à la poésie qu'à la prose.
Un autre latinisme, mais qui est resté dans la langue,
est l'emploi du participe passé au lieu de l'infinitif :
Oui, reprit le lion, c*est bravement crié,
(La Fontaine, liv. II, fable xix.)
Nous ne savons pourquoi on le cite comme une li-
cence poétique; ce n'est ni une incorrection, ni une
façon de parler réservée à la poésie. Il n'est interdit à
personne de modifier la nuance de l'idée et de l'expres-
sion en remplaçant, comme dans le vers de La Fontaine,
l'infinitif par le participe.
Quant à l'infinitif-substantif /penser, synonyme noble
de « pensée », il convient mieux, sans doute, aux vers
qu'à la prose ; mais la prose, quand elle élève le ton,
ne le dédaigne pas, même aujourd'hui. Par quelle raison
l'a-t-on qualifié de « licence », lui^ussi? La poésie du
dix-septième siècle tenait en grande estime ce mot ex-
cellent qui porte la marque des temps les plus anciens
de la langue, où la plupart des infinitifs devenaient
substantifs en prenant l'article :
Que j*ai toujours haï les pensers du vulgaire !
(La FoNTAîNB, liv. Vlil, fable XVI.)
Je tremble au seul penser du coup qui le menace. .
(Andromaque, v. 1405.)
1. Fourberies de Scapin, a. IT, se. xi.
LA STRUCTURE INTÉRIEURE DU VERS FRANÇAIS. 177
La Bruyère regrettait que Tusage courant lui préfé-
rât <c pensée ». Nos poètes contemporains, en le réhar
bilitant^ ont donné raison au regret de La Bruyère.
Ce qui peut être, à plus juste titre, considéré comme
une exception en faveur de la poésie, et comme une
dérogation à la règle grammaticale, c'est de mettre au
singulier un verbe qui a pour sujet plusieurs substantifs.
Par une sorte de syllepse*, l'esprit réunit dans un seul
tout cette pluralité de substantifs, éléments d'une seule
et même idée ; le verbe s'accorde avec l'idée collective
et prend la forme du singulier au lieu du pluriel :
Lorsque le genre humain de glands se contentoit,
Ane, cheval et mule aux forôts habitait . . .
Là croissait à plaisir Toseille et la laitue.
(La Fontaine, liv. IV, fables iv et xm.)
. Ce héros qu'armera l'amour et la raison.
{fphigénie, a. I, se. ii.)
Quelquefois, il est vrai, le dernier substantif est plu à
expressif que ceux oui le précèdent et semble porter
l'iaée à son point culminant; l'emploi du verbe au sin-
gulier est alors conforme à la règle :
Que ma foi, mon amour, man hanneur y consente.
(fphigénie, a. IV, se. vi.)
On peut aussi, quand le sens le permet, s6us-en tendre,
entre deux substantifs, une conjonction qui met le
verbe en rapport avec Tun des deux :
Le duc et le marquis se reconnut aux pages.
(Bon-BAU, Satire K, v. 98.)
— « Le duc » ainsi que « le marquis ».
Gomme dans les inversions et les ellipses, cette appa-
rente incorrection n'est qu'une hardiesse du style poé-
tique, qui donne plus de concision et de rapidité à l'ex-
pression de la pensée.
Est-il nécessaire, maintenant, pour clore ce chapitre
des « licences », si mal dénommé, de citer trois ad-
1. Du grec vuUii^i;, 9uUajjk6dviiv, comprendre ensemble, réunir, réunion.
C'est le sens du latin comprehensio,
8.
178 DEUXIÈME PARTIE.
verbes, dessus, dessons, dedans, oui figurent chez quel-
ques poètes du dix-septième siècle à Pétat de préposi-
tions, avec le sens de sur, sous et dans; -^ ou bien
encore ces formes antiques, que la poésie classique a
paru adopter un instant pour les rejeter ensuite, aonc-
ques pour donc, avecques pour arec, devant ^nv avant,
devant que ^ut avant que, cependant que pour pen-
dant que, lors pour alors, las pour hélas? On nous
donne tout cela pour des locutions à part, dont rem-
ploi est un privilège poétique. Ce ne sont aujourd'hui
que des anachronismes d'expression qui peuvent tout
au plus trouver place dans les pasticnes de la langue
du seizième siècle, écrits, comme on dit, en style maro-
tique. Nous ferons, si Ton veut, une exception pour
cependant que, qui ai^sur pendant que l'avantage d'être
un mot complet : placé à propos, il pourrait conserver
quelque chose de la grâce d'ancienneté que nous lui
voyons dans La Fontaine.
La savante composition du vers français, que nous
avons étudiée dans les six chapitres de cette seconde
partie, se prête à plusieurs formes, de longueur iné-
gale, dont chacune a son caractère propre et ses res-
sources d'expression. De la variété de ces formes nais-
sent des combinaisons rythmiques qui contribuent
à développer les richesses intérieures de notre poésie et
la puissance de ses effets. Ces mêmes combinaisons
impriment aux poèmes, où chacune d'elles domine, la
nuance particulière, le trait original qui les distingue
entre eux. — Les questions que le sujet nous présente,
sous cet aspect nouveau, seront examinées aans une
troisième partie.
TROISIÈME PARTIE
LES FORMES DIVERSES DU VERS
FRANÇAIS
CHAPITRE PREMIER
Vers où les syllabes sont en nombre pair.
L'alexandrin, le décasyllabe, roetosyllabe;
les vers de six, de quatre et de deux syllabes.
Influence du nombre pair ou impair des syllabes sur le rythme
du vers. — Faut- il, en mesurant le vers, se servir du mot
pied y à l'exemple des anciens? — Supériorité de Talexandrin.
En quoi il ressemble à l'hexamètre antique. — Variété des
ressources d'harmonie qu'il contient. — Genres poétic^ues où
il convient de l'employer. — Le décasyllabe et ses diverses
césures. — L'harmonie de ce vers est inférieure à celle de
l'alexandrin. — L'octosyllabe. Ses libres césures. — Du rang
qu'il tient dans l'histoire de la poésie française. — Vers de
SIX, de QUATRE, et de deux syllabes. — Leurs conditions
rythmiques. — Doit-on les employer seuls ou combinés avec
des vers de mesure différente?
Les formes du vers français, généralement usitées,
depuis l'alexandrin jusqu'au vers monosyllabique, peu-
vent se diviser en deux classes : celle où les syllabes
sont en nombre pair, et celle où le nombre dès syl-
labes est impair. Ajoutons-y, à titre d'exceptions ou
de curiosités, les vers démesurés, oui contiennent un
nombre de syllabes supérieur à douze, et que le
commun usage n'a pas adoptés.
La différence que nous faisons ici, entre le nombre
pair et le nombre impair des syllabes dans le vers,
n'est pas une distinction vaine ; elle a sa raison d'être
et une importance significative. Comme le dit très
bien M. Guyau, dans ses études sur les lois et la for-
179
180 TROISIÈME PARTIE.
mation du vers moderne, « le plaisir sensible que nous
donne le rythme s'accompagne toujours d'un plaisir
plus mathématique et intellectuel, celui du nombre :
rythmer, c'est compter instinctivement. Tout au moins,
sentons-nous le nombre de temps qui constitue le
rythme, et les rythmes qui se résolvent dans des nom-
bres pairs ont quelque chose de plus pondéré, de plus
stable, de plus pleinement harmonieux pour Toreille
que ceux qui vont par nombre impair*,» Dans ces vers
«à nombre impair», où la somme des syllabes afférente
à chacun d'eux n'a pas de diviseur commun autre que
lin, la place des césures est incertaine ; la coupe iné-
gale du vers rend le « noml)re » moins sensible à
l'oreille et le rythme moins régulier*. Telle est la
raison de l'ordre que nous suivrons dans cette revue
des formes diverses du vers français.
On a pu remarquer qu'en mesurant les vers, en cal-
culant le nombre et la durée des « temps » dont chacun
d'eux se compose, nous employons toujours le mot
«syllabe», jamais le mot «pied», comme terme de
înesure et de comparaison. L emploi du moi pied con-
vient à la prosodie métrique des vers grecs et latins,
fondée sur la longueur et la- brièveté des syllabes,
parce que, là, un pied peut contenir un nombre très
variable de syllabes, selon qu'elles sont longues ou
brèves : il y a donc nécessité de compter la mesure
du vers par le nombre des pieds qu'il contient, et non
par celui des syllabes. Qu'est-ce qu'un pied, en grec et
en latin? C'est une combinaison spéciale d'un certain
nombre de syllabes, à laquelle la longueur ou la briè-
veté de ces syllabes imprime un caractère propre et
distinctif. Aussi, chacune de ces combaisons, cnacun
de ces « pieds » porte un nom particulier : dactyle,
spondée, ïambe, trochée, ionien, choriambe'. Selon
que tel ou tel pied domine dans un vers, il donne son
nom h ce vers. De là ces expressions courantes dont
les unes indiquent le pied dominant de chaque vers, et
1. l^es Problèmes de Festhétique contemporaine ^ p. 181, 182.
2. Sully Pradhomme, p. 65. -r D'Eichthal, p. 40. •
3. Dactyle : une longae et deux brèves. — Spondée : deux longues. —
Trochée : uae brève et une longue. — ïambe : une longue et une brève. -^
Ionien: deux longues et dçox l^reves, -^Choriambe: une longue, deux brèves,
Une longue.- - - - . - -- -
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 181
les autres font connaître le nombre de pieds que le
veps contient : vers dactyliques, vers ïambique ou
trochaïque, ionique, chonambique ; vers hexamètre,
ou pentamètre, tétramètre, trimètre, c'est-à-dire vers
de six, ou de cinq, de quatre, de trois piexls. Ce
sont des désignations claires et précises qui déter-
minent avec netteté la grande variété des combinai-
sons de syllabes longues et de syllabes brèves dont la
prosodie antique est la régulatrice. Dans la versifica-
tion française, qui ne connaît pas ces complications, le
mot « pied » ne pourrait désigner qu'une seule chose,
fixe et invariable : la réunion de deux syllabes. Il est
plus simple, alors, de compter par syllabes et d'éviter
ainsi une double confusion, celle qui naîtrait du sou-
venir des pieds métriques de l'antiquité, et celle que
produirait dans la numération des vers français, une
équivoque toujours possible entre le mot « pied » et le
mot «syllabe' ».
Nous allons examiner successivement les vers dont
les syllabes sont en nombre pair, ceux où ce nombre
est impair, et les vers exceptionnels ou peu usités qui
comptent plus de douze syllabes.
La supériorité de l'alexandrin. — < Nuances va-
riées et délicates de l'harmonie de ce vers.
— Nombreux genres poétiques où il convient
de l'employer.
Nous connaissons les origines de Tiilexandrin ; nous
avons étudié l'agencement ferme et souple de sa struc-
ture intérieure. En expliquant, dans les six chapitres
de la deuxième partie, le savant organisme de la versi-
fication française, nos plus importantes observations
avaient nécessairement pour objet principal la forme
1. Tobler, p. l(fô, 106. — Nos anciens auteurs de prosodies françaises ont
employé assez souvent, et fort mal à propos, le mot pied comme synonyme
de « syllabe » : un décasyllabe est chez eux un vers de dix pieds ; un octo<
syllabe, un vers de huit pieds, etc.
i82 TROISIÈME PARTIE.
de Talexandrin qui, de Taveu des théoriciens et des
poètes, est le type par excellence du vers français^. Il
nous reste à le comparer aux autres formes rythmi-
ques en donnant les raisons de la préférence unanime
qu'on lui accorde.
La supériorité de Talexandrin sur les autres vers
français tient à deux causes : la première est le nombre
de ses syllabes ; la seconde est la richesse des ressources
d'harmonie qu'il possède. Une réunion de douze syl-
labes, c'est-à-dire de douze sons, ou de douze « temps »,
théoriquement égaux en durée, constitue l'alexandrin ;
ce qui le met de pair, disons-le en passant, avec l'hexa-
mètre antique^ composé d'un nombre variable de syl-
labes, longues ou brèves, dont la somme est égale à
douze longues. Selon la remarque très juste d'un esthé-
ticien ce nombre douze, qui régit l'alexandrin, est celui
qui satisfait le plus complètement l'oreille, celui qui se
prête le mieux à ce compte instinctif qu'elle fait des
temps d'où résulte le rythme; il est le seul qui soit
divisible à la fois par deux, par trois, par quatre et
par six; les rapports des divers membres, entre les-
quels on peut le diviser, sont particulièrement faciles à
saisir; il offre prise de toutes parts à l'analyse, puisque
l'oreille peut le partager en groupes de deux, de trois,
de quatre ou de six sons. Enfin, pour emprunter ce
qu'il y a de vrai, au point de vue physiologique, dans
une remarque capitale de M, Becq de Fouquières, il
correspond à peu près au temps moyen de l'expiration '.
La conséquence de ces ooservations s'oiire d'elle-
même à l'esprit. Le groupement harmonieux de douze
syllabes, que l'art réunit, pouvant toujours se subdi-
viser, au gré de la pensée du poète et selon l'effet qu'il
veut produire, en fractions dont chacune est, avec le
nombre total, dans un rapport régulier, il en résulte que
l'alexandrin est, de tous les vers français, le plus favo-
1. Becq de Fouquières, p. 305. — De Gramont, p. 72. — De Banville, p. 16.
2. Guyau, p. 186. ~ L'expiration est l'acte naturel, ou physiologique,
par lequel la bouche renyoie Vair qu'elle vient d'aspirer. Le temps néces-
saire à l'expiration est l'intervalle de temps qui s'écoule entre deux aspira-
tions. Selon M. Becq de Fouauières, cet intervalle est la mesure normale
du vers typique et fondamental dans toute versification antique ou moderne.
Il est la mesure de l'hexamètre grec ou latin, aussi bien que de l*«lexan-
drin français. — Becq de Fouquières, Traité général de versification fran-
çaisey p. 9 et 10.
LES FORMES DIVERSES Dy VERS FRANÇAIS. 183
rable aux nouvelles combinaisons rythmiques qui solli-
citent la faculté créatrice du génie. En dépit des déplace*
ments de césure et des variantes hardiment introduites
dans les formes traditionnelles, il est aussi celui où la
cadence générale du rythme est le plus facilement res-
Eectée, comme Tout prouvé les innovations de V. Hugo.
es douze temps, marqués par les douze syllabes de
Talexandrin, sont égaux en théorie et considérés comme
tels ; mais, en réalité, la durée de ces syllabes est va-
riable et inégale : la voix, qui insiste sur les unes,
glisse légèrement sur les autres. La durée des temps
est donc inégale aussi, et c'est précisément de cette
inégalité que résulte la cadence du rythme. Entre les
durées inégales de ces douze syllabes et des temps mar-
qués, il s'établit une sorte de moyenne; les syllabes,
tantôt plus lentes, tantôt plus rapides, se compensent
Tune l'autre. En résumé, le vers contient une répar*
tition variable de temps partiels, combinée avec la règle
du nombre fixe des syllabes, dans un temps total déter-
miné*.
La forme heureuse de Talexandrin, à la fois résis-
tante et flexible, n'a pas pour unique avantage l'excel*
lence de ses qualités rythmiques; elle y ajoute un
mérite non moins important qui est de contribuer à
la puissance de la poésie par les facilités qu'elle pro-
cure à l'expression de la pensée du poète. Ce vers si
ample permet à l'inspiration poétique les larges déve-
loppements où éclatent la ricnesse de l'idée et la cha-
leur éloquente du sentiment. Moins gêné qu'en tout
autre vers par la brièveté de la mesure, par le retour
fréquent des temps d'arrêt obligatoires, par la difficulté
de varier les coupes et de transposer les césures, le
poète, dans les genres élevés, peut se livrer tout entier
à l'essor d'un génie fécond, il peut donner à. ses con-
ceptions le relief et le coloris du style. D'un autre
côté, dans la poésie plus simple, cette même ampleur
de la forme du vers se prête avec aisance au ton fami-
lier du récit, au laisser-aller naturel de la conversation,
aux vivacités du dialogue. Maniée par un talent supé-
rieur, elle n'a rien à envier aux libertés de la prose,
1. Guyau, p. ISi. — D*Eichthal, p. 86.
184 TROISIÈME PARTIE.
tout en observant les justes contraintes qui la défendent
de la diffusion du prosaïsme.
Dans le chapitre ii de la IP partie*, et dans la com-
paraison que nous avons faite du vers classique et
du vers romantique, au chapitre m', nous avons ainsi
défini la qualité distinctive de Talexandrin : variété
dans l'unité. Nous avons montré, en effet, ce que
donnent de souplesse à ce rythme les nombreux ac-
cents secondaires mobiles, dont l'intensité varie sans
cesse, et change, par cela même, la place, la force et
le nombre des césures dans le vers. « Si nous suppo-
sons, dit M. Becq de Fouquières, l'intensité des syl-
labes atones égale à 5o, nous pourrons représenter
l'accent tonique fort par loo, et l'accent tonique faible
par 75. Mais la voix, cet instrument merveilleux, est
riche en nuances infinies ; elle peut abaisser ou élever
rintensité des syllabes atones, des toniques faibles et des
toniques fortes, au-dessous ou au-dessus de 5o, de yS
et de lOO. Aussi, non seulement deux vers, d'un même
rythme général, ont chacun un rythme particulier qui
dépend de la disposition des accents toniques; mais
encore deux vers, qui ont le même rythme parti-
culier, peuvent différer souvent par le aegré d'inten-
sité relative des accents toniques^, »
D'autres causes de variété viennent seconder Taction
puissante des accents. Notons, par exemple, l'influence
de la « muette », c'est-à-dire de l'e final atone, sur
l'adoucissement de la mélodie du rythme. Tout vers
Ï)eut être considéré comme fort ou comme faible ; on
e dira fort, quand aucune des syllabes finales des mots
qui le composent ne contiendra une muette :
On voyait des lambeaux de chair aux couteto.
(V. Hugo.)
On le dira faible, quand plusieurs syllabes auront une
muette ;
Tant de haines autour du maître sont groupées,
(ID.)
En général, dans la poésie française, les vers forts sont
1. Païfes 73-77.
2. Pages 98-102.
3. Page 163.
LES FORMES DIVBR18ES' Î)U VERS FRANÇAIS. 185
aux vers faibles comme trois est à un. La muette, que
quelques-uns regardent comme une infériorité musi-
cale de la langue française, rend ce service aux poètes
d'adoucir les arêtes trop vives de leurs vers*. Ces
« arêtes vives » se font sentir dans les vers trop hé-
rissés d'accents toniques, trop retentissants de dési-
nences fortes :
Poussaient des chants aux deux dans des \Aureavx d'ai-
(RoTRou, Saint Gènes t.) [rain.
Il est bon que Tharmonie plus molle et plus souple des
rythmes où dominent les finales muettes vienne cor-
riger à temps l'impression de dureté que laisseraient au
lecteur des vers de cette façon trop multipliés.
L'intonation du début de chaque vers n'est pas non
plus toujours la même. La première syllabe est tantôt
un temps. frappé, un temps fort; tantôt un temps levé,
un temps faible^. Exemples de temps frappé au début
du vers :
Lève, Jérusalem, lève ta tôte altière.
— Non, il faut à tes yeux dépouiller l'artifice.
(Racine, Athalie.)
Exemples de temps levé :
Tout révère à genoux les glorieuses marques . . .
Du psilais cependant il assiège la porte.
(In., Esther.)
Dans ces deux derniers vers, le temps frappé, le temps
fort n'est placé qu'à la troisième ou à la quatrième syl-
labe ; les deux premières syllabes sont des temps levés,
des temps faibles. Même remarque sur ce vers de la
Marseiltaise qui commence par trois temps levés,
suivis d^un temps frappé à la quatrième syllabe :
Allons, enfants de la patrie. . .
1. Becq de Fouquières, p. 14i, 145. — De Oramont, p. 82. — D'Eicbthal,
p. 28.
2. Un « temps » est la dorée qu^on emploie à prononcer une syllabe. Un
temps frappé est le temps do la mesure où l'on baisse ce qui marque la note
la plus forte, soit le pied, ou la main, ou le bâton de mesure. Un temps levé
est celui où l'on fait le mouvement contraire, pour marquer la note la plus
faible.
186 TROISIÈICE PARTIE.
Dans celui-ci, le temps frappé est à la seconde syllabe :
Aux armes, citoyens * î
Ainsi se nuance de sonorités, toujours harmonieuses
et pondérées, mais toujours changeantes, la phrase
musicale de Talexandrin si souvent accusée de mono-
tonie par des lecteurs superficiels qui la jugeaient sur
une déclamation de médiocre écolier. Grâce à cette sou-
plesse du rythme, à ces combinaisons de syllabes dont
la durée et l'intensité varient sans cesse, on peut dire
que des vers, construits sur la même formule rythmique
générale, font entendre une mélodie dont le mouve-
ment est le même, et dont le caractère est essentielle-
ment différent. Aucun vers bien fait, a-t-on dit aussi,
ne doit ressembler de tout point à celui qui le suit ou
le précède; chacun a son individualité, chacun garde
son rythme propre, une harmonie qui n'est qu'à lui*.
Une connaissance plus approfondie des mérites de
l'alexandrin a conduit la critique à faire rentrer dans
la prosodie française la considération de la quantité qui
d'abord en avait été écartée. Suivant une remarque déjà
faite, il est certain que l'accent tonique ajoute à la durée
de la syllabe sur laquelle il porte, et que les syllabes
atones sont, en comparaison, et par l'effet du contraste,
plus légères et plus brèves. Bien qu'effacée et comme
amortie en français, la quantité^ c'est-à-dire le caractère
de longue ou de brève, marqué sur chaque syllabe, re-
devient ainsi plus sensible, en poésie du moins, sous
l'action, mieux comprise, des accents toniques. Toute-
fois, une différence capitale subsiste entre la quantité
telle que nous la concevons dans les vers français, et la
' quantité qui était la base même de la versification an-
tique. Chez les anciens, la quantité de chaque syllabe
avait ce caractère d'être invariable et fixe, soit de na-
ture, soit par position, soit qu'elle fût déterminée par
les flexions grammaticales. Dans toutes les circonstances
semblables, elle obéissait à des règles immuables. Ni le
sens, ni la force de la pensée n'y changeaient rien. La
pensée se subordonnait à la quantité, tandis que, dans
1. D'Eiohthai, p. 30.
2. Guyau, p. 188.
LË3 FORMES DIVERSES OU VER1S FRANÇAIS. 187
la poésie française, la quantité est subordonnée à Tim*
portance accidentelle du mot et à Ténergie particulière
du sens de la phrase. « 11 n'y a plus dans le vers de
mot insignifiant auquel la diction assigne une durée et
une intensité fixes. Les vraies syllabes brèves doivent
être celles qui n'ont pas grande importance au point
de vue de la pensée ; les syllabes longues doivent être
celles sur lesquelles on veut insister en lisant ou en
Dallant. Il est un peu artificiel et conventionnel de
fixer d'avance et pour toujours à chaque syllabe, indé-
pendamment du sens, une longueur déterminée et ma-
thématique*. »
En résumé, la quantité des syllabes françaises est
variable et flottante de sa nature; elle dépend surtout
du rôle que joue le mot dans l'expression de la pensée.
Or ce rôle du mot est variable lui-même ; il est subor-
donné au caractère particulier de chacune des pensées
que le même mot peut être appelé à exprimer. Il n'en
reste pas moins vrai que, nos syllabes devenant longues
par l'accent tonique et brèves par son absence, le vers
français, prononcé comme il doit l'être, produit sur
l'oreille des effets qui rappellent ceux des vers grecs et
latins : les procédés ne sont pas identiques et la sono-
rité des langues est différente, mais les sensations acous-
tiques qui en résultent ont une incontestable ressem*
blance*.
Le haut rang que l'alexandrin a de tout temps occupé
dans les plus belles œuvres de la poésie française con-
firme tout ce que nous avons dit de. ses mérites. Voici
en quels termes s'exprime Théodore de Banville : « Le
vers alexandrin a une importance énorme, immense
dans notre poésie ; car en même temps qu'il a sa place
'dans l'ode et dans l'épigramme, comme tous les autres
mètres, en même temps qu'il s'applique à l'épître et à
l'idylle, et que la plupart du temps il est le seul usité
pour l'épopée et pour la comédie, il est également le
seul vers employé dans la tragédie et dans la satire'. »
Cette énumération est incomplète; elle oublie le dis-
cours en vers, le conte, l'élégie, le poème didactique
1. Guyau, p. 183, 189.
2. Becq de Fouqaières, 162, 180.
3. Page lÔ.
18d TROISIÈME PARTIE.
Il li^est presque pas une forme de poésie, pas une Inspî^
ration poétique, élevée ou familière, qui n'ait recours à
l'alexandrin, et qui consente à se passer absolument
de sa puissance expressive et de son harmonie. Non
seulement il est maître souverain dans le domaine des
genres dits supérieurs; mais il intervient, comme un
auxiliaire indispensable, dans les œuvres mêmes oui
semblent appartenir, par nature ou par tradition, à des
vers plus légers, à des rythmes plus rapides. Les que-
relles d'école respectent sa haute faveur, et les préfé-
rences instinctives du talent ont toujours devancé l'ap-
probation raisonnée des théoriciens.
§n
Le décasyllabe. — Ses diverses césures. — Son
Jûstoire.
Le décasyllabe, qui a précédé l'alexandrin, et qui fut
d'abord notre vers héroïque, n'a pas l'ampleur aisée, ni
le rythme majestueux et souple de son heureux rival.
11 a réussi dans un temps où toute poésie se chantait
-et s'accompagnait de la musique; une fois privé de ce
double soutien, il a perdu peu à peu son ancienne
prééminence. Sa forme plus courte se partage en deux
mesures inégales ; cette disproportion des deux hémis-
tiches lui donne une cadence moins régulière, une
allure moins assurée. Il n'est pas sans noblesse, cepen-
dant, et ces défauts disparaissent, chez les vrais poètes,
dans l'entraînement de l'inspiration lyrique et de la
savante mélodie des strophes.
Le vers décasyllabique peut recevoir trois césures
différentes; il comporte trois modes de division. Selon
le premier mode, la césure est placée après la qua-
trième syllabe ; selon le second, après la cinquième ; le
troisième consiste à la reculer jusqu'à la sixième. Mais
ces deux dernières sortes de césures sont exception-
nelles; la vraie césure du décasyllabe, sa césure nor-
male, celle qu'il tient de ses origines, de sa formation
primitive et spontanée, celle que, de tout temps, le
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 189
eommun usage a préférée, c'est, comme nous Tavons
dit plus haut, la césure de la quatrième syllabe :
De quel éclat | brillaient dans la bataille
Ces habits bleus | par la victoire usés.*.
(Déranger, le Vieux Sergent,)
Une particularité du rythme de ce vers est à noter, car
elle tempère l'effet de la disproportion des deux hémis-
tiches. Dans Tune et l'autre de ces deux parties iné-
gales, les nombres de chaque groupe de syllabes ont
entre eux des rapports simples ^ et leur commun divi-
seur est le chiffre 2. L'oreille n'est pas choquée, parce
qu'elle saisit facilement le rapport des deux nombres
pairs, 4 et 6. Le nombre 2 détermine l'unité de mesure
du rythme régulier de ces vers, puisque c'est le rapport
de ses multiples ^ et 6 qui exprime celui des durées
respectives des deux hémistiches * .
Le premier hémistiche est un peu court pour con-
tenir un autre accent tonique que celui de la quatrième
syllabe; il a en général un demi-accent, placé assez
souvent au temps frappé de la première syllabe. Tout,
dans cet hémistiche, le sens, la mesure, la voix, semble
se précipiter vers la césure, pour se ralentir ensuite et
se développer dans la plus longue partie du vers. Ce
second hémistiche a toujours, comme celui de l'alexan-
drin, un accent secondaire, et quelquefois plus. D'assez
bonne heure, on a essayé de modifier le rythme du
décasyllabe en déplaçant la césure. Quelques pièces
lyriques du moyen âge, un certain nombre de chansons
notamment, l'ont au milieu, après la cinquième syl-
labe. Changer le rythme, c'est dénaturer le vers, et lui
ôter son originalité. Partagé en deux hémistiches égaux,
le décasyllabe n'est plus qu'un alexandrin tronqué. Voici
des vers de ce nouveau modèle. :
Quant ce vient en mai | ke rose est panie. • .
En tous tens se doit | fins cuers esjoïr*
• • •
L'innovation réussît peu, et, si l'on excepté lé poème
d'un certain Barrouso, publié à Lyon en i5oi, le Ca-
1. Guyau, p. 216. — SuUv Prudhomme, p. 58.
2. Romances et Pastourelles^ recueil de Bartoch. — Tobler, p. 116, 117. —
Panie, épanouie,
190 TROISIÈME PARTIE.
rême prenant de Bonaveilture Despériers, dédié à Mar-
guerite de Navarre en i544) ^t deux ou trois fantaisies
d'amateurs inconnus, on peut dire qu'elle tomba dans
un si profond oubli aue l'abbé Régnier Desmarais, qui
la renouvela, ters 1070, crut de bonne foi en être l'au-
teur*. L'épître où ce décasyllabe intrus osa se produire,
en plein règne de la tradition classique, fit quelque
bruit; d'ailleurs, elle n'était pas absolument sans mé-
rite; elle avait du moins celui de la facilté.
Vous estes, Timandre | en inquiétude
A quoy je m'occupe | en ma solitude :
J'y goûte en repos | Tinnocent plaisir
Que donne un heureux | et profond loisir ' ; . . .
Dans l'article Hémistiche du Dictionnaire philoso*
phique^ Voltaire reproche à cette coupe de vers son
insupportable uniformité :
Ainsi partagés, | boiteux et mal faits.
Ces vers languissants | ne plairont jamais.
Pour nos modernes. Voltaire n'est pas une autorité
en poésie. Ils ont donc admis cette forme du décasyl-
labe, tout en ayant soin de la réserver pour des pièces
assez courtes. Il y a de beaux vers d'Alfred de Musset
sur ce rythme ; ce qui prouve bien qu'une forme poé-
tique ne vaut que par l'usage qu'on en sait faire.
J*ai dit à mon cœur, à mon faible cœur :
N'est-ce point assez de tant de tristesse?
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse
C'est à chaque pas trouver la douleur?
Le décasyllabe, ainsi coupé, prend une allure très
rapide; souvent, en effet, il n'a (jue deux accents, celui
de l'hémistiche et celui de la rime. C'est précisément
cette absence ou cette rareté des accents secondaires,
jointe à l'invariable fixité de la césure médiane, qui
donne à ce vers la cadence monotone qu'on lui a re-
prochée,
1. Né en 1632, Régnier Pesmarais mourai en 1713. Il devint secrétaire
perpétuel de TAcadémie française en 1681.
%, De Gramont, p. 102-104.
LES FORMES- DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. iOi
Une autre césure, celle qui se place après la sixième
syllabe, est encore plus difficile à justifier. Elle n'est
qu'une interversion de Tordre établi par la césure nor-
male, une combinaison 6 -f- 4? &u heu de 4 4* ^* ^^
moyen âge, très fécond en inventions rythmiques, offre
plusieurs exemples de décasyllabes composés sur ce
type:
Quant plus me fait de mal, | et plus m*agrée. . .
Ensi me mainne amors | ne sai coment^, . .
L'auteur d'un récent traité sur la Prosodie des vers
français a très bien caractérisé la singularité de ce
rythme et signalé les causes de son peu de succès.
« C'est, dit-il, un très mauvais rythme. Quand des vers
sont divisés inégalement, il tombe sous le sens que
c'est la dernière partie qui doit toujours être la plus
longue; c'est elle, en effet, qui développe le vers, et
qui l'achève par la rime; l'autre partie ne peut être
qu'une préparation*. » Entre les trois genres ae césure,
que comporte le décasyllabe, le choix est libre pour le
poète, mais il lui est interdit de mêler dans la même
pièce plusieurs systèmes différents : la raison de cette
règle est si évidente qu'il est inutile de l'expliquer.
La fortune du décasyllabe, très brillante au moyen
âge, a décliné dès le seizième siècle. Nos premières
chansons de geste, nos anciennes romances n'avaient
guère connu d'autre rythme que le sien. Bien que
Ronsard l'ait associé au méchant destin de sa Fran-
ciade, les poètes de la Pléiade, ses disciples, lui ont
I)référé l'alexandrin qui se prêtait mieux à l'audace de
eurs ambitions, et qui pour eux avait encore ce grand
mérite de représenter en langue française une image
affaiblie, mais reconnaissable, de l'hexamètre antique.
Le dix-septième siècle mit hors d'atteinte la supériorité
du vers de douze syllabes; il lui livra, à titre définitif,
l'ample çt majestueux domaine de la haute poésie.
Déchu du premier rang, le décasyllabe s'est soutenu
dans le genre lyrique, que lui dispute, toutefois, la
concurrence de l'octosyllabe. Il est un des vers qu'em-
1. Tobtep, p. 114, 116, 118.
2. De GramoDt, p. 106.
192 TROISIÈME PARTIE. -
ploient Tode, Tépître, Télégie, le conté, le sonnet, le
madrigal, Tépigramme et la satire. Il apporte et corn-
■munique à la poésie moyenne, aux genres légers et
familiers quelque chose de ce ton noble, de cette concise
et ferme simplicité qui jadis ont fait sa gloire et, pour
un temps, établi son empire.
§ III
L'octosyllabe. — Caractère particulier de rhar-
. monie de ce vers. — Les vers de six, de quatre
et de deux syllabes. — Commeut y sont placés
les accents toniques.
Signalons d'abord une différence essentielle entre
Toctosyllabe et les vers d'une forme plus ample, tels
que le décasyllabe et Talexandrin : c'est l'absence de
toute césure fixe et obligatoire. Le vers de huit syllabes
n'est pas coupé en deux parties par un temps d'arrêt
invariable et déterminé; il est d'une seule teneur. 11
semble bien qu'à l'origine il ait été assujetti, par
l'usage, au repos de l'hémistiche : presque tous les vers
de la Passion du Christ et de la Vie de saint Léger ont
une césure marquée après la quatrième syllabe ; ce qui
les partage en deux moitiés égales, comme les alexan-
drins ' . Mais cette césure, imposée par la mélodie litur-
gique aux octosyllabes latins des hymnes d'église, puis
aux vers français primitifs, qui se chantaient aussi, ne
tarda pas à disparaître ; l'empreinte originelle s'effaça,
dès qu'on s'éloigna de ces temps anciens et que les vers
furent composés pour être lus ; l'octosyllabe français
prit alors une plus libre allure, qu'il a gardée.
Il doit à cette liberté la grâce légère, le mouvement
facile, et comme la fluidité de son intime et pénétrante
harmonie ; mais il ne possède ces avantages qu'à cer-
taines conditions. Pour donner au vers la cadence qui
seule peut le distinguer d'une courte ligne de prose, il
faut que le poète supplée à l'absence de la règle sur la
césure par la science et le sentiment du rythme, ce qui
1. Tobler, p. 184-125. — Telle est l'opinion de M. Gaston Paris, à demi
cotnbattae par Tobler.
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 193
est moins facile que d'obéir à une règle. Bien placer les
accents mobiles, varier et nuancer les repos rapides et
les délicates sonorités du vers, d'accord avec les indi-
cations du sens et les inspirations de la pensée, toute
la science du rythme est là; c'est le secret que le poète
doit demander à cette vive et naturelle intuition qui
est la lumière du vrai talent. Jusqu'au seizième siècle,
ce secret a échappé, presque toujours, aux nombreux
improvisateurs qui ont rimé des tirades octosylla-
biques; ou, du moins, ils ne l'ont rencontré que par
hasard et sans le savoir; leurs vers sont coulants et
diffus, mais sans véritable harmonie. Ronsard est le
premier, avant Malherbe, qui ait eu conscience des
qualités rythmiques de ce vers et qui l'ait retiré de sa
routine prosaïque et monotone. Sauf les expressions
archaïques dont, nécessairement, son style est semé,
on croirait parfois, en lisant ses strophes octosylla-
biques, qu'on est en présence d'une poésie du dix-
neuvième siècle.
Où faut-il placer les accents mobiles dans le vers de
huit syllabes qui ne compte qu'un seul accent fixe,
celui de la rime? L'ancienne césure, placée après la
quatrième syllabe, est encore l'une des plus utiles à
1 effet du rythme. Dans les strophes, on la rencontre
souvent au milieu du dernier vers. La césure est aussi
très fréquente après la seconde ou la troisième syllabe ;
elle est plus rare après la cinquième ou la sixième*.
Ces coupes différentes se mêlant, se succédant, comme
dans un beau désordre où chacune est inattendue,
donnent à la mélodie de l'octosyllabe une variété, un
imprévu sans cesse renouvelé, que le rythme des autres
vers n'offre pas au même degré. Outre ces toniques for-
tement accentuées, sur lesquelles la voix insiste et qui
marquent d'une légère césure le temps frappé, le vers
contient assez souvent un ou deux demi-accents qui en
relèvent la sonorité*.
Oh ! que ne suis-je | un de ces hommes
Qui, géants | d*un siècle effacé,
Jusque dans le siècle | où nous sommes
i. De Gramont, p. 117, 124, 185. — Sully Prudhomme, p. 59-61.
2. Dans Texemple suivant, nous indiquons la place de la césure.
AUBERTIN. — VERSIFIC. FRANC. 9
194 TROISIÈME PARTIE.
Hègoent du fond | de leur passé.
Que ne suis-je, | prince ou poète,
De ces mortels | à haute tête,
D'un monde | à la fois base ou faite,
Que leur temps | ne peut contenir;
Qui. dans le calme | ou dans l'orage,
Qu'on les adore | ou les outrage,
Devançant | le pas de leur &ge,
Marchent un pied | dans Tavenir.
(V. Hugo, Feuilles d'automne, au statuaire David.)
Banville a dit que, « dans Tappropriation des mètres
et des rythmes au sujet qu'il traite, le poète ne relève
que de son génie et de son inspiration. Tout ce qu'on a
pu écrire sur la nécessité d'employer tel ou tel vers
dans la composition de tel ou tel poème doit être consi-
déré comme nul et non avenu*. » Sans doute, l'emploi
d'aucun vers n'est obligatoire dans un sujet déterminé,
quel qu'il soit ; aucune forme spéciale et désignée
d'avance ne s'impose à tel ou tel genre poétique; mais
il existe, on ne peut le nier, une convenance secrète
entre certains mètres et certains sujets; Tampleur des
rythmes retentissants correspond à la gravité cies hautes
inspirations, comme la vivacité des vers brefs et rapides
est en harmonie avec l'allégresse des sentiments heu-
reux et les saillies d'un esprit en belle humeur. Chaque
unité métrique a son mouvement propre, sa tonalité
distincte : si libre que soit le choix du poète, ce n'est
pas sans dommage pour son œuvre qu'il désobéit à la
loi de ces affinités naturelles.
Gela posé, à quels genres convient le mieux l'emoloi
de l'octosyllabe? Si l'on considère sa brièveté, son allure
dégagée, on voit que cette forme rythmique est l'une des
mieux adaptées et appropriées au développement d'une
foule de sujets dont se compose la moyenne poésie, celle
qui raconte et décrit, celle qui enseigne ou moralise,
celle qui peint les mœurs d'une touche légère. De là,
ces vastes compositions du moyen âge, romans de la
Table Ronde^ roman de la Rose et roman du Renard,
chroniques rimées, fabliaux, mystères, sotties et comé-
dies, qui, pendant quatre siècles, usent et abusent de
1. Page 11 i.
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 195
l'inépuîsable facilité de Toctosyllabe et le chargent d'ex-
primer tout ce qu'ont pensé, conçu, imaginé ces quatre
siècles. Le génie poétique des temps modernes a, pour
ainsi dire, créé à nouveau cette forme primitive, sur-
menée et comme dépravée par une masse de produc-
tions vulgaires ; il lui a donné la beauté d'une œuvre
d'art. Encadrée dans la savante ordonnance des strophes
lyriques, elle y a pris de la force et de la noblesse : ces
qualités, d'acquisition récente, lui ont ouvert l'accès
des genres supérieurs. L'octosyllabe rivalise, dans
l'ode, avec l'alexandrin, et l'emporte sur le décasyllabe.
Le vers de six syllabes, ce demi-alexandrin, com-
porte, comme l'octosyllabe, outre le temps fort de la
rime, une césure mobile, déterminée par un accent
tonique. « La césure, dit M. Sully Prudhomm^, peut
le diviser en deux hémistiches égaux, de trois syllabes
chacun, ou en deux hémistiches inégaux, mais pairs,
ayant pour commun diviseur le nombre 2 ; » la césure
Ï)eut donc se placer après la troisième syllabe, ou après
a deuxième, ou après la quatrième, selon les combi-
naisons 3 + 3, ou 2-|-4i ûu 4+2. Dans ces vers de
Ronsard, la césure est placée quatre fois après la troi-
sième syllabe, et deux fois après la deuxième :
Nulle humai | ne prière
Ne repous | se en arrière
Le bateau | de Gharon,
Quand l'a j me nue arrive
Vagabonde | en la rive
De Slyx | et d'Achéron » .
On joint ordinairement le vers de six syllabes à
d'autres vers, de mesure différente :
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour,
(Lamartine, Méditations, ï, xiv, le Lac.)
Dans les odes à large envergure, dans les opéras et
les cantates, dans toute œuvre où la richesse de Tinspi-
1. Sully Prudhomme, p. 62, 63.
196 .TROISIÈME PARTIE.
ration poétique et la virtuosité du versificateur se
signalent par Temploi combiné des rythmes les plus
différents, on peut voir assez souvent des strophes en
vers de six syllabes alterner avec d'autres strophes
formées de vers plus longs ou plus courts ; mais il est
très rare que des pièces entières soient uniquement
composées sur ce rythme. Voici un fragment ae VOde
sur Navarin, par V. Hugo :
Où sont, enfants du Caire,
Ces flottes qui naguère
Emportaient à la pfuerre
Leurs mille matelols?
Ces volK'S où sont-elles.
Qu'armaient les infidèle?,
Et qui prêtaient leurs ailes
A l'ongle des brûlots?. . .
(Les Orientales, ode V.)
Le vers de quatre syllabes ne peut avoir qu'un seul
accent tonique, outre celui de la rime. La césure,
marquée par cet accent, ne peut exister qu'après la
première ou la seconde syllabe ; car celle de la rime
étant nécessairement accentuée, la troisième syllabe,
qui la précède, ne saurait Têtre. Il est contraire à
rharmonie que deux syllabes fortes ou accentuées se
succèdent iinmédiatement : de très rares exceptions,
qui s'expliquent par des raisons spéciales, ne détruisent
pas une règle si évidemment juste. M. Sully Prudhomme
cite un exemple de Théodore de Banville, en marquant
la place de la césure dans chaque vers :
L*aip I illumine
Ce front | rôveur.
D'une I lueur
Triste et | divine*.
C'est l'un des rythmes favoris de la chanson, du
Î)ont-neuf, de la romance, du vaudeville et de toutes
es pièces où le caprice de la verve poétique se donne
1. Pogeôi.
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 197
libre carrière. On le croise le plus souvent avec d'autres
vers : •
Oui, j*aime jusqu'en ses verrues
Mon cher Paris;
De lui j'aime tout, places, rues,
Jardins fleuris...
(De Banville, Nous tous, p. 260.)
Employé seul, le vers de quatre syllabes forme des
strophes d'une allure brusque et rapide, qui semblent
se précipiter en cascades :
La voix plus haute
Semble un grelot.
D'un nain qui saute
C'est le galop :
Il fuit, s'élance,
Puis en cadence
Sur un pied danse
Au bout d'un flot.
(V. Hugo, les Orientales, XXVIII, les Djinns.)
Quant au vers de* deux syllabes, il n'existe que par
la rime. Entremêlé à de plus longs vers, l'effet de
rythme qu'il produit ressemble à un écho répétant l'une
des résonances des vers précédents.
L'Océan trompeur
Couvre de vapeur
La dune.
Vois : à l'horizon,
Aucune maison,
Aucune.
(V. Hugo, Cromwell, Chanson des fous.)
Ce vers de deux syllabes, en réveillant l'attention par
une secousse imprévue, peut avoir aussi le mérite de
mettre en relief une pensée ou un sentiment, et d'inté-
resser l'esprit, au lieu d'amuser l'oreille; il excite alors
une émotion, ce qui vaut mieux qu'un effet d'acoustique :
Combien j'ai douce souvenance
Du joli l^eu de ma naissance !
Ma scbur, qu'ils étaient beaux le& jours
De France I
Mon pays sera mes amours
Toujours I
(Chateaubriand . )
498 TROISIÈME PARTIE.
Employé seul, il se déroule en tirades avec une
prestesse de mouvement qui fait admirer Tagilité d'une
main de virtuose sur le clavier des rimes. Parfois un
vrai poète mêle une intention d'art à ces curiosités de
versification : •
On doute
La nuit.. .
J*écoute :
Tout fuit,
Tout passe;
L'espace
Efface
Le bruit.
(V. Hugo, les Djinns.)
Passons aux vers dont les syllabes sont en nombre
impair.
CHAPITRE II
V'ei's où le nombre des syllabes est impair s
vers de onze, de neuf, de sept, de einq et de
trois syllabes. — Le vers monosyllabique. —
Les formes exceptionnelles : vers de treize»
de quatorze, de quinze et de seize syllabes.
Difficulté de placer la césure dans le vers de onze syllabes. —
Exemples empruntés au moyen âge, au seizième siècle et
aux temps modernes. — Le vers de neuf syllabes; ses
diverses césures. — Les vers de sept, de cinq et de trois
syllabes : les avantages de leur brièveté. Place de l'accent
rythmique dans le vers de sept syllabes. — Emploi fréquent
de ce vers. — Le vers de cinq syllabes, employé seul ou
mêlé à d'autres vers. — Mot de Banville sur l'importance du
vers le plus court dans les groupes de vers libres et dans
les strophes. — Le vers de trois syllabes et le vers mono-
syllabique. — A quelle condition ils se font accepter. —
Formes exceptionnelles et vers démesurés. — Défauts iné-
vitables qui les condamnent.
Au début du précédent chapitre, nous avons dit que
le rythme des vers qui comptent un nombre impair de
syllabes est moins régulier, moins satisfaisant pour
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 199
Toreille que celui des vers où les syllabes sont en
nombre pair, et nous avons expliqué les raisons de
cette infériorité. On en trouve une première preuve
dans le discrédit où sont tombés les vers de onze et de
neuf syllabes. Le commun usage n'admet, parmi les vers
à nombre impair, que ceux de sept, de cinq et de trois
syllabes; et si l'on emploie peu ceux de onze et de
neuf syllabes, c'est parce qu'ils oi^t l'inconvénient de
ne pas se couper par le milieu et de donner naissance,
pour cette cause, à des rythmes forcément compliqués
ou monotones*. La défaveur constante dont les poètes
ont frappé ces rythmes nous semble une condamnation
sans appel. Il n'est pas inutile, cependant, d'examiner
les essais qu'on a tentés à plusieurs reprises pour leur
assurer un sort meilleur et leur attribuer un plus haut
rang dans notre versification.
§1
er
Les vers de onze et de neuf syllabes. — Pour-
quoi ils sont peu usités.
L'irréparable tort du vers de onze syllabes, appelé
quelquefois hendécasyllabe^, est de ressembler à un vers
faux. Il en a la coupe incertaine et l'allure inégale.
Quoi qu'on ait fait pour en varier la césure, incommode
à placer, il a toujours l'air, comme on l'a dit, d'un
alexandrin manqué. Que peut-on gagner à créer un
type de onze syllabes, presque aussi long que l'alexan-
drin, plus difficile à composer et surtout à équilibrer,
qui a tous les inconvénients de sa longueur sans en
avcnr les avantages? La césure de l'hendécasyllabe se
place tantôt après la cinquième syllabe, tantôt après la
sixième, sous la condition de maintenir la même césure
dans la même pièce. Voici un exemple de la première
manière :
Les sylphes légers | s'en vont dans la nuit brune
Courir sur les flots | des ruisseaux querelleurs,
1. Sully Prudhomme, p. 66. — D'EicUthal, p. 40.
2. Du grec Kvjixa, onze.
200 ; TROISIÈME PARTIE.
Et jouant parmi | les blancs rayons de lune,
Voltigent riants | sur la cime des fleurs.
(De Banville, Petit Traité, etc., p. 15.)
Les vers suivants sont coupés après la sixième syllabe :
Mais je ne l'aime plus | comme j'e l*aimais. . .
(BOISROBERT.)
Maintenant, maintenant, | les bergers sont loups.
(La Fontaine, opéra de Dap/iné^.)
De ces deux césures, la meilleure est la première,
selon cette observation déjà faite : si les hémistiches
sont inégaux, c'est le second qui doit être le plus long.
Mais, quelle que soit la place de la césure, l'inégalité
des hémistiches de rhendécasyllabe produit l'effet
d'une dissonance qui revient sans cesse. « Pour le
comprendre, dit M. Guyau, il suffit d'ôter une syllabe
aux deux célèbres vers de Racine :
Ariane, ma sœur! de quel amour blessée
Tu mourus aux bords où tu fus délaissée*.
Ce distique. boiteux fait ressortir toute la différence
qui sépare le vers de onze syllabes d'un véritable vers. »
Le moyen âge a connu ce rythme ; il l'a employé dans
quelques chansons ; et, comme il hésitait sur le partage
des hémistiches, il a tourné la difficulté en supprimant
la césure :
J*aim moult mieus un poi (un peu) de joie à démener
Que mil mars d'argent avoir et puis plorer.
Au seizième siècle, les latinisants de la Pléiade com-
posèrent des hendécasyllabes, distribués en strophes
saphiques sur des rimes uniformément masculines :
Vous qui les ruisseaux | d'Hélicon fréquentez,
Vous qui les jardius | solitaires hantez,
Et le fond des bois, | curieux de choisir
L'ombre et le loisir.
(Nicolas Rapin, sur la Mort de Ronsard.)
1. Quicherat, p. 547.
2. Vers de Racine non modifiés :
Ariane, hélas ! ma sœur! de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bonis où vous'ffttes laissée.
(Phèdre, a. III, se. n. — Guyau, p. 218.)
LES FORMES. DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 20!
C'était une contrefaçon de la métrique d'Horace.
Comme les vers saphiques en latin comptent onze syl-
labes, on en donna onze aux vers français corres-
pondants : la combinaison des longues et des brèves y
était figurée par un groupement assez habile des syl-
labes toniques et des syllabes atones.
On comprend bien que les hendécasyllabes du docte
Rapin, composés dans un but spécial, rythmés sur la
mélodie des strophes antiques, conservée par l'Eglise,
ne sont, à vrai dire, que de faux vers latins sous forme
française; ils s'émancipent de notre prosodie pour
adopter 1^ prosodie métrique. Ces vers d'exception ne
représentent pas notre véritable heudécasyllabe, et s'ils
ont la césure après la cinquième syllabe, c'est parce
qu'elle est ainsi placée dans les vers d'Horace.
Chez les moderne», la chanson presque seule, et rare-
ment, emploie ce vers. Les refrains de Désaugiers et de
Béranger nous en offrent quelques exemples avec césure
à la cinquième syllabe. Dans la chanson qui a pour
titre V Académie et le Caveau (i8i3), Béranger redouble
l'hendécasyllabe du refrain par un vers de neuf syl-
labes; le reste de la pièce est en octosyllabes :
Au Caveau je n'osais frapper :
Des méchants m'avaient su tromper.
C'est presque un cercle académique,
Me disait maint esprit caustique.
Mais que vois je! De bons amis,
Que rassemble un couvert bien mis.
Asseyez-vous, me dit la compagnie.
Non, non, ce n'est point \ comme à l'Académie,
Ce n'est point comme à l'Académie.
Le vers de neuf syllabes, moins lourd que le précé-
dent, n'a guère mieux réussi, et pour les mêmes raisons.
Les poètes, peu nombreux, qui désiraient le mettre en
valeur, se sont bornés à des tentatives passagères; leur
patronage s'est lassé bien vite. Il figure surtout, lui
aussi, dans les chansons et les cantates; son rythme
incertain a besoin du secours de la musique; c'est la
mélodie du chant qui soutient ce vers peu harmo-
nieux.
Le moyen âge lui a donné place dans ses pièces
9.
202 TROISIÈME PARTIE.
lyriques, mais il ne lui a pas donné plus de césure qu'à
l'hendécasyllabe. "^
Je ne sai dont li maus vient que j'ai,
Mais adès loiaument amerai^
La poésie moderne elle-même a beaucoup hésité sur
la place qui convenait le mieux à cette césure^ c'est-
à-dire à cet accent tonique, à ce temps frappé, qui
marque un léger repos, et qui, mis en bon lieu, déter-
mine la juste cadence du mouvement rythmique. Si la
césure, par exemple, est à la cinquième syllabe, cette
coupe, qui raccourcit le second hémistiche', détruit
rharmonie. Qu'on en juge par ce spécimen, dont Ban-
ville est l'auteur :
En proie à l'enfer | plein de fureur,
Avant qu'à jamais | il resplendisse,
Le poète voit | avec horreur
S'enfuir vers la nuit | son Eurvdice.
(Page 269.)
Sedaine et quelques autres ont placé l'accent ryth-
mique sur la quatrième syllabe, ce qui fait l'effet a'un
décasyllabe tronqué. Le. premier hémistiche, indiqué
par la césure, ressemble à celui du décasyllabe; le se-
cond hémistiche, qui n'a que cinq syllabes, au lieu des
six que l'oreille attendait, paraît boiteux :
Je n'aimais pas | le tabac beaucoup;
J'en prenais peu, | souvent point du tout;
Mais mon mari | me défend cela*.
La combinaison 3 -|- 6, qui coupe le vers après la
troisième syllabe, est préférable. Il en résulte, il est
vrai, deux hémistiches fort inégaux; mais comme le
ombre 6 est divisible par 3, il y a dans ce partage une
?gularité de proportion qui satisfait l'oreille.
re
L'air est plein | d'une haleine de roses;
Tous les venls | tiennent leurs bouches closes.
(Malherbe, Chanson.)
i. Barlsch, Romances et Pastourelles , I, 65, 10. — Tobler, p. 122. — Adès,
toujours.
2. Quicherat, p. 186.
I
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 203
— Des destins | la chaîne redoutable
Nous entraîne | à d'éternels malheurs.
(Voltaire ^)
On a même enchéri sur la césure de la troisième syl-
labe, en la redoublant après la sixième : le vers se
trouve ainsi partagé en trois mesures égales, de trois
syllabes chacune.
Oui! c'est Dieu | qui t'appelle | et t'éclaire.
A tes yeux [ a brillé | sa lumière,
En tes mains | il remet | sa bannière.
Avec elle | apparais | dans nos rangs.
(Eugène Scribe, le Prophète, a. II, se. viii.)
Voilà des vers dont le rythme est régulièrement ca-
dencé par la succession de deux césures placées à des
intervalles égaux, et par l'alternance de trois mesures
équivalentes : ce qui nuit à l'effet obtenu, c'est la re-
cherche et l'exagération trop visibles des moyens em-
ployés. Ce rythme peut convenir à des pièces très
courtes; dans un poème de quelque étendue, le perpé-
tuel balancement, produit par la césure douBle et par
l'égalité des mesures, serait d'une monotonie insupporr
table.
Tant d'essais et de remaniements, plus ou moins
défectueux, prouvent clairement que ce vers est d'une
utilité douteuse et qu'il ne peut soutenir la comparaison
ni avec le décasyllabe, ni avec l'octosyllabe. Le plus
sage emploi qu'on en puisse faire est de le mettre en
musique; ou du moins, dans la poésie non chantée, de
l'associer aux rythmes variés et à l'harmonie composite
des vers libres. Le sentiment des vrais poètes ne s'y est
jamais trompé.
1. Quieherat, p. 18ô, 533. — De Gramont, p. 100.
304 TROISIÈME PARTIE.
§ H
lies vers de sept, de cinq et de trois syllabes. —
Pourquoi ils sont plus généralement usités
que les deux précédents. — Le vers mono-
syllabique.
Nous retrouvons dans ces vers les conditions diffi-
ciles qui ont gêné Tessor des deux vers précédents, je
veux dire le nombre impair de leurs syllabes, et il
semble, à première vue, que la même cause doive pro-
duire ici les mêmes effets. Cependant ces vers, qu'il
nous reste à examiner, ont été mieux accueillis et plus
facilement adoptés. D'où vient cette différence? Expli-
quons-la tout d'abord. Ces vers ont sur les deux pré-
cédents l'avantage d'être plus courts : c'est leur brièveté
môme qui, aplanissant la difficulté déjà signalée, en a
détruit les inconvénients. Dans ces vers si rapides, la
césure est moins nécessaire et, partant, moins fixe.
Elle peut varier d'un vers à l'autre; ou plutôt ces vers
n'ont pas de césure proprement dite; il leur suffit
d'admettre à certaines places, d'ailleurs changeantes,
un accent tonique, régulateur du i^ythme. L'unité de ce
rythme est maintenue, en outre, par le retour fréquent
de la rime.
Le vers de sept syllabes, le plus long des trois, n'a le
plus souvenl qu'un seul accent intérieur; cet accent
rythmique, ordinairement placé sur la troisième ou sur
la quatrième syllabe, y détermine un léger repos qu'on
peut, si l'on veut, qualifier de césure.
J étais coucltP mollement,
Et, contre mon ordinaire,
Je dormais tranquillement,
Quand un enfant s'en vint faire
A ma porte quelque bruit.
(La Fontaine, Contes^ liv. III, xiv.)
Suivant une des lois fondamentales de la composition
rythmique du vers français, la césure ainsi placée di-
vise le nombre impair des syllabes le moins inégalement
LES FORMES. DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 205
possible; chaque hémistiche ne diffère, que d'une syl-
labe, de la moitié du nombre sept*. Dès le. douzième
siècle, le vers de sept syllabes apparaît dans notre poé-
sie ; nos plus anciens trouvères l'emploient dans les ro-
mances et les pastourelles, souvent seul, quelquefois
mêlé à d'autres vers.
Eq mai, au douz ten^ nouvel,
Que ra verdissent prael,
Oï soz un arbroisel
Chanter le rosignolet.
{Pastourelle (douzième siècle). — Bartsch, p. 22.)
Dame, je vous remercy
Et gracy
De cuer, de corps, de pensée,
De l'anvoy qui tant m'agrée
Quejedy...
(Virelay d'EusTACHE Deschamps (qua-
torzième siècle.)
Thibaut de Champagne, Charles d'Orléans, Olivier
Basselin et d'autres, dans leurs chansons ou dans leurs
Dits, ont aussi fait intervenir ce vers, moins souvent
toutefois que l'octosyllabe.
Entre vous, gens de village.
Qui aymés le roi fraaçoys.
Prenez chascun bon courage
Pour combatre les Engloys.
(Olivier Basselin (quinzième siècle), édi-
; tion Gasté, p. 92.)
Clément Marot s'en est servi dians quelques pièces ba-
dines, par exemple, dans les Etrennes qu'il adresse
aux dames de la cour; Ronsard, du Bellay, Malherbe,
lui ont donné place dans l'ode, l'élevant ainsi au rang
du décasyllabe et de l'octosyllabe. La Fontaine a fait
quelques-unes de ses fables les plus simples et les plus
courtes en heptasyllabes* : le Coq et la Perle , le Bat
de ville et le Bat des champs y le Combat des Bats et
des Belettes, le Satyre et le Passant. Racine a entre-
mêlé ce rythme aux vers libres des chœurs d'Esther et
1. Sully Prudhomme, p. 66.
2. pu grec irtà, sept.
206 TROISIÈME PARTIE.
d'Athalie. Le lyrisme moderne lui préfère roctosyllabe,
à moins que le mouvement de l'inspiration ne demande
une cadence ou plus légère, ou plus accélérée :
Soit loin lai Qe, soit voisine,
Espagnole ou sarrasine,
Il n*est pas une cité
Qui dispute sans folie,
A Grenade la jolie,
La pomme de la beauté,
Et qui, gracieuse, étale
Plus de pompe orientale
Sous un ciel plus enchanté.
(V. Hugo, Orientales, xxxi.)
De temps en temps, on peut placer Taccent tonique
sur la deuxième syllabe, pourvu que l'une des syllabes
suivantes, la quatrième ou la cinquième, soit aussi ac-
centuée. La mobilité de l'accent rythmique est un des
caractères de l'heptasyllabe. Mais il est visible, en lisant
les pièces composées sur ce mode, que la césure domi-
nante est celle qui suit l'accent de la troisième syllabe;
les autres césures, celles de la deuxième, de la qua-
trième ou de la cinquième sont beaucoup plus rares.
Elles servent surtout à prévenir la monotonie qui résul-
terait de l'emploi constant d'une césure invariable.
Le vers de cinq syllabes a son accent rythmique in-
térieur sur la deuxième ou sur la troisième syllabe ; il
se partage en deux mesures aussi peu inégales que pos-
sible, selon l'une ou l'autre de ces deux combinaisons :
2 4-3, ou 3-|-2.
Gothique donjon
Et /ïèche gothique,
Dans un ciel d'optique,
Lk-bas, c'est Dijon.
(Banville, p. 12.)
L'allure pressée de ce vers fait son principal mérite :
le mouvement rythmique pivote, en quelque sorte, sur
un double accent, celui de l'intérieur et celui de la rime.
Le moyen âge l'a pratiqué dès les temps les plus an-
ciens; les chansonniers l'associaient à d'autres rythmes,
ou l'employaient au refrain. Alain Ghartier, Martial
de Paris, Jean Marot, au quinzième siècle, ont composé
LES FORMESDIVEUàES DU VERS FRANÇAIS. 207
en vers de cinq syllabes quelques légères pièces des-
criptives. Clément Marot a fait entrer ce rythme, peu
solennel, dans sa poétique traduction des Psaumes.
Ronsard a été séduit par la vivacité de ce petit vers :
Si dès mon enfance.
Le premier de France,
J'ay Pindarisé,
De telle entreprise.
Heureusement prise,
Je me vov prisé.
(Livre II, Ode 2.)
Racine en a fait largement usage dans ses chœurs ;
Molière l'a placé dans ses intermèdes, et Quinault, dans
ses opéras. Tout le monde connait ces strophes reten-
tissantes de J.-B. Rousseau où les épithètes semblent
rouler les unes sur les autres :
Sa voix redoutable
Trouble les enfers ;
Un bruit formidable
Gronde dans les airs...
(Cantate de Circé,)
Au dix-huitième siècle, les poètes de salon, Bernis,.
Gentil-Bernard et autres, ont prodigué jusqu'à l'abus
le vers de cinq syllabes dans la fade prolixité de leurs
tirades descriptives. Lamartine et V. Hugo, tout en lui
conservant sa simplicité dégagée, son rythme précipité,
Font relevé jusqu'au ton du lyrisme le plus brillant et
le plus artistement travaillé :
La nuée éclate,
La flamme écarlate
Déchire ses flancs,
L'ouvre comme un gouffre,
Tombe en flots de soufre
Aux palais croulants.
Et jette, tremblante.
Sa lueur sanglante
Sur leurs frontons blancs.
[Les Orientales, i, le Feu du ciel.)
Malgré sa brièveté, le vers de trois syllabes exige un
accent tonique sur la première syllabe, outre celui de
L
208 TROISIÈME PARTIE.
la rime. Un vers si court doit saisir l'oreille, au début^
par un temps frappé. Rarement la tonique finale lui
suffit ; c'est aussi par exception que l'accent du début
glisse sur la seconde syllabe. Le meilleur emploi à faire
ci'un pareil vers est de le mêler, comme dans les can-
tates et les chœurs, à des groupes de vers libres, ou de
le placer, soit à la fin des strophes et des couplets,
comme un refrain ou comme un écho, soit au milieu,
en le croisant avec de plus grands vers :
Ta muse, ami, toute française,
Tout à l'aise.
Me rend la sœur de la santé,
La gaieté.
Elle rappelle à ma pensée
Délaissée
Les beaux jours et les courts instants
Du bon temps.
(Alfred de Musset, A Charles Nodier,
Poésies nouvelles, p. 268.)
C'est en l'alliant à d'autres vers qu'on peut lui don-
ner une force d'expression qu'employé seul il n'aurait
pas. Ce relief inaccoutumé, cette énergie d'emprunt lui
vient des vers plus longs qui le précèdent, dont il ré-
sume la pensée et décide l'effet. Banville fait à ce propos
une réflexion qui mérite d'être citée ; elle s'applique
aux vers de courte mesure et de vive allure. « Il faut
laisser, dit-il, aux petits vers, les eff'ets décisifs et les
mots splendides, car tout l'artifice du poète doit abou-
tir non seulement à harmoniser le petit vers avec le
grand vers, mais en quelque sorte à faire paraître le
petit vers plus long que le grand vers * . »
Développé en strophes, le vers de trois syllabes peut,
lui aussi, servir d'intermède aux plus savantes combi-
naisons rythmiques de l'ode. Parmi ce déploiement
d'harmonie puissante et magnifique, il a le mérite du
contraste ; ses trilles redoublées reposent et égaient
l'esprit; elles le délassent de l'admiration continue.
Ce bruit vague
Qui s'endort,
1. Petit Traité, etc., p. 182.
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 209
C'est la vague
Sur le bord ;
C'est la plainte
Presque éteinte
D'une sainte
Près d'un mort.
(V. Hugo, Orientales ^ les Djinns.)
Mais, à son tour, ce rythme grêle et saccadé devient
monotone et assourdissant, dès qu'on le prodigue, sur-
tout dans les sujets d'un ton badin et familier, où le cli-
quetis des mots cache mal le vide de la pensée. Ces jeux
d'esprit, ces tours de force apparents, qui donnent l'il-
lusion de la difficulté vaincue, en entassant des rimes,
ne sont qu'un moyen puérilement ingénieux d'éviter la
plus sérieuse de toutes les difficultés, qui est d'avoir
des idées et du style.
Le vers' monosyllabique échappe à l'observation ; ce
n'est qu'une rime. Ces rimes égrenées en de prétendus
vers produisent un effet déplaisant par le choc des syl-
labes toniques qui se suivent sans interruption en se
heurtant. Quand ces rimes sont féminines, la dureté du
choc en est légèrement amortie.
. SUR LA MORT d'uNE ROSE
Fort Rose
Belle, Close,
Elle La
Dort. Brise
Sort L'a
Frêle. Prise.
Quelle
Mort!
(Paul de Rességuier, Sonnet^.)
Par exception, le vers monosyllabique se fait accep-
ter, à titre de curiosité, dans quelques pièces d'une fan-
taisie originale et gaie, où il est joint à de plus grands
vers :
Parmi les rares passants.
Avec des airs de caniche,
Elle erre, comme un chien sans
Niche.
1. Banville, p. 11. — De Gramont, p. 165.
âlO' TROISIÈME PARTIE.
Et les étoiles des cieux,
Mystérieuses fleuristes,
La contemplent de leurs yeux
Tristes.
(De Banville, Nous toiiS: xi, p. 22.)
Lorsqu'elle se détache tout à coup d'un groupe de
vers satiriques, cette rime, écho sonore et imprévu, fait
sentir le piquant de Tépigramme :
Et Ton voit des commis
Mis
Comme des princes,
Qui jadis sont venus
Nus
De leurs provinces * .
Selon la remarque de Banville^ le petit vers dit ici le
mot qui porte, et lance le trait qui frappe au but.
§111
Les formes exceptionnelles. — Vers de treize,
de quatorze, de quinze et de seize syllabes. —
La raison de leur peu de succès.
Ces formes presque inusitées ne datent pas de notre
temps, comme on pourrait le croire. Bien qu'il fût très
<;apabled'en concevoir l'idée et d'en tenter l'essai, il n'a
pas eu la peine de les inventer ; il s'est borné à les imi-
ter. Il existait des précédents, quelques-uns fort an-
ciens, dont il a pu s'autoriser, sans que les échecs subis
<lans le passé l'aient découragé pour l'avenir. Tobler
cite des vers de quatorze syllabes extraits d'une Vie de
^aint Auhan, d'un poème de la Déesse d'amors, et de
la Chronique rimée de Jordan Fantosme, qui est du
douzième siècle. Ces vers ont toujours la césure après
la huitième syllabe, et souvent la partie de huit syl-
labes se subdivise en deux tronçons de quatre syllabes
chacun, avec la quatrième accentuée :
Ne fléchirai \ pur nule mort \ tant seit^criiele e dure.
1. Quicheral, p. 204. — Vers empruntés à Marmontel.
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 211
Mahom renij \ k'en enfer traita | ki lui sert e honure;
En Jesu crei, ( Jesu reclaim, \ Jésus m'haid e sucure.
{Saint Auban^, 607.)
Le vers de quatorze syllabes ainsi coupé est l'équiva-
lent d'un octosyllabe, allongé de Thémistiche d'un,
alexandrin.
Signalons, sans plus attendre, le principal défaut de
ces formes exceptionnelles. Tous les vers qui excèdent
le nombre de douze syllabes se heurtent à deux diffi-
cultés qu'ils ne peuvent ni éviter, ni surmonter. Ceux
de treize et de quinze syllabes sont gênés par ce nombre
impair, si contraire à l'équilibre du rythme, et qui crée
l'embarras de savoir où placer la césure : or celle-ci
est d'autant plus nécessaire que le vers est plus long^
car seule elle peut en alléger la pesanteur. Dans le vers
de treize syllabes, on place ordinairement la césure
après la cinquième :
Le peuple s'écrie : | oiseaux, nous envions vos ailes. . ,
(BÉRAXGER, te Sacre j etc.)
Banville a suivi cet exemple :
Le chant de TOrgie | avec des cris au loin proclame
Le beau Lysios, | le dieu vermeil comme une flamme. . .
Avec leurs trois accents intérieurs et leurs hémistiches
très inégaux, ces vers ont l'allure d'un boiteux qui se
hâte. Baïf n'est pas moins en peine pour équilibrer le
vers de quinze syllabes. II place la césure après la sep-
tième, et donne au vers trois accents intérieurs :
des poètes l'appui, | favorise ma hardiesse.
La combinaison 7-J-8 est moins inégale que celle du-
vers de treize syllabes, 5-rj-8; mais comme elle est plus
démesurée, l'ensemble est encore plus lourd.
. Les vers de quatorze et de seize syllabes, formés de
nombres pairs, se divisent facilement, soit en deux hé-
mistiches équivalents, soit en deux parties inégales,.
i. Tobler, p. 126, 127. — « Je ne fléchirai pour nulle mort, tant soit cruelle
et dure. Je renie Mahomet, parne quMl conduit en enfer celui qui le sert et
l'honore. Je crois en Jésus, c'est Jésus que je réclame ; Jésus m'aide et m».
secoure. »
212 , TROISIÈME PARTIE.
mais dont l'inégalité se rachète par la régularité des
proportions. Un poète contemporain a coupé ses vers
de quatorze syllabes en deux tronçons dont le premier
est de six syllabes et le second de huit :
A^oici qu'elle reflue, | et que, l'une de Tautre écloses,
Ses vagues sans fracas | remontent vers leur lit de roses *-
(André Lefèvre.)
Le rapport de ces deux nombres 6-|-8 présente évi-
demment une proportion régulière, puisqu'ils sont l'un
et l'autre divisibles par 2; le vers, toutefois, est si long^
que l'oreille a peine à saisir cette proportion. L'harmo-
nie périt sous le poids des syllabes accumulées. Scar-
ron, qui a fait aussi des vers de cette dimension, place
la césure après la septième syllabe, ce qui les divise en
deux hémistiches égaux, comme des alexandrins :
Il fait meilleur à Paris | où l'on boit avec la glace. . ,
Que d'aller aux Pays-Bas | à cheval comme un s' George*..
La combinaison 74" 7 ^st plus rationnelle que la pré-
cédente (6-|-8), et se fait plus aisément accepter. Mais
ici paraît la seconde des difficultés signalées plus haut :
ces vers démesurés dépassent la moyenne de la mémoire
auditive que la nature a donnée à l'homme. Pour pro-
duire tous ses effets, un souvenir auditif doit demeurer
aussi facile et aussi net que possible; et la première loi
du rythme est de se régler sur la portée de ce souvenir.
Si Ton passe outre, qu'arrive-t-il ? C'est que l'oreille,
fatiguée du travail de synthèse que le vers lui impose^
traite chaque hémistiche comme s'il était lui-même un
vers indépendant. Le long vers semble composé de deux
vers partiels juxtaposés, dont le second seul a une
rime; et l'unité rythmique n'existe que sur le papier*.
Le vers de quatorze syllabes, divisé selon la combinai-
son 6-|-8, équivaut à un vers de six syllabes, allongé
d'un octosyllabe ; si la césure le coupe en deux hémis-
tiches égaux, il se réduit à la juxtaposition de deux
vers de sept syllabes qui ne riment que deux à deux. Il
1. Cité par Gayau, p. 218.
2. Quicherat, p. 548. — Gayau, p. 219.
3. Voir, sur ce point, les justes observations de MM. Sully Pruâhomme,
p. 70, 74, 75; d'Eichthal, p. 40; Guyau, 218, 219.
LES FORMES. DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 2ia
vaudrait mieux séparer ces heptasyllabes mal à propos-
soudés ensemble et les pourvoir tous d'une rime ; le lec-
teur et l'auteur y gagneraient.
Le vers de seize syllabes prend une césure fixe après
la huitième, et compte quatre accents rythmiques, y
compris celui de la finale :
Je me meurs vif, ne mourant point; | je sèche au temps
(Baïf.) [de ma verdeur^
C'est un composé de deux octosyllabes, un octosyl-
labe redoublé. « Il se rapproche du long vers sanscrit,,
dit M. Guyau ; mais il est incapable de se plier au mou-
vement de la pensée moderne ; c'est plutôt une période
oratoire bien cadencée qu'un véritable vers. » — « Toute
innovation désormais tentée dans la phonétique du vers,,
dit aussi M. Sully Prudhomme, ne saurait aboutir qu'au
simple démembrement d'une forme préexistante, ou à
un retour à la prose, à moins que l'acoustique ne
change *. » Ce mot résume nos observations et clôt la
question de ces vers hors de mesure, et hors de l'art»
qu'on pourrait appeler des vers cyclopéens.
CHAPITRE III
Combinaisons diverses des principales formes
du vers français. — Les poèmes à. mouve-
ments variés.
Définition des poèmes à forme fixe et des poèmes à mouve-
ments variés. — Nombreuses combinaisons des vers de dif-
férente mesure. — Les vers libres. — Le distique, le tercet,
la terza rima, le quatrain. — Les stances et les strophes.
— Stances de quatre, de cinq et de six vers. — Strophes
à nombre pair; strophes à nombre impair. — Formes ly-
riques les plus usitées; strophes de huit et de dix vers. —
Les formes rares : strophes de onze, de douze, de treize et
de quatorze vers, etc.
Les vers français de différente mesure peuvent s'unir
entre eux et produire, avec une variété presque infi-
1. Guyau, p. 219. — Sully Prudhomme, p. 71.
214 TROISIÈME PARTIE.
nie, des combinaisons d'harmonie et d'expression d'où-
naît la forme générale qui réunit toutes les autres, le
poème. La plus simple de ces combinaisons est celle
qui fait alterner régulièrement deux rimes masculines
et deux rimes féminines : ces couples de vers, assem-
blés dans un ordre invariable, sont dits à rimes suivies
ou à rimes plates^ ce qui signifie, sans doute, que cette
façon de disposer les rimes n'a rien de savant ni de
compliqué. On appelle poèmes à forme ?iyie ceux qui sont
ainsi composés, du commencement à la fin. S'ils' ont
quelque étendue, il est rare aujourd'hui qu'on y em-
Eloie d'autres vers que l'alexandrin ou le décasyllabe,
a forme fixe convient surtout à cette partie de la poésie
qu'on désigne sous le nom de récitatifs parce qu'elle
comprend les récits de toute sorte, héroïques, élégiaques
ou familiers; elle domine aussi dans les compositions
dramatiques, dans les pièces morales, philosophiques et
didactiques.
Un art plus raffiné a inventé d'autres combinaisons
où les rimes s'entrecroisent, où les vers sont de lon-
gueur inégale : elles remplissent cette seconde et vaste
moitié du domaine poétique, le lyrisme. Là, nous trou-
vons l'ode, la cantate, Topera, la chanson, la poésie lé-
gère elle-même qui est comme un chant inspiré par la
gaieté de l'esprit. Les poèmes formés par ces combi-
naisons sont appelés poèmes à mouvements variés.
Chaque vers, en effet, chque unité métrique a son mou-
vement propre, qui est corrélatif à sa longueur même;
les vers de rythme différent font entrer dans le poème
des mouvements tantôt accélérés, tantôt ralentis, que
n'ont pas au même degré les poèmes à forme fixe.
Les poèmes à mouvements variés sont donc ceux qui
sont composés de vers d'inégale longueur et de rythme
différent*. Or, ce mélange d'unités métriques inégales
n'est pas affaire de hasard ni de caprice ; il est soumis à
des conditions déterminées, à des lois précises qu'un
juste sentiment de l'harmonie a dictées aux poètes et
que le goût public, exprimé par un constant usage^ a
sanctionnées.
Nous allons tout d'abord exposer ces lois du poème à
1. Becq de Fouquières, p. "329.
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 215
mouvements variés, en faisant connaître les combinai-
sons nombreuses dont elles règlent la forme et l'emploi :
matière large et complexe, trésor presque inépuisable
d'inventions poétiques, accumulé par les siècles depuis
le haut moyen âge jusqu'à nos jours. « On compte cer-
tainement plus de cent-cinquante formes de strophes,
qui ont été plus ou moins mises en pratique * . » — « II
faudrait être un Homère, ajoute Banville, pour les énu-
mérer, même en ne choisissant que celles qui sont so-
lides et belles... Dans une vie de poète, on a à peine le
temps de les étudier et on n'a jamais l'occasion de les
employer toutes^. »
Nous examinerons en second lieu la composition des
poèmes à forme fixe.
§ 1^^
Les vers libres. — Ce qui en fait la difficulté.
En entremêlant les vers à rimes croisées et de mesure
différente, on peut suivre l'un ou l'autre de ces deux
procédés : ou bien, le poète dispose ses vers comme il
l'entend, et croise les terminaisons masculines et les fi-
nales féminines à sa volonté, sous la condition d'ob-
server les lois générales de l'emploi des rimes ; ou bien,
il fait cette double opération avec ordre et symétrie ; il
assemble ses vers et distribue ses rimes selon certaines
combinaisons dont il choisit le modèle et accepte la
règle. Dans le premier cas, sa pièce n'a pas de cadre
régulier, elle est en vers libres ; dans le second cas, elle
se compose de groupes artistement formés qu'on appelle
stances, strophes ou couplets. Ces trois mots expriment
une seule et même idée, qui est celle d'une composition
savante et régulière : un usage, qui a un peu vieilli, a
fait choix du mot stance pour les poèmes d'un caractère '
moral ou élégiaque ; la strophe désigne les principales
divisions du poème lyrique, le couplet appartient en
propre à la chanson.
1. De Gramont, les Vers français et leur prosodie, p. 125.
' 2. Pages 159, 183.
216 TROISIÈME PARTIE.
On distingue deux sortes de pièces en vers libres :
celles où les vers sont de même longueur, et celles où
se réunissent des vers de mesure différente. Leur trait
commun est le croisement des rimes. Voici un exemple
<le la première sorte.
Un fanfaron, amateur de la chasse,
Venant de perdre un chien de bonne race
QuMlsoupçonnoitdans le corps d'un lion.
Vit un berger. « Enseigne-moi, de grâce,
De mon voleur, lui dit-il, la muisou;
Que de ce pas je me fasse raison. »
Le berger dit : « C'est vers cette montagne.
En lui payant de tribut un mouton
Par chaque mois, j'erre dans la campagne
Gomme il me plaît; et je suis en repos. »
Dans le moment qu'ils tenoient ces propos,
Le lion sort, et vient d'un pas agile.
Le fanfaron aussitôt d'esquiver :
« Jupiter, monlre-m«)i quelque asile,
S'écria-t-il, qui me puisse sauver. »
(La Fontaine, liv. VI, fable ii.)
Dans ce genre de vers libres, il convient, autant que
possible, que les temps d'arrêt marqués par le sens ne
coïncident pas avec la fin d'une série de rimes, excepté
au dernier vers où tout se termine à la fois. Les diverses
parties de la pièce sont ainsi mieux liées et forment un
tout plus étroitement uni ; on évite de fractionner l'en-
semble en morceaux détachés et indépendants * . Cette
prescription, qui est juste dans sa sévérité, n'est pas
toujours observée. La Fontaine s'y est conformé dans la
fable citée; mais il s'en est souvent affranchi en d'autres
pièces de même sorte. Il a pensé, sans doute, qu'il était
bon de laisser un peu de liberté aux vers libres. Quant
à ceux de la seconde sorte, qui sont de mesure différente
et d'un rythme très varié, l'emploi en est plus fréquent ;
ils nous semblent mieux justifier leur titre. Presque
toutes les fables de La Fontaine, les chœurs à'Esther et
à'Athaliej les opéras de Quinault, V Amphitryon de
Molière, les poésies légères de Voltaire nous en offrent
1. De Gramont, p. 168. — Crouslé, p. 56.
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 217
des modèles fort connus, qui nous dispensent de toute
citation.
On peut ne pas souscrire sans réserve à Téloge que
fait Banville ae la beauté des vers libres : « Le vers
libre est le suprême effort de Tart, contenant amalgaipés
en lui à Tétat voilé, pour ainsi dire latent, tous les
rythmes. On ne l'enseignera à personne, puisqu'il sup-
pose une connaissance approfondie de la vej*sification,
un esprit d'enfer et roréille la plus délicate, et qu'il ne
peut être appliqué, au théâtre et dans le livre, que par
un homme de génie*. » Bornons-nous à dire qu'il
est très difficile de réussir dans un genre si facife en
apparence. La difficulté vient de la liberté même qui
est laissée au poète, liberté presque absolue et d'autant
plus périlleuse. Il peut à son gré entremêler les rythmes
différents et les vers de longueur inégale, croiser, re-
doubler, espacer les rimes, les disposer irrégulière-
ment : une seule condition lui est imposée, qui est de
Eroduire avec tous ces éléments disparates un ensemble
ien cadencé. De cet apparent désordre doit sortir une
impression d'harmonie 'et d'unité. Entre les différents
mètres il existe des accords naturels et de secrètes dis-
cordances que l'oreille seule apprécie et que l'expé-
rience révèle : il faut en avoir un juste sentiment.
On a remarqué que les alexandrins s'allient aisément
aux vers de six ou de huit syllabes ; les vers de sept syl-
labes, au contraire-, s' âccordfeht niai avec ceux de douze,
de dix ou de huit syllabes. En général^ deux vers dont
l'un compte une syllabe de plus ou de moins que l'autre
ne doivent pas être rapprocnés. Cette observation con-
firme celle que nous avons faite dans le précédent cha-
pitre : le rythme des vers. à nombre impair de syllabes
est trop différent du rythme des vers à nombre pair
pour qu'il y ait avantage à les unir d'une façon si
étroite. La Fontaine, dans ses -groupes de vers libres,
ne s'est guère servi que de vers de douze, de dix, de
huit ou de six syllabes ; quant au vers de sept syllabes,
il l'emploie le plus souvent seul et sans mélange d'autres
vers, soit en pièces entières, soit par tirades*.
1. Page 177.
2. De OramoDt, p. 169.
AUBEHTIN. — VERSIFIC. FRANC. 10
2L8 TROISIÈIIB PARTIE.
En quittant les vers libres, on entre dans les combi-
naisons régulières où le mélange des différents vers et
Tentrelacement des rimes sont prévus et fixés par des
règles spéciales.
§11
lie distique et le tercet. — La « ierza rima ».
Le distique et le tercet sont deux diminutifs de la
stance.
On appelle distique * une réunion de deux vers, de
mesure pareille et rimant ensemble, qui forment un
sens complet et sont isolés de tout autre développe-
ment. On voit en quoi il diffère du distique latin, lequel
se compose d'un hexamètre et d'un pentamètre, vers de
mesure très différente. Le distique français est d'un em-
ploi peu commun ; sa brièveté ne peut servir qu'à ex-
primer des pensées très concises, comme une maxime,
un aphorisme, une inscription, ou une épigramme.
Presque toujours ces vers sont des alexandrins à rimes
masculines : un sens si court a besoin d'être gravé par
la fermeté de l'expression que le vague des finales
muettes affaiblirait.
éPIGRAMHE SUR DIDON
Didon, tes deux maris te comblent de douleurs :
Le premier meurt, tu fuis; le second fuit, tu meurs.
INSCRIPTION. — POUR UN MOULIN
Quand j*al de Teau, je ne bois que du vin,
Et bois de Teau quand l*eau manque au moulin*.
Le tercet date du seizième siècle et vient d'Italie. Il
est formé de deux vers qui riment ensemble et d'un
vers isolé qui trouve une rime correspondante dans le
tercet suivant. Selon que ce vers à rime isolée est au
commencement ou au milieu ou à la fin du tercet, la
1. Ea grec itaxti»; {Hi^ deux fois; rc^x^ç, ligne, vers).
8. Vers cités par de Qramont, 173.
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 219
forme des tercets peut varier par la différente disposi-
tion des rimes; aussi a-t-on compté, pour le tercet,
jusqu'à treize combinaisons possibles. La seule qui ait
réussi à prendre place dans notre versification est
celle qui en Italie s'appelle terza rima, rime tiercée,
dont voici ragencement. Le vers isolé, avec rime mas-
culine ou féminine, occupe le milieu de chaque tercet.
La rime de ce vers isolé correspond aux deux rimes pa-
reilles du tercet suivant, c'est-à-dire à la rime du pre-
mier et du troisième vers. Dans chacun des tercets qui
se succèdent et forment la pièce, il surgit invariable-
ment un nouveau vers isolé qui commande les deux
rimes du tercet oui vient ensuite : toute la pièce se dé-
veloppe sur ce plan ; un vers final s'ajoute au dernier
tercet pour apparier la rime du vers isolé qui s'est an-
noncé dans ce tercet. Une pièce en terze rime se pré-
sente à nous sous la forme d'une chaîne élégante et
légère. On n'y emploie, en français du moins^ que des
alexandrins; les vers plus courts, décasvllabes ou octo-^
syllabes, auraient l'inconvénient de fatiguer l'oreille
par le retour trop prompt des sonorités de la rime
tiercée.
La terza rîma est en grand honneur dans la poésie
italienne. Les souverains poètes, Dante, Pétrarque,
Arioste, l'ont illustrée par des chefs-d'œuvre. C'est le
rythme de la Divine Comédie, Brune tto Latini, le maître
de Dante, l'avait empruntée aux sirventes des trouba-
dours de langue provençale * . Nos poètes du seizième
siècle, Hugues Salel, Baïf, Jodelle, Desportes, en imi-
tant à leur tour les Italiens, ont fait rentrer dans le
français du Nord une invention poétique du midi de la
France. Leur emprunt n'était qu'une reprise. Banville,
qui n'admire pas à demi, se déclare épris des beautés de
cette forme, italienne et française à la fois : « c'est, dit-
il, un rythme noble, gracieux, rapide, apte à prendre
tous les tons et qui se prête au chant et au récit ; rythme
admirable, ^ttacné et serré comme une tresse d'or, et
qui n'admet aucune défaillance, aucun repos dans le
souffle lyrique*. » En dépit de ses séductions, la terza
1. De Gramont, p. 175.
2. Pages 172, 174.
220 TROISIÈME PARTIE
rima a fait peu de conquêtes en France, soit parmi les
poètes, soit parmi les amateurs de nouveautés poétiques.
Après les essais de la Pléiade, elle est restée, pendant
deux siècles, obscure et délaissée. N'en soyons pas trop
surpris. Il y a plus d'une entrave cachée sous la grâce
ingénieuse de ses caprices; la verve française, amie
d'une simplicité rapide, se rebute vite de tout ce qui
arrête son élan et complique l'œuvre de l'inspiration.
Elle brise ce qui l'enchaîne bien plus volontiers qu'elle
ne le subit. C'est de nos jours seulement que deux
poètes d'un rare mérite, Brizeux et Théophile Gautier,
ont tiré ce petit poème de son obscurité et lui ont rendu
la vie en lui donnant de l'éclat. Qu'on lise, par exemple,
dans les Premières Poésies de Gautier, les pièces inti-
tulées le Triomphe de Pétrarque, Ténèbres, Terza
rima, on y appréciera facilement le charme particulier,
l'artifice délicat de ce genre semi-exotique sur lequel un
talent original a versé les richesses de son aventureuse
imagination.
Nous en détachons quelques vers qui donneront plus
de clarté et de précision à cet exposé.
. • . Gomme ua vase d*albàtre où Ton cache un flambeau,
Mettez ridée au fond de la forme sculptée,
Et d*une lampe ardente éclairez le tombeau.
Que votre douce voix, de Dieu même écoutée,
Au milieu du combat jetant des mots de paix,
Fasse tomber les flots de la foule irritée.
Que votre poésie, aux vers calmes et frais.
Soit pour les cœurs souffrants comme les cours d*eau vive
Où vont boire les cerfs dans Tombre des forêts.
Faites de la musique avec la voix plaintive
De la création et de rhumanité,
De rhomme dans la ville et du flot sur la rive.
Puis, comme un beau symbole, un grand peintre vanté
Vous représentera dans une immense toile.
Sur un char triomphal par un peuple escorté :
Et vous aurez, au fond, la couronne et Tétoile^.
Dans la langue courante de la versification classique,
1. Derniers vers du Trionqihe de Pétrarque, p. 187.
]
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 22f
le mot tercet désigne une réunion de trois vers où ieui
de ces vers riment ensemble et le troisième trouve là
rime qui correspond à la sienne dans la suite du déve-
loppement poétique. Ces tercets-là diffèrent entière-
ment du tercet italien et n'ont rien de commun avec la
terza rima. Ce sont des fragments de strophe.
§111
lies stances et les strophes, formes simples et
peu développées : stances et strophes de
quatre, de cinq, de six et de sept vers.
* Le mot stance, lui aussi, est d'origine italienne; il
vient du mot stanza^, et signifie repos, temps d'arrêt;
ce qui veut dire que chaque stance doit former un sens
complet. Notre vieux mot laisse, qui désignait les
tirades monorimes des chansons de geste, avait la même
signification *. Si le mot stance n'apparaît guère qu'au
seizième siècle dans notre poésie, la chose qu'il exprime
était fort ancienne en France, sous des noms français;
le génie inventif de nos trouvères lyriques avait multi-
plié des combinaisons rythmiques très semblables aux
stances et aux strophes modernes, ou tout au moins
équivalentes. Ce fonds primitif, complété et perfec-r
tionné au seizième et au dix-neuvième siècle, était déjà
si riche que Banville n'a pas craint de hasarder cet
axiome : « En fait de rythmes, se défier absolument de
tout ce qu'on a prétendu ou cru inventer depuis le sei*
zième siècle. »
Le principal caractère de la stance et de la strophe
— termes presque synonymes qui ne se distinguent que
par une application un peu différente, — c'est l'unité
du sens et l'unité du rythme. L'unité du sens existe,
dès que le sens à la fin de la stance est complet; l'unité
rythmique est obtenue par l'observation des lois qui
détermment l'étendue de la stance et de la strophe et
règlent la disposition des rimes. Le croisement des rimes
i, La racine première de cea deux mots est le latin stare, s'arrêter.
8. Voir page 68.
S22 TROISIÈME PARTIE.
fortifie cette double unité et la rend plus sensible. Les
rimes, en s'entrelaçant, lient entre elles les différentes
parties de la période mélodique et en font un tout insé-
parableT Cet entrelacement des rimes est une des lois
fondamentales du lyrisme français. La stance et la
strophe aboutissent ainsi à une coïncidence finale où le
sens s'achève en même temps que le système des rimes * .
Les prescriptions secondaires ne sont que les consé-
3uences de ce principe. Si Ton défend de placer à la fin
'une stance ou d'une strophe, et au début de la stance
suivante, des rimes de même nature, ou de même sono-
rité, c'est pour conserver plus sûrement à chaque
stancç, à chaque strophe, son caractère d'unité, en
écartant toute apparence contraire. Une raison sem-
blable exige qu'on finisse la stance sur une rime mascu-
line, parce qu'une finale forte, non atténuée par un e
muet, marque mieux la séparation nécessaire entre deux
stances et deux strophes. L'obligation de terminer par
un vers masculin a pour corollaire celle de placer au
premier vers une rime féminine.
Le quatrain, ou stance de quatre vers
Cette combinaison de quatre vers est la forme la plus
simple de la stance, et celle aussi qui en porte le plus
ordinairement le nom. Il n'y a que deux manières de
disposer les rimes d'un quatrain : on peut faire rimer le
premier vers avec le troisième et le second avec le qua-
trième; ou bien, le premier vers rime avec le quatrième,
et le second avec le troisième. Dans la première dispo-
sition, les rimes sont croisées ; dans l'autre, c'est un
quatrain à rimes embrassées : ce qui signifie que les
rimes du milieu sont comme enveloppées dans les deux
autres. Quatre vers rimant deux à deux, ou quatre vers
sur une même rime ne sont pas un quatrain. De ces
deux formes du quatrain, la première est la plus fré-
quente. Dans les Méditations de Lamartine la pièce du
oébut est en stances de quatre vers à rimes croisées :
Que me font ces valIoQS, ces palais, ces chaumières,*
Vains objets dont pour moi le charme est envolé?
1. Becq de Fouqnières, p. 362. — Banville, p. 62.
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. f^^
Fleuve», rochers, forêts, solitudes si chères,
Un être seul vous maoque, et tout est dépeuplé.
Beaucoup de fables de La Fontainie se terminent par
un quatrain qui contient la moralité ; quelques-uns de
ces quatrains sont à rimes embrassées :
Haraugnez de méchants soldats ;
Ils promettront de faire rage ;
Mais, au moindre danger, adieu tout leur courage.
Votre exemple et vos cris ne les retiendront pas.
(L. IX, fable xvii.)
Les vers dç toute mesure peuvent entrer dans le qua-
train, même ceux dont la brièveté rend l'emploi très
rare. Quand les vers sont d'égale longueur, autrement
dit isomètres, la stance s'appelle, en style savant, iso-
métrique; si les vers sont de longueur différente, ou
hétéromètres, on l'appelle, d'un nom un peu barbare,
hétérométrique * .
Dans les quatrains à rimes croisées, la disposition des
rimes masculines et des rimes féminines reste la même
d'un bout à l'autre de la pièce ; l'ordre adopté pour la
première stance se reproduit régulièrement dans les
autres. Au contraire, lorsaue les rimes sont embrassées,
la place des finales masculines et des finales féminines
varie d'une stance à l'autre. Si le premier quatrain
commence et finit par une rime masculine, le second
quatrain commencera et finira nécessairement par une
rime féminine; la rime masculine reparaîtra dans le
premier et le dernier vers du troisième quatrain ; la rime
féminine se reproduira au commencement et à la fin du
quatrième quatrain, et ainsi de suite. Par cette alter-
nance régulière, les stances se succèdent dans un ordre
symétrique.
Bien que le système des rimes du quatrain se réduise
à ces deux dispositions, la forme de cette stance peut
varier beaucoup. Quicherat en a compté jusqu'à vingt
modèles différents. Une simple explication nous dis-
pensera de cette longue nomenclature. Comme le ciua-
train admet toute sorte de vers, et que le poète place
où il veut ces vers de toute mesure, en observant tou-
1. Isométrique : da grec Rxov, égal, ji^t^pv, mètre. — Hétérométrique : da
grec ÏT«fov, autre, et jfc^cpov, mètre.
224 TROISIÈME PARTIE.
te foi s les règles ci-dessus prescrites, on comprend fa-
cilement que la fiçure de la stance puisse se modifier
souvent, . selon la brièveté ou la longueur des mètres,
et selon la place qu'ils occupent. Les formes préfé-
rées par Tusage sont les suivantes : la forme isomé-
trique, déjà citée; la réunion de trois alexandrins et
d'un vers ae six ou de huit syllabes terminant la stance ;
deux alexandrins croisés avec deux vers de six ou de
huit syllabes ; deux alexandrins placés entre deux octo-
syllabes :
Ceux qui Tont méconnu pleureront le grand homme :
Athène à des proscrits ouvre son Panthéon ;
Goriolan expire, et les enfants de Rome
Revendiquent son nom.
(Lamartine, Premières Méditations, la Gloire.)
' — Salut, champs que j'aimais, et vous, douce verdure,
Et vous, riant exil des bois !
Ciel, pavillon de Thomme, admirable nature,
Salut pour la dernière fois.
(Gilbert, le Poète mourant,)
Dans le premier de ces deux quatrains, on peut rem-
placer le vers de six syllabes par un octosyllabe ; dans
le second, on peut substituer deux vers de six syllabes
aux octosyllabes. Quant à la forme où deux alexandrins
sont placés entre deux octosyllabes, une strophe de
Lebrun sur le vaisseau le Vengeur , déjà citée par nous,
peut servir d'exemple*.
Le rôle du quatrain ne se borne pas à figurer, sous
forme d'une série de stances pu de strophes, dans une
pièce plus ou moins développée; il existe aussi à l'état
isolé, et se suffit à lui-même dans sa brièveté. Il donne
le relief de l'expression poétique à quelque pensée forte
ou délicate ; il aiguise une épigramme ; il trace un por-
trait en raccourci, il sert d'inscription ou d'épitaphe.
VERS GRAVÉS SUR LA PORTE DE LA GALERIE DE VOLTAIRE A CIREY
Asile des beaux-arts, solitude où mon cœur
Est toujours demeuré dans une paix profonde,
G*est vous qui donnez le bonheur
Que promettait en vain le monde.
1. Voir page 67.
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 225
SDR LE PANÉGYRIQUE DE LOUIS XV
Cet éloge a très peu d^elTet ;
Nul mortel ne m'en remercie :
Celui qui le moius s*en soucie
Est celui pour qui je Tai fait.
(Voltaire.)
La stancb ou la strophe de cinq vers
Elle s^appelle aussi quintain ou quintil^ nom savant
que Tusage n'a pas adopté * . Les cinq vers de cette stance
sont sur deux rimes, dont Tune est double et Tautre
triple. L'yne et Tautre peuvent être indifféremment
masculineç ou féminines. Nécessairement, ces rimes sont
croisées, et les trois rimes pareilles ne se placent pas
toutes les trois de suite, en un seul groupe : si la rime
double et la rime triple se suivaient sans se croiser, ce
seraient des rimes plates, ce qui est contraire à la nature
de la stance et de la strophe. Le quintain admet, aussi
bien que le quatrain, les vers de toute mesure, mais il
préfère la forme isométrique. On y rencontre le plus
souvent Talexandrin et les vers de huit, de sept, de
six et de cinq syllabes. Comme il est permis de varier
l'emploi des mètres et la disposition des rimes, en ob-
servant la règle qui vient d'être indiquée, cette stance
peut prendre des formes très diverses, selon la re-
marque déjà faite au sujet du quatrain. On ne compte
pas moins de quatorze modèles différents î il nous suf-
fira de signaler les principaux.
La disposition la plus harmonieuse et la plus fréquente
est celle qui place la rime triple au premier, au troisième
et au quatrième vers, en réservant le deuxième et le
cinquième à la rime double :
Le vainqueur de la course agile
Recevra deux trépieds divins,
Et la coupe, agreste et fragile.
Dont Bacchus a touché l'argile,
Lorsqu'il goûta les premiers vins.
(V. Hugo, Odes, 1. IV, x, le Chant de Varène.)
1, Da latin gumtomt^, 9utn<i7i5, ciaquième*
10.
220 TROISIÈME PARTIE.
Cette première forme peut être modifiée en y intro-
duisant des rythmes inégaux. On peut aussi croiser la
double rime avec les deux premiers vers de la rime
triple, en réservant la troisième de ces rimes tiercées
pour le cinquième vers. Ou bien encore on concen-
trera la rime double au deuxième et au troisième vers,
en plaçant la rime triple au premier, au quatrième et au
cinquième. Dans ses stances à la princesse de Suède,
Voltaire place la rime triple au second, au troisième et
au cinquième vers :
Souvent la plus belle princesse
Languit dans Tâge du bonheur;
L'étiquette de la grandeur,
Quand rien n'occupe et n'intéresse,
Laisse un vide affreux dans le cœur.
Tous ces modèles, et d'autres qu'on y peut ajouter,
ne sont, à vrai dire, qu'une seule et même forme, qui a
pour loi le croisement de la rime double avec la rime
triple. On la modifie par la place différente des rimes ou
par la longueur inégale des vers, sous la condition que
la rime triple ne se présente pas trois fois de suite ; mais
ces légères variantes, de surface et d'aspect, ne chan-
gent rien d'essentiel à la combinaison fondamentale de
la stance.
La stance ou la strophe de six vers
A mesure que les stances prennent de l'ampleur, elles
quittent ce nom pour celui de strophes ; celle de six
vers garde encore la double dénomination. On l'appelle
aussi sizain, dans les Traités de versification; ce mot a
vieilli, comme celui de quintain. La forme de cette
stance ne varie pas moins que celle des deux précé-
dentes, et ces différences, ici encore plus apparentes
que réelles, s'expliquent par les mêmes raisons. La
stance de six vers se partage en deux tercets que
sépare un caurt repos, une pause presque insensible.
Les deux premiers vers de chaque tercet forment un
couple de rimes plate§ ; le troisième vers du premier
LES FORMES DIVERSES DO VERS FRANÇAIS. 227
tercet rime avec le troisième du second tercet ; la stance
entière est ainsi sur trois rimes différentes :
Amis! c*est donc Rouen, la ville aux vieilles rues,
Aux vieilles tours, débris des races disparues,
La ville aux cent clochers carillonnant dans l'air,
• Le Rouen des châteaux, des hôtels, des bastilles,
Dont le front hérissé de flèches et d'aiguilles
Déchire incessamment les brumes de la mer.
(V. Hugo, Feuilles d'automne, xxvii.)
Telle est la forme la plus souvent employée de la
stance ou strophe de six vers.
Les deux rimes plates de chaque tercet peuvent être
indifféremment masculines ou féminines. Si ces quatre
rimes sont féminines, les deux vers qui terminent
chaque tercet prennent nécessairement une rime mas-
culine, comme on l'a vu dans le précédent exemple; si,
au contraire, ces quatre rimes sont masculines, le vers
final de chaque tercet prend une rime féminine. L'em-
ploi des rimes féminines pour les deux premiers vers de
chaque tercet est, avec raison, préféré : quatre rimes
masculines alourdissent la stance ; et la finale féminine
du troisième vers du second tercet la termine imparfair
tement.
Voilà une première cause de la diversité des stances.
Une autre distinction, plus importante, est à faire entre
celles qui sont isométriques et celles qui se composent
de vers dont la mesure est différente. Si Ton réfléchit
que dans les stances aux vers inégaux, appelées aussi
hétérométriques, le nombre et la disposition de ces vers
inégaux varient infiniment, on s'expliquera pourquoi on
a pu noter tant de variantes dans la combinaison très
simple qui est le fond de la stance de six vers. Mais on
a beau varier le choix et la place des mètres les plus
différents ; la combinaison essentielle subsiste et reste
la même sous ces dehors changeants. On y retrouve
toujours les deux tercets, les deux rimes féminines ou
masculines du commencement de chaque tercet, et la
rime masculine ou féminine de la fin des deux tercets.
Sans entrer dans le détail fatigant et assez inutile de
toutes ces variantes, nous ne devons pas omettre une
forme que les poètes semblent tenir en particulière es«
$:28 TROISIÈME PARTIE.
time. Les deux premiers vers de chaque tercet sont des
alexandrins ; un vers de huit ou de six syllabes termine
chaque tercet :
Le grand homme vaincu peut perdre en un iastant
Sa gloire, son empire, et son trôae éclatant.
Et sa couronne qu*on renie,
Tout, jusqu'à ce prestige à sa grandeur môle
Qui faisait voir son front dans un ciel étoile ;
Il garde toujours son génie.
(y, BvGOt Chants du Crépuscule, XVI.)
La strophe de sept vers
Le nom de septaîn qu'on a essayé de lui donner ne
s'est pas fait plus accepter que ceux de sizain et de quia-
tain donnés aux strophes précédentes. Cette strophe
elle-même, sans être rare, est beaucoup moins usitée
que les strophes de six, de huit ou de dix vers. On peut
appliquer aux combinaisons mélodiques, où le nombre
des vers est impair, les observations qu'on a pu lire plus
Jiaut sur les vers qui comptent un nombre impair de
syllabes : elles n'ont pas le tour aisé, le rythme sûr et
pondéré des strophes dont les mètres sont en nombre
pair.
La strophe de sept vers se compose d'un tercet et
d'un quatrain, ou, oans un ordre inverse, d'un Quatrain
et d'un tercet, qu'un léger repos, marqué par le sens,
sépare quelquetois. Le vers du tercet dont la rime est
isolée trouve une rime correspondante dans les vers du
quatrain, rime masculine, si ce vers lui-mêrtie est mas-
culin ; rime féminine, s'il est féminin. Sauf de rares ex-
ceptions, la strophe se développe sur trois rimes diffé-
rentes : deux de ces rimes forment chacune un couple ;
la troisième rime est triple. Une particularité est à si-
gnaler. Trois rimes de même nature peuvent se suivre
sans être croisées par d'autres rimes, ce qui est interdit
dans les stances ou les strophes que nous venons d'exa-
miner. La strophe de sept vers, comme les précédentes^
admet le mélange des rythmes les plus différents, bien
qu'en général elle préfère la forme isométrique. Les
diverses combinaisons qui résultent du choix des
rythmes et de la disposition des rimes sont, d'ailleurs,
LES FORMES DIVERSES DtJ VERS FRANÇAIS. 229
en nombre assez restreint ; nous citerons les deux prin-
cipales.
La première est formée d'un quatrain et d'un tercet.
Le quatrain est en rimes féminines et masculines en-
trecroisées ; le tercet comprend deux autres rimes fé-
minines et une rime finale masculine qui correspond
aux rimes masculines du quatrain :
Homme, une femme fut ta mère.
. Elle a pleuré sur ton berceau ;
Souffre donc. Ta vie éphémère
Brille et tremble, ainsi qu'un flambeau.
Dieu, ton maître, a d*un signe austère
Tracé ton chemin sur la terre
Et marqué ta place au. tombeau.
(V. Hugo, Odes, 1. IV, ii, la Lyre et la Harpe,)
« c
Th. Gautier apporte à cette forme une variante. Au
lieu de. mettre dans le tércét deux nouvelles rimes fémi-
nines et de le finir en triplant la rime masculine du
?[uatrain, il triple, au premier vers de ce tercet, la rime
éminine du quatrain et termine la strophe par deux
nouvelles rîmes masculines :
LES MATELOTS
Sur Teau bleue et profonde
Nous allons voyageant.
Environnant le monde
D'un sillage d'argent.
Des îles de la Sonde,
De rinde au ciel brûlé
Jusqu'au pôle gelé.
(Premières Poésies, p. 294.)
Seconde combinaison. On peut, dans le quatrain,
enfermer deux rimes masculines entre deux rimes fémi-
nines, et composer le tercet d'une troisième rime fémi-
nine, de même nature que les deux précédentes, en-
fermée entre deux nouvelles rimes masculines. On peut
aussi, par une disposition assez semblable à celle-ci,
enfermer deux rimes féminines entre deux rimes mascu-
lines, dans le quatrain, et former le tercet avec deux
nouvelles rimes féminines et une rime finale masculine
qui répond aux rimes masculines du quatrain :
2ae noisitMB partir.
LE SOLDAT TURC
Qu'il soit grave et rapide à venger un affront ;
Qu'il aime mieux savoir le jeu du cimeterre
Que tout ce qu*à vieillir on apprend sur la terre;
Qu'il ignore quel jour les soleils s'éteindront,
Quand tomberont les mers sur les sables arides ;
Mais qu'il soit brave et jeune, et préfère à des rides
Des cicatrices sur son front,
(V. Hugo, Orientales, XY, Marche turque.)
§IV
Les grandes stroplies : de huit, de neuf et de
dix vers. — Leur composition et leur emploi.
Nous arrivons aux combinaisons savantes et déve-
loppées, aux strophes de grand essor, dont Tampleur
seconde la verve du poète et soutient la puissance des
nobles inspirations.
La strophe db huit vers
On la désigne aussi sous le nom de huitain ; mais ce
nom ne s'emploie que dans un cas particulier, lorsque
la strophe est à Tétat isolé et forme un de ces petits
poèmes, presque toujours épigrammatiques , que le
moyen âge nous a légués et dont il sera question plus
loin.
La strophe de huit vers est très ancienne dans notre
poésie. Les romances, les pastourelles, les chansons des
trouvères lyriques nous en oflPrent de fréauents exem-
ples. Le Lai ae la dame de Fayel, cité dans tous les
recueils, est en strophes de huit vers, comme la célèbre
Ballade de Villon sur les Dames du temps jadis, Thi-
baut de Champagne, Gace Brûlé, Eustache Deschamps,
Froissart, Alam Ghartier, Jean et Clément Marot, Roa«
sard, du Bellay, pour nous borner à des noms très
connus, Font employée avec une sorte de prédilection.
Le plus souvent, alors comme aujourd'hui, elle est eu
vers isomètres, surtout en octosyllabes. L'alexandrin
LES FORMES DIVERSES JiU VERS FRANÇAIS. 23i
serait un peu pesant pour y figurer huit fois de suite;
on ne Vy rencontre guère que s'il est joint à des vers
plus courts.
La réunion de deux quatrains forme cette strophe.
Une ancienne règle, maintenant abolie, prescrivait,
bien à tort, de ménager un repos, d'accord avec le sens,
entre ces deux moitiés : c'était s'exposer à détruire
l'unité de l'ensemble. La strophe la mieux faite est celle
qui est la mieux liée et dont aucune partie ne peut se
détacher. Entre les nombreuses formes de la strophe de
huit vers les différences sont assez légères. La plus
simple de toutes est celle qui fait alterner, en les croi-
sant, les rimes masculines et les rimes féminines dans
un ordre régulier. La strophe contient alors quatre
rimes redoublées, ce qui est le nombre le plus ordinaire.
Cette forme est tantôt isométrique, tantôt composée de
mètres différents :
LE CHASSEUR
Je suis enfant de la montagne,
Gomme Tisard, comme Taiglon,
Je ne descends dans la campagne
Que pour ma poudre et pour mon plomb ;
Puis je reviens, et de mon aire
Je vois en bas l'homme ramper,
Si haut placé que le tonnerre
Remonterait pour me frapper.
(Th. Gautier, Premières Poésies, p» 333.)
Au lieu décroiser toutes les rimes, on peut placer dans
le second quatrain un couple de rimes suivies, mascu-
lines ou féminines, enfermées entre deux rimes de na-
ture différente. Une autre disposition, très simple aussi,
consiste à placer dans le premier quatrain deux rimes
n)ASCulines entre deux rimes féminines, et dans le second
quatrain deux rimes féminines entre deux rimes mascu-
lines :
Tu vois qu'aux bords du Tibre, et du Nil et du Gange,
En tous lieux, en tous temps, sous des masques divers,
L'homme partout est l'homme, et qu'en cet univers
Dans ua ordrç éternel tout passe et rien ne change;
232 TROISIÈME PARTIE.
Tu vois les nations s*éclipser tour à tour
Gomme les astres dans l'espace;
De mains en mains le sceptre passe ;
Chaque peuple a son siècle et chaque homme a son jour.
(Lamartine, Premières Méditations^ x»ii.)
Les exemples cités jusqu'ici contiennent quatre rimes
différentes; certaines strophes n'en contiennent que
trois, dont deux sont triples. L'une des rimes triples se
croise avec la rime double dans le premier quatrain et
termine la strophe par son dernier vers ; l'autre rime
triple se place, en trois finales suivies, dans le second
quatrain :
Sans monter au char de victoire
Meurt le poète créateur ;
Son siècle est trop près de sa gloire
Pour en mesurer la hauteur.
C'est Bélisaire au Capitole :
La foule court à quelque idole,
Et jette en passant une obole
Au mendiant triomphateur.
(V. Hugo, Odes, 1. V, xv.)
On peut aussi placer les deux rimes triples, sous forme
de rimes suivies, dans l'un et l'autre quatrain. La rime
double leur sert de lien et termine la strophe. Au moyen
âge, il existait deux autres formes, l'une contenant trois
rimes différentes, l'autre, deux rimes seulement. Dans
la première de ces formes, l'une des rimes, ordinaire-
ment féminine, était quadruplée, et se croisait avec les
deux rimes doubles, masculines toutes deux. La seconde
forme, d'une haute antiquité, n'avait que deux rimes
qui se croisaient régulièrement, du premier vers jus-
qu'au dernier. Le Lai de la dame de Fayel en est un
exemple.
Le nuitain, qui est la strophe de huit vers à l'état
isolé et formant une pièce à. elle seule, s'écrit sur trois
rimes, disposées comme dans la ballade de Villon, sur
les Dames du temps jadis ^, II emploie de préférence
le décasyllabe ou l'octosyllabe. On peut indifféremment
le commencer par un vers masculin ou par un vers
1. Voir Choix de textes de l'ancien français, p. 817« (Eugène Belio.)
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 233
féminm. Dans le premier cas, la rime quadruplée est
masculine; dans le second cas, elle est féminine. La
strophe de huit vers, dans la poésie italienne, s'ap-
pelle octave [ottava rima) ; elle se compose de six vers
en rimes croisées et de deux vers en rimes suivies*.
Depuis Tasse et Arioste, c'est la forme épique par ex-
cellence en Italie, bien qu'on l'emploie aussi en des
sujets d'un tout autre caractère. Boccace a passé
longtemps pour l'avoir inventée; on sait maintenant
qu'il l'avait empruntée à nos trouvères du treizième
siècle. On la rencontre, en effet, dans Thibaut, comte
de Champagne. Négligée par la Pléiade, oubliée pen-
dant le dix-septième et le dix-huitième siècle, de bril-
lants essais l'ont fait revivre, mais un peu tard, dans
la poésie française de notre temps.
La strophe de neuf vers
Gomme la strophe de sept vers, celle de neuf vers
est plus rarement employée que lès strophes où les vers
sont en nombre pair. Elle se compose d''un quatrain
ou d'un quintâin, Ou d'un quintain et d'un quatrain,
ou bien encore de trois tercets. Efe là, plusieujps formes
distinctes, qui sont en outre diversifiées par la dispo-
sition des rimes et par la mesure différente des vers.
En général, la strophe de neuf vers contient quatre
rimes dont une est triple ; quelquefois ce nombre se ré-
duit à trois rimes. La forme la plus ordinaire est la
réunion d'un quatrain à rimes croisées et d'un quintain
où la rime triple est mêlée à une rime double, de nature
différente :
J'ignorais la trame invisible
De leurs pernicieux forfaits ;
Je vivais tranquille et paisible
Chez les ennemis de la paix :
Et lorsque exempt d'inquiétude
Je faisais mon unique étude
De ce qui pouvait les flatter,
Leur détestable ingratitude
S'armait pour me persécuter.
(J.-B. Rousseau, 1. I, Ode Vil, Psaume cix.)
1. De GramoDt, p. 304.
234 TROISIÈME PARTIE.
Rousseau a varié cette disposition de la strophe en
remplaçant l'octosyllabe final par un alexandrin.
Une seconde forme se distingue de la première par
l'emploi de rimes dites embrassées^ au lieu de rimes
croisées. Deux rimes embrassées sont, par exemple, un
couple de rimes féminines enveloppées de deux rimes
masculines, ou bien un couple de rimes masculines en-
fermées entre deux rimes féminines :
Sais- ta ce qu*en te voyant
L*iodigent dit. quand tu passes?
• Voici le froQt plein de grâces
Qui sourit au suppliant f
Noire infortune la touche.
Elle incline à notre couche
Un visage radieux;
Et les mots mélodieiix
Sortent charmants de sa bouche. »
(V. Hugo, Chants du crépuscule^ xxxvi.)
Une troisième forme change Tordre de la strophe : le
quintain y précède le quatrain ; la rime triple est dans
le quintain^ et les rimes du quatrain sont croisées :
Vois-tu comme le Ûot paisible
Sur le rivage vient mourir?
Vois-tu le volage zéphyr
Rider d'une haleine insensible
L*onde qu*il aime à parcourir?
Montons sur la barque légère
Que ma main guide sans efTorts,
Et de ce golfe solitaire
Rasons timidement les bords.
(Lamartine, Premières Méditations^ xxiv, Baia.)
On peut aussi composer la strophe entière de rimes
croisées dans un ordre régulier. Quand la strophe est
formée de trois tercets, cette disposition exige 1 emploi
de rythmes courts et rapides :
Se peut-il qu*on fuie
Sous rhorrible pluie?
Tout périt, hélas!
Le feu qui foudroie
Bat les ponts qu*il broie,
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 239
Grève les toits pl4ts,
Roule, tombe, et brise
Sur la dalle grise
Ses rouges éclats.
(V. Hugo, Orientales, le Feu du ciel,]
Quelques formes plus libres, à Tétai d*exceptions, se
rencontrent chez nos poètes modernes. Lamartine, par
exemple, dans une strophe composée de tercets, qua-
druple Tune des rimes féminines ; Alfred de Vigny met
dans le quatrain qui commence la strophe deux couples
de rimes suivies, à la place des rimes croisées.
La strophe de dix vers
C'est la plus lyrique des strophes françaises. Par son
harmonie grave et pénétrante, par son rythme ailé et
chantant, elle rivalise avec les plus méloaieuses inspi-
rations du lyrisme antique; l'imagination la plus fé-
conde y peut déployer sa richesse, et les élans de l'en-
thousiasme poétique sont soutenus de son souffle puis-
sant. Ronsard l'a inventée, Malherbe en a consacré
l'emploi ; le génie de nos poètes du dix-neuvième siècle
lui a donné une magnificence qui efface la beauté des
odes les plus vantées dans les siècles précédents. Elle
se compose très souvent de vers isomètres ; elle admet
aussi le croisement de mètres différents. Ceux qu'elle
préfère sont, d'abord et surtout, l'octosyllabe, puis le
vers de sept syllabes ; l'alexandrin et le décasyllabe y
Paraissent plus rarement et en petit nombre, associés à
'autres vers. Les rythmes trop légers ou trop pesants,
trop longs ou trop courts, employés avec continuité,
sous forme isométrique, ne conviennent ni au ton élevé,
ni à l'allure aisée et majestueuse de cette strophe :
l'usage a répudié les essais tentés en ce genre.
Dans la composition de la strophe de dix vers on
peut reconnaître l'équivalent d'un quatrain et de deux
tercets. Le quatrain est à rimes croisées; les deux pre-
•miérs vers de chaque tercet ont leur rime particulière,
et les troisièmes vers riment l'un avec l'autre. Telle est
la forme la plus régulière, celle qui a les préférences
des poètes et du public Les variaptes qui la modifient
i3§ TROISIÈME PARTIE.
la gâtent, ou Taffaiblissent, ou l'appesantissent. Rare-
ment elle commence par une rime masculine ; il faut
éviter d y multiplier les consonances trop dures et d'y
faire prédominer les finales masculines sur les finales
féminmès, plus douces et plus musicales. On y a noté
deux repos, l'un après le quatrième vers, l'autre après
le septième, c'est-à-dire après le quatrain et après 1q
premier tercet. Le développement de la strophe exige,
en effet, que la voix et l'attention y puissent trouver le
temps de respirer; mais à cette condition que la suite
des idées, non interrompue, maintienne l'unité de l'en-
semble, et que toutes les parties' restent liées étroite-
ment par le sens général :
Ainsi, quand tu fonds sur mon àme,
Enthousiasme, aigle vainqueur,
Au bruit de tes ailes de flamme
Je frémis d'une sainte horreur;
Je me débats sous ta puissance.
Je fuis, je crains que ta présence
N^anéantisse un cœur mortel,
Gomme un feu que la foudre allume,
Qui ne s^éteint plus et consume
Le bûcher, le temple et l'autel.
(Lamartine, Premières Méditations, xii.)
On modifie, de plusieurs façons, cette belle et mélo^
dieuse ordonnance, soit par l'emploi plus fréquent des
rimes masculines, soit en remplaçant les rimes croisées
par des rimes embrassées : ces changements sont rares
dans J.-B. Rousseau, Lamartine et V. Hugo. Quelque-
fois on substitue aux octosyllabes des vers d'une autre
mesure, par exemple, des vers de sept syllabes. Toutes
ces variantes sont inférieures à la noble simplicité du
modèle.
• Un autre changement consiste à mêler des alexan-
drins aux octosyllabes. De là, diverses figures de la
strophe, faciles à rencontrer chez les poètes. V. Hugo,
dans ses odes politiques, a fait un grand usage d'une
disposition savante où six alexandrins et quatre octo-
syllabes s'entrecroisent avec art. Cette forme est im-
posante et majestueuse :
Fils du ciel, je fuirai les honneurs de la terre;
Dans mon abaissement je mettrai mon.orgueil ;
LES FORMES^ DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 23?
Je suis le roi banni, superbe et solitaire,
Qui veut le trône ou le cercueil.
Je hais le bruit du monde, et je crains sa poussière.
La retraite, paisible et fière,
Réclame un cœur indépendant;
Je ne veux point d'esclave et ne veux point de maître ;
Laissez-moi rêver seul au désert de mon être ;
.. .^ J'y chercha le buisson ardent.
(Odes y 1. IV, IX, l'Ame,)
Au moyen âge, et même encore aux seizième et dix-
septième siècles, la strophe de dix vers, comme celle de
huit vers, s'employait isolément. Le dizain figurait avec
honneur, à cpté du huitain, parmi les recueils de petites
pièces. La disposition des rinces n'y était pas celle que
nous venons cTobserver dans les strophes modernes. Le
dizain avait ses lois spéciales. Il était formé de deux
groupes de cinq vers où Tordre des rimes, en passant
d'un groupe à. l'autre, était inverse. Dans la première
moitié du dizain, le premier vers rimait avec le troi-
sième; le second rimait avec le quatrième et le cin-
quième : dans la seconde moitié, le sixième et le sep-
tième vers rimaient entre eux et avec le neuvième ; le
huitième rimait avec le dixième. C'est là un entrecroi-
sement où se reconnaît le génie subtil de nos vieux
poètes.
Le dizain peut être écrit en octosyllabes, mais il se
compose le plus souvent de décasyllabes. Gomme le
huitain, il peut commencer indifféremment par un vers
masculin ou par un vers féminin. Ce petit poème s'est
soutenu jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, grâce au
madrigal et à l'épigramme qui le prenaient pour inter-
prèle. Mais il s'est écarté peu à peu de la précision de
ses règles anciennes, et la plupart des rimeurs qui lui
sont restés fidèles dans les deux derniers siècles lui ont
donné la forme de l'une des strophes lyriques dont nous
avons expliqué la composition. Aujourd'hui, il a disparu
de notre poésie et ne présente plus qu'un intérêt ar-
chéologique.
938 TROISIÈME PARTIE.
§v
Formes d'an emploi rare : les strophes de onze
et de doue vers. -*- Formes exceptionnelles :
les strophes de treise, de quatorze et de
quinze vers.
La strophe de onze vers, qui n'ajoute qu'une rime à
celle de dix vers, a le tort d'être inutile. Par ce vers de
surcroît, elle ne produit qu'un effet peu sensible : à
quoi bon troubler le juste équilibre d un rythme bien
pondéré, pour n'ajouter à l'expression de la pensée ni
force ni neauté? L'ancienne poésie s'en servait dans
Tun de ces petits poèmes à forme fixe, très nombreux
^lors, que nous ferons connaître un peu plus loin; on
l'appelait le chant royal. Dans la poésie lyrique mo-
derne, la rime complémentaire, ajoutée à la strophe de
dix vers, se place ordinairement après le quatrième
vers et correspond à l'une des rimes des vers précé-
dents : tout le reste est conforme à l'une des combi>
naisons qui varient la strophe de dix vers.
La strophe de douze vers, surchargée d'un distique,
le plus souvent après le cinquième ou le septième vers,
n'est qu'une strophe de dix vers allongée et devenue
traînante. V. Hugo, toutefois, a su éviter ce défaut par
une disposition très simple. Il triple la rime féminine
de chacun des deux tercets qui finissent la strophe de
dix vers, ce qui a l'avantage de conserver, sans alté-
ration grave, une forme excellente et un rythme par-
fait:
Que D'ai-je un de ces fronts sublimes,
David ! mon corps, fait pour souffrir,
Du moins sous tes mains magnanimes
Renaîtrait pour ne plus mourir.
Du haut du temple ou du théâtre,
Colosse de bronze ou d'albâtre,
Salué du peuple idolâtre,
Je surgirais sur la cité.
Gomme un géant en sentinelle,
Couvrant la ville de pion aile,
I
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 239
Dans quelque attitude éternelle
De génie et de majesté.
(V. Hugo, Feuilles (Tautomney viii,
A David, statuaire.)
Très belle strophe ; mais il y manque Taisance et la
simplicité de la strophe de dix vers. On y sent Teffort
d'un talent vigoureux. Aussi le poète s'est-il bien gardé
de multiplier ces brillants écarts d'un lyrisme exubé-
rant; c'est à peine si, dans la vaste richesse de ses
œuvres, on en rencontre quelques exemples.
Au moyen âge et au seizième siècle, on a composé
des strophes de douze, de treize et de quatorze vers : le
rythme en est médiocre et l'harmonie insuffisante. La
poésie moderne aussi a connu ces fantaisies qui passent
toute mesure. Même en laissant à part les innovations
des « décadents », on trouve quelques strophes de
quinze et de seize vers dans certaines odes dithyram-
biques où l'auteur semble se plaire à rassembler toutes
les formes possibles de la strophe lyrique. Appliquons
à ces exagérations la remarque déjà faite à propos des
vers qui dépassent en longueur l'alexandrin : des
combinaisons aussi excessives font violence aux habi-
tudes de l'oreille et à la capacité de notre mémoire
auditive. Elles sont donc contraires aux lois naturelles
de l'harmonie.
CHAPITRE IV
Du choix des vers de différente mesure dans
la composition de la strophe. — De Pemploi
des strophes de forme diverse dails la com-
position de l'ode.
Rapports qui existent entre la vitesse particulière à chaque
forme de verà et les mouvements intérieurs de la pensée.
— Effet produit sur Fesprit par Taccélération ou par le ralen-
tissement du rythme. — Emploi des formes diverses de la
strophe ; raisons qui peuvent déterminer le choix du poète.
— Loi fondamentale de la strophe; Tunitë du sens et runitë
rythmique. ~~ Conséquences de ce principe. — L'ode, sa na-
240 TROISIÈME PARTIE.
ture, sa raison d'être. — Le caractère musical de l'ode mo-
derne» — L'ode isométrique. — L'ode à mouvements variés.
— Corrélation nécessaire entre les changements de la forme
du rythme et les variations qui se produisent dans l'inspira-
tion poétique.
Le choix des mètres qui entrent dans la formation des
strophes et l'emploi si varié des strophes dont se com-
pose la poésie lyrique sont-ils abandonnés aux caprices
du hasard et à la libre fantaisie du poète ? Existe-t-il, au
contraire, pour guider ce choix délicat, certaines lois,
en partie non formulées, peut-être, mais prescrites par
un juste sentiment de Tharmonie et par le souci de
Teffet à produire? Et ces lois ne sont-elles pas d'une
application d'autant plus difficile que le poète n'en peut
comprendre la nécessité, ni en suivre les conseils que
grâce à l'inspiration de son propre génie? C'est ce que
nous essaierons d'expliquer.
§ler
Du choix des différents mètres dans les poèmes
à mouvements variés.
Posons d'abord ce principe : le choix <les mètres
dans les poèmes à mouvements variés ne dépend pas
d'un capnce poétique ; il est inspiré et commandé par
la pensée même qui domine le poète et par l'effet qu'il
veut produire en l'exprimant. Mais comment le poète, en
variant le mètre de ses vers, en accélérant le rythme,
ou en le ralentissant, peut-il exprimer les nuances de sa
pensée et faire entrer dans l'âme du lecteur la force ou
la délicatesse des sentiments dont il est lui-même pé-
nétré? Chaque unité métrique, avons-nous dit plus haut,
a son mouvement propre ; en d'autres termes, les vers
sont animés de vitesses relatives qui varient selon le
nombre de leurs syllabes et selon le temps de la pronon-
ciation. Chaque vers a donc un caractère qui lui est par-
ticulier, et qui se révèle par son allure, c'est-à-dire par
le plus ou le moins de vivacité qu'il imprime au débit*.
1. Voir Becq de Fouquières, ch. xvi, xvii, xviii. — Nous résumons ici la
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 241
Sous Tempire des sentiments qui le maîtrisent, et
dont ie travail intériour le possède tout entier, le poète
est incité à préférer le rythme qui est d'accord avec la
violence de son émotion ou avec la gravité de sa pensée.
Entre cette pensée ardente à se produire et le rythme
le mieux approprié à la forme, inspirée ou méditée, de
l'expression, il y aune instinctive affinité, et comme un
attrait réciproque, qui les rapproche. L'effet extérieur
du vers, abstraction faite de ce qu'il contient et de ce
qu'il exprime, est, par conséquent, proportionné à sa
vitesse ; il dépend de l'accélération ou de la diminution
de cette vitesse. Quand des vers de mesure différente
et, par suite, de vitesse inégale, sont réunis dans une
combinaison lyrique, si le vers de plus petite vitesse
précède le vers de plus grande vitesse, il y aura accélé-
ration de mouvement et accroissement d'effet; si c'est
le vers de plus grande vitesse qui précède l'autre, le
résultat sera contraire ; il y aura ralentissement et re-
tard, avec diminution d'effet*. Citons, par exemple,
quelques fins de strophes ou des vers d'allure un peu
lente précèdent des vers plus courts et plus rapides :
Dans un sommeil profond ils ont passé leur vie,
Et la mort finit leur réveil.
(J.-B. Rousseau, liv. I, Ode Xll.)
— Mais le Seigneur se lève; il parle, et sa menace
Convertit votre audace
En un morne sommeil.
{li>., Ode XVI.)
— Prends ton vol, ô mon âme, et dépouille tes chaînes ;
Déposer le fardeau des misères humaines,
Est-ce donc là mourir?
Vespace devant moi 3*agrandit, et la terre
Sous mes pieds semble fuir.
(Lamartine, Premières Méditations , xxxiii.)
substance des observations contenues dans ces chapitres en les dégageant
des abstractions qui parfois obscurcissent, pour beaucoup de lecteurs, les
parties excellentes de ce remarquable ouvrage. Autant que possible, nous
Iclaircissons ces abstractions par des exemples précis et positifs.
'1. Dans les combinaisons des vers entre eux, parmi les vers les plus ordi-
nairement usités, le vers de cinq syllabes et celui de huit syllabes sont ceux
aui produisent les plus grandes accélérations... Les vitesses des vers de douze^
e'siX) de sept, de huit et de cinq syllabes sont entre elles dansrles mêmes
rapports aue les nombres 36, 40, 42, 48 et 69. — Becq de Fouquières,
p. 338, 334.'
AUBERTIN. — VERSIFIC. FRANC. 11
242 TROISIÈME PARTIE.
On observera un effet tout différent dans cette strophe
où des vers de plus grande vitesse précèdent des vers
de vitesse moindre :
Ce sera celui dont la bouche
Head hommage à la vérité;
Qui sous un air d^humanité
Ne cache point un cœur farouche ;
Et qui par des discours faux et calomnieux
Jamais à la vertu n*a fait baisser les yeux.
(J.-B. RoussEATT, Odes, liv. I, i.)
Une combinaison fort usitée est celle qui réunit par
couples des alexandrins et des octosyllabes : elle donne
lieu, d'une part, à la plus grande accélération par Toc-
tosyllabe, et au plus grand retard par Talexandrin. C'est
la "disposition métrique des ïambes et la raison de leur
puissant effet. Nulle autre système rythmique ne se
prête aussi bien à traduire les agitations passionnées et
les fureurs tragiques de Tâme :
Contre les noirs Pythons et les hydres fangeuses,
Le feu, le fer arment mes mains;
Extirper sans pitié ces bêtes vénéneuses,
C'est donner la vie aux humains. . .
Car rhonnèle homme enfin, victime de l'outrage.
Dans les cachots, près du cercueil,
Relève plus altiers son front et son langage,
Brillants d'un généreux orgueil.
(André Ghknier, ïambes,)
Examinons les conséquences du principe que nous
venons d'établir. Quand on dit que la vitesse d'un vers,
ou celle d'une suite de vers, augmente, cela équivaut à
dire que dans un même temps on assemble, on accu-
mule un plus grand nombre d'idées, de sentiments,
d'images, et que cette représentation agrandie d'objets
réels ou de conceptions idéales s'offre à l'esprit du
lecteur : toute accélération de vitesse dans le rythme
correspond donc à une manifestation plus rapide de
pensées et de sentiments, et toute diminution de vi-
tesse correspond à une manifestation ralentie et dimi-
nuée.
Autre face de la question, autre conséquence du
même principe. Dans une manifestation plus rapide, des
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. ?43
idées, résultant d'une plus grande vitesse du rytblTie,
le temps pendant lequel nous pouvons considérei*
chaque idée est devenu proportionnellement plus court,
tanais qu*au contraire une diminution de vitesse dans
la manifestation des idées amène un accroissement pro-.
portionnel du temps dans lequel nous pouvons consi-
dérer chaque idée partielle. Voici deux ale:îLandrins
d'une ode de Rousseau, qui succèdent à quatre octosyl-
labes : c'est le passage d'un rythme accéléré à un
rythme plus lent. Eh bien ! n"* est-il pas évident que
dans les deux derniers vers la pensée s'arrête et se re-
pose sur un seul et même objet ?
Seigneur, dans ta gloire adorable
Quel mortel est digne d'entrer?
Qui pourra, grand Dieu, pénétrer
Ce sanctuaire impénétrable
Où tes saints inclinés, d*un œil respectueux,
Contemplent de ton front l'éclat majestueux?
{OdeSf liv. I, I.)
Un même effet, quoique moins frappant, résulte de
cette fin de strophe de Lamartine :
Tu vois les nations 8*éclipser tour à tour
Comme les astres dans l'espace :
De mains en mains le sceptre passe :
Chaque peuple a son siècle, et chaque homme a son jour,
(Premières Méditations, xin.)
Il résulte de là qu'un changement de rythme, surtout
s'il est imprévu et bien marqué, pourra servir à ex-
f)rimer plus vivement, sous toute.s ses formes, l'idée de
'incessante révolution des choses humaines : il peindra,
par la musique du vers, la transition d'un état de graa-
deur à un état d'abaissement, le passage de la douleur
à la joie, de la crainte à l'espérance, et inversement.
L'accélération du rythme appellera notre pensée sur les
images et les souvenirs qui nous représentent tout
déclin, toute ruine, tout bouleversement, toute mort
soudaine, en un mot, les grands coups inattendus
frappés par la Fortune K
1 . Beoq de Fouqulères* p. 339, 340^
$44 TROISIÈME PARTIE.
Dans Tode de V. Hugo sur les trois journées de
juillet i83o, les strophes en vers de huit syllabes, suc-
cédant brusquement à une suite d'alexandrins, décrivent
Tacharnement de la bataille et Timpuîssance de la force
militaire, étreinte par la masse du peuple soulevé :
Trois jours, trois nuits dans la fournaise,
Tout ce peuple en feu bouillonna. • •
En vain des légions nouvelles
Vinrent s^abattre, à grand bruit d'ailes,
Dans le formidable foyer
Chevaux, fantassins et cohortes
Fondaient comme des branches mortes
Qui se tordent dans le brasier.
{Chants du Crépuscule , i.)
Le ralentissement du rythme, au contraire, appelle
et arrête notre attention sur un moment précis du
temps, sur un point déterminé de Tespace, sur un seul
fait, ou sur un seul personnage. Dans la première des
Orientales, le Feu du ciel, le poète veut peindre la sé-
curité profonde des cités condamnées, sur lesquelles
plane la nuée vengeresse : tout dort, et Timage des
villes endormies se présente et se développe en calmes
alexandrins, dont le rythme semble dormir aussi :
On voyait dans les cieux avec leurs larges ombres,
Monter comme des caps ces édifices sombres,
Immense entassement de ténèbres voilé!
Le ciel à l'horizon scintillait étoile. . •
De grands angles de murs, par la lune blanchis,
Coupaient Tombre ou tremblaient dans une eau réfléchis . . .
Puis, lorsque la nuée éclate et crève, le rythme pré-
cipité, haletant, des vers de cinq syllabes nous donne
l'impression du fléau déchaîné et delà catastrophe fou-
droyante :
. • « Sous chaque étincelle,
Grossit et ruisselle
Le feu souverain.
Vermeil et limpide,
Il court, plus rapide
Qu'un cheval sans freih . . .
Ces indications suffisent pour nous montrer comment
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 24S
la versification, au moyen de simples combinaisons
sonores et par des nuances assez souvent impercep-
tibles, aide le poète à traduire les multiples sensations
de Tâme, ses états si variés, les impressions changeantes
dont Taffectent le mouvement de la vie humaine et Je
spectacle de Tu ni vers.
§11
Du choix des strophes dans la composition de
l'ode. — Règles générales de l'emploi des
strophes. — L'ocle et ses formes diverses.
De même qu'une strophe peut être formée d'une
réunion de vers d'inégale mesure, l'ode aussi peut se
composer de strophes dont la forme est différente ; et le
choix des formes diverses de la strophe n'est pas plus
affaire de caprice que le choix des vers de longueur iné-
gale. La strophe, partie intégrante d'un tout qui est
. , , iplet
du sens avec le rythme. Une strophe est une période
mélodique régulière, déterminée dans toutes ses parties
par les points de coïncidence du sens et du rythme ; elle
aboutit à la rencontre finale d'un sens complet et d'un
système de rimes complet aussi ; les légers repos, indi-
qués par le sens dans le cours de la strophe, doivent
concorder avec les pauses que la cadence générale du
rythme a marquées. En conséquence de cette définition,
une strophe ne peut ni enjamber, ni déborder, en se
prolongeant, sur la strophe suivante. Cet enjambement
aurait pour effet immédiat d'altérer les rapports des
vers entre eux et avec l'unité de la strophe*. Les
exceptions qu'on peut citer sont très rares et ne
peuvent être tolérées que sous une double condition :
il faut que l'effet qui résulte de cette irrégularité ait
lui-même un mérite qui fasse exception, et surtout que
l'accent rythmique, placé sur la dernière syllabe to-
1 . Becq de Fouquières, p. 360, 362.
246 TROISIÈME PARTIE.
nique de la strophe, conserve toute sa puissance^
L'exemple suivant, tiré d'André Chénier, satisfait à
cas deux exigences :
XI" 3TR0PHB
, . . DéraciDé dans ses entrailles,
L*eufer de la Bastille à tous les vents jeté
Vole, débris inf&me, et cendre inanimée ;
Et de ces grands tombeaux la belle Liberté.
Allière, étincelante, arwî^^,
XII* STROPHE
Sort. Gomme un triple foudre éclate au haut des cieux,
Trois couleurs dans sa main agile
Flottent an long drapeau
(Le Jeu de paume,)
De ce caractère d'unité, si essentiel à la strophe, et
de la nécessité de n'y porter aucune atteinte, dérivent
certaines prescriptions qu'il suffira d'énumérer. On ne
doit pas, dans une même strophe, employer plus de
deux sortes de vers différents : une trop grande diver-
sité de rythmes, en des limites si étroites, ne pro-
duirait qu'une harmonie confuse et nuirait à l'unité
d'impression. On recommande de terminer les strophes
par une rime masculine, qui fait mieux ressortir, par
un son plein, la coïncidence finale du sens complet
et du rythme complet*. Deux rimes de même nature
ne doivent pas se trouver, Tune à la fin d'une strophe,
l'autre au commencement de la strophe suivante :
par conséquent, une rime masculine, qui finit une
strophe, impose l'emploi d'une rime féminine au com-
mencement de la strophe suivante, et inversement.
Cette règle intéresse l'unité de l'ode elle-même. Une
ode, étant composée de périodes mélodiques égales,
forme un tout dont les parties sont liées entre elles
par les ressemblances du rythme et par celles du sens ;
aucune d'elles n'est donc absolument indépendante
des autres : la loi générale de l'alternance des rimes,
observée du commencement à la fin de l'ode, est une
1. Dans la poésie légère et familière, une rime féminine est admise à la
fin d'une slance ou d'une strophe.
LES FORMES. DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. '247
marque visible de ce caractère d'unité qui ressort de
rharmonieuse composition de l'ensemble * . Par une
raison semblable, quand il y a des alexandrins dalis une
strophe, ils doivent être tous soit du mode classique,
soit du mode romantique; car d'un mode à l'autre, le
rythme change.
A ces règles anciennes, la théorie moderne ajoute une
prescription qui les surpasse en exigence, et qui serait
certainement la plus efficace pour assurer et constituer
d'une façon indissoluble l'unité d'une période mélo-
dique, si l'on pouvait toujours l'appliquer dans sa ri-
gueiu*, sans trop gêner le libre essor de l'inspiration
poétique. Dans l'intérieur d'une strophe, aucun arrêt
du sens, ne fût-il qu'apparent, ne doit se rencontrer
avec un entrelacement de rimes qui semble complet. Il
faut que la strophe se déroule, une et indivisible : si,
dans son cours, le système des rimes parait, à un mo-
ment, complet, le sens qui continue doit nous en-
traîner forcément au delà; si, au contraire, c'est le sens
qui, à un moment, paraît complet, notre oreille, dans
l'attente d'une rime nouvelle, doit nous avertir que ce
n'est pas là le repos définitif. « Ainsi constituée, la
strophe française est un diamant qui résiste aux mor*
sures de l'acier. » Banville pense de même et s'exprime
avec une égale précision : « Pour qu'une strophe existe,
il faut qu'elle soit faite, c'est-à-dire qu'on ne puisse pas
en séparer les parties sans la briser, sans la détruire com-
plètement, si une strophe est combinée de telle façon
3 n'en la coupant en deux on obtienne deux strophes,
ont chacune sera individuellement une strophe com-
plète, elle n'existe pas en tant que strophe*. » Ce qui
précède a montré suffisamment à quelles conditions
•une strophe peut être faite et exister.
L'.ode est un groupe de strophes, nées de la puissance
créatrice d'une idée et d'une émotion. Chaque strophe,
à son tour, reflète un aspect partiel de la pensée maî-
tresse et, toutes ensemble, elles traduisent les nuances
1. Les couplets chantés font exception à l.a règle. Comme ils se chantent
sur une même mélodie, ils doivent avoir tous, aux mdmès vers, des riifies
de même nature, et Ton admet dans ce cas, ^ae te poète s'écarte du précepte
général.-
2. Becq de Fouquières, p. 363. *- Banville, p. 160. .
^48 TROISIÈME PARTIE.
diverses des impressions qui se succèdent dans Tâme
du poète. On comprend qu'il soit impossible d'assigner
au nombre des strophes une limite précise et fixe : la
longueur de Tode est proportionnée à Tampleur du
sujet et à la fertilité de l'imagination qui en développe
les richesses. On comprend aussi que le ton de Tode
puisse varier comme les sentiments et les événements
qui l'inspirent : elle peut être héroïque, religieuse, phi-
losophique même, comme dans certaines Méditations
de Lamartine ; elle procède aussi bien de la colère ven-
geresse que de l'admiration et de l'enthousiasme; elle
s'exalte aux joies magnanimes du patriotisme heureux,
au spectacle des grandes infortunes et à la plainte des
cœurs que la vie a blessés ; mais au fond de ses inspira-
tions les plus dissemblables en apparence il faut qu'on
sente et qu'on retrouve l'étincelle sacrée, le foyer de
lumière et de chaleur, l'âme enflammée de \tk poésie
éloquente, l'émotion. L'unique raison d'être, pour
l'ode, c'est de donner une voix aux secrets mouvements,
aux vibrations les plus intimes de la fibre humaine,
fortement émue. Toute pièce lyrique, trop frivole pour
connaître et faire entendre l'accent sincère d'un sen-
timent vrai et profond, n'est pas une ode, lors même
qu'elle usurpe ce nom; ce n'est qu'une romance ou une
chanson.
Bien que l'ode ne soit plus un chant, sinon par ex-
ception, et qu'elle déroge par là à ses origines et à son
nom, le caractère musical, inhérent à sa nature, sub-
siste; il est affaibli et amorti, mais toujours sensible. Il
y a dans l'ode moderne une musique latente qui résulte
de deux causes agissant de concert. L'une est cette vi-
bration profonde, ce chant intérieur de l'âme, exaltée,
pénétrée de poésie ; l'autre, plus extérieure, est la so-
norité' accentuée des vers et le rythme entraînant des
strophes. Qui de nous, en se rappelant les belles odes
de Lamartine et de Victor Hugo, ne les entend pour
ainsi dire chanter dans sa mémoire?
Quand le poète est sous l'empire d'une idée ou d'un
Hcntimcnt, ae nature simple, qui ne demande qu'à se
précipiter avec véhémence, comme un torrent, l'ode,
pur l'impétueuse simplicité de son allure, reproduit ce
iniUïvoment spontané. Les strophes sont alors isomé-
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 249
triques, et le plus souvent en vers de sept ou de huit
syllabes; poussées d'un souffle irrésistiole, elles se
pressent, elles enchérissent l'une sur l'autre par l'abon-
dance des traits hardis, des expressions originales et
fortes, par l'imprévu des contrastes et l'éclat des
images; l'esprit subjugué, ébloui, est emporté à leur
suite, sans repos ni trêve, et d'un seul élan. Parmi les
pièces composées sur ce modèle, et ce ne sont pas les
moindres ae notre répertoire lyrique, nous citerons,
dans les Méditations de Lamartine, V Enthousiasme, le
Génie, le Passé, Bonaparte, etc., et dans le riche do-
maine poétique de Victor Hugo, VOde à Lamartine,
Y Ode à David le statuaire, VOde à Chateaubriand, etc.
Mais il y a d'autres sujets plus compliqués, sujets
historiques, chargés d'événements, remplis de con-
trastes, où se rencontrent, comme dit Bossuet, dans
l'espace de (quelques années, toutes les extrémités des
choses humâmes : ces vastes matières ne peuvent aisé-
ment s'enfermer dans les limites d'un plan aussi simple,
ni se prêter à une aussi étroite unité» En s'inspirant de
ces éclatantes disparates que la fortune met dans la
destinée des puissants personnages et dans les crises de
la vie des peuples, l'ode doit nous en étaler le spec-
tacle ; il faut que l'accent de ses vers, le mouvement et
la sonorité de ses rythmes, pour peindre fidèlement les
impressions contraires qui naissent de ces soudains
changements, changent aussi et soient à l'unisson de
nos émotions. De là, ces odes magistrales, aux propor-
tions imposantes, dont la tonalité varie sans cesse, dont
les divisions savantes semblent rivaliser de surprises et
d'imprévu avec les tragédies de l'histoire et en repro-
duire les péripéties par la disposition dramatique de
leurs développements.
V. Hugo a excellé dans ce genre composite, peu
connu où peu apprécié avant lui : inspiré et soutenu
par la grandeur exceptionnelle des événements contem-
porains, il y a révélé, dès ses débuts, l'originalité de son
génie. Voilà le véritable poème lyrique à mouvements
variés. C'est là surtout que la versification peut accroître
la force expressive de la poésie ; elle peut en doubler les
ressources par l'emploi combiné, des différents mètres
dans la strophe et des formes diverses de la strophe
11.
250 TROISIÈME PARTIE.
dans Tode. Elle lui permet ainsi de faire sentir et dé
rendre visibles les moindres nuances de la pensée et les
plus secrètes délicatesses du sentiment. Pourquoi, par
exemple, Tode sur les Funérailles de Louis Xvlll
est^elle composée de deux genres de strophes différents
qui se succèdent et alternent régulièrement ? Toutes les
strophes sont de dix vers ; mais les unes, d'une allure
plus majestueuse, comptent six alexandrins croisés de
quatre octosyllabes; les autres, d'un r;j''thme plus ac-
céléré, sont isométriques et formés uniquement d'oc-
tosyllabes. Quelle est la raison de cette dualité des
strophes et de leur constante alternance ? C'est que le
poète obéit à la toute-puissance d'une double pensée
maîtresse. U est frappé, obsédé de l'étonnant contraste
3ue lui présentent ces deux destinées, les plus hautes
e ce temps, les plus en évidence dans un monde bou-
leversé, qui viennent l'une et l'autre, et presque en-
semble, anoutir à la tombe et se rencontrer une der-
nière fois dans la mort : un roi longtemps proscrit,
qui meurt sur le trône et dans tout l'éclat de la pompe
royale; un conquérant, naguère dominateur de l'Eu-
rope, qui s'éteint sur un rocher perdu au milieu de
l'Océan. Le retour alternatif et le rapprochement des
strophes, à la fois semblables et différentes, rappellent
à notre imagination les ressemblances et les profondes
différences de ces deux destinées; le rythme grave
d'une moitié de l'ode correspond à l'idée de majesté que
représente la puissance rétablie; l'allure plus rapide
des autres strophes nous reporte au souvenir, toujours
présent, de l'effondrement de la puissance écroulée.
Il serait facile de multiplier et de développer ces
observations. Les odes de Victor Hugo, si ricnes en
Qualités rythmiques, pourraient être utilement consi-
érées à ce point de vue. Cette étude montrerait^ par
des exemples nombreux et décisifs, que le choix intel-
ligent, approprié, des différents mètres et des formes
diverses de la strophe, et les combinaisons, à la fois
savantes et inspirées, qui en résultent, sont bien pour
quelque chose dans l'effet de séduction, dans la magie
de l'enchantement qu'exerce sur nos sens et sur notre
esprit la poésie lyrique.
LES FORMES D1V:ERSES DU VERS FRANÇAIS. '251
CHAPITRE V
Les poèmes h foroie ûxe et traditionnelle;'.
Définition du poème à forme fixe et traditionnelle. — Carac-
tères particuliers de ce genre de poèmes. — Règles qui eh
déterminent la forme et en fixent la composition. — Les plus
anciens poèmes, originaires du moyen âge : le rondel, le ron-
deau simple et le rondeau double, le triolet, le lai, le virelai,
la ballade, le chant royal. — Poèmes importés d'Italie eô
France au seizième siècle : le sonnet, la villanelle, la glose. —
Curiosités poétiques et rythmiaues, inventées ou renou-
velées au dix-neuvième siècle : la sextine, le pantoum mar
lais et le pantoum français. ^
i
Parmi les poèmes à forme fixe nous avons rangé ceux
qui sont en rimes suivies, c'est-à-dire dont les .rimesr,
tour à tour masculines et féminines, se suivent en
couples réguliers, selon la loi générale de Talternance * .
On y pourrait mettre aussi les poèmes lyriques compo-
sés de strophes uniformes et devers isomètres, puisque
le mouvement du rythme n'y change pas : le poète, il
est vrai, reste libre de déroger à celte régularité et d'y
introduire, quand il lui plaît, des combinaisons à mou-
vements variés. En dehors de ces compositions poé-
tiques bien connues, sur lesquelles il est inutile d'in-
sister, il en est d'autres qui forment une classe à part :
ce sont de petits poèmes en rimes croisées, qu'on peut
considérer comme une dépendance ou un prolongement
affaibli de la poésie lyçique ; un très ancien usage en a
fixé la forme et sanctionné les lois. Ils sont venus jus»
qu'à nous, pour la plupart^ du fond du moyen âge,
marqués du sceau de la tradition. C'est pourquoi ils
portent ce nom de poèmes à forme fixe et tradition-
nelle.
Beaucoup, sinon tous, sont oubliés aujourd'hui, et
s'il faut le dire, dépréciés. De l'histoire fort longue de
- i.' Voir troisième parlie, chap. ni, p. 313, 214*
1^52 TROISIÈME PARTIE.
leur célébrité passée on n'a guère retenu que les men-
tions très sèches, peu exactes et insuffisantes, que leur
a octroyées Boileau. Et cependant, ils ont rempli des
siècles entiers du bruit de leurs rimes ! Les arts poé-
tiques d'Eustache Deschamps, de Jean de Croy, du curé
Fabri, au quatorzième et quinzième siècles, celui de
Thomas Sibilet, en i548, en rédigent les formules avec
cette gravité attentive et scrupuleuse qui atteste l'im-
portance de la matière. Le siècle de la Pléiade les a en-
richis d'inventions nouvelles empruntées à Tltalie ; le
siècle suivant, au temps de Voiture et de Benserade,
leur a fait les honneurs des salons et des ruelles. Notre
siècle avait, certes, d'autres inspirations au cœur ; son
ardeur d'innovation s'élevait à des sphères plus hautes et
s'ouvrait des horizons plus vastes. Aussi a-t-il dédai-
gné cette littérature demi-gothique, demi-exotique et
toujours quintessenciée. Il s'est trouvé, néanmoins,
* parmi nos poètes, quelques amateurs d'archaïsme, qui
se sont épris d'une belle passion pour ces formes suran-
nées, essayant de leur rendre les grâces que la vétusté
avait flétries. Bien plus, on s'est enhardi, par une ému-
lation rétrospective, jusqu'à en créer de nouvelles, dans
le même goût, ou plus compliquées encore. Toutes ces
tentatives de rajeunissement et de réhabilitation n'ont
obtenu, dans un public restreint, qu'un succès d'estime
et de curiosité, sans réussir à vaincre ou même à at-
teindre rindifférence générale. Elles suffisent cepen-
tlant pour nous donner une raison d'écrire ce chapitre
^'archéologie littéraire.
§ler
lies pluB anciens poèmes à forme fixe et tradi-
tionnelle. — Le rondeL — Le rondeau simple
et le rondeau double. — Le triolet.
Le rondel
Existe-t-il une différence entre le rondel et le ron-
deau? que signifie l'emploi de cette double dénomina-
tion? De ces deux aiots,.rondçl est le plus ancien :. il
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 25.1
est d'un temps où les désinences ely eal, formées des
désinences latines ellum, allum, ne s'étaient pas encore
changées en au, eau, A cette différence grammaticale
correspond une différence métrique. La forme du rondel
et celle de rondeau ne sont pas absolument les mêmes.
Le rondel a précédé lé rondeau. Sa belle époque est aux
Quatorzième et quinzième siècles. Le rondeau est un ron-
el modifié par le temps ; la forme nouvelle s'est peu à
peu substituée à l'ancienne et l'a remplacée définitive-
ment dans la seconde moitié du quinzième siècle. Ce
changement était accompli dans les œuvres poétiques
d'Octavien de Saint-Gelais * et de Clément Marot, bien
que la forme primitive du rondel n'eût pas encore
entièrement disparu et que la distinction des deux noms
ne fût pas toujours observée.
A l'origine, le rondel était une chanson en deux cou-
plets, sur deux rimes, l'une masculine, l'autre fémi-
nine. Ce qui le prouve bien, c'est que dans le recueil de
Charles d'Orléans', où il faut chercher les modèles de
ce petit poème, il est mêlé à des chansons qui ont à peu
près la même brièveté, avec une semblable disposition
des rimes. Le rondel se compose de trois quatrains, sur
deux rimes : le dernier quatrain compte cmq vers, par-
ce qu'on y répète, à la fin, le premier vers de la pièce.
Le rondel peut commencer par un vers masculin ou
par un vers féminin. S'il commence par un vers mascu-
lin, il est ainsi construit : le premier quatrain est en
rimes embrassées ; c'est-à-dire que les deux rimes fémi-
nines qui se suivent sont enveloppées par les deux
rimes masculines. Le second quatrain est en rimes
croisées, avec cette particularité que les deux derniers
vers de ce quatrain ne sont autres que les deux pre-
miers vers au quatrain précédent, répétés en guise de
refrain. Il y a, comme on le voit, deux refrains dans le
rondel : le premier est celui du second quatrain ; l'autre
refrain est, comme déjà il a été dit, à la fin du troisième
quatrain, où la pièce se termine par le vers qui l'a com-
mencée. Le troisième quatrain est à rimes embrassées,
ainsi que le premier.
1. Octavien de Saint-Gelais vécut de li6ô à 1503. — Mcllin de Saint-Gelais
était son fils ou son neveu.
2. Charles d'Orléans vécut de 1391 à 1465.
254 TROISIÈME PARTIE.
RONDEL
Le temps a laissié son manteau
De vent, de froidure et de pluye,
Et s'est vestu de broderye>
De soleil râlant, cleret beau.
Il n*y a beste ne oiseau
Qu*eD son jargon ne chante ou crye :
Le temps a laissié son manteau
Do vent, de froidure et de pluye.
Rivière, fontaine et ruisseau
Portent en livrée jolye
Gouttes d'argent d'orfavrerie ;
Ghascun s'abille de nouveau.
Le temps a laissié son manteau.
(Charles d'Orléans.)
Si le rondel commence par un vers féminin, la con-
texiure de la pièce reste la même : les rimes sont pa-
reillement disposées, mais dans un ordre inverse. Les
rimes féminines prennent la place que les rimes mascu-
lines occupent dans Texemple cité, et réciproquement.
Dans le rondel, comme dans le rondeau, et, en géné-
ral, dans toutes ces petites pièces à refrain, Tessentiel
est de ramener ce refrain de telle sorte que son retour
soit aisé et naturel. Boileau à dit :
Le rondeau, né gaulois, a la naïveté.
(ért poét.y ch, II, vers 140.)
C'est le rondel surtout qui est naïf, parce qu'il est
plus gaulois, moins moderne. « Ces petits poèmes, dit
fort bien Banville, ont la grâce naïve et comme incons-
ciente des créations qu'ont faites ces époques primi-
tives*. Plus voisin des grands siècles, le rondeau, tout
en gardant un parfum de terroir, est déjà plus raffiné.
Le rondeau simple et le rondeau redoubli^
Nous avons dit que le rondel a toute sa fleuT de
beauté dans Charles d'Orléans : le maître par excellence
1. Banville, Petit traité de poésie frtinfaUe, p. 185, 186«
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 25$
du rondeau, c'est Voiture. Le rondeau peut être écrit
en vers de dix ou de huit syllabes ; il peut commencer
par un vers masculin ou par un vers féminin ; il se dé-
veloppe sur deux rimes; il contient treize vers et se
compose de trois strophes dont la première et la troi-
sième ont chacune cinq vers et dont la seconde n'a que
trois vers. Un refrain s'ajoute à la seconde et à la troi-
sième strophes : ce refrain, emprunté au commence-
ment de la pièce, n'est pas un vers et ne rime avec rien ;
il n'egt que d'un mot ou de quelques mots ; qu'il se ter-
mine par un son masculin ou féminin, peu importe, on
n'a pas à s'en préoccuper*. Il n'en joue pas moins dans
la pièce le rôle principal ; c'est lui cjui décide du succès.
Là est le point délicat, l'effet qu'il ne faut pas man-
quer.
Quand le rondeau commence par un vers masculin,
la première strophe se compose de trois vers masculins
qui enveloppent deux vers féminins ; la seconde strophe
contient deux vers masculins et un vers féminin, et
dans la troisième strophe les rimes sont disposées comme
dans la première, — On en pourra juger par ce rondeau
de Voiture :
A MGR LE MARECHAL DE BASSOMPIERRE
Un petit mot, qu'on m*a porté
De vostre part, m*a conforté,
Et m*a fait reprendre la lime
Pour faire encore quelque rime
Eb e&tant par vous exhorté.
Je ne compreus vostre bonté,
Et crois avec difficulté
Qu*un si grand esprit en estime
Un petit.
Je vous le dis sans vanité.
Le mien est bien fort limité;
Mais le cœur est net et sans crime,
Et possible dssez magnanime :
Âymez moi donc par charité
Un petit •,
1. Banville, p. 204, 205, 206.
3. De Oramont, p. 878.
25i TROISIÈME PARTIE.
Si la pièce commence par un vers féminin, la dispo-
sition des rimes est pareille dans un ordre inverse : les
rimes féminines occupent alors, dans le rondeau, la place
qui est assignée dans celui-ci aux rimes masculines et
réciproquement.
Le rondeau prend deux formes : il est simple ou re-
doublé. La seconde forme, très inférieure à la première,
se présente rarement. Le rondeau redoublé n'est pas,
comme on pourrait le croire, le doublement du ronaeau
simple ; la différence entre eux est bien moins dans le
nombre des vers que dans la contexture des deux pièces.
Le rondeau redoublé se développe aussi sur deux rimes,
ce qui est un surcroît de difficulté, vu sa longueur;
mais la disposition des rimes y est tout autre. Il compte
vingt-quatre vers, qui se divisent en six quatrains à
rimes croisées, commençant alternativement par un
vers masculin et par un vers féminin. Les quatre vers
du premier quatrain reparaissent tour à tour dans les
quatre stropnes suivantes : le premier vers pour ter-
miner la seconde strophe, le second vers à la fin de la
troisième strophe, le troisième vers . comme dernier
vers de la quatrième strophe, le quatrièmç vers pour
finir la cinquième strophe. Quant à la sixième strophe,
on y ajoute, sous forme de refrain, les premiers mots
du rondeau, sans que ce refrain rime avec les vers de
U\ strophe.
Le triolet
Voici l'un de ces rares petits poèmes du moyen âge
qui ont réussi à se perpétuer jusqu'à nos jours. Il doit
cette bonne fortune à sa brièveté, à son allure vive et lé-
gère, à cette pointe de malice qui semblé s'amortir sous
une apparence de bonhomie et de nonchalance, et qui
atteint d'autant mieux le but qu'elle n'a pas l'air a'y
toucher. C'est un genre essentiellement français. Le
nom n'est pas très ancien. -Saint- Amand, dans sa Pré-
face des Nobles Triolets^ dit qu'il vient de la triple ré-
pétition du premier vers de la pièce : cette conjecture
est plausible ^ A l'origine, le triolet paraît s'être con-
1. De Qrawont, p. 300. - Saint-Amand, né en 159ti mouml en 1660. Il.était
LES FORMES T)IYERSKS Ï)U VERS FRANÇAIS. 257
fondu avec le rondel et la chanson ; le refrain leur était
commun, ainsi que la gaieté. Il se peut même qu'il ait
été la plus ancienne forme du rondel. Voici une petite
pièce d'Ëustache Deschamps, intitulée rondel, et qui
est, en effet, un triolet :
Est-ce donc vostre iatencion
De voloir retrancher mes gaiges,
Vingt livres de ma pension ? .
Est-ce donc vostre intencion ?
Laissiez passer TAscension.
Que honni soit vostre visaige !
Est-ce donc vostre intencion
De voloir retrancher mes gaiges?
Plus court que le rondeau, le triolet est une épi-
gramme à qui la poésie donne des ailes. Il se compose
de huit vers sur deux rimes ; encore ces huit vers se ré-
duisent-ils à cinq, car le premier vers revient deux fois,
comme refrain, et le second revient une fois. Supposons
qu'il commence par un vers masculin, ce qui est sa forme
la plus habituelle : le premier vers, le troisième et le
cinquième prennent la rime masculine ; la rime fémi-
nine est au second vers et au sixième; le quatrième
vers est la reproduction du premier; le septième et le
huitième reproduisent les deux premiers vers. Le triolet,
avons-nous dit, n'est pas mort; il a franchi, d'un pas
léger, et sans y rien laisser de sa gentillesse, les révolu-
tions du goût et du langage. Pour le prouver, nous en
citerons un, qui est notre contemporain :
Fraîche sous soa petit bonnet,
Belle à ravir, et point coquette,
Ma cousine se démenait
Fraîche sous son petit bonnet.
Elle sautait, allait, venait
Gomme un volant sur la raquette :
Fraîche sous son petit bonnet.
Belle à ravir et point coquette.
(Alphonse Daudet * .)
de rAcadémie française ; ce qui ne Ta pas préservé de cette irrespectueuse
épitaphe ;
Saint- Amand n*eat du ciel que sa Teine en partage :
L'habit qu'il eut sur lui fut son senl bëritaKe.
(BoiLKAu, Satire Jro (16C0).
1. Banyille, p. 211.
258 TROISIÈME PARTIE.
Aatres poèmes du moyen âge à forme âxe. — t«e
lai, le virelai, la ballade et le chant royal.
Le lai paraît venir en ligne directe de ces poésies cel-
tiques et bretonnes qui, souâ ce nom de /âï, et sous la
forme de récits romanesques, ont été si longtemps po-
pulaires dans le pays dé Galles et dans notre Armorique.
Ce nom même atteste une très lointaine origine. Suivant
les uns, c'est le mot celtique laoidh; selon d'autres,
c'est le mot saxon lag. Il y a grande apparence que ces
lais primitifs ont été la plus ancienne expression poé-
tique des légendes d'où sont sortis, au douzième siècle,
les romans du roi Artus et des chevaliers de la Table
Ronde. On les chantait en s'accompagnant de la harpe,
et si nous en pouvons juger par ceux que Marie de
France a rimes en français, lorsqu'elle vivait à la cour
du roi d'Angleterre Henri II, de 1 154 à 1 189, ils avaient
la douceur mélancolique, la tendresse plaintive qui est
le trait caractéristique de tous les poèmes du cycle
breton :
La reine chante doucement,
La voix accorde à l'iostrument ;
Les mains sont belles, 11 lais bons,
Douce la voix et bas 11 tons.
Dans le Lai d'Equitan, Marie de France fait allusion
à la longue célébrité de ces antiques poésies, propagées
en tous lieux par les harpeurs armoricains et gallois, et
que nous pouvons considérer comme les cantilènes pri-
mordiales de l'épopée d'Artus *.
Les lais imités de cette antique poésie, par les trou-
vères français du douzième siècle, sont en vers de huit
syllabes et à rimes plates, comme les poèmes du cycle
breton, composés par Ghrestien de Troyes, vers la fin
du siècle, et puisés aux mêmes sources ^ Nous citerons
1. Sur la forme des lais dWigine celtique, et sur les origines' du cycle
breton, voir notre Histoire de la litlératHre française au moyen âge. t. I",
p. 307-317, deuxième édition. — Eugène Belin.
2. Francisque Michel, Lais des douzième et treizième siècles (183d).
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 259
en preuve quelques vers empruntés au Lai du chèvre-
feuille, le plus célèbre de tous ceux que nous devons à
Marie de France. Ce lai contient u8 vers; c'egt un épi-
sode de la légender de Tristan et Ysenlt^. Chassé du
pays de Cornouailles par le roi Marck, son oncle, et
Forcé de s'éloigner dTseult, Tristan imagine un moyen
de correspondre avec elle. Il coupe un bâton, y enferme
une lettre, et le place dans le sentier d'un bois où
Yseult avait Tbabitude de se promener avec sa servante
Brégien. Il disait dans cette lettre qu'il ne pouvait vivre
sans Yseult; il se comparait au chèvrefeuille qui, une
fois attaché à Técorce du coudrier, se prend et s'entre-
lace si bien qu'on ne peut plus les séparer; si l'on veut
les « désevrer », ils meurent tous deux :
« Bêle amie, si est de nus' ;
Ne vus sanz mai, ne jeo sanz vus. »
(Vers 77, 78.)
Yseult aperçoit le bâton et la lettre, appelle Brégien^
et tout à coup se trouve en face de Tristan :
La reïne* vint chevalchant;
Elle esgarda un poi avant ^,
Le baston vit, bien Taperceut,
Toutes les lettres i conut.
Les chevaliers qui la menoent *,
Et qui ensemble od li erroent*,
Gumandat tost à arrester :
Descendre vuelt e reposer.
Cil "^ unt fait sun comandement.
Ele s*en vèt luinz de sa gent,. . «
Del chemin un poi s'esluigna,
X)edenz le bois celui trova
Que plus amot que rien vivant ^ ;
Entre els meinent joie mult grant.
1. Histoire de la littérature française au moyen àge^ t. I*', p. 3t2-314. —
Choix de Textes de l'ancien français, p. 43-51. — Eugène Belin. — Voiraniaai
Constans, p. 134.
3. « Il en est ainsi de nous. » — Jeo, je, moi (du latin ego).
3. La reïne, la reine, Yseult, reine du pays dç Cornouailles.
4. « Un peu devant elle. »
5. « Qui lui servaient d'escorte. »
ô. « Qui voyageaient, qui se promenaient avec elle. » — Cumandat, etc.
Ce verbe régit le substantif cA«oa/ter« : « elle commanda aux chevaliers, etc. »
7. « Ceux-ci », les chevaliers,
S. « Que chose vivante. » — Bien vient du latin rem, chose.
260 TROISIÈME PARTIE.
A 11 parlai tut a leisir,
E elle 11 dit sun pleisir, . . •
Mes quant ceo vint al desevrer^,
Dune comencièrent a plurer. . .
Voilà le lai primitif, le lai breton et gallois, traduit ou
imité en français du douzième siècle.
En passant de Bretagne en France, en se naturalisant
dans une langue nouvelle et sous des cieux étrangers,
ce lai des antiaues légendes n'a pas tardé à changer de
caractère et ainspiration ; il a pris la légèreté de la
chanson et la souplesse ingénieuse du rondeau. Sa
forme rythmique, qui était des plus simples, s'est aussi
modifiée ; elle est devenue, à son tour, savante et com-
pliquée, selon la goût français de ces temps-là. Les lais
du quatorzième et du. quinzième siècle, ceux de Colin
Muset, d'Eustache Deschamps, de Froissart, de Guil-
laume de Machault et d'Alain Chartier, sont divisés en
couplets dont chacun roule sur deux rimes; vers et
couplets peuvent être de mesure inégale. Les vers de
sept, de cinq et de trois syllabes y dominent. La compo-
sition du lai, transformé en poème français, admettait
donc plus de liberté que celle des autres petits poèmes
à forme fixe ; et ce qui achève de le prouver, c'est que
les Arts poétiques du moyen âge, législateurs très im-
Sarfaits de notre ancienne poésie, ne sont pas toujours
'accord pour en établir les lois. Il demeurait constant,
toutefois, que la dernière strophe devait ressembler à
la première. Le Lai de plaisance, par Alain Chartier*,
est Tune des pièces le plus souvent citées dans la se-
conde époque de Thistoire de ces petits poèmes ; pre-
nons-le pour type du genre tout entier.
Qu'est-ce que le Lai de plaisance? un art de plaire
versifié. 11 compte^ ou peu s'en faut, deux cent-cinquante
vers. Le premier couplet, de forme isométrique, se
compose de seize décasyllabes, isur deux rimes; le der-
nier couplet est de même longueur et de pareille fac-
ture. L'un sert de préface; l'autre de conclusion. Entre
ce commencement et cette fin se déroule une longue
série de couplets hétérométriques, c'est-à-dire de rae-
1 . « Quant ce vint au moment de se séparer. »
2. Alain Chartier vécut de 1386 à 1458.
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 261
sure différente, formés de vers de sept, de cinq et de
trois syllabes, avec prédominence du vers de sept sylr-
labes : ces couplets sont, eh général, de seize ou de
vingt vers, sur deux rimes, et ces formes diverses
alternent entre elles assez régulièrement. Voici Tun de
ces couplets.
Plaisance du tout ^ maintient
Et détient
Cil qui se contient
Et tient gratleusement.
Car tous biens elle entretient
Et'contient :
À elle appartient
Et en vient gay esbatement.
Ce qu'elle faict luy avient • ;
Et advient
Que qui la retient'.
Devient plaisant, doux et gent.
Les vieux en vie soustient,
Gontretient ♦ ;
Cil qui en souvient*
Parvient à honneur souvent, . .
Le virelai est une variante du lai. Les couplets y
sont aussi sur deux rimes de consonance distincte ;
mais il y a cette différence qu'une des deux rimes passe,
du couplet où elle a figuré, dans le couplet suivant,
où elle devient la rime principale. Chacun des cou-
plets tourne, ou vire^ sur une rime dominante. De
là, le nom de virelai. Cette règle n'est pas toujours
observée ; plus d'un virelai s'en affranchit ; ajoutons que
ces deux formes si semblables, et de même origine, se
confondaient parfois dans l'usage, et que ces deux dé-
nominations, lai et virelai, s'employaient, de temps en
temps, l'une pour l'autre, comme Celles de rondel et de
rondeau. Les vers de mesure inégale faisaient le fond du
virelai aussi bien que du lai : ce qui nous explique le
surnom pittoresque d'arbre fourchu qu'on leur avait
1. thi iout^ en tout, entièrement. — Et détient, et règle, dirige.
• 2. u Lui est avenant, convenable. »
3. « Qui Tobserve, qui y reste fidèle. »
4. « Entretient en santé. »
5. « Qui ne Toublie pas. » — OEuvres complètes d'Alain Chartier, 1 vol.
ijî-4» p. 537, — Edition de 1617.
262 TROISIÈME PARTIE.
donné. Les plus petits vers y étaient placés par les co-
ins te9, ou plus tard par les iypograpnes, non sous le
milieu des grands vers qui les précédaient, mais sous
les premières syllabes de ces vers : la pièce, ainsi repro-
duite, offrait Taspect d'un arbre dont les branches iné-
gales et dépouillées de feuilles s'étendent dans le vide.
Cette disposition des vers n'excluait pas absolument,
nous l'avons dit, l'emploi de la forme isométrique : avec
le temps, les couplets en vers d'égale mesure ont été
admis, non pas seulement au début et à la fin de la
pièce, mais dans la pièce tout entière. Les poètes
avaient le choix entre ces deux formes.
La ballade et la double ballade
A l'origine, la ballade était une chanson de danse,
comme l'indique son nom qui vient du verbe baller^
danser. Dès le quatorzième siècle, elle prit, avec une
forme régulière et fixe, une nuance de gravité que n'a-
vaient pas les autreg petits poèmes, nés comme elle
d'une inspiration de joie et de plaisir. Tout en gar-
dant la simplicité des genres familiers, elle devint l'in-
terprète habituelle des sentiments élevés et sérieux,
et donna souvent un accent de tristesse à l'insouciante
gaieté de l'esprit français. La ballade est l'ode de notre
ancienne poésie. Aussi, dès que l'ode parut, au qua-
torzième siècle, la ballade fut abandonnée ; et si les
contemporains de Voiture et de La Fontaine la rele-
vèrent un peu de ce discrédit, ils ne purent lui rendre
que la moitié de son antique domaine : elle dut renon-
cer aux nobles matières et se contenter d'un badinago
élégant.
La ballade emploie le vers dé dix syllabes ou l'octo-
syllabe. Elle peut commencer par un vers masculin ou
par un vers féminin. Ecrite en décasyllabes, elle forme
un poème de trojs dizains, c'est-à-dire de trois strophes
dont chacune contient dix vers. Il s'y ajoute une demi-
strophe appelée envoi. Les strophes sont en rimes
croisées : il y en quatre dans chaque strophe. Or, voici
la particularité rythmique qui distingue la ballade des
autres poèmes que nous examinons ici. Ces trois
LES FORMES DIVBRSBS DU VERS FRANÇAIS. 263
strophes doivent être écrites sur des rimes pareilles,
placées pareillement, et chaque strophe doit reproduire,
en se terminant, le dixième vers de la première strophe,
en guise de refrain. Les cinq vers de la demi-strophe,
dont le dernier est le refrain, sont écrits sur deux rimes,
et ces rim^s sont pareilles à celles de la seconde moitié
des trois strophes précédentes. La disposition des rimes
est la même, y compris le refrain, lorsque la ballad*
est en vers octosyllabiques. Seulement, cnaque strophe
ne compte que huit vers : c'est un huitain. L'envoi est
de quatre vers.
L'envoi de la ballade débute ordinairement par le
mot prince. Ce terme, d'une signification très complexe
et, par conséquent, d'une application très vague, tantôt
désignait un vrai prince, un roi, un grand personnage ;
le plus souvent, c'était le roi ou le président du con-
cours poétique où Ton envoyait la ballade; très souvent
aussi, ce n'était qu'une formule imposée par l'usage.
Dans les temps modernes on a essayé de donner à ce
mot un sens plus précis, en l'appropriant aux circons-
tances. Selon la qualité de la personne à qui s'adressait
l'hommage^ on s'est servi des mots suivants : roi, reine,
prince, princesse, sire, prince des cœurs, reine de
beauté. « François Villon, a dit Banville, fut et reste
le roi, l'ouvrier invincible, le maître absolu de la balr
lade*. » C'est donc à lui que nous demanderons un
modèle, dont nous ne citerons, pour abréger, que la
première strophe.
BALLADE DES PENDUS
Frères humains, qui après nous vivez*,
N'ayez les cueurs contre- nous endurciz^,
Car si pitié de nous pouvres avez,
Dieu en aura plustot de vous merciz*.
Vous nous voyez cy attachez cinq, six :.
1. Banville, p. 191,192.
S. Ce sont les pendus qui parlent.
3. L'ancienne poésie n était pas soumise à la loi de rallernance régulière
des rimes masculines et féminines. Mais elle usait d'un équivalent : elle
croisait et alternait les consonances différentes, qu'elles fuisent mtsculines
ou féminines. Selon ce principe, il y a bien quatre rimes différentes dans la
strophe.
4. Merciz, grâce, miséricorde.
264 TROISIÈME PARTIE.
Quant dé la chair, que trop avons nourrie,
Elle est piéça* dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et pouldre,
De nostre mal, personne ne s*eu rie.
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouidrc!. . •
La double ballade contient six dizains ou six huiiains
au lieu de trois, dont se compose la ballade simple. En
tout le reste, elle ressemble à celle-ci ; la composition
en est la même, excepté qu'on y supprime ordinaire-
ment renvoi. Toutes les strophes se déroulent sur rimes
pareilles, placées pareillement, avec la répétition finale,
dans chaque strophe, du dernier vers de la première
strophe.
La ballade française, telle que nous l'avons décrite,
n'a de commun que le nom avec les ballades étrangères,
italiennes ou espagnoles. Elle en diffère essentiellement
par sa contexture. Quant au recueil de ballades, publié
par Victor Hugo, au temps de ses débuts poétiques, il
ne ressemble en aucune façon aux ballades d'origine
nationale; c'est plutôt hors de France que l'auteur nous
paraît avoir pris ses modèles. De nos jours, un poète
de talent, Théodore de Banville, a entrepris de ressus-
citer notre antique ballade, morte depuis le milieu du
dix-septième siècle; il lui a, en effet, communiqué la
vie de son libre esprit, où la verve surabonde, et cette
résurrection lui fait honneur : mais il est bien difficile
de ranimer pour longtemps ce qui n'est plus, ce qui ne
peut plus durer.
Le chant royal
Ce chant est un panég^^rique en vers, un poème déco-
ratif. Il avait pour emploi de louer, après Dieu, toutes
les grandeurs de ce monde, rois, pnnces, prélats, il-
lustres ou puissants personnages. On y trouve tous les
caractères de l'inspiration de commande et de la rhéto-
rique officielle, 1 emphase, la redondance^ la sonorité
creuse, le brillant et le sublime de la poésie de cour.
A ce haut style il ajoutait les subtilités allégoriques et
1. Piéça^ depuis long^temps.
LES FORMES DIVERSES DO VERS FRANÇAIS. 265
la scolastique quintessenciée de ces temps-là : c'était
le chef-d'œuvre du gothique pompeux et précieux.
La composition du chant royal ressemble à celle de
la ballade, avec certaines différences. On y compte
cinq strophes, de onze vers chacune, et un envoi.
Toutes les strophes ont des rimes pareilles à celles de
la première strophe, et les vers y sont disposés dans un
ordre pareil. Chaque strophe roule sur cmq rimes : en
général, le commencement et la fin sont en rimes croi-
sées ; le milieu est en rimes plates. Par le choix et par
la disposition des rimes, l'envoi, composé de cinq vers,
ressemble aux cinq derniers vers des strophes précé-
dentes. Gomme dans la ballade, toutes les stropnes, y
compris Tenvoi, se terminent par un même refrain qui
est le vers final de la première strophe. On peut prendre
une idée du genre dans ce début d'un chant royal, com-
posé par Clément Marot en i520 et qui a pour unique
sujet la description allégorique des meubles et orne-
ments de la chambre du roi :
Lorsque le Roy, par hault désir et cure^
Délibéra d'aller vaincre ennemys,
Et retirer de leur prison obscure
Geulx de son ost' a grans tourments submis,
Il envoya ses fourriers en Judée
Prendre logis sur place bien fondée ;
Puis commanda tendre en forme facile
Un pavillon pour exquis domicile,
Dedans lequel dresser il proposa
Son lict de camp, nommé en plein concile,
La digne couche où le Roy reposa. . .
(Clément Marot'.)
La pièce continue, de cette allure pesante, pendant
quatre strophes où se reproduisent des rimes de même
consonance que celles-ci, pareillement disposées et
croisées, avec le même refrain, qui est le dernier vers
de cette première strophe. — Le chant royal n'a pas sur-
vécu au moyen âge ; il est resté enseveli sous la ruine
1. Cure^ soin (cura).
2. Ostf camp, armée {hostem). — Submis^ soumis, exposés, livrés {sulh
mUsoa).
3. Banville, p. 326.
AUBERTIN. — VERSÎFIC. FRANC. 12
266 TROISIÈME PARTIE.
des grandeurs qu'il célébrait. La ballade, moins pom-
peuse, plus humaine et plus libre, est venue jusqu'à
nous.
§111
Poèmes à forme fixe qui ont paru en France aux
8ei£ième et dix-septième siècles. — Le sonnet,
la villanelle et la glose.
Le sonnet
Le sonnet est originaire d'Italie. Il y florissait dès le
treizième et le quatorzième siècle ; on trouverait diffici-
lement un poète italien, sans excepter les noms illus-
tres, comme Dante et Pétrarque, qui n'ait pas écrit
un plus ou moins grand nombre de sonnets. C'est le
poème national au delà des monts. Les Italiens l'ont-
ils emprunté aux troubadours provençaux, dans ces
temps de libre échange poétique où, sur les bords de la
Méditerranée et sous le même soleil, deux langues et
deux littératures naissantes mêlaient si facilement leurs
premiers essais? Le fait est possible; quelques-uns l'ad-
mettent, mais il n'est pas prouvé. Ce qui est certain,
c'est que le sonnet, sous sa forme italienne, qui est
encore aujourd'hui la forme classique, n'a paru en
France qu au seizième siècle, dans les œuvres de Clé-
mont Marot et de Mellin de Saint-Gelais * .
La Pléiade l'adopta ; le dix-septième siècle lui donna
une célébrité dont témoigne l'hyperbole de Boileau :
Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème.
{A7*t poétique, II, 94.)
Le dix-huîtîème siècle laissa tomber cette vogue assez
pou justifiée; notre temps a vu ce poème reconquérir,
sinon la faveur publique, du moins l'attention complai-
nanto et les suirrages des connaisseurs. Entre tous les
polils poèmes que le moyen âge et le seizième siècle nous
ont légués, le sonnet et le triolet sont à peu près les
t, De UrAinont, p. 246-951.
LES FORMES DIVERSKS DU VERS FRANÇAIS. 267
seuls qui aient survécu à leur ancienne gloire et re-
trouvé une ombre d'existence.
Le sonnet peut, lui aussi, commencer par un vers
masculin ou par un vers féminin ; il peut être écrit en
vers de toutes mesures, et s'accommode volontiers du
décasyllabe ou de l'octosyllabe; mais il préfère, avec
raison, l'alexandrin. Dans un poème si court, il faut
bien laisser à la pensée l'espace nécessaire et donner au
poète Ja possibilité de dire quelque chose. Un cadre
trop étroit le réduirait à enfermer des riens dans un
dédale de rimes artistement combinées. Quelques-uns
ont défini le sonnet une ode concentrée. De cette défi-
nition il faut retenir ceci : le sonnet non seulement peut
servir d'expression aux tendresses et aux élégies de la
passion, comme en Espagne et en Italie, ou bien, comme
il est arrivé souvent en France, aux saillies de la verve
satirique, mais sa forme concise, où chaque mot porte
et prépare le trait final, se prête très bien, si l'auteur le
veut, à mettre en relief les pensées fortes et les nobles
sentiments. Le sonnet français du dix-neuvième siècle
a précisément pour mérite caractéristique de revêtir de
la beauté d'une expression délicate le sérieux et le géné-
reux d'une haute inspiration.
Ce petit poème se compose de quatorze vers de même
mesure où l'on reconnaît facilement deux quatrains
suivis de deux tercets. Les rimes des deux quatrains
sont pareilles et pareillement disposées ; les deux ter-
cets ne doivent reproduire aucune des rimes des deux
quatrains. Chacun des tercets contient soit deux rimes
féminines, — ce qui est le cas lorsque le sonnet com-
mence par un vers masculin, — soit deux rimes mas-
culines, lorsque le sonnet commence par un vers féminin.
Nécessairement, une rime leur est commune : c'est la
rime masculine, si les autres rimes des tercets sont
féminines; réciproquement, c'est la rime féminine,
lorsque les autres rimes sont masculines. Dans les deux
quatrains, les rimes sont embrassées : ce qui veut dire
que deux rimes féminines sont enveloppées de deux
rimes masculines, ou, inversement, que deux rimes
masculines sont enfermées entre deux rimes féminines.
I
5G8 TROISIÈME PARTIE.
Sonnet en vers de douze syllabes commençant
par un vers feminin
les danaïdes
Toutes, portant l'amphore, une main sur la hanche,
Théano, Callidie, Amymone, Agave,
Esclaves d*un labeur sans cesse inachevé,
Gourent du puits à Turne où l'eau vaine s*épanche.
Hélas! le grès rugueux meurtrit Tépaule blanche,
Et le bras faible est las du fardeau soulevé :
— « Monstre que nous avons nuit et jour abreuvé,
« gouffre, que nous veut ta soif que rien n'étanche? »
Elles tombent, le vide épouvante leurs cœurs ;
Mais la plus jeune alors, moins triste que ses sœurs,
Chante, et leur rend la force et la persévérance.
Tels sont Tœuvre et le sort de nos illusions :
Elles tombent toujours, et la jeune espérance
Leur dit toujours : « Mes sœurs, si nous recommencions ! »
(Sully Prudbomme.)
Voilà le sonnet classique et régulier. De tout temps,
on a pris bien des libertés avec « les lois rigoureuses »
de ce petit poème, et les u rimeurs » de tout pays, en
France et en Italie, « poussés à bout », comme dit Bol-
leau par ces difficultés, les ont éludées sur quelque
Î)oint, désespérant de les surmonter. Les uns croisent
es rimes des quatrains, ou bien y mettent, au lieu de
rimes pareilles, des rimes différentes; d'autres dispo-
sent à leur gré les rimes des tercets, ou placent lés ter-
cets avant les quatrains. Il y a donc beaucoup de son-
nets défectueux; tellement que, dans les traités, on a
fait de Tirrégularité un genre à part; on distingue les
sonnets en deux classes : les réguliers et les irréguliers.
Les sonnets modernes, ceux de Musset, de Gautier, de
Baudelaire, par exemple, appartiennent tous ou presque
tous à la seconde catégorie : ils ne seraient guère de
leur temps, s'ils étaient de la première. Banville, qui
en fait de libertés tolérées, ou même défendues, n'est
|viïi suspect, se déclare hautement pour les réguliers :
\N II fwMl ltMyoui*s pri^féror Je sonnet régulier au sonnet
inn^Mliee. L« nVU> est une chaîne salutaire qu'il faut
\
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 269
bénir. » 11 a Tair de dire : du moment qu'on veut faire
un sonnet, que ce soit un vrai sonnet et non un à peu près
ée sonnet, banville comprenait que, dans un poème de
quatorze vers, la sévérité seule de la règle peut sauve-
garder l'originalité de la forme. Si Ton touche à la forme,
le sonnet perd son caractère.
La villanelle
C'est un nom ancien qui, au seizième siècle, a désigné
une poésie d'un genre nouveau. Le moyen âge appelait
« villanelles » des chansons rustiques dont les person-
sages étaient pris aux champs et à la ferme', comme il
appelait « pastourelles » les pièces où figuraient des
bergers. La chanson du Vanneur de bled, par du Bellay,
est une villanelle, au sens premier du mot :
A vous, troppe légère.
Qui, d*aile passagère
Par le monde volez . . ,
. •
Celle de Desportes, si largement payée par Henri III,
en est une aussi, et du même genre :
Rosette, pour un peu d*absencc,
Vous avez votre cœur changé. . .
Mais déjà ce mot prenait une signification nouvelle,
et commençait à désigner des pièces d'un autre carac-
tère et dont le rythme, moins libre, était réglé par des
lois particulières. Voici le type de la moderne villanelle.
Elle se divise en tercets, plus ou moins nombreux,
mais qui doivent être en nombre pair, pour que les re-
frains concordent. Elle commence par un vers féminin
et se développe sur deux rimes : l'une masculine, qui
est placée au second vers de chaque tercet; l'autre
féminine, qui est au premier et au troisième vers. Le
premier etle troisième vers du premier tercet reparais-
sent alternativement, comme refrain, à la fin de chacun
des autres tercets, dans tout le cours de la pièce, et
deviennent tour à tour le dernier vers de chaque tercet '.
1. Villa, ferme, maison des champs.
2. Banville, p. 213. — De Gramont, p. 308.-
270 TROISIÈME PARTIE.
La villanelle se termine par un quatrain formé d*un
vers féminin et d'un vers masculin, que viennent com-
pléter les deux vers réunis du premier tercet qui oal
servi de refrain d'un bout à l'autre de la pièce.
Nous pourrions emprunter au seizième siècle un
exemple de ce nouveau genre de villanelle; nous donne-
rons la préférence à une pièce de notre temps compo-
sée sur le même modèle.
LA MARQUISE AURORE
Près de Marie-Antoinette,
Dans le petit Trianon,
Fûtes- vous pas bergerette?, . .
JDes fleurs sur votre houlette,
Un surnom sur votre nom.
Fûtes- vous pas bergerette?
Etiez-vous noble soubrette
Gomme Iris avec Junon,
Près de Marie- Antoi nette ?. . .
Au pauvre comme au poète
Avez-vous jamais dit non,
Près de Marie- Antoinette ?
marquise sans aigrette»
Sans diamants, sans linon,
Fûtes-vous pas berçerette?
Ah ! votre simple cornette
Aurait converti Zenon !
Près de Marie-Antoinette
Fûtes-vous pas bergerette?
(Philoxène Boyer'.)
Banville caractérise ainsi la villanelle : « Rien n'est
plus chatoyant que ce petit poème. On dirait une tresse
formée de fils d'argent et d'or, que traverse un troisième
fil couleur de rose, » — Poésie à placer sur l'écran d'une
. . . Marquise sans aigrette
Près de Marie-Antoinette
Dans le pelit Trianon.
1. Cité par Banville, p. 213.
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 27i
La glosb
La glose est une parodie. Boileau a dit :
Quoi ! pour un maigre auteur que je glose en passant,
Est-ce un crime, après tout, et si noir et si grand?
(Satire JX, Y. 149.)
Gloser un auteur, c'est passer en revue ses défauts ;
gloser une œuvre, c'est 1 expliquer en la tournant en
ridicule. La glose ne dément pas son nom. Cette para-
phrase ironique fait ordinairement la satire d'un auteur
célèbre, ou du moins très connu, et d'un ouvrage en
vogue. On ne parodie pas ce qui laisse le public indif-
férent.
La pièce est en strophes de quatre vers dont les rimes
sont croisées. Le quatrième vers de chaque strophe re-
produit un vers de l'œuvre parodiée, en suivant l'ordre
des vers : la parodie contient donc autant de strophes
qu'il y a de vers dans le poème ainsi dépecé. Or, il se
f)roduit quelquefois, dans les impressions mobiles et
'humeur frondeuse du lecteur, un retour que l'auteur
de la glose n'avait pas prévu. Amener avec à propos et
avec esprit, dans chaque strophe, la citation satirique,
n'est pas toujours chose facile; J'efTort et le parti pris
se tranissent vite : aussi, qu'arrive- t-il? I^ parodie
s'allonge, s'appesantit, tourne à l'uniformité et à l'ennui.
Le lecteur fatigué fait alors en lui-même, aux dépens du
parodiste, une contre-glose. Lors de la querelle qui s'en-
gagea entre les partisans de Benserade et les amis de
Voiture, au sujet des deux fameux sonnets sur Job et
sur la princesse Uranie, — querelle dite des Jobelins
et des Uranins, — Sarrazin glosa le sonnet de Bense-
rade sur Job. La pièce de Benserade est médiocre; mais
elle a sur la glose un avantage : elle est courte. Voici
d'abord le sonnet; la parodie a quatorze strophes : nous
en citerons deux ou trois seulement, pour donner une
idée de l'allure générale de la glose.
SONNET
Job de mille tourments atteint
Vous rendra sa douleur connue,
272 TROISIÈME PARTIE.
Mais raisoDDablement il craint
Que voHs D'en soyez point émue.
Vous verrez sa misère nue.
Il s*est lui-même ici dépeint;
Accoutumez-vous à la vue
0*un homme qui soufTre et se plaint.
Bien qu*il eût d'extrêmes souffrances,
On voit aller des patiences
Plus loin que la sienne n'alla.
Car, s'il eût des maux incroyables.
Il s'en plaignit, il en parla :
J*en connais de plus misérables»
GLOSE
à Monsieur EspriL
Monsieur Esprit, de l'Oratoire,
Vous agissez en homme saint
De couronner avecque gloire
Job de mille tourraents.atteint.
L'ombre de Voiture en fait bruit,
Et s*estant enfin résolue
De vous aller voir cette nuit,
Vous rendre sa douleur connue.
G*est une assez fâcheuse vue,
La nuit, qu'une ombre qui se plaint :
Votre esprit craint cette venue.
Et raisonnablement il craint, etc.*
• • •
§IV
CurioBitéfl poétiques et rythmiques inventées ou
renouvelées au dix-neuvième siècle. — La sez^
tine et le pantoum.
La sextine
Ce genre de pièce, fort peu connu, qui de nos jours
seulement a pris place dans la versification française,
est d'origine provençale. Un troubadour de la fin du
1. Banville, p. 341.
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 273
treizième siècle, Arnault Daniel, Tinventa et en donna
les règles. L'invention réussit en Italie, en Espagne et
en Portugal ; pendant les trois siècles suivants les sex-
tines se multiplièrent, et parmi les poètes qui en ont
composé brillent des noms célèbres : Dante, Pétrarque^
le Tasse, Cervantes et Gamoëns. La sextine ancienne,
de forme exotique, est de six strophes dont chacune a
six vers de même mesure. Dans toutes les strophes, les
vers doivent se terminer par les six mêmes mots, diver-
sement placés ; et ces mots, qui peuvent ne pas rimer
entre eux, sont toujours, d'après les règles, des substan-
tifs de deux syllabes. Une demi-strophe finale reproduit
les six mots dans ses trois vers, deux mots dans chaque
vers, l'un au milieu, l'autre à la fin.
En France, avant notre temps, on ne peut guère citer
d'autre sextine qu'une pièce cie Pontus de Thyard, au
seizième siècle; c'est une assez méchante copie du mo-
dèle étranger. Nous sommes donc fondés à dire que la
sextine, sous forme française, ne date que du dix-neu-
vième siècle : un poète de la seconde moitié de ce siècle,
M. de Gramont, en est le créateur et le législateur. Il
l'a composée en s'inspirant des sextines de Pétrarque ;
mais il a pris soin de modifier le type italien selon le
génie propre de notre versification. La sextine française
est rimée, nécessairement ; ce qui la complique de dif-
ficultés que la sextine étrangère ne connaissait pas. On
en jugera par l'exposé des conditions qui lui sont faites
et des prescriptions qu'on lui impose.
La sextine française est écrite en vers alexandrins ;
elle peut commencer par un vers masculin ou par un
vers féminin. Gomme les modèles italiens et espagnols,
elle comprend six strophes, çle six vers chacune, et
une demi-strophe finale de trois vers. Ge qui la met
hors de pair entre tous les petits poèmes à forme fixe,
c'est que le poète, qui a pu librement choisir les mots
placés à la rime des six vers de sa première strophe, est
obligé de terminer par ces mêmes six mots tous les vers
des cinq strophes suivantes et ceux de la demi-strophe.
Il a le droit, il est vrai, de changer l'ordre et la placé de
ces mots, mais ce changement est soumis à des règles
précises. Ainsi chaque strophe prend dans la strophe
qui la précède le mot final du sixième et dernier vers,
12.
274 TR0IS1ÈMB PÀRTIK.
puis le moi final du premier vers, puis celui du cin-
quième, puis celui du second, puis celui du quatrième,
enfin celui du troisième vers. En résumé, on choisit
chaque mot final de la strophe alternativement dans la
seconde moitié de la strophe précédente en commen-
çant par le dernier vers, et dans la première moitié en
commençant par le premier vers, jusqu*à complet épui-
sement des six mots * .
FRAGMENT DE 8EXTINE
».
AUTOUR D UN ETANG
L'étang qui s'éclaircit au milieu des feuillages,
La mare avec ses joncs rubanaat au soleil
Ses flottilles de fleurs, ses insectes volages
Me charment. Longuement au creux de leurs rivages
J*erre, et les yeux remplis d*uo mirage vermeil,
J*écoute Teau qui rêve en son tiède sommeil.
Moi-même j*ai mon rêve et mon demi-sommeil.
De féeriques sentiers s'ouvrent sous les feuillages;
Les uns, en se hâtant vers le coteau vermeil,
Ondulent, transpercés d'un rayon de soleil ;
Les autres, indécis, contournant les rivages.
Foisonnent d'ombres bleues et de lueurs volages.
Tous se peuplent pour moi de figures volages
Qu'à mon chevet parfois évoque le sommeil,
Mais qui bien mieux encor sur ces vagues rivages
Reviennent, souriant aux mailles des feuillages :
Fantômes lumineux, songes du plein soleil,
Visions qui font l'air comme au malin vermeil. . •
DE Gramont.
La pièce se déroule jusqu'à la fin des six strophes et
de la demi-strophe, pendant trente-neuf vers, en va-
riant la place des six rimes feuillages, soleil^ volages,
rivages, vermeil, sommeil, selon la combinaison expli-
quée plus haut. C'est là un très savant et très laborieux
appareil de versification. Que peut y gagner la poésie?
« La sextine, nous répond Fauteur, dans son livre sur la
prosodie des vers français, sera, en général, Texpres-
sion d'une rêverie où les mêmes objets, se représente-
1. Banville, p. 830, Î37. — De Gramont, p. 318-315, 817.
LES FORMES DIVERSE» DU VERS FRANÇAIS. 275
ront successivement à l'esprit avec des nuances diverses,
jouant et se transformant par d'ingénieuses gradations. »
Singulière idée d'enlacer dans un réseau de mailles aussi
serrées quelque chose d'aussi vaporeux qu'un rêve, et
de revêtir d'une forme artistement travaillée des om-
bres fuyantes. Banville conclut en ces termes son étude
sur la sextine : « Entre les mains de M, de Gramont,
la sextine est admirable. On lit ses sextincs sans pouvoir
soupçonner, si l'on n'est pas versificateur, que le poète
ait dû combattre des difficultés, tant le tour en est aisé,
gracieux, tant la phrase y est bien attachée, correcte et
maîtresse d'elle-même... Quoique tout soit possible,
même l'impossible, je n'oserais conseiller à personne
d'aborder, après M. de Gramont, ce poème redoutable...
Tout ce qu'on pourrait dire contre la sextine est réduit
à néant par les sextines de M. de Gramont, si bien que
mon conseil, en somme, doit se borner à ceci : n'en faites
pas... ou faites-les comme lui * . » On ne peut mieux con-
damner l'invention, tout en louant beaucoup l'inven-
teur. Nous souscrivons très volontiers à cette con-
clusion.
Le pantoum
Que signifie ce mot, et d'où vient-il? Il nous est venu
de l'Inde transgangétique. Le pantoum est un chant
des pays d'extrême Orient, l'une des formes antiques
de la poésie malaise, ainsi nommée de la ville et de la
presqu île de Malacca d'où est sortie le race des Malais,
qui couvre aujourd'hui une partie des îles de l'Océanie.
Sa première révélation en France date de 1829. En
publiant les Orientales, V. Hugo cita, sous forme de
notes, plusieurs fragments des poésies originales que
l'orientaliste Ernest Fouinet avait traduites pour lui et
dont il s'était inspiré. Il s'y trouvait et l'on y peut lire
encore aujourd'hui une pièce sous ce titre : Pantoum
malais. Vingt ans plus tard, ce fragment suggérait à
un érudit, M. Asselineau, qui à ses heures était un poète,
l'idée de naturaliser le pantoum dans notre poésie. Il
eut quelques imitateurs, dont le plus connu est Théo-
1. Pages 237-239.
276 TROISIÈME PARTIE.
dore de Banville. Ces premiers essais ont précisé et fixé
la forme du pantoum français.
La règle absolue du pantoum exige que, du commen-
cement à la fin, deux sens différents, deux suites et con-
tinuités d'idées très distinctes s'y développent parallèle-
ment. Le nombre, des strophes est indéterminé. Elles
sont de quatre vers, en rimes croisées. Deux vers ex-
priment un sens; deux autres vers, un autre sens.
Chacun des deux sens se poursuit dans chacune des
deux moitiés de toutes les strophes, et toujours dans la
même moitié.
Autre particularité de cette combinaison. Le second
vers de cnaque strophe devient le premier vers de la
strophe suivante, et le quatrième vers devient le troi-
sième de cette même strophe. A partir de la seconde
strophe, le poète n'a que deux vers à composer pour
chaque strophe, puisqu'un emprunt régulier lui en
fournit deux. Les aeux vers empruntés appartiennent à
chacun des deux sens continus et parallèles qui dans le
cours entier du poème se déroulent sans se confondre,
comme les eaux de deux sources qui couleraient, dis-
tinctes et non mêlées, dans le lit d'un même fleuve.
Dernier point à noter : le premier vers de la première
strophe reparaît comme dernier vers de la dernière
strophe pour clore le développement,
PANTOUM FRANÇAIS
LA MONTAGNE
Sur les bords de ce flot céleste
Mille oiseaux chantent, querelleurs.
MoD enfant, seul bien qui me reste,
Dors sous ces branches d*arbre en fleurs.
Mille oiseaux chantent, querelleurs,
Sur la rivière un cygne glisse.
Dors sous ces branches d*arbre en fleurs,
toi, ma joie et mon délice!
Sur la rivière un cygne glisse
Dans les feux du soleil couchant.
O toi, ma joie et mon délice.
Endors-toi, bercé par mon chant.
LES FORMES DIVERSES DU VERS FRANÇAIS. 277
Dans les feux du soleil couchant
Le vieux mont est brillant de neige.
Endors-toi, bercé par mon chant,
Qu'un Dieu bienveillant te protège !
Le vieux mont est brillant de neige,
A ses pieds l'ébénier fleurit^
Qu'un Dieu bienveillant te protège !
Ta petite bouche sourit. , .
(Théodore de Banville.)
La pièce est de dix strophes. Ce que nous en donnons
suffit à faire comprendre l'application des règles et la
composition du poème. Gomme on l'a pu remarquer,
en lisant ce qui précède, les deux sens parallèles qui,
dans le pantoum, forment le double motif du dévelop-
pement poétique et rythmique, ont beau être différents
et garder jusqu'à la fin leur dissemblance, il est visible
qu'il existe entre eux certaines affinités secrètes, des
rapports insensibles et délicats de sentiment et d'har-
monie. Presque toujours l'un de ces deux sens a un
caractère extérieur et pittoresque ; il est emprunté aux
choses du dehors, et c'est celui qui est au premier rang :
le second motif est d'ordre intime et personnel, il vient
de l'âme, et il est en quelque sorte suggéré, provoqué
parle premier*.
1. Banville, p. 248. - De Gramont, p. 310-312.
QUATRIÈME PARTIE
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS
FRANÇAIS. — ESSAIS TENTÉS POUR EN
CHANGER LES LOIS ET LE CARACTÈRE.
CHAPITRE PREMIER
Les qualités mélodiques du vers IVançais.
La question de l'assonanee et de l'allitéraiion.
En quoi consistent les qualités mélodiques du vers français, et
par quels effets elles se manifestent. — La variété est un des
mérites de l'harmonie de notre vers : indication des princi-
pales causes qui la produisent. — Par quels avantages par-
ticuliers la versification française compense certaines supé-
riorités de la versification anti<}ue. — Nouvelles richesses
mélodiques créées par le romantisme. — Moyens exception-
nels d'harmonie : Vassonance et Tallitération. — Exagéra-
de versification.
Le vers français a-t-il des qualités musicales? Malgré
le peu de sonorité et d'éclat qu'on a si souvent reproché
à notre langue, existe- t-il une mélodie particulière à la
versification française? On n'en saurait douter, car
notpe vers, aussi bien que les vers antiques, plus re-
tentissants, se meut et se développe suivant une loi
rythmique, et le rythme est non seulement une mé-
lodie, mais le principe et la condition première de toute
mélodie, dans les vers comme dans la musique. « Le
vers français, dit M. Becq de Fouquières, doit être con-
sidéré comme une véritable phrase musicale, qui se
divise en un certain nombre de mesures, et qui, suivant
des rapports facilement appréciables à Toreille, répartit
un nombre déterminé de syllabes dans ces fractions
278
I
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 279
égales du temps total*. » M. Sully Prudhomine n'est
pas moins affirmatif : « La versification est la forme lit-
téraire la plus musicale que puisse affecter le langage...
Elle confère à l'expression certaines qualités phoniques
empruntées à la musique, et possède par là de sûrs
moyens de créer pour Toreille clés attentes satisfaites et
des surprises délectables*. » Ceux-là mêmes qui sont le
moins touchés de la mélodie du vers, et le plus résolu-
ment opposés à toute comparaison entre la musique et
la poésie, reconnaissent que ces deux arts, d'ailleurs,
fort dissemblables, ont un point de rencontre qui est le
rythme. « Le vers, dit M. Gombarieu, dans sa thèse sur
les Rapports de la musique et de la poésie^ est un
commencement de rythme musical élémentaire; le
rythme poétique est une transition entre la prose et le
rythme musical*. » Cette définition du rythme poétique
en réduit un peu la puissance mélodique; mais, du
moins, elle la constate.
Nous n'avons pas à rappeler ici la combinaison géné-
rale des éléments constitutifs du vers français, ni les
secrets accords d'où naît la cadence, qui est la musique
intérieure et naturelle du rythme. Il faut pénétrer plus
avant dans la composition savante de cet organisme, à
la fois résistant et flexible ; il faut dire surtout à quelles
causes nous devons ces mérites particuliers de notre
poésie, la variété des nuances et des demi-teintes,
l'éclat voilé de douceur, la précision et la solidité en-
veloppées de souplesse, toutes ces qualités qui com-
pensent ou du moins atténuent certains désavantages
qu'on a trop souvent exagérés.
§ler
Du mérite de la variété dans la mélodie du
▼ers français.
Ce qui contribue surtout à diversifier les effets du
rythme, c'est que le poète, par l'initiative de sa pen-
1. Page VI.
2. Réflexions sur l'art des vers^ pages 37, 39.
3. Pages 145, 146.
280 CUATRIÈME PARTIE.
sée, peut introduire de nombreuses modifications par-
tielles dans le jeu régulier des éléments rythmiques et
dans l'application des lois fondamentales de Tharmonie
du vers. Ces modifications elles-mêmes varient sans
cesse et se renouvellent d'un vers à Tautre, comme la
pensée directrice et la libre inspiration : d'où il suit que
chaque vers, tout en observant les règles générales,
tout en se conformant au commun modèle, peut avoir,
dans le rythme et la mélodie, sa nuance distinctive,
son charme propre. Voici par quelles raisons cette mo-
bilité partielle au rythme devient possible, sans porter
atteinte à l'invariabilité des éléments constitutifs, et
comment la nature même du vers se prête à ces chan-
gements et les favorise.
On sait que les accents toniques, ces régulateurs du
rythme, distribués dans le vers, n'ont pas tous la même
intensité, ni le même timbre, et que la place qu'ils
occupent, aussi changeante que leur tonalité, n'est fixe
que sur deux points, à la césure et à la rime. Or ce
n'est pas le hasard qui dispose du rang qui peut leur
être assigné, pas plus qu'il ne décide du degré de force
ou de faiblesse qui peut caractériser tel ou tel accent :
une autre puissance intervient; nous entendons parla
non seulement la qualité plus ou moins intense et so-
nore de la syllabe accentuée, mais, en outre et princi-
palement, la qualité énergique ou délicate de la pensée
qu4 a choisi l'expression. L'accent tonique est sous
1 empire souverain de la pensée ; il reçoit d'elle sa place
et son intensité ; c'est elle qui, au gré de son inspiration
et selon l'exigence de l'effet qu'elle veut produire, le
rend fort ou faible, quel que soit le mot qui en est
marqué, tantôt fort et tantôt faible sur les mêmes syl-
labes : elle fait plus, elle convertit, quand le sens l'or-
donne, les syllabes atones en syllabes toniques ou demi-
toniques; elle peut donner aux monosyllabes les moins
accentuées par nature le plus fort des accents, l'accent
rythmique. On peut dire, par conséquent, que la pen-
sée, toute-puissante, crée non seulement le style, mais,
dans une large mesure, l'harmonie de l'expression
poétique et la mélodie du vers*. Or, qu'y a-t-il de plus.
1. Guyau, p. 246, 255.
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 281
libre, de plus fécond, et de plus varié que les manifes-
talions de la pensée et les conceptions d'un génie
inspiré?
Le temps normal du vers se partage en fractions
égales qu'on appelle « mesures rythmiques » ; chacune
de ces mesures se compose d'une ou de plusieurs syl-
labes atones, suivies et dominées par une syllabe to-
nique : il y a là une autre cause de la variété de notre
harmonie poétique, et nous y retrouvons aussi l'action
supérieure de la pensée du poète. Ni le nombre des
mesures n'est invariable dans les vers de même lon-
gueur et de même facture; ni le nombre des syllabes
n'est pareil dans toutes les mesures : l'égalité même
des mesures n'existe qu'en principe et théoriquement;
en fait, il y a des mesures dont le temps, ou plus rapide,
ou plus long, se compense par la longueur ou par la
brièveté des autres mesures du vers. L'alexandrin clas-
sique contient, le plus souvent, quatre mesures, deux
dans chaque hémistiche, mais il peut se borner à trois
mesures, ou même à deux par exception.. D'où vient
cette différence? De la différence des pensées exprimées
et des impressions que le poète a voulu produire en les
exprimant. Donnons quelques exemples :
Alexandrins classiques a quatre mesures
Vos yeuj. seuls — et les miens — sont ouverts — dans l'Au-
[lide.
Toujours — à ma douleur — il iiut — quelque inievvalle.
Dieux l — quels ruisseaux de sang — coulent — autour
[de moi!
Quoi! — je négligera/5 — le soi?i — de ma \eugeance!
Rebelle — à tous nos soins, — sourde à tous nosdiscoun *...
Toutes ces mesures, marquées par l'accent tonique,
ne sont pas également sensibles à l'oreille, parce que
les syllabes toniques ne sont pas d'une égale sonorité et
ne reçoivent pas de la pensée et de l'expression le même
relief. D'une mesure à l'autre, le nombre des syllabes
varie. Une mesure peut contenir deux, ou trois, ou
1. Exemples ciléa par Bocq de Fouquières, ch. v, p. 88-94. — Les carac-
tères italiques désignent les syllabes accentuées.
282 QUATRIÈME PARTIE.
quatre, ou même, plus rarement, cinq syllabes; ce
nombre peut aller à six, excepté dans les vers à quatre
mesures. Un cas particulier est à noter parmi les
exemples qu'on vient de lire : quelques mesures se
composent uniquement de la syllabe tonique, non pré-
cédée de syllabes atones. Ce cas se présente surtout
au commencement du vers, ou dans la mesure qui vient
après la césure de Thémistiche : en voici Texpiication.
Le léger repos déterminé par la finale du vers précédent
compte dans Tharmonie de l'ensemble du développe-
ment poétique ; il tient la place des atones de la mesure
qui suit ; il en est l'équivalent ; la première syllabe du
vers suivant, si elle est tonique, peut ainsi, à elle seule,
former une mesure. Si le fait a lieu au début du se-
cond hémistiche, la raison est la même : le repos de la
césure compte dans le mouvement rythmique, à peu
près comme un demi-soupir en musique; il permet de
supprimer les atones de la mesure qui le suit.
Alexandrins classiques a trois mesures ou a deux
MESURES
Quel sera — ce bienfaU — que je ne comprends pas ?
Commencez donc, — Seigneur, — à ne m'en parler plus.
Ne vous souvient-il plus, — Seigneur, — quel fut Hector?
Je ne me souviens plus, ma force m*aban^nne.
Ne m*avez-vou3 pas dit — que vous le hdASsiez ?
Si je la haïs^aw, — je ne la fuirais pas *.
Ces vers appellent quelques réflexions.
Il y en a où la mesure comprend tout un hémistiche :
la suppression d'une mesure a doublé l'une de celles
qui subsistent. Le vers y gagne en rapidité, et par là
se conforme à la vivacité même dé la pensée qui l'a
inspiré et qu'il traduit. Dans cette profusion de syl-
labes atones, le rythme a-t-il perdu de son équilibre et
de sa fermeté? Il est soutenu, non seulement par la
force du sens et de l'expression, mais aussi par des
demi-accents qui relèvent certaines syllabes atones
sur lesquelles porte et insiste plus particulièrement
1. Becq de Fouquières, p. 99, 97.
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 283
Ténergie de la pensée ; et ces demi-accents ne laissent
pas tomber trop bas la tonalité générale du vers. Ci-
tons, par exemple, les demi-accents marqués sur les
finales ou les monosyllabes m'en, soutiens, le, la. dans
le second, le quatrième, le cinquième et le sixième vers ^
Un autre moyen s'offre au poète de renforcer le
rythme, lorsque, dans le prolongement exceptionnel de
la mesure, un accent tonique n'est pas possible à la
place nécessaire. C'est l'emploi d'une syllabe longue
par nature, dont la quantité n'est pas douteuse. L'effet
que produit une syllabe longue, à défaut d'accent
tonique, est sensible dans ces vers, qui sont à trois
mesures :
Me re/userez-vous — un regard — moins sévère? [pable.
Je n*en mourra» pas moins, — j*en mourrai — plus cou-
Belle reine, — et pourquoi — vous of/ènseriez-vous?.
Cette analyse de l'organisme rythmique du vers fran-
çais a montré comment il est possible au poète de faire
entrer, dans la partie mobile et flexible du rythme, le
mouvement et la vie et de donner à l'harmonie la plus
régulière la liberté, la souplesse et la variété.
A l'abondance des ressources dont le vers classique
dispose, à ces richesses acquises, héréditaires, est venu
s'ajouter l'apport magnifique des innovations du roman-
tisme, et l'on ne serait plus admis aujourd'hui à parler
de la monotonie et de 1 uniformité du vers français.
§ n
lies moyens factices d'harmonie. — La question
de Tassonance et de l'allitération.
En présence de ces résultats^ il semblerait que la cri-
tique contemporaine, qui les a constatés et mis en évi-
dence, dût s'y tenir, en conseillant au poète de redou-
bler de confiance dans la valeur d'un instrument mieux
apprécié. Nous regrettons que l'un de nos modernes
théoriciens, celui dont nous avons loué et souvent cité
1. Becq de Fouqaières, ch. v et viii, p. 77-103; 149-181.
284 QUATRIÈME PARTIE.
la remarquable étude, mêlant un peu de chimère et
d'esprit aventureux à Foriginalité de ses aperçus, ait
tenté d'exagérer les qualités musicales du vers français
par des procédés artificiels d'un mérite plus que douteux.
Selon M. Becq de Fouquières, il ne suffit pas au poète
d'exprimer avec éloquence de hautes pensées et des sen-
timents vrais; un autre soin, non pas accidentel et pas-
sager, mais d'obligation permanente, s'ajoute, pour lui,
au travail ardent de la composition poétique : il faut
qu'il imite et représente, par le son des mots qu'il
choisit, la forme et la figure des choses, le caractère
des idées et des sentiments. C'est là son principal de-
voir, la marque éminente de la puissance de son talent.
L'auteur établit en termes significatifs le principe fon-
damental de sa théorie : « De même que les idées s'ac-
cordent entre elles, de même les sons doivent s'accorder
entre eux et avec les idées.
» Le poète cherche donc constamment le rapport du
son avec la pensée; il poursuit de tous ses efforts la
correspondance des sons et des sentiments. Un vers
est une combinaison sonore, représentative d'une
combinaison idéale. Il y a nécessité d'ordonner le lan-
gage de la poésie jusque dans le choix des lettres, et
il n'est point de partie plus délicate dans le travail
poétique. » Quant aux moyens qui peuvent aider le
Ï)oète à passer de la théorie à la pratique, deux mots
es résument ; l'allitération et l'assonance. Définissons
ces deux mots, qui ont pris récemment une singulière
importance^ car ils ne sont pas moins que le pro-
gramme de la révolution radicale qui s élabore en
poésie, dans les cénacles de la jeune école des « déca-
dents ». Sans être de cette école, M. Becq de. Fou-
quières formule un axiome que le groupe .ne désa-
vouera certainement pas : « La poésie tout entière est
fondée, dit-il, sur l'allitération et sur Tassonance*. »
Le mot « assonance » est ici employé dans un sens
tout autre que celui qu'on lui donne lorsqu'il désigne
les rimes imparfaites des plus anciennes poésies du
moyen âge. Dans la langue de nds théoriciens, l'asso-
nance est la parité du son qui existé entre certaines
1. Ch. XII, p. 218, 219, 221, 238,242.
Dfi L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 285
syllabes d'un même vers formées par la même voyelle.
Cette ressemblance de sonorité sera d'autant plus frap-
pante, si elle se produit dans les syllabes fortes des
mesures rythmiques. Ce vers de Racine contient une
assonance :
Je le vis, je roagiSy je pklis à sa vue.
(Phèdre, a. I, se. m.)
L'allitération consiste à redoubler des consonnes
dont les sons pareils semblent se choquer en les pro-
nonçant :
Dans le doute mortel dont je suis agi^é.
(Id., ibid., a. I, se. i.)
Le redoublement des dentales rf et ^ produit. ici une
allitération.
Etudiant à ce point de vue les poètes classiques, et
surtout Racine, M. Becq de . Fouquières y découvre,
d'un œil complaisant, presque à chaque vers, soit une
assonance, soit une allitération, souvent l'une et l'autre
entremêlées : un commentaire fort curieux appuie
chaque citation et fait ressortir l'accord du son avec
l'idée. La théorie s'y donne carrière, et l'on peut dire
qu'elle est jugée par elle-même. Rien de plus simple,
sans doute, que ces trois vers où Hippolyte dit qu'il
veut quitter Athènes parce qu'il n'y a pas rencontré
Thésée :
Depuis plus de six mois éloigné de mon père,
J'ignore le deslin d'une tête si chère;
J'ignore jusqu'aux lieux qui le peuvent cacher.
{Phèdre, a. I, se. i.)
Eh ! bien, selon le commentateur, ils ne contiennent
pas moins de trois allitérations qui ont pour but de
marquer plus fortement l'intention du personnage :
celle du premier vers est double ; elle porte à la fois
« sur la cfentale faible d et sur la labiale forte p; les
deux suivantes portent sur les dentales d et t ci sur les
gutturales fortes a et c. Hippolyte, voulant appuyer
sur les raisons qui le déterminent, emploie la répétition
en commençant chacun des deux derniers vers, et il
286 QUATRIÈME PARTIE.
frappe nettement les mots qui expriment 9a pensée
par une double allitération dans le premier vers, par
des dentales dans Tavant-dernier, et dans le dernier
par la gutturale forte * . »
Un peu plus loin, Phèdre, importunée des instances
d'CEnone, Tarrête par cette réplique :
Quel fruit espères^tu de tant de violence?
(A. I, se. III.)
« Ce vers, allitéré principalement sur la dentale forte,
en se faisant jour entre deux aspirées, fr et v\ exprime
d'une façon saisissante, dit le commentateur, Tétat
d'agitation de Phèdre. Mais effrayée de Thorrible et cri-
minelle image qu'elle ne peut chasser de sa pensée, elle
ajoute, en reliant ce vers au précédent par le rappel de
la double articulation initiale :
Tu frémiras d'horreur si jo romps le silence,
vers qui contient une quintuple allitération de l'r qu'on
entend gronder comme des coups de tonnerre répétés,
qu'entrecoupent les sifflements d'une furie. C'est ainsi,
par le choix et l'emploi judicieux des consonnes allité-
rées, gutturales^ dentales, labiales, liquides ou nasales,
fortes ou faibles, que le poète parvient à exprimer
jusqu^aux plus fugitives nuances du sentiment qui
l'inspire. »
Lorsque Œnone entre en scène, elle prononce quatre
vers où s'entre-croisent les assonances et les allitéra-
tions : l'harmonie résulte donc du double orchestre des
voyelles et des consonnes. L'assonance principale est
produite par la répétition de la voyelle a, cinq fois em-
ployée comme voyelle tonique. « Le premier mot,
hélas! laisse entendre un a qui va devenir la note domi-
nante de ce morceau pathétique : en effet, ces quatre
vers aboutissent à quatre rimes assenant sur un a. Et
tandis que le second vers par sa triple assonance sur
un è grave, nous pénètre de l'état funeste de la reine, le
quatrième vers, retentissant du désespoir d'CEnone,
1. Beoq de Foaqoières p. 229, 235, 236.
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 287
lance une triple assonance sur Ta, écho trois fois ré-
pété du sanglot éclatant de la rime. »
Hélas! Seigneur, quel trouble au mien peut être égal,
La reine touche presque à son terme fatal.
En vain à Tobserver jour et nuit je m^attacke ;
Elle meurt dans mes bras d'un mal qu'elle me cache,
(A. I, se. II.)
Cet a, qui fait ici retentir les éclats de la douleur,
sert ailleurs à représenter Téclat de la joie. « Dans la
f)ièce du Satyre, de Victor Hugo, lorsque Hercule pousse
'^gipan * au milieu de l'assemblée des dieux, ceux-ci
sont pris d'un fou rire, et le poète, pour peindre cette
explosion d'hilarité, multiplie la même voyelle reten-
tissante » :
La meute de Diane aboya sur VCEta ;
Le tonnerre n'y put tenir, il éclata*.
La voyelle i, « vibrante et perçante, sert à traduire
l'exaltation de la colère et de la vengeance ; elle résonne,
comme un cri de fureur, dans les transports d'Her-
mionc » :
Qu'il périsse! aussi bien il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe et se rit de ma rage.
(Andromaque, a. V, se. i.)
« L'i éclate encore en assonances indignées dans les
discours de Clytemnestre et d'Agrippine » :
Si du crime d Hélène on punit sa famille,
Faites chercher à Sparte Hermione sa fille :
Laissez à Ménélas racheter d'un tel prix
Sa coupable moitié dont il est trop épris.
Mais vous, quelles fureurs vous rendent sa victime?
Pourquoi vous imposer la peine de son crime ' ?
(Iphigénie, a. IV, se. iv.)
« C'est par milliers, dit M. Becq de Fouquières, que
de tels exemples se présentent dans Racine. » Nous le
1. V^gipaAj c'est-à-dire le Satyre aux pieds de boac : mot formé du
greo aîc, KiYÔç, chèvre, bouc, et de Pan, nom qui désignait une foule de pe-
tits dieux rustiques.
2. Becq de Fouquières, p. £61, 86S, S64.
3. Id., p. 26i, 2te.
288 QUATRIÈME PARTIE.
croyons sans peine : il suffît qu'une consonne ou une
voyelle paraisse deux ou trois fois dans le même vers,
pour qu'il y découvre une intention. Son esprit est hanté
et comme halluciné par une vision perpétuelle d'allité-
rations et d'assonances. Les puristes de l'ancienne poé-
tique voyaient tout simplement dans ces rencontres des
mêmes lettres, lorsqu'elles devenaient trop fréquentes,
une négligence d'expression, une offense à l'harmonie :
les partisans du nouveau goût estiment, au contraire,
que ce sont les règles prohibitives, édictées par les
traités classiques, qui offensent l'harmonie et détrui-
sent le style ; loin de blâmer le cliquetis des consonnes
rudes, « le concours odieux des mauvais sons », et
l'écho répété des syllabes assonantes, ils ordonnent de
les rechercher*.
Iraient-ils donc jusqu'à s'imaginer que Racine a
préparé et médité les combinaisons de lettres et de
syllabes qu'ils admirent dans ses vers? Peut-être le
croient-ils en partie du moins, sans oser l'affirmer.
Cette science profonde de l'harmonie des vers, ou plu-
tôt cette prescience étonnante, cette intuition à longue
f)ortée de la théorie moderne de l'assonance et de
'allitération, serait alors, dans Racine, l'un de ces
merveilleux secrets qu'un instinct supérieur et précur-
seur révèle au génie des grands poètes*. Ce secret,
devenu public, a pris aujourd'hui la forme et le déve-
loppement d'un système, l'impérieuse précision d'une
loi. Désormais le poète doit se pénétrer de l'obligation
que cette loi fondamentale d'une poétique nouvelle lui
impose r il doit tenir pour établi et démontré que la
force ou la beauté de l'expression est dans la correspon-
dance aussi parfaite que possible de la qualité musicale
des lettres avec l'idée et le sentiment. C'est le son qui
est la vraie traduction de la pensée. L'art du style con-
siste à choisir et à grouper les sonorités et les conso-
nances en vue d'obtenir ce résultat.
Mais comment peut-il échapper à un critique si
judicieux qu'un poète qui se soumettrait à mesurer,
dans chaque vers, la hauteur des sons, à discuter la qua-
1. Becq de Fouquières, p. 221, 26i, 265.
2. /rf., ibid.
DE L'HARMONIE PAUTICULURE AU VERS FRANÇAIS. 289
lité musicale des lettres, et cela, au moment où la verve
du travail intérieur exalte les plus puissantes facultés
du talent poétique, cesserait aussitôt d'être un poète, et
ne serait plus qu'un compositeur, un instrumentiste?
Se figure-t-on un génie inspiré, une âme saisie d'émotion
et d'enthousiasme, débordant de passion et d'éloquence,
qui se consumerait, dans ce labeur philologique, à peser
la valeur propre ou combinée des dentales, des guttu-
rales et des siiflantes, à concerter, aux endroits sublimes
-ou pathétiques, des échos de voyelles et des rappels de
sonorités?
Ce qui peut étonner aussi, c'est la confiance si libéra-
lement accordée par les théoriciens aux exemples qu'ils
citent et dont ils s'autorisent. On n'a pas eu de peine à
leur répondre par des citations pareilles, empruntées à
d'autres vers au même poète, en leur prouvant que ces
mêmes résonances de voyelles et de consonnes, ou ne
présentaient aucune signification acceptable et possible,
ou produisaient un effet tout contraire à celui qu'ils
prétendent y découvrir * .
Dans le principe qui établit la nécessité d'un accord
permanent entre le son et le sens de l'expression, il y
a, cependant, une vérité partielle, de tout temps recon-
nue, qu'il faut dégager des récentes exagérations. Lors-
qu'un poète veut exprimer un sentiment, né d'une émo-
tion, il lui arrive de trouver, par la puissance de
l'élaboration intérieure, des mots et des formes dont la
•tonalité est en harmonie avec la force ou la délicatesse
du sentiment : les termes dont il se sert sont empreints,
en quelque sorte, du caractère même de l'inspiration
qui les a suggérés. Racine fait paraître à nos yeux
Phèdre et ses tragiques douleurs :
N'allons point plus avant, demeurons, chère CEnone.
Je ne me soûlions plus; ma force m'abandonne :
Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi,
Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi,
Hélas !
(A. I, se. m.)
Ces vers, dont le rythme lent, entrecoupé, et les so-
norités à demi éteintes et comme voilées, expriment si
1. VoirCombarieu, p. 201, 202.
AUBERTIN. — VERSIFÏC. FRANC. i3
290 QUATRIÈMEÎ PARTIE.
bien les souffrances et Taccablement du personnage, ce
n'est point un procédé d'assonance ou d'allitération qui
les a réunis et combinés ; ce charme de langueur et de
tristesse qui en fait la beauté, ils ne le .doivent pas à un
choix étudié de consonnes et de voyelles : c'est le senti-
ment seul, interprété avec génie, qui a créé son expres-
sion naturelle et sa forme mélodieuse; c'est lui, qui a
communiqué aux mots les plus simples leur douceur
touchante et leur grâce attendrie. S'il se retirait, si la
situation changeait, si ces mots, réduits à leur sens vul-
gaire, s'appliquaient à un état tout différent, ils per-
draient leur prix en perdant l'âme qui les soutient et les
relève ; la magie poétique ^'évanouirait à l'instant. Ce
ne sont pas les mots qui créent la poésie de la pensée ;
c'est la pensée qui crée la poésie des mots.
Deux autres vers de la même scène produisent un
effet qui s'explique par les mêmes raisons.
Ariane, ma sœur, de quel amour blessée,
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée!
Comme dans la citation précédente, les mots sont ici
d'une grande simplicité ; mais le souvenir attristé qu'ils
rappellent, la plainte qui s'y fait jour et y résonne dou-
cement, à demi consolée par un malheur plus ancien,
ce regard éploré qui se repose et se prolonge sur le
passé lointain d'une race infortunée, voilà l'enchante-
ment qui donne à chaque mot, à chaque syllabe sa puis-
sance particulière, sa signification pénétrante. Aime-
rait-on mieux dire avec les partisans de la nouvelle
poétique : « Le son plein de l'o, dans le mot bords du se-
cond vers, est frappé par la dentale b et prolongé par
l'r. Cette dentale est le centre de quatre allitérations
formées par le t\ l'r, le t et l's*. »
§ in
De l'harmonie imitative.
Quelquefois aussi, mais très rarement, lorsqu'au lieu
d'exprimer des sentiments on veut donner l'impression
i. Becq de Fouquières, p. 2i3.
DE L'flARMONIK PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 29i
d'un fait ou d*un objet, le son des mots peut reproduire
le mouvement ou la forme de la chose ou de Faction
représentée. Faisons d'abord connaître à quelles condi-
tions ces effets sont possibles et légitimes, et pourquoi
ils ne se rencontrent chez les poètes que par exception.
Le vocabulaire de toutes les langues contient un cer-
tain nombre de mots, créés par une sensation physique,
qui sont comme le cri spontané de l'instinct populaire,
graver _^^ ^_
ratifs, on les appelle en grammaire des onomatopées^
Un vers deBoileau, très pittoresque, nous fait voir une
onomatopée dans une métaphore :
Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent.
{Epître VIL 12».)
Employées en poésie, quand elles peuvent Têtre, et si
leur trivialité ne les en exclut pas, les onomatopées y
produisent des effets particuliers que les traités dési-
gnent par le terme collectif d'harmonie imitative.
Le trait distinctif de l'harmonie imitative est de re-
présenter des objets matériels et d'éveiller des impres-
sions toutes physiques. Aussi n'a-t-elle qu'une page ou
un court chapitre dans l'histoire générale de l'assonance
et de l'allitération; elle occupe une place très limitée
dans leur domaine illimité. Les langues anciennes, beau-
coup plus rapprochées que la nôtre des origines du
langage humain, plus largement ouvertes, dans leur
partie littéraire et poétique, aux expressions popu-
laires, possédaient un fort grand nombre de ces mots
expressifs où puisait l'imagination des poètes. Dion
Ghrysostome admire avec quelle vérité d'imitation Ho-
1. Mot formé du grec ôvéjiaTa, noms; icottTv. faire, figurer. — L'onomato-
pée est un mot dont le son est imitatif de la chose qu'il signifie.
2. Voici d'autres exemples d'onomatopées : tonner, grincer, crier, hurler,
mugir, glapir, geindre, miauler, qui 9e trouve aussi dans Boileau :
L'un i»tau/e en grondant comme un tigre en fai-ie.
{Satire VI, 7.)
Le petit mot imitatif glouglou est dans Molière. C'est Sganarelle qui parle ?
Qu'ils sont doux,
Bouteille jolie,
Qu'ils sont doux
Vos petits glonglonx.
(Le médecin malgré lai, a. I, se. vi.)
292 QUATRIÈME PARTIE.
mère reproduit par le son des mots « la voix des fleurs
et des forêts, celle du vent et de la mer, les cris des
bêtes féroces, le chant des oiseaux, enfin tous les bruits
delà nature* ». La langue française, née des débris
d'une langue morte, est loin d'égaler cette primitive et
facile richesse : les mots dont elle se compose, dérivés
de sources très diverses, formés à de longs intervalles
par des générations d'hommes très différentes, sont sur-
tout des signes de convention ; ils nomment les choses,
mais ne les représentent pas; ils éveillent en nous les
idées que nous avons de ces choses. Plus rare et plus
difficile dans notre poésie, Tharmonie imitative y est
aussi d'un moindre effet. Serait-ce sa rareté même qui
lui vaut les éloges que la plupact des traités lui prodi-
guent? Cette estime, selon nous exagérée, manque par-
fois de discernement : parmi les effets qu'elle admire,
elle ne distingue pas assez ceux qui sont trouvés de ceux
qui sont cherchés. Ces effets ne sont légitimes, et l'har-
monie imitative n'est un mérite qu'à une seule condi-
tion : c'est que le mot figuratif soit aussi le terme le
plus naturel et le plus juste que la pensée, en travail
d'expression, puisse choisir. Il faut qu'il soit le mot
propre, s'imposant lui-même à ce titre et par cette
qualité. Dans cet hémistiche de Racine,
L*ossieu crie et se rompt. . .
[Phèdre, a. V, se. vi.)
le mot cne, emprunté au peuple, est imitatif ; il traduit
le fait par le son. N'est-il pas, en même temps, le plus
juste et le plus vrai, le mot de la chose qu'on veut dé-
crire, et n'est-ce pas sa justesse qui fait son mérite?
Dans cet autre vers tant de fois cité :
Pour qui sont ces serpents qui sifQent sur vos tètes?
(Andromaque, a. V, se. v.)
croit-on que Racine, en pleine crise tragique et pathé-
tique, se soit ingénié à choisir, à rassembler des con-
sonnes sifflantes pour peindre le délire de colère et de
douleur où se débat Oreste? Il voulait représenter la
\;ision troublante qui obsède l'amant infortuné d'Her-
mione, et qui agite sous ses regards éperdus la triple
1. Combarieu, p. 181. — Dion Chrysostome vivait au temps de Néron et
de ses successeurs immédiats.
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 203
tête des « Filles d'enfer », où sifflent leurs légendaires
serpents. De quels mots pouvait-il donc se servir, sinon
du substantif serpent et du verbe si/jffer? Les vrais et
naturels effets d harmonie imitative se justifient tous
par la propriété de l'expression.
Même avec ce mérite, Tharmonie imitative n'a qu'une
importance très secondaire dans la composition d'une
œuvre poétique; -elle ne contribue que bien faiblement
à la valeur de cette œuvre et au succès de l'auteur. Les
impressions dont elle effleure l'esprit sont fugitives.
Toutes ces curiosités de facture et ces résonances
singulières, un instant remarquées, s'évanouissent et
disparaissent dans le mouvement général du rythme ;
elles sont comme anéanties sous la puissance d'autres
effets qui saisissent l'âme et captivent l'imagination.
Il reste un moyen, tout à la fois plus facile et plus
sûr, de produire cette sorte d'harmonie ; c'est celui
qu'on peut emprunter aux mouvements du rythme.
Nous savons que la souplesse du rythme se plie aux
exigences, si capricieuses qu'elles soient, de la pensée,
et qu'il donne du relief à ses moindres nuances : si
la pensée s'anime et s'emporte, il est vif et rapide ; si
elle se calme, il se ralentit. Pourquoi n'aiderait-il pas le
poète non seulement à exprimer ses émotions avec un
accent plus pénétrant, mais aussi à représenter par une
imitation plus fidèle les formes sensibles de la réalité
vivante? Boileau, voulant peindre la mollesse rustique
des Mérovingiens fainéants, en a fait en deux vers, grâce
au rythme, un portrait parlant :
Quatre bœufs attelés, d'un pas tranquille et lent,
Promenaient dans Paris le monarque indolent.
(Le Lutrin, chant II, 103.)
Dans l'Epître V, une combinaison de syllabes atones
et de syllabes toniques lui a suffi pour reproduire, sans
infériorité, la vive précision de ce vers d'Horace et
l'image rapide qu'il fait passer, d'un trait, sous nos yeux:
Post equitem sedet atra cura*.
{Odes, II, I, 40.)
Le chagrin monte en croupe, et galope avec lui.
{EpUre F, 44.)
1. Le noir sonci s'assied derrière le cavalier.
294 QUATRIÈME PARTIE.
L'emploi de cinq dactyles avait permis à Virgile d'imi-
ter Tallure cadencée d'un cheval au galop :
Quadrupedante putrem sonitu qualit ungula campum*.
{Enéide, liv. VIII, 596.)
Delille a essayé de traduire ce vers et cet effet d'har-
monie imitative ; mais le secret du poète a échappé au
versificateur :
Tous les pieds des chevaux, qu*un môme ordre rassemble,
Vont montant, retombant, et remontant ensemble.
Le lourd prosaïsme de ce distique n'est pas une traduc-
tion, c'est un contresens. La copie dénature l'original.
Victor Hugo, sans penser à Virgile, reproduit le mou-
vement du vers latin, par les trois mesures rythmiques
d'un octosyllabe :
Vous pouvez entrer dans les villes
Au galop — de ro — tre coursier,
{Chants du Crépuscule, v.)
Le rythme a donc une puissance imitative et même
figurative; car, en imitant le mouvement d'un être ou
d'un objet, il donne en même temps, par une consé-
quence naturelle, l'impression de la forme de cet être
ou de cet objet.
L'abus des effets d'harmonie et de sonorité, l'emploi
de l'allitération et de l'assonance érigé en loi fondamen-
tale de la versification, le projet bizarre de transformer
la poésie en une sonnerie représentative des idées, des
sentiments et des choses, tous ces procédés plus ou
moins artificiels caractérisent, dans l'histoire littéraire,
deux époques très distinctes, mais qui pourtant se res-
semblent en plus d'un point : la période primitive, où
la poésie commence, et celle où elle vieillit et décline.
Ces afféteries, tantôt grossières, tantôt subtiles, et tou-
jours marquées de quelque puérilité, sont la principale
ressource, l'instinctive préférence d'un art imparfait,
semi-barbare, comme elle est aussi la suprême espé-
rance, l'illusion dernière d'un art épuisé qui se sent
1. Mot à mot : « Le sabot du cheval, par le mouvement cadencé de ses
quatre pieds, bat avec bruit la plaine poudreuse, n
DE L'HARMONIK PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 295
mourir. Les théories que nous croyons modernes, et
qui se donnent pour telles, sont aussi anciennes que
la poésie même ; elles datent d'un temps fort anté-
rieur à Y Iliade et à V Odyssée. Ces prétendues nou-
veautés ne seraient-elles donc, comme il arrive parfois,
que de vieilles erreurs, sujettes à retour, et qui es-
saient périodiquement de se rajeunir?
Les Indiens, dans la profondeur de leur passé poé-
tique, composaient des poèmes qui, d'un bout à l'autre,
avaient pour objet de suggérer les idées par des sons
choisis à dessein; on les désignait par le mot dhevani,
qui signifie son, répercussion; le sens suggéré était
considéré comme le prolongement sonore de l'écho du
sens exprimé. Ils avaient même raffiné l'allilération,
base de leur système : elle était de deux sortes, l'une
dont les sons s'harmonisaient entre eux et avec l'idée
correspondante , l'autre qui consistait simplement
dans la répétition calculée de certaines lettres. Quand
le poète superposait, dans le même vers, les assonances
aux équivoques, il atteignait le comble de l'art ^ Les
Grecs, nés subtils, avaient-ils reçu quelque influence de
ces inventions orientales? Etaient-ils eux-mêmes inven-
teurs en ce genre et par une inspiration de leur propre
génie ? Socrate, dans le Craiyle de Platon, discute la
théorie qui suppose une correspondance nécessaire
entre le son des mots et les idées ou les objets qu'ils
expriment. Voilà de bien lointains ancêtres pour nos
modernes novateurs.
Nous avons dit, dans le premier chapitre de ce livre,
que les allitérations étaient l'unique ornement du vers sa-
turnien chez les auteurs latins. Nous avons vu aussi l'ita-
lien Fortunat, poète ordinaire des Mérovingiens lettrés
du sixième siècle, imiter, pour leur plaire, les vers alli-
térés des lieds germaniques. Nos troubadours du moyen
âge, qui avaient à leur disposition les sonorités de la
langue d'oc, étaient comme invités à s'en servir artiste-
ment : ils se livrèrent en virtuoses aux ingénieuses
combinaisons des consonnes et des voyelles; quelques-
I. Combarieu, p. 181. — M. Combarieu cite à l'appui de ses assertions la
très savante thèse de M. Regnaud, professeur de sanscrit à T Université de
Lyon : la Rhétorique sanscrite considérée dans ses rapports avec la Rhéto-
rique classique.., (1884).
296 QUATRIÈME PARTIE.
uns, tels que Peire Cardinal, d'Aimeri, de Bellinoi, ré-
pétaient la même lettre dans toute une longue suite de
vers. Au quinzième siècle, l'Ecole des grands Rhéto-
ricqueurs se signala par l'invention de rimes fratrisées,
annexées, concatenées, rimes léonines ou à répétition,
qui sonnaient deux fois dans le même vers, rimes à
double et triple couronne, dont nous avons donné plus
haut quelques échantillons. Les versificateurs de la
décadence classique, à la fin du dix-huitième siècle et
sous le premier empire, gens d'esprit qui se croyaient
poètes, tenaient en haute estime les effets d'harmonie
imitative, s'imaginant, sans doute, qu'ils suppléaient,
par ces artifices, à l'inspiration morte, au génie absent.
Les Saint-Lambert, les Delille, les Roucher, ont dû à
l'industrie de leurs vers une célébrité de salon, et des
succès académiques dont les traités de prosodie, trop
complaisants, ont prolongé l'écho. Ils oubliaient que,
selon le mot, souvent cité, de Darniesteter, « la di-
gnité du langage, et particulièrement celle du langage
poétique, est dans la pensée. » Là est aussi le secret
de sa puissance et de l'éternel renouvellement de sa
fécondité.
§IV
Examen critique des règles générales et
classiques de l'harmonie.
Il y a peut-être quelque à-propos à rappeler ici les
règles générales de l'harmonie, telles que la doctrine
classique les a depuis longtemps établies. Placées en
regard des systèmes récemment inventés ou rajeunis,
elles formeront un contraste nécessaire.
Pour un sujet si connu, cent fois traité dans les pro-
sodies, un résumé doit suffire; mais si bref qu'il soit, il
ajoutera aux préceptes anciens quelques amendements*
Les règles sont de deux sortes : les unes se rapportent
à l'allitération, les autres à l'assonance. Cette aivision,
qui reproduit celle de la question précédente, se com-
plétera par une troisième partie où l'on examinera les
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 297
prescriptions trop sévères et les scrupules outrés des
écrivains qui s'en autorisent pour régenter la poésie.
Tout ce qu'on peut ordonner ou défendre au sujet de
l'harmonie se trouve contenu dans ces quatre vers des
Boileau :
Il est un heureux choix de mots barmouieux ;
Fuyez des mauvais sods le concours odieux :
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à Tesprit, quand l'oreille est blessée.
{Artpoét., I, 109 )
Les règles qui vont suivre ne sont que le commentaire
et l'explication de cette loi générale.
Il est tout d'abord prescrit d'éviter la rencontre et le
choc des consonnes trop rudes, la répétition trop mar-
quée d'une même consonne dans un seul vers ou dans
une* suite de vers. Sage précepte, qui a besoin d'êlrc
sagement appliqué. Sans parler des cas particuliers, où
le poète veut produire un effet d'harmonie ou d'expres-
sion avec « le concours » de certaines consonnes, le
difficile est de savoir si la rencontre ou la répétition des
mêmes lettres est un défaut toujours assez choquant
pour être blâmé. Les exemples cités ne sont pas tous
concluants. Parmi les vers mal notés, il en est qui mé-
ritent la censure ; d'autres nous semblent très sévère-
ment jugés. Qu'on nous présente, comme un épouvan-
tail, aes vers de Chapelain et de la Motte, quelques-
uns même de Corneille, un peu négligés, personne ne
réclamera et nul ne songe à les prendre pour modèle :
A ton illustre aspect, mon cœur me sollicite,
Et, grimpant contre mont, la dure terre quitte.
(Chapelain.)
— Tout ce que je sens, je l'exprime ;
Ne sens- je plus rien, je finis. . ,
Mais écoutons : ce berger joue.
{La Motte.)
— Ne perds-je pas assez sans doubler l'infortune ?. . .
Jusqu'à ce qu'à vous-même il eût osé se prendre.
(Corneille ^)
i. Vers cités par Quicherat, p. 120, 123, 125.
13.
298 QUATRIÈME PARTIE.
Mais n'est-il pas d'une ombrageuse délicatesse de se
sentir blessé par ces vers de Racine et de Boileau ?
De toutes parts pressé par un puissant voisin.
(Athalie, a. II, se. v.)
— Gardez donc de donner, ainsi que dans délie. . .
[Art poétique y III, 115.)
Qui cbangeant sur ce plat et d*état et de nom. ..
{Satire 111, 47.)
Est-il juste aussi de reprocher à Corneille et à Racine
ces deux vers, parce qu'ils sont composés de monosyl-
labes ?
Je sais ce que j'ai fait et ce qu'il vous faut faire.
(Corneille.)
Soit qu'elle eût môme en lui vu je ne sais quel charme.
{Athalie, a. III, se. m.)
Il n'est pas jusqu'à ce vers de Chapelain, très riche
en dentales et fortement allitéré, qui ne puisse en ap-
peler, ou du moins invoquer des circonstances atté-
nuantes :
Droite et roide est la côte, et le sentier étroit.
De tous nos poètes français, Chapelain est celui qui
a le plus commis d'allitérations : il les faisait comme
M. Jourdain faisait de la prose.
C'est pareillement pousser bien loin les scrupules de
la critique que de blâmer l'emploi des noms anciens en
W5, en isy en oSy en as, en ksy en em, en am, lorsqu'ils
sont placés devant un mot qui commence par une con-
sonne : la rencontre de ces consonnes finales avec la
consonne initiale du mot suivant a, dit-on, l'inconvé-
nient de donner au vers de la dureté. Il faudrait donc
condamner ces vers :
Jadis Priam soumis fut respecté d'Achille.
[Andromaque, a. III, se. vu.)
Burrhus ne pense pas, Seigneur, tout ce qu'il dit..
(BritannicuSy a. IV, se. iv.)
Vous savez, et Calchas mille fois vous l'a dit. . .
(Iphigénie, a. IV, se. iv.) .
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 209
La règle avec raison interdit Thiatus ; mais, ici encore,
elle a parfois des exigences inacceptables. Elle con-
damne, par exemple, ces expressions où la prononcia-
tion, en supprimant la liaison d'une consonne finale avec
une voyelle initiale, forme un hiatus à peine sensible :
guerrier intrépide^ tyran in flexible, camp ennemi^ etc.
Elle note, comme fautive, la rencontre d'une voyelle
finale avec l'A aspirée, quand la voyelle n'est pas une
muette, ou lorsqu'elle fait corps avec la consonne na-
sale n; c'est à peine si elle permet l'hiatus qui se pro-
duit fort souvent entre la fin d'un vers et le commen-
cement du vers suivant. Faut-il donc tenir pour mal
fait ce vers de Racine où l'hiatus disparait dans l'énergie
et la rapidité de la pensée?
Si je la haïssttw, je ne la fuirais pas ;
Ou bien celui-ci où l'a de la négation non ne doit
pas se prononcer.
Ah! douleur, non encore éprouvée!
(Phèdre^ a. IV. se. vi.)
Au sujet de l'assonance, les prescriptions de la règle
sont presque toutes justifiées. Elle commande d'éviter
les consonances formées soit par une syllabe finale et
une syllabe initiale qui sont pareilles, soit parles finales
de deux mots qui se suivent, soit par deux monosyllabes,
de même sonorité :
Et ces iv\s\.QS> chansons sont les plaintes funèbres. ..
(Maynard.)
— Quelle que soit sa mère et de qui qu'il soit fils. . .
(Corneille.)
Qu*à son ambition ont immolé ses crimes. . .
(In.)
— Burbm impatient chez moi frappe à la porte. . .
(BOILEAU.)
— Et d'un œil vigilant épiant ma conduite. . .
(Voltaire.)
Et d'un bras foudroyant fondant sur les rebelles. . .
(In.)
— Et sur ses brodequins ne put plus se tenir * . . .
(Boileau, Epitre Vif, 38.)
1. Quicheral, p. 121, 131.
300 OUATRIÈUB. PARTIE.
C'est évidemment pécher contre Tharmonie que de
placer à la césure un mot dont la syllabe sonore res-
semble à celle de la rime : cette consonance équivaut à
une double rime, et le vers devient léonin :
Sortons; qu*en sûreté j*examine avec vous
Pour en venir à bout les moyens les plus dotix.
(Corneille.)
— Jusqu'au dernier soupir je veux bien le le dire, . .
(In.)
— Aux Saumaises îulurs, préparer des tortures, . .
(BoiLEAu, Satire IX, 64.)
Les auteurs de traités ont le tort d'outrer Tinterdic-
tion et de l'appliquer à des sonorités dont la ressem-
blance est si faible qu'on la sent à peine. Ils réprouvent
des vers tels que ceux-ci, injustement, selon nous :
Je liens mon ennemi, mais je n*ai plus de fils. . .
(CîORXEILLB.)
Pourquoi ne Tas-tu plus? Ou pourquoi Tavais-^u.^
(In.)
Nos desseins avor/^, notre haine Irom/}^.
(In.)
— Observe les guerriers, tes regarde maru/ier.
(BOILEAC.)
— sûr un de vos cour5tcr5 pompeusement orné. . .
(Racine.)
Ses veux, comme elFraj/é*, n*osaient se détourner. . .
(In.)
Ma lionte est conflrw^e, et le crime acheu^. . .
(ID.)
— Qui m'ose mépriser après m'avoir trom;?^.
(Voltaire.)
Les hémistiches de deux vers qui se suivent ne doi-
vent pas rimer entre eux. Le distique semblerait alors
se partager en quatre parties égales et se transformer
en quatre vers différents :
Embrassez, mes eufanls, les genoux paternels;
D'un.qeil compatissant, regardez l'un et Taulre;
Ne voyez point mon sang, n'y voyez que le vôtre.
(La Moite,)
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 30t
Encore faut-il qu'il y ait parité du son dans les hé-
mistiches assonanis, et non pas seulement une demi-
ressemblance. Ces deux vers de Boileau, qu'on a criti-
qués, ne nous semblent pas répréhensibles :
De voire digait^ soutenez mieux Téclat;
Est-ce pour travail/e)' que vous êtes prélat?
{Le Lutrin, chant I, 99.)
La finale d'une césure ne doit pas former conso-
nance avec l'une des rimes voisines : ce redoublement
de sojiorités différemment placées troublerait l'impres-
sion du lecteur ou de l'auditeur, et y mettrait de la con-
fusion :
Voilà jouer d'adresse et médire avec art^
Et c'est avec respect eufoncer le lioïgnard.
Un esprit né sans fard, sans basse complaisance. . .
{Satire ÏX, 165,)
Si, toutefois, la finale de la césure sonne faiblement,
et si le repos de l'hémistiche esta peine marqué, l'effet
de la consonance s'amortit et la faute disparaît :
Il a dans ces horreurs passé toute la nuit.
Enfin, las d'appeler un sommeil qui le fuit,
I*our écarter do lui ces images funèbres...
(Racine, Estker, a. II, sr^i.)
Les rimes masculines et les rimes féminines qui se
suivent, par couples réguliers, ne doivent pas avoir le^
même son; cette ressemblance, quand elle se produit,,
est d'un effet déplaisant :
Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,
Souffrez que j'ose ici me flatter de leur choix,
Et qu'à vos yeux, seigneur, je montre quelque joe>,
De voir le fils d'Achille et le vainqueur de Troie.
{Andiwnaque, a. I, se. ii.)
Nous renouvellerons, sur ce point, une observation-
déjà faite : quand la ressemblance du son est évidente
et sensible, la faute existe ; mais il serait excessif de-
blâmer des consonances, en partie semblables, qui pro-
duisent sur l'oreille une impression différente. Les rimes-
masculines en é, ou en er, par exemple, peuvent fort
302 QUATRIÈME PARTIE.
bien être suivies de rimes féminines en ée. Nous ne
souscrivons donc pas à la sentence qui a condamné les
rimes de ces vers :
Considérez le prix que vous avez coulé;
Non pas qu'elle vous croie avoir trop acheté ;
De maux qu'elle a soufferts elle est trop bien yayée.
Mais une juste peur tient son âme effrayée.
(Corneille.)
— Mais en vain, direz-vous, je pense vous tenier
Par l'éclat d'un fardeau trop pesant à porter,
Tout chantre ne peut pas, sur le ton d'un Orphée j
Entonner en grands vers la Discorde éiouffée.
(BoiLEAU, Satire IX, 37.)
Faut-il enfin condamner deux couples de rimes, mas-
culines ou féminines, dont le second reproduit les con-
sonances du premier? S'il y a parité du son, et si les
consonances pareilles sont fréquentes et prolongées,
il en résultera une monotonie fâcheuse : le lecteur
pourra se croire revenu aux tirades assonancées du
moyen âge. La règle signale et veut prévenir ce défaut.
On doit, cependant, tenir compte, ici encore, de la di-
versité de ces ressemblances et du degré de leur sono-
rité. Des sons réputés semblables, dans les prosodies, et
notés comme tels, produisent quelquefois des conso-
nances très atténuées qui choquent fort peu et passent
inaperçues. Trop de rigueur serait hors de propos. Dans
un passage d'Andromaqiie, on a critiqué une suite de
rimes dont les consonances en ée, en es, en té, en er se
succèdent presque immédiatement :
Fais-lui valoir l'hymen où je me suis rangée :
Dis-lui qu'avant ma mort je lui fus engagée;
Que ses ressentiments doivent 16tre effacés;
Qu'en lui laissant mon fils c'est l'estimer assez.
Fais connaître à mon fils les héros de sa race;
Autant que tu pourras conduis-le sur leurs traces :
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,
Plutôt ce qu'ils ont fait que ce qu'ils ont été;
Parle-lui tous les jours des vertus de son père;
Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère.
Mais qu'il ne songe plus, Céphise, à nous venger :
Nous lui laissons un maître, il le doit ménager.
(Acte IV, se. I.)
r
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 30$
Ces ressemblances de sonorité sont bien faibles :
nous doutons qu'un lecteur y fasse attention. Ne
peut-il pas arriver aussi qu'un poète redouble, à la
rime, et multiplie à dessein, en vue d'un effet spécial,
des consonances semblables, pour insister plus forte-
ment sur l'importance de la pensée qu'il exprime? S'il
atteint son but, n'est-il pas justifié par l'intention même
et par le succès?
Quel sera donc le dernier mot de toutes nos observa-
tions? Il est facile à pressentir. Les préceptes que nous
venons d'examiner sont, en g^énéral, fondés sur des.
principes de raison et de goût qui ne changent pas :
chaque prescription, en particulier, doit être interpri-
tée et appliquée avec intelligence et discernement. L'in-
térêt du poète lui conseille de reconnaître l'autorité de
la règle ; mais en y adhérant, il n'abdique pas son libre-
arbitre. S'il y a doute, ou exception, sa liberté person-
nelle garde le droit d'intervenir, d'apprécier, et de dé-
cider. Il convient aussi à la critique, qui se plaît au dé-
tail et s'y engage à fond, de résister à ses propres,
entraînements. Acceptons la règle, observons-la, sans
la compliquer d'un rigorisme outré et d'une sorte d'in-
quisition grammaticale.
CHAPITRE II
Les réformateurs du vers fk*aiiçais.
Réformateurs anciens et réformateurs modernes. — Pourquoi
il ne sera question que des anciens. — Les novateurs du
seizième siècle. — Les vers «mesurés». — Causes de la fa-
veur qui les a d'abord accueillis. — Impulsion donnée par
Baïf aux innovations. — Son Académie de musique et de j
poésie. — Déclin rapide de la versification fondée sur la
quantité des syllabes. — Seconde époc^ue et nouvelle appa- ,
rition des théories réformatrices du seizième siècle. — L'aobé '
d'.Olivet. — Examen de son Traité de prosodie. — Le vers. i
français non rimé, ou vers blanc. — Pourquoi le principe
fondamental de notre versification a-t-il été si tardivement
304 QUATRIÈME PARTIE,
• reconnu et compris? — A quelle époque, et par qui il a été
signalé. — Conclusion. De l'avenir réservé à la poésie fran-
çaise.
11 peut sembler étonnant, quand on connaît les res-
sources et les mérites de la versification française, qu'on
ait osé former le projet, ou même concevoir l'idée de la
détruire. Au temps de Baïf et de Jodelle, lorsque se sont
manifestées les plus anciennes de ces tentatives, le vers
français n'avait pas encore atteint le point de perfection
où le travail des siècles suivants l'a porté par degrés :
la langue, le goût, le style se dégageaient difficilement
des. lenteurs incertaines de la période de formation ;
dans cet état général de confusion laborieuse, chaque
innovation apportait la promesse d'un progrès néces-
saire, et les esprits ardents osaient tout, parce que tout
semblait alors possible.
L'ensemble des entreprises dirigées contre la versifi-
cation française, soit par la Pléiade, soit par quelques
novateurs timides du dix-huitième siècle, se présente à
nous sous plusieurs aspects : on y distingue à la fois la
différence aes temps et celle des prétentions. Mais un
trait leur est commun, dans cette diversité des sys-
tèmes ; toutes, sans exception, ont pour cause initiale,
pour inspiration première, la même ignorance, ou la
même notion fausse des principes constitutifs et des
lois harmoniques du vers français. Voilà ce qu'on trouve
au fond de leurs erreurs, et c'est aussi la raison qui
explique leur complet avortement.
Ces projets incohérents, formés à contresens du
vrai, successivement frappés, après un succès passager,
d'une prompte et unanime réprobation, ont disparu
sans retour; ils ne sont plus qu'un souvenir lointain,
qu'un bizarre épisode de notre histoire littéraire. Le
temps présent, depuis quelques années, voit se pro-
duire une récidive de réformation périodique qui pour-
suit même but avec de nouveaux procédés. On con-
naît cette tentative et les moyens employés pour la sou-
tenir * . On sait qu'il n'est plus question ni de la quan-
tité, ni du vers blanc, ni d\i vers métrique, mais qu'il
s'agit de supprimer tous les éléments essentiels du vers,
1. Voir p. 116-118.
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 30o
le rythme, la césure, la rime, le nombre fixe des syl-
labes, et d'y substituer des échos et des rappels de so-
norité, en un mot, des assonances et des allitérations.
L'heure n'est pas venue, ce nous semble, de porter
un jugement définitif sur un tel dessein. Il faut lui
laisser le temps de se développer et de mûrir. Qu'il
sorte du vague, trop ambitieux, des aspirations indé-
terminées ; qu'il se définisse d'abord par un programme
nettement formulé et résolument appliqué; qu'il se
démontre surtout et s'accomplisse par un ensemble
d'œuvres entièrement conformes aux nouveaux prin-
cipes ; alors il sera possible d'en apprécier la valeur et
d'en mesurer les conséquences. Jusque-là, on pourra
en augurer bien ou mal, mais non se prononcer en
pleine connaissance de cause. Aussi, nous bornerons-
nous, dans ce chapitre, à donner le résumé historique
des tentatives anciennes.
§1
er
Les vers « mesurés », ou vers métriques, au
seizième siècle. — Promoteurs principaux de
cette innovation.
Dans ses Recherches sur l'histoire de France, Etienne
Pasquier attribue à Jodelle l'invention des vers mé-
triques en français*. Son témoignage est rectifié par
celui de d'Aubigné qui nous apprend qu'un versificateur
obscur, du nom de Mousset, avait entrepris de traduire
en hexamètres français V Iliade et V Odyssée, deux ans
avant la naissance de Jodelle, en i53o. On ne connaît
de cette traduction, qui, sans doute, n'a pas été achevée,
qu'un vers et demi du début, et ce court fragment, cité
par d'Aubigné dans un opuscule intitulé Petites œuvres
meslees, ne nous fait pas désirer une plus ample ci-
tation :
Chante, Dëêssë, le ciier furieux et l'iro d'Achïllës
Pêrnîcïeiisë qui ftit*.
1. Pasquier vécut de 1529 à 1615. Ses Recherches de la France parurent,
en éditions partielles et successives, de 1560 à 1611.
8. Francis Wey, les Bêoolutions du langage français (1848), p. 360. —
Le Seizième Siècle, Hatzfeld et Darmesteter, p. 113. — D'Aubigné vécut
de 1560 à 1630.
305 QUATRIÈME PARTIE.
On comprend que Tharmonic de ces vers n'ait séduit
personne.
Le distique de Jodelle, écrit en i552, et qui passa,
comme dit Pasquier, pour « le premier coup d'essai en
ce genre », a vraiment meilleure façon, et, selon le
mot favori de ce temps-là, plus « de fluidité ». Le voici,
ibien qu'il soit très connu ; il servait d'épigraphe au re-
«cueil assez, froid de sonnets amoureux que publiait,
pour ses débuts, Olivier de Magny, Tun de ces éphé-
mères qui pullulent aux époques fécondes de la litté-
rature :
Phêbus, Âmûur, Cyprîs, veut sauver, nourrir çt ôrnër
Ton vers, cuëur et chef, d'ombre, de Ûâmmë, de fleurs'.
Cette imitation de la prosodie antique, qui était
fondée, comme on sait, sur la combinaison des syllabes
longues et des syllabes brèves, n'est pas irréprochable.
Le monosyllabe et^ du premier vers, pour éviter Thia-
«tus, devrait être sonore et marquer la liaison des deux
mots, comme en latin, au lieu d'être muet, comme en
français : très bref par nature, il ne peut devenir long,
•dans le second vers, que par position ; mais il faut alors
•que la prononciation fasse sentir la consonne finale,
toujours comme en latin, au lieu de la supprimer, selon
Tusage français. A ces deux fautes de quantité s'ajoute
*in solécisme qui rend le distique inintelligible. Que
«ignifie, dans le premier vers, ce verbe qui est au sin-
gulier avec trois sujets? Cela n'est ni latin, ni français.
Une traduction est nécessaire. On a proposé celle-ci :
« Phébus veut sauver ton vers de l'ombre. Amour
nourrir ton cœur de flamme, Cypris orner ta tête (ton
chef) de fleurs*. » La glose, un peu subtile peut-être,
prouve Tobscurité du texte.
Tel qu'il était, ce distique fit fortune dans le monde
où l'on pindarisait. « C'est vraiment un petit chef-
d'œuvre, » s'écrie Pasquier en le citant. On admit dès
lors, comme un axiome, qu'on pouvait faire des vers
métriques en français et que notre versification gagne-
1. Pasquier, édition de Léon Feugère (1849), f. II, cb. xliii, p. 79. —
Francis Wey, p. 359. — Sur Olivier de Magny, qui mourut en 1560, voir
llatzfeld, etc., p. 127.
2. Halzfeld, etc., p. 114.
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 307
rait beaucoup à prendre pour base la quantité, comme
celle des anciens. Les fortes têtes du siècle, Henri Es-
tienne, Ramus, se rangèrent, ainsi que Pasquier, à cette
opinion qui flattait l'orgueil national et semblait justi-
fier « la précellence du langage français* ». Thomas Si-
billet, dans une seconde édition de son Art poétique^
publié d'abord en i548, admire l'invention nouvelle :
« Les François commencent jà à monstrer aux Grecs et^
aux Latins comme ils peuvent bien mesurer un carme
(un vers) ; aussi ils commencent à adopter en leur langue
les pieds et mesures des Grecs et des Latins. Nous-
avons des carmes * mesurez à la forme des anciens élé-
giaques que d'excellents poètes de nostre aage ont
escritz. »
Pasquier, lui aussi, était poète à ses heures. Esprit
ouvert et pénétrant, d'un bon sens original, à la fois
amoureux des « anciennetez » et indulgent aux nou-
veautés, il faisait avec la même facilité des vers français-
et des vers latins, qu'on a recueillis dans ses œuvres-
complètes : il s'y délassait de ses travaux de juriscon-
sulte et d'avocat. Vauquelin de la Fresnaye accorde à
ses poésies françaises un éloge qui n'est pas médiocre :
Et Pasquier a prouvé, par ses vers excellents,
Que Phébus hante aussi les barreaux turbulents'.
Les conseils de Ramus et les avances flatteuses de la
jeune école des métriciens le décidèrent à faire lui-
même des vers d'après le nouveau modèle. En i555, à
l'âge de vingt-sept ans, il donnait la seconde édition
d'une œuvre de sa jeunesse, le Monophile, traité sur
l'amour, en prose mêlée de vers*. Nicolas Denizot, un
talent à tout faire, peintre, graveur, mathématicien,
ingénieur et poète, qui avait trouvé dans l'anagramme
de son nom un moyen de s'anoblir sur l'Hélicon, en se
faisant appeler comte d'Alsinois, écrivit une préface en
1. Ramus, né en 1502, périt en 1572, dans le massacre de la Sainl-Barthé-
lemy. Il publia sa Grammaire française en 1562. — H. Estienno vécut
de 1531 à 1598. Son livre sur la Précellence du langage français est de 1579.
2. C'est le mol latin carmina transplanté tout vif en français. — Francis
Wey, p. 359. - Hatzfeld, etc, p. 114, 130, 132.
3. Vauquelin a vécu de 1567 à 1606.
4. Le Monophile, Tamant d'une seule personne ou d'une seule chose : du
grec (làvo;, seul, et ç-.XiTv, aimer.
308 QUATRIÈME PARTIE.
vers hendécasvllabes mesurés, pour ce Monophile, déjà
publié en iSS^. Pasquier, dans ses Recherches, se borne
à citer les cinq derniers vers qui lui semblent, dit-il,
couler assez doucement :
Or, quant est de Tamour ami de vertu,
Don céleste de Dieu, je t*estime heureux,
Mon Pasquier, d'en avoir fidèlement fait,
Par ton docte labeur, ce docte discours ;
Discours tel que Platon ne peut refuser.
L'année suivante, en i556, Pasquier écrivit une élégie
en vers hexamètres et pentamètres, à la mode antique :
Rien ne me plait, sinon de te chanter, servir et orner,
Rien ne te plaît, mon Bien, rien ne te plait que ma mort...
Si vaine est ma fureur, si vain est tout ce que des cieux
Tu tiens, si en toi gît celte cruelle rigueur,
Dieux, patrons de Tamour, bannissez d'elle la beauté
Ou bien l'accouplez d'une amiable pitié.
En quoi- tous ces vers, aux pieds pesants, diffèrent-ils
de la plus vulgaire prose? Pasquier, en se citant lui-
même, n'ose pas se louer, mais il est visible qu'il s'ap-
plaudit intérieurement : « Je ne dis pas que ces vers
soient de quelque valeur; mais bien estimé-je qu'ils sont
autant fluides que les latins. » Dans cette verve pre-
mière de la poésie métrique, le comte d'Alsinois fît
aussi une de ces petites pièces que l'anthologie grecque
appelle Epigrammes, c'est-à-dire Inscriptions : elle est
en distiques, comme l'élégie de Pasquier, et ne compte
que six vers; de là, son nom d'Hexastique^ :
'Vôy de rëchëf, ô âlmë Venus, Venus âlmë, rëchânlër
Ton lôz ïmmôrlël par ce pôëlo sàcrë :
Vôy de rëchëf un vers ânïmé, vers dïjçnë de ton nom,
Vers que la France reçoit, vers que la France lira;
Et fais qu'en rësônânt ton lôz, il puisse, de ses vers,
Par ta bënïgnë laveur, vaincre la force d'âmôur*.
Comme les vers précédents, Y Hexastiqne désarme la
critique. Remarquons seulement combien le sentiment
de la quantité est faible et peu sûr chez ces métriciens,
1. Du grect;, six, et «r-riyo;, vers.
2. Froncis Wcy, p. 35Ô. — Le comte d'Alsinois, né en 1515, mourut
en 1559.
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 309
puisqu'ils font brèves la première syllabe de rigueur et
la première de lira.
Enfin Baïf parut, et se dévoua, avec suite et persévé-
rance, au succès du parti de l'innovation. Selon Pas-
quier, il s'y rallia comme un transfuge qui, par dépit^
passe d'un camp dans l'autre et cherche fortune sous un
drapeau étranger : « Marri que les Amours qu'il avoit
premièrement composés en faveur de sa Méline^ puis
de Francine, ne lui succédoient envers le peuple de
telle façon qu'il désiroit, il fît vœu de ne faire de là en
avant que des vers mesurez. » M. Becq de Fouquières,
auteur d'un choix fort intéressant des poésies ae Baïf,
publié en 1874, proteste contre cette allégation; il nous
semble pourtant qu'un historien contemporain, qui a
vu de près les hommes et les choses, était peut-être
mieux placé pour connaître la vérité qu'un éditeur
de 1874, si compétent qu'il soit. Né en i532, comme
Jodelle, et plus âgé de trois ans que Pasquier, Baïf
avait, en eftet, composé, de i552 à i555, les deux re-
cueils poétiques qui viennent d'être cités : ses vers ont
le très grave défaut, commun, d'ailleurs, à tous les
versificateurs du seizième siècle, d'être prolixes et
négligés, et de blesser trop souvent le goût le moins
sévère ; mais d'excellents juges, Sainte-Beuve, tout le
premier, ont distingué et signalé, dans l'ensemble de
ses œuvres, quelques parties naïves et gracieuses qui
émergefit, çà et là, du torrent débordé de ses improvi-
sations insipides, comme des îles fleuries où se repose
et se ranime le regard du lecteur. Ce qui est certain,
c'est que l'adhésion donnée par Baïf à la versification
métrique fut réfléchie et raisonnée, et non point uni-
quement l'effet d'un entraînement subit ou d'un caprice^
Talent incomplet dans l'œuvre poétique, Baïf était
un esprit fertile en idées. 11 avait formé le projet de
rétablir et de rendre plus intime et plus étroite l'an-
cienne alliance de la musique et de la poésie, il voulait
non seulement enrichir notre vers des formes harmo-
nieuses du vers grec et latin, mais remettre aux mains
de la muse française la lyre antique. Pour être solide et
féconde, cette union, selon lui, devait reposer sur une
seule et même base de notation musicale et de notation
prosodique, c'est-à-dire sur la distinction des syllabes
310 QUATRIÈME PARTIE.
en longues et en brèves et sur leur savante combinaison,
« Dans les considérants des statuts de son Académie,
dit M. Becq de Fouquières, il déclare que son but est
de renouveler l'ancienne façon de composer des vers
mesurez pour y accommoder le chant pareillement me-
suré selon l'art métrique. Ainsi il ne vit dans la phrase
musicale que des brèves et des longues, et, par simili-
tude, c'est la quantité des syllabes qu'il prit pour base
de son système prosodique, tandis qu'il aurait dû porter
ses efforts sur l'identité à obtenir entre le rythme de la
phrase musicale et celui des vers, par la distribution
méthodique des accents*. » Il se trompa donc double-
ment; mais les erreurs qui procèdent d'une noble inspi-
ration, lors même qu'elles aboutissent à un échec re-
tentissant, ne laissent pas que d'honorer ceux qui les
commettent.
C'est pour réaliser cette idée qu'il composa beaucoup
de vers mesurés, dont un certain nombre furent mis en
musique, notamment une partie de sa traduction des
Psaumes et ses Chansons, Deux projets accessoires
complétaient et soutenaient le dessein principal : il tenta
de réformer l'orthographe, et réussit à créer une Aca-
démie de musique et de poésie qui dura vingt ans. 11 a
lui-même caractérisé, en quelques vers, sa double am-
bition de poète et de musicien :
Maistre de l'art de bien chanter
Qui me fit, pour l'art de musique
Réformer, à la mode antique
Les vers mesurez inventer*.
Au seizième siècle, les gens de lettres étaient fort
souvent de bonne maison. Gomme ses amis de la Pléiade,
Ronsard, du Bellay, Jodelle, — pour ne citer que les plus
célèbres, — Baïf appartenait à l'une de ces familles,
nobles ou anoblies, qui cumulaient avec la richesse
héréditaire d'honorables emplois. Son père, protonotaire
du roi, avait été ambassadeur à Venise; lui-même pos-
sédait un domaine seigneurial dans l'Anjou. Bien vu des
courtisans, estimé du prince, doté de pensions et de
sinécures bien reniées, il faisait quelque figure dans la
1. Page XXXII.
2. Poèmes, A son liorCj Becq de Fouquières, p.
DE L'flARKONIK PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 311
société parisienne. Il fit servir ces faveurs de la fortune
au succès de ses entreprises musicales et poétiques.
Groupant autour de lui tous les esprits ardents qu'il
jugeait disposés à entrer dans ses vues et capables de
les seconder, il les conviait à des réunions périodiques
qui se tenaient dans sa maison de la rue des Fossés-
Saint- Victor ; le jour choisi était le dimanche. Ainsi
prit naissance cette façon d'Académie, approuvée par
lettres patentes de Charles IX en iSjo. D'importants
personnages, tels que le duc de Joyeuse et le duc de
Retz, se firent honneur d'y paraître et de se faire in-
scrire sur le livre « en beau vélin » qui contenait les sta-
tuts et les noms des fondateurs ; Charles IX et Henri III
ne dédaignèrent pas d'y prendre séance assez régulière-
ment; leur exemple y entraîna la cour. Ronsard, Des-
portes, Amadis Jamyn, Gui de Pibrac, du Perron y
représentaient le monde de la littérature et figuraient
parmi les plus assidus. On lisait les vers nouveaux, nés
dans le cénacle même ou publiés au dehors ; on disser-
tait sur la musique, la grammaire et la prosodie, sans
exclure ni la philosophie ni l'éloquence ; et ces doctes
entretiens se terminaient le plus souvent par un concert
où l'on qjiantait les « vers mesurés » de Baïf : lui-même
en avait fait les airs en collaboration avec un maestro
de quelque notoriété, Joachim Thibaut de Courville.
Le succès fut grand, et le bruit en vint jusqu'au fond
des provinces. Le public lettré de ce temps-là ne se
composait pas uniquement de savants de profession, de
grécisants et de latinisants, comme on pourrait le croire;
il ne tenait pas tout entier dans Tenceinte de Paris; il
n'avait d'autres limites que celles de la France même
et se ramifiait dans les classes les plus diverses de la
noblesse, du clergé et de la bourgeoisie. Selon le mot
de Pasquier, « on eût dit que ce temps-là était entière-
ment consacré aux Muses*. » Mais ce vaste public ne
pouvait être que le lecteur, et non l'auditeur, des vers
de Baïf; il n'assistait pas aux concerts du dimanche; et
quand ces vers mesurés et non chantés passèrent sous
ses yeux, ils n'avaient plus le charme d'emprunt, le
prestige que leur prêtait la musique. Séparée de l'ac-
1. Edition Feugère, t. Il, p. 19, ch. xxxviii. — Hatzfeld, etc., p. 123.
312 QUATRIÈMB PARTIE.
compagnement qui créait Tillusion, et réduite à sa va-
leur intrinsèque, cette poésie laissa voir toutes ses
faiblesses. « Baïf, dit a Aubigné, a fait une grande
quantité de vers mesurez, lesquels, à la saulse de la
musique, furent agréables, mais prononcez sans cette
ayde, furent trouvez fades et fascheus*. » La déception
du public fut d'autant plus violente dans ses effets que
l'attente excitée avait été plus générale et plus vive. La
renommée de Baïf subit les représailles cruelles que
Topinion désenchantée lui infligea ; ses vers, qui avaient
fait tant de bruit, firent en tombant une sorte de scan-
dale.
Cette catastrophe, aussi méritée qu'imprévue, porta
un coup mortel au parti des novateurs. Enveloppé dans
la disgrâce du poète musicien, il perdit le peu de crédit
et de célébrité que les essais du début lui avaient pu
donner; ses derniers adhérents se disculpèrent et se
vengèrent du malheur de lerur cause en Timputant au
seul Baïf, comme ces méchants soldats qui, après une
défaite, en rejettent toute la faute sur leur général. Les
historiens de la fin du siècle, interprète^ de ces ran-
cunes, se sont montrés sévères pour la mémoire du
vaincu : « Je souhaite, dit Pasquier, que quiconque
fera des vers mesurez soit plus né à la poésie que celui
qui de notre temps s'en voulut dire le maistre ; il fut en
ce sujet si mauvais parrain qu'il découragea chacun de
s'y employer*. » — « Il n'étoit poète que par estude et
contramte, » dit aussi Golletet; et du Perron qui avait
tenu son coin parmi les beaux esprits de l'Académie,
renchérit sur cette vivacité de dénigrement : « le Baïf
estoitun très bon homme, mais un très mauvais poète'.»
Il faudrait beaucoup citer pour mettre le lecteur en
état de juger la cause et de prononcer entre Baïf et ses
détracteurs ; nous donnerons, du moins, quelques frag-
ments des Chansons :
Vous me tuez si doucement,
Avecque tourments si bénins
1. Tomo I, p. 453. — Edition Réaume et La Caussade. — Ilatzfeld.etc. ,
p. 115.
S. Tome II, ch. xliii, p. 79, 80.
3. Becq de Foiiquières, p. xxviii. — Voir aussi, dans cett'î excellente
notice, les p. xxii-xxiii.
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 313
Que ne sais chose de douceur
Plus douce qu'est ma douce mort...
O chère sœur, tu m'as donc
Laissé dedans le bourbier
Du monde vain et trompeur !
Au ciel ton âme montant
En terre laisse ton corps*...
Ces vers ne sont ni meilleurs ni pires que ceux du
même genre que nous connaissons déjà. Ce seraient,
dit-on, des vers trochaïques, formés par Talternance
régulière des longues et des brèves ^ : en fait, la quan-
tité des syllabes nous y paraît arbitraire et fort difficile
à discerner. C'est de la simple prose.
Baïf survécut, de peu d'années seulement, à la ruine
de ses ambitions ; miné par la maladie et par le chagrin,
il mourut en iSSg. A l'époque où il suivait encore les
lois de la versification française, il avait imaginé de
donner plus d'ampleur à la forme du vers ; il créa donc
un mètre nouveau, le vers dç quinze syllabes :
Je veu donner aux François un vers de plus libre accordance,
Pour le joindre au luth sonné d'une moins contraincte ca-
[dance*.
C'était préluder aux vers mesurés par des vers dé-
mesurés. Le nom de l'inventeur est resté à l'invention,
non commç. un titre d'honneur. On appelle vers baïfîns
ces vers de quinze svllabes; et, très souvent, par une
extension peu légitime, on applique ce surnom aux
vers métriques, que Baïf n'a pas inventés. Le malheu-
reux versificateur cumule dans une seule et même épi-
thète sa double infortune.
§11
Pourquoi les vers métriques n'ont pas réussi.
Quelque temps avant le désastre final, les partisans
du vers métrique voyant que le public s'obstinait à pré-
férer les vers rimes et que « la douceur de la rime,
1. Pages 364, 368.
2. Le pied latin dit trochée se compose d'une longue et d'une brève.
— « Trochée » vient du grec Tpôy^oç, roue, rapidité.
3. Page 23.
AUBERTIN. — VERSIFIC. FRANC. 14
344 QUATRIÈME PARTIE.
comme dit encore Pasquier, s'était profondément insi-
nuée dans les esprits », crurent habile de s'approprier
ce moyen de succès : ils firent des vers qui étaient à la
fois mesurés et rimes. Claude de Buttet, poète officiel
de Marguerite de France, fille de François P^ et du-
chesse de Savoie, eut le premier l'idée de cette forme
hybride, dont il donna l'exemple en i56l. On ne se
borna pas à ce changement. On s'était, en outre, aperçu
que les vers métriques les moins mal accueillis étaient
ceux qui imitaient les strophes saphiques d'Horace;
bientôt on ne vit plus sortir de Técole des métriciens
que des pièces composées sur ce modèle. A se modifier
ainsi, il y avait plus d'un avantage. Le vers saphique
latin, hendécasyllabe avec césure, une fois converti en
notre langue, ressemble fort au vers de onze syllabes,
français d'origine et rimé ; et comme la mélodie des
strophes latines, conservée par l'Eglise, a passé jusqu'à
nous, les vers métriques de nouvelle facture en re-
produisant une forme de provenance française, deve-
naient en même temps des vers chantés, comme ceux
de Baïf. Ajoutez à cela une séduisante facilité d'exécu-
tion^ car rien n'est aisé comme de composer des vers
sur un air connu : les mots s'y prêtent et s'arrangent
d'eux-mêmes; ils n'ont pas à créer l'harmonie du vers,
ils la reçoivent toute faite; il leur suffit de s'y con-
former. On ne semble pas, d'ailleurs, avoir compris
que ce retour manifeste au système prosodique du vers
purement français équivalait à un aveu d'impuissance.
Les strophes saphiques de Ronsard, celles de Rapin
et de Passerat que les historiens de notre littérature
citent volontiers comme de curieux spécimens d'une
mode ancienne, ne manquent ni de souffle poétique ni
d'harmonie; mais ils doivent ce mérite beaucoup moins
à une combinaison souvent fautive et toujours incer-
taine de syllabes longues et de syllabes brèves qu'à un
mélange heureux et instinctif de syllabes toniques et
de syllabes atones, suggéré, en quelque sorte, par la
mélodie du rythme latin. On connaît le début de l'ode
de Rapin sur la mort de Ronsard* ; voici une strophe
de Ronsard lui-même :
1. Voir p. 200.
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 315
Ni l'âge ni sang ne sont plus en vigueur;
Les ardents pensers ne m*échaufTeat le cœur.
Plus mon chef grison ne se veut enfermer
Sous le joug d*aimer*.
Les vers de Passerai soutiennent la comparaison
avec ceux de Ronsard et de Rapin :
L*esprit insensé ne se paît que d*ennuis,
Plaintes et sanglots ; ne repose les nuits :
Pour guérir ces maux, que Taveugle vainqueur
Sorte de mon cœur *.
On a remarqué, à ce propos, qu'il serait possible,
sans observer la quantité, d'imiter et de reproduire,
dans les vers français, les pieds métriques des vers la-
tins, au moyen d'une savante disposition des accents,
qui remplacerait les longues et les brèves par des to-
niques et des atones. Que gagnerait-on à cette ingénieuse
nouveauté? si l'on ne peut faire, dans notre langue, des
vers métriques supportables qu'à la condition d'appli-
quer les pnncipes de la versification fondée sur l'accent,
pourquoi s'évertuer à composer de laborieux pastiches
du vers latin? N'est-il pas plus rationnel et plus simple
de faire, selon la méthode française, des vers français?
L'innovation prosodique du seizième siècle a échoué
parce qu'elle était tout ensemble impossible et inutile.
On n'avait pas alors, on n'a eu que beaucoup plus tard
la claire notion de cette inutilité ; une prompte expé-
rience a montré, du moins, que l'entreprise ne pouvait
réussir. La raison de cette impossibilité est dans la na-
ture même de notre langue, dans les différences essen-
tielles qui la distinguent si évidemment des langues an-
ciennes. Kn grec et en latin, les mots sont d'une qualité
ferme et sonore, dont le relief est vivement accusé ; la
longueur ou la brièveté des syllabes, scandée par la pa-
role, s'y caractérise avec netteté et se fait sentir avec
certitude. Jl en résulte une harmonie naturelle qui se
1. Pasquier, t. II, p. 82.
2. Passerai vécut de 1532 à 1602. Il eslTauteur des vers insérés dans la
Satire Ménippée. — Hapin, homme d'action et homme d'étude, qui maniait
avec la même vigueur la plume et l'épée, a collaboré, lui aussi, à la rédactioa
de celle Salire célèbre. Né en 1510, il mourut en 1608. — Ronsard vécut
de 1521 à 1585.
316 QUATRIÈME PARTIE.
prête aux combinaisons les plus variées. Ce qui facilite
ces combinaisons, c'est que toute consonne, à la fin
d'un mot, est sonore et non muette ; on peut donc
rendre longue par position une syllabe finale, brève par
nature, lorsque le mot suivant commence par une
consonne. Chaque mot qui se décline, article, sub-
stantif, adjectif ou pronom, reçoit du cas de la décli-
naison plusieurs désinences, tantôt brèves, tantôt
longues : il peut donc entrer dans les dispositions et les
formes métriques les plus différentes.
La langue française, née sous d'autres cieux, dans la
confusion d'une longue décadence, ne possède pas les
mêmes avantages ; la douceur dont elle est douée, et qui
est son charme propre, est trop souvent assourdie par
l'e muet et par la consonne nasale. On y trouve, sans
doute, comme en toute langue, des syllabes dont la
quantité est évidente, soit des longues, qui sont telles
par nature, soit des particules et des monosyllabes
atones qui équivalent à des brèves ; mais ce n'est là
qu'une faible minorité, et d'Olivet lui-même en fait
l'aveu : tout le reste est d'une valeur prosodique dou-
teuse, très difficile à déterminer. La masse des syllabes
françaises semble s'effacer et se confondre dans un
état général de vague intensité et de sonorité affaiblie.
Parmi les principales causes du trouble et de l'affai-
blissement de la quantité dans les mots français, il
faut signaler la prédominance de l'accent tonique et la
place invariable qu'il occupe à la fin des mots. Dans les
langues anciennes, l'accent, plus aigu et plus musical,
mais plus léger et plus mobile que le nôtre, ne contra-
riait pas la quantité et n'y portait aucune atteinte ; il ne
rendait pas longue la brève sur laquelle il était placé ;
tout son effet se bornait à varier, par de rapides in-
flexions de la voix, l'harmonie des combinaisons
rythmiques. L'accent français, dont le timbre est moins
élevé, ajoute à la force et à la durée de la syllabe qui en
est marquée : il en fait une longue, et comme la voix
et la pensée se hâtent vers cette syllabe principale et
semblent courir snr celles qui la précèdent, l'accent
final les abrège par l'effet du contraste et en diminue la
valeur. Gela est si vrai que les syllabes les plus longues
par nature perdent une partie de leur durée, lorsqu'elles
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 317
sont suivies et dominées par la tonique. Dans le mot
refuser^ par exemple, la seconde syllabe est longue
évidemment; mais son intensité s'efface devant celle que
l'accent donne à la finale. Que cette longue devienne
tonique, à son tour, comme dans /e refuse^ Taccent la
renforce aussitôt; il en double la durée et l'importance.
Dans les mots français, l'accent, à vrai dire, crée la
quantité. Il est donc le seul régulateur du rythme; et
c'est pour ne l'avoir pas compris que des réformateurs
plus modernes ont essayé de rétablir dans nos vers la
combinaison des longues et des brèves, déjà condamnée
au seizième siècle.
§111
Nouveaux essais d'une réformation prosodique,
au dix-huitième siècle. — L'abbé d'Olivet. —
Suppression de la rime : les vers blancs. —
L'importance de l'accent tonique sigrnalée pour
la première fois, en 1803.
L'abbé d'Olivet, que la grammaire avait porté à l'A-
cadémie, n'aimait pas les vers « mesurés », et ne son-
geait nullement à les tirer de l'oubli. « J'en ai là plus de
mille, disait-il, et je n'en ai pas trouvé un seul de bon,
ni même de supportable*. » Il voulut cependant re-
mettre en honneur la combinaison métrique des vers
grecs et latins, et il écrivit en 1767 un Traité de proso-
die pour la recommander. 11 y avait bien une certaine
inconséquence à rétablir un principe dont il blâmait les
anciennnes applications. L'homme de goût et le gram-
mairien, chez lui, n'étaient pas d'accord. Cette contra-
diction s'explique par l'idée très peu juste qu'on se fai-
sait alors des vers français : d'Olivet pensait avec son
siècle que ce vers consistait uniquement dans la rime et
dans le nombre fixe des syllabes; il lui reprochait de
n'avoir pas de rythme. Estimant d'ailleurs, et avec rai-
son que le rythme est l'âme du vers et qu'il en fait,
selon son expression, toute la vertu, il fut ainsi conduit
1. Traité de prosodie française, p. 113.
318 QUATRIÈME PARTIE.
OU ramené à rimiiation du système prosodique de l'an-
tiquité, comme au seul moyen de créer ce rythme dont
il ne voyait aucune apparence. Non qu'il prétendît im-
Eoser comme une loi 1 observation de la quantité ; il se
ornait à regretter qu'elle ne comptât pour rien dans
notre vers et il conseillait aux poètes de Ty introduire
autant que possible et de la prendre pour règle.
Il chercha d'abord à voir clair dans ses propres idées
et dressa, à cet effet, toute une nomenclature des syl-
labes françaises, réparties en trois classes et distinguées
par ces trois mots : longues, brèves et douteuses. Exa-
minant l'une après l'autre les voyelles principales des
syllabes, il en pesa la valeur et entreprit d'en fixer la
quantité. Le grand défaut de ces évaluations est de ne
reposer sur aucun principe certain : l'œuvre manque de
base. Dans ses décisions, Tauteur s'autorise de remar-
ques particulières et de faits accidentels; lors même
qu'il rencontre juste, il ne donne pas la raison de ce
qu'il a constaté. Il a ifort bien remarqué, par exemple,
que certaines syllabes, qui sont longues à la fin des
mots, deviennent brèves, si elles changent de place
dans ce mot^ ou si elles servent à former un mot com-
posé : l'a qui est long dans barbare et dans extase, de-
vient bref dans bari6arie et dans s'extasie ; la diphtongue
oi de joie s'abrège dans joyeux ; la diphtongue ou,
longue dans épouse, est brève dans épousée. D'Olivet
signale ces différences, sans les expliquer. C'est la pré-
sence ou l'absence de l'accent tonique qui produit ces
changements de la quantité d'une même syllabe, et qui
fournit l'explication nécessaire.
Pour se reconnaître dans l'obscurité de son sujet,
l'auteur n'a d'autre guide que la prononciation, si va-
riable elle-même et si peu sûre. Aussi tombe-t-il fré-
quemment en de singulières méprises. Il note comme
brèves des syllabes toniques telles que celles-ci : ai-
ma A /e, nectar, audace y attrait , parfait, astre , joyau,
coteau, comptant, funèbre^ règle, remède^ tiède, in-
tègre, cruely rebelle, prenne, précepte, obsèques, éther,
feu, lieu, odeur, peur, eîfort, bord, encore, bravoure,
il court, etc. *. Il y a aussi la classe des « douteuses, »
1. Pages 82-98.
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 319
sans qu'on voie bien pourquoi il ne les a pas rangées
soit parmi les longues, soit parmi les brèves. Sont ainsi
notées les syllabes toniques de ces mots : concert, chi-
mère y père, sincère, lèvre, carrière, soutien, tige, pro-
diffe, Yestige, empire^ lire, écrire, espoir, terroir, em-
ploi, etc. *. Le résultat le plus clair de ces classifications
serait de condamner comme faux un très grand nombre
de vers de nos meilleurs poètes, classiques ou roman-
tiques ; car on y trouve fort souvent, à la césure et à la
rime, quelques-unes de ces syllabes toniques réputées
brèves par d'Olivet : si l'on prenait pour base de notre
système prosodique la quantité, quelle faute serait plus
grave que de placer des syllabes brèves aux deux temps
forts du rythme ? Il faudrait corriger les chefs-d'œuvre.
Rendons-lui cette justice qu'il avait conscience de
la fragilité de son œuvre. Il la termine par l'aveu de ses
hésitations et de ses inquiétudes : « Ce n'est pas que je
me reproche d'avoir trop peu consulté; mais je doute
encore fort souvent. Je n'ai guère trouvé mes oracles
d'accord^. » La tentative de d'Olivet est restée sans
effet et n'a reçu aucune application; elle a tout au plus
éveillé un faible écho dans la critique contemporaine,
notamment dans les articles où Marmontel s'évertue à
prouver que les pieds métriques des vers latins ne sont
pas étrangers aux vers français.
Jusqu'ici, les projets de réforme prosodique, que
nous avons successivement examinés, avaient ce mé-
rite ou cette excuse de remplacer du moins par quelque
chose ce qu'ils prétendaient changer ou détruire. Ils
n'étaient pas purement négatifs; ils avaient même l'am-
bition d'être considérés comme un progrès. Bien diffé-
rente est l'idée d'ôter la rime au vers français, tout en
lui conservant sa forme et ses lois rythmiques. Elle
n'apporte rien de nouveau ; elle n'invente qu'une sup-
pression. Ce qui la fait paraître plus étrange encore,
c'est qu'elle a pris naissance en un temps où l'on pen-
sait que la rime seule, comme l'écrit Voltaire en ré-
pondant à la Motte, permet de distinguer le vers de la
prose ^. Que restait-il alors à ce vers mutilé, et que
1. Pages 93-100.
2. Page 106.
3. Préface à' Œdipe. Edition de 1730.
320 QUATRIÈME PARTIE.
f)0uvait-il être, sinon une ligne de prose dont les syl-
abes étaient comptées? « Les vers blancs, a dit encore
V^oltaire, ne coûtent que la peine de les dicter; cela
n'est pas plus difficile à faire qu'une lettre. Ceux qui
les ont inventés ont prouvé par là qu'ils ne savaient
pas rimer. Les vers blancs sont nés de l'impuissance de
vaincre la difficulté de la rime, et de l'envie d'avoir
plus tôt fait*. »
11 se peut aussi que l'idée nous en soit venue de
l'étranger. On faisait des vers blancs en Italie et en
Espagne, dès le commencement du seizième siècle; on
en faisait aussi, mais un peu plus tard, en Angleterre.
On cite dans ce genre, iltalia liherata da' Gotiy de
Trissin, les Api^ de Ruccellaï, la Collivazione d'Ale-
manni, des comédies de Trissin et d'Arioste, des poésies
lyriques de Sannazar, le poème Héro et Léandre de
l'espagnol Boscan, à la date de i543*.
Ces exemples ont pu provoquer des imitations. La
versification, dans ces langues étrangères, est, comme
la nôtre, fondée sur l'accentuation et non sur la quan-
tité : il est donc rationnel d'admettre que le vers sans
rime puisse également réussir en France. Il faut consi-
dérer, toutefois, que l'accent, à l'étranger, est bien plus
marqué et mieux observé que dans notre langue; il im-
prime au rythme une cadence dont l'effet, plus sensible,
soutient le vers et lui permet de renoncer avec moins
de désavantage au secours de la rime. V^oltaire avait
raison de conserver la rime au vers français; sa critique
du vers blanc est juste, si on l'applique aux essais qu'il
avait sous les yeux; elle cesserait de l'être si on lui
donnait un sens absolu. Il est certain qu'un vers sans
t. Préface de la traduction du Jules César de Shakespeare. — Dictionnaire
philosophique, article Rime.
2. Tobler, p. 20. Voici quelques explications sur ces auteurs et sur leurs
ouvrajçes : l'Italie délivrée des Goths, poème épique de Trissin, parulen 1517
et 1518; Trissin (Giovan Georgio Trissino), né à Vicence, mourut à Rome
en 1550. — Ruccellaï, né à Florence, mourut en 1525; son poème, le Api
(les Abeilles), est une imitation de Virgile. Il parut à Venise en 1539. —
Alemanni ou Alamanni (Florentin) vécut en Franco et y remplit des fonc-
tions à la cour de François I" et de Henri II. Il mourut en 1566. Son poème
didactique, la Collivazione (la Culture), fut imprimé à Paris en 1546. — San-
nazar (Jacopo Sannazaro), Napolitain, publia des Sonetti et des Canzoni
en 1530. II mourut la même année. — L'espagnol Boscan, de Barcelone,
mort en 1544, a traduit en vers libres le poème d'Hero et'Léandre, attribué
au poète greo Musœus.
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 321
rime, composé avec art, formé d'un choix judicieux de
syllabes toniques et de syllabes atones, relevé, en outre,
par la beauté du style et par la force des pensées, peut
avoir, même en notre langue, des qualités rythmiques
et poétiques qui le défendront de toute comparaison
avec la prose* ; mais en lui supposant tous ces mérites,
il restera inférieur au vers qui réunit les avantages de
la rime à ceux du rythme.
Au dix-huitième siècle, on Ta fréquemment employé
à traduire des poèmes anciens ou étrangers. Biaise de
Vigenère, en i558, a traduit les Psaumes en vers blancs ;
l'académicien Méziriac, vers le milieu du dix-septième
siècle, a traduit de même beaucoup de passages des
poètes anciens, ajoutés au commentaire de sa traduc-
tion en prose des Epîtres d'Ovide. Voltaire a traduit
en alexandrins non rimés une partie du Jules César de
Shakespeare et quelques morceaux du poète persan
Sadi; Marmontel, en 1777, a relevé par de semblables
intermèdes la prose des /ncas*. La traduction étant une
œuvre d'ordre secondaire, le vers blanc, forme dimi-
nuée, y est à sa place : il lui donne du relief sans en
changer le caractère. Ce serait méconnaître la nature
et le but de la poésie que de le préférer au vers rimé
dans les œuvres créées par l'inspiration poétique. Une
loi supérieure, dont les règles prosodiques ne sont que
les interprètes, commande au poète de tendre à la per-
fection et d'y atteindre autant que possible : la poésie
ne remplit son objet et ne réalise son idéal qu'à la
condition de se rapprocher, par un effort constant, de
Texcellent et du parfait. On commettrait un contre-
sens, on tomberait dans une contradiction, si l'on affai-
blissait sa puissance par un moyen d'expression in-
complet.
Que fallait-il pour mettre fin aux retours périodiques
de ces anciennes erreurs que des échecs réitérés ne
suffisaient pas à convaincre ni à décourager? Un senti-
ment plus éclairé des lois harmoniques du vers français,
une vue plus juste, et plus pénétrante des éléments
essentiels du rythme pouvaient seuls produire ce ré-
1. Voir Guyaa, et l'exemple qu'il cile, p. 190. Problèmes de l'esthétique
contemporaine.
2. Tobler, p. 21, 23.
322 QUATRIÈME PARTIE.
sultat. Ce progrès tardif s'est manifesté au commence-
ment du dix-neuvième siècle ; il ne s'est accompli que
dans la seconde moitié du siècle. On s'étonnera qu'il
soit dû à un étranger, et que l'abbé italien Scoppa ait
vu plus clair que la science française dans le rythme
^t rharmonie du vers français. « Il a fallu, dit fort bien
Quicherat, que cet Italien vînt nous apprendre le rôle
que l'accent joue dans notre langue, en particulier dans
notre système de versification et nous défendre contre
nos propres attaques * . n C'est que cet étranger, averti j
par la connaissance des langues et des littératures
modernes, et jugeant par comparaison, s'était fait en ,
ces matières une opinion moins superficielle et moins !
bornée. Selon lui, le vers français, sorti des mêmes ori-
gines que le vers italien et le vers espagnol, devait
nécessairement obéir aux mêmes lois prosodiques. Pu- '
bliant à Paris, en i8o3, son Traité de poésie italienne
rapportée à la poésie française, il posa ce principe que
<t dans les vers d'une langue quelconque il est impos-
sible d'admettre aucune harmonie sans rythme , ni
aucun rythme sans accent » ; puis il démontra que le
vers français, comme les autres vers modernes, con- J
tient un nombre déterminé d'accents, dont les deux
principaux sont placés à la césure et à la rime. Un
second mémoire, sur les Beautés poétiques de toutes
les langues, présenté par lui à l'Institut en i8i5, re-
nouvela et confirma cette démonstration. Scoppa s'éton-
nait d'être le premier à exprimer en France une vérité
si évidente : « La postérité, dit-il, aura quelque peine à
imaginer qu'il ait existé des savants français qui aient
pu refuser aux vers de leur langue toute espèce de
rythme et d'accent^. » Cette découverte mit quelque
temps à se répandre et à s'accréditer. Elle avait trouvé,
cependant, dès son apparition, un défenseur habile et
convaincu : M. Mablin, à l'Ecole normale, en fit le
sujet de son enseignement ; et ses leçons n'étaient pas
de celles que les auditeurs oublient. Un tel maître eut
un élève digne de lui^ M. Quicherat, qui, trente ans
après, fonda sur ce nouveau principe son Traité de
versification française. Depuis la publication du livre
1. PaçeolS.
2. Quicherat, p. 516.
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 323
de Quicherat, la science philologique, en France et à
l'étranger, a donné une sanction définitive à l'opinion
de l'abbé Scoppa, en montrant quelle avait été la puis-
sance de l'accent dans la formation de notre vocabu-
laire primitif et de nos plus anciens vers. L'histoire
des origines de la langue et de la versification fran-
çaises est désormais établie sur une base de certitude.
s IV
Conclusion. — L'avenir de la poésie française.
Nous touchons au terme de cet exposé, et nous ne
pouvons mieux le conclure, ce nous semble, qu'en ré-
pondant à une objection qui s'élèvera, sans doute, dans
l'esprit de quelques lecteurs. A quoi bon, penseront-ils,
s'ingénier à découvrir par de patientes analyses les plus
secrètes qualités du rythme et de l'harmonie dans le
vers français, si la poésie elle-même est destinée à
languir dorénavant et, peut-être, à s'éteindre, comme
semblent le présager d'inquiétantes apparences? Nous
aussi, avouons-le, nous sommes frappé de ces symp-
tômes ; nous n'ignorons pas que la faveur publique
semble s'éloigner de la poésie, et que la prose, plus en
crédit que jamais, a successivement envahi presque
tous les genres littéraires qui ont si longtemps formé
le domaine incontesté de l'imagination poétique et de
la haute inspiration. Est-ce là toutefois une raison suf-
fisante pour désespérer de l'avenir? Ne renferme-t-il
dans son impénétrable secret que des chances con-
traires? En sommes-nous réduits à croire que nous ne
verrons plus reparaître l'énergie créatrice d'où sont
sorties, tout récemment encore, tant d'oeuvres impo-
santes, en possession de la gloire et sûres de la durée?
Remarquons, d'abord, que dans le développement
historique de toutes les littératures, il se produit, à
certains intervalles, des décadences partielles et passa-
gères, qui ne sont, au fond, que de courtes haltes dans
une longue carrière, des temps d'arrêt et de repos que
le génie d'un peuple semble se ménager à soi-même.
« Après le siècle de Louis XIV, a dit Voltaire, la nature
324 QUATRIÈME PARTIE.
parut se reposer. » La poésie du moyen âge, originale
50US une forme négligée, a subi sa décadence au quin-
zième siècle; la puissante poésie classique elle-même
s'est affaiblie à la fin du dix-huitième siècle et dans les
vingt premières années du siècle suivant. Pouvait-on
se douter, au temps de Delille et de son école, pendant
cette morne période de platitude stérile, qu'un avenir
immédiat allait apporter à la France les splendeurs
-et les richesses du renouvellement poétique le plus
otonnant que l'histoire ait jamais constaté? On aurait
quelque raison de se décourager et de craindre, si l'on
apercevait dans la vitalité de l'esprit français des signes
irrécusables de fatigue et d'épuisement. Mais ce que
nous voyons aujourd'hui, n'est-ce pas plutôt l'excès
que l'insuffisance de l'énergie nationale ? La qualité
<^aractéristique de notre tempérament moral n'est-elle
pas encore une ardente exubérance ?
Théodore de Banville a résumé en quelques mots la
question que nous examinons. « La poésie, dit-il, n'a
gardé et n'a dû garder que les genres où elle est indis-
pensable et où rien ne peut la remplacer * . » Les genres
littéraires, qui constituent cette partie inaliénable du
domaine poétique , que nulle force rivale ne peut
usurper sans trahir aussitôt son infériorité, sont ceux
où la pensée émue fait entrer dans l'âme du lecteur les
mouvements secrets qui l'agitent et le tressaillement
f)rofond dont elle est elle-même saisie. C'est là que la
angue poétique est la seule expression possible du sen-
timent intérieur, la seule qui soit assez vibrante, assez
passionnée, pour donner aux grandes émotions toute
leur éloquence. « L'un des caractères de la phrase poé-
tique, dit aussi M. Guyau, c'est qu'elle est plus ner-
veuse que la phrase en prose ; les douze syllabes d'un
vers donnent une idée de plénitude qile douze syllabes
du langage ordinaire ne sauraient donner. » KUes
éveillent plus de pensées, elles suscitent plus d'impres-
sions et d'images dans l'esprit. « Tandis que notre
langue vulgaire n'est souvent qu'une traduction diffuse
<le l'émotion intérieure, le vers essaie de rendre celle-ci
-dans toute sa puissance et sa vie^. » Le vers français
1. Page 156.
1, Page 2i6.
DE L'HARMONIE PARTICULIÈRE AU VERS FRANÇAIS. 325
aujourd'hui n'a rien perdu de sa vigueur incisive, ni de
sa finesse nuancée, ni de sa beauté plastique; les ta-
lents distingués qui sont restés fidèles à sa fortune, et
dont une juste célébrité a consacré les noms, lui con-
servent des qualités de force et d'éclat capables de sou-
tenir les plus hautes destinées.
Qu'il s'élève donc et se forme un jour, sous des in-
fluences créées tôt ou tard par les variables événements,
de la vie d'un peuple, l'un de ces courants d'opinion
qui apportent à l'âme de la nation les souffles généreux,
les émotions fécondes, la semence des grandes pensées,
et l'on verra reparaître le génie créateur, excité par ces .
nouvelles inspirations ; on verra refleurir et redevenir
fertiles les parties maintenant désertes du domaine
poétique. Les savantes études que nous venons d'ana-
lyser pourront aussi avoir leur part de mérite dans
cette renaissance, et la seconder. Elles auront appris
aux générations nouvelles des raisons plus nombreuses
et plus certaines d'admirer avec intelligence les œuvres
supérieures ; elles auront surtout donné aux jeunes ta-
lents, aux nobles vocations, qui ne manquent pas, une
confiance plus assurée dans ce bel art de la versifica-
tion, qui ne peut rien seul et par lui-même, qui n'a pas
le secret des grands succès, qui n'est, en un mot, qu'un
auxiliaire, mais qui, en revêtant de formes harmo-
nieuses les conceptions du génie poétique, double leur
puissance de séduction.
TABLE DES MATIÈRES
Avant-Propos. — Travaux récents sur la versification française... 5
PREMIÈRE PARTIE
Les origines.
Chapitre le*". — Origines latines du vers français. — La poésie popu-
laire chez les Romains, sous la république et au temps de l'empire.
— Altération des formes métriques de la poésie savante. — Prédo-
minance de l'accent tonique. — La poésie chrétienne liturgique. —
La rime, la césure et le nombre fixe des syllabes dans la poésie
latine du haut moyen âge, depuis le quatrième siècle jusqu'au
dixième 10-27
Chapitre 11. — Première apparition du vers français. — Epoque pro-
bable où Ton a commencé à composer des vers dans le roman des
Gaules. — Les plus anciens monuments de notre poésie. — Com-
ment et sur quels modèles se sont formés Toctosyllabe, le décasyl-
labe et l'alexandrin; 27-38
DEUXIÈME PARTIE
La structure intérieure du vers français.
Chapitre I^r. — La rime. — Son importance et sa nécessité. — Les
formes et les combinaisons diverses de la rime. — L'assonance. —
Conditions d'une bonne rime. — De l'abus des rimes riches. — Les
deux principales règles de la rime, où se résume tout le détail des
préceptes et des interdictions. — Bizarreries et raffinements de la
rime dans la versification du quinzième siècle 39-72
Chapitre II. — La césure, l'hémistiche, l'enjambement. — La doc-
trine classique et ses adversaires. — Examen critique de la loi du
repos de l'hémistiche et de la césure fixe. — Différences essentielles
entre la césure française et la césure antique. — L'enjambement aux
principales époques de notre histoire littéraire 73-95
Chapitre 111. — Changements introduits dans la structure intérieure
du vers par la suppression de la césure fixe et par l'abus de l'enjam-
bement. — L'évolution du vers français au dix-neuvième siècle. —
Ses lointaines origines et ses vraies causes. — Vers de facture
326
TABLE DES MATIÈRES. 327
romantique dans Racine. — Le vers romantique de Victor Hugo. —
Phase nouvelle de l'évolution : le vers « décadent ». — Ce qui le
distingue du vers romantique 95-1 19
Chapitre IV. — L'élision. — Exposé des règles- classiques. — Les
libertés du moyen âge. — Quel était TefFet du t étymologique sur
l'élision de Ve muet final, dans nos plus anciens vers français? —
L'emploi du t euphonique a-t-il été connu du moyen âge? 119-142
Chapitre V. — L'hiatus. — Par quelles raisons se justifie la règle qui
l'interdit. — Comment celte règle s'est établie. — Singularités de
l'usage ancien. — Objections contre la règle, dans nos temps mo-
dernes 142-159
Chapitre VL — Licences poétiques. — Division adoptée dans les
anciens traités : licences d'orthographe, licences de construction et
de syntaxe, licences de grammaire. — Combien elle est défectueuse.
— Division pins rationnelle : les inversions^ les ellipses^ les
archaïsmes. — Simplification des prescriptions anciennes. 159-178-
TROISIÈME PARTIE
Les formes diverses du vers français.
Chapitre 1er. — y^i^ où les syllabes sont en nombre pair. —
Influence du nombre pair ou impair des syllabes sur le rythme du
vers. — Supériorité de l'alexandrin. — En quoi il ressemble à
l'hexamètre antique. — Le décasyllabe et ses différentes césures.
— L'octosyllabe. Du rang qu'il tient dans l'histoire de notre poésie.
— Vers de six, de quatre et de deux syllabes. Leurs conditions
rythmiques 179-198
Chapitre II. ~ Vers où le nombre des syllabes est impair. •— Diffi-
culté de placer la césure dans les vers de onze et de neuf syllabes.
— Vers de sept, de cinq et de trois syllabes ; avantages de leur
brièveté. — Le vers monosyllabique. — Formes exceptionnelles et
vers démesurés : défauts inévitables qui les condamnent. 198-213
Chapitre III. —Combinaisons diverses des principales formes du vers
français. — Définition des poèmes à mouvements variés. ~ Les
vers libres. — Le distique, le tercet, la terza rima, le quatrain. —
Les stances et les strophes. — Strophes à nombre pair, strophes à
nombre impair. — Strophes de cinq, de sept et de neuf vers. —
Combinaisons lyriques les plus usitées : strophes de six, de huit et
de dix vers. — Combinaisons plus rares : strophes de onze, de
douze, de treize et de quatorze vers, etc 213-239
Chapitre IV. — Du choix des vers de mesure différente dans la com-
position de la strophe.— De l'emploi des strophes de forme di-
328 TABLE DES MATIÈBES.
verse dans la composition de l'ode. — Rapports qui existent entre
la vitesse particulière à chaque sorte de vers et les mouvements
intérieurs de la pensée. — Caractère musical de l'ode moderne. —
L'ode isométrique. — L'ode à mouvements variés 239-250
Chapitre V. — Les poèmes à forme fixe et traditionnelle. — Pourquoi
ils sont ainsi désignés. — Poèmes originaires du moyen âge : le ron-
del, le rondeau simple et ie rondeau double, le triolet, le lai, le
virelai, la ballade, le chant royal. — Règles qui en déterminent la
forme et en fixent la composition. — Poèmes importés d'Italie en
France au seizième siècle : le sonnet, la villanelle, la glose. —
Curiosités poétiques et rythmiques inventées ou renouvelées au
dix-neuvième siècle : la sextine, le pantoum malais et pantoum
français '. 230-278
QUATRIÈME PARTIE
De l'harmonie du vers français. — Essais tentés
pour en changer les lois et le caractère*
Chapitre I^r. — En quoi consistent les qualités mélodiques du vers
français, et par quels effets elles se manifestent. — Par quels avan-
tages particuliers notre versification compense certaines supériorités
de la versification grecque et latine. — Moyens exceptionnels d'har-
monie : l'assonance et l'allitération. — Exagérations des théories
modernes sur ce sujet. — Que faut-il penser de l'harmonie imi-
talive ? 278-303
Chapitre 11. — Les réformateurs du vers français. — Première
époque : innovations du seizième siècle. — Les vers « mesurés ».
— L'Académie de musique et de poésie fondée par Baîf. — Seconde
époque : la Prosodie de l'abbé d'Olivet. Analyse de ce traité. — Le
vers non rimé ou vers blanc : ses origines, — Pourquoi le principe
fondamental de la versification française a-t-ii été si tardivement
reconnu et compris? — Par qui a-t-il été pour la première fois
signalé? — Conclusion. — De l'avenir réservé à la poésie fran-
çaise 303-325^
SAINT-CLOUD. — IMPRIMERIE BELIN FRÈRES.
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